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Full text of "Théâtre de Alexis de Comberousse, précédé d'une notice par Jules Janin"

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THÉÂTRE 


ALEXIS  DE  COMBEROUSSE 


III 


THE  AT R E 


ALEXIS  DE  COMBEROUSSE 


PRÉCÈDE  D'UNE   NOTICE 


PAR     JULES     JANIN 


TOME    TROISIÈME 


b 

La  Sainte-Cécile. 

Difficile  à  marier. 

Juanita  ou  Volte-Facu. 

Un  Amour  d'autrefois. 

L'Homme  qui  se  cherche. 

Au  Bénéfice  des  pauvres. 

Le  Chapeau  gris. 

M"'o  Agnès  de  Picardie. 

Los  trois  Coups  de  pied. 

Lu  Combat  des  Trente. 

ŒUVItES    INÉDITES. 

Vaugelas. 

Le  Chevalier  do  S'-Louis. 

Le  Marquis  de  Pontanges. 

Jeunesse  oisive. 

La  Gouttière. 

Le  Lutrin. 

Mourir  pour  vivre. 

La  Manie  du  mystère. 

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PARIS 


nus  A  nui';  nv.  \,.  ii  aciiuttI':   i:r  c 

i!()u  i,i;v  A  it  I)   SA  I  N  r-<i  i;u  M  A  I  N  ,    s"  1  ~ 
\  S  C)  h 


Tous  droits  ri''sorvés. 


A   ''fS  12  1970 

'j. 


r(A 


1)55 


LA   SAINTE-CÉCILE 

OPÉRA-COMIQUE  EN  TROIS  ACTES 

REPRÉSENTÉ     POtR     LA     PREMIÈRE     FOIS     SIR    LE    THÉÂTRE    ROYAL    DE    l"0  P  ÉR  A-COM I Q  UE 

LE     19     SEPTEMBRE    1  844. 


EN    COLLABORATION    AVEC    ANCELOT 


MUSIQUE     DE     ÎTONTFORT 


PERSONNAGES  ACTEURS 

LE  MAr.QUIS   DE  GEVRES MM.   Grignon. 

LE  DUC  DE  FUONSAC Moreau-Sainti- 

CARLE  VANLOO,   peintiv Mocker. 

ANTOINE,  laquais  île  M.  de  Ouvres Daldé. 

LA   MARQUISE  DE  GÉVRRS M'""  Ann a-Tiiii,lon. 

MADAME    D'ESPAUBELLES Revili.y. 

MADAME  DE   GUINES Zkvaco. 

VICTOIRE,  femme  de  cliambre  de  la  marquise Lestage. 

Domestiques,  Paysans,   etc. 


La  scène  se  passe  au  château  de  M.  do  Gèvres,  dans  le  Languedoc,  en  1760. 


LA  SAINTE-CECILE 


ACTE   PREMIER. 


Le  théâtre  représente  une  portion  du  parc  de  M.  de  Gèvres,  bosquet  à  droite  avec  chaises  de  jardin  devant. 


SCÈNE    [. 

LE  DUC  DE  FRONS.\C,  MADAME  DE  GÈVRES. 

(Ail  lever  du  rideau,  ils  sont  assis  l'un  près  de  l'autre, 
madame  de  Gèvres  fait  du  filet.) 

DUO. 
FRONSAC. 

Il  lui  disait  :  Je  vous  adore  ! 

MADAME    DE    G  È  V  K  E  S. 

Vraiment? 
Il  lui  disait  :  Je  vous  adore? 
FRONSAC. 

Je  veux  vous  aimer  constamment. 

MADAME   DE    GÈVRES. 

Je  veux  vous  aimer  constamment. 

Encore  !... 
Continuez,  car  c'est  charmant, 
Vous  m'amusez  infiniment. 

FRO.NSAC. 

Il  lui  disait  :  La  fleur  nouvelle, 
Au  papillon  qu'elle  a  charmé 
Quand  il  vient  voltiger  près  d'elle 
Ouvre  son  calice  embaumé  ! 

MADAME     DE    GÈVRES. 

Ah!  je  comprends  la  métaphore! 
Cet  amant-là  parlait  fort  bien  ; 
Contez,  monsieur,  contez  encore, 
Du  récit  je  ne  perdrai  rien... 

FRONSAC,  prenant  sa  main. 
Il  prend  la  main  qu'on  abandonne... 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Comment? 
Mais  cette  dame  était  trop  bonne  ! 

FRONSAC. 

Il  lui  parlait  si  tendrement!... 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Tant  de  bonté,  pour  cet  amant... 

M'étonne  I... 
Mais  poursuivez,  car  c'est  charmant. 
Vous  m'amusez  infiniment. 

FRONSAC. 

Je  vous  amuse? 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Eh  I  oui,  vraiment. 
Mais  poursuivez,  car  c'est  charmant. 
Vous  m'amusez  infiniment. 

ENSKMIJI.lî. 

FRONSAC,  à  part. 
Ce  nVst  pas  mon  affaire  : 
Quel  est  mon  embarras! 


Pour  moi,  la  chose  est  claire. 
Elle  ne  comprend  pas. 

MADAME    DE    GÈVRES,    à   part. 

Je  ris  de  sa  colère  ! 
Je  vois  son  embarras; 
Mais  il  aura  beau  faire, 
Je  ne  comprendrai  pas. 
FRONSAC. 

Mais  la  fin,  je  ne  l'ai  pas  dite; 

Sa  main  tremble,  son  cœur  palpite, 

A  ses  pieds ,  il  se  précipite 

(Se  mettant  à  genoui.) 
Comme  cela... 

MADAME    DE     GÈVRES. 

Comme  cela  ! 
FRONSAC,  s'animant. 
C'est  vainement  qu'elle  recule. 

MADAME   DE    GÈVRES. 

Cet  amant-là 
Devait  être  bien  ridicule 
Comme  cela!... 
FRONSAC,  à  genoux. 
Bien  ridicule!... 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Comme  cela  !... 
Mais,  pardon  !  monsieur,  je  vous  quitte, 
Au  château  l'on  m'attend  déjà  ! 

FRONSAC. 

Se  peut-il  qu'ainsi  l'on  me  quitte?... 
Est-il  bien  de  me  laisser  là? 
Restez  pour  entendre  la  suite  : 
C'est  une  histoire  que  cela! 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Plus  tard  vous  me  direz  la  suite 
Du  joli  conte  que  voilà. 

FRONSAC,    à  part. 

Ce  n'est  pas  mon  affaire. 

Quel  est  mon  embarras  ! 

Pour  moi,  la  chose  est  claire, 

Elle  no  comprend  pas. 

MADAME    DE     GÈVRES. 

Je  rougis  de  le  dire, 
Quand  vous  parlez  si  bien  ! 
Di;  moi  vous  allez  rire, 
Mais  je  ne  comprends  rien. 

ENSEMBLE. 

FRONSAC. 

Vraiment  c'est  un  martyre  I 
No  comprcndrez-vous  rien? 
Allons,  vous  voulez  rire  , 
Vous  comprenez  fort  bien. 


LA   SAIMK-CKCILE. 


M  \  Il  A  SI  K  HE  C  K  V  n  E  s. 
Je  rougis  do  le  dire, 
Quand  vùus  parlez  si  bien  I 
Do  moi  vous  allez  riro, 
Mais  jo  no  comprends  rien. 

(Madame  de  Gèvres  sort  en  riant.) 

FRONSAC,   seul. 
Commont  !...  olie  pn>nd  cela  pour  un  ronto?... 
elle  m-  m'a  |)asconipris?...  Ah!  suivons-la...  Puis- 
que rallégoric  n'a  point  de  transparence  pourollc, 
morbleu  !je  parlerai  si  positivement...  ;I1  va  sortir.) 

SCf:NE   II. 

FRONSAC,   MADA.ME   D'ESPA  HBELLES, 
MADAME  DE  GUINES. 

MADAME    d'ESPARBELLES. 

IIaltc-l;\,  monsieur  le  duc...  un  mot,  s'il  vous 
plaît? 

FnoNSAC,  voulant  se  dégager,  à  part. 
Je  suis  pris...  (liant.)  Pardon  !  mesdames. 

MADAME    DE   CUINES. 

Oh  !...  nous  vous  tenons,  et  vous  ne  nous 
échapperez  pas. 

MADAME    D'ESPARBELr.ES. 

Vous  avez  des  comptes  ;\  nous  rendre?... 

FRONSAC. 

En  vérité,  mesdames,  le  parlement...  en  robes, 
interrogeant  un  coupable,  n'est  pas  plus  sévère, 
ni  plus  solennel. 

M  A  D  A  M  F.   d'e  s  P  A  n  B  E  1. 1.  E  s. 

A  quoi  avez-VDUs  donc  employé  votre  temps? 
Huit  jours  sulTisaient,  disiez-vous,  pour  adoucir 
cette  petite  pensionnaire,  pour  faire  cesser  cette 
guerre  à  mort  qu'elle  nous  a  déclarée,  et  nous  la 
trouvons  pire  que  jamais.  11  est  bien  juste  que 
nous  sacliions  au  moins  où  vous  en  êtes... 

FRO^SAC. 

Faut-il  vous  l'avouer,  mesdames?  Eh  bien,  je 
suis... 

MADAME    d'espar  BELL  ES. 

Vainqueur?... 

FRO,\SAC. 

Pas  tout  h  fait...  aussi  avancé  que  le  premier 
jour. 

MADAME     DE     CHINE  S. 

Comment!...  auprès  d'une  enfant  sans  expé- 
rience, qui  n'a  pour  défenseur  que  le  digne  M.  de 
Gévres...  ce  bon  gentilhomme,  dont  à  Versailles 
vous  avez  voulu  faire  votre  élève...  et  qui  n'a  ga- 
gné, en  tachant  de  suivre  vos  leçons,  qu'un  ridi- 
cule de  plus  ! 

FRONSAC. 

Et  le  gouvernement  de  sa  province,  le  riche 
Languedoc... 

MADAME   d'ESPARBELLES. 

Cela  rend-il  sa  femme  plus  redoutable?...  une 
petite  provinciale! 

FRONSAC 

Fort  jolie. 


M  A  I)  A  M  E    D  E  s  p  A  R  R  E  I.  LES. 

Tant  pis  pour  M.  de  Gèvres!  l'résenté.'  l'hiver 
dernier  à  la  cour,  cette  petite  sotte  est  venue 
apporter  au  milieu  des  habitudes  de  Versailles 
toutes  les  susceptibilités,  tout  le  rigorisme  du 
couvent. 

SI  A  D  A  M  E    DE   G  U  I  N  E  S. 

Cliacunc  de  ses  paroles  est  une  épigramme 
contre  nous. 

MA  DAME    d'ESPARBELLES. 

Elle  nous  jette  sans  cesse  nos  maris  k  la  tôle. 

MADAME    DE    CHINES. 

Elle  n'a  que  des  choses  désagréables  à  nous 
dire. 

F  R  0  N  s  A  c. 

Et  son  apparition  h  la  cour  vous  a  enlevé  une 
foule  d'hommages  que  vous  regrettez... 

MADAME   d'ESPARBELLES. 

Vous  êtes  un  impertinent... 

FRONSAC. 

Cela  veut-il  dire  que  je  suis  un  menteur? 

MADAME   d'ESPARBELLES. 

Au  fait!  désirant  la  punir  de  ses  malices  en  la 
réduisant  au  silence,  nous  avions  jeté  les  yeux  sur 
le  digne  fils  de  M.  le  maréchal  de  Richelieu,  sur  le 
brillant  duc  de  Fronsac... 

MADAME    DE    OU  IN  ES. 

Qui  s'était  engagé  à  servir  notre  vengeance. 

FRONSAC. 

Et  qui  ne  demande  pas  mieux  :  mais  que  voulez- 
vous  qu'on  fasse  avec  une  femme  qui  n'a  pas  l'air 
de  vous  comprendre...  qui  entend  si  peu  de  chose 
aux  usages  de  ce  monde,  qu'elle  s'étonne  quand 
on  lui  baise  la  main,  et  qui  a  borni'  jusqu'ici 
l'amour  de  son  prochain  à  son  attachement  pour 
son  perroquet,  son  singe  et  son  mari? 

MADAME    DE    GUINES. 

Voilà  les  rivaux  devant  lesquels  recule  M.  de 
Fronsac ! 

MADAME  d'ESPARBELLES. 

Quoi!...  c'est  ce  pauvre  de  Gèvres,  avec  son 
envie  de  passer  pour  un  aimable  mauvais  sujet, 
sa  grosse  tournure  et  ses  velléités  de  conquêtes, 
qui  vous  effraie? 

FRONSAC. 

Non,  sans  doute;  mais  enfin,  avec  tout  cela,  sa 
femme  a  l'air  de  Taimer...  et  il  est  toujours  là! 

MADAME    DE   GUINES. 

Sa  présence  vous  gêne? 

FRONSAC 

Si  l'on  pouvait  m'en  débarrasser! 

MADAME    d'ESPARBELLES. 

Cela  vous  regarde. 

FRONSAC,  d'un  ton  solennel. 
Non,  mesdames,  c'est  vous... 

MADAME    DE   GUINES. 

Nous!...  Et  comment,  s'il  vous  plaît? 

FRONSAC 

De  Gèvres,  fatigué  des  cajoleries  conjugales,  et 
brûlant  du  désir  de  faire  une  éclatante  conquête, 


ACTE  PREMIER. 


ne  parait-il  pas  enchanté  de  votre  séjour  en  Lan- 
guedoc... au  château  de  votre  mari,  dans  son  voi- 
sinage?... ii'est-il  pas  tout  prêt  à  vous  offrir  ses 
soins  et  son  ca-ur?. .. 

M  Al)  ASIE  DE  Gi'iN'ES,  sûuriant. 
A  toutes  deux? 

FRONSAC. 

A  celle  cjui  lui  donnera  quelque  espérance... 

MADAME     d'ESPAP.BELLES. 

Où  voulez-vous  en  venir? 

FRONSAC. 

Des  regards  plus  tendres,  des  agaceries  sans  ré- 
sultats, de  la  coquetterie  enfin...  et  il  serait  à  vos 
pieds...  I 

MADAME    DE   GUINES, 

Ah!  je  comprends... 

F  n  0  N  s  A  c. 
Le  dépit,  la  colère,  se  glissent  dans  le  cœur  du 
sa  femme. 

MADAME    DE    G  III  NES. 

M.  de  Fronsac  en  protlte. 

M  A  D  A  AI  E    D  '  E  S  P  A  R  B  E  I.  L  E  S. 

Elle  se  venge  de  son  infidèle  mari. 

FRONSAC. 

Elle  ne  vous  poursuit  plus  de  ses  épigrammes. 

MADAME   D'eSPARBELLES. 

Voilà  de  la  stratégie. 

FRON.SAC. 

Est-ce  convenu? 

MADAME   D  '  E  SP  A  R  n  E  I.  LE  S. 

Le  plan  de  bataille  est  assez  bien  combiné  pour 
donner  envie... 

MADAME    DE   G  11  NES. 

Quoi!...  vous  consentiriez?... 

MADAME   d'eSPABBCI-LES. 

A  m3'stifier  un  peu  ce  pauvre  marquis  pour  pu- 
nir sa  femme...  Où  est  le  mal? 

MADAME   DE   GUINES. 

Alors,  vous  vous  dévouerez. 

MADAME    D'E  S  PAR  BELLE  S. 

Non  pas. 

M  A  n  A  ME    DE  G  L  I  N  E  S. 

Ni  moi. 

FRONSAC. 

Il  faut  pourtant  que  ce  soit  l'une  de  vous  deux. 

M  A  D  A  ME    D  '  E  S  P  A  R  B  E  L  L  E  S. 

Il  a  raison. 

FRONSAC. 

Eli  bien!...  que  le  sort  en  décide. 

M  AD  \M  E    DE    G  II  INES. 

Comment? 

.     FRONSAC. 

Parhli'u!...  une  idée...  tirez  à  la  courtc-paille. 

MA  DAME    DE   G  LIN  ES. 

Ail  !...  ail  !...  [)ar  exemple!...  un  amoureux  à  la 
foiirte-pailli'  ! 

M  \  D  A  M  i;    I)  '  !■  s  p  A  R  B  E  L  L  E  S. 

Cela  s'cst-il  jamais  vu? 

FRONSAC. 

Mais  songez  donc,  mesdames,  que  c'est  un  es- 
clave soumis,  un  pauvre  diable  à  désespérer,  o" 


plutôt  le  plaisir  de  berner  un  mari  que  vous  allez 
tirer  à  la  courte-paille. 

SCÈNE    III. 

Les  MÊMES,  M.  DE  GÈVRES,  t;.\  Valet. 

DE  GiiVRES,  entrant. 
Une  courte-paille!  pour  berner  un  mari!  Oh! 
parbleu!  j"en  veux  è're.  (Il  retourne  au  fond  remettre 
son  chapeau  au  valet  qui  sort.) 

QUATUOR. 

FRONSAC    ET   LES    DAMES,    à   part. 

O  ciel!  c'est  le  mari  lui-même  ! 
Que  lui  dire?  embarras  extrême  ! 
FRONSAC,  à  de  Gcvres. 
Quoi!  tu  voudrais"?... 

DE   GÈ  VRES. 

A  quelque  bon  mari 
N'allez-vous  pas  livrer  bataille? 

FRONSAC. 

Sans  doute. 

DE    GÈVRES. 

Eh  l)ien!  c'est  moi  qui  veux  ici 
Vous  présenter...  la  paille! 

F  R  0  N  S  A  C. 

Puisque  pour  toi  c'est  un  plaisir , 
Allons,  je  cède  à  ton  désir. 
(De  Gèvres  va  chercher  les  pailles.) 

ENSEMBLE. 

FRONSAC   ET   LES   DAMES. 

Oh  !  la  bonne  plaisanterie  ! 
Fortune,  voilà  de  tes  tours! 
Un  mari  lui-même  nous  prie, 
Pour  le  tromper,  d'accepter  son  secours. 

DE    GÈVRES. 

Oh  !  la  bonne  plaisanterie  ! 
C'est  quelque  sot,  comme  toujours; 
D'un  mari  .s'il  faut  que  l'on  rie, 
Sans  pitié  j'offre  mon  secours. 

(Seul.) 
Aveugle  comme  le  destin, 
J'offrirai  donc  le  plaisir  ou  la  peine, 

Sans  deviner  ce  que  j'amène 
Et  quel  arrêt  va  tomber  de  ma  main. 

(11  présente  les  paillps  aux  damos.) 
MADAME  d'espar  BELL  ES,  tirant  unB  longue 
paille. 
Ciel!  J'ai  gagné! 
Je  suis  perdue. 
MADAME  DE  G  u  IN  ES,  tirant   unc  paille   très-eourte. 
Dieu!  J'ai  perdu... 
Je  suis  sauvée  ! 
DE  GÈVRES,  stupéfait. 
Quelle  est  donc  la  vertu  secrète 
Do  l'arrêt  quo  rond  lo  destin  ? 
Celle  qui  perd  est  satisfaite, 
Colle  qui  gagne  a  du  chagrin... 
(AiLT  autres.) 

Maintenant,  vous  allez  me  dire 
Le  nora  de  cet  époux  bénin, 
Car  avec  vous  je  veux  en  rire. 


LA    S\INTE-CKC1LI':. 


KIIONSAC. 
Tu  no  lo  sauras  que  demain. 
TOI'  s  ,  rinnV. 

Ali  !  ah  !  ah  !  ah  !  ali  !  ah  ! 

ENSEMBr.E. 

DK  GËVnKS. 
Allons,  je  ris  de  conliaiicc, 
Car  (leniaiii  tout  s'éclaircira  ; 
Et  je  puis  m'écrier  d'avance  : 
Ali  I  le  bon  mari  que  voilà  ! 

Ah  !  ah  !  ah  !  ah  !  ah  !  ah  ! 

FnONSAC    ET   I,ES   DAMES. 
Allons,  il  rit  do  confiance, 
11  n'en  est  plus  comme  cela. 
Quelle  candeur!  quelle  innocence! 
La  honne  dupo  que  voilà! 

Ah  !  ah  I  ah  !  ah  !  ah  !  ah  ! 

FRONSAC,  basa  madame  d'Esparbelles. 
Le  sort  a  parlé,  madame...  songez  à  nos  con- 
ventions... (Il  va  près  de  madame  de  Guines,  et,  tout 
en  causant  bas  avec  elle,   il  remmène  au  fond,  pnis  ils 
disparaissent.) 

SCÈNE  IV. 

MADAME  D'ESPARBELLES, 
DE  GÈVRES. 

MADAME   o'ESPARBKL  LES,    à    part. 

Allons,  j'ai  donné  ma  parole,  il  faut  être  hon- 
nête femme  :  séduisons  le  mari  de  la  petite  mar- 
quise. 

DE  GÈVRES,  à  part. 
Fronsac  me  laisse  seul  avec  la  comtesse,  bon  !... 
c'est  le  moment  de  faire  voir  si  je  suis  un  véri- 
table roué. 

MADAME  d'esparbei.les,  minaudant. 
Monsieur  de  Gèvres. 

DE   GÈVRES. 

Madame? 

M  A  D  A  ME    D  '  E  S  P  A  n  r.  E  I,  L  E  S. 

N'avez-vous  pas  triché  tout  à  Theurc?  n'avez- 
vous  pas  voulu  me  faire  gagner? 

DE   GÈVRES. 

Mes  mains  sont  innocentes,  je  le  jure...  mais  je 
ne  répondrais  pas  de  mon  cœur. 

MADAME  d'esparbelles,  à  part. 
Nous  y  voilà  !...  (Haut.)  Votre  cœur,  marquis?  ce 
n'est  pas  d'auji^urd'luii  qu'il  est  un  grand  cou- 
pable. 

de  oèvres. 
Voulez-vous  la  date  précise,  madame?  Eli  bien  ! 
c'est  du  jour  où  je  vous  ai  vue. 

MADAME    d'espar  CELLES. 

Taisez-vous  donc!...  (A  ]iart.)  Oh  !  ces  hommes! 
il  suflit  pourtant  de  les  regarder  d'une  certaine 
manière...  (Haut.)  Quelle  délicieuse  propriété  que 
la  vôtre,  monsieur...  c'est  inconcevable  le  charme 
qu'on  y  éprouve  !...  le  joli  château  ! 

DE   GÈVRES. 

Je  ne  le  trouve  ainsi,  madame,  que  depuis  cjne 
mon  ami  d'Esparbelles  m'a  appris  qu'il  avait  été 


bAti  par  le  même  architecte  et  sur  le  même  i)lan 
que  le  vôtre. 

MADAME    D'ESPARBEt.LES. 

En  effet...  ils  se  ressemblent  beaucoup. 

DE    GÈVRES. 

Et  ne  vous  serait-il  pas  possible  de  passer  de 
l'amour  de  la  propriété  k  Tamour  du  proprié- 
taire? .. 

MADAME  d'esparbelles,  minaudant. 

Encore? 

DE    GÈVRES. 

Ah!  la  question  est  un  peu  brusque,  mais  le 
sentiment  que  votre  vue  m'inspira  le  fut  encore 
davantage,  et  puis,  l'amour  languissant  n'est  plus 
de  mode,  vous  le  savez...  Fronsac  et  moi,  nous 
avons  changé  tout  cela. 

SI  A  D  A  M  E   d'esparbelles. 

Ah!  j'ignorais. 

de  g  è  V  r  e  s. 
Que  répondrez-vous  au  plus  tendre ,  au  plus 
dévoué  de  vos  amis? 

madame  d'esparbelles. 
Plus  tard,  nous  verrons  si  vous  en  êtes  digne. 

DE  (;ÈVRES,  lui  baisant  la  main. 
Ah  !  madame. 

SCÈNE  V. 

DE  GÈVRES,  MADAME  D'ESPAR- 
BELLES, MADAME  DE  GÈVRES, 
FRONSAC  et  MADAME  DE  GUINES. 

(Ces   dent   derniers  reparaissent  en    même  temps  que 
madame  de  Gèvres,  mais  du  côté  opposé.) 

SI  A  DAME  DE  GÈVRES,  accourant. 
Mon  ami,  mon  ami!  (Elle  s'arrête  tout  court  en 
voyant  ce  que  fait  son  mari.) 

DE    GÈVRES,  à  part. 
Ma  femme!...  Diable!...  elle  arrive  bien  mal  à 
propos. 

MADAME   DE    GÈVRES. 

Ah  !  pardon...  je  dérange  Madame. 

MADAME    d'esparbelles. 

Pas  le  moins  du  monde...  Était-ce  moi  que  vous 
cherchiez,  ma  toute  belle? 

MADAME   DE    GÈVRES. 

Non,  je  l'avoue,  j'accourais  au-devant  de  mon 
mari  que  je  n'ai  pas  encore  vu  ce  matin. 

MADAME    d'esparbelles. 

Est-ce  que  vous  le  croyiez  perdu? 

IRONSAC. 

Oh!  oh!  un  mari...  ça  s'égare  quelquefois. 

madame   de   GlîlNES. 

Biais  ça  se  retrouve  toujours. 

madame    de   GÈVRES. 

Cela  se  peut...  mais  j'aime  mieux  que  le  mien 
ne  s'égare  pas. 

DE   GÈVRES. 

Il  faut  pardonner,  mesdames,  à  l'expression 
tint  soit  peu  romanes(|iie  des  sentiments  d'une 
jeune  échappée  de  couvent. 


ACTE   PllEMlEH. 


M  A  DAME    DE    G  E  V  n  E  S. 

Ces  dames  n'ont  rien  à  me  ])ardonner,  mou- 
sieur...  i\'est-ce  pas  leurs  maris  qu'elles  sont 
venues  rejoindre  en  province?...  et  lorsqu'elles 
seront  avec  eux  dans  une  douce  solitude,  pour- 
ront-elles former  d'autres  désirs? 

F  BONS  A  C ,  bas ,  aux  dames. 

On  dirait  qu'elle  se  moque  de  vous. 
siADAME  d'espaheelles,  à  madame  de  Gèvrcs. 

Oui ,  mais  le  malheur  est  qu'il  n'y  a  pas  de 
douce  solitude,  et  dans  quelque  temps  vous  m'en 
direz  des  nouvelles. 

MADAME    DE    GÈ  V  RE  S. 

Moi,  je  pourrais  m'ennuyer  dans  ce  beau  pays?... 
Ici,  ce  n'est  pas  comme  à  Versailles  :  on  vit  pour 
soi,  on  est  ensemble;  d'ailleurs,  quand  M.  de 
Gèvres  s'éloigne ,  n'ai-jc  pas  des  amis  qui  ne 
m'abandonnent  jamais...  mes  crayons...  et  ma 
musique  surtout  ! 

MADAME    d'ESPARGELLES. 

Vous  vous  lasserez  bien  vite  de  tout  cela. 

MADAME  DE  GÈVRES. 

Oh  !  non,  non...  je  dois  trop  à  la  musique  pour 
la  négliger  jamais. 

MADAME    DE    G  DIME  S. 

Que'lui  devez-vous  donc' 

MADAME    DE   GliVRES. 

Comment!...  vous  ne  savez  pus?...  mais  mon 
mariage  avec  M.  de  Gèvres. 

DE   GÈVRES. 

Doucement...  doucement,  ma  bonne  amie...  ces 
détails... 

MADAME   d'ESPARBEI.LES. 

Mais  point  du  tout...  un  récit  sentimental  est 
merveilleusement  placé  à  la  campagne.  Poursui- 
vez, marquise,  je  ferai  part  de  cette  aventure  à 
M.  de  Marmontel,  qui  en  fera  un  conte  moral. 
DE  GÈVRES,  bas,  à  sa  femme. 

Vous  le  voyez...  on  vous  raille  déjà. 

MADAME    DE   GÈVRES,    bas. 

J'ai  mes  raisons  pour  parler...  (Haut.)  Élevée 
dans  un  couvent... 

FRONSAC. 

Vous  deviez  faire  une  bien  jolie  nonne? 

M  A  D  A  SI  E    DE   G  È  V  R  E  S. 

Orpheline  et  sans  fortune,  je  n'avais  d'autre 
pers[)octive  que  de  passer  ma  vie  auprès  des 
bonnes  religieuses  do  Sainte-Luce,  au  fond  de  la 
Bretagne. 

FRONSAC. 

Ah  !  c'eût  été  trop  dommage... 

AI  ADAME".  de   GÈVRES. 

A  seize  ans,  être  condamnée  à  n'avoir  plus 
d'avenir,  ou  plutôt  en  avoir  un  immuable,  auquel 
rien  ne  peut  vous  soustraire.  Oh  !  c'est  bien 
cruel  !...  et  malgré^les  bontés  dont  on  m'accablait, 
je  périssais  d'cunni...  Un  événement  étrange... 
inexplicable,  vint  tout  à  coup  changer  mon  sort. 


MADAME    DE    G  l;  IN  ES. 

Voyons,  voyons  !... 

MADAME    DE   GÈ  V  R  E  S. 

Un  jour  de  grande  fête...  où  l'on  devait  inau- 
gurer une  chapelle  à  Sainte-Cécile,  à  l'instant  où 
l'on  découvrit  le  portrait  de  la  sainte,  il  se  trouva 
que  ce  portrait  était  le  mien... 

M  A  D  A  JI  E    I)  '  E  s  P  A  (î  B  E  L  L  E  s. 

En  vérité  1... 

MADAME   DE    GÈVRES. 

Grande  fut  la  rumeur  dans  le  couvent;  le 
peintre  ne  m'avait  jamais  vue...  jamais  il  n'avait 
été  admis  parmi  nous,  et  cependant  on  ne  pouvait 
s'y  méprendre,  les  mêmes  traits...  la  même  ex- 
pression... 

MADAME    D  E    G  U  I  N  E  s. 

Voilà  qui  est  singulier... 

MADAME   DE   GÈVRES. 

De  ce  moment,  j'eus  une  volonté,  une  espé- 
rance! ma  vocation  fut  décidée...  et  je  voulus 
avoir  avec  sainte  Cécile...  une  autre  ressemblance 
que  celle  de  la  figure  :  j'étudiai  avec  ardeur,  mes 
progrès  furent  rapides;  ma  réputation  franchit  les 
murs  de  ma  pieuse  retraite,  elle  parvint  jusqu'à 
M.  de  Gèvres  ;  il  assista  à  l'une  de  nos  cérémonies, 
entendit  ma  voix...  et  lui ,  si  riche,  si  considéré, 
qui  pouvait  prétendre  aux  alliances  les  plus 
illustres,  eut  la  générosité  d'offrir  son  cœur  et  sa 
main  à  la  pauvre  orpheline. 

DE    GÈVRES. 

Assez,  ma  bonne  amie,  assez... 

MADAME    DE   GÈVRES. 

J'ai  fini,  monsieur...  je  voulais  expliquer  à  ces 
dames  tout  ce  qu'il  y  a  de  naturel  dans  les  senti- 
ments que  j'exprime,  je  voulais  faire  comprendre 
à  M.  de  Fronsac  ce  que  doivent  être  des  nœuds 
formés  par  l'amour  et  la  reconnaissance. 

FRONSAC. 

Qui  le  sait  mieux  que  moi?...  je  n"aspirc  aussi 
qu'à  serrer  un  de  ces  liens...  qui  seuls  peuvent 
donner  le  bonheur... 

DE    GÈVRES. 

Allons  donc...  toi,  mauvais  sujet! 

MADAME    DE   GÈVRES. 

Oh!  oui,  M.  le  duc  m'en  a  parlé  plus  d'une 
fois. 

F  R  0  N  s  A  c. 

Il  ne  me  manque  on  ce  moment... 

MADAME    DE    GÈVRES,    SOUrlaut. 

Que  le  consentement  delà  personne  peut-être? 

FRONSAC. 

Tout  juste  !...  et  si  vous  vouliez  vous  intéresser 
à  moi... 

ni;  GÈVRES. 

Tu  as  besoin  d'aide  auprès  d'une  femme,  toi!... 
allons  donc...  pauvre  petit!...  Mais,  est-ce  (juo  ma 
l'emme  la  connaît? 

MADAME    DE    GÈVRES,    SOUliaill. 

Oui...  un  peu.,  et  vous  aussi,  mon  ami,  vous  la 
connaissez. 


LA   SAINTE-CÉCILE. 


DE    G  K  Vn  KS. 

Ah!  iilil... 

F  II  O  N  s  A  C. 

Eh  hiiMi!   madame,  vous  aurai-jc  pour  avocat? 

MADAME    D  K    C,  K  V  I»  K  S  ,  filicmont , 

J'en  causerai  avec  mon  mari. 
MADAME  D'ESPAnBKLLES,  b.is ,  à  Fronsac. 
Dites  donc...  c'est  de  vous  qu'elle  se  moque  à 
prissent. 

FRONSAC,  bas. 
J'aurai  mon  tour... 

ANTOINE,   entrant. 
Madame  la  marquise  est  servie... 

DE   G  F.  vu  ES. 

Très-bien  !  très-bien  I... 

FRONSAC. 

Cette  annonce  a  l'air  de  te  faire  plaisir? 

DE    GÈVRES. 

Écoute  donc...  quand  on  fait  tous  les  métiers 
comme  moi,  à  la  campagne...  chasseur,  pêcheur... 

FRONSAC. 

Et  gros  mangeur... 

DE   GÈVRES. 

Il  faut  bien  que  je  me  soutienne...  (Anx  dames.) 
Allons  déjeuner,  mesdames,  et  que  des  menaces 
de  départ  n'attristent  plus  les  instants  heureux 
que  nous  vous  devons. 

FRONSAC,  bas,  à  de  Gèvres. 

Un  peu  de  soins,  et  tu  triomphes,  invincible 
conquérant. 

DE  GÈVRES,  de  même. 

Aide-moi  donc,  et  donne  la  main  h  ma  femme. 
(Tous  sortent.) 

SCÈNE  ^'L 

VANLOO,  paraissant  au  moment  où  l'on  s'éloigne. 
A  Antoine  qui  disparaît  le  dernier  : 

Eh  !  mon  ami...  un  mot,  je  vous  prie.  Il  ne 
m'entend  pas!...  ma  foi!  je  suis  trop  fatigué  pour 
courir  après  lui...  Au  fait,  voici  des  sièges,  de 
l'ombrage...  on  ne  refuserait  pas  à  un  artiste,  qui 
voyage  à  pied,  la  permission  d'admirer  et  de  se  re- 
poser un  moment...  je  puis  la  prendre  sans  scru- 
pule... Me  voilà  donc  de  retour  en  France...  dans 
ce  pays  où  respire  une  jeune  fille...  un  ange  que 
je  n'ai  fait  qu'entrevoir,  mais  dont  le  souvenir 
m'a  suivi  partout.  En  apprenant  qu'elle  était 
pauvre  ainsi  que  moi,  j'aurais  pu  me  présenter  à 
elle,  l'obtenir  peut-être;  mais  je  n'ai  pas  voulu  lui 
faire  partager  un  sort  encore  incertain;  aujour- 
d'hui tout  est  changé.  Le  nom  que  je  me  suis  fait 
est  une  fortune,  et  je  viens  la  mettre  à  ses  pieds. 
N'est-ce  pas  à  elle  que  je  la  dois?  le  peintre  ignoré 
fùt-il  jamais  devenu  célèbre  sans  une  circonstance 
que  je  bénirai  toute  ma  vie?  (Tirant  une  miniature 
dp  sa  poche.)  Elle  est  là,  telle  que  je  l'aperçus  la 
première  fois.  J'entends  encore  sa  douce  voix 
chanter  cette  prière  que  j'aime  toujours  à  me  rap- 
peler. 


Fille  du  ciel,  Vierge  divine  ! 
Je  viens  sans  crainte  à  ton  autel, 
Et  devant  toi  mon  front  s'incline 
Kn  ce  jour  pur  et  solennel. 

La  voihV  cette  douce  image  ! 
A  son  aspect,  soudain  mon  talent  s'éveilla; 
Et  quand  vers  un  autre  rivage 
Le  destin  m'exila, 
Seule  elle  a  soutenu,  ranimé  mon  courage. 
Je  demandai,  mais  vainement, 
A  la  belle  Italie, 
Cette  gnlce  accomplie 
Et  ce  charme  enivrant. 
Pays  d'amour,  ciel  enchanteur  ! 
Tes  femmes  qu'on  envie 
N'ont  pu  charmer  ma  vie 
Ni  régner  sur  mon  cœur. 

Sur  cette  joue, 

L'amour  se  joue, 

Et  sous  sa  main, 

S'unit  la  rose 

A  peine  éclose 

Au  blanc  jasmin! 

Comme  une  étoile, 

Cet  œil,  que  voile 

L'or  des  cils  blonds, 

Au  fond  de  l'âme, 

Darde  la  flamme, 

Et  nous  tremblons. 

Fiôre  Romaine, 

Cache  l'ébène 

De  tes  cheveux  : 

Beauté  toscane, 

Qui  de  l'Albane 

Charmais  les  yeux; 

Napolitaine, 

Qui  semblés  vaine 

De  tes  attraits, 

Faites-lui  place. 

Car  tout  s'efface 

Devant  ses  traits  ! 

Pays  d'amour,  ciel  enchanteur! 

Tes  femmes  qu'on  envie 

N'ont  pu  charmer  ma  vie 

Ni  régner  sur  mon  coeur. 

Ail!  mon  retour  en  France  est  un  bonheur... 
(Il  va  s'asseoir  et  reste  absorbé  dans  la  contemplation 
du  portrait.) 

SCÈNE    VIL 

VANLOO,  assis,  FRONSAC. 

FRONSAC,  entrant. 
Quel  est  cet  étranger? 

VANLOO. 

J'éprouve  déjà  le  même  plaisir,  la  même  émo- 
tion que  le  jour  où  elle  vint  pour  la  première  fois 
s'offrir  à  ma  vue. 

FRONSAC. 

Que  fait-il  là?  (S'approchant  doucement  et  regardant 
par-dessus  l'épaule  de  Vanloo.)  Eh!  mais,  je  ne  me 
trompe  pas...  le  portrait  de  madame  de  Gèvres!... 
comment  se  trouve- t-il  entre  ses  mains...  (H 


ACTE   PREMIER. 


9 


avance    In    bras,    Vaoloo  se   retourne  vivement,    laisse 
loiiibcr  le  portrait,  Frousac  s'en  saisit.) 
VA\LOO,  allant  à  lui. 
Monsieur... 

FRONSAC,  examinant  le  portrait. 
Pardon!...  pardon I...  je  suis   bien  aise   d'exa- 
miner. 

VANLOO. 

Monsieur,  veuillez  me  rendre  ce  médaillon,  je 
vous  prie. 

IRONSAC, 

Vous  le  rendre...  à  quel  titre  possédez-vous  ce 
portrait? 

VA-XLOO, 

Cette  peinture  est  mon  ouvrage. 

FRONSAC. 

En  vérité?  Eh  bien  !  je  vous  l'achète. 

VANLOO. 

Et  moi,  je  ne  vous  la  vends  pas... 

FRONSAC. 

Cinq  cents,  six  cents  louis...  consentez-vous?... 

VANLOO. 

Pas  davantage!... 

F  R  0  N  s  A  C. 

Je  comprends...  ce  portrait   est   destiné  à  un 
autre... 

VANLOO. 

Que  vous  importe  !... 

FRONSAC. 

Cet  autre  ne  l'aura  pas!... 

VANLOO. 

Pardicu!  monsieur,  vous  lasserez  ma  patience, 
à  lu  fin... 

FRONSAC,  riant. 
Je  ne  crois  pas... 

VANLOO. 

Vous  allez  me  rendre  raison... 

FRONSAC. 

Tout  beau,  l'ami...  tout  beau!... 

SCÈNE   VIII. 
Les  Mêmes,  DE  GÉVRES. 

DE   C  !■  V R E S. 

Eh  bien!  eh  bien!...  quel  est  ce  bruit...  pour- 
quoi cette  violence?... 

FRONSAC. 

Vn  inconnu  qui  s'est  introduit  ici,  et... 

DE  GÈVRES,  s'approchant. 
Que  vois-je?...  Carie  Vanloo... 

VANLOO. 

Le  marquis  de  Gèvres!...  mon  protecteur. 

DE  GKVRES,"  lui  prenant  vivement  la  main. 
Et  ton  ami,  Carie!... 

FRONSAC. 

Vanlijo!...  ce  jeune  peintre  dont  la  renommée 
lirillantc... 

DE    f.  iCVRES. 

Oui,  sans  doute,  lui-mômc... 

VANLOO. 

Monsieur   le   marquis,  je  vous  trouverai   donc 
III. 


toujours  pour  me  rendre  uu  bon  ofiice.  C'est  vous 
qui  m'avez  fait  partir  pour  l'Italie!...  vos  bien- 
faits m'y  ont  suivi,  ils  ont  consolé,  soutenu  ma 
mère  ! ...  oh  !  comment  pourrai-je  jamais  vous  prou- 
ver ma  reconnaissance? 

DE   GÈVRES. 

Veux-tu  bien  ne  pas  parler  décela!...  mais  que 
diable  aviez-vous  donc  ensemble? 

FRONSAC. 

Oh  !  rien,  rien,  tous  les  torts  sont  de  mon  côté 
et,  en  restituant  à  Monsieur  le  trésor  que  je  vou- 
lais lui  ravir,  je  lui  ferai  oublier  sans  doute  un 
moment  de  vivacité. 

VANLOO,  reprenant  le  médaillon. 

Je  n'y  pense  plus. 

DE    GÈVRES. 

Ah!...  c'était  là  le  motif?...  un  portrait? 

VANLOO. 

Oui,  un  portrait  que  Monsieur  voulait  m'acheter 
à  toute  force,  et  que  je  ne  lui  aurais  laissé  qu'avec 
ma  vie. 

DE   GÈVRE.*;. 

Diable!... 

FRONSAC,  à  part. 
Qu'avec  sa  vie!...  est-ce  que  par  hasard  !.. 

DE    GÈVRES. 

Et  puis-je  la  voir,  cette  beauté  merveilleuse... 
cause  d'un  si  grand  courroux? 

VANLOO. 

Je  n'ai  rien  à  vous  refuser... 

FRONSAC,  bas  à  Vanloo,  l'arrêtant. 
Que   faites -vous!...   c'est   le   portrait    de    sa 
feuimo  ! 

VANLOO,  à  part,  très-troublé. 
Sa  femme!... 

DE   GÈVRES. 

Eh  bien?... 

VANLOO,  dans  le  plus  gr.ind  embarras. 
Pardon!   monsieur   le  marquis...  je  réfléchis... 
il  m'est  impossible...  je  ne  dois  pas... 

DE    GÈVRES. 

Du  mystère,  avec  un  ami?  laisse  donc,  laisse 
donc,  je  suis  discret. 

FRONSAC,  passant  entre  les  deux. 

Voici  ces  dames...  (A  part.)  Pour  qui  donc  la 
petite  marquise  aurait-elle  lait  faire  son  por- 
trait?... 

SCÈNK   IX. 

Les  Mêmes,  MADAME  DE  GÈVRES, 
MADAME  DR  GL'liNES,  MADAME 
DESPARBELLES. 

DE    GÈVRES. 

Mesdames,  et  vous,  ma  chère  amie,  pcrmettez- 
mni  d(5  vous  présenter  un  nouvel  iintc  (|ui  nous 
arrive,  un  artiste  célèbre,  mon  ami  Carie  Vanloo. 
TOI' s. 

(larlc  Vanloo!!! 

2 


lu 


LA    SAINTK-CKClLi:. 


1-'  1 N  A  L  K. 
V  A  M. 0  0. 

C'ost  olle!...  C'est  bien  elle  I.,. 
Quoi  I  do  mon  portrait  lo  modèle... 
La  femme  do  mon  bionl'aiteur!... 
DE  GÈVUES. 

Avance  donc!  te  fait-on  pour? 

VANLOO,  à  madame  de  Gèvres. 
Vciiilloz  mo  pardonner,  madame, 
Le  trouble  qui  saisit  mon  !ime; 
D'ùtre  importun  je  tremble  ici. 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Monsieur,  vous  voir  ici  paraître, 
Grùce  aux  récits  do  mon  m<-iri. 
Oui,  c'est  pour  moi,  sans  vous  connaître. 
Comme  le  retouc  d'un  ami. 

VANLOO,  troublé,  à  part. 
Que  dit-elle?...  moi,  son  ami  !... 
Et  cette  voix  qui  me  rappelle... 
Ahl  cachons  ma  peine  cruelle. 

ENSEMBLE. 
FKO^SAC,  l'examinant. 
Quel  trouble  est  venu  le  saisir! 
Ah  !  ce  portrait  cache  un  mystère, 
Que  bientôt,  je  l'espère. 
Je  saurai  découvrir. 

MESDAMES   DE    GUINES   et  d'e  S  PARBELLES. 

Quel  trouble  est  venu  le  saisir  ! 
Ceci  cache  quelque  mystère 

Que  bientôt,  je  l'espère. 

Nous  saurons  découvrir. 

VANLOO. 

Du  trouble  qui  vient  me  .saisir 
Ah  !  sachons  cacher  le  mystère. 

Oui,  je  saurai  me  taire 

Quand  j'en  devrais  mourir. 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Du  trouble  qui  vient  le  saisir 
Qui  m'expliquera  le  mystère?... 

Quand  ici  comme  un  frère 

Je  viens  de  l'accueillir. 

DE   GÈVRES. 

Quel  trouble  est  venu  le  saisir? 
Ma  femme  a  l'airde  lui  déplaire; 

Mon  amitié,  j'espère 

Saura  les  réunir. 

MADAME  d'es  PARiiKi.i. ES,  à  madame  de  Guiucs. 
Mais,  baronne,  il  nous  faut  partir. 

DE   GÈVRES. 
Quoi,  rien  ne  peut  vous  retenir! 
MADAME  d'esparbelles.  à  Ffonsac. 
Monsieur  le  duc  de  Fronsac  va  sans  doute 
Avec  nous  se  remettre  en  route  1 


IRONSAC. 

Mesdames,  j'aurai  cet  honneur. 
VANLOO,  à  lui-mèm''. 
Qu'entends-je?  quoi!  Kronsac  !  ce  fameux  séducteur! 

MADAME    d'esparbelles,  bas  à  Fronsac  qui  est 
venu  lui  donner  la  main. 
Du  mari,  quoi  qu'il  nous  en  coûte. 
Ce  soir,  vous  serez  délivré. 

FRONSAC,  de  même. 
Vraiment?  C'est  admirable  !  Et  j'en  profiterai. 

VANLOO,  à  lui-même. 
Il  voulait  ce  portrait...  et  contre  elle  sans  doute 
Quelque  complot  est  préparé... 
Mais  tout  me  dit  que  je  le  déjouerai. 

ENSEMBLE. 
FRONSAC    et  LES    DEUX    DAMES. 

Partons,  partons,  car  voici  l'heure 
Ue  regagner  notre  demeure  ; 
Partons,  partons  avec  l'espoir 
Ici  bientôt  de  nous  revoir. 

DE    GÈVRES   et   SA   FEMME. 
Partez,  partez,  car  voici  l'heure 
De  regagner  votre  demeure  ; 
Partez,  partez,  un  doux  espoir 
Nous  reste  ici  de  vous  revoir. 

VANLOO,   à  Ini-mênie. 
Partez,  partez,  moi,  je  demeure 
Et  saurai  veiller  à  toute  heure. 
De  la  sauver,  oui,  j'ai  l'espoir  : 
Je  l'oserai...  C'est  mon  devoir! 

DE    GÈVRES,  .seul. 

Ah  !  Fronsac,  je  te  le  rappelle. 
Souviens-toi  bien,  mon  cher  ami, 
Que  tu  me  dois  bonne  nouvelle 
D'un  imbécile  de  mari. 

'^  FRONSAC. 

Sois  tranquille,  à  demain  sans  faute. 

MADAME    DE   GUINES. 

Chacun  ici  se  trouvera. 

MADAME    d'esparbelles 

Ainsi  le  veut  notre  cher  hùle. 

MADAME   DE    GUINES. 

Et  tout  le  monde  obéira. 

VANLOO,  à  lui-même. 
Tout  le  monde  s'y  trouvera. 

REPRISE    DE   L'ENSEMBLE. 

FRONSAC    et   LES    DAMES. 

Partons,  partons,  car  voici  l'heure,  etc. 

DE    GÈVRES   et   SA    FEMME. 

Partez,  partez,  car  voici  l'heure,  etc. 

VANLOO. 

Parlez,  partez,  moi  je  demeure,  etc. 


ACTE   DEUXIÈME. 


Le  théâtre  représente  à  gauche  un  pavillon  du  château  de  M.  de  Gèvres;  une  terrasse  élevée  de  sir 
pieds  fait  face  au  public  ;  sur  cette  terrasse  s'ouvre  une  porte  vitrée  dont  les  carreaux  sont  couverts, 
en  dedans,  jiar  des  rideaux  blancs. —  Dans  le  fond,  les  arbres  du  parc. —  Un  taillis  à  droite. — La  terrasse 
est  garnie  de  pots  de  fleurs. 


SCÈNE   I. 

ANTOINE,  FRONSAC,  arrivant  avec  précaution 
par  la  droite. 

r  R  ON  SAC. 

Eh  bien,  Antoine? 

ANTOINE. 

Monsieur  le  marquis  est  parti  pendant  qnc 
Madame  faisait  sa  tournée  de  bienfaisance  dans  le 
village. 

F  R  0  N  s  A  C. 

Y  est-elle  encore? 

A  \  T  O  I  N  E. 

Non,  monsieur  le  duc,  clic  est  rentrée  au  châ- 
teau, et  je  viens  de  lui  faircremettre  par  Victoire, 
sa  femme  de  chambre,  un  petit  mot  de  M.  de 
Gèvres  qui  lui  annonce  son  départ, 

FRONSAC. 

A  morvcille!...  nous  aurons  donc  le  champ 
libre.  Mais  dis-moi,  Antoine,  ce  jeune  homme 
arrivé  ce  matin? 

ANTOINE. 

M.  Carie  Vanloo?...  Il  restera  quinze  jours  ici; 
il  doit  faire  un  tableau  pour  M.  le  marquis. 
FRONSAC,  à  hii-mùme. 
Au  diable  le  peintre!...  je  n'avais  qu'un  mari 
à  combattre;  maintenant,  j'ai  encore  un  amou- 
reux!... Eh  bien!  raison  de  plus  pour  brusquer 
le  dénouement...  Je  suis  engagé  d'ailleurs.  (Il  tire 
un  billet  de  sa  poche.)  Ce  petit  billet  de  madame 
d'Esparbelles  m'annonce  qu'elle  sera  ici,  dès  de- 
main matin,  pour  me  féliciter.  (Il  remet  le  billet 
dans  la  ijoche  de  son  liabil.) 

MADAME  DE  GÈ  V  fi  E  S,  dans  la  maisOH. 
Antoine!  Antoine! 

ANTOINE,  à  Fronsac. 
Voici  Madame  ([ui  m'appelle. 
l' r.  0  N  s  A  c. 
Bien!...  je  m'éloigne,  car  il  ne  faut  pas  qu'on 
soupçonne  mon   retour  ici...  Dés  qu'il  fera  nuit, 
n'oublie  pas  de  m'ouvrir  la  grille. 

ANTOINE. 

Çà  suffit,  monsieur  le  duc.  (Fronsac  disparaît  par 
lit  taillis  à  droite.) 

SCÈNK  II. 

MAD.\ME  DE  (JE  VUE  S,  ANTOINE. 

MADAME  DE  0  i.  V  R  E  S  ,  di'srondant  le  perron. 
Ah  !  VOUS  voici,  Antoine,  je  vous  appelais. 


ANTOINE. 

Pardon  !  madame. 

MADAM  E    DE    GÈVRES. 

C'est  votre  maître  qui  vous  a  remis  cette  lettre? 

ANTOINE. 

Oui,  madame,  lui-même. 

MADAM  E   DE    GÈVRES. 

Est-ce  qu'il  avait  reçu  quelque  message  de  la 
ville? 

ANTOINE. 

Un  message?...  Je  ne  dirai  pas  5  Madame...  mais 
pourtant...  oui,  c'est  possible... 

MADAME  DE  GÈVRES,  à  elle-même. 

Et  ne  pas  attendre  que  je  sois  rentrée...  (A  An- 
toine.) Laissez-moi. 

ANTOINE. 

Oui,  madame.  (11  sort.) 

SCÈNE  III. 

MADAME  DE  GÈVRES,  seule. 

Partir  ainsi!..,  sans  me  dire  adieu!...  sans 
même  m'annoncer  dans  son  billet  quand  il  re- 
viendra!... Sa  présence,  dit-il,  est  nécessaire  à  la 
ville  comme  gouverneur  do  la  province!...  c'est 
bien  vague!...  Mon  Dieu!  mon  Dieu!...  quelle 
triste  soirée  je  vais  passer!...  On  s'ennuie  beau- 
coup pensionnaire  au  couvent,  il  n'y  a  pas  de 
doute  :  eh  bien,  je  crois  qu'on  s'ennuie  encore 
plus  mariée,  et  chez  soi,  quand  on  y  reste  seule. 
(Ic'i  on  entend  la  voix  de  Vanloo  qui  redit  une  phrase 
de  la  prière  du  premier  acte.) 

DUO. 

VANi>oo,  dans  la  coulisse. 
(Il  chante.) 

Fille  du  ciol,  Vierge  divine! 

Jo  viens  sans  crainte  à  ton  autel. 

MADAME     DE»  GÈVRES. 

Oh  !  ciel  !  cet  air  !...  je  crois  le  reconnaître  !... 
Qui  donc  ici  peut  lo  savoir? 

SCÈNE  IV. 
MADAME  DE  GÈVRES,  VANLOO. 

MADAME  DE  GÈvuES,  aporccvaDl  Vauloo. 
Monsieur  Vanloo  I... 

VANI.OO. 

l'.irddii...  Jo  vous  géno  peut-6lro. 

M  \l>  AM  E    DE    GÈVRES. 

ttostez,  reste/.,  et  comblez  mon  espoir. 
Vous  chantiez  un  air  que  j'adore. 


12 


LA  SAINTE-CKCILK. 


Vous  écouter  est  un  plaisir. 

Jo  voudrais  vous  entemlie  encore  : 

Cédez,  cédez  à  mon  désir. 

VANLOO. 
Jo  ciianlais  un  air  que  j'adore, 
Vous  coder  serait  un  plaisir. 
Mais  vous  voulez  l'entendre  encore, 
Pourrai-jo,  liélas!  le  ressaisir? 

MADAME    DE    GRVnES. 
Ne  plus  l'entendre,  ali  !  quel  dommage  ! 
Allons,  essaye;:,  du  courage. 
Pourquoi  donc  trembler  devant  nous? 

VANLOO. 

Je  cède  à  dos  ordres  si  doux. 
Fille  du  ciel!  Vierge  divine! 
Je  viens  sans  crainte  A  ton  autel  ; 
Et  devant  toi  mon  Iront  s'incline 
En  ce  jour  pur  et  solennel. 

MADAME    DE    GËVnES. 

Ah!  merci!  mais  cette  prière. 
Cet  air  si  touchant  et  si  doux, 
Oi  l'avez-vous  appris? 

VANLOO. 

Dans  un  saint  monastère. 
En  Bretagne. 

MADAME    DE     C  ÈVRES. 

Que  dites- vous  ? 
VANLOO. 
Je  devais  peindre  une  sainte  Cécile. 

MADAME    DE    C  È  V  R  E  S. 

Oh!   ciel!  quel  rapport  étonnant  ! 

VANLOO. 

Découragé,  je  cherchais  vainement. 
Rien  ne  fisait  ma  pensée  indocile, 
Quand,  tout  à  coup,  d'un  concert  enivrant. 
J'entends  la  céleste  harmonie. 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Oh  !  poursuivez. 

VANLOO. 

'J'ransporté  do  bonheur, 
J'écailc  la  tapisserie... 
Que  vois-je?...  Un  ange  de  candeur! 
Seule  elle  chante,  et  tout  le  monde  prie  ! 
Ba  vue  a  ranimé  mes  pinceaux  incertains  : 
L'heure  divine  est  arrivée  ! 
Ma  sainte  Cécile  est  trouvée  ! 
Et  mon  chef-d'œuvre  est  sorti  de  mes  mains  I 

ENSEMBLE. 
Heure  chérie 
Où  mon  génie 
Puisa  la  vie 
A  ses  accents! 
Oh!  recommence  I 
Et  d'espérance. 
Par  ta  puissance, 
Remplis  mes  sens. 

MADAME    DE   GÈVRES. 

Quoi  !  son  génie 
Que  l'on  envie 
A  dû  la  vie 
A  mes  accents? 
Douce  assurance  ! 
Oui,  ma  présence 
A  d'espérance 
Rempli  ses  sens. 


(  M  ADAM  E    DE    GEVRES. 

Comment!  il  y  a  deux  ans...  vous  m'aviez  vue... 
I    (Souriant.)  Voyez  pourtant  comme  tout  s'expliciuc! 
Au   couvent,   on   criait  au  miracle!   quel   dom- 
mage!... Je  ne  peux  plus  y  croire,  ;\  pressent. 

VANLOO. 

Ail!  croyez-y,  madame,  car  vous  en  avez  fait 
un...  Ce  talent  qu'on  admire  aujourd'hui,  il  n'était 
pas  en  moi;  sans  vous,  il  ne  se  serait  jamais 
révélé  peut-être;  c'est  vous,  c'est  vous  seule  qui, 
d'un  artiste  obscur,  avez  fait  un  peintre!... 

MADAME   DE   GÏiVRES. 

Je  n'ai  pas  tant  de  pouvoir;  et  pourtant,  je  suis 
bien  aise  que  vous  vous  l'imaginiez,  car  je  veux 
vous  demander  un  service. 

VANLOO. 

A  moi,  madame?...  Al»!  parlez,  parlez!... 

MADAME   DE    GÈVRES. 

Vous  avez  promis  un  tableau  à  M.  de  Ouvres... 
VOUS  ne  le  ferez  pas... 

VANLOO. 

Comment?... 

MADAME   DE   GÈVRES, 

Vous  en  ferez  un  autre...  la  sainte  Cécile  du 
couvent...  C'est  une  surprise  que  nous  ferons  à 
mon  mari. 

VANLOO,  à  part. 

A  son  mari  !... 

MADAME    DE   GÏ'.VRES. 

Vous  ne  me  refuserez  pas  !...  11  me  semble  qu'il 
m'aimera  davantage  quand  il  me  devra  à  la  main 
d'un  ami...  car  vous  êtes  son  ami,  il  fut  votre  pro- 
tecteur? 

VANLOO,  vivement. 

Oui,  madame,  oui!...  et  je  vous  obéirai. 

MADAME   DE    GÈVRES. 

Oh  !  que  vous  êtes  bon  !...  C'est  dans  un  pan- 
neau du  petit  salon  que  vous  mettrez  ce  tal)leau; 
venez  demain  matin  de  bonne  heure,  je  vous  indi- 
querai la  place. 

VANLOO. 

J'irai,  madame. 

MADAME    DE   GÈVRES. 

A  demain  donc,  et  mille  remercîments...  Je  vais 
donner  des  ordres  pour  que  tout  soit  préparé.  (Elle 
.sort  par  le  fond  à  gauche.) 

SCÈNE   V. 

VANLOO,  seul. 

Oui,  je  ferai  ce  qu'elle  désire!...  Une  fois  encore 
je  fixerai  sur  la  toile  ces  traits  charmants  !...  mais 
pour  qui  ?...  Eh  bien  !  pour  l'homme  à  qui  je  dois 
tout  !...  Et  que  sait-on?...  c'est  le  ciel  peut-être  qui 
m'a  conduit  ici...  il  a  voulu  m'offrir  les  moyens 
de  m'acquitter  envers  M.  de  Gèvres,  car,  je  n'en 
saurais  douter,  quelques  mots  que  j'ai  surpris,  la 
contrariété  que  cause  ici  ma  présence,  tout  me  le 
prouve...  il  y  a  quelque  complot!...  Ah!  mon- 
sieur le  duc  de  Fronsac,  prenez  garde,  pas  une  de 


ACTE   DEUXIÈME. 


13 


vos  démarches  ne  m'échappera!...  je  vous  sur- 
veille... voici  la  nuit...  rentrons  au  château...  (Il 
se  dirige  vers  le  fond.  Antoine  et  Fronsac  arrivent  dou- 
cement par  la  droite.) 

VA  M. 00,  s'arrètant. 
Deux  hommes  dans  le  parc,  à  cette  heure!... 
écoutons. 

SCÈNE  VI. 

ANTOINE,  FRONSAC,  sur  le  devant, 
VAiNLOO,  un  peu  au  fond. 

ANT0I^E,  au   duc. 

Vous  voilà  au  pied  de  la  terrasse,  comme  vous 

le  désiriez... 

F^.o^'SAC, 

Très-bien!...  Tiens,  prends!  (Il  lui  donne  une 
bourse.) 

VA^LOO,  au  fond. 

C'est  le  duc  et  ce  scélérat  de  domestique. 
FKONSAC,  à  lui-même. 

Avec  une  femme  comme  la  petite  marquise,  on 
n'en  finirait  jamais,  si  l'on  n'avait  pas  recours  aux 
grands  moj-ens...  De  Gèvres  a  donné  dans  le 
piège...  Allons,  il  n'y  a  plus  ;i  reculer...  Antoine, 
est-ce  qu'on  veille  tard  au  château? 

ANTOINE. 

Je  crois  que  vous  n'attendrez  pas  longtemps 
l'instant  favorable. 

VANLOO,  à  part. 
Ah!  il  attend  l'instant  favorable. 
FRONSAC,  à  Antoine. 
Que  le  ciel  t'écoute  !  car  je  ne  trouve  rien  de 
laid  comme  la  belle  étoile. 

A  N  T  o  I  ^  E. 

Vous  monterez  par  la  teiTasse. 
VAM.oo,  à  part. 
Une  escalade!... 

ANTOINE. 

Mais  il  faudra  détacher  un  carreau  de  la  porte 
vitrée. 

FRONSAC. 

Oh  !  j'en  ai  les  moyens...  cela  m'est  arrivé  plus 
d'une  fois;  et  maintenant,  je  suis  sûr  de  réussir. 
VANLOO,  à  part. 
C'est  ce  que  nous  verrons... 

ANTOINE. 

Dès  que  vous  n'apercevrez  plus  de  lumière  à 
cette  fenêtre,  c'est  que  Madame  sera  rentrée  dans 
sa  chambre  et  que  nous  en  aurons  tous  fait  autant. 

F  II  0  N  s  A  C. 

Cela  sufiit. 

ANTOINE. 

Bonne  clumce,  nu)nsieur  le  duc  ! 
rnoNS  Ac. 

Bonne  nuit,  Antoine!  Je  vais  attendre  riieurc 
du  berger.  (Antoine  rentre  dans  la  maison.  Fronsac 
disparait  à  droite.) 


SCKNE  VII. 
VANLOO,  seul,  revenant  en  scène. 
Que  viens-je  d'entendre?  Oh  !  ces  grands  sei- 
gneurs !...  ils  ne  connaissent  donc  pas  l'amitié?... 
rien 'n'est  donc  sacré  pour  eux?...  Celui-là,  sur- 
tout, digue  fils  de  son  père  !...  Oh  !  que  j'avais  bien 
raison  de  le  haïr!...  il  me  semble  que  c'est  mon 
talent,  ma  vie  qu'il  veut  m'cnlever!...  Non,  non, 
il  ne  profanera  pas  mes  souvenirs!...  je  pourrai 
toujours  me  prosterner  devant  cette  gracieuse 
image  !...  On  la  menace,  et  je  veillerai  sur  elle!... 
Ah!  c'est  par  la  terrasse  qu'il  compte  arriver!... 
Je  vous  attends,  monsieur  de  Fronsac. 

SCÈNE  VIII. 
VANLOO,  FRONSAC,  revenant  en  scène. 

FRONSAC 

Hein?...  qu'y  a-t-il?...  tu  m'as  appelé?... 

VANLOO,  à  part,  reculant. 
Aïe!  j'ai  parlé  trop  haut... 

FRONSAC. 

C'est  toi,  Antoine?...  réponds-moi  donc! 

VANLOO,  prenant  son  parti. 
Non,  monsieur  le  duc,  ce  n'est  ])as  Antoine.. . 
c'est  moi  ! 

FRONSAC,  reculant  et  à  part. 
Le  petit  peintre!...  (Haut.)  Charmé  de  vous  ren- 
contrer, monsieur  Vanloo...  (A  part.)  Que  la  peste 
l'étouffé  ! 

VANLOO. 

Je  ne  suis  pas  moins  heureux  de  la  rencontre, 
monsieur  le  duc...  mais  que  faites-vous  doue  ici?... 
je  vous  croyais  bien  loin. 

FKONSAC 

F.n  effet,  mais  une  chose  importante  à  commu- 
nicpier  à  de  Gèvres  m'a  ramené;  je  voulais  lui 
parler  en  secret... 

VANLOO. 

Ah  !  c'est  à  M.  de  Gèvres  que  vous  avez  affaire? 

FRONSAC. 

Certainement! 

VANLOO. 

Eh  bien  !  votre  zèle  pour  lui  sera  mal  récom- 
pensé ce  soir,  car  M.  le  marquis  n'est  pas  au  châ- 
teau... 

FRONSAC 

J'en  suis  vraiment  désolé. 

VANLOO. 

Je  le  crois,  mais  je  doute  fort  que  vous  puissiez 
lui  rendre  le  bon  ollice  que  votre  amitié  lui  réser- 
vait... 

FRONSAC. 

Oh  !  je  n'y  renonce  pas. 

VANLOO. 

Si  vous  désirez  me  charger  de  la  commission  ? 

FRONSAC. 

Non  pas!...  il  faut  que  ce  soit  moi-même... 

VANLOO. 

Ln  ce  cas,  vous  prendrez  la  peine  de  revenir... 


u 


LA  SAINTE-CKCILE. 


F  110  \  s  A  C. 

C'est  bien  ce  que  je  com])te  faire...  Au  revoir, 
monsieur  Vaiiioo. 

VA  M,  0  0. 

A    l'avantapie,  monsieur  le    dur...  Voulcz»vous 
que  j'appelle...  que  je  vous  fasse  éclairer  ? 
F  n  0  N  s  A  c. 
Non,  non...  c'est  inutile. 

YAM.OO. 

S'il  vous  arrivait  quelque  accident,  je  ne  m'en 
consolerais  jamais. 

l' li  o  \  s  A  c. 
Soyez  tranquille,  monsieur  Vanloo. 

VA  M.  0  0. 

Je  VOUS  laisse  donc,  monsieur  le  duc.  (A  imit.) 
Et  vite  à  la  terrasse. 

SCÈNE  IX. 

FRONSAC,   .'^eul. 

Voilà  un  nouveau  venu  qui  a  bien  l'air  de  vou- 
loir me  couper  l'herbe  sous  le  pied!...  C'est  un 
ancien  soupirant  de  la  petite  pensionnaire,  la 
chose  est  certaine,  et  cela  date  de  loin,  si  j'en  crois 
l'histoire  du  miracle  au  couvent  de  Sainte-Luce!... 
Par  lu  sambleu  !  il  sera  revenu  trop  tard!...  Oui, 
mon  plan  est  merveilleusement  concerté...  Avant 
d'aller  au  rendez-vous,  où  l'attendent  do  piquantes 
mystifications...  le  mari  soupe  à  la  ville  avec  de 
bons  amis  qui  m'ont  promis  d'avoir  soin  de  sa 
raison...  Quand  il  aura  bien  pisrdu  la  tête,  on  le 
mettra  à  pied  sur  le  chemin  du  château  de  ma- 
dame d'Esparbclles,  et  il  arrivera  ou  n'arrivera 
pas.  La  nuit  est  noire  en  diable  !...  il  est  capable 
de  se  perdre!...  Dans  tous  les  cas,  je  serai,  moi, 
fort  paisible  ici.  (Il  est  au  pied  de  la  terrassn.)  C'est 
donc  par  là  que  je  monterai  !...  Ah  !  il  fait  une 
chaleur  !  (11  tire  son  monehoii'  do  sa  poche  pour  s'éven- 
ter; un  papier  tombe.)  Tiens,  n'ai-je  pas  fait  tomber 
quelque  chose?...  Oh!  oh!  du  bruit  sur  la  ter- 
rasse !...  attention.  (Il  se  dirige  vers  la  droite  du  spec- 
tateur.) 

SCËNE  X. 

VAISLOO  ,  entrant  avec  précaution  sur  la  terrasse; 
FRO?\SAC,  en  bas  vers  la  droite. 

VAM.0  0. 

Bon  !  m'y  voici  I...  on  ne  m'a  pas  aperçu  !...  En 
traversant  le  petit  salon,  je  suis  arrivé  sur  cette 
terrasse...  et  je  vais  attendre...  c'est  moi  qui  re- 
cevrai le  séducteur. 

MAPASiF.  nE  GiîVRES,  d;ins  la  coulisse. 

Victoire!  ferme  la  jiorto  de  la  terrasse. 

VA^  1,0  0. 

Oh!  mon  Dieu!  je  vais  être  découvert.  (Il  se 
blottit  derrière  des  caisses  d'arbustes  qui  décorent  la  ter- 
rasse.) 

MADAME  DE  G  li  v  H  E  S  ,  dans  la  coulisse. 

Je  vais  me  retirer...  tout  le  monde  pourra  aller 
prendre  du  repos. 


V  iC T o  I n  E ,  paraissant  à  la  porte  de  la  terrasse, 
Antoine  veillera  pour  attendre  M.  le  marquis, 
s'il  revenait  cette  nuit.  (Elle  passe  la  tête  en  didiors 
do  la  porte  vitrée.)  Je  vous  promets  du  beau  temps 
pour  demain,  madame.  (Elle  tire  la  porte  et  la 
terme.) 

VAM  i.oo,  à  part. 
Et  nous  tâcherons  que  la  nuit  aussi  soit  belle. 

F  n  0  N  s  A  c  ,  en  bas. 
Ah!  voici  la  lumière:  l'ombre  de  la  femme  de 
chambre  se  dessine  sur  les  rideaux.  (En  ce  moment 
la  silliouettc  des  deux  femmes  .se  reproduit  sur  les  rideaux 
de  la  porte  vitrée.)  A  présent,  c'est  madame  de  Gè- 
vres. 

DUO. 

Dieu  des  amours  !  toi  que  j'appelle 

Tout  bas, 
Daigne  guider,  près  de  ma  belle, 

Mes  pas. 

VANLOO. 
Sainte  amitié  !  toi  que  j'appelle 

Tout  bas, 
Protége-nous,  conduis,  loin  d'elle, 

Ses  pas  ! 
(Ici  tout  rentre  dans  l'obscurité.) 

FRONSAC. 

Allons,  la  lumière  est  éteinte, 
Voici  le  plus  doux  des  instants. 

VANLOO. 

Pour  elle  ici,  veillons  sans  crainte  : 
Monsieur  le  duc,  je  vous  attends  ! 

FRONSAC. 
Il  faut  que  mou  projet  s'acl)ève. 
Ainsi  le  veut  ma  réputation! 
VANLOO. 
Won  bonheur  a  lui  comme  un  rêve, 
Adieu,  trop  chère  illusion. 

FRONSAC,  prêtant  l'oreille. 
Mais,  chut!  silence! 
Quelqu'un  s'avance. 
De  la  prudence. 
Écoutons  bien. 
VANLOO,  de  même. 
Mais,  chut!  silence! 
Pour  sa  défense. 
Si  l'on  avance, 
Je  ne  crains  rien. 

Fr.ONSAC. 

Écoulons. 

VANLOO. 

Attendons. 

FRONSAC. 

Eh  !  mais  qui  vient  ici? 

VA!V  LOO. 

C'est  lo  duc  que  je  crois  entendre. 

FRONSAC. 
Qui  peut  se  promener  ainsi? 
Allons,  il  faut  encore  attendre. 
Écoutons. 

VANLOO. 

Attendons. 


ACTE   DEUXIEME. 


15 


ENSEMBLE. 
l'RONSAC. 

Dieu  des  amours,  toi  qae  j'appelle 

Tout  bas, 
Daigne  guider,  près  de  ma  belle , 

Mus  pas. 

V.WLOO. 

Sainte  amitié  !  toi  que  j'appelle, 

Tout  bas, 
Protége-nous!...  conduis,  loin  d'elle. 

Ses  pas  ! 

SCÈNE   XI. 

VAXLOO,  lilotti  sur  la  terrasse; 

FRONSAC,   en  bas;    DE  GÈVRES,    arrivant 

par  le  fond  à  droite.  Sa  démarche  est  chancelante. 

DE    GKVRES,    a>l  foud. 

Toujours  tout  droit,  toujours  tout  droit,  m'ont- 
ils  dit,  ces  bons  amis,  et  vous  trouverez  le  château 
de  madame  d'Esparbelles...  Voilà  une  heure  que 
je  marche,  et  je  ne  trouve  rien... 
FRONSAC,  écoutant. 

De  Gèvres?...  Les  maladroits  ne  m'ont  donc  pas 
tenu  parole'? 

VAM.oo,  sur  la  tf rra.ssp. 

Ah  rh\  il  ne  se  décide  pas  à  monter. 

DE  GÈVRES  approche  fin  trébuchant. 

Eh!  mais,  autant  que  je  peux  voir  dans  l'obscu- 
rité, en  voici  un  cliàteau!...  Oui,  une  terrasse 
comme  chez  moi.  C'est  cela  !  c'est  cela!...  D'Es- 
parbelles me  l'avait  bien  dit,  nos  deux  habitations 
sont,  ma  foi  î  presque  semblables...  J'arrive 
enfin...  En  vérité,  je  n'ai  jamais  vu  une  route  plus 
tortueuse...  j'ai  fait  plus  de  cent  détours...  et  pas 
de  voiture!...  mes  chevaux  estropiés...  c'est  égal!... 
je  touche  au  but...  Adorable  d'Esparbelles,  guidé 
par  l'amour,  je  vais  escalader  cette  terrasse. 
FRONSAC,  à  part. 

Qu'entends-jc?...  il  se  croit  au  château  d'Es- 
parbelles!... il  parait  que  les  libations  ont  été  co- 
pieuses!... .Mais,  s'il  rentre  chez  lui,  plus  d'espoir 
l)0ur  moi. 

DE    GÈVRES. 

Il  faut  avouer  que  je  suis  un  heureux  coquin! 

FRONSAC. 

Chercher  une  maîtresse...  et  trouver  sa  femme, 
il  appelle  cela  du  bonheur. 

DE    Gi-:VRES. 

Voyons!...  ne  nous  faisons  pas  attendre!...  Ce 
brave  d  Esparhellcs  est  bien  loin...  profitons  de 
son  absenci!.  (Il  tite  le  long  du  treillage  et  se  met  en 
diivoir  d'escalader,  mais  il  retond))!.) 

VANLOO,  à  part  sur  la  terrasse. 

Ah!  ah!  il  se  décide!...  Voici  le  moment  cri- 
tique! mais  j'ai  pris  mes  précautions...  et  je  vais 
lui  faire  une  belle  peur. 

DK  oiîVRES,  recommençant  à  grimper. 

Ça  va  bien  !  ça  va  bien  !  (A  ces  mots,  le  treillage  se 
brise  sous  ses  pieds,  il  retombe.) 


FRONSAC,  en  bas. 
Vit-on  jamais  pareille  chose?  c'est  le  mari  qui 
prend  le  chemin  que  j'avais  choisi...  il  ne  me  reste 
plus  qu'à  lui  faire  la  courte-échelle. 

DE  GÈVRES,  recommençant  à  monter. 
M'y  voilà!  m'y  voilà! 

VANLOO,  sur  la  terrasse. 
Le  scélérat!  il  girimpe!...  Attends!  attends!...  je 
vais  t'en  faire  passer  ren\ie.  (Haut.)  N'y  a-t-il  pas 
quelqu'un  qui  tâche  d'escalader  la  terrasse  de  ma 
femme? 

DE  GÈVRES,  s'arrêtant  et  accroché  an  treillage. 
De  ma  femme?  est-ce  que  d'Esparbelles  n'est 
pas  parti? 

FRONSAC. 

Qu'entends-je? 

V  \NLOO,  faisant  la  grosse  voi.t. 
Qui  va  là? 

DE  GÈVRES,  susprndu  en  l'air. 
Diable!  diable! 

VANLOO. 

Je  suis  armé,  et  si  l'on  ne  s'en  va  pas... 

DE    GÈVIIES. 

Oh!  oh! 

FRONSAC. 

Mais  c'est  l'amoureux  peintre  !  (Vanloo  décharge 
on  l'air  un  pistolet  chargé  à  poudre.) 

DE  GÈVRES,  qui  ebt  tombé  au  bas  de  la  terrasse. 

Ouf!...  Satan  le  confonde!  je  crois  que  je  suis 
blessé  ! 

FRONSAC 

Quel  enragé  cerbère!...  il  croit  sans  doute 
s'adresser  à  moi...  mais  le  bruit  de  son  arme  va 
mettre  en  l'air  tout  le  château!...  Cachons-nous  un 
moment.  (Il  se  glisse  dans  le  taillis  à  droite.) 

DE   GÈVRES. 

Blottissons-nous  ici...  en  attendant  que  l'orage 
soit  passé.  (Il  se  cache  derrière  les  arbres  de  l'autre 
côté;  Vanloo  est  derrière  les  caisses  de  fleurs;  la  porte 
de  la  terrasse  .s'ouvre,  madame  de  Gèvres  paraît  suivie 
de  Victoire  qui  l'éclairé.) 

SCÈNE  XII. 

FRONSAC,  VANLOO,  DE  GÈVRES,  Ions 
trois  cachés  ;  M  A  D  A  M  E  D  E  G  É  V  R  E  S ,  V I C- 
TOIRE,  sur  la  terrasse;  Domestiques, 
Jardiniers,  Jardinières,  en  bas,  avec 
di's  flambeaux  et  des  lanternes;  puis  ANTOINE. 

FIX.VLE. 

M  A  D  \  M  E    DE   G  È  V  W  E  S. 
Pierre,  Antoine,  Saint-Jo.in,  Victoire, 
Venez  tous,  voru?z  par  ici  I... 
LES    DOMESTIQUES. 

Nous  voici!... 

MADAME   DE   GÈVRES. 

Quel  est  co  bruit?...  Quo  doisjo  croire? 

LES    DOMESTIQO  KS. 

Nf)us  accourons, 
Et  nous  vous  défendrons... 


10 


LA   SAliNTE-Gl':CILE. 


M  M)  AMK    DE    (;EVnKS. 

Pour  savoir  lo  sujet  de  celto  étrange  alarme, 
Il  faut  courir,  chorchor  partout; 
Mes  bons  amis,  qiio  cliaiaiii  s'armo, 

El  visitez  lo  parc  do  l'un  à  l'autre  bout!... 

I.KS     DOMESTIQUES. 

Oui,  visitons  lo  parc  de  l'un  à  l'autre  bout!... 

ANTOINE,  accourant. 
AiTûtcz,  je  vous  prie!... 

MADAME    DE    GÈVIIES. 

Pourquoi?... 

LES    DOMESTIQUES. 

Parlez  !...  parle/.!... 

ANTOINE. 

Ce  coup  de  feu  n'est  rien. 
Philippe,  votre  garde-chasse. 
Des  braconniers  voyant  l'audace, 
A,  pour  les  effrayer,  inventé  ce  moyen! 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Vous  en  êtes  certain  ? 

LES    DOMESTIQUES. 
Vous  en  êtes  certain? 
ANTOINE. 
J'en  suis  certain!... 
MADAME   DE   GÈVRES. 
Allons,  que  chacun  se  retire... 
Mais  Philippe  sera  grondé  demain... 

LES   DOM  ESTIQUES. 
Que  chacun  se  retire  ! 
A  demain,  madame,  à  demain!... 

MADAME   DE  GÈVRES. 

A  demain  !  À  demain  !... 

LES    DOMESTIQUES. 

A  demain!... 
MADAME    DE   GÈVRES. 
A  demain!... 
(Tout  le  monde  s'éloigne  et  rentre  au  château.) 

SCÈNE   XIII. 

DE  GÉVRKS  ET  FRONSAC,  en  bas, 
VANLOO,  sur  la  terrasse. 

TRIO. 
FRONSAC,  rentrant  par  la  droite. 
Tout  le  château  s'est  alarmé. 
Moi,  je  tremblais  sous  ce  feuillage  ; 


Mais,  piilin,  lo  l)ruit  s'est  calmé 
Allons,  et  reprenons  courage!... 


DE  GÈVRES,  reparaissant  au  pied  de  la  tcrrafsc. 

Tout  le  chAteau  s'est  alarmé  , 
Moi,  je  tremblais  sous  ce  feuillage  ; 
Mais,  enfin,  lo  bruit  s'est  calmé, 
Sortons,  et  reprenons  courage  I 

VANLOO,  reparaissant  sur  la  terrasse. 

Tout  lo  château  s'est  alarmé. 
Moi,  je  riais  .sous  ce  feuillage  ; 
Mais,  enfin,  lo  bruit  s'est  calmé. 
Allons,  et  reprenons  courage! 

DE   GÈVRES. 

Craignons  quelque  bruit  nouveau  ; 
Il  faut  enfin  que  je  suive 
I.e  chemin  de  mon  château; 
En  allant  tout  droit  j'arrive, 
Et  j'y  rentre  incognito  !... 

F  n  0  N  S  A  c. 

Je  lo  vois  qui  s'éloigne...  bravo!... 
En  cherchant  ainsi  son  château, 
11  aura  du  bonheur,  s'il  arrive... 

(De  Gèvrcs,  trébuchant,  commence  à  s'éloigner  en 
tournant  le  dos  au  château.) 

VANLOO,  se  penchant  sur  la  balustrade  de  la  terrasse. 

Bon!...  je  n'entends  plus  rien  en  bas, 
Et  mon  duc  a  quitté  la  place. 

FRONSAC,  sur  le  devant. 

Mais  d'ici  n'aperçois-je  pas 
Mon  Argus  qui  descend  le  long  de  la  terrasse? 

VANLOO,  qui  est  descendu,  arrive  sur  la  scène. 

Allons,  plus  do  souci, 
Le  séducteur  est  en  fuite  ; 
Envers  mon  bienfaiteur  mon  amitié  s'acquitte. 
Je  puis  partir...  plus  rien  pour  elle  à  craindre  ici. 

DE  GÈVRES,  en  dehors  dans  le  lointain. 

La  nuit  est  bien  noire  !... 
Tâchons  de  sortir  sans  broncher... 
Toujours  tout  droit,  il  faut  marcher... 

FnONSAC. 

L'un  paît...  l'autre  va  se  coucher!... 
A  moi  la  victoire... 

(11  commence  à  monter.) 


ACTE    TROISIEME. 


Le  théâtre  représente  le  boudoir  de  madame  do  Gèvros.  —  A  droite  de  l'acteur,  au  premier  plan,  porte  de  la 
bibliothèque  conduisant  à  l'appartement  de  M.  de  Gèvres  ;  au  deuxième  plan,  même  côté,  une  porte-fenêfro 
donnant  sur  la  terrasse  du  deuxième  acte;  au  fond,  entrée  principale.  —  A  gauche,  au  premier  plan,  porte 
de  la  chambre  à  coucher  de  madame  de  Gèvres;  au  deuxième  plan,  cheminée  près  do  la  fenêtre,  un  che- 
valet; sur  une  petite  table,  à  cote,  une  palette  et  des  pinceaux.  —  Auproraior  plan,  coté  droit,  une  causeuse 

et  un  petit  guéridon. 


SCÈNE    I. 
MADAME  DE  GÈVRES,  seule. 

(Au  lever  du  rideau,  la  scène  est  vide  et  obscure. 
Bientôt  le  hrnit  d'une  vitre  qui  se  brise  en  tom- 
bant se  fait  entendre.) 

MAD\MF    DE    GÈVRES,   Sortant  de   sa  chambre, 
un  flambeau  à  la  main. 

J"ai  ciu  entendre  du  bruit...  Non,  je  me  sais 
trompée...  j'ai  pensé  que  c'était  M.  de  Gèvres... 
La  nuit  va  finir,  et  il  n'est  pas  encore  de  retour... 
C'est  sinf;ulier...  jamais  pareille  cliose  n'était  ar- 
rivée depuis  notre  mariage...  Je  n'ai  pu  lire... 
j'étais  distraite  malgré  moi...  Ah!  voilà  ce  que 
M.  Vanloo  doit  trouver  ici  demain  matin  pour 
commencer  mon  portrait...  Voyons  s'il  ne  manque 
rien...  Oui,  voilàbien  tout  ce  qu'il  m'a  demandé... 
Il  sera  là,  demain...  ses  yeux  seront  fixés  sur  moi... 
Je  ne  sais  pourquoi  je  me  trouble  à  cette  idée... 
oui,  je  suis  tout  émue...  11  me  semble  qu'il  est 
déjà  là ,  et  va  lire  dans  mon  âme. 

C  A  V  A  T I  N  E. 

Je  crois  encore  entendre 
Cette  voix  douce  et  tendre 
Me  redire  en  tremblant 
La  touchante  prière 
Que  moi-même  naguère 
Je  chantais  au  couvent. 
J'écoutais  tout  émue! 
Son  regard,  à  ma  vue. 
Paraissait  s'enflammer. 
Je  ne  sais  pas  s'il  m'aime. 
Mais  grâce  pour  moi-môrao! 
Mon  Dieu  I  j'ai  peur  d'aimer! 
Qu'ai-je  dit,  insensée  : 
Je  pourrais  oublier  mon  devoir  et  ma  foi  ! 

Ah  !  chassons  une  telle  pensée! 
Qu'il  s'éloijj-ne,  il  le  faut...  tout  nous  en  fait  la  loi  ! 
Je  veux  qu'il  parle,  et  Dieu  prendra  pitié  de  moi! 
Mon  .'ime  ravie, 
D'ivresse  remplie. 
Lui  donne  ma  vie 
Kt  garde  l'amour  ! 
Puissance  céleste. 
Ta  flamme  l'atteste. 
Tu  règnes...  le  reste 
Ne  dure  qu'un  jour! 
Sainte  innocence. 
Douce  ignorance 
III. 


De  mon  enfance, 
Reviendrez-vous  ? 
Hélas  !  tout  passe, 
Mais  rien  n'efface 
Et  ne  remplace 
Des  biens  si  doux! 
Mon  âme  ravie,  etc. 
(La  marquise  prend  le  flambeau  et  son  livre,  et  se 
dirige  vers  la  bibliofhèque.) 

Ail  !  changeons  ce  livre,  il  m'a  trop  minuyée. 
(Elle  entre  dans  la  bibliothèque  ;  Fronsac  entro  en  scène 
au  même  instant.) 

SCÈNE   II. 

FRONSAC,  seul.  (Obscurité.) 

Ah!  enfin!  la  place  est  libre...  tous  les  gens 
sont  retirés,  et  la  marquise  est  bien  seule  à  pré- 
sent... voyons,  orientons-nous...  là,  à  ma  droite, 
doit  être  la  porte  de  la  bibliothèque  ;  en  la  traver- 
sant, on  arrive  à  l'appartement  du  marquis... 
à  ma  gauche,  la  porto  de  la  chambre  à  couclier 
de  ma  belle  iniiumaine...  au  fond,  l'entrée  com- 
mune du  pavillon...  bien  !  d'abord  un  second  tour 
de  clef  à  cette  porte  (Celle  du  fond.),  pour  que  des 
indiscrets  ne  viennent  pas  nous  troubler...  (II 
prend  la  clef,  montrant  la  porte  de  droite.)  De  ce  coté, 
pas  de  surprise  à  craindre...  le  marquis  est  loin... 
Ah!  diable!  les  sonnettes...  ne  lui  laissons  pas  ce 
moyen  d'appeler  à  son  aide;  heureusement  j'ai  là, 
sur  moi...  coupons-les...  (Il  va  àlacheminée  et  coupe 
les  cordons.)  Voilà  ce  que  c'est...  Tout  à  vous  mainte- 
nant, belle  marquise!  (Il  se  dirige  vers  la  chambre  de 
la  marquise.)  Comment!  plus  do  lumière!  déjà! 
c'est  singulier!  entrons!...  (Il  entre  dans  la  chambre.) 

SCÈNE  III. 
MADAME  DE  GÈVRES,  FRONSAC. 

jrAOAMK   I)  i;   ci: vn KS,  sortant  de    la  bibliothèque. 

Allons!  ah!  monsieur  do  Gèvres!  monsieur  de 
Gèvres!  (Elle  a  traversé  le  théâtre,  et  va  entrer  dans  sa 
chambre,  quand  tout  .à  coup  elle  s'arrête  en  poussant  un 
cri.)  Ah!  monsieur  lie  Fronsac!...  (Elle  a  posé,  en 
reculant,  le  (lambeau  qu'elle  tenait  sur  la  cheminée,  et 
reste  innnobilc  d'elTroi. 

l'KON  SAC,  paraissant. 

Moi-même,  madame!...  vous  ne  voulio/  pas 
m'accorder  d'uudience  !...  j'en  voulais  une,  it... 

à 


18 


LA   SAINTE-CLCILt;. 


M  VDA  M  i;    DE    (lÈVllKS. 

Assez,  monsieur,  retirez-vous,  ou  je  sonne  1  (Elle 
va  à  la  clieiiiiiiée.) 

V  II  0  N  s  A  C. 

Les  cordons  sont  coupés,  niadame. 

M  A  11  A  M  !•:    DE    GlîVUES. 

Quelle  indignité!  oh!  mais  je  saurai  bien... 
(Ello  va  à  la  porte  du  fond.)  Où  donc  est  la  clef? 

l'UONSAC. 

La  voici  !  oh!  mes  précautions  sont  bien  prises., 
cotte  seule  issue  restait...  (11  traverse  lascèue,  ferme 
également  la  porte  de  la  bibliothèque  et  en  prend  la  clef.) 

M  A  D  A  ME     DEC  l'î  V  K  E  S. 

Mais  c'est  infâme! 

l'UONSAC. 

Non,  madame,  c'est  de  bonne  guerre! 

MADAME    DE     GÈVRES. 

Rendez-moi  ces  clefs,  monsieur? 

FRONSAC. 

Vous  les  rendre!  oh!  non  pas!...  et  pour  être 
plus  sûr  de  ne  point  céder  à  vos  instances...  (II 
jette  les  clefs  dans  le  jardin.  ) 

M  AD-AME   DE    GliVnES. 

Grand  Dieu  !  que  faites-vous? 

FRONSAC. 

Vous  le  voyez,  madame,  j'ai  brûlé  mes  vais- 
seaux. 

MADAME    DE    Ci.VRF.S. 

Et  qu'espérez-vous,  monsieur,  de  cette  indigne 
violence  ? 

F 11  0  N  s  A  c. 

Oh  !  rien,  madame,  rien  que  le  bonheur  de 
vous  exprimer  tout  ce  que  vous  m'inspirez...  une 
fois,  au  moins,  vous  serez  forcée  de  m'entendre... 
je  pourrai  tout  vous  dire! 

MADAME    DE    CiîV  RES. 

Oli!  monsieur!  et  c'est  le  duc  de  Fronsac,  un 
lo>  al  gentilhomme,  qui  ne  rougit  pas  d'employer 
ici  la  surprise  et  la  force  contre  une  pauvre 
femme! 

F  R  0  .\  s  A  c. 

Eli  bien,  oui!...  j'en  conviens...  ce  que  je  fais 
en  ce  moment  est  misérable,  odieux,  peut-être... 
mais  c'est  vous,  madame, oui,  vous  qui  l'avez  voulu... 
car  jamais  je  n'ai  subi  d'aussi  cruels  dédains... 
vous  ne  me  faisiez  pas  même  l'honneur  de  me 
craindre...  j'ai  voulu  me  venger. 

MADAME    DE    CÈVRES. 

Vous  venger  î 

FRONSAC. 

N'importe  comment  !  oui,  je  le  veux  encore...  et 
cependant  il  dépend  de  vous  de  m'y  faire  renon- 
cer.... je  vous  offre  la  paix  ou  la  guerre. 

MADAME    DE   GÈVRES. 

Je  ne  vous  comprends  pas,  monsieur...  ou  plu- 
tôt, tenez,  mon-icur  le  duc,  un  peu  de  franciiise, 
si  cela  ne  vous  coûte  pas  trop...  vous  ne  m'aimez 
pas...  vous  ne  m'avez  jamais  aimée,  n'est-il  pas 
vrai  ? 


FRONSAC. 

Je  ne  vous  aime  pas! 

MADAME    DE    CÈVRES. 

Non  !  ce  que  vous  poursuivez  ici  n'est  qu'une 
satisfaction  nouvelle  pour  votre  vanité...  rien  de 
plus!  et  cette  satisfaction,  si  précieuse  à  vos  yeux, 
vous  ne  la  paierez  ([ue  d'une  bagatelle...  ma  répu- 
tation, le  repos  de  ma  vie...  dites,  monsieur, 
n'est-ce  pas  là  le  prix  ([ue  vous  y  mettiez? 

lUONSAC. 

Vous  calomniez  mes  sentiments,  madame!...  et 
que  pourrai-je  vous  dire,  quand  vous  doutez  de 
mon  amour...  Je  ne  vous  aime  pas!  je  n'écoute 
ici  que  la  voix  de  la  vanité,  et  je  ne  veux  que  vous 
compromettre  :  moi  !...  moi  qui  ne  respire  que  par 
vous!  moi  qui  donnerais  ma  vie  pour  l'espoir  de 
votre  tendresse!...  Mais  que  faut-il  donc  faire  pour 
vous  convaincre  que  vous  êtes  la  plus  aimée,  la 
plus  adorée  des  femmes? 

MADAME  DE  GÈVRES,  avec  lui  soiirlre  d'incré- 
dulité. 
Par  vous? 

FRONSAC. 

Oui,  madame. 

MADAME    DE    Gi:VRES. 

Je  me  trompais  donc  bien  ! 

FRONSAC. 

Oh  !  oui,  certes.  (A  part.)  Elle  y  vient. 

MADAME    DE   GÈVRES. 

Ainsi,  vous  m'aimez  sérieusement,  monsieur  le 
duc?... 

FRONSAC. 

Quel  serment  faut-il  faire? 

M  .\  D  A  M  E    DE     GÈVRES. 

Aucun  !  J'ai  envie  de  vous  croire!  Vous  deman- 
diez comment  vous  pourriez  me  convaincre  de 
votre  amour?... 

FRONSAC. 

Oui,  madame! 

ÎM  A  D  A  M  E     DE    G  È  V  R  !■:  S. 

Il  n'est  pour  cela  qu'un  seul  iiuiycn. 

FRONSAC. 

Lequel  ? 

MADAME     DE    GÈVRES. 

C'est  de  vous  retirer  à  l'instant. 
FRONSAC,  à  part. 
Ah  !  diable  !  (Haut.)  Mais,  madame  ? 

MADAME    DE     GÈVRES. 

Vous  n'en  voulez  ni  à  ma  réputation,  ni  à  mon 
repos  ? 

FRONSAC. 

Non,  certainement! 

MADAME    DE     GÈVRES. 

Eh  bien  !  rien  ne  peut  assurément  les  compro- 
mettre plus  que  votre  présence  ici...  Vous  voyez 
donc  bien. 

FRONSAC. 

Sans  doute  !  sans  doute  !  (A  part.)  C'est  qu'elle 
raisonne  serré  comme  un  procureur. 


ACTE    TROISIEME. 


19 


MADAMK     1)  i:    O  EVRES. 

Vous  hésitez? 

FRONSAC. 

Moi?  du  toiitl  mais,  si  je  me  retire?... 

MADAME    DE     GÈVRES. 

Je  croirai  à  votre  amour. 

FRONSAC. 

Et?... 

MADAME    DE     GÈVRES. 

N'est-ce  pas  ce  que  vous  vouliez? 

FRONSAC. 

Oui,  madame!  oui,  je  veux  que  vous  vous  re- 
pentiez de  votre  injustice,  de  vos  cruels  soupçons... 
Je  veux  que  vous  sacliiez  bien  que  Fronsac  n'a 
jamais  aimé  comme  il  vous  aime...  Je  vais  partir! 
MADAME  DE  GÈVRES,  avec joie. 
Ah! 

FROiNS  AC,  à  part. 

Si  je  i)arviens  à  me  faire  croire,  elle  est  à  mni  ! 
(Haut.)  Vous  m'avez  demandé  de  la  franchise,  ma- 
dame, eh  bien!  je  serai  franc...  heureux  tant  de 
fois,  j'ai  osé  espérer  qu'ici  comme  ailleurs!... 
(Jtouvement  de  la  marquise.)  Oh  !  je  ne  dois  plus  rien 
vous  cacher!  j'ai  promis  d'être  sincère!...  Mais 
maintenant  toutes  mes  idées  sont  changées,  vous 
avez  mis  là,  dans  mon  âme,  une  croyance  qui  vaut 
mieux  qu'un  triomphe  peut-être,  et  rien  ne  me 
coùtei'a  pour  réparer  mon  offense.  Oui,  le  ridi- 
cule, même  les  railleries,  car  on  ne  me  l(!s  épargnera 
pas,  j'en  suis  sûr...  J'affronterai  tout  pour  vous 
prouver  mon  repentir...  je  m'éloignerai  enfin, 
bien  malheureux  sans  doute,  mais  un  peu  consolé 
cependant,  si  je  puis  du  moins  emporter  d'ici 
votre  estime...  Adieu,  madame!  (Il  va  vers  le 
fond.) 

MADAME  DE  GÈVRES,  à  elle-même. 

Vaudrait-il  mieux  que  je  ne  croyais? 
FRO.\SAC,  s'arrétant. 

Ah!  j'oubliais  que  les  clefs  de  cette  porte  et  de 
cette  autre...  Pas  moyen  de  sortir,  ni  par  ici,  ni 
par  là...  Que  j(!  maudis  maintenant  mon  impru- 
dence... 

MADAME    DE   (;ÈVRES. 

Que  devenir,  mon  Dieu! 

FRONSAC. 

Briser  l'une  dos  deux  portes. 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Mais  le  bruit? 

FIIONS  AC. 

Oui,  le  bruit,  le  scandale...  mauvais  moyen  ! 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Mais  quel  autre? 

F  R  o  .\  s  A  C. 

Un  sf'ul  me  reste...  c'est  de  m'en  aller  |)ar  où  je 
suis  venu...  (Il  so  dirifjc  vers  la  fenêtre.) 

MADAME     DE    GÈVRES. 

Comment,  monsieur!  vous  aviez  osé? 

F  R  o  N  s  A  C. 

II  est  moins  facile  de  descendre  que  de  mon- 


ter... il  n'y  a  plus  là  d'espoir  qui  vous  soutienne... 
mais  n'importe...  adieu,  madame! 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Ah!  monsieur  le  duc,  je  vous  crois  maintenant, 
et  je  vous  remercie! 

FnO\SAC. 

Vous  me  pardonnerez  donc? 

MADAME    DE    GÈVRES. 

J'oublierai! 
FRONSAC,  saisissant  la  main  que  le  geste  de  la  mar- 
quise met  à  sa  portée,  et  la  baisant  respectueusement, 
à  part. 
Je  la  tiens!  (Il  va  à  la  fenêtre  et  disparait.) 

MADAME   DE   GÈVRES. 

Je  suis  sauvée! 

F  R  o  N  s  A  C ,  reparaissant. 
Ah  !  mon  Dieu  ! 

M  A  D  A  M  E    DE    GÈVRES. 

Qu't'St-ce  donc  encore? 

FRONSAC. 

Chut!  quelqu'un  sous  la  charmille. 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Mais  qui  cela  peut-il  être,  à  une  pareille  heure? 

FRONSAC. 

Oh  !  le  jour  commence  à  poindre...  Cn  jardi- 
nier peut-être  qui  se  met  à  l'ouvrage! 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Silence! 

FRONSAC 

Qu'y  a-t-il? 

MADAME    DE   GÈVRES. 

11  m'a  semblé  qu'on  entrait  dans  la  biblio- 
thèque. Mon  Dieu!  serait-ce  M.  de  Gèvres? 

FRONSAC. 

De  Gèvres!  Oh!  non,  il  doit  être  encore  retenu 
ailleurs,  pour  une  affaire  sérieuse! 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Ah!  vous  saviez  donc? 

FRONSAC 

Oui,  madame. 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Alors,  ce  ne  peut  être  que  M.  Vanloo? 

FRONSAC. 

M.  Vanloo! 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Oui,  il  devait  venir  ici  do  grand  matin,  pour 
commencer  nmn  portrait...  Une  surprise  pour 
mon  mari. 

FRONSAC 

Une  surprise!...  oui,  je  comprends...  (A  part.) 
Ahçà!  est-ce  que  décidément  le  petit  peintre... 
Ahl  uuuquise! 

M  A  D  A  M  E    D  E    C.  È  V  R  V.  S,   L'COUtaut  à  la  porte. 

11  se  rapproche  de  la  porte!  si  je  l'appelais?... 

l  HUNS  A  c. 
Oueile  idée! 

MADAME   DE   cfcVRlS. 

C'est  un  honnête  houune,  plein  do  dévouement 
pour  mon  mari,  et  d'estime  pour  moi...  Je  lui  dirai 
toute  la  vérité...  il  me  croirait,  il  serait  discrot. 


20 


LA   SAINTK-CECILE. 


jVn  suis  sûi'c...  vous  pouirioz  îilois  vous  retirer 
avec  lui. 

FIIONSAC,   à  patt. 

Par  exemple!  (Haut.)  Y  songez-vous,  madame... 
11  y  a  de  ces  choses  qui  s'expliquent  mal...  qu'un 
homme  qui  a  du  monde  ne  peut  réellement  pas 
croire...  Ma  réputation  est  si  mauvaise  d'ailleurs! 

M  An  A  MU    DE   OÈVnF.  s. 

Mais  c'est  alïreux  !  que  faire  donc? 
FRONSAC,  chi^rchint. 

Charg;ez-le  de  vous  ap])ortor  h's  clefs  que  vous 
avez  laissées  tomber  par  nié^jarde  sous  cette  ter- 
rasse... congédiez-le  ensuite  au  moyen  d'une  mi- 
graine qui  vous  empêche  de  lui  donner  séance  ce 
matin...  Alors  je  me  retirerai  à  mon  tour,  et  tout 
sera  sauvé. 

MADAME    DE     GÈVRES. 

Oui,  c'est  cela!  (Appelant  contre  la  porte  de  la  bi- 
bliothèque.) Monsieur  Vanloo,  est-ce  vous? 
VANLOO,  en  dehors. 

Oui,  madame.  Comment,  si  matinale!...  Je  n'au- 
rais jamais  osé  me  présenter! 

MADAME   DE   GÈVRES. 

Je  n'ai  pu  dormir...  cette  alerte  d'hier  soir... 

VAIVLOO. 

Je  conçois...  Mais,  puisque  vous  voilà  levée,  il 
fera  bientôt  tout  à  fait  jour,  nous  pourrons  com- 
mencer ! 

MADAME     DE    GÎiVRES. 

Oui,  mais  je  ne  puis  vous  ouvrir, 

VANLOO. 

Comment? 

MADAME    DE    Gi':VHES. 

Tout  à  l'heure,  en  me  penchant  sur  l'appui  de 
ma  terrasse,  j'ai  laissé  tomber  deux  clefs  au  pied 
de  la  charmille. 

FRONSAC. 

Très-bien  !  (A  part.)  Elle  a  beaucoup  de  dispo- 
sitions... 

M  ADAME    DE    G  IC  V  RES. 

Rendez-moi,  je  vous  prie,  le  service  d'aller  les 
chercher. 

VANI.OO. 

C'est  inutile,  madame,  je  les  ai  trouvées  en  ve- 
nant ici  ! 

MADAME  DE  G  È;  V  R  E  S ,  à  Pionsac,  à  deiiii-voiï. 
C'est  donc  lui  que  vous  avez  vu? 

FRONSAC. 

Apparemment.  (A  part.)  Il  paraît  que  décidé- 
ment j'avais  vu  quelqu'un  ! 

MADAME    DE   GÈVRES,    à  la  porte. 

Monsieur  Vanloo,  une  des  deux  clefs  ouvre  cette 
porte,  veuillez  donc  me  désemprisonner,  s'il  vous 
plaît! 

VANLOO. 

Tout  de  suite,  madame,  tout  de  suite  I 

FRONSAC,  gagnant  la  chambre  de  la  marquise. 
Ah!  diable! 

MADAME    DE    GJîVRES. 

Quoi  !  monsieur  !  dans  ma  chambre? 


FRONSAC. 

Je  ne  puis  me  cacher  ailleurs! 

MADAME   DE   GÈVRES. 

Mais,  monsieur...  (II  entre  dans  la  chambre  de  la 
marquise  et  ferme  vivement  la  porte  sur  lui.  Au  même 
instant,  Tanloo,  qui  a  essayé  la  seconde  clef,  ouvre  la 
porte  de  la  bibliothèque.) 

SCKNE   IV. 
MADAME  DE   GÉ\  HES,  VAINLOO. 

VANLOO. 

Voici  l'autre  clef,  madame. 

MADAME   DE   GÈVRES,  tremblante. 
Mei'ci  !  monsieur  Vanloo. 

VANLOO. 

Mais  qu'avcz-vous  donc,  madame!...  vous  êtes 
ptde  et  tremblante. 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Oui,  je  souffre  beaucoup...  une  migraine  hor- 
rible... il  me  serait  impossible  ce  matin  de  jroser 
pour  mon  portrait...  M'excuserez-vous,  monsieur 
Vanloo  ? 

VANLOO. 

Comment!  ne  suis-je  pas  à  vos  ordres!..,  mais 
avant  de  vous  quitter,  madame,  ma  reconnais- 
sance pour  M.  de  Ouvres,  mon  dévouement  pour 
vous,  me  font  un  devoir  de  vous  informer  d'un 
odieux  complot  tramé  contre  votre  honneur. 

MADAME  DE   GÈVRES. 

Un  complot! 

VANLOO. 

Oui,  une  infâme  gageure,  dont  votre  réputation 
est  l'enjeu...  ce  duc  de  Fronsac,  je  le  croyais  bien 
léger,  bien  fou,  bien  fat...  mais  à  présent,  c'est 
pis  que  cela  à  mes  yeux...  c'est  un  misérable! 

MADAME  DE  GÈVRES,  regardant  da  côté  de  sa 
chambre  à  coucher. 

Plus  bas,  par  grâce! 

VANLOO. 

Pourquoi  donc?...  mais  d'où  vient  votre  effroi 
en  regardant  cotte  porte? 

M  AD  A  ME    DE    GÈVRES. 

Il  est  là,  monsieur  ! 

VANLOO. 

Dans  votre  chambre,  le  duc! 

MADAME   DE   GÈVRES. 

Oh!  plus  bas...  s'il  est  là,  c'est  malgré  moi, 
monsieur...  vous  me  croyez,  n'est-ce  pas? 

VANLOO. 

Oui,  madame,  oui,  je  crois  en  vous... mais  com- 
ment a-t-il  pu  s'introduire? 

MADAME    DE   GÈVRES,    à  mi- VOIS. 

En  escaladant  ma  terrasse...  Jugez  de  ma  ter- 
reur... aucun  moyen  de  secours...  et  cet  homme, 
là,  devant  moi...  triomphant  de  mon  isolement,  de 
ma  faiblesse,  et  me  forçant  de  l'entendre...  ah  ! 
j'ai  cru  que  j'en  mourrais! 

VANLOO. 

Une  pareille  violence!  ah  !  c'est  bien  lâche! 


ACTE  THOISl  MF,. 


21 


MADAME    DE    G  KVR  ES. 

Écoutez,  écoutez...  il  a  enfin  reconnu  ses  torts, 
et  a  juré  de  les  réparer...  il  allait  redescendre  par 
là  (montrant  la  fenêtre),  quand  il  vous  a  vu  au  pied 
de  la  charmille. 

vA.\roo. 

Il  m'a  vu  ! 

M  \  I>  \M  E    DE    GÈVRES. 

Sans  vous  reconnaître...  et  il  était  loyal,  alors, 
monsieur  Vanloo...  il  était  tremblant,  ému  pres- 
que autant  que  moi  !  il  re  me  trompait  plus  ! 

VA  M- 0  0. 

Il  VOUS  trompait  plus  que  jamais,  madame  I 

M  A  D  A  51  E   DE    G  t:  \'  R  E  S. 

Comment? 

VAM.OO. 

Une  m'a  pas  vu. ..Son  seul  but  estqu"on  le  trouve 
chez  vous...  il  yattend  mesdames  de  Guines  et  d'Es- 
parlioUcs,  pour  les  convaincre  de  son  triomphe... 

M  \  D  A  il  E    DE    G  F;  \  R  E  S. 

Que  dites-vous? 

VANLOO. 

Si  vous  en  doutez,  tenez,  madame,  lisez  cette 
lettre  qu'il  a  perdue  au  moment  où  il  escaladait 
la  terrasse  !  (Il  lui  donne  la  lettre.) 

MADAME    DE  GÈVRES. 

Mon  Dieu!  je  tremble...  qu'ai-je  lu!...  ah!  c'est 
infâme...  ils  veulent  donc  tous  me  perdre! 

VANI.OO. 

Ah  !  je  déjouerai  ce  complot,  ou  j'y  périrai! 

MADAME    DE   G  li  V  R  ES. 

Oh!  je  ne  veux  pas  que  vous  vous  exposiez! 

VANLOO. 

Ne  m'enlevez  pas  le  seul  bonheur  auquel  je 
puisse  prétondre!...  cet  homme,  il  a  un  grand 
nom,  une  grande  fortune...  moi,  je  n'ai  rien,  je  no 
suis  rien...  Eh  bien,  ce  sera  à  lui  d'être  jaloux  d(! 
moi,  car  chaque  fois  que  vous  penserez  à  nous, 
vous  direz  :  Le  grand  seigneur  m'aurait  perdue... 
c'est  le  pauvre  artiste  qui  m'a  sauvée  ! 

MADAME   DE   GÈIVRES. 

Mais  que  ferez-vous  enfin  ? 

VA\L00. 

Le  ciel  m'inspirera,  soyez  en  sûre! 

DUETTINO. 
Ensemble. 

VANLOO. 

Espoir  et  courage  1 
De  sa  trahison 
Et  de  son  outrage 
Vous  aurez  raison  ! 
MADAME    DE    Gi:VRES. 

Uoiiais,  mon  courage  ! 
Ue  sa  trahison 
El  do  son  outrago 
Nous  aurons  raison! 
VAM.OO. 

Mais  vous  tremblez  encor,  madame. 

MADAME    DE   GF'.VRES. 
Oui,  malgrù  moi  ! 


VANLOO. 

Calmez  votre  àme. 
Si  vous  saviez  combien  mon  cœur 
SoulTre  ici  de  votre  douleur  ! 

MADAME   DE    GÈVRES. 

Hélas!  .sans  vous  ,  ma  triste  vie 
Pour  toujours  eût  été  flétrie  ! 
Ah!  croyez  que  jamais  mon  cœur 
N'oubliera  mon  noble  sauveur. 

VAÎVLOO. 

Ayez  confiance, 
Prenez  patience  ! 
Et  chassez  l'eirroi  I 

MADAME   DE    GÈVRES. 

Oui,  j'ai  confiance  ; 
Mais,  de  la  ijrudence, 
Par  pitié  pour  moi  ! 

REPRISE. 

VANLOO. 
Espoir  et  courage,  etc. 
MADAME    DE    GÈVRES. 

Renais,  mon  courage!  etc. 

(A  la  fin  du  duo,  madame  de  Gèvres  entre  dans  la 
hililiolhèque  ;  au  moment  de  le  quitter,  elle  a 
tendu  sa  ni:iiu  à  Vanloo,  qui  l'a  portée  à  ses  lè- 
vres.) 

SCÈNE  V. 
VANLOO,  puis  FRONSAC. 

V  \NLOO. 

Ah!  maintenant,  ;\  nous  deux,  M.  le  duc!...  (Il 
frai)pe  à  la  porte  de  la  chambre  de  la  marquise.)  Eh 
bien!  n'entend-il  pas?.,.  (Il  frappe  de  nouveau.) 

E  RON  SAC. 

Pardon!  pardon!  ^Ouvrant  la  porte.)  11  est  donc 
enfin  parti,  ce  petit  peintre!..,  c'est,  pardieu!  bien 
heureux...  Hein?...  comment!  c'est  vous,  mon- 
sieur? 

V  ANLOO. 

Moi-même,  monsieur  le  duc! 

l' R  O  N  s  A  G. 

Ah  çà!  mais  la  mar([ui>e! 

VANLOO. 

Elle  m'a  chargé  de  vous  exprimer  ses  regrets,  et 
de  VOUS  prévenir  qu'il  était  inutile  de  l'attendre 
ici  plus  longtemps  ! 

FRONSAC. 

A  merveille!  j'étais  joué...  joué  jiour...  ah  !  je 
comprends  sa  vertu  maintenant! 

VANLOO,  froidement. 
Vous  la  comj)ienez  mal  encore,  puisque  vous  n'y 
croyez  ])as! 

V  R  o  N  s  A  c. 
Y    rroii'c!...    voudriez-vous   me   persuader    jiar 
hasard  que  vous  ne  l'aimez  |)as  comme  moi  ! 

\  AN  LOO. 

Comme  vous!  non,  monsieur  le  due...  les  senti- 
ments qui  nous  animent  n'ont  aucune  ri^ssem- 
biance...  (S'aniniant.)  Vous  l'aimez,  vous,  comme 
ime    fantaisie    qu'on    veut  satisfaire   avec  éclat. 


22 


LA   SAINTK-CIXILE. 


coiiimc   un  objet  dont   l'orguoil    sonl   ponrsnit  la 
possession,  dùt-il  le  souiller  en  y  toucliant! 
rnoNSAC. 
Monsieur  ! 

VA  NI.  0  0. 

J(^  raini(\nioi  oui,  j'en  convions,  io  Taimo,  sans  i 
qu'elle  le  son|)çonno...  je  l'aime  comme  tout   ce 
qui  t^l(''ve,  ennoblit  la  pensive...  comme  tout  ce  qu'on 

admire...  sans  jamais  oser  y  prétendre!  i 

rnoNSAC. ,  irnniqtieinpnt.  | 

Do  l'amour  platonique!  ' 

VAM.OO.  I 

Enfin,  VOUS  t^tos  venu  ici  pour  la  j  ordre,  et  moi 
pour  la  sauver!  j 

F  n  o  \  s  A  c. 

De  mieux  on  mieux  !  écoutez,  monsieur,  la  ma- 
nière dont  on  me  traite  m'afTrancbit  de  tout  scru- 
pule... tout  m'est  permis  maintenant  pour  me 
venger.,,  et  ce  n'est  pas  vous  qui  m'en  cmpêcbe- 
rez. 

VAN  1,0  0. 

Je  l'essaierai  cependant  ! 

F  R  o  \  s  A  G. 
Et  que  ferez-vous  pour  cela,  je  vous  prie! 

VA  M.  0  0. 

Oh!  peu  de  chose!...  rien  que  vous  tenir  fidèle 
compagnie. 

FRONSAC,  avec  h:iiifpnr. 

J'accorde  ma  compagnie  quelquefois,  mon- 
sieur, je  ne  me  laisse  jamais  imposer  celle  de  per- 
sonne... 

VANLOO. 

Mon  Dieu  !  monseigneur,  il  y  aurait  un  niej^en 
bien  simple  de  vous  délivrer  de  la  mienne... 

FP  OXSAC. 

Lequel? 

VAM.OO. 

Ce  serait  de  quitter  la  i)lace. 

FnONSAC. 

Hein  7 

VAM.OO. 

Franchement,  c'est  ce  que  vous  avez  de  mieux 
à  faire,  car,  si  vous  restez,  je  reste,  je  reste,  je 
vous  le  répète,  et  ma  présence  ici  détruit  tout  le 
danger  de  la  vôtre...  les  séductions  à  deux  n'ont 
pas  été  encore  inventées  jusqu'à  présent...  per- 
sonne n'y  croirait...  Vous  le  voyez,  votre  projet 
est  découvert  et  vous  perdrez  le  pari  ! 

FROXSAC. 

Plaît-il?  (A  part.)  Comment  a-t-il  su?...  (Il 
fouille  dans  ses  pnclips.)  La  lettre  de  la  comtesse... 
ah  !  maladroit,  je  l'ai  perdue. 

VAM.oo,  qui  l'a  ontendu. 

Je  l'ai  trouvée,  moi,  monsieur  le  duc...  et  je  l'ai 
remise  à  njadame  de  Gèvres  ! 

F  R  ON  SAC. 

Ah  !  monsieur,  vous  abusez  de  vos  avantages! 

VANLOO. 

Non  !  mais  j"en  profite  ! 


F  R  o  N  s  A  c. 
Pardieu  !  je  suis  curieux  de  voir  comment  toiit 
ceci  finira...   La  situation  est  piquante   et  nou- 
velle... pour  moi,  surtout,  qui  avais  l'habitude  de 
mystifier  les  autres! 

VAM.OO. 

Oui,  cela  vous  change  ! 

F  R  o  N  s  A  c. 
C'en  est  trop,  monsieur,  je  vous  ferai  cruelle- 
ment expier... 

VANLOO. 

Dès  que  vous  le  voudrez,  monsieur  le  duc...  je 
suis  à  vos  ordres...  Il  est  à  peine  cinq  heures... 
ces  dames  ne  doivent  arriver  qu'à  six...  nous 
avons  donc  le  temps...  (Yanloo  va  ouvrir  la  porte  du 
fond.) 

FRONSAC   fait  nn  mouvement  pour  le  suivre, 

puis  s'arrête  tout  à  coup. 

Ah!  ah!  ah!...  sortir  d'ici,  à  présent...  c'est  ce 

que  vous  voulez,  n'est-ce  pas?  Eh  bien!   non... 

Nous  remettrons  la  partie  à  plus  tard,  s'il  vous 

plaît  ! 

DUO. 

FRONSAC. 

A  mes  dépens  vous  auriez  trop  à  rire. 
Oh!  non,  vraiment,  pour  un  empire 
Je  ne  sortirais  pas  d'ici  ? 

(Il  s'assied  sur  la  causeuse.) 
VANLOO,  s'asseyanl  de  l'autre  côté  du  théâtre. 
Trouvez  donc  bon  que  j'y  demeure  aussi  ! 

ENSEMBLE. 
FRONSAC. 

Joli  tête-à-téte  ! 
Ma  chute  est  complète. 
Et  de  ma  défaite 
Certes  ,  on  rit  déjà! 
Mais  do  la  prudence, 
De  la  patience. 
Et  j'ai  l'assurance 
Que  mon  tour  viendra  ! 

VANLOO. 

Joli  tête-à-téte  ! 
Sa  chute  est  complète. 
Rien  de  sa  défaite 
Ne  le  sauvera! 
Mais  de  la  prudence, 
Car  son  cœur,  je  pense, 
Garde  l'assurance 
Que  .son  tour  viendra  ! 

Monsieur  le  duc  va  s'ennuyer,  peut-être! 

FRONSAC. 

Non,  j'ai  ce  livre... 

(Il  prend  un  livre  sur  le  guéridon.) 
VANLOO,  allant  au  chevalet. 

Et  moi ,  j'ai  mon  pinceau. 

FRONSAC. 

Comment,  vous  allez  peindre! 

VANLOO. 

Ici,  le  jour  est  beau! 

FRONSAC. 

En  effet!...  quel  sera  le  sujet  du  tableau? 


ACTK  TROISIÈME. 


23 


V  A  N  1. 0  0. 

Je  ne  sais...  nous  verrons  ! 

FRONS.VC. 

Au  fait,  quel  (ju'il  puisse  être, 
On  y  reconnaîtra  la  touche  du  grand  maître  ! 

V  ANLOO. 

Monseigneur  est  trop  bon  ! 

FRO.^SAC. 

Non,  mon  cher,  je  suis  juste,  et  je  sais  votre  nomi 

REPRISE   DE   L'ENSEMBLE. 

Joli  tète-A-tète!  etc. 

VANLOO,  commençant  uno  barcarolle 
tout  en  peignant. 

Ma  belle  Venise  ! 
Ah  !  vers  toi  la  brise 
Me  pousse  gaîmetit  ! 
FRONSAC. 

Qu'est-ce  donc  !  vous  chantez  ! 

VANLOO. 

Toujours,  en  travaillant! 
Oui  monseigneur...  mais  cependant. 
Si  cela  vous  gênait? 

FRONS  AC. 

Non,  vraiment! 
VAN  1,0  0. 

Un  souvenir  de  l'Italie... 
FRONSAG. 

Chantez,  chantez,  je  vous  en  prie... 
(A  part.) 
Patience!  J'aurai  mon  tour. 

VANLOO,  à  part. 
Il  enrage  ! 

(Haut.) 
Di«u,  quel  beau  jour! 

BARCAHOLLE. 

PUEMI  RK    COUPLET. 

Ma  belle  Venise! 
Ah!  vers  toi  la  brise 
Mo  pousse  gaîment! 
Sur  le  flot  limpide 
Mon  canot  rapide 
Glisse  avec  le  vent! 
Là-bas,  sur  la  rive, 
Angèle  craintive 
M'appelle  déjà! 
Un  moment  encore, 
O  toi  quo  j'adore , 
Attends,  me  voilà! 
Ah  !  ah  !  ah  !  ah  I 

D  K  U  X  1  iï  .M  E    COUPLET. 

Demain,  mon-  Angèle, 
Ton  amant  lidi"'!,-; 
Recevra  ta  foi  1 
A  jamais  son  àmo 
D'une  ardente  tbinimo 
Brûlera  pour  toi  ! 
Qu'on  me  porto  envie  ! 
Car  la  plus  jolie 
A  moi  se  donna  ! 
Oh  !  oui,  la  plus  bulle, 
Amis,  c'est  bien  elle. 


Voyez,  la  voilà! 
Ah!  ah! ah! ah! 
F  P.  O  \  S  A  C. 

Maintenant,  de  votre  palette. 
Voyons  le  chef-d'œuvre  nouveau. 

VANLOO. 

Non  pas,  l'ébauche  est  imparfaite, 
Plus  tard  vous  verrez  mon  tableau  ! 

ENSEM  BLE. 
FRONS  A  C,  à  part,  avec  colère. 
Ah!  je  frémis  d'impatience. 
Et  le  dépit  remplit  mon  cœur  ! 
Comment  de  tant  d'impertinence 
Pourrai-je  donc  punir  l'auteur! 

VANLOO,  au  duc. 
Encore  un  peu  de  patience, 
Veuillez  attendre,  monseigneur  ; 
Mon  travail,  j'en  ai  l'assurance. 
Méritera  votre  faveur! 

(A  la  fenêtre.)  Ah!  enfin,  on  vient  vous  délivrer, 
monsieur  le  duc! 

FRONSAC. 

Comment! 

VANLOO. 

Mesdames  de  Guines  et  d'Esparbcilcs  entrent 
dans  la  grande  avenue  du  château  ! 
FRONSAC,  à  part. 

Allons,  elles  sont  exactes...  mais  moi,  partie 
perdue...  Je  suis  déshonoré...  Eh  l)ien!  mordieu, 
non!...  J'ai  dit  c{u'elles  me  trouveraient  dans  la 
chambre  de  la  marquise,  et  j'y  serai!  (Il  entre  vi- 
vement dans  la  chaïubre  de  madame  de  Gèvres.) 
VANLOO,  à  la  fenêtre. 

Elles  devinent  votre  impatience,  monsieur  le 
duc,  car  elles  accourent...  (Ne  voyant  plus  Frou- 
sac.)  Eh  bien  I... 
FRONSAC,  à  travers  la  porte  qu'il  ferme  en  dedans. 

Nous  nous  retrouverons  plus  tard,  monsieur 
Vanloo;  ah  !  ah!  ah  ! 

VANLOO,   criant  à  la  porte. 

Monsieur...  cette  action  est  infâme...  mais  votre 
but  n'est  pas  encore  atteint...  Je  vous  démenti- 
rai... je  raconterai  tout...  Mais  voudra-t-on  nie 
croire?...  Oh!  mon  Dieu,  non!  on  ne  me  croira 
pas!...  Pauvre  femme,  comment  la  sauver!... 
(Allant  à  la  porte  du  fond.)  Ils  ouvrent  la  porte  du 
vestibule...  dan.s  un  instant,  ils  seront  ici...  Que 
faiie,  mon  Dieu,  que  l'aire?  (Voyant  la  porte-fenêtre 
de  la  terrasse  ouverte.)  Ah!  (Il  cmu't,  sort,  et  referme 
la  porte  sur  lui.) 

SCbXE    VI. 
MONSIEUR   liT   MADA.ME   D  !•    GÉ\  UES. 

M  A  D  A  M  E    I)  F   C,  K  V  R  K  S  ,    SOKan  t 
de  la  Inbliolhèqiie. 
Partis!  tous  deux!...  ah!  je  respire!... 

hK  oiîvnES,  dnns  la  conlisso. 
Je  vous  dis  ([ue  je  l'ai  parfaitement  recoiirui. 

M  U>AMI-    DK    c.  i-;VRFS. 

Mon  mari,  enlln  ! 


2li 


LA   SMNTE-CKCILK. 


DE  r.  KVRF. S,  pins  près. 
Je  vous  dis  (\i\v  c'est  une  indignité! 

MADAME   DE   GÈVHES. 

Qu';i-l-il  donc? 

SCf^NE   VIT. 

MADAMK  DK  Gl- VllF.S, 

DE  GKVUKS,  MKSnAMKS  DE  GUINES 

ET  d'espai;belles. 

îMMiAivii-:  DE  CI' INES,  entrant. 
Voyons,   marquis,   calmez-vous!...    cst-ro,    que 
vous  seriez  jaloux,  par  hasard? 

DE   GÈVRES. 

Et  pourquoi  ne  le  serais-je  pas? 

MADAME   D  '  E  S  P  A  R  B  E  L  LE  S. 

Parce  quo  c'est  de  mauvais  ton,  d'abord...  et 
ensuite,  parce  que  vous  n'avez  pas^sujet  do  rétro... 
probablouiont. 

DE  Gi:vnES. 

Probablouiont  est  heureux!...  (A  la  marquise.) 
Ah!  vous  voilà,  madame? 

M  ADAM  E    DE    Gi-:VRES. 

Qu'ost-ce  donc?  ne  vous  attoudicz-vous  pas  à 
me  trouver  chez  moi? 

DE    OiîVRES. 

Vous,  si  fait...  mais! 

M  A  D  A  M  E  DE    G  V.  V  R  E  S. 

Mais!... 

DE   GÈVRES. 

Mais  je  ne  devais  pas  m'attendrc  à  y  trouver 
M.  de  Fronsac,  à  pareille  heure! 

MADAME    DE   Gi':VRES. 

M.  de  Fronsac!  il  n'est  pas  ici,  que  je  sache. 

DE   GÈVRES. 

Ici!  non...  mais  dans  votre  chambre,  à  votre 
fenêtre...  osez-vous  le  nier? 

MADAME    DE    GÈVRES,    à    part. 

M.  de  Fronsac!  est-il  possible!... 
MADAME  D 'esparbeli.es,  à  madame  dp  Guiues. 
La  voilà  confondue,  manque  d'habitude! 

DE  GÈVRES,  à  la  marquise. 
Vous  ne  répondez  pas,  madame!...  je  vais  donc 
m'assurer  par  moi-mf-me...  (Allant  à  la  porte  de 
gauche  et  voulant  l'ouvrir.)  Fermée  en  dedans!., 
c'est  bien  cela! ...  (Frappant  à  la  porte.)  Ouvrez,  mon- 
sieur de  Fronsac!  c'est  moi,  moi,  de  Gèvres! 

SCÈNE    VIII. 
Les  Mêmes,  FRONSAC,  puis  VANLOO. 

FRONSAC,  entrant,  à  de  Gèvres. 
Ah!  enfin,  vous  voilà  donc  revenu,  mauvais 
sujet!    laisser   toute  une   nuit   sa  pauvre  petite 
femme  dans  l'inquiétude...  cela  crie  vengeance! 

DE    GÈVRES. 

Monsieur! 

FRONSAC,  b.is  aui  dames. 
J'ai  gagné! 

MADAME    DE   GÈVRES,    il    part. 

Le  duc  seul,  qu'est  donc  devenu  M.  Vanloo? 


DE    GEVRES. 

Pourricz-vous  m'('xi)li(iuer,  monsieur  le  duc?... 
F  R  o  \  s  A  r. 

Mais  que  diable  as-tu  fait?..,  où  as-tu  été  de- 
puis hier?  ne  t'y  habitue  pas,  au  moins,  ça  te  por- 
toi'ait  malliour! 

DE    GÈVRES. 

Assez,  monsieur!  je  désire,  j'exige  que  vous 
m'expliquiez  votre  présence  dans  cette  chambre,  à 
]iareille  heure. 

F  R  o  \  s  A  G. 

Ah!  ma  présence...  mais  c'est  tout  simple,  mon 
cher! 

D  F    G  È  VUES. 

Tout  simple! 

FR0\SAC. 

Certainement... 

VANLOO,  sortant  à  son  tour  de  la  chambre 
de  la  marquise. 
Rien  de  plus  simple,  en  effet! 

DE    GÈVRES. 

Vanloo  ! 

TOUS. 

Monsieur  Vanloo! 

5IADAME    DE    GÈVRES,    à  part. 

Il  y  était  aussi! 

VANLOO,  bas  aux  deux  dames. 
Il  a  perdu!  (Haut.)  N'est-ce  pas,  monseigneur? 

FRONSAC,   bas. 

Mais,  par  où  diable  ètes-vous  venu  là? 

VANLOO,  de  même. 
Par  la  fenêtre...  vous  connaissez  ce  chemin? 

FRONSAC,  bas. 
Pas  mal  joué  ! 

DE    GÈVRES. 

Comment,  Vanloo,  tu  étais  avec  lui,  dans  cette 
chambre  ? 

VANLOO. 

Oui,  monsieur  le  marquis...  et  ma  seule  com- 
pagnie suffit,  je  crois,  pour  prouver  que  la  pré- 
sence de  Monseigneur  y  était  complètement  inno- 
cente. 

FRONSAC,   à  part. 

Que  trop,  mordieu! 

MADAME    DE    GÈVRES,    à  part. 

Il  m'a  sauvée!  il  l'avait  promis! 

DE    GÈVRES. 

Ah  çà!  mais,  pourquoi  éticz-vous  cachés,  enfer- 
més là-dodans? 

VANLOO. 

Monsieur  le  duc  vous  l'a  dit...  c'est  tout  simple! 

DE    GÈVRES. 

Tout  simple...  tout  sim])le..,  oui,  j'ai  bien  en- 
tendu... mais... 

VANLOO. 

Vous  allez  tout  savoir...  (Mouvement  de.  Fronsac, 
Vanloo  lui  fait  signe  qu'il  n'a  rien  à  craindre.) 

DE   GÈVRES. 

Eh  bien? 


ACTE  TROISIEME, 


25 


V  A  M,  0  0. 

Monsi(;iir  le  duc,  dont  vous  vous  ôtes  toujours 
niontri'  le  meilleur  ami,  a  voulu  vous  donner  à  son 
tour  une  preuve  de  la  vive  amitié  qu'il  vous 
porte...  c'est  une  surprise  qu'il  vous  ménageait. 

TOUS. 

Une  surprise?... 

VANLOO. 

Oui,  forcé  de  s'éloigner  de  vous,  et  pour  long- 
temps, il  a  désiré  vous  laisser  au  moins...  son 
portrait... 

DE    GÈVRES. 

Son  portrait  !... 

MADAME    DE    GÈVRES,    à   part. 

Ah  !  je  devine! 

VANLOO. 

J'étais  là  tout  porté...  Profitons,  m'a-t-il  dit,  de 
l'absence  de  ce  digne  marquis...  et  dés  le  point 
du  jour,  il  m'a  donné  séance  ici...  et  avec  une 
complaisance,  une  patience,  qui  prouvaient  à  quel 
point  il  tenait  à  la  ressemblance...  à  peine  l'avais-je 
esquissé,  ébauché  à  grands  traits,  que  vous  arri- 
vez... si  vous  nous  trouvez  ici,  adieu  la  surprise... 
c'est  alors  que,  sans  trop  y  réfléchir,  nous  sommes 
entrés  dans  la  chambre  de  Madame...  qui,  seule, 
était  dans  notre  confidence... 

DE    r.  È  VRES. 

Ah  !  ma  femme  savait... 

VANLOO. 

Sans  cela,  nous  serions-nous  permis... 

DE  GÈVRES. 

C'est  juste...  ouf!...  (\  la  maninise.)  Me  pardon- 
nerez-vous...  madame? 

MADAME    DE    GÈVRES. 

Vous  ne  le  méritez  guère...  nous  verrons! 

DE  GÈVRES,  à  Fronsac. 
Merci,  mon  ami,  merci...  ah!  tu  m'as  fait  une 
peur! 

MADAME    DE    GLI.N'ES,   à  [jait. 

Pauvre  lionum;! 

Di;  GK  vu  ES. 
Ah   çà!    mais    voyons-le    maintenant,   ce  por- 
trait. 

VA  M,  0  0. 

Je  vous  ai  dit  que  ce  n'i'tait  encore  qu'une  es- 
quisse, une  ébauche  imparfaite...  cela  ne  se  mon- 
tre pas! 

DE    GÈVRES. 

Si  fait!  si  faiti  ji-  veux  le  voir. 

VAM.OO. 

Puisque  vous  l'exigez... 

rnoNSAC. 

l'^li  bien...  moi  aussi,  je  veux  li'  voir.  (Vanlon  v,i 
clifrciuT  le  portrait  et  soulève  la  toile  verte  ijui  If 
couvre. ) 

III. 


TOUS,  excepté  Fronsac. 
Ah!  quelle  ressemblance! 

DE   GÈVRES. 

En  vérité!  il  est  parlant, 

VANLOO. 

Je  désirais  tant  réussir! 

FRONSAC,  has  à  Vanlon,  penda  t  que  les  autres  regar- 
dent le  portrait. 

Bravo!  mon  cher,  vous  l'emportez...  mais  c'est 
de  bonne  guerre...  Je  ne  serais  qu'un  sot  de  vous 
garder  rancune...  touchez  là,  et  soyons  amis... 
VAM.OO,  bas. 

De  grand  cœur! 

DE  GÈVRES,  rede.scpnd.mt  la  scène  avec  tout 
le  monde. 

Ah!  c'est  bien  lui!...  Cependant ,  une  petite 
observation...  Tenez,  marquise,  n'ètes-vous  pas 
de  mon  avis...  Je  le  trouve  un  peu  triste,  un  peu 
soucieux...  (A  Fronsac.)  Tu  t'ennuyais  peut-être? 

FROXSAC. 

Oh!  tu  sais,  quand  on  pose... 

DE   GÈVRES. 

Ça  se  voit  tout  de  suite...  C'est  étonnant  comme 
Vanloo  a  bien  saisi  cette  disposition...  conviens 
qu'il  t'a  bien  attrapé? 

FRONSAC. 

Oh  !  parfaitement!...  Mais  je  suis  sûr,  que  dès 
qu'il  le  voudra,  il  t'attrapera  de  même! 

DE    GÈVRES. 

Je  l'espère  bien...  et  le  plus  tôt  sera  le  mieux. 

FR  ONSAC. 

Tâche  que  ce  soit  pour  mon  retour! 
•  FINALE. 

DE   GÈVRES. 

Ainsi,  tu  pars? 

FRO.\'SAC. 

Oui,  je  vous  quitte... 

DE    GÈVR  K.S. 

Mais,  au  moins,  reviens-nous  bien  vite!... 
Quant  à  Vanloo  !... 

VANLOO. 

Je  dois  aussi  partir  ! 

DE    GÈVRES. 

Toi!  pourquoi  donc? 

VANLOO. 

Un  devoir  A  remplir! 
Devoir  d'honneur  et  do  reconnaissance! 

DE    GÈVRES. 

Mais  quand  pourras-tu  revenir? 

V  A  \  1. 0  0. 
Jamais  pcgt-îtro! 

MADAME    DE    GÈVRES,    à    part. 

A  11  I  jo  me  sens  mourir  I 


26 


LA  SAINTE-CÉCILE. 


FnONSAC,  bas  à  Vanloo. 
Je  comprends...  c'est  tn^s-beau! 
C'est  presque  un  sujet  de  tableau! 

ENSE.MIil.K    FINAL. 

VANLOO,  seul,  J';ibûid,  à  la  niarijuise. 

Oui,  nous  partons,  adieu,  madame! 
Si  je  ne  dois  plus  revenir, 
De  cet  instant  toujours  mon  Ame 
Conservera  le  souvenir  ! 

FRONSAC,  à  la  marquise. 
Oui,  nous  partons,  adieu,  madame  1 
Et  l'amitié  va  nous  unir! 
Jusqu'au  retour,  qu'au  moins  votre  âme 
Nous  garde  un  même  souvenir  I 

DE    GÈVRES. 

Eh  quoi  !  quitterions  deux  ma  femme, 
Mais  pourquoi  donc  ainsi  nous  l'uirl 


Je  n'y  comprends  rien,  sur  mon  âme. 
Ah!  d'ennui  nous  allons  périr! 

MADAME   DE    G  È  V  R  I-,  S  ,  à   part. 

Ah  !  contre  une  imprudente  Qamme 
Son  départ  va  me  prémunir  ; 
Mais,  du  moins,  au  fond  de  mon  âme. 
Je  puis  garder  son  souvenir! 

MESDAMES    DE   (i  L  I  .\  E  S    ET    D  '  E  S  I»  AR  lî  I.  L  L  ES. 

Elle  est  tremblante  !  Ah  !  pauvre  femme  ! 

Son  orgueil  enfin  va  fléchir, 

Et  je  sais  bien  à  qui  son  âme 

Gardera  tendre  souvenir! 
(  A  la  fin  de  l'ensemble,  Fronsae  et  Vanloo  saluent 
la  marquise  et  se  disposent  à  sortir  ;  M.  de  Gèvres 
remonte  la  scène  avec  eiu  et  leur  serre  la  main; 
la  marquise,  après  les  avoir  salués,  s'appuie  sur 
le  bras  d'un  fauteuil  et  cache  ses  larmes  ;  mes- 
dames de  Guines  et  d'Esparbelles  se  la  montrent 
du  geste.  —  La  toile  baisse  sur  ce  tableau.) 


FIN    DE    LA     SAINTE-CECILE. 


JUANITA 


VOLTE-FACE 

COMÉDIE-VAUDEVILLE  EN  DEUX  ACTES 

REPRÉSE.VTKE     POUR     I.A    PHHMIÈRE     FOIS     SIR     I.E    THEATRE     DU     6  Yll  N  A  S  E  -  DR  A  M.VTIQ  U  E  , 

LE    20     MAI     18  46. 


EN     COLLABORATION     A  V  K  C    J.-l-'.    BAYARI) 


PERSONNAGES.  ACTEURS. 

CHARENCEY,  capitaine  de  hussards  franr^is MM.  Buessant. 

DON  LOPEZ,  colonel  espagnol Tisser ant. 

DON  BAZILIÎ,  son  frère  cadet,  séminariste Desciiamps. 

HUBERTO,  jardinier  de  don  Lopcz Geoffroy. 

JUANITA,  femme  de  don   Lopcz M'-'^  Melcy. 

GERBERA,  duègne M""-  Lambqiun. 


L'action  se  passe  pendant  lus  deux  actes  dans  le  château  de  don  Lopez,  près  de  Villaréal, 

vers  l'année  1812. 


JUANITA 


VOLTE-FACE 


ACTE    PREMIER. 

Un  jardin,  des  arbustes  à  droite  et  à  gauche,   une  cliarmille  sur  le  deuxième  plan. 
On  voit  une  échappùe  de  mur  dans  le  fond. 


SCÈNE  I. 
HUBERTO,  seul. 
Enfin,  la  chaleur  diminue;  on  peut  montrer  le 
bout  de  son  nez...  Ce  pauvre  jardin  !  ça  fait  peine 
à  voir...  tout  est  brûlé  par  le  soleil,  et  j'ai  beau 
arroser...  Ce  qui  me  console,  c'est  qu'il  n'j'  a  pas 
un  jardin,  à  Villaréal  et  dans  les  environs,  je 
pourrais  même  dire  dans  toute  l'Andalousio,  qui 
soit  plus  frais  que  le  mien.  Tenez,  tout  est  fané; 
ces  beaux  œillets,  que  la  senora  Juanita,  ma  maî- 
tresse, m'a  recommandés,  je  vais  leur  donner  à 
boire,  et  que  Dieu  me  le  rende!  (Charencey  parait 
sur  le  mur  au  moment  où  Huberto  sort  avec  ses  arro- 
soirs.) 

SCÈNE  II. 
CHARENCKY,  puis  HUBERTO, 

CHAP.  E\CEY. 

Ouf!  m'y  voilà.  (Il  se  met  à  cheval  sur  le  mur.)  A 
cheval  sur  un  mur...  position  romanesque  digne 
d'un  officier  français  amoureux,  à  la  poursuite 
d'une  Andulou>c!...  Pauvre  prisonnier  de  guerre! 

Aia  de  la  DarcuvoUe. 

Vien.s,  ô  toi  qui  m'es  chère, 
Et  qui  me  fuis  toujours  ! 
Que  la  brise  légère 
Te  porte  mes  amours  ! 
A  ton  balcon,  ma  belle, 
Sans  crainte  montre-toi; 
C'est  un  ami  fidèle, 
C'est  moi. 

(Reparlant.)  Personne!  Ma  foi  ,  au  petit  bonheur  ! 
(Il  se  met  en  mesure  de  descendre  ;  Iliiberlo  rentre  et 
gagne  le  mur.) 

IllIBKnTO. 

Que  ji;  relève  en  passant  les  jasmins  de  dona 
Gerbera.  (Charenccy  saute)  Par  saint  Jacques!  c'est 
le  diable! 

eu  AIIK.NCKY. 

Qu'est-ce  (juc  c'est  que  ça? 


HUBEnTO. 

Où  allez-vous? 

C  H  A  R  E  N  C  E  y. 

Vous  voyez,  je  me  promène. 
HUBEnTO. 

Comment!  vous...  vous...  (Le  reconnaissant.)  Eh! 
mais,  c'est  vous  que,  depuis  huit  jours,  je  vois 
rôdera  la  porte  de  mon  jardin... 

CHAKE.NCEY. 

Moi-même,  j'adore  la  botanique,  et  comme  j'ai 
entendu  parler  de  votre  bi;lle  collection  de  roses... 

HU  BEUÏO. 

Je  n'ai  que  des  œillets. 

G  H  A  R  E  N  C  E  Y. 

C'est  ce  que  je  voulais  dire...  des  œillets  su- 
I)erbes!  J'ai  pensé  que  vous  me  permettriez  de  les 
admirer  en  passant. 

II  l  BElîTO. 

Ce  n'est  pas  une  raison  pour  escalader  la  mu- 
raille. 

CHARENCEY. 

Dame  !  quand  la  porte  est  fermée... 

II  IJBEUTO. 

On  sonne! 

cil  AnE\CEY. 

Voilci,  on  sonne...  c'est  bien  dit...  mais  j'ai 
craint  de  réveiller  quelqu'un.  C'est  l'heure  où 
l'on  se  repose  de  la  chaleur  du  jour,  et  si  vos 
dames...  car  vous  devez  avoir  des  dames  ici?... 

HUBERTO. 

Qu'est-ce  que  ça  vous  fait? 

cil  A  R  EN  CE  Y. 

Parbleu  !  c'est  vrai...  ça  ne  me  regarde  pas. 
Vous  avez  des  idées  très-justes...  .Nuus  disons 
donc  que  vos  œillets... 

II  UHEIITO. 

Vous  êtes  un  ollicier  français? 

CII  UlENCEV. 

Capitaine. 


30 


JUANITA. 


IiriiKUTO. 

Prisonnier  de  guerre  à  Villarcal? 

c  H  A  n  E  N  c  i;  Y. 
Depuis  un  mois,  après  l'avoir  été  six  semaines  h 
Grenade,  où  je  serais  mort  d'ennui,  si  je  n'y  eusse 
pas  aperçu  la  plus  charmante  personne... 
nu  REnTO. 
Que  vous  espérez  retrouver  ici  ? 

en  ARKNCEY. 

Bah  !  vous  croyez  ? 

HUBKRTO. 

Dame!  notre  maîtresse,  la  senora  Juanita,  était 
à  Grenade  le  mois  dernier. 

c  n  A  n  E  N  c  E  Y. 
Comme  ça  se  trouve  !  J    suis  curieux  de  savoir 
si  c'est  bien  la  môme.  Que  je  ne  vous  dérange  pas, 
mon  cher,  je  vais... 

IIIJBERTO,  lui  iKirrant  le  passage. 
Où  allez-vous? 

en  ARENC  EY. 

Admirer  vos  œillets...  et  comme  j'en  voudrais 
envoyer  une  collection  en  France,  j'ai  pensé  que 
vous  ne  refuseriez  pas  de  m'aider.  On  cultive 
beaucoup  les  œillets  chez  nous.  Vous  devez  aimer 
la  France  ? 

HUBERTO. 

Pas  trop...  ma  femme  en  était. 

CHARENCEY. 

Je  conçois  alors  !  Brave  homme,  vous  avez  un 
beau  jardin...  il  se  prolonge  par  là-bas,  jusque 
sous  ce  balcon  que  j'aperçois.  C'est  celui  de  votre 
maîtresse? 

HUBERTO. 

Il  mène  tout  droit  chez  doua  Cerbera. 

c  H  A  R  E  N  c  E  Y. 

La  duègne!  Miséricorde!  (A.  part.)  Je  la  re- 
trouve partout! 

HUBERTO. 

Et  au-dessus,  la  chambre  do  don  Bazile. 

CHARENCEY. 

Le  petit  séminariste?  aie!,  avec  son  petit  air 
niais  et  ses  ze  sais,  ze  veux,  il  n'est  pas  commode. 
(Huberto  le  regarde  ;  il  se  reprend.)  Nous  disons  donc 
que  je  veux  une  collection  complète  d'œillets,  et, 
comme  je  paie  d'avance,  faites-moi  le  plaisir  d'ac- 
cepter... le  portrait  de  mon  souverain. 

HUBERTO. 

Une  pièce  d'or! 

CHARENCEY. 

L'empereur  Napoléon...  il  est  très-ressemblant. 
Vous  aimez  l'empereur  Napoléon? 

HUBERTO. 

En  or,  oui. 

CHARENCEY. 

Ah!  ah!  ah!  excellent  homme,  va!...  Arrosez 
vos  œillets  ,  mon  brave,  je  vais  en  choisir  quel- 
ques pieds. 

H  UBERTO,  lui  montrant  le  côté  opposé. 

La  serre  est  par  là.  Je  vais  vous  conduire  quand 
j'aurai  arrosé  par  ici. 


CHARENCEY. 

Bien,  bien,  ne  vous  pressez  pas,  mon  ami.  (A 
part.)  Animal,  va!  Tu  as  beau  faire,  j'arriverai 
jusqu'à  elle,  jusqu'à  Juanita!  ma  belle  Juanita. 
Ah  !  je  ne  partirai  pas  avant  de  l'avoir  vue,  de  lui 
avoir  parlé  !  Voilà  deux  mois  que  je  la  suis  par- 
tout sans  pouvoir  ai)procher  d'elle.  A  Villaréal, 
comme  à  Grenade,  c'est,  de  ma  part,  la  séduction 
la  plus  entêtée...  de  loin,  malheureusement...  à 
la  promenade,  à  l'église,  partout!  je  suis  là,  sur 
son  passage...  sans  qu'elle  ait  l'air  de  me  recon- 
naître... et  pourtant  elle  m'a  reconnu,  j'en  suis 
sûr.  Mon  trouble  et  mes  regards  ne  lui  disent-ils 
pas  sans  cesse  :  C'est  moi,  c'est  encore  moi,  c'est 
toujours  moi  !...  Et  hier,  à  sa  sortie  de  l'église  de 
San  Carlo,  lorsqu'on  lui  offrant  l'eau  bénite  d'une 
main  tremblante,  de  l'autre  j'ai  pu  glisser  adroite- 
ment un  billet  dans  les  plis  de  son  voile,  il  m'a 
semblé  qu'elle  ne  faisait  rien  pour  empêcher  la 
manœuvre!  Oh!  oui,  elle  l'a  reçu...  elle  l'a  lu, 
seule...  cette  nuit,  en  pensant  à  moi  ! 

AlK. 

Je  viens  chercher  une  réponse  : 

A  mes  elTorts  ce  prix  est  dû  ; 

Et  je  l'aurai,  tout  me  l'annonce  : 
A  mon  amour  ce  bonheur  est  bien  dû  ! 
Premier  bonheur,  si  longtemps  attendu  ! 
Et  cependant,  à  cet  espoir  je  tremble. 
Oui,  j'ai  voulu,  n'importe  le  moyen, 
Incendier  son  cœur,  mais  il  me  semble 

Que  j'ai  commencé  parle  mien! 
Je  veux  gagner  son  cœur,  mais  il  me  semble 

Que  j'ai  d'abord  perdu  le  mien. 

Il  arrose  ses  œillets...  si  je  pouvais,  en  tournant  par 
là,  gagner  la  maison...  oui...  (Comme  il  va  pour  s'é- 
chapper, il  se  retourne  et  se  trouve  en  face  de  don  Bazile.) 

SCÈNE  III. 
BAZILE,  CHARENCEY,  HUBERTO. 

BAZILE. 

Iluberto!  Huberto! 

CHARENCEY,  à  part. 
A  l'autre,  bien  ! 

HUBERTO. 

Voici,  s^)igneu^  Bazile. 

CHARENCEY,  à  part. 
Don  Bazile,  le  petit  moine  en  herbe! 

B  A  Z  I  I,  E. 

Quel  est  cet  étranger,  Huberto? 

CHARENCEY,  prenant  l'air  patelin. 
Pardon!  mon  frère... 

B  A  z  I  L  E. 

Son  frère  ! 

c  H  A  R  E  N  C  E  Y. 

Mon  révérend  frère ,  je  passais...  et  en  passant, 
j'ai  vu  un  jardin  magnifique,  et  je  n'ai  pu  résister 
au  désir  d'y  entrer.  Je  ne  m'attendais  pas  à  l'hon- 
neur d'une  rencontre. 


ACTE  PREMIER. 


Jl 


BA7.II.  E. 

Monsieur  n'est  ]>as  l'.spifrnol? 

CHVnKNCEY. 

Je  suis  Français. 

lit  DLUTO. 

Prisonnier  de  guerre. 

KAZII.E. 

Ail!  alil  vous  devriez  être  à  Villaréal ,  mon 
clier. 

c  H  A  li  E  N  c  E  Y,  se  nioqiiant. 

La  promenade  nous  est  permise  dans  les  envi- 
rons, mon  cher...  (Se  repreuaut.)  révérend,  et  je 
bénis  le  hasard.... 

BAZII,  E. 

C'est  un  tort,  et  à  la  place  du  corrégidor,  je 
vous  mettrais  à  l'ombre  pour  vous  empocher  de 
risquer  votre  teint  au  soleil. 

c  II  A  I\  E  N  c  E  Y. 

Vous  êtes  trop  bon  pour  mon  teint.  (A  pari.)  Eh 
bien!  il  n'est  pas  tolérant,  le  petit! 

B  A  Z  I L  E. 

Vous  dites? 

c  H  A  R  E  N  c  E  Y. 

Je  dis,  mon  frère... 

BAZILE. 

Je  ne  suis  pas  votre  frère. 

eu  AU  EN  CE  Y. 

Mon  révérend  ! 

BAZILE. 

Je  ne  suis  pas  un  révérend! 

CHARENCEV,  à  part. 
Diable!...  etpas^moyen  de  lui  offrir  le  portrait 
de  mon  souverain,  à  celui-là! 

BAZILE. 

D'ailleurs,  vous  devriez  savoir  que  c'est  ici  le 
château  du  seigneur  don  Lopez,  mon  frère,  un 
brave  colonel  qui  se  bat  pour  notre  gracieux  roi 
Ferdinand  MI,  et  qu'il  y  a  du  danger  à  en  franchir 
la  porte. 

cil  A  II  EN  CE  Y. 

Aussi,  ce  n'est  pas  par  la  porte... 

B  A  z  I  L  E. 

Vous  dites,  monsieur? 

CHA  II  EN  CE  Y. 

Je  dis  que  don  Lopez  entend  sans  doute  l'hos- 
pitalité autrement  que  vous,  monsieur. 
BAZILE,  élevant  la  voix. 

Monsieur...  (La  baissant.)  Mais  je  ne  veux  pas 
cITrayer  ces  dames. 

HLBERTO. 

Oui,  elles  pourraicijt  venir  au  bruit. 

CHA  RENCEY. 

Ah!  c'est  une  idée. 

BAZILE. 

Huberto,  reconduis  le  seigneur  français  jus(iu';i 
la  gi'ande  route. 

CHARENCEV. 

Merci!  il  y  fuit  trop  chaud.  (.S'a.s>eyarit  à  dioiti.) 
J'attendrai! 


BAZILE. 

Vous  ne  partez  pas? 

CH  AUENCEY. 

Ma  foi,  non  !  vous  êtes  trop  aimable  pour  ça. 

BAZILE. 

Vous  VOUS  moquez  de  moi,  mon  petit  officier  ? 

CHARENCEV. 

Dieu  m'en  garde,  mon  petit  moinillon! 

BAZILE. 

Un  moinillon!...  il  m'a  appelé...  il  a  dit...  un 
moinillon!. ..voilà  ce  qu'ils  disent,  tous  ces  prison- 
niers de  guerre,  quand  ils  me  regardent  passer  à 
Villaréal,  avec  un  air  de  dédain. 

CHARENCEV. 

Peut-être  à  cause  de  la  couleur. 

BAZILE. 

Mais  il  ne  faut  pas  croire  que,  parce  qu'on  est  un 
cadet  de  famille  destiné  au  couvent,  on  ne  soit  pas 
un  homme  comme  vous!  on  n'ait  pas  un  cœur 
comme  vous!...  ah!  ah!  j'ai  une  tête! 

CHARENCEV. 

Oui,  elle  est  bonne,  on  en  ferait  quelque  chose. 

HUBERTO. 

Ah!  ah!  c'est  que  c'est  un  gaillard,  le  petit! 

BAZILE. 

Il  ne  faut  pas  croire  qu'en  face  d'une  bouteille 
de  vin  de  Chypre  ou  de  Xérès,  je  ne  lui  fasse  pas 
honneur  aussi  bien  que  vous!...  et  mieux. 

c  H  A  R  E  N  C  E  Y. 

Comme  vos  aimables  alliés,  les  Anglais...  vous 
roulez  sous  la  table. 

BAZILE,  toujours  plus  fort. 
J'y  étais  encore  hier,  monsieur. 

c  H  A  R  E  N  c  E  Y. 

Vous  en  êtes  bien  capable,  monsieur. 

B  A  z  I  L  E. 

Et  je  joue,  et  je  perds,  et  je  paie,  monsieur  ! 

CIIARENCEY. 

Vous  êtes  bien  heureux,  monsieur! 

BAZILE. 

Et  quand  il  faut  se  battre,  je  ne  recule  pas,  mon- 
sitîur  ! 

CIURENCE  V,  se  levant. 
Ah!  vous  vous  êtes  battu,  monsieur? 

BAZILE. 

Je  me  suis  battu,  ou  on  m'a  battu  ,  ça  me  re- 
garde, monsieur! 

Hl  BERTO. 

Bien!  on  a  entendu...  on  sort  du  château  ! 

CHARENCEV,    à   put. 

Elle  viendra?  je  vais  la  voir.  (,llaut.)  II  ne  vous 
manque  plus  qu'une  passion  ? 
n  A  z  I  L  E. 
J"en  ai  une,  monsieur! 

CHA  RI  NCEV. 

Allons  donc! 

Il  A  z  I  L  i:. 
(Comment,  allons  donc? 


32 


JUANITA. 


^        A  II!  :   Am  Aliijuilirs. 

La  plus  piquante,  la  plus  belle 

l)(>s  Ami.iloiises...  oui,  voilà! 

Je  lui  i)lais  et  je  ii'airae  qu'elle! 

C  II  A  II  E  N  C  F.  Y. 
Petit  gaillard  !  vo3-e/.-vous  ça  I 
Lui  qui  devrait  au  fond  do  l'àmo 
Être  un  petit  saint! 

B  A  Z  1 1.  E. 

Je  le  suis  ! 
Et  c'est  lorsque  j'aime  une  femme 
Que  je  coDiprends  le  paradis. 

CH  A  RENCEY,   fiant. 
Allons  donc  ! 

BA7. II. E,  de  même. 
Comment,  allons?...  C'est  pour  moi  qu'elle  va 
aux  promenades,  c'est  pour  moi  qu'elle  prend  l'air 
sur  son  balcon,  c'est  pour  moi  qu'elle  a  un  mari. 

CHAHENCEY. 

Un  mari?...  allons  donc! 

B  A  z  1 1.  E. 

Comment?...  oui,  oui...  et  un  tnari  qui  me  fait 
honneur...  l'alcade  lui-mùme  (Élevant  la  voix.),  et 
je  vous  prie  de  croire  que  je  ne  suis  pas  indiscret 
comme  vous  autres  Français...  Je  me  contente 
d'être  heureux...  Je  n'en  parle  à  personne! 
en  An  E  N  c  E  Y,  riant  aux  éclats. 

Ah!  mais  il  est  complet,  le  moiniUoii! 

liAZILE. 

Le  moinillon!...  Encore?...  Hubertoi... 

IIUBEKTO. 

Seigneur  Bazile? 

BAZII.E. 

Aidez-moi  à  jeter  cet  homme -là  par-dessus  li' 
mur. 

CHARENCEY. 

Je  vous  en  défie,  petit  ! 
BAZILE,  arrachant  à  Huberto  le  râteau  qu'il  tient. 
Comment?...  il  m'en...  Huberto! 

HUBEBTO, 

Voici  ! 

CHABENCEY,  Saisissant  la   chaise  sur  laquelle 

il  était  assis. 
C'est  ça,  bataille  ! 

SCÈNE    IV. 

Les  Mêmes,  DOXA  CERBERA. 

CERBERA,  en  dehors. 
Qu'est-ce  qu'il  y  a? 

HLBEr.TO. 

Là  !  j"en  étais  sûr! 

CHARENCEY,  à  paît,  avGC  joie. 
C'est  elle!...  enfin! 

GERBERA,  entrant. 
Que  se  passe-t-il? 

BAZILE. 

Doua  Gerbera! 

CHARENCEY,   à  part. 

La  vieille,  seule,  c'est  jouer  de  malheur! 


BAZII.E. 

Il  se  passe  que  voici  un  prisonnier  do  puorre... 
un  soldat  de  Josepli... 

CHARENCEY. 

Un  oflicier  français  qui  causait  botanique  avec 
ce  garçon,  quand  cela  a  di'plu  à  ce  petit  bon- 
homme. 

BAZILE,  furieux. 
Ce  petit  bonhomme! 

HUBERTO,  le  ret'>nanl. 
Seigneur  Bazile  ! 

ciiAitENCEV ,  à  pari. 
Mais  je  n'y  arriverai  donc  jamais! 

CERBERA. 

Ah!  la  senora  Juanita  avait  raison...  c'est  bien 
le  jeune  étranger  qui  m'ofi're  toujours  de  l'eau  bé- 
nite à  la  paroisse  de  San  Carlo. 

BAZILE. 

Où  il  va  tendre  un  piège  à  l'honneur  de  quelque 
noble  dame. 

CHARENCEY. 

Il  me  semble  que  je  n'ai  rien  tenté  contre 
l'honneur  de  la  senora  Barbara. 

BAZ  ILE. 

Ccrbcra ! 

CERBERA. 

Contre  le  mien  !  vous  n'y  viendriez  pas  deux 
fois. 

CHARENCEY. 

Parbleu! 

BAZILE. 

Vous  dites?... 

C  H  A  R  E  \  c  E  Y. 

Je  dis  à  cette  aimable  personne...  pas  à  vous... 
que  je  suis  trop  heureux  que  sa  maîtresse,  la  maî- 
tresse de  la  maison,  m'ait  reconnu. 

CERBERA. 

Et  elle  m'envoie  vous  ordonner  de  sortir  de 
chez  elle  à  l'instant. 

CHARENCEY. 

De  sortir...  elle  ordonne... 

BAZILE. 

Voilà  qui  est  clair!...  Allons,  Huberto,  faites 
sortir  Monsieur  par  où  il  est  entré. 

Hl'RERTO. 

Alors  par-dessus  la  muraille? 

CERBERA. 

Miséricorde  !  c'est  par  là  ? 

CHARENCEY. 

J'aimerais  mieux  par  la  porte,  si  cela  vous  est 
égal.  (A  part.)  J'ai  fait  là  un» jolie  campagne! 

BAZILE. 

Soit!  je  vais  mettre  moi-même  le  prisonnier 
dehors. 

CHARENCEY. 

Ah  !  (A  part.)  C'est  ce  que  nous  verrons.  (Haiit.) 
Pour  me  faire  les  honneurs  du  château...  à  charge 
de  revanche...  si  quelque  jour  je  vous  rencontre  à 
Villaréai,  ma  prison,  vous  ne  me  refuserez  pas, 


ACTE   PREMIER. 


33 


j'espèro,  de  boire  une  bouteille  de  xérès  ;\  vos 
amours  I 

B  A  7. 1  L  E . 

A  mon  roi  1 

CIIARENCEY. 

Comme  vous  voudrez,  je  n'y  tiens  pas  !  (A  Hu- 
Lcrto.)  N'oubliez  pas  mes  œillets,  mon  garçon  ! 

SCÈNE  V. 
CKHBERA,  HLBKRTO,  ensuite  JUAMTA. 

CF.r.  HERA. 

Mais  à  quoi  pensent  donc  les  guérillas  du  bois 
([ui  nous  sépare  de  la  ville,  de  laisser  passer  im- 
punément un  prisonnier  de  guerre? 

H  t  B  E  u  T  0 ,  prenant  ses  arrosoirs. 
Le  fait  est  qu'il  lui  arrivera  malheur. 
JUAMTA,  entrant  vivement  et  regardant  île  loin 
Charencey  s'éloigner. 
Il  part! 

Hin  EUTO,  salue  et  sort. 
La  scnora I 

Ji  AMTA,  à  Gerbera. 
Eh  bieni  cet  étranger... 

C  E  R  B  E  R  A . 

Je  lui  ai  ordonné  de  sortir. 

J  l  AMTA. 

Mais  du  moins  avec  des  égards? 

CERBER  A. 

Oh  !  soj^ez  tranquille,  senora,  je  l'ai  mis  à  la  porte 
trùs-polimcnt. 

JUAMTA. 

Et  que  voulait-il?  que  demandait-il?  Vous  l'a-t-il 
dit?... 

CERBER  A. 

Rien...  des  fleurs  à  voir,  à  choisir...  des  pré- 
textes.,. Je  croirais  bien  plutôt  que  c'est  quelque 
vagabond. 

JUA  MT  V. 

Ail  !  dona  Gerbera  : 

CERBER  A. 

A  moins  que  ce  ne  soit  quehiue  amoureux... 
Hier  encore,  à  San  Carlo,  il  se  tenait  sur  notre 
passage,  cachant  un  billet  sous  son  manteau. 

JUAMTA. 

Ah!  vous  avez  remarqué?... 

CERBER  A. 

Et,  voyez,  senora,  comme  une  femme  peut  être 
compromise...  car  enfin  j'aurais  pu  croire  que  ce 
billet  que  vous  lisiez  ce  matin  en  secret... 

JUAMTA. 

Moi?  que  voulez-vous  dire? 

CERBER  A. 

Oh!  je  sais  que  votre  vertu...  comme  la 
mienne...  mais  enfin,  ces  assiduités,  ce  billet...  et 
celte  escalade  dans  une  maison  où  il  n'y  a  qm- 
deux  femmes...  vous  et  moi... 

JUAMTA. 

Si  c'était  pour  vous?... 
III. 


CERBER  A. 

Je  le  voudrais...  mon  honneur  n'aurait  rien  à 
craindre...  mais  je  suppose... 

JUANITA. 

Faites-moi  grâce  de  vos  suppositions!  Sera-ce 
ici  comme  à  Grenade,  où  je  ne  pouvais  jamais  faire 
un  pas  sans  ùtre  surveillée,  soupçonnée  par  vous, 
parce  que  je  ne  sais  quel  Français  soupirait,  di- 
sait-on, sous  ma  fenêtre. 

GERBERA. 

Celui-là,  je  ne  l'ai  pas  vu...  mais  il  est  certain 
qu'un  soir  il  s'est  blessé  en  cherchant  à  grimper  à 
votre  balcon...son  sang  avait  marqué  son  passage... 
Après  tout,  il  n'est  pas  étonnant  que  ces  gens-L\ 
vous  aiment,  s'ils  savent  combien  vous  aimez  la 
France.  (Charencey  paraît  an  fond  et  se  cache  dans  le 
feuillage.) 

JUAMTA. 

J'aime  la  France,  parce  qu'elle  combat  pour  une 
cause...  pour  une  opinion  qui  est  la  mienne... 
celle  de  ma  famille. 

CET.  BERA. 

Mais  non  pas  celle  de  don  Lopez,  de  votre  mari  ! 
Oh!  je  sais  que  vous  lui  en  voulez  à  lui...  parce 
qu'il  est  dans  les  rangs  de  ses  chers  Anglais  qui 
nous  rendront  notre  bon  petit  roi  Ferdinand  VII, 
notre  bonne  petite  Inquisition! 

JUAMTA. 

Je  lui  en  veux,  parce  qu'il  a  résisté  aux  conseils 
de  mon  père  qui,  pourtant,  lui  avait  donné  ma 
main  malgré  moi...  parce  que  c'est  un  mari 
bourru  ! 

CERBER  A. 

Si  bon!... 

J  UAMTA. 

Farouche! 

CE  RBER\. 

Si  loyal! 

J  UAMTA. 

Fort  peu  aimable!... 

C  E  I!  B  E  R  A. 

Qui  vous  aime  tant  ! 

JUAMTA. 

Mais  rassurez-vous,  j'ai  des  devoirs  que  je  res- 
pecte, et  mon  honneur  est  mieux  gardé  par  moi 
que  par  tous  les  gens  dont  il  lui  a  iilu  dt;  m'cn- 
tourer. 

CER  BER  A. 

En  vérité,  senora,  vous  parlez  avec  une  viva- 
cité!... Vous,  si  bonne  d'ordinaire...  vous  êtes  de- 
venue amère...  impatiente! 

JUAMTA. 

Pardon,  Gerbera,  c'est  qu'aussi,  tout  ce  qui  se 
passe  autour  de  moi...  me  blesse,  me  fatigue...  je 
suis  malheureuse...  il  y  a  des  moments  où  j'ai 
envie  de  pleurer!...  Tenez,  voilà  Muberto  qui  nous 
cherche,  voyez  ce  qu'il  veut.  (Elle  s'assied.) 

IIUBERTO. 

C'est  un  messager  qui  arrive  de  Villaréal  et  qui 
demande  dona  Gerbera. 


34 


JUANITA. 


(.  i;i\  itrn  A. 
C'ost  l)ioii,  j'y  vais...  vous  lu'  ro.nlivz  pas,  sc- 
iiora?..,  Non,  roslcz,  irstoz...  l'air  ilu  soir  vous  ral- 
iiicia!  (>  soiil  pciit-rtrc  dos  nniivolli's  de  don 
l,o|)('/,  do  votre  mari...  votre  mari...  vous  en 
avez  un,  vous!...  Aii!  vous  avez  beau  dire...  vous 
Mes  liien  lieureuso!  ah!  (Elle  sort,  linborlo  la  suit 
|i,ir  1,1  droite  ) 

SCkNR    VI. 
;ir\MTA,    CFIAIU'NCKY. 

Jl  AMTA. 

l'.lle   me   laisse  seule   enfin!...  Mais  comment 
a-l-elio  pu  voir  cette  lettre  (La  tir.uil  de  son  sein.), 
ce  billot  que  j'ai  eu  tort  d'ouvrir.  (Elle  s'assied.) 
(  IIAHIINCF. V,  à  liait,  entrant  parle  fond,  à  gauche. 

Enfin,  je  me  suis  débarrasse''  du  petit;  niainto- 

nant... 

Jl'AMTA,   lisant. 

i(  Depuis  i\ci\\  mois...  deux  siècles,  je  vous  suis 

<(  partout...  » 

en  \v.  i: NCKV,  à  ii.nl. 

Ma  lettre! 

,H  AMT  \. 

«  Sans  pouvoir  vous  dire  que...  » 

cil  AnF.\Ci". V,  à  penonx  iirès  d'elle. 
Je  vous  aime... 

J  li  A  M  T  A  ,  se  levant  vivement. 
Ciel!  vous,  monsieur!... 

CHARENCEY. 

Oii  !  no  repoussez  pas  un  malheureux  qui,  de- 
puis qu'il  vous  a  vue,  n'a  pas  été  un  jour,  une 
heure,  un  instant,  sans  chercher  à  se  rapprocher 
de  vous,  au  péril  de  la  liberté  qu'on  lui  laisse,  de 
la  vie  à  laquelle  il  ne  tient  encore,  loin  do  son 
pays,  que  pour  vous  la  consacrer  tout  outièro. 

.JUANITA. 

Laissez-moi,  monsieur,  je  ne  vous  connais  pas... 
je  ne  sais... 

ciiaukncky. 

Si  fait!...  A  Villaréal,  comme  à.  Grenade,  vos 
yeux  ont  si  souvent  rencontré  les  miens...  et 

Ant  :  //  me  diiait  soumit  ce  Jour. 

Tenez...  pourquoi  donc  en  rougir? 
"Vous  relisiez  à  l'instant  même, 
"Vous  gardiez,  comme  un  souvenir, 
La  lettre  où  j'ai  dit  :  Je  vous  aime... 
.Ml  !  souvent  on  tremble,  on  a  peur 
D'un  mot  que  la  liouche  prononce  !... 
Qu'elle  reste  sur  votre  ca;ur  !... 
Je  ne  veux  pas  d'autre  réponse  ! 
(Jnaniti,  sans  répondre,  déchire  la  lettre  et  en  jette  les 
inorcca'.i.ï.) 

CIIARi;  NCEV. 

(jraud  Dit'u! 

JL  AMT  A. 

Et  maintenant,  monsieur,  éloignez-vous  !... 

CIIA  HENCEY. 

Non  !  oh  !    non  !  je  no  puis  partir  ainsi  !  après 


tant  d'rll'orts  pour  ti'ompoi'  la  surveillance  qui 
vous  entoure...  Je  ne  devrais  à  cotte  première  en- 
trevue tant  désirée  que  la  porto  de  mes  espé- 
rances... seul  bonheur  qui  restât  au  pauvre  pri- 
sonnier, mais  c'est  la  mort! 

Jl'AMTA. 

Monsieur... 

CM  AU  EN  CE  Y. 

\ous  êtes  émue...  vos  yeux  se  détournent  mal- 
tiré  vous!...  Oh  !  laissez  tomber  sur  moi  ce  regard 
si  tondre,  abandonnez  à  mon  amour  cotte  main 
charmante...  laissez-moi  croire  que  vous  n'êtes 
\)V9,  restée  insensible. 

Jl  AMTA. 

Non,  monsieur,  ne  le  croyez  pas!...  Cessez  dos 
poursuites  qui  fi'raiont  mon  malheur...  le  vùtre  !... 

CHARENCEY. 

l'.li  !  madame,  pour  Ctre  aimée  de  vous... 

JUAMTA. 

Oh!  no  le  diîmandez  pas!...  Si  jamais  ce  mot 
fatal  m'était  échappé...  c'est  que  ma  raison  serait 
perdue.  C'est  que...  oh!  rien  que  d'y  penser,  je 
tremble!...  c'est  qu'il  n'y  aurait  plus  de  devoirs, 
plus  do  serments  qui  pussent  me  retenir!...  prête 
à  fuir  ces  lieux  où  je  ne  pourrais  plus  rester  sans 
rougir,  enchaînée  au  sort  do  celui  qui  m'aurait 
arraché  le  secret  de  mon  amour;  oui,  je  braverais 
tout  pour  être  libre  ou  mourir  avec  lui!... 

CM  AR  ANCEY. 

Juanita  ! 

Jl  AMTA,  vivement. 
Je  n'aime  pas,  je  n'aime  personne. 

CHARENCEY. 

Pourquoi  retenir  un  aveu...  oh!  de  grâce!... 

n  A  z  1 1,  E  ,  an  dehors. 
Cherchez  dans  le  parc!...  arrêtez-le! 

JUANITA. 

(;iel  !  mais  partez  donc,  monsieur!...  partez!  je 
le  veux...  je  vous  en  prie!... 

C  HARENCEY. 

Oh!  j'obéis...  J'emporte  au  fond  du  cœur  l'es- 
pérance qui  me  ramènera  demain...  (Il  vent  lui  hij- 
ser  la  main.) 

j  l'AMTA  ,  la  rctirniit. 

Jamais  ! 

CHARENCEY. 

Aul  do  la  DavcaroUc. 
Si  dans  une  ombre  amie, 
Et  trompant  les  jaloux! 
Quelqu'un  risque  sa  vie 
Pour  monter  jusqu'A  vous, 
.Si  tout  ba.s  il  appelle. 
Ouvrez-lui  .sans  elTroi  ! 
C'est  un  ami  fidèle... 

C'est  moi  !... 

(Il  sort  par  la  gnuclie.) 

SCÈNE   VII. 
JUAMTA,  BAZILE. 
liAZii.E,  entrant  parle  fond  à  droite. 
Fermez  toutes  les  issues  !  qu'il  ne  puisse  s'échap- 


ACTL:   PREMIEa. 


35 


per!   (Air  du  Mulcln-r  ou  Mniuline  jiiïijii'â  la  sortie  Je 
Juaiiita.) 

Jl  A  N  ITA  ,    éllllie. 

Mon  Dieu!  don  Biizilo...  qu'est-ce?...  A  qui  eu 
avcz-vous  donc? 

h  MILE. 

Coninicnt,  à  ([ui  ?  (.S'asseyant.)  Je  n'en  puis  plus! 
.\  qui?...  mais  à.  cet  infàiue  prisonnier  (pii  m'a 
mis  à  la  porte. 

,1  U  A  .\  ITA. 

Nous?...  le  Français?... 

n  A  z  1 1.  E. 

Oui...  j'allais  le  jeter  dehors...  comme  il  le  mé- 
ritait, quand  il  m'a  poussé  sur  la  route,  à  sa  place, 
le  traître!...  Deux  tours  de  clef  nous  ont  séparés, 
lieurcusement  pour  lui  !..,  et  voilà  ua  quart  d'heure 
([ue  je  suis  les  murs  pour  rentrer!...  Vous  ne 
l'avez  pas  vu? 

.JUANITA. 

Moi?...  non...  je...  (Elle  l'aperçoit  sur  k  unir,  prêt 
à  sauter  dehors.) 

11  A  Z  I  I.  E. 

Mais  Huberto  va  le  retrouver...  et...  (Charenccy, 
après  avoir  envoyé  un  adieu,  saute  de  l'autre  côté.) 
JLAMTA,  poussant  lui  cri. 
Ah! 

liAZil, E  ,  elTriiyo  du  eri. 
Ah!  quoi  donc? 

JUAMTA. 

Rien!  c'est  que  je  croyais  voir  là...  C'est  Hu- 
berto... Je  vais  vite  m'assurer...  (A  part.)  Oli!  mon 
Dieu!  qu'il  ne  revienne  pas,  mon  cœur  se  trahi- 
lait  !  (Elle  sort  par  la  droite.) 

SCÈNE  VIII. 
BAZILE,  llUBERTO. 

BAZl  t.  E. 

Lh  bien!  l'as-tu  trouvé? 

HLBEUTO. 

Mais  puis([u"il  vient  de  partir. 

BAZILE. 

Mais  quand? 

m  iiEr.TO. 
Tout  de  suite... 

li  A  7. 1 1.  E. 

Par  où? 

iitii  i;r.To. 
Par-dessus  le  mui-. 

IIAZI  LE. 

Ah  bah! 

Il  UBERTO. 

J'avais  laissé  la  i)ortc  ouverte  pour  (ju'i!  pût 
s'éciiapper...  mais... 

liAZILE. 

Tu  as  eu  tort!  j'aurais  voulu  le  rencontrer!... 
mais  si  jamais  je  le  retrouve  à  Vilhiréal...  Ecoute- 
moi  ! 

Il  i  iiEin  o. 

Don  Ba/.ile? 


li  AZII.E. 

J'y  vais  cette  nuit,  à  Villaréal...  jai  un  rendez- 
vous  avec  des  amis  qui  m'attendent  pour  fêter 
gai  ment ,  en  secret,  au  milieu  des  verres,  le 
triomphe  de  la  bonne  cause  !  et  puis  un  rendez- 
vous  plus  gentil  encore!  cette  tendre  Zaima... 

HUBERTO. 

Prenez  garde,  don  Bazile!...  si  votre  frère,  le 
colonel  Lopcz,  savait... 

B  AZI  LE. 

Miséricorde!  il  me  renferlncrait  dans  un  cou- 
vent! c'est  qu'il  est  inexorable,  mon  frère!... 
comme  si  c'était  ma  faute!...  Vouloir  absolument 
faire  de  moi  un  abbé,  parce  que  dans  notre  fa- 
mille il  y  a  toujours  eu  un  cardinal. 

nu  BEBTO. 

Et  c'est  vous  qui  serez... 

BAZI  LE. 

Voilà!  mais  en  attendant  et  pendant  l'absence 
de  mon  frère,  je  jouis  de  mon  reste...  et  cette 
nuit,  quand  tout  dormira  dans  la  nature,  excepté 
les  buveurs  et  les  amoureux,  je  trouverai,  comme 
à  l'ordinaire,  mon  cheval  à  la  petite  porte  du 
parc. 

m  BEUTO. 

Mais  permettez!... 

BAZILE. 

Ah  !  mon  petit  Huberto! 

HL'BEBTO. 

C'est  que  si  vous  êtes  damné,  je  le  serai  aussi. 

BAZILE. 

Eh  bien!  je  suis  là!... 

HUBERTO. 

Aiii  do  l'Apotlticairc. 

Cela  ne  mo  rassure  pas, 

Si  nous  sommes  damnés  ensemblo. 

liAZILE. 

Allons  donc,  poltron!...  ici-bas 
Je  fais  mon  devoir,  ce  me  semble. 
Dans  un  couvent,  mes  jours  cachés 
S'écouleront  ;  or,  moi,  je  pense 
Qu'il  faut  bien  faire  les  péchés 
Dont  plus  tard  on  l'ait  pénitence  ! 
Oui,  faisons  d'abord  les  péchés, 
Plus  tard  nous  ferons  pénitence. 

SCÈNE  IX. 

Les  MÊMES,  CEP.  BEI; A. 

f, ERBERA,  entrant  par  la  droite. 
Ah!  don  Bazile!  la  senora  Juanila  ! 

BAZILE. 

Mon  Dieu  !  qu'est-ce  donc?  Cette  émotion... 

GERBERA. 

C'est  (|ue  vous  ne  savez  pas...  une  grande  nou- 
velle... don  Lupez  annonce  son  retour. 

11  A/.  1  LE. 

iMoii   frère  ! 

m  utni  o. 
Le  colonel? 


36 


JUANITA. 


ccnuEiiA. 
Demain...  cette  nuit,  pcut-ûtre! 

liAZILË. 

Déj;\! 

Ali!  diable! 


Il  IBF.  UTO. 


CERDERA. 

Comment,  déjà!...  quand  il  revient  triom- 
phant!... victorieux...  il  me  tarde  d'annoncer  à 
la  senora...  elle  est  capable  d'apprendre  cela  froi- 
dement,.. Dieu!  moi,  si  l'on  m'annonçait  le  retour 
de  mon  mari,  je  serais...  je...  j'en  tomberais  à  la 
renverse. 

UAZILE. 

Mais  vous  n'êtes  pas  mariée. 

IIUBERTO. 

C'est  peut-L'tre  pour  ça.  (Bruit  au  dehors.) 

c  E  n  B  E  n  A . 
lib!  mais...  entendez-vous? 

SCÈNE  X. 
Les  Mêmes,  JUANITA. 

BAZILE. 

(Jnoi  donc?  (Juanita  entre.) 

CERBEBA. 

Ah!  senora!... 

JUAMTA. 

Un  coup  de  feu  dans  le  bois  de  Villare^al. 

HIBERTO. 

En  effet. 

TOI' s,  écoutant. 

Air  de  contredanse. 

Quels  cris  !  quel  bruit  affreux 
Retentit  sur  la  route!... 
C'est  quelque  malheureux 
Qu'on  suit  jusqu'en  ces  lieux. 
JUANITA. 

C'est  un  ami,  sans  doute, 
Qu'on  poursuit  sur  la  route!... 

BAZILE. 

Quelque  drôle,  sans  doute, 
Qu'on  poursuit  et  qui  fuit!... 

(La  musique  continue.) 

CERBERA. 

Je  venais  vous  apprendre... 

JUANITA. 

Allez,  don  Bazilc,  c'est  peut-être  un  ami. 

IIUBEBTO. 

Je  cours  fermer  la  grille  du  parc.  (Il  sort.) 

CERBERA. 

Senora,  apprenez  que  votre  mari... 

J  l  AMTA. 

Bien!  bien!  venez...  suivez-moi...  et  si  l'on  de- 
mande l'hospitalité... 

repri.se  de  lensemule. 

JUAMTA. 
C'est  quelque  malheureux 
Poursuivi  sur  la  route  ; 


Qu'il  puisse,  je  le  veux, 
Pénétrer  en  ces  lieux. 

BAZILE   et   CERBERA. 

C'est  quelque  malheureux 
Poursuivi  sur  la  route  !... 
Avec  soin  tous  les  deux 
Fermons  partout  ces  lieux  ! 

(Ils  sortent  parla  droite,  et  comme  Juanita  va  suivre 
Cerheia,  Charenccy  entre  par  le  cùlc  opposé.  Le 
jour  baisse.) 

SCÈNK  XI. 
CHARENCEY,  JUANITA. 

CHAR  EN  CE  Y. 

De  grâce!...  ils  me  poursuivent  encore! 

JIAMTA  ,  s'arrctant. 
Quelqu'un  ! 

CHARENCEY. 

Sauvez-iTioi  ! 

JUAMTA,  courant  à  lui. 
Ah  !  c'est  vous  ! 

CHARENCEY. 

Juanita! 

JL  ANITA. 

Ces  coups  de  feu...  ces  cris... 

CHARENCEY. 

Oui,  après  vous  avoir  quittée,  je  retournais  à  Vil- 
laréal,  heureux  de  vous  avoir  vue,  de  vous  avoir 
parlé...  quand  des  misérables  qui  me  guettaient 
au  passage... 

JUANITA,  se  soutenant  à  peine. 

Vous  êtes  blessé? 

CHARENCEY. 

Je  suis  revenu  sur  mes  pas  pour  leur  échapper... 
et  devant  moi,  une  grille  ouverte...  Ah  !  c'est  mon 
amour  qui  me  conduisait  encore. 

JUANITA. 

Vous  êtes  blessé  ! 

CHARENCEY. 

Peu  de  chose...  un  coup  de  feu  tiré  au  hasard... 
il  m'a  à  peine  effleuré...  je  ne  le  sens  plus  en  ce 
moment...  près  de  vous...  (La  soutenant.)  Juanita!... 
madame!...  Grand  Dieu!  des  larmes! 

JUANITA. 

Je  suis  si  émue!  si  troublée!... 

CHARENCEY. 

Vous  tremblez  pour  moi?...  ah  !  je  bénis  le  dan- 
ger que  je  viens  de  courir  ! 

JUANITA. 

Silence!  ce  danger  dure  encore!...  ils  vous 
cherchent...  ils  vous  détestent... 

CHARENCEY. 

Eh!  que  m'importe!  je  paierais  de  mes  jours 
les  larmes  que  je  vois  couler  de  vos  yeux...  et 
que  la  pitié  seule  n'a  pu  vous  arracher...  oh! 
non...  qu'ils  viennent...  qu'ils  me  chassent!  qu'ils 
me  tuent!  je  ne  voulais  vivre  que  pour  vous 
aimer! 


ACTE   PREMIER. 


37 


J  L  .\\  IT  A. 

Eli  bien!  vivez I 

cil  A  r.  ENCKV. 

Jiianita! 

JU  AMTA. 

Oui,  défendez,  conservez  ces  jours  qui  m'appar- 
tiennent... 

CHAUE\CEV. 

Pour  être  aimé  de  vous? 

JUANITA. 

Ehl  ne  le  voyez-vous  pas?  Croyez-vous  donc 
que  depuis  deux  mois  j'ai  pu  retrouver  partout 
cet  amour  qui  me  poursuivait  sans  cesse...  ces 
regards  tendres  et  suppliants  que  je  voyais  en- 
core quand  vous  n'étiez  plus  là?  Oh  !  ces  eiTorts 
pour  vous  rapprocher  de  moi,  cette  séduction  de 
tous  les  instants,  cet  amour  si  fidôlc...  tout  cela 
avait  un  charme  sous  lequel  ma  raison  se  dé- 
battait en  vain...  Et  quand  je  vous  priais  de  vous 
éloigner...  de  ne  pas  me  perdre...  vous  ne  voyiez 
donc  pas  que  je  vous  aimais...  que  j'étais  per- 
due?... 

CHARENCEY,  avec  transport. 

Ah!  vous  êtes  sauvée,  au  contraire!  Je  vous 
arracherai  h  vos  tyrans. 

JL'ANITA,  écoutant. 

Ciel!  on  vient!  taisez-vous. 

SCÈNE  XII. 

JLANITA,  CHAI'.ENCEY,   BAZILE,   CER- 
DERA,  à  la  fin  HUBERTO. 

liAZii,  i:. 
Personne  ne  s'est  présenté,  le  bruit  a  cessé,  et... 

cun  BEn  A. 
Scnora,  vous  ne  m'avez  pas  suivie,  et... 

BAZii.E,  apercevant  Cbarencey. 
Eh  !  mais,  je  ne  me  trompe  pas? 

CERBERA.  « 

Bonté  divine! 

JLANITA  ,  vivement? 
C'est  ce  seigneur  français  qui,  en  retournant  à 
Villaréal,  a  été  attaqué,  poursuivi. 
charencev. 
Et  je  revenais  sur  mes  pas  vous  demander  l'hos- 
pitalité. 

CF.  n  BERA. 

C'est  impossible!  vous  ne  pouvez  vous  arrêter 
ici. 

Jl' AMTA. 

Corbera ! 

BAZILE. 

Non,  non!  Ah!  vous  m'avez  mis  i\  la  porte,  et 
vous  venez  me  demander  l'hospitalité! 

JI  ANITA. 

Don  Razile! 

c  E  R  n  E  n  A . 

Non,  senora  !  on  ne  donne  pas  asile  à  un  honinio 
suspect,  qui  n'use  pout-ètn'qur' d'un  pri'textr  pour 
pénétrer  dans  cette  maison... 


CHARENCEY. 

L'n  prétexte! 

BA/.  M.i:. 
Oui,   un   prétexte!...   on  ne  vous  a   pas  atta- 
qué ! . . . 

C  E  R  B  E  R  .\ . 

Et  vous  allez  sortir  à  l'instant! 

BAZ  II.E. 

Oui,  oui,  à  l'instant  ! 
JUANITA,  élevant  la  voix  et  pas.sant  près  de  Chareacey , 

Restez,  monsieur,  vous  êtes  chez  moi...  et  c'est 
moi  seule  qui  suis  maîtresse  ici! 

HUBERTO,  annonçant. 

Le  seigneur  don  Lopez! 

Jl  ANITA. 

Mon  mari. 

CHARENCEY,   à  part. 

Le  colonel  ! 

BAZILE. 

Mon  frère  ! 

SCÈNE   XIII. 
Les  Mêmes,  DON  LOPEZ. 

DON    LOPEZ. 

Eh  bien!  c'est  ici  qu'il  faut  venir  vous  chercher 
tous...  Ah!  Juanita! 

Jr  ANITA. 

Seigneur  ! 

nON     LOPEZ. 

Eh!  mais...  on  dirait  que  mon  retour  vous  cha- 
grine !...  toujours  triste  et  glacée...  (A  part.)  comme 
à  mon  départ. 

BAZILE. 

Mon  frère...  je... 

DON    LOPEZ. 

Bonjour,  Bazilc.Lc  séminaire  de  Grenade  vous 
attend  avec  impatience. 

BAZILE. 

Le  si'minairc  est  bien  bon  ! 

c  E  R  B  E  R  A . 

Eiiliii,  c'e^t  vous! 

DON    LOPEZ. 

Oui,  bien  aise  de  te  revoir,  ma  vieille  et  lidèle... 
(Apercevant  Charencey.)  Ah!  un  étranger  ici!  (Cha- 
rencoy  le  salue  légèrement.) 

RAZILE. 

Oui,  un  prisonnier  de  guerre,  un  l'rançais  f|ui 
se  dit  attaque;  par  la  guérilla  de  Villaréal. 

c  ERRERA. 

Et  qui  diMiKUidc  l'hospitalité... 

CHARENCEY. 

Qu'on  me  refuse. 

DON     LOPEZ. 

Ah! 

R  AZI  LE. 

Qu'on  lui  refusi'... 

nON    LOPEZ. 

E(  pourquoi  ? 

R  W.  I  LE. 

Parce  que  nous  ne  le  croyons  pas. 


38 


JUANITA. 


(;ii.\n  LNCKY. 
Si  tiiiit  autre  (iiic  vous... 

CIC  11  ISLll  A. 

Parce  ijuc  c'est  un  prétexte. 

D0.\    I.OPEÎ. 

Le  capilaiiic  Cliarcncey? 

CII  AltE.NCKY. 

Oui,  culonel. 

I)0\    1.0  PKZ. 

Deniièrenieut  ù  Grenade,  depuis  peu   à  Viila- 
real  ? 

CII\UE>iC.F,Y. 

Oui,  colonel. 

Ji  \MT  A  ,  ;i  part. 
Il  sait!... 

1)0. \  LOi'EZ ,  à  Iî;izile  et  à  Gerbera. 

Monsieur  a  pu  être  poursuivi...  blessé...  et  il  a 

bien  fait  do  demander  chez  moi  une  hospitalité 

qu'on  n'a  jamais  refusée  à  personne,  même  à  un 

ennemi...  Ccrbcra!  faites  préparer  une  chambre! 

monsieur  le  capitaine   restera  ici...  je  le  veux! 

je  réponds  de  lui  !  (Souriant.)  Je  veillerai  sur  lui  ! 

c  A  z  I L  E ,  bas  à  Gerbera. 

Ah!  ah!  il  le  tient! 

D0.\  LOPEZ,  s'approchant  de  GLarencey. 
Vous  devez  être  fatigué,  monsieur,  il  faut  vous 
retirer,  et  si  vous  avez  besoin  de  quelques  se- 
cours... demandez,   Gerbera  est   à   vos  ordres... 
Huberto,  fermez  toutes  les  portes. 

JUANITA,  bas  à  Chareucey . 
11  sait  tout!  fuyez  ! 


CM  Ail  E\ci;  V  ,  (,1e  iiiùine. 
Sans  vous,  jamais!...  A  cinq  heures,  deux  che- 
vaux derrière  le  parc!  (Juauita  lui  serre  la  main.) 

UN.SIÎMBLK    FINAL. 

Alu  do  M.  Horiiiillc. 
Rentrons  tous,  car  le  jour  s'enfuit, 

El  la  nuit 
Au  repos  déjà  nous  appelle  !.,. 
Rentrons  tous,  quittons  le  jardin, 

Mais  demain 
Chacun  y  reviendra  lidùle. 

(La  musique  couliuuc.) 

DON  LOPEZ,  après  l'ensenilile. 
Ah  !  ne  croyez  pas  m'échappor,  monsieur  de  Cha- 
rencey...  Allez!  demain,  quand  vous  serez  remis, 
nous  causerons.  (Charencey  s'incline  légèrement.) 
IIUBEIITO,  bas  à  Bazile. 
Vous  n'irez  pas  à  votre  rendez-vous? 

i;  \ZILE. 

Si  fait!...  c'est  le  dernier!...  (Don  Lopcz  s'ap- 
proche de  Juanita,  Gharcncey  suit  Gerbera,  et  Bazile  fait 
signe  à  Huberto  de  se  taire.) 

REPRISE  DE  L'ENSEMBLE. 

Rentrons  tous,  car  le  jour  s'enfuit, 

Et  la  nuit 
Au  repos  déjà  nous  appelle. 
Rentrons  tous,  quittons  le  jardin, 

Mais  demain 
Chacun  y  reviendra  fidèle. 
Rentrons  soudain, 
Mais-àr*demain  ! 


ACTE    DEUXIÈME. 

Un  intérieur.  —  Une  fenêtre.  —  Entrée  au  fond.  —  Porte*  latérales  dans  les  deux  angles. 
A  gauche,  un  guéridon. 


SCÈNE  T. 

CHARENCEY,  BAZILE. 

(Au  lever  du  rideau,  la  fenêtre  s'agite  et  s'ouvre. 
On  entend  la  clef  dans  la  serrure  de  la  porte.) 

BAZILE,  paraissant  à  la  fenêtre. 

ENSEMBLE. 
Air  :  Nocturne  de  M.  Couder. 

Ouf!  me  voilà  dans  la  maison! 
Ici,  jo  puis  braver  l'orage  ; 
Plus  d'ennemi,  plus  do  soupçon  ; 
Rentrons  et  reprenons  courage  ! 
CHARENCEY,  entrant  par  la  porte . 
Sans  éveiller  aucun  soupçon. 
Pour  mon  amour  houreu.t  présage  ! 
Jo  suis  rentré  dans  la  maison... 
.\llons,  achevons  notre  ouvrage  ! 
(Ils  se  retournent  cl  se  trouvent  en  face  l'un  de  l'autre 


CHARENCEY. 

Les  chevaux  sont  sous  les  murs  du  parc,  et... 
ah!... 

BAZILE. 

Ah!... 

c  H  A  R  E  N  c  E  y. 

Don  Bazile  ! 

BAZILE. 

Que  le  bon  Dieu  vous  bénisse! 

CHARENCEY. 

Que  le  diable  vous  emporte! 

BAZILE. 

Qu'est-ce  que  vous  faites  ici...  quand  il  fait  à 
peine  jour? 

CHARENCEY,  cmbarrassc. 

Moi...  je...  (Avec  assurance.)  Vous  voyez,  je  me 
promène  comme  liier. 


ACTE   DEUXIEME. 


39 


r,  AZii.  i:. 
Ali  <,';\1  vous  avez  iloiic  la  rapi'  di'  vous  promo- 
nor,  vous  1 

(Il  A  n  EN  CET. 

Jf  vous  conseille...  quand  vous  rentrez  par  ce 
ilrole  de  chemin... 

lîAzii.r. 
Parbleu  1  cet  imbécile  do  jardinier  qui  no  m'a 
pas  rendu  ma  petite  clef! 

c  II A  RENCKY  ,  Cachant  sa  clet. 
Ali  liali!...  vous  venez  de... 

r.  AZII.E. 

Chut!...  vous  ne  m'avez  pas  vu...  vous  ne  savez 
rien...  Kcoutcz...  les  scélérats  d'alguazils,  ils  me 
poursuivent  encore,  je  crois...  mais  je  serai  ferme! 

CIIAnEXCEV. 

Vous  serez  ferme,  vous  serez  ferme...  mais  vous 
rliancelezl 

BAZILE. 

Ce  n'est  pas  vrai...  je  ne  bronche  pas.  Voyez  \h- 
dessous...  Et  tenez...  (Tl  veut  se  redresser  et  fait  un 
faux  pas.) 

ciiAiiENCEY,  lo  retenant. 

Prenez  donc  garde!  vous  avez  passé  la  nuit!... 

BAZILE. 

Chut!  (Baissant  la  voii.)  A  Villaréal,  monsieur... 
avec  des  camarades...  des  gaillards  ! 

CII  \RENCEY. 

Comme  vous  ! 

BAZILE. 

\ous  avons  ri,  nous  avons  chauti',  nous  avons 
cassé  des  bouteilles... 

CIIARENCEV. 

Vides? 

B  \  Z  I  I,  E. 

Nides,  parl)leu  !  Et  puis  quand  nous  sommes 
sortis... 

CIIAHEXCEV. 

Pleins? 

It  \  z  I  L  E. 

Pleins,  parbleu!  nous  avons  rossé  les  alguazils 
de  l'alcade.  Ils  courent  toujours  sans  me  recon- 
naître, sans  m'attraper...  J'ai  été  pins  heureux 
qu'eux...  j'ai  attrapé  l'alcade  sans  courir  .. 

ni  A  RENTE  Y. 

I.a  bi'lle  Zaima... 

BAZILE. 

Chut! 

CII  ARENCEY. 

.le  conçois  que  si  le  colonel  savait... 

Il  A  /.  I  LE. 

Il  ne  sait  rien,  il  ne  saura  rien...  il  me  ronfer- 
iiierait  dans  un  couvent  tout  de  suite...  Avec  ça 
qu'il  doit  f'tre  furieux  en  matin... 

cil  ARENCEY. 

Furieux  !...  et  pourquoi? 

BAZILE. 

Vous  ncsavez  pas,  pauvre  frère  I...  Hier  au  soii-... 
une  querelle  terrible  avec  la  sennia. 


C  II  A  n  E  \  c  E  Y. 
Avec  sa  femme  : 

I!  \  z  I  L  E. 

A  cause  de  la  politique!...  11  lui  a  parlé  de  sa 
famille  qui  vient  de  se  réfugier  en  France...  Elle 
s'est  fâchée...  clic  l'a  menacé  de  la  rejoindre  en 
c\il...  Il  a  voulu  la  calmer...  Elle  s'est  renfermée 
dans  sa  chambre...  et  il  a  été  forcé  de  gagner  la 
sienne...  seul... 

CII  ARENCEY. 

Toujours  à  cause  de  la  politique. 

BAZILE. 

Toujours!...  voilà  un  colonel  moins  heureux... 

CII  ARENCEY. 

Qu'un  abbé! 

BAZILE. 

Chut!...  Ayez  donc  une  nuit  comme  celle-là, 
vous  ! . . . 

Air  du  Premier  pri.r. 

Adieu  !  surtout  sache?,  vous  tairo  I 

CHABENCEY. 

Ne  craignez  rien,  petit  farceur! 

BAZILE. 

Français,  je  ne  vous  aime  guère. 
Mais  je  me  fie  à  votre  honneur  ! 
Crainte  de  mauvaise  rencontre, 
Jo  vais  bravement  me  coucher. 

CHAREXCEY. 

Oui,  c'est  l'heure  oii  l'ange  se  montre , 
Et  le  diable  va  se  cacher  ! 

Bazilt^  sort.) 

SCÈiNE   II. 

C  H  ARENCEY,  soûl. 

Et  maintenant  à  Juanita!...  Comment  parvenir 
jusqu'à  elle!  Elle  doit  attendre  le  si2;nal  du  dé- 
part... du  départ!...ElIcy  consent, elle  l'a  voulu!... 
Que  de  courage,  que  d'audace!  Cette  nuit,  lors- 
qu'an  bruit  que  j'ai  fait  sous  son  balcon,  au  risque 
do  me  trahir,  elle  a  ouvert  sa  fenêtre  pour  me 
parler...  pour  me  dire  qu'elle  s'abandonnait  à 
moi....  elle  seule  ne  tremblait  pas!  Il  y  avait  dans 
ses  accents  étoufTés  je  ne  sais  quelle  fièvre  d'a- 
mour et  de  colère  dont  je  suis  encore  ému  !...  Eh  ! 
vite,  avant  le  réveil  des  argus...  et  surtout  de  ce 
mari  brutal,  qui  m'avait  tout  l'air  de  me  retenir 
comme  une  victime...  Je  serai  loin,  et... 

SCÎINE   III. 

CIIAr.KNCEV,    DON    LOPKZ,    CEnHEHA. 

DON  LOPEZ,  entrant  par  lo  fond. 
Ah!   c'est  vous,    capitaine...  je  viens  de  chez 
vous...   di''jà  délogi'"...    D'où    dialili-   \enez-vous  à 
cette  heure? 


en  vnE\CEV. 
Moi,  colonel?  comme  vous  voyez.  (A  part.)  Ah  çà  ! 
est-ce  que  ça  va  recommencer?... 

DON  LOPEZ,  à  Ceihera. 
(ierbera,  des  cigares  et  uni;  bouteille  do  xérès. 


hO 


JUAiNITA. 


c  r.  I»  b  1.  Il  A . 
Tout  de  suite,  colouel,  (Kllc  sort  par  le  foiul.) 

DON    I.OPEZ. 

Je  croyais  vous  trouver  daus  votre  chambre. 

c  H  A  n  E  N  c  E  ï. 

Il  y  Ti^'t  ii'ic  chaleur...  j'étouffais...  l't  comme  il 
faut  que  je  rentre  on  ville... 

nON    1,01'EZ. 

Eh!  non...  restez!  voufi.  savez  bien  que  nous 
avons  à  causer  ensemble  aujourd'hui  ;  je  ne  crains 
plus  do  vous  fatiguer  comm.c  hier. 

CEn  CEn.\,  reiiti-aot  et  posant  ce  qu'elle  apporte 
sur  le  guéridon. 

Voici...  (Bas,  à  don  Lopez.)  Seigneur  don  Lopez, 
prenez  garde  à  eut  homme...  il  a  un  air... 

DON    r.OPEZ. 

C'est  bon!  c'est  boni...  Voyez  si  la  scnora  Jua- 
nita  se  porte  mieux,  et  si  je  puis  enfin  pénétrer 
jusque  chez  elle.  (Gerbera  sort.) 

CH AUENCE Y,  à  part. 
Est-ce  qu'il  veut  me  griser  pour  me  faire  par- 
ler? 

DON  LOPEZ,  lui  frajipant  sur  répaule. 
Vous  accepterez? 

CHAKENGEY. 

C'est  que...  il  faut  que  j'explique  mon  absence 
à  l'alcade. 

DOM    l.OPEZ. 

Restez!...  J'ai  arrangé  votre  affaire  à  Villaréal. 

CHARENCEY. 

Ah  !  vous  êtes  bien  bon  ! 

DON    l.OPEZ. 

Et  ne  faut-il  pas  que  vous  sachiez  quel  est  votre 
bote...  pourquoi  je  vous  ai  retenu?...  Asseyez-vous 
donc.  [11  s'assied.) 

CHARENCEY,    à    part. 

Tout  ceci  m'annonce  une  petite  explication  qui 
finira  mal...  Nous  nous  couperons  la  gorge,  c'est 
sur!...  Pourvu  que  sa  femme... 

DON    l.OPEZ. 

Asseyez-vous  donc!...  Un  cigare,  monsieur  le 
Français. 

CI!  A  II  EN  CE  Y,  s'asseyant. 
Je  n'en  use  pas,  monsieur  l'Espagnol. 

DON   LOPEZ. 

Tant  pis  pour  vous!  tournez -vous  de  mon 
côté...  du  côté  de  l'ennemi. 

CIIAn  ENCEY,   à  part. 
Nous  y  voilà  ! 

DON    LOPEZ. 

lÀegardez-nioi  en  face. 

CHARENCEY,   à  part. 
C'est  inutile,  va!  je  sais  ce  que  tu  veux. 

DON    LOPEZ. 

Capitaine  Charencey,  vous  ne  me  reconnaissez 
donc  pas? 

CHARENCEY. 

Vou^,  colonel? 

DON    LOPEZ. 

Regardez  bien!   mes   traits  vous  rappelleront 


peut-être  un  homme  qui  vous  a  fait  rudement  la 
guerre  et  qui  est  tout  disposé  à  vous  la  faire  en- 
core. 

CHARENCEY. 

A  un  prisonnier,  ce  serait  peu  généreux. 

DON    LOPEZ. 

Eh  bien? 

(Il  ARKNCEV. 

l'^h  bien!.  .  je...  ne... 

DON    LOPEZ. 

Tenez  !  je  vais  aider  votre  mémoire,  je  vais  vous 
rappeler  une  escarmouche  où  vous  vous  trouviez, 
il  y  a  trois  mois  environ,  prés  de  Zumala. 

CHARENCEY. 

Ln  effet. 

DON    LOPEZ. 

Au  milieu  d'une  charge  où  les  Espagnols  eurent 
le  dessus...  je  ne  m'en  vante  pas...  ils  étaient  dix 
contre  un,  un  des  vôtres,  un  jeune  capitaine  dont 
le  courage  vous  aurait  sauvés  tous,  si  vous  eussiez 
pu  l'Être,  fut  blessé',  pr(''cipité  de  cheval...  toutes 
les  armes  étaient  tournées  contre  lui...  il  alUait 
périr... 

CHARENCEY. 

C'était  moi  ! 

DON  LOPEZ,  versant  à  boire. 

Lorsqu'un  de  vos  ennemis,  qui  commandait  ce 
jour-là,  accourut  et  s'écria  que  c'était  une  lâcheté 
de  tuer  un  homme  à  terre... 

CHARENCEY. 

Et  il  détourna  les  armes,  et  il  brava  la  colùrc 
d'un  des  siens  qui  appuyait  déjà  le  canon  d'un 
pistolet  sur  ma  poitrine,  et  le  renversant  lui-môme 
avec  fureur,  il  me  sauva  la  vie. 

DON    LOPEZ. 

C'était  moi  ! 

CHARENCEY,  se  levant. 
Vous,  colonel  ? 

DON    LOPEZ. 

Asseyez-vous  donc!  je  fis  ce  que  vous  eussiez 
fait  à  ma  place,  sans  doute...  cela,  voyez-vous, 
ce  n'était  plus  la  guerre  de  peuple  à  pcuph; , 
d'homme  à  homme...  c'était  un  assassinat!  (Bn- 
vant.)  A  votre  santé!  vous  ne  buvez  pas?... 
CHARENCEY,  repoussant  de  la  main. 

C'est  singulier  !  je  n'avais  pas  reconnu  d'abord... 
mais,  en  effet,  il  me  semble  revoir  au  milieu  des 
cris,  de  la  fumée,  du  carnage,  l'onicier  qui  se 
multipliait  pour  faire  épargner  les...  malheureux. 

DON    LOPEZ. 

Vous  ue  voulez  pas  dire  les  vaincus...  à  la  bonne 
heure!...  vous  fûtes  prisonnier...  cela,  je  ne  pou- 
vais pas  l'empêcher...  mais  il  y  a  quelquefois 
entre  braves  gens  de  ces  mouvements  de  sympa- 
thie qui  vous  gagnent  le  cœur...  j'avais  admiré 
votre  valeur  dans  le  combat...  votre  fiére  résigna- 
tion au  moment  de  mourir...  et  quand  on  me  re- 
mit les  papiers  que  vous  aviez  sur  vous,  j'écrivis 
un  mot  pour  vous  recommander  au  gouverneur  du 
dépôt  voisin,  sur  lequel  on  allait  vous  diriger. 


ACTE   DEUXIÈME. 


M 


CIIAUENCF.Y. 

I-cs  lettres  do  ma  niùrc!... 

DON    I.OPF.  Z. 

Depuis  lors,  je  vous  ai  perdu  de  vue  sans  vous 
:tvoir  oublié...  jugez  de  ma  surprise,  de  ma  joie, 
lorsqu'iiier  j'appris  que  je  venais  de  vous  sauver 
la  vie  pour  la  seconde  fois. 

CHAUENCKV. 

Que  voulez-vous  dire? 

DON   LOPF.Z. 

Oui,  hier,  on  traversant  ce  bois  qui  nous  sé- 
pare de  Villaréal,  et  que  paixourent  sans  cesse,  en 
partisans  et  on  guérillas,  des  jeunes  gens  de  la 
ville,  toujours  prêts  à  guerroyer,  j'entends  des 
rris,  un  coup  de  feu...  je  m'élance,  j'aperçois  un 
pauvre  diable  qu'ils  allaient  atteindre...  Arrûtez! 
I(!ur  criai-je!...  au  nom  du  roi  Ferdinand!  et  à  ces 
mots,  ils  s'arrêtent...  et  pendant  qu'ils  viennent  à 
moi,  qu'ils  me  reconnaissent,  qu'ils  me  félicitent 
lin  mon  retour,  vous  avez  le  temps  dcleur  échapper. 

CIIAr.KiVCF.Y. 

En  effet. 

DON    LOPEZ. 

J'apprends  alors  ([ue  vous  êtes  un  prisonnier  de 
guerre,  qu'on  soupçonne  de  vouloir  s'enfuir...  le 
capitaine  Charencey.'...\  ce  nom,  qui  m'était 
bien  connu  :  Il  m'appartient,  leur  dis-jc...  c'est  un 
homme  d'honneur  et  je  réponds  de  lui...  .le  les 
quitte,  espérant  vous  rejoindre  sur  la  route...  ah 
bien,  oui!...  vous  alliez  trop  vite  pour  cela...  mais 
j'arrive  chez  moi  au  moment  où  vous  veniez  de 
vous  y  réfugier,  et  tout  juste  à  temps  pour  vous 
protéger,  pour  vous  donner  l'hospitalité  que  des 
imbéciles  vous  refusaient...  Dites  donc,  capitaine, 
ne  vous  semble-t-il  pas  que  Dieu  m'ait  jeté  sur  la 
terre  pour  être  votre  bon  génie  et  pour  veiller  sur 
vous?  (Buvant.)  A  vous! 

AïK  d'ïelva. 

A  ma  santé  vous  refusez  de  boire, 

Et  (levant  moi  vos  yeux  restent  baissés  ! 

Souriez  donc,  mon  cher,  ou  je  vais  croire 

Que  d'accepter  cola  vous  rougissez  ! 

Oui,  ce  récit  peut-être  vous  olfense, 

Et  votre  orgueil  semble  être  humilié 

De  mes  services  ! 

CHARENCEV,   il  paît. 

.Surtout  quand  je  pense 
De  quel  prix  il  sera  payé. 
Oui,  j'en  rougis,  mais  quand  je  pense 
De  quel  prix  il  .sera  payé  ! 

DON    l.OPEZ. 

Eh  bien!... 

CIIARENCRY. 

Ah!  don  Lopcz,  je  ne  puis  vous  dire  ce  qui  se 
passe  en  moi,  ce  (|ue  j'éprouve...  mais  soyez  cer- 
tain que  ma  reconnaissance... 

DON    r.OPEZ. 

Oii!  si  la  reconnaissance  est  dans  votre  cmur, 
je    l'y   trouverai  toujours  bien   dans  l'orcasiou... 
m. 


qu'elle  y  reste!...  Si  elle  n'est  que  dans  vos  dis- 
cours... inutile  do  vous  fatiguer  la  poitrine!  D'ail- 
leurs, j'ai  déjà  eu  ma  récompense,  lors  de  notre 
première  rencontre...  en  vous  sauvant,  il  me  sem- 
bla que  que  je  trouvais  un  ami,  un  frè-re...  enfin, 
je  tiens  à  vous,  comme  on  tient  au  souvenir  du 
bien  que  l'on  a  fait...  à  une  bonne  action  dont  on 
est  heureux...  cela  repose  de  la  guerre!...  votre 
amitié,  rien  que  votre  amitié ,  en  échange  do  la 
mienne,  voilà  ce  que  je  demande,  voilà  ce  que  je 
veux!... 

CIIAnENCEV. 

Oui,  vous  avez  raison...  je  vais  partir...  adieu! 

DON  LOPEZ,  le  retenant. 
Eh!  jion,  morbleu  ! 

CERBERA,  rentrant. 
Ah!  seigneur  don  Lopez,  voilà  des  hommes  ar- 
més, des  alguazils  qui   arrivent  de  Villaréal...  Ils 
veulent  pénétrer  dans  le  château... 

DON   LOPEZ. 

Eh!  bien,  quoi!  cela  vous  fait  peur!...  de 
braves  gens  qui  veulent  avoir  des  nouvelles,  sans 
doute... 

CERBERA. 

Mais  ils  se  fâchent...  ils  paraissent  furieux  !... 

DON   LOPEZ. 

Je  vais  les  recevoir!...  (S'apyrochant.)  Capitaine, 
vous  êtes  ici  chez  vous...  chez  un  ami...  je  vous 
reyerrai  à  déjeuner...  avec  ma  femme,  si  elle  me 
fait  l'honneur  de  déjeuner  avec  moi. 

CERBERA. 

La  senora  était  dans  le  parc. 

en  ARENCEY,   à  part. 

Où  je  dois  la  rejoindre  !... 

CERBERA. 

Elle  accourt  tout  effrayée!... 

DON   LOPEZ. 

Voyons,  voyons.  (A  Charencoy.)  A  bientôt...  mon 
ami. 

CHAR  EN  CE  Y. 

A  bientôt,  mon  sauveur!  (Pou  Lofoz  sort  avec 
Cerbera  par  le  fond.) 

SCÈNE    IV. 

CHAHENCEY,  seul.  Il  se  laisse  aller  dans  nn 
fauteuil. 

Mon  sauveur!... lui,  le  mari  de  cette  (iérr  .'.nda- 
louse,  que  j'ai  poussée  à  le  haïr!...  de  cette 
femme  qui  se  livre  à  moi,  que  j'enlève  !...  (Se  levant 
vivement.)  Oh!  non,  non!...  ce  serait  une  lâcheté 
plus  affreuse  que  celle  dont  il  m'a  préservé  en 
me  sauvant  la  vie!  ah!  si  du  moins  le  sort  m'a- 
vait adressé  à  la  digne  moitié  d'un  de  ces  gredins 
d'Espagnols  qui  me  tenaient  hier  sous  leur  esco- 
pettc!...  c'eût  été  guerre  pour  guerre!  double 
triomphe!  double  joie!...  mais  ici...  que  répon- 
dre? que  faire?  vaincre  cette  passion  que  dopui.s 
deux  mois  j'attise  moi-même  au  fond  de  mon 
((Eur!  et  au  moment  d'être  heureux!...  oh!  cela 
me  coûtera...  j'aurai  du  courage...  il  le  faut!... 
mais  Juanita,  l'abandonner...  je  ne  le  puis!  lui 

6 


/|2 


JUANITA. 


dire  (juc  par  recdmiaissaucc  pour  le  mari  (|u'ello 
veut  fuir...  oh!  sa  tôtc  est  trop  exaltco,  son  cccur 
trop  plein  do  son  amour,  pour  me  com|>riMulre... 
elle  est  femme  à  m'aimer  cent  fois  davantage,  fi 
s'attaclicr  à  mes  pas!...  (Gerbera  entre  par  le  fond.) 

SCtNE   V. 

CEnniUlA,  JUANITA,  CHARENCEY. 

JL'AMTA,  entrant  parla  ilioite  et  allant  à  Cerbcia, 
sans  voir  Charenoey. 

Qu'est-ce  donc?  que  se  passe-t-il?  expliqucz- 
moi... 

CET.  11  En. \. 
C'est  i\  don  Lopez,  à  votre  mari,  que  ces  sol- 
dats se  sont  adressés...  je  ne  sais  ce  qu'ils  deman- 
dent... 

JUANITA,  apercevant  Cliarencey. 
Ah!...  savez-vous...  vous  a-t-on  dit?... 

CHARENCEY. 

Calmez-vous,  de  grâce!... 

CERBERA. 

Le  colonel  revenait  ici  quand  il  a  aperçu  Bazile 
qui  se  cachait...  et  tenez...  (Elle  remonte.) 
JUANITA,    à  Charenoey. 
Malheureux!...  pourquoi  ce  retard!...  fuyez... 

CHARENCEY. 

Ilassurez-vous!...  (A  part,  se  frappant  le  front.) 
C'est  un  moyen  ! 

JDANITA. 

Ali!  il  n'est  plus  temps!... 

SCÈNE  VI. 

Les  Mêmes,  DON   LOPEZ,  BAZILE, 
Plusiei'RS  personnes,  an  fond. 

DON  lopez,  au  fond. 
Restez  ici,  messieurs...   le  coupable  vous  sera 
livré.  (Entrant,  à  don  Bazile.)  Ah!  vous  tremblez... 

BAZILE. 

Ce  n'est  pas  moi  !... 

DON    LOPEZ. 

Me  dircz-vous  alors  pour([uoi  vous  vous  cachiez 
dans  cette  armoire? 

BAZILE. 

Je  me  cachais...  parce  que  je  croyais  la  maison 
assiégée  par  une  armée  entière! 

DON    LOPEZ. 

Voilà  un  beau  courage! 

BAZILE. 

Du  courage, ce  n'est  pas  mon  état...  vous  m'avez 
défendu  d'en  avoir. 

DON    LOPEZ. 

Expliquez-moi  donc... 

CHARENCEY,  poiir  détoumer. 
Que  se  passc-t-il,  colonel?... 

DON    LOPEZ. 

C'est  une  troupe  de  gardes  et  d'alguaziis  qui 
viennent  au  nom  du  seigneur  alcade  roclamcr  un 
cavalier  qui  s'est  échappé  cette  nuit  de  Villaival, 


après  une  bruyante  orgie  où  il  s'était  animé  avec 
(|U('lques  fous  comme  lui. 

BAZILE,  basa  Cliarencey. 
Ne  dites  pas!...  je  suis  mort!... 

CERBERA. 

Bonté  divine!... 

CHARENCEY. 

Oh!  une  orgie,  colonel,  ce  n'est  pas  un  crime... 

DON    LOPEZ. 

Peut-être,  mais  quand  la  garde  accourue  dans 
une  rue  obscure  a  voulu  mettre  fin  au  tumulte, 
qui  jetait  l'effroi  chez  les  bourgeois  endormis... 

BAZILE. 

Permettez...  s'ils  étaient  endormis... 

DON    LOPEZ. 

Alors...  les  tapageurs...  qui  avaient  déjà  battu 
l'aubergiste  en  guise  de  paiement...  le  seul  qu'il 
ait  reçu...  sont  tombés  sur  les  gens  de  l'alcade  et 
sur  les  alguazils...  et  après  les  avoir  rossés,  ils 
ont  bravement  pris  lu  fuite...  sans  qu'on  ait  pu 
les  reconnaître... 

BAZILE. 

Alors  si  on  ne  les  connaît  pas... 

DON     LOPEZ. 

Mais...  on  s'est  attaché  aux  traces  du  plus 
acharné...  qui  enfourchant  lestement  un  cheval 
qui  l'attendait  s'est  réfugié,  dit-on,  dans  ce  châ- 
teau... 

CERBERA. 

Dans  ce  château  où  nous  étions  deux  femmes! 

DON   LOPEZ. 

Et  en  effet  on  vient  de  trouver  deux  chevaux  der- 
rière les  murs. 

BAZ  ILE,  à  part. 
Deux!... 

CHARENCEY,  à  part. 
Ciel!... 

JUANITA,  à  part. 
Tout  est  perdu!... 

CHARENCEY,   à   part. 

Non,  non  !  don  Lopez  ne  sera  pas  seul  généreux  ! 

BAZILE. 

Permettez,  s'il  y  a  deux  chevaux,  ce  n'est  pas... 

DON    LOPEZ. 

On  réclunic  le  coupable...  et  je  viens  de  m'en- 
gager  à  le  livrer,  fût-ce  mon  frère  !... 

BAZILE. 

Moi...  (X  part.)  Mais  c'est  un  Brutus  que  cet 
homme-lâ  ! 

DON    LOPEZ. 

Ce  sera  un  à-compte  sur  les  jours  de  retraite 
qu'il  doit  au  Seigneur  I... 

JUAMTA. 

Une  pareille  conduite!...  Quoi!  vous  penseriez 
que  don  Bazile... 

CHARENCEV.  |^ 

Non,  senora...  Et  dussé-je  me  perdre...  je  dois 
la  vérité  au  colonel,  à  don  Bazile  que  je  ne  laisse- 
rai pas  arrêter  à  ma  place  !... 


ACTI-:   DEUXIEME. 


/|3 


DON    1.0  V  El. 

llciii? 

Jl  ANITA. 

Qu'entcnds-jc  ! 

CEUDER  V. 

Il  a  dit... 

UA  ZILE. 

Il  a  dit  à  sa  place!... 

CHARENCEY. 

Oui,  colonel...  quelque  pénible  qu'il  soit  de  dé- 
truire la  bonne  opinion  que  vous  aviez  de  moi... 
il  est  de  mon  devoir  de  détromper  telle  personne 
qui  peut-être  me  croyait,  cette  nuit,  dans  l'inquié- 
tude, dans  d'autres  pensées...  J'en  conviens  :  cet 
homme  qui  passait  gaîment  son  temps... 

DON    LOPEZ. 

A  s'enivrer. 

CHARENCEY. 

A  perdre  son  argent. 

DON    LOPEZ. 

A  rosser  l'aubergiste. 

C  IIARENCEY. 

Et  les  gens  de  l'alcade. 

DON   LOPEZ,   liaut. 

C'était  vous? 

BAZILE. 

C'était  lui! 

JLAMTA,    s'oubliant. 
Oh!  non,  ce  n'était... 

CHARENCEY,  l'inteiTOinpant. 
Ma  foi  si,  senora,  c'était  moi,  je   ne  puis  plus 
mentir;   le  moyen  de  nier,  quand  je  sens  encore 
la  chambre  tourner  autour  de  moi,  et  mes  jambes 
chanceler  un  peu. 

r.Azn.E. 
Au  fait,  je  n'avais  pas  remarqué. 

CHAR  ENCEY,  ;'i  part,  rcgaiJaat  Jiiauila. 
Une  larme  ! 

c  ERRERA. 

C'est  donc  ça  qu'on  a  vu  un  jeune  homme  esca- 
lader les  murs  du  parc. 

C  H  A  R  E  \  c  E  Y. 

Voilà! 

n  A  Z  IL  E. 

Voil;\! 

DON    LOPEZ. 

Ah  bah!  Kn  clTet,  je  vous  ai  trouvé  ici...  mais 
connue  j'avais  fait  fermer  les  portes... 

CHARENCEY,   mouli'aiit  MIlC  i»tit(;clcf. 

Heconunandez  donc  à  votre  jardinier  de  mieux 
garder  la  petite  clef  que  voici  ! 

BAZILE. 

Parbleu!  je  la  reconnais.  (A  part.)    I.a  mienne! 

Jl  ANITA,  à  put. 
Ah  !  mon  Dieu  ! 

CHARENCEY. 

Je  rentrais  quand  vous  m'avez  surpris  ce  mutin, 
ici,  un  peu  dégrisé  par  la  pour,  et  par  votre  pré- 
sence...  (Riant.)  Mais  tenez,   vous  parliez,  vous 


parliez,  j'en  ai  perdu  la  moitié,  le    diable  m'em- 
porte!... (A  Jiianila.)  Pardon  ,  senora. 

DON    LOPEZ. 

Et  moi  qui  vous  croyais  l'homme  le  plus  rangé... 
même  un  peu  romanesque! 

CHARENCEY. 

Ma  foi!  il  y  a  des  jours  où  je  crois  aussi... 
quand  il  faut  prendre  un  air  gentil,  briser  mon 
cigare  et  mon  verre,  et  soupirer  quelques  ro- 
mances amoureuses...  ce  n'est  pas  que  je  ne  sois... 
oh!  mon  Dieu  !  amoureux  pour  la  vie!  mais  far- 
ceur et  bon  enfant  !  Là-dessus,  ne  craignez  rien , 
et,  puisque  l'alcade  me  réclame,  mon  ami  l'alcade, 
envoyez-moi  à  Villaréal  pour  me  défendre.  L'al- 
cade est  un  bravo  homme,  nous  nous  expliquerons 
ensemble.  (Bas  à  Bazilc.)  J'arrangerai  votre  alTaire. 

BAZILE. 

Merci  ! 

CHARENCEY, 

Chut!  (A  part.)  C'est  cela,  je  pars!  je  suis 
sauvé  !.,. 

GERBERA. 

Dans  le  bon  temps,  on  aurait  brûlé  cet  homme- 
là!.,. 

CHARENCEY,  aux  agents  restés  dans  le  fùuJ. 
Allons,  messieurs... 

DON   LOPEZ. 

Moi,  vous  laisser  aller!  vous  livrer  à  ces  enragés 
qui  vous  réclament!  Allons  donc!  Vous  êtes  mon 
hôte ,  mon  prisonnier  à  moi  !  Tout  ce  que  vous 
avez  fait,  faute  grave  pour  un  jeune  moinillon... 
BAZILE,  à  part. 

FIcin  !  lui  aussi. 

DON    LOPEZ. 

N'est  que  peccadille  pour  un  brave  ofllcier... 
pour  un  prisonnier  de  guerre  qui  cherche  gaî- 
ment à  s'étourdir! 

R  A  z  I  L  E. 

Au  fait!  un  brave  officier,  c'est  son  état  à  lui! 

c  E  R  B  E  R  A . 

Quoi!  sonor,  vous  retenez  un  mauvais  sujet 
comme... 

DON    LOPEZ. 

Je  connais  notre  alcade,  je  vais  lui  répondre. 
Vous  nous  restez,  je  le  veux!  l'.ttoi,  qui  l'échappes 
belle,  va-t'en  dire  qu'on  rentre  les  chevaux  qui 
sont  restés  à  la  petite  porte  du  parc.  (A  Ceibera.) 
N'allez-vous  pas  craindre  pour  votre  vertu,  vous"? 
(Retenant  Charcncoy  qui  fait  Tia  moiivemoiit  pour  sortir.') 
Eh  bien  !  eh  bien  ! 

c  H  A  R  E  N  c  E  Y . 

Mais  permettez;  il  vaut  mieux  m'éloigncr. 

DON    LOPEZ. 

Ah!  \(uis  m'obéirez,  morbleu!  Je  reviens,  (fli - 
conduisant  JiKuiil.i  jusqu'à  sa  porto,  à  {:auclic.)  Juanita, 
je  vous  rejoins  dans  un  instant. 

CHARENCEY,   à   pail. 

Vous  verrez  qu'il  ne  voudra  plu^  nie  laisser 
[lartir. 


/l/l 


JUAN  I  TA. 


i:nsi:xi  hli-:. 
Aiu  :  Fraymeiit  de  yuhuclioclonoso): 
Ah  !  l'.iventure  est  singulière  ! 
lîn  vain  c'est  moi  qui  veux  partir  ; 
Près  de  sa  femme  j'ai  beau  faire, 
C'est  lui  qui  va  me  retenir  ! 

D0\    1,0  PEZ, 

Ce  n'est  qu'une  faute  légère, 
Jo  vous  garde,  j'y  dois  tenir. 
Encore  un  service,  j'espère, 
Que  vous  acceptez  sans  rougir! 

BAZILli. 
Ah!  l'aventure  est  singulière! 
Do  peur  je  me  sentais  mourir; 
Il  prend  ma  place,  laissons  faire, 
C'est  un  Fraudais  qu'il  faut  bénir! 

JUANITA. 
O  ciel!  quel  est  donc  ce  mj'Stère? 
Je  me  sens  trembler  et  frémir  ! 
Mais,  non,  c'est  une  erreur,  j'espèro, 
11  veut  le  tromper  pour  mieux  fuir! 

CF.  RBERA. 

Cette  nuit,  on  avait  beau  faire, 
De  ces  lieux  il  a  pu  sortir  !... 
11  faut  le  livrer  au  contraire. 
Et  l'alcade  doit  le  punir  ! 
(Ils  sortent  tons,  excopté  Charoucey  et  Jiianita.) 

SCÈNE   VII. 
JUANITA.  CIIARENCEY. 

ciiARENCEY,  il  fait  un  pas  pour  sortir. 
Oh  !  je  ne  reste  pas!  il  y  a  trop  de  danger! 
JUAMTA,  qui  s'est  arrêtée  à  sa  porte,  le  retenant. 
M.  Charencey! 

CIIARENCEY. 

Madame...  (A  part.)  Soutenons  notre  rùle,ft;nne! 

JUANITA. 

Oh!  tout  cela,  c'est  un  rûve,  n'est-ce  pas? 

CHAR  EN  CE  y. 

Pardon,  je  viens  de  me  trahir...  il  n'y  a  pas  de 
mal,  peut-être...  Vous  vous  figuriez  que  j'étais  un 
homme  accomi)li,  sans  les  défauts  que  vous  détes- 
tez chez  don  Lopez...  Eh  bien!  non,  je  ne  vaux 
pas  mieux  que  lui.  Fumer,  boire  et  jouer,  voilà 
ma  vie!.., 

Aiit  :  Eau  merveilleuse. 
Je  la  mène  joyeuse  et  douce 
Partout  où  la  guerre  me  pousse  ; 
Et  sans  songer  au  lendemain. 
Je  poursuis  gaîment  mon  chemin, 
Fredonnant  un  joyeux  refrain  ! 
De  nos  soldats  c'est  l'habitude, 
Et  s'ils  peuvent  faire  une  étude, 
Ce  n'est  que  celle  du  plaisir  ! 

Si  leur  cœur  s'agite, 

.S'enflamme  bien  vite, 

Frémit  et  s'irrite, 

C'est  pour  le  saisir. 

Vive  le  plaisir!      {his.) 

Si  mon  citur  .s'agite,      (bis.) 

Frémit  et  s'irrite, 

C'est  pour  le  plaisir! 


Vous  ! 

CHARENCEY. 

Ce  qui  ne  m'empêche  pas  d'enticméler  tout  cela 
d'un  peu  d'amour...  de  beaucoup  d'amour...  car  je 
vous  aime,  ma  jjarole  d'honneur!  Mais,  que  vou- 
lez-vous, j'ai  joué  l'homme  aimable,  élégant...  et 
je  ne  suis  qu'un  soldat,  pas  trop  digne  de  vous. 
Vous  ne  m'aviez  vu  qu'en  perspective;  de  loin,  ou 
se  monte  la  tête!...  Vous  vouliez  tout  sacrifier 
pour  moi,  c'était  bien  ,  c'était  gentil  !...  mais  au 
bout  de  tout  cela,  voyez- vous,  il  y  avait  desre- 
grets, du  repentir  !  Maintenant,  vous  méconnais- 
sez... eh  bien  !  tant  pis,  ou  plutôt  tant  mieux,  pen- 
dant qu'il  en  est  temps  encore  ;  cela  nous  épargnera 
à  vous  une  faute,  à  moi  un  remords.  Encore  un 
coup,  pardon,  madame.  Je  pars,  mais  je  suis  sur 
au  moins  que  vous  direz  quelquefois  :  11  n'était  pas 
digue  de  moi,  mais  c'est  un  brave  garçon. 

JUAMTA. 

Quel  langage...  c'est  un  mélange  d'honneur,  de 
rudesse  et  de  bonté! 

CHARENCEY,    à   part. 

Diable!  ce  n'est  pas  ça! 

JUANITA. 

Vous  m'aimiez  ? 

CHARENCEY. 

Oh  !  oui,  comme  un  brave  soldat  qui  passe,  qui 
s'en  va,  mais  à  qui  il  en  coûte  trop  de  se  faire 
meilleur  qu'il  n'est.  Vous  avez  cru  que,  cette  nuit 
par  exemple,  je  pensais  à  vous,  que  j'étais  tenu 
éveillé  par  mon  amour,  par  mon  inquiétude, 
comme  vous,  qui  étiez  bien  malheureuse,  peut-être 
en  pensant  à  moi?  Eh  bien  !  non,  j'avais  quitté  ce 
château  pour  retourner  près  des  amis,  leur  faire 
gaiment  mes  adieux  au  milieu  des  éclats  de  rire, 
du  bruit  des  verres  et  de  la  fumée  des  cigares!... 
voilà!... 

JUANITA. 

Comment? 

CHARENCEY. 

Mais  je  ne  vous  ai  pas  compromise;  soyez  tran- 
quille, on  ne  sait  rien,  etquand  je  serai  parti, per- 
sonne n'aura  le  droit  de  vous  soupçonner.  Pour 
moi,  vous  ne  pouvez  plus  m'aimer...  Vous  ne  me 
reverrez  plus...  Adieu  !... 

JUANITA. 

Ne  plus  vous  aimer!  mais  est-ce  que  je  le  puis! 
Et  ma  lettre? 

CHAR  ENCE  Y. 

Quelle  lettre? 

JUANITA. 

Après  m'avoir  exaltée,  entraînée  nuilgi-é  moi, 
après  m'avoir  arraché  avec  un  aveu  fatal  ce  cœur 
que  je  défendais  en  vain...  croyez-vous  qu'il  dé- 
pende de  vous  de  me  rendre  la  raison  que  vous 
m'avez  ravie?  Non,  une  femme  qui  "s'est  perdue 
ainsi  ne  retourne  plus  en  arrière...  pour  rougir, 
pour  trembler  devant  un  maître!  Non!...  Et  vous 
ne  sentezdonc  pas  que  si  je  n'étais  vaincue  déjà,  je 


ACTE   DEUXIÈME. 


/i5 


le  serais  par  tant  de  loyauté  et  de  franchise!...  Ah! 
je  vous  avais  rêvé  sans  ces  dé.''auts,  qui  sont  ceux 
de  votre  état,  peut-être  ;  mais  je  sais  que  vous 
(■•liez  loyal  et  sincère  dans  votre  amour!  je  sais 
que  vous  ne  m'avez  pas  trompée  quand  vous  m'a- 
vez dit  :  je  t'aime!...  que  me  fait  le  reste?... 

CIIAK  EN  CE  Y. 

Ce  que  je  vous  ai  dit... 

JUAXITA. 

Je  vois  tout  et  je  pardonne...  parce  (|ue  moi 
aussi...  je... 

CHARENCEY,  l'uitoiTOmpaut. 

Juanita!...  Mais  songez  donc... 

JUANITA. 

J'ai  songé  k  tout,  quand  j'ai  écrit  à  don  Lopez 
que  tout  était  rompu  entre  nous  et  que  je  partais  ! 

CHARENCEY. 

Vous  avez  écrit!... 

Jl  ANITA. 

Ce  matin  même. 

CHARENCEY. 

Mais  cette  lettre  ! 

J  L  A  N  I  T  A . 

Parmi  ses  papiers...  sur  le  contrat  qui  m'en- 
chainait  à  lui...  il  l'a  sans  doute  en  ce  moment. 

CHARENCEY. 

Quoi  !  vous  avez  osé...  pour  moi!... 

JL  ANITA. 

Ne  craignez  pas  un  regret,  pas  un  remords  de 
cette  âme,  dont  l'énergie  est  votre  ouvrage!...  Si 
vous  m'aimez,  je  serai  loin  de  lui!...  Si  je  reste, 
c'est  que  vous  ne  m'aimez  pas!...  Il  me  tuera,  que 
m'importe  ! 

CIIAK  EN  Ci:  Y. 

Oh!  c'en  est  trop,  Juanita...  Ordonne,  dispos(', 
je  suis  ton  amant,  ton  esclave!...  11  n'existe  au 
monde  rien  qui  puisse  nous  séparer...  ni  ami- 
tié, ni  honneur,  ni  reconnaissance...  On  n'est  pas 
aimé  ainsi  deux  fois  dans  sa  \ie!...  On  ne  goûte 
pas  deux  fois  un  bonheur  aussi  grand...  Et  quand 
il  s"oiTre  à  nous,  quand  il  nous  saisit,  quand  il  nous 
embrasse,  de  quelque  prix  qu'il  faille  l'acheter,  il 
n'est  pas  de  puissance  au  monde  ,  il  n'est  pas  de 
f(jrc(!  au  fond  de  l'âme  qui  puisse  y  faire  renon- 
cer!...  Et  moi  aussi,  je  suis  b.  toi  !...  Partons!... 

SCÈNE    VIII. 
Les  Mêmes,   DON  LOPEZ,   lîAZILE. 
DON  LOPEZ,  en  Jcbois. 
Oui,  oui!  je  réjiondrai! 

c  II  A  n  E  N  c  E  Y ,    s'éloignani. 
Don  Lopcz  ! 

j  r  A  \  I  I  \ . 
Ciel!... 

l)0\  i.oi'i:/.,  eu  lUhuis. 
Bien  !  bicu  !  cette  lettre!... 

CHARENCEY. 

Celle  lettre!  il  l'a  trouvée!... 

lîA/.II.E,   f-nlr.iiit   [liii'  la  taiirlio. 
Ils  sont  partis! 


DON  LOPKZ,  toujours  au  foutl  et  paieouraut 
uu  papier. 
Dites  au  seigneur  alcade  que  je  le  verrai  ce  ma- 
tin. (Il  entre  sans  voir  Cliarencey.  )  Ah!   Juanita,  je 
vous  demandais...  pour  vous  parler  d'une  lettre 
que  je  reçois  à  l'instant. 

CHARENCEY. 

Une... 

DON  LOPEZ,  se  retournant. 
C'est  vous,  capitaine,  cela  vous  concerne  aussi... 

CHARENCEY. 

Une  lettre? 

DON    LOPEZ. 

Dans  laquelle  on  m'ordonne  de  me  rendre  im- 
médiatement h  Madrid... 

CHAR  ENCEY. 

Ah!  (A  part.)  Je  respire! 

BAZILE. 

Oui,  nous  partons  pour  Madrid..."  que  je  désire 
voir  depuis  si  longtemps!...  Madrid,  la  ville  des 
plaisirs!.. 

DON    LOPEZ. 

La  ville  des  couvents  ! 

BAZILE. 

C'est  ce  que  je  voulais  dire! 

DON    LOPEZ. 

Quant  à  vous,  senora,  vous  m'accompagnerez 
aussi. 

J  U  ANITA. 

A  Madrid...  Je  ne  puis... 

DON    LOPEZ. 

Oh!  à  cet  égard,  point  de  caprices!...  J'en  ai 
trop  souffert...  Mais,  qu:\nt  â  ce  départ...  il  le 
faut,  je  le  veux. 

JUANITA. 

Puisque  mon  maître  l'ordonne! 

DON    LOPEZ. 

Votre  maître!  Eh!  vous  savez  bien  que  je  ne  le 
suis  pas!  Allez...  songez  qu'il  faut  partir  aujour- 
d'hui mCme.  (Elle  sort  parla  droite.) 

SCÈNE   IX. 
CIIAlîENCEY,  BAZILE,  DON  LOPEZ. 

DON  LOPEZ,  la  rogaiiiant  sortir. 
C'est  heureux!  on  ne  résiste  pas...  C'est  la  pre- 
mière fois. 

CHAH  ENCEY,  à   pari. 
Que  va-t-elle  faire?  comment  la  rejoindre?... 

BAZILE,  bas  à  Cliarencey. 
Seigneur  français,  mon  frère  a  grande  conliance 
en  vous,  (Mouvement  de  Cliarencey.)   Tâchez    donc 
d'obtenir..,  (Voyant  don  Lopez  s'approcher.)   Hum  ! 
hum  ! 

I10\    LOPEZ. 

Mainteiuuit,  mon  cher  bote,  à  nous  deux, 
cil  AU  ENCEY,   à    part. 

Qu(!  je  me  sens  mal  â  l'aise  près  de  lui  ! 

u  A  z  I L  E,  lias  à  Cliarencey, 
Qu'il  ne  me  fasse  pas  entrer  au  couvent...  J'y 
ferai  une  révolution  d'abord! 


^6 


JUAMTA. 


liON    I.OPK/. 

Bazile! 

n  \  /,  I L  K, 
Mon  frùio! 

1)0. M    1.0  PKZ. 

Venez,  i)rciiez  ce  papier,  vous  allez  remplir  les 
blancs  qui  s'y  trouvent.,.  M.  le  capitaine  vu  vous 
dicter. 

cil  AU  EN  CE  V. 

.Moi,  monsieur  le  colonel?... 

DON    I.OPEZ. 

C'est  un  petit  service  que  je  veux  vous  rendre... 
le  dernier... 

CII  VnENCEV. 

l\Ierci...  seigneur  Lopez  !...  Vous  avez  déjà  trop 
fait  pour  moi...  Je  no  saurais  accepter... 

DON    LOPEZ. 

X'ous  refusez  sans  savoir  de  quoi  il  s'ap;it.,. 

CHAnENCEY. 

N'importe!  c'est  trop  !  et  d'un  ennemi... 

DON    I.OPEZ. 

Hein  !  est-ce  que  vous  rougissez  de  me  devoir  la 
vie?... 

CM  An  EN  CE  y. 

Je  ne  dis  pas...  mais... 

DAZiLE,  à  part. 
Ali!  mon  Dieu!  ils  vont  se  rebrouiller. 

DON    LOPEZ. 

Est-ce  que  je  vous  ferme  ma  maison?...  Est-ce 
que  je  me  suis  cru  le  droit  de  vous  frapper  sans 
défense?  quoi([ue  vous  veniez  nous  disputer  ce 
qu'un  peuple  a  de  plus  cher,  de  plus  précieux  au 
monde,  notre  indépendance.... 

CHARENCEV. 

Monsieur,  je  fais  mon  devoir. 

BAziLE ,  à  part. 
Oui,  notre  indépendance!... et  on  me  fait  moine! 

CHAnENCEY. 

Oui,  mon  devoir,  et  je  ne  souffrirai  pas... 

DON    LOPEZ. 

Assez ,  capitaine ,  laissons  les  fautes  à  ceux  qui 
les  ont  faites...  Dans  une  guerre  comme  celle-ci, 
on  ne  discute  pas,  on  se  bat,  et,  quand  on  se  tire 
des  coups  de  fusil,  la  colère  et  la  vengeance  finis- 
sent toujours  par  s'en  mêler...  Mais,  après  le 
combat,  homme  à  homme,  admis  dans  l'intérieur 
d'une  famille,  on  se  juge,  on  s'apprécie,  et  l'on 
se  rappelle  que  l'on  a  été,  que  l'on  sera,  que  l'on 
est  toujours  frères! 

en  AUENCEV. 

Oh  !  cela,  je  le  pense  comme  vous. 

BAZILE. 

Et  moi  aussi  ! 

CHAnENCEY. 

Mais  quand  il  s'agit  de  l'honneur. 

DON    LOPEZ. 

Et  justement ,  c'est  votre  honneur  (pie  je  viens 
f-auver!... 

eu  A  II  ENCEV  ,  bluiiélait, 
llein? 


DON    LOPEZ. 

Prisonnier  sur  votre  parole,  vous  pensez  à  y 
manquer!...  on  se  fie  à  votre  honneur,  et  vous 
cherchez  à  vous  échapper! 

CHAnENCEY. 

Plaît-il?...  qui  vous  adit?... 

DON    LOPEZ. 

On  le  sait  à  Villaréal  ,  on  vous  surveille...  Et 
pourf[iioi  donc  seriez -vous  toujours  sur  cette 
route? 

li  A  Z  1  L  E. 

Ça,  c'est  vrai  ! 

CIIAUENCEY. 

Sur  cette  route... 

DON    LOPEZ. 

Eh  bien  !...  je  vous  rends  la  liberté,  moi,  et  cela 
ne  coûtera  rien  à,  votre  honneur! 

CHAnENCEY. 

Colonel  ! 

DON    LOPEZ. 

J'ai  h\  un  cartel  d'échange...  qui  m'arrivc  de 
Cadix...  Je  l'avais  demandé...  après  notre  première 
rencontre...  à  votre  intention...  Je  n'ai  pas  changé 
d'avis  depuis  ce  jour-là...  le  voici...  Bazile,  date- 
le  de  Villaréal,  septembre  1812,  le  capitaine  Cha- 
rencey...  Je  m'en  remets  à  vous  du  choix  d'un 
officier  que  la  France  nous  rendra  à  votre  place... 
C'est  une  bonne  action  que  je  vous  laisse  à  faire... 
encore  un  service... et  celui-là,  vous  ncle  refuserez 
pas!...  (Il  va  à  Bazile.) 

CHARENCEY,   à  part. 

Diable  d'homme,  il  a  j  uré  de  ne  pas  me  laisser 
une  minute  sans  remords!...  c'est  un  poids  trop 
lourd! 
DON   LOPEZ,  rfivcnant  il  lui  et  lui  prenant  le  bras. 

Partez...  retournez  dans  votre  patrie 

en  An  EN  CE  Y. 

Mais... 

DON    LOPEZ. 

Et  quelquefois... 

Air  du  Grand  Eugène. 

Parlez  de  moi  comme  d'un  frère, 
En  contant  nos  tristes  combats, 
A  vos  amis,  à  votre  mère, 
Qui,  pour  moi,  priera  Dieu  tout  bas, 
En  pressant  son  Cls  dans  ses  bras  ! 
Votre  femme,  sans  me  connaître, 
Do  loin  aussi  me  bénira... 
Pour  son  bonheur...  mon  ouvrage...  et  peut-être, 
La  mienne  ici  me  le  rendra  ! 

CII  Ans  ^CEV,  ;\  part. 
Ma  mère  '. 

DON    LOPEZ. 

Votre  femme  est-elle  jolie? 

CHAnENCEY. 

.le  ne  suis  pas  marié,  colonel. 

DON    LOPEZ. 

Ail  !  je  n'ose  pas  vous  plaindre...   car  s'il  faut 
juger  par  mon  bonheur  de  celui  des  autres... 


ACT1-:    DEUXIEME. 


hl 


c  H  A  n  F.  N  r.  E  Y . 
Vous  n'êtes  pas  heureux! 

DON    LOPEZ. 

Moi...  C'est  ;\  en  perdre  la  tête!...  Je  l'aime... 
lîien  que  je  n'aie  fait  pour  gagner  son  amour...  et 
;\  mon  dernier  di'iiart  pour  l'armée,  il  me  semblait 
que  j'avais  commencé...  ça  n'allait  pas  mal...  et  je 
comptais  sur  l'absence,  sur  les  regrets  pour  Otro 
adoré  !...  Mais  pas  du  tout...  hostilité  complète!... 
A  mon  retour,  une  migraine...  une  querelle...  que 
sais-je!...  pour  avoir  le  plaisir  de  me  fermer  sa 
porte. 

RAZiLi-,  à  part. 

Commcla  tendre  Zaïma  pour  son  pauvre  mari!... 

DON    LOPEZ. 

Et  ce  matin,  vous  avez  vu... 

en  An  EN  CE  Y. 

J'ai  vu...  J'ai  vu  ([uc  vous  n'avez  pas  été  très-ai- 
nialtle  avec  elle...  vous  lui  parlez  militairement... 
//  le  faut,  je  le  veux, 

DON    I.OPEZ, 

Je  parle  comme  un  soldat! 

CUAllENCEY. 

Un  peu  bourru. 

DON    LOPEZ. 

Kt  très- mécontent,  (li.izile  se  lève  avoeson  papier  ri 
va  se  placer  près  de  don  Lopez.) 

CIIAUENCEY. 

Kt  puis,  vous  ne  lui  dites  pas  un  mot  pour  sa  fa- 
mille exilée...  vous  lui  faites  l'éloge  des  Anglais 
quelle  n'aime  pas. 

DON     LOPEZ. 

M  moi  niiU  plus...  mais  la  politique  veut... 

CHAT.  ENCEY. 

Est-ce  qu'on  fait  de  la  politique  avec  sa  femme!... 
nu  plutôt  est-ce  (lu'il  ne  faut  pas  en  faire  un  peu... 
mais  de  la  politi(iuode  ménage...  Pour  gagner  son 
cœur,  il  faut  être  doux,  complaisant,  aimable. 

DON    LOPEZ. 

Ce  n'est  pas  trop  mon  genre. 

IlAZIL  E. 

Oh  non  ! 

en  AnENCE  Y. 

Les  femmes  veulent  quckpiefois  être  trompées. 

15  A  Z  ILE. 

Elles  le  veulent  toujours. 

DON     LOPEZ. 

Vous  croyez? 

CHARENCEV. 

C'est  un  mauvais  sujet  qui  vous  parle... 

Il  A  z  I  L  E. 

Oui,  c'est  un  mauvais  sujet  qui  vous  parle. 

cil  AnENCE  Y. 

Moi,  j'ai  fait  une  étude  particidiérc  du  civnv  dr 
CCS  dûmes... 

II  AZILE. 

Oui,  j'ai  fait  une  élude  particulière... 

DON   I.oi'EZ,   se  rrlniirnaiit  vers  llazilf. 
Ileili  ?...  loi  aussi  ! 


li  V  z  I  L  Ë. 

C'est-à-dire,  non...  Je...  Voici  le  cartel  rempli. 

DON    LOPEZ. 

Bien!...  Voyez,  capitaine...  Ciel!  ma  femme! 
(A  Bazilo.)  Va-t'en!... 

B  AZILE. 

Je  sors!...  (Basa  Charencey.)  Il  est  bien  dis- 
posé... parlez  donc.  (Il  sort  par  le  fond  au  moment  où 
Jnanita  entre  par  la  droite.) 

SCÈNE   X. 

CHARENCEY,    JUANITA,  DON  LOPEZ. 

Jiiauita  entre  vivement  et  voilée. 

CIIAnENCEY,  bas. 
Courage,  colonel!...  (Il  feint  de  lire  le  papier  qu'il 
tient.) 

DON  LOPEZ,  allant  à  elle. 
Eh!  Jnanita,  où  allez-vous  ainsi?...  Pourquoi  ce 
voile,  cet  air  agité?... 

JLANITA. 

Tout  est  prêt  pour  votre  départ...  J'ai  obéi...  je 
me  suis  soumise  à  vos  ordres.  (Charencey  regarde 
don  Lopoz.) 

DON    LOPEZ. 

Je  ne  vous  ai  point  donné  d'ordres,  Jnanita... 
Je  vous  ai  fait  une  prière...  (Charencey  l'approuve 
d'au  signe  de  tête.)  Vous  me  suivez  à  Madrid  avec 
plaisir? 

JC  ANITA. 

Non,  monsieur!... 

DON    LOPEZ,   vivement. 

Eh!  madame...  (Charencey  le  regarde,  il  se  re- 
prend.) Vous  me  gardez  rancune...  Je  vous  ai  offen- 
sée peut-être  par  un  ton  brusque...  qui  n'est  pas 
fait  pour  vous...  Pardonnez-le-moi.  (Charencey  ap- 
prouve.) 

Air  de  l'Art  d'aimer. 

Plus  tanl  vous  saurez  mieux  connaître 
Co  cœur  que  l'amour  vous  soumet. 
Juanita,  ce  n'est  pas  un  maître, 
C'est  un  ami  qui  vous  promet 
Des  jours  do  l)0iiheur  en  écliange 
n'uu  regard  plus  doux!.., 
JUANITA,  à  part. 

Ciel!  qu'ontonds-je? 
Cil  A  II  EN  CE  Y,   a   part. 
11  a  l)oau  faire,  je  lo  voi, 
I.o  regard  est  toujours  pour  moi  !... 

DON    LOPEZ. 

Dites-moi,  ([ue  puis-je  en  ce  moment?... 

Jl  A \ ITA. 

Me  permettre  de  descendre  à  la  \ille...  où  j'ai 
(pichpies  adieux  à  faire. 

DON    LOPEZ. 

A  (|ui  donc?  (Charencey  le  regarde.)  Parilon,  Jua- 
nita ..  allez,  on  va  vous  accompagner. 

JE  ANITA. 

C'est  inutile...  J'irai  seule.  (Klie  jette  un  regard 
sur  Cli.iri'iii  ey.) 


/j8 


JUANITA. 


CHAUI-NCEY,   i    p.irl. 

Ail!  mon  Dion  !... 

noN  1.0  pi:/. 

Mais  ('('piMulant  !  (Cliareucey  le  rogardc;  Soit... 

Mi'tnc  (lir. 

Un  soupçon  serait  une  oneiiso, 
Koycz  libre!...  Mais  en  ce  cas, 
Quand  vous  avez  ma  confiance, 
La  vôtre,  ne  l'aurai-je  pas? 
Gage  de  paix,  je  vous  en  prie, 
I.aissez-nioi  cette  main  amie  I... 
(Il  lui  prend  la  main,  elle  regarde  Cliarencey.) 

CHAH  EN  CE  Y. 

I.a  main  est  à  lui,  je  le  V(>i, 
Mais  !c  cœur  est  toujours  à  moi. 
(Don  Lopcz  va  lui  baiser  la  main,  elle  la  retire 
doucement.  ) 

SC[^NE   XI. 
Les  MÊMES,    Cl-;i\BKRA,    BAZILE. 

CEniiERA,  entrant. 
Mais  je  parlerai  au  seigneur  don  Lopez!... 

15  A z ILE,  la  suivant. 
Mais  non,  je  vous  le  défends  !... 

GERBERA. 

Je  parierai. 

DO.N   LOPEZ. 

Qn'cst-ccdonc?  parlez,  Gerbera... 

liAZILE. 

Gerbera,  je  vous  en  prie!... 

DON    I.  OPE  z. 

Silence!...  Eh  bien?... 

CERBER  A. 

C'est  le  corrégidor  en  personne  qui  vient  récla- 
nur  le  tapageur  de  cette  nuit. 

JUANITA,   à  part. 
Ciel  ! 

CM  AREN  CEY  ,    à   paît. 

Ah! 

DON    I.OPEZ. 

Et  pourquoi?... 

lî  \Z  ILE. 

On  lui  dira  qu'il  n'est  plus  ici,  voilà... 

DON    LOPEZ, 

Pour([uoi  donc?... 

CERBER  A. 

11  prétend... 

RAZILE. 

Des  bavardages  ! . . . 

CER  BE  RA. 

Il  dit... 

B  AZI  LE. 

Ce  n'est  pas  vrai  ! 

DON    LOPEZ. 

Vous  tairez-vous?... 

CE  l;  BER  A. 

Qu'il   est  coupable    d'escalade...    de  vol,   pcnt- 
ôti-e. 


TOUS. 

De  vol!... 

CERBER  A,  fontiniiant. 
Et  que  lorsqu'on  l'a  poursuivi,  il  s'échappait  de 
la  maison  de  l'alcaile... 

BAZiLE,  à  p;irt. 
Aïe!... 

CERB  ER  A. 

l'ar  le  balcon  de  lasenora!... 

1)0\    LOPEZ. 

Comme  un  amant!... 

JLAMTA. 

Un  amant!...  (Elle  attache  sur  Cliarencey  un  re- 
gard jaloux.) 

BAZILE,  à    part. 
Cette  fois,  il  ne  me  sauvera  pas. 

DON    LOPEZ. 

Seigneur  prisonnier...  que  dites-vous?... 

CH  ARENCEV. 

Je  dis  qu'il  y  a  là  un  secret  que  je  ne  jiuis  dé- 
voiler qu'à  vous...  à  vous  seul!... 

DON    LOPEZ. 

Je  conçois!...  Juanita,  vous  êtes  libre  de  des- 
cendre à  la  ville...  Quant  au  voj'age  de  Madrid, 
c'est  moi  qui  attends  vos  ordres.  (Il  la  conduit  à  la 
porte  de  gauche.)  Bazilc,  priez  le  corrégidor  de  m'at- 
tendre  un  instant. 

BAZILE. 

J'y  vais... 

DON  LOPEZ,  à  Ccrbera. 

Allez,  Gerbera...  et  placez  dans  mon  pupitre  de 
voyage  tous  les  papiers  de  famille  qui  sont  dans 
mon  secrétaire... 

CERBER  A. 

Oui,  seigneur.  (Cerhera,  an  moment  de  sortir,  voit 
Bazilc  entrer  à  droite.  —  A  part.)  Il  veut  entendre! 
(Elle  sort  par  le  fond.) 

SCÈNE  XII. 

GHARENGEY,  DON  LOPEZ. 

CiiARENCEY,  à  part,  regardant  la  porte  i  gauche. 
Elle  écoute!...  tant  de  beauté  ,  tant  d'amour!... 
ah!  c'est  trop... 

DON  LOPEZ,  lui  frappant  sur  l'éiiaiili'. 
Nous  sommes  seuls...  eh  bien!  capitaine? 

CHARENCEY. 

Eh  bien!  colonel!...  (II.». partent  tous  dciud'unéclat 
de  rire.) 

DON    LOPEZ. 

Ce  voleur?... 

cil  ARENCEV. 

C'était  un  amant!... 

DON  LOPEZ,  le  montrant  du  doigt. 
Et  cet  amant?... 

CHARENCEY. 

Chut!...  vous  y  êtes!  (La  porte  de  gaucho  se  l'C- 
lenup.) 

DON    LOPEZ. 

Vrai  !...  ce  cher  alcade!...  chargé  de  veiller  sur 


ACTK   DKIXIÈME. 


iO 


la    vrtu    i)iibliqn('!...    ot    sa    femme,    sa    chère 
Zaïma... 

c  II  A  r.  K  \  c  E  Y. 
Zaïma!...  c'est  cal...  joli  nom,  hein? 

DON    LOPEZ. 

Elle  n'est  pas  mal. 

c  IIAR  EXCEY. 

Superbe. 

1)0\    I.OPEZ. 

Elle  qu'on  dit  si  sévère,  si  dévote... 

CIIARENCEY. 

Bah  !  un  moinillon  !  (La  porte  de  droite  se  referme.) 

UON    I,  OPE/. 

Plaît-il? 

ciiAUENGEY,  se  reprenant. 
C'est-à-dire...  que  moi  aussi  j'ai  pris  avec  elle 
l'air  un  peu  cafard... 

DON    LOFEZ. 

C'est  ça...  vous  vous  y  entendez!  vous  prenez 
avec  toutes  les  femmes  l'air  qui  leur  convient... 

c  n  A  R  E  N  c  E  Y. 

Voilà!... 

DON    LOPEZ. 

Un  petit  saint  avec  nos  béguines. 

CUARENCEY. 

[Jn  héros  de  roman  avec  vos  fièrcs  Andalouscs... 
pour  leur  monter  la  tête. 

DON    LOPEZ. 

Et  vous  vous  en  moquez  après? 

CUARENCEY. 

Quelquefois,  (Il  voit  la  porte  de  gauche  se  refermer, 
et  dit  à  part  avec  émotion.)  Ah!  pauvre  femme  ! 

DON    LOPEZ. 

Et  cet  amour  dure  depuis... 

CUARENCEY,  avec  (ffort. 
Depuis    deux   mois!    deux  mois  ((ue  ji'   l'aime 
roimne  un  fou  ! 

DON    LOPEZ. 

•C'est  beau!  c'est  héroïque!.,  et  je  suis  sûr  que 
ce  n'est  pas  le  seul  cœur  tendre  que  votre  dé- 
part va  décliirer  ! 

c. Il  Ali  i:.\(:  i:"i,   prenant  un  ton  dcgngi'. 

Ma  fui  non!  di'puis  que  je  suis  à  \'illaréal,  j'ai 
iicaucoiip  aimé!...  mais  beaucoup  !...  Je  n'avais 
que  ça  à  faire!...  Dame!  un  malheureux  prison- 
nier !... 

DO.N    LO  PEZ. 

Malheureux!  malheureux!  pas  trop! 

CHAR  EN  CE  Y. 

Et  je  changeais  souvent  d'amour...  Que  voulez- 
vous?  nous  autres  Français,  nous  aimons  bien, 
mais  vite...  comme  des  gens  qui  sont  pn^ssés  d'en 
tiiiir  pour  changer. 

I)0\    LOPEZ. 

Et  puis  on  mène  plusieurs  intrigue^  à  la  fois... 
cl  en  ce  moment  peut-être... 

(.11  \ni;\  Cl.  v. 
l'.n  ce  momciii,  J'iii  ai  ([uatrc!  un  feu  croisi'!... 

DON    LOPEZ. 

I.ii  bii'ii  !  je  vais  trouver  le  corrégidor...  lui  dire 
III. 


que  vous  partez...  que  vous  êtes  libre...  et  que, 
dans  l'intérêt  du  seigneur  alcade  et  des  autres  ma- 
ris, on  fera  bien  de  ne  pas  vous  retenir!...  C'est 
patriotique  ce  que  je  fais  là!... 

CUARENCEY. 

Sans  doute;  mais  ne  parlez  pas  de  inesamours... 
vous  me  feriez  du  tort!... 

DON    LOPEZ. 

I>ali  !  puisque  vous  partez! 

cil  A  R  EN  CEY. 

C'est  égal... on  ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver... 
et  puis,  je  ne  veux  pas  laisser  une  mauvaise  opi- 
nion de  moi  à  la  senora  Juanita. 

DON    LOPEZ. 

Vous  avez  raison!  il  faut  tenir  à  l'estime  d'une 
honnête  femme.  Je  donnerais  ma  vie  pour  lui 
épargner  un  chagrin!...  J'obtiendrai  le  retour  de 
son  père...  et  quanta  moi,  si  elle  ne  peut  m'ai- 
mer...  Eh  bien!...  pour  la  laisser  libre,  heureuse, 
j'irai  me  faire  tuer  sur  un  champ  de  bataille!... 
Attendez-moi!  (Il  va  pour  sortir,  Gerbera  entre.) 

SCÈNE   XIIT. 
Les  Mêmes,   CEHBERA. 

CERBERA,    du    f(Jlld. 

Seigneur  don  Lopez...  ah!  sur  les  papiers  que 
vous  m'avez  indiqués...  cette  lettre  cachetée  pour 
vous. 

DON  LOPEZ,  la  prenant. 

Pour  moi!  (.Imnita  .s'élance,  paie,  défaite.) 

Il  A  M  TA. 

.Ma  lettre! 

CHAR  EN  CEY. 

Madame!... 

D0\   1.(1  PEZ,  se  retoiiruaul. 
Vous  ici,  Juanita!...  je  vous  croyais  à  Villaréal. 

.UIANITA. 

Non,  don  Lopez...  ce  ton  de  bonté  avec  lequel 
vous  m'avez  parlé  m'a  trop  émue...  parce  que  je 
crois  à  votre  franchise...  Tromiier  une  femme,  ce 
serait  infâme,  et  mon  iiiépri>... 

CiiAiîENCEV,  à  part,  avec  abittemenl. 

.Vil  !  son  nu'piisl... 

DON    LOPEZ,  lias   à  t'diaieiicoy. 

Le  conseil  était  bon!...  (liant.)  Mais  pardon!... 
cette  lettre...  en  elVet...  je  ne  l'ai  pas  ouverte;  de 
i|ui  eht-elle?...  (Il  va  pom  rouvrir. ) 

Jl  ANI  TA. 

De    moi  !...  oui...  une    lettre    injuste,  (  ruelle... 

<|lli>     je      nie      rejn-ns    d'avoir     l'crile...    eu-    elle     ne 

l'oiitieiil  pas  ma  pensée!... 

DON    1.0  PIZ. 
Ah!  (Il  va   poni  rouvrir.    Après  un  iikhiu'IiI  d'iiésila- 
tinii,  il   la    décliiie,   iiuis  regarde    Ghan  iirej    iini    l'ap- 
proiive.)  Je  lie  l'ai  pus  lue.  (Il  snrl.) 

7 


50 


.HAMTA. 


sci:m;  \i\. 
(:ii.\i!i:\ci:v,  hazili:,  jiamta, 

CKHBlilîA. 

JUANITA. 

C'est  bien!  (Regardant  Cliarencey  avec  mépris,  à 
Gerbera.)  Venez,  sortons! 

BAZILE,  s'élaiieanl  de  la  droite  avec  impétiiosilé. 
Oiiol  dt'voùniciit!  quelle  bonté!... 
CKnBERA,  épouvantée. 
Miséricorde,  c'est  le  diable! 

.m  A  M  TA,   s'arrètant. 
Don  Bazile! 

BAZiLE,  se  jetant  au  cou  de  Cliarencey. 
Mon  ami,  mon   sauveur,  le  plus  généreux  des 
Iiomnies!  j'en  suis  ému  aux  larmes! 

C  II  A  R  F.  \  C  E  Y. 

Taisez-vous  !... 

BAZILE,  à  Jnanita. 
Car  vous  ne  savez  pas!  Tout  ce  qu'il  a  dit  est 
un  mensonge. 

Jl  AMTA. 

Lui! 

CERBEUA. 

Quoi  donc  ! 

BAZILE. 

Oh!  je  puis,  à  elles!...  elles  ne  me  trahiront 
pas...  et,  voyez-vous...  j'ai  le  cœur  trop  plein. 

CHAREiSCEY. 

De  grâce,  ne  dites  pas... 

CAZI  LE. 

L'orgie!...  la  femme  de  l'alcade,  mes  amours... 

c  H  A  R  E  N  c  E  Y. 

Malheureux  I 

BAZILE. 

Non,  non,  très-heureux!...  il  u  tout  pris  sur  lui, 
tout: 

.1  L  AMTA. 

Grand  Dii'u  !... 

CER  1!ER  A. 

Ah!  le  damné!... 

B  A  Z  I  L  E. 

Parce  que  lui...  un  soldat,  mon  frère  en  a  ri... 
mais  moi,  il  m'aurait.,.  Je  suis  sauvé,  je  ne  crains 
rien  !  Et  moi,  qui  maudissais  les  Français,  qui  les 
détestais  tous  en  masse!...  je  les  estime  mainte- 
nant, je  les  aime...  je  prierai  pour  eux!...  ce  sont 
de  braves  gens!...  oui,  et  si  pendant  que  vous  y 
êtes  vous  pouvez  obtenir  que  je  ne  sois  plus  dans 
les  ordres,  je  crierai...  tant  pis!...  je  crierai: 
Vive  l'empereur! 

CERBERA. 

C'est  aflreux  ! 

BAZILE,  à  Juanita. 
Ne  dites  rien,  petite  sœur.  (A  Cbarencey.)  Adieu, 
adieu!  (A  Cerbera.)  Venez,  et  moi  aussi  je  pars!... 
CERBERA,  sortant  par  le  fond. 
Vous  êtes  un  mauvais  sujet!... 


BAZILE,   de    Mic-Mi' 


ParbK'u  ! 


SCKNE  XV. 
CIIARKNCKY,  JLAMTA. 

JU  AMTA. 

Que  nous  dit-il  V  quel  est  ce  mystère?... 

Cl!  ARENCEY. 

Madame,  ne  me  le  demandez  pas...  oubliez- 
moi  :...  adieu  !... 

J  L'  A  X  I T  A . 

Non!  non!...  je  saurai  tout!...  quand  je  n'avais 
plus  au  fond  du  cœur  que  de  la  haine  et  du  mé- 
pris pour  vous... 

CHAR  E.\CEV. 

Du  mépris  !... oh!  c'est  le  seul  sentiment  que  je 
n'accepte  pas...  et  au  risque  de  rallumer  cet 
amour  que  j'ai  voulu  éteindre!...  à  quoi  bon  des 
efforts  que  l'on  a  rendus  inutiles?...  Eh  bien  !  qu'il 
en  soit  donc  ce  que  vous  voudrez,  je  m'aban- 
donne à  vous. 

J  LAMTA. 

Quoi  !  ce  que  vous  disiez  ici  !... 

CH  ARENCEÏ. 

Quand  vous  m'écoutiez...  là. 

JUAMTA. 

Vous  saviez!... 

CHARENCEY.      • 

Oui,  .luanita  !...Ivre  d'espérance  et  de  bonheur... 
digne  de  votre  tendresse,  quand  je  venais  vous  en- 
lever de  ces  lieux,  comme  un  trésor  auquel  ma 
vie  était  attachée...  j'appris  que  votre  mari  avait 
sauvé  mes  jours  au  milieu  des  coinbats...  que  sa 
pitié  généreuse  m'avait  suivi  dans  ma  captivité 
pour  l'adoucir...  qu'hier  dans  ce  bois...  que  je 
traversais  pour  lui  dérober  son  bien!...  il  m'avait 
sauvé  une  seconde  fois,  en  répondant  de  moi  sur 
cet  honneur  que  je  voulais  flétrir!...  et  tout  à 
l'heure  encore...  il  m'a  fait  rendre  la  liberté... 
Par  lui,  je  puis  revoir  ma  patrie...  embrasser  ma 
mère!...  Alors,  j'ai  rougi,  j'ai  eu  honte...  j'ai  voulu 
lutter  avec  don  Lopez  de  générosité,  d'honneur... 
décourage...  mais  j'ai  douté  du  vôtre!...  (Elle  le 
regarde  fièrement  )  Quand  il  me  jurait  de  vous 
rendre  heureuse,  j'ai  craint  de  laisser  entre  vous 
et  lui,  comme  un  germe  de  malheur,  l'amour  qui 
vous  livrait  à  moi. 

AIR  de  M.  Couder. 

Oui,  j"ai  voulu  vous  forcer,  vous,  madame, 

A  m'oul>lier,  peut-être  à  me  haïr  '..,. 

Mais  le  mépris  pèserait  sur  mon  âme 

Comme  un  remords  dont  il  faudrait  mourir! 

C'est  déjà  trop  de  revoir  ma  patrie, 

Seul...  malheureux...  aux  regrets  condamné  !... 

De  vous  laisser  à  qui  j'ai  dû  la  vie... 

Ah  1  je  lui  rends  plus  qu'il  ne  m'a  donné!... 

Mais  votre  mépris,  à  moi  qui  emporte  tant 
d'amour!...  vous  vous  taisez...  Juanita!...  ce  regard 


ACTE   DKIjXIE.MK. 


51 


tixt.'...  cette  pâleur...  uli  I  parlez'....  (Elle  reste  im- 
mobile, comme  étouffée  par  la  douleur.) 

SCÈNE   XVI. 
Les  Mêmes,  BAZILE,  ensuite  DOX  LOPEZ. 

BA7. ILE,  accourant,  à  Charencey  qui,  sans  l'écouter, 
regarde  toujours  Jnanita. 

Seigneur  Français,  votre  cheval  est  prêt...  j'ai 
mis  moi-même  dans  les  fontes  d'excellents  pisto- 
lets... en  souvenir  de  moi...  et  dans  un  petit 
coffre...  peu  gênant...  deux  flacons  de  Xérès...  et 
des  cigares  excellents...  toujours  en  souvenir  de 
moi  ! 

CIIAHENCEY,  vojaut  eutrer  don  Lopez. 

Don  Lopez!  (De  ce  moment,  et  pendant  ce  qui  suit, 
le  calme  et  le  sourire  reviennent  peu  à  peu  sur  les  traits 
de  Juanita.) 

noN  LOPEZ,  à  Charencey. 

Vous  n'avez  plus  à  craindre,  vous  pouvez  par- 
tir!... Quant  à  nous,  Juanita,  il  est  tard...  et  la 
route  ne  vous  semble  peut-être  pas  assez  sûre,  la 
nuit... 

JUAMTA,  souriant. 

Pourquoi  donc?  je  ne  veux  pas  que  l'on  dise  ici 
que  les  hommes  seuls  ont  du  courage!...  j'en  ai 
aussi,  moi...  donnez  vos  ordres,  don  Lopez,  je  suis 
prête  à  partir  pour  Madrid. 

DON    LOPEZ. 

Sans  peine!... 

JUAMTA. 

.\vec  joie!...    vous   avez  été  si   généreux  pour 


votre  ennemi...  il  m"a  tout  dit!...  et  vous  êtes  si 
bon  pour  moi  !...  que  je  me  sens  rassurée  !...  (Mu- 
sique jusqu'à  la  fin.  — A  Charencey.)  Adieu,  monsieur, 
nous  ne  suivons  pas  la  même  route...  mais  si  vos 
yeux  et  votre  pensée  se  tournent  quelquefois  de 
notre  côté,  n'oubliez  pas  que  vous  laissez  eu  Es- 
pagne des  amis...  qui  vous  estiment! 

DON    LOI'EZ. 

Qui  vous  aiment  !... 

1!  \ZI  LE. 

Qui  vous  doivent  tout!  (Charencey  le  regarde,  il 
appuie.)  Tout  ! 

c II  A  R  E  \  c  E  V,  comprenant. 

Ah!  j'entends.  (A  don  Lopez.)  Je  réclame  encore 
un  service  de  vous,  don  Lopez...  c'est  que  ce  pauvre 
garçon,  qui  a  de  la  vocation  pour  l'uniforme,  ne 
soit  pas  forcé  d'être  moino!... 

D0\    LOPEZ. 

Soldat,  lui! 

liA/.l  LE. 

C'est  le  seul  moyeu  de  n'être  pas  damné. 

D0\    LOPEZ. 

Allons,  soit...  pour  que  tout  le  monde  ici  vous 
doive  son  bonheur.  (  Il  lui  serre  la  main.) 

CHARENCEY. 

Oui...  (Jetant  un  regard  sur  Juanita  et  à  part.)  Nous 
sommes  quittes! 

BAZILE,  serrant  la  maiu  de  Charencey,  bas. 
Merci  pour  Zaïma! 


FIN     DE    JUANITA. 


L'HOMME  QUI  SE  CHERCHE 

COMKDIK-VAUDEVILLE   EN   UN  ACTE 

« 

lir.PRKSENTKi;    POl'R     I,  A    P  lU;  M  I  K  [t  !■     lOIS    SIR     I,E     T  H  K  A  T  It  I',     NATIONAL    Dl     V  A  1.  D  E  V  1 1. 1.  K 

LE     '11     DÉCEMBRE     18ili. 


liN"    COI.  LA  lîO  H  AT  ION     A  V  K  l.    M.     UOCIIK 


PERSONNAGES.  ACTEURS. 

GEORGES MM.  Fkmx. 

VERRIÈRKS,  avoiK' Montalknt. 

BERTRAND,   omployo   à  rcnregistrcnuMit Beiîn  \  ii  I)-Lko.\. 

LÉONIE,    fomme  de  Verrières M"'"^   DAinuiN. 

MADAME   DE  SIRVANiXES,   son   amie Lkcomte. 

GUILLAUME,  doiiu-stique  de  madame   de  Sirvannes  .  .  .  MM.  Bai.i.aud. 

PIERRE,   domestique  de  Verrières Rogeu. 


La  scène  est  à  Corbeil  près  Paris. 


L'HOMME  OUI  SE  CHERCHE 


Le  théâtre  représente  un  jardin.  —  Un  pavillon  à  droite. 
Tables  et  chaises  de  jardin. 


Un  bosquet  à  gauche. 


SCENE  I. 

MADAME  DE  SIRVANNES,  GUILLAUME, 
puis   LÉONIE. 

(Au  lever  du  rideau,  madame  de  Sirvannes  est  assise 
et  occupée  à  broder.) 

GUILLADME,    anuouçaiit. 
Madame  de  \'errières. 
MADAME  u  E  S I R  V  A\ N  E  S,  allant  au-devant  de  Li'onie 
et  la  baisant  au  front. 
Ma  chère  Léonie  ici!...  dans  notre  ville  de  Cor- 
bcil,  et  depuis  quand? 

LÉO  NIE. 

Depuis  hier  soir. 

MADAME    DE    SIRVANNES. 

C'est  bien  aimable  à  toi. 

LÉOMK. 

Ne  me  remerciez  pas  de  ma  visite,  je  viens  vous 
demander  un  service. 

MADAME   DE    SIRVANNES, 

Alors,  je  te  remercie  deux  fois. 

I.ÉONIE. 

J'étais  sûre  d'avance  de  votre  réponse.  Je  me 
suis  dit  :  Madame  de  Sirvannes,  ma  bonne  amie, 
qui  m'a  toujours  traitée  comme  sa  tillo,  ne  me  re- 
fusera pas  ses  conseils. 

MA  D  \ME    DE    SIRVANNES. 

De  quoi  s'agit-il  donc?  tu  parais  tout  émur». 

I.  ÉONIE. 

Ah  !  ma  bonne  amie,  je  suis  bien  mallieuieuse! 

MADAME   DE    SIRVANNES. 

Toi! 

LÉO  ME. 

C'est  au  point  que,  sans  vous,  je  ne  sais  pas  ce 
que  je  deviendrais. 

M  A  D  \  M  E    DE    SIRVANNES. 

Ail!  mou  Dieu,  tu  m'elfraies.  Explique-toi  bien 
vite. 

LÉON  lE. 

Vous  savez  que  mon  père,  il  y  a  bii'iitni  si\ 
mois,  m'a  mariée  à  monsioiir  Verrières. 

M  \  I»  A  \l  I.    I)  i:   s  I  li  \   \\  \  1-  s. 

Oui,  iiii  ji'uiie  avoué  riilu'  et  d'uni'  ligure  très- 
ajinMJilc. 

I.ÉO.M  K. 

Iléias!...  oui. 


MADAME    DE    SIRVANNES. 

Quel  soupir!  Ah  çà!  est-ce  que  ton  mari  se  con- 
duirait mal  avec  toi? 

LÉONIE. 

Lui!...  mais  c'est  le  meilleur  des  hommes. 

MADAME    DE    SIRVANNES. 

Je  comprends...  c'est  un  excellent  homme...  qui 
a  un  mauvais  caractère. 

LÉONIE. 

Du  tout...  charmant! 

M  A  D  A  M  E    DE    S I R  V  A  \  N  E  S. 

C'est  donc  son  esprit? 

L  É  O  N  I  E. 

Mais  il  en  a  beaucoup!  et  puis  il  m'aime  tant, 
il  se  jetterait  au  feu  pour  satisfaire  le  moindre  de 
mes  caprices;  enfin  c'est  un  mari  que  la  femme  la 
plus  indifférente  ne  pourrait  pas  s'empêcher... 
d'adorer. 

MADAME    DE    SI  U  VAN  NES. 

Et  toi...  tu  ne  l'aimes  pas? 

LÉO  ME. 

Au  contraire!  Mon  Dieu,  si  ;  je  l'aime...  je  l'aime 
beaucoup,  et  c'est  bien  là,  le  mal. 

M  A  D  A  JI  E    DE    SIR  V  ANNE  S. 

Comment? 

L  É  0  N  I  E. 

Sans  doute.  Parce  que  ce  n'est  pas  lui  que  je 
devrais  aimer  ainsi. 

AIADAME    DE    SIRVANNES. 

Par  exemple!  hé'!  mais,  qui  donc? 

LÉONIE. 

Un  ami  de  mon  enfance,  celui  qui  avait  reçu 
mes  premiers  serments  d'amour  éternel. 

MADAME    DE    SIRVANNES. 

Ah!  il  y  en  avait  un  autre? 

I.  É  0  N  I  E, 

.Miiu  Dieu,  oui  !  auquel  mon  père  eut  la  cruauté 
de  refuser  ma  main,  sous  prétexte  que  j'étais  trop 
jeune,  et  qu'il  n'avait  ni  état  ni  fortune;  comme  si 
l'amour  n'était  pas  le  premier  des  biens. 

M  \  1)  \  ME    DE    SIRVANNES, 

Ouaud  il  y  en  a  d'autres. 

LÉO. ME. 

Oh!  Georges  était  incapable  de  songer  :"i  di'  mi- 
sérables calculs  d'argent!  Eh  bien!  le  croiriez- 
vous?  ce  pauvre  jeune  liomme,  n'écoutant  que  sa 


50 


L'MOMMK   OUI   SE  CHERCHK. 


passion  pour  moi,  a  bien  voulu,  pour  s'enrichir, 
accepter  un  iut>'rèt  que  son  oncle  lui  offrait  dans 
sa  maison  de  commerce  de  New- York,  et  il  est 
parti...  en  emportant  la  promesse  que  je  ne  serais 
qu'à  lui... 

Il  \  D  A  M  E    DE    S I  R  V  A  >  N  E  S. 

Folie  d'enfant! 

LÉOMie. 

Ohl  non,  non,  j'étais  bien  décidée  à  tenir  ma 
parole.  Pendant  six  mois  je  fus...  au  désespoir!.,, 
puis  je  me  calmai  un  peu...  puis,  comme  il  ne 
nous  avait  pas  donné  une  seule  fois  de  ses  nou- 
velles... que  personne  ne  m'en  parlait...  je  ne  sais 
pas  comment  cela  s'est  fait,  mais  petit  à  petit  j'ai 
fini  par  m'accoutumer  à  ne  plus  penser  à  lui... 
mais  du  tout,  du  tout,  si  bien  que,  lorsque  mon 
père  est  venu  me  d  mander  si  je  consentais  à 
épouser  M.  Verrières,  j'ai  tout  de  suite  répondu  : 
Oui,  comme  une  étourdie. 

MADAME    DE    S  1  R  V  A  \  N  E  S. 

Et  tu  n'as  pas  lieu  de  t'en  repentir. 

Air  :  fen  iputU  un  petit  de  mon  âge. 

De  toa  amour,  il  est  di^e  s.ans  doute. 
Par  ses  soins  et  par  ses  bontés. 

LÉONIE. 

Ah  !  l'apprécie  aatant  qne  je  redoute 

Totttes  ses  nobles  qualités  ; 
Oui,  ïa  bonté  me  devient  dangereuse. 
Et  quand  un  antre  a  droit  à  mes  regtets. 

Si  je  n'y  prenais  garde...  mais 

Je  finirais  par  être  heureuse. 

MADAME   DE   SIRVA^XES. 

Comment  donc  I  mais  ça  serait  très-désagréable. 

LÉOME. 

Songez,  ma  bonne  amie,  combien  je  suis  cou- 
pable envers  Georges,  car  enfin  j'ai  trahi  mes  ser- 
ments, ce  que  personne  ne  fait. 

MADAME  DE  siRVANNES,  soariant- 

Ohl  personne  !...  Sais-tu  d'abord  s'il  a  tenu  les 
siens?  s'il  reviendra  jamais? 

LÉO. ME. 

H  est  revenu. 

MADAME    DF    S1RVA\NES. 

Qui  te  l'a  dit? 

L  É  G  ?l  I  E. 

ilais  je  l'ai  vu...  au  spectacle,  à  Paris,  il  y  a 
quelques  jours. 

MADVME    DE    SIR  VA  ANES. 

El  tu  lui  as  parlé? 

LÉO^SIE. 

11  l'a  bien  fallu.  Mon  mari  n'avait  pu  m'accom- 
paguer;  son  père,  avec  qui  j'étais,  venait  juste- 
ment de  sortir  pour  prendre  l'air;  tout  à  coup, 
j'entends  prononcer  mon  nom...  je  me  retourne... 
Qu'est-ce  que  je  vois?  Georges,  pale,  tremblant  et 
si  heureux  de  me  retrouver...  Ah!  sa  joie  m'a  fait 
une  honte!...  j'ai  été  sur  le  point  de  lui  dire  :  Je 
ne  suis  plus  digne  de  vous,  je  vous  ai  abominable- 
ment trompé...  je  suis  mariée  à  un  autre. 


MVDVME    DE    S|RVAX\ES. 

Mais  ta  aurais  très-bien  fait.  Qu'est-ce  qui  t'en 
a  empiVhé-e? 

LÉOME. 

Lui  apprendre  une  pareille  nouvelle  tout  à  coup, 
sans  ménagement...  à  un  homme  d'un  pareil  ca- 
ractère I 

MADAME    DE   SIRVATIKES. 

Il  est  donc  bien  sentimental? 

LÉO^SIE. 

Au  contraire!  il  est  très-gai,  et  c'est  ce  qu'il  y 
a  de  terrible...  parce  qu'avec  ces  gens-li,  le  cha- 
grin est  bien  plus  pernicieux. 

MADAME    DE   SI  R  V  A7i.>(  ES. 

Il  faudra  pourtant  qu'il  l'apprenne. 

LÉOME. 

C'est  ce  que  j'ai  pensé  avec  effroi,  lorsqu'il  m'a 
demandé  quand  il  pourrait  me  revoir...  J'allais 
m'expliquer...  Heureusement,  je  me  suis  souvenue 
que  je  devais  quitter  Paris  le  lendemain...  Et 
croyant  ainsi  lui  échapper,  je  lui  dis  que  je  partais 
pour  Corbeil.  Mais,  voyez  le  malheur,  lui  aussi  de- 
vait s'y  rendre  dès  qu'il  aurait  terminé  une  affaire- 
Interdite,  je  voyais  déjà  une  provocation...  un 
duel...  mon  mari  est  si  jaloux!...  pardonnez-moi, 
ma  bonne  amie,  je  perdis  la  tète,  et  quand  Geor- 
ges renouvela  ses  instances  pour  savoir  où  il  m-. 
trouverait,  je  m'é'criai  :  Chez  madame  de  Sir- 
vannes. 

MADAME    DE     SIRVATiXES. 

Ainsi,  M.  Georges  va  venir? 

LÉOXIE. 

Et  c'est  vous  qu'il  demandera. 

MADAME    DE     SIRVâ>r«ES. 

Moi  ! 

LÉO?iIE. 

Oh  !  je  vous  en  prie,  consentez  à  le  voir,  faites 
que  Georges  m'oublie,  et  je  vous  en  aurai  une  re- 
connaissance éternelle. 

MADAME     DE    SIBTAXXES. 

Mon  Dieu!  je  le  ferais  volontiers:  mais  cela  ne 
t'éviterait  pas  une  entrevue  qu'il  chercherait  à  ob- 
tenir, plus  tard,  par  tous  les  moyens  possibles. 

LÉOiXIE. 

Oh!  ma  bonne  amie...  on  nent!...  mon  Dieu! 

si  c'était  lui!... 

SCÈ.NE    II. 

Les  Mêmes,  BERTRAND. 

BERTRAND,  en  ikhors. 
C'est  bien,    c'est  bien...  Je  m'annoncerai  moi- 
même. 

MADAME     DE    S  I  R  V  A  >  ^  E  S. 

Eh  !  c'est  M.  Bertrand. 

LÊO?(IE. 

Je  respire. 

BERTRA3(D,    eDtrant. 
Ah!  mesdames...  enchanté  de  vous  trouver  en- 


L'{10MME   UL'l   SE   CHERCHE. 


semble.  Pernicttez-inoi  de  vous  offrir...  Ah  !  mon 
Dieu!...  je  ii"ai  qu'un  bouquet,  et... 

MADAMK    nE    SIUVANNES. 

Nous  sommes  deux,  M.  Bertrand. 

L  ÉOME. 

\  nus  voilà  un  peu  embarrasse'',  n'est-ce  pas? 

BERTRAN  D. 

Ma  foi,  c'est  vrai,  je  suis  un  peu  embarrassé. 

MADAME   DE    SIR  VANNES. 

Comment  allez-vous  vous  tirer  de  là? 

BKRTRAND,  après  s'être  gratté  le  front,  et  avoir  toussé 
plnsieurs  fois. 

AIR  :  Avez-vous  vu  ces  bos(juets  de  lauriers? 

Autrefois...  le  grand...  Salomon... 

Présidant...  une  Cour  d'assises... 

Voulut...  d'un  malheureux  garçon 
Faire  doux  parts...  c'eût  été  deux  bêtises  ! 
Probablement  ça...  l'aurait  fait  mourir... 
En  corrigeant  Salomon...  je  le  pille... 
A  toutes  deux...  ces  fleurs  feraient  plaisir... 
Les  partageant...  sans  les  faire  périr... 
Moi,  je  les  rends...  à  leur  famille. 
(Il  divise  le  bonqiiet  et  en  donne  la  moitié  à  chacune.) 

MADAME    DE     SIR  VANNES. 

.\llons,  allons,  pas  trop  mal. 

L  É  O  N  I  E. 

M.  Bertrand  est  d'une  galanterie... 

BERTRAND. 

Oii!  vous  en  verrez  bien  d'autres!...  je  suis 
lancé...  Je  veux  Cnre  l'homme  le  plus  aimable  de 
l'arrondissement.  (Bas  à  Léonie.)  Vous  n'avez  rien 
de  nouveau  à  m'apprendre  depuis  hier  ? 

LÉONIE. 

.\l)solunient  rien. 

AIADAME    DE     SIUV.VNNES. 

M.  Bertrand  sollicite?... 

BERTRAND. 

Pas  pour  moi. 

LÉO  NIE. 

M.  Bertrand  di'sire  que,  pendant  mon  séjour  ici, 
je  trouve  un  maii  à  Louise,  sa  lille,  ma  meilleure 
amie  de  pension. 

BERTRAND. 

Je  ne  veux  pas  jouer  au  fin  avec  vous.  F.h  bien  ! 
oui,  c'est  vrai.  L'amour  paternel  m'a  rendu  intri- 
gant, diplomate...  je  suis  méconnaissable.  Tant 
que  Louise  ne  fut  qu'une  enfant,  j'eus  des  goûts 
paisibles  :  j'aimais  la  retraite;  mais  à  mesure 
qu'elle  grandissait,  qu'elle  avançait  en  à-ie,  moi 
je  rajeunissais,  je  devenais  plus  fou  du  monde  et 
de  ses  bruyants  plai>irs.  Quand  elle  eut  quinze 
ans,  je  me  mis  à  recevoir,  à  donner  de  petites 
soirées;  quand  elle  en  eut  seize,  il  fallut  aller  au 
bal...  Si  bien  {|u'à  la  fin  de  l'hiver,  je  comptais 
plus  de  cent  contredanses  passées  à  faire  la  pas- 
tourelle... cavalier  seul!...  à  brouiller  toutes  les 
figures,  à  éviter  de  marcher  sur  les  jolis  pieds  de 
nii'H  danseuses,  et  surtout  h  garantir  les  miens  des 
entrechats  des  danseurs.  Ah!  mesdames!...  que  je 
III. 


ne  mazurke  pas  l'année  proiiiaine,  je  vous  le  de- 
mande en  grâce.  Mariez  ma  fille  ! 

LÉOME. 

Encore  faudrait-il  trouver  quelqu'un  qui  fut 
digne  de  Louise...  et  à  Corbcil...  en  fait  de  jeunes 
gens... 

BERTRAND,  vivement. 

Si...  si...  il  y  en  a  un...  que  le  ciel  nous  en- 
voie... Vous  savez  que  je  demeure  vis-à-vis  de 
l'hôtel  de  la  Croix- de- Malte.  Eh  bien!  hier, 
qu'est-ce  que  j'aperçois?  un  jeune  homme  de  fort 
bonne  mine,  qui  venait  d'y  prendre  un  loge- 
ment. 

MADAME    DE     SIRVANNES. 

Vous  avez  remarqué  tout  de  suite... 

BERTRAND. 

Quand  on  a  une  fille  à  marier!  on  fait  attention 
à  tout,  madame,  et  l'on  ne  regarde  pas  avec  in- 
diflerence  un  jeune  homme  qui  a  l'âge  de  ri- 
gueur, vingt-cinq  à  trente...  je  vous  prie  de  le 
noire...  On  s'informe  de  sa  fortune...  do  ses 
mœurs...  de  son  caractère... 

LÉONIE. 

Vous  avez  osé  demander... 

BERTRAND. 

Pour  savoir...  dame!...  il  n'y  a  guère  d'autres 
moyens...  le  maître  de  l'hôtel,  qui  est  fort  bavard, 
m'en  a  fait  un  éloge  complet...  Il  paraît  qu'il  est 
fort  riche. 

LÉONIE. 

Et  vous  savez  son  nom? 

BERTRAND. 

Son  nom?...  certainement!...  on  me  l'a   dit... 
mais  je  l'ai  oublié  ;  n'importe,  vous  l'apprendrez 
bientôt  par  lui-même,  mesdames,   car  il  a  de- 
mandé l'adresse  de  madame  de  Sirvannes. 
t.  É  o  M  E. 

Plus  de  doute  :  e\st  lui  !  c'est  M.  Georges. 

BERTRAND. 

Tout  juste,  c'est  ainsi  qu'il  se  nomme...  je  me 
le  rappelle  à  présent.  Ainsi,  vous  le  voy-z,  ninn 
jeune  ami...  est  de  vos  amis,  c'est  bien  là  ce  qui 
m'a  décidé,  et  il  vous  sera  facile... 
GUILLAUME,  entrant. 

.Monsieur  Georges  demande  à  parler  à  malann'. 

LÉO  ME. 

Oh!  ciel! 

Air  :  /;/i.'  mai.f  i/u'di'ez-roiis  tlinic,  de  ijfdce  ? 
(Avis  aux  Coiiuettos.)  (Horraille.) 

ENSEMBI.R. 

LÉONIE. 

Qui'i  I  lui  ci.'j.i!  mon  Dieu!  je  tronililo  ! 
Ah!  quel  troubU-  agiti»  mon  cruur  ! 
Do  nous  trouver  là,  seuls  ensemble. 
Malgré  moi  j'.ii  pour,  oui,  bien  peur! 

MADAMK    DE    SIRVANNES. 

Quoi  !  lui  déjà  !  comme  elle  tremble  ! 
El  quel  Iroublo  agile  son  cœur! 
Dij  se  trouver  Cou.s  deux  ensemble, 
Knut-il  donc  avoir  tant  de  peur? 


58 


L' 110  M  Mb:   nui   SK   CUKUCllE. 


It  K  R  T  U  A  \  l>. 

yiloi  !  lui  doj!»!  mais  il  me  scinMo, 
Que  ça  va  liien.  Diou,  quel  bi'nliour  ! 
Jp  pars  nt  Je  vous  laisse  ensemMo  : 
D'un  pCre  faites  lo  boiilieur. 

MAHAMK    DK    SIRVANNKS,    à  Gnillaiimo. 
Près  (le  lums  vous  pouvez  conduire... 
l.lîONtK,  vixcmciit  à  Gnill;miiie. 

(A   madame  de  Sirvannes.) 
L'n  instant...  Dans  mon  embarras, 
J'ai  mille  choses  à  vous  dire. 
Madame...  ne  nie  quittez  pas! 

/ieprise  de  l'ensemble. 

LKONIE. 

Quoi!  lui  déjà!  mon  Dieu,  je  tremble!  etc. 

MADAME   nE    SIRVANNES. 

Quoi  !  lui  déjà  !  comme  elle  tremble  !  etc. 

BERTRAND. 

Quoi!  lui  déjà!   mais  il  me  semble,  etc. 
(lis  sortent  tons  les  trois.) 

SCJ^NE   III. 
GUILLAUMK,    GEORGES. 

GUII.L  AUM  !•. 

Par  ici,  monsieur,  dans  une  minute  madanic  va 
s'y  rendre. 

GEO  R CES  ,  entrant. 

Fort  bien,  fort  bien,  mon  garçon...  Eh!  mais... 
(LVx,imiuaul.)  c'est  Guillaume,  mon  ancien  do- 
mestique. 

GUILLAUME. 

Lui-même.  J'avais  bien  reconnu  monsieur  tout 
de  suite...  mais  le  respect... 

GEORGES. 

Diable  !..  il  paraît  que  tu  t'es  formé...  bonjour, 
Guillaume...  J'attendrai...  (Il  lui  fait  signe,  Guillaume 
s,, ri.  —  Seul.)  Je  vais  donc  revoir  Léonie!...  c'est 
qu'en  vérité  je  ne  suis  plus  pressé  le  moins  du 
monde,  je  viens  ici  pour  l'acquit  de  ma  conscience, 
voilà,  tout.  Pourquoi  diable  aussi,  juste  le  lende- 
main de  mon  arrivée  en  France,  ai-je  rencontré 
dans  une  soirée...  quinze  jours  de  suite...  un  petit 
nez  en  l'air...  je  raffole  des  nez...  c'est  que  je  n'ai 
jamais  été  pris  comme  cela,  parole  d'bonneur!  et 
cependant,  en  revoyant  Léonie,  par  hasard,  au 
spectacle,  elle  m'a  paru  bien  jolie  aussi,  il  faut  en 
convenir;  et  peut-être  allais-je  revenir  h  mes  pre- 
miers sentiments ,  quand  à  peine  descendu  à 
Corbeil,  qu'aperçois-jc?  mon  [n'tit  nez!  C'est  in- 
croj'able  !  c'est  un  jeu  du  sort...  une  fatalité...  et 
l'antre  qui  m'attend  depuis  quatre  ans!  qui,  pour 
moi,  a  peut-être  refusé  quatre  partis!...  Les 
ijoiTimes  sont  bien  scélérats!  enfin,  s'il  n'y  a  pas 
moyen  de  faire  autrement,  il  faudra  bien  que 
j'épouse  Léonie.  Un  négociant  n'a  que  sa  parole... 
«  C'est  une  échéance...  »  On  vient...  elle,  sans 
doute...  voyons  un  peu. 


SCÈNE   IV. 

LÉONIE,  c;eorges. 

L  K  o  M  E ,  entrant ,  à  elle-même. 
C'est  fini,  il  n'y  a   plus  à  reculer.  (Haut,  fai.sant 
Mil  iirofonde  révércnec.)  Monsieur... 

GEORGES,  saluant  avec  cérémonie. 
Madenioibelle  !... 

LÉO  ME,  à  part. 
Ah  1  voilà  un  mot  qui  me  fait  un  mal  !...  il  me 
croit  libre...  pauvre  Georges! 

GEOR  G  ES,  à  part. 
Comme   elle    a   l'air  troublé!...   est-ce  qu'elle 
m'aimerait  toujours?  Pauvre  Léonie!... 
LÉONIE,  à  part. 
Allons,   puisqu'il    ne   veut   pas   commencer... 
(Haut.)  Nous  avez  désiré  me  voir? 

GEORGES. 

Certainement...  j'ai  désiré...  je  désirerai  tou- 
jours... certainement.  (A  part.)  Vous  verrez  que  je 
ne  trouverai  rien  à  lui  dire...  je  suis  stujjide,  ma 
parole  d'honneur. 

LÉONIE. 

J'y  ai  consenti.,,  parce  que...  j'ai  à  vous  par- 
ler... d'une  chose... 

GEORGES. 

C'est  qu'elle  a  toujours  sa  voix  douce  qui  va  au 
ccEur.  (Lui  donnant  une  chaise.)  Je  VOUS  écoute, 
mademoiselle. 

LÉONIE,  à  part. 

Encore,  mademoiselle!...  voilà  que  je  n'ose 
plus.  (Hant.)  Oui,  d'une  chose...  qui  nous  inté- 
resse tous  deux  !... 

GEORGES,  à  part. 

Nos  amours  d'autrefois,  je  parie...  nous  y 
voilà. 

L  É  o  M  E. 

Eh  bien...  vous  ne  devinez  pas? 

GEORGES. 

Oh!  mon  Dieu,  non,  du  tout.  (A  part.)  Si  jolie  ! 
comment  lui  apprendre... 

LÉONIE,  à  part. 

Si  confiant!...  comment  l'amener  là?  (Haut.) 
Georges...  nous  nous  étions  juré  de  nous  at- 
tendre. 

GEO  RGES. 

Sans  doute... 

LÉONIE. 

II  y  a  c[uatre  années  de  cela. 

GEORGES,  avec  un  soupir. 
Oli!  oui...  quatre  grandes  années!... 

LÉONIE. 

Oui  vous  ont  paru  telles...  Je  n'en  doute  pas... 

GEORGES. 

Oh  !  Léonie!...  (A  part.)  C'est  drôle,  en  l'écou- 
tant, voilà-t-il  pas  que  mon  cœur  s'embrouille, 
et  que  je  ne  sais  plus  au  juste  si  c'est  elle  ou 
l'autre. .. 

LÉO  ME. 

Je  rends  justice  à  vos  sentiments...  mais,  vous 


L'IIOM.MK   OUI   SI-:  Cil  Elu;  Il  K. 


59 


ne  m'avez  pas  donné  une  seule  fois  de  vos  nou- 
velles. 

CEonot:  s,  à  part. 
Les  roproclios  qui  arrivent. 

LKO.ME,  aiipiiyanl. 
l'as  une  seule!... 

GEORGES,   à  part. 
Après  tout,  je  ne  peux  pas  les  aimer  toutes  les 
deux...  et  décidément,  je  dois  lui  avouer...  (Haut.) 
Ma  chère  Léo  nie... 

LÉO  NIE,  à  part. 
Ah!  mon  Dieu!...  il  va  me  dire  qu'il   m'aime 
toujours...  Je  ne  pourrai  pas  l'échapper. 

G  1:0  R  G  ES. 

Ma  clière  Léonie...  Malgré  le  bonheur  qu'on 
éprouve  toujours  à  tenir...  un  serment...  il  pour- 
rait se  faire...  que  par  une  fatalité...  cruelle...  par 
des  circonstances...  tout  h  fait  indépendantes  de 
sa  volonté...  l'un  do  nous...  fût  forcé  de  man- 
quer... 

I, É0.\I  E,  vivoinent. 

A  sa  parole...  (Hésitant.)  Et  alors?.., 

GEORGES. 

Alors...  peut-être  serait-il  juste  de  n'en  accuser 
que  cette  fatalité...  et  surtout...  cette  absence  qui 
a  été  si  longue... 

LÉO  ME,  avec  joie. 
Ah!  merci,  Georges,  merci! 

GEORGES,  surpris,  à  part, 
Elle  nie  remercie!... 

r,  É  0  M  E. 
Connue  c'est  généreux...    comme  c'est  bien  de 
votre  part!... 

GEORGES,  de  même. 
Je  ny  suis  plus  du   tout.    (Haut.  )  Ah  çà  !  ma 
chère  Léonie,  expliquons-nous.  Qu'est-ce  qui  est 
bien  de  ma  j)arl? 

LÉONIE. 

De  m'avoir  comprise.,,  de  m'avoir  pardonnéc... 

G  EORGES. 

Quoi  donc? 

^Éo^'l  1:. 

Ih;  mais,  de  m'ôtre  mariée. 

GEORGES,  stupéfait. 

Mariée!...  vous  êtes  mariée!  (  A  part.)  Moi  qui 
avais  la  bêtise  de...  (Haut.)  Malgré  vos  serments  ! 
Cl  vous  avez  la  cruauté  de  m'avouer  cela  sans  au- 
cune émotion  !...  avec  joi  •  inAme!...  connue  si 
c'était  la  chose  la  plus  nalun'llf  du  monde.  Ah! 
Léonie!  Léonie  ! 

LÉO  ME. 

Mon  Dieu!  c'est  vous-même...  (pii  disiez  tout  à 
riieure  <iu'il  ne  fallait  en  accuser...  que  l'ab- 
Beiice... 

GEOR  GES. 

Tout  a  l'heure...  tout  il  l'heure...  c'était  bien 
diiïérent...  Aiu^i,  lorsque,  me  liant  i'i  la  foi  des 
traités,  je  re\enais  lidèle...  et  plus  amoureux  que 
jamais...  (A  part.)  Car  c'est  vrai..,  c'est  elle  que 


j'aime,  à  présent,  j'en  suis  sur;  elle  est  cent  fois 
mieux  que  l'autre.  (Haut.)  Mariée! 

L  É  0  M  E, 

Georges,  écoutez. 

GEO  RGES, 

Non,  madame,  non;  je  ne  veux  rien  entendre, 
vous  m'avez  indignement  trompé.  Mon  peu  de 
fortune  était  le  seul  obstacle  à  mon  bonheur,  me 
disait-on,  et  moi,  simple  et  confiant,.. 

Air  :  Connaissez  mieux  le  grand  Eugène. 

Pour  m'enrichir,  sur  un  lointain  rivage, 
Je  n'ai  pas  craint  de  m'e-tiler,  et  là, 
Je  me  disais  pour  avoir  du  courage, 
De  mes  travaux,  mes  soins...  et  cœtera, 
Ma  femme  un  jour  me  récompensera! 
Sans  cet  espoir,  la  fatigue  importune 
Aurait  bientôt  fini  par  m'accabler; 
Et  je  le  perds!  Ûli!  d'avoir  fait  fortune 
Qui  maintenant  pourra  me  consoler"?... 

LÉONIE, 

Pauvre  jeune  homme! 

GEORGES, 

Et  rien  ne  m'a  rappelé  à  votre  souvenir? 

LÉONIE, 

J'avoue... 

GEORGES. 

Ah!  c'est  trop  fort  !...  mais  je  ne  serai  pas  seul 
malheureux!  Non,  je  connaîtrai  celui  qui  m'a 
enlevé  votre  cœur!,,,  cet  odieux  M.  de  Sir- 
vannes! 

LÉONIE  ,  surprise, 

M.  de  Sirvannes!... 

GEORGES. 

Et  je  lui  rendrai  tous  les  tourments  que  je  lui 
dois. 

LÉONIE,  à  part. 
Oh!  comme  j'ai  bien  fait  de  ne  pas  lui  dire  mon 

nom. 

(;  1;  G  i\  G  E  s. 
Oui,  madame,  désornuiis  il  me  verra  sans  cesse 
sur  vos  pas,  épiant  votre  regard,  cherchant  par 
tous  les  moyens  possibles  à  occuper  votre  |)en- 
sée,  à  agiter  votre  cœur,  et  s'il  n'est  pas  con- 
tent,., 

LÉONIE, 

Oh!  vous  ne  ferez  pas  cela,  monsieur? 

GEORGES, 

Je  ferai   plus  encoi'c,  madame,  et  peut-être,  à 

défaut  (l'amour,  parviendrai-je  ti  vous  donner  dea 
remords! 

I.10\  lE. 

Des  remords!  ah!  niunsieur  !...  Vos  reproches 
et  vos  menaces  \ieuui'ut  de.  les  elVacer  tous  à 
l'instant. 

I,  1:11  II  G  ES. 

Léonie  !... 

1    Ml  \  lE. 

Adieu,  uinii-.i' 

(.EOU  (■!:,«. 

Léonie!.. .  (Ello. lui  forme  la  porte  an  nci.) 


60 


L'IIUMME   QUI    SE  CilEUCIIK. 


SCÈNE    V. 

GF.OnGES,  soiil. 

Kh  bien,  oui  !  je  les  troublerai,  votre  repos,  votre 
bonbeur!...  Ali!  vous  croyez  qu'il  sulTira  de  dire  : 
On  a  reçu  mes  serments,  c'est  vrai;  mais  j'ai 
trouvi'  plus  agri^able  d'y  manquer,  et,  ma  foi  !  j'ai 
profité  do  l'occasion.  Mais  alors,  quelle  serait 
donc  la  destinée  du  malbeureux  qui  revient  plein 
d'amour  et  de  confiance'.'  car,  voilà  juste  ma  po- 
sition :  je  revenais  ici  le  cœur  plein  d'amour  et 
de...  Enfin,  j'aurais  pu  revenir  le  cœur  plein... 
elle  devait  au  moins  le  penser  :  c'est  absolument 
la  môme  chose.  D'ailleurs,  je  suis  libre,  moi! 
quelle  différence!  Sa  fidélité  aurait  touché  mon 
cœur  :  c'est  possible...  c'est  môme  probable... 
c'cst-cà-dirc  que  c'est  certain  I...  tandis  qu'elle.... 
elle  est  mariée!...  mais  c'est  épouvantable!...  A 
présent  qu'elle  est  la  femme  d'un  autre,  je  sens 
bien  que  c'est  elle  seule  que  j'aime...  c'est  très- 
positif...  je  cherche  on  vain  à  me  le  dissimuler; 
je  me  mens  à  moi-môme  pour  me  donner  le  cou- 
rage de  respecter...  Eh  bien!  non,  je  ne  respec- 
terai rien;  j'aime  mieux  ça...  Je  la  poursuivrai,  je 
l'enlèverai  à  son  mari...  Oui,  jedois  cet  exemple  à 
mon  pays  et...  à  la  société! 

.\ii;  :  iJunx  i-c  castcl,  daiiw  de  himl  lignaye. 

11  est  de  très-bonne  morale 

Qu'elle  trompe  enfin  son  mari. 
Et  par  constance,  à  la  foi  conjugale, 

Elle  doit  manquer  aujourd'hui. 

Car,  sa  position  est  telle 
Qu'à  ce  serment  indignement  prêté  ! 

Son  devoir...  est  d'être...  infidèle 
Oui,  par  respect  pour  la  fidélité  ! 
(Tirant  de  sa  poche  un  poripfeuille  cl  écrivant  au 
crayon. j 

Écrivons-hii...  «  Perfide!...  »  Mais,  j'y  pense, 
comment  lui  faire  parvenir?...  Si  cette  lettre  tom- 
bait entre  les  mains  de  son  mari,  ce  polisson  de 
Sirvannes?...  Eh!  qu'est-ce  que  ça  n)e  fait  à  moi, 
son  mari?...  il  comprendra  que  mes  droits  sont 
plus  sacrés  que  les  siens...  c'est-à-dire...  il  ne 
voudra  peut-être  pas  comprendre...  ces  gens-là 
sont  si  égoïstes!...  Eh  bien!  j'irai  moi-môme  au- 
devant  de  lui,  et  je  lui  dirai...  Qu'est-ce  que  je 
lui...  dirai  1...  (Il  cherche.) 

SCi-NE  VI. 

GEORGES,  VERRIÈRES. 

VEnniiîRES,  entrant. 
Ma  femme  est  ici...  oh!   si  elle  me  trompait!... 
(Apercevant    Georges.)    Un    homme!...    (Il   s'avance 
doucement.) 

0  E  O  R  G  F,  S. 

Eh  parbleu!  je  lui  dirai...  (Tout  en  parlant  et  ges- 
ticulant il  se  trouve  face  à  face  a\r,-  Verrières.  Lui  dun- 
nant  la  main.)  Tiens!  te  voilà:...  bonjour,  com- 
ment te  portes-tu? 


\  i:iinii:iiES,  se  jelant  dans  ses  bras. 
Georges!  mon  compagnon  d'enfance! 

G  E  ou  CE  s.        . 
Ce  cher  Verrières...  justement  je  viens  de  chez 
toi,  où  tu   trouveras  un  ])etit  singe,  un   ouistiti, 
que  je  t'ai  apporté  de  là-bas,  avec  ces  mots  sur  le 
collier  :  «  Georges  à  son  meilleur  ami.  » 
VEnniii  RES. 
Quel  bonheur  de  se  retrouver  ! 

GEORGES. 

Après  quatre  ans  d'absence. 

VERRIÈRES. 

Pendant  lesquels  j'ai  appris  que  tu  avais  fait 
fortune. 

GEORGES. 

Ne  m'en  parle  pas,  une  fortune...  ridicule,  mon 
ami  !  je  reviens...  millionnaire  !  ça  n'a  pas  le  sens 
commun. 

V  ERRli:  RES, 

Mais  si,  mais  si. 

GEORGES. 

Et  toi,  que  fais-tu  à  présent?  tu  es...  notaire? 
juge?  avocat? 

VERRIÈRES. 

Non,  avoué. 

GEORGES. 

Et  marié,  cela  va  s'en  dire,  les  avoués  se  ma- 
rient toujours,  et  toujours  bien,  n'est-ce  pas? 

VERRIÈRES. 

Oui,  ordinairement.  Si'ulement,  moi,  je  don- 
nerais tout  ce  que  je  possède...  pour  être  encore 
garçon. 

GEORGES. 

Ah  bah! 

VERRIÈRES. 

Avec  toi,  mon  ami,  mon  camarade  d'enfance, 
jo  n'ai  pas  de  secrets... 

GEORGES. 

Eh  bien?... 

VER  RI  icRES. 

Eh  bien...  depuis  quelque  temps,  je  ne  sais 
quel  démon  s'est  emparé  de  moi,  je  ne  vis  plus, 
jo  ne  dors  plus,  je  ne  puis  plus  re.>ter  en  place... 
je  suis  jaloux! 

GEORGES. 

De  ta  femme?...  mais  c'est  affreux!... 

VERRIÈRES. 

Oh!  si  elle  me  trompait!...  c'est  que  pour  un 
mari...  avoué,  c'est  bien  plus  désobligeant  que 
pour  un  autre.  Moi  surtout,  qui  en  ce  moment  ai 
deux  causes...  en  séparation  !  quel  sujet  de  risée 
je  deviendrais  à  l'audience  !  et  penser  que  je  serais 
peut-être  le  seul  parmi  mes  confrères... 

GEORGES. 

Oh!  le  stMil!...  c'est  de  l'exagération;  mais 
qu'est-ce  ([ui  cause,  qu'est-ce  qui  motive  ta  ja- 
lousie? 

VERRIÈRES. 

Tout. 


L'HOM.MK   ()L1   SE    CllKUCHl::. 


61 


r.EORGES. 

Qu'est-re  que  tu  as  vu?  qu'est-ce  que  tu  as  dt^- 
découvcrt? 

vi:  i\  n  ii;uKS. 
Rien. 

GEORGES. 

Tout,  rien...  mais  alors... 

\  ERRIÈHES. 

Alors,  c'est  mille  fois  plus  effrayant  que  si  l'on 
ne  pouvait  plus  douter. 

GEOUGES. 

Permets,  permets!  tu  exa?;ôres  encore. 
V  E  R  n  I  iî  R  E  s. 

Oh  !  mon  ami,  pour  un  homme  intelligent  et 
sensihle,  est-ce  que  tout  ne  devient  pas  un  affreux 
indice?  une  inflexion  de  voix,  une  coiffure  nou- 
velle, une  toilette  plus  coquette  que  d"hahitadc... 
Que  sais-je,  moi?...  une  simple  fleur  à  la  ceinture, 
car  les  fleurs  ont  un  langage,  elles  parlent...  et  si 
l'on  n'est  pas  là  au  commencement  de  la  conver- 
sation, si  on  ne  l'interrompt  pas  à  temps... 

GEORGES. 

Tu  as  peut-ùtre  raison  :  ça  peut  devenir  grave, 
oui,  oui. 

Aiit  :  Ces  postillons  sont  d'ane  maladresse  ! 

Il  faut  traiter  le  mal  dès  l'origine, 

Un  rhume  que  l'on  négligea 
Peut  devenir  fluxion  de  poitrine. 
On  dit  alors  :  Oh  !  si  j'avais  su  ça! 
Il  est  trop  tard,  bonsoir.  Puis  l'on  s'en  va. 
Et  bien  souvent  l'on  a  vu,  je  le  gage. 

L'honneur  d'un  époux  outragé. 
Mourir,  hélas!  au  printemps  du  ménage, 
D'un  bouquet...  négligé. 

VER  U  1ER  ES. 

Ce  qui  m'irrite,  ce  qui  m'exaspère  le  plus,  c'est 
de  me  dire  qu'il  y  a  peut-ùtre  quelqu'un  qui  fait 
la  cour  à  ma  femme,  là,  tout  près  de  moi,  et  à 
qui  je  donne  la  main. 

GEORGES,   lui  pPiMiMnl  1.1  main. 

Pauvre  ami  ! 

\  i;  p.  Il  I  ii  R  !•;  s. 

Sans  pouvoir!...  oh!  il  fautque  je  voie  madame 
de  Sirvanncs,  que  je  Tinlerroge,  que  je  lui  de- 
niaiidi'... 

GEORGES. 

Si  ta  femme  a  un  amant?  et  tu  crois  qu'elle  te 
le  dira?  allons  dune!... 

VERRiiîRES. 

Comment  faire,  mon  Dieu!  comment  faire? 

GEORGES. 

Ilcoute,  les  femmes  ont  toujours  quekpics  ca- 
chettes, (juelques  meuhl(;s  ù  secret;  j'ai  môme 
conim  une  belle  Américaine  rpii  ne  fut  traliic  que 
parla  maladresse  d'une  servante  fini  cassa...  quoi? 
un  sucrier!  11  avait  un  double  fond!...  Allez  donc 
ciiercher...  une  perfidie,  sous  des  morceaux  de 
sucre!...  Retourne  chez  toi;  bouleverse,  furetle... 
casse  mCmc!  il  est  impossible  que  tu  ne  trouves 


pas...  un  billet...  une  bague...  Que  sais-je,  moi? 
quelque  chose  enfin  qui  te  dira  clairement  ce 
que  tu  veux  savoir... 

VERRIÈRES. 

Ah  !  merci,  Georges,  merci  !  (Il  sort  vivement.) 

SCÈNE  VII. 

GEORGES,  seul. 

Oui,  oui...  nous  le  découvrirons,  le  séducteur... 
Je  ne  conçois  pas,  moi,  qu'on  fas^e  la  cour  à  la 
femme  d'un  autre...  qu'on  cherche  à  la  séduire!... 
Mais  il  ne  faut  pas  que  les  affaires  de  l'ami  Ver- 
rières me  fassent  négliger  les  miennes.  Achevons 
ma  lettre  commencée.  (Écrivant.)  Perfide!  (P.nlé.) 
Non,  il  ne  faut  pas  l'effrayer.  De  la  douceur  d'a- 
bord. (Écrivant.)  Ma  chère  Léonie,  c'est  en  vain 
que  vous  hésitez  entre  votre  cœur  et  votre  devoir. 
(Parlé.)  Je  tremble  que  la  femme  de  Verrières  n'ait 
pas  hésité.  (Écrivant.)  L'empressement  que  vous 
mettez  à  me  fuir  me  montre  assez  que  vous  m'ai- 
mez toujours.  (Parlé.)  Ca  l'a  changé.  Verrières;  il 
s'affecte  trop.  Aussi  les  demoiselles  ne  songent  pas 
assez  qu'en  se  mariant  elles  contractent  des  obli- 
gations sérieuses.  (Écrivant.)  Une  pauvre  jeune 
fille  sacrifiée  doit-elle  se  croire  enchaînée  irrévo- 
cablement? (Parlé.)  C'est  que  je  gagerais  qu'il  n'y 
a  pas  un  aussi  bon  mari  que  Verrières.  Ce  sont 
toujours  les  bons  qui  ont  le  plus  de  chance.  Vrai- 
ment, les  femmes  sont  indignes  de  pardon...  (Écri- 
vant.) Les  femmes  sont  bien  excusables...  (Parlé.) 
Qui  vient  là? 

SCÈNE    VIII. 

GEORGES,   GUILLAUME. 

GEORGES,  à  Giiillannie  qui  traverse  le  jardin. 
Ah!  c'est  Guillaume...   Attends  un   peu,   mon 
garçon.  (Terminant  sa   lettre.)   Je  vais  te    charger 
d'une  commission  pour  ta  maîtresse. 

GUILLAUME. 

Je  suis  aux  ordres  de  monsieur. 

GEORGES. 

Tu  vas  lui  porter  de  ma  part...  (A  p,irt.)  Tiens, 
mais  si  je  profitais  de  l'occasion  pour  m'informer... 
il  faut  bien  que  je  sache  qui  l'on  m'a  préféré... 
(liant.)  Dis-moi  donc  un  peu,  Guillaume,  ce  que 
c'est  que  M.  de  Sirvannes? 

GUILLAUM  E. 

C'est  un  excellent  homme,  monsieur,  très-gai 
quand  il  n'a  pas  la  goutte. 

G  i:  o  R  G  E  s. 

Ah!  il  a  la  goutte!  (.V  part.)  l/'onir,  ui'oublier 
pour  un  goutteux  ! 

GUI  LLAUME. 

C'est  mémo  ce  qui  l'a  engagé  ii  i)rciulre  sa  re- 
traite. 

(;  i;or(;es. 

Hein?  il  est  à  la  retraite?  depuis  son  mariage 
peut-être  ? 


62 


i;il()MMl":   Olil    SK   CHKHCHI': 


PrécisL^nient. 


(.  t  1 1. 1,  A  l  M  E. 


A  Ht  (le  Julie. 


Il  avait  lians  un  rainislore 
Fait  ses  trente  ans  comme  employé, 
Et  le  repos  lui  devint  nécessaire. 

GEOn  GES. 

C'est  pour  ra  qu'il  s'est  marié? 
Ces  employés  sont  intrépides! 
Sans  prévoir  aucun  accident 
H  a  pris  femme,  c'est  charmant! 
Comme  l'on  prend  les  Invalider. 

GUILLAUME. 

Monsieur  n'a  plus  rien  à  me  dire'?  (11  va  pmir 
prendre  la  lettre.) 

G  KOr.GES. 

Un  moment.  (.\  part.)  Je  dois,  en  ami  dévoué, 
faire  tout  niardier  de  front.  (Haut.)  Tu  dois  con- 
naître dans  ce  pays  une  madame  Verrières'.' 

GUI  LLAUME. 

Oui,  monsieur,  c'est  une  amie  de  la  maison, 
la  femme  d'un  avoué...  qui  vient  souvent  voir 
madame. 

GEORGES. 

Parmi  les  habitants  de  ce  pays,  n'en  distingue- 
rait-on pas  un  dont  les  hommages... 

Gl  I  LL\UME. 

L;\-dessus  les  avis  sont  partagés  :  la  femme  de 
chamhre  de  madame  Verrières  a  une  opinion  qui 
diffère  beaucoup  de  celle  du  portier. 

GEORGES. 

Et  laquelle  de  ces  deux  opinions  te  parait  la 
meilleure? 

GUILLAUME. 

Je  pencherais  assez  pour  celle  du  portier,  d'au- 
tant que  la  femme  de  chambre  prétend  que  sa 
maîtresse  est  la  vertu  même... 

GEORGES. 

Tandis  que  le  portier,  au  contraire... 

GUILLAUME. 

Ce  qui  est  bien  plus  naturel... 

GEORGES. 

Et  sur  quoi  fondc-t-il  son  opinion...  le  portier"? 

GUILLAUME. 

Sur  ce  que  M.  Bertrand  qui,  avant  l'arrivée  de 
madame  Verrières  en  ce  pays... 

GEORGES. 

D'abord,  qu'est-ce  que  c'est  que  M.  Bertrand? 

GUILLAUME. 

C'est  l'homme  soupçonné  de  faire  la  cour... 

GEORGES. 

Bon...  et  pourquoi? 

GL  ILLAL  ME. 

Parce  qu'il  rend  de  très-fréquentes  visites  à 
madame  Verrières,  et  ne  manque  pas  une  soirée, 
un  bal,  quand  il  sait  que  madame  Verrières  y  as- 
sistera. 

GEORGES. 

Ah!  il  aime  le  bal...  C'est  bon,  je  le  ferai  dan- 


'   ser.  Et,  dis-moi,  Guillaume,  l'as-tu  déjà  vu  ici  ce 
matin  ? 

G  UII.LAl  M  i:. 

Certainement,  il  a  même  apporté  un  bouquet. 
(Regardant.)  Et,  tenez,  monsieur,  pendant  que 
sa  fille  entre  chez  madame,  le  voici  qui  vient  de 
ce  coté. 

GEORGES. 

Ce  monsieur!.,.  Ah!  il  a  une  fille?...  et  il  ose... 
il  n'y  a  plus  de  vieillards,  parole  d'honneur!  (Avec 
emphase.)  Guillaume,  laisse-nous,  et  porte  cette 
lettre  à  ta  maîtresse. 

SCÈNE   IX. 

GEOUGES,  BEUTUAND. 

GEORGES,  allant  à  Bertrand. 
C'est  donc  vous,   monsieur,  qui,   foulant  aux 
pieds... 

UEirrnAN  D,  regardant  à  ses  pieds. 
Je  foulerais...  lA  part.)  Tiens!  c'est  mon  jeune 
homme!  il  est  encore  mieux  que  je  ne  croyais. 
GEORGES  ,  après  avoir  regardé  Bertrand  en  face, 

se  détourne  pour  rite. 
(A  part.)  Par  exemple!  Voilà  une  drôle  de  figure 
pour  inspirer  des  passions.  11  y  a  méprise.  (Haut.) 
Pardon,  monsieur,  est-ce  bien  vous  qui  vous  nom- 
mez Bertrand? 

BERTRAND. 

Oui,  monsieur,  j'ai  cet  honneur.  (A  part.)  Il 
sait  mon  nom!...  Est-ce  qu'on  lui  aurait  déjà 
parlé  de  ma  fille? 

GEORGES,  à  part,  le  regardant  encore. 

Ça  n'est  pas  possible!...  A  moins  que  ce  ne  soit 
pour  le  compte  d'un  autre;  car  ce  monsieur  ne 
peut  être...  qu'un  manteau,  un  chandelier  ou  une 
couverture!  (Haut.)  .Monsieur,  vous  devez  avoir  un 
ami,  un  neveu  ou  un  fils? 

BERTRAND. 

Moi,  monsieur?  j'ai  une  fille,  une  enfant  char- 
mante, grande,  bien  faite,  et  une  tournure...  des 
yeux!... 

GEORGES,  à  part. 
Il   veut   rompre   la  conversation.  (Haut.)   Mon- 
sieur... 

BERTRAND,  l'interrompant. 
Et  un  caractère  qui  lui  gagne  l'affection  de  tout 
le  monde. 

GEORGES. 

Monsieur... 

BERTRAND. 

Jugez  si  je  désire  son  bonheur. 

GEORGES. 

Monsieur,  je  vois  que  sous  une  apparente  sim- 
plicité, vous  cachez  la  ruse  du  serpent. 

BERTRAN  I>. 

Moi!  monsieur?  oh!  je  vous  jure  que  personne 
n'est  moins  serpent  que  moi. 

GEORGES. 

Puisque  vous  ne  voulez  pas  m'enteudre,  je  vais 


h'HOMMK   (H  1    SI-:  CHEMCHK. 


63 


parler  plus  liaireniont...  Je  vous   (li''feiuls  ik'  re- 
voir dé^;orlllais  niadanio.  Verrières. 

n  ERTIiAND. 

Hein?  plait-il  I...  pourquoi  ça? 

f.EOROKS. 

D'approclicr  d'elle...  nièiiie...  à  un  di'ini-kilo- 
mètre. 

EEnTRANI). 

Kilomètre!...  mais,  jeune  homme... 

GEORGES. 

Ou,  à  la  moindre  infraction  ;\  la  consijinc  (Lui 
prenant  la  maiu),  je  vous  brise...  comme  verre. 

BERTRAND. 

Aie!  aie!  effectivement,  vous  me  brisez! 

G  EORGES. 

Silence!  voilà  le  mari  qui  vient  de  ce  côté,  éloi- 
gnez-vous. 

BERTR  ANM). 

Mais  non...  je  serai  enchanté  de  faire  sa  con- 
naissance. Justement,  toutes  les  fois  qu'il  est  venu 
à  Corbeil,  le  hasard  a  voulu  que  je  fusse  absent, 
et  .. 

GEORGES. 

JVIalheureux!...  s'il  vient  seulement  ù.  soupçon- 
ner... vous  êtes  mort! 

BERTRAND. 

Laissez  donc!...  Je  crois,  au  contraire,  qu'il 
prendrait  très-bien  la  chose. 

GEORGES. 

Monsieur  Bertrand  !  savez-vous  que  c'est  très- 
immoral,  ce  que  vous  dites-là? 

BERTRAND. 

Hein?...  Ah!  parce  queje  prétends  que  le  mari... 
Vous  croyez  que  je  veux  faire  entendre  que...  f  A 
part.)  Il  a  vraiment  des  principes  qui  m'enchan- 
tent! Je  l'embrasserais.  (Haut.)  Je  veux  vous  cm- 
brasser. 

GEORGES. 

Eh  !  sortez  donc  ! 

r[:rtr\\d. 
C'est  qu'il   me  fait  mal...  11  est  charmant!  (Il 
sort.) 

SCÈNE  X. 
GEORGES,  VERRIÈRES. 

(Verrières  entre  en  conspirateur  et  va  s'asseoir  sur  une 
chaise,  près  de  la  table,  contre  le  pavillon.) 

GEORGES. 

Eh  bien?  aurais-tu  déjà...  trouvé... 

\  ERRiiîRES,  souibre,  allant  s'asseoir  sur  la  cliai.'-e 

qui  est  prés  du  bosquet. 
Oui,  oui...  j'ai  trouvé.  Tu  m'avais  bien  dit  que 
je.  trouverais, 
f.  i:or(;es,   prenant  la  chaise  que  Verrières  vient  de 
quitter,  et  allant  s'asseoir  près  de  lui. 
Quil  air  sombre!  C'est  donc  bien  terrible? 

VERRIÈRES,  se  le\aut  avec  agitation. 
\e  me  parb-  pas!...  je  ne  veux  pas  qui-  tu  nn' 
purlesl...  car  c'est  loi... 


GEORGES,    stupéfait. 

Comment:  moi?... 
V  E  R  R  I  V.  R  ES,  allant  pour  se  rasseoir  près  du  pavillon. 

Oui,  toi!  qui  m'as  oté  toutes  mes  illusions. 
GEORGES,  lui  rapportant  sa  chaise. 

Je  ne  t'ai  ôté  que  ta  chaise...  la  voilà...  Ah! 
pauvre  garçon,  qui,  à  vingt-huit  ans,  avec  une 
charge  d'avoué,  croyais  encore  à  la  vertu  des 
femmes!  Mais,  voyons,  qu'as-tu  découvert?  un 
jiortrait?  une  bague?... 

VERRli:RES. 

Non. 

geor(;es. 
Des  vers?  une  lettre?... 

VERRIÈRES. 

Oui,  une  lettre! 

GEORGE  S. 

Oh!  oh!  commencement  de  preuves  par  écrit. 
Tu  connais  ça,  toi...  un  avoué!...  Et  que  contient 
la  lettre? 

V  E  r.  R  r  È  R  E  s. 
Un  rendez-vous!...  pour  ce  soir! 

GEORGES. 

Ah!  que  c'est  heureux!  Mais  à  qui  l'épitre  est- 
elle  adressée? 

V  Eli  R  IJ:  RES. 

A  personne. 

GEORGES. 

A  personne?...  Voilà  le  mystère!... 

VERRiiCRES. 

Oh!  je  la  forcrrai  bien  à  me  dire... 
G  E  O  R  G  K  s. 

Elle  ne  te  dii'a  lieii...  rien  du  tout  ;  elle  te  prou- 
vera même  que  tu  t'es  trompé  sur  le  sens  de  sa 
lettre. 

VERRli:RES. 

;\Iais  il  n'y  en  a  qu'un  ! 

GEORGES. 

Kilo  en  trouvera  deux... 

VERRiiCRES. 

Oh  !  c'est  trop  fort! 

GEORGES. 

C'est  comme  ça...  Il  me  vient  une  idi'e...  Re- 
mets cette  lettre  où  tu  l'as  prise...  ta  femme  l'eu- 
vcrra  aujourd'hui  même,  puisque  le  rendez-vous 
est  pour  ce  soir.  Guette,  espionne,  suis  le  domes- 
tique qu'elle  chargera  de  la  commission,  vois  o\\ 
il  jiorle  la  lettre,  et  alors... 

VERRIÈr.  ES,   vivement. 

Je  vais  acheter  des  pistolets. 

GEORGES,   le    ictenant. 

Nou  pas.  Cours  d'abord  re|)lacer  le  billet  de  ta 
IV'ninie,  b;  plus  mysli'iieusiMuent  ])ossible,  et 
puis... 

V  ER  Rli:  RES. 

J'irai  acheter  des  pistolets. 

G  EORG  ES,   nitnic  jeu. 
Mais  niHi,  tu  attendras  qu'elle  l'cnvoii'... 

v  EU  n  I  i  r.  es. 
l'.t    puis  i'ir'ai... 


64 


i;ii()mml:  or  i  sf.  ciiKiiciii:. 


r.KO  ne.  i:s,  mèiiif  jeu. 
Tu  le  suivras,  et  (iiiaïul  tu  n'auras  plus   rien  :i 
apprendre,  tu  reviendras  nie  trouver,   pour  (\u>' 
tous  deux  ensuite... 

\  F.  unir:  HE  s. 
Nous  allions  acheter  des  pistolets! 

CEOROES. 

Ah!  quel  homme!  Nous  achèterons...  un  ca- 
non, si  cela  est  nécessaire;  mais,  que  diahle! 
procédons  par  ordre.  (Verrières  sort.) 

scî:ne  XI. 

GEORGES,  GUILLAUME, 
puis  MADAME  DE  SIRVANNES. 
GLU.i.AUME,  entrant. 
Monsieur,  madame  de  Sirvanncs  va  venir  clle- 
mé'me  pour  répondre  à  votre  lettre, 
c,  !•.  onoES. 
Merci,  Guillaume.   (Guillaume  sort.)  Elle  va  ve- 
nir! Ah!  je  suis  encore  aimé!  (Il  s'assied  en  gesti- 
culant comme  s'il  parlaH  déjà  à  Léonie.) 

MADAME  DE  SIRVANNES,  sortant  (lu  pavillon, 

à  elle-même. 
Ah!  monsieur,  vous  êtes  amoureux  de  la  fille 
de  M.  Bertrand,  de  cette  honne  Louise  qui  vient 
de  tout  nous  apprendre,  et  vous  parlez  encore  i\ 
Léonie  de  votre  fidélité!...  Ceci  mérite  une  leçon. 
(Elle  s'avance.) 

GEORGES,  se  levant. 
Je  reutends  !  Heureux  Georges  !  (Courant  à  elle.) 
Ma  chère  Léonie!... 

MADAME  DE  SIRVANNES,  lui  faisant  unc  profonde 
révérence. 
Monsieur  !... 

GEORGES,  à  part. 
Que  vois-je?...  ce  n'est  pas  elle!...  et  moi  qui 
ai   dit    :  Ma    chère    Léonie...    Maladroit  que   je 
suis! 

MADAME    DE    SUl  VANN  ES. 

Je  viens,  monsieur,  pour  répondre...  à  la  lettre 
que  vous  m'avez  fait  l'honneur... 

GEORGES,    à  part. 

Comment'?  c"est  à  cette  dame,  qui  m'est  totale- 
ment inconnue...  que  Guillaume...  Oh!  l'imbé- 
cile!... (Haut.)  Pardon,  madame,  d'être  la  cause 
innocente...  certainement,  je  ne  me  serais  pas 
permis...  il  y  a  eu  méprise...  et  la  lettre... 

MADAltlE    DE    SIRVANNES. 

Ne  m'était  pas  destinée,  je  le  sais,  monsieur. 

GEORGES,  à  part. 
Ou'est-ce  que  c'est  donc  que  cette  femnie-là?... 

MADAME    DE   SIRVANNES. 

Mais  nue  erreur  l'a  fait  tomher  entre  mes 
mains. 

GEORGES. 

V.t  vous  l'avez  ouverte'?...  Je  vous  ferai  obser- 
ver, madame,  que  vous  avez  agi...  un  peu  légè- 
rement... ça  ne  se  fait  pas... 

MADAME    DE    SIRVANNES. 

La  suscription  m'en  donnait  le  droit. 


GE0R(;ES,    il   pail. 

Ah!...  j'y  suis;  c'est  la  belle-mère!...  me  voilà 
bien.    (Haut.)   Ah!    madame...    que    d'excuses... 
oomhien  vous  devez  être  irritée  de  mon  audace. 
MADAME    DE    SIRVANNES,  avBC  une  légère  ilOllir. 

Moi,  monsieur?  mais  point  du  tout. 

GEORGES. 

Ah!  vous  n'êtes  pas... 

MADAME    DE     SIRVANNES. 

Pas  le  moins  du  monde. 

GEORGES,  à  part. 
Je  n'y  comprends  plus  rien...  c'est  qu'il  y  a  des 
belles-mères  qui  vous  arracheraient  les  yeux  ! 

MADAME   DE   SIRVANNES. 

Je  me  mets  à  votre  place,  monsieur,  et  je  com- 
prends combien  il  est  pénible  pour  un  galant 
homme  ([ui  part  avec  un  amour  dans  le  cœur... 

GEORGES. 

Qui  traverse  les  mers...  toujours  avec  cet 
amour...  dans  le  cœur.  Je  lésai  même  traversées... 
deux  fois...  les  mers. 

MADAME    DE    SIRVANNES. 

Qui  les  traverse...  deux  fois,  soit ,  sans  que  le 
temps... 

GEORGES. 

Ni  l'absence,  ni  les  orages,  soient  venus  porter 
la  moindre  atteinte  à  la  force...  ù  la  sincérité... 
de  ses  sentiments.., et  qui, à  son  retour.. .Ah!  c'est 
bien  cruel,  madame  ! 

MADAME   DE   SIRVANNES. 

Oh  !  tout  est  permis  après  cela... 

GEORGES. 

Au  cœur  ulcéré,  n'est-ce  pas?  et  même...  un 
enlèvement? 

MADAME    DE    SIRVANNES. 

Mon  Dieu!...  un  véritable  amour  est  si  rare... 
GEORGES,   à  part. 

L'enlèvement  ne  l'effarouche  point  !  Décidé- 
ment, elle  se  moque  de  moi,  ou  c'est  la  crème  des 
belles-mères  ! 

MADAME    DE    SIRVANNES. 

Mais  ici,  ce  moyen...  un  peu  violent,  me  paraît 
tout  à  fait  inutile,  et  si  vous  voulez  me  faire 
l'honneur  d'accepter  mon  invitation  à  une  petite 
soirée  que  je  donne  aujourd'hui  iiiènie... 

GEORGES,    à    paît. 

Une  soirée?...  Elle  m'invite  à  une  soirée! 

MADAJIE   DE    SIRVANNES, 

L'entrevue  que  vous  désirez  aura  lieu  tout  na- 
i    turellcmenf. 

GEORGES. 

Quoi!  devant  tout  le  monde? 

MADAME    DE    SIRVANNES. 

Vous  savez  que  c'est  eu  public  qu'on  se  parle 
souvent  avec  le  plus  de  mystère. 
GEORGES,   à  part. 

C'est  un  Macliiavel...  que  cette  femme -là! 
(Haut.)  Mais  ma  présence  va  porter  ombrage... 


L'HOMME   (H  I    SK   CHKUCUK. 


r)5 


MADAME    DE    SIR  VANNES. 

A  personne.  Tout  le  monde  sera  charmé  de  vous 
voir. 

GEORGES. 

Quoi!  même  M.  de  Sirvannes? 

MADAME   DE    SIRVANNES. 

Même...  M.  de  Sirvannes...  Puis-jc  compter  sur 
vous? 

GEORGES. 

Comment  donn,  madame? 
JIAD\ME  DE  SIRVANNES,  lui  faisant  uiie  profonde 
révérence. 
A  huit  heures  précises  ! 

GEORGES,  saluant. 
Huit  iicures  ! 

AIR  du  Chevalier  dit  gxiH. 
Ainsi,  ce  soir, 
MADAME   DE   SIRVANNES. 

Un  doux  espoir 

GEORGES. 

Me  guidera, 
MADAME   DE   SIRVANNES. 

S'accomplira. 

GEORGES. 

Moments  charmants  ! 

MADAME    DE    SIRVANNES. 

Je  vous  attends; 

GEORGES,  à  part. 
Mais  ce  Iionlieur... 
MADAME   DE   SIRVANNES,    à  part. 
Lui  fait  grand  peur  ! 
(^tiforges  sort,  madame  de  Sirvannes  rentre  chez    elle; 
pendant  ce  mouvement   uu  domestique ,  une  lettre  à 
la  main,  a  passé   dans  le  fond  ,  suivi  à  quelques  pas 
par  Verrières.) 

SCÈNE   XII. 
Un  Domestique,  VEIIRIKRES. 

I.I-;  DOMESTIQUE,  après  la  sortie  de  Georges,  reparait 

au  fond  du  théâtre,  puis  Verrières,  un  moment  après  ; 

enlin,    le    domestique  descend    en  scène;  Verrières, 

resté  ail  fond,  ne  le  perd  pas  de  vue. 

On  m'avait  dit  que  jo  trouverais  mon  homme 
ici. 

VKiiRi  i-:R  ES,  qui  s'est  glissé  sous  le  bosquet. 

Voilà  une  Iiourc  que  ce  gaillard-là  me  promène 
avec  la  lettre  de  ma  femme,  et  il  ne  l'a  pas  en- 
core remise. 

I.  E    D  0  M  E  s  T I Q  u  V. ,    regardan  t . 

•le  ne  vois  personne. 

VEIUl  l  iiUKS. 

l'.nvoycz  donc  vos  domestiques  en  course.  Que 
diuiile  Pierre  vient-il  faire  ici? 
Il,    DOMESTIQUE,  après  avoIr  regardé  de  nouveau 
autour  de  lui. 
Ma  foi,  je  vais  demander  à  fiiiillaume,  ça  fait 
qui'  nous  jaserons  un  peu.  (Il  va  poiu'  sortir.) 
III. 


SCÈNE  XIII. 

Les  Mêmes,  GUILLAUME. 

GUILLAUME,  entrant. 
Tiens  !  qu'est-ce  qui  t'amène  ici,  toi? 

LE    DOMESTIQUE. 

Voilà... 

VERRIÈRES,  de  loin. 
S'il  s'arrête  à  chaque  instant,  nous  n'arriverons 
jamais. 

LE  DOMESTIQUE,  avec  mystère. 
C'est  que  j'ai  une  lettre  à  remettre  à  monsieur 
Georges,  et  l'on  m'a  dit  que  je  le  trouverais  ici. 

GUILLAUME. 

Il  viendra  ce  soir,  nous  recevons.  Donne-moi  ta 
lettre,  je  m'en  charge.  (Il  lui  prend  la  lettre  des 
mains.) 

VERRIÈRES. 

Voilà  l'autre  qui  prend  la  lettre  maintenant! 
LE  DOMESTIQUE,  à  Guillaume,  reprenant  la  lettre. 
Oh  !  non,  je  ne  peux  pas. 

GUILLA  UME. 

Quand  je  te  dis  que  je  la  lui  remettrai...  jobard  ! 

VERRIÈRES, 

Ah!  la  main  me  démange  de  terminer  la  con- 
versation ! 
GUILLAUME,  remontant  la  scène  avec  le  domestique. 

A  propos,  si  tu  es  libre,  viens  donc,  il  y  aura 
soirée  à  l'office...  la  grosse  Marguerite  y  sera... 

LE     DOMESTIQUE. 

Ça  n'est  pas  de  refus. 

VERRIÈRES,  descendant  la  scène  à  mesure  que 

les  domestiques  la  remontent. 
Me  voilà  bien...  Je  ne  sais  plus  qui  a  la  lettre... 
donnée,  reprise   plusieurs  fois...  Mais,  s'ils  s'en 
vont  ensemble,  je  puis  encore...  (Il  se  dispose  à  les 
suivre.) 

GUILLAUME,  au  domestique,  après  être  resté  eu  place 
an  fond  du  théâtre,  à  causer  tout  bas. 
I'".li  bien  !  c'est  dit,  à  ce  soir. 

LE    DOMESTIQUE. 

A  ce  soir.  (Us  suiteut  charnu  d'un  côté  ojiposé.) 
VEKR  I  EUES. 

Allons,  boni  ils  se  séparent...  lequel  suivre?... 
ail  !  j'aurais  mieux  fait  de  garder  la  lettre. 

SCÈNE  XIV. 

VER  m  EUES,  GEORGES. 

(.EOr.  GES,  entrant. 
Ah!  c'est  tdi,  jr  te  riiiTchais;  eh  !  bien,  la  lettre? 

\  I   i;  m  ÈRE  S. 

.le  l'escorte,  c'est  en  suivant  le  domostiipie  (pii 
en  est  chargé  que  jo  suis  venu  ici;  mais  depuis, 
elle  a  i)assé  et  re|)assé...  des  mains  do  Pierre  dans 
cell(!s  de  Guillaume;  l'un  vient  de  sortir  par  i<i, 
l'autre  iiai-là,  (;t  je  ne  sais  plus  l(,'([uel  suivre... 

(;  EOR  GES. 

Tous  les  doux...  charge-loi  de  l'un,  je  me 
charge  de  l'autre... 


OC) 


IlOMMK   on    SK    CIIKKCIll':. 


\  i:  Il  «  1  i:  r.  K  s. 
Ahl  tu  mo  ronds  la  vie.  (11  sovlà  droitp.) 

(.  KOnciKS,    scnl. 
Ce  pauvre  Vcrières!  tout  pour  le  préserver  ! 
(Il  sort  vivement  :i  sou  tour  jar  l'autre  côté.) 
\  i:  liiUKRES  ,  reparaissant  du  côté  oiiposé  à  celui  par 
leiiuel  il  est  sorti. 
Pierre  est  rentré  tranquillement  à  la  maison. 
C'est  Guillaun)c  qui  a  la  lettre. 

(iEOUGES,  même  jeu. 
Guillaume   n'est  pas  sorti,  c'est  Pierre  qui  est 
chargé  du  message. 
VEuniÈRES,  se  trouvant  face  à  face  avec  Georges. 
Eli  l)ien  ? 

0  E  0  R  G  E  s  ,  de  même . 
Eli  hirn? 

V  i;  uii  li;  r.ES. 
Ce  n'est  pas  Pierre. 

GEORGES. 

Ce  n'est  pas  Guillaume. 

VERRIÈRES. 

Voilà  qui  est  singulier,  par  exemple! 

G  KO  R  G  ES. 

Que  nous  sommes  simples  !  que  nous  iniporlent 
Pierre  et  Guillaume?  tu  sais  l'heure  et  le  lieu  du 
rendez-vous  en  question? 

V  KRRl  iiRES. 

Sans  doute. 

GEORGES. 

Eh  bien,  pour  connaître  le  coupable,  il  suffit  de 
l'y  surprendre  :  mais  il  te  faut  des  armes. 

VER  RliiRES. 

J"al  acheté  des  pistolets.  (Il  en  tire  d'énormes  de  sa 
poche.) 

G  E  0  R  G  E  S. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ça!...  des  espingolcs! 
des  tremblons!...  es-tu  fou? 

VER  RliiRES. 

Je  ne  suis  que  furieux. 

GEORGES. 

11  y  parait;  que  prétciids-tu  donc? 

VERRIÈRES. 

Me  faire...  sauter  la  cervelle. 

GEORGES. 

A  toi. 

VER  RIf:R  1.  S. 

Oui,  si  le  rendez-vous  a  lieu,  si  ma  femme  me 
trompe!...  je  me  brûle,  vois-tu,  je  me  brûle!... 

GEORGES. 

Allons  donc,  et  c'est  pour  cela  que  tu  étais  si 
pressé  d'acheter!...  Ce  n'est  pas  toi  (pi'il  faut 
tuer  !...il  ne  faut  même  tuer  personne...  c'est  par- 
faitement inutile;  il  s'agit  seulement  de  donner 
une  petite  leçon  au  drôle  qui  trouble  ton  repos. 
Tu  as  des  pistolets  :  va  au  lieu  du  rendez-vous, 
cache-toi,  et  attends;  il  suffira  de  quelques  grains 
de  sel  pour  rendre  l'aventure  plus  ou  moins  pi- 
quante. Si  le  si'ductcur  devient  pressant,  tu  armes; 
s"il  se  jette  ;i  fienoux,  tu  ajustes;  s'il  prend  les 
mains...  oh  !  alors...  il  devient  ton  justiciable. 


VER  RI  E  RE  s. 

Ainsi  tu  veux... 

GEORGES. 

Va  donc,  l't  di'p^chc-toi. 

VERRli:R  ES. 

Mais  cest  ici. 

GEORGES. 

Quoi!  dans  ce  jardin?  où  nous  sommes? 

V  E  R  R I  i:  R  E  s. 
Mais  oui,  et  il  ne  vient  pas,  le  misérable  ! 

GEORGES. 

11  est  donc  l'heure  ? 

VERRIÈRES. 

Elle  est  passée! 

GEORGES. 

Et  tu  l'cstes-là?  visible  à  tous  les  yeux?  Sauve- 
toi  donc  bien  vite. 

VERRIÈ  RE  s,  revenant. 
Puis  je  reviendrai  ? 

GEORGES. 

Eh!...  apparemment!  (Le  retenant.)  Mais  non, 
ne  t'en  va  pas...  entre  dans  ce  pavillon...  Je  te 
l^réviendrai  dès  qu'il  en  sera  temps,  et  tu  agiras 
en  conséquence.  (Yerrières  entre  dans  le  pavillon.) 

SCÈNE   XV. 
GEORGES,  seul. 

Ca  marche!...  ça  marche!...  (11  se  frotte  les 
mains.)  Enfin,  nous  allons  toucher  au  but...  Dia- 
])lc!...  mais,  j'y  pense...  le  mari  est  caclié  ;  l'a- 
mantva  venir...  Oh!  l'amant... ça  m'est  bien  égal; 
mais  la  femme...  la  pauvre  femme,  qui  ne  m'a  rien 
fait  du  tout...  je  la  perds!  Voyons  donc  !...  voj'ons 
donc!...  Quand  Verrières  saura  tout...  en  sera- 
t-il  plus  heureux?...  Non,  non...  décidément, 
Verrières  ne  doit  rien  voir...  rien  savoir.  Je  le 
laisse  bien  tranquille  dans  son  pavillon...  du  plus 
loin  que  j'aperçois  le  misérable  ,  je  cours  au-de- 
vant de  lui,  je  l'emmène,  je  lui  flanque  un  bon 
coup  d'épéc,  et  je  le  force  à  renoncer  à  son 
crime!...  Va-t-il  être  vexé,  ce  petit  monsieur,  en 
trouvant  un  flâneur  à  son  rendez-vous,  se  pro- 
menant... dans  son  rendez-vous,  marchant...  sur 
les  talons  et  sur  la  robe...  de  son  rendez-vous.  (Se 
retournant.)  Hein?...  je  croyais  avoir  entendu... 
(Regardant.)  Non,  personne...  Ah  çi\  !  mais  il  n'est 
donc  pas  amoureux,  ce  gaillard-là?  Est-ce  qu'if 
va  me  faire  promener  longtemps  comme  cela  ? 
J'ai  beau  me  retourner  de  tous  les  côtés...  Que  je 
suis  béte!  c'est  peut-être  moi  qui  l'empêche  de 
paraître...  Si  je  me  cachais...  C'est  cela.  (Tl  entre 
dans  le  bosquet  en  fredonnant.) 

Quand  on  attend  sa  tjelle, 
Que  l'atlente  est  cruelle  ! 
Dit  monsieur  Nicolo 
Dans  son  clinrmant  trio. 

Mais  arrive  donc,  animal!  butor!  mais  on  n'a  pas 
idée  d'un  lambin  pareil!  Ah  !...  enfin...  à  travers 
le  feuillage...  j'aperçois...  lui,  sans  doute...  c'est 


L'HOMME   ()l"I   SK  Cil  K  ne  HE. 


67 


heureux!...  Non,  une  robe  blanche!...  hi  femme 
qui  vient  la  première...  au  rendez-vous!  Ah! 
pauvre  Verrières!  pauvre  Verrières!...  Mais  je  me 
trompe...  c'est  madame  de  Sirvannes,  Léonie  ! 
C'est  le  ciel  qui  me  l'envoie!  il  me  devait  bien  ça  ! 

SCÈ.NE  XVI. 
GEORGES,  LÉOME. 

Gi'.ORGES,  allant  au-devant  d'elle. 
Ah!    madame!   que    vous   êtes   bonne!...  vous 
vous  êtes  donc  repentie  de  votre  cruauté  de  ce 
matin,  et  vous  permettez.... 

I. ÉOME,  avec  embarras. 
Monsieur... 

GEORGES. 

Je  me  disais  aussi  :  on  ne  s'est  pas  juré  une 
iidélité  t'tei"nelle... 

LÉO  NIE. 

Georges,  écoutez-moi...  si  vous  êtes  ici,  c'est 
que  je  me  suis  reproché  de  n'avoir  pas  eu  on  vous 
une  entière  confiance...  et  de  vous  avoir  caché... 

G  E  on  G  ES. 

Que  vous  m'aimez  encore... 

LÉOME. 

Non  pas. 

GEORGES. 

Comment  ! 

LÉOME. 

Georges,  vous  êtes  un  bon  et  honnête  homme, 
mais  voire  cœur  n"a  pas  eu  plus  de  constance  que 
le  mien. 

GEORGES. 

Qu'osez-vous  dire? 

LÉONIE. 

Une  jeune  iillc  s'est  chargée  du  soin  de  le 
prouver. 

GEORGES,  surpris. 

Une  jeune  fille...  vous  savez...  qui  vous  a 
dit...  vous  la  connaissez  donc? 

I.ÉO.ME. 

Je  sais  tout,  monsieur. 

GEORGE  S. 

Certainement,  elle  est  fort  bien...  de  figure; 
\  mais  qu'e:>t-ce  (ju'une  figure  !  quelle  atteinte  peut- 
I  elle  porter  à  l'impression  profonde  qu'a  laissée 
1    dans  votre  cœur  la  femme  de   vos  souvenirs!... 

d'ailleurs,  je  ne  vous  avais  pas  revue,  Léonie. 
!     VERRIÈRES,  passant  sa  lète  à  la  fenêtre  du  pavillon, 
dont  il  soulève  la  jalousie. 
Georges!... 
GEORGES,  faisant  passer  vivement  Léonie  sons 
le  berceau. 
I        Oh!  qui'kpi'un  !   cachez-vous  ici,  madame,   je 
1    vous  en  prie. 

LÉOME. 

Me  cacher! 

VERRIER  ES. 

Dis  donc,  Georges  ! 

(iEORCES,  avec  huuicui'. 
Ah  I  c'est  toi?...  que  diable  me  veux-tu? 


VER  RI  El!  ES. 

Je  te  croyais  avec  quelqu'un...  une  femme. 

GEO  R  G  ES,    troublé. 

Hein?...  tu  t'es  trompé...  je  suis  seul...  tu  le 
vois  bien. 

VERRIÈRES. 

En  attendant...  il  ne  vient  pas,  c'est  peut-être 
toi  qui  l'en  empêches? 

G  E  0  R  G  K  s. 
Mais  non,  puisqu'il  ne  me  connaît  pas. 

VERRIÈRES. 

Mais... 

GEORGES. 

Mais!...  mais...  tu  vas  tout  faire  manquer;  si  tu 
ne  rentres  pas,  j'y  renonce. 

VERRIÈRES. 

Allons,  ne  te  fâche  pas...  je  m'en  vais. 

GEORGES. 

C'est  bien  heureux.  (Retournant  au  berceau.)  Je 
disais  donc  que  je  vous  avais  revue,  Léonie,  et 
maintenant... 

L  É  O  M  E. 

Maintenant,  monsieur,  ce  que  je  vous  ai  caché, 
c'est  le  nom  de  mon  mari. 

(;eorges. 
Le  nom  de  votre  mari  ! 

LÉONIE,  continuant. 
Et  quand  je  l'aurai  prononcé,  j'espère  encore 
que  l'amitié  qui  vous  lie... 

GEORGES. 

De  l'amitié  pour  un  homme  qui  m'a  enlevé... 
Ah!  oui,  comptez  kVdessus!  ce  serait  iiinn  cousin, 
mon  frère,  mon  grand-père  même! 

LÉOME. 

C'est  M.  Verrières... 

GEORGES,  stuiiéfait. 
Verrières!  Verrières!  ah  bah!...  mais  c'est  im- 
possible ! 

LÉONIE. 

Voilà  ce  que  je  me  suis  reproché  de  ne  vous 
avoir  pas  dit  tout  de  suite... 

GEORGES. 

Oui,  oui...  je  crois  que  vous  auriez  mieux  fait... 
\errièrcs!  ce  pauvre  garçon!  que  j'aime  comme 
un  autre  moi-même...  i\  qui  je  sacrifierais... 

LÉONIE. 

Je  savais  bien  que  vous  étiez  honnête  liouime, 
sans  cela  aurais-je  osé  vous  écrire... 
GEORGES,  à  part,  surpris. 
Elle  m'a  écrit! 

LÉONIE,  continuant. 
Vous  donner  un  rendez-vous  ici! 

GEORGES. 

Ici!  quoi,  madame,  il  se  pourrait!  cotte  lettre 
dont  vous  aviez  chargé  votre  domesti<iue,  cette 
lettre  était  pour  moi  ? 

LÉONIE. 

Vous  le  savez  h  r",  puisque  vous  êtes  vi-nu. 

(;  1.  OR  G  ES,  i  part. 
Qu'eutends-je?...  c'est  pour  me  trouver  que  je 


68 


i;ii()\i\iK  01  I  SK  ciiEnciii':. 


me  suisdoniu''  tant  de  pi-iiie?  tout  ;\  rhciirc,  c'est 
moi  que  j'attendais?  oh!  mais  alors,  d'un  moment 
à  l'autre,  Nerrit'rcs avec  son  pistolet...  peut  d'après 
les  conseils  que  j'ai  eu  la  stupidité  de  donner  moi- 
môme...  Ciel!  la  persieiino  a  bougé. 

I.  KOME. 

Qii'avez-vous  donc? 

CEO  ne,  ES. 
Hien...  rien...  (A  iiait.)  Me  voilà  dans  une  jolie 
situation...  je  sens  une  sueur  froide. 

I.  l'ONIK. 

Vous  paraissez  troublé. 

GEOnCES. 

Moi!...  mon  trouble  est  bien  naturel...  certai- 
nement... (A  part.)  Verrières  qui  est  là...  derrière 
la  Persienne,  (liant.)  Penser  que  j'aurais  pu  com- 
promettre le  repos  d'un  ami  !  (A  part.)  J'avais  bien 
besoin  de  lui  monter  la  tète. 

LÉO  ME. 

Est-ce  que,  réellement,  vous  m'aimeriez  en- 
core ? 

GEO  no  ES,  effrayé. 
Mais,  pas  du  tout  !  ne  dites  donc  pas  des  choses 
comme  ça.  (A  part.)  J'ai  entendu  armer,  je  crois. 
LÉO  NIE,  continuant. 
Oh!  si...  je  le  vois  bien,  mais  avec  le  tem))s, 
ça  passera,  mon  ami. 

GEORGES. 

Au  nom  du  ciel!  plus  bas!  (A  part.)  Son  ami! 
A  coup  sur,  il  ajuste!  et  avec  un  pistolet  monstre, 
encore!  (Haut.)  Adieu,  madame. 
LÉOME,  à  part. 

Oli  !  mon  Dieu  !  il  m'effraie.  (Haut.)  Georges  ! 

GEORGES. 

Ne  me  retenez  pas. 

L  K  0  M  E. 

Votre  main,  au  moins. 

GEORGES. 

Ma  main  !  (A  part.)  Pour  qu'il  fasse  feu  !...  non 
pas!  non  pas!  ah!...  (II  se  jette  sur  la  persienuc  pour 
l'empêcher  de  s'ouvrir  et  disparait.) 

SCÈNE   XVII. 
LÉONIE,   BERTRAND. 

BERTRAND,   accourant  dès  que  Georges  est  parti. 

Eh  bien  !...  vous  venez  de  le  voir,  de  lui  parler? 
LÉONIE,  distraite. 

Ah!  c'est  vous,  monsieur  Bertrand.  (En  ce  mo- 
ment, la  jalousie  du  pavillon  remue  et  l'on  voit  Verrières 
dessous.) 

UERTRWn. 

Oui,  madame;  je  viens  savoir  où  en  est  la  chose. 
(Ici  on  voit  le  canon  d'un  pistolet  passer  à  travers  la  ja- 
lousie.) Je  connais  assez  votre  bon  cœur  pour  ctre 
sûr  que  l'ouverture  en  question  a  été  faite...  (Silence 
de  Léonie,  distraite.)  Car,  n'est-ce  pas...  elle  a  été 
faite...  l'ouverture?... 

LÉOME. 

Oli  !  je  ne  lui  ai  rieu  caché. 


REP.  TR  A  M). 

Et  alors?...  Pardonnez  si  je;  suis  aussi  pressant  ; 
mais  il  est  certaines  explications...  qu'un  pèr.' 
brûle  de  recevoir,  et  un  père  qui  veut  marier  su 
fille...  brûle  encore  plus  qu'un  autre...  naturelle- 
ment... (le  recevoir... 

I.ÉOME,  étonnée. 

In  p''ri'!...  (Se  remetlaut.)  Ah!  oui,  c'est  au 
sMJrt  de  Louise...  Eh  bien!  maintenant...  j'ai  le 
meilleur  es|)oir... 

C  E  R  r  R  A  N  D. 

Il  serait  possible?...  ça  aurait  lieu...  je  vous  de- 
vrais... Ah!  madame,  jamais  événement  ne  m'au- 
rait l'cndu  si  heureux.  (Ici  la  jalousie  s'agite  de  plus 
en  plus.) 

LÉOME. 

Croyez,  du  moins,  ([uc  j"y  einploierai  tous  mes 
efforts. 

BERTR  AN  I). 

Tous  vos  efforts!  alors  le  but  va  être  atteint. 
Ah!  souffrez  dans  ma  reconnaissance...  (Il  prend  sa 
main,  la  porte  à  ses  lèvres;  on  entend  armer  le  pis- 
tolet.) Mais  non,  ce  n'est  pas  ainsi...  c'est  à  genoux 
que  je  dois...  (A  peine  Bertrand  est-il  à  genoux  que  le 
coup  part.}  Ah!  là...  là... 

LÉONIE,  poussant  nu  cri. 

Ah! 

liEUTR  A\  D. 

A  l'aide!...  au  secours!... 

SCÈNE   XVIII. 

Les  Mêmes,  MADAME  DE  SIIIVANNES, 

LES  Invités,  puis  GEORGES, 

puis  VERRIÈRES. 

MADAME     DE    SIRVANNES. 

Que  se  passe-t-il?...  Mon  Dieu  !  qu'y  a-t-il? 

BERTRAND. 

Ail  !  madame. 

GEORGES,  entrant. 
Tiens!  le  vieux  qui  a  reçu  pour  moi! 

BERTRAND. 

Je  ne  sais...  mais  en  m'inclinant  tout  à  l'heure 
pour  baiser  la  main  de  madame...  une  douleur... 
subite...   m'a  saisi...  si  vivement...  si  brusque- 
ment... aïe!  aïe!  la  sciatique  peut-être...  aie!... 
GEORGES,  à  part. 

Ah!  pauvre  bonhomme!  qui  prend  ça...  pour 
une  sciatique! 

MADAME    DE    SIRVANNES. 

Mais  il  y  a  eu  explosion  !  et  une  arme  seule... 

BERTRAN  D. 

Une  arme!...  vous  croyez?  Mais  alors...  je  se- 
rais blessé!  il  y  aurait  attentat...  sur...  ma  per- 
sonne!... et  il  importe  de  connaître  le  scélérat 
(jui... 

VERRii' RES,  sortant  du  pavillon. 

C'est  moi,  monsieur. 

LÉONIE. 

Mon  mari! 


L'HO.MMi<:  OUI  Si:  ciiKnciii:. 


69 


M  \1>  A  M  !■    DK    SI  m  ANNE  s. 

M.  N'errièri's  ! 

B  i:  R  T  11  WD. 

Vous,  monsieur?...  Eh  Ineiil  vous  avez  fait  1;» 
un  beau  chef-d'œuvre. 

VERRIÈRES. 

Moi.  qui   en  avais  lo   droit,  f|ui  ne  nie  repens 
pas  de  ce  que  j'ai  fuit...  qui  reconiuieiicerai  en- 
core. 
BERTRAND,  se  caclijiil  d(M'rière  miidamo  Verrières. 
Par  exemple! 

(;i:on(;ES ,  à  jiart. 
Jo  l'ai  échappé  belle  I... 

I, ÉONIE,  à  son  mari. 
Mais,  monsieur,  je  ne  comprends  pas... 

VERRIÈRES,    à  LéOQle. 

Monsieur  comprendra.  (A  Bertrand.)  Sortons. 

GEORGES,  se  planant  entre  eux. 
Arrêtez!  (A  part.)  Il  y  aurait  conscience. 

VERRIÈRES. 

Et  toi  aussi,  Georges,  tu  me  trahis!  mais  tu  ne 
m'empêcheras  pas  de  me  venger!...  Non,  j'aurai 
sa  vie  ou  il  aura  la  mienne. 

BERTRAND,   Stupéfait. 

Hein?  Laissez-moi  donc  tranquille!  tout  ça 
m'ennuie  à  la  fin  !...  voilà  une  heure  que  vous  vous 
acharnez  contre  moi  sans  que  je  sache... 

VERRIÈRES. 

Vous  osez  le  demander?...  quand  tout  n  l'heure 
encore  vous  étiez  aux  genoux  de  ma  fenuiie  ! 
GEORGES,  à  Bertrand. 
Je  vous  avais  prévenu,  gros  immoral? 

BERTRAND. 

Comment,  c'est  à  cause  de  cela... 

LÉONIE. 

Mais,  mon  ami,  si  vous  saviez... 

BERTRAND. 

(Comme  illuminé.)  Ah  !  j'y  suis,  vous  vous  imagi- 
nez... Rassurez-vous,  nous  sommes  innocents;  je 
puis  à  l'instant  dissiper  d'un  seul  mot... 

V  ERR  lÈRES. 

Dites-le  donc. 

B  K  i;  T  R  A  N  D. 

Ah!  c'est  que  c'est  dillicile  devant  certaines  per- 
sonnes, et  ce  n'est  qu'à  vous  seul...  (A  Georpe.s.) 
Jeune  homme,  vous  permettez... 

GEORGES,  qni  s'éloigne. 

Il  va  encore  s'en  mêler!  mais  c'est  une  vraie 
Providence  que  cet  homme-là  ! 

B  E  R  T  R  A  N  D ,  à  VerrlL'ros. 

Désirant  marier  ma  fille  chéiic...  un  ange,  mon- 
sieur... j'avais  eu  recours  à  l'obligeance  do  ma- 
dame Verrières...  ainsi  qu'à  celle  de  madame  di' 
Sirvannes. 

GEORGES,    à   Illi-niêlUi'. 

Qu'est-ce  qu'il  peut  lui  dire? 

BERTR  AN  D. 

L'arrivée  de  M.  (jcorges...  les  convenances  ré- 
ciproques... Cependant  jo  n'étais  pas  sans  iiupiii'- 
tudes... 


MADAME  DE   SIRVANNES,   â  V.'rrlères. 
Et  c'est  pour  rassurer  un   itère  (pie  Lé'onie   a 
écrit  à...  M.  Bertrand. 

VERRIÈRES. 

Comment:  cette  lettre...  ce  rendez-vous?...  (Signes 
affirmatifs  de  Léonie  et  de  madame  de  Sirvannes.)  Ali  ! 
monsieur,  que  d'excuses  ! 

GEORGES,  le  regardant. 
C'est  qu'il  a  l'air  très-satisfait  de  l'explication. 

VERRIÈRES,  à  Gcorge.s. 
Ah  çà!  Georges,  jjourquoi  donc  ne  m'as-tu  pas 
fait  confidence  de  tes  projets  de  mariage? 
GEORGES,  étonné. 
Hein?  qu'est-ce  que  tu  dis?...  mes  projets  de  ma- 
riage? (Les  dames  lui  font  des  signes.)  Certainement... 
mes  projets  de  mariage...  si  je  rencontre  un  jour 
une  jeune  fille  dont  les  qualités...  les  talents...  la 
fortune... 

VERRIÈRES. 

Mais  tu  as  trouvé  tout  cela  dans  la  fille  de  mon- 
sieur... 

GEORGES. 

La  lille  de  monsieur!...  mademoiselle  Bertrand. 
(A  part.)  Connais  pas!  Quel  diable  de  conte  lui 
ont-ils  fait?  (Nouveaui  signes.)  Il  parait  qu'il  ne 
faut  pas  les  démentir...  (liant. .  Je  ne  dis  pas...  il 
n'y  a  pas  de  doute...  que  mademoiselle  Bertrand... 
mais... 

LÉON  I  E,  à  Georges. 

Oh!  soyez  traïuiuille,  nous  nous  sommes  assu- 
rées de  ses  sentiments... 

GEORGES. 

Vous  êtes  bien  bonnes...  mais... 
MADAME  DE  SIRVANNES,  qui  est  venue  se  placcr 
auprès  de  Georges. 
D'après  la  demande  que  vous  nous   en   aviez 
faite... 

GEORGES,   stnl)éfait. 
Moi  ! 

M  A  D  A  JI  i:    DE    SIRVANNES,    bas  . 

Vous  perdez  Léonie. 

VERRIÈRES,  à  Georges. 
Tu  n'avais  donc  pas  dit  à  ces  dames?...  (  \ou- 
veain;  signes.) 

GEORGES. 

Si,  si...  au  contraire...  certainement...  j'ai  dit  à 
ces  dames...  (.V  part.)  Où  diable  veulent-elles  en 
venir?  Est-ce  ([ue  par  hasard  elles  auraient  juré 
de  me  marier?...  Oh!  mais,  un  instant. 
vi;rr  I  i. R  ES. 

Alors,    c'est    un    mariage    conclu.    (.Noinoaui 

signes.) 

G  EORGES. 

Je  serais  trop  heureux,  sans  doute...  Seubnient, 
ji'  ne  sais  pas  si  monsieur  Berliaiid...  sans  me 
connaître... 

Il  y.  R  1  R  A  N  D. 

Moi  !...  do  la  main  de  ces  dames,  je  vous  prends 
les  yeux  fermés... 


70 


L'IIO.MMK   UL'l    SK   Cil  KIICIIK. 


r,  i;  onc.  KS  ,  à  part. 
Lui    aussi!...  Aii    (;;i!   niais...   c'est    un    punt- 
apensl 

r>  i:  i;  r  r.  .\  n  D  ,  \c  sim  ranl  liaus  ses  bras. 

Mon  cher  pendre!... 

(;  KO  11  G  E  s,  le  rPi)oiiss;uil. 
Un  moment!...  un   niouient!  Bertrand!...    que 
diable! 

VEiinikiiES,    étonné. 
Tu  refuses? 

MAi)\MK  DE  sin  v.\N\ES,  avec  intention, 
à  Gi'oi'ges. 

Cette  chère  Louise,  va-t-elle  Otre  contente! 

G  E  0  n  G  E  s. 

Louise? 

i.ÉOMr:. 

Oui,  celle  (jui  m'a  tout  dit. 

BEIlTIi  AM). 

Oui,  l'ange  qui  a  une  taille...  des  yeux... 


GEORGES. 

Et  m\  petit  nez.,. 

MADAME   DE    S  I  l\V  A  ^  N  E  S  ,    bas. 

Oui,  la  jeune  fille  que  vous  avez  vue  à  Paris, 
que  vous  avez  retrouvée  à  Gorbeil...  elle  vous 
aime  ! 

GEORGES. 

]|  serait  possible!...  elle  m'aimerait!  Ah!  je  suis 
trop  heureux!  (Pressant  Bm'trand  à  son  tour.)  Mou 
cher  beau-père!  (A  part.)  11  parait  décidément  qui' 
c'est  celle-là  que  je  préférais.  (An  pulilic.) 

Aut  :  Vaudeville  de  Turenne. 

Quand  une  pièce  n'est  pas  Ijonne, 
Et  mérite  votre  rigueur, 
Les  auteurs  n'épargnent  personne  : 
Tout  est  cause  de  leur  raaljieur, 
Acteurs,  clief-d'orcbestre,  souffleur! 
Dans  leur  orgueil  ils  sont  extrêmes, 
Et  se  cherchent  bien  loin,  hélas! 
Ah  !  Messieurs,  ne  les  forcez  pas 
.\  se  trouver  ce  soir  eux-mûmes. 


HOMME    y  U  1     SE     C  H  E  K  C  II  E. 


LE    CHAPEAU   GRIS 


LES   OBSTACLES 

COMÉDIE  EN  UN  ACTE,  MÊLÉE  DK  COUPLETS 

nr.PRKSENTÉE     POUR     LA     PliEMIÈRI':     FOIS     S  H  H     LE    THÉÂTRE     DU     VAUDEVILLE, 
LE     15    Jll  LLET     1  8  i7. 


KN    COLLA  non  ATIO.N    AVKC     M.    Kl).    lUU  :>  K  It  A  H  K  K 


PERSONNAGES.  ACTEURS. 

MAURICE   DE    CHAMPAG.NAC MM.    Fklix. 

D'ÉRIGNY,   lietitenunl  au   ngiinent  crAuvergnc Pikrron. 

SAGET,   jardinier Léonce. 

LOUISE  DE  FOMANIL M""  Cathehine  Loyo. 

MARGUERITE,  sa  cousine Cakolinf.  Iîader. 


La  scène  se  passe  à  Coulommiers,  chez  Louise  de  Fontanil. 


LE   CHAPEAU   GRIS 


LES  OBSTACLES 


Le  théAti-G  représente  un  salon.  —A  droite,  premier  plan,  une  fenùtre  ; 

parallèlement,  une  cheminée.  —  Deuxième  plan,  portes  à  droite  et  à  gauche;  porte  au  fond. 

Une  table  en  faco  de  la  cheminée. 


SGKNE    I. 

(Au  lev<>r  du  ridciiu  il  fait  nuit,  un  oraiîc  violent 
éclate,  si\  heures  sonnent  ;  Louise  sort  avec  pré- 
caution de  sa  elLimbre,  située  au  deuxième  plan, 
à  droite.  Elle  est  en  costume  du  matin,  et  tient 
un  (lambeau  dont  elle  cache  la  lumière  avec  sa 
main.) 

LOUISE,  écoutant  sonner  l'hoLire. 
Cinq  et  six.  Six  licures...  c'est  le  nionieiit...  quel 
oragfil  II  ne  sera  peut-ôirc  pas  venu.  Voyons  tou- 
jours. (Ouvrant  la  croisée.)  Donnons  le  signaL..  (Elle 
frappe  dans  ses  mains  trois  coups  qui  se  répètent  au 
dehors.'  Il  y  est...  c'est  bien  lui...  (On  voit  le  bout 
d'une  échelle  que  l'on  applique  contre  la  fenêtre.  )  Ali! 
l'échelle  remue...  je  vais  la  soutenir.  Attendez, 
vous  |)Ouvez  vous  tuer. 

SCÈNE  ir. 

LOUISE,  CMAMPAGNAC. 

(Champagnac  est  ruisselant  de  plnie  ;  il  porte  un 
chapeau  gris  avec  une  plume  de  couleur.  Il 
grimpe  à  l'échelle,  et  saute  dans  l'appartement.) 

en  AMPAONAC. 

C'est  vrai...  J'avais  cette  chance-là,  chère 
Louise! 

1,0  II  SE. 

Ciier  Maurice!...  Dieu!  dans  ([uel  état  vous 
ùtes  ! 

r.lIAMPAr.X  AC. 

Je  .suis  un  i)eu  uiouillé',  n'est-ce  pas? 

LOI  ISE. 

Il  fallait  prendre  un  |)arapluie. 

i:  Il  A  M  i>  \  (.  \  AC. 

Moi,  Maurice  de  (Ihanipiignac,  dont  liî  père  com- 
mandait Hoyal-UraRon  à  Sieinkcr(|uc!...  Que  me 
proposez-vous,  madame?...  l'^t  qu'est-ce  qu'une 
misérable  averse,  un  délu<;c  nième!  (|uand  j(!  suis 
auprès  (le  vous...  (puiiul  je  me  s(uis  inoud(''...  de 
bonliciu'l 

LOI,  ISE. 

Mais  voyez  donc...  votre  chapeau... 
III. 


CIIAAI1'A(.  \AC. 

Olil  il  a  soulTert...  c'est  la  premiéie  fois  que  je 
le  mets...  Eh  Lien,  c'est  un  baptême! 

LOUI  SE. 

La  i)liuiie  est  tout  abîmée. 

CM  A  M  1>A(;\  AC. 

Oui...  elle  a  un  peu  déteint  sur  le  feutre.  (Il  le 
secoue  et  le  pose  snr  la  table.)  Voyez-vous,  Louise, 
pour  arriver  jusqu'à  vous,  je  voudrais  avoir  une 
mer  de  feu  à  traverser.  Aujourd'hui,  ce  n'était  pas 
du  feu...  au  contraire;  mais  ça  tombait  avec  tant 
de  furie!...  que  je  me  suis  senti  tout  électrisé.  A 
la  bonne  heure!  me  suis-je  écrié,  par  un  temps 
pareil,  le  pied,  du  moins,  peut  glisser...  à  escala- 
der un  mur,  à  gravir  une  échelle,  on  peut  se  cas- 
ser la  jambe!...  ou  peut  prouver  qu'on  aime! 

1,0  II  SE. 

Imprudent!...  ne  vous  ai-je  pas  indiqué  cet  en- 
dioit  où  les  pierK  s  un  peu  écroulées... 

CH  AMPAO  NAC. 

Moi,  attendre  une  seconde,  faire  l'oudire  d'un 
détour  pour  vous  voir!...  allons  donc  !  Je  tiiomidie 
d'un  obstacle...  et  ne  le  tourne  pas. 

1.0  U  I  SE. 

\'ous  m'aimez  doue  bien? 

cnAAiPA(;\  V  c. 
Comme  il  y  a  trois  ans...  couuue  au  premier 
jour... 

1,0  II  SE. 

Lorsque  vous  framdiissiez  l'enceinte  du  couvent 
où  je  terminais  mon  éducation,  pour  venir  lomlier 
à  mes  pieds. 

(,  II  AMPA(;\  AC. 

Je  ne  m'en  sus  pas  encori-  relevé...  ,  Il  s'in- 
cline.) 

1.01  ISE. 

Oh!  c'eut  été  un  peu  fatigant.  Mais  bien  loin 
de  là,  monsieur,  (juinze  jimrs  après,  tout  à  coup, 
je  r(!ssai  de  vous  voir. 

cil  A  M  PAON  AC. 

Je  le  crois  bien;  en  vous  (piittant,  je  m'é'tais  dé- 
j    mis  le  pied  droit! 

10 


u 


LK   CIlAPKAl     C.HIS. 


I.OL  ISK. 

Oli!  mon  l)ii(u!  pauvre  Maurice! 

cil  A  M  !■  A(;\  \c,. 
Ne  me  plaiçnc/.  pas.  J'ai  bien  soiiiïeit  1...  mais 
je  me  disais  :  c'est  jiour  clic!  A  peine  piu^ri...  je 
boitais  encore...  j'accours,  j(!  nous  a|)ptllr...  per- 
sonne! 

1,0  m  si;. 
.le  venais  de  (juiiter  le  couvent. 

en  AMPAGNAC. 

Et  moi...  de  tomber  d'un  mur  deux  fois  plus 
élevé  que  le  premier.  Mais  ce  n'était  rien  encore. 
J'avais  fait  le  serment  de  passer  ma  vie  à  vous 
clierclier,  de  n'avoir  jamais  d'autre  femme  que 
vous;  et,  lorsque  le  sort  semble  vous  rendre  :\ 
mon  amour,  lorsque  je  vous  retrouve  enfin  ici, 
dans  cette  petite  ville... 

LOUIS  K. 

Je  suis  la  femme  d'un  autre. 

CII  A.\I  PACNAC. 

Ah!  c'était  ;\  en  perdre  la  raison!...  Et  je  l'ai 
perdue  !  perdue  ! 

LOI  I  SE. 

Ail!  ne  m'accusez  pas,  Maurice;  d'impcrieux 
devoirs  de  famille,  des  nécessités  de  fortune... 

C  H  A  M  P  A  G  N  A  C. 

Qu'est-ce  que  la  famille?  la  fortune?  quaml  ou 
a  un  cœur...  Mais  je  ne  vous  accablerai  pas.  \'ous 
avez  été  assez  punie,  pauvre  femme!  par  cet 
époux...  officier  de  marine,  joueur,  libertin  et 
brutal,  qui  est  parti  pour...  on  ne  sait  où?  et  <|ui 
reviendra...  on  ne  sait  quand! 
LOI  is  i:. 
Peut-être  jamais  ! 

c  H  A  M  p  A  G  \  A  c ,  animé . 
Et  il  fera  bien,  le  misérable! 

L  0 1;  I  s  E. 
Plus  bas,  donc...  si  Marguerite,  si  ma  petite 
cousine  vous  entendait...  Je  ne  voudrais  pas,  pour 
tout  au  monde,  que  quel(|u'un,  dans  cette  petite 
ville,  apprît  que  moi,  Louise  de  Fontanil,  qui  passe 
pour  demoiselle,  je  suis  mariée...  et  que  je  reçois... 
la  nuit,  chez  moi...  un  cavalier  connu  par  son  au- 
dace et  sa  témérité.  On  ne  croirait  jamais  que 
c'est  en  tout  bien  tout  honneur;  je  serais  perdue 
de  réputation... 

CIIAMPAGNAC. 

Morbleu!  si  quelqu'un  osait  manquer  au  resiwct 
qui  vous  est  dû! 

1,0  LISE. 

Taisez-vous  donc...  et  songez-y  bien  :  si  cela 
arrivait...  je  ne  pourrais  m'en  prendre  qu'à  vous, 
et  je  ne  vous  reverrais  de  ma  vie! 

CHAMPAGNAC. 

Oh!  ne  dites  pas  cela,  madame!  Vous  ne  savez 
donc  pas  que  j"ai  besoin  de  vous  voir  tous  les 
jours,  toutes  les  heures,  toutes  les  minutes...  que 
ce  besoin  augmente,  grandit  sans  cesse,  et  que 
demain,  peut-être,  il  me  sera  impossible  de  m'en 
aller  d'ici? 


1.0  1  1  s  E. 

Malheureux!...  c'est  bien  alors  que  je  serais  vi;- 
ritablement   perdue! 

CIIAMPAGNAC. 

Eh  bien!  fuyons  ensemble;  allons  ailleurs...  où 
nous  vivrons  ignorés,  inconnus,  iieiireux...  Quit- 
tons la  France,  lEurope  même...  Quand  partons- 
nous? 

1.01  ISE. 

Jamais! 

cil  A  M  p  \G\AC. 

Aimez-vous  mi<u\  que  je  me  tue,  madame? 

I.OL  ISE. 

Oh  ciel  !  qu'osez-vous  dire? 

CIIAMPAGNAC. 

(JLiaïul  pailons-nou>i? 

LOL  ISE. 

Plus  tard...  nous  verrons...  je  vous  dirai... 

cil  A  M  PAGNAC. 

Non,  tout  de  suite... 

I.O  LISE. 

Kli  bien...  demain...  je  vous  donnerai  ma  ré- 
ponse... 

CIIAMPAGNAC. 

Je  vais  retenir  deux  places  sur  un  navire,  une 
chaloupe,  une  barque,  une  yole,  une  coquille  de 
noix...  qu'importe,  pourvu  que  je  vous  enlève  ! 

LOUISE. 

Grand  Dieu  !  du  bruit...  on  vient...  c'est  Mar- 
guerite, ma  petite  cousine,  qui  arrive  de  ce  côté, 
l'arlez  vite  ! 

CIIAMPAGNAC,  SB  sauvant  par  la  croisée. 
A  demain  !  (Il  disparaît.) 

LOUISE,   se  sauvant  dans  sa  chambre. 
11  n'y  a  plus  à  reculer;  demain,  il  saura  que 
c'est  impossible. 

CIIAMPAGNAC,  passant  sa  tète  à  la  fenêtre. 
Louise!  Louise!  j'ai  oublié  mon  chapeau... 
passez-moi  mon  chapeau!  c'est  une  bénédiction 
comme  ça  tombe  encore.  Louise!  Elle  n'y  est  plus! 
Si  je  pouvais  I...  oli!  du  bruit...  de  la  lumière  chez 
la  petite  cousine...  A  la  grâce  de  Dieu  ! 

SCÎ'NE   m. 

MARGUERITE. 

MAUGUEniTE  sort  de  sa  chambre  aveciin  flambeau 
dont  elle  cache  la  lumière  avec  sa  main. 

Sept  heures.  Ma  cousine  Louise  dort  encore. 
L'orage  a  presque  cessé.  Allons  vite  dans  le  jar- 
din, près  du  chalet.  C'est  peut-être  mal  ce  que  je 
fais  là...  à  l'insu  de  cette  bonne  Louise,  qui 
m'aime  tant,  qui  me  sert  de  mère...  aller  à  un 
rendez-vous  que  j'ai  donné  à  un  jeune  homme... 
un  officier...  Mais,  non,  puisque  c'est  pour  lui 
dire  de  ne  plus  revenir  avant  que  j'aie  fait  con- 
sentir ma  cousine  à  notre  mariage. 

Air  :  fjt  hrunc  Thérèse. 

En  lui,  j'ai  confiam  e, 

Cfi  n'est  pas  un  trompeur. 


LE   CHAI' KM"   G  lus. 


75 


Je  puis  sans  déliaiice 
Obéir  à  mon  cœur. 

Il  va  venir... 

Dieu  !  quel  plaisir  ! 

L'heure  s'avance... 

11  va  venir, 

Dieu  !  quel  plaisir 

De  l'accueillir. 
:i,  non,  non,  non,  jamais  (fcjA'),  d'une  voix  haute  et  liôro, 
On  ne  doit  repous.ser  [hisj  l'aveu  timide  et  doux 
D'un  cœur  pur  et  sincère  f   ,, .  . 
Qui  vient  s'offrir  à  vous  ;  ) 
Et  puisqu'il  sait  me  plaire  (bis), 

Il  sera  mon  époux. 

SCÈNE   IV. 
D'É  R I G  N  Y,  M  A  R  G  U  E  R  II  E. 
d'érigny,  entrant  avec  un  parapluie  qu'il  ferme. 
Ne  vous  effrayez  pas...  c'est  moi. 

M.VRGU  EUITE. 

(loinnii'iit,  monsieur,  vous  ici?  vous  avez  l'im- 
])iiideiice  d'entrer  dans  la  maison? 
d'ér  1(;\  y. 
Je  le  crois  bien  !...  par  un  temps  pareil...  quelle 
idée  aussi,    de  donner  un  rendez-vous   en  plein 
air... 

M  A  p.  G  L  E  R  1  T  E  ,   piquée . 
Mon    Dieu!  monsieur,   rien  ne   vous  forçait... 
(Lui  montrant  la  porte.)  Et  rien  ne   vous  empôclie... 
d'ér  igny. 
Quand  je  suis  près  de  vous...  Quand  il   pleut 
encore!  o    Marguerite,  vous  me  permettrez  bien 
de  vous  dire  combien  je  vous  aime...  (Il  s'assied.) 
Et  de  me  reposer  un  peu. 

MARGUERITE. 

Vous  reposer!   pour  le  cliemin  que  vous   avez 
fait?  de  la  rue  à  côté  jusqu'ici  ! 
d'ér  ign  y. 

Oh  !  ça  vous  est  bien  facile  à  dire,  à  vous,  qui 
n'avez  qu'à  sortir  de  votre  chambre;  mais  moi, 
j'ai  bravé...  les  gouttières... j'ai  franchi  un  mur... 
écroulé...  je  vous  ai  même  attendue  sous  un  gros 
marronnier;  mais  cpiand  j'ai  vu  que  malgré  ce 
feuillage...  et  mon  p:irapluie,  les  rafales  commen- 
çaient à  me  submergei-,  je  n'ai  plus  résisté  au 
désir...  de  vous  parler  de  mon  amour...  et  je  suis 
entré. 

M  AU  Gl  ERITE. 

Pour  vous  mettre  à  l'abri. 

O'ÉRI  G^  V. 

Oh!  seulement  pour  ne  pas  paraître  à  vos 
yeux...  (Ian>^  nu  ét.it...  et  pour  vous  déclarer  que 
je  ne  sortirai  d'ici...  qu'avec  la  promesse  de  votre 
main. 

M  ARGUER  ITE. 

Quoi  :  \ous  voulez,  mon>iHur... 

d'ér  ig  n  V. 
\ous  l'pouseï'. 

MARGUERITE. 

(".e  n'est  pas  une  trop  mauvaise  idt'-e. 

d'ÉRICN  Y. 

'lésera  bien  plus  rommodi'  pour  nous  voir. 


AlK  :  'l'iti'(j:r  jolir 

Oui,  mon  amour  toujours  plus  tondre, 
Plus  ardent,  plus  impétueux  , 
Quand  je  puis  vous  voir,  vous  entendre 
Aux  doux  rayons  de  vos  beaux  yeux. 
Du  Sénégal  passe  les  feux. 

MARGUERITE. 

Oui,  mais  aussi  du  thermomètre 
Parcourant  chaque  numéro, 
En  me  quittant,  il  va  peut-être 
Descendre  au-dessous  de  zéro. 

I)'ÉRIG\Y. 

Oh  !  mademoiselle... 

M  ARGl  ERITE. 

Ensuite  le  moment  est  mal  choisi  pour  parlci-  à 
ma  cousine,  il  faut  attendre. 

d'ér  IGN  Y. 

Attendre  !...  Mais  voilà  quinze  jours  que  je  M)us 
aime...  que  je  me  donne  une  peine  pour  arriver 
jusqu'à  vous!  Non,  non,  nous  sommes  à  l'équi- 
noxe...  le  mauvais  temps  peut  continuer...  je 
vous  épouse,  et  je  quitte  l'état  militaire. 

MARGUERITE, 

Pourquoi  donc?  c'est  si  joli  l'uniforme. 

d'ér  IGN  Y. 

Oui,  mais  c'est  bien  gênant.  D'ailleurs  il  n'y  a 
qu'un  mois  que  je  suis  militaire.  C'est  mon  père 
qui  a  voulu  m'acheter  une  lieutenance  dins  le 
régiment  de  Poitou...  11  s'imagine  que  j'irai  m>\- 
poser... 

MARGUERITE. 

Par  exemple  1  Vous  faire  tuer  ! 

n'ÉRIGXY. 

Je  suis  beaucoup  trop  jeune  pour  cela.  Je  n'a- 
vais même  jamais  quitté  le  toit  paternel  quand 
mon  brevet  de  lieutenant  est  arrivé,  avec  l'ordrtî 
de  rejoindre;  mais  puisque  je  vous  ai  rencontn'c, 
j'en  reste  là  ,  je  donne  ma  démission. 

MA  R  Gr  ERITE. 

C'est  pourtant  bien  agréable  de  connuaiider. 

DÉR  IGN  Y. 

Oui,  l'on  commande  aux  uns,  mais  on  obéit  aux 
autres.  Non,  non,  je  ne  veux  pas  d'un  im-iier  oi'i 
il  faut  se  lever  quand  on  voudrait  dormir,  monli'r 
achevai  quand  on  se  trouverait  si  bien  dans  un 
fauteuil...  auprès  de  ce  qu'on  aime...  et  d'un  Imn 
feu...  la  main  dans  les  siennes,  ou  les  pieds  sur 
les  chenets.  Ah!  je  passerais  ma  vie  ainsi!  Di- 
sons djiic  vile  à  votre  cousine  que  nous  nous 
aimons...  et  (|ue... 

M  ARGl  ERITE. 

C'est  inutile.  Dans  ce  moment  ma  cdusim-  n'y 
rons(!ntirait  pa-;. 

d'iiu  (;\  \ . 

O  ciel!  moi  <|ui  croyais  qu'il  n'y  aiuaii  pas 
d'obstacles!  C'est  donc  impossible? 

-i  Ali  (.L  Ml  ITE. 

Jf  vous  (lis  :  l'iiur  \>-  moment. 


7() 


LK  CIIAI'KAU    (;H1S. 


Ali!  oui,  jimir  ino  coiisoIlt;  mais  je  vois  liicii 
(|iril  faut  rmoncer... 

M  A  II  r;  t  i:  ii  i  t  k. 

Est-il  impatientant  avec  sa  manie  cl(!  se  décou- 
rager !  demain  vous  pourrez  parler  à  ma  cousine, 
tout  ira  bii-n. 

Dl'lt  l(i\Y. 

Vous  croyez'?...  mais  si  elli>  fait  des  dittirultés  ".' 
Je  n'insisterai  pas  d'abord,  je  vous  cii  préviens; 
nous  n'en  viendrions  jamais  à  bout. 

M  ARGl  FUlTli. 

Quel  lioinmi'  insupportable! 

D'KnidW,  itontimiant. 
Mais  soyez  tranquille,  je  saurai  me   rair(;   une 
raison.  (Il  tire  son  moiiiLoii'.) 

MAnCUKR  ITK. 

En  m'oubliant,  n'est-ce  pas? 
d'érigny. 

Moi!  oli  jamais!  votre  nom  est  inscrit  sur  mes 
tablettes,  à  la  date  de  notre  première  rencontre, 
le  jeudi  soir  31  mai  1729,  dans  la  boutique  d'un 
confiseur,  où  j'étais  occupé  à  manger  des  pra- 
lines... (Il  tire  une  boîte  de  sa  pofhe  et  en  offre  à  Mar- 
guerite.) l'^t  Cliàleau-'i'iiiei'ry  ne  sortira  jamais  de 
ma  mémoire. 

M  A  11 0  r  r  i;  i  r  k. 

Oh!  mou  Dieu!  taisez-vous...  voici  le  jour, 
partez. 

n'Éii  10  \v. 

Di'jà!...  ou  ne  peut  pas  être  un  moment  tran- 
i|uille  ici...  le  temps  seulement  de  laisser  passer 
Forage.       ^ 

MAR(;UK  11  ITE. 

Partez  donc  ! 

d'érigny. 

Ali!...  et  mon  parapluie.  (Il  va  le  picn.lie.J 

MARGUERITE. 

Tâchez  surtout  de  ne  pas  être  vu  ! 
EN.SEMBLE. 
AïK  :  Premier  chœur  du  deuxième  acte  du  (Julie   bleu. 
M  ARGILE  RITE. 

Partez,  l'heure,  je  pense, 

S'avance  (bix). 
Il  faut  de  la  prudence. 

Sortez  sans  bruit, 

Car  le  jour  luit. 
d'érigny. 
Partons,  l'heure,  je  pense. 

S'avance  {his). 
Il  l'aut  de  la  prudence, 

Sortons  sans  bruit. 

Car  le  jour  luit. 

(Il  sort  par  le  fond.) 

SCÈNE    V. 
MARGIERITE,  puis  SAGET,  puis  LOUISK. 

MARGl'ERITE,    Seule. 

Enfin  !...  ah!  quel  jeune  homiiio  sans  énergie!... 


un  rien  le  déconcerte...  (Voyant  le  chapeau  gris  ou- 
blié par  Chaini)agnac  et  resié  sur  la  table.)  Grand 
Dieu!  il  a  oublié  son  cba))eau.  (Criant.)  Monsieur 
d'Krigny!  Monsieur  d'Erigny! 

SAGET,  entrant  par  le  fond. 
Qu'est-ce  que  vous  voulez,  Mam'sellc? 

MARGIERITE,    à  [lart. 

Oli!...  Sag(!t,  le  jardinier... 

i.otiSE,  sortant  de  sa  chambre. 
Qu'y  a-t-il  ? 

M  A  11  0  1  c.  I\  I  r  i: ,   à  part. 
Et  ma  cousine  !... 

SAGET. 

Qu'est-c('  ((ue  vous  tenez  donc  !à,  Manrselh;, 
un  ciiapeau  d'homme? 

i.oi  isK,  à  part, 
(^iel  !  celui  de  Ghampagiiac... 

MARGIERITE,    à  paît. 

Je  suis  prise!...  (Haut.)  Mon  Dieu!...  (uii  ..  jiî 
viens  de  trouver  là...  sous  mes  pas... 

SAGE  T. 

Ce  feutre...  ici...  mais  il  n'y  a  que  moi  d'homme 
dans  la  maison...  et  je  porte  un  to(|uet...  C'est  un 
voleur;  il  n'y  a  qu'un  voleur  qui  puisse  porter 
une  horreur  de  chapeau  comme  ça...  Mais  j'ai  ma 
carabine,  et  s'il  est  encore  dans  le  jardin,  en  deux 
temps,  je  vais...  (Il  sort  vivement.) 

MARGUERITE. 

Mais,  non  !...  Sagel  !... 

I.O  USE. 

Laisse-le...  (Bas.)  Il  ne  trouvera  personne,  il  y 
a  longtemps  qu'il  est  parti... 

SCÈNE  VI. 
LOUISE,   MARGUERITE. 

MARGUERITE. 

Hein?...  comment...  qui  donc,  ma  cousine?... 

1.0 ui  SE  ,  à  p.irt. 
Ciel  !  je  me  suis  trahie...  (liant.)  Mais  je  viens 
(le  tr  le  dire...  personne. 

MARGUERITE,  réfléchissant  à  paît. 
Mais  j'y  songe,  M.  d'Erigny  en  avait  un  noir... 
et  celui-là  est  gris!...  (Haut.)  Qu'ai-jc  vu?... 

LOUISE. 

Qu'as-tu  donc? 

MARGUERITE. 

En  lettres  d'or...  là...  il  y  a  bien  Maurice  de 
Champagnac  ! 

LOUISE. 

Tais-toi! 

MARGUERITE. 

Eh  !  ([iioi,  ma  cousine... 

LOUISE. 

Silence,  te  dis-je. 

MARGUERITE. 

Vous  recevez...  la  nuit...  un  chapeau  gris  !  (A 
part.)  Oh!  maintenant,  je  suis  sure  de  mou  ma- 
riage. 


LV.   Cil  A  ri: AL    GlilS. 


i.OLisi:. 
Margiu'ritP...  tii  vas  tout    savoir,   ot  quand    tu 
connaiti'as  par  quoi  le  épreuve  a  tiii  passer  ta  roii- 
siiie,  tu  diras  si  elle  est  roupahie  d'avoir  écouté... 
une  seu'e  et  unique  fois,  son  triste  cœur. 
MAnocEnn  K. 
Pourquoi  dites-vous  triste?  est-ce  que  l'amour 
rend  tri>te? 

LOUISE. 

Quelquefois,  mon  enfant;  mais  c'est  encore  du 
bonheur.  Orpheline  et  pauvre,  tu  le  sais,  une 
vieille  parente,  de  qui  je  dépendais,  me  fit  élever 
au  couvent. 

MARGUERITE. 

Oui,  votre  tante  Ursule,  qui  voulait  faire  de 
vous  une  religieuse.  Quelle  singulière  idée! 

LOUISE. 

Hu  soir  que  je  me  promenais  seule  dans  une 
allée  du  jardin,  je  trouvai  tout  à  coup  devantmoi... 
un  cavalier...  qui,  pour  nie  voir  et  nie  parler, 
venait  de  pénétrer  dans  le  saint  asile. 

INI  ARGUE  ni  TE. 

Quelle  audace! 

LOUISE. 

Je  n'avais  rencontré  qu'une  seule  fois  dans  le 
monde  ce... 

AI  A  R  GUERIT  E  ,    V  i  voneut . 

Chapeau  gris? 

LOI  I  SE. 

Mais  un  regard  avait  sufli  pour  nie  rendre  à 
jamais  maîtresse  de  son  cœur. 

MARGUERITE,    à   [lart. 

Comme  moi  avec  M.  d'Érigny. 

LOUISE, 

El  depuis  ce  jour,  tous  les  soirs,  malgré  ma  dé- 
fense. . . 

MARGUERITE. 

Il  revint  au  même  rendez-vous?  Oli!  que  c'est 
bien  ! 

LOUISE. 

Hélas  !...  moments  trop  vite  passés!  bientôt,  je 
quittai  le  couvent. 

MARGUERITE. 

Comme  vous  dites  cela!  il  me  semble  que,  pour 
vous,  ce  n'était  pas  un  matiieur  ! 

LOUISE. 

Ma  parente  venait  de  mourir...  en  me  laissant 
toute  sa  fortune. 

MARGUERITE. 

Mais  alors  rien  ne  s'opposait  plus  à  votre  union 
aver... 

LOU  IS  K. 

Au  coiilraire!  nous  étions  s^'-pan'^s  plus  (pie  ja- 
mais ! 

M  \UI.UEH  ITE. 

Ab  !  UKiu  Diiii!.,.  e:,  comnuMit  donc? 

LOI  ISE. 

Je  n'étais  bériliérc  qu'à  la  coiuiitinn  (]f  iiiion- 
cer  au  mariage. 


MARGUERITE. 

Est-il  po<sil)leI 

LOI  I  SE. 

Ma  vieille  parente  avait  eu,  dit-on  ,  beaucoup  à 
se  |)laindrc  des  hommes. 

M  \  nor  i  i\  n  r. 
En  \érité? 

LOUISE. 

Et  il  fallait  partager  son  antipathie...  ou  voir 
passer  l'héritage  à  une  étrangère,  une  demoiselle 
Gandolphe,  son  amie. 

MARGUERITE. 

Quelle  idée  de  forcer  ainsi  les  gens  à  une  chose 
si  peu  naturelle! 

LOUISE. 

Que  veux-tu?  je  commençais  à  eu  prendre  mon 
parti  ;  loin  de  Champagnac  c'était  moins  diilicile... 
quand,  il  y  a  un  mois...  au  détour  du  petit  cha- 
let, un  homme  tombe  à  mes  pieds.  C'é-iait  lui, 
qui  avait  mis  trois  ans  à  me  trouver,  et  qui  n'avait 
rien  jterdu  de  son  amour. 

M  ARGU  ER  ITE. 

Quelle  joie  pour  vous! 

LOUISE. 

Ajtrès  bien  des  dilliculiés...  bien  des  comliats, 
je  consentis  à  le  recevoir...  chez  moi...  en  secret. 

MARGUERITE. 

Ah!  grand  Dieu!  et  l'héritage... 

LOUISE. 

Mais  pour  mettre  entre  nous  un  obstacle  invin- 
cible... pour  me  donner  la  forci'  de  lui  résister,  de 
nii'  résister  à  moi-même,  j'imaginai  la  fable  d'un 
mariage,  d'un  époux  brutal,  libertin,  que  sais-je? 
parti  aux  îles  et  pouvant  rev(uiir  à  tout  moment. 

MARGUERITE. 

Oh  !  comme  c'est  bien  inventé!  Et  AI.  di-  (iham- 
pagnac  ne  s'est  pas  éloigné? 

LOUISE. 

Au  contraire,  il  s'est  installé'  dans  cette  ville,  et 
il  est  venu  ici  tous  les  soirs,  plus  amoureux,  jilus 
pre  saut  que  jamais. 

M  ARGU  IRITE. 

A  la  bonne  heure...  voilà  un  liomme...  comme 
ils  drvraient  être  tous. 

LOI  ISE. 

Oui;  mais  ces  mystères,  ces  contiainii's,  mit 
fini  par  exaspérer  ses  sentiments;  il  ne  parle  (|ue 
de  nrenlever,  de  nous  expatrier  ensemble! 

M  A  II  G  U  E  R  I  I  K. 

Mais  c'est  charmant,  cela! 

LOI  I  SE. 

I.i;  testami-nt  di;  ma  parente  s'y  (ippose.  H  faut 
([lU!  je  réside  en  France.  Et  maintenant,  juge  do 
mes  ennuis  et  de  mon  embarras.  (Kcoutani.)  .Mais 
qiKjl  est  ce  bruit? 

•^AGET,   en  .lili.iis. 
Alliiii-,  maiilir  (levant  ! 

!>'  É  R  I  (;\'  ^  ,   (le   iiu^riic. 
Veu\-tu  l)ieii  ino  lAchor,  butor! 


78 


LK   c;  Il  A  HE  AL    (iUlS. 


SCfcNE    Vil. 
Les  Mkmes,   SAGIiT,    D'I'IUCNV. 

SAGET,    lioiissailt  crKli^iiy   eu   .iv:ilil. 

Marrlip,  ou  je  t'assomme. 

MAiir,  i  ERITE,  à  paii. 
Ciel  I  inoiisiciir  d'Kriniiy  ! 

s  \<il  T. 

\'\h  le  voleur,  maïuVelle,  qui  s'était  caclié  dans 
le  clialet. 

I.Ol  ISE. 

Que  vois-je?  un  homme!  un  militaire! 

s  A  CE  T. 

Ça!  c'est  une  poule  mouillée  qui  a  pris  un  dé- 
guisement pour  nous  faire  peur,  connu? 
d'éricny,  i  ij.ut. 
O  Marguerite!  à  quoi  tu  m'exposes! 

MARGL  EHITE,   à   paît. 

Ah  (,à  !  est-ce  qu'il  va  se  laisser  prendre  pour  un 
brigand? 

LOUI  SE. 

Qui  êtes-vous,  monsieur?  Comment  vous  trou- 
vez-vous chez  moi?...  répondez!... 
d'érigé  Y. 

Madame...  je...  (A  paît.)  Ah!  ma  foi!  c'est  trop 
difficile;  je  ne  pourrai  jamais  m'en  tirer.  J'aime 
mieux  ne  rien  dire  du  tout... 

MARGUERITE,    à   part. 

J'espère  qu'il  va  trouver  quelque  chose. 

LOUISE. 

Mais  répondez  donc  ! 

MARGUERITE,    à  part. 

Est-il  maladroit! 

SAGET. 

l'"aut-il  taper  dessus? 

MARGUERITE,  vivement. 
Mais  non  !  mais  non  ! 

LOUISE. 

Alors,  puisque  vous  vous  obstinez  à  garder  le 
silence,  on  va  vous  conduire... 

SAGET. 

Kn  prison  ! 

D  '  i':  R  I  G  N  V . 
F.n  prison!... 

SAGET. 

Marciie  ! 

MARGUERITE,  vivement. 
Un  instant...  Sortez,  Saget. 

SAGET. 

Vous  laisser  seule...  avec...  le  brigand!... 
MARGUERITE,   prenant   le    chipeau   gris   en   passant 
près  de  la  table  où  il  est  déposé,  et  le  cachant  der- 
rière elle. 
Sortez  donc! 

SA  G  ET. 

Suffit...  je  vas  préparer  le  déjeuner.  (Il  sort.) 

LOUISE. 

Kh  bien? 

MARGUERITE. 

Puisque  monsieur  ne  veut  pas  nous  dire  ([ui  il 


est,   et  ce  (|u"il   vit'ul  l'aire   ici,  c"est  moi  qui    me 
cliargerai  de  ce  soin. 

LOUISE. 

Toi? 

I)  '  É  R I G  \  Y  ,  à  part. 
Elle  va  essayer  de  justifier  ma  présence,  mais 
elle  n'y  réussira  pas. 

M  ARGUER  ITE. 

Monsieur  se  nomme  Guillaume  d'Érigiiy;  il  est 
de  fort  bonne  maison;  il  m'aime,  et  il  est  \enu  ici 
pour  vous  demander  ma  main. 

LOUISE. 

Qu'enlend?-je? 

I)'  i':ri  G\  Y  ,  à  pari. 
A-t-elle  de  l'audace! 

LOUISE. 

Comment,  mademoiselle,  vous  avez  osé... 
MARGUERITE,  joiiant  avec  le  chapeau  gris 
qu'elle  tourne  dans  ses  mains. 
Mon  Dieu,  oui!  ma  cousine. 

LOUISE. 

Recevoir  un  jeune  homnie! 

MARGUERITE,    uiiMue  jeu  du  chapeau. 
11  est  souvent  des   circonstances  impérieuses 
qui,  bien  malgié  vous,  vous  obligent... 
LOUISE ,  bas. 
Cachez  donc  cela.  (Haut.)  Et  vous  avez  souffert 
qu'il  vous  parlât  d'amour? 

MARGUERITE,  de  même. 
Puisqu'il  ne  venait  que  pour  cela. 

LOUISE,  à  part. 
Ah!  le  maudit  chapeau  !  (Haut.)  Mademoiselle! 

MARGUERITE,  de  même. 
Mon  Dieu!  j'ai  eu  tort,  sans  doute;  mais  com- 
ment ne  pas  se  laisser  entraîner  par  l'exemple, 
surtout  quand  il  est  donné...  par  une  personne... 
LOUISE,  l'interrompant. 
C'est  bien,  c'est  bien... 

MARGUERITE,  de  même. 
Vous  me  pardonnez?...  vous  m'approuvez?... 

LOUISE,  à  bout  de  patience. 
Oui,  oui...  mais  laisse  donc  ce  chapeau...  tu  vas 
l'abîmer.  (Elle  prend  le  chapeau  des  mains  de  Margue- 
rite, et  le  met  à  l'écart.) 

d'érigny,  à  part. 
La  cousine  ne  se  fâche  pas  plus  que  cela!... 
Comment  Marguerite  a-t-ellc  fait?...  Je  n'y  com- 
prends rien. 

.  MARGUERITE,  embrassant  Louise. 
Ah!  ma  bonne  cousine,  vous  ne  vous  repentirez 
Pvas  de  votre  indulgence  quand  vous  saurez  que 
j'ai  fait  un  bon  choix...  sous  tous  les  rapports. 

LOUISE. 

Je  n'en  doute  pas.  Monsieur  est...  ''Elle  va  à  lui.) 
d'érigny. 

Lieutenant  au  régiment  de  l^oitou  ;  mais  dès 
demain,  je  donne  ma  démission,  afin  de  me  con- 
sacrer tout  entier  au  bonheur  de  mon  ménage. 

LOUISE. 

11  a  du  bon,  ce  jeune  homme. 


LK   ClIAHKAl    (ilUS. 


79 


il  Al'.GUERITK. 

N'est-ce  pas,  ma  cousine? 

LOUISE,  à  d'Érigny. 
Mais  où  donc  avcz-vous  vu  Marguerite? 

d'érigw. 
A  Cliûteau-TiiiciTy,  où  j'étais  occupé... 

LOUISE. 

A  Cliàteau-Tliierry!  lors  de  ma  visite  à  mon 
ancien  couvent!  sous  mes  yeux,  sans  que  je  m'en 
sois  doutée  ! 

M  A  n  (1  L'  E  n  I  T  E. 

Ma  cousine...         , 

LOUISE,  s'animaul. 
l'.t  il  fa  suivie  jusqu'ici? 

d'Érigny. 
(l'était  mon  chemin. 

LOUISE. 

Pour  arriver  jusqu'à  elle,  n'est-ce  pas?  Et  vous 
avez  bravé,  renversé  tous  les  obstacles? 

d'  ÉRIGNY. 

Mou  Uieu,  non!...  je  n'ai  rien  renversé  du  tout. 

LOUISE. 

Oli!  ne  le  niez  pas,  je  le  vois  dans  vos  yeux. 
Vous  êtes  nn  téméraire,  un  audacieux  jeune 
homme...  Vous  avez  entraîné,  subjufiué  cette 
pauvre  enfant. 

d'Érigny. 

i-!lk'  m'a  subjugui'  aussi. 

I  LOUISE. 

I        Oli!  li's  lionimcsl  les  hommes!  Ils  se  ressemblent 
I     donc  tous? 

■  MARGUERITE. 

Nous  n'avons  rien,  du  moins,  à  reprocher  à  ce- 
;  lui-ci,  puisqu'il  vient  vous  demander  ma  main,  et 
I     attend,  tout  treml)lant,  voti'e  réponse. 

I.OU  ISE. 

Nous  en  reparlerons. 

M  ARG  UERITE. 

Bientôt? 

LOUIS  E. 

Un  de  ces  jours. 
MARGUERITE,  lui  montrant  le  chapnau  de  Chamjiagnac. 
Oh  !  tout  de  suite,  je  vous  en  prie  ! 

I.OU  ISE. 

Demain...  aujourd'hui  même...  si  tu  h^  d(''sires. 

d'Érigny,  à  paît. 
Elle  est  un  peu  girouette,  la  cousine. 

SAGET,  entrant. 
Mademoiselle  est  servii;! 

M  ARGUER  ITE. 

Oiil   ma  l)oniu;    rousiiM;...   est-ce  que   vous  ne 
l'invitez  pas? 

LOUISE,  vivement. 
J'allais  te  le  propeser.  'A  d'Erigny.)  Si  monsieur 
voulait  nous  l'airi'  l'honneur  de;  nous  tenir  coiii- 
paKiiic!... 

h'  É  R  I  G  N  v  ,   lias  à   Marguerite. 
.Il'  n'ose  |)as  accepter. 


MA  RG  l  ERIT  E,   i  Louise. 

Monsieur  accepte  avec  reconnaissance...  il  meurt 
de  faim. 

SAGET,  â  part. 

Comment,  mademoiselle  va  déj(!uner  -.imc-  !.■ 
filou  : 

M  A  R  G  U  E  R  I  T  E. 

A  table! 

s  A  G  E  T. 

Ah  !  j'oubliais.  Deux  lettres  qu'on  vient  d'appor- 
ter pour  mam'sclle... 

LOUISE. 

Donnez!  (Regardant.)  De  Maurice!...  (Vivement.) 
Marguerite,  conduis  monsieur  dans  la  salle  i  man- 
ger; je  vous  rejoins  à  l'instant. 

MARGUERITE,  bas  à  d'Érigny. 
Vous  voyez  bien  que  tout  s'arrangera. 

d'Érigny,  de  même. 
Oui,  ça  en  a  l'air;  mais  j'ai   bien  peur  que  ça 
ne  soit  plus  dillicile  que  vous  ne  croyez.  (Margue- 
rite cl  d'Erigny  sortent  précédés  par  Saget.) 

SCÈNE   VIII. 

LOUISE,  puis  MARGUERITE,  puis  SAGET. 

LOUISE,  seule,  décachetant. 

Que  peut-il  me  dire?  (Lisant.)  «  Chère  Louise! 
Il  que  n'oublierait-on  pas  près  de  vous!  moi,  j'ai 
«  oublié  mon  chapeau...  il  peut  vous  compro- 
«  mettre...  je  suis  derrière  le  mur  du  parc,  en  face 
Cl  du  premier  marronnier...  jétez-le  par-dessus  le 
«  mur...  A  ce  soir...  »  (Parlé.)  Ah!  il  a  raison.  11 
ne  sait  pas  tout  ce  que  ce  chapeau  m'a  déjà  fait 
soutTrir...  Mais  cette  autre  lettre...  (Elle  l'ouvre 
vivement.)  De  mon  procureur!... 

MARGUERITE,  entrant. 

Mais  venez  donc,  ma  cousine;  M.  d'Érigny  no 
veut  pas  se  mettre  à  table  sans  vous. 
LOUISE,  parcourant  la  lettre. 

Ciel  I  (ju'ai-je  lu? 

M  A  R  GUERITE. 

Vous  vous  trouvez  mal? 

LOUISE. 

Au  contrairi"  !...  Ah!  Marguerite!  (Elle  l'em- 
brassa.) 

M  A  RGUEIt  ITE. 

Qu'y  a-t-il  donc? 

LOI  ISK. 

Je  ne  sais...  ma  vue  se  trouble...  mes  genoux 
fléchissent...  (Se  laissant  tomber  sur  un  fauteuil.) 
Tiens,  lis,  regarde,  vois  si  je  ne  me  suis  pas 
trompée.  (Elle  lui  donne  la  lettre.) 

MARGUERITE,    lisant. 

Il  Madi'inoiselle,  j'ai  l'honneur  de  vous  annoncer 
Il  (]iie  madame  (iamlolphe  a  succombé,  il  y  a 
<i  ([uelqucs  jours,  à  la  suite  d'un  repas  de;  noces; 
«  vous  vous  trouvez  donc  entièrement  maitresso 
(1  de  votre  fortune  et  de  votre  main,  puisque  per- 
"  sonne,  à  présent,  ne  priit  revendiquer  le  bi'iié- 
«  (icc  de  la  clause  du  testament  de  votre  parente.  » 


80 


L1-;    CIIAI'KAl     GUIS. 


(Parlé.)   Ma   boiiiio   cousiiic!...   vous   rti'>    lilin',.. 
vous  vous  marierez... 

1,0  u  I  SK  ,  sp  levant. 
Tu  to  marieras!... 

MAnr.uEniTE. 
Nous  nous  marierons... 

LOI  I  si:. 
V.c   ])auvn'  Cliampaiiiiac  I    plus   d'obstacles,  de 
mystère...  il  peut  venir  ici...  en  plein  jour,  de- 
main... aujourd'luii...  tout  i\  riicure. 
M  A  n  r.  u  E  n  I T  k. 
Quel  plaisir  ça  va  lui  faire!  (Louise  sonne.) 

s  \  ('.  irr  ,  cntraai. 
Madame... 

I.  OUISK. 

Cours  vite,  derrière  le  nuu-  qui  longe  le  parc... 
en  face  du  premier  marronnier,  tu  trouveras  un 
cavalier  sans  chapeau... 

s  A  r.  E  T. 

C'est  le  filou? 

LOI  I  SE. 

Eh  non!  il  faut  qu'avec  toi  tu  me  ramènes 
cette  personne.  Pars! 

s  A  G  E  T. 

Bien,  mam'sellc. 

LOl'ISE. 

\ingt,  quarante,  cinquante  livre>!  si  tu  réus- 
sis!... 

s  A  G  E  T. 

CiiiquanK^  livres! 

LO  CI  SE. 

Si  tu  reviens  seul...  je  te  chasse... 

s  \GET. 

Cinquante  livres!...  je  vous  rapporterais...  cin- 
quante {)ersonnes,  pour  ce  prix-là!...  (U  sort.) 

LOI  I  SE. 

Quelle  joie!  quel  hoiilieur!  comiireuds-tu,  Mar- 
guerite? car  je  n'étais  pas  sans  inquiétude,  et 
quelquefois,  je  me  disais  :  Si  ces  difficultés,  ces 
obstacles  allaient  finir  par  fatiguer  M.  de  Cham- 
pagnac!  s'il  allait  cesser  de  m'ainier!... 

M  AH  GUERITE. 

11  y  a  des  gens  qui  en  seraient  capables,  tant  ils 
redoutent  la  moindre  peine. 

SAGET,  eu  (ioliors. 
Avancez  donc! 

('.  n  A  M  r  A  G  \  A  G  ,    lil*  lilèmo. 

Plutôt  mourir. 

I.OUSE. 

C'est  lui,  c'est  Champagnac...  va-t'en,  va-t'en 
vite,  Marguerite. 

M  AU  G  LE  II  ITE. 

Je  vais  décider  M.  d'Krigny  à  déjeuner.  (Elle 
sort.) 

SCÈNE  IX. 

LOUISE,   CHAMPAGNAC,   SAGET. 

SAGET,  à  Champagnac. 
Eh  !  entrez  donc!...  puisque  mam'selle  vous  de- 


mande... (Ras  à  Louise.)  En  voilà  ])our  cinquante 
livres. 

LOUISE,  lui  jetant  sa  boiiise. 
Tiens!...  (Sagct  sort.) 

CHAMPAGNAC. 

Ah!  madame...  croyez-le  bien,  jamais  jo  ne  me 
serais  permis  de  venir  ici...  à  une  pareille  heure, 
pour  vous  compromettre...  mais  au  moment  où  je 
m'y  attendais  le  moins,  ce  butor  m'a  saisi...  si 
brusquement... 

I.  o  f  I  s  E. 

11  a  bien  fait. 

CIIAMPAG\AC. 

Plait-il?  il  a  bien  fait  de  m'amener  ici...  en 
plein  jour...  sans  luniièn^?  mais...  c'est  impossi- 
ble... il  fait  nuit...  il  doit  faire  nuit...  je  rêve,  j'ai 
le  vertige!... 

EGLISE. 

Non  ,  vous  ne  rêvez  pas...  vous  êtes  ici  chez 
moi...  où  vous  pourrez  venir  à  présent...  tant 
qu'il  vous  plaira...  le  matin...  le  jour...  à  toute 
heure... 

CHAMPAGNAC. 

Qu'entcnds-jc? 

LOUISE. 

Aux  yeux  de  tous...  Ah!  mon  ami...  si  vous  sa- 
viez... le  bonheur,  la  joie...  je  suis  folle!... 

CHAMPAGNAC. 

iMjlle  de  quoi?... 

LOUISE. 

Figurez-vous  que  mademoiselle  Gandolphe!... 

CH  AMPAGN  AC. 

Gandolphe!...  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça? 

LOUISE,  à  part. 
Imprudente...  qu'allais-je  dire?...  j'oubliais... 

CHAMPAGNAC. 

Où  prenez-vous  ce  M.  Gandolphe?... 

LOUISE,   à  part. 
Puisque  je  me  suis  donné  un  mari...  je  peux 
bien  nie  l'oter...  (Haut.)  Une  de  mes  amies... 

CHAMPAGNAC. 

Ah!  c'est  une  dame  qui  s'appelle...  Gandol- 
phe!... je  ne  lui  en  fais  pas  mon  compliment. 

LOUISE. 

Une  de  mes  amies,  qui  habite  le  Havre...  vient 
de  m'écrire  qu'un  navire  en  vue  du  port  s'était 
perdu...  corps  et  biens... 

CHAMPAGNAC. 

Ah!  diable!  voilà  une  chose  triste... 

LOU  I  SE. 

Ce  navire  levenait  des  îles... 

CHAMPAGNAC. 

Ah  !   mon   Dicni!... 

LOUI  SE. 

Et,  parmi  les  passagers,  mon  époux...  mon  mal 
heureux  é])oux... 

en  \M  P  AGN  AC. 

11  a  fait  comme  le  navire?... 

LOUISE. 

Hélas!... 


LK  CHAPKAU    (IRIS. 


81 


CH  AMPAGN  AC. 

Il  a...  sombré!,.. 

LOIISE. 

Ce...  ce  pénible  naufiage  me  rend  libre...  Plus 
d'entraves...  d'esclavage...  de  mystères...  plus  de 
visites  nocturnes,  ni  d'escalades!... 

C  H  A  M  P  A  G  ^  A  C. 

Plus  d'escalades...  pas  la  plus  petite  escalade?... 
Ah  çà!  qu'est-ce  que  nous  allons  faire  de  l'éclielle 
à  |)résent? 

LOUISE. 

\'ous  êtes  ravi,  enchanté...  n'est-ce  pas?... 

CHAMPAtiNAC. 

Moi?...  C'est-à-dire  que...  que...  je  ne  trouve 
pas  d'expressions  assez...  convenables  pou  •...  ex- 
primer ce  que  je  ressens...  je  ne  sais  pas  ce  que 
je  ressens...  c'est  un  amalgame,  une  confusion... 
un  chaos...  Ah!...  il  revenait  pour  nous  sépa- 
rer... ce  M.  Gandolphe...  qui  a  sombré...  Eh 
bien!...  je  suis  fâché  qu"il  soit  tout  à  fait  mort... 
j'aurais  eu  du  plaisir  à  lutter  contre  lui...  à  lui 
prouver...  Qu'un  autre  ose  donc  se  placer  entre 
nous  !... 

LOCISE. 

Mais,  à  présent,  personne  n'a  le  droit... 

CHAMP  A  ON  AC. 

Personne!...  ah!  oui...  c'est  juste...  je  pourrai 
venir  ici  tous  les  jours...  si  je  veux...  deux  fois 
par  jour...  si  je  veux... 

LOUISE. 

Et  sans  être  obligé  de  vous  glisser  furtivement, 
an  risque  d'être  pris  pour  un  voleur... 

CHAMPAGNAC. 

Ah!  le  fait  est  que  la  nuit...  il  n'y  a  guèie  que 
les  amoureux  ou  les...  comme  vous  dites...  qui... 

LOUISE. 

A  présent,  plus  de  méprises  à  redouter...  vous 
pourrez  entrer  par  la  porte...  par  la  grande  porto... 

CHAMPAGNAC. 

Comme  tout  le  monde. 

LOUISE. 

Air  de  Pirville. 

Vous  n'aurez  plus  à  grimper  sur  le  mur, 
A  ne  chercher  que  l'ombre  et  le  mystère, 
I.a  porte  est  là;  c'est  commode  et  plus  sûr. 

CHAMPAGNAC. 

Franchement,  j'aimais  mieux  mon  chemin  ordinaire. 
Tous  les  sentiers  ne  voni  pas  aux  amours  : 
L'ennui,  souvent,  vient  par  la  grande  entri'O, 
Et  le  bonheur  entre  presque  toujours 

Par  une  porte  dérobée, 
Il  prend  toujours  la  porte  dérobée. 

LOUISE. 

Quand  on  lui  ferme  l'autre!  Vous  verrez  rnnmie 
nous  serons  heureux  !... 

CM  A  M  PAGN  AC. 

Ah!  ne  m'en  parlez  pas!... 

I.OUI  SK. 

Voyons,    monsieur...  venez  ici...  asseyez-vous 
là...  tout  près  de  moi...  encore  plus  près. 
III. 


CHAMPA  r.lAC. 

Chut!  chut  donc...  plus  bas,  si  l'on  nous  en- 
tendait... 

LOUISE. 

Eh!  qu'importe? 

en  AMPAGNAC. 

Ah!  pardon!...  c'est  vrai,  j'oubliais  que  nous 
pouvons  causer...  à  tue-téte...  maintenant!  (Tris- 
haut.)  Xous  pouvons  causer  à  tue-tète. 

LOUISE,  s'approchant  elle-même. 
Mais  approchez-vous  donc,  monsieur  ;  il  o-t  à 
cent  lieues...  et  dites-moi  de  jolies  choses... 
CHAMPAGNAC,  distrait. 
Gandoliihe!... 

LO  LISE. 

Parlez-moi  de  votre  amour. 

cuxMPAGNAC,  de  même. 
Gandolphe!...  si  jamais  j'ai  des  enfants,  je  ne 
leur  donnerai  pas  ce  nom  de  baptême. 

LOUISE. 

Parlez-moi...  de  votre  bonheur. 

CHAMPAGNAC. 

Ah!  pardon...  je  pensais  à  ce  monsieur  qui  a 
sombré.  Au  fait,  vous  avez  raison,  causons  un 
peu  de  tout  cela. 

LOUISE. 

D'abord  nous  ne  nous  quitterons  plus... 

CHAMPAGNAC 

Pas  d'une  minute  ! 

LOUISE. 

Nous  vivrons  toujours  ensemble,  l'un  à  côté  de 
l'autre...  bien  unis...  cherchant  tous  deux  à  nous 
rendre  la  vie  agréable...  vous  serez  le  phénix  des 
maris... 

CHAMPAGNAC. 

Vous  croyez?... 

LOUISE. 

.l'en  suis  sûre,  et  moi,  le  modèle  des  épouses... 

CHAM  PAGN  AC. 

C'est  dimcile,  allez! 

LOUISE. 

Pas  le  moins  du  monde...  j'irai  au-devant  de 
tous  vos  désirs,  de  tous  vos  souhaits...  rien  ne  vous 
manquera...  nous  aurons  en  même  temps  la  paix 
du  cœur... 

CII  A  M  PAGN  AC,    A\CC  lUl  SOUpir. 

Et  la  santé  du  corps  ! 

LOUISE. 

Quel  avenir  enchanteur!... 

CHAMPAGNAC. 

Ah  çà!  qu'est-ce  que  nous  ferons  à  présent,  que 
nous  n'avons  plus  rien  qui  nous  gêne?...  à  quoi 
non--  occuperons-nous? 

LOUISE. 

A  nous  aiuier,  à  nous  le  dire...  La  journée 
passée  ainsi,  ah  !...  nous  semblera  trop  courte... 

CHAM  PAGNAC. 

Alil...  nous  allons  passer  la  journée  à  nous  ai- 
mer CI  à  nous  le  dire...  et    vous  croyez  qu'elle 

11 


82 


LK   CHAPEAU   GRIS. 


nous  semblera  trop  courte...  je  veux  bien.  (Il  s'est 
levé  et  est  allé  vers  la  fenêtro.) 

I.OIISK. 

Mil  bionl  que  regardez-vous  donc  Mil 

CII  AHIPAGN  AC. 

Ab!  rien...  le  ciel...  voilà  un  bien  beau  tenijis... 
Dieu!  le  beau  temps!  (;a  donne  envie...  de  pnn- 
dre  l'air...  Adieu,  ma  bonne  amie. 

I,  G  L  I  s  K. 

Où  allez-vous  dnnc? 

CM  A  M  PAGN  \C. 

Faire  un  tour  de  promenade. 

1.0  1  1  SE. 

A  merveille!  nous  irons  ensemble.  Vous  me 
donnerez  le  bras. 

C1IAMPAG^AC. 

Imprudente...  pour  vous  compromettre...  je 
vous  suivrai  de  loin...  de  bien  loin...  sans  avoir 
l'air... 

LOUISE. 

Inutile...  puisque  je  suis  libre... 

C  II  A  M  P  A  G  N  A  C. 

C'est  vrai...  cette  lii)crté...  qui  vient  comme 
ça...  au  moment  où  on  n'y  pense  pas... 

LOLISE. 

Je  vais  me  préparer. 

CIIAMPAGNAC. 

Attendez!... 

I-OUISE. 

Qu'est-ce  donc? 

en  AM  PAG\AC. 

Je  crois  que  nous  ferions  mieux  de  rester. 

LOUISE. 

Pourquoi? 

CHAMPAGN  AC. 

Parce  que...  il  me  semble  que  le  temps  se  gâte. 

LOUISE. 

Il  n'y  a  pas  un  nuage. 

c  H  A  M  p  A  G  N  A  c. 

Si,  il  y  a  un  grain...  là...  de  ce  côté...  que  vous 
ne  pouvez  pas  voir,  et  puis  je  sens  cela  à  mon  en- 
torse... c'est  un  pronostic  infaillible. 
LOI  isr. 
D'ailleurs,  pour  ne  pas  retarder  d'un  jour  notre 
boubeur,  il  faut  que  nous  passions  à  l'église. 
CHAMPAGNAC,  vivcment. 
Est-ce  que   vous  ci'oyez  que   l'église  pourrait 
s'opposer?... 

LOUISE. 

Du  tout...   pour  que  dimanche,  au  prône,  on 
annonce  notre  mariage. 

c  H  A  M  P  A  0  N  A  C. 

Quoi!  devant  toute  la  ville!...  vous  voulez... 

LOUISE,  tendferaeut. 
Oui,  que  toute  la  ville  sacbe  que  nous  sommes 
l'un  à  l'autre.  En  êtes-vous  fâché? 

CHAMPAGNAC. 

Moi  !...  obi...  c'est  juste.  (A  part.)  Après  cela... 
il  n'y  a  jias  moyen  de  s'en  dédire. 


LOU  ISE. 

Je  cours  faire  un  peu  de  toilette. 

CHAMPAGNAC. 

Au  prône...  quelle  idée!  (A  Louise.)  Vous  tenez 
donc  bien  à  ce  que  toute  la  ville...  ça  lui  est  bim 
égal,  allez...  Est-ce  que  vous  n'aimeiiez  pas  mieux 
nous  marier  le  soir  aux  flambeaux?...  (Loui.scfuit  lui 
signe  négatif.)  Non... 

LOU  ISE. 

Dans  un  moment  ..  j(!  suis  à  vous...  Ah!...  ce 
baiser  que  vous  m'avez  tant  de  fois  demandé  et 
que  je  vous  ai  si  souvent  refusé.  .  voyons...  pre- 
nez-le. 

CHAMPAGNAC,    vivempnt. 

Vous  me  le  refusez,  n'est-ce  pas? 

LOUISE. 

Je  l'offre  à  celui  qui  doit  être  mon  mari. 
c  n  A  M  p  A  G  \'  A  c ,  s'approchant. 

Vous  ne  me  le  refusez  plus...  eh  bien!  non, 
Louise,  je  veux  vous  montrer  que  je  suis  digne 
d'une  telle  faveur...  en  m'iaiposaut...  le  sacrifice 
d'y  renoncer. 

LOUISE. 

Est-il  discret!...  Vous  êtes  charmant. 

Air  :  J'ai  prié  le  ciel  qu'il  me  (jardt  (Vie  en  partie 

double.) 

Oui,  ce  baiser,  amoureux  gage , 
Vous  l'aurez,  je  vous  le  promets. 

CHAMPAGNAC. 

Cet  à-compte  du  mariage  , 
Je  ne  le  demande  qu'après. 

LOUI  SE. 

Vous  pourrez,  vous  êtes  si  sage, 
En  prendre  deux... 

c  H  A  M  p  .^  G  N  A  c. 

Non,  gardez-les, 
Pour  me  les  donner  en  ménage, 
Accompagnés  des  intérêts. 

ENSEMBLE. 

On  en  a,  toujours,  c'est  l'usage, 
Bien  moins  besoin  avant  qu'après. 

LOUISE. 

Oui,  vous  les  aurez  en  ménage. 
Accompagnés  des  intérêts. 

(Elle  sort  en  lui  envoyant  un  baiser  avec  la  main.) 

SCÈNE   X. 

CHAMPAGNAC,  seul. 

Elle  n'a  plus  de  mari!...  hum!  hum!...  ça 
change  considérablement  la  position...  plus  de  pé- 
ril... plus  de  hasard...  plus  d'accident!...  nous 
rentrons  tout  en  plein  dans  le  bourgeois...  moi, 
qui,  chaque  fois  que  je  me  trouvais  auprès  d'elle, 
courais  le  risque  d'une  très-mauvaise  aiïaire...  si, 
par  fortune,  il  était  revenu...  je  vais  le  rompla- 


LE   CHAPEAU   GRIS. 


83 


cer...  et  tout  sera  linil...  Mais...  j'y  songe...  nous 
sommes  là  tous  les  doux  à  nous  dépêcher...  Puis- 
qu'il n'y  a  rien  qui  nous  presse...  nous  pouvons 
bien...  Ali!  elle  est  veuve!  je  vais  épouser  une 
veuve  !...  c'est  désagréable...  j'aurais  mieux  aimé., 
une  jeune  fille...  parce  que...  une  jeune  fille,  d'a- 
bord... c'est  plus  jeune,  ensuite  l'on  peut  es])é- 
rer...  il  est  môme  probable...  qu'on  a  son  prem!(n" 
amour,  tandis  qu'une  veuve...  Vous  me  direz,  elle 
aura  plus  de  soin,  plus  d'ordre...  Eh  !  mon  Dieu  !... 
qu'est-ce  qui  n'en  a  pas  de  l'ordre...  quand  on 
arrive  à  notre  âge...  quand  on  touche  à  la  vingt- 
huitaine?...  C'est  vraiment  trop  jeune  pour  se  ma- 
rier... pour  certains  hommes...  surtout  pour 
moi...  Oui...  je  sens  que  je  n'ai  pas  encore  épuisé 
toute  ma  fougue...  je  sens  qu'il  me  faudrait  en- 
core des  aventures...  bizarres,  imprévues...  tra- 
giques môme!...  Et  j'irais  m'enchaîner  pour  la  vie, 
je  me  priverais  de  tout  ce  qui  peut  m'arriver  en- 
core... Marié...  il  ne  peut  m'arriver...  qu'une 
seule  chose...  les  femmes  sont  si...  changeante^... 
Louise  surtout...  C'est  drôle,  je  ne  la  trouve  pas 
si  bien...  je  ne  l'avais  vue  le  jour...  que  rare- 
ment... Ah!  la  nuit...  elle  est  ravissante...  au 
clair  de  la  lune,  quand  ses  doux  rayons...  tandis 
que  ]<'.  jour...  elle  est  éclairée  comme  toutes  les 
autres  femmes...  elle  me  paraît  fade...  Non,  déci- 
dément j'ai  bien  envie  de  ne  pas  l'épouser...  à 
présent...  je  l'épouserai  plus  tard...  (Élevant  la 
Toiî.)  Je  vous  épouserai  plus  tard,  chère  amie... 
Mais  comment  lui  annoncer?...  je  n'oserai  ja- 
mais... pardieu,  en  lui  écrivant...  en  prenant  un 
prétexte...  adroit...  (Il  se  met  à  une  table  et  écrit.) 
Ma  chère  Louise...  je  viens  de  recevoir  une  lettre 
qui  m'oblige  à  un  petit  voyage...  une  absence 
d'une  dizaine  d'années...  il  m'est  impossible  de 
me  marier  maintenant,  je  suis  trop  pressé,  il  faut 
que  je  parte  tout  de  suite...  mais  la  distance  ne 
pourra  séparer  nos  cœurs...  je  serai  toujours  à  la 
vie,  à  la  mort,  votre  Maurice  de  Chanipagnac... 
Quelqu'un!...  c'est  elle...  Diable!  qu'elle  ne  nie 
voie  pas...  évitons  les  explications...  (Il  sort  vive- 
ment par  le  fond.) 

SCÈNK   XI. 

LO  U  I  SE,  sortaut  de  chez  elle  en  ;iiMnile  toilcltf. 

Me  voilà  prête,  mon  ami...  Eh  lien!...  pn- 
sonne...  où  donc  est-il?...  il  ne  pi;ut  être  loin, 
puisque  voici  sur  cette  table...  son  chapeau...  Que 
vois-je?...  une  lettre...  à  mon  adresse...  c'est  sin- 
gulier... 'Elle  l'ouvre.}  Grand  Dieu!...  il  part...  il 
me  quitte...  c'est  une  rupture...  il  ne  m'aime  donc 
plus!...  lui  qui  ce  matin  voulait  m'enlever!... 
Pourquoi  est-il  changi'?...  (pie  lui  ai-jo  fait?...  j'ai 
peut-être  eu  tort  de  lui  dii'c  que  j'étais  veuve.  H 
le  fallait  bien,  [)uisquc  je  lui  avais  dit  que  j'étais 
mariée!  Ah!  l'ingrat!...  moi  qui  l'aime  tant!... 
Ah  !  les  hommes...  les  hommes  !...  re  sont  tous  des 
monstres!...  (Elle  tombe  dans  un  fauteuil.) 


SCf:NE   XII. 

LOUISE,   MARGUlilîlTE,   D'ÊIUGNÏ. 

MARGLEHITE,  amenant  d'Érigny  par  la  main. 
Mais  venez  donc,  monsieur,  remercier  ma  cou- 
sine; vous  achèverez  de  déjeuner  plus  tard. 
u'kiugny,  s'essnyanl  la  bouche  ^ivec  sa  seivioiic. 
Madame,  permettez... 

i.OLiSE,   se  levant. 
Encore  un  monstre! 

D  '  l£  a  I  G  \v . 
Comment?... 

LOI  ISK. 

Xe  m'approchez  pas! 

d'  kkign  y. 
Mais  si,  mais  si...  souffrez  que  je  vous  jieigne 
toute   ma  reconnaissance...    pour  un   mariage... 
qui  comble  mes  vœux. 

LOUISE,  avec  ironie. 
Ah  !  vous  vous  mariez...  et  avec  qui? 

M  A  n  G  u  E  u  I  ï  E. 
Mais...  avec  moi!... 

d'éuigxï. 
Oui,  elle  m'épouse. 

LOUISE,   vivement. 
Jamais  ! 

M  A  K  G  L  E  RI  T  E. 

Par  exemple!  mais  tout  à  l'heure,  vous  avez 
consenti...  donné  votre  parole. 

LOUISE. 

Je  la  retire.' 

l)'ÉliIG\  V. 

Oh!... 

LOUISE. 

Toi,  mon  enfant...  te  marier  avec  un  homme... 
un  homme... 

M  A  n  G  u  E  I\  I  T  i:. 

Avec  qui  voulez-vous  donc  que  je  me  marie? 

LOUISE. 

Non,  non,  je  ne  veux  pas  que  tu  sois  malheu- 
reuse... tu  resteras  fille  toute  ta  vie. 
M  Ane  u  En  I  TE. 
Joli  bonheur! 

ii'i':niG\  Y. 
Là!  j'étais  bien  sûr  ([u'il  y  aurait  des  empêche- 
ments. 

M  AUr,  UEniTE. 

Mais  c'est  abominable...  quand  on  ne  veut  pas 
donner  de  maris...  on  n'en  promet  pas.  Jl  doit  y 
avoir  des  lois  là-dessus...  Mais  dites  donc  quelque  * 
chose,  monsieur  d'Erigny!...  défendez-vous  donc! 

U'ÉniGN  Y. 

Que  voulez-vous  que  je  dise?  Il  parait  ipie  ça 
ne  se  peut  plus. 

M  AiiGi  i:iin  E. 
Eh  bien!  moi,  je  pii'viens  ma  cousine... 

1.0 1  isi:. 
Plait-il  :   ouliliez-vous  (|ue  je  suis   votre  seule 
parente...  que  j'ai  tout  droit  sur  vous?  Ah!  vous 


84 


LE   CHAPEAU  GUIS. 


vous  rtHoltez  !  Pour  commencer,  vous  allez  ren- 
trer dans  votre  chambre. 

SI  A  n  r.  i  F,  n  I T  e. 
Oh  !...  ma  rousino... 

LOUISE. 

Obéissez,  madomoisclle! 

i)'i:niG\'Y. 
Mais  rentrez  donc,  puisqu'on  vous  le  dit... 

M  A  n  r.  l  E  R  I  T  E. 

C'est  de  la  tyrannie! 

ENSEMBLK. 

Air  :  de  mademoiselle  Piiyel. 

LOUISE. 

Pas  tant  de  tapage, 

Ni  (ie  rage, 

Sois  plus  sage  ; 
Cet  hymen  odieux, 
M'irrite  et  m'outrage  ! 
Pas  tant  de  tapage. 

Ni  do  rage, 

Sois  plus  sage  ; 
Entre  là,  je  le  veux, 
Souscris  à  mes  vœux. 

MARGUERITE. 

Pour  un  mariage. 
Quoi  tapage, 
Quel  orage  ! 
Je  romprai,  je  le  veux, 
Un  tel-esclavage  ; 
Et  j'aurai,  je  gage 
Un  ménage. 
Avec  l'âge  ; 
Malgré  moi,  je  ne  peux 
Souscrire  à  vos  vœux. 
d'érignv. 
.\  ce  mariage, 
Qui  l'outrage. 
Quel  dommage  ! 
Renonçons,  ça  vaut  mieux. 
Pour  calmer  sa  rage. 
Plus  tard,  avec  l'âge. 
En  ménage, 
C'est  plus  sage. 
Nous  pourrons  tous  les  deux 
Voir  combler  nos  vœux. 
(Louise  pousse  Marguerite  dans  sa  chambre, 
l'enferme  et  ète  la  clef.  ) 

LOUISE. 

Ah!  vous  osez  raisonner  !... 
d'krigw. 
Le  fait  est  qu'elle  a  eu  tort... 

LOUISE. 

Vous,  je  ne  vous  retiens  plus. 

n'ÉRlGNY. 

Vous  Êtes  bien  bonne,  mais... 

LOUISE,  marchant  à  lui  qui  recule. 
Mais...  vous  ne  comprenez  donc  pas  que  vous 
m'importunez,  que  vous  m'impatientez... que  votre 
présence... 

d'krigny. 
C'est  juste,   c'est  juste...  quand  on   n'est   pas 
disposé... 


LOUISE. 

Adieu...  et  que  je  ne  vous  revoie  jamais!  (A 
elle-même.)  Allons  dans  le  parc...  tâcher  d'ou- 
blier... l'ingrat  !...  et  voir  si,  par  hasard,  il  y  est 
encore.  (Elle  sort  vivement.) 

SCÈNE    XIII. 
D'ÉRIGNY,  puis  CHAMPAGNAC,   pu!;, 
LOUISE,    puis  MARGUERITE. 
d'érigny,  seul. 
Là...  mademoiselle  Marguerite  qui  disait  :  tout 
ira  bien.  Nous  voil;\  aussi  avancés  que  le  premier 
jour.  Ah  !...  quand  j'ai  vu  du  mystère  et  des  en- 
traves... j'aurais   bien  dû  me   retirer.  A  présent 
que  je    suis...  amoureux...    fou...   ce  sera   bien 
plus...  pénible...    Allons...   il  faut  avoir  du  cou- 
rage... je  suis  un  liomme...  je  m'en  vais...  (Il  sort 
en  courant.) 

CHAMPAGNAC,  entrant  de  même  et  le  heurtant. 
J'ai  oublié  mon  chapeau. 

d'érigny. 
Prenez  donc  garde,  monsieur,  vous  m'avez  brisé 
l'i'paule. 

CHAMPAGNAC. 

Comment,  prenez  donc  garde...  je  vous  trouve 
charmant...  {A.  part.)  Mais  qu'est-ce  que  c'est 
que  ce  monsieur  que  je  n'ai  pas  encore  vu  ici? 
un  militaire...  qu'est-ce  qu'il  veut?  (A  d'Érigny.) 
Monsieur  demande  madame  Louise  de  Fontanil? 
d'érigny. 
Moi,  monsieur,  oh!  non  pas  :  jo  demande  à 
m'en  aller,  car...  elle  iir'a  misa  l;i  porte; j'ai  bien 
l'honneur... 

CHAMPAGNAC,  le   retenant. 
Mis  à  la  porte  ! 

d'f.rigny. 
Mon  Dieu,  oui...  pour  un  rien...  parce  que  j'ai 
eu  l'audace... 

CHAMPAGNAC. 

De  l'aimer?... 

d'érigny. 
Non,  pas  elle,  mais  sa  cousine. 

CHAM  PAGNAC. 

Mademoiselle  Marguerite? 

d'érigny. 
Tout  juste,  j'ai  bien  l'honneur... 

CHAMPAGNAC. 

Attendez  donc.  (Il  le  ramène.) 

LOUISE,  paraissant. 
Que  vois-je?  Maurice!...  Ah!  il  est  revenu!... 

(Elle  se  glisse  dans  sa  chambre  dont  elle  tii'nt  la  porte 
entr'ouverte.) 

CHAMPAGNAC. 

Madame  Louise  n'a  donc  pas  consenti  à  votre 
mariage  ? 

d'érigny. 

Si,  d'abord...  mais  elle  vient  de  retirer  son  con- 
sentement. 

CHAM  PAGNAC. 

Ah!  elle  est  changeante  !  je  ne  lui  connaissais 


LE   CHAPEAU    GRIS. 


85 


pas  ce  défaut-là  ;  je  ne  roinprends  pas,   moi,  les 
gens  qui  ne  savent  pas  ce  qu'ils  veulent. 
LOUISE,  à  part. 
Jo  lui  conseille  de  parler  ! 

CHAMPAGNAC. 

Ah!  elle  refuse  !... 

d'érigé  V. 
J'ai  eu  beau  faire...  inflexible...  j'ai  bien  i'iion- 
neur... 

C  II  A  M  P  A  G  N  A  C. 

Et  vous  vous  en  allez?...  tout  simplement. 

d'é  rigny. 
Que  voulez-vous?...  piiisqu'il  y  a  des  obstacles. 

CriAMPAGN  AC. 

Vous  vous  en  plaignez?  et  vous  êtes  i;entil- 
homme!  car  je  suppose... 

d'érign  Y. 
Je  porte  de  gueules...  avec  trois  écrevisse**. 

CHAMPAGNAC. 

Vous  avez  là  une  jolie  noblesse  ! 

d'érign  V. 
Oui,  c'est  assez  ancien... 

CHAiIPAG\  AC. 

Morbleu  1...  on  vous  jette  des  bâtons  dans  les 
Jambes,  et  ça  ne  vous  fait  pas  marcher  plus  vitel... 
on  vous  ferme  la  porte  au  nez  ,  et  vous  ne  rentrez 
pas  par  la  cheminée...  et  dire  que  ça  tombe  sur 
un  homme  de  cette  humeur-là...  ça  lui  est  réser- 
vé!... Ah!  si  j'étais  à  votre  place,  moi... 
LOUISE,  à  part. 

Comment!  il  regrette...  Ah!  monsieur...  il  vous 
faut  des  obstacles...  (Elle  disparaît.) 
d'érigw. 

Moi,  voyez-vous,  je  n'aime  pas  les  dilliculti's,  et 
puisqu'on  dit  non,  je  m'en  vais;  j'ai  bien  riion- 
neur... 

CHAMPAGNAC. 

\  ous  ne  sortirez  j)as. 

U'ÉRIGNY. 

Ah  çà!  mais... 

CHAMPAGNAC. 

\ous  aiinrz  la  petite  cousine,  n'est-ce  pas? 

d'érignv. 
Oui,  mais  puisqu'on  ne  veut  pas  me  la  donner... 

c  M  A  M  P  A  G  N  A  C. 

Tant  mieux,  on  la  prend. 

I)'kIUC!\  y. 

Maison  l'a  enfermée... 

CH  AM  PAG.\  AC. 

Kii  bien  !   on  la  délivre... 

d'i-rk;  ny. 
Mais  je  n'oserai  jamais  ! 

c  II  A  M  p  A  G  .\  A  c. 
J'oserai  pour  vous,  moi. 

i)'i:niGN  Y. 
Vous? 

en  A  M  l'AG.\  AC. 

Oui,  moi...  Ah  !  jo  ne  sais  pas  ci'  que  j'ai...  ça 
m'électrisc...  ça  me  transporte...  ça  m'enivre. 


n  EH  ICNY. 

Ça  ne  me  fait  pas  du  tout  et  effet-là. 

CHAMPAGNAC. 

Où  est  la  jeune  cousine? 

d'érign  Y. 

Là,  dans  cette  chambre. 

CHAMP  AGN  AC. 

Très-bieti.  nous  allons  ouvrir  la  porte. 

d'érign  Y. 
Mais  elle  est  formée... 

C  H  A  M  p  A  G  N  \  c. 

A  merveille!  nous  allons  faire  sauter  la  serrure. 

d'érign  Y. 
Une  effraction? 

C  n  A  JI  p  A  (.  N  A  c. 
Trouvez -moi   quelque   chose  de    mieux...    en 
amour. 

d'é  RI  GN  Y. 

Si  le  jardinier  vient  nous  surprendre... 

c  H  A  M  p  A  G  N  A  C. 

Je  le  jette  par  la  fenêtre!...  je  voudrais  même 
qu'il  vînt...  il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  jeté  quel- 
qu'un par  la  fenêtre. 

d'é  uiGN^  ,  rtcnlant. 

Mais  il  est  enragé,  cet  homme-là  ! 

CHAMPAGNAC. 

Allons,  mon  cher,  de  la  vivacité,  que  diable!... 
on  dirait  que  c'est  pour  moi  que  je  travaille...  on 
croirait  que  ça  me  regarde...  Ah!  si  ça  me  regar- 
dait !  Je  voudrais  que  ça  me  regardât...  Peste!  la 
porti'  est  bien  close  ! 

d'érign  Y. 

Là...  c'est  bien  fait... 

c  n  A  S!  p  A  G  N  A  C. 

Taisez-vonsdonc!  du  mystère!  delà  prudence! 

d'é  RIGNY. 

Nous  faisons  là  un  joli  métier! 

CHAMPAGNAC. 

C'est  délicieux,  n'est-ce  pas  ? 

d'érign  Y. 
C'est  abominable  ! 

CH  AM  1'  A(.  \  \C. 

Innocent!...  Ah!  cette  clef  ira  peut-être!  (Il 
montre  la  clef  d'une  porte  latérale.)  ÎVIais  allons  donc, 
mon  ami!...  (Il  va  Ini-uiême  la  pieniho.)  il  niarcho 
comme  un  paralytique!  et  ra  porte  l'épauletto  !  et 
ça  se  dit  amoureux!...  il  est  bien  comme  son  écus- 
son.  (II  cherche  à  faire  entrer  la  clef  dans  la  serrure  de 
la  chambre  de  Margiierilf.) 

d'érign  Y. 

Il  parait  qu'elle  n'entre  pas! 

CHAMPAGNAC. 

Laissez  donc...   nous  la  forcerons   bien...  Ah! 
tu  te    fais    prier...  ah!  lu    fais    des  diflicultés... 
crac...  voilà  la  porte  (Ui  dedans.  (11  la  brise.) 
d'érign  Y. 

Miséricorde!...  il  a  cassé  la  porte...  qu'est-ce 
qu'on  dira?...  .Ma  foi!  je  vous  plante  ii,  moi  !... 


86 


LE   CHAPEAU   GRIS. 


en  A  M  PA(;\AC. 

Si  vous  bougez,  c'est  uioi  (|ui  ('pouse  Margue- 
rite! 

M  A  n  G  l' E  n  I T  E ,  sortant  de  sa  chambre. 

Quel  est  ce  bruit?...  cette  porte  brisée  1...  mon- 
sieur trÉriguy!...  qat-lqu'un!... 

n'ÉRIf.  N  Y. 

Oiil  UKidemoiselIe,  me  pardoiiiierez-vous  uioii 
audace? 

CH  AMPAGN  \C. 

Attendez  un  peu,  elle  aura  bien  autre  cliose  à 
vous  pardonner,  ma  foi! 

MARGl  1  RIT  E. 

Mais,  monsieur... 

CIIAMPAGNAC,    à  J'Éiigny. 

Vous  allez  enlever  mademoiselle. 

M  A  R  G  L'  E  li  1  ï  E. 

M'enlover  !...  moi,  quitter  ma  bienfaitrice!... 

I)  '  É  R  1  G  \  Y. 

Ah!  mademois''lle,  croyez  bien  que  je  ne  per- 
mettrai jamais... 

CIIAMPAGNAC. 

Vous  allez  enlever  mademoiselle,  vous  dis-je. 

d'éri(;ny. 
Un  rapt.,  jamais,  par  exemple! 

CIIAMPAGNAC. 

Silence!  c'est  convenu...  Un  mot  encore,  et  je 
vous  enlève  tous  les  deux! 

n'ÉRIGNY. 

Mais... 

M  ARGI'ERITE. 

Monsieur... 

CIIAMPAGNAC. 

Restez  là...  Je  vais  devant,  en  éclaireur...  voir 
si  rien  ne  s'oppose  à  notre  passage...  puis  nous 
volons  à  la  poste...  nous  prenons  une  chaise,  et 
au  triple  galop... 

d'érigny. 

Oui,  pour  que  nous  versions,  n'est-ce  pas?  Du 
tout,  du  tout!  on  peut  se  casser  quelque  chose... 

CHAMPAGN  AC. 

Eh!  qu'importe,  ça  se  raccommode...  iic  bougez 
pas,  restez  là...  je  reviens.  (11  sort  avec  vivacité  par 
le  fond.) 

SCÈNE  XIV. 

MARGUERITF,,  D'ÉRIGNY,  puis  LOUISE. 

MARGUERITE. 

Ah  1  monsieur,  tpii  aurait  cru  que  vous  eussiez 
osé!... 

n'ÉRIGW. 

Je  ne  l'aurais  certes  pas  cru  plus  que  vous. 

MARGUERITE. 

Ce  qti'il  y  a  de  pis,  c'est  que  nous  ne  pouvons 
plus  reculer  maintenant. 

d'éiugny. 

Nous  ne  pouvons  plus?...  vous  êtes  bien  sûre?... 
Eh  bien  !  alors,  venez,  je  vous  enlève!...  il  en  ar- 
rivera ce  qu'il  pourra!...  (Il  lui  offre  son  bras.) 


LOUISE,  se  trouvant  devant  eux. 
Arrêtez  ! 

M  \Rr,  l  ERITE. 

Aie!  ma  cousine  I 

d'eu  k.ny. 
Nous  sommes  découverts! 

MARGUERITE. 

Je  tremble. 

i>  '  !■;  R  I  G  \  Y . 
Je  voudrais  être  au  sein  de  ma  famille. 

MARGUER  ITE. 

Ma  cousine... 

LOUIS  E. 

Pas  un  mot! 

I)'  ÉllIGN  V. 

Croyez  bien... 

1,0  LISE. 

Silence!  iA  Marguerite.)  Toi,  rentre  vite  dans  ta 
chambre. 

M  A  R  (i  L  E  II  I  T  E. 

Vous  êtes  toujours  fâchée? 

LOUISE. 

Je  t'aime  plus  que  jamais! 

MARGUERITE. 

Qu'eutends-je?  (Elle  reutre.) 

LOUISE,  à  d'Érigny. 
Quant  à  vous... 

D'ÉRHiNY. 

Je  comprends...  j'ai  bien  riioiineur...  (11  va  pour 
sortir.) 

LOUISE. 

Pas   par  là...   (Lui  montrant  la  porte.)    Dans  ma 
chambre. 

d'érigny. 
Me  permettre... 

LOUISE. 

Obéissez...  vous  serez  heureux  tous  les  deux. 
(D'Érigny  entre  dans  la  ehambre  de  Louise.) 

SCÈNE    XV. 
LOUISE,  CHAMPAGNAC. 

CH  AMPAGN  AC,  entrant  vivement  [lar  la  porte 
du  fond. 
Venez  vite...  le  chemin  est  sûr...  personne  ne 
nous  surprendra...  mais  ça  presse...  Eh   bien  !  où 
diable  sont-ils? 

LOUISE  ,  alhnt  à  lui. 
Malheureux  ! 

CHAMPAG\AC. 

Oh  !  Louise  1 

LOUISE. 

Vous  encore  ici?  Vous  ne  craignez  donc  pas?... 

CHAMPAGNAC. 

Quoi  ! 

LOUISE. 

S'il  vous  voit,  il  vous  tuera  ! 

CHAMPAGNAC. 

Qui? 

LOUISE. 

Mon  mari! 


LK  CHAPEAU   GHIS. 


87 


CHAAIPAC.NAC. 

Mais  il  est  mort  ! 

I.  0  l  ISE. 


Il  s'est  sauvé.. 
Quel  nageur! 


seul...  à  la  nage... 

CUAMPAGXAC. 


LOUISE. 

Et  je  tremble  à  cliaque  instant...  (Elle  regarde.) 

CIIAMPAGNAC. 

11  est  donc  ici? 

I.Ot  I  SE. 

Là,  dans  cette  chambre. 

CHAMPAGNAC,  se  frottant  les  mai  IIS. 
Ah  !  il  est  revenu!...  ah!  il  n'est  pas  mort  ! 

LOLISE. 

Fuyez  donc,  et  ne  reparaissez  jamais. 

CHAMPAGNAC. 

Comment,  jamais!...  et  c'est  vous  f|ui  pronon- 
cez un  pareil  mot,  Louise  ! 

tOUISE. 

Tromper...  mon  époux... 

CHAMPAGNAC. 

Vous  avez  raison...  il  vaut  mieux  que  je  vous 
enlève...  c'est  plus  loyal. 

LOUISE. 

Moi,  la  femme  d'un  autre  ! 

G  H  A  M  P  A  G  N  A  C. 

Eli  !  iiardiou  !  si  vous  n'étiez  la  femme  du  per- 
sonne, je  ne  vous  enlèverais  pas! 

LOUISE, 

C'est  impossible!...  Adieu! 

CHAMPAGNAC. 

Arrêtez!... 

LOUISE. 

Adieu  pour  toujours!...  (Elle  e.nlrc  dans  sa 
cbainbre.) 

SCÈNE   XVI. 
CHAMPAGNAC,  seuL 

Louise!  Louisi',!...  Elle  est  partie!...  ne  plus  la 
revoir...  elle!...  une  femme  si  ravissante  !...  Et 
ce  matin,  pourtant,  je  voulais  la  fuir...  Mais  j'étais 
donc  fou!...  j'en  serais  mort  plus  tard  de  cha- 
grin... sans  savoir  pourquoi...  Et  cet  imbécile  de 
mari  qui  s'avise...  Que  diable!  on  ne  fait  pas  an- 
noncer à  sa  femme  qu'on  vient  do  mourir,  et, 
quelque  temps  après,  on  n'arrive  pas  soi-môme  lui 
dire  :  je  te  préviens  que  je  me  suis  trompé,  et  ((ue 
je  me  porte  bien  ! 

d'érig.w,  eu  dehors,  grossissant  sa  voii. 

Oui,  madame,  vous  recevez  un  hciminc,  ici... 
clioz  vous...  chez  moi. 

CHAMPAGNAC. 

Oii  !  oh  !  la  voix  du  mari  ! 

n'ÉniGNY. 
Je  viens  de  voir  un  chai)eau  gris. 

r.  n  A  M  PAON  AC. 

Le  mien!  maudit  chapeau!... 


D  Knicw. 
Je  vous  préviens  que  si  je  découvre  quelqu'un, 
je  le  tue!...  c'est  mon  droit. 

CHAMPAGNAC. 

Comme  il  y  va!  mais  j'ai  mon  droit  aussi,  moi... 
celui  de  me  défendre,  et  nous  verrons  qui  de  nous 
deux...  Hum!  hum!...  il  est  chez  lui...  chez  sa 
femme...  et  je  ne  sais  pas  jusqu'à  quel  point  on 
peut  tuer  un  mari  dans  sa  mai■^on...  sans  que  le 
Châtelet  ou  la  Bastille...  diable!  diable! 
d'érigny. 

Qu'il  tremble  !...  je  suis  armé! 

C  H  A  M  p  A  G  N  A  C. 

Ah!...  il  est  armé!...  eh  bien  !  non  !  je  ne  m'en 
irai  pas.  (Il  se  cache  derrière  la  porte  que  d'Érigny 
ouvre.) 

n'ÉniGNY,  entrant  au  troisième  juron. 
Maugiebleu!     sambleu!     palsambleu  !...     per- 
sonne!... bon,  ma  grosse  voix  a  fait  son  efTel...  il 
est  parti!... 

CHAMPAGNAC,  se  montrant  tout  à  coup. 
Je  ne  crois  pas. 

D  '  É  n  I G  .N  Y ,  à  part. 
Ah!  diable!...  encore  lui  !... 

CHAMPAGNAC,   à  part. 

Que  vois-je?  Le  petit  officier!...  et  dans  la 
chambre  de  Louise!... 

d'érigny,  à  part. 

D'où  diable  sort-il?  Moi  qui  croyais  l'avoir  fait 
partir...  me  voilà  bien. 

CHAMPAGNAC 

C'est  donc  vous,  monsieur,  qui  avez  osé... 

d'érigny,  à  part. 
Vous  verrez  que  c'est  lui  qui  me  mettra  à  la 
porte. 

CHAMPAGNAC. 

Ah!  traître!...  car  je  comprends  tout  mainte- 
nant! tu  faisais  semblant  d'aimer  Marguerite  pour 
cacher... 

d'érigny. 

Mais  je  n'ai  rien  caché  du  tout,  je  vous  jure. 

CHAMPAGNAC. 

Et  tu  prenais  la  voix  du  mari,  espérant... 
d'érig  w. 

Mais  ce  n'est  pas  moi!  c'est  madame  Louise  qui 
a  inventé  tout  cela...  le  mari  comme  le  reste...  car 
il  paraît  qu'elle  ne  veut  plus  vous  épouser. 

c  H  \  M  p  A  G  N  A  c. 

Elle? 

d'ér  ig\  y. 

Et  elle  m'accorde  la  main  de  mademoiselle  Mar- 
guerite... si  je  parviens  à  vous  renvoyer...  Hen- 
dez-inoi  doin'  le  service...  vous  qui  ôtes  si  obli- 
geant... 

CHAMPAGNAC. 

Misérable!...  ah!  elle  n'a  plus  de  mari!...  ah! 
elle  veut  me  chasser!...  mais  c'est  moi  |)lulot  qui 
vais... 

d'érigny,  a  pari. 

Là!...  qu'est-ce  que  je  disais?... 


88 


LE   CHAPEAU  GRIS. 


f.  H  AMPAC.  \AC. 

Et  d'abord...    vous  alloz  me  rcndro   raison  de 
cette  insulte. 

D'rnir.w. 

Moi  1  allons,  bon  !  il  va  falloir  que  je  me  batte  à 
présent! 

eu  \MI' AT.  \  \c. 
Oui ,    j'aurai    votre    vie...    on    vous    aurez    la 
mienne. 

n'Énir.  NY. 
Nous  fiM-ions   peut-^trc  bien   mieux  de  garder 
cliarun  ce  qui  nous  appartient. 

CHAMPAGNAC. 

Ail  çàl  est-ce  que  vous  auriez  peur? 
d'krigny. 

Peur!... 

CHAMPAGNAC. 

Est-ce  que  vous  seriez  un  lâche? 

n'ÉRIGNV. 

Par  exemple  ! 

CHAMPAGNAC. 

Alors,  vous  acceptez? 

d'krigny. 
Certainement,  j'accepte!   (A   part.)  Oh!   quelle 
idée! 

C  H  A  M  P  A  G  \  A  G. 

Ah  !  vous  acceptez? 

d'kuigny. 
Oui,  monsieur,  marchons! 

CHAMPAGNAC,    à  part. 

J'aurais  mieux  aimé  qu'il  n'acceptât  pas,  je  l'y 
aurais  forcé. 

ENSEMBLE. 

Ant  :  Marche  des  Diamants. 

Allons,  partons  sans  discourir. 
Croiser  le  fer!  Dieu,  quel  plaisir  ! 

On  se  sent  rajeunir 
Lorsque  l'on  doit  vaincre  ou  mourir. 

D  '  K  R  I G  N  Y. 
Allons,  partons  sans  discourir. 
Ah  !  ce  n'est  pas  un  grand  plaisir! 

Mais  j'y  dois  consentir, 
Marchons,  allons  vaincre  ou  mourir  ! 

CHAMPAGNAC. 
Ah  !  l'on  veut  d'ici  me  bannir, 
Mais  j'y  saurai  bien  revenir. 

d'érigny. 
Avec  lui,  feignons  de  sortir, 
Afin  de  le  faire  partir. 

Reprise  de  l'ensemble. 

(Ils  sortent  ensemble.) 

SCÈNE  XVII. 
LOUISE,  MARGUERITE,  puis  D'KRIGNY. 
LOUISE,  sortant  de  sa  chambre. 
A  merveille!  il  est  parti! 

MARGUERITE,  accouraut  de  l'autre  chambre. 
Ah!   ma   cousine!...   une   querelle  affreuse!... 
M.  d'Érigny...  M.  de  Champagnac...  ils  viennent 
de  sortir  ensemble! 


LOUISE,  riant. 
C'est  parfait!  c'est  délicieux! 

MARGUERITE. 

Comment!  vous  riez!  au  lieu  de  courir  les  sé- 
parer... Mais  ils  vont  se  battre,  se  tuer! 

LOUISE. 

Cahnc-toi,  M.  d'Erigny,  par  mon  ordre,  conduit 
seulement  M.  de  Champagnac  jusqu'à  la  porte  de 
chez  moi. 

MARGU  ERITE. 

Vous  n'aimez  donc  plus  M.  de  Champagnac? 

LOUISE. 

.le  l'aime  plus  que  jamais! 

MARGUERITE, 

Et  VOUS  croyez  qu'il  vous  pardonnera  de  le  faire 
chasser. 

LOUISE. 

11  a  été  sur  le  point  de  me  quitter  parce  que  je 
l'avais  reçu  avec  trop  d'empressement. 
d'Érigny,  entrant  vivement. 
Ah  !  enfin  I...  la  commission  est  faite! 

LOUISE. 

Vous  avez  eu  beaucoup  de  peine,  n'est-ce  pas? 
d'Érigny. 

Du  tout.  Comme  il  était  furieux,  arrivé  à  la 
porte  de  la  rue,  il  a  passé  le  premier,  sans  me 
faire  la  politesse...  Alors,  j'ai  fermé  sur  lui  vive- 
ment, et  il  s'est  trouvé  dehors  tout  naturellement. 

LOUISE. 

Et  il  s'est  éloigné? 

d'Érigny. 

Ah  bien,  oui!  il  a  essayé  d'enfoncer  la  porte; 
mais  celle-là.  est  solide...  Puis  comme  je  lui  avais 
dit...  que  vous  ne  pouviez  plus  le  souffrir...  que 
vous  n'aviez  pas  de  mari,  et  que  vous  n'en  aviez 
jamais  eu...  il  a  fini  par  prendre  son  parti. 

LOUISE. 

Grand  Dieu  !  mais  vous  serez  cause  qu'il  ne  re- 
viendra plus 

d'Érigny. 

Comment!  en  le  faisant  mettre  à  la  porte,  vous 
vouliez... 

LOUISE. 

Eh!  monsieur...  c'était  pour  lui  donner  envie 
de  revenir. 

d'Érigny. 

Oui?  il  lui  faut  des  obstacles?  Il  n'est  pas 
comme  moi...  Ah  bien!  soyez  tranquille;  alors, 
il  reviendra;  car  j'ai  imaginé  encore  autre  chose. 

LOII  ISE. 

Et  quoi  donc,  monsieur? 

d'Érigny. 

D'abord,  j'ai  ordonné  à  Saget  de  fermer  toutes 
les  portes,  puis...  de  lâcher  le  gros  chien...  (Ici  l'on 
eutend  aboyer.) 

LOUISE. 

Miséricorde  ! 

d'Érigny. 
Puis  enfin... 


LK  CHAl'KAl    GHIS. 


89 


t.  O  LISE. 

Encore  I 

d'érigny. 
De  rharper  sa  carabine  et  de  tirer  sur  quiconque 
se  pn^senterait. 

1,0  II  SE. 

Mais  vous  êtes  donc  fou,  n)onsieur?  Tuer  Mau- 
rice... Marguerite...  suis-moi...  viens  le  sauver... 
ou  mourir  avec  lui!...  (Ici  on  enlend  un  conp  de 
fen  )  Tué  !...  (Elle  est  prête  à  tomber,  d'Érigny  la  sou- 
tient dans  ses  bras.) 

d'Érigny,  à  Lnnise,  dont  la  tête  se  penche 
?«r  son  I  panle. 
Mais  non,  mais  non  :  puisque  j'ai  recomniandi'' 
à  Saget  de  ne   mettre   dans  son   fusil...   ^\\x^'.  du 
sel...  ce  n'est  que  du  sel... 

MARC  I  FRITE,  qui  a  été  vers  la  fenêtre. 
vivement  à  Louise. 
11  vient,  ma  cousine,  il  vient!... 

LOUISE  ,  qui  a  rouvert  les  yeux. 
Par  où  ! 

M  ARGUrniTE. 

Par  la  fenùtre...  mais  prenez  garde,  ma  cousine, 
s'il  lui  faut  toujours  des  dangers,  des  obstacles... 
d'Érigny. 
Demain,  il  n'y  en  aura  plus. 

LOUISE. 

.■\mant,  je  l'ai  retenu  par  la  peur  d'un  mari; 
mari...  je  le  retiendrai. ,,  par  la  peur...  d'un 
amant. 


SCÈNE  VIII. 

Les   Mêmes,  CnAMPAGN.\C.  . 

G  H  \ M  p  A  G  N  A  c,  à  la  fenétie. 
Louise! 

LOUISE. 

Maurice! 

CHAMP  AGNAC. 

Je  viens  expirer  à  vos  pieds...  je  suis  déchiré, 
criblé  de  balles!... 

d'Érigny,  bas  à  Louise. 

Ne  lui  dites  pas  que  d/  n'est  que  du...  il  serait 
furieux. 

CIU  MPAG  N  \  C. 

Je  sais  tnut,  et  je  suis  revenu...  vous  ne  m'avez 
jamais  aimé...  vous  avez  voulu  vous  débarrasser 
de  moi.  Kh  bien  !...  je  ne  sortirai  d'ici,  que  mort... 
ou  votre  époux. 

LOnSE. 

Monsieur!... 

c  II  A  M  p  A  (;  .\  A  c. 

Votre  main. 

LOUISE. 

Jamais! 

CIIAMPAGNAC,  la  saisissant. 
Toujours!... 

LOUISE,  à  Marguerite  et  à  d'Érigny. 
Si  je  lui  avais  dit  :  la  voilà,  il  l'aurait  refusée. 
(  Champ.ipnac  tombe  aux  pieds  de  Louise  et  hii  baise  la 
main.  D'Érigny,  de  son  côté,  l'imite  près  de  Jlarguerite.) 


H.N     l>l'     CH  AIMAI      GUIS. 


III. 


12 


LES  TROIS  COUPS  DE  PIED 

FANTAISIE-VAUDEVILLE   EN  DEUX  ACTES 

RtPKÉSE\TÉE     POIIU      I,  A      PREMIÈnE     KOIS     SUR     LE     THEATRE     DES     VARIÉTÉS 

LE     9     JANVIER      1851. 

EN     COLLABORATION    AVEC     M.     LOCKROÏ 


l'KHSONN  \(;KS  ACTKIjRS 

EKNEST    VliHNKU MM.    Ar,\ai,. 

ERNKST CACHARbY. 

DE   HARDhNGEK,   clmvalicr  d'honneur  de  la  margrave Du  s  sert. 

BURG,  secrétaire  de  la  margrave Jeault. 

Ln  Garçon   D'AuBtRi;!-; Rué  al. 

Un  Valet Barbikr. 

LA   iMARGRAVE M""^-  Jollivf.t. 

MINA,  sa  nièce Cénau. 

WILHMINE ViRGiME. 

L'HOTISSE Ozv. 


La  scène  est  en  Allemagne. 


LES  TROIS  COUPS  DE  PIED 


ACTE    PREMIER. 


Une  salle  d'auberge.  —  Au  fond,  une  porte  conduisant  à  l'extérieur.  —  A  droite,  dans  l'angle,  une  fenêtre 
avec  un  balcon  surmonté  d'une  banne.  —  A  droite,  premier  plan,  une  porte  conduisant  à  la  cuisine.  — 
X  gauche,  dans  l'angle,  une  autre  porte.  —  A  droite,  près  de  la  fenêtre,  un  guéridon,  sur  lequel  il  y  a 
un  plateau  avec  tasse  et  soucoupe,  une  lampe  carcel  et  une  petite  sébile.  —  .\.  gauche,  sur  le  devant, 
une  tabli>,  sur  laquelle  il  y  a  une  autre  lampe  carcel,  des  ciseaux,  une  burette  d'iiuile  et  dos  chiffons. 
—  Sur  une  chaise,  au  fond,  A  gauche,  est  une  veste,  et  sur  une  autre,  à  droite,  un  tahlief  de  cuisine. 

—  D'autres  chaises. 


SCÈNE  1. 

LE   CHEVALIER   DE   H.\IU)I^CKR, 

i\  Garçon  d'Auberge. 

Au  levrr  du  rideau,  le  chevalier  réfléchit;  le  garçon 
achève  de  ranger.) 

LE   G.\RÇON. 

Pour  quelle  heire  Son  Excellence  a-t-elle  de- 
iiiandé  des  chevaux? 

LE    CHEVALIER. 

Je  lie  sais  pasi 

LE    GARÇOX. 

Est-ce  que  Son  Excellence  n'est  plus  aussi  pres- 
sée de  partir? 

LE   CHEVALIER. 

Qu'est-ce  ipii  vous  a  dit  ça? 

LE    GARÇON. 

Dame!  il  me  semblait... 

LE    CHEV  A  LIER. 

.\llez-vous-en  ! 

LE   G  A  RÇON. 

J'avais  cru... 

LE  CHEVALIER,  trépignant. 
Allez-vous-en!  (Ln  garçon  se  sauve  par  le  fond.j 

SCÈNE  II. 
LE  CHEVALIER,  puis  L'HOTESSE. 
LE  CHEVALIER,  seul,  s'assejant  à  droite. 
Je  suis  très-préoccupé.  Son  Altesse  la  margrave, 
mon  ilkntre  souverain.?,  m'honore  d'une  mission 
tonte  confidentielle  et  secrète.  11  y  a  trois  jours, 
elle  m'expédie  de  la  résidence  ît  l'université  de 
Gœttingiie.  Là,  me  dit-elle,  je  trouverai  un  jeune 
homme  auquel  elle  prend  un  intérêt...  tout  ma- 
ternel, et  dont,  jusqu'à  ce  jour,  elle  n'a  pu  avouer 
la  naissance.  Je  m'empresse  d'ohi'ir  à  ses  ordres; 
j'arrive  à  Cœtlinjiue  et  je  di'couvre...  (Se  levant.) 
ou  plutôt,  je  crois  diV.ouvrir  cet  enfant  mystérieux 
qu'on  désii;ne  sous  le  nom  d'Ernest.  Je  lui  remets, 
avec  l'ordre  de  voyager  pendant  qiii;lques  mois, 
une  somme  assez  ronde...  Deux  jours  après,  j'ap- 


prends que  j'ai  cnuiniis  une  liorrible  bévue,  et  que 
l'individu  que  j'ai  gratifié  des  largesses  de  ma 
souveraine,  n'a  aucun  rapport  avec  celui  que  je 
cherche.  Heureusement  je  ne  perds  pas  la  tête,  et 
grâce  à  une  course  rapi<le,  j'ai  pu  rentrer  en  pos- 
session de  la  somme.  Mais  comment  aborder  Son 
Altesse?  que  lui  dire?  quels  renseiirncmrnts  lui 
donner  sur  cet  autre  Ernest  que  je  liai  pu  irouver? 
Je  suis  bien  préoccupé. 

l'hôtesse,  entrant  par  la  droite,  à  la  cantonade. 

Le  dîner,  tout  de  suite...  Tâchez  que  le  gibier 
soit  cuit  à  point...  N'oubliez  pas  cette  fois  de  plu- 
mer vos  volailles...  (Voyant  le  chevalier.)  .\h!  mon- 
seigneur!... monseigneur  veut-il  être  servi  tout 
de  suite? 

1.  E    C  H  E  \  A  L  1  E  R . 

Oui...   non...  quoi?...  hein?...  tout  de  suite?... 
non...  comme  vous  voudrez... 
l'hôtesse. 

C'est  que  monseigneur  avait  demandé  son  dîner 
pour  six  heures. 

I,E    CHEV  A  LIER. 

Moi?...  c'est  possible!...  est-il  prêt? 

l'hôtesse. 
Oui,  monseigneur! 

le  chevalier. 
Eh   bien!    faites  servir...   que   diable!...   vous 
voyez  que  je  suis  préeecupi...  très-préoccupé.  (Il 
sort  par  la  gauche.) 

SCÈNlî   111. 

L'HOTESSE,  puis  VER.NER. 

l' HOTESSE,   seule. 

Est-il  drôle!...  N'importe...  un  seigneur  de  la 
cour,  un  chevalier  de  la  margrave,  c'est  peut-être 
une  occasion  unique  de  mettre  l'auberge  de  l'Aigle- 
Noir  en  réputation  à  la  résidence...  (Allant  à  la  fe- 
nêtre) Ah  !  Fiantz,  occupez-vous  sans  retard  de 
remiser  la  rbiiise  de  poste.  Vous  savez  que  j'ai 
installé  moiisiciir  le  chevalier  d'honneur  dans  les 
deux  dernières  ciiambres.  Ainsi,  tout  est  pris  pour 


9k 


LES   ÏKOIS   COLiFS   DE  PIED. 


le  moment,   plus   de   plaio   pour  pciboiiue  dans 
mon  aubeiRt". 

VKRNER,   ontrant  par  le  fond,  erolté,  mouillé. 
Pour  personne,  diable!  et  moi?... 

I,' II  DTK  s  SE,  se  retournant. 
Que  voulez-vous,  que  demandez-vous,  mon  ami? 

VEnNBR,  s'avançaiit  en  souriant. 
Une  place  dans  votre  auberge...  où  il  n'y  a  plus 
de  place. 

l'hotessk. 
S'il  n'y  en  a  plus,  alors... 

\  ER.VEH. 

Alors,  nia  chère  hôtesse,  il  y  en  aura  bien  une 
petite  pour  moi  '.' 

1. 'HOTESSE. 

Oh!  impossjjjle  ! 

V  E  n  N  E  n . 
Ne  fût-ce  que  dans  votre  cœur  compatissant  et 
au  coin  du  feu  de  vos  beaux  yeux? 
l'hôtesse,  riant. 
Il  y  a  encore  moins  de  place  là...  qu'ailleurs. 

verner. 
Ça  ne  m'étonne  pas,  mais  en  se  serrant  un  peu... 
c'est,  qu'en  conscience,  il  ne  fait  pas  un  temps  à 
se  promener  sur  les  grandes  routes,  une  canne  à 
la  main. 

l'hôtesse. 
Je  n'ai  pas  de  parapluie  à  vous  prêter. 

VEHNEIl. 

Alors  je  vous  demanderai  un  bateau...  Donnez- 
vous  donc  la  peine  de  regarder.  (Il  va  à  la  fenêtre.) 

l' HOTESSE. 

Oui,  oui...  je  sais... 

VERNER. 

Hein?  pour  un  homme  qui  n'a  jamais  osé  faire 
de  pleine  eau  ! 

l'hôtesse. 

Vous  êtes  arrivé  à  pied...  vous  devez  être 
trempé? 

VERNER. 

Mais,  à  vous  parler  sans  détour,  je  n'ai  pas  un 
atome  de  sec  entre  cuir  et  laine. 
l'hotesse. 
Avec  ça,  les  pluies  d'automne  sont  froides. 

VERNER. 

Heureusement  on  se  réchauffe  vite  auprès  d'une 
jolie  femme! 

l'hotesse. 

Vous  êtes  calant.  Pauvre  garçon!...  mais  vous 
ne  pouvez  pas  garder  cet  babit-là?  (Elle  va  prendre 
la  veste  placée  an  fond  sur  une  chaise.) 

VERNER. 

C'est  ce  que  je  me  dis  depuis  deux  ans. 

l'hotesse. 
Tenez,  voilà  une  veste. 

VER^F. R,    retirant  sa  redingote  et  la  mettant 
sur  une  chaise. 
Je  suis  loin  de  dédaigner  cet  humble  vêtement... 
d'abord  il  est  neuf,  et  puis  c'est  une  façon  d'en- 
trer chez  vous,  (Mettant  la  veste.)  et  j'y  entre. 


L  HOTESSE. 

Par  malheur,  c'est  le  seul  logement  qtie  j'aie  à 
vous  donner. 

VERNER. 

J'aurai  de  la  peine  à  y  mettre  un  lit...  mais 
bast!  peut-être  qu'en  cherchant  bien  vous  finirez 
par  découvrir  pour  moi  quelque  appartement 
moins  exigu! 

l'hotesse. 

Impossible...  et  d'ailleurs  je  ne  puis  pas  m'en 
occuper ,  il  faut  que  j'arrange  mes  lampes.  (  Elle 
va  chercher  une  lampe  sur  le  guéridon. 

VERNER. 

Vos  lampes?  par  exemple!  pour  qui  nie  prenez- 
vous?  ça  me  regarde. 

l'hotesse. 
Vous  êtes  lampiste? 

VERNER. 

Je  le  deviendrais  volontiers  si  vos  regards  étaient 
la  flamme  à  laquelle...  (11  lui  prend  la  taille.) 
l'hotesse. 
Finissez  donc,  mauvais  sujet  ! 
VERNER,  prenant  la  lampe  qu'il  pose  sur  la  table, 

et  se  mettant  à  la  besogne. 

En  réalité,  je  n'exerce  pas  habituellement  cette 

profession,  assez  malpropre...  (Mettant  un  tablier  de 

cuisine  que  l'hôtesse  avait  pris  pour  elle.)  mais  je   ne 

refuse  pas  de  m'y  livrer  un  moment   pour  vous 

plaire.  D'ailleurs  la  mécanique,  la  physique,  la 

lumière,  ça  rentre  dans  mes  études  5  l'Université. 

l'hotesse,  avec  surprise  et  admiration. 

-\h!  vous  avez  été  à  l'Université? 

VERNER. 

Si  j'y  ai  été?...  dès  l'âge  le  plus  tendre;  je  ne 
sais  môme  pas  quand  j'en  sortirai. 
l'hotesse. 
De  l'Université? 

VERNER,  venant  près  de  l'hôtesse. 

.\iK  :  Que  d'élablissements  nouveaux. 

Depuis  dix  ans,  c'est  déjà  vieux, 
.Te  bats  avec  persévérance 
Les  sentiers  souvent  épineux 
Des  lettres  et  de  la  science. 
Mais  ma  mémoire,  par  malheur, 
Nouveau  tonneau  des  Danaïdes, 
De  mon  estomac  est  la  sœur... 
Et  tous  les  deux  sont  toujours  vide». 
Plus  on  y  met,  plus  ils  sont  vides. 

De  sorte  que,  quand  j'arrive  au  bout,  en  face  de 
ma  thèse... 

l'  H  G  T  E  s  s  E. 

Vous  recommencez... 

VERNER. 

Et  toujours  avec  un  nouveau  plaisir.  (Il  retourna 
à  la  table.) 

l'hotesse. 

Ah  çà!  pour  qu'on  vous  permette  de  vous  per- 
fectionner si  longtemps  dans  vos  études,  il  faut 


ACTE    PREMIER. 


95 


que  vous  soyez  un  jeune  homme  de  bonne  fa- 
mille? 

•  VERNER. 

Eh  !  eh!  ça  se  pourrait  bien  ! 
l'hôtesse. 

Vous  n'en  êtes  pas  sûr? 

VER\ER. 

Pas  précisément,  vu  que  je  n'ai  jamais  connu 
ni  papa  ni  maman  ! 

l'hôtesse. 
En  vérité? 

VER  N  ER. 

C'est  un  secret  que,  tout  en  faisant  votre  mé- 
nage, (Versant  de  riiuile  dans  la  lampe.)  je  puis  verser 
dans  votre  sein.  J'ignore  à  quel  mortel  je  dois  le 
jour  et  dans  quel  endroit  il  m'a  perdu  ;  ma  nour- 
rice m'a  bien  dit  qu"on  m'avait  trouvé  sous  une 
feuille  de  chou,  mais  ce  renseignement  banal  ne 
m'a  que  médiocrement  aidi'i  dans  mes  recherches. 

l'  H  G  T  E  s  s  E, 

Vous  ne  vous  connaissez  ni  père  ni  mère? 

VER\ER. 

Hélas!...  Avez-vous  du  tripoli?...  (L'hôtesse  va 
pour  aller  an  guéridon  ;  il  la  devance  et  prend  la  sébile 
qui  y  est  placée.)  Nous  sommes  deux  à  l'Université 
([ui  jouissons  de  ce  douloureux  privilège.  Tous 
deux  nous  répondons  au  nom  d'Krnest. 

l' HOTESSE. 

Deux  frères? 

VERNER. 

Ce  n'est  pas  impossible  ! 

l'hotesse. 
Deux  jumeaux,  peut-être? 

VERNER. 

Vous  pouvez  le  penser,  bien   qu'il  y  ait  entre 
nous  une  dizaine  d'années    de   différence.    Tous 
deux  nous  jouissons  en  secret  d'une  pension  mys- 
térieuse, et  cette  pension  nous  est  comptée... 
l'hôtesse. 
Également? 

VERNER,  retournant  à  la  table. 
Non ,  inégalement  !  Celle  de  l'autre  Ernest  est 
fort  grosse. 

l'hotesse. 
Et  la  vôtre  est  fort  mince? 

VERNER. 

Vous  l'avez,  parbleu!  deviné...  Heureusement 
nous  partageons...  c'est  une  idée  que  j'ai  eue... 
(Revenant  à  rhôtc»e.)  Tous  deux,  enfin,  nous  som- 
mes amoureux,  moi,  d'une  séduisante  créature, 
frêle,  blonde  et  parfaitement  déshéritée  de  la  for- 
tune; lui,  de  je  ne  sais  (luelle  princesse. 
l'hotesse. 

D'une  princesse  ! 

VERNER,  retournant  à  la  table. 

Oui ,  une  princesse  qu'il  a  rencontrée  à  Gœt- 
tingue,  et  après  laquelle  il  court,  négligeant  tout, 
oubliant  tout  pour  elle...  excepté  sa  bourse,  qu'il 
»  lu  manie  d'emporter  avec  lui...  Et  les  conséquen- 


ces en  sont  assez  désastreuses  pour  moi,  surtout 
après  le  tour  que  la  fortune  vient  de  me  jouer. 
l'hotesse. 
A  vous  V 

VERNER,  avec  exaltation. 
J'ai  été  volé,  madame  ! 

l'hotesse. 
Pas  possible! 

VERNER. 

Pas  possible!...  volé...  dépouillé... 

l'hotesse. 
Par  qui? 

VERNER. 

C'est  ce  que  je  demande,  par  qui  ?  (Venant  près  de 
l'bôtesse.)  Figurez-vous  qu'avaut-hier,  à  Gœttingue, 
à  la  nuit  tombante,  un  homme  d'un  âge...  indé- 
terminé... d'une  figure...  enveloppée  d'un  man- 
teau, pénètre  mystérieusement  dans  ma  chambre; 
et,  après  avoir  commencé  par  souffler  une  bouge... 
«  Vous  vous  nommez  Ernest?  dit-il.  —  Ri'ponse 
<c  airirnuitive  de  ma  part...  Vous  êtes  étudiant?  — 
«  —  Même  aflirmation.  —  C'est  vous  que  je  cher- 
«  che...  De  puissantes  raisons  font  désirer  aux 
«  personnes  qui  veillent  secrètement  sur  vous  que 
«  vous  quittiez  momentanément  vos  études,  \oici 
«  huit  cents  florins,  prenez-les  et  partez.  —  Vieil 
«  inconnu,  lui  répondis-je,  vous  pouvez  croire  que 
«  j'obéirai!  mais,  de  grâce,  indiquez-moi  de  quel 
'(  côté  je  dois  porter  mes  pas.  —  Ca  m"est  bien 
«  égal,  repartit  le  noble  étranger.  —  Et,  faisant 
«  pétiller  entre  ses  doigts  une  allumette  phospho- 
«  rique,  il  disparut  dans  les  profondeurs  de  l'es- 
«  calier...  »  (Il  retourne  à  la  table  et  monte  une 
lampe.) 

l'hotesse. 

Ah  !...  il  vous  laissa  cependant  vos  huit  cents 
florins  ? 

VERNER. 

Soigneusement  renfermés  dans  une  sacoche  de 
cuir  de  Russie...  (On  entend  le  bruit  d'uu  ressort  qui 
se  détend.  —  A  part.)  Je  crois  que  j'ai  cassé  la 
lampe...  (Haut.)  Le  lendemain,  à  la  brune...  (A 
part,  quittant  la  table.)  Ne  lui  disons  pas  le  service 
que  je  viens  de  lui  rendre...  (Haut.)  J'avais  déjà  fait 
quatre  lieues,  mollement  bercé  dans  une  berline 
de  voyage.  Je  venais  de  souper...  et,  retiré  dans  ma 
chambre,  en  proie  aux  plus  doux  rêves  d'avenir, 
aux  plus  délicieuses  illusions  de  l'amour,  je  bas- 
sinais voluptueusement  les  draps  qui  allaient  me 
recevoir;  ma  bougie  était  sur  ma  commode,  ma 
sacoche  à  côté  de  ma  bougie,  j'étais  dans  le  cos- 
tume d'un  homme  qui  va  se  coucher;  j'avais  sur 
la  tête  un  foulard,  aux  pieds  des  pautoudes,  et... 
je  n'avais  que  mon  foulard  et  mes  pantouQes... 
l'iiotlssk. 

Je  vois  ça  d'ici! 

VERNER. 

Tout  à  coup  ma  porte  s'ouvre,  un  homme  s'é- 
lance dans  ma  chambre,  souille  ma  bougie,  et  je 
me  sens  frappé... 


96 


LKS   TKUIS   COliPS   DE   1'1P:D. 


I.IIOTKSSK. 

Rah  : 

VEn\ER. 

Très-bas,  par  un  pied  iiiconmi  qui  dtnait  avoir 
été  lancé  de  face.  Je  me  ivtournc,  je  me  pn^ri- 
pite...  personne...  le  piod  avait  disparu  et  mon 
argent  avec  lui. 

L  '  H  o  T  K  s  s  E. 

Votre  argent  aussi? 

VKl\NEn. 

Je  cours,  j'appelle,  je  réclame...  l'iiùtesse,  au 
lieu  de  me  répondre,  s'enfuit  eu  me  voyant.  Je 
m'élance  sur  !e  seuil  de  la  maison,  dans  la  rue... 
je  m'enquiers,  j'interrog;e...  par  un  froid  assez 
vif...  J'apprends  enfin  que  mon  inconnu,  mon  filou, 
est  un  homme  tiès-distinfiué!  taille  moyenne, 
nez  moyen,  bouche  moyenne,  habit  moyen...  non, 
gris-marron,  quarante  à  soixante  ans,  qui,  arrivé 
de  Gœttiniiue,  ventre  h  terre  dans  sa  chaise  de 
poste,  est  monté  chez  moi  comme  un  trait,  en  est 
redescendu  comme  une  flèche  et  a  continué  im- 
médiatement sa  route...  Lùche!...  (Prenant  une  des 
lampes.)  Voilà  vos  lampes  déran...  non,  arrangées. 
(Il  remonte  vers  le  guéridon.) 

i/hotesse. 

Merci...  Et  qu'est-ce  que  vous  avez  fait? 
VERNER,  revenant  la  lampe  à  la  main. 

Parbleu!  je  me  suis  mis  sur  sa  trace,  ce  matin; 
mais,  vous  comprenez  qu'à  pi(!d...  Il  faudra  ne  vous 
en  servir  que  demain,  elle  n'ira  bien  que  de- 
main... les  lois  de  la  physique...  (Il  pose  la  lampe  sur 
le  guéridon,  redescend  la  scènft,  et  ôte  son  tablier.) 
l'hôtesse. 

Voilà  une  singulière  aventure. 

SCÈNE   IV. 

Les  Mêmes,   LE    GARÇON,   puis    ERNEST. 

LE  GARÇON,  entrant  par  le  fond. 
Madame!  madame!  encore  un  voyageur I 

l' HOTE  s  SE. 

Oh!  cette  fois... 

le   g  arçon,  l'interrompant. 
C'est  ce  que  je  lui  ai  dit... 

LHOTESSK. 

Et  qu"a-t-il  répondu? 

LE    GAUÇON. 

Imbécile...  Le  voilà.  (Ernest  entre  par  le  fond.) 
ERMEST,  à  l'hôtesse,  tout  en  posant  son  manteau 

sur  une  chaise  au  fond. 
Je  ne  demande  pas  de  chambre...  des  chevaux 
seulement,  madame,  des  chevaux  ! 
l'hotesse. 
C'est  différent,  monsieur,  on  va  tâcher  de  vous 
en  procurer.  (Elle  sort  avec  le  garçon  par  le  fond.) 

SCÈNE  V. 
ERNEST,  VERNER. 

VERNER,    apercevant  Ernest. 
Que  vois-je?  Ernest! 


ERNEST. 

Qui  m'appelle? 

VERNER,  lui  tendant  les  bras.  * 

Moi!...  L'autre  Ernest,  ton  ami... 

ERNEST. 

Est-il  possible?  Toi,  ici,  dans  cette  auberge  et 
sous  ce  costume? 

VERNER. 

')ue  veux-tu!  le  malheur  des  temps.  J'éprou- 
vais singulièrement  le  besoin  de  te  presser  sur 
mon  cœur.  Tu  sais  que,  quand  tu  es  parti,  le  tré- 
sor public  était  dans  ta  bourse?  ; 

ERNEST. 

Ah  !  c'est  vrai!...  et  j'ai  emporté...  Pardon,  l'a- 
mour fait  tout  oublier.  Tout  à  l'heure  nous  parta- 
gerons. 

VERNER. 

Oh  !  ça  ne  presse  pas.  Ce  cber  ami  !  As-tu  ta 
bourse  sur  toi?  Non  !...  Alors,  ça  ne  presse  pas. 
Causons,  causons  de  ce  qui  t'intéresse...  de  ton 
amour  ! 

ERNEST. 

Elle  m'aime,  mon  cher  ami,  elle  m'aime! 

VERNER. 

Qui? 

ERNEST. 

La  princesse. 

VERNER. 

La  princesse,  qui  est  venue  l'an  dernier,  à  Gœt- 
tingue,  aux  fêtes  de  Pâques!...  Vertudieu  !  prends 
garde!  ne  va  pas  faire  de  bêtises...  ou  plutôt... 
fais-en,  fais-en  beaucoup,  mon  ami,  car,  moi 
aussi,  je  comprends  toutes  les  folies  du  sentiment, 
moi  aussi  j'aime,  et  je  me  sens  capable  de  com- 
mettre pas  mal  de  choses  insensées. 
ERNEST,  qui  écoute  à  peine. 

Ces  maudits  chevaux,  s'ils  arrivaient! 

VERNER. 

Ce  sont  des  chevaux  qui  te  tracassent  :  c'est  un 
âne  qui  a  fait  mon  bonheur,  tu  t'en  souviens? 

ERNEST. 

Oui,  à  Gœttingue,  à  l'époque  où  la  princesse  y 
était...  dans  le  parc,  deux  jeunes  filles  montées 
sur  un  âne...  au  bord  d'un  ruisseau...  que  cet  iu 
telligent  animal  refusait  de  franchir... 

VERNER. 

Obstinément. 

ERNEST. 

Et  que  tu  eus  l'ingénieuse  pensée  de  décider  à 
s'élancer  en  avant... 

VERNER. 

En  le  tirant  en  arrière  par  la  queue... 

I, E   GARÇON,  entrant  par  le  fond,  à  Ernest. 
Ah!  monsieur,  monsieur!... 

ERNEST,  vivement. 
Les  chevaux  sont  arrivés  ? 

LE    GARÇON. 

Non,  je  viens  vous  prévenir  qu'il  n'y  en  a  pas  en- 
core... afin  que  vous  ne  vous  impatientiez  pas... 
(Il  sort  par  le  fond.) 


ACTE   PREMIER. 


97 


K  R  N  E  s  T,   redescendant  à  droite. 
Le  moyen  est  nouveau...  Animal! 

VERNER,    liant. 
Ah!  oui,  il  est  nouveau  !... 

ERNEST. 

\li  !...  tu  es  bien  heureux,  sais-tu?... 

VERNER. 

Heureux!  moi?  Tu  me  dis  ça  précisément  le 
jour... 

ERNEST. 

Eh  !  sans  doute,  heureux  ;  ta  passion  est  une 
pastorale,  une  églogue,  tandis  que  la  mienne... 

VERNER. 

La  tienne? 

ERNEST. 

Qui  sait  cr  (lu'elle  peut  enfanter  de  maliieurs! 

VERNER. 

Tu  me  fais  fréuiir!  Ta  princesse  t'aime,  dis-tu? 

ERNEST. 

Oui,  mais  elle  n'est  pas  libre;  sa  tante,  la  mar- 
grave, la  femme  la  plus  extravagante,  la  plus  folle 
et  la  plus  sentimentale  de  toute  l'Allemagne,  se 
propose  de  la  marier. 

VERNER. 

A  un  autre  que  toi?  (Chantant.) 

En  vain  tu  veux  me  rendre  esclave, 
Ton  pouvoir,  je  le  brave, 
O  farouche  margrave  ! 

Voilà  ce  qu'il  faut  qu'elle  lui  chante. 

ERNEST. 

Oui,  mais  si,  pour  l'en  punir,  cette  vieille  prin- 
cesse, aussi  ridicule  qu'elle  est  entêtée,  la  fait  ju- 
ter dans  un  couvent...  si  elle  emploie  la  violence... 

VERNER. 

Je  n'3'  pensais  pas. 

ERNEST. 

Un  billet  d'elle  que  j'ai  reçu,  il  y  a  quelques 
heures,  m'avertit  que  dès  demain,  peut-être,  son 
impitoyable  tante... 

LE    GARÇON,   rentrant  par  le  fond. 

Monsieur? 

ERNEST. 

Qu'est-ce?  viens-tu  me  dire  encore  qu'il  n'y  a 
pas  de  chevaux? 

LE    GARÇON. 

Oh!  cette  fois!... 

ERNEST,  vivement. 
Il  y  en  a? 

I.E    GARÇON. 

Deux,  monsieur,  deux  ! 

ERNEST. 

Dis-le  donc... 

I.E   (i ARÇON,   à    part. 
Un  aveugle  et  un  boiieux.  (Il  sort  parle  fond.) 

E  UNES  T. 

Dieu  soit  loué!  j'arriverai  ù,  temps. 

VF,  RNKR,   allant  à  lui. 
Tu  i)ars  !  je  romiireiuls,  tu  n'as  pas  une  minute 
à  perdre...  va. 
III. 


ERNEST,  remontant  pour  prendre  son  maoteau. 
Je  te  dirai  le  reste  plus  tard. 

VERNER. 

Quand  tu  voudras,  réglons  seulement... 

ERNEST. 

Je  ne  puis  achèvera  cette  heure... 

VERNER. 

Ne  te  gêne  pas...  réglons... 

ERNEST. 

Adieu  ! 

VERNER. 

Je  s.'rais  bien  aise  de  régler. 

ERNEST. 

Je  te  reverrai,  je  t'écrirai... 

VERNER. 

Mais  ce  n'est  pas  cela... 

ERNEST. 

Au  revoir!  adieu  !...  Jl  sort  vivement  par  le  fond.) 

SCÈiNE   VI. 

VERNER,  le  suivant  et  élevant  la  voii. 

Ce  n'est  pas  ça  !  Et  ce  partage  que  tu  m'avais 
promis?...  Laisse-moi  au  moins  ta  montre.  (Reve- 
nant en  scène.)  Il  s'en  val...  il  ne  m'entend  pas!... 
il  m'abandonne  dans  la  position  de  fortune  la  plus 
déscs|)érée...  (Bruit  de  grelots.  —  Courant  à  la  croisée.) 
Ernest!...  Pst...  par  ici!  Je  voulais  te  dire...  il 
me  vient  une  idée.  (A  lui-même.)  Au  fait,  c'est  une 
idée?  (Haut.)  Attendez  donc,  postillon!  Si  tu 
m'enmienais  avec  toi?  hein?  (Fouft  et  grelots.) 
Postillon?  Parti!  (Il  revient  en  scène.)  Il  va  falloir 
que  je  le  rattrape  à  pied  !  Décidément,  je  suis  né 
pour  courir  après  les  voitures.  (Il  remonte.  —  Vers 
la  fin  de  ce  niouologne,  on  a  entendu  sonner  à  deux  re- 
prises; on  sûune  de  nouveau.) 

SCÈNE  VII. 
VERNER,    \\]IA\  M I M  E  ,   entrant  par  la  gauche. 

WiLiiMixE,  à  la  cantonade. 
Puisque  vous  êtes  pressé  de  dîner,  mon  oncle, 
et  que  personne  ne  vient;   il   faut  bien  que  j'y 
aille.  (liUe  traverse  la  scène.) 

VERNER,  à  pari,  au  fond. 
Oh  !  la  jolie  petite  voix  ! 

WIl,n  MINE. 

Il  est  singulier  que,  dans  une  auberge  comme 
celle-ci,  on  soit  obligé  de  faire  soi-mômo  ses  com- 
missions. 

VERNER,  à  part,  descendant  la  scène. 

Des  commissions!  si  je  proposais  de  m'en  char- 
ger... elle  me  donnerait  peut-être  quc-hpie  chose. 
(Huit  et  avec  emiiressemeul.)  Mademoiselle  ou  ma- 
dame... 

\V  I  I,  Il  M  I  N  i; ,   >.iiis  le  ri'p.irder. 

Merci,  mmi  ami.  je  Miulais  faire  dire  ;i  la  cui- 
sine... 

V  ERNER. 

je  ne  me  trouiiie  \y.is...  Celte  voix  flaiéo!... 

13 


98 


LES  TROIS   COUPS    DE   IMED. 


WILHMINE,  le  regardant. 
Oh  !  mon  Dieu!  cette  bonne  fit;ure!... 

VI- RNEn. 

Cil  vous  fuit  le  nicMni?  efl'et,  n'est-ce  pas? 

\V  I  I.  M  M  I  N  K. 

Vous  Êtes  le  jeune  homme  qui... 

VEllNEn. 

Et  vous  la  demoiselle  que... 

\V  1 1.  Il  M  I  N  E. 

Dans  le  parc  de  Gœltingue... 

V  E  R  N  E  n . 
Au  Lord  d'un  ruisseau... 

AIR  :  Qu'il  est  flatteur  d'épouser  celle... 

I..1  route  était  mystérieuse. 
WILHMINE. 
Le  jour  nous  quittait  à  regret. 

VERNER. 

Vous  marchiez  distraite  et  rieuse. 

WILHMINE. 

Vous  suiviez  timide  et  discret. 

VERNER. 

Depuis  lors,  prés,  ruisseaux,  verdure. 
Tout  me  rappelle  un  jour  si  doux. 

WILHMINE. 
Je  n'ai  pas  vu,  je  vous  le  jure, 
Un  âne,  sans  penser  à  vous. 

VERNER, 

Vous  ici  !  vous  !  une  rencontre  si  imprévue... 
(La  saluant.)  Mademoiselle  !... 

WILHMINE,  faisant  la  révérence. 

Monsieur!...  moi  qui  vous  |)renais  pour  un  do- 
mestique. 

VERNER. 

Je  ne  suis  que  votre  serviteur! 

WILHMINE. 

Vous  êtes  bien  honnête. 

VERNER. 

Votre  heureux  serviteur,  puisque  je  trouve  une 
seconde  fois  roccasion  de  vous  parler...  et,  h  ce 
propos,  convenez  que  je  serais  le  plus  stupide  des 
hommes,  si  je  n'en  profitais  pas  pour  vous  deman- 
der votre  nom. 

Wl  I.  Il  MI  NE. 

Williminc  Wilner. 

VERNER. 

Et  vous  habitez  d'ordinaire?... 

AV  I  L  H  M  I  N  ?.. 

La  résidence.  Je  viens  de  voyager,  j'ai  quitté 
Gœttingue  hier... 

VERNER. 

Gœtlinsîue  où  j'étais!  Gœttingue,  à  qui  j'ai  dit 
adieu  au  uioment  où  vous  en  sortiez  peut-être?... 

WILHMINE. 

En  compagnie  de  monsieur  de  llardinger,  mon 
oncle  et  mon  tuteur. 

VERNER. 

Quoi:  tous   deux  nous  faisions  même   route? 

WILHM  INE. 

Voyez  le  hasard  ! 


\  E  R  N  E  R . 

Et  nous  ne  nous  sommes  pas  aperçus!... 

WILHMINE. 

Vous  avez  peut-être,  de  la  croisée  de  quelque 
auberge,  vu  passer  notre  voiture. 

VERNER. 

0  Wilhmine!  mon  cœur  vous  eût  reconnue... 
et,  d'ailleurs,  je  n'ai  séjourné  qu'à  Varbourg, 
pour  y  coucher,  dans  la  seule  auberge  que  possé- 
dât le  village. 

WILHMINE. 

Tiens  !  nous  nous  y  sommes  arrêtés  aussi. 

V  ERNER. 

Vous  aussi,  à  Varbourg? 

WILHMINE. 

Hier  soir. 

VERNER. 

Longtemps? 

WI  I.HMINE. 

Oh!  quelques  minutes...  le  temps  d'opérer  un 
recouvrement. 

VERNER. 

Un  recouvrement? 

WILHMINE. 

Oui,  mon  tuteur  avait  des  fonds  en  vue,  une 
rentrée  à  faire  sur  la  route. 

VERNER. 

Dans  cette  auberge-là?  précisément?...  (A  part.) 
I^este!  mais  à  moins  qu'il  ne  soit  receveur  des 
contributions,  il  me  semble  que  ça  coïncide  sin- 
gulièrement... (Haut.)  Wilhmine,  je  ne  suis  pas 
curieux...  non...  mais  je  vous  prie  de  m'indiquer 
de  la  façon  la  plus  précise  l'âge  et  la  profession  de 
monsieur  votre  tuteur. 

WILHMINE. 

Son  âge?  il  a  cinquante  ans  environ. 

V  ERNER,  à  part. 
Mais  jusqu'ici   cela   se    i-iipportcrait    parfaite- 
ment... 

W  I  L  H  M  I N  E. 

Sa  condition?...  Il  est  chevalier... 

VERNER. 

D'industrie? 

w  1  L  H  M I N  E. 

D'industrie?  Fi  donc,  monsieur!  Pour  qui  nous 
prenez-vous?  Sachez  que  mon  oncle  est  chevalier 
d'honneur  de  la  margrave. 

VERNER. 

Wilhmine,  pardonnez-moi...  Je  suis  confus... 
Mais  alors  si  votre  oncle  occupe  un  rang  fort  au- 
dessus  du  vulgaire,  vous  n'êtes  donc  pas  une 
simple  lingère,  ainsi  que  vous  le  prétendiez  à 
Gœttingue?  (le  n'est  pas  que  j'affiche  le  moindre 
mépris  pour  cette  profession  peu  goûtée  des  sau- 
vages; mais  enfin,  ce  ne  peut  être  la  vôtre,  vous 
me  trompiez. 

WILHMINE. 

On  n'est  pas  obligé  de  dire  la  vérité  à  un  in- 
connu. Sœur  de  lait  de  la  princesse  Mina... 


ACTE  PREMIER. 


99 


VER\En. 

De  la  princesse  Mina? 

WILHMINE. 

La  nièce  de  la  margrave. 

VERNKR. 

De  la  princesse  de  mon  ami! 

WILHM  INE. 

Je  ne  la  quitte  presque  jamais.  Moins  observées 
à  Gœttingue  qu'à  la  résidence,  nous  nous  étions 
échappées  toutes  deux  du  château  pour  nous  pro- 
mener en  liberté  dans  la  campagne,  quand  vous 
nous  avez  rencontrées. 

VERNER. 

Quoi  !  c'est  la  queue  de  l'âne  d'une  princesse; 
que  j'ai  tirée!  Eh  bien!  si  elle  régne  jamais,  je 
suis  sûr  qu'elle  m'en  tiendra  compte.  Alors, 
Wilhminc,  moi  aussi  j'irai  à  la  cour,  comme  vous, 
avec  vous.,. 

WILHMIXE. 

Oui,  et  d'ici  là  je  serai  mariée. 

VERNER. 

Mariée?...  et  qui  vous  fait  croire  que  vous  en 
sentirez  sitôt  la  nécessité? 

WILHMINE. 

Son  Altesse  et  M.  de  Ilardinger,  mon  tuteur,  ne 
me  pressent-ils  pas  de  le  faire?  que  dis-je?  ilsimt 
déjà  tout  arrangé  pour  cela. 

VERNER. 

Pour  votre  mariage?...  A  proi)Os:  aimez-vous 
votre  futur? 

WILHMINE. 

Mon  Dieu,  non! 

\ui  :  Voulanl  par  ses  œijvirx  complètes. 

Je  ne  sais  si  je  dois  le  dire, 
Mais  mon  prétendu  me  déplaît  : 
Dans  sa  personne  rien  n'attire... 
Il  est  très-vieus  et  fort  mal  fait. 

VERNER. 

Enfin,  ce  monsieur  vous  déplaît? 

WILHMINE. 

Quant  aux  qualités  de  son  âme , 
Pour  tous,  hélas!  c'est  un  secret; 
Moi ,  je  le  trouve  encor  plus  laid, 
Depuis  qu'il  me  veut  pour  sa  femme. 

VERNER. 

Et  vous  épouseriez  un  homme  qui  vous  fait  cc^t 
ciïet-là!  un  homme  laid!...  Allons  donc! 

WILHMINE. 

Mais  il  a  de  la  fortune,  et  je  suis  sans  dut. 

VERNER. 

Sans  dot?  vous!  et  ces  beaux  yeux!  et  cette 
taille!  et  cette  bouche  qui  me  sourit!  Wilhmine, 
vous  avez  un  million,  dcuix  millions.  Dès  deiiuiin, 
je  vous  épouse.  Il  ne  sera  pas  dit  que  vous  serez 
sacrifiée  à  un  homme  laid. 

WILHMINE. 

Oh!  je  veux  bien;  mais  mon  tuteur  ne  me  don- 
nera qu'à  quelqu'un  qui  aura  une  position  dans 
le  monde. 


VERNER.  avec  cialtation. 
Voilà  bien  les  parents;  de  la  fortune,  un  état  ! 
Ah!...  ça  me  fait  bouillir  le  sang  de  voir...  qu'ils 
ont  parfaitement  raison. 

l'hôtesse,  entrant  par  la  paiichc.  —  Elle  porte 

une  assiette  Je  fruits. 
Mail  iiioiselle,  le  dîner  est  servi  ;  M.  le  cheva- 
lier vous  attend  dans  la  salle  à  manger.  (Elle  sort 
par  la  droite.) 

WILHMINE. 

Oh!  je  n'ai  pas  faim. 

\  E  R  N  E  R . 

N'importe,  allez-y,  mangez  pour  moi...  je  vous 
en  saurai  gré.  Seulement,  promettez-moi  de  ne 
l)as  partir  sans  me  dire  adieu. 

WILHMINE. 

Je  vous  le  promets;  et  d'ailleurs,  je  resterai 
peu  de  temps  à  table,  je  prétexterai  une  migraine. 

(Elle  remonte.) 

VERNER. 

C'est  cela,  revenez  bien  vite.  .Moi,  je  vais  tâcher 
de  faire  fortune  d'ici  là,  si  je  peux,  mais  je  n'y 
compte    pas   absolument.    (W'ilbmiue    sort    par   la 

gauche.) 

SCÈNE  VIIT. 

VERNER,   puis  L'HOTESSE. 

VERNER,  seul  d'.ibord . 

Oui,  je  ferai  fortune  pour  te  mériter!  D'abord, 

indépciidammeut  de   mon    amour,  je   n'éprouve 

aucune  répugnance  à  devenir  riche. 

l'  n  o  T  E  s  s  E ,  rentrant  par  la  droite. 
Mon  garçon,  la  table  est  servie;  et  si  le  cœur 
vous  en  dit... 

VERNER. 

Mais  oui,  il  m'en  dit...  Il  m'en  dit  même  beau- 
coup... (Il  se  dirige  vers  la  porte  à  gauche.) 

l' HOTE  S  SE. 

Non,  pardon...  à  la  cuisine! 

VERNER. 

A   la  cuisine!    la   patrie   dos  marmitons!    Ah! 
bah!  ventre  affamé  n'a  pas...  d'orgueil!  d'ailleurs, 
tout  dîner  vient  de  là...  on  peut  bien  l'aller  cher- 
cher d'où  il  vient.  (Il  va  pour  sortir  à  droite.) 
l'hôtesse. 

Ah!  dites-moi.  (Vorncr  s'arrête. i  J'ai  ruminé  une 
idée;  vous  êtes  étudiant,  je  veux  bien  ;  mais  enfin, 
dans  votre  position,  vous  devez  tenir  à  gagner 
quelque  chose. 

VERNER. 

Si  j'y  tiens!  o  liotesse  adorable!  si  j'y  tiens?... 
j'y  tiens! 

I.'llOTI.  SSE. 

Acceptericz-vous  tout  ce  qu'on  vous  offrirait?... 

VERNER. 

Je  ne  serais  même  pas  éloigné  de  prendre  ce 

qu'on  ne  m'olTrirait  pas. 

I     HOTESSE. 

Eh  bien!  dis  ce  soir,  peut-être,  pnurrai-je  vous 
procurer  une  place. 


100 


LES  TROIS   COUPS    DE    PIED. 


V  K  UN  En. 
Une  place...  ce  soir...  près  de  vous? 

I.'HOTKSSE. 

Mauvais  plaisant!...  Vous  savez  que  le  cheva- 
lier d'honneur  de  la  margrave  est  ici...  je  veux  le 
prier  de  s'intéresser  à  vous... 
v  E  n  \  E  n . 
Cette  chc^re  hôtossi'!... 

l'hôtesse. 

11  est  un  pou  vir,  par  exoniple...  En  arrivant,  il 

a  donné  un  coup  de  pied  à  Fritz  qui  ne  rédaiiait 

pas  assez  hien...  et  un  autre  à  mon  mari,  qui 

avait  laissi^.  tomher  son  poric-manteau.  Il  parait 

que  c'est  chez  lui  un  tic  nerveux. 

VERNF.n,  à  part. 

Des  coups  de  pied!...  Quel  renseignement!... 

l'hôtesse. 
Mais    vous  y   serez  très-bien!...   Laissez-moi 
faire,  et  allez  toujours  dîner...  la  place  ne  sera  pas 
belle,  mais  elle  sera  bonne. 
vF.R^  F.  n. 
Excellente...  si  elle  est  comme  vous.  (II  lui  baise 
la  main  et  sort  par  la  droitf .) 

I,' HOTESSE. 

Je  crois  qu'il  tiendra  bien  sa  place  au  dîner. 

SCÈNE   IX. 

L'HOTESSE,    WILHMINE,   entrant 
par  la  gauche. 

wn.HMiNE,  à  elle-même. 
Je  lui  ai  promis  de  revenir  bien  vite...  (Elle  re- 
garde de  tous  côtés.) 

I,' HOTE  s  SE. 

Que  cherchez-vous,  ma  belle  demoiselle? 

WILHMINE. 

Ah  !  c'est  vous,  madame?  ne  faites  pas  atten- 
tion, ça  se  retrouvera.  (A  part.)  Je  ne  puis  pas  lui 
dire  que  je  cherche  un  jeune  homme. 
l'hotesse,  à  part. 

Si  je  me  servais  de  cette  jeune  fille  pour  assurer 
le  succès  de  mon  proté<;é?  (Haut.)  Pardon,  made- 
moiselle, vous  avez  l'air  si  bon!... 

WILHMINE. 

Oh!  je  ne  suis  pas  méchante. 

L' HOTE  s  SE. 

Alors,  vous  ne  refuserez  pas  de  faire  un  acte 
d'humanité...  et  de  rendre  service  à  un  pauvre 
diable  ? 

WILHMINE. 

D"abord,  j'aime  beaucoup  à  rendre  service.  De 
quoi  s'agit-il? 

l' HOTES  SE. 

Il  s'agit  d'un  jonnc  homme  très-bien,  avec  qui 
vous  avez  causé  ici  tout  à  l'heure... 

W  IL  H  M  I  N  E. 

Ah!  ce  jeune  homme  qui... 
l'hotesse. 
Il  est  bien  élevé...  a  de  bonnes  manières... 


w  I  LHMINE. 

Je  crois  bien  ! 

l'hotesse. 
Et  si  vous  voulez  parler  en  sa  faveur? 

WILHMIN  E. 

Oh!  je  ne  parlerai  certainement  jamais  contre 
lui...  Que  faudrait-il  dire? 

l'hotesse. 
Mais,  par  exemple,  que  vous  lui  trouvez  très- 
bon  air...  qu'il  ne  vous  déplaît  pas. 

WILHMINE,  baissant  les  yeux . 
Ah!  il  faudrait  avouer...  C'est  bien  vrai  qu'il 
ne  me  déplaît  pas...  Mais  comment  donc  avez-vous 
vu  ça? 

l'hotesse. 
Je  ne  l'ai   pas  vu...  mais  ça  se  trouve  bien,  et 
je  vous  prie  de  le  dire. 

WILHMINE. 

A  qui  donc? 

l'  HOTESSE. 

A  monsieur  le  chevalier! 

WILHMINE. 

A  mon  tuteur...  oh  !  je  n'oserai  jamais. 

l'hotesse. 
Cependant,  si  vous  voulez  qu'il  entre  à  votre 
service? 

WILHMINE. 

A  mon  service? 

l'hotesse. 
Mais,  oui...  comme  valet  de  chambre  de  Son 
Excellence. 

w  I  I.  H  M  I  N  E. 

Lui:  mais  c'est  impossible! 

l'  HOTESSE. 

Est-ce  que  vous  en  avez  un  autre  en  vue? 

WILHMINE. 

Du   tout!...    du  tout!...  mais...    (A  part.)   Aii! 
mon  Dieu!  si  c'était  un  moyen  imaginé  par   lui 
pour  me  suivre?...  (Haut.)  Je  parlerai  à  mon  tu- 
teur, madame,  je  lui  parlerai. 
l'hotesse. 

Merci,  ma  belle  demoiselle...  (On  entend  la  voix 
du  cbevalier.)  Justement,  il  s'est  levé  de  table...  Si, 
moi-même,  je  lui  en  disais  d'abord  un  mot...  Qu'en 
pensez-vous? 

WILHMINE. 

Volontiers  ! 

SCÈNE  X. 

Les  Mêmes,  LE  CHEVALIER. 

LE   CHEVALIER,  se  parlant  à  lui-même 
avec  préoccupation. 
Que  diantre  l'autre  est-il  devenu? 
l' HOTESSE,  causant  toujours  bas  avec  Wilbmine. 
Ce  serait  plus  naturel.  (Haut.)  Monseigneur! 

LE    CHEVALIER. 

Merci!  ça  ne  valait  rien!  (A  lui-même.)  Où  le 
trouver  sans  renseignements  précis? 

l'HOT  ESSE. 

Monseigneur  va  prendre  son  café? 


ACTE  PREMIER. 


101 


LE    CHEVAI.IEK. 

Kst-ce  que  je  sais? 

l'hôtesse. 
Monseigneur  a  fini  de  dîner? 

LE    CHEVALIER. 

Est-ce  que  je  sais?  vous  m'accablez  de  ques- 
tions... assurez-vous-en... 

l'hôtesse,  indiquant  la  fenêtre. 

J'avais  dit  de  servir  le  café...  là...  sur  la  ter- 
rasse... Il  ne  pleut  plus... 

LE   CHEVAI.IEr,. 

i;ii  bien  !  allons-y.  (Il  remonte  et  s'arrête.)  Ah  !  je 
tiens  à  partir  sous  peu,  madame;  j'y  tiens  beau- 
coup... on  a  dû  vous  dire  que  j'avais  demandé  des 
chevaux? 

l' HOTE  s  SE,  regardant  Wilhmioe. 

F,t  un  valet  de  chambre! 

LE    CHEVALIER. 

Un  valet  de  chambre!...  tiens,  pourquoi 
faire?... 

W  1 1,  H  M  I  N  E. 

Mais,  sans  doute! 

l' HOTESSE. 

.l'ai  cru  comprendre  que  monseigneur  en  avait 
demandé  un  ? 

LE  CHEVALIER,  revenant  près  de  ruôtessc. 

Vn  valet  de  chambre,  c'est  possible!  (A  part.) 
Que  diantre  l'autre  est-il  devenu?  (Il  entre  sur  la 
terrasse  avec  l'hôtesse,  qui  a  pris  sur  le  guéridon  le  pla- 
teau où  est  la  tasse.) 

SCÈNE   XI. 
WILHMINE,  VERNER,  puis  L'HOTESSE, 
v  K  II  .\  E  R  ,   entrant  par  la  droite,  sans  voir  Wilhmine. 
On  dine  très-bien  à  la  cuisine,  j'ai  mangé  comme 
un  domestique  ! 

WILHMINE,  à  mi-voiï,  allant  à  lui. 
Ah  !  vous  voih'i,  monsieur,  il  est  temps;  nous  ne 
pourrons  plus  causer  maintenant,  mon  oncle  est 
là,  sur  lu  terrasse.  (Elle  indique  la  fenêtre.) 

VERNER. 

Monsieur  votre  oncle!  (Allant  regarder.)  Cet 
homme  moyen?  bouche  moyenne?  (Avec  un  cri.) 
Habit  marron? 

\VlLiniI\E. 

Eh  bien!  qu'a-t-il  donc?  (Elle  remonte.) 
VERNER,  à  lui-même,  redescendant. 
Habit  marron!  comme  mon  voleur! 

l'hôtesse,    revenant,  bas  à  Wilhmine 

qui  vient  à  elle. 

Je  viens  encore  de  lui  glisser  un  mot  de  notre 

jeune  homme,  il  ne  dit  trop  rien...  je  crois  qu'à 

présent  le  succès  dépend  de  vous.  (Elle  sort  par  la 

droite.) 

SCÈNE   XII. 

VERNER,  WILHMINE. 

VERN'ER,  à  Ini-mèine. 

Ommc   mon   voleur!...  quoi!   l'oncle  de  celle 

que  j'aime  serait  tout  uniment  un  escroc!  je  ne 


puis  le  croire...   Passant  à  droite.)  Et  cependant  ces 
coups  de  pied  ! 

WILHMINE,  l'observant. 
D'où  vient  cette  préoccupation,  monsieur? 

VERNER,  à  part. 
C"est  trop  rester  dans  cette  pénible  incertitude, 
je  vais  faire  part  à  ce  bon  homme  de  l'affreux 
soupçon  qui  s'est  glissé  dans   mon   cœur.  (Il  re- 
monte.) 

w  I  I.  H  M  I  \  E. 

Mais,  monsieur... 

VERNER,  s'arrêtant  et  après  réflexion. 

Croire  qu'il  avouera,  c'est  lui  supposer  une 
àme  bien  repentante  ou  un  esprit  bien  médiocre. 
(Il  redescend.) 

w  II.  IIM  I  \  K. 

Mais,  parlez-moi,  monsieur,  répondez! 

VERNER,  à  part. 
Comment  le  forcer  à  se  trahir? 

w  1 1.  II  M  I  N  E. 

Mon  oncle  peut  rentrer,  et  s'il  nous  trouvait 
causant  ensemble... 

VERNER,  à  part. 
Ah!...  voilà  le  moyen. 

WILHMINE,  regardant  du  coté  de  la  fenêtre. 
Justement,  le  voici. 

SCÈNE   XllI. 

Les  Mêmes,  LE  CHEVALIER,  paraissant 

sur  le  seuil  de  la  fenêtre,  sa  tasse  à  la  main. 

VERNER,  allant  vivement  à  Wilhmine  qui  s'est  éloignée 

de  lui  à  l'approche  de  sou  tuteur. 

Chère  Wilhmine!... 

WILHMINE,  à  voix  basse. 
Mais  taisez-vous  doni-,  monsieur! 
VERNER,   à  part,  regardant  le  chevalier  du  coin 

de  Tcpil. 
Si  c'est  mon  homme,  il  le  fera  bien  voir...  ou  il 
aurait  furieusement  changé  de  caractère.  (Haut.) 
Chère  Wilhmine! 

WILHMINE,  à  voix  basse. 
Quelle  imprudence! 
VERNER,  observant  lou.jours  le  chevalier  du  coin 

de  l'œil, 
il  écoute...  à  quatre  mètres.  (Haut.)  Ne  croyez 
pas  que  j'aie  rien   perdu  des  délicieuses  paroles 
(ia(!  vous  venez  de  me  dire...  Non,  Wilhmine,  elles 
resteront  gravées  là,  dans  mon  cœur. 

LE   CHEVALIER,    à  part. 

Ou'entends-je?  un  laquais!  (Il  pose  sa  lasse  sur 
le  g\iéridon  et  fait  qnelqu-s  pas.) 

WILHMINE,    bas. 

Vous  nous  perdez! 
VERNER,  à  part,  toujours  l'iril  sur  le  chevalier. 

Il  approche...  il  va  se  dénoncer  lui-même... 
(Haut.)  Ce  qu'il  nous  faut  à  tous  deux,  c'est  la  li- 
berté de  nous  aimer!  ..  (A  part.)  Deux  mètres 
vingt-cinq...  il  n'y  a  pas  de  jambe  humaine  qui  à 
celte  distance...  (Haut.)  Et  cette  liberté,  nous  la 
prenons  à  la  barbe...  (Il  l'embrasse.) 


102 


LKS  TROIS   cours    DE   PI  KO. 


LE  criHVAHEn,  s'éliiirant  et  jouant  (lu  |.ie(l. 
Misérable  ! 

VERNER,  s'éloignant  ri  à  part. 
C'est  lui!.,,  il  s'est  trahi!...  oh!  il  s'est  firrcnieiit 
tralii  !...  Seulement,  j'avais  mal  calculé  la  distance. 
(Uemonlaiit  ot  criant.)  Au  voleur! 

Wii.HMiNE,  à  Verncr. 
Que  faites-vous? 

I. E  cm:  VA  LIER,  à  part,  passant  à  droite. 
Ciel!...  mon  jeune  homme  tle  l'auberge  de  \ar- 
bourg! 

VEiiNKR,  le  .saisissant  an  collet. 
Au  voleui-! 

i.K  cii  K\  .M.i  i;n  ,  lias. 
Monsieur...  souffrez...  ]iei'iiiettez  que  je  vous  ex- 
plique... 

V  E  R  \  i;  II. 

Au  voleur! 

w  iLHSiriVE,  à  Verner. 
Mais  c'est  mon  oncle  que  vous  outrafjez,  quand 
nous  ileviions  f'trc  pleins  de  respect  pour  lui. 
V  E  II  \  E  R  ,  lâchant  le  chevalier. 
Tranquillisez-vous,  chère  Wilhmine,  je  vais  d'a- 
bord le  faire  coffrer;  puis  nous  irons  ensemldc  lui 
demander  sa  bénédiction...  (Courant  après  le  che- 
valier qui  cherche  à  s'esquiver.)  Au  voleur  ! 

LE  CHEVALIER,  bas  à  Verner,  qui  le  ramène 

sur  le  devant. 

Monsieur...  de  grâce...  un  mot...  Je  no  suis  pas 

ce  que  vous  croyez...  Je  vous  demande  pardon 

pour  ce  qui  est  arrivé  hier...  c'est  un  malheur... 

une  vivacité...  je  le  déplore,  monsieur... 

VERNER. 

Et  moi  donc,  monsieur!  et  moi  donc! 

LE    CHEVALIER. 

Je  vous  en  expliquerais  facilement  la  cause,  s'il 
n'y  avait  mêlé  à  tout  ceci  un  secret...  qui  n'est 
pas  le  mien,  monsieur...  que  je  ne  pourrais  ré- 
véler, s'agît-il  de  ma  vie...  (A  l'oreille.)  Un  secret    j 
d'État!... 

VERNER. 

Un  secret  d'État...  Diantre!  vous  m'intéressez... 

LE   CHEVALIER. 

Qu'il  vous  suffise  de  savoir  qu'une  première 
méprise  a  été  cause...  ce  qui  s'est  passé  a  été  le 
résultat  d'une  méprise... 

VERNER. 

Eh!  eh  !  si  vous  en  faites  souvent  comme  ça... 

LE    CHEVALIER. 

Et  la  preuve,  c'est  qu'en  toute  autre  circonstance, 
mon  premier  devoir  serait  de  vous  restituer  la 
somme  que... 

VERNER. 

Naturellement...  j'espère  bien  que  nous  allons 
commencer  par  là! 

LE    CHEVALIER. 

Eh  bien!  pn'cisément...  je  la  garde. 

VERNER. 

Ah! 


LE    CH  EV  \LIEn. 

Par  la  raison  que  je  viens  do  vous  donner  tout 
îi  l'heure...  Ainsi,  vous  voyez...  (Il  va  pour  s'éloi- 
gner.) 

VERNER,  le  retenant. 
Vous  la  gardez?...  vous  ])rétcndez  garder  l'ar- 
gent?... Oh!  mais  tout  ceci  devient  curieux. 
WILHMINE,  à  part. 
Que  disent-ils? 

SCÈNE    XIV. 

Les    Mêmes,  L'HOTESSE,  le    garçon.    Ils 

entrent  par  le  fond.  —  Le  garçon  apporte  le  manteau 
et  le  chapeau  du  chevalier. 

l'  HOTESSE. 

La  calèche  de  Son  Excellence  est  prête. 

w  I  L  H  M  I N  E. 

Déjà? 

VERNER. 

Il  part!...  il  s'en  va!...  (A  l'hôtesse.)  Il  s'en  va?... 

LE   CHEVALIER,  à  Wilhmine. 
Wilhmine,  mettez  votre  mante.  (Il  remonte  près 
du  garçon  qui  lui  donne  son  chapeau,  et  sort  par  le  fond, 
après  l'avoir  aidé  à  mettre  son  mantean.) 

l'hôtesse,  bas  à  Verner. 
Eh  bien!  vous  a-t-on  accordé  la  place  en  cpies- 
tion  ? 

verner. 
Quelle  place? 

l'hôtesse. 
De  valet  de  chambre. 

verner,  avec  indignation. 
Par  exemple!...  je  n'en  veux  pas! 

l'hotes  se. 
Chez  Son  Excellence... 

verner,  transporté  de  joie. 
Chez  lui!...  ô  ma  chère  hôtesse!...  ô  Wilhniinel 

l'hôtesse. 
Eh  bien,  est-ce  qu'il  devient  fou?  (Elle  sort  par 
la  gauche.) 

LE  CHEVALIER,  s'approchant  de  Verner. 
Monsieur,  j'espère  que  vous  voudrez  bien  garder 
le  secret  sur  ce  qui  s'est  passé;  et  si  un  léger  dé- 
dommagement pouvait  vous  y  engager...  (Il  tire 
sa  bourse.)  je  consentirais...  (L'hôtesse  rentre  en  ap- 
l)<irtaut  la  manie  de  Wilhmine  et  l'aide  à  la  mettre.) 
VERNER. 

J'en  suis  persuadé;  mais...  nous  réglerons  plus 
lard. 

LE  CHEVALIER,  serrant  son  argent. 
Volontiers!  (Passant  près  de  Wilhmine.)  Viens-tu? 

VERNER. 

Un  moment;  je  pars  avec  vous.  (11  remet  sa  re- 
dingote et  prend  sa  casquette.) 

L  E    C  U  E  \  A  L I  E  R.  J 

Avec  moi?  ; 

V  ER  NER. 

En  qualité  de  valet  de  chambre. 


ACTE   PllIÎMIER. 


103 


LE    CHEV.VLIKR. 

Vous? 

VEUNER. 

Moi-môme;  vous  m'avez  retenu,  et  je  vous  dé- 
fends de  me  renvoyer. 

LE    CHEVALIER. 

Par  exemple  ! 

l'hôtesse,  à  part. 
Tiens  1  il  a  une  drôle  de  manière  d'entrer  en 
place. 

LE  chevalier,  s'appiochant  de  Vorner  et  à  mi-voix . 
C'est  une  plaisanterie,  je  pense;  vous  sentez 
bien  que  je  refuse. 

VER\EK,  bas. 
Je  ne  vous  le  conseille  pas. 

LE   CHEVALIER  ,    bas. 

Vous  oseriez!... 

VERNER  ,   bas. 

Non,  je  me  gênerais  pour  crier  au  voleur,  pour 
tout  raconter,  pour  faire  un  affreux  scandale  ! 

LE  CHEVALIE  R,   bas. 

Monsieur,  vous  ignorez  ce  que  d'un  pareil  éclat 
il  pourrait  résulter  de  ridicule  pour  moi,  et  de 
dangers  i)our  tous  deux? 

VERNER,  bas. 

C'est  bien  là-dessus  que  je  compte  pour  vous 
décider. 

LE  on  E  VAL  1ER,   à  part. 

Cet  lionmie  me  tient. 

v  E  R  .\  E  R  . 

Partons-nous? 

LE   CHEVALIER,    à  paît. 

Par  exemple!  si  je  suis  forcé  de  l'emmener... 
une  fois  à  la  résidence,  il  me  le  payera.  (  A  Yerner, 
bas.)  Vous  savez,  monsieur,  que  je  n'ai  que  deux 
places  dans  ma  voiture... 

VERNER. 

Vous  me  prendrez  sur  vos  genoux. 

LE  CHEVALIER,  avec  contrainte. 
Kli  bien  donc!...  (Il  présente  la  main  à  Wilhmine.) 
Allons,  mademoiselle. 


VER\ER  ,  passant  devant  lui  et  le  piévenant. 
Permettez... 
Wii. HMiNE,  à  elle-même,  ilonnant  la  main  à  Vomcr. 
H  ose!... 

l'h  otesse,  à  part. 
Voilà  qu'il  donne  le  brus  à  la  denioiselle,  à  pré- 
sent!... 

VERNER,  passant  avec  Wilhmine  devant  le  chevalier 
stupéfait,  puis  s'arn'tant. 
Abl  j'oubliais,  mon  cher  maître,  veuillez  donner 
une  quarantaine   de    florins   à  cette   charmante 
femme,  pour  le  diner  que  j'ai  pris  chez  elle,  i  A 
part.)  Et  la  lampe  que  j'ai  cassée. 
l'hotesse. 
Quarante  florins!...  pour  un  mauvais  diner  !... 
pauvre  jeune  homme!  ah!  si  j'avais  su  !... 
\  E  n  m;  R . 
Elle  aurait  ajouté  deux  côtelettes. 

AIR  des  Monvjuetaires  de  la  reine. 

VERNER,  à  part. 
Partons ,  partons ,  la  nuit  commence , 
Moment  d'ivresse  et  d'espérance! 
Partons,  partons;  oui,  sa  fureur 
Ajoute  encore  à  mon  bonheur! 

LE  CHEVALIER,    à  part. 
Partons,  partons,  la  nuit  commence. 
Je  punirai  son  insolence; 
Partons ,  partons ,  car  ma  fureur 
Ferait  ici  quelque  mallieur! 

WILHMINE,    à  part. 
Partons  ,  partons ,  son  assurance 
Sait  m'inspirer  la  confiance; 
Partons ,  partons  ;  oui ,  dans  mon  cœur 
Rentrent  l'espoir  et  le  bonheur. 

l'hotesse,  à  Verner. 
Partez ,  partez ,  la  nuit  commence  ; 
Cher  voyageur,  bonne  espérance  ! 
Partez,  partez,  ici  mon  cœur 
Prévoit  déjà  votre  bonheur! 
(Le  rideau  baisse  an  moment  où  le  chevalier  compte 
à  l'hôtesse  les  40  florins.) 


ACTE  DEUXIEME, 


Un  riche  salon.  —  Porte  au  fond  avec  portières.  —  Quatre  autres  portos,  deui  à  droite  et  deux  \  gauche. 
—  Un  guéridon  sur  lequel  est  une  sonnette;  à  gauche,  à  côté  du  guéridon,  un  immense  fauteuil.  —  A 
droite,  un  bureau  avec  papier,   plumes  et  encre.  —  Fauteuils. 


SCÈNli   I. 

LA  MAROnAVE,   RLHG,   puis   UN  VALET. 

(  Au  lever  du  rideau  ,  la  margrave  est  assoupie  dans 
son  grand  fauteuil,  et  Biirg,  assis  au  bureau,  est 
endormi  devant  ses  papiers.) 

r.  \    M  A  R  r.  Il  \  V  E,  se  réveillant, 
liurg!...  Burg! 


RliR(;,  se  réveillant. 
Madame?  i  II  lopiond  sa  plume.) 
1.  A  M  AR(;n  A\  E. 
(jue  faisiez-vous  dniic'.'...  Vous  êtes  prél? 

w  i  n(i. 
J'altciuls  il'  premier  mot  (le|)uis  n^  malin,  ma- 
dame. 


iOk 


LES  TROIS  COUPS   DE   PIED. 


LA    MA  non  AVE. 

Vraiment?...  c'est  singulier  comme  lo  temps 
passe  vite! 

UL  lu;,  à  pari. 

Pas  pour  moi. 

LA  MAnr.nAVE. 

Je  me  serai  laissée  aller  à  mes  n  flexions...  Ah! 
Burg,  les  grandeurs  sont  parfois  bien  tyranni- 
ques!...  (  A  p-irt,  avec  un  soupir  yffeclé.)  J'en  sais 
quelque  chose,  moi,  à  (|ui  il  n'a  jamais  été  permis 
de  presser  sur  mon  cœur  le  fruit  d'une  union  se- 
crète!... (Se  levant  cl  changeant  de  ton.)  Que  pen- 
sera mon  cousin  le  roi  de  Prusse,  de  l'aveu  tardif 
que  je  viens  de  lui  faire?...  Mautorisera-t-il  à 
reconnaître  publiquement  ce  fils,  objet  de  mes 
plus  tendres  soins,  ou  sa  sévérité  ira-t-elle  jus- 
qu'à me  défendre  de  le  voir?...  Je  tremble  à  l'idée 
de  sa  réponse.  (Haut,  avec  un  nouveau  soupir.)  Ah! 
Burg,  les  personnes  de  mon  rang  sont  bien  à 
plaindre!...  (  Prenant  sur  le  gnéridon  un  petit  miroir 
à  main  et  se  regardant.)  Le  ciel,  en  les  créant,  eût 
dû  les  rendre  disgracieuses  ou...  insensibles...  il 
n'y  a  pas  pensé...  et  alors,  tout  naturellement,  il 
leur  arrive... 

L' \  VALET,  entrant  par  le  fond. 

La  princesse  Mina  fait  demander  à  Son  Altesse 
si  elle  n'a  rien  à  lui  ordonner?... 

LA   MARGRAVE,   remettant  srn  miroir  sur  Ic 
guéridon  et  remontant. 

Ma  nièce?...  qu'elle  attende!...  J'ai  à  lui  laver 
la  tète.  (Le  valet  sort.  A  elle-même.)  En  voici  encore 
une  dont  le  cœur  n'est  pas  de  marbre,  et  si  je  n'y 
mettais  bon  ordre,  elle  pourrait  bien  un  jour, 
comme  moi...  (Haut  et  s'approchant  de  Biug.)  Où  en 
étais-je  restée  hier  de  ma  dictée? 
BURG,  lisant. 

«  Mémoires  de  Son  Alt...  »  (L'a  regard  de  la  mar- 
grave l'arrête.)  «  J'avais  seize  ans  :  mon  cœur  en- 
«  dormi  jusqu'alors  commençait  à  s'éveiller.  Un 
M  jeune  officier  s'en  était  aperçu.  Un  jour,  à  la 
«  promenade,  il  osa  me  dire  qu'il  m'aimait...  puis, 
«  apparemment  troublé  par  cette  déclaration ,  il 
«  saisit  ma  main,  la  couvrit  de  baisers  brûlants, 
«  et....  » 

LA    MARGRAVE. 

Et...  mettez  des  points...  mettez-en  beaucoup... 
Ah!  dites-moi,  Burg,  (Burg  se  lève.)  est-on  enfin 
parvenu  à  appréhender  au  corps  cet  audacieux 
étudiant  qui,  depuis  quelque  temps,  s'introdui- 
sait dans  le  château? 

BURG. 

Hier  au  soir,  madame,  il  a  été  saisi  et  immédia- 
tement jeté  dans  la  prison  du  palais. 

L  A     M  A  R  G  R  A  V  E. 

Comment  est  ce  malheureux  ?...  ne  me  cachez 
rien...  Jeune  ?... 

Br  RG. 
Une  vingtaine  d'années. 

LA     MARGRAVE. 

Beau? 


nv  RG. 
Mais  pas  laid. 

LA    MARGRAVE. 

Il  n'en  est  que  plus  coupable.  Et  c'est...  pour 
ma  nièce  qu'il  venait  ici?...  Mais,  Burg,  en  est-on 
bien  sur?...  Qui  sait  si  ma  police  ne  s'al^use  pas? 
11  me  semble  que  l'on  a  vu,  à  i)iusieiirs  reprises... 
et  nuitamment...  ce  jeune  homme  roder... 

BURG. 

De  quel  coté,  madame? 

LA    MARGRAVE,  minaudant. 
Mais...  de  ce  côté...  sous  mes  croisées... 

Bi  RG,  naïvement. 
Oh!  dans  quel  but?... 

LA    MARGRAVE. 

Vous  êtes  furieusement  borné,  mon  ami.  (Elle 
s'éloigne  vers  la  gauche.) 

SCÈNE   II. 

Les  MÊMES,  LE  CHEVALIER, 

entrant  par  le  fond. 

LE    CHEVALIER,  s'ariêtant  sur  le  seuil  de  la 
porte,  à  part. 
La  voilà!  je  suis  préoccupé  de  ce  que  je  vais  lui 
dire...  Bast!  de  l'aplomb!  elle  ne  saurait  être  in- 
struite de  ma  ridicule  méprise!... 

LA   MARGRAVE,  se  retournant  et  apercevant 
le  chevalier. 
Ah!  monsieur  de  Hardinger...  je  vais  enfin  sa- 
voir... (Allant  à  Burg.)  Laissez-nous...  Mon  Dieu! 
que  vous  êtes  borné,  mon  ami  !  (Elle  passe  à  droite.) 
BURG,  bas  à  Hardinger. 
Elle  est  très-mal  disposée  aujourd'hui.  (11  sort 
par  le  fond.  La  margrave  remonte,  pour  s'assurer  si  per- 
sonne ne  vient.) 

LE    CHEVALIER  ,    à  part. 

Ah!  diable! 

SCÈNE  m. 

LE  CHEVALIEIl,  LA  MARGRAVE. 

LE    CHEVALIER,   à  part. 

Une  seule  personne  pourrait  me  compromettre  : 
cet  original  que  je  me  suis  vu  forcé  de  voiturer 
jusqu'ici.  Heureusement,  sous  prétexte  de  lui  faire 
visiter  le  palais,  je  l'ai  attiré  du  coté  de  la  prison, 
et  il  est  sous  clef  depuis  deux  heures. 

LA  MARGRAVE,  revenant  près  de  Hardinger 
avec  empressement. 

Je  vous  attendais  impatiemment,  monsieur  de 
Hardinger...  votre  mission  est  remplie?...  vous 
êtes  arrivé  de  Gœttingue?... 

LE    CHEVALIER. 

Cette  nuit,  madame. 

LA     M  A  R  G  R  A  V  1  ; . 

Parlez  bas...  Eh  bien,  notre  jeune  homme,  com- 
ment va-t-il? 

LE   CHEVALIER. 

Bien,  madame,  très-bien...  (A  part.)  Trop  bien, 
puisque  je  n'ai  pu  le  rejoindre  nulle  part. 


ACTE   DEUXIEME. 


105 


I.A    MARGRAVE. 

\  ous  l'avez  aisément  découvert  ? 

LE    CHEVALIER. 

Très-aisément...  (.\  part.;  Si  elle  savait  quelle 
bévue  j'ai  comniisc! 

LA     MARGRAVE. 

Il  a  reçu  mes  largesses? 

LE  CHEVALIER,  embarrassé. 
Madame...  il  n'a  pas  pu  les  refuser,  (A  part.)  et 
pour  cause. 

LA    MARGRAVE. 

Pauvre  enfant!  vous  l'avez  vu?  est-il  joli? 

LE   CHEVALIER,    à  part. 

Mais  s'il  ressemble  à  l'autre,  c'est  un  adVeux 
masque.  H.nit.)  Je  trouve  que  dans  son  air...  à 
mon  avis...  il  me  semble  qu'il  a  beaucoup  de  Son 
Altesse. 

LA  MARGRAVE,  satisfaite. 

Spirituel  ? 

LE    CHEVALIER. 

Dans  le  genre  de  Son  Altesse.  (  A  part.  )  Je  ne 
m'avance  pas  beaucoup. 

LA   MARGRAVE. 

Brun  ou  blond? 

LE  CHEVALIER,    vivfiment. 
Alezan...  (  se  reprenant)  châtain... 

LA    M  ARGR  AVE. 

Joli,  spirituel,  aimable  sans  doute...  Je  ne  sais 
ce  que  j'éprouve...  mais  rien  que  de  penser  à  lui, 
je  me  sens  tout  émue...  de  douces  larmes  s'échap- 
pent de  mes  yeux... 

LE    CHEVALIER,    à  part. 

Ah  1  mon  Dieu  !  est-ce  qu'elle  songerait  à  l'ap- 
peler auprès  d'elle? 

LA  MARGRAVE,  changeant  de  ton. 

Surtout  que  je  ne  le  voie  pas!  qu'il  ignore  le 
secret  de  sa  naissance,  jusqu'au  moment  où  il  me 
sera  permis  de  le  divulguer!  S'il  venait  à  le  soup- 
çonner aujourd'hui,  il  ne  pourrait  se  taire. 

LE   CHEVALIER. 

Non,  certainement;  et  il  suffirait  d'un  mot  ijour 
compromettre  Votre  Altesse. 

LA    MARGRAVE. 

C'est  pourquoi ,  à  la  plus  petite  indiscrétion  de 
sa  part...  je  vous  fais  jeter  au  fond  de  quelque 
prison  humide  d'où  vous  ne  sortirez  pas  aisément. 

LE   CHEVAL!  ER. 

Moi! 

LA    MARGRAVE. 

Puisque  seul  vous  l'avez  vu,  il  ne  saurait  être 
instruit  que  par  vous. 

LE    CHEVALIER. 

S'il  ne  répète  jamais  que  ce  que  je  lui  ai  dit,  il 
peut  venir  à  la  cour  sans  inconvénient. 

LA    MARGRAVE,    viveuicut. 

Qu'il  n'y  jiaraisse  pas  encore!...  grand  Dieu! 
vous  le  payeriez  de  votre  tète.  En  attendant, 
monsieur  de  Uardinger,  je  suis  contente  de  votre 
zèle.  (Passant  à  ganchc.)  Sachez,  en  sortant,  s'il 
n'est  pas  venu  des  nouvelles  de  Berlin. 
111. 


LE   CHEVALIER. 

Votre  Altesse  attend  impatiemment  une  réponse 
de  son  cousin  le  roi  de  Prusse? 

LA    MARGRAVE. 

Oui.  Puisse-t-elle  être  favorable  !  (  Minaudant  et 
appelant  le  chevalier.)  Ah!  Hardinger,  pendant  votre 
absence,  on  a  arrêté,  dans  les  jardins  du  palais, 
un  jeune  homme  à  qui  ma  police  prête  les  inten- 
tions les  plus  téméraires. 

LE    CHEVALIER. 

Je  sais,  madame.  Un  jeune  audacieux  qui  ose 
aspirer  à  la  princesse  Mina. 

LA     M  A  r.  G  R  A  V  E. 

On  n'c-^t  pus  bien  fixé  sur  l'objet  de  ses  démar- 
ches. Je  d 'sire  l'interroger,  vous  le  ferez  amener 
tantôt.  Quelques  personnes  prétendent...  qu'il  ne 
venait  pas  pour  ma  nièce...  elles  s'abusent...  Mais 
enfin,  on  l'a  aperçu  si  souvent  de  ce  coté... 
LE  CHEVALIER,  avec  une  surprise  naïve. 
De  ce  coté?... 

LA  MARGRAVE,  sérieusement  et  en  le  fixant. 
Cet  imbécile  de  Burg  ne  comprend  pas  ce  qui 
aurait  pu  l'y  attirer. 

LE  CHEVALIER,  déconccrté  par  le  regard  de  la 

margrave,  et  levant  les  épaules. 
Oh!  oh!  (A  part.)   Ma  foi!    ni  moi  non  plus. 
(Haut.)  Oh!  oh! 

LA    MARGRAVE. 

On  prétend  que  je  suis  belle,  Hardinger  ! 

LE     CHEVALIER. 

Si  vous  l'êtes,  madame!...  Oh!... 

LA    MARGRAVE. 

Assez,  assez...  je  sais...  C'est  assez  parler  de 
ma  beauté. 

ENSEMBLE. 

.\m  :  Valse  d'Luling. 

LA    MARGRAVE. 

Eu  me  faisant  ce  don  céleste, 
Le  ciel  aussi,  dans  sa  bonté, 
Prit  soin  de  me  créer  modeste; 
N'éveillez  pas  ma  vanité. 

LE   CHEVALIER. 
En  vous  faisant  co  don  céleste, 
Le  ciel  eût  dû,  dans  sa  bonté, 
Ne  pas  vous  rendre  assez  modeste 
Pour  redouter  la  vérité. 

(Le  chevalier  sort  à  droite,  deuiième  porte.) 

LA  MARGRAVE,  cUe  sonne  ;  un  valet  entre  par  le  fond. 
Ma  nièce!    (Elle  se  rassied.  Le  domestique  fait  un 
signe.  Jlina  et  Wilhmine  entrent.  Le  domestiqui;  sort.) 

SCilNE  IV. 

[.A  MAiU;r.A\  i;,  MINA,  W  11.11  M  I.NK,  puis 
EUNKST  et  VliUNKll. 

LA   MARGRAVE,    à  Miua. 

Arrivez,  iirincesse  ;  vous  savez  que,  depuis  quel- 
(|iie  temps,  je  songe  sérieusement  à  vous  établir, 
il  I  N  A . 
Oui,  ma  tante. 


10G 


LES  TKUIS  COUPS    DK    l'IED. 


LA    UARCnAVE. 

Vous  en  rapportez-vous  cl(5linilivemcnt  à  moi  du 
soin  de  vous  choisir  un  mari  ? 

MINA. 

Non,  ma  tante. 

1,A  MABOnAVE,   à  part. 
Que  disais-je?  le  cœur  a  di-jà  parlé.  (H;uit.) Cer- 
taine aniouroite,  dont  on  me  fait  un  mystère,  ne 
serait-elle  pas  la  cause  de  votre  refus? 

Ml  NA. 

Oui,  ma  tante. 

LA   MARGRAVE. 

Vous  engagez-vous  à  l'oublier? 

MINA. 

Non,  ma  timte. 

LA   MARGRAVE,    à  part. 

Exactement  ce  que  j'ai  répondu  à  son  âge.  (Haut.) 
C'est-à-dire  que,  connaissant  mon  intention  de 
vous  marier  à  ma  fantaisie  ou  de  vous  enfermer 
dans  un  cloître,  vous  choisissez  le  couvent? 

MINA. 

Oui,  ma  tante. 

LA    MARGRAVE,   à  part. 

Ce  n'est  plus  comme  moi.  (Haut.)  Pour  toujours? 

MINA. 

Non,  ma  tante. 

LA   MARGRAVE. 

Comment,  non!  par  quel  moyen  vous  flattez- 
vous  d'en  sortir?  Est-ce  que  vous  compteriez  vous 
faire  enlever  ? 

MINA. 

Oui,  ma  tante. 

LA   MARGRAVE. 

L'aveu  m'en  plaît;  il  part  d'une  âme  qui  n'est 
point  fardée;  mais  vous  vous  abusez  ,  on  ne  force 
pas  aisément  les  portes  d'une  prison  dans  ce  pays- 
ci.  (  En  ce  moment ,  la  première  porte  à  droite  s'eu- 
tr'ouvre.) 

ERNEST,  passant  la  tète. 

Ciel!  du  monde!  (Il  referme  vivement  la  porte  sans 
qu'on  l'ait  aperçu.) 
VERNER,  de  même,  à  la  deuxième  porte,  à  gauche. 

Ciel!  du  monde!  (Même  jeu  que  ci-dessus.) 

LA   MARGRAVE. 

Dans  deux  heures,  vous  partirez  pour  le  cou- 
vent avec  Mademoiselle. 

MINA. 

Mais,  ma  tante,  Wilhminc  n'a  refusé  d'épouser 
personne. 

LA    MARGRAVE. 

Ah!  elle  n'a  pas  refusé?  (Appelant.)  Burg!  (Son- 
nant après  un  silence.)  Burg! 

SGkNE   V. 
Les  Mêmes,   BURG,  entrant  par  le  fond. 

LA    MARGRAVE,    à  BlUg. 

Où  étiez-vous  donc? 

BURG,  avec  embarras  et  précipitation. 
Pardon...  Altesse...  c'est  qu'à  l'instant... 


I.  A    MARGRAVE. 

C'est  bon  ! 

Bl  RG. 

On  était  venu  me  dire... 

LA    MARGRAVE. 

Assez!...  Placez-vous  en  face  de  Mademoiselle. 

BLRG,  à  part. 
Comment  lui  apprendre  que  le  prisonnier  s'est 
évadé? 

LA    MARGRAVE. 

Avanci!...  recule...  tourne... 

niiRG,  en  tournant,  à  part. 
Et  avec  un  autre  encore!... 

LA   MARGRAVE. 

C'est  bien...  Wilhmine...  (Vilhmine  passe  près  de 
Burg.)  Voilà  Burg,  mon  secrétaire,  celui  que 
votre  oncle  vous  destine;  il  n'est  ni  trop  beau, 
ni  trop  laid...  comme  vous  pouvez  voir.  Quant 
à  son  caractère  et  à  son  esprit...  (A  Burg.; 
Parle. 

BURG. 

Oui,  Altesse. 

LA   MARGRAVE. 

Tais- toi! 

BURG. 

Oui ,  Altesse. 

LA  MA  r,  GRAVE. 

Vous  voyez ,  c'est  à  peu  près  comme  le  reste. 
Voulez-vous  l'épouser?...  Pas  de  réponse...  elle 
refuse. 

AVILHMINE. 

Oh!  certainement!  (A  Burg.)  Pardon,  monsieur 
Burg. 

LA  MARGRAVE,  aux  deux  jeunes  filles. 

Entrez  dans  mon  cabinet,  en  attendant  l'heure 
que  j'ai  fixée  pour  votre  départ. 

WILHMINE. 

Mais,  madame,  si  vous  nous  offriez...  autre  chose 
pour  maris? 

LA    MARGRAVE. 

Vous  vous  marieriez  tout  de  suite? 

WILHMINE. 

Oh  !  oui,  madame. 

LA   MARGRAVE,  se  levant. 
Entrez  dans  mon  cabinet. 

MINA,  à  part. 
Comment  prévenir  Ernest  dans  sa  prison? 

WILHMINE,  à  part. 
Mon  pauvre  Ernest. 

ENSEMBLE. 
Air  des  Mousquetaires  de  la  reine. 

WILHMINE  et  MINA. 

Hélas!  sans  résistance, 
Il  nous  faut  donc  partir? 
Dans  une  triste  absence. 
Au  loin  aller  languir? 
Aujourd'hui»  la  prudence 
Nous  force  d'obéir; 
Mais  gardons  l'espérance 
D'un  meilleur  avenir. 


ACTE  DEUXIÈME. 


107 


LA    MARGRAVE    et   B  l  R  G. 

Toutes  deux  en  silence, 

ÎH;Uez-vous  d'obéir  : 
Il  leur  faut  obéir  : 
Sans  plus  do  résistance, 
Allons,  il  faut  partir. 
\  Kt  si  votre  démence, 
(  Et  si  quelque  démence , 

ÎVous  poussait  à  faillir, 
Les  poussait  à  faillir, 
Î  Avant  peu  ma  vengeance 
Avant  peu  sa  vengeance 
t  Saurait  bien  vous  punir. 
f  Saurait  bien  les  punir. 

Mina  et  Wilhmine  sortent  par  la  ilfuxiènie  porte 
à  droite.) 

SCÈNE   VI. 
LA  MARGRAVE,  BURG. 

LA    MARGRAVE. 

Amoureuses  et  révoltées!...  J'ai    été    pourtant 
comme  cela...  Ceci  me  ramène  tout  naturellement 
à  mes  mémoires...  Nous  les  reprendrons  dans  un 
instant,  Burg,  en  attendant  l'heure  du  conseil. 
(Elle  prend  sur  le  bureau  un  ijapiei'  qu'elle  examine.) 
BURG ,  à  part. 
Elle  va  être  furieuse  quand  elle  apprendra...  Si 
j'avertissais   monsieur  de  Hardinger...   peut-être 
qu'il  serait  temps  encore  de...  rattrapor... 
LA  MARGRAVE,  distraite  et  traversant  la  scène 
avec  le  papier  qu'elle  lit. 
Hein?...  vousavez  une  affreuse  main,  mon  ami. 

BURG. 

Votre  Altesse  dicte  si  vite!...  (A  part,  l'observant 
pendant  qu'elle  se  rassied.)  La  voilà  qui  se  plonge  dans 
ses  réflexions...  comme  ce  matin...  elle  n'est  pas 
|)rès  d'en  sortir...  (Élevant  à  dessein  la  voii.  )  Votre 
Altesse  dicte  si  vite!...  (  Il  observe  si  elle  a  l'air  de 
l'écouter)  si  vite!...  (Il  sort  sur  la  pointe  du  pied  par 
le  fond.  ) 

.SCÈNK   VII. 
LA  MARGRAVE,    puis   VERXER, 
et  ensiiite  ERiXEST. 
LA   MARGRAVE,  lisant  toujùurs  et  sans  faire  attention. 
Hein?...  oui...  peut-être...  attendez...  .\h!  quand 
je  reprends  ces  souvenirs... 
VERNER,  entrant  avec  précantion  par  la  deuriènifi 
porte  il  gauche,  sans  voir  la  margrave. 
Plus  personne!...  Je  puis  enfin  me  hasarder  à 
paraître,  sans  crainte?  d'être  appréhendé  au  collet 
par  un  inconnu,  ou  par  Hurdinger  lui-même.  Cet 
astucieux  vieillard  vient,  pour  la  seconde  fois,  de 
se  jouer  de  mon  ingénuité.  Il  me  fait  voir  le  pa- 
lais, il  me   promène,  puis,  arrivé  à  la  prison... 

crac et  je  me  trouve  [)inc6  :  avec  qui?  avec 

Ernest. 

L  A   M  wxr.n  w  E ,  poussant  un  soujiir. 
Ah  : 

VERNER,  so  retournant  avec  flTroi. 
Qu'est-ce  (|uc  c'e.st  que  ça?  (Se  rassurant.)  Heu- 


reusement, les  serrures  de  ce  château  ne  sont  pas 
solides...  et  d'un  coup  de  pied...  Pour  multiplier 
les  chances  de  salut,  j'ai  pris  à  gauche,  Ernest  a 
pris  à...  droite  et...  (Ici  la  première  porte  à  droite 
s'ouvre  doucement,  et  Ernest  se  trouve  en  face  de  Ver- 
ner.)  Ernest  ! 

ERNEST. 

Verner!...  Ainsi  notre  promenade  dans  les  cou- 
loirs du  château?.., 

VERNER. 

Nous  a  ramenés  au  mémo  point... 

E  R  \  E  s  T. 

Nous  voilà  bien. 

LA  MARGRAVE,  sans  se  retourner. 
Hein? 

VERNER. 

Oh!  il  y  a  quelque  chose  dans  ce  fauteuil. 

ERNEST. 

La  margrave  peut-être.  (Ils  se  cachent  tous  deux 

derrière  la  portière.) 

LA  MARGRAVE,  de  même. 

Burg  ! 

VERNER,  à  lui-même. 

Comment  m'appelle-t-elle?  (Haut.)  Je  m'en  in- 
formerai plus  tard...  filons!  (Il  va  pour  sortir.) 
ERNEST,  l'arrêtant. 
Si  tu  bouges,  elle  regarde,   elle  crie,  et  nous 
sommes  pris. 

LA  MARGRAVE,  de  même. 
Nous  allons  continuer,  mon  ami. 

VERNER. 

Il  paraît  que  nous  avons  commencé  quelque 
chose.  Pourvu  que  ce  ne  soit  pas  trop  difficile  à 
achever. 

LA    MARGRAVE. 

Place-toi  et  reprends... 

VERNER. 

Qu'est-ce  qu'elle  veut  que  je  reprenne?  Mon 
cœur  me  dit  que  c'est  la  clef  des  champs. 
ERNEST,  l'arrêtant. 
Tu  nous  perds. 

LA    MARGRAVE. 

Nous  en  étions  an  moment  où,  au  lieu  de  punir 
ce  téméraire  de  sa  pétulante  passion,  j"eus  la  fai- 
blesse de  l'excuser... 

VERNER. 

Tiens!  tiens! 

I.  \  MA  RGR  AVE,  dictant. 

11  lui  ji'té  dans  une  forteresse.  J'eus  soin  qu'il  y 
fut  traité  avec  douceur...  Un  jour,  pourtant,  je 
chaugi'ai  d'avis,  et  j'ordonnai  qu'au  lieu  de  vingt- 
cinq  livres,  ses  chaînes  en  pèseraient  désormais 
quarante-cinq. 

V  KRNER. 

Merci  du  |)eu. 

LA  MARGRWE,  à  oUe-même. 
C'était  un  souvenir  eu  échange  de  celui  qu'il 
m'avait  laissé. 

VER  NKR. 

Oh!  oh! 


108 


LES  TROIS  COUPS   DE  PIED. 


ERNEST. 

Tais-toi  donc. 

i.,\  M  A  nr.  RAVE,  dictant. 

Iri,  qiielqiios  rliapitrcs  dont  je  n'indiquorai  qiio 
les  titres  :  F.inburras  de  mes  parents.  —  Si-jour 
prolonpô  à  la  cainpuRne.  —  Passons  au  suivant  : 
Di\-scpt  ans  plus  lard,  un  jeune  adolescent  en- 
trait à  l'Uni versiti^  de  Gœltingue. 

VKBN  KR. 

Tiens!  un  camarade! 

K  R  N  E  s  T. 

Écoute  donc  !  (Ils  sortont  doucement  de  derrière  la 
tapisserie.) 

I.A   MARGRAVE. 

Beau... 

VE  RNER. 

Comme  moi! 

LA    MARGRAVE. 

Spirituel... 

VER\ER. 

Comme  moi... 

I.A    MARGRAVE. 

Et  châtain... 

VERNER. 

Toujours  comme  moi. 

ERN  EST. 

Si  tu  disais  comme  nous. 

LA   MARGRAVE. 

Il  fut  l'objet  secret  de  mes  pensées,   de  mes 
soins.  (S'interrompant.)  Je  ne  vais  pas  trop  vite  ? 
VERN  ER,  s'oubliant. 
Non.    Ernest  lui  fait  signe  de  se  taire.) 

LA    MARGRAVE. 

Tous  les  six  mois... 

VERNER. 

C'est  palpitant  d'intérêt. 

LA   MARGRAVE. 

Un  homme  de  confiance  m'apportait  à  son  insu 
de  ses  nouvelles...  et  la  quittance  de  sa  pension. 

V  E  R  \  E  R. 

Quel  rapport  ! 

LA    MARGRAVE. 

Sans  autre  parent...  que  la  Providence...  sans 
autre  nom...  que  celui...  d'Ernest... 
VERNER,  élevant  la  voix. 
0  ciel  ! 

ERNEST,  de  même. 
Est-il  possible! 

LA  MARGRAVE,  se  levant. 
Hein?...  qu'est-ce?...  (Ernest  se  blottit  derrière  la 
tapisserie;  Verner,  perdant  la  tète,  s'assied  vivement 
devant  le  bnreaii  de  Burg,  et  prend  des  papiers  .à  la  main 
pour  se  cacher  le  visage.  Ici  une  pendule  sonne  quatre 
heures.)  Déjà  l'heure  du  conseil!  Je  ne  peux  pas 
être  mère  seulement  deux  minutes,  c'est  insuppor- 
table... Burg!...  à  une  autre  fois,  mon  ami. 


ENSEMBLE. 
Air  de  Lucrèce  Borgia. 

LA    MARGRAVE. 

Oui ,  ma  grandeur  fait  mon  martyre  : 

Itégner  est  un  devoir  cruel, 

Quand  ce  cœur  sensible  n'aspire 
Qu'aux  douceurs  de  l'amour  maternel. 

ERNEST   et   VERNER. 

Oh!  ciel!  que  vient-elle  dédire!  ] 

Aveu  magique  et  solennel  !  ■ 

Dans  quel  trouble  et  dans  quel  di^lire 
Me  plonge  le  récit  maternel  ! 
(La  Margrave  sort  lentement  par  la  deuxième  porte 
à  droite,  sans  daigner  jeter  les  yeui  sur  Verner, 
qu'elle  prend  pour  son  secrétaire.) 

SCÈNE   VIII. 
VERNER,  ERNEST. 

VERNER,  se  levant  et  sautant  de  joie. 
Moi,  prince!  Ernest,  as-tu  compris?  moi. 

ERNEST. 

Du  tout,  c'est  moi. 

VERNER. 

Je  suis  châtain. 

ERNEST. 

Moi  aussi. 

V  E  R  N  E  R. 

Klevé  à  Gœttingue. 

ERNEST. 

Moi  aussi. 

VERNER. 

Sans  parents. 

ERNEST. 

Moi  aussi. 

VERNER. 

Toi  aussi!  toi  aussi!...  mais  as-tu  comme  moi 
cet  air,  ces  sentiments...  Enfin  tout  ce  qui  con- 
stitue la  race,  tout  ce  qui  caractérise  une  souche? 

ERNEST. 

Allons  donc!  j'ai  mieux  que  cela. 

VERNER. 

Mieux? 

ERNEST. 

J'ai  dans  le  cœur  cette  émotion  secrète  qui  ne 
trompe  pas,  cette  sympathie  instinctive...  Tiens! 
pendant  qu'elle  était  là,  qu'elle  parlait...  je  me 
sentais  pénétré  d'un  trouble... 

VERNER. 

Excessivement  vague...  moi  aussi. 

ERNEST. 

J'étais  près  de  pleurer. 

VERNER. 

Moi  aussi. 

ERNEST. 

Toi  aussi  !  toi  aussi!  Et  tu  ne  cessais  de  l'Inler- 
rompre  par  tes  sottes  réflexions  ! 

VERNER. 

Mais  j'étais  ému. 

ERNEST. 

Tu  voulais  l'enfuir. 


ACTE  DEUXIÈME. 


109 


VERXER. 

Mais  j'étais  ému. 

ERNEST. 

Laisse-moi  donc  tranquille. 

V  E  R  N  E  R. 

M(^me  tendresse  des  deux  parts,  même  entête- 
ment de  piété  filiale,  même  résignation  à  accepter 
le  rang  qui  nous  est  dû.  Partageons. 

ERNEST. 

Que  veux-tu  dire? 

VERNER. 

S'il  y  a  un  enfant,  il  peut  y  en  avoir  deux.  Elle 
en  a  deux,  j'en  ai  le  pressentiment. 

ERNEST. 

\li!  mon  ami! 

VERNER,  l'embrassant. 
Ali!  mon  frère! 

SCÈNE  IX. 

Les   .Mêmes,  MINA,  WILHMINE. 

MINA,  entrant  suivie  de  Wilhmine  par  la  deuxième 

porte  à  droite. 
Que  vois-je  ! 

ERNEST. 

Mina  ! 

VERNER. 

Wilhmine! 

WII.HMINE. 

Vous  ici  !  libres!  quelle  joie! 

VERNER. 

Nous  voilà  réunis! 

MINA. 

Hélas!  pas  pour  longtemps! 

VERNER. 

Qu'est-ce  que  vous  dites  donc  là?  pour  tou- 
jours!... Apprenez  son  bonheur!  mon  bonheur!... 
notre  bonheur!... 

WILHMINE. 

Qu'est-ce  donc! 

VERNER. 

Je  suis  prince!  il  est  prince!  nous  sommes 
princes! 

\V  11,  H  MIN  F.. 

Pas  possible! 

VERNER, 

Pas  possible,  Wilhmine?...  et  pourquoi  ne 
serait-ce  pas  possible,  je  vous  prie? 

WIMIMINE. 

(^e  n'est  qu'une  exclamation  de  surprise,  comme 
si  je  disais  :  Est-ce  étonnant!  Voilà  tout.  Princes! 
mais  comment  se  fait-il?... 

VERNER. 

Silcnci;!  c'est  un  secret  qu'il  ne  nous  est  pas 
permis  de  divulguer...  n'en  abusez  pas. 

M  IN  A. 

Hélas!  cela  nous  serait  dillirilc 

WII,  M  MINI  . 

Nous  partons  pour  le  couvent,  dans  une  heure. 


VERNER. 

Il  n'y  a  plus  de  couvents!  je  décrète  la  suppres- 
sion des  couvents. 

MINA. 

Cela  n'empêchera  pas  qu'on  vous  remette  en 
prison. 

VERNER. 

Il  n'y  a  plus  de  prisons!  je  décrète  la  suppres- 
sion des  prisons... 

\V  II.  II  MI  \E. 

Pourquoi  pas?  pendant  que  vous  y  êtes. 

VERNER. 

Au  contraire,  pendant  que  je  n'y  suis  pas  ! 
MINA,  qui  est  un  peu  remontée  vers  le  fond. 
J'entends  quelqu'un. 

ERNEST,  allant  voir  au  fond. 
Monsieur  de  Hardinger. 

W I  1.  H  M 1  N  E. 

Mon  oncle! 

VERNER. 

Ah  !  nous  allons  régler  nos  comptes. 

WILHMINE,  passant  près  de  .Mina. 
Qu'il  ne  nous  trouve  pas  ici,  surtout! 

VERNER. 

Laissez-moi  seul. 

WILHMINE. 

Prenez  bien  garde! 

VERNER. 

Soyez  tranquille.  (Ernest  sort  par  la  première  porte 
à  droite,  et  les  jeunes  filles  par  la  deuiième.) 

SCÈNE  X. 
VERNER,  LE  CHEVALIER. 

LE   CHEVALIER,  entrant  par  le  fond  sans  voir  Vemer 

qui  s'est  mis  à  l'écart. 

Évadé  de  prison!  le  drôle  s'est  évadé!  pourvu 

qu"il  ait  quitté  la  résidence!  Jn  le  saurai. 

VERNER,  à  part. 

Je  me  sens  sur  lui  une  supériorité  écrasante. 

LE   CHEVALIER. 

Hàtnns-nous  toujours,  puisque  Son  Altesse  l'or- 
donne, de  conduire  cc'^  demoiselles  au  couvent. 

(Il  remonte  vers  la  droito.) 

VERNER. 

Ilalte-là!  s'il  vous  plait.  (Il  Ini  barre  le  passage.) 

LE   CHEVALIER,   reculant  dr  surpri.se. 
Lui  ici!  lui  dans  ce  palais! 

\  ERNER. 

Vous  aimei-ioz  mieux  (|iie  je  fusse  reMé  entre 
les  quatre  inuis  que  vous  m'aviez  choisis  pour 
demeure?  Ah!  \ous  m'y  reprendrez  à  visiter  des 
appartements  avec  vous! 

LE  cil  E\  \lii:r. 

[Ine  distrartinn. 

VERNER. 

Oui!  une  distraction?  des  soustractions!  vous 
êtes  fort  pour  rela...  tout  s'expliquera  plus  tard. 
En  attendant,  je  vous  déftuids  «l'arfomplir  l'ordre 
(|u'ou  vous  a  donné  relativement  à  la  jeune  prin- 


0 


LES    TROIS   COUPS    DE   PI  KO. 


cesse...  et  à  sa  compagne...  à  su  compagne  sur- 
tout. 

LE    CHKVAI.IEn. 

Il  medi^fend!  .Malheureux!  oses-tu  bien?...  Qui 
t'u  fait  sortir  tle  prison? 

V  EU  M-  II. 

Ma  volonté,  à  laquelle  vous  serez  le  premier  à 
vous  soumettre. 

I.E   CIIEVA  l.IKn. 

Quelle  elTronterio  1 

VERNEn. 

Déplorable  vieillard,  je  connais  entiti  le  secret 
de  mou  illustre  naissance. 

I.E  CHEVAMEii,  à  part. 
Que  dit-il? 

VEKNER. 

Ici,  tout  à  l'heure,  une  margrave  auguste  dic- 
tait à  son  secrétaire  la  partie  la  plus  mystérieuse 
et  la  plus  intéressante  de  ses  mémoires. 

LE   CH  KV  AI.1I-.  n. 

De  ses  mémoires!... 

VERNEn. 

Celle  qui  concerne  un  enfant  élevé  à  Gnettingue, 
beau,  spirituel,  châtain! 

LE    CHEVALIER,    à  part. 

Juste  le  portrait  que  j'en  ai  fait. 

VER\ER. 

Eh  bien!  cet  enfant,  cet  étudiant,  ce  jeune 
homme,  est  son  fils,  et  ce  fils,  c'est  moi. 

LE    CHEVALIER,    à   part. 

Son  fils!  ah!  mon  Dieu!  F.st-cc  que  je  me  serais 
trompé  deux  fois?  Est-ce  que  j'aurais  là,  réelle- 
ment, devant  les  yeux,  le  rejeton  qui...  le  rejeton 
que... 

VERNER,  rexaraiuaut,  à  pari. 

Ca  lui  fait  de  l'effet, 

LE   CHEVALIER. 

Ce  grand  garçon-là,  c'est  impossible. 

V  E  R  N  E  R . 

Impossible!  courtisan  aussi  aveugle  qu'entêté, 
en  douterez- vous  encore,  quand  devant  vous, 
devant  tout  le  monde,  je  vais  m'élancer  sur  le  sein 
de  ma  mère?... 

LE   CHEVALIER,  altéré,  à  part. 
Quel  projet!  quel   scandale!  Elle  va  me  rendre 
responsable... 

VER  \ER,  à  part. 
Je  l'écrase. 

LE    CHEVALIER,    à  part . 

Par  quel  moyen  empêcher?... 

VE RNER,  à  part. 
Il  se  consulte. 

LE    CHEVALIER,    à  part. 

Je  n'en  vois  ([u'un. 

VERNER. 

J'y  cours.  (Il  remonte.) 

LE    CHEVALIER,  coiiraiit  à  lui. 
Arrêtez!  Eh  bien!...  puisque  vous  savez  tout,  le 
moment  est  venu  de  ne  vous  rien  cacher. 


\  i:  R  N  E  R  ,  à  part. 
11  va  se  prosterner  à  mes  genoux. 

LE    CHEVALIER. 

Tombe  à  mes  pieds  ! 

V  E  RNER,  stupéfait. 
Par  exemple! 

LE   CHEVALIER. 

Ou  plutôt...  Ernest!  mon  cher  Ernest!,.,  tombe 
dans  les  bras  de  ton  père  ! 

VERNER. 

Allons  donc!  que  dites-vous?  (Ici  Ernest  entr'nnvre 
la  première  porte  à  droite.) 

LE    CHEVALIER. 

Je  dis  que  le  père  d'un  enfant  châtain,  élevé  à 
Gœttinguc  sous  le  nom  d'Ernest,  t'ouvre  ses 
bras!,,, 

SCÈNE   XI. 
Les  Mêmes,  ERNEST. 
ERNEST,  se  précipitant  dans  les  bras  de  Hardinger. 
Ah  !  mon  père  ! 

LE  CHEVALIER,  surpris,  le  repoussant. 
Qu'est-ce  que  c'est  que  celui-là? 

ERNEST. 

Votre  fils,  élevé  à  Gœttingue  sous  le  nom  d'Er- 
nest, 

LE    CHEVALIER,    à  part. 

Comment!  il  y  en  a  deux  au  lieu  d'un,  à  pré- 
sent! Tous  deux  ici!  Je  suis  perdu! 

ERNEST. 

Mon  pire! 

V  E  R  N  i:  R. 

0  fortuné  moment!  mon  père!  vous  le  seriez!.., 
La  Margrave  se  serait  oubliée  au  point  que  je  vous 
devrais  le  jour! 

LE   CHEVA  LIER. 

Malheureux!  qu'oses-tu  dire?  La  Margrave! 
Garde-toi  de  prononcer  le  nom  de  Son  Altesse; 
elle  n'est  pour  rien  dans  tout  ceci. 

VERNER, 

Comment  !  pour  rien? 

LE    CHEVALIER, 

Absolument, 

ERNEST. 

Mais  alors,  quelle  est  ma  mère? 

LE   CHEVALIER,  les  prenant  dans  ses  bras. 
Mes  enfants  ! 

VERNER. 

Un  moment,  je  ne  serais  pas  fâché  de  savoit 
comme  lui...  quelle  est  ma  mère!,,, 

LE    CHEVALIER, 

Mes  chers  enfants,,. 

VERNER,  l'embrassant, 

Allons...  voyons...  je  veux  bien  vous  embrasser, 
mais   à   une   condition....    vous  m'expliquerez, 
quelle  est  ma  mère!... 

LE   CHEVALIER, 

Mes  cbers  enfants,  ne  causez  pas  de  chagrins  à 
votre  malheureux  père,  (Tirant  une  bourse.)  Tenez, 
prenez.,,  acceptez,.,  cette  grosse  somme...  (Vemer 


ACTE  DEUXIEME. 


111 


pipod  la  bourse.)  Ne  craignez  pas  de  me  gôner. 
A  part.)  Ce  sont  les  fonds  de  Son  Altesse.  (Haut.) 
Prenez,  et...  allez  vous  promener. 

VEU\ER. 

Nous  auriez  l'intention  de  nous  y  envoyer? 

LE   CHEVAMER. 

Oui,  en  France...  en  Angleterre...  où  vous  vou- 
drez... le  plus  loin  possible.  Pendant  ce  temps,  je 
tacherai  d'arranger  les  aftaires. 

V E  R N E  R  ,  ;'i  lui-même. 

Il  nous  comble  de  ses  dons.  (Regardant  la  bourse.) 
I  II,  mais,  j'y  pense,  c'est  mon  argent.  (Haut.) 
Dites  donc,  farceur,  c'est  mon  argent!...  voilà  tout 
If  que  nous  offre  votre  tendresse  paternelle? 

LE   CH  EV  AHER. 

lih  !  mais... 

VERNEli. 

Je  reste. 

LE    eu  EVALIER. 

Tu  veux  donc  ma  perte,  malheureux  ! 

VERNER. 

Eh!  votre  perte!...  votre  perte! 

LE   CHEVA  LIER. 

Dénaturé! 

VERNER. 

Je  veux  le  rang  qui  m'est  dû;  je  veux  la  puis- 
sance!... Je  veux  ma  mère!...  je  -.^  u\...  Willuiiini'  I 

SCÈNE  XII. 

Les   Mêmes,   WILHMINE,   puis  MINA. 

WILHMINE,  entrant  par  la  Jeusième  porte  à  droite. 
On  m'appelle? 

LE    CHEVALIER. 

A  l'autre,  maintenant!  (A  Verner.)  Eh  bien! 
soit!  veux-tu  te  contenter  de  Wilhmine?  partir 
avec  elle?  l'épouser?  je  me  compromets,  je  me 
perds  peut-être...  N'importe!  emmène-la!  épouse- 
la!  Je  consens  à  favoriser  votre  fuite  à  tous  les 
deux.  iPendant  ce  temps,  Mina  est  entrée  par  la  même 
porte  que  Wilhiuine,  et  gagne  le  fond  sans  être  vue.} 

ERNEST. 

Et  moi,  mon  père? 

LE    CHEV  ALI  ER. 

Tiens!  celui-là  que  j'oubliais!  Eh  bien!  votre 
fuite  à  tous  les  trois. 

MINA,  descendant  la  scène. 
lit  moi,  monsieur  de  Hardinger? 

LE   CHEVALIER. 

Ah  çà  !  il  en  sortira  donc  de  dessous  terre? 

WILHMINE,  écoutant. 
Ciel  !...  j'entends  la  Margrave! 

TOUS. 

La  Margrave  ! 

LE   CHK  VA  LIER, 

Sauve  qui  peut!  iEruest,  Mina,  Uardinger  et  Wilh- 
mine di>paraissent  :  Ernest  par  la  première  porte  à 
gauciie,  Mina  par  ladeuxièmc  ;  Wilhmine  par  la  deiixiènie 
porte  à  droite,  et  le  chevalier  par  la  première.  —  Verner 
veut  fuir  aussi,  mais  la  porte  du  fond,  vers  laquelle  il 
s'élance,  s'ouvre,  et  il  se  trouve  en  face  de  la  Margrave.) 


SCÈNE  \m. 

VERNEll,    LA   MAHCRANE. 

VERNER,  restant  immobile,  à  part. 
Pris  comme  dans  un  traquenard  ! 

1.  \    MARGii  A\r,  surprise. 
Un   homme!  un  inconnu!  dans  mes  apparte- 
ments! 

v  E  R  \  E  R ,  à  part. 
Elle  va  me  faire  charger  de  chaînes,  c'est  sûr... 
et  pourtant...   c'est  ma  mère!...  11  faut   qu'elle 
m'ait  eu  bien  jeune  ! 

LA    MARGRAVE. 

Qui  ètes-vous? 

VERNER,  à  lui-même. 
Elle  m'aura  mis  au  monde  sans  savoir  ce  qu'elle 
faisait. 

LA    MAI.  r.  i;  A  VE, 

Répondez. 

VERNER,  troublé. 
Madame,  pardonnez...  excusez... 

LA    MARGRAVE. 

J'attends  ! 

VERNER,  à  part. 

Si  je  pouvais  adroitement  le  lui  faire  com- 
prendre... (Haut.)  Je  suis...  je  suis...  châtain, 
madame. 

LA    MARGRAVE,   à    part. 

Cette  réponse  est  celle  d'un  imbécile  ou  d'un 
jeune  homme  bien  ému.  Serait-ce  celui  qu'on  a 
arrêté  dans  les  jardins  du  palais,  et  que  j'avais  dit 
à  Hardinger  de  faire  paraître  devant  moi? 
VERNER,  montrant  ses  cheveui. 

Châtain,  madame... 

L\     MARGRAVE. 

Ce  n'est  pas  cela  que  je  demande;  je  le  vois 
bien,  j'ai  des  yeux. 

VERNER. 

11  n'y  a  pas  le  moindre  doute...  ils  sont  même 
fort  beaux. 

LA    MARGRAVE,  d'une  voi.x  duuce. 
Vous  trouvez?  (A  part.)  C'est  lui!- 

VERNER,  à  part. 
Une  superbe   femme!   ma  mère!...  son  regard 
est    tombé   sur  moi...   La    nature   va   peut-être 
s'éveiller. 

I.  A    M  A  R  G  R  A  \  E. 

Vous  vous  êtes  mépris.  Je  demandais  voire 
étiit,  votre  position... 

V  er\i:r. 

Brillante...  ou  misérable...  à  voire  (  luiix.  i^.Mou- 
vement  de  la  Margrave.)  Car  il  sullirait  d'un  signe  de 
cette...  grande  main,  pour  m'élever  au-dessus  de 
tous...  ou  me  plonger... 

I.  V    MARGRAVE. 

Vous  me  croyez  donc  bien  puissante? 

VERNER. 

Kh  m;iis...  après  Dieu...  ri  le  roi  de  Prusse... 

LA    MARGRAVE. 

Toute  puissante  (|ue  je  suis,  il  puruit  cupcudaiit 


112 


LKS  TROIS   COUPS    DK   FI  ED. 


que  j'aurais  quelt|uc  peine  à  vous  empCchcr  d'être 
aimable...  et  spirituel. 

VEn\Kn. 
Oli!  oui...  je  crois  que  cela  serait  assez  difficile... 
(.Moiiveraeut  do  la  Slargravr.)  surtout  (juand  je  vous 
regarde...  quand  je  vous  parle...  oui...  Je  me  sens 
tout  autre!...  je  me  sens  aj;randi  à  mes  propres 
yeux!  moi,  jiauvre  étudiant,  me  voir  tout  à  coup 
traus|)orlé  dans  un  riche  palais,  en  présence  de  la 
plus  jurande  majesté  de  l'Europe...  toujours  après 
le  roi  de  PrusNC...  traité  par  elle  avec  une  bonté... 
presque...  maternelle... 


I.  A    M  A  II  0  II  A  V  E. 


Plait-il?.. 


VEUNEn,  à  part. 
Le  mot  est  lâché!  (Uaut.)  Oh!  éprouvez-nioi  I... 
Je  sui>  propre  à  tout...  capable  de  tout...  j'ai  des 
facultés  immenses! 

AïK  de  TnconnH. 

Pour  vous  plaire,  oui,  j'oserais 

Tout  tenter  et  tout  entreprendre! 

Et  près  de  vous  je  deviendrais 
L'émule  de  César  ou  l'égal  d'Alexandre! 
Celui  qui  rêve  une  telle  grandeur, 
Timidement  bogaye  une  prière  : 
11  cherche  un  ca'ur  qui  comprenne  son  cœur... 
Comme  l'agneau  qui  bôle  après  sa  mère  1 
Je  suis  l'agneau  qui  bùle  après  sa  mère  ! 

LA   MARGRAVE. 

Et  que  voudriez-vous  être  à  ma  cour? 

VERNER. 

Mais...  ce  qu'il  vous  plaira,  n'importe!  chance- 
lier, général,  premier  ministre...  à  moins  que... 
vous  ne  préfériez  me  donner  un  titre...  que  je  pri- 
serais... bien  davantage. 

I,  A    MARGRAVE. 

Davantage  ! 

VERGER. 

Oh  !  oui  ;  vous  me  croyez  ambitieux  peut-être? 
Eh  bien!...  je  ne  suis  que  tendre...  tendre!... 
enfin  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  tendre!...  la  nature 
et  ma  mère  m'ont  fait  ainsi... 

LA    MARGRAVE. 

Dites-vous  vrai? 

VERNER,  à  part. 

Ça  a  l'air  de  lui  convenir...  (Haut,  avec  intention.) 
Et  pourtant...  ma  mère...  je  ne  l'ai  pas  connue... 
elle  ne  m'a  pas  bercé...  dans  ses  bras.  (A  part.)  Ca 
ne  prend  pas. 

LA   MARGRAVE. 

Vous  disiez  donc  que  vous  étiez  sensible? 

VER\ER. 

Oh!  Altesse!...  énormément!...  sensible...  au 
chaud...  au  froid...  à  la  mort  d'un  parent...  si  j'en 
avais...  mais  je  n'en  ai  pas...  et  alors,  mon 
pauvre  cœur  affamé...  d'émotions,  de  sensations... 
de  séductions... 

LA    MARGRAVE. 

S'est  laissé...  séduire?... 


VERNER,  à  part. 
Tiens!  comment  le  sait-elle? 

LA    MARGRAVE. 

Par  qui? 

VERNER,  vivemfint. 
Par  qui?... 

LA  M  A  K(;  RAVE,  de  même. 
Non,  je  ne  vous  le   demande   pas...    (A   elle- 
même.)  Je  crois  que  je  le  devine,  à  présent.  (Haut.) 
Vous  avez  aimé? 

VERNER. 

Si  j'ai  aimé!...  si  j'ai  aimé!...  quand  sur  mon 
chemin  s'est  rencontré  un  de  ces  êtres  charmants... 

LA   MARGRAVE,   à  part. 

Je  ne  puis  pourtant  pas  me  cacher. 

VERNER. 

Résistez  donc  à  une  tournure!...  à  une  taille!... 
à  un  sourire...  de  dix-huit  uns... 

LA    MARGRAVE,    à  part. 

Il  croit  que  j'ai  dix-huit  ans! 

VERNER. 

Ah!  bien,  oui  !  je  me  suis  laissé  entraîner,  ren- 
verser... 

LA   MARGRAVE,    à  part. 

Comme  il  s'anime  ! 

VERNER. 

Et  j'ui  bien  fait!  puisque  mon  bonheur  m'a  jeté 
en  votre  présence,  puisque  j'ai  pu  vous  parler... 
vous  intéresser... 

LA   MARGRAVE. 

Mais,  jeune  homme... 

VERNER. 

Oui,  oui...  je  vous  intéresse...  vous  voudriez  en 
vain  le  nier. 

LA    MARGRAVE,    à  part. 

Il  me  fait  peur! 

VERNER. 

Vous  êtes  une  bonne  femme,  vous,  ça  se  voit 
tout  de  suite,  et  c'est  à  vos  pieds...  (Il  tombe  à  ses 
genoui  et  lui  baise  la  main.) 

LA  MARGRAVE,  faiblement. 
Au  secours!  téméraire!...  pas  un  mot  de  plus... 
si  tu  ne  veux  que  je  demande  ta  tête... 
VERNER,  stupéfait. 
Ma  tête!...  et  pourquoi  faire,  s'il  vous  plaît? 

LA  MARGRAVE,  sans  s'éloigner. 
Au  secours!  (Burg  entre  par  le  fond.) 

SCÈNE  XIV. 
Les  Mêmes,  BURG. 

BURG. 

Son  Altesse  appelle?  (Vernerse  relève.) 
L  A  MARGRAVE,  avec  humeur. 
Ah!  vous  étiez  làV...  c'est  bon,  ce  n'est  rien. 

BURG. 

Des  dépèclics  de  Berlin,  madame. 

LA   MARGRAVE. 

Du  roi  mon  cousin!...  Ciel!  s'il  m'autorisait  à 


ACTE   DEUXIÈME. 


113 


reconnaître...  (Elle  p;irait  prête  à  se   trouver  mal,  et 
s'appuie  sur  le  bureau.) 

VERNE R,  faisant  un  mouvement  vers  elle. 

Elle  s'évanouit! 

LA  MARGRAVE,  vivement. 

N'approchez  pas.  (Passant  au  milieu.)  Que  l'on 
cherche  Hardinger;  qu'il  accoure  dans  mon  cabi- 
net. Biirg,  vous  veillerez  sur  cet  audacieux  jeune 
homme.  Qu'on  ne  le  laisse  pas  évader.  (A  Verner.) 
Espérez...  ma  miséricorde  est  si  grande...  ABurg.) 
Vous  le  replongerez  dans  son  cachot...  (A  Yeruer.) 
Espérez...  espérez.  (Elle  sort  par  le  fond  avec  Burg.) 

SCÈNE   XV. 

VERNE  11,  puis  snccessivemont  MINA, 
WiLHMlNE,   ERNEST. 

VERNER. 

Que  j'e>;père?...  Mais  j'espère  sortir  d'ici,  et 
sans  tarder. 

W  IL  H  Ml  NE,  paraissant  à  la  deuxième  porte,  à  droite. 
Eh  bien? 

MINA,  ài  même,  à  la  deuxième  porte,  à  gauche. 
Eh  bien? 

ERNEST,  de  même,  à  la  première  porte,  à  gauche. 
Eh  bien? 

WiLUMiNE,  entrant. 
Vous  avez  vu  la  margrave? 

MINA,  de  même. 
Vous  avez  causé  avec  matante? 
ERNEST,  de  même. 
Tu  as  touché  le  cœur  de  Son  Altesse? 

VERNER. 

J'ai  touché...  j'ai  touché...  au  moment  de  ma 
perte. 

TOLS. 

Ah!  mon  Dieu! 

VVILHMINE. 

Cependant  vous  êtes  libre. 

VERNER. 

Libre  !  peut-être  ne  l'ai-je  été  que  trop...  libre!... 

M  I N  A. 

Comment? 

VERNER. 

Ah!  voilà...  Qu'il  vous  suflise  de  savoir  que  les 
affaires,  qui  allaient  d'abord...  gentiment,  ont  tout 
à  coup  changé  de  face,  et  que  ce  que  nous  avons 
de  mieux  à  faire...  c'est  de  décamper. 

LES   TROIS    AUTRES. 

Oh!  tout  de  suite!  (Ils  s'élancent,  lorsqu'ds  enten- 
dent le  bruit  de  toutes  les  portes  qui  se  ferment.) 

VERNER. 

Il  n'est  plus  temps...  j'étais  surveillé. 

WILHMlNE   et  MINA. 

Par  qui? 

VERNER. 

Par  un  grand  escogriffe  que  mon  illustre  mère 
a  mis  à  mes  trousses. 

ERNEST. 

Que  faire? 
III. 


VERNER. 

Parbleu!  employer  le  moyen  qui  nous  a  déjà 
servi  pour  sortir  de  prison...  un  coup  de  pied  dans 
la  porte... 

ERNEST. 

Quoi!  dans  l'appartement  de  Son  Altesse!  tu 
oserais!.,. 

VERNER. 

Tout,  pour  assurer  ma  fuite  et  votre  liberté.  (Pre- 
nant son  élan  vers  la  deuxième  porte  à  droite.)  Atten- 
tion! et  que  chacun  profite  de  l'ouverture.  (A  cfi 
moment  la  porte  s'ouvre,  le  chevalier  entre  à  recnloas, 
en  s'inclinant  avec  respect,  el  quand  les  trois  témoins 
de  l'action  s'écrient:  «  Arrêtez!...  n  le  pied  de  Verner 
va  frapper  le  chevalier  au  lieu  de  la  porte.  —  Interdit.' 
Ah!  saperlottc!  qu'ai-je  fait? 

VVILHMINE. 

Ah!  mon  Dieu!  mon  tuteur! 

ERNEST. 

Nous  voilà  bien  ! 

SCÈNE   XVI. 

Les  Mêmes,   LE  CHEVALIER, 
puis  LA  MARGRAVE. 

VERNER,  à  lui-même. 
Voilà  une  porte  qui  s'est  ouverte  bien  mal  à 
propos!...  Ma  foi,  tant  pis!...  c'est  une  revanche! 
i.E  CHEVALIER,  s'inclinant  devant  Vemer. 
Daignerez-vous... 

LA  MARGRAVE,  entrant  vivement  par  le  fond. 
Mère!  on  me  permet  enfin  d'être  mère!  oii  est 
mon  fila?  Vous  le  savez,  Hardinger,  et  vous  êtes 
encore  ici!...  Qu'on  me  l'amène. 

HARDINGER,  montrant  Verner. 
Votre  Altesse  sait  trop  bien  qu'elle  n'a  pas  loin 
à  aller  pour  le  presser  sur  son  cœur.  (A  part.)  Il  a 
le  pied  royal  !... 

LA    MARGRAVE. 

Ce  jeune  homme? 

M  I  N  A, 

Lui! 

LA    MARGRAVE. 

Ce  serait  ce  jeune  homme? 

HARDINGER,    à  part. 

Elle  l'ignorait  !  Imborilc!  je  me  suis  compromis. 
LA  MARGRAVE,  à  Hardinger. 

Vous  étiez  au  fait  de  sa  naissanci',  et  vous  me  le 
cachiez,  monsieur  de  Hardinger!  Ne  paraissez  pas 
de  huit  jours  à  mes  yeux. 

HARDINGER,   à  part. 

Je  suis  disgracié.  (Il  descend  à  droite.) 
LA  MARGRAVE,  à  Verner. 
Votre  main,  jeunt"  homme! 

V  EUNER. 

Elle  me  demanile  une  poignée  de  main,  c'est 
bon  signe...  ;il  la  lui  tend;  la  margrave  la  prend  el  se 
met  à  relever  la  manche  de  son  habit.  —  Klonuciuenl  de 
Verner.  —  A  part.)  Eh  bien!  tdle  me  déshabille! 

15 


lU 


LKS   mois  COUPS    DK  FIKD. 


l.K    MARGRAVK. 

Ciel!  ce  n'est  pas  lui!  On  veut  me  Irompor  cn- 
lari'...  il  n'a  pas  à  son  bras  une  marque... 
KHNKST,  s'avançant  vivement. 
Une  marque!...  semblable  à  celle-ci,  madame? 
(Il  iiionlrc  sûa  bras.) 

VEn\Kn,  passaol  sa  Itle  entre  Ernesl  et  la  margrave. 
Tne  marque!...  tu  as  une  marque!...  ^ 

LA  M  A  no  II  A  VK,  oiivraiil  ses  bras  i  Ernest. 
Mon  (ils! 

EH N  EST,  s'y  jetant. 
Ma  mc're! 

VERNE  II,  i|iii  a  passé  près  de  Willimine. 
Allons,  bon!  me  voilà  détroiiél 

MINA. 

Mon  cousin!  ah!  quel  bonlieurl  nous  pourrons 
donc  nous  marier  ! 

LA  MAiu; iiAVE,  à  Eniost  et  à  Mina. 
Mes  enfants!...  soyez  heureux! 

E  R  N  E  s  T. 

Et  mon  ami  Verner? 

I,  A     MARGRAVE. 

Ah!  ce  jeune  homme...  est  votre  ami?... 

VERNER. 

Cœurs  jumeaux,  madame,  si  ce  n'est  le  reste. 


EU  \EST. 

Lui  refuserez-vous  ce  qu'il  désire? 

LA  MARGRAVE,  baissant  les  yenx. 
Mais,  mon  fils...  ça  dépend.  (Verner  fait  passer 
^Villnnine  prés  de  la  niargiive,  en  fai.saut   im   signe  à 
Ernest.) 

ERNEST. 

Et  si  c'était  la  main...  de  Wilhmine? 

LA  MARGRAVE,  avec  étonnemcnl  et  mépris. 
De  cette  petite!...  il  aime  cotte  petite?...  qu'il  la 
prenne! 

VERNER. 

Vive  la  margrave!...  Puisque  je  n'ai  pas  de 
mère...  il  faudra  bien  me  contenter  d'un  tendre 
p6re.  (Il  tend  les  bras  à  Hardingcr.) 

LE  CHEVALIER,  le  repoussant. 

Allons  donc,  mon  cher!  cherchez  un  autre  au- 
teur ! 

VERNER, 

Eh  bien  !  mais  vous  m'aviez  dit... 

LE   CHEVALIER. 

C'était  une  jilaisanterie.  (A  part.)  J'ai  peut-être 
tort...  le  compagnon  du  prince...  J'y  réfléchirai... 
VERNKR,  à  part,  reprenant  le  milieu. 

Au  lait,  il  est  disgracieux  et...  disgracié.  (Uaut.j 
Pas  d'ascendants?...  je  ferai  en  sorte,  en  revanche, 
de  ne  pas  manquer  de  descendants. 


KIN     DES     ru  OIS    COUPft     DE     1"  I  H  I>. 


OEUVRES  INEDITES 


LE  MARQUIS  DE  PONTANGES 


DRAME    EN    DKUX   ACTES,     EN    PROSE 


P  KM  SUN  NAGES. 

AMALKY,  marquis  di'  Pontaiigos. 
LAURENCE,  sa  femme. 

MADAME   ERMENGARl),  tantr  de  Laurence. 

i 

FUSCIEiN    UE  (JHAMWVILLE,  son  cousin. 
GUSTAVE  DE    VIARNY. 
RÉMIEUX,  jardinier  du  château. 
JACQUES,  son  tils. 
Domestiques. 

La  scène  se  passe  au  château  de  Pontances,  à  quinze  lieues  de  Paris. 


Te  drame  a  longtemps  dû  être  représenté  au  Gymnase  par  l'éminent  artiste  Bocage  ;  l'idée  en  est  duf 
à  la  première  partie  du  roman  bien  connu  de  madame  de  Girardin. 


LE 


MAPiOUIS  DE  PONTANGES 


ACTE   PREMIER 


Le  théâtre  représente  une  partie  du  parc.  —  A  droite,  pavillon,  tenant  au  château,  avec  porte  d'entrée.  — 
.V  gauche,  une  haie  de  charmille.  —  Au  Tond,  mur  avec  treillage;  sur  le  devant,  banc  de  jardin. 


SCÈNE   1. 

GUSTAVE    Dl-:    MA  UN  Y,  seul,  entrant  par 
la  porle  de  la  haie. 

C'est  ici  le  jardin  particulier  de  monsieur  le 
marquis,  où  Laurence,  sa  femme,  passe  quelque- 
fois des  heures  entières  avec  lui.  Elle,  si  jeune  et 
si  belle!  prétendre  se  consacrer  sans  retour  à  soi- 
gner la  raison  absente  de  monsieur  de  Pontanges, 
son  t'poux  ;  se  condamner  au  rèle  de  sœur  de  clia- 
rité,  sans  espérance  de  voir  jamais  la  guérison  de 
son  malade  !  Pauvre  femme  naïve  !  Mon  amour 
pour  elle  a  commencé  par  de  h\  pitié  et  a  fini  par 
de  l'admiration.  Oui,  de  l'admiration...  du  res- 
pect... Que  dirait-on  dans  le  monde  si  l'on  savait 
que  ce  Marny,  qui  est  habitué  à  triompher  des 
obstacles  les  plus  insurmontables,  n'a  pas  encore 
seulement  osé  se  déclarer!...  Un  mari  de  cette 
espèce!  Et,  depuis  trois  mois,  n'être  pas  plus 
avancé  que  je  le  suis  auprès  de  sa  femme!... 
Cependant  elle  m'aime,  j'en  suis  certain.  Son  cha- 
grin quand  je  m'en  vais,  sa  joie  quand  je  reviens... 
Oui,  oui,  elle  m'aime...  Mais  voilà  tout...  Je  suis 
toml)é  sur  une  de  ces  femmes  rares,  dont  l'igno- 
rance n'est  point  une  ruse,  et  qui  serait  capable 
d'avoir  pendant  dix  ans  beaucoup  de  penchant 
pour  quelqu'un,  sans  savoir  si  c'est  de  l'amour  ou 
tout  simplement  de  l'amitié...  Allons,  c'est  à  moi 
ée  le  lui  apprendre  et  de  m'établir  franchement  le 
rival...  d'un  idiot  !  Je  veux  savoir  à  quoi  m'en 
tenir  dès  aujourd'hui,  si  c'est  possible.  Oui,  j'y 
Buis  décidé!...  Eh  bien!  si  elle  repousse  mon 
amour....  je  partirai...  Personne  de  réveillé  en- 
core... Mais  si...  J'aperçois  monsieur  Fnscicn,  ce 
parent  de  madame  de  Pontanges,  arrivé  hier  d'un 
long  voyage.  Il  n'est  pas  fort,  le  cousin...  Il  m'a 
semblé  furieusement  commis  voyageur  ;  et,  bien 
'l'i'il  ait  regardé  sa  cousine  avec  des  yeux  singu- 
li'  IN,...  à  tout  prendre,  c'est  un  rival  encore 
111' lins  dangereux  que  monsieur  le  marquis.  Pour- 
'I  l'i  diable  se  lève-t-il  sitôt?...  Laurence  allait 
l"iii-ètre   venir. 

SCÈNE   II. 
FLSCIEN,  GUSTAVE. 

FI'  SCI  EN. 

Ail  !   quelqu'un    enfin  !...     Enrluiiité    de     vous 


trouver  debout ,     monsieur.    Je    vous   fais   mon 
compliment  bien  sincère. 

G  u  s  T  .A  V  E. 
Et  pourquoi  donc,  s'il  vous  plaît  ? 

FUSCIEN. 

C'est  ijue  si  votre  lit  n'est  pas  meilleur  que  le 
mien,  vous  n'avez  réellement  rien  de  mieux  i 
faire  que  d'en  sortir.  Quels  matelas,  grand  Dieu  ! 
évidemment  cardés  sous  Louis  XIV  !...  Je  ne  con- 
çois pas  ma  cousine. 

GUST.\  VE. 

Ce  n'est  pas  elle,  je  pense,  qui  se  mule  de  ces 
détails. 

FUSCIEN. 

C'est  ma  tante  Ermcngard,  je  le  parie...  Je  la 
reconnais  bien  là  !...  Il  faut  qu'elle  économise  sur 
tout,  môme  sur  le  sommeil  d"autrui...  Et  quel 
souper  !.,.  Si  c'est  là  l'ordinaire  du  château  !... 
J'en  ai  eu  des  crampes  d'estomac  toute  la  nuit!... 
Non,  c'est  que  cette  pauvre  tante  est  d'une  ava- 
rice... Je  vais  vous  raconter  un  trait.  (Il  va  chercher 
nnp  chaise.) 

G  i:  S  T  A  V  E. 

S'il  croit  que  j'écouterai  ses  histoires...  Je  re- 
viendrai quand  il  sera  parti,  ill  disparaît  par  la 
petite  porte  de  la  haie.) 

FUSCIEN,  apportant  sa  chaise  et  «'asseyant. 

Figurez-vous,  monsieur,  qu'un  jour  ma  tante 
Erniengard... 

SCÈNE    III. 
FUSCIEN,  MADAME  ERMENGARD. 

AIADAME   ERMENGARD. 

Eh  bien  !  qu'est-ce  que  tu  lui  veux  à  ta  tante 
Ermengard  ? 

FUSCIEN,  se  levant. 

Comment!  vous  êtes  là,  ma  tante?  (A  pari.)  Dieu! 
si  j'avais  continué...  ^Sp  retournant.)  Et  l'autre... 
Eh  bien,  il  est  poli  ! 

MADAME   ERMENGARD. 

Qu'est-ce  (pie  tu  disais  de  moi,  tout  seul? 

FUSCIEN. 

Je  disais...  je  disais  (\w  ma  cnlèrc  coiiin'  vous 
n't^st  pas  eiicort'  passée. 


120 


LL   MAUQLIS   DE    POMÂNGKS. 


MAUAMK    KRMKNGAnn. 

Mais  puisque  ce  n'est  pus  iiolro  faute,  mon 
petit  Fuscien. 

FL'SCIEN. 

Non...  vous  avez  beau  vouloir  m'amadouer ,  je 
ne  pardonnerai  jamais  h  ma  cousine  Laurence  de 
m'avoir  préféré...  Qui?...  Un  idiot,  un  imbé- 
cile... car,  il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  il  n'a 
pas  plus  de  raison  qu'un  enfant  de  six  mois,  mon- 
sieur le  marquis  de  Pontaufres...  oui,  oui,  tout 
marquis  qu'il  est  ! 

M  A  n  A  M  K   F.  R  M  E  N  0  A  R  D. 

Mais  qui  te  dit  le  contraire? 

FUSCIEN. 

Non...  c'est  que  c'est  très -humiliant  pour 
moi  !...  Si  elle  avait  épousé  un  borgne,  un  boi- 
teux, un  bossu,  je  l'excuserais  peut-être...  Et  ce- 
pendant... (Il  î-e  reg.irJe  avec  complaisance.)  Mais 
penser  qu'elle  pouvait  choisir  entre  un  imbécile... 
et  moi...  et  que  c'est  l'imbécile  qui  l'a  em- 
porté!... 

MADAME   ERMENCARD. 

Veux-tu  bien  te  taire...  avec  tes  injures.  Tu  vas 
tout  savoir  et,  au  lieu  de  t'emporter,  de  crier,  tu 
seras  touché  de  la  position  d'Aniaury.Il  est  devenu 
fou  par  amour!  par  amour  pour  Laurence!  C'est 
elle  qui  a  été  la  cause  involontaire  de  son  mal- 
heur. 

FUSCIEN. 

Ahl  bail! 

MADAME  ERMENGARD. 

A  la  mort  de  sa  mère,  ma  nièce,  laissée  sans 
fortune,  avait  été  recueillie  au  château  de  Pon- 
tanges  par  madame  la  marquise.  Son  fils  Aniaury, 
charmant  jeune  homme,  plein  d'esprit  alors... 

FUSCIEN. 

Oh!  oui...  alors! 

MADAME    ERMENCARD,    continuant. 

Mais  d'une  exaltation  extrême,  devint  éperdu- 
ment  épris  de  Laurence  et  voulut  l'épouser.  Le 
refus  de  la  marquise,  qui  éloigna,  à  l'instant,  celle 
qu'il  aimait,  le  mit  au  désespoir  et  lui  fit  perdre 
la  raison.  Tu  juges  de  ce  que  devint  sa  mère! 

FUSCIEN. 

11  était  bien  temps  ! 

MADAME  E  R  M  E  .\  G  \  R  D. 

Après  avoir  tout  tenté  inutilement  pour  la  gué- 
rison  de  son  fils,  sentant  qu'elle  allait  mourir,  elle 
lit  venir  Laurence,  lui  avoua  tout,  se  mit  à  ses 
genoux  pour  qu'elle  consentît  à  épouser  son  fils... 

FUSCIEN. 

Il  était  devenu  gentil,  le  futur  ! 

MADAME   ERMENGARD. 

Et  Laurence,  touchée  de  compassion,  n'hésita 
pas  un  instant. 

FISCIEN. 

Et  c'est  justement  celte  compassion  qui  n'a  pas 
le  sens  commun.  Se  condamner  au  malheur... 


MADAME    ERMENGARD. 

■Aa  malheur  !  Oh  !  tu  ne  connais  pas  Laurence  ! 
Elfe  n'a  pas  les  idées  romanesques  des  jeunes 
filles  de  son  âge.  Élevée  loin  du  monde  par  ma- 
dame de  Pontaiiges,  elle  est  restée  tout  bonne- 
ment ce  que  la  nature  l'avait  faite  :  simple,  naïve, 
pleine  d'affection  et  de  dévouement.  Elle  ne  sou- 
haite rien,  elle  ne  regrette  rien,  et  ne  soupçonne 
même  pas  qu'il  pouvait  y  avoir  pour  elle  un  autre 
bonheur  que  celui  de  veiller  sur  Amaury. 

FUSCIEN. 

Drùle  de  bonheur!  Enfin,  ça  lui  fait  plaisir, 
soit;  mais  elle  aurait  bien  pu  se  dispenser...  Que 
diable!  on  soigne  les  gens  comme  celui-là...  on 
leur  donne  bien  à  manger  et  bien  à  boire,  mais  on 
ne  les  épouse  pas...  surtout  lorsque  l'on  a  en 
perspective  un  mari  d'une  tout  autre  espèce... 
J'ose  l'affirmer. 

MAD\ME    ERMENGARD. 

Ah  !  ceci  est  une  question. 

FUSCIEN. 

Comment,  une  question  !...  Est-ce  que  vous  me 
prenez?... 

MADAME    ERMENGARD, 

Mon  Dieu!  pour  rien  du  tout.  Tu  ne  comprends 
donc  pas? 

FUSCIEN. 

Non,  je  ne  comprends  pas,...  je  ne  veux  pas 
comprendre...  Se  sacrifier  ainsi,  pauvre  cousine  !... 
Savcz-vous  comment  on  l'appelle  dans  le  pays?... 
Empressé  d'avoir  de  ses  nouvelles,  j'en  demande 
hier,  en  arrivant,  au  premier  paysan  que  je  ren- 
contre :  Mademoiselle  de  Champville  ?  La  femme 
au  fou  ?  me  répond  l'homme  en  blouse  et  en 
bonnet  de  coton...  Comme  c'est  agréable  pour  la 
famille!...  La  femme  au  fou!  Et  vous  avez  souf- 
fert ça,  vous,  ma  tante  ! 

MADAME    ERMENGARD, 

Souffert!...  Au  contraire,  moi  et  toute  la 
famille...  nous  l'avons  suppliée,  conjurée  !,..  Mais 
bah  !  elle  avait  la  tête  montée,  et  rien  n'a  pu 
l'empêcher  d'épouser  Amaury  pour  tranquilliser 
madame  de  Pontanges  à  son  lit  de  mort.  Ce  n'est 
qu'après  la  cérémonie  que  j'ai  envisagé  le  bon 
coté  de  la  chose... 

F  U  SCI  EN. 

11  n'y  en  a  pas  ! 

MADAME   ERMENGARD, 

Si,  si,  pardon  ;  ta  cousine  est  maintenant  très- 
riche,  et  elle  n'avait  rien, 

FUSCIEN. 

Tiens,  parbleu  !  ni  moi  non  plus,  et  pourtant  je 
suis  riche  aussi  aujourd'hui!  sans  avoir  été  obligé 
d'épouser...  Non,  Dieu  merci!...  11  m'a  suffi  de 
porter  dans  le  nouveau  monde  toutes  les  res- 
sources de  mon  intelligence. 


ACTK    l'iiKMlKK. 


121 


MADAME    KUM  liNr.AUn,    ic]Iltinu.ml. 

Je  me  suis  dit  :  quand  il  lui  sera  bien  démontré 
qu'elle  ne  peut  rien  pour  rendre  la  raison  à  son 
mari,  nous  la  déciderons  à  le  mettre  dans  une 
bonne  pension;  alors,  quasi  veuve,  maîtresse 
d'une  belle  fortune,  elle  pourra  vivre  heureuse  et 
contente  où  bon  lui  semblera. 
K  i  s  c  1  E  \. 

Quelle  idée  fausse  vous  avez  eue  là!...  Heu- 
reuse 1...  Ce  n'est  qu'avec  moi  qu'elle  pouvait 
l'être,  la  pauvre  petite  ! 

MADAME    ERME\r,AI\D. 

'\Iais,  quoique  la  raison  de  son   mari  n'ait  pas 
fjiit  un  pas  depuis   près  il(>  trois  ans  c[n'<'llt'   l'a 
l'p  usé,  rien  jusqu'ici  n'a  pu  l'engager... 
ri  SCI  F \. 

C'est  bien  fait...  Ça  vous  apprendra. 

SCÈNE    IV. 
Les  MÊMES,  JACQUES. 

JACQUES. 

Uonjour,  madame  Ermengard. 

MADAME    ERME:\r.AnD. 

r.onjour,  mon  ami. 

EU  SCI  EN. 

(Kfest-ce  que  c'est  que  ce  gamin-là? 

MADVME   ERMENGARD. 

C'est  Jacques,  le  fils  de  Rémieux. 

FUSCIEN. 

Al)  !  oui,  nui...  Le  grand  Hémienx,  le  jardinier 
(lu  rliàtcau...  Est-il  toujours  long  comme  une 
perche  et  sec  comme  un  manche  de  l'âteau? 

J  ACQVES. 

Qu'est-ce  qu'il  dit  donc  ce  monsieur,  madame? 

MADAME    ERMENGAni). 

nien,  rien,  mon  ami...  Que   me  veux-tu  ? 

JACQl  ES. 

Je  viens  jouer  avec  mon  camarade,  pardi  ne  ! 

Fl'SCIEN. 

(hifl  camarade? 

JACQUES. 

Monsieur  le  marquis  de  Pontangi^s,  donc 

FUSCIEN.     , 

Le  mari  de  ma  cousine! 

M  A  D  A  ME    E  R  M  E  X  G  A  R  I>. 

11  n'est  pas  encore  descendu. 

JACQUES. 

C'est  bien,  madame  Ermengard,  je  nn'iendrai 
|)!us  tard...  (A  ixut,  .sortant  en  rcganlanl  Fiiscieii.) 
Cl-  monsieur-là  a  l'air  pas  mal  jobard  et  malhon- 
nête, tout  de  même. 

SCkNK  V. 
MADAME    EUMENGAIU),   EL' S  CI  EN. 

FUSCIEN. 

In    marquis!    un  maître  de  maison,  qui  fait  sa 

société  d'un   mioche   de   dix   ans;   c'est    gentil! 

quand  vous  m'avez  dit  :  «   Te  voilà,  mon  pauvre 

l'iiycien  ;  tu  ne  sais  pas,  ta  cousine  est  mari(''e  !  » 

III. 


(y.\  m'a  donnt'  un  enup!  i;a  m'a  étranglé!...  Et 
cependant,  dans  le  moment,  je  me  suis  imaginé 
que  le  mari  était  ce  beau  jeune  honmie,  avec  ces 
petites  moustaches,  que  j'ai  trouvé  étai)li  ici,  ni 
plus  ni  moins  que  chez  lui...  et  que  vous  appelez 
monsieur...  monsieur... 

MADAME    E  R  M  E  X  G  \  U  n. 

Gustave  de  Marny. 

FUSCIEN. 

Marny,  soit...  11  n'est  pas  très-poli,  ce  mon- 
sieur... Mais  ([uand  vous  avez  ajouté  :  «  Non,  c'est 
l'autre  qui  est  l'époux.  »  Oh  !  ça  m'a  vexé...  ça 
m'a  vexé...  Que  fait-il  donc  ici,  ce  monsieur  de 
Marny?  Est-ce  un  médecin  qu'on  a  appelé  ponrco 
])auvre  Pontanges? 

MADAME    ERMi:X(;  \  R  D. 

Es-tu  fou  ? 

ru  SCI  EX. 
Du  tout;  c'est  bien  assez  du  cousin. 

MADAME    ERMENGARD. 

Monsieur  de  Marny  est  un  jeune  homme  fort 
distingué,  à  ce  qu'on  dit;  si  distingué  même,  qu'il 
n'est  jamais  content  de  rien,  trouve  à  redire  à 
tout... 

FUSCIEN,  à  part. 

Si  son  lit  ressemble  au  mien.... 

MADAME    ERMENGARD,    COntimiant. 

Et  a  l'air  de  vous  faire  une  grâce  en  accept;uit 
les  soins  qu'on  a  pour  lui. 

FUSCIEX. 

Et...  qui  l'a  amené  ici  ? 

M  A  DAME   F.  R  M  E  X  G  A  R  D. 

Qui  l'a  amené  ? 

Il  SCl EN. 

Oui. 

MADAME    ERMENGARD. 

C'est  moi,  mon  cher  ami,  c'est  moi. 

FUSCIEN. 

Bah!  vous,  qui  ne  pouvez  pas  le  soulTrir,  à  ce 
qu'il  paraît? 

M  ADAM  E    ERMENGAIl  D. 

Moi-même,  que  veux-tu?...  C'est  comme  une 
fatalité...  J'avais  pris  le  char-à-banc  pour  aller 
faire  une  visite  dans  les  environs,  et  je  revenais 
tranquillement  quand,  dans  l'avenue  du  château, 
sans  qu'on  sache  ni  pourquoi  ni  comment,  la 
Blanche  se  met  à  prendre  le  trot...  Moi,  qui 
n'avais  vu  de  ma  vie  à  cet  animal  d'autre  allure 
(|uc  le  pas,  je  m'imagine  que  c'est  le  mors  aux 
(lents...  La  frayeur  me  gagne...  Je  pousse  des  cris 
alTreux  !  Lors([u'un  jeune  homme,  qui  traversait 
la  roule,  le  fusil  sous  le  bras,  arrête  la  Blanchi! 
(|ui,  au  fond,  ne  demandait  pas  mieux,  et  me 
coiiduit  au  château... 

UU  SCI  EX. 

J(;  comprends. 

MADAME    ERMENGARD. 

Oh!  ce  n'aurait  été  rien  encore,  et  la  connais- 
sance en  serait  restée  là  si,  un  joiu-  (|u'il  était 
venu   savoir  de  mes  nom  elles,    \iu;uu-y  ne  s(>  fi"il 

Kl 


\'l: 


\A:   \1  \K<,>1  I^  l'I'-  r^'NT A  Ncr.s. 


:i\is.'    tli-    mettre   le  feu  à  nue  meule  de  paille,  an 
milieu  tie  laipielle  il  se  laissait  brûler... 
ri  sr.iKN. 

Kt  c'est  monsieur  de  Mariiy  «[ni  est  allé  l'y 
rlierrlier? 

M  \  Il  A  \l  K  E  B  M  F.  \  r,  A  n  n. 

Mon  Die»  oui,...  au  risque  d'y  rester  lui- 
même...  C'est  notre  sauveur  à  tous,  dont  bien  me 
f;\(lie...  Car,  depuis  ce  moment,  arcucilli  par 
Ijiurenre,  il  est  revenu  cliaque  jour  au  château  et 
a  lîni  par  s'y  étiblir  sans  façon,  ce  qui  déj;\  fait 
jaser  dans  le  voisinage. 

Il  s  CI  EN. 

Pouiqnoi    donc  ? 

M  A  n  \  M  E  1  n  M  K  \  r,  a  n  n. 
Mais  parce  fine... 

n  sr. ii-.\. 
Monsieur  de  Marny  fait  la  cour  îi  ma  cousine, 
pcut-^tre?  Eli  bien, après...  Croyez-vous  donc  que 
je  ne  la  lui  ferai  pas  aussi  la  cour,  à  ma  cousine? 

M  An  SME   ERMENOAnn. 

Mais  c'est  une  borreur,  Fuscien,  ce  que  vous  me 
dites  là...  Oubliez-vous  donc  qu'elle  est  mariée? 

FVSCIEN. 

Vous  apjielez  cela  un  mari?  Pauvre  petite 
femme!...  Allons,  voyons,  ma  tante,  un  peu  de 
bonne  foi...  Que  diable,  dans  votre  jeune  temps, 
si  monsieur  Ermengard  avait  ressemblé  à  ce 
mari-là  ?... 

WAn\ME    EUMENGARD. 

Voulez-vous  bien  vous  taire,  Fuscien,  qu'est-ce 
que  c'est  donc  que  ç;i? 

1  USCTEN. 

C'est...  (Écoutant.)  Mais  je  crois  que  l'on  vient... 
Le  cousin  peut-Mre...  Il  faut  qu'il  soit  méchant... 
bien  sûr...  Il  m'a  refiiardé  hier  avec  des  j'eux... 

M  A  n  A  ME    EH  M  E  N  C.  \  R  D. 

l'.h  non  !  il  ne  fait  de  mal  à  personne. 

n  SCI  EN. 

F.n  attendant,  je  vous  laisse  avec  lui.  ('.a  ne  me 
plairait  pas  du  tout  d"?  le  rencontrer  face  à  face. 
'Il  sort  vivement.) 

SCÈNE  VI. 

MADAME  FRMI■:^GARI),  LACnFNCE, 
nKMlEUX,  une  faiu  à  tailler  les  arbres  snr 
l'cpatile;  il  la  dépose  en  entrant  contre  la  porte. 

l.AIIBENCE. 

T(>nez,  Rémieux...  c'est  ce  banc  qu'il  faut  rpic 
vous  abritiez  avec  fpiehpies  arbustes ,  quelques 
plantes  pimpantes...  C'est  la  place  favorite 
d'Amaury...  Je  veux  qu'il  y  soit  garanti  du  soleil 
et  même  de  la  pluie,  si  cela  est  possible. 

n  ÉMIEl'X. 

C'est  bien,  madame...  Nous  ferons  alors  une 
espi^ce  de  berceau  au-dessus. 

I.AI  r.  EX  CE. 

("est  cela. 


Il  K  Jl  1  K  I  \ . 
Faut-il   achever   de    tailler    les    arbres    de    la  , 
grande  avenue,  madame?...  on  nous  occuper  tout 
de  suite  de  l'abritage  en  question? 

LAURENCE. 

Oui,  nui...  tout  (le  suite. 

R  KM  I  El  X. 

SiilVit,  madame.  (Il  s^at.) 

MADAME    ERMEXGARD,     à    part. 

Pauvre  Laurence,  qui  s'occupe  de  lui,  comme 
s'il  pouvait  lui  en  savoir  gré.  .'Allant  à  elle.)  Dis- 
moi,  ma  nièce,  M.  de  Marny  doit-il  rester  encore 
longtemps  ici  ? 

I,  ai;  R  EN  CE. 

Pouniuoi  cela,  ma  tante? 

MADAME    ERMENCARP. 

Mais...  parce  que  nos  provisions  coinniencont  ;\ 
baisser  considérablement. 

I,A  IRF.NCE. 

l'.h  bien,  on  les  renouvellera. 

MADAME    ERMENC,  ARD. 

il  le  faudra  bien  ! 

LAURENCE,  à  part. 

Ma  tante  m'y  fait  penser...  Ce  pauvre  M.  de 
Marny  que  nous  faisons  monrir  de  faim...  pnr 
reconnaissance...  A  table,  bier  au  soir,  je  l'ai  bien 
vu  à  l'air  stupéfait  de  mon  cousin.  (Haut.)  Eh 
bien  !  ma  bonne  tante,  vous  vous  en  occuperez, 
n'est-ce  pas? 

IM  A  D  A  M  E    E  R  M  E  N  G  A  R  D. 

Mais  sois  donc  tranquille...  Est-ce  que  je  vous 
laisse  jamais  manquer?... 

LAURENCE. 

Oh  !  je  sais  bien...  Vous  êtes  si  bonne...  (Ce- 
pendant... hier...  vous  aviez  presque  oublié...  le 
souper. 

MADAME    ERMENGARn. 

Oh!  hier...  pour  une  fois...  Sais-tu  bien  que, 
depuis  quelque  temps,  tu  as  très- bon  appétit...  Tu 
t'occupes  toujours  de  ce  qu'il  y  aura  sur  la  table. 

LAURENCE. 

Songez,  ma  tante,  que  nous  avons  un  hôte  de 
plus,  mon  cousin...  et  qu'il  est...  un  peu  gour- 
mand. 

M  A  D  A  ai  E    E  R  M  K  N  G  A  R  I). 

Il  faudrait  qu'il  fût  bien  dillicile  pour  ne  pas  se 
contenter  de  notre  ordinaire. 

LAURENCE. 

Oh!  il  ne  s'en  contentera  pas,  j'en  suis  sûre... 
Vous  ferez  bien,  pendant  son  séjour... 

MADAME    ERMENGARD. 

()uand  j'aurai  fait  ajouter  quelque  petite  chose 
au  menu  d'hier... 

LAURENCE. 

V  pensez-vous,  ma  tante  1...  mais  il  n'est  rien 
ri'sti''  (lu  tout. 

M  A  DAME    ERMENGARD. 

C'est  égal...  c'est  égal...  il  y  aura  ce  qu'il  faut. 


AGTK   IMIE.MIER. 


123 


SChiNE    VU. 

LACHE.NCIi,    MADAMK    ERMENGAI\D, 
FUSCIEN. 

Fi;sciK\,  en  dehors. 
Voulez-vous  bien  inu  làcliurl...  voulez-vous  bien 
nie  làcberl... 

MADAME    E  n  Al  E  M  G  A  R  D. 

i;ii!  mais,  c'est  Fuscicn...  Comme  il  cric! 
KUSCIEX,  entrant  vivement  en  sceae  par  le  pavillon. 
C'est  ennuyeux,  à  la  tin! 

LAURENCE. 

Lli  !  qu'avez-vous  donc,  mon  cousin  ? 
FI  SCI  i;\. 

Ahl  c'est  vous,  Laurence...  .l'ai...  j'ai  que,  de- 
luiis  ce  matin,  votre  mari  est  après  moi,  comme  un 
chasseur  après  un  lièvre...  'l'antot,  il  me  chasse  du 
jardin  ici  présent,  bon  !...  moi,  je  me  réfugie  dans 
la  bibliothèque,  bon!...  et,  en  attendant  le  dé- 
jeuner, je  me  mets  à  dévorer  mes  classiques...  Je 
suis  fort  littéraire,  moi  ;  pas  du  tout,  je  sens  des 
doigts  crochus  qui  nrarracbent  mon  Racine...  Je 
regarde...  c'est  encore  M.  le  marquis  de  Pontangcs, 
avec  la  mônKî  grimace  qui  m'avait  chassé  du  jar- 
din... Mais,  cette  fois,  non  content  de  m'arracher 
Racine,  ne  voulait-il  pas  m'arracher  mon  habit! 

LAURENCE. 

J'en  suis  vraiment  bien  fâchée,  mon  cousin... 
mais  cette  bibliothèque,  dès  qu'il  rentre,  est  le 
lieu  où  il  se  tient. 

1USCIE\. 

La  bibliothèque?...  Il  ne  sait  plus  lire. 

LAURENCE. 

Ce  sont  les  gravures  qui  l'y  ont  attiré;  et  main- 
tenant, il  en  a  pris  l'habitude. 

J  FUSCIEN. 

Kh  bien,  il  les  arrange  joliment  les  gravures,  et 
I   les  livres  aussi...  et  les  habits  aussi...  Nous  ne  de- 
vriez i)as  permettre... 

L  A  U  R  E  \  C  E. 

I       Comme  ici,  tout  lui  appartient... 

FUSCIEN. 

Ah!  tout!...  excepti;  mes  habits. 
I  \oi\    It'AMAunv,    au  ilfborft. 

j       Laurence!...  Jacques!... 

FUSCIEN. 

1       Tenez,  le  voilà  encore...  Je  ci'ois  qu'il  a  juré... 

I  mais  c'est  assez  comme  ça  jjour  aujourd'hui... 
Venez...  venez,  ma  tante...  et  ])uis(ju"il  n'a  pas 
voulu  (|iie  je  nourrisse  mon  esprit  de  Racine... 
faites-moi    le  plaisir  de  nourrir  mon  csloinac... 

i  d'autre  chose...  (Us  sortont.) 

SCÈNL    VllI. 
LAI  RE.NCK,    AMAl  RV. 

LAURENCE. 

C'est  singulier,  l'instinct  d'.\inaury  et  son  ani- 
niosité  cniitre  les  personnes  qui  ne  s'intéressent 
pas  i\  lui. 


AMAURï,  sortant  du   paviliou  avec  fllioi. 
Laurence  1...  Laurence!...  ^L'apercevant  etconraul 
a  elle.)  Ah! 

LAURENCE. 

l',h  bien!  qu'est-ce  donc,  Amaury?  Qu'est-ce ([ui 
peut  ainsi  te  faire  peur'? 

AMAURV. 

Oh  !  rieu,  rien...  Je  suis  près  de  toi  maintenant. 

(  11  se  presse  contre  elle  en  regardant  eu  arrière.) 
LAURENCE,  lui  prenant  les  mains. 
Tu  trembles  encore. 

A  M  A  U  R  Y. 

11  ne  viendra  pas,  n'est-ce  pas?...  Je  ne  veux  pas 
le  voir. 

L  A  u  II  E  N  c  K. 
Mais  qui  donc? 

AMAU  R  V. 

Une  figure...  avec  une  raie  noire  ici.  (Il  désigne 

la  lèvre  supérieure.) 

L  A  U  R  E  N  C  E. 

Que  veut-il  dire? 

AMAUKY. 

Il  faudra  la  chasser...  oh!  tout  de  suite...  car, 
sans  cela...  vois-tu...  elle  me  chasserait,  moi...  Le 
iniuvre  Amaury...  Je  l'ai  vu  dans  ses  yeux. 

LAURENCE. 

Je  ne  puis  comprendre... 

A  M  A  U  R  V. 

Les  livres.,  les  images...  ils  sont  à  moi...  Je  puis 
les  corriger  quand  ils  ne  m'obéissent  pas...  Je  leur 
avais  dit  de  venir...  à  ceux  qui  sont  en  haut...  sur 
les  planches...  Ils  n'ont  pas  voulu...  J'ai  tiré  les 
planches...  alors  ils  ont  obéi  bien  vite...  tous, 
tous!...  J'étais  content,  je  n'appelais  pas...  ni 
Jac(iues,  ni  François,  ni  personne...  et  cependant 
la  i)ortc  s'est  ouverte,  et  j'ai  vu  la  figure  qui  me 
regardait  avec  de  grands  yeux. 

LAURENCE. 

Je  devine...  M.  de  Marny,  sans  doute,  qui,  attiré 
par  le  bruit... 

AMAURY,  so  iPlournaiit  encore  avec  effroi. 

Oh!  tu  me  défendras,  n'est-ce  pas?  Tu  la  chas- 
seras... 

LA  URENCE. 

Lli  !  qui  fa  dit  que  celte  personne  te  voulait  du 
mal?...  Pourquoi  être  toujours  craintif  et  déliant 
comme  cela?...  toi  si  bon!...  si  malheureux!..." 
mon  pauvre  Amaury...  Il  faudrait  avoir  le  neur 
bien  dur  pour  éprouver,  en  te  voyant,  un  autre 
sentiment  que  celui  de  la  pitié!  (.Vmanry  s'approche 
du  liane  à  panche,  et  fait  signe  à  Laurence  de  venir  s'y 
asseoir.)  Ah!  tu  veux  que  je  reste  là...  (ICIle  va  s'y 
placer  et  travaille.)  comme  ton  gardien...  ton  défen- 
seur... Sois  tianipiille,  va...  Laurence  ne  t'aban- 
donnera jamais...  ellr  l'a  juri'  à  ta  mère. 

A  M  V  I  11  \ . 
.Ma  mère  !.. 

LA  un  KXCE. 

Comme  il  n'fléchit  ;  voilà  la  preaiiere  fl1i^  que  cû 
mot  le  frappe  aiiisi. 


\-2h 


1,1.    MAHOl  IS    l»K    l'(JMANGI-:S. 


J'uiine  mieux  Jacques.  (KliMulaiil  le  hns,  comme 
pour  saisir  i|tiel(]u' III),  cii  rofrirMint  t.iiiii.iir>i  Liiiroiu'i".  ) 
\  ieiis,  Jacques,  viens. 

l.AL  REMI. 

Jacques  n'y  est  pas,  Ainaury...  Il  est  venu  eu 
matin  pour  te  voir...  tu  nVtais  pus  descendu... 
Maiiiiriiaut  il  est  ;i  riVoie...  taiitut,  il  viendra. 

\M.\l   K  V. 

L'école...  Jacques...  L'école?...  au  lieu  de  sa- 
niiiser  avec  moi...  (Il  fait  le  lotir  du  IhéAtre,  rencoiilrn 
sur  sou  passagft  une  iietile  branelit-  d'arbrisseau;  puis, 
venant  s'asseoir  prés  du  banc  où  est  Laurence,  il  regarde 
attenlivemcnt  chaiiuc  feuille.  ) 

I.AL  IIENCE. 

A  l'attention  et  au  sérieux  qu'il  met  à  examiner 
ces  feuilles,  ne  dirait-on  pas  d'un  botaniste!... 
Qu'on  place  donc  à  coté  de  cette  figure  noble  et 
mélancolique  celle  de  mon  cousin  Fuscien,  et  qu'on 
demande  après  quel  est  celui  des  deux  dont  la 
raison  est  absente?...  Pauvre  cousin!  11  croit  nu; 
dire  une  méchanceté  bien  piquante  en  m'appehint 
»  la  femme  au  fou,  »  comme  l(!s  paysans  des  envi- 
rons... Ce  nom  me  fait  plaisir,  au  contraire...  il 
me  rappelle  la  joie  de  ma  bienfaitrice,  quand  j'ai 
consenti  à  la  remplacer  auprès  de  son  fils...  Et  puis 
on  dirait  qu'Amaury  apris  à  tâche  de  me  venger... 
lui,  qui  fuit  tout  le  monde,  n'éprouve  aucune 
crainte  devant  Fuscien...  c'est,  au  contraire,  le 
pauvre  cousin  qui  tremble,  c'est  Amaury  qui  le 
domine...  Il  n'en  est  pas  de  même  avec  M.  de 
Marny;  sa  vue  produit  toujours  un  effet  pénible 
sur  lui.  Je  ne  comprends  pas  vraiment  pourquoi  !... 
Il  est  si  bien,  .M.  de  Marny,  ses  manières  sont  si 
distinguées...  sa  physionomie  si  bienveillante!... 
Ah!  c'est  que  cette  bienveillance  est  dans  le  fond 
de  son  ilme...  j'en  suis  sûre...  Quelle  bonté  à  lui, 
si  aimable,  si  répandu  dans  le  monde,  de  tenir 
ainsi  compagnie  à  une  pauvre  femme  qui  ne  con- 
naît rien,  qui  ni;  voit  personne,  et  dont,  par  con- 
séquent, la  conversation  doit  être  bien  sotte  et  bien 
maussade.  Je  nesaispourc[uoi  j'ai  été  si  longtemps 
à  m'en  apercevoir;  mais  on  est  très-mal  ici...  tout 
est  triste,  incommode...  C'est  bien  à  M.  de  Marny, 
'«|ui  a  si  bon  goût,  qui  est  habitué  au  luxe,  de  par- 
tager la  gêne  qu'on  m'impose...  Quelquefois,  je 
meurs  d'envie  de  tout  changer,  de  tout  boulever- 
ser... mais  cette  pauvre  tante,  elle  serait  capable 
d'en  faire  une  maladie...  Elle  est  si  heureuse  de  me 
rendre  ce  qu'elle  me  coûte  en  économies,  et  de  me 
faire  souffrir  mille  privations  pour  s'acquitter... 
Qu'importe!...  puisque  cela  ne  fait  jias  fuir  les 
gens...  C'est  singulier  comme  les  journées  me  pa- 
raissent courtes,  quand  il  est  au  château  !  je  n'ai 
pas  pu  m'empécherde  le  lui  dire  ..  J'ai  eu  tort,  car 
il  y  reste  bien  plus  longtemps  depuis  mon  indis- 
crétion... Il  s'y  criiii  olili'jc''...  .|r  ne  lui  dirai  plus 
/le  ces  ehnses-l:»... 


A  M  \  L  KV,    il  ih:iiiti'. 

Quand  la  f^'rand'.Margot 

Vous  ])rend  son  sabot , 

11  no  lait  pas  bon 

Tirer  son  jupon. 

I.  \i  nKNCi:. 
Ah!  mon  Dieu!...  <|u'est-ce   que  c'est  dmic  (pie 
cette  chanson-là,  Amaury!  fx  qui  te  l'a  appris..' 

AMAURY. 

Jacques  ! 

LAURENCE. 

Jac([ucs!...  Il  paraît  qu'il  en  sait  de  belles. 

A  M  A  L  R  Y. 

Oii!  oui. 

LAURENCE. 

Ili'las!  il  est  donc  vrai,  il  ne  peut  plus  avoir 
d'autre  instituteur  que  Jacques!...  Cet  Amaury, 
autrefois  si  aimable,  si  instruit,  si  plein  d'intel- 
ligence, perdu!  perdu  pour  toujours!...  Quel  mal- 
heur!... Cependant,  depuis  quelque  temps,  il  me 
prête  hien  plus  d'attention;  quelquefois,  il  parait 
presque  me  comprendre...  Ces  paroles  et  cet  air, 
retenus  par  lui  pour  la  première  fois,  sont  un  pro- 
grès... Amaury,  écoute-moi.  (Amaury  se  lève  vivi^- 
meut  et  vient  se  placer  devant  elle.)  Tu  aimes  donc  les 
chansons  de  Jacques"? 

A  M  A  U  R  Y. 

Les  chansons'? 

LAURENCE. 

Tu  les  trouves  jolies,  n'est-ce  pas? 

AMAURY. 

De  Jacques? 

LAURENCE. 

Oui,  les  chansons  de  Jacques.  Eh  bien!  il  y  en 
a  d'autres  qui  le  sont  encore  beaucoup  plus. 

AMAURY. 

Jl  y  en  a? 

LAURENCE. 

Mais  sans  doute...  et  il  ne  tiendrait  qu'à  toi  de 
les  connaître  toutes...  Il  ne  s'agirait,  pour  cela,  que 
de  lire...  comme  nous  avons  fait  ensemble  hier; 
mais  cette  fois,  il  faudrait  être  bien  attentif  et  bien 
retenir  ce  que  tu  lirais...  Veux-tu? 

A^IAURY. 

Les  chansons...  Jaccpies...  Laurence? 

LAI  RENTE. 

i:ii  bien? 

A  M  A  t  R  Y. 

Laurence,  Laurence!  (En  disant  ces  mots,  sa  voix 
s'affaiblit,  on  n'entend  plus  le  son,  mais  ses  lèvres  re- 
muent encore,  et  il  finit  par  rester  immobile,  les  bras 
pondants,  en  contemplation  devant  elle.) 

LAURENC::. 

Oui,  c'est  moi,  Laurence,  ton  amie,  qui  te  parle... 
Iléponds-moi  donc,  Amaury,  veux-tu? 
A  M  A  u  K  Y,  continuant  à  rester  immobile  en  la  regardant; 

le  nom  de   Laurence  seul  s'échappe  encnre  de  ti>mps  en 
temps  de  sa  lumch'^. 

Lauifnce,  Laurence! 


ACTE  l' m;  M  11:11. 


125 


I.  A  r  li  K  \  0 1;. 
Allons,  lo  voilà  rctoniixjl...  mes  paroles  ne  sont 
])liis  pour  ses  oi'eilles  qu'un  bruit  qui  n'a  ])as  de 
sens...  Comme  il  me  regarde!...  11  y  a  pourtant 
quelque  chose  dans  ces  yeux-là...  Je  suis  folle, 
sans  doute,  mais  je  ne  puis  m'cmpôclier  d'y  retrou- 
ver toujours  le  sentiment  qui  a  été  si  fatal  au 
pauvre  Amaury...  Oui,  ce  n'est  qu'avec  moi  qu'ils 
ont  cette  expression  de  tendresse  et  de  bonté ,  ce 
n'est  pas  ainsi  qu'ils  se  portent  sur  ma  tante  ou 
sur  mon  cousin,  oh!  non... 

AM  AtllV. 

Laurence...  l)onne...  belle...  la  voir...  toujours... 
l'entendre...  encore. ..encore...  (Montrant  ses  oreilles.) 
là!...  (Montrant  son  cœur.)  là!... 

LAURENCE. 

Oh  !  mon  Dieu!...  je  ne  me  trompe  donc  pas... 
11  se  souvient...  il  m'aime...  Ah!  si  cela  était  pos- 
sible! si  je  pouvais  y  croire...  je  serais  trop  heu- 
reuse. (Se  levant  et  lui  prenant  la  main.)  Amaury,  tu 
sais  donc  qu'il  n'est  qu'une  personne  au  monde 
qui  veille  à  tes  besoins,  qui  désire  ton  bonheur, 
qui  ait  de  l'affection  pour  toi?...  Oh!  dis  que  tu 
m'entends...  dis  que  tu  me  comprends. 
A  M  A  l' Il  Y ,  sortant  de  sa  rêverie. 

Un  livre...  des  chansons...  Laurence!  (Il  se  dirige 
vers  le  pavillon.) 

L  A  i;  R  E  N  C  E. 

V.hl  bien...  où  vas-tu  donc? 

AMAURY. 

Quand  la  grand'Marf,'ot 
Vous  prend  son  sabot,  etc. 

(Il  disparait.) 

SCÈNE  IX. 

LAIJUKNCE,    puis  GUSTAVi;. 

LAURENCE. 

Ah  !  je  m'('tais  flattée  trop  tôt...  toujours  la  même 
chose...  rien  encore,  rien...  (Elle  reste  pensive.) 

GUSTAVE,   entr'ouvrant  la  petite  porte  pratiquée 
dans  la  haie. 

Le  niarcjuis  n'est  plus  là... 

LAURENCE,  se  retournant. 

Ah!  monsieur  de  Marny!  (Allant  à  lui.)  N'entrez 
pas  ici,  monsieur,  je  vous  en  prie...  c'est  le  jardin 
d'Amaury;  s'il  y  voyait  un  étranpier,  peut-être  ne 
voudrait-il  plus  y  revenir;  et  ce  serait  une  grande 
privation  pour  lui. 

<;r  s  TA  \  E. 

Je  m'en  vais,  madame,  je  m'en  vais...  (A  part.)  11 
faut  pourtant  qu(;  je  m'explique  enfin...  (liant.) 
Permettez-moi  seulement  d'excuser  mon  indiscré- 
tion par  votre  nianr|ue  de  parole. 

LAURENCE. 

\li  !  pardon,  c'est  vrai...  Oui,  je  devais  vous  ao 

i()nipa'.;iiiM'  chez  cette  pauvre  fcninn'  pour  laquelle 

l'iiacniii'  (le   vos  visites  est    un   iKiiiveau    bienfait. 

\  part.)  (l'est  sin^iiliiT...  lui'-- .1' \ni;iiir\  ,  j''  J'aMii- 

'   II',  à  fait  oulilii'. 


(;USTAV  E. 

Ne  vous  voyant  pas  paraître  à  l'heure  fixée  pour 
le  départ,  je  vous  ai  cherchée,  madame...  je  vous 
ai  demandée  partout...  Si  j'avais  su  qui;!  devoir 
vous  retenait  ici... 

L  A  U  R  E  \  C  E,  souriant  avce  doute. 

Vous  auriez  attendu  sans  impatience...  et  sans 
trop  de  mauvaise  humeur? 

(.  LSTAVE. 

Certainement,  madame. 

LAURENCE. 

Vous  n'êtes  donc  pas  disposé  à  vous  mo(iuer  de 
moi,  vous?...  et  à  penser  comme  les  gens  du 
monde?  (Mouvement  de  Gustave.)  Oh!  je  sais  ce 
qu'ils  disent...  on  ine  l'a  rapporté...  charitable- 
ment, et  je  ne  leur  en  veux  pas. 

r.UST  AVE. 

J'ignore... 

LAURENCE. 

Ils  disent...  que  si  je  me  plais  dans  la  situation 
oîijeme  trouve,  c'est  qu'apparemment  il  y  a  entre 
moi...  et  mon  mari  conformité  de  goûts,  d'esprit 
et  de  caractère. 

GUSTAVE. 

Ah!  quelle  impertinente  plaisanterie! 

LA  URENCE. 

Je  vous  dis  que  je  ne  leur  en  veux  pas...  ils  ne 
connaissentde  moi  que  mon  mariage...  Vous-même, 
convenez-en,  c'est  sous  l'impression  de  ces  idées 

que  vous  èt(!s  arrivé  ici. 

(;USTAVE. 

Vous  pourriez  croire... 

LAURENCE. 

Eh!  qu'importe,  monsieur,  puisque,  à  tort  ou  à 
raison,  je  m'imagine  qu'elle  commence  un  peu  à 
s'effacer. 

GUSTAVE. 

A  s'effacer!...  Mais  à  supposer  que  j'eusse  été 
assez  faible  pour  asseoir  mon  opinion  sur  les  vains 
propos  du  monde,  votre  seule  vue  n'aurait-elle  pas 
suffi  pour  la  changer  en  une  minute?  Y  a-t-il  be- 
soin de  vous  voir  longtenqis  pour  savoir  tout  ce 
qu'il  y  a  de  grand  dans  votre  cœur?...  La  vie  que 
vous  menez  ne  trahit-elle  pas  votre  caractère?  Non, 
non,  madame,  il  ne  faut  que  vous  apercevoir  pour 
comprendre  ce  que  vous  valez...  Quand  je  regarde 
tant  de  femmes  qui  se  sont  mariées,  sans  dot, 
à  des  hommes  pleins  d'esprit,  généreux,  qui  les 
comblent  de  soins  et  de  prévenances,  et,  qu'en  re- 
tour, elles  trompent  et  rendent  ridicules  à  la  jour- 
née... (|uaiid  je  les  regarde  et  que  je  vous  vois, 
vous,  si  belle,  à  vingt  ans,  avec  cent  cintiuante 
mille  livres  de  rentes,  vivre  à  la  campagne,  loin 
de  tous  les  plaisirs,  loin  du  monde,  où  vous  seriez 
si  brillante...  pour  soigner  un  pauvre  jeune  homme, 
(|ui  ne  sait  même  pas  ce  que  vous  faites  pour  lui... 
(pii  ne  peut  juger  de  l'i-tendue  du  sacritice...  AU! 
je.  sens  là  que  viuis  (Mes  une  nobbî  feiinne  ''t  qu'on 
ne  p(>iit  vous  contempler  sans  a<loration. 


120 


I.K    MAIiOL  IS   1)K    l'OMAXGES. 


I.Al  llh.\(:K. 

lili!  bien,  vous  tr^tcs  pas  plus  raisoiiiialili'  i|iif 
l(îs  autii's. 

(; i  sr  \  V  li. 
Oue  voulez-vous  dire,  madame? 

(Jueje  110  mérite  pas  plus  leurs  inotiuerics  que 
vos  aduiiratioiis;  avez-vousdoiic  oublié  pouniuoi  le 
|)auvrc  Amaiiry  est  dans  cet  état'.'  Mais,  mou  Dieu, 
ma  conduite  est  toute  simple;  et  devriez-vous  vous 
«•Il  étouucr,  vous,  monsieur,  qui,  sans  le  connaî- 
u-e,  avez  fait  pour  lui  mille  fois  davantage?  car 
vous  avez  exposé  votre  vie  pour  sauver  la  sienne. 

01  STA  V  K. 

Lt  qu'est-ce  que  cela,  madame,  auprès  d'un  dé- 
vouement de  tous  les  jours...  et  tous  les  jours,  sans 
fruit  comme  sans  récompense? 

LAI  IIKNCE. 

Sans  récom])ense!  oli!  si,  si...  il  en  est  une,  et 
(|ui  ne  peut  me  manquer,  puisque  déjà  je  l'ai  ob- 
tenue... et  quand  ce  no  serait  que  ce  que  vous 
venez  de  me  dire... 

(lUSTAVE. 

Abl  mes  paroles  vous  peignent  bien  mal  ce  que 
j'ai  éprouvé,  à  l'instant  où  j'ai  mis  le  pied  dans  ce 
château...  Vous  m'êtes  apparue  comme  un  ange 
sauveur...  oui,  madame,  depuis  longtempsjc  souf- 
frais; tout  me  déplaisait,  m'était  odieux,  et,  pour 
me  guérir,  j'allais  me  tuer...  vous  m'avez  sauvé  la 
vie... 

1.  A  1 1!  E  \  c  E. 

AU!  monsieur,  savez-vous que  c'était  bien  mal... 
à  voire  âge...  de  semblables  idées... 

r.lj  STAVE. 

Oui,  j'en  conviens;  et  cependant,  j'ai  bien  ])eiir 
qu'elles  ne  me  reprennent. 

I.  A  u  K  E  N  c  E. 

Comment? 

GUSTAVE. 

Sans  doute...  lorsque  je  vais  me  retrouver  seul... 
loin  de  vous... 

I.  A  u  u  E  N  c  E. 

\ous  allez  donc  partir,  nous  ciuittcr  bientôt? 

GUSTAVE. 

Des  affaires...  des  devoirs...  que  sais-je?...  vont 
m'y  obliger...  on  s'appartient  si  peu. 

LAURENCE. 

Oh!  mais...  quand  vous  vous  ennuierez  trop... 
quand  votre  courage  commencera  à  faiblir...  vous 
reviendrez. 

G  USTAV  E. 

Uevenir,  l'hiver?.,,  alors  que  tout  le  monde  fuit 
la  campagne,  m'yj'endre  seul  et  ])rès  dv.  vousl 

LAUIIENCE. 

l'ourtiuoi  pas? 

GUSTAVE. 

Alil  madame...  savez-vous  qu'il  me  faut  bien  de 
la  vertu...  pour  vous  répondre  avtx;  sincérité?  Vous 
ne  songez  donc  pas  à  tout  ce  qu'on  pourrait  diir 
lie  mon  séjour  prolongé  dans  ce  château? 


LAUIIENCK. 

Ainsi  je  vais  rester  .seule  jusqu'au  printemps 
prochain?...  et  nous  ne  sonnnes  encore  qu'à  l'au- 
tomne! 

G  u  s  T  A  V  E. 

Ah!  il  y  aurait  un  moyen  bien  plus  simple  de 
tout  concilier...  ce  serait  de  quitter  Pontangcs. 

LAURENCE. 

(hiilter  Pontanges!...  le  conduire  à  Paris...  lui! 
pauvre  Amaury  I... 

GUSTAVE. 

Sans  doute...  Croyez-vous  donc  ([u'il  n'y  serait 
pas  aussi  bien  qu'ailleurs? 

LAURENCE. 

Oh!  non,  non,  monsieur...  Amaury  est  né  dans 
ce  pays...  il  y  est  aimé...  on  l'y  respecte,  malgré  sa 
démence...  il  faut  qu'il  y  reste...  A  Paris,  que  ne 
dirait-on  pas  de  lui!...  quelles  railleries  sur  son  in- 
fortune!... Non,  c'est  impossible...  cela  me  ferait 
trop  de  peine...  je  serais  trop  malheureuse. 

GUSTAVE. 

Oui,  s'il  demeurait  dans  votre  hôtel,  où  chacun 
pourrait  le  voir...  mais  en  le  plaçant  dans  une 
maison  de  santé  !... 

LAURENCE. 

Moi,  je  l'abandonnerais!  quand  je  suis  la  cause 
involontaire  de  son  malheur  ;  je  le  confierais  à  des 
iiuiiiïércnts  qui  ne  s'occuperaient  pas  de  lui  ou  qui 
le  maltraiteraient  peut-être!...  Oh!  non,  il  faut  que 
ce  soit  moi,  en  qui  il  a  confiance,  et  qui  ai  de 
l'empire  sur  lui,  parce  que  je  l'aime...  oui,  mon- 
sieur, vous  ne  le  saviez  peut-ôtrc  pas?...  Vous  vous 
imaginiez  que  je  le  soignais  par  devoir...  que  je 
m'iitais  imposé  un  sacrifice...  Non,  je  l'aime,  oh  ! 
du  fond  du  cœur!  mais  cela  ne  serait  pas,  que  je 
me  dévouerais  à  lui  comme  à  un  pauvre  infortuné 
qui  m'a  été  confié  par  sa  mère  et  qui  ne  peut  se 
passer  de  mon  secours. 

GUSTAVE. 

Vous  vous  le  figurez! 

LAURENCE. 

Oh  !  rien  n'est  plus  vrai...  11  y  a  ([uelquc  temps, 
j'étais  malade,  et  je  ne  pouvais  jn-ésider  à  ses 
repas,  assister  à  sa  promenade...  l£h  bien!  il  n'a 
pas  voulu  sortir,  il  n'a  voulu  rien  prendre...  et 
cela  pendant  deux  jours  entiers,  monsieur...  de 
sorte  que  si  je  ne  m'étais  pas  rétablie,  il  serait 
peut-être  mort!...  Vous  voyez  bien  que  je  ne  puis 
le  quitter,  et  qu'il  était  mal  à  vous  de  me  le  con- 
seiller. 

Gl  STAV  E. 

Pardon,  madame,  de  vous  avoir  affligée.  Il  ne 
m'appartient  pas  de  chercher  à  balancer  l'intérêt 
bien  naturel  que  vous  inspire  lui  époux...  je  me 
reproche  même  déjà  de  vous  avoir  dérobé  quel- 
ques-uns des  instants  que  vous  lui  auriez  sans 
doute  consacrés...  Je  souhaite  seulement  que, 
(|uelque  jour,  dans  un  accès  de  colère,  il  ne  vo;)s 
récompense  pas  bien  mal... 


ACTK   I'HEMll-:n. 


127 


I.  A  i  n  K  \  C  K. 

Lui!...  oli  !  non,  monsioiir  do  Marnj-,  je  nn  le 
crains  pas...  il  n'est  pas  fou  comme  un  autre...  un 
grand  ciia^n-in  a  |>aralysé  sa  tète,  et  sa  pensée  s'est 
arrêtée...  voilà  toutl...  D'ailleurs,  j"ai  été  élevée 
avec  lui...  il  m'aimait  tant...  il  m'aime  toujuurs, 
j'en  suis  sûre,  et  je  n'ai  rien  à  redouter  de  lui. 

c,  l  STA  VE. 

Fort  bien,  madame,  me  voilà  complètement 
rassuré...  Ainsi  vous  êtes  bien  décidée  à  ne  jamais 
quitter  ce  château? 

L  A  i  n  E  >j  c  E. 

OIi!  jamais,  monsieur. 

r.V  STA  VE. 

Alors,  je  le  vois,  il  ne  me  reste  plus  qu'à  accom- 
])lir  mon  sacritice. 

LAl]^E^CE, 
Que  voulez-vous  dire? 

GUSTAVE. 

Depuis  longtemps  ma  famille  me  presse  d'ac- 
cepter un  emploi  dans  la  diplomatie...  Avant  huit 
jours,  je  partirai  pour  l'Espagne. 

LAURENCE. 

Abandonner  votre  pays?  vos  amis? 

GUSTAVE. 

Jusqu'à  présent  j'avais  toujours  refusé...  je 
voulais  refuser  encore;  car  Dieu  m'est  témoin 
qu'aucune  idée  d'ambition  ou  de  fortune  n'aurait 
pu  me  décider  ;  mais  que  m'importe  la  France, 
qu'est-ce  que  Paris  pour  moi?  Qu'y  trouverais-je 
de  plus  qu'ailleurs  s'il  m'est  défendu  de  vous  voir? 

LAURENCE. 

Mais... 

G  U  s  T  A  V  E. 

Vous  savez  trop  que  lorsqu'il  s'agira  de  mou 
bonheur  ou  de  votre  réputation,  je  ne  halaucerai 
pas, 

L  A  L  p.  E  N  G  E. 

Ma  réputation... 

GUSTAVE. 

Ne  vous   l'ai-je    i)as    déjà   dit?...  Qui  pourrait 


lu  fond  d'une  campagne, 
à  la  vie  et  aux  ])hiisirs 
n'est    un    sentiment...    qm 


un 
du 
la 


retenir  l'hiver 
homme  hai)itu 
monde...  si  c 
médisance... 

LA  II  El  ENCI'. 

On  supposerait... 

GUSTAVE. 

Eh!  madame,  que  ne  supposc-t-on  pas!  Oui, 
malgré  la  réserve  que  je  me  suis  toujours  imposée, 
malgré  tout  mon  respect,  jamais  on  ne  voudra 
croire  que  je  ne  veux  rien...  que  je  n'espère  rien... 
«t  que  je  ne  demande  qu'à  vous  voir,  à  vous 
entendre,  à  vous  admirer. 

LAI    RENCE. 

Oh  !  monsieur. 

Gl  STA  vi;. 

Vous  voyez  bien,  niadauic,  Miiis-inruir  in'  le 
croyez  pas...  et  peut-être  avez-vous  raison.  Mmi- 
venioni  ilf  l.niirenfc)  (;ar,je  le  sens,  le  dé'sesixiir  (pii 


me  saisit  à  l'idée  que  je  puis  m'éloigner  sans  que 
vous  on  éprouviez  aucun  regret,  sans  que  vous 
fassiez  rien  pour  me  retenir,  la  jalousie  qui  me 
déchire  le  cœur,  l'envie  que  j'éprouve  contre  un 
pauvre  insensé...  qu'est-ce  donc,  si  ce  n'est  pas 
l'amour  le  plus  violent,  la  passion  la  plus  pro- 
fonde... que  jamais  un  cœur  ait  pu  ressentir?... 

LAI  n  EN  CE. 

M.  de  Marny!...  mais  non,  c'est  impossible... 
Oh!  dites  que  cela  n'est  pas,  et  quelles  que 
puissent  être  les  médisances  du  monde...  eh 
bien!  je  vous  prierai  de  ne  pas  m'abandonner... 
de  rester  ici,  près  de  moi...  Oh!  dites...  et  je  le 
pourrai  ;  car  alors  ma  conscience  ne  me  reprochera 
rien. 

GU  STAVE. 

La  mienne  me  reprocherait  un  mensonge... 
Adieu,  madame.  (Il  sort.) 

SCkNF,   X. 
LAURENCE,  puis  .JACQUES. 

LAURENCE,    qui   est  restée  immobile. 

Ah!  je  ne  sais  ce  qui  se  passe  en  moi!...  ni 
de  quels  sentiments  me  remplissent  les  paroles 
que  je  viens  d'entendre...  Moi,  si  heureuse,  si 
confiante  auprès  de  lui;  qui  comptais  sur  son 
amitié!...  Il  me  trompait!...  Il  mentait  quand  il 
avait  l'air  de  me  plaindre...  Et  quand  il  me  louait, 
c'était  un  piège!.,.  Eh  bien!  tant  mieux  qu'il  ait 
parlé,  qu'il  se  soit  fait  connaître...  Qu'aurais-je 
gagné  à  son  silence?  Tôt  ou  tard  il  aurait  bien 
fallu  qu'il  partît,  et  j'en  aurais  éprouvé...  oh  ! 
oui,  beaucoup  de  peine.  Maintenant...  il  peut  s'en 
aller...  me  laisser  seule  avec  Amaury...  cela  ne  me 
fera  plus  rien  du  tout...  .l'en  serai  bien  aise,  au 
contraire...  D'ailleurs,  n'en  avais-je  pas  l'habi- 
tude?... Eh  bien  !  je  la  reprendrai. 
.1  \CQUES,  accourant. 

Madame!  madame!... 

LAURENCE. 

Ah!  c'est  toi,  mon  petit  Jacques...  que  me 
veux-tu?...  Est-ce  Amaury  qui  m'appelle...  qui  a 
besoin  de  moi?... 

JACQU  ES. 

Amaury...  Oii!  non,  madame...  Il  ('tudie  dans  ce 
moment,  à  ce  ([u'il  dit. 

L  \l  RENEE. 

Lui!... 

JAC.  (.1  I  ES. 

Oui,  madame...  Il  a  pris  uni;  grosse  Bible,  el  il 
fait  aller  ses  yeux  dessus,  comme  ça.,,  en  chan- 
tant tout  plein  de  drôles  de  paroles  qui  n'y  sont 
pas...  Il  pii'teiid  (jue  ça  vous  fera  bien  plaisir. 

LA  IREXCE. 

Pauvre   \mauiy  ! 

.1    \(    cil     I    s. 

Oli!  niais  c'est  (|iril  n'a  pas  voulu  seuliMiieiil 
me  regarder,  el  coiiinie  je  i-etnuriiai'-  eliez  nous... 
!M.  de  Mariiy  m'a  appeli'... 


128 


|,K    M\H()l   IS    l)K    lM)\T.\\(iF.S. 


l.M  l\  K\(.  I  . 

Alil  c'est  M.  de  Marny  qui  f«>nv«i(!?... 

J  ACOtKS. 

Vous  api>ortpr  un  moiccaii  do  papier  qu'il  a 
d.VIiir.'  d-uu  pi-lit  livre,  après  avoir  .Vrit  dissus. 

I.  \I  IlENCK. 

nonne  donc. 

j  A  r.  0 1' i;  s. 

Attende/,  madame,  je  crois  que  je  l'ai  inis  dans 
la  porlie  de  mon  pilet.  (Il  relève  sa  blouse.)  Oui,  le 
voilà!  (H  présente  le  papier  ;i  Laurence,  qui  va  lo 
lirendre.) 

scÎ':nr  XI. 

I.Al  Ur.NCr.,  JACQUES,  A  M  AU  n  Y,  arrivant 
■i  ,..is  .l.>  lo.ip  .lenière  eux,  et  arrarliant  vivement  le 
papier  des  mains  de  Jacques. 


Ah! 

Une  chanson  1 


i.Arni:NCE,   surprise 

A  M  \  t  U  V . 


JACQIES. 

Tiens!...  Aniaury,  dis  donc,  ça  n'est  pas  pour 
loi...  c'est  pour  ta  femme. 

AMAIRV. 

F.t  si  )e  veux  que  ce  soit  p'ur  moi"? 

JACQUES,  frappant   du   pied. 
l-,h  bien!  non,  li!...   ne  fais  pas  de   h.Miscs... 
rends-moi  ce  papier,  que  je  fasse  ma  coniniission. 
i.Ai;iii:NCE. 
Amaury,  je  fcn  prie. 

JACQUES. 

Oii!  il  ne  nous  le  rendra  pas,  allez. 

LAURENCE. 

.\maury. 

JVCQUES. 

11  est  têtu  que  ça  fait  trembler...  Kt  si   vous 
voulez  savoir  ce  qu'il  y  a  là-dessus,  vous  aurez 
plus  titt  fait  d'aller  le  demander  à  M.  de  Marny. 
A  M  \unY. 

^!arny! 

JACQUES. 

11  ne  doit  pas  être  encore  parti,  car  1(>  ciioval 
n'était  pas  au  cabriolet. 

I,  A  u  r.  E  N  c  E. 
Il  part  donc? 

JA  cou  ES. 

Dame  ! 

AMAUnv,    venant  prendre    Laiiiem-e  y.tr  le  luas. 

Laurence! 

j  \CQI  ES. 

Mais  d<}pècl)ez-vous...  car  vous  ne  le  trouveriez 
plus,  d'abord... 

AMAl  nv,  iliiTcliaut  Idiijnurs  :\  ratlirer  à  lui. 

Laurence... 
JACQUES,    lui   faisant  <piitler  le    liras    iln   sa    femme. 

lié  !    laisse  donc    nnulame   la   nru-quise.    jniis- 
fpi'elle  est  ]iress(''e... 


1.  \unENCE,  vivement. 
01)  !  il  faut  que  je  sacbe...  (S'arrùtant.)  Qu'allais-je    i 
faire!...  Non,  non...  je  ne  veux  plus  le  revoir...  je    i 
ne  veux  plus  l'entendre...  Qu'il  parte  et  <[u'il  ne 
revienne  jamais...  (Elle  rentre  dans  le  pavillon.) 
AM  A  unv,   courant  à  la  porte  qu'elle  a  fermée  sur  elle, 
chorclianl  à  l'ouvrir,  et  frappant  avec  colère. 
Laurence!...  Laurence!... 

SCÈNE  XII. 
AMAURY,  JACQUES. 

AMAURY. 
Elle   s'en    va...   (Regardant   le  papier  qu'il  a  pris.) 
et  je  ne  sais  pas  l'air.  Méchant  Jacques!  (Allant  à 
Ini,   et    lui    montrant    le   papier.)   Voyons...   chante 
moi  ça... 

j  A  c  Q  u  E  s. 
Est-il  droIe...  mais  ça  n'est  pas  une  chanson. 

AMAUn  Y. 

C'est  égal...  chante  toujours. 

JACQUES. 

Laisse-moi  donc  tranquille...  est-ce  que  je  sais 
lire  l'écriture?... 

AMAURY,   avec    menace. 

Ah  !  tu  ne  veux  pas?...  (Il  déchire  le  billet  acec 
ses  dents.) 

JACQUES. 

Bon!...  Il  arrange  joliment  les  lettres  de  sa 
femme...  Allons-nous  jouer? 

AMAURY,  d'un  air  sombre. 
Non. 

J  A  c  Q  u  E  S. 

Eh  bien  !  ça  m'est  égal...  mais  tu  n'es  pas 
gentil  aujourd'hui.  (Il  fait  un  demi -tour.)  Je  ne 
t'ap])rcndrai  plus  de  chansons...  Oh  !  les  jolies 
petites  neurs.  (Il  se  met  à  courir  çà  et  là  sur  le 
théâtre,  eu  cueillant  des  fleurs  dont  il  forme  un  petit 
bouquet.) 

AMAURY',  toujours  plus  sombre. 
Laurence...  partie!...  ne  plus  la  voir!...  Oh!... 
Jaccpies... 

J  ACQUES,  continuant  son  bouquet. 
Boudes-tu  toujours?  hein? 

AMAURY,  se  levant. 
Ah  !...  (Il  court  à  l'enfant,  le  saisit,  et  l'appoitc  en 
courant  sur  le  devant  de  la  scène.) 
J  ACQ  t  ES. 

Tu  veux  donc  bien  nous  amuser,  maiuionant? 
AMAURY,  avec  colère. 

Oui,  oui,  oui!!!  (Il  le  renverse,  et  lève  vivement 
un  petit  couteau  sur  lui;  l'enfant,  qui  croit  que  c'est 
pour  badiner,  le  regarde,  et  lui  met  eu  riant  son  bouquet 
sous  le  nez.) 

JACQUES. 

N'est-ce  pas  ((u'elles  sentent  bon?  (Le  bras 
d'Amanry  reste  suspendu  à  la  vue  de  cette  figine  qui 
lui  sourit  naïvement  :  l'émotion  le  gagne...  le  couteau 
tombe  de  ses  mains;  puis,  se  relevant  trmt  à  coup  par 
un  mouvement  lirusqiie,  il  s'éloigne.) 


ACTE  PREMIER. 


129 


JACQCES,  ramassant  le  couteau  et  allant  à  lui. 
Ainaury,  ton  couteau  que  tu  us  laissé  tomber  ; 
tiens  donc... 

AMAL'RY,  le  repoussant  de  la  main. 
Pas  de  couteau...  pas  de  couteau! 

JACQUES. 

Tu  ne  veux  plus  jouer  avec? 

A  M  A  l  R  Y. 

Non,  non... 

JACQUES. 

Tu  me  le  donnes?  (Amaury  fait  signe  que  oui.) 
Oiil  merci  !  merci,  Amaury...  Je  vais  le  faire  voir 
à  papa...  (Il  sort  en  sautant  de  joie.) 

AMAURY  va  rentrer;  il  s'arrête  en  face  de  la  faux 
laissée  par  Rémieux  contre  la  haie. 

Tiens...  qu'est-ce  que  c'est  que  ça? 

SCÈNE   XIII. 

LAURENCE,  AMAURY,  puis  FUSCIEN. 

[  LAURENCE,  pensive,  sortant  du  pavillon. 

Parti...  pour  ne  plus  revenir  peut-être...  Oui,  j'ai 
entendu  le  bruit  de  son  tilburj-  sur  le  pavé  de  la 
cour...  j'en  ai  vu  passer  l'ombre  sur  les  rideaux 
de  ma  fenêtre...  Tout  est  fini  et  rien  ne  m'empê- 
chera plus  de  vivre  tranquille  et  heureuse...  (Elle 
essuie  une  larme.)  auprès  d'Amaury...  Il  m'appelait, 
je  crois,  quand  je  suis  rentrée  dans  le  pavillon... 
(Elle  le  cherche  des  yeux.) 

FUSCIEN,  entrant. 
F.h  bien!  cousine,  vous  avez  donc  laissé  prendre 
,   sa  volée  à  votre  élégant  de  Paris?  Soyez  tranquille, 
;  je  le  remplacerai  très-bien...  et  s'il  ne  s'agit  que 
I   d'être  aimable...  de  vous  dire  des  douceurs... 

LAURENCE. 

j       Fuscien  ! 

[  FUSCIEN. 

I  Près  de  vous,  ça  n'est  pas  difficile,  vous  êtes  si 

I  jolie...  plus  jolie  encore  qu'à  mon  départ...  aussi, 

I  ma  parole  d"honneur,  je  suis  mille  fois  plusamou- 

i  reux. 

j  LAURENCE. 

!       Vous  oubliez... 

I  FUSCIEN. 

Votre  mari?...  Parbleu,  il  me  semble  que  c'est 

ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire.  (L'apercevant.)  Oh  ! 

là!  là!,.,  le  voilà...  Si  j'avais  su  qu'il  fût  ici,  par 

I   exemple...   (Amaury  a  pris  la  faux  et   l'examine.)  Eh 

!   bien!  quel  diable  d'instrument  est-ce  qu'il  a  été 

,   prendre  là?  Voyez  donc! 

I  LAURENCE. 

j       Oh!  mon  Dieu!  (Allant  à  son  mari.)  Donne-moi 
'  cela...  Je  t'en  prie.. 

AMAURY. 

Non. 

LAURENCE. 

Mon  cousin,  ôtez-lui  cette  faux,  il  va  se  blesser, 

F  USCIEN. 

Ail!    bien,    oui...    c'cst-à-dirc    il    va    nous 
blesser...  Les  fous,  pour  eux,  sont  adroits  comme 
III. 


des  singes...  mais  pour  les  autres...  C'est  qu'il  est 
capable  de  prendre  mes  jambes  pour  de  la 
luzerne. 

LAURENCE. 

Fuscien.,,.  au  nom  du  ciel! 

FUSCIEN. 

Permettez,  il  est  bien  plus  simple  de  gapner  au 
large...  Mais  venez  donc,  ma  cousine,  venez  donc... 
je  vous  jure  qu'il  ne  fait  pas  bon  ici...  (Voyant 
Amaury  s'approcher.) Ah!  au  secours!.,  au  secours!.. 
(11  sort  en  courant.) 

SCÈNE    XIV. 
LAURENCE,  AMAURY. 

LAI  RENCE. 

Allons,  il  me  laisse  seule  maintenant,  et  Amaurv 
qui  ne  veut  rien  entendre!...  Ah  !  je  n'ai  peur  que 
pour  lui.  (A  Amaury.)  Amaury,  vous  ne  me  recon- 
naissez donc  plus?...  Vous  voulez  donc  me  causer 
du  chagrin? 

AMAU  RY,  absorbé,  commençant  à  mettre  la  faux  en 
mouvement. 

Rémieux  fait  comme  ça,  je  l'ai  vu... 

LAURENCE. 

Mon  cher  Amaury,  arrête-toi,  je  t'en  conjure,  je 
t'aimerai  bien. 

AMAURY. 

Non,  non,  je  veux  travailler.  (Ici,  le  feuillage  de  la 
haie  est  légèrement  agité.) 

LAURENCE. 

Ah  !  quelqu'un...  Rémieux,  est-ce  vous?  Venez 
donc  vite...  il  a  pris  votre  faux,..  Quelle  impru- 
dence de  la  laisser  dans  le  jardin...  Rémieux, 
François,  Baptiste!..  Ah!  mon  Dieu,,,  personne,.. 
(A  Amaury.)  Allons,  soyez  raisonnable...  Amaury, 
tu  vas  te  faire  mal.,,  donne-moi  cette  faux.  (Elle 
veut  la  lui  prendre  :  Amaurj'  la  retire  vivement;  Lau- 
rence pousse  un  cri.)  Ah!  (Elle  tombe  sur  le  banc.) 

SCÈNE  XV. 
Les  Mêmes,  GUSTAVE,  puis  tout  le  monde.  — 
(Au  cri  de  Laurence,  la  petite  porte  de  la  haie  s'ouvre, 
vivement  poussée  par  Gustave.) 

LAURENCE,  avec  joie  et  étonnement. 
Gustave! 

GUSTAVE,  courant  à  elle. 
Laurence!...  Etes-vous  blessée,  madame? 

LAURENCE. 

Non,  non...  seulement  j'ai  eu  peur...  (Lui  mon- 
trant Amaury.)  Mais  au  nom  du  ciel...  ôtez-lui  .. 
ùtez-lui  !... 

AMAURV,  apercevant  Marny  et  quittant  sa  faoi. 
Ah!  encore  la  figure!  (Il  disparaît  épouvanté.) 
FUSCIEN,  suivi  do  plusieurs  domestiques  et  de 
madame  Ërmengard. 
Par  ici...  par  ici.,,  mes  amis.   (Tout   le   monde 
entoure  Laurence,) 

M  A  D  A  M  E    P.  R  M  F.  N  (i  A  R  D. 

Qu'est-il  donc  arrivé? 

17 


130 


LE   MARQUIS    DE   PONTANGES. 


LAURENCE. 

Ce  n'est  rien,  niu  Umtu...  (Bas  à  Gustave.)  Vous 
ici:...  Comment  se  fait-il?... 

et  STA  VH,  de  iu(me. 

Lu   remords,  ou    plutôt    un  presseiUiiiient  du 
fiel,  qui  a  voulu  que  je  pusse  vous  secourir. 

FUSCIEN. 

Il  vous  a  sans  doute  blessée? 

M  A I)  AME    E  II  M  E  N  C.  A  H  D. 

Qui  donc? 

LAURENCE,   vivonicut,  sc  Icvant. 
Mais  personne...  Je  ne  suis  pas  blessée!... 


GUSTAVE,  bas  à  L.nnrpnce. 

Je  vous  en  supplie,  écuutoz-inoi  :  vous  le  voytïz, 

vous  ne  pouvez  vous  exposer  plus  loufçtemps  aux 

fureurs  d'un  insensé...  Ah  !  dites-moi   ([ue   vous 

consentirez  enfin...  i"!  l'éloigner. 

LAU  n  KNCE,  avec  ilipnité. 

Jamais! 

(;i,STAVE,    saluant    froidement. 

Adieu,  madame!  (Laurence  lui  rend  son  s.ilut; 
étouneinent  de  Fuscien  et  de  madame  Ermengard.  — 
Ici,  la  figure  d'Amaury,  exprimant  un  mélange  ilc 
curiosité  et  d'effroi,  paraît  en  écartant  le  feuilhige  et 
complète   le  tableau.) 


ACTE    DEUXIEME. 

I.o  théàtro  représente  un  boudoir  fraîchement  décoré,  porte  donnant  sur  le  parc.  —  Cheminée,  feu  allumé, 
causeuse  auprès  du  feu.  —  De  l'autre  côté,  table  recouverte  d'un  tapis. 


SCÈNE  I. 

AMALUY,  JACQUES. 

A  M  A  u  R  y ,  entr'ouvraut  la  porte  du  fond. 
Lllc  n'y  est  pas...  (Il  s'avance  dans  l'appartement.) 

JACQUES,  passant  sa  tête  à  la  porte. 
Amaury,  qu'est-ce  que  tu  fais  donc?...  Il  ne  faut 
pas  entrer  ici...  c'est  la  chambre  de  madame  la 
marquise... 

AMAURY. 

AU!...  la  chambre  de  la  marquise..  Qu'est-ce 
que  c'est  ([uc  ça...  la  marquise?... 

JACQUES. 

Est-il  drôle!...  Mais  c'est  ta  femme  donc... 

AMAURY. 

Ail!  Laurence!... 

JACQUES. 

Oui. 

A  M  A  U  R  Y. 

Laurence...  Sa  chambre...  (Il  se  met  à  la  parcourir 
en  examinant  tout,  avec  une  curiosité  à  la  fois  d'enfant  et 
d'amant.) 

JACQUES. 

Allons-nous-en... 

AMAURY. 

Non,  non...  (U  continue  son  examen:  arrivé  devant 
un  portrait  de  Laurence ,  il  fait  quelques  pas  pour  se 
sauver.)  Ah  !...  quelqu'un... 

JACQUES. 

Ah  !  ah  !...  est-il  drôle!  il  a  peur  d'une  image. 

AMAURY,  revenant  après  avoir  regardé. 
Non!...   ce  n'est    pas  quehiu'un...   c'est  Lau- 
rence !...  (Il  reste  en  contemplation.) 

JACQUES. 

Allons...  le  voilà  qui  prend  le  portrait  de  sa 
femme  pour  sa  femme!...  (Allant  à  lui.)  Ali!  bien, 
c'est  des  bêtises...  eu  voilà  assez...  Si  on  nous 
trouve  ici,  on  nous  grondera... 


AMAURY. 

Non...  elle  n'a  pas  l'air  fâché  du  tout...  elle  ne 
nous  dit  pas  de  nous  en  aller... 

JACQUES. 

Bien...  il  veut  que  ça  parle,  maintenant...  Je 
suis  plus  petit  que  lui...  mais,  en  vérité,  il  est 
encore  plus  innocent  que  moi... 

MADAME   ERMENGARD,   eu   dehors. 

Dans  ton  boudoir?...  C'est  bien!... 

JACQUES. 

Pour  le  coup,  voilà  quelqu'un  ;  reste  si  tu  veux, 
moi,  je  m'en  sauve.  (U  sort.) 

SCÈNE  IL 

AMAURY,    toujours    devant    le    portrait, 
MADAME   ERMENGARD. 

MADAME    ERMENGARD. 

Eh   bien,   ma  nièce,  me  diras-tu?...  Tiens,  ce 
n'est  pas  elle...  c'est  lui!  Comment  est-il  ici?  Il 
faut  que  je  le  renvoie  dans   son  appartement. 
Monsieur  Amaury... 

AMAURY,   sans  se  retourner. 

Adieu,  Laurence,  adieu. 

MADAME   ERMENGARD. 

A  qui  parle-t-il  donc?  (Elle  se  retourne.) 

AMAURY. 

Jacques  ne  veut  pas  rester  ici,  mais  je  revien- 
drai bientôt...  près  de  toi...   toujours...  Adieu, 
adieu...  (Il  sort.) 

MADAME    ERMENGARD. 

Comment!  il  reviendra!...  Il  s'en  va,  en  atten- 
dant, c'est  Tessentiel  ;  mais  où  donc  est  ma  nièce? 

SCÈNE  IIL 
MADAME  KRMENGARD,  LAURENCE. 

LAURENCE,  entrant  pensive. 
Ah!  c'est  vous,  ma  tantç... 


ACTE   DEUXIÈME. 


131 


MADAME    ERMENGARD. 

Oui, c'est  moi...  qui,  au  milieu  des  changements 
et  bouleversements...  qu'on  exécute  par  tes  ordres, 
ne  peux  pas  trouver  depuis  deux  jours  un  moment 
pour  causer  avec  toi... 

LAIRENCE. 

Me  voici,  ma  bonne  tante... 

M  A  D  A  M  i:    E  R  SI  E  \  0  A  li  D. 

Certainement...  je  suis  ta  bonne  tante...  Mais 
i  dis-moi  donc  d'où  vient  toute  cette  peine  que  tu 
te  donnes?...  ces  achats  et  ces  embellissements... 
que  tu  fais  faire?..  Tu  n'as  pas  songé  à  ce  que  cela 
va  te  coûter  1...  Comme  si  nous  manquions  de 
quelque  chose...  Depuis  deux  mois  que  ce  M.  de 
Marny  nous  a  quittées  et  que  Fuscien,  pressé  par 
une  affaire,  a  fait  comme  lui...  nous  jouissions 
delà  tranquillité  la  plus  parfaite...  Amaury  même 
était  devenu  supportable...  quand  il  ne  se  mettait 
pas  à  chanter  dès  cinq  heures  du  matin...  Pas  du 
tout...  c'est  toi  qui  viens  mettre  tout  sens  dessus 
dessous  dans  le  château...  Voyons,  dis-moi,  doit-il 
nous  arriver  quelque  grand  personnage?...  ou  bien 
des  médecins  pour  ton  mari  dont  l'oncle  vient  de 
mourir...  et  qui  se  trouverait  pair  de  France...  s'il 
n'était  pas  imbécile... 

LAURENCE. 

Ma  tante... 

MADAME    ERMENGARD. 

Eh  bien!  quoi...  je  ne  t'apprends  rien  de  nou- 
veau... Il  faut  bien  appeler  les  choses  par  leur 
nom... 

[  LAURENCE. 

[  Vous  me  demandez  pourquoi  je  change  un  peu 
l'ordre  accoutumé  de  la  maison...  mon  Dieu!...  je 
n'en  sais  rien.  Depuis  quelque  temps,  je  ne  com- 
I  prends  plus  ce  que  j'éprouve...  Je  ne  peux  plus 
supporter  la  longueur  des  journées,  et  je  vois 
arriver  avec  effroi  le  moment  où  finiront  les  tra- 
vaux que  j'ai  commandés. 

MADAME    ERMENGARD. 

Avec  effroi!  Ah  bien,  par  exemple!... 

LAURENCE. 

j     Oui,  m:i  tante.  Que  ferai-jo  alors? 

I  MADAME    ERMENGARD. 

î  Mais  ce  <\u('.  tu  faisais  auparavant  !...  Et  tu  ne 
I t'ennuyais  jamais;  tu  n'avais  pas  besoin  pour  te 
distraire  de  tout  ce  bruit  et  de  tout  ce  tracas. 

I  LAURENCE. 

I  C'est  vrai  :  pourquoi  donc  ne  suis-je  plus  la 
I  m^ine?  Et  tenez,  ma  tante,  il  me  sembb;  toujours 
!  qu'un  grand  changement  va  s'opérer  dans  mon 
;  existence,  et  malgré  moi...  j'attends...  j'attends 
i  toujours...  .Mais  cela  tient  peut-être  h  la  saison  où 
nous  sommes...  L'hiver  est  si  triste... 

M  \  D  \  M  i;    ERMENGARD. 

Et  tu  lui  ressembles  un  peu...  Toujours  seule... 
ou  avec  Amaury,  ce  qui  est  la  même  chose... 
Quand,  pour  te  distraire,  tu  peux  avoir  la  con- 
versation de  ta  tante...  ou  celle  di-  M.  le  curé... 
Sais-tu  ce  qu'il  dit  de   tes  longues  séances  près 


d'Amaury?...  que  c'est  une  âme  que  tu  veux 
convertir  à  l'intelligence...  mais  moi  je  réponds 
qu'à  blanchir  la  tC-te  d'un  nègre... 

LAURENCE. 

Ma  tante...  si  c'est  mon  espérance,  pourquoi 
toujours  chercher  à  me  l'ùter?... 

MADAME    ERMENGARD. 

Garde-la...  mon  enfant,  garde-la...  tu  peux 
même  t'y  consacrer  tout  entière ,  si  c'est  ton 
plaisir...  cai-,  depuis  que  tu  t'occupes  du  ménage, 
je  ne  suis  plus  bonne  à  rien,  moi...  Je  reste  les 
bras  croisés  et  je  vis  à  tes  dépens... 

LAURENCE. 

A  quoi  allez-vous  penser  là,  bon  Dieu!... 

SIA'dAME    ERMENGARD. 

C'est  l'exacte  vérité;  et,  malgré  toute  mon 
amitié  pour  toi,  il  faudra  finir  par  te  quitter. 

LAURENCE. 

Ah  !  ne  me  parlez  pas  ainsi,  vous  me  faites  trop 
de  peine...  Tout  était  si  vieux,  si  incommode  dans 
ce  château,  j'ai  voulu  seulement...  qu'on  y 
trouvât...  ce  que  peut  procurer  la  plus  modeste 
fortune,  voilà  tout...  Et,  comme  le  printemps 
reviendra...  et  avec  lui...  quelques  personnes 
[leut-êtrc...  mon  cousin  Fuscien,  par  exemple... 

MADAME    ERMENGARD. 

Fuscien...  ce  serait  pour  Fuscien  que  tu  ferais 
toutes  ces  folies? 

SCÈNE  IV. 
Les  MÊMES,  JACQUES. 
JACQUES,    accourant. 
Madame...  madame... 

LAURENCE. 

Qu'est-ce  donc  ? 

JACQUES. 

Une  voiture  qui  vient  d'entrer  dans  l'avenue... 

LAURENCE,  très-émue. 
Une  voiture... 

JACQUES. 

Faudra-t-il  conduire  le  cheval  à  l'écurie? 

MADAME    ERMENGARD. 

Doucement...  doucement...  Il  faut  dabord  que 
je  sache... 

LAURENCE. 

Oh  !...  je  vais... 

MADAME    ERME  NGARD. 

iSon,  non...  ne  te  dérange  pas...  je  vais  voir  qui 
c'est...  Quelqu'un  au  milieu  de  l'hiver...  c'est  bien 
singulier.  (Elle  sort  avec  Jacqlies.) 

SCÈNE  V. 

LAURENCE,  seule,  s'appiiyaiit  sur  le  dossier  .l'un 
fauteuil. 
Ah  !  ma  tante  a  bim  fait  de  m'enipêcher  de 
sortir...  car  jamais  l'annonce  d'une  visite  ne  m'a 
émue  ainsi...  Mon  Dieu!  cela  est-il  possible?... 
Scrais-je  insensé(i  à  ce  point?...  Oui,  oui...  A 
peine   Jacques  est-il  accouru...  qu'il   m'a  semblé 


132 


LE  MARQUIS   DE  PONTANGES. 


([(ic  ce  trouble  que  j'éprouve...  que  cette  chose 
que  j'attends  toujours...  c'était  M.  de  Ma^ny!..• 
01l!  oui,  oui...  c'est  lui...  j'en  suis  sûre  mainte- 
nant... courons... 

SCÈNE   VI. 

LAURENCE,   FUSCIEN. 

FISCIEN,  l'arrêtant. 
On  ne  passe  pas. 

I.AIIIENCE,  stupéfaite. 
Fuscien!... 

F  L  s  c  I  E  \ . 
Lui-môme...  toujours  enclianté  quand  il  se 
retrouve  auprès  do  sa  jolie  cousine...  (Frissonnant.) 
Brrrrr...  Savoz-vous  qu'il  faut  vous  aimer...  pour 
venir  ici  par  un  pareil  temps!...  J'ai  cru  que  je 
gèlerais  en  route...  Les  pieds  et  les  oreilles  sur- 
tout... L'on  vous  avait  prévenue  de  mon  arrivée, 
n'est-ce  pas?...  C'est  pour  cela  que  vous  couriez  si 
vite  au-devant  de  moi  ?..  Ça  vous  fait  donc  plaisir 
de  me  revoir?... 

LAURENCE. 

Mon  cousin...  certainement... 

FUSCIEN. 

Eh  bien  !  c'est  cette  pensée  -  là  qui  m'a  fait 
revenir...  Oui,  mes  affaires  terminées,  je  me  suis 
dit  :  Ma  cousine  Laurence  s'ennuie  là -bas... 
allons-y...  ça  lui  fera  toujours  passer  quelques 
moments  agréables... 

LAURENCE,  à  part. 
Je  m'étais  trompée... 

FUSCIEN ,  continuant. 
J'ai  tout  quitté...   bals!...  concerts!...   specta- 
cles!... Ah!   dites   donc,   cousine...  ce  monsieur 
qui  était  ici,  en  automne,  en   même  temps   que 
moi... 

LAURENCE,  vivement. 
Eh  bien  ? 

FUSCIEN. 

Je  l'ai  vu  à  Paris... 

LAURENCE. 

Ah!... 

FUSCIEN. 

Oui...  à  l'Opéra... 

LAURENCE. 

A  l'Opéra?... 

FUSCIEN. 

Le  Dieu  et  la  Bayadère...    Il  était  avec  une 
dame...    Oh  !    mais    une   dame    fièrement  jolie, 
allez...  et  qui  lui  faisait  des  yeux... 
L  A I  R  E  N  c  E ,  à  elle-même. 

Et  l'on  m'avait  dit...  qu'il  était  souffrant... 
malade... 

FUSCIEN. 

Mais  je  ne  vous  ai  pas  demandé  des  nouvelles 
du  cousin...  ce  cher  Amaury!... Toujours  en  bonne 
santé,  n'est-ce  pas?.., 

LAURENCE. 

Je  vous  remercie... 


FUSCIEN. 

C'est  tout  simple...  comme  ça  ne  sait  rien  de 
rien...  ça  ne  sait  pas  môme  ôtre  malade...  Et  vous 
fait-il  encore  de  ces  aimables  surprises...  comme 
ce  jour  où,  avec  un  grand  diable  d'instrument,  il 
voulait  me  faucher  les  jambes?...  Depuis  ce  mo- 
ment-là, vous  le  tenez  enfermé,  j'espère... 

LAURENCE. 

Amaury...  enfermé...  lui  faire  de  la  peine... 
gêner  sa  liberté...  et  de  quel  droit,  je  vous  prie?... 

FUSCIEN. 

Eh!  mais...  du  droit  sacré  de  conservation. 

LAURENCE. 

Non,  non,  mon  cousin...  jamais  on  n'obtiendra 
cela  de  moi. 

FUSCIEN,  inquiet. 

Il  continue  donc  à  courir...  comme  la  tète  lui 
chante... 

LAURENCE. 

Oui,  mon  cousin... 

FUSCIEN,  à  part. 
Diable...  diable!... 

LAURENCE,  Continuant. 
Il  peut  avoir  des  caprices... 

FUSCIEN. 

Ah!  vous  appelez  ça  des  caprices...  mes 
jambes!... 

LAURENCE. 

Mais,  à  coup  sûr,  il  n'a  pas  de  méchanceté. 
FUSCIEN,  à  part. 

Vous  verrez  que  c'est  par  bienveillance... 
LAURENCE,  s'ani niant. 

D'ailleurs,  mon  cousin...  une  fois  pour  toutes... 
rappelez-vous  qu'il  est  le  maître  ici...  que  c'esl 
chez  lui  que  nous  sommes...  et  vous  m'obligerez 
de  n'en  parler  jamais  que  comme  d'un  être  que  je 
chéris,  que  je  respecte,  et  auquel  j'ai  consacré  ma 
vie... 

FUSCIEN. 

Il  vous  en  tiendra  un  joli  compte... 
LAURENCE,  avcc  émotion. 

Oui,  monsieur...  car  il  m'aime,  lui!...  Tout  mi 
le  dit  et  me  le  prouve...  je  n'en  saurais  douter... 
Il  m'aimera  toujours,  et  c'est  là  ce  qui  fait  toute 
ma  consolation.  (Elle  cache  sa  figure  avec  son  mou- 
choir.) 

F  U  s  C I E  N. 

Il  ne  faut  pas  vous  affliger  pour  cela...  ma  cou- 
sine... Je  ne  suis  pas  venu  à  Pontanges  pour  vouï 
faire  de  la  peine...  Dès  que  ça  vous  convient,  touli 
est  dit...  (A  part.)  Ce  qui  ne  m'empochera  pas  dJ 
prendre  mes  précautions...  Heureusement  que  jtl 
porte  toujours   sur    moi  en  voyage...   une  joli^ 
petite  paire  de  pistolets  de  poche...  Et,  si  le  cousit 
s'avise    de    menacer     ma    sûreté   individuelle., 
pouf!...  Oh!  à  poudie...  à  poudre...  Ça  lui  ferîl 
une  jolie  peur  tout  de  même. 


ACTE   DEUXIÈME. 


133 


SCÈNE  VII. 

Les    Mêmes,   MADAME  ERMENGARD. 

MADAME    ERMENGARD. 

Ma  nièce,  voilà  encore  des  caisses  et  des  meu- 
bles qui  viennent  d'arriver...  Si  tu  veux  venir. 
i.AiRENCE,  se  levant. 

Non,  ma  tante...  voyez  vous-même,  je  vous  prie; 
dans  ce  moment,  il  me  serait  impossible...  je  ne 
puis...  prenez  les  factures...  payez... 

MADAME    ERMENGARD. 

Mais  écoute  donc... 

I.ADRENCE. 

Oli!  tout  sera  bien...  pourvu  que  je  ne  m'en 
môle  pas  et  que  vous  ne  m'en  parliez  jamais... 
(Elle  sort  vivement  en  cachant  ses  larmes.) 

SCÈNE    VIII. 
FUSCIEN,  MADAME  ERMENGARD. 
MADAME  ERMENGARD,  la  regardant  s'éloigner. 
Eh  l)ien,  a-t-on  jamais  vu  une  pareille  lubie!... 
la  voilà  qui  ne  veut  plus  s'occuper  de  rien  main- 
tenant!... Je  savais  bien  que  ça  ne  durerait  pas... 
(Se  retournant.)  Ah   çà  !   monsieur  Fuscien,  pour- 
riez-vous  me  dire  ce  que  vous  avez  été  fourrer 
dans  la  tête  de  votre  cousine,  s'il  vous  plaît? 

FUSCIEN. 

Moi?...  mais  je  ne  sais  pas... 

MADAME   ERMENGARD. 

Comment,  vous  ne  savez  pas?...  Ce  n'est  pas 
vous  qui  vous  êtes  moqué  des  ameublements  et 
des  tapisseries  du  château,  peut-être? 

lUSCIEN. 

Oh!  ça...  c'est  vrai!...  du  Dagobert  tout  pur... 
par  exemple... 

MADAME    ERMENGARD, 

Eh  bien!  regardez  ce  petit  salon...  ou  ce  bou- 
doir... comme  ma  nièce  l'appelle  maintenant... 

FL  SCIEN. 

Tiens!,.,  je  n'avais  pas  encore  remarqué...  A  la 
bonne  heure,  au  moins,  on  sait  dans  quel  pays  et 
à  quelle  époque  on  existe...  enfin,  la  civilisation  a 
pénétré  jusqu'ici...  Mettez-vous  donc...  sur  cette 
causeuse  à  ressorts  élastiques,  matante...  et  vous 
conviendrez...  (Il  veut  la  faire  asseoir.) 

MADAME   ERMENGARD. 

Veux-tu  bien  me  laisser!...  quand  je  m'assois, 
ce  n'est  pas  pour  danser  comme  un  toton,  peut- 
être. 

Ft  SCIEN, 

Et  vous  dites  que  c'est  à  cause  de  moi  que  ma 
cousine?.,, 

MADAME    ERMENGARD, 

Si  ça  a  le  sens  commun! 

FUSCIEN,  à  part. 
Diable!,.,  c'est  très-flatteur...  Elle  voudrait  donc 
me  [)laire  alors? 

M  ADAM  i:     KKM  F  N  (.  A  R  D, 

Mais  puis(|uo  la  chère  petite  me  laisse  uiaî- 
tressc...  comme  je  n'entends  pas  qu'elle  se  ruine... 


je  m'en  vais  tout  de  suite  renvoyer  ces  caisses 
d'où  elles  viennent, 

Fl  SCIEN. 

Vous  ferez  là  un  beau  chef-d'œuvre  ! 

MADAME    ERMENGARD, 

Oh!  sois  tranquille!,,,  je  prévois  tout,  et  comme, 
dès  demain...  elle  pourrait  me  les  redemander,  tu 
vas  m'accompagner  à  l'instant  à  Melun,  où  nous 
trouverons  à  remplacer  tout  cela  à  moitié  prix!,,. 

FUSCIEN. 

Mais  songez  donc... 

MADAME   ERMENGARD. 

Oh!  tu  viendras... 

FUSCIEN, 

Je  ne  puis  pas  tremper  là  dedans...  (Il  appelle.) 
Cousine!,., 

MADAME    ERMENGARD. 

Veux-tu  bien  te  taire!,..  (Elle  lui  met  la  main  sur 
la  bouche.)  Je  veux  que  tu  fasses  une  bonne  action, 
malgré  toi...  (Elle  l'entraîne.) 

SCÈNE  IX. 
AMAURY,  puis  LAURENCE, 

AMAURY,  tenant  nne  chaîne  de  lorgnon  à  la  main. 
Laurence!..,  Laurence!,.,  ton  collier!..,  (11  tend  la 
main,  regardant,)  Laurence!.,. 

LAURENCE,  entrant, 

Amaury...  c'est  donc  toi  qui  m'appelles?  Pauvre 
ami...  que  te  faut-il?.,,  que  demandes-tu?.,,  oh! 
parle...  Le  bruit  qu'on  a  fait  dans  le  château,,. 
tous  ces  ouvriers  t'ont  sans  doute  un  peu  ciïrayé 
depuis  quelques  jours?...  Mais  ils  vont  partir... 
AMAURY,  tendant  de  nouveau  la  chaîne. 

Tiens  donc!,.. 

LAURENCE. 

Que  me  donnes-tu  là,  une  chaîne? 

AMAURY,  avec  joie. 
Ton  collier... 

LAURENCE,  l'eïaminant  avec  émotion. 
Oh!  mais..,  est-ce  que  cela  serait  possible?  La 
chaîne...  le  lorgnon  de  M.  de  Marny!...  Il  serait 
donc  ici?.,.  Amaury...  où  as-tu  trouvé  cela? 

A  M  A  U  li  Y, 

Au  jardin,.,  là-bas..,  là-bas.,, 

LAURENCE, 

Que  je  suis  folle!.,,  c'est  en  partant  qu'il  aura 
perdu  cette  chaîne.  (Elle  s'assied,  les  yeux  fîiés  sur 
la  chaîne.) 

A  M  A  U  R  Y. 

Tu  es  bien  contente,  n'est-ce  pas?...  oh!  et 
moi  !...  (Il  va  chercher  une  petite  chaise,  s'assied  devant 
elle  et  l'examine  un  moment  ;  puis  se  levant.)  Pour  te 
faire  encore  plus  de  plaisir...  je  vais  le  répéter 
toutes  les  leçons  de  l'autre  jour.,.  Tu  m'as  dit  de 
ne  pas  oublier...  j'ai  tàdié,,.  tout  seul...  et  tout... 
oui,  tout...  est  revenu  là...  (Il  montre  son  front.)  là, 
oi'i  je  sens  quelque  chose...  souv<!Ht,,.  que  je  vou- 
drais dire...  expliiiiu'r...  je  ne  puis  pas...  n<in,  ça 
brille...  et  puis  ça  disparait....  Jo  no  vois  plus 


IZli 


LE  MAROUIS  DK  PONTANGES. 


rien...  il  luit  nuit...  aujourd'lmi ,  il  nio  scml)k'... 
(Eiaminant  Laurence,  qui  reste  immobile.)  Tu  no  m't^- 
coutcs  pas...  tu  as  assez  roparclL'  ton  collier...  Il  est 
bien  joli...  mais,  en  voilà  assez.  (Il  le  prend  douce- 
ment des  mains  do  Laurence.) 

LAunENCE,  sortant  de  sa  rdvcric. 
Oui...  tu  as  raison...  emporte  cette  cliainc... 
ôto-la  de  mes  yeux...  (Amaïuy  va  la  poser  sur  la  table 
et  revient.)  Tu  m'as  parlé,  je  crois?  Hépète...  je  ne 
t'ai  pas  entendu...  {Elle  relombe  pen  à  peu  dans  ses 
réllexions  pendant  les  paroles  suivantes  d'Araaury.) 

A  M  A  U  n  Y. 

Tu  aimes  pcut-Otre  mieux  que  je  te  dise  une 
chanson?...  Je  veux  bien;  laquelle?...  j'en  sais 
beaucoup  maintenant!...  Ah!  celle-là...  oui!... 

Entends  ma  voix,  Laurence, 

Et  laisse-toi  flôcliir! 
Où  n'est  pas  l'espérance, 

U  n'est  pas  d'avenir. 
D'une  éternelle  enfance 
Puisqu'il  ne  peut  sortir, 
Dans  sa  triste  démence , 
Ahl  laisse-le  dormir! 

LAURENCE. 

Ciel!...  que  chantes-tu  là,  Amaury? 

AMAUKY,  joyeui. 
Ce  n"est  pas  la  grande  Margot...  ça...  hein? 

LAURENCE. 

Ah!  ces  cruelles  paroles...  je  me  les  rappelle... 
elles  sont  de  M.  de  Marny... 

A  MAL  r.Y. 

Jac(|ues  ne  la  sait  pas  celle-là... 

LAIJ  HKNCE. 

Mais  toi?...  toi?...  comment  se  fait-il?... 

AMAURY. 

Moi...  j'ai  écouté...  et  j'ai  retenu  tout  de  suite... 

LAURENCE. 

Tu  as  entendu...  ces  paroles? 

AMAURY. 

Elles  sont  jolies,  n'est-ce  pas?...  11  y  a  le  nom 
de  Laurence. 

LAURENCE. 

Et  qui  chantât  cela,  dis-moi?  réponds-moi?... 

AMAURY. 

Je  ne  sais...  je  passais...  c'était  gentil...  et  je  me 
suis  arrêté. 

LA  UR  EN  ci; 
Et  c'est  tout  à  l'heure?  à  l'instant?... 

AMAURY. 

Oh!...  c'était  hier...  un  jour...  je  ne  me  sou- 
viens plus... 

LAURENCE. 

Oh!  mon  Dieu  !...  qui  m'expliquera?... 

AMAURY. 

Veux-tu  que  je  chante  encore?...  (Il  chante.) 
«  D'une  éternelle  enfance!...  » 

LAURENCE. 

Oh  !  non,  non...  (Lui  mettant  la  main  sur  la  bouclie.) 
Au  nom  du  ciol!...  tais-toi!...  tais-toi!...  tu  me 
fais  trop  de  mal...  (Elle  retombe  sur  son  fauteuil.) 


AMAURY,  s'emprcssant  autour  d'elle. 
Du  mal!...  moi!...  à  Laurence!... oh!  pardonne! 
p;irdonne!...  Amaury...  ne  te  fera  plus  de  jieiiie... 
jamais... 

LAURENCE,  SB  levant. 
Il  est  impossible  que  je  reste  dans  cette  incer- 
titude... non,  je  ne  le  puis  pas...  Il  faut  absolu- 
ment que  je  sache...  que  j'interroge... 

AMAURY. 

Kh  bien  !  tu  me  laisses...  tues  toujours  fâchée?... 
Laurence... 

LAURENCE,  sortant  vivement. 
Je  reviens!...  je  reviens... 

S  CE  NI-;  X. 

AMAURY,  seul. 

Elle  s'en  va  fâchée...  ma  chanson  ne  lui  a  pas 
fait  plaisir...  cependant...  (Il  se  met  dans  le  fauteuil 
de  Laurence.)  elle  est...  Tiens!...  je  l'ai  oubliée... 
oh!  je  voudrais  la  savoir  encore...  (Il  cherche.)  Ah  ! 
voilà  :  «Entends  ma  voix,  Laurence...»  et  puis... 
je  ne  sais  plus...  Si!...  si!...  encore... 

Dans  sa  triste  démence. 
Ah  I  laisse-le  dormir  ! 

(Il  répète  plusieurs  fois  ces  mots;  petit  à  petit  sa  tête  se 
penche,  ses  yeux  se  ferment,  il  s'endort.) 

SCÈNE  XT. 

AMAURY,  endormi.    GUSTAVE  DE  MARNY. 

GUSTAVE,  entrant  par  une  petite  porte  secrète. 
Enfin,  m'y  voilà...  chez  elle!...  dans  son  appar- 
tement!... Quand  je  suis  parti,  j'espérais  bonne- 
ment qu'on  me  rappellerait...  et  j'ai  eu  beau  faire 
savoir  quej'étais  malade...  désespéré...  pas  un  mot 
d'écrit,  pas  un  souvenir;  cependant,  je  sais  que 
l'on  s'ennuie  de  mon  absence...  et  cette  nouvelle 
seule  m'a  rendu  quelque  espoir.  Ah  !  madame,  de- 
puis six  mois,  vous  vous  seriez  emparée  de  toutes 
les  facultés  de  mon  âme,  je  ne  verrais  que  vous... 
je  ne  penserais  qu'à  vous,  et  vous  ne  m'en  tien- 
driez aucun  compte?...  Non  pas,  s'il  vous  plaît!  je 
me  vengerai!...  en  vous  forçant  à  m'aimer  à  votre 
tour,  car  il  est  impossible  que  vous  persistiez  à  me 
sacrifier  à  votre  mari...  N'importe,  j'ai  eu  tort 
d'insister  pour  qu'elle  l'éloignât...  c'est  une  faute, 
je  n'y  retomberai  plus...  non,  non,  j'agirai  plus 
adroitement...  Déjà  arrivé  depuis  hier,  je  me  suis 
arrêté  tout  un  jour  à  rôder  autour  du  château  pour 
épier  le  moment  de  m'y  introduire,  sans  être 
aperçu...  Il  fallait  la  surprendre...  arriver  en  se- 
cret, tout  à  coup,  comme  à  un  rendez-vous  mysté- 
rieux... M'y  voilà,  et  je  serai  bien  abandonné  du 
ciel,  si  le  pauvre  Amaury...  (Ses  yeux  tombent  sur 
Amaury.)  Eh!  mais,  Dieu  me  pardonne,  le  voici 
lui-méinc...  endormi...  chez  sa  femme!  comme  un 
vrai  mari!...  (L'examinant.)  Tiens!...  on  dirait  qu'il 
est  un  peu  plus  soigné  dans  sa  toilette...  ça  lui 
donne  presque  bonne  mine...  ici!...  C'est  du  nou- 


ACTE    DEUXIÈME. 


135 


veau...  est-ce  qu'il  se  serait  apprivoisé?  fÉcoatant.) 
Quelqu'un!...  si  c'était  Laurence!...  Jo  n'ai  jamais 
senti  une  émotion  pareille!...  (Regardant.)  Un  jeune 
homme!  son  cousin'...  On  m'avait  pourtant  dit 
qu'il  n'y  avait  personne  au  château?...  list-ce  qu'il 
arriverait  en  môme  temps  que  moi,  celui-là?... 
Raison  de  plus  pour  ne  me  montrer  qu'à  elle... 
Heureusement,  je  connais  les  êtres...  Le  voilà,  et 
vite....  (Il  disparaît  du  coté  opposé  à  celui  par  lequel  il 
est  venu.) 


SCÈNE   XII. 
FUSCIEN,  AAIAURY. 


1 

|p  FDSCIEN,  entrant  vivement. 

■^  Cousine!...  cousine!...  je  viens  d'échapper  à  ma 
tante,  et  j'accours  vous  dénoncer  un  projet...  qui... 
que...  (Aperce\ant  Amaïuy.)  Ah!  mon  Dieu!...  le 
cousin  !,., 

AMAURY,  s'é veillant. 
Qui  est  là? 

FUSCIEN. 

illi  bien!...  eh  bien!...  qu'est-ce  que  j'ai  donc, 
moi?...  Suis-jc  bète!...  je  commence  toujours  par 
frissonner...  ce  que  c'est  que  l'habitude...  mais  au- 
jourd'hui... au  moyen  de  mon  moyen  de  défense... 
(Il  tire  nn  petit  pistolet  de  sa  poche.)  ce  n'est  pas  moi 
qui  dois  avoir  peur... 

AMAUnV. 

Pourquoi  m'as-tu  réveillé?...  que  veux-tu?... 
que  demandes-tu? 

FUSCIEN. 

Ce  que  je  demande!...  ce  n'est  pas  vous  d'abord. 

AMAURY,  lui  faisant  signe  d'approcher. 
Ici...  ici... 

FUSCIEN. 

Ici!...  Est-il  malhonnête!...  et  si  je  ne  veux  pas, 
moi...  si  je  veux  m'en  aller... 

AMAURY,  courant  se  placer  devant  la  porte. 
T'en  aller!.,,  sors  donc  à  présent... 

FUSCIEN. 

Là!...  c'est  bien  imaginé...  Il  me  dit  de  m'en 
aller...  et  il  me  ferme  le  passage...  ça  n'a  pas  do 
bon  sens...  (AiVmaury.)  Vous  êtes  devant  la  porte... 

AMAURY. 

lih  bien? 

FUSCIEN. 

Vous  ne  voyez  pas  que  vous  êtes  devant  la  porte? 

A  M  A  U  R  Y. 

Ah!  tu  ne  veux  pas  venir...  Il  faut  donc  que  je 
te  corrige...  comme  Médor? 

FUSCIEN,  indigné. 
Qu'appelcz-vous  Médor? 

A  .MAUUY. 

Attends...  (Il  va  à  lui.) 

FUSCIBN,  montrant  son  pislolot. 
Ah!  mais...  ah!  mais!...  monsieur  le  mariiuis, 
ne  faites  pas  le  méchant...  voyez-vous!... 

AMAU  R  Y,  tendant  la  main  pour  prendre  le  pislolct. 
Qu'est-ce  que  c'est  que  ça...  je  le  veux!... 


FUSCIEN,  reculant. 
Prends  garde  de  le  perdre...  Je  vais  lui  donner 
ma  sûreté  personnelle  pour  lui  faire  plaisir... 
AMAURY,  s'avançant  en  frappant  du  pied. 
Je  te  dis  que  je  le  veux  !... 

FUSCIEN. 

N'approchez  pas!...  n'approchez  pas!...  (Amaury 
le  saisit  et  veut  lui  prendre  l'arme;  Fuscien  lève  Je  bras 
en  l'air.)  Voulez-vous  finir!...  au  secours!...  au  se- 
cours!... (Amaury  lui  arrache  le  pistolet;  à  peine  est-il 
dans  ses  mains,  que  le  coup  part.) 

AMAURY. 

Ah  !  ah  !  (Il  court  à  l'autre  bout  de  la  scène,  sa  figure 
exprime  la  terreur.) 

FUSCIEN. 

Ah!  mon  Dieu!...  cst-cequc  je  l'aurais  blessé?... 
Que  je  suis  bête!...  c'est  lui  qui  a  tiré,  et  il  n'était 
chargé  qu'à  poudre... 

AMAURY,  continuant. 
Laurence!  Laurence!...  (11  se  blottit  dans  un  coin.) 
Ah! 

FUSCIEN. 

Dans  quel  état  il  est!...  que  dira  ma  cousine?... 
On  vient...  Ma  foi,  ce  que  j'ai  de  mieux  à  faire 
maintenant  c'est  de  conduire  ma  tante  à  Meluu.  (Il 

sort  vivement.) 

SCÈNE    XIII. 
AMAURY,  JACQUES. 

JACQUES,  accourant. 
Qui  est-ce  qui  tire  des  coups  de  fusil?...  Amaury, 
je  parie,  qui  aura  fait  encore  des  sottises...  Eh 
bien!  où  est-il  donc? 

AMAURY,  toujours  tremblant. 
Laurence!...  Laurence!... 

JACQUES,  l'apercevant. 
Tiens!...  qu'est-ce  que  tu  fais  là,  Amaury?... 
(L'examinant.)  Oh!  comme  il  tremble...  (U  veutpren- 
die  la  main  d' Amaury.)  Viens  donc... 
AMAURY,  de  même. 
i\on,  non!...  il  est  là!...  là! 

JACQUES. 

Qui  donc?  Il  n'y  a  que  moi...  Jacques. 

AMAURY. 

11  m"a  frappé...  là...  (U  montre  sa  poitrine.)  là... 
(Il montre  sa  tête.)  Pai'tout...  partout... 

JACQUES. 

Le  fusil?...  Viens  tout  de  même,  i)our  qu'on  te 
guérisse... 

AMAURY,  s'élançant. 

Jamais!...  jamais!...  (Il  fait  de  nouveau  le  tour  du 
théâtre,  d'un  air  égaré,  s'échappe  par  la  porte  du  Jardin 
el  disparaît.) 

JACQUES,  le  suivant  jusqu'à  la  porte. 
Eh  bien  I...  qu'est-ce  qui  lui  ropnMul  donc?  oh! 
comme  il  court...  (L'appelant.)  Amaury!  Amaury!... 


136 


LE   MARQUIS   DE  PONTANGES. 


SCÈNE  XIV. 

JACQUKS,  LAURENCE. 

LAimF.NC  F,  ciilraut. 
Où  cst-il?  que  se  piisse-t-il?...  que  lui  est-il  ar- 
rivé'.'... 

JACQtES. 

Dame!  je  ne  sais  pas...  Il  a  nu  peur...  il  éUiit  là... 
dans  un  coin...  et  maintenant,  il  s'en  sauve  par 
le  jardin...  avec,  un  air  tout  drôle... 

I,  A  l'  Il  K  N  C  E. 

Dans  le  jardin'.'...  par  le  froid  qu'il  fait...  au  mi- 
lieu de  la  neige  et  de  la  glace'/...  mais  il  va  se 
rendre  malade!  Jac([ues...  de  quel  coté'?...  con- 
duis-moi... conduis-moi. 

j  A  c  Q  V  ES  . 

Je  veux  bien...  Par  ici,  madame...  (Il  sort.  Lau- 
rence va  le  suivre,  Marny  parait;  elle  s'arrête.) 

SCtNE  XV. 
LAURENCE,  GUSTAVE. 

LAURENCE,  s'arrêtant. 
Monsieur  de  Marny... 

GUSTAVE,  courant  à  elle. 

Laurence!... 

LAURENCE,  éinue. 
Vous  ici,  monsieur... 

GUSTAVE. 

Oui,  madame...  ici...  près  de  vous...  et  depuis 
plusieurs  jours... 

LAURENCE,    étonnée. 

Plusieurs  jours...  et  je  n'en  savais  rien...  et  je 
ne  vous  ai  pas  vu  !... 

GUSTAVE. 

Ah!  c'est  que  j'épiais  le  moment  que  j'ai  trouvé 
enfin  !...  c'est  qu'il  m'était  odieux  d'arriver  jusqu'à 
vous  comme  im  indifférent...  de  songer  que  vous 
ne  seriez  pas  seule...  qu'il  faudrait  répondre... 
parler,  comme  si  je  n'avais  rien  dans  le  cœur... 
Je  suis  donc  encore  ici  !...  c'est  vous  que  je  revois, 
Laurence!...  Laurence!...  et  je  ne  vous  quitterai 
plus,  n'est-ce  pas? 

LAURENCE,  à  elle-même,  l'examinant. 

Cette  joie...  ce  bonheur...  et  cependant,  ce  que 
Fuscien  m'a  dit  en  arrivant...  ce  qu'il  a  vu... 

GUSTAVE. 

Si  vous  saviez  mon  chagrin...  mon  repentir!... 
mais  vous  me  pardonnez,  n'est-ce  pas,  du  fond  du 
cœur?...  Ah!  je  suis  trop  heureux... 
LAURENCE,  à  elle-même. 

Comme  il  est  pâle...  changé!...  Ah!  Fuscien  s'est 
trompé...  il  ne  l'a  pas  vu...  ce  n'était  pas  lui... 
(Haut.)  Gustave,  vous  souffrez  encore?... 

GUSTAVE. 

Non,  j'ai  souffert...  je  me  croyais  perdu...  je  me 
disais  :  Elle  ne  m'aime  pas. ..et  cette  affreuse  pen- 
sée, Laurence,  s'il  fallait  l'avoir  encore...  ah!  je  le 
sens...  j'en  mourrais...  Mais  vous  permettrez  que 
je  vous  aime,  que  je  sois  là...  toujours...  près  de 
vous,  que  je  vous  entoure  de  soins,  que  je  vous 
parle  de  mon  timour,  sans  cesse... 


LAURENCE,  à  part. 

Ah!  je  ne  sais  ce  que  j'éprouve  en  l'écoutant... 
c'est  un  plaisir  qui  me  fait  mal... 

GU  STA  VE. 

Mais  vous  scmblez...  préoccupée...  distraite... 
Scriez-vous  fâchée  de  mon  retour?,.. 

LAURENCE. 

Oh  !  ce  n'est  pas  cela. 

GUSTAVE. 

Soyez  donc  tout  à  fait  bonne  et  généreuse  alors, 
et  venez  près  de  moi...  vous  asseoir  ici...  Ne  m'é- 
coutez  pas...  ne  me  parlez  pas...  si  vous  voulez... 
mais  laissez-moi,  du  moins,  jouir  de  votre  vue  et 
vous  dire  tout  ce  que  je  renferme  là...  depuis  si 
longtemps...  (Il  lui  prend  la  main,  et  va  s'asseoir  sur  le 
canapé,  près  du  feu.) 

LAURENCE,  qui  reste  debout. 

Monsieur  de  Marny... 

GUSTAVE. 

Eh  quoi!...  votre  main  tremble  dans  la  mienne, 
vos  regards  n'osent  s'arrêter  sur  les  miens...  Lau- 
rence, vous  aurais-je  offensée?  n'auricz-vous  plus 
confiance  eu  votre  meilleur  ami? 

LAURENCE. 

Moi...  (A  part,  et  se  reculant.)  Je  ne  suis  plus  la 
môme...  il  a  raison. 

GUSTAVE. 

Venez,  je  vous  en  supplie. 

LAURENCE,  à  part. 
Quel  trouble  est  venu  me  glacer!... 

GUSTAVE. 

Ma  prière  est  donc  vaine? 

LAURENCE. 

J'ai  bien  souffert  de  ma  peine,  mon  ami;  dites- 
moi  pourquoi  je  souffre  encore  plus  de  mon  bon- 
heur. 

GUSTAVE. 

Ma  joie  vous  afflige  donc? 

LAUR  ENCE. 

Il  faut  me  pardonner,  Gustave...  oui...  j'ai  tort, 
mais  il  est  des  souvenirs...  des  impressions  que 
rien  ne  peut  chasser  de  mon  esprit... 

GUSTAVE,  à  part. 

Elle  pense  encore  à  son  mari...  si  je  veux  qu'elle 
l'oublie,  il  est  temps  de  lui  en  parler.  (Haut.)  Ah  ! 
je  le  vois,  vous  me  craignez  toujours;  vous  ne 
m'avez  point  rendu  votre  cœur,  et  je  l'ai  bien  mé- 
rité. Je  me  suis  montré  si  injuste  en  vous  quit- 
tant... mais  que  voulez-vous?...  en  présence  du 
danger  que  vous  veniez  de  courir,  il  ne  s'est  plus 
trouvé  en  moi  aucun  sentiment  de  raison,  d'hu- 
manité même...  je  n'ai  plus  songé  qu'à  vous...  à 
vous  seule...  Tout  entier  aux  craintes  affreuses  que 
votre  situation  m'inspirait,  il  fallait  à  tout  prix 
m'en  délivrer,  et,  dans  mon  égoïsme,  je  ne  voyais 
pas  que  votre  âme,  si  pure  et  si  noble,  ne  pouvait 
pas  me  sacrifier  un  malheureux  qui  n'a  que  vous 
pour  appui... 


ACTK   DEUXIÈME. 


137 


i.Ab'RENCE,  se  rappiochant. 
N'est-ce  pas  que  cela   était  impossible?  (Avec 
joie.)  Vous  le  comprenez  donc  maintenant"? 

GUSTAVE. 

Ilélas,  madame,  vous  ôtes  pour  moi...  comme 
Dieu!...  je  vous  admire,  sans  vous  comprendre... 
et  je  crois  que  je  vous  en  aime  encore  davantage. 
Aussi,  loin  de  chercher  h  vous  faire  changer...  je 
veux,  au  contraire,  tâcher  de  vous  imiter... 
i,A  LREN'CE,  émue. 

Vous,  monsieur... 

GUSTAVE,  reprenant  sa  main. 

D'ailleurs,  à  présent,  je  n'aurai  plus  de  crainte. 
Si  vous  courez  quelque  danger...  je  serai  là...  et, 
quoi  qu'il  arrive,  jamais  un  mouvement...  un  mot 
contre  ce  pauvie  insensé  ne  viendra  vous  alfliger... 
Oui,  mainte.!;  nt,  il  a  un  ami  de  plus...  nous  se- 
rons doux  à  veiller  sur  lui,  à  le  plaindre...  (Il  l'at- 
tire doucement  à  lui,  et  la  fait  asseoir  à  ses  côtés.) 

LAURENCE. 

Ah!  c'est  bien,  ce  que  vous  dites  U'i,  Gustave... 
vous  ne  pouvez  savoir  combien  j"en  suis  touchée  .. 
car,  voyez-vous...  toutes  vos  paroles...  ne  pourront 
jamais  si  bien  me  prouver  que  vous  m'aimez...  ohl 
oui,  aimez-le  aussi,  mou  pauvre  Amaury...  aimez- 
le...  comme  moi...  il  en  a  tant  besoin...  et  c'est  la 
seule  manière  de  le  dédommager  et  de  nie  consoler 
de  la  part  d'affection  que  vous  lui  prenez  dans  mon 
cœur  ! 

GUSTAVE. 

Chère  Laurence  I 

LAURENCE. 

Oui,  mon  ami...  sachez-le  bien...  si  je  me  suis 
montrée  si  dure  envers  vous...  si  je  vous  ai  laissé 
partir...  c'est  qu'il  me  semblait  que  vous  alliez 
vous  placer  entre  Amaury  et  moi...  m'empèchcr 
de  l'aimer...  oui,  c'était  là  ce  qui  me  désolait,  me 
rendait  si  malheureuse...  car  alors,  je  vous  haïs- 
sais!... je  vous  méprisais  même...  et  pourtant... 
je  ne  pouvais  vous  oublier...  Ah!  j'ai  eu  bimi  du 
chagrin,  allez... 

GUSTAVE. 

Vous  n'en  aurez  plus...  (11  l'entoure  de  ses  bras.) 

LAunENCE,  se  dégageant  avec  effroi. 
Gustave!...  Gustave!... 

(iUSTAVE. 

Kh  quoi:...  toujours  la  même,  mon  amour  vous 
épouvante?...  Voulez-vous  que  je  vous  fuie?... 
J'obéirai...  je  puis  faire  ce  sacrifice  à  votre  repos... 
mais  ce  que  je  ne  puis  môme  pour  vous...  c'est  dr 
vous  cacher  mou  amour,  c'est  de  rester  insensible 
quand  vous  m'aimez,  c'est  d'ôtre  calme  auprès  de 
vous... 

LAURENCE,  dans  le  dernier  trouble. 

Ne  phis  le  voir?...  Vivre  séparée  de  lui... 

GUSTAVE. 

Parlez!...   votre   résolution  est-elle  prise?   (Se 
levant.;  Faudra-t-il  m'éloigner  encore? 
LA  un  EN  c  K. 
Non...    non,    Gustave...   vous    faire  soufl'rir... 

III. 


vous  rendre  malheureux...  c'est  un  courage  que  je 
n'aurai  plus,  que  je  ne  puis  plus  avoir...  Ne  me 
quittez  pas...  ne  me  quittez  pas!...  (A  part.)  Oh! 
mon  Dieu!...  pardonnez-moi...  (Il  couvre  ses  mains 
de  baisers;  Amainy  entre.) 

SCÈNE  XVI. 

Les  Mêmes,  AMAURY,  ses  vêlements  sont 
humides,  ses  cheveux  en  dé.sordrc  ;  il  s'avance  avec 
peine  vers  le  dossier  de  la  causeuse  sur  laquelle  sont 
assis  Gustave  et  Laurence,  et  pose  avec  effort  sa  main 
glacée  sur  la  tête  de  sa  femme  en  disant  : 

AMAURY. 

Laurence!... 

LAI  RENCE,  se  pressant  avec  effroi  contre  Marny. 

Gustave!... 

GUSTAVE. 

Qu'avez-vous  ? 

LAURENCE,  se  retournant. 
Ah!  c'est  lui!... 
AMAURY,    étendant    le  bras    et   laissant    île    nouveau 
tomber  sa  main  sur  la  tète  de  sa  femme,  avec  un 

accent  plus  marqué  de   douleur. 
Laurence!... 

GUSTAVE. 

Qui  ose  ainsi?...  (Il  se  lève.) 

LAURENCE,  le  retenant. 
C'est  lui,  vous  dis-je!...  Lui!...  que  j'oubliais. 
GUSTAVE,  reculant  à  l'aspect  d'Amaury    immobile  et 
^       pâle  de  froid. 
Ciel!...  à  le  voir  ainsi...  il  me  semble  que  ce 
n'est  plus  un  pauvre  insensé  que  j'ai  devant  moi, 
mais  un  maiù  que  j'offense...  un  maître  qui  a  le 
droit  de  me  chasser  de  chez  lui. 

LAURENCE,  qui  A  été  vers  son  mari,  le  ramenant 

près  du  feu. 
Pauvre  Amaury!  c'est  toi...  toi  que  j'ai  laissé 
seul...  dehors...  par  un  temps  affreux!  Ah!  je  ne 
me  le  pardonnerai  jamais...  Comme  tu  es  pâle... 
comme  tu  es  mouillé...  où  donc  as-tu  été?  (Elle  le 
lait  asseoir  sur  le  canapo  à  sa  place.) 

AMAURY,  toujours  le  regard  tiie. 
J'ai  faim  !... 

LAURENCE. 

Ah!  mon  Dieu!...  c'est  vrai...  il  n'a  rien  pris 
depuis  ce  matin...  J'ai  oublié  aussi...  moi,  ((ui 
avais  juré  à  sa  mère...  Ah!  je  suis  bien  cou- 
pable... Pardon!...  pardon!... 

AMAURY,  de  même. 

J'ai  froid!... 

LAURENCE. 

Donne-moi  tes  mains...  l'autre  encore...  Toi  si 
faible!...  si  bon!...  qui  n'as  qu'une  pensée...  la 
mienne...  qu'un  cœur...  le  mien...  T'ouhlior...  te 
trompei'...  c'est  une  lâcheté... 

GUSTAVE,  regardant  Laurence  qui  s'empresse 
autour  de  son  mari. 

Et  je  me  croyais  aimé!...  La  voili  aux  piids 
d'un  insensé...  lui  jurant  de  nu  vivre  que  pour 
lui...  Llle  oublie  jusc|u';\  ma  présence...  Klle  ne 
me  donnera  pas  un  regret...  pas  une  consolaliou. 

18 


138 


LE   MAKgLIS   Ui:   l'UMAiNGKS. 


AM  At   ItY. 

Oh  !  que  c'est  bon,  le  feu... 

I.A  t  KKNCE. 

Clier  Amaury...  maintenant  (luc  te  voilà  un  peu 
réchaulTéJc  vais... 

AMAtnY,   la  relenaiit. 

Non...  reste...   là!   près  de  moi...  je  n'ai  plus 
besoin  de  rien.  (L'examinant.)  Laurence  !  Ali  !  (Hio 
je  te  voie...  que  je  te  voie  encore... 
GUSTAVE,  avec  colère. 

Me  sacrifier!  pour  un  être  qui  ne  peut  pas 
môme  sentir  la  jalousie!  (Il  va  s'avancer,  mais 
s'arrête  pour  écout'T  Amaury.) 

A  M  AU  n  Y,  à  Laureocp. 

Tu  ne  sais  pas...  tout  à  l'heure,  une  douleur 
m'est  venue  là...  comme  si  ma  tOte  s'ouvrait... 
se  déchirait...  puis,  mes  yeux  se  sont  fermés... 
puis,  quand  je  les  ai  rouverts...  j'étais  étendu  sur 
la  glace...  dans  la  neige...  et  je  ne  souffrais  plus... 
Je  pensais...  je  ne  sais  plus...  C'était  un  rôvc!... 
Ma  mère  me  souriait...  Elle  tenait  par  la  main  une 
jeune  fille...  Un  prêtre  était  là  aussi... 

LAURENCE. 

Oh!  mon  Dieu  !  m'exauceriez-vous  ?  Le  souvenir 
lui  revient,  allez-vous  lui  rendre  la  raison? 

AMAURY. 

Qu'elle  était  belle  avec  son  voile  et  ses  fleurs  !... 
J'entendais  un  mot  qui  revenait  sans  cesse  à  mon 
oreille  comme  une  musique  délicieuse  et  qui  me 
remplissait  de  joie  et  de  bonheur...  Tout  à  coup 
la  musique  a  cessé...  J'ai  voulu  parler...  je  ne  me 
suis  plus  rappelé...  Et  maintenant  que  je  te 
revois...  coque  je  ne  pouvais  ni  dire...  ni  expli- 
quer... il  me  semble...  je  crois...  oui...  oli  !  oui... 
c'est  bien  cela!...  Laurence!  je  t'aime!... 

LAU  RENCE. 

Amaury  !...  il  serait  possible...  Tu  le  compren- 
drais... enfin  !...  Je  le  savais  bien,  moi,  que  tu 
m'aimais...  et  depuis  longtemps...  Mais  toi... 
toi  !... 

GUSTAVE,  à  lui-même. 

Ah  !  c'en  est  trop!...  je  ne  puis  supporter... 
(S'avanranl.)  Madame...  vous  oubliez... 

LAURENCE. 

Vous  VOUS  trompez,  monsieur...  au  contraire,  je 
me  souviens...  (Amaury  se  retourne  et,  à  la  vue  de 
Gustave,  se  lève  hors  de  lui.) 

AMAURY. 

Ah  !...  un  homme  !  un  homme  ici!...  un 
homme!...  (Une  révolution  semble  s'opérer  en  lui.) 
Que  veut-il?  Que  demande-t-il?...  Je  le  hais, 
celui-là...  Je  veux  qu'il  parte...  Oui,  je  le 
chasse!...  je  le  chasse!...  (Il  s'avance  furieui  vers 
Gustave.) 

LAURENCE,  le  retenant  et  cherchant  à  le  calmer, 

Amaury!... 

AMAURY. 

Est-ce  toi  qui  lui  as  dit  de  venir?...  Veux-tu 
encore  qu'il  reste  là?  près  de  toi?...  entre  nous 
deux? 


LAURENCE. 

Amaury!... 

AMAURY. 

Quand  je  te  dis  que  c'est  lui!...  lui,  dont  hi 
seule  vue  me  faisait  mal...  m'étouffait...  me  Tai- 
sait fuir  tout  effrayé...  (Se  redressant.)  C'est  à  son 
tour  d'avoir  peur! 

GUSTAVE. 

Quel  langage! 

LAURENCE. 

Amaury  !...  je  t'en  conjure... 

GUSTAVE. 

Oh!...  ne  craignez  pas,  madame,  que  je 
m'offense  des  paroles  d'un  infortuné...  Mais, 
vous  le  voyez,  sa  course  dans  le  parc...  par  cette 
saison  rigoureuse,  a  exalté  sa  tète...  et  peut-être 
convicndrait-il  de  le  faire  reconduire  dans  son 
appartement?... 

AMAURY, avec  éclat. 

Sortir  !... 

GUSTAVE. 

Il  s'anime  de  plus  en  plus... 

LAURENCE. 

Monsieur,  de  grâce... 

AMAURY. 

M'en  aller!...  la  quitter...  Elle!...  mon  seul 
bien...  mon  seul  bonheur,  à  moi!...  Je  te  frappe- 
rais plutôt...  Va-t'en!...  Mais,  pour  que  tu  t'en 
ailles,  il  faut  donc  te  battre?...  Je  vais  te  battre  !... 
GUSTAVE,  levant  le  bras  pour  le  repousser. 

Malheureux... 

LAURENCE. 

Ah  !...  monsieur...  c'est  mon  mari...  Est-ce 
donc  à  vous  de  vous  venger?... 

AMAURY,  passant  de  la  colère  à  la  joie. 

Ton  mari!...  moi!  (Avec  tristesse.)  Oh!  non... 
manière  a  dit  :  jamais!...  Elle  m'a  maudit! 

LAURENCE. 

Elle  t'a  béni  !...  et  m'a  nommée  ta  femme  avant 
de  mourir. 

AMAURY. 

Tu  es  ma  femme!...  ma  femme!...  C'est  donc 
pour  cela  que  tu  ne  m'as  pas  quitté?...  que  tu  es 
là...  toujours...  que  tu  m'aimes!...  Tu  es  à  moi... 
à  moi!...  Elle  est  à  moi!  (Se  retournant  vers  Gus- 
tave.) Et  tu  voudrais  me  l'enlever!...  Non,  non, 
c'est  à  mon  tour  d'être  seul  auprès  d'elle,  de  l'en- 
tourer de  soins,  de  tendresse,  c'est  à  mon  tour  de 
la  consoler,  de  la  protéger. 

GUSTAVE,   avec  mépris. 

Et  que  peux-tu  pour  elle?...  toi,  dont  la  dé- 
mence la  condamne  à  la  solitude  et  à  l'ennui  qui 
flétriront  sa  jeunesse  et  sa  beauté... 

LAURENCE. 

Ah!  taisez-vous,  taisez-vous!... 

AM.\URY. 

La  démence  ! 

GUSTAVE. 

Toi,  pour  qui  elle  renonce  à  tous  les  biens  et  à 


ACTE    DEUXIÈME. 


139 


tous  les  plaisirs...  et  qui,  pour  seule  récompense, 
a  menacé  sa  vie... 

LAU  RENCE. 

Mais  c'est  infâme  ce  que  vous  dites  là? 

AMAl'RY. 

Oh  !  laisse-le...  laisse-le  dire...  que  je  sache 
bien  tout  ce  que  tu  as  fait  pour  moi  !  ..  Com- 
ment ?...  c'est  donc  bien  vrai?...  Toi,  pauvre  fille 
repoussée  par  ma  mère,  tu  as  consenti  à  unir  ton 
sort  à  celui  de  son  fils!...  Son  fils  dont  l'amour 
t'avait  fait  chasser,  et  qu'on  t'a  confié  lorsqu'il  ne 
pouvait  plus  t'inspirer  que  l'eflVoi  et  le  dégoût... 
Lorsqu'il  n'y  avait  qu'une  femme  au  monde, 
Laurence!...  qui  pût  être  capable  d'en  avoir 
pitié!...  Oii  !  que  tu  as  dû  souffrir!...  Et  cela  ne 
m'a  pas  rendu  la  raison  !  Tu  étais  malheureuse... 
j'ai  menacé  ta  vie!...  Et  moi,  je  ne  sentais  rien... 
je  ne  comprenais  rien...  J'étais  heureux,  voilà 
tout!...  A  présent...  s'il  fallait  ne  plus  te  voir...  te 
quitter...  j'en  mourrais...  Oh!  mon  Dieu!...  si  j'al- 
lais redevenir  ce  que  j'étais...  t'exposer  encore  !... 
Oh!  non!  non!...  je  ne  le  veux  pas!...  Quitte- 
moi...  quitte-moi  plutôt...  tout  de  suite...  Et  tant 
que  je  sentirai,  là...  ce  bonheur  qui  m'est  revenu... 
je  te  remercierai  !...  je  te  bénirai  ! 

GUSTAVE,  avec  amertume. 

Il  est  guéri  !... 
LAURENCE,  se  jetant  dans  le.s  bras  de  son  inaii. 

Amauryl...  je  ne  puis  vivre  sans  toi  ! 
AMAURY,  transporté. 

Est-ce  vrai?...  est-ce  bien  vrai?... 

LAURENCE. 

Jamais  je  n'ai  aimé  personne  comme  toi  !  môme 
alors  qu'une  illusion  m'avait  trompée...  qu'une 
fièvre  cruelle  avait  détruit  mes  forces...  altéré  ma 
raison...  oui,  c'est  toi...  toujours  toi...  qui  avais  la 
première  place  dans  mon  cœur...  Et  j'en  remercie 
If  ciel!...  Car,  après  ce  que  je  viens  d'entendre, 
i:ile  regarde  Gustave.)  si  j'avais  pu  seulement 
hésiter...  (Elle  se  presse  contre  Amaiiry.)  j'en  serais 
morte  de  honte  et  de  regrets... 

GUSTAVE. 

Ah!  Laurence!  quelles  cruelles  paroles!  Pouvez- 


vous  récompenser  ainsi  un  attachement  sincère... 
et  qu'un  miracle  seul  pouvait  rendre  coupable? 

SCÈNE   XVII. 

Les    Mêmes,   FISCIEN, 

MADAME    ERMENGARD,     RÉMIEUX. 

JACQUES,    UN    Domestique. 

F u  SCI  EN,  criant,  entrant  soutenu  par  Uémieux 

et  nn  domestique. 

Je  suis  moulu!  brisé!...  Maudite  Blanche!... 

MADAME   ERMENGARD. 

Je  ne  suis  pourtant  pas  blessée,  moi... 

FUSCIEN. 

Parbleu!...  grâce  à  l'attention  que  j'ai  eue  de 
gagner  le  fond  du  fossé  avant  vous!...  Tiens!... 
M.  de  Marny!...  Vous  n'êtes  donc  pas  à  Paris?... 

GUSTAVE. 

J'y  retourne... 

FUSCIEN. 

Et  je  vous  accompagne...  ce  château  finirait  par 
m'être  fatal...  (Apercevant  Laurence  et  Amaurj'.)  Ah  ! 
mon  Dieu!...  ma  cousine  dans  les  bras  de...  Mais 
prenez  donc  garde...  il  était  furieux  tout  à 
l'heure... 

MADAME   ERMENGARD. 

Ma  nièce!... 

LAURENCE. 

Soyez  tranquille,  ma  tante...  Oii  1  je  ne  cours 
pas  de  danger... 

AMAURY. 

Laurence!  ma  femme!  Comment  reconnaître 
jamais  tout  ce  que  jeté  dois?... 

LAURENCE. 

En  me  protégeant  à  ton  tour. 

FUSCIEN    ET   MADAME   ERMENGARD. 

Lui  !  !  ! 

LAURENCE,  salnant  Gustave. 
Adieu,    monsieur...   (Elle   s'éloigne  conduite    par 
Amaury  ;  Fuscien   et   madame  Ermengard  les  suivent 
avec    étonnement.) 

GUSTAVE,  sur  le  devant,  les  regardant  sortir. 
Décidément,  l'amour  est  une   folie...  Un  fou 
devait  l'emporter!   (Le   rideau  baisse.) 


FIN     DU    MARQUIS    DE     PONTANGE8. 


LA   GOUTTIÈRE 


rOMEDIE-VAUDKVILLli    EN     UX    AOTK 


PERSONNAGES. 

iM  A  \  1  .M  I L I E  N ,  roi  de  Bavière ,  1 5  ans. 

LE  COMTE   D'ARMFELD,  son  gouverneur. 

MADAME   DE  METTEMBERG,  fjouvernante  des  Hlles  d'Iionneur. 

LOUISE   DE   LISTAL,  fille  d'iionneur. 

COTHE,  sa  chambrière. 

NICOLAS   FLAXMAN,  serrurier. 

Compagnons   Serruriers. 


La  scène  se  passe  à  Munich. 


LA   GOUTTIÈRE 


Le  théâtre  représente  une  mansarde  du  chiteau  de  Munich;  au  fond,  fenêtre  avec  large  gouttière 
au  lieu  de  balcon  ;  portes  latérales. 


SCENE    [. 

LOUISE,   GOTHE. 

(Avi  If'vrrJu  rideau,  Louise  travaille  près  d'une  talile. 
Gothe  est  debout  à  la  fenêtre.  ) 

GOTHE,  regardant  par  la  fenêtre. 
Mais  si...  mais  non...  si  faitl...  oh!  c'est  impos- 
sible ! 

LOUISE. 

Qu'as-tii  donc  ? 

GOTHE. 

CVst  que  je  croyais  reconnaître  là-bas ,  tra- 
vaillant au  grillage  des  cuisines,  une  personne... 

LOUISE. 

Eh  bien  ? 

GOTHE. 

Qui  m'intéresse  beaucoup  ;  mais  je  me  trompo 
certainement. 

LOUISE,  d'un  ton  dolent. 
Gothe  ! 

GOTHE. 

Mademoiselle! 

LOUISE,  soupirant. 
Je  vais  donc  me  marier? 

GOTHE. 

Comme  vous  dites  cela  piteusement! 

LOUISE. 

(/est  que  cela  ne  m'amuse  pas  du  tout.  Quelle 
perspective  que  celle  de  passer  sa  vie  avec  le  vieux 
comte  d'Armfuld,  gouverneur  de  notre  jeune  roi. 
D'abord  il  gronde  sans  cesse,  et  puis...  sa  perruque 
est  toujours  posée  de  travers  sur  sa  tète.  (Riant.) 
Ah!  ah!  ah!  ah! 

GOTHE. 

Vous  riez? 

LOI,  I  SE. 

Je  ris  de  désesjioir  ! 

G  0  T  H  E. 

Il  falhiit  rofuser. 

LOUISE. 

La  reine  paraît  désirer  ce  mariage,  et  madame 
de  Mcttembcrg,  ma  tante,  m'a  déclaré  que,  moi, 
fille  sans  fortune,  je  ne  pouvais  trouver  un  meil- 
leur mari  que  M.  d'Armfeld  et  qu'elle  me  renver- 
rait au  couvent,  si  je  ne  consentais  pas... 

GOTHE. 

Ah!  bien,  si  l'on  écoutait  tout  le  monde  pour 
une  chose  qui  no  regarde  que  soi,  on  en  ferait  de 
drùlesde  mariages!  Tenez,  moi,  je  travaillais  à  la 


lingerie  de  votre  aimable  et  vieux  futur.  Une  jeu- 
nesse dans  son  genre,  le  concierge  de  son  hôtel, 
voulut  m'épouser.  Chacun  me  le  conseillait  :  Je 
répondis  non,  tout  net.  Ah!  mais  dame!  aussi, 
c'est  que  j'avais  déjà  dans  le  cœur  de  l'amour 
pour  un  autre,  pour  Nicolas  Flaxman,  le  meilleur 
serrurier  du  royaume  de  Bavière;  et  l'amour!... 
ça  vous  donne  joliment  du  courage,  allez! 

LOUISE. 

Tu  crois?...  Ah!  bien,  alors  je  m'en  vais  adorer 
quelqu'un  tout  de  suite. 

GOTHE. 

Oh  !  vous,  ça  vous  Serait  diflicile. 

LOUISE. 

Pourquoi  donc? 

GOTHE. 

Vous  êtes  trop  gaie,  trop  folle. 

LOUISE. 

N'importe,  je  veux  voir  si  ça  empêchera  mon 
mariage...  Attends...  qui  est-ce  que  je  pourrais 
bien  aimer?...  le  neveu  de  ma  gouvernante?...  Il  a 
le  nez  trop  long.  Mou  cousin  Frédéric!...  11  marche 
en  sautillant,  comme  un  oiseau...  Ce  n'est  pas 
cela  encore...  Aide-moi  donc  un  peu,  Gothe? 

GOTHE. 

11  me  semble  qu'il  ne  manque  pas  de  jolis  sei- 
gneurs... 

LOUISE,  vivement. 
Ah!  j'y  suis,  le  roi!... 

GOTHE,  surprise. 
Le  roi  ! 

LO  LISE. 

Oui,  oui,  c'est  lui  que  je  m'en  vais  aimer! 

GOTUi;. 

Y  pensez-vous,  mademoiselle? 

LOUISE. 

Certainement,  certainement.  Nous  avons  môme 
dt\jà  commencé...  Depuis  (juelque  temps,  il  m'en- 
mène  toujours  dans  l'embrasuro  des  fenêtres  alin 
de  se  moquer  avec  moi  de  toutes  les  personnes  de 
la  cour,  et  surtout  de  M.  irArmfeld;  ce  (jui  m'a- 
muse!... m'amuse!... 

GOTHE. 

C'est  l)i(;ii  fait  p(uir  ça. 

1.0  LISE. 

Ali  !  moi  ([ui  (lubliais!... 

GOTHB. 

Quoi  donc?... 


\kh 


LA   (.;0L1TT1KRK. 


1.01  ISK. 

Ji;  puis  en  aiiiHT  nicoie  nii  ainic. 

nom  K. 
lu  autre!... 

1.0  DISK. 

Oui,  M.  Henri  d'Albor^;,  ollicifr  d'ordonnanro 
de  Sa  Majesté,  et  qui  valse  si  l)ien. 

(iOTIIE. 

.Mais  çu  eu  fera  deux  alors...  vous  serez  plus 
avancée  que  moi...  l'un  cause  dans  les  embrasures, 
l'autre  valse;  allons,  voilà  deux  amours  en  bon 
chemin. 

LOUISE. 

X'est-cc  pas?... 

OOTIIE. 

Oui,  oui;  au  reste,  qui  sait?...  l'intention  seule 
suffit  peut-iMre  pour  porter  bonheur.  Moi,  je  n'ai 
pas  plutôt  pensL^  à  Nicolas  qu'il  a  perdu  la  iiratiqu(^ 
de  l'hôtel,  et  que  le  vieux  concierge  m'a  fait  ren- 
voyer de  la  lingerie... 

LOUISE. 

Tu  appelles  cola  du  bonheur? 

(lOTHE. 

Je  crois  bien,  puisque  je  suis  entré  à  votre  ser- 
vice... 

L  O  li  I  s  E. 

Oui,  mais  peut-on  s'aimer  sans  se  voir?... 

COTHE. 

Pourquoi  ne  vous  verriez-vous  pas?...  quand 
l'occasion  manque,  on  la  fait  naître.  Tenez,  moi, 
il  y  avait  huit  jours  que  je  n'avais  vu  Nicolas.  Eh 
bien,  ce  matin  môme,  je  me  suis  aperçue  qu'il 
manquait  une  charnière  à  mon  armoire  et  j'ai  fuit 
appeler  le  serrurier. 

LOUISE. 

Oui,  mais  moi,  je  ne  puis  pas  faire  appeler  le 
roi...  pour  une  charnière;  je  crois  môme  que  c'est 
parce  que  ma  tante  a  entendu  les  malices  que  nous 
disions  ensemble  sur  M.  d'Armfeld,  qu'elle  me 
retient  prisonnière  ici,  dans  les  combles  du  clià- 
teau,  dont  je  ne  dois  sortir  que  pour  devenir  ma- 
dame d'Armfeld. 

GOTHE. 

Ça  n'empêchera  pas  le  roi  de  vous  voir,  s'il  le 
désire... 

LOUISE. 

Mais  comment  veux-tu  qu'il  fasse,  puisque  je 
suis  enfermée?... 

COTME. 

Je  n'en  sais  rien;  mais  vous  le  verrez...  (A  ce 
moment,  un  jeune  cavalier  paraît  à  la  fenêtre,  sur  l.i 
gouttière,  et  saute  dans  la  chambre.) 

SCfcNK  H. 
Les    Mêmes,   LE    HOL 
LOUISE,  effrayée. 
Ab  !  mon  Dieu!... 

r.  o  T  H  E. 
C'est  lui,  mademoiselle,  le  roi.  (Bas.)  Qu'est-ce 
que  je  vous  disais?... 


Chère  Louise!... 

LOUISE. 

Vous!  sire?...  Ah!  que  vous  m'avez  fait  peur!... 
venir  par  la  gouttière  !...  un  pai  eil  chemin  I... 
LE  II 01,  gaîmeiit. 

Superbe!...  route  royale  tout  à  fait...  c'est 
large,  bien  entretenu...  d'ailleurs,  je  n'avais  pas 
le  choix...  J'ai  trouvé  ta  porte  fermée  et,  ma  foi, 
j'ai  pris  un  chemin  où  j'étais  bien  sur  de  ne  ren- 
contrer personne  pour  me  barrer  le  passage. 

LOUISE. 

Et  si  le  pied  vous  avait  manqué?... 

LE    ROI. 

impossible!  je  venais  te  voir...  et  puis  rien  au 
monde  n'aurait  pu  me  retenir,  j'aurais  plutôt  ris- 
que cent  fois  ma  vie!...  v 
LOUISE,  vivement.                              1 
Ne  faites  pas  cela,  jamais  ! 
LE  noi. 
Non,  c'est  que  je  suis  très-mécontent,  furieux! 
croirais-lu  bien  que  l'on  m'a  fait  des  contes,  il 
parait  qu'on  me  prend  encore  pour  un  enfant. 

r.OTIlE. 

Et  VOUS  êtes  une  personne  très-grave,  très-rai- 
sonnable... 

LE    ROI. 

Du  moins,  je  ne  suis  pas  un  niais...  ne  te  vojant 
pas  depuis  deux  jours,  au  milieu  des  filles  d'hon- 
neur de  ma  mère,  je  demande  de  tes  nouvelles,  et 
l'on  a  l'audace  de  me  répondre  que  tu  es  rctour- 
i.ée  au  couvent. 

LOUISE. 

En  vérité!... 

LE    ROI. 

Je  n'en  ai  rien  cru.  Ah  '.  ma  pauvre  Louise, 
comme  on  trompe  les  rois!...  encore  si  c'était  pour 
leur  faire  plaisir!...  si  tu  savais  combien  le  temps 
m'a  paru  long  !  obligé  d'assister  au  conseil,  d'en- 
tendre des  discussions  auxquelles  je  ne  comprends 
rien... 

LOUISE. 

Il  ne  fallait  pas  écouter. 

LE   ROI. 

J'ai  bien  commencé  par  là;  mais  mon  enragé 
gouverneur  finit  toujours  par  me  demander  ce  que 
pense  ma  Majesté?... 

LOUISE. 

Et  ça  vous  embarrasse?...  On  choisit,  parmi  les 
figures  du  conseil,  la  plus  intelligente  et  la  moins 
ennuyeuse. . .  et  l'on  répond  :  Je  pense  comme 
monsieur. 

LE    ROI. 

Au  fait,  c'est  très-commode.  Ah  !  si  tu  faisais 
partie  du  conseil,  je  sais  bien  de  qui  je  suivrais 
les  avis...  tu  as  cent  fois  plus  d'esprit  que  mon 
gouverneur  qui  ne  sait  qu'être  jaloux...  Je  gage 
qu'il  a  été  vexé  l'autre  jour  de  nous  trouver  cau- 
sant ensemble  derrière  un  rideau.  Est-ce  qu'il 
s'imagine,  parce  que  tu  es  sa  fiancée,  que  tu  ne 


LA  GOUTTIÈRE. 


U5 


dois  plus  avoir  de  conversation  qu'avec  lui?...  Ce 
serait  bien  amusant  pour  toi  ! 
L  0 1  I  s  E. 
Hélas!...  pas  trop...  mais  c'est  peut-être  aussi 
parce  que  vous  m'avez  embrassée  qu'il  est  fu- 
rieux. 

LE    ROI. 

Est-il  singulier!...  On  cause...  et  puis,  quand 
on  ne  sait  plus  que  dire...  on  s'embrasse...  pour 
retrouver  ses  idées...  C'est  tout  simple... 

LOUISE. 

Il  n'y  a  pas  de  doute... 

LE    I!OI. 

S'il  se  fâche  pour  cela!...  * 

GO  THE. 

Il  faut  qu"il  ait  un  bien  mauvais  caractère... 

LE   ROI. 

Deux  jours  sans  te  voir!...  je  ne  veux  plus  que 
cela  arrive...  Pour  empocher  mon  gouverneur  de 
te  faire  enfermer  ainsi,  je  t'épouserais  plutôt  moi- 
même... 

LOUISE. 

M'épouser  !  vous  le  pourriez  certainement  si 
vous  le  vouliez...  mais  j'aurais  bien  peur  que 
l'Europe  ne  le  trouvât  mauvais... 

LE    ROI. 

Ah!  tu  crois  que  l'Europe... 

LOU  ISE. 

Mon  Dieu,  oui,  puisque  en  ce  moment  on  lui 
demande  une  femme  pour  vous. 

LE   ROI. 

A  l'Europe!  qui  t'a  conté  ça?... 

LOUISE. 

Madame  de  Mcttemberg. 

LE    ROI. 

Oh!  alors,  je  ne  puis  guère,  en  effet...  mais  at- 
tends, une  idée...  si  jeté  faisais  épouser...  Henry... 
un  de  mes  officiers...  un  joli  garçon.  Veux-tu?... 

LOUISE. 

S'il  est  joli...  et  si  ça  vous  fait  plaisir... 

LE    ROI. 

Je  suis  bien  sûr,  par  exemple,  que  celui-là  ne 
trouvera  pas  mauvais  que  je  cause  avec  toi  et  que 
je  feinbrasse... 

LOUISE. 

Vous  croyez?... 

LE    ROI. 

Parbleu!  il  a  trop  d'esprit  pour  cela...  et  puis, 
c'est  mon  ami.  Mais  tu  ne  sais  pas,  il  y  a  bal  ce 
soir  au  château. 

LOUISE. 

Ah!  quel  dommagn!  moi  qui  n'y  serai  pas. 

LE   ROI. 

Qu'est-ce  que  tu  dis  donc?...  Je  l'empêcherais 
plutôt,  ce  bal...  dussé-jc  me  mettre  au  lit,  faire  le 
mort,  plonger  toute  la  monarchie  dans  les  larmes 
et  dans  le  deuil...  Oh  !  tu  y  viendras,  je  veux  que 
tu  y  viennes  et  que  personne  n'en  sache  rien. 

LOUIS  K. 

Je  ne  demande  pas  mieux;  mais...  comment?... 
III. 


LE  noi. 
Je  t'apporterai  un  costume  qui  te  cachera  à  tous 
les  yeux. 


Oh 


LOUISE,  saillant  de  joie, 
quel  bonheur! 


LE    ROI. 

Et  je  t'y  conduirai  moi-même. 

LOUISE. 

Ainsi,  nous  danserons?... 

LE    ROI. 

Nous  danserons. 

LOUISE. 

Ensemble?... 

LE    ROI. 

Toujours  ensemble. 

G  0  T II E ,  qui  vient  d'écouter. 

Oui  ;  mais,  pour  le  moment,  il  faut  vous  séparer. 
J'entends  venir  et,  à  son  pas,  je  reconnais  madame 
de  Mettemberg. 

LE    ROI. 

La  redoutable  gouvernante  dos  filles  d'honneur? 
Adieu,  je  me  sauve.  (Il  l'embrasse.)  Pour  nos  pro- 
jets, il  ne  faut  pas  qu'on  me  voie  ici...  (Il  s'élance 
sur  la  gouttière  en  oubliant  son  chapeau  sur  une  chaise, 
et  disparaît  au  moment  où  l'on  entend  vme  clef  tourner 
dans  la  serrure.) 

LOUISE,  à  la  fenêtre. 
Prenez  bien  garde. 

SCÈNE  III. 

LOUISE, 

GOTHE,  MADAME  DE  METTEMBERG, 

D'ARM  FELD. 

GOTIIE ,  les  voyant  entrer,  bas  à  sa  maîtresse. 
Et  M.  d'Armfeld  aussi...  les  deux  font  la  paire. 

MADAME   DE   JIETT  EM  BE  R  G. 

Ma  chère  Louise,  voici  venir  M.  le  gouverneur, 
votre  époux  désigné,  qui  réclame  le  droit  de  vous 
offrir  ses  présents  de  noce. 

d'armfeld  fait  un  signe;  deux  domestiques  en- 
triMit,  portant  une  corbeille;  s'approchant  avec  oui 
de  Louise. 

Mademoiselle  de  Listai  me  pormettra-t-elle?... 
Cette  corbeille  renferme  ce  que  j'ai  pu  choisir  de 
plus  élégant  et  de  plus  nouveau...  Elle  y  trouvera 
en  outre  les  diamants  de  ma  grand'  mère,  les 
dentelles  de  ma  bisaïeule... 

LOUISE,  l'interrompant. 

Pardon,  monsieur,  je  refuse  toutes  ces...  nou- 
veautés, pnrmi  lesquelles  vous  avez  oublié  de  vous 
compter  vous-même. 

MADAME    DE     M  ETT  EM  11  T  R  G. 

Mademoiselle  Louise... 

LOUISE. 

Excusez-moi,  madame;  mais,  dans  ce  monif-nt, 
je  n'ai  pas  le  crrur...  aux  présents,  et  jn  vous  de- 
manderai la  permission  de  me  retirer...  (A  d'Arm- 
t'old.)  Monsieur,  je  vous  salue;  viens,  Gotho. 

19 


I(i6 


LA  guuttil:ue. 


s  et. Mi  IV. 

M  AD  ami:  de  mf.ttemberg, 

UAKMl  ELD, 

d'à  n  M  K  r  1. 1> ,  après  un  silence. 
Madame  de  Mcttoinberg? 

M.xn.vMK  PE  mkttkmiikik;. 
Monsieur  d'Arnifeld  ? 

d'à  n  M  r  K 1. 1). 
Que  dites-vous  de  la  manière  dont  on  vient  de 
recevoir  mes  cadeaux. 

MADAME    DE   M  ETTE  M  C  E  R  0. 

Oli!  nhl...  caprice  de  jeune  fille...  elle  pensait 
à  autre  chose. 

d'au  M  I  Ei.n. 
Au  roi,  certainement. 

M  A  n  A  ME    DE   SI  ET  T  E  M  B  E  H  G. 

Ou  h  son  perroquet. 

d'armfeld. 
Son  perroquet!  son  perroquet!...  et  pourquoi 
pas  plutôt  i  moi? 

M\DAME    DE    M  ETT  E  M  lî  E  UC. 

Mon  Dieu!  parce  qu'elle  aura  tout  le  temps... 
quand  elle  sera  votre  femme. 

D'ARMI'ELD. 

Vous  êtes  d'un  sang-froid,  madame... 

MADAME    DE    METTEMBEKG. 

Et  vous  d'une  inquiétude... 

d'armfeld. 
On  voit  bien  que  ce  n'est  pas  vous  qui  vous  ma- 
riez... 

MADAME    DE   METTEMBERG. 

On  dirait  que  vous  l'êtes  déjà...  pourtant,  vous 
étiez  un  vert-galant  dans  votre  jeunesse,  vous  qui 
avez  si  peur... 

d'armfeld. 

Justement,  madame,  j'ai  peur...  parce  que  j'ai 
fait  trembler  les  autres.  Ah!  c'est  que  j'étais  un 
vrai  démnn. 

MADAME   DE   METTEMBERG. 

Glorieux!...  ou  plutôt  vaniteux...  tenez...  tons 
les  hommes  se  vantent... 

d'à  r.  m  F  e  l  d. 

Pas  tous!...  pas  tous!...  j'ai  retrouvé  dans  mes 
archives  amoureuses  certain  billet... 

MADAME    DE    METTEMBERG. 

De  quelque  femme  de  peu... 

d'armfeld. 
Signé  Gothe  de  Neubourg... 

MADAME    DE   METTEMBERG. 

Hein?...  plaît-il?...  de  moi!...  C'est  impos- 
sible ! 

d'armfeld,  avec  fatuité. 
Oublieuse! 

MADAME   DE  METTEMBERG. 

El...  que  contenait  cette  épître? 

d'armfeld. 
Oh!  pou  do  chose...  un  rendez-vous... 

MADAME   de   METTEMBERG,    vivomeiU. 

Où  je  ne  suis  pas  venue. 


D  A  r.  M  l'E  ld. 

Je  crois  bien,  on  vous  avait  enfermée. 

MADAME   DE    METTEMBERG. 

Taisez-vous,  mauvaise  langue!  et  rendez-moi... 

d'armfeld,  clierrhant  dans  sa  poche. 
C'est  singulier...  je  ne  le  trouve  plus. 

madame    de   METTEMBERG. 

Égarer  un  écrit  pareil,  quelle  imprudence! 

d'armfeld. 
Je  l'aurai  laissé  sur  mon  bureau... 

MADAME    DE    METTEMBERG. 

N'oubliez  pas  de  le  brûler  en  rentrant,   petit 

étourdi!... 

d'armfeld. 

Et  vous,  madame,  défendez,  je  vous  prie,  le  dé- 
pot  qui  vous  est  confié. 

MADAME    DE   METTEMBERG. 

Je  vous  répète  qu'il  n'y  a  pas  de  danger...  le  roi 
et  mademoiselle  de  Listai  sont  trop  enfants  pour 
saimer.  D'ailleurs,  il  est  impossible  que  ma  sur- 
veillance ne  porte  pas  ses  fruits. 
d'armfeld. 

Je  compte  au  moins  autant  sur  le  bruit  du  dé- 
part de  mademoiselle  de  Listai... 

madame    de   METTEMBERG. 

Que  nous  avons  fort  adroitement  répandu. 
d'armfeld. 

Et  comme  voilà  trois  jours  que  le  roi  ne  la  voit 
pas...  (Apercevant  le  chapeau  que  le  roi  a  oublié.)  Que 
vois-je!... 

MADAME    DE   METTEMBERG. 

Qu'avez-vous  donc?... 

d'armfeld. 
Regardez,  madame. 

madame    de    METTEMBERG. 

Eh  bien,  que  signifie  ce  couvre-chef?  le  votre 
sans  doute?... 

d'armfeld,  montrant  son  chapeau. 
Je  n'en  porte  jamais  deux...  C'est  celui  du  roi... 

madame  de  METTEMBERG,  tranquillement. 
Ah!  comment  se  ti'ouve-t-il  donc  ici? 

d'armfeld. 
Eh!  parbleu!  madame...  c'est  qu'il  y  est  venu. 

MADAME    DE    METTEMBERG. 

Vous  croyez?... 

d'armfeld. 
Voilà  donc  les  beaux  fruits  de  votre  surveil- 
lance!... 

MADAME    DE   METTEMBERG. 

Je  vous  délie  de  la  prendre  en  défaut. 

d'armfeld. 
Cependant... 

MADAME   DE   METTEMBERG. 

11  n'y  a  pas  de  cependant;  en  me  rendant  à  Tof- 
fice,  j'avais  donné  un  tour  de  clef  à  la  serrure... 
d'armfeld. 

Mais  alors,  il  a  donc  passé  par  les  fenêtres? 

MADAME    DE   METTEMBERG. 

Elles  ne  sont  pas  dans  mes  attributions, 


LA   GOUTTIERE. 


147 


d'ar  mfeld. 
Ah!  malheureux!...  ah!  malheureux!... 

MADAME  DE    METTEMBERG. 

Qui?...  le  roi?... 

D'AIiMFEI.D. 

Non...  moi-même...  c'est  moi  qui  suis  l'inven- 
teur... Avant-hier...  en  plein  conseil...  le  roi  s'en- 
nuyait; j'ai  voulu  le  distraire...  j'ai  raconté  l'anec- 
dote de  Louis  XIV  visitant  ^1"*=  de  Lamothe  par  les 
gouttières... 

MADAME    DE  METTEMBERG. 

Vous  avez  fait  un  beau  chef-d'œuvre.., 

d'ar  MFELD. 

Je  l'ai  fait  rire...  mais  je  lui  ai  tracé  le  chemin... 

SCÈNE   V. 

Les  MÊMES,  NICOLAS  FLAXMAN. 

NICOLAS,  entr'ouvrant  la  porte. 
Est-ce  pas  ici  que  loge  >!"*■  Gothe?...  la  fille  sui- 
vante d'une  demoiselle  d'honneur?... 

MADAME    DE    METTEMBERG. 

Que  lui  veux-tu?...  qui  es-tu? 

NICOLAS. 

Je  suis  Nicolas  Flaxman,  garçon  serrurier,  qu'elle 
a  fait  demander...  pour  une  charnière...  à  votre 
service. 

d'aiimfeld. 
Serrurier! 

.mcolas. 
De  père  en  fils... 

d'armfeld. 
C'est  le  ciel  qui  t'envoie. 

MCOLAS. 

C'est  donc  ici  ? 

d'armfeld. 
Quoi?... 

NICOLAS. 

Mademoiselle  Gothe? 

d'armfeld. 
Il  est  bien  question  de  ça! 

NICOLAS. 

Mais  dame! 

d'armfeld. 
Ma  chère  marquise,  voulez-vous  mon  repos  et 
le  salut  de  votre  nièce? 

madame  de  mettkmbkrg. 
Son  salut!...  Vous  allez  un   peu  bien  vite  dans 
vos  craintes,  mon  cher  comte... 
d'armfeld. 
Prenez  que  je  n'ai  pas  le  sens  commun,  que  je 
suis  un  maniaque,  un  songe-creux,  et  faites  mettre 
une  grille,  par  cet  homme,  h  cette  fenêtre... 
NICOLAS,  à  lui-même. 
Il  paraît  qu'il  veut  me  donner  de  la  besogne... 
bravo  ! 

MADAME    de    M  E  TT  EM  B  I-  R  G. 

Si  cela  seul  peut  vous  maintenir  en  quiétude... 
Je  ne  vous  aurais  jamais  cru  si  visionnaire...  i)Oiir 
un  chapeau! 


d  armfeld. 
Morbleu!  mais  il  y  avait  une  tète  sous  ce  cha- 
peau,  madame!  la  con>ptcz-vous  pour  rien? 

madame    de   METTEMBERG. 

Bast!  Lnfin,  il  faut  vous  satisfaire.  (A  Nicolas.) 
Mon  ami,  tu  vois  bien  cette  fenêtre?  tu  vas  me  la 
griller. 

NICOLAS. 

Avec  plaisir,  madame. 

d'armfeld. 
Mais  tout  de  suite. 

NICOLAS. 

Tout  de  suite.  La  marchandise  est  prête,  il  ne 
s'agit  plus  que  de  choisir  et  de  poser  ;  justement 
j'étais  là-bas  à  faire  la  même  opération  aux  cui- 
sines. 

MADAME   de   METTEMBERG. 

Allons,  mon  cher  comte,  il  est  temps  de  nous 
rendre  auprès  de  la  reine  mère. 
d'armfeld. 

Hélas!  oui...  (A  Nicolas.)  Dans  un  moment,  je 
reviendrai  te  voir  travailler. 

NICOLAS. 

A  votre  aise! 

d'armfeld,  revenaiit. 

Ah!  j'oubliais...  un  tour  de  clef  à  cette  chambre 
où  la  belle  Louise  s'est  retirée,  et  dont  la  croisée 
n'a  pas  de  gouttière,  heureusement!...  Vous  per- 
mettez? 

madame    de    METTEMBERG. 

Comment  donc!   c'est  votre  affaire;    mais  aux 
précautions  que  vous  prenez... 
d'armfeld. 
Eh  bien  ! 

madame    de    METTEMBERG. 

Ma  foi,  je  ne  réponds  plus  de  rien...  Venez... 

(Es  sortent.) 

SCÈNE  VI. 

NICOLAS,  seul. 

En  attendant,  ils  ne  m'ont  pas  dit  où  était 
M""  Gothe.  Si  je  faisais  usage  de  mou  gosier  de 
rossignol?  Gothe  ne  peut  pas  être  loin,  c'est  bien 
à,  une  fenêtre  comme  celle-là  que  je  l'ai  vue  tout 
à  l'heure...  et  dès  qu'elle  reconnaîtra  les  organes 
de  son  Nicolas,  elle  accourra,  c'est  sur...  Allons! 
(Il  cbante.) 

SCÈNE   VII. 

NICOLAS,  GOTHE,  on  dehors. 

GOTIIE,  appelant. 
Nicolas!  Nicolas! 

NICOLAS. 

KUe  m'appelle,  elle  m'a  entendu. 

GOTII  E. 

Est-ce  toi ,  Nicolas? 

NICOLAS. 

Moi-même  I  muis  où  cs-tu  doue? 


l/j8 


LA   GOUTTIERE. 


(.  o  T II  i:. 
Dans  la  cliunibri;  ;\  (jauclic,  où  nous  sommes  cn- 
fermûes... 

M  CD  LA  S,  allant  à  la  poilc. 
Coiniut'nt,  cnfL'iniL'i's!  ah!  quel  dommage!  je  ne 
pournii  donc  pas  te  voir?... 

UOTIIK. 

Dame!  à  moins  que  ce  ne  soit  par  le  trou  de  la 
serrure.  Mais  (pie  nous  sommes  bûtes  !...  tu  n'as 
(pi'à  ouvrir  la  porte... 

MCOLAS. 

11  n'y  a  pas  de  clef. 

GOTIIE. 

Eh  bien,  est-ce  que  tu  en  as  besoin?...  Est-ce 
que  tu  ne  sais  plus  ton  métier? 

MCOLAS. 

Tiens,  c'est  juste,  moi  qui  n'y  pensais  pas.  Ce 
que  c'est  que  d'ôtre  serrurier  !  (Il  ouvre,  Goilie  sort, 
il  l'embrasse. J  Ma  chère  Gothel 

GOTIIE. 

Mon  bon  Nicolas!...  tu  as  donc  reçu  mon  petit 
mot? 

NICOLAS. 

Lui-mùme. 

COTHE. 

Et  tu  es  vite  accouru  !  c'est  gentil  de  ta  part. 
D'abord,  tu  nous  as  délivrées...  ensuite,  mademoi- 
selle va  peut-ùtre  se  marier...  et  je  veux  faire 
comme  elle  ;  arrange-toi  pour  ça. 

NICOLAS. 

C'est  ton  idée?...  comme  ça  se  trouve,  c'était  la 
mienne  aussi...  tout  me  réussit  en  ce  moment... 
même  mes  maladresses... 

GOTUE. 

Plaît-il?... 

MCOLAS. 

L'autre  jour,  dans  la  forêt,  j'entends  galoper  der- 
rière moi,  c'était  un  cheval  qui  avait  le  mors  aux 
.  dents.  La  peur  me  prend.  Je  veux  m'en  sauver... 
je  me  flanque  par  terre,  je  me  crois  flambé...  pas 
du  tout,  le  cheval  s'arrête  tout  court,  et  il  se  trouve 
que  j'ai  fait  une  belle  action...  C'était  notre  jeune 
roi  qui  était  sur  le  cheval,  j'avais  sauvé  la  monar- 
chie... en  déchirant  mon  pantalon. 

GOTUE. 

Et  Ton  te  récompense?... 

MCOLAS. 

D'une  belle  bourse...  toute  pleine...  On  a  cru  que 
c'était  du  dévouement...  c'était  de  la  peur...  i^Pen- 
dant  ces  paroles,  il  est  allé  à  la  fenêtre  et  s'est  mis  à 
prendre  des  mesures.) 

GOTIIE. 

Eh  bien!...  tu  me  laisses  là?...  que  fais-tu  donc 
à  cette  fenêtre? 

NICOLAS. 

Je  suis  né  coiffé,  parole  d'honneur!  cinq  pieds 
et  demi  sur  quatre  un  quart,  juste  celle  que  j"ai 
en  bas...  Je  m'en  vais  la  faire  monter. 
G  or  HE. 

Quoi  donc? 


NICOLAS. 

Mais  la  commande  de  la  vieille  dame...  une  grille 
pour  cette  fenêtre. 

GOTIIE,  à  part. 

Oh!  mon  Dieu!  et  le  roi  qui  doit  revenir  par  là. 
(Haut.)  Comment!  tu  vas  nous  griller? 

NICOLAS. 

C'est  une  commande. 

GOTIIE. 

Et  moi,  c'est  une  défense  que  je  te  fais. 

NICOLAS. 

Ne  dis  pas  cela,  je  t'en  prie. 

GOTHE. 

Pourquoi,  s'il  vous  plaît? 

NICOLAS. 

Parce  que  je  ne  pourrais  pas  t'obéir. 

GOTHE. 

Comment,  monsieur!... 

N  I  C  O  L  A  s. 

Réfléchis  donc,  une  commande!...  Un  autre,  à 
mon  refus,  ferait  la  besogne,  aurait  le  profit...  il 
vaut  bien  mieux...  (Appelant  par  la  fenêtre. J  Ho!  hé! 
là-bas!  brrrr!  montez  la  grille! 

GOTHE. 

Tu  oses!.,. 

NICOLAS. 

Veux-tu  que  je  perde  la  pratique  du  château!... 
D'ailleurs,  une  croisée...  c'est  pour  donner  du 
jour,  de  l'air  à  une  chambre...  une  grille  n'em- 
pêche rien  de  tout  cela. 

GOTHE. 

N'empêche  rien...  n'empêche  rien... 

NICOLAS. 

Est-ce  que  vous  en  auriez  besoin  pour  autre 
chose? 

GOTHE. 

Monsieur  Nicolas  ! 

NICOLAS. 

Dame!  la  gouttière  est  large,  tu  es  gentille,  et 
cette  inimitié  que  tu  montres  pour  un  objet  d'art 
qui  ne  peut  avoir  d'autre  inconvénient  que  de  vous 
préserver  des  amants  et  des  matous... 

GOTHE. 

Est-ce  que  tu  serais  jaloux,  par  hasard? 

NICOLAS. 

Moi?  ah!  bien,  oui!  Seulement,  j'étranglerais 
volontiers  le  premier  qui  te  dirait  des  douceurs... 
(Ici  deux  ouvriers  apportent  la  grille.)  Ah  !  vous  voilà, 
vous  autres.  Posez-la  près  de  cette  fenêtre,  étaliez 
achever  votre  nesogne  en  bas.  (Les  ouvriers  sortent, 
après  avoir  obéi.) 

GOTHE. 

Ainsi,  tu  persistes?  Un  amant  qui  vous  enferme  ! 
Fi!  monsieur!  fi! 

NICOLAS. 

C'est  pour  t'habituer  au  mari. 

GOTUE. 

Mais  c'est  affreux!  c'est  abominable! 

NICOLAS. 

Quoi  donc?...  de  mettre  eu  sûreté  un  trésor? 


LA  GOUTTIÈRE. 


149 


COTHE. 

Quelle  indignité  I 

MCOLAS.  . 

Mais  non,  rien  ne  me  parait  mieux  inventé  que 
le  grillage. 

GOTHE. 

Je  vais  trouver  mademoiselle,  et  nous  verrons. 

NICOLAS. 

Embrasse-moi. 

GOTHE. 

Ne  m'approchez  pas!  Je  vous  déteste.  (Elle  sort.) 

SCÈNE    VIII. 

MCOLAS,  puis  LE  ROL  (La  nuit  vient 
petit  à  petit.) 

NICOr.AS, 

Elle  m'en  veut,  elle  est  furieuse...  ah!  oui-da!... 
raison  de  plus  pour  que  je  me  hâte  de  poser  cette 
grille.  (Il  se  remet  à  la  besogne.)  Le  vieux  n'a  pas  une 
si  mauvaise  idée...  il  y  a  du  louche  là-dessous, 
et  il  vaut  mieux  prendre  ses  précautions  avant 
qu'après.  (Il  commence  à  travailler  à  la  fenêtre.) 

LE  ROI,  paraissant  en  magicien  sur  la  gouttière. 

Que  fais-tu  là? 

NICOLAS,  effrayé. 

Ah!  mon  Dieu!  un  fantôme  !...  une  apparition  ! 
Satan  peut-être! 

LE  ROI,  ôtant  son  bonnet  et  sa  fausse  barbe. 

Rassure-toi,  je  ne  suis  pas  tout  à  fait  si  diable 
que  j'en  ai  l'air. 

NICOLAS. 

Diou  me  pardonne!  c'est   notre  jeune  roi!  Eh 
bi('n,  au  premier  coup  d'oeil,  je  n'aurais  jamais  cru 
que  votre  royaume  était  de  ce  monde. 
LE  noi. 

Tu  me  reconnais,  attends  donc...  n'es-tu  pas 
l'ouvrier  qui  s'est  précipité  au-devant  de  mon 
cheval? 

NICOLAS. 

Ne  confondons  pas,  je  suis  tombé  tout  bêtement. 

LE    ROI. 

N'importe,  tu  n'en  as  que  plus  de  mérite.  Main- 
tenant, livre-moi  passage! 

NICOLAS,   faisant  un  mouvement  respL'ctueui  de 
retraite,  puis  se  ravisant. 

Ali!  diable!  c'est  que  justement,  on  m'a  or- 
donné de  poser  cette  grille  (Il  la  montre.)  pour  vous 
empùchur  di;  passer. 

LE    ROI. 

Comment!  toi  qui  m'as  sauvé  la  vie,  tu  oserais 
me  laisser  sur  une  gouttière?  (Lui  jetant  une  bourse.) 
Tiens,  voilà  la  clef  de  ta  serrure. 
NICOLAS,  vivement. 
Donnez-vous  donc  la  priiie  d'entrer. 

LE  ROI,  sautant  dans  la  chambre. 
C'est  bien  licurcux. 


SCÈNE  IX. 

Les  Mêmes,  LOUISE,  GOTHE. 
GOTHE,  entrant    la   première. 
Venez,  venez,   mademoiselle,    venez  parler  à 
M.  Nicolas.  (Apercevant  le  roi.)  Tiens!  il  n'est  pas 
seul  ! 

LOI' I  SE. 

Le  roi!  (Elle  court  à  lui.)  Moi  qui  croyais,  d'après 
ce  qu'est  venue  me  conter  Gothe,  que  tout  chemin 
vous  était  fermé. 

LE   ROI. 

Oui,  mais  monsieur...  Nicolas  n'a  pas  hésité 
entre  le  rôle  de  notre  bon  ou  de  notre  mauvais 
génie,  et  me  voici,  fidèle  à  ma  parole. 
NICOLAS,  bas  à'Gothe. 
Fallait  donc  me  prévenir  que  mademoiselle  at- 
tendait quelqu'un. 

G  OTIIE,  sèchement. 
Je  vous  défends  de  me  parler. 
LE  ROI,  ouvrant  un  paqnel  qu'il  a  jeté  sur  une  chaise 
en  entrant. 
Voilà  le  costume  que  je  vous  apporte. 

LOUISE. 

Oh!  qu'il  est  joli!  et  combien  j'aime  mieux 
cela  que  les  présents  de  noce  de  M.  d'Armfeld. 

LE   ROI. 

Nous  n'avons  pas  un  moment  à  perdre,  allez 
vite  vous  habiller,  je  vous  attends. 

LOUISE. 
AIR  : 
Ah!  quel  plaisir  nous  promet  cette  fête!... 

LE    ROI. 

Vous  en  serez  la  reine,  assurément! 

N  I  COLA  s. 
Pendant  ce  temps,  moi,  près  de  ma  conquête... 

(Il  veut  prendre  Gothe  par  la  taille.) 

GOTHE,  le  repoussant. 
Vous  tomberez  à  genoux  humblement. 
LOUISE. 
Comme  bientôt  je  m'en  vais  rire 
De  mon  vieux  futur  si  jaloux. 
Qui  croira  qu'ici  je  soupire 
Enfermée  et  sous  les  verrous... 

ENSEMBLE. 

LE  ROI. 
Allez,  ma  gentille  compagne, 
Mettre  ces  habits  élégants. 
Et  faisons-leur  voir  ce  qu'on  gagne 
A  vouloir  enfermer  lus  gens. 

LOUISE. 

Oui,  votre  joyeuse  compagne, 
Court  mettre  ces  ajuslouionLs  : 
Bientôt,  ils  verront  ce  qu'on  gagno 
A  vouloir  enfermer  les  gens. 

MCOLAS   ET   GOTUE, 
Que  le  plaisir  les  accompagiio, 
Cl's  deux  beaux  et  charmants  enfants. 
Bientôt,  on  verra  co  qu'on  gagne 
A  vouloir  onformur  les  gens. 


150 


LA  GOUTTIERE. 


NICOLAS   à  GolllP, 
Tu  mo  pardonniiras  ma  (çr'l'u* 

r.OTHE. 
Vous,  jaloux  !  quel  vilain  travers!... 

M  COLA  s. 
Alt  !  la  clômenco  on  (on  œil  brille, 
Lo  serrurier  veut  mourir  dans  tes  fers. 

i.F.  noi,  :\  Louise. 
Partez,  pour  revenir  plus  vite. 

(Retenant  Gothe.) 
Toi,  rattache  un  peu  mon  rabat... 

(Il  l'embrasse.) 

NICOI.  \S. 
Que  faites-vous  donc? 

l.V.  ROI. 

Moi?  j'arquitte 
Les  .services  rendus...  à  l'Étal... 

(Louise  et  Gothe  sortent.) 

SCËNE  X. 

LE     ROI,    NICOLAS. 

NICOLAS,   se  grattant  l'oreille. 
A  l'État!...  à  l'État!...  ce  n'est  pas  au  mien... 
état...  toujours... 

LK    ROI. 

Que  veux-tu  dire?... 

NICOLAS. 

Que  si  vous  récompensez  ainsi  la  femme  quand 
le  mari  vous  rend  service...  je  suis  bien  votre  ser- 
viteur... je  vas  sceller  la  grille. 
LE  ROI,  l'arrêtant. 

Je  te  le  défends!...  Eh  quoi!  tu  te  fâches... 
pour  un  baiser!... 

NICOLAS. 

Pour  un  baiser!...  Que  voulez-vous  donc  que 
j'attende  poui-  me  fâcher? 

LE    ROI. 

Ne  vois-tu  pas  que  celui-là  n'est  que  de...  cir- 
constance. 

NICOLAS. 

De  circonstance? 

LE  r.oi. 

Sans  doute.  Gothe  me  rattache  mon  rabat;  je 
vois  près  de  mes  lèvres  un  joli  visage  :  naturelle- 
ment... je  l'embrasse...  On  ne  peut  guère  faire 
autrement. 

NICOLAS. 

Ah!  oui-da!... 

LE    ROI. 

Ce  n'est  qu'un  accident,  et...  tu  n'as  rien  à  dire. 

N  I  c  0  L  A  s. 
Bien  !  bien  !...  Mais  de  peur  d'accident... 

LE   ROI,   l'arrêtant. 
Décidément  tu  manques  de  logique,  Nicolas; 
qui  dit  accident,  dit  une  chose  qui  n'arrive  qu'une 
fois... 

M  COLAS. 

Une  fois,  bien  sur?...  Et  vous  n'y  reviendrez 
plus?... 


Je  n'ai  pas  tous  les  jours  des  rabats  à  me  faire 
rattacher. 

NICOLAS. 

Vous  pourriez  en  faire  venir  la  mode. 

LE    ROI. 

Eh  bien!  dans  ce  cas,  je  te  promets  de  m'adres- 
ser  à  une  autre,  à  ma  jolie  petite  Louise. 

NICOLAS. 

Bien  vrai!  Oh!  alors,  je  crois  que  je  puis  sans 
danger  ne  pas  sceller  la  grille. 

LE    ROI. 

Eh!  sans  doute!...  nigaud!...  Et  dire  qu'on  fait 
tout  pour  m'empêcher  de  la  voir,  de  me  rappro- 
cher d'elle!...  Encore  aujourd'hui  l'invention  de 
cette  grille!...  Ils  m'ont  donc  espionné,  suivi!... 
Cependant  je  suis  le  maître  ici,  ils  me  le  disent 
tous! 

NICOLAS. 

Oui,  mais  un  maître  qui  a  un  gouverneur! 

LE    ROI. 

Ne  suis-je  pas  un  grand  prince?  Ne  le  disent- 
ils  pas  tous  encore?... 

NICOLAS. 

Oui ,  mais  un  grand  prince  pas  plus  haut  que 
ça!... 

LE    UOI. 

La  grandeur  ne  se  mesure  pas  à  la  taille!... 
Et...  nous  verrons  ! 

MCOLA  S. 

Ah!  si  j'étais  à  votre  place  ! 

LE    ROI. 

Que  ferais-tu?... 

NICO  LAS. 

Je  ne  quitterais  pas  celle  que  j'aime  un  seul 
moment. 

LE    ROI. 

Je  ferai  comme  tu  dis. 

NICOLAS. 

Et  si  je  savais  qu'on  eût  ordonné  à  un  serviteur 
de  mettre  une  barrière  entre  elle  et  moi... 

LE    ROI. 

Que  ferais-tu  encore?... 

NICOLAS. 
Air: 

Si  j'étais  roi  I 
J'ordonnerais  au  serrurier  rebelle. 
De  n'obéir  jamais  qu'à  moi. 

Si  j'étais  roi  ! 
Et  pour  mieux  provoquer  son  zèle, 
J'emplirais  d'or  son  escarcelle, 

Si  j'étais  roi  ! 

LE   ROI. 

Je  suis  le  roi  ! 
Et  je  t'ordonne,  ô  serrurier  rebelle, 
De  n'obéir  jamais  qu'à  moi! 

Ce  sont  mes  lois. 
Et,  pour  mieux  provoquer  ton  zèle, 
Je... 
(Ici ,   le  roi  fouille  dans   sa   poche;    Nicolas  tend 


LA   GOUTTIERE. 


151 


I 


I 


vivement  la  main.  Le  roi,  un  yen  confus,  retire 
la  sienne  vide,  et  prenant  son  parti:) 

J'emplirai  d'or  ton  escarcelle... 
Une  autre  fois  ! 

MCOLAS,  réfléchissant. 
Ah!  diable! 

LE    KOI. 

Qu'as-tu  donc? 

NICOLAS. 

On  va  voir  que  je  n'ai  pas  fait  ma  besogne,  ot 
l'on  en  chargera  un  autre.  Oh!  une  idée!  si  je 
scellais  la  grille...  sans  la  sceller...  de  manière 
qu'elle  en  eût  l'air  seulement,  et  qu'elle  pût 
s'ouvrir  et  se  fermer  à  volonté  comme  un  volet!... 
LE  ROI,  sautant  de  joie. 

Admirable!  (Avec  gravité.)  Nicolas,  je  n'aurai 
jamais  d'autre  serrurier  que  toi. 

NICOLAS. 

Vite,  à  l'ouvrage!...  (Il  va  prendre  la  grille,  fait 
quel(iues  pas  en  la  portant,  puis  la  laisse  retomber.) 

Air  : 
Mais,  sous  le  poids,  ma  force  cède  ! 

LE    ROI. 

Comment? 

NICOLAS. 

Ces  barreaux  sont  trop  lourds  ! 
(Essayant  encore.) 
Vraiment,  il  me  faudrait  un  aide... 

LE    ROI. 

Eh  bien!..,  je  t'offre  mon  secours!... 

NICOLAS. 

Quoi  !  vous  m'offrez  votre  royal  secours  !... 

(Ils  transportent  la  grille.; 
Ne  lâchez  pas,  la  charge  est  bonne  ; 
En  route,  il  ne  faut  pas  rester. 

LE   ROI. 

fout  lourds  qu'ils  sont,  le  sceptre  et  la  couronne 
Seront,  je  crois,  moins  pesants  à  porter. 

NICOLAS. 

Quel  honneur,  quand  j'y  pense  ! 
Est-il  gentil,  est-il  mignon  ! 
Pour  un  serrurier,  quelle  cliance  ! 
Avoir  un  roi  pour  compagnon  ! 

LE  ROI ,  écoutant. 
Mais,  chut!...  du  bruit!...  O  ciel!  que  fiaire? 
En  ces  lieux,  on  vient  me  chercher!... 
Je  crains  que  la  reine,  ma  mère... 
Où  me  cacher? 

NICOLAS. 

Non!  non!  au  diable  les  cachettes! 

Prenez  ce  tablier, 
Et  puis  ma  veste,  et  ces  gâchettes. 
Prenez  surtout  un  peu  l'air  du  métier  , 
L'allure  enfin  et  les  mines  coquettes 
De  Nicolas,  le  galant  serrurier  : 
On  nous  croira  le  maître  ot  l'ouvrier. 

K  N  S  K  M  B  I.  E. 

n'fiulanl  que  le  roi  achève  de  se  déguiser,  et  JSicolas  de 

poser  la  grille.) 

Quel  honneur,  quand  j'y  pense  ! 
Est-il  gentil,  etc. 


LE    ROI. 

Quel  honneur!  quelle  chance! 
Je  suis  serrurier,  quel  renom  ! 
Mais  un  roi  peut  bien,  je  le  pense, 
Se  montrer  fort  bon  compagnon  ! 

SCÈNE  XI. 
LE   ROI,  déguisé,    D'ARMFELD,    MCOLAS. 
d'armfeld,  à  Nicolas. 
Lh  bien,  as-tu  fini? 

MCOLAS. 

Oh!  maintenant,  monsieur  le  comte,  vous 
pouvez  ôtre  bien  tranquille;  mon  jeune  compa- 
gnon et  moi,  nous  avons  fait  de  la  bonne  besogne, 
et  il  faudra  que  les  amoureux  prennent  un  autre 
chemin  s'ils  veulent  arriver  jusqu'ici. 
d"aiimfeld,  à  part. 

Les  amoureux!...  Ce  malotru  soupçonnerait-il 
mes  craintes?  Allons,  me  voilà  compromis  avec 
un  manant!... 

MCOLAS. 

Derrière  une  grille  comme  celle-là,  si  bien 
scellée,  les  filles  d'honneur  pourront  dormir  sur 
leurs  deux  oreilles,  le  roi  ne  pourra  pas  venir  les 
réveiller. 

n'A  n  M  V  ELI),  à  part. 
Allons,  décidément  le  butor  a  tout  compris. 
I  NICOLAS,  au  roi. 

j       N'est-ce  pas,  compagnon? 

LE  ROI ,  bas. 
Prends  donc  garde!  tu  vas  me  faire  reconnaître. 

d'armfeld,  à  part. 
Trompons  l'instinct  de  ce  jeune  cjxlope.  (Haut.) 
Quelles  billevesées,  l'ami,  t'es-tu  mises  dans  la 
tête?...  songer  aux  filles  d'honneur  de  la  reine!... 
Non ,  non ,  le  roi  respecte  trop  sa  mère  pour 
cela. 

NICOLAS,   à  part. 
Oui!  croyez  au  respect  quand  l'amour  vous  a 
pincé  le  cœur!... 

d'armfeld. 
Ah!  si  tu  disais  les  filles  de  service  de  ces  de- 
moiselles... il  en   est  de  jolies,  de  piquantes... 
celle   de    mademoiselle    Louise    de    Listai  ,    par 
exemple. 

I.I-:  ROI,  à  pail. 
Aïe!...  aïe!... 

NICOLAS,  quittant  son  travail. 
Quoi,  monseigneur!  vous  pensez  que  si  le  jeune 
roi  se  glisse  quelquefois  dans  le  ({uartier  des  filles 
de  la  reine,  c'est  pour  Cotlie? 

d'à  11  M  I  El.  D, 

Il  faut  bien  fiuc  ce  soit  pour  quchiu'uii.  l'.iitre 
nous,  je  l'ai  surjn'is  un  jour  lui  doniiaiii  un 
baiser. 

M(;OL\S. 

Un  baiser!.. 

M-    lio  1  ,   .1   pari. 
Kb  bien,  il  ne  nu'iit  |ias  mal  pour  un  gouver- 
neur! 


15: 


LA  COUTTIKUE. 


NICOLAS ,  avpc  rase. 
Oh  !...  moi  aussi,  je  l'ai  suii)ris!...  r:i  fait  deux 
baisers  ! 

d'aiimi- Ei.D,  à  part. 
1,0  rustre  est  tout  h  fait  dépaysé 

MCOI.AS,  au  roi. 
Conipap;non?... 

LK  noi,  bas. 
Vous  faut-il  quelque  chose,  maître  Nicolas?... 

NICOLAS,  bas,  fiirieui. 
Vous  avez  entendu...  il  y  a  eu  deux  accidents!... 

i.K  noi,  bas. 
Un  seul,  je  te  le  jure! 

NICOLAS. 

Sud'it!  suffît!... 

LK  ROI,  à  part. 
Il  est  capable  de  faire  quelque  sottise. 

M  COLAS,  bas,  au  roi. 
Je  n'attendrai  pas  le  troisit'>me. 

LE  noi,  bas. 
Mon  petit  Nicolas?... 

NICOLAS,  lie  même. 
Non. 

LE  ROI,  bas. 
Mon  bon  Nicolas... 

NICOLAS,  (le  même. 
Non...  dans  cinq  minutes  tout  sera  bâclé!...  et 
pour  m'cmpêcher  de  faiblir...  (Haut,  à  d'Armfeld.) 
Monseigneur,  vous  êtes  ici  dans  un  bois...  vous 
ûtcs  entouré  de  brigands. 

d'armfeld. 
Je  suis  entouré!... 

NICOLAS. 

Oui,  la  grille  n'est  pas  scellée. 

d'armfeld,  courant  à  la  grille. 
Hein?... 

LE  ROI,  bas,  à  Nicolas. 
Silence,  malheureux! 

d'armi'ELD,  à  la  grille. 
Et  qui  t'a  cmpCclié  de  faire  ce  travail  que  je 
t'avais  commandé? 

NICOLAS. 

C'est... 

LE  ROI,  bas,  à  Nicolas. 

Si  tu  me  nommes,  tu  es  mort! 

d'armfeld. 

Répondras-tu?... 

NICOLAS. 

Dame...  monseigneur...  c'est...  c'est...  un  es- 
prit... un  démon...  et  bien  malin  encore...  qui  est 
tombé  du  ciel...  un  magicien  qui  m'est  apparu  à 
cette  fenêtre,  et  qui  m'a  commandé  tout  le  con- 
traire... de  votre  commande. 

d'armfeld. 

Misérable!  quel  conte  me  fais-tu  b'i?...  si  d'ici 
à  un  cpiart  d'heure  ta  besogne  n'est  pas  achevée, 
je  tp  fais  mourir  sous  le  bâton... 

NICOLAS. 

Oh!  soyez  tranquille,  (-lie  le  sera.  (A  part.)  Un 
baiser  passe;  mais  deux!... 


le  KOI,  bas,  à  Nicolas. 

Ah!  c'est  comme  c^a!  Kh  bien!  tu  ne  m'attra- 
peras pas,  Nicolas!...  et  tant  pis  s'il  t'arrivc  mal- 
lieur  !...  (Enfonçant  sa  casquette  sur  ses  yeux,  écartant 
vivement  Nicolas,  <ît  s'approchant  de  d'Armfeld.  Haut. 
Illésant  et  b(''gayant  pour  d(!'guiser  sa  voix  tout  le  temps 
qu'il  reste  en  présence  de  d'Armfeld.)  Mon...  mon... 
monsieur  le  comte,  je  viens  de  eau...  eau...  causer 
avec  ma  con...  conscience. 

d'armfeld. 

Imi  voilà  un  qui  prononce  mal  !  on  voit  bien  qu'il 
n'a  pas  eu  de  gouverneur! 

LE   ROI. 

Et  elle  m'ordonne  de  vous  dire  que  cet  homme 
vous  trompe. 

d'armfeld. 
Lui! 

NICOLAS,  à  i>art,  stupéfait. 
Il   m'accuse!   (Haut.)  Tromper  monseigneur... 
moi,  naïf  serrurier!...  trop  naïf! 

d'à  RIIFELD. 

Comment  me  tromperait-il?...  en  avouant  qu'il 
m'a  trompé?... 

LF.    ROT. 

Oui,  il  avoue...  mais  pour  mieux  surprendre 
votre  confiance...  la  grille  n'est  pas  scellée;  mais 
elle  ne  le  sera  pas. 

NICOLAS. 

Je  jure  bien  que  si,  par  exemple! 

LE  ROI,  appuyant. 
Elle...  ne...  le...  sera  pas! 

d'armfeld. 
Ah! 

le  roi. 
Car  il  s'entend  avec  notre  jeune  roi. 

NICOLAS. 

C'est  trop  fort!...  j'aimerais  mieux  m'entendre 
avec  le  diable  ! 

le  roi,  continuant. 
Oui,  oui,   il  s'entend  avec  lui...  le  roi  l'a  su- 
borné ;  et  la  preuve...  (Passant  lestement  derrière  Ni- 
colas  et  enlevant,  de  sa  poche,  la  bourse  qu'il  lui  a  don- 
née.) Voilà  la  bourse  qu'il  en  a  reçue. 
NICOLAS,  f urieux ,  à  part. 
Oh!  le  petit  serpent!  il  me  dévalise!  Fréquentez 
donc  des  gens  qui  ne  sont  pas  de  bonne  condition. 
d'armfeld,  qui  a  pris  la  bourse  et  l'a  examinée. 
L'enfant  dit  vrai!...  marcjuée  au  chiffre  royal! 
(A  Nicolas.)  Traître!  on  te  l'a  donnée,  ou  tu  l'as 
prise,  choisis. 

NICOLAS,  reprenant  vivement  la  bourse. 
Donnée! 

d'armfeld. 
C'est  la  même  chose!  et  un  cachot  t'appren- 
dra... 

NICOLAS. 

C'est  pour  ça  que  vous  me  donnez  à  choisir!  (A 
part.)  Me  voilà  joli  gar(:on  !  (Haut.)  Grâce,  M.  le 
comte!...  Oui!  je  voulais  d'abord  manquer  à  ma 
commande... 


LA   GOUTTIÈRE. 


153 


LE  ROI ,  à  d' A rmfeld. 
Vous  l'entendez!.,. 

NICOLAS. 

Mais  c'était  pour  obéir  à  mon  souverain...  Je 
vous  le  demande,  pouvais-je  désobéir  à  mon  sou- 
verain ? 

LE  ROI,  bas,  à  >'icolas. 
Eh!  que  fais-tu  donc,  animal? 

NICOLAS,  continuant. 
Pouvais-jc  croire  qu'il  serait  capable... 

LE    ROI. 

Ne  l'écoutez  pas,  monseigneur,  il  cherche  à  em- 
brouiller la  question;  parce  qu'il  est  coupable  (A 
part.)  et  stupide  !  (Haut.)  Et  pour  le  punir  d'une 
manière  plus  terrible  même  que  le  cachot,  il  suf- 
fira de  le  chasser  loin  de  votre  personne  éminente, 
en  me  chargeant,  moi,  son  petit  compagnon,  de  la 
besogne. 

NICOLAS. 

Ah  !  elle  sera  bien  faite. 

LE    ROI. 

Je  m'en  vante. 

NICOLAS. 

Vous  verrez  comme  il  s'en  tirera!  un  paresseux, 
un  bon  à  rien  ! 

LE    ROI. 

Parce  que  je  n'ai  pas  voulu  vous  aider  dans  votre 
crime. 

NICOLAS. 

C'est  trop  fort,  par  exemple,  vous  qui... 

d'à  RM  KELD. 

Tais-toi...  je  goûte  l'avis  du  petit  bonhomme. 

NICOLAS. 

Il  est  drôle,  son  avis! 

LE    ROI. 

Puisque  monseigneur  le  goûte,  qu'as -tu  à 
dire?... 

NICOLAS. 

Eh  bien,  j'ai  à  dire  à,  monseigneur... 

d'à  RMFELD. 

J'en  sais  assez. 

LE    ROI. 

Nous  en  savons  assez. 

NICOLAS. 

Ah  !  j'enrage!  M.  le  comte,  c'est  dans  votre  inté- 
rêt... écoutez-moi. 

d'aumfeld. 
l'as  un  mot  de  plus. 

NICO  LAS. 

Mais... 

le  noi,  imitant  d'Annfeld. 
l'as  un  mot  déplus!  tu  manques  de  respect  à 
monseigneur. 

NICOLAS,  à  ijait. 
Quelle  situation!  mon  Dieu! 

d'à  RM  lELD. 

Snrs  d'ici ,  niis(;rable,  en   rendant  grâce,  à,  nui 
bonté  et  en  remerciant  ton  compagnon  qui  m'a 
conseillé  l'indulgence. 
III. 


le  hol 
Oui,  remercie-moi 

NICOLAS,  furieiii. 
Jamais!  je  vous  maudis! 

d'à  RMFELD. 

Insolent!  prends  garde  de  lasser  ma  patience. 

LE  ROI ,  de  même. 
Oui.  Prends  garde! 

NICOLAS,  sur  un  geste  de  d'Armfeld. 
Je  m'en  vas...  je  m'en  vas,  monseigneur...  (A 
part.)  Le  laisser  ici  près  de  Gothe!...  Oh!  je  re- 
viendrai! 

LE  ROI,  le  suivant  et  le  poussant. 
Sans  adieu,  maître  Nicolas... 

SCÈNE   XII. 

D'ARMFELD,   LE   ROL 

LE  ROI,  revenant  vers  d'Armfeld. 
Enfin,  nous  en  voilà  débarrassés! 

d'à  RM  FELD. 

A-t-on  vu  un  drôle  comme  ce  Nicolas!  pousser 
la  perfidie  jusqu'à  me  dire  la  vérité!... 

LE    ROI. 

C'est  indigne!...  Je  gage  bien  qu'on  ne  verrait 
jamais  ces  choses-là  à  la  cour. 
d'armfeld. 

Si  fait,  si  fait,  souvent...  mais  tu  es  un  brave 
garçon,  coi...  et  tu  vas... 

LE    ROI. 

Oh!  soyez  tranquille;  ce  que  je  ferai  ne  se  dé- 
fera jamais! 

d'armfeld. 

Notre  jeune  roi  se  croit  bien  malin...  Eh  bien  ! 
je  le  suis  encore  plus. 

LE    ROI. 

Vous  !  c'est-à-dire  que  vous  êtes  pétri  de  finesse, 
depuis  les  pieds  jusqu'à  la  nuque. 
d'armfeld. 
Cet  enfant  se  connaît  déjà  en  hommes  ! 

LE  ROI,  continuant. 
Pourtant,  faudrait  pas  encore  trop  vous  y  fier: 
il  est  si  astucieux,  notre  monarque! 

d'à  RMFELD. 

Oh!  je  lui  défends  bien  de  m'attraper,  à  présent! 
d'abord,  tu  vas  te  mettre  sur  le  champ  à  la  be- 
sogne. 

LE  ROI,  erabarrassi''. 

Certainement!  certainement...  que  je  vas... 

d'à  R  m  F  E  L  D. 

Et  pour  plus  de  sûreté,  c'est  sous  mes  yeux  que 
tu  travailleras. 

LE  ROI,  clTrayé. 
Sous  vos  yeux...  (.\  part.)  Miséricorde!  mais  il 
va  voir  que  je  ne  fais  rien  du  tout! 
d'à  r  m  F  I  r.  D. 
A  l'ouvrage! 

i.r  n<M. 
J'y  suis,  monseigneur...  (A  part.)  Juiuierais  en- 
core mieux  être  dans  lu  salle  du  conseil!  (Tonrnanl 

•20 


m 


LA  C.OUTTIKIIE. 


et  retournant  les  outils  de  Nicolas.)  CoiiiiiieiU  niu  ser- 
vir de  ces  niachiiies-là'.'... 

D'An  M  F  EL  D. 

Allons,  allons,  je  suis  pressé! 

LE  noi. 
\raiiiu'iit  1  cil'  l)ien  alors,  ne  vous  gCncz  pas  ; 
que  vous  soyez  là  ou  que  vous  n'j'  soyez  pas,  ça 
ira...  tout  aussi  bien  d'abord...  il  vaut  môme  mieux 
que  vous  n'y  soyez  pas. 

n'AiiMKELD,  sévèremeut. 
Tu  crains  mes  regards?.... 

LE  KOI ,  vivement. 
Moi  1  vous  allez  voir!  vous  allez  voir!  (A  part.; 
Qu'est-ce  que  je  vais  lui  faire  voir,  mon  Dieu?... 
d'à  r  m  l' E  L  D ,  avec  iuipatieuce. 
J'attends! 

LE  ROI,  prenant  un  marteau. 
Voilà!   voilà!  (A   part.)  Bah!  je  taperai  coinnie 
un  sourd.  (Frappant  et  lâchant  leiuarteau.)  Aie!  aïe! 
d'armfeld. 
Eh  bien  !  maladroit  !  c'est  sur  tes  doigts  que  tu 
frappes!...  Est-ce  que  Nicolas  aurait  eu  raison?... 
ne  saurais-tu  rien  faire?...  Je  te  donne  une  demi- 
heure  pour  finir...  ou  sinon.., 

LE  ROI,  à  part. 
11  me  donnerait  tout  le  temps  de  mon  règne 
que...  Et  le  bal  qui  va  commencer!...  Et  Louise  qui 
va  venir!...  Oh!   décidément,  il  faut  qu'il  s'en 
aille. 

d'armfeld,  tirant  sa  montre. 
^ oyons,  il  est...  (A  part.)  Ah!  diable!  l'heure  de 
mon  service...  Et  mon  costume  de  bal  à  mettre! 
et  ce  petit  drôle  à  surveiller!...  comment  faire  tout 
cela  à  la  fois?... 

LE  ROI,  à  part. 
Comment  le  mettre  dehors  par  les  épaules?... 
(Sautant  de  joie  tout  à  coup.)  J'ai  trouvé...  j'ai  trou- 
vé !... 

d'armfeld. 

Quoi  donc?... 

LE    ROI. 

L'outil  que  je  cherchais.  (Il  tire  une  feuille  de  pa- 
pier et  un  crayon  de  sa  poche  et  se  met  à  écrire  en  se 
cachant  de  d'Armfeld.) 

d'armfeld. 
C'est  heureux  !  (A  part,  se  grattant  l'oreille.)  Moi, 
je  n'ai  rien  trouvé  du  tout. 

le  ROI,  pliant  lu  papier,  à  part. 
Et  maintenant,  mon  cher  gouverneur  va  me  cé- 
der la  place. 

d'armfeld,  se  giattant  toujours. 
C'est  singulier...  j'ai  beau  réfléchir... 

LE  ROI,  s'approchant  de  d'Armfeld. 
Pardon,  excuse,  M.  le  comte,  voici  un   ))oulet 
pour  vous...  qui  flânait  dans  ma  poche...  histoire 
d'oublier...  et  qui  a  été  apporté  par  un  domestique 
tout  petit...  tout  petit... 

d'à  R  M  F  E  L  D ,  prenant  le  papier. 
Un   billet  pour   moi!...  (Lisant.)  «Le  roi  vous 
.(  attend  dans  son  cabinet...  Signé  Maximilien.  » 


(A  lui-mèuie.)  C'est  bien  l'écriture  du  prince... 
Diable!...  il  faut  que  je  m'éloigne...  que  je  laisse 
à  la  merci  de  son  audace...  (Partant  d'un  éclat  de 
rire.)  Ah!  ah  !  ah  !  puisque  je  vais  le  trouver  dans 
son  cabinet...  je  n'ai  pas  à  craindre  sa  présence 
ici...  malgré  toute  sa  puissance,  mon  jeune  maître 
ne  peut  pas  être  double...  que  j'étais  simple! 
(Au  roi.)  Je  suis  forcé  de  m'éloigner. 
LE  ROI ,  à  part. 

Je  l'espérais  bien... 

d'à  r  m  F  E  L  D  ,  continuant. 

Toi,  termine  proinptement,  et  tu  seras  récom- 
l)ensé.  (Il  sort.) 

SCÈNE  XTII. 
LE  ROI,  seul. 
En  déroute,  mon  gouverneur!  en  déroute,  Ni- 
colas! en  déroute  tous  mes  ennemis!  Je  triomphe! 
je  suis  heureux  comme...  Eh  !  parbleu  !...  comme 
un  roi!  Oui;  mais  cette  i;rille...  Eh!  que  m'importe? 
puisque  rien  ne  m'empêche  aujourd'hui  d'emmener 
Louise  au  bal!...  elle  va  venir!...  hâtons-nous  de 
nous  débarrasser  de  tout  cet  attirail...  (Il  jette  la  cas- 
quette, le  tablier  et  la  veste.  Ecoutant.)  Mais  j'entends 
monter  quatre  à  quatre...  Je  tremble...  Ah  !  c'est 
N'icolas  ! 

SCÈNE  XIV. 

LE    ROI,   NICOLAS. 

NICOLAS ,  entrant. 
Ouf!...  j'arrive  à  temps! 

LE    ROI. 

Ah!  te  voilà  encore,  tu  oses!  artisan...  de...  de 
désordre. 

NICOLAS. 

Au  contraire!...  je  suis  pour  l'ordre...  je  viens 
pour  remettre  tout  en  ordre. 

LE    ROI, 

Tu  viens  pour  recevoir  le  châtiment  ique  tu  mé- 
rites... (11  le  prend  par  l'oreille.) 

NICOLAS,  avec  dédain. 

Tirez,  tirez,  sire  !  si  ça  vous  fait  plaisir  ;  mais 
rien  ne  m'empochera  de  supprimer  des  baisers... 

LE    ROI. 

Imbécile  !  ne  vois-tu  pas  que  c'est  un  mouve- 
ment machinal. 

NICOLAS,  stupéfait. 
Machinal  ! 

LE  ROI. 

Tu  les  as  donc  bien  sur  le  cœur?... 

NICOLAS. 

Oh  :  cent  fois  plus  que  Gothe  sur  ses  joues?... 

LE    ROI. 

Eh  bien  !...  on  les  reprendra... 

NICOLAS,  vivement. 
Par  exemple  ! 

LE   ROI. 

Que  veux-tu  donc  alors?...  car  vraiment,  on  ne 
sait  comment  te  satisfaire.  Mais  c'est  assez  plai- 


LA   GOUTTIERE. 


155 


santer  ;  mon  gouverneur  t'a  fait  un  conte  pour 
te  mettre  de  son  parti.  Tu  sais  que  je  viens  ici 
pour  mademoiselle  de  Listai,  et  non  pour  made- 
moiselle Gothe.  Tout  roi  que  je  suis,  je  ne  peux 
pas  danser  avec  tout  le  monde.  Je  n'ai  embrassé 
10 II  amoureuse  ni  deux  fois,  ni  trois  fois;  mais  une, 
ft  je  n'y  pense  pas  plus  qu'au  grand  Turc.  Je  pour- 
rai l'embrasser  encore... 

M  COI.  A  s. 

Plaît-il?... 

LE  noi. 

Sans  y  penser  davantage...  Loin  de  te  fûcher, 
ça  doit  te  faire  plaisir,  puisque  ça  prouve  qu'elle 
( --t  jolie  ! 

NICOLAS. 

Merci  bien  ! 

LE    ROI. 

Et  après  des  explications  si  franches,  où  je  me 
suis  montre!'...  si  bon  prince,  tu  vas  me  demander 
pardon,  à  l'instant,  si  tu  n'es  pas  un  imbécile  1 

NICOLAS. 

Au  fait...  j'y  pense...  vous  ôtes  le  roi  do  Bavière, 
et  vous  ne  pouvez  pas  aimer  une  simple  bava- 
roise ! 

LE    ROI. 

Ml  I...  tu  comprends,  enfin  !... 

NICOLAS. 

Oui,  oui,  et  je  consens  à  vous  servir  à  deux  con- 
ditions :  c'est  que  vous  me  nommerez  serrurier  du 
château  à  perpétuité,  et  que  vous  ne  ferez  jamais 
monter  Gothe  sur  le  trône. 

LE    ROI. 

Jamais!  je  te  le  promets...  Mais  Louise  tarde 
bien. 

SCftNE   XV. 

Les  Mêmes,  LOUISE,  GOTHE. 

LOUISE,  CD  parure  de  bal  masqué. 
Me  voilà  ! 

LE    ROI. 

Dieu!  qu'elle  est  jolie  ainsi!... 

LOIISE. 

Vous  trouvez?... 

LE  no  T. 
Regarde  donc,  Nicolas.  (  11   continue  à  causer  bas 
avec  Louise.) 

NICOLAS. 

Pardon,  sire,  mon  œil  est  occiipi;  pour  lo 
moment. 

r, OTHE,  fâchée. 
Occupez-vous  de  poser  votre  grille. 

MCOLAS. 

Tu  l'as  donc  toujours  sur  le  cœur?  Eh  bien!... 
pour  te  la  rendre  plus  légère,  elle  tournera... 
comme  une  girouette. 

COTIIE. 

Comme  votre  tète,  alors. 

MCOLAS. 

Oir....  pour  celle-là...  lixée,  de  ton  cùté,ctpour 


toujours.  Mais  je  descends  et  je  remonte  tout  de 
suite. 

GOTHE. 

Où  allez-vous  donc  ? 

NICOLAS. 

Chercher  des  pivots  et  des  gonds. 

GOTHE. 

Pour  VOUS  fixer? 

NICOLAS. 

Pour  te  fixer...  je  reviens.  (Il  sort  nn  moment.) 

GOTHE  ,  à  Louise. 
Eh  bien!  mademoiselle,  vous  ne  partez  donc 
pas? 

LE    ROI. 

Tiens,  c'est  vrai!  Gothe  a  raison.  Nous  restons 
là  à  causer...  comme  si  le  bal  ne  nous  attendait 
pas.  Mettez  vite  votre  loup,  moi  mon  masque,  et 
partons. 

NICOLAS,  en  dehors. 

C'est  affreux!...  c'est  abominable!... 

LOlISE. 

Ah!  mon  Dieu!...  quel  est  ce  bruit?... 

GOTHE. 

C'est  la  voix  de  Nicolas. 

LE    ROI. 

A  qui  en  a-t-il  encore?... 
NICOLAS,  entrant,  une  lettre  à  la  main,  à  Gothe. 
Perfide!  traîtresse!...  vous  ne  pouvez  plus  me 
tromper  maintenant,  j'ai  des  preuves. 

LE    ROI     ET     GOTHE. 

Des  preuves? 

NICOLAS. 

Oui,  ce  billet  que  je  viens  de  trouver  dans 
l'escalier. 

GOTHE. 

Un  billet  ! 

NICOLAS. 

Oui,  oui,  signé  Gothe  en  toutes  lettres,  pour 
donner  un  rendez- vous...  le  rendez-vous  du 
baiser,  sans  doute. 

LE  ROI,  arrachant  le  billet. 

Un  rendez-vous,  à  moi?  (Après  avoir  lu.)  Ohl 
quel  bonheur!  nous  sommes  sauvés!...  Louise, 
vous  n'épouserez  pas  M.  d'Armfeld ,  et  c'est  à 
Nicolas,  à  lui  que  vous  le  devrez.  Ah!  mon  ami,  il 
faut  que  je  t'embrasse  ! 

NICOLAS. 

Doucement!  doucement!...  Envoyez  des  baisers 
à  votre  peuple  du  haut  de  votre  balcon,  si  vous 
voulez;  j'en  prendrai  ma  part,  si  ça  me  convient; 
mais  de  près...  respectez  votre  victime. 
i.orisE. 
Que  signifie?... 

i.K  noi. 
Ça   signifie  que   cette,    lettre    est    bien    signée 
Gothe!... 

GOTIIE. 

l'ar  exemple!... 

LE    ROI. 

Mais  Gothe...  de  Ncubourg  ! 


150 


LA  GOUTTIÈRE. 


1,01  ISH, 

Il  serait  possible'....  niu  tante!... 

NICOLAS. 

Alil  I)ali!  la  vieille  daine!... 
i.K  noi. 
Oui,  elle-mùme,  et  le  rendez-vous  est  pour  mon 
cher  gouverneur. 

I.OLISE. 

Oh!  que  c'est  drùle!... 

COTIIE. 

Kh  bien!  qu'est-ce  que  vous  dites  de  cela, 
monsieur  Nicolas?... 

NICOLAS. 

Je  dis  que  je  suis,  dans  un  autre  genre,  un  ("tre 
tout  aussi  inconvenant...  que  le  vieux  monsieur. 
LK  noi,  avec  un  sérieiii  comique. 

Ah  !  il  voulait  vous  épouser,  vous,  Louise,  lors- 
qu'il entretenait  un  commerce  coupable  et...  ori- 
ginal avec  une  douairière!...  Mais  c'est  tout  à  fait 
scandaleux,  cela!... 

LOUISE. 

C'est  abominable  ! 

LE    ROI. 

Rassurez-vous  :  un  roi  est  le  gardien  naturel  des 
bonnes  mœurs  de  son  peuple...  j'y  veillerai.  Allons 
au  bal.  (Il  ouvre  la  porte  et  la  referme  vivement.)  Ah! 
mou  Dieu!  madame  de  Mettemberg  monte  l'es- 
calier. 

LOUISE. 

Quel  malheur! 

LK    ROI. 

Attendez...  non,  c'est  très- heureux,  au  con- 
traire. Laissez-moi  seul  ici  un  moment  avec  elle, 
je  ne  tarderai  pas  à  vous  rappeler. 

LOUISE. 

Que  pré  tendez- vous? 

LE    ROI. 

Chut!...  la  voilà...  partez...  (Ils  entrent  tous  dans 
la  chambre  de  Louise.) 

SCÈNE  XVI. 
LE    ROI,    MADAAIL    DE    METTEMBERG. 

(Le  roi,  masqué,  se  retire  un  peu  à  l'écart.) 

MADAME   DE   METTEMBERG,  entrant. 

M.  d'Armfeld  m'envoie  pour  veiller  sur  ce  qu'il 
appelle  son  trésor!  Ah!  ces  hommes!...  dès  qu'on 
a  quinze  ans...  Moi,  je  ne  suis  pas  comme  ça,  tout 
ce  qui  est  jeune  me  déplaît. 

LE  ROI,  à  part. 
C'est  bon  à  savoir!...  on  vous  donnera  du  vieux, 
attendez...  (Haut.)  Pst!  pst!... 

MADAME  DE  METTEMBERG,    se  retournant. 
Qu'est-ce    que   c'est  que  ça?...   une  personne 
déguisée...  masquée...  ici?...  Que  signifie... 
LE  ROI,  déguisant  sa  voix. 
Silence!...  ne  faites  pas  de  bruit...   Rassurez- 
vous,  c'est  moi. 

MADAME   DE    METTEMBERG. 

Coninifiit,  vous?... 


LE    ROI. 

Oui,  chère  Gotlie. 

MADAME    DE    METTEMRERG. 

Gothe!  mon  prénom!...  Qui  ose?... 

LE   ROI. 

Moi,  Gothe,  moi  qui  me  sens  ivre  de  bonheur... 
(11  veut  lui  prendre  la  luain.) 

MADAME   DE   METTEMBERG,    reculant. 

N'approchez  pas!...  Qui  êtes-vous?...  Que 
voulez-vous?... 

LE  ROI,  continuant. 

Tu  le  demandes!...  après  le  rendez-vous  que  tu 
m'as  donné?... 

MADAME    DE    METTEMBERG. 

Qu'est-ce  à  dire!....  Un  rendez-vous!... 

LE    ROI. 

Sans  doute...  de  ta  belle  main  blanche.  Tiens, 
regarde.  (Il  lui  met  le  billet  sous  les  yeux.) 

MADAME    DE   M  ETTEMBERG. 

Ciel!  l'erreur  de  ma  jeunesse  au  pouvoir  d'un 
étranger!... 

LE    ROI. 

Un  étranger!  Gothe,  peux-tu  nommer  ainsi 
l'ami  de  ton  cœur?... 

MADAME    DE   METTEMBERG. 

Ne  me  tutoyez  pas,  je  vous  prie,  vous  m'agacez 
horriblement  les  nerfs. 

LE    ROI. 

On  va  les  apaiser,  ces  pauvres  petits  nerfs... 
Il  veut  lui  prendre  la  main.) 

MADAME   DE    METTEMBERG,    reculant. 

Arrière!  arrière!...  (Écoutant.)  Ah!  Dieu  soit 
loué!  on  monte  l'escalier...  on  vient  à  mon 
secours!... 

LE  ROI,  fermant  la  porte  et  prenant  la  clef. 

C'est  ce  que  nous  allons  voir!... 

MADAME   DE   METTEMBERG. 

Il  m'enferme  à  présent!...  Ciel!  si  c'était  un 
voleur!,.. 

d'à  R  îi  F  E  L  D ,  en  dehors ,  frappant. 
Ouvrez!  ouvrez!...  c'est  moi!... 

MADAME   DE   METTEMBERG. 

M.  d'Armfeld!...  Ah!  je  vais... 

LE  ROI,  l'interrompant. 
Si  vous  dites  un  mot...  je  montre  votre  billet  à 
toute  la  cour. 

d'à  R  m  F  E  L  D. 

Qui  donc  a  fermé  cette  porte?  Ouvrez!...  ouvrez, 
madame...  on  cherche  partout  le  roi...  Sa  Majesté 
est  perdue... 

MADAME    DE    METTEMBERG. 

Le  roi  est  égaré?... 

LE  ROI,  à  part. 
11  se  retrouvera. 

D'ARMFELD. 

11  ne  peut  être  qu'ici,  et  je  veux  entrer  à 
l'instant... 

LE  ROI,  élevant  la  voiï. 

Alors,  allez  chercher  le  serrurier  qui  a  posé  la 
grille... 


LA  GOUTTIERE. 


157 


d'aumpeld,  en  debors. 
Qu'entends-je?...  Cette  voix...  Ah!  courons!... 

LE  noi. 
.]<',  crois  qu'il  s'éloigne,  nous  n'avons  plus  rien 
rraindre. 

MADAME   DE    METTEMBERG. 

Plus  rien  à  craindre  !  quand  vous  me  perdez  ! 
Monsieur!  monsieur!...  ouvrez  cette  porte...  et 
laissez-moi  !  laissez-moi  !. .. 

I.E    ROI. 

Là!  là!...  le  tète-à-tète  vous  effarouche!...  Il  va 
cesser  à  l'instant.  (Il  ouvre  la  porte  de  Louise.)  Venez 
tous. 

SCÈNE  XVII. 

Les  Mêmes,  LOUISE,  GOTHE,  NICOLAS, 
puis  D'AR3IFELD  sur  la  gouttière. 

madame   de    METTEMBERG. 

Qu'est-ce  à  dire?  Louise  en  costume  de  bal! 

LE    ROI. 

Où  vous  allez  nous  suivre,  pour  déclarer  à  la 
reine  que  le  mariage  de  votre  nièce  avec  M.  d'Arm- 
feld  est  rompu. 

madame    de   METTEMBERG. 

Vous  osez  demander... 

LE  ROI,  ôtant  sou  masque. 
Je  fais  plus...  j'ordonne... 

madame   de   METTEMBERG. 

Sa  Majesté!... 

d'armfeld,  paraissant  à  la  fenêtre. 
Le  roi!  j'en  étais  sûr!... 

LE   ROI. 

Quevois-je?  mon  cher  gouverneur  sur  la  gout- 
tière! Ah  !  après  une  pareille  preuve  de  son  amour 
pour  vous,  madame,  vous  ne  pouvez  pas  lui  tenir 
plus  longtemps  rigueur. 

d'armfeld. 

Que  signifie?... 

LE    ROI. 

On  vous  a  donné  un  rendez-vous.  Vous  l'avez 
accepté,  madame  est  compromise,  et,  à  ma  cour, 
j'entends  qu'on  épouse  les  femmes  que  l'on  com- 
promet. 

d'armfeld. 

Par  exemple!... 

MADAME    DE    METTEMBERG,    à   part. 

Il  se  moque  de  nous  !... 

LE  ROI. 

Vous  m'avez  enseigné  la  morale,  je  la  mets  en 
pratique. 

d'à  R  M  F  E  L  D. 

Mais,  sire... 

LE    ROI. 

Vous  refusez?  Nicolas,  va  fermer  la  retraite  à 
nifiiisii'ur. 


NICOLAS. 

Oui,  sire.  (Il  disparait.) 

d'armfeld. 
Comment? 

LE   ROI. 

V'ous  resterez  là  pour  Tédification  de  toute  la 
cour,  mon  cher  gouverneur,  jusqu'à  ce  que  vous 
vous  soumettiez. 

d'armfeld. 

Sire,  c'est  impossible,  un  pareil  mariage  me 
couvi'irait  de  ridicule. 

madame   de   METTEMBERG. 

Insolent!  qui  vous  dit  que  je  consente... 

LE  ROI,  à  madame  de  Mettemberg. 
Oh!  vous...  j'ai  là  votre  signature... 

d'armfeld. 
Nous  forcer... 

LE    ROI. 

N'était-ce  pas  le  vœu  de  vos  jeunes  cœurs?... 

d'armfeld. 
Jeunes,  oui  ;   mais  à  présent  je  suis  fiancé  à 
mademoiselle  de  Listai... 

LE    ROI. 

Mademoiselle  Louise  de  Listai  n'épousera 
qu'une  personne  de  son  choix...  et  du  nôtre, 
M.  Henry  d'Alberg... 

madame    de   METTEMBERG. 

Un  simple  capitaine! 

LE    ROI. 

Nous  le  ferons  colonel  et...  tout  ce  que  Louise 
voudra.  Eh  bien,  monsieur  le  comte,  à  quoi  vous 
décidez-vous?... 

d'armfeld,    piteusement. 
Madame  de  Mettemberg?... 

madame  de  METTEMBERG,  de  même. 
M.  d'Armfeld?... 

d'à  r  m  F  e  L  d. 

Qu'en  dites-vous? 

madame    de   METTEMBERG. 

Hélas!...  nous  tâcherons  de  nous  souvenir... 
(Au  roi.)  Maintenant,  Sa  Majesti';  daignera-l-elle 
me  rendre  le  billet? 

LE    ROI. 

Après  les  deux  mariages,  madame,  ce  sera  un 
de  mes  cadeaux  de  noce.  (Nicolas  paraît  sur  la  gout- 
tière et  arrête  d'Armfeld  qui  veut  s'en  aller.) 

NICOLAS. 

Sire,  que  faut-il  faire? 

LE   ROI. 

Laisse  passer  monsieur . 

NICOLAS,  poussant  la  grille. 
C'est  inutile,  ça  tourne. 

d'armfeld,  sautant  dans  la  chambre. 
Comment!    elle  n'était  pas  encore  scellée!  Ah! 
si  je  l'avais  su  !... 

LE  ROI,  prenant  Louise  par  h  main. 
Et  maintenant,  partons  tous  pour  le  bal. 


i'IN     DK    LA   GUUTTIKUE. 


MOURIR  POUR  VIVRE 


COMÉDIE  EN  DEUX  ACTES,  EN  PKOSE 


EN  COLLABORATION  AVEC  M.  b***** 


PERSONNAGES. 

FRÉDÉRIC,  jeune  peintre. 
ALFRED,  inusirien,  son  ami. 
MORGHEN,  marchand  de  tableaux. 
LORD   BRICBROCK. 
GUILLAUME,  concierge. 
LISE,  fille  de  Morghen. 
GENEVIÈVE,  sa  gouvernante. 


La  scène  se  passe  à  Paris,  dans  l'atelier  de  Frédéric. 


MOURIIt   POUR   VIVRE 


ACTE    PREMIER. 

Le  théâtre  représente  un  atelier  do  peintre.  —  Chevalet,  une  table  et  tout  ce  qu'il  faut  pour  écrire.— Porte  au  !\>nd. 
porte  latérale.  —  Dans  un  coin  au  fond,  un  paravent  déployé  et  cachant  plusieurs  objets. 


SCENE  ]. 
FHKDÉRIC,  ALFRED. 
A  L F  n  E  D,  entrant  avec  Fiédéric. 
Mon  pauvre  Frédéric,  est-il  possible? 

FRÉDÉRIC. 

Oui,  ce  tableau  que  je  devais  faire...  qui  m'avait 
été  promis...  un  autre  l'a  obtenu  1 

ALFRED. 

Eh  bien!  ça  ne  m'étonne  pas  trop! 

FRÉDÉRIC. 

Comment? 

ALFRED. 

Eh  !  sans  doute,  car  tandis  que  tu  te  contentais 
d'avoir  du  talent...  de  travailler  douze  heures  par 
jour  comme  un  possédé,  ou  plutôt  comme  un  in- 
spiré!... l'autre  courait,  se  montrait,  obsédait, 
flattait,  caressait,  intriguait!...  et  enfin...  obte- 
nait... Fais  comme  l'autre,  mon  ami!...  et  tu  réus- 
siras comme  l'autre! 

FRÉDÉRIC. 

Ali!  c'est  aujourd'hui  qu'il  fallait  réussir  ! 

ALFRED. 

Il  est  vrai  que  notre  bourse  est  un  peu  légère... 

FRÉDÉRIC. 

Eli  !  ce  n'est  pas  pour  l'argent  ! 

A  L  F  R  E  D. 

Si  fait,  si  fait!  mais  sois  tranquille,  j'en  gagne- 
rai bientôt;  je  me  fais  courtisan. 

FRÉDÉRIC. 

Je  t't'ii  défie!...  tu  n"as  pas  la  vocation. 

ALFRED. 

Tu  verras;  il  s'agit  de  ta  renommée...  de  ton 
bonheur,  il  s'agit  de  te  rendre  enfin  ce  que  tu  as 
fait  si  généreusement  pour  ton  ami. 

FRÉDÉRIC. 

Qui  parle  de  cela? 

ALFRED. 

Parbleu!  moi!...  pour  m'empéclier  de  partir,  de 
maigrir,  de  dépérir!  Faute  d'argent,  tu  es  des- 
cendu Jusqu'à  faire...  des  pochades...  de  simples 
croquis!  Eh  bien!  moi,  Alfred  Jouvenot,  grand 
prix  de  Rome,  je  descendrai  à  mon  tour...  pour  te 
\enir  enaide...  jusqu'aux  polkas  et  auxschottisclis. 

FRÉDÉRIC. 

Des  schottisch■^  !  des  polkas  ! 

m. 


ALFRED. 

Sapristi!  Il  vaut  mieux  faire  sauter  les  autres 
que...  de  sauter  soi-même  le  pas! 

FRÉDÉRIC. 

Toi!  l'auteur  d'un  opéra  délicieux! 

ALFRED. 

Qui  ne  sera  jamais  joué,  la  belle  avance!  Au- 
jourd'hui, pour  se  faire  une  réputation  dans  les 
arts,  il  n'y  a  qu'un  seul  moyen,  c'est  d'avoir  un 
journal  à  son  service;  l'autre  avait  un  journal,  j'en 
suis  sûr. 

FRÉDÉRIC. 

Tu  as  peut-ôtre  raison.  A  force  de  lire,  chaque 
matin,  que  monsieur  un  tel  a  du  génie,  les  abon- 
nés finissent  par  le  croire. 

ALFRED. 

Eh  bien!...  nous  ne  sommes  pas  des  idiots,  que 
diable  !  Pourquoi  ne  prendrions-nous  pas  quelque- 
fois la  plume?  c'est  une  idée!  Tu  parlerais  de  ma 
musique,  à  propos  de  ta  peinture,  et  moi,  de  ta 
peinture,  à  propos  de  ma  musique;  elles  vont  si 
bien  ensemble!....  elles  s'entendent  si  bien!  Elles 
sont  sœurs,  comme  nous  sommes  frères. 

FRÉDÉRIC. 

Plutôt  que  d'avoir  recours  à  de  semblables 
moyens,  vois-tu,  j'aimerais  mieux,  oui,  mille  fois 
mieux...  me  tuer! 

ALFRED. 

Te  tuer!...  Eh!  eh!...  tu  n'es  pas  dégoûté!  ce 
serait  encore  une  manière,  et  la  meilleure,  à  coup 
sûr,  de  tripler,  quadrupler  la  valeur  de  tes  ta- 
bleaux. (Mouvement  df  Fréd.TJc.)  Oh!  je  ne  plaisante 
pas... 

FRÉDÉRIC. 

Si  cela  continue...  j'en  essayerai  peut-être. 

ALFRED. 

Tiens,  par  exemple,  lord  lirirbrock,  notre  voisin 
du  premier,  quand  on  lui  présente  un  tableau,  ne 
demande-t-il  pas  toujours,  et  avant  toute  chose,  si 
le  peintre  est  mort?  et  Dieu  sait,  sous  ce  mauvais 
prétexte,  ce  que  M.  .Morghen,  iioiro  propriét;iire, 
en  sa  qualité  de  marchand  de  tableaux,  lui  fait 
avaler  de  croûtes  et  de  galettes!  Mais,  î»  propos, 
as-tu  terminé  ton  marché  avec  cet  honiuMe  Moiirhiii 
pour  la  Vierge  que  tu  viens  d'acliever? 

21 


102 


MOI  i;  II;    l'ULH   VI  VUE. 


ri;  KiiKi;  10,  lui  ti'U'I.int  nu  iKipier. 
Tiens,  vois. 

Ai.rnKi). 
La  qtiiltanccd'un  tcrmo  do  nntro  loyer  :  quatic- 
viiiRts  francs!  pour  nnc  pointnre  qui  en  vaut  deux 
mille! 

I  niiDKnic. 
Que  wux-Ui?  je  ne  suis  pas  mort...  Oh!  ce  qui 
me  désole,  c'est  que  je  ne  pourrai  pas  porter  îi  ma 
mère  la  petite  pension  que  je  lui  fais. 

AL  Fil  EU. 

Que  dis-tu  là?  mais  nous  sommes  riches,  mon 
ami,  nous  sommes  riches!  Depuiscematin,  j'ai  un 
écolier  qui  va  prendre  des  leçons  tous  les  jours,  k 
dix  francs  le  cachet!  ce  même  lord  Bricbrock, 
l'amateur  de  [galettes,  qui  veut  absolument  que  je 
développe  les  charmes  do  sa  voix  de  canard...  amou- 
reux. Malheureusement,  on  ne  paye  pas  d'avance... 
N'imi)orte,  nous  verrons.  J'entends,  je  crois,  Gene- 
viève qui  vient  faire  notre  ménaiio  et  nous  apporter 
à  déjeuner.  Bravo!  car  je  n'ai  jamais  d'idée  à  jeun. 

SCÈNE    II. 

Les  Mêmes,   GENEVIÈVE. 

ALFRED,  courant  à  Geneviève. 
Voyons,  Geneviève,  que  nous  donnez-vous  de 
bon  ce  malin? 

r,  KN'EViiiVi:. 
Regardez  ! 

ALFni;n. 
Deux  côtelettes?...  et  une  bouteille  de  vin!  c'est 
superbe,  en  vérité! 

fi;  i-DÉnic. 
Mais  vous  ne  devez  plus  avoir  d'ai'geiit  à  nous, 
Geneviève? 

GKNEVli':VE. 

Par  exemple  !  il  me  reste  dix  francs. 
ALFU  i;  i>. 

Voil;\  un  intendant  modèle!  il  lui  reste  toujours 
quel((ue  chose!  Si  jamais  j'ai  une  cuisine,  Gene- 
viève, je  vous  enlève  à  votre  vieil  usurier  de 
maître,  M.  Morghen.  (S'asscyant  à  table,  à  Frédéric.) 
Allons,  viens,  ça  dissipera  tes  humeurs  feuilles 
mortes. 

F  r.  F.  1)  K  i\  1  c,  pi  éocun  pé . 

Non...  j'ai  déjeuné  en  faisant  mes  courses. 

ALFU  El). 

Ah!  c'est  différent.  (A  part.)  Pauvre  garçon!  il 
perd  l'appéiit. ..  Je  ne  le  croyais  pas  si  amoureux 
que  ça. 

FRrnr.r.  ic,  b.is  à  Geneviève,  penilaut  qu'Alfred 

déjeune. 
Geneviève! 

GENLVii'. VE,  de  même. 
Monsieur  Frédérii"  ! 

Fr.  FDFIIIC. 

M"'"  Lise  ne  vous  a  chargée...  d'aucuno  commis- 
sion... pour  moi? 


G  F  1\  F.  v  I  k  V  K. 

Ah!  mon  Dieu,  non,  monsieur  Frédéric. 

FnÉDliniC,  à  lui-nicnu;. 
Allons,  elle  n'aura  pas  osé  parler  à  son  père... 
Oh!  je  ne  prévois  que  trop  sa  réponse.   Quelle 
folie  aussi,  à  moi,  pauvre  artiste,  de  prétendre  à  la 
main  de  la  fille  du  riche  M.  Morghen  ! 
ALFRED,   la  bnnclie  pleine. 
Voici  des  côtelettes  excellentes! 

FRÉDÉRIC,  à  Geneviève. 
Ahl  dites-moi,  je  vous  prie... 

ALFRED,  la  bouche  pleine. 
Ah!  Geneviève,  j'ai  une  idée...   puisque  vous 
avez  encore  de  l'argent,   demain,  il  faudra  nous 
acheter  un  piité. 

c. EN  KVli:  VE. 

Oui,  monsieur. 

Al.  F  R  ICI). 

C'est  très-économique...  puis,  Tantre  semaine... 

FRÉDÉRIC,  impatienté. 
Kh!  tu  ne  penses  qu'à  manger! 

ALFRED. 

Kcoutc  donc...  quand  on  ist  à  table...  c'est  le 
moment. 

FRÉDÉRIC,  bas  à   Geneviève. 
Vous  savez,  cet  Anglais...  qui  loge  au  premier'.' 

GENEViiîVE,  de  même. 
Lord  Bricbrock? 

FRÉDÉRIC. 

Je  trouve  qu'il  descend  bien  souvent...  au  ma- 
gasin... et...  ce  ne  sont  pas  vos  tableaux...  qu'il 
examine  avec  le  plus  d'attention. 

G  E  \  E  v  I  È  V  E. 

Vous  craignez  que  mademoiselle  Lise?...  Ah  !  Sei- 
gneur Dieu!  elle  ne  pense  qu'à  vous,  elle  n'aime 
que  vous... 

FRÉDÉRIC. 

Oui,  mais  M.  Morghen... 

GEKEVIÈVF- 

Ahl  ça,  c'est  diffi'rent. 

F  R  É  D  É  R  l  C. 

Cet  Anglais  a  une  si  brillante  fortune,  et 
M.  Morghen  est  si  intéressé! 

GENEVIÈVE. 

C'est  égal,  ayez  bon  espoir!  mais  il  faut  que  je 
redescende  bien  vite. 

ALFRED,   qui  la  voit  partir. 
Geneviève,  et  notre  ménage? 

GENEVIÈVE. 

Je  reviendrai  quand  vous  aurez  fini.  (Elle  sort.) 

SCÈNE    III. 

FRÉDKIUC,  ALFRKD,  toujours  à   table. 

FRÉDÉRIC,  à  lui-mcme. 
Allons,  il  n'y  a  plus  à  balancer,  il  faut  que  je 
voie  M.  Morghen ,  que  je  lui  fasse  ma  demande. 
Moi  aussi  je  serai  riche,  mieux  encore...  illustre... 
un  jour...  mais  voudra-t-il  attendre?  (S'arrêtant 
devant  Alfred.)  Ah!  mon  cher  Alfred! 


ACTE  PREMIER. 


16' 


ALFRED,  avec  effroi. 
Ah!  mon  Dieu!...   est-ce  que,   par  liasard,  tu 
voudrais  déjeuner? 

in  ÉDÉRIC. 

Non,  non,  mon  ami.  Et  puis,  je  crois  qu'en  ce 
moment,  ce  serait  une  grande  maladresse  de  ma 
part. 

Al.  FREI). 

Ma  foi,  d'après  tes  dispositions  de  tout  à  l'Iicure, 
j'ai  tout  mangé! 

KRKDKRIC. 

Et  tu  as  bien  fait. 

\  I.IRKD. 

Comme  tu  dis  cela  tristement!  .fai  mal  fait. 

l'RÉDKUIC. 

Eh  non  !  Ah  !  mon  ami,  j'ai  bien  d'autres  sujets 
de  tristesse  !  jamais  je  n'ai  cté  si  malheureux. 
\  I,  lit  i:i). 
Malheureux!  quand  M"*"  Lise  ne  jiense  qu'à  toi! 

FR  i':i>Kr.  ic. 
Comment!  Tu  sais... 

M.FP.KD. 

Tout,  parbleu! 

frkdi'ric. 
'  Alors... 

A  I.FRHI). 

Tu  ne  me  cacheras  rien,  n'est-ce  p;is?...  Va,  va, 
I  il  y  a  longtemps  que  je  connais...  et  que  je  me 
I  suis  promis  de  couronner  ta  passion!  car  tu  es 
I  passionné...  Méjiriser  de  si  ])on nos  côtelettes!... 
Voyons,  puisque  maintenant  tu  as  un  rival,  il  faut 
'       se  hâter. 

FR  KDF.RIC. 

Comment!  tu  sais  aussi... 

ALFRED. 

Oui,  je  sais...  l'Anglais...  Dis-moi,  as-tu  l'ait  ta 
demande? 

FR  FDÉRIC. 

Pas  encore. 

\  I.  FI!  I-,  11. 

Ah  !  que  c'est  iieureux  ! 

FR  KDÉRIC. 

Heureux  1 

AI.FR  El). 

Eh!  oui,  malheureux!  ne  vois-tu  pas  qu'avec  ta 
modestie  et  ta  timidité,  tu  aurais  tout  perdu... 
C'est  moi,  moi  qui  ferai  la  démarche;  justement, 
j'ai  neuf  ans  de  plus  que  toi,  je  puis  être  ton  père... 
je  puis  te  servir  de  père. 

FR  KDKRIC. 

l')t  s'il  te  refuse,  malgré'  ton  aplomb  et  ton  élo- 
quence? 

A  I.FR  II). 

S'il  me  refuse?...  Ah  I  sapeilottc!  c'est  bien 
alors  que  je  suis  silr  de  réussir! 

FRÉDKR  IC. 

Et  par  fpu:;l  moyen,  jeté  prie? 

ALFRED. 

Par  quel  moyen?...  Est-ce  que  je  le  sais!  est-ce 
que  j'ai  besoin  de  le  savoir!...  Ce  serait  vraiment 


vre,  d'avoir  le  c<eur  plein  d'audaco  et  de  dévoue- 
ment, l'esprit  orné  de  toutes  les  ipialités  qui  frisent 
le  génie,  pour  rester  court  au  moment  décisif!  Ah! 
mon  ami,  le  moment  décisif!...  je  voudrais  déjà  y 
être!  Mais  ça  ira  tout  seul,  je  parie.  Je  n'amai  pas 
le  bonheur  de  triompher...  .le  réussi  ai...  tout 
bonnement,  tout  bourgc>iisoinent. 

FRÉDÉRIC. 

Ah  !  si  lu  pouvais  dire  vrai!... 

AI.FRFD. 

Attends,  attends...  nous  avons  affaire  à  un 
avare!...  il  faudrait  parvenir  à  lui  persuader  que 
tu  es  riche. 

FRÉDÉRIC 

La  belle  idée! 

ALFR  ED. 

Superbe!...  étourdissante!  (Se  frappant  le  front.) 
Je  tiens  mon  moyen  !...  je  le  tiens,  te  dis-je! 

F  R  É  D  É  R  I  C. 

Mais  M.  Morghen  sait  parfaitement  l'état  de  ma 
fortune? 

AL  fi;  El). 

11  ne  sait  rien  du  tout!...  ni  toi  non  plus...  Tu 
seras  riche...  tu  es  riche!...  Embrasse-moi,  tu 
épouseras  celle  que  tu  aimes.  Jure  seulement  de 
m'obéir  en  aveugle. 

FRÉDÉRIC. 

En  aveugle? 

ALFRED. 

As-tu  juré? 

F  R  É  D  É  R  I  C. 

Allons,  tu  le  veux?...  j'ai  Juré. 

A  I.  F  R  E  i>. 
Tiès-bien,  tu  vas  partir  dans  une  heure. 

FRÉDÉRIC. 

Pailir!  laisser  Lise  au  moment  où  un  autre... 

ALFRED. 

Pas  d'observations...  tu  iras  voir  ta  mère. 

l'R  ÉDÉ  RIC. 

Sans  lui  porter  sa  pension? 

A  I.  F  R  E  D. 

llans  deux  jours  elle  la  recevra. 

FRÉDÉRIC. 

Mais... 

\LI  II  I  D. 

\li  !  pins  un  iniil  !  Tuas  jun'-;  lu  obt'iras. 

SCÈNF  IV. 

Les  Mêmes,  Cl  11,1,  \l   Ml".. 

(1  I  ILLAUME,   oiilraiil. 
Pardon,  excuse,  messieurs. .. 

M.l  RED. 

Ah!  c'est  M.  Cuillaunie,  notre  digne  concierg"'! 
Qu'y  a-t-il  pour  son  service? 

V.  V  I  L  L  \  l  M  E. 

Avec  voire  permission,  monsieur  Alfred,  c'evt 
milord  qui  m'envoie  prier  M.  Frédéric  de  venir  lui 


bien  la  peine  d'être  jeune...  encore,  beau  et...  pau-   I    parler,  à  cette  lin,  je  crois,  de  faire  son  porliait. 


m 


MOI  lUU    POUR    VIVHE. 


t  n  K 1)  H  n  I  (; ,  avec  colère. 

L'insolent!  s'y  prtMidrait-il  autrement  avec  un 
peintre  d'enseisines?  (A  Cnillaïune.^  Allez  dire  h 
milord  que  jo  suis  dans  mon  atelier,  et  que  s'il 
veut  venir  m'y  parler,  je  lui  ferai  l'honneiir  de  l'y 
recevoir. 

Ai.rn  KD,  vivpiiiont,  ;i  Frédéric. 

Y  penses-tu!...  un  portrait  qui  te  sera  payé 
comptant...  c'est  magnifique!  (A  Gnillanme.)  Dites 
à  milord  sim|>lement  que  s'il  veut  faire  l'honneur 
à  mon  ami  de  monter  dans  son  atelier,  il  y  sera 
reçu  avec...  Vous  comprenez? 

in  II.LACME. 

Oui,  oui,  monsieur  Alfred,  soyez  tranquille,  on 
soignera  le  compliment.  (Il  .sort.) 


se  KM-    V. 

FIlÉDkHlC,    ALFRED,  puis 
BIUCBROCK. 


LORD 


rRKDKRIC. 

Lui!  cet  odieux  Anglais,  le  mari  de  Lise!  je  le 
tuerais  plutôt! 

Al.  in  KD. 

Un  moment,  je  m'y  ojjpose...  mon  unique  élève, 
qui  paye  dix  francs  le  cachet,  et  qui  va  faire  faire 
son  portrait!...  pas  de  ça,  pas  de  ça,  s'il  vous  plaît! 

F  RÉ  Dl!  HIC. 

Pourquoi  s'adresse-t-il  à  moi?...  Pour  me  braver, 
sans  doute? 

ALFRED. 

Tu  oublies  que  M"*^  Lise  t'a  recommandé  à  lui. 

FR  FI)  ÉRIC. 

Ah!  tu  as  raison...  soit,  je  ferai  son  portrait; 
mais  il  le  payera  cher! 

ALFRED. 

Très-bien. 

FRÉDÉRIC. 

Va  je  le  lui  promets  d'une  ressemblance...  ef- 
frayante; aussi  laid  que  nature... 

A  I,  F  R  E  D. 

Tais-toi  donc...  Voici  ton  modèle, 

1,0  RD  RRiCBROCK,  les  saluaut. 

Je  avé  pas  attendu  le  retour  de  Williams,  no... 
je  avé  pensé  que  le  politesse  française  voulait  que 
moa,  lord  Bricbrock,  monter  chez  vos,  mosieur 
Frédéric;  et  comme  je  été  en  France,  je  avé 
pensé  que  le  devoir  à  moa  été  de  soumettre  moa  à 
le  politesse  française. 

ALFRED. 

On  n'e^t  pas  plus  honnête  que  milord  !  11  connaît 
les  usages  comme  s'il  éiait  né  en  France. 

LORD  BRICBROCK,  se  tournant  vers  lui,  bas. 

Ah  !  c'est  la  petite  miusicien  à  moa.  (Haut.)  Mo- 
sieur, vos  été  très-bien,  paafaitement;  mais  je  (Hé 
pas  content  de  vos. 

ALFRED. 

Comment,  milord,  est-ce  que  mes  exercices  de 
chant  vous  auraient  fatigué? 


LOR  I)    BR  ICRROCh. 

No,  no;  je  chanté  tutc  le  journée,  tute  !  en- 
tendez-vos?...  mais  vos  avé  fait  chanter  moa  avec 
iune  voa  très...  beaucoup  grosse...  comment  appe- 
lez-vos? 

ALFRED. 

Une  voix  de  basse,  lu  voix  de  milord...  comme 
Bonnehée,  comme  Bataille! 

LORD    BRICBROCK. 

Du  tute!  je  voulé  pas,  je  voulé  pas!...  le  file  de 
M.  ÎWorghen  a  dit  qu'elle  ne  chanterait  des  duos 
que  si  je  avé  iune  voa...  comment  appelez-vos? 

ALFRED. 

Un  ténor,  coiimie  Roger,  comme  .Mario  ! 

LORD    BRICBROCK. 

Yes!  yes!  comme  le  petite  Roger,  comme  le 
petite  Mario!  je  voulé  iune  ténor  absoliument, 
mosieur  ! 

ALFRED. 

Mais  ce  n"est  pas  la  voix  de  milord...  milord  ne 
pourra  pas... 

LORD  BRICRROCK,  frappant  (lu  pied. 

Je  voulé,  je  voulé!..,  et  vos  aussi...  je  paierai  vos 
pour  cela  deux  fois  davanta-age. 

ALFRED. 

Mais,  milord,  on  n'achète  pas  une  voix  de  ténor 
comme  on  achète  une  voie...  de  bois. 

LORD    BRICBROCK. 

De  bois!  de  bois!  Diabel!  je  voulé  pas  iune  voa 
de  bois!  je  voulé  iune  petite  ténor!.. .je  paierai  vos 
trois  fois,  quatre  fois  davanta-age...  ou  je  ([uitté 
vos  pour  la  grande  Roger! 

ALFRED,  riant. 

Alors,  milord,  je  ferai  mon  possible. 

LORD    BRICBROCK. 

Oblidgé,  oblidgé!  je  été  heureuse  bien...  beau- 
coup heureuse! 

FRÉDÉRIC,  à  part. 

Ah  çà  !  est-ce  que  ça  va  durer  encore  long- 
temps? (Haut  et  s'approchant.)  Monsieur,  je  suis 
fâché  de  vous  interrompre  ;  mais  étant  très-pressé, 
je  désirerais  savoir... 

LORD  BRICBROCK. 

Oh!  le  miusique  avait  fait  oublier  à  moa  le  pein- 
tieure!...  Paadon  !  paadon!...  mosieur,  je  avé  en- 
tendu parler  beaucoup...  infiniment...  du  talent  à 
vos  qu'on  a  dit  admirabel!...  et  je  voulé  avoir  la 
portrait  à  moa,  je  voulé  savoir  quel  jour  vos  donnez 
à  moa  pour  peinder  mon  figiure. 

FRÉDÉRIC,  d'un  air  moqueur. 

Il  est  étonnant,  milord,  que  vous  qui  n'estimez 
en  fait  de  peinture  que  celle  des  peintres  morts, 
vous  vouliez  avoir  votre  portrait  de  la  main  d'un 
peintre  vivant. 

LORD    BRICBROCK.» 

Indiquez  à  moa  la  moyen  de  faire  autrement. 

ALFRED,  à  Frédéric. 
Oui,  indique  à   milord...  C'est  que  milord  est 
plein  de  bon  sens  et  de  finesse. 


ACTE  PREMIER. 


165 


LORD    BRICBROCK,    à  part. 

Cette  petite  miusicien,  il  avait  de  l'esprit... 
beaucoup  d'esprit,  il  était  pétillant  d'esprit. 

FRÉDÉR ic 

Mais  quel  jirix,  niilord,  comptez-vous  mettre  à 
votre  portrait?  Je  vous  préviens  que  je  ne  puis 
l'entreprendre  à  mnins  de  quinze  cents  francs. 

LORD    BRICBROCK. 

Oh!  c'été  beaucoup  cher  pour  iune  peintre  vi- 
vant! Alors,  vos  venir  dans  le  chamber  à  moa...  et 
vos  croquer  moa  pendant  que  je  faisais  mon  toi- 
lette. 

IRÉDKKIC. 

Milord,  mon  atelier  est  ouvert  de  dix  heures  du 
matin  à  cinq  heures  du  soir. 

LORD   BRICBROCK. 

Oh!...  yes!...  yes...  je  avé  compris...  (A  part.) 
Cet  artiste,  il  était  fier...  Oh  !  yes!  (Il  tire  de  son 
portefeuille  trois  billets  de  banque,  les  présentant  à  Fré- 
déric.) Je  voulé  poser  demain. 

FRÉDÉRIC. 

Milord,' je  n'ai  point  l'habitude  de  me  faire  payer 
d'avance. 

LORD   BRICBROCK. 

Je  voulé,  moa!...  Prenez,  mosieur  Frédéric, 

FRÉDÉRIC. 

Non,  niilord. 

LORD  BRICBROCK,  avec  colèie. 
Prenez,  prenez...  car  je  voulé  encore  plus  da- 
vanta-age  ! 

ALFRED,  prenant  les  billets. 
Puisque  milord  le  désire  absolument... 

FRÉDÉRIC,  à  Alfred. 
Kt  mon  départ!  (A  milord.)  Mon  ami  oublie  que 
je  ne  puis  commencer  votre  portrait  avant  huit 
jours,  et  peut-être  plus... 

LORD    BRICBROCK. 

Ah  !  diabel  ! 

FRÉDÉRIC. 

Un  voyage...  Ainsi,  il  va  vous  rendre... 

LORD  BRICBROCK,   frappant  du   pied. 
No!  no! 

ALFRED,  à  Frédéric. 
C'est  inutile...  A  ton  retour,  milord... 

FRÉDÉRIC. 

Mais  milord  ne  peut  attendre... 

LORD  BRICBROCK,  regardant  Frédéric  d'un  air 

content  de  lui-rnèinc. 
Pour  avoir  la  portrait  ;\  moa  de  voter  main,  indi- 
(picz  à  moa  la  moyen  de  faire  autrement? 

A  L  F  R  E  D. 

Oui,  indique  à  milord...  veux-tu  ((u'il  monte  en 
wa;:on  avec  toi?...  (^'est  qu'en  vérité,  milord  est 
il  iilir  linessL'...  l'il  rit  aux  éclats.) 

LORD    BRICBROCK,    à    part. 

Celte  petite  miusirien,  il  était  pé-tillant  d'esprit, 
Il  yes!  pétillant!  (Saluant  les  deux  auiis.)  Dans  huit 
jours,  je  été  ici  avec  mon  figiure.  (Il  sort.) 


SCKNE    Vi. 
ALFUED,  FIU-DKRIC. 

ALFRED. 

Ah!  ah!  ah!  est-il  drôle  avec  son  figiure!  Kh 
bien!  crieras-tu  encore  après  le  sort?  Toi,  qui  te 
désolais  de  ne  pouvoir  rien  porter  à  ta  mère,  il 
t'envoie  des  billets  de  banque!  c'est  gentil  de  sa 
part,  hein?  Maintenant,   vite,   en  chemin  de  fer! 

FRÉDÉRIC. 

Quoi!  sans  voir?... 

ALFRED. 

Sans  voir  personne,  c'est  l'essentiel, 

FRÉDÉRIC. 

Avant  de  mettre  à  exécution  ton  projet,  dont  j"ai 
peur,  sans  le  connaître,  tu  commenceras  par  la 
demande,  n'est-ce  pas? 

ALFRED. 

Je  commencerai  par...  le  commencement,  mais 
je  ne  réussirai  que  par  la  fin.  Allons,  va-t'en,  il  faut 
que  tu  sois  parti,  c'est  la  première  condition  de 
mon  succès...  Surtout,  ne  reviens  pas  avant  huit 
jours!...  huit  jours,  entends-tu  bien?...  Ah!  par  le 
petit  escalier,  pour  éviter  toute  rencontre.  (Il  le 
pousse  à  droite.  Frédéric  disparait  ;  Geneviève  entre  par 
le  fond,  un  balai  à  la  main.) 

GENEVIÈVE. 

Puis-je  faire  le  ménaee,  monsieur  Alfred? 

ALFRED. 

Oui,  Geneviève;  je  passe  mon  habit  et  descends 
chez  M.  Morghen  par  le  petit  escalier  pour  ne  paN 
vous  gêner  dans  vos  travaux...  (A  part.)  Et  pour 
empêcher  Frédéric  de  remonter  s'il  lui  en  prenait 
envie.  (Il  sort.) 

scÈNii:  VII. 

GENEVIÈVE,  puis  LISE. 

GENEVIÈVE. 

Est-il  aimable  et  gai,  ce  M.  Alfred!...  Ah!  si 
M.  Frédéric  n'avait  pas  affaire  à  un  père  dont  le 
cuHir  est  aussi  sec  que  toutes  ces  vieilles  toiles  du 
magasin  qui  nous  donnent  tant  de  poussière...  il 
serait  gai  aussi,  lui  !  Mais  j'ai  bien  peur... 
LISE,  passant  sa  tête  par  la  porte. 
Es-tu  là? 

0  F  \  F  v  I  È  V  F ,   se  retournant. 
(.)ui  m'appelle? 

LISE. 

C'est  moi. 

(i  KNKVIÈV  E. 

Vous,  mademoiselle! 

LISE,    entrant   vivement. 
Tu  es  seule...  bon  ! 

V.  F  N  F  \  I  È  \  E. 
Mon  Dion  !  que  venez-vous  faire? 

LISE. 

iNe  t'cITrnyo  pas...  Tout  îi  l'hiure,  en  sortant  de 
chez  ma  couturière,  ici  au-dessous,  j'ai  vu  des- 
cendre M.  Frédéric,  et  sachant  que  tu  étais  dans 


466 


MOUKIH    1M)1  H   VIVllK. 


son  afolipr,  l'iilir  m'est  venue  de  monter  te  sur- 
prendre. 

(.1:  \K\  I  KVE. 

C'est  une  fort  mauvaise  idL^e;  M.  Mor^hen  n'au- 
rait (jn'.*!  se  dnuter  seulement... 

LISE,  sans  réi'oiilcr. 
Connue  tout  est  joli   ciicz  luil..  et   l'angé!... 
Mon   p6rc  qui    dit  que    les    artistes   n'ont    point 
d'ordre...  Quelle  injustice!... 
(ii:\Evii;\  !•:. 
Ml  !   pour  eela,    mademoiselle,  si  je  no  m'en 
mi^lais  pas  un  peu... 

i.i  SK,  .'i  p.irt. 
Il   faut  absolument  que  je  sache  si  et;  que  je 
soupçonne  est  vrai. 

GEN  KVI  i-:  V  F. ,  .iclievinil  de  raiiiior. 
Mais  voil;"»  f[ui  est  terminé  et  nous  allons  bien 
vite... 

LISE,  la  lalinaut. 
Mil  un  moment!...  un  seul  moment!...  que  je 
voie  avant  tontes   ces  belles  choses.  (Elle  regarde 
Imit  et  met  tout  en  désordre.) 

OENEViiCVE. 

Oui,  je  comprends,  c'est  si  doux  d'admirer  les 
ouvrages  de  celui  qu'on  aime!  et  puis  de  fureter 
dans  tous  les  coins...  de  toucher  à  tout  et  de  ne  rien 
remettre  à  sa  place!...  (Se  fâchant.)  Mais  finissez 
donc,  mademoiselle;  voyez  un  peu  dans  quel 
désordre  vous  mettez  l'atelier.  (Elle  remet  les  choses 
en  place  au  fur  et  à  mesure  que  Lise  les  dérange.) 
LISE,  riant. 
Bon!  bon!  tu  auras  bientôt  réparé  mes  sottises. 

GEiVEVI  i:vE. 
C'est-à-dire  que  c'est  deux  ménages  au  lieu  d'un 
que  vous  me  faites  faire. 

LISE,  enlevant  une  toile  d'im  air  de  triouiiilic. 
J'en  étais  bien  sûre!...  Le  voilà!...  le  voilà!... 

GE\EYif:vi:. 
Quoi  donc? 

LISE,  lui  montrant  la  toile. 
Regarde  I 

(;e\ev  ii:vE. 
Votre  port  ni  il  ! 

LISE. 

Comment  le  trouves-tu? 

G  E  N  E  V  I  È  V  E. 

On  dirait  qu'il   va  parler;  mais  ce  n'est  donc 
pas  la  première  fois  que  vous  venez  ici? 
LISE,  avec  reproche. 
Est-ce  que  tu  ne  l'aurais  pas  su?...  Est-ce  que 
sans  toi?... 

G  E  \  E  \'  I  i;  \  E . 
l'ardon,   inademoisclle...  pardon...   c'est   qu'en 
vérité... 

LISE,  vivement. 
Pour  reproduire  mes  traits  aussi  fidèlement... 
va,   ma    bonne    Geneviève,  sa  main   n'a   pas   eu 
d'antre  guide  que  son  cœur! 


GE\EV  liiVE,    à   part. 

Pauvre  petite,  comme  elle  l'aime!  (Haut.)  Ab  çà! 
ce  cher  M.  Frédéric  vous  avait  donc  dit?... 

LISE. 

Pas  un  mot!...  Mais  j'avais  deviné,  et  c'est  pour 
cela  que  je  suis  montée. 

GEXEVi  i;v  E. 

On  ne  se  lasserait  pas  de  i-e'^ardiM',  mais  il  faut 
être  raisonnable... 

L  I  s  E. 

Ah!  laisse-moi  être  heureuse...  cela  in'arrive  si 

rarement  et  durera  si  peu!...  Ici,  il  me  semble 

([lie  tout  est  possible,  que  M.  Frédéric  fera  dis 

miracles...  que  j'aurai  du  courage...  du  caractère... 

GE^E\  ii<\  E. 

Silence!  je  crois  qu'on  monte  l'escalici'... 

LISE,  qui  a  écouté. 
Ciel  !  c'est  la  voix  de  mon  père. 

GE^E  VliîVE. 

Jésus!  nous  voilà  ))ieii  ! 

LISE,  qui  a  été  à  la  porte. 
Geneviève,  ma  chère  Geneviève,  que  faire?  que 
devenir? 

GENEVli".  VE. 

Impossible  de  passer  par  le  petit  escalier  sans 
être  vue  de  M.  Alfred...  Ah!  tenez...  là!... 
LISE,  disparaissant  derrière  le  paravent. 

Je  meurs  de  frayeur!  (Geneviève  se  remet  ;i  balayer 
ht  à  époiisseter.) 

SCÈNE   VIII. 

LISE,  cachée,  GENEVIÈVE,  MORGHEN, 
puis  ALFRED. 

MOU  G  H  EN,  entrant. 
Que  faites-vous  ici,  Geneviève? 

G  E  N  E  V  I  iî  V  E. 

Moi,  monsieur?  mais  comme  à  l'ordinaire,  le 
ménage  de  ces  messieurs. 

MOnCHEN. 

Est-ce  que  M.  Frédéric  n'y  est  pas? 

GENEVIÈV  E. 

Il  est  sorti,  monsieur...  et  M.  Alfred  aussi. 
ALFREn,  entrant. 

M.  Alfred?  le  voilà!  (A;Morghen.)  Ayant  appris  en 
bas  que  M.  Morghen  daignait  gravir  nos  cinq 
l'tages,  je  suis  remonté  en  toute  hâte  afin  d'avoir 
l'honneur,  le  plaisir,  l'avantage  de  le  recevoir. 

MOI'.  G  II  EN. 

Trop  honnête... 

ALFRED,  à  Geneviève,  bas. 
(Geneviève,  laissez-nous. 

GENEVIÈVE,  de  même. 
Mais,  monsieur,  je  n'ai  pas  fini... 
ALFii  El),  la  poussant. 
Plus  tard. 

G  E  N  E  v  I  F:  v  E. 

Mais... 

A  L  F  R  E  n. 
Plus  tard,  vous  dis-jel 


ACTE   P  REMI  EH. 


167 


GENEVIÈVE,   à   part. 

Oh!    ma   pauvre  maitrcsse!    que  va-t-il    ar- 
river I...  (Elle   sort.j 

ALFRED,  avanrant  un  siège  à  Moiglien. 
Donnez-vous  donc  la  peine  de  vous  asseoir. 

M  0  n  G  II  i;  .\ . 
Inutile,  je  venais  pour  votre  ami,  et  comme  il 
est  sorti... 

.\I.  IHED. 

Il  vient  de   rentrer...    (Mouvement  de  Morghen.) 
Car  lui...  c'est  moi,  et  moi...  c'est  lui.  De   sorte 
que  Frédéric,  bien  qu'il  soit  en  ce  moment  sur  hi 
j    route  de  Rouen... 

MORGHEX. 

Sur  la  route!...  Parti!...  sans  me  prévenir'.'... 

ALFRED. 

\  quoi  bon?... 

MORGHEN'. 

Comment,  iiipioi  bon?...  Quand  il  avait  promis 
;    de  me  livrer  aujourd'hui  même  cette  Vierge  dont 
j'ai  parlé  à  lord  Briebrock... 

ALFRED,  riaut. 
Comme  l'œuvre  du  célèbre  Sliidons...  vous  aurez 
1    votre  Shidons. 

MORGHEN. 

(;(j)endant,je  n'aperçois  rien  qui  ressemble... 

ALFRED. 

Oh!  nous  ne  laissons  pas  ainsi  nos  merveilles 
exi)Osées  aux  l'egard-. 

MORGHEN. 

C'est  juste.   Mais  où  donc  avez-vous  caché  ce 
bijou? 

ALFRED. 

lit,  derrière  ce  paravent. 

LISE,  cachée. 

Ciel! 

MORGHEN,  vivement. 
Voyons,  voyons.  (Il  court  au  paravent.) 

ALFRED,  l'arrêtant. 
Un    moment,  je  vous  prie.  (Se  plaçant  entre  lui 
et  le  paravent.)  Monsieur  Morghen,  tout  le  monde 
dit  que  vous  entendez  les  affaires... 

MORGHEN,  se  frottant  les  uiains. 
Mais  tout  le  monde  est  bien  bon  ;  oui,  je  ne  les 
entends  pas  trop  mal. 

ALFRED. 

Kh  biinl   moi,  je    n'aime,   je  ne  respecte,  je 
n'adniire,  que  les  gens  qui  entendent  les  affaires... 

MORGHE\. 

Flatté!..,  Mais...  je  brûle... 

ALFRED,  l'arrétaiil. 
,1e  \eux  vous  en  proposer  une. 

M  o  n  G  11  EN ,  ouvrant  l'oreille. 
l'Iait-il?...  Une  atVaire? 

ALFRED. 

Superbe!  magnifique! 

Mon(;llE\,   se  raiiprriciianl. 
Oui-ila: 

\LFR  ED. 

\i»us  avez  une  tille? 


MORGHEN,  le  regardant. 
Hein?...  Parlons  de  l'atVaire,  je  vous  prie. 

LISE,  cachée. 
Où  veut-il  en  venir,  mon  Dieu! 

ALFRED. 

Je  me  suis  dit  :  elle  est  belle,  spirituelle,  pleine 
de  grâce... 

MORGHR\. 

Je  sais  tout  cela...  Après?... 

ALFK  ED. 

Il  lui  faut  un  mari  jeune,  eharmani,  d'un  talent 
remarquable... 

MOUGIIEN,   aiipuyant. 
Va  surtout  riche,  très-riche,  mon  cher  ami. 

ALFRED. 

Qui  est-ce  qui  n'est  pas  riche? 

MORGHEN. 

Et  millionnaire,  mon  très-bon. 

ALFRED. 

Qui  est-ce  qui  n'est  pas  un  peu  millionnaire? 

MORGHEN. 

Deux  fois  millionnaire  même!  mon  excellentis- 
sime;  voilà  ce  que  j'ai  trouvé  pour  ma  fille...  Si 
c'est  là  votre  affaire,  ne  vous  dérangez  donc  pas, 
et  passons  à  cette  madone  que  je  brûle... 

ALFRED,  rai'rêtant  et  d'nn  ton  solennel. 

Monsieur  Morghen,  j'ai  l'honneur  do  vous 
demander  la  main  de  mademoiselle  Lise... 

MORGHEN. 

Mais  quand  je  vous  dis  qu'elle  est  ])romise! 

ALFRED. 

Hh!  parbleu!  je  no  vous  la  demanderais  pas  si 
elle  n'était  point  promise.  C'est  justement  là  qu'est 
ratl'aire,  et  quand  vous  connaîtrez  tous  les  trésors 
que  possède  celui  que  je  représente... 

MORGHEN. 

11  a  des  trésors? 

ALFRED. 

Il  n'en  sait  pas  le  chiffre! 

MORGHEN. 

Diable!  c'est  donc  le  possesseur  d'une  mine  en 
Californie  ? 

A  L  I-  R  K  D. 

Fi  donc! 

MORGll  E  \. 

Un  'Hotscliihl  1 

A  i.r  r.  r  e. 
Encore  mieux!  Un  artiste!...  un  grand  artiste! 
Mon  ami  Frédéric  ! 

mou(;h  e\,  riaui. 
Ah!  ah!  ah!  ah!  la  bonne  plaisanterie! 

LISE,  à  part. 
Pauvre  Frédéric  ! 

MORGH  EN. 

Et  CCS  trésors  dont  vou-;  parliez?  Ah!  ah  !  aii  !... 

A  l.FU  I  D. 

Oui,  niiiiisieur,  trésors  d'amour,  de  bonté',  do 
courage. 

MOIK.  M  F\,    11  Mil    l.iiijiiiiis. 

Ml!  ah  :  ah: 


168 


MOURJR   POUR   VIVRl 


Al.  IHKD. 

Tivsors  de  talent  et  de  fiêiiie:...  car  ses  tableaux 
rappelleront  un  jrxir  ceux  de  Le  Sueur  et  du  Cor- 
rége. 

MOIIGIIKN. 

Ail  :  ail  !  ah  '.  laissez  donc  !  C'est  avec  cette  belle 
prétention  qu'un  beau  jour  votre  ami  mourra  de 
faim.  M.  Frédéric  est  fort  gentil,  j'en  conviens;  il 
ne  maïKiiie  môme  pas  de  dispositions  :  il  croque  à 
ravir;  et,  s'il  voulait  se  contenter  de  faire  quelques 
vierges... 

AI.I- HKD. 

Pour  vous,  n'est-ce  pas? 

Moncn  i:n. 

Naturellement  ;  et  beaucouj)  de  pochades  pour 
tout  le  monde...  il  se  tirerait  d'affaire  tout  comme 
un  autre;  mais  le  préférer  i\  lord  Bricbrock  !... 
mais  lui  donner  ma  fille  !  ;\  lui  qui  n'a  que  ses 
pinceaux...  pour  tout  trésor!... 

Al,  Flî  KO. 

Très-bien,  monsieur,  très-bien,  un  jour  vous 
nous  demanderez  pardon  à  genoux  d'un  pareil 
blasphème  I 

MORG  H  EN. 

Je  demande  pour  le  moment  à  voir  la  Vierse 
qu'il  me  doit. 

LISE,  cachée. 
Je  suis  perdue  1 

ALlIiKD. 

Vous  mériteriez... 

M  OfiiillEN. 

Comment!  Klle  m'appartient,  je  l'ai  payée. 

ALFRED. 

Oui,  vous  avez  raison,  quatre-vingts  francs!... 
N'avez-vous  pas  de  honte?...  Ah!  si  c'eût  été 
moi!...  (Il  va  vers  le  paravent,  l'cntr'ouvre  et  lo 
referme   vivement.)  Ciel  ! 

MO  RU  H  EN,  étonné. 

Eb  bien!... 

ALl'R  El). 

V.h  bien...  non,  vous  ne  la  verrez  pas,  c'est  im- 
possible! je  ne  puis  pas  vous  la  livrer. 

M  OR  G  11  EN. 

Ah!  mon  Dieu!  il  est  arrivé  un  malheur  à,  ma 
Vierge  ! 

ALFRED. 

Rassurez-vous,  elle  est  plus  belle  que  jamais! 

M  OR  G  H  EN. 

C'est  qu'avec  leur  manie  de  perfection,  il  est  de 
jeunes  fous  qui  seraient  capables...  par  dépit... 

ALFRED. 

Lui!  Frédéric?  dans  un  moment  de  désespoir,  il 
peut  se  tuer,  monsieur! 

LISE,  cachée. 
Grand  Dieu! 

ALFRED. 

Mais  attenter  à...  un  ouvrage  digne  du  respect 
et  de  l'admiration  de  tous,  à  une  création  que  les 
peintres  les  plus  célèbres  n'ont  jamais  égalée... 


MORG  11  E\. 

C'est  donc  bien  b(!au!...  (11  s'élance  ver.<  le  pni- 
verit.) 

ALFRED,  l'arrêtant  vivement. 

Vous  ne  la  verrez  pas  aujourd'hui,  vous  dis-je!... 
quand  vous  m'offririez..,  une  fortune!  Et  si  vous 
insistiez...  j'aimerais   mieux   vous   rendre   vos... 
quatre-vingts  francs  (A  part.)  si  je  les  avais. 
MORGHEN,  à  part. 

Ilum!  hum!  est-ce  qu'il  voudrait  rompre  le 
marché?  Diable!  prenons  garde.  (Haut.)  Allons, 
allons,  ne  vous  fâchez  pas,  mauvaise  tête,  on 
attendra;  mais  tâchez  bien  que  votre  ami  ne  garde 
pas  trop  longtemps  chez  lui  ma  belle  madone. 

A  L  F  RED. 

Ah!  son  vœu  le  plus  cher  serait  de  la  garder 
toujours. 

M  o  R  G II E  N  ,  à  part. 

Il  me  fait  peur!  (Haut.)  Dites-lui  surtout  que  si 
je  ne  puis,  en  conscience,  lui  donner  ma  fille,  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  nous  brouiller,  que  j'ai 
vraiment  beaucoup  d'amitié  pour  lui,  et  que  s'il 
veut  suivre  mes  conseils,  dans  deux  ou  trois  ans, 
quand  il  sera  lancé...  Eh  bien,.,  je  lui  trou- 
verai... une  femme...  une  jolie... 

ALFRED. 

Une  femme!...  Ah!  c'est  trop  fort!  Savez-vcus 
bien,  monsieur,  que  votre  offre  est  une  injure  de 
plus  !  Qui  vous  prie  de  nous  chercher  une 
femme?  Nous  n'en  désirions  qu'une  seule,  votre 
fille,  parce  qu'elle  a  toutes  les  qualités,  elle!... 
parce  qu'elle  a  le  cœur  généreux  et  l'esprit  élevé, 
elle!.,,  et  surtout!...  parce  que...  elle  ne  vous  res- 
semble pas!...  elle! 

MORGHEN. 

Allons,  allons,  vous  n'êtes  pas  dans  vos  bonnes, 
aujourd'hui.  Je  m'en  vais,  méchant!  mais  que 
votre  ami  réfléchisse...  Des  pochades,  mon  cher, 
des  pochades!...  ça  se  vend  comme  des  petits 
pâtés, 

ALFRED. 

Oui,  â  deux  sous  la  pièce,  et  ça  ne  les  vaut  pas. 

(Morghen  Surt.) 

SCÈNE   IX. 
LISE,  cachée,  ALFRED, 

ALFRED,    après    s'être    assuré    que   Morghen  est 

bien  parti,  courant  an  paravent. 
Mademoiselle,  vous  êtes  libre! 
LISE,   confuse. 
Ah!  monsieur!  ne  pensez  pas...  ne  croyez  pas... 
Je  vous  avais  entendu  descendre  ainsi  que  M.  ... 
Frédéric,  et,  persuadée  que  Geneviève  était  seule.,, 
ici...  je  voulais...  j'espérais... 

ALFRED. 

Voir  peut-être...  certain  portrait?...  Mais  je  ne 
veux  pas  connaître  vos  secrets...  je  ne  vous  de- 
mande rien...  Ce  que  je  sais,  c'est  que  Frédéric 
vous  aime,  et  que  s'il  vous  perd...  il  en  mourrai 


ACTE   PREMIER. 


169 


LISE. 

Grand  Dieu  ! 

ALFRED. 

Ce  que  je  demande,  c'est  un  mot  de  consolation 
pour...  luil 

LISE. 

Eii  bien  !...  jamais  je  ne  serai  la  femme  de  lord 
Bricbrock!  (Elle  va  sortir.) 

SCÈNE   X. 
Les    Mêmes,   FRÉDÉRIC. 

FRÉDÉRIC,  qui  a  entpndii  les  deruièros  paroles 

de  Lise,  cotuaiit  à  idle. 
Chère  Lise! 

LISE. 

M.  FivdOric! 

ALFRED. 

D'où  sort-il  celui-là? 

FI!  KD  ÉRIC. 

Ail!  que  j'ai  bien  fait  de  revenir! 

ALFRED. 

On  ne  peut  pas  plus  mal,  au  contraire! 

F  r.  É  I)  K  R  I  c. 

Comment? 

ALFRED. 

'l'a  devrais  être  à  Rouen. 

FRÉDÉRIC. 

.F'ai  manqué  le  convoi. 

ALFRED. 

On  va  à  pied.   (Le  poussant.)   Tu   n'as  pas  une 
minute  à  perdre. 

FRKDÉn  ic. 
Quand  elle  est  là,  ([uand  je  juiis  lui  dire... 

ALFRED. 

Rien  du  tout. 

FRÉDÉR  IC. 

Un  seul  mot. 

ALFRED. 

Pas  une  syllabe. 

F  u  É  D  É  R  I  c. 
Mais... 


ALFRED. 

Pars  ou  je  ne  me  mêle  plus  de  tes  aftaires... 

FRÉDÉRIC. 

As-tu  vu  M.  Morghcn,  au  moins?... 

ALFRED. 

Je  l'ai  vu.  Tout  va  bien.  Il  a  refusé. 
FRÉDÉRIC  et  LISE,  avec  un  sentiment  différent. 
Refusé  ! 

A  L  F  R  E  D. 

Et  il  refusera  toujours...  tant  que  tu  ne  seras 
pas  parti.  (A  Lise.)  Mademoiselle,  dites-lui  donc 
d'aller  à  Rouen,  qu'on  ne  peut  pas  aimer  un 
homme  qui  n'est  pas  à  Rouen,  ((u'il  gène  nion 
inspiration.  Enfin...  voulez-vous  être  unis?  (Ils  se 
rapprochent  vivement  de  lui.)  Séparez-vous!...  (Il  les 
repousse  l'un  à  droite,  l'antre  à  gauche.) 

FRÉDÉRIC. 

Nous  séparer  !  . .  mais  c'est  la  mort  ! 

ALFR  ED. 

C'est  cela,  va  mourir. 

LISE. 

Ah!  monsieur! 

GENEVIÈVE,   accnuranl. 
Mademoiselle!...  mademoiselle!...  M.  votre  père 
vous  demande. 

LISE. 

Je  cours  !... 

ALFR  i; D,  à  Frédéric. 

Eh  vite!  eh  vite!  rends  à  César  ce  qui  est  à 
César,  mademoiselle  Lise  à  M.  Morghen,  et  toi... 
à  Rouen...  et  à  ta  mère...  Mais,  cette  fois,  je  ne  te 
quitte  qu'au  coup  de  sifflet  du  départ. 

FRÉDÉRIC. 

Adieu,  chère  Lise  ! 

LISE. 

Adieu,  monsieur  Frédéric  ! 

ALFRED. 

En  wagon  !  en  wagon  !  (U  entraîne  Frédéric  par  la 
droite,  pendant  que  Geneviève  eniuiéue  Lise  par  le  fond.) 


SCÈNE   I. 


^^V^ALFRED,  seul,  entrant  une  lettre  à  la  main. 

^"  Ah!  les  amoureux!  les  amoureux!  Ils  n'auront 
donc  jamais  do  plus  grands  ennemis  qu'eux- 
mêmes!  Frédéric  est  parti  depuis  trois  jours  à 
peine, et  In  voilà  qui  m'annonce  déjà  son  retour!... 
i'.h  bien!  rpril  revienne!  Il  a  eu  le  temps  moral 
d'accomplir  le  fatal  et  stupide  dessein  «[ue  je  lui 
l)réte....  C'est  tout  ce  qu'il  me  faut.  Ah!  M.  Mor- 
III. 


ACTE   DEUXIEME, 

Mémo  décoration  qu'au  jireraicr  acte. 


ghen!...  vieux  descendant  de  Judas  en  ligne  di- 
recte, vous  vous  inuiginiez  peut-être  que  vous 
achèteriez  toujours  de  vi'ais  chels-tl'œuvre  uu 
prix  de  quatre-vingts  francs?  .Non  pas!  non  pas!., 
s'il  vous  plaît?  ils  sont  passé'S,  ces  jours  de  ftMe!... 
Vous  allez  venir  aujourd'hui  mémo  me  supplier  de 
vous  vi'iidre  notre  collection  complète,  et  vous  en 
doiinenv...  tout  ce  que  je  voudrai.  Vite!  dressons 
1(^  piège  où,  malgré  toute  votre  habileté  de  renard, 
vous  vous   prendrez  comme   une  buse    Traçons 

00 


170 


MOURIR    1*0 UR   VIVRE. 


d'une  main  plus  ou  moins  Iromblanto  la  lottro 
d'ailiou  que  FriHlcWic  sera  censé  m'avoir  écrite. 
(11  se  place  à  une  table;  ùcrivanl.)  »  Mon  rlier  Alfred, 
Il  quand  tu  recevras  cette  lettre,  ton  niallieureux 
»  ami  n'existera  plus.  »  (Parlé.)  Un  point...  Non, 
non,  deux  points  d'exclamation!...  «  La  nouvelle 
«  du  prochain  maria;;e  de  la  fille  de  M.  Morj;lien 
«  avec  un  riche  Aufilais  m'ote  la  force  de  vivre.  Je 
Il  te  prie,  comme  dernière  preuve  de  ton  amitié, 
Il  de  te  ciiarger  de  la  vent'  de  mes  tableaux;  ma 
11  mort  augmentera  peut-être  leur  valeur.  Puisse 
Il  le  prix  que  tu  en  obtiendras  aider  ma  pauvre 
Il  mère  ;"i  finir  ses  jours  dans  une  honnête  ai- 
II  sance!  Reçois  ici  les  remercîments...  et  les 
»  adieux...  éternels  de  ton  malheureux  ami... 
Il  Frédéric  Ilerber.  »  (Parcourant  des  yeux.)  Pas  mal, 
ma  foi!  vrai  style  d'outre-tombe!...  Kt  comme 
l'écriture  est  bien  imitée...  Du  bruit!...  (11  ouvre  la 
porte  tin  fond  et  regarde  dans  l'escalier.)  Bon!...  voici 
justement  Guillaume  qui  monte,  il  va  me  servir 
de  trompette.  Il  se  hérisse  les  cheveux,  tire  son  mou- 
choir, et  parcourt  l'atelier  comme  un  homme  au  déses- 
poir, eu  tenant  à  la  main  la  lettre  qu'il  s'est  écrite.) 

SCÈNE   II. 

ALFRKD,   GUILLAUME. 

GUILLAUME,  jetant  un  rouleau  de  papier  sur  la  table. 
Monsieur,  C'est  quinze  sous...  c'est  drôle  tout  de 
même  de  payer  si  cher  un  papier  qui  a  déjà  servi  ! 
qui  a  des  barres  en  travers  tout  du  long. 
ALFRED,  d'un  ton  lamentable,  et  marchant  très-vite. 
Ah!  mon  Dieu!  mon  Dieu!  quel  malheur!  quel 
affreux   malheur  !    quel   épouvantable    malheur  ! 
quel  effroyable  malheur!...  non,  non,  je  n'y  sur- 
vivrai pas...  je  ne  veux  pas  y  survivre...  jene  dois 
pas  y  survivre  !  Frédéric  !  mon  pauvre  Frédéric  ! 
mon  ami,  qu'as-tu  fait  ! 

GUILLAUME,  qui  Suit  Alfred  en  lui  marchant 
sur  les  talons. 
M.   Alfred!  M.   Alfred!...  qu'y   a-t-il  donc? 
qu'est-il  arrivé?  vons  avez  la  figure  toute  boule- 
versée. 

ALFUEn,  continuant  ses  promenades. 
Qui  aurait  pu  prévoir  une  si  fatale  résolution? 

G  u  I  L i.  A  u  M  E ,  se  plaçant  devant  lui. 
Pardon,  M.  Alfred...  mais  je  frissonne  rien  qu'à 
vous  entendre... 

ALFRED. 

Ail!   c'est  vous,  mon  digne  concierge...   Mon 
Dieu!  «lui  aurait  cru  cela! 

G  u  1  L  LA  UM  E,   d'un  air  désolé. 
Ob  !  bien  sûr,  ce  n'est  pas  moi  qui  aurais...  Mais 
qu'est-ce  que  c'est  donc?... 

ALFRED,  mettant  son  mouchoir  sur  ses  yeux. 
C'est...  sensible  et  lionnète  Guillaume,  que  je  ne 
me  consolerai  jamais...  non,  jamais!...  Frédéric... 
mon  pauvre...  Frédéric...  s'est...  tué! 

GUILLAUME. 

Tué!...  ainsi  comme  ça,  il  eUmort?... 


ALFRED,  lui  montrant  sa  lettre. 
Voici  la  lettre  qu'il  m'a  écrite... 

GUii.L\UME,   vivement. 
Avant  ou  ajirès?... 

ALFitED,  à  part,  se  détouru;int  pour  rire. 
Est-il   bête!    (Haut,  d'un  ton  larmoyant.)  Quelle 
question  vous  me  faites  là  ! 

G  u  1  L  L  A  u  M  E. 

C'est  que  si  c'est  avant,  il  peut  avoir  fait  des 
réflexions... 

ALFRED,  vivement. 
Ah!  gardez-vous  de  le  croire!  ce  serait  se  flatter 
d'une  vaine  espérance!...  je  le  connais  trop...  il 
n'est  que  trop  vrai!  il  est  mort,  hélas! 
GUILLAUME,   sortant  en  Cl ianl. 
Quel  malheur!  ah!  (|uel  malheur!  M.  Frédéric 
est  mort!  tout  à  fait  mort! 

SCÈNE   III. 
ALFRED,   puis   LORD   BRICBROCK. 

ALFRED,  quia  suivi  (iuillaxime  jusqu'à  la  porte. 

Bravo!...  On  lui  aurait  fait  la  leçon  qu'il  ne  s'y 
prendrait  pas  si  bien  !...  Voici  toute  la  maison  en 
révolution!...  Mais  que  vois-je!  milord  qui  sort 
de  son  appartement...  il  monte  quatre  à  quatre!... 
Aïe!...  aïe!  Il  vient  réclamer  ses  quinze  cents  francs 
peut-ôtre!...Qucfaire?...  A  mon  rôle...  voici  notre 
créancier!  (Se  promenant  et  gesticulant  à  l'entrée  de 
Bricbrock.)  Hélas!  hélas  I...  mon  pauvre  ami,  mon 
malheureux  ami  ! 

LORD   BUiCBROCK,  qui  s'est  arrêté  à  la  porte. 

0  Williams,  il  était  instruite  trôs-paafaitement! 
(S'avançant  et  tirant  le  bras  d'Alfred.)  Mosieur,  je  été 
malheureuse,  bien  malheureuse,  o!  yes  !  aujour- 
d'hui. 

ALFRED,  se  jetant  dans  ses  bras. 

Ah!  c'est  vous,  milord!...  Quelle  perte  pour  les 
arts,  pour  les  artistes,  pour  les  amateurs  en  géné- 
ral et  pour  vous  en  particulier,  qui  aviez  deviné 
son  talent,  qui  le  pleurerez  éternellement!... 

LORD     BRICBROCK. 

o  yes...  yes!...  mais  je  avé  le  désagrément... 
dans  le  plus...  gros...  affliction...  de  conserver  tou- 
jours le  môuie  figiure...  je  pouvé  pas  pleurer,  ce 
qui  n'empêchait  pas  la  cœur  à  moa  d'Oter  sensi- 
beluient...  considérabelmcnt...  enniuyé! 

A  L  F  R  E  D. 

Je  connais  trop  la  noblesse  de  vos  sentiments, 
miloi'd...  pour  douter... 

LORD    BRICBROCK. 

O  jes!  je  avé  beaucoup  de  noblesse  de  senti- 
ments... infiniment...  beaucoup...  je  vené  pour 
parler  à  vos  des  petits  guinées... 

A  L  F  R  E  D. 

Milord,  j'espère...  n'a  aucune  inquiétude? 

I.ORD    BRICBROCK. 

O!...  110...  no...  moa,  je  été  beaucoup...  exter- 
mcment...  plein  de  séciurité...  mais  si  vos  voulé 
me  les  render  tute  suite...  je  éter  charmé. 


ACTE   DEUXIEME. 


171 


ALFRED,  avec  embarras. 

Je  suis  désolt',  niilord,  de  ne  pouvoir  en  ce  mo- 
ment... mais  sur  le  produit  de  la  vente  dont  je 
vais  m'occuper...  Eh!  parbleu,  j'y  pense...  avant 
de  rédiiier  le  catalogue,  si  un  de  ces  tableaux  vous 
convenait...  voyez,  milord,  voyez. 

LORD   BRiCBROCK,  tirant  sou  lorgnon. 

Yes,  yes!...  (k.  part.)  A  présent  oue  la  jeune 
homme  il  était  morte,  je  risqué  pcut-ètie  moins. 
ALFRED,  à  part. 

Allons,  faisons  l'article.  (Saus  regarder  le  tableau 
que  Bricbrock  a  pris_  et  qu'il  examiae  attentivement.) 
Ahl  milord!...  que  c'est  beau!  quels  contours! 
que!  dessin!  comme  ces  chairs  sont  vivantes! 
quelle  expression  dans  ce  regard!  que  cette  pose 
est  gracieuse  ! 

LORD    BRICBROCK. 

O  yes  !  ô  yes  !  ce  tableau  il  plaisait  à  moa  ! 

ALFRED, 

Et  vous  le  prenez,  milord? 

LORD    BRICBROCK. 

Il  valait  pas  tout  à  fait  les  banknotes  à  moa... 
mais  je  le  prené. 

ALFRED. 

Je  reconnais  bien  là  votre  générosité,  milord, 
et  je  vous  en  remercie  pour  la  mère  de  mon  ami. 

J.ORD    BRICBROCK,    à  part 

dette  petite  miusicien...  il  était  infiniment 
agréabel  et  pétillant  d'esprit.  (Haut.)  Votre  ami,  il 
été  iune  digne  et  honorabcl  jeune  homme...  je  re- 
gretté beaucoup  lui;  car  moa,  je;  voulé  l'oblidgcr 
d'une  manière  grande...  sublime...  héro...  lié- 
ro...  îque. 

\LFRED. 

Eh  bien!  milord,  vous  pouvez  encore  lui  rendre 
un  service...  héroïque! 

LORD    BRICBROCK. 

A  lui  morte?...  Je  comprené  pas... 

ALFRED. 

Vous  allez  comprendre...  mon  ami  aimait  pas- 
sionnément la  fille  de  M.  Morghen... 

LORD    BRICBROCK. 

Oii  ! 

ALFRED. 

Et  s'est  tué  de  désespoir  en  aiiprenant  que  vous 
;illiez  l'épouser. 

LORD    BRICBROCK. 

Oh  !  c'été  iune  amour  véritabel  ! 

A  L  F  R  I.  D. 

Mademoiselle  Lise  partag(;ait  cet  amour. 

LORD    BRICBROCK. 

Oii  !  r'(''ii''  un  trahison  ! 

A  1,1   II  V.  D. 

Hélas  !  est-on  maître  de  son  cœur?...  mais  à  pré- 
^fut  (|ue  votre  rival  ne  peut  plus  vous  causer  d'iii- 
'|ui(Hud(!,  il  serait  noble,  il  si'.rait  généreux  à  vous 
(le  renoncer  à  la  main  de  celle  qu'il  aimait. 

LORD     BRICliROCK,    viveiudlt. 

Je  voulé  pas...  je  voulé  pas!... 


ALFRED. 

Ou  du  moins  de  lui  donner  une  année  pour  le 
pleurer. 

LORD    BRICBROCK. 

Oh  !  c'été  iune  siècle. 

ALFR  ED. 

Alors...  douze  mois  si'ulcment,  après  lesiiuels 
mademoiselle  Lise  reportera  tout  de  suitesurvous 
l'afTection  qu'elle  a  maintenant... 

LORD    BRICBROCK. 

Oh!  vos  croyez,  mosieur,  que  le  file  de  M.  Mor- 
ghen... 

ALFRED. 

Eh!  sans  doute,  milord!  après  une  action  su- 
blime, héro...  ïque!  que  vous  seul  au  monde... 

LORD    BRICBROCK. 

Yes!  yes!  je  comprené,  moa  seul...  je  com- 
prené... et  je  consente. 

ALFBEI). 

Ah  !  milord,  vous  êtes  aussi  grand  qu'Ilippocratc  1 
aussi  beau  que  Scipion,  aussi... 

LORD    BRICBROCK. 

Je  aimé  beaucoup  êter  comme  Scipion!  je  allé 
dire  iune  mot  à  mosieur  Morghen,  et  dans  un 
heure,  je  allé  faire  le  tour  du  monde  pour  at- 
tender   ma  hyménée.  (11  sort  en  emportant  le    U- 

bleau.) 

SCÈNR  IV. 
ALFUED,  .scnl. 
Victoire!  Quinze  cents  francs  déjà  pour  un  seul 
de  nos  tableaux!  Je  disais  bien  que  l'artiste  devait 
mourir  pour  vivre!...  11  me  tarde  d'engager  la 
lutte  avec  notre  arabe!  Ah!  diable!  et  sa  fille!... 
11  faut  absolument  que  je  la  prévienne...  mais 
j'entends  tousser  !...  (Courant  à  la  porte.)  C'est  Mor- 
ghen !  Dieu!  sa  fille  l'accompagne!...  Impossible 
de  la  détromper...  Après  tout,  dans  son  intérêt 
même,  il  vaut  peut-être  mieux,  aiéllécliissant.  At- 
tention, et  varions  un  peu  notre  thème  plaintif 
avec  Morghen,  c'est  un  fin  renard!  tenons-nous- 
en,  devant  lui,  à  la  douleur  muette.  (Il  s'assied  près 
de  la  table,  et  après  avoir  placé  la  lettre  tout  ouverte 
devant  lui,  se  cache  la  figure  dans  ses  deux  luaius  comme 
nn  homme  au  désespoir.) 

SCfeNE  V. 

ALFRED,    MOI\GHEN,   LISE, 

GENEVIEVE. 

(Alfred  ne  se  dérange  pas  i  leur  mirée.)' 
M  o  R  (.  II  F  N  ,  d'un  ton  de  circonsl.mce. 
Monsieur  Alfred...  est-i!  possible...  faut-il  croir.' 
à  la  nouvelle...  incroyable  que  nous  venons  d'ap- 
prendre?... (Alfred,  se  soulevant  avec  effort,  lient 
d'une  main  son  mouchoir  sur  ses  yeni,  et  de  Taulre. 
tend  à  Morghen  la  b'Hie  que  ccliil-ci  cl  .sa  (illc  li>enl 
rapidement.) 

LISE,  avec  désespoir. 
Oh!  mon  Dieu!  mon  Dieu!  Il  est  donc  vrai!... 


172 


MOrUlR   POUR    VIVIŒ. 


plus  d'espoir!   (Elle  lombe  sur  un  fauteuil  ru  plou- 
rnut.) 

Monc. II  EN,  à  sa  (illr. 
Voyons,  mon  enfant,  ralnic-toi... 

LISE. 

Mon  prrol  ne  nie  reprochez  pas  ma  dnulenr.,. 
Je  l'aimais  tant!...  Laissez-moi,  du  moins,  la  con- 
solation de  le  pleurer! 

AI.FnED,  à  i>ait. 
Pauvre  petite!  Ah!  ma  foi,  je  n'y  tiens  plus... 
(S'approcbaut  rapidemri.t  de  Geneviève,  tandis  que  Mor- 
plicnesl  occupé  àroasolprsa  lillc.bas.)  Geneviève!  pour 
ta  maîtresse,  pour  elle  seulement,  Fr(''di'ric  n'est 
l)as  mort! 

(■•ENEVli<VE,  ne  iiouvant  ri'tnnir  un  cii  de  joie. 
Ah! 

MoncHEN,  se  ictournant. 
Qu'est-ce  donc?... 

Ai.rr.  ED,  qui  s'est  remis  à  sa  place. 
fltMas!  hiiias! 

GE\EVli-:VE. 

Hélas!  mon  Dieu!  quel  événement! 
M  G  n  c,  II E  \  ,  avec  bnmeur. 

Eh!  au  lieu  de  crier  ainsi,  emmenez  ma  fille... 
parlez-lui...  consolez-la. 

GENEVIÈVE,  vivement. 

Ah!  tout  de  suite,  monsieur,  tout  de  suite,  je 
vais  la  consoler. 
MOnoiiEN,  à  sa  (illc,  tandis  que  Geneviève  l'emmène. 

Va,  ma  fille,  va;  je  regrette  presque  à  présent 
de  n'avoir  pas  consenti...  mais  que  diable  aussi, 
on  a  plus  de  patience  que  ça!  surtout  quand  on  a 
du  talent. 

SCk.NK   VI. 

ALFRED,   MORGHEN. 

Ai.FREn,  à  part. 
Tenons-nous  ferme!  la  bataille  va  s'engager! 

5I0RGHEN  ,   à  Ini-inême. 
Certainement  qu'il  en  avait!...  et  j'espère  bien 
le  démontrer...  à  mon  profit...  quand  j'aurai  ac- 
quis sa  collection. 

ALFRED,  qui  regarde  Morghen  en  dessous. 
Que  diable  fait-il  là  immobile?...  ce  n'est  pas 
à  moi  de  commencer. 

MORGHEN,  à  lui-même. 
.îe  crois  que  je  vais  conclure  une  excellente  af- 
faire. Ce  petit  musicien  ne  doit  pas  être  un  adver- 
saire très-redoutable...  ça  ira  tout  seul.  (Haut, 
s'approchant.)  Mon  cher  monsieur  Alfred,  croyez 
que  je  partap;e  sincèrement  vos  regrets... 

ALFRED. 

Oh  !  j'en  suis  bien  convaincu,  et  c'est  ce  qui  me 
fait  coni[)ter  sur  votre  obligeance  et  vos  excellents 
conseils,  mon  bon  monsieur  Morghen,  pour  l'ac- 
complissement des  dernières  volontés  de  mon  in- 
fortuné Frédéric  à  l'égard  de  ses  tableaux. 
MORGHEN,  lui  serrant  la  main. 

Vous  pouvez  disposer  de  moi... 


A  LFR  ED. 

Vous  comprenez  qu'il  s'agit  de  leur  vente  pu- 
blique? Ne  seriez-vous  pas  d'avis,  pour  lui  donner 
de  l'éclat,  pour  la  faire...  mousser,  comme  on  dit 
vulgairement,  de  rédiger  une  note...  oh!  mais  h\ 
une  de  ces  notes  qui  font  venir  l'eau  à  la  bouche, 
et  de  la  porter  tout  de  suite  aux  journaux? 
MORGHEN  ,  il  part. 

Diable!  ceci  ne  aie  va  pas  du  tout.  (Haut.)  Aux 
journaux?... 

ALFRED. 

Oui,  les  plus  répandus?... 

MORGHEX. 

Mais  oui...  c'est  un...  moyen  (A  part.)  de  tout 
m'enlever!  (Haut.)  Cependant,  s'il  faut  vous  dire 
franchement  ce  que  j(!  ])ense... 

ALFRED,  vivement. 

Oh!  parlez, pariez,  monsieur  Morghen. 

MORGHEN. 

Eh  bien!...  je  crois  que  vous  allez  vous  donner 
bien  de  la  peine...  bien  de  l'embarras...  et  cela 
pour  arriver  à  un  résultat  qui  ne  sera  peut-être 
pas  aussi  avantageux  que  vous  vous  le  figurez... 

ALFRED. 

Comment?... 

MORGHEN. 

Vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  qu'une  vente  à  la 
criée,  ça  entraîne  une  multitude  de  frais  d'an- 
nonces, d'afliches  de  toute  espèce;  puis  ce  sont 
les  porteurs,  les  crieurs,  le  commissaire-priseur,  la 
location  de  la  salle,  les  vacations,  les  estimations... 
les... 

ALFRED,  d'un  air  effrayé. 

Oh!  mais  c'est  affreux...  épouvantable!... 

MORGHEN. 

11  y  aurait  un  moyen  plus  simple,  plus  écou'*- 
mique...  d'arranger  les  afl"aires. 

ALFRED. 

Lequel?...  lequel? 

MORGHEN,  d'un  air  méprisant. 
Dame!...  ce  serait  de  vendre  eu  bloc...  toutes  ces 
toiles. 

ALFRED,   à  part. 
Nous  y  voilà! 

MO  HGHEN. 

Mais  c'est  là  le  difficile. 

ALFRED. 

Au  contraire...  Oh!  quelle  excellente  idée  vous 
me  donnez  là!  Mon  pauvre  ami,  la  veille  de  sa 
mort,  a  justement  reçu  la  visite  de  deux  ou  trois 
de  vos  confrères. 

MORGHEN,   inquiet. 

Vraiment?  (A  part.)  Les  traîtres! 

ALFRED. 

Ils  voulaient  même  lui  acheter  fort  cher  cette 
belle  madone  que  vous  avez  payée...  quatre-vingts 
francs,  je  crois...  je  vais  aller  les  trouver... 
MORGHEN,  vivement. 

Inutile!...  Tenez,  je  sais  par  cœur  toute  la  col- 
lection des  œuvres  de  votre  ami...  elles  sont  res- 


ACTE  DEUXIEME. 


173 


t?es  aRsez  longtomps  dans  mon  magasin  ,  sans  y 
rencontrer  acqui^reur...  Eh  bien,  si  vous  voulez... 
sans  autre  inspection...  sans  marchander...  les 
yeux  fermés...  je  prends  cela  pour  mille  écus. 

ALFKED. 

Mille  ('eus!  ali!  monsieur  Morghen! 

MORCIHEM. 

Je  donne  cinq  cents  francs  de  plus.  (Alfred  ne 
répond  pas.)  Non?...  Allons,  va  pour  le  billet  de 
mille  francs.  (Avec  impatience.)  Voyons,  voyons, 
jeune  homme,  terminons.  Je  suis  rond  en  affaires  ; 
mais  il  faut  me  saisir  au  bond.  Sans  cela,  il  n'y  a 
plus  moyen  de  me  rattraper;  je  ne  reviens  jamais 
sur  mes  pas...  Enfin,  pour  vous,  pour  vous  seul... 
je  douille  la  somme...  (A.  part.)  Mes  confrères  lui 
donneraient  bien  davantage.  (Haut.)  Six  mille 
francs!  hein?  (Alfred  s'assied.)  Quoi!  ça  rie  vous 
va  pas?  preuez-y  garde!...  si  vous  me  laissez 
sortir... 

Ai.rnED,  froidement. 

l'attendrai  votre  retour  commodément  assis  dans 
ce  fauteuil. 

Ji  0  11  G  H  E  N  ,  avec  colère. 

Alil  bien,  vous  courez  risque  de  l'attendre  long- 
temps... 

ALFRED,  avec  ironie. 

Heureusement,  vous  n'êtes  pas  encore  parti. 
MO  r,  G  II  EN,  faisant  quelques  pas. 

Oh!  ji?  sors. 

AI.  Fli  EI>. 

Et  moi,  je  vais  rédiger  ma  note  pour  les  jour- 
naux; car,  décidément,  c'est  le  meilleur  moyen  de 
pri'venir  vos  confrères  et  d'établir  la  concur- 
rence... Vous  verrez  l'effet;  on  se  disputera,  on 
s'nrrachera  ces  tableaux...  (Il  s'assied  à  t.ible.) 

MORGHEN. 

tri  moment!  un  moment!  (A  part.)  Le  diable 
l'emporte  avec  sa  note  et  ses  journaux!  Il  a  l'air 
de  se  moquer  de  moi...  si  je  ne  l'intéresse  pas  un 
peu,  nous  ne  terminerons  rien.  (Haut.)  Mon  cher 
monsieur  Alfred ,  comme  je  vous  disais  tout  à 
riietirc,  à  cause  de  vous,  de  vous  seul  que  j'aime... 
dont  j'estime  le  talent...  et...  je  vous  le  prouverai... 
j'ai  un  ami  qui  a  beaucoup  de  crédit  à  l'Opéra...  Sur 
ma  prière,  il  doit  parler  de  vous  au  directeur... 
ALFRED,  à  part. 

Il  veut  me  corrompre...  je  le  tiens! 

M  on  G  II  E\. 

Et  j'ai  la  certitiulc... 

AI.  FR  ED. 

Pardon,  monsieur  Morghen,  il  s'agit  de  peinture 
et  non  de  musique. 

MORGUES,  brusquement. 

(iombien  voulez-vous  de  ces  tableaux?...  Puis- 
<|ue  c'est  vous  qui  les  vendez,  vous  devez  fixer  ]v 
prix. 

ALFRED. 

Si  je  vous  le  disais  tout  d'abord,  vous  me 
tourneriez  te  dos  peut-être  :  j'aime  mieux  vous 
V  voir  arriver  insensiblement  et  de  vous-même. 


MGR  G  H  EN,  à  part,  avec  hésitation. 
Allons...  il  n'y  a  pas  à  ruser  avec  ce...  damné 
musicien  !  J'ai  affaire  à  plus  entêté  que  moi  ;  si  je 
veux  ces  tableaux...  il  faut  que  je  les  paye.  (Haut.) 
Dix  mille  francs!  (Alfred  ue  bouge  pas.;  douze 
mille...  quinze  mille!  (Alfred  regarde  en  l'air,  jone. 
avec  son  lorgnon  ;  Morghen ,  après  avoir  tiré  son  niou- 
clioir  et  s'être  essuyé  le  visage.)  Dix-sept  mille!  dix- 
huit  mille!  dix-neuf...  (En  agitant  ses  doigts  comme 
pour  étrangler  Alfred  qui  balance  sa  jambe  négligem- 
ment.) vingt  mille!  (Il  reste  comme  épuisé,  anéanti.) 

ALFRED. 

Courage!  courage!  nous  y  arriverons,  monsieur 
Morghen. 

MORGHEN,  à  part. 

Mais  qu'est-ce  qu'il  veut!  qu'est-ce  qu'il  veut,  le 
scélérat!  (Haut,  d'un  air  piteui.)  Vous  souhaitez  donc 
ma  ruine,  monsieur  Alfred? 

ALFRED. 

Comment,  monsieur  Morghen'.' 

MORGHEX. 

Songez  que  je  suis  père  de  famille.  De  grâce, 
monsieur  Alfred,  n'abusez  pas  de  votre  position 
et  de  la  mienne.  (Feignant  de  pleurer.)  Au  nom  de 
votre  malheureux  ami  que  je  regrette  de  tout  mon 
i-onir...  Oh!  oui,  je  le  regrette!... 
ALFRED,  à  part. 

En  voici  bien  d'une  autre,  par  exemple! 

MORGHEN. 

Au  nom  de  ma  pauvre  lille  qu'il  chérissait... 

ALFRED. 

Eh  bien!  moi,  au  nom  de  la  pauvre  mère  de 
Frédéric... 

MORGHEN',  se  jetant  aux  gênons  d'Alfred. 
Oh  !  je  vous  en  conjure,  ne  me  mettez  pas  le 
couteau  sur  la  gorge  ! 

ALFRED,  voulant  le  relever. 
Que  faites-vous  là,  monsieur  Morghen? 

MORGHEN. 

Réfléchissez,  c'est  m'ùter  tous  les  moyens  de 
réaliser  un  honnête  bénédce  sur  ces  tableaux  que 
d'en  demander  davantage!  c'est  m'arrachcr  le  pain 
de  la  bouche ,  c'est  exiger  le  sacrifice  de  mon 
sang,  de  ma  vie,  de  l'avenir  de  mon  enfant. 
ALFRED,  le  relevant  de  force. 

Et  qui  vous  oblige  à  acheter  ces  tableaux?  Vous 
ai-je  proposé  de  vous  les  vendre?  n'est-ce  pas  vous 
au  contraire?... 

MORG  II  E\ ,  à  pari. 

Je  payerais  volontiers  de  tout  ce  que  je  possède 
la  satisfaction  d'étrangler  de  mes  propres  mains 
ce  maudit  trarnemeut  1 

\1,  1   11  10. 

Finissons,  l^tes-vous  bien  résolu  à  no  pas  pous- 
ser vos  offres  plus  loin?  (Mortitir-u,  qui  >nnilii<'  '-n 
jirole  à  une  sorte  d'attaque  de  nerfs,  m-  répond  pas.) 
.\lnrs,  je  vais  rédiger... 

Mil  niillEN,  avec  fureur. 

Allez  au  diable! 


17/i 


MOriilH    l'Ol  li   VIVRE. 


ALFiiKD,  paîment. 
Jn  rauso  avec  lui  depuis  un  quart  d'ijcuro.  Nous 
nous  reverrons  h  la  r rit^e,  mon  bon  monsieur  Mor- 
plion.  Mon  pauvre  FnVit^ric!  Si  je  n'ai  pas  pu  te 
sauver,  (lu  moins  on  t'appnViera  dignement  après 
ta  mort!  (Il  .•.«  remet  à  écrire.) 

MOiwiliKN  lui  .'U'rachinl  la  pitunc  dos  mains  cl  1g 

raniPiiaiit  sur  lo  (levant  de  la  scèuft  avec  rage. 
Votre  cbilTreV 

Ai.iii  KD,   fiiiiilemenl. 
Trente  mille  francs. 
Mono  MKN,   fait  un  soubrcsaiil,  lève  les  yeux  an  ciel, 
lioiisse  lui  soupir;  puis,  d'ini  ton  suppliant: 
'rranchons  la  dinirulté   par  nioitii^;  vingt-cinq 
mille... 

A  1.  iHKn.  * 
Trente...  mille...  francs! 

M  o  ii(;iiK  N,  hors  de  lui. 
Oli  !...  .Attendez-moi  ici  dix  minutes  :  je  reviens 
avec  la  somme.    (S'anètant,  près   de  sortir.)  Trente 
mille  !  (Il  sort  en  faisant  an  geste  de  colère  et  de  déses- 
poir.) 

SCl'NE   VIL 

ALFRED,   puis   GUILLAUME. 

Ai.iUEn,  seul. 
De  mille  écus...  avoir  amené  ce  vieil  avare  à 
donner  trente  mille  francs  de  ces  tableaux!  Déci- 
di^'^ment,  j'étais  né  pour  le  commerce,  moi!  (Avec 
joie.)    Frédéric!   mon  pauvre  Frédéric!  rien  ne 
s'opposera  donc  plus  à  ton  bonheur. 
GL'ir.LAUME,  accourant. 
Ah!    monsieur   Alfred!   si  vous  saviez...   (|uel 
bonheur!  M.  Frédéric  n'est  pas  mort! 

ALFRED. 

Veux-tu  te  taire,  imbécile! 

G  U  n.  L  A  II  M  E. 

Oh  !  que  non,  que  je  ne  suis  pas...  ce  que  mon- 
sieur dit  :  puisque  je  l'ai  vu,  puisque  je  l'ai  em- 
brassé, puisqu'il  a  lu  dans  ma  loge  une  lettre  que 
je  lui  ai  remise  et  dont  je  croyais  bien  ne  jamais 
toucher  le  port. 

A  t.  (•RED,  à  part. 

Déjà  ici! 

CUTI,  i,  A  i:  M  E. 

Puisque  enfin  il  m'a  chargé  de  vous  dire  qu'il 
courait  au  ministère  et  vous  conterait  tout  à  son 
retour. 

Ai.FREn,  à  part. 

Ah!  je  respire!  j'aurai  le  temps  d'encaisser  les 
billets  de  M.  Morghen.  (Haut.)  Guillaume,  as-tu 
parlé  à  d'autres  qu'à  moi  de  ta  nouvelle? 

ODILLALME. 

•le  n'ai  pas  encore  eu  le  temps,  mais... 
Al.  ruE!),  fouillant  dans  sa  pocUo  oX  lui  montrant 

sa  main  fermée. 
Tu  vois  bien  cette  pièce  de  cent  sous? 

GUILLAUME,  regardant. 
Non,  monsieur. 


A  L  E  RED,   remettant  sa  main  dans  sa  poche. 
Kli  bien!   tu   ne  la  verras  jamais  si  d'ici  à... 
vingt  minutes,  tu  dis  un  iiint  de  Frédéric  à  qui  qui 
ce  soit. 

G  i;  I  L  L  A  u  M  E. 

Oli  !  monsieur,  jiour  un  secret...  et  une  pièri 
(le  cinq  francs,  je  puis  aller  jusqu'à  la  demi- 
heure. 

A  L  V  n  E  D. 

C'est  bien,  laisse-moi,  j'entends  M.  Morghen. 

GU  ILI.AIME. 

\'ous  me  donnerez...  ce  que  je  n'ai  pas  vu? 

ALFRED. 

Et  un  pourboire  par  dessus  le  marché. 

GUILLAUME. 

Alors...  je  me  tairai  une  heure!  (11  sort.) 

SCÈNE  VIII. 

ALFRED,    MORGHEN. 

ALFRED,  apercevant  Morghen . 
Il  était  temps! 
M0RGHE\,    tirant  son   portefeuille  d'une  voi\ 
dnlente. 
Vous  voudrez  bien  spiTilior  l'objet  de  la  vente 
dans  le  reçu  de  vingt-ci ih[  mille  francs  que  von- 
allez  me  donner! 

ALFRED,  s'asseyant  et  prenant  la  plume. 
Vous  voulez  dire  trente  mille  francs. 
AIORGIIEN,  faisant  l'étonné. 
Comment!... 

ALFRED. 

Oh  !  il  ne  faut  pas  vous  gêner...  si  le  marché  ne 
vous  convient  plus,  je  vais  de  ce  pas... 
MORGHEN,  brusquement . 
Oui  vous  parle  de  cela?...  Écrivez...  (A  pari.) 
Trente  mille  francs!...  Et  dire  qu'il  y  avait  là  une 
afiaire  d'or!...  une  affaire  à  gagner...  trois  cents 
pour  cent!...  et  que  je  n'en  gagnerai  peut-être  tout 
au  plus  que  cent!...  Je  m'y  suis  mal  pris...  Oui, 
j'aurais  dû  ofl'rir  des  épingles  à  ce...  polisson... 
Fatale  journée  ! 

ALFRED,  lui  présentant  le  reçu. 
Voyez. 
MORGHEN,  après  avoir  lu,  lui  donnant  la  somme 

en  billets  de  banque,  avec  colère. 
Com])tez. 

A  L  FR  ED  ,  qui  a  vérifié. 
Très-bien.   (A  pari.)  Maintenant,  je  suis  tran- 
qiiilli'! 

AI  OR  G  H  EN. 

Je  vais  donner  des  ordres  pour  qu'on  dcscendf 
à  l'instant  le  tout  dans  mon  magasin. 

ALFRED. 

Quand  vous  vouclre/. 
MORGHEN,  qui  a  fait  quelques  pas,  revenant  et 

regardant  Alfred  quelque  temps  fixement. 
Ah   çà!...il  est  bien  mort?  (Pour  toute  réponse  ci 
pour  cacher  son  envie  de  rire,  Alfred  porte  son  mouchoii 
à  SCS  yeux.  Morghen  sort  en  haussant  les  épaules.) 


ACTE  DEUXIEME. 


175 


SCÈNE  IX. 

ALFRED,  FRÉDÉUIC. 

FRÉDÉRIC,  Il  (iomi-voix,  passant  la  tète  par  la  porte 
de  droite  qu'il  cutr'oir  re. 
Qui  donc  est  mort? 

AI.FK  r.D,  lie  Iiléliie. 

Toi: 

FRÉDÉRIC,  Cil  entrant . 
Comment,  moi? 

ALFRED,   lui  faisant  signe  de  se  taire. 

Chut  !  Oui,  toi  I...  et  voici  le  produit  de  ta  vente 

après  décès!  De  ton  vivant,  tu  n'aurais  peut-ôtre 

pas  tiré  mille  écus  de  tous  tes  tableaux;  compte, 

il  y  u  trente  mille  francs  dans  ce  portefeuille. 

FRÉDÉRIC,  prenant  le  portefeuille. 

Trente  mille  francs!  cela  n'est  pas  possible? 

ALFRED. 

Compte,  te  dis-je!...  Kt  ce  n'est  pas  tout;  mi- 
lord,  d'après  mes  conseils,  va  faire  le  tour  du 
monde  avant  son  mariage. 

FRÉDÉRIC,  avec  joie. 

Ah!  mon  ami!  ma  providence!...  si  tu  savais... 
Voilà  ma  mère  hors  de  peine...  et  maintenant,  je 
puis  espérer...  Cette  lettre  que  Guillaume  m'a  re- 
niis(!...  eh  bien,  c'est  une  chapelle  et  des  travaux 
au  nouveau  Louvre  que  ni'acc.)rde  le  ministre... 
Quinze  cents  francs  d'avance!.;. 

A  L  F  R  E  D. 

Ainsi,  triomphe  complet  sur  toute  la  ligne!... 
Vivat!...  Mais  (piel  est  ce  bruit? 

FRÉDÉRIC,  qui  est  allé  vers  la  porte, 
(i'est  la  voix  de  Lise! 

ALFRED. 

Lt  celle  de  son  père.  ;a  part.)  Voici  l'instant  cri- 
ti([ue! 

SCÈNE   X. 

Les  Mêmes,  MOnGllL-:N,  LISK,  GliNE- 
VIi:\L. 

P  MORC. MEN,  encore  en  dehors. 

Guillaume  est  un  imbécile!  un  visionnaire!... 
(Apercevant  Frédéric  en  entrant.)  Ciel! 
Li  SE,  avec  joie. 
M.  Fn'idéric! 

JiORCHEN,  consterné. 
Lui!  c'est  bien  lui! 

(;e\evièvf,  bas  à  Lise. 
Je  vous  l'avais  bien  dit,  mademoiselle. 

LIS  F. 

Ail  !  que  je  suis  heureuse! 

M  OR  G II  en,  à  Alfred,  avec  fureur, 
(^'l'tait  donc  un  guet-apens! 

FRÉDÉRIC,   inquiet. 
Monsieur  Morghen,  (ju'ave/.-vousîque  se  passe- 
t-ilV... 

M  on  (111  EN. 

I.li!  monsieur,  vous  U'.  savez  bien,  je  suis  volé, 
assassiné!...  Mais  jr;  vous  déclare  ([ui;  je  vais  à 
l'instant  porter  plainte... 


ALFRED 

Eh!  de  quoi,  s'il  vous  plait,  monsieur? 

MORCnEN. 

Du  tour  pendable  que  vous  m'avez  joué! 

ALFRED. 

Je  vous  ai  fait  une  vente  de  tableaux,  moyen- 
nant un  prix  convenu  que  vous  m'avez  payé... 
Après  ? 

FRÉDÉRIC,  à  Mor;;hen. 

Quoi  !  c'est  vous,  monsieur,  qui  avez  acheté  ma 
collection  trente  mille  francs? 

MGR  G  H  EN. 

Oui,  j'ai  eu  cette  folie!...  mais  je  prouverai  que 
cette  vente  est  entachée  d'un  vice  rédhibitoire... 
j'ai  acheté  les  tableaux  d'un  peintre  mort  et  non 
vivant...  Et  puisqu'au  mépris  de  tout  honneur,  de 
toute  délicatesse,  monsieur... 

LISE. 

Ah!  mon  père,  pouvez-vous  bien  vous  emporter 
ainsi,  lorsqu'il  y  a  cinq  minutes  à  peine»  vous  di- 
siez que  vous  donneriez  tout  au  monde  pour  que 
M.  Frédéric  ne  se  fût  pas  tué  ! 

MGR  G  II  EN. 

Taisez-vous,  petite  sotte! 

ALFRED,  lui  frappant  sur  le  ventre. 

Là!  j'étais  bien  sûr,  papa  Morghen,  que  vous 
nous  adoriez  au  fond  du  cœur  et  que  vous  seriez 
enchant'é... 

FR  ÉD  ÉRIC. 

Laisse,  laisse...  avant  tout,  qu'il  me  soit  permis 
de  me  féliciter  de  la  bonne  opinion  que  M.  Mor- 
ghen a  conçue  de  mon  talent...  11  m'est  pénible 
seulement  de  penser  qu'il  m'a  fallu...  mourir  pour 
en  obtenir  l'aveu  de  sa  part,  (Montrant  le  porte- 
feuille.) aveu  que  j'ai  là...  Toutefois,  je  tiens  trop 
à  cette  estime  qu'il  m'accordait...  après  ma  mort, 
pour  ne  point  m'efforcer  de  la  mériter...  do  mon 
vivant.  (Présentant  le  portefeuille  à  Morghen.)  Re- 
prenez vos  trente  mille  francs,  monsieur. 
AI.FR  ED,  vivement. 

Que  fais-tu?... 

FRÉDÉRIC. 

Ils  lie  m'appartiennent  pas. 

ALFRED,   à    part. 
Il  arran,Li;e  joliment  ses  alfaires! 

MORGHEN,  stupéfait. 
Quoi!  jeune  homme!  sans  hésiter...  vous  vous 
dessaisissez... 

ALFRED. 

A  son  mépris  des  choses  humaines,  on  voit  bien 
qu'il  est  mort! 

MO  R  G  11  F. N,  qui  couiinence  à  compter  les  billets. 
Savcz-vous  que  c'est  très-bien  cela!  (A  ii.iit.)  Le 
compte  y  est-il?  (Couqjtant  toujours,  haut.)  Certes, 
voili  un  tiaii,  (pii-...  un  trait  qui... 
(i  FNL\  1  È\  F,    bas. 
Trouvez  donc  un  gendre  pareil! 
voue,  h  EN,  à  part. 
\ingt-i)ruf  et  trente!  Le  compte  y  est!  (Haut.) 
Mais  c'est  admirable! 


176 


MOURIK  POUR   VIVRE. 


I  II  K  I)  K  n  I  c. 

La  cliose  est  toute  simple,  au  contraire,  mon- 
sieur. La  nouvelle  de  ma  mort  vous  avait  sans 
doute  troublé...  ùnui...  et  je  ne  dois  pas  proliter... 
ALFnEi»,  i  pirl. 

Paiivrc  Frédéric  lie  voilà  ruiné  1...  Eh  bien  !  non, 
morbleu!  nous  allons  voir...  (Haut,  à  Frédéric.) 
Bravo!  mon  ami!  bravo!  Ta  loyauté  et  ta  bonne 
foi  ti-  servent  cent  fois  mieux  ipie  toute  ma  finesse 
et  ma  diplomatie. 

MOnGHKN. 

Que  voulez-vous  dire? 

Al.  in  Kn. 
Je  dis  que  Frédéric  rompt  un  marché  de  trente 
mille  francs  pour  vous  être  aj;réable,  et  que  de- 
main, price  à  la  commande  du  ministre,  il  en 
conclura  un  de  soixante! 

MORGHEN,   étonné. 
Une  commande  du  ministre!...   Quelle    com- 
mande? quel  iniiiistre? 

AI.  F  n  ED. 

Le  ministre  d'État  !  rien  que  cela,  papa  Morghcii  ! 

une  chapelle  h  Paris,  des  travaux  au  nouveau 

Louvre!  lA  Frédéric.)  Fais  donc  voir  ta  lettre? 

MOUGHEN,  qui  a  lu. 

Je  suis  pétrifié  d'étonnement  ! 

ALFKED,  continuant. 

Après  cela,  après  une  aussi  magnifique  réclame, 

mon  ami  aura  bien  du  malheur  s'il  ne  trouve  pas 

cinquante,  soixante  mille  francs  même  de  tous  ses 

tableaux. 

M  0  R  G  u  E  N ,   à  part. 

Soixante? 

ALFRED. 

Et  si  le  ministre  visite  notre  atelier...  comme 
nous  l'espérons... 

MORGHEN. 

Comment,  Son  Excellence  daignerait?... 

LISE. 

Doutercz-vous  encore  de  son  talent,  mon  père? 

MORGHEN,  à  Frédéric. 
Ah  !  le  ministre  a  confiance? 

ALFRED,  avpc  suffisance. 
Mais  oui,  entièrement  confiance! 

MORGHEN,  se  décidant. 
Je  le  crois  parbleu  bien!  Lorsque,  moi-même... 
(A  part.)  L'Anglais  ne  reviendra  pas...  son  départ 
est  une  défaite...  et  puis...  (Haut.)  Monsieur  Fré- 
déric, je  tiens  le  marché.  (Il  va  remettre  le  porte- 
feuille dans  sa  poche.) 

ALFRED,  l'arrêtant. 
Pardon,  papa  Morghen,  pardon...  Si  vous  tenez 
le  marché,  il  nous  faut  le  portefeuille.  (U  le  prend.) 
MORGHEN,  à  part. 
Maudit  musicien!...  nous  allons  voir.  (Arrachant 
des  mains  d'Alfred  le  portefeuille.)  Un  instant.  (A part.) 
En  avant  les  grands  moyens!   (Haut.)  Je  tiens  le 
marché... mais  pour  le  payement,  je  laisse  h  mou- 
sieur  Frédéric  le  choix  entre  ma  fille...  et  ce  por- 
tefeuille! 


FRÉDÉRIC,  courant  à  Lise. 
Ah!  monsieur! 

LISE. 

Mon  bon  père  ! 

(;eneviï;ve,  les  regardant. 
Ces  chers  enfants! 

MORGHEN,  avec  bonhomie. 
Eh!  mon  Dieu!  votre  bonheur  avant  tout,  mes 
chers  enfants...  (A  part.)  Comme  cela,  j'ai  les  ta- 
bleaux pour  rien,  et  je  marie  ma  fille  sans  dot! 
ALFRED,  riant. 
C'est  très-bien,  vous  donnez  mademoiselle  votre 
fille  à  Frédéric;  mais  à  elle?... 

MORGHEN,  vivement. 
Je  lui  donne  uiî  homme  de  génie!  (Avec  malice.) 
et...  le  petit  appartement  que  vous  occupez  ici 
avec  M.  Frédéric. 

ALFRED. 

Ah!  bravo!  c'est-à-dire  que  vous  me  mettez  à  la 
porte!...  c'est  juste,  je  vous  ai  procuré  une  excel- 
lente affaire. 

scÈiM-:  XI. 

Les   Mêmes,    LORU    BHICBllOCK,   GUIL- 
LAUME. 

(Guillaume,  portant  nn  tableau,  reste  à  l'entrée. 
Milord,  les  deui  mains  dans  ses  poches,  s'approche 
lentement  et  d'un  air  sombre  de  Frédéric.) 

ALFRED,  l'apercevant. 
A  l'autre,  k  présent! 
LORD    liRlCBROCK,  à  Frédéric,  lui  présentant 

deux  pistolets  par  la  crosse. 
Mourez  ! 

FRÉDÉRIC,  le  regardant. 
Hein!...  Plait-il? 

LORD    liRlClîROCK. 

Mourez  tute  suite. 

FRÉDÉRIC 

Ah  çà!  milord,  que  signifie?... 

LORD    BRICBROCK. 

Je  avé  acheté  lune  tableau  de  vos...  morte...  je 
avé  pas  acheté  ce  tableau  de  vos...  (Se  fâchant.) 
Mourez,  mourez,  mosieur!...  ou  je  tué,  moa,  vos! 

LISE. 

Ciel!  y  pensez-vous,  milord! 

FRÉDÉRIC,  riant. 
Permettez-moi  de  vivre,  milord,  et  reprenez  vos 
quinze  cents  francs.  (H  lui  présente  les  billets.) 
LORD  BRICBROCK,  frappant  du  pied. 
No!  no!  mourez  tute  suite,  s'il  plaît  à  moa. 

GUILLAUME,   à  part. 

En  voilà  un  original! 

FRÉDÉRIC. 

Bien  fâché,  milord,  de  ne  pouvoir  vous  obliger, 
mais  en  ce  moment  ;_I1  regarde  Lise.)  je  tiens  trop  à 
la  vie.  (Présentant  les  billets.]  Ainsi... 

LORD   BRICBROCK,  Ics  repoussant. 

No!  toujours  no!  je  ne  reprené  jamais!  Vivez, 


ACTE  DEUXIÈME. 


17: 


mosieur,  puisqu'il  plait  à  vos,  et  faisi';  à  la  vapeur 
mon  figiuri' pour  odVir  à  mon  femme... 

ALFRED. 

Quand  vous  aurez  terminé  votre  tour  du  monde. 

LORD    BRICBROf.K. 

Je  tourné  plus,  mosieur...  (Il  m^intrc  Fiédériu.)  lui 
étant  vivante,  miss  Lisette  ne  doit  plus  pleurer  lui. 

ALFRED. 

Non,  mais  elle  Tépouse. 

LORD    BRICRROCK. 

Oh!  cV'té  inipossibel! 

MORGHEN. 

C'est  tout  simple,  au  contraire.  Elle  l'aime... 

ALFRED, 

F.t  il  n'est  pas  mort. 

LORD    BRICRROCK. 

Oh  !  je  Cl  mpi'cné...  (A  Lise.)  vous  préférez  lui? 

LISE,  vivement. 
Oh!  oui!...  'Baissant  les  yeux.)  Pardon...  niilord. 

LORD     BRICRROCK. 

Très-bien,  très-bien!  Les  jolies  miss,   dans  le 


Angleterre,  sont  reines  pour  le  choix  de  leur  bon- 
heur... Soyez  reine,  miss  Lisette! 

LISE. 

Ah!  milord! 

LORD    BRICRROCK. 

Attendez!...  Et  pour  ma  petite  compliment  de 
mariadge,  je  commandé  à  mosieur  votre  chef  iune 
peintieure  de  quinze  cents  livres  sterling...  ni  un 
guinée  de  plus,  ni  un  de  moins. 

ALFRED. 

Milord,  vous  aviez  déjà  montré  la  générosité  de 
Sripion;  maintenant,  vous  faite^  voir  que  vous  êtes 
aussi  grand  qu'Alexandre! 

LORD    BRICRROCK,    vivcmont. 

Oh!  je  aimé  beaucoup  èter  comme  Alexander! 
(A  Frédt'ric.)  Le  charmant  file  de  M.  Morgheii  est  à 
vos,  mosieur...  Apelle...  c'été  le  pi'inter  d'Alexan- 
der  !  (Riant.)  Je  l'appelle  toujours  Apelle;  mo- 
sieur Apelle  me  fera  une  figiiire  d'Alexander. 


FIN     DE    MOURIR    POUR    VIVRE. 


iM. 


23 


DIFFICILE    A   MARIER 


COMEDIE  EN   UN   ACTE,    EN  PROSE 


EN    COLLABORATION    AVIiC    J.     F.     IIAVAUD 


I 


I 


PERSONiNyVGES. 

M  O  \  s  1  E  U  11  F n  A  N  F,  H ,  maiuilii:t,iirier. 

MATHILDE,  sa  tille. 

GEORGES,  sou  neveu. 

JULIETTE,  oi'plu'linc,  ("levée,  par  M.  Franer. 

MAURK^E,  employé  chez  Franer. 

MADEMOiSELLE   BOTTIN,  gouvernante  de  Matliilde 

JOSEPH,  valet  de  chambre. 

Domestiques. 


La  scène  se  passe  à  Iloubaix. 


DIFFICILE  A  MARIER 


La  thcâlio  représente  un  salon.  —  Une  psyché  à  gauche,  une  croisée  dans  hj  fond, 
avec  un  la'go   rideau  de  soie. 


SCÈNE  1. 

FRANER, MAURICE, 
MADEMOISELLE  ROTTIN. 

An    lover  du  rideau,  mademoiselle  Bottin  attache 
Il  M  bouquet;  Franer  entre  avec  Maurice.) 

FRANF,  n. 

i'.h!  vions  donc!  Que  diablo!  tu  me  feras  signci' 
I  la  aussi  bien  ici  que  dans  ton  bureau.  (Aper- 
cevant m.idcmniselk  Bottin.)  Ah!  ah!  la  gouvernante 
de  ma  fille...  Bonjour,  mademoisolle  Bottin. 

MADEMOISELLE    BOTTIN. 

Minsie  ir,  j'ai  bien  l'honneur...  Comme  vous 
voyez,  j'arrange  le  bouquet  de  mademoiselle. 

FRANER. 

Qu'est-ce  qu'elle  fait,  mademoiselle  ma  fille?... 

MADEMOISELLE   BOTTIN. 

l'.lle  s'occupe,  elle  travaille;  elle  aime  tant  le 
tr.ivuil...  En  ce  moment,  elle  donne  une  leçon  à 
Ycrt-Vcrt. 

FRANER. 

Ah  !  ah  !  son  perroquet? 

M  \  i  RiCF,  à  part. 
\'iiaiiic  b("'t''  ! 

FRANER. 

Voyons,  mon  garçon,  donne-moi  ça,  qw  je 
signe...  C'est  le  dernier  compte  de  la  manufac- 
ture?,.. C'est  bien,  il  n'y  a  pas  dans  notre  potiti; 
ville  de  Roubai\  une  maison  ([ui  marche  mieux 
([lie  la  notre. 

MADEMOISELLE    BOTTIN. 

Monsif^ur  est  si  riche! 

MAURICE,  à  part. 
Tiiclie!  elle  n'a  que  cela  à  dire,  celle-là! 

Fil  ANFR. 

Mais  oui,  et  j'en  suis  bien  aise...  pour  ma  lille, 
mon  bien,  mon  tnîsor...  c'est  ce  que  j'ai  fait  di' 
mieux!...    X  Maurice.)  Hein?... 

M  A  L  R  I  C  E. 

Voulez-vous  parapher  le  renvoi? 

FRANER,  sans  l'écouter. 

On  dit  que  je  suis  trop  faible,  que  je  gale 
Miithiide,  qu'elle  me  mène...  C'est  possible,  sa 
nicrc  m'y  avait  habitué...  Aujourd'hui,  c'est  ma 
lille  qui  règne,  je  ne  m'im  cache  pas...  Elle  n'a 
qu'à  demander...  Il  n'y  a  rien  de  trop  cher  pour 
elle...  Je  ne  regrette  rien,  rien  du  tout...  pourvu 
qu'elle  me  donne  bientôt  un  gendre  rpic  je  puissi; 
aimer...  des   petits   enfants   que  je,  puisse  gâter 


comme  elle...  Miis  qu'elle  se  dépêche...  plus 
tard,  je  ne  serai  plus  là  peut-être...  Que  diable!... 
ce  n'est  pas  difficile  quand  on  est  jolie,  élevée 
dans  le  grand  genre...  avec  une  belle  dot...  Il  me 
semble  qu'on  serait  trop  heureux...  (A  Maurice.) 
Hein?... 

MAURICE. 

Voulez-vous  signer  le  renvoi v 

MADEMOISELLE    ROTTIN. 

Certainement,  monsieur...  un  si  beau  parti!... 
ça  doit  aller  tout  seul!...  Dieu!  si  j'avais  eu  une 
dot!...  comme  j'aurais  trouvé,  moi! 

FRANER. 

C'est  justemiMit  pour  cola  que  j'ai  voulu  vous 
parler. 

MADEMOISELLE    ROTTIN. 

Et  vous  ne  pouviez  pas  mieux  tomber...  Les 
mariages...  ah!  c'est  mon  fort! 

FRANER,  se  levant. 

Bien  !  bien  !  (A  Maurice.)  Tiens,  voilà  tes  signa- 
turcs...  (Pendant  que  Maurice  rassemble  les  papiers,  il 
prend  à  l'écart  mademoiselle  Bottin  et  lui  parle  à  mi- 
voix.)  Écoutez-moi...  ma  fille  a  refusé  bien  des 
partis...  Voilà  dix  mariages  qui  manquent...  Mais 
je  pense  qu'il  y  en  a  un  qu'elle  ne  refuserait 
pas...  Georges,  mon  neveu,  que  j'attends. 

MADEMOISELLE    BOTTIN. 

.le  le  croyais  en  voyage  pour  longtemps  encore. 

FRANER. 

Il  revient...  et  j'y  suis  pour  cpiclquo  chose...  Je 
lui  ai  écrit  que  je  ne  pouvais  pas  me  passer  de 
lui....  Voyez  Mathildc,  poussez  au  mariage...  Ta 
me  va,  ça  me  convient...  ."Mais  tout  de  suite, 
hein?...  je  suis  pressé. 

MADEMOISELLE    ROTTIN. 

Soyez  tranquille,  monsieur,  mon  bou(piet  est 
(lui...  j'y  vais  à  l'instant.  :Elle  sort.) 

scî:nf.  II. 

FRANER,   MAURICE. 

iRANER,  a[)ercpvant  Maurice  qui  s'est  arrclé 
dans  le  fond. 
I'.h  birn!  toi,  qu'est-ce  que  tu  fais  là?... 

M  AL  nie  F. 

Oh!  rien...    f'est  (pie  j'aurais  (KSiré...  ji-    vou- 
lais... j'avais  (piclque  cjioso... 
in  A  \FH. 

A  me  (lire?...  V.u  ce  cas,  voyons,  approche... 
parle...  je  t'écoute... 


lS-2 


1)1  KKICILK   A    MAP,  I  IIP. . 


M  AI  uicr. 
\  ous  ("'tes  hii'ii  lioii  ! 

1  ham:  II. 
Oui;  mais  tu  ne  Tus  guère,  toi,  qui  veux  {juittcr 
ma  maison,  nous  ([uittcr...  Eii  l)ien!  parle  donc. 

M  A  in  I  c.  E. 
C'est  que  c'est  difllicilo. 

1  UAX  EU. 

I".st-ce  que  jf.  te  fais  piMir?... 

M  A  i  r.  I  (;  i:. 
\iiii,  oli  1  non...  mais  je  n'ose  pas.... 

rnA\En. 
Imhi'cili'l 

M  A  U  II  I  C  K. 

Vous  êtes  ijion  i>un  ! 

Fil  A  m;  II. 

Et  pourquoi  n'oses-tu  pas?...  Est-ce  que  je  n'ai 
pas  jun^  à  ton  vieux  père,  qui  m'avait  aidé  à 
fonder  cette  manufacture,  de  te  traiter  comme  un 
lils?  Est-ce  que  j'ai  jamais  manqué  à  mes  pro- 
messes? Va  donc  le  demander  à  Juliette,  cette 
pauvre  fille  dont  je  me  suis  chargé...  Est-ce 
qu'elle  n'est  pas  élevée,  ici,  avec  ma  fille?...  Et 
toi,  est-ce  que  je  ne  t'aime  pas?... 
M  AU  nie E. 

Si  fait...  oli  1  si  fait!... 

in  A  m:  II. 

Eh  bicnl  pourquoi  ne  pas  me  dire  que  tu  veux 
fonder  une  manufacture  à  Caudchec  ? 

MAUniCE. 

Quoi!  vous  savez?... 

I  R  AN  EU. 

Oui,  avec  un  ami,  un  associé...  (lu'il  te   faut 
pour  cela  cinquante  mille  francs. 
SI  A  uni  CE. 
Dont  je  payerai  les  intérêts  à  ciiuj... 

FnANEn. 
Et  va-t'rn  ;iu  diable  avec  tes  intérêts!...  Est-ce 
que  je  t'en  demande?  Et  quand  te  faut-il  cela?... 

MAURICE. 

Quand  vous  voudrez...  je  ne  suis  pas  pressé... 
aujourd'hui,  s'il  est  possible. 

l-n  ANEU. 

Soit...  à  condition  que  tu  les  viendras  cher- 
cher toi-même,  et  que  tu  n'auras  plus  peur, 
nigaud...  Ah!  dis-moi,  tu  vas  aller  à  la  poste 
pour  savoir  si  le  courrier  est  arrivé.  Georges  doit 
m'aniioncer  le  moment  de  son  retour.  (A  part.)  Je 
suis  pressé  de  le  voir,  de  l'embrasser...  de  lui 
dire...  (Haut.)  Allons,  allons,  je  passe  dans  mon 
cabinet ..  où  Juliette  doit  m'appoiter  mon  cho- 
colat... A  l)ient(')t.  (Il  snrt.) 

SCÈNK    111. 

MAiniCE,  puis  JULIETTE. 

MAURICE,    seul. 

Quel  brave  homme!...  Comme  c'est  heureux 
que  l'argent  tombe  dans  ses  mains...  pour  re- 
tomber dans  les   miennes...  Oh  !  pas  pour  moi 


tout  seul!  je  n'y  tiendrais  pas;  mais  il  est  une 
autre  personne  qui,  par  malheur,  dépend  Imcu 
plus  de  mademoiselle  Mathilde  que  de  M.  Fraiicr, 
et  une  fois  manufacturier... 

JULIETTE,  portant  sur  un  platrau  une  tasse 
de  chocolat. 
Bonjour,    monsieur    Maurice,   ça    va-t-il    bien 
aujourd'hui?... 

MAI  m  CE. 

Si  (;a  va  bien,  mademoiselk'  Juliette?  ça  n'a 
jamais  été  mieux...  Aussi,  je  suis  d'une  joie!... 
Et  quand  vous  saurez...  Mais  laissez-moi  vous 
regarder  tout  à  mon  aise...  pendant  que  nous 
sommes  seuls. 

JULIETTE,  liant  et  posant  le   plateau. 

Eh  bien!...  est-ce  que  je  suis  autrement  (jue 
lorsqu'il  y  a  du  monde?... 

M  A  u  n  I  c  E. 

Non!  mais  c'est  si  bon!...  ça  m'arrive  si  rare- 
ment... Et  puis  vous  êtes  si  aimable  !...  si  jolie  !... 

JULIETTE. 

Taisez-vous,  monsieur!  est-ce  qu'on  dit  de  ces 
choses-là  aux  demoiselles? 

MAURICE. 

Et  à  qui  donc?... 

JULIETTE. 

\  ous  vouliez  me  parler,  ce  n'est  pas  pour  cela, 
je  suppose?... 

M  A  u  ni  c  E. 
C'est  vrai;  mais  dès  que  je  vous  vois... 

JULIETTE. 

Dites  vite,  je  suis  pressée,  on  m'attend...  Le 
chocolat  va  refroidir. 

M  AU  RI  CE. 

Oh!  esclavage!...  car  vous  êtes  esclnvcl 

J  ULIETTE. 

Bah  !  tout  le  monde  l'est  plus  ou  moins,  et  ça  ne 
m'apprend  pas... 

MAURICE. 

Eh  bien!  vous  voyez  le  mortel  le  plus  heu- 
reux !  J'ai  demandé  à  M.  Franer  de  quitter  sa 
maison.. 

J  ULIETTE. 

Ciel!...  c.'i'st  là  votre  bonheur? 

MAURICE. 

Et  il  m'a  accordé  ci  minante  mille  francs. 

JULIETTE. 

Parce  ([uc  vous  quittez  sa  maison? 

MAURICE. 

Attendez  donc...  pour  que  je  m'établisse. 

JULIETTE. 

Vous  vous  établissez? 

MAURICE. 

Avec  un  associé  et  une  petite  femme  char- 
mante. 

J  ULIETTE,  émue. 
Ah  : 

MAURICE. 

Cil  me  fera  deux  établissements  que  je  mènerai 
joliment,  allez!  Ça  vous  fàchera-t-il? 


DIFKICILK    A    MA  11  II-:  H. 


183 


JULIETTE,  troublée. 
Moi?...  Si  cela  vous  convient... 

M  A  t  UlCE. 

I  11   commerce  excelleat...   une   petite  femme 
m  1  Heure  encore....  Vous...  enfin!... 
.1  ui.  lETTK,  avec  joip. 
<,)uoi...  c'est... 

MAI  KICE. 

Oui,  oui,  \ous  êtes  mallieureusc  ici!...01i!  je  le 
Mii^...  et,  une  fois  mon  maître,  je  vous  domando  à 
.M.  Irancr,  je  vous  épouse. 

JULIETTF. 

Vous  m'aimez  doue?... 

MAI  UICE. 

Si  je  vous  aime  !...  Est-ce  que  vous  ne  vous  eu 
êtes  pas  aperçue?... 

JULIETTE,    baissant    les    yeux. 

Dans  ces  clioses-là,  on  craint  toujours  de  se 
tromper... 

MAURICE. 

Non,  non...  on  ne  se  trompe  pas  avec  un  brave 
garçon...  Vous  quitterez  cette  maison,  et  vous  ne 
serez  plus  cliamaillée,  tarabustée... 

JULIETTE. 

Oii!  je  ne  suis  pas  si  à  plaindre;  il  n'est  pas 
toujours  bon  de  faire  toutes  ses  volontés  ;  voyez 
mademoiselle  Matbilde,  elle  s'impatiente,  elle  se 
fârlic  toute  la  journée...  tandis  que  moi,  jo 
m'amuse  de  tout,  je  ne  m'ennuie  d'  rien. 

MAUKICE. 

Oli!  vous,  vous  ôtes  un  ange!  Toujours  bonne, 
toujours  gracieuse!...  à  me  rendre  fou  de  bon- 
heur, et  quand  vous  serez  maîtresse  à  votre  tour... 

JULIETTE. 

Oli!  j'ai  bien  aussi  mes  défauts,  allez  I 

i  NE  V01\  ,  en  ilrhnrs. 
Juliette!  .luliette!... 

JULIETTE. 

Tenez,  vous  voyez  bien,  on  m'attend  et  je  reste 
là...  à  babiller  avec  vous!  (Elle  reiuoiul  le  plateau 
et  se  sauve.) 

SCÈNE  IV. 
MAUniCE,    GEOHGKS. 

MAURICE. 

Cliérc  Juliette!...  (Il  va  pour  sortir  par  le  foiul, 
s'anëiant.)  Eli!  mais,  je  ne  me  trompe  pas, 
M.  Georges. 

GEORGES. 

Maurice!  Ab  !  que  je  suis  heureux  de  te  revoir, 
mon  pauvre  Maurice  !  Si  tu  savais...  Au  retour  d'un 
voyage...  qui  ne  nous  a  montré  partout  que  des 
cœurs  froids,  des  visages  indifférents. ..  quel 
plaisir  de  retrouver  ses  amis,  sa  famille...  des 
figures  liantes,  heureuses  de  votre  retour  ! 

MAURICE. 

El  vous  on  verrez  de  ces  ligures-li,  M.  Georges... 
Ici,  par  exemple.  Quand  vous  êtes  parti,  tout  le 
monde  se  demandait ,  les  larmes  aux  yeux  : 
M  l*ourqu(»i  s'en  va-t-il,  ce  bon  M.  Georges?...  » 


GEORGES. 

Tout  le  monde  va  bien?...  Ma  cousine?... 

MAURICE. 

Oh!  votre  oncle  est  toujours  un  i)on  et  excel- 
lent homme...  faisant  des  affaires.... 

GEORGES. 

Superbes...  je  le  sais;  mais  Mathilde?... 

MAURICE. 

Oh!  votre  oncle  est  toujours  aimé,  estimé... 

G  i;  ORGE  s. 
Mais  ma  cousine? 

M  A  l  R  I  C  E. 

Quant  au  reste  de  la  maison... 

GEORGES. 

Mais  je  te  parle  de  ma  cousine  Mathilde. 

MAURICE. 

Mademoiselle  Mathilde?...  (Il  jette  un  coup  d'œil 
autour  (le  lui.) 

GEORGES. 

Elle  était  capricieuse...  exigeante,  emportée... 
Kh  bien!  maintenant,  comment  la   trouves-tu?... 

MAURICE. 

Dame!  je  la  trouve...  Elle  er^t  toujours  bien 
jolie! 

GEORGES. 

Jolie!...  jolie!...  Mais  son  caractère  est-il  en 
effet  changé,  comme  son  père  me  l'a  écrit?... 

M  A  U  R  I  c  E. 

Ah  !  si  son  père  vous  l'a  écrit... 

GEORGES. 

Voyons,  sois  franc...  je  t'en  prie...  Ses  défauts, 
qui  nous  rendaient  tous  malheureux,  les  a-t-elle 
toujours?... 

MAURICE. 

Ses  défauts?...  Il  y  en  a  un  qui  ne  la  quitte 
pas...  et  le  plus  gros  encore... 

GEORGES. 

ISaii!  et  lequel?... 

M  >.  u  R  1  c  E. 
Mademoiselle  liottin,  sa  gouvernante. 

(;  E  0  R  G  E  s. 
Elle  est  encore  ici  ! 

M  \  URIC  E. 

On  l'avait  renvoyée...  mais  mademoiselle  Ma- 
thilde a  menacé  son   père  de  faire   une  grande 

maladie... 

G  EOP.  t;  i.s. 
Ainsi,  ma  cousine  n'est   pas  changée?...  Tu   lu 
trouves  toujours... 

MAI  11 I CE,  vivement. 
Je  n'ai  pas  dit  ça. 

G  E  0  R  G  E  S. 

Allons...  tu  en  as  peur...  c'est  mauvais  signe. 

MAURICE. 

Oh!  ça  ne  prouve  rien...  moi,  j'en  ni  toujours 
peur  ])ar  suite  d'une  vieille  habitude...  Ce  n'<'st 
pas  comme  vous...  vous  lui  toiiii;/.  lèle...  (!l,  je 
m'en  souviens,  (piaïul  nous  jouions  ensemble... 
elle  me  grondait,  elle  me  tapait,  je  gardais  tout... 
Mais  vous,  c'est  autre  chose,  si  elle  vous  donnait 


18/| 


DIFI'lCIl.K   A  MAKI  i: H. 


une  taiK'...  pMn!  vous  lui  en  rendiez  doux...  ce 
qui  a  toujours  uuiintcnu  entre,  vous  une  certaine 
t^galité...  Aussi,  je  suis  bien  aise  de  vous  re.voir, 
parce  que  vous  allez  me  rendre  un  service. 

('.  EOUGES. 

l'n  service?...  Parle...  Avec  plaisir. 

M  VUIUCK. 

Je  pt'nso  à  m'établir...  Oui,  des  projets  (pie 
vous  saurez...  lit  la  place  iiue  je  vais  quitter  ici,  je 
voudrais  lu  faire  donner  à  {|uel(iu'un. 
G  E  0  n  G  K  s. 
Rien  de  plus  simple...  Mon  oncle  n'est  pas  un 
ministre...  il  n'a  égard  qu'au  talent,  et  si  ton  pro- 
tt''f;é  en  a.... 

M  A  u  n  I  c  K. 
Certainement...    mais   ça   ne   dépend    pas    de 
votre  oncle...  c'est  une  autre  personne  qui  peut 
seule  décider... 

GEO  KG  i;  s. 
Va  qui  donc'.'... 

M  A  u  u  1  c  E. 
Mademoiselle  Matliilde. 

GEORGES. 

Ma  cousine!...  Et  comment  cela?... 

M  A  l  Kl  C  E. 

Ah!  voilà...  Mon  protégé  est  un  ancien  commis 
de  la  maison. ..([uc  vous  vous  rappelez  pout-étre... 
le  gros  Bernard...  un  grand  nez  rougo...  avec  des 
luuettes  vertes. 

GEORGES. 

Parbleu!  si  je  me  le  rappelle...  La  ligure  la 
plus  drùle... 

MAURICE. 

Juste...  C'est  pour  cela  ([ue  votre  oncle  l'a  ren- 
voyé... c'est-à-dire  mademoiselle  Matliilde  s'est 
tant  récriée  sur  la  laideur  de  Bernard...  elle  a  tant 
insisté  pour  que  sa  figure  ne  vînt  plus  dans 
riiotel...  que  ce  pauvre  garçon...  qui  ne  pouvait 
pas  venir  sans  sa  ligure... 

GEORGES. 

On  l'a  congédié...  C'est  affreux!...  c'est  indi- 
gne !...  Et  mon  oncle  a  pu  consentir... 

MAURICE,  tirant  un  papier  de.  sa  poche. 

Mademoiselle  Juliette,  qui  protège  Bernard,  lui 
a  fait  faire  cette  demande...  et... 

GEORGES,  la  prenant. 

Donne...  je  m'en  charge...  Et,  s'il  est  vrai  que 
ma  cousine  soit  aussi  bonne,  aussi  douce  qu'on 
me  l'a  dit...  (On  entend  sonner  très-vivemenl.) 
Qu'est-ce  que  c'est  que  ça?... 

MAURICE. 

Oh!  rien!  c'est  chez  mademoiselle  Mathilde. 

GEORGES. 

Ah!  mon  Dieu!  c'est  queUiue  malheur! 

AI  Al  niCK. 

Non!  c'est  peut-Clrc  sa  douceur  t|ui  se  un't  eu 
colère. 


SCtlNK    V. 

L  E  s  M  É  MES,  J  u  ! .  1  E  T  T  E ,  F  l\  A  N  E  B , 
Domestiques. 

.1  u  i.iETTK,  parlant  à  des  domestiques. 
Mais  voyez  donc...  Adèle,  Elisa!...  c'est  made- 
moiselle Mathilde  qui  sonne...  (Apercevant  Georges.) 
Ah!  M.  Georges! 

GEORGES. 

Bonjour,  Juliette...  ^Le  bruit  redouble.)  Mais  le  feu]] 

est  dans  l'hùtel!   (Plusieurs   domestiques    paraissent.)' 

FRA\ER,  entrant  -vivement. 

Qu'est-ce  donc?...  Que  se  passe-t-il  chez  ma 
(ille?...  Ah!  mademoiselle  Bottin!  (Georges  se  trouve 
à  peu  près  cacbé  par  la  psyché  placée  à  gauche  cl  ne 
peut  être  vu.) 

SCÈNE   VI. 

Les    Mêmes,   MADEMOISELLE   BOTTIN, 
MATHILDE, 

MADEMOISELLE    UOTTIX,    Criant. 

Joseph!...  Pierre!...  Antoine!...  Ah!  quel 
malheur! 

F  R  A  N  E  R  ,    très-elfiayé. 
0  ciel!  un  malheur!  mon   enfant?...  (L'aperce- 
vant.) Ah!  la  voilà  ! 

MATHILBE,  (intraut. 
Mais  allez  donc,  courez  !...  II   faut  qu'on  me  le 
rapporte...  je  le  veux... 

IR  A^  ER. 

Mademoiselle  Bottin,  qu'est-ce  qu'il  y  a? 
qu"est-il  arrivé?.... 

MADEMOISELLE   BOTTIN. 

Ah  !  monsieur,  un  affreux  malheur  ! 

FRANER. 

J'entends  bien,  mais... 

MADEMOISELLE     BOTTIN,     appelant. 

Joseph!...  Pierre!...  Antoine! 

FRANER,  à  sa  flUe. 
Mais  quel  est  ce  malheur?... 

MATHILDE. 

Ah!  mon  père,  je  ne  m'en  consolerai  jamais. 

MADEMOISELLE    BOTTIN. 

Ni  moi  non  plus.  (Appelant.)  Pierre!  Antoine! 
Joseph! 

JOSEPH,  paraissant. 
Voilà!  voilà! 

MADEMOISELLE    BOTTIN. 

Eh  bien!  Joseph,  a-t-on  des  nouvelles?... 

JOSEPH. 

Aucune  absolument. 

MATHILDE. 

Le  maladroit!  C'est  vous  qui  êtes  la  cause  de 
tout...  je  vous  chasse. 

JOSEPH. 

Moi!...  Mais,  mademoiselle,  c'est  vous  ((ui  avez 
ouvert  la  fenêtre. 

MADEMOISELLE    BOTTIN. 

11  fallait  la  refermer. 


DIKFIGILI':   A    MAlilER. 


185 


JOSEPH. 

Oiiaïul  madeinoisi.'llo  l'ouvre?... 

MATH1I.DE. 

Sortez!  sortez!  Faites-le  donc  sortir,  mon  père. 
(Elle  tombe  dans  un  faiitPiiil.) 

FR  \NF.R. 

Vous  avez  entendu,  Joseph? 

JOSEPH,   sortant. 
C'est  mademoiselle  qui...  et  c'est  moi  que... 

mathii.de,  pleurant. 
Mon  Dieu!  mon  Diuul  que  je  suis  donc  nuiihcu- 
'   reuse ! 

F  R  \  N  K  1! . 

Voyons,  ma  fdle,  calme-toi,  mon  enfant!  Il  lui 
frappe  dans  les  mains.)  Mathilde  ! 

M  A  T  H  1  L  D  E 

Que  je  me  calme!  que  je  me  calme!  Ah!  vous 
me  ferez  mourir  avL'C  votre  froideur...  votre  indif- 
\   férence... 

fram;  11. 
Mais  encore...  faudrait-il  savoir...  car  eiilin,  ce 
malheur  qui  me  fait  trembler...  eh  bien?... 

MATHILDE. 

Eh  bien!  ce  pauvre  Vert-Vert...  que  j'avais 
élevé...  qui  m'aimait  tant... 

JULIETTE. 

Votre  perroquet?... 

II'.  ANER,   à  part. 
Ce,  vilain  animal? 

M  AT  H  II,  DE. 

11  s"eàt  envolé!  (Georges,  qui  se  tient  à  l'écart  sans 
être  vu,  étouffe  un  éclat  de  rire.)  Et  l'on  ose  rire!... 
[    Ah  !  monsieur  Maurice!  j'en  étais  sûre... 

I  MAURICE. 

Moi,  mademoiselle  ! 

M  \T1IILDF. 

Oui,  vous...  Oh!  je  vous  ai  bien  entendu...  Mais 
je  suis  ici  chez  moi...  vous  n'avez  pas  le  droit  d'y 
Être...  et  puisque  mon  père  veut  bien  vous 
souffrir  dans  ses  bureaux,  allez,  monsieur... 
retournez-y. 

M  Al  RICE. 

Mais  ce  n'est  pas  moi... 

MATHILDE,   frappant  lUi   pied, 
••lais  sortez  donc  ! 

MAURICE,   en   sortant. 
Ma  parole  d'hoiincur!... 

J  IIII.TTF. 

Je  vous  assuri:...  qu'il  est  ill(•apal)ll^.. 

M  VTHII.DE. 

Luisscz-moi,  mademoiselle,  vous  êtes  insuppor- 
Udilo... 

(iEOliC.ES,   paraissant,  à  .\Ialliilde. 

Juliette  a  raison,  ma  cousine;  ce  n'était  jias 
Maurice,  c'était  moi  ! 

M  \TH1  l.DE,    illtirdite. 

Mon  cousin  ! 

M  ADEMOl  Sl.l.l.F    llOI  ll\,    .à    part. 

I)'(jii  soit-il,  celui-li?... 
III. 


FRANER. 

Georges!  mon  cher  Georges!  oh!  combien  je 
suis  heureux  de  te  revoir!...  ;I1  l'embrasse.)  Mais  ne 
pas  nous  prévenir  du  jour  do  ton  arrivée!... 
(A  part.)  Pourvu  qu'il  n'ait  rien  entendu!  (Haut.) 
Et  tu  étais  ici...  il  y  a  longtemps?... 

GEORGES. 

Longtemps?  (Les  observant.)  Mais  non...  j'arrive. 

SIATHILDE,  se  remettant. 
.\h!  tant  mieux!... 

GEORGES. 

Et  pourquoi  donc?... 

MATHILDE. 

Oh!  rien...  rien...  n'en  parlons  plus...  j'ai  tant 
de  plaisir  à  te  revoir!... 

FRANER. 

Tu  ne  nous  quitteras  plus! 

MADEMOISELLE    ROTTIN. 

Si  mademoiselle  voulait  achever  sa  toilette?... 
les  personnes  qu'elle  a  invitées  vont  bientôt  venir. 

MATHILDE. 

Ah!  c'est  vrai!...  je  l'avais  oublié.  .  j'ai  une 
matinée  musicale...  Quel  ennui!...  Georges  doit 
être  fatigué. 

GEORGE  s. 
Moi,  du  tout  1... 

MATHILDE. 

N'importe!  mon  père,  si  nous  faisions  dire  à 
tous  ces  gens-là  de  no  pas  se  déranger? 

FRANER. 

Y  penses-tu,  ma  lille?...  une  heure  avant... 
mais  c'est  impossible  ! 

GEORGES. 

iMon  oncle  a  raison,  ma  cousine;  et,  d'ailleurs,  , 
je  serai  enchanté  de  juger  de  vos  progrès. 

M  A  T  H  I  L  D  E. 

Ah!  c'est  différent...  Alors,  monsieur  Georges, 
je  vous  fais  mon  invitation. 

GEORGES,  lui  baisant  la  main. 
Que  j'accepte  avec  joie. 

FR  A.\ER. 

lîravo  ! 

MATHILDE. 

Mademoiselle  Bottin,  vous  veillerez  à  ce  qm- 
tout  soit  prêt  dans   le  salon. 

JI  A  D  i;  M  0  I  s  Ë  I.  L  E    1!  O  1'  1  1  \ . 

J'y  coui's.   (Elle  sort.) 

MATHILDE,   à    Jiilltlle. 

Toi,  ma  bonne  petite,  tu  vas  dire  ;"i  .Maurice 
(pii!  nous  comptons  sur  lui. 

j  I  i.irr  1 1 . 
Oui,  mademoiselle. 

M  \  iiii  i.Di:. 
Ce  pauvre  gairon...  je  lui  (U)is  bien  cel.i  pour 
tout  à  l'heure. 

JULIETTE,   sorlinl. 
11  \  a  être  bien  content!  Il  aime  tant  la  inusiiiue! 

MATHILDE,  fevoniiit  pris  d'-  (Jeurfies. 
Je  ilois  chanter  un  grand  air. 

2k 


18G 


DIFFICILH  A   MARIEK. 


FnANKH. 

Ce  sera  superbe!  Matliilde  a  invité  tout  le 
dt^parlenient.  (A  Georges.)  Tu  me  remplaceras  an 
salon,  car  je  n'ai  pas  le  temps,  et  puis  la  musique 
n'est  pas  mon  fort. 

GEORGES. 

Allez  à  vos  affaires,  mou  oncle  ;  moi,  j'ai  quel- 
ques ordres  à  donner...  à  Joseph!...  ce  brave 
garçon  qui  me  servait  avec  tant  de  zèle,  autrefois... 
car  je  pense  qu'il  est  encore  ici?... 

FRANER. 

Ah!  Joseph!  (Bas,  à  Malhilde.)  que  tu  as  renvoyé? 

M  AT»  II. DE  ,  vivement. 
Oui.,  oui...  il  est  ici...  et  môme,  mon  père,  qui 
en  est  très-content,  doit  doubler  ses  gages  à  comp- 
ter d'aujourd'hui. 

FRANE  n. 

Ils  sont  doublés. 

GEORGES, 

Je  vais  le  lui  annoncer. 

FU  ANEIl. 

Non,  non...  il  doit  m'attcndrc  à  ma  caisse...  et 
Maurice  aussi...  et  beaucoup  de  monde  peut-être... 
car  la  foule  abonde  chez  moi,  mon  garçon  ;  les  af- 
faires marchent...  les  dcus  arrivent,  et  j'en  suis 
bien  aise...  non  pas  pour  moi,  mais  pour  ma 
fille...  pour  mon  gendre...  parce  qu'enfin  je  veux 
un  gendre...  et  tout  sera  pour  lui...  tout!  Hein? 
sera-t-il  heureux? 

GEORGES,    il  part. 

Est-il  adroit?... 

F  R  A  N  E  R . 

Au  revoir,  mou  garçon...  ma  lille...  mes  en- 
fants... 

MATHILDE,   il  part. 

Ce  pauvre  père! 

FRA  \ER  ,  à  Georges. 
Tu  ne  nous  quitteras  plus!...  (Il  sort.) 

SCÈNE  VU. 
GEORGES,  MATHILDE. 

MATIIII.DK. 

Si  tu  savais,  Georges,  combien  ton  absence  m'a 
paru  longue!  tout  m'ennuyait...  Je  n'étais  heureuse 
que  quand  mon  p're  me  lisait  tes  lettres,  les  jours 
de  courrier. 

GEORGES. 

C'est  comme  moi,  lorsc[u'il  m'écrivait  que  tu 
n'avais  plus  de  caprices,  de...  colères... 

MATH  ILDE. 

Oh!  non!  (Avec  hésitation.)  ja... mais. 

GEORGES. 

Tu  crois? 

MATIII  LUE. 

Tu  en  doutes? 

G  E  o  r.  G  E  s  ,  montrant  la  psyclié. 
Matliilde...  tout  à  l'heure,  j'étais  là. 

MATiiii.DE,  baissant  les  yeui. 
Ali!  tu  as  entendu  !... 


GEORGES. 

Je  n'ai  pas  perdu  un  seul  mot...  Faire  une  scène 
:\  IVlaurice!  chassi-r  un  bon  domestique...  pour  un 
perroipiet!... 

M  \T  II  II,  DE. 

Eh  l)ien  !  monsieur,  ce  n'est  pas  à  vous  de  me 
le  reprocher;  non,  car  si  j'ai  été  injuste,  odieuse 
môme... 

GEORGES. 

Eh  bien  !... 

MATHILDE. 

Si  je  tenais  tant  à  ce  pauvre  oiseau,  c'est  que... 
vous  me  l'aviez  donné. 

GEORGES. 

Petite  flatteuse  !  vous  ne  me  fermerez  pas  la 
bouche...  oui,  j'aurai  le  courage  de  vous  dire  la 
vérité:  Tu  es  jolie,  Mathiidi'...  oh!  très-jolie; 
mais  ce  qui  est  encore  plus  malheureux  pour  toi , 
ton  père  est  millionnaire!  aussi,  l'on  t'admire,  on 
est  à  tes  genoux!  on  te  gâte,  Matliilde,  et  c'est 
donmiage...  tout  plie,  tout  tremble  devant  toi... 

M  AT  II  ILDE. 

Après...  après?... 

GEORGES. 

Eii  bien,  moi,  si  j'étais  à  ta  place,  ce  n'est  pas 
cet  empire  que  je  voudrais  exercer...  on  ne  me 
craindrait  pas,  on  m'aimerait...  je  renverrais  cer- 
taines gens...  je  ne  nomme  personne...  je  prendrais 
pour  modèle...  pour  compagne,  une  jeune  fille 
bonne,  modeste,  qui  est  près  de  toi. 

MATHILDE. 

Juliette...  oh!  oui,  c'est  elle,  n'est-ce  pas?...  on 
m'en  parle  toujours. 

GEORGES. 

Et  cela  t'impatiente? 

MATHILDE. 

Non  ...  au  contraire  . . .  mais  je  serai  mieux 
qu'elle,  jeté  le  promets...  pardonne-moi  le  passé... 
je  te  réponds  de  l'avenir...  et  dès  que  tu  trouveras 
une  occasion  de  me  mettre  à  l'épreuve... 

GEORGES,  tirant  de  sa  poche  la  demande  que 
Maurice  lui  a  remise. 

Une  occasion...  la  voici...  tu  peux  réparer  une 
injustice...  un  pauvre  employé,  qui  a  sa  famille  à 
soutenir,  demande  à  rentrer  chez  ton  père...  à  re- 
prendre une  place  qu'il  a  perdue  i\  cause  de  toi... 

MATHILDE. 

Comment?... 

GEORGES. 

Tu  l'as  trouvé  trop  laid!...  (Mathilde  se  détourne 
et  baisse  les  yeux.)  Juge  du  bien  que  tu  pourrais 
faire  par  le  mal... 

M  AT  II  ILDE. 

Que  je  fais...  Eh  bien...  sois  tranquille...  c'est 
ton  protégé,  il  sera  le  mien...  Je  veux  qu'il  rentre 
aujourd'hui,  aujourd'hui  même...  Donne-moi  sa 
lettre...  Ah!  mademoiselle  Rottin  ! 

MADEMOISELLE   BOTTIN,  entrant. 

On  arrive,  mademoiselle,  on  vous  demande. 


DIFFICILE  A   MARIKH. 


18^ 


GEORGES. 

Eh!...  vite...  je  te  laisse  à  ta  toilette...  et  je  cours 
faire  la  mienne. 

M  AT  ni  1,1)  E. 

N'oublie  pas  que  je  t'attends.  (Georges  lui  biise  la 
main.)  Et  tu  ne  partiras  plus?... 

GEORGES. 

Cela  dépend  de  toi.  (11  sort.) 

SCÈNE   Mil. 
MATIIILDE,    MADEMOISELLE    HOTTIN. 

M  \TIIILDE. 

Il  resterai  au  fait,  il  est  gentil,  mon  cousin... 
quoiqu'il  prôclie  un  peu! 

MADEMOISEl,  I.K     lîOTTIN. 

Ainsi,  mademoiselle  est  heureuse?... 

MATHILDE. 

•  Très-heureuse!  mademoiselle  Bottin.  (Elle  met  la 
demande  sur  sa  toilette.) -Mon  collier...  mon  écrin... 
je  veux  que  Georges  me  trouve  jolie. 
MADEMOISELLE  BOTTIN,  lui  passant  son  collier. 
Il  serait  bien  difficile...  u^e  jeune  fille  char- 
mante, qui  réunit  k  une  belle  fortune  toutes  les 
qualités,  toutes... 

MATHILDE. 

Ah!  vous  me  flattez  un  peu... 

MADEMOISELLE     BOTTIN. 

Jamais. 

M  ATIIILDE. 

Au  fait,  vous  vous  y  connaissez  mieux  que 
nmi...  l't  puis  il  u"v  a  jias  de  mal...  ça  me  fait 
plaisir  pour  lui...  pour  mon  prétendu...  pour  mou 
mari...  car  il  sera  mon  mari,  n'est-ce  pas?  Vous 
m'avez  dit  que  mon  père... 

MADEMOISELLE    BOTTIN. 

Certainement. 

M  \rii  II. iii'. 
Je  veux  lui  plaire  ..  je  veux  (pi'il  soit  ravi,  en- 
chanté... 

M  A  D  i:  M  0  I  s  E  1. 1.  r.     B  0  T  l  1  \ . 

"Vous  l'aimez  donc?... 

M  ATlIl  I,DE. 

Oui,  biniucou)). 

SCÈNE  IX. 
Les   Mêmes,    MAUHICK.   JlLIETTi:. 

Jl  METTE. 

Mais  rpiand  je  vous  dis  ((ue  mademoiselle  Ma- 
thilde  vous  a  invité'. 

M  \r  lUCE. 

Vrai  !  au  concert?... 

M  \  ni  I  LDK. 

Ah!  Maurice,  c'est  bien  à  toi  d'avoir  accepti'' 
mon  iinitatiou...  tu  ne  m'en  veux  jjIus,  n'est-ce 
pas?... 

M  Al   R ICI. 

Moi  !  pur  exemple!  est-ce  f|iie  j'y  pense  encore? 
Ce  n'est  pas  moi  c[ui  ai  ri,  je  vous  jure... 


MATHILDE. 

C'est  bien...  je  sais  qui...  n'en  parlons  plus... 
Ce  pauvre  Maurice!...  (A  part.)  Il  a  toujours  l'air 
niais... 

MAURICE,    à  p.irt. 

Elle  a  des  moments  agréables. 

JLI.  I  KTTE. 

Mademoiselle,  il  y  a  déjà  du  monde  dans  le 
salon. 

M  ATIIILDE. 

Mon  éventail!  mademoiselle  Bottin. 

MADEMOISELLE     BOTTIN. 

Oui,  mademoiselle. 

M  ATIIILDE,  à  qui  mademoiselle  Bottin  remet  son 

éventail. 
Juliette,  tu  vas  m'accoinpagner  sur  le  piano... 
tu  sais...  les  jolis  morceaux  de  la  reine  Topaze. 

.ILLIETTE. 

Je  les  ai  essayés  ce  maiiu. 

M  ATIIl  LDE. 

Je  vais  avoir  un  succès!,.,  je  les  chante  si  bien! 
et  puis,  il  sera  là  !... 

MADEMOISELLE     BOTTIN. 

On  entre  dans  le  salon. 

JULIETTE. 

C'est  mademoiselle  Dulac...  Dieu  !  comme  elle  a 
un  gros  bouquet! 

M  A  T  H  I  L  D  E. 

Un  bouquet!...  et  le  mien?...  mon  bouquet...  je 
ne  peux  pas  la  souflYir!...  mou  l)ouqu(^t,  mademoi- 
selle Bottin. 

MADEMOISELLE    BOTTIN,  Courant  le  clierclier. 

Voici,  mademoiselle. 

MATHILDE. 

C'est  cela...  tout  mouillé!...  comme  c'est  agréa- 
ble!... mais  enveloppez-le-moi  donc. 
MAURICE,  à  part. 
Ça  chauffe!  ça  chauffe! 

MADEMOISELLE     BOTTIN. 

Du  papier...  oui,  je  vais  chercher... 

M  A  T  II 1 1.  D  E. 

Mais   non...   ici...  tenez...   vous   ne   savez   rieii 
voir,  rien  trouver...  en   voici...   (Klle  prend  la  lii- 
mande  qui  est  sur  sa  toilette  et  la  déchire.) 
MAURICE,  avec  intention. 

C'est  vrai  !  mademoiselle  Bottin  ne  sait  rien 
voir...  rien  trouver...  (11  prend  la  moitié  du  papier 
lejetée  par  .Matliilde.) 

MADEMOISELLE     ROTTIN. 

lM;iil-il,  monsieur?... 

JULIETTE,  bas,  à  mademoi.selle  Bollin. 
Ne  faites  pas  attention. 

MATHILDE,  regardant  son  lionquil. 
A  la  bonne  iicure!...  il  est  joli  !...  Viens.  Juliette. 
Venez,   mademoiselle  r.i.tlin.  (l'.lle  sort.  Juliette  h 

suil.^ 

MADEMOISELLE     IlOTTIN. 

Elle  est  mise  dans  lu  perfection!...  aussi  belle 
qu(!  bonne,  (Regardant  Maurice.)  quoi  qu'en  disent 
certaines  gens.  (Elle  entre  dans  les  salons.) 


188 


DIFFICILE  A    MAllIKlî. 


SCÈNE   X. 

MAUniCK,   puis  GKOlUiKS. 

MA  rniCE,  cliiffonnanl  le  papierqu'il  tient. 

Morci  !  cVst  pour  moi  qu'elle  dit  ça,  la  vieille... 
Je  pourrais  entrer...  on  m'a  invité;  mais  j'aime 
bien  mieux  rester  là...  tout  seul...  entendre  tout 
h  mon  aise,  et  sans  qu'on  me  dérange...  Ali!  voilà 
que  ça  commence...  C'est  mademoiselle  Juliette 
qui  prélude...  Dieu!  que  c'est  beau!  C'est  comme 
du  miel  qui  vous  coule  l:i...  ça  vous  fait  du  bien 
au  cœur. 

G  EOFiC.  i:s,  entrant. 

Kli  bien,  cs-tu  content  de  Mathildc  qui  fa  in- 
vité?... Klle  a  été  cliarmante! 

M  A  l  R  1  f.  E. 

Oli!  oui,  cliarmante...  et  sans  mademoiselle 
Bottin  qui  l'a  impaticnti'C...  (L'imitant  en  trépi- 
•inant.)  Mou  bouquet...  du  papier...  Mais  dépéclie/.- 
vnus  donc!...  Du  reste,  trés-fientille.  (lîcoiitant.) 
Ali!  voilà  qu'elle  cbante! 

Gl-OnCES. 

Quant  à  ton  protégé,  sois  tranquille,  elle  re- 
mettra la  demande  à  mon  oncle  ;  elle  s'en  charge. 
M  A  u  n  I  c  E. 

Vi'ai?  oli  !  alors...  (Ouvrant  niacliinalcniont  le  papier 
qu'il  tient.)  Ah!  mon  Dieu!... 

GEORGES. 

i;h  !  mais,  qu"as-tu  donc?... 

M  A  l  R  I  c  E. 

Ce  ([ue  j'ai?...  tenez!... 

GEORGES. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ça?... 

MAURICE. 

Parbleu!  la  demande  de  ce  pauvre  Bernard. 

GEORGES,  la  prenant. 
Déchirée  en  drux! 

MAI  RI  CE. 

Oui,  la  voici  on  partie  double. 

GEORGES. 

Mais  l'autre  moitié?... 

MAURICE. 

File  enveloppe  le  bouquet  do  inadenioisellc  Ma- 
th il  de. 

GEORGES. 

Comment!  c'est  elle?... 

MAURICE,  écoutant. 

Silence!  écoutez  donc...  on  se  disinitc...  on  ne 
chante  plus...  (On  entend  des  éclats  de  rire.)  On 
rit!... 

GEORGE  S. 

La  voix  de  Mathilde!  (Il  entre  vivement  dans  le 
salon,  le  bniit  augmente.) 

MAURICE,   seul. 

Voilà  que  ça  recommence!  (Regardant.)  Pauvre 
Juliette!...  elle  a  l'air  de  pleurer...  on  ferme  le 
piano...  tout  le  monde  parle  à  la  fois...  on  ne 
s'entend  plus...  c'est  un  morceau  de  quelque 
opéra. 


SCKNK   \I. 

MAllBICK, 

JLlLlF/ni:,    MADF.MOISKLLK    BOTl  IN. 

MAURICE,  à  Juliette. 

0  ciel  !  mademoiselle,  qu'avez-vous  donc? 

MADEMOISELLE    ROTTIN,  arcourant. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a?  qu'est-ce  qu'il  y  a?--- 

Jl  IIETTE. 

Mon  Dieu!  je  ne  le  sais  pas  bien  nioi-méine... 
c'est  mademoiselle  Mathilde... 

MADEMOISELLE     B0TT1\. 

Mathilde!...  Vous  avez  tort! 

MAURICE. 

Mais  taisez-vous  donc,  mademoiselle  Bottin.  (A 
p;irt.)  Elle  me  crispe,  cette  femme!  (Haut.)  Fh 
bien  !  mademoiselle  Mathilde,  elle  chantait... 

JULIETTE. 

Je  l'aci-ompajinais  de  mon  mieux... 

M  A  u  R  I  c  K. 
Ft...  elle  s'est  trompée?... 

M A  DEM  0  1  SE  LLE     BOT  I IN. 

Ça  ne  se  peut  pas. 

.yi.II.TTE. 

File  a  prétendu  que  je  jouais  tout  de  travers... 

MADEMOISELLE     KOTTI.N. 

l'.lle  a  une  oreille  si  délicate! 

MAURICE,  avec  colère. 
Laissez-moi  donc,  avec  votre  oreille... 

MADEMOISELLE    BOTTIN. 

Ah  !  la  voici  !   (Maurice  .<e  retire  vivement.) 

SCÈNE  XII. 
Les  Mêmes,    MATHILDF.  ,    GEORGES. 

MATHILDE,  à  la  Cantonade. 
Ne  me  suivez  pas...  ah!  j'étouffe  de  colère... 
je  me  trouve  mal...  (lîlle  se  jette  dans  un  fauteuil.) 
MADEMOISELLE   B0TTI^',   couiant  à  elle. 
Ciel  !  il  faut  que  je  la  délace  ! 

MATHILDE,  se  levant  vivement. 
Oser  in'insultcr  chez  moi  !...  rire...  chuchoter... 
s'amuser  à  mes  dépens...  pourquoi?  parce  que 
mademoiselle  pleure  au  moindre  mot  qu'on  lui 
dit,  et  me  laisse  là  au  milieu  d'un  morceau...  le 
moyen  de  chanter  quand  on  n'accompagne  pas  en 
mesure. 

MADEMOISELLE     BOTTIN. 

C'est  tout  simple. 

MAURICE,  s'avançant  avec  résolution. 

Oui!...  mais  c'est  là  qu'est  la  question...  ti 
compagnait-elle  ou  n'accompagnait -elle  pas  en 
mesure?... 

MATHILDE. 

Qui  vous  demande  votre  avis,  à  vous?... 

MADEMOISELLE     BOTTIN. 

Comment!  vous  osez!...  (Maurice  baisse  la  tête  et 
s'éloigne  un  peu.) 

GEORGES,  entrant,  à  la  cantonade. 

C'est  lien...  c'est  bien,  messieurs!  croyez  que 
je  serai  exact...  (S'arrêtant  au  fond.)  Mathilde! 


I)i  FFICILH  A   MARI  EH. 


189 


JI'LIF.TTE,  s'approchant  ilp -Matliililp.  l 

C'est  ma  faute..,  je  vous  ai  iiiipaticnt(''e...  sans 
le  vouloir...  et  je  vous  ai  fait  tromper. 

GEORGES,   ail  fond. 

Bonne  Juliette. 

Jb' METTE. 

Je  le  dirai  à  tout  le  monde. 

MADEMOISELLE    BOTTIN. 

Et  vous  ne  ferez  que  votre  devoir. 

Jl  Ll  ETTE. 

Venez...  rentrons,  vos  amis  vous  attendent. 

M  \T1!  I  1.1)  i:. 
iNon,  non,  je  ne  rentrerai  pas...  Allez,  mademni- 
5.elle  Bottin,  avec...  madenioiscllc... 

M.\DEM  01  SELLE     liOTTIN. 

dépendant... 

M  ATHILDE. 

Je  le  veux!  je  le  veux! 

MADEMOISELLE     BOTTIX,    à    Jllliclto. 

Allons,  obéissons,  mademoiselle. 

MAURICE,  les  suivant,  L;is  ii  .Tnlietle. 
Oh!   soyez  tranquille!...   vous  ne  resterez  pas 
longtemps  ici... 

SCÈNE   Xlll. 
MATHILDE,   GEORGES. 

M  ATIIILDE. 

Enfin!  je  suis  S"ule!...  ai-je  été  assez  humilié" 
devantlui,  mon  Dieu!  (Georgrs  s'avanceot  va  s'asseoir 
sans  i-ien  dire  de  l'autne  côté  de  la  scène,  près  d'un  guéridon 
sur  lequel  il  prend  un  livre.  Se  retournant.)  Geoi'ges! 
(L'examinant.)  Il  est  toujours  furieux,  je  le  vois... 
c'est  très-mal  de  sa  part...  lui  qui  prêche  sans 
cesse,  il  n'a  i)as  un  très-hon  caractère  non  plus... 
Si  je  le  boudais  aussi?...  décidément,  ça  m'est  im- 
possible... (S'approchant  de  Georges  et  s'appiiyant  sur 
If-  dossier  de  son  fauteuil.)  Vous  êtes  fâclié...  vous 
iH''  trouvez  bien  insupportable  aujourd'hui?... 

GEORGES. 

Aujourd'hui?...  mais  non...  comme  à  l'ordi- 
naire. 

M  ATIIILDE. 

Merci!...  cependant  tout  à  l'heure,  vous  étiez 
(l'une  colère!...  vous  m'auriez  battue,  si  vous 
l'aviez  osé. 

(iEORGES. 

Moi?... 

I  M  STU  I  LUE. 

>      J'ai  \u  ci.'la  sur  vulic  li^iuro. 
(;eoiu;ks. 
Ah! 

M  AT  MI  LI)E. 

Kilo  est  irès-expressivc  votre  figure,  et  je  n'ai 
qu'avons  regarder  pour  savoir  tout  do  suite  si  j'ai 
été  maussade. 

fiEORGES. 

Eh  hieu,  vous  vous  triunpez...  jr  vous  aiinr  mieux 
connue  cela  qu'autrement. 


MATHILDE. 

Je  ne  vous  crois  pas. 

GEORGES. 

Et  si  je  vous  le  prouvais?... 

MATHILDE. 

Je  \ous  en  délie. 

GEOn(iES. 

Songez  que  c'est  me  forcer  à  vous  dire  des 
choses  qui,  peut-être,  vous  paraiti'ont  peu  flat- 
teuses. 

M  \Tn  11.  DE. 

Oh  !  vous  m'y  avez  habituée. . .  vous  pouvez 
parler. 

GEORGES. 

Mais... 

MATHILDE. 

Vous  reculez  déjà! 

GEORGES. 

Je  commence.  Lorsque  mon  oncle  me  proposa 
de  venir  habiter  chez  lui,  ce  ne  fut  qu'avec  une 
extrême  répugnance  que  j'acceptai  son  offre. 

M  A  T  II I  L  D  E. 

La  raison,  s'il  vous  plaît?... 

GEORGES. 

J'en  avais  deux...  d'abord  son  immense  fortune... 
ensuite...  vous. 

MATHILDE. 

Moi!  vous  ne  me  connaissiez  pas! 

GEORGES. 

C'est  justement  ])our  cela. 

MATHILDE. 

Je  m'en  doutais...  continuez. 

GEORGES. 

Ji^  craignais  de  vous  trouver  aimable. 

M  AT  H  IL  DE. 

Comment,  monsieur!  mais  h  présent  vous  êtes 
rassuré. 

GEORGES,  continuant. 

Car  alors  il  m'eût  été  bien  difficile  d'échapper 
aux  malignes  interprétations  du  monde;  les  plus 
simples  marques  d'amitié,  les  plus  légères  préve- 
nances pour  une  riche  héritière  n'eussent  pas 
manqué  d'être  transformées  en  un  plan  de  séduc- 
tion. 

MATH  I  LDE. 

OJi!  vous  avez  raison...  la  position  n'eût  pas  été 
tcnable  ;  et  il  fallait  de  toute  nécessité,  pour  votre 
honneur,  que  je  fusse  une  personne  fort  désa- 
gréable !  il  vous  reste  encore  quelque  chose  h  m'ex- 
pli(pier...  Puisque  je  vous  ai  tout  d'abord  si  bien 
rassuré...  pourquoi  donc  êtes-vous  parti?...  et  sur- 
tout, pourquoi  êtes-vous  revenu  lorsque  mon  père 
vous  a  écrit  que  j'étais  tout  à  fait  changée?...  Vous 
vous  exposiez  beaucoup,  songez  donc!  si,  par  mal- 
heur, j'étais  devenue   une    personne  comme  une 

autre  ! 

geoiii.es. 

Ah!  j'avais  une  raison  que  je  vous  dirai  peut- 
être  un  jour...  et  puis  un  secret  pressentiment 
m'avertissait  sans  doute... 


190 


F)IKFiCILK   A   MAlîlEH. 


MA   1  II  ll.liK. 

Ah!  vous  ne  m'avez  jamais  rien  dit  d'aussi  dur! 

G  KO  l\  G  ES. 

I>aissez-nioi  aclicver...  Il  nie  semblait  que  je 
pouvais  vous  ôtre  utile  en  me  faisant  de  nouvouu 
votre  censeur  impitoyable;  car  j'avais  cru  voir, 
autrefois,  que  ma  fraucliise,  chose  assez  nouvelle 
pour  vous,  vous  ennuyait  un  peu  moins  que  le 
reste...  bien  mieux,  elle  pouvait  exercer  enfin  sur 
vous  une  heureuse  influence...  mais  Je  m'aperçois 
que  cet  espoir  était  bcaucouj)  troj)  présomptueux 
et  que... 

MATllll.DE,  vivpiuent. 

(l't'st  justement  re  qui  vous  trompe,  monsieur... 
et  il  faut  que  vous  soyez  aussi  mal  disposé...  aussi 
injuste...  pour  ne  pas  comprendre  que  je  fais  tous 
mes  efforts... 

r;EORC  ES. 

Pardon...j'avoue  que,  tout  ;\  l'heure,  il  m'eût  été 
assez  dillicile... 

MATHILDE,  s'animant. 

El  vous,  monsieur,  vous  vous  croyez  sans  doute 
admirable  avec  votre  sang-froid?...  eh  bien,  vous 
avez  tort,  je  vous  en  avertis;  il  n'y  a  rien  de  si 
ennuyeux,  de  si  maussade,  de  si  capable  de  donner 
de  l'humeur,  qu'un  homme  qui  ne  s'anime  jamais 
et  qui  tournerait  à  peine  la  tête  si  la  maison  ve- 
nait à  s'écrouler  derrière  lui. 

(i  ECU  CES. 

Eh!  mon  Dieu!  voilà  comme  je  suis!  et  il  me 
serait  aussi  impossible  de  me  mettre  en  colère  qu'à 
vous... 

MATIIILDE. 

D'être  calme  et  raisonnable,  n'est-ce  pas?... 

CKOKGES. 

Vous  achevez  ma  pensée, 

MATHII.DE. 

Toujours  poli!  Qu'ai-je  donc  fait  de  si  mal?  J'ai 
fermé  le  piano,  parce  que  mademoiselle  Juliette... 

GEORGES. 

Vous  avez  fermé  le  piano...  vous  avez  quitté  le 
salon...  vous  vous  êtes  exposée  aux  sarcasmes... 
de  tout  le  monde,  parce  que  votre  vanité  vous  a 
fait  perdre  la  tête,  au  point  de  vouloir  rejeter  les 
torts  de  votre  mémoire... 

M  A  T  H  1 1.  D  E. 

Georges!... 

GEORGES. 

Sur  une  pauvre  fille  qui  est...  mon  Dieu!  il  faut 
bien  vous  le  dire,  qui  est  meilleure  musicienne 
que  vous. 

M  athii.dk. 

A  11  !  c'est  trop  fort  ! 

SCÈNE    XIV. 
MATIITLDK,  GEORGES,  FRANER. 

KR  A\ER. 

Eli  bien!  comment  va  le  plaisir?...  Pendant  que 
vous  chantiez,  je  vendais...  |Les  regardant.)  Hein?... 


qu'est-ce  que  c'est?...  des   figures  renversées!... 
Oii'as-tu,  ma  fille?... 

M  ATHILDE. 

Demandez  à  M.  Georges,  qui  se  plait  à  me  tour- 
menter, à  me  rendre  malheureuse! 

K  11  A  N  E  R . 

Ah  !  tu  as  tort,  toi  ! 

GEORGES. 

Parce  que  je  défends  contre  ses  caprices  une 
jeune  fille  qu'elle  prend  plaisir  à  humilier?... 

FRA\ER. 

La  paix!  la  paix!... 

MATHII.DE. 

Eh!  mon  Dieu!...  qui  s'occupe  de  mademoiselle 
Juliette?  qui  pense  à  elle?...  Ne  croirait-on  pas,  à 
vous  entendre,  qu"il  y  avait  là,  dans  le  salon,  des 
gens  bien  épris  de  son  mérite? 

GEORGES,  à  Matliiklp. 

Qu'en  savez-vous?...  Juliette  n'a  rien;  mais  ses 
désirs  sont  bornés;  on  peut  être  plus  jolie!... 
(Regardant  Matliilde.)  je  l'avoue,  mais  nul  cœur  n'a 
plus  de  bonté;  on  peut  avoir  plus  d'esprit  peut- 
être,  mais  sa  douceur,  sa  raison,  sa  patience  fe- 
ront bien  davantage  pour  le  bonheur  d'un  mari 
que  cette  brillante  et  caustique  originalité  dont 
d'autres  sont  si  vaines! 

M  ATHILDE,   très-vivement. 

Il  est  fâcheux  qu'une  personne  si  accomplie,  si 
parfaite...  ne  trouve  pas  un  sort  égal  à  son  mérite... 
Qui  en  voudrait?... 

GEORGES. 

Mais...  moi,  par  exemple! 

MATHII.DE. 

Vous  ! 

FRANER. 

Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?...  je  veux  être 
ruiné  si  je  comprends. 

GEORGES. 

Cela  veut  dire,  mon  oncle,  que  Juliette,  orphe- 
line et  pauvre,  vous  a  été  confiée,  que  vous  êtes 
rliargé  de  faire  son  bonheur...  et  que  je  vous  la 
demande  en  mariage. 

FRANER. 

Hein? 

MATHII.DE,  outrée. 
Ah  !  c'est  bien!...  c'est  très-bien! 

FRANER. 

Comment!  mais  c'est  très-mal!...  (Souriant).  Al- 
lons, c'est  une  plaisanterie,  n'est-ce  pas?...  vous 
voulez  rire!  (Riant).  Ah!  ah!  ah!  c'est  très-drôle! 

GEORGES. 

Au  contraire,  c'est  très-sérieux,  mon  oncle. 

M  ATHILDE. 

Certainement,  mon  père,  vous  ne  vousopposerez 
pas  au  bonheur  de  votre  neveu...  Pour  moi,  j'en 
serai  si  contente... 

FRANER. 

Toi? 


I ..,.„..„ 

Ainsi,   vous  m'accordez   la    main   de  Juliette, 
n'est-ce  pas?... 

FRANER. 

Elil  va-t'en  à  tons  les  diables! 

MADEMOiSELLK  BOTTiN,  entrant. 
M.  Maurice  demande  à  parler  à  monsieur. 

FHANElt. 

Eii!  qu'il  attende! 

MAxni  LDE,  à  part. 
Maurice  I 

MADEMOISELLE  BOTTIN,  à  Georges,  bas. 
Monsieur  Georges,  un  de  ces  jeunes  gens  m'a  dit 
qu'il  comptait  sur  vous,  dans  une  heure...  je  ne 
sais  pas  pourquoi.  (Elle  sort.) 

GEORGES,  à  part. 
Je  ïfe  sais  bien,  moi!...  Ah!  mes  pistolets...  (Il 
va  pour  sortir,  s'arrête  et  revient  à  Mathilde.)  Tenez, 
mademoiselle,  vous  avez  oublié  bien  vite  ce  pauvre 
employé  qu'un  caprice  a  réduit  à  la  misère...  Ber- 
nard... (Il  lui  donne  le  fragment  de  la  demande,  qu'il  .1 
pris  à  Maurice.) 

MATHILDE. 

Monsieur!... 

GEORGES. 

Le  reste  est  autour  de  votre  bouquet...  de  votre 
bouquet  de  bal.  (11  sort.j 

SCÈNE   XV. 
FRANER,  MATHILDE,  puis  MADEMOI- 
SELLE BOTTIN. 

FRANER. 

lui  ijien!  il  s'en  va! 

MATHILDE,  se  retournant. 
Georges!... 

FRANER. 

Noyons,  voyons,  me  diras-tu  ce  que  cela  si- 
gnitie...  Avez-vous  tous  perdu  la  tète?... 

MATHILDE. 

S'il  croit  me  faire  de  la  peine,  par  exemple...  il 
se  trompe  bien...  au  contraire,  je  suis  enchantée! 

FR  A\ER. 

Laisse-moi  donc  tranquille...  tu  étouffes...  et  moi 
aussi!...  Quelle  idée!  épouser  Juliette!... 

MATHILDE. 

Eli  bien!  tant  pis  pour  clic!  elle  sera  malheu- 
reuse... Il  est  ingrat...  il  est  méchant!...  je  le  dé- 
teste ! 

FR  AMER. 

Parbleu!  et  moi  donc!  mais  c'est  égal!...  c'était 
liii'ti  le  gendre  qu'il  me  fallait. 

MATHILDE, 

11  croit  peut-être  qu'on  me  délaisse,  qu'on  me 
refuse...  que  je  resterai...  Eh  bien!  non...  moi 
aussi,  je  nie  marierai...  oui,  mon  père...  oui,  je  me 
marierai,  et  promptcment...  le  plus  tôt  que  je 
pourrai...  aujourd'hui. 

Fil  WER,   s'a.sscyanl. 
1        Mais  non,  mais  non...  c'est  iinpossiblo...  Et  dire, 
qu'avec  ma  fortune,  je  ne  peux  i)as  te  trouver  un 


DIFFICILE  A  MARIER. 


191 


mari...  qui  me  convienne  !...  là,  un  franc  garçon... 
comme  Georges. 

M  AT  ni  I.DE. 

Si  fait...  si  fait!...  (S'approchant  de  lui  et  s'as- 
scyaut  sur  ses  genou.x.)  Écoute...  tu  me  répètes  tou- 
jours que  tu  n'as  qu'un  désir...  c'est  de  me  voir 
heureuse...  mariée... 

FRANER. 

Eh!  sans  doute! 

MATHILDE. 

Mariée  à  un  honnête  homme...  que  tu  ne  tiens 
pas  à  ce  qu'il  soit  riche... 

FRANER. 

Qu'est-ce  que  cela  me  fait...  je  le  suis  pour 
deux  ! 

MATHILDE. 

Et  que,  quel  que  soit  mon  ciioix,  tu  l'approu- 
veras ? 

FRASER. 

Oui,  mais... 

M  A  T  H  I  L  D  E. 

Oli  !  tu  l'as  promis,  mon  père,.,  et,  cette  pro- 
messe, tu  peux  la  tenir  aujourd'hui. 

FRANER. 

Que  veux-tu  dire? 

M  ATHJ  LDE. 

Qu'il  y  a  un  jeune  homme  qui  remplit  toutes 
les  conditions;  d'abord,  il  n'a  rien,  rien  du  tout. 

FRANER. 

C'est  déjà  quelque  chose! 

M  AT  ai  LDE. 

Mais  il  est  honnête  comme  mon  cousin,  et  sur- 
tout plus  doux...  plus  poli...  enfin,  c'est  le  mari 
qu'il  me  faut...  je  te  le  demande,  tu  me  le  donne- 
ras... je  le  veux  ! 

FRANER. 

Tu  le,  veux!  encore  faut-il  savoir  son  nom!... 
c'est?... 

M  A  T  H  IL  D  E, 

(.'est  Maurice. 

F  R  A  N  E  R . 

Maurice!  c'est  un  brave  garçon,  je  ne  dis  pus... 
il  nous  est  dévoué...  il  me  doit  tout...  mais  écoule 
donc,  il  faut  y  penser...  et  je  ne  puis  croire  encore 
que  tîcorges... 

M  AT  m  LDE. 

Tu  préfères  donc  rougir  devant  lui?...  me  faire 

rougir  moi-même...  lui  offrir  ma  main,  pour  qu'il 

la  refuse?... 

F  R  A  \  E  r. . 

Par  ex(;niplel...   exposer   ma   lille  à  un   pareil 

aiVroiit  ! 

MATHILDE. 

Ail  I  j'aimerais  mieux... 

I  R  A  .\  E  R . 

Allons,  calme-toi  ! 

M  \THI  LDE. 

Je  ne  U'  demande  qu'une  ciiose...  c'est  d'être 
mari(''i'  avant  lui...  car  j'aime  .Maurice,  et  depuis 
longtemps. 


192 


DIFFICILK  A  MAlilER. 


I  R  \N  KH. 

lu  l'aiiiu'i!  l't  tu  lu  tarabustes  toujours? 

M  ATIIII.DK. 

Parce  que  je  l'aime,  parce  que  j'en  suis  folle!... 
et  si  tu  repoussais  ma  prière,  j'en  tom lierais  ma- 
lade, j'en  mourrais!... 

IIIANER. 

Mourir!  toi,  mon  enfant  cluh'ie!...  Au  fait,  Mau- 
rice est  comme  moi,  à  son  âge...  quand  son  père 
m'aidait  à  m'enrichir.... 

MATMILDK,  avec  émotion. 

C'est  cela...  le  tils  d'un  ami...  tu  ne  peux  pas 
.mieux  placer  ta  fortune... 

IRAN  En. 

S'il  nous  devait  son  bonheur,  il  nous  en  tiei;- 
drait  compte,  lui..,  tandis  que  Georges... 
M.VDEMOiSEf.i.E  BOTTiN,  entrant. 
M.  Maurice  demande  s'il  peut... 

M  athii.de,  très-vivement. 
Maurice!  oh!  oui,  qu'il  vienne!...  et  tout  de 
suite...  mon  père  veut  lui  parler. 

l'IlANER. 

Mais  non...  non...  pas  encore!... 

MATHILDË. 

Oli  !  je  t'en  prie!...  (Avec  impatience.)  Mais  allez 
donc  !  (.Mademoiiieile  Boltin  sort.) 

FRAiNER. 

Comment!...  tu  veux...  Si  tu  allais  te.  rciiciitir... 
MATiiiLDE,  apercevant  Maurice  qui  s'arrête  au  fond. 

Jamais!  le  voici!...  oh!  que  je  voudrais  pouvoir 
rester...  pour  jouir  de  sa  surprise,  de  sa  joie... 

^•RA^ER. 

Y  penses-tu?...  cela  ne  se  peut  pas! 

M  AT  H  IL  DE. 

Je  m'en  vais,  je  m'en  vais...  Il  a  l'air  si  doux,  si 
bon!...  oh!  décidément,  c'est  bien  le  gendre  qu'il 
le  faut. 

IRAN  En. 

Oui,  oui,  laisse-nous. 

MATHlLDE. 

J'attends  là,  (Elle  sort.) 

SCÈNE  XVI, 

FRANER,  MAURICE, 

MAURICE,  timidement. 
Pardon,   monsieur  Franer...   je    vous    dérange 
peut-être?... 

F n AN  En. 
Approche,  mon  ami...  mon  cher  Maurice. 

M  A  i  n  I  C  E. 

C'est  qu'on  me  presse  pour  cette  afiaire,  vous 
savez?... 

KnANER. 

Il  ne  faut  plus  y  penser,.,  dans  une  heure,  tu 
iras  te  dédire, 

M  \  l  R  I  c  E. 
(^omnunt!  nionsimir,  est-ce  qu''  vous  ne  vou- 
driez plus?... 


FRANER, 

J'ai  mieux  que  ça  à  te  proposer,,, 

M  A  IJ  R  1  c  E. 

\'ous  êtes  liitMi  bon;  mais  mon  associé?... 

FR  A\ER. 

Je  t'en  ai  choisi  un  autre... 

M  A  l  R I  c  E. 

Un  autre?... 

FRAYER. 

Cet  autre...  c'est  moi. 

MAUniCE,   stupéfait. 
Nous! 

FRANER,  lui  prenant  la  main. 
Tu  m'aideras,  comme  autrefois  ton  pauvre  père.,, 
a  qui  je  devais  bien  cela!,,.    Eh   bien!   qu'as-tu 
donc?...  tu  pâlis! 

MAURICE. 

C'est  que  ça  m'a  coupé  la  respiration...  Votre  as- 
socié à  vous,.,  notre  plus  riche  manufacturier... 
un  millionnaire! 

FnANER. 

Je  partage  avec  toi, 

M  A  u  n  1  c  E, 

Le  fait  e-.t  que  ça  m'avancerait  joliment...  mais 
ce  n'est  pas  possible!...  qu'est-ce  que  j'apporterais 
à  la  masse?,.,  mes  onze  cent  vingt-six  francs 
d'éc momies,.»  allons  donc  ! 

FRANER. 

Écoute-moi...  Je  suis  vieux...  fatigué...  j'ai  be- 
soin d'un  ami  qui  puisse  partager  mes  travaux... 
et  plus  tard  me  remplacer...  oui,  dans  quelque 
temps,  ma  maison  sera  à  toi...  à  toi  seul. 

MAURICE. 

A  moi!...  ;\  moi!...  ah!  monsieur...  ne  me  dites 
donc  pas  des  choses  comme  ça...  parce  que,  voyez- 
vous,  la  joie,  ça  fait  mal...  je  me  fais  l'cflet  de 
tomber  du  haut  de  notre  clocher! 

FRANER. 

Laisse-moi  donc  parler... 

MAURICE. 

Voilà  comme  on  fait  perdre  l'esprit  à  un  pauvre 
garçon  qui  n'en  a  guère... 

FRANER, 

Tu  es  fou... 

MAURICE. 

A  peu  près...  Ce  n'est  pas  que  je  sois  ambi- 
tieux... ah!  mon  Dieu...  mais  c'est  égal,  la  sur- 
l)rise...  la  fortune...  le  bonheur...  ça  grise  un  peu, 

FRANER. 

Kh  bien!  ce  n'est  rien  encore.,. 

MAURICE. 

lîah! 

GEORGES,  entrant. 
Maurice!  (S'arrêtant.)   Oh!    mon   oncle!  (U  reste 
an  fond,  sans  être,  vu.) 

FRANER,  continuant. 

Ce  que  j'ai  de  plus  cher  au  monde,  ce  qui  vaut 

cent  fois  mieux  que  les  écus  qu'elle  t'apporte,  ma 

fille,  mon  enfant  chérie... 


DIFFICILE  A   MARIER. 


193 


MAuniCE,  stupéfait. 
Mademoiselle  Mathilde? 

FRANER. 

Elle  est  à  toi,  elle  est  ta  femme...  je  te  la 
donne. 

MAURICE,  se  laissant  tomber  dans  «n  fauteuil. 
Ah! 

GEORGES,  à  lui-même. 
A  lui,  Mathilde! 

FRANER,  secouant  Maurice. 
Allons,  qu'est-ce  que  c'est  que  ça?...  du  cou- 
rage !  est-ce  que  tu  perds  la  tôte?... 

MAURICE. 

Au  contraire!  voilà  que  ça  revient...  mais  made- 
moiselle Mathilde  n'y  consentira  jamais. 

FRAXER. 

Uassure-toi,  c'est  elle-même... 

MAURICE,  accablé. 
Est-il  possible? 

GEORGES,  à  lui-même. 
Mathilde!  ah!  je  comprends... 

FRANER. 

Maurice,  c'est  un  ami,  c'est  un  père  qui  compte 

sur  ton  honneur...  sur  ta  probité...  tu  te  diras  : 

Ce  bon  M.  Franer  était  un  brave  homme,  et  tu 

'Iras  ma  fille  heureuse,  ànion  intention...  Voilà 

it  ce  que  je  te  demande,  et  j'y  compte... 

MAURICE. 

O  mon  cher  patron!  ô  mon  bienfaiteur!  je  suis 
pétrifié,  écrasé,  anéanti  partant  de  bonté...  mais 
f'cst  que...  voyez-vous... 

GEORGES,  s'avançant  vivement,  basa  Maïu'ice. 

Tais-toi!...  je  réponds  de  tout. 

FRANER. 

Ah  !  te  voilà,  Georges! 

GEORGES. 

Oui,  mon  oncle  ;  on  vous  attend  dans  votre  ca- 
binet. 

FRANER. 

C'est  juste,  j'ai  donné  rendez-vous.  (A  Maurice.) 
Tu  feras  ta  réponse  à  Mathilde...  ce  soir...  après 
dîner...  car  tu  dînes  avec  nous,  mon  garçon... 
Quant  à  toi,  Georges,  nous  te  verrons  toujours 
avec  plaisir...  comme  un  ancien  ami. 

GEORGES. 

Mon  oncle!... 

FRANER. 

Adieu,  Maurice...  (A\ec  effort.)  Je  suis  bien  con- 
tent aujourd'hui...  adieu...  (Sortant.)  bien  content! 

SCÈNE  XVII. 

MAURICE,  GEORGES. 

MAURICE,  regardant  sortir  Franer. 
Adieu,  monsieur  Franer!  adieu  pour  toujours! 

GEORGES,  lui  prenant  la  main. 
Maurice,  tu  aimes  Juliette? 

MAURICE. 

Si  je  l'aime!...  depuis  que  je  la  connais, 
m. 


GEORGES. 

Tu  ne  peux  donc  pas  épouser  ma  cousine;  mais 
tu  ne  peux  pas  le  dire  à  mon  oncle... 

MAURICE. 

Moi!...  jamais!...  seulement...  je  crois  bien  que, 
le  jour  de  mon  mariage,  je  serai  parti  depuis  long- 
temps pour  la  Russie...  les  grandes  Indes... 

GEORGES. 

Il  y  a  un  meilleur  moyen. 

MAURICE. 

Ah! 

GEORGES. 

Puisque  tu  ne  peux  pas  refuser...  tu  accepteras. 

MAURICE,   effraye. 
Vous  voulez  maintenant  que  j'épouse?... 

GEORGES. 

Tu  accepteras  et  tu  te  feras  refuser...  tu  diras  à 
ma  cousine  tout  ce  que  tu  penses  d'elle. 

MAURICE. 

Elle  m'arrangerait  joliment. 

GEORGES. 

C'est  ton  devoir  d'honnrte  homme. 

MAURICE. 

Mais  je  serai  très-malhonnète,  au  contraire! 

GEORGES. 

Il  le  faut!  ton  bonheur,  celui  de  Juliette  sont  à 
ce  pris  ! 

MAURICE. 

Mais... 

GEORGES,  qui  a  été  regarder  au  fond. 
La  voilà! 

MAURICE,  vivement. 
Je  m'en  vais. 

GEORGES. 

Reste...  je  serai  là...  derrière  ce  rideau,  pour 
t'encourager. 

MAURICE. 

N'importe!  (Il  veut  fuir.  S'arrétant,  à  la  vue  de 
Mathilde.)  Je  suis  pris!... 

SCÈNE   XVIII. 
MATHILDE,  MAURICE,  GEORGES, 

caché. 
MATHILDE,  entrant. 
Ah  !  Maurice,  c'est  toi?... 

MAURICE,  à  part. 
J'aimerais  bien  mieux  que  ce  fût  un  autre! 

MATIIII.DF. 

Mon  père  t'a  dit... 

MAURICE. 

Oui...  oui...  mademoiselle...  et... 

MATHILDE. 

Ne  me  remercie  pas.  Depuis  longtemps,  je  con- 
nais ton  excellent  caractère...  j'ai  étudié  tes  pré- 
cieuses qualités... 

M  AU  RI  ci;.  ' 

Mademoiselle  est  trop  bonne. 

GEORGES,  bas,  5  Manrire. 
Cnnmicnre. 


19/| 


DIFFICILK   A    MAHIKU 


M  Al  UICK,    à    put. 

S'il  croit  que  c'est  facile!... 

MATilii.ni",  avec  un  sonpif. 
Et  je  me  suis  di'icidi^c  en  ta  faveur. 

MAIUICE. 

Parce  que  vous  avez...  étudie^.,  mes...  Moi 
aussi...  j'ai  étudié  un  peu...  les...  de  niadcmoi- 
scllc... 

MATlIII.nK. 

Comment!  tu  t'es  permis... 

MAL  ni  CE. 

Oh!  si  peu...  mais  si  ça  contrarie  mademoi- 
selle... 

MATUILDE,  vivement. 
Du  tout,  du  tout;  tu  as  bien  fait! 

MAuniCK,  étonné,  à  part. 
Tiens!  elle  ne  se  fâche  pas! 

MATHII.de,  à  part. 
Je  serais  bien  aise  de  savoir  si  tout  le  monde 
pense  comme  M.  Georges.  (Uaut.)  Voyons,  mon  bon 
Maurice... 

MAURICE. 

Oh!  non,  non,  je  n'oserai  jamais... 

JIATIIILDK. 

Ah!  il  paraît  que  tout  ce  que  tu  as  remarqué 
n'est  pas  trop  à  mon  avantage,  puisque...  n'im- 
porte... dis...  dis...  Je  le  veux,  je  te  l'ordonne!... 
(S' adoucissant.)  je  t'en  prie  ! 

GEORGES,  bas. 
Parle  donc! 

MAURICE,  à  part. 
Je  voudrais  être  en  Sibérie! 

MATHILDE,  avec  impatience. 
J'attends. 

MAURICE. 

J'ai  des  fantaisies  bien  ridicules,  allez!...  pauvre 
diable  comme  je  suis,  on  pourrait  se  figurer  que 
c'est  la  fortune  qui  me  tente-,  ça  suffit  à  tant  de 
gens  qui  ne  vivent  que  de  ça  ;  mais  moi,  qui  n'en 
ai  pas  encore  l'habitude,  ce  que  je  voudrais,  avant 
tout,  c'est  mon  bonheur,  mon  repos...  ma  li- 
berté!... et...  je  suis  si  bête!  si  bote!  que  je  ne 
vendrais  pas  tout  cela  pour...  n'importe  quelle 
somme  ! 

MATUILDE. 

Vendre!  eh!  qui  te  parle  de  vendre?... 

MAURICE. 

Là!  j'en  étais  sûr!  voilà  mademoiselle  qui  va  se 
fâcher  ! 

MATHiLDE,  sc  Contenant. 
Moi?...  je  suis  cliarmée,  au  contraire;  continue  ! 

GEORGES,   bas. 

Courage  ! 

MAURICE. 

Je  ne  sais  pas  comment  ça  s'est  fait;  mais  il  y  a 
encore  autre  chose  qui  m'est  entré  dans  la  tête  ! 

'  MATHILDE. 

Ah! 

M  A  l  R  l  G  E. 

Une  idée  bien  saugrenue... 


M  A  1  H  I  L  D  E. 

Et  c'est?... 

MAURICE. 

Il  me  semble  que  dans  un  bon  ménage...  c'est  le 
mari  qui  doit  être...  le  maître...  (Mouvement  de  Ma- 
thiltli',  qui  se  calme  aussitôt.  —  Maurice  s'en  aperçoit  et  | 
reprend  vivement.)  Si  ça  a  le  sens  commun,  je  vous' 
le  demande?...  moi,  le  maître...  de  mademoiselle! 
moi!  moi!  Maurice!  qui  lui  donnerais...  des  or- 
dres! ça  fait  pitié!...  Eh  bien!  c'est  égal,  je  met^| 
connais,  je  suis  borné  à  un  tel  point  que  jamaisj 
ça  ne  me  sortira  de  la  cervelle. 

MATHILDE,  à  part. 

Quel  supplice  ! 

GEORGES,  bas. 

En Corel  encore  ! 

MAURICE. 

Et  puis... 

MATHILDE. 

Eh  bien?... 

MAURICE. 

Je  voudrais  que  ma  femme...  au  lieu  de  billets 
de  banque,  que  je  ne  méprise  pas,  certainement, 
m'apportât  en  dot... 

MATHILDE. 

Pourquoi  t'arrètes-tu?... 

GEORGES,  soufflant  Maurice,  bas. 
Un  bon  caractère,  et  un  bon  cœur  ! 

MAURICE. 

Oui...  oui...  c'est  cela...  un  bon  caractère  et  un 
bon  cœur. 

MATHILDE,   à  part. 

L'insolent! 

MAURICE. 

On  assure  qu'il  y  en  a  encore. 

MATHILDE. 

Mais  ce  n'est  pas  moi,  n'est-ce  pas?... 

MAURICE,  tremblant. 
Ah!  mademoiselle  a  mieux  que  ça...  certaine- 
ment. 

MATHILDE,  à  part. 

J'étouffe  de  colère...  et... 

MAURICE,  à  part. 
La  bombe  va  éclater. 

MATHILDE,  à  part. 
Non!  j'irai  jusqu'au  bout.  (Haut.)  Ainsi,  l'on  me 
trouve  dure,  injuste,  insupportable  ? 

MAURICE,  reculant. 
Oh!  mademoiselle... 

MATHILDE. 

Ainsi,  je  te  déplais...  tu  ne  peux  pas  me  souf- 
frir ? 

MAURICE,   reculant  toujours. 
Je  ne  dis  pas  cela? 

GEORGES,  bas. 
Poltron  ! 

MATHILDE. 

Tu  dois  le  dire  si  c'est  la  vérité,  et  moi...  je 
dois...  je  veux  l'entendre. 


DIFFICILE  A  MARIER. 


105 


GEOKCES  ,  Las. 

Pense  à  Juliette. 

MAURICE,  prenant  son  parti. 
Eh  bien!  mademoiselle...  oui,  j'ai  peur  du  hon- 
heur  qui  m'est  offert. 

MATHILDE,  à  part. 

Lui  aussi!... 

GEORGES,   bas. 

Toujours!  toujours! 

MAURICE,  s'animant. 
Avec  une  félicité  comme  celle-là,  voyez-vous,  je 
dépérirais  à  vue  d'œil  ;  et  si  vous  deviez  être  avec 
moi  après  comme  avant  la  noce,  plutôt  que  de 
devenir  riche  h  ce  prix-là,  j'aimerais  mieux  rester 
commis  toute  ma  vie,  comme  ce  pauvre  Bernard... 
J'aimerais  mieux... 
MATHILDE,  tombant  sur  un  fauteuil  et  se  cachant 

la  figure. 
Assez  !  assez  ! . . .  va-t'en  !  va-t'en  ! 

MAURICE,  faisant  un  pas  vers  elle. 
Mademoiselle...  ah  I  pardonnez... 

GEORGES,  l'arrêtant,  à  voii  basse. 
Que  vas-tu  faire  ?...  viens,  viens,  suis-moi,  j'ai 
un  autre  service  à  te  demander.  (Ils  sortent  tous 
deui.) 

SCÈNE  XIX. 

MATHILDE,  seule. 

Comme  il  m'a  traitée!...  lui!...  oser  me  dire... 
et  rien  n'a  pu  le  faire  hésiter  un  moment!  ni  la 
fortune  de  mon  père,  ni  ma  beauté;  car  je  puis  y 
croire,  il  ne  cache  rien,  lui  !  et  il  ne  m'a  pas  dit 
que  j'étais  laide...  Oui,  je  comprends  enfin,  on 
me  craint,  on  me  hait...  Georges  me  hait  !  moi 
qui  l'aime  tant  !  Oh  !  Maurice  a  eu  raison  de  me 
refuser;  ce  n'était  encore  qu'un  caprice  de  ma 
part...  jamais  je  n'aurais  pu  devenir  sa  femme. 
Je  n'aime  que  Georges,  et  il  me  préfère  Juliette! 
Est-ce  possible?...  ah!  c'est  ma  faute,  je  l'ai 
blessé,  je  connais  son  caractère;  il  ne  me  par- 
donnera jamais...  Eh  bien!  moi  aussi,  j'aurai  du 
caractère!  je  deviendrai  douce,  bonne;  je  serai 
malheureuse  toute  ma  vie;  mais  si  je  n'ai  pu  ga- 
gner son  amour,  il  ne  pourra  me  refuser  sou  es- 
time. 

SCÈNE   XX. 

MATHILDK,  FRANER, 

MADEMOISELLE   BOTTIN. 

FRANER,   entrant,  joyeux,  à  Malhildc. 
Eh  bien,  tout  est  arrangé,  Maurice  a  accepté 
tout  de  suite. 

MATHILDE. 

Tu  te  trompes,  mon  bon  père,  il  a  refusé. 

IR  AIMER. 

Lui! 

MADEMOISELLE     BOTTIN. 

Refuser  mademniselle  ! 

FRANER. 

C'est  impossible  ! 


M  A  T  m  L  U  E. 

Il  me  l'a  dit,  à  moi-même. 

MADEMOISELLE    BOTTIN. 

Quelle  insolence! 

FRANER. 

Maurice!  Ils  se  ressemblent  donc  tous!...  des 
ingrats  qui  me  trompent,  qui  m'humilient!  jus- 
qu'à cette  petite  Juliette.  Elle  est  cause  que  ton 
cousin...  Dès  aujourd'hui,  elle  quittera  la  maison. 

MATHILDE. 

Ah!  mon  pèrel...  ce  que  tu  dis  là...  tu  ne  le 
feras  pas.  Elle  n'a  que  toi  ! 

FRANER. 

Pourquoi  Georges  s'avise-t-il  aussi?...  une  fille 
sans  dot  ! 

MATHILDE. 

Ah!  pour  cela,  elle  en  aura  une...  que  tu  lui 
donneras. 

FR  ANER. 

Moi  !  non  ! 

MATHILDE. 

Si! 

F  R  A  N  E  R. 

Jamais! 

MATHILDE,  avec  impatience. 
Si  fait!  oh!   je  t'en  prie...  sur  ma  fortune  à 
moi...  Tu  es  si  bon! 

FRANER. 

Je  l'étais  trop!...  je  ne  le  serai  plus. 

MADEMOISELLE    BOTTIN. 

Et  monsieur  aura  raison. 

MATHILDE. 

Taisez-vous! 

FRANER. 

Je  me  vengerai...  Je  les  rendrai  tous  malla-u- 
reux  ! 

MADEMOISELLE    BOTTIN. 

Ce  sera  bien  fait! 

MATHILDE,  frappant  du  pied. 
Mais  taisez-vous  donc!  (A  sou  père.)  Tourmenter 
ceux  qui  t'entourent!...  te  faire  détester!... 

FRANER. 

Oui...  que  diable!  c'est  un  plaisir  que  tu  t'es 
donné  jusqu'à  présent...  tout  à  ton  aise...  Quand 
je  le  prendrais  à  mon  tour!  (Il  s'assied.) 

MATHILDE. 

Eh  bien  !  non...  je  ne  serai  pas  aussi  faible  que 
toi  !  je  ne  te  laisserai  pas  faire  ce  que  tu  n'aurais 
jamais  dû  me  permettre. 

FRANEll. 

Que  dis-tu?... 

MATHILDE. 

Ah!...  pardon...  mais  si  tu  savais  comme  c'est 
cruel  d'être  haie...  ropoussée...  méprisée...  de  ne 
pas  avoir  un  ami!  Vous  me  flattiez  toujours!... 
ah!  c'était  mal...  c'était  indigne!  (UeprcUnl  made- 
moiselle Bottin,  qui  recule  interdite  ol  confuse.)  Vous 
étiez  tous  ligués  pour  me  perdre! 

I  tlANKR. 

Ma  fille!... 


196 


1)1  FK  ICI  LE  A   MARI  EH. 


M  \r  11  IL  DE. 

Oh!  non,  pas  toi,  mon  pure!...  mais  ceux  aux- 
quels tu  m'as  cnoruV'...  qui  nous  ont  tromp'!'S... 
ce  sont  eux  qu'il  faut  (Moljincr.  (Api.uy.ini.)  Je  leur 
dc'ifciuls  de  reparaître  devant  moi.  (Mademoiselle 
Bottin  s'éloigne.) 

SCÈNE  XXI. 

MATIIILDE,  FRANI'R,   JULIETTE. 

JULIETTE,  entrant  tout  émue. 
Ah!  monsieur!  ah!    mademoiselle!    un   grand 
malheur! 

FRANEn,  MATIIILDE,  ensemble. 
Un  malheur?... 

JULIETTE. 

Il  va  se  faire  tuer,  c'est  sûr. 

FnA\ER  et  MATUiLDE,  ensemble. 
Oui  donc?... 

JULIETTE. 

Ce  pauvre  Maurice  ! 

FiiANER   ET  MATIIILDE,  ensemble. 
Maurice  ! 

JULIETTE. 

Oui!  une  querelle!...  on  se  bat  peut-être  en  ce 
moment...  Ah!  j'en  mourrai  ! 

MATHILDE,  à  Juliette. 
Tu  te  trompes...  il  est  impossible  que  Maurice... 

JULIETTE. 

Puisque  Joseph  l'a  vu  sortir  avec  M.  Georges  et 
des  pistolets. 

MATHILDE. 

Georges!  Georges  se  battrait!...  et  pour  moi, 
peut-être!...  Oh!  mon  père!...  courez...  empê- 
chez... 

SCÈNE  XXII. 

Les  Mêmes,  GEORGES. 

MATIIILDE,  poussant  un  cri. 
Ah  !  Georges!  (  Elle  court  à  lui  et  s'arrête  à  moitié 
chemin.) 

JULIETTE,  à  Georges. 
Ciel!  M.  Maurice!  il  est  blessé?... 

GEORGES. 

Non,  Juliette;  il  va  venir  à  l'instant... 

FRANER. 

Eh  bien,  Georges,  cette  dispute,  ce  combat?... 

MATHILDE,  d'une  ■voii  émue  et  timide. 
Comme  vous  êtes  pâle,  mon  cousin  ! 

GEORGES. 

Moi  !  un  peu  d'émotion,  peut-être...  En  effet, 
cette  querelle...  j'en  ai  été  témoin...  Oui,  quand 
je  suis  entré  dans  le  salon...  un  jeune  homme  se 
permettait  sur  ma  cousine  des  plaisanteries  qu'un 
autre  releva  un  peu  vivement...  Oh!  il  y  a  quel- 
ques années,  tout  cela  n'eût  été  qu'un  enfantil- 
lage... mais  un  temps  arrive  où  les  caprices...  les 
inconséquences  deviennent  choses  graves...  Alors, 
il  faut  du  sang! 


M  A  T II  I  L  1)  E. 

Grand  Dieu!  (Elle  regarde  Georges  en  respirant  à 
ppinc.) 

GEORGES,  à  Mathildo. 

Oh!  rassurez-vous,  mademoiselle,  votre  cheva- 
lier en  a  été  quitte  pour  une  égratignure...  v 
que  rien! 

MATHILDE,  Irès-émur. 

Mais  qui  donc?...  qui  donc?...  (Georges  garde  le 
silencf.  —  Lui  saisissant  le  bras.)  Georges  ! 

GEORGES,  laissant  échapper  lin    cri  de  douleur. 

Ah! 

MATHILDE. 

C'est  toi  ! 

JULIETTE. 

Ah!  monsieur  Georges! 

FRANER. 

Toi  !  serait-il  vrai?...  tu  es  blessé!... 

GEORGES. 

Ce  n'est  rien,  vous  dis-je,  le  docteur  y  a  passé... 
Mon  oncle,  votre  nom,  celui  de  ma  cousine  étaient 
outragés...  j'ai  fait  ce  que  j'ai  dû... 

FRANER. 

Tu  es  un  brave  et  digne  garçon...  Mathildc  avait 
raison;  car  pendant  que  tu  te  battais  pour  elle, 
elle  pensait  à  ton  bonheur,  h  celui  de  Juliette... 
et  voulait  me  forcer  à  lui  donner  une  partie  de 
sa  fortune. 

GEORGES,  à  Mathilde. 

Vous  ! 

MATHILDE,  lui  serrant  la  main  sans  le  regarder. 

J'ai  fait  mon  devoir  aussi.  (Bas,  à  Juliette.)  Va, 
Juliette,  va,  puisque  Georges  t'offre  sa  main,  ac- 
cepte-la. 

JULIETTE,  de  même. 

M.  Georges!  à  moi...  sa  main...  c'est  impos- 
sible ! 

MATHILDE. 

Il  t'aime,  Juliette. 

JULIETTE. 

Mais  vous  vous  trompez,  il  ne  me  l'a  jamais  dit. 

MATHILDE. 

Il  nous  l'a  dit,  à  nous. 

SCÈiNE  XXIII. 

Les  Mêmes,   MADEMOISELLE    BOTTIN, 
puis  MAURICE. 

mademoiselle  bottix,  avec  nn  chapeau 
et  un  cbile. 
Puisque  mes  services  consciencieux  ne  convien- 
nent   plus  à    mademoiselle...    puisqu'elle    me 
chasse... 

GEORGES,  surpris. 
Mademoiselle  Bottin  ! 

FRANER,  à  mademoiselle  Bottin. 

Vous  me  suivrez  à  ma  caisse  tout  à  l'heure... 

Allez,  je  vous  pardonne  tous...  11  n'y  a  qu'une 

personne,  une  seule... 


DIFFICILE  A  MÂHIER. 


197 


MADEMOISELLE  BOTTIN,  apercevant  Maurice 

qui  autre. 
Monsieur  Jlaurice  ! 

MAl'RICE. 

M-  voilà! 

F  n  .\  N  E  n ,  avec  colère . 
Qu'il  vienne,  le  malheureux  !  (A  Maurice.)  Ap- 
proche! 

MAURICE. 

Oui...  oui...  je  m'en  vais... 

MATHILDE,  le  retenant. 
Reste,  Maurice.  (A  son  père.)  Sa  conduite  a  été 
celle  (l'un  honnête  homme.  (Mouvement  de  Francr.) 
Oui,  mon  père,  il  a  senti  que  ce  mariage  ne  ferait 
le  bonheur  de  personne,  il  me  l'a  dit  avec  fran- 
chise, et  c'est  un  service...  que  je  n'oublierai  de 
ma  vie. 

GEOncES,  à  part,  très-ému. 
Oh  !  mon  courage! 

FRANER,  hors  de  lui. 
;\la  pauvre  fille!...  c'est  elle  qui  demande  sa 
grâce,  c'est  elle...  et  il  ose  rester  là,  immobile!... 
11  ne  tombe  pas  à  ses  genoux  ! 

GEORGES. 

Mon  oncle,  il  n'ose  pas  vous  dire  toute  la  vé- 
rité... je  la  dirai  pour  lui...  Quand  il  a  refusé  vos 
offres,  Maurice  aimait  quelqu'un...  demandez  à 
Juliette. 

M  A  l  R I C  E. 

C'est  bien  vrai  ! 

MATHILDE,  à  part. 
Lui  aussi!... 

FRAiNER,  à  Georges. 
Mais  puisque  tu  l'épouses...  puisque... 

GEORGES. 

Non,  mon  oncle;  moi  aussi,  je  suis  refusé.., 
N'est-ce  pas,  Juliette?... 

JULIETTE. 

Oli!  oui,  monsieur  Georges. 

GEORGES. 

Et  si  ma  cousine  y  consent...  eh  bien...  nous 
nous  consolerons  ensemble. 

MATHILDE,  avec  joie. 

Georges!...  quoi,  ce  n'est  pas  Juliette...  c'est 
moi...  tu  voudrais?...  (Tristement.)  mais  ce  n'est 
que  par  pitié...  Je  sais  bien  qu'il  ne  dépend  pas 
de  vous  de  m'aimer... 

GEORGES. 

Ne  pas  vous  aimer!...  Ah!  je  ne  puis  résister 
plus  longtemps  !...  Mathilde,  depuis  que  je  vous 
connais,  je  vous  aime!... 


MATHILDE. 

Vous  m'aimez! 

GEORGE  s. 

Oui,  pendant  mon  absence,  je  ne  suis  pas  resté 
un  seul  jour...  une  seule  minute  sans  penser  à 
vous...  Si  je  suis  parti,  c'est  que  moi  aussi  je 
voulais  être  riche...  si  je  suis  revenu,  c'est  pour 
vous  offrir  cette  fortune;  mais  à  présent,  il  me 
semble  que  je  voudrais  ne  rien  posséder  au 
monde,  afin  de  tout  vous  devoir!  Ce  serait  un 
bonheur  de  plus. 

MATHILDE,  sc  jetant  dans  ses  bras. 

Ah!  Georges...  ah!  mon  ami! 

GEORGES. 

Peut-être  en  ce  moment  me  trompez-vous  en- 
core... Tout  ce  qui  me  charme...  tout  ce  qui  nio 
transporte,  peut-être  est-ce  encore  un  caprice!... 
N'importe,  soyez  hautaine,  injuste,  impérieuse  !... 
soyez  tout  ce  que  vous  voudrez  !  je  ne  me  plain- 
drai pas,  dût  le  malheur  de  toute  ma  vie  payer  un 
semblable  moment, 

FRANER. 

A  la  bonne  heure!  mes  chers  enfants  ! 

MATHILDE,  à  Georges. 
Ah!  je  te  promets,  je  te  jure  de  mériter  ton 
amour. 

FRANER, 

Quelle  fête  pour  la  manufacture!  deux  noces! 

MAURICE. 

Deux  noces!  ah!  ça  m'étouffe!  Et  vous,  Ju- 
liette?... 

JULIETTE, 

Moi,  j'en  pleure,  monsieur  Maurice, 

FRANER. 

Quelle  drôle  de  joie  ! 

GEORGES, 

C'est  la  vraie,  mon  oncle,..  Oui,  nous  serons 
tous  heureux...  (  Rcganlant  Juliette  et  Maurice.)' 
Tous...  jusqu'à  ce  pauvre  Bernard...  le  protégé  de 
Maurice. 

MATHILDE. 

Je  me  charge  de  lui...  de  sa  famille,,.  Amène- 
le...  je  le  verrai  avec  plaisir,.,  malgré  ses  lunettes 
vertes. 

MAURICE. 

Et  son  nez  rouge. 

MADEMOISELLE    BOTTIN. 

Maintenant  que  l'on  rend  justice  à  tout  le 
monde,  j'espère  que  mademoiselle  ne  m'oubliera 
pas  pour  l'éducation  de  ses  enfants... 


IjIN     Dli    DlFl'ICI  Lli     A    MAUIlil!. 


UN  AMOUR  D'AUTREFOIS 


DRAME   EN  DEUX  ACTES,  EN   PllOSE 


PERSONNAGES 

LE  COMTE  D'AGUILAR. 
BLANCHE,  sa  fille. 
DON   FABRICE  DE  MELLO. 
DON   JULIEN  DE  ZUNIGA. 
BERNARDO,  écuyer  de  d'Aguilur. 
TOSILOS,  valet  de  cuisine. 
INÉSILLE,  camériste  de  Blanche. 
Valets,  Hommes  d'Armes. 


La  scène  se  passe  à  Madrid,  dans  l'hôtel  d'Aguilar. 


UN  AMOUR  D'AUTREFOIS 


ACTE    PREMIER. 


l'n  appartement  gothique,  avec  un  grand  balcon  qui  s'ouvre  au  fond  sur  un  jardin.  Fenêtre  de  cùté. 


SCENE    I. 

BLANCHE,   INÉSILLE. 

(An  lever  du  rideau,  l'orage  gronda;  une  petite  lampe 
brftlc  sur  la  tahle  ;  Blanche  et  Tnésille  sont  assises 
chacune  à  nu  bout  du  théâtre.) 

INKSII.LE. 

Le  bruit  s'éloigne,  l'orage  s'apaise.  (Nouveau  coup 
de  tonnerre  plus  fort.)  Ah!  mon  Dieu!  ça  recom- 
mence! quelle  affreuse  nuit! 

BLANCHE. 

Est-ce  qu'il  pleut  toujours? 

INÉSILI.E,  allant  à  la  fenêtre. 

Hélas!  oui,  madame.  (A  elle-même.)  11  est  tou- 
jours là;  pauvre  jeune  honune!  en  observation 
devant  cette  fenêtre,  dans  l'espoir  d'apercevoir,  ne 
fût-ce  qu'un  instant,  madame,  qui  ne  pense  pas 
à  lui...  qui  ne  sait  même  pas  qu'il  existe.  Oh!  le 
ciel  tomberait  qu'il  ne  bougerait  pas. 

BLANCn  E. 

Inésille,  quelle  heure  est-il? 

IXÉSILLE. 

Deux  heures,  madame,  qui  viennent  de  sonner 
au  couvent  des  Dominicains...  Vous  ne  voulez  donc 
pas  vous  coucher  ? 

BLANCHE. 

Non. 

INÉSILLE. 

Je  ne  vous  ai  jamais  vue  si  pensive,  si  agitée. 

BLANCHE. 

Ah!  c'est  que...  j'attends  quelqu'un. 

INKSILLK,  surprise. 
Quelqu'un!...  cette  nuit!... 

BLANCHE. 

Kcoute...  ne  m'as -tu  pas  dit  que  mon  père, 
avant  son  départ,  avait  annoncé  à  toute  sa  maison 
mon  prochain  mariage  avec  le  favori  du  roi,  le 
comte  d'Olivarès? 

INKSILLi:. 

C'est  la  vérité. 

BLANCHE. 

Eh  bien!  moi,  je  n'y  ai  pas  consenti  à  ce  ma- 
riage, et  je  n'y  consentirai  jamais! 

INÉSILLE. 

Jésus!  mon  Dieu!  ([uc  me  dites-vous  là? 

BLANCHE. 

.\s-tu  donc  oublié  cette  horrible  lettre  que  ma 
belle-mère  m'écrivit  à  sou  lit  de  mort,  et  où  elle 
III. 


m'apprenait  qu'elle  expirait  victime  des  séduc- 
tions du  comte?...  en  ajoutant  qu'elle  me  faisait 
l'aveu  de  sa  faute  pour  m'en  épargner  une  plus 
grande  encore  peut-Otre,  celle  d'accepter  jamais 
un  pareil  homme  pour  époux  ? 

INÉSILLE. 

Et  vous  gardez  généreusement  le  secret  d'une 
femme  qui  vous  a  poursuivie  de  sa  haine  durant 
toute  sa  vie  !  quand  vous  pourriez  d'un  seul  mot 
échapper  au  sort  qui  vous  menace! 

BLANCHE. 

Oui,  en  trahissant  la  confiance  qu'on  a  eue  en 
moi,  et  en  troublant  à  jamais  le  repos  de  mon 
père...  Non,  non,  Inésille,  ce  mystère  do  honte  et 
d'infamie  restera  là.  (Elle  met  la  raaiu  sur  son  cœnr.) 

INÉSILLE. 

Mais  alors,  comment  ferez-vous  donc,  madame; 
car  il  vaudrait  autant  résister  à  Dieu  qu'à  mon- 
seigneur? 

BLANCHE. 

Hier  j'ai  appris  qu'un  parent  à  moi,  don  Fabrice 
de  Mello,  fils  d'une  sœur  de  ma  mère  mariée  en 
Ainérique,  était  arrivé  à  la  cour  de  la  reine,  et  je 
lui  ai  écrit  de  venir  me  parler  cette  nuit  mémo. 

INÉSILLE. 

Grand  Dieu!  mais  ne  m'avez-vous  pas  dit  que 
monseigneur  lui  avait  défendu  de  se  présenter  ici? 

BLANCHE. 

Prends  un  flambeau...  cet  appartement,  tu  le 
sais,  a  une  issue  secrète  sur  la  rue  de  Tolède. 
Voici  la  clef...  va  ouvrir  à  don  Fabrice,  il  ne  peut 
tarder,  c'est  lui  que  j'attends. 

INÉSILLE. 

Mais  quel  est  votre  projet,  madame?  qu'espérez- 
vous  de  votre  cousin  ? 

BLANCHE. 

C'est  lui  que  j'ai  choisi  pour  époux. 

INÉSILLE. 

Vous  le  connaissez  donc?  vous 


BLANCHE. 


Pour  époux!. 
l'avez  donc  vu? 

Jamais! 

INÉSILLE. 

Vous  savez   au   moins  qu'il   est  jeune 
bien  fait,  brave? 

IILANC1IB. 

Je  sais  qu'il  est  (ils  de  la  sœur  de  ma  i 
que  lui  seul  peut  me  sauver! 

20 


beau, 


202 


UN    AMULU;    IVAUTUEFOIS. 


I  \  É  s  I  I,  L  E. 

Mais  ^,'iI  allait  être  laid,  désagréable? 

m.ANClIE. 

Va,  va,  Inésillo,  voici  l'iR-iirc.  Surtout  ne  pro- 
nonce pas  mon  nom;  il  ignore  où  il  vient...  et 
devant  qui  il  va  paraître. 

INÉSILI.E. 

Ah!  madame,  monseigneur  ne  nous  pardonnera 
jamais!...  11  serait  plus  sage  de...  (Geste  impûiicux 
ilp  Blanche.)  J'y  vais,  madame...  j'y  vais.  (Eu  sor- 
laut.)  Que  Dieu  nous  protège! 

SCÈNE  II. 

BLANCHE. 

Mon  parti  est  pris;  il  n'y  a  plus  à  reculer!... 
Reculer  !  oh  !  non,  lorsque  mon  père  arrivera,  j'au- 
rai disposé  de  mon  sort...  Don  Fabrice  viendra- 
t-il'?...  Oui,  oui;  il  est  noble,  il  doit  Ctre  brave. 
C'est  une  femme  qui  l'appelle...  il  viendra;  mais 
l'heure  est  déjà  passée  et  Inésillc...  Ah!  j'entends 
ses  pas...  quelqu'un  l'accompagne...  et  si  l'on 
s'était  trompé...  si  un  autre  que  mon  cousin  avait 
reçu  mon  message...  Baissons  vite  mon  voile.  (Elle 
laisse  tomber  son  voile.) 

SCÈNE  III. 

BLANCHE,  INÉSILLE,  FABRICE. 

FABRICE,  dehors. 
Où  diable  me  conduis-tu  par  ce  chemin  de 
taupes? 

INÉSILLE,  entrant  avec  Fabrice,  qu'elle  tient  par 

la  main. 
Seigneur  cavalier,  nous  sommes  arrivés. 

FABRICE. 

Dieu  soit  loué  1  je  revois  lu  lumière  et  ta  figure... 
qui  n'est  pas  aussi  noire  que  la  route  que  tu  viens 
de  me  faire  parcourir...  Mais,  où  suis-je? 

INÉSILLE. 

Devant  ma  maîtresse,  seigneur! 
FABRICE,  à  part. 

Voilée  !  décidément,  il  paraît  qu'il  doit  y  avoir 
toujours  quelque  chose  d'obscur  dans  mon  aven- 
ture. (S'avaucant  vers  Blanche.)  Que  de  grâces  j'ai  à 
vous  rendre,  madame,  pour  avoir  daigné  m'appe- 
Icr  près  de  vous  ! 

BLANCHE. 

Un  pareil  message  de  la  part  d'une  inconnue  a 
dû  voue  causer  quelque  surprise. 

FABRICE. 

Dites  de  la  joie,  du  ravissement,  madame.  A  peine 
arrivé  à  Madrid,  recevoir  un  billet  tel  que  le 
vôtre...  un  charmant  billet  tout  parfumé...  c'est 
une  faveur  du  ciel  dont  j'avais  hâte  de  vous  ex- 
primer toute  ma  reconnaissance...  quand  le  flam- 
beau de  mon  aimable  guide,  en  s'éteignant  tout  à 
coup,  nous  a  plongés  dans  de  si  profondes  ténè- 
bres... 


IN  Es  IL  LE. 

Que  le  seigneur  cavalier  a  presque  pensé  que  je 
voulais  le  conduire  en  enfer. 

FABRICE,  à  Blanche. 

Quand  vous  lèverez  ce  voile,  madame,  je  me 
croirai  en  paradis...  et  pour  mériter  une  telle  ré- 
compense, je  suis  prêt  à  affronter  encore  toutes 
ii's  fatigues,  tous  les  dangers. 

BLANCHE. 

Je  vous  remercie,  soigneur;  mais  vous  êtes  loin 
d'entrevoir  ce  que  j'ai  l'intention  de  réclamer  de 
vous...  C'est  une  chose  grave,  solennelle...  que 
\  ous  ne  pourrez  peut-être  pas  m'accorder. 

FABRICE. 

Ah  !  c'est  impossible  ! 

BLANCHE. 

Écoutez,  don  Fabrice,  écoutez  jusqu'au  bout... 
D'abord,  je  ne  vous  demanderai  pas  si  vous  avez 
(!u  courage. 

FABRICE. 

Certes,  il  ne  m'appartient  pas  de  faire  mon  éloge. 

BLANCHE. 

Ce  n'est  point  une  question  que  je  vous  adresse... 
ni  un  doute  que  j'exprime!  Vous  en  avez,  j'en 
mis  sûre,  car  c'est  bien  le  marquis  de  Mello  que 
j'ai  devant  moi  1 

FABRICE. 

Lui-même. 

BLANCHE,  levant  son  voile. 
Alors  ce  voile  devient  inutile. 

FABRICE. 

Ah!  quelle  céleste  apparition...  elle  surpasse 
tout  ce  que  j'avais  osé  rêver.  Je  suis  ébloui...  trans- 
porté. 

BLANCHE. 

Je  vous  plais  donc  ? 

FABRICE. 

Oh!  beaucoup...  beaucoup...  On  ne  peut  da- 
vantage. 

BLANCHE. 

Tant  mieux...  j'irai  droit  au  but...  Me  confiant 
à  Dieu  et  à,  votre  loyauté,  si  je  vous  disais  que  je 
puis  vous  appartenir...  que  répondriez-vous? 

FABRICE. 

Moi!  moi!  (A  part.)  On  m'avait  bien  dit  que  les 
Castillanes  étaient  vives...  fort  vives!  mais  je  n'au- 
rais jamais  pensé  que  ce  fut  à  ce  point-là. 

BLANCHE. 

Eh  bien,  seigneur? 

FABRICE. 

Ah!  madame,  vous  me  voyez  ravi...  je  n'ai  plus 
qu'à  tomber  à  vos  pieds.  (A  part.)  Je  serais  resté 
cent  ans  en  Amérique  que  rien  de  semblable... 

BLANCHE. 

Ainsi,  vous  acceptez? 

FABRICE. 

Je  crois  bien  que  j'accepte  !  (A  part.)  Une  femme 
charmante  !  (Haut.)  Il  faudrait  être  fou ,  stupide, 
aveugle  ! 


ACTE  PREMIEH. 


203 


BLANCHE. 

Alors,  dès  aujourd'hui,  vous  alloz  vous  occuper 
!  •  chercher  un  prêtre. 

FABRICE. 

Un  prûtrc! 

BLANCHE. 

I'".t  demain  à  minuit,  vous  viendrez  me  prendic 
pour  me  conduire  à  la  chapelle  où  la  cérémonie 
devra  s'accomplir. 

F  A  B  U  I C  E. 

Quelle  cérémonie? 

B  t,  A  N  C  H  E. 

Celle  de  notre  mariage. 

FABRICE,  stupéfait. 

Notre  mariage!  (A  part.)  Voilà  une  singulién' 
proposition  !  moi  cjui  me  croyais  en  bonne  fortune  1 
(Haut.)  Quoi,  madame,  vous  voulez?... 

BLANCHE. 

Sans  doute. 

FABRICE,  à  part. 
Les  Castillanes  sont  pour  le  coup  un  peu  trop 
vives. 

BLANCHE. 

N'est-ce  pas  votre  désir? 

FABRICE. 

Certainement...  certainement...  mais  je  crains... 
je  prévois... 

BLANCHE. 

Quoi  donc? 

FABRICE. 

Oh!  presque  rien...  une  légère  difficulté...  c'est 
que...  j'étais  venu  à  Madrid  pour  me  marier. 

BLANCHE. 

Eh  bien  !  ma  proposition  ne  change  rien  à  vos 
projets. 

FABRICE. 

Ah!  pardon!...  ce  n'est  plus  du  tout  la  même 
chose...  (Mouvement  de  Blanche.)  D'abord  ma  futuie 
est  laide,  fort  laide...  un  peu  bossue,  je  crois...  et 
vous  êtes  charmante. 

BLANCHE. 

Alors,  la  diiïérence  est  toute  en  ma  faveur. 

FABRICE. 

Oui,  mais  elle  n'est  pas  en  faveur  de  l'autre... 
et  mon  cher  beau-frère  d'Olivarès  est  bien  ca- 
pable... 

BLANCHE. 

Quoi  !  c'est  sa  sœur. 

FABRICE. 

Mon  Dieu  !  oui...  que  je  dois  épouser  le  jour 
iTicmo  où  le  comte  épousera  ma  cousine  Blanche 
d'Aguilar. 

BLANCHE,  vivement. 

Ci',  mariage  ne  se  fera  pas,  no  peut  pas  se 
faire...  votre  cousine,  si  vous  le  voulez,  ne  sera  la 
femme  que  de  Don  Fabrice  de  \Iello. 
F  A  B  u  I  c  E. 

Coininent!  il  se  pourrait!...  vous  seriez!...  I,a 
belle  i)ersonne  que  j'ai  làdevant  les  jeux  est  cette 
enfant  dont  ma  mère  m'a  tant  parlé...  Cette  enfant 


que  j'aimais  sans  espoir  de  jamais  la  connaitiv. 
Ah!  je  vous  en  supplie,  hùtcz-vous  de  me  présen- 
ter à  votre  père. 

BLANCHE. 

Il  est  absent. 

FABRICE. 

Ah!...  mais  il  vous  a  permis  de  m'envoyer  ce 
message  et  consent  à  m'admettre  dans  sa  fa- 
mille? 

BLANCHE. 

Non,  mon  cousin. 

FABRICE,  troublé. 
Non?  mais  au  moins  il  ne  veut  pins  que  vous 
soyez  comtesse  d'Olivarès? 

BLANCHE. 

Plus  que  jamais,  au  contraire. 

FABRICE. 

Mais  alors... 

BLANCHE. 

Alors...  plutôt  que  d'épouser  un  homme  que  je 
hais...  que  j'ai  le  droit  de  haïr...  ma  résolution 
est  prise;  à  défaut  d'autre  protecteur,  j'irai  im- 
plorer quelqu'un  qui  ne  me  repoussera  pas,  quel- 
qu'un... qui  est  plus  puissant  que  le  roi...  que 
mon  père...  Dieu!  qui  me  pardonnera  de  quitter 
cette  terre  d'esclavage  et  d'injustice,  où  je  n'aurai 
trouvé  personne  qui  me  tendît  la  main. 

FABRICE. 

Mourir!  vous,  si  jeune!  si  belle!  allons  donc! 
vous  vivrez  quoi  qu'il  puisse  arriver,  dussé-je  af- 
fronter une  armée  entière  en  plein  soleil,  pour 
vous  défendre. 

BLANCHE. 

Merci,  mon  cousin.  Il  m'avait  semblé,  lorsque 
j'ai  appris  votre  arrivée,  que  le  ciel  vous  envoyait 
à  mon  secours.  J'étais  si    malheureuse!   et  ma 

mère  m'avait  dit  si  souvent  :  ce  sera  ton  frère,  ton 
ami  I 

FABRICE,    touché. 

Ah!  je  veux  l'être!...  je  le  serai.  Le  roi...  ma 
future...  d'Olivarès,  votre  père...  je  les  brave!... 
je  les  braverai  tous!...  nous  partirons!...  nous 
irons  en  Angleterre,  aux  Indes!,..  Vous  avez  eu 
confiance  en  moi,  ma  cousine...  ils  feront  ce  qui 
leur  plaira,  mais  je  vous  enlève...  je  vous  épouse. 

BLANCHE. 

Merci,  Fabrice!  merci!...  oh!  vous  êtes  bien  le 
neveu  de  ma  mère. 

FABRICE. 

Je  vous  ai  vue  pleurer...  il  faudrait  perdre  ma 
fortune...  ma  liberté...  il  faudrait  perdre  ma  vie... 
IN  Es II. LE,  à  part. 
L'excellent  cœur! 

BLANCHE. 

Ah!  c'est  bien!  c'est  Irès-bion!...  Peut-être  no 
devrais-jc  pas  accepter  un  dévouement  qui  peut 
attirer  sur  votre  tête  de  si  grands  dangers! 
FAiinicE,  vivciiii'ui. 

Des  dangers!  tant  mieux,  morbleu!  pourvu  que 


20Z» 


UN  AMOUR  D'AUTREFOIS. 


ce    soit  de  bons  diinpors,  qui  puisspiit  me  faire 
lionnciir,  c'est  tout  ce  que  je  demande... 

n  LANGUE. 

Pcut-îtrc  scrcz-vous  servi  au  delà  de  vos  vœux. 
FA  nu  ici;. 

Oh!  ne  craignez  rien,  je  suis  né  sous  une  heu- 
reuse étoile...  tout  me  réussit.  A  peine  arrivé  à 
Madrid  depuis  quinze  jours,  le  ciel  m'a  déjà  donné 
le  plus  grand  des  biens...  une  femme  accomplie... 

BLANCHE. 

Prenez  cet  anneau,  mon  cousin. 

!■  \  lUU  c  E. 

Ah!  c'est  à  genoux... 

BLANCHE. 

Il  me  vient  de  ma  mère...  (Après  qu'il  a  pris  l'an- 
neau.) Maintenant,  je  suis  votre  fiancée...  si  ja- 
mais j'appartiens  à  un  autre,  c'est  que  vous  aurez 
renoncé  à  moi. 

FAUniCE. 

Ah!  j'atteste  le  ciel!... 

BLANCHE. 

Pas  de  serment!  je  ne  vous  en  fais  pas.  Doutez- 
vous  de  ma  parole? 

FABBICE. 

Nullement!  je  vois  que  vous  tenez  de  votre 
père...  je  douterais  plutôt  de  la  fortune. 

BLANCHE. 

Elle  ne  peut  rien  contre  deux  cœurs  bien  ré- 
solus... A  présent,  je  ne  vous  retiens  plus;  allez, 
mon  cousin,  allez  tout  préparer...  Demain,  je  serai 
prête  à  vous  suivre. 

INÉSILLE,  qui  était  sortie  un  moment,  rentrant 
vivement. 
Ali!  madame,  le  seigneur  marquis  ne  peut  plus 
sortir  par  le  môme  chemin.  Je  ne  sais  qui  a  fait 
cela,  mais  la  petite  porte  est  verrouillée. 

BLANCHE. 

Ciel! 

FABRICE. 

Eh  bien!  tant  mieux!  j'aime  autant  passer  par 
la  grande. 

INÉSILLE. 

Impossible,  seigneur ,  nous  n'avons  pas  la  clef. 
BLANCHE,  à  Fabrice. 

Mon  Dieu!  si  ce  n'était  pas  l'effet  du  hasard... 
si  quelqu'un  avait  épié  votre  venue!...  si  l'on  allait 
vous  surprendre  ici  !  (Après  avoir  réfléchi.)  Ah  !  il 
nous  reste  encore  une  issue.  (Courant  à  la  fenêtre.) 
Nous  sommes  sauvés!  personne  encore  dans  le 
iardin...  et  par  ce  balcon... 

FABRICE. 

Ce  balcon  !  à  merveille  ! 

BLANCHE. 

Oui,  vingt  pieds  au  plus. 

l-  A  1!  R  I  C  E. 

Misère!  et  il  y  en  aurait  trente... 

B  L  A  N  c  H  E. 

Un  arbre  est  tout  auprès,  et,  une  fois  en  bas, 
vous  jiourrez  facilement  gagner  la  rue  de  Tolède, 
en  franchissant  le  petit  mur. 


FABRICE. 

C'est  comme  si  c'était  fait. 

INÉSILLE. 

Ilùtez-vous,  seigneur,  le  jour  va  venir,  et  avec 
lui  les  passants... 

FABRICE,  montant  sur  la  fenêtre. 
Adieu,  Blanche  !  à  demain  ! 

BLANCHE,  de  la  fenêtre,  à  Fabrice. 
Prenez  garde!...  n'allez  pas  si  vite...  Ah!  il  va 
tomber!...  non,  le  voilà  à  terre...  disparu  derrière 
les  tilleuls...  Mon  Dieu!  je  te  rends  grûccs. 

SCÈNE   IV. 
BLANCHE,  INÉSILLE. 
INÉSILLE,  quittant  la  fenêtre. 
Eh  bien  !  ma  chère  maîtresse,  vous  choisissez  k 
merveille,  les  yeux  fermés. 

BLANCHE,  froidement. 
Tu  trouves? 

INÉSILLE. 

Sans  doute,  une  figure...  des  manières  très-ai- 
mables... Oh  !  vous  êtes  bien  heureuse! 
BLANCHE,  tristement. 

Je  devrais  l'être  d'avoir  rencontré  un  ami  aussi 
dévoué. 

INÉSILLE. 

C'est  qu'il  aurait  pu  être  comme  je  vous  le  di- 
sais... (S'arrêtant  pour  écouter.)  Mon  Dieu!  n'en- 
tendez-vous pas  le  son  des  trompes?...  Je  gage  que 
c'est  monseigneur  d'Aguilar  qui  descend  la  rue  de 
Tolède  pour  regagner  l'hôtel...  Ah!  madame,  à 
quoi  avez-vous  manqué  de  vous  exposer! 

BLANCHK. 

Mon  père!  rentré  en  ville!  je  ne  l'attendais  pas 
sitôt...  et  moi  qui  ai  dit  à  mon  cousin... 

INÉSILLE. 

11  ne  faut  pas  qu'il  vienne,  madame. 

BLANCHE. 

Oh!  non,  sans  doute...  Mon  père  ici!...  il  est 
impossible  de  songer  à  fuir. 

INÉSILLE. 

Écoutez...  Après  avoir  franchi  le  mur  du  jardin, 
il  repassera  peut-être  dans  la  rue,  devant  cette 
fenêtre...  (Elle  y  court.)  et,  de  là,  nous  pourrons 
lui  faire  signe. 

BLANCHE. 

Regarde  ! 

INÉSILLE,  ouvrant  et  regardant. 
Non,  je  ne  l'aperçois  pas. 

BLANCHE. 

11  faudra  trouver  un  moyen  de  le  prévenir. 

INÉSILLE,  regardant  toujours. 
Mais  en  revanche,  l'autre  est  là,  madame,  fidèle 
à  son  poste. 

BLANCHE. 

Quel  autre? 

INÉSILLE. 

Vous  savez  bien...  ce  gentilhomme  pâle  et  mé- 
lancolique, qui,  depuis  qu'il  vous  a  vue,  passe  sa 
vie  à  chercher  à  vous  voir. 


ACTE  PREMIER. 


205 


BLANCHE. 

Du  moins,  tu  te  l'imagines. 

INKSI  I.LE. 

Est-ce  mon  imagination  qui  l'aperçoit  encore 
en  ce  moment,  debout,  de  l'autre  coté  de  la  rue, 
appuyé  contre  la  muraille  et  les  yeux  fixés  sur 
cette  fenrtre. 

BLANCHE,  regardant. 

C'est  vrai  !  mais  ne  se  peut-il  pas  que  le  hasard 
seul?... 

INÉSILLE. 

Singulier  hasard...  Chaque  jour  à  la  même 
heure,  et  cela  depuis  bientôt  six  mois. 

BLANCHE. 

Comment,  tous  les  jours? 

INÉSILLE. 

Et  quelquefois  la  nuit.  Oui ,  madame ,  tout  à 
l'heure  encore,  pendant  cet  orage  épouvantable, 
quand  tout  le  monde  s'enfermait  en  faisant  le  signe 
de  la  croix,  il  était  là,  lui!  immobile,  parce  que 
vous  aviez  laissé  votre  fenêtre  ouverte  ;  et  qu'il 
espérait  apparemment  vous  entrevoir  à  la  lueur 
des  éclairs. 

BLANCHE. 

Folle! 

INÉSILLE. 

C'est  lui  qui  est  fou,  le  pauvre  garçon;  lui  qui, 
avec  une  tournure  comme  celle-là,  réussirait  si 
bien  à  la  cour!  Aussi,  j'ai  quelquefois  envie  de  lui 
dire:  mon  gentilhomme,  c'est  inutile,  vous  per- 
dez votre  temps,  vous  feriez  mieux  de  songer  à 
votre  fortune. 

BLANCHE. 

Mais  peut-être,  en  effet,  a-t-il  quelque  grâce  à 
demander  à  mon  père ,  et  n'est-ce  que  pour  cette 
raison?... 

INÉSILLE. 

Ah!  madame,  vous  ne  vous  y  connaissez  pas, 
si  dans  ces  yeux-là  vous  voyez  autre  chose  que  de 
l'amour. 

BLANCHE,  inquiète. 

Mais  alors,  d'autres  que  toi  ont  pu  le  remar- 
quer? 

I\ÉSILLE. 

On  a  mieux  fait...  il  y  a  cinq  semaines,  il  atten- 
dait votre  sortie...  Bernardo,  en  lançant  son  che- 
"  val,  l'a  renversé. 

BLANCHE,   émue. 
Ah!  mon  Dieu! 

INÉSILLE. 

Et  certes,  ce  n'est  pas  faute  de  lui  avoir  crié, 
gare  !  mais  la  tôtc  n'y  était  pas  plus  que  de  cou- 
tume... vous  alliez  passer. 

BLANCHE. 

Et...  a-t-il  été  blessé? 

I N  É  s  I  L  L  P.. 

Ce  n'est  que  depuis  hier  f[u'il  ne  porte  plus  son 
bras  en  échari)el...  Ilegardez-le  donc,  le  bruit  des 
hommes  d'armes  qui  accompagnent  monseigneur 
ne  lui  fait  pas  seulement  détourner  la  tète. 


BLANCHE. 

L'imprudent! 

INÉSILLE. 

Ah!  il  aperçoit  enfin  M.  le  comte  et  continue 
son  chemin;  mais  dans  dix  minutes  il  rcviiMulra, 
sa  faction  n'est  pas  terminée. 

BLANCHE,  pensive. 

C'est  bien  étrange!...  mais  voici  mon  père. 

SCÈNE    V. 
Les  Mêmes,   D'AGUILAR. 

d'aguilar,  entrant  et  jetant  son  épée  et  son 
chapeau  sur  une  chaise. 
Les  maladroits!  ne  rien  savoir...  ne  rien  décou- 
vrir! 

BLANCHE,  allant  à  lui. 
Qu'avez-vous  donc,  mon  père?  et  que  vous  est-il 
arrivé? 

d'agiilar. 
Il  arrive...  il  arrive  que  le  comte  d'Aguilar  est 
menacé  de  rester  insolvable. 
blanche. 
Vous,  monseigneur! 

d'aglilab. 
Il  y  a  huit  jours,  suivi  d'un  seul  écuyer,  en  re- 
venant  le  soir   du  Buen -Retire,   où  j'étais  allé 
prendre  les  ordres  du  roi,  je  fus  attaqué  à  l'im- 
proviste  par  une  bande  de  coupe-jarrets... 
blanche. 
Et  vous  ne  m'en  aviez  rien  dit!... 

d'aguilar. 
Je  ne  sais  trop  comment  cela  aurait  lini  sans 
le  secours  inespéré  d'un  inconnu,  qui,  se  jetant 
hardiment,  l'épée  à  la  main,  dans  cette  mêlée,  a 
promptemcnt  mis  en  fuite  toute  cette  canaille. 
blanche. 
Ahl  c'est  bien,  cela! 

d'aguilar. 
Sans  doute  !  mais,  ce  qui  est  fort  mal ,  c'est  de 
disparaître  ensuite,  sans  attendre  seulement  qu'on 
lui  dise:  Merci!  Forcé   de  partir  le   lendemain, 
j'espérais,  à  mon  retour,  obtenir  quelques  rensei- 
gnements, et  rien,  absolument  rien! 
blanche. 
Oh!  nous  découvrirons  votre  généreux  libéra- 
teur, mon  père!  Et  maintenant  que  vous  dirige- 
rez vous-même  les  recherches... 
d'aguilar. 
Moi-même?  Je  repars  demain. 

Il  LA  M.  Ht:. 
Demain! 

n'ACUILAR. 

Oui...  puisque  ce  damné  général  portugais,  qui" 
Ditiu  confonde,  a  refusé  les  propositions  (|ue  le 
roi  avait  daigné  lui  faire  par  ma  bouche,  il  faudra 
bien  l'obliger  de  vivo  force  à  les  acce|tter;  mais 
ceci  ne  regarde  pas  les  jeunes  lilles. 

ULANCHK. 

Et  pour(iuoi  donc,  mon  père?  Croyez-vous  que 


20G 


UN    AMUir»    D'A L TU i: FOI  S. 


votre  enfant  reste  indilTércnte  à  ce  qui  vous  touche? 

D'ACL'ILAn. 

Nous  allons  voir.  Un  mot  sullira;  répondez  san*^ 
hésiter '...Oui  ou  non,  ôtcs-vous  disposée  Jini'obéir? 
BLANCHE,  avec  (lonceur. 

En  tout  rc  qui  vous  plaira;  excepté  en  ce  qui 
concerne  les  sentiments  de  mon  cœur,  auquel 
il  n'est  donné  ni  à  moi,  ni  à  personne,  de  com- 
mander. 

D'Acrii.AR,  s'enipiM'tanl. 

C'est  cela,  vous  m'offrez  ce  que  je  ne  vous  de- 
mande pas,  et  vous  me  refusez  la  seule  preuve  de 
dévouement  que  je  puisse  exiger  de  vous!...  Car, 
vous  le  savez,  ce  titre  que  j'ambitionne  depuis  si 
longtemps...  que  vingt  ans  de  travaux!...  que  mon 
sang,  que  mes  services  n'ont  pu  me  mériter  en- 
core, ce  titre  dont  la  haine  de  la  reine  voudrait  me 
priver,  il  dépend  de  vous,  de  vous  seule,  de  me  le 
faire  obtenir;  car  le  roi  l'a  juré,  le  lendemain  de 
votre  mariage  avec  le  comte  d'Olivarès,  je  serai 
grand  maître  de  l'ordre  de  Calatrava. 

BLANCHE. 

Eh!  que  pourrait  ajouter  cette  faveur  à  votre 
gloire,  à  votre  renommée,  mou  père?  surtout  si 
vous  la  deviez  à  un  homme  qui  veut  vous  la  faire 
payer  du  bonheur  de  votre  fille! 

n'AGUlLAR. 

Ainsi,  vous  refusez? 

BLANCHIi. 

Oui,  mon  père,  avec  un  mortel  regret  de  vous 
affliger...  Je  ne  puis  agir  autrement. 
d'aguilah. 
Et  pour  quel  motif? 

BLANCHE,  vivement. 
Pour  quel  motif?  Ah!  mon  père!  parce  que  je 
ne  puis  aimer  ni  estimer  un  homme  qui  persiste 
à  rechercher  ma  main,  lorsque  je  lui  ai  fait  savoir 
qu'il  ne  l'obtiendrait  jamais  de  mon  aveu! 
d'aguilar. 
Comment!  vous  vous  êtes  permis!...  Vous  ou- 
bliez donc  qu'une  fois  que  j'ai  une  volonté,  rien 
ne  peut  la  changer. 

BLANCHE. 

Que  voulez-vous!  quelques-uns  s'y  brisent, 
hélas!...  mais  d'autres  s'endurcissent  à  se  frotter 
contre  le  fer. 

d'aguilar. 

Qu'est-ce  à  dire  ?  Parce  que  jusqu'ici  je  me  suis 
montré  indulgent  pour  tous  les  caprices  de  votre 
enfance,  parce  que  je  trouvais  un  plaisir  insensi' 
à  voir  une  frêle  créature  oser,  seule,  nie  tenir  tête 
quand  tout  fléchissait  devant  moi ,  vous  vous 
croyez  de  taille  à  lutter? 

R  L  a  N  C  H  E. 

Il  n'est  pas  question  de  lutter,  mon  père;  mais 
de  rester  chacun  dans  les  limites  de  ses  droits. 
D  '  A  G  c  1 L  A  R ,  se  coutenact. 
Et  quelles  sont  ces  limites? 

BLANCHE. 

Vous  pouvez  m'cmpêchcr  d'épouser  un  homme 


de  mou  choix;  mais  vous  ne  pouvez  pas  me  con- 
traindre à  devenir  la  femme  du  comte  d'Olivarès. 
d'aguilar,  furieux. 
Je  ne  peux  pas? 

n  L  A  N  C  H  E. 

Non,  mon  jièrc;  car  ici  il  ne  s'agit  pas  de  force, 
mais  seulement  de  volonté. 

d'aguilar,  hors  de  lui. 
Blanche  !  tu  vas  comprendre  quelle  estime  je 
fais  de  ta  volonté.  (Appelant.)  Venez  tous! 

BERNA  RDO,  entre,  suivi  tic  Tosilos  et  d'autres 
valets. 
Monseigneur! 

d'aguilar. 
A-t-on  exécuté  mes  ordres? 

berna  RDO. 

Oui,  mon  général,  le  comte  d'Olivarès  sera  ici 
demain,  avant  huit  heures,  avec  le  révérend  Am- 
jjrosio,  qui  doit  bénir  le  mariage  des  illustres 
fiancés. 

BLANCHE,  suppliante. 
Mon  père  ! 

d'aguilar. 
Terminons...  Je  suis  fatigué  et  à  jeun...  et  pour 
combattre  un  adversaire  tel  que  vous,  il  ne  faut 
pas  négliger  de  reprendre  des  forces. 
blanche. 
Ah!  je  vais  à  l'instant  ordonner... 

d'AGU  ILAR. 

Inutile  !  rentrez  dans  votre  appartement,  et, 
songez-y  bien,  demain,  avant  mon  départ,  vous 
serez  comtesse  d'Olivarès. 

blanche,  sortant,  à  part. 
Jamais  ! 

d'aguilar,  à  Tosilos. 
Eh  bien ,  Tosilos? 

TOSILOS,  s'a vançant  vivement. 
Monseigneur!... 

d'aguilar. 

M'a-t-on  préparé  quelqu'un  de  ces   mets  qui 

donnent  à  un  homme  la  force  de  rester  trente 

heures  à  cheval,  s'il  le  faut. 

TOSILOS. 

Cinquante...  et  même  toujours,  si  monseigneur- 
daigne  l'exiger. 

d'aguilar. 
Oh!  oh!.,,  nous  en  ferons  bientôt  l'épreuve.  (Il 
sort.) 

SCÈNE  VI. 
BERPsARDO,  TOSILOS. 

TOSILOS,  arrêtant  Bernardo,  qui  va  sortir  avec 
d'Agnilar. 

Seigneur  Bernardo!  seigneur  Bernardo!...  un 
petit  moment,  je  vous  prie,  j'aurais  deux  mots  à 
vous  dire. 

BERNARDO. 

Et  ton  service? 

TOSILOS. 

Ils  sont  bien  assez  sans  moi,  là  dedans...  un 
autre  me  remplacera. 


ACTE  PREMIER. 


207 


n  E  R  N  A  P.  D  0. 

Foi,  pour  servir,  mais  moi  pour  manger  !... 

TOSILOS. 

'  i'cst  que  je  voulais  vous  parler  du  résultat  de  vos 
I  ' iiscils  relativement  à  mon  amour  pour  Inésillc. 

B  EKNARDO. 

Ail  !  ah!  Kh  bien? 

TOSILOS. 

Vous  m"avcz  dit  :  Puisque  Inésillc  fait  la  coquette 
a.i  •  toi,  te  maltraite,  il  faut  avoir  l'air  de  ne  plus 
1" user  à  elle,  et  ne  pas  la  regarder  seulement  ;  et 
ccst  ce  que  j'ai  fait  avec  exactitude. 
BE  UN  Ar.no. 

Très-bien  ! 

TOSILOS. 

Très-mal ,  plutùt! 

BERNAI»  DO. 

liommcntl  ra  ne  t'a  pas  réussi? 

TOSILOS. 

Du  tout. 

BERN  ARDO. 

Elle  n'est  pas  venue  à  toi,  elle  ne  t'a  pas  fait  de 
petites  mines,  des  agaceries?  Enfin  elle  ne  t'a  pas 
paru  contrariée  ? 

TOSILOS. 

En  aucune  façon;  ma  conduite,  au  contraire,  a 
semblé  parfaitement  lui  convenir. 
BERNARDO,  riant. 
.\h!  ail!  ah!  ce  pauvre  Tosilos!... 

TOSILOS. 

C'est  que  ra  ne  me  convient  pas  du  tout,  à  moi  I 
Aussi,  quand  j'ai  vu  ça,  je  lui  ai  reparlé. 

BERNARDO. 

Maladroit  ! 

TOSILOS. 

Dame!  que  voulez-vous? 

BERNARDO. 

Et  t'a-t-elle  écouté? 

TOSILOS. 

Pas  plus  que  de  coutume. 

BERNARDO. 

Tu  vois  donc  bien  qu'il  valait  mieux  continuer 
à  te  taire. 

TOSILOS. 

La  belle  avance!  Mais  le  plus  chagrinant,  c'est 
que  je  crois  qu'elle  en  écoute  un  autre. 

BERNARDO. 

.\h! 

TOSILOS. 

J'en  suis  même  sur. 

BERNARDO,  riant. 
Oh!  mais  alors,  ça  devient  tout  à  fait  drôle. 

TOSILOS. 

Drôle?  pas  pour  moi  toujours,  c'est  vous  qui  êtes 
drule  de  trouver  cela  drôle...  mais  je  suis  décidé  à 
avoir  du  caractère,  et  je  me  vengerai  d'Inésille. 

SCËNE  VII. 
Les  Mêmes,  IMiSlLLE. 

INÉSILLE,  enlranf,  i  ii.irl. 
On  parle  de  moi...  écoutons. 


TOSILOS. 

Oui,  je  la  ferai  connaître  pour  ce  qu'elle  est... 
j'apprendrai  à  tout  le  monde... 

INÉSILLE,  lui  donnant  un  soufflet. 
Que  tu  n'es  qu'un  imbécile. 

TOSILOS. 

Par  exemple. 

INÉSILLE. 

Et  maintenant,  tu  vas  t'expliqucr. 

TOSILOS. 

Eh  bien!  oui,  je  m'expliquerai!  voilà  un  soufflet 
qui  m'en  donnera  le  courage!  N'avez-vous  pas  de 
honte,  quand  moi,  Tosilos,  lils  du  queux  de  mon- 
seigneur d'Aguilar,  et  queux  moi-môme  !  je  m'olTre 
pour  époux  légitime,  de  me  préférer...  qui?  un 
amant!...  voilà  qui  est  rare! 

INÉSILLE. 

Un  amant! 

TOSI  LOS. 

Et  bien  plus,  de  le  recevoir  la  nuit!... 

INÉSILLE. 

Quelle  horreur! 

TOSILOS. 

Oui,  la  nuit!...  Vous  dites  quelle  horreur!  de- 
vant nous,  maintenant  que  je  dévoile  la  chose; 
mais  quand  il  vient!... 

INÉSILLE,  furieuse. 

Voulez-vous  bien  vous  taire!...  Seigneur  Ber- 
nardo,  n'allez  pas  le  croire,  au  moins... 

TOSILOS. 

Ne  pas  me  croire!  quand  j'ai  vu  un  homme  s'in- 
troduire cette  nuit  dans  la  maison  pai*  la  petite 
porte,  furtivement,  comme  un  voleur...  quand  j'ai 
eu  même  l'esprit  de  tirer  le  verrou  derrière  lui. 

INÉSILLE,  à  paît. 
Ah!  il  me  payera  cela! 

TOSILOS,  continuant. 
Quand  m'étantensuite  caché  dans  le  jardin,  sous 
le  gros  arbre,  près  du  balcon,  pour  le  surprendre, 
il  m'est  presque  tombé  sur  les  épaules. 
INÉSILLE,  à  part. 
Ah  !  mon  Dieu  !  que  dit-il  là?  il  a  vu  le  seigneur 
Fabrice? 

TOSILOS,  continnaul. 
Ce  qui  m'a  fait  une  si  grande  peur...  que  lors- 
(ptc  j'ai  osé  regarder...  il  avait  disparu! 

BERNARDO. 

Poltron  ! 

INÉSILLE. 

Vous  voyez  bien,  Bernardo,  que  c'est  un  conte, 
puisqu'il  n'a  rien  vu. 

TOSILOS. 

Uien  vu!  nous  allons  voir...  ce  qui  ne  m'a  pas 
eini)écbé  d'entendre  et  de  reconnaître  votre  voix  (pii 
lui  criait...  oh!  d'un  accent  si  doux,  qu'on  aurait 
dit  d'une  mère  à  son  nouveau-iié  :  Prenez  bien 
garde!  allez  doucement! 

INÉSILLE. 

Moi,  (jui  ai  durini  du  soir  uu  matin  ! 


208 


UN   AMUUH    D'AUTREFOIS. 


rosi  LOS. 
Et  cet  annoaii  dont  j'ai  ramassé  la  moitii-  sous 
la  fenf'trc,  dormait-il,  celui  qui  l'y  a  laissé  tomber? 
Tenez,  regardez,  Bernardo. 

1  NÉS  IL  LE,  à  part. 
0  ciel  !  celui  de  ma  maîtresse. 
BEllNAliDO,  ciaminant  l'auncau   qui'  lui   ininili'.' 

Tosilos. 
Oli!  oh!   ceci  commence  à  devenir  plus  sc'rieux 
que  je  ne  le  pensais. 

TOSILOS. 

Vous  comprenez  que  la  dissimulée  l'avait  donné 
à  son  amant,  et  qu'en  glissant  le  long  de  l'arbre,  il 
l'aura  brisé. 

INÉSILLE. 

Eh  bien!  oui,  \h,  c'est  mon  anneau...  car,  à  la 
fin,  je  suis  bien  bonne  d'écouter  le  bavardage  d'un 
espion;  c'est  mon  anneau  qui  s'est  brisé,  que  j'ai 
perdu  et  que  vous  allez  me  rendre  à  l'instant. 
BEHNAnDO,  prenant  l'anneau . 

Doucement;  permettez-moi  de  l'examiner  en- 
core. 

INÉSILl.E. 

Inutile,  puisque  je  vous  dis... 

i!E!i!>JARno,  à  part. 
C'est  l'anneau  de  notre  jeune  maîtresse. 

INÉSJLLE. 

Mais  rendez-moi  donc  mon  anneau. 

BERNARDO. 

Vous  le  rendre?  il  ne  vous  appartient  pas. 

TOSiLOS. 

Ah!  bah! 

INÉSILLE. 

Par  exemple!  et  à  qui  donc,  je  vous  prie? 

BERXARDO. 

Voulez-vous  que  je  le  dise  à  monseigneur?... 

SCÈNE   VIII. 

Les    Mêmes,    D'AGUILAR. 

d'aguilar,  paraissant. 
Je  le  verrai  bien  moi-même,  donne. 

INÉSILLE,  à  part. 
Ciel!  monseigneur!  nous  sommes  perdus. 

d'aguilar,  qui  a  pris  l'anneau. 
L'anneau  de  ma  fille! 

INÉSILLE. 

Monseigneug..  ne  croyez  pas...  un  malheur... 
un  accident. 

d'à  g  t;  I  l  a  r  ,  sévèrement. 
Sortez.  (A  Bernardo.)  Et  toi,  reste. 

INÉSILLE,  à  part. 
Je  cours  prévenir  ma  maîtresse.  (Bas,  à  Tosilos, 
en  sortant.)  C'est  afTreux  !  c'est  indigne!  mais  tu  ne 
le  porteras  pas  en  paradis. 

TOSiLOS,  la  suivant,  bas. 
O  Inésille!  de  grâce,  pardonnez-moi  d'avoir  cru 
que  c'était  vous.  (Ils  sortent.) 


SCÈNE   IX. 
D'AGUILAU,    BERNARDO. 

d'aguilar,  à  liii-méinc. 
L'anneau  de  Blanche! 

iiERNARDO,  l'examinant. 
L'orage  va  éclater. 

d'aguilar. 
Bernardo,  un  soldat  doit  obéir  à  son  général. 

BERNARDO. 

C'est  sa  consigne. 

d'agl'ilar. 

Eh  bien!  tu  vas  me  dire  la  vérité...  Commentcct 
anneau,  que  ma  fille  ne  quitte  jamais,  se  trouvait- 
il  entre  tes  mains? 

BERNARDO. 

Général...  j'aimerais  mieux  me  taire...  mais 
puisqu'il  faut  parler...  C'est  Tosilos  qui  l'a  ra- 
massé sous  la  fenêtre...  d'où  un  homme  descendait 
cette  nuit... 

d'aguilar. 

Un  homme!  cette  nuit!  dans  mon  hôtel!  Blanche! 
Rlanche!  qu'il  tremble  celui  qui  ose  seconder  ta 
révolte!  ce  serait  un  ami!  un  parent!  un  frère! 
Bernardo,  tu  m'aideras  à  le  découvrir, 
r.  i:r\  ARDO. 

Oh  !  soyez  tranquille;  un  amant,  ça  revient  tou- 
jours... dix  fois  pour  une,  et  vous  vous  vengerez 
!-i  bon  vous  semble,  je  vous  en  réponds... 
d'aguilar. 

Écoute,  en  rentrant  tout  i\  l'heure,  n'as-tu  pas 
remarqué  un  damoiseau  planté  en  admiration  de- 
vant les  fenêtres  de  mon  hôtel? 

BERNARDO. 

Il  y  a  plus  de  six  mois  que  je  l'ai  remarqué. 

d'aguilar. 
Six  mois! 

UN   VALET,  entrant. 
Monseigneur. 

d'aguilar. 
Eh  bien? 

LE    VALET. 

Le  cavalier  que  vous   avez  signalé  et  donné 
l'ordre  d'arrêter,  s'étant  montré  de  nouveau... 
d'aguilar. 
Il  a  osé!  Qu'on  me  l'amène. 

BERNARDO. 

Le  voici. 

SCÈNE   X. 

Les  Mêmes,  JULIEN,  entrant  lentement  en 
promenant  ses  regards  tout  autour  de  lui,  avec  une 
vive  émotion  de  bonheur. 

d'aguilar,  à  Julien. 
Approchez! 

julien,  sans  l'entendre. 
Chez  elle! 

d'aguilar. 
N'entendez-vous  pas? 


ACTE  PREMIER. 


209 


BEr.\ARDO,  à  Julien,  qui  continue  de  regarder. 
Vous  êtes  devant  mouseisneur  d'Aguilar.  (Il  lui 
touche  l'épaule.) 

JULIEN. 

Ah!  pardon...  je  ne  vous  voyais  pas. 

d'.\glilar. 
Qui  êtes-vous? 

JL  I.IE\. 

Julien  de  Zuniga. 

o'VGUILAn. 

C'est  la  première  fois  que  j'entends  prononcrr 
un  pareil  nom.  A  quelle  maison  t-tes-vous  attaché  ? 

JULIEN. 

A  la  mienne. 

d'à  G  un,  A  R. 

Ah  !.. .  et  où  sont  donc  situés  les  riches  do- 
maines de  cette  illustre  maison  que  je  ne  connais 
pas? 

JULIEN. 

Nos  domaines  ne  sont  pas  riches,  monseigneur, 
mais  il  n'est  pas  un  habitant  de  la  Galice  qui  ne 
passe  avec  respect  devant  la  demeure  démon  péro; 
car,  ainsi  que  ses  ancêtres,  il  a  toujours  vaillam- 
ment combattu...  et  le  feu  roi  lui  avait  dit  :  <(  Dès 
que  tu  auras  un  fils  en  état  de  porter  les  armes, 
envoie-le  à  IWadrid,  je  l'emploierai  au  service  de 
l'Espagne.  »  Malheureusement,  le  roi  est  mort; 
mais  j'ai  pensé  que  mon  p;iys  n'en  aurait  peut-être 
que  plus  besoin  de  moi;  et  je  suis  venu  me  pré- 
senter à  son  successeur. 

n'AGUILAR. 

Ah!  ah!  L'intention  n'est  pas  mauvaise...  mais 
le  nouveau  roi  n'habite  pas  cet  hôtel. 

JULIEN. 

Je  me  suis  fait  conduire  à  son  palais...  mais  \h... 
un  incident...  une  rencontre...  a  changé  toute-^ 
mes  idées,  et,  je  l'avouerai,  je  n'y  suis  pas  encore 
retourné. 

d' AGUILAR. 

En  revanche,  la  rue  de  Tolède  et  mon  hôtel  ont 
été  beaucoup  plus  favorisés,  car  voilà  deux  fois  en 
un  jour  qu'ils  reçoivent  votre  visite;  et,  pour  vous 
éviter  la  peine  de  leur  en  faire  une  troisième,  j'ai 
donné  l'ordre  qu'on  vous  priât  de  monter. 

JULIEN. 

Vous  appelez  cela  des  prières...  elles  sont  sans 
réplique,   monseigneur,  mais  bien  inutiles,  car 
c'était  aller  au-devant  de  tous  mes  vœux. 
d'aguilar. 

C'était  donc  moi  que  tu  attendais?  Parle  sans 
crainte;  alors,  que  me  veux-tu  ? 

JULIEN. 

Rien,  monseigneur. 

d'agi  1  LAIl. 

!\lalhcureux  !  pour  plaisanter  ainsi,  sais-tu  ([ue 
tu  es  devant  le  comte  d'Aguilar? 

JULIE  N. 

Je  le  sais,  et  c'est  pour  cela  que  je  n'ai  rien  ;i 
vous  demander,  et  que  je  vous  l'cmercic  de  ce  que 
vous  avez  fait  pour  moi. 

m. 


i>"A(;rii.AR. 
J'ai  bien  envie  de  faire  da\antagc  et  de  te  rete- 
nir ici  prisonnier. 

JULIEN,  vivement. 
Ici?  Comme  vous  voudrez,  monseigneur  ! 

d'aglii.ar,  à  lui-même. 
Décidément,  ce  n'est  pas  là  celui...  ce  n'est 
qu'un  pauvre  insensé,  un  de  ces  gentilshommes 
qui  viennent  chercher  fortune  à  Madrid!  Il  aura 
vu  Blanche,  il  s'imagine  peut-être  qu'elle-même 
l'a  remarqué...  et,  dans  cette  pensée,  revient  niai- 
sement se  brûler  à  la  lumière.  (A  Bernardo.)  Re- 
conduis-le, Bernardo,  et  fais  lui  comprendre  que 
je  pourrais  bien  une  autre  fuis  n'être  pas  si  indul- 
gent; va! 

BEr.NARDO,  à  Julien. 
Mon  gentilhomme,  suivez-moi. 

JULIEN. 

En  quel  lieu? 

BF.  RX  \R  un. 
Dehors;  on  vous  rend  la  liberté!  maison  vor.s 
conseille,  en  ami,  de  choisir  un  autre  but  à  vos 
promenades. 

JULIEX. 

Ne  dites-vous  pas  que  je  suis  libre? 

d'aguilar. 
Tu  ne  l'es  pas  de  rester  tout  le  jour  plnnlé  on 
sentinelle  au  milieu  de  la  rue. 

JULIEN. 

Le  pavé  du  roi  appartient  à  tout  le  monde. 

d'aguilar. 
Mais  mon  hôtel  est  à  moi,  et  si  tu  l'espioniics 
davantage... 

julien. 
Je  regarde  bien  le  ciel  qui  est  à  Dieu ,  et  Dieu 
ne  s'en  offense  pas. 

d'aguilar. 
Ainsi  tu  prétends?... 

julien. 
Faire  usage  de  mes  yeux,  monseigneur. 

d'aguilar,  à  part. 
Il  a  une  audace  qui  ne  me  déplaît  pas.  (A  Bi>r- 
nardo.)  Emmènc-le! 

BERNARDO. 

Mon  gentilhomme,  vous  êtes  entêté  à  ce  qu'il 
paraît;  mais,  je  vous  en  préviens,  monseigneur 
l'est  plus  que  vous  ;  au  reste,  ce  sont  vos  affaires... 
Venez  toujours.  (Julien  le  suit  après  avoir  fait  nn  sign» 
d'adieu  à  tout  ce  qui  l'entoure.) 

d'aguilar,  seul. 

Oui,  j'ai  pu  pardonner  à  la  folie  de  ce  jeune 
homme...  elle  n'est  pas  dangereuse.  Quant  à  celui 
qui  m'outrage,  qui  veut  enlever  une  fille  à  son 
père,  piiint  de  pitié  pour  lui  !...  Mais  où  Blanche 
l'a-t-elle  connu?  elle  qui  vit  dans  la  retraite... 
Par  quelle  ruse  infernale  h*  misérable  est-il  par- 
venu à  tromper  ma  survc^illanco?  Ah!  qu'il  trem- 
l)|(!  !  il  ne  pourra  longtemps  échappera  ma  haine... 
mais  d'abord  il  faut  (|ue  je  rende  cet  anneau  à  qui 
il  appartient.  Justement,  voici  Blanche! 

27 


^lU 


UN   AMOUR    D'AUTHEFOIS. 


SCtNE   XI. 

l)'\t;i  II, Al',,    BLANCIIE. 

D'A(iUii.  AU,  allant  à  elle,  brusquement. 
Coiimiisscz-vous  cet  anneau? 

ni, ANCHE,  avec  calme. 
C'est  le  mien,  monseigneur,  que  je  venais  vous 
redemander. 

D'AGUii,An,  surijris. 
Ah!  vous  veniez...  Mais  d'abord,  pourriez-vous 
me  dire  quelle  est  la  personne  qui  l'a  laissé  échap- 
per cette  nuit,  en  descendant  par  cette  fenêtre? 

BLANCHE. 

Monseigneur,  il  est  un  homme  ijuc  je  dois  re- 
garder comme  mon  fiancé. 

d'à  G  un.  An. 

Toi!  sans  mon  aveu!  tu  aurais  poussé  l'au- 
dace!... Non,  non  ;  cela  ne  se  peut!  cela  n'est  pas... 
Blanche,  tu  mens!... 

BLANCHE. 

Je  vous  ai  dit  la  vérité,  mon  père;  mais  cette  ré- 
solution extrême,  désespérée,  aucun  sentiment 
co»ipable  ne  me  l'a  inspirée...  Si  vous  saviez...  si 
vous  pouviez  lire  un  instant  au  fond  de  mon  âme! 
Ah!  s'il  ne  s'agissait...  que  de  vous  sacrifier  mon 
bonheur,  je  n'hésiterais  pas.  Non,  Dieu  m'est  té- 
moin que  je  soufl're  plus  que  vous  du  chagrin  que 
je  vous  cause  et  que  je  voudrais  vous  satisfaire, 
fût-ce  au  prix  de  ma  vie  ! 

d'aguilar. 

Eh!  que  pourrais-tu  reprocher  au  noble  comte? 
n'est-il  pas  le  cavalier  le  plus  accompli  de  la  cour? 
ne  t'a-t-il  pas  préférée  aux  plus  riches  héritières 
de  .Madrid? 

BLANCHE. 

Eh!  que  m'importe!  si  la  seule  vue  de  cet 
homme  me  fait  horreur,  si  je  le  crois  faux,  lâche, 
perfide  !  si  je  sens  qu'une  alliance  entre  vous  et 
lui...  est  impossible!... 

d'AGL  ILAR. 

Impossible!  ah!  ne  prononce  pas  un  pareil 
mot.  Blanche!  car  tu  sais  bien  que  ton  père  n'est 
pas  habitué  à  l'entendre,  et  que  tôt  ou  tard  il 
faudra  le  rétracter. 

BLANCHE. 

N'insistez  pas,  mon  père.  Sans  doute,  ce  serait 
la  première  fois  de  votre  vie,  mais  je  vous  assure 
que  vous  ne  réussiriez  pas;  mon  devoir  est  de 
vous  désobéir. 

d'aguilar. 

Eh  bien!  un  seul  fait!  un  seul!  qui  me  le 
prouve,  et  je  renonce  à  l'instant...  Parle!  parle! 

BLANCHE. 

J'ai  juré  de  me  taire. 

d'agi  ILAR. 

Non,  tu  as  juré  de  me.  braver!  Va!  va!  je  te 
connais!  tu  esincapal)le  d'éprouver  un  autre  sen- 
timent que  celui  de  l'orgueil,  tu  n'as  d'autre  but 
que  celui  de  résister  à  ma  volonté. 


BLANCHE,   très-émiie. 

Mon  père...  mon  père!...  que  ne  m'avez -vous 
présenté...  le  plus  obscur  et  le  plus  pauvre  des 
gentilshommes!  ou  plutôt,  que  ne  m'avez -vous 
tlemandé  de  rester  près  de  vous ,  toujours... 
Mon  père,  il  en  est  temps  encore,  permettez-moi 
de  vous  servir,  de  vous  aimer,  sans  porter  jamais 
d'autre  nom...  que  le  vôtre!...  mais  ne  m'imposez 
pas  le  supplice  de  devenir  la  femme  d'un  homme 
indigne  de  vous  et  de  votre  fille  ! 
d'aguilar. 

Ah!  malheur  à  celui  que  tu  as  choisi  au  mépris 
de  mes  droits  !...  Prends  garde.  Blanche,  que  je  ne 
le  connaisse  jamais,  car  alors,  j'en  fais  serment, 
fût-il  aussi  puissant  que  le  roi!... 
BLANCHE,  supiiliante. 

Mon  père  ! 

d'aguilar. 

Profitez  du  peu  d'instants  qui  vous  restent  à 
me  braver  !  Demain,  nous  verrons  si  celui  qui  a 
plus  d'une  fois  triomphé  des  plus  braves,  ne  vien- 
dra pas  à  bout  d'une  femme  !  (Il  sort.) 

SCÈNE  XII. 

BLANCHE,  puis  INÉSILLE. 

blanche. 

Ah  !  si  sa  colère  ne  devait  tomber  que  sur  moi  !. .. 
mais  il  l'a  juré;  s'il  soupçonne  jamais...  Inésille 
ne  revient  pas...  Il  faut  absolument  que  je  sache 
si  elle  a  pu  avertir  Fabrice.  (EUe  sort.) 

SCÈNE  XIII. 
JULIEN,  puisBERNARDO. 

julien,  entrant  vivement  par  la  porte  opposée. 
Elle!...  c'était  elle...  disparue!  déjà!...  Ah! 
n'importe...  je  l'ai  aperçue...  c'est  du  bonheur 
pour  bien  longtemps...  Oh!  si  je  pouvais  une  fois 
lui  parler,  lui  dire  tout  ce  que  mon  cœur  ren- 
ferme d'amour  et  de  dévouement  pour  elle!  dussé- 
je  après  subir  mille  tortures,  je  bénirais  encore 
mon  sort.  (Il  reste  en  contemplation  devant  la  porte  par 
laquelle  Blanche  est  sortie.) 

bebnardo,   entrant,  et  restant  stupéfait  à  la 
vue  de  Julien. 
Ici!...  vous...  que  je  viens  de  reconduire  jus- 
que... dans  la  rue  !  vous  êtes  donc  le  diable?  Com- 
ment se  fait-il?... 

JULIEN. 

Oh  !  mon  Dieu!  c'est  bien  simple.  Quand  vous 
vous  êtes  retourné  pour  rentrer,  après  m'avoir  mis 
dehors,  moi ,  je  me  suis  retourné...  pour  vous 
suivre.  Une  fois  tous  deux  dans  l'hôtel,  vous  avez 
pris  à  droite,  moi  à  gauche,  vous  êtes  arrivé  dans 
cet  appartement  par  cette  porte-là,  et  moi...  par 
celle-ci. 

BERN  ABDO. 

Eh  bien  !  vous  choisissez  un  drôle  de  moment 
pour  vos  coups  de  tête.  Si  vous  saviez  les  ordres 
de  monseigneur... 


ACTE  PRE.MIEl!. 


211 


Jt]LIE\. 

Quels  qu'ils  soient ,  je  suis  prôt  à  m'y  sou- 
mettre. 

liEllN  ARDO. 

Et  moi,  je  ne  le  veux  pas. 

JLLIEN. 

Vous  êtes  bon,  et  je  vous  remercie;  je  comprends 
le  sentiment  qui  vous  fait  parler.  Vous  ne  voulez 
pas  qu'on  me  retienne  prisonnier;  mais  la  prison, 
ici,  qui  sait?  serait  peut-être  pour  moi  le  bonheur. 
Ne  vous  opposez  donc  pas  à  ce  que  le  sort  déci- 
dera. 

BERNA  riDO,  à  part. 

Eh  bien,  elle  est  jolie,  sa  décision.  (Il  fait  le  gpste 
de  mettre  quelqu'un  en  joue. — Haut.)  Mon  gentilhomme, 
savez-vous  ce  que  c'est  que  le  sort  dans  cette 
maison?  C'est  monseigneur...  et  ce  sort  là...  il  ne 
faut  pas  le  tenter  deux  fois,  croyez-moi.  Vous  avez 
réussi  une  première,  c'est  bien  ;  ça  ne  m'étonne 
môme  pas  trop.  Vous  m'avez  bien  apprivoisé , 
moi  !  auquel  jusqu'à  présent  personne,  que  jr 
sache,  ne  peut  guère  se  vanter  d'avoir  trouvé  h- 
cœur  tendre,  moi...  qui  n'aimais  rien...  que  ma 
consigne.  Il  faut  qu'il  y  ait  du  sortilège  là  dedans: 
ça  n'est  pas  naturel. 

Jl'LIEN. 

Au  contraire,  vous  êtes  soldat,  moi  j'aspire  à  le 
devenir... 

BERN  ARDO. 

Hum!  vous  aspirez  à  bien  autre  chose,  mon 
gaillard  !  et  vous  avez  entrepris  un  genre  de 
guerre  auquel  je  n'ai  jamais  été  très-habile.  En- 
fin, suffit,  chacun  sa  vocation;  seulement,  je  crains 
que  vous  ne  visiez  un  peu  trop  haut. 

JULIEN. 

Moi!  ah!  si  vous  saviez  à  quoi  se  borne  mon 
ambition? 

B  E  U  \  A  R  D  0. 

Oui,  oui,  ça  commiMice  toujours  comme  ça;  on 
ne  veut  rien,  on  ne  demande  rien ,  afin  do  tout 
obtenir.  Je  n'ai  pas  pratiqué,  mais  j(î  connais  les 
rubriques. 

JULIEN. 

Vous  êtes  bien  heureux!  Moi,  je  ne  connais  rien, 
je  ne  sais  rien,  et  assurément  vous  vous  trompez 
sur  mon  compte.  Complètement  étranger  à  la  vie 
des  grandes  villes,  et  encore  plus  à  celle  de  la 
cour,  comment  voub'z-vous  que  j'espère  y  par- 
venir? 

BERN  An  1)0. 

Eh!  eh!  vous  n'êtes  pas  troj)  mal  tourné,  vous 
avez  même  très-bon  air  sous  la  simple  plume  di; 
votre  feutre,  et  ma  foi... 

JULIEN,  vivement. 

Vous  trouvez?...  Ainsi...  si,  par  hasard,  une... 
dame  laissait  tomber  sur  moi...  un  regard  ,  vous 
pensez...  vous  croyez  que  ma  vue...  ne  la  ferait 
pas  rire  et  se  moquer?  et  qu'elle  m-  d'Hournerait 
pas  les  yeux...  avec  dédain? 


BERN  ARDI). 

Par  exemple! 

JULIEN,  avec  abattement. 
Oui;  mais  comment  les  attirer...  les  mériter... 
CCS  regards?  Peuvent-ils  jamais  descendre  si  bas? 

BERNARDO. 

C'est  donc  pour  leur  éviter  cette  peine  que  vous 
êtes  monté  jusqu'ici? 

JULIEN. 

Oh  !  qu'allez-vous  supposer? 

BERNARDO. 

Vous  verrez  que  c'est  pour  les  beaux  yeux  de  la 
prison.  Allons,  allons,  venez,  car  ça  pourrait  bien 
être  notre  lot  à  tous  les  deux,  et  pour  longtemps, 
si  monseigneur  nous  retrouvait  à  causer.  Pour  lu 
santé  comme  pour  les  amours,  le  grand  air  et  le 
soleil  valent  beaucoup  mieux. 

JULIEN. 

Si  vous  m'engagiez  dans  votre  compagnie? 

BERNARDO. 

Vous  seriez  bien  avancé  ;  nous  partons  demain. 

JULIEN. 

Mais  vous  reviendrez? 

BERNARDO. 

Dieu  le  sait.  Le  plus  sûr  pour  vous  est  de  rester. 

JULIEN,  vivement. 
Ici? 

BERNARDO. 

Non  pas!  mais  au  grand  air...  et  au  soleil.  Di'- 
pêchons;  un  moment  encore,  et  je  ne  pourrai  plus 
vous  faire  sortir. 

JULIEN  ,  vivement. 

Eh  bien  !  tant  mieux  ! 

BERNARDO. 

Partez,  partez  toujours. 

IN  É SI  L  LE,  entrant. 
Bernardo  ,  où  est  madame.   (Julien  veut  se  re- 
tourner.) 
BERNARDO,  le  poussanl  et  dispai'aiss.int  avec  lui. 
Je  n'en  sais  rien,  je  n'ai  pas  le  temps. 

SCÈNE   XIV. 

INÉSILLE,    puis   BLANCHE. 

INÉSILLE. 

Comment,  il  n'a  pas  le  temps!  ot  qui  emmène- 
t-il  là?  Quelqu'un  peut-être  qu'il  va  faire  tuer, 
d'après  les  nouveaux  ordres  de  monseigneur. 
BLANCHE,  entrant. 

Ah!  te  voilà  enfin!  Eh  bien!  Fabrice?...  l'as- 
tu  vu? 

I  N  V.  s  1 1.  L  K. 

Ah!  madame,  impossible.  Monseigneur  a  fait 
placer  des  sentinelles  à  toutes  les  issues  de  la 
maison  ,  avec  ordre  de  laisser  entrer  tout  lo 
monde,  mais  de  tirer  sur  <iuicnnquc  tcuti-rait  de 
sortir. 

ni  v\t;ii  E. 

Ciel!  mais  Fabrice  viendra!  il  viendra!  et  c'est 


212 


UN    AMOUR    D'AUTREFOIS. 


la  mnrt  (|tii  l'attend,  et  les  senti iiellos  sont  drj;\ 
placées!  et  aucun  moyen  de  lui  faire  savoir... 

INKSI  I.LE. 

Silence!  madame,  silence!  voici  monseigneur. 
(Ici  un  hriiil  do  cor  se  fait  entonJir.) 

SCÎ-NH    W. 

Les   Mkmes,  D'AGUILAR,   15ERNARD0, 

eutraut  chacun  d'un  coté  opposé. 

n'A  c.  f  1 1,  A  n . 
Qu'est-ce,  Bernardo?  que  viens-tu  m'annonccr? 

iiEnNAnoo, 
Un  message  de  la  part  du  roi. 

d'aghii.ar. 
Qiii  me  l'apporte  ! 

BKn^ARDO. 

Lo  marquis  Don  Fabrice  de  Mello. 

ni. A^CIIE,  à  paît. 
Grand  Dieu  ! 

INÉSILt,  E,   Las. 
Contraignez- vous,    madame,   ou  vous  le  tra- 
hissez. 

d'aguu.ar. 

Don  Fabrice!  ce  nouveau  débarqué!  lui,  déjà 

en   faveur,  déjà  charrié  d'un  message!  Ah!  c'est 

juste...   la  reine  le  protège.  (A  ncrnardo.)  Qu'on 

l'introduise!  (A  Ini-mème.)  Blanche  est  bien  émue: 

BEn^A^DO,  qui  a  fait  quelques  pas,  revenant,  bas. 

Monseigneur,  le  laisserons-nous  ressortir? 

d'à  g  U  I  l  a  r. 
Sans  doute,  un  messager  du  roi. 

BERNARDO,    bas. 

S'il  était  encore  autre  chose! 

d'aguilar,  à  lui-même. 
Lui!  arrivé  depuis  si  peu   de  temps...  cepen- 
dant... Oui,  je  me  rappelle,  la  mère  de  Blanche 
m'avait  parlé  de  lui  donner  sa  fille...  et  Blanche, 
aussi  soumise  à  ses  volontés  qu'en  révolte  contre 
les    miennes...   Ah!   si    Bernardo   avait  deviné! 
mais  celui  qui  l'envoie  le  protège. 
bernardo,  bas. 
Kh  bien!  monseigneur? 

d'agu  ii.AR,  à  hii-mème. 
Si  c'est  lui...  il  reviendra. 

BERNARDO,    bas. 

Kt  si  on  lui  fait  signe  de  ne  pas  revenir? 

d'aguilar. 
Alors...  je  t'en   ferai    un  autre!   Va.  (Bernardo 
sort.) 

blanche,  bas,  à  Inésille. 
Ah  !  je  me  sens  mourir. 

INÉSILLE,  de  même. 
Du  courage,  madame,  vous  trouverez  le  mojeii 
de  le  prévenir;  et  si  vous  ne  l'osez,  ce  sera  moi! 
(Ici  les  yeux  de   d'Aguilar  tombent  sur  Inésille;  et  il 
lui  fait  signe  de  sortir.) 

INÉSILLE,  sortant. 
Ma  pauvre  maîtresse  ! 


SCÈNE   XVI. 

D'AGUILAR,   BLANCHE,  BERNAl'.DO, 

FABRICE. 

d'aguilar  ,  allant  au-devant  de  lui  de  manière  a 

le  séparer  de  Blanche. 
A|)prochez,  seigneur  marquis. 

fabr  ICE,  à  part. 
Ma  cousine  me  paraît  encore  plus  jolie  que  cette 
nuit. 

d'à  GUI  LA  n. 

Approchez!  et  soyez  le  bienvenu! 

FABRICE. 

Ah!  monsieur  le  comte...  mon  cber  oncle... 
combien  votre  bon  accueil  me  cause  de  joie.  (A 
[iirt.)  Il  a  l'air  un  peu  brutal,  le  cher  papa. 
(Haut.)  Vraiment,  je  ne  m'attendais  pas... 
d'aguilar,  l'examinant. 
Pourquoi  donc?  m'auriez-vous  donné  quelques 
motifs... 

r  A  lî  n  I  c  E. 
Oh!  du  tout!...  du  tout!...  seulement,  d'après 
votre  défense  formelle...  Mais  si  j'avais  pu  prévoir 
votre  gracieuse  réception,  monsieur  le  comte...  il 
y  a  déjà  longtemps  que  j'aurais  traversé  les  mers 
pour  venir  admirer  une  cousine  qui  réunit  toutes 
les  grâces...  toutes  les  perfections... 

d'aguilar,    avec  impatience. 
Votre  message,  monsieur  le  marquis. 

FABRICE,  le  lui  remettant. 
Voici,  monseigneur.  (A  part.)  11  n'aime  pas  les 
compliments. 

d'aguilar,  ouvrant  le  message. 
Voyons  un  peu  ce  que  me  veut  le  roi.  (Bas,  à 
Bernardo.)  Ne  les  perds  pas  de  vue. 
BLANCHE,  à  part. 
Je  n'ose  le  regarder,  et  pourtant,  si  je  ne  l'a- 
vertis pas,  il  est  perdu  ! 

FABRICE,  de  même. 
Comme  elle  est  tremblante!  tout  à  l'iieure,  j'es- 
père, elle  sera  rassurée. 

d'à  g  u  I  l  a  r  ,  qui  a  lu  les  premières  lignes. 
Ah!  ah!  Sa  Majesté  désire  que  je  retarde  le  ma- 
riage de  ma  fille  et  que  je  monte  à  cheval,  à  l'in- 
stant môme,  pour  en  finir,  à  quelque  prix  que  ce 
soit,  avec  messieurs  les  Portugais. 

FABRICE. 

Oui,  monseigneur.  Sa  Majesté  m'a  paru  très- 
impatiente,  et  la  cour  aussi;  cette  crainte  conti- 
nuelle d'une  guerre  a  suspendu  tous  les  préparatifs 
de  fêtes  et  de  plaisirs;  mais  dès  qu'on  saura  que 
l'illustre  comte  d'Aguilar  négocie  à  la  tête  d'une 
armée...  (Appuyant  et  regardant  Blanche.)  tout  re- 
prendra dans  Madrid  son  calme  ordinaire,  et... 
tous  les  projets  deviendront  possibles. 
d'aguilar,  avec  ironie 

Oui,  en  effet,  mon  départ  est  très-nécessaire. 

BLANCHE,  à  part. 
Oh!  mon  Dieu!  l''al)rice  est  plus  que  jamais  dé- 
cidé à  venir!  Comment  lui  faire  comprendre!.... 


ACTE   PREMIER. 


213 


iiii)ossible  de  liasarder  le  moindre  signe!...  Ber- 
nardo  fixe  sur  nous  des  yeux  qui  nvépouvantent. 
d'agi; ILAR,  qui  a  achevé  de  lire. 
C"est  singulier  comme  il  est  des  parentés  qui 
d  viennent  des  motifs  de  haine  et  de  discorde  dans 
Il  1  taines  familles!  Le  roi  a  dû  plus  de  soucis  et  de 
dninmageà  son  cousin  de  Portugal  qu'à  dix  enne- 
mis étrangers! 

FABRICE,  à  part. 
Oh!  il  a  beau  me  regarder  d'un  air  terrible; 
demain,  sa  fille  et  moi,  nous  serons  hors  de  son 
pouvoir. 

d'aguilar,  avec  intention. 
.\ussi,  le  meilleur  parti  à  prendre  quand  ils  vous 
font  obstacle,  c'est  de  ne  pas  ménager  ses  proches. 

FABRICE,   à  part. 

Quel  parent  dénaturé! 

d'aguilar. 
N'est-ce  pas  votre  avis,  seigneur? 
FABRICE,  étoui'dimcnt. 
Tout  à  fait...  monsieur  le  comte;  car  c'est  nidi 
qui  ai  conseillé  à  Sa  Majesté... 
d'aguilar. 
Ah!  c'est  vous?  (A  part.)  Pour  m'éloigner.  (Haut. 
Je  suis  enchanté  de  le  savoir. 

B  langue,  à  part. 
11  me  fait  iremhlpr. 


I>  AGLII.  AR. 

Quanta  Sa  Majesté,  vous  pouvez  lui  répondre 
qu'elle  va  être  obéie  sur  l'heure. 
FABRICE,  à  part. 
A  merveille!  j'ai  réussi! 

BLANCHE,  à  part. 
Oh!  mon  Dieu!  inspire-moi. 

d'aguilar,  bas,  à  Bernardo. 
Eh  bien? 

BER  NARDO,  bas. 

Elle  ne  l'a  pas  regardé. 
BLANCHE,  pendant  que  son  père  interroge  Bernardo, 

faisant  un  pas  vers  son  cousin,  et  d'une  voix  étouffée. 

Fabrice...  ne  venez  pas! 

d'aguilar,  se  retournant. 

Vous  me  rendrez  ce  service,  n'est-ce  pas,  mon 
cher  neveu? 

FABRICE,   à   part. 

Son  cher  neveu,  s'il  croit  m'amadoucr!  (Haut.) 
Monseigneur,  je  vais  porter  au  roi  votre  réponse... 
(Il  s'incline  profondément,  puis  se  retourne  vers  Blanche 
en  renouvelant  son  saint,  et  lui  dit  tout  bas  :)  A  mi- 
nuit! 

BLANCHE,  à  part. 

Ciel!  il  n'a  pas  compris!...  il  est  mort!  (Elle 
tombe  dans  un  fauteuil  pendant  que  d'Aguilar  et  Ber- 
nardo rpcnndiiisrnt  F:i1irice.> 


ACTE  DEUXIEME. 


I 


I.a  chambre  de  Blanche. 


sci:i\E  I. 

BLANCHE,  INÉSILLE. 

(An  lever  du  rideau,  Inésille,  placée  à  la  porte  du 
fond,  passe  sa  tète  en  dehors.) 

BLANCHE,  à  Inésille. 
Eii  bien? 

I  N  É  s  I  L  L  E. 

Rien  encore,  madame,  Tosilos  est  toujours  là- 
bas,  immobile,  au  bout  de  la  galerie.  11  parait 
que  monseigneur  n'est,  pas  encore  monté  à  cheval. 

BLANCHE. 

S'il  allait  rester  ici  !  oh!  mon  Dieu!  mon  Dicul 
INÉSILLE,  regardant  toujours. 

Non,  madame,  non;  voilà  Tosilos  qui  se  re- 
tourne, qui  me  fait  signe...  Réjouissez-vous,  mon- 
Bcigneur  est  parti. 

BLANCHE. 

Ail!  je  respire!...  mais  maintenant,  c'est  Ihcurc 
de  l'oriiie  qui  va  se  faire  attendre. 

INÉSILLE. 

Écout(;z!...  (Ici,  on  enteud  le  son  d'une  cloche  (lin.-- 
le  lointain.)  Le  salut  qu'on  sonne  aux  Dominicains. 


I  BLANCHE. 

Enfin  !...  DépCche-toi,  Inésille...  vite  ma  mante  ! 
INÉSILLE,  lui  mettant  sa  mante. 

Vous  voyez  bien,  madame,  qu'il  ne  fallait  pas 
vous  désespérer,  et  que  le  ciel  vient  toujours  en 
aide  à  ceux  qui  comptent  sur  lui.  Je  savais  bien 
que  nous  parviendrions  à  prévenir  don  Fabrice. 

BLANCHE. 

Pourvu  qu'il  n'aille  pus  manquer  l'oflice. 

INÉSI  Ll.  E. 

Oh!  c'est  impossible,  madame,  toute  la  cour 
sera  là  pour  entendre  le  nouveau  prédicateur;  et 
votre  cousin,  plus  tôt  que  personne,  dans  l'espé- 
rance de  vous  voir. 

BLANCHE. 

As-tu  fini? 

INÉSI  \.\.i:. 
Oui,  nuu^amc. 

m.  \  NC.II  E. 

Mon  livre  d'heures!  (Inésille  le  lui  doinio.)  Mens, 
viens,  Inésilh;;  jamais  je  n'aurai  adressé  au  ciel 
des  actions  de  grâce  plus  ferventes  si  Je  réussis. 
(Elle  marche  vers  la  porte.) 


21 /( 


U.\    AMULR    D'AUTHKFOIS. 


scî':ne  II. 

Les  Mêmes,  BERNA  I\I)0. 

iiEiiNAnno,   se  présentant  devant  elle,  suivi  Je 

deux  honjines  d'armes. 
Madame  la  comtesse  va  sortir? 

BLANCHE. 

Que  t'importe?  es-tu  chargé,  as-tu  ordre  de  m'en 
empêcher? 

behn  Anro. 
r.ion  au  contraire,  madame. 

B  1.  A  N  C  H  E. 

Fais-moi  donc  place. 

BEnNARDO. 

Seulement,  je  dois  iirévenir  madame  que  je 
serai  forcé  de  l'accompagner,.,  partout  où  il  lui 
plaira  de  se  transporter. 

BLANCHE. 

Comment!  môme  à  l'église? 

BEHNARDO. 

Même  à  l'église. 

BLANCHE. 

F,t  tu  obéiras,  toi,  Bernardo,  un  vieux  soldat! 
Tu  me  feras  cette  insulte,  à  moi! 

BERNARDO. 

Moi!  insulter  madame  !  oh!  elle  ne  peut  le 
croire,  et  si  je  l'accompagne,  ce  sera,  certes,  avec 
tout  le  respect  que  je  dois  à  la  fille  de  mon  gé- 
néral. 

BLANCHE. 

Oui,  et,  en  attendant,  tu  m'espionneras...  avec 
respect. 

BERNARDO. 

Mille  tonnerres!...  Ah!  pardon,  madame,  mais 
un  vieux  soldat,  comme  vous  disiez  tout  à  l'heure, 
ne  fait  pas  un  métier  pareil. 

BLANCHE. 

Ne  dois-tu  pas  rendre  compte  à  mon  père? 

BE  n.N  ARDO. 

Sans  doute. 

BLANCHE. 

Eh  bien!  alors... 

BERNARDO. 

J'obéis  à  ma  consigne,  voilà  tout.  On  voit  bien 
que  madame  ne  sait  pas  ce  que  c'est  qu'une 
consigne.  On  se  fait  tuer  pour  elle,  et  avec  plaisir 
encore,  comme  un  amant  peut  le  faire  pour  sa 
maîtresse;  car  c'est  notre  maîtresse  à  nous.  Ah! 
elle  n'est  pas  toujours  commode,  elle  commando 
parfois  des  choses...  qui  vous  contrarient,  comme 
aujourd'hui,  par  exemple,  où  je  ne  dois  pas  même 
souffrir  que  madame  adresse  une  parole  ou  le 
moindre  signe  à  qui  que  ce  soit. 

BLANCHE. 

De  mieux  en  mieux!  Eloignez-vous,  je  ne  sor- 
tirai pas. 

BERNARDO. 

Si  c'est  la  volonté  de  madame,  car  il  est  bien 
entendu  que  je  n'y  mets  aucun  empêchement. 


I  BL  \NCHE,  avec  haulciu-. 

Sortez! 

BERNARDO,   s'inclinant. 
J'obéis.  (Il  sort.) 

SCÈNF-    III. 
BLANCHE,  INÉSILLE. 

BLANCHE. 

Ainsi,  je  suis  prisonnière.  Je  ne  puis  faire  un 
pas,  un  geste,  prononcer  une  parole!...  Mon  Dieu! 
vous  savez  ce  que  j'ai  souffert,  ce  que  je  suis  prête 
à  souffrir  encore  pour  éviter  à  mon  père  une  al- 
liance indigne  de  lui,  ne  vicndrcz-vous  pas  à  mon 
aide?  Fabrice  ne  pensait  pas  à  moi!  il  n'y  aurait 
jamais  pensé!...  Ah!  j'ai  été  folle!...  cruelle,  de 
l'associer  à  ma  résistance!...  être  forcé  de  rester  là, 
ne  pouvoir  rien  tenter  pour  le  soustraire!...  et 
déjà  le  jour  qui  baisse...  le  moment  fatal  qui  s'ap- 
proche!... Non,  non,  c'est  impossible...  je  no  l'at- 
tendrai pas  ainsi...  viens,  je  veux  sortir!...  ils  ne 
m'empêcheront  pas  de  lui  crier  :  Fabrice!  ne  venez 
pas!  ne  venez  jamais! 

INÉSILLE. 

Eh!  madame,  ne  voyez-vous  pas  que  si  vous 
parveniez  à  lui  parler,  ce  serait  le  perdre  tout 
aussi  infailliblement  en  le  désignant  à  la  ven- 
geance de  votre  père  ! 

BLANCHE. 

Il  faudra  donc  le  laisser  périr! 

INÉSILLE. 

Par  exemple!...  certainement  non,  il  ne  le  faut 
pas!  mais  attendez...  oui,  je  crois  qu'on  peut  le 
sauver  ! 

BLANCHE. 

11  se  pourrait  ! 

INÉSILLE. 

Oui,  madame;  vous  savez,  depuis  sa  faute  de 
ce  matin,  à  quel  point  Tosilos  est  repentant  et 
dévoué. 

BLANCHE. 

Eh  bien? 

INÉSILLE. 

Eh  bien!  il  faut  qu'il  nous  en  donne  une  plus 
grande...  une  dernière  preuve. 

B  L  A  N  C  H  E. 

Et  laquelle?  que  prétends-tu? 

INÉSILLE. 

Le  voici,  vous  allez  le  savoir. 

SCÈNE  IV. 
Les  Mêmes,  TOSILOS. 

TOSILOS. 

Pardon,  madame,  dans  la  crainte  qu'Inésille 
n'ait  pas  bien  vu  le  signe  que  je  lui  ai  fait  tout  à 
l'heure...  je  viens  vous  dire... 

INÉSILLE. 

Que  monseigneur  est  parti  ;  nous  le  savons,  et 
nous  savons  aussi  qu'il  est  interdit  à  madame  de 


ACTK  DEUXIEME. 


215 


porter  remède  au  mal  que  tu  as  fait,  puisqu'elli' 
est  retenue  ici  prisonnière. 

TOSILOS. 

Madame? 

RI.ANCHE. 

Mon  Dieu,  oui,  Tosilos  ;  car  je  ne  puis  sortir 
sans  être  accompagnée  par  cet  abominable  Ber- 
nardo. 

INKSILI.E. 

Ainsi,  tu  vois  que  c'est  tout  comme. 

TOSILOS. 

Et  c'est  moi  qui  suis  cause...  Ali!  madame,  si  | 
vous  saviez  combien  je  me  trouve  stupide...  misé- 
rable!... soupçonner  un  ange  comme  Inésille!... 
et  la  croire  capable  de...  vous  compromettre,  vous, 
ma  noble  maîtresse!...  si  je  ne  me  retenais...  je 
ne  sais  pas  ce  que  je  me  ferais...  il  me  semble  que 
je  serais  bien  aise  de  me  dire  des  injures,  de  me 
donner  des...  (11  se  frappe  la  joue.)  Je  voudrais  vous 
venger  de  moi...  de  tout  le  monde!...  Ah!  bien 
sûr,  j'en  mourrai  de  chagrin. 

I\  Es  IL  LE. 

Mourir!  toi'?...  il  faudrait  pour  cela  que  ton  re- 
pentir fût  sincère. 

TOSILOS. 

Vous  en  doutez  ? 

INÉSILLE. 

Si  j'en  doute?  je  crois  bien!  les  hommes  ne 
sont-ils  pas  tous  riches  en  protestations  et  inca- 
pables du  plus  léger  sacrifice. 

TOSILOS. 

Moi!  mais  je  vous  sacrifierais...  ma  chevelure  à 
laquelle  je  tiens  beaucoup  et  qui  tient  peut-être 
encore  plus  à  moi...  Je  vous  sacrifierais  mon  dé- 
jeuner pendant  quinze  jours!...  je  vous  sacrifie- 
rais!... 

INÉSILLE. 

Ils  sont  beaux  tes  sacrifices!  qu'est-ce  que  tu 
veux  qu'on  fasse  de  ton  déjeuner  et  de  ta  cheve- 
lure? mais  si  l'on  te  demandait... 

TOSILOS. 

Quoi? 

INÉSILLE. 

Mon  Dieu!  la  moindre  chose  qui  pût  nous  être 
utile...  tu  refuserais  bien  vite. 

TOSILOS,  avec  feu. 

Je  vous  mets  au  défi,  Inésille!  vous  avez  fait 
de  moi  un  autre  homme...  un  homme  incroyable  I 
extraordinaire!...  un  homme  enfin  ! 

INÉSILLE. 

Je  crois  que  tu  te  vantes. 

TOSILOS. 

Essayez. 

IN  ÉSILLE. 

Eh  bien!...  si  madame  te  disait,  par  exemple  : 
Tosilos,  faites- moi  le  plaisir  d'aller  vous  pro- 
mener. 

TOSILOS.      « 

Dans  le  jardin? 


INESILLE. 

Hors  de  riiôtel? 

TOSILOS,  effrayé. 
Hors  de  l'hôtel? 

INÉSILLE. 

Oui,  pour  prévenir  une  personne...  pour  lui 
sauver  la  vie. 

TOSILOS. 

Mais  VOUS  oubliez  donc... 

INÉSILLE. 

Quoi? 

TOSILOS. 

Qu'au  moment  où  je  me  présenterai  pour  sor- 
tir... on  tirera  sur  moi? 

I N  É  s  I  L  L  E. 
Eh  bien  !  après? 

TOSILOS. 

Après?  qu'est-ce  que  vous  voulez  qu'il  y  ait 
après?  je  serai  tué,  voilà  tout...  et  il  me  sera- 
alors  assez  difficile  de  faire  la  commission  de  ma- 
dame. 

INÉSILLE. 

Eh!  imbécile!  on  te  manquera! 

TOSILOS. 

Vous  croyez  ? 

INÉSILLE. 

Tu  te  glisseras  par  la  porte  de  l'office,  tu  raseras 
les  murs,  tu  prendras  tes  jambes  à  ton  cou,  et  tu 
nous  auras  prouvé  ton  repentir. 

TOSILOS,  très-peu  déternjiné. 

En  sacrifiant  mon  existence. 

BLANCHE. 

Non,  c'est  inutile,  il  serait  reconnu  et  ne  par- 
viendrait pas  à  sortir  !  ce  n'est  pas  à  lui  que  nous 
pouvons  devoir  le  salut  de  Don  Fabrice. 
INÉSILLE,  à  Tosilos. 

Va-t'en  donc^  puisque  tu  nés  bon  qu'à  faire  le 
mal  et  que,  comme  je  le  disais,  tu  es  incapable  de 
le  réparer. 

TOSILOS. 

Je  m'en  vais,  Inésille;  mais  vous  ne  tenez  vrai- 
ment guère  à  être  aimée;  car,  à  l'usage  que  vous 
voulez  faire  de  vos  amoureux,  ils  ne  peuvent  pas 
durer  longtemps!  (11  sort.) 

SCÈNE  V. 
BLANCHE,   INÉSILLE. 

BLANCHE. 

Ainsi,  rien  ne  nous  viendra  en  aide!  c'est  un 
abîme...  c'est  la  mort  qu'on  a  placée  sous  les  pus 
démon  malheureux  cousin!  et  c'est  moi!  moi! 
qui  serai  cause... 

INÉSILLE. 

Jlais  ètes-vous  bien  certaine  ([u'il  viendra,  ma- 
dame ? 

BLANCHE. 

Ne  t'ai-je  pas  dit  qu'il  m'a  crié,  en  cpiittaiit  mon 
père  :  A  ce  soir!...  Une  seule  chance  de  salut  nous 
reste...  Ces  sentinelles  qu'on  a  postées  sous  mes 
fenêtres...  partout!...  ne  peut-il  pas  les  aperce- 


lMC) 


UN    AMOLir.    D'AllTHKFOIS. 


voir   lie  loin  !    ne  ilnivcnt-olles  pus   l'avertir    du 
daiifier? 

im'si  i.r.i:. 
Ilélas!  non,  madame,  car  on  les  a  fait  cacher... 
Oli!  ils  ont  bien  pris  leurs  mesures,  les  miséra- 
bles!... Mais  n'importe,  il  me  semble  que  pour 
sauver  votre  cousin,  j'oserais!...  Me  donnez-vous 
liberté  entière?  promettez- vous  d'approuver  tout 
ce  que  je  pourrai  tenter? 

•  1JI,A\(.M  K. 

Pour  le  sauver?  oh  !  tout,  tout  !  Prends  ma  vie 
s'il  le  faut,  et  je  te  dirai  merci  1 

I  N  É  s  I  L I,  E. 

Kh  bien,  il  y  a  encore  un  moyen  pcut-ôtre.  (Elle 
court  à  la  fenêtre  et  roganie.)  Oui,  oui...  il  y  en  a 
un  !  espérez,  madame,  espérez  !  (Elle  sort  vive- 
ment.) 

SCÈNE  VI. 

RLANCHE,  seule. 

Quel  est  son  projet?  que  vcut-cllo  faire?... 
songe-t-ellc  t\  séduire  les  sentinelles?  mais  elle  ne 
m'a  pas  demandé  de  l'or,  mes  diamants...  Non,  ce 
ne  peut  être  cela...  Elle  n'ignore  pas  que  mon  père 
inspire  trop  de  crainte  pour  qu'on  ose  le  trahir! 
Et  cependant,  elle  paraissait  pleine  de  confiance... 
Pourquoi  ne  m'a-t-e!le  pas  expliqué?...  Mon  Dieu  ! 
j'aurais  pu  la  conseiller,  l'aider...  et  elle  ne  re- 
vient pas...  Elle  ne  sait  donc  pas  que  chaque  mi- 
nute centuple  ce  que  je  souffre...  elle  ne  sait  donc 
pas  que  cette  parole  d'espérance  qu'elle  m'a  jetée 
en  sortant  me  rend  folle!...  De  l'espérance!  je 
n'en  ai  pas!  oh!  non!  Tout  est  fini!...  je  suis 
perdue!  perdue  sans  ressource.  Aucune  puissance 
humaine  ne  peut  nous  sauver  !  (  Elle  tombe  dans 
UQ  fauteuil.) 

SCÈNE   VII. 

BLANCHE,  JULIEN. 

JULIEN,  entrant  vivement  et  s'arrètant  timide 

et  respectueux  à  la  vue  de  Blanche. 

C'est  elle!  c'est  bien  elle!...  et  cette  fois,  c'est 

par  son  ordre,  par  sa  volonté  que  je  puis  la  voir  ! 

la  contempler!  Qu'ai-je  donc  fait  pour  mériter 

tant  de  bonheur. 

BLANCHE. 

Le  malheureux  !  dans  ce  moment,  il  s'appro- 
che... il  vient  mourir  plein  de  joie...  sans  dé- 
fiance... Ah!  cette  pensée,  je  ne  puis  la  suppor- 
ter... je  veux  aller  à  son  secours.  (Elle  se  lève  et 
aperçoit  Julien.)  Ciel!  un  homme!...  ce  jeune  in- 
connu qui  tous  les  jours!...  (A  Julien.)  Pourquoi 
ôtes-vous  ici,  monsieur?...  qui  vous  a  donné  l'au- 
dace?... Savez-vous  que  le  ciel  peut  vous  faire  trou- 
ver à  l'instant  le  châtiment  de  votre  témérité?  Sa- 
vez-vous que  s'introduire  ainsi  chez  une  femme 
par  surprise... 

JULIEN, 

Quoi!  madame,  ce  n'est  pas  vous?...  Je  croyais 


nT'tre  ici  que  par  votre  volonté...  ce  n'est  que  sur 
un  sij;ne  parti  do  cette  fenêtre... 

BLANCHE,  à  elle-mêrae. 
Il  se  pourrait!  qui  donc  aurait  osé?...  Oh!  je 
comprends  tout  i\  présent!  C'est  elle!   c'est  elle! 
la  malheureuse! 

JULIEN,  avec  joie. 
Elle  no  me  renvoie  pas! 

ULANCIIE,  à  elle-même. 
Oh  !  mon  Dieu!  mon  Dieu!  mais  il  croira  que 
c'est  moi...  moi,  qui  l'ai  voulu...  moi  qui  en  ai 
donné  l'ordre  !  Il  me  semble  que  c'est  un  meurtre 
que  je  viens  de  commettre! 

JULIEN. 

Elle  m'a  regardé  sans  colère  !  Ah  !  maintenant, 
quand  elle  me  chasserait,  j'emporterais  du  cou- 
rage pour  toute  la  vie! 

BLANCHE,  à  elle-même. 

Comment  lui  exprimer  ce  que  j'éprouve?  lui 
peindre  mon  repentir?  me  justifier  à  ses  yeux,  ou 
plutôt  m'accuser!...  car  il  doit  tout  savoir!...  je 
dois  tout  lui  dire...  quiindj'en  devrais  mourir  de 
honte  à  ses  pieds. 

JULIEN,  s'approcliant. 

Vous  paraissez  inquiète  et  troublée ,  madame... 
A-t-on  commis  une  méprise?  Voulez-vous  que  je 
m'éloigne  de  ces  lieux. 

BLANCHE,  vivement. 

Restez!   restez...  je    vous  supplie  de  rester.. 
Quel  que  soit  ce  que  j'ai  à  vous  apprendre,  je  veux 
obtenir  votre  pardon  ,  je  veux...  que  vous  ne  me 
maudissiez  pas. 

JULIEN. 

Vous  maudire!  vous!  par  qui  j'ai  compris  les 
seuls  biens,  les  seules  joies  qui  puissent  faire 
aimer  la  vie!  Oh  !  vous  ne  savez  pas,  madame,  tout 
ce  que  vous  avez  fait  pour  moi,  tout  ce  que  je 
vous  dois  en  ce  moment. 

BLANCHE. 

Pardonnez-moi,  vous  dis-je;  car  vous  ne  savez 
pas  tout  ce  que  vous  me  devrez  encore  ! 

JULIEN. 

Quoi  que  ce  puisse  être  !  il  n'est  plus  en  votre 
pouvoir  d'ùter  la  reconnaissance  de   mon  cœur. 

BLANCHE. 

Pas  plus  qu'il  n'est  au  vôtre  d'ôter  le  remords? 
du  mien!...  et  pourtant.  Dieu  m'est  témoin  que  je 
ne  suis  pas  coupable,  que  j'aurais  mieux  aimé 
subir  mille  supplices  plutôt  que  de  consentir... 
mais  un  malheur...  une  fatalité... 

JULIEN. 

Ah!  madame,  pouvez -vous  nommer  ainsi... 

BLANCHE. 

Oui,  oui,  un  malheur  affreux...  irréparable, 
qui  pèsera  éternellement  sur  mon  cœur!...  Écou- 
tez-moi; vous  avez  cru  que  j'avais  remarqué  la 
persévérance  de  \os  regards,  que  j'avais  été  tou- 
chée de  votre  retenue,  de  votre  respectueuse  discré- 


ta 


ACTE  DEUXIÈME. 


217 


tion?  Vous  croyez  que  si  je  vous  ai  fait  venir,  c'est 
pour  vous  le  dire... 

JULIEN.     • 

Ah!  madame! 

BLANCHE. 

Vous  vous  tïtcs  trompé.  Ce  matin  encore,  mes 
yeux  ne  s'étaient  pas  plus  arrêtés  sur  vous  que 
ma  pensée.  Je  ne  vous  connaissais  pas...  ce  matin 
j'étais  heureuse...  car  je  n'avais  rien  à  me  repro- 
cher; maintenant...  Ah!  pardonnez-moi  le  piège 
cruel  tendu  sous  vos  pas,  l'horrible  calcul  auquel 
je  dois  votre  présence... 

JULIEN. 

Je  ne  comprends  pas,  madame. 

BLANCHE. 

Encore  une  fois,  ne  me  maudissez  pas!  A  votre 
sortie  de  ces  lieux...  eh  bien,  c'est  la  mort  que 
vous  trouverez  ! 

JULIEN,  avec  le  plus  grand  calme. 

Le  péril  après  le  bonheur,  qui  se  plaindrait 
d'une  pareille  destinée! 

BLANCHE,  continuant. 

Mais  la  mort  sans  gloire,  sans  combat...  sans 
aucune  chance  de  salut...  vous  serez  lâchement 
assassiné. 

JULIEN. 

Et  pourquoi? 

BLANCHE. 

Une  résolution  extrême...  insensée...  pour  sau- 
ver un  malheureux. 

JULIEN. 

Ah  !...  vous  aimez  quelqu'un,  madame? 

BLANCHE. 

Le  danger  qui  le  menaçait  m'a  frappée  d'épou- 
vante, m'a  rendue  folle  enfin...  et  sans  que  vous 
puissiez...  jamais...  obtenir  sa  place  dans  mon 
cœur...  c'est  la  sienne  que  vous  êtes  venu  pren- 
dre... devant  ses  assassins!  Voilà  le  bonheur  au- 
quel... vous  avez  été  invité  en  mon  nom. 

JULIEN. 

Mourir!  mourir!...  pour  vous!...  Souvent  dans 
mes  rêves  d'amour,  j'ai  désiré  avec  ardeur  avoir  à 
vous  offrir  une  chose  qui  me  tînt  lieu  de  tous  les 
mérites,  une  chose  inestimable  !  dont  on  ne  pût 
disposer  qu'une  fois!  vous  l'avez  trouvée,  madame; 
soyez  bénie,  je  vous  rends  grâce! 
BLANCHE,  émue. 

Ah!  seigneur! 

JULIEN. 

N'avez-vous  pas  dit  que  vous  n'aviez  plus  de 
place  ù.  donner  dans  votre  cœur?  Que  ferais-je 
alors  de  la  vie?  puis-je  la  regretter,  moi  qui  n'en 
connais  le  prix  ([iie  depuis  le  jour  où  je  vous  l'ai 
consacrée?...  Madame,  je  vous  le  répète,  je  vous 
rends  grâce  d'en  avoir  usé  comme  d'un  bien  fini 
était  à  vous. 

BLANCHE. 

Quoi  !  je  ne  vous  fais  pas  horreur?  mon  action 
cruelle...  odieuse,  ne  vous   donne  pour  moi    ni 
mépris,  ni  haine? 
III. 


JULIEN. 

J'aurai  pu  vous  servir,  et  vous  voulez  que  je  me 
plaigne!...  vous  voulez  que  je  maudisse  un  hasard 
sans  lequel  rien  de  moi  ne  serait  parvenu  à  votre 
oreille,  rien  de  moi  n'aurait  attiré  vos  regards!  et 
cependant,  depuis  six  mois,  je  ne  vis  que  par  vous, 
je  suis  l'ombre  de  vous-même;  vous  apercevoir  un 
seul  instant  est  tout  mon  espoir,  vous  avoir  aper- 
çue, tout  mon  bonheur  d'un  jour.  Vous  sortez  ;  je 
reviens  la  nuit  baiser  la  trace  de  vos  pas  sur  le 
seuil  de  votre  porte.  A  l'église,  si  une  douce  parole 
tombée  de  votre  bouche  arrive  jusqu'à  moi,  je  la 
répète  jusqu'à  ce  qu'un  autre  mot  de  vous  vienne 
frapper  mon  oreille.  La  main  du  pauvre,  effleurée 
par  votre  main  bienfaisante,  devient  pour  moi  celle 
d'un  ami;  n'osant  faire...  davantage,  je  la  presse 
avec  effusion ,  en  y  déposant  à  mon  tour  une  of- 
frande, sœur  de  la  vôtre.  Bien  des  obstacles  me 
séparent  devons;  mais  rien  n'a  pu  empêcher  votre 
grâce  et  votre  beauté  de  rayonner  jusqu'à  mon 
cœur.  Enfermée  dans  votre  chambre,  rêveuse  ou 
agitée,  triste  ou  riante,  je  vous  devine.  Chaque 
pensée  de  votre  esprit,  chaque  souffle  de  votre 
âme  m'appartient;  ou  plutôt  je  vis  de  vos  pensées, 
de  vos  sentiments.  Tout  ce  que  vous  aimez,  je 
l'aime,  tout  ce  que  vous  voulez,  je  le  veux.  Pour 
accomplir  un  de  vos  souhaits,  je  sacrifierais  tout, 
excepté  votre  souvenir.  Oui,  cela  est  ainsi,  et  vous 
ne  vous  en  êtes  jamais  aperçue,  vous  ne  l'avez 
pas  seulement  soupçonné  ;  car  vous  l'avez  dit,  ma- 
dame, ce  matin  encore  je  vous  étais  inconnu; 
vous  ne  saviez  pas  même  si  j'existais...  Pouvait-il 
en  être  autrement!  qui  suis-je?  et  sur  qui  mes 
yeux  ont-ils  osé  s'arrêter? 

BLANCHE,  très-émue. 

Oui,  oui,  qui  êtes-vous?  je  veux  le  savoir  et  ne 
jamais  l'oublier. 

JULIEN. 

Mon  nom  est  Julien  de  Zuniga,  madame...  vous 
me  promettez  un  souvenir;  le  service  que  je  vais 
vous  rendre  est  plus  que  payé...  et  maintenant, 
que  faut-il  faire  ? 

BLANCHE. 

Pour  mourir  ! 

JULIEN. 

Pour  vivre  dans  votre  mémoire. 

BLANCHE. 

Ah!  quand  vous  avez  franchi  le  seuil  de  cet 
hôtel,  ce  n'est  pas  la  mort  que  vous  veniez  cher- 
cher; vous  n'avez  pas  pensé  que  ce  fût  là  le  sort 
qui  vous  était  réservé  ? 

JULIEN. 

Si,  madame,  j'y  songeais;  car  ce  n'est  pas  lu 
première  fois  que  je  viens  ici;  déjà,  dans  cette 
journée,  je  m'y  suis  vu  introduire  sur  l'ordre  de 
votre  père. 

BLANCHE. 

De  mon  père?  comment?  pourquoi?  que  vou- 
lait-il de  vous? 

28 


218 


UN   AMOLH    D'AUTREFOIS. 


JILIHIM. 

Une  chose  à  laquelle  rien  au  inonde  n'aurait  pu 
me  faire  consentir!  il  voulait  m'intordire  riuimble 
place  vis-à-vis  de  votre  balcon,  madame,  où  j'at- 
tends, des  journées  entières,  l'instant  de  votre  pas- 
sage et  le  bonheur  de  votre  vue  ;  car  il  m'avait 
remarqué,  lui  !  il  était  impossible  que  ma  présence 
n'attirât  pas  l'attention  de  quelqu'un!  le  sort  a 
voulu  que  ce  fût  celle  do  monseigneur  d'Aguilar, 
et  sur  mon  refus  de  lui  obéir,  ses  menaces  m'a- 
vaient appris  le  sort  qui  m'était  réservé.  Le  sacri- 
fice de  ma  vie  était  donc  fait,  madame,  sans  but  et 
sans  espoir,  et  c'est  vous  qui  me  la  demandez  ! 
elle  peut  vous  rendre  heureuse,  oh!  prenez-la, 
prenez-la...  je  n'ai  rien  à  regretter. 

BLANCHE. 

Mais  moi ,  seigneur,  mol  ! 

JULIEN. 

Vous  ne  me  connaissez  pas,  madame. 

BLANCHE. 

Ce  seul  instant  ne  m'apprend-il  pas  ce  que  vous 
Êtes?  Résigné,  brave,  généreux,  plus  encore!... 
ah!  je  ne  me  pardonnerai  jamais... 

JULIEN. 

Quoi  donc,  madame,  et  qu'avez-vous  à  vous 
reprocher?  Celui  que  vous  aimez  va  venir  ;  un 
horrible  piège  est  tendu  sous  ses  pas...  Une 
fois  entré  ici,  il  n'en  sortira  que  pour  mourir... 
Éperdue,  vous  vous  précipitez  h  votre  fenêtre, 
comme  pour  lui  crier  de  s'éloigner...  vos  yeux 
interrogent  le  ciel  et  l'implorent...  ils  redescen- 
dent vers  la  terre  et  aperçoivent  un  inconnu... 
BLANCHE,  vivement. 

Ah!  ce  n'est  pas  moi...  jamais!... 

JULIEN. 

Ne  vous  en  défendez  pas,  madame;  dans  une 
situation  pareille  h  la  vôtre,  moi,  je  serais  par- 
jure, assassin,  lâche...  Oui,  madame,  pour  vous, 
je  n'hésiterais  pas  une  minute!  Eh!  à  quoi  suis- 
je  bon,  grand  Dieu!  sinon  à  vous  préserver  ,  à 
vous  rendre  le  bonheur? 

BLANCHE. 

11  n'en  est  plus  pour  Blanche,  si  elle  ne  vous 
sauve  tous  deux. 

JULIEN. 

Ne  songez  pas  à  moi,  madame  ;  seulement ,  en 

vous  donnant  ma  vie,  qu'il  me  soit  permis  de 

la  vendre  un  peu  cher  h  ceux  qui  sont  chargés  de 

la  prendre.  (Il  tire  son  épée  et  se  dirige  vers  la  porte.) 

BLANCHE,  le  retenant. 

Non,  c'est  en  vain,  ne  me  condamnez  pas  à  un 
supplice  éternel  ,  je  ne  consentirai  jamais...  je 
n'ai  jamais  consenti...  croycz-le  bien,  monsieur; 
môme  avant  de  vous  connaître,  d'avoir  soupçonné 
un  si  admirable  dévouement... 

JULIEN. 

Ah!  madame,  prenez  garde  de  le  rendre  im- 
possible en  y  attachant  un  trop  grand  prix. 


BLANCHE,  écoutant. 
Ciel!  des  pas  précipités  se  font  entendre...  On 
vient... 

JULIEN. 

l>our  me  chercher,  sans  doute;  je  vais  leur 
épargner  la  moitié  du  chemin. 

BLANCHE. 

Non,  vous  m'obéirez,  je  vous  ordonne  de  m'o- 
béir!  entrez,  entrez  ici,  monsieur!  (Elle  lui  ouvre 
la  porte  d'uncabinot.)  Si  je  ne  parviens  à  vous 
sauver,  vous  ne  mourrez  pas  seul!  (Julien  disparaît.) 
A  présent,  on  peut  venir! 

SCÈNE  VIII. 

BLANCHE,  FABRICE. 

BLANCHE,    apercevant  Fabrice. 
Ciel!    Fabrice!    c'est   Fabrice!...    Mon     Dieu! 
n'était-ce  donc  pas  assez  de  ce  jeune  homme? 

FABRICE. 

Chère  Blanche,  quel  bonheur  de  nous  revoir  ! 

BLANCHE,  à  part. 
Ah!  sa  joie  me  fait  mal! 

FABBICE. 

Eh  bien!  ètes-vous contente  de  mon  adresse?... 
votre  père  est  parti,  et  c'est  grâce  à  moi. 

BLANCHE. 

Silence!  silence,  Fabrice! 

FABRICE. 

Nous  n'avons  rien  à  craindre  !  je  l'ai  vu  s'éloi- 
gner; ainsi... 

BLA  NCHE. 

Ah!  pourquoi  êtes-vous  venu? 

FABRICE. 

Comment,  pourquoi?...  mais  pour  vous  an- 
noncer que  le  prêtre  est  averti...  la  chapelle  pré- 
parée... 

BLANCHE. 

Mon  Dieu,  lorsque  vous  avez  apporté  l'ordre  du 
roi  à  mon  père,  vous  n'avez  donc  pas  lu  ma  frayeur 
sur  mon  visage?  vous  n'avez  donc  pas  vu  que  l'on 
nous  épiait?  que  je  ne  pouvais  faire  un  geste, 
prononcer  une  parole? 

FABRICE. 

Devant  do  pareils  témoins,  cela  me  semblait 
fort  natm'cl...  (L'examinant.)  Mais  comme  vous  êtes 
pâle!  qu'avez-vous?  que  se  passe-t-il?  Monsei- 
gneur d'Aguilar  serait-il  de  retour? 

BLANCHE. 

U  y  aurait  moins  de  danger  pour  vous!  je  pour- 
rais espérer  de  le  fléchir...  tandis  que  ses  hommes 
d'armes!...  mon  père  leur  a  laissé  des  ordres 
cruels,  inexorables... 

FABRICE. 

Contre  moi!...  mais  personne  ne  s'est  opposé  à 
mon  passage;  je  me  suis  glissé  sans  obstacle  par 
la  porte  secrète...  je  n'ai  aperçu  aucun  homme 
d'armes  sur  mon  chemin,  ni  entendu  aucun  bruit 
furtif  derrière  la  tapisserie. 


ACTE  DEUXIEME. 


219 


1ÎLA\CHE. 

Vous  vous  trompez,  Fabrice!  dans  ce  passage 
obscur  où  vous  vous  iHes  introduit  sans  défiance, 
la  trahison  épiait  votre  venue;  maintenant,  on  sait 
que  vous  êtes  ici...  rien  ne  peut  vous  dérober  à  la 
vengeance  de  mon  père.  Ah  !  maudite  soit  ma  fai- 
blesse! je  pouvais  m'exposer  seule,  j'ai  préféré  at- 
tirer le  danger  sur  votre  tùte  !. ..  je  suis  bien  misé- 
rable ! 

FABRICE. 

Non,  ma  cousine,  vous  êtes  seulement  une 
pauvre  femme  bien  tremblante,  bien  craintive,  et 
je  vous  remercie  de  cette  pâleur,  de  cette  agitation  ; 
elles  prouvent  que  vous  avez  pour  moi  quelque  at- 
tachement... Votre  père  a  des  soupçons,  il  a  donné 
des  ordres  sévères;  le  chemin  par  lequel  je  suis 
arrivé  n'est  plus  libre,  dites-vous,  je  n'en  crois 
rien...  en  tous  cas,  cette  fenêtre  nous  reste...  et 
pour  calmer  vos  craintes... 

BLANCHE,  allant  à  la  fenêtre. 

Cette  fenêtre...  regardez! 

FABniCE. 

Diable!  une  sentinelle!  il  paraît  que  la  chose 
est  sérieuse  ;  monseigneur  d'Aguilar  n'oublie  rien . . . 
Allons,  le  prêtre  attendra  et  les  cierges  brûleront 
jusqu'au  jour!  voilà  mon  bonheur  retardé!...  mais 
n'ayez  pas  peur,  ma  cousine,  ce  rustre  qui  se  pro- 
mène là-bas  ne  m'inquiète  guère...  je  saurai  bien 
lui  échapper. 

BLANCHE. 

Vous  éviteriez  ce  premier  danger  que  mille 
autres  vous  arrêteraient  plus  loin...  toutes  les 
issues  sont  gardées,  la  fuite  est  votre  perte,  votre 
perle  assurée,  vous  dis-je!  et  dans  cette  horrible 
situation,  aucun  espoir  ne  nous  reste;  oui,  à 
moins  qu'un  miracle  ne  nous  sauve. 

FABRICE. 

Vous  exagérez,  ma  cousine;  si  je  ne  puis  partir, 
qui  m'empêche  de  rester?  vous  avez  bien  queUiue 
réduit  mystérieux...  quelque  armoire  solitaire... 
je  ne  suis  pas  difficile,  et  pourvu  que  mon  anp:o 
gardien  daigne  de  temps  en  temps  m'apporter  Tes- 
pérance...  j'attendrai  là  un  jour,  une  semaine  s'il 
le  faut,  l'heure  de  ma  délivrance. 

BLANCHE. 

Non,  non,  c'est  en  vain  que  nous  essayerions  de 
vous  cacher,  nous  ne  pourrions  échapper  aux  re- 
cherches... Oui,  nous  sommes  perdus,  perdus  sans 
ressources,  car  voyez-vous,  Fabrice,  pour  votre 
salut,  s'il  fallait  ma  vie,  je  la  donnerais  avec  joie  ; 
mais  il  est  un  sacrifice  que  je  ne  peux  pas  vous 
faire,  que  je  ne  vous  ferai  jamais...  que  vou-^ 
n'accepteriez  pas...  non,  non,  c'est  impossible! 

FABRICE. 

Il  n'est  pas  besoin  de  sacrifice!  soyez  tranquille', 
ma  cousine,  puisqu'on  ne  peut  tourner  l'enueini, 
je  vais  l'aborder  en  face,  et  malheur  à  qui  ten- 
tera de  m'arrêter!  Adieu,  Rlanche!  adieu...  c'est- 
à-dire...  au  revoir  ! 


B  I.  \  N  C  H  E. 

Eh  bien  !  vous  avez  raison,  oui ,  il  faut  sortir, 
mais  ensemble  ;  car  je  ne  vous  quitterai  pas  !  il 
n'est  pas  juste  qu'un  innocent  périsse  à  notre 
place. 

FABRICE. 

Un  innocent! 

BLANCHE. 

Venez,  venez! 

SCÈNE  IX. 
Les   Mêmes,   D'AGUILAR. 

D'AG  IILAR. 

Un  moment,  je  vous  prie... 

BLANCHE,   à  part. 

Mon  père  ! 

FABRICE,  à  part. 
Trop  tard  ! 

d'agiilar,  à  sa  fille. 
Si  tu  connais  les  ordres  que  j^ai  donnés,  Blanche, 
conseille-lui  donc  de  ne  pas  tant  se  hâter. 

BLANCHE. 

Ah!  monseigneur! 

d'aguilar. 

C'est  donc  vous,  noble  marquis,  qui  vouliez  en- 
lever une  fille  à  son  père  ?  qui  veniez  la  séduire  en 
son  absence? 

FABRICE. 

Oh  !  il  n'y  a  pas  de  séduction,  je  vous  assure... 
d'agdilar. 

Je  comprends  maintenant  pourquoi,  dès  que  je 
vous  ai  vu,  j'ai  senti...  de  la  haine...  c'était  un 
pressentiment. 

FABRICE. 

Mais  des  plus  menteurs,  en  vérité. 

BLANCHE. 

Mon  père,  daignez  m'entendre. 
d'aglilar. 

Tu  es  impatiente  de  savoir  ce  que  je  pense  du 
noble  choix  que  tu  as  fait.  A  merveille,  Blanche, 
un  courtisan  de  la  reine!...  je  te  remercie  d'avoir 
pris  soin  de  justifier  ma  vengeance. 

FABRICE. 

Mais  encore  une  fois,  monseigneur,  vous  vous 
méprenez  sur  mes  intentions. 
d'aguilar. 

Oh!  n'essayez  pas  de  m'abuser;  je  sais  que 
Blanche,  pour  faire  manquer  un  mariiige  que  son 
père  désirait,  avait  résolu  de  se  donner  à  un 
autre...  et  c'est  vous  qu'elle  a  choisi. 

FABRICE. 

Eh  bien  !  après  tout,  si  ma  cousine  avait  la  bonté 
de...  il  nie  semble  que  vous  ne  pourriez  vous  of- 
fenser... 

I)'A<-1  ilar. 
Vive  Dieu!   nous  allons  voir!  (Api,t>lant.)  Ber- 
nardo! 

FABRICE. 

In  moment!   il  n'est  pas  besoin  de  votre  Ber- 


220 


UN  AMOUR    D'AUTREFOIS. 


nardo  !  Ne  saurions-nous  causer  un  peu  tranquil- 
lement comme  de  bons  parents...  que  nous  som- 
mes?... Souvent,  il  ne  faut  qu'un  peu  de  calme 
pour  s'entendre... 

d'agi  II, An. 

Dépêchons,  monsieur. 

FAOniCF.,  continuant. 

Voyons,  vous  me  surprenez  avec  ma  cousine... 
qu'est-ce  que  ça  prouve?  qu'elle  a  gardé  un  bon 
souvenir  do  moi,  ainsi  que  je  l'avais  conservé 
d'elle.  Vous  n'avez  jamais  aimé  mon  père,  monsei- 
gneur... qui,  de  son  coté...  mais  les  enfants  no 
sentent  pas  toujours  comme  les  parents...  vous 
le  savez,  mon  cher  oncle,  l'alTection  est  aussi  in- 
volontaire que  la  haine...  je  n'ai  pu  résister  à  un 
désir  bien  naturel...  bien  légitime,  vous  en  con- 
viendrez, et,  craignant  de  vous  importuner  par  ma 
présence,  je  l'avoue,  j'ai  profité  de  votre  absence 
pour  venir  dire  à  ma  cousine  les  dernières  paroles 
de  ma  mère,  voilà  mon  crime. 
d'aguila  r. 

Oseriez-vous  donner  votre  foi  de  gentilhomme 
que  vous  n'êtes  pas  venu  ici  dans  l'intention  d'en- 
lever ma  fille? 

BLANCHE,   à  part. 

Plus  d'espoir!  un  cœur  loyal  ne  peut  trahir  la 
vérité. 

d'aguilau,  à  Fabrice. 
Répondez? 

FAUniCE. 

Répondez,  répondez...  Monseigneur,  je  suis  sol- 
dat, je  suis  espagnol,  et  j'ai  horreur  du  mensonge. 
Cependant,  il  est  une  chose  qui  me  répugne  encore 
davantage,  c'est  une  mort  obscure,  ignorée,  hon- 
teuse, comme  celle...  d'un  chien  auquel  un  chas- 
seur de  mauvaise  humeur  casse  la  tête  dans  un 
fourré!  Je  vous  connais...  de  réputation;  à  la 
moindre  parole  malsonnante  à  votre  oreille  que 
je  prononcerai,  c'est  là  le  sort  que  vous  me  réser- 
vez... Eh  bien!  je  n'en  veux  pas.  Faites  former  le 
carré,  en  plein  midi,  à  vos  soldats;  désignez  deux, 
trois,  plus  même  de  vos  meilleurs  officiers  ;  inter- 
rogez-moi en  leur  présence...  oh  alors,  je  suis 
prêt  à  vous  faire  réponse  et  à  en  soutenir  la  sincé- 
rité contre  tous  à  la  fois,  s'il  le  faut. 
d'aguilar. 

Je  t'ai  écouté  patiemment,  sans  t'interrompre, 
et  tu  me  fais  pitié. 

FABRICE. 

Monsieur  le  comte! 

d'aguilar. 

Eh  quoi!  en  présence  de  cette  jeune  fille,  qui, 
pour  toi,  sans  hésiter,  sans  pâlir,  avait  le  courage, 
elle,  de  résister  à  son  père,  tu  n'as  pas  honte  de 
recourir  à  de  misérables  faux-fuyants?  (A  sa  fille.) 
Le  noble  choix  que  tu  as  fait  là.  Blanche  ! 
BLANCHE,  à  elle-même. 

Oh!  mon  Dieu!  quand  tout  à  l'heure  un  autre... 
un  inconnu!  sans  espoir,  sans  regrets... 


d'aguilar,  continmnt. 
Comment  balancer  entre  un  père  et  un  amant 
qui  renie  son  amour? 

BLANCHE,  vivement. 
Vous  vous  trempez,  mon  père...  hier,  nous  ne 
nous  connaissions  pas;  ma  résolution  de  l'épouser 
n'était  qu'une  révolte  contre  l'ordre  injuste  que 
vous  m'aviez  donné.  Punissez  donc  votre  fille,  elle 
seule  est  coupable;  elle  seule  voulait  vous  déso- 
béir. Ne  faites  pas  tomber  la  peine  sur  un  inno- 
cent, mon  père,  je  vous  en  conjure!  s'il  est  ici, 
c'est  malprré  lui,  parce  qu'il  n'a  pas  su  résister  à 
mes  prières,  à  mon  désespoir;  mais  il  vous  a  dit 
la  vérité;  non,  il  n'a  pas  d'amour  pour  moi,  pas 
plus  que  je  n'en  ressens  pour  lui,  et  maintenant 
que  vous  avez  lu  dans  mon  cœur,  révoquez  un 
ordre  cruel,  inutile...  je  vous  le  demande  à  ge- 
noux; qu'il  s'éloigne,  qu'il  parte,  et  que  je  ne  le 
revoie  jamais. 

FABRICE,  s'cssiiyant  les  yeux,  à  part. 
Pauvre  cousine!  sacrifier  ainsi,  pour  me  sauver, 
tout  espoir  de  bonheur  ! 

d'aguilar,  qui  est  resté  pensif,  à  Blanche, 
agenouillée  à  ses  pieds. 
Relevez-vous. 

FABRICE,  toujours  à  liii-mème. 
Si  j'avouais  tout!  si  je  me  faisais  tuer! 

d'à  g  u  I  l  a  r  ,  après  une  pause. 
Eh  bien!  oui, je  lui  laisse  la  vie!...  puisque  c'est 
là  son  seul  amour!  il  peut  sortir  sans  crainte.  Et 
toi.  Blanche,  tu  peux  l'aimer,  je  te  le  permets,  si 
tu  en  as  le  courage. 

FABRICE. 

Monseigneur,  vous  avez  une  singulière  manière 
de  comprendre  l'amour  et  d'estimer  le  courage. 
Mais  comme  je  vous  le  disais  tout  à  l'heure,  met- 
tez-moi en  présence  d'un  danger...  honorable  et, 
quelque  grand  qu'il  soit,  vous  verrez  si  je  recule... 
(Bas,  à  Biaocbe.)  Vous  m'avez  sauvé.  Blanche,  à 
vous  pour  jamais! 

BLANCHE,  détournant  la  tête. 

Suivez  mon  père,  monsieur.  (Sur  un  signe  de 
d'Aguilar,  Fabrice  sort  avec  lui.) 

SCÈNE  X. 

BLANCHE,  INÉSILLE,  puis  JULIEN. 

INÉSILLE,  entrant. 
Éh  bien  !  madame? 

BLANCHE. 

Vite,  vite,  ouvre  cette  fenêtre, 

INÉSILLE,  ouvrant  la  fenêtre  da  balcon. 
Oui,  madame. 
BLANCHE,  ouvrant  la  porte  du  cabinet  ou  elle  a  fait 
entrer  Julien. 
Seigneur  Julien,  venez,  venez...  c'est  le  moment 
devons  échapper...  ne  m'entendez-vous  pas?  (Re- 
gardant avec  un  flambeau.)  Personne!...  Ciel!  malgré 
mes  prières,  il  aura  voulu...  et  la  consigne  qui  n'est 
peut-être  pas  encore  levée...  (Ici  l'on  entend  un  coup 


ACTE  DEUXIÈME. 


221 


de  feu.)  Ah!  il  est  mort,  je  u'ai  donc  pu  le  sauver. 
(Elle  tombe  sur  un  fauteuil  et  se  cache  la  flgure  daas  ses 
mains.) 

JULIEN,  pâle,  les  yètements  tachés  de  sang,  paraissant 
à  la  porte  du  cabinet. 
Madame,  celui  que  vous  aimez  peut  sortir. 

BLANCHE,  relevant  la  tête. 
Cette  voix!  (Gourant  à  lui.)  Julien  !... 

JULIEN,  continuant. 
Plus  de  danger  pour  lui...  on  a  tiré  sur  moi... 
la  porte  est  libre. 

BLANCHE,   entraînée. 
Qu'uvez-vous  fait!...   c'est  vous  que  je  voulais 
sauver...  c'est  vous  que  j'aime. 

JULIEN,  avec  transport. 
Moi!...  qa'entends-jc?  il  se  pourrait?  vous  nu 
me  trompez  pas?...  Pendant  six  mois,  j'ai  supporté 
tous  les  tourments  du  désespoir,  j'ai  ri  de  ma 
folie,  de  mon  audace,  j'ai  pleuré  sur  un  amour 
qui  devait  toujours  rester  ignoré...  et  vous  m'ai- 
mez! madame,  n'est-ce  point  un  rêve?  Ah!  ré- 
pétez... répétez  ces  douces  paroles... 

BLANCHE. 

Oui,  je  vous  aime!  et  vous  vouliez  mourir! 

JULIEN. 

Mourir!  oh!  non,  plus  maintenant...  A  peine  si 
je  souffre!  votre  voix  vient  de  fermer  ma  bles- 
sure. 

BLANCHE. 

Fuyez  donc!  profitez  de  l'issue  que  vient  de 
vous  ouvrir  votre  courage;  mais  par  ce  balcon... 
par  les  jardins...  que  personne  ne  sache..,  je  ne 
répondrais  pas  de  mon  père. 

JULIEN,  lui  baisant  la  main. 

Vous  m'aimez  !  ne  craignez  plus  pour  moi  !  c'est 
de  vous  que  je  tiens  la  vie...  je  la  conserverai.  (11 
franchit  le  balcon.) 

BLANCHE,  pendant  qu'il  descend. 

Adieu,  Julien;  quel  que  soit  le  sort  que  le  ciel 
nous  réserve...  à  toi  pour  toujours! 

SCÈNE  XI. 
BLANCHE,  INÉSILLE. 

INKSILLE,  courant  baiser  la  main  de  Blanche. 
Ah!  merci,  madame,  merci! 

BLANCHE. 

De  quoi  donc  me  remercies-tu? 

INÉSILLE. 

Merci!  encore  une  fois.  Votre  justice,  votre  bonté 
viennent  de  réparer,  de  racheter  dignement  la 
faute,  que  dis-je?  le  crime  que  j'ai  manqué  de 
commettre,,,  oui,  le  crime!  n'en  eùt-ce  pas  été  un 
bien  grand  que  de  causer  la  mort  d'un  si  noble,  si 
dévoué  et  si  bien  épris  cavalier? 

BLANCHE. 

Ah!  je  ne  t'aurais  jamais  pardonnée!...  et  moi 
qui  ne  l'avais  seulement  pas  remarqué,  qui  n'avais 


rien  senti,  rien  deviné...  Dieu  ne  m'avait  donc  pas 
encore  donné  une  âme? 

SCÈNE   XU. 
Les  Mêmes,  D'AGUILAR,  BERNARDO. 

BERNABDO,  cu  dehors. 
Arrête!  arrête! 
d'aguilab,  qui  vient  de  traverser  rapidement  la  scène 
pour  aller  au  balcon. 
Qu'est-ce,  Bernardo? 

blanche. 
Ciel  !  mon  père  ! 

BERNABDO,  en  dehors. 
Nous  le  tenons,  monseigneur...  (Paraissant.)  et, 
cette  fois,  c'est  bien  lui  qui  vient  la  nuit  dans 
l'hôtel,  et  qui  a  perdu  la  bague,  car  je  l'ai  vu  des- 
cendre du  balcon,,.  On  vous  l'amène. 

SCÈNE  XIII. 

Les  Mêmes,   JULIEN,  conduit  par  deux  hommes 
d'armes,  TOSILOS. 

blanche,  l'apercevant. 
Julien!  plus  d'espoir  ! 

JULI  EN, 

Blanche!  merci,  mon  Dieu,  de  ce  dernier  bon- 
heur I 

BERNARDO. 

Le  cavalier  de  ce   matin!...  Maladroit  que  je 
suis! 

d'aguilau,  allant  à  Julien. 
C'est  donc  toujours  vous,  mon  gentilhomme?... 
Ainsi,  au  mépris  de  mon  indulgence  passée,  de  ma 
défense  absolue,   vous  avez  osé  vous  introduire 
chez  moi...  la  nuit,  comme  un  malfaiteur. 
blanche. 
Mon  père,  c'est  moi.,, 
d'aguilar,  imposant  du  geste  silence  à  sa  illle, 

el  continuant. 
Savez-vous  que  cette  violation  insolente  de  ma 
demeure  mérite  un  châtiment  exemplaire? 

JULIEN, 

Je  le  sais,  et  je  suis  prêt,., 

d'aguilar. 
Vous  êtes  mon  prisonnier,  mcssire;  rendez-moi 
votre  épée.  (A  part.)   C'est  étrange,  je  n'éprouve 
contre  ce  jeune  homme  aucun  sentiment  de  haine... 
aucun  désir  de  vengeance. 

JULIEN,  lui  remettant  son  épée. 
La  voici,  monseigneur. 

d'aguilar,  après  l'avoir  examinée. 
Ciel  !  cette  épée  ne  vous  appartient  pas  ! 

Jl  LIEN, 

C'est  vrai. 

d'aguilar. 
Comment  se  trouve-t-elle  entre  vos  mains? 

J  l  LIEN. 

Il  y  a  huit  jours... 

d'aguilar    et    BLANCHE. 

Il  y  a  huit  jours... 


222 


UN   AMOUR   D'AUTREFOIS. 


JULIEN. 

Sur  la  route  du  Bucii  Rcliro.... 

d'acdilak. 
Du  Ikicn  Rctiro!...  Achevez,  achevez. 

JULIEN. 

Mon  épée  s'étant  brisée  au  premier  choc,  j'ai 

ramassé  celle-ci  aux  pieds  d'un  cavalier  renversé, 

assailli  par  une  troupe  de  misérables,  et  je  m'en 

suis  servi  pour  l'aider  à  les  mettre  en  fuite. 

d'aguilaii. 

Ah  !  vous  avez  bien  fait  la  besogne  tout  seul. 

BLANCHE,  à  part,  avec  joie. 
Lui,  Julien! 

d'aguilar,  continuant. 
Mais  votre  œuvre  de  délivrance  accomplie,  h  la 
vue  des  alguazils  qui  accouraient  quand  tout  était 
fini,  sans  daigner  attendre  des  renierciments  si 
vaillamment  mérités,  vous  avez  traîtreusement 
disi)aru. 

julien. 
Monseigneur,  à  ma  place,  vous  auriez  agi  de 
mCme...  Seulement,  une  fois  dans  ma  demeure, 
en   m'apercevant  que  j'avais   gardé   cette  bonne 
lame,  qui  n'avait  aucun  cbilTre,  aucune  marque, 
et  craignant  do  ne  pouvoir  jamais  la  rendre  à  son 
maître...  je  me  suis  repenti... 
d'aguilah. 
Elle  vous  appartient;  vous  l'avez  bien  gagnée. 
(La  lui  présentant.)  Prenez,  messire,  prenez... 
julien. 
Des  mains  d'un  si  grand  capitaine!  ah!  je  suis 
trop  payé! 

n'AGUiLAn. 
Seigneur  Julien,  vous  avez  les  deux  seules  qua- 
lités que  j'estime  dans   un  homme...  la  bravoure 
et  la  modestie.  De  plus,  il  paraît...  que  je  vous 
dois  la  vie... 

B  L  A  N  C  H  ¥.. 

Oui,  oui,  mon  père,  c'est  lui...  (A  part.)  Ali!  je 


ne  croyais  pas  pouvoir  l'aimer  encore  davantage  ! 
D 'a  GUI  LA  n,  continuant. 
Ceux  de  notre  nom  n'ont  pas  l'habitude  d'être 
ingrats.  Mon  gentilhomme,  ma  fortune,  ma  vie, 
tout  ce  que  je  possède  vous  appartient. 

JULIEN. 

Ah!  monseigneur,.,  prenez  garde...  vous  ne 
pourriez  m'accordcr... 

d' AGUILAR. 

Parlez...  je  le  veux. 

JULIEN. 

Et  si  je  vous  demandais  la  main  de  votre  fille?... 

d'  AGUILAR. 

De  ma  fille!  tu  oses?... 

JULIEN. 

Je  savais  bien  que  vous  me  refuseriez.  Adieu, 
monseigneur! 

d'aguilar. 

Arrête  !  il  ne  sera  pas  dit  qu'un  d'Aguilar  puisse 
manquer  à  sa  parole.  C'est  donc  ma  fille  qu'il  te. 
faut?  Eh  bien,  elle  est  à  toi I...  si  cependant  elle 
daigne  consentir  à  payer  ma  dette. 

BLANCHE. 

0  mon  père,  il  ne  m'est  arrivé  qu'une  fois  en 
ma  vie  de  vous  désobéir.  (Tendant  la  main  à  Julien. 1 
Julien!  (A  son  père.)  Vous  renoncez  donc  à  être 
grand-maître  de  Calatrava? 

d'aguilar.' 

Sans  ce  brave  garçon...  il  aurait  fallu  y  renon- 
cer bien  davantage... 

JULIEN,  qui  est  resté  comme  étourdi  de  bonheur. 

A  moi,  un  tel  avenir!  monseigneur!  mon  père! 
Blanche!... 

TOSILOS.,  à  Inésille. 

Et  vous,  Inésille,  serez-vous  aussi  généreuse? 

INÉSILLE. 

Quand  tu  te  seras  fait  tuer...  au  moins  une 
fois. 


FIN     d'un     a  mou  II     d'aUTKKFOIS. 


/VU  BÉNÉFICE  DES  PAUVRES 


COxMEDIE   EN  TROIS  ACTES,  EN   PROSE 


PERSONNAGES. 

LE  COMTE   FP,  KDÉRIC. 

MATHILDE,  sa  femme. 

RÉMI,  vieux  médecin. 

MAURICE,  peintre. 

JULIETTE,  sœur  de  lait  de  Mathilde. 

ZERLINE,  camériste. 

PÉBLO,  valet  de  chambre. 

Un   Valet. 

La  scène  se  passe  en  France  pendant  le  premier  acte,  à  Naples  pendant  les  deux  derniers. 


AU  BÉNÉFICE  DES  PAUVRES 


ACTE   PREMIER. 


Le  théâtre  représente  un  salou  dans  le  château  du  comte  Frédéric. 


SCENE   I. 

MATIIILDE,    JULIETTE. 

matiiii.de. 

Enfin,  je  te  revois  donc,  clièrc  Juliette,  aux  lieux 

-"est  passée  notre  enfance  et  où,  toutes  petites, 

^  étions  déjà  amies!  Que  de  bons  souvenirs  ce 

ps-là  me  rappelle  !  Tous  les  matins,  tu  arri- 

\   i>  de  la  ferme  au  château,  et  le  reste  du  jour 

I  :i  ne  savait  plus  laquelle  de  nous  deux  était  la 

tille  de  la  maison. 

JULIETTE. 

Ohl  cela  est  bien  vrai.  Vos  parents  étaient  si 
bons  pour  leur  petite  fermière!  et  notre  troisième 
pagnon,  M.  Frédéric,  votre   cousin...    C'est 
'      !  ■,  dans  nos  jeux  il  m'appelait  toujours  sa  pe- 
tite femme,  et  il  est  devenu  votre  mari. 

MATHILDE. 

Tandis  que  toi,  emmenée  à  Paris,  par  une  tante, 
à  cause  de  ta  belle  voix,  tu  devenais...  une  ar- 
tiste! 

JU  METTE. 

')lil  bien  peu  habile  encore.  Dites-moi  donc, 
vous  allez  m'appclcr  curieuse;  ça  est  donc  venu... 
pour  M.  Frédéric? 

MATHILDE. 

Il  était  aimable,  empressé...  mes  parents  dési- 
raient ce  mariage,  et...  mon  Dieu  !  j'ai  consenti. 

JULIETTE. 

Comme  vous  dites  cela! 

MATHILDE. 

Ah!  c'est  que...  pour  toi,  je  n'ai  pas  de  secret, 
c'est  que...  j'ai  été  bien  près  de  refuser. 

JULIETTE. 

A  cause  de  lui? 

M  AT  II  IL  DE. 

d'un  autre. 

J  L  LIETTE. 


Non,  à  cause. 
Ah! 


M  AT  II  IL  DK. 

Tout  était  déjà  à  peu  près  convenu  pour  mon 
mariage  avec  mon  cousin,  quand  je  m'ajieiTus 
quo  j'étais  suivie  sans  cesse...  par  un  beau  jeune 
homme... 

Jl  LIETTE. 

Ah!...  il  était  beau? 

m. 


MATHILDE. 

Je  ne  pouvais  aller  nulle  part  sans  le  rencon- 
trer... c'était  comme  mon  ombre,  et  dès  que  je  sor- 
tais, ainsi  qu'un  roi,  j'avais  mon  escorte,  mais 
invariablement  la  même...  Quoique  je  n'osasse 
pas  le  regarder,  aux  promenades,  aux  spectacles, 
à  l'église,  je  le  voyais  fort  bien,  et  il  avait  un  air 
si  sincèrement  épris...  si  malheureux!  que,  mal- 
gré moi,  je  ne  pouvais  m'empècher  d'en  être  émue  ; 
puis,  quand  j'étais  rentrée,  et  seule  dans  mu 
chambre,  son  image  y  entrait  avec  moi,  et  me 
suppliait  de  ne  pas  épouser  Frédéric. 

JULIETTE. 

Comme  vous  deviez  être  embarrassée  ! 

MATHILDE. 

Ce  fut  bien  pis,  quand,  un  beau  jour,  en  me 
mettant  à  ma  fenêtre,  je  le  découvris  à  une  croisée 
presque  en  face  de  la  mienne.  J'avais  beau  me 
retirer,  quelque  temps  qu'il  fît,  il  y  passait  des 
heures  entières,  espérant  me  revoir  :  mais  c'était 
moi  qui  le  voyais  à  travers  mes  rideaux,  si  bien, 
qu'après  mille  co:i;bats,  j'allais  déclarer  que  je 
ne  pouvais  pas  épouser  mon  cousin,  que  j'en  ai- 
mais un  autre...  quand,  tout  à  coup...  sa  fomtre 
cessa  de  s'ouvrir,  et  je  pus  vingt  fois  me  mettre  à 
la  mienne...  aller  à  la  promenade...  au  spectacle, 
sans  plus  jamais  l'apercevoir. 

JULIETTE,  vivcmonl. 
Il  était  mort? 

M  ATlIILtlE. 

Quelle  idécl...  non,  non,  son  amour  avait  man- 
qué... de  patience,  ou  plutôt  changé  d'objet,  et 
moi  j'épouiai  mou  cousin  Frédéric. 

J  U  LIETTE. 

Le  comte  Frédéric...  car  vous  êtes  comtesse. 

MATHILDE. 

II  l'a  bien  fallu.  Mais  toi,  belle  comme  tu  es, 
avec  un  talent  dt'j;i  si  renianiuablc,  n'as-iu  jamais 
songé  au  mariage?  n'as-tu  ])as  reçu  (luclquc  bclli- 
déclaration?... 

J  l  LUTTE. 

Mon  Dieu!  mm. 

M  AT  II  I  LUE. 

C'est  impossible! 

2U 


22(3 


Al     15  km;  F  ICI'    DES   PA  L'Y  P.  ES. 


Jl  I.  lETTi:. 

Sculomcnt...  c'est  moi...  ([ui  ai  distinguo  quoi- 
qu'un... 

M  AT  II  II.  ni:. 
.Ml  1  tu  as  (omnicncé?  ce  n'ost  pas  dans  l'ordre. 

JULIETTK. 

Moi,  ce.  n'i'tait  pas  à  la  promenade  (|nc  je  le 
voyais,  ni  iiK^me  t\  sa  croiseur...  C'était  dans  l'es- 
calier... de  notre  maison...  riu'il  lialiilait. 

M  \THILUK. 

Ail! 

j  ulii;tti;. 

Je  ne  sais  pas  comment  cela  se  faisait,  mais  il 
ne  pouvait  pas  descendre  de  son  atelier  (il  était 
peintre),  ou  y  remonter,  sans  que  je  fusse  moi- 
même...  obligée  de  sortir...  ou  de  rentrer. 

M  AT  II  IL  Dr. 

Je  comprends,  et  alors  il  te  saluait...  Toi,  tu 
faisais  la  révérence,  et  de  politesse  en  politesse... 

JULIETTE. 

Oh!  du  tout...  ses  yeux  ne  se  levaient  seulement 
pas  sur  moi...  il  passait...  sans  me  voir...  tous  les 
jours  plus  sombre,  plus  pensif...  cela  me  faisait 
une  peine...  il  avait  l'air  si  bon,  si  noble...  si 
malheureux  !... 

MATIIILDE. 

Il  paraît  que  tu  ne  faisais  pas  comme  lui,  toi,  tu 
le  regardais. 

JULIETTE. 

Mon  Dieu...  c'était  malgré  moi.  On  ne  peut  voir 
souffrir  les  gens,  sans... 

MATH  ILDE. 

C'est  tout  naturel. 

JULIETTE. 

N'est-ce  pas?  mais  un  jour,  dans  la  maison,  il 
se  fit  un  grand  bruit  qui  me  sevra  le  cœur...  c'é- 
tait comme  un  pressentiment...  nous  courûmes, 
ma  tante  et  moi...  C'était  lui!  blessé!  presque 
mourant,  qu'on  ramenait  du  bois  de  Vincennes  .. 

M  ATIULD  E. 

Oli!  mon  Dieu!...  un  duel,  sans  doute. 

JULIETTE. 

C'est  ce  que  l'on  disait.  Le  médecin  déclara  la 
blessure  dangereuse,  que  le  malade  serait  peut-être 
bien  des  jours  avant  de  reprendre  connaissance, 
et...  comme  il  était  seul...  sans  amis...  sans  pa- 
rents... ma  tante...  et  moi...  nous  offrîmes  de  le 
soigner. 

MATUILDE. 

Veillé  par  vous,  il  dut  bien  vite  revenir  à  la 
santé...  et  alors... 

JULIETTE. 

Oh  !...  ce  fut  bien  long...  le  délire  ne  le  quittait 
pas,  car,  lorsque  je  m'approchais  de  son  lit,  il  me 
remerciait  do  choses  que  je  n'avais  pas  faites.  Se- 
lon lui,  j'avais  quitté  mon  riche  hôtel  pour  venir 
le  voir  dans  sa  pauvre  chambre,  je  devais  résister 
à  ma  famille...  pour  un  mariage...  je  voyais  bien 
qu'il  me  prenait  pour  une  autre...  et  je  pleurais... 
de  le  voir  souffrir...  si  longtemps. 


MATIIILDE. 


Bonne  Juliette! 


J  ULIETTE. 

Enfin,  le  médecin  nous  annonça  que  tout  dan- 
ger avait  disparu,  que  la  raison  allait  revenir,  et... 
dès  ce  moment,  ce  fut  ma  tante  seule...  qui  resta 
prés  de  lui.  Sa  convalescence  fut  courte,  et... 
comme...  je  me  réjouissais  en  pensant  que  j'allais 
le  revoir...  comme  autrefois,  en  moulant  et  en 
descendant  l'escalier,  ma  tante  m'apprit  que,  bien 
faible  encore,  il  venait  de  partir... 

MATIULDE. 

Ainsi...  tu  ne  l'as  pas  revu? 

JULIETTE,  essuyant  ses  yeux. 
Pas  une  seule  petite  fois! 

MATUILDE. 

Comme  moi  mon  beau  jeune  homme,  et  je  me 
suis  mariée  ! 

JULIETTE. 

Je  crois  bien...  que...  je  ne  me  marierai  jamais. 

U\   VALET,  entrant. 
M.  le  docteur  Rémi,  accompagné  d'un  ami,  de- 
mande à  voir  Madame. 

JULIETTE,  à  part. 
M.  Rémi! 

MATUILDE. 

Le  bon  docteur  nous  a  donc  tenu  parole.  Je 
pourrais  bien  me  montrer  à  lui  dans  ce  négligé; 
mais  à  un  étranger...  Reçois  pour  moi  ces  mes- 
sieurs, ma  chère  Juliette...  je  ne  les  ferai  pas 
longtemps  attendre.  (An  valet.)  Conduisez  dans  ce 
salon.  (Elle  sort  par  la  droite,  le  valet  par  le  fond.) 

SCÈNE   II. 

JULIETTE,  seule,  émue. 

Oh!  mou  Dieu!  M.  Rémi...  c'est  le  médecin 
qui  a  soigné  ce  pauvre  jeune  homme  blessé... 
peut-être  pourra-t-il  m'en  donner  ders  nouvelles... 
si  toutefois...  j'ose  lui  en  demander.  Mais,  en  me 
reconnaissant,  il  est  impossible  qu'il  ne  me  parle 
pas  de  M.  Maurice...  de  celui  que  nous  avons 
veillé  ensemble...  auquel,  malgré  moi,  je  pense 
toujours.  (Regardant  au  fond.)  Voici  le  docteur  qui 
s'approche...  Ciel!...  cet  étranger  qui  l'accompa- 
gne... je  ne  me  trompe  pas...  c'est  M.  Maurice  !... 
lui...  ici!...  est-ce  possible?...  Je  suis  toute  trem- 
blante et  ne  peux  me  soutenir...  (Elle  .se  lai.sse  tom- 
ber sur  une  chaise  près  de  la  fenêtre.)  Paraître...  par- 
ler devant  lui...  non,  non,  il  devinerait  tout.  (Elle 
saisit  un  ouvrage  de  tapisserie  commencé,  et  a  l'air  de 
travailler.) 

SCÈNE  III. 

JULIETTE,  vers  la  fenêtre,  RÉMI, 
MAURICE. 

uÉMi,  entrant  sans  voir  Juliette. 
Ah!  ah!...  i)ersonne;il   paraît  qu'on  est  allô 
faire  un  peu  de  toilette...  en  votre  honneur,  mon 
cher  Maurice. 


i 


ACTE    PREMIER. 


±11 


M  Ainici;. 

Vous  le  voyez,  docteur,  je  n'aurais  pas  dû  céder 
à  votre  désir,  en  me  laissant  amener  dans  cette 
maison  où  je  suis  tout  à  fait  inconnu.  C'est  une 
indiscrétion  de  ma  part,  et  je  vous  supi)lie  de  me 
iMimcttre  de  m'éloigner. 

RÉMI,  le  retenant. 

Voulez-vous  bien  rester!  Ne  suis-je  pas  votre 
médecin?  C'est  donc  à  moi  de  faire  les  ordon- 
nances et  à  vous  de  les  suivre,  que  diable  !  ou  le 
monde  serait  renversé.  Comment!  je  viens  ouvrir 
la  cbasse  chez  un  de  mes  bons  clients,  à  soixante 
'■  Mcs  de  Paris;  près  de  ce  château  où  l'on  m'at- 
1,  j'avise  un  autre  client  que  je  croyais  avoir 
iiiinplétement  tiré  d'affaire.  Son  air  sombre,  sa 
tète  penchée  m'annoncent  que  je  n'ai  rempli  mon 
devoir  qu'à  moitié... 

JULIETTE,  à  part. 

Mon  Dieu  !...  il  souffre  encore! 

MAL!  ni  CE. 

i'.hl  qu'importe  mon  air...  mon  ami? 

RÉMI. 

Comment,  qu'importe!  Ignorant!  mais  la  gaîté... 
c'est  la  santé.  Vous  êtes  triste?  donc  vous  êtes 
malade,  fort  malade!...  et  vous  me  soutiendrez 
que  je  ne  devais  pas  m'em parer  de  vous,  et  vous 
conduire  dans  cette  maison,  où  je  suis  absolument 
r.iiiime  chez  moi?  Si  vraiment,  et  vous  y  resterez, 
^  n'en  partirez  que  lorsque  ma  cure  sera  bien 
u.  licvée.  Sans  cela,  je  vous  aurais  volé  votre  ar- 
gent. 

M  AL  RI  CE. 

M  lis,  mon  cher  monsieur  Rémi... 

RÉMI. 

11  n'y  a  pa-s  de  cher  monsieur  Iiénii.  Il  y  a  un 
homme  chargé  d'une  mission...  et  qui  la  remplira... 
Cette  blessure,  en  quel  état  est-elle  ? 

M  ALRICE. 

Mais  excellent.  Vous  savez  bien  qu'elle  est  fer- 
mée. 

RÉMI. 

Fermée!...  fermée!...  en  apparence.  Certes,  la 
nature  fait  très-bien  tout  ce  qu'elle  fait  ;  mais  elle 
y  met  le  temps.  Votre  blessure  pourrait  encore  se 
rouvrir,  une  violente  émotion  sutlirait  peut-être... 
11  faut  donc  prendre  des  précautions  et  des  forces. 
Étes-vous  chasseur? 

M  AL  m  CE. 

Fort  peu. 

R  ÉMI. 

Comme  moi.  Quand  je  tue,  mon  Dieu!  c'est 
par  maladresse...  comme  il  m'arrive  parfois...  de 
guérir.  Du  moins,  ici,  je  ne  tue  que  de  pauvres 
bétes...  Mais  j'y  songe,  je  ne  vous  ai  pas  encore 
tùté  le  pouls.  (Il  lui  prend  la  main.)  Excellent,  ma 
foi  !  lit  le  sommeil  ?  l'appétit?  Voyons  votre  langue  ! 

MAURICE. 

liuitilc,  mon  ami,  je  vais  fort  hien. 

RÉMI. 

Mais  alors,  votre  air  sombre  et  votre  tète  pen- 


chée n'ont  pas  le  sens  commun.  Je  vous  ai  guéri. 

MA  LRICE. 

Qui  vous  (lit  le  contraire?  Je  n'oublierai  jamais 
que  c'est  à  vous... 

RÉM!. 

Que  c'est  à  moi...  que  c'est  à  moi....  Je  suis 
bien  le  général...  qui  commandait  l'atTaire...  la 
gloire  m'en  est  bien  revenue;  mais,  si  je  voulais 
être  modeste...  quoique  médecin...  il  y  a  un  pauvre 
soldat  ignoré  qui  mériterait  bien  mieux... 

MAURICE. 

Quoi  !  vous  n'étiez  pas  seul? 

RÉMI. 

Non  ! 

M  A  LRICE. 

Il  y  avait  un  autre  docteur? 

RÉMI. 

Oui...  un  autre...  très-savant,  et  sift'tout  trè>- 
aimable...  auquel  vous  devez  votre  guérison.  (Avec 
mystère.)  Une  jeune  fille. 

MALRICE,  vivfmcnt. 

Une  jeune  fille  ! 

R  ÉMI. 

Un  ange!...  qui  descendait  du  ciel...  ou  plutôt 
du  cinquième  étage  de  votre  maison  pour  vous 
soigner. 

JL  LiEïTE,  à  part. 
Il  va  tout  lui  dire  ! 

MAURICE,  ravi. 
Il  se  pourrait?...  Vous  ne  vous  trompez  pas?... 
Pourtant  il  m'avait  semblé...  que  c'était  unrvieillr 
dame... 

RÉMI. 

Fil!  non,  niorlilcu! 

M  A  U  R  I  C  E. 

Oh  !  mon  ami...  répétez...  répétez...  je  crains  de 
ne  pas  bien  coni|irendre. 

RÉMI. 

C'est  pourtant  assez  clair. 

M  A  L  R  I  c  E. 

Ainsi...  c'était...  une  jeune  fille...  charmante... 
belle...  n'est-ce  pas? 

Il  É  M  I . 

Comme  un  cliéruhin. 

M  AL  niCE. 

Etoile  est  venue...  pendant  ma  maladie...  quel- 
quefois. 

u  ÉMI. 

Tous  les  jours...  je  lu  trouvais  sans  cesse  au 
chevet  de  votre  lit. 

M  \  I  nie. K,  à  part. 

Oh!  mon  Dieu!  ce  que  je  croyais  du  délire 
était  donc  une  ré.ilité!...  elle  a  su  (jui-  je  siuif- 
frais,  et  tlle  est  acrouruc...  elle!...  .Mailiildr!  .. 

RÉMI. 

Qii'avez-vous  ilcnc? 

MA'  Il  ICE. 

Uieii...  rien...  ''est  tlu  honlieur!  car  vous  Mes 
bien  sur  (pic  ce  n'daii  pas  une  personne  .'kgée?.. 


228 


AU  BÉNÉFICE  DES  PAUVRES. 


ni:Mi. 
Ah  çJi!  est-ce  que  vous  croyez  que  j'avais  aussi 
le  transport  au  cerveau? 

M  A  unie  K. 
Pardon...  pardon...  docteur...  c'est  juste...  vous 
aviez  votre  raison,  vous. 

n  i';  M I. 
Je  l'espùrc  bien.  (L'.'xaininant.)  Mais  savc7-vous 
que  je  n'oserais  pas  en  dire  autant  de  vous...  en  ce 
moment? 

M  A  t  r.  I  c  E. 
Ah!  mon  ami!...  au  contraire,  rassurez-vous, 
car  cette  guérison  que  vous  supposiez...  incom- 
plète... vous  venez  de  l'achever...  d'un  seul  mot. 
Vous  dites  donc  que  cette  jeune  fille  ne  vous  a  pas 
quitté...  qu'elle  a  daigné  vous  aider?... 

R  V.  M  I. 

Je  crois  bien  !  elle  s'y  entendait  mieux  que 
moi. 

JULiETTiî,  à  part. 

l'ourvu,  du  moins,  qu'il  ne  me  nomme  pas  ! 
HKM  I. 

Et  si  vous  saviez  avec  quel  zèle...  quelle  intel- 
ligence, elle  vous  faisait  suivre  mes  ordonnances  ! 
la  mère  la  plus  tendre  n'aurait  pas  do  soins  plus 
ingénieux  pour  son  enfant...  Aussi,  voyez-vous,  si 
jamais  elle  avait  besoin  de  moi... 
JULIETTE,  à  part. 

Bon  docteur! 

n  KMi. 

Car  c'est  superbe  ce  qu'elle  a  fait  là,  elle  se  dé- 
vouait par  générosité...  par  charité!  vous  lui 
étiez  tout  à  fait  inconnu...  et  dès  qu'elle  vous  a 
su  hors  de  danger,  elle  s'est  dérobée  à  votre  recon- 
naissance. 

M  AU  nie  E. 

Oh  !  c'est  à  deux  genoux  que  je  veux  la  lui 
témoigner,  docteur;  mais  vous  m'aiderez  à  la  re- 
trouver, vous  ne  voudrez  pas  me  laisser  passer 
pour  un  ingrat?...  et  d'abord,  vous  allez  me  la  dé- 
peindre, n'est-ce  pas?  afin  que  je  ne  puisse  pas 
me  tromper! 

nÉMi. 

Rien  de  plus  facile ,  car  je  vois  encore  ses 
beaux  cheveux  en  bandeaux,  la  simple  robe  noire 
qui  dessinait  sa  jolie  taille,  et  le  petit  ruban  de 
velours  auquel  pendait  un  modeste  médaillon.  (A 
ces  mots,  JiUiette  caclie  vivement  le  niétlaillou  suspendu 
à  son  cou.) 

MAURICE. 

Ah  !  c'était  l:i  son  costume...  Ce  n'était  pas  plutôt 
celui  de  la  vieille  dame? 

n  KMi. 

Encore!  ali!  c'est  trop  fort!...  (En  ce  moment,  ses 
regards  tombent  sur  JuliiUte,  qui  s'est  levée  à  moitié.) 
Eh!  mais,  quel  singulier  hasard!  parbleu!  voilà 
un  moyen  bien  simple...  de...  de...  (Juliette,  prête 
à  fuir,  met  vivement  le  doigt  sur  sa  bouche  d"uu  air 
suppliant.) 


JIAUniCE. 

Qui  vous  arrête?...  Achevez!...  achevez  !...  je 
vous  en  supplie,  vous  parliez  d'un  moyen... 
RÉMI,  continuant  à  regarder  Juliette  qui  lui 
fait  signe  de  se  taire. 
Eh  bien!...  non,  je  ne  puis  pas,  je  ne  dois  pas 
achever.  Oui,  je  me  le  rappelle  à  présent...  il  pa- 
raît que  la  jeune  fille...  m'a  prié  de  ne  pas  la  faire 
connaître. 

MAUniCE. 

Oh  !  je  la  connais  !...  je  la  connais!...  moi ,  doc- 
teur! 

r!':mi. 
Comment!...  comment! 

M  AU  RICE. 

Je  sais  tout,  vous  dis-jc.  C'est  vous  qui  ne  savez 
pas...  elle  n'habitait  pas  la  maison...  elle  y  venait 
déguisée. 

RÉMI. 

Vous  croyez? 

JULIETTE,  à  part,  soupirant. 
Toujours  cette  autre  femme  dont  il  parlait. 

MAURICE. 

Et,  fille  noble  et  riche,  elle  refusait  pour  moi 
un  brillant  mariage. 

JULIETTE,  de  même. 
Je  n'existe  pas...  je  n'existerai  jamais  pour  lui! 

MAUniCE,  s'animant. 
Et  alors...   comprenez-vous?   il  est  impossible 
qu'elle  m'ait  oublié...  qu'elle  soit  la  femme  d'un 
autre. 

UN  VALET,  annonçant. 
IMadame  la  comtesse.  (  Rémi  et  Maurice  se  retour- 
nent.) 

JULIETTE. 

Ah!  profitons  de  l'arrivée  de  Mathilde...  qu'il 
ne  sache  jamais...  (Elle  s'échappe  par  une  porte  de 
côté,  pendant  le  monvement  de  Hénii  et  de  Maurice.) 
MAun  (CE,  stupéfait. 

Ciel...  Mathilde'!...  elle...  comtesse!...  ô  mou 
rêve!...  tu  n'auras  pas  duré  longtemps  ! 

SCÈNE  IV. 

RÉMI,   MAURICE,   MATIllLDF.. 

MATHILDE,  entrant,  sans  voir  Maurice. 
Cher  docteur,  vous  vous  êtes  donc  décidé  à  visiter 
notre  solitude...  ab!  que  vous  avez  bien  fait!  soyez 
le  bien  venu! 

nÉMi. 
Après  vous  avoir  remerciée  pour  mon  compte, 
permettez-moi,  belle  dame,  de  réclamer  un  sem- 
blable accueil...  pour  mon  ami. 

MATHILDE,  se  retournant  et  apercevant  Maurice, 

à  part.  j 

Lui!...  ici!...  Maurice!  > 

MAURICE,  à  part. 
Et  j'ai  pu  croire  à  son  amour! 

RÉMI,  qui  a  attendu  une  réponse,  continuant. 
Monsieur  Maurice...  jeune  peintre  distingué... 


ACTE    PREMIER. 


229 


M  ATHILDE,    ?.  part. 

Après  son  oubli...  quand  je  suis  mariée  !... 
r.  F.Mi ,  à  part. 

Eh  bien!  elle  ne  répond  pas.  (Haut,  appuyant.) 
Ouc  j'ai  rencontré  à  deux  pas  de  votre  demeure  et 
auquel  j'ai  promis  votre  gracieux  accueil... 
mathii.de. 

Certainement...  docteur...  présenté...  par  vous... 
RÉMI,  à  part. 

Enfin...  (Bas,  à  Maurice.)  N'est-ce  pas  qu'elle  est 
charmante?  (Silence  de  Manrice.  Rémi,  étonné,  le  re- 
garde. Allant  à  Jlathilde.)  Comment  trouvez -vous 
mon  jeune  homme?  (Silence de Mathilde.)  Elle  aussi? 
qu'ont-ils  donc?  (Revenant  à  Maurice.)  Dites  donc 
quelque  chose,  vous  êtes  là  comme  le  dieu  du  si- 
lence... c'est  ridicule. 

MAURICE. 

Si  je  suis  indiscret,  madame,  veuillez  n'en  ac- 
i^er  que  M.  Rémi,  je  vous  prie,  c'est  lui  qui  m'a 
inrcé... 

r.  K  M I ,  à  part. 
l'st-il  maladroit:  (Uant.)  Forcé!...  forcé!...  C'est- 
!irc  qu'il  grillait  d'être  forcé,  et  que  si  je  n'avais 
-  insisté... 

M  ATIIlI.nE. 

Donnez-moi,  cher  docteur,  des  nouvelles  de 
Paris.  Comment  l'avez-vons  laissé?  bien  triste, 
n'est-ce-pas? 

RÉMI. 

;\Iais  non;  pas  trop...  pas  trop...  Il  y  a  foule 
|)artout.  Aux  théâtres,  au  musée...  où  l'on  se 
presse  encore  pour  admirer  son  dernier  ouvrage... 
oui...  un  charmant  portrait  de  femme... 

MATIIILDE. 

Ah! 

RÉMI. 

D'une  grâce...  d'un  fini... 

M  AT  H  II,  DE,   à  paît. 
Celle,  sans  doute,  pour  laquelle  il  m'a  oubliée. 

RÉMI. 

Je  regrette  que  vous  ne.  ra3-ez  pas  vu,  ça  vous 
aurait  fait  plaisir. 

MATini.DE. 

Je  suis  bien  mauvais  juge. 

RÉMI,  à  p.irt. 

Allons,  impossible  d'animer  la  conversation,  ou 
dirait  qu'ils  ont  juré  d'être  maussades  l'un  pour 
l'autre.  Ma  foi!  je  les  laisse;  quand  ils  seront 
seuls,  il  faudra  bien  qu'ils  se  parlent.  (Il  va  pour 
sortir.) 

MATIIII,  OK. 

Où  allez-vous  donc,  docteur... 

RÉMI. 

Faut-il  vous  le  dire?  à  la  cuisine...  donner  une 
consultation  à  votre  chef!  Peste!  pendant  mou 
séjour  ici,  je  tiens  à  co  qu'il  jouisse  d'une  par- 
faite santé...  Je  reviens.  (Uns  à  .Maurice.)  Vous,  )A- 
ciiez  de  faire  votre  cour  un  peu  mieux  que  vims 
n'avez  commencé.  (Il  sort.) 


SCÈNE  V. 

MATHILDE,  MAURICE. 

M  A  T II 1  L  D  E,  à  part. 
Et  ce  docteur  qui  nous  laisse! 

MAURICE,  de  même. 
Elle  s'attend  peut-être  à  des  plaintes...  à  des  re- 
proches... 

M  AT  m I. DE,  de  même. 
J'espère,  du  moins,  que  .M.  .Maurice  en  profitera 
pour  prendre  congé.  Eh  bien!  il  se  tait! 
MAURICE,  de  même. 
Je  ne  lui  donnerai  pas  ce  plaisir. 
MATIIILDE,  de  même. 
Même  silence...  Ah!  il  faut  en  finir.  (Haut.)  Mon- 
sieur... 

MAURICE,  se  décidant  presque  en  même  temps. 
Madame... 

M  AT  II II,  DE,  s'arrèlant,  à  part. 
Ah!  il  se  décide  enfin  ! 

M  \  r  R  I  c  E. 
Vous  alliez  parler,  je  crois? 

MATIIILDE. 

Du  tout,  monsieur,  je  vous  écoute. 

MAURICE. 

Recevez  alors...  toutes  mes  félicitations...  siu-... 
votre  mariage. 

M  AT  II I  i.n  i:,  à  part. 
Comment!  il  ose... 

M  A  V  R  I  c  E. 

Il  n'y  avait  certes  pas  à  hésiter  entre  le  parti 
brillant  qui  vous  était  on'ert  et  le  pauvre  artiste 
qui,  pour  toute  fortune,  n'avait  que  ses  pinceaux. 

M  ATHILDE. 

Arrêtez,  monsieur...  le  pauvre  artiste  avait  écrit 
une  lettre...  qui  lui  sera  rendue... 

MAURICE,  avec  joie  elsurpri.se. 
Quoi!...  vous  l'avez  gardée!... 

M  ATHILDE. 

Cette  lettre  sollicitait  une  grâce...  un  simple 
ruban  attaché  aux  barreaux  de  ma  fenêtre...  et  l'ou 
se  sentait...  disait-on,  capable  d'arriver  à  la  gloire 
et  à  la  fortune  pour  m'obtenir. 

MAURICE. 

l,e  ruban  fut  attaché!...  et  deux  mois  après... 
vnis  étiez  la  femme  d'un  autre!... 

M  ATHI  LDE. 

Oui,  car  deux  jours  après  votre  lettre  vous 
étiez  parti  pour  suivre  jusqu'en  Italie  l'objet  d'une 
nouvelle  passion... 

V  A  I  lî  I  c  E. 
IMoi!...  Oui  vous  a   dii...  ([ui   a  pu  oser  vous 
dire?... 

M  \TM  I  I.OE. 

Qu'importe? 

MAI  llICE. 

Mais  on  vous  a  trompée,  madame!...  IMt'ssé. 
mourant,  après  une  provocation  sans  motif,  un 
duel  imjirévu... 


230 


y\U    BENEFICE   DES   PAUVRES. 


M  ATimiiK. 

l'ii  duel! 

M  AUniCK. 

Oui,  madame;  jo  ne  suis  revenu  h  la  vie  que 
parce  que  j'ai  cru  vous  voir  au  clicvet  de  mon  lit. 

AlATMIl.DK. 

Qu'entends-jc? 

MAI  niCE. 

Parce  que  j'ai  cru  ([ue  vous  aviez  pitié  de  iin's 
soullVances,  car,  dans  mon  délire,  il  n'y  avait  pour 
moi  qu'une  femme  au  monde,  et  c'était  toujouis 
elle  que  je  voyais! 

m  AMI  IM)r. 

Il  se  pourrait!... 

M  AiniCK. 

Tout  à  riienre,  j'ignorais  chez  qui  le  docteur 
m'avait  amené;  je  le  sais  à  présent,  je  suis...  clicz 
lo  comte  Frédéric  ! 

SIATHILDi;. 

Ain^i,  lorsque  je  vous  accusais...  lorsque  je  vous 
maudissais... 

M  A  n  n  I  c  E. 

Pour  vous  obtenir,  madame,  votre  mari  a  em- 
ployé des  moyens  que  j'aurais  repoussés...  dont  je 
n'aurais  môme  jumais  eu  l'idée...  il  faut  que  son 
amour  soit  bien  grand! 

MATIIILDE. 

Hélas!  cet  amour  n'a  déjà  causé  que  trop  de 
malheurs...  et  si  le  comte  vous  retrouvait  ici... 
M  A  un  ici:. 

Hassiirez-vous,  madame...  peut-être  le  sort  me 
devrait-il  une  revanche!...  je  ne  la  lui  demanderai 
pas...  le  temps  seulement  de  faire  consentir  le 
docteur  à  mon  départ,  sans  qu'il  puisse  en  soup- 
çonner le  motif...  puis  je  prendrai  congé  de  vous 
pour  toujours... 

M  ATIIII,  l)K. 

Oh  !  merci,  monsieur,  merci  !  je  le  sens,  je  n'au- 
rais jamais  dû  croire...  Maurice...  Maurice...  me 
pardonnerez-vous  ? 

M  AU  m  CE,  saisissant  la  main  qu'elle  lui  présente. 

Mathilde!...  je  pardonnerai  môme  ;\  votre  mari, 
madame,  s'il  vous  rond  heureuse.  (II  sort  vive- 
ment.) 

SCÈNE  VI. 

MATIIILDE,  puis  JULIETTE. 
MATHILDE,  seule. 
Pauvre  jeune  homme  !  comme  il  m'aimait!  Ah! 
je  l'avais  bien  vu...  et  sans  la  ruse  cruelle  de  mon 
mari...  (Juliette  entre.)  C'est  toi,  viens  donc  vite... 
tu  sais...  ce  jeune  homme...  dont  je  te  parlais  ce 
matin... 

.KJLIETTE. 

Oui,  qui  vous  suivait  partout,  et  qui,  subite- 
ment... 

M  ATIIII.  IIE. 

Eh  bien!  ma  chère,  je  viens  d'en  avoir...  des 
nouvelles... 


JULIETTE. 

En  vérité!...  comme  le  sort  est  bizarre!  Nous 
savez,  ce...  pauvre  blessé? 

m  A  TH  II.  DE. 

Oui,  que  tu  aimais,  et  (|ui  ne  te  connaît  même 
pas...  Tu  en  sais  quelque  chose? 

JULIETTE. 


iVlieux  que  cela. 
Comment! 
Je  l'ai  revu! 


JI  Ain  ILDE. 


I  L  LI  ETTE. 


MATIIILDE. 

ils  se  sont  donc  donné  le  moi, 
je  te  dirai  que 


Tu  l'as  revu!., 
car,  pour  être  tout  à  fait  franche, 
moi  aussi... 

JULIETTE. 

Ah  !...  il  est  venu  ? 

MATHILDE. 

Oui,  et  je  sais  maintenant  pourquoi  il  avait  dis- 
paru!... un  grand  coup  d'épée,  ma  chère,  donné 
par  mon  mari,  qui  ne  l'était  pas  encore,  à  ce  pauvre 
jeune  homme  !  et  sans  lui  dire  pourquoi.  Tout  à 
l'heure  môme  il  ignorait  mon  mariage  :  aussi 
juge  de  sa  surprise  et  de  sa  douleur ,  quand 
M.  Réaii... 

J  ULIETTE,  à  part. 

Ciel!  (Haut.)  C'est  donc  celui  que  le  docteur 
vient...  d'amener? 

MATHILDE. 

Tout  juste...  Eh  bien!  qu'as-tu  donc?  comme  tu 
pâlis!...  Ah!  tu  crains  le  retour  de  mon  mari... 
rassure-toi  !...  M.  Maurice...  (Mouvement  de  Juliette.) 
C'est  son  nom...  M.  Maurice  va  partir...  il  est  im- 
possible de  se  montrer  plus  noble,  plus  généreux, 
plus  délicat...  dans  une  circonstance  bien  pénible 
pour  lui,  car...  c'est  pour  toujours  qu'il  va  s'éloi- 
gner... il  le  faut...  et  je  vois  bien...  pauvre  jeune 
homme!...  qu'il  m'aime  plus  que  jamais... 
j  L  LiETTE,  à  part. 

Mon  Dieu  ! 

MATHILDE. 

Mais  toi...  où  donc  as-tu  revu  l'objet  de  tes  sen- 
timents... un  peu  romanes(|ues? 

JULIETTE,  embarrassée. 

Où...  je  l'ai  revu?...  Je  me  promenais...  dans  le 
parc...  près  de  la  grille...  et...  il  a  passé. 

MATHILDE. 


JULIETTE. 


Voilà  tout? 
Voilà  tout. 

MATHILDE. 

Et  il  ne  s'est  pas  arrêté?  il  ne  t'a  pas  parlé? 

JULIETTE. 

11  ne  me  connaît  pas. 

MATHILDE. 

Ah  !  c"est  vrai...  Voilà  de  singulières  nouvelles. 

JULIETTE. 

Je  l'ai  revu  ! 


, 


ACTE   PREMIER. 


231 


II  A  T  H  I  L  D  E. 

Comme   une  ombre...   une   vision...    un    seul 
i:istant...  C'est  un  triste  bonheur. 

JULIETTE. 

Je  n'en  ai  jamais  eu  d'autres... 

MAT  u  II.  ni:. 
Pauvre  enfant!...  mais  M.  Maurice  va  venir... 
tu  verras  comme  il  est  bien... 

JILIETTE. 

Je  le  connais...  déjà... 

MATHI  I.  PE. 

r.n  eiïet...  c'est  toi  qui  as  reçu  d'abord  ces  mcs- 
is...  mais  cliut!...  on  vient!...  lui,  sans  doute... 
!  mon  mari! 

SCÈNE    YII. 
Les  Mêmes,  LE   COMTE   FRÉDÉRIC. 

LE    COMTE. 

Bonjour,  ma  chère  Mathildo.  (Tl  rembrasse.  Aper- 
nt  Juliette.)  Eh!  voilà  ma  petite  Juliette!... 
\  '  is  vous  ôtes  donc  enfin  décidée  à  suspendre  vos 
brillants  travaux  pour  venir  passer  quelques  jours 
auprès  de  Mathildo?  merci,  merci!  Ma  femme  ne 
pourra  plus  prétendre  qu'elle  s'ennuie  quand  je 
courrai  les  champs.  Mais  ne  m'a-t-ou  pas  dit  que 
le  docteur  était  aussi  arrivé? 

MVTiiiLDE,  embarrassée. 
Oui,  mon  ami...  oui... 

JULIETTE,  vivement. 
Je  vais  le  prévenir  que  vous  êtes  ici. 

LE  COMTE,  la  retenant. 
Un  moment,  un  moment!  J'aurai,  certes,  grand 
plaisir  h  voir  le  bon  docteur,  mais  je  n'en  ai  pas 
moins  à  voir  ma  petite  Juliette...  ma  plus  ancienne 
amie...  après  Matliilde.  On  dit  donc  que  nous  avons 
fait  des  progrès  merveilleux  dans  l'art  de  chanter... 
Ce  n'est  pas  étonnant  avec  la  voix  que  vous  aviez... 

MATUILDE. 

Mais,  mon  ami,  le  docteur  sera  fâché! 

LE    COMTE. 

Rémi?  allons  donc!  je  voudrais  bien  voir  cela. 
Où  donc  est-il  ? 

MATUILDE. 

Mais  à  la  salle  à  manger. 

L  E    COMTE. 

Vraiment!  dans  ce  cas,  s"il  était  mécontent...  ce 
serait  d'rtre  dérangé. 

MATUILDE,  bas  à  Juliette. 
Je  tremble  à  chaque  instant  que  M.  Maurice... 

JULIETTE,  de  même. 
Allez-y  vous-même... 

M  ATii  I  i.Di:,  de  uièinc. 
Tu  as  raison.  (Elle  fait,  qiulqucs  lias  pour  sortir.) 

LE    COMTE. 

Eh  bi'Mi!...  c'est  vous  (|ui  nous  quittez? 

MATUILDE,  revenant  vivtincnl. 
Moi?  du  tout.  J(!  regardais  seulement  si  I(;  doc- 
teur... 


LE    COMTE,    à   Juliott.^. 

Et  cette  belle  voix...  est-ce  au  théâtre  qu'on  lu 
destine? 

JULIETTE. 

Au  théâtre!  oh!  je  suis  bien  trop  timide  pour 
cela.  Quand  il  faut  seulement  chanter  dans  un 
salon...  j'ai  peur...  jugez  donc  de  ce  que  je  devien- 
drais... sur  la  scène. 

LE    COMTE. 

Eh!  parbleu!  une  grande  cantatrice!  mais  je 
crois  entendre  le  docteur.  Il  a  l'air  de  se  fâcher... 
A  qui  en  a-t-il  donc? 

MATUILDE,  bas  à  Juliette. 

Maurice  est  avec  lui  ! 

JULIETTE. 

Ah  !  je  cours.  (Rémi  et  Maurice  paraissant.)  11  est 
trop  tard! 

SCÈNE    VIII. 
Les  Mêmes,  RÉMI,  MAURICE. 
R  É  M I,  enti-ainaul  Maurice. 
Non,  vous  aurez  beau  dire,  vous  ne  partirez  pas 
ainsi  ! 

LE  COMTE,  à   part. 

Que  vois-jc?  Lui!...  chez  moi  ! 

JULIETTE,  à  part. 
Que  Dieu  nous  protège! 

RÉMI,  continuant. 
Madame  la  comtesse  ne  le  soutTrira  pa*. 

M  A  u  R I C  E,  s'avançant. 
Pardon!  madame...  (Apercevant  le  comte,  à  part.) 
Son  nuiri!  (Au  comte.)  Monsieur... 

LE  COMTE,  bas  à  Maïu'ice. 
Pas  un  mot  devant  ma  femme! 

R  KMI. 

Eh!  c'est  ce  cher  conit.'!...   j'ignorais...   Mais 
vous  ne  pouviez  arriver  plus  â  propos. 
M  AU  RI  CE,  à  part. 
Pauvre  Matliilde!...  son  embarras  me  fait  de  la 
peine. 

RÉMI,  coutiiuiant. 
Vous  m'aiderez  à  triompher  d'un  entêté  qui,  à 
riiospitulité  offerte...  par  Madame... 
LE  COMTE,  à  part. 
Ils  sont  d'intelligence.  lUaut.)  Quoi  !  monsieur, 
vous  songeriez  à  nous  (juitter...  cela  n'est  pas  bien. 

MAURICE. 

H  serait  indiscret  â  moi,  monsieur  le  comte,  de 
prolonger  une  visite...  que  le  hasard  seul... 
n  ÉMi. 

Mauvaise  excuse...  je  vous  prends  ;\  témoin,  mon 
cher  Frédéric;  M.  Maurice  est  mon  ami,  mon  ma- 
lade le  plus  cher!  un  jeune  liomine  ciiarmant, 
plein  de... 

LE   COMTE. 

Oh!  je.  connais   Mon>ieur,  docteur,  et  depuis 
longtemps,  ainsi  que  toutes  ses  brilhuites  qualités. 
n  i:Mi. 
Nraiment! 


al;  bknékicI':  dks  pauvres. 


i.F,  r.oMTi:. 
J'ai  mémo  des  torts  ù  rtl'iiarcr  envers  lui.  Oui, 
une  erreur,  une  mt'i)rise...  et  je  brûle  de  lui  té- 
moigner toute...  mon  estime. 

MATiiii.DK,  à  part. 
Qu'entcnds-je? 

hi';m  I. 
Klibien!  alors,  accueilli  par  la  femme,  bien  venu 
du  mari... 

1, 1-;  coiiTii,  à  Maurice. 
Vous  voyez,  monsieur,  que  votre  présence  ici  ne 
sera  importune...  à  personne...  vous  nous  resterez 
donc. 

ni':  Ml. 
D'autant  plus  que,  tout  à  l'heure,  il  y  avait  con- 
senti... Et  puis,  tout  i\  coup,  sans  raison... 
i.i-:  COMTE,  à  part. 
Mon  retour. 

MATIULBE,  avec  effort. 
]\Iais,  docteur,  peut-être  avons-nous  tort  de  tant 
insister. 

i,E  COMTE,  à  part. 
Elle  veut  l'éloigner. 

MATirii.DE,  conlinuant. 
Monsieur,  sans  doute,  est  réclamé  par  quelque 
devoir  impérieux. 

RKMI. 

Ahl  si  vous  passez  à  rennemi!... 

LE   COMTE. 

Soyez   tranquille,  docteur,   monsieur  est  trop 
poli,  trop  bienveillant  pour  ne  pas  céder  à  mes 
instances.  Il  restera  donc...  ou  je  croirai  qu'il  me 
garde  rancune,  et  que  c'est  moi  qui  le  fais  fuir. 
MAUHICE,  avec  fen. 
Je  reste,  monsieur,  je  reste,  puisque  vous  avez 
la  bonté  de  l'exiger;  je  ne  partirai  que  demain. 
HÉ  MI. 
A  la  bonne  heure! 

JULIETTE,   à  part. 

Ils  me  font  trembler. 

LE    COMTE. 

Croyez,  monsieur,  que  j'apprécie  vivement  une 
aussi  aimable  condescendance. 

MALRICE,  à  part. 
Oh!  ma  revanche!... 

LE    COMTE. 

Je  puis  donc  allur  contremander  votre  départ? 

MAl'RICE. 

Mille  pardons!  monsieur  le  comte,  c'est  à  moi... 

LE  COMTE. 

ÎS'oubliez  pas,  du  moins,  que  nous  avons  votre 
parole.  (.Maurice  sort.) 

RÉMI,  à  part. 
Hum!...  ce  garçon-U\  n'est  pas  guéri! 

SCÈNE   IX. 

Les  Mêmes,  hor.s  MAURICE. 

LE  COMTE,  revenant,  à  sa  femme. 
Eh!  bien...  qu'avez-vous  donc,  chère  amie?  vous 


êtes  toute  sombre.  M'en  voudricz-vous  d'avoir  r('- 
tenu  M.  Maurice? 

MATiULDE,  Iroiihlée. 
Moi! 

LE   COMTE. 

Vous  auriez  tort...  car  c'est  un  aimable  cavalier. 

RÉMI. 

N'est-ce  pas?...  je  ne  sais  point  ce  qu'en  pense 
Madame,  mais  moi...je  trouve...  comme  monsieur 
le  comte,  que  c'est  un  charmant  cavalier. 

LE  COMTE. 

Je  ne  comprends  pas,  en  vérité,  pourquoi  vous 
avez  mis  si  peu  d'empressement  à  le  retenir. 

RÉMI. 

Le  fait  est  que  vous  avez  été  bien  froide  pour 
mon  ami. 

LE   COMTE. 

Mais  peut-être  avez-vous  un  motif? 

JIATHILDE,  vivement. 
Aucun...  je  vous  jure...  En  ce  moment...  je  suis 
un  peu  souffrante...  voilà  tout. 

RÉMI. 

Comment!  et  vous  ne  m'en  dites  rien  ! 

LE    COMTE. 

Un  peu  de  migraine...  peut-être? 

MATIULDE. 

Justement. 

LE    COMTE. 

Ah  !  la  migraine  ! . ..  c'est  un  mal.. .  bien  affreux  ! . . . 
et...  à  votre  place...  j'irais  me  reposer  jusqu'au 
souper...  Juliette  voudra  bien  vous  tenir  compa- 
gnie. Moi...  j'ai  une  consultition  h  demander  au 

docteur. 

MATIULDE. 

Une  consultation...  et  pour  qui  donc,  monsieur? 

LE    COMTE. 

Oh!  rassurez-vous,  ce  n'est  pas  pour  moi... 
c'est...  pour  un  ami.  (La  reconduisant.)  Quant  à 
vous,  chère  Mathilde,  vous  allez  vous  soigner, 
n'est-ce  pas?  Prenez  de  la  fleur  d'oranger...  beau- 
coup de  fleur  d'oranger!...  c'est  excellent  pour  la 
migraine...  n'est-ce  pas,  docteur? 

RÉMI. 

Excellent...  ça  calme  les  nerfs...  ça  les  détend... 

MATHILDE,  ,'i  part. 
Oh  !  il  faut  que  Jlaurice  s'éloigne. 

JULIETTE,  de  même. 
Que  veut-il  donc  au  docteur?  je  le  saurai.  (Elles 
sortent.) 

SCÈNE  X. 

LE  COMTE,  Ri';  ML 

LE  COMTE,  saisissant  le  bras  de  Rémi,  et  le 
faisant  mettre  bien  eu  face  de  hii. 
Savcz-vous  qui  vous  m'avez  amené  ici,  docteur? 

R  É  AI  I. 

Comment,  si  je  le  sais?  i)iiisque  c'est  mon  ami... 
mon  malade!...  un  jeune  homme  charmant! 

LE  CD  Al  TE. 

Je  veux  bien  croire  à  votre  ignorance. 


ACTE   PREMIER. 


233 


nÉMi,  relevant  la  tête. 
Phiît-il? 

I.E    COMTE. 

l',t  à  votre  sincérité! 

RÉMI,  se  remettant. 
Ail! 

LE   COMTE. 

Mais,  à  votre  insu,  vous  vous  êtes  associé  à  un 
complot  infâme  contre  mon  repos  et  contre  mon 
iionneur. 

RÉMI. 

Moi?... 

LE   COMTE. 

En  introduisant  ici...  Tamant  de  ma  femme! 

RÉMI. 

Lui  I...  Maurice!... 

LE    COMTE. 

Oui,  Maurice,  qui,  il  y  a  six  mois,  suivait  par- 
tout Mathiido;  Maurice,  avec  lequel  je  me  suis 
battu;  Maurice,  que  j'ai  blessé!... 

RÉMI. 

Comment!  c'est  vous...  qui...  Eh  bien!  vous 
pouvez  vous  vanter  de  m'avoir  donné  de  l'ouvrage. 

LE    COMTE. 

Cette  fois-ci,  docteur,  vous  ne  le  guérirez  pas, 
car,  cette  fois,  ce  sera  un  duel  à  mort  entre  nous. 
C'est  ainsi,  demain  matin,  que  je  compte  faire 
l'ouverture  de  la  chasse. 

RÉMI. 

Voilà  une  belle  idée!...  mais  voyons,  mon  bon 
ami,  calmez-vous  un  peu  et  raisonnons;  puisque 
c'est  moi  qui  Tai  amené...  il  n'est  pas  coupable 
d'être  venu.  Maintenant,  il  veut  s'en  aller...  le  plus 
simple  est  de  le  laisser  partir. 

LE  COMTE. 

Non  pas! 

RÉMI. 

Non  pas!  non  pas!  Que  diable!  ceci  n'est  pas 
raisonnable,  vous  dites  que  c'est  ramant  de  votre 
femme...  soit,  je  le  veux  bien. 

LE    COMTE. 

Docteur  ! 

RÉMI. 

C'est-à-dire,  non...  je  ne  le  veux  pas...  je  ne  le 
crois  même  pas;  mais,  s'il  est  ce  que  vous  dites, 
pourquoi  diantre  le  retenir? 

LE   COMTE. 

Pour  le  tuer! 
JULIETTE,  qui   paraît  tout  à  coup,  tomliant  siu'  une 
chaise  et  ne  pouvant  retenir  un  faible  cri. 
Ah! 

LE  COMTE,  .se  retournant  vivement. 
Quelqu'un  nous  écoutait!...  Juliette! 
JULIETTE,  Irès-lronhléc,  cherchant  à  se  ccntenir. 
Oui!...  c'est  moi...  monsieur  !(;  comte  ..  f|ni  ve- 
nais chercher  M.  le  docteur...  Madame  lacomtesse 
le  dcmand(\ 

RÉMI,  examinant  Juliette. 
J'y  vais,  j'y  vais.  (A  part.)  Elle  a  tout  entendu, 

m. 


et  c'est  un  expédient  qu'elle  me  fournit  pour  que 
je  puisse  me  hâter  de  faire  partir  Maurice.  (Haut.) 
Cette  pauvre  comtesse  !...  J'y  vais.  (Il  sort.) 

SCÈNK  XI. 
LE  CO.MTE,   JULIETTE. 

LE  COMTE. 

Eh  bien...  vous  n'acconipafrnez  pas  le  docteur? 

JULIETTE. 

Non,  monsieur  le  comte...  il  faut  que  je  vous 
parle...  j'ai  quelque  chose  à  vous  demander. 

LE   COMTE. 

A  moi  ? 

JULIETTE. 

Oui...  à  vous...  Ah!  ne  me  refusez  pas,  je  vous 
en  supplie.  (Tombant  à  genoui.)  Grâce  et  pitié!... 

LE   COMTE. 

Et  pour  qui  donc,  mon  enfant? 

JU  LIETTE. 

Pour  celui...  que  vous  voulez tuer. 

LE    COMTE. 

Pour  M.  Maurice!...  oh!  jamais!...  lui  qui,  pro- 
fitant de  mon  absence,  venait  comme  un  làclie 
dans  ma  maison... 

JULIETTE,  avec  un  grand  effort. 

Et  si  vous  vous  trompiez?...  Si  c'était  pour 
moi  ?... 

LE    COMTE  ,    .stupéfait. 

Pour  vous! 

JULIETTE. 

Oui...  pour  moi. 

LE    COMTE. 

Qu'osez-vous  dire  ? 

J  ULIETTE. 

Si...  même...  à  Paris...  lorsqu'une  première 
fois...  votre  main....  l'a  frappé...  elle  s'était  mé- 
prise ? 

LE   COMTE. 

Mais  non,  c'est  impossible...  vous  me  trompez... 
VOUS  cherchez  à  me  tromper...  Juliette... 

JULIETTE. 

Ne  venais-je  pas  souvent  voir  Mathilde?...  .N'é- 
tais-je  pas  sans  cesse  avec  elle?...  Et  plus  tard, 
depuis  votre  fatale  erreur...  n'est-ce  pas  moi  qui 
ai  soigné...  veillé  le  pauvre  blessé?...  Demandez 
au  docteur  ? 

LE   COMTE,    ipvhs  une  pau.se. 

Ainsi...  c'était  pour  vous?  (Juliette  baisse  la  tête. 
A  part.)  Oh!  si  je  pouvais  le  croire  !...  (liant,  brus- 
quement.)  Mais  al'U's...  |)ourquoi   tous   ces   mys- 
tères? Qui  donc  s'est  opposé  à  votre  union? 
Ji  LU  rTi:. 

Ali  I  l'est  ((iiil  e>t  d'une  linnne  familb-...  et 
moi...  j('  n(.'  suis  que  la  fille  d'un  pauvre  fi-rmier. 

LE    COMTE. 

Par  exemple!...  C'est  un  artiste,  et  \ous,  un 
juin-,  ne  sercz-vous  pas  célèbre? 

JULIETTE. 

Ses...  parents...  refusent. 

30 


23^ 


AU   BÉNÉFICE  DES  PAUVRES. 


I.K    COMTF. 

Que  vous  veut-il  alors?  Pourquoi  vous  iioui- 
suivro  juscjuc  dans  ma  maison? 

Jl  I.I  ETTE. 

C'est  qu'il  m'avait  demandé... 

I.K   COMTi;. 

Parlez  donc  !... 

Jl  l.IETTK. 

Kli  liien...  c'est  que...  depuis  lonptcmps...  (A 
pnrl.)  Mon  Dieu!  que  dire...  (Uaul.)  Il  attend,  il 
espère... 

I.K    COIITK. 

Un  rendez-vous? 

JILIKTTK,    vivriilPllt. 

Oh  !  mais...  j'ai  refusé  !...  je  ne  consentirai  ja- 
mais... 
LE  COMTE,  lui  désignant  une  chaise  près  d'une  table. 

Mettez-vous  là...  (A  part.)  Si  elle  me  trompe,  je 
le  saurai  bientôt.  (Prenant  une  plume  et  la  mettant 
dans  la  main  de  Juliette.)  Écrivez!... 

J  ULIETTE. 

Que  j'écrive?...  et  à  qui,  mon  Dieu?... 

LE    COMTE. 

Vous  alli'z  le  savoir.  Vous  aimez  Maurice...  il 
vous  aime,  m'avez-vous  dit,  vous  devez  donc  tenir 
à  sa  vie...  Eh  bien...  je  la  respecterai...  je  le  pro- 
mets, mais...  à  une  condition... 

.1  U  L  I  E  T  T  E. 

Qu'exigez-vous?... 

LE  COMTE,  la  faisant  asseoir. 

Écrivez.  (Dictant.)  «Monsieur  Maurice...  il  faut  que 

je  vous  voie...  que  je  vous  parle...  Trouvez-vous... 

ce  soir...  à  minuit,  dans...  (Après  avoir  examiné.)  le 

petit  salon  bleu...  11  y  va  du  repos  do  ma  vie...  » 

JULIETTE ,  se  lit.ant. 

Mais,  monsieur,  jamais  je  ne  consentirai...  ja- 
mais je  ne  signerai  une  pareille  lettre... 

LE  COMTE,  lui  arrachant  le  papier  des  mains. 

Eh!  qui  vous  parle  de  la  signer!...  ne  connaît-il 
pas  votre  écriture?  (Il  sonne',  un  valet  paraît.)  Re- 
mettez ce  billet  à  M.  Maurice  (Bas.)  dès  que  vous 
le  verrez  seul.  (Le  valet  sort.  —  Revenant,  à  Juliette.) 
Pas  un  mot  à  qui  que  ce  soit,  sui'tout  !  Songrz 
bien  que  ma  pi'omesse  n'est  qu'à  ce  prix...  et  que 
j'ai  les  yeux  sur  vous. 

SCÈNE  XII. 

Les  Mêmes,  RÉMI,  MATIIILDE. 

LE  COMTE,  allant  à  ^a  femme. 
Comment!  c'est  vous,   chère  amie!...  Comme 
vous  aviez  fait  appeler  M.  Rémi,  je  craignais  ([ue 
vous  ne  fussiez  plus  nuil,  et  j'allais... 

MATIIILDE. 

Les  soins  du  bon  docteur  m'ont  tout  à  fait 
remise. 

LE    COMTE. 

.    Ah!  tant  mieux!...  mais  qu'avez-vous  donc  fait 
de  M.  Maurice?  où  donc  est  M.  Maurice? 


REMI. 

Une  affaire  indispensable...  une  lettre,  qu'il  vient 
de  recevoir...  l'a  forcé  de  prendre  congé  de  ma- 
dame la  comtesse,  en  me  chargeant  pour  vous, 
monsieur  le  comte... 

LE  COMTE,  à  part. 
Malédiction  ! 

ju  i.iETïE,  à  part. 
Nous  sommes  sauvés!  (Ici  le  valet  qui  a  porté  la 
lettre  parait,  parle  bas  à  son  maître  et  sort.) 
LE  COMTE,  à  part,  avec  joie. 
On  lui  a  remis  ma  lettre,  il  reviendra.  (Prenant 
Rémi  à  l'écart.)  Docteur  ! 

HÉMI. 

Monsieur  le  comte! 

LE    COMTE. 

Je  suis  sûr  que  c'est  vous  qui  l'avez  fait  partir. 

KÉM  l. 

Moi!...  vous  croyez...  Eh  bien!  oui,  c'est  moi; 
ma  foi!...  vous  en  direz  ce  que  vous  voudrez,  mais 
j'aurais  eu  l'air  de  l'amener  dans  un  guet-apens, 
pauvre  garçon  !...  Ça  ne  me  va  pas  du  tout,  et  tout 
médecin  que  je  suis,  j'aime  encore  mieux  prévenir 
une  blessure...  que  de  la  guérir..  Ça  vous  étonne. 
Eh  bien!  c'est  comme  ça,  c'est  de  famille,  car  j'ai 
un  frère,  avoué,  qui  arrange  tous  ses  procès. 
JULIETTE,  Las,  à  la  comtesse. 

Ètes-vous  bien  sûre  qu'il  se  soit  éloigné? 
MATIIILDE,  de  même. 

Oli  !  oui,  il  auiait  trop  craint  du  me  compro- 
mettre. 

UN  VALET,  aimonçaut. 

Madame  est  servie. 

LE    COMTE. 

Allons,  docteur,  la  main  à  votre  belle  malade. 
Juliette  veut-elle  accepter  la  mienne? 

JULIETTE. 

Pardon...  je  resterai...  et  vais  me  retirer  dans 
ma  chambre,  si  vous  le  permettez. 

LE   COMTE. 

Comment!...  indisposée  aussi?...  C'est  donc  une 
épidémie!  docteur,  voyez-donc! 

JULIETTE. 

C'est  inutile,  je  n'ai  besoin...  que  de  repos. 

LE    COMTE. 

Allons,  nous  vous  laissons.  (Bas,  en  partant.) 
N'oubliez  pas  :  ici...  à  minuit... 

SCÈNE  XIII. 

JULIETTE,  seule. 

Seule  enfin!...  oh!  mon  Dieu...  le  voir...  l'en- 
tendre  encore,  c'était,  depuis  six  mois,  mon  voeu 
le  plus  cher...  mon  désir  le  plus  ardent...  Aujour^ 
d'iiui...  mon  unique  espoir  est  qu'il  ne  viendra 
pas...  Oh!  oui...  il  était  parti...  nui  lettre  n'aura 
pu  lui  être  remise...  Mais  si  je  me  trompais? 
s'il  vient...  que  lui  dirai-je  pour  expliquer,  pour 
excuser  ma  lettre?  ne  suis-je  pas  forcée  de  lui 
taire  ce  qui  pourrait  seul  la  justifier?...  le  danger 


ACTE   PREMIER. 


235 


qui  le  menace...  il  voudrait  le  brarer...  Kt  quels 
seront  sa  surprise  et  ses  regrets,  lorsqu'à  ma  pre- 
mière parole  il  comprendra  qu'il  n'a  devant  lui 
quime  inconnue...  une  étrangère...  car,  s'il  re- 
vient, ce  ne  sera  pas  pour  moi...  sait-il  seulement 
quo  je  suis  au  monde...  ce  sera  pour  une  autre... 
'  "il  aime...  pour  laquelle  il  a  déjà  risqué  sa  vie... 

lurianf...  il  faut  que  ce  soit  moi  qui  reste  là... 
(lui  le  reçoive... qui  lui  parle...  au  milieu  de  lanuit, 
si  je  ne  veux  pas  qu'il  meure...  Mon  pauvre  cœur 
aura-t-il  passé  par  assez  d'épreuves  I...  (S'anètant 
pour  écouter.)  Non,  rien  encore...  à  chaque  instant, 
mon  trouble  et  mon  effroi  redoublent...  (Ici  on  en- 
fptiii  frapper  au  dehors  à  la  fenêtre.)  Ciell...  c'est  lui! 
'.  je  n'oserai  jamais...  (Elle  fait  quelques  pas  pour 

^'ner.)  Et  le  comte  qui  est  là...  qui  m'épie  sans 
doute  1...  mon  Dieu!..  Si  je  n'ouvre  pas,  il  com- 
prendra que  je  l'ai  trompé,  et  Maurice  est  perdu  ! 
ah!...  (Elle  va  à  la  fenêtre,  renverse  le  flambeau  et  ouvre 
sans  hésiter.) 

SCÈNE  XIV. 
JULIETTE,  MAURICE.  (Il  fait  nuit.) 

MAURICE,  sautant  dans  la  chambre  et  tombant  aux 
pieds  de  Juliette,  immobile  et  troublée. 
Oh!  madame,  merci!...  merci!...  Vous  avez 
voulu  me  parler  une  dernière  fois,  me  dire  que 
vous  me  plaigniez...  soyez  bénie!...  Maintenant, 
j'aurai  la  force  de  supporter  ma  destinée...  Mais 
vous  vous  taisez...  Votre  main  tremble...  vous  re- 
pentiriez-vous  de  m'avoir  écrit?  d'avoir  eu  pitié 
de  moi  ? 

JULIETTE,  vivement. 
Oh!  non... 

MAURICE,  qiii  s'est  relevé. 
Cii.l!...  qu'entends-je?  Ce  n'est  pas  la  voix... 

JULIETTE,  achevant. 
De  la  comtesse?...  Non...  monsieur  Maurice;  ce 
n'est  pas  elle  non  plus  qui  vous  a  écrit. 

MAURICE. 

Ce  n'est  pas  elle  !... 

JULl  ETTE. 

Mais,  si  c'était  une  personne  qui  a  déjà  veillé 
sur  vous,  qui  veut  y  veiller  encore,  dont  la  desti- 
née sera  d'y  veiller  toujours? 

M  A  l  R  I  C  K. 

Et  qu'ai-jc  donc  fait  pour  mériter  un  pareil 
dévouement? 

JULIETTE. 

Vous  avez  été  malhcurfux  ! 
M  A  i  n  I  (.  E. 

Mon  Dieu!  cet  accent!  ces  paroles!...  Comment 
savez-voiis  ce  que  j'ai  caché  même  à  ma  mère? 
qui  donc  êtes- vous?  Ange  ou  démon,  pouripioi 
m'av<'z-vous  appelé  ici  ?  Voulez-vous  me  perdre  ou 
me  sauver? 

JU  I.IETTE. 

Écouti'z...  monsieur...  et  ne  vous  liàtez  [las  sur- 
tout rie  me  coiulamncr.  Cittc;  pauvre  jeune  lille, 
dont  le  docteur  vous  parlait  ce  matin,  a  une  gr.ice 
à  implorer  de  vous. 


MAURICE. 

La  jeune  fille  dont  il  me  parlait?...  Il  ne  se 
trompait  donc  pas?  C'est  moi  qui,  dans  mon  dé- 
lire... Quoi!  c'est  à  vous  que  je  dois  la  vie?  et 
mes  yeux  n'ont  jamais  contemplé  vos  traits!...  Ma 
bouche  ne  vous  a  jamais  exprimé  ma  reconnais- 
sance!... Ah!  parlez...  ordonnez...  Ma  vie  n'est- 
elle  pointa  celle  qui  nie  l'a  conservée? 

JULIETTE. 

Eh  bien...  pardonnez-moi...  plutôt  que  de  m'ex- 
poser  à  mériter  vos  soupçons  et  votre  mépris!.., 
oh  !  j'aurais  consenti  à  tout  supporter,  à  tout  souf- 
frir!... mais  une  nécessité  fatale...  inflexible,  m'a 
forcée...  Oui,  j'en  prends  le  ciel  à  témoin,  la  prière 
que  je  vais  vous  adresser  n'a  d'autre  but  que  votre 
seul  et  unique  intérêt. 

M  A  u  R  I  c  E. 

Ah  !  quelle  qu'elle  soit,  j'y  souscris  d'avance. 

JULI  ETTE. 

Jurez  alors...  de  ne  jamais  revoir  la  comtesse! 

MAURICE. 


La  comtesse!. 


Vous  hésitez. 


JULIETTE. 
MAURICE. 

..  je  le  dois,  je  le  veux...  je  le 


Oh!  non...  non. 
jure!... 

JULIETTE,  avec  une  joie  contenue. 

C'est  bien!...  partez  donc...  à  l'instant  même... 
quittez  ces  lieux...  ce  pays... 

M  A  u  R  I  c  E. 

M'éloigner...  quand,  pour  la  première  fois,  le  ha- 
sard me  conduit  auprès  de  celle  à  qui  je  dois  tant 
de  reconnaissance...  Partir...  sans  même...  vous 
avoir  vue... 

JULIETTE. 

Il  le  faut...  Vous  m'avez  dit  que  je  pouvais  or- 
donner... eh  bien...  j'ordonne...  ou  plutôt  je  sup- 
plie... 

M  A  l  R  I  c  E. 

Oh  !  pas  avant  du  moins  que  mes  lèvres  n'aient 
pressé  cette  main.  (Il  saisit  la  maiu  de  Juliette  et  la 
couvre  de  baisers.) 

LE  COMTE,  qui  vient  de  soulever  la  portière. 

C'était  bien  pour  elle!  (Juliette  reiiri>  vivenn'iit  si 
main  et  fait  quelques  pas  eu  arrière.) 

M  A  U  R  I  c  E. 

Je  vous  comprends,  vous  me  rappelez  à  ma 
promesse...  J'obéis...  j'obéis...  mais  vous  ne  savez 
pas...  vous  ne  pourrez  jamais  savoir  le  sacrifice 
(|ue  je  vous  fais.  (Ici  on  eutenJ  le  bruit  de  la  porte 
que  le  comte  forme  en  se  retirant.) 

JULIETTE,  à  part. 
Ciel!  le  comte  Frédéric!...  il  est  là  !...  toujours... 
Si  je  laisse  partir  Maurice...  il  est  perdu! 
MAURICE,   prenant  sa  résolutinn. 
Adieu  !...  mon  ange  sauveur. 

JULI  ETTE  ,  lui  saisissant  lo  bras. 
Restez  !   (Maurice  to:ul>e  à   i.e»    genou».  —  I-a  toile 
b.iissc.) 


ACTE   DEUXIEME. 


A  Naples.  —  L'n  riclic  salon  chez  la  cantatrice  Jiilia. 


SCÈNE   I. 
ZERLINE,  P1:BL0. 

ZEULiNE,  assise,  se  donnant  des  airs,  à  Poblo 
debout,  dans  la  tenue  du  respect. 
Vous  dites  donc,  mon  cher,  que  vous  entendez 
trùs-bien  le  service? 

PEBI.O. 

Je  sors  de  chez  un  ambassadeur. 

z  E  n  L  1  N  E. 

Un  ambassadeur?..,  ce  n'est  pas  mal.  Allons, 
allons,  vous  pouvez  passer  valet  de  chambre... 
chez  une  cantatrice. 

PEBLO. 

Mademoiselle  comble  mes  voeux!  Quand  com- 
me ncerai-je? 

ZERLIINE. 

A  rinstant.  Oui,  je  crois  que  Madame  sera  con- 
tente de  la  ligure  de  son  nouveau  serviteur. 

PEBLO. 

Ce  qui  veut  dire  que  mademoiselle  Zerlinen'en 
est  pas  trop  mécontente? 

ZERLINE. 

Penh!...  ça  pourrait  être  mieux;   mais  enfin... 

PEBLO. 

J'espère  que,  pour  n)on  activité  et  mon  intelli- 
gence, Mademoiselle  ne  dira  pas  la  même  chose. 
Y  a-t-il  ici  beaucoup  de  billets  à  porter,  de  rendez- 
vous  mystérieux  à  donner  ou  à  contremander,  de 
factions  à  faire,  de  ruses,  de  défaites,  d'expédients 
à  trouver?... 

ZEti  LI^E. 

Hein?...  chez  qui  croyez-vous  donc  être  ici? 

PEBLO. 

Eh!  mais,  chez  une  grande  cantatrice,  la  gloire 
du  théâtre  Saint-Charles,  la  célèbre  Julia,  qui 
daigne  quelquefois... 

z  E  U  I,  I  N  E. 

Apprenez,  monsieur  le  valet  de  chambre,  que 
Madame  ne  daigne  pas...  n'a  jamais  daigné!... 
c'est  ce  que  vous  sauriez,  si  vous  étiez  seulement 
depuis  hier  à  son  service. 

PEBLO. 

Comment!  une  femme  belle,  jeune,  adorée,  qui 
reçoit  de  toutes  parts  des  olTrcs  de  diamants,  de 
terres,  de  châteaux... 

ZERLINE. 

Ça  ne  les  ruine  pas.  Madame  n'accepte  rien. 

PEBLO. 

Rien  !  Ah  çà  !  elle  n'est  donc  |)as  de  ce  pays? 

ZERLINE. 

Monsieur  Peblo!...  (Geste  d'excuses  de  Peblo.)  ap- 


prenez que  .Madame  aime  mieux...  donner...  ([ue 
recevoir... 

PEBLO. 

Ainsi,  parmi  tous  ces  seigneurs  qui  l'entourent, 
il  n'y  en  a  pas  un  seul  qui  puisse  espérer... 

ZERLINE. 

Pas  un. 

PEBLO. 

Quoi!  pas  même  ci;  beau  comte  Frédéric,  le 
secrétaire  de  l'ambassade  de  France? 

ZERLINE. 

Ah!  bien,  oui!  lui  moins  que  tout  autre. 

PEBLO. 

Cependant,  on  dit  que,  déjà  à  Milan,  il  soupi- 
rait pour  elle. 

ZERLINE. 

Et  quand  nous  serons  à  Vienne,  il  aura  soupiré 
k  Naples  et  n'en  sera  pas  plus  avancé.  Madame 
le  connaît  de  trop  longue  date. 

PEBI.O. 

Raison  de  plus. 

ZERLINE. 

Oui,  ordinairement;  mais  il  paraît  qu'elle  con- 
naît aussi...  sa  femme. 

PEBLO. 

Ah!...  il  est  marié? 

ZERLINE. 

A  une  petite  femme  charmante!  quelle  horreur! 
hein?  Et  puis,  n'est-il  pas  l'adorateur  avoué  de  la 
signera  Angiolina,  notre  seconde  chanteuse  ! 

PEBLO. 

C'est  peut-être  justement  pour  cela  qu'il  veut 
s'élever  jusqu'à  la  première. 

ZERLINE. 

Il  n'y  a  qu'une  seule  personne  ici  pour  qui  Ma- 
dame... 

PEBLO.  1 

Ah!  il  y  a  donc  quelqu'un?  Vous  voyez  bien! 
qui  donc? qui  donc? 

ZERLINE. 

M.  Rémi,  qui  la  suit,  qui  l'accompagne  partout. 

PEBLO. 

Le  vieux  docteur!  quelle  plaisanterie!  il  a  plus 
de  soixante  ans!  celui-là  ne  fera  pas  de  jaloux,  par 
exemple!  Là,  voyons,  mademoiselle  Zcrlinc,  entre 
nous,  il  y  en  a  un  autre? 

ZERLINE. 

Eh  bien!  non,  parole  d'honneur!  Au  reste,  la 
sagesse  réussit  parfaitement  à  Madame;  car  plus 
elle  se  montre  insensible,  plus  ils  se  donnent  tousj 
le  mot  pour  l'adorer  et  pour  l'applaudir. 


ACTK    DEUXIÈME. 


237 


1'  E  B  r,  0 . 

Oh!  pour  l'applaudir...  On  disait  pourtant  hier, 
(liez  la  seconde  chanteuse,  que,  depuis  quelques 
jours...  dans  les  plus  beaux  endroits... 
ZERi.i.NE,  écoutant. 

On  a  sonné  I...  Madame,  sans  doute. 

PEBr.O. 

Un  bruit  fatal  se  fait  entendre.  (Il  fait  le  geste  de 
siffler.) 

7,  E  R  L  I  \  E. 

La  seconde  chanteuse  est  une  mauvaise  langue. 

PEBLO. 

La  seconde  chanteuse  a  dit  la  vérité. 

ZEBU  NE. 

Mais  allez  donc  ouvrir!  (Elle  pousse  Peblo  dehors.) 
C'est  un  complot,  un  indigne  complot  contre  Ma- 
dame, bien  sûr. 

SCÈNE    II. 

ZERLINE,  JULIETTE,  puis  RÉML 

JULIETTE,  eutraut,  et  jetant  sa  mantille   à  Zcriinc. 
Eh  bien,  Zerline? 

ZERI.INE. 

l'.h  bien:  madame,  on  n'a  pas  trouvé  la  per- 
sonne; mais  j'ai  renvoyé  de  nouveau  et  avant  une 
heure,  sans  doute,  vos  ordres  seront  exécutés. 

JLI,  lETTE. 

lîiiMi.  Silence. 

BKMI,   entrant,  chargé  de  flonrs  et  de  conroniies. 

Ah!  j'arrive  enfin!...  je  n'en  suis  pas  fâché.  11 
est  doux  de  succomber  sous  le  poids  des  couronnes, 
mais  à  la  longue,  ça  pourrait  lasser.  (A  Zerline.) 
Tiens,  petite,  débarrasse-moi  de  tout  cela. 

ZERLINE. 

Oh!  les  belles  Heurs! 

B  i:mi. 
N'est-ce  pas? 

JCLIETTE,  qui  s'est  laissée  aller  sur  un  siège, 
à  elle-même. 
Oui,  je  sortirai  de  cet  horrible  situation...  il  le 
faut...  je  le  veux! 

Zir.I.INE. 

Dieu!  y  en  a-t-il!  il  parait  que  Madame  a  eu 
un  fameux  succès! 

B  ÉMI. 

Est-ce  ((ue  ça  peut  étn'  auti-emeiit  ?  cliafiue 
fois  elle  se  surpasse  elle-même.  Aussi,  c'étaient  des 
applaudissements,  des  cris,  dos  trépignements... 
(A  part.)  Pourvu  qu'elle  n'ait  pas  entendu  autre 
chose  ! 

ZERLIX  E. 

Demain,  ce  sera  encore  mieux. 

B  ÉMI. 

Mieux! 

ZERLIN  E. 

Sans  doute.  Madame  joue  sou  j)lus  beau  rùb;... 
et  au  béiK'lice  des  pauvres!...  .Madame  n'a  plus 
rien  à  in'ordonner?... 


JULIETTE. 

Non,  mon  enfant. 

ZEBLi\E,  emportant  les  fli'urs  dans  son  tablier. 
Je  vais  embaumer  toute  la  maison. 

BÉMi,  courant  après  Zerline. 
Ah!  encore  un  dans  ma  poche.  (Il  lui  donne  un 
bouquet.)  J'en  avais  partout. 

JULIETTE,  à  elle-même. 
Lui!...  Maurice!...  pour  qui  j'aurais  donné  ma 
vie!... 

RÉMI,  revenant  à  Juliette. 
Kii  bien,  ma  chère  enfant,  vous  ùtcs  satisfaite  de 
votre  succès,  j'espère'? 

J  ULIE1  TE. 

Oh!  très-satisfaite,  mon  ami.  Demain...  je  joue- 
rai... pour  la  dernière  fois. 

RÉMI. 

Ili'in?  qu'est-ce  que  vous  dites  là?  a  part.)  Elle 
a  entendu  ce  maudit  sillUt.  Haut.)  Vous!  quitter 
le  théâtre,  lorsque  la  salle  Saint-Charles  ne  peut 
contenir  le  flot  de  spectateurs  qui  l'assiège  pour 
vous  entendre  ! 

JULIETTE. 

Que  m'importe  ! 

B  É  M  I. 

Mais  ce  pauvre  directeur...  le  voilà  ruiné. 

Jl  METTE. 

Le  dédit  que  je  lui  payerai  le  dédommagera. 

B  É  .M  I . 

Mais  ça  n'a  pas  le  sens  commun  !  C'est  jeter  une 
fortune  par  la  fenêtre  ! 

JULI  ETTE. 

Je  suis  trop  riche. 

RÉ  MI. 

Et  les  pauvres!  \on,  vous  n'avez  pas  le  droit  de 
renoncer  à  mettre  en  lumière  un  talent  qui  vous 
permet  de  faire  tant  de  bien.  Ce  serait  une  indi- 
gnité... un  vol. 

JUI.I  I.  TTE. 

J'abandoni.ei'ai  aux  malheureux  tout  ce  (pie  je 
possède. 

Il  i';  M  I . 

Tout  !  Voilà  une  belle  idée,  par  exemple.  Et 
vous,  (pie  ferez-vous,  s'il  vous  plait? 

JULIETTE. 

l'.h  bien...  je  donnerai  des  leçons. 

RÉMI. 

\'uus,  professeur!...  renoncer  à  la  gloire! 

JULIETTE. 

Oli  !  la  gloire  de  faire  des  roulades...  et  d'êtn^ 

située!... 

B  K  M  I. 

.MIons,  bon,  parce  cpi'il  s'est  trouvé  un  misé- 
i\ii)le...  un  seul!  un  malheureux  iléshi'rité...  sourd 
peut-être!...  je  suis  sur  f|U(!  c'est  un  sourd...  qui 
n'a  pu  comprendre  ce  qu'il  y  a  de  sublime  dans 
vos  accents ,  tous  vos  succès  passés  ne  sont  |)lus 
rieu  pour  vous?... 

JULIETTE. 

Eh  bien,  oui,  docteur,  Jo  lo  confes.sc. 


238 


ALI    BÉ.NÉFICK   DKS   PAUVRES. 


Il  K  M  I . 

Mais  c'est  de  la  folie!  car  ciiliii  (|u'cst-cc  que 
prouve  un  niallicureiix  coup  lic  silllct,  un  seul!... 
la  belle  démonstration!  le  beau  raisonnement!  (Il 
sillli-.) 

Jl  I.I  ETTK. 

Ah  !  vous  ne  savez  pas,  docteur,  tout  ce  qu'il  y 
a  de  jtuissancc  dans  ci-ttc  contradition...  brutale, 
si  vous  voulez,  mais  liardie,  mais  absolue,  d'un 
s.-ntimont  môme  universel  ;  vous  ne  savez  pas 
comme  le  doute,  J»  l'instant,  vient  ébranler,  anéan- 
tir les  convictions  les  i)lus  i)rofondes!  lîii  blâme, 
nioii  ami,  un  seul  blâme  au  théâtre  a  plus  de  cré- 
dit que  cent  éloges  sur  le  pavivre  artiste  interdit 
et  confus.  Il  est  blessé  à  mort,  docteur,  et  rien  ne 
peut  lui  rendre  ce  feu  sacré,  cette  confiance, 
qu'une  minute  vient  de  lui  faire  perdre  à  ja- 
mais. 

Non,  non,  c'est  impossible,  vous  n'ôtes  pas  di'- 
couragée  à  ce  point.  Ft  puis  je  vous  connais, 
l'amour-propre  ne  vous  laisserait  pas  blessée  ainsi. 
INon,  ce  chagrin  amer,  profond,  qui  s'est  emparé 
de  votre  âme,  pauvre  enfant!  il  vous  avait  déjà 
frappée  en  France,  chez  la  comtesse  Mathilde, 
lorsqu'elle  me  fit  appeler  près  de  vous.  .Jamais  j(! 
ne  vis  une  révolution  si  prompte  et  si  terrible  ! 
l.a  veille,  brillante  de  santé  ;  le  lendemain,  ma- 
lade à  mourir  de  désespoir!  Oui,  de  di'sespoir. 

JIM,  IflTTI-. 

Oh  !  je  serais  morte  sans  vous,  docteur,  sans 
votre  généreux  dévouement,  sans  votre  amitié. 

R  K  M  I. 

llnm!...  ce  n'est  pas  cela  qui  vous  a  sauvée, 
mais  bien  certain  journal  lu,  par  hasard,  devant 
vous,  et  annonçant  les  débuts  d'une  jciuic  canta- 
trice â  l'Opéra  de  Milan.  Kt  moi  aussi,  je  serai 
admirée  et  apj)laudie ,  dites-vous  avec  exaltation  ! 
Va  quelques  semaines  après,  un  astre  nouveau 
brillait  sur  l'Jtalie,  vous  étiez  radieuse  de  santé... 
.1 L I,  I  i;tii:. 

Et  vous,  mon  ami,  oh  1  je  ne  l'oublierai  jamais, 
pour  suivre,  pour  protéger  une  pauvre  orpheline, 
vous  avez  tout  quitté,  votre  pays,  vos  malades... 
n  K  M I . 

Oh!  des  malades...  on  en  trouve  partout...  mal- 
heureusement; mais  une  Juliette,  une  perfection 
qui  vous  aime,  que  vous  aimez  comme  votre 
propre  fdle...  Oui,  dès  que  je  vous  ai  vue,  à  l'in- 
stant, j'ai  senti  là  que  j'irais  au  bout  du  monde, 
que  je  me  jetterais  au  feu  pour  vous  éviter  un  cha- 
grin; et  quand  je  pense  qu'il  y  a  quinze  jours  à 
peine  nous  étions  si  heureux,  si  tranquilles!  que 
cela  est  venu  fondre  sur  vous,  là,  tout  à  coup,  que 
je  n'ai  pu  l'cmpécher... 

JULIETTE. 

Ilélas! 

I!  F.  M  I. 

Quoi!  tant  de  chagrin  pour  un  son...  très-aigre. 


il  est  vrai,  mais  si  petit!...  si  petit!...  une  porte 
mal  graissée,  peut-être... 

JULI  ETTE. 

Non,  non,  ne  cherchez  pas  à  m'abuser,  et  qui 
vous  dit  d'ailleurs  que  je  mérite  autre  chose'?... 

RÉMI. 

Qui?  moi  qui  m'y  connais.  Moi,  qui  n'ai  eu  que 
deux  passions  dans  ma  vie,  la  médeciiui...  passion 
malheureuse...  souvent,  et  votre  voix  qui  n'a  ja- 
mais trahi  mes  espérances,  elle!  qui  me  rend 
meilleur...  plus  habile,  rpii  m'inspire  enfin!... 
Oui,  quand  je  l'entends,  je  deviens  un  autre 
homme...  mes  idées  sont  plus  lucides,  et  je  lui 
dois  mes  plus  belles  cures. 

J  i;  1. 1  ETTE. 

Bon  docteur! 

li  KMI. 

Et  vous  abandonneriez  la  musique  parce  qu'un 
làclic  ennemi... 

JULIETTE. 

.Te  ne  dois  pas  en  avoir.  Je  n'ai  fait  de  mal  à 
licrsonne. 

R  KMI. 

Et  vos  camarades!  écrasés,  humiliés  par  votre 
talent!  non,  non,  je  vous  le  dis,  cet  homme  qui, 
depuis  huit  jours,  ne  manque  pas  une  de  vos  re- 
présentations, qui  attend  le  dernier  mot  de  votre 
rôle,  l'instant  où  la  salli;  entière  croule  sous  les 
applaudissements  pour...  pour...  je  ne  puis  pro- 
noncer ce  mot-là;  il  est  gagné,  il  est  payé,  vous 
dis-je,  parbleu  !  ça  saute  aux  yeux. 
JULIETTE,  souriant. 

Vous  voulez  dire...  aux  oreilles. 
R  i£M  I ,  vivement. 

Non  pas.  Je  me  les  bouche:  mais  d'où  vient-il? 
d'où  sort-il,  cet  atl'reux  bandit?  oh  !  je  le  saurai! 

JULIETTE. 

Inutile,  mon  ami.  Je  sens  qu'il  est  temps  de  me 
reposer.  Oui,  le  métier  que  je  fais  n'a  plus  d'at- 
traits pour  moi...  il  m'excède...  il  me  tue. 

RÉMI. 

Il  y  a  quinze  jours  vous  disiez  le  contraire. 

J  ULIETTE. 

Ah  !  il  y  a  quinze  jours!...  tout  était  encore  pour 
moi  espérance  et  bonheur!...  Je  venais  d'arriver 
à  NaiiJes  précédée  d'une  réputation  que  chaque 
ville  d'Italie  avait  vu  croître  et  grandir;  je  me 
disais  :'  Quand  mon  nom  sera  dans  toutes  les  bou- 
ches, il  est  impossible  qu'il  ne  vienne  pas  jusqu'à 
lui  !  quand  il  sera  prononcé  par  tous  avec  transport 
et  admiration,  il  est  impossible  que...  lui  aussi, 
ne  désire  pas  et  m'entendre  et  me  voir. 

R  É  M  I. 

Lui!...  (lui,  lui?...  voilà  un...  lui  !...  bien  im- 
jMvvu,  par  exemple!  comment  se  fait-il  que  moi, 
votre  ami,  je  ne  connaisse  pas...  lui?...  je  n'aie 
même  jamais  entendu  parler...  de  lui?... 

J  ULIETTE. 

Ah!  pardonnez-moi,  ce  n'est  pas  manque  de 
conliaiice,  allez  ;  vous  ne  le  croyez  pas?  mais  j'at- 


ACTE   DEUXIÈME. 


239 


tendais  le  jour  où  je  pourrais  vous  dii;e  comme  à 
1111  père  :  J'aime  quelqirun...  depuis  longtemps... 
cil!  depuis  longtemps!  ce  quelqu'un...  ne  mécon- 
naît pas...  ne...  m'aime  pas...  mais...  il  m'admire. 
De  l'admiration...  à  lamour...  qui  sait?...  l'inter- 
valle n'est  pas...  infranchissable...  et  je  croyais 
ainsi  arriver  à  être  heureuse...  Hélas!  je  suis  ar- 
rivée à  être  sifiHée!!...  et  siflléi.'...  (Après  imo 
pause.)  devant  lui!  sous  ses  jeux;  car  il  est  i\ 
Kaples!  Oh!  c'est  pour  en  mourir!... 

RÉMI. 

Pauvre  enfant!  et  il  y  a  huit  jours  que  cela 
dure...  et  rien,  rien  à  votre  vieil  ami...  Comme 
vous  avez  dû  souffrir!  Oh!  le  monstre!...  silUer 
un  cœur...  non,  non,  un  talent  comme  celui-là  !... 
il  faut  que  ce  soit  un  tigre...  et  encore,  ces  ani- 
maux aimaient  la  musique,  puisqu'ils  accouraient 
aux  accents  d'Orphée...  et  ne  le  sifflaient  pas!  tan- 
dis que  lui... 

Jli.iK TTE,  avec  émolion. 

Alors...  mon  cher  docteur...  il  m'est  venu  une 
idée...  j'ai  trouvé  un  moyen... 

RÉMI,  vivement. 

D'imposer  silence  à  ce...  Vous  vouliez  le  faire 
tuer  peut-être? 

JULIETTE. 

Oh  !  docteur!.,. 

RÉMI. 

Écoutez  donc,  nous  sommes  en  Italie,  le  pays 
des  bravi...  d'ailleurs,  il  vous  tue  bien,  lui!...  et 
dix  fois  pour  une.  Le  grand  silence!...  je  ne  con- 
nais que  ça  avec  un  pareil... 

JULIETTE. 

Je  ne  sais  pas  si  vous  m'approuverez...  mais  j'ai 
pensé...  j'ai  cru...  que  le  meilleur  moyen  était... 
devoir  moi-même... 

RÉMI. 

Ce  monstre?...  en  voilà  une  idée!...  Eh!  mais... 
elle  n'est  peut-être  pas  si  mauvaise...  que  dis-je? 
elle  est  excellente  !  Quand  le  monstre  sera  devant 
vous...  quand  il  vous  entendra...  car...  que  vous 
parliez  ou  que  vous  chantiez...  c'est  toujours  de 
la  musique;  quand  vous  lui  direz  de  votre  douce 
voix:  Pourquoi  me  siffles-tu,  coquin,  brigand?... 

JULIETTE. 

Oh!... 

R  i';  M  I . 
Non,  vous  ne  lui  direz  pas  cela?  pourtant!... 
enfin,  mettons  que  vous  lui  disiez:  Pourquoi  me 
silllez-vous,  monsieur?...  que  voulez-vous  qu'il 
réponde?  le  scélérat  ne  pourra  fpie  tomber  à  vos 
pieds  et  demander  pardon  de  son  infamie. 

JULIETTE. 

Je  ne.  mi'  montrerai  pas  si  exigeante. 
Il  1-;  M  1 . 

VAi  bien,  vous  aurez  tort,  grand  tort!  Ah!  si 
c'était  moi!...  eiilin,  si  ce  moyen  ne  ri'ussit  pas, 
nous  j)ourrons  toujours  recourir  à  l'antre. 

JUI.I  ETTE. 

Encore!...  on  dirait  que  vous  devenez  cruel. 


RÉMI. 

Sauvage!...  avec  vos  ennemis.  Et  quand  devez- 
vous  le  voir? 

Jl  LIETTE. 

Peut-être  aujourd'hui...  tout  à  l'heure. 

RÉMI. 

Allons,  allons,  essayez.  Moi,  pendant  ce  temps, 
je  vais  voir  mes  malades.  (Tiiant  sa  moutre.)  Ah! 
mon  Dieu!  j'ai  laissé  passer  l'heure!  Vous  me 
faites  tout  oublier,  petite  magicienne! 

JULIETTE. 

Je  crains  bien  d'avoir  perdu  ma  baguette. 

R  V.  M  I. 

Ta,  ta,  ta!  je  cours,  mais  je  reviens,  et  si  vous 
avez  besoin  d'aide... 

JULIETTE. 

N'êtes-vous  pas  mon  seul  ami'?...  (lllni  baise  la 
maia  et  va  sortir.)  Ah!  n'oubliez  pas,  je  vous  prie, 
de  dire  que  je  n'y  suis  pour  personne.  vRcmi  sort.) 

SCÈNE   III. 

JULII:TTE,  MATiriLDE. 

MATIIILDE,  entrant  vivement  par  le  côlé  opposé. 
Excepté  pour  moi. 

JULIETTE. 

Que  vois-je?Mathilde  ici!...  à  Naples,  dans  mes 
bras  ! 

M  ATHILDE. 

Oui,  ma  chère  Juliette. 

JULIETTE. 

Ton  mari  t'a  donc  priée,  pressée  de  venir  le  re- 
joindre? Ah!  c'est  bien,  cela;  mais  c'est  singulier! 
il  ne  m'en  a  rien  dit. 

MATH  ILDE. 

C'est  tout  simple,  au  contraire,  car  il  n'en  a 
rien  fait. 

JULI  ETTE. 

Comment? 

M  ATIII  L  DE. 

Depuis  deux  mois,  je  n'ai  même  reçu  aucune 
nouvelle  de  lui. 

JULIETTE. 

Depuis  deux  mois!  oh!... 

M  AT  II  ILDE. 

Kl  aliirs  je  me  suis  décidée...  i'i  venir  en  cher- 
cher moi-même. 

JULI  ETTE. 

Pauvre  Mathilde! 

M  \TIII  LDE. 

Oui,  plaiiis-moi  !  Tu  ne  sais  pas  tout  ce  que  j'ai 
soull'ert,  ce  (|ue  je  soull'n!  encore!  Juliette,  je  suis 
bien  changée,  va!  ce  mari  (pic  j'ai  pres(|ue  ('pousé... 
malgré  moi,  par  di'pit...  je  l'aime  maiiiicnant! 
oui...  je  l'aime  ! 

JULIETTE. 

l'.l  tu  vi'iix  ([lie  je  ti'  plaigne  !  Je  ne  vois  pas  Iroj) 
comment  cela  peut  être  un...  mallieur,  d'ainn'i' 
Sun  inuri. 


240 


AU  ih':ni':fice  dks  pauvhks. 


V  \  TU  11.  DE. 

Et  s'il  ne  vous  aime  pas,  lui  ! 

J  l  L  I  ETTK. 

Ah!  oui,  tu  as  raison.  C'est  afTirux  alors...  lieu- 
rousomont,  c'est  impossible. 

MATH  II.  DE. 

On  voit  bien  que  tu  n'es  pas  mariée. 

.Il  i.i  i;tti  . 
Cela  ne  sauve  pas  toujours  de  la  douleur  de 
n'Ctre  pas  aimée...  par  celui  qu'on  aime. 

M.VTII  II, DE. 

Que  veux-tu  dire  ? 

Jl  METTE. 

Parlons  de  toi,  d'abord. 

M  A  T  H  I  L  D  E. 

Oli  !  moi...  je  suis  bien  malheureuse!  Tu  te 
rappelles  la  jalousie  de  mon  mari,  mon  embarras, 
mes  craintes  à  la  vue  de  ce  jeune  homme  amené 
chez  moi  par  ce  bon  docteur  qui  ne  savait  pas... 
lih  bien,  ma  chère,  depuis  ce  jour,  ou  plutôt  cette 
nuit  oi'i  il  quitta  le  château,  restée  seule  avec  mon 
mari,  Frédéric  me  témoigna  tant  d'empressement, 
tant  de  t^^ndresse,  qu'il  m'apparut  sous  un  tout 
autre  aspect.  Je  ne  vis  plus  môme  dans  ce  duel 
avec  M.Maurice  qu'une  preuve  d'amour,  cl  je  lui 
donnai  toute  mon  âme. 

.ILL  [KTTE. 

Ah  !  que  tu  as  bien  fait  ! 

MATIIILDE. 

Oui,  et  sais -tu  comment  j'en  ai  été  récom- 
pensée! Oh!  je  fus  bien  heureuse  pendant  six 
mois!  mais  bientôt  commença  pour  moi  le  sup- 
plice de  l'enfer.  Mon  mari,  depuis  longtemps,  dé- 
sirait une  place  de  secrétaire  d'ambassade...  Sans 
lui  rien  dire  et  par  le  crédit  de  mon  oncle,  j'en 
obtins  une  pour  lui  à  Naples.  Je  m'attendais  à  être 
remerciée,  embrassée!...  Voici  comment  il  reçut 
cette  nouvelle:  A  Naples!  s'écria-t-il  avec  colère, 
c'est  à  Naples  que  vous  m'avez  fait  nommer!  Je 
partirai  seul  ;  vous  ne  pouvez  m'y  suivre,  je  ne  le 
souffrirai  pas.  Larmes,  prières,  rien  ne  put  le  flé- 
chir, et  il  partit  seul,  sans  même  m'avoir  appi'is 
le  motif  d'une  telle  résolution. 

JL  I,  lETTE. 

Je  connais  ce  motif,  moi,  Mathilde!  tu  ne  dois 
pas  en  vouloir  à  ton  mari.  11  ne  pouvaitt'emmencr. 

MAT  II II.  DE. 

Kt  pourquoi? 

IV  METTE. 

Sa  détermination  te  prouve  son  amour. 

M  ATIIII.DE. 

Son  amour... 

JULIETTE. 

Oui,  je  t'expliquerai,  tu  sauras...  Continue,  con- 
tinue. 

MATIIILDE. 

D'abord,  Frédéric  m'écrivit  souvent.  Il  me  sup- 
pliait d'obtenir  son  changement.  Malheureusement 
je  ne  pus  réussir.  Alors  ses  lettres  devinrent  jjIus 
rares,  plus  froides.  Inquiète,  je  pris  des  informa- 


tions! et  j';ippris...  Ah!  Juliette,  c'est  affreux!... 
je  suis  jalouse! 

JULIETTE. 

Jalouse!...  (A  part.)  Pauvre  Mathilde!  elle  sait 
donc...  (Haut.)  On  t'a  trompée,  sans  doute. 

MATHILDE. 

Non,  non;  tu  dois  connaître  la  signera  Aiigio- 
lina? 

JULIETTE. 

Oui,  une  seconde  chanteuse  du  théâtre  Saint- 
Charles;  sans  voix,  sans  talent,  sans  beauté. 

MATIIILDE. 

Eh  bien...  c'est  jjour  cette  femme  que  Frédéric 
m'oublie. 

JULIETTE. 

T'oublier!  toi,  si  charmante!  non,  il  t'aime  tou- 
jours, et  dès  qu'il  te  verra... 

M  ATIIII.DE. 

Ah!  je  vais  à  l'instant... 

JULIETTE. 

Un  peu  de  patience...  tu  commenceras  par  rester 
chez  moi. 

MATHILDE. 

Sans  faire  savoir  à  mon  mari?... 

JULIETTE. 

Il  le  faut  pour  qu'il  te  remercie  d'être  venue. 

MATHILDE. 

Oh  !  si  cela  était  possible!  Si  je  te  devais  un  pa- 
reil bonheur!... 

JULl  ETTE. 

Tu  me  le  devras.  Mais  j'entends  du  bruit.  Quel- 
qu'un qui  vient  de  forcer  ma  consigne.  Sauve-toi, 
1;1,  dans  ma  chambre,  qui  sera  la  tienne. 
MATHILDE,  ccoutant. 

Cette  voix...  si  c'était... 

JULIETTE. 

Raison  de  plus.  (EUn  la  pousse  et  feniie  la  porte  sur 
elle.) 

SCÈNE  IV. 
JULIETTE,    LE    COMTE  FRÉDÉRIC. 

LE  COMTE,  entrant  malgré  Peblo. 
Je  te  dis  que  la  défense  n'est  pas  pour  moi. 

j  u  Li  ETTE,  surprise  et  mécontente. 
Monsieur  le  comte!... 

LE    COMTE. 

Ah  !  ma  chère  Juliette  me  permettra  l)ien  d'agir 
un  ])eu  avec  elle...  en  camarade  d'enfance.  Que 
diable,  les  jeux  innocents  n'ont  pas  été  inventés 
pour  qu'on  se  traitât  dix  ans  après  avec  gêne  et 
cérémonie. 

J  UI.  lETTE. 

Je  me  souviendrai  toujours  d'autrefois,  mon- 
sieur le  comte,  mais  soufflante  et  fatiguée... 

LE     COMTK. 

Vous  préféreriez  la  visite  du  médecin...  à  la 
mienne,  c'est  tout  simple.  Eh  bien...  c'est  comme 
médecin  que  j'ai  forcé  votre  consigne. 


ACTE   DEUXIÈME. 


2i|l 


JULIETTE,  souriant, 
Ahl...  alors...  je  vous  dii'ai  que  jo  me  porte 

liien. 

I,  E     COMTK. 

Ceci  est  une  malice...  mais  non  une  vérité,  car 
\ous  êtes  malade,  je  le  sais,  et  moi,  plus  hal)ilo 
([ue  le  bon  docteur  qui  sort  d'ici,  j'ai  deviné  la 
cause  de  votre  mal,  et...  le  moyen  de  le  guérir. 

JULIETTE. 

Vous?... 

L  K     C  O  M  T  E. 

Mon  Dieu  !  oui,  il  suflira  tout  simplement  d'un 
petit  coup...  de  lancette. 

JULIETTE. 

Que  voulez- vous  dire? 

LE     COAITE. 

Que  j'ai  mis  mes  gens  sur  les  traces  d'un  misé- 
rable qui  ose  protester  contre  l'entbousiasme  uni- 
versel ;  que  dans  un  quart  d'heure  je  saurai  son 
nom  et  son  adresse,  et  que... 

JULIETTE. 

C'est  inutile,  monsieur  le  comte. 

LE     COMTE. 

Plaît-il  ?  comment? 

JULIETTE. 

Tout  à  fait  inutile  de  vous  déranger.  J'ai  pris... 
mes  mesures,  et  ce  qui  s'est  passé...  ne  se  renou- 
vellera plus. 

LE    COMTE,   piqué. 

Ail!  je  comprends...  un  autre...  plus  heureux 
que  moi  m'a  devancé...  a  déjà  découvert  et  puni 
sans  doute  celui... 

JULIETTE. 

Le  punir?...  et  de  quoi?...  Non,  monsieur  le 
comte,  toute  princesse  de  théâtre  que  je  sois,  à  la 
moindre  blessure  faite  à  mon  amour-propre,  je  ne 
crie  pas  :  Holà!  gardes,  à  moi!  J'ai  un  moyen  beau- 
coup plus  simple...  et  j'en  use. 

LE     COMTE. 

Peut-nii  du  moins  savoir?... 

JULIETTE. 

Ail  !  ceci  est  mon  seci'et. 

LE    COMTE. 

Ainsi  vous  rc^fusez  mes  offres? 

JULIETTE,   souriant. 
J'accepte...  votre  neutraliti'-. 

LU    roMTr. 
Neutre!...  eli  bien,  il  est  joli,  mou  rôle!  Kt  nmi 
qui  comptais  sur  le  petit  service  que  jo  voulais  vous 
rendre  pour...  pour  vous  demander...   quelque 
chose... 

Jl  Ll  ETTE. 

Parlez  toujours,  monsieur  le  comte.  I.e  mari  de 
ma  meilleure  amie,  de  Mathilde... 
LE    COMTE,   vivcnionl. 

Mathilde!...  ah!  m-  me  parlez  pas  de  Matliilde... 
que  je  veux,  qu(^  je  dois  oublier! 

JUl.I  ETTE. 

L'oublier!  vous? 
III. 


I  LE   COMTE,  avec  amertnme. 

Oh  !  vous  pouvez  vous  rassurer.  Mathilde  ne  s'en 
j  plaindra  pas...  au  contraire!  depuis  longtemps, 
I    elle  m'en  a  donné  l'excinple.  Et  puis...  c'est  une 

manière  d'excuser  ses  torts,  de  n'avoir  plus  rien 

à  lui  reprocher. 

JULIETTE. 

I       Eh  quoi!  monsieur  le  comte ,  vous  serez  donc 
toujours  jaloux? 

LE    COMTE. 

Oui...  mais  je  ne  puis  plus  l'être  que  d'une 
seule  personne  ,  Juliette...  c'est  de  vous! 

JULIETTE. 

De  moi?... 

LE   COMTE. 

Oui,  de  vous!  car,  aujourd'hui,  c'est  vous  que 
j'aime! 

J  ULIETTE,  à  part. 
L'indigne  ! 

LE    COMTE, 

Que  j'aime  avec  passion! 

JULIETTE  ,  riant. 

Ab  !  ab  !  ah!  ali  !  C'est-à-dire  que  vous  croyez 
ni'ainier  (Changeant  de  ton.),  et  que  vous  me  mépri- 
sez beaucoup, 

LE    COMTE. 

Vous!  un  ange  de  beauté,  de  bonté!  que  tout 
le  monde  devrait  adorer  à  genoux  !  Non,  non,  vous 
seule  pouvez  régner  sur  un  cœur  dont  votre  gé- 
néreuse amitié  a  fermé  les  blessures, 
JULIETTE,  avec  ironie. 

Vous  croyez?  Et  voilà  tout  ce  que  vous  aviez  à 
me  dire? 

LE    COMTE. 

Pas  autre  chose.  Et  maintenant  j'attends  votre 
réponse, 

JULIETTE. 

Ma  r('ponse?  (Elle  rénéebit  un  instant,  pnis  avec  rc- 
sointion  et  fermeté.)  Mettez -vous  là.  i'Ellc  lui  montre 
une  tal)le.) 

LE   COMTE,   étonné. 

Comment? 

JULIETTE. 

Je  vais  vous  la  dicter. 

LE    CO  M  TE. 

\otve  réponse?  >oilà  (|ui  est  original  ,  par 
exeni])le  ! 

J I  1,1 1  r  lE. 
Ah  !  vous  êtes  bien  peu  empressé  de  savoir... 

LE   COMTE,   s'asseyanl. 

M'y  voici  !  m'y  voici  ! 

J  I  LIETI  E,   (lli-tnit. 

Ma  chère  amie... 

LE    COMTE. 

PMrdou  !  lue  (iui>iiou  seulement.  Est-ce  moi 
i|iii   signerai  cela  V 

J  U  LUTTE. 

Curieux  !  'DirUnni.)  .Ma  chère  amie,  je  n'aime 
pas,  je  n'ai  jamais  aimé  Angiolina. 

31 


2Û2 


AU   nENt:FlCE  DES   PAUVRES. 


LE    COMTK. 

Moi  !...  mais  je  n'y  ai  jamais  pensé  !  (A  part.) 
Je  comprends;  elle  est  jalouse,  (liant.)  Kt  vous 
ave/,  pu  croire  que  je  l'aimais,  vous,  Juliette  1 

JULIETTE. 

Vous  voyez  bien  que  non,  puisque  je  vous  fais 
écrire  le  contraire. 

LE    COMTE. 

Et  c'est  me  rendre  justice.  Une  femme  sans 
beauté,  sans  voix,  sans  esprit...  il  faudrait  être 
fou! 

JLLI  ETTK,  dictant. 

Une  femme  sans  l)eauté,  sans  voix,  sans  esprit... 
(rarlc.)  Je  n'aurais  pas  mieux  trouvé,  c'est  cela. 

LE    COMTE. 

Comment  1  il  faut  écrire... 

JULIETTE. 

Ce  que  vous  pensez'?  Certainement... 

LE  COMTE,  à  part. 
Elle  veut  envoyer  ce  billet  à  Angiolina;  après 
tout,  que  m'importe! 

JULIETTE,  dictant. 
Sans  esprit.  (Parlé.)  Ajoutez  :  (Dictant.)  On  m'a 
indignement  calomnié.  Je  n'aime  et  n'aimerai... 
jamais  que  toi... 

LE  COMTE,  tombant  aux  pieds  de  Juliette. 
Oh!  je  le  jure  avec  transport,  et... 

JULIETTE. 

Eh  bien,  que  faites-vous  donc?  Je  n'ai  pas  en- 
core lini.  A  votre  place!  à  votre  place! 
LE  COMTE,  se  relevant. 
Ah!...  ce  n'est  pas  encore  fini? 

J  ULIETTE. 

Mais  non.  (Le  comte  se  rassied.  Dictant.)  On  m'a 
indignement  calomnié...  je  n'aime  et  n'aimerai 
jamais  que  toi.  (Le  comte  écrit.) 

MATiiiLDË,  entr'ouvraut  la  porte. 
Ahl  c'était  bien  lui!...  et  je  ne  puis  résister... 

JULIETTE,  l'anêtant,  bas. 
Que  fais-tu?  pas  encore!  silence!  il  t'écrit. 

MATIUI. DE,  de  mùme. 
Pourquoi? 

JULl  ETTE. 

Bientôt  tu  le  sauras.  Rentre  vite  !  (Elle  la  pousse 
et  referme  la  porte  sur  elle.) 

LE  COMTE,  relevant  la  tète. 
Jamais...  ([ut^  tui... 

j  L  lii:tte,  dictant. 
Que  toi!  Je  te    le  jure  à  deux  genoux,  et  je 
t'attends  (Apimyant.),  o  ma  chère  Mathilde! 
LE  comte,  se  levant. 
Comment!    c'est   à   ma  lenimc!...  (.S'efforcant  de 
rire.). 'Ml!   ah!    ah!  ah!   la  plaisanterie!...   Mais, 
comme  Mathilde  a  refusé  de  me  suivre... 
JULIETTE,  à  part. 
Menteur!  (Haut.)   C'est  singulier!    car  aujour- 
d'hui elle  brille  de  vous  rejoindre. 
LE  COMTE,  à  part. 
L'on  se  moque  de  moi  !... 


JL  HETTË. 

Eh  bien...  écrivez  donc! 

LE    CO  M  TE. 

l'écrivez,  écrivez!...  Est-ce  que  vous  croyez  sé- 
rieusement que  je  serai  assez... 

JULIETTE. 

Je  vois  que  monsieur  le  comte  est  plus  liabitué 
h  commander  qu'à  obéir  :  mais  peut-être  serait-il 
moins  étonné  de  ma  demande,  s'il  daignait  se  rap- 
peler... certaine  lettre  écrite...  par  moi,  et...  dic- 
tées... par  lui,  un  certain  soir,  dans  son  château  de 
Picardie. 

LE    CO  M  TE. 

C'est,  ma  foi  !  vrai. Oh  !  ces  femmes!...  sont-elles 
rancunières!  Oui,  oui,  je  vous  vois  encore  trem- 
blante... émue,  à  mes  genoux...  comme  j'étais  tout 
à.  l'heure  aux  vôtres...  Ah!  vous  étiez  déjà  bi(ni 
belle...  bien  dramatique  ainsi...  et  vous  faisiez 
autant  de  façons  pour  écrire...  à  un  amant... 

J  ULIETTE. 

Que  vous  en  faites  pour  écrire...  à  votre  femme. 

LE    COMTE. 

Comme  vous  y  allez!...  Si  vous  croyez  que  c'est 
la  même  chose!...  Vous  aviez  grand'peur  pour  cet 
artiste.  Oui,  un  heureux  coquin,  ma  foi  !...  ou- 
blii',  j'espère,  depuis  longtemps. 

JULIETTE. 

Qui  sait?  Dans  notre  état,  monsieur  le  comte, 
nous  sommes  obligés  d'avoir  beaucoup  de  mé- 
moire. 

LE    COMTE. 

Allons  donc!  pas  possible! 

JULIETTE. 

Il  i)araît  qu'il  n'en  est  pas  ainsi  chez  messieurs 
les  diplomates. 

LE   COMTE. 

Comment  !  vous  penseriez  encore  à  ce  petit 
monsieur?  ([uand  nous  sommes  à  Naples...  au 
bout  du  monde? 

JULIETTE. 

Les  sentiments  que  j'éprouve  sont  très-igno- 
rants... en  géographie,  je  vous  jure. 

LE    COMTE. 

Juliette!  Juliette!...  vous  êtes  impitoyable! 

JULIETTE. 

Monsieur  le  comte,  vous  m'avez  imposé...  un 
malheur...  je  vous  épargne  un  remords...  lequel 
de  nous  deux  est  le  plus  impitoyable? 

LE    COMTE. 

Que  voulez-vous  dire  ? 

JULIETTE. 

Oublions  le  passé,  comte,  ne  songeons  qu'au 
présent.  Me  laissez -vous  libre  d'envoyer  cette 
lettre? 

LE   COMTE. 

Cette  lettre...  (A  part.)  Si  je  refuse...  je  me  perds. 
(ILuii.)  Eh  bien,  oui,  vous  le  pouvez. 

JULIETTE. 

Ah!  merci,  comte,  merci!  (Elle  court  la  prendre 
et  revient  près  de  la  porte  de  sa  chambre.) 


ACTE    DEUXIÈME. 


243 


I 


LE    COMTE,  allant  prendre  son  chapeau  sur   une  cau- 
seuse placée  en  face  de  la  porte  de  la  chambre  de  Ju- 
liette, et  au-dessus  de  laquelle  est  une  glace. 
Vous  le  voyez,  je  vous  obéis  aveuglément. 

M  A  T  m  L I)  E ,  entr'ouvrant  la  porte. 
Eh  bien? 

JI  LIFT  TE. 

Voici  la  lettre.  (Elle  la  lui  passe  et  referme  vivement 
la  porte.) 

LE  COMTE,  qui  a  vu  Mathilde  dans  la   glace. 
Ciel  !  est-ce  une  illusion?  (Il  se  retourne  vivement, 
court  vers  la  porte  et  se  trouve  en  face  de  Juliette.) 
JULIETTE,  l'anêtant. 
Où  allez-vous  donc? 

LE    COMTE. 

Il  y  a  quelqu'un  clans  votre  chambre? 

J  I  t.IETTE. 

Sans  doute...  Zerline. 

LE    COMTE. 

Vous  croyez?...  (A  part.)  Ce  n'est  pas  Zerline 
que  je  viens  de  voir!  (Haut.)  Mais  je  vous  laisse. 
Je  n'ai  déjà  que  trop  prolongé  ma  visite...  Adieu, 
madame!  (Il  salue;  sortant,  à  part.)  Oh!  ce  mys- 
tère!... bientôt,  je  saurai  si  c'est  ma  femme. 

SCÈNE   V. 

JULIETTE,  MATIIILDE. 

MATHILDE,  sortant  de  la  chambre  avec  précaution 
d'abord,  puis  courant  à  Juliette. 

Ah!  ma  chère  Juliette!  si  tu  savais!...  la  lettre 
que  tu  viens  de  me  donner?...  Il  m'attend...  il  me 
désire!...  il  n'aime  pas  cette Angiolina  ! 

JULIETTE. 

Il  n'aime...  et  n'aimera  jamais  que  toi...  si  tu 
le  veux, 

MATH  IL  DE. 

Comment,  si  je  le  veux?  Peux-tu  en  douter,  toi 
qui  m'as  vue  si  malheureuse  de  son  abandon? 

JULIETTE. 

Ainsi...  c'est  bien  jniur...  ton  mari...  que  tu  es 
venue? 

M  ATIIILHE. 

Eh  !  pour  qui  donc,  mon  Dieu  ? 

JULIETTE. 

Qui  sait?  caprice...  fantaisie...  souvenir. 

M  AT  III  LUE. 

Oh  !  non,  non  !  je,  ne  me  souviens,  je  ne  veux 
me  souvenir  que  d'une  seule  chose,.,  c'est  ((u'il 
m'aime,  c'est  qu'il  m'attend!...  Comme  il  sera 
surpris,  comme  il  sera  heureux,  quand  h;  jour 
môme  où  il  m'ap)iclle  près  de  lui ,  où  il  me  croit 
encore  b.  Paris,  il  me  verra  à  Naples,  dans  ses 
bras!...  comme  si  une  fi!'e  venait  d'exaucer  son 
désir. 

JI  LIETTE. 

Ahl  oui...  il  sera  surpris,  à  coup  sur! 

M  AT  II  IL  DE  ,  la  regardant. 
Et  heureux? 


JULIETTE. 

Puisqu'il  t'aime  ! 

MATIIILDE. 

Tu  m'en  réponds?.., 

JULIETTE, 

Sa  lettre  et  ses  accès  de  jalousie  n'en  répon- 
dent-ils pas  bien  mieux  que  moi? 
MATIIILDE,  rassurée. 

Pauvre  Frédéric!...  Mais  il  faudrait  le  prévenir, 
le  préparer  un  peu..,  à  son  bonheur.  Si  je  lui 
écrivais? 

JULIETTE, 

Ton  idée  est  excellente. 

MATIIILDE. 

Une  réponse  à  sa  lettre,  et  au  moment  où  il  la 
I    lira...  je  paraîtrai. 

Jl  METTE. 

C'est  cela, 

MATIIILDE,   sortant. 
Je  vais  lui  écrire  tout  de  suite, 

SCÈNE  vr. 

JULIETTE,    ZERLINE. 

JULIETTE. 

Maintenant,  Zerline  aura-t-elle  réussi  ? 

7. EIILINE,  entrant. 
Madame!  madame!,.. 

J  l  L I  E  T  T  E. 

C'est  toi,  parle  vite  ! 

ZEnLIXE. 

Je  suis  tout  essouinéc...  Victoire!..,  madame. 
On  a  vu  le  jeune  homme...  on  lui  a  parlé. 

JULIETTE, 

Et  mon  nom  n'a  pas  été  prononcé? 

7.  l.  R  L  1  N  E. 

Oh!  non,  madame.  Il  croit  se  rendre  à  l'invita- 
tion d'une  madame  de  Senneval...  une  marquise 
française...  qui  veut  faire  faire  son  portrait... 
Ainsi  que  vous  l'aviez  recommandé...  dans  une 
heure  il  sera  ici... 

J  ri.ii:TTr. 

Tu  as  donné  des  ordres  en  bas? 

7.  Y.  R  L  I  N  E, 

Soyez  tranquille,  tout  se  jjassera  reinnie  le  di'- 
sire  Madame. 

J  U  L 1  E  T  1  E, 

Hien,  mon  enfant;  sitôt  ([u'il  se  présentera...  lu 
l'introduiras  près  de  moi. 

Z  vu  1,1  NE. 

Oui,  inadanie. 

JULIETTE,  à  clIe-iiR'iui',  avec  un  soupir. 
Allons,  je  l'ai  voulu...  il  le  faut...  (Soriaut  Icnlc- 
nifiit.)  Dans  une  heure!... 

ZERLINE,  la  regardant  sortir. 
Comme  elle  a  l'air  abattu!   C'est  siiiRulier!  je 
croyais  ([u'elle  serait  contente.  (La  toile  baisse.) 


ACTE    TROISIEME 


Un  boudoir. 


SCÈNE  I. 

JULIETTE,  seule. 

(An  lever  du  rideau,  elle  est  assise  et  plongée  dans  la 
rêverie.  —  Relevant  la  tèle  et  regardant  la  i  endnle.) 

Eocore  un  quarl-d'lieure...elje  lui  parlerai...  Je 
lui  inspire  de  la  haine,  moi  :...  oh  !  mon  Dieu  !  Pen- 
dant deux  ans,  j'ai  travaillé...  j'ai  lutli'...  j'ai  ahan- 
donné  mon  cher  pays!...  moi  qui  aurais  voulu  me 
cacher  à  tous  les  yeux,  j"ai  osé  monter  sur  un 
théâtre!...  tout  cela  pour  ohtenir  un  seul  suffrage, 
le  sien  !...  et  il  me  le  refuse  avec  cruauté!  avec  ou- 
trage! lui!  Maurice!  dont  le  souvenir  me  tenait 
lieudehonheur  et  d'espoir...  lui  que  j'aime  tant!... 
inflexihle,  implacable  comme  la  vengcanc(!,  au 
milieu  de  la  foule,  seul,  il  proteste...  il  s'arme  cha- 
que soir  contre  les  applaudissements  du  public... 
Hélas!  je  me  serais  résignée  ;\  lui  être  indilTé- 
rente...  inconnue:  mais  odieuse!...  oh!  non,  c'est 
impossible  !  Qu'ai-je  donc  fait?  car,  plus  je  réfléchis, 
plus  il  me  semble...  oui,  oui,  c'est  la  femme  seule 
qu'il  poursuit...  envers  une  pauvre  artiste,  il  se 
serait  montré  plus  miséricordieux...  Maurice  est 
noble,  bon;  pour  m'obéir  à,  moi,  pauvre  fille  qu'il 
ne  connaissait  même  pas,  n'a-t-il  pas  renoncé  à 
voir  Malliilde?  Il  faut  qu'il  ait  une  raison,  un  motif 
bien  puissant...  oh!  je  me  justifierai...  je  lui  prou- 
verai... Insensée!...  orgueilleuse!  qui  rêve  une 
cause  extraordinaire  à  une  chose  toute  simple  et 
toute  naturelle,  sans  doute...  je  lui  déplais,  voilà 
tout;  et  son  goût  plus  sûr,  plus  éclairé,  se  révolte 
contre  l'engouement  de  la  foule  ignorante!...  Eh 
bien,  je  lui  demanderai  grâce  pour  un  seul  jour. 
Et  ce  talent,  ce  feu  sacré  qui  n'est  pas  en  moi... 
demain  je  l'aurai!...  je  le  sens...  je  le  veux!  ce 
sera  mou  dernier  adieu  à  Maurice,  mon  premier, 
mon  seul  bonheur  en  ce  monde. 

SCÈNE  II. 
JULIETTE,  RÉMI. 

Il  KM  I,  joyeux.  , 

Ma  clière  enfant,  vous  ne  savez  pas  ce  que  je 
viens  d'api)rendre?... 

.1  1;  1,1  KTTE. 

Qu'est-ce  donc,  mon  ami? 
n  K  M I . 
Vous  ne  devineriez  jamais...  une  ancienne  con- 
naissance à  vous...  un  ami  à  moi...  Maurice  est  ici! 
Ji'  Mirrri;,  troublée. 
Ah!...  il  vient!...  il  est  là!...  chez  moi! 

m':  MI. 
Chez  vous,  non...  mais  àNaples!  pour  dos  tra- 


vaux magnifiques!...  je  viens  de  lire  cela  dans  mon 
journal...  Quel  bonheur!...  vous  vous  souvenez 
bien  de  lui,  n'est-ce  pas?  ce  jeune  homme  que 
nous  avons  soigné  ensemble...  que  vous  avez 
sauvé...  toute  seule...  oh!  c'est  bien  vous!...  et 
dont  vous  avez  dédaigné  la  reconnaissance. 

JU  METTE. 

Il  me  l'a  déjà  témoignée. 

RÉMI. 

Ah  bah  ! 

JUI.I  KTTE. 

Il  me  la  témoigne  encore  tous  les  jours. 

r.  KMi. 
Tous  les  jours!...  Vous  saviez  donc  qu'il  était 
ici?  vous  le  voyiez  donc? 

JULIETTE. 

Aon,  mais  je  l'ai  fait  prier  de  venir  aujourd'liui... 
aujourd'hui...  et  je  l'attends. 

KKMI. 

Ah!  petite  dissimulée!...  vous  vouliez  me  ména- 
ger une  surprise. 

JULIETTE. 

.l'ai...  un  grand  service  à  demander...  à  votre 
ami. 

r.ÉMi. 

Vous!  ah!  que  c'est  heureux!  Jugez  de  sa  joie, 
quand  je  lui  aurai  conté,  dans  les  plus  grands  dé- 
tails, tout  ce  que  vous  avez  fait  pour  lui. 

JU  Ll  KTTE. 

Oh!  docteur...  nous  aurions  l'air  d'en  réclamer 
le  prix.  Non,  non,  pas  un  mot  là-dessus,  je  vous 
en  i)rie...  comme  déjà  une  autre  fois, 
r.  l'nii. 

Quoi  !  vous  exigez  encore...  moi  qui  me  faisais 
une  fête  de  lui  apprendre...  je  suis  sûr  qu'il  est 
fou...  enthousiaste  de  votre  talent. 

JULIETTE. 

Ah!  une  prière,  encore.  M.  Maurice  croit  venir 
chez  madame  de  Scnneval,  une  Française,  qui  dé- 
sire se  faire  peindre...  ne  le  détrompez  pas. 

RÉMI. 

Ilum!...  voilà  bien  des  mystères. 

JULIETTE. 

Je  vous  le  demande  au  nom  de  notre  amitié. 

RÉMI. 

Oh!  alors...  je  serai  muet. 

7. ERLINE,  entrant. 
M.  Maurice  attend  au  salon. 

JULIETTE,  très-troublée. 
Di'jà!... 


ACTE  TROISIEME. 


2hô 


R  t  M  I . 

Je  cours... 

JULIETTE. 

Inutile.  (A  ZtTline.)  Conduis  ici!  (ARémi.)  Je  vous 
laisse  embrasser  votre  ami,  docteur,  et  je  reviens. 
Songez  à  votre  promesse!...  (Sortant.)  Le  revoir... 
avant  de  m'ôtre  recueillie  un  moment...  ah!  je  le 
^riis,  cela  me  serait  impossible I... 

SCÈNE    III. 
UÉMI,  puis  MAURICE. 

RKMI. 

Mon  cher  malade!...  va-t-il  être  étonne  d'Otre 
reçu  par  moi...  qu'il  croit  à...  quatre  cents  lieues... 
Mais  je  l'entends...  c'est  lui...  ce  cher  Maurice! 
mai;  uicE. 

Que  vois-je!  vous,  docteur,  ici!... 

RÉMI. 

Certainement,  depuis  quinze  jours!... 

MA  L  UICE. 

Ah  !  que  votre  vue  me  fait  du  bien  ! 

p.  É  V  I . 
La  vue  d'un  médecin  produit  toujours  ceteflfet-lù. 

M  A  r  i;  I  c  E. 
Dites  celle   d'un   ami.  ALiis  comment  ne  vous 
ai-je  pas  encore  rencontré!...  C'est  ma  faute,  sans 
doute,  je  suis  si  sauvage!...  car  je  vous  ai  pré- 
cédé h  Naplcs. 

R  K  M  I. 

V.n  vérité  ! 

M  A  i:  u  I  c  E. 

J'avais  été  si  malheureux  en  France!...  Un  riche 
seigneur  napolitain  me  fit  offrir  de  l'accompagner 
pour  peindre  son  palais,  et  je  suis  venu. 

R  ÉMI. 

Je  comprends...  poiu'  fuir  la  comtesse,  poui-  uo 
pas  troubler  le  lepos  d'un  ménage.  C'est  bien, 
cela!...  pourvu  fjue  vous  n'en  souffriez  pas  trop, 
cependant!  Comme  médecin,  je  n'approuve  que  ce 
qui  ne  nuit  pas  à  la  santé.  Ah!  mais...  mes  ma- 
lades avant  tout!  tant  pis  pour  la  morale!  Dites- 
moi,  l'ainiez-vous  toujours? 

M  Al' RI  CE. 

La  raison...  est  venue  à  mon  secours. 

u  i:m  I. 
La  raison?...  .If  suis  sûr  que  c'est  une  femme, 
ils  appellent  ça  la  raison  ! 

M  A  I  R  I  C  E. 

Oui,  mon  cher  Hémi,  vous  l'avez  deviné',  lue 
autre  femme  s'est  emparée  de  mon  àmc.  Ah  !  j<! 
suis  né  malheureux  ,  car  ce  sentiment  est  ciicon' 
plus  insensé  ([ue  le  i)ninier. 

R  ÉMI. 

CDinmi'Ut  cirhi  ? 

\i  \  I  i;  i(;r.. 

Mille  fuis  ])Ius  insiMisi'I  puisqu'il  s'adresse  à  une 
femme  (puî  je  n'ai  jamais  vue,  et  (pic,  par  consi'-- 
rpient,  il  me  serait  impossible;  de  reconnaifn', 
quaiui  in^me  le  hasard  me  conduirait  devant  elle. 


R  K  M  I . 

Quoi?...  vous  n'avez  pas  vu,  et  votre  cœur  s'est 
enflammé  à  ce  point! 

M  Al  RICE. 

C'est  que  je;  me  suis  trouvé  auprès  d'elle...  c'est 
qu'elle  ma  parlé...  et  si  vous  saviez  la  puissance 
d'une  voi.x,  docteur! 

RÉMI. 

Si  je  savais!...  (A  part.)  Il  est  charmant  !  il  me 
dit  cela,  à  moi!...  qui  suis  à  Naples...  avec  mes 
cheveux  gris!  (Haut.)  Mais,  mon  garçon,  entendons- 
nous,  puisque  vous  avez  parh;  à...  cette  voix,  vous 
l'avez  vue... 

MAI  RICE. 

Hélas!  une  obscurité  profonde  nous  envelop- 
pait... et  quand  la  clarté  est  venue...  nous  étions 
séjjarts...  peut-être  pour  toujours!  Et  pourtant, 
j'étais  aimé.  Oh  !  oui...  son  émotion,  ses  discours... 
tout  me  le  disait...  et,  depuis  deux  ans...  pas  un 
souvenir  !  un  humble  bijou  tombé  à  ses  pieds...  et 
que  je  plaçai  sur  mon  cœur...  voilà  tout  ce  qui 
nie  reste  d'elle  !  Tout  ce  qui  me  prouve  encore 
([uc  ce  n'est  pas  un  rêve...  une  illusion! 

RÉMI. 

Pauvre  garçon!  guéri  d'une  comtesse...  épris 
d'une  vision  !...  c'est  n'avoir  pas  de  chance:  mais 
à  présent  que  je  vous  ai  retrouvé,  ne  croi'ez  pas 
que  je  vous  laisse  vous  consumer...  pour  des  chi- 
mères! non,  de  par  Ilippocrate...  ou  Galien,  n'im- 
porte, je  ne  le  souffrirai  pas.  Et  d'abord,  je  suis 
sûr  que  vous  vivez  trop  solitaire,  que  vous  n'allez 
pas  même...  au  théâtre.  Vous  qui  parliez  de  la 
puissance  d'une  voix...  qui  sait?  Vous  en  enten- 
driez peut-être  là  une...  dont  les  accents  opére- 
raient sur  vous...  des  miracles,  et  vous  feraient 
oublier  votre...  colin-maillard!  (.V  part.)  Elle  m'a 
bien  fait  oublier...  mes  malades. 

MAURICE,  avec  ti-i.slosse. 

Je  suis  allé  plusieurs  fois  à  Saint-Charles. 
RÉMI,  viveiiH'iil. 

Vous  y  êtes  allé?  et...  vous  avez  entendu  la  cé- 
lèbre Juiia? 

M  MIS  I  CE. 

Je  l'ai  entendue. 

RÉMI. 

Et  ce  jour-là,  vous  êtes  revenu  transporté,  con- 
solé !... 

M  Al  R  ICE. 

Non,  docteur. 

RÉMI,    stlliu'fait. 

ili'in?...  plait-il?...  Comment,  non!  (A  iuit.)Ah! 
Il'  malheureux!...  il  était  auprès  du  sillleurl  c'est 
sur,  et  l'on  connaît  l'effet  do  la  goutte  d'eau 
froide  sur  la  plus  puissante  des  forces  connues, 
la  vapeur!... 

M  A  un  1  c  K. 

Je  suis  revenu  phis  triste  encore...  je  n'aime,  pas 
Cette  fcMuuii'. 

Il  I  M  I. 

Vous  ne  l'aimez  pas?...  Eh  bien...  vous  êtes  un 
ingrat!... 


2/iO 


AU   BKNKKICE   DKS   PAUVRES. 


M  AU  niCE,  élonné. 
Moi?... 

R  KMI ,  rniharrassé. 
Non,  non...  ce  n'est  pas  cela.  (A  pari.)  Diable! 
et  ma  promesse.  (liant.)  Je  vcnx  dire  que  vous 
Ctes...  un  barbare...  puisque  vous  n'avez  point  de 
plaisir...  à  l'entendre.  Point  de  plaisir!...   mais 
c'est  impossible!...  mais  vous  ne  pensez  pas  ce 
que  vous  dites  là    (A  part.)  ou  il  n'y  a  plus  ni 
sympatbie,  ni  fluide  maj^nétique.  (Ilaiil.)  Ahçà! 
vous  trouvez  donc  qu'elle  chante  mal? 
M  Ai:  ni  CE. 
Au  contraire!...  il  est  impossible  d'avoir  plus  de 
talent. 

nr.Mi. 
Alors...  elle  vous  parait  donc  laide? 

M  A  i  n  I  c  K. 

Non,  non,  docteur,  jr  ne  suis  pas  si  injuste.  Je 
la  trouve  belle...  comme  peintre,   mais  de  cette 
beauté  fatale  et  dangereuse  dont  l'insensibilité, 
pleine  de  dédains...  donne  la  mort. 
RÉMI,   stupéfait. 

La  mort  !...  la  mort!...  elle!...  en  voilà  une  idée, 
par  exemple!  où  diable  avez-vous  pris  ça?  Voyons 
donc  un  peu  votre  pouls,  je  vous  prie? 
MA  un  ici:. 

Oh!  il  est  calme,  tout  à  fait  calme,  mon  cher 
docteur  :  mais,  pour  diminuer  votre  surprise  et 
votre  indignation,  je  vous  avouerai  que  mon  opi- 
nion n'est  pas  libre  ;  que  j'ai  peut-être  un  motif 
pour  la  juger  autrement...  que  tout  le  monde. 

RÉMI, 

Un  motif!... 

M  A  l  R  I  C  E. 

Laissons  un  sujet  sur  lequel,  je  le  vois,  nous 
aurions  un  peu  de  peine  à  nous  entendre. 

RÉMI. 

Je  le  crois  parbleu  bien!  la  mort!  (A  part.)  Elle 
qui  lui  a  sauvé  la  vie!  Rendez  donc  service  inco- 
gnito, et  comptez  après  sur  l'instinct  de  la  recon- 
naissance!... 11  est  joli!... 

M  A  LUI  CE. 

Dites-moi ,  mon  cher  Rémi ,  puisque  je  vous 
trouve  chez  madame  de  Senneval,  qui  m'a  fait 
prier  de  passer  chez  elle,  vous  la  connaissez  sans 
doute? 

RÉMI. 

Oui,  oui...  beaucoup  même.  C'est  avec  elle  que 
je  suis  venu  de  France. 

MAURICE. 

F.li  bien,  quelle  femme  est-ce? 

R  É  M  I. 

Quelle  femme?...  ma  foi...  vous  la  verrez.  Mon 
opinion  ne  réglerait  pas  la  vôtre,  nous  venons  d'en 
avoir  la  preuve...  tout  ce  que  je  puis  vous  dire, 
c'est  que  sa  vue...  ne  donne  pas  la  mort  !...  à  moi, 
du  moins;  mais  vous  en  jugerez  bientôt...  car  je 
l'entends  et  je  vous  laisse. 

MAURICE. 

Sans  rancune,  j'espère?  nous  nous  reverrons? 


RKMI. 

Je  ne  sais  pas. 

M  A  U  R  I  c  E. 

Ah!  docteur!... 

R  ÉMI. 

Si  vous  êtes  malade.  (Il  soit.) 

SCÈNE  IV. 
MAIRICE,  JULIETTE. 

JULIETTE,  Piitiaiit  voilée,  à  ello-inémp. 

Moi  qui  lui  donnerais  ma  vie,  il  faut  que  je  me 
cache  pour  lui  parler,  cor,  s'il  voyait  mes  traits,  il 
fuirait  à  l'instant  ménie. 
MAURICE,  qui  a  suivi  Rémi  jusqu'à  la  porte  du  foml. 

Ah!  madame  de  Senneval...  (S'approchant.)  Voi- 
lée!... Singulière  précaution  pour  une  femme... 
qui  veut  se  faire  peindre.  (S'indinaut.)  Me  voici  à 
vos  ordres,  madame,  et  prêt  à  tout  entreprendre 
pour  vous  être  agréable.  (Juliette,  sans  répondre,  le 
s.uue  et  lui  fait  signe  de  s'asseoir.)  Point  de  ré- 
ponse !... 

JULIETTE,  tiès-émue. 

Monsieur...  je...  je...  vous  renier... cic...  (.*e 
laissant  tomber  sur  un  fauteuil.)  Ah!...  j'avais  ti'op 
présumé  de  mes  forces!... 

MAURICE. 

Oh!  mon  Dieu!...  elle  se  trouve  mal  !  (Soulevant 
son  voile.)  Ciel!...  Julia!  ma  victime  de  chaque 
jour.  Elle,  l'amour  de  toute  l'Italie...  que  j'ai 
poursuivie  sans  pitié  au  milieu  de  ses  triomphes! 
Je  comprends  maintenant  ces  mystères...  ce  nom 
supposé...  elle  sait  tout...  elle  a  pu  reconnaître, 
faire  suivre  son  ennemi  au  milieu  de  la  foule.  Elle 
aurait  pu  le  faire  disparaître,  l'anéantir,  sous  les 
mille  bras  indignés  de  ses  admirateurs:  mais,  dans 
sou  orgueil,  c'est  à  sa  voix,  c'est  à  son  regard 
qu'elle  a  voulu  remettre  le  soin  de  sa  vengeance, 
et  elle  m'a  fait  appeler.  Mais  d'où  vient  tout  à  coup 
tant  de  faiblesse?...  Oh!  sans  doute,  l'excès  de  co- 
lère d'une  reine  à  l'aspect  de  son  sujet  révolté.  (La 
regardant.)  Pourtant...  quel  noble  et  doux  visage! 
est-ce  bien  là  cette  femme  qui  se  fait  un  jeu  cruel 
des  passions  qu'elle  allume?  Ces  traits  n'expri- 
ment que  la  bonté...  Ah!  si  j'avais  été  injuste!... 
Si  j'avais  été  trompé!...  mais  elle  reste  évanouie!... 
Que  faire?...  Ah!  ce  flacon...  (Il  s'agenouille  devant 
Juliette  pour  le  lui  faire  re-spirer.)  Madame!...  au 
nom  du  ciel... 

JULIETTE,  revenant  à  elle. 

Monsieur  Maurice!... 

MAURICE. 

Oui,  madame,  c'est  moi  qui  suis  venu  selon  votre 
désir. 

JULIETTE,  à  part. 
Lui  !...  à  mes  genoux! 

MAURICE, 

Mais  vous  souffrez  encore.  Faut -il  appeler? 
faut-il... 


ACTE  TRUlSIÈiME. 


2hl 


}  l'I.IETTE. 

Non,  non...  relcvez-voiis,  monsieur...  je  me  sens 
licaucoup  mieux...  une  douleur  subite...  inatten- 
due... tout  à  l'heure  m'a  saisie...  j"ai  été  fail)le... 
sans  courage...  mais...  cela  est  passé...  Excusez- 
moi,  monsieur... 

MAL  lUCE. 

Ohl... 

JULIETTE,  rinterrompant. 
Oui,  d'avoir  pris  un  nom  supposé...  d'avoir  em- 
ployé... le  mensonge  pour  vous  faire  venir  ici. 
MALiiiCE,  à  part. 
C'est  elle  qui  s'acfusc!... 

JULIETTE. 

Vous  trouvez  cela  bien  misérable,  n'est-ce  pas? 

M  A  U  lU  G  E. 

Madame... 

Jl  r.IETTE. 

Mais  vous  auriez  refusé. 

M  AU  RI  CE. 

C'est  vrai. 

JULIETTE. 

Vous  le  voyez...  je  n"ai  pu  faire  autrement,  car... 
je  voulais   vous  voir...   il  h'  fallait  absolument, 
pour...  pour  vous  adresser...  une  prière. 
M  A  unie  E. 

Une  prière...  à  moi  !...  (A  part.)  Je  ne  sais  ce  que 
j'éprouve...  cette  femme...  avec  sa  douce  voix... 
et  ses  douces  paroles...  auxquelles  je  m'attendais 
si  peu,  m'a  troublé  jusqu'au  fond  de  l'âme  ! 

J  ULIETTE. 

Ah  1  ne  vous  effrayez  pas ,  monsieur.  Cette 
prière...  j'ai  peut-être  le  droit  de  vous  la  faire,  et 
pourtant...  ne  craignez  pas  que  je  me  plaigne,  si... 
vous  la  repoussez.  (Mouvement  de  Maurice.)  Seule, 
sans  famille,  je  n'ai  connu  dans  ce  monde  d'au- 
trt;s  joies  que  celles  que  m'a  données  l'étude.  En- 
couragée d'abord  par  trop  d'indulgence  peut- 
être,    moi,   pauvre    et  obscure,   j'osai  rêver   la 

gloire  !... 

MAumcv.. 

Et  vous  l'avez  obtenue. 

JULIETTE. 

11  y  a  quelques  jours,  à  Saint-Charles,  en  en- 
trant en  scène,  j'aperçus  un  noble  artiste  dont 
j  avais  souvent  admiré  les  ouvrages.  C'était  un 
ciunpatriote...  ce  devait  être...  un  ami,  et...  par 
une  inspiration  soudaine,  irrésistible...  je.  voulus 
qu'il  fût  l'arbitre  de  ma  destinée.  Dès  ce  moment, 
le  public  disparut  à  mes  yeux...  je  jouai,  jiî  chan- 
tai... pour  un  seul  spectateur...  L'émouvoir,  l'en- 
truinc^r,  devint  mon  seul  but,  le  seul  trionijibe 
al  (Mulu,  désiré  i)ar  moi;  sous  rinnueuce  dt;  cet 
espoir,  il  me  sembla  que  ma  voix  doublait  de  puis- 
sance et  d'énergie  ..  J'accomplissais,  en  iim  jouant, 
les  traits  les  plus  difl'iciles...  et  rependaiil,  plus 
rcnthousiasme  me  gagnait,  plus  U'  juge  (pie  je 
in'(''lais  choisi  restait  froid  et  impassible,  avec  des 
regards  presque  menaçants;  et,  chose  étrange!  ces 
regards,  loin  de  m'abattre,  m'animaient,  m'élec- 


trisaient!  Oui,  pour  quelques  minutes,  je  devins  le 

personnage  que  je  représentais,  je  pleurais!...  je 

soulbais...  je  priais!...  le  feu  sacré  m'avait  saisie. 

MAURICE,  ému,  à  part. 

Et  j'ai  pu  être  implacable!... 

JULIETTE. 

Et,  lorsqu'à  la  fin  de  mon  rùle,  liris.'c,  anéan- 
tie, accablée  sous  une  pluie  de  fleurs  et  de  cou- 
ronnes, je  rouvris  les  yeux  pour  chercher  celui 
que  j'avais  fait  le  maître  de  mon  sort,  su  main, 
qui  s'élevait,  remplit  un  moment  mon  cœur 
d'ivresse  :  hélas!  c'était  ma  condamnation  qu'il 
allait  prononcer...  joie,  espérance,  tout  était  perdu, 
perdu  sans  retour! 

MAURICE,  à  part. 

Ah!  qu'ai-je  fait! 

JULIETTE,  continuant. 

Car  ce  n'était  pas  caprice  ou  fantaisie;  huit 
fois,  j'ai  renouvelé  l'épreuve,  monsieur,  et  huit  fois 
mou  juge  a  été  fidèle  à  sa  conviction. 

MAURICE. 

Ah!  madame,  dites  à  l'horrible  loi,  à  la  loi  in- 
juste et  menteuse  qu'il  s'était  imposée,  car  vous 
ne  savez  pas,  vous  ne  pouvez  pas  savoir  jusqu'à 
quel  point  je  suis  coupable. 

JULIETTE. 

Je  ne  vous  accuse  pas,  pourquoi  vous  défendre? 
iNon,  non,  monsieur,  vous  êtes  bon,  généreux... 
SI  A  uni  CE. 
Moi!... 

JIM  ETTE. 

Vous  êtes  donc  impartial.  Aussi,  devant  vous,  je 
n'ai  plus  ni  orgueil,  ni  vanité,  et  vous  pouvez  me 
croire,  lorsque,  du  fond  du  cœur,  je  vous  crie  : 
Grâce  et  merci  ! 

M  A  u  R  I  C  E. 

Ah!  madame...  ce  n'est  pas  vous  qui  devez  im- 
plorer, ce  n'est  pas  vous... 

JULIETTE. 

Ecoutez-moi  encore  un  moment,  je  vous  prie; 
aucun  intérêt  personnel  ne  dicte  mes  paroles. 
Gloire,  enthousiasme,  vous  avez  tué  tout  cela  dans 
mon  âme.  Oh!  oui...  vous  l'avez  bien  tué!  Scule- 
nicni,  demain,  je  chante  au  bénéfice  des  pauvres... 
je  ne  voudrais  pas  les  priver  de  votre  aumùne; 
mais  je  voudrais  aussi  accomplir  ce  devoir...  avec 
tout  mon  co^ur...  avec...  toutes  mes  forces,  et  je 
viens  vous  diMuandcr...  à  vous,  monsieur...  pour 
moi...  l'aumoue  de  voire  silence. 

MA  URIC.  K. 

;\Ion  silence!... 

Jl   Ll  1    ITE. 

llassurez-vous...  je  n'abuserai  pas  de  votre  gé- 
iiérosilé...  envers  les  pauvres.  J'ambitionnais  un 
sull'rage...  un  seul...  je  n'i'tais  |)as  digne...  do 
l'obtenir.  J'abandonne  une  carrière  qui  me  devient 
impossible  et  odieuse...  Demain...  demain  verra 
ma  dernière  repn'seutaiiDii. 

MAI  11  ICE. 

Ah!   madame!...   tant  de   résignation!   tant  de 


2/|8 


AU    BÉNKFICK   DKS    l'AUVKKS. 


modestie!...  On  m'a  trompé,  il  est  impossil>lc 
qu'on  no  m'ait  pas  trompé...  non,  non,  vous  n'êtes 
point  la  femme  qu'on  m'a  sig;nalée!  ..  il  ne  faut 
que  vous  voir  et  vous  entendre...  Helevez  la  télé, 
madame,  relevez-la  bien  haut  ;  je  suis  un  misé- 
rable, car  j'ai  menti  à  ma  conscience  d'iiomme  et 
d'artiste,  car,  dés  que  vous  avez  paru ,  dés  que 
votre  voix  a  frappé  mon  oreille,  ce  juge  impartial 
que  vous  aviez  choisi  a  été  le  plus  transporté,  le 
plus  enivré  de  vos  admirateurs.  Dans  son  aveugle- 
ment, ce  n'était  pas  la  cantatrice  qu'il  poursui- 
vait, c'était  la  femme!  Ce  n'était  pas  l'art  et  le  bon 
goût  qu'il  croyait  venger,  c'était  un  pauvre  cœur 
bien  dévoué,  bien  tendre,  auquel  un  si  complet  et 
si  éclatant  succès  allait  enlever  pour  jamais  tout 
le  bonheur  de  sa  vie. 

JI   LIF.TTF. 

Le  bonheur... 

M  A  l  R  I  C  E. 

Oui,  madame...  Oh  !  vous  saurez  tout,  il  faut  que 
vous  sachiez  tout. 

JUI,  lETTE. 

Parlez,  monsieur! 

MA  V  m  CE. 

11  y  a  quinze  jours,  un  nom  qui  transportait  la 
ville  entière  de  Naples  d'admiraiion  et  d'enthou- 
siasme pénétra  tout  à  coup  dans  ma  solitude  :  la 
célèbre  Julia,  après  avoir  traversé  triomphalement 
l'Italie,  venait  de  débuter  au  théâtre  Saint-Charles. 
Dans  le  monde,  dans  les  promenades,  aux  cercles, 
on  ne  parlait  que  de  sa  beauté,  de  son  talent,  de 
sa  voix  merveilleuse,  et  surtout  de  la  coquetterie 
et  de  la  cruauté  avec  lesquelles  elle  se  plaisait  à 
exciter  des  passions  dont  plusieurs  avaient  eu  un 
dénouement  funeste.  Un  de  ses  admirateurs, 'un 
seul!  disait-on,  avait  trouvé  grâce  devant  elle  et 
paraissait  l'heureux  objet  de  la  plus  flatteuse  ex- 
ception :  c'était  le  premier  secrétaire  de  l'ambas- 
sade de  France,  le  comte  Frédéric. 

jri.IKTTE. 

Le  comte  Frédéric!  lui!... 

MAI!  RICK. 

A  cette  nouvelle,  je  songeai  à  sa  jeune  femme, 
sitôt  abandonnée,  trahie!...  Le  comte  est  marié, 
madame. 

Jl   I.IK  TTE. 

Je  le  savais,  monsieur,  et  ne  l'ai  jamais  oublié. 
M  A  unie  E,  continuant. 

Marié  à  un  ange  digne  de  tous  les  respects,  de 
toutes  les  tendresses...  que  j'ai  aimé  de  l'amour 
le  plus  insensé!...  pourquoi  ne  l'avoucrais-je  pas, 
aujourd'hui  que  cet  amour  est  éteint  pour  jamais? 

Jl  I.I  ITTi:,    à  iKill. 

Oh!  il  ment! 

M  A  r  n  I  c  E. 

Le  comte  avait  dû  son  mariage  h  une  lâche  tra- 
hison, et  quand  je  l'ai  vu  sacrifier  la  comtesse  à  un 
nouveau  caprice... 


J  LI.IETTE. 

Oh!  monsieur! 

M  A  II  n  I  G  E. 

J'ai  rru  do  mon  devoir  de  protéger,  de  sauver 
celle  qui  n>'  pouvait  l'iim  pour  sa  défense, 
j  u METTE,  à  part. 
Comme  il  me  méprise!... 

M  A  U  lU  C  E. 

Alors,  je  n'eus  plus  qu'une  pensée.  Je  résolus 

de  briser  l'auréole  de  gloire  qui  avait  fait  naître 

cette   passion  coupable,   de    vous    frapper  enfin 

dans  votre  double  vanité  et  de  femme  et  d'artiste. 

JULIETTE,  indignéfi. 

Et  vous  avez  pu  me  croire  capable... 

M  A  II  R  I  c  E. 

Eh!  madame,  il  l'a  bien  fallu,  puisque,  pour 
vous  contraindi'e  à  quitter  ces  lieux,  moi,  qu'un 
seul  de  vos  accents  remuait  jusqu'au  fond  de 
l'âme,  je  vous  ai  poursuivie,  accablée  do  mes  ou- 
trages. 

JULIETTE. 

Ainsi,  sans  m'avoir  jamais  vue,  sans  vous  in- 
quiéter si  je  n'étais  pas  victime  d'odieuses  ca- 
lomnies, vous  aviez  froidement  juré  ma  perte,  et 
cela,  parce  qu'il  a  plu  à  un  grand  seigneur  d'affec- 
ter un  amour...  qu'il  n'a  pas  même  ressenti!  Ah! 
s'il  se  fût  agi  d'une  noble  dame,  vous  auriez 
douté...  examiné...  hésité!  mais  une  pauvre  comé- 
dienne... qu'importe  sa  réputation,  son  honneur, 
son  avenir!...  personne  ne  prendra  sa  défense. 
Poursuivie  sans  relâche  par  l'envie  ou  le  mépris, 
également  coupable  si  elle  résiste  ou  si  elle  suc- 
combe, on  lui  fait  un  crime  de  tout...  même  des 
hommages,  des  vœux  qu'elle  n'a  pas  recherchés, 
qu'elle  a  souvent  repoussés  avec  indignation!  oh! 
c'est  aussi  par  trop  d'injustice  et  de  dédain  !  le 
succès,  la  fortune,  la  gloire  môme,  sont  trop  chers 
à  ce  prix.  Obscure  et  ignorée,  l'on  a  du  moins  le 
choix  de  son  malheur. 

ÎI  A  util  CE. 

Ah  !  je  savais  bien  que  ce  que  je  faisais  était  in- 
fâme! Tout  en  vous  me  l'avait  révélé,  me  l'avait 
crié,  madame;  mais,  prêt  à  succomber  sousi 
l'ivresse  d'une  trop  vive  admiration,  une  image  se! 
dressait  devant  moi  comme  un  remords,  et  j'avais 
honte,  je  me  détestais  de  tout  oublier,  oui,  tout... 
jusqu'à  un  souvenir  qui  doit  m'ôtre  à  jamais  cher 
et  sacré!... 

JMLl  KTTK  ,    à    Iiart. 

Celui  dcMathilde...  Elle!  toujours  elle! 

SGKNF   V. 
Les  Mêmes,  RÉML 
RÉMI,  entrant. 
Ma  chère  Juliette!  (Apercevant  Mamiee.)  Ah!  par- 
don... je  croyais  trouver  madame  de  Sennevai... 
seule. 

J  ULIETTE. 

11  n'y  a  plus  de  madame  de  Sennevai,  mon  ami  : 
Monsieur  sait  qui  je  suis. 


ACTE  TROISIÈME. 


249 


RÉMI. 

Ah!...  il  sait... 

JULIETTE. 

Oui,  mon  ami,  qu'il  c^t  chez...  .Tulia,  une  pauvre 
artiste,  voilà  tout. 

RÉMI,  bas  ;i  Juliette. 
Eh  bien  !  je  n'en  suis  pas  filclié.  C'est  le  visap:o. 
découvert  qu'il  faut  marcher  à  renncmi.  (Bas,  à 
Maurice.)  Vous  n"(^tes  pas  mort? 

MAURICE,  de  même. 
Ah!  docteur,  vous  aviez  raison,  j'étais  un  bar- 
bare, un  insensé! 

JULIETTE,  avec  dignité,  à  Maurice. 

Je  ne  vous  retiens  plus,  monsieur.  Je  ne  vous  ai 

déjà  que  trop  privé  d'un  temps  que  vous  employez 

si  bien.  Je  vous  rends  votre  liberté...  tout  entière. 

}i  AuuiCE,  bas. 

En  ôtes-vous  bien  sûre? 

JULIETTE.  . 

Conduisez  Monsieur,  docteur,  et  répétez-lui  binn 
que  la  demande  que  je  lui  ai  faite  n'est  que  pour 
un  seul  jour.  Je  ne  veux  pas  abuser  de  son  indul- 
gence. 

M  A  l!  n  I  c  E. 

Ah!  madame,  pouvez-vous  parler  ainsi,  quand 
vous  savez... 

JULIETTE,  avec  une  profonde  révérence. 
Un  seul  jour...  c'est  tout  ce  que  je  désire. 

MAURICE. 

Du  moins...  je  pourrai  vous  revoir. 

JULIETTE. 

Jamais!  (Elle  sort  vivemeat.) 

RÉMI,  qui  les  a  regardés  a\ec  étonnement. 
Que  vous  a-t-elle  donc  demandé? 

MAURICE. 

De  ne  plus  mentir  à  ma  conscience. 

K^MI. 

Que  signifie?... 

MAURICE. 

Adieu  !  docteur. 

RÉMI. 

Oh  !  je  no  vous  quitte  ])as.  Il  faut  que  vous  m'ex- 
pliquiez... 

SCÈNE  yi. 

Les  Mêmes,  MAT  111  LDI-,. 

MATIIILDE,  entrant  à  droite,  au  iiionn'nt  où  ils 
vont  sortir  par  le  fond. 
Monsieur  Maurice  ! 

MAURICE,  s'arrMant. 
Mathilde! 

M  \T  II  I  LDE. 

Vous  ici!  chez  Juliette!  à  Naplcs! 

n  É  Mf,  s'avanrant. 
Madauii!   lu   comtesse  veut-elle   bien  me   per- 
mettre... 

MATHILDE. 

Monsieur  H<'-iiii  aussi  !  que  je  suis  heureuse  de 
vous  voir!  Loin  de  son   pays,  c'est  une  si  grande 
joie  que  l'aspect  inattendu  de  visages  amis!   ot 
III. 


M.  Maurice  a  dû  en  éprouver  une  bien  véritable 
en  se  retrouvant  chez  une  personne... 

MAURICE. 

En  me  retrouvant,  dites-vous?  Je  viens  de  lui 
parier  pour  la  première  fois. 

M  \TIII  LDE. 

Pour  la  première  fois?...  Assurément  vous  vous 
trompez. 

RÉMI ,  à  part. 
Elle  va  tout  lui  dire.  Ma  foi  !  il  n'y  a  pas  grand 
mal. 

M  \T III LDE,  continuant. 
Vous  vous  étiez  déjà  vus. 

M  A  U  R  I  C  E. 

Où  donc,  madame? 

MATHILDE. 

Mais  chez  moi,  en  Picardie,  il  y  a  un  an. 

MAURICE,   stupéfait. 
Cliez  vous,  en  Picardie  !...  Elle  y  était  ! 

R  É  M  I. 

A  telle  cnseifîne... 

MAURICE,  rinlerrompant. 

Celle  qu'on  nomme  à  présent  Julia,  et  que  vous 
appelez  Juliette,  était  dans  votre  château...  il  y  a 
un  an? 

M  A  T  II I  L  D  E. 

Mais  oui... 

MAURICE,  très-agité. 
Et   depuis  votre  arrivée  ici,   vous  l'avez  vue? 
vous  lui  avez  parlé?  vous  êtes  bien  sûre  que  c'est 
la  même? 

MATHILDE,  riant. 
Ah!   ah!  ah!   ah!  La  question  est   excellente! 
Mais  songez  donc ,  monsieur,  que  c'est  mon  amie 
d'enfance,  ma  sœur,  pour  ainsi  dire,  et  que...  je 
ne  suis  pas  tout  à  fait  folle. 

MAURICE,  frnppc. 
Ah!  malheureux!...  qu'ai-je  fait  ! 

R  É  M  I. 

Eh  bien!...  f[u'avez-vous  donc? 
MAur, ICE,  tombant  sur  une  cau.seuse,  en   serrant  ses 
doux  mains  sur  sa  poitrine. 
Elle!  elle.!... 

MAT  11  I  I.DK. 

Ah!  mon  Dieu!  ses  yeux  se  ferment. 

RÉMI,  qui  a  pris  sa  ir.ain. 
Il  a  perdu  connaissance.  Il  faut  (]ue  sa  blessure 
se  soit  rouverte. 

M  A  Tin  IDE. 

Sa  blessure  !... 

UÉMl. 

Votre  mari  a  choisi  iiii  bien  mauvais  eiidnut 
pour  loger  uiu'î  halle! 

M  A  TU  I  I.DI'. 

Quoi  !  ce  serait  eucorr?... 

m':  Ml  ,   i|"i  1  enli'ouvi'it   les  vôlcments  île    M.nirin'. 
Je  n'ai  deviiii'  cpie  trop  juste! 

M  ,\THI1.DE. 

Mon  Dieu!  sa  pâleur  augmente! 

:V2 


250 


AU    15ÉNÉK1CE    DKS    l'AUVHES. 


RÉMI,  pansant  .Maui-ico  avec  un  mouchoir. 
Ce  ne  scia  rioii.  Le  sang  s'arrôte  dûjà,  mais  le 
repos  est  nécessaire.  11  faut  que  je  voie  Juliette... 
que  je  lui  apprenne...  que  je  la  prépare...  elle  qui 
ne  voulait  plus  revoir  ce  garçon-là. 
M  \THI  I. UK,  étonnée. 
Et  pour(iuoi  donc  ? 

Il  KM  I. 

Je  vous  expliquerai  cela  plus  tard...  quand  j'y 
comprendrai  moi-môme  quelque  chose.  Ne  quittez 
pas  notre  ami  avant  mon  retour.  Je  compte  sur 
vous,  je  reviens.  (Il  sort.) 

SCÎiNE   VII. 

MATHILDE,   MAUHICE,   évanoui. 

M  A  T  n  I  L  n  E. 

Pauvre  M.  Maurice  !  c'est  pourtant  moi  qui  suis 
cause...  (Elle  le  leg.mle.)  Toujours  immobile.  C'est 
singulier  comme  un  homme  blessé  pour  vous... 
vous  paraît  toujours  intéressant.  Le  docteur  a 
beau  dire  que  ça  va  bien,  en  attendant,  il  ne  re- 
prend pas  connaissance.  (Elle  va  s'asseoir  près  de 
lui  et  prend  ses  mains.)  Comme  ses  mains  sont  gla- 
cées!... Ça  ne  peut  pas  ôtre  un  bon  signe.  Si  je 
lui  faisais  respirer  ce  flacon  ?  (Elle  en  tire  un  de  sa 
poche,  et  le  met  sous  le  nez  de  Mauiice.)  Me  voilà  ab- 
solument comme  Juliette  avec  ce  jeune  homme 
apporté  blessé  dans  la  maison  qu'elle -habitait,  et 
qu'elle  a  soigné,  sans  qu'il  sache  encore  ce  qu'il 
lui  doit.  (Elle  reprend  ses  mains.)  Toujours  froides! 
Oh  !  mais  cela  commence  à  me  faire  peur  !  Je  ne 
sens  pas  battre  son  pouls.  Le  docteur  devrait  bien 
revenir. 

SCÈNE   VIII. 

Les  Mêmes,  LE   COMTE  FRÉDÉRIC. 

LE  COMTE,  entrant  vivement  et  s'arrètant  à  la  vue  de 
Mathilde  et  de  Maurice. 
Ici!...  tous  les  deux!..,.  Oh!  les  infâmes!... 
c'était  donc  bien  pour  lui  que  Mathilde...  Du 
moins  le  châtiment  ne  se  fera  pas  attendre...  (Il 
fait  un  pas  en  avant,  puis  s'arrête  tout  à  coup  à  l'aspect 
du  visage  pâle  et.  renversé  de  Maurice.)  Que  vois-je... 
évanoui!...  mort,  peut-être!...  (Se  retournant.)  Ju- 
liette et  le  docteur!...  je  saurai  bientôt  ce  que  je 
dois  croire...  (11  se  retire  à  l'écart.) 

SCÈNE  IX. 

Les  Mêmes,   JULIETTE,    RÉMI, 
LE  COMTE,  caché. 

JULIETTE,  entrant  vivement. 
Maurice!  (Elle  court  à  lui.) 

M  ATHILDE. 

Vous  voilà,  enfin  !  Je  commençais  à  être  inquiète. 

m': MI  ,  à  M:i(hilde. 
A-t-il  fait  un  mouvement"? 

MATHILDE. 

Pas  encore. 

Ji;  LIETTE. 

Ah!  mon  ami... 


n  ÉM  I ,  o\ivrant  le  gilet  de  Maurice. 
Allons,  calmez-vous...  ne  suis-je  pas  là...  et 
vous  aussi?...  que  diable!  Nous  savons  comment 
on  le  tire  d'affaire.  (Après  avoir  examiné.)  Réjouis- 
sez-vous! le  sang  est  complètement  arrêté,  ce  ne 
srra  absolument  rien. 

JULIETTE. 

Ah  !  vous  me  rendez  la  vie. 
nÉM  I. 

Mon  devoir  n'cst-il  pas  de  la  rendre  à  tout  le 
monde? 

JULIETTE,  qui  n'a  pas  cessé  de  regarder  Maurice. 

Mais  il  est  toujours  immobile,  docteur,  ses  yeux 
sont  toujours  fermés!...  Si  vous  vous  trompiez?... 
si  ses  jours  étaient  en  danger?... 
nÉMi. 

Mais  non,  mais  non,  vous  dis-je,  il  va  même 
bientôt  reprendre  connaissance...  Et  tenez!  tenez! 
vous  parliez  d0»ses  yeux...  les  voilà  qui  s'ouvrent. 
(Juliette  fait  un  pas  en  arrière,  ainsi  que  Mathilde.) 

MAURICE. 

OÙ  suis-je?...  (Portant  la  main  à  sa  poitrine.)  Ah  !... 
toujours  souffrant...  de  ma  blessure.  C'est  bien 
long!...  je  ne  guérirai  donc  jamais!  (Apercevant 
Rémi.)  Ah!...  c'est  vous,  docteur?...  Pardon...  ce 
n'est  pas  votre  faute. 

RÉMI. 

Non,  mon  ami,  c'est  la  faute...  d'un  autre. 

MAURICE. 

Vous   ne  savez    pas  ?...  j'ai   fait  un  singulier 
rêve...  Il  me  semblait  que  bien  des  jours  s'étaient 
passés...  que  j'avais  quitté  la  France... 
RÉMI,  aux  deux  femmes. 

Voilà  ses  souvenirs  qui  reviennent. 

MAURI  CE. 

Une  image  longtemps  gravée  là...  commençait 
même  à  s'effacer...  (Mouvement  de  Juliette  qui  se 
rapproche.)  comme  si  c'était  possible!...  Viendra- 
t-elle  aujourd'hui,  docteur? 

JULIETTE,  bas. 
Do  qui  veut-il  donc  parler? 
RÉM  I,  bas. 
De  vous,  sans  doute,  puisqu'il  se  croit  encore 
aux  premiers  jours   qui   ont   suivi  sa   blessure. 
(Mouvement  de  Mathilde.)  Et  en  effet,  à  une  année 
et...  à  quatre  cents  lieues  de  distance,  sa  situation 
est  encore  la  même. 

m  A  T  II  I  L  D  E  ,  bas. 
Comment!   ce  jeune  homme  que  tu  as  soigné 
dans  ta  maison...  c'était  M.  Maurice  ? 
RÉMI,   bas. 
Certainement  ! 

MATHILDE,    bas. 

Et  tu  ne  me  l'as  jamais  dit  ! 

JULIETTE,   bas. 
A  quoi  bon  ?  ' 

MATHILDE,    bas. 

Ah  !  petite  dissimulée!  tu  savais  bien  que  notre 
roman  à  nous  était  fini,  bien  fini,  puisque  j'étais 
à  un  autre,  à  mon  Frédéric,  que  j'aime  plus  quô 


ACTE  TROISIÈME. 


251 


jamais;  tu  savais  bien  que  M.  Maurice  ne  pensait 
plus  à  moi  depuis  longtemps. 

MAURICE. 

Ah  !  qu'elle  vienne!...  qu'elle  vienne,  docteur,  si 
elle  veut  que  je  guérisse...  (Apercevant  Julintte.) 
Que  vois-je?  elle  est  venue!  Ah!  je  savais  bien 
que  ce  n'était  pas  la  comtesse.  (Nouveau  mouvement 
de  Juliette  et  de  îJathilJe.) 

KÉMI. 

Et  ça  n'a  jamais  été  elle! 

M  A  u  n  I  c  E. 
Est-il  possible? 
LE  COMTE,  paraissant  sans  être  vu  des  autres 

personnages. 
Écoutons. 

MAURICE. 

xMais  alors  mon  rêve  de  tout  à  l'heure  était  déjà 
de  la  raison,  car  l'image  qui  remplaçait  dans  mon 
cœur  celle...  de  Mathilde... 

RÉMI. 

Eh  bien?... 

M  A  II  H  I  c  ?.. 
Était  celle  de  cette  jeune  lille...  qui  est  là,  de- 
vant moi. 

MATHILDE,  à  part. 
Nouvelle  preuve  que  les  absents  ont  tort. 

LE  COMTE,  de  même. 
Je  respire  !... 

JULIETTE, 

Oh!  s'il  était  vrai  ! 

MAURICE. 

Cette  voix!...  mon  Dieu!...  elle  m'a  chassé 
tout  à  l'heure.  Elle  m'a  dit  :  Jamais!  mais  je  ne 
l'ai  pas  crue...  je  ne  veux  plus  croire  personne, 
car  vous  aussi,  mon  ami ,  vous  avez  voulu  me 
tromper. 

RÉMI. 

Moi! 

M  \  u  R  I  C  E. 

En  vain  la  maladie,  les  ténèbres,  le  changement 
de  nom  et  de  situation,  ont  lutti;  contre  moi.  Mon 
amour  a  triomphé  de  tout.  Ces  traits  qui  me  fu- 
rent si  longtemps  cachés,  je  les  avais  devinés.  Oui, 
je  l'avais  rêvée  presque  aussi  belle...  que  je  la 
vois!  et  depuis  qu'elle  m'a  dit  que  sa  destinée 
était  de  vejller  sur  moi,  je  n'ai  pas  passé  un  jour, 
une  heure...  une  minute  sans  la  remercier  au  fond 
de  mon  àme,  sans  la  bénir,  sans  faire  des  vœux 
pour  son  bonheur. 

JULIETTE,  entraînée. 

Oh!  ils  sont  exaucés. 

RÉMI,  bas  à  Juliette. 

Je  ne  comprends  rien  du  ti)ut  h  ce  qu'il  dit;  et 
vous? 

JU  LIETTR. 

Moi,  je  comprends. 

R  ÉMI. 

Vous  ôtps  bien  bourensi-! 


JULIETTE,  avec  ravissement. 
Oh!  oui  :... 

MAURICE. 

Et  lorsque  je  l'outrageais...  lorsque  je  la  pour- 
suivais sans  pitié...  c'est  que  j'avais  peur  de  Pai- 


Pour  le  coup,  c'est  bien  la  fièvre  qui  commence, 
ou  je  ne  m'y  connais  pas,  et  il  est  temps  de  cou- 
per court  aux  rêves  de  son  imagination. 

M  A  U  R  I  c  E. 
Des  rêves!...  des  rêves!...  Attendez.  (Cherchant 
sur  sa  poitrine.)  Oh  !  non,  non...  je  sens  là... 
RÉMI,  à  Juliette. 
Parbleu!  sa  blessure.  Je  crois  bien,  elle  n'est 
que  trop  réelle. 

MAURICE,  montrant  un  médaillon. 
Tenez,  docteur,  regardez!...  et  dites  encore  que 
j'ai  rêvé! 

JULIETTE,  avec  transport. 
Oh  !  ce  médaillon...  il  l'a  gardé...  sur  son  cœur. 
Il  ne  m'avait  pas  oubliée...  il  m'aime  donc! 

MAURICE. 

Si  je  t'aime!...  chère  Juliette! 

JULIETTE,  se  jetant  dans  ses  bras. 
Cher  Maurice! 

MATHILDE. 

Comment!  vous  vous  aimiez  depuis  si  longtemps, 
et  vous  avez  été  plus  d'une  année  à  le  comprendre 
et  à  vous  le  dire  !  Ah  !  si  mon  Frédéric  était  là,  il 
est  plus  intelligent  que  vous,  et  je  suis  bien  sùro 
([u'il  verrait  tout  de  suite  que  je  n'aime  et  n'ai 
jamais  aimé  véritablement  que  lui. 

LE  COMTE,  tombant  aux  pieds  de  sa  femme. 

Chère  Mathilde! 

MATHILDE,  après  s'être  jetée  dans  ses  bras. 

Ah!  monsieur!...  vous  m'espionniez... 

RÉMI. 

Mais  il  a  entendu,  et  il  sait  à  quoi  s'en  tenir. 
De  ce  coté,  tout  est  clair  comme  de  l'eau  de  roche; 
mais  par  ici...  (A  Maurice.)  Ah  çà!  voyons,  mon  bon 
ami,  car  je  ne  veux  pas  de  mécompte  pour  celte 
chère  enfant.  Qui  aimez-vous?  est-ce  la  jeune  fille 
de  la  rue  de  Varenncs? 

M  \URICE. 

Mais  oui,  docteur. 

RÉMI. 

Fort  bien.  Est-ce  aussi  Julia  la  cantatrice? 

M  A  u  R I  c  E, 
Mais  oui,  docteur. 

JUI.I  KTTP. 

Mais  oui,  mon  ami. 

n  ÉMI. 

Alors  je  n'ai  plus  rien  à  dire;  votre  cœur  est 
bien  éveillé...  Eijlin!...  car  ces  deux  femmes  ado- 
rables ne  font  qu'un  seul  et  môme  auge...  qui  vous 
aura  sauvé  deux  fois. 


m 


M  \Un  ICE. 

Trois  fois,  docteur! 

1\ÉMI. 

Non,  rien  que  deux.  (Maïuice  va  parler;  Juliette, 
baissant  les  yeux,  lui  fait  signe  de  se  taire.)  Par  exem- 
ple, je  ne  sais  pas  quand  et  comment  elle  vous  a 
donné  ce  petit  médaillon. 


AU    BLiNÉFICE  DES  PAUVRES. 

LE  COMTE,  à  MatliilJe. 
Je  le  devine,  moi. 

MAURICE. 


Le  jour,  mon  cher  ami,  où  j'ai  juré  de  n'ai- 
mer désormais  qu'elle  et  de  lui  consacrer  la  vie 
(|u'elle  trie  conservait. 


FIN     I>U     BÉNEFICK     I>E8    PAUVRES. 


MADAME  AGNÈS  DE  PICARDIE 


COMEDIE-VAUDEVILLE  EN  DEUX   ACTES 


EN  COLLABORATION  AVEC  ANCELOT 


PERSONNAGES. 

CHARLES  VIII,  roi  de  France. 
BRIÇONNET,    son  trésorier. 
CAPELAUD,  dresseur  des  cliiens  du  roi. 
PILLE  G  RU,  fabricant  de  trappes  et  pièges  à  loups. 
ANNE  DR   BRETAGNE,  femme  du  roi  Ciiarles. 
LA   MARQUISE   DE   SA  INT-GELAIS. 
AGNÈS  LA  PICARDE,  fille  de  Capelaud. 

Valets. 


La  scène  se  passe  en  1494.  —  Le  premier  acte,  chez  Capelaud;  le  deuxième, 
au  château  d'Amboise. 


MADAME 


AGNÈS  DE  PICARDIE 


ACTE   PREMIER. 

Le  tliéâtre  représente  le  devant  de  la  maisonnette  de  Capelaud,  à  gauche.  —  .\u  fond ,  la  campagne  ;  à  droite, 
un  bosquet  de  charmille  avec  table  et  chaises;  à  gauche,  vers  le  fond,  un  chenil  et  un  four. 


SCÈNE   I. 

CAPELAUD,    VALETS,    tenant  plusieurs  chiens 
en  laisse. 

CAPELAUD,  tenant  un  chien  en  laisse. 

A  iK  : 
Allez,  meute  vraiment  royale, 
Limiers,  bassets,  enfin  vous  tous, 
Mes  dignes  chiens,  que  rien  n'égale,  ' 
Le  roi  sera  content  de  vous. 
Allez,  mes  chiens,  allez,  vous  tous. 
Le  roi  sera  content  de  vous. 

(  Les  valets  sortent  emmenant  les  chiens.  Capelaud  s'assied . 
et  s'adresse  au  chien  qu'il  tient  en  laisse.) 

Maintenant  que  j'ai  un  peu  de  temps  devant 
moi,  avant  le  déjeuner,  continuons  mes  instruc- 
tions au  chien  par  excellence  dont  je  me  suis 
réservé  l'éducation.  Vois-tu,  Brisquet,  la  biche 
débouche  là  devant  toi...  Crac,  tu  te  lances  à  sa 
poursuite!...  Elle  fait  un  crochet,  tu  continues 
droit  comme  une  flèche,  et  tu  la  rattrapes... 
au  demi-cercle!...  Comprends-tu?...  (A  lui-même.) 
Il  y  a  des  gens  qui  s'étonneraient  du  discours 
que  je  tiens  en  ce  moment!...  moi,  j'ai  pour 
principe  de  parler  aux  bétes.  Elles  ne  vous  com- 
prennent pas,  me  dira-t-on  !...  Il  est  de  fait 
qu'elles  n'en  ont  pas  l'air,  mais  il  en  reste 
toujours  quelque  chose!...  D'ailleurs,  ça  ne  peut 
pas  nuire,  et,  en  y  ajoutant  un  nombre  conve- 
nable d(!  morceaux  de  pain  et...  de  coups  do 
fouet,  f;a  huit  toujours  par  leur  entrer  quelque 
part. 

AGNÈS,  dans  la  maison. 
Mon  père!... 

CAI>KLAIID. 

Ahl...  voilà  ma  fille  Agnès  qui  est  réveillée!... 
Ce  n'est  pas  pour  me  vanter,  mais  cette  enfant-là 
est  encore  plus  gentille  et  mieux  dressée  que  mes 
bèies. 

SCÈNE  II. 


CAPELAUD,    AGNÈS. 
AGNÈS  ,  entrant. 
.Mon  père  !...  .\h!  tiens,  vous  étiez  là?. 


moi  ([ui 


m'égosillais...  Qu'est-ce  que  vous  faites  donc  ici, 
mon  père? 

c  A  P  E  L  A  i;  D. 
Tu  le  vois  bien,  je  cause. 

AGNÈS. 

Avec  un  chien?...  Vous  n'êtes  pas  fier!...  mais 
c'est  assez  vous  occuper  de  cette  vilaine  bote  : 
parlez  un  peu  à  votre  fille,  s'il  vous  plaît. 

CAPELALD. 

Avec  plaisir,  mon  enfant. 
AG\i;s. 

Vous  m'avez  fait  venir  de  Crécy  eu  Picardie, 
mon  bon  pays  que  j'aimais  tant,  et  où  je  faisais 
déjà  de  si  bons  pâtés...  d'Amiens,  car  j'avais  mordu 
à  la  pâte,  afin  que  vous  le  sachiez. 

CAPELAUD. 

Eh  bien!  mais...  la  pâte  n'est  déplacée  nulle 
part,  et  j'utiliserai  fort  bien  ici  tes  petits  talents. 

AGNÈS. 

Oui,  c'est  pour  cela  sans  doute  que  vous  me 
faites  faire  la  pâtée  de  vos  hôtes. 

CAPELAUD. 

11  faut  que  tout  le  monde  vive,  mes  chiens  sur- 
tout!... Mais  sois  tranquille  :  tu  conçois  qu'au 
château  d'Amboise,  où  se  trouvent  en  ce  moment 
le  roi  Charles  VIII  et  sa  cour,  il  doit  se  faire  une 
grande  consommation  de  gâteaux,  tartes  et  brioches 
de  toutes  les  espèces...  Eh  bien,  pour  te  ménager 
une  douce  surprise,  je  t'ai  fait  construire,  au  sein 
de  la  maison  paternelle,  un  iictilfour  où  tu  pour- 
ras t'exercer. 

AG\i:s. 

J'aurais  bien  mieux  aimé  m'exercer  à  Crécy. 

C  A  !•  K  L  A  U  D. 

Oui,  oui,  ji-  comprends,  à  cause  de  Jean  Pilli'- 
gru,  ton  amnurcux. 

AGNÈS. 

<  la  se  iioui  rail  bien. 

c  V  PI- LAI  11. 

Il  est  gentil,  ton  amoureux! 

A(.  NES. 

Dame  !  puisque  je  le  trouve  tel,  c'est  comme  s'il 
l'était...  Je  sais  bien  <|u'il  y  a  à  redire  sur  son 


256 


MADAME  AGNÈS  DE  PICARDIE. 


nez,  sa  bouche,  ses  jambes,  et  beaucoup  d'autres 
parties  de  sa  figure;  je  sais  bien  qu'il  est  un  peu  I 
niais,  un  peu  taquin,  et  que,  quand  je  serai  sa 
femme,  son  amitié  pourra  l)ien  aller  quelquefois 
jusqu'aux  taloches:  mais  qu'importe,  si  sa  bfitise, 
sa  taquinerie  et  môme  ses  taloches,  me  vont  droit 
au  cœur?...  Mon  père,  si  nous  lui  faisions  dire  de 
venir? 

c  A  r  F,  I.  \  l'  D. 
Pourquoi  faire? 

A  G  N  f:  s. 
F.h  bien,  d'abord  pour  qu'il  vienne,  et  ensuite 
pour  qu'il  travaille  ici  de  son  état. 

CAPEI.AUn. 

Ah!  oui,  parlons-en  de  son  état!  Il  est  encore 
gentil  son  état!.  .  Fabricant  de  trappes,  traquenards 
et  pièges  à  loups!...  C'était  bon  sons  le  feu  roi 
Louis  XI!...  mais,  avec  son  fils  Charles  VIII,  ce 
n'est  pas  de  ces  choses-là  qu'il  faut  qu'on  fa- 
brique. 

AGNÈS. 

Quoi  donc? 

c  APEI.AUD. 

Eh  mais,  des  jolies  filles,  car  il  paraît  les  aimer 
beaucoup. 

A  G  Ni;  s. 
Il  n'a  pas  tort. 

c  A  P  E  I.  A  U  D. 

Pas  plus  tard  qu'avant-hier,  je  lui  ai  vu  prendre 
le  menton  à  une  petite  meunière  du  voisinage, 
avec  un  air...  hum,  hum!... 

AGNÈS. 

Tiens,  tiens,  tiens!...  Et  moi,  hier,  je  l'ai  vu 
dpnner  une  petite  tape  sur  la  joue... 

c  APEI.AUD. 

Encore  à  la  meunière? 

AGNÈS. 

Non. 

CAPELAUD. 

A  qui  donc  ? 

AGNÈS. 

A  moi. 

CAPELAUD. 

A  toi?... 

AGNÈS. 

Oui,  vraiment. 

CAPELAUD. 

A  toi,  ma  fille!...  oh!...  c'est  qu'il  est  content 
de  mes  chiens.  L'as-tu  remercié,  au  moins? 

AGNÈS, 

Pour  qui  me  prenez-vous?...  Est-ce  que  ça  se 
demande?...  J'ouvrais  même  la  bouche  pour  lui 
offrir  quelques-unes  de  mes  pâtisseries  les  plus 
distinguées,  quand  je  me  suis  rappelé  que  vous 
m'aviez  arrachée  à  mon  art. 

c  A  p  E  L  A  u  D. 

Tu  le  pratiqueras,  ma  fille,  tu  le  pratiqueras.  Il 
n'entre  point  dans  mes  principes  de  contrarier  les 
inclinations...  Demande  plutôt  à  mes  chiens!... 
Le  four  t'appelle,  tu  peux  y  courir!.,.  Je  l'ouvre 


moi-même  devant  toi.  (Il  va  ouvrir  la  bouche  du  four, 
pratiquée  dans  le  mur  du  chenil.)  Mets-toi  à  l'ouvrage, 
mon  enfant,  et,  si  le  roi  revient,  offre-lui  ce  que  tu 
croiras  le  plus  digne  de  sa  bouche  royale  :  car  je 
l'aime,  notre  jeuqemoparquc!...  Je  ne  lui  reproche 
qu'une  chose,  c'est  d'être  venu  à  son  château  d'Am- 
boise  sans  la  reine. 

AGNÈS. 

N'est-ce  pas  elle  qui  vous  a  fait  nommer  éleveur 
des  chiens  du  roi  ? 

CAPELAUD, 

Elle-même,  ma  fille. 

AGNÈS. 

Vous  la  connaissiez  donc? 

CAPELAUD. 

Je  crois  bien  !...  Ta  mère  était  la  filleule  du  duc 
de  Bretagne...  Mais  j'entends  mes  braques  qui 
m'appellent. 

AGNÈS. 

Pendant  que  vous  allez  dresser  vos  braques,  moi 
je  vais  préparer  des  petits  fagots  pour  chauffer 
mon  four. 

CAPELAUn. 

A  chacun  son  génie!...  Au  revoir,  ma  fille,  ou- 
blie seulement  ton  Pillegru,  et  tout  ira  bien.  Il 
me  faut  un  gendre  qui  puisse  me  succéder,  un 
gendre  qui  soit  dans  les  bêtes. 

SCÈNE  III. 

AGNÈS,  puis  BRIÇONNET. 

AGNÈS,    S^ule. 

Il  lui  faut  un  gendre  qui  soit  dans  les  bêtes,  et 
il  me  défend  de  songer  à  Pillegru!...  (Souriant.)  II 
me  semble  pourtant...  Eh  bien,  c'est  égal,  ça 
n'empêche  pas  que  je  l'aime!...  Oh!  mais,  sérieu- 
sement!... L'oublier?...  oh  que  non!...  D'abord, 
il  est  trop  laid  pour  ça,  mon  Pillegru  !...  Avant  de 
m'acoquiner  :\  une  face  baroque  conmic  la  sienne, 
il  m'a  fallu  du  travail,  c'est  sûr!...  Mais  mainte- 
nant que  le  travail  est  fait,  c'est  solide!...  Qu'il 
vienne  seulement...  Et  il  viendra!  je  ferai  bien 
entendre  raison  à  mon  père.  En  attendant,  prépa- 
rons nos  fagots.  (Elle  se  met  à  lier  ensemble  du  merni 
bois,  puis  entre  dans  la  maison.) 

lîR  içoNNET,  marchant  avec  ppine. 

Ouf!...  la  respiration  commence  à  me  man- 
quer... et  pour  rien  encore!...  J'ai  beau  regarder... 
personne!...  Où  diable  le  roi  de  France  est-il 
passé?...  Je  ne  comprends  plus  du  tout  ses  fan- 
taisies royales.  Je  l'avais  laissé  à  Blois,  amoureux 
fou  (le  la  marquise  de  Saint-Gelais,  livré  aux  fêtes 
et  aux  plaisirs,  m'abandonnant  le  poids  des  af- 
faires, ce  qui  ne  me  chargeait  pas  trop  et  me  con- 
venait assez!...  Tout  à  coup,  il  tombe  au  chàteap 
d'Amboise,  veut  reprendre  en  main  les  rênes  dei 
l'Etat,  tout  voir,  tout  faire  par  lui-même...  ça  n'a 
pas  le  sens  commun  !..  Que  peut-il  être  arrivé?. 
Une  brouille  avec  la  marquise?  Non,  puisqu'elle! 
l'a  accompagné.  Il  ne  lui  manquerait  plus  que  defl 


ACTE   PREMIER. 


se  rapprocher  de  la  reine,  d'écouter  ses  ridicules 
conseils  de  sagesse  et  d'économie!...  Nous  serions 
perdus!...  Moi  surtout,  qu'elle  honore  de  sa  mal- 
veillance particulière!...  Heureusement,  elle  est 
dans  son  duché  de  Bretagne;  et  le  roi,  qui  voulait 
tant  travailler,  est  sans  cesse  hors  du  château  de- 
puis deux  jours.  Que  devient-il?...  Je  me  suis  mis  à 
sa  piste...  Ah  bien  oui!  il  court  comme  un  lapin, 
et  j'ai  perdu  sa  trace  !...  Eh  !  voilà,  je  crois,  la  mai- 
sonnette de  l'honmic  chargé  de  dresser  les  meutes 
royales?...  (Agnès  sort  de  la  maison.)  Tiens!...  une 
jeune  fille?...  (Il  s'approche  d'elle  et  lui  prend  le  men- 
ton.) Je  ne  connaissais  pas  une  si  belle  enfant  au 
père  Gapelaud. 

A  G?«ÈS. 

Vous  êtes  bien  honnête,  monseigneur.  C'est  que 
mon  père  ne  m'a  fait  revenir  de  Crécy  que  de- 
puis trois  jours.  Voilà  pourquoi  vous  ne  m'avez  pas 
vue  avant. 

Ur,  IÇONXET. 

I.a  raison  est  bonne.  Une  chaise  sous  cette  char- 
mille, mon  enfant,  et  un  peu  de  lait,  je  vous  prie; 
j'aime  beaucoup  le  lait. 

AGNÈS,  à  part. 

Ëh  bien,  il  n'a  pas  aflaire  à  un  ingrat.  (Elle  lui 
apporte  une  tasse.)  Voilà  ce  que  c'est,  monseigneur. 

BniÇONNET. 

Merci!...  maintenant  vous  pouvez  retourner  à 
vos  occupations.  (Il  tire  des  papiers  de  sa  poche  elles 
eiamine.  Agnès  entonne  une  chanson  picarde  en  préparant 
ses  fagots.) 

SCÈNE   IV. 

BniCONNET,  sous  la  charmille,  à  droite;  AGNÈS, 
di'vaut  la  maison,  à  gauche  ;  LE  ROI,  arrivant  par 
le  fond. 

AfiNiîS,  chantant. 
Il  faut  garder  sa  liberté, 
Et  laisser  aux  coquettes 
I,es  amusettes 
Tant  que  le  cœur  n'est  pas  tenté. 
On  doit  craindre ,  pour  être  sages, 
Do  tant  de  gens 
Pressants,  caressants. 
Les  propos  menteurs  et  les  doux  visages  : 
Et  c'est  ainsi 
Que  font  les  filles  de  Crécy  ! 
Hi! 

li  n  I  ç  o  N  N  i.T ,  à  1  u  i-même . 

Voilà  VU)  compte  qui  occupera  Sa  Majesté  :  c'est 
à  peine  si,  moi  qui  l'ai  fait,  j'y  comprends  riuel- 
quc  chose!...  Il  est  vrai  que  les  mélodies  picardes 
de  cotte  jeune  fille  ne  sont  pas  faites  pour 
m'aider. 

i.E  noi,  entrant  en  scène,  à  lui-même. 

Enfin  je  suis  au  but,  et  ce  n'est  pas  sans  peine, 
grâce  au  détour  que  m'a  contraint  de  faire  ce 
damné  Bri(;onnet  qui  s'avise  de  me  suivre.  Déci- 
dément cette  petite  paysanne  me  platt  :  elle  vaut 
cent  fois  la  marquise  de  Saint-Gclais  qui  mainte- 
nant imagine  de  me  parler  politique!,..  Ah  çà! 
mais,  et  mes  projets  de  sagesse?...  Et  la  reine, 
III. 


ma  noble  épouse?...  Oh,  e  l'aime  toujours!... 
Beaucoup!...  Oui,  l'on  a  eu  beau  essayer  de  me 
donner  des  soupçons,  elle  est  digne  de  tout  mon 
amour,  et  il  esta  elle!...  Mais  elle  est  loin...  et 
puis,  elle  est  ma  femme!...  D'ailleurs,  il  est  bon 
qu'un  roi  se  inùle  à  son  peuple,  qu'il  fasse  con- 
naissance avec  ses  sujets...  et  ses  sujettes. 
AGNÈS,  mettant  du  bois  dans  son  four. 

Pauvre  Pillegru!  Serait-il  content  devant  ce  feu 
là,  lui  qui  cric  toujours  après  le  froid! 
LE   noi,  à  lui-même. 

Agnès  est  si  vive  et  si  piquante!...  (Se  retour- 
nant.) La  voici! 

AGNÈS,  chantant  le  deuxième  couplet  de  sa  chanson, 
Mais  que  survienne  un  amoureux 
Dont  l'amour  soit  sincère, 
Fi  de  la  fi ère 
Qui  repousse  de  si  beaux  feux  ! 
On  doit  même  accepter  sans  glose 
Un  oeil  trop  laid , 
Un  nez  trop  mal  fait  ; 
Le  moindre  accident  peut  créer  la  chose  ; 
Et  c'est  ainsi 
Que  font  les  filles  de  Crécy 
IIi! 

LE  ROI,  qui  s'est  arrêté  pour  l'entendre. 
La  drôle  de  chanson  ! 

URiçoNNET,  sous  la  charmille. 
Si  elle  continue,  il  n'y  aura  pas  moyeu  de  s'e..- 
tendre. 

I.E  ROI,    s'avançant. 
Très-bien!  ma  jolie  chanteuse! 

RRIÇONNET,  regardante  travers  la  charuiille. 
Que  vois-je? 

AGNÈS. 

Oh!...  Le  roi! 

LE  ROI,  lui  d  nnant  de  la  main  sur  la  jonc. 
Vous  donneriez  envie  d'être  Picard  pour  chanter 
avec  vous. 

AGNÈS,  à  part. 
Tiens,  tiens,  tiens!...  Encore  un  petit  soufllei  !... 
Qu'est-ce  qu'il  veut  donc,  le  monarque? 
i.K  r.  0  1. 
Mon  arrivée   a   l'air    de  vous  surprendre?  Je 
gage  que  vous  ne  pensiez  déjà  plus  à  moi? 

AGNÈS. 

Ma  foi,  sire,  vous  gagneriez  la  gageure. 

LE    ROI. 

Si  la  léponse  n'est  pas  flatteuse,  elle  est  franche 
du  moins.  Je  vous  avais  pourtant  dit  (pic  je  vien- 
drais ce  matin. 

RR  ;(;ONNET,  à  [lart. 
Comment':'  c'est    pour  cette  petite  (|ue  (lejuiis 
deux  jours...  C'est  bon  à  savoir. 
LE  ROI,  à  Agnès. 
Vous  êtes  peut  être  fâchée  que  je  sois  un  peu  en 
retard. 

AGNÈS. 

Moi?  Point  du  tout!  Quand  les  gens  ne  virn- 
nent  pas,  je  me  dis,  c'e  qu'apiiarcnunenl  ça  ne 
leur  fait  pas  plaisir. 

.")3 


258 


MADAMK   AGNÈS    DE    PICAHDIK. 


I. K  uni. 
Mais  au  coiilraii'i'!...  l'A  --ans  mon  Irôsoi'ior... 

Ai;\  i:s. 
Qu'est-ce  ((lie  c'est  que  ra,  voire  trésorier? 

i.L  uni. 
C'est  rii  )Uinie  li'plus  eiiiiUM'Uxdc  mou  royauuie. 

Iir.  KIONN'KT,    à  [Ult. 

Merci. 

AT. \  i;s. 
Ah  bien,  à  votre  place,  je  rcuvcrrais  jolimeut 
proiueuer,  ce  trésurier-là. 

1, E  noi. 
i'.a  iirairiv<'  (pieltiuefois. 

l'ist-ce  (ju'un  roi  ne.  doit  pas  faire  toutes  ses 
voloutés? 

I,  r.  Il  o  I . 

Elle  a  de  très-bons  pi'incipcsde  gouvernement  !... 
Puisque  tel  est  votre  avis,  (!'coutez-moi  :  je  veux 
que  vous  veniez  vous  asseoir  avec  moi  sous  cette 
cliarmiile. 

15  U  IÇON.\KT,    :'l    part. 

Diable!...  Je  vais  être  pris!...  J'en  sais  assez, 
retirons-nous.  (Il  disparaît.) 
i.v.  noi. 

Je  veux  de  plus  que  vous  me  promettiez  d'ou- 
blier la  personne  dont  vous  me  i)arliez  hier. 

AGNÈS. 

Mou  amoureux  de  Crécy? 

I,li    i\  01. 

Justement. 

AdNKS,  à  part. 
Ah  çà  1  mais,  qu'est-ce  qu'ils  ont  donc  tous  après 
ce  pauvre  garçon? 

iMv    ISOI. 

Eh  bien? 

AGNÈS. 

C'est  une  drùlc  de  fantaisie  tout  de  même  que 
vous  avez  là. 

LE     ROI. 

Vous  hésitez? 

AGNÈS. 

Du  tout!...  Je  n'iiésitc  pas,  je  refuse. 

i.E   noi. 
Comment?  lorsque,  je  nous  jn-ie,  lorsque  je  vous 
ordonne  s'il  le  faut,  moi,  le  roi?... 

AGNÈS. 

(Ju'esl-ce  ([ue  ça  jjrouve? 

LE    noi. 
Ne  me  disiez-vous  ])as  tout  à  l'heure  qu'un  roi 
doit  faire  toutes  ses  volontés? 

AGNÈS. 

Oui,  jiourvu  que  ça  ne  gène  pas  les  miennes. 

!,E  noi. 
Et  si  les  vôtres  m'empêchent  d'obtenir  ce  que 
je  désire? 

AGNÈS. 

Alors,  c'est  un  malheur. 

Lr.  Il  01. 
Vous  n'êtes  pas  si  méchante  que  vous  en  avez  l'air,   j 


AGNES. 

(^lent  fois  pire!...  et  entêtée  comme  une  mule!... 
Demandez  plutôt  :\  mon  père...  (jne  voilà. 
LE  II 0  1,  l'onlrarii;. 
Mais  je  ne  l'ai  pas  ajipelé. 
A  G  N  È  s. 
Aussi,  ce  n'est  pas  pour  vous  qu'il   vient,  bien 
sûr!...  mais  il  profitera  de  l'occasion. 
LE  II 01,   à  part. 
(/est-à-dire  que,  moi,  je  la  manquerai. 

SCKNK   V. 
LE  HOI,   AGNÈS,   CAPELAUD. 

CAP  EL  Ail). 

\jG  roi,  ici!...  Ali!  sire,  quel  honneur  pour  moi... 
et  i)our  les  chiens  que  vous  avez  daigné  confier  à 
mes  soins. 

LE    r.  0  1. 

Ah!  c'est  toi  qui  diriges  ma  meute?...  J'en  suis 
fort  content  :  il  est  impossible  de  mieux  donner,  de 
mieux  forcer... 

CAPEI.  ALM). 

Mais,  sire,  vous  n'avez  pas  encore  fait  au  gibier- 
de  ce  canton  l'honneur  de  le  chasser. 
LE  noi. 
Tu  crois?...  Eh  bien  I  je  chasserai...  et  dans  peu: 
prends  toujours  mon  compliment  en  à-comjjte. 
AGN  Es. 
Faites-vous  ainsi  pour  tontes  vos  dettes,  sire? 

LE    KOI. 

Toutes?...  oh!  non  pas!  Mais,  lorsqu'il  s'agitd'un 
plaisir,  je  crois  qu'il  vaut  mieux  payer  avant 
qu'après.  Aussi,  ai-je  bien  envie  devons  offrir... 

ceci? 

AGNÈS. 

Une  belle  bourse!...  pleine  de  pièces  d'or?...  à 
moi,  sire?... 

CAPEL  \  in. 

Prends,  ma  fille,  prends!...  Tu  oITenserais  le  l'oi 
en  refusant. 

AGNÈS. 

Mais  vous  ne  me  devez  rien,  sire. 

LE  noi. 
J'ai  dans  l'idée  que  je  vous  devrai  quelque  chose. 

AGNÈS,  prenant  la  bourse. 
Ah!  si  vous  êtes  sûr...  et  pour  obéir  à  mon  père... 

CAPELAI  D. 

Bien,  ma  fille!...  \ous  le  \'oyez,  sire,  un  mot  a 
suHi!...  Et  encore,  c'est  peut-être  le  moins  obéis- 
sant de  mes  élèves. 

AGNÈS. 

Dites  donc,  num  père,  si  vous  ajoutiez  :  sans 
comparaison...  hein?...  ça  ne  pourrait  |)as  nuire. 
C'est  que  Sa  Majesté  pourrait  croire  que  vous  avez 
employé  avec  moi  le  même  système  d'éducation 
qu'avec  les  autres. 

CAPELAED. 

Quelle  idée! 


ACTE  PIŒMIEH. 


259 


I.  E    KOI. 

MaîtiT  Capolaud,  je  suis  très-satisfait,  Je  revien- 
drai l)ient6t  pour  assister  à  une  de  tes  leçons.  Au 
revoir,  gentille  Agnès.  (11  la  regarde  un  instant  pon- 
ii:inl  qu'elle  fait  la  révérence,  puis  s'éloigne.) 

SCÈNE  VI. 
AGNÈS,   CAPELAUD,    puis  BP.ICON  NDT. 

CAPELAl  D. 

Il  reviendra!...  me  voir  donner  une  leçon...  à 
mes  élèves!...  En  voilà  un  monarque  qui  encou- 
rap:e  les  arts'...  S'il  allait  finir  par  mo  nommer 
grand  veneur'? 

AG\ÈS. 

Alors  vous  feriez  donner  à  Pillegru  une  bonne 
place  à  la  cour,  n'est-ce  pas? 

c  A  p  F,  r.  A  l  I). 
l'iilngrii  !..    Pillegru,  ma  tille,  n'est  point  d'étolTe 
à  devenir  le  gendre  d'un  favori  du  roi. 
A(;\  i:s. 
.Mais  si  i'étoiïe  me  convient,  à  moi?  (Ils  continuent 
à  iliscuter  bas.) 

liRiçow  ET,  reparaissant  sous  la  charmille. 
Le  roi  est  parti,  je  peux  me  montrer  et  faire  ma 
cour  à  l'astre  nouveau  qui  va  régner  sur  son  cœur. 
Cette  passion-là  me  convient  un  peu  mieux  que 
celle  que  Sa  Majesté  avait  prise  tout  à  coup  pnnr 
mescliiiTres.  11  s'agit  maintenant  d'attirer  la  petite 
au  château.  (Il  s'avance.) 

c  \  p  K 1,  A  i;  n,  l'apercevant. 
Oli  !...  le  trésorier  du  roi  ! 

A  (INÈS. 

Ce  vieux-là? 

CAPELAUD. 

Lui-même. 

BRicoN\ET,  à  part. 

Commençons  par  quelques  paroles  gracieuses 
et  spirituelles  comme  j'en  dis  souvent.  fFiappant 
sur  l'épanle  de  Capelaud.)  Bonjour,  père  Capelaud, 
bonjour. 

CAPEI.Al  I),  .s'indinant  jiisriu'à  terre. 

Vous  ne  vous  trompez  pas,  monseigneur;  c'est 
nu  beau  et  bon  jour  pour  nous  que  celui  où  un 
granil  niinisiic...  un  ministre...  comme  vous... 

1' m  ÇONNET,    à    [jait. 

Le  rustre  n'est  pas  sot!  (Haut.)  Je  vous  prie  de 
croire,  mon  ami,  qu'il  m'aura  été  aussi  particuliè- 
rement agréable,  puisque  j'ai  eu  le  plaisir  de  faire 
connaissance  avec  votre  charmante  fille. 
A  GNiîS,  à  part. 

Qu'est-ce  (|u"il  a  encore,  celui-là,  avec  ses  com- 
pliments? 

iir.  iço.WET. 

Et|)uis(|iie  j'ai  reçu  d'elle  la  plus  fi'anche  et  la 
plus  aimable  bospitaliti'... 

c.  A  l'Et.A  ri)  ,  à   sa  (ille. 

Comment?...  In  as  en  l'iionneiir...  Continue, 
mou  enfant,  rdiiiJMiic  -i  ic  nionln'r  agréables  aux 
grands  de  la  leire,  et  lu  |)uux  compler  sur  ma  bi'- 
nOdictiou. 


AGNÈS. 

Mon  Dieu,  j'ai  traité  monseigneur  comme  le 
premier  venu...  Il  ne  me  doit  rien  du  tout. 

IIIIIÇONNET. 

Piien  du  tout?  Quand  vous  m'avez  prodigué  les 
plus  puis  trésors  de  vos  éiables! 

AGNÈS. 

Mou  lait  avait  sa  crème,  c'est  vrai. 

CAPE  r.  A  u  D. 
C'est  déjà  quelque  chose. 

BUIÇONXET. 

Et  la  grâce  divine  avec  laquelle  vous  me  l'axez 
servi?  Et  cette  voix  fraîche  et  suave  que  vous  avez 
daigné  me  faire  entendre? 

CAPEI.  \l  D. 

Ah!...  tu  as  chanté  pour  monseigneur? 

A  (;  X  K  s. 
Pas  du  tout,  j'ai  chanté  pour  moi. 
CAPEt.AUD,   bas. 

Tais-toidonc  !...  Est-cequ'on  ditdeceschoses-là? 

AGNÈS. 

Pourquoi  pas,  si  on  les  pense? 
miiçoNNET,  à  part. 

Je  suis  très-éloquent...  maisje  n'arrive  pas  à  ma 
proposition. 

CAPELAUD,   à  Brironnet. 

Il  est  positif  que  ma  fille  a  toujours  eu  beaucoup 
de  disposition  pour  la  musique  :  si  elle  avait  été' 
un  fils,  j'en  aurais  fait  un  enfant  de  chœur.  Mais 
ce  n'est  rien  auprès  de  sa  vocation  pour  la  pâtis- 
serie. 

B  n  I  ç  0  N  \  r  T,  vivement. 

En  vérité? (A part.)  Voilà  mon  prétexte!...  (Haut. 
Je  le  savais,  et  je  viens  vous  dire  que  je  serai- 
charmé  d'en  faire  l'essai;  si  la  charmante  Agnès 
voulait  exercer  son  art  à  la  cour... 

CAPEI.Al  I). 

Si  elle  veut?...  mais  avec  tout  l'empresseuieni  dr 
la  reconnaissance!...  N'est-ce  pas,  ma  lille,  (pie  tu 
es  très-empressée?...  Des  gâteaux  au  château!... 
Pâtissière  du  cbàtoiui!...  Alais  fais  dom-  la  révé- 
rence!... Dis  donc  merci!... 

UniÇONNET. 

Le  roi, qui  est  très-connaiiseur  en  ce  genr(>,  m'a 
chargé  de  vous  faire  sa?oi  »]ue  vous  lui  seriez  per- 
sonnellement agréable... 

AGN  ES. 

Le  i-oi?...  C'est  dri)le  !  il  était  là  tout  à  riieiMc, 
et  il  ne,  m'en  a  pas  parlé'. 

IIIIIÇONNET. 

Est-il   exiraïu'dinaire    qu'eu    présence   dt;    vos 
charmes  il  ait  oublié  vos  talents? 
A(. \  Es,  k  part. 
Il  commence  à  m'ennuyer,  ce  vieux-là. 

nu  i(;o\\KT. 
l'.b  bien  !  accepl(;z-vous? 

A(.\  fes. 
Lue  (jueslion  !  ..  Ça   ne  m'cnquVhera   pas  d'i- 
pouser  Pillegru'. 


260 


MADAME   ÂGNI-JS   DE   PICARDIE. 


CAPF.  I.  Al  1). 

Ma  fille!... 

un  ir. ON  N  i-;t,  vivomrnt. 
Pillogiu'.  (!arf;aliot!...  qui  vous  voudrez!...  car, 
si  vos  t^àtcaux  sont  aussi  bous  que  vos  yeux  sont 
beaux... 

AC\  ics,  à  part. 
F.ncore  ! 

niiir.oNNF.  T. 
\iius  u'auroz  qu'à  liioisir. 
AGN  i;s. 
Alors,  c'est  convenu. 

BniÇONN'ET,  à  pail. 
J'ai  réussi.  (Haut.)  Daignez  donc  vous  pn'parer, 
petit  ange  terrestre;  dans  une  heure,  je  reviendrai 
vous  prendre.  (A  liii-mêmp.)  Voilà  une  intrigue  qui 
nous  délivrera,  pour  quelque  temps,  de  madame  la 
reine  et  des  projets  de  sagesse!...  On  n'est  pas 
plus  ingénieux  ([uo  moi.  (11  sort.) 

0  A  PKI.  Ai:  I),  le  suivant  en  saluant. 
Ma  tille  à  la  cour!...  ah!  monseigneur!... 

AGNÎîs,  seule. 
Je  ne  sais  pas,  mais  ce  vieux  flattcur-là  ne  me 
revient  pas  autant  que  le  jeune  roi. 

SCHiNE   VIT. 
AGNKS,   PILLliGRU. 

piLi.EGRi;,  entrant  du  côté  opposé  à  celui  par  où 

Brioonnet  est  sorti. 
Agnès!...  ma  petite  Agnès!... 
AGNÈS,  se  retournant  et  courant  au-devant  de  lui. 
Pillegru  !...  ici!... 

PILLEGRU. 

Oui,  c'est  moi  que  j'arrive  en  quatre  bateaux.,. 
sur  mes  flûtes. 

AG\ÈS. 

Ail!  que  tu  as  donc  bien  fait,  et  que  je  suis  con- 
tente!... Moi  qui  voulais  te  faire  dire  de  venir. 

PlLLEGRl. 

Ce  n'était  pas  nécessaire.  Quand  l'animal  a  un 
fil  à  la  patte,  il  suit  naturellement.  Aussi,  dès  que 
vous  avez  été  partie  de  Crée}',  j'ai  senti  quelque 
chose  qui  me  tirait...  qui  me  tirait...  du  côté 
d'Amboise;  si  bien  que  ça  a  fini  par  m'entraîner, 
et  me  voilà! 

AGNÈS. 

Mais  regarde-moi  donc,  que  je  te  voie!...  Tu  n'es 
pas  changé  du  tout!...  Tu  as  toujours  ton  bon  gros 
nez  rouge,  ta  belle  grande  bouche,  tes  petits  yeux 
sournois...  et  puis  ta  tournure!...  Mais  es-tu  donc 
drôle  en  costume  de  voyage!...  Je  gage  que  tu  as 
sur  toi  tous  tes  vêtements? 

PII.LEGRU.      • 

Kh  bien!  ne  vous  gcMiez  pas,  mamzelle!  Dites- 
moi  que  je  suis  laid,  dilTorme,  grotesque... 

AGNÈS. 

Kt  joliment  susceptible. 

PILI.EGRl'. 

11  n'y  a  pas  de  quoi,  peut-Ltr^.'?  Quand  on  a 


passé  la  nuit  à  voyager  par  un  brouillard  qui  i)i- 
quait,  qui  piquait!...  que  j'en  avais  des  tremble- 
ments... des  saisissements...  Brrr!...  Outre  (|ue 
j'aurais  pu  rencontrer  des  voleurs,  tomber  dans  un 
précipice;...  cjue  j'aurais  pu...  et  tout  cela  pour  vous 
revoir  plus  vite!...  11  me  semble  qu'on  a  le  droit  de 
se  permettre  quelque  négligence  dans  sa  toilette... 
et  môme  duiis  sa  figure. 

AGN  Es. 

Qui  est-ce  qui  te  parle  de  ça?  Est-ce  que  je  ne 
t'aime  pas  comme  si  tu  étais  beau? 
pii,i.e(;ru. 

Comme  si  j'étais?...  C'est  donc  encore  une  ques- 
tion pour  vous?  Alors,  voyons,  décidez  la  chose. 

AGNÈS. 

Mais,  dame,  à  bien  regarder,  tu  es  plutôt... 

pili.egr  i. 
Je  saisis  votre  pensée.   Mais  la  l)eauté  est  une 
convention,  Agnès,  et  tous  les  goûts  sont  dans  la 
nature.  Vous  me  trouvez...  pas  beau?...  Eli  bien, 
d'autres  nie  ti'ouvent...  joli. 
AGN  Es. 
Ah!  je  voudrais  bien  savoir  qui. 

Pli.  1.  KG  RI. 

Et  moi  aussi!...  mais  je  suis  sûr  qu'il  y  en  a!... 
Et,  par  exemple,  pourquoi  que  la  petite  Marinotte, 
la  Jacqueline,  la  Flipotte  m'assassinaient  de  leurs 
honnêtetés  à  Crécy?...  Ça  en  devenait  très-embar- 
rassant, et  si  je  ne  m'étais  pas  en  allé... 

AGNÈS. 

11  fallait  rester. 

PH-LEGRU. 

Rester?...  ah  bien  oui!...  J'avais  toujours  devant 
les  yeux  votre  petite  mine  si  riante,  votre  tour- 
nure si  vive  et  si  leste,  que  ça  vous  fait  l'effet  d'un 
oiseau!...  Et  puis  votre  voix,  votre  voix  si  claire 
qui  me  criait  toujours  aux  oreilles  :  Allons,  arrive 
donc,  paresseux,  imbécile!...  Qu'est-ce  que  tu 
fais  là-bas?  Si  bien  que  le  chagrin  m'a  pris  d'une 
force  que  je  ne  pouvais  quasiment  plus  suiiporter 
la  nourriture. 

AGNÈS. 

Pauvre  garçon  ! 

PI  1.  i.KGnu. 
C'est  vrai    que  je  ne  suis  pas  riche,   mais  j"ai 
apporté  avec  moi  de  quoi  le  devenir. 

AGNÈS. 

Qu'est-ce  donc? 

p  1 1. 1.  E  G  n  r. 

Des  pièges  qui  sont  malins  comme  des  singes^ 
qui  vous  agrip|)ent,  quoi  !...  que  vous  n'y  voyez 
que  du  feu,  et,  bien  mieux  encore,  un  traquenard 
de  mon  invention.  Oh,  fameux  celui-là!...  1!  fai* 
indilTéremment  sa  petite  affaire  contre  le  loup 
féroce  ou  contre  l'homme  méchant,  et  avec  une 
intelligence  telle,  qu'il  casse  la  patte  au  loup  et 
ne  fait  qu'endommager  suffisamment  la  jambe 
humaine  Mais,  à  propos  do  jambes,  qu'est-ce  que 
c'est  que  ce  vieux  sec  qui  était  là  avec  vous 
Agnès,  au  moment  où  j'arrivais? 


ACTE    PHEMIEH. 


261 


A  G  \  È  S. 

C'est  le  premier  ministre.  Tu  ne  sais  pas?...  Un 
bonheur!...  Notre  fortune  est  faite  à  tous. 

P  1 1. 1,  F.  G  R  i . 

Ah  bah!... 

AGN  i;s. 

Je  dis  à  tous,  parce  que  je  me  suis  mis  dans  la 
ti'to  que  tu  serais  mon  mari-,  et  qu'ainsi  moi  c'est 
toi. 

PILLEGRU. 

Kt  vous  c'est  moi!...  Convenu!..,  Mais  contez- 
nni  donc  vite  ce  bonheur. 

Ac^ivS. 

D'abord,  mon  pi''re  m'a  dit  ce  matin  un  tas  d'in- 

jure^  sur  toi. 

PI  1. 1.  EGUU. 

lîon  !  Ça  ne  commence  pas  mal. 

AG\i:s. 
Oh,  sois    tranquille!  J'ai  idé'e  maintenant  que 
tout  le  monde  va  m'obéir.  Toi,  premièrement. 

PII,  I,  KGRU. 

Oh,  moi,  ce  n'est  pas  malin!...  Mais  le  père?  • 

AG\i:s. 
Lui  comme  les  autres. 

p  I  L  I.  E  G  R  u. 

Va  le  moyen  ? 

A  G  \  i-;  s. 
Je  vas  faire  des  galettes  à  la  cour. 

PILLEGRU. 

Oh!  oh!... 

A  G  X  iî  S. 

Ouij  pour  le  roi,  qui  veut  en  manger. 

PII,  I.EGRr, 

Ail  !  il  veut  en  manger? 

AG\iCS. 

Kt  c'fst  monseigneur  le  trésorier  qui  m'y  con- 
duit. 

PILLEGRU. 

Ah!...  Il  vous  emmène? 

AGNÈS. 

Kst-ce  que  tu  ne  m'entends  pas? 

PILLEGRU. 

Oue  si  !  que  si  !...  Mais  je  n'entends  pas  de  cette 
oreille-là. 

A  G  N  i-:  s. 

Comment? 

l'i  Li.KGni:. 

On  sait  ce  que  c'est  que  les  cours,  et  l'on  sait 
ce  ((uc  c'est  que  les  Charles  quand  ils  sont  rois  de 
France!  On  connaît  Thistoire  du  grand-père  de 
l'actuel,  fini  avait  le  nuiiK'ro  sept!...  Il  se  gCnait 
celui-là  pour  en  conter  aux  filles  et  pour  avoir  di's 
maitrosscs!  Avec  ça,  que  justement  sa  principale 
s'appelait  Agnès!...  Et  comme,  aujourd'hui  ([ue 
nous  tenons  le  numéro  huit,  il  n'iruirni-  mIisoIu- 
ment  de  la  môme  chose... 

A  G  N  i-:  s. 

Kst-cc  que  tu  deviens  imbécile  avec  tes  nu- 
méros? 


PILLEGRU. 

C'est  possible,  mais  je  ne  veux  pas  être  pire 
encore. 

A  G  \  i;  s. 

Sois  donc  tranquille,  lu  sais  bien  que  ce  n'est 
pas  la  coutume  à  Crécy. 

PI  LLEGRU. 

Mais  c'est  peut-être  la  mode  à  Amboise?  Et  je  ne 
veux  pas  en  courir  les  chances  :  vous  n'irez  pas  à 
la  cour. 

AGNÈS. 

J'irai!  c'est  le  seul  moyen  pour  que  tu  m'épouses. 

PII,  I.EGR  L. 

Il  est  joli,  le  moyen. 

A  G  .\  K  s. 

Grand  nit^aud,  laisse-moi  donc  faire  et  aie  con- 
fiance; je  te  réponds  de  tout,  jet  je  vais  me  prépa- 
rer pour  ne  pus  faire  attendre  le  ministre  quand 
il  reviendra  me  chercher.  Sans  adieu,  Pillegru! 

SCÈNE  VIIJ. 
PILLEGRU,  seul. 
Ah!  il  reviendra  la  chercher?...  C'est  bon  à 
savoir!...  C'est  lui  qui  doit  l'emmener?...  nous 
verrons  bien!...  Dans  quel  gouffre  l'innocence  de 
cette  jeune  fille  ingénue,  mais  aventureuse,  allait 
la  précipiter!  Elle  croit  tout  simplement  que  c'est 
pour  ses  galettes  que  ce  vieux...  II  s'enfiche  pas  mal 
de  ses  galettes!...  Heureusement,  me  voilà!  Et 
mon  métier  a  l'air  fait  tout  exprès  pour  déjouer 
ses  manigances.  J'ai  justement  apporté  avec  moi, 
comme  modèle,  un  amour  de  piège!...  Il  ne  s'agit 
plus  que  de  le  remonter.  (Il  va  le  prendre  (hns  un 
paquet  qn'il  a  déposé  en  entrant,  et  se  iiiet  à  l'ouvrage.) 
Ah,  ministre,  tu  reviendras?...  Boni...  Ceci  est 
confectionné  pour  un  loup  de  cinq  ans...  ça  sullira. 

SCÈNE  IX. 

PILLEGRU,  accroupi  et  travaillant  à  son  piège. 
CAPELAUD,  arrivant  par  la  droite. 

CAPKLAU  I>. 

Quel  est  cet  animal  que  j'aperçois  blotti  près  de 
la  porte  de  ma  maison?...  Dieu  me  damne,  c'est 
un  homme!...  Oh!  oh!...  et  un  homme  qui  m'est 
antii)athique,  que  je  voudrais  voir  à  cinq  mille 
lieues!...  (S'appiochant.)  Comment,  c'est  toi,  misé- 
rable fabricant  de  pièges,  fainéant,  imbécile,  vau- 
rien !... 

p  I  L  L  E  G  R  u  ,  sans  se  déranger. 

Allez,  allez  toujours!...  Quand  vous  aurez  fini, 
vous  mi;  préviendrez,  hein? 

G  A  i>  I-:  L  A  r  n. 

Piuirqiuti  as-tu  quitté  Crécy  ?...  Qu'est-ct;  qui 
t'amène?... 

PI  I.  LEGR  V. 

Fallait  donc  m'interrogcr  là-dessus  d'abord,  au 
lieu  de  vous  (•gosiller;  je  vou>;  l'aurais  dit  tout  de 
suite.  Je  viens  vous  deiiuiuiU-r  voin;  lillf  eu  ma- 
riage. 


262 


MADAML:  AGNES   DK   PICARDIE. 


LA  l'I,  I.AIII). 

Ma  fille!  mon  Ap;nùs!...Tu  oses?... Tuas l'amour- 
propre  de  souper  à  l'allier  à  un  liniiimc  comme 
moi  ? 

p  1 1. 1.  E  r.  il  i . 

Pourquoi  pa:^?  Èroutuz  donc,  papa  (/.ipclaud,  le 
gaillard  qui  attrape  le  gibier  au  moyen  des  pro- 
cédés les  plus  inf;(''niiHix  vaut  bien  celui  qui  ne 
sait  le  prendre  qu"avcc  le  secours  de  vils  quadru- 
pèdes. 

C.  A  1'  E  L  A  U  D. 

Tais-toi  1...  oli  !  tais-toi!...  Peux-tu  bien  compa- 
rer une  noble  meute  bien  lancée  qui  le  happe,  qui 
le  mord,  qui  b;  poursuit  sans  relâche,  à  tes  igno- 
bles subterfuges  ([ui  ne  font  que  l'estropier? 

FM  Ll.  KG  RI. 

Ignobles?...  Laissez  donc!...  c'est  plus  commode 
et  moins  fatigant:  voyez  plutôt!...  Le  soir,  en  fai- 
sant ma  promenade  paisible  autour  de  ma  cbau- 
mine,  je  tends  ma  petite  affaire;  puis  je  rentre 
tranquillement  au  sein  de  mes  foyers  où  m'attend 
une  femme  ciiarmante  qui  m'adore,  une  soupe 
chaude  et  un  amour  d'enfant,  vrai  portrait  de  son 
père.  Je  m'endors  délicieusement,  bercé  par  leurs 
douces  caresses,  et  le  lendemain,  en  visitant  mes 
blés  et  mes  luzernes,  je  trouve  mon  ennemi  sur- 
pris et  étranglé  sans  que  je  me  sois  donné  seule- 
ment la  peine  de  lever  le  petit  doigt!...  lit  vous 
appelez  cela  ignoble,  vous?...  Père  Capelaud,  vous 
êtes  bien  dégoûté.  (Lui  montrant  le  piège  qu'il  a  pré- 
paré.) Tenez,  regardez-moi  ce  bijou-là. 

c  A  I'  K  I,  A  r  D. 

Oui,  il  te  servira  à  grand'cliose. 

I    II.  I.EGKi;. 

Kh  !  eh!  j'ai  dans  lidéc  qu'il  doit  y  avoir  des 
loups  par  ici. 

c  APEI.Al  I). 

A  Amboise?...  Ls-tu  fou?...  Tu  mourras  d(>  faim, 
malheureux,  avec  tes  atti'ape-minettes!...  Du  reste, 
je  t'engage  à  chercher  une  autre  femme  charmante 
pour  visiter  tes  blés  et  tes  luzernes,  car  je  te  re- 
fuse positivement  ma  fille. 

SCÈNE   X. 

Les   Mêmes,    AGNLS. 
AG\i-:s. 
Vous  refusez,  mon  père? 

PlLLECni!. 

Oui,  Agnès,  il  refuse  le  gendre  le  plus  soumis 
et  le  plus  tendre,  et  cependant  il  la  connaît,  la  fa- 
mille des  Piilegru  !...  11  sait  si  elle  est  vénérée  à 
Crécy  !...  Oh  Dieu!...  \  énérée  à  l'égal  d'une  barbe 
blanche!...  Mais  n'importe!  à  l'homuie  injuste,  à 
qui  vous  devez  le  jour,  je  ne  répoudrai  qu'un 
mot  :  Père  Capelaud,  j'aurai  votre  fille!...  Et 
quant  à  la  supériorité  de  mon  système  sur  le  votre 
à  rencontre  des  animaux  malfaisants,  de  la  petite 
ou  delà  grande  espèce,  vous  en  jugerez  avant  peu. 
Au  revoir,  Agnès! 


AGNÈS. 

OÙ  vas-tu  donc? 

PII,  l,  EGIl  l  . 

Pas  loin,  pas  loin!...  IJientùt  vous  aurez  de  mes 
nouvelles.  (11  sort  «"n  ompnrtant  son  piégn.) 

SCÈNE   XI. 
AGNKS,'  CAPLLAUD. 

CA  PEI.A  l  D. 

Bon  voyage!...  Il  est  gentil  comme  un  ours  do 
dix-huit  mois. 

AGNÈS. 

Oh!  ça  ne  m'effraye  pas!  Je  l'apprivoiserai...  et 
vous  aussi,  mon  ])ère,  malgré  \otre  air  faroiiclir. 

(Elle  le  caresse.) 

CAPELAUD. 

^'l.'ux-tu  bien  laisser  mes  joues,  câline!... 

AGNÈS. 

Vous  verrez  comme  nous  serons  tous  heureux!... 
comme  mon  Piilegru... 

CAPELAUD. 

Ne  m'en  parle  pas!...  Jamais  je  ne  consentirai. 

A  G  N  È  s. 

Oui-(la!...  Et  si,  moi,  je  ne  consentais  pas  à  a'ier 
au  château  ? 

CAPELAUD. 

Grand  Dieu!...  manquer  notre  fortune?... 

AGXÈS. 

Écoutez  donc  î... 

CAPELAUD. 

Eh  bien!  eh  bien,  nous  causerons  de  tout  cela 
à  ton  retour...  Je  suis  tranquille,  d'ailleurs;  la 
cour  est  un  lieu  où  l'on  oublie  tant  de  choses! 

AGNÈS. 

Oui,  mais  moi,  j'ai  une  mémoire  terrible. 

CAPELAUD. 

Nous  verrons,  nous  verrons!...  Il  s'agit,  poui- 
l'instant,  des  conseils  que  je  te  dois,  comme  père 
et  comme  homme  d'expérience,  sur  la  manière  de 
t'y  conduire.  D'abord,  sais-tu  ce  que  c'est  que  la 
cour,  Agnès? 

A  G  NÉS. 

Mais,  c'est  un  endroit  où  l'on  voit  beaucoui)  de 
monde,  comme  dans  notre  boutique  à  Crécy. 

CAPELAUD. 

C'est  un  endroit  bien  plus  brillant,  et  bien  ])lus 
dangereux,  ma  tille!...  Au  lieu  de  simples  manants 
ou  de  bons  bourgeois,  tu  seras  entourée  des  i)lus 
élégants  seigneurs. 

AGN  ES. 

Oh,  ne  craignez  rien!...  Seigneurs  ou  autres, 
j'ai  un  moyen  de  les  calmer  qui  m'a  toujours 
réussi.  Quand  un  galantin  vient  roder  autour  de 
moi,  ou  s'avise  de  vouloir  m'embrasser,  je  lui 
plante  un  bon  coup  de  poing  au  milieu  du  visage, 
et  ça  le  rend  sage  tout  de  suite. 

CAPELAUD. 

L'ncoup  (lepoingàlacour!...  Garde-t'en  bien!... 


ACTE   PREMIER. 


363 


Un  baiser  clans  ce  pays-là  est  une  politesse,  et  si 
tu  en  recevais  un... 

AGNlîS. 

Il  faudrait  peut-être  tendre  l'autre  joue? 

CAPE  I.Al'D. 

Non,  pas  précisément;  mais  il  ne  faudrait  pas 
trop  te  fâcher. 

A  r.  N  È  s. 

Oh,  un  coup  de  poing,  ça  se  donne  sans  fâ- 
cherie. 

CAPE  L  AL  D. 

Mais  ça  ne  se  reçoit  pas  de  même. 
AG\i:s. 

Aimez-vous  mieux  un  soulllet?...  Je  veu\  bien! 
Je  laisserai  ma  main  ouverte  ou  fermeté,  à  votre 
choix  :  ça  m'est  égal. 

CAPELAUD. 

Mais  non,  mais  non,  ma  fille! 

AGNi;s. 
Que  faudra-t-il  donc  faire? 

CAPEI.A  II). 

Il  faudra  garder  le  baiser  pour  toi. 

AGNÈS. 

Je  n'accepte  et  je  ne  garde  que  ce  qui  me  fait 
l)laisir. 

CAPEI,  AUD. 

Oh!  mon  enfant,  que  dis-tu  là?...  Tu  n'y  en- 
tends rien!...  Sais-tu  ce  qui  m'a  lancé  dans  le 
monde,  moi?...  Un  coup  de  pied!,..  Je  ne  te  dirai 
pas  où...  pour  ne  pas  faire  rougir  ton  amour  filial  ; 
seulement,  je  te  prie  de  croire  qu'il  ne  m'a  fait 
nullement  plaisir,  et  je  l'ai  accepté  pourtant,  et 
môme  je  l'ai  gardé  sans  mot  dire,  avec  un  front 
serein!...  Je  n'oserais  aflirmer  que  la  partie  qui 
acceptait  plus  particulièrement  montrât  la  même 
sérénité;  mais  enfin  le  mortel  généreux  qui...  (Il 
lève  la  jambe.)  trouva  que  j'avais  un  bon  caractère, 
et...  ça  me  distingua  de  la  foule!...  Voilà  la  cour, 
mon  enfant!  Voilà  comme  une  personne  jn-udente 
doit  s'y  comporter. 

AGNÈS. 

Pardon,  mon  père,  pardon,  mais  il  me  semble... 

CAPEI.ALI). 

A-^scz,  ma  fille,  assez!...  médite...  et  fais  ton 
profit. 

A0\  i;s. 
S'il  n'y  a  que  di'S  prolits  CDinnie  ceux-là?... 

SCfcNK   \11. 
Lis  MiMis,  IMl.LKGllU  puis  liRICONNL:'!'. 

l'i  1.1,  E(;  n  u  ,  à  lui-même  en  entrant, 
(^cst  niirvcilleuscnient  tendu!...  Juste  sur  le 
cheniiii  qui  conduit  du  château  à  la  mai^^onnettc 
CAP  El,  AUD,  l'apercevant. 
Ah,  te  voilà  encore,  caniciie  obéissant? 

PILI.E(;ll  u. 

Kst-ce  fjue  vous  croyez  (pii' j'aurais  laissé'  j'artir 
Agnès  sans  lui  faire  mes  adieux? 


AGNÈS,  bas  à  Pillegni. 
J'ai  un  plan  dans  ma  tète  pour  te  faire  employer 
avec  moi  au  château;  ainsi  ne  te  fâche  pas  de  mon 
départ. 

PI  1,1,  KG  II  L. 

Moi?...  Oh,  pas  du  tout!...  (A  pari.)  Seulement 
j'espère  qu'il  y  aura  du  retard...  au  départ. 

C  \PELAUD,  qui  a  regardé  .vers  la  droite  au  fond. 

Ma  fille,  ma  fille,  j'aperçois  monseigneur  Bri- 
çonnot  qui  accourt!...  Apprête-toi. 

PILEECnU. 

Ah!  il  accourt  le  vieux  sec?...  (Se  frottant  les 
mains.)  Bien!...  La  bonté  de  la  mécanique  ne  peut 
tarder  à  être  démontrée.  (Ici  on  entend  un  cri  dou- 
lourcui  en  dehors.)  La  !...  qu'est-ce  que  je  disais?... 

C  APELAID. 

Oh,  mon  Dieu!...  C'est  la  voix  de  monseigneur 
le  trésorier!..  Serait-il  en  danger?...  Courons.  Il 
sort.) 

AGN  ES,   à  Pillegrn. 
Que  peut-il  lui  être  arrivé  pour  qu'il  crie  comme 
ça? 

l'ii,  i,EG!U),  d'un  ton  dégagé. 
Oh,  rien!...  11  aura  peut-être  butté  contre  quel- 
que chose. 

uuiçoxNET,  entrant,  soutenu  par  Capelaud. 
Je  n'eu  puis  plus!...  .\îi.',  aïe,  aïe,  mon  pauvre 
mollet  ! 

AGNÈS,  à  part. 
Son  mollet?...  où  donc  le  prend-il? 

B  R  I Ç  0  N  N  E  T. 

Il  est  tout  égratigné,  tout  déchiré! 
p  M,  L  E  G  n  u ,  à  lui-même. 
Que  ça!  que  ça  !...  Je  suis  déshonoré! 

li  K  I  ç  0  \  N  E  T. 

C'est  à  peine  si  je  peux  marcher!...  Qui,  diable, 
s'avise  de  tendre  des  pièges  ici,  en  plein  jour,  et 
eu  pleine  route? 

A  (;  N  È  s  ,  à  part. 
Je  gage  que  c'est  Pillegru. 

CAPEI.AUl),  à  l'iUegru. 
Quand  je  te  disais  qu'il   n'y  avait  pas  de  loups 
dans    le   pays,    et  que   tes   inventions   n'étaient 
bonnes  qu'à  estropier  mes  clients?...  animal!... 
Bn  iço.x  \  ET. 
Nos  clients?...   i'uiir  qui  dmic  nie  prenez-vous, 
inaitre  (Capelaud? 

c.  A  p  i:  1.  \  I  11. 
Ah,  pardon,  grand  ministre!...  Lu  douleur  que 
j'éprouve  de  votre   accident...  (A  Pillegni.)   Mais 
répondras-tu?...  Nous  diras-tu  ce  qui  t'a  porté  à 
tendre  ce  piège?... 

PI  l.l.EG  11  1  . 

Moi  V...  Je  vas  vous  (lire!...  Il  faut  que  ce  soit  un 
Iratiuriiard  que  j'ai  perdu  en  route.  (A  Unniiuiri.) 
Vous  l'avez  donc  retrouvé,  vous  !...  .\h,  merci! 

B  11 1  ç  O  N  N  E  T. 

Cdiunieiit  :...  C'est  toi,  misérable  manant.'... 

AGN i:s,   à  pari, 
l'ait-il  une  drolc  de  grimace!... 


264 


MADAME   AGNÈS    l)K   l'IGAIiDIi:. 


ni!  I  rONN  HT,   à  paît. 
Ali  I  mon  gaillard,  tu  payeras  mon  gras  de  jamlm. 
(11.111t.)  Venez  ,  Agnès  ! 

C.  A  PKI.. M  I). 

Mais,    monseigneur,     poiirrez-vous    inarciier? 
Laissez-nous  cliai'gor  ce  précieux  farili.-au  sur  nos 
épaules!...  avance,  Pillcgru  !... 
iMi.i,i;(iiu;. 

Voilà!...  (A  p.iit.)  S'il  arrive  ù  bon  port,  il  aura 
du  bonheur. 


isnir.ONNF.r. 
Non,  non!...  le  bras  de  votre  lilli'  siilUra.  Allons, 
gentille  Agnès,  conduisez-moi. 
\c,\  i:s. 
Volontiers!  Appnyez-vous  ferme,  je  suis  forte, 
et  vous  irètcs  jias  lourd. 

Pii.LEGii  u,  i  part. 
Comment!...  11  peut  marcher?...  Mais  il  est  pire 
qu'un  loup,  ce  vieux-là!...  Agnès,  pauvre  brebis, 
seras-tu  donc  croquée?... 


ACTE  DEUXIÈME. 


Le  tli(f'Alro  représente  une  .salle  du  cbiltcau  d'Amlioise  :  la  décoration  est  à  pans  coupés.  Deux  portes  à  droite; 
une  à  gautlic ;  porte  au  fond  ;  une  fenêtre  avec  balcon  en  dehors,  ù  gauclie. 


SCÈNE  I. 

BRIÇONNEÏ,  Mitrant. 

Ah, coquin!  ali,  scélérat  de  Pillegru!...  Prendre 
dans  un  piège  à  loups  le  trésorier  du  roi  de  France!... 
C'est  que,  depuis  vingt-quatre  heures,  j'ai  beau 
frotter  ma  jambe,  je  soulVre  toujours!...  Du  moins, 
je  me  suis  vengé,  et  nous  verrons  si  le  manant  se 
tirera  du  lieu  où  l'on  va  le  placer  comme  je  me 
suis  tiré  de  son  piège.  Patience!  Voici  la  petite 
Agnès  installée  au  château  !  Le  roi  est  enchanté 
d'elle:  le  fait  est  qu'elle  est  ravissante  sous  ses 
habits  de  grande  dame!...  Prenons  garde  pour- 
tant! La  marquise  de  Saint-Gelais  n'est  pas  encore 
disgraciée,  et  il  faut  être  prudent.  Ah!  ah!  j'entends 
ma  gentille  protégée. 

SCI'INE  11. 
BRIÇONNET,  AGNÈS. 

AGNÈS,  faisant  des  révérences  au  fond. 
Ah  çà,  finirez-vous  de  me  saluer?  ...  Je  ne  peux 
pourtant  pas  faire  la  révérence  jusqu'à  ce  soir; 
c'est  ennuyeux  à  la  fin  ! 

r.  niçoNNKT. 
Qu'avez-vous  donc?  Et  qui  se  permet  de  vous 
ennuyer  ici? 

AGNÈS. 

Qui?...  Mais  tout  le  monde  à  peu  près,  à  com- 
mencer par  vous  que  je  cherche  depuis jilus  d'une 
heure. 

iini(;oN!\ET. 

Que  désirez-vous  de  moi? 

ACNKS. 

Dites  donc,  monseigneur,  elle  est  jolie  la  place 
que  vous  m'avez  fait  obtenir  au  château! 

BniÇONNET. 

Eh!  mais... 

AGNES. 

Hier,  j'ai  passé  tonte  la  sainte  journée  à  ne  rien 
faire,  et  ça  recommence  aujourd'hui  comme  hier. 


B  R  I  Ç  O  N  N  E  T. 

Du  moins  ce  n'est  pas  fatigant. 
A  G  m';  s. 

Ca  m'avait  assez  convenu  d'abord,  mais  à  pré- 
sent ça  me  fait  bâiller  que  j'en  ai  mal  à  la  mâ- 
choire!... ah  !... 

lilUÇONNET. 

Je  connais  pourtant  une  personne  dont  la 
société  devrait... 

AGNICS. 

Le  roi?...  Oui,  il  est  déjà  venu  me  parler  plu- 
sieurs fois,  c'est  bien  honnête  de  sa  part;  mais, 
par  malheur,  il  me  débite  un  tas  de  phrases  aux- 
quelles je  ne  comprends  goutte,  et  qui  ne  m'amu- 
sent pas  du  tout. 

EU  IÇONNET. 

Ne  pas  s'amuser  de  ce  que  dit  un  roi! 

AGNÈS. 

.  Tiens!  Si  un  roi  est  ennuyeux? 

BRIÇONNET. 

Est-ce  que  c'est  possible? 

AGNV;S. 

11  paraît!...  Puis,  il  me  prend  les  mains  qui  me 
démangent  de  travailler,  et  il  s'en  va  sans  mavoir 
commandé  la  moindre  friandise?...  Et  c'est  bien 
lieureux,  car  je  vous  prie  de  me  dire  si  ça  a  le 
sons  commun  de  m'avoir  affublée  de  ce  costume- 
là?...  Comme  ce  serait  commode  pour  faire  de  la 
pâtisserie  ! 

B  u  I  ç  o  \  N  E  T. 

On  ne  vous  en  demande  pas. 

AGNÈS. 

Voilà  bien  le  mal  ! 

BRIÇONNET. 

On  vous  apprendra  à  faire  autre  chose. 

AG^•ÈS. 

Vraiment?...  Qu'on  se  dépêche  donc!  J'ai  di- la 
bonne  volonté  d'abord. 

BRIÇONNET. 

C'est  tout  ce  qu'on  exige  de  vous. 


ACTE  DEUXIÈME. 


265 


AGNÈS. 

Il  y  a  encore  ce  nom  qu'on  me  donne  qui  me 
paraît  singulier  :  madame  Agnès  de  Picardie. 

BRIÇONNET. 

Que  vous  importe? 

AGNÈS. 

De  Picardie,  au  lieu  do  la  Picarde,  passe  encore  ! .. . 
Mais  madame?...  Attendt'z  donc  que  je  le  sois. 

BRIÇONNET. 

Bah,  bah!  ça  viendra. 

AGNÈS. 

Je  l'espère  bien,  mais  tant  que  ça  n'est  pas 
venu!... 

BRIÇONNET. 

Patience,  patience!...  Vous  vous  ferez  à  tout 
cela,  et  à  bien  d'autres  choses  encore  qui  n'auront 
rien  de  pénible. 

AGNÈS. 

Si  Pillegru  était  ici,  je  ne  dis  pas...  Vous 
m'aviez  promis  de  le  faire  venir  au  château,  de  le 
placer... 

BRIÇONNET. 

Oui,  paidieu,  je  le  placerai! 

AGNÈS. 

Bien  vrai? 

BBIÇONNET, 

Et  plus  tôt  que  vous  ne  pensez. 

AGNÈS. 

Eh  bien,  vous  êtes  un  brave  homme!...  Après 
le  malheur  de  votre  jambe... 

BR  IÇONNET. 

Oh,  je  n'ai  pas  de  rancune!  (Regardant  vers  le  fond. 
A  part.)  Ah,  mon  Dieu!...  La  marquise  de  Saint- 
Gelais!...  Il  ne  faut  pas  qu'(;lle  me  trouve  avec 
cette  petite. 

AGNÈS. 

Voyons!...  Quelle  place  lui  donnerez-vous? 

BRIÇONNET. 

Nous  verrons,  nous  verrons!...  Pour  le  moment, 
malgré  tout  le  charme  de  cet  entretien,  si  j'osais 
vous  prier... 

AGNÈS. 

De  m'en  aller? 

BRIÇONNET. 

Mille  pardons!...  Une  dame  qui  vient  par  ici... 

AGNÈS. 

Nous  voulez  lui  parler?...  à  votre  aise!...  Tenez, 
je  vais  passer  sur  ce  balcon,  et  dès  qu'elle  sera 
partie... 

BRIÇONNET. 

Sur  ce  balcon?...  Cependant... 

AGNÈS. 

01),  n'ayez  pas  peur!  Je  n'écouterai  pas  votre 
conversation  avec  cette  dame. 

BRIÇONNET. 

N'importe!...  J'aimerais  mieux... 

AGNÈS. 

Et  moi,  j'aimc!  mieux  rester  là!  A  bientôt,  mon- 
seigneur... (Elle  va  se  placer  sur  lo  balcon,  devant 
lequel  est  uii  rideau.) 


i;  R  I  Ç  0  N  N  E  T. 

Pas  moyen  de  l'empêcher!... 
SCÈNE  m. 

LA   MARQUISE  DE  SAINT-G  ELAIS, 
BUICONNET,  puis  AGNÈS. 

i,A  MARQUISE,  à  clle-mème  en  entrant. 
Aloi   qui   croyais   n'avoir   que   la  reine    pour 
rivale!...    (Haut.)  Monsieur  le  trésorier,  je  vous 
cherchais. 

BRIÇONNET,  s'indinant. 
Madame  la  marquise...  (A  part.)  Elle  aura  appris 
quelque  chose. 

LA    MARQUISE. 

Savez-vous  quelle  idée  m'est  venue? 

BRIÇONNET. 

Ce  ne  peut  être  qu'une  idée  fort  agréable. 

LA   MARQUISE. 

Cette  idée,  la  voici  :  c'est  que   vous  êtes  un 
ingrat. 

BRIÇONNET. 

Oh!... 

LA    MA  R  QUI  SE. 

Un  homme  ;\  double  face. 


BRIÇONNET. 


Ah!.. 


LA   MA  RQUISE. 

Qui  oubliez  que  vous  me  devez  votre  fortune. 

BRIÇONNET. 

Par  exemple  ! 

LA    M.VRQUISE. 

Une  femme  a  été  amenée  hier  au  château... 
Vous  le  saviez. 

BRIÇONNET. 

Je  vous  jure... 

LA    MARQUISE. 

Vous  le  saviez...  Et  tout  à  l'heure,  quand  je 
vous  ai  interrogé,  vous  me  l'avez  caché. 

BRIÇONNET. 

J'ignorais  entièrement... 

LA  MARQUISE,  riuti^rrorapaiit. 
("est  bien.  On  la  nomme,  m'a-I-on  dit,  madame 
Agnès  de  Picardie? 

AGNÈS,  mettant  la  tète  hors  du  ridean.  A  part. 
Tiens  !  on  parle  de  moi. 

LA    MARQUISE. 

Ce  nom  là  m'est  tout  à  fait  inconnu.  Que  vient- 
elle  faire  iri?  quel  est  son  rang?  son  titre?  (pielle 
est  sa  famille  ?  l!nlin  d'où  sort  cette  obscure 
rivale? 

A(>N  Es ,  s'aV'iiirant. 

Comment  !  d'où  jesors?...  D'abord,  do  dessus  ce 
balcon;  ensuite  de  Crécy,  en  Picardie,  alin  (jue 
vous  le  sachiez. 

LA    MARQUISE. 

C'est  donc  vous,  madaiiif? 

lin  k; o  N  N  UT,  A  pari. 
Oue  va-t-elle  dire? 

34 


266 


M  AU  A  ml:  AGNilS   DE    PlCAUDir: 


AGNKS. 

Oui,  c'est  moi,  qui  no  suis  pas  madame,  mais 
qui  vous  ai  entendu  prendre  des  informations  sur 
mon  compte,  el.'|iii  viens  vous  en  (lninor. 
uniçoNNET,  à  part. 
Si  elle  allait  parler  des  Ijontes  du  roi?... 

Ar.  Ni:s. 
Quant  à  mon  ran;;,  ti  mon  titre,  ils  en  valent 
bien  d'autres:  je  suis  attachée  à  la  cour  en  qualité 
de... 

uniçONNKT,  bas,  lui  piuraut  le  bras. 
Taisez-vous  ! 

A(;n  iJS  ,  surprise. 
Oh!... 

LA   M  A  R  Q  U  I S  K. 

Je  comprends,  madame,  et  je  sais  déjà  quel  titre 
on  veut  vous  donner  ici. 

AGN  Es. 

Puisque  vous  le  savez...  Quant  à  ma  famille,  les 
fonctions  de  mon  père  sont  encore  plus  connues 
que  les  miennes!... 

LA   M  A  UQ  DISE. 

Votre  père'.' 

AGNIiS. 

Oui,  madame,  mon  père,  à  qui  le  roi  veut  beau- 
coup de  bien,  et  qui  n'est  ni  plus  ni  moins  que... 
BRIÇON^'ET,  bas,  lui  piuçaat  le  bras. 
Taisez-vous  donc!... 

AGNÈS. 

Ah  çà!  voulez-vous  bien  finir,  vous?  Savez-vous 
que  vous  me  faites  mal  avec  vos  pinces?  (Mouve- 
meut  de  la  marquise.) 

BRIÇONNET. 

Moi? 

AGNÈS. 

Je  gage  que  j'en  ai  le  bras  to'it  noir. 

BRIÇONNET. 

C'est  donc  par  distraction! 

AGNÈS. 

Elle  est  jolie,  la  distraction! 

LA    MAUQUISE. 

Monsieur  le  trésorier  a  sans  doute  peur  que  vous 

ne  parliez? 

AGN  È  s. 
Et  d'où  vient  cela?  Pourquoi  ne  dirais-je  pas  à 
madame  que  mon  père  est  l'éleveur  des  chiens  du 
roi,  comme  moi  je  suis  sa  pâtissière? 

LA    MAUQUISE. 

Éleveur  de  chiens?  pâtissière?...  Ah!  ah!  ah! 
mais  c'est  charmant!  Et  vous  aviez  tort,  mon- 
sieur le  trésorier,  de  vouloir  imposer  silence  à 
madame. 

BRIÇONNET,   à  part. 

Pourvu  qu'elle  ne  dise  que  cela! 

LA  MARQUISE,  riant. 
Ahl  ah!  ah!  éleveur  de  chiens  et  pâtissière!... 

AGNÈS,  à  Briponnet. 
Elle  est  bien  gaie,  cette  dame  là! 

LA  MARQUISE,  à  Briçonnet. 
Recevez  toutes  mes  félicitations. 


uniÇONNET. 

Et  sur  quoi  donc,  madame? 

LA    MARQUISE. 

Mais  sur  la  nouvelle  charge  ([ue,  d'après  vos 
conseils,  sans  doute,  le  roi  vient  de  créer,  et  sur 
la  personne  qu'il  en  a  pourvue.  Ah!  ah!  ah!  Le 
besoin  d'un  talent  aussi  distingué  se  faisait  géné- 
ralement sentir  à  la  cour. 

AGNÈS. 

Bah!...  est-ce  qu'on  n'y  faisait  pas  de  brioches 
avant  mon  arrivée? 

LA   MARQUISE. 

Pardonnez-moi,  pardonnez-moi!...   ce  qui   ne 
m'empêche  pas  d'avoir  hàle  de  goûter  des  vôtres. 
A  G  N  E  s. 
Oui?...  eh  bien,  soyez  tranquille. 

LA    MARQUISE. 

Mais  Sa  Majesté  a  sans  doute  fait  déjà  quelque 
commande  à  madame  Agnès...  de  Picardie...  et  je 
me  reprocherais  de  la  gêner.  (Elle  fait  une  grande  ré- 
vérence à  Agnès.  A  part.)  Je  crois  que  je  puis  être 
tranquille  de  ce  côté.  Allons  voir  si  le  messager 
que  j'attends  est  arrivé. 

BRIÇONNET,  de  même. 

Suivons-la  pour  tâcher  de  détruire  ses  soupçons. 
(Ils  sortent.) 

SCÈNK   IV. 
AGKÈS,  puis  LE   IIOL 

AGNÈS  ,   .seulf. 

Elle  a  l'air  de  se  moquer  de  moi,  cette  belle 
dame!... C'est  égal  !...je  ne  suis  pas  fâchée  qu'elle 
m'ait  vue;  elle  rappellera  peut-être  au  roi  pour- 
quoi l'on  m'a  fait  venir  au  château.  (Regardant.) 
Tiens,  le  voici  justement  en  personne,  je  vas  lui 
parler  moi-même. 

LE  ROI,  entrant. 

Eh  bien  !  ma  gentille  Agnès,  commencez-vous  à 
vous  habituer  à  la  cour?  Ce  séjour  ne  vous  ennuie- 
t-il  pas  trop? 

AGNÈS. 

C'est  selon. 

LE    ROI. 

Comment? 

AGNÈS. 

Oui,  quand  vous  venez  causer  avec  moi,  ça  va 
encore,  parce  que  l'on  assure  qu'on  doit  toujours 
trouver  un  roi  amusant,  et  je  tâche!...  Mais  le 
reste  du  temps...  oh!  c'est  dur!...  Aussi  je  ne 
soupire  qu'après  le  moment  où... 

LE    ROI. 

Quelle  brillante  toilette  vous  avez  là! 

AGNÈS. 

Dame  !  voilà  comme  on  m'a  arrangée. 

LE    ROI. 

On  a  cru  sans  doute  vous  rendre  plus  jolie, 
mais  vous  pouviez  vous  passer  de  cette  riche  pa- 
rure; il  me  semble  que  le  simple  habit  sous  lequel 
je  vous  ai  vue  pour  la  première  fois... 


ACTE   DEUXIEME. 


267 


Ar.NK5, 

Ah!...  que  vous  avez  raison,  sire!  C'est  ce  que 
je  disais  tout  à  l'heure;  il  est  bien  plus  commode, 
parce  que,  dans  notre  état,  il  faut  pouvoir  se  rc- 

i      muer  :  il  ne  s"agit  pas  de  rester  là  comme  une 

I      sainte  dans  une  châsse. 

LE    ROI. 

Ce  serait  bion  dommage.  Savez-vous,  ma  toute 
belle,  que  vos  attraits  ont  fait  sensation  ici? 

ACNÉS. 

Oui-da? 

I.  K  noi. 
Ils  viennent  d'inspirer  les  vers  les  plus  galants 
du  monde  au  premier  iioëte  de  ma  cour. 
A  G  X  È  s. 
In  porte?...  Qu'est-ce  que  c'est  que  cet  animal- 
là? 

LE  ROI,  souriant. 

Cet  animal-Hi,  c'est  M.  de  Saint-Golais,  le  cou- 
sin d'une  belle  dame  qui  ne  sera  guère  charmée 
des  vers  de  son  parent. 

AGNÈS. 

Des  vers?...  Je  ne  comprends  pas. 

LE  ROI,  tirant  un  papier  de  sa  poche. 
Écoutez,  je  vais  vous  les  lire  : 

La  dame  en  tout  la  mieux  douée, 
La  plus  humble  et  la  plus  louée, 
La  plus  fière  de  ses  a'ieux... 
Et  la  moins  vaine  de  ses  yeux... 
Sur  son  coursier  la  plus  allante... 

agnf:s. 
Oh!  mon  coursier!...  c'est  un  âne. 

LE    ROI. 

Dans  son  fauteuil  la  plus  dolente... 
AGNÈS. 

Mon  fauteuil?...  C'est  une  escabelle. 

LE    ROI. 

La  plus  fidèle  à  son  devoir, 
El  la  plus  dangereuse  à  voir... 

AGNÈS. 

Par  exemple!...  Il  n'y  a  pas  de  danger. 

LE    ROI. 

A  la  danse  la  plus  folâtre... 

AGNÈS. 

Ah  !  ça,  c'est  vrai  ! 

LK    ROI. 

La  plus  rCvcuse  auprès  de  l'Atre , 
La  plus  séduisante  toujours, 
La  plus  timide  en  ses  amours... 
Rn  dévouement  la  plus  Iiardie, 
C'est  l'ange  que  le  ciel  forma, 
Et  que  sur  la  terre  ou  nomma 
Madame  Agnès  de  Picardie. 

Kh  bion  !  r|u'cn  dites-vous? 
A  G  N  K  s. 

Ma  foi,  je  dis,  sire,  qu'il  faut  qu'il  se  décide, 
votre  poëte!...  Suis-jc  comme  ci?  Suis-jn  comme 
ça?  Je  ne  peux  pas  être  les  deux  ensemble. 
Qu'est-ce  qirc  ça  signifie  de  me  donner  deux  sen- 
timents ctdeux  visages? Merci  du  cadeau!  Ce  n'est 
pas  la  mode  chez  nous. 


LE  ROI,  riant. 
Oh  !  charmante  !  charmante  !  Vive  Dieu,  parlez- 
moi  d'une  femme  qui  comprend  les  madrigaux 
de  cette  façon-là!...  Agnès,  vous  êtes  adorable!... 
(Il  lui  prend  la  taille.) 

AGNÈS,    se  dégageant. 
Doucement!  doucement!...  Ce  n'est  pas  pour  ça 
qu'on  m'a  fait  venir  ici. 

LE  ROI,   la  lutinant. 
Qu'en  savez-vous? 

A  G  N  È  s. 
A  bas  les  mains!...  ou  je  tape  d'abord. 

LE  ROI,  riant. 
Vrai  Dieu!  je  voudrais  voir  cela! 

AGNÈS,  lui  donnant  une  tape. 
Eh  bien!  c'est  vu. 

CAPEi.Ai'D,  paraissant  à  une  porte  latérale,  i  part. 
Ciel!...  Un  coup  de  poing  à  un  roi  de  France!... 
Que  va  dire  Sa  Majesté? 

LE  ROI,  riant. 
Ah  !  ah  !  ah  !...  C'est  qu'elle  a  tapé  tout  de  bon. 

CAPELALD,   à  part. 

Il  rit?...  Il  est  d'une  bonne  pâte,  le  monarque! 

LE    ROI. 

Je  n'ai  jamais  rien  trouvé  de  si  amusant  que 
vous,  Agnès. 

AGNÈS. 

Ah!...  ça  vous  amuse?...  Je  vas  recommencer. 

LE    ROI. 

Doucement!...  Doucement!...  Nous  ne  sommes 
pas  votre  amoureux  de  Crécy. 

AGNÈS. 

C'est  justement  pour  ça  que  je  tape. 

LE    ROI. 

Vous  oubliez  que  vous  vous  adressez  au  roi. 
A(;\Ès. 

Au  contraire!...  A  chacun  sa  besogne!...  Allez 
gouverner,  sire,  et  laissez-moi  pratiquer  mou 
art. 

LE    ROI. 

Allons,  allons,  vous  êtes  bien  heureuse  que  ce 
soit  l'heure  de  mon  audience!...  Je  pars,  mais  je 
reviendrai. 

A  G  N  È  s 

C'est  bon,  revenez,  mais  n'y  revenons  pas. 

LE   ROI. 

Ce  soir,  après  la  chasse,  nous  reprendrons  cet 
entretien.  Au  revoir,  ma  gentille  ennemie. 

AGNÈS. 

Au  revoir,  sire...  (A  elle-nifme.) Tâchons  de  trou- 
ver le  vieux  trésorier,  car  il  faut  que  Pillegru... 

(Le  roi  sort  d'un  côté  et  elle  par  le  fond.) 

SCÎ'NE  V. 

CAPr.i.Aii),  puis  piM.r.r.nr. 

CAP  FI.  A  un,   scnl   «n  in>latit. 
Enfin  les  voil.^  p:irlis!...  Commf  elle  brusquait 
Te  roi!...  Cette  .•nfaïu-là  n'a  pas  le  moindre  unago 
de   la  cour!...     'lu-  'I  "'y  a  pn«  """  niinuto  .'k 


MADAME  AdNKS   \)K   PICAnOlK. 


pcrtlro;  il  s'agit  de  tonir  la  iiromosscqiic  j';ii  faite  ; 
exanniioiis  d'abord  si  personne  ne  peut  nous  sur- 
prendre. (Il  va  regarilcr  d'un  ciblé.) 

PILLEGRU,  accourant  essouffle. 
Ouf!...  Je  n'en  peux  plus! 

CAPEi.Ai  I),  se  retournaul. 
Qu'est-ce  que.  j'entends  là? 

PII.LKGniI. 

C'est  vous,  pure  Capeland?  bien  le  bonjour... 
Comment  vous  portez-vous?  Sauvez-moi. 

C  VPEI.AUn. 

Toi,  au  château?...  Qu'y  viens-tu  faire,  inibi'- 
cile?... 

PU.  I.EGRU. 

Us  sont  ;\  mes  trousses!...  Dix,  vingt,  trente 
di^mons. 

c  A  P  E  I.  A  l  I). 

Je  ne  vois  pas  le  plus  petit  di5mon. 

p  1 1.  L  E  0  u  u . 
Je  vous  dis  que  je  suis  un  homme  mort,  si  vous 
ne  me  cachez  pas  quelque  part. 

CAPELAUD. 

Moi,  îc  cacher?... 

pii,i,Eonu. 

Figurez-vous  que  j'étais  venu  de  Crécy  tout 
exprès...  Oh!  je  les  entends!...  Sauvez-moi!... 
Non,  non,  je  me  sauve  moi-môme!...  Où  nie  four- 
rer, mon  Dieu?  où  me  fourrer?...  (Il  sort  en  courant 
par  une  porte  latérale.) 

CAPELAUD,  seul. 

Il  a  bien  fait  de  s'en  aller!...  Il  paraît  qu'il  a 
commis  quelque  crime,  et  au  lieu  de  le  cacher  je 
l'aurais  plutôt  livré  moi-môme!...  Un  gueux  qui 
a  ensorcelé  ma  tille,  et  qui  serait  capable  de  l'em- 
pôclier  de  faire  son  chemin  à  la  cour!...  Mais  le 
voilà  loin!...  Profitons  du  moment!...  (Allant à  une 
porte  latérale.)  Plus  personne,  madame!...  vous 
pouvez  entrer. 

SCÈNE  VI. 

CAPELAUD,  LA  REINE,  puis  AGNÈS. 
LA  REINE,  on  costume  très-simple. 

Merci,  mon  ami,  merci  !  Je  vous  récompenserai 
de  votre  dévouement. 

CAPEI,  A  i  n. 

Je  n'ai  point  oublié  que  je  dois  ma  place  à  la 
puissante  protection  de  Votre  Majesté;  mais  ai-je 
été  surpris  (juand  j'ai  reconnu  madame  la  reine 
sous  ce  simple  costume,  et  qu'elle  m'a  demandé 
mon  aide  pour  entrer  mystérieusement...  où?... 
chez  elle  !... 

LA    REINE. 

Oui,  il  faut  que  je  voie   tout  par   moi-même, 
sans  qu'on  soupçonne  msc présence  ici. 
CAPKL  \UD,  à  part. 

Pauvre  reine!  Si  elle  voit  tout,  elle  pourra  bien 
n'être  pas  trop  contente. 

LA    REINi:. 

Étes-vous  bien  sûr  qu'on  ne  nous  a  pas  aperçus? 


CAPELAl  D. 

Oh!  il  n'y  avait  pas  de  danger,  parla  galerie 
que  nous  avons  suivie. 

LA  REINE,  à  clle-mùrae. 

Je  meurs  d'inquiétude!...  Cette  lettre,  qui  m'a 
été  enlevée,  elle  peut  me  perdre  dans  l'esprit  du 
roi!...  Dieu  veuille  que  j'arrive  à  temps  pour  l'em- 
pôclier  d'ajouter  foi  aux  calomnies  de  mes  enne- 
mis!... 
AONiiS,  entrant  et  s'arrètant  au  fond.  A  elle-même. 

Impossible  de  mettre  la  main  sur  le  vieux  tré- 
sorier... Tiens!...  mon  père  avec  une  dame!... 

CAPELAL'I). 

Votre  Majesté  a-t-elle  encore  besoin  de  moi? 

AGNÈS,  à  part,  au  fond. 
Votre  Majesté!... 

LA    REINE. 

Non,  mon  ami ,  voici  la  porte  de  mes  apparte- 
ments, j'y  entre,  vous  pouvez  me  laisser.  Soyez 
discret,  et  comptez  sur  ma  reconnaissance.  (Elle 
sort  par  une  porte  latérale.) 

CAPELAi;n,  à  lui-même. 

Allons,  allons,  ça  va  bien!...  ma  fille  à  la  cour, 
et  moi,  le  confident  d'une  reine!  (Tl  sort  d'un  autre 
coté.) 

SCÈNE  VII. 
AGNÈS,  puis  PILLEGRU. 

AGNÎîS. 

D'une  reine!...  C'est  la  reine?...  qui  arrive  mys- 
térieusement ici  avec  mon  père?...  Qu'est-ce  que 
tout  ça  veut  dire?...  Elle  a  une  physionomie  qui 
me  revient  tout  à  fait,  cette  reine-là!...  Mais  je  ne 
peux  pas  comprendre...  Quelque  jalousie,  peut- 
être?...  Elle  n'aurait  pas  si  grand  tort,  car,  enfin, 
que  veut-on  faire  de  moi  ici?...  Hum!...  on  me 
débite  des  balivernes,  on  me  laisse  les  bras  croi- 
sés... Cet  état-là  ne  me  convient  pas,  et,  décidé- 
ment, je  vais  déclarer  à  mon  père...  (Elle  fait  un 
mouvement  et  s'arrête.)  Tiens!...  qu'est-ce  donc  que 
j'entends  par  là?...  Je  ne  me  trompe  pas...  oui,  des 
gémissements!...  Il  me  semble  que  je  reconnais 
cette  voix...  c'est  celle  de  Pillcgru!...  Où  est-il 
donc?...  Dans  cette  chambre?...  (Elle  va  regarder  à 
une  porte  latérale.)  Non!...  personne!...  (Elle  prête 
l'oreille.)  Ah!  bah!...  c'est  de  là  qu'elle  vient,  la 
voix!...  Il  n'y  a  pas  de  porte,  pourtant?...  Est-ce 
qu'on  se  loge  dans  les  murailles...  ici?...  Oh!...  il 
se  plaint!...  Comment  arriver  jusqu'à  lui?...  (Elle 
tape  contre  la  muraille.)  Pillegru!...  Pillegru!...  Est-ce 
toi?...  J'ai  beau  taper  là  contre,  je  ne  démolirai 
pas...  Je  veux  cependant  lui  porter  secours...  Je 
crois  qu'il  m'app(!lle!...  Pillegru,  je  suis  là!...  (Eu 
tapant  et  en  appuyant  la  main  contra  le  mur,  elle  touche 
un  ressort,  le  panneau  glisse  et  laisse  voir  des  barreaux 
(le  fer,  derrière  lesquels  se  trouve  Pillegru.)  Ah!... 
Ciel!... 


ACTE   DEUXIÈME. 


269 


PILLEGRU. 

Dieu  soit  loué!...  Quoi!  c'est  vous,  Agnès,  qui 
me  rendez  à  la  lumière? 

AGNF.S. 

Qu'est-ce  que  tu  fais  là? 

PILLEGRU. 

Vous  le  voyez  bien,  je  ne  me  promène  pas. 

AGNÈS. 

Qui  est-ce  qui  t'a  mis  dans  cette  cage? 

PII.LEGRL. 

Hélas!  Agnès,  c'est  moi. 

AGNÈS. 

Toi?...  Est-ce  que  tu  deviens  fou? 

PILLEGRi;. 

Dites  donc  stupide!...  Oui,  Agnès,  je  suis  mon 
geôlier,  mon  propre  geùlier! 
A  r.  \  K  s. 
Mais  apprends-moi  comment  il  se  fait... 

PILLEOnU. 

Ah!  voilà!...  Le  soleil  commençait  à  poindre  à 
l'horizon,  les  oiseaux  chantaient... 
A  G  N  È  s. 
Qu'est-ce  que  tu  me  chantes  là? 

PILLEGRC. 

Tout,  dans  la  nature,  invitait  à  une  douce  mé- 
lancolie; je  pensais  à  vous,  ô  Agnès...  Tout  à 
coup,  je  me  sens  saisi  par  un  demi-quarteron  d'es- 
tafiers  qui  m'emportent  au  château...  J'ai  bien  de- 
viné que  c'était  une  vengeance  du  vieux  Briçon- 
net,  qui  a  le  traquenard  sur  le  cœur...  L'amour 
donne  du  courage...  Je  voulais  vous  revoir...  Ar- 
rivé au  détour  d'un  corridor,  je  parviens  à  m'é- 
chapper,  je  cours  à  travers  un  tas  d'appartements, 
je  rencontre  le  père  Capelaud;  mais  j'entends  mes 
esfafiers,  je  reprends  ma  course,  et  en  fuyant  tou- 
jours devant  moi,  sans  savoir  où  je  vais,  je  me 
trouve  dans  un  endroit  sombre  :  quelque  chose 
me  barre  le  passage...  je  me  retourne,  et  je  m'a- 
perçois que  je  suis  dans  une  grande  cage  de  fer, 
dont  la  porte  s'est  refermée  sur  moi,  aux  éclats  de 
rire  des  gueusards  qui  nie  poursuivaient. 

AGNÈS. 

Est-il  possible?... 

PILLEGRU. 

Voyez!...  rien  n'y  manque,  l'auge,  la  mangeoire, 
tout  y  est!...  On  dit  que  c'est  le  feu  roi  Louis  Xi 
qui  a  imaginé  ça  :  des  cages  à  hommes!...  C'est 
une  invention  très-ridicule!...  Je  vous  demande 
un  peu  de  (juoi  j'ai  l'air  là  dedans? 

AGNES. 

Le  fait  est  que  tu  as  un  air... 

PILI.EGR  l'. 

Vous  allez  me  tirer  de  là,  hein? 

AGNÈS. 

Ft  le  moyen  de  te  délivrer?  (Elle  s'accroupit  devant 
la  cage.)  Pillegru!... 

PILLEGKI,  l'iniitaiit. 
Agnès! 


AGNÈS. 

Comprends-tu  quelque  chose  à  ce  qui  se  passe 

ici? 

PILLEGRI-. 

Je  comprends  que  je  suis  en  cage,  et  que  vous 
avez  des  habits  magnifiques,  vous. 
AGNÈS,  ri fléchissant. 
Oui,  oui,  attends,  Pillegru,  attends. 

PILLEGKf. 

Pardiiie!  je  suis  bien  forcé  d'attendre! 

AGNÈS. 

Je  commence  à  voir  clair. 

PILLEGRI. 

Vous  êtes  bien  heureuse.  Moi,  je  n'y  vois  goutte 
là  dedans. 

AGNÈS. 

Le  vieux  Briçonnet  est  un  scélérat. 

P  I  L  L  E  G  R  U. 

Un  homme  qui  me  fait  mettre  en  cage,  qui  me 
réduit  à  l'état  de  sansonnet...  il  n'y  a  pas  de 
doute. 

AGNÈS. 

Je  devine  à  présent  ce  qu'on  veut  faire  de  moi. 

PILLEGRU. 

Il  y  a  longtemps  que  je  l'ai  deviné;  mais  je  ne 
veux  pas,  moi,  sapristi!...  (Il  saute  et  se  cogne  la 
tète.)  Oh!... 

AGNÈS. 

Eh  bien!  tu  t'es  fait  mal?... 

1>I  LLEGRU. 

Ce  n'est  rien,  une  bosse  au  front!...  Pourvu 
(|u'il  n'y  ait  que  celle-là,  Agnès!... 

AGNÈS. 

Veux-tu  bien  te  taire,  imbécile,  et  te  calmer!... 
PILLEGRU,  tournant  dans  sa  cage  et  secouant 
les  barrcaui. 
Que  je  me  calme? 

AGNÈS. 

Qu'est-ce  que  ça  signifie  de  tourner  comme  ça? 
Tu  as  l'air  d'un  ours  mécontent. 

PILLEGRU. 

Dites  donc  que,  si  ça  continue,  je  deviendrai  un 
lion,  un  tigre. 

AGNÈS. 

Allons,  allons,  prends  patience. 

PILLEGRU. 

Voilà  tout  ce  que  vous  m'offrez? 
AGNÈS,  vivement. 
Je  pense  à  un  moyeu...  Oui...  laisse-moi  faire... 
Mais  j'entends  du  bruit,  on  vient  par  ici,  il  ne  faut 
pas  qu'on  sache  que  j'ai  découvert  ta  caclielle;  Je 
vais  refermer  le  panneau. 

pille(;ru. 
Quoi!  vous  auriez  le  courage  de  me  replonger 
dans  les  horreurs  do  l'obscurité? 

AGNÈS. 

Sois  tranquille!...  je  ne  pousserai  |)as  le  ressort; 
tu  seras  libre  de  to  donner  un  peu  d'air  et  do 
jour. 


270 


MADAME   AGNÈS    DE   l'ICARDI  K. 


PI  i.i.i: r.nii. 
lîoiiiii'  idi'O  qui-  vous  avez  IM... 

\r,\  i;s. 
Je  cours  m'nrrupor  ilo  ta  di'livranro.  A  liicntot, 
et  lion  espoir!   (Elle  [lonssti  le  iwiinoan  et  sort  par  hi 
porte  qui  coiuloit  aux  appartcuiCDls  de  la  reine.) 

SCÈMi:    Mil. 
l'ILLEGRU,  dans  la  cage,  poussant  un  peu  le  panneau 
de  temps  en  temps,   BRlÇONNliT,  IX  MAR- 
QUISE, entrant  par  le  fond. 

LA     MAROl'ISE. 

Oui,  monsieur  le  trt-sorier,  je  vous  le  répète,  je 
ne  nie  contente  point  de  vaines  protestations  :  si 
vous  voulez  que  je  croie  à  votre  fidélité,  donnez- 
m'en  des  preuves. 

liRIÇ  ONNET. 

F,t  lesquelles,  madame  la  marquise? 

I,  A    MARQUISE. 

licoutcz-moi  :  Cl!  n'est  pas  cette  petite  paysanne 
tjui  m'inc[ui('te  !...  Non,  un  caprice  passager  ne 
m'alarnie  point,  et  mes  craintes  sont  plus  sérieuses. 
Malgré  ses  nombreuses  distractions,  le  roi  a  encore 
pour  la  reine,  sa  femme,  un  attachement  qui  peut 
me  perdre;  c'est  donc  son  influence  que  je  veux 
détruire. 

R  R I  Ç  0  K  N  E  T. 

Mon  Dieu!  je  le  désire  autant  que  vous.  N'a- 
t-elle  jias  tenté  de  me  faire  eiTlever  ma  charge  ; 
n'a-t-elle  pas  voulu  persuader  au  roi  que  je  suis 
un  fripon? 

LA    M  \ROl'ISE. 

C'est  vrai. 

BRIÇOIVXET. 

Vous  dites,  madame  la  marquise? 

L  \    MARQUISE. 

Je  dis  que,  dans  cette  circonstance,  vous  devez 
vous  joindre  à  moi,  si  vous  tenez  à  conserver  votre 
crédit. 

BRIÇOMVET. 

Mais  que  faudrait-il  faire? 

PiLLEGRr,  entr'oivrnnt  le  panneau. 
Oh!  oh!...  mon  ennemi  et  une  dame!  (Tl  écoute.) 

LA    MARQUISE. 

Vous  n'ignorez  pas  que  le  duc  d'Orléans  a  dû 
épouser  Anne  de  Bretagne,  que  de  tendres  senti- 
ments les  unissaient,  et  que  le  roi  a  longtemps  été 
jaloux  de  son  cousin? 

1!  u  1  r.  0  \  \  F.  T. 

Oui,  sans  doute. 

LA    MARQUISE. 

Par  mes  soins,  ses  soupçons  ont  été  réveillés. 

p  I L  L  K  r.  R  u  ,  à  part. 
La  méchante  femme! 

I.A    M  ARQUISE. 

Maintenant,  j'ai  entre  les  mains  une  lettre  ré- 
cemment écrite  à  la  reine  par  le  duc  Louis,  et,  de 
plus,  je  dois  recevoir  aujourd'hui  môme  un  anneau 
qu'il  lui  a  fait  remettre  mystérieusement...  sans 
doute  comme  gage  d'amour  et  de  fidélité. 


RRU;ON.\ET. 

Il  se  pourrait? 

LA    MARQUISE. 

Cotte  Irttre,  il  faut  qu'elle  soit  placée  sous  les 
yeux  du  roi. 

PI  LLECRU,    à   part. 

Oh!  si  je  n'étais  pas  si  parfaitement  clos!... 

LA    MARQUISE. 

La  remettre,  moi,  que  la  reine  honore  de  ses 
bontés...  ce  seiait  une  maladresse;  c'est  vous  qui 
vous  en  chargerez. 

RRIÇONNET. 

Mais,  madame,  le  roi  ne  sera  peut-ôtrepas  très- 
flattéqueje  lui  fournisse  la  preuve... 

LA   MARQUISE. 

C'est  lui  qui  vous  la  demandera. 

BRIÇO.XNET. 

Alors,  je  me  risque. 

LA    MARQUI  SE. 

C'est  bien,  j'entends  Sa  Majesté;  voici  la  lettre, 
faites  attention  à  ce  que  je  vais  dire. 
PILLE  G  R  u,   à  part. 
Je  n'en  perdrai  pas  une  miette. 

SCÈNE   IX. 

Les  Mêmes,  LE   ROI. 

LA   MARQUISE,    tlès-haut. 

Ce  sont  d'infâmes  machinations,  messire  Briçon- 
net,  d'absurdes  calomnies  auxquelles  personne 
n'ajoutera  foi. 

LE  ROI,    s'approchant. 

Qu'est-ce  donc,  madame,  et  de  quoi  s'agit-il? 

LA    MARQUISE. 

Ah!  sire,  vous  m'avez  entendue!... 

LE    ROI. 

Vous  parliez  de  calomnies,  contre  qui? 

LA   MARQUISE. 

Que  Votre  Majesté  me  pardonne!...  Je  ne  sais  si 
je  dois... 

LE  ROI. 

Cela  m'intéresse-t-il  donc? 

LA    MARQUISE. 

Qu'imjiortent  des  bi'uits  ridicules? 

LE   ROI. 

Veuillez  achever,  madame. 

L  A  MARQUIS  E. 

Qui  croira  jamais  qu'un  roi  si  digne  d'être  aimé 
puisse  avoir  à  craindre  un  rival? 

LE   ROI. 

Un  rival? 

LA   MARQUISE. 

A  qui  persuadera-t-on  qu'une  reine,  modèle  de 
toutes  les  vertus,  ait  au  cœur  un  autre  amour  que 
celai  de  son  royal  époux? 

LE    ROI. 

Vrai  Dieu  !  à  personne,  j'espère. 

LA    MARQUISE. 

C'est  ce  que  je  disais  à  messire  Briçonnet,  à 
l'instant  même. 


ACTE  DEUXIÈME. 


271 


Pii.i.EGRi',  à  part,  dans  la  cage. 
A-t-elIc  un  front! 

i.i;  noi. 
Et  aurait-il  osé  penser  le  contraire? 

CRIÇONNET. 

Moi,  sire?... 

LA    M  AU  Q  11  SE. 

Oli  !  nnn,  certes  .'...Les  gens  qui  n'ont  pas  craint 
d'unir,  dans  leurs  infâmes  suppositions,  les  noms 
de  monseigneur  le  duc  d'Orléans  et  de  Sa  Majesté 
la  Reine,  les  ont  calomniés  tous  les  deux. 

LE    ROI. 

Le  duc  d'Orléans!...  Ce  n'est  pas  la  première 
fois  qu'on  a  murmuré  à  mes  oreilles... 

LA    MARQLISE. 

En  rérité,  sire?... 

LE    ROI. 

N'a-t-on  pas  osé  parler  d'une  lettre  écrite,  d'un 
anneau  envoyé?...  que  sais-je?...  Misérables  in- 
\cntions  dont  on  serait  bien  embarrassé  de  fournir 
la  preuve! 

LA    MARQUISE. 

\ous   le  voyez,  messire  Briçonnet,    c'est  une 
odieuse  imposture,  je  vous  le  disais  bien!...  Et 
ceux  qui  prétendent  que  cette  lettre  existe... 
BRIÇONNET,    à  part. 
Elle  y  arrive!...  elle  y  arrive!... 

PILLE  G  RU,  dans  h  cage. 
Scélérate,  va!... 

LA    MARQUISE. 

Qu'ils  pourraient  la  présenter  au  roi... 

LE   ROI, 

Cette  lettre...  Ah!  que  ne  donnciais-jc  pas  pour 
l'avoir  entre  mes  mains! 
BRIÇOKNET,  tirant  doucement  la  lettre  de  sa  poche. 

(A part.)  Je  crois  que  voilà  le  moment...  (Haut.) 
Ainsi  donc,  sire,  celui  qui  présenterait  à  Votre  Ma- 
jesté... cette... 

LE    ROI. 

Celui-là,  je  le  ferais  pendre  à  l'instant  comme 
un  exécrable  calomniateur! 

BRIÇONNET,  reculant. 
Ah!  mon  Dieu! 

i.  A  M  A  r.  y  u  I  s  E ,  à  part. 
Ciel  ! 

PILLEGRU,   à  part. 
Oh!  oh!...  ils  ne  s'attendaient  pas  à  celui-là! 

LE    ROI. 

Oui, je  le  ferais  pendre!...  car  elle  serait  suj)- 
posée,  cette  lettre!  car  le  crime  qu'elle  dénoncerait 
est  impossible!...  car  la  femme  d'un  roi  de  Erance 
ne  peut  pas  même  être  soupçonnée. 

BRIÇ0\ni;t,  reculant  du  côté  de  laçage. 
Sire,  certainement!... 

LE  ROI,  s'avanraiit  vers  Ilrieuiinct. 
Est-ce  donc  vous,  messire  Briçonnet,  qui  auriez 
eu  l'audace  d'accuser  la  reine? 

BRIÇONNET. 

Moi?...  Par  exemple  !...  (U  froisse  cl  cache  la  lettre 
derrière  lui.) 


l.E    ROI. 

Serait-ce  vous  qui  seriez  chargé  de  placer  sous 
I   mes  yeux  cette  prétendue  prouve? 

BRIÇONNET,  qui  a  jeté  la  lettre  loin  de  lui,  près 

du  panneau. 
Moi?...  j'en  suis  à  cent  lieues,  sire  !...  Sa  Majesté 
la  reine  est  la  plus  vertueuse  des  femmes...  la 
plus...  j'en  mettrais  mes  deux  mtiins  au  feu! 
PlLLEc;  uu,  ramassant  la  lettre,   et  refermant  un  peu 
vivement  le  panneau. 
Vieux  coquin  !...  A  moi,  l'écrit,  toujours!... 

LE  ROI,  se  retournant. 
Hein?...  Qu'ai-je  entendu? 

BRIÇONNET. 

liicn,  sire,  rien  que  moi  qui  proteste... 

LA   MARQUISE,   à  part. 

Misérable  poltron  ! 

LE    ROI. 

A  la  bonne  heure!...  Et  pourtant,  il  m'avait 
semblé  vous  voir  tirer   un  papier  de  votre  poch.-. 

BRIÇONNET. 

Erreur,  sire,  erreur!...  Je  ne  sais  pas  ce  que 
c'est  que  cette  lettre!...  Je  ne  l'ai  jamais  vue!... 
Qu'on  me  fouille! 

LE    ROI. 

Il  suUit!...  Que  je  n'entende  plus  parler  de  ces 
infâmes  impostures.  (A  part.)  S'ils  disaient  vrai 
cependant?... 

LA    MARQUISE,    à  part. 

Le  coup  est  manqué  pour  cotte  fois. 
LE  ROI,  à  part. 

Ah!  je  saurai  par  cette  femme...  (Haut.)  Si  Ma- 
dame la  marquise  voulait  m'accoiniiagner  pour 
visiter  mes  nouveaux  parterres? 

L  A    MARQUIS  E. 

Volontiers,  sire.  (  Le  roi  lui  donne  la  main.  La  mar- 
quise passant  près  de  Briçonnet,  Las.)  Vous  êtes  un 
lâche.  (Elle  sort  avec  le  roi.) 

SCÈNE   X. 

BHK.ONNET,  seul. 

Un  lâche?...  C'est  facile  à  dire  quand  on  ne 
risque  rien!  J'aurais  bien  voulu  l'y  voir!...  pen- 
du!... Mais  ramassons  cette  maudite  lettre!...  (Il 
cherche  )  Eh  bien!  où  est-elle?  Ah!  mon  Dieu!... 
Je  l'avais  jetée  là!...  Plus  rien!...  Disparue!... 
Voyons...  Le  vent  l'a  peut-être  poussée  jtar  ici?... 
Non...  rien...  La  marquise  l'aura  sans  doute  ra- 
massée... Je  peux  iiK!  vanter  de  l'avoir  échappé 
belle!...  Dans  quel  guêpier  je  m'enfonçais!... 
Dans  quel  guêpier!  ..  i' Il  suit  pai  une  purl.-  lilt'Malr.Mi 
iheichaiit  à  terrr.l 

SCÈNE    \l. 

AGNÈS,  LA  HEINE,  puis  l'ILI.E(.i;i  . 

LA  REINE,  entrant  avec  Af;iiis. 
Mais,  j(!unc  lille,  je  ne  suis  pas  ce   c|ui'    vous 
pensez,  on  vous  ii  trompée. 


272 


MADAME  AGNES   DE   PICARDIE. 


AGNK  s. 

Olil  non,  non,  je  le  sais,  vous  êtes  madame  la 
rt'inf. 

LA    UEINË. 

Silence!...  Ne  prononcez  pas  ce  nom!... 

A  G  N  j-:  s. 
Sojez  traniiiiille,  madame!...  Je  j;ardorai  voire 
secret  ;  mais  accordez-moi  votre  protection. 

LA   n  K I  \  E. 

Ma  protection?...  Qui  î'tes  vous,  mon  enfant? 
Que  faites-vous  ici? 

A  (;  N  k  s. 

Dans  ce  moment,  madame,  c'est  assez  ditVicilc 
à  dire  :  je  sais  bien  pourquoi  je  suis  venue;  mais 
je  ne  sais  plus  pourquoi  l'on  m'a  fait  venir.  Ce 
qu'il  y  a  de  sur,  c'est  que  j'ai  bien  du  chagrin, 
allez,  et  que  si  vous  vouliez,  vous  qui  Ctes  relue, 
bientôt  je  n'en  aurais  plus. 

LA    HEINE. 

Parlez,  et  s'il  dépend  de  moi... 

AGNÈS. 

J'ai  un  amoureux,  madame. 

LA    REINE. 

A  vous  voir,  on  ne  peut  s'étonner  que  d'une 
chose,  c'est  que  vous  n'eu  ayez  qu'un. 

AGXiiS. 

Oh!  j'en  ai  plusieurs  aussi;  la  graine  n'en 
manque  pas,  mais  il  n'y  en  a  qu'un  que  j'aime; 
on  me  l'a  pris,  et  je  viens  vous  prier  de  me  le 
faire  rendre. 

LA    REINE. 

Les  reines  peuvent  sans  doute  bien  des  choses, 
mais  faire  rendre  le  cœur  d'un  amoureux... 
\c,\ks. 

Oh!  ce  n'est  pas  sou  cœui  qu'on  m'a  pris!  c'est 
lui,  lui,  Pillegru  tout  entier!...  Un  beau  blond, 
ligure  chiffonnée,  qui  a  une  bouche,  des  yeux,  un 
nez...  Ah!  il  n'est  pas  camard,  allez!...  Et  c'est 
un  seigneur  d'ici  qui  a  fait  le  coup. 

LA    HEINE. 

Je  ne  comprends  pas. 

AGNÈS. 

Vous  allez  me  compreudre.  (Elle  va  tirer  le  pan- 
neau.) Tenez,  madame,  regardez  ! 

PI  LLEGRU. 

Ah!  Dieu  soit  béni  !  Je  m'étais  refermé  comme 
une  huître. 

LA    REINE. 

Que  vois-je?...  Les  cages  de  fer  de  Louis  XI'... 
Elles  subsistent  encore  ! 

a(;nès. 
N'est-ce  pas  une  horreur,  hein? 

PILLEGRU. 

La  clef  dos  champs,  Agnès!...  Vite,  s'il  vous 
plaît!...  J'étouffe! 

AGNÈS. 

Ne  crains  rien,  tu  es  sauvé!...  Voilà  madame  la 

reine. 

PILLEGRU,  sautant. 

La  reine!  La  reine,  icil...  Ah  bien  bon  !  ah  bien 


hou!...  En  voilà  une  chance!...  Car,  tout  encagé 
que  je  suis,  je  viens  de  lui  rendre  un  fameux 
service...  à  la  reine! 

LA    REINE. 

Que  voulez-vous  dire?... 

PILLEGRU,  d'un  ton  solennel. 
Majesté!...  (Clungcaut  lie  ton.)  Tenez,  madame, 
prenez  d'abord  ce  chiffon  de  papier. 

LA    REINE. 

Ciel  !...  Que  vois-je?...  La  lettre  qu'on  m'avait 
cnU'véc?  Comment  se  trouve-t-elle  entre  vos 
mains? 

PILLEGRU. 

Je  n'ai  pas  pu  courir  après,  bien  sûr!...  Elle  est 
tombée  là,  comme  du  ciel,  devant  les  barreaux 
de  ma  cjige. 

LA    REINE. 

Ah  !  mon  ami,  je  vous  devrai  plus  que  la  vie!... 
Cette  lettre  (|ue  m'adressait  un  malheureux  pri- 
sonnier, le  duc  d'Orléans,  quoiqu'elle  ne  renferme 
rien  qui  doive  troubler  ma  conscience,  pouvait 
me  perdre,  on  pouvait  l'interpréter...  C'est  la 
Providence  qui  vous  a  placé  là. 

PILLEGRU. 

La  Providence,  et  le  vieux  Briçonnct. 

AGNÈS. 

Mais  c'est  vous  qui  l'en  ferez  sortir,  n'est-ce 
pas,  madame?...  Vous  allez  donner  des  ordres... 

LA    REINE. 

Oui,  oui,  à  l'instant!...  Il  y  a  ici  quelqu'un,  une 
amie,  en  qui  je  peux  avoir  toute  confiance,  la  mar- 
quise de  Saint-Gelais. 

PILLEGRU. 

r,a,  une  amie?...  C'est  elle  qui  vous  a  fait  voler 
votre  lettre  et  qui  vous  a  pris  le  cœur  de  votre 
mari. 

LA    R  EINE. 

Il  serait  possible?... 

PILLEGRU. 

Oui,  oui,  une  coquette  qui  complote  des  hor- 
reurs contre  vous  avec  le  trésorier. 

LA    REINE. 

Oh  !  ce  n'est  pas  elle  que  j'aurais  soupçonnée  !... 
Un  autre  nom  a,  tout  à  l'heure,  été  prononcé 
devant  moi ,  celui  de  madame  de  Picardie  :  la 
connaissez-vous?... 

AGNÈS. 

De  Picardie?...  Attendez  donc!...  Agnès  de 
Picardie?... 

LA    REINE, 

Justement. 

AGNÈS. 

Oui,  oui,  je  la  connais!...  Et  vous  aussi. 

LA    REINE. 

Quelle  est  cette  femme? 

AGNÈS. 

Cette  femme!...  C'est...  c'est  moi,  madame. 

LA  REINE,  reculant. 
Se  pourrait-il? 


ACTE    DEUXIEME. 


273 


AGNES. 

Mon  Dieu,  oui!.,.  Ils  m'ont  baptisée  ainsi,  parce 
([uc  je  suis  de  Crùcy,  voyez-vous  :  quant  à  être 
dame,  je  ne  serai  jamais  que  madame  Pillcgru, 
ainsi,  soyez  tranquille!...  Mais,  pour  ça,  il  faut 
(jue  la  cage  soit  ouverte. 

LA    REINE. 

Attendez!...  J'aperçois  le  trésorier,  faites-ln 
venir. 

AGNÈS. 

Tout  de  suite,  madame  !... 

PII.LEGR  U. 

Ah  !  merci,  merci  !... 

•    AGNÏiS,  appelant  au  fond. 
Kh  !  messirc  Briçonnet,  par  ici,  de  ce  côté,  on  a 
besoin  de  vous. 

SCÈNE   XII. 

Les  Mêmes,   BRIÇONNET. 

BRIÇONNET,  s'incliiiant. 
Que  désire  de  moi  madame  Agnès  de  Picardie?... 
Je  suis  à  ses  ordres. 

AGNÈS. 

Oui'?...  Eh  bien,  je  vous  ordonne  d"abord  de  de- 
mander pardon  à  madame  que  voilà. 

BRIÇONNET. 

Grand  Dieu!  qu'ai-je  vu?...  La  l'eine! 

LA    REINE. 

Oui,  messirc,  la  reine  que  vous  n'attendiez  pas, 
et  qui  pourtant  ose  encore  compter  sur  votre  sou- 
mission. 

BRIÇONNET. 

Oh  !  madame!...  (A  part.)  C'est  fait  do  moi  si  clli' 
est  instruite. 

I.A    REINE. 

La  clef  des  cages  de  fer,  messirc!...  vous  Tavez. 

BRIÇONNET,  à  part. 
Oh!  la,  la!...  elle  sait  tout!...  Elle  veut  faire  de 
moi  ce  qu'on  a  fait  de  mon  confrère  La  Balue. 

LA    REINE. 

Ouvrez  vous-même  l'horrible  prison  qui  est  der- 
rière ce  pamieau. 

B  m  ç  0  N  \  E  T. 

Derrière  ce  panneau?...  (Il  re;.'arde.)  C'est  dans 
celle-là  qu'on  l'avait  mis!... 

LA    REINE. 

Eh  bien?... 

PILLEOR t. 

Allons  donc!...  allons  donc!   Ah!  ah!  monsei- 
gneur, je  vous  ai  entendu  tantôt  avec  cette  belle 
dame  qui  voulait  vous  faire  remettre  au  roi... 
BRIÇONNET,  lui  faisant  siguc  de  se  taire. 
Je  cours  l'ouvrir,  imbécile,  je  cours  l'ouvrir!... 

p  I L  L  E  G  R  u  ,  sortant  de  la  caRC. 
Ouf! 

A  G  N  È  S. 

Encore  une  faveur,  madame!...  Daignez  fain^ 
entrer  monseigneur  à  la  |)lacc  de  ce  pauvre  gar- 
çon. 

m. 


B  H  I  C  O  N  \  E  T. 


Hein?... 


p  I  L  L  E  G  R  l . 

Bonne  idée!  Fameuse  idée!...  Je  vas  l'y  insinuer 
en  douceur. 

LA    REINE. 

Mon  enfant,  un  peu  d'indulgence  !...  Je  vous  de- 
mande la  gi-àce  de  messirc. 

AGNÈS. 

Et  moi,  madame...  je  vous  l'accorde. 

PI  LLEGRl). 

Vous  l'accordez?...  Alors,  moi,  je  ne  reste  pas 
un  instant  de  plus  ici!...  Je  nie  défie  du  vieux. 
Agnès,  venez-vous?  Vous  n'avez  plus  rien  à  faire 
dans  ce  château. 

AGNÈS,  réfléchissant. 

Au  contraire!  voilà  ma  besogne  qui  commence. 

BRIÇONNET. 

Que  veut-elle  dire? 

AGNÈS. 

Car,  voyez- vous,  madame,  c'est  maintenant 
entre  vous  et  Agnès  à  la  vie  et  à  la  mort!...  Et 
qui  sait?...  Il  n'y  a  pas  de  petite  reconnaissance. 

BRIÇONNET,    à   [jarl. 

Agnès  et  la  reine  d'accord?...  Je  patauge  dans 
une  horrible  incertitude. 

PILLEGRU, 

Vous  restez,  Agnès?,.,  vous  restez?... 

AGNÈS. 

Tais-loi,  aie  confiance  et  va-l'en. 

PILLEGRU. 

Vous  le  voulez?...  Eh  bien...  j'ai  confiance  et  je 
m'en  vas.  (II  sort.) 

BRIÇONNET,  à  part. 
J'ai  bien  envie  de  faire  comme  lui. 

AGNÈS,  à  Briçonnet,  qui  fait  un  monveuienl 
pour  sortir. 
Un  moment,  monseigneur!...  N'oubliez  pas  que 
si   vous  ouvrez  la  bouche  de  la  présence  de  la 
reine  et  de  tout  ce  que  vous  avez  pu  voir  et  en- 
tendre, les  cages  ne  sont  pas  loin. 

BRIÇONNET. 

Je  suis  muet  ! 

AGNÈS. 

(l'est  le  moyen  de  ne  pas  dire  de  bôtiscs. 
Allez!... 

BRIÇONNET,  à  part,  en  sortant. 

Quand,  sur  trois  femmes,  il  y  en  a  deux  qui  s'en- 
tendent, l'homme  le  plus  fin  n'est  qu'une  bètc. 
Reine,  pâtissière  et  marquise  peuvent  s'arranger 
comme  elles  voudront...  Que  je  sois  pendu  si  je 
m'iMi  mêle  !  (Il  sort.) 

SCilNH    Xlll. 

a(;nés,  l.\  iu.ine. 

AGNÈS. 

MainlenanI,  madame,  voyons,  parlez-moi  fran- 
chement!... Pensez-vous  (pic  le  roi  vous  aime  en- 
core? 

35 


27^ 


MADAME   AGNES   DE   l'ICAUDlE. 


LA  I^EI^F.. 
Je  ne  puis  croire  que  son  amour  soit  entii''ic- 
ment  éteint. 

AGNÈS. 

Quand  je  vous  regardo,  je  ne  peux  pas  le  croire 
non  plus...  Ah  çà!  et  vous,  licin?...  Le  duc  d'Or- 
léans?... 

LA    ni-INE. 

Agnès,  qu'osez-vous  supposer? 

AGNÈS. 

Dame,  on  dit  que  ça  s'est  vu,  et  votre  mari  vous 
a  donné  de  si  bons  exemples  !...  Mais  vous  l'aimez? 
Il  faut  vous  le  rendre. 

LA    REINE. 

Hélas!...  Comment".'... 

AGNÈS. 

Je  ne  sais  pas  bien  encore;  mais  il  me  semble 
qu'aujourd'hui  la  fourmi  sauvera  la  colombe!... 

LA    HEINE. 

Eh  bien,  je  m'abandonne  i\  vous. 

AGNÈS. 

Merci,  madame;  mais  n'avez-vous  pas  quelque 
gage,  quelque  bijou  qui  pourrait  vous  rappeler  au 
souvenir  du  roi? 

I,A    HEINE. 

Si...  Cet  anneau  qu'il  mit  à  mon  doigt  le  jour  de 
nos  fiançailles. 

AGNÈS. 

Oh!  donnez,  madame,  donnez!...  Mais  voici 
le  roi  :  me  permettez-vous  d'agir  comme  je  l'en- 
tendrai? 

•LA    REINE. 

Je  vous  laisse  tout  pouvoir. 

AGNÈS. 

Je  n'en  abuserai  pas.  Eh  !  vite,  rentrez  dans  votre 
appartement! 

LA  REINE,  on  sortant. 
Mon  avenir  est  dans  vos  mains. 

SCÈNE    XIV. 
AGNÈS,  puis  LE  ROI. 

AGNÈS. 

Ah  !  oui-da,  sire  le  roi,  vous  avez  une  si  char- 
mante femme,  et  il  vous  faut  encore  une  mar- 
quise... et  puis  une...  Il  paraît  que  l'appétit 
vous  vient  en  mangeant!...  Mais  nous  verrons!... 
Bien,  le  voici  !...  A  nous  deux!... 

LE   ROI. 

Enfin,  Agnès,  je  vous  trouve;  avez-vous  un  peu 
pensé  à  moi  depuis  ce  matin,  méchante? 

AG^ÈS. 

A  vous?...  Oh  !  que  non  pas. 

LE    ROI. 

Pourquoi  donc? 

AGNÈS. 

C'est  trop  dangereux. 

LE    ROI. 

Bah!... 


A  G  NES. 

Pardine!...  Croyez-vous  qu'on  ait  un  cœur  de 
rocher? 

LE    ROI. 

Seriez-vous  devenue  pins  raisonnable  que  vous 
ne  l'étiez  tantôt? 

AGNÈS. 

Dame,  ce  n'est  pas  parce  que  vous  êtes  roi, 
mais  vous  êtes  gentil. 

LE    ROI. 

Vous  trouvez,  Agr.ès? 

AGNÈS. 

Oui,  oui,  et  puis  vous  avez  des  discours,  de 
petites  manières... 

LE   ROI. 

Ah!...  Enfin  vous  m'avez  compris! 

AGNÈS. 

Cette  malice!  Comme  si  une  fille  ne  compre- 
nait pas  toujours  ces  choses-là?...  Vous  me  faites 
le»  yeux  doux. 

Li;    ROI. 

Il  me  semble  que  ceux  que  vous  me  faites  nr 
sont  pas  très-cruels. 

AGNÈS. 

On  les  fait  comme  on  les  a. 

LE   ROI. 

Et  vous  êtes  disposée  à  ne  pas  me  repousser 
comme  ce  matin? 

AGNÈS. 

Un  moment!...  Parlons  peu,  et  parlons  clair!... 
Je  vous  plais,  n'est-ce  pas? 

LE    ROI. 

Beaucoup. 

AGNÈS. 

Et  vous  voulez  que  je  vous  aime? 

LE    ROI. 

Un  peu!...  pour  commencer. 

A  G  N  È  s. 
J'entends!...  Mais  il  y  a  une  difficulté. 

LE    ROI. 

Laquelle? 

AGNÈS. 

C'est  que  moi  je  ne  pmix  pas  avoir  trentre-six 
amours,  et  que,  si  je  me  décidais  à  prendre  un 
amoureux... 

LE    ROI. 

Eh  bien?... 

AGNÈS. 

Il  me  le  faudrait  tout  entier. 

LE   ROI. 

C'est  tout  simple. 

AGNÈS. 

Oui,  mais  avec  vous  ce  n'est  pas  ça. 

LE    ROI. 

Comment?...  Vous  pourriez  croire? 

AGNÈS. 

J'ai  l'habitude  de  croire  ce  que  je  vois. 

LE    ROI. 

Qu'avcz-vous  donc  vu? 

A  G  N  È  S. 

J'ai   vu  une  certaine  grande    dame,   fort   mé- 


ACTE   DEUXIÈME. 


275 


chante  à  ce  qu'on  dit,  et  pas  trop  belle  à  mon 
idée,  qui  s'est  moquée  de  moi  tantôt,  et  à  qui  vous 
faites  aussi  les  yeux  doux. 

LE   ROI. 

Madame  de  Saint-Gelais? 

AGNÈS. 

Tout  juste. 

LK  noi. 
Vous  vous  trompez,  Agnès. 

AGNÈS. 

Oh!  que  non,  sire,  je  ne  me  trompe  pas!. ..Tant 
il  y  a  que,  si  vous  voulez  que  je  veuille... 

LE    ROI. 

Si  je  le  veux?... 

AGNÈS. 

Il  n'y  a  pas  de  milieu,  il  faut  qu'elle  s'en  aille. 

LE   ROI. 

Vraiment?... 

AGNÈS. 

Ah  !  mais  oui  !...  Et  tout  de  suite. 

LE    ROI. 

Tout  de   suite?...  Ah  çà!    tu    m'aimes    donc, 
A^nès? 

AGNÈS. 

Je  vous  dirai  ça  plus  tard!...  Renvoyez-vous  la 
grande  dame? 

LE    ROI. 

Tu  es  bien  pressée? 

AGNÈS. 

Il  paraît  que  vous  ne  l'êtes  pas,  vous. 

LE    ROI. 

Mais...  la  renvoyer!... 

AGNÈS. 

Oh  !  poliment!...  Elle  a  bien  quelque  terre,  cette 
marquise? 

LE    KOl. 

Je  lui  ai  donné  un  château,  il  y  a  huit  jours. 

AGNÈS. 

Ça,  se  trouve  bien!...  Engagez-la  à  y  aller  res- 
pirer le  grand  air  :  c'est  très-bon  pour  la  santé. 

LE    ROI. 

Comme  tu  arranges  les  affaires  ! 

AGNÈS. 

Dame,  voyez,   sire!...  C'est  à   prendre    ou   à 
laisser. 

LE  ROI,  voulant  liii  saisir  11  taille. 
J'aime  mieux  prendre. 

AGNÈS,  reculant. 
Nous  n'en  sommes  pas  encore  Ki. 

LB   ROI. 

Comment  veux-tu  donc  que  je  fasse   avec  la 
marquise? 

AGNÈS. 

Je  vais  vous  le  dire!...  Trnez,  placez-vous  h'i,  et 
écrivez. 

LK   ROI. 

Que  j'f^crivo?... 

A  G  N  E  s. 
Ce  ne  sera  pas  long!...  Je  vais  dicter. 


LE    ROI. 

Ah!...  Il  te  faut  un  roi  de  France  pour  secré- 
taire? 

AGNÈS. 

Puisque  je  ne  sais  pas  écrire.  Eh  bien,  voyons, 
vous  placez-vous  1:\?... 

LE  ROI ,  riant. 

Pour  la  rareté  du  fait!...  Vrai  Dieu!  A^aès,  tu 
fais  de  moi  tout  ce  que  tu  veux. 

AGNÈS. 

Nous  verrons  ça!...  Y  ètes-vous,  sire? 

LE    ROI. 

Je  suis  curieux  de  voir  ton  style!...  .M'y  voici. 
AGNÈS,  dictant. 

«  Au  reçu  du  présent  ordre,  madame  la  marquise 
i'  de  Saint-Gelais  voudra  bien  quitter  la  cour  et 
«  se  rendre  dans  son  château  :  elle  y  attendra  que 
i<  je  la  rappelle.  »  A  présent,  signez,  sire. 

LE    ROI. 

Diable!...  voilà  un  ordre  d'exil  nettement  for- 
mulé. 

AGNÈS. 

J'aime  que  les  choses  soient  claires  et  précises. 
Donnez!... 

LE  ROI. 

Est-ce  que  tu  oserais  envoyer  cela? 

AGNÈS. 

Non!...  Je  me  gênerai.  (Elle  sonne.) 

LE  ROI,  riant. 
Ellocst  ma  foi  très-drole.  (Un  valet  parait.)  Ah 
çà!  mais,  Agnès... 

A  G  \  È  s. 

Oh  !  si  vous  y  avez  regret,  il  est  encore  temps!  .. 

LE  ROI ,  à  lui-même. 
Au  fait,  les  exigences  de  la  mar((uise  commen- 
çaient à  me  fatiguer... 

AGNÈS,  le  papier  à  la  main. 
Une  fois,  deux  fois... 

LE    ROI. 

Eh  !  fais  comme  tu  voudras. 

AGNÈS,  au  valet. 
Ce  papier  à  la  marquise  de  Saint-Gelais,  tout 
de  suite!...  Allez!...  (Il  sort.) 

LE    ROI. 

Maintenant,  tu  es  contente,  j'espère,  et  tu  vas 
me  récompenser  de  ce  que  je  fais  pour  toi? 
AG.N  Es. 
Par  exemple!...  Voilà  (|uelquo  chose  do  joli  !... 
Henvoyer  une  marquise  (|ui  vous  ennuyait!...  Le 
beau  sacrifice  ! 

LE  noi. 
Tu  ne  trouves  pas  que  ce  soit  assez? 

AGNÈS. 

Assez?...  Ah  bien  oui  ! 

1. E  noi. 
Ouc  veux-tu  (ionr  cnroro? 

AG\ÈS. 

Je  vous  l'ai  dit;  je  M'ux  un  amoureux  .1  moi 
toute  seule. 


276 


MADAME  AGNÈS  UE  PICARDIE. 


I,  I-:  noi. 
Kh  liicn  ? 

AGNÈS. 

F.li  biiMil  est-ce  que  vous  n'êtes  pas  marié? 

I,E    ROI. 

Agnès!... 

AONÈS. 

Sire?... 

LE    ROI. 

Vous  vous  oubliez. 

AGNÈS. 

Pas  du  tout!...  C'est  vous  qui  oubliez  votre 
femme. 

I.E    ROI. 

Je  vous  défends  de  parler  de  la  reine. 

A(iN  Es. 
Oh  !  je  sais  bien  que  vous  ne  l'aimez  plus... 

LE    ROI. 

Qui  vous  l'a  dit  ? 

AGNÈS. 

Vous  l'aimez  donc?  Alors,  adieu,  sire,  je  n'ai 
plus  que  faire  ici. 

LE  noi,  la  retenant. 
Agnès!... 

AGNÈS. 

Non,  non,  je  n'écoute  plus  rien.  Votre  femme 
pourrait  revenir.  Il  me  faut,  ou  partir,  ou  un 
ordre  qui  la  fasse  rester  dans  son  duché  de  Bre- 
tagne. 

LE   ROI. 

Malheureuse  ! . . .  L'exil  de  la  reine  ! . . .  Vous 
osez  !... 

AGNÈS. 

Tiens!...  vous  vous  fâchez?...  Vous  n'êtes  pas 
gentil  quand  vous  faites  vos  gros  yeux. 

LE    ROI. 

Je  vous  ordonne  de  ne  parler  qu'avec  le  plus 
profond  respect... 

AGNÈS. 

Pourquoi  cette  colère?  Ne  vivez-vous  pas  éloigné 
de  votre  femme?...  parce  que  ça  vous  convient... 
apparemment...  et  peut-être  bien  qu'à  cette  heure... 
çalui  convient  aussi. 

LE    ROI. 

Qu'osez-vous  dire?... 

AGNÈS. 

Abandonnée  par  vous,  elle  a  bien  pu  là-bas... 

LE    ROI. 

C'en  est  trop!... 

AGNÈS. 

Il  y  a  même  des  gens  qui  prétendent... 

LE  ROI,  avec  force. 
Ils  ont  menti  ! 

AGNÈS. 

Vous  croyez?...  Eh  bien...  c'est  dommage. 

LE   ROI. 

Dommage? 

AGNÈS. 

Sans  doute  ;  ça  mettrait  votre  conscience  en 
repos. 


LE  noi. 

Joli  moyen. 

AGNÈS. 

Allons,  allons,  vous  vous  faites  pire  (pie  vous 
n'êtes,  convenez-en,  vous  n'en  conteriez  pas  à  des 
marquises  et  à  des...  pâtissières...  si  vous  n'étiez 
pas  sur  de  quelque  chose. 

LE    ROI. 

Un  mot  de  plus,  et  je  vous  fais  chasser  d'ici  pour 
jamais  ! 

AGNÈS ,  à  part. 

Allons  donc!...  On  a  bien  de  la  peine  à  lui  ar- 
racher cela. 

SCtNE    XV. 
Les  Mêmes,  UN  VALET,  puis  LA  REINE. 

LE    VALET. 

Sire... 

LE    ROI. 

Que  me  veut-on  ? 

LE    VALET. 

C'est  une  lettre  que  la  marquise  de  Saint-Gelais 
adresse  à  Votre  Majestr-. 

AGNÈS,  h  part. 
Oh  !  oh  !...  attention  !... 

LE    ROI. 

Donnez.  (Il  lit  à  demi-voii,  Agnès  prête  l'oreille. j 
«  Sire,  j'obéis  à  l'ordre  que  je  reçois;  mon  exil  est 
«  exigé  sans  doute  par  Sa  Majesté  la  reine,  dont 
«  je  viens  d'apprendre  le  retour...  »  (Parlé.)  La 
reine  de  retour!... 

AGNÈS,  à  part. 
Ce  gueux  de  Briçonnet  aura  parlé  ! 

LE  ROI,  continuant  de  lire. 
«  Car  je  ne  supposerai  jamais  qu'une  misérable 
«  paysanne  ait  eu  ce  pouvoir...  » 
AGNÈS,  à  part. 
Voyez-vous  ça  ! 

LE  ROI,  continuant  de  lire. 
«  Mais,  avant  de  m'éloigner,  je  vous  adresse  une 
«  bague  que  le  duc  d'Orléans  avait  envoyée  à  la 
«  reine  :   cola   suffit  à  ma  vengeance.  »  (Parlé.) 
Grand  Dieu!...  Serait-il  vrai?... 
AGNÈS,  à  part. 
J'ai  fait  renvoyer  la  marquise  trop  tard! 

LE    ROI. 

Cette  bague!...  cette  bague!.,. 

LA  REINE,  paraissant  et  se  tenant  à  l'écart. 
Ciel!... 

AGNÈS,  arrêtant  le  roi. 
Comme  vous  êtes  pressé  !... 

LE    ROI. 

Laissez-moi  !...  Qu'on  me  donne  cet  anneau! 

1,\  REINE,   à  part. 

Je  suis  perdue!... 

AGNÈS,  placée  entre  le  roi  et  le  valet. 

(A  part.)  Elle  est  sauvée!...  (Haut.)  Voyons!... 
(Elle  s'empare  de  l'aimeau.)  Tiens,  elle  est,  ma  foi, 
bien  jolie  cette  bague. 


ACTE   DEUXIÈME. 


LE  noi. 

Eh  !  donnez  donc  !... 

AGNÈS. 

La  voilà!...  la  voilà!... 
LE  ROI,  examinant  la  bague  que  lui  a  remise  Agnès. 
Cette  bague  !...  c'est  celle  que  la  reine  a  reçue 
de  moi  le  jour  de  nos  fiançailles. 
LA  REINE,  à  part. 
Ah!...  (Elle  s'approche  d'Agnès.) 

AGNÈS,  bas,  à  la  reine. 
Prenez  l'autre,  et  ne  vous  la  laissez  plus  voler. 

LK    ROI. 

Ah!...  je  le  savais  bien  que  c'était  une  infâme 
calomnie;  et  que  jamais...  La  marquise  a  subi  son 
châtiment,  et  quant  à  vous... 

LA  REINE,  s'avançant. 

Sire!... 

LE    ROI. 

Que  vois-je?...  Vous,  madame  !... 

LA    REIN  E. 

Oui,  moi,  qui  seule  aurais  le  droit  de  m'oflfen- 
ser,  et  qui  veux  que  vous  oubliiez  tout,  comme  je 
promets  de  tout  oublier  moi-même. 
LE  noi. 

Non,  non,  vous  ne  devez  pas  pardonner  à  ccix 
qui  osaient... 

AGNÈS. 

Quoi  donc?  Parce  que  j'ai  dit  que  madame  la 
reine  ferait  bien...  Vous  ne  le  méritez  peut-être 
pas,  hein?... 

LE    ROI. 

Ccstbon!...  Puisqu'on  vous  pardonne... 

AGNÈS. 

Il  faut  que  madame  ait  bien  de  la  vertu!...  Si 
j'étais  à  sa  place... 

LA    REINE. 

Assez,  mon  enfant,  assez!... 

SCÈNE   XVI. 
Les  Mêmes,  CAPELAUD,   PILLEGHU. 

PILLEGRl',   en  dehiirs. 
Doucement  donc,  père  Capclaud  !...  Vous  m'é- 
tranglez !... 


LE    ROI. 

Quel  est  ce  bruit?... 

c  \  p  E  L  A  l' D.  Il  tient  en  laisse  un  chien  d'une  main, 
et  Pillegni  de  l'autre. 

Sire,  c'est  ce  bel  animal,  mcrvcillouscment 
dressé,  que  Votre  Majesté  m'a  fait  demander;  puis 
c'en  est  un  autre,  moins  docile,  que  je  ramène  à 
monseigneur  Briçonnet  qui  l'avait  fait  enfermer. 

PILLECRU. 

S'il  croit  que  les  deux  font  la  paire. 

AGN  ES. 

Mon  pauvre  Pillegru!...  Ah!  madame... 

LA    REINE. 

Cet  homme  est  l'amoureux  d'Agnès,  sire. 

LE    ROI. 

Quoi  !...  Ce  malotru  ? 

PILLEGRU. 

Oui,  sire,  lui-même. 

CAPELALD,  tirant  la  corde. 
Veux-tu  bien... 

PILLEGRU. 

Aie! 

LA    REINE. 

.le  les  marie,  et  je  me  charge  de  la  dot.  (Elle 
pnnd  la  laisse  de  Pillegru  et  la  remet  à  Agnès.)  Tenez, 
Agnès,  c'est  à  vous  maintenant  de  le  garder. 

PII.LEr.Rli. 

Oh!  comme  ça,  je  me  laisserai  conduire  au 
bout  du  monde. 

LK  ROI ,  à  part. 
C'est  dommage,  pourtant. 

CAPELALD,  à  demi-voix. 
Dis  donc,  ma  lille,  tu  ne  seras  donc  pas  mar- 
quise? 

AGNÈS. 

Non,  mon  père,  madame  Agnès  de  Picardie  reste 
Agnès  la  Picarde,  comme  devant. 

CAPE  L  A  l  D. 

C'était  bien  la  peine  de  venir  à  la  cour. 

AGNÈS. 

Je  n'y  ai  pas  fait  la  moindro  pâtisserie,  c'est 
vrai,  mais  c'est  égal,  je  suis  contente  do  ma 
journée. 


FIN     I)  E    .M  A  n  A  M  i;     A  d  N  K  S     D  1  :     TIC  A  II  I)  I  K. 


LE  COMBAT  DES  TRENTE 


DRAME  EN  TROIS  ACTES,  EN  PROSE 


EN  COLLABORATION  AVEC  L.  D  A  M  B  0  I  S  K 


PERSONNAGES 

LE   COMTF,   DE    BEAUMANOIR. 

ROBERT,  son  fils. 

LE  COMTE  D'APREMONT. 

LIONEL,  ami  du  comte. 

KERMALEC,  vieil  écuycr  des  Beaumanoir. 

BEMBRO,      \ 

KNOLLES,     '    seigneurs  anglais. 

BETFORD,    ) 

M  A  T 1 1 1  L  D  E  ,  nièce  de  Beaumanoir. 

KERXOX,  valet  des  Beaumanoir. 

Seigneurs  anglais. 

La  scène  se  passe  en  Bretagne  en  1352. 


Le  célèbre  Combat  des  Tvcn.lc  eut  lieu  lors  de  la  guerre  pour  la  succession  dn  duché  de  Bretagne,  entre 
Charles  de  Blois  et  Jean  de  Montfort  (août  1352).  C'est  Robert  de  Beaumanoir,  maréchal  de  Charles  de  Blois 
et  gouverneur  de  Josselin,  qui,  pour  mettre  un  terme  aux  dévastations  de  l'étranger,  défia  le  commandant 
anglais  de  Ploërmel.  On  convint  de  se  mesurer  trente  contre  trente,  au  chêne  de  Mi-Voie,  dans  la  lande  de 
Josselin.  Les  soixante  champions  se  battirent  à  pied,  et  la  mêlée  ne  s'arrêta  que  quand  tous  furent  morts  ou 
grièvement  blessés.  On  connaît  cette  réponse  devenue  fameuse.  Beaumanoir  blessé,  respirant  avec  peine  et 
dévoré  d'une  soif  ardente,  demandait  à  boire  à  l'un  de  ses  compagnons  :  «  Bois  ton  sang,  Beaumanoir  !  «  lui 
cria  Geoffroi  Dubois;  et  Beaumanoir,  ranimé,  fit  de  nouveaux  prodiges  de  valeur. 


LE  COMBAT  DES  TRENTE 


ACTE   PREMIER. 


Intérieur  du  château  habité  par  Beaumanoir.  —  Feuêtre  à  gauche;  à  droite,  chambre  de  Mathilde. 


SCÈNE    I. 

KERNOX,  D'APREMONT,   LIONEL. 

KERN'OX,  introJuisanl  d'Apremont  et  Lionel. 
Veuillez  entrer,  nicsseigneurs. 
d'\puemo\t. 
Enfin!...  il  paraît  qu'on  ne  pénètre  pas  facile- 
ment dans  ce  château  1 

KERNOX. 

Pardon.  Mais  depuis  que  la  guerre  a  éclaté  en 
Bretagne,  depuis  surtout  que  monseigneur  Jean 
de  Montfort  a  appelé  les  Anglais  à  son  aide,  toutes 
les  surprises  sont  à  craindre;  et  en  attendant  ([ue 
Dieu  et  le  roi  de  France  nous  en  délivrent,  il  faut 
que  chacun  fasse  chez  soi  bonne  garde. 

LIONEL. 

C'est  trop  juste. 

KERNOX. 

Aussi,  avez-vous  trouvé  partout  doubles  senti- 
nelles et  la  herse  baissée;  mais  dès  que  monsei- 
gneur de  Beaumanoir  a  su  que  vous  apportiez  dos 
nouvelles  de  son  fils...  Je  cours  l'avertir...  dirai- 
je  qui  vous  êtes?... 

d'à  P  R  E  M  0  i\  T. 

Si  tu  veux. 

KERNOX. 

C'est  que...  je  n'en  sais  rien. 

LIONEL. 

Eh  hienl  ne  le  lui  dis  pas. 

KERNOX. 

Alors...  je  le  préviendrai  seulement  que  vous 
l'attendez... 

d'à  PRE  M  ONT,  le  poussant  par  les  épaules. 
Va  donc,  insipide  bavard. 

SCÈNE  II. 

D'APREMONT,   LIONEL. 

L I  o  m:  I.. 
Ah!  monseigneur,  où  m'avcz-vous  conduit? 

d'apremo\t. 
Si  tu  es  fùché  de  m'avoir  suivi,  tu  peux  te  re- 
tirer. 

LIONEL. 

Impossible,  monseigneur,  voilà  dix  ans  que  j'ai 
l'habitude  de  ne  pas  vous  quitter;  mais  mainte- 
nant que  vous  ôtcs  dans  le  château  du  sire  de 
UI. 


Beaumanoir,  m'apprendrez-vons  enfin  quel  motif 
vous  y  amène? 

d'aprkmont. 
Je  te  l'apiirendrui. 

LIONEL. 

Ignorez-vous  que  le  vieux  comte  est  le  plus 
mortel  ennemi  des  Anglais,  qui  lui  ont  déjà  tué 
deux  fils. 

d'apremont. 

Je  le  sais. 

LIONEL. 

Et  vous  venez  ,  quand  nos  armes  ravagent  la 
France,  vous,  comte  d'Apremont,  un  des  plus 
illustres  capitaines  de  l'armée  anglaise,  vous  venez 
chez  un  ennemi  implacable,  comme  s'il  s'agissait 
d'un  baron  du  pays  de  Galles  qui  vous  aurait  in- 
vité à  une  chasse  au  renard  ! 

d'à  p  R  E  M  0  N  T. 

Non,  non,  ce  n'est  pas  d'une  chasse  au  renard 
qu'il  s'agit,  mais  d'un  projet...  pour  la  réussite 
duquel  je  puis  bien  risquer  ma  vie.  Et  d'abord,  je 
viens  apprendre  au  vieux  comte  que  les  Anglais 
ont  été  battus  dans  la  dernière  rencontre. 

LIONEL. 

Vous!... 

d'apremont. 
Moi-même. 

LIONEL. 

Comment!  vous  lui  raconterez... 

d'à  p  r  e  m  0  n  t. 
Notre  complète  déroute.  N'est-ce  pas  la  vérité? 

LIONEL. 

Que  trop. 

d'apremont. 

Et  après  un  tel  récit,  penses-tu  encore  que  nous 
soyons  mal  accueillis  et  que  le  vieux  Beaumanoir, 
privé  de  la  vue,  fasse  dilliculté  de  nous  prendre 
pour  des  compagnons  de  son  fils? 

LIONEL. 

Oh!  non,  sans  doute;  mais  quand  ce  fils  arri- 
vera ? 

d'à  p  II  i;  M  o  N  T. 
Eh  bien  '! 

LIONEL. 

Eh  bien  I  il  n'est  pas  aveugle,  celui-là...  nous 
en  savons  quelque  chose...  et  s'il  a  qucl(|ue  infir- 
mité.... à  la  manière  dont  il  frappe... 

36 


282 


LK   COMBAT   DES  T  H  EN  TE, 


D    APnEMONT. 

Qftand  il  .irriviT.i,  le  i)i()jt't  qui  in"nini''iie  sera 
accompli,  je  réopère... 

LIONEL, 

Avant  de  rien  entreprendre,  je  suis  fâché  que 
vous  ne  m'ayez  pas  laissé  consulter  les  astres. 
d'apkemont,  gaîiiioiit. 

Ah!  c'est  vrai;  j'oubliais  qu'en  ta  qualité  di^ 
poète  tu  as  avec  eux  des  rapports  très-suivis. 

LIGNE  L, 

Quand  ce  no  «serait  que  pour  les  admirer...  pfiur 
minspirer  de  leur  éclat!...  mais,  souvent,  on  peut 
leur  devoir  des  avis  précieux.,,  tenez,  hier  jku- 
exemple,  j'ai  fait  un  rôve... 

d'apuemont. 

Silence...  Voici  sans  doute  le  comte  do  Beauina- 
noir.  (A  part.)  0  bonheur!  la  belle  Mathilde  l'ac- 
compagne I... 

SCÈNE   III. 
Les  Mêmes,  BEAUMANOIR,    MATHILDI,. 

Beanmanoii'  entre  conduit  par   Mathilde,  d'Apreniout 
et  Lionel  s'inclinent. 

d'apremoxt,  à  part,  regardant  Mathilde. 
Depuis  trois  mois,  sa  beauté  s'est  encore  ac- 
crue! 

BEAUMANOIR. 

Où  sont  ces  deux  étrangers? 

D  '  A  P  R  E  M  0  N  T. 

Devant  vous,  monseigneur  ;  nous  venons  de 
quitter  l'armée  du  dauphin  et  nous  n'avons  pas 
voulu  passer  près  de  votre  château,  sans  vous 
dorrticr  une  bonne  nouvelle. 

BEAUMANOIR,    vivement. 
De    rarméc   du  Dauphin?...   Une  Bonne  nou- 
velle?... Les  Anglais  ont  été  battus! 
LIONEL,  bas  à  d'Apremont. 
Comme  il  a  deviné  cela,  le  vieux  Breton  ! 

BEAUMANOIR. 

Et  vous  y  étiez?... 

d'apkemont,  regardant  toujours  Mathilde. 
Oui...  oui...  nous  y  étions. 

BEAUMANOIR. 

Vous  êtes  plus  heureux  que  moi! 

LIONEL,  à  part. 
Au  diable  le    bonheur!...   Doux  chevaux  tués 
sous  moi... 

MATHILDE,  timidement. 
Et  mon  cousin  Robert,  messeigneurs...  il  y  était 
aussi?... 

d'apremont. 
11  y  était. 

mathilde. 
Nous  l'avez  vu? 

LIONEL. 

Oui...  oui...  noble  damoiselle...  nous  l'avons  vu, 
très-bien  vu!  (A  part.)  C'est  lui  qui  m'a  dé-monté... 

MATHILDE. 

Il  ne  lui  est  rien  arrivé? 


LIGNE  L. 

Certes,  puisqu'au  contraire...  c'est  lui  qui... 
(d'Apremont  lui  fait  signe.)  C'est-à-dire,  c'est  moi... 
Oh!  il  peut  se  vanter d'ôtre  un  rude  compagnon! 

BEAUMANOIR. 

Mon  lils!...  11  serait  vrai?.., 

D  'a  p  r  e  M  g  n  t. 

Très-vrai,  monseigneur,  le  vicomte  Robert  a  fait 
(les  merveilles. 

LIONEL,   bas. 

Il  ai)i)elle  cela  des  merveilles! 

MATHILDE,  avec  joie. 
Je  vous  le  disais  bien,  mon  oncle! 

BEAUMANOIR. 

Et  c'est  vous,  messeigneurs,  qui  les  premiers 
avez  voulu  m'annoncer...  Ah!  votre  main...  votre 
main..,  (Il  cherche.) 

LIONEL,  qui    a  hésité   un  moment,  voyant  que   d'A- 
premont regarde  Mathilde  sans  écouter  le  vieillard. 
La  voilà,  monseigneur. 

BEAI  JIANOIR. 

Je  n'ai  qu'un  regret,  c'est  de  n'avoir  pas  été 
près  de  mon  lils.  Oh  !  ces  Anglais  !  (Serrant  la  main 
de  Lionel.)  Ils  auraient  ajjpris  ce  que  peut  encore 
le  comte  de  Beaumanoir. 

LIONEL,    à  part. 

Ah!...  il  m'a  fait  mal  ! 

MATHILDE. 

Cher  Robert!  Quelle  joie  quand  nous  le  rever- 
rons ! 

BEAUMANOIR,  tristement. 

Oui,  toi,  ma  iillc. 
MATHILDE,   continuant,  en  prenant  sa  main  qu'elle 
presse  avec  tendresse. 

Et  vous  aussi,  mon  père.  Le  cœur  ne  voit-il  pas 
comme  les  yeux?...  Et  lorsque  vous  sentirez  sa 
poitrine  contre  la  vôtre,  lorstiue  vous  entendrez 
sa  voix  résonner  à  votre  oreille...  tous  vos  vœux 
ne  seront-ils  pas  comblés? 

D  '  A  p  R  E  M  G  N  T ,  à  lui-même. 

On  ne  m'avait  pas  trompé...  Elle  aime  son  cou- 
sin, et  je  dois  me  hâter  de  prendre  ma  revanche 
contre  lui, 

BEAUMANOIR. 

Et  savez-vous  si  mon  fils  se  disposait  à  reve- 
nir?... Il  pourrait  être  ici,  puisque  vous  qui  venez 
du  même  champ  de  bataille... 

D'APREMONT, 

Oh!  nous  l'avons  quitté  un  peu  plus  tôt  que  lui. 

LIONEL,  à  part. 
Oui,  un  peu  plus  tôt...  et  pour  cause. 

BEAUMANOIR. 

Mais  j'y  songe,  vous  avez  sans  doute  besoin  de 
VOUS  reposer.  La  chambre  des  hôtes  est  toujours 
prête,  et  je  vais  vous  y  faire  conduire.  (A  Mathilde.) 
Mon  enfant... 

MATHILDE,   l'iulpiTompant. 

Mon  oncle...  n'avez-vous  rien  entendu?  C'est  le 
signal   de  mon  cousin...  (Courant  à   la  fenêtre.)  Le 


ACTE  PREMIER. 


283 


pont  qui  s'abaisse...  sans  attendre  vos  ordres... 
Ahl...  Je  ne  mVtais  pas  trompée...  ils  l'ont  re- 
connu... C'est  lui...  ce  doit  être  Robert... 
BEAiiMA\oiR,  vivement. 
Mathilde!  Mathilde!  où  es-tu?  viens,  viens, 
donne-moi  ton  bras!  (Il  prend  le  bras  de  Mathilde  et 
va  sortir,  se  retournant.)  Pardon,  messcipineurs , 
mais  c'est  peut-Ctre  mon  fils.  (Il  sort,  conduit  par 
Mathilde.) 

SCÈNE   IV. 
LIONEL,   D'APREMONT,   puis  KERNOX. 

LIONEL. 

Vite,  monseigneur,  nous  n'avons  pas  un  mo- 
ment à  perdre. 

d'apremom. 
Pourquoi  faire? 

LIONEL. 

Mais  pour  partir.  Voulez-vous  vous  trouver  en 
face  du  vicomte  Robert,  qui  nous  connaît,  lui  ?  qui 
sait  qui  nous  sommes... 

D  '  A  P  II  E  M  0  N  T. 

Parfaitement. 

LIONEL. 

Eh  bien  !  alors...  Je  pense  qu'il  est  prudent... 

I)  '  A  P  R  E  M  0  N  T. 

T'i  te  trompes,  Lionel,  comme  cette  jeune  fille 
s'est  trompée...  Robert  n'arrivera  pas  encore  ;ui- 
jourd'imi.  Le  vaimiucur  aime  à  coucher  sur  le 
champ  de  bat;(ille,  surtout  quand,  depuis  long- 
temps, il  a  perdu  l'habitude...  de  la  victoire. 

LIONEL. 

l'rcnez  garde,  monseigneur!  en  France,  cette 
habitude-là  peut  s'égarer;  mais  se  perdre...  ja- 
mais! Et,  pour  mon  compte,  je  ne  veux  plus  m'y 
fier.  Regardez-moi  :  il  y  a  trois  jours,  j'étais  le 
pnëte  le  mieux  monté  des  trois  royaumes;  aujour- 
d'hui, il  ne  me  reste  plus...  que  le  coursier  des 
muses. 

d'apremont. 

Console-toi.  Avant  un  mois,  je  veux  te  remonter 
dans  les  écuries  du  roi  de  France... 

LION  KL. 

En  attendant,  monseigneur,  si  vous  m'en  croyez, 
vous  renoncerez  au  projet  qui  nous  a  conduits  si 
malencontreusement  dans  ce  château. 
n'A  p  n  E  M  o  N  T. 

Y  renoncer!...  Tu  vas  voir,  Lionel,  si  je  le  puis. 
Il  y  a  trois  mois,  je  traversais  la  Rretagne  pour 
aller  rejoindre  notre  armée.  Poussé  par  le  désir  de 
contempler  le  manoir  d'un  des  plus  illustres  en- 
nemis de  l'Angleterre,  je  m'aventurai  jusqu'au 
I)ied  de  ces  tourelles;  je  les  admirais,  cacln''  der- 
rière un  épais  buisson,  lorsque  le  son  des  cors  se 
Ht  entendre;  on  pirtait  pour  la  chasse,  et  je  vis 
passer  pri^s  de  moi  les  hol.(!s  du  vieux  maréchal. 
Une  jeune  fille  marchait  à  leur  tête...  C'était  Ma- 
thilde... Que  te  dirai-je?  Sa  gricr  m'enchanta,  sa 
beauté  m'éblouit  et,  depuis  ce  moment,  malgré  les 


périls  qui  m'entouraient,  sur  cette  terre  ennemie, 
j'épiai  toutes  les  occasions  de  la  revoir.  Bientôt,  il 
fallut  rejoindre  notre  armée.  Après  deux  mois  de 
marches  et  de  contre-marches  insipides,  a  brillé 
))our  nous  le  jour...  de  la  défaite;  et  c'est  au  mi- 
lieu du  trouble  qu'elle  a  causé  (jue  j'ai  pu  m'é- 
chapper  avec  toi  pour  venir  chercher  ici  une  vic- 
toire, sinon  plus  profitable  à  mon  pays,  du  moins 
plus  chère  à  mon  cœur. 

LIONEL. 

Quoi  :  vous  prétendriez?... 

d'apremont. 

Pendant  que  nous  nous  faisions  battre,  un  parti 
des  nôtres  s'emparait,  à  une  journée  d'ici,  du  châ- 
teau de  Keraurais;  c'est  là  qu'aujourd'hui  même 
je  veux  conduire  Mathilde  et  l'établir  dame  et 
châtelaine. 

LIONEL. 

Mais  puisque  son  cœur  est  à  un  autre,  elle  n'y 
consentira  jamais. 

d'apremont. 

Poëte  que  tu  es!...  La  nuit,  notre  audace... 
une  échelle  pour  franchir  le  fossé...  et  nos  bons 
chevaux... 

LIGNE  L. 

L'enlever  ! 

d'à  p  r  e  m  0  n  t. 
Pourquoi  pas?...  Tout  est  prévu,  calculé. 

KERNOX,  entrant  en  courant. 
Monseigneur!   monseigneur!...  Ah!...   pardon, 
messires,  je  cherchais  mon  maître  pour  lui  ap- 
prendre... 

LIONEL,   inquiet. 
Quoi  donc  ?  , 

KERNOX. 

Mais  l'arrivée  du  vicomte  Robert... 
LIONEL,  bas,  à  d'Apreinont. 
Eh  bien  !  monseigneur? 

KERNOX,  achevant. 
Que  je  viens  de  voir  du  haut  de  la  tourelle,  ac- 
courant au  galop. 

L  lo  N  E  L,  do  même. 
J'espère,  maintenant,  que  vous  ne  persisterez 
pas. 

KERNOX,  allant  à  la  fenêtre. 
Et  tenez,  le  voilà  qui  entre...  Il  met  pied  h 
terre...  il  embrasse  monseigneur...  puis  madame 
Mathilde...  Dieu!  comme  il  l'embrasse!...  On  voit 
bien  que  messire  Robert  revient  pour  épouser  &a 
cousine... 

n'APRKMONT,   vivement. 
Ij'épouser  I... 

KERNOX. 

Ah!  je  devine  pourquoi  vous  êtes  ici.  On  vous 
aura  invités  à  la  noce...  Mais  voici  mon  jeune 
maître.  (Il  va  au-devant  de  Ilobert.) 

d'à  p  r  e  m  o  NT,  avec  coIimt.  bas. 

\  iins,  Lionel,  viens.  Ce  mariage  no  se  fera  pas. 
(Us  sortent  vivemi  nt  yar  la  droite.) 


2%k 


LK  COMBAT  DES  TRENTE. 


KKBNOX,  sp  retournant. 
Pas  par  Ih,  nicsseigneurs,  pas   par  là.  Tiens, 
messiro  Robert  vient  d'un  côté,  et  ils  s'en  vont  de 
l'autre'....  C'est  singulier! 

SCÈNE    V. 
BEAUMANOIR,   ROBF.RT,   MATHILDE, 

KLRiNOX,  ki:rmalec. 

ROBERT,  entrant  en  pressant  son  père  dans 
SCS  bras. 
Mon  père,  je  vous  revois. 

BEAU  MANOIR. 

Oui,  c'est  bien  mon  fils,  mon  Robert!  Je  sens 
son  cœur  qui  bat  contre  le  mien  ;  dans  mes  mains, 
je  presse  ses  mains...  Je  reconnais  sa  voix...  tout 
me  dit  que  c'est  mon  enfant...  Et  mes  yeux  no 
peuvent  s'en  assurer  ! 

ROBERT,  reculant. 

Grand  Dieu  !  Qu'entends-je?...  (Coiuant  à  Ma- 
thilde.)  Mathildc  !...  ma  cousine  1  Est-il  donc  vrai? 

M  ATIIILDE. 

Robert!  il  vous  pleurait,  et  ses  yeux  se  sont 
fermés  à  la  lumière. 

ROBE  RT,  s'élançant  vers  son  père. 

Aveugle!  vous!  mon  père...  mon  bon  père!  (Il 
lui  baise  les  mains.) 

BEAUMANOIR. 

Des  pleurs!.  Robert,  tu  pleures?...  Oui,  j'ai 
senti  tes  larmes  couler  sur  mes  mains.  Tu  pleures! 
Et  pourquoi?  Ne  suis-j.e  pas  lieureux?  le  plus  heu- 
reux des  pères?  Qu'importe  que  mon  bonheur,  je 
ne  puisse  le  voir?  N'est-il  pas  là,  devant  moi? 
Viens,  viens,  que  je  t'ombrasse  encore. 
ROBERT,  se  jetant  dans  ses  bras. 

Ah!!... 

BEAII  MANOIR. 

Et  toi,  Mathilde,  où  es-tu?  car  tu  es  aussi  mon 
enfant.  (Il  la  presse  conire  lui  de  son  autre  bras.)  Si 
tu  savais,  Robert,  les  soins  dont  elle  m'a  comblé? 
Sa  bonté,  son  dévouement?  Ah!  je  n'ai  pas  besoin 
d'y  voir.  Ses  yeux  sont  mes  yeux;  ils  y  voient 
pour  moi,  ils  me  guident  partout  où  je  veux  aller. 

M  A  T  H  II.  D  E. 

Oui,  tous  les  jours,  jusque  sur  la  grande  route, 
au-devant  de  Robert,  pour  écouter  si  l'on  n'enten- 
dra pas  au  loin  le  galop  de  son  cheval. 

ROBERT. 

Chère  Mathilde!...  (Bas,  à  Boanmanoir.)  Mon 
père!  avez-vous  parlé  à  ma  cousine  ?...  puis-je  es- 
pérer?... 

BEAUMANOIR,  de  même. 

Oh!  non,  mon  ami,  non...  je  n'ai  pas  osé...  Ces 
secrets  perdent  trop  à  passer  par  la  bouche,  même 
du  plus  dévoué  des  conlidents.  J'ai  pensé  qu'à  ton 
retour  tu  ferais  bien  mieux  que  moi  tes  affaires. 
Ose  donc,  tu  sais  que  c'est  mon  plus  cher  désir. 
(Élevant  la  voix.)  Adieu,  mes  enfants  ;  je  vous  laisse. 
Quand  il  y  a  si  longtemps  qu'on  ne  s"est  vu,  on  a 
tant  de  belles  choses  à  se  dire...  On  est  si  impa- 


tient... Moi,  si  je  suis  moins  pressé,  c'est  que...  je 
les  devine...  ces  belles  choses...  Adieu,  adieu...  (Se 
retournant.)  Kermalec,  mon  brave  Kernialec,  est- 
il  là? 

K  E  R  M  A 1.  E  C ,  s'avani;ant. 

Présent,  monseigneur. 

BEAUMANOIR. 

Mon  vieux  serviteur,  mon  ami,  merci!  merci, 
mille  fois!...  Tu  m'as  ramené  mon  fils.  Viens, 
viens.  Je  ne  le  quitte  pas  tout  à  fait...  Tu  me  par- 
leras de  lui. 

KERMALEC. 

S'il  faut  vous  conter  toutes  ses  prouesses,  mon- 
seigneur, mon  récit  sera  bien  long. 

BEAUMANOIR,  à  lui-même. 

Mes  hôtes  ne  m'avaient  donc  pas  trompé!  (Il 
sort  conduit  par  Kermalec;  Rernox  sort  sur  leurs  i)as.) 

SCÈiNE  VI. 
MATHILDE,    ROBERT. 

MATHILDE. 

Robert,  vous  voilà  donc  enfin  de  retour  !  vous 
nous  êtes  donc  rendu! 

ROBERT. 

Ah!  c'était  mon  souhait  le  plus  cher.  Je  ne  rê- 
vais, je  n'aspirais  qu'au  bonheur  de  me  retrouver 
près  de  vous...  et  de  mon  père. 

MATHILDE. 

Faut-il  vous  croire? 

ROBERT. 

Et  qui  pourrait,  grand  Dieu!  vous  faire  douter 
de  mes  paroles? 

MATHILDE. 

Mais  le  peu  de  hâte  que  vous  avez  mis  à  vous 
procurer...  ce  bonheur. 

ROBERT. 

Comment? 

MATHI  LDE. 

Nous  avons  eu  de  vos  nouvelles,  monseigneur. 

ROBERT. 

De  mes  nouvelles! 

MATHILDE. 

Et  môme...  de  celles  de  votre  dernière  bataille. 

ROBERT. 

11  se  pourrait  !  Qui  donc  a  pu  vous  raconter?... 

MATHILDE. 

Qui?...  Eh  bien!  quelqu'un  de  vos  amis  qui 
vous  a  devancé  dans  ce  manoir. 

ROBERT. 

Qui  m'a  devancé...  moi!  Mais  c'est  impossible! 

MATHILDE. 

Il  faut  bien  que  cela  ne  soit  pas  impossible, 
puisque  cet  ami  est  arrivé  avant  vous. 

ROBERT. 

Les  fuyards  seuls  de  l'armée  ennemie  ont  pu 
marcher  plus  vite  que  moi. 

MATHILDE. 

Il  ne  s'agit  pas  de  fuyards,  monsieur  le  vicomte. 

ROBERT. 

Mais  quel  est  donc  cet  ami? 


ACTE   PREMIER. 


285 


M  AT  H  II, DE. 

Ils  sont  môme  deux. 

ROBERT. 

Deux  ! 

MATHILDE. 

Oui,  messire,  il  s'est  trouvé  deux  braves  cheva- 
liers pluspresst's  de  revoir  ces  lieux  que  vous  ne 
l'avez  été  vous-même. 

ROBERT. 

Et  où  sont-ils? 

MATHILDE. 

Dans  la  chambre  des  hôtes,  où  ils  reposent  sans 
doute. 

ROBERT. 

A  leur  réveil,  nous  éclaircirons  ce  mystère.  Mais 
attendrez-vous  jusque-là,  Mathilde,  pour  me 
rendre  votre  confiance? 

M  ATHU.DE. 

J'en  aurais  bien  envie...  Cependant,  voyons,  je 
puis  encore  me  montrer  indulgente  ..  mais  à  une 
condition...  c'est  que  vous  allez  me  confier  le 
grand  secret  dont,  tout  à  l'heure,  vous  parliez  tout 
bas  à  votre  père. 

RO  n  ERT. 

Vous  le  voulez...  Eh  bien!  ma  cousine...  ce 
grand  secret...  que  mon  vœu  le  plus  ardent  désor- 
mais est  de  révéler  chaque  jour,  et  à  tout  le  monde 
pendant  ma  vie  entière,  c'est...  que  je  vous  aime. 

MATHI  LDE. 

Quoi  !  voilà  tout!  Vous  ne  m'apprenez  rien,  mes- 
sire,  il  y  a  longtemps  que  je  le  sais,  et  si  ce  n'est 
que  cela.. 

ROBERT. 

Si  ce  ne  n'est  rien  pour  vous,  Mathilde...  c'est 
tout  pour  moi  ! 

MATHILDE. 

Tout  pour  vous,  et  rien  pour  moi!  quelle  injus- 
tice! (Lui  tendant  la  main.)  Partageons,  mon  cousin. 

ROBERT. 

Qu'entends-je!  vous  m'aimez! 

M  AT  II  IL  DE. 

De  toute  mon  âme.  ' 

ROBERT. 

Et  vous  consentez  à  être  à  moi?  à  porter  mon 
nom?... 

MATHI  LDE. 

Oui,  Robert,  je  consens...  à  être  heureuse. 

ROBERT,  lui  baisant  la  main. 
Ah!   Mathilde!...  (Gaiement.)  Et  ce  pardon  que 
vous  me  refusiez  tout  à  l'heure? 

M  A  T  H  I  L  D  E. 

Eh  bien!...  je  vous  l'accorde...  mais  seulement 
à  moitié. 

R  O  B  E  R  T. 

Comment! 

MATHI  LDE. 

A  demain  le  reste  de  votre  pardon.  (Ellf  paml 
nn  Qambeauet  va  sortir.) 

ROBERT,  avec  prière. 
Mathilde! 

MAIIIILDK,  se  retiilirnanl. 
Robert!  à  demain.  (Elle  .--orl  par  la  droite; 


SCÈNE    VII. 
BEAUMANOIR,    ROBERT. 

ROBERT,    seul. 

Demain!  rien  ne  pourra  plus  nous  séparer! 

BEAU  M  A. NOIR,   en  dt-hors. 
Robert  !  Robert  ! 

ROBERT,  écoutant. 
La  voix  do  mon  père! 

BEAU  MANOIR,  entrant  très-vite. 
Mon  fils! 

ROBERT,  courant  à  lui. 
Mon  père,  qu'avez-vous? 

BEAUMANOIR. 

Ce  que  j'ai,  tu  me  le  demandes!  Mais  je  sais 
tout,  Kcrmalec  m'a  tout  appris...  tout  raconté... 
Mon  fils!  mon  fils!  mes  yeux  ne  peuvent  te  voir: 
mon  cœur  du  moins  peut  -t'admiier.  Je  sais  tout, 
te  dis-je.  Blessé,  noblement  Idessé...  Une  blessure 
au  visage!  Bien  en  face!  une  blessure  de  Beau- 
manoir!  Donne,  donne,  que  je  la  cherche  !  que 
je  la  trouve!  (11  promène  ses  mains  sur  le  visage  de 
•son  fils.)  Oui,  la  voilà  :  c'est  par  là  que  ton  sang 
a  coulé  !  C'est  par  là  que  la  gloire  de  mon  fils  s'est 
fait  jour!  Bien,  bien,  Robert,  je  suis  content  de 
toi...  Vicomte  de  Beaumanoir,  donnez-moi  votre 
main! 

ROBERT. 

Mon  père!  combien  je  suis  fier  de  votre  joie! 

BEAUMANOIR. 

Ah  !  tu  ne  sais  que  la  moitié  de  livresse  que 
j'éprouve,  car  tu  ignores  tout  ce  que  j'ai  soulTert 
quant  il  a  fallu  te  laisser  partir!...  Chargé  d'années, 
couvert  de  cicatrices,  privé  de  deux  di;  mes  fils, 
morts  au  service  du  pays,  je  n'avais  plus  qu'un 
bonheur,  voir  celui  qui  me  restait,  le  voir  toujours, 
sans  cesse!  à  peine  si,  quelquefois,  je  lui  per- 
mettais de  se  hasarder  dans  nos  bruyères,  où 
l'appelaient  trop  souvent,  à  mon  gré,  les  plaisirs 
de  la  chasse.  Quand  tu  n'étais  pas  là,  à  mes  côtés, 
Robert,  je  tremblais,  je  frémissais...  do  ce  manoir, 
j'aurais  voulu  faire  comme  une  forteresse,  pour 
gardi'r,  pour  défendre  au  besoin  mon  trésor;  enfin 
je  te  volais  à  la  l-'rance!...  Tu  le  vois,  ma  faute 
tut  grande  ;  mais,  grâce  au  ciel  et  à  mon  fils,  elle 
est  iéi)arée.  Le  pays  a  parlé  plus  liant  que  le 
père  :  le  devoir  est  accompli,  et  tu  m'es  rendu!... 
Mon  fils  est  là,  près  de  moi:..  Je  sens  sa  main  dans 
la  niieniic,  non  plus  la  main  d'un  enfant,  mais  la 
main  d"un  homme  devant  lequel  ont  ruilesAni;lai>! 
Kl  iiKiiiiiiMKini,  je  puis  le  ganter  sans  être  coupable. 

ROBERT. 

(Jiioi  :  monseigneur...  vous  voudriez... 

BEAUMANOIR. 

Oui,  mon  amour  est  incorrigilile!...  J'aime  mon 
fils  comme  il  y  a  un  an!  Que  dis-je?  mou  amour 
s'est  augmenté  do  tout  l'orgueil  qiu-  tu  fais  naître 
en  moi...  Comme  autrefois  donc,  et  avec  une 
prière  cnroïc  plus  ardente,  je  to  dirai  :  Robert,  ne 
me  (|uitte  plus!  à  la  France,   tu  as  payi'  la  dette 


286 


LF,   COMliAT    DES   TRENTE. 


d«  rhonneiir!...   ne   vpnx-tu  pas  payer  celle   de 

l'amour  filial? 

noBF.  HT. 
Ah!  je  le  veux...  je  le  veux  !...  le  ciel  m'en  est 
ttimoin,  c'est  mon  espoir  le  plus  cher;  mais,  en 
ce  moment...  le  puis-je,  mon  père?  Le  sort  des 
batailles  est  dans  la  main  de  Dieu...  La  Franco, 
vaincue  hier,  victorieuse  aujourd'hui,  peut  chan- 
celer demain!...  Tant  que  d'odieux  étrangers  fou- 
leront son  sol,  aucun  de  ses  enfants  ne  doit  ahan- 
donner  sa  cause...  Tous  lui  doivent  le  secours  de 

leur  bras. 

B  i:  A  L  M  A  \  o  1  n. 
Et  moi,  ne  pourrais-jc  donc  jamais  m'appuyer 
sur  le  tien!...  Non,  non,  le  pays  n'a  plus  rien  à 
réclamer  de  nous  !  Je  lui  ai  sacrifié  déjà  deux  de 
mes  enfants,  j'ai  le  droit  de  demander  au  troi- 
sième le  bonheur  et  la  vie...  Ah  !  tu  ne  t'éliii,:;neras 
plus  de  ton  père...  Il  m'en  faut  la  promesse... 
Non,  une  promesse  ne  serait  pas  assez,  il  me  faut 
un  serment.  Va!  ne  crains  pas  de  le  faire!  Il 
n'enchaînera  pas  lon<;tenips  ton  courage...  Un  an 
séparé  de  toi!  Oh!  j'ai  trop  souffert!  et  bientôt 
sans  doute... 

ROBERT. 

Mon  père!  quelle  idée!  Chassez-la  loin  ,  bien 
loin  de  vous!  Est-ce  donc  mon  retour  qui  devrait 
vous  l'inspirer?... 

BEAUM  ANOIR. 

Non,  mais  la  crainte  d'un  nouveau  départ.  Al- 
lons, vicomte  de  Boaumanoir,  trêve  à  la  gloire 
en  faveur  de  l'amour;  et  que  moi  aussi  je  puisse 
jouir  de  cette  trêve  !  Allons ,  noble  chevalier  , 
dites-moi  que  vous  ne  me  quitterez  plus  !  Votre 
vieux  père  vous  en  prie  à  genoux. 
ROBERT,  le  retenant. 

Monseigneur...  que  faitos-vous?...  C'est  le  sa- 
crifice de  mon  honneur!...  Oh!  n'importe...  la 
France  aura  beau  ni'appeler  ingrat  :  je  ne  le  serai 
pas  envers  mon  père;  désormais  je  suis  à  lui!... 
à  lui  seul  !... 

B  EAU  M  AN  01  R. 

Tu  le  jures? 

ROBERT. 

Je  le  jure. 

BEAL  MANOIR. 

Merci  ,  mon  fils  !  c'est  du  bonheur  pour  le 
reste  de  mes  jours.  Mais  il  y  en  avait  un  qui  t'at- 
tendait ici...  que  je  te  gardais  comme  une  récom- 
pense... Tout  à  l'heure,  je  t'ai  laissé  avec  Mathildi'. 

li  o  E  E  R  T. 

Elle  m'aime,  mon  père!  elle  consent  à  être  à  moi  ! 

BEAU  MANOIR. 

Demain  donc  ton  bonheur  sera  complet.  Pour 
le  mien...  il  l'est  déjà.  Adieu,  Robert!  il  e><t 
temps  que  je  te  laisse  gotiter  quelque  repos. 

ROBERT. 

Oh!  laissez-moi  vous  conduire;  votre  bras,  mon 
père  !  (Ils  se  dirigent  vers  le  fond.) 

KERNOX,  entrant  par  la  gauche. 

Permettez,  messeigneurs.  (Il  prend  le  llanibeaii  qui 
éclaire  la  salle  et  sort  devant  eux.) 


SCÈNE  VIII. 
LIONEL,    D'APREMONT. 

(Ils  sont  enveloppés  dans  leurs  manteaux.  Il  fait  nuit.) 
d'apremont,  entrant  par  la  fenêtre. 
Enfin!  ils  se  sont  retirés...  Je  croyais  que  ce 
Robert  allait  rester  debout  toute  la  nuit...  Il  pa- 
raît qu'une  victoire  fatigue  moins  qu'une  défaite  ; 
car  moi...  je  suis  brisé...  (Appelant  à  mi-voii.)  Lio- 
nel!... Lionel!...  voici  le  moment. 

LIONEL,  paraissant  à  la  fenêtre. 
Le  moment!  le  moment!...   Singulier  chemin 
que  vous  avez  pris  là!  (Il  entre.) 

d'à  P  rem  ON  T. 

On  ne  m'a  pas  laissé  le  choix...  Relégués  à 
l'autre  extrémité  du  château,  tu  sais  que  nous 
avons  trouvé  fermée  la  seule  porte  qui  put  nous 
ramener  ici. 

LIONEL. 

Oïl  diable  sommes-nous  ? 
d'à  p  REM  ONT,  découvrant  une  petite  lanterne 
sourde  cachée  sous  son  manteau. 
Comment,  tu  ne  te  reconnais  pas? 

LIONEL,  regardant  autour  de  lui. 
Ah!  pardon,  monseigneur,  nous  avons  déjà  vi- 
sité cet  appartement,  en  effet. 

d'apremont. 
C'est  là,  sur  ce  fauteuil,  qu'elle  était  assise... 

LION  KL. 

Oui,  c'est  là  qu'elle  nous  a  demandé  des  nou- 
velles de  son  gentil  cousin  Robert. 
d'à  p  r  e  m  o  n  t. 

Robert!...  Ne  prononce  jamais  ce  nom  !  Il  m'est 
odieux. 

LIONEL. 

Et  à  moi  donc  !  m'avoir  deux  fois... 

d'apremont,  montrant  la  porte  de  droite. 
Viens  !  la  chambre  de  Mathilde  est  de  ce  côté. 

LIONEL. 

J'aimerais  mieux  regagner  la  mienne. 
d'apremont. 

Les  nôtres  nous  attendent  au  pied  de  la  poterne  ! 
dans  trois  heures,  il  faut  que  nous  soyons  au 
château  de  Keraurais.  (Il  va  pour  entrer  dans  la 
chambre.) 

LIONEL,  le  retenant. 

Pardon,  monseigneur,  serons-nous  bien  là-bas? 
Pourrons-nous  enfin  y  réparer  nos  forces?  Un 
château  pris  d'assaut  par  nos  amis,  c'est  peu  ras- 
surant... Et  j'ai  bien  peur... 

d'apremont,  qui  est  allé  prêter  l'oreille  du  côté 
de  la  chambre  de  Mathilde. 

Silence!   et  suis-moi!   (Il  cache  la  lanterne  sous 
son  manteau,  ouvre  une  porte  et  disparaît.) 
LIONEL,  à  part. 

Eh  bien!  il  me  laisse  dans  l'obscurité!...  Allons, 
puisqu'il  le  veut  absolument...  (Il  va  pour  suivre] 
d'Apremont  et  renverse  un  fauteuil.)  Maladroit!  (Écou-J 
tant  )  Mais  j'entends  du  bruit,  l'on  vient....  Eh!': 
vite!...  (Il  entre  dans  la  chambre  ouverte  par  d'Àpw- 


ACTE   PHEMIEi; 


28: 


mont,  après  en  avoir  cherché  l'entrée  à  tâtons;  Rermalec 
paraît  au  fond  avec  un  flambeau.) 

SCÈNE  IX. 

KERMALEC,  seul,  puis  BEAUMANOIK. 

KERMALEC. 

Personne!...  il  me  semblait  pourtant  avoir  en- 
tendu... Je  me  serai  trompé.  (Il  écoute.) 
MATHiLDE,  en  dehors. 
Au  secours!  au  secours  ! 

KERMALEC. 

Mais  non...  là,  du  côté  de  la  chambre  de  ma- 
dame... un  appelle  au  secours!  Grand  Dieu!  (Il 
met  le  flambeau  sur  une  table  et  sort  en  courant.) 
BEAUMAN'OIR,    entrant. 

On  vient  de  se  présenter  encore  à  la  grande 
porte.  A  cette  heure  de  la  nuit,  c'est  singulier!... 
Quelque  voyageur  égaré,  sans  doute.  (Appelant.) 
Kernox  !  Kernox!... 

KERMALEC,  rentrant  très-vite. 

Oh!  les  lâches!  les  misérables! 

BEAUMANOIR. 

Est-ce  toi,  Kermalec?  Que  dis-tu?  qu'est-il  ar- 
rivé? 

KERMALKC. 

Oh!  mon  maître!...  mon  maîtic! 

BEAUII  A^OIR. 

, Parle  donc! 

KERMALEC. 

Madame  Mathilde... 

BEAUMANOIR. 

Eh  bien? 

KERMALEC. 

Enlevée,  monseigneur!  on  vient  de  l'enlever  ! 

B  E  A  U  M  A  \  G  I  R. 

Mathilde!...  Oh!  mon  Dieu  !...  mais  c'est  impos- 
sible!   Il  chancelle,  Kermalec  le  fait  asseoir.)  Enlevée! 

KERMALEC. 

Ces  étrangers  que  vous  avez  reçus...  J'ai  voulu 
voler  à  son  secours...  je  suis  arrivé  trop  tard  ! 
BEAUMANOIR,  sc  levant. 

Nous  les  rejoindrons...  nous  la  délivrerons... 
Viens,  viens,  Kermalec! 

KIRMALEC. 

Vous,  monseigneur? 

BEAUMANOIR. 

Aveugle,  n'est-ce  pas?  Je  ne  puis!  mais  mon 
fils,  lui!...  (Appelant.)  Robert!  Robert!...  (A  part.) 
Grand  Dieu!  qu'allais-jo  faire?...  lui  apprendre... 
Mais  après  avoir  enlevé  ma  (ilie...  ils  le  tueraient 
peut-être  :  ils  tueraient  mon  (ils!...  Non,  non,  moi 
seul...  Ils  auront  pillé  de  moi,  d'un  vieillard  aveu- 
gle! S'il  le  faut,  j'embrasserai  leurs  genoux!  Des 
chevaux!  Kermalec!  des  chevaux! 

KERM  A  LEC. 

Monseigneur,  voici  votre  lils! 

HKALM  AÏSOIR. 

Oh!  silence!...  au  nom  du  ciel,  silence! 


SCÈNE   \. 

Les  Mêmes,  ROBERT. 

ROBERT,    entrant    vivement. 

Pardon,  mon  père,  il  faut  que  je  vous  parle. 

BEAI  MANOIR. 

Quel  supplice  !...  (Bas  à  Kermalec.  )  Kermali'c  ,  va 
toujours  préparer  nos  montures. 

KERMALEC,    bas. 

Oui,  monseigneur.  (Il  sort.) 

SCÈNE  XI. 
ROBERT,  BEAUMANOIR. 

BEAUMANOIR. 

Eh  bien,  que  me  veux-tu?  parle,  iiarle,  mais 
hâte-toi  ! 

ROBERT. 

Mon  père...  il  y  a  peu  d'instants,  vous  avez  (léchi 
le  genou  pour  obtenir  de  votre  enfant  la  promosse 
de  ne  jamais  vous  quitter!  vous  lui  en  avez  fait 
prononcer  le  serment...  Eh  bien,  votre  fils,  à  son 
tour,  se  jette  â  vos  pieds... 

BEAUMANOIR,   ému. 

Pourquoi? 

ROBERT. 

Pour  que  vous  lui  rendiez  sa  parole. 

BEAUMANOIR. 

Tu  voudrais  me  quitter,  toi,  Robert!  déjà!... 
c'est  impossible! 

ROBERT. 

Ce  qui  est  impossible,  mon  père,  c'est  que  vous 
ne  cédiez  pas  à  ma  prière!... 

BEAUMANOIR. 

Jamais! 

ROBERT. 

Oh  !  VOUS  rétracterez  cette  parole,  quand  vous 
saurez  qu'il  s'agit  d'un  message  du  comte  (icoffroi 
Dubois,  qui  met  le  comble  à  la  gloire  de  notre 
maison. 

BKAUMANOIR. 

Mon  Dieu!  que  t'aimonce-t-il  donc? 

ROBERT. 

Que  la  Bretagne  a  jeté'  son  gant  .'i  nos  ennemis! 
Trente  contre  trente,  elle  les  défie!  Trente  parmi 
nous  auront  la  gloire  de  ce  grand  duel...  C'est  le 
sort  qui  les  désignera,  car  tous  auraient  voulu 
combattre!  Un  seul  a  été  l'élu,  non  du  sort,  mais 
de  ses  frères  d'armes...  un  seul,  entendez-vous, 
mon  père? 

BEAUMANOIR. 

Un  seul! 

n  0  R  E  H  1 . 
Et  c'est  votre  (Ils. 

RKAUM  ANOI  R. 

Mon  (ils!  toi!  ils  t'ont  jugé  !.•  plus  bru\e.  le  plus 
digne! 

Il  1)111  in. 
Et  mon  ))ère  voudrait  im-  jugi-r  le  moins  digne 
I   de  tous? 


288 


LE   COMBAT    DES  TRENTE. 


BEAIM  AN'Oi  R,  à  lui-uiùrue. 
O  mon  Dieu!  c'est  pourtant  le  troisit''me...  etli' 
dernier! 

ROBERT. 

Nous  ne  répondez  pas? 

BEAUMANOin,  après  nn  silence. 
Partez,  mun  fils,  partez...  ne  revenez  que  vain- 
queur!... Mort,  j'irai  vous  venger. 
n  0  n  E  n  T. 
Ah!  je  savais  bien  que  vous  me  relèveriez  de 
mon  serment!   la  Bretagne   m'attend  :  je  savais 
bien  que  vous  ne  voudriez  pas  me  retenir!  'Appi^- 
lint.)  Kcrnox!  Kernox! 

SCÈNE  XII. 
Les  Mêmes,   KERMALHC,  KKRNOX. 
KERIVOX,  entrant. 
Me  voici ,  monseigneur. 

ROBEnT,   bas. 

Tout  est-il  pn^t  pour  mon  départ'.' 

K  E  I\  N  0  X . 

Oui,  monseigneur. 
KERMALEC,  entrant  et  s' approchant  de  Beaumauoir. 
A  voix  basst^ 
Les  chevaux  attendent,  monsieur  le  comte. 

BEA  U  M  ANC  I  II,  bas. 

o  mon  ami,  si  tu  savais!  Ce  n'est  plus  moi  que 
tu  accompagneras...  c'est  mon  fils! 

KERMAI.EC,    bas. 

11  sait  donc? 

BEAUMANOIR,  de  même. 
Il  ne  sait  rien! 

UOBEUT. 

Adieu,  mon  père! 

BEAI' MANOIR,  Ifi  pressant  dans  ses  bras. 
Mon  fils,  mon  Robert! 

ROBERT. 

Maintenant...  Mathilde!...  MathiUle!  que  je  hi 


voie,  elle  aussi,  une  dernière  fois!  (Il  va  pour  entrer 
dans  sa  chambre.) 

BEAI' MANOIR,  défendant  la  porte. 
Arrête!... 

ROBERT. 

Cependant,  j'aurais  été  si  heureux!... 

BEA  tMAXOIR. 

Allez  vaincre,  mon  fils;  à  votre  retour,  vous  re- 
verrez votre  fiancée...  Kcrmalcc,  le  vicomte  Robert 
vous  attend...  (Bas  à  Kermalec.)  'l"u  me  le  ramèneras, 
n'est-ce  pas? 

KERMALEC,   bas. 

Tous  les  deux,  nous  reviendrons,  ou  n'attendez 
personne. 

BEAUMANOIR. 

Robert,  que  je  t'embrasse  encore!...  (Ils  s'em- 
brassent.— Bas  à  Kenn.ilec.)  Pas  un  mot,  et  sois  fidèle 
i\  ta  promesse.  (Il  lui  serre  la  main.) 

KERMALEC,    bas. 

Je  le  serai  !... 

ROBERT,  se  letonrnant  avant  de  sortir. 
Mon  père!  Mathilde!   '11  sort  vivement,  Kermalec 

le  suit.) 

BEAIMANOIR,    écoutant. 

Kcrnox ! 

KERNOX. 

Monseigneur? 

BEAUMANOIR. 

Ils  sont  partis? 

KERNOX. 

Oui,  monseigneur. 

BEAUMANOIR. 

A  nous  deux  maintenant  !  A  cheval  !  à  cheval  ! 

KERNOX,  interdit. 
Vous!  monseigneur!  à  cette  heure!... 

BEAUMANOIR,   à  part. 

0  mon  Dieu  !  donne  la  victoire  à  mon  fils,  et 
rends-moi  ma  fille!  (11  sort,  en  s'appuyant  sur 
Kernox.  1 


ACTE   DEUXIEME. 


La  grande  salle  du  château  de  Keraurais.  —  Porte  au  fond;  porte  latérale  à  gauche;  fenêtre  à  droite. 
—  Sur  le  premier  plan,  un  portrait  suspendu  à  la  muraille. 


SCÈNE   I. 

(Au  lever  du  rideau,  des  valets  sont  occupés  à 
décorer  la  salle.) 

LIONEL,  entrant. 
Quel  éclat!  quelle  magnificence!  Moi  ([ui  m'ima- 
ginais arriver  dans  un  château  dévasté...  l'on  se 
croirait  k  Windsor,  un  jour  de  gala!  (S'adressant 
aux  valets.)  Qui  donc  attendez-vous?  Serait-ce  le 
roi  d'Angleterre? 

UN   VALET. 

C'est  monseigneur  le  comte  d'Apremont. 


LIONEL,  stupéfait. 
Lui!...  nous!...  et  c'est  par  ses  ordres...  Lui, 
qui  pendant  toute  la  route  m'a  laissé  gémir  et  me 
plaindre...  Allons,  à  la  bonne  heure...  Mais  hâtez- 
vous;  car  il  arrive,  il  me  suit...  (A  un  valet  qui 
dépose  des  flacons  de  vin  sur  un  buffet.  )  Dites- 
moi  ,  mon  ami ,  les  mets  et  les  vins  seront-ils 
dignes  de  figurer  dans  cette  brillante  salle?  (Signe 
ailîrmatif  du  valet.)  Oui?...  Alors,  apportez-en  en- 
core... apportez-en  toujours.  Ah!  voici  le  héros 
de  la  fête. 


ACTE  DEUXIÈME. 


289 


SCENE  II. 
LIONEL,    D'APREMONT. 

LIONEL. 

Eh  I)icn  !  monseigneur,  et  la  charmante  Ma- 
thihie?... 

d'aprf.mont. 
Elle    est    là...   Je   l'ai   confiée   aux   soins   des 
femmes  qui  sont  ici  pour  la  servir...  Lionel,  viens 
voir  comme  elle  est  belle!   (Il  va  enlr'onvrir  une 
porte.) 

LION  Kl,,  regardant. 
Quoi!  toujours  évanouie...  Mais  il  faudrait... 

I)'.\  P  n  E  M  O  \  T. 

Laisse,  ne  vois-tu  pas  que  déjà  les  couleurs  re- 
viennent? 

LIONEL. 

Oui ,  et  quand  ses  yeux  vont  se  rouvrir,  les 
larmes  aussi  reviendront...  Tenez,  monseigneur, 
tant  qu'il  ne  s'est  agi  que  do  vous  suivre...  de 
donner  ou  de  recevoir  cpielques  bons  coups  de 
lance  ou  d'épée...  je  n'ai  rien  dit  parce  que... 
cette  perspective  vous  échauffe  et  vous  anime... 
Mais,  froidement,  faire  couler  des  larmes...  en- 
tendre des  imprécations...  qu'on  a  méritées*,  oh! 
c'est  bien  triste,  bien  dénué  de  poésie,  et  tout 
cela  ne  peut  que  mal  finir. 

d'à  P  RI"  MONT. 

Ce  serait  dommage  :  nous  avons  si  bien  com- 
mencé ! 

LIONEL. 

Enlever  une  jeune  fille,  voilà  un  beau  triomphe! 

d'à  p  R  E  M  O  N  T. 

Eh  !  mais,  quand  cette  jeune  fille  est  le  trésor 
qu'on  poursuit!...  Chacun  sa  part  du  butin.  La 
France,  au  roi  d'Angleterre;  à  moi,  la  belle  Ma- 
thilde  ! 

LIONEL. 

L'un  est  peut-èti'o  aussi  difliciic  que  Fautre  à 
conquérir. 

d'à  p  r  e  m  0  n  t. 

Dinicilc!  Matbilde  n'est-elle  pas  là,  devant  tes 
yeux! 

L I  o  N  E  L. 
Oui,   vous    avez    une    prisonnière,    mais    son 
amour? 

d'apk  I'.MONT. 
Eh  ijicn!  nous  tâcherons  de  l'obtenir.  Parce 
qu'on  a  un  peu  plus  l'habitude  de  la  lance  et  de 
l'épée  que  des  propos  galants,  parce  qu'on  s'est 
trouvé  plus  souvent  eu  face  de  l'ennemi  qu'en 
présence  d'une  belle,  on  n'est  pas  dépourvu  de 
tout  moyen  de  plaire,  et  l'on  peut  espérer... 

L I  o  N  E  L. 

Vous  ne  réussirez  pas,  monseigneur.  Vous  l'avez 
entendu  vous-même  :  promise  à  son  cousin  Ro- 
bert, c'est  à  Robert  qu'elle  a  donné  son  amour. 
d'à  p  r  e  m  o  n  t. 
Mon  ami,  les  femmes  sont  toutes  parjures,  et 
III. 


quand  elles  ne  le  sor.t  pas  encore,  c'est  qu'elles 
sont  prêtes  à  le  devenir. 

LIONEL. 

Vous  oubliez  le  nom  de  cette  jeune  fille,  mon- 
seigneur. Dans  la  maison  des  Deaumanoir,  on  n'a 
jamais  trahi  un  serment;  et  attaquer  leur  hon- 
neur, c'est  toucher  à  l'arche  sainte  de  la  Bre- 
tagne. Puissiez-vous  n'avoir  jamais  à  vous  en  re- 
pentir ! 

d'à  PU  F  MO  NT. 

Par  saint  Georges!  j"espère  bien  tout  le  con- 
traire; et  tant  que  le  péché  se  présentera  sous 
cette  forme  divine... 

LIONEL. 

Silence,  monseigneur,  la  voici  !  {Ils  se  retirent  à 
l'écart.) 

SCtNE   III. 

Les  Mêmes,   MATIIlLDi:. 

MATIIILDE,  entrant  vivement. 
Mon  père!...  Robert!... 

LIONEL,  bas. 
Vous  l'entendez?...  Elle  ne  pense  qu'J>lui. 

MATIIILDE. 

Ils  ne  répondent  pas...  Personne,  personne  qui 
me  rassure...  qui  chasse  de  mon  esprit  ce  rêve... 
ce  rêve  afl'reux  que  j'ai  fait!...  Où  suis-je?...  Ces 
lieux...  je  ne  les  reconnais  pas!...  Qui  donc  m'y  a 
conduite? 

d'à  p  p.  e  m  0  n  T,  s'avaneant. 

C'est  nous,  madame. 

M  \TIIILDE,   reculant. 

Ciel!  que  vois-je?  .\h!  je  me  rappelle...  je  me 
rappelle  tout  maintenant.  Vous!!...  vous,  que  le 
sire  de  Reaumanoir  a  accueillis  avec  tant  de  joie  et 
de  confiance,  vous,  ses  hôtes!  vous  lui  avez  enlevé 
sa  fille,  son  guide,  son  soutien  !  vous,  des  cheva- 
liers! des  Bretons! 

d'à  p  n  e  m  o  n  t. 

Nous  sommes  Aii'ihiis,  madame. 

M  \  I  M  I  IDE. 

Des  Anglais!...  .Vh!  oui,  vous  devez  ôtro  des 
étrangers;  des  Bretons  ne  se  seraient  pas  conduits 
comme  vous  l'avez  fait.  Ils  ne  seraient  pas  entrés 
dans  une  maison  pour  abuser  lâchement  un  vieil- 
lard. Vaincus  en  bataille  rangi'-e,  ils  ne  seraient 
pas  venus  prendre  glorieusement  leur  revanche... 
contre  une  jeune  fille. 

d'à  p  r  i;  M  o  \  t. 

A  la  guerre,  toutes  les  ruses  sont  permises... 
M  A  T  n  n.  D  E. 

Oui,  cnntre  l'ennemi. 

D'\  I'REMONT. 

Prouvez-Unus  <\iu'  vous  n'êtes  pas  le  nôtre. 

MATIIILDE. 

Mais  que  vous  ai-je  fait,  grand  Dieu?  Qu'avez- 
vous  à  me  reprocher?  Comment  moi ,  qui,  liiiir 
encore,  ne  vous  avais  jamais  vus,  ai-jo  mérité  que 
vous  me  rendiez  si  malheureuse? 

37 


i290 


LE   COMBAT   DES   TRENTE. 


D  A  !•  Il  i:  M  O  N  r. 

Mallicnroiif^o!  vous!  Ali!  ne  le  croyez  pas.  Je 
vous  di^claro  dame  et  souveraine  maîtresse  de  ces 
lieux.  Vous  pouvez  commander,  ordonner,  tout 
ici  vous  appartient. 

M  A'rill  I.  DK. 

Je  ne  veux  qu'une  riiose. 

D'APUr.MONT. 

Parlez. 

M  A  m  11,  DE. 

Ma  liberté. 

d'à  p  n  i;  MONT. 
11  faudrait  pour  cela  que  vous  pussiez  me  rendre 
la  mienne. 

MATim.DE. 

Trêve  de  raillerie,  mcssire.  Je  demande  ma  li- 
berté. De  quel  droit  me  rctiendriez-vous  ici? Dans 
quel  but,  quel  espoir? 

d'apu  F. mont. 

Dcmande-t-on  pourquoi  l'on  s"est  emparé  d'un 
trésor  ? 

M  A  T  II  I  L  D  E. 

Oh!  vous  me  laisserez  partir.  Vous  ne  priverez 
pas  plus  longtemps  un  vieillard  de  celle  qui  faisait 
sa  joie  et  sa  consolation. 

D"A  P  R  V.  MONT. 

Vous  ne  parlez  pas  du  vicomte  Robert. 
mathii.de. 

Tiobcrt!  ah!  tremblez,  car  vous  venez  de  pro- 
noncer le  nom  de  mon  vendeur.  N'en  doutez  pas, 
bientôt,  oui,  bientôt,  il  aura  découvert  vos  traces; 
et  n'espérez  pas  que  ces  murailles  vous  mettent  à 
l'abri  de  sa  vengeance,  dès  qu'il  saura  qu'on  me 
retient  prisonnière'en  ces  lieux...  (Regardant  au- 
tour d'elle  et  apercevant  le  portrait.)  Dieu?  qu'ai-je 
vu?... 

LIONEL,   bas. 

Elle  va  tout  savoir. 

MATIULDE,  courant  au  portrait. 

Ce  portrait  !...  Mais  je  le  reconnais...  C'est  celui 
du  baron  de  Keraurais,  du  vieux  frère  d'armes  du 
comte  de  Beaumanoir!  C'est  ici  que  vous  m'avez 
conduite!  vous  commandez  dans  ce  manoir!  vous, 
un  étranger!  vous,  un  Anglais!  et  le  baron  de 
Keraurais,  qu'est-il  devenu?...  (Après  un  silence.) 
Parlez,  parlez  donc!... 

D  'a  p  r  e  m  g  n  t,  hési  tant. 

Madame...  la  fortune,  le  destin  des  combats... 

M  ATllILDE. 

Assez!  assez!  je  devine  tout.  Le  baron  n"est 
plus!  lui  vivant,  vous  ne  seriez  pas  chez  lui!  Ce 
noble  vieillard,  vous  l'avez  tué!...  et  c'est  les 
mains  teintes  de  son  sang  que  vous  veniez  nie 
parler  d'amour... 

d'apuem  ont. 

Madame  ! 

M  A  T  H  1  L  D  E. 

Arrière,  mcssire,  arriére!...  Mais  vous  ne  voyez 
donc  pas  que  vous  me  faites  horreur!  (Elle  rentre 
dans  la  chambre  de  gauche.) 


SCÈNI-:  IV. 

J.IONKL,  D'A  PU  F,  MO  NT. 

LIONEL,  après  une  pause. 
Kh  bien!  monseigneur,  que  vous  avais-] o  dit.' 

d'à  PU  liMO.NT,   froidement. 
C'est  ta  faute. 

LION  I-;  L. 

Comment,  ma  faute! 

D  'a  p  II  e  m  o  n  t. 

Sans  doute  :  fds  d'.\pollon,  c'est  ton  métier  de 
parler  aux  belles,  de  les  persuader;  et,  loin  de 
venir  à  mon  aide,  tu  gardes  un  obstiné  silence. 

LIONEL. 

C'est  que  je  n'avais  rien  à  dire  pour  vous  ;  c'est 
que,  si  j'eusse  parlé,  c'eût  été  en  faveur  de  cette 
noble  jeune  fille.  Ah!  monseigneur!  quelle  ex- 
pression! quel  accent!...  Comme  ses  paroles  étaient 
fières  et  énergiques!  comme  elle  vous  menaçait! 
J'étais  prêt  à  tomber  à  genoux,  à  lui  demander 
grâce. 

D  'a  p  R  E  M  0  N  T. 

Bravo!  Lionel,  bravo!  il  paraît  que  la  belle  Ma- 
tliildc  a  le  don  d'enflammer  ta  verve. 

LIONEL. 

II  parait  qu'elle  n'a  pas  eu  celui  de  vous  faire 
éviter  une  grande  maladresse...  Laisser  ce  portrait 
sous  ses  yeux  ! 

d'apremont. 

Est-ce  que  je  pouvais  deviner  que  ce  vieux  baron 
était  un  ami  de  sa  famille? 

LIONEL. 

>ous  auriez  dû  vous  en  douter;  ces  Bretons  sont 
tous  cousins,  je  dirai  même  qu'ils  sont  tous  frères... 
Oui,  monseigneur,  frères  pur  la  haine  qu'ils  nous 
portent,  à  nous  autres  Anglais! 

d'apremont,  gaiment. 

Ce  qui  ne  nous  empêchera  pas  d'aimer  les  Bre- 
tonnes. 

LIGNE  L. 

Certes!  J'y  serais  tout  aussi  disposé  que  vous, 
monseigneur,  pendant  les  loisirs  d'une  trêve;  mais 
en  pleine  guerre...  Ah!  si  vous  saviez  ce  que  j'ai 
vu  en  songe... 

d'apremont,  de  même. 
Rêveur!...  Mais  tiens...  regarde,  voici  nos  amis 
(Le  conduisant  à  la  fenêtre.)  qui,  fidèles  au  rendez- 
vous,  viennent  inaugurer  avec  moi  ma  nouvelle 
chàtellenie  et  m'aider  à  chasser  tes  humeurs 
noires. 

LIONEL,  comptant. 
Un,  deux,  trois,  quatre...  cinq... 

d'apremont. 
Que  fais-tu  donc? 

LIONEL,  continuant. 
Six,  sept,  huit,  neuf... 

d'apremont. 
Tu  comptes  mes  hôtes  ?  Ne  crains  rien,  ce  ma- 
noir est  assez  vaste  pour  les  recevoir  tous. 


ACTE    DEUXIÈME. 


291 


I. io\'  Kl.,  à  part. 
(Ael  !  lo  nombre  fatal! 

d'à  PRE  MONT. 

l'ersonnc  n'y  manque,  n'est-ce  pas? 

LIONEL,  avec  solennité. 
Non,  monseigneur,  personne  n'y  manque. 

n'APREMONT. 

(;ombien  serons-nous? 

L  1  o  \  E  L. 

Trente,  monseigneur,  trente! 

D  'a  P  R  E  M  0  \  T. 

Trente!  Par  saint  Georges,  qu'ils  soient  tous  les 

bienvenus!  (Tl  snnni",  dt^s   valets  paraissent.)  .MIez, 

(|u'on  agrandisse  la  table  du  festin!   Il  faut  que 

chacun  trouve  place  à  cette  fètc!  (Les  valets  sortent.) 

LioxEL,  à  part. 

Trente!  comme  dans  mon  rùve!  (Il  s'a.ssiei].) 

d'apremont,  lui  frappant  sur  l'épanle. 
J'espère,  mon  poëte,  que,  cette  fois,  tu  vas  te 
surpasser...   Le  festin  sera   magnifique!  c'est  la 
France  qui  paiera!... 

LIONEL,  le  regardant. 
Et  en  quelle  monnaie? 

d'apremont. 
Comment,   en   quelle   monnaie?  Eh!    parbleu! 
comme  elle  pourra. 

LIONEL,    se  levant. 
F.t  si  c'était  en  monnaie  de  sang,  monseigneur? 

d'apremont. 
Tu  es  fou,  mon  pauvre  ami!  les  muscs  irritées 
t'ont  jeté  un  sort. 

LIONEL,  continuant. 
Si  votre  festin...  était  le  festin  de  Balthazar? 

D  'a  p  n  e  m  0  N  T,  l'interrompant. 
Encore... 

LIONEL. 

Sur  les  murs  de   ce  manoir,  si  la  main  de  son 
dernier  maître  venait  écrire...  en  Icttrcîs  de  feu... 
d'apr  emont. 
Ecrire...  ah!  ah!  ah  !  ah! 

LION  E  L. 

Ne  riez  pas,  monseigneur. 

d'apremont. 
Eh!  que   diable   veux-tu   qu'elle  écrive,   cette 
main? 

LIONEL,  regardant  autour  de  lui. 
Ma  mort  ! 

d'apremont. 
Ta  mort,  mon  pauvre  ami! 

L 1  0  N  E  L. 

Et  la  vôtre! 

I)  'a  I"  n  I.  M  0  N  T. 

Et  la  mienne  aussi  !...  Il  est  vrai  qu'il  \\r.  lui  en 
coûterait  pas  davantage...  Ah!  ah!  ah! 

LION  EL. 

Oh!  mt  croyi'Z  pas  f|uo  ce  soit  en  vain  (iu(>,  par 
un  rapport  étrange,  trente  étoiles  me  soient  appa- 
j  rues  pendant  mon  sommeil. 

d'apremont,   raillant. 
.\h!  tu  as  vu  (les  étoiles?... 


LIONEL. 

Oui,  monsieur  le  comte,  trente  an  midi  et  trente 
au  nord,  qui  s'avançaient...  au  milieu  du  cie!... 
D  'a  p  R  E  M  o  N  t. 

Pour  se  livrer  combat.  peut-Ctre?  Une  bataille 
d'étoiles!...  ah!  ah!  ah!...  Et  tu  as  vu  cette  ba- 
taille-là, toi? 

LIGNE  L. 

Peut-être  la  verrez-vous  bientôt  vous-niAmc! 

d'apremont. 
Et  tes  étoiles,  enfin,  que  sont-elles  devenues? 

LIONEL. 

Sur  soi.xante...  une  seule...  est  restée. 
d'apremont. 

Une  seule!  c'est  bien  peu!...  Ton  rêve  éloilê  est 
divin,  mon  ami;  tu  cherchais  le  sujet  d'une  bal- 
lade, le  voilà  tout  trouvé. 

LIONEL. 

Ne  riez  pas,  monseigneur,  ne  riez  pas!  Vos  amis 
qui  viennent  d'entrer  dans  ce  manoir... 
d'apremont. 
Eh  bien? 

L I  O  N  E  L. 

Que  vous  allez  recevoir  à  votre  table... 

D  'a  P  R  E  M  0  N  T. 

Après? 

L I  O  N  E  L. 

Ils  sont  vingt-huit...  et  vous  et  moi... 

d'apremont. 
Oui,  oui,  cela  fait  trente!  parfaitement  compté! 

LIONEL. 

La  moitié  de  mon  rêve  e^t  déjà  accomjjlii-... 

d'apremont,   riant. 
Ah  !  ah  !  ah  !  la  remarque  est  curieuse...  et  tu  es 
un  poëte  charniant! 

SCÈNE   V. 

Les   Mêmes,   BEMBRO,    BETFOHD, 
KNOLLES,   Seic.nelrs  anglais. 

d'apremont,  îui  seigneurs. 
\enez,  messeigneurs,  venez  :  voici   notre  ami 
Lionel,  queje  vous  présente...  comme  un  i>roplièie 
de  grande  espérance...  Figurez-vous  cpi'il  a  fait  un 
rêve  merveilleux... 

TOUS. 

Un  rêve?.... 

d'apremont. 
Oui,  mess(;igneurs,etdes  plus  plaisanl^^,  j.-  vous 
jure... 

LIONEL,   à    pail. 
nieu  sait  pour  qui  ! 

d'apremont. 
Ou'il  va  nous  raconter  à  lalile. 

IlEMItRO. 

A  table,  soit! 

K  NOI.I.I"^. 

Oui,  oui,  à  table!  car  ji-  me  scn-^^^  un  appétit  dé- 
mesuré. 


292 


LE  COMBAT   DES  TRENTE. 


I!  E  M  n  n  0. 
C'est  ta  mesure  ordinaire. 

TOUS,  riant. 
Ah:  ail  :  ah! 

I.IO\ri.,   à  paît. 
Ce  nombre  trente  flaniiioie  toujours  devant  mes 
yeux... 

iiEMnno,  à  Lioiiol. 
Eh  bien!   soigneur  poëte,  est-ce  que  vous   ne 
venez  pas  avec  nous? 

LIONEL. 

F.xcusez-nioi,  monseigneur...  un  travail  à  ter- 
miner... 

KNOLLES. 

Comment,  vous  travaillez  à  jeun? 

B  ET  l'on  D. 

Tu  ne  travailleras  jamais  comme  cela,  toi. 

KXOLLES. 

Je  l'espère  bien...  A  table!  à  table!...  (Il  sort, 
ainsi  que  phisieurs  de  ses  compagnons.  Les  autres  vont 
le  suivre,  avec  d'.Apremont;  un  valel  entre.) 

SCÈNE   VI. 

Les  Mêmes,  BKAUMANOIR,  KERNOX, 
UN  Valet. 

LE  VALET,  l)as,  à  d'Apremont. 
Pardon,  monseigneur,  deux  cavaliers  se  présen- 
tent à  la  porte  du  château. 

LIONEL,  à  part. 
Si  c'était  doux  nouveaux  convives!... 

d'apremont. 
Que  domandent-ils? 

-le  valet. 
Ils  demandent  à  parler  au  baron  de  Keraurais. 

BEMBliO. 

Keraurais  ne  répondra  plus  à  personne. 

I)  'a  p  r  e  m  0  iV  t. 
Fais  entrer!...  nous  répondrons  pour  lui. 

LE  VALET,  à  la  porte  du  fond. 
flutrez,  seigneur  chevalier. 
KERNOX,  à  Beanmailoir,  qu'il  conduit  et  qui 
entre  très-vite. 
Doucement,  monseigneur,  doucement! 

LIONEL,  à  part. 
Que  vois-je  !  le  comte  de  Beaumanoir  ! 

d'ai'REùiont,  à  lui-même. 
C'est  le  fils  que  j'attendais. 

BEAUMANOIR,  à  Kernox. 
Laisse-moi,  laisse-moi!...  (Kemoi  reste  dans  le 
fond.)  Keraurais!  Keraurais!  oîi  étes-vous? 
BEMBRO,  à  demi-voii. 
Quel  est  donc  ce  vieillard? 

d'apremont,  à  Lionel,  qui  va  répondre. 
Silence! 
LE   VALET,    auquel   d'Apremont    a  fait    signe 
d'emmener  Kernox. 
Sortez!  les  valets  n'entrent  pas  ici. 

KERNOX. 

Et  vous  donc? 


LE    VALET. 

Je  sors. 

KERNOX. 

C'est  dilTérent.  (Il  sort  avec  le  valet.) 

beaumanoir. 
Keraurais!  vous  ne  me  répondez  pas?  où  f:tcs- 
vous  donc?  C'est  moi,  votre  ami,  qui  vous  appelle  ! 
I    c'est  le  comte  de  Beaumanoir. 

TO  V  s,  se  découvrant  avec  respect. 
Beaumanoir! 

LIONEL,  approchant  un  siège. 
IMonscigneur,  asseyez-vous!... 
beaumanoir. 
M'asseoir  !  moi...  Oh  !  je  resterai  debout,  jusqu'à 
ce  que  je  sois  vengé...   Mais  qui  donc  ètes-vous, 
vous  qui  m'invitez  à  m'asseoir?  cette  voix  n'est  pas 
celle  de  mon  ami...  ce  n'est  pas  lui  qui  vient  de 
me  parler...  Allez  le  prévenir,  dites-lui  que  Beau- 
manoir l'attend...  qu'il  compte  sur  lui...  qu'il  ré- 
clame le  secours  de  son  bras  et  de  son  courage... 
entendez-vous?  Mais  allez  donc!  allez  donc!  vous 
ne  savez  pas  que  chaque  minute  de  retard  me  fait 
mourir! 

L  l  0  N  E  L. 

Monseigneur,  c'est  que...  (A  part.)  Comment  lui 
dire?...  (Haut.)  C'est  que,  dans  ce  moment,  le 
baron  est  absent. 

BE  \UMAN0IR. 

Absent  !  absent  de  son  manoir  !  au  moment  oii 
'ennemi  est  h  nos  portes! 

BETFORD. 

Son  château,  seigneur  comte,  est  entre  bonnes 
mains,  et  tant  que  nous  y  serons,  personne  ne 
viendra  le  reprendre... 

BEMBRO. 

Mais  le  repas  est  servi ,  et  si  vous  daigniez  y 
prendre  place... 

beaumanoir. 

Un  festin  !...  Il  y  a  donc  fête  ici?...  Et  Keraurais 
n'est  pas  là  pour  recevoir  ses  hôtes! 

BETFORD. 

A  table!  à  table!  monseigneur.  (11  s'avance  pour 
prendre  le  hras  de  Beaumanoir.) 

d'apremont,  l'arrètaut  vivement. 

(Bas.)  Laissez,  laissez,  Betford;  respect  à  ce 
vieillard!... 

CHANT.  (En  dehors,  une  voix  seule.) 

Allons,  allons!  chacun  son  verre! 
Tous  ici,  faites  comme  moi  : 
Amis,  buvons  à  l'Angleterre, 
Buvons  au  roi! 


CHŒUR  : 

Allons,  allons!  chacun  son  verre  ! 
11  a  raison,  oui,  sur  ma  foi! 
Amis,  buvons  à  l'Angleterre  !... 
Buvons  au  roi  ! 

B  E  A  u  M  A  N  o  1 1( ,   écoutant. 
Qu'entends-je? 


ACTE  DEUXIEME. 


293 


I)  APr.  EMONT. 

Malédiction!  il  va  tout  savoir. 

CHŒUR  : 
A  l'Angleterre  !... 

KNOLt. F. S,  [jarai.ssant,  \inp  coupe  et  un  flacon  à 
la  main. 
A  l'Angleterre!...  Eh  bien!  est-ce  que  vous  n'en 
Êtes  pas,  vous  autres? 

LIONEL,  courant  i  lui. 
Silence! 

KNOLLES,  apercevant  Beauraanoir. 
Un  étranger!... 

R  E  A  L'  AI  A  N  0  1  n . 

A  l'Angleterre!...  on  boit  ici  à  l'Angleterre!... 
Mais  je  me  suis  donc  égaré?...  La  douleur,  le  dés- 
espoir, la  rage,  m'ont  donc  fait  tromper  de  route? 
Non,  ce  manoir  n'est  pas  celui  de  Keraurais... 
Personne,  devant  lui,  n'aurait  osé...  Ah!  l'on  boit 
ici  à  l'Angleterre!...  (Appelant.)  Kernox!  Kernox  ! 
KEiîNOX,  entrant  très-vivement. 

Qui  m'appelle?  Est-ce  vous,  monseigneur?... 

BEA  tMAKOIR. 

Kernox,  tu  vois  ces  hommes?...  Ils  viennent  de 
boire  à.  notre  ennemie,  à  notre  ennemie  mortelle, 
entends-tu?  C'est  à  l'Angleterre  qu'ils  viennent  de 
boire,  là,  sous  mes  yenx,  qui  n'ont  pu  les  voir... 
Un  verre!  un  verre!  j'ai  soif,  moi  aussi!  (Kernox 
prend  le  flacon  et  la  coupe  des  mains  de  KnoUes.)  Verse! 
verse!,..  (Kernos  verse  à  boire.)  Et  maintenant,  à  la 
France!  messieurs!  c'est  à  la  France  que  je  bois! 
(Il  boit,  puis  tendant  son  verre.)  Encore!  encore! 
(Rernoi  le  sert.)  A  la  France!  à  la  France!  et  mort 
à  ses  ennemis!  Viens,  viens,  Kernox!  je  ne  veux 
pas  rester  un  moment  de  plus  en  ces  lieux  ;  car 
nous  ne  sommes  pas  ici  chez  le  baron  de  Kcrau- 
rais. 

KERNOX. 

Cependant,  monseigneur,  il  me  semble... 

BEA  UM  AN  0  1  B. 

Non,  non,  te  dis-je!...  Mes  chevaux!  mes  che- 
vaux! (Kernox  s'incline  et  sort.)  Et  vous,  nobles 
seigneurs,  pour  prix  de  la  généreuse  hospitalité 
que  vous  m'avez  accordée...  écoutez  bien  ceci  : 
Mes  yeux. sont  fermés  à  la  lumière,  et  cependant... 
ils  lisent  au  livre  de  vos  destinées.  Tremblez!  ce 
vieillard  qui  vous  fait  pitié,  qui  n'a  plus  qu'un 
souffle  de  vie...  pas  un  de  vous  ne  lui  survivra... 
Demain  approche...  demain...  la  France  sera  ven- 
gée!... Et  maintenant...  adieu...  adieu  ! 

I.  lOXEI,. 

Ciel  !...  vos  genoux  fléchissent...  vous  ne  pouvez 
plus  vous  soutenir...  Un  siège!  un  siège!  incssci- 
gneurs... 

BEA  I  M  AN  0  1  R. 

Non,  laissez-moi...  laissez-moi...  j'aurai  encore 
la  force  de  me  délivrer...  de  la  présence...  des  op- 
presseurs de  mon  pays,  laissez-moi...  (Il  tonil>i' 
évanoui  sur  le  sicf,'e  avanr.i;  par  Lionel.) 


SCENE   VII. 

Les  Mêmes,   MATIIIEDE. 

MATHILI>E,  s'élancant. 

Cette  voix...  je  ne  me  trompe  pas...  c'est  lui!... 

lui,  mon  père,  qui  vient  me  délivrer...  m'arracher 

de  ces  lieux...  Oh!  je  savais  bien  que  le  ciel  aurait 

pitié  de  moi...  qu'il  exaucerait  mes  prières.  (Elle 

court  se  jeter  aux  pieds  de  B-^^aumanoir  et  saisit  sa  main 

qii'elle  va  porter  à  .sa  bouche,  quand  tout  à  coup  elle 

s'arrête.)  Grand  Dieu!  immobile!...  muet!...  mort! 

peut-être!... 

d'à  p  r  e  m  0  n  t. 
Uassurez-vous...  la  fatigue  seule!... 

MATH  IL  DE. 

Oh!  comme  il  est  pâle!  comme  sa  noble  figure 
exprime  la  douleur...  Et  il  ne  m'entend  pas...  il 
ne  sait  j)as  que  je  suis  là...  toute  prête  à  me  dé- 
vouer à  mon  tour  pour  lui. 

KNOLLES,   bas. 

La  belle  personne  !...D'Apremont,  tu  es  un  heu- 
reux mortel  ! 

M  \rii  II.  DE. 

0  mon  père!  revenez  à  vous!...  c'est  votre  Ma- 
thilde...  c'est  votre  enfant  qui  presse  vos  mains... 
qui  les  mouille  de  ses  larmes  de  reconnaissance. 
Aveugle,  seul,  au  milieu  de  mille  dangers,  vous 
êtes  venu  me  chercher!...  Me  voilà!  oh!  parlez- 
moi...  parlez-moi...  un  mot  de  votre  bouche,  et  je 
ne  tremble  plus...  N'ètes-vous  pas  ici  pour  me  dé- 
fendre?... pour  me  protéger?...  Oui,  oui,  je  suis 
libre  maintenant  :  qui  donc  voudrait  empocher  une 
fille  de  suivre  son  père? 

d'apremont. 

Ne  vous  réjouissez  pas  encore,  madame...  le 
libérateur  sur  lequel  vous  comptez...  qui  vient, 
dites-vous,  à  votre  aide...  ignore  que  vous  êtes 
dans  ce  château... 

Al  Arn  II. DE. 

Grand  Dieu  ! 

d'apremont. 

Et  avant  qu'il  ait  recouvré  ses  sens,  sa  filb'  ne 
sera  plus  auprès  di-  lui. 

matiiii.de. 

Quoi!...  toutes  res  fatigues,  tous  ces  dangers,  i! 
les  aurait  bravés  en  vain?  Épuisé,  mourant...  il 
loparlirait  sans  savoir  seulement  que  sa  lille  l'a 
serré  dans  ses  bras?...  Oh!  non,  non,  c'est  impos- 
sible! ces  nobles  seigneurs,  qui  nous  écoulent,  ne 
le  souffriraient  pas...  Eh  quoi!...  ils  se  Inisent?... 
Pas  un...  pas  un  seul  n'élève  la  voix  en  ma  fa- 
veur!... Eh  bien!  comte  d'Apiemont,  c'est  à  vous, 
à  vos  scnlimenls  de  généreux  et  de  loyal  ennemi 
(|ue  je  m'adresserai!...  Regardez  ce  noble  vieillard. .. 
c'est  bifu  moins  sa  course  rapide  que  la  douleur 
qui  vient  d'abattre  ses  forces... Oh!  vous  m-  l'arra- 
blercz  pas  d'un  l'K'ruel  désespoir!  vous  l'avezassc/. 
fait  siiulTrir...  vous  accorderez  la  liberté  de  sa 
lille  à  son  tmirliaiil  et  sublime  dévouement. 


29/» 


I.K  COMBAT   DKS   TIU'NTK. 


i>  \  p  II  i;  MON  r. 
Votre  lihcrtc!...  Kli  l)ic'ii...  j'y  ninsoiis...  mais 
à  une  condition. 

M  AT  II  1  I.DF. 

Ah!  parli'z!... 

I)'\IM\EM0.\T. 

Vous  allez  me  jiiier  do  n'Otie  jamais  h  per- 
sonne; et...  ce  vieillard  restera  ici  ixmr  me  ré- 
pondre de  votre  parole. 

M  Mil  ll.Dl-. 

1-niI  mon  pèrel...  Ali  1 

n"APii  i: MO  îMT. 

Silence!...  il  revient  à  lui...  pas  un  mot...  pas 
un  cri  qui  traliisse  votre  présence,  si  vous  tenez  à 
ce  qu'il  reste  lil)re. 

M  ATllILDi:. 

Quoi!  vous  oseriez?... 

d'à  p  ri:  M  ON  T. 
Tout  pour  ne  pas  vous  perdre. 

MATHII.nK. 

Et  moi,  je  jure.... 

d'à  PRE  MONT. 

Silence!  vous  dis-je!  vous  voulez  donc  qu'il 
meure  prisonnier  des  Anglais? 

M  ATIIILDi:. 

l'risonnicr!... 

d'apremont. 
Vous  ou  lui!...  Choisissez. 

MATHii.DE,  d'une  viiix  suppliante. 
Oh!  moi...  moi...  toujours!... 

11 E  A  i: M  A  N  0 1 R ,  revenant  à  lui. 
Où  suis-j(>  ? 

MATH1I.de,  faisant  un  mouvement  vers  lui. 
Oh!  mon  père... 

d'à  p r  km o n t,  avec  menace. 
Madame  !... 

BEAUMANOIR. 

Ah  !  je  me  rappelle...  parmi  des  infâmes... 
MATHI1.de,  à  voix  basse. 

Et  ne  pouvoir  voler  dans  ses  bras...  lui  dire  au 
prix  de  ma  vie...  C'est  la  sienne  qu'on  menace  !... 
( Mouvement  de  d'Apremont;)  Je  me  tairai!...  Je  me 
tairai!...  (Tendant  les  mains  vers  Bcanmanoir.)  Pour 
vous...  pour  vous,  mon  père! 

BEAUMANOIR. 

Oui.,  des  infâmes  qui  boivent  à  l'Angleterre... 
(Se  levant.)  Kcrnox,  Kernox  ! 

d'apremont,  bas,  à  Matliildc. 
Rentrez!  rentrez,  madame! 

m  A  t  n  I  I,  D  E. 
Oh!  mon  Dieu,  protégc-le!  (Elle  gagne  lentemeul 
l'embrasure  de  la  porte  que  lui  a  indiquée  d'Apremont,  et 
y  reste  sans  être  vue.) 

KERNOX  ,  entrant. 
Mo  voici,  monseigneur. 

BEAUMANOIR. 

Emmène-moi  !  emmène-moi  ! 

BEMRR  0. 

Comte  de  Dcaumanoir,  de  votre  château  à  celui- 


ci,  la  distance  est  longue...  votre  cheval  doit  être 
fatigué  :  vous  plaît-il  que  je  vous  prête  le  mien, 
ni;  TEC  ni). 
Ou  le  mien  ! 

TOUS. 

Ou  le  mien  ! 

J!  i;  AllMANOI  r,. 

Gardez, gardez  vos  chevaux  de  bataille!  demain, 
vous  en  anriïz  besoin...  (A  Kernox.)  Partons,  mon 
ami,  partons!  allons  trouver  Keraurais.  C'est  lui 
qui  m'aidera  à  venger  ma  fille...  et  la  Bretagne.  (Il 
sort  en  s'appuyant  sur  le  bras  de  Kernox.) 

MATHli.DE,  qui  l'a  suivi  des  yeux. 

Adieu,  mon  père  !  (Klle  disparaît.) 

SCÈNIÎ    VIII. 

Les   Mêmes,    excepte   BEAUMANOIP. 

et  MATHILDE. 

REMBRO. 

Gardez  vos  chevaux  de  bataille...  demain,  vous 
en  aurez  besoin...  Qu'est-ce  à  dire,  messeigneurs?... 
Est-ce  une  nouvelle  levée  de  boucliers  qu'on  nous 
annonce? 

LIONEL. 

Je  le  crains. 

d'APR  EMONT. 

Et  moi,  je  le  souhaite!...  c'est  un  noble  cœur, 
messeigneurs,  que  ce  vieillard!...  Avoir  ainsi  suivi 
mes  traces,  sans  autre  guide  que  son  instinct  de 
haine  et  de  vengeance...  Mais  ici,  il  lui  a  fait  dé- 
faut... (Allant  regarder  à  la  fenêtre.)  Et  le  voilà  main- 
tenant qui  s'éloigne  en  toute  hâte  de  celle  qu'il 
venait  chercher. 

LIONEL. 

Peut-être  ferions-nous  sagement  de  l'imiter!... 
Enlever  les  femmes  qui  ne  le  veulent  pas...  porte 
toujours  malheur;  témoin... 

d'apremont,  riant. 

La  belle  Hélène,  n'est-ce  pas?  et  le  siège  de 
Troie...  Mais  la  belle  Hélène  était  mariée,  tandis 
que  la  belle  Mathilde... 

L  1  o  N  E  L. 

Sans  vous,  le  serait  aujourd'hui. 

d'à  p  r  e  m  0  n  t. 
C'est  vrai. 

TOUS. 

A  qui  donc?  à  qui  donc?... 

d'apremont. 

A  son  damné  cousin,  Robert  de  Beaumanoir.  (Ici 
l'on  entend  retentir  un  son  de  cor.)  Mais  de  qui  donc 
cet  appel  nous  annonce-t-il  l'arrivée? 

SCÈNE   IX. 

Les  Mêmes,    UN   VALET,   puis  ROBERT. 
UN  VALET,  entrant. 
Monseigneur,  le  vicomte  Robert  de  Beaumanoir, 
précédé  d'un  héraut  d'armes... 

TOUS. 

Roliert  ! 


ACTK   DKLlXIÈMIv 


295 


I.  K    \  ALKT. 

Demande  à  rtn'  admis  près  do  la  noble  assem- 
l)loc. 

Lio.NEL,  à  part, 
r.ohert! 

n'VPn  KM  ONT,    i   liait. 

Vive  Dieu!  voilà  du  moins  un  ennemi  contre 
lequel  toute  attaque  est  permise!...  (Haut.)  Qu'on 
l'introduise.  (A  part.)  Mais  avant,  fermons  cette 
porte.  (Il  va  prendre  la  clef  de  la  chambre  de  Ma- 
iliilde.) 

ROBEis T,  s'avançant. 
Salut,  comte  d' Aprcmont. 

d'apremont. 
C'est  à  moi,  sans  doute,  noble  vicomte,  que  vous 
désirez  parler? 

i.iONKi.,  à  part. 
11  le  demande!... 

ROBERT. 

Vous  vous  trompez,  comte  d'Apremont. 

LIONEL,  étonné. 
Comment  ! 

d'à  PRE  MONT,  à  part. 

>e  saurait-il  rien  encore? 

ROBERT,  continuant. 
C'est  pour  vos  amis  comme  pour  vous  que  je  suis 
venu. 

BEMBKO. 

Parlez  donc,  vicomte!  Monseigneur  et  ses  amis 
sont  prC'ts  à  vous  répondre!... 

TOUS. 

Oui...  oui  ! 

ROBE  R  r. 
Fort  bien,  messeigneurs,  mais,  avant  de  songer 
à  me  répondre,  il  faut  connaître  ma  demande. 

TOUS. 

C'est  juste. 

R  O  B  E  1!  T. 

Nous  répondrez  alors. 

d'apremont,   s'avanrant. 
C'est  moi  qui  réclame  cet  honneur. 

ROBERT. 

Cet  honneur  sera  pour  tous. 

LIONEL,  à  part. 
Que  dit-il? 

R  O  B  V.  W  T. 

Et  tous,  j'en  suis  sûr  d'avance,  vous  accepterez 
ce  que  je  viens  vous  proposer. 

TOUS. 

Oui,  oui. 

d'apremont. 

Que  voulez-vous  enfin? 

ROBERT,   s'anirnaul. 

Ce  (pie  nous  voulons?...  Depuis  que  vous  avez 
mis  le  pied  sur  nos  terres,  la  famine  et  la  désola- 
tion ont  marché  à  votre  suite.  Vous  avez  brûlé  nos 
villes,  dévasté  nos  campas^nes...  'Ions  les  coups 
que  vous  avez  frappi'-s  nous  f)nt  atteints  au  visait!  ou 
au  ciiHii',  et  vous  iiniis  demaudr/.  ce  f[ur  nous  vou- 
lons? 


I)   APREM  ONT. 

Vous  venger!...  Comment  le  pourriez-vous?... 
Votre  dernière  victoire  n'a  fait  que  vous  affaiblir 
encore...  le  sort  ne  saurait  se  déclarer  pour  vous. 
Les  Gaulois  furent  vos  aïeux,  seigneur  de  Bc:iu- 
manoir  !  rappelez-vous  donc  ce  qu'ont  dit  vos  pitres  : 
Malheur  aux  vaincus  ! 

ROBERT. 

Oui,  mcssire,  je  me  le  rappelle;  mais,  à  leur 
tour,  voilà  ce  qu'aujourd'hui,  par  ma  bouche, 
leurs  petits-fils  répondent  :  Kspoir  aux  vaincus! 
malheur  aux  vainqueurs  !...  Et  c'est  pour  le  prou- 
ver, l'épée  à  la  main,  en  champ  clos,  messei- 
gneurs, que  la  Bretagne  aujourd'hui  vous  jette  son 
gant...  (Il  le  jette.]  Le  relevez-vous? 

d'apremont,  arrêtant  du  geste  ses  amis  et 
s'omparant  du  gant. 

C'est  moi,  comte  d'Apremont,  qui  le  relève. 

TOUS. 

Non,  non!  tous,  tous! 

ROBERT. 

Bien,  messeigneurs!  c'est  ce  que  je  demande. 

LIONEL,  à  part. 
0  mon  rêve!  mon  rêve!.. 

R  0  B  K  R  T. 

Trahie  par  la  fortune,  plutôt  que  vaincue,  la 
Bretagne  a  vu,  dans  une  longue  guerre,  décroître 
le  nombre  de  ses  enfants,  mais  non  leur  courage. 
Pour  en  donner  une  dernière  preuve,  c'est  le 
combat  singulier  qu'elle  vient  vous  offrir,  à  armes 
égales,  à  forces  égales!...  et  maintenant,  comte 
d'Apremont,  allez  choisir  vos  frères  d'armes!  les 
miens  sont  prêts...  Trente  contre  trente!...  à  la 
place  de  deux  armées...  et  que  Dieu  prononce  entre 
nous. 

L I  o  .N  E  L,  à  part. 

Ah!  iinind  Dieu  !  trente  ! 

d'apremont. 

Trente!  Soit,  nous  y  serons! 
i\  o  K  E  R  r. 

Demain,  à  midi!  au  cbéiie  de  '\li-Vnir',  dans  la 
lande  de  Jossclin. 

TOUS. 

Nous  y  serons  ! 

ROREIST. 

A  demain  donc,  messeigneurs,  et,  d'avance, 
creusez  votre  tombe,  comme  nous  allons  creuser 
la  notre.  Le  dernier  debout  les  fermera  toutes 
di'ux,  et  fera  voir  de  quel  coté  est  lu  victoire. 

BEMBRO,    h    Lioni'l. 

ili'iireux  |i()éte,  c'est  toi  qui  chanteras  notre 
gloire. 

MO  \  Kl,,  avcr  frnnotô. 

Non,  niessire,  j'aime  mii-ux  ((u'on  chante  la 
mienne. 

Il  E  MUR  n. 

Coiniiiriit!  lu  pri'iends  élri>  des  noires? 

LIONEL. 

Oui,  niessire,  ((unine  vous  scroz  d(;s  nii'ns 


2% 


LE   COMBAT   DES  TRENTE. 


Il  (1  II  K.  H  T. 

Deux  mots  encore!  Je  sais  tout  ce  que  la  renom- 
mée publie  du  comti'd'Apremont,  et  je  tiendrais  à 
honneur  de  l'avoir  demain  pour  adversaire. 
1)  '  \  V  w  i:  MON  r. 
Vous  prévenez  mes  vœux.  (Lui  tendant  la  maiii.^ 
Comptez  sur  le  comte  d'Apremont, 
noBEnT. 
Comme  vous   pouvez  compter  sur    Uoliert  de 
Beaumanoir.  Adieu!  (Il  fait  un  pas  ponr  s'éloigner.) 
Ah  !  j'oubliais  :  nous  combattrons  à  pied  et  sans 
que  personne  puisse  nous  secourir...  A  chacun  son 
courage!  et  Dieu  pour  tous!  (Il  va  sortir.) 
imatiiii.de,  en  dehors. 
Robert!  Robert! 

no B EUT,  s'arrêtant,  à  part. 
Qu'ai-je  entendu?...  cette  voix...  (Haut.)  Il  y  a 
une   femme   ici,   mcssire,    une   femme  qui   ma 
nommé...  qui  implore  mon  appui  peut-être... 
I)"ap  REMON'T,  hésitant. 
Une  femme!...  En  effet,  vous  ne  vous  trompez 
pas...  une  femme  qui  m'attend...  el  que  votre  ar- 
rivée... 

ROBERT. 

Mais  elle  a  dit  Robert! 


D  APH  EMO  \T. 

Robert!...  sans  doute.  Moi  aussi...  je  me  nomme 
Robert. 

ROBERT. 

Ah!  pardon!  messirc. 

d'apremont,  aiipuyant. 
Robert  d'Apremont  ! 

ROBERT,  à  part. 
Oli  !  j'étais  fou!  (Haut.)  Excusez-moi...  les  mo- 
ments i)our  vous  sont  précieux,  et  je  ne  voudrais 
pas...  Adieu,  messire,  adieu  !  (Il  s'éloigne.) 
MATIULDE,  frappant  à  la  porte. 
Robert:  Robert! 

ROBERT,  s'arrêtant  de  nouveau,  à  lui-même. 
Voilà,  qui  est  étrange! 

d'apremon't. 
Vous  le  voyez...  on  s'impatiente. 

ROBERT,  se  décidant,  à  liii-mème. 
Oh!  c'est  impossible!...  (Haut.)  A  demain,  mes- 
seigneurs,  à  demain  !  (II  sort  vivement  par  le  fond.) 
D'APREMONT,  le  regardant  partir. 
Demain,  ie  serai  mort...  ou  je  n'aurai  phis  de 
rival  ! 


ACTE    TROISIÈME. 


PREMIER    TABLEAU. 

Une  salle  du  ch.lteau  habité  par  Beaumanoir. 


SCÈNE  I. 

ROBERT,  KERMALEC. 

(An  lever  du  rideau,  Robert  est  étendu  dans  un  grand 
fauteuil.  Il  est  pile,  défait,  et  semble  reposer.  De- 
bout près  de  lui,  ILermakc  le  contemple  en  si- 
lence. ) 

KERM  AI.EC. 

Dieu  soit  loué!  il  vivra!  Le  chapelain  qui  vient 
de  panser  ses  blessures  m'a  dit  qu'elles  n'étaient 
pas  mortelles.  Ah!  il  a  fait  un  mouvement...  il 
respire  avec  plus  de  force;  ses  yeux  se  rouvrent!... 
Dieu  soit  loué!...  Mais,  hélas!...  s'il  me  de- 
mande son  père  et  sa  fiancée,  que  pourrai-je  ré- 
pondre? 

SCÈiNK    II. 

KERMALEC,   ROBERT. 

ROBERT,  cherchant  à  se  lever  de  son  fauteuil. 

Où  suis-je? 

KERMALEC,  Courant  à  lui. 
Mon  maître!  mon  cher  maître!...  vous  êtes  chez 
vous...  près  de  votre  fidèle  serviteur. 


ROBERT,  assis. 
Mon  vieil  ami!  est-ce  bien  toi? 

KERMALEC. 

Oh!  oui,  toujours!...  Kermalec  ne  vous  quittera 
jamais  !... 

RODERT,  continuant. 
Est-ce  bien  moi,  Robert  de  Beaumanoir,  qui  te 
parle?...  Oh!  que  je  souffre!... 

KERMALEC,  à  part. 
Grand  Dieu!...  comme  il  est  pâle...  comme  sa 
voix  est  éteinte!...  Le  chapelain  m'aurait-il  donné 
une  fausse  joie? 

ROBERT. 

Dis-moi,  mon  ami,  pourquoi  cette  douleur? cette 
cuisante  douleur?...  ici,  près  du  cœur. 

KERMALEC,   à  part. 

Oh!  il  faut  qu'il  soit  bien  mal,  pour  avoir  ou- 
blié... 

ROBERT,  qui  a  porté  la  main  à  son  cœur, 
la  regardant. 
Du  sang!  mais  je  suis  donc  blessé!...  blessé... 
Mais  non...  je  rèvc...  (11  veut  se  lever  et  retombe.) 
Blessé!  mais  par  qui?  comment? 

KERMALEC. 

Ces  blessures  guériront,  mon  maître.  Oui,  celles 


ACTE  TROISIÈME. 


297 


([UL!  VOUS  avez  rcriios  guériront,  mais  celles  que 
\iius  a\ez  faites,  jamais! 

n  0  B  E  n  T. 
Celles  que  j'ai  faites...  (Rappelant  ses  souvenirs.) 
Olil  maintenant,  je  me  souviens... 

KEP.  MAI.  KC. 

Les  souvenirs  de  Monseigneur  ne  peuvent  être 
iu(i(l('les  à  riionneur  de  la  Bretagne. 

Il  0  B  E  R  T,  faisant  un  mouvement. 
L'honneur  de  la  Bretagne... 

KERMA  I,EC,   H   pnrt. 

J'étais  sûr  que  ce  mot  allait  le  ranimer. 

ROBERT. 

Oui...  oui...  je  me  souviens...  hier,  ;\midi!... 
au  chône  de  Mi-Voie!...  trente  contre  trente!!... 
et  moi,  j'étais  le  j)remier. 

KERMALEC. 

Le  pi'emier  parmi  les  premiers.  .  C'est  la  di3- 
vise... 

ROBERT. 

Oui,  de  mon  père!...  mon  père!...  Mathildc! 
où  sont-ils?  où  sont-ils?  Je  veu.x  les  voir.  (Il  se 
lève  avec  effort.) 

Ki:  RM  AI.EC. 

Oh  !  restez  ,  restez  !  (Il  l'aide  à  se  rasseoir.  —  A 
part.)  Voici  le  moment  que  je  craignais. 

ROBERT. 

Je  veux  les  voir,  te  dis-je...  leur  apprendre  que 
llobert  n'est  point  indigne  de  reparaître  en  leur 
présence...  Mon  père!  Mathilde!...  ils  seront  fiers 
de  moi,  n'est-ce  pas?  Kermalec,  conduis-moi  vers 
eux. 

KEFiMALEC,  à  part. 
Oh  !  s'il  savait! 

ROBKRT. 

Mais...  oh  ciel!  tu  pleures,  je  crois. 

K  E  R  .\I  A  I.  E  C. 

Non,  non,  monseigneur! 

R  0  B  E  R  T. 

Tes  larmes,  je  les  ai  vues!...  Vainement  tu 
chercherais  à  me  les  cacher...  Mon  père,  ma  cou- 
sine, ils  devraient  être  là,  à  mes  côtés:  pourcir.oi 
n'y  sont-ils  pas?...  (Voulant  s'élancer.)  Mon  père!... 
mon  père! 

KERMALEC,  avec  embarras,  le  retiiiant. 

Bientôt...  vous  les  verrez... 

RORERT. 

Oli!  ne  me  retiens  pas...  ne  \ois-tu   jias  que 
mes  blessures  guériront  plus  vite  dans  leurs  bras! 
KERMALEC,   à  part. 
Mon  Dieu!  comment  lui  cacher?... 

ROBERT,  continuant. 
Oh!  je  veux  les  voir...  je  veux  les  voir! 

KERMA  LEC. 

Kn  ce  monuMit!...  c'est  impossible... 

RORERT. 

Impossibh;! 

Kl  RM  AI.  EC. 

Le  comte,  votre  père...  et  madame  Mathildc. .. 
ne  .sont  i)as  au  château...  mais  ils  reviendront. 
III. 


ROBERT. 

Ils  reviendront,  dis-tu?...  et  pourquoi  sont-ils 
partis?  pourquoi  quitter  ce  manoir  lorsque  tant 
d'ennemis  tiennent  la  campagne...  parle...  parie 

donc  !... 

KERMALEC,   à  part. 

Oh!  un  mensonge'!...  mon  Dieu!  tu  me  le  par- 
donneras! (Haut.)  Sachant  quel  danger  vous  alliez 
courir,  sachant  que  vous  ne  reviendriez  que  mort 
ou  vainqueur,  monseigneur  de  Beaumanoiret  votre 
noble  cousine  sont  allés  prier  à  Notre-Dame  de 
Bon-Secours,  pour  vous  et  pour  l'honneur  de  la 
Bretagne  ! 

ROBERT,  après  un  silence. 

Kermalec  I 

K  i;  R  M  A  L  E  c. 

Aion  maître! 

R  0  1!  K  R  T. 

Tu  ne  me  trompes  pas? 

K  E  R  M  A  L  E  C. 

Non,  monseigneur. 

ROBERT. 

Tu  m'as  bien  dit  la  vérité?... 

KERMALEC 

La  vérité...  oui,  mon  jeune  maître.  (.V  part.) 
La  vérité,  dans  ce  moment...  mais  elle  le  tue- 
rait ! 

RORERT,  lui  saisissant  la  main. 

Ta  voix  est  troublée  pourtant. 

KERMALEC 

Non,  non. 

ROBERT. 

Kermalec,  ta  main  tremble  dans  la  mienne. 

KERMA  LEO. 

Ma  main?...  c'est...  la  votre,  monseigneur. 

R  O  R  E  R  T. 

Ainsi,  je  puis  te  croire?...  et  quand  revien- 
dront-ils? 

KERMALEC 

Demain. 

Il  n  B  E  R  T. 

Demain? 

K  El!  M  Al.  EC. 

Oui. 

1\  0  R  E  R  T. 

Deiiriin!  c'est  bien  long! 

KERMALEC. 

C'est  que   leur  prière   sera  longue...  Oui,  de- 
main... qui  sait?  cette  nuit,  peut-être. 
R  o  R  E  n  T. 

Cette  nuit!  oh!  oui,  (pi'ils  viennent  cotte  nuit. 
(licouLinl.)  Mais  écoute...  on  lève  lo  pont-levis,  on 
entre  au  manoir...  ce  sont  eux  peut-être?  (Il  veut 
se  lever.) 

K  E  R  M  \  1.  K  C. 

Ileslez,  monseigneur,  restez  :  je  vais  \  leur  ren- 
contre. (A  part.)  Mon  Dieu!  fuis  que  re  soit  cen\ 
que  son  cœur  attend!  (Il  sort  p.irliî  Uml.) 


298 


ll:  combat  des  tuemte. 


SCENE    111. 

ROBERT,  seul. 

Mon  père!  Matliildc!  Ils  sont  allôs  prier  pour 
moi.  Et  cette  prière,  Dieu  Ta  entendue:  car  je  vis, 
et  la  Brctajîue,  ma  noble  Bretagne  l'emporte  I  Oli  1 
maintenant,  ces  étrangers  sauront  que  ce  n'est  pas 
le  courage  qui  nous  fuit  défaut  ! 

SCÈNE  IV. 
ROBERT,  KERMALEC. 

noBEnT. 
Ou  \ii'nt...  je  vais  savoir...  (Se  levant  à  moitié.) 
Eh  l)ien?...  est-ce  mon  père?...  est-ce  Mathildo?... 

KKnMALEC. 

Non,  messire. 

ROBERT. 

Non  !  (Il  se  laisse  retomber.) 

KERMALEC. 

Pas  encore...  patience!  patience!  ils  revien- 
dront. 

ROBERT. 

Ils  reviendront!  mais  s'ils  tardent,  il  siu-a  trop 
tard  pour  eux  peut-être,  trop  tard  pour  moi,  Ker- 
malec. 

KERMALEC. 

Que  dites-vous  '? 

ROBERT. 

Tu  ne  sais  pas  que  l'impatience  est  la  pire  des 
blessures?  que  l'inquiétude  tue  aussi  bien  qu'un 
poignard...  Kermalec,  je  ne  sais  pourquoi,  mais  je 
tremble  pour  ceux  que  j'aime...  pour  ceux  qui 
m'auraient  fait  aimer  ma  gloire!  Ce  n'est  pas  mon 
père!  ma  fiancée!...  Mais  qui  donc  vient  à  cette 
heure?... 

KERMALEC. 

Un  voyageur  épuisé  de  fatigue,  et  qui  s'avance 
avec  peine  appuyé  sur  le  bras  de  son  écuyer. 

ROBERT. 

Oh!  qu'il  entre,  qu'il  entre...  je  suis  prêt  à  le 
recevoir. 

KERMALEC. 

Mais,  monseigneur,  dans  l'état  où  vous  êtes, 
vous  ne  pouvez... 

ROBERT,  vivement. 

Kermalec,  rien  ne  doit  dispenser  un  Boaiuna- 
noir  de  remplir  les  devoirs  de  l'hospitalité!...  Ton 
bras...  ton  bras,.,  je  vais  aller  au-devant  de  mon 
hôte! 

KERM  ALEC. 

Non,  messire,  c'est  lui  que  je  conduirai  en  votre 
présence. 

ROBERT. 

Eh  bien!  va  le  chercher  à  l'instant.  Je  lui  dois 
des  excuses  et  je  veux  les  lui  faire. 


SCÈNE   V. 
Les  Mêmes,  D'APREMONT,  un  Écuver. 

(La  nuit  eorarncnce  à  venir.) 

KERMALEC,  allant  au  fond  et  oiivraul  la  porte. 
Par  ici,  seigneur. 

u'apr  EMOiNT,    enveloijpé  d'un  mantiiaii    et 
s'appiiyant  sur  le  bras  de  son  écuyer.  Bas. 
Laissez-moi,  sire  écuyer,  (L'écuyer  sort.) 

KERMALEC,  à  demi-voix. 
Approchez,  monseigneur,  voici  mon  maître  qui 
vous  attend. 

d'à  p  REM  ONT,  à  part. 
Oli  !  il  me  pardonnera!  .Te  lui  rendrai  sa  lillel 

KERMALEC,  s'approcliant  do  Robert,  bas. 
Voilà  ce  voyageur. 

ROBERT,  bas. 
Kt  nous  le  recevons  jiresque  au  milieu  des  ténè- 
nres!    cette  lampe   est  prête   à  s'éteindre...   \a 
chercher  des  flambeaux,  mon  ami. 

K  E  R  :M  A  L  E  C. 

Oui,  monseigneur. 

D 'a  P  REM  ONT,   à  part. 
Il  (Jtait  temps  d'arriver!  Malheureux  vieillard! 
Aurai-je  la  force  de  tout  lui  apprendre?  (Il  se  laisse 
aller  sur  un  siège.) 

KERMALEC,  regardant  d'Apremont.  A  part. 
Pauvre  voyageur!  il  totnbe  de  fatigue.    (Il  sort 
par  le  fond.) 

SCÈNE   YI. 

n'APP.EMONT,  ROBERT. 

ROBERT,  d'une  voix  lente  et  brisée  par  la  douleur. 
Mon  hôte  m'excusera-t-il  de  ne  pas  m'être  levé 
en  sa  présence? 

d'  a  P  R  E  m  O  \  T. 

C'est  moi,  monseigneur,  qui  devrais  être  deljoul 
en  la  votre,  et  je  prie  le  sire  de  Beaumanoir  de  me 
pardonner... 

ROBERT. 

>'ous  ])ard(innerl...  Je  vous  remercie  de  l'hon- 
neur que  vous  nous  avez  fait  en  vous  arrêtant  ici. 
d'apremont,  à  part. 

Il  me  remercie!  et  cette  main  l'a  privé  de  tout 
ce  qui  lui  était  cher  en  ce  monde. 

ROBERT. 

Nous  sommes    trop    éloignés...    rapprochons- 
nous.  (Tous  deux  rapprochent  leur  fauteuil  avec  effort.^ 
Je  ne  vous  demanderai  pas  votre  nom. 
d'apremont,  à  part. 
Mon  nom  ! 

ROBERT,   continuant. 
En    Bretagne,    tous    les    voyageurs   sont   nos 
frères,  oui,  frères  par  l'hospitalité. 
d'apremont,  à  part. 
Lui  et  moi...  frères!  Oh!  s'il  savait! 

ROBERT. 

Je  vous  tends  la  main,  ne  le  voyez-vous  pas? 


ACTE   TROIS  lÈMK. 


299 


1)   AIT.  EM  ON  T. 

Oli!  pardon,  monseigneur!  voici  la  mienne. 

ROBERT,  lui  serrant  la  main. 
Soyez  le  bienvenu! 

d'apremont,  retirant  vivemenl  sa  main. 
Ah! 

ROBERT. 

Vous  êtes  blessé,  monseigneur?  Blessé!...  gra- 
vement peut-être... 

d'apremont. 
Je  ne  sais... 

ROBERT. 

Mais  vous  souffrez  beaucoup? 

D  'a  P  R  E  M  O  N  T. 

0!i!  oui...  l)eauroup! 

ROBERT. 

Eh  bien  !  nous  sommes  frères  encore  ])ar  la  dou- 
leur... car,  moi  aussi,  je  souffre... 
n'APREMONT,  à  part. 
L"inf()rtuni''!...  il  regrette  son  fils! 

ROBERT. 

Je  voudrais,  monseigneur,  pouvoir  vous  offrir  à 
rinstant  les  secours  qui  vous  sont  nécessaires... 
mais...  on  va  venir. 

I)  'a  p  n  e  m  0  \  T. 

Oh  !  ne  pensons  pas  h  moi,  monseigneur  !  Si  mes 
blessures   sont  graves,  d'autres  en  ont  reçu  de 
])lus  graves  encore...  car  la  Bretagne...  hélas!... 
compte  aujourd'hui...  ses  inorts... 
ROBERT,  s'animant. 

F.a  Bretagne  !...  Et  l'Angleterre?...  pensez-vous 
donc  cju'elle  eu  compte  moins? 

DA  PRE  MO  IV  T. 

l^n  de  moins,  monseigneur. 

RORERT. 

(^est  un  de  plus  qu'il  faut  dire. 

I)  'a  p  r  e  m  o  \  t. 
Un  déplus!...  (A  part.)  11  ne  sait  rion...  il  es- 
l)ère  revoir  son  fils! 

ROBERT,  continuant. 
Et  VOUS  pouvez  hautement  partager  la  joie  de 
lu  Bretagne. 

d'à  p  REMONT. 

Sa  joie!... 

ROBERT. 

(lar,  grâce  à  Dieu,  c'est  elle  qui  l'emporte  au- 
jourd'hui... 

d'apremont. 
En  étes-vous  bien  sûr? 

RORERT. 

Si  j'en  suissilr...  Bobcrt  de  Beaumanoir  était  du 
combat  dos  Trente,  monseigneur! 
d'apr  r. mont. 
.le  le  sais. 

R  or  I  rt. 
Il   est  tombé,  lui,  trentième,  c'est  vrai;  mais 
avant,  il  a  comptî  tons  ses  ennemis  gisant  à  ses 
pieds... 

h  ■  \  !•  R  E  MON  r. 

Il  en  est  un  qui  s"i;sl  rclevi'-. 


Beievi'l... 

d'apr  emont. 
Oui,  monseigneur,  et  qui  n'a  pas  voulu  paraître 
devant  Dieu,  chargé  d'un  crime  qui  pèse  sur  sa 
conscience...  Blessé,  mourant,  il  s'est  traîné  jus- 
qu'ici... Il  estdcvant  vous  (S'inclinant.),  à  vos  pieds, 
pour  obtenir  son  pardon. 

ROBERT,   in(puot. 
Votre  pardon  !..,  et  que  m'avez-vous  fait? 

D  'a  p  R  E  M  o  N  T. 

Comte  de  Beaumanoir... 

ROBERT,  à  part. 
o  nuit  i)ropicc!...  il  me  prend  pour  mon  père. 

d'apremont. 
Vous  rappelez-vous  ces  Anglais  que  vous  avez 
maudits? 

ROBERT. 

Ces  Anglais! 

d'apr  EMONT. 

Parmi  eux   se  trouvait  celui  que  v.nis  avez  le 

I    droit  de  haïr  comme  votre  plus  mortel  ennemi... 

Abusant  de  votre  hospitalité,  c'est  moi  qui  vous  ai 

ravi...  ce  que  vous  aviez  de  i)lus  cher  au  inondi?... 

après  votre  fils! 

ROBERT. 

Grand  Dieu!  Matliilde!... 

D 'a  p  REM  ON  T. 

Oui,  Mathilde... 

ROBERT,   à  part. 

Ah!  tout  m'est  expliqué...  l'absence  de  mon 
père...  Kermalec  me  trompait. 

d'apremont,  continuant. 

Mathilde,  maintenant  votre  seule  joie,  votre 
seule  espérance. 

RORERT. 

Malheureux!...  tu  n'as  pas  eu  honte  de  tromper 
la  confiance  d'un  vieillard  ! 

d'apremont. 

Je  ne  pouvais  souffrir  le  bonheur  d'un  rival... 
Et  dans  mon  coeur  la  haine,  la  jalousie,  l'amour, 
ont  dévoré  la  honte! 

ROBE  R  T. 

L'amour! 

d'apremont. 
Oui,  monseigneur...  J'aime  Mathilde,  sans  es- 
poir. . . 

ROBERT. 

Et  tu  oses  te  présenter  en  ces  lieux...  lu  ne 
crains  pas... 

d'apr  EMONT. 

Comte  d(!  Beaumanoir,  ne  perdez  pas  un  temps 
précieux  en  de  vaines  menaces.  Qui  sait  si,  tout  h 
l'heure,  j'aurai  la  force...  ou  la  siiionlé...  Ilàtez- 
vous,  courez  délivrer  votre  lille. 

ROBERT. 

Où  est-elli;?...  où  est-i'lleV... 

d'apr  I    M  (INI. 

I        Prenez  ces  laldeiies  .. 


300 


I.K  COMBAT   DES   TRENTi:. 


Il  0  1!  F  UT,  s'approcli.iiit  avpc  rfforl  cl  les  saisissant. 

Doiinuz!... 

d'ap  11  i:mo\t,  cniilinnaiit. 

Kllcs  vous  ouvriront  les  portes  du  cliàtcau  de 
Kcraurais!... 

n  o  n  K  11  T. 

Du  cluiteau  de  Kcraurais!...  (A  part.)  Ali!...  cotte 
voix  qui  me  criait  :  Robert!...  iHait  bien  celle  de 
.Matliilde...  et  son  misérable  ravisseur  est  le  comte 
d'.Apremont!  (Appelant.)  Kermalec!...  Kermalec! 

SCÈNE  VU. 

Les   Mkmks,   KERMALEC,  entrant  avec 

deux  tlambcaiix  qu'il  di'pose  sur  nue  table. 

KERMALEC. 

Me  voici,  monseigneur. 

n'APRKMONT,  regardant  Robert  avec  attention  et 

se  levant  avec  peine,  à  part. 
Que  vois-jc!...  Robert  de  Bcatimanoir!...  Malé- 
diction! Je  me  suis  repenti  trop  tôt...  ma  victoiri; 
est  encore  incertaine. 

ROBERT,  à  Kermalec. 
Mon  cheval!  Dans  dix  minutes,  je  partirai  pour 
le  <'luït(i;iu  de  Kcraurais. 

K  i:  nSIALEC. 

Vous,  monsci?;neur,quand  vous  chancelez,  quand 
vous  êtes  si  faible! 

n  0  IJ  E  u  T. 

Faible!...  Oh!  non,  non,  Kcnnalcc,  je  no 
mourrai  pas,  je  ne  puis  plus  mourir...  car  moi 
seul  peux  sauver  Mathildo...  IVIais  avant,  je  dois 
sonf;cr  à  la  Bretagne...  Va!  va! 

KERMALEC. 

Que  dites-vous?...  Je  ne  vous  comprends  pas, 
monseigneur. 

ROBERT. 

Ne  cherche  plus  à  me  tromper...  je  sais  tout!... 
Va,  te  dis-je,  va  tout  préparer  pour  mon  départ... 
Je  le  veux,  je  te  l'ordonne. 

KERMALEC,  en  sortant. 

Ah  !  je  tremble... 

SCÈNE   VIII. 

ROBERT,   D'APREMONT,  puis  KER- 
MALEC. 

ROBERT,  après  la  sortie  de  Kermalec. 
Et  maintenant,  debout,  messire,  debout!  quittez 
ce  déguisement  inutile...   Ma  haine   vous  a   re- 
connu... vous  êtes  le  comte  d'Apremont. 

d'apremont,  jetant  le  manteau  dont  il  est 
enveloppé. 
Eh  bien!  oui...  le  comte  d'Apremont,  que  tu 
croyais  mort...  l'Angleterre  s'est  relevée  du  champ 
de  bataille  presque  en  même  temps  que  la  Bre- 
tagne... Tous  deux,  nous  étions  dans  l'erreur... 
demain,  l'erreur  cessera;  car  demain,  l'un  de  nous 
tombera  pour  ne  plus  se  relever. 

ROBERT. 

A  l'instant  môme!... 


I)    ,\  PU  KM  ONT. 

Demain,  vii'onili'  de  Beaunianoir. 

r,  or.  ET,  r. 
l'n  iîrctiin  ne  remet  jamais  un  cnmlKit  au  len- 
demain. 

I)  'a  P  R  E  M  0  N  T. 

Un  Anglais  sait  attendre  lorsqu'il  le  faut... 
Écoutez-moi  ! 

ROBERT. 

T'écoutor,  moi!...  après  le  crime  que  tu  as 
commis...  Comte  d'Apremont,  parle  à  mon  épée, 
elle  seule  doit  te  répondre. 

I)  'a  p  r  e  m  0  n  t. 

\jd  mienne  ne  lui  fera  pas  défaut...  car  ma  haine 
égale  au  moins  la  votre. 

ROBERT. 

I..a  haine  que  tu  m'inspires  ne  se  mesure  pas , 
elle  se  prouve!  (Tirant  son  épée.)  En  garde!  en 
garde  ! 

d'apremo\t,  froidement. 
Jetez  les  yeux  sur  votre  épée,   et  dites-moi  si 
elle  est  en  état  de  frapper  votre  plus  mortel  en- 
nemi. 

ROBERT,  avec  accablement. 
Brisée! 

d'ap  REM  ON  T. 

Et  vos  forces  sont  comme  votre  épée. 

ROBERT. 

Mes  forces!...  (Il  veut  s'élancer  et  retombe.) 

u  'a  p  r  e  m  0  n  t. 
Vous  voyez  bien. 

ROBERT,  avec  désespoir. 
Mathilde!  Mathildo! 

d'apremont. 
Le  repos  nous  est  nécessaire  à  tous  deux. 

ROBERT. 

Faire  trêve  à  ma  fureur,  quand  la  Bretagne  et 
ma  fiancée  me  crient  de  les  venger!... 
D'APREMO^T,  tirant  son  épée. 

Regardez  aussi  mon  épée...  elle  ne  vaut  guère 
mieux  que  la  vôtre.  (Il  la  jette  à  côté  du  tronçon  que 
Robert  a  laissé  échapper.)  Pour  terminer  un  si  grand 
combat,  il  nous  faut  de  meilleures  armes...  il  faut 
surtout  que  nous  puissions  nous  en  servir...  Au- 
jourd'hui, Robert  de  Beaumanoir,  tu  peux  me  faire 
assassiner...  mais  nous  ne  pouvons  combattre  que 
demain... 

ROBERT,  hésitant. 

Demain!...  (Prenant  son  parti.)  Comte  d'Apre- 
mont, je  vous  retrouverai  ici,  demain? 

D  'a  p  r  e  m  O  n  T. 

Je  le  jure  ! 

ROBERT,  à  part. 
Alors,  Mathilde  avant  la  Bretagne  ! 

c'APREStO^T,   à  part. 

Va,  Robert,  demain  xMathilde  et  la  Bretagne  te 
ploiu'eront! 

KERMALEC,  entrant. 
.Monseigneur,  tout  est  prôt. 


ACTK  TROIS  I  KM  1-:. 


301 


n  o  r.  F.  r.  t. 
nien!...  Kormalec,  pendant  mon  absence  et  sur 
votre  tétc,  vous  me  répondrez  tous  de  la  vie  de 
cet  Anglais.  (Il  désigne  d'Apremont.) 

KEKMAI.EC. 

Ln  Anglais!...  Ah!  si  je  l'avais  su! 

R  o  li  E  II  T. 

C'est  mon  hôte...  Quoi  qu'il  désire,  quoi  qu'il 
ordonne,  j'entends  que  sa  volonté  soit  respectée. 
(A  d'Apremont.)  Comte,  jusqu'à  mon  retour,  soj'ez 
le  maître  en  ces  lieux. 

d'à  l'I!  KMO  NT. 

Merci  î...  et  à  demain! 

ROBERT. 

A  domain!  (A  part,  pn  sortant.)  Mon  père,  Ma- 
tliildc,  pour  vous  je  vivrai,  i)0ur  vous  je  triom- 
iilierai! 


DEUXIEME    TABLEAU. 

I.a  cliambre  d'honneur  du  château  habité  par  Beaunia- 
noir.  —  Porte  au  fond;  à  droite,  porte  conduisant  à 
la  salle  d'armes  ;  riche  ameublement. 


SCENE  I. 

D'APREMONT,    KERMALEC. 

(  Au  lever  du  rideau,  d'Apremont  est  assis  devant  une 
table  servie;  il  tient  un  verre  à  la  main,  Keruialec 
lui  verse  à  boire.) 

d'apremont. 
Par  saint  Georges!  votre  chapelain  est  un  habile 
homme.  Depuis  qu'il  a  pansé  mes  blessures,  je 
me  sens  ressuscité. 

KKRMALEC,   à  part. 
Tandis  que  nous  sommes  occupés  à  servir  cet 
étranger,  que  devient  mon  pauvre  jeune  maître?... 
Ah  !  pourquoi  ne  m'a-t-il  pas  permis  de  le  suivre? 
d'aprkmont,   posant  son  verre  sur  la  table, 
après  avoir  bu. 
Le  breuvage  qu'il  m'a  ordonné  m'a  rendu  pres- 
que toutes  mes  forets...  ce  vin  est  généreux,  oui,  gé- 
néreux comme  ces  Bretons!  (Il  se  lève  à  demi  et  re- 
pousse la  laide.) 

K  E  R  M  A  I,  EC ,  s'approchant. 
Monseigneur  ne  prend  plus  rien  ? 

d'apremoivt. 
Non,  mon  ami  ! 

KEP.M  A  i.EC,  à  part. 
Son  ami!...  moi!...  Ah!  si  mon  maître;  ne  m'a- 
vait pas  ordonne;  de  le  servir  coinirtu  lui-même... 
(Il  sonne,  deux  valets  entrent.)  Emportez  cette  table. 
(On  emporte  la  labie,  haiil.)  Maintenant,  Monseigneur 
veut-il  passer  dans  sa  cliambre? 
I)'\P(1  emo.\t. 
Merci!  plus  tard  nous  v(!rroiis.  (Il  s'assied.) 


KF  II  M  M,  EC. 

Alors,  en  attendant,  si  Monseigneur  voulait  vi- 
siter... 

ii'apremoxt. 
Que  diable  veux-tu  que  je  visite?... 

K  K  n  M  A  L  E  C. 

La  salle  d'armes  de  mes  seigneurs  et  maîtres... 
Elle  est  ici  à  côté...  vous  y  verrez  l'épée  que  por- 
tait le  premier  des  Beanmanoir:  c'est  un  héritage 
que  tous  les  étrangers  peuvent  voir,  mais  auquel 
pas  i.n  seul  ne  touclii\ 

D'APR  EMO^T. 

Ah  !  et  pourquoi? 

KEP.M  ALEC. 

Parce  qu'ils  ne  l'oseraient... 
d'à  p  r  e  m  o  X  t. 
L'épée  est  bien  vieille...  et  un  peu  roiiillée,  sans 
doute? 

K  E  R  M  A  LEO,  avec  di^^iiilé. 
La  gloire  en  Bretagne  ne  se  rouille  pas...  Si  vous 
aviez  été  hier  au  chêne  de  Mi -Voie...  vous  me 
croiriez... 

n'A  p  li  E  M  o  X  t,  après  l'avoir  repardé. 
.le  te  crois...  (A  part.)  Par  saint  Georges,  je  suis 
payé  pour  cela...  et  il  me  tarde  de  prendre  ma 
revanche.  (Après  avoir  écouté  sonner  l' horloge,  haut.) 
Deux  heures  du  matin  !  (A  Kermalec.)  Ton  maître, 
je  pense,  va  bientôt  arriver? 

KERMALEC. 

Si  ses  forces  n'ont  pas  trahi  son  courage,  mon- 
seigneur Robert  sera  de  retour  avant  une  heure. 

n'APREMOXT. 

Alors,  je  l'attendrai  dans  ce  fauteuil...  Qu'on  me 
laisse,  je  n'ai  plus  besoin  de  rien. 

KERMALEC,  à  part,  en  sortant. 

Je  donnerais  dix  ans  de  ma  vie  pour  renvoyer 
tout  de  suite  cet  Anglais...  en  Angleterre. 

SCÎ^NE  II. 

D'APREMONT,  seul. 

Oui,  il  vaut  mieux  l'attendre  1;\...  Je  ne  veux  pas 
perdre  une  minute...  Robert,  tu  me  trouveras 
prêt...  11  revient  lier  et  triomphant,  Malhilde  lui 
sourit,  Mathilde  s'appuie  sur  lui!...  Ah!  quand  je 
songe  que  c'est  moi,  son  rival,  (jui  lui  ai  rendu 
sa  fiancée,  dans  un  fol  élan  de  générosité,  je  sens 
une  soif  de  vengeance...  qui  doit  m'assurer  la  vic- 
toire!... (Se  levant.)  Voyons,  essayons  un  peu  mes 
forces...  C'est  singulier,  je  ne  suis  plus  aussi  ferme 
que  tout  à  l'heure...  mes  jambes  nécliissent,  je  ne 
puis  me  soutcMiir.  (Il  retomhe  sur  son  fauteuil.)  Ma 
tête  est  alourdie,  mes  yeux  se  ferment  malgré  moi... 
ah!  le  siunmeil  m'accable...  je  lutterais  en  vain 
contre  lui...  ne  le  repoussons  pas,  il  me  rendra 
toute  ma  vigueur.  (Presque  endormi.)  Robert!  Ro- 
bert! les  joiu's  sont  comptés!.,,  je  te  verrai  mort 
à  mes  pieds!...  et  puis  après,  (pie  Dieu  fasse  de 
iiioi  ce  qu'il  voudra  ! 


302 


LK   COMHAT    DES    TIlKNTi:. 


SCKNE    III. 

D'A  PR  KM  ONT,  (-ndoimi. 
BEAUMANOin,  puis  KERMALEC. 

HF.  AUMANOin,  eiilr.int  vivement. 
Mon  fils!  mon  fils!  (Apiùs  un  silencn,  iicnd.int  le- 
quel il  écoule  avec  la  plus  grandi'  aniiclé.)  Personne!... 
(Appelant.)  Rolieit!  Robert!...  l'ersonnc  ne  me  ré- 
pond! partout  le  silence!...  je  n'ai  plus  de  fils!  (Il 
s'adosse  à  un  fauteuil  et  paraît  pièt  à  tomber.)  Piobcrl! 
iMuthildc!  oh!  je  n'ai  plus  d'enfants! 
KEiiMAi.EC,  entrant. 
Qu'ai-je  entendu?  (Apercevant  le  comte  et  jetant  un 
cri  de  joie.)  Ah  !... 

I!  E  A  L' M  A  \  G I  n ,  respirant  à  peine. 
Qui  a  parlé?  Robert,  est-ce  toi?  (Il  tcml  les  luas 
en  avant.) 

KEtiMAt. EC,  s'approchant  et  saisissant  sa  main 
qu'il  porte  à  ses  lèvres. 
Mon  maître! 

BEAUMAXOIR,  avec  abattement. 
Ce  n'est  pas  lui!...  Kermalcc!  mon  fils,  mon 
fils?... 

KERMALEC. 

Mvant!  monseigneur!...  vivant!! 

BEAUMANOIR. 

Vivant!...  ô  mon  Dieu!  je  te  remercie!... 

KERMAI.EC. 

Et  vainqueur  ! 

B  E  A  U  M  A  N  0  I  R  . 

Mais  blessé,  n'est-ce  pas?  car  mon  fils  serait 
dans  mes  bras...  et  il  n'est  pas  là!...  où  est-il?  où 
est-il  ? 

KERMAI.EC,  le  retenant. 
Restez,  monseigneur,  restez...  mon  maître  n'est 
pas...  au  château. 

BEAUMANOIR,  vivement. 
Pas  encore  de  retour  ! 

KERM  ALEC. 

De  retour  et  reparti...  Je  crois  qu'il  est  à  votre 
recherche. 

BEAUMANOIR. 

11  me  cherche?  moi  et  sa  fiancée,  n'est-ce  pas? 
Sa  fiancée!  perdue,  enlevée!...  Oh!  mon  ami,  si 
tu  savais  tout  ce  que  j'ai  souffert  depuis  mon  dé- 
part... la  douleur  m'ôtait  la  raison.  J'ai  cru  me 
rendre  auprès  de  mon  ami  Keraurais,  et  j'étais  an 
milieu  des  Anglais... 

KERMAI.EC. 

Des  Anglais  ! 

BE  \IMA\0IR. 

Aux  accents  sauvages  de  ces  bommes,  à  leurs 
cris  de  triomphe,  fou  de  douleur,  car  je  l'étais, 
j'ai  fui  loin  d'eux  en  les  maudissant.  Dans  chaque 
hameau,  dans  chaque  chaumière  qui  s'olTrait  sur 
mon  passage,  les  habitants  étonnés  ont  pu  voir  un 
vieillard  aveugle  redemander  sa  fille!  !  Ils  m'écou- 
taient  sans  me  comprendre...  et  ce  supplice  de 
chaque  minute,  de  chaque  seconde  ,  s'est  ainsi 
prolong(''  tout  un  jour...  un  jour  entier,  mon  ami  ! 


k  K  u  M  \  I,  EC. 


Oh! 


BEAt  MANOIR. 

Tout  à  coup,  je  m'arrête  au  milieu  de  ma 
course;  une  afl'reuse  pensée  m'est  venue!  Pendant 
que  je  cherche  sa  fiancée,  mon  fils  expire  peut- 
être!...  Devant  cette  image  de  deuil,  je  reste 
anéanti!...  Il  semble  qu'un  ange  invisible  me 
ferme  le  passage  et  me  crie  :  Comte  de  Reauma- 
noir,  tu  n'iras  pas  plus  loin,  ton  fils  va  mourir... 
il  t'attend!... 

KEUM  ALEC. 

Mon  pauvre  maître!... 

B  E  A  t  M  A  N  0  I  R  ,  continuant. 

Oui,  cette  voix  i)roplK'lique,  j'ai  cru  l'entendre... 
alors  j'ai  rebroussé  chemin.  Pour  retrouver  mon 
Robert,  j'aurais  tout  sacrifié,  j'aurais  signé  mon 
déshonneur.  D'un  violent  coup  d'éperon,  j'ai  dé- 
chiié  les  flancs  de  mon  cheval...  il  part,  il  vole... 
c'est  un  démon  qui  l'entraîne...  enfin,  épuisé,  il 
tombe  mort  aux  portes  de  ce  manoir...  Me  voilà; 
et  j'arrive  trop  tard  !  mon  fils  est  reparti  !  Kerma- 
lec,  plains-moi,  mon  fils  m'a  ramené  la  gloire,  et 
moi,  je  n'ai  pu  lui  ramener  sa  fiancée...  (Il  se  laisse 
aller  sur  un  siège.)  Mathildc!  Mathilde!...  Mais 
parle-moi  de  ton  jeune  maître...  parle-moi  de  son 
triomphe...  et  de  ce  glorieux  combat. 

KEnMAI.EC. 

Oui,  ce  fut  un  beau  combat,  monseigneur;  ces 
Anglais  me  sont  odieux...  mais  respect  au  cou- 
rage!... ceux-là  étaient  des  braves!  Trente  contre 
trente!...  Je  crois  les  voir  encore...  l'épée  à  la 
main...  chacun  a  choisi  son  adversaire...  ils  s'ap- 
prochent... ils  se  joignent...  le  sang  coule...  il 
coule  de  toutes  parts...  déjà  les  mourants  couvrent 
la  terre,  cette  terre  de  France  qui  toujours  boit 
le  sang  de  l'étranger!  tous,  avant  d'expirer,  crient, 
ici,  vive  la  Bretagne!  là,  vive  l'Angleterre!... c'était 
leur  dernière  parole...  puis  ils  mouraient. 

BEAU  MANOIR. 

Et  je  n'étais  pas  à  cette  fête  ! 

K En  M ALEC 

Mais  votre  fils  y  était...  Oh  !  si  vous  l'aviez  vu  !... 
un  moment,  j'ai  tremblé  pour  lui...  entouri'  de 
ses  frères  morts,  j'ai  reconnu  sa  voix...  il  deman- 
dait... 

1!  E  A  V  M  A  N'  o  I R ,  vi  vcment. 

11  demandait?... 

KERJIAI.EC,   continuant. 

Le  Christ  mourant  pour  le  monde  eut  soif;  Ro- 
bert de  Beaumanoir,  prêt  à  mourir  pour  la  Bre- 
tagne, eut  soif,  lui  aussi!...  Comme  le  Christ,  il  a 
demandé  à  boire!...  Dans  cet  instant,  le  comte 
GeofTroi  Dubois  allait  expirer  à  ses  côtés  :  «  Bois 
ton  sang,  Beaumanoir!  »  lui  a-t-il  dit...  et  sa  soif, 
a  passé... 

BEAUMANOIR. 

Mon  fils!  mon  fils!...  Oli!  ..  continue...  con- 
tinue... 


ACTE    TKOISIÈMK. 


303 


KEll.M  ALEC. 

Le  conil)at  allait  Unir,  et  la  victoire  semblait 
perdue  pour  nous... 

CE  ai;m  WOIR. 
Ah! 

KEP.  M  ALEC. 

Plusieurs  ennemis  vivaient  encore,  et,  de  notre 
roté,  votre  fils  était  seul  debout. 

B  E  A  U  M  A  \  G  1  R . 

l-".t  il  u  pu  résister? 

KERM  \  I,  EC. 

Oui,  monseigneur,  j'ai  vu  un  lîeaumanoir  seul 
contre  quatre!  et  ce  Beaumanoir  a  triomphé!... 
sous  ses  coups,  j'ai  vu  tomber  le  dernier  An- 
glais ! 

liV.WM  \soiu. 

O  mon  fils  ! 

KKH  MA  1,EC. 

Lui-même,  couvert  de  blessures,  je  l'ai  reçu 
mourant  dans  mes  bras!...  Mon  maître,  je  vous 
avais  promis  de  le  ramener  vainqueur...  j'ai  tenu 
ma  parole... 

lîEAUMANOlIl. 

Kt  moi,  je  n"ai  pas  tenu  la  mienne!  je  ne  lui  ai 
pas  ramené  sa  fiancée!  Viens,  Kermalec!  viens, 
cette  fois,  nous  la  trouverons. 

n'APREMONT,  dormant. 
\ive  l'Angleterre! 

BEALMANOIU,   tressaillant. 
Qui  donc  a  parlé? 

kERMAi, EC,  à  Iui-mi"ine. 
(jue  vois-je!  notre  hôte  qui  s'est  endormi  ici  ! 

d'apremoxt,  de  même. 
Kt  meure  la  Bretagne  ! 

BEAI' M  A  NO  I  l\. 

Et  meure  la  Bretagne!...  Qui  ose  donc  proférer 
devant  moi  ce  cri  de  haine...  ce  vœu  imi)ie?...  Ker- 
malec, réponds-moi  !...  cette  voix  qui  ne  m'est  pas 
inconnue...  cette  voix  qui  m'insulte  jusque  dans 
la  demeure  de  mes  ancêtres... 

KERMALEC. 

Kst  celle  d'un  hôte  que  votre  fils  a  reçu  avant 
de  partir. 

n  i:  A  i  M  A  \  o  I  li . 
L'Iiote  de  mon  fils  crie  :  Vive  l'Angleterre!... 

KERMALEC. 

l*ardonnez-Iui,  monseigneur...  il  est  plongé 
dans  le  sommeil,  et  ses  vœux  ne  sont  qu'un  vain 
l'ève. 

n'APREMONT,  de  même. 

Vingt-neuf  Anglais  sont  tombés,  mais  le  tren- 
tième est  debout...  Robert,  tu  n'es  pas  encore 
vainqueur  ! 

liE  \  i;  MA  \oi  i\. 

Oiel  !  qui;  dit-ir.'  tu  reutends,  Ki;rmalec?  lequel 
faut-il  donc  croire  de  vous  deux? 

KERMALEC. 

Hassurez-vous,  monseigneur,  s'il  iMail  (''Vf'illi'-, 
cet  Anglais  ne  pai'lerait  i)as  ainsi. 


li  E  A  u  M  \  N  o  I  n . 
Un  Anglais,  dis-tu?  .\insi...  c'était  un  Anglais... 
Oui...  oui... cette  voix...  c'est  lui!  c'est  lui?...  K.-r- 
malec,  laisse-nous. 

KERMALEC. 

Mais,  monseigneur... 

BEACMANOIR. 

Laisse-nous,  te  dis-je  ! 

KERMALEC. 

J'obéis,  ill  sort.) 

SCÈNE  IV. 

BEAU  MANOIR  ,    D'A  P  I!  KMOM, 

toujours  endoiiiii. 

RE  Al  MANOIR. 

Un  Anglais!...  ah!  je  comprends  tout  mainte- 
nant. (Il  marche  du  côté  de  d'Apremonl  et  s.i  m.iin  le 
rencontre.)  Réveillez-vous,  seigneur,  réveillez-vous, 
et  trêve  à  vos  songes... 

d'apremont,  ouvrant  les  yenx. 
Un  vieillard  devant  moi!...  (Le  reconnaissant.)  Le 
père  de  Robert  !... 

HEAUMANOIR,  lui  saisissant  le  bras. 
Seigneur,  vous  êtes  lui  infâme! 

d'à  p  r  e  m  o  n  t. 
Comte  de  Beaumanoir! 

BEAUMANOIR. 

Oui,  un  infâme  et  un  lâche!  c'est  vous  qui 
m'avez  enlevé  ma  fille!  la  fiancée  de  mon  Robert... 
cette  voix  qui  me  semblait  un  lointain  souvenir... 
Oh!  je  ne  me  trompe  pas!  hier,  ici,  dans  cette 
salle,  elle  me  parlait  de  mon  fils,  et  c'était  pour 
mieux  me  tromper...  c'était  pour  me  ravir  la  jeune 
fille  qu'il  aimait...  que  nous  aimions...  A  genoux, 
messire !  (Il  hii  fait  couiLlt  le  genou.)  A  genoux, 
comme  un  infâme! 

d'apre^ioxt,  se  relevant. 

Oh! 

BEAI  M  A  Mil  li. 

domine  un  lâche! 

n'A  1'  R  E  >I  0  \  T. 

(l'en  iist  trop!  le  comte  d'.\preniont,  un  lâche!... 
mais,  si  votie  fils  fut  le  premier  à  représenter... 
votre  Bretagne...  moi,  je  fus  le  premier  à  repré- 
senter l'Angleterre...  Si  le  comte  d'Apreinont,  un 
des  trente,  est  tombé  couvert  d'honorables  ble-*- 
sures...  maintenant  il  est  debout...  debout,  cuien- 
dez-vous,  monseigneur,  et  il  attend!... 

BEAUMANOIR. 

Ah!  c'est  mon  fils  que  vous  attendez?...  pour 
être  vainqueur,  il  ne  vous  manque  plus  que  le 
sang  d'un  Beaumanoir...  n'est-ce  pas?...  N'atten- 
dez plus  :  ce  Beaumanoir  est  devant  vous...  et 
c'(!st  lui  qui  allenii!  venez...  \enez!  (Il  veut  l'eii- 
Iraiiier. 

n'A  p  R  E  M  o  \  T. 

I  M  (luil  entre  nous!...  c'est  impossible!... 

BE  VI   MANOin. 

Mou   lils  a  payé  sa  dette  îi  la   Bretagne...  c'est 


;5o;i 


LK   COMIJAT    l)i;S    TRENTE. 


moi  qui  voii^criii   ma  lillc  !    (Il   veut  l'entraîner  Je 
nouve.iu.) 

d'aï»  ri:  M  ON  T. 
(lonitc  do  ntnuiinanoir,  jt>.  rcsiiccte  votfc  âge. 

Kl.  AUM  ANOI  n. 

C'est  mon  honlieur  qu'il  fallait  respecter...  Mou 
:\ge!...  c'est  vrai,  j'ai  quatre-vingts  ans...  mais 
vous  ôtes  blessé,  vous  me  l'avez  dit.  Je  suis  aveu- 
gle... mais  vous  l'Ctos  autant  que  moi,  car  il  fait 
nuit.  Les  chances  sont  (égales...  ici,  à  deux  pas, 
dans  la  grande  salle,  nous  trouverons  des  armes... 
ne  craignez  rien,  messirc,  les  témoins  ne  nous 
manqueront  pas...  mes  ancCtres  nous  en  tien- 
dront lieu...  Venez  :  les  Beaumanoir  jugeront  les 

coups. 

d'apremom'. 

Jamais...  J'ai  donné  ma  parole  ;\  un  autre. 

BEAUMA!\OI  R. 

C'est  donc  la  vie  de  mon  lils  qu'il  te  faut!... 
La  mienne  !  la  mienne  avant...  marclions... 
n'A  p  REM  ONT,  s'assoyant. 
C'est  inutile  ! 

BEAUMAiVOIU. 

Ah  !  parce  que  mes  yeux  sont  fermés  h  la  lu- 
mière, tu  crois  donc  que  ma  main  ne  saura  pas 
trouver  le  chemin  de  ton  cœur?  mais  la  haine 
aussi  a  des  yeux!  et  c'est  par  ma  haine  que  je  te 
vois...  Tiens,  regarde  plutôt.  (11  lui  frappe  le  visage 
de  son  gant.) 

d'à  p  u  e  m  o  \  T,  se  le v,int. 

Ohl...  un  soulllet!  un  soufflet! 

lU'.AUM  ANOtR. 

Ne  t,'avais-je  pas  dit  que  la  haine  aussi  avait 
des  yeux"?...  viens  donc!  (Il  l'entraîne.) 
p'apremont. 

Dieu  le  veut!  (Ils  disparaissent  tons  diMix  par  la  porte 
de  la  salle  d'arme.s.) 

SCÈNE   V. 
ROBERT,  MATIIILDE, 
KERMALEC, 
pnis  BEAUMANOIR  et  D'APREMONT. 
IvERMALEC,  entrant  vivement  par  Ic  fond. 
Monseigneur!    monseigneur!    les    voilà...   Per- 
sonne!... (Il  va  pour  sortir.) 


non  EUT,  entrant. 
Mon  père!  mon  père!...  la  voici! 
M  \'rn  I  LUE,   entrant. 
Où  est-il?  (pu!  je  le  voie!  ([lu^  je  l'embrasse  1 

R  o  11  E  R  1 . 

Kermalec,  mon  ami,  répoiuls  donc?...  où  est 
mon  père? 

K  1.  Il  M  A  I.  E  c. 

Tout  à  l'heure,  il  était  ici...  avec... 

ROBERT,  bas. 

Avec  qui?...  Le  nom  de  mon  hôte,  il  l'ignore, 
n'est-ce  pas?...  Mais  silence,  n'as-tu  rien  entendu... 
un  cliquetis  d'épées... 

KERMAI,  EC. 

Ciel!...  (Il  court  à  la  porto  Je  droite.) 

ROBERT,  le  suivant. 
Mon  père  ! 

BEAUMANOIR,  entrant,  l'épée  à  la  main. 
La  voix  de  mon  fils!...  (Il  laisse  tomber  son  épée.) 
Ah!...  (Il  le  presse  Jans  ses  bras.) 

R  O  B  E  R  T,  qui  a  couru  à  lui. 
Et  votre  fille  aussi  ! 

BEAUMANOIR,  au  milieu  d'cuï. 
Mathilde!...  Robert!...  mes   enfants,    là,  dans 
mes  bras!  réunis  pour  toujours!  oh!  je  suis  un 
heureux  père!  car  mon  fils  me  revient  victorieux  ! 

ROBERT. 

N'ictoricux!  mon  père...  pas  encore... 

BEAUMANOIR. 

Tu  l'es,  te  dis-je...  Vive  mon  fils!  vive  la  Bre- 
tiigne!... 

d'apremont,  entrant  en  cLancelant. 
Vive  l'Angleterre!  (Il  tombe  et  expire.) 
ROBERT,  courant  à  J'Apremont,  suivi  Je  Kermalec. 
Mort!  mort! 

mathii.de,  à  part. 
Ciel  !  le  comte  d'Apremont! 

ROBERT,  à  Beaumanoir. 
Mon  père!  qu'avez-vous  fait?  (llegardanl  l'épée.) 
Cette  épée!... 

BEAUMANOIR. 

Mon  fils  a  vengé  la  Bretagne;  moi,  j'ai  vengé 
ma  fille!... 


fin     UU    COMUAT     DES    TU  EN  TE. 


f 

I 


VAUGELAS 


COMÉDIE  EN  UN  ACTE,  EN  PROSE 


:v.i 


PERSONNAGKS. 

VAUGELAS. 

HENRY  DE  LAN N OIS. 

ANTOINETTE,  ni.Vc  de  Vaugelas. 

MADELON,  filleule  (rAntoinette. 

BERG-0  i*-ZOOM,   sous-liciUenant,,  prisonnier  allemand. 

FRANÇOIS,  domestique  de  Vaugelas, 

La  scène  est  à  Paris,  cliez  Vaugelas. 


L'idée  de  cette  comédie  ,1  •'■\<:  inspirée  par  une  jolie  nouvelle  de  Fiédéric  Soulié,  la  Nièce  de  VcdifjelttS. 
MM.  Ch.  Desnoyers  et  II.  Rimbaut  ont  l'ait  représenter  en  ISiiC  une  pièce  sur  le  mémo  sujet.  Les  curieux, 
s'd  y  en  a,  pourront  comparer. 


YAUGELAS 


Le  théâtre  représente  un  petit  salon.  —  FemMrf  an  fnnd ,  portes  latériiles. 


SCENE    T. 

M ADF.LON,  puis  BIÎRG-OP-ZOOM. 

M  ADEI.ON,  seule. 

(Au  lever  du  rideau,  elle  est  occupie  à  recouvrir  los 

meubles  de  leurs  housses  et  à  les  ranger.  ) 

Je  rôve  toujours  à  ce  bon  M.  Bei-g-op-zoom... 
Une  petite  servante  avoir  pour  amoureux  et  pour 
prétendu  fcar  il  veut  ni't'pouser),  un  officier,.,  un 
ï^ous-lieutonant  !...  allemand,  il  est  vrai,  et  prison- 
nier; mais  c'est  égal,  c'est  tout  de  mémo  joliment 
beau  pour  moi...  Ce  que  c'est,  pourtant,  que  de 
ne  pas  bien  connaître  la  langue  d"un  pays,  ce 
pauvre  garçon  m'a  prise  pour  une  demoiselle. 
B  E  R  fi  -  0 1'  -  z  o  o  M,  entrant  par  la  fenêtre . 

Monsollc!  monsollc! 

M  A  i)i:i.n\  ,  effrayée. 

Ah!  ..  quoi,  c'est  vous,  monsieur  Berg-op- 
zoom'.'...  \ous  m'avez  fait  une  peur!... 

lîEIiC.-OP-ZOO^I. 

l'ien  vàgé,  monselle. 

M  AnEr.ON. 
Je  vous  avais  pourtant  défendu  devenir. 

IlEI\i;-0I>-Z00M. 

Bar  le  hortc,  monselle. 

M  A  DELON. 

Pardinel  est-ce  que  je  pouvais  penser  à  la  ff- 
nêtre!  est-ce  qu'on  vient  jamais  par  là? 

BERO-OP-ZOOM. 

Quand  on  ncbeut  bas  feiiir  bar  le  bortc,  mon- 
selle. 

51  A  D  E  I,  0  N . 

Vous  me  feriez  mettre  en  colère,  avec  votre  sang- 
froid. 

BERC-OI'-ZOOM. 

Je  gomlnenais  bas,  monselle. 

M  ADEI.ON'. 

Et  M.  de  Vaugelas,  mon  maîfri-,  qui  arrive  ce 
matin  de  Versailles,  qui  peut  vous  trouver  ici! 

BEnO-OP-ZOOM. 

Tant  mieux  !  monsi'lle,  rh'avre  écrit  au  pays,  à 
ma  père  et  mt^re,  bour  mes  babiers  et  son  ticré- 
ment  ;  et  je  édro  bus  vàgé  de  liàvrc  d'avance  celui 
de  votre  resbegdable  maître,  pour  l'Miménager  afec 
fous  lifcment. 

M  A  DELON'. 

Vous  ne  voulez  donc  pas  vous  mettre  dans  la 
téie  f|ue  M.  de  Vaugelas,  vieux  et  bizarre,  ne  veut 
voir  ni  recevoir  personne,  rpie  niail<'nioi>elle  .\n- 
toincttc,  sa  nièce, qu'il  fait  \ ivre comm<'  un  savant. 


dépend  entièrement  de  lui,  et  que  moi,  je  dépends 
de  mademoiselle  Antoinette,  puisqu'elle  est  ma 
marraine? 

BERG-OP-ZOOM. 

Je  sâvre  bas. 

MA  DELON. 

Eh  bien  !  sachez  qu'elle  m'a  déclaré  positivement 
qu'elle  ne  me  permettrait  un  amant  que  lorsqu'elle 
en  amait  un,  et  de  me  marier  que  lorsqu'elle  se 
marierait. 

BERO-OP-ZOOM. 

Cette  pêdise!  ce  n'est  bas  elle  qui  tonne  le  pén<'- 
tictioD. 

MADELON. 

Non,  mais  c'est  elle  qui  me  donnera  une  petite 
dot,  et  comme  je  n'ai  rien  du  tout... 

BERG-OP-ZOOM. 

Clie  n"hàvre  rien  tu  tutte  non  blus,  monselle. 

MADELON. 

Eh  bien!  nous  serions  riches!...  raison  de  plus 
pour  attendre. 

BERG-OP-ZOO.M. 

Taj'teiffi...  attendre!... 

MADELON. 

Oui,  monsieur,  d'autant  mieux  que  je  crois  que 
ce  uc  sera  pas  bien  long. 

BERG-OP-ZOOM. 

Vallait  donc  tire  tutte  suite,  monselle. 

M  A  I)  E  L  O  \. 

Oh!  c'obtque  moi  je  ne  suis  pas  si  vive,  si  pé- 
tulante ([lie  vous,  monsieur  Berg-op-zoom. 

BERG-OP-ZOOM. 

Cli'oufrc  l'oreille,  niocsello. 

MADELON. 

C'est  aussi  comme  cela  que  j'ai  fait,  l'autre 
jour,  et  j'ai  entendu  mademoiselle  Antoinette  faire 
à  son  oncle  l'éloge  d'un  M.  de  Lannois,  qu'elle 
avait  connu,  à.  ce  qu'elle  disait,  chez  sa  tanti',  à 
Melun. 

BERG-OP-ZOOM. 

Pou  !  11  est  bcut-édrc  îl  brésent  à  Gonsdandi- 
noblc 

M  ADII.ON. 

Eh!  non,  soyez  donc  tranipiille,  est-ce  que  nous 
r.ous  occupons  des  gens  qui  sont  aussi  loin  que  ça? 

BERG-OP-ZOOM. 

Et  alors,  ftMis  afez  dans  le  lëte... 

M  ADKLO  N,   écoulant. 

Silence!...  j'eLtuiids   du    bruit    dans    la  salle 


308 


VAUGELAS. 


basse..  Attendez!  ne  bougez  pas!  (Elle  s'avance  sur 
la  p'iiiitfi  du  pied  et  regarde  par  le  trou  de  la  serrure.) 
Ji^sus!  qu'est-ce  que  je  vois  là!  mademoiselle  An- 
toinette avec  un  gentil  petit  brun  introduit  parce 
vieux  iiypocritc  de  Francjois.  (Sautant  de  joie.)  Quel 
bonheur  ! 

ni.  nr. -OP-/.OOM. 
Ce  ùdre  donc  pion  gai  bour  nous,  monscUc? 

MA  DE  I.  ON. 

Je  mettrais  ma  main  au  feu  qu'il  est  question 
de  mariage...  Vous  voyez  fju'il  est  bien  vite  revenu 
de  Constantinople,  le  jeune  lionimc;  et  mainte- 
nant, vous,  vous  pouvez  partir. 

liERC-OP-ZOOM. 

Bourfu  que  fous  bermediez  à  moi  de  revicndre 
ce  soir. 

MADELON,  le  poussant. 

Oui,  oui,  on  vous  fera  signe  si  ça  se  peut... 
Sauvez-vous  donc  ! 

BE UG-OP-ZOOM. 

Bar  le  bortc? 

MADKLON. 

Eli!  non...  par  où  vous  êtes  venu,  (lisante  parla 
fenêtre.) 

SCÈNE   11. 
MADELON,  l'P.ANÇOIS. 

M  A  DELON. 

François!...  il  était  temps. 

FRANÇOIS,  entrant. 
Ah!   mon  Dieu!  quel  vent!  (A  la  cantonade.)  .Te 
suis  à  vous,  mademoiselle  Antoinette.  (Tl  ferme  la 
porte.)  Je  suis  sûr  qu'il  y  a  une  fenêtre  ouverte. 
MADELON,  à  elle-même. 
Ciel!...   Et  Berg-op-zoom   qui  s'en   va  comme 
une  tortue!...  Si  François  allait  le  voir... 
l'RANÇOis,  se   retournant. 
Qu'est-ce  que  j'avais  dit...  (Il  se  dh-ige  vers  la  fe- 
nêtre.) 

M  A  DE  r,  ON,  de  même. 
Il  faut  absolument...  (Haut.)  François!  François! 

FRANÇOIS,   s'arrêtant. 
Eh  bien!  qu'y  a-t~il?  est-ce  que  le  feu  est  à  la 
maison  ? 

MADELON,  allant  à  lui  et  le  ramenant  par  le  bras 

sur  le  devant  de  la  scène. 
Venez  donc  un  peu  que  je  vous  dise...  (L'exami- 
nant.) Ah  !  mon  Dieu  !  qu'est-ce  que  vous  avez  donc 
aujourd'hui?  Scricz-Vous  malade? 

FRANÇOIS. 

Moi? 

MADELON. 

Vous  avez  une  mine!... 

FRANÇOIS. 

J"ai  une  mine! 

MADELON. 

Oui,  une  figure... 

FRANÇOIS. 

A  moins  que  je  ne  sois  malade,  sans  le  savoir. 


M  ADI.  LON. 

Attendez!...  Que  je  suis  bête!...  Vous  avez 
changé  de  perruque,  je  parie. 

FRANÇOIS. 

De  pcrrufiue!...  11  y  a  vingt-sept  ans  que  celle- 
là  ne  m'a  pas  quitté...  c'est  comme  mes  cheveux. 
MADELON,  qui  est  allée  vers  la  fenêtre. 

Bon]  mon  Allemand  a  disparu...  (Revenant,  à 
François.)  Alors,  voyez-vous,  monsieur  François, 
c'est  peut-C'tre  autre  chose. 

FRANÇOIS. 

Quoi,  autre  chose? 

MADELON. 

Ah  !  dame!  je  ne  sais  pas,  cherchez,  ça  vous  re- 
garde. (Elle  sort  en  chantant.) 

SCËxMÎ  III. 
FBANÇOIS,  puis  ANTOINETTE. 

FRANÇOIS,    seul. 

Ça  me  regarde!...  Quand  je  me  regarderais  peu-  ■ 
dant  une  heure,  ça  ne  me  ferait  pas  deviner... 
C'est  absurde  de  dire  de  pareilles  choses  aux  gens. 
(Allant  à  nn  trumeau.)  (i'est   ([u'à   présent   je  me 
trouve  tout  drôle! 

ANTOINETTE,  à  la  Cantonade. 

Ne  vous  impatientez  pas...  prenez  un  livre. 

FRANÇOIS. 

Vous  laissez  donc  là  ce  monsieur,  mademoiselle? 

ANTOI  NETTE,   agitée. 

Oui,  oui...  Voici  l'heure  du  coche  de  Versailles, 
mon  oncle  ne  peut  tarder  d'arriver...  et  il  faut  que 
je  lui  parle...  Dépèche-toi,  mon  bon  François, 
qu'il  trouve  tout  en  ordre. 

FRANÇOIS. 

Ah!  dame!  je  m"en  flatte  qu'il  trouvera  tout 
en  ordre.  Depuis  ce  matin,  je  m'en  donne  à  me 
trémousser.  Il  y  avait  du  temi)s,  ma  foi!  que  j'at- 
tendais ce  voyage  de  Versailles  pour  remuer  toutes 
ces  vieilles  paperasses  qui  m'empêchent  de  rien 
essuyer.  Aussi,  dès  que  j'ai  vu  les  talons  de  Mon- 
sieur, je  les  ai  fait  danser,  les  paperasses! 

ANTOIN  ETTE. 

Ah!  mon  Dieu!  les  as-tu  bien  replacées  au  moins 
où  elles  étaient,  et  dans  le  même  ordre? 

FRANÇOIS. 

Bien  mieux!  bien  mieux!  mademoiselle...  Mon- 
sieur sera  enchanté.  Il  n'y  entend  rien;  mais  il 
est  têtu  et  ne  veut  jamais  que  j'y  touche  :  aussi,  j'ai 
profité  de  l'instant...  Et  comme  c'est  bien!  comme 
tout  est  aligné  et  à  son  rang!  Monsieur  mettait 
toujours  de  petits  carrés  de  papier,  grands  comme 
rien  du  tout,  à  côté  de  grandissimes  feuilles;  moi 
j'ai  mis  tous  les  grands  ensemble,  tous  les  petits 
ensemble,  tous  les  moyens... 

ANTOINETTE. 

Ah!  mon  pauvre  François,  qu'as-tu  fait  là?  il  ne 
pourra  plus  s'y  reconnaître. 

FRANÇOIS. 

Mais  au   contraire,    mademoiselle,  ça  lui  sera 


I 


VAUGELAS. 


309 


bien  plus  facile...  Ah!  je  ne  me  suis  pas  amusé  à 
regarder  ce  qu'il  y  avait  écrit  dessus,  par  exemple  ! 
à  quoi  ça  sert?...  la  grandeur,  voilà  tout... 

ANTOI\ETTK. 

l'.li  :  non,  ce  n'est  pas  tout.  Tu  as  cru  tout  ranger, 
cil  hieni  tu  as  tout  bouleversé. 
F  n  A  N  ç  0 1  s. 
Ah  bah! 

A\TO  IN  ETTE. 

Et  quand  mon  oncle  s'en  apercevra...  moi  qui 
voulais  lui  demander...  qui  avais  besoin  qu'il  fût 
de  bonne  humeur... 

FRA\r.  01  s. 

Faudra-t-il  dire  à  Monsieur  qu'il  y  a  là  un  jeune 
homme,  mademoiselle? 

ANTOIN  I-.TTi:, 

GardM'en  bien!  je  m'en  charge.  Pas  un  mot, 
surtout,  à  Ahtdelon. 

FRANÇOIS. 

Ah!  quand  on  a  un  secret,  ce  n'est  pas  à  elle 
(pi'il  faut  le  contier  d'abord...  Une  écervelée,  qui 
veut  tout  voir,  tout  savoir...  Ma  figure  par-ci,  ma 
perruque  par-là... 

ANTOINETTE. 

Et  mon  oncle  qui  n'arrive  pas  ! 

FRANÇOIS. 

Oh!  Monsieur,  c'est  un  autre  genre;  l'ennui, 
c'est  qu"on  n'ose  pas  jaser  en  sa  présence.  Sitôt 
qu'on  ouvre  la  bouche,  il  ouvre  les  yeux  et  les 
oreilles,  lui,  absolument  comme  si  on  allait  prê- 
cher, et  ça  m'interloque  tout  de  suite...  je  ne  peux 
plus  répondre  que  :  Oui,  monsieur.  —  Non,  mon- 
sieur. Et  encore  trouve-t-il  que  je  parle  mal... 
Aussi,  j'ai  pris  en  horreur  de  parler;  je  ne  sais 
plus  dire  deux  mots  de  suite;  enfin,  je  deviens 
taciturne,  et  quand  j'étais  au  pajs,  on  croyait  que 
j'étais  bavard. 

ANTOINETTE. 

Si  tu  allais  au-devant  de  mon  oncle? 

FRANÇOIS. 

Tenez,  mademoiselle,  on  sonne...jc  suis  sur  que 
c'est  lui...  Je  vas  vite  ouvrir.  (Il  sort.) 

SCÈNE  IV. 
ANTOINETTE,  puis  VAUGELAS. 

ANTOINETTE,     Sfllle. 

Je  tremble  déjà...  que  sera-ce  donc  tout  à 
l'iKîure,  quand  il  faudra  dire  à  mon  oncle  qu'on 
vient  me  demander  en  mariage?  Moi  qui,  pour  ne 
pas  épouser  tous  les  vilains  savants  qu'il  m'a  pro- 
posés, ai  toujours  prétendu  que  je  préférais  passer 
ma  vie  auprès  de  lui...  que  va-t-il  penser  on  me 
vojant  tout  à  coup  changer  d'idée  et  de  langage?... 
Ah!  mon  Diim!...  le  voilà. 

v\i(.  El.  \s,  l'utr.iiil  fuiicii.x. 

Antoinette  1  a|ipelez  François,  le  misérable!... 
Faites-lui  son  compte,  sur  l'heure...  je  le  chasse. 

ANTOIN  ETTE. 

Jlais ,  mon  omh^,  c'est  que...  c'est  (lut.-...  nous 


n'avons  pas  de  quoi  lui  payer...  ce  (|ui  lui  est  du. 

VA  l  GELAS. 

Plaît-il?...  Un  coquin  qui  m'a  tout  mis,  là- 
dedans,  au  pillage!  un  scélérat  qui  m'a  perdu, 
égaré    confondu  tons  mes  pa[)iers  ! 

ANTOINETTE. 

Je  vous  aiderai  à  les  remettre  en  ordre.  Calmez- 
vous. 

VACGEEAS. 

N'importe,  qu'il  s'en  aille! 

ANTOINETTE. 

Oui,  mon  oncle...  sitôt  que  nous  l'aurons  payé. 

VAUGELAS. 

D'uiilinirs,  est-ce  que  je  puis  rester  sous  le 
même  toit  avec  un  velche  qui  ne  sait  pas  dire 
deux  mots  sans  faute...  qui  ne  s'occupe  qu'à  frot- 
ter, qu'à  nettoyer,  qu'à  ranger...  c'est-à-dire... 
Que  n'ai-je  encore  avec  moi  ce  pauvre  maître 
d'école  sans  écoliers,  que  je  pris,  il  y  a  six  an<,  à 
mon  service...  il  ne  m'aurait  pas  joué  un  pareil 
tour,  lui  ! 

A  NTOINETTE. 

Je  crois  bien,  il  ne  bougeait  pas  de  sa  chaise. 

VAUGELAS. 

Il  était  un  peu  paralytique,  c'est  vrai;  mais 
comme  il  parlait!  il  me  semble  encore  l'entendre. 

ANTOINETTE. 

Il  ne  faisait  rien  du  tout. 

VAUGELAS. 

Pas  môme  la  plus  petite  faute  de  français...  Et 
cet  effronté  de  Baptiste!  c'était  là  un  serviteur!... 
Où  est-il  maintenant? 

ANTOINETTE. 

Probablement  aux  galères. 

VAUGELAS. 

\ii  hall  !  tu  crois?...  Pour  quelque  pecradillr! 
Comme  il  s'exprimait! 

ANTOINETTE. 

Il  vous  volait  encore  mieux. 

VAUGELAS. 

Oui,  c'est  vrai,  il  prenait  tout;  mais  quand  je 
l'ai  chassé,  quand  je  lui  ai  reproché  ses  vols,  il 
s'est  si  bien  défendu...  11  ne  pouvait  pas  nier 
l'évidence,  nous  l'avions  pris  sur  le  fait;  mais 
quels  termes  choisis,  quelle  élé^rancc!...  Ali!  c'est 
le  meilleur  domesti(|ue  que  j'aie  jamais  ou...  tandis 
(pie  cet  afTieux  François... 

ANTOINETTE,    à  plUt, 

Le  voilà  bien  disposé  !...  Comment  lui  dire  main- 
tenant... (liant.)  Mais,  mou  bon  oncle,  vous  ne  mo 
parlez  pas  de  votre  voyage?  Est-ce  qu'on  vous  au- 
rait refusé  cette  pension  que  vous  sollicitez  depuis 
si  longtemps? 

VAUGELAS,  .s'.isseyant. 

Ilefust'!  ah  bien  oui...  Des  espérances  magni- 
fiques au  contraire...  Ils  tlisi'iil  toujours  la  mi-me 
chose:  Aussitôt  «pie  votre  ouvrage  aura  paru,  la 
pension  i!t  rAcadi'inie...  tout  à  la  fois...  (  n  ne  peut 
pas  me  mamiuer. 


310 


VAUGELAS. 


A  N  T  0 1  \  K  T  T  I-  . 

Kli  bien,  pnisqnn  rimpi'cssion  de  votre  livre  est 
termiiiLVj? 

V  Al  Cl  I.AS. 

Je  sais  liien  ,  il  n'y  a  rien  de  |)lus  siin[de  an 
premier  conp  d'aMl.  Mais  le  libraire  nie  ditiic  son 
côté  :  Anssitol  qne  vous  m'aurez  remboursé  mes 
frais,  votre  livre  paraîtra  ;  et  comme  je  ne  peux  le 
faire  qu'avec  ma  pension,  et  que  je  ne  puis  obte- 
nir ma  pension  qu'avec  mon  livre,  je  ne  vois  pas 
trop  comment  je  sortirai  de  1;N. 

A^T0I^ETTE. 

Mais  au  contraire,  mon  oncle,  il  n'y  a  en  effet 
rien  de  plus  simple.  Allez  trouver  votre  libraire, 
et  dites-lui  :  Que  mon  livre  paraisse,  j'ai  ma  pen- 
sion; et  si  j'ai  ma  pension,  vous  avez  vos  frais. 

VAIGI'L  \S. 

Alais  il  faudrait  ("'tre  un  âne...  une  cruclu'  pour 
ne  pas  se  rendre  à  ce  raisonnement...  et  on  a  beau 
t>tre...  Oui,  oui,  tu  as  trouvé  lo  moyen.  Mon  livre 
paraîtra...  ira  aux  nuesl...  Deux,  trois,  quatre 
éditions  peut-être,  nous  serons  ricbes,  et  tu  pour- 
ras clioisir  un  mari... 

A  \T0  IN  ETTE,     "l  Jjait. 

11  y  vient  de  lui-nirnie. 

V  Al  CELAS. 

A  ta  guise,  sans  te  presser,  à  l'âge  où  la  raison 
ne  permet  plus  au  cœur  de  faire  une  folie...  Trente 
ans  environ,  le  bel  âge  enfin,  pour  une  femme. 

ANTOINETTE,    à  part. 

Oh  !  il  faut  que  je  parle.  M.  de  Lannois  n'at- 
tendrait jamais  ce  bel  âge-là.  (Haut.)  Vous  ne 
savez  pas,  mon  oncle,  en  votre  absence,  j'ai  reçu 
des  nouvelles  de  ma  tante  de  Melun...  Elle  nous 
annonce  une  visite. 

VAUGELAS. 

Ah! 

ANTOINETTE. 

Oui...  M.  Henry  de  Lannois. 

VAUGELAS. 

De  Lannois! 

ANTOINETTE. 

Vous  ne  vous  rappelez  pas  ce  jeune  homme  que 
j'ai  vu  c[uelquefois  chez  elle,  l'été  dernier? 

VAUGELAS. 

Attends  donc...  Celui  qui  sans  me  connaître, 
sur  ma  seule  réputation,  me  fit  offrir  toute  sa 
fortune,  parce  qu'on  lui  avait  dit  que  je  me  trou- 
vais un  peu  gêné...  comme  à  présent...  faute  d'une 
misérable  somme? 

ANTOINETTE. 

Ou"il  vous  a  prêtée  en  effet. 

V  Al  CELAS. 

Kh  bien,  est-ce  qu'il  vient  la  redemander? 

\NT01  N  ETTE. 

Quelle  idée  I...  Mais  au  contraire. 

VAUGELAS. 

Alors,  il  peut  venir,  et  je  serai  charmé  de 
faire  sa  connaissance...  Un  charmant  jeune 
homme  ! 


ANTOINETTE. 

Oh  !  je  vous  en  réponds. 

VAUGELAS. 

C'est  bien  pour  le  grammairien,  poiu-  le  conser- 
vateur sévère  delà  langue  du. pays,  qu'il  a  délii' 
les  cordons  de  sa  bourse...  Un  pareil  trait... 

ANTOINETTE. 

Ainsi,  mon  oncle...  s'il  se  présentait  comnn- 
prétendu... 

VAUGELAS. 

Prétendu!  Qu'est-ce  qui  parle  de  prétendu? 

ANTOINETTE. 

Mon  oncle...  mon  bon  oncle... 

VAUGELAS. 

Allons,  il  paraît  que  c'est  toi,  car  te  voilà  toute 
rouge  et  tout  interdite.  Certainement,  ma  chère 
amie,  je  ne  demanderais  pas  mieux  que  de  t'éta- 
blir...  Tu  sais  que  je  m'en  suis  occupé  assez  sou- 
vent; inais,  jusqu'à  présent,  aucun  des  partis  qm' 
je  t'ai  présentés  n'a  eu  le  bonheur  de  te  plaire. 

ANTOINETTE. 

Je  crois  bien,  des  partis  de  soixante  ans. 

VAUGELAS. 

Qu'est-ce  que  cela,  quand  on  se  porte  bien?  et 
puis  des  savants  très-aimables,  des  académiciens 
même!  tous  gaillards!  que  j'ai  vus  naître!  Comme 
ça  nous  chasse! 

ANTOINETTE. 

Moi,  mon  oncle,  j'en  ai  trouvé  un  plus  jeune. 

V  AUGE  L  \  S. 

Ah  ! 

ANTOINETTE. 

Riche,  d'une  bonne  famille. 

VA  l  CELAS. 

En  vérité! 

ANTOIN  ETTE. 

Et  qui  ne  demande  pas  de  dot. 

VAUGELAS. 

Eh  bien,  mon  enfant,  c'est  parfait,  je  ne  de- 
mande pas  mieux.  Comment  se  nomme-t-il? 

ANTOINETTE. 

C'est...  lo  jeune  homme  dont  je  viens  de  vous 
parler. 

VAUGELAS. 

Eh  bien!...  mieux  vaut  encore  celui-là  qu'un 
autre.  Nous  en  reparlerons. 

ANTOINETTE,  vivmicnt. 
Si  vous  vouliez  tout  de  suite  ! 

VAUGELAS. 

Sont-elles  pressées,  ces  jeunes  filles,  dès  qu'il 
s'agit  de  mariage?  C'est  drôle...  je  n'y  songe  pas 
du  tout,  moi. 

ANTOINETTE,    à  part. 

Je  crois  bien,  à  soixante-quatorze  ans.  (Haut.) 
Mais,  mon  petit  oncle,  ce  n'est  pas  pour  le  mariage 
que  je  suis  pressée,  c'est  parce  que  je  l'aime. 

V  A  U  C  E  LAS. 

Belle  raison  ! 

ANTOINETTE. 

Parce  que  j'en  suis  aimée. 


VAIJ  GELAS. 


311 


VAUGEI.AS. 

lîr'glc  de  participe. 

ANTOINKTTE. 

Et  qu'il  est  là,  qui  attend  la  permission  de  se 
pri'sentcr...  pour  faire  sa  demande. 

V  AUGKI.AS. 

11  fallait  donc  me  le  dire  plus  tùt...  Qu"il  entre. 
A\TOi.\ETTi-:,  allant  à  Tune  des  portes  latérales. 
Venez,  monsieur,   venez,  mon  onde  consent  ;\ 
vous  voir  et  à  vous  entendre. 

SCÈNE   V. 
Les  Mêmes,    HENRY  UE  LANNOIS. 
HENRY,    laraissant. 
Adieu,  moussu  de  Baugélas. 

VAUGELAS,    à  Antoinette. 
11  s'en  va? 

ANTOINETTE. 

Ilii  !  non,  mon   oncle,  M.  de  Lannois  vous  dit 
bonjour. 

VAUGELAS,   voulant  se  lever. 
Ml! 

IIENKY  ,  l'eu  oinpèchaut. 
Ne  bousez  pas,  mon  ser  moussu,  je  bous  prie. 

VAL' GELA  s,  regardant  Antoinette. 
Qu'est-ce  qu'il  a  donc? 

HENRY,  conlinuaut. 
Non-seulement  c'est  à  moi  d'être  devout,  pour 
vous  remercier  de  l'iionnur  que  vous  boulez  vien 
me  faire... 

VAL  G  EL  A  s. 

Ah  !  mon  Dieu  ! 

HENRY. 

Mais  c'est  à  deux  genoux  que  j'aurais   dû  me 
pn'cipiterpeut-ùtre,  en  présence  d'un  sabant  aussi 
lustre... 

VAUGELAS,  à  Antoinette. 
Est-ce  ((u'il  est  malade? 

HENRY,  qui  a  entendu. 
La  jambe  seulement. 

VAUGELAS,   à  part. 

J'aurais  cru  que  c'était  la  langue. 

HENRY. 

Ln  petit  assident...   une   maudite  chamvriùre, 
qui  hier  au  soir  ne  m'a  pas  fait  lumière. 

VA  UGEI.AS. 

l'aire  lumière  ! 

HENU  V. 

Aussi,  ce  matin,  nié  suis-se  levé  aux  aurores. 
VAU(;elas,  ressautaut  sur  sou  fauteuil  comme 

qiielr[ii'un  (|iii  .souffio. 
Ah! 

ANTOINETTE,    à  elle-iuême. 
Oh!  mon  Dieu!  comme  le  visage  de  mon  oncle 
s'est  rembruni  I 

Il  KN  1!  V. 

Maintenant,  qu'il  nie  soit   permis  di''  vous  pré- 
senter une  petite  requête,  moussu. 

VAUGELAS,   laissant  touiller  sa  canne. 
Encore  ! 


HENRY,    la  ramassant. 
Vous  avez  tombé  la  canne. 

VAUGELAS,  se  levant. 
Tombé  la  canne!...  tombé  la  canne!  (Se  prome- 
nant avec  agitation.)  Que  n'est-ellc  tombée  sur  tes 
épaules,  bourreau  !  et  le  tonnerre  aussi  ! 
HENRY,  à  Antoinette. 
Eh  1  qua-t-il  donc  à  se  promener  comme  une 
gazelle?  pour   un  homme  de  son  âge,  (juollc  dé- 
marce  fugitive.  (  A  Vaugelas.)  Moussu,  ce  n'est  pas 
commode  pour  lé  discours.  (Yaugelas  lui  lance  nu 
regard  furieux  et  va  pour  sortir.) 

ANTOINETTE. 

Ciel!  il  s'en  va.  (L'arrêtant  par  son  habii.)  Mon 
oncle!...  (A  lienrj  qui  veut  parler.)  Taisez-vous,  je 
vous  en  prie,  t.iisez-vous!  (A  Yaugelas  qu'.ll..  m/t.. 
toujours.)  Mon  cher  oncle  ! 

HENRY,  se  retirant  à  l'écart. 

Elle  beut  lui  parler?  soit. 

ANTOINETTE. 

Mon  bon  oncle! 

VAUGELAS,  avec  exaspération. 
Jamais!... 

ANTOINETTE. 

Et  vous  consentiez  tout  à  l'heure!  Qu'avons- 
nous  fait?  Qu'avez-vous? 

VAUGELAS. 

Ce  que  j'ai!...  ce  que  j'ai!... 

ANTOINETTE. 

\'est-il  pas  noble? 

VAUGELAS. 

Comme  le  roi. 

ANTOINETTE. 

Riche? 

\  AUG  ELAS. 

.\  millions! 

ANTOINETTE. 

Auriez-vous  api)ris  quelque  chose  de  su  conduite 
ou  de  son  caractère  ? 

V  A  l  G  E  L  A  s. 

Je  le  tiens  jiour  le  plus  i;alaiit  homme  de  la 
terre. 

ANTOINETTE. 

Kli  bien!  daignez  rciitciidrc. 
\  A i  i; i; LAS. 
Non    pas,   morbleu!    C'est    bien   assez  comme 
cela. 

ANTOINETTE,  s'appuvanl  sur  un  ruilciiil. 
Alors,  vous  voulez  nie  faire  mourir  de  chagrin. 

VAUGELAS,  la  prenant  dau>  ses  Lra>. 
Moi  qui  ne  vis  que  pour  toi,  ingrate! 
HENRY,   se  fi-otUiiil  les  mains. 
(  ;a  ba  vieil!...  ça  ba  vifii,  boil.'i  l'oncle  cpii  r<'iii- 
brus'^i!,  qui  s'altciidril. 

V  \  I  (i  ELAS. 

1  Voyou-i,  voyons,  ne  ti-  tourmente  pas...  Je  vais 

1  chez  mon  librairi',  avant  peu  ji-  serai  riche,  tni 

i  aussi...    tu  auras  des    aiiiouri'iiv   à   remuer  à   la 

I  polie,  et...  et...  qui  ne  gusconiicroiit  pas!  ,11  sort.; 


:a2 


VAUGKLAS. 


SCfcNE  VI. 
antoim:iti;,  hem; y. 

WTOINKTTK,  sliipéfaile. 

OminuMit!...  c'est  pour  cela!  ! 

llENnv,  rogJiilant  partir  Vaugolas. 

Qu'est-ce?  il  s'en  ha  sans  mé  rien  dire?  Ali  !  je 
comprends;  pure  politesse.  11  bout  que  sa  nièce 
m'instruise  oUe-mCnie.  (Allant  tout  joyeus  à  Antoi- 
nette.) Kh  vien?  avais-je  tort  de  vous  promettre 
que  tout  irait  vion?  Vous  vojez  que  vous  étiez  une 
petite  pureusé  de  trembler  comme  la  feuille.  36 
suis  enclianté  do  M.  de  Baugélas. 

ANTOINKTTE,    à    part. 

Ah!  mon  Dieu!  le  pauvre  garçon  qui  se  flatte 
encore...  Comment  lui  apprendre... 

IIKNP.Y. 

Le  ser  oncle!  il  ne  m"a  pas  fait  de  phrases... 
a  parlé  fort  peu.  C'est  tout  simple...  un  si  grand 
homme...  dont  l'imasination  elle  est  toujours 
occupée.  A  sa  place,  il  y  en  a,  ils  m'auraient 
mansé  dans  la  main.  Lui,  il  né  m'a  pas  dit  un 
mot...  un  petit  salut  dé  sa  belle  vieille  tétc 
blansé,  et  tout  dé  suite  j'ai  compris  ([u'il  lalTolait 
de  moi. 

ANTOINETTE. 

Bien  trouvé  ! 

nENnï. 
Est-ce  que  vous  n'avez  pas  compris  cela  aussi, 
vous? 

ANTOINETTE. 

Pas  précisément:  mou  oncle  aurait  pu  être 
beaucoup  plus  aimable. 

HENRY. 

Laissez  donc...  Il  était  immanquable  que  sitôt 
qu'il  meberrait...  et  surtout  m'entendrait... 

ANTOINETTE. 

Oui,  vous  avez  produit  un  bel  effet!... 

Il  i:  \  r.  T. 
jN'est-ce  pas? 

ANTOINETTE. 

Votre  demande  est  rejetée. 

HENUV. 

Ah  bah!...  vous  voulez  rire? 

ANTOINETTE. 

J'ai  trop  envie  de  pleurer. 

HENRY. 

D'abord,  je  n'ai  point  fait  de  démandé. 

ANTOINETTE. 

C'est  égal,  elle  est  rejetée...  et  je  sais  pourquoi 
encore. 

HENRY. 

Oh!  vien  alors,  ça  dcbient  tout  à  fait  hureux. 
ANTOINETTE,  pleurant. 

Heureux!  quand  tout  est  fini...  quand  mon  oncle 
ne  veut  plus  entendre  parler  de  vous,  qu'il  ne 
peut  pas  vous  souffrir!... 

H  E  Ml  Y. 

F.t  moi,  je  bous  fais  lé  pari  qu'avant  démain  je 


l'aurai  ri'tourm''  comme  un  gant.  Quédiavlé!  je  né 
suis  pas  un  homme  à  pendre  peut-être. 

ANTOINETTE. 

Eh  !  il  vaudrait  mieux  pour  nous  que  vous  fus- 
siez un  méchant,  que  vous  eussiez  tous  les  défauts, 
vous  pourriez  vous  en  corriger;  mais  de  cela!... 

H  E  N  R  Y. 

Dé  cela  aussi!...  je  mé  corrigerai  de  tout,  je 
serai  capable  dé  tout  pour  vous  obtenir.  M.  dé 
Baugélas  beut-il  que  je  sois  sabant,  médecin,  as- 
tronome? beut-il  que  je  debienne  général,  acadé- 
micien?... 

ANTOINETTE. 

Mon  Dieu  !  mon  Dieu!  ce  n'e>t  pas  tout  cela. 

HENRY. 

Voyons,  voyons,  pourquoi  mé  refuse- t-il? 

ANTOI  NETTE. 

Parce  que...  parce  que  vous -êtes  Gascon. 

HENRY. 

Diavlé!...  il  mé  sera  assez  dillicile  dé  dévenir 
autre  chose...  Pourtant,  en  allant  passer  trente 
ou  quarante  ans  chez  les  Iroquois... 

ANTOINETTE. 

Joli  moyen  d'avancer  notre  mariage  ! 

H  EN  R  V. 

Mais  quelle  drôle  d'idée  il  a  là,  M.  de  Baugélas, 
la  Gascogne!...  c'est  un  magnifique  pays. 

ANTOINETTE. 

Eli  !  monsieur,  ce  n'est  pas  le  pays  ;  c'est  l'ac- 
cent. 

H  E  N  R  Y. 

L'assent!  est-ce  que  bous  troubez  que  j'en  ai... 
dé  Tassent? 

ANTOINETTE. 

Je  crois  bien! 

HENRY. 

Nous  né  mé  l'abez  jamais  dit. 

ANTOINETTE. 

Ail!  vous  dites  des  choses  si  aimables...  que  je 
m'y  suis  bien  vite  habituée,  mais  mon  pauvre 
oncle,  qui  ne  vit  qu'avec  des  savants,  qui  ne  pense 
qu'à  la  grammaire... 

HENRY. 

Bah!  bah!  il  s'accoutumera  aussi  à  m'entendre, 
ou  bien  je  me  corrigerai  ;  bous  bous  faites  des 
montagnes...  Eh  là,  c'est  plus  facile  que  vous  ne 
croyess. 

ANTOINETTE. 

Vous  ne  pourrez  pas...  vous  voyez  bien  que 
vous  ne  pourrez  pas.  Il  vaut  donc  mieux  renon- 
cer à  moi,  ne  plus  m'aimer... 

HENRY. 

Né  plus  bous  aimer!  renoncer  à  bous!  je  lé  fe- 
rais plutôt  parler  gascon  lui-même...  Il  ne  sait 
donc  pas ,1e  ser  oncle,  qu  'ils  ne  sont  pas  des  im- 
vécilles,  les  habitants  de  la  Gascogne  !  et  tout 
grammairien  qu'il  est,  je  beux  bous  épouser,  et 
bous  bcrrez  qu'il  finira  par  dire  comme  moi. 

ANTOINETTE. 

Mais  comment  ferez-vous? 


VAUGELAS. 


31  ; 


H  EMIV. 

Je  vais  lui  adresser  tout  à  i'iicurc,  et  par  écrit, 
la  démaudé  dé  votre  sèrc  personne. 

A^Tf)  l\KTTE. 

A  quoi  non? 

HF.NRV. 

D'alionl ,  je  m;  gasconne  pas  (|u:iiul  j'i'i'ris;  et 
puis,  il  me  refusera  dans  les  régies. 

WTOINETTK. 

La  belle  avance? 

II  r\  r.Y. 
.l'aime  mieux  ça. 

ANTOINETTE. 

Ah  1  ([ucl  nuillieurquc  vous  soyez  Gascon! 
iii;\  n  V. 

l'eut-ètre...  peut-être...  lions  hcrrez,  bous  ber- 
rez.  Bonjour,  belle  Antoinette,  liientùt  je  révien- 
drai,  et  ((uelque  chose  qui  arrivé,  surtout  né 
vous  eflVayez  pas.  Honjour.  ill  sort  viveiucut.) 

SCÈNE   VII. 
ANTOINETTE,  puis  MADELON. 

ANTOINETTE,    seulc. 

Que  je  ne  m'effraye  pas...  quelque  chose  qui 
arrive...  quel  est  son  projet? 

MADELON,  entrant  sur  la  pointe  du  [lied  et  s'arnétant 
étonnée. 
Eh  bien...  où  est-il  donc?  je  suis  bien  sûr  c(u'il 
causait  tout  à  l'heure  avec  mademoiselle  Antoi- 
nette... je  l'ai  entendu.  (Elle  cberclu!.) 
ANTOINETTE,  .sc  retournant. 
Ah!  c'est  toi,  Miidelon? 

M  A I)  i:  I.  ()  \ . 
Oui,  c'est   moi,   ma  i)çtiie    marraine,  qui  suis 
bien  joyeuse,  allez. 

ANTOINETTE. 

i-'.t  de  (|uoi  donc? 

M  Alli;  I.ON. 

De  cpioi?  mais  d'avoir  vu  ici  un  beau  jeune 
homme.  C'est  une  chose  si  rare  ! 

ANTOINETTE,  à  part. 

Ah!  mon  Dieu...  est-ce  qu'elle  sait  déjà... 
(Haut.)  Je  ne  te  comprends  pas.  De  quel  jeune 
liomme  veux-tu  i)arler?  et  où  l'as-tu  vu? 

M  A  D  E  I.  O  .\. 

Pardine!  je  l'ai  vu...  Suflit,  je  l'ai  vu;  il  est 
même  très-gentil,  à  mon  goût,  s'il  faut  vous  le 
»lire...  c'est  un  prétendu,  n'est-ce  pas,  mademoi- 
selle? Oli  !  ça  sc  devine  tout  de  suite,  d'abord. 

ANTOINETTE. 

l'.t  OÙ  veux-tu  (pie  je  l'aie  pris,  ce  prétendu?  tu 
sais  bien  qu'à  l'exception  de  deux  ou  trois  vii'ux 
amis  de;  mou  oiich;... 

M  A  1)  i:  I.  o  N  . 
Oli!  je  les  connais  bien...  d(;s  savants:  mais 
celui-là  n'en  a  pas  l'air  du  tout...  il  est  i)eut-Ctre 
savant  d'uiuj  autre  manière...  Avec  son  bel  habit 
bleu  ciel,  il  avait  l'air  tout  à  fait  galant. 
III. 


ANTr)I\KTTE,    À    p.irl. 

Allons,  décid.-mcnt,  elle  l'a  vu.  (Uaul.)  Attends 
donc...  ce  matin  peut-être? 

M  A  II  Kl. 0\. 

Oui,  oui,  ce  matin...  et  même  tout  à  l'Iieiiie... 
un  joli  brun...  vous  êtes  blonde...  vous  ferez  un 
couple  charmant. 

AN  TOI  \KTTr. 

Tu  te  trompes,   Madclim ,  l.-i  pi;r>ni ikmii   il 

s'agit  venait  tout  simplement  parler  d'affaires  à 
mon  oncle. 

MADEI.ON. 

Oh!  ce  monsieur-là  peut  bien  parler  de  tout  ce 
qu'il  voudra,  ça  ne  l'empêchera  pas  de  ressembler 
à  un  mari...  comme  deux  gouttes  d'eau... 

ANTOINETTE. 

Et  moi,  je  vous  dis  qu'il  n'est  question  ni  dr 
mari,  ni  de  prétendu;  que  vous  êtes  une  curieux'- 
et  une  indiscrète  insupportable,  et  qu'à  l'avenir, 
si  vous  dites  un  mot  et  vous  mêlez  de  ce  qui  ne 
vous  regarde  pas,  je  vous  retire  mon  amitié  et  ma 
protection.   Elle  sort.) 

SCKNI'    VIII. 
MADELON,  puis  VAUGELAS. 

M  A  DE  I.ON,  seule. 
Elle  a  beau  me  faire  des  cacliotteries,  dès  qu'il 
y  a  un  secret,  il   faut  que  je  le  sache,  et  je  le 
saurai. 

VAUGEI.AS,   entrant. 
Muiulit  libraire  qui  ne  se  trouve  pas  chez  lui  : 

M  A  DE  I.ON,   à  elle-même. 
Bon  !  justement,  voilà  Monsieur. 

VAUGELAS. 

Son  commis  ii:':i  bien  promis  d(^  lui  din'... 
mais  ce  n'est  pas  la  même  chose. 

MADEI.ON,  à  ellr-mëme. 

C'est  la  bête  du  bon  Dieu  pour  la  malice,  et  il 
me  dira  tout  de  suite...  comment  est-ce  (|ue  je 
vais  lui  tourner  ça?  (Elle  clieicLp.) 
V  A  II  (i  Kl,  A  s. 

Tous  les  malheurs  à  la  fois,  'y\  manque  Barbin, 
et  rencontre  um-  foule  de  gens  plus  ennuyeux  le.s 
uns  que  les  autres.  Le  boucher,  le  boulanger, 
l'épicier...  votre  livre  par-ci?  votre  pension  par-là? 
Ils  s'inquiètent  de  cela  comme  si  mon  livre  devait 
leur  être  dédié. 

MADELON,  à  elle-iuème. 

M'y  voilà.  (Haut.)  Eh  bien!  monsieur,  vous  ave» 
vu  le  jeune  homii:-,  vous  en  èles  content,  n'est- 
ce  pas? 

\  AIK.  EI.AS. 

Mais  ca  vaut  mieux  toujours  ((ue  île  n'aroir 
trouvé  ])ersoune. 

MA  ni  I.ON. 

J(î  crois  bien  ;  c'est  si  désagréable  de  rester 
nile  ! 

VAi  (;ki.as. 


Eille! 


tiO 


31[( 


VAUGELAS. 


M  Al)  1:1. ON. 

Oli!  ji'  sais  liicn  qu'il  n'y  avait  pas  du  (iaiifiiT. 

V  Al  GF.  i-.\  s. 
Que  ce  commis  rcst;\t  (ille?  ([110  iliable  virns-tu 
me  cliaiitcr? 

M  ADELON. 

Kh  !  lion,  monsieur,  je  vous  parle  du  lieau  parti 
qui  se  pré-sente,  du  futur  mari  do  mademoiselle 
Antoinette. 

\  AU  c  E  i,  A  s. 

M.  de  Lannois  n'épousera  jamais  ma  nièce,  pi'- 
tite  sotte. 

M  AD  El,  ON. 

Comment,  monsieur,  vous  l'avez  refusé? 
V  AU  G  El,  A  s. 

Certainement!  et  je  le  refuserais  encore  dix 
fois!...  cent  fois  de  suite! 

M  A  DELON,   à  part. 

Eh  bien!  je  suis  bien  avancée  de  savoir  ça. 
(Haut.)  Ah!  mon  Dieu,  mon  Dieu...  Allez,  c'est 
bien  mal  à  vous,  monsieur,  c'est  d'un  mauvais 
parent.  Car,  enfin,  il  était  gentil,  je  l'ai  vu.  Pour- 
quoi avez-vous  dit  non? 

VAUGELAS. 

Parce  qu'il  ne  me  convient  pas. 

M  ADKLON. 

Et  s'il  convient  à  Mademoiselle? 

VAUGELAS. 

Tu  m'impatientes  à  la  lin. 

MADi;  LON. 

C'est  que  je  suis  sur  qu'elle  n'en  retrouvera 
jamais  un  pareil...  Elle  n'en  retrouvera  peut-être 
môme  pas  du  tout. 

VAUGELAS. 

Le  beau  malheur  ! 

MADELON. 

Vous  en  parlez  bien  à  votre  aise,  vous,  vous 
n'êtes  pas  fille...  que  c'est  h  en  mourir  de  cha- 
grin, voilà  tout. 

VAUGELAS. 

Kh!...  commence  donc  par  le  marier,  toi,  puis- 
f[uc  tu  es  si  pressée. 

MADELON. 

Oh!  je  ne  demanderais  pas  mieux!  mais  c'est 
là  le  difficile...  de  commencer,  et...  je  comptais 
sur  vous,  monsieur,  pour  que  ça  soie,  bientôt. 

VAUGELAS. 

Que  ce  fût! 

MADELON. 

Non,  ([ue  ça  soie. 

VAUGELAS. 

Que  ce  fût,  ou  je  ne  m'en  mêle  pas. 

MADELON. 

Ca  ne  retardera  pas  mon  mariage? 

VAUGELAS. 

Eh  non,  imbécile  ! 

MADELON. 

Alors  je  dirai  fût  jusqu'il  dmiiain,  si  vous  voulez. 

VAUGELAS,  se  jetant  Jans  un  t':iiitfiiil. 
Ah!  ([uelle  journée!  quelle  journée! 


ANTOINETTE,    cullVUlt. 

Madelon,  laissez-nous. 

MADELON,  sortant. 
Oui,  iiKulemoiselU'.  Ali!  que  je  suis  contente! 

.SCÈNK    I.\. 

A NTOIN  ETTE,    V  A UG ELAS. 

VAUGELAS,  à  lui-même. 
(;'est  étonnant  comme  l'éducation  est  arriérée 
en  France.  La  servante  de  la  nièce  d'un  grammai- 
rien qui  dit  :  que  ce  soie!... 

ANTOINETTE,   lie  luème. 

M.  de  Lannois  a  tenu  parole.  Voilà  sa  lettre  et 
un  refus  du  libraire  qui  arrive  en  même  temps, 
on  ne  peut  pas  plus  à  propos. 

VAUGELAS,  de  même,  se  levant. 

Et  le  gouvernement  qui  ne  songe  pas  à  faire 
imprimer  mon  livre  à  ses  frais,  pour  en  distribuer 
au  moins  un  exemplaire  à  chaque  famille!  Vous 
verrez  qu'il  faudra  que  ce  soit  moi,  sur  mes  béné- 
fices... (Apercevant  Antoinette.)  Ah!  te  voilà,  nui 
fille.  Tiens,  prends  ce  crayon,  mets-toi  là,  et  fais- 
moi  une  petite  multiplication.  Vingt  mille  fois 
quatre  livres  douze  sols. 

ANTOINETTE,  après  avoir  chiffré. 

Ça  fait  quatre-vingt-douze  mille  livres,  mon 
oncle. 

VAUGELAS,  lui  frappant  sur  l'épaule. 

Que  me  rapportera  mon  livre,  fillette!  Oui,  mon 
enfant,    pas    un   denier  de  moins.    Eh   bien!    tu 
ne  me  sautes  pas  au  cou,  tu  ne  me  félicites  pas? 
A  N  r  o  [  N  E  T  T  E ,  à  part. 

Pauvre  oncle!  il  ne  s'attend  pas...  (Haut.)  Mais, 
mon  onclo,  êtes-vous  bien  sûr  que  Barbin... 

V  AUGE  LAS. 

Barbin!...  je  ne  l'ai  pas  vu...  je  n'ai  même  pas 
reçu  sa  réponse...  mais  c'est  égal,  tu  peux  me  re- 
mercier d'avance,  car  ce  sera  tout  pour  toi. 

ANTOINETTE. 

Oh!  moi...  je  ne  veux  rien...  je  ne  vous  de- 
mande rien...  que  de  lire  cette  lettre  de  M.  de 
Lannois. 

VAUGELAS.         , 

De  M.  de  Lannois...  mais  je  ne  sais  pas  le  gas- 
con, moi. 

ANTOINETTE. 

N'importe,  mon  oncle,  il  est  nécessaire  que  vous 
lisiez  cette  lettre,  nous  avons  des  obligations  à 
M.  de  Lannois,  il  pourrait  venir  lui-même  récla- 
mer son  argent...  et  puisqu'il  vous  est  si  désa- 
gréable de  le  voir... 

v  A  u  G  E 1,  A  s. 

Amphibologie!  impropriété  de  termes,  made- 
moiselle. S'agit-il  de  M.  de  Lannois  ou  de  son  ar- 
gent? Quant  au  mot  voir,  il  est  tout  à  fait  dé- 
placé. Jl  ne  m'est  point  du  tout  désagréable  de  voir 
M.  de  Lannois,  il  m'est  désagréable  de  l'entendre... 
et  le  lire,  c'est  tout  un...  Vous  jiouvcz  lui  renvoyer 
sa  lettre. 


VAUGELAS. 


315 


A\T0INETT1-:. 

Bien,  mon  oncle;  mais  en  voici  une  autre. 

V  AIT,  El,  A  s. 

De  qui? 

AXTOINETTK. 

Dr  votre  libraire. 

VALO  EI.AS. 

Kli  I  c[ne  no  me  la  donnais-tu,  an  lieu  de  cette 
malencontreuse  missive!  (Ouvrant  la  leitre.)  Barbin 
i->t  un  homme  de  sens...  un  honnôte  homme... 
et  il  est  impossible...  (Après  avoir  jeté  les  yeux.) 
Oh!  le  misérable!  il  refuse!...  et  ce  n'est  pas 
assez  ;  oser  m'écrire  à  moi,  Vaugelas,  pour  exi- 
ger... 

ANTOINETTE. 

Oiioi  donc,  mon  oncle? 

VAl  GEI.AS. 

l/infàme!  me  demander  ma  vie,,  mon  sang!... 
mon  livre! 

ANTOINETTE. 

Votre  livre! 

VAUGELAS. 

Oui,  mon  livre!  le  scéliirat!  l'indigne!  a  l'au- 
daco  de  me  proposer  que  ce  soit  lui,  Barbin,  un 
ignorant,  un  cuistre,  qui  mette  son  nom  à  une 
œuvre  immortelle! 

ANTOINETTE,    à  part. 

Ce  pauvre  oncle  me  fait  une  peine... 

VAUGELAS. 

Et  pour  cela,  il  m'offre  de  l'or!  une  pension...  et 
avec  des  tournures  de  phrases... 

ANTOINETTE. 

Mais  ce  n'est  pas  le  style,  mon  oncle,  qu"il  faut 
voir. 

VAUGELAS. 

Oh!  c'est  tout  vu.  J'aimerais  mieux  mendier!... 

ANTOINETTE. 

(l'est  ce  qui  pourra  bien  arriver,  maintenant 
surtout  que  vous  ne  voulez  plus  accepter  de  ser- 
vice d<'.  la  seule  personne... 

VAUGELAS,  accablé. 

l'.t  comment  veux-tu...  Qu'as-tu  fait  de  la  lettre 
de  tout  à  l'heure? 

ANTOINETTE. 

.Ir  m'rn  vais  dire  à  François  de  la  rendre. 

VAUGELAS. 

Un  moment,  un  moment...  M.  de  Lannois  est  un 
fort  galant  homme...  il  ne  faut  pas  lui  porter,  sans 
préparation,  un  coup  si  ci-uel...  Il  sera  désespéré. 

ANTOINETI  E. 

Ce  n'est  pa>  à  moi  de  le  croire. 

VAUGELAS. 

Kt  toi-nnnie,  ina  pauvre  eu  l'an  i,  ton  cœur  sera 
brisé,  j'en  suis  .sur. 

A  N  T  O  I  \  E  T  T  V. 

(.0.  n'est  pas  h  moi  de  l'avouer. 

VAUGELAS. 

Voilîi  qui  est  fort  bien  répondu,  Antoinette;  le 
fond  est  délicat  et  le  tour  ingénirus.  'l'n  <-*  nue 


bonne  fdle,  et  si  je  pouvais  l'éviter  le  plus  léger 
chagrin...  Sais-tu  ce  que  contient  cette  lettre?... 
ANTOINETTE,  la  liii  présentant. 

Non,  mon  oncle. 

VAUGELAS,  la  prenant  et  regardant  la  snscription. 

Il  y  a  bien  :  A  monsieur  de  Vaugelas...  Pour- 
quoi donc  m'appelle-t-il  moussu  de  Baugélasssss, 
quand  il  me  paiie?  11  me  semble  que  ce  n'est  pas 
plus  difficile  à  dire  qu'à  écrire.  Voyons,  voyons  un 
peu...  lis-moi  cela. 

ANTOINETTE,    lisant. 

«  Monsieur,  je  ne  puis  comprendre  la  manière 
i(  dont  vous  m'avez  accueilli  ce  matin  :  permettez- 
«  moi  donc  de  vous  en  demander  l'explication...» 
VAUGELAS,  liaussanl  les  épaules. 
L'explication!...  il  n'a  qu'à  s'écouter  parler. 

ANTOINETTE,  Continuant. 
<(  J'ai  eu  le  bonheur  de  venir  à  votre  aide  par  un 
«  léger  service  d'argent;  mais  ce  n'est  pas  à  moi 
«  de  vous  le  rappeler...  » 

VAUGELAS. 

Un  service  d'argent!  un  service  d'argent  1...  je 
ne  sais  pas  s'il  en  a  sur  sa  table  de  lourd  ou  de 
léger,  mais  je  puis  bien  affirmer  qu'il  ne  m'en  a 
jamais  donné...  Ah!  le  malheureux!  qu'il  lise  donc 
mes  remarques  sur  la  langue  française. 

ANTOINETTE. 

11  est  fâcheux  pour  lui,  mon  oncle,  qu'elles  ne 
soient  pas  encore  près  de  paraître. 

VAUGELAS.  ^ 

Bourreau  de  Barbin!...  Continue...  continue. 

ANTOINETTE,    lisant. 

«  Mais  vous  me  permettrez  do  me  déclarer 
«  l'adorateur  passionné  de  mademoiselle  votre 
(1  nièce,  et  la  demande  que  je  vous  fais  de  sa  muin. 
Il  sans  condition  aucune,  vous  prouvera  la  sincé- 
«  rite  de  mon  amour.  ;> 

VAUGELAS. 

Comment,  c'est  par  toi?  c'est  de  ta  ynain  que  la 
demande  doit  être  faite?...  Voilà  une  façon  galante 
et  que  je  ne  connaissais  pas...  charger  une  jeune 
personne  de  faire  elle-même  la  demande  de  sa 
main!  c'est  tout  à  fait  nouveau. 

A  \TOIN  ETTB. 

Mon  Dieu  !  mon  oncle,  il  est  inutile  de  com- 
menter ainsi  cette  lettre,  elle  n'en  vaut  pas  la 
peine.  La  demande  qu'elle  contient  ne  vous  con- 
vient pas...  occupons-nous  alors  tie  celle  du  li- 
braire (pii,  après  tout,  ne  me  semble  pas  si  injuste. 

VAt  CELXS. 

lloin?  qu'est-ce  que  tu  dis?  Quand  il  veu'  que  je 
lui  ahandoniie  ma  gloire,  ma  renommée?  Plutôt  le 
feu  à  sa  bouti(jue  !  plutôt  mou  manuscrit  aux 
namiiies!...  Achève  la  lettre  de  M.  de  Lannois. 

A  N  roi  N  ETTE,    lis.Ult. 

<i  Je  ne  vous  parlerai  pas  di-  mou  dévouement. 
Il  mais  des  avantages  que  'y.  v(ii\  l'aire  à  votre 
Il  nièce...  •> 

VAUGELAS. 

Ah!  s'il  n'était  p.is  Gascon! 


316 


v.\l]c;i::las. 


ANTOINETTE. 

Barhiii  ne  Test  pas.  Son  nom  ou  un  autre  à  votre 
livre,  pourvu  qu'il  jjaraisse,  (primportc? 

VAIC.  El.  AS. 

Ce  »pril  importe?  Barbin  ou  Yaugolas!  Antoi- 
nette, VOUS  m'insultez. 

ANTOINETTr. 

A  votre  plai-e,  moi,  je  lui  répondrais... 
VAi'OELA*,  jptiiQt  la  lettre  du  libraiie  par  la  fenêtre. 

Tiens,  voilà  toute  la  réponse  qu'il  aura  de  moi. 
A  présent,  pout-ôtre,  me  laisseras-tu  tranquille 
avec  ton  Barbin...  Non,  c'est  qu'on  dirait  que  tu 
es  bien  aise  de  me  torturer  avec  son  infâme  pvo- 
posltion,  afin  de  ne  pas  m'acliever  cette  lettre. 

ANTOINETTE,    lisant. 

«  Non-seulement  je  m'engage  à  vous  libérer  de 
«  tiHites  vos  avances...  » 

V  A  i  (;  E  I.  \  s. 

Avances  est  beureux...  Le  style  de  cette  épître 
est  assez  bon,  il  faut  le  reconnaître... 

ANTOINETTE. 

Et  (juels  nobles  sentiments! 

V  AtCEI.AS. 

Je  ne  dis  pas  non. 

ANTOINETTE,  appuyant. 

«  rson-seulement  je  m'engagea  vous  libérer  de 
«  toutes  vos  avances,  mais  ce  sera  un  devoir  pour 
«  moi  de  vous  assurer  une  existence  paisible,  ho- 
i(  noraWle,  digne,  en  un  mot,  de  votre  célébrité 
ti  euroi)éeiine.  » 

V  A  11  G  E  L  A  S. 

Pe-te!  mais  c'est  que  la  phrase  ne  manque  pas 
d'harmonie...  l'as  mal  du  tout...  c'est  même... 
très-bien. 

ANTOINETTE,  avei;  joie. 

Alors,  mon  oncle".' 

V  Al  CE  I.  AS. 

Alors,  mon  enfant...  Mais  non...  impossible;  je 
ne  veux  pas  te  tromper,  me  tromper  moi-même... 
jamaisje  ne  m'accoutumerai  à  son  langage,  tu  iini- 
rais  par  gasconner  aussi  !  et  tes  enfants  aussi  ! 
quel  concert!  Hien  que  d'y  penser,  j'ai,le  frisson... 
la  lièvre...  j'en  mourrais. 

SCÈNli   X. 

Les  Mêmes,  FRANÇOIS. 

I  n  A  N  ç  0 1  s,  accourant. 
Ab  !  mon  Dieu!  mon  Dieu! 

\  Ar  C.  II.  A  s. 

Hein?  qu'y  a-t-il?  (|ue  vient-il  nous  annoncer, 
celui-là,  avec  son  air  de  Jérémie? 

l'UANÇOlS. 

Un  grand  malheur,  monsieur,  un  grand  mal- 
bcur! 

v  AIT.  El.  A  9. 

Paris  serait-il  transporté  sur  les  rives  de  la  Ga- 
ronne? 


F  1!  A  N  ç  O  1  s. 

Oli  !  ce  ne  serait  rien  (|ue  cela...  Vous  savez, 
le  jeune  bommc  de  ce  matin? 

ANTOINETTE. 

M.  de  Lannois? 

V  ALT.  E  LAS. 

Le  Gascon? 

ANTOINETTE. 

O  ciel!  et  que  lui  est-il  donc  arrivé? 

IRA  NÇ  01  s. 

Ma  foi!  je  ne  sais  pas,  mais  voilà  deux  hommes 
qui  le  rapportent  ici,  plus  d'à  moitié  évanoui. 
ANTOINETTE,  .s'appiiyaut  SUT  UD  faiileiiil. 
Ab!... 

rn  ANC.  OIS. 
r.li  bien!...  est-ce  que  vous  allez  faire  comnir 
lui,  mademoiselle?  Rassurez-vous,  ça  va  déjà  beau- 
coup mieux...  Et  tenez,  le  voilà  lui-même  qui  dé- 
sire voir  Monsieur. 

VAUOELAS. 

Moi?  Allons,  mes  pauvres  oreilles,  du  courage! 
une  complainte  en  gascon  qu'il  va  falloir  que  vous 
entendiez. 

SCÈNE   XI. 

Les  MÊMES,  HENRY,  soutenu  par  un  domestiquo. 

ANTOINETTE,  couraut  à  lui. 
Henry,  qu'avcz-vous?  quel  accident?...  (Il  liaissr 
la  tète  sans  répondre.)  Mon   Dieu!  qu'est-ce  donc? 
l>arlez?  (Même  silence.) 

VAUCELAS,  à  part. 
Vous  verrez  que  ce  ne  sera  qu'à  moi  qu"il  voudra 
répondre...  il  ne  veut  pas  que  j'en  réchappe.  (Haut.) 
^'oyons,   (|u'avez-vous,  jeune   homme?  (Même  si- 
lence.) Voilà  qui  est  prodigieux!...  Au  fait,  il  a  l'air 
de   souffrir.    (A  Henry.)   Que   pouvons-nous  pour 
vous,   monsieur?  Mon   Dieu!    expliquez-vous,  et 
dans  la  langue...  que  vous  voudrez,  j'aurai  le  cou- 
rage de  l'entendre...  je  m'y  résigne...  par  huma- 
nité. (Hi-ni-y  fait  signe  qu'il  veut  écrire.)  Vous   pré- 
férez écrire?  Ah  !  tant  mieux  !  bonne  idée  que  vous 
avez  là,  jeune  homme,  et  dont  je  vous  sais  un  gré 
infini.  (11  lui   serre  la  main.)  Je  vais  vous  chercher 
tout  ce  qu'il  faut. 
IIENRV,  bas,  à  Anloinelte,  pend.int  ce  mouvement.    • 
Ne  vous  effrayez  pas...  je  suis  muet. 
ANTOINETTE,  qui  a  compris. 
.\h!... 

VAIOELAS,  revenant  tout  à  coup, 
ilais  j'y  pense,  ce  crayon  suffira.  Tenez,  mon- 
sieur.  Vous   avez   une  écriture  superbe...    Nous 
sommes  tout  yeux. 

ANTOINETTE,  Usant  tout  haut,  à  niesuie  que 
Henry  écrit. 
«Monsieur,  en  vous  quittant,  le  cœur  brisé  de 
«  vous  avoir  déplu...  » 

V  Al  GELAS. 

C'est  correct. 


VAL' G  EL  AS. 


WTOINETTi:  ,    COUlilHI.Ull. 

«  Ji'.  marcliais,  sans  savoir  où  j'allais,  et  j'ai  fini 
u  par  nie  trouver  au  bord  des  fossés  de  la  Bastille, 
<(  ce  qui  ne  m'a  pas  arrêté  dans  ma  course...  de 
«  sorte  que  j'y  suis  tombé.  » 

VAL  G  Et,  AS. 

Dans  les  fossés!... 

ANTOINETTE. 

Il  Mais,  lorsque  j'ai   voulu  remercier  ceux  qui 
Il  m'en  ont  retiré...  le  saisissement...  la  fi-aîcbeur 
Il  de  l'eau...  m'avaient  ôté  l'usage  de  la  parole. 
VAUGEi.AS,  vivement. 

Alil  que  c'est  beureux  !... 

ANTOINETTE. 

Ciel!  Eh  quoi  !  vous  osez  vous  en  réjouir,  vous, 
mon  oncle? 

VAIGEEAS,  embarrassé. 
Je  dis...  je  veux  dire  qu'il  est  très-bcureux  qu'on 
ait  retiré  Monsieur  de  l'eau...  parce  que... 
ANTOINETTE,  feignant  le  désespoir. 
Ali!    mon   Dieu,   mon   Dieu!   pourquoi   l'ai-je 
laissé  partir!  pourquoi...  (Bas,  à  Henry.)  Votre  in- 
vention est  admirable. 

VAUGEI.AS,  entre  ses  dents. 
.Muet!  c'est  singulier!...  On  voit  bien,  dans  l'his- 
toire, la  frayeur  rendre  la  parole  au  fils  de  Crésus, 
mais  je  ne  sache  pas  avoir  jamais  lu  nulle  part 
qu'elle  l'ait  ôtée  à  personne. 

ANTOINETTE,  .qui  a  entendu,  bas  à  Henry. 

Aïe!  aïe!  s'il  réfléchit,    nous  sommes  perdus... 

(Haut.)  Quel  malheur!  pauvre  jeune  homme!  Oh! 

non,  jamais  je  ne  m'en  consolerai. 

\  AUGEi.AS,  à  part. 

Par  exemple!...  j'en  suis  tout  consolé,  moi. 

ANTOINETTE,  se  tournant  vers  lui. 
Mais  c'est  vous,  vous,  mon  oncle,  qui,  par  votre 
dureté,  êtes  cause... 

VAUT.  EI.AS. 

Allons,  c'est  moi,  à  présent!  J'ai  pu  désirer  de 
lui  fermer  la  bouche,  mais  non  pas  les  yeux.  Que 
ne  r(;gardait-il  devant  lui?  ça  n'aurait  écorché  les 
oreilles  à  personne. 

ANTOINETTE,  s'animaut. 

.\h  !  c'est  égal,  c'est  vous,  c'est  vous  seul...  mais 
soyez  tranquille,  Henry,  mon  sort  est  décidé  main- 
tenant, et,  que  l'on  consente  ou  non  à  notre  ma- 
riage, je  ne  vous  abandonnerai  jamais. 
VAL'GELAS,   à  lui-niéuie. 

Au  fait,  puisqu'il  ne  parle  plus. 

ANTOINETTE,  Continuant  plus    f.irt. 

Non,  jamais!  et  je  tâcherai,  par  ma  tendresse  l't 
mon  dévoueiiK.-nt,  de  vous  faire  oublier  l'état  cruel 
auqui'l  nous  vous  avons  ii'duit...  .\li!  ninu  Dii-ii  ! 
mou  Dieu  !... 

SCkM',   Ml. 
Les  Mêmes,  MADLI.O.N,  aiemuiui. 

MADEl.ON. 

Jésus!  ma  marraine,  coiiime  vous  nie/.!  qu'est- 
ce  qu'il  y  a  donc? 


VA  l  GELAS,   bas. 

Un  grand  bonheur,  Madelon,  .M.  de  Lannoir-(|ui 
est  devenu  muet. 

MADELON. 

C'est-y  Dieu  possible.!...  pauvre  mademoiselle 
Antoinette,  a-t-elle  du  guignou! 

VAL  CE  LAS,    bas. 

Mais  au  contraire,  imbécile I 

MADELON. 

Ah!... 

VAL'GELAS,  allant  à  Antoinette. 

Là,  là,  mon  enfant,  console-toi.  Je  comprends 
ton  chagrin,  certainement...  il  est  bii'n  natund,  et 
ta  résolution  est  digne  de  ton  bon  cœur...  mais, 
moi  aussi,  je  veux  partager  tes  soins. 

ANTOINETTE. 

Vous,  mon  oncle? 

V  \  t  (;el  \s. 

Comment  donc!...  c'est  un  devoir  qui  n'a  rien 
qui  me  coûte...  après  son  accident!  Nous  ne  nous 
quitterons  plus...  nous  serons  tous  heureux. 

ANTOINETTE. 

Il  se  pourrait? 

MADELON,  le  tirant  par  le  bias. 

Mais  tantôt  vous  prétendiez... 

VAUGELAS,  à  Madelon. 

Tantôt  je  ne  savais  pas...  je  ne  prévoyais  pas... 
laisse-moi  donc  tranquille...  (A  Henry.)  .Monsieur, 
il  n'y  a  qu'une  manière  de  n'qiondre  à  la  lettre  que 
vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'adresser  ce  matin. 
A  part  deux  ou  trois  petites  fautes  qu'il  sera  très- 
facile  de  corriger,  c'est  un  chef-d'œuvre  dcî 
style...  et  de  générosité,  et  si  vous  êtes  toujours 
dans  les  mêmes  dispositions... 

ANTOlN  ETTE. 

Quoi,  mon  oncle,  vous  consentiriez?... 

VAUGELAS. 

A  ti'  douinT  à  un  hoinnu'  jKirfait,  «pii  n'a  pas  un 

défaut. 

MADELON. 

Il  est  muet! 

VALGEI.  \S. 

Uaisoii  di^  plus. 

ANTOINETTE,   lui  sautai\t  au  cou. 
Ah!  mon  bon  oncle! 

VAUGELAS. 

Kh  !  mon  Dieu!  je  nesuispas  uii  tyran.  (.\  Henrj 
i[m  lui  presse  les  mains.)  Vous  êtes  content?...  et  moi 
donc!...  Aussi,  dans  ce  moment...  pour  vous,  je 
serais  capable...  Vous  n'avez  <pr;\  <ieinaiider... 
([u'à  |iarler...  c'est-;\-dir(î... 

ANTOINE  rrK. 

Ah!  que  je  suis  heureuse  ! 

M  \  DELON. 

Kh  bien!  elli-  a  nue  «Inde  d'idée,  ma  marraiiip. 
VA  UGEi.  \s,  à  Henry. 

Vous  nous  restez  A  dlni-r,  n'est-ce  pas?  (Ilenrv 
s'incline.)  Nous  .icceptiz.  Uicn,  bien,  je  comprends 
à  iner\eille.  ()b!  vnns  n'avez  pas  besoin  de  la  pa- 
role, votre  pantomime  est  d'uiu!  lello  expression! 


318 


VAL'dKI.AS. 


parfaitciiiont  iniililo...  (^o  sera  votre  repas  de 
lianeaill(;s.  liii  allriulant ,  vicii'^,  ma  lille,  \  ic-ns 
éerire  |)Oiir  moi. 

A  \TOINKTTK. 

A  ([iii  ilnnc,  mon  oncle? 

VAL' GEL  AS. 

Au  notaire;  je.  vcu\  qu'il  vienne  tout  du  suite.., 
à  l'instant.  (Henry  ouvre  la  bouche  pour  parler.) 
A^TOI^  EiKCE,  qui  s'en  est  aperçue,  se  jetant  entre  lui 
et  sou  oncle,  et  entraînant  ce  dernier. 
Ali!  vous  Ctcs  le  meilleur  des  lioninies. 

M  AD  El, ON,  regardant  Henry. 
Tiens'. 

SCÎ^NE   XllI. 

.MADELON,  HENRY. 

MADF. LON,  regardant  toujours  Henry. 
Le  plus  souvent  que  Mademoisdlc  se  réjouirait 
comme  ça,  si  son  prétendu  était  véritablement 
muet.  Il  y  a  quelque  manigance  là-dessous... 
comme  ce  matin  qu'elle  me  soutenait  qu'il  n'était 
pas  question  do  mari;  oui,  et  tout  de  même...  elle 
l'épouse...  Causons  un  peu  avec  le  muet,  nous 
verrons  bien.  (S'approchant  de  Henry ,  qui  s'est  assis  et 
a  pris  un  livre  ;  criant  à  son  oreille.)  Monsieur!  (Henry 
ressante.)  Tiens!  11  entend!...  Que  je  suis  bête!  il 
n'est  pas  sourd.  Pardon  !  monsieur,  c'est  que  je 
n'ai  jamais  vu  de  muet,  et  j'étais  bien  aise...  (Elle 
se  place  en  face  de  lui  et  l'examine.  —  Henry  se  remet  à 
lire  avec  linmcur.)  Eh  bien,  c'est  singulier,  je  n'au- 
rais jamais  deviné  ça  à  votre  mine.  Vous  avez  une 
figure  comme  un  autre...  peut-être  môme  mieux 
qu'un  autre.  (Henry  lève  la  tète,  à  part.)  Ab  !  ah  !  ceci 
le  fait  écouter...  C'est  une  frime,  sur,  il  n'est  pas 
plus  muet  que  vous  et  moi.  (L\ii  ôtant  son  livre.)  Si 
ça  vous  était  égal,  monsieur,  je  voudrais  faire  un 
brin  de  conversation  avec  vous.  (Henry  fait  signe 
qu'il  le  veut  bien.)  Ce  sera  drôle...  je  parlerai  tou- 
jours, pour  vous,  pour  moi...  Oh!  ne  vous  gênez 
pas,  ça  m'arrangera.  Et  d'abord...  une  petite  ques- 
tion... Comment  me  trouvez-vous?  (  Répondant  pour 
lui,  avec  intention.)  Laide!...  C'est  galant!  (Henry 
reste  immobile  à  la  regarder.)  Eh  bien...  il  ne  crie 
pas  que  non...  que  ça  n'est  pas  vrai!...  Est-ce 
qu'il  serait  muet  pour  de  bon?  (Henry  lui  fait  des 
signes  pour  se  justifier.)  Oh  !  vous  avez  beau  faire 
aller  vos  bras  comme  des  ailes  de  moulin,  vous 
avez  dit  :  laide!  je  l'ai  bien  entendu;  mais  vous 
conviendrez  au  moins  que  je  suis  aimable?...  (Inter- 
prétant encore  sa  réponse.)  Non  !  Bavarde!  (Henry  fait 
signe  que  oui,  en  éclatant  de  rire.)  Et  vous  riez,  encore! 
Eh  bien,  vous  êtes  gentil!  Si  c'est  comme  ça  que 
vous  êtes  fâché  de  votre  accident...  à  votre  place, 
moi,  ça  ne  me  ferait  pas  rire  du  tout.  Vous  croyez 
donc  que  ça  amusera  mademoiselle  Antoinette 
d'avoir  un  mari  qui  ne  saura  pas  seulement  lui 
dire  qu'elle  est  jolie?  C'est-à-dire  que  ça  finira  par 
l'ennuyer!...  ah!...  (A  part.)  Eh  bien...  il  prend 
ça  comme  un  verre  d'eau  sucrée!...  11  faut  qu'il 


soit  joliment  sûr  de  sa  langue.  Attends,  attends,  je 
m'en  vais  bien  te  la  délier.  (Ici  on  entend  du  bruil  à 
Ici  fenêtre.)  Ciel!  du  sable  contre  les  carreaux... 
Berg-op-zoom,  je  parie.  Faut  le  renvoyer...  Si  ce 
beau  monsieur-là  est  muet,  il  n'est  pas  aveugle. 
(Elle  va  à  la  fenêtre.)  Bon!  il  m'a  compris...  il  re- 
viendra plus  tard.  (Revenant  près  de  llonry.)  D'au- 
tant que  nous  voyons  céans  une  foule  de  char- 
mants cavaliers...  (A  part.)  De  soixante-dix  à 
quatre-vingts  ans.  (Haut.)  Qui  soupirent  auprès 
de  ma  marraine...  comme  des  rossignols.  (Henry 
s'agite.)  Un  grand  brun,  surtout...  (A  part.)  C'est- 
à-dire  qu'il  a  une  perruque  brune.  (Haut.)  Est-il 
aimable  celui-là!  (Henry  se  lève  et  se  promène,  à  part.) 
Bon  !  voilà  que  je  commence  à  produire  de  l'efTet! 
(Haut.)  Et  puis  un  blond.  (A  pan.)  Gris  pommelé. 
(Haut.)  Qui  vous  a  des  dents...  (A  part.)  Deux.  (Haut.) 
Si  belles!  si  belles!  et  une  voix  si  douce!  Quel 
serpent  que  cet  être-là  !  Aussi,  Mademoiselle  en  est 
fascinée...  (Henry  se  bouche  les  oreilles.  —  Le  poin- 
suivaul  toujours  et  parlant  plus  haut.)  Au  point  que,  du 
matin  au  soir,  elle  ne  cesse  pas  de  me  répéter... 
qu'il  a  de  l'esprit,  qu'il  est  séduisant. ..enlinqu'elle 
aura  bien  de  la  peine  à  s'empêcher  de  l'adorei-. 
UEMîY,  apercevant  Vangelas  et  Antoinette  qui 

reviennent,  à  part. 
Ouf!...  On  vient  enfin  à  mon  secours...  Il  était 
tcnip'^... 

SCÈNE  XIV. 
Les  Mêmes,    VAUGELAS,   ANTOINETTE. 

V  Al' G  Et,  A  s. 

Tiens!  Madelon,  en  tète  à  tête  avec  M.  de  Laii- 
nois!  Toi  qui  aimes  la  conversation,  tu  as  dû  être 
un  peu  attrapée,  hein? 

M  A  I)  E  L  o  \. 

Du  tout,  monsieur,  nous  avons  causé  très-agréa- 
blement. 

V  ArOELAS. 

Ah!  tu  causes  avec  un  muet,  toi? 

JI  ADEE.ON'. 

Quand  je  dis  n)us...  c'est-à-dire,  j'ai  causé... 
pour  deux. 

V  Al  GELAS. 

01)  !  comme  cela,  ça  devait  te  convenir. 
MADELON,  à  pari. 

Nous  allons  voir  si  nous  causerons  toujours 
ainsi.  (Haut.)  Et  puis ,  sans  parler,  M.  de  Lan- 
nois  sait  dire  des  choses  très-aimables.  Se>  yeux 
sont  parlants  d'abord,  et  il  m'a  fait  comprendre 
sans  beaucoup  de  peine  qu'il  me  trouvait  jolie. 
(Ici  Henry  fait  des  signes  à  Antoinette,  qui  lui  lance  un 
regard  de  colère.)  Et  puis,  il  m'a  pris  la  main. 
ANTOINETTE,  à  Henry. 

Comment,  monsieur?  (Nouvelles  dénégations  plus 
fortes  de  Henry.) 

MADELON. 

Et  puis,  il  m'a  ciul)rassée,  et  puis... 

iirxiiY,  s"oubliant. 
Ce  n'est  pas  vrai!  sandis!... 


VAUGELAS. 


319 


VAUGKLAS,   sliipéfait. 
Ail!  mon  Dieu!  il  parle!...  et  toujours  gascon  !... 

MADKI.ON  ,   à  part. 
Je  savais  bien  que  j'en  viendrais  à  bout. 

AMOl.NKTTE. 

Tout  est  perdu. 

IIKNU  Y. 

Ail!  quelle  fauté! 

V  Al  (HU.A  S. 

Ainsi ,  monsieur,  vous  avez  l'audace  do  n"ètrc 
plus  muet? 

H  EN  l\  Y. 

ISé  laites  pa';  attention...  ça  né  baut  pas  la 
p(.'ine. 

VAlir.ELAS. 

Ça  ne  vaut  pas  la  peine!  quand  je  suis  anéanti, 
mort,  assassiné,  comme  dans  un  bois! 

HENRY. 

VÀ\\  mon  Dieu,  pour  un  pauvre  petit  mot... 
C'est  lini. 

VAUGELAS. 

Oui,  oui,  monsieur;  comme  vous  dites,  tout  est 
lini  entre  nous. 

ANTOINETTE. 

Mon  oncle. 

MADEI.OX,    à  paît. 

Qu'est-ce  qu'il  dit  donc? 

II  EX  K  Y. 

Moussu  dé  Raugélas... 

VAUGEI.A.S. 

Non,  monsieur,  non,  vous  in"ave/,  iiidigMcment 
trompé,  et  je  ne  tiendrai  jias  la  ])arolc  que  j'ai 
cru  donner  à  un  galant  lionune,  quand  je  m'aper- 
çois... 

HENRY,  s'ochantrant. 

Corbleu  !  moussu  !  qu'est-ce  à  dire?  dé  quoi  bous 
apcrcevez-bous,  je  vous  prie,  dont  je  né  pouisse 
mé  glorifier? 

V  A  u  G  i;  i.  A  s. 
Ah!  oui,  il  y  a  de  ([uoi. 

HENRY. 

N'allez-bous  pas  bous  imasiner  que  je  m'immo- 
lerai pour  un  peu  d'assent? 

ANTOINETTE,    cllCl'cll.Ult  à  \i:  lelcilir. 

Henry  ! 

VA  IGI.  I.AS. 

Un  peu!  mais  vous  no  savez  doue  pas  que  vims 
en  avez  à  faire  dresser  les  cheveux  sur  la  tèir? 
qu'un  seul  mot  de  vous  m'irrite,  m'exaspère,  me 
diVliire,  et  que  je  donnerais  plutôt,  ma  nièce  ;ï  un 
histrion,  un  baladin,  un  moucheiir  de  chandelles 
de  chez  M.  de  .Molière,  qu'à  un  malheureux  Gascon 
tel  (pli!  vous? 

n  i;\  Il  V. 

Ah!  c'e.st  comme  ça  que  bous  le  preness... 
rabi,  enchanté,  niorvleu  !  .Ius([u';'i  présent,  jt' 
m'étais  contenu,  je  n'en  avais  pas  plus  que  rien 
dé  votre  niiséravle  asseiit...  Kl  vien,  :ï  l'ubenir,  je 
né  nié  gênerai  plus,  je  m'en  ferai  hoiiiiur  même, 
tous  les  jours,  a  toute  hure... 


VAl  GELAS. 

Mais  c'est  l'enfer  qui  l'a  dérhainé  après  moi  ! 

HK\  R  V. 

.létais  vien  von,  avec  tous  ces  ménagements, 
cette  délicatesse  que  je  m'imposais.  Mon  payssc 
baut  vien  le  botre  peut-être,  entendez-vous, 
moussu  ?  Et  je  lé  renierais,  ce  cher  paysse  !  non 
pas,  boyez-bous.  Car,  après  tout,  il  n'est  pas 
prouvé  que  ce  soit  bous  qui  parliess  vien,  et  moi 
qui  prononce  mal.  Qui  a  dit  cela?... 

\  AUGE  LA  s. 

.ré touffe  ! 

HENRY,  continuant. 
Qu'un  mé  montre  un  arrêt  du   parlement  (|ui 
ordonne  à  un  sujet  du  roi  de  parler  d'une  manière 
ou  d'une  autre.  C'est  bous  qui  en  abez  de  Tassent  !... 
et  un  très-désagréable  encore. 

VAUGELAS,    tombant   sur  une   chaise. 
.J'ai  de  l'accent!  ! 

HE. NU  Y. 

Excepté  mademoiselle  Antoinette,  qu'est-ce  que 
c'est  que  lé  langase  décoloré  de  bùtre  Pariss'?... 
d'un  monotone  et  d'un  fade  à  souleber  le  cur... 

VAUGELAS. 

J'en  mourrai  ! 

HKNRY. 

Auprès  de  l'espression,  du  cadencé  et  de  la 
cbalur  piquante  du  nôtre?  c'est  moi  qui  parle 
vien  :  je  parle  comme  ça,  je  parlerai  toujours  de 
même,  et  si  bous  n'êtes  pas  content,  cape  dé 
dioiis!  Kh  vien!...  cb  vien!...  que  lé  bon  Dieu 
bous  palaliole  I 

VAUGELAS,  se  levant  hors  de  lui. 

Tais-toi...  tais-toi,  malheureux!...  Au  secours! 
au  secours!  (Use  sauve  en  se  bouchant  les  ohmIIos.) 

SCÈNE  XV. 
Les  MÈ.MES,  hors  VAUGELAS. 

ANTOINETTE. 

Henry,  f[u'avez-vous  fait? 

HENRY. 

lit  lé  moyen  de  se  taire,  en  face  d'un  enragé 
comme  botre  oncle,  qui  me  met  en  parallèle  av<'c 
un  inousseiir  de  sandelles,  et  eu  présenci''  d'iiui'' 
|ii'titi':  nias([ii(''  comme  celle-là. 

M  A  DELON. 

Eh  bien!  est-il  malhonnête! 

A  N  r  0 1  N  E  T  T  E  ,    il  Jlailcloil . 

Oui,  mademoiselle,  c'est  vous,  vous  qui  êtes 
cause  de  tout.  Soyez  contente,  maintenant  que  Je 
ne  pi'u\  plus  être  mariéi;  à  celui  ipie  j'aime. 

M  MIEI.ON. 

Mais  est-ce  que  je  pouvais  in'iiiiapiuer  que 
Monsieur  serait  assez  extraordinaire  pour  refu- 
ser (|U(tIqu'iiii  à  cause  cpi'il  parle  un  peu  drule- 
meiit? 

HE\  Il  v. 

J<' parle  (iimmi'  il  me  plait,  eh  donc! 


:520 


VAUdELAS. 


A.\  rOlM  TTK. 

Allez,  Maïk'lon,  c'est  bien  mal  .'i  vous.  Mais  vous 
CM  serez  punie,  et  puiM|iie  je  reste  lille,  vous  ne 
vous  marierez  pas  mm  plus. 

M  AUKLON. 

Par  exemple!  c'est  ça  qui  serait  injuste!  car,  au 
bout  du  compte,  je  ne  peux  pas  [garder  des  secrets 
qu'on  ne  me  dit  pas.  C'est  égal,  j'en  suis  joliment 
filcliL'C,  à  présent.  Mais  j'ai  fait  la  faute...  et  je 
serai  bien  nialadroite,  si  je  ne  la  répare  pas.  Une 
idée  nio  vient...  Oui,  \oilà  huit  heures...  laissez- 
moi  seule,  et  ne  désespérez  de  rien. 

ANTOINKITR. 

Mais  que  comptes-tu  faire? 

M  ADHI.ON. 

lùumeiiez  toujours  Monsieur,  et  fiez- vous  à 
moi. 

ANTOI.X'ETTK. 

Allons,  venez,  Henry,  et  tâchons  de  trouver 
quelque  chose  aussi  de  notre  coté. 

IIE^RY. 

Nous  trouberons,  nous  né  sommes  pas  des 
vuses  peut-être.  (Ils  sortent.) 

SCÈNE  XVI. 
MADELON,  puis  BERG-OP-ZOOM. 

MAOELON,  allant  à  la  fenêtre. 

Pourvu  que  Berg-op-zoom...  Oui,  oui,  le  voilà... 
à  la  mémo  place  que  tout  à  l'heure.  (Elle  agite  son 
mouchoir.)  Il  m'a  vue,  il  se  décide...  ça  n'est  pas 
malheureux.  Mon  Dieu!...  quelle  tortue  que  cet 
homme  là!...  Eh  bien...  comme  il  marche...  on 
dirait  qu'il  ne  peut  pas  se  tenir  sur  ses  jambes. 
11  ne  pourra  jamais  grimper  à  l'échelle.  (On  aper- 
çoit la  tête  de  Berg-op-zoom.)  Ah!...  enfin  !  arrivez 
donc,  monsieur! 

BERG-OP-ZOOM,    un  peu  gi'is. 

J'arrife  feutre  à  terre,  monselle.  (Il  manque  de 
tomber  en  enjambant  la  fenêtre.) 

M  Al)  El- ON. 

Ma  foi!  il  s'en  est  peu  fallu...  Mais  prenez  donc 
garde  ! 

BEH  (.-OP-ZOOM. 

Ne  vaides  bas  addcntion,  monselle...  le  choie... 
le  gaîdé...  je  suis  si  gondent... 

MAUELO.N. 

Je  ne  l'ai  jamais  vu  comme  cela. 

BERG-OP-ZOOM. 

Monselle,  foilà  les  bedits  babiers  bour  notre 
bedit  mariache  que  ohé  fous  abborde. 

M  A  DELON. 

11  s'agit  bien  de  cela,  il  est  manqué  !  notre  ma- 
riage, si  vous... 

CEr.G-OP-ZOOM. 

Non,  il  ne  beut  bas  êdrc  manqué,  buisque.  foilà 
les  bedits  babiers... 

MAnELO.N. 

Je  vous  dis  que  c'est  inutile. 


r.  E  R  r.  -  o  p  -  z  o  o  M . 
Fous  m'avre  dit  au  contraire  qu'il  y  édre  néces- 
saire, et  foilà  les  bedits  babiers... 

MAnEi.ON,   les  lui  relisant  sauter  des  mains. 
Eh  !  vous  m'impatientez  à  la  fin. 

BERC-OP-ZOOM. 

La  gonsendement  de  ma  pure  et  mèi'e!...  mille... 
mille!...  Mais  si  fous  vaides  la  méchante,  et  M.  de 
Fauchélas  aussi...  je  fous  enlève  dous  teux,  tutte 
suite,  et  je  fous  ébouse... 

XI  AI)  El.  ON. 

Tous  deux? 

liERr;-OP-Z0OM. 

Oh!  je  ne  suis  blus  un  impécile... 

M  AI)EL0\. 

Taisez-vous...  et  songez  à  faire  exacteuiciit  tout 
ce  que  je  m'en  vais  vous  dire...  (Écoutant.)  Impos- 
sible de  m'expliquer,  voilà  Monsieur. 

BERG-OP-ZOOM. 

Je  m'en  fas. 

M  A  1)  1-:  I.  o  \. 
Eh!   non,  il  faut  c[uo  vous  restiez. 

BERG-OP-ZOOM. 

Je  resde. 

MADELO.X. 

Mais  pas  ici!...  tenez,  là,  dans  la  chambre  de 
ma  marraine. 

BE  RG-OP-ZOOM. 

Dans  le  champre  tu  bedit  marraine,  je  feux 
pieu. 

M  A  DE  I. ON,  le  poussant. 

Et  n'en  sortez  que  lorsque  je  tousserai.  (On  entend 
Vangelas.)  Eh!  vite.  (Elle  ferme  la  porte  sur  lui.) 

SCÈNE  XVTI. 

MADELON,  VAUGELAS. 

v  AU  GELA  s,  entrant  d'un  air  sombre  et  se  parlant 

à  lui-même. 
Je  patafiole!  tu  patafioles!...  il  patafiole! 

JIADELON,   à  paît. 

Que  diantre  marmotte-t-il  donc  là,  tout  seul? 

VALGELAS,  se  laissant  tomber  dans  un  fauteuil. 

Patafiole!...  Non,  jamais,  depuis  que  j'existe,  je 
n'avais  eiitendurien  d'aussi  monstrueux  !...  d'aussi 
barbare!...  C'est  un  véritable  complot  contre  moi. 
MADELON,  à  elle-même. 

Pauvre  cher   homme!    comme   si  on  songeait 
ceulement  à  lui  donner  une  chiquenaude. 
VALGELAS,  Continuant. 

Oui,  un  terrible  événem(  nt  se  prépare,  il  y  a 
des  présages  funestes  com.me  à  la  mort  du  grand 
(X'sar.  Une  femme  à  tète  de  chat  vient  de  naître 
à  Paris...  François  renverse  tous  les  soirs  la  sa- 
lière... J'ai  fait  une  faute  de  langue,  ce  qui  ne 
m'était  pas  arrivé  depuis  soixante  ans...  et  voilà 
ce  maudit  Gascon  qui,  pour  in'injurier,  |  renonce 
un  mot  surnaturel...  un  mot  qu'il  invente... 
exprès,  car  je  viens  de  le  chercher  en  vain  pendant 
une  heure  dans  tous  les  vocabulaires...  Assurément, 


VAL  GELAS. 


321 


nous  sommes  à  la  veille  de  quelque  grande  catas- 
trophe... Il  faut  mettre  ordre  à  ses  affaires. 
M  A  DELON,  à  elle-même. 
Mon  Dieu  !  est-ce  que   son  cerveau  déménage- 
rait? 

VAiCEi-AS,  continuant. 
Et  ma  nièce!...  ma  nièce  qui  est  assez  dénaturée 
pour  aimer  un  pareil  homme! 

MADF.LON,  à  elle-même. 
Dame  !  il  y  en  a  beaucoup  qui  seraient  dénatu- 
rées comme  ça. 

V  AU  GELA  s. 

Un  homme  pareil!... 

M  A  D  E  L  G  \ ,  s'approchant. 
C'est  ce  qui  vous  désole? 

VAL  GELA  s,    étonilé. 

Hein!...  il  n'y  a  pas  de  quoi  peut-être? 

MADF.  LON. 

Consolez-vous.  Elle  ne  l'aime  pas. 

VAL  GELAS. 

Elle  est  capable,  Madulon,  de  mabandonncr 
pour  l'épouser. 

M  A  n  E  L  0  N. 

C'est  impossible. 

V  AIGELAS. 

Comment? 

M  A  DEL  ON. 

Elle  est  mariée  à  un  autre. 

V  A  U  G  E  L  A  s. 

Ah!  bah!...  Sans  mon  consentement? 

MADEI.O.N. 

C'est  justement  là  ce  qui  l'embarrasse,  et  elle 
ne  fait  semblant  d'aimer  M.  de  Lannois,  que  vous 
avez  en  horreur ,  que  pour  vous  faire  trouver 
l'autre  charmant. 

V  AUGE  LAS. 

Mais,  ma  chère  amie,  je  suis  prO't  h  l'adorer,  cet 
autre,  quel  qu'il  soit. 

MADELON,  à  part. 

Nous  allons  voir.  C'est  le  moment  de  présenter 
mon  Berg-op-zoom.  (Elle  tousse.) 

VAUGELAS. 

Il  sera  pour  moi  comme  un  ange  descendu  du 
ciel. 

MADELON,  toussant,  à  part. 

Il  paraît  que  l'ange  ne  m'entend  pas,  c'est  que 
je  ne  tousse  pas  en  allemand. 

VAUGELAS. 

Quel  poids  tu  m'as  ùté  de  dessus  la  poitrine! 

MADELON,  apercevant  Beig-op-zoom. 
Tenez,  tenez,  monsieur,  le  voici  qui  sort  do  lu 
chambre  de  mademoiselle  Antoinette. 

V  AU  GELAS. 

Un  homme  dans  la  chambre  de  ma  nièce! 

MADELO.N. 

Mais  puisque  c'est  son  mari! 

VAUG  KLAS. 

Ah!  c'est  vrai.  Mariée  sans  mon  aveu! 

MADELON. 

Mais  puisque  vous  en  f'tes  enchanté! 
III. 


VAUGELAS. 


C'est  encore  vrai. 

SCÈNF   XVIII. 

Les  Mêmes,  BERG-OP-ZOOM. 

l!ERG-op-zooM,  apercevant  Vaiigelas. 
Tarteilf!...  (Il  fait  \m  mouvement  pour  rentrer.) 

VAUGELAS. 

Oh!  vous  pouvez  approcher,  monsieur,  je  sais 
tout. 

MADELON. 

Oui,  oui,  on  sait  tout.  (Bas  à  Berg-op-zoom.) 
Dites  comme  lui,  et  ne  vous  gênez  pas;  tout  ira 
bien. 

VAUGELAS. 

C'est  donc  vous,  monsieur,  qui  êtes  l'époux  de 
ma  nièce? 

BERG-OP-zooM,  bas  à  Madelon. 
Moi,  che  ôdre  la  mari  au  bedit  marraine. 

MADELON,  le  pinrant. 
Quand  on  vous  dit  que  l'on  sait  tout,  et  que 
VOUS  n'avez  plus  qu'à  en  convenir! 
BERC-op-zoOM,  àpart. 
Che  gombrends  rien...  mais  c'est  égal.  (Haut.) 
Ya,  mossié  de  Fauchélas,  che  ôdre   la  mari   te 
montemoiselle  Antoinette. 

VAUGELAS. 

Qu'est-ce  qu'il  dit?  Qui  est-ce  qui  a  parlé? 

MADELON. 

Mais  c'est  votre  neveu,  monsieur. 

BERG-OP-ZOOM,    à  part. 

Ah!  cheêdrela  nefeu!  pien!  pion!  (A  Vangelas, 
s'approcliant  pour    l'embrasser.)  Ché   havre  un  pien 
grand  choie  de  vaire  fùdre  gonnaissancc. 
v  A  u  G  E  L  A  s  ,  le  repoussant. 

Ah!  mon  Dieu,  quel  horrible  baragouin! 

BERG-OP-ZOOM. 

Paracouin  fous-mémo! 

VAUGELAS. 

Moi  qui  me  plaignais  du  Gascon,  je  tombe  sur 
un  affreux  Germain. 

BERG-OP-ZOOM. 

Qu'est-ce  que  fous  tides  des  Germains,  mon 
oncle?... 

V  A  u  G  E I,  A  s. 

Moi,  ton  oncle!...  Ah!  tu  peux  bien  éire  mon 
neveu  tant  que  tu  voudras,  mais,  j'en  fais  ici  le 
serment,  je  ne  serai  jamais  ton  oncle. 

BEI\G-OP-ZOOM. 

Prafi's  chens,  les  Allemands,  cndontcz-fousî... 
Foulcz-fous  vuiner  un  bedit  bibe?... 

VAUGELAS. 

Pouah!... 

IIERG-OP-/,  OOM. 

Il  vaut  que  ché  allume  le  mien.  (U  s'.ipproclio  Je 
la  table  et  prend  un  maniiM-ril  (jii'il  va  ilêchircr.) 
VAUGELAS,  le  lui  arracli.iiit. 
Mes  manuscrits!  pour  allumer  sa  pipe!  Soriez, 

il 


322 


VAUGELAS. 


monsieur,    sortez...    ou    je   vous    dénonce  à  la 
police.., 

JtEnC-OF'-ZOOM. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ça,  bolice!...  c'est  bour 
les  foleurs,  bolice,  endentez-fous...  me  tire  bolice  ! 
ciie  gasse  tutte...  che  prise  tutte  t'apordl...  (il 
fraiipe  avec  sa  canne,  sur  les  meubles.) 

VAUGELAS. 

Frappe,  frappe,  va...  ta  langue  est  pire  que  ton 
bâton  ! 

SCÈNE  XIX. 

Les  Mêmes,   HENRY,   ANTOINETTE, 
puis  FRANÇOIS. 

ANTOINETTE,  accourant. 
D'où  vient  ce  bruit?  Qu'avez-vous,  mon  oncle? 

VA  10  El,  A  s. 

Cequej'ai  ?...  (Lui  montrant Berg-op-zoom.)  Tiens! 
niallicureusc,  regarde! 

ANTOINETTE, 

Eh  bien,  mon  oncle,  je  ne  vois  rien. 

VAIj'GELAS. 

Tu  ne  vois  rien!  quand  ton  complice  est  devant 
tes  yeux  ! 

ANTOINETTE,  HENUY,  ensemble. 
Mon 


Son 


complice! 


ANTOINETTE. 

Mais  je  ne  connais  pas  Monsieur. 

BERG-op-zooM,  à  part. 
Je  êdre  bas  à  ma  aise,  du  tutte. 

VAUGELAS. 

Tu  peux  te  dispenser  de  feindre,  Madelon  m'a 
tout  dit. 

MADELON,  faisant  des  signes  à  Antoinette. 
Mon  Dieu!  oui,  mademoiselle... 

ANTOINETTE. 

Et  qu'a  pu  vous  dire  cette  petite  sotte? 

MADELON,   à  part, 

Fil  bien,  elle  m'arrange  joliment  ! 

VAUGELAS. 

Nieras-tu  encore,  quand  tout  à  l'heure,  à  mes 
yeux,  cet  homme  est  sorti  de  ta  chambre? 

ANTOINETTE. 

Comment,  de  ma  chambre? 

HENRY. 

Qu'est-ce  à  dire,  Antoinette? 

VAUGELAS. 

Quand  il  m'a  avoué  lui-même,  enlin,  qu'il  était 
ton  mari? 

ANTOINETTE. 

Il   a  osé!...  (Elle  le  regarde.  Madelon  fait  signe  à 
BfTg-op-zûom  (le  répondre  oui.) 


RERG-OP-ZOOM. 

Va,  montemoiselle. 

ANTOINETTE. 

Henry,  ne  le  croyez  pas...  Mon  oncle,  on  vous 
trompe,  cet  homme  est  un  imposteur. 

HENRY,    à  Berg-op-zoom. 
Moussu,  bous  mé  rendrez  raison...  et  bous  allez 
sortir  :\  l'instant. 

BERG-OP-ZOOM. 

Ya,  cli'afré  bas  beur... 

VAUGELAS. 

Oui,  oui,  cmmenez-le,  tuez-le  mùme,  si  vous 
voulez;  que  ma  nièce  soit  veuve  enfin,  mon  cher 
ami,  et  je  vous  la  donne  tout  de  suite. 

M  A  D  E  L  0  N. 

Vous  ne  pensez  donc  plus  à  son  accent? 

VAUGELAS. 

J'aurais  mieux  aimé  que  ma  nièce  épousât  cent 
Gascons  qu'un  Allemand  pareil  ! 

MADELON. 

Eh  bien,  soyez  satisfait,  mon  cher  maître,  car 
elle  se  contentera  d'en  épouser  un  que  voici. 

ANTOINETTE. 

Oui,  mon  oncle,  je  n'aime  et  n'épouserai  jamais 
que  M.  de  Lannois. 

v  A  l' G  E  L  A  s  ,  montrant  BiTg-op-zoom. 
Et  celui-là? 

MAHELON. 

N'est  que  le  prétendu  de  la  petite  Madelon. 

BERG-OP-ZOOM. 

Ya,  te  le  bedit  Matelon... 

VAUGELAS. 

Ah!  fort  bien...  on  a  voulu  se  jouer  de  moi. 

(  François  entre.) 

HENRY,    lui    présentant  vivement    un   volume    qu'il 
prend  des  mains  de  François. 

Boulez-bous  permettre  au  plus  indigne  de  cet 
honnur,  moussu ,  de  bous  présenter  le  premier 
exemplaire  du  monument  que  vos  illustres  mains 
ont  élevé  à  la  gloire  de  la  France  ? 

VAUGELAS. 

Que  vois-je!  mes  remarques!  mon  cher  livre! 

HENRY. 

Auquel  je  viens  dé  souscrire  pour  trois  cents 
exemplaires  à  l'usage  de  toutes  les  écoles  de  la 
Gascogne. 

vau(;elas,  lui  sautant  au  cou. 
Ah!  mon  neveu  !... 

ANTOINETTE,  lui  serrant  la  main. 
Cher  Henry! 

VAUGELAS. 

Mais  comment  avez-vous  su?,.. 


J 


VAUGELAS. 


323 


HE.NRY,  montrant  la  fenêtre. 
La  lettre  de  Barbin...  auquel  je  suis  allé  compter 
une   petite  somme...  en   réponse  à  son   indigne 
proposition. 

VAUGELAS. 

Quoi  !  mon  livre  a  paru!  et  c'est  vous  qui  avez 
eu  la  grandeur  d'âme...  vous  que,  pour  un  peu 
d'accent,  j'ai...  Ah!  vous  m'avez  vaincu.  A  présent, 
je  serais  capable  d'entendre  du  tartare  sans 
sourciller. 

M  ADELON. 

Et  de  l'allemand,  monsieur? 

VAUGELAS,  à  Madelon. 
Rpouse-lc...   pourvu  que  tu  parles  pour  deux. 


et  que  dorénavant  tu  tâches  de  m-  plus  m'écorchcr 
les  oreilles. 

MADELON. 

Oui,  mon  maître.  Oh  !  quel  bonheur  I  Et  pour 
vous  prouver  que  j'ai  déjà  fait  des  progrès... 
voulez-vous  permettre  que  je  vous  embrassasse  ? 

VAUGELAS,  se  bouchant  les  orf  illcs. 

Oh!...  elle  me  gardait  celui-là  pour  le  dernier. 
(A  Henry.)  Pour  vous,  monsieur,  je  vous  accorde 
ma  nièce...  et  sans  condition.  La  langue  vous 
devra  toujours  plus,  grâce  à  la  publication  de  mon 
livre,  que  vous  ne  pouvez  lui  faire  perdre...  en  la 
blessant  un  peu  tous  les  jours. 


FIN     DE     VAUGKLAS. 


i 


LE 

CHEVALIER  DE  SAINT-LOUIS 

COMÉDIE-VAUDEVILLK   EN  DEUX  ACTES 

EN    COLLABORATION    AVKi;    M.     KOCHK 


fi:ksonnages. 

LA  .M  li  1  LLEHAI  E,  cliuvalior  di;  Suint-Louis,  cx-capitaine 
(les  dragons  de  la  reine. 

AUBERTIN,  riclie  négociant. 

FABIE.N,  jeune  jjeintre. 

DARCY,  propriétaire. 

FANNY,  fille  d'Aubcrtin. 

LOLO,  orphelin. 

U.\     OlIIClKU     l'LBl,  ic. 

LI.\   Gaude    1)1    coMMEncE. 
I  .\  \  rr  É  s ,   Do  m  e  s  t  i  y  i;  e  s, 

La  scène  se  passe  à  Paris,  sous  le  Consulat. 


La  répétition  générale  de  cette  pièce,  rerue  au  Vaudeville  il  y  a  une  douzaine  d'années,  eut  lieu  la 
veille  de  la  fermeture  du  théâtre  et  d'un  changement  de  direction.  Ces  circonstances  en  empêchèrent  la 
représentation,  malheureusement  pour  les  auteurs  et  pour  M.  Delannoy,  qui  avait  composé  d'une  ma- 
nière très-remarquable  le  rùle  de  la  Meilleraie. 


LE 


CHEVALIER  J)E  SAINT-LOUIS 


ACTE   PREMIER. 


Le  théâtre  représente  une  mansarde.  —  Porte  au  fond.  —  Porte  latérale.  —  Fenôtro  à  droite. 


SCÈNE  I. 

LOLO,  FANNY,  AUBKRTIN. 

(Au  lever  du  rideau,  Lolo  range  lachamliro. 
On  frappe.  Lolo  va  ouvrir.) 

A  c  B  E  R  T I N ,  entrant  avec  Fanny . 
M.  de  laMcilleraie?... 

I.OLO. 

C'est  ici,  monsieur. 
AiBERTrN,  qui  croit  se  tromper  en  voyant  une 
mansarde. 
Ici!  c'est  impossible;  nous  nous  sommes  trom- 
pés... c'est  M.  le  chevalier  de  la  Meilleraie  que 
nous  demandons. 

r.oi.o. 
Oui,  monsieur;  il  est  sorti,  mais  il  ne  tardera 
pas  à  rentrer. 

AUBERTIN. 

Nous  l'attendrons...  'Lolo  donne  des  sièges.)  11  faut 
convenir  que  notre  ami  s'est  choisi  là  un  singulier 
appartement. 

r  A  N  \  Y. 

Rien  que  son  aspect  vous  attriste  et  vous  glace. 
AlBKRTlN,  à  Lolo,  qui  s"est  mis  dans  un  coin 
à  cirer  une  paire  de  souliers. 
C'est  toi,  mon  petit,  qui  es  au  service  de  M.  di; 
la  Meilleraie?... 

i.ot.o. 
Non,  monsieur,  il  n'a  (\m!  lui  à  son  service...  il 
se  sert  tout  seul. 

AL  BERTIN. 

Ah  !... 

I.OI.O. 

Et  joliment:. ..voyez  comme  c'est  propre,  comme 
c'est  rangé  ici... 

AiBEtiTiN,  avec  un  soupir,  à  mi-voix. 
Oui,  il  n'y  a  pas  grand'clioso...  à  ranger... 

FAWV. 

Mais  tu  l'aides  bien  un  peu?... 

LOl.O. 

Ah  benl  est-ce  qu'il  me  laisserait  faire!... 

FA\.\V. 

Cependant,  en  ce  moment?... 


I.OI.O. 

Je  me  dépêche  de  cirer  ses  souliers  quand  il 
n'y  est  pas...  sans  qu'il  s'en  doute,  mais  il  me  le 
rond  bien. 

ALBERTIN. 

Comment?... 

LOLO, 

C'est  lui  qui  m'apprend  ii  lire  et  à  écrire, 
f  A  .\  \  ^ . 

Ah! 

LOI.O. 

Puis  il  me  donne  des  morceaux  de  sucre;  jamais 
de  taloches...  comme  à  l'école. 

KANNY. 

Je  le  reconnais  bien  là. 

LOLO. 

Puis  aussi  des  sous...  quelquefois...  pour  ache- 
ter des  toupies...  et  il  joue  avec  moi  encore! 

F  A  N  .\  Y. 

Excellent  homme! 

LOLO. 

Là...  voilà  ma  besogne  faite...  je  vais  dans  la 
cour...  ne  vous  impatientez  pas;  M.  le  chevalier 
va  revenir,  bien  sûr...  (Il  sort.) 

SCf'NK    II. 
ALBERTIN,   FANN\. 


A  U  B  E  n  T I  \. 

Je  savais  bien  cpi'il  n'était  pas  très-riche, 
d'après  ce  qu'il  m'avait  dit,  je  croyais  que  sa 
(lu  Horry  lui  rajiportait  encore  au  moins  cinq 
livres  de  rente... 

FAN\  Y. 

In  homme  aussi  honorable...  être  réduit. 

Al  BKBTIN. 

C'est  sa  faute  aussi...  Ex-capitaine  des  dri 
de  la  reine,  il  fallait  conserver  son  grade 
notre  armée,  et  servir  la  Ri'|)ubli(iue  et  le 
sulat. 

F  VN.N  V. 

.Mais  si's  o|iini(ms... 

Al  UKin  I  \. 

Ses  opinions... 


mais 
terre 
mille 


igoiis 
dans 
Cn- 


328 


LK   CHEVALIER    UE   SAINT-LOUIS. 


AïK  lie  /((  Colonne. 

Ce  n'est  sans  doute  pas  un  crime, 

Non,  mais  de  sa  fidélité 

Il  se  fait  lui-même  victime  ; 
Oh!  là-dessus,  il  est  très-entôté. 

Oui,  c'est  un  caractère  unique  : 
S'il  ne  sert  pas,  son  seul  motil'  vraiment, 
C'est  qu'il  se  croit  lié  par  un  serment... 

Il  n'entend  rien  en  politique!... 

l'ANNY, 

Eh  quoi!  mon  père...  pourriez -vous  le  blâ- 
mer?... 

AUBERTIN. 

Certainement,  je  le  blâme...  de  ne  pas  s'adres- 
ser à  ses  amis...  à  moi,  par  exemple,  qui  ai  été 
élevé  cbez  son  père,  qui  lui  dois  ma  fortune...  11 
croit  donc  que  je  n'ai  pas  de  cœur,  que  je  suis  un 
ingrat...  c'est  mal,  c'est  très-mal,  et  je  lui  en  veux 
beaucoup. 

F  ANNV. 

Jl  ne  doute  pas  de  vous...  mais  il  a  de  la  fierté. 

AllIîERTIN. 

Dis  de  l'orgueil...  mais  ce  n'est  pas  sa  faute... 
c'est  la  faute  do  sa  naissance...  Ah!  il  y  aurait 
bien  un  moyeu  de  l'enrichir... 

FANNY. 

Lequel?... 

AUBERTIN. 

Eh!  mais...  ce  serait...  de  le  marier  à  quelque 
vieille  marquise,  et  justement  j'en  connais  une... 
FANNY,  vivfiment. 

Eh  bien!  mon  père,  il  faut  vous  occuper  de  cela 
tout  de  suite,  demain...  aujourd'hui. 

AUBERTIN. 

Un  moment,  un  moment...  ne  brusquons  rion , 
car,  s'il  se  doutait  seulement  du  motif  qui  nous 
fait  agir...  Avec  ces  diables  de  gens-là,  on  ne  sait 
jamais  comment  faire...  J'aime  les  positions  fran- 
ches, et  je  n'entends  rien  à  ces  petits  détours... 
ces  finesses...  c'est  comme  toi  qui  me  fais  damner 
en  ne  t'expliquant  pas  sur  le  compte  de  ton  cou- 
sin... ce  bon  Fabien,  que  je  serais  si  heureux 
d'appeler  mon  gendre,  et  qui,  depuis  qu'il  est  re- 
venu, se  meurt  d'amour  pour  toi. 

F  ANNY. 

Depuis  quinze  jours...  Oh  !  s'il  ne  meurt  jamais 
que  de  cela!... 

AUBERTIN. 

S'il  renonce  à  ses  voyages  pour  ne  plus  s'occu- 
per que  de  peinture,  s'il  devient  sage,  rangé,  toi 
seule  pourtant  auras  fait  ce  miracle. 

FAN.\Y. 

Vous  disiez  l'autre  jour  que  les  femmes  n'en 
faisaient  plus,  mon  père  :  mais  voici  le  petit  gar- 
çon qui  vient  sans  doute  nous  annoncer  M.  de  la 
Meilleraie. 


SCENE  III. 

Les   Mêmes,  LOLO,  puis  DARCY. 

1.01,0,  pntrant,  bas  à  Fanny. 
j\on,  mademoiselle...  c'est  notre  propriétaire. 

(Uarcy  paraît,  Lolo  s'éloigne.) 

AUBERTIN. 

Tiens!...  M.  Darcy!... 

nARCY,  saluant. 
Monsieur  Aubeitin...  Mademoiselle  Fanny... 

FANNY. 

Monsieur...  (A  part.)  Encore  ce  merveilleux  ridi- 
cule... 

D  ABCY. 

Do  ma  fenêtre,  j'ai  eu  le  bonheur  de  vous  voir 
entrer  dans  mon  hôtel,  et... 

AUBERTIN. 

C'est  vrai...  nous  sommes  chez  vous  ! 

nARCY. 

.l'ai  saisi  avec  empressement  cette  occasion  de 
vous  rendre  mes  devoirs. 

AUBERTIN. 

Vous  êtes  bien  bon. 

FANNY,  à  pari. 
C'est-à-dire  bien  ennuyeux... 

DARCY. 

Dieu  !  qu'il  fait  froid  ici...  A  quoi  pense  donc  le 
chevalier  de  ne  pas  faire  de  feu  au  milieu  de  l'hi- 
ver, au  mois  de  janvier? 

FANNY,  à  part. 

Il  ne  comprend  pas... 

DARCY,  à  part. 

J'ai  bien  envie  de  risquer  ma  demande...  (Hant.) 
Monsieur  Aubertin...  depuis  longtemps  je  voulais 
vous  parler  d'un  désir...  d'un  projet...  (Regardant 
tendrement  Fanny.)  que  je  brûle  d'épancher  dans 
votre  sein...  et,  sachant  l'absence  de  mon  mo- 
deste... et  honorable  locataire... 

AUBERTIN. 

Oh!  certes!...  c'est  bien  l'homme  le  plus  esti- 
mable que  je  connaisse. 

DARCY. 

Sans  cela,  est-ce  que  je  consentirais  à  le  garder 
chez  moi...  car  enfin,  il  est  de  l'ancienne  cour,  et 
dans  des  temps  comme  ceux-ci...  Je  disais  donc 
que  je  brûlais  d'épancher... 

AUBERTIN. 

Est-ce  que  l'on  craint  encore  quelque  chose?... 

DARCY. 

On  craint  toujours...  c'est  plus  prudent.. .Quand 
ou  voit  tout  ce  qui  se  passe...  comme  moi,  par 
exemple...  en  ma  qualité  d'employé...  supérieur 
au  ministère  de  la  pol...  ce  beau  ministère  qui 
veille  avec  tant  de  sollicitude  à  l'ordre  et  à  la 
tranquillité  publique...  Je  disais  donc  que  je  brû- 
lais... 

AUBERTIN. 

Mais  enfin,  tout  est  calme... 

DARCY. 

Tout  est  calme...  oui,  à  la  surface...  mais  il  ne 


ACTE   PREMIER. 


329 


faut  pas  s'y  fier.  La  gloire  du  premier  consul  lui 
fait  bien  des  ennemis...  en  France...  à  l'étranger; 
et  depuis  son  retour  d'Italie...  Dieu!  quelles  vic- 
toires!... En  quarante  jours,  mademoiselle,  nous 
avons  conquis  l'Italie... 

F  A  X  N  V. 

Vous  y  étiez,  Monsieur?... 

DARCV. 

Oui,  Mademoiselle!...  j'y  étais...  de  cœur... 
je  suivais  tous  les  mouvements  de  notre  armée... 

Air  :  Un  homme  pour  faire  un  tableau. 

Oui,  je  les  suivais  pas  à  pas, 
J'assistais  à  toutes  nos  gloires. 
Je  marchais  avec  nos  soldats, 
J'étais  à  toutes  nos  victoires. 
Que  d'ennemis  j'ai  combattus  ! 
Mon  âme  est  encore  alarmée 
Des  grands  périls  que  j'ai  courus... 

ALBERTIN. 

Sur  les  bulletins  de  l'armée. 

FANNY,  souriaut. 
(l'est  moins  dangereux. 

DARCY. 

Ce  qui  ne  m'a  pas  empoché  d'être  grièvement 
blessé... 

AUBERTIX. 

Comment  !... 

DARCY. 

Oui,  blessé...  de  voir  que  la  malveillance  ne 
s'arrêtait  pas  devant  le  génie...  C'est  inouï  le  mal 
que  nous  donne  la  sûreté  du  grand  honmie...  les 
partis  travaillent  sourdement...  Aussi  l'œil  de... 
du  ministère  est-il  ouvert...  jour  et  nuit,  mais  ça 
le  fatigue  bien  !...  Je  disais  donc  que... 

AUBERTI\. 

Aurait-on  découvert... 

DARCY. 

Chut!...  on  va  découvrir I 

A  URERTIX. 

Vraiment  ! 

DARCY. 

Un  complot...  immense...  de  grands  noms  à  la 
tète!...  on  les  laisse  faire...  on  surveille  pour  tâ- 
cher de  saisir  les  fils...  si  je  pouvais  en  attraper 
un...  c'est  cela  qui  me  donnerait  de  l'avance- 
ment... et  je  tiens  à  avancer...  précisément  à 
cause  du  secret  que  je  brûle  d'épancher  dans  votre 
sein. 

AUBERTIN. 

Parlez,  Monsieur.  ' 

DARCY. 

Monsieur  Aubertin,  une  place  honorable,  une 
fortune  solide  et  indépendante,  un  amour  pur  et 
désintéressé,  voilà  ce  que  jf;  viens  mettre  aux 
pieds  de  votre  charmanli;  fille,  mademoiselle 
Fanny. 

FANNY,   vivfiincut,  bas  à  Aiiiicrlin. 
Mon  père  ! 
III. 


A  u  B  E  R  T I X ,  à  Darcy. 
Monsieur...  certainement...  re  serait  beaucoup 
d'honneur  pour  nous...  mais  vous  vous  y  prenez 
un  peu  tard...  la  main  de  ma  fille...  est  promise 
à  son  cousin. 

DARCV. 

Est-il  possible!...  (A  part.)  Mes  renseignements 
étaient  exacts...  heureusement,  j'ai  pris  mes  pré- 
cautions. 

AUBERTIX. 

Croyez,  monsieur,  que  je  suis  désolé... 

DARCY. 

Oh  !  je  ne  perds  pas  encore  toute  espérance...  (A 
part.)  Demain,  mon  rival  sera  en  lieu  de  sûreté... 
(Haut.)  Vous  savez...  quelquefois  les  choses  qui 
paraissent  les  plus  certaines...  tant  qu'un  mariage 
n'est  pas  fait...  il  peut  se  rompre...  et  alors...  je 
vous  demanderai  la  préférence... 

ALBERTIX. 

Monsieur... 

DARCV. 

Car  il  serait  cruel  de  n'avoir  gagné  à  l'empres- 
sement de  ma  démarche...  qu'un  rhume  de  cer- 
veau... (Il  tousse.)  Un  affreux  coryza!  vous-même 
vous  devez  être  glacé  ! 

ALBERTI  N. 

Hum  !  hum  !  je  n'ai  pas  très-chaud. 
DARCY,  vivement. 

La  température  est  toujours  à  dix-huit  degrés 
dans  ma  galerie  de  tableaux,  et  si  vous  vouliez  me 
faire  l'honneur  de  la  visiter... 

AUBERTIX. 

Ma  foi!...  très-volontiers... 

FAN  XV. 

Mais,  mon  père,  M.  de  la  Meilleraie  va  renlror 
sans  doute. 

DARCY. 

Oh!  soyez  sans  inquiétude,  Mademoiselle...  (A 
Lolo  qui  reparait.)  Petit,  tu  diras  au  chevalier  que 
M.  Aubertin  et  son  aimable  demoiselle  sont  chez 
moi,  et  qu'il  me  fera  plaisir  de  venir  les  y  retrou- 
ver... 

AIBFRTIX,    à  Lold. 

Non,  j'ai  à  lui  parler...  (ju'il  ne  se  dérange  pas, 
nous  remonterons. 

LOLO. 

Bien,  monsieur... 

DARCY,  à  Aubertin. 
Comme  il  vous  plaira.  (Offrant  l.i  main  à  Fanny.) 
Mademoiselle...  (Ils  sorleut  par  le  fond.) 

SCÈNK  IV. 
LOLO,  M'iil. 

I.OI.O,  après  les  avoir  reconduits  en  lonr  faiiîaut  Jos 

politesses,  revenant  i>n  sautant. 

Les  vnil.'i  partis;  j'ai  bien  Joué  dans  la  rour, 

nuiint(îiiant  je  vais   travailler,  écrire  une  belle 

page.  M.   le  chevalier  m'a  recommandé  dt>  bien 

m'aiipliqucr...  (^Allant  vers  l.i  table.)  Voyons  mon 

k2 


330 


LK   CHEVALIER    UK  SAINT-LOUIS. 


exemple...  (Prenant  mie  feuille.)  Tiens,  cette  fois 
mon  bon  ami  a  pris  du  petit  papier,  du  papier  ;\ 
letti"e.  (Reiiescrinlaiit  sur  le  devant  de  la  scène.)  Si  je 
commençais  par  lire?...  Quand  je  copie  un  livre, 
ça  va  tout  seul,  mais  pour  l'écriture...  j'ai  encore 
besoin  d'étudier...  (Lisant.)  »  Mon  cher  enfant...  » 
(Parlé.)  Ah!...  on  dirait  que  c'est  à  moi  qu'il  s'a- 
dresse! (Lisant.)  «  Mon  Arthur  bien-aimé...  » 
(Parlé.)  Non,  ce  n'est  pas  à  moi...  Arthur!...  M.  le 
chevalier  prononce  souvent  ce  nom- là...  (Conti- 
nuant.) «  Votre  mère,  en  mourant...  m'a  confié  le 
soin  de  votre  bonheur  et  de  votre  avenir.  Eh  bien  ! 
il  ne  faut  pas  encore  songer  à  me  rejoindre...  vous 
ne  pourriez  rentrer...  en  France...  sans  courir  les 
plus  grands  dangers.  Le  dévouement  d'un  fils... 
qui  n'a  pas  hésité  à  passer  en  Angleterre  pour  aller 
recevoir  le  dernier  soupir  de  sa  mère...  a  été 
considéré...  comme  une  trahison...  envers  la  pa- 
trie. »  (Parlé.)  Est-ce  possible  ça?  (Lisant.)  «  Et 
vous  avez  été  porté  sur  la  liste...  des  émigrés.  » 
(Parlé.)  Qu'est-ce  que  c'est  donc...  des  émigrés?... 
Ah!  oui,  je  me  souviens,  les  amis  de  mon  bon 
ami.  (Lisant.)  <i  Toutes  mes  démarches  pour  faire... 
rayer  votre  nom  de...  la  liste  fatale...  ont  été  inu- 
tiles... mais  je  ne  perds  pas  courage...  un  person- 
nage... influent  m'a  promis  de  vous  faire  rendre 
bientôt...  justice.  »  (Parlé.)  Dame!  c'est  juste,  puis- 
qu'il n'a  pas  émigré.  (Lisant.)  «  Ainsi  donc,  encore 
un  peu  de  patience,  mon  cher  Arthur,  cette  char- 
mante Fanny  que  vous  avez  aimée...  dès  que  vous 
l'avez  vue...  que,  pendant  près  d'un  an,  vous  avez 
suivie  partout  sans  oser  seulement  lui  adresser  une 
parole...» (Parlé. )Tiens...  pourquoi  donc?...  (Lisant.) 
«  Soyez  tranquille...  je  vous  la  conserverai,  grâce  à 
une  idée  qui  m'est  venue...  »  (Parlé.)  Ah!  voyons 
l'idée.  (Lisant.)  «  Le  pauvre  exilé,  dont  elle  ne  con- 
naît pas  même  le  nom,  est  sans  cesse  présent  à  sa 
pensée  ;  car  chaque  jour,  je  glisse  adroitement  dans 
sa  corbeille...  »  (Parlé.)  Tiens,  il  n'y  a  pas  la  fin 
de  l'histoire!...  Je  la  demanderai  à  mon  bon  ami. 
Mettons-nous  vite  à  copier.  (Il  va  s'asseoir  devant  la 
table  et  commence  à  écrire.)  Comme  il  fait  sombre!... 
je  crois  que  le  temps  va  se  gâter. 

SCÈNE   V. 

LOLO,  écrivant;   LA   MEILLERAIE. 

LA  MEILLERAIE,  entrant. 
Ouf!...  je  suis  tout  essoufflé!... 

LOLO,  se  retournant. 
Ah!  vous  voilà,  monsieur  le  chevalier... 

LA   MEILLERAIE. 

Oui,  mon  enfant,  et  je  te  retrouve  au  travail, 
c'est  très-bien. 

LOLO,  écri\ant  toujours. 
Est-ce  qu'il  pluut?... 

LA    MEILLERAIE. 

Oui,  oui,  ça  coninK'ncc  à  tomber,  et  j'ai  couru 
pour  éviter  d'être  mouillé.  Ce  qui  eût  été  fort  dé- 
saijréuble...  pas  pour  moi,  mais  pour  mon  cha- 


peau... (L'essuyant  avec  sa  manche.)  Ça  les  anuillit, 
ça  les  déforme...  et  l'on  a  tout  de  suite  l'air  d"a\  oir 
un  vieux  chapeau. 

LOLO,  à  part. 

Surtout  lorsqu'il  est  vieux. 
LA   MEILLERAIE,  le  plaçant  dans  un  étui  de  papier. 

Mais  gràre  au  ciel...  et  à  mes  jambes,  il  n'a 
presque  rien. 

LOLO. 

Quand  je  vous  dis  que  vous  devriez  avoir  un 
parapluie!... 

LA    MEILLERAIE. 

Bah!  bah!  c'est  bon  pour  les  dames...  (A  part.) 
Et  pour  ceux  qui  ont  le  moyen  d'en  acheter...  (S'as- 
.seyant.)  Ah!  j'avais  besoin  de  me  reposer. 

LOLO. 

Vous  êtes  fatigué. 

LA    MEILLERAIE. 

Oui,  je  viens  d'un  peu  loin...  (A  lui-même.)  Tou- 
jours pour  faire  mes  petites  provisions,  parce  que 
dans  son  quartier...  ça  fait  jaser,  tandis  que 
comme  ça...  un  jour  d'un  côté...  un  jour  de  l'au- 
tre... personne  ne  vous  remarque...  Pourvu  que 
je  n'aie  rien  oublié...  (Chercliant  dans  ses  poches.) 
D'abord...  une  livre  de  bougies  économiques... 
c'est  cher!  très-cher!  mais  j'en  brûle  si  peu...  des 
allumettes,  du  savon,  un  quart  de  sucre...  ceci 
regarde  mon  ami  Lolo. . .  une  pomme. . .  une 
pomme  monstre  !  (Allant  la  poser  sur  la  cheminée,  et 
jetant  un  regard  sur  le  travail  de  l'enfant.)  Ah  !  ah!  une 
page  magnifique,  à  ce  qu'il  paraît. 

LOLO. 

Ça  va  être  achevé. 

LA  MEILLERAIE,  à  lui-même. 
Comme  il  s'applique!...  je  l'aime  ce  petit... 
il  est  si  gai!  si  espiègle!...  sa  vue  me  fait  du 
bien. 

AïK  :  Muse  des  bois. 

Au  pauvre  enfant  resté  seul  sur  la  terre 
J'ai  fait,  hélas!  partager  mon  destin. 
Lorsqu'il  était  sans  asile  et  sans  mère, 
Pouvais-je  donc  repousser  l'orphelin  ? 
Du  peu  de  bien  que  ma  main  sut  lui  faire, 
Le  cher  petit  me  paie  avec  son  cœur, 
Et  chaque  jour  il  fait  à  ma  misère 
La  charité...  de  sa  joyeuse  humeur. 

Je  ne  suis  pas  très-riche,  oh!  non...  mais  bah! 
jusqu'à  présent,  je  m'en  suis  fort  bien  tiré.  En 
attendant,  toutes  mes  courses  du  matin  m'ont 
creusé  l'estomac;  aussi,  j'ai  fait  un  extraordi- 
naire... pour  mon  déjeuner...  le  petit  pain  de 
gruau!...  c'est  de  la  gourmandise,  mais  ce  luxe 
m'est  permis...  quand  on  est  aussi  bien  dans  ses 
affaires...  C'est  après-demain  que  je  touche  les 
fermages  de  ma  terre  du  Berry...  cent  douze  livres 
douze  sous  pour  un  trimestre,  et  je  suis  en  argent 
comptant  :  je  possède  une  pièce  de  vingt-quatre 
sous...  (La  tirant  de  sa  poche.)  que,  d'ici-là,  je  puis 
prodiguer...  Il  y  a  de  quoi  faire  des  excès...  D'a- 
bord ,  je  dîne  en  ville  aujourd'hui...  voyons  si 


ACTE   PREMIER. 


331 


toutes  mes  affaires  sont  bien  en  état...  (Ouvrant  le 
tiroir  de  la  commode,  il  y  prend  une  cravate.)  Ma  cra- 
vate!... elle  est  d'un  blanc  .superbe...  je  fais  des 
progrès...  (L'examinant.)  Blanchie  et  repasséc  par 
un  capitaine  des  dragons  de  la  reine!...  (Il  h  pose 
soigneusement  sur  une  chaise.)  Mes  souliers  de  céré- 
monie maintenant..  Ah!  mon  Dieu!  moi  qui  ne 
les  ai  pas  nettoyés  ce  matin...  Eh  bien!  où  sont- 
ils  donc?...  C'est  ce  petit  démon  qui  les  aura  dé- 
rangés... Lolo!... 

LOLO,  levant  la  tète. 
Monsieur  le  chevalier?... 

I.A   MEILLEHAIE. 

Tu  as  touché  à  mes  souliers,  petit  coquin  !... 

LOLO,  d'un  ton  résolu. 
Moi?...  je  ne  les  ai  seulement  pas  vus. 

LA    MEILLEUAIE. 

Ils  étaient  là  quand  je  suis  sorti. 

LOLO,  qui  fait  semblant  de  chercher. 

C'est  drôle  tout  de  même!...  ils  n'ont  pas  pu 
marcher  tout  seuls  cependant...   Eh!   mais,  re- 
gardez donc!...  ils  nous  crèvent  les  yeux... 
LA  M  El  L  LE  RAIE,  les  prenant. 

C'est  vrai...  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça?...  pro- 
pres!... brillants  comme  des  escarboucles!...  il 
m'avait  semblé...  je  suis  bien  sûr...  Lolo,  venez 
çà,  petit  hypocrite!...  c'est  vous  qui  avez  ciré  mes 
souliers!... 

LOLO. 

Moi  !...  Ah  !  bien,  par  exemple  !...  pas  plus  tard 
qu'hier,  vous  me  disiez  que  je  ne  saurais  jamais 
comment  m'y  prendre. 

LA  MEILLERAIE,  les  mettant. 
C'est  encore  vrai...  il  ne  saurait  pas...  Décidé- 
ment, je  deviens  d'une  distraction...  Presque  tous 
les  jours,  je  me  fais  des  surprises  à  moi-même. 
LOLO,  à  part. 
Oui,  oui,  maintenant,  ce  sera  tous  les  jours. 

LA    MEILLERAIE. 

Qu'est-ce  que  tu  dis? 

LOLO. 

Rien,  Monsieur  le  chevalier...  J'ai  fini  ma  page... 
voulez-vous  jouer  à  la  toupie?... 

LA    m  E  I  L  L  E  R  A  I  E. 

La  toupie...  aujourd'hui  je  n'ai  pas  le  temps... 
je  suis  pressé...  Mon  habit!...  (Il  le  prend.)  11  a 
encore  une  mine  fort  agréable...  on  ne  lui  donne- 
rait, ma  foi,  pas  son  âge...  Oh  !...  c'est  que  j'en  ai 
un  soin...  je  le  dorlote...  je  le  brosse  moi-même... 
(Le  brossant  avec  une  brosse  de  soie.)  ou  plutôt,  je  le 
caresse  avec  une  douceur...  Hein?...  qu'est-ce  ([uc 
je  vois  là...  une  tache!...  Lolo,  vite  mon  flacon 
d'eau  de  Cologne!... 

LOLO. 

Oui,  Monsieur  le  chevalii'r.  ^Lnlo  le  lui  ainiuiii'.) 

LA    MEILLERAIE,    Ip    prfnuil. 

C'est  l'autre  jour,  chez  Aubertin,  ce  gros  homme 
qui  découpait...  Sois  tranquille,  mon  pauvre  ami, 
je  ne  te  placerai  plus  à  coté  de  ce  maladroit... 


(.\piès  avoir  frotté    légèrement.)    Là...   ça   ne  parait 
plus... 

LOLO,  regardant,  après  avoir  pris  le  flacon. 
Plus  du  tout.  (La  Meilleraie  va  pour  mettre  son  lubil 
sur  la  chaise,   mais  avant  il  regarde  si  elle  est  propre, 
et,  par  précaution,  l'essuie  avec  un  morceau  de  laine.) 
LOLO  ,  mettant  le  flacon  sur  la  cheminée  et 
apercevant  la  pomme. 
Oh!  la  belle  pomme! 

LA    MEILLERAIE. 

Tu  trouves?...  Qu'est-ce  que  nous  allons  eu 
faire?... 

LOLO. 

Dame!...  je  ne  sais  pas... 

LA    MEILLERAIE. 

Si  nous  la  donnions  au  petit  garçon...  qui  a 
écrit  cette  page,  hein?...  qu'en  dis-tu?... 

LOLO. 

A  moi!...  oh!  que  vous  êtes  bon!...  Quoi!... 
une  si  belle  pomme!  pour  une  seule  page?... 
Voulez-vous  que  je  vous  la  lise  tout  couram- 
ment?... Oh!  je  l'ai  bien  étudiée  avant  de  l'écrire, 

allez! 

LA    MEILLERAIE. 

Voyons,  voyons... 

LOLO,  lisant. 
«  Mon  cher  enfant,  mon  Arthur  bien-aimé... 

LA  MEILLERAIE,  l'interrompant  vi\emrnt. 
Hein?...  qu'est-ce  que  tu  lis  là? 

LOLO. 

Ma  page,  donc... 

LA  MEILLERAIE,  lui  prenant  la  feuille  des 
mains.  A  part. 
La  lettre  que  j'ai  commencée  ce  matin  !  (ALolo.) 
Où  as-tu  pris  cela?... 

LOLO. 

Sur  la  table,  où  vous  l'aviez  mis  comme  à  l'or- 
dinaire. 

LA  MEILLERAIE,  allant  vivomcnt  regarder  dans 
le  tiroir  de  la  table. 

Maladroit!...  j'ai  serré  l'exemple  au  lieu  de  la 
lettre. 

LOLO. 

Oh  !  c'est  bien  votre  exemple!  même  que  ça  ne 
finit  pas. 

I,  \     M  EILLERAIE,    à    part. 

Comme  il  faut  prendre  garde,  bon  Dieu!...  Si 
un  autre  que  cet  enfant... 

LOLO. 

Il  s'agit  d'une  corbeille  dans  laquelle  on  glisse... 
je  ne  sais  pas  quoi...  Vous  me  conterez  çn,  n'est- 
ce  pas?...  mon  bon  ami... 

LA     MEILLERAIE. 

Plus  lard!  plus  tard  !...  Tu  as  faim,  je  parie... 

LOI.o. 

Mais  oui... 

LA    M  1:11.1.  KR  AIE. 

.\lors,  tu  vas  déjeuner.  (H  lui  donne  I.1  pomme., 
Tiens,  tu  prendras  là  du  pain.  (Il  indiquo  la  flûte 

qu'il  a  apport''»'.) 


332 


LE  CHEVALIER  DE  SAINT-LOUIS. 


LOLO. 

Et  VOUS,  mon  bon  ami?... 

LA    MKII.LKHAir. 

Oh!  moi,  tout  à  l'Iieure...  j'achève  ma  toilette... 
(Il  va  prendre  son  gilet  et  l'examine.)  Oh!  oh!...  un 
bouton  qui  disserte...  Attends,  attends,  je  vais  te 
rappeler  à  l'ordre...  (Il  prend  dans  une  pelile  boile 
«ne  aiguille  et  du  fil.)  C'est  qu'il  faut  se  soigner,  à 
mon  ôgc,  quand  on  va  dans  une  maison...  où  il  y 
a  une  jeune  liile...  elles  ont  de  si  bons  yeux... 
(Cherchant  à  enfiler  son  aiguille.)  Ce  n'est  pas  comme 
moi...  (Essayant  encore.)  Eh  bien!...  eli  bien!... 
maudite  aiguille!  elle  n'a  donc  pas  de  trou?... 
LOLO,  se  levant. 

Oh!  que  si,  3Ionsieur  le  chevalier;  donnez,  vous 
allez  voir.  (Prenant  l'aiguille  et  l'enfilant  du  premier 
coup.)  Là,  c'est  fait!  (Il  se  rasseoit  et  recommence  à 
manger.) 

LA    MEILLERAIE. 

Merci,  Loïc...  (Tout  en  recousant  son  bouton.)  C'est 
que  je  l'aime  tant,  cette  chère  Fanny!...  J'ai  fondé 
sur  elle  de  si  douces  espérances!  Oui,  oui,  elle 
sera  unie  ;\  mon  Arthur,  au  fils  de  la  seule  femme 
que...  j'aie  jamais  aimée...  car.  Dieu  merci!  j'ai 
su  mettre  en  déroute  tous  les  prétendants  !  (Posant 
son  gilet.)  Là,  voilà  mon  bouton  fixé  ;\  son  poste... 
Après  tout,  ma  ruse  est  bien  innocente... 

Air  du  Piège. 

Dans  sa  corbeille,  chaque  jour, 
Mes  mains  glissent  avec  adresse 
Des  billets  qui  d'un  vif  amour 
Lui  peignent  la  touchante  ivresse. 
Je  veux  ainsi  qu'à  son  bonheur, 
Elle  puisse  songer  d'avance. 
Ce  n'est  pas  là  tromper  son  cœur! 
Car  j'écris  ce  qu'un  autre  pense... 
Oui,  j'écris  ce  qu'un  autre  pense. 

Maintenant,  je  suis  sûr  que,  placée  sous  le 
charme  de  cette  correspondance ,  elle  donnera  au 
pauvre  exilé  le  temps  de  revenir.  Oui,  oui,  ils  re- 
viendront tous!...  elle  sera  marquise!...  marquise 
d'Escligny!...  Elle  aura  équipage!  je  la  présenterai 
à  la  cour!...  partout!...  En  attendant,  mettons  le 
reste  de  ma  fortune  dans  ma  poche.  (Il  met  la  pièce 
de  vingt-quatre  sous  dans  son  gilet.)  Quand  on  sort, 
on  ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver...  je  n'aime 
pas  à  être  sans  argent. 

LOLO,  qui  a  achevé  de  manger. 

Mon  bon  ami,  j'ai  fini... 

LA    AIEILLEUAIE. 

Bien,  bien,  ça  me  fait  penser  qu'il  est  temps 
aussi...  Mettons  d'abord  mon  couvert...  (Après  avoir 
mis  la  nappe  et  placé  sur  la  table  une  carafe  et  im  verre, 
tandis  que  Lolo  joue  dans  un  coin;  s'asseyant,  dépliant 
sa  serviette  et  l'attachant  à  sa  boutonnière.)  Là...  main- 
tenant, Lolo,  apporte-moi  le  reste  du  petit  pain  de 
gruau . 

LOLO,  stupéfait. 

Est-ce  qu'il  ne  fallait  pas  tout  manger? 


LA    MEILLEHAIE. 

Tout?...  Si,  si...  au  contraire... 

LOLO. 

Il  était  si  bon!...  mais  vous,  monsieur?... 

LA    MEILLERAIE. 

Moi!...  moi!...  oh!  j'ai  autre  chose...  (Se  versant 
un  verre  d'eau  et  l'avalant.  A  lui-mêmf.)  C'est  bien 
fait!  il  n'y  a  pas  de  mal  que  je  sois  un  peu  puni!... 
Je  ne  déjeunerai  pas...  c'était  delà  gourmandise!... 
Il  faut  de  l'économie...  plus  que  jamais...  quatre 
cent  quarante-huit  livres  de  rentes...  pour  deux 
personnes...  moi  et  cet  enfant...  Quand  on  doit 
prendre  là-dessus  son  loyer,  son  entretien,  sa  nour- 
riture... et  avoir  une  certaine  tenue...  il  reste 
très-peu  pour  faire  des  folies.  Là,  ma  toilette  est 
terminée;  tout  cela  est  encore  fort  convenable... 
Je  crois  que  je  puis  aller  chez  Aubertin. 

LOLO. 

l"li  iiien  !  mon  bon  ami,  vous  sortez?...  mais  vous 
ne  pouvez  pas... 

LA    MEILLERAIE. 

Pourquoi  donc?... 

LOLO. 

C'est  que  tout  à  rheure  il  vous  est  venu  des 
visites. 

LA    MEILLERAIE. 

Des  visites! 

LOLO. 

Oui,  un  monsieur  et  une  dame...  qui  ont  dit 
que  vous  les  attendiez...  qu'ils  reviendraient. 
LA  MEILLERAIE,  avec  inquiétude. 
Et  tu  ne  sais  pas  leur  nom?... 

LOI.O. 

Oh!  que  si!...  Il  y  a  du  tin...  monsieur...  mon- 
sieur... c'est  ça...  M.  Aubertin. 

LA    MEILLERAIE. 

Aubertin!...  il  est  venu  ici...  dans  cette  misé- 
rable mansarde...  avec  sa  fille!  Et  moi  qui  leur 
faisais  l'éloge  de  mon  appartement...  je  ne  les 
attendrai  pas,  je  rougirais  trop  à  leurs  yeux...  oh! 
non,  non... 

LOLO,  allant  regarder. 

Ils  montent. 

LA   MEILLERAIE. 

Dis  que  je  n'y  suis  pas. 

LOLO. 

Les  voici. 

SCÈNE   YI. 
Les  MÊMES,  FAXNY,  AUBERTIN. 

AUBERTIN. 

Enfin,  nous  vous  trouvons!  Ce  cher  La  Meille- 
raie!...  Savez-vous  que  vous  êtes  un  heureux 
mortel,  les  dames  viennent  vous  visiter. 

LA   MEILLERAIE. 

Je  suis  vraiment  confus...  (A  part.)  Que  doivent- 
ils  penser,  mon  Dieu!...  et  pas  un  fauteuil  seu- 
lement pour  la  faire  asseoir!... 


ACTE  Pl;i:.MlER. 


333 


ALBEUTIN, 

Nous  venons  de  voir  lu  galerie  de  tableaux  de 
M.  Darcy..,  eu  attendant  que  vous  fussiez  rentré... 

I  AN\  Y. 

C'est  lui  qui  nous  a  appris  que  vous  étiez  son 
locataire... 

I.  \    MFILI,ER  \  lE. 

Oh  1  son  locataire...  par  circonstance  et  provi- 
soirement... Figurez-vous...  c'est  toute  une  his- 
toire... Vous  savez...  moi,  j'adore  le  changement... 
je  suis  capricieux,  bizarre...  et  je  menais  une 
existence  si  monotone...  qu'il  m'a  pris  une  envie 
terrible  de  voyager.  Je  pouvais  aller  visiter  mes 
propriétés  du  Berry...  qui  sont  certainement  en- 
tourées de  sites  très-pittoresques...  mais  enfin,  c'est 
toujours  la  même  chose... 

Air  : 

Je  connais  chaque  paysage 
Des  environs  de  mon  château, 
Et  je  veux  me  mettre  en  voyage, 
Car  moi,  j'adore  le  nouveau. 
AiiBERTlN,  bas,  à  Fanny. 
Le  pauvre  homme,  il  bat  la  campagne. 

LA   MEILLERAIE. 

Je  veux  voir  les  sites  si  beaux 
De  l'Italie  ou  de  l'Espagne... 
AUBEr.Tl\,  bas,  à  Fanny. 
C'est  le  paj's  où  sont  tous  ses  châteaux. 

LA    MEILLERAIE. 

Alors,  vous  comprenez,  j'ai  vendu  mon  mobilier, 
dtjvant  partir  d'un  moment  à  l'autre...  j'ai  loué  i 
provisoirement  cette  petite  mansarde,  pensant  n'y 
rester  que  huit  ou  dix  jours...  et  puis  les  retards 
sont  arrivés,  les  empêchements  de  toute  nature  se 
sont  multipliés,  si  bien  que  le  provisoire  dure 
depuis  près  de  dix-huit  mois...  (A  part.)  Je  crois 
que  l'honneur  est  sauvé. 

AUBERïiN,  bas,  à  Fanny. 

Proposez  donc  des  secoursà  un  pareil  homme!... 
FANNY,  bas,  à  son  père. 

Eh  bien!...  il  faut  mentir  aussi!  dites-lui  que 
c'est  vous  qu'il  obligera. 

AiiisERTi\,  (le  même. 

Tu  as  raison...  (Haut,  à  La  Mcillcraie.)  Et  pensez- 
vous  rester  encore  longtemps  à  Paris?... 

LA    MEILLERAIE. 

J'espère  que  non. 

ALIiERTI.V. 

Tant  pis...  car  vous  auriez  pu  m'ètre  très-utile... 
j'aurais  besoin  d'un  serrétaire  pour  ma  correspon- 
dance allemande  et  espagnole,  et  j'avais  pensé... 
EANNY,  viveiucnt. 

Monsieur  sait  l'allomand  et  l'espagnol? 

L\     MEILLERAIE. 

Oli  !  1111)11  Dimi!...  qui  est-ce  qui  ne  sait  pas  deux 
ou  trois  langues  aujourd'hui?..'. 

A  t   II  EUT  IN. 

Eh!  mais...  il  y  a  bien  encore  quelques  per- 
sonnes... moi,  par  exemple... 


LA    M  EILLER  AIE. 

Je  serai  heureux  de  vous  rendre  ce  service... 

Al  BERTIN. 

Les  appointements  sont  de  cinq  à  six  mille 
francs...  je  ne  vous  en  parle  pas. 

LA     MEILLERAIE. 

Au  contraire,  parlons-en...  ils  courront,  dès 
demain,  pour  le  compte  de  celui  dont  j'occuperai 
momentanément  la  place... 

A  IRERTIN. 

Toujours  ce  préjugé  (juc  le  travail  déshonore?.,. 

LA    MEILLERAIE. 

Moi!  avoir  une  pareille  idée!...  Voilà  comme  on 
nous  juge  sans  nous  comprendre...  Les  aînés  de 
nos  familles  ont  les  majorais,  les  grades  supé- 
rieurs dans  l'armée...  les  plus  hautes  dignités 
dans  l'Église  appartiennent  aux  cadets...  Que 
rcste-t-il  aux  autres  classes  de  la  société?...  l'in- 
dustrie et  le  travail  !... 

Air  :  J'en  ijuette  un  petit. 

Nous  avons,  nous,  et  fortune  et  noblesse, 
Chacun  sa  part,  n'est-ce  pas  juste  enfin?... 
Du  peuple  aussi  respectons  la  richesse, 
C'est  le  travail,  qui  seul  gagne  son  pain... 
C'est  là  son  droit...  chacun  son  privilège. 
Ma  part  est  prise,  et  je  dois  ra'arrCter; 
J'eus  la  plus  belle,  et  je  ne  puis  porter 
Sur  l'autre  une  main  sacrilège. 

Allons,  mon  cher  Aubertin,  qu'il  n'en  soit  plus 
question... 

M  liERTIX. 

Soit!...  d'ailleurs,  je  suis  venu  pour  un  tout 
autre  motif;  d'abord,  ce  n'est  plus  un  diner  que 
je  donne  pour  ma  fête...  c'est  une  petite  soirée. 

LA    M  E  I  L  L  E  R  A  I  E. 

Ah!  ah!...  Ainsi  au  lieu  de...  nous  danserons... 
Comme  ça  se  trouve!...  moi,  qui  justement,  ce 
matin,  ai  fait  un  déjeuner...  dinaioire!... 

ALBERTI\. 

Oui,  et  puis  j'ai  besoin  de  vos  conseils... 

LA    M  El  LLER  \IE. 

Parlez,  mon  cher  Aubertin,  parlez,  je  suis  en- 
tièrement h  vos  ordres. 

AUBERTIN. 

M'y  voici...  je  songe  à  marier  ma  fille. 

i.v  MEILLERAIE,  atlcrn-. 
Ah  !  vous  songez...  (A  part.)  Juste  ce  que  je  crai- 
gnais... Pourvu  que  mes  lettres... 

\  UBERTIN. 

Et  vous  comprenez...  c'est  une  chose  si  grave!... 
si  imporlante!... 

LA    M  Kl  LLER  \  1  E. 

Sans  limite...  il  ne  faut  rien  précipiter...  on  ii'> 
saurait  trop  rénéchir  avant  de... 
EANW,  vivpnipui. 
Oui,  oui,  il  faut  l)irii  réfléchir... 

ALIll.  RTIN,  .i   La   Mi'illrraii'. 
IVahoni,  je  lui  ni  proposé  d'époii-ser  un  négo- 
ciant de  mes  amis,  très-riche...  et  très-vieux. 


334 


LE  CHEVALIER   DE  SAINT-LOUIS. 


LA   MEIM.ERAIE. 

Kli   bion?... 

At  Ill'.nTIN. 

Eh  bien!  ma  proposition  l'a  beaucoup  fait 
riro... 

I.A    AIK  I  t,  I.  En  AI  K. 

Ah!  ollo  a  ri... 

A  I!  B  E  a  T  I  \ . 

Alors,  je  lui  ai  pn''senti5  un  charmant  jcnno 
homme,  son  cousin,  mon  neveu...  elle  n'a  plus  ri; 
mais  elle  n'a  pas  ré|iondu...  Evidemment,  elle  y 
mettait  de  la  mauvaise  volonté,  car  on  a  toujours 
quelque  chose  à  répondre...  une  raison  ;\  donner... 
F  \\^v,  à  pari. 

Certainement,  j'en  ai  une...  ces  lettres  que  je 
reçois... 

At  ISEUT  I\. 

Lnrsqu'hicr...  à  force  d'insister...  j'ai  enfin  ob- 
tenu quelque  chose. 

LA  MEiLLEUAiE,  .ivfic  inquiétude. 
Elle  a  parlé?... 

AUBERTIN. 

Elle  a  beaucoup  parlé. 

LA   MEILLERAIE. 

Et  qu'a-t-elle  dit?... 

AU  BEUTIX. 

u  II  est  quelqu'un  dont  j'aime  les  pensées  nobles 
«  et  élevées.  »  Eh  bien!  où  est-il?...  en  Prusse?... 
en  Chine?...  Je  vais  prendre  ma  place  à  la  dili- 
gence, et,  dans  huit  jours,  je  l'amène  à  tes  pieds... 
«  Je  ne  sais  pas  où  il  est,  mon  père.  »  Comment  le 
nommes-tu?...  «  Je  ne  sais  pas  son  nom,  mon 
«  père...  »  Ah!  pour  le  coup,  c'est  trop  fort!... 

LA    M  E  I  L I,  E  R  A  I  E  ,    à    part. 

Plus  de  doute,  ce  sont  mes  lettres.  Chère  en- 
fant!... je  t'ai  sauvée!... 

AUBERTIN,  continuant. 

Est-ce  qu'on  peut  aimer  les  gens  dont  on  ne  sait 
pas  le  nom?... 

L  A   M  i:  I  L  L  E  r,  A I  E. 

Hé!  bé!  quelquefois. 

FA\\Y. 

Puisque  c'est  la  vérité. 

AUBERTIN,   vivement. 
La  vérité!...  ta  vérité  n'a  pas  le  sens  commun, 
et  tu  mériterais... 

FANW. 

Là,  voilà  comme  vous  Ctes;  si  je  me  tais,  vous 
vous  fâchez,  et  si  je  parle...  vous  vous  fâchez  en- 
core! Je  ne  sais  vraiment  plus  comment  faire?... 
(Tout  en  parlant,  elle  .s'est  approrliée  d'une  taMe  et  s'est 
mise  à  feuilleter  un  livre.) 

AUBERTIN,  rexaminaut. 

La  voilà  qui  boude  à  présent!...  (S'emportant  de 
nouveau.)  C'est  qu'aussi  il  faudrait  avoir  une  pa- 
tience... 

LA    MEILLERAIE. 

Allons,  allons,  calmez-vous,  mon  cher  Aubertin. 
(A  mi-voix.)  Il  ne  faut  pas  ainsi  brusquer  les  jeunes 
filles...  Laissez-moi  faire...  je  m'en  vais  lui  parler 


à  cette  chère  petite.  Nous  nous  entendons  fort 
bien  ensemble,  et  je  serais  bien  étonné  si  je  ne, 
parvenais  pas... 

AUBERTIN. 

Ah!  vous  me  rendriez  bien  heureux!  Et  c'est 
justement  là  le  service  que  je  venais  vous  deman- 
der... ça  vous  sera  peut-être  plus  facile  à  vous  qui 
vous  êtes  fait  son  compagnon,  son  instituteur,  son 
ami...  parlez-lui,  parlez-lui...  je  vais  vous  laisser 
seul  avec  elle.  (Il  va  prendre  sa  canne  et  son  chapeau.) 
FANNY,  pendant  ce  mouvement. 

Ces  vers  écrits  à  la  main!...  mais  c'est  la  môme 
écriture  que  ces  lettres... 

AUBERTIN. 

Fanny ! 

FANNY,  fermant  vivement  le  livre. 
I\Ion  père? 

AUBERTIN,  à  sa  fille. 
J'ai  une  course  à  faire  ici  près...  je  ne  t'emmène 
pas...  je  viendrai  te  reprendre  dans  une  petite 
demi-heure...    (Bas,  à  La  Meilleraie.)  C'est  adroit, 
hein?... 

Air  : 

De  ce  mystère, 
A  vous  son  cœur 
Pourra,  j'espère, 
Parler  sans  peur  : 
"Vous  seul,  peut-être, 
Ami  discret. 
Pourrez  connaître 
Un  tel  secret. 

(La  Meilleraie  reconduit  Aubertin  jusqu'au  fnnd,  oii 
il  reste  à  causer  avec  lui.) 

SCÈNE   VIL 

FANNY,  LA  MEILLERAIE. 

FANNY,  à  elle-même,  rouvrant  le  livre. 

Oui,  je  ne  me  trompe  pas...  ce  sont  bien  les 

mômes  caractères...  Quoi  !...  ce  serait  lui  !...  M.  de 

La  Meilleraie!... 

Air  :  Je  sais  arranger  cks  rubans. 

Il  m'aime,  et,  pour  le  rendre  heureux, 
Je  n'aurais  qu'un  seul  mot  à  dire! 
Pourtant...  je  formais  d'autres  vœux... 
J'avais  rêvé...  le  rêve  expire. 
.\llons,  il  n'y  faut  plus  songer  ; 
Mais  pour  mon  cœur  luit  une  autre  espérance  ; 
K'est-il  pas  doux  de  protéger 
Celui  qui  soigna  mon  enfance? 
C'est  à  mon  tour  de  protéger 
Le  vieil  ami  de  mon  enfance. 

Le  laisser  pauvre?...  oh!...  non...  non...  mon 
père  l'a  dit...  un  mariage  seul...  et  alors...  Je  vaux 
toujours  bien  pour  lui  une  vieille  marquise. 
LA  MEILLERAIE,  à  part,  revenant. 

Oh  !  maintenant  le  but  que  je  me  proposais  est 
atteint...  je  puis  l'interroger  sans  crainte.  (S'appro- 
chant  de  Fanny.)  Ma  chère  enfant...  votre  père  m'a 
chargé  d'une  mission  bien  délicate... 


ACTE   PHEMIEH. 


335 


Ah! 

LA    MEII,  I.  r  11  AIE. 

Il  VOUS  suppose  on  moi  iiin;  confianco...  il  a  tort 
peut-être... 

FA.NN  Y. 

Tort!  vous!  à  qui  je  dois  tant!  vous,  mon  meil- 
leur ami!... 

LA    MEI  LLEK  AIE. 

Ainsi,  vous  me  promettez  de  vous  expliquer 
avec  une  entière  franchise,  de  ne  rieu  me  cacher? 

1  ANNY. 

11  s'agit  donc  de  quelque  chose  de  bien  intéres- 
sant? 

LA    MEILLEUAIE. 

Oh!  oui...  il  s'agit  de  vous,  de  votre  avenir.., 
M.  Aubertin  craint  de  ne  pas  vous  avoir  comprise... 
Il  est  bien  des  petites  choses  qu'on  n'avoue  pas  à 
un  père,  je  le  sais;  mais  ;\  un  ami,  à  un  ami  dis- 
cret... 

l'ANNY,  souriant. 

C'est-à-dire  qu'il  faut  que  je  vous  fasse  des 
confidences... 

LA    MEILLEUAIE. 

Je  vous  le  demande,  au  nom  de  toute  mon 
amitié,  de  tout  mon  dévouement  pour  vous... 
Voyons...  le  mari  qu'on  vous  destine...  l'aimez- 
vous?.., 

lA.NNY. 

Mon  cousin  Fabien?...  (Faisant  un  signe  de  tète 
ucgatif.)  Je  ne  crois  pas... 

LA    MEILLERAIK. 

C'est  bien  !  c'est  très-bien  ! 

FANXY. 

De  ne  pas  l'aimer?... 

LA    M  EILLKllAIE. 

De  me  parler  franchement...  Et  pour  quel  motif 
ne  l'aimez-vous  pas?... 

FAWV,  l'examinant. 

C'est  que...  depuis  un  mois,  je  reçois,  sans  que 
je  sache  comment...  des  lettres  bien  tendres  et 
bien  respectueuses...  où  l'on  me  parle  d'amour... 

LA  MEILLERAIE,  à  part,  se  frottant  les  mains. 

Nous  y  voilà!  (Haut.)  Et  ces  lettres  ont  fait  im- 
pression sur  votre  cœur?...  Voyons...  parlez-moi 
avec  confiance... 

1  A  \  N  Y. 

Air  :  En  vérité,  je  vous  le  dis. 

C'est  un  secret...  oh!  mais  i  vous 
Je  puis  bien  dévoiler  mon  âme, 
Oui...  Je  suis  sensible  à  sa  flamme, 
En  convenir  me  semble  doux... 
Mais  ce  que  son  amour  m'inspire. 
Non  jamais  il  ne  le  saura. 
A  vous  seul  je  veux  bien  le  dire, 
Gardcz-inoi  l)ien  co  secrot-l.i... 

L  A    M  E  I  L  L  E  n  A  I  E,    à    pal  l,    dVrc  y<\i\ 

Qu'elle  est  gentille  ! 


FA.NN  Y,    j  pari. 

Il  me  semble  que  ça  doit  l'encourager... 

L  A    M  E  I  L  I.  E  R  A  I  E. 

Fanny  !  chère  Faniiy  !...  ce  que  vous  nie  confie/, 
là...  me  fait  un  plaisir...  oui...  plus  grand  même... 
(A  part.)  C'est  que  j'ai  parfaitement  réussi  !...  c'est 
charmant!...  c'est... 

FAWY,  à  part. 

Qu'est-ce  qu'il  se  dit  donc  à  lui-même?... 

LA    MEILLERAIE. 

Ainsi,  ces  lettres  vous  ont  touchée,  émue?... 
certainement,  quand  on  écrit...  des  ciioses  sem- 
blables... à  vous  surtout...  on  doit  les  avoir  dans 
le  cœur...  Cet  inconnu,  j'en  suis  sur,  est  noble, 
sensible,  il  a  des  qualités...  Cependant,  n'allons 
pas  trop  vite...  est-il  bien  certain  qu'il  vous 
plaira?...  Les  jeunes  filles  sont  un  peu  romanes- 
(jues...  vous  le  rêvez  peut-être  avec  des  yeux 
bleus?...  et  s'il  les  avait  noirs?...  Vous  vous  le 
figurez,  je  suppose,  de  petite  taille?...  et  s'il  était 
grand?...  (A  part.)  Je  crois  que  c'est  une  manière 
liùs-adroite  de  lui  faire  son  portrait... 

F  V  N  \  Y. 

Eh  bien  !  ça  ne  m'effraye  pas  du  tout...  seule- 
ment, il  faut  qu'il  se  montre...  et  bientôt,  car, 
voyez-vous,  maintenant,  avec  les  idées  qu'il  m'a 
mises  dans  la  tête...  je  refuserai...  tous  les  partis 
qu'on  m'offrira  d'abord!...  oh!  j'y  suis  bien  dé- 
cidée :  plutôt  que  dy  renoncer...  je  resterai  fille... 
vieille  fille  même  ! 

LA   MEILLEKAI  E,    à    part. 

Que  dit-elle?...  Eh  bien!  j'aurais  fait  là  un  beau 
ihef-d'œuvre  ! 

FAX  \  Y. 

S'il  tarde,  je  croirai  qu'il  a  voulu  se  jouer  de 
mes  sentiments...  de  mon  inexpi'riencc... 

LA    MEI  LLERAIE. 

Lue  pareille  supposition... 

FANNY. 

Quand  on  aime  véritablement...  on  ne  se  cache 
pas...  n'est-il  pas  vrai?...  (A  pari.)  Comment!  il  ne 
répond  rien!  (Haut.)  Dans  ces  lettres,  on  nu-  dit 
d'attendre...  mais  attendre...  c'est  souffrir... 

LA    MEILLEUAIE,    à  lui-uà'lue. 

Elle  a  raison. 

FANNY. 

Et  six  mois  encore...  c'est  à  en  devenir  folle...  à 
en  mourir  de  chagrin. 

L  \    M  E I  I.  L  E  II  A  I  E. 

Mourir...  vous?... 

FANNY. 

Oui,  Monsieur!...  (A  pari.)  S'il  ne  parle  pus, 
après  cela... 

I.  A    M  I.  II.  i.ERAI  E,    .1  p.irt. 

Qu'ai-je  fait,  mon  Dieu!  (lu'ui-jt!  fait!  El  si  je 
ne  peux  le  faiif  rayer,  »i  la  uuerre  dure  peiidunl 
dix  ans...  (luiu/.i-  ans  encore?...  nous  serons  p'ii- 
lils!... 


336 


LK   CIIKVALlKli    l)K   SAINT-LOUIS. 


FANW,  rexaminaiil. 
C'ost  sinsîulicr,  l'on  dirait  (|iio  je  lui  ai  fait  do  la 
peine!... 

i.A  MKI  i.i. i:iv  AIE,  continuant. 
Kile  est  pressée...  au  fait,  c'est  assez  naturel... 
exigez  donc  qu'une  jeune   fille  règle  ses  senti- 
ments...   sur  les    événements  politiques!...  J'ai 
fait  une  sottise...  il  faut  la  réparer...  c'est  pour- 
tant bien  dommage!  AIi !  mais  il  n'y  a  pas  à  hési- 
ter. (Haut.)  Fanny!...  ma  fille... 
F AIMN  Y,  à  part. 
Enfin!  il  va  se  trahir. 

I.A  M  FI  li.ehaie. 
Votre  correspondant  invisible...  m'avait  d'abord 
intéressé,  je  l'avoue...  oui...  il  me  semblait  que 
peut-être  un  jour...  Mais  s'il  est  forcé  de  rester  à 
Londres...  à  Edimbourg...  à  Vienne...  ou  îi  Co- 
blentz... 

fanny,  à  part. 
Qu'cntends-je!...  ce  n'est  donc  pas  lui?  (Haut.) 
Et  qui  vous  fait  croire?... 

LA    MFILLF.n  aie. 

Parbleu  !  ma  cht'>re  enfant,  il  est  aisé  de  com- 
prendre que  ce  n'est  pas  un  habitant  de  Paris... 
tel  qu'on  nous  le  fait  aujourd'hui,  si  froid,  si  posi- 
tif... qui  s'est  amusé  à  vous  écrire...  non,  non... 
c'est  un  cœur  chaud,  une  âme  généreuse...  Mais... 
il  faut  l'oublier  bien  vite;  et  bien  plus,  céder  aux 
vœux  de  votre  père...  épouser  ce  neveu  qu'il  aime 
tant,  et  qui  sans  doute  le  mérite. 
FANNY,  à  elle-même. 

Décidément,  je    m'étais   trompée...   (Haut.)  .le 
n'aurai  jamais  le  couiage... 

LA   MEILLERAIE. 

Si,  si,  mon  enfant,  vous  l'aurez.  Et  puis  c'est  un 
artiste,  je  crois,  un  peintre...  il  y  en  a  de  fort 
distingués...  Charlos-Quint  a  bien  ramassé  le  pin- 
ceau du  Titien!...  Oui,  oui,  vous  l'aimerez,  vous 
serez  raisonnable,  et  pour  commencer...  vous  me 
rendrez...  c'est-à-dire,  vous  me  remettrez  ces 
lettres...  qui  ont  fait  tout  le  mal...  Oh!  vous 
m'accorderez  cela,  n'est-ce  pas?...  A  moi...  qui 
donnerais  ma  vie  pour  vous  éviter  un  chagrin... 
FANNY,  avec  un  soupir. 

Vous  le  voulez?...  je  vous  le  promets. 

LA    MEILLERAIE. 

Oh!  je  vous  remercie...  je  vous  remercie... 
pour  lui. 

AïK  :  De  ma  Cdinc. 

Sa  faute  est  grave,  elle  est  immense. 
Vous  lui  sauvez  un  repentir... 
Il  a  failli,  par  imprudence. 
Compromettre  votre  avenir. 

FANNY. 

Mon  ami ,  vous  ôtos  s6v6re. 

LA    MEILLERAIE. 

Maintenant  que  tout  est  fini, 
Je  vous  adresse  une  prière... 
En  l'oubliant,  pardonnez-lui. 


FANNY. 

Je  lui  pardonne...  (\  part.)  Sans  l'oublier. 

SCtNE   VIIl. 

Les  Mêmes,  AUBERTIX. 

AUBERTIN,  à  La  Mcilleraie  qui  a  été  au-dpvant 

de  lui. 
Eh  bien!... 

LA    MEILLERAIE. 

Tout  est  expliqué... 

AUBERTIN. 

Il  n'y  a  plus  de  double  sens,  c'est  bien  clair?... 

LA    MEILLERAIE. 

Parfaitement  clair,  on  approuve  votre  choix... 

AUBERTIN. 

Elle  vous  a  bien  promis  d'en  être  heureuse?... 

LA    MEILLER  A  I  E. 

Elle  me  l'a  promis... 

FANNY,  bas  à  La  Meilleraie. 
C'est-à-dire... 

LA    MEILLERAIE. 

Oh  !  oui,  n'est-ce  pas,  car  nous  avons  tous  besoin 
de  votre  bonheur!... 

AUBERTIN. 

Certainement... 

LA  MEILLERAIE,    avec  attendrissement. 

Moi  surtout...  (Se  reprenant  sur  nn  mouvement 
de  Fanny.)  qui  suis  votre  ami,  votre  meilleur 
ami. 

AUBERTIN. 

Elle  n'en  peut  douter...  (Il  donne  la  main  à  La 
Meilleraie.) 

FANNY,  à  part. 

C'est  étrange...  cette  émotion...  ce  trouble... 
Mais  qui  l'empêcherait  de  se  déclarer?...  Sa  pau- 
vreté peut-être... 

AUBERTIN. 

Ainsi,  c'est  bien  convenu?...  il  n'y  aura  plus  à 
s'en  dédire...  aujourd'hui  même,  ce  soir,  mon 
cher  La  Meilleraie,  je  vous  présenterai  mon 
gendre...  (On  entend  du  bruit  au  dehors.)  Quel  est 
ce  bruit?... 

SCÈNE  IX. 

Les  Mêmes,  FABIEN. 

FA  BI  EN,  entrant  par  la  fenêtre  qui  donne  sur  les  toits. 
Pardon...  Messieurs...  pardon   d'entrer    ainsi, 
sans  me  faire  annoncer... 

LA   MEILLERAIE. 

Que  signifie?... 

FABIEN. 

Mais  quand  vous  saurez...  (Regardant  par  la  fe- 
nêtre.) Bravo!  ils  ont  perdu  mes  traces...  (Redes- 
cendant.) Mais  quand  vous  saurez...  (11  se  trouve 
face  à  face  avec  Auberlin.)  Tiens!  mon  oncle  Auber- 
tin!!!  Où  diable  suis-je  tombé?... 

FANNY. 

Mon  cousin  Fabien! 


ACTE  PREMIER. 


337 


AUBERTIN. 

Mon  gendre!!!...  (A  La  Meilleraie.)  Je  ne  croyais 
pas  vous  le  présenter  sitôt...  et  de  cette  manière... 

LA   MEILLERAIE. 

Ah!  c'est  là  monsieur  votre  gendre?... 

AUBERTiN,  à  Fabien. 
Ah  çà!  mais...  quel  chemin  as-tu  donc  pris?... 

FABIEN,  embarrassé. 
Ah!  oui,  c'est  vrai...  ordinairement... 

AUBERTIN. 

C'est  pour  ça  qu'on  a  inventé  les  portes. 

FAT.  1  EN. 

C'est  une  aventure!...  voyez-vous... 

LA   MEILLERAIE. 

Très-originalo!...  à  ce  qu'il  paraît. 

FABIEN. 

Kt  singulièrement  pittoresque!... 

FANNY. 

Voyons  cette  aventure... 

FABIEN,  embarrassé. 

Sans  doute,  je  vais  vous  la  raconter...  vous  rirez 
bien...  D'ailleurs...  (Montrant  La  Meilleraie.)  je  dois 
une  explication  à  Monsieur...  Car  enfin,  on  ne 
s'introduit  pas  ainsi...  dans  une  maison...  chez 
une  personne  à  laquelle  on  est  tout  à  fait  in- 
connu... 

LA   MEILLERAIE. 

Oli!  le  parent  de  mon  ami  Aubertin... 

FABIEN. 

D'abord,  vous  saurez,  Monsieur,  que  je  me 
nomme  Fabien...  Fabien  Delaunay.  Mon  grand- 
père  était  un  Delaunay  de  Rouen...  c'est  un  nom 
très-connu...  dans  la  soierie...  (Apart.)Ces  détails- 
là  vont  me  sauver  les  autres...  (liant.)  La  femme 
de  M.  Aubertin,  que  voici,  était  ma  tante. 

ADBERTIN. 

Il  n'y  a  pas  de  doute,  puisque  je  suis  ton  oncle; 
mais  tu  ne  nous  dis  pas... 

FABIEN. 

Quanta  mon  père,  lai...  il  avait  épousé...  ma 
mère...  une  grande  dame...  une  Blessac... 
i.A  MEILLERAIE,   vivement. 
La  sœur  du  comte  de  Blessac?.., 

FABIEN. 

Elle-même. 

LA    MEILLERAIE. 

Celle  qui  avait  (|uitté  la  France  après  son 
mariage?... 

FABIEN. 

Pauvre  mère,  elle  ne  l'a  jamais  revue. 

LA  MEILLERAIE,  éiuu,  à  hii-niême. 
Oh!  mon  Dieu!  je  te  remercie,  je  pourrai  donc... 

FABIEN,  à  part. 
Je  suis  à  mille  lieues  de  mon  histoire... 

SCÈN1-:  X. 

Les  MÊMES,  UN  GAHDL  DU  COMMERCF, 
puis  DAUCY. 

FABIEN. 

Ail!  diable!  la  voilà  qui  rentre  par  la  porte... 
III. 


LE   GARDE. 

Il  est  ici  ! 

LA  MEILLERAIE,  au  garde  du  commerce. 
Que  demandez-vous?... 

FABIEN,  à  part, 
aïe!... 


Aie! 
Mon  rival 


DARCV,  a  part, 
très-bien... 

LE    GARDE. 

Je  suis  porteur  d'une  lettre  de  change...  (Montrant 
Fabien.)  acceptée  par  Monsieur... 

A  LB  En  TIN. 

Qu'est-ce  que  j'apprends-là!!  mon  gendre  ac- 
cepte des  lettres  de  change!... 

LE   GARDE. 

Il  y  a  un  jugement,  prise  de  corps... 

FABIEN,  au  garde. 
Indiscret!... 

AUBERTIN. 

Il  paraît  que  rien  n'y  manque. 

LA    MEILLERAIE. 

Monsieur  est  chez  moi...  et  vous  ne  pouvez... 

LE   GARDE. 

Sans  doute...  mais  je  lui  ferai  sagement  observer 
que  chaque  jour  de  retard  augmente  les  fiais... 

F  A  B  I  E  N. 

Il  est  charmant!.,.  Si  vous  n'avez  que  des  éco- 
nomies comme  celle-là  à  me  proposer... 

AUBERTIN. 

Ah!  tu  fais  des  dettes  et,  pour  les  payer,  tu 
comptais  sur  la  dot  de  ma  fille!... 

FABIEN. 

Moi!  fi!  mon  oncle... 

AUBERTIN. 

Toute  alliance  entre  nous  est  rompue... 

DARCV,  à  lui-même. 
C'est  ce  que  j'espérais... 

FANNY,  à  part. 
Oli!  quel  bonheur! 

FABIEN. 

Est-ce  votre  dernier  mot?...  alors,  mes  autres 
infortunes  me  sont  indifférentes...  Que  la  porte 
de  Suinte-Pélagie  me  soit  légère!...  (Au  garde.) 
Marchons... 

FANNY. 

Oh  !  mon  père!... 

FABIEN. 

Pardon  si  je  vous  quitte...  Pour  ma  part,  moi, 
j'aurais  voulu  prolonger  nui  visite,  mais  je  suis 
attendu. 

ENSEMBLE. 

TOUS. 

Do  Sjiinto-l'él.igio , 
r.ir  sa  lionne  humour,  sa  galti*, 

Il  fera,  jo  porio, 

Un  séjour  ouclianlé. 
LA  MEII.I.ERAIF,  ail  parde. 
Que  vous  doit-il'?...  quollo  est  la  somme? 

K  A  n  I  E  N. 
Dix  tnillo  frani!)  .. 

i|3 


338 


LE  CHEVALIER    DE  SAINT-LOUIS. 


LA    MEILLEItAIK. 

Kien  quo  cela , 
Et  pour  cette  misère-là... 
Jo  le    paierai... 

A  l  r.  KUTIN. 

Mon  Dieu,  quel  homme... 
«AnCY. 
Ah!  par  exemple,  de  voir  ça, 
Je  suis  curieux... 
(.A  MF.ii.LERAiE,  qiù  a  été  ouvrir  un  tiroir  de  sa 
commode,  revenant. 
Les  voilà  ! 

ENSEMBLE. 

Quelle  aventure  unique  , 
Et  pourquoi  donc  cette  bonté? 
Envers  lui ,  rien  n'explique 
Sa  générosité. 

AUBEUTIN   et   FANNY. 

Il  est  donc  riche?... 


FABIEN. 

A  ma  reconnaissance, 
Monsieur,  croyez  toujours. 

LA    M  F.  I  L  L  K  II  A  I  E. 

C'est  bien!... 
DARCY,  à  pari. 
A  comprendre,  moi ,  je  commence. 

AUBERTIN. 

Ma  foi,  moi,  je  n'y  comprends  rien. 

D  A  n  C  V ,  à  part. 
Ah!  bravo,  morbleu,  tout  va  bien... 

Du  complot  qui  se  trame 
Je  tiens  donc  le  fil  inconnu  ! 

L'innocent,  corps  et  âme, 
Au  vieux  traître  est  vendu. 

ENSEMBLE. 

Quelle  aventure  unique, 
Et  pourquoi  donc  cette  bonté? 
Envers  lui,  rien  n'explique 
Sa  générosité. 


ACTE   DEUXIÈME. 


Chez  Aubertin.  —  Riche  salon  préparé  pour  un  bal. 


SCÈNE  L 
AUBERTIN,   DARCY. 

AUBERTIN,  entrant  en  causant  avec  Darcy. 
Comment!  vous  penseriez... 

DARCY. 

Je  ne  pense  pas,  je  suis  sur. 

ALBERTIiV. 

Ainsi,  selon  vous,  ces  dix  mille  livres  si  géné- 
reusement données.... 

1)  A  R  c  Y. 

Est-il  logé  comme  un  homme  qui  peut  se  per- 
mettre CCS  petites  générosités-là?... 

AL  BERTI.\. 

Non,  sans  doute  ;  mais... 

DAUCY. 

Et  vous  ne  voyez  pas  ce  qu'il  y  a  là-dessous  ?... 

Al  r.  ERTI\. 

Pas  le  moins  du  monde. 

DARCY. 

Il  y  a  une  vaste  conspiration. 

AU  RERTIN. 

Une  conspiration  ! 

D  A  R  C  Y. 

C'est  comme  j'ai  l'honneur  de  vous  le  dire.  La 
Meilleraie  appartient  à  la  vieille  noblesse...  il  n'a 
pas  émigré...  il  dispose  de  sonmies  considérables 
et  demeure  dans  une  mansarde... 

A  un  ERTIN. 

Eh  bien'?... 

DARCY. 

Eh  bien!   il  tiavalle   sourdement  à  la  rentrée 


(les  princes  déchus...  et  sa  prodigalité  envers  Fa- 
bien... 

AUBERTIN. 

Ne  prouve  que  son  bon  cœur. 

DARCY. 

Laissez  donc!...  que  diable!  je  suis  généreux, 
moi...  je  suis  même  grand,  je  fais  fort  bien  les 
choses...  je  connais  Fabien  depuis  longtemps... 
j'ai  de  l'amitié  pour  lui...  c'est  un  artiste  de  ta- 
lent... je  le  regarde  comme  mon  propre  frère...  il 
viendrait  rne  demander  seulement  cinq  cents 
livres...  je  ne  lui  donnerais  rien  du  tout.  On  ne 
lâche  pas  son  argent  comme  ça...  oh!  que  non 
pas...  on  achète  quelque  chose  avec...  et  le  cheva- 
lier a  acheté  Fabien  pour  l'entraîner  dans  quelque 
allreuse  machination. 

AUBERTIN. 

Je  connais  La  Meilleraie,  c'est  impossible. 

DARCY. 

Impossible!  impossible!  en  attendant,  comme 
je  lui  loue  un  appartement  dans  ma  maison,  et 
que  je  ne  veux  pas  qu'il  en  fasse  le  foyer  de  la 
conspiration...  dès  demain,  je  lui  donne  congé. 

AUBERTIN. 

Et  moi...  j'ai  justement  un  appartement  libre... 
dès  demain,  je  le  prie  de  l'accepter. 

DARCY. 

Ah!  que  c'est  bien!...  je  vous  reconnais  là... 
ah!  que  c'est  donc  bien!...  C'est-à-dire...  ce  serait 
bien...  si  ce  n'était  pas  une  folie.  Risquer  de  se 
l'aire  arrêter,  juger  et  fusiller!  que  diable  !  on  ne 


ACTE    DEUXIEME. 


339 


peut  pas  exiger  ces  choses-là,  même  de  son  meil- 
leur ami. 

At'BEUTIN. 

Que  parlez-vous  d'arrestation,  de  jugement... 

D  A  R  C  Y. 

Eh  !  mon  Dieu!  ça  peut  arriver...  (A  part.)  D'au- 
tant mieux  que  j'ai  déjà  fait  mon  rapport  au  mi- 
nistre. 

Al!!iERTI\. 

Allez,  vous  êtes  fou,  mon  cher  Darcy  ;  mais  le 
bal  réclame  notre  présence,  rentrons  dans  les  sa- 
lons. (Ils  sortent  par  le  fond.) 

SCÈNE  II. 

LA    MEILLERAIE,  seul,  entrant  mystérieu- 
sement par  une  petite  porte  à  gauche. 

Enfin,  me  voilà  arrivé  !...  et  aussi  propre  que  si 
j'avais  équipage...  Que  dis-je...  beaucoup  i>lus 
propre...  c'est  vrai,  en  descendant  de  voiture,  on 
se  salit  au  marchepied...  et  du  marchepied  au 
vestibule,  si  court  que  soit  le  chemin,  il  faut  en- 
core mettre  pied  à  terre;  tandis  que,  par  mon 
procédé  aussi  facile  qu'ingénieux,  je  suis  venu  pé- 
destrement  sans  que  ma  chaussure,  celle-ci...  ait 
même  touché  le  sol...  Je  ne  prétends  pas  pour  cela 
être  un  sylphe...  Oh!  non...  je  n'ai  été  transporté 
par  aucun  nuage,  bien  certainement;  mais  grâce 
à  Lolo  qui  est  d'une  complaisance...  il  m'a  accom- 
pagné jusqu'ici  avec  mes  souliers  de  bal  dans  sa 
poche...  et  arrivés  tous  deux  au  bas  de  l'escalier... 
dans  un  endroit  bien  sombre... 

Air  :  Qu'il  est  flatteur  d'cpnnser  celle. 

Me  cachant  dans  une  encoignure , 
L'œil  attentif,  l'oreille  au  guet, 
Je  quitte  ma  lourde  voiture 

(Montrant  ses  escarpins.) 
Pour  un  phaéton  plus  coquet. 
Et  puis  le  pauvre  enfant  bien  vite, 
Dès  que  je  suis  hors  d'embarras, 
Seul,  à  pied,  regagne  son  gîte... 
Mon  équipage  sous  le  bras. 

Voyons  si  rien  ne  manque  à  ma  toilette...  (Il  tire 
de  sa  poche  une  petite  bios-se-miroir.)  Très-bien...  la 
cravate  est  irréprorhablc...  Que  vois-je!...  une 
petite  mouche!...  heureusement...  c'est  sec...  (Il 
passe  la  brosse  sur  son  pantalon.)  Maintenant,  je  puis 
me  présenter...  Ah!  mais  j'y  pense...  qu'est-ce 
que  je  vais  faire  de  mon  chapeau?...  Au  milieu 
de  la  foule  des  danseurs.  Dieu  sait  couimc  il  serait 
arrangé!...  on  a  beau  manœuvrer  habilement,  un 
malheur  est  sitôt  arrivé?  et  mes  moyens  ne  me 
permettent  pas...  J'ai  envie  de  le  mettre  dans  un 
petit  coin. 
u\   DOMESTIOUK,  passant  et  voyaut  la  MeiUeraie 

sou  chapeau  â  la  main. 
Si  monsieur  veut  se  débarrasser  de  son  cha- 
peau... je  vais  le  porter  tout  de  suite  au  ves- 
tiaire. 


I.A    MEILI.En  AIE. 

Non,  non,  merci...  c'est  inutile...  je  préfère  le 
.garder...  Encore  un  inipùt!...  une  pièce  de  douze 
sous!...  je  connais  ça  !...  Il  est  parti!...  bon!  voilà 
mon  affaire...  là,  sous  ce  petit  meuble...  (Plaçant 
son  chapeau.)  Il  sera  parfaitement.  (Un  antre  domes- 
tique traverse  le  salon  et  apercevant  le  chapi>au,  s'en  em- 
pare. —  La  MeiUeraie,  se  retournant.)  Eh  bien!  où 
est-il  donc!...  ali!  mon  Dieu  !  (Courant  après  le  do- 
mestique.) Jean!  Jean!...  pardon,  mon  ami...  Veuil- 
lez me  rendre  mon  chapeau...  je  me  retirerai 
probablement  de  bonne  heure,  et  alors...  (Après  que 
le  domestiqiie  s'est  éloigné.)  Décidément,  il  parait 
qu'il  faut  que  je  le  garde...  à  ses  risques  et  pé- 
rils... quand  il  ne  s'agirait  pas  de  payer...  on  sait 
souvent  ce  qu'il  en  coûte!...  Dernièrement  en- 
core, dans  une  soirée,  une  pauvre  victime  vient 
au  vestiaire...  impossible  de  mettre  la  main  sur 
son  chapeau...  —  Le  chapeau  de  monsieur  était 
peut-être  neuf,  lui  dit  le  domestique?  —  Sans 
doute...  après?...  —  Et  quelle  heure  est-il,  je  vous 
prie?  —  Onze  heures.  —  Oh!  monsieur,  je  ne 
m'étonne  plus...  les  chapeaux  neufs  ont  tous  l'ha- 
bitude de  partir  avant  dix  heures...  il  n'y  a  que 
les  vieux  qui  passent  la  nuit. 

SCÈNE   III. 

LA  MEILLEI'.AIE,    AUBERTIN,    FANNY, 

DAllCV,  puis  quelques 

invités  qui  se  placent  à  une  table  de  bustou. 

AUBERTIN,  allant  au  devant  de  la  MeiUeraie, 

Vous  voilà  donc  enfin  !... 

FA^.NY. 

C'est  mal  de  venir  si  tard,  vous  savez  bien  qu'on 
ne  peut  s'amuser  sans  vous. 

LA   MEILLERAIE,  la  baisant  au  front. 

Flatteuse  !,..  ne  dirait-on  pas  que  c'est  moi  qui 
suis  l'àme  du  bal...  Ah!  autrefois  à  la  bonne 
heure...  mais  aujourd'hui,  je  peux  bien  dire 
comme  la  chanson  de  ce  bon  M.  Grétry...  La 
danse  n'est  pas...  Le  premier  vers  s'entend,  car 
si  j'allais  jusqu'au  second,  je  mentirais...  vu  qm; 
je  n'ai  pas  l'honneur  de  connaître  la  lille  à  Nico- 
las. (Ici,  chacun  l'entoure  et  vient  le  saluer  avec  res- 
pect.— Faisant  une  pirouette  et  s'adressant  à  Aubertin.) 
Eh  bien  !  mon  cher  Aubertin,  est-ce  qu'tui  ne  danse 
plus?... 

Al  lU' 11TI\. 

Oh!  l'on  va  rt'ciiuiMKiucr. 

LA     MI.I  l.LERAIi:. 

Ail  !  ah  !  les  parties  de  boston  sont  déjà  en 
train,  à  ce  qu'il  paraît...  (Il  s'approche  d'nu..  table.) 

UN    JOtEUR. 

Je  demande  en  trèfle  ! 

UN     AUTRE   JOUEUR. 

Je  demande  pctiie  misère  en  cœur. 

LA     M  E  I  L  L  E  n  A  I  E. 

Petite  misère!  vous  n'y  pense/,  pas,  mon  bon 
ami  ;  avec  ce  jeu-là,  vous  clemanderiez  la  grande 


3^0 


LF.  CHEVALIER    DE  SAINT-LOUIS. 


misère  en  cœur  et  sans  écart,  que  je   parierais 
bien  encore  pour  vous. 

L  ^    J  E  l  N  K    H  O  M  M  E. 

Je  tiens  contre!  vingt-quatre  livres... 
I,  A   .M  i:  1 1.  L  E  n  A I E ,  portant  vivement  l;i  main  gauche  à 
son  gonssct  cl  la  retirant  aussitôt. 

Quand  je  dis  que  je  parierais...  c'est  une  façon 
de  parler...  je  ne  parie  jamais  depuis  le  jour  où 
je  gagnai  ainsi  une  somine  de  cinq  cents  louis  à 
un  gentilhomme  dont  c'était  la  dernière  ressource. 

LE   JEU  .\E    110  MM  E. 

Six  livres  seulement,  monsieur  le  chevalier... 

I.A    ME1LI.EHA1E. 

Un  petit  écu,  là,  vrai,  je  ne  le  pourrais  pas...  ce 
serait  manquer  à  ma  parole...  d'ailleurs,  sitôt  que 
j'entends  l'orchestre...  je  ne  tiens  plus  en  place... 
il  faut  que  j'aille  voir  danser...  (Il  s'esquive.) 
FANNY ,  à  elle-même. 
Ce  calme...  cette  gaîté...  oh!  ce  que  M.  Darcy 
suppose  est  impossible...  cependant,  s'il  ne  se 
trompait  pas....  si  M.  de  la  Meilleraie...  Oh  !  il  faut 
que  je  lui  parle. 

LA  MEILLERAIE,  s'approchant  dc  Fanny. 
Ma  chère  enfant,  m'avex-vous  tenu  parole?... 
avez-vous  oublié  cet  être  mystérieux?.... 
FANNY,  vivement. 
Oh  !  non,  monsieur... 

LA   MEILLERAIE. 

Quoi!  malgré  vos  promesses!... 

FANNY. 

Écoutez  donc,  il  est  des  pensées...  des  espé- 
rances auxquelles  on  a  bien  de  la  peine  à  renoncer 
tout  de  suite... 

LA    MEILLERAIE,    à  lui-même. 

C'est  qu'elle  a  parfaitement  raison...  on  fait 
naître  une  idée...  on  l'entretient  pendant  long- 
temps... et  puis  l'on  vient  vous  dire  qu'il  n'y  faut 
plus  songer...  c'est  bel  et  bon  ;  mais  il  faut  le 
temps. 

FANNY. 

Cependant...  il  y  aurait  peut-être  une  chose  qui 
m'aiderait  beaucoup...  une  chose  qui  dépend  de 
vous. 

LA    MEILLERAIE. 

Ah  !  parlez  ! 

FANNY. 

C'est  que  je  ne  sais  comment  vous  dire  cela... 
je  crains...  vous-même,  monsieur  le  chevalier, 
n'avez-vous  pas  nourri  quelquefois  des  espéran- 
ces... bien  chimériques?  et  ne  vous  êtes-vous  pas 
exposé  à...  des  dangers?... 

LA    MEILLERAIE. 

Je  ne  vous  comprends  pas... 

FANNY. 

Si,  en  échange  de  la  promesse  que  vous  avez 
exigée  de  moi...  je  vous  demandais... 

LA   MEILLERAIE. 

Achevez... 

FANNY. 

De  ne  rien  tenter,  de  ne  rien  faire  qui  puisse 
exposer  votre  vie. 


LA     M  El  LI.ER  AIE,    •■IfiIHlé. 

Exposer  ma  vie  !  h  mon  âge,  mon  enfant,  on  n'a 
plus  guère  de  ces  bonheurs-là...  je  ne  suis  pas  un 
ji'une  fou...  un  petit  étourdi...  et  à  moins  qu'il  ne 
me  tombe  une  tuile  sur  la  tète... 

FANNY. 

Ah!  monsieur  le  chevalier...  vous  plaisantez... 
pour  me  refuser... 

LA    MEILLERAIE. 

Je  ne  refuse  rien  du  tout... 

FANNY,  avec  joie. 
Vous  me  jurez  donc  dc  renoncer  à  vos  pro- 
jets?... 

LA   MEILLERAIE. 

Certainement...  je  jure  de  renoncer...  (A  part.) 
Je  ne  sais  pas  à  quoi,  par  exemple!...  (Haut.)  Soyez 
tranquille;  mais  vous  allez  me  donner...  ces  let- 
tres... que  vous  m'avez  promises... 
FANNY,  embarras.sée. 

Vous  les  donner...  sans  doute...  vous  avez  rai- 
son... et  je  ne  demanderais  pas  mieux..,  certaine- 
ment... si...  si...  je  ne  les  avais  pas  brûlées... 
LA  MEILLERAIE,  avec  une  vive  émotion. 

Ahl...  vous  les  avez  brûlées!...  c'est  bien... 
c'est  très-bien...  (L'orchestie  du  bal  se  fait  entendre, 
un  cavalier  vient  ofi'ru'  la  main  à  Fanny.)  Allez,  allez, 
mon  enfant.  (Elle  sent.) 

SCÈNE  IV. 
LA   MEILLERAIE,  puis  FABIEIN. 

LA     MEILLERAIE. 

Je  ne  m'attendais  pas  à  cela,  par  exemple!...  De 
mon  temps,  on  n'aurait  jamais  obtenu  un  pareil 
sacrifice...  comme  les  jeunes  filles  sont  raison- 
nables à  présent!  mon  Dieu  ! 

FABIEN,  entrant. 

Que  vois-je?  mon  protecteur!  mon  sauveur! 
mon  libérateur!  mon...  c'est-à-dire...  qu'il  fau- 
drait inventer  des  mots... 

LA   MEILLERAIE. 

Vous  ne  me  devez  rien. 

FABIEN. 

Rien!...  quand  je  vous  dois  dix  mille  francs... 
d'abord,  et  puis  une  rencontre...  un  bonheur...  qui 
ne  serait  certes  pas  venu  me  chercher  à  Sainte- 
Pélagie...  Figurez-vous...  il  y  a  un  an,  à  Boulogne, 
il  me  prend  envie  de  faire  une  promenade  en  mer... 
A  peine  ai-je  fait  trois  lieues  qu'un  brick  anglais 
s'empare  de  mon  bateau  pécheur...  et  me  voilà 
prisonnier...  moi,  pauvre  artiste,  jeté  dans  un  vil- 
lage aux  bords  de  la  Tamise.  Je  n'y  étais  pas  resté 
huit  jours,  qu'un  jeune  homme...  un  Français... 

LA    MEILLERAIE. 

Un  Français!... 

FABIEN. 

Oui,  oui...  que  je  soupçonne  un  peu  marquis... 
un  peu  émigré...  s'intéresse  si  bien  à  moi,  qu'il 
me  fait  évader,  sans  que  j'aie  eu  le  temps  de  lui 
demander  son  nom. 


ACTE  DEUXIÈME. 


3^1 


L  A    M  F.  I  L  I,  K  R  A  t  E. 

Et  il  ne  vous  a  chargé  d'aucun  souvenir...  pour 
a  France? 

FAr,IE\. 

Si...  si.,,  une  lettre...  perdue...  égarée  dans  ma 
fuite. 

LA    MEILLERAIK. 

Quel  malheur  !  elle  vous  aurait  peut-ôtre  aidé  à 
obtenir  des  renseignements  sur  celui... 

FABIEN. 

Ah!  maintenant,  j"ai  mieux  que  cela...  ce  matin 
en  vous  quittant,  au  détour  de  la  rue...  je  me 
trouve  face  à  face...  je  tombe  dans  les  bras  de 
mon  libérateur. 

LA    M  El  LI.  FRAIE. 

Ce  Français?... 

FARIEX. 

Lui-même. 

LA    MEILLEUAIE. 

Et  cette  fois...  lui  avez- vous  demandé  son 
nom?... 

FABIEN. 

Ah!  oui,  certes! 

LA    MEILLERAIE. 

Lh  bien?... 

FABIEN. 

Verneuil. 

LA  MEILLERAIE,  tristement. 
Verneuil!...  (A  part.)  Ce  n'est  pas  lui I 

FABIEN. 

Et  je  suis  bien  sûr  de  le  revoir  ;  car  je  lui  ai 
offert  la  moitié  de  ma  chambre,  qu'il  a  paru  ravi 
d'accepter. 

Air: 

Dans  mon  modeste  domicile, 

Vous  jugez  s'il  fut  accueilli; 

Si  j'étais  ravi  d'être  utile 

A  qui  m'avait  si  bien  servi! 

C'est  un  frère,  c'est  un  arai! 

L'artiste  a  ce  grand  avantage 

Qu'il  est  à  même  en  vérité , 
Plus  que  tout  autre,  à  son  sixième  étage, 
D'offrir  le  toit  de  l'hospitalité. 
Oui,  l'on  est  sûr  d'être  au  sixième  étage 
Sous  le  vrai  toit  de  l'hospitalité. 

Et  grâce  à  ces  dix  inilh;  francs  que  vous  m'avez 
prêtés,  je  serais  aujourd'hui  le  plus  heureux  des 
hommes  si  mon  mariage  n'était  pas  à  tous  les 
diables, 

LA    MKII.I.ERAIE. 

Quoi  !  vraiment!... 

I  \r.  1 1:.\. 

Ah  !  le  papa  Auberiiu  no  plaisante  pas  avec  les 
lettres  de  change.  Cette  pauvre  petite  cousini;,  si 
indulgente,  si  bonne,  si  dévouée,  d'honueur,  ça 
me  fait  de  la  peine  pour  elle. 

L  A    M  F.  1  L  L  \:  I'.  A  1  E. 

Vous  ôtes  bien  bon. 

FA  ni  i;\. 
Mais,  morbleu!  je  trouverai  un  moyen... 


LA    MEILLERAIE,    inquiet. 

De  renouer?... 

FAUI  EN. 

.Non,  de  dénouer... 

LA    MEILLERAIE. 

Comment?,,. 

FABIEN, 

S'il  m'est  refusé  de  faire  le  bonheur  de  ma  cou- 
sine, je  ne  veux  pas  qu'un  autre  fasse  son  mal- 
heur. 

LA    MEILLERAIE. 

Que  dites-vous?,,,  il  y  a  donc  un  autre  préten- 
dant?.,, déjà?... 

FABIEN. 

Oui,  déjà!  ça  se  succède  avec  une  rapidité.,. 

LA    MEILLERAIE, 

Allons,  bon  !  on  se  croit  bien  tranquille...  pas 
du  tout.  Oh!  ces  négociants!  comme  ça  mène  les 
alTaires!,.. 

FABIEN, 

Patience!  patience!  je  les  entends  aussi,  moi, 
les  affaires.  Les  obstacles  arriveront,  et  ce  bel 
amoureux,,. 

LA    MEILLERAIE. 

Vous  le  connaissez?.., 

FABIEN. 

Lui?,,,  je  ne  connais  que  ça...  et  vous  aussi... 
c'est  mon  ennemi  le  plus  intime...  votre  affreux 
propriétaire  ! 

LA    MEILLERAIE. 

M,  Darcy?,.. 

FA  RIEN. 

Lui-même,  qui  avait  acheté  une  lettre  de  change 
pour  se  débarrasser  de  moi. 

LA    MEILLERAIE, 

Est-ce  possible  ! 

FABIEN. 

Oui,  oui,  il  me  faisait  poursuivre  sous  un  nom 
supposé.,,  l'huissier  nie  l'a  dit. 

LA    MEILLERAIE, 

Mais  c'est  affreux. 

FABIEN, 

C'est  horrible!  et  un  pareil  homme  épouserait... 

LA    MEILLERAIE. 

C'est  donc  ce  qu'on  appelle  uu  bon  parti?...  il 
est  donc  riche?.., 

FARl  EN. 

Lui!.,,  allons  donc!  il  l'a  été,.,  riche, 

LA    MEILLERAIE, 

Ah!  buh!... 

F  A  m  EN. 

Mais  aujourd'hui  sa  richesse,  gn\cc  au  corps  do 
ballet.., 

LA    M  I  II.  LFR  \  lE. 

Ah!  j'entends,.,  a  été  halayie. 

FA  RI  EN. 

C'est  cela.  En  un  mol,  c'est  un  niauvai'-  mijiI, 
un  don  Juan  iiianqué...  ut  ça  cmile  beaucoup... 

LA    MEILLERAI  E. 

Quand  on  n'a  pas  lu  tournure  de  l'emploi... 


342 


LE  CHEVALIER  DE  SAINT-LOUIS. 


lABIEN. 

Il  n'y  a  pas  do  fortune  qui  puisse  sufTiro  à  un 
physique  comme  le  sien. 

I.  A    M  K  1 1, 1. 1:  RAIE. 

C'est  ruineux  ! 

r  A  I!  I  E  N . 

Mais  il  singe  encore  l'homme  à  l)onnc  fortune, 
et  laisse  tomber  quelquefois,  comme  par  mé- 
garde,  le  portrait  de  sa  dernière  nymphe,  afin 
qu'on  dise  en  le  ramassant  :  Ce  coquin  de  Darcy, 
est-il  heureux  ! 

SCÈNE  V. 

Les  Mêmes,   DARCY. 

nAKCY,  entrant  sur  ces  derniers  mots. 
Hein!...  on  i)arledemoi!...le  vieux  conspirateur 
et  son  jeune  séide...  (Il  écoute.) 

I.A   MEIEI.EIIAIE, 

Oh!  il  faut  absolument  empocher... 

lAlUEN. 

CortaiiKînicut,  il  h;  faut... 

»Ar.  cy,  à  part. 
Que  veulent-ils  empocher?... 

LA   MEIELERAIE. 

La  pauvre  enfant  en  mourrait. 

FABIEN. 

Que  dites-vous?  elle  m'aimerait  à  ce  point  !... 

LA    M  E  I  L  L  E  R  A  1  E. 

Eh!  qui  vous  parle  de  cela!  clic  en  est  à  cent 
lieues. 

FABIEN. 

Plaît-il?... 

LA    MEILLERAIE. 

Elle  aime...  je  sais  bien  qui...  ou  plutôt...  je  n'en 
sais  rien  du  tout...  ni  elle  non  plus.  Mais  ce  qu'elle 
déteste  à  coup  sûr,  c'est  le  mariage  qu'on  lui  pro- 
pose. 

DARCY,  à  part. 

Ah!  ah!  non-seulement  ils  conspirent,  mais  ils 
veulent  faire  manquer  mon  mariage?... 

FABIEN. 

Mais  quel  moyen  trouver  pour  que  ce  Darcy... 

Air  : 

Unissons-nous,  formons  une  alliance 
Contre  la  sienne. 

LA    MEILLERAIE. 

Oui  vraiment,  et  je  veux, 
Pour  protéger,  pour  sauver  l'innocence, 
Qu'ici  nous  conspirions  tous  deux. 

FABIEN. 

Oui  conspirons. 

LA    MEILLERAIE. 

11  faut  lui  tendre 
Quelque  bon  piège. 

DARCY,  au  fond,  à  part. 
Par  bonheur 
Avant  peu,  moi,  je  saurai  t'apprendre 
Comme  on  traite  un  conspirateur  ! 
[11  disparaît.) 


SCÈNE   VI. 
LA   MEILLERAIE,    FAI'.IEN, 

UN     DOMESTIQUE. 

LE  DOMESTIQIE,  entrant. 
C'est  un  bouquet  (|u'un  commissionnaire  vient 
d'apporter  pour  M.  Fabien. 

FABIEN,   le  prônant. 
Ah!  c'est  bien...  merci. 

LE    DOMESTIQUE. 

Le  commissionnaire  dit  qu'il  n'est  pas  payé. 

FABIEN. 

C'est  vrai...  étourdi  (|ue  je  suis...  Attendez,  mon 
ami...  c'est-à-dire,  attendez...  je  n'ai  que  des  pièces 
de  vingt-quatre  livres...  Mon  cher  Lu  Meilleraie, 
faites-moi  donc  le  plaisir  de  payer  pour  moi. 
LA  MEILLERAIE,  avec  inquiétude. 

Payer... 

FABIEN. 

Oui...  la  commission... 

LA  MEILLERAIE,  de  même. 
Ah!  vous  désirez... 

FABIEN. 

Je  n'ai  pas  un  sou  de  monnaie. 

LA    MEILLERAIE,    à  part. 

11  me  manque  bien  autre  chose...  0  ma  pièce  de 
vingt-quatre  sous...  et  deux  jours  encore  avant  dr. 
toucher.  (Au  domestique.)  Voilà,  mon  ami. 

LE    DOMESTIQUE. 

Merci,  monsieur  le  chevalier. 

LA    MEILLERAIE. 

Un  moment!...  c'est...  c'est  douze  sous  à  me 
rendre. 

LE    DOMESTIQUE. 

Ah!  voilà,  monsieur... 

L  A    M  E  I  L  L  E  li  A  I  E. 

C'est  bien,  merci.  (Le  domestique  sort.) 

SCÈNE  Vil. 
Les  Mêmes,  FANNY,   AUBIiRTIN, 
DARCY.  Invités. 
FANNY,  entrant,  suivie  de  tout  le  monde. 
Me  permettrez-vous,  messieui-s,  de  saisir  l'in- 
tervalle d'une  contredanse  pour  vous  prier...  11 
s'agit  d'une  bonne  oeuvre.  Un  brave  ouvrier  blessé 
dangereusement  dans  un  incendie  pour  sauver  de 
pauvres  enfants... 

LA    MEILLERAIE. 

Je  reconnais  bien  là  le  peuple  de  Paris.  Tou 
jours  bon,  généreux...  plein  d'entraînement...  pour 
le  mal  quelquefois...  pour  le  bien  toujours...  Ah! 
c'est  en  présence  d'une  pareille  infortune  qu'on 
doit  se  réjouir  d'être  riche,  et  remercier  le  sort 
qui  vous  appelle  à  jouer  le  rôle  de  la  Providence. 
FANNY',  attendrie. 

Hier...  vous  avez  dû  être  bien  heureux... 
LA  MEILLERAIE,  embarrassé. 

Moi!... 

lANNY. 

Aujourd'hui...  aujourd'hui,  il  faut  que  ce  soit  à 


ACTE   DEUXIÈME. 


3/i3 


mon  tour;  mais  je  ne  suis  pas  égoïste,  vous  m'ai- 
derez, messieurs...  je  vais  quCter  ici  mùme,  à 
l'instant,  pour  le  pauvre  blessé,  et  je  commencerai 
par  mon  père. 

AUBERTIX. 

Tiens,  tiens,  mon  enfant.  (Il  lui  donne.  Plu>ieiirs 
Iicrsonnes  s'empres&ent  de  l'imiter.) 

LA   MEILLERAIE,    à  part. 

Ciel!  et  moi  qui  suis  plus  pauvre  encore  peut- 
être  que  celui  qu'il  s'agit  de  secourir!... 

FABIEN,  donnant  des  pièces  d'or. 
Hier,  on  est  venu  à  mon  aide,  il  est  tout  simple 
qu'aujourd'hui... 
DARcy,  tirant  de  sa  bourse  une  pièce  de  sii  francs, 

à  part. 
Diable!  un  prétendant!  il  n'y  a  pas  à  dire...  il 
faut  se  montrer...  (11  tire  une  seconde  pièce  et  la  donne 
à  Fauny.  Haut.)  Je  regrette  que  ma  bourse  ne  soit 
pas  mieux  garnie. 

FABIE\,  à  part. 
Je  crois  qu'il  regrette  le  contraire. 
FAN\Y,  s'approchaiit  de  la  Meilleraie,  avec  émotion. 
Oh!  ne  craignez  pas  que  je  vous  oublie,  mon- 
sieur. 

LA    MEILLERAIE,    à  part. 

Et  n'avoir  que  douze  sous!...  (Fanny  tend  la  main, 
la  Meilleraie  prenant  la  petite  pièce  dans  la  poche  de 
son  gilet  et  la  lui  donnant.)  Voilà,  mademoiselle... 
DARCY,  placé  derrière  Fanny. 
Douze  sous!...  pardon,  mademoiselle,  M.  le  che- 
valier se  trompe  sans  doute...  il  aura  cru  vous 
donner  une  pièce  d'or. 

LA  MEILLERAIE,  avec  dignité. 
Non,  monsieur,  j'ai  donné...  ce  que  j'ai...  voulu 
donner. 

FA\i\Y,  stupéfaite,  à  part. 
Est-il  possible!...  lui  qui,  à  l'instant,  paraissait 
si  ému...  si  touché! 

LA   MEILLERAIE,    à  part. 

Que  doit-elle  penser?... 

FA  liIE\,  à  part. 

iJiabIc!  il  n'est  pas  généreux  tous  les  jours... 
(Fanny  continue  sa  quête  vers  le  fond,  suivie  de  tout  le 
monde.; 

LA  MEILLERAIE,  resté  seul  sur  le  devant. 

0  mon  Dieu!  vous  qui  voyez  le  fond  des  cœurs... 
vous  voyez  aussi  le  fond  de  ma  bourse...  et  vous 
savez  si  je  pouvais  donner  davantage!...  l'ius 
rien...  et  deux  jours  encore  à  attendre...  (;iell... 
et  cet  enfant...  qui  n'a  personne  au  monde...  Moi 
je  puis  supporter...  mais  lui!...  il  faudra  donc 
qu'il  meure  de  besoin.  (En  ce  moment,  un  domes- 
tique traverse  la  scène,  portant  sur  nn  plateau  des  tasses 
de  thé  et  des  petits  pains.  La  Meilleraie  s'arrête  incer- 
tain, SCS  yeux  suivent  le  valet,  et  quand  il  a  disparn,  se 
décidant  tout  à  coup.)  Oh!  non,  c'est  impossible... 
()l  sort  vivement.) 


SCÈNH  vm. 

Les  Mêmes,  Lors  L.\   MEILLERAIE. 
FA\\Y,  redescendant,  suivie  de  tout  le  monde. 
Je  vous  remercie,  messieurs,  de  votre  géné- 
rosité. 

PARC  Y,  cherchant. 
Eh  bien!  où  donc  est  M.  de  la  .Meilleraie?  Sa 
pièce  de  douze  sous  mérite,  certes,  une  mention 
particulière. 

FABIEN. 

Est-ce  à  cause  de  vos  deux  pièces  de  six  livres 
que  vous  dites  cela,  mon  cher  Darcy?...  Le  cheva- 
lier a  fait  ses  preuves. 

DARCY,  avec  intention. 
Ah!  oui...  hier,  n'est-ce  pas?...  Monsieur  Fabien 
est...  payé  pour  le  dire. 

FABIEN,  à  pari,  après  un  mouvement. 
Patience,  c'est  toi  qui  payeras  tout  cela...  (Il  dis- 
paraît dans  le  bal.) 

AUBERTIN,  à  lui-même. 
C'est  vraiment  bien  extraordinaire...  Oh!  n'im- 
porte, je   ne   croirai  jamais   qu'un    si   honnête 
homme... 

SCÈNE  IX. 
Les  MÊMES,   LA   MEILLERAIE. 
LA   MEILLERAIE,  entrant  vivement. 
Ail!  mou  cher  Aubortin,  partagez  ma  joie,  mon 
bonheur!... 

ALRERTIN. 

Comment  ! 

LA    MEILLERAIE. 

Ce  soir...  tout  :\  l'heure...  il  viendra  ici...  il  m'a 
fait  prévenir. 

AUBERTIN. 

Mais  de  qui  parlez-vous?... 

L  \   MEILLERAIE. 

Ah!  c'est  vrai...  je  ne  vous  ai  pas  dit  encore... 
Eh  bien!  ce  Verneuil...  .\  qui  l'abien  a  donné 
asile...  c'est  lui!  lui!...  en  Kraucf  !...  et  di'iniii)  il 
pourra  reprendre  sou  nom...  il  aura  éii'  rayé  de  la 
listel... 

DARCY,  à  part. 

Compte  là-dessus. 

Al  11  1   1!  I  1  N. 

Si  J'y  coiiiiiri'iids  un  mot. 

LA    MEILLERAIE. 

Je  vais  doue  l'embrasser!...  \oilà  pourtant  deux 
ans  que  j'attends  ce  moment-là...  et  ni:tiiitonant 
qu'il  approihe...  il  me  semble  qu'il  n'arrivera 
jamais...  que  c'est  un  révc,  une  illusion. 

AUltEUTI.N. 

Mais  cxplii|iiez-moi  doiuV. .. 

FA\.\Y. 

Comme  vous  êtes  agité!... 

LA    MEILLERAIE. 

Je  crois  bien...  il  n'urrivo  pas  tous  les  jours  non 
plus,  un  bonheur  comme  celui-là...  à  moi...  (A 
AuLertin)  A  vous...  (A  F.inny.)  A  nous  tous...  Aussi 


sy. 


LE  CHEVALIER   DE  SAINT-LOUIS. 


ça  me  prend  IJi...  ra  me  fait  mal...  ça  m'étouiïe...    ' 
Ah!  (|iie  je  suis  iipureux!... 

AMÎKUTIN. 

Eli  vérité,  il  m'eUVayc... 

I,A   MI'.IM.i:nAIE. 

Mais  pardon,  j'ai  1;\  un  petit  mot  qu'on  m'a  re- 
mis pondant  que  Lolo  m'ai)portait  cette  joie  ines- 
pérée, et  je  ne  l'ai  pas  lu  encore...  Vous  permet- 
tez... 

RAncv,  à  part. 

Je  sais  ce  que  c'est... 

LA  MEII.I.F.nAIE,  lisnnt. 

«  L'intérêt  que  toujours  »  Oui ,  c'est  bien  ça, 
«  l'intérêt  »  C'est  ridicule,  j'ai  des  larmes  qui 
m'empêchent  de  lire.  «  L'intérêt  que  toujours  vous 
Il  m'avez  inspiré.  »  Bonté  divine  !  c'est  de  l'ami , 
du  protecteur...  est-ce  que  ce  serait  déjà  signé?... 
Oh!  que  les  hommes  sont  bons!...  Il  y  a  mis  un 
zèle...  une  activité...  «  ...  m'oblige  à  vous  dire...  » 
Quel  ami  dévoué!  il  n'a  pas  affaire  à  un  ingrat... 
oh!  non...  (Il  essuie  iinelarine.)« ...  à  vous  dire...  qu'il 
«  n'est  pas  prudent  pour  vous...  de  rester...  en 
«  France.  »  J'ai  mal  lu,  il  n'y  a  pas  ça...  c'est  la 
joie...  les  larmes  qui...  tout  ça  me  trouble  la  vue, 
me...  «  L'argent  que  vous  semblcz  prodiguer  fol- 
ie lement  a  éveillé  les  soupçons.  »  Comment?... 
(.  Ne  comptez  plus  sur  la...  la...  ra...  dia...  tion.  » 
(A  ces  mots,  la  lettre  lui  échappe  des  mains  et  sa  figure 
passe  de  l'expression  de  la  joie  la  plus  vive  à  celle  de  la 
plus  grande  douleur.)  Ah!  mon  Dieu!...  ah!  mon 
Dieu!...  mais  alors...  il  y  a  danger  pour  lui...  et 
je  vais...  et  je  dois...  (Il  tombe  sur  un  fauteuil,  on 
l'entoure.) 

FANNV,  à  Darcy. 

De  quel  malheur  est-il  donc  menacé?... 

AUBEKTIN,  de  même. 
Pourquoi  lui  dit-on  de  quitter  la  France?... 

DARCy. 

Eh!  ne  vous  l'ai-jc  pas  dit?...  vous  n'avez  pas 
voulu  nie  croire;  mais  le  conseil  est  sage,  et  M.  le 
chevalier  trop  raisonnable  pour  ne  pas  le  suivre. 
(La  Meilleraie  le  regarde  sans  avoir  Fairde  comprendre.) 
Parbleu  !  nous  comprenons  tous  parfaitement...  le 
dévouement...  la  fidélité...  c'est  très-beau,  à  coup 
sûr,  c'est  très...  moi  j'admire  ça,  mais  le  Premier 
Consul  ne  partage  pas  mes  idées...  il  n'aime  pas 
qu'on  se  mêle  de  ses  affaires...  (La  Meilleraie  écoute 
plus  attentivement.)  Et  l'on  commence  à  devenir 
plus  que  suspect... 

AUBERTIN,  voulant  l'interrompre. 

Monsieur... 

DARCV,  continuant. 

Quand   on   peut    dépenser   jusqu'à   dix   mille 
francs...  pour  acheter  un  partisan...  à  l'étranger... 
LA  MEILLERAIE,  se  levant  vivement. 

L'étranger!..,  moi  !...  moi!...  amener  en  France 
la  guerre  civile...  l'étranger!...  oh!  mais...  c'est 
horrible!...  Il  croit  donc,  cet  homme,  que  l'on 
peut  m'insulter  impunément..,  que  je  n'ai  point 
de  sang  dans  les  veines...  (S'élançant  vers  lui.)  Mal- 


heureux!... mais  c'est  vous  qui  n'en  aurez  jamais 
assez  pour  laver  cet  outrage...  Sortons!...  c'est  un 
duel...  à  mort.,  à  mort!...  entre  nous  deux!... 

nARCV. 

Me  battre  contre  un...  vieillard!... 

LA   M  Ell.LERAIl  . 

La  bravoure  n'a  pas  d'âge,  monsieur. 

DARCY. 

Contre  un...  conspirât... 
LA  MEILLERAIE,  suffoquant  d'JndignatioD  cl 
le  saisissant. 
Ah!  taisez-vous!  taisez-vous!...  Vous  me  feriez 
faire  un  malheur!...  (Au  mouvement  de  La  Meilleraie, 
Darcy  a  reculé  avec  effroi.) 

Air: 

Les  soixante  ans  écrits  sur  ma  figure 
L'ont  rendu  brave...  il  ose  m'outrager! 
Mais  le  cœur,  jeune  à  sentir  une  injure, 
Est  assez  jeune  encor  pour  la  venger. 

CHŒUR. 

Éloignez-vous!  d'un  tel  langage 
Vous  ne  pouvez  vous  irriter. 
Que  le  mépris  soit  son  partage, 
Puisqu'il  ose  vous  insulter. 

(Aubertin  l'emmène,  suivi  de  tout  le  monde.  — Fanny 
veut  les  suivre  et  reste,  sur  nn  signe  de  son  père. 
—  Darcy  s'est  esquivé.) 

SCÈNE  X. 

FANNY,  seule. 

De  pareilles  émotions  à  son  âge...  ah!  je  déteste 
ce  M.  Darcy...  L'accuser,  lui!...  le  meilleur,  le 
plus  généreux  des  hommes...  parce  qu'il  est  pau- 
vre... c'est-à-dire,  non...  parce  qu'il  est  riche... 
c'est-à-dire...  enfin,  c'est  égal...  Il  est  digne  de 
l'estime  de  tous...  il  suffit  de  lire  ces  lettres  si... 
Allons,  j'oublie  toujours  que  ce  n'est  pas  lui  qui 
les  a  écrites...  mais  qui  donc?...  Vous  verrez  que 
le  jour  où  il  se  décidera  à  paraître,  je  serai  de- 
venue vieille  et  laide  ! 

Air  :  Bonheur  du  retour.  (P.  Henrion.) 

Mais  voyez  donc,  mon  Dieu,  comme  il  s'expose, 
Et  puis  monsieur,  après  ça,  se  plaindra... 
Lui  seul  pourtant,  lui  seul  en  sera  cause. 
Je  ne  puis  rien,  non  rien  contre  cela. 

Pour  le  voir  et  pour  le  connaître 

Moi,  je  fais  tout  ce  que  je  peux  ; 

Pour  le  rêver  tel  qu'il  doit  être, 

Je  me  recueille  et  je  ferme  les  yeux; 

Mais  si  j'allais  me  tromper  de  modèle, 

Je  risquerais,  trahissant  son  espoir, 

Sans  le  savoir, 

Hélas!  d'être  infidèle. 

D'être  coupable,  liélas  !  sans  le  savoir. 
Mais  voyez  donc,  mon  Dieu,  etc. 

D'où  vient  ce  tumulte?...  Serait-ce  encore  une 
querelle?... 


ACTE   DEUXIÈME. 


3^5 


SCÈNE  XI 


FANNY,  FABIEN,  DARCY,  AUBERTIN, 
Un  Officieh  public,  tous  les  invités,  puis 
LA   MEILLERAIE. 

l'officier  Pir.Lic,  entrant,  à  Aubertin. 
Je  suis  facile"',  monsieur,  de  venir  ainsi  troubler 
votre  fête;   mais  il   faut  que  je  remplisse   mon 
mandat. 

AI  BERTIN. 

De  quoi  s'agit-il,  mon  Dieu? 

l'officier   PIBLIC. 

Votre  maison  est  entourée,  personne  ne  peut 
sortir. 

AUBERTIN. 

Une  descente  de  justice!...  chez  moi! 

l'officier  plelic. 
L'on  est  averti  qu'ici...  sur  une...  ou  plusieurs 
personnes  de  votre  société  se  trouvent  en  ce  mo- 
ment les  preuves  d'un  complot. 

aubertin  et  les  invités. 
Grand  Dieu! 

l'officier  public 
Et  d'après  mes  instructions,  je  dois  procéder... 

DARCY,  à  part. 
Diable!    le  portrait  de  Zéphirine...  an  bain... 
que  j'ai  là...  (Haut.)  L'ordre  ne  peut  me  concer- 
ner... je  me  nomme  Darcy.  (A  mi-voix.)  C'est  moi 
qui... 

l'officier  public 
Je  n"ai  pas  l'honneur  de  vous  connaître,  mon- 
sieur... et,  si  vous  le  voulez  bien,  c'est  par  vous... 

DARCY. 

Je  n'ai  sur  moi  que...  ce  médaillon...  (II  le  tire 
de  sa  poche.) 

FABIEN,  à.  lui-même. 

Ah!  la  silhouette  de  sa  danseuse!  parfait!  Voilà 
le  moyen  que  nous  cherchions! 

DARCY. 

Je  ne  pense  pas...  (Il  veut  le  remettre  dans  sa 
poche.) 

FABIEN,  vivement. 

Au  contraire!  c'est  une  image  prohibée,  j'en 
suis  sur...  Il  faut  qu'il  la  montre.  (Il  lui  arrache  le 
médaillon  et  le  fait  voir  à  l'officier  et  à  Aubertin.) 

AUBERTIN. 

Que  vois-jc? 

FA  ni  EN,  à  Darcy,  bas. 
Le  tour  est  fait.  Touchez  là,  mon  cher,  vous 
n'aurez  pas  ma  fille. 

l'officier  pur  Lie,  rendant  le  médaillon  i  Darcy. 
Pardon,  monsieur,  mais  mon  devoir... 

DARCY,  fiirieui:. 
Continuez-le  donc...  (L'officier  passe  aui  autres  per- 
sonnes.) 

LA  M  Kl  i.Li:n  AI  F,  écartant  la  foule  ponr  parvenir 

jusqu'à  Aubertin. 
Pardon,  mon  cher  Aubcriin,  je  viens  de  nio  pré- 
senter pour  sortir,  mais  nu  m'a  refusé  le  passage. 
Si  c'est   vous  qui  avez  donné  dos  ordres    pour 
III. 


qu'aucun  de  vos  convives  ne  vous  échappe,  veuillez, 
je  vous  prie,  faire  une  exception  on  ma  faveur... 
Vous  le  savez,  je  me  retire  toujours  de  bonne 
heure. 

DARCY,  à  la  Moiileraie. 
Doucement!  doucement!  mon  cher,  j'ai  supporté 
le  camouflet,  vous  subirez  la  petite  mystification. 

LA   MEILLERAIE. 

Que  signifie?... 

FA  ni  EN. 

Rien,  rien...  une  simple  formalité...  il  s'asit 
seulement  de  faire  voir  ce  que  vous  avez  sur  vous. 

LA    MEILLERAIE,    à    part. 

Ciel!... 

FABIEN,    bas. 

Darcy  est  furieux,  parce  qu'il  a  été  obligé 
d'exhiber  Zéphirine.  Tout  va  bien...  Fanny  est 
sauvée... 

LA    MEILLERAIE,    à    part. 

Et  moi,  je  suis  perdu! 

l'officier    PUBLIC 

Souffrez,  monsieur... 

LA  MEILLERAIE,  vivemcnt. 
Arrêtez!...  je  désire...  je  demande  en  gràro... 
que  M.  Aubertin  seul... 

AUBERTIN,  étonné. 
Qu'entends-je?...  (Surprise  générale.) 

DARCY,  triomphant. 
Je  savais  bien  qu'il  y  avait  du  louche... 
FABIEN,  stupéfait. 

Voilà  qui  est  un  peu  fort,  par  exemple! 

DARCY. 

Du  moins,  je  ne  serai  pas  le  seul  mystifié... 

l'officier  purlic. 
Pardonnez...  puisque  monsieur  a  une  révélation 
à  faire,  il  est  juste...  (Il  fait  signe,  tout  le  mondo  se 
relire.) 

FANNY,  à  part. 
Oh  !  il  faut  que  je  sache...  (Elle  se  cache.) 

SCÈNE  XII. 

LA    MEILLERAIE,    AURERTIX,    FAWY, 
cachée,   L' Officier  purlic 

L\   MEILLERAIE,   à  lui-nii'me. 

Et  être  forcé  de  révéler...  Oh!  mon  Dieu!...  je 
ne  sais  si  j'en  aurai  le  courage... 

AURERTix,  de  mime,  l'examinant. 
Eh  bien!  il  reste  là...  immobile!... 

FAN NV,  cachée. 
Que  vais-je  apprendre?... 

AURERTIN,  ;\  part. 
Je  tremble  malgré  moi... 
LA  MKii.LERAiE,  (jui,  pendant  ces  ap.irlé,  .■»  rhorrlié 
.'i  se  donner  ilu  cotnape,  s'avanr.inl   enfln  vers  Au- 
liiTlin. 
Monsieur  Aiilierlin...  oh!  jamni>»...  je  ii">''pronv.ii 
une  confusion  aussi  grande...  nu  «iiiharras  aussi 
cruel...  qu'en  ce  nioiiieiit... 


3/iG 


LE  CHEVAL I  EU   DE  SAINT-LOUIS. 


Al  BEiiTiN,  inquiet. 
De  griirc,.,  expliquez-vous!... 

LA    MEILLKRAIE. 

Hélas!  il  le  faut  bien...  Oui,  quoi  qu'il  puisse 
m'en  coûter...  je  dois...  ce  secret,  que  j'ai  pris 
tant  de  soin  à  cacher...  pour  lequel  j'ai  tant  souf- 
fert!... je  vais  vous  le  dire...  à  vous  seul...  car 
bien  qu'il  ne  touche  en  rii^n  i\  l'intérêt  public... 
(Se  tournant  vers  l'oflifior  public.)  je  regarde  ici  mon- 
sieur comme  un  confesseur.  (Signe  affirmaiif  Je 
l'officier  public.) 

FA  NNY,  cachée. 

Ciel!  si  j'allais  ne  plus  l'estimer!... 

AUBERTIN. 

Enfin,  cpi'avez-vous  donc  fait?... 

LA   MEILLERAIE. 

Vous  avez  vu  mon  trouble...  ma  frayeur...  ah! 
ils  étaient  bien  naturels!...  c'est  que  je  craignais 
qu'on  ne  découvrit  sur  moi... 

A  u  B  E  n  T 1 N  ,  l'interrompant  vivement. 

La  preuve...  de  ce  dont  vous  vous  êtes  défondu 
tantôt  avec  tant  de  chaleur? 

LA    MEILLERAIE. 

Qu'osez-vous  penser?...  Non,  monsieur,  non! 
jamais,  pour  quelque  cause,  pour  quelque  opinion 
que  ce  soit,  je  ne  porterai  les  armes  contre  la 
France  !  contre  cette  France  que  je  n'ai  jamais 
voulu  abandonner,  à  laquelle  j'ai  tout  sacrifié...  ma 
position,  ma  fortune. 

A^JIîERTI^'. 

Votre  fortune!...  Comment  avez-vous  pu  alors 
donner  hier  à  ce  jeune  homme  que  vous  ne  con- 
naissiez pas,  une  somme  de  dix  mille  francs?... 

LA  MEILLERAIE. 

Vous  vous  trompez,  monsieur  Aubertin...  je  no 
lui  ai  rien  donné... 

AL  lîERÏIN. 

Comment!  rien!...  quand,  de  mes  propres  yeux, 
j'ai  vu... 

LA    MEILLERAIE. 

Écoutez...  Il  y  a  trois  ans,  dépossédé  déjà  do 
tous  mes  biens,  rentrant  dans  ma  mansarde  froide 
et  à  peine  meublée,  j'y  trouvai  un  notaire  avec  un 
testament  et  une  somme  de  dix  mille  francs.  Un 
vieil  ami,  mort  h  l'étranger,  me  faisait  héritier  du 
peu  qui  lui  restait.  Jamais  fortune  n'était  venue, 
certes,  plus  à  propos!  et  déjà  je  bâtissais  mille 
châteaux  en  Espagne,  quand  je  me  souvins  que  cet 
ami  avait  une  sœur  qu'une  mésalliance  avait 
brouillée  avec  toute  sa  famille. 

AUBERTIN. 

Qu'entends-je?... 

LA   MEILLERAIE. 

Aussitôt  cet  héritage  ne  fut  plus  considéré  par 
moi  que  comme  un  dépôt.  Renfermé  soigneuse- 
ment dans  un  de  mes  tiroirs,  je  n'y  ai  plus  jeté  les 
yeux  que  pour  m'assurer  que  ce  petit  trésor  était 
toujours  là,  prêt  à  être  rendu  à  son  légitime  pos- 
sesseur. 


AIRERTIN. 

Mon  digne  ami  ! 

I.\    M  flLLER  Ml'.. 

Mais  malgi'é  toutes  mes  recherches  pour  le  dé- 
couvrir, ce  n'est  qu'hier,  en  votre  présence,  que 
j'ai  reconnu  dans  Fabien  le  lilsde  colle  à  qui  cette 
fortune  appartient. 

AlBERTIN'. 

Et  j'ai  pu  le  soupçonner...  Mais  alors,  pourquoi 
donc  cet  effroi?... 

LA    MEILLERAIE. 

Pourquoi?...  Vous  allez...  rontendrc...  j'ai  pro- 
mis de  vous  le  dire...  et  après... 

AUBERTIN. 

Vous  me  faites  peur!... 

FANNY,  cachée. 
Oh!  moi...  maintenant... 

LA    MEILLERAIE. 

Après...  si  vous  détournez  les  yeux...  si  vous 
me  méprisez...  dites-vous  bien  que,  pour  lui  seul, 
le  chevalier  de  la  Meilleraie...  Oh!  non,  monsieur, 
je  serais  mort  plutôt...  mais  ce  malheureux  enfant 
que  vous  avez  vu  hier...  il  n'a  que  moi  pour  sou- 
tien... je  me  suis  chargé  de  l'élever...  de  le  nour- 
rir... Eh  bien!  tout  à  l'heure,  quand  mademoiselle 
Fanny  a  fait  une  quête  en  faveur  d'un  pauvre 
blessé...  quand  sa  main  généreuse  s'est  dirigée 
vers  moi...  oui,  j'ai  éprouvé  tous  les  supplices  de 
l'enfer!...  car,  cette  misérable  pièce  de  monnaie... 
offerte...  avec  tant  de  honte...  reçue...  avec  tant 
de  mépris!...  Eh  bien!...  c'était  ma  dernière 
ressource...  c'était  pour  deux  jours  encore...  la 
vie  du  pauvre  enfant...  et  la  mienne... 

ALBERTIN. 

Qu'entends-je!... 

FA>'.\Y,  cachée. 
Oh  !  mon  Dieu  ! 

LA   MEILLERAIE. 

J'aurais  dû  refuser...  fuir...  plutôt...  Le  ciel 
m'est  témoin  que  j'en  ai  eu  la  pensée!...  mais... 

Air  : 

On  aurait  pu  croire  à  ma  cruauté, 
Jl  m'eût  fallu  supporter  cet  outrage, 
Ou  bien  tout  haut  dire  la  vérité... 
Je  l'avouerai,  je  n'eus  pas  ce  courage; 
Mais  je  songeais  au  lendemain, 
Quand  j'unissais  mon  offrande  à  la  vôtre; 
A  mon  enfant,  pour  assurer  du  pain... 
(Tirant  un  petit  pain  de  sa  poche.) 
J'osai,  monsieur,  oui,  donner...  d'une  main... 
Ce  que  je  reprenais  de  l'autre... 

FANNY,  cachée. 
Oh!  je  comprends  tout  maintenant... 

LA   MEILLERAIE. 

Ilélas!  voilà  tout  ce  que  j'avais  sur  moi,  qui  pût 
me  compromettre...  (A  l'officier  public)  Oh!  vous 
pouvez  voir. 


ACTE   DEUXIÈME. 


om 


L   OFFICIEn    PUBLIC. 

Il  sufTit,  monsieur,  il  suffit.  D'après  ce  que  je 
viens  d'entendre  et  la  perquisition  effectuée  chez 
vous  pendant  votre  abscence,  je  vois  que  je  n'ai 
plus  rien  à  faire  ici;  et  je  me  retire,  en  vous 
priant  d'accepter  mes  regrets  et  l'assurance  que 
le  rapport  qui  vous  dénonçait  n'aura  aucune 
suite...  (Il  salue  et  sort.) 

AUBEFVTIN',  émii,  à  la  Meilleraie. 

Une  pareille  extrémité!...  et  vous  n'êtes  pas 
venu  à  moi,  qui  dois  tout  à  votre  famille!...  Mais 
alors,  vous  m'avez  donc  pris  pour  un  ingrat. 

Air  : 
Oh  !  non,  monsieur,  vous  ne  l'avez  pas  cru, 
Et  votre  cœur  me  rend  plus  de  justice... 
Oui,  je  comprends,  vous  n'avez  pas  voulu, 
Dans  votre  orgueil,  me  devoir  un  service. 
Mais  dussioz-vous  en  mourir  de  chagrin. 
Dès  aujourd'hui,  ma  fortune  est  la  vôtre. 
Rien  ne  pourra  changer  un  tel  dessein, 
Car  je  ne  fais  que  rendre  d'une  main 
Tout  ce  que  j'ai  reçu  de  l'autre. 

LA   MEILEBAIE. 

Mon  ami,  je  n'ai  jamais  douté  de  vous,  mais... 

ALBERTIX. 

Oli  !  vous  accepterez...  vous  aurez  beau  dire... 

FANNY,  cachée. 
Je  l'j'  ferai  bien  consentir... 

AUBERTIN. 

Mais  il  faut  que  je  voie  ces  messieurs...  que  je 
dissipe  les  soupçons  que  cet  entretien  a  pu  faire 
naître  dans  leur  esprit,  et  surtout  que  je  confonde 
M.  Darcy...  Venez,  venez... 

FAN>!Y,  paraissant. 

Pardon,  mon  père... 

LA    MEILLERAIE. 

Fanny! 

FA\NY. 

Moi  aussi...  je  voudrais  avoir  un  .entretien  avec 
monsieur... 

AtiBEnTI\. 

Toi!  mon  enfant!...  oui,  oui...  cause  avec  lui... 
gronde-le  bien  fort,  car  c'est  un  ingrat  (|ui  ne  nous 
a  jamais  aimés...  qui  mériterait...  Je  reviens...  je 
reviens... 

SCÈNE   XI II. 
FANNY,  LA  MEILLERAIE. 

FANNY. 

Pardon,  monsieur...  de  vous  avoirretiMiu  ainsi... 
mais  j'avais  besoin  de  cédera  ma  conscience...  qui 
n'est  pas  tranquille...  car,  ce  matin...  je  vous  ai 
fait  un  mensonge... 

LA    M  F  IL  LE  II  AIE. 

Vous,  Fanny!... 

FANNY. 

Oui,  monsieur...  et  malgré  la  honte  que  j'éprouve, 
j'aime  mieux  tout  vous  avouer...  Ces  lettres... 
vous  savez...  je  vous  ai  fait  croire  qu'elles  étaient 
brûlées... 


L  A  ^1  1. 1  L  L  E  11  A I  E. 

Eh  bien'? 

FANNY. 

Les  voilà  !... 

LA   MEILLERAIE. 

Comment!... 

FANNY. 

Je  n'ai  pu  me  résoudre  à  les  détruire,  car  je 
sens  qu'elles  sont  nécessaires  h.  mon  bonheur... 
maintenant  surtout  que  je  crois  à  la  sincérité  des 
sentiments  qu'elles  expriment. 

LA   MEILLERAIE. 

Et  qui  peut  donc  vous  avoir  donné  une  certi- 
tude que  ce  matin  vous  n'aviez  pas'*... 

FANN  Y. 

Ah!...  c'est  que...  depuis  ce  matin...  j'ai  ré- 
fléchi... j'ai  cherché  à  deviner...  à  découvrir... 
celui  qui  les  avait  écrites... 

LA  MEILLERAIE,  avcc  inquiétude. 

Mais  vous  n'avez  pas  réussi... 

FANNY. 

Au  contraire...  oui,  oui...  j'y  suis  parvenue... 

LA   MEILLERAIE. 

Ah  !  vous  croyez... 

FANNY. 

Je  l'ai  vu...  ici...  souvent.  Depuis  que  j'existe, 
il  n'a  pas  cessé  un  seul  jour  de  me  donner  une 
preuve  de  sa  bonté,  de  son  dévouement. 

LA    MEILLERAIE,    à    part. 

Que  dit-elle  donc?... 

FANNY. 

C'est  mon  ami...  mon  maître...  le  compagnon 
de  tous  mes  jeux,  do  toutes  mes  joies  de  jeune 
fille... 

LA    MEILLERAIE,    à  part. 

Ah!  mon  Dieu!...  est-ce  qu'elle  penserait?... 

FANNY. 

C'est  le  meilleur,  le  plus  généreux  des  hommes, 
le  seul  enfin  que  je  voudrais  |)our  époux. 

LA    MEILLERAIE,    stupéfait. 

Pour  époux!... 

FANNY,  continuant. 

Aui  :  Mon  Dieu,  pour  un  vieillm-d.  (Démon  de  la  nuii.) 

Mais  je  suis  bien  embarra.ss6o. 
N'est-ce  pas  lui,  dite.s-le-moi, 
Qui  doit  deviner  ma  pensée  ? 
C'est  assez  facile,  jo  croi. 
Oui,  c'est  à  lui  do  me  comprondro  ; 
Daignez  oncor  nio  consoillur, 
Dites-moi  comme  il  faut  s'y  prendre 
Afin  de  lo  faire  parler. 

LA    MEILLERAIE. 

Qu'entcnds-jt!?...  quoi!  I;"!,  bien  vrai'.'...  Mlu^ 
vous  imaginez  que  c'est  moi...  qui".'... 

FANNY. 

Ce  matin...  sur  votre  lahic...  j'ai  roronnu  ré.ri- 
lurc... 

I.  \     Mil  t   II   I.  MF. 

Et  vous  voulez  in'é|)ous(>r'.' 


3/i8 


LK  CHEVALIER    DE   SAINT-LOUIS. 


K  \\.\  Y. 

C'est  mon  seul  désir. 

i,  A  M  Eli.LiiiiAl  i:,  à  part. 

Ah!  mon  Dieu,  pauvre  peliie!...  quelle  idée  lui 
est  venue  là!...  (ll:iui.)  Mais,  ma  chère  enfant,  vous 
n'y  pensez  pas...  rélléchisscz  donc...  regardez 
donc...  mais  c'est  un  vieillard  que  vous  avez  de- 
vant vous,  qui  a  bien  déployé  jadis  quehiue  grâce; 
mais...  au  mariage  de  la  dauphinc...  qui  a  bien 
montré  quelque  esprit,  mais  à  l'époque  où  M.  de 
Voltaire  eu  avait...  plus  que  tout  le  monde... 

F  A  .\  \  V. 

Eh!  qu'importe,  si  vous  me  plaisez  comme  vous 
êtes...  si  vous  seul  pouvez  me  rendre  heureuse. 

LA    MKIl.  L  EHAIK. 

Heureuse!...  heureuse!...  ça  vous  plait  à  dire... 
mais  combien  de  temps?...  quelques  années  en- 
core, peut-être,  et  puis  après...  il  faudra  bien  que 
je  m'en  aille,  que  je  vous  laisse...  toujours  jcuuu! 
toujours  belle,  vous! 

lA.W  V. 

Oui,  mais  il  me  restera  xotrc  souvenir... 

LA   iMEILLEr.AIE. 

Pauvre  enfant!  vous  serez  bien  avancée  avec... 
mon  souvenir! 

FANNY. 

Ah!  ne  me  refusez  pas... 

L  A    M  i;  1 1.  L  E  R  A I  E. 

Allons,  vous  verrez  que  c'est  à  soixante  ans  que 
j'aurai  fait  ma  seule  et  véritable  conquête. 

«  IA.\.\Y. 

Je  sens  que  je  ne  pourrai  jamais  aimer  que  l'au- 
teur de  ces  lettres  dont  les  sentiments  m'ont 
charmée. 

LA   MEILLEUAIE. 

L'auteur  de  ces  lettres!  Attendez  donc...  nous 
sommes  tous  sauvés!  Ces  lettres...  c'est  hier,  moi 
qui  les  ai  écrites...  mais  si  c'était  un  autre  qui  les 
eût  pensées?... 

FANNY. 

Comment?... 

LA    .MEILLEUAIE. 

Oui,  si  c'était  un  autre  qui  eût  dans  le  cœur  tous 
les  sentiments  qu'elles  expriment?... 

FANNY. 

Un  autre! 

LA    MEILLERAIE. 

Non,  non,  pas  un  autre...  Moi,  toujours  moi!... 
si  vous  voulez  :  mais  moi  plus  jeune,  moi  avec  de 
beaux  cheveux  noirs,  de  jolies  petites  mousta- 
ches, moi  enfin...  avec  bien  plus  d'amour...  et 
trente  ans  do  moins!...  n'accepteriez -vous  pas 
l'échange?... 

FA.\i\Y. 

Quelqu'un  que  je  ne  connais  pas...  que  je  n'ai 
jamais  vu... 

L  A    M  E  I  L  L  E  RAIE. 

Et  s'il  vous  avait  vue,  lui?...  Si,  forcé  de  s'éloi- 
gner, il  y  a  un  an... 


FA\\Y,  à  clli^-inèmc 
Il  y  a  un  an?... 

LA    MEILLERAIE. 

Il  vous  aimait  assez  pour  rentrer  en  France...  où 
sa  tête  est  proscrite!...  si  pour  vous  voir  seule- 
ment... il  s'exposait  h  la  mort?... 

FAX.\  Y. 

Que  dites-vous?... 

LA   MEILLERAIE. 

La  vérité...  Il  est  ici...  à  Paris...  dans  un  instant 
il  va  venir...  et  quand  on  aimoncera  M.  Vcrneuil, 
regardez  bien...  ce  sera  lui!...  le  manjuis  d'Escli- 
gny,  mon  Arthur,  celui  dont  je  vous  ai  parlé  si 
souvent... 

FAN\  Y. 

Quoi!...  pour  moi!...  il  braverait... 

LA    MEILLERAIE. 

Ilésiterez-vous  encore?... 

iA.\.\Y,  à  part. 
Oh!  si  j'étais  bien   sûre...  (Haut.)  Mais  mon- 
sieur... 

LA   MEILLERAIE. 

Non,  non...  c'est  impossible...  vous  ne  me  ferez 
pas  ce  chagrin...  C'est  que  je  l'aime  tant!  vous  et 
lui,  voyez-vous,  vous  êtes  tout  mon  bonheur  en  ce 
monde...  c'est  le  fils  de  mon  affection,  comme 
vous  la  fille  de  ma  tendresse!...  Vous  ne  vou- 
drez pas  séparer  ce  que  mon  cœur  a  réuni...  vous 
ne  voudrez  pas  changer  en  deuil  la  joie  d'un  re- 
tour déjà  si  rempli  de  dangers...  car,  si  vous  le 
refusez,  je  le  connais,  voyez-vous...  nous  sommes 
capables...  d'en  mourir...  tous  les  deux. 

FANNY. 

Mourir!...  oh!  qu'il  vienne!  qu'il  vienne,  je 
l'aimerai...  je  tâcherai,  du  moins,  et,  s'il  vous 
ressemble...  eh  bien!...  je  crois  que  cela  ne  me 
sera  pas  difficile... 

LA  MEILLERAIE,  transporté. 

Chère  petite! 

FANNY. 

Mais  à  une  condition...  c'est  que  vous  ne  quit- 
terez plus  vos  enfants...  que  leur  fortune  sera  la 
vôtre... 

LA    MEILLERAIE. 

Ah  !  petite  rusée!...  je  comprends  maintenant 
pourquoi  vous...  m'adoriez  tout  à  Thcure...  n'im- 
porte... j'accepte... 

FANNY. 

Ah! 

LA  MEILLERAIE. 

Mais  à  une  condition  aussi...  c'est  que,  de  votre 
côté,  vous  accepterez  tout  ce  que  je  possède...  mes 
quatre-cent-quarante-huit  livres  de  rentes. 

1A\\  Y. 

Ah!  tout  ce  que  vous  voudrez!.., 

LA  MEILLERAIE,  à  lui-même. 
Comme  cela,  du  moins,  je  ne  serai  pas  à  leur 
charge. 


ACTE  DEUXIÈME. 


3/»9 


FA!\NY,    COUtilUKint. 

Sans  oublier  ce  ciier  enfant  que  vous  avez  re- 
cueilli... 

LA    MEILLERAIE. 

Lolo!...  ah!  c'est  une  bonne  pensée  ((uc  vous 
avez  là...  Mais  voici  votre  père,  il  faut  tiue  je  lui 
dise...  il  faut  qu'il  sache... 

SCÈiNE   XIV. 

Les   Mêmes,   Al'BERTIN,    FABIEN, 

tous  les  invités. 

LA    MEILLEUAIE. 

Mon  cher  Aubertin...  vous  me  voyez  ravi... 
transporté!...  j'ai  trouvé  uu  mari  pour  votre  fille... 
jeune...  charmant... 

FABIEN,  à  part. 
Tiens!  on  dirait  que  c'est  moi... 

LA  M  El  LL  EU  AIE,  Continuant. 
Immensément  riche... 

FABIEN,  de   luôiue. 
Ah!  ce  n'est  plus  moi. 

LA   MEILLEUAIE. 

Plein  de  nobles  et  brillantes  qualités,  et  qui 
rendra  Fanny  la  plus  heureuse  des  femmes...  si 
vous  voulez. 


AUnERTIN, 

Si  je  le  veux!  n'est-ce  pas  le  plus  cher  do  mes 
désirs?...  n'ai-je  pas  toujours  laissé  Fanny  maî- 
tresse de  son  son? 

LA    M  EU.  LE  HAIE,   écoutailt. 

Silence!...  une  voiture  est  entrée  dans  la  cour... 
Si  c'était... 

albeuti.n. 
M'expliquerez-vous?... 

LA   MEILLEBAIE,  Je   môme. 

On  est  descendu...  on  monte  l'escalier... 

FA.NNY,  à  elle-même. 
Je  tremble!... 

UN  DOMESTIQUE,  annonçant. 
M.  Verneuil! 

FABIEN. 

Mon  libérateur  ! 

LA   MEILLEBAIE. 

Arthur!  (Il  court  au  fond.  Un  jeune  homme  parail 
et  se  jette  dans  ses  bras.) 

FANNY,  restée  sur  le  devant. 
Ah!...  c'est  lui  I... 

LA   MEILLEBAIE. 

Mon  fils!... 


FIN     DU     (JIIL;  V  A  LlliU     1)  li    S  A  I  N  T  -  L  O  U  I  S. 


JEUNESSE    OISIVE 


COMÉDIE  EN  CINQ  ACTES,  EN  PROSE 


18C0 


PERSONNAGES. 

MAURICE   DE  MARSANNE. 

LE  MARQUIS  D'ANGENNES,  son  oncle. 

HENRI  DE  VERNAC,  son  ami. 

FRANCIS  AMRER,  peintre. 

PIERRE   AMBER,  négociant,  son   frère. 

MADAME   SIÉBER,  leur  tante. 

LOUISE,   sa  fille. 

ISAURE  MOINTI,  sa  parente  éloignée. 

BAPTISTE,    valet  de  Maurice. 


La  scène  est  à  Paris,  de  nos  jours. 


I 


JEUNESSE   OISIVE 


ACTE   PREMIER. 


Au  bois  de  Boulogne,  des  chaises  sous  les  arbres. 


SCENE   ]. 
HENRI,  FRANCIS. 

HENRI,  entrant,  suivi  de  Francis. 
Quel  plaisir  de  se  revoir,  quand  on  a  6t6  élev<'' 
ensemble,  au  collège  !  Aujourd'hui,  j'ai  eu  du  bon- 
heur... à  peine  entré  au  bois  de  Boulogne  de- 
puis un  quart  d'heure,  tu  es  le  quatrième  cama- 
rade que  je  rencontre. 

FRANCIS. 

On  a  dit  souvent  que  des  amis,  fussent-ils  dis- 
persés dans  les  quatre  parties  du  monde,  étaient 
toujours  certains  de  se  retrouver  sous  les  galeries 
du  Palais-Royal;  on  ajoutci'a  désormais  :  ou  au 
bois  de  Boulogne,  près  du  lac. 

HEXRI. 

Ce  cher  Francis!  Je  sais  que  tu  t'es  lancé  dans  la 
peinture...  j'ai  vu  ton  nom  cité  plusieurs  fois  avec 
éloge  dans  les  revues  et  les  journaux.  Et  ton  frère 
Pierre,  que  fait-il? 

FRANCIS. 

Lui?  il  s'occupe  de  commerce. 

HENRI. 

A  merveille',  calme,  raisonnable,  appliqué,  il 
doit  réussir.  Je  vois  que  chacun  a  choisi  suivant 
son  caractère. 

FRANCIS. 

Pour  toi,  mon  cJier  de  Vernac,  je  ne  te  deman- 
derai pas  quelle  est  ton  occupation  ;  riche,  avec  un 
beau  nom,  tu  fais  ce  que  tu  veux...  c'est  lu  plus 
agréable  de  toutes. 

HENRI. 

Oh  1  tu  te  trompes  beaucoup...  Quel  triste  lot  tu 
m'assignerais  là  !  Je  ne  suis  pas  forcé  de  travailler, 
c'est  vrai  ;  mais,  par  goût,  il  faut  que  je  m'occupe, 
que  j'aie  une  tâche,  deux  tâches  à  remplir.  Ainsi, 
outre  les  affaires  du  consulat  de  Livourne,  dont 
j'étais  chancelier,  je  me  suis  mis  à  étudier  les 
mœurs  et  l'histoire  du  pajs  ;  j'ai  môme  écrit  un 
livre  là-dessus. 

F  RANCIS. 

Bravo!  mon  cher.  Alors,  la  France  comptera 
bientôt  un  écrivain  de  plus.  (Ileganlaut  au  loin.) 
Quant  à  ces  brillants  messieurs  qui  descendent  de 
cheval  avec  des  amazones...  ou  de  calùclio  avec 
des  dames  aux  toilettes...  exagérées,  inutile  de 
III. 


chercher  quelle  est  leur  occupation...  Ils  n'en  ont 
qu'une  :  le  plaisir. 

HENRI. 

A  moins  que  ce  ne  soit  l'ennui. 

FRANCIS. 

Tu  crois?...  (Regardant.)  Mais  il  faut  que  ie  te 
quitte...  j'aperçois  là-bas  quelqu'un... 

HENRI. 

A  qui  tu  as  affaire  ? 

FRANCIS. 

A  qui  je  voudrais  avoir  alTaire. 

HENRI. 

Un  artiste? 

FRANCIS. 

Oui...  dans  son  genre...  (Avec  mystère.)  an  artiste 
en  beauté...  c'est  une  dame. 

HENRI. 

Ah!...  alors,  excuse  ma  curiosité  indiscrète... 
Peut-on  te  voir  à  ton  atelier? 
Iran  CI  s. 

Quelquefois...  viens  toujours...  Seras-tu  au  dîner 
des  anciens  élèves? 

HENRI. 

Assurément. 

FRANCIS. 

Alors,  à  bientôt.  (Il  sort.) 

HENRI. 

Mais  qui  vient  ià-bas?...  Maurice  deMarsanne! 
Décidément,  je  suis  heureux...  car,  cotte  fois,  c'est 
mieux  encore  qu'un  camarade,  c'est  un  ami!... 

SCfeNE  II. 
HENRI,  MAURICE. 

(Maurice  entre,  la  tète  baissée,   et    va   travorsor  It» 
thédlre.) 

HKNiii,  lui  barrant  le  passage. 
Halte-là! 

MAI  RICP,  levant  la  t'tc. 
Tiens,  c'est  toi!  Henri!  num  ami. 

H  ENR  I. 

Oui,  ton  ami,  à  ipii  lu  n'as  pas  écrit  iiiif  seule 

fuis! 

M  A  l  R  I  C  E. 

Ah!  pardonne.  Tu  m'as  écrit,  toi!  Ui  loltre  m'a 
fait  du  bien...  elle  m'a  forcé  do  croire  encore  h 
quelque  ciiose...  ?i  l'amitié!  (Il  lui  serre  ifs  miin».) 


35/, 


JKUNESSK  OISIVE. 


Mais  que  vciix-tii?  ma  vit-  est  si  misérable...  si 
aijsorbi'c... 

H  IMU. 

Par  tos  nombreuses...  distractions?  Tu  étudies 
les  belles  dames  du  grand  monde...  et  antres... 
in'a-t-on  dit. 

MAURICK,  avec  lin  soupir. 

Ab!  si  ce  n'était  que  cela! 

KKNUI. 

Que  cela!...  la  cour  aux  dames!...  tu  t'adresses 
h  ce  qu'il  y  a  de  plus  divers,  de  plus  insaisissable 
dans  le  caractère,  de  plus  impérieux,  de  plus  insa- 
tiable dans  le  désir,  de  plus  subtil,  de  plus  ambi- 
tieux dans  la  pensée!  liais,  mon  cber  Maurice,  il 
faudrait  ûtre  capable  des  travaux...  d'Hercule  pour 
y  suffire,  et  encore!...  Certes,  tu  dois  être  l'un  des 
liomnics  les  plus  occupés  de  France....  et  de  Na- 
varre ! 

MAURICE. 

Je  ne  fais  pas  la  cour  aux  dames...  comme  tu  dis. 

IIF.NRI. 

Tu  es  fixé?...  une  passion?... 

MAURICE. 

Eb  bien!  oui...  une  passion...  un  remords...  une 
torture!...  Ab  !  Henri!... 

II  EX  RI,  avec  intérêt. 
Qu'as-tu  donc?  que  t'est-il  arrivé? 

MAURICE. 

Tiens...  je  te  dirai  tout...  cela  me  soulagera. 

HENRI. 

Parle  vite.  (Ils  s'asseyent.) 

MAURICE. 

Quel  malbeur,  Henri,  d'étré  libre  dès  l'âge  de 
seize  ans  !  de  n'avoir  d'autre  règle  que  ses  caprices, 
d'autre  soin  que  celui  de  ses  plaisirs!  J'avais  bien 
encore  ma  mère;  mais  tremblant  pour  une  santé 
qu'elle  croyait  délicate,  elle  n'osait  m'imposer  au- 
cune règle,  me  contraindre  à  aucun  travail...  Plus 
tard,  pourvu  qu'elle  me  vît  rentrer,  le  sourire  sur 
les  lèvres,  elle  n'en  demandait  pas  davantage;  et, 
quand  un  jour,  elle  ouvrit  les  yeux,  il  n'était  plus 
temps!  on  ne  s'arrête  pas  sur  cette  pente  rapide  où 
toutes  les  jouissances  sont  si  vite  épuisées!  Aussi, 
au  bout  de  quelques  années,  j'avais  pris  la  vie  en 
un  tel  dégoût,  que  si,  vingt  fois,  je  ne  me  suis  pas 
tué...  c'est  que  j'étais  déjà  mort!  oh!  oui,  bien 
mort! 

HENRI. 

Pauvre  Maurice! 

M  A  U  1!  1  c  F.. 

Tu  ne  connais  pas,  toi!  tu  ne  connaîtras  jamais 
ce  que  c'est  que  de  n'avoir  rien  à  faire...  bien 
plus!...  de  n"ètre  capable  de  rien  faire!  de  se 
sentir  inutile  à.  tous  et  nuisible  à  soi-même,  d'avoir 
la  conscience  de  son  néant  et  de  son  impuissance 
d'en  sortir.  Ah!  Henri,  si  Dante  avait  connu  cotte 
torture,  il  l'aurait  mise  au  premier  rang  des  sup- 
plices de  son  enfer! 

II  i;nri. 

Tu  as  raison,  cela  doit  être  horrible! 


M  AU  RI  CE. 

J.e  dernier  des  ouvriers  est  moins  h  plaindre  que 
moi!  11  sait  comment  occuper  ses  journées,  lui! 
s'il  ressent  quelque  défaillance,  l'inflexible  néces- 
sité lui  cric  aussitôt:  Travaille!...  S'il  éprouve  un 
désir,  la  plus  humble  des  fantaisies,  il  fautqu'il  la 
paye  par  un  surcroît  de  labeurs.  La  fatigue  du  corps 
engourdit  son  âme  et  lui  procure  pour  récompense 
un  rejios qu'il  goûte  avec  délices!  tandisquc  0ioi... 
j'en  suis  réiiuit  à  envier  le  sort  de  ce  pauvre 
déshérité...  Oui,  plus  de  cent  fois,  en  passant  de- 
vant un  atelier  de  travail,  je  me  suis  senti  pris 
d'une  envie  presque  invincible  d'y  entrer  et  de  de- 
mander au  patron  un  petit  coin  obscur  où  je  pour- 
rais a])prendre  son  état;  mais  déjà  je  n'étais  plus 
capable  de  m'élever  à  l'honneur  d'un  travail.., 
même  manuel...  Oh!  oui,  à  l'honneur!...  Gagner 
sa  vie!  gagner  celle  d'une  femme,  d'un  enfant!  on 
ne  sait  pas  assez  combien  de  vertus  sont  renfer- 
mées dans  ces  humbles  paroles,  dans  cette  action 
si  vulgaire  en  apparence,  et  si  sainte  en  réalité! 

HENRI. 

Bon  Maurice!  comment  se  fait-il  qu'avec  de 
pareils  instincts... 

MAURICE,  continuant. 

Ma  mère  m'ordonna  de  partir,  de  voyager... 
Pauvre  mère!  elle  espérait,  en  m'imposant  ce 
cluingement  d'existence...  J'obéis,  et,  pensant  à 
toi,  je  me  dirigeai  vers  Livourne. 

Il  E  .\  R I. 

A  quelle  époque? 

MAURICE. 

Il  y  a  à  peu  près  deux  ans. 

HENRI. 

Je  venais  de  partir  pour  Anconc. 

M  AU  RICE. 

Triste  de  ne  t'avoir  pas  retrouvé,  j'allais  me 
remettre  en  route,  lorsque  mes  yeux  s'arrêtèrent 
siu-  une  femme...  Ah  !  mon  ami,  il  me  sembla  que 
jusqu'à  ce  jour  j'avais  vécu  seul  au  monde...  mon 
cœur  et  ma  tète  se  réveillèrent  en  même  temps... 
Au  milieu  de  ma  jeunesse  oisive,  perdue,  épuisée 
dans  les  plaisirs,  cette  femme  m'apparut  comme 
un  immense  bienfait...  Je  venais  de  comprendre 
que  je  n'avais  pas  encore  aimé.  Henri,  si  tu  savais 
comme  en  elle  tout  séduit  !  Elle  ne  marche  pas 
comme  une  autre.  Ses  cheveux  ont  des  reflets  qui 
n'appartiennent  qu'à  eux.  Rien  que  le  son  de  sa 
voix  vous  ravit  comme  une  musique  délicieuse... 
Enfin,  qui  l'a  vue  veut  la  revoir!  <iui  l'a  possédée 
en  est  possédé  pour  toujours! 

H  E  N  R  I. 

Son  nom,  son  nom!  je  dois  la  connaître. 

MAURICE. 

Isaure  Monti. 

H  E  \  R  I. 

Isaure  Monti!   une  Française  déguisée  en  Ita- 
lienne, à  l'aide  de  ses  beaux  cheveux  noirs?  Pauvre 
j    Maurice,  tu  t'es  cru  sauvé...  tu  venais  de  rencon- 


ACTE   PREMIEH. 


355 


frer  ton  mauvais  gi'*nie!...  Sais-tu  bien   co  que 
c'est  que  cette  femme? 

:vr  A  i  r.  i  c  k. 
Eli  !  mon  ami,  je  sais  tout  ce  que  tu  vas  me 
dire!  Je  sais  que,  sous  les  dehors  les  plus  sédui- 
sants, elle  cache  les  plus  détestables  passions!  Jo 
sais  la  vie  qu'elle  a  menée,  celle  qu'elle  mènera 
encore,  et  je  l'aime!...  je  l'aime,  entends-tu?  Ses 
duretés,  ses  insolences,  ses  trahisons  nK'^me  me 
sont  précieuses...  Elles  m'arrachent  à  la  torpeur, 
à  l'anéantissement  de  mes  jours  passés;  et  je  m'at- 
tache à  cet  amour  honteux,  comme  le  malheureux 
qui  roule  dans  l'abîme  s'accroche  à  la  ronce  qui  lui 
déchire  les  mains.  Les  supplices  qu'elle  me  fait 
endurer,  je  les  bénis,  car  c'est  par  eux  que  je  me 
sens  vivre.  Enfin,  tu  ne  pourras  jamais  le  croire, 
je  suis  jaloux  de  cette  femme!  jaloux!...  avec  des 
soupçons  toujours  renaissants  et  toujours  jus- 
tifiés ! 

HENRI. 

Ainsi,  tu  eu  es  là!...  tu  ne  te  dis  pas  :  Je  pense, 
donc  j'existe;  mais:  Je  souffre,  donc  je  ne  suis  pas 
mort!...  Et  tu  n'as  pas  même  songé  à  rompre? 

MAURICE. 

Rompre!...  Et  que  dcviendrais-je,  si  cet  hor- 
rible malheur  venait  à  me  manquer?  qui  donc, 
môme  pour  un  instant,  chasserait  l'ennui  qui  me 
ronfie,  parviendrait  à  soulever  de  mes  épauh's  le 
mant(\ui  de  plomb  de  l'oisiveté? 
II  EX  m. 

Oui,  ta  chaîne  n'est  pas  encore  assez  lourde... 
)1  est  donc  bien  vrai  qu'à  de  certaines  maladies  le 
seul  remède  est  le  poison  !  Tu  n'iras  pas  au  moins 
jusqu'à  épouser  cette  femme? 

MAURICE. 

Je  l'ai  juré  à  ma  mère. 

II  F.  .\  RI. 

Ah  !  tu  me  soulages. 

MAURICE. 

Mais  je  lui  ai  juré  aussi...  à  elle...  cela  seul  ex- 
cepté, de  ne  jamais  rien  lui  refuser. 

HENRI. 

Rien!..,  mais  tu  arriveras  à  ta  ruine! 

MAURICE. 

J'y  suis  arrivé...  ou  à  peu  près. 

HENRI. 

Et  quand  elle  sera  complète?... 

MAURICE. 

J'aimerai  encore  cette  femme. 

HENRI. 

Jolie  ressource!... 

M  A  U  R  I  c  E. 

Tu  vois  bien  que  je  n'en  ai  pas  d'autres.  (Regar- 
dant sa  Mioniifl.)  Mais  il  faut  que  je  t(!  quitte...  un 
rendez-vous.... 

HENRI. 

Avec  madame  Isaurc  Monti?...  Va,  va,  mou 
pauvre  ami...  encore  un  peu  decigur,  puisque;  lu 
en  as  besoin...  mais  nous  nous  reverrons  bientôt?... 


MAI  RICK,  s'eloi?nant. 
Quand  tu  voudras. 

HENRI,  seul. 
Pauvre  garçon!.,  oui,  oui,  je  le  reverrai...  et 
peut-être...  ^Voyant  in.idjmc  Sicber  et  Looise  qui  en- 
trent en  scène.)  Oh!  la  charmante  jeune  fille!... 
Qu'est-ce  que  je  dis  donc?  je  m'y  laisse  prendre 
aussi?...  il  n'y  a  pas  de  charmantes  jeunes  filles. 
(Il  snri.) 

scî:ne  m. 

MADAME  SIÉBKR,  EGLISE. 

MADAME     SIKBER. 

Par  ici,  par  ici,  mon  enfant.  (S'asscyant.)  \A,  je 
crois  que  nous  serons  mieux  dans  cette  allée. 
LOUISE,  s'asspyant  près  d'elle. 

Pourquoi  donc,  maman?  il  me  semble  qu'elle» 
se  ressemblent  toutes. 

MADAME    SI  ÈRE  n. 

Non  pas,  non  pas,  celle-ci  a  plus  d'ombre... 
(A  part.)  et  nous  n(!  serons  plus  aussi  près  de  ma- 
demoiselle Monti  qui,  depuis  quelque  temps,  a 
l'air  de  chercher  à  se  rapprocher  de  nous. 

LOUISE. 

Maman,  as-tu  remarqué  cette  dame  qui  était  en 
face  de  nous,  tout  à  l'heure?  Comme  elle  est 
jolie!... 

MADAME     SIÉBER. 

Je  n'aime  pas  sa  physionomie.  Je  no  pourrais 
jamais  devenir  l'amie. ..  de  cette  figure-là. 

LOUISE. 

Pourquoi  doue?  Ses  yeux  sont  si  doux! 

MADAME   SIliUER. 

Ils  sont  faux! 

LOUISE. 

Les  messieurs  ne  sont  pas  de  ton  avis...  Ils  se 
retournent  tous  pour  la  regarder...  On  ne  regarde 
que  ce  qui  plaît,  et  moi,  j'ai  fait  comme  eux. 

MADAME     SIKIIER. 

Est-ce  que  Francis,  ton  cousin,  ne  devait  pxs 
venir  nous  retrouver  ici? 

LOUISE. 

Si,  maman,  à  trois  heures. 

MADAME    SIÉBER. 

Eh  bien!  il  est  en  ri'tard. 
i.ntiSE. 

Pas  de  beaucoup...  elles  viennent  de  sonner... 
Mais  tiens,  justement,  je  l'aperçois...  On  dirait 
qu'il  marche  plus  Iniiemenl  en  passant  devant 
cette  dame,  alin  de  mieux  la  voir. 

M  ADAM  K    SI  KRKR. 

Jolie  ocriiiialion! 

LOU  ISF. 

Écoute  doiir,  nn  pi-iiilro!  jn  le  conçois...  On  no 
lenconlrc  pas  tous  les  jours  un  si  Im'uii  modèle. 

M  Al)  ASIE    SIÉIIKR,    avrO    lMUII<'iir. 

Et  moi.  je  ne  le  conçois  pas!  beau  modèle!  Il 
me  sembliî  qu'il  eu  a  un,  en  ci*  monienl,  qui  de- 
vrait l'cmpècher  de  regarder  les  autres. 


356 


JEUNESSE  OISIVE. 


LOUISE. 

Est-ce  parce  qu'il  se  sert  de  moi  pour  peindro 
une  t<^tc  de  vierge  que  tu  dis  cela".'  J'osi)èn>,  bien 
qu'il  m'embellira...  et  l)e;uicoup.  S'il  veut  faire  un 
clK'l'-d'œuvre,  il  faut  qu'il  cherclie  chez  d'autres 
toutes  les  perfections  qui  mç  manquent,  comnK! 
fit  le  sculpteur  grec. 

MADAME    SIÉBER. 

Ainsi,  cela  ne  te  fait  rien  qu'il  regarde  cette 
dame? 

1,01  I  SE. 

Mais  non,  maman. 

MADAME   SIÉIÎEn. 

Eh  bien!  moi,  ça  m'est  odieux,  ça  m'indigne! 

LOUISE. 

Allons,  allons,  petite  mère,  ne  sois  donc  pas 
méchante  comme  cela...  on  croirait  que  tu  eu  veux 
à  cette  dame... 

MADAME  SiÉiiER,  embarrassée. 

Moi! 

LOUISE. 

Je  sais  bien  que  cela  ne  peut  être...  puisque  tu 
ne  la  connais  pas...  Mais  voilà  Pierre  sur  lequel 
nous  ne  comptions  pas... 

MADAME    SIÉBEK. 

Et  qui  nous  a  trouvées  tout  de  suite,  lui!  il  ne 
fait  pas  comme  son  frère,  qui  s'arrête  à  tous  les 
buissons... 

LOUISE. 

"De  roses,  ma  mère! 

SCÈNE  IV. 
Les  Mêmes,  PIERRE. 

r  lEKIlE. 

Bonjour,  ma  tante  ;  bonjour,  petite  cousine. 

MADAME  SIÉBER,  à  Pierre. 
Par  quel  miracle,  toi  qui  travailles  môme  le  di- 
manche?... 

PIERRE. 

Francis  est  passé  h  la  maison,  il  m'a  dit  qu'il 
allait  vous  rejoindre  au  Bois,  et,  ma  foi,  quand  il 
a  été  parti,  je  me  suis  donné  congé. 

MADAME    SIÉBER. 

Tu  as  bien  fait,  tu  te  rendrais  malade  si  tu  ne 
te  reposais  pas  un  peu. 

PIERRE. 

Oh!  que  non,  nia  tante!  le  travail,  c'est  ma 
santé!  Mais  aujourd'hui,  au  milieu  de  mes  chiffres, 
je  ne  voyais  plus  sur  mon  papier  que  vous  et  ma 
cousine...  ses  tresses  blondes  me  faisaient  pai)il- 
loter  les  yeux...  et  je  suis  venu. 

MADAME   SIÉBER. 

Avant  ton  frère,  quoique  parti  après. 

PIERRE. 

C'est  que  j'ai  pris  le  plus  court;  mais  le  voilà. 


SCÈNK    V. 
Les  Mêmes,  FRANCIS,  phis  tard   ISAURE. 

FRANCIS. 

OÙ  vous  cachez-vous  donc,  ma  tante?  Voilà  une 
heure  au  moins  que  je  vous  cherche! 

M  A  dame    SIÉBER. 

Il  me  semble  pourtant  que  je  suis  visible. 

FRANCIS. 

C'est  vrai,  ma  tante,  j'aurais  dû  vous  recon- 
naître à  votre  panache  blanc. 

madame    SIÉBER. 

Oui,  monsieur;  et  vous  n'en  auriez  que  mieux 
suivi  le  chemin  de  l'honneur. 

FRANCIS,  à  part. 

Diable!  est-ce  qu'elle  m'aurait  vu  regarder  cette 
dame?  (Apercevant  Pierre.)  Tiens,  voilà  Pierre!  Tu 
lie  m'avais  pas  dit... 

PIERRE. 

Que  je  viendrais?  c'est  que  je  ne  me  l'étais  pas 
dit  à  moi-même. 

FRANCIS. 

Bravo!  toi,  au  Bois!...  Tu  te  civilises. 

PIERRE. 

Que  veux-tu  !  il  faut  bien  marcher  avec  son  siècle. 

FRANCIS. 

Encore  mieux,  toi,  gai!... 

PIERRE. 

Toujours,  quand  nous  sommes  réunis. 

madame    SIÉBER. 

Pierre  a  raison...  rien  ne  vaut  les  joies  de 
famille. 

FRANCIS. 

Certes!  Eh  bien,  essayez  de  rendre  cela  en 
peinture,  et  vous  verrez  quelle  croûte!  Il  n'y  a  que 
la  Sainte  Famille  qui  soit  sortie  victorieuse  de 
cette  épreuve...  Aussi,  Louise,  aime-nous...  mais, 
si  tu  veux  continuer  tes  progrès,  ne  nous  peins 
jamais  en  famille! 

MADAME    SIÉBER,    riaUt. 

Fou  que  tu  es!...  Sais-tu,  Pierre,  que  ta  cousine 
coninience  à  avoir  un  véritable  talent? 

PIERRE. 

Cela  ne  m'étonne  pas,  ma  tante.  (A  Francis.) 
Frère,  que  tu  es  heureux,  de  pouvoir  ainsi  donner 
des  leçons  à  Louise! 

FRANCIS. 

Qui  me  font  tant  d'honneur,  n'est-ce  pas?... 
(L'examinant.)  Ah  çà!...  On  dirait  que  tu  en  as  pris 
aussi,  des  leçons...  Pas  du  même  genre,  par  exem- 
ple! Non;  mais  je  te  trouve  tout  changé...  à  ton 
avantage.  Tu  te  tiens  mieux,  tu  es  mis  comme  un 
prince;  enfin,  tu  as  pris  de  la  tournure. 

PIERRE. 

Oh!  j'ai  pris  ton  tailleur,  voilà  tout. 

LOUISE. 

Ce  n'est  rien  encore,  il  apprend  l'anglais. 

FRANCIS. 

Je  devine...  Il  veut  se  faire  comprendre  de  quel- 
que belle  insulaire  ! 


ACTE  PHEMIER. 


357 


LOUISE. 

Mais  il  apprend  aussi  ritulien,  l'espagnol. 

FRANCIS. 

Trois  dames  à  la  fois! 

LOUISE. 

Et  il  travaille  à  un  traité  sur  le  libre  échange. 

I  r.ANCIS. 

En  vérité!...  voilà  un  gaillard  qui  méfait  l'effet 
de  viser  à  devenir  ministre  du  commerce. 

PIERRE. 

Mon  Dieu  !  je  vise  tout  simplement  à  étendre 
les  affaires  de  la  maison. 

F  K  A  .\  C  I  s. 

C'est  égal,  il  y  a  quelque  chose  là  dessous. 

p  I  E  n  R  E. 
Certainement,  il  y  a  quelque  chose...  de  l'ar- 
gent d'abord...  et  puis...  plus  tard... 

LOUISE. 

Mais,  mon  bon  Pierre,  toi,  déjà  si  occupé  par 
ton  commerce,  où  trouves-tu  du  temps  pour  toutes 
ces  études? 

PIERRE. 

Oh  !  il  y  a  un  moyen  bien  simple,  petite  cou- 
sine, d'en  avoir  toujours  assez... 
L  0  i  f  s  E. 
Et  lequel?... 

PIERRE. 

C'est  de  n'en  jamais  perdre! 

FRANCIS. 

Oh!  oh!  Pierre,  voilà  une  parole  digne  d'un 
sage...  de  n'importe  quel  pays! 

PI  ERRE. 

A  propos  de  sage,  un  mot,  frère.  (L'emmenant  à 
l'écart.)  Francis,  on  ne  te  voit  plus,  tu  ne  travailles 
plus!...  prends  garde,  tu  vas  faire  quelque  sot- 
tise!... 

FRANCIS. 

Comment,  je  ne  travaille  plus!  on  m'a  présenté 
hier  à  un  grand  seigneur  d'aujourd'hui...  un 
riche  banquier...  qui  m'a  commandé  pour  plus 
de...  quarante  mètres  de  peinture... 

PIERRE. 

Qui  t'a  présenté?...  Une  femme,  j'en  suis  sur! 

FRANCIS. 

Que  veux-tu,  mon  cher?...  Il  y  a  toujours  un 
souffle  de  femme  dans  le  succès... 

PIERRE. 

Ou  dans  la  chute. 

FRANCIS. 

Oh!  J'ai  la  tO;te  forte!  (igure-toi  que  ce  riclii; 
banciuier,  jaloux  des  peintures  du  Primatice  à 
Fontainebleau,  veut  que  sa  femme  n'ait  bientôt 
plus  rien  à  enviera  Diane  de  Poitiers. 

PIERRE. 

Comment,  c'est  sa  femme  (|u'il  veut  faire  poindre 
en  Diane? 

FRANCIS. 

Sa  quasi  femme!  (Madame  Sicber,  pcndaul  ce  dia- 
logue, a  cauic  lias  avec  sa  fille.  —  Ici,  Isauru  entre  en 
scène.) 


LOnSE. 

Maman,  tiens,  voilà  la  jolie  dame  qui  vient  par 
ici. 

MADAME    SIÉBER,   à  part. 

Est-ce  qu'elle  oserait?  flsaur.^  s'incUuecn  regardant 
madame  Siéber  et  en  s'asseyanl  en  face  d'elle  de  Taulre 
côté  du  théâtre.) 

LOUISE,    continuant. 

Ah  !  que  c'est  singulier!  Elle  te  salue!  je  te  jure 
qu'elle  t'a  saluée!  Tu  la  connais  donc?... 

MADAME     SIÉBER. 

Moi  !  par  exemple  !...  Quelqu'un. ..derrière  nous, 
sans  doute. 

FRANCIS,   qui  s'est   rapproché  de  sa  tante  ainsi  que 
Pierre,  à  part. 

Ou  à  côté...  Quel  bonheur!  il  n'y  a  pas  à  fii 
douter,  le  salut  est  pour  moi!...  je  n'ai  plus  qu'à 
me  faire  présenter...  Mais  par  qui?... 

MADAME    SIÉBER,    à   part. 

Voyez  un  peu  si  elle  cessera  de  braquer  ses 
regards  sur  nous!..  Ah!  je  n'y  peux  plus  tenir... 
(Se  levant,  haut.)  Mes  chers  enfants,  si  nous  faisions 
un  tour  de  promonade  avant  de  retourner  diuer 
tous  ensemble  à  la  maison? 

PIERRE. 

C'est  cela,  tous  ensemble,  n'est-ce  pas,  frère? 

FRANCIS,  qui  regarde  Isaure. 
Certainement...  certainement... 
MADAME   SiÉBERj  à  Francis  qui  ne  boujfb  pas. 
Voyous,  Francis...  Francis!  cs-tu  sourd?... 

FRANCIS,  sans  l'écouter. 
Oui,  ma  tante. 

MADAME    SIÉBER,  étonnée. 
Comment,  oui?...  Allons,  donne  donc  le  bras  à 
ta  cousine...  J'ai  celui  de  Pierre.  (Ils  sortent  de  m 
à  deui.) 

SCÈNK    VI. 
ISALllE,  soûle. 

L'impertinente!  Elle  n'a  pas  daigné  seulement 
me  regarder!...  parce  que  je  n'ai  pas  voulu  suivre 
ses  conseils...  rien  ne  m'y  forçait...  Elle  est  ma 
parente,  c'est  vrai;  mais  elle  n'est  pas  ma  mère... 
D'ailleurs,  ils  étaient  beaux...  ses  conseils...  Epou- 
ser un  simple  industriel...  avec  l'espoir  d'un  petit 
établissement  et...  de  beaucoup  d'enfants!  Quelle 
brillante  perspective!...  J'ai  des  goilts  plus  élevés 
que  cela,  madame  Siéber!...  J'aime  la  grandeur,  la 
richesse...  ou  la  célébrité  qui  marche  de  pair;  et 
si  mes  projets  de  devenir  comtesse  ne  réussissaient 
pas...  oh  bien,  j'entrerais  tout  à  fait  dans  votre 
famille,  pour  vous  punir  de  vos  dédains...  Prenez 
garde! 

S  ci:  M'     VM. 

isAii;!;,  iii;m!I. 

HENRI,  l'utr.iul  ot  .s'.ivaiiraiu  Mvomcat. 
Que  vuis-ju!  vous  ici,  cbarniantu  daiiiu! 

ISAL  RE. 

Lh!  c'cbt  cet  aimable  monMuur  de  Veruac. 


358 


JEUNESSE   OISIVE. 


II  EN  m. 
Je  vous  croyais  au  moins  duchesse  accréditi'c 
pr(''s  de  quelque  petit  prince   italien..,    ou  alle- 
niuiid!... 

ISAIMIF. 

Non,  je  trouve  leur  cour  trop  petite...  et  li!ur 
ennui  trop  grand. 

II  i:  N  n  I. 
Pourriez-vous    me   dire   pourquoi    vous    avez   ■'    depuis  un  instant 
quitté  si   brusquement  Livoiirne,  sans  me   dire   j 
adieu,  sans  me  prévenir? 

I  s  A  i;  R  E. 
Oh!   un  motif...  très-grave...  et  surtout,  très- 
raisonnable... 

IIENK  I. 

Lequel? 

ISAUnE. 

Lequel?...  je  ne  me  le  rai>pcllo  plus. 
H  F.  \  n  I. 

Je  crois  bien!...  un  motif  raisonnable!...  Et  de- 
puis, qu"avez-vous  fait?...  L'avez-vous  aussi  ou- 
blié?... 

I  s  A  u  n  E. 
J'ai  été  plus  loin...  beaucoup  plus  loin. 

IIKXKI. 

Je  m'en  suis  aperçu...  Vous  saviez  bien  que  je 
ne  pourrais  pas  vous  suivre. 

ISALRE. 

C'est  peut-être  pour  cela  que  je  suis  partie. 

IIKNRI. 

Ingrate!... 

ISAURE. 

Plaignez-vous,  je  vous  ai  traité...  en  prince!... 
J'avais  envie  de  visiter  Venise,  le  Tyrol,  l'Alle- 
magne, afin  de  recueillir  des  impressions  de 
voyage;  mais  ayant  rencontré  un  beau  jeune 
homme...  Tenez...  dans  votre  genre...  beaucoup 
plus  sentimental,  par  exemple!...  qui  retournait 
en  France,  je  suis  revenue  avec  lui. 
II F  N  R  r. 

Et  je  vous  trouve  toute  seule? 

ISAURE. 

Je  l'attends. 

II  E  \  R  I. 

A  la  bonne  heure...  Vous  me  présenterez? 

ISAURE. 

Si  vous  le  voulez;  mais,  la  plus  grande  réserve, 
j  e  vous  prie. 

HEi\Ri. 
Il  y  a  donc  du  sérieux  entre  vous  ? 

ISAURE. 

Je  le  crois  bien! 

HENRI. 

Ah!  bah  !  en  ôtes-vous  bien  sûre? 

ISAURE. 

Si  sûre  que,  s'il  me  demandait  ma  main,  je  suis 
prête  à  la  lui  accorder. 

HENRI. 

Oh!  oh  !  je  comprends...  dès  l'instant  que  vous 


visez  au  mariage,  je  m'incline,  et  n'ai  plus,  ma- 
dame, qu'à  vous  offrir  mes  respects. 

I  s  A  i:  R  E. 

Tenez,  le  voici. 

HENRI. 

Oi"i  donc? 

ISAURE. 

L:\-bas,  derrière  cet  arbre,  d'où  il  nous  examine 


HENRI. 

Il  est  jaloux? 

I  SA  IRE. 

Je  n'en  sais  rien  ;  mais  il  tient  à  savoir  tout  ce 
que  je  fais. 

HENRI. 

Et  quand  ce  que  vous  faites  le  contrarie? 

ISAURE. 

Je  ne  m'en  aperçois  jamais. 

HENRI, 

U  faut  qu'il  soit  furieusement  épris  de  vous!... 

ISAURE. 

Mais  oui,  assez! 

II E  N  R I. 

Et  vous?...  do  lui?... 

ISAURE,   néjiligcminent. 
Assez...  Enfin,  il  se  décide  à  s'approcher...  Je 
vais  vous  présenter. 

HENRI,   regardant. 
Eh!  mais,  c'est  un  de   mes  amis   avec  qui  j"ai 
déjà  causé  tout   à  l'heure...    nous  avons  même 
parlé  de  vous... 

ISAURE. 

De  moi?...  Vous  me  conterez...  Et  vous  en  avez 
dit...  du  bien?...  du  mal?... 

HENRI. 

Oh  !  beaucoup  de  bien... 

ISAURE. 

Alors,  je  vous  tiens  quitte. 

SCÈNE    VIII. 
Les  Mêmes,   MAURICE. 

MAURICE,  à.  Henri. 
Ah!  c'est  toi!...  tu  me   tournais  le  dos,  et  de 
loin... 

HENRI. 

Tu  me  prenais  pour  un  autre... 

ISAURE. 

On  aurait  bien  dû  nous  mettre  une  petite  fe- 
nêtre derrière  la  tête... 

HENRI. 

Pourquoi,  je  vous  prie? 

ISAURE,  riant. 
Mais,  pour  nous  garantir  des  voitures...  et  des 
jaloux. 

HENRI. 

Vous    croyez    donc    que    j'ai    manqué    d'être 
écrasé?... 


ACTE   PREMIER. 


359 


M  A  t;  r.  I  c  E. 
-Moi,  c'est  au  cœur  de   chacun  que  je  hi  vou- 
drais I... 

I  s  A  i;  p.  E. 
La  fenêtre?...  Au  cœur  des  femmes,  surtout, 
n'est-ce  pas?...  Fi,  l'indiscret'.... 

M  A  U  R  I  c  E. 

Oui,  je  donnerais... 

I  s  A  u  R  E. 

Beau  plaisir  !...  Vous  n'auriez  plus  rien  à  devi- 
ner. (Se  toiu-nant  et  apcrcevaut  Francis  qui  entre,   à 
part.)  Ah!  encore,  M.  Francis  Amber! 
MAURICE,  bas  à  Henri  pendant  le  mouvement  d'Isaure. 

N'est-ce  pas  qu'elle  est  toujours  bien  belle, 
Henri? 

HENRI,  de  même. 

Oui,  oui!  mais  qu'est-ce  que  ça  prouve? 

SCÈNE  IX. 

Les   Mêmes,  FRANCIS,  puis 
M.  D'ANGENNES. 

ISAURE,  à  elle-même. 
Il  ne  peut  pas  se  rassasier  de  me  voir. 

FRANCIS,  qui  s'est  arrêté  près  d'un  arbre. 
Elle  n'est  plus  seule...  deux  cavaliers...  j'aime 
mieux  ça.  On  peut  croire,  au  moins,  que  la  cause 
est  encore  en  litige...  Ah!  si  je  pouvais  ùtre  le  juge 
de  ces  deux  plaideurs!...  Tiens,  Henri  en  est  un!... 
quel  bonheur,  il  me  présentera!  (Il  s'éloigne.  Ici, 
passe  un  vieillard,  qui  se  retourne  plusieurs  fois  pour 
regarder  le  groupe  formé  par  Maurice,  Isanre  et  Henri.) 
HENRI,  à  Maurice  et  à  Isanre. 
Avez-vous  remarqué  uu  monsieur  qui  vient  de 
passer? 

MAURICE. 

Non. 

HENRI. 

Eh!  bien,  il  a  jeté  sur  nous,  et  à  plusieurs  re- 
prises, des  regards  foudroyants!  Est-ce  pour  moi? 
est-ce  pour  toiV...  je  n'ose  dire  :  est-ce  pour  ma- 
dame? 

MAURICE. 

C'est  pour  moi,  mou  auii;  et  ce  doit  être  mon 
oncle. 

HENRI. 

M.  le  marquis  d'Angennes?... 

MAURICE. 

Lui-môme...  Je  le  vois  là-bas  qui  se  retourne 
encore,  et  comme  nous  sommes  brouillés... 

HENRI. 

Drouilli's!  toi  ctton  oncle?...  .le  ne  me  permettrai 
pas  de  te  demander  pour  quel  motif... 

ISAURE. 

Mon  Dieu!  rien  de  plus  facile  h  deviner...  c'est 
moi  qui  suis  le  motif.  Oui,  M.  d'Angennes  ne  par- 
donne pas  à  Maurice  de  m'ainicr. 

HENR  I. 

Ail!  vraiment!  à  ce  coini)te,  il  se  brouillerait 
avec  bien  des  gens. 


t  SA  IRE. 

Et  pourquoi?...  je  vous  le  demande?...  il  ne  me 
connaît  p:;s...  il  ne  peut  donc  pas  savoir  si  Maurice 
a  tort  ou  raison. 

>m;  \  ri. 

Les  grands  parents  ont  des  partis  pris  insuppor- 
tables! 

ISAURE. 

Je  voulais  le  voir,  lui  parler...  Peut-être  serais- 
je  parvenue  à  le  calmer  un  peu...  .Maurice  n'y  a 
pas  consenti. 

M  AURICE. 

Cela  eût  été  inutile. 

ISAUR  E. 

Oh!  oui,  à  cause  d'un  beau  projet  de  mariage... 
Sitôt  que  je  l'ai  su,  j'ai  dit  à  Maurice  :  Si  cela  vous 
convient,  mon  ami,  sacriliez-moi;  je  ne  dois  pas 
porter  un  trouble  éternel  dans  votre  famille...  Je 
vous  aime,  moi  !...  je  ne  suis  pas  comme  ceux  qui 
ne  connaissent  que  les  satisfactions  de  l'orgueil! 
Je  sais  qu'il  est  des  joies  et  des  récompenses  dans 
le  dévouement!...  Vous  n'entendrez  pas  une  plainte, 
vous  ne  verrez  pas  une  larme!...  Que  pouvais-je 
faire  de  plus?...  Mais  Maurice  n'a  pas  voulu  m'a- 
bandonner...  est-ce  ma  faute ?(negard.-int.)  M.  d'An- 
gennes revient  par  ici...  Voyons  si,  la  seconde  fois 
qu'il  m'apercevra,  ses  yeux  s'adouciront. 
MAURICE,  se  levant  vivement. 

Non,  il  vaut  mieux  nous  éloigner. 
HENRI ,   le  retenant. 

Reste!...  il  n'est  plus  temps,  voici  ton  oncle. 

SCÈNE   X. 

Les  Mêmes,   LE  MARQUIS  D  ANGENNES. 

(M.  d'Angennes  repilraît  et  s'approche  lentement  de 
son  neveu,  qui  lui  tourne  le  dos.  Henri,  qui  lui  fait  face, 
s'est  levé  et  le  saine  avec  respect.) 

LE  MARQUIS,  frappant  sur  l'épaule  de  Maurice. 
Pouriais-je  vous  dire  un  mot?  ^Sans  attendre  do 
réponse,  il  se  retourne  et  marche  jusqu'au  point  le  plu» 
éloigné  du  théâtre,  où  Maurice  le  suit.)  Vous  vous 
compromettrez  donc  toujours  avec  cette  femme... 
aux  promenades,  aux  spectacles,  dans  tous  les 
lieux  publics?...  car  les  autres  vous  sont  inlcrdils 
en  pareille  compagnie. 

MAURICE. 

Comment  la  trouvez-vous,  mon  oncle?  car  c'est 
la  ])remière  fois  que  vous  la  voyez,  je  crois. 

LE   MARQUIS. 

Qui  donc?... 

M  A  u  R  I  c  E. 

Celle...  (|ue  fous  appelez  cette  femme?... 

I.F.    MARQUIS. 

Veux-tu  que  je  dise  cet  homme? 

MAURICE. 

Dites  commci  vous  voudrez,  mon  ou<le. 

l.E    MARQU  IS. 

Eh  bien!  iiarbleu!...  je  la  trouve  jolio!...  lu 
croyais  pcul-clro  quo  j'allais  diro   laiJo,  parce 


360 


JEUNESSE  OISIVE. 


qu'elle  te  fait  faire  des  sottises?  Tu  n'en  ferais  pas 
si  elle  était  laide  :  le  bon  goût  de  la  famille  s'y 
oppose.  Quand  j'avais  des  maîtresses,  elles  étaient 
jolies  aussi,  je  t'en  réponds,  mais  je  n'étais  pas 
assez  niais  ou  assez  effronté  pour  me  montrer 
avec  elles!  Mariez-vous  donc  après  de  pareils 
scandales! 

M  A  l' n  I  c  n. 
Pourquoi  donc,  mon  oncle,  ne  vous  f-tcs-vous 
pas  marié,  vous  qui  avez  pris  tant  de  précautions? 

LE    MAI\Qi:iS. 

Pourquoi?...  parce  que  tu  étuis  venu  au  monde 
et  que  j'avais  déjà  la  bêtise  de  t'aimer  assez  pour 
vouloir  te  laisser  toute  ma  fortune. 

M  A  u  n  I G  K. 

Vous  n'avez  pas  autre  chose  à  me  dire,  mon  bon 
oncle?... 

LE   MAr.QL'IS. 

Ah!  c'est  ainsi?...  tu  brûles  de  me  quitter!... 
Eh  bien!  je  jure,  moi,  que  tu  ne  me  reverras  ja- 
mais! 

M  AL- RI  CE. 

Mon  oncle!... 

LE   MAUQUIS. 

Retourne,  retourne  auprès  de  cette  femme...  elle 
s'est  même  levée  pour  mieux  montrer  son  impa- 
tience... (Faisant  un  pas,  puis  se  retournant.)  Ke  va 
pas  lui  dire  au  moins  que  je  la  trouve  laide.  Je 
sais  bien  qu'elle  n'est  qu'une...  malheureuse!... 
c'est  égal,  je  ne  veux  pas  qu'elle  me  croie  un  imbé- 
cile... Adieu!  (Il  sort.) 

SCÈNE  XI. 
Les  Mêmes,  liois  LE  MARQUIS. 

ISALRE,  courant  à  Maurice,  dès  que  le  marquis 
a  disparu. 
Pauvre  ami!...  comme  vous  avez  dû  souffrir... 
Ah!  je  vous  plaignais  bien,  allez!...  car  je  com- 
prenais que  votre  oncle  vous  accablait  encore  de 
ses  injustes  reproches...  Tout  en  vous  parlant,  il 
a  plusieurs  fois  jeté  les  yeux  de  mon  côté...  Je 
suis  sûre  qu'il  me  trouve  affreuse! 

M  A  L  lU  C  E. 

Non,  jolie! 

ISALRE. 

Quoi!  vraiment  !  c'est  singulier. ..Vous  me  l'aviez 
bien  dit,  c'est  un  homme  de  goût!  Vous  verrez, 
nous  finirons  par  le  gagner;  car  enfin,  il  a  été  plus 
aimable  aujourd'hui. 

MAURICE. 

Il  vient  de  jurer  de  ne  me  revoir  jamais. 
ISAURE,  lui  prenant  le  bras  avec  càlinerie  et 
marchant  avec  lui. 

Et  vous  le  croyez?...  et  c'est  pour  cela  que  vous 
êtes  triste?...  Est-ce  que  c'est  possible,  puisqu'il 
vous  aime?...  Quand  on  aime,  on  ne  boude  pas 
longtemps!...  Malgré  vos  jalousies...  vos  colères... 
vos  injures  même!...  est-ce  que  je  ne  vous  aime 
pas  toujours?...  toujours!...  toujours!...  (Ense  pro- 
menant, ils  disparaissent  un  moment.) 


HENRI,  les  regardant. 
Oii!  comme  elle  l'enlace  dans  ses  filets! 

SCÈNE  XII. 

HENRI,  FRANCIS. 

FRANCIS,  entrant,  à  Henri  qui  s'est  rerais  i 
lire  son  j  on  mal. 
Tu  os  seul?...  un  mot  à  te  dire. 

HENRI. 

Parle,  mon  cher. 

FRANCIS. 

Es-tu...  l'amant  de  cette  femme  qui  était  là, 
tout  à  l'heure,  assise  près  de  toi? 

HENRI. 

Non;  pourquoi?...  ça  t'intéresse?... 

FRANCIS. 

Oh!...  en  qualité  de  peintre...  Elle  est  si  belle! 
C'est  donc  ce  jeune  homme  qui  se  promène  en  ce 
moment  avec  elle? 

HENRI. 

Oui. 

FRANCIS. 

Et...  elle  l'aime!...  (Avec  un  soupir.)  Il  est  bien 
heureux! 

n  E  N  R  I. 

Comme  tu  dis  cela! 

FRANCIS. 

Moi  qui  croyais... 

HENRI. 

Quoi  donc?  achève... 

FRANCIS. 

Eh  bien!...  il  m'avait  semblé...  j'avais  pensé... 
plusieurs  fois...  qu'elle  me  regardait,  et  même... 
qu'elle  m'avait  souri.  Je  vois  bien  que  je  m'étais 
trompé. 

HENRI. 

Qui  sait? 

FRANCIS,  ravi. 
Que  dis-tu?...  Quoi!  tu  penserais?... 

HENRI. 

J'en  serais  même  enchanté,  dans  l'intérêt  de 
mon  pauvre  ami. 

FRANCIS. 

Ah!  ce  jeune  homme  est  ton  ami?...  Comment 
le  nommes-tu? 

HENRI. 

Maurice  de  Marsanne. 

FRANCIS. 

Celui  dont  lainour  extravagant  a  fait  tant  de 
bruit? 

HENRI. 

Lui-même. 

FRANCIS. 

Et  c'est  pour  cette  dame?...  Elle  est  donc  bien 
dangereuse? 

HENRI. 

Oh  !  pas  pour  toi. 

FRANCIS. 

Ilum!...  Sais-tu  que  je  commençais... 


ACTE  PREMIER. 


361 


HENRI. 

Eli  bien!  continue,  mon  cher  Francis...  pas- 
sionne-toi même,  si  tu  veux.  Je  te  le  répète,  tu  ne 
cours  aucun  danger. 

FRANCIS. 

Pour  quelle  raison  ? 

HENRI. 

Parce  que  tu  as  un  autre  amour  dans  le  cœur, 
celui  des  beaux-arts,  qui  est  né  avec  toi,  qui  t'oc- 
cupe, qui  t'absorbe,  t'enchaîne  invinciblement  des 
journées  entières,  et  te  sauvera  toujours  en  te 
faisant  passer  d'enthousiasme  en  enthousiasme  !... 
L'artiste  vit  d'enthousiasme,  parce  qu'il  en  change; 
ce  n'est  pas  comme  mon  pauvre  ami ,  qui  n'en 
change  pas  et  qui  en  meurt  !  Il  n'est  pas  artiste, 
lui!...  il  n'est  rien  du  tout,  pour  son  malheur... 
Et,  pour  faire  quelque  chose,  il  a  choisi  la  pire  des 
conditions,  il  s'est  fait  esclave!...  esclave  d'un 
démon  ! 

FRANCIS,  étonné. 

Elle  a  l'air  d'un  ange. 

HENRI. 

Un  ange,  dis-tu?...  chacun  de  nous  en  a  un 
dans  sa  vie,  qui  veille  sur  lui  dès  le  berceau,  c'est 
sa  mère!...  Plus  tard,  si  nous  en  voulons  encore 
un  autre,  à  quelques  rares  exceptions  près,  c'est... 
dans  le  ciel  qu'il  faut  le  chercher. 

FRANCIS. 

Incrédule!...  j'en  vois  partout,  moi. 

II  KNRI ,  souriant. 
Oui,  en  peinture. 

FRANCIS. 

Tiens...  la  voilà  qui  revient  avec  ton  ami  ;  je  te 
laisse. 

HENRI. 

Reste,  au  contraire.  C'est  une  occasion  pour 
que  je  te  présente. 

FRANCIS, 

Tu  crois?...  Bah  !...  je  me  risque. 

SCÈNE  XIIT. 

Les  Mêmes,  MADAME   SIHP.ER,  LOUISE, 

PIERRE,  MAURICE,   ISAURE. 

(Pendant  le  dialogue  suivant  entre  madame  Siéber, 
Louise  et  Pierre,  qui  paraissent  d'un  côté  de  la  sci'no, 
tandis  que  Maurice  et.I.saure  arrivent  de  l'autre,  lleaii 
présente  Francis  à  son  ami  et  à  Isaiire.) 

MADAME    SIÉBER. 

Encore  près  de  cette  dame!...  et  cette  fois,  il  lui 
parle  ! 

LOUISE. 

Il  parle  aux  deux  j(;unes  gens  ([ui  sont  avec  cllr, 
ma  mère...  Tu  ne  peux  pas  étendre  jus(iu';i  eux 
les  préventions  qu'elle  t'inspire...  je  ne  sais  pour- 
quoi, car  ils  ont  l'air  fort  distingués. 

P I  K  II  R  E. 

L'un  a  été  notre  camarade  do  colli'gc,  Hi'iiri  de 
Vcrnac,  je,  le  reconnais. 
III. 


LOI  I SE,  à  sa  mère. 
Là,  tu  vois  bien! 

MADAME    SIÉBER. 

Eh!  mon  Dieu  !  qui  ne  sait  que  les  jeunes  pcns 
d'aujourd'hui,  même  des  meilleures  familles  ne 
craignent  pas  d'afllclier  les  relations  lus  pi  us  scan- 
daleuses? 

PIERRE. 

Allons,  allons,  ma  tante,  pour  vous  tranquilliser 
je  vais  dire  à  Francis  qne  nous  partons...  Maissa- 
VC7.-V0US  que  vous  le  traitez  un  peu  comme  s'il 
avait  encore  quinze  ans? 

MADAME    SI  ÉBER. 

.l'ai  mes  raisons. 

PIERRE. 

Écoutez  donc,  vous  en  avez  fait  un  peintre!  les 
beaux-arts  émancipent. 

MADAME    SIÉBER. 

Je  m'en  aperçois. 

PIERRE,  allant  frapper  sur  l'épaule  de  Francis. 
Frère,  nous  t'attendons  pour  partir. 

FRANCIS. 

Allez  toujours,  je  vous  rejoins  dans  une  minute. 

PIERRE. 

^on,  ma  tante  désire  te  parler,  viens. 

FRANCIS,  à  part. 
Oh!  ma  tante,  que  vous  êtes  terrible!  (Il  serre 
la  main  d'Henri,  lui  dit  un  mot  à  voii  basse,  salue  Mau- 
rice et  Isaure,  et  suit  Pierre.) 

HENRI,  pendant  que  les  deux  frères  rejoij^ent  madame 
Siéber  et  Louise,  bas  à  Maurice. 
As-tu  remarqué  cette  jeune  fdie  qui  s'éloigne 
avec  M.  Ambcr? 

M  A  L  R  1  C  E. 

Moi!  non. 

HENRI,   bas. 

Tant  pis  ! 

M  Al  RICE. 

Pourquoi? 

HENRI,  bas. 
Parce  qu'elle  est  belle  comme  un  ange! 

MAURICE,  avec  indiffércuce. 
Eh  !  que  m'importe? 

H  EN  RI,  bas. 
Il  t'importe  beaucoup...  Une  seule  chose  peut 
encore  te  guérir...  un  autre  amour! 
M  A  r  R  r  c  E. 
Eh!  (pli  donc  pourrait  me  l'inspiier? 

HENRI,  bas. 

Personne,  si  tu  fermes  les  3eux. 

ISAURE,  qui,   pendant  le  dialogue  précéilonl,   a  suivi 

Francis  des  yeux,.\  elle-aidnc. 

Il  est  vraiment  fort  bien...  ce  jeune  homme... 

Ah!    comtesse!...   c'est    un    beau   litre!...    mais 

femme  d'un  granil  artiste!...  ce  n'est  pa.s  mal  ikmi 

plus.    (Kllc  reste  pensive,  pendant  que  Mauricv  et  Hnuh 


continuent  à  causer.) 


/tO 


ACTE   DEUXIEME, 


Un  salon  choz  Maurice  do  Marsaniic. 


SCfeNE  I. 
MAURICIî,    BAPTISTE. 
M  A  u  11 1  c  E ,  entrant  suivi  de  Baptiste. 
Baptiste,  je  n'y  suis  pour  personne...  vous  en- 
tendez?... pas  niGme...  pour  mon  oncle. 

BAPTISTE. 

M.  le  marquis  d'Angennes?  Oui,  monsieur. 

MAIJIUCE. 

Si  l'on  vous  demande  où  je  suis,  vous  direz... 
ce  que  vous  voudrez  ..  que  je  suis  au  Bois...  au 
bain...  dans...  la  lune. 

BAPTISTE. 

Oui,  monsieur  le  comte;  dans  la  lune,  comme 
ordinairement... 

MAURICE. 

Hein?... 

BAPTISTE,  achevant. 
Monsieur  le    comte    m'ordonne    de   répondre. 
(Mouvement  de  soilie.) 

MAURICE. 

Attendez. . .  J'excepte  une  seule  personne  , 
M.  Francis  Amber...  un  jeune  peintre  auquel  j'ai 
écrit. 

BAPTISTE. 

Bien,  monsieur. 

M  A  D  R  I  c  E. 

Tout  autre,  je  vous  chasse. 

BAPTISTE. 

Bien,  monsieur,  bien.  (Il  sort.) 

SCÈNE  II. 

MAURICE,    seul. 

Il  se  jette  sur  un  divan,  cache  sa  figure  dans  ses 
deux  inains,  puis  relevant  la  tête  et  poussant  im  long 
soupir. 

Ah!...  que  je  m'ennuie!...  Quelle  vie,  mon 
Dieu!  quelle  vie  est  la  mienne!...  (Se  levant.)  Si 
je  pouvais  fixer  ma  pensée  sur  quelque  chose  de 
sérieux...  oublier  enfin  !...  ne  fût-ce  que  pendant... 
une  heure!...  une  heure  seulement!  (Retombant  sur 
le  divan  et  prenant  un  volume  sur  la  table  placée  à  cùtù 
de  lui.)  Voilà  un  livre  dont  tout  le  monde  parle,  je 
l'ai  fait  acheter...  Il  est  là  depuis  quinze  jours!  .le 
n'ai  pas  encore  lu  une  page...  Essayons  (Lisant.) 
<i  L'hom  me  peut  toujours  triom  plier  de  ses  passions.  » 
(Jetant  le  livre  et  se  levant.)  Ce  livre  est  stupide!...  il 
me  fait  pitié!  Quoi!  pendant  deux  ans  j'ai  lutté... 
J'ai  combattu  sans  relâche...  Tout  ce  qu'on  peut 
demander  à  la  raison...  à  la  folie...  je  l'ai  tenté  !... 
J'ai  voyagé,  je  me  suis  fait  joueur,  libertin,  bu- 
veur!... buveur!...  Oui,  je  suis  descendu  jusqn  e 


là!...  Et  rien,  non,  rien  ne  m'a  guéri.  Cette  femme 
qui  me  hait  peut-être,  que  je  méprise...  je  l'aime 
plus  que  jamais...  Dites  donc  encore  que  riiomme 
peut  toujours  triompher  de  ses  passions!...  Oli  ! 
ce  sont  des  douches  d'eau  glacée  que  j'aurais  dû 
faire  tomber  sur  ma  tùte!...  et  sur  la  vôtre  aussi, 
monsieur  l'écrivain  !...  C'est  à  croire,  si  l'on  vivait 
encore  au  temps  passé,  qu'elle  m'a  jeté...  un 
sort...  Aussi,  maintenant,  je  m'abandonne  sans 
résistance;  elle  a  déjà  pris  ma  fortune,  elle 
prendra  bientôt  ma  vie...  je  le  sens...  Si  quel- 
qu'un pouvait  m'arracher  à  cette  femme!...  Non, 
c'est  impossible...  ma  mère  ne  l'a  pas  pas  pu!... 
ma  pauvre  mère  a  succombé  à  l'oeuvre! 

SCÈNE   III. 

MAURICE,  BAPTISTE,  puis  LE  MARQUIS 
D'ANGENNES. 

BAPTISTE,  accourant. 
Monsieur,  je  vous  annonce... 

MAURICE,  avec  colère. 
Personne  !...'Je  ne  veux  voir  personne. 

BAPTISTE. 

C'est  M.  le  marquis  d'Angennes!  votre  oncle! 

MAURICE,  prenant  sa  canne  sur  la  table  et  la  levant 

sur  lui. 

Comment,  misérable!...  après  ma  défense... 

BAPTISTE. 

Ah!  dame!  monsieur...  il  a  levé  aussi  sa  canne... 
le  voici. 

LE   MARQUIS,  paraissant,  à  Baptiste. 
Sortez. 

BAPTISTE,  sortant  vivement  en  s'inclinant. 
Avec  le  plus  grand  plaisir. 

SCÈNE   IV. 
MAURICE,    LE    MARQUIS. 

LE    MARQUIS. 

Depuis  quand  mon  neveu  a-t-il  autorisé  ses  gens 
à  me  fermer  sa  porte? 

MAURICE. 

Depuis  que  mon  oncle  a  juré  de  ne  plus  me 
revoir. 

LE    MARQUIS. 

Ah!  tu  mériterais!...  (Se  calmant  tout  à  coup.)  Tu 
veux  me  braver...  m'irriter...  Eh  bien!  non;  j'ai 
juré  ce  matin  même  d'être  calme,  d'épuiser  tous 
les  moyens  de  te...  racheter...  oh!  c'est  le  mot! 
Je  l'ai  juré  devant  le  portrait  de  ta  mère,  ma 
sœur,  qui  t'a  recommandé  à  moi  par  son  dernier 
vœu;  j'irai  jusqu'au  bout.  Écoute. 


ACTE  DEUXIÈME. 


363 


MAURICE. 

Jécouterai,  mon  oncle,  puisque  vous  le  voulez  ; 
mais  je  n'entendrai  pas. 

LE    MAROLIS. 

Écoute  toujours...  Jusqu'à  présent,  je  ne  t'ai 
donné  que  des  conseils,  je  veux  t'offrir  autre  chose. 
Tu  es  presque  ruiné? 

MAURICE. 

Oui,  mon  oncle. 

LE     MARQUIS. 

Je  te  cède  à  l'instant  la  moitié  de  ma  fortune, 
cinquante  mille  livres  de  rente,  et  le  reste  après 
ma  mort.  Tu  entends? 

MAURICE. 

J'écoute,  mon  oncle. 

LE     MARQUIS. 

Tu  vis  dans  une  oisiveté  qui  te  pèse... 

MAURICE. 

Oh!  oui,  certes. 

LE    MARQUIS. 

Et  qui  est  la  cause  de  ton  horrible  malheur!... 
Je  te  fais  obtenir  un  emploi  honorable,  le  ministre 
des  affaires  étrangères  est  tout  prêt  à  siiiner  ta 
nomination.  Enfin,  tu  es  la  victime,  l'esclave  d'une 
femme  indigne...  Je  la  remplace  (tu  peux  t'en 
rapporter  à  moi)  par  une  jeune  fille,  la  beauté,  la 
grâce  et  la  candeur  rnèine...  que  l'on  faccorde  en 
mariage  à  ma  prière.  Veux-tu  tout  cela?  Tu  n'as 
qu'un  mot  à  prononcer,  et  j'oublie  tout,  je  te  par- 
donne tout?  I, 
M  A  u  R I  c  E. 

Vous  auriez  tort,  mon  oncle;  car  moi,  je  ne  nv 
pardonne  rien  et  j'ai  le  regret... 

LE    MARQUIS. 

Tu  refuses? 

M  A  u  R  I  c  E. 

Je  ne  puis  accepter. 

LE     M  An  QUI  s. 

Mais  tu  es  donc  tout  à  fait  privé  de  raison? 

MAURICE. 

Pas  en  ce  moment,  mon  oncle;  quel  est  le  plus 
sage,  du  vieillard  qui  jette  imprudemment  une 
jeune  fille  pleine  d'amonr  et  d'espérance  au  mi- 
lieu dune  vie  de  désespoir  et  de  néant,  ou  du 
jeune  homme  qui  ne  veut  pas  attacher  un  être 
vivant  à  un  mort? 

LE    MARQUIS. 

Monsieur! 

M  A  U  R  I  C  E. 

Ah!  pardon,  mon  oncle,  j"ai  si  rarement  raison 
contre  vous  que  vous  pouvez  bien  me  pardonner 
cette  fois. 

I.i:  MARQI  is. 
Ainsi...  une  fortune  retrouvée,  une  position 
brillante,  une  fomme  riche,  noble,  belle!  rien  n'a 
prise  sur  toi!...  Ah!  c'est  à  ri'grettiT  (pie  tu  m- 
sois  pas  né  intéressé,  ambitieux,  sensui-l...  lu  an- 
rais  au  moins  les  qualités  «le  tes  défauts;  mais 
non,  il  faut  pour  le  désespoir  de  u  famille  que 


tu  sois  un  homme...  rangé,  imperturbablement 
rangé...  dans  le  désordre! 

MAURICE. 

Que  voulez-vous,  mon  oncle,  rien  de  ce  que 
vous  m'avez  dit  n'a  porté  là.  (11  frapp«>  sa  poitrine.) 
Faites  donc  que  je  puisse  arraclier  ma  pensée  de 
l'unique  objet  sur  lequel  elle  se  concentre  invin- 
ciblement tout  entière!  Partout,  je  vois  cette 
femme,  j'y  songe  avec  souffrance,  avec  désespoir, 
n'importe,  là  est  ma  vie...  Appelez  cela  idée  fixe, 
folie,  si  vous  voulez,  mais  avant  de  m'accuser, 
guérissez-moi,  je  ne  demande  pas  mieux  que  de 
guérir. 

BAPTISTE,  entr.int. 

M.  Francis  Amber. 

LE    MARQUIS,    viveiUCDi. 

Qu'il  attend;'  ! 

MAURICE,  au  marquis. 

Je  l'ai  prié  de  venir,  je  ne  puis  pas  le  faire  at- 
tendre. . .  Baptiste,  faites  entrer.  (Baptiste  sort.) 
Vous  allez  voir,  mon  oncle,  si  vos  propositions  de 
fortune  pouvaient  agir  sur  moi. 

SCÈNK  V. 

Les  Mêmes,   FRANCIS. 

MAURICE,  alhnt  au-devant  de  lui. 
Monsieur,  je  me  suis  présenté  deux   fois  chez 
vous  sans  vous  rencontrer,  et  j'ai  pris  la  liberté, 
alors,  de  vous  demander   un  rendez-vous  chez 
moi. 

FRANCIS. 

Vous  avez  très-bien  fait  fait,  monsieur  le  comte, 
vous  auriez  môme  pu  commencer  par  là.  Me  voi-j 
à  vos  ordres. 

MAURICE. 

Je  voulais  vous  parler  du  dernier  tableau  que 
vous  avez  exposé  cette  année,  de  celte  \  ierge 
digne...  je  ne  dirai  pas  du  pinceau  du  Titien  ou 
de  Raphaël,  on  a  beaucoup  trop  abu-^é  de  celle 
phrase  élogieuse,  je  dirai  simplement,  digue  d'un 
grand  artiste. 

FRANCIS. 

C'est  déjà  beaucoup  trop  flatteur  pour  moi. 

M  A  u  R  I  C  E. 

Je  voudrais  en  faire  l'acquisition. 

FRANCIS. 

Je  suis  vraiment  désolé,  monsieur  le  comte,  ro 
tableau  n'est  pas  à  vendre. 

MAI  RICE. 

Est-il  vendu? 

FRANCIS. 

Non,  je  l'ai  déjà  refusé  à  plusieurs  personnes. 

M  A  u  ni  c  K. 

kcoMtez,  monsieur  Francis  Aniber,  je  ne  veux 

pas  discuter...  maichaiuler  avec  vous.  Je  ne  vous 

dirai  qu'une  chose  :  ce  tableau ,   tant  leinarqué, 

avec  justice...  j'ai  promis  qu'il  in"ap|>arlit'iidrail. 

LE  M ABQi  is,  *  part. 

Encore  une  fulie. 


3G/i 


JEUNESSE  OISIVE. 


MAURICE. 

Il  me  le  faut,  n'importe  à  quel  prix. 

i.E  M  Alt  QUI  s,  de  même. 
Qu'est-ce  que  je  disais! 

M  A  i  lu  c  E. 
Vous  voyez  qu'avec   vous  je  joue    cartes   sur 
table. 

FHANCIS. 

Je  ne  puis  que  vous  répéter,  monsieur  le  comte... 

M  Al  niCE. 

Attendez,  attendez...  il  me  reste  cent  mille 
francs. 

LE    MARQUIS. 

Rien  que  cela!...  Est-ce  possible? 

MAURICE. 

Oui,  mon  oncle. 

LR     MARQUIS. 

Plus  d'un  million  !...  dévoré! 

MAURICE. 

Ce  n'est  pas  difficile,  allez. 

LE     MARQUIS. 

Et  pour  cotte  femme! 

MAURICE,  à  Francis. 

Monsieur  Francis,  voulez-vous  partager  avec 
moi?  (Mouvement  de  Francis.)  Non;  vous  préféi'ez  le 
tout?...  Eh!  bien,  soit. 

LE     MARQUIS. 

Ah!  je  te  reconnais  bien  là! 

MAURICE,  souriant. 

Vous  ne  pourrez  jamais  renier  votre  neveu. 
(Tendant  la  main  à  Francis.)  Touchez  là,  monsieur 
Amber. 

FRANCIS. 

De  grand  cœur,  monsieur  ;  mais  non  pour  con- 
clure un  pareil  marché.  Mon  œuvre  est  bien  loin 
d'avoir  une  telle  valeur;  et  s'il  m'était  possible 
d'en  disposer,  je  le  ferais  avec  joie  en  faveur  d'un 
homme  qui  apprécie  les  arts  avec  tant  de  géné- 
rosité. 

MAURICE. 

Je  ne  mérite  pas  cette  louange;  car  je  n'ai  pas 
eu  le  plaiiir  de  voir  votre  tableau. 
FRANCIS,   Stupéfait. 
Vous  n'avez  pas  vu... 

LE    MARQUIS. 

Encore  mieux! 

FRANCIS. 

Et  vous  m'offrez?... 

MAURICE. 

Mais  c'est  tout  simple...  Vous  allez  comprendre. 
Je  m'ennuie,  j'ai  le  spleen,  et  je  me  suis  promis 
de  quitter  ce  monde  au  moment  où  il  me  faudrait 
devenir  à  charge  à  ma  famille;  c'est  bien  assez  de 
l'avoir  été  si  longtemps  à  moi-même.  Vous  sentez, 
alors,  qu'il  m'est  assez  indifférent  de  donner  cin- 
quante... ou  cent  mille  francs...  un  peu  plus  tôt, 
un  peu  plus  tard... 

LE  MARQUIS,  avec  colère. 

Eh!  bien...  il  a  raison,  acceptez,  acceptez,  mon- 


sieur: vous  lui  rendrez  service;  car  ce  sera  pout- 
i'ire  le  premier  emploi  raisonnable  (pi'il  aura  fait 
de  son  argent. 

MAURICE. 

Vous  le  voyez,  monsieur  Francis,  cela  arrange- 
gerait  tout  le  monde...  Mou  bon  oncle  que  voici 
est  môme  tout  prêt,  j'en  suis  sûr,  à  faire  les  frais 
de  mes  funérailles;  ainsi,  vous  ne  devez  conce- 
voir aucun  scrupule  d'avancer,  de  quelques  se- 
maines, un  événement...  qui  est  arrêté  là...  (Il  se 
frappe  le  front.)  irrévocablement. 

FRANCIS. 

Rien  n'est  irrévocable,  monsieur  le  comte;  un 
jour,  une  heure  change  la  forme  d'un  empire. 
Demain,  vous  tiendrez  peut-être  plus  à  la  vie... 
(Souriant.)  que  vous  ne  tenez  aujourd'hui...  à  mon 
tableau. 

M  A  U  R  I  c  E. 

Ceci  me  regarde...  Consentez-vous  à  m'obliger? 
FRANCIS,    vivement. 

Dieu  me  préserve  de  rendre  jamais  un  pareil 
service! 

LE  MARQUIS,  saisissant  la  main  de  Francis  et  la 

serrant  avec  effusion. 
Vous  êtes  un  honnête  homme,  monsieur. 

MAURICE. 

Et  un  artiste...  bien  désintéressé!...  Eh!  bien, 
alors...  nous  pouvons  encore  nous  entendre.  Cédez- 
moi  votre  tabTeau...  à  bon  marché...  vous  me 
donnerez  ainsi  le  temps  de  réfléchir...  Si  j'en 
profite  mal...  selon  vous,  tant  pis  pour  moi,  vous 
n'aurez  rien  à  vous  reprocher. 

FRANCIS. 

Je  vous  jure,  monsieur,  que  si  je  pouvais  dis- 
poser de  mon  ouvrage,  vous  l'auriez  à  l'instant 
même,  et  sans  aucune  espèce  de  condition;  mais, 
je  vous  le  répète,  il  ne  peut  être  vendu.  C'est  le 
portrait  d'une  de  mes  parentes,  et  il  appartient  à 
sa  mère. 

MAURICE. 

Oh!  je  n'insiste  plus...  et  vous  remercie  de 
votre  bonne  intention. 

FRANCIS. 

Je  voudrais  pouvoir  dès  demain  vous  en  prouver 
la  sincérité. 

MAURICE. 

Qui  sait?  ce  sera  peut-être  bientôt...  Et  tenez... 
Oui,  avant  mon...  grand  voyage,  j'irai  vous  prier 
de  faire  mon  portrait. 

FRANCIS. 

Ah!  venez,  monsieur,  venez;  et  si  je  parviens  à 
bien  rendre  votre  physionomie,  elle  vous    dira 
mieux  que  moi  que  ce  n'est  pas   au   néant  que 
vous  êtes  appelé.  Au  revoir,  monsieur  le  comte. 
MAURICE,  le  reconduisant. 

Je  l'espère  bien,  monsieur.  (Francis  sort.) 


ACTE  DEUXIÈME. 


365 


SCÈNE  VI. 

Les  Mêmes,  hors  FRANCIS. 

LE   MARQl'IS. 

C'est  pour  cette  femme  que  tu  voulais  ce  ta- 
bleau? 

MAiniCE. 

Mon  Dieu,  oui!  Et  re  sera  la  première  fois  que 
je  lui  manfjuerai  de  parole. 

LE   MAUQIIS. 

N"as-tu  pas  de  honte  I  une  femme  qui  te  trompe... 

MAURICE. 

Ah  !  Elle  ne  se  donne  pas  cette  peine.  Elle  m'a 
déclaré  depuis  longtemps  que,  puisque  je  lui  refu- 
sais mon  nom,  elle  se  regardait  comme  libre. 

LE    M  ARQl  IS. 

Dieu  soit  béni!  Elle  nous  vient  en  aide! 

M  A  l'  R  I  c  E. 

Détrompez-vous,  mon  oncle;  oh!  ma  chaîne  est 
à  l'épreuve  de  pareilles  secousses. 

LE    MARQUIS. 

Mais  il  faudra  qu'elle  se  rompe ,  dussé-je  y 
perdre  mon  nom  et  ma  fortune  ! 

M  A  U  R  I  G  E. 

Plus  fort  que  vous  l'a  tenté...  sans  réussir. 

LE    MARQl  IS. 

Parce  que  tu  n'as  pas  voulu  !  parce  que  tu  n'as 
fait  aucun  effort!...  Voyons,  seconde-moi,  je  t'en 
supplie,  consens  à  ce  mariage. 

MAURICE. 

Ah  !  ne  revenez  pas  sur  une  proposition  odieuse 
et  impossible. 

LE   MARQiiS,  avec  colère. 
Non?...  Eh!  bien,  je  te  comprends,  maintenant, 
je  te  devine...  mieux  que  toi-même...  Oui,  tu  fini- 
ras par  épouser  cette  femme! 

MACRICE,  froidement. 
Non,  mon  oncle.  J'ai  promis  à  ma  mère  que  je 
ne  le  ferais  pas. 

LE   MARQl  IS. 

Elil  malheureux!  si  ta  pauvre  mère  a  été  im- 
puissante pendant  sa  vie,  commont  son  souvenir 
aurait-il  le  pouvoir... 

MAURICE,  hors  de  lui. 

Arrêtez!  arrêtez,  mon  oncle!  si  tout  autre  que 
vous  osait  douter  de  ma  parole... 

LE  MARQUIS,  furieiu  à  son  tour. 

Oui,  j'en  doute,  moi,  j'en  doute,  entends-tu?... 
Qu'attendre  de  celui  qui  a  fait  mourir  sa  mère  de 
chagrin? 

MAURICE,  Je  iiième. 

Monsieur!...  C'est  horrible  ce  que  vous  dites  là! 
Que  Dieu  vous  pardonne  s'il  veut  cette  détestable 
parole...  moi...  je  ne  l'oublierai  jamais!  (D'un  ton 
.«-oiennel.)  Monsieur  le  marquis  d'Angennes!  dès  i(! 
moinunt...  vous  n'avez  plus  de  neveu.  (Il  sort  vive- 
ment [lar  la  droite.) 

LE  MARQUIS,  suivant  .^[aMri^e  jii>qirà  la  poiti'. 

Ah!  je  te  prouverai,  moi,  que  tu  as  cnrorc  un 
oncle. 


SCÈNE  VII. 

LE   MARQUIS,    BAPTISTE, 
ISAL'RE  MONTI. 

BAPTISTE,  marchant  à  rccnlous  devant  Isaiire  qui  le 
ponssc  du  geste. 
Mais,  madame,  je  vous  assure  que  vous  ne  pou- 
vez pas  entrer. 

ISMRE. 

Tu  vois  bien  que  si,  mon  pauvre  Baptiste; 
allons,  on  te  tiendra  compte  de  ta  belle  défense, 
retire-toi. 

BAPTISTE,  se  tournant  du  côté  du  marquis  qui  est 
resté  à  réfléchir. 

Monsieur  est  témoin...  (A  part.)  Tiens!  ce  n'est 
pas  mon  maitre!...  L'oncle  est  seul...  ma  foi,  ils 
s'arrangeront  comme  ils  pourront!  fil  >.iit  .u  s'in- 
clinant  devant  Isanre  elle  marquis.) 

SCÈNE  Mil. 

LE   MARQUIS,    ISAURE. 

LE   MARQUIS,    se  retournant  et  apercevant  Isaure. 
Eh  quoi!  ^'ous  ici,  madame?  Vous  osez?... 

ISAURE. 

Oui,  monsieur...  J'ose  faire  cet  honneur  à  mon- 
sieur de  Marsanne. 

LE   MARQUIS,  bnisquement. 
Permettez-moi  de   ne  pas  en  profiter,    [li  im 
quelques  pas  pour  sortir.) 

ISAURE,   lui  faisant  la  révérence. 
Je  vous  en  remercie. 

LE    MARQUIS,    s'arrêlant  lout  à  coiip. 
Eh  bien!  si,  j'en  profiterai.  (Revenant  vorsisaure 
qni  s'est  jetée  sur  une  causeuse.)  Madame... 

I  S  A  u  R  K. 

Ah!  c'est  vous,  monsieur?  Je  vous  croyais 
parti. 

LE   MARQUIS. 

Oui,  madame,  c'(!^t  moi,  le  marquis  d'.\ngcnnes, 
((ui  vous  demande  audience. 
I  s  A  u  R  E. 
A  moi?...  ("est  original. 

LE    MARQUIS. 

C'est  tout  simple,  au  contraire,  puisque  j'ai  une 
proposition  à  vous  faire. 

ISAURE. 

Une  proposition! 

I.E    M  vit  QUI  s. 

Oui.  Je  commence...  Madame...  (Il  lire  son  lor- 
gnon  et  la  regarde.)  je  VOUS  trouve  d'une  beauté  iii- 

compMrable... 

1  s  A  u  R  E. 

Des  complimonts!  Fi!  monsieur  le  marquis, 
vous  tombez  dan»  le  vulgaire. 

I.K    MVRQIIS. 

Attendez...  attendez,  ma  phrase  n'est  pas  Unie. 
Je  eoutinue  :  Peu  de  femmes,  je  lis  cela  dans  voh 
yeux  et  dans  votre  sourire,  possèdent  un  esprit 
plus  fin,  une  intelligence  plus  nette  et  plu»  dé- 
veloppée...   (.Mouvement   d'l^aure,  coiupriwo    p«r    un 


366 


JEUNESSE  OISIVE. 


geste  dn  marquis.)  Et  pourtant,  malgré  ces  dons  du 
ciel...  la  vue  d'un  serpent  me  causerait  moins  de 
répulsion  que  la  vôtre. 

iSAtnE,  souriant. 
Vous  aviez  raison,  je  me  trompais...  ce  ne  sont 
pas...  des  compliments...  Bravo!  monsieur;  vous 
avez  quelque  cliose  à  me  demander,  et  vous  me 
dites  des  injures!  à  la  bonne  heure!  le  tour  est 
nouveau,  imprévu,  quoiqu'un  peu  risqué...  mais, 
c'est  égal,  j'aime  cela. 

I.  F.  MA  noms. 
Enchanté!...  Tel  que  vous  me  voyez,  madame, 
dans  ma  jeunesse,  j'étais  un  franc  vaurien. 
is.\unE. 
Je  le  crois...  puisque  vous  le  dites. 

LE   MAIIQUIS,  continuant. 
J'ai  eu   beaucoup    de   maîtresses;   mais  parmi 
elles...  pas  un  maître. 

I  s  A  u  n  E. 
C'est  avoir  la  main  malheureuse. 

I.E   MARQUIS. 

Oh!  non  pas!  Je  croyais  que  c'était  bien  assez 
de  leur  abandonner  ma  fortune...  A  ce  jeu-là,  j'ai 
mangé  trois  héritages...  Oui,  mais,  heureusement, 
je  me  suis  arrêté  au  quatrième,  qui,  par  hasard, 
s'est  trouvé  le  plus  considérable. 

ISALRE. 

Je  ne  vois  pas... 

LE    MARQUIS. 

Patience!  Je  suis  donc  riche,  très-riche  encore. 

ISAURE. 

Après,  monsieur?... 

LE    MARQUIS. 

Ce  qui  ne  m'empêche  pas  d'être  fort  contrarié 
en  ce  moment...  Je  crois  que  j'ai  été  un  grand 
maladroit  avec  mon  neveu  ! 
I  s  A  u  R  E. 

Moi...  J'en  suis  sûre. 

LE    MARQUIS. 

Au  lieu  de  laisser  faire  au  temps  son  irrésis- 
tible besogne,  j'ai  tourmenté  Maurice,  je  l'ai  har- 
celé... Oh!  je  vous  ai  bien  servie  près  de  lui, 
allez!  Je  suis  pour  plus  de  moitié  dans  votre 
succès. 

ISAURE. 

C'est  possible.  Il  n'y  a  rien  de  si  bon  quelque- 
fois qu'un  ennemi. 

LE    MARQUIS. 

A  ce  qu'il  paraît...  puisque  j'ai  attisé  un  feu 
qui  ne  demandait  qu'à  s'éteindre!...  Enfin  le  mal 
est  fait... 

ISAURE. 

Hélas! 

LE    MARQUIS. 

Vous  êtes  devenue  une  puissance...  une  grande 
puissance  avec  laquelle...  il  faut...  traiter. 

ISAURE. 

Eh!  bien,  marquis,  envoyez-moi...  des  ambas- 
sadeurs ! 


LE    M  \ R  Q  u I  s . 

Pour  tout  embrouiller!...  non  pas,  je  préfère 
communiquer  moi-même  mes  notes.  Voici  la 
chose...  J'ai  des  projets  sur  Maurice,  et  ces  projets 
restent  en  route;  vous  barrez  le  chemin...  cela 
m'ennuie...  Vous  le  voyez,  ma  diplomatie  est  nette 
et  franche.  J'offre  cinquante  mille  francs;  que 
répondez-vous? 

ISAURE. 

Monsieur...  en  retour  de  votre  honnête  commu- 
nication, je  réponds  que  je  ne  vous  trouve...  pas 
beau  le  moins  du  monde  et  encore  moins  serpent... 

LE     MARQUIS. 

C'est  juste.  J'oubliais.  Il  reste  cent  mille  francs 
à  Maurice...  Eh  bien!...  pour  en  finir,  les  voulez- 
vous?  Je  suis  prêt. 

ISAURE. 

Ah!  monsieur  le  marquis!  vous  estimez  bien 
peu  votre  neveu. 

LE    MARQUIS. 

Vous  dites  non?  Vous  comptez  peut-être  sur  mon 
héritage?  Dès  demain,  je  fais  mon  testament 
et  je  laisse  mes  deux  millions...  au  premier  venu. 
Voyons...  acceptez-vous  cent  vingt  mille  francs? 

ISAURE. 

C'est  bien  peu!... 

LE    MARQUIS. 

Eh  bien!...  cent  cinquante  mille.  (Frappant  sa 
canne  contre  le  parquet  avec  colère.)  Mais  pas  un  cen- 
time avec!...  Décidez-vous,  je  vous  donne  cinq 
minutes... 

ISAURE. 

Je  ne  prends  pas  une  seconde  pour  refuser. 

LE    MARQUIS. 

Ah!  c'est  trop  fort! 

I  s  A  G  R  E. 

Cela  vous  étonne?  Je  suis  une  pauvre  femme, 
ma  famille  m'a  reniée,  le  monde  me  repousse... 
mais  il  est  un  cœur  dévoué,  noble,  généreux,  qui 
s'est  donné  à  moi  tout  entier,  sans  réserve,  qui 
me  sacrifierait  tout...  sa  vie  même...  Et  vous  vou- 
lez que  je  le  vende!...  Non,  non,  monsieur  le  mar- 
quis, je  suis  plus  riche  que  vous!  mon  trésor  à 
moi,  c'est  l'amour  de  Maurice!...  Vos  millions  ne 
sauraient  le  payer  ! 

LE   MARQUIS. 

Je  vous  devine,  madame;  oui,  oui,  ce  n'est  plus 
de  l'or  maintenant,  c'est  un  nom  qu'il  vous  faut!... 
prenez  garde  de  faire  un  mauvais  calcul!  Vous 
pouvez  achever  la  ruine  de  mon  neveu,  vous  pou- 
vez, puisque  tel  est  votre  bon  plaisir,  en  faire 
votre  jouet,  votre  victime;  mais  vous  ne  le  désho- 
norerez pas,  je  vous  en  donne  ma  parole. 

ISAURE. 

Monsieur! 

LE    MARQUIS. 

Je  vous  défends  de  songer  à  porter  son  nom  ! 

ISAURE. 

Des  menaces,  après  Tinsulte  et  les  billets  de 
banquel...  Mauvais  moyen,  monsieur  le  marquis... 


ACTK   DEUXIÈME. 


^o-; 


J'aurais  peut-(jtre  cédû  à  la  priAre...  Vous  n'avez 
pas  daigné  descendre  jusque-là...  Je  ne  vous  dois 
plus  rien,  nous  lutterons.., 

LE    M  AROl  I  s,    fnriPin. 

Ah!  si  vous  étiez  un  homme!  malgré  mes 
soixante  ans,  je  vous  ferais  bien  voir  comment  on 
rhâtic  l'insolence! 

MATRICE,  paraissant. 
Du  bruit!...  vous,  mon  oncle! 
LE  M  An  QUI  s. 
Oui,  oui,  moi...  avec  madame!  qui  vient  de  me 
taire  comprendre,  par  le  charme  touchant  de  ses 
discours,  ton  inaltérable  attachement  pour  elle! 

ISALKE. 

Que  j'aime  à  vous  entendre  parler  ainsi,  mon- 
sieur ! 

i.E   MAUQUiS   la    regarde   nu  moment,   va  éclater  do 
nouveau,  puis  sortant  brusquement. 

Que  le  diable  vous  emporte! 

SCÈNE  IX. 

ISAURE,   MAURICE, 

M  A  L  R I C  E ,  après  avoir  regardé  sortir  son  oncle. 
Que  b'est-il  donc  passé  entre  vous,  madame? 

ISAURE. 

Moins  que  rien,  je  vous  jure..,  seulement,  nous 
nous  sommes  parlé  tous  deux  avec  beaucoup 
d'abandon. 

MAURICE. 

Je  viens  de  m'en  apercevoir. 

ISAURE. 

C'est  sans  doute  parce  qu'il  était  ici ,  que  vous 
aviez  ordonné  à  Baptiste  de  m'empôcher  d'entrer? 
vous  aviez  peur  qu'il  ne  me  fût  désagréable  de  me 
rencontrer  avec  lui?...  Eh  bien!  vous  aviez  tort... 
C'est  un  homme  cliarmant  que  votre  oncle  !  malin, 
spirituel,  enjoué  et...  très-vert  encore  pour  son 
âge.  Je  suis  vraiment  fâchée  que  nous  soyons 
venus  au  inonde,  lui  si  tôt,  moi  si  tard,.,  malgré 
sa  brusquerie  et  son  air  terrible,  je  suis  bien  sûre 
qu'il  m'aurait  rendu  justice. 

MAURICE. 

Oh!  sans  doute!...  comme  aujourd'hui, 

ISAURE. 

Ilein?  plaît-il?...  une  méchanceté? 

M  A  L  R  1  C  E. 

Oh!  je  n'y  songe  guère!  Pauvre  oncle!  Je 
ne  le  verrai  plus.,.  Maintenant...  ((iii  donc  m'ai- 
mera? 

I  s  A  u  R  E, 

Ah!  Maurice!  voilà  qui  est  i)ien  pis  qu'une 
méchanceté!  (Avec  chatterie.)  Voyons,  est-ce  parce 
Je  vous  ai  tourmenté,  rendu  malheureux  quelque- 
fois?... Et  si  c'était  par  aU'eclion,  i)ar  dévoue- 
ment? 

M  AU  RI  CE. 

l'ar  dévouement! 

ISAURE. 

Oui,  homme  ombrageux,  sttu\uge  (|ue  vousôlcs! 


qui  vous  effarouchez,  qui  vous  cabrez  pour  la 
moindre  cho^e!...  Dès  que  je  vous  ai  vu,  j'ai 
compris  qu'une  femme  parfaite  vous  ferait  périr 
d'ennui,  et  qu'il  vous  fallait  un  bonheur  plein 
d'inquiétudes  et  d'orages...  Oui,  si  j'ai  été  impé- 
rieuse, fantasque,  indiflérente,  coquette  même  en 
apparence...  jusqu'il  vous  inspirer  des  jalousies 
furieuses...  c'était  pour  vous  arracher  au  spleen, 
cet  affreux  mal  anglais,  au  désespoir;  pour  vous 
faire  vivre  enfin!  Ah!  tu  ne  me  connais  pas!... 
veux-tu  que  je  sois  patiente,  douce,  soumise, 
tendre?...  Je  puis  être  tout  cela,  bien  plus  encore, 
pour  te  prouver  mon  amour. 

MAURICE,  entraîné. 
Ah!  si  vous  disiez  vrai!...  si  tu  m'aimes...  sois 
comme  tu  voudras...  Je  ne  te  demande  rien,  je 
ne  te  reproche  rien,  'y.  ne  me  rappelle  rien! 

ISAURE. 

Tu  n'as  pas  souffert  seul,  va!  sentir  éternelle- 
ment entre  nous  un  invincible  souvenir,  pouvoir 
tout  te  demander,  tout  obtenir,  excepté  de  devenir 
ta  compagne...  ton  égale! 

MAURICE. 

Et  que  t  importe  un  nom,  un  titre?  puisque  je 
t'appartiens  tout  entier...  puisque  je  ne  sens,  je 
n'agis,  je  n'existe  que  par  toi,  puisque  je  t'aime 
comme  on  n'a  jamais  aimé. 

ISAURE. 

Tu  le  crois,  mon  pauvre  ami?  je  ne  me  fais  pas 

d'illusion,  moi!...  Tu  m'aimeras  avec  passion,  avec 

fureur,  tant  que  je  te  paraîtrai  la  plus  belle,  la 

plus  singulière,  la  plus  amusante;   tu  m'aimeras 

ainsi  toujours  à  la  condition  que  je  ne  deviendrai 

j   jamais  laide,  et  que  mon  esprit  ne  sera  pas  un 

I    instant  glacé  par  la  douleur;  mais  si  dès  domain 

I   tu  rencontrais  une  autre  femme  qui  te  plut  da- 

I    vantage,   tu  me  sacrifierais  sans  remords,  ï^ans 

j    pitié. 

j  MAURICE. 

I       Ah!  tais-toi,  tais-toi! 

I  s  A  u  n  E. 
En  réalité,  qu'as-tu  fait  pour  me  prouver  ton 
amour?  Tu  m'as  donné  un  temps,  une  fortune 
dont  tu  ne  savais  (pie  faire...  \a,  va,  il  y  a  dans  le 
cœur  de  la  plus  indigne  un  trésor  de  di''Voueuieut 
que  ne  sou|)çonne  môme  pas  l'homme  le  |)lus  ué- 
néreux. 

M  A  u  R  I  (1  E. 

Ah!  je  te  |)rouverai  bien  le  contraire. 

IS  Al  n  R. 

Si  lu  savais,  Maurice,  ce  «pu- j'ai  souffert,  coque 
je  suis  prête  .'i  souffrir  encore!...  mon  Dieu!  si  Je 
te  dcnumdais  d'être  pour  nmi,  un  Jnur,  seulement 
un  jour!  ce  cpie  je  suis  pour  toi  depuis  deux  an- 
nées, Jo  t'ennuierais  bien  vile...  Tiens,  Je  t'ennuie 
di^à. 

MAI  II  1 1: 1'. 

Je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  été  nus^i  heureux 
qu'en  ce  moment. 


368 


JEUNESSE  OISIVE. 


isAunr.. 
Peut-être;  mais  si  je  continuais  ainsi  pendant 
une  heure...  Parlons  d'autre  chose.  Votre  onch; 
s'imagine,  sans  doute,  que  nous  avons  hesoin  de 
sa  fortune.  Dieu  merci,  nous  pouvons  vivre  no- 
blement sans  elle;  et  mùme,  encore,  rendre  des 
services...  à  nos  amis...  aux  artistes...  par  exem- 
ple; nous  nous  amuserons  à  les  enrichir...  à  com- 
mencer par  ce  jeune  peintre,  M.  Francis  Anibcr, 
qui  a  fait  ce  tableau,  vous  savez,  que  je  trouve 
gentil,  et  que  vous  m'avez  promis? 
M  A  in  I  c  R. 
Je  suis  bien  malheureux,  madame,  M.  Amber 
m'a  refusé. 

I  s  A  i;  n  E. 
Il  vous  a  refusé!...  mon  pauvre  Maurice,  il  faut 
convenir  que  vous  n'êtes  pas  heureux. 
MAURICE,  tristement. 
Vous  avez  raison,  madame. 

ISAURE. 

V^ous  aurez  marchandé,  je  parie. 

MAURICE. 

J'ai  offert  tout  ce  que  je  possède. 

ISAURE. 

Et  l'on  vous  a  refusé? 

M  A  U  R I  C  E. 

Oui,  madame. 

ISAURE,  ;i  part. 

Ah  !  M.  Francis  !  vous  tenez  donc  bien  h  votre 
cousine!  (Haut.)  Je  pouvais  tout  demander,  tout 
exiger,  disiez-vous...  Pour  la  première  fois,  je 
consens  à  exprimer  un  désir,  je  veux  un  tableau, 
ce  n'est  pas  une  chose  bien  extraordinaire... 
MAURICE,  à  part. 

Toujours  la  môme!  (Haut.)  Je  vous  ai  déjà  dit, 
madame...  « 

ISAURE. 

Oui,  oui,  que  vous  aviez  offert...  je  ne  sais 
quoi!...  votre  fortune...  La  belle  chose  en  vérité  ! 
le  bel  effort!  Est-ce  que  je  ne  viens  pas,  moi,  de 
refuser  cent  cinquante  mille  francs,  que  votre 
oncle  m'offrait  si  je  consentais  à  ne  plus  vous 
voir... 

MAURICE ,  ému. 

Vous  avez  fait  cela,  madame!... 

ISAURE. 

C'est  tout  simple,  et  vous... 

MAURICE,   -vivement. 
Mais  je  ne  pouvais  pas...  voler  ce  tableau!  De- 
mandez m'en  deux  autres...  dix  autres! 
ISAURE,  avec  aigreur. 
Eh!  monsieur,  croyez-vous  donc  que  la  monnaie 
d'un   tableau    soit   comme  celle    d'un    billet  de 
banque?...  et  qu'on  ne  perde  rien  au  change? 

MAURICE. 

Je  reverrai  M.  Amber,  j'obtiendrai,  je  réusàirai... 

ISAURE. 

Comme  à  l'ordinaire. 

MAURICE,  blessé. 
Vous  êtes  cruelle,  madame. 


ISAURE. 

Moi  ?...  Je  suis  trop  bonne!...  Tenez,  mon  ami, 
je  ne  pense  plus  à  cette  peinture,  j'y  renonce... 
sans  regret...  et  même...  je  veux  bien  vous  fournir 
le  moyen  de  me  prouver  votre  bonne  volonté. 

M  A  l  R  I  c  E. 

Mais  c'est  ce  que  je  désire  le  plus  au  moiule. 

ISAURE. 

Nous  allons  voir.  Vous  appellerez  cela  fantaisie... 
caprice...  folie  peut-être  !... 

M  A  u  R  I  c  E. 

Enfin,  que  voulez-vous? 

ISAURE. 

Je  veux...  une  dernière  preuve  de  votre  amour. 

MAURICE,  avec  amertume. 
Une  preuve  de  mon  amour?...  N'importe,  s'il 
dépend  de  moi... 

ISAURE. 

Oh  !  de  vous  seul, 

MAURICE. 

Alors  expliquez-vous,  et  à  l'instant... 

ISAURE. 

Eh  bien!  M.  Francis  Amber  a  une  cousine 
belle...  comme  la  Vierge  de  son  tableau...  car  elle 
lui  a  servi  de  modèle. 

MAURICE. 

C'est  justement  le  motif  qui  a  fait  refuser  à 
M.  Francis... 

ISAURE. 

Vous  vous  ferez  présenter  chez  la  mère  de  cette 
cousine...  une  madame  Siéber,  je  crois,  et  vous 
verrez  sa  fille  tous  les  jours. 

MAURICE  ,  surpris. 

Tous  les  jours! 

I  s  A  U  R  E. 

Vous  en  conviendrez,  la  tâche  n'est  pas  pé- 
nible. 

MAURICE. 

Et  pourquoi,  madame,  pourquoi? 

ISAURE. 

Mais  pour  m'obéir...  et  vous  en  faire  ^mer... 

MAURICE. 

M'en  faire  aimer!!! 

ISAURE. 

Oui,  je  veux  savoir  si  un  homme...  aussi  épris 
que  vous  prétendez  l'être  de  moi,  peut,  tout  en 
restant  insensible  lui-même,  parvenir  à  séduire 
une  autre  femme...  à  toucher  son  cœur,  veux-je 
dire. 

MAURICE. 

Eh!  madame,  qu'avez-vous  besoin...  ne  savez- 
vous  pas?... 

ISAURE. 

Je  ne  sais  rien  du  tout.  Peut-on  croire  à  un 
courage  qui  n'a  jamais  affronté  le  péiil? 

MAURICE. 

Mais  c'est  odieux,  c'est  infâme  ce  que  vous  me 
proposez  là! 

ISAURE. 

Vous  reculez...  déjà!  Répondez  :  Suis-je  votre 


ACTE  DEUXIÈME. 


S69 


femme  on  votre  maîtresse?Comme  femme,  j'aurais 
des  ordres  à  recevoir  au  lieu  d'en  donner;  eomnic 
maîtresse,  je  veux,  je  commande... 

M  AIR  I  CE. 

Et  moi,  je  refuse  d'obéir,  et  repousse  avec  indi- 
gnation ce  que  vous  appelez  une  fantaisie. 

I  s  A  l  R  E. 

Soit,  j'allais  m'attacher  à  vous  plus  que  jamais! 
nous  aurions  été  malheureux,  il  vaut  mieux  nous 
séparer. 

MAURICE. 

Nous  séparer!  c'est  impossible!  allez  au  bout  du 
monde,  madame,  je  vous  suivrai  ;  c'est  là  ma  des- 


tinée, et  rien  ne  peut  la  changer,  pas  plus  votre 
volonté  que  la  mienne. 

ISA  IRE. 

MonsieurdeMarsanne,  voici  mon  derniernioi.  J'ai 

votre  parole  :  je  vous  donne  quinze  jours  pour  la 

dégager...  Demain,  vous  irez  cliez  madame  Siébcr, 

ou  je  vous  vois  aujourd'hui  pour  la  dernière  fois. 

MAI  nice. 

Isaure!...  mais  que  vous  a  donc  fait  cette  jeune 
fille? 

ISALRR,  avec  dédain,  sorlant. 
C'est  mon  secret. 


ACTE    TROISIÈME, 


Chez  madame  Siéber.  —  Un  atelier  de  peintre  avec  pointures  ébauchées  ou  achevées,  des  plâtres,  etc. 

—  Au  fond,  une  vierge  encadrée.  —  A  droite,  un  chevalet  sur  lequel  est  une  toile  couverte. A 

gauche,  un  grand  fauteuil.  —  Une  table,  des  chaises  et  une  vieille  horloge  u  la  muraille. 


SCEiNE    I. 

MADAME   SIÉBER,  LOUISE. 

(  An  levtr  dn  rideau,  madame  Siéher  est  assise  dans 
le  grand  fauteuil  et  Louise  achève  de  lui  arranger 
un  bonnet  sur  la  tète.  ) 

1,01  IRE, 

La!...  c'est  fini,  tu  es  coiffée,  et  bien  coiffée!  (Pre- 
nant sur  la  table  un  petit  miroir  et  le  mettant  sous  les 
yeui  de  sa  mère.)  Tiens,  maman,  regarde  comme  je 
t'ai  faite  belle. 

MADAME    SIÉBER,    SOUriaut. 

Oh!  superbe!...  tu  me  dois  bien  un  peu  cela. 
(Contemplant  sa  fille.)  Car  moi  aussi,  je  t'ai  faite  belle, 
gracieuse,  charmante!... 
LOI'ISE,  mettant  la  main  sur  la  bouche  de  sa  mire. 

Bonne  mère,  si  quelqu'un  t'entendait... 

MADAME     SIÉBER. 

Que  veux-tu  !  je  ne  puis  m'cmpécher,  quand  je 
te  vois,  d'être  fière  de  mon  ouvrage. 

LOUISE. 

Oui,  mais  l'on  se  motjuerait  de  nous. 

MADAME     SIÉBER. 

Qu'importe!  pourvu,  comme  j'en  suis  siire,  que 
tu  n'en  sois  pas  moins  modeste  et  moins  bonne 
fille.  Ton  caractère  est  comme  ta  figure,  sans  dé- 
faut. (Elle  l'embrasse.) 

I.  o  L  I  s  K. 

Eh!  bien...  c'est  ce  qui  te  trompe...  je  suis  im- 
patiente, susceptible...  et  tiens,  en  ce  moment,  j'in 
veux  beaucoup  à...  une  certaine  personne...  (Re- 
gardant riiorloge.)  qui  devrait  être  ici  depuis...  une 
heure! 

MADAME     SIÉBER. 

Ton  cousin  Francis!...  oii  !  le  pauvre  garron! 
c,ui  travaille  toute  la  journée!...  vraiment,  pour 

m. 


une  fois  qu'il  reste  un  peu  dehors,  tn  as  bien 
tort;  mais  sois  tranquille,  va,  dans  trois  semaines, 
il  sera  plus  pressé  de  rentrer. 

LOUISE,   naïvement. 
Pourquoi  donc,  maman? 

MADAME    SIÉBER. 

Parce  que  vous  serez  mariés!  Tu  le  sais  bien. 

LOUISE,  d'un  air  réfléchi. 
Bonne  mère,  tu  as  peut-être  tort  de  me  marier... 

si  tôt. 

MADAME    SIÉBER. 

Avec  le  fils  de  ma  sœur!  un  enfant  que  j'ai 
élevé,  soigné...  comme  toi-même,  et  qui  a  un  ave- 
nir superbe. 

I.OUI  SE. 

Justement!  tout  l'avantage  est  de  notre  côté... 
s"il  allait  se  repentir  ai)rès  notre  mariage?  s'il 
allait  être  malheureux? 

MADAME    SI  ÈRE  n. 

Folle  !  il  t'aime  depuis  ((ue  tu  existes  !  et  tout  petit, 
il  passait  des  heures  entières  devant  ton  berceau  .'i 
t'admirer,  et  à,  s'écrier  :  Oh!  la  belle  petite  lille! 

LOUISE. 

J'ai  entendu  dire  souvent  à  Francis  lui-même 
qu'un  artiste  devait  rester  libre  et  indépendant, 
s'il  voulait  réussir. 

MADAME    SIÉBER. 

Il  disait  cela  quand  il  était  trop  jeune  pour 
penser  sérieusement.  D'ailleurs,  tu  n'es  pas  une 
femme  ordinaire,  toi.  Tu  es  artiste  romiiio  lui, 
et  de  plus,  son  inspiration,  son  bon  pénio!  No  »»i 
l'a  t-il  pas  répété  cent  fois,  lorsque  tu  lui  scrv.iis 
de  modèle  pour  son  tableau  tant  admiré  au  dei- 
nier  salon? 

LOUISE. 

Attendons  eucore,  je  l'eu  prie.  Plus  lard...  et 

kl 


370 


JEUNESSE   OISIVE. 


s'il  persiste...  dans  un  an...  deux  ans,  nous  serons 
bien  sûres... 

M  An  AME    Sn-BEH. 

Deux  ans!  y  penses-tu?  et  si  je  venais  i\  to  man- 
quer?... tu  resterais  donc  seule,  sans  appui.  Non, 
non,  je  ne  tarderai  i)asi)lus  ioiifjteiups  à  assurer  le 
bonlieur  des  deux  LHres  que  j'uimele]>lusau  mondo. 
i.otis  K. 

Ah!  ma  mère!  tu  oublies  ce  pauvre  Pierre!... 
n'est-il  pas,  comme  Francis,  le  (ils  de  ta  sœur? 

M  ADAM  I-:    SI  K  IIEIV. 

Mon  Dieu!  je  l'aime  aussi  de  toute  mon  âme; 
mais  ce  n'est  pas  la  mùme  chose;  je  ne  l'ai  pas 
élevé,  lui  !  le  frère  de  son  père  s'en  est  chargé  ; 
et,  malgré  moi,  je  sens  toujours  que  j'ai...  un 
neveu  et  deux  enfants. 

LOUISE. 

C'est  très-mal. 

MADAME  SIÉBER. 

Que  veux-tu?  nous  le  voyons  si  peu.  Toujours 
en  voyage  pour  la  maison  de  son  oncle;  encore  en 
ce  moment...  ensuite,  il  a  de  singulières  idées;  il 
lie  pense  qu'à  gagner  de  l'argent. 

LOUISE. 

Pour  le  donner  aux  autres!...  quand  Francis 
était  gêné,  ne  le  forçait-il  pas  d'accepter  toutes 
ses  économies? 

MADAME     SIÉBER. 

Tu  as  raison,  c'est  un  cœur  excellent;  mais... 
(Ici  l'horloge  sonne.) 

LOUISE. 

Dix  heures  !...  Décidément,  Francis  nous  a  tout 
à  fait  oubliées.  (On  frappe  à  la  porte.)  Ah!  enfin... 
c'est  lui!  (Elle  va  ouvrir  et  se  trouve  en  face  de  Pierre 
qui  entre  un  gros  bouquet  à  la  main  et  un  paquet  sous 
le  bras.) 

SCÈNE   II. 
Les  mêmes,   PIERRE. 
LOUISE,  reculant. 
Pierre!...  notre  bon  Pierre! 

MADAME  SIÉBER,  allant  à  lui. 
Pierre!...  absent  depuis  trois  mois! 

PIERRE,    haletant. 

Oui...  ma   tante...  oui...   ma  cousine...    c'est 

moi...  en  personne.  Vous  voyez  l'homme  le  plus 

heureux,  le   plus  transporté!...  mais  aussi...  le 

plus  essoufflé...  (Il  se   laisse  tomber  sur  une  chaise.) 

MADAME  SIÉBER,  lui  essuyant  le  front. 

C'est  vrai!  pauvre  garçon!  il  est  tout  eu  nage. 

P I  E  R  R  E. 

C'est  que  j'ai  couru  depuis  la  maison  de  mon 
oncle.jusqu'ici...  et  encore,  il  me  semblait  que  je 
n'arriverais  jamais  assez  tôt  pour  vous  dire...  car 
c'est  un  bonheur  si  complet...  si  inouï...  si  ines- 
péré... 

LOUISE. 

Que  tu  n'as  pas  mémo  songé  à  nous  embrasser. 

PIERRE. 

Oh!  si!  mais  je  n'ai  pas  osé. 


LOUISE,  l'embrassant. 
Tiens  !  j'ose  bien,  moi  ! 

PIERRE. 

Merci,  ma  cousine,  vous  êtes  bien  bonne. 

MADAME  SIÉBER,  de  même. 
Et  moi  aussi. 

P  I  E  R  ft  E. 

Merci,  ma  tante. 

LOUISE. 

Et  maintenant,  conte-nous  vite... 

PIERRE. 

Vous  allez  tout  savoir...  (S'arrêtant  et  regardant 
Louise.)  Dieu!  ma  tante,  ma  petite  Louise  est-elle 
jolie!  elle  a  encore  gagné  pendant  mon  absence. 

MADAME    SIÉBER. 

Elle  ne  fait  que  cela...  mais  dis-nous  donc  ta 
joie. 

PIERRE. 

C'est  juste!  (Se  frappant  le  front.) Oh!  imbécile!... 
J'ai  le  cerveau  un  peu  fêlé,  voyez-vous;  et  il  y  a 
bien  de  quoi.  (Se  levant  et  présentant  le  bouquet 
et  le  paquet  à  madame  Siéber.  )  I\la  tante  veut-elle 
bien  me  permettre  de  lui  souhaiter  une  bonne 
fête. 

MADAME     SIÉBER. 

Comment!  c'est  ma  fête!  (A  Louise.)  Ah!  petite 
dissimulée  !  voilà  pourquoi  tu  as  voulu  me  parer? 
LOUISE,  allant  prendre  un  bouquet  caché  dans  un  coin. 

Certainement;  et  jeté  l'aurais  souhaitée  bien 
plus  tôt,  si  je  n'avais  pas  attendu  quelqu'un...  qui 
a  une  bien  mauvaise  mémoire. 
MADAME   SIÉBER,  embrassant  son  neveu  et  sa  fille. 

Mes  chers  enfants! 

LOUISE,  qui  a  ouvert  le  paquet  de  Pierre. 

Oh!  ma  mère!...  mais  regarde  donc  ce  qu'il  t'a 
apporté!...  un  châle! 

MADAME     SIÉBER. 

Un  châle  superbe!  (A  Pierre.)  Tu  es  trop  bon, 
mille  fois  trop  bon. 

PIERRE. 

Oh!  ne  me  remerciez  pas  tant;  car,  moi...  de 
mon  côté...  j'ai  à  vous  demander...  bien  autre 
chose,  ma  foi  ! 

MADAME     SIÉBER. 

Dis  vite...  que  je  te  l'accorde. 

PIERRE. 

Vite!...  un  moment...  vous  ne  savez  pas  ce  que 
je  veux...  ça  ne  se  demande  pas...  comme  un  verre 
d'eau...  tout  me  réussit  ce  matin,  c'est  vrai; 
mais... 

MADAME    SIÉBER. 

Voyons  donc,  achève,  qu'est-ce  qui  te  réussit? 

LOUISE. 

Voilà  une  heure  que  tu  nous  fais  attendre. 

PIERRE. 

Vous  saurez  d'abord  que  mon  oncle  a  été  si  con- 
tent du  résultat  de  mon  voyage  qu'il  m'a  dit...  que 
je  ne  voyagerais  plus. 

MADAME    SIÉBER. 

Ah! 


ACTE   THOISIÈME. 


371 


PIERRE. 

Ensuite....  (Tci  l'on  sonne.) 

LOUISE,  courant  ouvrir. 
Enfin!  c'est  lui,  cette  fois,  c'est  Francis. 

SCÈNE   III. 

Les  Mêmes,  FRANCIS. 

LOUISE. 

Que  c'est  mal,  monsieur,  darrivpr  si  tard!  allez, 
vous  ne  méritez  guère  la  joie  qui  vous  attend. 

FRANCIS. 

Qu'est-ce  donc? 

pierre,  lui  sautant  au  cou. 
Eh  !  parbleu  !  c'est  moi,  frère. 

FRANCIS. 

Pierre!  mon  frère!  Et  depuis  quand  à  Paris? 

pierre. 
Depuis  deux  heures;  j'ai  voyagé  toute  la  nuit.  Je 
voulais  être  ici  de  bonne  heure  pour  souhaiter  la 
fête  i  notre  bonne  tante. 

LOUISE,  à  Francis. 
Il  n'a  pas  oublié,  lui  ! 

FRANCIS. 

Méchante!  pourquoi  ne  m'as-tu  pas  averti?  Tu 
sais  bien  que  je  suis  un  rêveur. 

LOUISE. 

Oui,  qui  ne  songe  à  rien. 

MADAME    SIF.RER. 

Allons,  ne  le  gronde  pas;  il  m'a  souhaité  ma  fête 
avant  vous  tous...  en  me  donnanf  ceci  qui  vaut 
cent  mille  francs;  car  il  en  a  refusé  ce  prix.  (Con- 
duisant Pierre  devant  la  Vierge.)  Juge,  mon  ami,  du 
talent  de  ton  frère. 

PIERRE. 

Louise!  mais  c'est  Louise!...  Oh!  oui,  il  en  a 
du  talent!...  c'est-à-dire  que  je  me  mettrais  à  ge- 
noux devant  cette  peinture,  que  je  passerais  ma 
vie  à  la  contempler!... 

F  RANCIS. 

Tu  trouves  ressemblant? 

LOUISE. 

Mais  beaucoup  trop  flatté. 

PIERRE, 

Flattée!...  si  tu  n'étais  pas  là,  des  imbéciles 
pourraient  le  croire;  mais  quand  on  te  regarde, 
ma  bonne  Louise,  on  sent  bien  vite  qu'il  y  a  un 
artiste  au-dessus  de  tous  les  autres,  et  c'est  le  bon 
Dieu! 

FRANCIS. 

Pierre  a  raison,  cent  fois  raison  !  Je  travaillerais 
àce  tableau  aussi  longtemps  que  Léonard  de  Vinci 
à  la  Joconde,  qu'il  laisserait  toujours  (pielque  chose 
à  désirer. 

PIERRE. 

Ce  qui  ne  m'empêche  pas  de  t'adniircr,  frère. 
Ah!  tu  m'as  bien  changé,  va!...  moi  qui  ne  pen- 
sais qu'à  gagner  de  l'argent,  maintenant,  je  com- 
prends ranibition  du  talent  et  de  la  gloire,  puisque 
nos  succès  peuvent  rendre  si  tiers  et  si  heureux 


ceux  qui  nous  aiment;  aussi,  vois-tu,  pour  avoir 
fait  ce  tableau...  je  donnerais...  le  bonheur  qui 
m'est  arrivé  ce  matin. 

MADAME    SlhBER, 

Ah!  peut-être  enfin  vas-tu  nous  l'apprendre! 

PIERRE. 

Eh  bien!  chère  tante,  dès  aujourd'hui,  mon 
oncle  m'associe  à  son  commerce  et  me  donne 
moitié  dans  ses  bénéfices...  vingt  mille  francs  de 
rente,  au  bas  mot. 

FRANCIS. 

Vingt  mille  francs!...  c'est  superbe! 

PIERRE. 

Oh!  ce  n'est  pas  l'argent  qui  m'enrhantc!  mais 
nn  projet  qui  ne  pouvait  se  réaliser...  que  par  l'ar- 
gent. 

TOUS. 

Quel  projet? 

PIERRE,  hésitant. 
Hum!  (Vivement.)  Je  vous  dirai  cela  au  dessert, 
car  je  meurs  de  faim. 

MADAME     SIÉBER. 

Je  ne  songeais  pas  à  lui  offrir!...  Je  vais  tout 
préparer. 

LOUISE. 

Et  moi,  je  donnerai  séance  à  M.  le  comte  de 
!Marsanne  pendant  que  ces  messieurs  déjeune- 
ront. 

PIERRE. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  M.  le  comte  de  Mar- 
sanne. 

FRANCIS. 

Un  original,  possédé  de  la  manie  du  suicide,  et 
qui  a  la  tête  tournée,  perdue  pour  une  femme... 
d'une  merveilleuse  beauté. 

LOUISE. 

Ahl...  il  aime...  quelqu'un?... 

PIERRE. 

Et  c'est  pour  cela  qu'il  veut  se  tuer? 

FRANCIS. 

Il  trouve  qu'il  n'est  pas  aimé...  comme  il  vou- 
drait l'être;  et  afin  de  ne  pas  mourir  tout  entier, 
à  ce  qu'il  paraît,  désirant  son  portrait  de  ma  main 
avant  de  quitter  ce  monde... 

PIERRE. 

Quelle  histoire! 

FRANCIS. 

C'est  exact.  Il  s'est  présenté  ici,  il  y  a  trois  se- 
maines, j'étais  à  la  campagne.  11  en  a  paru  si  con- 
trarié que  ma  tante  lui  a  pr«>po>é  Louise  pour  mo 
i   remplacer,   llevenu  au   bout  do   huit  jours,  j'ai 
i    conté   à  Louise   le    beau   i)roj«^t   de  M.   du  Mar- 
i    saniic.  Elle  a  été  épouvantée  à  l'idéo  que  .son  der- 
!    nier  coup  de  pinceau  serait  peiit-êtro  le  signal  do 
I    la  mort  jiour  son  modèle...  si  bien  i\ni\  d<puis  ce 
moment,  climpie  jour,  elle  trouve  (lurUpie  défaut 
à  corriger  à  sa  peinture,  et  ([ue  son  travail  pourra 
durer  aussi  longieinp»  que  celui  do  Pénélope. 


372 


JEUNESSE  OISIVE. 


LOt'ISE. 

MeVliant  !  j'ai  promis  à  ma  mère  que  tout  serait 
fliii  aujuiird"liui,  ce  matin. 

MADAME     SIKBEn. 

Et  tti  le  peux   sans  crainte,   mon   enfant;   ce 
jeune  homme  no  songe  pas  à  se  tuer,  il  est  trop 
gai  et  surtout  trop  peu  pressé  de  voir  son  portrait 
achevé...  Viens,  ma  Louise,  viens  m'aicfcr... 
LOUISE,  suivant  sa  mère  qui  sort. 

Oh  !  nous  ne  ferons  pas  attonclr(ï  notre  bon 
Pierre. 

SCÈNE  IV. 
FRANCIS,    PIKRRE. 
PIERRE,  pressant  les  mains  de  Francis. 
Mon  bon  frère...  que  je  suis  heureux  de  te  re- 
voir! J'ai  tant  de  choses  à  te  raconter! 

FIIANCIS. 

Tiens!  et  moi  aussi. 

P  I  E  R  II  E. 

J'ai  d'abord  à  te  dire  une  espérance  qui,  si  elle 
se  réalise,...  me  rendra  fou  de  joie. 

FRANCIS. 

J'ai  à  t'apprcndrc  une  résolution...  qui  me  trouble 
et  me  remplit  de  crainte. 

PIERRE. 

Commence  alors,  je  te  donnerai  peut-être  un 
bon  conseil. 

FRANCIS. 

Oh!  tout  est  convenu,  arrêté...  il  n'y  a  plus  à 
s'en  dédire...  Je  vais  me  marier. 

PIERRE. 

Bah  !...  Eh  bien,  j"ai  le  même  désir,  mais  ça  ne 
me  produit  pas  le  même  effet  qu'à  toi,  et  si  j'ai 
peur...  c'est  de  ne  pas  réussir.  Ah  çà!  celle  que 
tu  dois  épouser  ne  te  plaît  donc  pas? 

FRANCIS. 

Au  contraire;  personne  au  monde  ne  pourrait 
me  plaire  davantage. 

PIERRE. 

Elle  a  donc  des  défauts? 

FRANCIS. 

Aucun...  de  la  beauté,  des  talents,  de  l'esprit, 
et  un  cœur  !...  qui,  à  lui  seul,  lui  concilie  l'amitié 
et  l'estime  de  tous  ceux  qui  l'approchent. 

PIERRE. 

l\Ion  ami,  il  faut  que  tu  aies  quelque  chose  de 
détraqué  dans  le  cerveau. 

FR  A\CIS. 

C'est  bien  possible  ! 

PIERRE. 

Ou  que  tu  la  détestes  au  lieu  de  l'aimer. 

FRANCIS. 

Eh!  mon  Dieu!  je  l'aime!...  Je  l'aime  beau- 
coup; mais  comme  on  aime...  la  perfection  dans 
la  nature...  comme  j'aime  la  muslcjne,  la  poésie, 
la  peinture!  comme  j'aime  tout  ce  qui  est  char- 
mant et  beau  ! 

PIERRE. 

Eh  bien  !  alors?... 


FRANCIS. 

Tu  ne  veux  donc  pas  comprendre  qu'un  artiste 
a  bi'soin  d'émotion  comme  il  a  besoin  d'air  et 
de  soleil  !  que  son  talent  s'éteint  dans  l'engour- 
dissement du  foyer  conjugal!  ([u'il  lui  faut  des 
luttes  violentes,  la  liberté!  l'amour!...  C'est  enfin 
le  mariage  et  ses  chaînes  qui  m'épouvantent. 

PIERRE. 

Quoi!  l'idée  d'être  uni  pour  toujours?... 

FRANCIS. 

Justement!...  c'est  cette  éternité...  Ah!  si  je 
pouvais,  sans  cesser  d'être  son  frère,  passer  ma 
vie  près  d'elle...  à  m'inspirer  de  sa  beauté... 

PIERRE. 

C'est-à-dire,  à  tout  lui  devoir  et  à  ne  rien  lui 
accorder...  Ce  serait  gentil! 

FRANCIS. 

Que  veux-tu!  l'idée  de  devenir  son  mari...  me 
semble  une  profanation. 

PIERRE,   riant. 

Ah  !  ah  !  ah  !  une  profanation  !  Tu  es  bien  co- 
mique, va  ! 

FRANCIS. 

Je  sens...  que  je  ne  suis  pas  digne  d'une  telle 
femme...  Elle  écrasera,  elle  tuera  mon  avenir! 

PIERRE. 

Laisse-moi  donc  tranquille!  mon  cher  ami; 
M.  Ingres  s'est  marié  deux  fois,  et  je  ne  pense  pas 
que  ça  lui  ait  rien  tué  ni  écrasé! 

FRANCIS. 

Ah  !  tu  as  bearu  dire,  un  artiste  doit  rester  indé- 
pendant, et  par  conséquent  ne  pas  se  marier... 
fût-ce  même  avec  Louise! 

PIERRE,  étonné. 

Louise!  Quelle  Louise? 

FRANCIS. 

Notre  cousine. 

PIERRE. 

C'est  Louise...  que  tu  vas...  épouser? 

FRANCIS. 

Mais  oui;  ne  te  l'ai-je  pas  nommée?... 

PIERRE,  s'appuyaut  sur  le  dos  d'un  fauteuil. 
Mon,  non...  pas  encore. 

FRANCIS. 

Mon  Dieu!  qu'as-tu  donc?...  On  dirait  que  tu 
vas  te  trouver  mal  ! 

PIERRE,  se  redressant  vivement. 
Moi!...  par  exemple!  seulement...  la  surprise, 
l'indignation...  (Se  reprenant.)  La  colère... 
FRANCIS,  étonné. 
La  colère? 

PIERRE. 

Oui,  la  colère...  Comment,  Francis,  il  t'arrive 
le  plus  grand  bonheur  qu'un  homme  puisse  espé- 
rer ici-bas...  Et  tu  oses  te  plaindre!  Et  tu  ne 
bénis  pas  le  Ciel  ! 

FRANCIS. 

Tu  as  raison,  je  suis  un  idiot!  je  me  hais,  je 
me  méprise  aïoi-mème;  car  tu  ne  sais  pas  tout... 
Je  crois  que  je  préfère  une  autre  femme... 


ACTE  TROISIÈME. 


373 


PIERRE,    stupéfait. 
A  Louise? 

FRANCIS. 

Oui,  une  autre  femme...  que  je  n'épouserais 
pas...  par  exemple!  à  laquelle  je  ne  sacrilierais 
rien...  pas  même  une  chose...  indifférente;  une  de 
ces  femmes  que  l'on  prend...  que  Ton  quitte  sur- 
tout sans  remords...  qu'on  ne  craint  pas  de  tortu- 
rer... de  briser...  Et  c'est  pour  cela  que  je  la 
préfère. 

PIER  RE,  confondu. 

Préférer  une  autre  femme...  à  Louise! 

FRANCIS. 

Eh!  mon  pauvre  Pierre!  Tu  es  bien  heureux, 
toi  !  retranché  derrière  tes  chiffres,  tu  n'as  jamais 
connu  l'amour... 

PIERRE. 

Il  ose  parler  d'amour!...  lui  qui  ne  l'a  jamais 
ressenti...  même  auprès  de  Louise! 

FRANCIS. 

Tu  n'as  jamais  eu  d'autre  passion  que  celle  de 
tes  entreprises  commerciales...    l'espoir   de  leur 
succès  a  seul  fait  battre  ton  cœur... 
PIERRE,  à  part. 

11  croit  cela,  lui!  et  elle  aussi,  sans  doute. 

FRANCIS. 

Et  à  trente-quatre  ans...  tu  vis...  comme  si  tu 
en  avais  soixante. 

PIERRE. 

Pourquoi  pas  quatre-vingt-dix,  pendant  que  tu 
y  es,  ou  rage  d'une  momie?.. »  Ah!  je  ne  sens 
rien!...  Ah!  mon  cœur  ne  bat  que  pour  les 
chiffres!  c'est  aussi  un  peu  trop  fort!...  Mais  si 
j'ai  travaillé  avec  acharnement,  si  j'ai  méprisé  les 
folies  dont  vous  êtes  si  fiers ,  vous  autres  soi- 
disant  jeunes!  si  j'ai  pâli  sur  ces  combinaisons 
commerciales,  comme  tu  dis,  sais-tu  pourquoi?... 

FRANCIS. 

Mais,  frère... 

PIERRE. 

C'est  que,  depuis  que  j'existe,  je  n'ai  qu'une 
pensée,  une  seule!...  Mais  il  s'agit  bien  de  moi!  11 
s'agit  d'elle!...  Tu  ne  vas  pas  l'épouser,  j'espère; 
elle  serait  trop  malheureuse!  Ah  I  i)ourquoi  l'as- 
tu  demandée? 

FRANCIS. 

Moi!  mais  je  n'y  ai  jamais  songé!  seulement, 
lorsque  j'ai  commencé  mon  tableau,  en  présence 
de  sa  douce  et  céleste  ligure,  j'ai  senti,  compris, 
pour  la  première  fois,  que  j'allais  créer  une 
œuvre  durable;  l'extase,  les  transports  du  peintre 
ont  trompé  ma  pauvre  tante,  et  c'est  elle... 

PIERRE. 

Et  tu  n'as  pas  refusé!...  N'importe,  tu  vas,  à 
l'instant,  faire  connaître  à  ma  tante  son  erri'ur... 
viens,  viens.  (Il  veut  l'eniiaîiipr.) 

FRANCIS. 

C'est  impossible. 

PIERR  E. 

Impossible? 


FRANCIS. 

Louise  m'aime. 

PIERRE,  avec  un  dcsesiKiir  concentré. 
Ah!...  le  CIlI  n'est  pas  juste. 

FRANCIS. 

Sans  cela,  va,  il  y  a  longtemps  que  j'aurais 
parlé;  mais  chaque  jour,  ma  tante  me  répète  que 
ce  mariage  fera  le  bonheur  de  sa  filli;  et  le  sien... 
J'aurais  l'air  d'un  ingrat  qui  les  abandonne  au 
moment  où  la  fortune  lui  sourit.  Non,  non,  tu  le 
vois  bien,  il  faut  que  j'épouse  Louise,  que  je  la 
rende  heureuse...  Oh!  oui, heureuse!  je  le  dois,  je 
le  veux;  et  si  jamais  j'étais  tenté  de  l'oublier... 

PIERRE. 

Oh!  sois  tranquille,  je  serai  là,  toujours  là. 

FRANCIS. 

Merci,  Pierre;  maintenant  parlons  de  ton  ma- 
riage; car  tu  n'es  pas  comme  moi. 

PIERRE. 

Au  contraire!  (S'pffoiraut  de  sourire. J  Tu  viens  de 
me  pervertir. 

FRANCIS. 

Comment? 

PIERRE. 

J'y  renonce  tout  à  fait. 

FRANCIS. 

Tu  plaisantes  certainement. 

PIERRE. 

Non  pas,  non  pas,  c'est  très-sérieux.  Au  bout 
du  compte,  qu'est-ce  que  je  voulais?  une  famille. 
Tu  te  maries,  eh  bien  !  j'en  aurai  une,  tes  enfants 
seront  les  miens.  Ah  !  je  les  aimerai  bien  !  Tu 
pourras  songer,  tout  à  ton  aise,  à  la  gloire,  à  l'ave- 
nir de  ton  nom!...  Moi,  je  penserai  au  solide,  à 
l'avenir  des  marmots.  Tu  n'auras  pas  à  t'en  in- 
quiéter, je  les  doterai,  les  établirai,  les  gâterai... 
Tu  vois  bien  que  ma  part  sera  encore  la  meil- 
leure. 

FRANCIS. 

Ah!  je  n'accepte  pas  ton  sacrifice;  car  tu  te  ma- 
rieras. 

PIERRE. 

Allons  donc!  j'ai  quatre-vingt-dix  ans. 

SCtNE   V. 

Les   MÊMES,   LOUISE. 

LOUISE,    entrant. 
Ces  messieurs  sont  servis. 

P  1  F.  K  II  E. 

Ah! 

I  RANCIS. 

Bonne  nouvelle! 

l.Ol  ISE. 

.\llez  vite;  maman,  en  riidiincur  de  Pierre, 
vous  a  ménagé  une  surprise...  cju'il  ne  faut  pus 
laisser  refroidir. 

FRANCIS. 

C'est  juste;  ne  faisons  pas  attendre...  la  sur- 
prise. Viens-tu,  frète? 


37/t 


JEUNESSE  OISIVE. 


PIERRE. 

Je  te  rejoins. 

FRANCIS,  bas  à  Pierre, 
l'as  un  mot  h.  Louise. 

r  I  1'.  R  R  E. 

Jo  te  le  jure! 

FRANCIS,  de  même. 
Bien...  dépôche-toi.  (Il  sort.) 

SCÈNE  VI. 

PIERRE,    LOUISE. 

PIERRE,  s'approchant  de  Louise  qui  a  décroché  la  toile 
couverte,  l'a  posée  sur  un  chevalet  et  a  tout  préparé 
pour  peindre,  se  plaçant  devant  elle. 
Louise...  tu  vas  épouser  Francis? 

LOUISE. 

Ah!...  Il  te  l'a  appris? 

PIERRE. 

Tu  seras  heureuse...  j'en  suis  sur...  Mais...  si 
tu  avais  jamais  le  plus  léger  ennui,    le  moindre 
chagrin...  Tu  me  le  confierais...  n'est-ce  pas? 
LOCISE,  le  regardant  un  peu  étonnée. 

Je  te  le  promots... 

PIERRE. 

Merci,  Louise,  merci;  j'y  compte,  entends-tu, 
j'y  compte. 

LOUISE. 

Qu'as-tu  donc?...  Toi,  si  joyeux  tout  à  l'heure, 
on  dirait  maintenant... 

PIERRE,    sortant. 

Moi!...  par  exemple!...  Je  suis  heureux,  très- 
heureux... 

SCÈNE  VII. 

LOUISE,  seule,  regardant  sortir  Pierre. 

Il  ne  veut  pas  en  convenir...  (Elle  va  prendre  sa 
palette  et  dispose  ses  couleurs.)  Mais,  j'en  suis  sûre, 
quelque  chose  lui  a  fait  de  la  peine.  Oh  !  il  faudra 
bien  qu'il  me  le  dise!  (Découvrant  la  toile.)  Francis 
a  raison,  ce  portrait  n'est  pas  mal  réussi...  Je 
suis  contente  de  moi...  Quelle  noble  et  belle 
figure!...  Francis  est  très-bien  aussi;  mais...  son 
regard  vous  intimide...  Le  comte  de  Marsanne 
appelle  la  confiance,  lui!  11  vous  rassure,  il  vous 
encourage...  On  voit  qu'il  a  trop  souffert  pour  ne 
pas  être  indulgent...  Pauvre  jeune  homme!  songer 
à  se  tuer...  parce  qu'on  ne  l'aime  pas...  comme  il 
voudrait  l'être!...  Mon  Dieu!  c'est  terrible  de 
penser  qu'après  cette  dernière  séance  il  ne  vien- 
dra plus...  jamais...  que  je  ne  saurai  plus  rien  de 
lui...  Du  moins,  quand  il  me  disait:  h  demain! 
j'étais  tranquille...  Et  je  vais  trembler,  chaque 
jour,  d'apprendre  un  malheur!...  (Vivement.)  Déci- 
dément, ma  mère  a  beau  dire,  ce  portrait  n'est 
pas  achevé...  le  front  manque  de  lumière,  la 
bouche  de  finesse...  Il  me  faudrait  encore  au 
moins...  (Elle  reste  pensive  devant  le  tableau.) 


SCÈNE  VIII. 
LOUISE,   MAURICE. 

MAURICE,   entrant  doucement. 

Elle  est  seule!...  Quel  bonheur!...  Elle  travaille 
à  mon  portrait,  je  crois;  et  avec  tant  d'ardeur... 
qu'elle  ne  m'a  pas  entendu  entrer.  (Se  glissant  .sur 
une  chaise.)  Je  voudrais  rester  là  toute  ma  vie,  à  la 
contempler...  sa  vue  me  réconcilie  presque  avec 
moi-même...  Pauvre  enfant!  elle  ne  sait  pas  dans 
quel  but  odieux  on  voulait  que  je  vinsse  vers  elle... 
Si  elle  l'apprenait,  mon  Dieu!...  Hélas!...  bientôt, 
je  ne  la  verrai  plus...  Je  serai  assez  puni! 
LOUISE,  à  elle-même. 

Oui,  oui...  il  me  faudrait  quinze  grands  jours. 

MAURICE,  dont  les  yeux  rencontrent  ceux  de  Louise, 

se  levant  tout  à  coup. 

Elle  m'a  vu!... 

LOUISE. 

Ah!  c'est  vous,  monsieur?...  ne  bougez-pas,  je 
vous  prie!...  vous  me  direz  bonjour  tout  à  l'heure... 
Ah  !  que  vous  êtes  bien  posé  ainsi  !  Cette  physio- 
nomie si  difficile  à  rendre...  Cette  vérité  que  je  ne 
pouvais  pas  saisir...  je  la  vois...  je  la  sens...  quel- 
ques coups  de  pinceau...  elle  sera  fixée  sur  cette 
toile. 

M  A  U  R I G  E. 

J'ai  bien  envie  de  me  déranger. 
LOUISE,  travaillant. 

Oh!  ne  faites  pas  cela!  un  peu  de  patience...  dix 
minutes  seulement;  et  vous  serez  libre.  Tout  sera 
terpiiné. 

MAURICE. 

Déjà! 

LOUISE. 

Comment!  vous  n'êtes  pas  ravi? 
MAURICE,   tristement. 
Moi!...  oh!  du  tout! 

LOUISE. 

C'est  pourtant  si  pénible  d'être  condamné, 
chaque  jour,  à  rester  immobile  pendant  de  lon- 
gues heures. 

MAURICE. 

Je  ne  trouve  pas...  bien  au  contraire! 

LOUISE,  souriant. 
Au  contraire!...  Ah!  par  exemple!  jamais  per- 
sonne ne  m'a  dit  cela. 

MAURICE. 

C'est  que  tout  le  monde  a  un  but,  une  affaire, 
une  espérance...  moi,  je  n'en  ai  point...  Je  ne  suis 
utile  à  personne,  personne  ne  s'intéresse  à  moi... 

LOUISE. 

C'est  ce  qui  vous  trompe,  monsieur;  on  s'inté- 
resse à  vous,  et  beaucoup... 

MAURICE,  vivement. 
Quoi!...    vous  penseriez...   vous  connaîtriez... 
Et  qui  donc?  qui  donc,  de  grâce?... 
LOUISE,  embarrassée. 
Mais  il  y  a  toujours  quelqu'un. 


ACTE  TROISIÈME. 


MAUr.ICE. 

Quelqu'un!...  Oh!  non...  vous  vous  trompez... 
Je  suis  seul,  bien  seul  au  monde. 

LOIISK, 

Vous  n'avez  pas  de  famille?...  Que  je  vous  plains! 

M  A  U  R  I  C  F,. 

J'ai  perdu  ma  mère,  et  mon  unique  parent,  son 
frère,  m'a  retiré  son  amitié. 

LOUISE. 

Ah!  c'est  mal  à  lui! 

M  At  RI  CE. 

Tous  les  torts  sont  de  mon  côté,  ne  l'accusez 
pas  I 

LOUISE. 

Eh  bien,  monsieur,  si  vous  avez  tort,  il  faut 
vite  eu  convenir,  et  vous  réconcilier  avec  votre 
oncle. 

MAURICE. 

Vous  avez  raison...  Je  le  veux,  et  je  le  ferai. 

LOUISE. 

A  la  bonne  heure!...  mais  tout  en  causant,  vous 
avez  quitté  votre  place,  et  votre  physionomie 
a  changé  dix  fois  d'expression...  c'est  égal,  j"ai 
fini,  et  vous  pouvez  venir  voir,  je  vous  le  permets. 
(iMaurice  s'approche  lentement  et  regarde  sans  rien 
dire.)  Eh  bien!  ètes-vous  content? 

MAURICE. 

Non. 

LOUISE. 

Non?...  ce  n'est  donc  pas  ressemblant? 

M  A  u  R I  c  E. 
Si. 

LOUISE. 

Alors...  que  manque-t-il  ? 

MAURICE. 

Rien. 

LOUISE. 

Rien! 

MAURICE. 

Non,  je  n'ai  pas  une  observation,  pas  une  cri- 
tique à  vous  faire. 

LOUISE. 

Et  cela  vous  contrarie  ? 

MAURICE. 

Pourquoi  n'en  conviendrais-je  pas?  l'idée  de  ne 
plus  vous  voir  me  cause  une  véritable  peine.  Vous 
ne  pouvez  comprendre  cela.  Vous  avez  une  famille, 
une  mère!  l'affection,  le  travail,  tout  vous  sourit... 
Depuis  votre  naissance,  pas  une  minute  d'ennui, 
do  découragement  n'est  venue  vous  attrister. 

LOUISE. 

C'est  vrai  ! 

MAURICE. 

Vous  avez  sans  cesse  devant  les  yeux  un  espoir. 

LOUISE. 

Oh!  oui,  celui  de  rendre  ma  mère  heureuse. 

M  A  l  RI  c  E. 
Tandis  que   moi...  combien  j"ai   déjà  souffert! 
que  d'amers  désenchantements!  Que  vais-jc  deve- 
nir, mon  Dieu!  quand  je  ne  vous  verrai  plus?  Si 


I   vous  saviez  comme  ma  vie  s'écoulait  péniblement 

[   avant  d'entrer  dans  votre  maison!  chaque  matin, 

je  me  disais  avec  accablement  :oh!  si  je  pouvais 

retrancher  la  moitié  des  heures  de  celte  journée! 

LOUISE. 

Moi,  je  voudrais  toujours  les  doubler!...  Et  vous 
n'appeliez  pas  le  travail  à  votre  aide? 

MAURICE. 

On  ne  m'en  avait  pas  inspiré  le  goût,  la  plus 
légère  occupation  me  semblait  un  supplice. 

LOUISE. 

Est-ce  possible  ! 

MAURICE. 

Oh!  vous  m'avez  bien  changé!...  la  vue  de  votre 
vie  si  pure,  si  dévouée,  si  laborieuse,  m'a  miracu- 
leusement transformé!...  depuis  ces  quinze  jours, 
j'ai  retrouvé  la  force,  le  courage,  la  paix  de  ma 
conscience,  et,  tant  que  j'existerai,  je  vous  bénirai 
pour  ces  quinze  jours  de  repos  et  de  bonheur. 
LOUISE,  à  part. 

Oh!  si  j'osais  profiter!...  (Haut.)  Ainsi,  monsieur, 
vous  croyez  me  devoir?... 

MAURICE. 

Bien  plus  que  je  ne  vous  ai  dit  encore. 

LOUISE. 

Eh  bien,  monsieur  le  comte,...  vous  allez  peut- 
être  me  trouver  singulière;  mais  il  est  une  chose 
que  j'ai  envie  de  vous  demander...  depuis  que  je 
vous  connais;  une  chose...  qui  me  rendrait  bien 
heureuse!...  me  l'accorderez-vous? 

MAURICE. 

Avec  joie!  avec  reconnaissance! 

LOUISE. 

Alors,  monsieur  le  comte,  vous  allez  me  jurer 
sur  l'honneur...  sur  ce  que  vous  aimez  le  mieux... 
MAURICE,  à  part,  avec  passion. 
Oh  !  sur  elle  ! 

LOUISE,   continuant. 
De  ne  plus  avoir  jamais...  l'affreuse  pensée  de 
vous  tuer. 

M  AUR  ICE. 

Quoi!  vous  savez?... 

LOUISE. 

Oui,  monsieur...  je  sais,  mon  cousin  m'a  tout 
dit. 

MAI  RICK. 

Et  vous  daignez  vous  intéresser!... 

LOU  ISE. 

Ne  vous  l'ai-je  pas  déjà  dit  tout  :\  l'heure?  il  y  a 
toujours  quelqu'un... 

M  A  u  n  I  c  E. 

Ah!  merci!...  c'est  la  première  fois  depuis  la 
mort  de  ma  mère... 

LOU  ISE. 

J'avais  bien  peur,  allez...  je  n'osais  plus  termi- 
ner votre  portrait.  Mais  à  pré.sent...  jis  suis  iran- 
quille...  puisque  vous  ulloz  me  jurer... 
M  AU  ni  CE. 

Oui  devant  vous,  sur  vous,  Louise,  jo  jure  da 


376 


JEUNESSE  OISIVE. 


conserver  une  vie...  qui  m'est  précieuse  mainte- 
nant... car  c'est  à  vous  que  je  la  dois. 
i.orisE. 
Et  moi,  je  jure  de  demander  tous  les  jours  à 
Dieu  qu'il  vous  récompense. 

MAUniCE. 

Oh!  priez-le  alors  de  m'accorder  ce  que  je  lui 
demande  depuis  que  je  vous  connais. 

SCÈNE  IX. 

Les  mêmes,  MADAME  SIÉBER,  FRANCIS, 

PIERRE. 

MADAME  siÉBEH,  entrant  suivie  de  ses  neveui. 
Eh  bien  !  Louise,  où  en  cs-tu  de  ton  ouvrage? 

LOUISE. 

C'est  fini,  maman. 

FRANCIS,   qui  est  allé  regarder. 
Et  bien  fini,  je  vous  assure!  tout  à  l'heure  j'étais 
content,  et  maintenant  je  suis  jaloux. 

MAURICE,  s'avançant  vers  madame  Siéber. 
Il  ne  me  reste  plus,  madame,  qu'à  vous  témoi- 
ner  ma  profonde  reconnaissance.  Adieu,  madame. . . 
(Se  tournant  vers  Louise.)  Adieu,  mademoiselle...  vous 
serez  heureuse...  je  l'espère. 

LOUISE. 

Oh!  je  le  suis  déjà! 

MAURICE,  à  Francis. 
Et  vous,  mon  cher  Francis,  suivez  toujours  les 
inspirations  de  votre  beau  talent  avec  le  môme 
bonheur...  c'est  le  meilleur  souhait  que  je  puisse 
vous  faire. 

PIERRE,  à  part. 
J'aime  cet  homme. 
MAURICE,  ouvrant  la  porte  pour   sortir  et  s'arrètant 
stupéfait. 
Isaure!... 

SCÈNE  X. 

Les  MÊMES,    ISAURE. 

LOUISE,  à  elle-niéme. 
Tiens,  la  dame  du  bois  de  Boulogne! 

FRANCIS. 

Madame  Isaure  Monti  !  (Il  la  salue.) 
MAURICE,  reculant  devant  Isaure   qui  s'avance,  bas. 
Que  voulez-vous,  madame? 

ISAURE,  passant  devant  lui. 
Pardon,  mon  cher  comte,  ce  n'est  pas  vous  que 
je  viens  chercher  ici...  vous  alliez  sortir...  je  ne 
vous  retiens  pas. 

MAURICE,  à  part. 
Elle  a  quelque  mauvais  dessein...  je  reste. 

MADAME  SIÉBER,    très-éuiue,  à  part. 
Elle!...  elle,  chez  moi...  malgré  ma  défense!.. 

ISAURE,  s'approchant  de  madame  Siéber. 
Vous  êtes  étonnée,  sans  doute,  de  ma  présence 


dans  votre  maison,  madame?...  mais  quand  vous 
saurez  le  motif... 

MADAME  SIÉRER,  bas  et  vivement. 
Pas  un  mot  devant  ma  fille...  je  vous  l'ordonne. 

iSAiR  E  ,  de  même. 
Oli!  soyez  tranquille,  j'ai  reçu  votre  aimable 
réponse...  et  j'ai  peu  dégoût...  pour  les  scènes  de 
famille. 

LOUISE,  bas  à  Pierre. 
Que  peut-elle  donc  dire  tout  bas  à  ma  mère? 

PIERRE,  de  même. 
Je  ne  sais;  mais 'ça  n'a  pas  l'air  de  faire  plaisir 
à  ma  tante. 

ISAURE,  à  madame  Siéber,  haut. 
Vous  m'excuserez,  j'en  suis  sûre,  en  faveur  de  la 
bonne  nouvelle  que  j'apporte  à  M.  Francis,  votre 
neveu...  (Désignant  Louise.)  C'est  là  mademoiselle 
votre  fille?...  elle  est  vraiment  charmante! 

FRANCIS. 

Une  bonne  nouvelle...  à  moi! 

ISAURE. 

Oui,  mon  cher  monsieur;  je  suis  heureuse  de 
vous  annoncer  que  son  excellence  le  ministre  vous 
accorde  une  chapelle. 

FRANCIS,  tout  joyeui. 

Une  chapelle!... 

LOUISE. 

Juste  ce  qu'il  désire  depuis  si  longtemps  ! 

FRANCIS. 

Et  c'est  à  vous,  madame,  que  je  dois... 

ISAURK. 

Dites  donc  plutôt  à  votre  talent,  et  comme  le 
ministre  veut  vous  voir  et  vous  complimenter,  je 
suis  venue  vous  cherclier...  ma  voiture  est  en  bas. 

FRANCIS. 

A  vos  ordres,  madame. 

ISAURE,  se  rapprochant  de  madame  Siéber,  bas. 
Vous  avez  été  bien  dure  envers  moi ,  ma  chère 
cousine;  cependant,  la  vue  de  votre  aimable  fille 
aura  suffi  pour  me  faire  tout  oublier...  si  vous  le 
voulez...  je  ne  vous  demande...  qu'une  bonne  pa- 
role... et  votre  main... 

MADAME  SIÉBER,    bas,  restant  immobile. 
Quand  vous  m'aurez  prouvé...  votre  repentir. 

ISAURE,  prenant  son  parti. 
Eh  bien  !...  j'aime  mieux  cela. 

PIERRE,  qm  l'a  examinée,  à  part. 
Je  n'aime  pas  cette  femme. 

ISAURE,  à  Maurice. 
Monsieur  de  Marsanne,  vous  avez  à  me  rendre 
compte  d'une  mission  qui  m'intéresse  plus  que 
jamais...  je  vous  verrai  demain,  j'espère. 
MAURICE,  froidement. 
Oui,  madame. 

ISAURE,  prenant  le  bras  de  Francis. 
Venez,  mon  cher  Francis.  (Se  retournant  avec  hau- 
teur.) Madame...  mademoiselle...  je  vous  salue. 


ACTE   QUATRIÈME 


Chez  le  comte  de  Marsanne.  —  Un  cabinet  de  travail. 


SCKXE   I.  I 

ISAURE,    BAPTISTE. 

(Baptiste  ouvre  la  porte  dn  fond,  Isaure  entre  lente- 
ment. Baptiste  reste  an  fond,  dans  l'attitude  du 
respect.) 

ISADRE,  à  elle-même. 
Ah!  monsieur  le  comte,  je  vous  envoie  chez  ma- 
demoiselle Louise  Siéher,  et  vous  y  restez!  Voilà 
plus  de  quinze  jours  que  vous  n'avez  paru  chez 
moi!...  Je  veux  que  vous  enleviez  sa  fiancée  à 
M.  Francis,  mais  je  ne  veux  pas  que  votre  obéis- 
sance se  change  en  infidélité.  (Elle  s'assied  dans 
un  fauteuil.)  Approchez,  Baptiste...  Où  en  sommes- 
nous? 

BAPTISTE,  s'avançant. 
Si  madame  veut  bien  le  permettre,  je  vais  lui 
lire  le  journal  où  j'ai  marqué,  jour  par  jour,  les 
faits  et  gestes  de  monsieur. 

ISAURE. 

Lisez. 

liAPTiSTE,  prenant  un  papier  et  lisant. 

«Le  i*^""  juillet  185G,  M.  le  comte,  en  quittant 
madame,  est  monté  en  voiture,  et  je  l'ai  conduit 
chez  M.  Francis,  qui  était  absent  pour  plusieurs 
jours...» 

ISAURE. 

Et  mademoiselle  Louise,  sur  les  instantes  prières 
de  M.  le  comte,  a  commencé  tout  de  suite  son 
portrait. 

BAPTISTE,  surpris. 

Ah!  madame  est  instruite?... 

I  s  A  l  R  E. 

Continuez. 

BAPTISTE,  lisant. 
i(  La  première  séance  a  duré...  » 

ISA  IRE. 

Deux  heures...  et  les  suivantes,  le  double. 

BAPTISTE,  à  part. 
J'ai  un  adjoint,  c'est  sûr. 

I  s  A  l'  R  E. 
Lisez  donc. 

BAPTISTF,  obéissant. 
«Pendant  quinze  jours,  monsieur  n'a  pas  man- 
qué une  seule  fois  de  se  rendre  à  l'atelier  de 
M.  Francis,   où   il    n'y   avait   que   mademoiselle 
Louise.  » 

ISAI  RE. 

Ensuite. 

BAPTISTE. 

Le  portrait  est  achevé... 

ISAURE. 

Depuis  trois  jours... 
III. 


BAPTISTE. 

Il  est  même... 

ISAURE. 

D'une  ressemblance  frappaûte... 
BAPTISTE,  à  part. 
J'ai  deux  adjoints! 

ISAURE. 

Et  lorsque  M.  le  comte  rentrait,  comment 
était-il? 

RVPTISTE. 

Oh!  complètement  changé!  il  ne  se  désespérait 
plus,  il  ne  restait  plus  la  moitié  de  la  journée  à 
bâiller  sur  son  canapé,  il  lisait,  il  écrivait... 
ISAURE  ,  à  elle-même. 

Ah!  ah!  l'on  ne  s'ennuie  plus  ici!...  c'est  plus 
sérieux  que  je  ne  pensais...  il  faut  aujourd'hui 
même  que  mon  sort  se  décide!  Oui,  je  serai 
comtesse...  ou  femme  d'un  grand  peintre!  (Haut.) 
Monsieur  Baptiste,  je  suis  satisfaite,  et  je  vais 
vous  offrir  une  nouvelle  occasion  de  me  prouver 
votre  zèle. 

BAPTISTE. 

Ah!  madame  peut  compter... 

ISAl  RE. 

Sur  les  trois  lieures,  il  se  présentera  ici...  une 
jeune  fille.  Quelle  que  soit  la  personne  qu'elle  de- 
mande ou  la  question  qu'elle  vous  adresse,  vous 
la  conduirez  à  votre  maître. 

BAPTISTE. 

Je  comprends,  c'est  une  surprise... 

ISAURE. 

Ayez  donc  moins  dintolligence  que  cela,  et  sur- 
tout plus  d'attention...  Vous  introduirez  celtfl 
jeune  fille,  sans  prononcer  un  seul  mot  qui  puisse 
lui  indiquer  qu'elle  va  voir  M.  le  comte. 

BAPTISTE. 

Et  le  concierge? 

ISAURF. 

Toujours  de  l'intelligence!...  J'ai  donné  nie» 
instructions. 

BAPTISTE,  humilié. 
11  suffit,  madame. 

ISAURE,  /tmIII.IIII. 

Mais  j'enteiiils  le  pas  de  M.  le  couite  qui  rentre. 
J'ai  une  lettre  à  écrire...  ne  lui  diti-s  pas  que  je 
suis  dans  sa  chambre...  Iji  moindre  iiidiscrOiion, 
et  je  vous  fais  chasser!  Vous  coinprenei? 

BAPTISTE. 

Oui,  madame.  (U.inro  sort  par  la  piiifh»'.)  Cctio 
femme-là  était  faite...  pour  commander  de»  ar- 
mées ! 

48 


378 


JEUNESSE  OISIVE. 


SCÈNE  II. 
BAPTISTE,  MAURICE. 

MAiinir.E,  entrant  joyeux. 

Mon  oncle  arrive  aujoiird'luii...  quelle  va  être  sa 
joie  en  apprenant!...   Ali!  il  sera  aussi  heureux 
que  moi! 
BAPTISTE,  auquel  il  donne  sa  canne  et  son  cliapean. 

Toujours  le  môme  air  de  contentement. 

MAURICE. 

Il  me  semble  que  c'est  un  rêve...  tant  de  projets 
de  bonlieur  se  pressent  dans  ma  tête...  car  je  puis 
espérer!  Louise  s'intéresse  à  moi,  elle  me  l'a  dit!... 
Ah!  je  voudrais  déjà  avoir  revu  mon  oncle...  Bap- 
tiste ! 

BAPTISTE. 

Monsieur? 

M  A  uni  CE. 

Tu  vas  courir  à  l'hôtel  d'Angennes,  et  sitôt  que 
tu  apercevras  la  voiture  de  M.  le  marquis,  tu  vien- 
dras m'avertir. 

BAPTISTE. 

Oui,  monsieur. 

MAURICE. 

Ou  plutôt...  non,  reste,  Baptiste;  j'irai  moi- 
même.  (Allant  reprendre  ses  gants,  sa  canne  et  son  cha- 
peau.) Je  ne  veux  pas  perdre  une  minute.  (Il  va 
vivement  vers  la  porte  du  fond  et  se  trouve  en  face  du 
marquis.) 

SCÈNE  III. 

MAURICE,  LE   MARQUIS. 

MAURICE,  se  jetant   dans   ses   bras. 
Mon  oncle!  mon  bon  oncle!  (Baptiste  sort.) 

LE     MARQUIS. 

Dis  plutôt  ton  oncle  stupide,  sans  caractère!  Je 
voulais  ne  plus  te  revoir,  et  en  rentrant  dans  Paris, 
ma  première,  mon  unique  pensée  a  été  de  venir 
tout  droit  chez  un  ingrat  ! 

M  A  u  R  I  c  E. 

Ah!  que  vous  avez  bien  fait!  Et  que  ma  mère 
vous  a  bien  légué  toute  sa  tendresse  pour  moi  ! 

LE    MARQUIS. 

Que  trop!...  Écoute,  Maurice,  je  ne  puis  vivre 
brouillé  avec  l'enfant  de  ma  sœur...  c'est  ma  fai- 
blesse à  moi,  ma  folie,  ma  misère!...  n'importe, 
je  me  livre...  sans  condition,  sans  réserve!...  Je 
ne  demande  qu'une  chose...  essaye  encore  de 
rompre... 

MAURICE. 

Inutile,  mon  oncle,  vos  vœux  sont  exaucés. 

LE    MARQUIS. 

Que  dis-tu  là?... 

MAURICE. 

Vous  pouvez  me  presser  dans  vos  bras  comme 
vous  l'avez  fait  si  souvent...  Oui,  mon  oncle,  de- 
puis votre  départ,  mon  long  et  teriible  accès  de 
folie  s'est  tout  à  coup  dissipé.  J'existe,  je  suis 
libre!...  je  n'aime  plus  cette  femme! 


LE    MARQUIS. 

Toi,  Maurice!...  il  serait  possible!  cette  passion, 
qui,  depuis  deux  années,  fait  notre  désespoir  à 
tous  les  deux,  se  serait  évanouie  en  quelcjnes 
jours? 

MAURICE. 

En  une  minute!  en  une  seconde! 

LE    MARQUIS. 

Kh  !  qui  donc,  mon  Dieu,  a  fait  ce  miracle? 

MAURICE. 

Une  jeune  fille. 

LE    MARQUIS. 

Hum!...  ce  ne  sont  pas  elles,  ordinairement, 
qui  en  opèrent  de  semblables. 

MAURICE. 

Celle-là,  mon  oncle,  ne  ressemble  à  aucune 
autre. 

LE     MARQUIS. 

Oui,  oui,  je  sais,  pour  des  cerveaux  dans  le 
genre  du  tien,  il  y  en  a  toujours  une...  comme 
pas  une! 

MAURICE. 

Vous  lui  devez  votre  neveu,  mon  oncle!  c'est  à 
sa  prière  que  j'ai  juré  de  vivre,  et  de  me  rendre 
digne  de  votre  tendresse. 

LE     MARQUIS. 

Mais  c'est  un  ange  alors!...  et  comment  l'as-tu 
connue? 

MAURICE. 

Un  bonheur!  une  Providence!...  J'ai  voulu 
vous  laisser  mon  portrait...  Elle  est  peintre,  mon 
oncle. 

LE    MARQUIS. 

Ah!  fort  bien.  Je  devine. 

MAURICE. 

En  entrant  dans  ce  modeste  atelier  oii  tout  me 
révélait  l'ordre,  la  patience  et  la  joie  toujours 
nouvelle  d'un  labeur  consciencieusement  accompli, 
je  commençai,  pour  la  première  fois,  à  comprendre 
pourquoi  ma  vie  avait  été  si  misérable.  Rien  qu'à 
voir  cette  jeune  fille,  toutes  les  violences  de  mon 
âme,  toutes  les  douleurs  de  ma  pensée  se  sont 
soudainement  apaisées,  et  le  calme  est  rentré  dans 
mon  cœur. 

LE    MARQUIS. 

Alors,  vois-tu,  je  lui  pardonne  tout,  je  lui  passe 
tout  à  celle-là,  elle  peut  être  pauvre,  sans  nais- 
sance... 

MAURICE. 

Pauvre,  dites-vous,  lorsqu'elle  m'apportera  le 
bonheur!...  sans  naissance!  lorsque  son  père  fut 
un  brave  capitaine  et  lorsqu'elle  compte  dans  sa 
famille  un  grand  artiste,  M.  Francis  Amber. 

LE     MARQUIS. 

Celui  qui  a  refusé  tes  cent  mille  francs  ...oui, 
c'est  bien  là  une  sorte  de  noblesse. 

MAURICE. 

Toutes  sont  égales,  mon  oncle  :  la  noblesse  du 
sang,  celle  du  cœur,  comme  celle  du  talent!  et 
vous  le  savez  bien,  vous  qui  les  possédez  toutes. 


ACTE  QUATRIÈME. 


379 


LE     MARQUIS. 

Eh!  eh!  dans  mon  temps  j'étais  aussi  un  assez 
grand  artiste  sur  la  basse!  Va,  va,  je  suis  trop 
heureux  pour  te  chicaner  un  seul  instant.  Cette 
jeune  fille  en  te  prenant  pour  elle,  te  rend  à  moi, 
je  ne  lui  en  demande  pas  davantage!  A  quand  la 
noce? 

MAURICE. 

Oh!  mon  oncle...  elle  ne  sait  pas  miime  encore 
que  je  l'aime. 

LE     MARQUIS. 

Comment!... 

MAURICE. 

Je  n'ai  pas  osé  le  lui  dire;  et  c'est  vous  que 
j'attendais,  jugez  avec  quelle  impatience,  pour  le 
lui  apprendre,  en  la  demandant  ;\  sa  mère. 

LE     MARQUIS. 

Alors,  j'y  cours  tout  de  suite,  et  nous  fixerons 
le  jour... 

MAURICE. 

Qu'on  me  permette  seulement  d'espérer,  et... 

LE    MARQUIS. 

Non  pas,  non  pas  !  je  veux  du  positif. 

MAURICE. 

Laissez-moi  le  temps  de  regagner  l'estime  de 
tous...  de  mériter  mon  bonheur...  Et  d"abord, 
j'accepte  l'emploi  que  vous  m'avez  offert... 

LE    MARQUIS. 

Tu  acceptes!...  Ah!  tu  me  rendras  fou  de  joie! 
Mais  comment  a-t-elle  fait  pour  te  changer 
ainsi? 

MAURICE. 

Une  parole  et  un  regard,  mon  oncle. 

LE     MARQUIS. 

Il  me  tarde  do  la  connaître!  mais  je  vais  ciiez 
le  ministre  pour  commencer;  puis,  tu  me  con- 
duiras chez  ta  fiancée...  Ah!  je  suis  pressé...  At- 
tends-moi, attends-moi.  (Il  sort  vivement.) 

SCÈNE  IV. 

MAURICE,   ISAURE. 

Au  moment  où  Maurice  conduit  son  oncle  jusqu'à  la 
porte  du  fond,  Isaure  passe  la  tête  par  la  porte  df 
gauche,  et  quand  Maurice  se  retourne,  il  se  trouve  en 
face  d'elle. 

MAURICE,  rpculnnt  à  la  vue  d'Isaure. 
Vous!.,  vous,  madame!... 

ISAURE. 

Mais  oui...  Est-ce  que  ma  présence  vous  gùne. 

MAURICE. 

Elle  me  surprend  du  moins. 

ISAURE. 

Puisque  vous  ne  venez  plus...  il  faut  bien  que 
ce  soit  moi...  Je  vous  attendais  hier.  Voyons,  mon 
bon  Maurice,  parlons  franchement;  les  r|uinze 
jours  sont  expirés.  Dois-jc  saluer  en  vous  un 
vainqueur? 

MAURICE,  vivement. 

Oui,  madame,  puisque  j'ai  triomiihé  de  votre 
odieuse  tyrannie. 


ISAURE. 

Diplomate  que  vous  êtes  !  Il  n'est  pas  question 
de  moi;  mais  de  certaine  mission  que  je  vous  ai 
confiée...  Auriez-vous  échoué  par  hasard? 

MAURICE. 

Je  n'ai  pas  môme  essayé. 

ISAURE. 

Et  pourquoi,  je  vous  prie? 

MAURICE. 

Parce  que  j'aurais  été  un  misérable!...  parce 
que  cette  jeune  fille  est  digne  de  tout  mon  res- 
pect. 

ISAURE. 

Votre  respect!...  ah!  ah!  ah!  ah!   pardonnez- 
moi  de  rire  ainsi  ;  mais  je  ne  savais  pas  que  ma- 
demoiselle Louise...  fut  digne  de  respcit. 
MAURICE,  avec  iévérilé. 

Eh  bien,  je  vous  l'apprends,  tichcz  de  ne  pas 
l'oublier. 

ISAURE. 

Ce  que  je  n'oublierai  pas,  monsieur  le  comte, 
c'est  votre  exquise  délicatesse,  votre  discrétion  à 
toute  épreuve  à  l'égard  des  femmes. 

MAURICE. 

Quoi!  vous  persistez? 

ISAURE. 

Ne  vous  ai-je  pas  trouvé  cliez  cette  jeune  fille, 
et  ne  m'avez-vous  pas  donné  votre  parole?... 
MAURICE,  avec  feu. 

Ainsi,  selon  votre  bon  plaisir,  votre  caprice,  Il 
m'aurait  fallu  devenir  lâche...  voleur...  assassin 
même!...  Non,  non,  détrompez-vous,  madame,  un 
homme  comme  moi  s'égare  quehiucfois  jusiiu'à  la 
démence,  jusqu'à  la  ruine!  mais  jusqu'au  déshon- 
neur, jamais  ! 

ISAURE. 

Ne  faites  donc  pas  de  grandes  phrases,  mon  ami, 
elles  ne  persuadent  que  les  sots.  Vous  pouvez  donc 
me  dire  tout  de  suite... 

MAURICE. 

Ah!  vous  voulez  absolument  une  confidence? 
Eh  bien!  peut-être  pourrai-jc  vous  en  faire  une 
que  vous  ne  cherchez  i>as. 

ISAI  R  !■:. 

Parce  que,  sans  doute,  je  l'ai  devinée.  Voyons, 
voyons  toujours. 

MAURICE. 

Apprenez  donc,  madame,  qu'en  voulant  me 
pousser  à  une  action  iiifAine,  vous  m'avez  ouvert 
les  yeux  et  guéri  pour  jamais  d'un  amour  qui  <v 
fait  le  tourment  de  ma  vie. 

ISAURE,  à  part.     • 

Ah!  comte!  vous  me  jmycrez cette  impertinence. 
(Il.iut.  avec  mépris.)  C'est  là  votre  secret?  Vous  no 
m'ai  me/,  plus? 

M  A  in  ici:. 

Oui!  j'ai  recouvré  la  raison. 

I  SAl  RE. 

Vous!...  Quelle  prétention!  Vous  avez  seulement 
changé  de  folie  :  vous  étiez  passionné,  spirituel; 


380 


JEUNESSE  OISIVE. 


vous  êtes  devenu  sentimental  et  niais  !  Vous  aimez 
mademoiselle  Louise? 

M/Vl   RICE. 

Oui,  je  l'aime!  et  cet  amour  me  rend  si  heureux 
que  je  vous  pardonne  tout  le  mal  que  vous  m'avez 
fait. 

ISAUltE. 

Je  savais  bien  que  je  vous  forcerais  à  avouer 
votre  triomphe. 

M  A  L'  Il  I  c  E. 

Madame... 

IS  AURE. 

Vraiment,  vous  avez  débuté  par  un  coup  de 
maître  !  faire  faire  votre  portrait  par  mademoiselle 
Louise,  l'obliger  à  tenir  ses  yeux  fixés,  pendant 
des  journées  entières,  sur  un  homme  de  votre 
tournure  et  de  votre  figure,  savez-vous  que  vous 
Êtes  très-habile  quand  vous  le  voulez?  aussi  le 
feu  a-t-il  couvé  sous  la  cendre,  et  la  chère  petite 
attirée,  fascinée  comme  le  pauvre  oiseau  par  le 
regard  du  serpent... 

MAL'niCE. 

Il  n'y  a  pas  un  mot  de  vérité  dans  tout  ce  que 
vous  dites. 

ISAURE. 

Peut-être  me  trompé-je,  peut-être  est-ce  l'oi- 
seau qui  prendra  le  pauvre  serpent  :  il  est  si  dé- 
bonnaire ! 

MAURICE,  avec  colère. 

Ah!  prenez  garde  de  lasser  ma  patience! 
ISAURE,  continuant. 

Il  y  a  bien  là  aussi,  sans  doute,  un  peu  de  cal- 
cul, de  manège  et  de  coquetterie  du  coté  de  la 
jeune  fille...  qui  donc  est  parfait?  (Changeant  de 
ton.)  Allons,  uierez-vous  encore?  J'ai  des  preuves. 

MAURICE. 

Des  preuves  ! 

ISAURE. 

Je  sais  tout,  vous  dis-je. 

MAURICE. 

V'ous  ne  savez  rien,  il  n'y  a  rien. 

ISAURE. 

Don  Quichotte  de  modestie!  ah!  cela  dissipe 
un  peu  trop  tôt  les  charmantes  ombres  dont  vous 
aimez  à  vous  envelopper,  c'est  fâcheux;  mais  il  n'y 
a  pas  moyen  de  m'inspirer  le  moindre  doute,  et 
dans  une  heure,  vous  serez  forcé  de  convenir... 

MAURICE. 

Vous  mentez,  madame. 

ISAURE. 

Allons,  calpiez-vous,  je  serai  bonne  avec  mon 
heureuse  rivale,  je  ne  dirai  rien  à  quelqu'un  qui, 
certes,  aurait  encore  plus  que  moi  le  droit  de  se 
plaindre. 

MAURICE. 

Le  droit!  et  qui  donc? 

ISAURE. 

Mais,  par  exemple,  ce  pauvre  Francis...  (Ap- 
puyant.) le  prétendu  de  Louise. 


MAURICE,  accablé. 
Francis!  son  prétendu! 

ISAURE. 

Vous  ne  le  saviez  pus?...  Mou  Dieu!  comme 
vous  voilà  bouleversé! 

MAURICE,  à  lui-même. 
Elle!...  à  un  autre! 

ISAURE. 

Je  vous  le  répète,  je  ne  vous  trahirai  pas;  au 
fait,  de  quoi  puis-jeme  plaindre?  n'est-ce  pas  moi 
qui  l'ai  Voulu?  Un  général,  qui  envoie  un  soldat  à 
un  poste  où  la  mort  est  certaine,  ne  s'étonne  pas 
s'il  succombe. 

MAURICE,  à  part. 

0  mes  rêves! 

ISAURE. 

Ne  vous  étonnez  pas  non  plus  si  je  cherche  à 
me  consoler,  ou  plutôt  à  tromper  mon  désespoir... 
Ah!  ah!  ah!  adieu,  cher  Maurice,  je  vous  laisse 
tout  à  votre  nouveau  bonheur. 

MAURICE,  à  part. 
Le  bonheur!  je  l'ai  perdu. 

ISAURE,  à  part,  sortant. 
Ma  vengeance  commence!  (Revenant.)  Vous  en- 
tendez?... dans  une  heure.  \_E\\e  sort.) 

SCÈNE   V. 

MAURICE,  seul. 

Dans  une  heure!...  Que  signifie  cette  menace?... 
Eh  !  que  m'importe?...  Louise  épouserait  son  cou- 
sin!.... Elle  l'aime  donc!...  Louise,  mon  espé- 
rance, ma  vie!...  11  faudrait  renoncer!...  C'est 
impossible...  non,  non,  elle  ne  l'aime  pas!...  ce 
mariage  estencore  uneinvention  de  cette  femme  !... 
Oui,  je  l'ai  blessée,  humiliée...  Elle  a  voulu  se 
venger!...  En  vérité,  j'étais  fou  d'ajouter  foi  à  ce 
mensonge...  Oh!  je  n'y  crois  plus...  Et  pourtant 
je  soulïre...  j'ai  besoin  de  respirer,  j'étouffe  !  (Il 
presse  un  timbre,  Baptiste  parait.) 

SCÈNE  VI. 

MAURICE,  BAPTISTE. 

MAURICE,  à  Baptiste. 
Mes  gants,  mon  chapeau,  mon  cheval. 

BAPTISTE,   à  part. 

Diable!  et  madame  qui  ne  veut  pas  qu'il  sorte! 

MAURICE. 

Eh  bien!  ne  m'entendez-vous  pas? 

BAPTISTE. 

Si,  monsieur...  au  contraire...  mais...  c'est  que 
le  cheval  de  monsieur...  est  malade. 

MAURICE. 

Je  sortirai  à  pied. 

BAPTISTE. 

Alors,  il  ne  faut  que  les  gants...  et  le  chapeau 
de  monsieur?...  C'est  que... 

MAURICE,  avec  impatience. 
Sont-ils  malades  aussi? 


ACTE  QUATRIÈME. 


381 


BAPTISTE. 

Oh!  non!  monsieur...  Seulement...  je  ne  sais 
pas  quels  gants... 

MAURICE,  de  même. 
Eh!  ceux  que  vous  voudrez! 

BAPTISTE. 

Bien,  monsieur,  bien...   je   vais  chercher  les 
gants  et  le  chapeau  de  monsieur,  (A  part.)  Et  je  ne 
j       les  trouverai  pas.  (Il  sort.) 

MAURICE. 

Que  je  suis  faible!...  Si  j'allais  chez  madame 
Siéber? 

BAPTISTE,    rentrant. 
Voici  les  gants  et  le  chapeau  de  monsieur...  Et 
M.  Henri  de  Vernac. 

MAURICE,  courant  à  hii. 
Ah!  que  je  suis  heureux  de  te  voir! 

HENRI. 

l'it  moi  de  te  rencontrer. 

BAPTISTE,  à  part. 
Il  n'est  pas  sorti  toujours!  (Il  disparaît.) 

SCÈNE    VII. 
MAURICE,   HENRI. 

HENRI. 

Maurice,  un  grand  malheur  te  menace. 

MAURICE. 

Tu  m'effrayes! 

HENRI. 

IN'as-tu  pas  été  chez  madame  Siéber,  la  tante 
de  Francis,  sur  l'ordre  d'Isaure? 

MAURICE. 

Comment,  tu  sais?... 

HENRI. 

Je  sais  aussi  quelle  mission  odieuse  elle  t'avaii 
donnée. 

M  A  U  R  I  G  E. 

Elle  a  osé  te  dire?... 

HENRI. 

Elle  le  dit  à  tout  le  monde  en  riant  beaucoup 
de  ton  obéissance. 

MAUIilCK. 

Moi,  obéir!...  Elle  sait  bien  que  non;  mais  cpie 
m'importent  ses  railleries  et  ses  insultes?  Je  veux 
tout  oublier,  puisque  je  lui  dois  mon  salut! 
M  i;\R  I. 

Tu  lui  dois  ton  salut,  dis-tu?...  Et  si  elle  réus- 
sissait à  perdre  Louise?... 

M  A  u  R  I  C  E. 

O  Ciel  ! 

HENRI. 

Oui,  à  perdre  Louise? 

MAURICE. 

Mais  c'est  impossible! 

ui:\  RI. 

Pauvre  Maurice!  Quoi!  dans  ce  fait  d'um; 
femme  qui  envoie  son  arnant  chi'.z  une  autre 
femme  avec  mission  de  la  séduire,  tu  n'as  pas 


entrevu,  soupçonné  une   machination  infernale? 

MAURICE. 

Dès  que  j'ai  vu  Louise,  je  n'ai  pensé  qu'à  elle! 

II  EN  n  I. 
Et  tu  n'as  pas  songé  .\  son  avenir,  à  son  bon- 
heur, compropiis  par  toi. 

M  A  u  R I  c  E. 
Son  bonheur! 

HENRI. 

Ne  doit-elle  pas  épouser  Francis,  mon  ancien 
camarade? 

MAURICE,  accablé. 
C'était  donc  vrai  ! 

HENRI. 

Eh  bien!  ce  mariage,  Isaure  veut  le  rompre; 
car,  n'espérant  plus  rien  de  toi,  c'est  Francis 
qu'elle  veut  épouser. 

MAURICE,  avec  joie. 

L'épouser!  Elle  veut  l'épouser! 

HENRI. 

Et  pour  y  parvenir,  elle  commencera  par 
déshonorer  Louise  à  ses  yeux...  Le  moyen  est 
tout  trouvé.  Elle  lui  dira,  elle  lui  prouvera  que 
Louise  ne  l'aime  pas,  qu'elle  a  un  amant... 

MAURICE. 

Accuser  Louise  ! 

H  E  N  R  I. 

Et  cet  amant,  ce  sera  toi. 

MAURICE. 

Mais  c'est  faux,  c'est  une  infamie! 

HENRI. 

Eh!  mon  ami,  tu  ni;  sais  donc  pas  ce  (jue  c'est 
qu'une  femme  (pii  tourne  l'ardeur  de  ses  désirs 
vers  la  considération  que  donne  toujours  une  po- 
sition régulière!  dès  que  cette  idée  lui  est  entrée 
dans  la  tôte,  elle  devient  à  l'instant  l'être  le  plus 
dangereux  de  la  création;  ce  nom,  son  nouvel 
idéal,  il  le  lui  faut,  à  quelque  prix  que  ce  soit, 
et,  dans  sa  monomanie  furieuse,  clic  est  capable 
de  tout. 

M  A  u  R  I  c  E. 

Mais  Francis  ne  croira  i)as...  il  estime,  il  aime 
sa  cousine... 

H  E  N  R I. 

Francis  n'a  d'amour  jiour  personne,  il  se  pas- 
sionne, il  se  monte  la  tète  selon  le  cai)rice  de  son 
talent  ou  de  son  imagination.  Le  tour  d'ls;iure  est 
venu,  et  elle  en  prolitera  si  tu  commets  la  moin- 
dre imprudence...  si  tu  continues  tes  visites  chez 
madame  Siéber. 

MAUniCR. 

Oui, oui,  lu  as  raison,  c'est  par  ntoi  qu'elle  veut 
perdre  Louise.  Ah!  mon  ami,  je  crains  bien  <|Uo 
tu  ne  m'aies  ))réveiui  lro|)  tard!...  mais  non,  ollu 
n'a  pas  réussi  encore...  elle  ne  réussira  pas... 

Il  KNRI. 

lilil  que  feras-tu?  Cdiimu'iit  déjouoras-lu  ses 
projets  sans  les  comialtrc? 


382 


JEUNESSE  OISIVE. 


MAI  nie E. 
En  avertissant  madame  Siébcr  de  ne  pas  quitter 
sa  fdle  un  seul  moment,  de  se  défier  de  tous  et 
de  tout;  mais  je  n'ose,  je  ne  puis  moi-môme... 

HENRI. 

Garde  t'en  bien  1  J'y  cours.  • 

M  A  L  R I C  E. 

Oui,  oui;  et  après...  L-coute,  mon  oncle  est  allû 
chez  le  ministre,  tâche  de  l'y  rejoindre,  de  le  ra- 
mener ici  en  toute  h;Yte;  va,  mon  cher  Henri,  ne 
perds  pas  une  minute,  tu  seras  ma  Providence! 
HENRI,  sortant. 

Compte  sur  moi. 

SCÈNE    VIII. 

MAURICE,  puis  BAPTISTE. 

MAcniCE,  seul. 
Être  forcé  de  rester  là'....  ne  pas  voler  près 
d'elle!  attendre,  craindre  un  malheur,  et  ne  pas 
savoir  comment  le  conjurer!  Louise,  perdue  par 
moi!...  Non,  non,  elle  sera  heureuse,  elle!  je  le 
veux,  je  le  veux!  fallùt-il  pour  cela  me  briser  le 
cœur. 
BAPTISTE,    entr'ouvrant  la  porte  à  droite,    avec 

mystère. 
Monsieur... 

M  Al' RI  CE,  vivement. 
Que  veux-tu? 

BAPTISTE. 

C'est  une  jeune...  et  charmante  demoiselle... 
qui  demande  monsieur. 

MAURICE,  à  part. 

Mon  Dieu!...  cette  parole  d'Isaure...  si  c'était... 
(A  Baptiste.)  Où  est-elle,  où  est-elle? 

BAPTISTE. 

Pour  qu'elle  ne  soit  pas  vue  par  M.  Henri,  je  l'ai 
fait  entrer  dans  le  petit  salon. 

MAURICE. 

Eh!  qui  t'a  ordonné  ce  mystère? 

BAPTISTE. 

Mon  zèle  pour  monsieur... 

M  A  r  R  I  c  E. 

Va-t'en.  (Il  lui  indique  la  porte  du  fond.) 

BAPTISTE,  sortant. 
Cette  fois,  j'ai  gagné  l'argent  de  madame. 

SCÈNE   IX. 

MAURICE,   LOUISE. 

MAURICE,  un  moment  seul. 
Ah!  malgré  moi,  j'hésite...  j'ai  peur...  je  suis 
fou...  (Se  décidant,  courant  à  la  porte  de  droite  et  recu- 
lant accablé.)  Louise!...  c'était  bien  elle! 

LOUISE,  stupéfaite  à  la  vue  du  comte. 
M.   Maurice!   (Elle   reste    un   instant  immobile    et 
muette,  s'approchant.)  Vous,   monsieur  le  comte! 
Est-ce  possible? 

MAURICE,  tristement. 
Oui,  c'est  moi  que  votre  vue  désespère.  Ali  ! 
mademoiselle,  que  venpz-vous  chercher  ici. 


LOUISE,  étonnée. 
Vous  le  demandez?  lorsque  ma  mère  renversée, 
blessée  par  une  voiture... 

MAURICE. 

Votre  mère?  (A  part.)  Voilà  donc  l'indigne  moyen 
dont  on  s'est  servi  pour  attirer  cette  enfant  chez 
moi! 

LOUISE. 

Vous  allez  me  conduire  près  d'elle. . .  Mon 
Dieu!...  vous  vous  taisez...  serait-elle  plus  mal? 
serait-elle  en  danger? 

MAURICE. 

Non,  non,  ce  n'est  pas  elle,  c'est  vous,  Louise. 

LOUISE. 

Moi!...  Eh!  que  m'importe,  monsieur?  Il  s'agit 
d'elle,  je  veux  voir  ma  mère  !  je  veux  la  voir. 

MAURICE. 

Calmez-vous,  rassurez-vous,  mademoiselle,  votre 
mère  n'a  couru  aucun  danger, 

LOUISE,  avec  joie. 

Ma  bonne  mère!...  Cependant,  cet  avis  que  j'ai 
reçu... 

MAURICE. 

C'était  une  ruse  pour  vous  forcer  à  venir  ici. 

LOUISE. 

Une  ruse!...  et  dans  quel  but,  mon  Dieu?...  Où 
suis-je  donc  alors? 

MAURICE. 

Vous  êtes  chez  le  plus  respectueux,  chez  le  plus 
dévoué  de  vos  amis...  vous  êtes  chez  moi. 

LOUISE. 

Chez  vous! 

MAURICE. 

Malgré  ma  volonté,  sans  que  j'aie  pu  prévoir, 
ni  empêcher... 

LOUISE. 

Je  vous  crois...  je  vous  crois...  Mais  pourquoi 
donc  m'a-t-on  appelée  ici?.. .Oui,  vous  avez  raison, 
ce  mensonge,  ce  mystère  m'avertissent  d'un  dan- 
ger... Je  ne  serai  tranquille  que  près  de  ma 
mère,  et  j'y  cours...  Adieu,  adieu,  monsieur.  (Elle 
fait  quelques  pas  pour  sortir.) 

MAURICE. 

Arrêtez,  arrêtez,  de  grâce!  (Louise  se  retourne 
avec  surprise.)  Qui  vous  dit  que  la  vengeance  de 
ceux  qui  veulent  vous  perdre  ne  vous  attend  pas  à 
votre  sortie. 

LOUISE. 

La  vengeance!  qu'ai-je  donc  fait  pour  inspirer 
de  la  haine?  De  quoi  veut-on  se  venger? 
MAURICE,  avec  hésitation. 
N'aimez-vous  pas  M.  Francis  Amber? 

LOUISE. 

C'est  mon  cousin. 

MAURICE. 

Ne  devez-vous  pas  l'épouser? 

LOUISE. 

Ma  mère  désire  ce  mariage. 

M  A  I  R I  c  B. 

Et  vous?...  vous,  Louise?  * 


ACTE  QUATRIÈME. 


383 


LOUISE. 

Je  n'ai  jamais  désobéi  à  ma  mère. 

MAURICE. 

Eh  bien  !  Ton  s'est  arrangé  pour  que  ce  soit 
votre  cousin  qui  refuse. 

LOUISE. 

Mon  Dieu,  c'était  bien  simple;  il  n'avait  qu'un 
mot  à  dire. 

MAURICE,  l'eiaminant. 
Et  ce  mot...  ne  vous  eût  causé...  aucun  chagrin? 

LOUISE,  vivement. 
Au  contraire...  puisque  cela  ne  lui  convenait 
plus. 

MAURICE,  avec  transport. 
Ah!  Louise!  s'il  en  est  ainsi,  le  malheur  qu'on 
a  préparé  n'est  plus  à  craindre,  et,  si  vous  le  vou- 
lez, sur  un  signe  de  vous,  pourra  se  changer  en 
joie,  en  bonheur, 

LOUISE. 

En  bonheur? 

MAURICE. 

Pour  vous  et  vos  vrais  amis,  car  vous  êtes  sons 
ma  sauvegarde,  et,  tant  que  je  vivrai,  la  haine, 
l'envie  et  la  vengeance  ne  pourront  rien  contre 
vous...  Louise,  je  vous  le  jure  par  le  souvenir  de 
ma  mère,  vous  sortirez  d'ici  aussi  respectée,  aussi 
honorée  que  vous  y  êtes  entrée, 

SCÈNE  X. 
Les  Mêmes,  ISAURE,  FRANCIS. 

ISA  U  RE. 

On  vous  trompe,  mademoiselle... 

MAURICE. 

Isaure  ! 

LOUISE. 

Encore  cette  dame  ! 

ISAURE,  continuant. 
Maintenant,  vous  êtes  perdue. 

LOUISE. 

Perdue! 

ISAURE. 

Et  personne  ne  peut  vous  sauver, 

FRANCIS,  qui  s'est  avancé. 
Louise!  ici! 

LOUISE,  apercevant  Francis. 
Francis!  (A  Isaure.)  Ah!  si  vous  disiez  vrai,  ma- 
dame, voici  quelqu'un  dont  la  présence  seule  suf- 
firait pour  me  rassurer. 

FRANCIS,  embarrassé. 
Ma  cousine...  certainement...  mon  devoir,.. 

LOUISE. 

Il  hésite!  il  me  soupçonne! 

FRANCIS,  coatinaant. 
Malgré  ce  que  je  vois... 

MAURICE,  impétuensement. 
Taisez-vous,   monsieur,   taisez-vous,    ne  blas- 
phémez pas! 

ISAURE. 

U  cède  à  l'évideDce. 


MAURICE. 

A  l'évidence!...  Comment,  monsieur^Francis, 
depuis  qu'elle  existe,  vous  avez  le  bonheur  do  vivre 
près  d'elle...  et  votre  cœur,  votre  raison  ne  vous 
crient  pas  qu'elle  est  victime  d'une  lâche  perfidie, 
d'un  odieux  complot! 

ISAURE. 

En  parlant  ainsi,  monsieur  le  comte,  vous  ou- 
bliez que  mademoiselle  est  chez  vous. 

MAURICE. 

Je  vous  comprends,  madame...  vous  vouliez  que 
mademoiselle  fût  compromise  et  que  ce  fût  mon 
ouvrage;  mais,  grâce  au  Ciel,  cela  ne  sera  pas... 
(A  Louise.)  Ne  craignez  rien,  mademoiselle,  je  vous 
le  répète,  vous  sortirez  d'ici  la  tête  haute... 
ISAURE,  à  part. 

J'espère  bien  que  non, 

MAURICE,  continuant. 

Et  sans  me  maudire,  car,  je  le  déclare  devant 
votre  cousin,  je  voudrais  que  ce  fût  devant  la  terre 
entière,  vous  êtes  digne  de  tous  les  respects. 

ISAURE. 

Ah  !  ah  !  ah  !  la  belle  caution  que  la  votre,  mon 
pauvre  Maurice  ! 

MAURICE. 

Je  vous  forcerai  bien  à  la  respecter.  (A  Louise.) 
Venez,  mademoiselle,  c'est  à  moi  de  vous  rendre  à 
votre  mère. 

LOUISE. 

Je  sortirai  seule,  monsieur  le  comte,  sûre  de 
votre  loyauté  comme  de  ma  conscience. 
FRANCIS,  entraîné. 
Oh!  pas  sans  moi,  Louise  ! 

LOUISE. 

Merci,  Francis;  je  voulais  ta  justice,  je  refuse  ta 
pitié. 

BAPTISTE,  en  dehors. 
Mais  monsieur,  mais  madame,  mon  maître  n'y 
est  pas. 

MAURICE,  courant  ouvrir  la  porto. 
Vous  mentez,  je  vous  chasse. 

SCÈNE  XI. 
Les  MÊMES,  MADAME  SIÊBEH,   PIERRE. 

LOUISE,  courant  se  jeter  Jan>  les  bi.is  de  sa  mère. 
Ma  mère  ! 

MADAME     SltUER. 

Ma  fille!  mou  enfant  ! 

FRANCIS,  disparaissant. 
Ma  tante!  Pierre!...  Louise  n'a  plus  besoin  de 
moi. 

pierre,  bas  i  Maurice. 

Deux  mots,  monsieur  le  comte. 
MAI  RICK,  de  mime. 
•Je  vous  devine,  monsieur  Pierre,  et  si  vous  per- 
sistez, dans  dix  minutes,  je  serai  tout  à  vous. 
MADAME  SIÉDER,  qui,  pendant  ce  temps,  a  t-clungi 
quelques  p.iroies  avec  s»  fille. 
Je  le  sens,  je  le  vois,  j'en  étais  sùro  d'avance, 
non,  tu  n'es  pas  coupable. 


ZSh 


JEUNESSE  OISIVE. 


I  s  A  l' B  E,  s'approchant  d'elle. 
C'est  là  une   conviction   bien  consolante  pour 
vous,  madame. 

MADAME  siKBEn,  reculant  épouvantée. 
Elle!  toujours  elle! 

ISA  LUE,    continuant. 
Malheureusement,  personne  ne  la  partagera.  Ali  ! 
vous  avez  voulu  la  guerre,   vous  avez   été  sans 
pitié!...  eh  bien!  vous  souffrirez  à  votre  tour! 

MADAME    SIÉBER. 

Taurais  dû  m'en  douter,  c'est  vous!  c'est  vous 
seule!... 

1  SALUE. 

Voilà  donc  le  fruit  de  vos  austères  principes! 
Cette  jeune  fille  si  accomplie,  dont  vous  étiez  si 
fière,  cette. fleur  d'innocence  pour  laquelle  ma 
présence  vous  semblait  une  insulte...  si  vite  des- 
cendue jusqu'à  moi!... 

MADAME  sii';ber,  indignée. 

Ma  Louise  ! 

M  A  m  I  CE,  de  même. 

Descendue  jusqu'à  vous!  est-ce  que  la  vertu 
soupçonnée,  outragée,  peut  cesser  d'être  la  vertu? 
Est-ce  que  la  vérité  peut  ressembler  au  men- 
songe ? 

ISAl'RE. 

Vous  avez  beau  vous  révolter,  vous  débattre, 
désormais  son  sort  est  fixé;  elle  sera  méprisée, 
repoussée,  même  par  celui  qui  devait  unir  son 
sort  au  sien. 

PIERRE,   avec  feu. 

Vous  calomniez  Francis,  madame!  son  affection 
pour  Louise  égale  sa  confiance  en  elle... 

LOI!  SE. 

Francis  ne  m'aime  pas,  mon  bon  Pierre...  Il  me 
croit  coupable. 

PIERRE. 

Lui  1  c'est  impossible  ! 

I SACRE,  avec  ironie. 
En  effet,  il  n'a  aucun  motif...  qu'a-t-il  vu  ?... 
mademoiselle  seule,  ici,  en  tête-à-tète  avec  mon- 
sieur le  comte,  la  belle  preuve! 

MAURICE,  furieux. 
Ah!  c'est  trop  odieux  !...  sortez  madame,  éloi- 
gnez-vous... ou  je  ne  répondrais  plus  de  moi. 

ISA  IRE. 

Oui,  je  sortirai  ;  mais  ce  ne  sera  pas  avant  de 
vous  avoir  rendu  pleine  et  entière  justice,  mon- 
sieur le  comte.  (A  Louise.)  Mademoiselle,  cet 
homme  qui  me  chasse,  cette  homme  si  dévoué  à 
votre  cause,  il  y  a  quinze  jours  à  peine,  rampait 
à  mes  pieds  pour  obtenir  mon  amour. 
LOCISE,  à  part. 

Son  amour!  ah!  mon  Dieu!  cette  femme... c'^st 
pour  elle  qu'il  voulait  se  tuer. 

I  s  AL  RE,  continuant. 

Cet  homme,  par  mon  ordre,  par  ma  seule  vo- 
lonté, abusait  lâchement  de  la  confiance  de  votre 
mère  pour  vous  séduire,  pour  vous  tromper. 


i.oriSE,  vivement. 
Madame,  ce  que  vous  dites  est  faux  !  je  ne  vous 
crois  pas. 

ISAURE,  avec  dédain. 
Libre  à  vous  de  douter!  vous  êtes  avertie,  je  me 
retire. 

MAURICE,  la  retenant. 
Restez,  restez,  madame;  vous  m'avez  accusé,  il 
faut  que  vous  entendiez  ma  réponse.   (A  Louise.) 
Mademoiselle,  cette  femme  vous  a  dit  la  vérité. 

LOUISE,    PIERRE    et    MADAME   SIÉBER. 

La  vérité  ! 

MAURICE,    continuant. 
Il  y  a  quinze  jours,  je  suis  allé  chez  vous  parce 
qu'elle  m'y  avait  envoyé... 

LOUISE. 

Vous,  monsieur  le  comte!  vous! 

BIAURICE. 

Mais  sitôt  que  je  vous  ai  aperçue,  sitôt  qu'un  de 
vos  resiards  est  tombé  sur  moi,  je  me  suis  senti 
transformé;  j'avais  renié  mon  passé,  j'étais  libre 
de  ma  honteuse  chaîne  ! 

ISADRE,  à  part,  avec  rage. 

Patience  ! 

MAURICE. 

Et  loin  de  songer  à  vous  perdre,  il  me  semblait 
que  j'aurais  voulu  passer  ma  vie  entière  à  vous 
protéger,  à  mériter  votre  estime.  Vous  m'avez 
sauvé,  Louise! 

PIERRE. 

Et  en  échange,  c'est  à  cause  de  vous  qu'elle  est 
compromise,  soupçonnée,  c'est  à  cause  de  vous!... 

MAURICE. 

Vous  avez  raison,  monsieur  Pierre,  mais  celui 
qui  a  eu  le  malheur  involontaire  de  jeter  l'ombre 
d'un  soupçon  sur  la  vertu  d'une  femme  a  aussi  le 
pouvoir  de  l'effacer. 

ISAURE. 

Oh!  pour  cela,  je  vous  en  défie! 

MAURICE. 

Vous  allez  en  juger.  (A  Louise.)  Louise,  au  milieu 
de  mes  erreurs,  j'avais  tout  prodigué,  tout  sacrifié 
en  aveugle...  tout!  excepté  mon  nom. 
ISAURE,  à  part. 

Que  va-t-il  dire? 

MAURICE,  continuant. 

Car  ce  nom,  j'avais  promis  à  ma  mère  qu'il 
n'appartiendrait  qu'à  une  personne  digne  de  le 
porter  ou  qu'il  mourrait  avec  moi  ..  Eh  bien  !  ce 
nom  que  j'ai  seul  consené  sans  tache,  que  je  ne 
voudrais  donner  à  aucune  autre  femme...  le  vou- 
lez-vous, Louise? 

LOUISE. 

Votre  nom  ! 

ISAURE,  à  part,  avec  colère. 
Ce  qu'il  m'a  toujours  refusé! 

PIERRE,  à  part. 
Allons,  impossible  de  tuer  cet  homme! 


ACTE   OUATHIEME. 


385 


LOUIS  p.,  tr^s-i'-mn'. 
Vous  m'offrez  votre  nom!  (à  pari.)  Oh!  c'est  par 
h;  iicrosité,  parce  qu'il  me  voit  compromise  par 
ma  présence  chez  lui...  il  ne  m'aime  pas...  il 
aime  encore  cette  femme  dont  la  jalousie  a  juré 
ma  perte... 

MA  cm  CE,  à  Louise. 
Vous  détournez   les  yeux,  vous  hésitez  à  ré- 
pondre... 

LOCISE. 

Monsieur  le  comte,  je  suis  touchée  plus  que  je 
ne  puis  le  dire...  vous  êtes  noble...  vous  êtes  bon... 
jamais  je  n'oublierai...  mais  si  ceux  qui  n'ont 
rion  à  se  reprocher  tremblaient  devant  les  bruits 
menteurs  du  monde,  où  serait  l'avantage  de  se 
bien  conduire?  Non,  non,  tant  que  ma  mère  et 
mon  bon  Pierre  croiront  en  moi... 
PIERRE,  avec  feu. 
Ohl  comme  en  Dieu! 

LOUISE,  continuant. 
Ne  craignez  rien  pour  Louise,  aucune  injustice 
ne  pourra  l'atteindre. 

ISAUKE,  avecjoip,  à  paît. 
Elle  refuse  !  je  suis  vengée. 

MAI  RICE. 

Ah  !  si  ce  n'est  pas  pour  vous,  que  ce  soit  pour 
moi,  qui  me  reprocherais  toute  ma  vi(;... 


1. 0  u  I  s  e. 
Ne  vous  reprochez  rien  ;  vous  ne   m'avez  rien 
fait  perdre,  je  ne  regrotte  rien. 

M  A  L'  n  1  c  E. 

Louise,  par  pitié  ! 

i.oL'iSE,  avec  effort. 
N'insistez  pas,  monsieur  le  comte,  je  ne  puis 
accepter  l'honneur  que  vous  voulez  me  faire,  je  no 
puis  être  à  vous, 

MAL  ni  ce,  à  madame  Siéber. 
Madame,  au  nom  du  ciel  ! 

MADAME    SlÉBEfl. 

Ma  fille,  tant  de  loyauté,  tant  de  délicatesse... 
il  est  impossible  que  tu  résistes  davantage  ;  accepte , 
accepte,  tu  le  peux  maintenant. 

LOCISK, 

Ma  mère,  pardonne...  c'est  la  première  fois... 
maisje  dois  te  désobéir. 

MAURICE,  tombant  dans  nn  fauteail. 
Ah  !  elle  ne  m'aime  pas  ! 

LOUISE,  à  sa  mère  et  à  son  cousin. 
Venez,  venez,  emmenez-moi. 

PIERRE. 

Qui  pourrait,  chère  Louise,  te  soupçonner  encore 
après  l'offre  que  tu  viens  de  refuser?  (\h  Mri«ni 
tous  les  trois.) 

ISA u RE,  s'approcbant  de  Maorice. 

Vous  n'avez  pas  de  chance,  mon  pauvre  Maurice! 


ACTE    CINQUIÈME. 


Chîz  madame  Siéber.  —  MOuie  décor  qu'au  troisième  acte. 


SCÈNE   I. 

PIERRE,   FRANCIS. 

Francis    et   l'ieire    entrent    en    continuant    une 
conversation. 

PIERRE. 

Et  tu  as  pu  rester  huit  jours  sans  venir  de- 
mander pardon  à  deux  genoux  de  tes  indignes 
soupçons  ! 

FRANCIS. 

Mon  Dieu  1  la  vue  de  Louise  chez  le  comte 
m'avait  fait  perdre  la  tète...  Tu  comprends  que 
je  ne  pouvais  pas  deviner  l'audace  du  moyen  em- 
ployé. 

PIERR  F. 

Dis  plutôt  l'infamie. 

FRANCIS. 

Que  veux-tu,  la  crainte  de  me  voir  à  une  autre 
avait  rendu  cette  femme  à  moitié  folle;  cxipe  doue 
des  prorédés  d'une  lionne  qui  tremble  de  perdre... 
Bon  petit. 

PIFRRE. 

Tu  05OS  excuser... 
III. 


FRANCIS. 

Non ,  mais  je  raisonne,  je  remonte  aux  cause», 
et  je  me  dis  :  Puisque  c'est  moi  qui  ai  passionné, 
exalté...  c'est  peut-être  bien  moi  qui  suis  le  vrai 
coupable. 

PIERR  E. 

Eh  bien  !  alors,  c'est  à  toi  de  tout  réparer. 

PBANCIS. 

Oh  !  certainement,  je  ne  demanderais  pas  mieux  ; 
et  ce  n'est  pas...  cette  femme...  ni  wn  amour... 
forcené  qui  m'en  empêcheraient.  Je  n'aime  pas 
beaucoup  les  femmes  qui  s'exaltent!...  m^me 
quand  c'est  pour  moi...  Elle  espère  encore  pour- 
tant... que  je  l'épouserai... 

PIERRE,  TiTcm^nt. 

Malheureux!  le  lui  aurais-tu  promis? 

FRANCIS. 

Mon  cher  Pierre...  je  ne  promets...  Jamais.  Oui, 
c'est  un  moyen  quo  j'ai  trouvé  de  no  Jamais  mitn- 
quer  à  ma  parolo...  Et  tu  es  bien  si)r  quo  Louïm 
a  refusé  la  main  du  comte? 

fir.  RRE. 

Comment!  si  j'en  suis  sur?... 


386 


JEUNESSE  OISIVE. 


F  II  A  \  C  1  <;. 

C'est  pourtant  un  biun  noble  jeune  hommo, 
un  nom  supcrl)u...  et  une  loyauté,  une  géné- 
rosité ! 

p  I  F.  R  n  E. 

Oli!  certes...  Mais  tu  n'entrevois   pas,  tu    ne 
soupçonnes  seulement  pas  quel  seutimeut  a  pu 
inspirera  Louise  un  pareil  refus? 
F  u  A  N  c  I  s. 

J'ai  beau  chercher...  car  elle  avait  montré 
beaucoup  de  sympathie  pour  monsieur  de  Mar- 
san ne. 

piEnnK. 

Quoi  !  tu  ne  comprends  pas  que,  malgré  ton  in- 
différence, malgré  ton  lâche  abandon,  elle  t'aime 
toujours?... 

FRANCIS. 

Vraiment!  Tu  crois?...  Ah!  pauvre  cousine! 
quelle  idée  elle  a  été  se  mettre  dans  la  tête!  Sans 
doute,  je  ne  suis  pas  mal...  je  puis  plaire...  par 
hasard,  comme  un  autre  ;  mais  de  là  à  inspirer 
une  passion!  Que  dis-je?  deux  passions! 

PIF.  R  RE. 

Et  lu  ne  te  sens  pas  ivre  de  joie  à  cette  nou- 
velle? Tout  ce  qu'elle  te  fait  venir  à  la  pensée  et 
au  cœur,  c'est  que  tu  ne  mérites  pas  ce  qui  t'ar- 
rive?  Ah!  Francis!  ah!  mon  frère!  n'as-tu  donc 
plus  de  sang  dans  les  veines? 

FRANCIS. 

Au  contraire,  j'en  ai  trop  peut-être...  C'est  égal, 
aujourd'hui ,  je  veux...  Cependant,  si  tu  te  trom- 
pais sur  les  sentiments  de  Louise? 

PIERRE. 

Me  tromper! 

FRANCIS. 

Plus  je  me  rappelle,  plus  je  compare  mon  in- 
dignité à  ton  dévouement,  à  ta  bonté,  à  tes  soins 
infatigables...  Oui,  puisque  Louise  a  refusé  mon- 
sieur Maurice,  je  ne  vois  plus  qu'une  seule  per- 
sonne... Toi! 

PIERRE. 

Moi!  moi!  Ah!  ne  plaisante  pas  ainsi, Francis!... 
Mon  Dieu!  ça  m'étourdit,  ça  me  bouleverse...  Ja- 
mais je  n'ai  pensé  seulement...  une  minute!... 

FRANCIS. 

(il  te  contrarierait-il? 

PIERRE. 

Me  contrarier  :i!  Par  exemple!  une  femme 
comme  Louise!...  Mais  c'est  impossible!  moi, 
vieux  garçon  de  trente-quatre  ans!  bon  enfant, 
c'est  vrai,  laborieux,  assez  intelligent...  pour  les 
affaires...  Ah!  ce  n'est  pas  là  ce  qui  plaît  aux 
jeunes  filles!...  il  leur  faut  de  l'imagination,  de 
l'esprit,  de  la  gaité...  tout  ce  qu'on  trouve  chez  un 
artiste... 

FRANCIS,  apercevant  Louise. 

La  voilà!  Tu  vas  voir... 

PIERRE,  troublé. 

Francis,  je  t'en  supplie... 


FRANCIS. 

Sois  tranquille,  je  ne  dirai  rien;  c'est  elle  qui 
parlera. 

SCÈNE   H. 
Les  Mêmes,  LOUISR. 

Elle  entre  pensive  et  les  yeux  baibsi's. 
FRANCIS,   s'avançant  vers  elle. 
Ma  cousine... 

LOUISE,  relevant  la  tête. 
Ah!  Francis!...  ici!... 

FRANCIS,  se  jetant  à  genoni  devant  Louise. 
Oui,  c'est  moi  qui,  depuis  longtemps,  aurais  dû 
te  demander  grâce  comme  je  le  fais  en  ce  mo- 
ment. 

LODISE. 

Tu  peux  te  relever...  Je  ne  t'en  veux  pas;  tu 
étais  dans  ton  droit...  J'avais  contre  moi  les  appa- 
rences... 

FRANCIS. 

J'avais  le  droit  aussi  de  ne  pas  être  un  imbécile, 
de  réfléchir  avant  de  croire... 

LOUISE,  avec  douceur. 
Ne  parlons  plus  de  cela,  mon  ami. 
FRANCIS,  l'examinant. 
Nous  nous  retrouvons  comme  s'il  ne  s'était  rien 
passé?...  bien  sur? 

LOUISE. 

Oh!  tout  à  fait. 

FRANCIS,  même  jeu. 

Alors  nous  pouvons  reprendre  nos  projets?... 
prier  ta  mère  de  fixer  le  jour...  après  lequel  on  ne 
se  quitte  plus?... 

LOUISE. 

Tu  veux  parler  de  notre  mariage...  Oh!  non, 
Francis,  non. 

F  R  A  N  c  I  s. 

Pourquoi  donc? 

LOU  I  SE. 

C'est  inutile.  Cette  unioa  ne  peut  plus  avoir 
lieu. 

FRANCIS. 

Ah!  crois-le  bien,  Louise,  je  déteste  ma  cou- 
pable hésitation...  jamais  je  n'éprouvai  un  plus 
ardent  désir... 

LOUISE. 

Merci,  Francis,  de  ta  confiance  en  moi  ;  mais 
tout  est  fini  entre  nous...  Si  j'ose  te  parler  ainsi, 
c'est  que  je  sais  que  ce  mariage  n'était  pas  dans 
ta  pensée,  et  j'avouerai  avec  franchise...  qu'il  n'é- 
tait pas  non  plus  dans  la  mienne... 
FRANCIS,  bas  à  Pierre. 
Tu  l'entends? 

LOUISE,  continuant. 
Ma  mère  seule...  le  désirait. 

FRANCIS. 

Eh  bien,  elle  le  désire  toujours. 

LOUISE. 

Maintenant,  je  ne  pourrais  plus  lui  obéir.  J'ai 
changé  d'idée...  Je  ne  veux  plus  me  marier. 


ACTE    CINQUIÈME. 


387 


PIERRE,  bas  à  Francis. 
Tu  l'entends? 

FRANCIS,  de  même. 
Sans  doute!  celui  qu'elle  aiuie  ne  se  présente 
pas. 

LODISE,  qui  a  passé  son  mouchoir  sur  ses  yeui. 
N'est-ce  pas,  Pierre,  que  j'ai  raison? 

PIERRE,  embarrassé. 
Raison...  Je  mentirais,  Louise,  si  je  répondais 
oui. 

FRANCIS. 

Parbleu  1  il  n'y  a  que  les  monstres  qui  ne  se 
marient  pas!...  Et  encore...  Mais  toi,  si  belle,  si 
parfaite...  Voyons...  si  quelqu'un  te  donnait  toutes 
ses  pensées,  tout  son  cœur  et  toute  sa  vie...  le  re- 
fuserais-tu?... Oh!  ce  n'fst  pas  moi,  sois  tran- 
quille; je  me  rends  justice,  je  ne  suis  pas  digne... 
mais  je  ne  suis  pas  seul  au  monde,  Dieu  merci, 
il  y  en  a  d'autres...  beaucoup  d'autres!  regarde 
bien,  et  peut-être... 

LOnSE. 

Non,  mon  cber  Francis,  j'ai  du  renoncer,.,  et 
pour  toujours. 

PIERRE,  lias  à  Francis. 

Tu  vois  bien  ! 

FRANCIS,  à  Louise. 

Pour  toujours!...  nous  ne  le  souffrirons  pas! 
D'abord,  je  médite  une  ascension  et  je  te  préviens 
que  j'aurai  besoin,  comme  Murillo,  de  beaucoup, 
beaucoup  de  petits  anges!...  Mais  il  faut  que  j'em- 
brasse ma  tante  que  je  n'ai  pas  vue  depuis  huit 
ours...  Où  est-elle? 

LOCISE. 

Dans  sa  chambre. 

FRANCIS. 

Elle  va  bien  me  gronder!...  C'est  égal,  je  l'aurai 
toujours  embrassée.  (Bas  à  Pierre.)  Je  vais  lui  parler 
pour  toi,  parle  à  Louise. 

PIERRE,  de  même. 
Je  n'oserai  jamais. 

FRANCIS,  de  même. 
C'est  le  moment.  (A  Louise.j  Adieu,  ma  petite 
Louise.  (A  part,  en  sortant.)  Elle  m'a  refusé,  je  n'ai 
plus  de  remords. 

SCÈNK    III. 

LOriSE,   Pli: HUE. 

r''n'l.int  l'aparté  des  deui  frères,  Louise  s'est  assise  près 
de  la  fenêtre,  a  pris  sa  broderie  et  reste  pensive  sans 
travailler. 

PIERRE,  à  part,  avec  agitation. 
Elle  m'aimerait!...  moi!...  Elle  aurait  si  long- 
temps caché!...  Non,  non,  c'est  inii)ossiblc... 
Francis  s'abuse...  N'importe,  je  ne  i)uis  rester 
dans  un  pareil  doute,  il  faut  que  je  parle  ..  il  faut 
que  je  sache...  (S'approeliant  de  Loiii>c.)  Louise... 
Induise!...  (Silincc  de  Louise.)  Je  savais  bien  (jue 
Francis  se  trompait!  Je  suis  là  divant  ses  yeux, 
je  l'appelle  et  clic  nu  m'entend  pa-5,  elle  ne  me 


voit  pas!...  Hum!...  il  y  a  antre  chose!  il  y  a 
autre  chose! 

LOUISE,  levant  tout  i  conp  la  tèle,  avec  surprise. 

Pierre!...  Je  te  croyais  parti  avec  Francis... 
Comme  tu  me  regardes!...  Qu'as-tu  donc,  mon 
ami? 

PIERRE. 

Moi!...  Rien...  Seulement,  il  me  semble  que  je 
suis  en  train  de  devenir  absurde,  stupide. 

LOLISE. 

Toi! 

PIERRE. 

Louise,  tu  peux  me  rendre  un  grand  service. 

1.0LISE. 

Parle  vite. 

PIKRRE. 

J'avais  quatorze  ans  lorsque  tu  vins  au  monde... 
Dès  que  je  te  vi>,  je  t'aimai...  Et  depuis  ce  jour, 
j'ai  ressenti  tous  tes  petits  chagrins,  toutes  tes 
joies  de  jeune  fille. 

LOLISE. 

Je  le  sais,  oh!  je  le  sais! 

PIERRE. 

Enfin...  comme  l'aîné  de  la  famille,  je  suis 
presque  ton  père,  lu  es  presque  ma  fille,  et  une 
fille  doit  tout  dire  à  son  père. 

LOLISE. 

Eh!  que  veux-tu  que  je  te  dise? 

PIERRE. 

Si  tu  as  refusé  le  comte  de  Marsanne...  c'est  que 
tu  aimes  une  autre  personne...  quelqu'un  que  tu 
voudrais  épouser... 

LOUISE. 

Je  ne  veux  épouser  personne,  je  te  le  jure. 

PIERRE. 

Pourtant,  tu  es  triste,  il  est  certain  que  tu  souf- 
fres; vois-tu,  Louise,  pour  t'épargn<'r  une  peine... 
un  ennui  seulement,  je  donnerais  dix  ans  de  luu 
vie,  ma  vie  tout  entière!  Je  désire  tant  que  tu  s<iis 
heureuse!...  Ne  me  trompe  pas,  laisse-moi  lire 
dans  ton  cœur. 

1. 0 1  I  s  K. 

Dans  mon  cœur...  .\h!  mon  pauvre  Pierre,  tu 
serais  bien  habile,  et  tu  me  rendrais  bien  ser- 
vice; car  je  ne  sais  pas  moi-même  ce  qui  s'y 
passe. 

SCÈNE    IV. 
Les   Même. s,    MADAME    SIKRI.R. 
M  M)AMe  sii^.BER,  qui  i  coteudu. 
Eh  bien,  moi,  je  lésais,  petite  dissimulée! 

LOI' I se,  avec  doute. 
Tu  crois,  boniif!  mi-n-?... 

M  Al)  \M  K    SIKBEn. 

Oui,  oui,  je  le  crois...  (pic  c'est  mal  de  consentir 
à  tout  ce  que  je  propose,  au  lieu  de  m'averiir  et  dî- 
me dire  :  Maman,  tu  te  trompes,  r«-liii  quo  l'on 
voit  à  rhaqui;  iiioiiu'iit,  avec  lequel  ou  rit  sans 
cesse,  n'est  pas  toujours  celui  auquel  on  pcns«»  le 
plus. 


388 


JEUNESSE  OISIVE. 


1.0  II  SE. 

Mais,  lionne  mère... 

MADAME     M  K  II  En. 

Allons,  vas-tu  continiKu?  C'est  Pierre  que  tu 
aimes,  Francis  m'a  tout  dit. 

PI  K  HUE,  vivoincnl. 

Il  me  la  dit  aussi;  mais  sois  tranquille,  Louise, 
je  ne  l'ai  pas  cru. 

MADAME    SIÉBEB. 

Ail  1  tu  ne  l'as  pas  cru?...  Eli  bien!  moi... 

PIERRE. 

Eli  !  ma  tante,  vous  allez  trop  vite;  prenez  garde 
de  vous  tromper  encore. 

^         MADAME    SIÉBER. 

Non,  non,  je  ne  me  trompe  pas;  c'est  Pierre  que 
tu  aimes,  et  c'est  lui  qui,  comme  un  sournois,  en 
cachette,  meurt  d'amour  pour  toi. 

1.01  ISE. 

Quoi!  ina  mère,  Francis  vous  a  dit?...  Ainsi, 
mon  bon  Pierre,  tu  serais  heureux?.. 

PIERRE. 

Heureux!...  si  c'était  vrai...  mais  j'en  devien- 
drais fou,  je  crois. 

LOUISE,  à  elle-même.  ' 

Je  ne  vivrai  donc  pas  inutile!  je  pourrai  donc 
faire  le  bonheur  de  quelqu'un  I 

PIERRE. 

Comment,  tu  consentirais I...  tu  m'aimerais!... 

I.OL  I  SE. 

l'Accllent  Pierre,  qui  ne  t'aimerait  pas? 

MADAME    SIÉBER. 

Voilà  donc  une  parole  de  vérité!  Que  l'on  s'é- 
tonne encore  que  des  peuples...  de  grandes  na- 
tions... aient  tant  de  peine  à  s'entendre,  quand, 
dans  l'intérieur  d'une  même  famille,  les  parents 
les  plus  proches  et  les  plus  unis  y  parviennent  si 
dillicileuient. 

PIERRE,  qui  contemple  Louise. 

Mais  c'est  un  rùve!...  Tant  de  bonheur  à  moi! 
qu'ai-je  donc  fait  pour  le  mériter? 

LOUISE. 

Pierre,  toi  si  bon,  si  généreux,  si  dévoué!... 

MADAME    SIÉBBR. 

Beaucoup  trop!...  Monsieur  se  sacrifiait  à  son 
frère!...  et  pourquoi,  je  vous  prie? 

PIERRE. 

Parce  que,  comme  vous,  ma  tante,  je  lu  croyais 
préféré  par  Louise. 

MADAME  SIÉBER,  avec  t-lTiision. 

Tiens,  viens  m'embrasser!...  car,  je  le  sens,  tu 
aimes  ma  fille  presque  autant  que  moi!...  Et  y  a- 
t-il  longtemps  de  cela? 

PIERRE. 

Mais,  ma  tante,  depuis  qu'elle  est  au  monde... 
je  n'ai  vécu,  je  n'ai  travaillé  que  pour  elle! 

MADAME     SIÉBER. 

Une  pareille  constance,  une  pareille  discrétion  ! 
Il  n'y  a  pas  de  femme  qui  puisse  l'en  tenir  assez 
compte  ! 


LOUISE,   se  Icvaut. 
Je  tâcherai,  ma  mère. 

PIERRE. 

Ah!  tu  n'auras  pas  de  peine,  va!  ta  présence,  ta 
voix,  le  moindre  sourire...  c'est  fini,  rien  que  d'y 
piMiser,  le  peu  de  raison  qui  me  reste  déménage  !... 
Tiens,  Louise,  je  veux  te  demander  une  première 
giikce...  celle  de  ne  pas  vous  quitter  de  toute  la 
journée.  Il  me  semblera  que  nous  sommes  déjà 
mariés...  Consens-tu? 

M  A  n  \  M  E    SIÉBER. 

Peux-tu  le  demander? 

PIERRE. 

Alors,  ma  tante,  je  puis  écrire  un  mot  dans 
votre  chambre  pour  deux  ou  trois  affaires  pressées? 

MADAME     SIÉBER. 

Je  vais  te  donner  tout  ce  qu'il  faut  ;  viens,  viens. 
PIERRE,  sans  bouger. 

Oui,  ma  tante.  (Il  prend  la  main  de  Louise,  resti'e 
immobile,  la  porte  à  ses  lèvres,  puis  s'éloignant.)  Ah  ! 
que  c'est  bon...  de  ne  pas  se  dire  adieu!  A  bien- 
tôt, à  bientôt,  Louise!  (Il  sort  avec  iBadame  Siéber.) 

SCÈNE  V. 
LOUISE,  puis  MAURICE. 

LOUISE,  seule  un  moment. 

Ce  pauvre  Pierre!  comme  il  m'aime!...  Je  l'aime 
aussi!...  je  l'aime  de  toute  mon  âme!...  Mais  pour- 
quoi donc  suis-je  si  triste?...  Il  y  a  quelques 
jours,  j'étais  si  différente!...  Il  était  là...  ou,  du 
moins,  je  l'attendais...  bien  sûre  qu'il  allait 
venir...  Est-ce  possible,  mon  Dieu?  je  ne  le  verrai 
plus!  (Apercevant  le  comte  qui  entre.)  Ciel!  c'est  lui! 
(Elle  se  laisse  aller  sur  un  fauteuil.) 

MAURICE,  s'aiiprochant. 

Je  suis  bien  malheureux,  mademoiselle;  je  le 
vois,  ma  brusque  apparition  vous  a  effrayée. 

LOUISE. 

Ah!  ce  n'est  pas  cela... 

M  A  U  R  I C  E. 

Ma  vue  vous  a  rappelé  un  souvenir  pénible...  le 
seul  peut-être  de  votre  vie  si  calme. 

LOUISE. 

Vous  vous  trompez,  monsieur...  un  mal  subit... 
Il  est  déjà  passé...  (Se  levant.)  Voyez.  , 

MAURICE. 

Toujours  charitable,  mademoiselle!  mais  je  me 
rends  justice...  Certes,  je  n'aurais  pas  osé...  je 
n'espérais  pas...  le  hasard  seul...  c'est  M.  Pierre 
que  je  voulais  voir...  et  je  me  retire,  en  vous  sup- 
pliant de  m'excuser.  (Il  fait  quelques  pas.) 
LOUISE,  vivement. 
Pierre!...  Mais  il  est  ici,  monsieur! 

MAURICE,  s'arrètant,  avec  joie. 
Ah! 

LOUISE. 

Et  je  vais... 

MAURICE. 

De  grâce,  restez;  inutile  de  le  déranger,  c'est  un 


ACTE  CINQUIEME. 


389 


acte   important  que  je  désirais   lui    remettre... 

(Présentant  une  lettre  à  Louise.)  Et  si  vous  aviez  l'ex- 

trôme  bonté  de  me  rendre  ce...  dernier  service... 

LOL'ISE,  retirant  hi  main  qu'elle  avançait. 

Dernier!...  oli  !  le  vilain  mot! 

MAURICE,  embarrassé. 
C'est  que...  je  vais  partir... 

LOr  ISE. 

Vous  partez? 

il  A  l  U  I  f.  E. 

Oui,  mademoiselle...  Kl  (juand  on  part  pour 
longtemps,  on  ne  sait  jamais  le  sort  qui  vous  est 
réservé. 

LOI  (SE. 

Oh!  vous  reviendrez... 

M  A  u  m  c  E. 
Il  est   quelquefois...   des   obstacles   insurmon- 
tables. 

LOUISE. 

Non,  non...  Et  si  les  vœux  d'amis  véritables... 
Oli!  vous  reviendrez!  donnez  cet  écrit,  je  vais  le 
remettre  à  l'instant. 

MAURICE,  vivement. 

Oh!  pas  encore!...  restez,  restez,  je  vous  en 
bupiilie...  ce  bonheur  qui  va  s'écouler  si  rapide- 
ment, ne  me  l'enviez  pas.  Mademoiselle;  bientôt, 
je  partirai...  laissez-moi  vous  voir,  laissez-moi 
vous  dire...  tout  ce  que  je  vous  dois,  comme  ces 
heureuses  journées  passées  près  de  vous  avaient 
vite  cicatrisé  les  plaies  de  mon  âme,  effacé  de  mon 
souvenir  tout  un  passé  odieux...  Je  ne  doutais 
plus,  je  ne  souffrais  plus,  il  me  semblait  que  je 
recommençais  la  vie!...  un  moment  même,  j'avais 
osé...  espérer  une  suprême  félicité...  un  mot  dv 
vous,  Louise,  tout  s'est  évanoui!  Ah!  le  Ciel  est 
juste;  qu'importe  le  repentir,  il  faut  l'expiation... 
Je  vais  donc  chercher  bien  loin,  et  sans  espoir  de 
retour,  le  seul  bien  auquel  il  me  soit  permis  d'as- 
pirer désormais,  le  repos  et  l'oubli. 

LOUISE. 

L'oubli!  oh!  jamais!  jamais  Louise  n'oubliera 
le  généieux  appui  que  vous  lui  avez  offert.  Que 
parlez-vous  de  torts  à  expier!  des  torts,  vous  n'en 
avez  pas...  Je  ne  me  les  rappelle  plus, 
M  A  u  n  1  c  E. 
Ah!  s'il  était  possible,  si  un  jour,  vous  pouviez 
encore...  Louise!...  dites,  ah!  dites  que  vous  con- 
sentirez... 

LOUISE,  entraînée. 
Eh  bien!...    (S'arrétant.)    Qu'allais-je    faire?... 
J'oubliais... 

MAI  i\  rcE. 
Vous  vous  taisez,  vous    diUournez    les    yeux... 
Ah  !  je  suis  perdu  !  vous  me  défendez  d'espérer. 

LOUISE. 

Monsieur  le  comte...  je  ne  suis  plus  libre. 

MAURICE. 

Ciel!...  quoi!  votre  cousin  rrancisi 

LOUISE. 

Ohl  non,  son  frère. 


MAURICE. 

Monsieur  Pierre!  ah!  ce  devait  ("trc  lui!  l'ami 

constant,  le  cœur  dévoué,  riininme  labnrii-ux  qui, 

dans  toute  sa  vie,  n'a  pas  failli  un  seul  jour!  Vous 

avez  raison.  Mademoiselle,  vous  serez  heureuse. 

LOUISE,  à  elle-Dième,  se  détournant. 

Heureuse  ! 

MAURICE. 

Mais  ma  présence  ne  peut  que  vous  être  im- 
portune, il  faut  que  je  m'éloigne,  que  je  parte... 

LOUISE. 

Déjà! 

M  A  u  R  I C  E. 

Ah!  Mademoiselle,  ne  diminuez  pas  mon  cou- 
rage par  cet  accent  de  bonté!...  Je  ne  pourrais 
plus  m'arracher  d'ici,  et  il  le  faut,  il  le  faut! 
(S'eufnyant,  après  avoir  mis  sa  lettre  dans  les  mains  de 
Louise.)  Adieu! 

SCÈiNE  VI. 
LOUISE,    MADAME  SIÉBEH,    PIEllI'.E. 

:tl  \  D  A  M  E    S  1  É  B  E  R  ,    à  5:1  fille. 

Tu  n'étais  pas  seule,  Louise? 
LOUISE,  s'élanrant  J'aborJ  du  côte   de   la  porte  par 

laquelle  Maurice  est  sorti,  puis  s'arrétant  à  la  voii  do 

sa  mère. 

Ma  mère!  Pierre!  un  pressentiment...  un  grand 
malheur  peut-être!... 

PIERRE. 

Ah!  mon  Dieu!  qu'est-il  arrivé?  Expliquc-toi. 

LOUISE. 

Monsieur  Jlaurice...il  est  venu,  il  sort  d'ici... 

MADAME    SI  MlEli. 

Eh  bien? 

LOUISE. 

Je  tremble...  mais  il  t'a  écrit,  Pierre...  Tiens! 
prends,  lis...  hâte-toi,  nous  saurons  peut-être, 
nous  pourrons... 

l'iEKRE,  après  avoir  ouvert  la  lettre. 

Tu  te  trompes,  Louise,  cette  lettre  est  pour  toi. 
LOUISE,  hésitant  à  prendre  la  lettre. 

Pour  moi!...  (Résolument.)  Donne,  donne.  (Pous- 
sant un  grand  cri  après  avoir  jeté  les  yeux  sur  U  lelln-.) 
Ah!...   (Elle  tombe  évanouie.) 

MADAME   SIÉBER,  soutenant   sa  tille  et  la  déposant 
sur  nu  fauteuil. 

Que  peut  donc  contenir  cette  lettre,  mon 
Dieu? 

PIERRE,  ramassant  le  papier  et  li».iul. 

«  Mademoiselle,  vous  avez  refusé  mon  nom  ;  no 
<i  refusez  pas,  je  vous  en  su|>plie,  d'arromplir  les 
«  dernières  volontés  d'un  malheureux  (|ui  ne  peut 
«  vivre  sans  vous.  Acceptez  le  peu  que  j'ai  ooii- 
«  serve,  et  souffrez  que  mon  oncle  vous  ttdi>pt<' 
«  pour  sa  lille,  alin  qu'il  lui  nisie  au  moins  une 
»  consiilalion  dans  sa  vieillesse.  » 

MADAME    SIÉREU. 

Pauvre  jeune  homme! 

PI  111  RK. 

Vous  le  plai;;ue/.!  Eh!  ma  tante,  no  vojei-vous 
pas  que  c'est  lui  seul  qu'elle  aime? 


390 


JEUNESSE   OISIVE. 


MADAME    SIIiBEn. 

Et  il  va  mourir  ! 

p  1 1;  n  n  k. 

Non,  non,  rassurez-vons...  Louise  sera  heu- 
reuse... un  seul  mot,  il  est  sauvé!...  Et  je  cours 
le  lui  dire!  (Il  sort  vivement.) 

SCÈNE    VII. 
MADAME    SIÉBEH,    LOUISE. 

MAIIAMK    SIKBEll. 

Arrivera-t-il  à  temps,  mon  Dieu!  (A  sa  fille  qui 
rouvre  les  yoiix.)  Hevicns  h.  toi,  ma  fille,  tout  espoir 
n'est  pas  perdu. 

1.  o  i;  1  s  E. 
Ah!  ma  mère!...  j'en  mourrai!  c'est  moi...  (Se 
levant.)  Mais  nous  restons  là  immobiles,  nous  ne 
courons  pas  le  secourir  ! 

MADAME  SIÉBER,  rari'ètaut. 
Rassure-toi,  calme-toi,  ma  Louise:  Pierre  ré- 
pond de  tout. 

LOUISE,  vivement, 
Pierre!...  il  y  est  donc  allé?...  (  Avec  émotion.) 
Le  môme...  jusqu'à  la  fin!,.. 

SCÈNE   VIII. 

Les  Mêmes  ,    ISAURE. 

ISAURE,  paraissant  et  s'airêtant  à  la  porte  tandis  que 
madame  Siéber  continue  à  consoler  sa  lillc. 

Des  larmes,  du  désespoir!  Elle  faiblit  déjà! 
Elle  épousera  Maurice,  elle  sera  comtesse!  oui, 
mais  avec  un  doute  éternel  dans  le  cœur.  (S'avan- 
çant.)  Ma  chère  parente... 

MADAME  SIÉBER,  se  retournant. 

Cette  femme!  toujours  !  (A  sa  fille.)  Louise,  cache 
tes  larmes,  car  elle  vient  pour  en  jouir.  (A  Isanre, 
sévèrement.)  Qui  donc  vous  ramène  ici,  madame? 

ISAURE. 

Le  repentir...  (Mouvement  de  madame  Siéber.)  oui, 
le  repentir!  J'ai  été  bien  coupable  envers  votre 
fille,  je  croyais  la  haïr,  mais  sa  conduite  si  noble, 
sa  douceur,  sa  résignation  m'ont  profondément 
touchée. 

MADAME     SIÉBER. 

Vous  ! 

ISAURE. 

Laissez-moi  achever.  (A  Louise.)  Mademoiselle, 
en  refusant  le  comte  de  Marsaimc,  vous  avez  cru 
vous  retirer  devant  des  droits  antérieurs  aux  vô- 
tres; c'était  une  généreuse  pensée... 

MADAME     SIÉBER. 

Eh  :  madame,  épargnez-nous  votre  approbation  ! 
ISAURE,  continuant. 

Vous  avez  craint  peut-être  aussi  qu'une  union 
fondée  sur  un  sacrifice  ne  vous  rendît  irdn  heu- 
reuse. 

LOUISE. 

Ce  n'est  pas  à  moi  que  j'ai  songé. 

ISAURE. 

Vous  ne  connaissez  pas  Maurice;  pour  réparer 


des  torts  dont  il  a  été  la  cuuso  involontaire,  il  se- 
rait capable  du  dévouement  le  plus  sublime. 

LOUISE. 

11  n'a  rien  à  réparer,  il  ne  m'a  fait  aucun  tort. 

ISAURE. 

Ah!  vous  pouvez  accepter  la  réparation  qu'il 
vous  offre,  jamais  une  plainte,  jamais  un  regret  ne 
sortiront  de  sa  bouche;  et,  dût-il  en  mourir,  cet 
amour  qui,  pendant  si  longtemps,  a  été  toute  sa 
joie,  toute  sa  vie,  cet  amour  restera  enseveli  au 
fond  de  son  âme  comme  dans  un  tombeau. 

M  A  I)  A  ME   SI  É  B  E  R  . 

Oui,  dans  un  tombeau,  car  il  est  bien  mort,  et 
c'est  la  seule  vérité  que  vous  veniez  de  dire. 
ISAURE,  à  part. 
L'impertinente! 

LOUISE,   à  part. 
S'il  l'iiinKiit,  lieureu.\  de  mon  refus,  il  ne  vou- 
drait pas  mourir  ! 

ISAURE,  à  madame  Siéber. 
Ainsi,  vous  supposez... 

MADAME    SIÉBER. 

Assez  d'hypocrisie!...  les  véritables  sentiments 
do  M.  de  Marsanne  nous  sont  connus;  (luanl  aux 
vôtres... 

ISAURE. 

Un  mot  vous  convaincra  de  leur  sincérité  et  de 
votre  injustice...  Je  vais  ine  marier. 

MADAME     SIÉBER. 

Vous  marier? 

I  s  A  U  R  E, 

Votre  chère  Louise  a  triomphé  de  mon  endur- 
cissement :  pour  assurer  son  repos ,  je  renonce  à 
Maurice,  et  je  viens  vous  faire  part  de  mon  ma- 
riage avec  un  artiste  distingué,  avec  votre  neveu 
Francis. 

MADAME    SIÉBER. 

Francis!  il  oserait! 

ISAURE,  ironiquement. 

Vous  le  voyez,  je  rentre  tout  à  fait  dans  la  fa- 
mille, au  foyer  domestique,  et  j'espère  que  vous 
voudrez  bien  honorer  de  votre  présence  la  bén(''- 
diction  nuptiale  qui  nous  sera  donnée...  dès  de- 
main, à... 

SCÈNE   IX. 

Les  Mêmes,  HENRI,  entrant  vivement. 

HENRI,  à  Isaiire. 
Vous  vous  trompez,  Madame,  votre  mariage  est 
remis... 

ISAURE. 

lieniis  ! 

l'iENBI. 

Mon  Dieu,  oui  !...  Et  par  force  majeure;  Francis 
part  à  l'instant  jiour  l'Italie. 

ISAURE,  confondue. 

Il  part?...  Oh!  ces  artistes!  comptez  donc  sur 
eux!...  une  fois  qu'ils  ont  mis  votre  figure  dans 


ACTE   CINQUIÈME. 


391 


leurs  tableaux...  {X  Henri.)  C'est  vous  qui  iik; 
jonoz  ce.  tour-là,  Monsieur  de  Vernac? 
HE\m. 
Vous  en  avez  tant  joué  h  d'antres!  cela  vous 
change;  mais  puisque  je  vous  ai  fait  perdre  un 
compagnon  de  voyage,  il  est  juste  que  je  vous  en 
fasse  retrouver  un  autre...  Je  pars  poui-  Copen- 
liague,  et  si  ces  contrées  pouvaient  vous  seml)ler 
agréables  à  visiter... 

ISAURE. 

Mille  grâces  !  il  y  fait  trop  froid...  et  le  compa- 
gnon de  route  me  conviendrait  encore  moins  que 
le  pays.  (Elle  sort  furieuse.) 

LOUISE,  à  Henri. 

Ah!  Monsieur,  vous  avez  sauvé  Francis,  mais 
votre  ami,  M.  de  Marsanne?... 

HENRI. 

Que  dites-vous?  Maurice!... 

VOIX    DE    PIERRE,    On   (ifiliors. 

Louise! 

SCÈNE  X. 

Les  Mêmes,  excepté  ISAURE,  PIF.RRE,  MAU- 
RICE,  LE   MARQUIS,  puis  FRANCIS. 

PIERRE,  entrant  vivement  le  premier. 
Jeté  le  ramène...  rassui'e-toi,  mais  ne  le  laisse 
plus  partir. 

i.oriSE,  courant  à  Maurice. 
Ali!...  vous  n'êtes  pas  blessé? 

M  A  L  R  l  C  E. 

Si,  Louise!  au  plus  profond  do  mon  âme! 

i.E  MARQUIS,  à  Louise. 
Lli  bien  !  Mademoiselle,  refuserez-vous  encore? 

LOUISE. 

Oli  !  non,  non,  j'accepte,  j'accepte....  Je  ne 
voulais  rien  de  sa  générosité,  de  sa  pitié...  J'ac- 
cepte tout  de  son  amour  ! 

MADAME   SIÉGER,  avec  joie. 

Enfin! 

LE     MARQUIS. 

Vous  le  pouvez  sans  crainte.  Je  vous  le  donne 
pour  le  caractère  le  plus  entOté,  le  plus  tenace... 


Kt  maintenant  qu'il  est  passé  du  bon  cùté,  tous 
les  canons  d'une  batterie  ne  le  feraient  pas 
varier. 

FRANCIS,  passant  h  tèU. 
Peut-on  vous  dire  adieu?  Est-clIc  partie? 

TOUS. 

Francis! 

FRANCIS,  s'avanrant. 
Pardon,  ma  tante...  c'est  moi  qui  vous  l'ai  en- 
voyée pour  vous  inviter  i  notre  mariage,  oui...  et 
pendant  ce  temps-là,  j'ai  déchiré  le  contrat  et  pris 
mes  bottes  de  sept  lieues.  (A  M.  de  Vernac)  Merci, 
Henri,  tu  m'as  tiré  une  fameuse  épine  du  pied... 
J'aurais  boité  toute  ma  vie  ! 

MADAME   siÉRER,  haussant  les  épaules. 
Mauvais  sujet! 

LE   MARQUIS,  prenant  la  main  de  Louise. 
Monsieur  Francis  veut-il  permettre,  avant  son 
départ,  que  je  lui  présente  ma  nièce,  madame  la 
comtesse  de  Marsanne? 

FRANCIS,  stupéfait. 
Comment?...  (Il  regarde  son  frère.) 

PIERRE. 

Mon  ami,  tu  t'étais  trompé. 

FRANCIS,  apercevant  Maurice. 
Ah!  je   n'avais   pas    encore    vu    monsieur    ]o 
comte...  sans  cela...  je  m'en  serais  douté. 

LOUISE. 

Pierre...  me  pardonncras-tu?...  Avant  de  con- 
naître monsieur  .Maurice,  je  ne  savais  pas  que  lu 
m'aimais;  après...  il  m'eût  été  impossible  de  te 
le  rendre. 

PIERRE. 

Louise!...  Oh!  je  n'ai  pas  le  droit  de  me  plain- 
dre!,.. (Prenant  la  main  Je  Maurice.)  Le  prix  est  au 
plus  digue;  car  n'y  a-t-il  pas  plus  de  Joie  dans  lo 
ciel  pour  un  pécheur  qui  se  repcnt... 

FRA\CIS. 

Dis  donc...  deux  pécheurs! 

PIERRE,  mettant  la  main  de  Louise  dans  celle  d« 

Maurice. 
Je  reprends  mon  rolc  de  père. 


n  .s     DE    JICl.NBSSE     DlSlVE. 


LE   LUTRIN 


OPERA-COMIQUli   EN  TROIS  ACTES 


EN    (OLLAHOllAT  1  ON     AVKC    MM.     UOCIIE     ET    C 


*  «  ik  ut  *  it(  fk 


ni. 


Pour  tirer  ces  billets  avec  moins  d'artifice , 
Guillaume,  enfant  de  chœur,  prOte  sa  main  novice. 
Son  front  nouveau-tondu,  symbole  de  candeur. 
Rougit,  en  approchant,  d'une  honnête  pudeur. 

On  se  tait  :  et  bientôt  on  voit  paraître  au  jour 
Le  nom,  le  fameux  nom  du  perruquier  l'Amour. 
Ce  nouvel  Adonis,  à  la  blonde  crinière, 
Est  l'unique  souci  d'Anne  sa  perruquière. 

BoiLEAU,  le  Lutrin,  chant  I". 


50 


: 


PERSONNAGES. 


DIDIER  L'AMOUR,  perruquier. 

ANNE,  sa  femme. 

GUILLAUME,  son  appronti. 

BELLEGRACI^,    marguillior. 

GORILLON,  chantre. 

BOIRUDE. 

BRONTIN. 

Partisans   du  M  art.  ijii,i,ie  p.. 

Partisans  du  Chantre. 

Enfants  de  Choeur. 


La  scène  se  pusse  vers  1675. 


LE   LUTRIN 


ACTE    PREMIER. 


Le  théitre  représente  une  boutique  de  perruquier  avec  tous  les  accessoires  de  l'époque. 


SCENE  I. 
ANNE,   Chcecr  de  Bocrgeois  entrant. 

INTRODUCTION. 

LE    CHQEUB. 

Didier!  Didier!  dépêchons!  dépêchons! 
Qu'on  nous  embellisse  ! 
Qu'on  nous  rajeunisse  ! 
Nous  attendons. 
Noos,  c'est  pour  la  figure; 
Nous,  c'est  pour  la  frisure  ! 
Eh  bien  !  eh  bien  !  mais  où  donc  est  Didier  ? 
Quel  maudit  perruquier  ! 
Le  maudit  perruquier  ! 

ANNE. 

Pardon,  messieurs,  mais  son  absence 
Ne  peut  durer  encor  longtemps  ; 

Car  je  l'attends! 
Un  seul  moment  de  patience. 

BOCRGEOIS. 

Non,  non,  c'est  un  abus  ! 
Et  nous  n'attendrons  plus  ! 

ACTRES    BOCRGEOIS. 

Ni  nous  non  plus,  ni  nous  non  plus! 

ENSEMBLE. 

A\NE,   à  part. 
Le  malheureux  perd  sa  boutique 
Et,  chaque  jour  plus  négligent. 
Il  mécontente  la  pratique 
Et  l'envoie  à  son  concurrent. 

LE    CHCECR. 
Voilà  comme  on  perd  sa  boutique, 
Comme  un  barbier  trop  négligent 
Envoie  une  bonne  pratique, 
Chaque  jour,  à  son  concurrent  ! 
ANNE,  allant  de  l'un  à  l'autre. 
Pour  moi,  messieurs,  montrez  de  l'indulgence. 
LE    CllOECR. 
Non,  non.  C'est  trop  de  patience. 

ANNE. 

Si  je  ne  puis  vous  retenir. 

Ayez  au  moins  l'obligeanco 

De  revenir. 

BOCRGEOIS. 

Non,  non,  c'est  un  abus  ! 
Nous  ne  reviendrons  plus 


ACTRES    BOCRGEOIS. 

Ni  nous  non  plus,  ni  nous  non  plus  ! 

ENSEMBLE. 
ANNE. 

Encore  on  peu  de  complaisance, 
Un  seul  moment  de  patience. 
Et  vous  verrez  bien  qu'aujourd'hui 
Dans  peu  Didier  sera  chez  lui. 

LE    CHOECR. 
A  quoi  bon  tant  de  complaisance  ? 
De  nous  vous  vous  moquez,  je  pensa. 
Puisque  jamais,  c'est  inoui  ! 
On  ne  trouve  Didier  chez  lui. 
(Ils  sortent  tous,  malgré  les  prières  de  la  perroqnière. 

SCÈNE  II. 
ANNE,   puis  GUILLAUME. 

ANNE. 

Conçoit-on  ce  M.  Didier,  de  s'absenter  ainsi  tous 
les  jours,  et  sans  que  je  sache  pourquoi?  Ah! 
M.  Didier:  il  faudra  que  ça  finisse,  ou...  votre 
femme  se  fâchera  tout  de  bon.  Sans  Guillaume, 
son  apprenti,  je  serais  seule,  sans  cesse;  il  ne 
m'abandonne  pas,  lui!...  Sitôt  qu'il  a  fini  son  ser- 
vice d'enfant  de  chœur,  il  revient  bien  vite  près 
de  moi,  m'aidt-r,  me  distraire.  Il  est  si  pnHenantl 
si  attentif!  et  puis  il  a  une  voix  si  flùtî-c,  si 
agréable,  qu'on  ne  se  lasse  jamais  de  l'entendre. 
(Ici,  on  entend  fredonner  au  dehors.)  Ah!...  justement 
le  voici. 

GCILLACME,  entrant,  un  cahier  de  musique  sous 
le  bras. 


Oui,  j'ai  bien  près  de  quinze  ans, 
Et  d'être  novice, 

Ma  foi,  j'ai  passé  le  tems  : 
Il  faut  que  ça  liaisse  ! 

Et  puis,  le  timbre  argentin 
Un  fausset  qu'on  renomme. 

Me  déplaît.  Je  veux  enlin 

Montrer  que  je  suis  un  homme  I 

Oui,  j'ai  bien  près,  etc. 
Ecoutez  donc  les  gva»  : 
Quinze  ans  !  la  belle  affaire  ' 
11  Uni  au  moins  trcnto  aai 
Pour  aimer  et  pour  plaire  '■ 


396 


LE  LUTRIN. 


Moi,  je  dis  :  J'ai  quinze  ans, 

Et  d'ôtro  novice, 

J'ai  passé  le  temps  : 
Il  faut  ijue  ça  linisso  ! 

AMME. 

Qu'est-ce  que  vous  dites  1;\  Guillaume?. 

G  11  LLAUMli. 

Vous  ne  savez  pas,  bourfj;eoise,  voilà  que  ça 
m'ennuie  de  faire  deux  métiers. 

ANNE. 

Pourquoi  donc?  Mais  il  y  a  beaucoup  de  gens 
comme  cela. 

c  U 1 1. 1,  A  u  M  E. 

Enfant  de  chœur,  puis  apprenti  perruquier  chez 
votre  mari,  c'est  trop.  D'ailleurs,  j'ai  tant  de  goût 
pour  la  chevelure!...  Je  me  trouve  si  heureux!... 
ici,  prùs  de  vous,  que  décidément...  j'ai  envie 
de  donner  ma  démission  d'enfant...  (Ici,  il  prend 
sa  vestft  J'appreuli.) 

ANNE. 

Vous  auriez  grand  tort,  Guillaume,  c'est  si 
agréable  de  savoir  chanter! 

GUILLAUME. 

Vrai?...  Vous  trouvez  ça  agréable?...  Oh!  du 
moment  que  ça  peut  vous  plaire,  c'est  fini,  je  pas- 
serai ma  vie  à  être  enfant  de  chœur.  (U  regarde 
Aune  tendrement  et  vient  s'asseoir  sur  un  pelil  labourct 
devant  elle.) 

ANIME. 

C'est  bien,  Guillaume,  d'écouter  les  personnes 
qui  vous  portent  intérêt. 

GUILLAUME. 

Au  fait,  c'est  amusant  tout  de  même  de  chanter 
aulutrin,  etçadonnc  occasion  de  voir  des  choses... 
qui  fout   joliment  rire...  dans  ce  moment  sur- 
out. 

ANNE. 

Qu'y  a-t-il  donc? 

GUILLAUME. 

Vous  savez,  M.  Gorillon,  mon  ancien  maître 
d'école,  ce  chantre,  qui  psalmodie  encore  en  de- 
mandant qu'on  lui  fasse  la  barbe;  et  M.  de  Belle- 
grâce,  le  parfumeur  qu'on  a  nommé  marguillier 
l'année  dernière,  qui  ne  vous  approche  jamais 
sans  vous  baiser  la  main,  et  sans  vous  dire  : 
»  Belle  pcrruquiére,  vous  êtes  pétrie  de  grâces...» 

ANNE. 

Eh  bien? 

GUILLAUME. 

Eh  bien,  ils  ne  peuvent  pas  se  souffrir;  jaloux 
comme  des  tigres!... 

ANNE. 

Jaloux!  de  quoi? 

GUILLAUME. 

Des  regards  et  des  préférences  du  beau  sexe  ! 
c'est  tout  simple;  avant  l'arrivée  de  M.  Gorillon, 
chantre  à  la  barbe  brune,  au  maintien  imposant, 
le  marguillier  coquet,  pincé,  musqué,  réf;nait  sur 
les  cœurs  de  toutes  les  paroissiennes,  c'était  â  qui 
se  placerait  le  plus  près  de  lui...  obtiendrait  un 


regard,  un  sourire  do.  M.  de  Bellegrâce...  Mais 
depuis,  tout  a  changé.  La  voix  brillante,  l'œil  noir 
(lu  chantre  ont  triomphé  des  petites  manières  et 
du  bel  air  du  marguillier;  les  places  restent  vides 
près  de  lui...  et  du  coté  du  chantre,  la  mère 
Guillot  a  doublé  le  prix  de  ses  chaises. 
ANNE,  riant. 
Oh!  la  mauvaise  petite  langue!  (pii  vous  a  conté 
tout  cela? 

c  UILI.au  ME. 

Qui?...  pardine,  je  l'ai  bien  vu,  allez...  sans 
avoir  l'air,  tout  en  faisant  ma  partie  au  plain 
chant,  et  mes  si  d'en  haut  que  vous  aimez  tant. 
Mais  M.  de  Bellegrâce  s'est  bien  vengé.  11  a  fuit 
construire  un  énorme  lutrin  derrière  lequel  le 
chantre  est  tellement  caché  qu'on  ne  voit  plus 
que  le  haut  de  son  toupet! 

ANNE. 

C'est  vrai! 

GUILLAUME. 

Et  encore  !  et  encore  est-on  obligé  de  se  lever 
sur  la  pointe  des  pieds,  ce  qui  est  très-fatigant. 
Depuis  ce  jour,  le  chantre,  M.  Gorillon,  a  juré 
une  haine  éternelle  à  M.  de  Bellegrâce. 
ANNE,  riant. 

Ah!  ah!  ah!  sont-ils  ridicules,  mon  Dieu!  avec 
leurs  prétentions. 

GUILLAUME. 

Moi,  je  les  trouve  charmants!  Je  suis  si  heu- 
reux depuis  qu'ils  n'osent  plus  venir  ici,  dans  la 
crainte  de  se  rencontrer!  mais  le  plus  drôle  de 
l'aventure,  c'est  bien  M.  Didier,  votre  mari,  qui  a 
pris  à  cœur  ces  sottes  querelles  ;  qui  ne  quitte 
plus  les  deux  champions,  et  qui,  sans  cesse,  se 
plaçant  entre  eux,  ne  songe  qu'à  les  calmer  et  à 
les  réconcilier! 

ANNE. 

Quoi!  c'est  pour  un  tel  motif  que  mon  mari 
l)erd  son  temps  et  ses  pratiques?  C'est  pour  cela 
qu'il  abandonne  sa  maison  et  sa  femme? 

GUILLAUME. 

Oh!  mais,  à  les  entendre,  on  dirait  qu'il  s'agit 
du  sort  de  tout  le  royaume. 

ANNE,  avec  menace. 
Ah!  M.  Didier!  M.Didier! 

GUILLAUME. 

Est-il  bon  enfant,  le  patron,  hein?  ne  pas  se 
contenter  d'être  le  mari  d'une  gentille  petite 
femme  comme  vous. 

ANNE. 

Pas  de  réflexions,  Guillaume. 

GUILLAUME. 

Et  dire  qu'on  a  surnommé  :  l'Amour,  un  homme 
comme  ça!...  L'amour  de  qui?...  ça  ne  peut  pas 
être  l'amour  de  sa  femme,  toujours! 

ANN  E. 

Vous  vous  trompez,  Guillaume,  jamais  époux 
ne  fut  plus  complètement  adoré. 


ACTE  PREMIER. 


397 


GCILLACME. 

Ah!  bien,  il  faut  que  vous  soyez  cousue  de 
bontû,  par  exemple  ! 

A  \  .\  E. 

Guillaume!...  puisque  vous  vous  permettez  des 
propos  au-dessus  de  votre  âge...  levez-vous,  nous 
ne  ferons  plus  d'ouvrage  ensemble,  (Elle  se  lève.) 
G  M  LL  AL  ME  veut  la  retenir  par  son  fîcUu,  mais  il 

lui  reste  dans  la  main. 
Oh!  bourgeoise! 

ANNE. 

Rendez-moi  ce  fichu,  Monsieur. 

GUI  LL  AIME,  se  saiivant. 
Il  ne  me  quittera  qu'avec  la  vie. 

ANNE. 

Nous  allons  voir!  (Courant  ai^rès  lui.)  Ce  fichu, 
tout  de  suite!  ou  sans  cela... 

GDXLLAUME. 

Jamais!  (Il  sort.) 

SCÈNE  III. 

ANNE,  seule. 

C'est  en  vain  qu'on  voudrait  se  fâcher  contre 
lui!  il  est  si...  gentil,  et  si  drôle!...  S'il  m'aime, 
n'est-ce  pas  tout  simple?...  je  l'aime  bien,  moi! 

ROMANCE. 

PREMIER    COUPLET. 

Du  sentiment  qui  nous  anime , 
Didier  ne  sera  pas  jaloux. 
Qui  donc  pourrait  y  voir  un  crime? 
Il  est  aussi  pur  qu'il  est  doux. 
Un  mot  explique  le  mystère 
De  ce  tendre  et  naïf  penchant  : 
Le  pauvre  enfant  n'a  plus  de  mère , 
Moi...  je  n'ai  pas  encor  d'enfant. 

DEUXIÈME    COUPLET. 

Un  regard,  un  geste,  il  devine  : 
Soudain ,  mes  désirs  sont  remplis  ; 
Et  toujours  sa  joie  enfantine , 
De  mes  suins  me  donne  le  prix. 
Un  mot  explique  le  mystère 
De  ce  tendre  et  naif  penchant  : 
Le  pauvre  enfant  n'a  plus  de  mère. 
Moi...  Je  n'ai  pas  encor  d'enfant  ! 

Mais  voilà  enfin  mon  mari!...  encore  avec  c».' 
M.  Gorillon  et  en  M.  de  Bellegràcc...  Dieu!  qu'ils 
ont  l'air  ri'liculo! 

SCkNE   IV. 

ANNE,  DlDlEIi,   GOUILLUN, 
BELLEGRACE. 

DiDiEn,  entrint  d'abord. 
Entrez  donc,  mes  chères  pratiques. 

GORILLON,  voulant  céder  le  pas  à  Bellegràcc. 
C'est  à  vous. 

RELLEGIIACE,   UlèmG  Jcil. 

Je  n'en  ferai  rien. 

GORI  Ll  <i  \. 

Ni  moi  non  plus. 


AN  ME,  à  part. 
Allons!  Ils  continuent  leurs  disputes,  môme  en 
se  faisant  des  politesses. 
DIDIER,  prenant  Gorillon   et  Bellegrdce  par  la  main 

et  les  faisant  entrer  ensemble. 
Alors,  tous  deux  ensemble!  Illustre  chantre,  et 
vous,  aimable  marguillier!  ah!  quelle  joie  pour 
mon  cœur  d'avoir  réussi  à  vous  rapprocher... 
Quel  succès!...  Deux  ennemis,  qui  n'auraient  pu 
se  souffrir  a  cent  pas  de  distance,  vont  se  faire 
aujourd'hui,  raser  là,  sous  le  môme  toit,  face  à  face 
et  avec  la  même  savonnette  ! 

BELLEGRACE. 

C'est  fort  bien,  mon  cher  Didier;  mais  je  ne 
vois  pas  comment,  à  vous  tout  seul,  vous  pourriez 
parvenir... 

DIDIER. 

Oh  !  j'ai  un  autre  moi-même,  et  si  M.  de  BcIIe- 
gràce  veut  permettie  que  ma  ft.-mme  l'accom- 
mode... 

ANNE,    à  part. 

Quel  ennui! 

BELLEGRACE,    s'appmchant  d'.\une. 

Quoi!  vous  étiez  là.  Madame!  et  je  n'ai  pas 
encore  déposé  mon  hommage  sur  votre  jolie 
main...  (Lui  baisant  la  main.)  Vous  êtes  pétrie  de 
grâces  ! 

DIDIER. 

Ma  femme  est  mon  premier  élève. 

BELLEGRACE. 

Prenez  garde!...  un  tel  apprenti,  je  vous  en 
préviens,  est  capable  de  faire  perdre  la  léie  à 
toutes  vos  pratiques;  et  alors,  que  deviendra  votre 
établissement? 

GORILLON. 

Ah!  c'est  charmant!  délicieux!  (A  part.)  Cet 
homme  est  stupide.  (Haut.)  Toujours  de  l'esprit, 
M.  de  Bcllegràce! 

DiniER. 

C'est  lui  qui  l'a  inventé...  Mais  commençons 
l'opération.  (Didier  fait  asseoir  Gorillon,  et  luail.iine 
Anne.  Bellejrâce;  pendant  le  morceau  suivant,  tous  dent 
passent  une  ^e^viette  au  cou  de  Bellegràce  et  de  Gorillou, 
affilent  les  rasoirs,  préparent  l'eau  de  savon,  etc.) 

RÉCITATIF. 

DIDIER. 

I        L'horizon  s'éclaircit,  un  ciel  pur  nous  éclaire , 

Et  mes  vœux  lus  plus  chers  sont  oulin  accompli*... 
Ces  doux  tètes,  jo  les  préfèro 
A  tous  les  mentiins  do  Paris! 
Ah!  quello  gloire I 
J'ose  c-roiro, 
Qu'on  verra  quoique  jour, 
Figurer  dans  l'Iiistoiro 
Le  beau  nom  <lu  Oidior-l' Amour! 
Doux  cliampions  vigoureux 
S'allaient  prendre  nm  .  i.i.in  : 
Un  pcrruquior,  chu.Hf 
Et  vraim<!iit  digne  do  i' 

Devient  l'ango 
D«  U  concorda  ut  du  {tardun  I 


LI-:    LUTRIN. 


ENSEMBLE. 
DIDIRII. 

Oui,  jo  deviens  l'ange 
Do  la  concorde  et  du  i)ardon! 

GOniI.I-0\    et    BELI.KtlH  AC.  F.. 

Oui,  c'est  lo  bon  ange 
De  la  concorde  et  du  pardon! 
ANNE,   à  part. 
Quand  sera-t-il  l'ange 
I  Do  sa  femme  et  de  la  raison?  * 

DlDIEIl. 

Pour  une  cause  aussi  frivole, 
Aussi  ridicule,  aussi  folle, 

De  vieux  amis, 

En  conscience. 
Pouvaient-ils  rester  ennemis? 

CORILLON    et   BELLE  G  RACE. 
De  sang-froid,  quand  j'y  pense, 
Oui,  de  bon  cœur  j'en  ris! 
Ah!  ah!  ah!  ah! 

(Chacun,  à  son  tour,  a  la  voix  éteinte  par  le  savon  qu'on 
lui  passe  sur  la  figure.) 

DIDIER. 

Pardon,  messieurs,  ne  parlons  plus... 
Il  faut  ici  bouche  muette  : 
Ainsi  le  veut  ma  savonnette! 

SCÈNE   V. 

Les  Mêmes,  GUILLAUME,  tenant  une  tête 
à  pprruque. 

GUILLAUME,  s'arrètaut  sur  le  smiil,  à  part. 
Encor  ces  deux  olibrius  ! 

Vraiment,  j'enrage  ! 
Pendant  qu'ils  se  font  barbouiller, 
Si  je  pouvais  les  rebrouiller. 
Ce  ne  serait  pas  grand  dommage! 

BELLEGR  ACE. 

Qu'un  lutrin  soit  petit  ou  grand, 
Quel  important  motif  de  guerre  ! 
Ah!  ah!  ah!  ah! 

G  D 1 1.  L  A  u  M  E ,  à  part. 
Le  lutrin  1...  jo  tiens  mon  affaire! 

DIDIER. 

Pardon,  mais  pour  un  seul  moment. 
Il  faut  encor  bouche  muette, 
Ainsi  le  veut  ma  savonnette!... 
GUILLAUME,   à  part. 
Bientôt,  nous  verrons  ces  amis. 
Comme  chiens  et  chats,  ennemis! 

GORILLOX. 

Conroit-on  que  pour  une  masse 
Qui,  d'ailleurs,  ne  me  gêne  en  rien... 
GUILLAUME,  s'avançaut  vivement. 
Je  le  crois  bien! 
Le  lutrin  n'est  plus  à  sa  place! 
Enlevé  depuis  ce  matin... 

BELLEGRACE. 

Que  di.s-tu? 

GUILLAUME. 
Le  fait  est  certain  ! 
Je  le  tiens  de  Brontin, 
Le  sacristain  ! 


DIDIER    et   BELLEGRACE. 

Enlevé!  non,  c'est  impossible! 
Car  la  lutte  serait  terrible! 

BELLEGRACE    et     GOIilLLON. 

Aie!  aie!  je  suis  coupé. 
GUILLAI'ME,  à  part,  se  frottant  les  mains. 
Voilà 
Le  sang  qui  coule  déjà  ! 

BELLEGRACE,    SB  levant. 

Comprend-on  une  telle  audace? 
GORiLLON,  de  même. 
Mais  dans  quel  but? 

BELLEGRACE. 

Je  le  sais,  moi! 

GORILLON. 

Quel  est  l'auteur? 

BELLEGRACE. 

Traître!  c'est  toi  ! 

GORILLON. 

Plaît-il?  comment? 

BKLLEORACE. 

Oui,  c'est  bien  toi, 
Dont  il  cachait  la  sotte  face 
Aux  belles  dames  du  quartier! 

GORILLON. 

Voilà  le  secret  tout  entier  ! 
Pour  me  cacher,  tu  fis  cette  machine. 

BELLEGRACE. 

Dis  pour  voiler  tes  chants  étourdissants 
Qui  faisaient  fuir...  jusqu'aux  passants... 

GORILLON. 

C'est  bien  plutôt,  je  le  devine. 
Pour  nuire  à  mes  succès. 
Dont  tu  souffrais,  maigrissais,  jaunissais  ! 

BELLEGRACE. 

Voj'ez  donc  la  belle  ligure. 
Pour  faire  craindre  une  comparaison! 
DIDIER,  s'interposant. 
Calmez-vous,  je  vous  en  conjure... 

AN.\E,  de  même. 
Messieurs,  écoutez  la  raison... 

GORILLON,  à  Bellegràce. 
Cuistre  ! 

BELLEGRACE,    à  Gorillon. 

Pied-plat  ! 

DIDIER. 

Jo  vous  supplie! 
GORILLON,  à  Bellegràce. 
Tête  à  perruque! 

DIDIER. 

Ah  !  c'est  de  la  folie  ! 
Doux  prix  de  mes  soins  assidus. 
Paix,  union,  tout  s'envole  en  fumée  : 
Ils  ne  m'écoutent  plus  ! 

GUILLAUME,  à  part. 
Bravo!  la  guerre  est  rallumée: 
Ils  ne  reviendront  plus! 

ENSEMBLE. 
BELLEGRACE    et   GORILLON. 

Mon  cœur  a  besoin  de  vengeance, 
Et  puisqu'on  ose  m'oufrager. 
Je  n'ai  plus  rien  à  ménager, 
Je  châtierai  tant  d'insolence  ! 


ACTE    PREMIER. 


399 


GUILLAUME,  à  part. 
Ah!  quel  plaisir  que  la  vengeance! 
Quand  on  ne  court  aucun  danger. 
Par  leurs  mains,  ils  vont  me  venger, 
Tous  les  deux  de  leur  suffisance. 

DIDI ER. 

Calmez-vous!  à  la  violence, 
Gardez-vous  surtout  de  songer. 
Oui,  bientôt  de  tout  arranger 
Je  conserve  encor  l'espérance. 

ANNE. 

Bon!  voilà  que  ça  recommence! 

11  veut  encor  se  déranger... 

Ne  doit-il  pas  plutôt  songer 

A  sa  femme  qu'à  leur  vengeance! 
(Didier  sort  en  tàcbant  de  retenir  Gorillon  et  Belle- 
grâce;  Anne,  en  tachant  de  retenir  son  mari.  — 
Guillaume  reste  seul.) 

SCÈNE    VI. 

GUILLAUME. 

Quel  bonheur!  j'en  suis  débarrassé!...  Ils  ne 
viendront  plus  dans  la  boutique;  c'est  qu'ils  font 
tous  les  deux  la  cour  à  madame  Anne!...  des  magots 
comme  ça!...  C'est  bien  assez  de  son  mari!  (Ici on 
entend  des  cris  en  dehors.  —  Guillaume  va  regarder  à 
la  porte.)  Bon  !  les  bourgeois  sortent  de  chez  eux  I... 
Quel  bruit!  quel  vacarme! 

Air: 

Oh!  comme  j'ai  bien  réu.ssi! 
J'entends  leurs  injures  d'ici. 
Voilà  tout  l'quartier  qui  s'en  mêle  ; 
Entre  eux,  c'est  une  guerre  à  mort! 
Quand  il  s'agit  d'une  querelle. 
On  est  sur  de  les  voir  d'accord  ! 
Tra  la  la  la  la  la  la  la  la  la  ! 
(Il  danse.  —  Nouvelles  clameurs.  — Guillaume  va 
regarder.) 
Tiens  !  le  patron  qui  monte  sur  la  borne  ; 
Il  veut  parler,  agite  son  tricorne  ; 
De  l'éloquence,  ô  merveilleux  efTet!... 
C'est  juste  comme  s'il  chantait... 

Dieu  !  quelle  rage  I 
L'on  se  heurte,  l'on  s'étreint; 
Je  crois  môme  qu'au  visage 
Un  combattant  est  atteint!... 
(Revenant  sur  le  devant  de  la  scène.) 
Et,  sans  raison,  de  cette  afFaire, 
Quand  le  patron  va  se  mêler, 
Seul  auprès  de  la  perruquière, 
Je  saurai  bien  la  consoler  ! 
Tra  la  la  la  la  la  la  la  la  I 

(Il  danse  encore.) 

SCÈNE   VIT. 

GUILLAlIMi:,     DIDir.r.,     i'.I.LLKGRACi; 
tenant  un  mouchoir  sur  sa  joue,    Paptisans    di 

IVlARr.DtLLIEn. 

c  n  Œ  u  lî. 

Quel  affront  et  quelle  insolonco  I 
A  ce  point,  oser  l'outrager  ! 


Oh  !  d'une  telle  impertinence 

Bientôt,  nous  saurons  le  venger. 
Cl'ILLACME,   à  Bpllpgrâfo. 
Eh  quoi!  c'est  Vdus,  vous,  qu'on  arrange  ainsi* 
Dieu  !  quel  soufflet!  c'est  trop  fort,  je  l'avoue... 

BELLEG  n  ACK. 

Ohl  l'insolent!  Je  sens  là  sur  ma  jouo 
Le  déshonneur... 

Gin.  LAI  MK. 
Et  ses  cinq  doigts  ausM  1 
DIDIER. 
Pour  nous  tous  est  l'injure, 
Il  ne  faut  pas  nous  y  tromper, 
Oui,  c'est  nous  tous,  sur  sa  figure. 
Qu'il  a  voulu  frapper. 

RÉCITATIF. 
(Avec  solennité.) 

Je  dépose  ici  mes  insignes, 
Mes  ci.seaux  et  mon  démêloir. 
Mon  fer  à  papillotte,  ainsi  que  mon  ra.soir  : 
De  les  toucher  mes  mains  no  sont  plus  dignes. 
Devant  vous,  je  fais  vœu 
Et  je  jure  par  sainte-Barlie, 
De  ne  pas  fri.ser  un  cheveu. 
De  ne  pas  raser  une  barbe, 
Que  je  n'aie  eu  rai.son 
D'un  si  sanglant  affront  ! 

BELLEGRACE. 

Quelle  âme  magnanime  ! 
A  ce  beau  mouvement, 
A  cet  élan  sublime... 
Associez-vous  tous,  faites-en  le  serment  I 

CIKEUK. 

Jurons,  selon  l'usage 
Antique  et  solennel, 
Qu'un  châtiment  cruel 
Nous  vengera  d'un  tel  outrage  ! 
Jurons 
Que  nous  le  châtierons  ! 

(.1  11. i.Ai  M  r. 
C'est  très -bien  de  jurer...  certainement,  c'est 
déjà  une  très-bonne  ciiosc  de  faite...  mais  com- 
ment allez-vous  le  châtier?... 

DIDIER. 

Messieurs  et  chères  pratiques,  nialpri'-  la  con- 
duite du  maihonnôtc  et  honorable  Gorillon,  loin 
de  moi  la  pensée  de  vous  conseiller,  contre  lui, 
une  lâche  trahison...  non,  nous  devons  l'attaquer 
franchement,  face  à  face. 

UEI.LEGIl  AC,  K. 

C'est  cela  m<*me;  je  proposerai  donc,  si  j'ai  bien 
saisi  l'intention  du  préopinant,  d'aller,  ce  soir, 
nous  embusquer  une  vin{,'taine  ..  pas  plus...  nu 
coin  do  la  rue  de  notre  ennemi,  et  de  lo  rouer 
de  coups  loyalement,  face  ii  face. 

DIDIER. 

Vingt  contre  un  !  oli  I... 

IIFI.I.K.II  ACK. 

Vous  trouvez  que  c'est  trop?  Mais  cM-co  qu'il 
n'a  pas  mi»  .ses  cinq  doifiin  rontn-  ma  joue  toute 
seule?...  Il  a  voulu  la  guerre,  il  faut  qu'il  uii  la 


/|00 


LE  LUTRIN. 


puorre  avec  toutes  ses  ruses  et  toutes  ses  em- 
bûches. 

TOUS. 

Oui,  oui,  la  guerre  ! 

niDiivK,  avec  pxallalion. 

AniMez  !  La  guerre!  ali  !  ce  mot...  brutal  me 
rappelle  à  moi-mCme .'...  Avez-vous  réfléclii  à  ce 
qu'il  renferme  de  vicissitudes...  désagnVibles?... 
La  guerre!...  Et  c'est  devant  moi,  l'ami  de  la 
paix  et  de  la  concorde,  qu'on  ose  le  prononcer  ! 
Vous  l'espérez  en  vain;  jamais  je  ne  consentirai 
à  une  reprise  d'armes  insensée!...  Non!  mille  fois 
non  !...  J'ai  mieux  que  cela  à  vous  offrir. 

BELI.EGRACE. 

Qu'est-ce  que  c'est? 

DiniKR. 

Je  conseille,  je  propose...  une  réconciliation. 
15  E L LE c,  R AC F, ,  brusquement. 

Hein!  qu'avez-vous  dit?  (Changeant  de  ton.)  J'y 
pensais...  vous  pourriez  bien  avoir  raison.  Le 
chantre  est  vigoureux,  il  a  beaucoup  d'amis;  et  si 
nous  avions  recours  à  la  force,  il  pourrait  bien... 

TOUS. 

Oui,  oui,  une  réconciliation  ! 

GUILLAUME,  à  part. 

Allons,  bon!  si  je  ne  les  pousse  pas  en  avant, 
ils  vont  reculer,  c'est  sûr!  (Haut.)  Je  demande  la 
parole. 

TOUS. 

Ecoutons  ! 

GUILLAUME. 

Pardon,  messieurs,  si  j'élève  ma  faible  voix 
après  des  hommes  aussi  éloquents.  L'aimable 
M.  de  Bellegrâce  et  l'héroïque  M.  Didier  vous  ont 
parlé  de  réconciliation,  vous  les  avez  approuvés. 
Excusez  ma  franchise  ;  mais  vous  êtes  tous  des 
poules  mouillées. 

TOUS. 

Oh  !  oh  !  oh  ! 

GUILLAUME. 

Non  !  vous  ne  pouvez  pas  serrer  la  main  qui 
s'est  appuyée  sur  sa  joue.  (II  montre  Bellegrâce.)  Le 
coup  qui  l'a  frappé  a  retenti  encore  plus  dans  vos 
cœurs  que  sur  sa  face;  mais  votre  esprit  ingénieux 
ne  trouve  pas  le  moyen  d'atteindre  votre  ennemi 
sans  vous  compromettre.  Eh  bien,  j'en  ai  un  ! 

TOUS. 

Lequel  ? 

GUILLAUME. 

Dans  la  salle  de  la  Tourelle,  où  l'affreux  Goril- 
lon  donne  ses  leçons  de  cliant.  j'ai  découvert  un 
superbe  lutrin,  un  peu  vermoulu...  il  est  vrai. 

BELLEGRACE. 

Un  autre  lutrin? 

GUILLAUME. 

Oui,  un  autre,  si  élevé,  si  énorme,  que  quatre 
des  plus  beaux  suisses  de  paroisse  disparaîtraient 
derrière  lui.  Il  faut... 

DIDIER,  l'interrompant. 

Je  comprends  ton   idée,  ô   ingénieux  enfant. 


notre  sauveur  à  tous!...  Mes  amis,  que  trois 
d'entre  vous  aillent  cette  nuit  mOme  saisir  le  jiré- 
cicux  pujùtre,  pour  le  rétablir  sans  bruit  h  la 
place  de  celui  qu'on  a  enlevé...  afin  que  demain 
matin  chacun  se  dise  en  cherchant  Gorillon  des 
yeux  :  Mais  où  donc  est  le  chantre?  qu'est  devenu 
le  charmant  chantre? 

r.  El.  LK  GRACE. 

Admirable!  sublime! 

DIDIER. 

Guillaume,  tu  as  plus  d'esprit  :\  toi  seul  que 
toutes  les  têtes  à  perruques  que  j'ai  coiffées. 

GUILLAUME,  à  part. 

En  voilà  des  girouettes  ! 

DIDIER. 

Mais  qui  aura  la  gloire  de  l'entreprise?  (Silence 
général.)  Ne  répondez  pas  tous  à  la  fois.  Hein  ?... 
(Même  silence.)  Eh  bien!  puisque  nous  sommes 
tous  animés  de  la  même  ardeur,  que  le  sort  en 
décide  ! 

TOUS. 

C'est  cela  ! 

DiDiKR,  prenant  une  tête  à  perruque. 

Voici  l'urne  du  destin...  Que  chacun  y  jette  son 
nom.  (Tous  prennent  du  papier  et  écrivent  leurs  noms.) 
Maintenant,  que  le  plus  jeune  et  le  plus  candide 
de  l'assemblée  nous  prête  sa  main  novice  !... 
Approchez,  Guillaume. 

TOUS. 

Oui,  oui,  Guillaume  !  Guillaume  ! 

GUILLAUME,    à  part. 

Ils  s'adressent  bien  !  Pour  le  coup,  le  patron  est 
bien  sûr  de  tomber  au  sort.  (Pendant  le  chœur  sui- 
vant, Guillaume  remue  les  noms,  puis  il  porte  la  tête  au 
marguillier,  qui  les  remue  à  son  tour.  On  fait  cercle 
autour  de  lui.) 

CHŒUR. 

Ah  !  l'espérance 
Remplit  mon  cœur. 
J'ai  confiance 
En  mon  bonheur  ! 

DIDIER. 

Vite,  Guillaume,  le  temps  presse, 
Notre  chance  d(''pend  de  toi  : 
Dieu!  quelle  gloire!  et  quelle  ivresse! 
Si  c'était  moi! 

GUILLAUME. 

Illustre  Didier,  mon  bon  maître, 
C'est  à  vous  de  faire  connaître... 
(Il  présente  un  billet  à  Didier.) 

DIDIER,  lui  montrant  Bellegrâce. 
Non,  un  tel  honneur  appartient 
A  notre  président  lui-même. 
(A  part.) 

Peut-être  est-ce  mon  nom  qu'il  tient  ! 

En  moi,  je  sens  un  trouble  extrême. 

BELLEGRACE,  qui  a  pHs  le  billet. 

Voyons  ce  qu'il  contient... 

Prêtez  une  oreille  attentive 

A  cette  é])reuvc  décisive... 

(Après  avoir  lu.) 


ACTE   PREMIER. 


m 


Celui  que  le  premier  désigne  le  destin, 
C'est  Boirude. 

TOUS. 

Roirude  ! 
BELLECRACE,  nxKjuel  Guillaume  a  remis  un 
second  billet. 

Et  le  second...  Brontin. 
TOUS. 
Broiitin  ! 

B  E  I,  L  E  G  n  A  C  E. 

Un  seul  reste  à  connaître. 

DIDIER. 

Dg  mon  dépit,  je  ne  suis  pas  le  maître  ; 
Mon  nom  ne  voit  donc  pas  le  jour? 
(Ici,  Guillaume  passe  à  Bcllcgrâce  un  troisième  billet 
qu'il  substitue  adroitement  à  celui  qu'il  a  tiré  df 
l'urne.) 

BELI-EORACE,  lisant. 
Le  dernier...  c'est  Didier  l'Amour!... 

TOUS. 

Vivat  !  pour  Didier  l'Amour  ! 

BEi.LEGRACE,  à  Didier. 
Surtout,  pas  un  mot  à  madame  ! 

DIDIER. 

Je  vous  le  jure  sur  mon  Ame. 

BELI.EGRACE. 

Bien!  à  présent,  le  lieu  du  rendez-vous? 

BRONTIN. 

Si  l'on  veut  choisir  ma  buvette?... 

DIDIER. 

Sans  doute;  nous  y  serons  tous  ! 
A  quel  instant  ? 

B  E  L  L  E  G  K  A  C  E. 

Que  la  troupe  soit  prùte 
Trois  heures  après  l'Angelus. 

DIDIER. 

Alors,  ne  tardons  plus. 
Mais  avant,  et  pour  mieux  cimenter  l'alliance, 

(Montrant  Bellegràce.) 
Qui  rend  certaine  sa  vengeance. 

Amis,  il  faut,  je  crois, 
Jurer  encore  une  petite  fois! 

TOUS. 
Oui,  oui,  jurons  une  seconde  fois. 

LE  CHŒUR. 

Jurons,  selon  l'usage 
Antique  et  solennel. 
Qu'un  châtiment  cruel 
Nous  vengera  d'un  tel  outrage! 

Jurons 
Que  nous  le  cliâtiorons! 
(Ils  sortent  tous,  excepté  lijdier  et  Guillaume.) 

SCÈNE   VIII. 
DIDIEH,  GUILLAUME. 

(La  nuit  vient  par  di-grés,  Guiilanuie  allume  une  lampe.) 

DIDIER,  à  Ini-nième. 

Ccriainomcnt,  la  conrordc  ot  lo  pardon  sont  de 

trùs-honnes  ciioses;    pourtant,    jo   commence    à 

croire  que  la  vonRoanrc  a  liicn  aussi  son  polit 

mérite!...  Oui,  mais  je  rénécliis...  c'est  la  première 

m. 


miit  que  je  passerai  loin  de  mon  Anne...  que  je  me 
déroberai  à  ses  embrassements. 

G  r  II.  I.  AU  ME,  à  part. 

Quand  je  pense  que  je  serai  tout  seul  cette  nuit 
avec  la  pcrruquièrnl... 

DIDIER,  à  lui-même. 

Si  j'attends  son  retour,  elle  va  me  demander  une 
foule  d'explications. 

G  l  I  L  I,  A  u  M  E,  i  part. 

Il  a  l'air  d'ht^siter. 

DIDIER,  à  lui-même. 

Je  vais  écrire  à  ma  femme.  (Il  se  met  aune  table.) 
«  Mon  épouse  cliérie,  ne  cherche  pas  à  dém<^!or  les 
«  motifs  de  mon  absence...  tu  sais  que  j'aimerais 
«  mieux  perdre...  un  clieveu  de  la  tôle,  que  de  te 
«  causerie  moindre  souci...  Dors  donc  en  paix,  et, 
"  surtout,  ne  me  donne  pas  de  .savon  à  mon  re- 
"  tour.  Signé  :  Ton  moumour.  — /'.  .S.  Amuse-toi, 
«  pendant  la  soirée,  :\  faire  fondre  lapraisso  d'ours 
«  de  M.  rabl)é  Colin.  »  (A  Gnillaume.)  Tu  remet- 
tras ce  billet  à  ma  femme  le  plus  tard  possible. 

G  u  1 1. 1.  A  l  M  E. 

Oui,  monsieur  Didier. 

DID 1ER. 

Si  elle  te  demande  où  je  suis,  cache-lui  bien  le 
motif  de  mon  absence. 

ANNE,  qui  est  entrée  sur  ces  derniers  mois,  à  pari. 

Pourquoi  ce  mystère? 

DIDIER,  à  Guillaume. 

Donne-moi  mon  caudebec.  (Guillaume  lui  apporte 
son  chapeau.)  Je  vais  préparer  mes  armes.  (Il  cutre 
dans  l'intérieur  de  la  maison.) 

SCÈNR   IX. 
ANNE,  GlILLAUME. 

A  N  .V  E. 

Guillaume! 

GUII.I.  AI  M  E. 

Ah!  mon  Dieu!  déj-i  madame  Anne 

ANNE. 

Où  va  mon  mari?... 

Guii, i.Ai  ME,  jouant  l'étonnemenl. 
Je  ne  sais  pas.  (A  pari.)  Elle  l'empêcherait  do 
sortir. 

A  \  N  E. 

Vous  ne  voulez  pas  parler  ? 

GIII.LAUME. 

Oh!  ne  vous  fâchez  pas;  c'est  pour  des  aCTain's 
de  commerce  que  M.  Didier...  Une  surprise  qu'il 

veut  vous  faire... 

A  N  N  E. 

Petit  menteur!  Ainsi,  vous  aussi,  Guillnumo! 
vous  voulez  l'aider  à  me  tromjK'r,  vous  vous  en- 
tendez avec  lui? 

Gri  I  I  A  I  Ml . 

Moi!  m'entendre  aver  lui?...  qui.rii  irlianu»' du 
(le  mon  travail,  ne  me  donne  <|ue  des  tiilochos, 
tandis  qu'en  cachette  vous  me  glissex  toujours 
des  tartines!  vous,  bi  bonne!  vous,  si  IhsIIo! 

51 


/i02 


LE   LUTRIN. 


ANNE. 

Voulez-vous  bien  vous  taire  ! 

G  L  1 1, 1,  A  U  M  K. 

M'entendre  avec  lui!  qui  ne  m'iiahille  qu'avec 
ses  vieilles...  Voyez  ce  gilet,  cette  veste...  et  cotte 
simple...  cette  unique...  'Il  montre  sa  culotte.)  avec 
des  pièces  encore...  et  si  usée!...  que  je  n'ose  pas 
faire  un  mouvement...  Et  je  m'entendrais  avec  lui 
qui,  sans  me  demander  si  ça  me  vexe  ou  si  ça  me 
fait  plaisir,  vous  embrasse  toujours  devant  moi  ! 

ANNE. 

Eh  bien!  monsieur,  est-ce  que  vous  devriez  faire 
attention  à  ces  choses-là? 

G  L  I  L  L  A  U  M  E. 

Allez,  ce  n'est  qu'à  cause  de  vous  que  je  reste... 
que  je  pâtis,  que  je  grelotte!  Et  je  m'entendrais 
avec  lui  contre  une  petite  femme  si  gentille,  si 
mignonne!... 

A  N  N  E. 

Silence  ! 

CUILLA  UM  E. 

Oh!  non!  c'est  avec  vous  (jue  je  voudrais  m'en- 
tendre. 

ANNE. 

Monsieur  Guillaume... 

GUILLA  IIME. 

C'est  avec  vous... 

ANNE. 

Voyez  donc  ce  que  ce  marmot  a  été  se  mettre 
dans  la  tête  ! 

GUILLAUM  E,    fàcllé. 

Marmot! 

ANNE. 

Je  vous  pardonne,  mais  à  une  condition,  c'est 
que  vous  ne  me  regarderez  plus  avec  cet  air-là; 
que  vous  ne  me  direz  plus  que  je  suis  belle,  que 
je  suis  bonne... 

G  u  I  L  I,  A  (i  M  E. 

Est-ce  que  c'est  possible? 

ANNE. 

Et  qu'enfin  vous  allez  me  faire  connaître  le  secret 
de  mon  mari. 

GUIl.I.AlilIE. 

Mais  je  ne  peux  pas. 

ANNE,  élevant  la  voix. 

Ah  !  c'est  comme  ça?  Alors,  je  ne  veux  pas  que 
vous  restiez  ici  une  minute  de  plus.  Je  vais  tout 
dire  à  mon  mari  :  vos  discours,  le  vol  que  vous 
m'avez  fait. 

GVILLAUME. 

Oh!  mon  Dieu!...  ne  criez  donc  pas  si  fort!... 
j'aime  encore  mieux  vous  le  rendre,  ce  fichu,  que 
de  m'en  aller  et  de  laisser  auprès  de  vous  cet  im- 
bécile de  marguillicr!...  (Tirant  piteusement  le  ficlni 
de  sa  poche.)  Le  voilà!...  (Le  billet  de  Didier  s'en 
échappe  et  tombe  à  terre.) 

ANNE,  ramassant  le  billet  de  Didier  cl  reprenant 

sou  fichu  des  mains  de  Guillaume. 
Une  lettre! 


GUii. t.  A  rMF,  à  part. 
Oh!  là,  là...  relie  du  patron!...  (Haut.)  Ce  n'est 
rien...  un  chitTon  de  papier... 

ANNE. 

Un  billet  doux,  peut-être? 

G  II  11,1,  A  UM  E. 

Oh!  non,  non,  madame. 

ANNE,  après  avoir  lu  l'adresse. 
Tiens,  c'est  pour  moi. 

guii,lai;m  e,  à  pari. 
Le  bourgeois  va  me  donner   une  danse,  c'est 
sûr!...  (Haut.)  Je  vous  en  supplie,  madame  Anne, 
rondi'Z-le  moi  ! 

ANNE,  après  avoir  lu. 
Que  vois-je?ce  monstre  de  Didier!...  il  s'absente 
cette  nuit!  (On  entend  Didier  fredonner  dans  la  cou- 
lisse.) 

G  u  I  L  L  A  tJ  il  E. 

Voilà  l'autre,  à  présent!...  ça  va  éclater! 

ANNE,  à  Guillaume. 
Mon  mari!  nous  allons  voir! 

SCÈNE   X. 

Les  MÊMES,   DIDIER. 
DIDIER,  tout  liarnacbc,  un  rat  de  cave  à  la  main. 
Ma  femme!...  Sauvons-nous!  (Il  se  dirige  vers  la 
[lorte.) 

ANNE,  l'arrctant. 
Où  vas-tu?  qui  t'oblige  à  sortir  à  l'heure  qu'il 
est?... 

DIDIER. 

Des  affaires. 

ANNE. 

Des  affaires?...  Tu  me  trompes,  je  sais  tout... 
ce  billet... 

DIDIER. 

Guillaume!...  où  est  Guillaume?  que  je  lui  ap- 
prenne à  brouiller  ainsi  notre  ménage!... 

G  L  1 1,  T,  A  U  M  E. 

Dame! monsieur  Didier ce  n'est  pas  ma 

faute...  il  y  a  un  trou  à  ma  poche. 

DIDIER. 

Si  tu  dis  un  mot!... 

A  N  N  E. 

Parle...  je  te  récompenserai... 

DIDIER. 

Guillaume,  sortez  d'ici...  et  n'y  remettez  plus 
les  pieds!...  Je  vous  chasse!... 

TRIO. 
DIDIER. 

Sortez  ! 

ANNE. 

Restez  ! 

GUILLAUME. 

Sortez  !  restez  ! 

Ça  m'embarrasse  : 

Que  faut-il  que  je  fasse  ? 


ACTE   PREMIER. 


Ii03 


DIDIER. 

Sortez! 
AWE. 

Restez  ! 

DIDIER, 

Sortez,  quand  je  vous  chasse! 

AWE. 
Moi,  je  vous  dis  :  Restez  ! 
DIDIER. 

Sa  conduite  est  suspecte , 
Et  j'entends  qu'on  respecte 

Ma  loi  ! 
Dans  ma  maison,  peut-être, 
Il  n'est  pas  d'autre  maître 
Que  moi. 
r.  LiLLACME,  à  Didier. 
Enfin,  quel  est  mon  crime, 
Pour  qu'ainsi  l'on  m'opprime? 

DIDIER. 

Tais-toi  ! 

ANNE. 

C'est  une  tyrannie  ! 
Gi'iLLAUME,  menacé  par  Didier. 
A'ous  le  voulez,  je  sors... 
C'est  votre  bon  génie 
Que  vous  mettez  dehors. 

EN  S  E.MB  LE. 
G  CILLAI  ME. 

Pour  tout  le  soin  que  je  me  donne, 
Me  traiter  ainsi,  c'est  trop  fort! 
Mais  à  votre  malheureux  sort, 
Sans  pitié  je  vous  abandonne. 

DIDIER. 

On  me  trahit,  on  m'espionne. 
On  vient  ensuite,  c'est  trop  fort, 
Sur  moi  faire  tomber  le  tort! 
Non,  non,  je  n'écoute  personne. 

A  N  \  E. 
Oui,  pour  la  peine  qu'il  se  donne. 
Le  traiter  ainsi,  c'est  trop  fort! 
Vous  méritez  qu'à  votre  sort 
Tout  le  monde  vous  abandonne. 

GUILLAUME. 
Pour  vous,  des  noirs  événements 
Et  des  sombres  désagréments 
Va  commencer  la  longue  kyrielle! 
Injures,  camoullets. 
Catastrophes,  soufflets, 
Vont  sur  vous  désormais 
Tomber  comme  la  grélo. 
Vous  trouverez,  à  chaque  pas, 
O  patron  que  j'abhorre, 
Des  embûches,  des  embarras, 
Et  des  malheurs  plus  grands  encore, 
Que  je  ne  connais  pas. 

REPRISE. 

.Sortez, 
Restez!  etr. 

Giiilluiinio,  sort.) 


SCÈNE  XI. 
DIDIEH.  ANNE. 

DIDIER,  poiirMiivînt  Guillaume. 
Petit  misérable  I 

ANNE,  l'arrêtant  de  nonTcan. 
I       Tu  no  t"cn  iras  pas!  Commont,  tu  passerais  la 
I    nuit  loin  de  la  compagne,  qui  te  donne  chaque 
'•  jour  des  preuves  de  son  amour? 

DIDIER, 

Anne,  j'apprécie  tes  vertus  domestiques,  sans 
doute,  mais  nos  destinées  sont  différentes...  comme 
nos  sexes...  Être  fidèle  à  i'iiomme  de  son  choix, 
raccommoder  son  linge  et  soigner  le  pot  au  feu, 
voilà  ce  qui  constitue  une  femme  vertueuse... 
voilà  sa  part  de  félicité  sur  cette,  terre,  et  j'ose  dire 
qu'elle  est  assez  belle;  quant  à  l'homme!...  il  a  été 
créé  pour  être  l'appui  des  institutions  sociales  et 
le  protecteur  du  faible  opprimé...  Adieu! 
ANNE,  le  retenant. 

Protégez  donc  votre  femme  alors...  vos  enfants... 
quand  vous  en  aurez. 

i>iniER. 

Pourquoi  le  ciel  m'en  a-t-il  n^fusé?...  Adieu!... 
ANNE,  le  retenant  toujours. 

Vous  accusez  le  ciel  de  tout. 

DIDIER. 

Plaît-il?...  Mais  je  n'ai  pas  le  temps  d'établir 
une  controverse. 

ANNE. 

Vous  n'avez  jamais  le  temps  lorsqu'il  s'agit  do 
votre  femme. 

Di  ni  in. 

Anne,  ma  chère  amie,  c'f^stune  querelle  do  mé- 
nage que  vous  me  faites  là;  attendez  mon  retour. 

A  N  N  E. 

Fort  bien  ;  sortez,  sortez,  monsieur,  je  ne  vous 
retiens  plus;  mais  ne  soj'ez  pas  surpris  après  si 
les  gens  qui  me  font  la  cour  prolitent  de  la  cir- 
constance. 

DiniKR. 

Ileiii  ?  qu'est-ce  que  tu  dis?...  qui  oserait?... 

A  N  \  E. 

Ne  dirait-on  pas  qu'il  faut  un  grand  courage 
pour  cela?  Vraiment  !  c'est  cinq  ou  six  de  vos  meil- 
leurs amis  qui  osent  et  qui  ne  vous  demandent  pas 
permission,  encore...  Juslemem,  ce  soir,  il  y  en  a 
un  qui  doit  venir. 

DIDIER,  ;i  liait. 

Oh!  si  c'était  le  chantre! 

A  N  N  K. 

Mais  vous  rt-stez  .'i  causer,  et  vos  affaires  ne  se 
font  pas;  puisqu'il  faut  absolument  que  vous  sor- 
tiez, sortez,  monsieur,  sortez! 

DIDIK  R,  ik  part. 

Oh!  mou  Dieu!.,.  (|iu«  faire"'...  Que  j<;  sorte,  qm« 
je  reste...  (hs  dnix  entés,  mon  luMineur  compro- 
mis... oh  !  je  suis  sauvé!...  Kli  bien!  oui,  j«  »or- 
lirai,  et  le  galant  n'eiiirera  pas! 


m 


LE  LUTRIN. 


A\NE,  à  part. 
Ça  lui  donne  à  n^U'-cliir. 

DiDiKn,  haut. 
Adieu. 

ANNE,  à  part. 
Comment!...  (Haut.)  Eli!  quoi,  monstre  cruel  ! 
tu  m'abandonnes?...  Ali!  (Kilo  fait  semblant  de  s'éva- 
nouir.) 

DiDilMi,  aprt's  avoir  hésité. 
Adieu!  (Il  sort  en  feimant  la  porte  à  double  tour.) 

SGkNR  xn. 

ANNE,  puis   GUILLAUiMK,   puis   les 

TROIS    CHAMPIONS. 

ANNE,  se  relevant  furieuse. 

Eh  l)ien!...  il  me  laisse  lîi...  il  ne  me  Aiit  pas 
reprendre  mes  sens...  et  il  m'enferme!  (Appelant.) 
Didier!  Didier!  mais  c'est  une  indignité!  Ali!  je 
comprends  tout  maintenant!...  ses  préoccupa- 
tions, ses  absences  continuelles...  Guillaume  sVst 
trompé...  une  femme,  sans  doute...  Ali!  je  le  sui- 
vrai... je  saurai...  Mais  comment  sortir?  il  a  em- 
porté la  clef!  Oh!  mon  Dieu!  mon  Dieu!...  qui 
pourra  me  fournir  les  moyens  du  le  punir,  de  me 
venger? 

GUILLAUME,  frappant  en  debors. 

Madame  Didier! 

ANNE,  avec  joie. 

Ah  !  la  voix  de  Guillaume, 

GUILLAUME. 

Ouvrez-moi,  s'il  vous  plaît! 
ANNE,  allant  à  une  des  croisées  grillées  du  fond. 
Impossible,  je  suis  enfermée. 

G  U  I L  L  A  U  M  E. 

Ah!  bah!...  je  suis  sûr  que  c'est  votre  mari  qui 
a  fait  cette  bêtise-lîi. 

ANNE. 

Guillaume,  il  faut  que  vous  m'aidiez  à  sortir! 

GUILLAUME. 

Moi?...  Maintenant  qu'on  m'a  chassé,  qu'est-ce 
que  ça  me  fait  que  vous  soyez  enfermée? 

ANNE. 

Allez  vite  chercher  un  serrurier  ! 

G  U  1  I,  L  A  U  M  E. 

Je  n'ai  pas  le  temps. 

FINAL. 
ANNE. 

Mon  bon  Guillaume,  jo  vous  prie, 
Ah  !  ne  me  laissez  pas  ainsi  ; 
Non,  plus  jamais  de  fâcherie, 
Si  par  vos  soins  je  sors  d'ici. 

GUILLAUME. 

Fort  bien,  on  a  do  l'indulgence 
Quand  de  moi  l'on  veut  se  servir. 
Quelle  sera  ma  récompense? 

ANNE. 

Oui,  si  vous  me  faites  sortir. 
Chez  nous  vous  rentrerez. 


G  U  I  L  L  A  U  M  E. 

Patronne! 
Un  gage. 

ANNE. 

Ma  main,  que  je  donne. 
GUILLAUME,  Saisissant  sa  main. 
Dieu!  comme  elle  est  douce  et  mignonne  ! 

(Anne  veut  la  retirer.) 
Un  seul  moment  encor  laissez-la  moi. 
ANNE,  la  retirant. 
Du  l>ruit  au  loin,  jo  meurs  d'effroi! 
(Ici  on  entend,  dans  le  lointain,  une  marche  qui  com- 
mence faiblement  et  va  crescendo.) 

ENSEMBLE. 

HIDIER,    BOIRUDE   et   BRONTIN. 
Dépéchon.s, 
Avançons! 
Avec  un  peu  de  confiance. 
Et  surtout  beaucoup  do  prudence. 
Nous  réussirons! 
Silence  ! 
Avançons, 
Dépêchons! 
ANNE,  à  Guillaume. 
Écoutez  ces  rumeurs  lointaines 
Do  voix  humaines. 
Dont  le  son  menaçant 
Approche  en  grandissant. 
GUILLAUME,  après  avoir  écouté  et  regardé. 
C'est  une  bande 
Que  votre  épous  commando. 

ANNE. 
On  va  nous  voir,  c'est  sùrl 

GUILLA  UME. 

Cacliez  votre  lumière. 
ANNE,  après  l'avoir  fait. 
Blottissez-vous  contre  le  mur. 
GUILLAUME,  tirant  le  volet  sur  lui. 
Ne  craignez  rien  ;  caché  derrière... 
Je  me  suis  fait 
Un  manteau  du  volet. 

ANNE. 

Pas  d'imprudence... 
Silence  ! 
(Ici,  Didier  et  ses  deux  compagnons  paraissent  à  l'autre 
fenêtre  grillée.) 

DIDIER. 

La  lumière  est  éteinte... 
Ma  femme  dort. 
Je  puis,  sans  crainte. 
Obéir  au  sort. 
(Ils  reprennent  la  marche  ;  tout  à  coup  leur  chant  s'ar- 
rête.) 

ANNE. 

Pourquoi  soudain 
Leur  voix  reste-t-elle  muette? 
Ah  !  cela  m'inquiète  ! 

GUILLAUME,  qui  a  regardé. 
On  s'arrête 
A  la  buvette 
De  Brontin. 


ACTE   PREMIER. 


/j05 


cnœir.  DE  BCVF.uns  au  dehors. 
La  vengeance  altère  : 
Pour  avoir  du  cœur, 
Buvons  à  plein  verre 
L'audace  et  l'ardeur. 

A\NE,  à  Guillaume. 
Sans  plus  attendre, 
Partez  maintenant. 
GiiLLAiME,  embarrassé  dans  les  barreaux  de  la 
croisée. 
Ce  n'est  pas  aisé  de  descendre... 
fil  veut  se  laisser  glisser  et  pousse  un  cii.; 

ANNE. 

Il  est  blessé,  le  pauvre  enfant  ! 

GCILLAIME. 

Non  ;  mais  de  ma  veste, 

A  votre  barreau. 
C'est  un  morceau  qui  reste  ! 
A  présent,  me  voilà  beau  ! 
Monsieur  le  chantre  est  si  sévère  ! 

AN. NE. 

Donnez. 

(Il  lui  passe  sa  -veste.  Anne,  cherchant.) 
Eh  !  quoi,  pas  un  morceau  ! 
Ma  foi,  ne  pouvant  mieux  faire... 
Ce  feuillet...  de  parchemin... 

(Elle  le  déchire  à  un  cahier  de  musique.) 
Vous  ser\-ira  jusqu'à...  demain. 
Mais  maintenant,  du  rendez-vous 
De  mon  épous. 
L'heure  ?  le  lieu  ? 

G  CIL  LA  CM  E. 

Salle  de  la  Tourelle, 
Deux  heures  après  l' Angélus. 


ANNE,  avec  menace. 
J'y  serai  ! 

GCILLAIME,  à   part. 

Quel  bonheur  !  J'y  serai  plus  tôt  qu'elle  ! 

ANNE. 

Pourvu  que  ces  verroux  ne  me  retiennent  plus  ! 

G  C  t  L  L  A  C  M  e. 

Fiez- VOUS  à  mon  zèle! 

ENSEMBLE. 

(Piano,  qui  se  mêle  avec  le  cLanl  lointain  des 
trois  champions.  ] 

'  G  C I  L  L  A  C  U  E. 

Oui  courons, 

Et  volons  ! 
Pour  lui  dire  comme  elle  est  belle, 
J'ai  besoin  d'être  plus  près  d'elle. 
Ah  !  quels  doux  frissons 

Près  d'elle  ! 

Oui,  courons 

Et  volons  ! 

ANNE. 

Dissipons 

Nos  soupçons; 
Mais  si  Didier  est  infidèle. 
S'il  court  auprès  d'une  autre  belle, 
Malédictions 

Sur  elle  ! 

Dissipons 

Nos  soupirons! 

DIDIER,  BRONTIN,  BOIRCDE,  bien  au  loin. 
Dépêchons, 
Avançons, 
Etc.,  etc.,  etc. 


ACTE  DEUXIEME. 


Le  théâtre  représente  l'intérieur  d'une  vieille  sacristie  abandonnée,  qui  sert  de  .lalle  de  chant  pour  les  enfants 
de  chœur.  —  A  gauche ,  la  tourelle  du  clocher  avec  une  porte,  et  une  fenêtre  à  barreaux  au-dessus  de  La 
porte,  faisant  face  au  public.  —  A  droite,  une  table  couverte  d'un  tapis.  —  Au  fond,  un  lutrin  caché  derriàro 
un  rideau.  —  Portes  latérales,  porte  au  fond,  un  grand  fauteuil.  —  Il  fait  nuit. 


SCENE  I. 
GUILL.\LME,  entrant. 
Bon  I  m'y  voilà...  C'est  ici  que  madame  Didiur 
va  se  rendre  pour  surprendre  son  infidèle  supposé; 
et  j'ai  eu  l'adresse  de  lui  indiquer  le  moment  de 
manière  à  être  seul  pendant  une  heure  avec  elle... 
Ah!  M.  Didier,  vous  me  renvoyez!...  Je  ne  vous 
dois  jdus  rien  alors;  je  suis  mon  maître,  et... 

Air  : 

Quel  sort  charmant! 
Je  suis  indépendant  : 
Je  suis  mon  bourgeois  maintenant, 
Et  je  puis  agir  librement. 
Jeune  et  coiffeur,  j'saurai  bien,  avec  grAro , 
Saisir  aux  ch'veux  la  fortune  qui  pa-vso  ! 
Quel  sort  charmant!  etc. 


Tromper  l'patton?  c'eût  été  mal,  je  pense, 
Lorsqu'en  Guillaume,  il  avait  confiance  ; 
De  sa  femm'  lui  souffler  le  cœur, 
(/a  n'sc  fait  pas...  paroi'  d'honneur! 
Et  ça  m'aurait  troublé  la  conscience. 
Mais  maintenant 
Je  suis  indépondanl  : 
Je  suis  mon  bourgeois,  c'est  charmant, 
i:t  jo  puis  agir  librement. 
J'entends  venir...  serait-ccdi'jà  madame  Anne!... 
Oh!  là,  là,  .M.  GorilioM,  l«:  chantre  !  ce  n'est  pas  lui 
que  j'attendais! 

SCt:NK  II. 

(lUI.I.M   Ml.,    (;OI»ILI.ON,    uuc  Uiiii* 
I  la  Miaïu. 
GoniLi.ON,  cnir.ini,  «ans  toir  (inilUnmr. 
Ah!  M.  le  marRuillier,  parce  que  tous  le»  regards 


(i06 


Lr<:  i.iîTRiN. 


ne  sont  pas  pour  vos  minauderies  passées  de 
mode,  parce  qu'attirés  par  la  voix  dont  la  nature 
m'a  doué,  ils  restent  fixés  sur  moi,  avec  quelque 
coiuplaisance... 

c  iii.  i.Ai  Mi: ,  à  l'.-irt. 
l'Aï  bien!  est-il  avanta;j;eiix! 

(lOUILI.ON. 

Vous  voudriez  m'ensevelir,  m'anéantir?...  Non 
pas,  s'il  vous  plaît,  et  dussiez-vous  en  mourir  de 
jalousie,  je  resterai  ;\  ma  place,  visible  à  tous  les 
yeux!... 

OUILLA  UME,  à  pari. 

Oui,  oui,  ;;arde  ta  place,  on  va  te  la  rendre 
belle. 

GO  RILLON. 

Et  demain,  entoui-é  de  mes  enfants  de  cliœiir, 
les  chants  que  je  ferai  entendre  seront  des  chants 
de  triomphe...  Mais  que  vois-je?...  Guillaume  !... 
G  u  1 L  r,  A  u  M  E ,  à  part. 

11  m'a  aperçu  ! 

GORILLO\. 

L'apprenti  de  Didier  l'Amour,  qui  a  si  sottement 
pris  fait  et  cause  pour  le  marguillier.  (A  Guil- 
laume.) Que  venez-vous  faire  sitôt  ici,  mon  petit 
ami? 

G  un.  I,  Ali  ME. 

Moi!...  Je  venais...  (A  piu't.)  Je  ne  peux  pourtant 
pas  lui  dire  pourquoi. 

GORII.LON. 

Kst-ce  le  porruquicT  l'Amour  qui  vous  envoie 
pour  des  propositions  de  paix? 

GUILLAUME. 

Il  ne  m'envoie  pas...  Il  m'a  renvoyé... 

GO  RILLON. 

Renvoyé  ! 

GULLaUME. 

Ou  plutôt,  j'ai  quitté  le  comptoir  de  l'esclavage. 
J"ai  donné  ma  démission  d'apprenti  coiffeur! 
GoniLLOX',  à  part. 

Quelle  idée!  et  si  le  petit  scélérat  ne  venait  ici 
qiHi  pour  m'espionner?...  Il  faut  que  je  l'éloigné. 
(ILuit.)  Suivez-moi,  Guillaume;  il  est  plus  de  sept 
heures,  je  vais  donner  ma  leçon. 

GUILLAUME,  à  part. 

(;'est  ça...  quitter  le  lieu  du  rendez-vous...  Je 
vais  bien  t'y  faire  renoncera  ton  chant,  moi! 
G  GRILLON,  vers  la  porte. 
Eh  bien!  viendrez-vous? 
GUILLAUME,  s'a\ançant   vers  Gorillon  d'une  manière 
ilrai)r\tiqiu'. 

DUETTO. 

A  quoi  pensez-vous  donc,  de  grâce , 
Quand  vos  enn'mis,  contre  vous,  furieux, 
Dans  le  silence,  avec  audace, 
Ourdissent  un  complot? 

GOU  ILLON. 

O  dieux  ! 
GUILLAUJl  E. 

Vous  l'avez  dit  :  un  complot  odieux  ! 
Nonchalamment  étendu  sur  vot'  chaise, 


Pour  vous,  j'ai  honte  d'y  penser. 
Quoi!   vnus  voulez,  tlianter!  j'en  suis  fort  aise; 
Kh!  tjien,  domain,  l'on  vous  fera  danser. 
GORI  LLON. 

Hxpli(jue-toi,  que  veux-tu  dire? 

GUILLAUME. 

Que  si  tous  vos  amis 
Ne  s'arment  pas  contre  vos  ennemis. 
Vous  ôtes  perdu! 

GORILLON. 

Tu  veux  rire?... 

Nonchalamment  étendu  sur  ma  chaise, 

Je  veux  chanter  sans  me  presser  ; 

Et  je  serai,  Guillaume,  oui,  tort  aise 

De  voir  comment  ils  me  feront  danser! 

ENSEMBLE. 

GUILLAUME,  à  part. 
Son  assurance, 
Sa  confiance, 
L'emportera. 
Plus  d'espérance... 
S'il  reste-là. 

G  G  R  I  L  L  O  \  ,    à   pai  t. 

Mon  assurance, 
-Ma  confiance. 
Lui  prouvera 
Que  tout  d'avance 
Est  prévu  là. 

GORILLON. 

D'ailleurs,  pniu-  dissiper  toutes  tes  craintes,  ap- 
prends, petit  Guillaume,  que  Bellegrâce  m'a  fait 
proposer  la  paix  ce  soir...  (A  part.)  Trompons  cet 
innocent... 

Guii.L  AUM  E,    à  part. 

Il  en  est  bien  capable!  Haut.)  La  paix!  la  paix! 
Mais  pour  que  vous  espériez  trêve  et  oubli  de  votre; 
ennemi  mortel,  avez-vous  renoncé  à  ces  bonnes 
fortunes  qui  l'iiumilient?  à  cette  voix  sonore  et 
brillante...  qui  le  vexe? 

GORILLON. 

Flatteur  ! 

G  U  I  L  L  A  U  M  E. 

Oui,  oui,  sonore  et  brillante,  je  le  soutiens;  car 
si  vous  ne  cassez  pas  les  vitraux  de  l'église,  c'est 
par  égard  pour  eux,  par  pure  économie.  Vous  Ctes- 
vous  dépouillé  de  cette  grâce...  de  ce  charme,  de 
ce  certain  charme  avec  lequel  vous  tournez  la 
bouche  pour  filer  vos  sons?  Non,  vous  les  avez 
gardés...  tous  ces  avantages...  Eh  bien!  lui,  mar- 
guillier,  a  gardé  sa  haine;  le  plus  siir  moyen  de  la 
satisfaire  est  de  vous  enterrer  ù  tous  les  yeux...  et 
il  vous  enterrera! 

GORILLON  ,  effrayé. 

Et  comment  s'y  preiidra-t-il? 

GUILLAUME. 

Coumient?  vous  n'avez  donc  pas  encore  aperçu 
une  machine  énorme,  hideuse,  effroyable...  en  un 
mot,  un  vieux  lutrin  depuis  longtemps  au  rebut? 

G  or.  I  LLON. 

Moi  !  non. 


ACTE    DKUXIKME. 


607 


Glill.  I.A  l  M  E. 

l'.li  l)i('ii  !  illustre  chanteur... 

EN     RÉCITATll'    COMIQUE. 

Ah  !  j'en  frémis  déjà  ! 
Ce  lutrin,  il  est  là, 
Qui  vous  engloutira... 
Le  voilà  (ter)  ! 
(Il  tire  le  rideau  et  montre  le  lutrin.) 


GORII.  i.o\. 


Ciel 


GUII.LAL  ME. 

Cette  nuit  niC-nie,  iisviendront  chercher  l'instru- 
ment de  votre  supplice  I 

GOIULI.ON. 

Moi  vivant,  ils  ne  l'emporteront  pas...  Je  vais 
rassembler  mes  amis...  Grâce  à  vous,  Guillaume, 
je  serai  vainqueur! 

G  u  I L  L  A  r  m  !•: ,  à  [lart. 
Et  moi,  tout  seul  au  rendez-vous. 

G  0  R 1 1- 1, 0  N  ,  parcoLuant  le  théâtre. 
Et  si  pendant  ce  temps-là...  îSon,  non...  je  ne 
dois  pas   sortir...   décidément,  je   donnerai    ma 
leçon  ici,  près  du  lutrin... 

GUILLAUME,   à   part. 

Allons,  il  ne  s'en  ira  pas...  J'ai  fait  de  la  belle 
besogne.  (Haut.)  Comment,  dans  une  position 
aussi  critique,  vous  allez  vous  amuser?... 

GORILLON. 

Oui,  Guillaume;  et  c'est  vous  qui  irez  à  ma 
ma  place... 

GUI  LLAUME. 

Vous  n'y  pensez  pas...  Est-ce  qu'on  m'écoutcra 
seulement?...  tandis  que  si  vous  vous  étiez  pré- 
senté devant  vos  amis,  si  vous  leur  aviez  dit  : 
Mes  amisl...  et  cette  foule  de  choses  remar- 
quables qui  vous  viennent... 

G  0  R  I  L  L  G  N. 

J'ai  le  don  de  la  parole,  je  ne  clierche  pas  â 
le  nier. 

GU  n.LA  L  M  E. 

Eh  bien  !  courez  donc  vous  en  servir  ! 

(;0  1ULL0\. 

Non,  non,  pins  d'un  grand  général  a  trouvé  un 
sommeil  paisible  à  la  veille  d'une  bataille  déci- 
sive... moi,  chantre,  je  trouverai  des  chants  mé- 
lodieux! (Écoutant.)  Justement,  j'entends  mes 
élèves.  (11  vî  ouvrir.)  C'est  ici,  mes  enfants,  que 
je  donne  ma  leçon. 

SCËNE  m. 

Les  MÈMis,   Eneams   di:  Ciiomu. 
LE  c  iia:i  r.. 

Ah  !  ah  !  ah  !  ah  !  ah  !  ah  ! 
Ma  voix  brillera, 

Argentine 
Et  presque  divine. 
Ah!  ah!  ma  voix  brillera... 
Ma  Ici.oii,  je  la  sais  di^jà. 


GORILLON. 

Qu'ici,  chacun  étudie. 

(Toussant  à  part.^ 
Quand  on  est  à  jeun  comme  moi, 
Il  n'est  pas  aisé,  je  croi. 
D'avoir  la  voix  bien  nourrie. 

REPRISE    DU     CIIOEOIl. 

Ah  !  ah  !  ah  !  otc  ,  etc.,  etc. 

GOniLLON. 

»  Guillaume,  le  cahier. 

GUILLAUME,  à  part,  le  donnant. 
J'enrage  ! 
r.ORiLLON,   feuilletant. 
Mais  je  ne  trouve  pas  la  pa!,'e. 

GUILLAUME,    il    patt. 

Ah!  mon  Dieu!  Je  frémis! 
C'est  le  morci'au  qu'à  ma  veste. 
Dans  son  empressement  funeste. 
Madame  Didier  a  mis. 

UN     ENFANT. 
Tiens!  Guillaume!...  A!i  !  que  c'est  tuiiiique  ! 
Dont  la  veste... 

GUILLAUME,   bas. 
Te  tairas-tu  ! 
L'  E  N  F  A  N  T. 
Est  raccommodée  en  musique  ! 
C'est  la  leçou  ! 

GGRILLO.N. 

Comment!... 
GUILLAU  ME,  à  pari. 

Je  suis  perdu  ' 
CORILLON. 

Ici,  Guillaume,  et  qu'on  m'explique... 
GUILLAUME,  s'avançant. 

r  A  V  ATI  N  K. 

Du  temps  qui  nous  épargne  peu. 

Subissant  l'atteinte  cruelle. 
Mon  vêtement  venait,  j'en  fais  l'aveu, 
De  recevoir  une  injure  nouvelle; 

Avec  ce  parchemin  écrit. 

J'ai  voulu,  grâce  A  la  couture. 

Réparer  envers  mon  hat)it 

Les  outrages  de  la  nature  ! 
LE    C  IKK  un. 

Plus  do  leçon!  Ali!  c'est  charmant! 
GORI  I.I.ON. 

l'n  moment  ! 
Puisque  sur  son  dos,  on  peut  liro. 
Grâce  au  morceau  do  parchemin, 
Son  dos...  servira  de  lutrin! 
GUILLAUMK. 
Vous  voulez  riro  I 

LE    C  IKK  un. 
Ahl  vraiment, 
C'est  cliarmunt  : 
Ce  sera  lu  lutrin  vivant  ! 
(Malgré   la   rési.staucp   de    Guillnumo,  on   l<'    mot  eu 
pnsitioD,  cl  les  ciifantH  fout  Jomi-corcli'.) 

GoniLLON,  qui  a  prit  «on  polit  lUlon,  b«(tjiil 
la  niftsurc  »ur  Uuillaiiiuc. 
Commonçon»,  vivomonl  '■ 


/)08 


LK   LUTRIN. 


G  II  ir.LAlJME. 

Aie!  alo!  un  peu  plus  doucement! 

Du  pupitre, 
Songez  que  jo  n'ai  que  In  litre! 

I.E    ClIOEUn. 

Sempcr  nos  occupât  amor!... 

GOniI.  t,ON. 

Donnez  un  son  plus  fort  : 
Scmper  nos  occupât  araor! 

Appuyez  sur  le  mor. .. 
Mor  !  mor  I 

GUILLAUME. 
Mor  I  mor  ! 
COniLLON. 
Tu  vois  bien  quo  tu  prends 
Ton  mor...  entre  les  dents!... 
Voyons,  recommençons  encor. 

LE    CIIOEUn. 

Seniper  nos  occupât  amor  ! 

GORILLON. 

"Voilii  qui  n'est  pas  clair  : 
Vous  prononcez  le  mot  semper 
Comme  s'il  s'agissait  du  pape  ! 
Kecommençons. 

LE    CHOEUR. 

Semper  !  scmper  ! 

GUILLAUME. 

Sur  mon  dos,  Dieu!  comme  il  frappe! 
Il  me  prend  pour  l'autre  lutrin. 
GORILLON,  redoublant,  à  part. 

Oui,  le  lutrin 
Périra  sous  ma  main. 
GUILLAUME. 
Comment  faire. 
Pour  me  soustraire... 
Si  je  pouvais...  Oui,  m'y  voici... 
(Aux  enfants,  leur  montrant  le  chantre  immobile 
et  pensif.) 
Dites-moi  donc,  vous  autres. 
Pendant  qu'il  r6vc  ainsi, 
Si  vous  étiez  de  bons  apôtres, 
Cliacun  ma  veste  prendrait. 
Et  puis  ensuite  filerait. 

ENSEMBLE. 

/  LE    CHCœUR. 

Oui,  vraiment,  c'est  charmant, 
Et  le  tour  est  ravissant. 
GUILLAUME. 
N'est-ce  pas,  oui,  vraiment. 
Le  tour  sera  ravi.ssant!... 

GORILLON,  à  lui-même. 
Du  combat,  oui,  vraiment, 
\  Je  sortirai  triomphant  ! 

GUILLAUME,  passant  sa  veste  à  un  enfant. 
A  toi,  Landry. 
GORILLON,  revenant  à  lui  et  battant  la  mesure. 
Chantez  encor  ! 

LE    CHOEUR. 

Semper  nos  occupât  amor! 
l'enfant,  qui  a  succédé  à  Guillaume. 
Aïe!  aïe! 
(Il  passe  la  veste  à  un  autre,  et  ainsi  de  suite.) 


GORILLON,  pensif  de  nouveau. 
De  cette  affaire. 
Avec  les  honneurs  de  la  guerre, 
Comment  .sortir,  hélas  ? 

GUILLAUME. 

Pour  éviter  la  lourdeur  de  son  bras, 
Amis,  je  vous  invite 
A  prendre  tous  la  fuite. 

ENSEMBLE. 

!LE    CIIOF.UR. 
Ah  !  vraiment,  c'est  charmant  ! 
Ht  le  tour  est  ravissant  ! 

i  GORILLON. 

Du  combat,  oui,  vraiment, 
Jo  sortirai  triomphant! 

G  U  I  L  L  A  U  M  E. 

Sauve  qui  peut!...  (Ils  sortent  tons,  en  laissant 
veste.) 

SCÈNE  IV. 
GORILLON,   puis  GUILLAUME. 

GORILLON. 

Eh  bien!  est-ce  que  nous  ne  continuons  pas? 
Voyons  donc!  Suivons  la  mesure.  Attaquons  vive- 
ment la  note!...  Semper!  Quoi!  plus  personne! 
Rien  que  la  veste  de  Guillaume!  Ah!  les  petits 
coquins  ! 

GUILLAUME,  accourant. 

Monsieur  !  monsieur  ! 

GORILLON. 

Ah  !  c'est  vous,  petit  vaurien  !  vous  allez  payer 
pour  tous.  C'est  donc  ainsi  que  vous  prenez  votre 
leçon  ? 

GUILLAUME. 

Il  s'agit  bien  de  leçon  !  Voici  Monsieur  de  Belle- 
grâce. 

GORILLON,  effrayé. 
Monsieur  de  Bellcgràce  ! 

GUILLAUME. 

En  personne,  qui  vient  faire  lui-même  sa  ronde. 
Eh  bien  !  vous  ne  bougez  pas? 

GORILLON,   à  part. 

Et  mes  amis,  comment  pourront-ils  entrer  si  je 
sors?  J'ai  une  idée.  (Haut.)  Guillaume,  il  ne  faut 
pas  que  Bellegrâce  nous  voie  ensemble...  Je  m'en 
vais  par  cette  porte...  (11  montre  celle  de  la  petite 
tour.  ) 

GUILLAUME,   à  part. 

Ah  !  il  se  décide  enfin  ! 

GORILLON. 

Vous,  sortez  par  celle-là.  (Il  désigne  le  fond.) 

GUILLAUME. 

Oui,  monsieur  Gorillon. 

GORILLON,  marchant  vers  la  porte  latérale. 
Hâtez-vous  ! 

GUILLAUME,  se  glissant  derrière  le  lutrin. 
S'il  croit  que  je  m'en  ii'ai  ! 


ACTr:   DKUXIÈMK. 


?i09 


i.onn.i.ON,  éteignant  la  lumiAre  et  se  cachant 
derrière  un  pilier. 
Guillaume  est  sorti...  bon  !  .Nous  verrons  si  l'on 
enlèvera  le  lutrin  ! 

r.L  I  I.  I.Al  MF. ,   :i  part. 

Comment,  voilà  co  maudit  chantre  qui  se  cache 
aussi?...  Ah!  mon  Dieu  I  mon  Dieu!  mais  ça  va 
faire  un  tête-à-tête  à  trois!...  Ah!  si  le  marguil- 
lior  pouvait  le  découvrir  I...  Chut!  le  voilà. 

SCÈNE    V. 

Les  Mêmes,    BliLLEGP. ACE. 

liELi.Kc; n ACE,  eutraut  à  pas  leuis,  une  lanterne  à  la 
main,  licuiblaut  et  resardant  de  tons  les  côtés. 


Sous  ces  voûtes  sombres, 
Ma  lanterne...  en  avant, 
Avançons...  hardiment... 
Quelles...  vilaines...  ombres!... 
Holà  ! 
Qui  va  là  ? 
Allons,  je  m'y  trompe  encore... 
Pourtant...  je  ne  tremble  pas... 
Ce  n'est...  sous  la  voûte...  sonore... 

Que  le  bruit...  de  mes  pas! 
Guillaume...  a  dit  vrai...  je  parie... 
Et  sous...  cette...  tapisserie... 
(Il  soulève  le  ridean.  —  Avec  joie.) 
Il  est  là! 
I.e  voilà  ! 
Je  me  vois  vainqueur  déjà  ! 

Quand  le  jour  va  naître, 
U'un  lutrin  hideux, 
Les  ais  monstrueux, 
Feront  disparaître 
Ce  lourd  petit  maître. 
Aux  airs  si  piquants 
Et  si  provoquants  ! 
Timide  et  bravache. 
En  vain,  il  nous  cache 
L'antique  instrument 
De  son  châtiment!... 
Mais,  on  m'écoute... 
Et  je  redoute... 
Holà! 
Qui  va  là? 
(Reprise.) 

Allons,  etc. 

(Continuant  sa  ronde.) 

Mon  Dioii  !  (|uc  c'est  hêtc,  le  miHicr  de  conspi- 
rati'ur. 

GUILLAUME,    à    pirt. 

Ce  maudit  chantre  !  en  jetant  quelque  chose  de 
son  côté...  peut-être  que  M.  tic  liellegiàce  le  dé- 
couvrirait... Voyons!  (Il  jette  un  livre  du  côté  du 
chantre.) 

IlELLKOllACE,   «(rrayo. 

Iloiii!...  Qu'est-ce  que  c'est!...  Mes  genoux  se 
déiohcnt  sous  moi.  (Il  s'avance  en  tremblant  vers  le 
pilier,  mais  le  chantre  .se  cache  sons  la  table.)  Y  a-l.-il 
quel([u'un  ici? 
III. 


C.  l  It.LAl  ME,   à    [Ort. 

L'imbécile  qui  demande  ça  ! 

B  F  L  L  E  G  n  A  c  E ,  cherchant  à  se  rassurer. 
C'est  la  bise  qui  souffle  avec  violence.  (Tl  se  bisse 
tomber  dans  le  fantcnil.) 

GOniLLOX. 

Je  Unirais  par  être  découvert...  (Il  maim.-  ,i  qinir.. 
pattes  jusqu'à  la  porte  du  clocher,  en  soulevant  la  U\<\>- 
qui  le  cache  et  qni  a  l'air  de  marcher  toute  seule.)  Me 
voilà  sauvé  !  (Il  disiwrait  par  la  porte  de  la  tourelle.; 
GUILLAUME,  qui  a  traverse  le  tht-àtre  en  le  suivant, 
ferme  la  porte  sur  le  chantre,  à  |)art. 
Le  voilà  dehors  toujours...  Kt  d'un  d'écarté!... 

BELLEGUACE,  se  levant  au  bruit. 
Il  me  semble  qu'on  a  marché! 

GUILLAUME,     i  part. 

A  toi,  maintenant!  (Il  pousse  le  fauteuil  dans  les 
jambes  de  Bellegràee,  ce  qui  force  celui-ci  à  se  rasseoir, 
puis,  il  se  cache  derrière  le  fauteuil.) 

BELLEGRACE,    trembloLint. 

J'ai  reçu  un  coup  dans  les  mollets!  il  se  passe  ici 
quelque  chose  de  bien  extraordinaire...  des  chats... 
peut-être...  qui  se  battent...  ça  ne  me  regard'- 
pas...  Je  crois  que  je  ferai  bien  d'aller  retrouver 
mes  braves  compagnons...  (Écoulant.)  Mais  j'en- 
tends des  pas  qui  se  dirigent  de  ce  coté... 

GUILLAUME. 

Bon!  les  autres  à  présent!  me  voilà  bien!...  (Il 
fait  le  tour  du  fauteuil,  regagne  le  lutrin  et  se  cache 
derrière.) 

BELLEGRACE,  qui  a  continné  d'écouter. 
Enfin!  les  voilà!...  Ah!  je  sens  mes  jambes  qui 
reviennent  avec  eux...  pourtant...  de  la  prudence! 
(Allant  vers  la  porte.)  Qui  va  là? 

A  \  \  E ,  en  dehors. 
Ouvrez,  c'est  moi. 

BELLEGRACE. 

Une  voix  de  femme! 

(iUl  LIAI  MF. 

Aie!  aie!  madame  Diilier! 

SCfcNE   VI. 

Les  Mêmes,  ANNE. 

nui.i.FGii ACE,  ouvrant,  à  part. 
Quel  hoiiliiuri   la  perruquiére  ! 

A  N  \  F  ,  entrant,  à  part. 
M.  (le  Bellegràee!...  quel  guignon! 

n  K  L  L  F  G  II  A  c  E. 

A  quel  fortuné  hasard,  ilois-je?... 

A\NF. 

Oli!  il  n'y  a  rien  de  fortuné  là  dedans...  bien  au 
contraire;  car  je  viens  ici  surj)rondre  mon  mari... 
Je  sais  qu'il  doit  y  venir,  et  elle  aussi! 

BELLEGRACE. 

Qui,  l'Ile? 

A  ^  \  F. 

I  lie  femme  appareninifiil  !...  Mais  je  troublerai 
leur  lête-à-têlc  ;  il  verra  ce  rpie  c'est  qu'une 
épouse  outragée... 

52 


MU 


l,F.   Ll  TRIN. 


llir.l.KllllAC.K,   à  JiMl. 

Bravo!  Ce  paiiviv  Didier  qui  travaille  pour 
moi...  Kt  sa  femme  (jui  s'imagine...  (".'est  déli- 
rioux!...  Tâchons  d'iMi  proliier.  (Huit,  la  c.ijcilanl.} 
Avoir  une  fi'uime  si  belle!  et  ne  pas  romprendre 

son  l)()iilieiir,  l'abandonner!... 

(;i:l  I.I.AIME,    :i  |iiil. 

Comme  il  parle  bien  aux  femmes  !  re  (jue  r'est 
que  d'être  vieux! 

li  E  1. 1.  E  (1  r.  \  c  K. 

Si  je  possédais  un  jiareil  trésor,  moi...  je  ne  le 
quitterais  pas  plus  que  mon  ombre.  Oh!  pour- 
quoi votre  ca^ur  n'est-il  |ias  le  prix  de  l'amour  le 
plus  tendre. 

ANNE,   !-oiiriant. 

Oh!  mon  Dieu!  n)ais  c'est  une  déclaration  ([ue 
vous  me  faites- là"? 

ci'ii.i.Ai  Mi;,   à  pari. 

Une  déclaration!  Voyons  donc  un  peu  comment 
on  s'y  prend? 

T  R  I  O. 

BEI. LEC.  RACE  ,   laissant  iouibcr  sa  laiileniP.  qui 
s'éteint. 
Eh  bien!  oui,  c'en  est  une! 
Ainsi  qu'on  voit  la  lune 
Ronger  de  son  doux  rayon, 
Les  objets  les  plus  durs,  dit-on, 
Ainsi,  de  vos  beaux  yeux,  la  flamme 
Ronge  mon  àme  ! 

GUILLAUME,    à  [jart. 
l.a  drôle  de  comparaison! 

ANNE,  à  part. 
Quelle  sotte  comparaison! 

BELLEGKACE. 

Comme  un  idiot,  je  vous  ai:iiR. 

ANNE,  à  part. 
Il  se  juge  fort  bien  lui-même. 

JJELLEGRACE. 

La  nuit,  le  jour. 
Je  pense  à  mon  amour! 
U  double  mon  courage... 
Si  quelqu'un  vous  outrage , 
En  combat  singulier. 
Je  serai...  votre  chevalier! 

ANNE. 

Moi!  mériter  un  tel  hommage?... 

BELLEGKACE,    à  part. 

Mes  discours  déjà  font  ravage. 
An:ve,  à  part. 
Voyez,  donc  le  beau...  chevalier! 
Mais  en  fait  de  combat,  je  ^'age, 
Lui  tout  seul  sera  singulier! 

GUILLAUME,  à  part. 
C'est  par  un  tel  langage, 
Qu'aux  dames  on  plaît,  je  gage, 
.N'allons  pas  oublier  : 
Je  serai...  votre  chevalier! 

BELLEGRACE,  s'aniaiaut. 
Ah  !  que  ma  souffrance 
Parvienne  à  m'obtenir 
Un  peu  d'espérance  ! 
Sinon...  mieux  vaut  mourir! 


A  N  \  K ,  à  part. 
11  est  divertissant  ! 

BELL  EGIl ACE,    à  part. 
Je  dois  ùtre  entraînant  ! 

GUILLAUME,   à  part. 
()li!  que  c'est  bien!  donner  sa  vie! 
l'our  madame  Didier,  il  faut  en  eonvenir, 
Je  ne  pensais  pas  à...  mourir  : 

Et  maintenant...  j'en  meurs  d'envie! 
1! Ki.i.KC.  r, ACE,  qui    cherchait  .\nnp   dans    l'obscurité 
tombant  à  ses  genoux. 
M:iis  vos  mains  .sont  glacées... 
Souffrez,  cher  petit  cn-ur, 
Dans  les  miennes  pressées. 
Qu'elles  retrouvent  leur  chaleur. 
ANNE,  les  retirant. 
Je  vous  rends  grâce. 

BELLEGRACE. 

.Mors...  une  autre  faveur. 

GUILLAUME,  à  part. 
Écoutons  l)ien. 

ANNE,   s'éfbappanl. 
Monsieur!... 

(A  part.) 
ll  me  fait  peur! 
GUII.  LAU  ME,    à  part. 
J'en  sais  assez;  puisqu'elle  a  peur, 
11  faut  que  je  l'en  débarrasse. 
(Grossissant  sa  voix.) 
.Vllons,  amis,  venez  :  c'est  là! 

BELLEGRACE,   fffrayé. 
Eh  !  quoi  !  mes  partisans  déjà  ! 
U  faut  s'enfuir  ! 

ANNE. 

Je  suis  perdue! 
G 1 1 1,  i.  A  U  M  E ,   bas  à  .\nne. 
C'est  moi  ! 

ANNE,  bas. 
Guillaume!  ah!  je  suis  tout  émue! 

BELLEGRACE,    à  part. 

Quelle  idée!...  auparavant, 
Si  je  pouvais...  la  bonne  affaire! 
(Haut.) 
Prenez,  ma  chère, 
La  clef  de  mon  appartement. 
GUILLAUME,  le  poussant  dans  l'obscurilé. 

Ce  n'est  plus  mon  affaire. 
(La  clef  tombe.  —  Guillaume  la  ramasse.) 

BELLEGRACE. 

Bon!  de  mes  doigts. 
Elle  s'est  échappée! 

GUILLAUME,    bas  à  Anne. 
Dites-lui...  cette  fois. 
Que  vous  l'avez  rattrapée. 
ANNE,  à  paît. 
Ce  cher  enlant  ! 
(A  Bellegràce.) 
Je  l'ai  retrouvée. 

BELLEGRACE. 

A  merveille  ! 
ANNE,  à  part. 
Sur  moi,  comme  toujours  il  veille  ! 

BELLEGRACE,     à   part. 
Bientôt,  je  serai  triomphant  ! 


ACTK    rJELXIK.MF. 


?.1I 


ENSEMBLE. 
Enfin,  j'en  ai  l'espéianoe, 
C'est  le  bonheur  qui  m'attend, 
Et  grâce  à  mon  éloiiuenre 
Oui,  je  serai  triomphant. 

G  U 1  L  I,  A  U  M  E. 

Enfin,  c'est  mon  tour,  je  pense, 
Voyons  un  peu  maintenant  : 
Employons  son  éloquence, 
Et  soyons  plus  entraînant! 

ANNE. 

Enfin,  il  part!  la  prudence 
M'ordonne  d'en  faire  autant  ; 
Mais,  de  ma  reconnaissance, 
Guillaume  est  sur  maintenant! 
'  Le  marguillier  sort  par  l'une  dos  portes  lalérale.s 

SCÈNK    VII. 

AN^iE,    GUILLAUME. 

DUO. 
A  N  N  i;. 

Adieu,  Guillaume,  à  la  maison 
Je  rentre. 

Gl'II, LAUME,   la  relouant. 
Un  moment  de  grAce! 
(A  part.) 
A  mon  tour,  il  faut  que  je  fasse 
Ma  déclaration. 

(Haut.) 
Comme  un  insensé...  je  vous  aime! 

A  N  N  E. 

Vous,  Guillaume? 

GUILLAUME,  à   part. 
En  répondant. 
Déjà  sa  voix  n'est  plus  la  môme. 

AMME. 

Je  crois  à  votre  attachement. 

GUILLAUME,  cherchant  à  se  nipppjcr. 
Oui...  vous  défendre...  est  mon  partage... 
Et  si  quelqu'un.,,  vous  outrage!... 
Vous  outrage  !... 
(A  part.) 
Ah  !  j'allais  oublier... 
(Haut.) 
Je  serai...  votre  chevalier. 

ANNE,  avec  douceur. 
Allez,  vous  n'êtes  qu'un  enfant. 

GUILLAUME,    à  part. 
Elle  n'a  pas,  certainement. 
Dit  à  monsieur  de  Bellegr.'ice, 
Qu'il  l'tait...  un  enfant! 
(Haut.) 
Un  peu  d'e.spoir,  ou  bien,  à  cette  place. 
Je  veux  mourir  à  l'in.stant! 
ANNE. 
Mourir!  Quelles  pensées! 

GUILLAUME. 
Mais  vos  mains  sont  glacées! 

ANNE. 
Oui...  la  nuit...  la  fraîcheur... 

GtILLALMr. 
Dans  les  miennes...  pressées... 


A\NK. 

Elles  retrouvent...  leur  chaJeur... 
GUILLAUME,  ravi.  à  part. 
Comment!  Elle  les  Ujsse? 
Alors... 

(Haut.) 
Une  autre  faveur? 
ANNE,  nnivement. 
Une  autre!...  et  laquelle? 

GUII.LAI  ME,  à  pari. 

O  douleur! 
Il  n'a  rien  dit...  et  le  temps  presse... 
Comment  mo  (irer  do  là? 
A  N  \  K. 
Vous  vous  taisez... 

GUILLAUME,   l'cmlirassanl. 

Je  prends  toujours  cola! 

K  N  S  E  M  B  I.  K. 
ANNE,  à  part. 
De  cet  enfant,  la  naïve  tendre.sso 

Ne  me  cause  aucun  effroi  ; 
A  mes  soins,  elle  s'adresse  : 
II  voit  une  mère  en  moi. 

GUILLAUME,  i  part. 
Ah  !  quel  bonheur!  ah  I  quelle  douce  ivresse! 
Je  ne  lui  cause  aucun  effroi  : 
Tout  me  dit  qu'elle  s'intéresse 
Au  marguillier  bien  moins  qu'à  moi  ! 
(Écoutant.) 
Mais  cette  fois,  on  vient!  c'est  tout  de  bon! 

A  N  N  E. 

C'est  mon  mari  ! 

GUILLAI  ME. 

C'est  mon  patron  ! 

ANNE. 

Il  ne  faut  pas  qu'il  se  doute.... 
G  l  I  L  L  A  U  M  E. 

Qu'il  sache... 
A  N  N  K. 

Je  m'enfuis!... 

Gl  II.  LA  I  M  E. 
Jo  me  cache  ! 
(.\nii('  .'-orl  par  la  porte  que  Ilplleprâce  n'a   pas  fiTméc, 
Guillaiiinc   se  c.iclie  derrière  le  Inirin.) 

SCI'-: M",  VIII. 

(jl  ILLALMK,  c„l,..  r.  l'.ON  I  l\,  mip  Imnièr* 
à  la  main,  ItOli'.IDi:,  1!  1.  J.M.i;  I'.  A  C  E, 
puis  DiniElt. 

li  E  l.LKG  II  ACE,   si'rrant  l;i  in.iin  à  ses  cictix  .iiui.«. 
Chers  amis!  c'est  donc  vous? 

IlOinUDE   et   n  IIOMIN. 

(>ui,  c'est  nous. 

EN  si:  M  m.  E. 
Diinhour  oxtr^mo 
Au  lieu  du  rcndox-vouR, 
Nous  voilà  réunis  toii!>! 
Dans  ce  moraont  Nupr^nm, 
I.t!  riol  est  avec  noux. 

BBLLRCnACr. 
nui,  quand  viendra  l'offiro. 
Du  chant  ri*  haulaiii. 


h\2 


LF,    LLTRIN. 


Caché  par  un  épais  lutrin, 

Dès  demain  matin, 
Commencera  le  supplice. 

REPRISE  : 
Chers  amis,  c'est  donc  vous?  etc.,  etc. 

liKl.i.Kr.  R  ACK. 
Ah!  mon  Dieu,  moi  qui  disais  que  nous  l'tions 
tous  réunis...  Kt  Didier?...  Je  ne  vois  pas  Didier! 
le  chef,  le  liéros!  rame  de  l'entreprise! 
B  0 1  n  L' D  !•:. 
C'est  singulier!  il  était  avec  nous  à  la  l)uvette. 
(Appelant.)  Didier!  Didier! 

li  K  I,  I.  K  G  R  A  r.  V., 

Chut!  chut!  ne  criez  donc  pas  si  fort!  vous 
allez  nous  dénoncer. 

BRONTIN,  criant  tout  bas. 

Didier!  Didier! 
DIDIER,  s'avauçant  les  bras  croisés,  d'un  air  sombre. 

Me  voilà  ! 

R  i:  I.  !,  E  G  R  A  C  E. 

Ah!  je  respire!  mais  comme  vous  êtes  pâle. 

DIDIER. 

Je  crois  bien!  il  neige...  ;\  pierre  fendre. 

liELLEGRACE. 

D'où  vous  vient  cet  air  bouleversé,  Didier'? 

DIDIER. 

Je  commence  à  croire  que  nous  eiimes  tort  d'en- 
treprendre des  exploits  nocturnes. 

BU  ONTIN. 

Oh  !  il  a  peur. 

BELi.ECRACE  ,  trpinbkmt. 
Comment  peut-on  avoir  peur"? 

DIDIER. 

C'est  cela,  accablez -moi...  humiliez -moi!... 
C'est  généreux  de  votre  part!  parbleu!  ça  vous 
est  bien  facile,  à  vous,  d'avoir  du  courage  !...  Vous 
êtes  garçons...  vous  ne  courez  pas  de  danger! 

BELLEGRACE. 

Que  vous  est-il  donc  arrivé,  pour  craindre'?... 

DIDIER. 

Rien!  rien!...  je  l'espère...  mais  dans  notre  che- 
min, j'en  ai  eu  des  sujets  de  méditation!...  D'abord, 
Joseph  Birotot,  premier  sujet!  il  grimpait  sur  le 
balcon  du  voisin  Gervais...  ce  pauvre  brave  homme 
de  Gervais,  qui  est  à  la  campagne.  Ensuite,  Pierre 
Houdard,  deuxième  sujet!  il  entrait  chez  le  voisin 
Grandin,  cet  honnête  Grandin,  qui  est  du  Guet, 
et  pendant  qu'il  patrouille...  ah!  ah!...  ça  fait 
frissonner  ! 

ROMANCE. 

PRRMIER     COUPLET. 

Ces  pauvres  voisins  que  j'estime. 
De  leurs  femm's  vantaient  la  vertu, 
Et  chacun  d'eux...  pauvre  victime  ! 
Peut  se  flatter...  dam' 1  Je  l'ai  vu. 
C'est  payer  bien  cher  leur  absence  : 
Kl  j'me  disais,  le  cœur  sern;, 


Si  ma  femme  aime  la  vengeance. 
Voilà  pourtant  comm'  je  serai. 

b  El!  X  I  i;  .M  K     coi' PL  ET. 

Ah  !  quel  trouble,  en  moi,  vient  do  naître, 
Je  me  souviens  qu'à  mon  départ, 
Dans  sa  colère,  elle  osa  me  promeltn,'... 
Eli  quoi  !...  J'aurais  aussi  ma  part!... 
C'est  payer  bien  cher  une  absence  ; 
Et  cependant,  bon  gré  mal  gré. 
Si  ma  femme  aime  la  vengeance, 
(Jui,  voilà,  comme  je  serai! 

BEI.  LEO  R  \CE. 

Chimère  ! 

DIDIER,  soupirant. 

A  cette  heure,  on  serait  beaucoup  mieux  dans 
son  lit!  avec  ça  que  ma  femme  n'aime  pas  à  dor- 
mir seule!...  Elle  est  si  routinière,  ma  femme! 

BELLEGRACE. 

Mais  soyez  donc  tranquille ,  madame  Didier 
vous  adore,  heureux  perruquier  ! 

DIDIER. 

Je  le  crois! 

BELLEGRACE,    à   part. 

Et  elle  m'attend!  (Haut.)  Voyons,  voyons,  nous 
n'avons  pas  une  minute  à  perdre,  vous  vous  êtes 
tellement  attardés  à  la  Buvette,  que  le  jour  va 
bientôt  paraître.  Hàtons-nous,  maintenant,  de 
prendre  le  lutrin.  (Ils  s'avancent  vers  le  fond.) 
GUI  LLAU  ME,   à  part. 

Oh  !  mon  Dieu  !  mais  c'est  moi  qui  vais  être 
pris! 

DIDIER. 

Un  moment...  Je  crois  que  j'ai  vu  bouger  le 
rideau  ! 

BELLEGRACE,    PlTrayé. 

Le  rideau!...  c'est  très-ridicule  ce  que  vous 
dites-là. 

DIDIER, 

J'en  suis  sur. 

BELLEGRACE. 

Avec  vos  frayeurs,  vous  démoraliseriez...  une 
armée!  avançons! 

TOUS,  reculant. 
Avançons. 

GUILLA  UME,   à  part. 
Comment  faire?  (Il  avance  la  tète  et  souffle  la  lu- 
mière que  tient  Brontin.  — Tous  s'arrêtent.) 

BELLEGRACE. 

Allons,  nous  voilà  dans  l'obscurité...  qui  donc  a 
fait  ce  i)eau  chef-d'œuvre? 

DIDIER. 

Parbleu!  c'est  vous  qui  poussez  des  soupirs  à 
faire  tomber  toutes  les  prunes...  d'un  abricotier. 

BELLEGRACE. 

Moi!  mais  je  ne  pousse  rien  du  tout. 

Dl  1)1  EU. 

Qui  nous  rendra  la  lumière  maintenant? 

BOIRUDE. 

Moi!.,.  Etje  cours  la  rallumer.  (Il  sort.  Les  autres 
restent  sans  oser  bouger.) 


ACTE   DEUXIKMF-: 

SCKNf'    IX.  1 

Les   Mêmes,  excepté    BOIRUDlv,  [.uis  ANNE. 

BELLEGn  ACE  ,    à    paK. 

Si  je  profitais  de  l'obscurité  pour  aller  rejoindre 
la  perruquière. 

DIDIK  R. 

Qui  marche  là? 

B  El,  LE  r.  RACE,  embarrassé. 
Je,.,  me  réchauffe...  les  pieds. 

DIDIER. 

V'ous  ne  nous  quittez  pas,  j'espère? 

B  E  L  L  E  G  n  A  C  E. 

Comment  donc!...  mais  pas  d'un  instant!  Kt  si 
vous  ne  me  voyez  pas   dans  un   endroit,   dites... 
c'est  qu'il  est  dans  un  autre  ! 
AN.\E,  entr'ouvrant  la  porte  par  laqui'lle  elle  est  sortie. 

Impossible  de  m'éciiapper  par  là...  tout  est 
fermé...  Mais  je  n'entends  plus  rien,  ils  sont  sans 
doute  partis  ;  si  je  pouvais  gagner  la  grand'  porte... 
(Elle  s'avance  en  tâtonnant  et  se  heurte  contre  Didier.) 
Oh!  mon  Dieu!  qaelc[u'un  !... 

DiDiEli,    effrayé. 

Aie!    Aïe!...   Je  suis  attaqué... 
autres!  (11   agite  ses  bras   comme  pour 
accroche  le  fichu  lic  sa  femme.) 

A  \'\E,  s'enfuyant. 

Et  vite,  regagnons  notre  corridor!  (Elle  s'enfuit. 


moi,   vous 
défendre  et 


SCÈNE    X. 

Lks  Mêmes,    excepté   ANNE,    GORILLON, 

puis   lîOIllUDE. 

r. onii. L0\,    paraissant   à  la  lucarne  du  clocher. 

Du  bruit!...  c'est   Bellcgràce  et  ses  amis...  ils 

viennent  exécuter  leur  affreux  projet...  n'importe  ! 

seul,  je  les  arrêterai...  (11  quitte  la  lucarne.) 

DI  1)1  EH. 

Tout  est  redevenu  calme...  je  crois  (|ue   nous 
avons  mis  l'esprit  en  fuite. 

(lOHii. i.ON,    eu    dehors,    frappant   à  la    porte 

du   clocher. 
Coquins!  scélérats!  ouvrez!  ouvrez! 

DIDIER,  tremblant. 
Oh!  là!  là!  ça  recommence!  voilà  qu'ils  vont 
enfoncer  les  portes. 

(.  n  11  1 1,1. ON. 
Ail!  vous  ne  voulez  pus  ouvrir!... 
DiDiEii,    en  reculant,    il  tombe  sur  le  lutrin,  et 

finilJaume  lui  pince  les  jambes. 
A  moi!  à  moi!...  nous  sommes  cernés!... 

it  n  0  N  T I  \    et    n  E  L I.  E  c,  n  A  c  E. 
Sauve,  qui  peut! 

HOinuDE,  rapiiortanl  la  lumière. 
Kh  bien!    qu'est-ce  que  vous  avez  donc?  (Ils  se 
regardent  avec  étonnemenl.) 

Il  R  0  N  T I  N  ,  après  un  silence. 
C'est   Didier    qui    prétend    que    nous   sommes 
cernf's. 

on  I  R  I  DE. 
Par  fpii?  je  ne  vois  personne. 


M3 

D  !  U  I  E  II 

Je  suis  bien  sur  pourtuiit  qu'il  y  avait  quelqu'un 

et...  Parbleu!...   J'ai   encore   entre    les  mains  la 

preuve...  (Examinant.)  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça'.' 

(S'approchant  de  la  lumière.)  Lc  ficliu  de  ma  fcinnie! 

RELLEr.  RACE,  à  part. 

Elle  l'aura  laissé  tomber  en  se  sauvant. 

D  I  D  I  K  R. 

Qu'est-elle  venue  faire  ici?...  à  l'heure  qu'il 
est? 

B  E 1, 1.  E  r,  R  A  c  E ,  avec  impatience. 
Il  s'agit  bien  d'un  fichu  de  femme!...  au  lutrin! 
au  lutrin  ! 

CUILLAIME,  à  part. 

Je  vais  être  découvert!...  Eh  bien!  non.  (Il  ic 
glisse  dans  le  lutrin.) 

GORir.LON,  paraissant  à  la  Incarne  du  clocher. 

Au  secours!...  au  secours!...  Appelons  ici  toute 
la  paroisse.  (Il  saisit  la  corde  de  la  cloche,  et  la  m>:l  en 
branle  de  toutes  ses  forces. ^ 

ROI  RI  DE. 

Quel  carilloii  '.... 

B  E  L  I,  E  G  R  A  c  E. 

Qui  peut  sonner  à  cette  heure? 

FINAL, 


DIDIER. 

Alerte!  alerte!  Entendez-vous?... 
Ce  carillon  qui  les  appelle 
Va  nous  faire  découvrir  tous. 
(Ils  saisissent  le  lutrin  et  le  chargent  sur  leurs  épaules, 
avi'C  Guillaume  dedans.) 

BEL  LEG  RACE,   à  pari. 
Et  la  perruquière?...  Ah!  prôs  d'elle, 
L'Amour  saura  bien  me  guider! 

GUILLAUME,   .1  pari. 
Me  voilà  bien;  mais,  sans  tarder, 
Comment  leur  faire  liriier  prise? 
(Il  allonge  le  bras  et  s'rmpare  du  chapeau  i\>-  Pidu^r.) 

DIDIER. 
Hulà!...  pas  do  bétiso! 
Qui  donc  me  dépouille  ainsi? 
C'est  un  piège  ! 
Un  sortilège! 
Je  ne  sortirai  pas  d'ici!... 

B  E  L  L  E  G  n  A  C  F. ,  les  poitssanl . 
Marchons!  marchons!  déjà  la  foulo  agilo 
Nous  cuupo  lo  chemin! 
C'est  chez  Didier  que  le  lutrin, 
.lusiprà  ilcmain. 
Doit  trouver  un  a-silc. 
TOI  s. 
hoz  Pidior! 

part, 

guoi  lioiiliour' 
10  r  s. 
Kl  ili'inain...  dans  le  i  Inrur  1 
DIDIER,  avec  aliallouiiMil ,  ••  |>.irl. 
Lo  troubla  dans  l'-lme, 
Tromblant,  incortuin, 
J'emporte  uu  logi»  ro  lutrin!... 
Y  rclrouverai-je...  ma  fomine' 


Oui,  chez  Didier! 

G  i:  I  L  I.  A  l  M  V. , 


M/i 


LK    LUTRIN. 


EN  SKMBLi;. 

Hàtons-nous,  le  temps  s'écoule... 
Déjà  do  la  foule, 
Le  flot  mugissant 
Va  grandissant. 
CHOEL'R  d'habitants  l'iitranl   parle  fond,   pendant  que 
Didier  et  ses  coni[iagnons  disparaissent   (lar  l'une  des 
portes  latérales. 

Tin  !  tin  ! 
Si  matin , 


Quelle  est  donc  lu  nouvelle, 
Ici,  qui  nous  appelle. 
Tin  !  tin  ! 
Si  matin? 
ANNE,  reparaissant  à  la  porte  du  corridor  au  momenl 
où  fiuillaume,    emporté  dans    le  lutrin    pnr  les  trois 
champions,  jelle  de  joie  le  chapeau  de  Didier  qui  vient 
tomber  à  ses  pieds.  —  Le  ramassant.) 
Le  chapeau  de  l'infidèle  ! 
Son  crime  est  donc  certain  ? 

(Ensemble  général.) 


ACTE    TROISIEME. 


Le  thé.Mro  rp)irésonto  une  chamlire  chez  Didier.  —  Porte  au  l'ond.  —  A  gaucho,  au  fond,  une  fonotre  donnant 
sur  un  toit.  —  Deii.\  antres  donnant  sur  la  place.  —  Portes  latérales,  une  armoire  à  gauche,  et  une  autre  à 
droite.  —  Un  coucou.  —  Le  jour  commence  à  paraître. 


SCENE    I. 

DIDIKU,   BOIHllDR,   BRONTIN, 
GUILLAUME,  dans  le  lutrin. 

Au  lever  du  rideau,  la  porte  s'ouvre  et  les  trois  cham- 
pions entrent  portant  le  lutrin  sur  leurs  épaules. 

CHŒUR. 

Plus  de  peur,  d'efïroi. 
Oui,  le  ciel,  je  croi, 

Favorise 
Notre  entreprise. 
Et  vainqueurs  (Miliii, 
D'un  chantre  hautain. 
Dès  demain  matin. 
Nous  replacerons  le  lutrin  ! 
(Ils  le  posent  dans  un  coin  de  la  chambre. ) 
Dinir.R. 
Grâce  à  notre  persévérance, 
Et  par  ce  coup,  aussi  fier  que  hardi. 

Nous  rendrons  la  prééminence 
Au  marguillier,  par  la  foule,  applaudi. 
GUILLAUME,  à  part,  passant  la  tète  hors  du  lutrin. 
En  attendant  que  le  mardi 
Fasse  oublier  le  vainqueur  du  lundi  ! 
i.K  Cil  («Mr.. 
Phis  de  peur,  d'elfroi. 
Etc. 

GUILLAUME,  à  part,  sortant  sa  tétc. 
M'ont-ils  assez  ballotté  là-dedans  ! 

BU  ON  TIN,  secouant  ses  épaules. 
Dieu  !  que  ce  maudit  lutrin  est  lourd.  J'ai   les 
épaules  tout  endommagées  ! 

niDiKR,  leur  faisant  signe  de  se  taire. 
Chut!  chut!  ma  femme  repose!... 

GUILLAUME,  à  part. 
Oui,  prends  garde  de  la  réveiller  ! 

DIDIER,  à  part. 
Mais  elle  ne  doit  pas  dormir  du   sommeil  de 


rinnoconco,  la  perfide...  'Tirant  le  fichu  de  sa  pociif.) 
O  fichu  fatal!  (Il  va  l'enfermer  dans  l'armoire  à 
droite.) 

HOIR  IDE. 

Maintenant,  allons  retrouver  les  amis. 
GUILLAUME,   à  part. 

Bon  !  ils  vont  me  laisser  seul  ! 

DIDIER,  comme  frappé  d'une  idée  soudaine. 
Un   instant!...  un   instant!...  je  suis  à  vous. 
(A  part.)  J'ai  un  horrible  pressentiment!...  Éclair- 
cissoiis  !...  (Il  entre  vivement  chez  sa  femme.) 
GUILLAUME,  à  part. 
Oh!   il   entre  chez   la   bourgeoise!...   Voilà  la 
mèche  qui  s'évente  ! 

BRONTIN,   étonné. 
Qu'est-ce  qu'il  a? 

BOIRUDK. 

11  a...   qu'il  ne  veut  pas  s'en  aller  sans  dire 
un  petit  bonjour  à  sa  femme. 

GUILLAUME,  à  part. 
Oui,  cherche  !   pour  cette  fois,  il    faudra  bien 
qu'il  s'en  passe...  il    ne  lui   dira  ni  bonimu-,  ni 
l)onsoir  ! 

DIDIER,   1ns  cheveux  en  désordre,  le  visajie  pâle 

et  s'appnyant  contre  la  porte  en  entrant. 
Absente...  encore  ! 

BRONTIN,  le  soutenant. 
Qu'avez-vous,  Didier? 

DIDIER. 

Mes  genoux  fléchissent...  (Il  tombe  sur  une  chaise.) 
Donnez-moi  un  verre  d'eau,.. 

BRONTIN. 

Je  vais  avertir  votre  femme... 

DIDIER,  rarrèlant. 
Non...  non...  elle  dort! 

GUILLAUME,   à   part. 
Ah  1  bah  !...  c'est  pour  la  frime  qu'il  dit  ça. 


A  GIF,    TROISIEME 


h\b 


m  DIEU,    à   p;ilt. 

Qu'ils  ignorent  I...  Jai  une  sui'iir  froiilc...  ox- 
cessiv(;ni(!nt  froide  1 

li  noi\Ti\. 

Nuiis  allons  vous  chorciior  un  verre  de  vin,  (;a 
vous  réclianlïera...  et  nims  aussi.  (Bronlin  •■!  Bninule 

SHl'If  II'.  ) 

lUDI  Kn. 
J'avais  hicn  Ix'snin  de  passer  la  nuit    driiors... 
inilii'eile  1 

(.1 II.  I.  AiMi; ,  ,1  [Kiit. 
Le  voilà  ([ni  rommence  à  se  rendre  justice, 

DIDIER. 

ROMANCE. 

P  K  E  M  I  E  K    e  O  U  P  L  E  T. 

J'ai  plaint,  oui,  je  rao  le  rappelle. 
Le  sort  de  mes  pauvres  amis. 
Cette  douleur  peu  naturelle. 
Pour  moi,  devait  être  un  avis. 
L'orage  grondait  sur  ma  tète. 

Et  j'ai  résisté. 
Du  ciel,  c'était  la  voi.t  secrète, 

Et  j'ai  persisté  ! 

J'ai  mérité 
Le  sort  que  j'ai  tenté. 

DEUXIÈME     COUPLET. 

Hélas  !  moi,  qui  vivais  pour  elle, 
Devais-je  quitter  mon  logis? 
Elle  a  pu  me  croire  infidèle. 
Et  de  ma  faute,  j'ai  le  prix. 
L'orage  grondait,  etc. 

BRONTIN,  revenant  avec  Boiiiidn. 
Tenez,  buvez-moi  ça.  (11  tend  nn  verre  à  liiiiii-r.  ; 

DIDJ  V.K. 

Je  n'ui  plus  soif. 

BOi  r.  IDE,  buvant. 
Alors,  nous  retournons  chez  lirontin. 

Dl  DIER. 

Je  vous  accompagne.  (A  part.)  Mais  avant,  je 
vais  feinier  la  porte  aux  verrous,  pour  que  la  cou- 
pai)le  ne  souille  plus  de  sa  présence  le  domicile 
conjugal. 

GLILLA  UME,    Ù    [).irt. 

C'est  ce  que  nous  verrons. 

DIDIER,  li's  arrêtant  an  uioiuent  on  ils  vont  soilir 
par  le  fond. 

l'as  de  ce  coté,  camarades,  c'est  fermé  ;  mais 
par  la  petite  porto  de  derrière,  c'est  |pius  pru- 
dent. (A  part.)  Et  ma  femme  n'en  a  |)as  la  ch^f. 
(  Ils  sortent.) 

SCfcNK    II. 

fJU  IL  LAU.ME,  seul,   sorl.int  du  Inlrin. 

Ali  I...  enfin  !...  ferme  bien  les  verrous,  va, 
geôlier  (pie  tu  esl...  je  suis  ici  pour  les  ouvrir, 
moi!...  Il  jiarait  <\\u;  tout  le  monde  cM  dcsiiiii'  à 
pa  SCI-  (ctic  iiiiii  ,1  la  porto...  le  plus  amusant, 
c'est  ce  vieux  sédurteui-  do  margiiillier,  ipii  si^ 
liguraitqne  madame  Anne  allait  clierclier  un  re- 


fuge dans  son  a|ipariemoiit...  Iieureusement,  j'ai 
intercepté  la  clef...  et  quand  il  voudra  rentrer 
chez  lui...  à  la  porte!...  Il  me  semble  le  voir... 
fiapjiant  timidement,  mais  plein  d'une  douce  es- 
pérance... 

C.VV.VTINi:. 

Il  dira  d'une  voix  plaiiilivo  : 
Ouvrez  au  plus  lidèlo  amant. 
Ah  !  que  l'impatience  est  vive 
Quand  c'est  le  l>oulieur  qu'on  attend  ! 
Recevez-moi  sans  défiance, 
Ayez  pitié  de  ma  souffrance  ! 
Mais  il  n'aura  le  vieux  seriient. 
En  échange  do  sa  romance. 
Que  les  baisers  de  la  pluie  et  du  vent. 

Oh  !  si  madame  Didier  pouvait  rentrer  mainto 
nant.  (On  frappe  à  la  porte.  —  Allant  voir  au  guichet.) 
Ah!...  c'est  elle!  (Il  ouvre.) 

SCÈNE   IH. 

(GL'll.L  \l  Ml,,   A.N.M:. 

ANNE,  entrant  avec  le  chapeau  di'  Didier. 
Pourquoi  donc  cette  porte  était-elle  fermée?... 
et  comment  ètes-vous  ici  ? 

GUILLAUME. 

Comment?  ce  serait  trop  long  à  expliquer;  qu'il 
vous  sullise  de  savoir  que  je  suis  ici  pour  vous 
protéger,  pour  vous  défi^uire. 

A  X  .\  E. 

Que  voulez-vous  dire? 

GUILLAt  ME. 

Que  M.  Didier  vient  de  rentrer,  que  ne  vous 
ayant  pas  vue,  il  est  sorti  furieux  en  fermant  les 
verrous...  et  que  si  je  ne  m'étais  pas  caché  pour 
vous  ouvrir,  jaloux  comme  il  est... 
A  \  .\  E. 

Il  lui  sied  bien  d'être  jaloux,  le  perlide  qui 
m'abandonne  !  Tenez,  (iuillaiime,  regardez  son 
chapeau  que  j'ai  ramassé!  Elle  va  le  serrer  d.iM!> 
l'annoire  à  gauche.) 

GUILLAUME,   riant,   A  p.lll. 

Je  crois  bien,  c'est  moi  qui  l'ai  jeii'. 

AXX  E. 

El  comment  perd-oii  son  cluqu-au?...  je  vous  h- 
demande. 

i;t  Il.l. AU  ME. 

Il  faut  <iu'il  ait  perdu  la  tête...  et  il  a  liiijuslice 
de  vous  accuser. 

\  \  NI  . 

Il  en  est  bien  capable,  le  monstre! 

G  U  II.I.AtME. 

Mais  rassurez -vous,  je  serai  là,  loujoui*  là 
pour  vous  défendre. 

ANMK. 

Pauvre  enfant!  comment  feriez  -  vous  ?  Il  \ous 
tuerait. 

Gi  I  i.i.A  vwr.. 
Qu'im|)ort(!  puisqu'il  m'a  chassé,  puisqu'il  faut 


M6 


LK    LDTlilN. 


vi\i'r  loin  (le  vous,  j'aime  autant  mourir!  (Il  se 
jette  à  ses  genoux.) 

ANNK. 

Miiui'ii'l  mais  je  ne  le  \('u\  pas! 

(.1  I  M.  \  Il  M  K. 

Oli  1  j'y  suis  bien  décidé,  d'uliord.  l 

m  DIEU,  on  il.luns.  ! 

Que  sora-t-oUe  devenue?  la  uiallnurpuso. 

A^^  i:. 
Ail  I  mou  Dieu!  mon  mari! 

c  i  1 1, 1,  A  l  M  K,   se  rolevant. 
l'.li  liieu  !  nous  allons  voir!... 

A\NE. 

Je  ne  veux  pas  que  vous  me  diTendiez...  Sau- 
vez-vous, cachez-vous  ! 

(;  i  1 1,1,  A  i  ME,  avec  tristesse. 
Ali!  vous  n'avez  pas  conlianco. 

A  \  N  E. 

Si,  si,  mais  ce  serait  me  compromettre... 

GLII.LAIME. 

Je  m'en  vais  alors!  mais  où  donc?  Ah!  sur  ce 
petit  toit. 

ANNE,  le  retenant. 
Y  pensez-vous? 

c.  IJILLA  l  M  E. 

Soyez  donc  tranquille,  j'ai  le  pied  aussi  sûr  que 
la  patte  d'un  chat. 

AN?i  E. 

Et  s'il  demande  comment  je  suis  rentrée? 

r.  i;  1 L I.  A  u  M  E ,  fermant  les  verrous. 
Vous  direz  que  vous  n'êtes  pas  sortie...  Adieu! 
(Il  la  baise  au  cou,  et  se  sauve  par  le  toit.) 

ANNE. 

Pauvre  enfant!  comme  il  m'aime. 

SCÈNE   IV. 
ANNE,  DIDIER. 
DiDiEn,    stupéfait. 
Que  vois-je?  ma  femme  !   Est-ce   une  appari- 
tion? 

A  N  \  E. 

Ah!  vous  voilà,  Monsieur?  voilà  l'heure  à  la- 
quelle vous  rentrez?  à  laquelle  vous  venez  retrou- 
ver votre  femme  ? 

DIDIEH. 

Mais  vous.  Madame,  pourriez-vous  me  dire?... 

AN  N  E. 

Il  ne  s'agit  pas  de   moi,  perfide,  oses-tu  bien 
m'interroger?  réponds,  réponds  plutôt,  dis-moi  ce 
<(ue  tu  as  été  faire  dans  la  vieille  tourelle. 
DIDIE  n,    à  part. 

La  vieille  tourelle!  qui  a  pu  lui  dire...  (Haut.) 
Tout  cela  est  bel  et  bon  ;  mais  quand  le  diable  y 
serait,  tu  n'étais  pas  ici,  ((uand  je  suis  rentré. 

A  N  N  E. 

C'est  cela,  il  fallait  vous  sauter  au  cou,  n'est-ce 
pas?  vous  remercier  de  tout  ce  que  vous  m'aviez 
fait  souffrir?  Non,  non.  Monsieur,  je  n'ai  pas 
voulu  y  être  pour  vous,  après  votre  conduite,  je 


me  suis  cachée,  et  c'est  un   miracle  si  vous  me 
trouvez  en  ce  moment,  car  je  ne  voulais  plus  vous 
voir...   et  j'avais  résolu  d'aller  chercher  un  asile 
chez  mes  parents  dès  la  pointe  du  jour. 
ni  1)1  EU. 

Tu  as  passé  la  nuit  ici?...  Ah!  vous  me  pn'mv 
pour  un  mari  bien  bonasse,  Madanu;. 
A  N  \  i;. 

Et  comment  aurais-je   jiu  sortir,   puisque  vous 
aviez  fermé  la  porte  en  dehors?...   et   rentrer... 
puisque  vous  l'aviez  fermée  aux  verrous? 
n  I  n  I E  R ,   à  part,  avec  joie. 

C'est  vrai  I...  je  suis  d'une  bêtise...  je  me  fais 
rire  moi-même...  Mais  cependant,  ce  licliu  (pi'elle 
avait  hier  soir...  Comment  se  serait-il  trouvé...  Il 
y  a  là-dessous  uno  machination  infernale...  qui 
me  donnera  la  dcf  de  tout  ceci?  (Une  clef  tombe 
par  la  fenêtre  du  petit  toit.)  Qu'cst-co  que  c'est  qui' 
ça?  (Il  la  ramasse.)  Une  clef!...  celle  que  je  de- 
mandais! 

ANNE,   à  part. 

Ali!  mon  Dieu,  maladroit  de  Guillaume! 

DIDIER. 

Et  cette  fenêtre  qui  est  ouverte  par  le  froid  qu'il 
fait!  Vous  me  trompiez.  Madame...  et  je  com- 
prends tout... 

A  N  \  E. 

Qu'est-ce  que  vous  comprenez? 

DI  DIEU. 

Je  comprends  c[u'nn  homme  était  ici...  caché, 
qu'il  vous  aura  ouvert  la  porte,  et  que  mon  apjia- 
rition  l'a  fait  fuir. 

ANNE. 

Vous  êtes  fou  !...  cette  clef...  c'est  moi  qui  viens 
de  la  laisser  tomber. 

u in  1 K  R . 

Vous!...  ce  n'est  pas  vrai!...  et  d'ailleurs,  j'ai 
des  preuves  que  vous  êtes  sortie... 

ANNE. 

Si  on  peut  dire!... 

DIDIER. 

Des  preuves,  que  vous  avez  oubliées  au  lieu  du 
rendez-vous. 

AN\  E. 

Tu  oses  parler  de  preuves?  tu  oses  parlei'  de 
rendez- vous? 

DUO. 

1)11)1  ER. 
OÙ  donc  est  ton  licliu  '? 
F.h  bien!  répondras-tu? 
Mais  je  suis  convaincu 
Qu'il  n'est  pas,  ce  (ichu, 
Le  seul  olijet  perdu. 
Où  donc  est  ton  ficliu? 

A  N  N'  E, 
Et  toi,  grand  étourneau  ! 
Où  donc  est  ton  cliapcau? 
Mais  je  vois  l'infamie  ! 
Ab  I  tu  t'es  trop  pressé  ! 


ACTE   TROISIÈME. 


M7 


Et  près  d'une  autre  amie, 
Monstre  !  tu  l'as  laissé. 
DIDIER. 
Quelle  absurde  folie! 
Je  suis  coupable...  moi! 

ANNE. 

Et  le  ruban  aurore 
Qui  si  bien  le  décore, 
Que  j'ai  brodé  pour  toi! 
Il  t'a  servi  de  gage 
Pour  un  nouvel  hommage  ! 

DIDIER. 

Ah  !  c'est  trop  fort,  vraiment  ! 
Pour  me  tromper  encore, 
EU'  fait  la  jalouse,  à  présent... 
Et  l'on  dirait  qu'elle  m'adore!... 
Ah  !  tais-toi  ! 

ANNE. 

Réponds-moi  ! 

ENSEMBLE. 
/  DIDIER. 

OÙ  donc  est  ton  fichu? 
Qu'est-il  donc  devenu? 
Tu  n'as  plus  ton  fichu  ! 
Oh  !  quel  esprit  têtu  I 
Voyons,  répondras-tu  ? 

ANNE. 

Ton  chapeau  s'est  perdu... 
Qu'est-il  donc  devenu? 
Ton  chapeau  s'est  perdu  ! 
Ah  !  quel  mari  têtu  ! 
\    Voyons,  répondras-tu? 

DIDIER. 

Eh  quoi!  point  de  réponse!... 
Ta  rougeur  te  dénonce... 
ANNE. 
Moi  rougir!  c'est  bien  plutôt 
Ton  air  si  sot 
Qui  te  dénonce! 

DIDIER. 
Quel  affront  ! 

ANNE. 
Quel  soupçon  ! 
DIDIER. 
J' te  (lis  qu'si... 

ANNE. 

J"  te  dis  qu'  non. 
DIDIER. 
Ah  !  c'est  aussi  trop  d'insolence  ! 
Démens  donc  ton  (ichu... 
'  Il  va  le  prendre  dans  l'armoire  à  droite.) 
Le  voilà...  qu'en  dis-tu? 

ANNE. 

Ah  !  c'est  aussi  trop  d'a.ssurancc  ! 
Ton  beau  chapeau  perdu... 
(Elle  va  le  prendre  dans  l'armoire  à  gauche.) 
Le  voilà...  nieras-tu? 

ENSEMBLE. 

DIDIER   et  ANNE. 

Plus  d'insolence! 
Plus  d'arrogance! 

III. 


De  ton  crime  odieux, 
La  preuve  est  sous  tes  yeux! 


ANNE,  entrant  dans  sa  chambre  el  en  fermant  U  porte 
au  nez  de  Didier. 
Adieu  1 

SCÈNE   V. 

DIDIER  ,  seul,  stupéfait. 

Mon  chapeau  !  comment  est-il  entre  ses  mains!... 
ça  se  complique  et  ça  s'embrouille...  Ma  femme 
est  elle  innocente  ou  coupable?...  dire  que  dans 
ce  moment  je  suis  le  plus  fortuné  ou  le  plus  infor- 
tuné des  époux  !  et  que  je  ne  sais  pas  si  je  dois 
rire  ou  si  je  dois  pleurer".'  0  incertitude!...  j'ai 
le  cauchemar  tout  éveillé...  ça  m'égratignc  dans 
l'estomac...  ça  me  tire  par  les  oreilles...  si  je 
tirais  au  sort...  mon  sort?  par  exemple...  à  pile 
ou  face?  (Il  jette  une  pièce  de  monnaie  en  l'air.)  Pile! 
(Ramassant  la  pièce.)  C'est  face  !...  Eh  !  bien,  après?... 
qu'est-ce  qu'elle  me  dit  cette  face-là?...  rien  du 
tout...  Une  autre  idée...  (regardant  son  coucou.)  Il 
est  sept  heures  vingt  minutes...  si  avant  la  demie, 
quelqu'un  entre  ici...  ce  sera  celui-là  qui  m'aura 
dérobé  l'honneur...  hein?  déjà!  (Il  va  â  la  fonétre.) 
Non...  rien  encore!  ah!  je  frissonne  malgré  moi 
de  ce  que  je  viens  d'imaginer. 

ÂtR  : 

Marche,  marche  donc, 
.\iguille,  hélas!  trop  nonchalante! 
Marche,  marche  donc. 

Pour  mon  attente, 

Le  temps  est  long  ! 
.Vh  !  j'ai  bien  cru  d'abord 
Que  j'étais...  J'avais  torl. 
Pourtant  j'ignore  encor 

Quel  est  mon  sort  ! 
J'entends  un  bruit  de  pas!... 
Mais  non...  jo  n'entends  pas!... 
Pourtant  je  sens,  hélas! 
De  trouble  et  de  frayeur. 

Battre  mon  nrur! 
L'aiguille  a  fait  cnlin 
I.a  moitié  du  chemin. 
Et  jo  puis  concevoir 

Un  peu  d'espoir. 

Marche,  marche  donc 
Aiguille,  hélas!  trop  noiichalanto  ' 
Mardis,  marche  donc. 
Pour  mon  attente 
Le  temps  i'.t  long! 
(Ici,  on  frappe  à  la  porto  do  gauclif,  fl  i  la  pnrlf 
du  fond.) 

Ociel!  cette  fois,  je  no  nic  irom|)o  pas...  On 
fr.ippc  tout  de  bon.  Ou'est-cc  que  cv\a  siKiiin.'? 
deux  à  la  fois!  n'importe,  il  faut  oii\rir...  il  faut 
ronnaitre...  (Il  ouvre  à  p.in.hp.;  Que  voin»'!-"  '•' 
marutiillier!  (Courant  .1»  f.ind.)  Lorlianire!...  Je  n'y 
suis  plus  du  tout. 

53 


418 


K    LUTRIN. 


SCKNK    VI. 

LL    MAlUllIlLMl'.n,    DIDIK.n, 
(JOiniJ.ON. 

TUIO. 

DiDir. n,  brusquement. 
Que  rnc  vciit-oii?  que  mo  demandez-vous? 
Parlez,  trêve  de  politcsso. 

BELLEGRACE. 

I.e  désir  de  la  paix  nous  presse. 
Et  nous  venons  pour  qu'entre  nous, 
Avec  votre  haute  sagesse, 
Vous  prononciez. 

(Il  étPrnue.) 
Atchi!  atdii! 
niDi  iR,  à  part, 

Hnin  !  qu'est-ceci? 
Ça  m'a  tout  l'air  li'un  offroyable  indien. 
r,ORII-I.o^'. 
Nous  voulons,  dans  votre  justice, 
Que  sur  tous  nos  débats  ici, 
"Vous  prononciez. 

l'Il  étcrune.) 
Atchi  !  atchi  ! 

DIDIER,  à  part. 

L'autre  aussi,  quel  supplice! 
Du  doute  affreux  qui  revient  me  saisir, 
Je  ne  pourrai  donc  pas  sortir? 

BEi.LEf.  RACE,  à  part. 
Faute  de  clef,  hors  de  mon  domicile, 
J'ai  pris  la  nuit  un  rhume  de  cerveau. 
(Même  jeu.) 
Atchi!  atchi! 

GORii.LON,  à  part. 
Dans  le  clocher  et  sans  manteau. 
J'ai  pris  froid  comme  un  imbécile. 
(Même  jeu.) 
Atchi  !  atchi  ! 

DIDIER  ,   à  part. 
Allons,  bon  !  ma  perplexité, 
Comme  leurs  rhumes,  continue. 
(Il  éternue.) 
Atchi  !  atchi  ! 
Eh  quoi  !  moi-même,  j'étornue  ! 
Ah!  c'est  trop  fort  en  vérité!... 

ENSEMBLE. 

DIDIER. 

Ah  !  quel  problème! 
De  moi-même, 
Pput-être  sui.s-JR  ici 
Victime  aujourd'hui  ! 

BELLEGRACE   et    flORIT.I.O'N. 

Juge  suprême  ! 

Oui,  lui-même, 
Peut  seul  aujourd'hui 
Finir  notre  ennui. 

R  E  L  L  F.  G  R  A  C  E. 
Mon  c-hor  Didier,  vous  seul  d'un  esprit  forme... 

GORILLON. 

A  nos  diseords,  vous  pouvez  mettre  un  terme... 

DIDIER. 

Messieurs,  ici,  mon  seul  emploi 
Est  de  friser,  de  coiffer  à  la  ronde. 


Je  fais  la  barbe  à  tout  le  monde 
Et  t.lchn  que  pas  un  ne  me  la  fasse,  à  moi  ' 
Do  votre  mésintelligence, 
S'occupe  aujourd'hui  qui  voudra! 
Croyez- vous  que  la  Providence 
M'ait  mis  au  monde  pour  cela? 

liELI.EG  RACE. 

■\l(in  cher  Didier!  atchi!  atchi! 
DIDIER. 
Allez  au  diable  !  Atchi  !   atchi  ! 
GORILLON. 
Mon  cher  l'.Vmour!  .\tchi  !  atchi! 
DIDIER. 

Point  de  propos!  Atchi!  atchi  ! 

BEI.I.EGRACE    et   OORILLON. 

Pour  nous,  montrez-vous  favorable  !  .\tchi  !  atchi  ! 

DIDIER. 

Cessez  de  troubler  mon  repos!  Atchi!  atchi! 

TOUS     LES   TROIS. 

Atchi  !  atchi  !  atchi  !  atchi  ! 

ENSEMBLE. 

Encor!  encor!  Dieu  nous  bénisse! 
Il  faut  qu'un  démon  enrhumé. 
Dans  nos  cerveaux  soit  entré  tout  armé. 
Pour  nous  mettre  au  supplice  ! 
Atchi  !  atch  i  !  atchi  !  atchi  ! 
Dieu!  quel  supplice!! 

LE     MARGUILLIER. 

Maintenant  que  je  commence  h  respirer  un  peu, 
vous  me  permettrez,  mon  clier  Didier,  de  m'éton- 
ner  de  votre  refus,  quand  c'est  vous  qui  avez 
donné  l'idée  de  replacer  le  lutrin  sur  le  banc  du 
chantre. 

DIDIER. 

Moi?.,.  Si  vous  disiez  :  Guillaume? 

GORILLON. 

Lui  !  qui  est  venu  me  prévenir  de  ce  qu'on  tra- 
mait contre  moi  ! 

LE    MARGUILLIER. 

Comment,  l'on  vous  avait  prévenu? 

GORILLON. 

Certainement!  Guillaume. 

LE     MARGUILLIER. 

Ah!  le  petit  polisson!...  Si  je  le  rattrape. 

GORILLON. 

Oh!  le  scélérat!...  s'il  me  tombe  jamais  sous 
la  main. 

DIDIER,  à  part. 

Et  puis...  qui  a  excité  ma  femme  contre  moi, 
en  lui  donnant  mon  billet  avant  l'heure?  Toujours 
Guillaume!  Mais  j'y  songe,  cette  clef  de  tout  h 
l'heure,  si  c'était  lui!...  s'il  était  encore  sur  le  toit! 
(Il  va  prendre  un  manche  à  balai  et  se  met  en  devoir 
d'escalader  la  lucarne.) 

LE  MARGUILLIER,  à  Didier. 

Où  allez-vous  donc,  voisin? 

DIDIER. 

Pas  loin...  pas  loin!...  (A  part.)  La  maison  est 
isolée  et,  à  moins  de  sauter  du  toit  sur  la  place... 
Nous  allons  rire!  (Il  disparaît.) 


ACTE  TROISIEME. 


h\9 


G  OKI  Ll.O.N. 

Qvu;  diantre  va-t-il  faire  sur  le  toit? 
I)  1 1)  1  K  r, ,    criant  eu  di;liors. 

11  y  a  quelqu'un!  il  y  a  quelqu'un!...  attends, 
scélérat!...  attends!  (On  entend  des  coups  de  mauche 
à  balai  contre  les  murs.) 

SCÈNE    VII. 

L  E  s  M  i;  M  t:  s ,    G  U I L  L  A  U  M  K ,  dégringolant  par  la 
cheminée. 

LE    M  AUGUI  LLIEH. 

Aie!  aie!  Qu'est-ce  qui  nous  arrive  donc  là? 

G  1 1  L  L  A  i;  M  E. 

Pardon...  excuse,  messieurs,  mesdames!... 

GORILLON     et   BELLEGHACE. 

Guillaume!  (Gorillon  et  le  margnillier,  tenant  chacun 
Guillaume  par  l'oreille,  l'amènont  sur  le  devant  de  la 
scène.) 

GORILLON. 

Ah!  tu  as  donné  l'idée  de  replacer  le  Lutrin?... 

BELLEGRACE. 

Ah!  tu  as  été  dénoncer  notre  projet?... 

GUI  LLAUME. 

Voulez-vous  me  lâcher...  lâches!.., 

SCÈNE   VIII. 

Les   Mêmes,   DIDIER. 

DIDIER,  i  la  fenêtrt',   s'adressant  à  Gorillon  ei  à 

Bellegràce. 
Tenez-le  bien!  Tenez-le  bien  !... 

GUILLAUME,   à  part. 

Oh!   là!  là!...  le  patron    maintenant!...   C'est 
égal,  il  faut  que  je  m'en  tire...  et  je  m'en  tirerai... 
DIDIER,  arrivant  en  scène. 
Guillaume!...  c'était  Guillaume!... 
GUILLAUME,  bas  à  Gorillon  qui  lui  tient  toujours 

l'oreille. 
Monsieur  Gorillon,    lâchez-moi,  soutenez-mui, 
et  je  défonce  le  marguillier... 

GORILLON. 

Petite  couleuvre  ! 

GUILLAUME,    de  niêinc. 
Vous  allez  voir!... 

DIDIER,  levant  la  main  sur  Giiillaumn. 
Petit  malheureux!  que  faisiez-voiis  sur  ce  toit? 

GUILLAUME,  avec  apIoMll). 
Patron,  je  veillais  sur  vous...  d'en  haut... 

DI  DIER. 

Voilà  qui  est  un  peu  fort! 

GUILLAUME. 

Oui,  je  voulais  renverser  les  embûciics  tendues 
à  votre  félicité  conjugale. 

LE     MAI'.  GLU.  LU' 11. 

Imposteur!  traître! 

GU  I  LI.AUM  E. 

Et  puis(iu'on  ne  craint  pas  d'injurier  ici  un... 
jeune  homme,  sous  le  coup  d'une  accusation 
grave...  je  n'ai  plus  do  ména^jenienls  à  ^^anler,  je 
nommerai  le  vrai  coupable...  (A  Didier.)  Et  je  vous 


dirai  que  c'es"  lui  qui  voulait  séduire  votre  femme! 
(  Il  montre  le  margnillier.) 

TOUS. 

Qu'entends-je? 

GUILLAUME,  bas  au  cbantn;. 

Voyez-vous  comme  je  vous  sers.  (Haut.)  El  je 
vais  le  prouver,  je  vais  dévoiler  toutes  ses  trames 
perfides!...  (An  margnillier.)  Oui,  vos  trames  per- 
fides!... (A  Didier.)  D'abord,  pourquoi  M.  de  Bel- 
legràcS  vous  a-t-il  fait  jurer  de  ne  pas  parler  à 
votre  femme  de  la  conspiration? 

GO  III  I.LIIN. 

Oui,  pourquoi  vous  a-t-il  fait  jurer? 

DIDIER. 

C'est  vrai,  pourquoi  ai-jcjuré? 

LE    M  ARGIILLIKR. 

Pourquoi?...  dame!...  (A  part.)  Où  veut-il  en 
venir? 

Gl  ILL  AUME,     il  part. 

Mettons  lui  sur  le  dos  tout  ce  que  j'ai  fait. 
(A  Didier.)  C'était  pour  abuser  votre  femme  sur  le 
motif  de  votre  absence.  Pour  exciter  sa  jalousie, 
il  lui  a  dit  :  (Au  Marguillier.)  Soutenez  le  con- 
traire!... Il  a  eu  l'indélicatesse  de  lui  dire  :  votre 
époux  n'est  qu'un  monstre,  un  imbécile,  un 
infidèle,  qui  vous  abandonne  pour  la  première 
venue... 

1)1  hi  Kn. 

11  a  dit  cela? 

LE    M  A  n  G l I L  L I E  R . 

C'est  une  insigne  calomnie! 

GUILLAUME. 

Il  l'a  dit  !  et  pour  l'attirer  dans  ses  filets,  il  a 
traîtreusement  ajouté  que  la  vieille  tourelle  était 
le  lieu  de  votre  rendez-vous... 

DIDIER. 

Quel  imni(!nse  tissu  d'horreurs! 

GUI  LI.AUM  !.. 

Kt  vdtre  pauvre  femm»!  qui  allait  rlierrlior  des 
preuves  de  votre  infidélité  n'a  lrou\é  que  ce...  je 
ne  sais  comment  le  qualifier...  (Au  man;iiillier. ) 
Dites  que  non?  Oh!  taisez -vous  plutùt!  taisez- 
vous  ! 

i.oiii  i.i.(i\,  à  pm. 

Il  va  bien  !  il  va  bien,  le  petit  bonlinmni.- ! 
ni  DUR. 

l'.i  moi  (lui  sonp(:oiinais  ma  femme!  A  Belle- 
grâce.;  Astucieux  vieillard!  perfide  ami!... 

y  ri  N  r  ivf  r  I'. 

lU.  II.  II.  RACE. 
Arr<^lf/  1  jii  (liMu.ifiHo 
A  ri^pouilro  à  l'iiisUiit  : 
Il  faut  qnij  co  petit  norpenl. 
A  son  tour,  so  dâfonde. 
GUII-LAU  MB. 
yiioi,  TOUS  nio»*... 

K^  i.t.rr.u  scr. 


420 


LE   LUTRIN. 


ENSEMBLE. 

/  DIDIER,    GORILLON. 

Écoutons  tous,  faisons  silence. 
Quand  Guillaume  l'accuse  ainsi, 
Il  est  bon  de  savoir  aussi 
Ce  qu'il  dira  pour  sa  défense. 

GUILLAUME. 
Oui,  je  veux  bien  faire  silence 
Puisque  vous  l'ordonnez  ainsi  ; 
Mais  les  plus  beaux  discours  ici, 
Ne  pourront  rien  pour  sa  défense. 

BELLE  G  RACE. 

Écoutez  tous,  faites  silence. 
Quand  Guillaume  m'accuse  ainsi, 
Vous  devez  respecter  ici 
Lo  droit  sacré  de  la  défense. 
Je  commence  ! 
D'abord,  où  donc  ce  mauvais  garnement 
A-t-il  appris  les  fables  qu'il  débite  '? 
Et  puis  ensuite, 
A  quel  moment  ? 

DIDIER. 

Il  a  raison.  A  quel  moment? 
GUILLAUME. 

C'est  après  l' Angélus! 

BELLEGRACE. 

Mensonge  ! 
Quand  la  cloche  tintait. 
Heureusement,  j'y  songe, 
Chez  le  chantre,  il  chantait  : 
Qu'il  dise  non,  je  l'en  défie  ! 

GORILLON. 

Vous  en  avez  menti  ! 
J'étais  déjà  sorti. 

BEULEGRACE. 

OÙ  donc  étiez-vous,  je  vous  prie  ? 

GORILLON. 

Dans  le  clocher  ! 

GUILLAUME. 

Et  moi,  j'étais  blotti 
Dans  le  lutrin,  quand  sa  moitié  chérie 
Le  repoussait. 

BELLEGRACE. 

11  a  menti  ! 
J'étais  déjà  sorti. 

GORILLOX. 

Ou  donc  étiez-vous,  je  vous  prie? 

BELLEGRACE. 

J'étais...  j'étais...  chez  Brontin. 

DIDIER. 

Infamie  ! 
Brontin  était  sorti  : 
Il  était...  avec  moi  ! 

BELLEGRACE,    à    part. 

J'enrage  ! 
Comment  conjurer  cet  orage? 
(Haut.) 

Eh  bien  !  alors,  c'est  qu'en  effet... 
J'étais...  où  ça  me  convenait. 
Mais  si  quelqu'un  dans  cette  affaira 
A  courtisé  la  perruquière  !... 
Cest  ce  marmot! 


SCfcNK  IX. 

Les  MÊMES,  ANNE,  paraissant. 

Vous  on  avez  menti  ! 
Le  seul  coupable  ici. 
C'est  bien  vous,  je  lo  jure  ; 
Et  son  récit  est  la  vérité  pure  ! 

ENSEMBLE. 

DIDIER,    GORILLON,     ANNE, 
GUILLAUME. 

A  ce  coup  imprévu, 
Tout  son  courage  expire  : 
Il  ne  sait  plus  que  dire 
Et  reste  confondu. 

BELLEGRACE. 

A  ce  coup  imprévu. 
Je  ne  sais  plus  que  dire  : 
Tout  mon  courage  expire. 
Je  reste  confondu  ! 

DIDIER. 

Enfin...  tout  est  connu. 

LR    MARGLILLIER. 

Mais  non,  mais  non,  je  demande  la  preuve!  la 
preuve!... 

GUILLAUME. 

La   preuve?  c'est  que  l'iiifâme   séducteur,  au 
moment  où  vous  ôtes  entré  dans  la  vieille  tourelle, 
a  présenté  à  madame  Anne  la  clef  de  son  appar- 
tement;  c'est  que  je  m'en  suis  saisi,  que  je  la 
porte  là,  sur  mol...  comme  témoignage  de  son 
crime...  et  que  vous  allez  la  voir...  (Cherchant  la 
clef  sur  lui.)  Ah!  mon  Dieu!  où  donc  est-elle?  je 
l'avais  encore  tout  à  l'heure...  c'est  singulier. 
LE  MARGUILLIER,  voyant  que  Guillaume  ne 
trouve  pas  la  clef. 
Eh  bien  !  voyons-la  donc  cette  clef,  cette  fameuse 
clef? 

DIDIER,  la  lui  présentant. 
La  voilà  ! 

GUILLAUME,  à  Didier. 
Ah  !  vos  yeux  s'ouvrent  enfin  à  la  lumière  !... 

DIDIER. 

Tout  s'explique  maintenant...  Le  fichu,  l'ab- 
sence de  ma  femme,  le...  (A  sa  femme.)  Ah  çà!... 
puisque  tu  conviens  maintenant  que  tu  étais  sor- 
tie, comment  as-tu  fait  pour  rentrer?  J'avais  fermé 
la  porte  aux  verrous... 

GUILLAUME,  baissant  les  yeui. 

C'est  moi  qui  lui  ai  ouvert,  patron... 

DIDIER. 

Et  comment  es-tu  entré,  toi? 

GUILLAUME. 

Avec  vous,  patron. 

DIDIER. 

Avec  moi  ?  et  où  étais-tu  donc  ? 

GUILLAUME. 

Sur  vos  épaules,  patron. 

DIDIER. 

Eh!  il  n'y  avait  que  le  lutrin  sur  mes  épaules. 


ACTK   TROISIÈMK. 


421 


GUILLAUME. 

J'étais  dedans,  patron. 

itiDiir.. 
Dans  le  lutrin  ?  C'est  donc   un   K'-zard  que  ce 
petit  gamin-là! 

A  N  N  E. 

Est-il  gentil  pour  son  âge! 

DIDl  ER. 

Et  j'avais  la  bêtise  de  me  battre  pour  un  traître 
qui,  pendant  ce  temps-là...  (A  ce  moment,  on  entend 
crier  sur  la  place  :  «  A  bas  Didier!  A  bas  le  margnil- 
lier!  »)  D'où  viennent  ces  cris? 

GORILLON,  avec  joie. 
Bon  !  ce  sont  mes  partisans.  (D'antres  voix,  aussi 
en  dehors  :  «  A  bas  Gorillon  !  A  bas  le  chantre  !  »  ) 
LE   MARGUiLLiER,  avec  joie. 
Ce  sont  les  miens  ! 

ANNE,  allant  à  la  fenêtre. 
Ah  !  mon  Dieu  !  la  place  est  couverte  de  monde... 
notre   maison  est  cernée,  on  va  enfoncer   nos 
portes... 

DIDIER. 

Par  exemple!...  Heureusement,  je  sais  haran- 
guer la  multitude...  je  vais  haranguer  la  multi- 
tude... (A  la  fenêtre.)  0  multitude!  (11  reçoit  un 
projectile  dans  la  figure.)  Bon!  j'ai  un  œil  crevé! 
0  aveuglement  des  partis  ! 

GORILLON,  à  la  fenêtre. 

Hardi!  mes  enfants  ! 

DIDIER. 

C'est  ça,  encouragez-les...  Ils  ont  déjà  fait  un 
beau  chef-d'œuvre  ! 

LE   MARGUILLIER,  à  la  fenêtre. 
Ferme,  mes  amis,  et  je  triompherai  ! 

DIDIER. 

Voulez-vous  bien  vous  taire  !  je  suis  exaspéré  à 
la  fin;  voulez-vous  donc  qu'ils  démolissent  la 
maison...  que  diable,  triomphez  tant  qu'il  vous 
plaira...  mais  triomphez  un  peu  plus  loin...  Allons, 
bon  !  ils  arrachent  l'enseigne  à  présent,  le  plat  à 
barbe  et  la  comète...  Voilà  mon  étoile  qui  file! 
On  ne  connaît  plus  de  bornes...  on  monte  dessus... 
la  guerre  civile  grimpe  après  les  fenêtres.  (A  ce 
moment,  les  partisans  du  chantre  et  ceui  du  margnillier, 
armés  de  balais,  fourches,  etc.,  escaladent  les  fenêtres  du 
fond  et  crient  avec  fureur.) 

SCÈNE   X. 

Les  Mêmes,  Partisans  de  Bellegrace, 

Partisans  de  Gorillon. 

FINAL. 

CHOEUR. 

Le  lutrin  !   Lo  lutrin  ! 
Il  est  ici,  c'est  très-certain. 
On  veut  le  cacher  ;  mais  en  vain  ! 
Il  faut  qu'on  le  rende  soudain. 

Le  lutrin  !  le  lutrin  ! 


DIDIER. 

C'en  est  lait,  la  guerre  civile 
Vient  d'envahir  mon  domicile. 
Mon  Dieu  !  qui  me  délivrera 
De  ces  enragés-là* 

GUILLAUME. 

Moi,  patron  ! 

DIDIER. 

Toi  *...  Comment  vas-tu  t'y  prendre 

GUILLAUME. 

Leur  voix  vous  fait  entendre 
Ce  qui  les  attire  en  ces  lieui. 
Aidez-moi,  par  la  fenêtre, 
Jetons  l'objet  de  leurs  vopux. 

DIDIER. 

Enfant  miraculeux  ! 
Tu  nous  sauves  ! 
(Aidé  de  Guillaume,  il  jette  b-,  lutrin  par  la  fenêtre.) 

RELLEGRACE. 

Perfide  !  traître  ! 
Par  cet  acte  insensé 
Oses-tu  bien?... 

DIDIER. 

Ponr  arbitre, 
Vous  m'avez  pris  :  à  ce  titre, 
J'ai  prononcé  ! 
GORILLON,  avec  un  chagrin  ironique. 
Pauvre  pupitre  ! 

(Il  regarde.) 
Brisé  sans  doute.  Étonuement  profond  ! 
Sur  son  pied,  il  reste  d'aplomb  ! 

BELLEGRACE. 

Ainsi,  je  pourrai  donc  encore 
Vexer  un  rival  que  j'abhorre  : 
Mes  amis,  à  nous  le  lutrin  ! 

GORILLON. 

Tu  peux  renoncer  par  avance 
A  celte  trop  douce  espérance  : 
Mes  amis,  à  nous  le  lutrin  ! 

LE    CHŒUR. 

Le  lutrin  !  le  lutrin  ! 
Courons  tous  le  saisir  soudain. 
Amis,  un  dernier  elfort. 
Le  lutrin!...  ou  la  mort. 
(Ils  sortent  en  se  menaçant.) 

SCÈNE  XI. 
DIDIKK,  ANNE,   GUILLAUME. 

DIDIER. 

Guillaume,  forme  vite  ; 

Do  tout  effroi 
Je  suis  donc  quitte, 
Gr.lco  à  toi  ! 
ANNE,  pendant  que  Guillaume  forme. 
Coramonccz-vous  A  comprendra 
Que  c'est,  dans  son  intérieur, 
Qu'il  faut  attendre 
Le  bonheur  ! 
DIDIER,  prônant  lo  bras  de  Giiill.mmc  fl  celui 
de  sa  femme, 
lintro  vou.s  doux,  jo  veux  p.i»!«cr  m.i  m». 
Pi  I  do  l'intrigue  et  do  la  jalouMO  ! 
Pour  mieux  lo  lo  prouver, 
Tiens,  ma  fummo  chenu, 


/|22 


LE    LUTRIN. 


Ce  fichu  qui  m'a  fait  rôver 
Qui  fut  causG  lie  ma  folie... 
GUILLAUME,  derrière  Didier,  le  prenant  ;i  niadame. 
Anne  qui  le  relient  faiblement.  —  Bas. 
Donnez-le  moi,  je  vous  en  prie, 

AMM  E,  bas. 
GuilkiuniR  ! 

DIDIER,  à  Guillaume. 
Et  toi,  mon  sauveur. 
Que  veux-tu  pour  ta  récompense  ? 

GUILLAUME. 

L'espérance... 
D'être  un  jour  votre  successeur  I 
LE  ciiOEun,  eu  dehors. 
Uu  dernier  ellbrt  ! 
Le  lutrin  !  ou  la  mort  ! 
ANNE. 

Quelles  clameurs. 

GUILLAUME. 

C'est  un  délire  ! 


Mais  que  nous  importent  ces  cris  ? 
Pourvu  que  leur  fureur  expire 
A  la  porte...  de  ce  logis. 

E  N  S  E  M  B  L  R. 
(Accompagné  par  le  chœur  en  dehors.) 

ni  DIEU. 

O  célébrité  !  je  t'abjure, 
Je  renonce  à  toi  sans  murmure. 
Et  mon  sort  me  semblera  doui, 
Si  désormais  l'on  m'appelle, 
Des  perruquiers  et  des  époux. 
Le  plus  parfait  modèle  ! 

ANNE,    GUILLAUME. 

La  célébrité  qu'il  abjure 
Ne  lui  coûte  pas  un  murmure, 
Et  son  sort  lui  semblera  doux. 
Si  désormais  on  l'appelle, 
Des  perruquiers  et  des  époux. 
Le  plus  parfait  modèle. 


FIN    uu     LUTKIN. 


LA  MANIE  DU  MYSTERE 


COMEDIE  EN  UN   ACTE,   EN    VERS 


1820 


PERSONNAGES. 


VALMON. 

AMÉLIE,  sa  fille,  jeune  veuve. 
SAINT-VICTOR,  amant  d'Amélie. 
FIRMIN,   cousin  de  Saint-Victor. 
ROSETTE,   suivante  d'Amélie, 
GERMAIN,  valet  de  Saint-Victor. 


La  scène  se  passe  à  Pai-is,  chez  Valmon. 


le  tliéâtie  représente  un  jardin.  —  A  droite,  est  un  bosquet;  à  gauclie,  la  maison  de  Valmon 

avec  tialcon.  —  D.ins  le  fond,  un  mur  avec  treillage  oX  une  petite  porte  grillée.  — 

Il  r.iit  à  peine  jnur. 


SCENE  PKEMIÈllE. 

GKtlMAIN,    ]niis    i'.OSKTTi:. 

0  k;;  MAIN,  outrant  avoc  précaution. 
Que  iniiii  maître  est  bizarre...  et  ({ue  je  suis  à  plaindre 
De  servir  un  amant  ([ui  perd  à  toujours  craindre 
Des  moments  ([u'on  pourrait  employer  beaucoup  mieux  ! 

(  Apercevant  Rosette  qui  sort  de  la  maison.  ) 
Eli  1  mais,  l'on  sort  lîi-bas  d'ua  air  mystérieux... 
Approchons -nous  sans  bruit...  c'est  l'aimable  Rosette  ! 
De  mes  bons  sentiments  une  preuve  muette 
Ne  pourra  la  fâcher... 

(Il  passe  doucement  derrière  Rosette  qui  regarde  d'un  antre  côte, 
f't  l'embrasse. } 
ROSETTE,  se  retournant  eu  poussant  un  cri  étoniré. 
Ah  1...  ([ue  tu  m'as  lait  peur  !.. 
Je  te  croyais  bien  loin. 

C,  EIIM  AIN. 

Mon  pauvre  petit  cœur, 
Pardonne  à  ton  Girinain...  A  ma  juste  colt're, 
Ce  dédonuiiaiicment  était  bien  nécessaire. 

no  si;  Tri:. 
Ta  colère...  et  poinrinoi  ?  l)i'  ti;  voir  si  matin. 
Je  suis... 

(;i:ii  MAI  \. 
l'récisémrnt.  Mon^iiur,  comme  un  lutin, 
Est  venu  me  tirer  d'un  repos  léiliarî,'i(|uc. 
Je  baille  encore...  et  j'ai,  contre  cet  liomme  Mni(|Me, 
Qui  fait  lever  les  i^eus  bien  avant  le  soleil , 
Une  t''rriljle  humeur  1 


III. 


r>/i 


/(•2(j  LA    MANIE   DU   MYSTHRI-:. 


r. ')si:tti:. 
Pour  troul)li'.i'  ton  somiiieil , 
Il  avait  un  iiiolif. 

C  I.  n  M  AIN. 

Coinnii'  lui,  l'idiculc. 

R  0  s  i;  T  T  E. 

Je  ne  devine  pas,.. 

0 KTiAiAlN,  nioiitnnt  le  ciel. 
De  ce  doux  crépuscule, 
.Notre  timide  amant,  pour  épanrlicr  ses  feux. 
Doit  ici  profiter:  et  ses  veis  langoureux 
Réveillant  ta  maîtresse... 

ROSETTE. 

Alil  ri"une  sérénade 
On  veut  nous  régaler? 

GERMAIN. 

Ce  beau  donneur  d'aubade, 
Tremblant  d'être  surpris  au  milieu  du  concert. 
M'envoie  en  éclaireur  dans  ce  jardin  ouvert... 
Trois  coups  l'avertiront. 

(Il  fait  le  signe  de  frapper  dans  ses  mains. 

ROSETTE. 

Ton  maître  me  fait  rire  ! 
Depuis  que  pour  madame  en  secret  il  soupire, 
Il  n'a  jamais  osé  déclarer  son  amour. 
Près  d'elle ,  il  vient  souvent  et  reste  tout  le  jour. 
Il  est  près  quelquefois,  à  la  pauvre  Amélie, 
De  dire  iiv.r  douceur...  Par  l'amour  embellie. 
Elle  fixe  sur  lui  son  regard  attentif. 
Aussitôt,  il  bégaye  un  lieu  commun  plaintif, 
Il  parle  politique,  ou  bien  littérature. 
Ou,  que  sais-je,  beaux-arts,  tableaux,  belle  nature  : 
Et  la  pauvre  .Amélie,  avec  un  long  soupir. 
Ne  le  regardant  plus,  se  résigne  à  souffrir. 
Je  le  battrais  vraiment...  pour  lui  donner  courage.., 

GERMAIN. 

Le  moyen  est  parfait. 

ROSETTE. 

-Non,  mais  ce  qui  m"enrage, 
C/est  sa  mine  hypocrite  et  son  regard  baissé. 
Où  diable  a-t-il  gagné  ce  maintien  compassé? 

GERMAIN,  négligemment. 
Dans  la  diplomatie...  attaché  d'ambassade... 


LA   MANIK  DU    M  VST  EUE.  {,27 


Depuis,  il  est  resté  vraiment  un  peu  malade  : 
La  fièvre  du  mystère  est  son  état  normal. 

s  A  INT-VICTOK,  derrière  le  saur,  à  voii  bassP. 
Pst!... 

(i  K  RM  \  I  \ . 

Un  s'impatiente. 

ROSETTE,  rentrant  dans  la  maison. 

Eh  !  vite...  ton  signal. 
Aloi ,  je  vais  me  cacher  derrière  la  persienne. 

(>  Kit  MAIN,  frappant  trois  coups  dans  ses  mains. 
Il  m'a  chassé  du  lit...  11  faut  qu'il  s'en  souvienne. 

SCÈNE  11. 

GElîMAl.X,   SAlNT-VICTOn. 

SAlNT-\  ICTOR,  entrant  s»r  la  point»  dn  pied  en  affer-taul  un 
grand  mystère. 
Personne  ne  t'a  vu'? 

GER  MAI\. 

Personne. 

SAI\T-\ ICTOn. 

Entendu  '? 

GERMAIN. 

Non! 

SAINT-VICTOR. 

Bravo  I...  Je  puis  alors,  à  l'abri  du  balcon. 
Accomplir  mon  projet...  Toi,  fais  bien  sentinelle. 

GERMAIN,  feignant  de  sortir. 
A  la  porte,  je  cours  ainsi  qu'un  chien  tidèle. 

(A  part.) 
Allons  nous  préparer  Ji  tromper  son  es|)oir. 

(Il  entre  dans  la  maison  sans  que  Saint-Victor  s'en  apen^oive.) 

SCÈNE  m. 

SAl.\'l'-\  Mil Oli,  ^eul,  puis  GKU.MAIiN,  dans  la  mai.son. 

SAINT-VICTOR. 

Tout  répond  à  mes  vœux...  Enfin,  je  vais  pouvoir. 
Grâce  à  l'obscurité,  lui  dévoiler  ma  flamme... 
Puis,  dans  un  an  ou  deux,  elle  s('ra  ma  femme. 
Marchons  tout  doucement...  plaçons-nous  près  du  mur... 
En  amour  comme  en  ^jucrn-,  il  n'est  qu'un  moyen  sur  : 
Le  mystère  !  Vraiment,  que  dirait  Amélie, 


h'IS  LA    MANIK    DU    MVSTKUM. 


Si  (11!  ]iaiici'  tout,  liant  je  faisais  la  folie'.'... 
I5estai)t  racliL',  ji>  suis  beaucoup  plus  dan;^crc,ux , 
J'occupe  ses  penscrs  sans  elïrayer  ses  yeux. 

(Ici,  on  ouvre  une  fenêtre  au  premier.  Saint-Victor,  au  bruit, 

lève  la  tète.) 
Ali!  c'est  elle  sans  doute...  Kssayons  uia  romance, 
Tout  prût  au  moindre  bruit  à  fuir  avec  i)rudence. 
(Il  chante  à  mi-voix.) 

Je  me  dérobe  à  tous  les  yeux, 

Mon  Amélie,  oui,  pour  te  i)laire; 

J'observe  la  loi  du  mystère. 

Pour  que  tu  me  connaisses  mieux. 

La  nuit,  mon  bonheur  est  extrême. 

Je  puis  m'expliquer  sans  effroi. 

J'ose  enfin  dire  que  je  t'aime  : 

Tu  m'entends,  je  suis  près  de  toi. 

GERMAIN,  à  la  fenêtre  à  droite  du  balcon,  imitant  la 
voix  de  Valmon. 

La  peste  du  chanteur!  et  de  sa  sotte  envie... 
Je  voudrais  l'assommer. 

s  AiNT-v  icTOR,  s'entuvant. 
Le  père  d'Amélie  ! 
SaLivons-nous... 

SCÈNE   IV. 
GERMAIN,    ROSETTK. 

(Le  jour  paraît.  ) 

GERMAIN,   sortant  de  la  maison. 

Quelle  peur!...  il  est  di'jà  bien  loin. 

ROSETTE,  sortant  de  la  maison. 
En  t'écoutarit  gronder,  je  riais  dans  mon  coin... 
On  aurait  dit  Naluioii...  c'était  à  s'y  méprendre. 

GER  MA  1\. 

Maintenant  qu'un  no  peut  ai'i'iver  nous  surpriMidre, 
Profitons  des  instants...  Rosette,  écoute-moi... 
Un  secret... 

nos  ET  TE. 

Dis-le  vite. 

GERMAIN. 

On  peut  compter  sur  toi? 
11  s'agit  d'un  complot. 


LA  MANIK  I)L    MYSTÈIÎi:.  1,-20 


ROSETTE. 

Est-ce  contre  ton  inuitn;? 

(.  i;  I!  M  A 1  \ . 
Tout  jnst(\ 

liOSKTTK. 

Kh  bien  '.  j"cii  suis. 

ci;r.MAi\. 

Avant  (le  !(•  runiiaiiii' ? 

no  SKTTE. 

Sans  (loiiti;!  et  quel  en  est  l'auteur? 

GEIIM  AIN. 

Monsieur  Firmin. 

nOSETTE. 

Que  ton  maître  aime  peu... 

G  1: 1!  M  AIN. 

Quoiqu'il  soit  son  cousin. 

r.  OSETT  E. 

Aussi  prompt  à  parler... 

Que  mon  maître  à  se  taire. 
nosETTi:. 
Kt  proclamant  les  riens... 

(illIlM  AI.N'. 

Dont  monsieur  fait  mystiVe. 


nOSETTE. 

Mais  quel  est  ce  complot? 

V,  E  II  M  u  \ . 

C'est  de 

le  niaiiiT. 

ROSETTE. 

Et  ixjurqudj,  s'il  vous  plait  ? 

(lEItM  A  1  \. 

Pour 

I'  ((Hitrarii  r. 

IlOSETTE. 

N'raiiiiont...  cl  jidiir  sa  f(>mmi',  en  cl 

Mlisil... 

(il  r.  M  \  1  N. 

Ta  iiiailri'sse. 

liOSl.r,TE. 

Fort  hicn...  Mais  fiainin'uii'iil ,  quel 

iiitiM-iM  vous  presse? 

;i30 


LA    M  A  Ml-:   DU    MYSTKIU:. 


r.  EBM  Al%. 

Es-tu  discrète  au  moins? 

ROSKTTi;. 

Mais  tu  dois  lo,  savoir... 
Je  suis  femme  do  chambre,  et  comprends  mon  devoir. 

n  En  MA  I  N. 
Apprends  donc  que  Firmiu  et  mon  singulier  maître 
Ont  un  oncle  plus  fou  que  tous  les  deux  peut-ôtre. 
Cet  oncle,  vieux  garçon,  riche  comme  un  (Irésus, 
A  promis  à  chacun  plus  de  cent  mille  écus, 
Pourvu  que,  dans  l'année,  un  des  deux  se  marie, 
Sinon  pas  un  denier. 

UOSETTE. 

C'est  triste...  Je  parie, 
A  coup  sur,  que  l'année  approche  de  sa  fin. 

GERMAIN. 

Il  nous  reste  trois  jours...  oui,  ti'ois...  Monsieur  Firmin 
Espérait  que  mon  maître ,  amoureux  et  plus  sage , 
Se  cliargerait  du  soin  de  gagner  Théritage. 
Vain  espoir!  Dans  trois  jours,  il  est  déshérité 
Si  mon  maître  à  l'autel  ne  s'est  pas  présenté. 

ROSETTE. 

Eh!  que  n'a-t-il  songé  lui-même  au  mariage? 

GERMAIN. 

11  passerait  plutùt  l'Océan  à  la  nage  ! 

ROSETTE. 

Madame  aime  ton  maître,  à  te  dire  le  vrai... 

Oui,  Saint-Victor  la  charme.  Elle  y  pense  en  secret 

Malgré  tous  ses  travers  ;  mais  je  jure,  à  sa  place, 

Que  je  mépriserais  cet  amoureux  de  glace, 

El  que  monsieur  Firmin  me  plairait  bcaucouj)  mieux. 

GERMAIN. 

Chut  !  le  voici. 

SCÈNE    V. 
Les  Mêmes,   FIRMIN. 


EIRM  I  \. 

Bonjour,  ma  Rosette  aux  doux  yeux. 
Je  reviens  d'un  fiouper...  Pur  la  porte  entr'ouverte, 
Je  vous  ai  vus  causant...  Vous  conjurez  sa  perte, 
A  ce  cher  Saint-Victoi'...  C'est  lui  mari  tout  fait! 


LA    MA.MK    1)1     .MVSTÈIU-: 


:3i 


Ah  !  que  j'ai  bien  soiipr...  le  cliampagnc  coulait; 
Sur  les  lèvres  chacun  conservait  un  sourire; 
Quel  essaim  de  beautés  et  quel  charmant  dOliic  : 
Je  n'estime  vraiment  que  ce  facile  amour... 
Esclave  d'une  nuit,  aux  premiers  feux  du  jour. 
On  rejette  le  joug,  et,  libre,  on  se  retrouve! 

G  E  n  M  Al  \ . 

Prêt  à  reconimcncor... 

nOSITTE. 

Moi,  je  vous  désapprouve. 
Comment  n'êtes-vous  pas  las  de  tous  ces  plaisirs?... 
A  votre  place,  moi,  je  mettrais  mes  désirs 
A  gagner  un  seul  cœur:  c'est  le  bonheur  suprême. 
Pourquoi  donc  marier  un  autre  que  vous-même? 

I'  I  n  M  [  \. 
M'enchaîner  à  jamais! 

ROSEtTE. 

Vous  n'y  pensez  donc  pas? 
Ma  maîtresse  à  vos  yeux  est-elle  sans  appas? 

IIRMIX. 

D'honneur,  ma  chère  enfant,  je  la  trouve  charmante. 
Et  pour  preuve,  j'en  fais  aujourd'hui...  ma  parente. 

r.nsi-.Ti  i;. 
Pourquoi  donc  dédaiiïner  un  titi'e  hit'u  plus  doux? 
l'n  rien  qui  m'autorise,  et  je  plaide  pour  vous! 

Kr  RMI  \,  riant. 
Mais,  de  me  marier,  où  prends-tu  cette  rage? 
Je  ne  vois  rien  en  moi  qui  sente  le  ménage. 
Aurais-je  par  hasard  l'air  triste  et  solennel. 
Réponds,  ou  quelque  chose  enfin  de  paternel? 
Tu  veux  rire...  non,  non,  de  mes  belles  années 
Je  dois  au  bien  public  les  libres  destinées. 
Me  marier,  c'était  ne  convertir  que  moi, 
Et  j'ai  su  me  créer  un  bien  plus  noble  emploi  : 
Je  prêche  mes  amis,  je  leur  choisis  des  femmes. 
Ma  parole  fait  naître  un  remords  dans  leurs  ilmes. 
Je  les  traîne  à  l'autel  et  prouve  à  tout  Paiis 
Qu'avec  des  libertins,  on  fait  de  bons  maris!... 

Adieu,  petite  espiègle... 

(Il  va  ponr  sdilir,  rovcnaiil.  ) 

Ah!  Germain,  un  service. 

Suis-moi...  Rosette,  un  mot...  ;i  nos  vmu\  suis  jiropice, 

Je  te  fais  épouser,  avec  un  capital, 


/,32  LA    M  AME   DL    .M\STEUl::. 


(Montrant  (iernniin.) 
Cet  ingénu  ro(|nin,  ce  fripon  fort  loyal... 
Mais  surtout,  mon  enfant,  ne  commets  pas  la  fanlo 
De  louer  Saint-Victor...  Kn  estime  trop  haute, 
La  suivante  tient-elle  un  pauvre  prétendant, 
Sa  maîtresse  aussitôt  le  met  au  dernier  ran^  : 
C'est  ainsi  qu'au  caprice  abandonnant  l'empire, 
La  femme  met  sa  joie  à  toujours  contredire. 

(Il  sort  avec  Germain.  ) 

.se KM-:   VL 

r.OSKTTE,    AMKLIM,  paraissant  snr  le  kilccn. 

r.oSETTE,  regardant  Amélie. 
Eh!  quoi,  c'est  vous,  madame? 

AMKLI  E. 

Oui,  je  n'ai  pu  dormir. 

nOSETTE. 

C'est  ce  chanteur,  je  gage,  on  n'y  saurait  tenir. 

AMÉI.1I-. 

Attends-moi ,  je  descends. 

nosETTE,  à  Amélie  qni  entre  on  scène, 
.l'ai  su  le  nxonnaitre. 
A  M  É  I,  1 1;. 

Qui  donc? 

RO  SETTE. 

Le  beau  chanteur  qui,  sous  votre  fenêtre. 
D'une  timide  voix  soupirait  son  ardeur. 
Et  n'a  que  des  chansons  pour  triompher  d'un  cœur. 
Vous  savez  qui  ? 

AMÉLIE. 

Mais  non  ! 

ROSETTE. 

Quelle  plaisanterie! 

A  M  É  1. 1  F. 

Bien  plus,  de  le  savoir,  je  ne  sens  nulle  envie. 

Je  hais  l'expression  de  ces  faux  sentiments, 

Ces  manières  d'aiïir  qu'on  emprunte  aux  romans. 

ROSETTE. 

Bon,  je  vous  prends  au  mot...  cet  homme  romanesque. 
Ce  nocturne  chanteur  que  vous  maudissez  presque  , 
Cet  amant  sans  amour,  ce  fou  que  vous  blâmez... 


LA    MANIF.   DU    MYSTHIIK.  /,33 


AMELIE. 

Eh  liieii  !... 

n  o  s  i:  T  T I'. . 
r>«;t  jii?;tPnioiit  cv\\ù  <\uo  vous  :iiiiie/.  ! 

A  M  F,  I,  I  E. 

S;iint-\'irt(ir  I 

n  0  s  E  T  T  E. 

Oui,  lui-niùnie! 

A  M  ÉI.IK. 

Il  fatit  que  j'en  coiiviomio  . 
Rosette,  ii)a  surprise  égale  au  moins  la  tienne. 
Eli  quoi!  mon  père  et  moi  l'accueillons  sans  détour, 
Mille  fois  il  a  pu  découvrir  son  amour: 
Il  s'est  tu  cependant,  et  cette  retenue... 

ROSETTE. 

Fait  qu'il  s'est  déclaré  du  milieu  de  la  rue. 
Allons,  madame,  allons,  un  généreux  courroux 
Doit  chasser  de  votre  âme  un  sentiment  trop  doux  ; 
Et  puisqu'il  fait  céder  l'amour  à  sa  folie. 
Vous  allez  l'en  punir. 

A  M  É  LI  E. 

Il  vaut  mieux  que  j'en  rie. 

ROSETTE,   ironiquement. 

Faites  plus...  approuvez  dans  ce  discret  amant 

Ce  que  vous  condamniez  dans  un  autre,  à  l'instant  ; 

Qufii  !  vous  pouvez  aimer  Saint-Victor  de  la  soi'te  ! 

A  M  ÉI.IE. 

Je  suis  sûre  qu'il  m'aime  ! 

ROSETTE. 

Il  vous  aime!  eh!  qu'importe! 

Il  ne  vous  l'a  pas  dit.  Si  jamais  ses  liiscmu's... 

A  M  K  1. 1  E. 

11  altiMul  le  momcut. 

ROSETTE. 

Il  attiMidi'a  toujours. 

A  M  I.  Il  I  ■ 

'l'ii  ne  lui  jiasscs  rien. 

nos  i;tt  e. 

De  lui,  tout  vous  onrliaiilc. 

A  M  É  I,  I  E. 

Un  si  léger  travers  n'a  rien  qui  m'épouvante. 


Ml. 


l'iOSKTTK. 

Votre  premier  époux  était  l)ien  dilTérent, 
l'A  pourt;int  vous  raimiez. 

A  51  i':  L  I  E. 

Quoi,  cela  te  surprend? 
On  peut  aimer  deux  fois  à  notre  âge,  Hosetle, 
Sans  qu'aux  mêmes  dehors  notre  pencliant  s'arrête. 
Je  connais  Saint-Victor,  et  je  réponds  de  lui. 
Il  était  autrefois  ce  qu'il  est  aujourd'hui... 
De  honne  heure  lancé  dans  la  diplomatie, 
(;'est  là  que  du  mystère  il  a  pris  la  manie. 

nOSF.TTE. 

Si  bien  qu'à  toute  chose  appliquant  cette  humour, 

Il  vous  épousera,  mais  par  ambassadeur. 

Je  reconnais  bien  là  notre  humeur  ordinaire  : 

Un  homme  raisonnable  est  peu  fait  pour  nous  plaire. 

AMÉLIE. 

Puis-je  donc  me  fâcher,  Rosette ,  quand  sa  voix 
M'exprime  son  amour  pour  la  première  fois? 

ROSETTE. 

Vraiment,  choisir  la  rue  et  la  nuit  la  plus  brune, 
Afin  de  se  cacher  même  aux  yeux  de  la  lune. 
Vous  appelez  cela  déclarer  son  amour  ! 
Sans  moi ,  le  sauriez-vous  ! 

A  MÊME,  froidement. 

Rosette,  de  ce  jour. 
Songez  que  vos  avis  ne  font  que  me  déplaire. 
Et  ne  m'en  donnez  plus. 

(Elle  rentre  dans  la  maison.) 

ROSETTE,  senk'. 

Mon  Dieu!  quel  air  sévère!... 
Monsieur  Firniin  disait  tantôt  la  vérité  : 
J'ai  servi  Saint-Victor  par  mon  hostilité. 
Bien  mieux  que  par  un  lourd  et  sot  panégyrique. 
De  contradiction  l'esprit  humain  se  pique  : 
Le  féminin  surtout  ! 

SCÈNE    VII. 
ROSRTTR,  GERMAIN,  puis  SAINT-VICTOR. 


GERMAIN. 

Ah  !  que  je  suis  content  ! 

ROSETTE. 


Pourquoi? 


LA   MANIE  DU    MYSTÈRE. 


/|35 


Kirmin  promet  trois  mille  écus  comptant. 
Si  mon  muitrc  aujourd'hui  s'unit  à  ta  maîtresse. 

B  O  s  K  T  T  K. 

Eli  I  qu'y  pouvons-nous  faire? 

(.  KR  MAIN. 

Il  faut  avec  adresse 
Éveiller  dans  son  cœur  un  sentiment  jaloux, 
Le  forcer  de  parler,  de  tomber  à  genoux , 
Et  d'avouer  qu'il  aime  en  dt-pit  du  mystère. 

ROSETTE. 

Va,  mon  pauvre  Germain,  ton  maître  est  une  pierre... 
Estimé  de  Valmon,  il  n'a,  depuis  un  an. 
Rien  su  lui  faire  entendre...  il  en  est  désolant  ! 

i;  E  n  M  A 1  \. 
Crois-moi,  la  jalousie  est  un  moyen  suhliiiic. 

I!  OSETTE. 

Marchez,  je  reste  neutre...  vin  mari  cacochyme 
Ne  peut  m'avoir  pour  lui  :  je  jugerai  les  coups. 

GERMAIN. 

Mais  tu  ne  veux  donc  pas  de  Germain  pour  époux  ? 

lî  OSETTE. 

Sois  tranciuille,  Germain,  (jue  ton  front  se  déride  : 
Tu  sais  bien  que  le  sort,  pour  les  sots,  se  décide. 
Dans  tous  les  cas,  je  t'aime. 

GERMAIN,  l'embrassant. 

A  la  bonne  heure. 
ROSETTE,  apercevant  Saint-Viclor. 

Adieu  ! 
Ton  maître  nous  a  vus,  tu  vas  avoir  beau  jeu  ! 

(Elle  rentre  dans  la  maison.) 

SAINT-VICTOR,  entrant  en  regardant  autour  de  Ini,  et 
s'approcliant  lentement  de  Germain. 

Je  ne  te  blâme  pas  d'embrasser  ta  Hosette, 

Tu  le  poux;  luais,  du  moins,  que  ce  soit  en  cachet  h'. 

Tout  sera  pour  le  mieux  si  l'on  ne  t'entend  pas. 

CER  MAIN. 

Qu'on  m'entende  !...  ce  bruit  a  pour  moi  des  appas  : 

Voluptueusement,  à  l'oreille  il  résonne. 

Et  je  ne  veux  cacher  mon  amour  h  personne. 

Ce  n'est  pas  cdinme  vous...  \fius  rirs  trop  disnci. 


/,3(3  LA   MAMK    DU    MVSTKl 


Nous  aimiv,,  vous  linili'z,  niais  qui  ilduc  le  croirait?... 
l'as  iiiOiiK^  la  licautt':  (lui  vous  cliarinc, 

SAINT-VlCTOn. 

Silence  ! 
r.  Kini  AIN. 
C'est  aussi ,  par  trop  loin ,  pousser  votre  prudence. 
Plus  d'un  an  i^coulé  de  sourde  passion 
Exige  de  vos  fcu\  la  drclaration. 

s  AINT-VlCTOn. 

Te  tairas-tu,  bavard  ! 

(;i;nM  AIN. 

Je  ne  saurais  me  taire, 
Kt  nie  lasse  à  la  lin  de  tout  ce  beau  mystère. 
Heureusement  pour  vous,  je  connais  votre  amour, 
Et  d'autres  le  sauront  avant  la  fin  du  jour. 

SAINT-VICrOIi. 

Ciel  !  je  serais  perdu  ! 

GERMAIN. 

C'est  sauvé  qu'il  faut  dire  ! 
Car  le  cœur  d'Amélie  en  vain  pour  vous  soupire  : 
Une  attente  si  longue  a  de  quoi  la  fâcher, 
i:t  peut  très-bien  de  vous  enfin  la  détacher, 
llosette,  voyez-vous,  m'a  glissé  la  nouvelle 
Que  le  jeune  Firmin  prétend  à  votre  belle 
Plaire  en  moins  de  trois  jours! 

SAINT-VICTOR. 

Lui,  Firmin,  amoureux  1 

CET.  MAIN. 

Il  le  jure,  et  répond  qu'en  serrant  de  doux  nœuds 
11  va  subitement  se  transformer  en  sage. 

SA  I  \T- VICTOR. 

Si  tu  crains  mon  courroux,  n'en  dis  pas  davantage. 

GERMAIN. 

Si  j'étais  moins  honnête  et  plus  intéressé. 

Je  garderais  soudain  un  silence  empressé; 

Mais  j'ai  pour  vous,  Monsieur,  un  dévoùment  sincère. 

Tremblez  que  d'Amélie  une  juste  colère. 

Rendant  son  cœur  sensible  aux  discours  de  Firmin, 

La  jette  par  dépit  dans  les  bras  d'un  cousin 

Aussi  charmant  qu'habile  à  jouer  la  tendresse. 

Vous  l'auriez  pour  cousine  et  non  pas  pour  maîtresse... 


LA    .M AME   DU    MYSTÈliE.  /,o7 


Est-co  là  vdtrc  but?  Je  me  tuis  à  rinstant , 
Sans  vous  inipoi  ttiiUT  d(,'  num  l'ionncmont. 

SAINT-VICTOR. 

Ciel  1  faut-il  vivre  avec  un  bavard  de  ta  sorte. 
Sans  prendre  le  plaisir  de  le  mettre  à  la  porte  ! 

GERMAIN,  continuant. 

Sans  doute,  quelquefois,  le  mystère  a  du  bon  ; 
Mais,  dans  le  cas  présent,  c'est  de  la  déraison. 
Car  d'un  projet  d'iiymcn  que  sert-il  qu'on  se  cache? 
Quand  on  prend  une  femme,  il  faut  qu'elle  le  sache. 

SAiNT-v  iCTOR,  furieiix. 
Va-t'en  ! 

GERMAIN. 

Oh  !  j'obéis. 

SAi\T-v  iCTOR,  avec  nifnace. 

Mais  garde  mon  secret. 

GERMAIN,  bâillant. 

Je  vais  donc  me  couclior,  de  peur  d'être  indiscret. 
Allons,  adieu.  Monsieur,  pesez  bien  mes  paroles: 
Firmin  est  séduisant,  et  les  femmes  sont  folles. 

(  Il  s'enfuit.  ) 

SCÈNE    VIII. 

S.\INT-V1CT0H,  ^eiil. 

A  son  impertinence  a-t-on  rien  vu  d'égal  ! 

Je  dois  me  résigner,  puisque  j'ai  fait  le  mal. 

Je  recueille  aujourd'hui  le  fruit  de  ma  sottise... 

Pourquoi  d'être  amoureux  faut-il  que  je  m'avise? 

N'ai-je  pas  vu  partout,  en  toute  occasion. 

Les  femmes  se  livrer  à  l'indiscrétion? 

Des  défauts  de  son  sexe  Amélie  est  coupable, 

Je  n'en  saurais  douter,  et  je  la  trouve  aimable, 

Et  je  l'aime  !..  Imprudent  I  si  (|uelqu'un  nreiilmilaii... 

(En  élevant  la  voi.\.) 
Non ,  je  ne  l'aime  pas... 

(Après  avoir  refranlé  autour  de  lui.) 
l'ersonne  n'écoutait. 
Mais  Germain  peut  parler.  Que  dirait  ma  maîtresse 
Si,  j)ar  une  autre  bouche,  ai)prenant  ma  tendresse... 
Courons...  Quel  contre-temps!  C'est  le  traître  l'innin. 


;,38  LA   MANIE   DU   \nSTEnL:. 


SCKNK  IN.. 
SAIM'-VICTOR,   Kl  H  MIN. 

I  IKMIN,  à  part. 

Commençons  notre  attaque. 

(Haut.) 
Kh  !  bonjour,  mon  cousin. 
Tu  semblés  m'accueillir  avec  un  front  sévère. 
Je  suis  sûr  que  tu  crois  qu'une  fàclicuse  affaire 
M'oblige  en  ce  moment  de  recourir  à  toi. 
Tu  peux  être  tranquille  et  calmer  ton  émoi  : 
La  grâce  m'a  touché,  c'en  est  fait,  je  me  range. 

s  AINT-V  ICTOR. 

Ce  discours  de  ta  part  me  semble  assez  étrange, 
Un  sage  comme  toi  doit  être  curieux. 

FI  RM  IN. 

Tu  ris.  Eh  bien  !  apprends  que  je  suis  amoureux. 

s  AI  NT- VICTOR. 

Amoureux!...  Ce  sont  là  tes  preuves  de  sagesse? 

FI  R  MIN. 

L'autre  jour,  dans  un  bal... 

SAINT-VICTOR  ,  l'iiitei rompant. 

Un  bal,  une  maîtresse... 
Certes,  c'est  pour  le  mieux,  et  l'on  ne  peut,  je  croi, 
Se  montrer  plus  rangé  ni  plus  sage  que  toi. 

Fl  RM  IN. 

Je  veux  me  marier. 

SAINT-VICTOR. 

Encore  une  folie  ! 

F  I  R  M  I  N. 

Non  ,  car  celle  que  j'aime  est  aimable  et  jolie. 

SAINT-VICTOR. 

C'est  sans  doute  en  valsant  que  tu  jugeas  son  cœur? 

FIRM  IN. 

Tu  las  dit,  en  valsant  j'ai  trouvé  mon  vainqueur. 

Ma  foi,  vive  le  bal  et  le  bonheur  qu'il  donne  ! 

Le  goût  qu'on  a  pour  lui  n'a  rien  dont  je  m'étonne. 

Le  mouvement,  le  bruit  et  la  variété, 

Font  du  moindre  salon  un  endroit  enchanté. 

Le  mélange  ondoyant  des  plus  fraîches  parures, 

La  gaîté  qui  sourit  sur  toutes  les  figures. 


LA   M  AME   DU    MYSTKRK.  /,39 


La  lumière  sans  ombre  habile  à  rajeunir. 
L'entraînante  musique  appelant  au  plaisir, 
Les  douces  privautés  permises  par  la  danse; 
Tout  charme  notre  cœur,  éperdu,  sans  défense  ! 
Tout,  jusqu'à  la  fatigue,  est  une  volupté. 
Qui  nous  livre  en  esclave  au  joug  de  la  beauté  : 
A  fonder  son  pouvoir,  c'est  là  qu'elle  travaille , 
Et  le  bal  en  un  mot  est  son  champ  de  bataille  ! 
Mais  tu  connais,  mon  cher,  les  yeux  qui  m'ont  blessé; 
Et  de  t'ouvrir  mon  cœur,  si  je  me  suis  pressé. 
C'est  qu'on  m'a  presque  dit  que,  pour  la  même  belle. 
Un  autre  soupirait,  depuis  longtemps  fidèle... 
Je  puis  à  mon  rival  ne  pas  cacher  son  nom. 
suNT-vicTon,  troublé. 
Ton  rival  ? 

riiiMi.\. 
C'est  enfin  la  fillo  do  Valmon. 

s  AlIMT -VICTOR. 

Amélie  ! 

iinMi  N. 
Elle-même. 

SAi>iT- v  iCTOii ,  avec  éniotiou. 
Amélie  est  aimable. 
Mais  quant  à  mon  amour... 

FIRMIIV. 

Eh  bien  ! 
SAINT-VICTOR,  ;u cc  effort. 

C'est  une  faille. 
1'  I  R  11  1  \.  « 

Tu  ne  l'aimes  donc  pas? 

SAINT- VICTOR. 

Non,  sans  doute. 
il  RM  I  \. 

Ah  !  tant  iiiicnx  ; 
Car  je  voulais  pour  toi  renoiirer  à  mes  feux. 

SAINT- V ICTOH. 

Le  trait  est  admirable. 

(A   part.) 

Il  pensait  un'  sui'|)rendiv. 

Kl  RMIN,   à    put. 

Le  cousin,  je  le  vois,  ii'i.'st  pas  prêt  à  si'  rendre. 

s  MNT-\  ICTO  R. 

J"eii  suis  viaimenl  touché. 


/j/|0 


LA    MANIE   DU    MYSTEKK. 


Fin  Ml \. 

Te  voyant  clui'iui'  JDiir 
Assidu  chez  Valmon,  je  croyais  que  l'aiinuif 
Y  roiuliiisait  tes  pas... 

s  \  IM-V  ICTOr,. 

Amélie,  à  vrai  dire, 
Peut  très-bien  sur  un  cœur  exercer  son  empire; 
Mais  mon  assiduité  n'a  pour  seule  raison 
Qu'un  attrait  délicat  de  conversation. 
Son  père  est  fort  instruit,  c'est  lui  que  je  visite, 
Il  daigne  faire  cas  de  mon  faible  mérite. 
Sa  fille  par  hasard  écoute  nos  discours, 
Les  trouble  quelquefois,  les  comprend  à  rebours, 
Nous  fatigue  plutôt  qu'elle  ne  nous  amuse, 
Et  n'éveille  en  moi  rien  de  ce  dont  on  m'accuse. 

(A  part,  su  frottant  les  mains.) 
Le  voilà  dépisté...  Je  m'en  applaudis  fort. 

F I  n  M  I N ,  à  part. 
D'être  si  diplomate,  il  a  ma  foi  bien  tort. 

S.\INT-V  ICTOR. 

Mais  toi,  d'où  te  vient  donc  ce  goût  pour  Amélie? 

FiniiiN. 
Elle  ne  m'avait  pas  encor  paru  jolie. 
Ce  n'est  que  dans  ce  bal,  où  je  la  rencontrai. 
Que  ce  qu'elle  a  d'attraits  à  mes  yeux  s'est  montré. 
Ne  sais-tu  pas  de  plus  que  certain  héritage 
Impose  à  l'un  de  nous  un  heureux  inariage, 
Et  comme  le  délai  va  bientôt  expirer... 

SAINT-VICTOn,   iroui(jiiempnt. 
Je  comprends  le  motif  qui  te  fait  soiii)irer. 

Fin  M  IN. 
Ah  !  tu  me  jugi's  mal...  ou  peut  aimer  l'aisance 
Et  sa  femme...  à  sou  oncle  on  doit  obéissance. 

S.\  I  NT-VICI  OR. 

Et  peut-on  demander  si,  blessée  à  son  tour, 
Amélie  à  Firmin  rend  amour  pour  amour'.' 

FI  p.  MIN. 

Je  puis  de  mes  secrets  te  faire  conlidence  ; 
Mais  du  secret  d'autrui  !... 


s  A  I  N  T  -  V  I  C  T  G  I! . 

Tu  plaisantes,  je  pense. 


LA   MANIK   DU    MYSTÈRE.  /,/,! 


II  RM  IN. 

Non,  car  si  je  mo  tai'^,  c'est  que  je  ne  sais  rien. 

SAINT-VICTOR,  avpc  Ironic. 
Modeste!...  en  vi'Titr,  tu  tcranfies,  Kirniin. 

Il  r.MiN. 
Ne  va  pas  te  presser  de  me  proclamer  sjp:e , 
Tu  ne  dois  méjuger  qu'après  le  mariage. 
C'est  quand  je  ne  l'ai  pas  que  je  mérite  un  cœur: 
Le  charme  d'Amélie  est  pour  moi  sa  froideur, 
C'est  par  là  que  mon  cunir  reconnaît  sa  i)uissancp, 
Kt  je  suis  amoureux  de  son  indifférence! 

SAINT-V  I  CTOR. 

C'est  très-original  ! 

(A  part.) 
Je  puis  me  rassurer. 
i- 1  lui  1  \ ,  :"i  paît. 

Le  cousin  enchanté  commence  à  respirer, 
Mais  il  n'est  pas  au  bout. 

(Haut.) 

Le  noble  sacrifice 
Que  je  t'offrais,  d»;  toi  mérite  un  bon  otlice. 

SAi  NT- V  k;  ro  r. . 
I,.'qi:cl? 

Il  i;  XI  i\. 
l'iès  de  Valmon,  je  sais  tout  ton  crédit  : 
11  faut  en  ma  faveur  disposer  son  esprit; 
D(!  sa  lille,  aujourd'hui,  fais  pour  moi  la  dcmaudc, 
lit  grâce  à  tes  ell'orts  qu'à  mes  vœux  il  se  rende. 

SAIMT-VICTOK,   Irès-troublé. 
Mais  il  est  iiiijtosNiiilc... 

l'IItM  IN. 

Oh  !  je  n'éi'oult!  rien. 
Il  faut  s'exécuter...  et  rappelle-toi  bifu 
Que  si  je  n'obtiens  pas  ce  soir  celle  «pn^  j'aime. 
Je  la  viens,  dès  demain,  demander  |)our  toi-mèini', 

(Moiivfiijiciit  (le  Saint-Victor.) 
Le  dilemme  est  pressant...  Je  vois  Imi  rmi.arra^'  : 
Si  lu  m'as  abusé,  tu  ne  parleras  pas, 
lit  inni ,  sans  balancer,  instruit  par  tiui  silnice. 
Je  pourrai  sans  remords  te  fairi'  vii)l(ince. 

s  \  1  NI  -\  ir.Toit,  à  p.iit. 

(allument  un'  d(''ilari'r  dans  le  trimblc  où  je  >*uis'.' 


:i{\ 


hh2 


LA   M  AME   1)L    M\STKHK. 


SCKNi:    \. 

Lts    Mêmes,   UOSKTTE. 

ROSETTE,  i  Saint-Viclor. 
Monsieur  I 

SAINT- V  1  CTO R,  voulant  s'éloigner. 
Quo  me  veux-tu?...  laisse-moi,  je  no  puis.. 

ROSETTE. 

Cependant... 

s  .M  \  T  -  V  1 C  T 0  r. .  revenant . 
Ah  1  dis-moi,  peut-on  voir  ta  maîtresse? 

ROSETTE. 

Nous  voulez  lui  parler? 

SAINT-VICTOR. 

Réponds,  le  temps  me  presse. 

ROSETTE. 

Oui,  monsieur. 

s.A  I N  T  -V I CT  0  R  ,  prêt  à  entrer  chez  Valmon. 

Il  suffit. 

(Revenant.; 

Ne  lui  fais  pas  savoir 

Que  je  tai  demandé  si  je  pouvais  la  voir. 

(  Il  entre  dans  la  maison.) 


SCKNE  \I. 

I.F-  Mêmes,  eicepté  SAINT-VICTOR. 

Kl  RM  IN,  riani. 
Ah  !  qu'il  est  amusant  1 

ROSETTE. 

Qu'avez-vous  donc  à  rire  ? 

FIRMIX. 

Ce  pamTe  Saint-Victor,  comme  il  doit  me  maudire! 
Il  faut ,  sans  hésiter,  qu'il  demande  aujourd'hui 
L'objet  de  son  amour  pour  moi-même  ou  pour  lui. 

R  OSKTTE. 

L'alternative  est  dure  et  la  ruse  cruelle! 

K  1  R  M  I  N  . 

Frunchem.'iU,  ta  maîtresse  au  fond  raimerait-elle? 
Sont-ils  bien  amoureux  ? 

ROSETTE. 

Eh  !  mais...  comme  des  fous. 


LA    MANIE   DL    MYSTÈHE.  ^3 


riRMlN. 

J'en  suis  ravi...  pour  eu\l 

ROSETTE. 

Dites  plutôt  pour  vous. 

FI  RM  IN. 

Ail  1  leur  bonheur  m'est  cher,  Rosette,  je  te  jure. 

ROSETTE. 

Et  le  bien  de  votre  oncle,  à  ce  que  l'on  assure... 

F  I  n  M  I  N. 

Friponne,  ton  Germain  t'a  vendu  mon  secret!... 
Mais  je  puis  l'avouer,  sans  honte,  s'il  me  plaît: 
De  mes  soins,  Saint-Victor  peut-il  vraiment  se  plaindre? 
11  devrait  me  chérir  au  lieu  de  tant  me  craindre. 
Si  je  dois  justement  partager  avec  lui 
D'un  oncle  bien-aimé  la  fortune  et  l'appui , 
Je  cède  à  son  amour,  sans  y  vouloir  prétendre. 
Le  précieux  trésor  d'une  âme  pure  et  tendre  ! 
Il  est  si  maladroit  que  si  je  voulais  bien  , 
Amélie...  Ah  !  c'est  elle!...  au  moins,  ne  lui  dis  rien. 
(Il  disparaît.  ) 

SCJiNK   \11 
r.OSETTK,    AMÉLIE. 


Du  plus  juste  courroux  tu  me  vois  agitée. 
Rosette.  J'en  conviens,  oui,  je  m'étais  flattée... 
J'ai  cru  que  Saint-Victor  était  prêt  à  céder. 
Ou,  du  moins,  j'ai  voulu  me  le  persuader. 
Eh  bien!  non.  Son  travers  ira  jusqu'au  délire, 
Et  l'amour  sur  son  cfi'ur  n'aura  jamais  d'empire. 

ROSETTE. 

Ainsi  donc,  un  moment  a  changé  votre  humeur. 
Mais  qu'cst-il  arrivé? 

A  M  K  1. 1  E. 

Je  suis  blessée  au  cœur. 
Écoute,  et  juge  un  peu  de  son  extravagance. 
Mon  père  travaillait  dans  un  profond  silence  ; 
Moi,  je  lisais.  11  entre,  il  s'approche,  et  sa  voix 
En  me  parlant  tremblait  |)Our  la  première  fois. 
Chaque  mot  s'arrêtait  dans  sa  bouche  timide. 
A  dire  son  amour,  je  crois  tiu'il  se  décide, 


hkh  L^   MANIK  DU    MVSTKIU':. 


Kl  ([iriin  siiK-rTo  aveu  va  sortir  de  son  tscin , 
Lorsque  j'entends  ces  mots  :  «  Nons  danserons  demain. 
Il  Souffre/,  que  je  vous  prie  alors  pour  la  première.  » 
11  sinclinc  et,  confus,  court  parler  à  mon  père. 

no  sFTTi:. 
\oil;i  toiill...  il  vous  aime,  (;t  l)ien  |)ius  que  jamais. 

A  M  K  1. 1  E. 

Moi,  je  me  haïrais,  je  ri-ois,  si  je  l'aimais. 

i!(>si:Tri;. 
Voulrz-vDus  doue  sitôt  cesser  d'être  indulgente? 

AMÉLIE. 

Tu  me  l'as  conseillé,  Rosette,  sois  contente. 

nOSETTE. 

Xraiment,  vous  avez  tort,  il  pliera  le  i:enou. 
liicn  plus  ((u(!  sou  travers,  son  amour  le  rond  fou. 

A  M  Él.l  E. 

Rosette,  croirais-tu  que  j'avais  la  faiblesse 
De  ressentir  pour  lui  déjà  quelque  tendresse? 
Ne  devait-il  donc  pas  poursuivre  l'entretien. 
S'expliquer?...  Quel  dommage!  il  cominençait  si  bien. 
Surprise  d'un  langage  aussi  nouveau  que  tendre, 
D'un  secret  intérêt  je  voulais  me  défendre, 
Lui  cacher  le  plaisir  qu'en  éprouvait  mon  cœur  : 
Mes  yeux  me  trahissaient  ainsi  que  ma  rougeur... 
ROSETTE,  regardant  du  côté  do  la  maison. 
Le  voilà  qui  descend  suivi  de  votre  père. 

A  M  É  I,  I  E. 

Viens,  car  je  ne  pourrais  leur  cacher  ma  colère. 

SCÈNE   XIII. 

Les  Mêmes,  VALMON,   SAINT- VICTOR. 

SAii\T-viCTOn.  à  Amélie. 
Eh  I  ({uoi,  vous  nous  fuyez? 

AMÉLIE. 

Je  crains  de  vous  gêner. 
Vous  avez  une  aiïaire  ensemble  à  terminer. 

VALMON. 

Une  affaire!...  Ah  !  j'y  suis.  11  brûlait  de  me  dire 
Que  Potier  l'autre  jour  l'avait  beaucoup  fait  rire. 

SAINT-VICTOr,. 

Je  vois  ciu'à  [plaisanter  monsieur  Valmon  s'entend. 


LA   MANIE  DU   MYSTÈRE.  i,/,5 


AMKI.IE,  ironiquement. 
Le  motif  qui  m'appelle  est  non  moins  important. 
11  s'agit  d'une  robe. 

VAL  M  ON. 

Avant  tout,  la  toilette  ! 
\MKl.I  E  ,   à  paît. 
Il  reste  confondu...  ma  revanche  est  complète. 

(  Elle  rentre  dans  la  maison  avec  Rosette.) 

SCÈNE   XIV. 

VALMOiN,   SAl.M-VlCTOr,,    ims  FI  inil.N. 

VA  l,M()\. 

Lorsque  ma  tille  et  toi,  vous  u'Otes  pas  d'accord. 
Je  ne  demande  pas  lequel  des  deux  a  tort. 

SAINT- VICTOR. 

C'est  moi,  sans  contredit. 

V  Ar.MON. 

11  faut  alors  bien  vite 
Effacer  par  tes  soins  ce  dont  clic  s'irrite. 
A  te  dire  le  vrai,  je  crois  qu'elle  a  pour  toi 
Une  grande  amitié...  J'en  suis  contient,  ma  foi. 

SAINT- VICTOR,   embarrassé. 
Je  devrais...  Je  ne  puis...  Votre  fille  est  aimable. 
Mais... 

l'iRMiN,   paraissant  et  faisant  signe  à  Saint-Victor  île  parler  pour 
lui  à  Valmon. 
lli'im  !  lieim! 

SAINT- vie  toi;  ,   à  part, 
(licl  !  Kirniin  ! 
Il  r.  M  I.\,    à  liii-nièine. 

Voyons  s'il  est  capable... 
Ileim  I  lieiiiil 

SAINT- VICTOR  ,   à  part. 

Ah  !  le  bourreau ,  si  je  ne  parle  pas , 
Il  [Ku-lc...  Me  voilà  dans  un  bol  embarras... 
VALMON,  â  Saint-Victor. 
Que  dis-tu? 

s  A  I  N  T  -  V  I  G  T  O  U . 

Moi,  rien. 

Il  11  M  I  \  ,  plus  fort. 
Ileim  : 


m  LA    MANIE   DU    MYSTÈRE. 


s  AI\T- viCTOi;,  troublé,  à  Valmon. 

Vous  avez  une  fille. 

VM.MON. 

Tu  m'en  fais  confidence? 

s  A  I  N  T  -  V  1  ('.  T  O  U  ,    (le  IiK'mP. 

Elle  est  jeune  et  gentille. 

V  ALMO\. 

N'est-ce  que  d'aujourd'hui  que  tu  t'en  aperçois? 

SAINT- VICTOR,  de  même. 
Vous  connaissez  Firniin. 

F I R  M  1 N  ,  à  part,  avec  effroi. 

Il  va  parler,  je  crois. 
Sauvons-nous. 

(Il  rentre  dans  la  coulisse.) 

VALMON,  étonné. 
Hepronds-tu  tes  accès  de  folie? 
Oui,  je  connais  Firmin  et  ma  fille  Amélie... 
Après. 
SAINT-VICTOR,   regardant  derrière  lui  et  ne  voyant  plus  Firmin. 

Eh!  bien,  sachez...  que  je  ne  sais  quel  jour. 
Il  in'a  semblé...  J'ai  vu  qu'il  lui  faisait  la  cour; 
Et  vous  en  conviendrez,  jamais  deux  caractères 
IN'ont  montré  de  tout  point  des  penchants  plus  contraires. 

V  ALiMON. 

Tu  me  conseilles  donc  si,  par  hasard,  Firmin 
De  ma  fille  venait  me  demander  la  main. 
De  le  refuser  net. 

SAiNT-viGTOU,  voyant  Firmin  reparaître. 
Firmin  est  très-aimable... 
Il  danse  on  ne  peut  mieux,  sa  voix  est  agréable. 
Et  par  lui  la  romance  est  chantée  à  ravir. 

FIRMIN,  disparaissant  avec  impatience. 
Qu'entends-je?  mon  éloge!  Ah!  c'est  là  me  trahir. 

SAINT-VICTOR,  ne  le  voyant  plus. 
Mais  qu'est-ce  en  vérité  que  ces  talents  futiles? 
Pour  plaire  dans  le  monde,  ils  peuvent  être  utiles. 
Mais  jamais  du  foyer  ils  n'ont  fait  le  bonheur... 

(Apercevant  Firmin  qui  reparaît.) 
Un  gendre  comme  lui  peut  pourtant  faire  honneur. 
Et  je  vous  garantis  qu'il  séduira  sa  femme. 


LA   MANIE   DU    MYSTÈRE.  /,^7 


I  in  MI. \,  ;i  paît. 
(]nniinc  pour  me  servir  le  clicr  cousin  s'enflamiiu'! 
Mais  puis-je  me  fier  à  sa  sincérité'?... 
Pour  en  être  bien  sûr,  passons  de  ce  coté. 

(Il  entre  dans  le  bosquet  à  droite. 
V A  LM  0 \ ,  impatienté. 
Parleras-tu  bientôt  d'une  façon  plus  claire? 
Firmin  est-il  parfait,  est-ce  tout  le  contraire? 
Vantes-tu  son  mérite  ou  veux-tu  le  nier? 
De  tes  deux  plaidoyers,  auquel  croire? 

s.\i\T-ViCTOr>,  ne  voyant  plus  Firmin. 
Au  dernier  I 
K I R  ;«  I N ,  à  part. 
Écoutons. 

SAlNT-VICTOli. 

Je  crains  trop  pour  vous  quelque  surprise. 
Kn  vain  mon  cœur  résiste,  il  faut  que  je  le  dise  : 
Firmin  ne  vous  convient  en  aucune  façon. 
Entre  nous,  c'est  je  crois  un  assez  bon  garçon, 
Mais  il  est  aussi  fou  qu'on  peut  l'être  à  son  âge, 
Et  mille  fois  plus  fou  s'il  songe  au  mariage. 

V  M.MO\. 

11  faudra  donc... 

SAINT-VICTOR. 

Agir  tout  comme  il  vous  plaira. 
v.M,Mo\,  à  part. 
Le  pauvre  sot  jamais  no  se  dt'cidera! 

i'iRMi\,  à  part. 
Ah!  je  suis  fou,  vraiment!...  nous  verrons  tout  à  l'iieurc 
Si  ce  n'est  ])as  au  fou  que  le  succès  demeure. 

(11  sort.) 
VALMON,  à  Saint-Victor. 

Je  t'aime  malgré  moi,  malgré  tous  tes  travers, 

Et  voudrais  t'éviter  des  chagrins  trop  amers. 

Le  silence  à  la  longue  impatiente  et  fiche, 

On  craint  de  se  tromper,  l'intérêt  se  relâche. 

Et  des  doux  sentiments  qu'on  croyait  ressentir 

On  voit  un  beau  matin  les  germes  se  tli'irir. 

Je  n'en  puis  dire  plus,  ù  toi  de  me  comprendre  : 

Trop  tard  est  un  vieux  mot  (|u'il  c^t  liirn  dur  d'eiitiMidre. 

SAl  \T-VlCTOn. 

La  pariile  est  d'argent,  et  le  silence  est  d'or. 


/)/j8  LA    MANIE    DU    M^STKiit:. 


VAI.MO\. 

A  ton  aiso,  niorblcii,  cniisorvc  ce  tri'snr  : 

('■'l'st  (Ml  vain  ([u'oii  voudrait  au  destin  te  sonstrairo... 

Vions-tu  pas  déjeuner'.' 

SAINT-V  ICTOR. 

Kxcuscz...  une  afVairo... 

V  AI,  MON. 

Attendrais-tu  quelqu'un  ?... 

(Avec  ironie.) 

Que  je  suis  indiscret!... 

.fe  rentre  et  ne  veux  point  surprendre  ton  secret. 

(11  rentre  dans  la  maison.) 

SAINT-VICTOn,    srlll. 

Ah!  que  faui-ii  résoudre? 

SCÈNE   XV. 
SAlNT-VIGTOr. ,   FIP.MIN. 

Fin  M  I \. 

F.li  bien!  cher  diplomate, 
D'un  séduisant  espoii'  faut-il  (pie  je  nie  (latte? 
Je  connais  ta  manie  et  te  crois  mon  rival  : 
As-tu  pu  l'oublier  en  cet  instant  fatal , 
As-tu  servi  mes  feux? 

SAINT-VICTO  n. 

Dis  donc...  ton  héritage. 

FI  RM  IN. 

Le  nôtre,  cher  cousin,  car  jamais  un  vrai  sage, 
D"un  oncle  généreux,  n'a  refusé  le  bien. 

s  A  I  iV  T  -  V  I  C.  T  G  R . 

Tu  peux  parler  pour  toi,  je  n'y  prétends  plus  rien. 

FIRMl  N. 

niche,  tu  ne  l'es  pas? 

SAI1\T-VICT0R. 

Non,  mais  j'ai  ma  cliimi"'re. 

FI  RM  IN. 

Quoi,  tu  veux!... 

SAI  XT-VICTOI!. 

Être  heureux,  et  non  millionnaire. 

FI  KM  IN. 

L'un  n'empêche  pas  l'autre,  et  je  le  prouverai; 


LA  MANIE  DU   MYSTÈRE.  ^/,9 


Mais  c'est  toi,  clier  cousin,  à  qui  je  le  devrai, 
Si  tu  m'as  appuyé  près  du  futur  beau-père. 
A  propos,  consent-il  ? 

SAINT -VICTOR,    troiiblé. 

Je  ne  sais...  Je  l'espère. 
FinMi\. 
Ah!  je  suis  trop  heureux!  et  sans  plus  de  retard, 
A  notre  oncle  surpris  je  cours  en  fajre  pai't. 

SAINT-VICTOIt,    plus  troublé. 

A  notre  oncle!... 

FIRMIN. 

Sans  doute...  Amélie  est  si  belle 
Qa"il  aura  de  la  joie  à  savoir  la  nouvelle! 

(Il  sorl.) 

SCÈNE  XVI. 
SAINT-VICTOR,    AMÉLIE,   ROSETTE. 

SAiNT-ViCTon,  à  lui-même. 
Il  ne  me  laisse  pas  le  loisir  d'hésiter; 
Je  n'ai  plus  qu'un  moment...  tâchons  d'en  profiter. 
J'entends  du  bruit,  Ton  vient...  c'est  elle!...  sa  présence 
Double  mon  embarras... 

AMÉLIE,  basa  Rosette,  qui  va  s'asseoir  au  fonJ  du  théàti'P 
et  y  reste  pendant  toute  la  scène  suivante. 
Rompra-t-ii  le  silence? 
SAINT- VICTOR,  s'avançant vers  Amélie. 
Amélie,  aujourd'hui,  voudrez-vous  m'cxcuser?... 
J'aurais  à  vous  parler...  Mais  je  crains  d'abuser... 
Je  le  sais;  contre  moi,  vous  Êtes  en  colère. 
Je  ferais  beaucoup  mieux  peut-être  de  me  taire. 

AMÉLIE. 

C'est  comme  il  vous  plaira. 

SAINT- VICTOR. 

Mon  malheur  est  complet  : 
Je  ne  le  vois  que  trop,  tout  en  moi  vous  déplaît! 

AMÉLIE. 

Vous  vous  trompez,  Monsieur,  et  jusqu'ici,  je  pense 
N'avoir  senti  pour  vous  que  de  l'indifférence. 

SAINT-VICTOU. 

Ah!  Je  ne  savais  pas  vous  déplaire  h.  ce  point. 


650  LA   MANIK   DU    MYSTEHE. 


AMÉLIi:. 

Qui  parle  do  ccki?  vous  ne  m'entendez  point. 

s AiM- vie, TO  n. 
Je  vous  ontonds  trop  bien,  cruelle! 

A  Al  KI.IK. 

C'est-à-dire 
Qu'il  faudrait  deviner  ce  que  Monsieur  désire. 

SAINTi-VICTOR. 

Ah  !  qu'il  est  des  secrets  qu'on  devine  aisément! 
Mais  vous  ne  voulez  pas  m'cntendreen  ce  moment. 
Quoi!  la  discrétion  n'a  donc  rien  qui  vous  touche. 
Vous  niez  le  respect  qui  me  ferme  la  bouche, 
Et  lorsque  dans  mon  cœur  le  plus  doux  senlimcnt... 

AMÉLIE,  l'interrompant. 
Vous  êtes  amoureux,  vous!  et  de  qui  vraiment? 
Ah!  vous  me  permettrez  d'en  douter  et  d'en  rire. 

SAIl\T-VICTOU. 

Non,  un  tendre  retour  est  le  bien  où  j'aspire. 

A  M  i';  L I  E. 
Allons,  vous  plaisantez,  à  moins  qu'en  ce  moment , 
Cet  amour  ne  s'éveille  un  peu  soudainement. 

SAINT-VICTOn. 

Ah  !  c'est  trop  écouter  une  importune  crainte  ! 
Connaissez  tout  l'amour  dont  mon  âme  est  atteinte; 
Sachez  que  dès  longtemps  j'ai  reconnu  vos  lois , 
Plus  épris  chaque  jour,  plus  timide  à  la  fois. 
Mes  regards  et  mes  soins  aui-aient  dû  vous  l'apprendre , 
Et  pour  être  entendu... 

AMÉLIE. 

Sachez  vous  faire  entendre. 

SAINT-VICÏOJl. 

N'ôtes-vous  pas  sensible  à  l'aveu  le  plus  doux? 

A  AI  É  L  I  E. 

Vous  m'aimez  donc.  Monsieur? 

(Interrompant  Saint-Victor  qui  mol  la  main 
sur  son  cœur  et  va  parler.) 

Répondez  à  genoux. 

s  A  I A  T  -  v  I C  T  0  n  ,  montrant  Rosette. 

Ciel!  devant  un  témoin,  se  peut-il  qu'on  exige!... 

Quoi!  vous  voulez  me  voir... 

AMÉLIE. 

.Te  veux  voir  ce  prodige. 


LA   M  AME   DU    MYSTÈRE.  Zi51 


s  AINT-V  ICTOn. 

Mais  vous  ne  songez  pas  que  Rosette  à  l'instant... 

A  MKME,   avec  ironiiî. 
Toml)er  îi  mes  genoux...  L'effort  est  surprenant. 

SAINT-VICTOR. 

Souffrez  que  mon  amour  devant  elle  se  caclie. 

A  M  i:  I,  I  K. 

Vous  prétendez  m'aimcr  et  craignez  qu'on  le  sache! 

SAINT-VICTOR. 

Ah  !  pouvez-vous  douter  du  pouvoir  de  vos  yeux! 

Le  véritable  amour  n'est  pas  audacieux. 

Quand  je  pense  au  bonheur  de  vous  avoir  pour  femme, 

J'ai  peine  h  respirer,  et  je  tremble.  Madame. 

Mais  parlez,  Amélie,  obtiendrai-jc  un  tel  bien? 

A  M  i';i,  lE. 
Vous  m'avez  entendue,  et  je  n'ajoute  rien. 

SAINT-VICTOR,   à  part. 

Ahl  ([iiolle  violence!  elle  me  désespère! 

Mais  clic  ordonne,  allons,  il  faut  souffrir  pour  i^laire. 

AMÉLIE. 

Vous  balancez  longtemps. 

SAI\T-VICTOR. 

Non ,  je  n'hésite  plus. 

Soyez  contente. 

(11  tom      à  ses  genoux.) 

AMi'LiE,  le  regardant  avec  tendresse. 
Enfin!...  Ne  soyez  pas  confus. 
Je  pourrais  me  venger  de  votre  long  silence. 
Vous  punir  justement  de  votre  résistance; 
Mais,  puisque  vous  cédez,  je  dois  tout  pardonner. 

SAINT-ViCTOn,  se  relevant  et  baisant  la  inain  d'Anirlie. 
En  vous,  tant  de  bonté  ne  saurait  m'étonncr. 
Vous  avez  triomphé  de  mon  humeur  irbellc, 
Vous  m'aimez,  Amélie,  et  mon  amour  lidiMe 
Malgré  tous  mes  travers  a  touché  votre  cœur... 
Mais... 

ROSETTE,   à  pari. 

l'arions  qu"il  va  sounicr  sur  sou  lidnluMir. 
SAIN  'r-\  ICI  ou. 
Puisque  vous  consentez  à  couronner  mn  IImiu , 


Zi52  LA   MAISIE  DU   MYSTÈRE. 


Sans  crainte,  laissez- moi  vous  dévoiler  mon  âme. 
Vous  comprendrez  alors  que  ma  timidité 
N'est  qu'horreur  de  la  foule  en  sa  brutalité. 
Connaissez  tout  entier  celui  qui  vous  adore... 

RO  SETïK ,  à  part. 

Quelle  grosse  sottise  a-t-il  à  dire  encore? 

AMKLIE. 

Je  crois  à  votre  amour,  et  pour  moi,  c'est  assez. 

SAINT-VICTOn. 

Et  moi,  je  ne  sais  pas  tout  ce  que  vous  pensez. 
Dans  le  monde,  Amélie,  il  est  certains  usages, 
Respectés  par  les  fous  et  bravés  par  les  sages. 
Qui  transforment  souvent  le  plus  aimable  jour 
En  jour  de  désespoir  pour  un  sincère  amour! 

A  M  !■;  LIE. 

Je  ne  vous  comprends  pas. 

s  AIM-VICTOR. 

Cependant,  Amélie, 
\'ous  avez  vu  souvent  comment  on  se  marie  : 
Les  noms  avec  éclat  par  trois  fois  publiés; 
Puis,  le  jour  de  l'hj'mcn,  tous  les  amis  priés 
Qui,  de  vous  tourmenter  se  faisant  une  fête, 
Ne  vous  épargnent  pas  le  bon  mot  le  plus  béie; 
L'église  préparée  et  remplie,  en  entier. 
Des  femmes,  des  oisifs  de  tout  votre  quartier; 
Ils  ouvrent  de  grands  yeux  et,  groupés  au  passage, 
Présagent  vos  destins  d'après  votre  visage: 
Celui-ci  de  l'époux  souhaite  l'heureux  sort, 
Celui-là  plaint  la  femme  et  jure  qu'elle  a  tort. 
Ce  n'est  pas  tout.  Bientôt,  à  la  cérémonie. 
Succède  un  long  repas  et  sa  monotonie. 
Au  dessert,  on  s'anime,  un  couplet  effronté 
Pour  honorer  l'hymen  fait  rougir  la  beauté. 
On  se  résignerait  si,  du  moins,  la  soirée 
A  de  plus  doux  plaisirs  s'écoulait  consacrée. 
Mais  non,  il  faut  danser  imperturbablement. 
Et  toujours  au  supplice,  être  toujours  charmant. 
L'heure  avance,  on  entend  d'odieux  bavardages, 
Et  l'on  frémit  de  honte  à  ces  libertinages 
De  pensée  et  d'esprit  qui,  souillant  votre  amour. 
Ne  laisseront  en  vous  que  dégoût  de  ce  jour! 
Pour  moi,  depuis  longtemps,  ce  spectacle  m'irrite; 
Je  méprise  ce  bruit,  cette  joie  illicite. 


LA   MANIE   DU    MYSTÈRE. 


/i53 


Et  ne  veux  pas,  suivant  la  rAgle  d'aujourd'hui, 
Me  marier  surtout  pour  le  plaisir  d'autrui  ! 

AMÉLIE. 

Je  ne  sais  pas  comment  on  pourrait  s'y  soustraire. 
Et,  sans  désapprouver  votre  grande  colère, 
Je  pense  qu'il  vaut  mieux  ne  pas  tant  se  fâcher, 
Et  supporter  un  mal  qu'on  ne  peut  empêcher. 

SAIM-\  IC  TOR. 

Qu'on  ne  peut  empêcher!...  Ah!  qu'il  serait  facile. 
Si  votre  âme  à  mes  vœux  daignait  itrp  docile. 
D'échapper  l'un  et  l'autre  à  ce  supplice  affreux! 

A  M  K  1. 1  E. 

Et  comment,  je  vous  prie? 

SAlM-VICTOn. 

Il  est  près  de  ces  lieux, 
Dans  un  hameau  voisin,  une  simple  chapelle; 
Par  mes  soins  prévenu,  son  desservant  fidèle. 
Si  vous  y  consentez,  ce  soir  peut  nous  unir. 

AMÉLIE. 

Que  me  proposez-vous? 

SAlNT-VICTOIt. 

Quel  heureux  avenir, 
A  mes  yeux  enchantés,  se  déroule  d'avance  ! 
Nous  partons  tous  les  deux  dans  une  heure,  en  silence; 
Seuls,  Rosette  et  Germain  accompagnent  nos  pas. 
Dans  vos  regards  baissés,  quel  charmant  embarras 
Marque  le  doux  instant  où,  pour  toute  la  vie, 
Un  serment  solennel  l'un  à  l'autre  nous  lie! 
Bientôt,  nous  revenons,  protégés  par  la  nuit  ; 
Dans  votre  appartement,  vous  pénétrez  sans  bruit. 
Et  moi,  toujours  soumis  aux  lois  de  la  prudence, 
Le  cœur  rempli  d'amour  et  de  reconnaissance. 
Je  m'éloigne,  content  de  posséder  un  bien 
Auprès  duquel,  pour  moi,  les  autres  ne  sont  rien. 

AMÉLIK. 

Eh  quoi!  vous  prétendez  que,  môme  pour  mon  père... 

s  A I  NT-  v  I  CTO  B ,   l'inlerrompaiil. 
Que,  pour  le  monde  entier,  nos  nœuds  soient  un  mystèn 
Le  bonheur  n'est  parfait  que  s'il  est  ignoré. 
Quel  plaisir  d'être  unis  par  un  lieu  sacré. 
Et  de  rester  à  peine  amants  aux  yeux  du  mond'-; 
De  voir  mille  rivaux  s'agiiaut  à  la  ronde. 


/j5/, 


LA   MANIE    DL'    MYSTERE. 


S'i^puiser  cliaquo  jour  en  pITorts  superflus 
Pour  obtenir  un  bien  qu'on  n'accordera  plus; 
De  se  glisser  tremblant,  quand  la  nuit  est  venue. 
Aux  lieux  où  votre  amie,  ainsi  que  vous  émue. 
Vous  attend  et  frémit  au  doux  bruit  de.  vos  pas. 
Comme  si  sa  vertu  ne  la  rassurait  pas. 
Ah  !  de  grilcc,  cédez  h  ma  plus  chère  envie! 
Dans  une  heure,  venez,  de  Rosette  suivie, 
Recevoir  le  serment  de  me  voir  près  de  vous 
Vivre  toujours  amant,  pour  être  heureux  époux! 

A  MK.r.iE,  à  part. 
Ce  dernier  trait  m'apprend  enfin  à  le  connaître; 
Mais,  pour  mieux  le  punir,  ne  faisons  rien  paraître. 

SAINT-VICTOR. 

Ne  m'aiiprouvez-vous  pas? 

AMKLIE ,  avec  ironie. 

Comment  donc!  ce  projet 
Ne  peut  que  me  charmer  et  me  charme  en  eftet. 
Femme  et  fille  à  la  fois,  je  n'aurai  point  d'entraves; 
A  mes  pieds  prosternés,  je  verrai  dix  esclaves 
S'empresser  à  l'envi  de  mériter  mon  cœur  : 
Je  pourrai  leur  répondre...  et  môme  sans  rigueur. 

s  A IX T- VICTOR ,  vivement. 
Un  seul  de  vos  regards  rassurera  mon  àme... 

AM  ÉLiE,  à  part. 
Je  ne  puis  contenir  le  courroux  qui  m'enflamme. 

SAINT-VICTOR. 

Mais  c'est  pour  plaisanter  que  vous  parlez  ainsi. 
De  me  rendre  jaloux,  n'ayez  aucun  souci  : 
L'amant  qui ,  le  matin,  s'échappe  plein  d'ivresse, 
Ne  peut  croire,  le  soir,  qu'on  trahit  sa  tendresse... 
Ne  consentez-vous  pas  au  secret  de  nos  nœuds? 

A  M  É  1. 1 E ,  avec  ironip. 
Pouvcz-vous  (>n  douter? 

s  AINT-VI  CTOR. 

Ah!  je  suis  trop  heureux. 
Et  je  cours  à  l'instant  pour  que  tout  se  dispose. 

(Il  sort  vivement. 

SCÈNE   XVII. 
AMÉLIE,  ROSETTE,  puis  FIRMIN. 


A II É I,  I V. ,  à  ello-même. 
Oui,  puisque  la  raison  à  mon  penchant  s'oppose. 


Vengeons-nous  de  l'ingrat.,,  plus  dliymcn  entre  nous. 
J'accepterais  plutôt  son  cousin  pour  époux. 

ri  IlM  IN,  à  part. 
Mon  cousin  sort  d'ici...  Si  j'en  crois  son  visago, 
Son  amour  à  la  fin  s'est  armé  de  courage 
Et  n'a  ([u'à  se  louer  de  sa  témérité. 

AMÉLIE,  sans  voir  Pirmin. 
Jamais  ressentiment  fut-il  mieux  mérité  ! 
Oser  me  proposer...  me  faire  un  tel  outrage... 

F 1  n  M I N ,  à  part. 
Oui ,  je  puis  sans  danger  présenter  mon  hommage. 
En  refusant  ma  main,  on  me  dira  pourquoi... 
Et  mon  très-cher  cousin  me  vaudra  mon  renvoi. 
.\pproclions. 

(Haut.) 
Amélie... 

AMÉLIE,  surprise. 
Ah  ! 

FIRMIX. 

Je  vous  importuno. 

AMÉLIE. 

Je  ne  vous  vov-iis  pas. 

FIRMI  \. 

Mon  heureuse  fortune 
De  vous  voir  seule  enfin  m'accorde  la  faveur. 
Souffrez  que  j'en  profite,  et  lisez  dans  mon  cœur. 
Peut-être  avez-vous  cru  ma  flaniinc  un  peu  lOgi^ro; 
Mais  si  j'ai  badiné,  c'est  que  je  voulais  plaire. 
Et  si  pour  mériter  le  nom  de  votre  époux , 
Il  faut  vous  adorer,  je  suis  digne  de  vous. 

(  A  part.) 
Comme  l'on  est  hardi  quand  le  cœur  est  tranquille, 
Et  qu'un  galant  mensonge  alors  devient  facile! 

AMÉLIE,  à  part. 
Je  me  le  suis  promis...  Je  tiendrai  mon  serment. 

(Haut.) 
Vous  m'honorez.  Monsieur,  par  un  tel  sentiment; 
Mais  mon  destin  dépend  des  volontés  d'un  père. 

FIT.  M  IN  ,    :i  [Mil. 

Qu'cntends-jc?  ce  discours  ne  fait  i)as  mon  aiïairo. 
On  m'accepte,  je  crois...  Olil  mais,  entendons-nous '. 

(Haiil.j 
.Mon  cousin  Saint-Victor...  il  était  ave  vous... 


/i56  LA   MANIE   DU    MYSTÈRE. 


.\Mi;i,  ii:. 

11  vient  (le  vous  servir  on  ne  peut  davantage, 
Et  si  vous  m'obtenez  de  mon  père... 

nnsKTTK,  ù  part. 

Il  enrage. 

r  lUMiN,  ;i  purt. 

Au  diable  le  cousin!  morbleu,  scrais-jc  pris, 
Et  faudra-t-il  grossir  le  nombre  des  maris. 

(ILiul.) 
Vous  me  comblez  de  joie  et  de  reconnaissance. 

AlIl'lLlE. 

Vous  ne  m'en  devez  point,  et  je  vous  en  dispense. 

FI  RM  IN. 

Ah!  je  suis  trop  heureux. 

(A  part.) 
Peste  soit  du  bonheur! 
(Regardant  vers  la  maison.) 
Bon!  le  père  à  présent!  c'est  jouer  de  malheur. 
Il  ne  me  manquait  plus  que  sa  chère  présence. 
Mais  pour([uoi  m'clTraycrl  et  quel  père  en  démenci'. 
Pour  sa  fille  aujourd'hui  voudrait  m'acccpter...  moi! 
Cette  réflexion  dissipe  mon  effroi , 
Je  puis  parler. 

SCÈNE  XVIII. 
Les  Mêmes,  VALMON. 

FiniiiN,  allant  au-devant  dfiValmon. 

Monsieur,  terminez  mon  martyre. 
Mon  sort  est  dans  vos  mains... 

p.  osETTE,  à  part. 

Mon  Dieu!  comme  il  soupire! 

FIRMI\,  continuant. 

Votre  fille  Amélie  est  l'objet  de  mes  vœux  : 
Daignez  parler,  un  mot  est  tout  ce  que  je  veux. 

VALMON. 

On  ne  peut  s'exprimer  d'une  façon  plus  claire, 
Firmin,  et  vous  allez  rondement  en  affaire. 
Mais  Amélie  est  veuve...  et,  sur  elle,  mes  droits 
Ne  peuvent  d'un  époux  lui  commander  le  choix. 


LA   MAME   DU    MVSTKRR.  ^,57 


ri  RM IX,  à  p,irt. 
0  ciel,  il  nrabandonno!  adieu,  mon  espérance... 
Et  moi  qui,  bonnement,  comptais  sur  sa  prudence. 

VA  i,MON,  à  part. 
Elle  aime  Saint-Victor  et  ne  peut  consentir... 

F  m  M  IN,  ;\  part. 
D'un  pareil  embarras  il  faut  pourtant  sortir. 

(Haut,  à  Amélie.) 
Des  maris  vous  aurez  en  moi  le  plus  aimable. 
Surtout  le  moins  gênant...  Oh!  je  suis  raisonnable. 
Et  j'entends  que  ma  femme  ait  pleine  liberté, 
Pourvu  que  je  sois  libre  aussi  de  mon  côté. 
Se  voir  le  moins  qu'on  peut,  pour  s'aimer  davantage, 
Voilà  le  vrai  moyen  d"(Mrc  heureux  en  ménage. 

VALMON,  à  sa  fille,  ai-cc  ironie. 
Ma  fdle,  je  n'ai  pas  besoin  de  te  guider... 
De  semblables  discours  doivent  te  décider. 

SCÈNE  XIX. 

Les   Mêmes,   SAINT-VICTOR,   GERMAIN. 

SAINT-VICTOR,  entrant  avec  mystère. 
Tout  est  prôt... 

(Voyant  Firrain  baiser  la  main  d'Amélie.)' 
Qu'ai-je  vu? 

FI  RM  IN,  à  Amélie. 

Couronnez  ma  constance. 
AMÉLIE,  à  clle-mùme. 
Mon  Dieu!  que  vais-jc  n\irc?...  Et  faut-il  par  vengeance. 

VAI.MON,  à  Amélie. 
Parle  vite. 

AMÉLIE,   troublée. 

Mon  père... 
SAINT-VICTOR,  sc  précipitant  entre  Amélie  et  Fiiiiiiii. 
Ah!  VOUS  me  trahisse* ! 
Est-ce  do  mon  amour  que  vous  me  punissez? 
Je  me  jette  à  vos  pieds,  jugez  si  je  vous  aime; 
Et  devant...  vingt  témoins  j'y  tomberais  de  mùmo. 
Allez-vous  prononcer,  injuste  pour  tous  deux, 
Cruelle  aussi  pour  vous,  un  arrôt  rigoureux? 
Non,  Firniin,  j'en  suis  sur,  no  vous  a  pas  su  plaire: 


III.  58 


/j58 


LA  MANIE  DU   MYSTERE. 


C'est  moi  que  vous  aimez,  à  qui  vous  êtes  cht-re, 
Qui  ne  peux  être  heureux,  maliieureux  que  par  vous  , 
Et  que  vous  allez  voir  mourir  à  vos  genoux, 
Si  vous  tardez  encore  à  m'ôtre  favorable. 
Consultez  votre  cœur...  Suis-je  donc  si  coupable? 

FIRMIN,  à  part. 
S'il  pouvait  parvenir  à  se  justifier  ! 

AMÉLIE,  à  Saint-Victor. 
Et  comment  voulez-vous  que  je  puisse  oublier... 

SAINÏ-VICTOU. 

Ah!  ne  rappelez  plus  des  torts  que  je  déteste..  . 
Écoutez  mon  amour,  oubliez  tout  le  reste. 

AMÉLIE,   à  Valinou. 

Mon  père,  je  ne  sais  si  je  dois  pardonner. 

VALMON. 

Chère  fille,  on  n'a  plus  de  pardon  à  donner. 
Lorsqu'on  consulte  tant... 

AMÉLIE,  souriant. 

S'il  est  guéri,  j'oublie. 
SAiM'-viCTOR,  tendremeu  t. 
Rien  ne  me  guérira...  Mais  d'une  autre  folie. 

FiRMiN,  à  part. 
Enfin,  je  suis  sauvé!  mais,  il  faut  l'avouer, 
Dans  les  bras  de  l'hymen  j'ai  manqué  d'échouer. 

GERMAIN,  has  à  Rosette. 

Un  moment,  j'ai  tremblé  pour  nous-mêmes,  Rosette. 
Madame,  heureusement,  n'est  pas  une  coquette. 

ROSETTE,  demème. 
Laisse  donc,  gros  nigaud!  quand  l'amour  a  parlé  , 
Quelle  main  peut  briser  son  lien  endiablé? 

SAiiNT-viCTOR,  à  Firmin. 
D'un  peu  de  fausseté  souftVequeje  m'accuse... 

VALMON. 

Firmin  voudra-t-il  bien  recevoir  mon  excuse? 


Oh!  ses  droits  sont  sacrés,  il  sait  plaire,  et  Firmin 
Ne  devait  pas  troubler  l'amour  de  son  cousin. 
Au  reste,  autant  qu'à  lui  son  bonheur  me  profite. 
11  satisfait  notre  oncle,  il  épouse  et  j'hérite  ; 


LA  MANIE  DU   MYSTERE.  fj59 


Nous  héritons  tous  deux  et,  sans  cette  union. 
Je  perdais  la  moitié  d'un  petit  million. 

(Joignant  les  mains  de  Saint-Yictor  et  d'Amélie.) 
Soyez  heureux! 

VALMON. 

Venez,  assistés  du  notaire, 
Dans  mon  appartement  terminer  cette  affaire. 
Tâchons  de  regagner  par  notre  activité 
Le  temps  qu'il  a  perdu  par  sa  duplicité. 
GERMAIN,  ù  Rosette. 
Je  ne  me  cache  pas  pour  te  dire  :  je  t'aime. 

ROSETTE,  à  Germain, 
Je  ne  me  cache  pas  pour  répondre  de  môme. 

SAINT-VICTOR,  retenant  Talmon. 
Ne  permettrez-vous  pas  que  sans  bruit,  sans  retard , 
Supprimant  bal,  festin,  lettres  de  faire  part?... 

VALMON. 

Je  ne  te  ferai  pas  grâce  d'une  visite. 

SAINT-VICTOR,  à  part. 
Feignons  de  nous  soumettre  et,  marié  bien  vite, 
Courons  loin  de  ces  lieux,  libre  dans  mon  humeur, 
Pour  mieux  le  savourer  cacher  tout  mon  bonheur. 


FIN    DE    LA    MANIE     DU    MYSTERE. 


REPERTOIRE  GÉNÉRAL 


THEATRE  D'ALEXIS  DE  COMBEROUSSE 


Le  CocHF.ri  de  fiacue,  drame  en  trois  actes. 
En  collaboration  avec  MM.  B.  Antier  et  liuben. 
Théâtre  de  l'Ambigu-Comique,  25  août  1825. 
PolM,  1825. 

Le  Pauybe  de  l'Hôtel-Dieu,  drame  en  trois  actes 
En  collaboration  avec  M.  B.  Antier. 
Théâtre  de  la  Gaîté,  IG  août  1820. 
Quoy,  182G. 

Le  Fou,  drame  en  trois  actes. 
En  collaboration  avec  G.  Drouineau  et  A.  Bv- 

raud. 
Théâtre  de  l'Ambigu-Comique,  12  mars  1829. 
Barba,  1829;  présente  édition,  t.  I,  p.  W. 

La  Maîtresse,  comédie-vaudeville  en  deux  actes. 
En  collaboration  avec  Merville  et  H.  Leroux. 
Théâtre  de  Madame,  0  mai  1829. 
Bezou,  1829;  présente  édition,  t.  I,  p.  2ri. 

Le  Frère  et  l'Amvnt,  comédie  en  trois  actes,  en 
prose. 
En  collaboration  avec  FuUjence. 
Théâtre  de  TOdéon,  14  septembre  1829. 
Présente  édition,  t.  I,  p.  1. 

Le  Fils  de  Louison,  drame  en  trois  actes. 
En  collaboration  avec  M.  B.  Antier. 
Théâtre  de  la  Gaîté,  19  décembre  1829. 
Quoy,  ISiiO;  pri'sentc  édition,  t.  I,  |).  81. 

JoACiiiM  MiKvr,  drame  en  (piatre   actes   et  m'iif 
tableaux. 
EncoUaIjoration  arecMM.  B.  Antier  et  Naiueon. 
Théâtre,  de  rAmbigu-Coniique,  12  février  |8:tl. 
Qnoy,  18:51. 

Les  FRi;REs  Faucher  ou  les  Jumeaux  de  La  Héoli:, 
drame  en  trois  actes  et  sept  tableaux. 

En  collaboration  avec  de  Bouiiemont  :  vnisiiine 
de  Casimir  Gide. 

Théâtre  d(îs  Nouveautés,  22  février  !8:tl. 

Quoy.  18:M  ;  présente  édition,  t.  1,  p.  l-V.). 


L'Incendiaire  ou  la  Core  et  l'Archevêché,  drame 
en  trois  actes  et  sept  tableaux. 

En  collaboraiion  avec  M.  B.  .\ntier. 
Théâtre  de  la  Porte  Saint-Martin,  21  mars  1831. 
Barba  et  Bezou,  1831;  présente  édition,  t.  I, 
p.  127. 

L'Espion  du  Mari,  comédie  en  un  acte,  en  prose. 
En  collaboration  arec  Fulijenre. 
Théâtre-Français,  28  septcmbn'  |83|. 
Présente  édition,  t.  I,  p.  111. 
L'Abolition  de  la  Peine  de  Mort,  drame  en  trois 
actes  et  huit  tableaux. 
En  collaboration  avec  MM.  B.  Antier  et  Brienne. 
Théâtre  de  r.\mbigu-Comiquc,  22  février  1832. 
Riga,  1832;  présente  édition,  t.  I,  p.  251. 
Le  Serrurier,  comédie  en  un  acte,  mêlée  de  cou- 
plets. 
En  collaboration  avec  J.-F.  Bayard  et  E.  Van- 

derburch. 
Théâtre  du  Gymnase-Dramaticpie  ,  2  avril  1832. 
Barba,  1832;  présente  édition,  t.  I,  p.  195. 
La  Nuit  d'avant, comédie-vaudeville  en  deux  acti-s. 
En  collaboration  avec  Ancelot. 
Théâtre  du  Palais-Uoyal,  23  avril  1832;  théâtre 

du  Gymnase-Dramatique,  22  juin  1833. 
Barba,  1832;  présente  édition,  t.  I,  p.  233. 
Une  BONNE  Fortune, comédie-vaudevillf  en  un  acte. 
En  collaboration  avec  J.-F.  Bayard. 
Théâtre  du  (^lymnase-Dramatiiiui',  {"■juin  1832. 
Bréaulé,  1832;  présente  édition,  t.  I,  p.  213. 
La  PRi:rÉRE\CE  d'une  Mi-;nE,  drame  en  trois  nrles. 
En  collaboration  avec  M.  B.  Antier. 
Théâtre   df   rAmbigu-Co.miqui;,  30   septembre 
1832. 
L\  Fille  du  Soi.Dvr,  comédie- vaudevilli*  en  deux 
actes, 
/:»i  collabm'ation  avec  .\nrel(il. 
Théâtre  du  Gymnase- Dram»ti(|ue,  21  rulobrc 

1832. 
Marcliunl.  1832. 


/|G2 


RÉPERTOIRK   f.ÉNÉRAL 


Madame  d'Egmont  ou  Sont-elles  dei  x?  rnmi'tlic  en 

trois  actes,  môltîc  de  chants. 
En  collaboration  avec  Ancelot. 
Thiîâtre  dos  Xariétt's,  t»'.  avril  1833. 
Marchant   et  Barba,    1S33;  présente    édition, 

tome  I ,  pape  3'2 1 . 

La  Consigne,  comédie-vaudeville  en  un  acte 

En  collaboration  avec  Ancelot, 
'  Thé.ltre  des  Variétés,  10  juin  1833. 
Marchant  et  Barba,   1833;   présente  édition. 
t.  I,  p.  3r.3. 
L'Aspirant  de  Mahink  ,  opéra-comique   en    deux 
actes. 
En  collaboration  avec  M.  Bochefort;  musique  (h 

Th.  Labarre. 
Théâtre  de  rOpéra-Comi([ue,  IJ  juin  4833. 
Marchant  et  Barba,  1834. 
La  Salle  he  Bains,  vaudeville  en  deux  actes. 
En  collaboration  avec  M.  B.  Antier. 
Théiltrc  des  Variétés,  21  août  1833. 
Marchant  et  Barba,  1833. 
Louis  XI  EN  Goguettes,  comédie  en  un  acte,  mêlée 
de  couplets. 
En  collaboration  avec  Fulgence. 
Théâtre  du  Gymnase-Dramatique,  29  août  1833. 
Marchant  et  fiark»,  1833;  présente  édition,  1. 1, 
p.  280. 
La  Foi\èt  a  vendre,  vaudeville  en  un  acte. 
En  collaboration  avec  Brazier. 
Théâtre  du  Palais-Royal,  6  novembre  1833. 

Être  aimé  et  mourir  ,  drame  en  trois  actes. 
En  collaboration  avec  M.  B.  Antier. 
Théâtre   de   l'Ambigu -Comique,  \"  décembi'e 

1833. 
Les  Suites  d'une  séparation,  comédie  en  un  acte, 

mêlée  de  couplets. 
En  collaboration  avec  M.  P.  Duporl. 
Théâtre  du  Gymnase-Dramatique,  7  décembre 

1833. 
Marchant  et  Barba,  1833;  présente  édition,  1. 1, 

p.  303. 

Le  Domino  rose,  comédie-vaudeville  en  deux  actes. 
En  collaboration  avec  Ancelot. 
Théâtre  des  Variétés,  20  février  1834. 
Marchant   et    Barba,  1834;  présente   édition, 
t.  II,  p.  G3. 

Salvoisv  ou  l'Amoureux  iie  la  reine,  comédie-vau- 
deville en  deux  actes. 
En  collaboration  avec  Scribe  et  de  Bouoemont. 
Théâtre  du  Gymnase-Dramatique,  18  avril  1834. 
Duvernois,  1834;  présente  édition,  t.  I,  p.  371. 

Le  Dernier  de  la  famille,  comédie-vaudeville  en 
un  acte. 
En  collaboration  avec  Ancelot. 
Théâtre  du  Vaudeville,  7  mai  1834. 
Marchant  et  Barba.  1834;  présente  édition,  1. 1, 
p.  395. 


IJN  Secret  de  famille,  drame  en  quatre  actes. 
En  collaboration  avec  Ancelot. 
Théâtre  du  Vaudeville,  2  juillet  1834. 
Marchant  et  Barba,  1834;  présente  édition,  1. 11, 
p.  37. 

Le  Capitaine  de  vaisseau  ou  la  Salamandre,  co- 
médie-vaudeville en  deux  actes,  précédée  de 
la  Carotte  cVor,  prologue. 

En  collaboration  avec  MM.  Mélesville  et  B.  An- 
tier. 

Théâtre  du  Gymnase-Dramatique,  24juillet  1834. 

Marchant  et  Barba,  1834;  présente  édition,  1. 1, 
p.  417. 

1/Ami  Grandet,  comédie  en  trois  actes,  en  prose. 
En  collaboration  avec  Ancelot. 
Théâtre  du  Vaudeville,  24  octobre  1834;  théâtre, 

de  l'Odéon,  2  décembre  1847. 
Marchant   et   Barba,  1834;  présente  édition, 
t.  II,  p.  1. 

Les  Tours  de  Notre-Dame,  anecdote  du  temps  de 
Charles  VII. 
En  collaboration  avec  M.  B.  Antier. 
Théâtre  des  Variétés,  3  novembre  1834. 
Marchant  et  Barba,  1834. 

Frétillon  ou  la  Bonne  fille,  comédie-vaudeville 

en  cinq  actes. 
En  collaboration  avec  J.-F.  Bayard. 
Théâtre  du  Palais-Royal,  13  décembre  1834. 
Marchant  et  Barba,  1834;  présente  édition, 

t.  II,  p.  83. 

Le  Tapissier,  comédie  en  trois  actes,  mêlée  de 
chants. 
En  collaboration  avec  Ancelot. 
Théâtre  des  Variétés,  .5  janvier  1835. 
Marchant  et  Barba,  183.'). 

L'Autorité  dans   l'emharras,  comédie-vaudeville 
en  un  acte. 
En  collaboration  avec  M.  Jaime. 
Théâtre  des  Variétés,  14  janvier  1835. 
Marchant  et  Barba,  1835. 

Les  Deux  nourrices  ,  comédie-vaudeville  en   un 

acte. 
En  collaboration  avec  J.-F.  Bayard. 
Théâtre  du  Palais-Royal,  3  février  1835. 
Marchant  et  Barba,  1835;  présente   édition, 

t.  II,  p.  107. 

Le  PicRE  Goriot,  drame-vaudeville  en  3  actes. 
En  collaboration  avec  M^f.  Thèaulon  et  Jaime. 
Théâtre  des  Variétés,  12  avril  1835. 
Marchant  et  Barba,  1835. 

Le  Violon  de  l'Opéra,  comédie-vaudeville  en  un 

acte. 
En  collaboration  avec  M.  de  Lauzanne. 
Théâtre  du  Gymnase-Dramatique,  3  juillet  1835. 
Barba  et  Marchant,   1835;   présente   édition, 

t.  II,  p.  123. 


DU    THÉATHK   D'ALEXIS    DE   CUMBEUOLSSE. 


/i63 


La  Fille  mal  Ét.EVÉE,  comédie  en  deux  actes,  mê- 
lée de  couplets. 

En  collaboration,  avec  M.  d'Épagiuj. 

Théâtre  du  Gymnase  -  Dramatique ,  21  juillet 
18J5. 

Marchant  et  Barba,  1833;  présente  édition, 
t.  Il,  p.  lil. 

La  Liste  des  .\OTAiiLES,  comédie  en  deux  actes, 
mêlée  de  couplets. 
En  collaboration  avec  M.  Ch.  Dupeuty. 
Théâtre  du  Vaudeville,  il  mai  1830;  théâtre  des 

Variétés,  1.5  février  1841. 
Marchant,  1830;  présente  édition,  t.  II,  p.  209. 

La  Reine  d'l'n  jocn,  chronique  mauresque  en  deux 
actes. 
En  collaboration  avec  M.  B.  Antier. 
Théâtre  de  l'Ambigu-Comique,  10  mai  1830. 
Marchant,  183G. 

Le  Colleur,  comédie-vaudeville  en  un  acte. 
En  collaboration  avec  M.  B.  Antier. 
Théâtre  du  Palais-Royal,  20  août  1830. 
Barba,  1836;  présente  édition,  t.  II,  p.  233. 

L'Hérétique,  drame  fantastique  en  trois  actes. 
En  collaboration  avec  J.-F.  Bayurd. 
Théâtre  du  Gymnase-Dramutiquc,  31  août  1830. 

Avis  Atx  coquettes  ou  l'Amant  singulier,  comé- 
die-vaudeville en  deux  actes. 
En  collaboration  avec  Scribe. 
Théâtre  du  Gymnase-Dramatique,  29  octobre  1830. 
Nobis,  1836;  présente  édition,  t.  II.  p.  185. 

Vive  le  galop,  folie-vaudeville  en  un  acte. 
En  collaboration  avec  MM.  Cogniard  et  Lubize. 
Théâtre  des  Folies-Dramatiques,  7  février  1837. 
Nobis,  1837. 

Vouloir,  c'est  pouvoir,  comédie  en  deux   actes, 
mêlée  de  chants. 
En  collaboration  avec  Ancelot. 
Théâtre  du  Vaudeville,  24  juin  1837. 
Marchant,  1837;  présente  édition,  t.  11,  p.  2W. 

U.N  MALHEUR  DE  FAMILLE,  comédic-vaudeville  en 
deux  actes. 
Théâtre  du  Gymnase-Dramatique, I8juillct  1837. 

Le  Serment  de  collège,  comédie  en  un  acte,  mêlée 
de  couplets. 
Tliéâlre  du  Vaudeville,  8  janvier  1838, 
Barba,  1838;  présente  édition,  t.  11,  p.  277. 

Midi  a  quatok/e  iiei  iies,  comédie-vaii(l(!ville  en  un 
acte. 
En  collaboration  avec  .incelot. 
Théâtre  des  Variétés,  15  mars  1838. 

l^K  Tireur  de  cartes,  vaudeville  en  nn  acte. 
En  roHaboraliou  arec  M.  liorhc 
Théâtre  du  l'aluis-Royal,  25  mai  1838. 
Barba,  1838. 


Un  Frère  de  quinze  ans,  comédie-vaudeville  en  un 
acte. 
En  collaboration  avec  M.  A.  Hartois. 
Théâtre  dos  Variétés,  2  juin  !«38. 
Marchant,  1838;  présente  édition,  t.  II,  p.  297. 

Les  Maris  vengés,  comédic-vaudeville  en  clnqactes. 

En  collaboration  avec  M.)I.  Etienne  Arayo  et 
Boche. 

Théâtre  du  Vaud<-ville,  5  février  183'.). 

Barba,  1839;  présente  édition,  t.  II,  p,  31.5. 
Le  Marché  de  Saint-Pierre,  drame  en  cinq  actes. 

En  collaboration  avec  M.  B.  Antier. 

Théâtre  do  la  Gaité,  20  juillet  1839. 

Marchant,  1839;  présente  édition,  t.  II,  p.  309, 
Le  Cheval  de  Créqui,  comédie  en  2  actes,  mêlée 
de  chants. 

En  collaboration  avec  L.  d'Amboise. 

Théâtre  du  Vaudeville,  20  octobre  1839. 

Mifliez,  1840;  présente  édition,  t.  Il,  p.  345. 
LTIoNNEUR  d'une  FEMME,  dramc  en  trois  actes. 

En  collaboration  avec  M.  B.  Antier. 

Théâtre  de  l'Ambigu-Comique,  14  juin  |X»0. 

Ifenriot,  1840. 

La  Grisette  de  Bordeaux,  comédie-vaudeville  en 
un  acte. 
En  collaboration  avec  .M.  Boche. 
Théâtre  des  Variétés,  10  août  1840. 
Henriot,  1840. 

Lne  Journée  chez  Mazarin,  comédie  en  un  acte, 
mêlée  de  couplets. 

En  collaboration  avec  MM.  EnUjence  et  Théo- 
dore Muret. 

Théâtre  du  Palais-Royal,  12  décembre  I8i0. 

Henriot,  18il  ;  présen-te  édition,  t.  II,  p.  405. 
La  Fée  aux  Perles,  opéra  lyrique  en  deux  actes. 

En  vollaboration  avec  M.  P.  Deshinlra:  mu- 
sique de  Carlini. 

Théâtre  de  la  Renaissance,  30  janvier  I8U. 
\  an-Bruck,  rentier,  comédie-vaudeville  en  deux 
actes. 

En  collaboration  avec  M.  X.  Eournier. 

Théâtre  du  Gymnase-Dramatique,  31  juillet  1811. 

Marchant.  ISH. 
Les  Filets  de  Sain t-Cloud,  drame  en  cinq  actes. 

En  collaborât imi  avec  M.  li.  .\nlier. 

Tbéâtnî  di;  la  (Jaité,  17  février  18'i2. 

Marchant,  1812. 
TounouLic  I.E  Cruel,  vaudeville  en  un  acte. 

Théâtre  du  Naudeville,  8  avril  1813. 

Berli,  1813. 
Le  VovA(;k  impossible,  vaudi>ville  en  un  acte. 

I!n  colhtboration  arec  M.  Saintiiie. 

Théâtre  du  Vaudeville,  10  mars  |8',i. 

La  Polka  en  provinci:,  folie-vaudeville  en  nu  arie. 
En  collaboralum  avec  J.  Cordin: 
Théâtre  du  \andi-ville,  0  avril  ISiî. 
BecI;,   1811;  présente  édition,  t.  Il,  p.  lll 


k6k 


RÉPERTOlHb:  GK.M:HAL 


Lk  MYSTi-nF,   comédie  en  deux  actes,  mùléc   de 
couplets. 

Théâtre  du  Vaudeville,  0  juillet  I8ii. 

Bcrk,  \Ui. 
La  SAl^■r^:-Cl•;clI.K,  opéra-roniiquc  en  trois  actes. 

En  collaboration  avei-  Ancelot. 

Théâtre  de  rOpéra-(;onii(|iie,  19 septembre  184i. 

Beck,  18i4;  présente  édition,  t.  III,  p.  I. 

U.Mî  Soirée  a  VAioinARD,  fdlic-vaudcvillc  en  un 
acte. 
En  collaboration  avec  J.  Conlier. 
Théâtre  du  Xaudeville,  23  février  18i5. 

JtANiTA  OU   Voi.tf.-Faci:,    comédie-vaudeville  en 
deux  actes. 
En  collaboration  avec  J.-F.  Baijard. 
Théâtre  du  Gymnase-Dramatique,  'ilMuai  '18i(). 
Léi'ij,  lSi6;  présente  édition,  t.  III,  p.  '27. 

La  Carottf,  d"or,  comédie-vaudeville  en  un  acte. 
En  collaboration  avec  MM.  Mélcsville  et  B.  An- 

tier. 
Théâtre  des  Variétés,  "2  juin  18-iO, 
Lévy,  1846. 

L'Homme  qui  se  cherche  ,  comédie-vaudeville  en 
un  acte. 
En  collaboration  avec  M.  Roche. 
Théâtre  du  Vaudeville,  27  décembre  184G. 
Beck,  1846;  présente  édition,  t.  III,  p.  53. 


L\  Vapeur  d'éther  ou  Sa.ns  douleir,  folie-vaude- 
ville en  un  acte. 

En  collaboration  avec  M.  H.  Lefebvre. 

Théâtre  des  Célestins,  à  Lyon,  16  avril  18i7. 

Bey,  Lyon,  I8i7. 
Le  Chapeau  cris  ou  Les  Obstacles,  comédie-vau- 
deville en  un  acte. 

En  collaboration  avec  M.  Ed.  Brisebarre. 

Théâtre  du  Vaudeville,  15  juillet  18i7. 

Beck,  1847;  présente  édition,  t.  111,  p.  71. 

Les  Quatre  filles  Aymon,  vaudeville  en  un  acte. 
En  collaboration  avec  M.  A.  LaJiure. 
Théâtre  des  Variétés,  10  février  1850. 

U.\  Amant  qui  ne  veut  pas  être  heureux,  vaude- 
ville en  un  acte. 
En  collaboration  avec  M.  Lubizc. 
Théâtre  du  Gymnase-Dramatique,  14  septembre 

1850. 
Giraud  et  Dagneau,  1850. 

Les  trois  coups  de  pieu,  fantaisie-vaudeville  en 
denx  actes. 
En  collaboration  avec  M.  Lockroy. 
TlK'àtre  des  Variétés,  9  janvier  1851. 
Lévy,  1851;  présente  édition,  t.  III,  p.  91. 

Le  Péché  vé.mel,  opéra-cornique  en  un  acte. 
Théâtre  des   Célestins,  à  Lyon,  6  septembre 
1851. 


(EUY.RES    INÉDITES. 


Le  Marquis  de  Po^TA^CES,  drame  en  deux  actes, 
en  prose. 
Présente  édition,  t.  III,  p.  117. 

La  Gouttière,  comédie-vaudeville  en  un  acte. 
Présente  édition,  t.  III,  p.  141. 

Impéria,  drame  en  deux  actes,  en  prose. 

Grangeneuve,  drame  en  deux  actes,  en  prose. 

Mourir  pour  vivre,  comédie  en  deux  actes,   en 
prose. 
En  collaboration  avec  M.  B*****. 
Présente  édition,  t.  III.  p.  159. 

Fasiis  ou  Est-ce  vous?  folie-vaudcvillc  en  un  acte. 

Le  Balafré,  drame  en  trois  actes,  en  prose. 
En  collaboration  avec  C.  Delanoue. 

Un  Duel  a  mort,  drame  en  deux  actes,  en  prose. 

Difficile  a  marier,  comédie  en  un  acte,  en  prose. 
En  collaboration  avec  J.-F.  Uayard. 
Présente  édition,  t.  III,  p.  179. 

Giu.t.\a-grki-,x,  comédie  en  trois  actes,  en  prose. 
En  collaboration  avec  M.  Chauffer. 


Un  Amour  d'autrefois,  drame  en  deux  actes,  en 
prose. 

Présente  édition ,  t.  III,  p.  199. 
Chaaipfleury,  opéra-comique  en  trois  actes. 

En  collaboration  avec  M.  P.  Deslandes. 
La  Jeune  tante  ,  comédie  en  un  acte,  en  prose. 
Les  Petites  voitures,  opéra-bouffe  en  un  acte. 

Au  Bénéfice  des  pauvres,  comédie  en  trois  actes, 
en  prose. 
Présente  édition,  t.  III,  p.  223. 

Serpentine,  folie-vaudeville  en  un  acte. 

Le  Harem  et  le  Couvent,  opéra-comique  on  trois 
actes. 

En  collaboration  avec  M.  B.  Antier. 
Madame  Agnès  de  Picardie,  comédie-vaudeville  en 
deux  actes. 

En  collaboration  avec  Ancelot. 

Présente  édition;  t.  III,  p.  253. 
Un  Juge,  comédie  en  deux  actes,  en  prose. 

En  collaboration  avec  L.  Lurine. 
Le  Monsieur  d'en  face,  folie-vaudeville  en  un  acte. 

En  collaboration  avec  M,  Tli.  Muret. 


DU    THEATRE   D'ALEXIS   DE   COMBEHOUSSE. 


^65 


PiEKRE  LiLAS,  comédio-vaudcvillc  en  uu  acte. 
Les  Informations,  comédie  en  un  acte,  en  prose. 

Le  Diable  siRMMÉr.Air.E,  comédie  en  un  acte,  en 

prose. 
Le  Combat  des  Trente,  drame  on  trois  actes,  en 
prose. 
En  collaboration  avec  L.  d'Aiyiboise. 
Présente  édition,  t.  III,  p.  27î>. 

Bonneval-Pacii  A,  comédie-vaudeville  on  doux  actes. 
En  collaboration  avec  ,1/.  R.  de  Beauvoir. 

La  Niit,  tol's  les  Chats  sont  gris,  comédic-van- 
deville  on  un  acte. 
En  collaboration  avec  Fulgence. 

Vait.elas,  comédie  en  un  acte,  en  prose. 
Présente  édition,  t.  III,  p.  305. 

L'Escarboucle,  opéra-féerie  en  trois  actes. 
En  collaboration  avec  M.  B'"". 

La  Jeune  femme,  comédie-vaudeville  en  un  acte. 
En  collaboration  avec  M.  Ouvert. 

Le  Chevalier  de  Saint-Louis,  comédie-vaudeville 
en  deux  actes. 
En  collaboration  avec  M.  Roche. 
Présente  édition ,  t.  III,  p.  325. 

Le  Colporteur,  drame  en  cinq  actes. 

La  Femme  qui  plume  une  oie,  comédie-vaudeville 
en  un  acte. 

Dix  ans  en  un  jour,  opéra-comique  en  deux  actes. 
En  collaboration  avec  M.  de  Leuven. 

Le  Capon,  comédie-vaudeville  en  un  acte. 
En  collaboration  avec  M.  de  Brie. 

La  Fanfare,  comédie-vaudeville  on  un  acte. 
En  collaboration  avec  M.  de  Brie. 

Le  Carillon  de   Dunkehque,  folie-vaudeville  en 
cinq  actes. 
En  collaboration  avec  M.  Moreau. 

Antoine,  drame  en  trois  actes. 

FoscARiNi,  drame  en  cinq  actes. 

Li:  Vieil  Artiste,  comédie  en  deux  actes,  on  proso. 


Le  Songe  de  Tartim,  opéra-comique  en  un  acte. 
En  collaboration  avec  M.  M 

A  vieux   Pierrot,  jeune  Cassandre,  opéra-bouffe 
en  un  acte. 

Les  Lunettes  bleues,  comédie-vaudeville  en  un 
acte. 
En  collaboration  avec  Fulgence. 

Le  Thlégraphe,  drame  en  trois  actes. 
En  collaboration  avec   Hyacinthe  De  Comb,^- 
rousse. 

L'Invasion  ,  drame  en  trois  actes. 
En  collaboration  avec  Hyacinthe  De  Combe- 
rousse. 

Jeunesse  oisive,  comédie  en  cinq  actes,  en  prose. 
Présente  édition,  t.  III,  p.  351. 

WiLKET  ou  la  Gloire  et  le  succi:s ,  comédie  en 
cinq  actes,  en  prose. 
En  collaboration  avec  M.  Philarète  Chastes. 

Le  Lutrin,  opéra-comique  en  trois  actes. 

En  collaboration  avec  }fM.  Roche  et  C 

Présente  édition,  t.  IIF,  p.  393. 

MiLA,  comédie  en  deux  actes,  en  prose. 

L'Hallucination,  opéra-comique  en  trois  actes. 

La  Chartreuse  de  Parme,  drame  en  cinq  actes. 

Le  Comte  de  Bercy,  drame  en  cinq  actes. 

Le  Fiacre  jaune,  comédie  en  un  acte,  en  proso. 
En  collaboration  avec  H.  de  Latouche. 

La  Dot  d'une  jeune  fille,  comédie  en  un  acte,  en 
prose. 
En  collaboration  avec  H.  de  Latouche, 

Le  Banquier  amoureux  ,  comédie  en  deux  actes , 
en  prose. 

L'Intérieur  d'un  Palais  ou  le  Nouvel  Lcimiaiu», 
comédie  en  trois  actes,  en  vers, 

La  Manie  du  mvstk;re,  comédie  en  un  acte,  en 
vers. 
Présente  édition,  l.  IH,  p.  t'23. 

Monsieur  Cent  mille  Livres  de  rkntf,  coniédio 
on  trois  actes,  en  proso. 


m. 


59 


TABLE 


DU   TROISIEME    VOLUME. 


r*gr., 

La   SAIMt-CKClLK I 

JUANITA     OU    VoLTE-EaCE .J-J 

L'Homme  qli  se  cherche y^ 

Le  Chapeai;   guis  ou   Les  Oiistacles 7f 

Les  trois  Coups  de   pied <j| 

()I-:UVRES   INÉDITES. 

Le  Marquis  de  Poma.xges 117 

La  Gouttièrk IH 

Mourir  pour  Vivre l.V.» 

Difficile  a  Marier 179 

Un  Amour  d'Autrefois 100 

Ad  Bénéfice  des  Pauvres 2*2:{ 

Madame  Agnès  de  Picardie 253 

Le  Combat  des  Trente 270 

Vaugelas 305 

Le  Chevalier   de    Saint-Louis 325 

Jeunesse  Oisive 351 

Le  Lutrin 303 

La  Manie  du   Mystère 423 

Il    PKiiTOir.K   f;i:M;i;Ai.    im   tiikmhi'   h'Ai.exis   de   Com  ii  i' iidu^m lui 


FIN      I>II     T  ROI  SI  KM  K     I.T     1>  F,  UN  IKK     VOt,  rMF. 


ilUH.     —     IMPUIMKUIK     I.K    1.    f  I.  A  Y  K  .     KI'K     S  *  I  M  T  -  Il  K  N  u  1  T  .    7 


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PQ 
2217 
D55 
1864 
t. 3 


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Decomberousse,  Alexis  Barbe 
Benoit 

Théâtre  de  Alexis  de 
Comberousse 


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