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THÉÂTRE
ALEXIS DE COMBEROUSSE
III
THE AT R E
ALEXIS DE COMBEROUSSE
PRÉCÈDE D'UNE NOTICE
PAR JULES JANIN
TOME TROISIÈME
b
La Sainte-Cécile.
Difficile à marier.
Juanita ou Volte-Facu.
Un Amour d'autrefois.
L'Homme qui se cherche.
Au Bénéfice des pauvres.
Le Chapeau gris.
M"'o Agnès de Picardie.
Los trois Coups de pied.
Lu Combat des Trente.
ŒUVItES INÉDITES.
Vaugelas.
Le Chevalier do S'-Louis.
Le Marquis de Pontanges.
Jeunesse oisive.
La Gouttière.
Le Lutrin.
Mourir pour vivre.
La Manie du mystère.
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PARIS
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\ S C) h
Tous droits ri''sorvés.
A ''fS 12 1970
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1)55
LA SAINTE-CÉCILE
OPÉRA-COMIQUE EN TROIS ACTES
REPRÉSENTÉ POtR LA PREMIÈRE FOIS SIR LE THÉÂTRE ROYAL DE l"0 P ÉR A-COM I Q UE
LE 19 SEPTEMBRE 1 844.
EN COLLABORATION AVEC ANCELOT
MUSIQUE DE ÎTONTFORT
PERSONNAGES ACTEURS
LE MAr.QUIS DE GEVRES MM. Grignon.
LE DUC DE FUONSAC Moreau-Sainti-
CARLE VANLOO, peintiv Mocker.
ANTOINE, laquais île M. de Ouvres Daldé.
LA MARQUISE DE GÉVRRS M'"" Ann a-Tiiii,lon.
MADAME D'ESPAUBELLES Revili.y.
MADAME DE GUINES Zkvaco.
VICTOIRE, femme de cliambre de la marquise Lestage.
Domestiques, Paysans, etc.
La scène se passe au château de M. do Gèvres, dans le Languedoc, en 1760.
LA SAINTE-CECILE
ACTE PREMIER.
Le théâtre représente une portion du parc de M. de Gèvres, bosquet à droite avec chaises de jardin devant.
SCÈNE [.
LE DUC DE FRONS.\C, MADAME DE GÈVRES.
(Ail lever du rideau, ils sont assis l'un près de l'autre,
madame de Gèvres fait du filet.)
DUO.
FRONSAC.
Il lui disait : Je vous adore !
MADAME DE G È V K E S.
Vraiment?
Il lui disait : Je vous adore?
FRONSAC.
Je veux vous aimer constamment.
MADAME DE GÈVRES.
Je veux vous aimer constamment.
Encore !...
Continuez, car c'est charmant,
Vous m'amusez infiniment.
FRO.NSAC.
Il lui disait : La fleur nouvelle,
Au papillon qu'elle a charmé
Quand il vient voltiger près d'elle
Ouvre son calice embaumé !
MADAME DE GÈVRES.
Ah! je comprends la métaphore!
Cet amant-là parlait fort bien ;
Contez, monsieur, contez encore,
Du récit je ne perdrai rien...
FRONSAC, prenant sa main.
Il prend la main qu'on abandonne...
MADAME DE GÈVRES.
Comment?
Mais cette dame était trop bonne !
FRONSAC.
Il lui parlait si tendrement!...
MADAME DE GÈVRES.
Tant de bonté, pour cet amant...
M'étonne I...
Mais poursuivez, car c'est charmant.
Vous m'amusez infiniment.
FRONSAC.
Je vous amuse?
MADAME DE GÈVRES.
Eh I oui, vraiment.
Mais poursuivez, car c'est charmant.
Vous m'amusez infiniment.
ENSKMIJI.lî.
FRONSAC, à part.
Ce nVst pas mon affaire :
Quel est mon embarras!
Pour moi, la chose est claire.
Elle ne comprend pas.
MADAME DE GÈVRES, à part.
Je ris de sa colère !
Je vois son embarras;
Mais il aura beau faire,
Je ne comprendrai pas.
FRONSAC.
Mais la fin, je ne l'ai pas dite;
Sa main tremble, son cœur palpite,
A ses pieds , il se précipite
(Se mettant à genoui.)
Comme cela...
MADAME DE GÈVRES.
Comme cela !
FRONSAC, s'animant.
C'est vainement qu'elle recule.
MADAME DE GÈVRES.
Cet amant-là
Devait être bien ridicule
Comme cela!...
FRONSAC, à genoux.
Bien ridicule!...
MADAME DE GÈVRES.
Comme cela !...
Mais, pardon ! monsieur, je vous quitte,
Au château l'on m'attend déjà !
FRONSAC.
Se peut-il qu'ainsi l'on me quitte?...
Est-il bien de me laisser là?
Restez pour entendre la suite :
C'est une histoire que cela!
MADAME DE GÈVRES.
Plus tard vous me direz la suite
Du joli conte que voilà.
FRONSAC, à part.
Ce n'est pas mon affaire.
Quel est mon embarras !
Pour moi, la chose est claire,
Elle no comprend pas.
MADAME DE GÈVRES.
Je rougis de le dire,
Quand vous parlez si bien !
Di; moi vous allez rire,
Mais je ne comprends rien.
ENSEMBLE.
FRONSAC.
Vraiment c'est un martyre I
No comprcndrez-vous rien?
Allons, vous voulez rire ,
Vous comprenez fort bien.
LA SAIMK-CKCILE.
M \ Il A SI K HE C K V n E s.
Je rougis do le dire,
Quand vùus parlez si bien I
Do moi vous allez riro,
Mais jo no comprends rien.
(Madame de Gèvres sort en riant.)
FRONSAC, seul.
Commont !... olie pn>nd cela pour un ronto?...
elle m- m'a |)asconipris?... Ah! suivons-la... Puis-
que rallégoric n'a point de transparence pourollc,
morbleu !je parlerai si positivement... ;I1 va sortir.)
SCf:NE II.
FRONSAC, MADA.ME D'ESPA HBELLES,
MADAME DE GUINES.
MADAME d'ESPARBELLES.
IIaltc-l;\, monsieur le duc... un mot, s'il vous
plaît?
FnoNSAC, voulant se dégager, à part.
Je suis pris... (liant.) Pardon ! mesdames.
MADAME DE CUINES.
Oh !... nous vous tenons, et vous ne nous
échapperez pas.
MADAME D'ESPARBELr.ES.
Vous avez des comptes ;\ nous rendre?...
FRONSAC.
En vérité, mesdames, le parlement... en robes,
interrogeant un coupable, n'est pas plus sévère,
ni plus solennel.
M A D A M F. d'e s P A n B E 1. 1. E s.
A quoi avez-VDUs donc employé votre temps?
Huit jours sulTisaient, disiez-vous, pour adoucir
cette petite pensionnaire, pour faire cesser cette
guerre à mort qu'elle nous a déclarée, et nous la
trouvons pire que jamais. 11 est bien juste que
nous sacliions au moins où vous en êtes...
FRO^SAC.
Faut-il vous l'avouer, mesdames? Eh bien, je
suis...
MADAME d'espar BELL ES.
Vainqueur?...
FRO,\SAC.
Pas tout h fait... aussi avancé que le premier
jour.
MADAME DE CHINE S.
Comment!... auprès d'une enfant sans expé-
rience, qui n'a pour défenseur que le digne M. de
Gévres... ce bon gentilhomme, dont à Versailles
vous avez voulu faire votre élève... et qui n'a ga-
gné, en tachant de suivre vos leçons, qu'un ridi-
cule de plus !
FRONSAC.
Et le gouvernement de sa province, le riche
Languedoc...
MADAME d'ESPARBELLES.
Cela rend-il sa femme plus redoutable?... une
petite provinciale!
FRONSAC
Fort jolie.
M A I) A M E D E s p A R R E I. LES.
Tant pis pour M. de Gèvres! l'résenté.' l'hiver
dernier à la cour, cette petite sotte est venue
apporter au milieu des habitudes de Versailles
toutes les susceptibilités, tout le rigorisme du
couvent.
SI A D A M E DE G U I N E S.
Cliacunc de ses paroles est une épigramme
contre nous.
MA DAME d'ESPARBELLES.
Elle nous jette sans cesse nos maris k la tôle.
MADAME DE CHINES.
Elle n'a que des choses désagréables à nous
dire.
F R 0 N s A c.
Et son apparition h la cour vous a enlevé une
foule d'hommages que vous regrettez...
MADAME d'ESPARBELLES.
Vous êtes un impertinent...
FRONSAC.
Cela veut-il dire que je suis un menteur?
MADAME d'ESPARBELLES.
Au fait! désirant la punir de ses malices en la
réduisant au silence, nous avions jeté les yeux sur
le digne fils de M. le maréchal de Richelieu, sur le
brillant duc de Fronsac...
MADAME DE OU IN ES.
Qui s'était engagé à servir notre vengeance.
FRONSAC.
Et qui ne demande pas mieux : mais que voulez-
vous qu'on fasse avec une femme qui n'a pas l'air
de vous comprendre... qui entend si peu de chose
aux usages de ce monde, qu'elle s'étonne quand
on lui baise la main, et qui a borni' jusqu'ici
l'amour de son prochain à son attachement pour
son perroquet, son singe et son mari?
MADAME DE GUINES.
Voilà les rivaux devant lesquels recule M. de
Fronsac !
MADAME d'ESPARBELLES.
Quoi!... c'est ce pauvre de Gèvres, avec son
envie de passer pour un aimable mauvais sujet,
sa grosse tournure et ses velléités de conquêtes,
qui vous effraie?
FRONSAC.
Non, sans doute; mais enfin, avec tout cela, sa
femme a l'air de Taimer... et il est toujours là!
MADAME DE GUINES.
Sa présence vous gêne?
FRONSAC
Si l'on pouvait m'en débarrasser!
MADAME d'ESPARBELLES.
Cela vous regarde.
FRONSAC, d'un ton solennel.
Non, mesdames, c'est vous...
MADAME DE GUINES.
Nous!... Et comment, s'il vous plaît?
FRONSAC
De Gèvres, fatigué des cajoleries conjugales, et
brûlant du désir de faire une éclatante conquête,
ACTE PREMIER.
ne parait-il pas enchanté de votre séjour en Lan-
guedoc... au château de votre mari, dans son voi-
sinage?... ii'est-il pas tout prêt à vous offrir ses
soins et son ca-ur?. ..
M Al) ASIE DE Gi'iN'ES, sûuriant.
A toutes deux?
FRONSAC.
A celle cjui lui donnera quelque espérance...
MADAME d'ESPAP.BELLES.
Où voulez-vous en venir?
FRONSAC.
Des regards plus tendres, des agaceries sans ré-
sultats, de la coquetterie enfin... et il serait à vos
pieds... I
MADAME DE GUINES,
Ah! je comprends...
F n 0 N s A c.
Le dépit, la colère, se glissent dans le cœur du
sa femme.
MADAME DE G III NES.
M. de Fronsac en protlte.
M A D A AI E D ' E S P A R B E I. L E S.
Elle se venge de son infidèle mari.
FRONSAC.
Elle ne vous poursuit plus de ses épigrammes.
MADAME D'eSPARBELLES.
Voilà de la stratégie.
FRON.SAC.
Est-ce convenu?
MADAME D ' E SP A R n E I. LE S.
Le plan de bataille est assez bien combiné pour
donner envie...
MADAME DE G 11 NES.
Quoi!... vous consentiriez?...
MADAME d'eSPABBCI-LES.
A m3'stifier un peu ce pauvre marquis pour pu-
nir sa femme... Où est le mal?
MADAME DE GUINES.
Alors, vous vous dévouerez.
MADAME D'E S PAR BELLE S.
Non pas.
M A n A ME DE G L I N E S.
Ni moi.
FRONSAC.
Il faut pourtant que ce soit l'une de vous deux.
M A D A ME D ' E S P A R B E L L E S.
Il a raison.
FRONSAC.
Eli bien!... que le sort en décide.
M AD \M E DE G II INES.
Comment?
. FRONSAC.
Parhli'u!... une idée... tirez à la courtc-paille.
MA DAME DE G LIN ES.
Ail !... ail !... [)ar exemple!... un amoureux à la
foiirte-pailli' !
M \ D A M i; I) ' !■ s p A R B E L L E S.
Cela s'cst-il jamais vu?
FRONSAC.
Mais songez donc, mesdames, que c'est un es-
clave soumis, un pauvre diable à désespérer, o"
plutôt le plaisir de berner un mari que vous allez
tirer à la courte-paille.
SCÈNE III.
Les MÊMES, M. DE GÈVRES, t;.\ Valet.
DE GiiVRES, entrant.
Une courte-paille! pour berner un mari! Oh!
parbleu! j"en veux è're. (Il retourne au fond remettre
son chapeau au valet qui sort.)
QUATUOR.
FRONSAC ET LES DAMES, à part.
O ciel! c'est le mari lui-même !
Que lui dire? embarras extrême !
FRONSAC, à de Gcvres.
Quoi! tu voudrais"?...
DE GÈ VRES.
A quelque bon mari
N'allez-vous pas livrer bataille?
FRONSAC.
Sans doute.
DE GÈVRES.
Eh l)ien! c'est moi qui veux ici
Vous présenter... la paille!
F R 0 N S A C.
Puisque pour toi c'est un plaisir ,
Allons, je cède à ton désir.
(De Gèvres va chercher les pailles.)
ENSEMBLE.
FRONSAC ET LES DAMES.
Oh ! la bonne plaisanterie !
Fortune, voilà de tes tours!
Un mari lui-même nous prie,
Pour le tromper, d'accepter son secours.
DE GÈVRES.
Oh ! la bonne plaisanterie !
C'est quelque sot, comme toujours;
D'un mari .s'il faut que l'on rie,
Sans pitié j'offre mon secours.
(Seul.)
Aveugle comme le destin,
J'offrirai donc le plaisir ou la peine,
Sans deviner ce que j'amène
Et quel arrêt va tomber de ma main.
(11 présente les paillps aux damos.)
MADAME d'espar BELL ES, tirant unB longue
paille.
Ciel! J'ai gagné!
Je suis perdue.
MADAME DE G u IN ES, tirant unc paille très-eourte.
Dieu! J'ai perdu...
Je suis sauvée !
DE GÈVRES, stupéfait.
Quelle est donc la vertu secrète
Do l'arrêt quo rond lo destin ?
Celle qui perd est satisfaite,
Colle qui gagne a du chagrin...
(AiLT autres.)
Maintenant, vous allez me dire
Le nora de cet époux bénin,
Car avec vous je veux en rire.
LA S\INTE-CKC1LI':.
KIIONSAC.
Tu no lo sauras que demain.
TOI' s , rinnV.
Ali ! ah ! ah ! ah ! ali ! ah !
ENSEMBr.E.
DK GËVnKS.
Allons, je ris de conliaiicc,
Car (leniaiii tout s'éclaircira ;
Et je puis m'écrier d'avance :
Ali I le bon mari que voilà !
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
FnONSAC ET I,ES DAMES.
Allons, il rit do confiance,
11 n'en est plus comme cela.
Quelle candeur! quelle innocence!
La honne dupo que voilà!
Ah ! ah I ah ! ah ! ah ! ah !
FRONSAC, basa madame d'Esparbelles.
Le sort a parlé, madame... songez à nos con-
ventions... (Il va près de madame de Guines, et, tout
en causant bas avec elle, il remmène au fond, pnis ils
disparaissent.)
SCÈNE IV.
MADAME D'ESPARBELLES,
DE GÈVRES.
MADAME o'ESPARBKL LES, à part.
Allons, j'ai donné ma parole, il faut être hon-
nête femme : séduisons le mari de la petite mar-
quise.
DE GÈVRES, à part.
Fronsac me laisse seul avec la comtesse, bon !...
c'est le moment de faire voir si je suis un véri-
table roué.
MADAME d'esparbei.les, minaudant.
Monsieur de Gèvres.
DE GÈVRES.
Madame?
M A D A ME D ' E S P A n r. E I, L E S.
N'avez-vous pas triché tout à Theurc? n'avez-
vous pas voulu me faire gagner?
DE GÈVRES.
Mes mains sont innocentes, je le jure... mais je
ne répondrais pas de mon cœur.
MADAME d'esparbelles, à part.
Nous y voilà !... (Haut.) Votre cœur, marquis? ce
n'est pas d'auji^urd'luii qu'il est un grand cou-
pable.
de oèvres.
Voulez-vous la date précise, madame? Eli bien !
c'est du jour où je vous ai vue.
MADAME d'espar CELLES.
Taisez-vous donc!... (A ]iart.) Oh ! ces hommes!
il suflit pourtant de les regarder d'une certaine
manière... (Haut.) Quelle délicieuse propriété que
la vôtre, monsieur... c'est inconcevable le charme
qu'on y éprouve !... le joli château !
DE GÈVRES.
Je ne le trouve ainsi, madame, que depuis cjne
mon ami d'Esparbelles m'a appris qu'il avait été
bAti par le même architecte et sur le même i)lan
que le vôtre.
MADAME D'ESPARBEt.LES.
En effet... ils se ressemblent beaucoup.
DE GÈVRES.
Et ne vous serait-il pas possible de passer de
l'amour de la propriété k Tamour du proprié-
taire? ..
MADAME d'esparbelles, minaudant.
Encore?
DE GÈVRES.
Ah! la question est un peu brusque, mais le
sentiment que votre vue m'inspira le fut encore
davantage, et puis, l'amour languissant n'est plus
de mode, vous le savez... Fronsac et moi, nous
avons changé tout cela.
SI A D A M E d'esparbelles.
Ah! j'ignorais.
de g è V r e s.
Que répondrez-vous au plus tendre , au plus
dévoué de vos amis?
madame d'esparbelles.
Plus tard, nous verrons si vous en êtes digne.
DE (;ÈVRES, lui baisant la main.
Ah ! madame.
SCÈNE V.
DE GÈVRES, MADAME D'ESPAR-
BELLES, MADAME DE GÈVRES,
FRONSAC et MADAME DE GUINES.
(Ces dent derniers reparaissent en même temps que
madame de Gèvres, mais du côté opposé.)
SI A DAME DE GÈVRES, accourant.
Mon ami, mon ami! (Elle s'arrête tout court en
voyant ce que fait son mari.)
DE GÈVRES, à part.
Ma femme!... Diable!... elle arrive bien mal à
propos.
MADAME DE GÈVRES.
Ah ! pardon... je dérange Madame.
MADAME d'esparbelles.
Pas le moins du monde... Était-ce moi que vous
cherchiez, ma toute belle?
MADAME DE GÈVRES.
Non, je l'avoue, j'accourais au-devant de mon
mari que je n'ai pas encore vu ce matin.
MADAME d'esparbelles.
Est-ce que vous le croyiez perdu?
IRONSAC.
Oh! oh! un mari... ça s'égare quelquefois.
madame de GlîlNES.
Biais ça se retrouve toujours.
madame de GÈVRES.
Cela se peut... mais j'aime mieux que le mien
ne s'égare pas.
DE GÈVRES.
Il faut pardonner, mesdames, à l'expression
tint soit peu romanes(|iie des sentiments d'une
jeune échappée de couvent.
ACTE PllEMlEH.
M A DAME DE G E V n E S.
Ces dames n'ont rien à me ])ardonner, mou-
sieur... i\'est-ce pas leurs maris qu'elles sont
venues rejoindre en province?... et lorsqu'elles
seront avec eux dans une douce solitude, pour-
ront-elles former d'autres désirs?
F BONS A C , bas , aux dames.
On dirait qu'elle se moque de vous.
siADAME d'espaheelles, à madame de Gèvrcs.
Oui , mais le malheur est qu'il n'y a pas de
douce solitude, et dans quelque temps vous m'en
direz des nouvelles.
MADAME DE GÈ V RE S.
Moi, je pourrais m'ennuyer dans ce beau pays?...
Ici, ce n'est pas comme à Versailles : on vit pour
soi, on est ensemble; d'ailleurs, quand M. de
Gèvres s'éloigne , n'ai-jc pas des amis qui ne
m'abandonnent jamais... mes crayons... et ma
musique surtout !
MADAME d'ESPARGELLES.
Vous vous lasserez bien vite de tout cela.
MADAME DE GÈVRES.
Oh ! non, non... je dois trop à la musique pour
la négliger jamais.
MADAME DE G DIME S.
Que'lui devez-vous donc'
MADAME DE GliVRES.
Comment!... vous ne savez pus?... mais mon
mariage avec M. de Gèvres.
DE GÈVRES.
Doucement... doucement, ma bonne amie... ces
détails...
MADAME d'ESPARBEI.LES.
Mais point du tout... un récit sentimental est
merveilleusement placé à la campagne. Poursui-
vez, marquise, je ferai part de cette aventure à
M. de Marmontel, qui en fera un conte moral.
DE GÈVRES, bas, à sa femme.
Vous le voyez... on vous raille déjà.
MADAME DE GÈVRES, bas.
J'ai mes raisons pour parler... (Haut.) Élevée
dans un couvent...
FRONSAC.
Vous deviez faire une bien jolie nonne?
M A D A SI E DE G È V R E S.
Orpheline et sans fortune, je n'avais d'autre
pers[)octive que de passer ma vie auprès des
bonnes religieuses do Sainte-Luce, au fond de la
Bretagne.
FRONSAC.
Ah ! c'eût été trop dommage...
AI ADAME". de GÈVRES.
A seize ans, être condamnée à n'avoir plus
d'avenir, ou plutôt en avoir un immuable, auquel
rien ne peut vous soustraire. Oh ! c'est bien
cruel !... et malgré^les bontés dont on m'accablait,
je périssais d'cunni... Un événement étrange...
inexplicable, vint tout à coup changer mon sort.
MADAME DE G l; IN ES.
Voyons, voyons !...
MADAME DE GÈ V R E S.
Un jour de grande fête... où l'on devait inau-
gurer une chapelle à Sainte-Cécile, à l'instant où
l'on découvrit le portrait de la sainte, il se trouva
que ce portrait était le mien...
M A D A JI E I) ' E s P A (î B E L L E s.
En vérité 1...
MADAME DE GÈVRES.
Grande fut la rumeur dans le couvent; le
peintre ne m'avait jamais vue... jamais il n'avait
été admis parmi nous, et cependant on ne pouvait
s'y méprendre, les mêmes traits... la même ex-
pression...
MADAME D E G U I N E s.
Voilà qui est singulier...
MADAME DE GÈVRES.
De ce moment, j'eus une volonté, une espé-
rance! ma vocation fut décidée... et je voulus
avoir avec sainte Cécile... une autre ressemblance
que celle de la figure : j'étudiai avec ardeur, mes
progrès furent rapides; ma réputation franchit les
murs de ma pieuse retraite, elle parvint jusqu'à
M. de Gèvres ; il assista à l'une de nos cérémonies,
entendit ma voix... et lui , si riche, si considéré,
qui pouvait prétendre aux alliances les plus
illustres, eut la générosité d'offrir son cœur et sa
main à la pauvre orpheline.
DE GÈVRES.
Assez, ma bonne amie, assez...
MADAME DE GÈVRES.
J'ai fini, monsieur... je voulais expliquer à ces
dames tout ce qu'il y a de naturel dans les senti-
ments que j'exprime, je voulais faire comprendre
à M. de Fronsac ce que doivent être des nœuds
formés par l'amour et la reconnaissance.
FRONSAC.
Qui le sait mieux que moi?... je n"aspirc aussi
qu'à serrer un de ces liens... qui seuls peuvent
donner le bonheur...
DE GÈVRES.
Allons donc... toi, mauvais sujet!
MADAME DE GÈVRES.
Oh! oui, M. le duc m'en a parlé plus d'une
fois.
F R 0 N s A c.
Il ne me manque on ce moment...
MADAME DE GÈVRES, SOUrlaut.
Que le consentement delà personne peut-être?
FRONSAC.
Tout juste !... et si vous vouliez vous intéresser
à moi...
ni; GÈVRES.
Tu as besoin d'aide auprès d'une femme, toi!...
allons donc... pauvre petit!... Mais, est-ce (juo ma
l'emme la connaît?
MADAME DE GÈVRES, SOUliaill.
Oui... un peu., et vous aussi, mon ami, vous la
connaissez.
LA SAINTE-CÉCILE.
DE G K Vn KS.
Ah! iilil...
F II O N s A C.
Eh hiiMi! madame, vous aurai-jc pour avocat?
MADAME D K C, K V I» K S , filicmont ,
J'en causerai avec mon mari.
MADAME D'ESPAnBKLLES, b.is , à Fronsac.
Dites donc... c'est de vous qu'elle se moque à
prissent.
FRONSAC, bas.
J'aurai mon tour...
ANTOINE, entrant.
Madame la marquise est servie...
DE G F. vu ES.
Très-bien ! très-bien I...
FRONSAC.
Cette annonce a l'air de te faire plaisir?
DE GÈVRES.
Écoute donc... quand on fait tous les métiers
comme moi, à la campagne... chasseur, pêcheur...
FRONSAC.
Et gros mangeur...
DE GÈVRES.
Il faut bien que je me soutienne... (Anx dames.)
Allons déjeuner, mesdames, et que des menaces
de départ n'attristent plus les instants heureux
que nous vous devons.
FRONSAC, bas, à de Gèvres.
Un peu de soins, et tu triomphes, invincible
conquérant.
DE GÈVRES, de même.
Aide-moi donc, et donne la main h ma femme.
(Tous sortent.)
SCÈNE ^'L
VANLOO, paraissant au moment où l'on s'éloigne.
A Antoine qui disparaît le dernier :
Eh ! mon ami... un mot, je vous prie. Il ne
m'entend pas!... ma foi! je suis trop fatigué pour
courir après lui... Au fait, voici des sièges, de
l'ombrage... on ne refuserait pas à un artiste, qui
voyage à pied, la permission d'admirer et de se re-
poser un moment... je puis la prendre sans scru-
pule... Me voilà donc de retour en France... dans
ce pays où respire une jeune fille... un ange que
je n'ai fait qu'entrevoir, mais dont le souvenir
m'a suivi partout. En apprenant qu'elle était
pauvre ainsi que moi, j'aurais pu me présenter à
elle, l'obtenir peut-être; mais je n'ai pas voulu lui
faire partager un sort encore incertain; aujour-
d'hui tout est changé. Le nom que je me suis fait
est une fortune, et je viens la mettre à ses pieds.
N'est-ce pas à elle que je la dois? le peintre ignoré
fùt-il jamais devenu célèbre sans une circonstance
que je bénirai toute ma vie? (Tirant une miniature
dp sa poche.) Elle est là, telle que je l'aperçus la
première fois. J'entends encore sa douce voix
chanter cette prière que j'aime toujours à me rap-
peler.
Fille du ciel, Vierge divine !
Je viens sans crainte à ton autel,
Et devant toi mon front s'incline
Kn ce jour pur et solennel.
La voihV cette douce image !
A son aspect, soudain mon talent s'éveilla;
Et quand vers un autre rivage
Le destin m'exila,
Seule elle a soutenu, ranimé mon courage.
Je demandai, mais vainement,
A la belle Italie,
Cette gnlce accomplie
Et ce charme enivrant.
Pays d'amour, ciel enchanteur !
Tes femmes qu'on envie
N'ont pu charmer ma vie
Ni régner sur mon cœur.
Sur cette joue,
L'amour se joue,
Et sous sa main,
S'unit la rose
A peine éclose
Au blanc jasmin!
Comme une étoile,
Cet œil, que voile
L'or des cils blonds,
Au fond de l'âme,
Darde la flamme,
Et nous tremblons.
Fiôre Romaine,
Cache l'ébène
De tes cheveux :
Beauté toscane,
Qui de l'Albane
Charmais les yeux;
Napolitaine,
Qui semblés vaine
De tes attraits,
Faites-lui place.
Car tout s'efface
Devant ses traits !
Pays d'amour, ciel enchanteur!
Tes femmes qu'on envie
N'ont pu charmer ma vie
Ni régner sur mon coeur.
Ail! mon retour en France est un bonheur...
(Il va s'asseoir et reste absorbé dans la contemplation
du portrait.)
SCÈNE VIL
VANLOO, assis, FRONSAC.
FRONSAC, entrant.
Quel est cet étranger?
VANLOO.
J'éprouve déjà le même plaisir, la même émo-
tion que le jour où elle vint pour la première fois
s'offrir à ma vue.
FRONSAC.
Que fait-il là? (S'approchant doucement et regardant
par-dessus l'épaule de Vanloo.) Eh! mais, je ne me
trompe pas... le portrait de madame de Gèvres!...
comment se trouve- t-il entre ses mains... (H
ACTE PREMIER.
9
avance In bras, Vaoloo se retourne vivement, laisse
loiiibcr le portrait, Frousac s'en saisit.)
VA\LOO, allant à lui.
Monsieur...
FRONSAC, examinant le portrait.
Pardon!... pardon I... je suis bien aise d'exa-
miner.
VANLOO.
Monsieur, veuillez me rendre ce médaillon, je
vous prie.
IRONSAC,
Vous le rendre... à quel titre possédez-vous ce
portrait?
VA-XLOO,
Cette peinture est mon ouvrage.
FRONSAC.
En vérité? Eh bien ! je vous l'achète.
VANLOO.
Et moi, je ne vous la vends pas...
FRONSAC.
Cinq cents, six cents louis... consentez-vous?...
VANLOO.
Pas davantage!...
F R 0 N s A C.
Je comprends... ce portrait est destiné à un
autre...
VANLOO.
Que vous importe !...
FRONSAC.
Cet autre ne l'aura pas!...
VANLOO.
Pardicu! monsieur, vous lasserez ma patience,
à lu fin...
FRONSAC, riant.
Je ne crois pas...
VANLOO.
Vous allez me rendre raison...
FRONSAC.
Tout beau, l'ami... tout beau!...
SCÈNE VIII.
Les Mêmes, DE GÉVRES.
DE C !■ V R E S.
Eh bien! eh bien!... quel est ce bruit... pour-
quoi cette violence?...
FRONSAC.
Vn inconnu qui s'est introduit ici, et...
DE GÈVRES, s'approchant.
Que vois-je?... Carie Vanloo...
VANLOO.
Le marquis de Gèvres!... mon protecteur.
DE GKVRES," lui prenant vivement la main.
Et ton ami, Carie!...
FRONSAC.
Vanlijo!... ce jeune peintre dont la renommée
lirillantc...
DE f. iCVRES.
Oui, sans doute, lui-mômc...
VANLOO.
Monsieur le marquis, je vous trouverai donc
III.
toujours pour me rendre uu bon ofiice. C'est vous
qui m'avez fait partir pour l'Italie!... vos bien-
faits m'y ont suivi, ils ont consolé, soutenu ma
mère ! ... oh ! comment pourrai-je jamais vous prou-
ver ma reconnaissance?
DE GÈVRES.
Veux-tu bien ne pas parler décela!... mais que
diable aviez-vous donc ensemble?
FRONSAC.
Oh ! rien, rien, tous les torts sont de mon côté
et, en restituant à Monsieur le trésor que je vou-
lais lui ravir, je lui ferai oublier sans doute un
moment de vivacité.
VANLOO, reprenant le médaillon.
Je n'y pense plus.
DE GÈVRES.
Ah!... c'était là le motif?... un portrait?
VANLOO.
Oui, un portrait que Monsieur voulait m'acheter
à toute force, et que je ne lui aurais laissé qu'avec
ma vie.
DE GÈVRE.*;.
Diable!...
FRONSAC, à part.
Qu'avec sa vie!... est-ce que par hasard !..
DE GÈVRES.
Et puis-je la voir, cette beauté merveilleuse...
cause d'un si grand courroux?
VANLOO.
Je n'ai rien à vous refuser...
FRONSAC, bas à Vanloo, l'arrêtant.
Que faites -vous!... c'est le portrait de sa
feuimo !
VANLOO, à part, très-troublé.
Sa femme!...
DE GÈVRES.
Eh bien?...
VANLOO, dans le plus gr.ind embarras.
Pardon! monsieur le marquis... je réfléchis...
il m'est impossible... je ne dois pas...
DE GÈVRES.
Du mystère, avec un ami? laisse donc, laisse
donc, je suis discret.
FRONSAC, passant entre les deux.
Voici ces dames... (A part.) Pour qui donc la
petite marquise aurait-elle lait faire son por-
trait?...
SCÈNK IX.
Les Mêmes, MADAME DE GÈVRES,
MADAME DR GL'liNES, MADAME
DESPARBELLES.
DE GÈVRES.
Mesdames, et vous, ma chère amie, pcrmettez-
mni d(5 vous présenter un nouvel iintc (|ui nous
arrive, un artiste célèbre, mon ami Carie Vanloo.
TOI' s.
(larlc Vanloo!!!
2
lu
LA SAINTK-CKClLi:.
1-' 1 N A L K.
V A M. 0 0.
C'ost olle!... C'est bien elle I.,.
Quoi I do mon portrait lo modèle...
La femme do mon bionl'aiteur!...
DE GÈVUES.
Avance donc! te fait-on pour?
VANLOO, à madame de Gèvres.
Vciiilloz mo pardonner, madame,
Le trouble qui saisit mon !ime;
D'ùtre importun je tremble ici.
MADAME DE GÈVRES.
Monsieur, vous voir ici paraître,
Grùce aux récits do mon m<-iri.
Oui, c'est pour moi, sans vous connaître.
Comme le retouc d'un ami.
VANLOO, troublé, à part.
Que dit-elle?... moi, son ami !...
Et cette voix qui me rappelle...
Ahl cachons ma peine cruelle.
ENSEMBLE.
FKO^SAC, l'examinant.
Quel trouble est venu le saisir!
Ah ! ce portrait cache un mystère,
Que bientôt, je l'espère.
Je saurai découvrir.
MESDAMES DE GUINES et d'e S PARBELLES.
Quel trouble est venu le saisir !
Ceci cache quelque mystère
Que bientôt, je l'espère.
Nous saurons découvrir.
VANLOO.
Du trouble qui vient me .saisir
Ah ! sachons cacher le mystère.
Oui, je saurai me taire
Quand j'en devrais mourir.
MADAME DE GÈVRES.
Du trouble qui vient le saisir
Qui m'expliquera le mystère?...
Quand ici comme un frère
Je viens de l'accueillir.
DE GÈVRES.
Quel trouble est venu le saisir?
Ma femme a l'airde lui déplaire;
Mon amitié, j'espère
Saura les réunir.
MADAME d'es PARiiKi.i. ES, à madame de Guiucs.
Mais, baronne, il nous faut partir.
DE GÈVRES.
Quoi, rien ne peut vous retenir!
MADAME d'esparbelles. à Ffonsac.
Monsieur le duc de Fronsac va sans doute
Avec nous se remettre en route 1
IRONSAC.
Mesdames, j'aurai cet honneur.
VANLOO, à lui-mèm''.
Qu'entends-je? quoi! Kronsac ! ce fameux séducteur!
MADAME d'esparbelles, bas à Fronsac qui est
venu lui donner la main.
Du mari, quoi qu'il nous en coûte.
Ce soir, vous serez délivré.
FRONSAC, de même.
Vraiment? C'est admirable ! Et j'en profiterai.
VANLOO, à lui-même.
Il voulait ce portrait... et contre elle sans doute
Quelque complot est préparé...
Mais tout me dit que je le déjouerai.
ENSEMBLE.
FRONSAC et LES DEUX DAMES.
Partons, partons, car voici l'heure
Ue regagner notre demeure ;
Partons, partons avec l'espoir
Ici bientôt de nous revoir.
DE GÈVRES et SA FEMME.
Partez, partez, car voici l'heure
De regagner votre demeure ;
Partez, partez, un doux espoir
Nous reste ici de vous revoir.
VANLOO, à Ini-mênie.
Partez, partez, moi, je demeure
Et saurai veiller à toute heure.
De la sauver, oui, j'ai l'espoir :
Je l'oserai... C'est mon devoir!
DE GÈVRES, .seul.
Ah ! Fronsac, je te le rappelle.
Souviens-toi bien, mon cher ami,
Que tu me dois bonne nouvelle
D'un imbécile de mari.
'^ FRONSAC.
Sois tranquille, à demain sans faute.
MADAME DE GUINES.
Chacun ici se trouvera.
MADAME d'esparbelles
Ainsi le veut notre cher hùle.
MADAME DE GUINES.
Et tout le monde obéira.
VANLOO, à lui-même.
Tout le monde s'y trouvera.
REPRISE DE L'ENSEMBLE.
FRONSAC et LES DAMES.
Partons, partons, car voici l'heure, etc.
DE GÈVRES et SA FEMME.
Partez, partez, car voici l'heure, etc.
VANLOO.
Parlez, partez, moi je demeure, etc.
ACTE DEUXIÈME.
Le théâtre représente à gauche un pavillon du château de M. de Gèvres; une terrasse élevée de sir
pieds fait face au public ; sur cette terrasse s'ouvre une porte vitrée dont les carreaux sont couverts,
en dedans, jiar des rideaux blancs. — Dans le fond, les arbres du parc. — Un taillis à droite. — La terrasse
est garnie de pots de fleurs.
SCÈNE I.
ANTOINE, FRONSAC, arrivant avec précaution
par la droite.
r R ON SAC.
Eh bien, Antoine?
ANTOINE.
Monsieur le marquis est parti pendant qnc
Madame faisait sa tournée de bienfaisance dans le
village.
F R 0 N s A C.
Y est-elle encore?
A \ T O I N E.
Non, monsieur le duc, clic est rentrée au châ-
teau, et je viens de lui faircremettre par Victoire,
sa femme de chambre, un petit mot de M. de
Gèvres qui lui annonce son départ,
FRONSAC.
A morvcille!... nous aurons donc le champ
libre. Mais dis-moi, Antoine, ce jeune homme
arrivé ce matin?
ANTOINE.
M. Carie Vanloo?... Il restera quinze jours ici;
il doit faire un tableau pour M. le marquis.
FRONSAC, à hii-mùme.
Au diable le peintre!... je n'avais qu'un mari
à combattre; maintenant, j'ai encore un amou-
reux!... Eh bien! raison de plus pour brusquer
le dénouement... Je suis engagé d'ailleurs. (Il tire
un billet de sa poche.) Ce petit billet de madame
d'Esparbelles m'annonce qu'elle sera ici, dès de-
main matin, pour me féliciter. (Il remet le billet
dans la ijoche de son liabil.)
MADAME DE GÈ V fi E S, dans la maisOH.
Antoine! Antoine!
ANTOINE, à Fronsac.
Voici Madame ([ui m'appelle.
l' r. 0 N s A c.
Bien!... je m'éloigne, car il ne faut pas qu'on
soupçonne mon retour ici... Dés qu'il fera nuit,
n'oublie pas de m'ouvrir la grille.
ANTOINE.
Çà suffit, monsieur le duc. (Fronsac disparaît par
lit taillis à droite.)
SCÈNK II.
MAD.\ME DE (JE VUE S, ANTOINE.
MADAME DE 0 i. V R E S , di'srondant le perron.
Ah ! VOUS voici, Antoine, je vous appelais.
ANTOINE.
Pardon ! madame.
MADAM E DE GÈVRES.
C'est votre maître qui vous a remis cette lettre?
ANTOINE.
Oui, madame, lui-même.
MADAM E DE GÈVRES.
Est-ce qu'il avait reçu quelque message de la
ville?
ANTOINE.
Un message?... Je ne dirai pas 5 Madame... mais
pourtant... oui, c'est possible...
MADAME DE GÈVRES, à elle-même.
Et ne pas attendre que je sois rentrée... (A An-
toine.) Laissez-moi.
ANTOINE.
Oui, madame. (11 sort.)
SCÈNE III.
MADAME DE GÈVRES, seule.
Partir ainsi!.., sans me dire adieu!... sans
même m'annoncer dans son billet quand il re-
viendra!... Sa présence, dit-il, est nécessaire à la
ville comme gouverneur do la province!... c'est
bien vague!... Mon Dieu! mon Dieu!... quelle
triste soirée je vais passer!... On s'ennuie beau-
coup pensionnaire au couvent, il n'y a pas de
doute : eh bien, je crois qu'on s'ennuie encore
plus mariée, et chez soi, quand on y reste seule.
(Ic'i on entend la voix de Vanloo qui redit une phrase
de la prière du premier acte.)
DUO.
VANi>oo, dans la coulisse.
(Il chante.)
Fille du ciol, Vierge divine!
Jo viens sans crainte à ton autel.
MADAME DE» GÈVRES.
Oh ! ciel ! cet air !... je crois le reconnaître !...
Qui donc ici peut lo savoir?
SCÈNE IV.
MADAME DE GÈVRES, VANLOO.
MADAME DE GÈvuES, aporccvaDl Vauloo.
Monsieur Vanloo I...
VANI.OO.
l'.irddii... Jo vous géno peut-6lro.
M \l> AM E DE GÈVRES.
ttostez, reste/., et comblez mon espoir.
Vous chantiez un air que j'adore.
12
LA SAINTE-CKCILK.
Vous écouter est un plaisir.
Jo voudrais vous entemlie encore :
Cédez, cédez à mon désir.
VANLOO.
Jo ciianlais un air que j'adore,
Vous coder serait un plaisir.
Mais vous voulez l'entendre encore,
Pourrai-jo, liélas! le ressaisir?
MADAME DE GRVnES.
Ne plus l'entendre, ali ! quel dommage !
Allons, essaye;:, du courage.
Pourquoi donc trembler devant nous?
VANLOO.
Je cède à dos ordres si doux.
Fille du ciel! Vierge divine!
Je viens sans crainte A ton autel ;
Et devant toi mon Iront s'incline
En ce jour pur et solennel.
MADAME DE GËVnES.
Ah! merci! mais cette prière.
Cet air si touchant et si doux,
Oi l'avez-vous appris?
VANLOO.
Dans un saint monastère.
En Bretagne.
MADAME DE C ÈVRES.
Que dites- vous ?
VANLOO.
Je devais peindre une sainte Cécile.
MADAME DE C È V R E S.
Oh! ciel! quel rapport étonnant !
VANLOO.
Découragé, je cherchais vainement.
Rien ne fisait ma pensée indocile,
Quand, tout à coup, d'un concert enivrant.
J'entends la céleste harmonie.
MADAME DE GÈVRES.
Oh ! poursuivez.
VANLOO.
'J'ransporté do bonheur,
J'écailc la tapisserie...
Que vois-je?... Un ange de candeur!
Seule elle chante, et tout le monde prie !
Ba vue a ranimé mes pinceaux incertains :
L'heure divine est arrivée !
Ma sainte Cécile est trouvée !
Et mon chef-d'œuvre est sorti de mes mains I
ENSEMBLE.
Heure chérie
Où mon génie
Puisa la vie
A ses accents!
Oh! recommence I
Et d'espérance.
Par ta puissance,
Remplis mes sens.
MADAME DE GÈVRES.
Quoi ! son génie
Que l'on envie
A dû la vie
A mes accents?
Douce assurance !
Oui, ma présence
A d'espérance
Rempli ses sens.
( M ADAM E DE GEVRES.
Comment! il y a deux ans... vous m'aviez vue...
I (Souriant.) Voyez pourtant comme tout s'expliciuc!
Au couvent, on criait au miracle! quel dom-
mage!... Je ne peux plus y croire, ;\ pressent.
VANLOO.
Ail! croyez-y, madame, car vous en avez fait
un... Ce talent qu'on admire aujourd'hui, il n'était
pas en moi; sans vous, il ne se serait jamais
révélé peut-être; c'est vous, c'est vous seule qui,
d'un artiste obscur, avez fait un peintre!...
MADAME DE GÏiVRES.
Je n'ai pas tant de pouvoir; et pourtant, je suis
bien aise que vous vous l'imaginiez, car je veux
vous demander un service.
VANLOO.
A moi, madame?... Al»! parlez, parlez!...
MADAME DE GÈVRES.
Vous avez promis un tableau à M. de Ouvres...
VOUS ne le ferez pas...
VANLOO.
Comment?...
MADAME DE GÈVRES,
Vous en ferez un autre... la sainte Cécile du
couvent... C'est une surprise que nous ferons à
mon mari.
VANLOO, à part.
A son mari !...
MADAME DE GÏ'.VRES.
Vous ne me refuserez pas !... 11 me semble qu'il
m'aimera davantage quand il me devra à la main
d'un ami... car vous êtes son ami, il fut votre pro-
tecteur?
VANLOO, vivement.
Oui, madame, oui!... et je vous obéirai.
MADAME DE GÈVRES.
Oh ! que vous êtes bon !... C'est dans un pan-
neau du petit salon que vous mettrez ce tal)leau;
venez demain matin de bonne heure, je vous indi-
querai la place.
VANLOO.
J'irai, madame.
MADAME DE GÈVRES.
A demain donc, et mille remercîments... Je vais
donner des ordres pour que tout soit préparé. (Elle
.sort par le fond à gauche.)
SCÈNE V.
VANLOO, seul.
Oui, je ferai ce qu'elle désire!... Une fois encore
je fixerai sur la toile ces traits charmants !... mais
pour qui ?... Eh bien ! pour l'homme à qui je dois
tout !... Et que sait-on?... c'est le ciel peut-être qui
m'a conduit ici... il a voulu m'offrir les moyens
de m'acquitter envers M. de Gèvres, car, je n'en
saurais douter, quelques mots que j'ai surpris, la
contrariété que cause ici ma présence, tout me le
prouve... il y a quelque complot!... Ah! mon-
sieur le duc de Fronsac, prenez garde, pas une de
ACTE DEUXIÈME.
13
vos démarches ne m'échappera!... je vous sur-
veille... voici la nuit... rentrons au château... (Il
se dirige vers le fond. Antoine et Fronsac arrivent dou-
cement par la droite.)
VA M. 00, s'arrètant.
Deux hommes dans le parc, à cette heure!...
écoutons.
SCÈNE VI.
ANTOINE, FRONSAC, sur le devant,
VAiNLOO, un peu au fond.
ANT0I^E, au duc.
Vous voilà au pied de la terrasse, comme vous
le désiriez...
F^.o^'SAC,
Très-bien!... Tiens, prends! (Il lui donne une
bourse.)
VA^LOO, au fond.
C'est le duc et ce scélérat de domestique.
FKONSAC, à lui-même.
Avec une femme comme la petite marquise, on
n'en finirait jamais, si l'on n'avait pas recours aux
grands moj-ens... De Gèvres a donné dans le
piège... Allons, il n'y a plus ;i reculer... Antoine,
est-ce qu'on veille tard au château?
ANTOINE.
Je crois que vous n'attendrez pas longtemps
l'instant favorable.
VANLOO, à part.
Ah! il attend l'instant favorable.
FRONSAC, à Antoine.
Que le ciel t'écoute ! car je ne trouve rien de
laid comme la belle étoile.
A N T o I ^ E.
Vous monterez par la teiTasse.
VAM.oo, à part.
Une escalade!...
ANTOINE.
Mais il faudra détacher un carreau de la porte
vitrée.
FRONSAC.
Oh ! j'en ai les moyens... cela m'est arrivé plus
d'une fois; et maintenant, je suis sûr de réussir.
VANLOO, à part.
C'est ce que nous verrons...
ANTOINE.
Dès que vous n'apercevrez plus de lumière à
cette fenêtre, c'est que Madame sera rentrée dans
sa chambre et que nous en aurons tous fait autant.
F II 0 N s A C.
Cela sufiit.
ANTOINE.
Bonne clumce, nu)nsieur le duc !
rnoNS Ac.
Bonne nuit, Antoine! Je vais attendre riieurc
du berger. (Antoine rentre dans la maison. Fronsac
disparait à droite.)
SCKNE VII.
VANLOO, seul, revenant en scène.
Que viens-je d'entendre? Oh ! ces grands sei-
gneurs !... ils ne connaissent donc pas l'amitié?...
rien 'n'est donc sacré pour eux?... Celui-là, sur-
tout, digue fils de son père !... Oh ! que j'avais bien
raison de le haïr!... il me semble que c'est mon
talent, ma vie qu'il veut m'cnlever!... Non, non,
il ne profanera pas mes souvenirs!... je pourrai
toujours me prosterner devant cette gracieuse
image !... On la menace, et je veillerai sur elle!...
Ah! c'est par la terrasse qu'il compte arriver!...
Je vous attends, monsieur de Fronsac.
SCÈNE VIII.
VANLOO, FRONSAC, revenant en scène.
FRONSAC
Hein?... qu'y a-t-il?... tu m'as appelé?...
VANLOO, à part, reculant.
Aïe! j'ai parlé trop haut...
FRONSAC.
C'est toi, Antoine?... réponds-moi donc!
VANLOO, prenant son parti.
Non, monsieur le duc, ce n'est ])as Antoine.. .
c'est moi !
FRONSAC, reculant et à part.
Le petit peintre!... (Haut.) Charmé de vous ren-
contrer, monsieur Vanloo... (A part.) Que la peste
l'étouffé !
VANLOO.
Je ne suis pas moins heureux de la rencontre,
monsieur le duc... mais que faites-vous doue ici?...
je vous croyais bien loin.
FKONSAC
F.n effet, mais une chose importante à commu-
nicpier à de Gèvres m'a ramené; je voulais lui
parler en secret...
VANLOO.
Ah ! c'est à M. de Gèvres que vous avez affaire?
FRONSAC.
Certainement!
VANLOO.
Eh bien ! votre zèle pour lui sera mal récom-
pensé ce soir, car M. le marquis n'est pas au châ-
teau...
FRONSAC
J'en suis vraiment désolé.
VANLOO.
Je le crois, mais je doute fort que vous puissiez
lui rendre le bon ollice que votre amitié lui réser-
vait...
FRONSAC.
Oh ! je n'y renonce pas.
VANLOO.
Si vous désirez me charger de la commission ?
FRONSAC.
Non pas!... il faut que ce soit moi-même...
VANLOO.
Ln ce cas, vous prendrez la peine de revenir...
u
LA SAINTE-CKCILE.
F 110 \ s A C.
C'est bien ce que je com])te faire... Au revoir,
monsieur Vaiiioo.
VA M, 0 0.
A l'avantapie, monsieur le dur... Voulcz»vous
que j'appelle... que je vous fasse éclairer ?
F n 0 N s A c.
Non, non... c'est inutile.
YAM.OO.
S'il vous arrivait quelque accident, je ne m'en
consolerais jamais.
l' li o \ s A c.
Soyez tranquille, monsieur Vanloo.
VA M. 0 0.
Je VOUS laisse donc, monsieur le duc. (A imit.)
Et vite à la terrasse.
SCÈNE IX.
FRONSAC, .'^eul.
Voilà un nouveau venu qui a bien l'air de vou-
loir me couper l'herbe sous le pied!... C'est un
ancien soupirant de la petite pensionnaire, la
chose est certaine, et cela date de loin, si j'en crois
l'histoire du miracle au couvent de Sainte-Luce!...
Par lu sambleu ! il sera revenu trop tard!... Oui,
mon plan est merveilleusement concerté... Avant
d'aller au rendez-vous, où l'attendent do piquantes
mystifications... le mari soupe à la ville avec de
bons amis qui m'ont promis d'avoir soin de sa
raison... Quand il aura bien pisrdu la tête, on le
mettra à pied sur le chemin du château de ma-
dame d'Esparbclles, et il arrivera ou n'arrivera
pas. La nuit est noire en diable !... il est capable
de se perdre!... Dans tous les cas, je serai, moi,
fort paisible ici. (Il est au pied de la terrassn.) C'est
donc par là que je monterai !... Ah ! il fait une
chaleur ! (11 tire son monehoii' do sa poche pour s'éven-
ter; un papier tombe.) Tiens, n'ai-je pas fait tomber
quelque chose?... Oh! oh! du bruit sur la ter-
rasse !... attention. (Il se dirige vers la droite du spec-
tateur.)
SCËNE X.
VAISLOO , entrant avec précaution sur la terrasse;
FRO?\SAC, en bas vers la droite.
VAM.0 0.
Bon ! m'y voici I... on ne m'a pas aperçu !... En
traversant le petit salon, je suis arrivé sur cette
terrasse... et je vais attendre... c'est moi qui re-
cevrai le séducteur.
MAPASiF. nE GiîVRES, d;ins la coulisse.
Victoire! ferme la jiorto de la terrasse.
VA^ 1,0 0.
Oh! mon Dieu! je vais être découvert. (Il se
blottit derrière des caisses d'arbustes qui décorent la ter-
rasse.)
MADAME DE G li v H E S , dans la coulisse.
Je vais me retirer... tout le monde pourra aller
prendre du repos.
V iC T o I n E , paraissant à la porte de la terrasse,
Antoine veillera pour attendre M. le marquis,
s'il revenait cette nuit. (Elle passe la tête en didiors
do la porte vitrée.) Je vous promets du beau temps
pour demain, madame. (Elle tire la porte et la
terme.)
VAM i.oo, à part.
Et nous tâcherons que la nuit aussi soit belle.
F n 0 N s A c , en bas.
Ah! voici la lumière: l'ombre de la femme de
chambre se dessine sur les rideaux. (En ce moment
la silliouettc des deux femmes .se reproduit sur les rideaux
de la porte vitrée.) A présent, c'est madame de Gè-
vres.
DUO.
Dieu des amours ! toi que j'appelle
Tout bas,
Daigne guider, près de ma belle,
Mes pas.
VANLOO.
Sainte amitié ! toi que j'appelle
Tout bas,
Protége-nous, conduis, loin d'elle,
Ses pas !
(Ici tout rentre dans l'obscurité.)
FRONSAC.
Allons, la lumière est éteinte,
Voici le plus doux des instants.
VANLOO.
Pour elle ici, veillons sans crainte :
Monsieur le duc, je vous attends !
FRONSAC.
Il faut que mou projet s'acl)ève.
Ainsi le veut ma réputation!
VANLOO.
Won bonheur a lui comme un rêve,
Adieu, trop chère illusion.
FRONSAC, prêtant l'oreille.
Mais, chut! silence!
Quelqu'un s'avance.
De la prudence.
Écoutons bien.
VANLOO, de même.
Mais, chut! silence!
Pour sa défense.
Si l'on avance,
Je ne crains rien.
Fr.ONSAC.
Écoulons.
VANLOO.
Attendons.
FRONSAC.
Eh ! mais qui vient ici?
VA!V LOO.
C'est lo duc que je crois entendre.
FRONSAC.
Qui peut se promener ainsi?
Allons, il faut encore attendre.
Écoutons.
VANLOO.
Attendons.
ACTE DEUXIEME.
15
ENSEMBLE.
l'RONSAC.
Dieu des amours, toi qae j'appelle
Tout bas,
Daigne guider, près de ma belle ,
Mus pas.
V.WLOO.
Sainte amitié ! toi que j'appelle,
Tout bas,
Protége-nous!... conduis, loin d'elle.
Ses pas !
SCÈNE XI.
VAXLOO, lilotti sur la terrasse;
FRONSAC, en bas; DE GÈVRES, arrivant
par le fond à droite. Sa démarche est chancelante.
DE GKVRES, a>l foud.
Toujours tout droit, toujours tout droit, m'ont-
ils dit, ces bons amis, et vous trouverez le château
de madame d'Esparbelles... Voilà une heure que
je marche, et je ne trouve rien...
FRONSAC, écoutant.
De Gèvres?... Les maladroits ne m'ont donc pas
tenu parole'?
VAM.oo, sur la tf rra.ssp.
Ah rh\ il ne se décide pas à monter.
DE GÈVRES approche fin trébuchant.
Eh! mais, autant que je peux voir dans l'obscu-
rité, en voici un cliàteau!... Oui, une terrasse
comme chez moi. C'est cela ! c'est cela!... D'Es-
parbelles me l'avait bien dit, nos deux habitations
sont, ma foi î presque semblables... J'arrive
enfin... En vérité, je n'ai jamais vu une route plus
tortueuse... j'ai fait plus de cent détours... et pas
de voiture!... mes chevaux estropiés... c'est égal!...
je touche au but... Adorable d'Esparbelles, guidé
par l'amour, je vais escalader cette terrasse.
FRONSAC, à part.
Qu'entends-jc?... il se croit au château d'Es-
parbelles!... il parait que les libations ont été co-
pieuses!... .Mais, s'il rentre chez lui, plus d'espoir
l)0ur moi.
DE GÈVRES.
Il faut avouer que je suis un heureux coquin!
FRONSAC.
Chercher une maîtresse... et trouver sa femme,
il appelle cela du bonheur.
DE Gi-:VRES.
Voyons!... ne nous faisons pas attendre!... Ce
brave d Esparhellcs est bien loin... profitons de
son absenci!. (Il tite le long du treillage et se met en
diivoir d'escalader, mais il retond))!.)
VANLOO, à part sur la terrasse.
Ah! ah! il se décide!... Voici le moment cri-
tique! mais j'ai pris mes précautions... et je vais
lui faire une belle peur.
DK oiîVRES, recommençant à grimper.
Ça va bien ! ça va bien ! (A ces mots, le treillage se
brise sous ses pieds, il retombe.)
FRONSAC, en bas.
Vit-on jamais pareille chose? c'est le mari qui
prend le chemin que j'avais choisi... il ne me reste
plus qu'à lui faire la courte-échelle.
DE GÈVRES, recommençant à monter.
M'y voilà! m'y voilà!
VANLOO, sur la terrasse.
Le scélérat! il girimpe!... Attends! attends!... je
vais t'en faire passer ren\ie. (Haut.) N'y a-t-il pas
quelqu'un qui tâche d'escalader la terrasse de ma
femme?
DE GÈVRES, s'arrêtant et accroché an treillage.
De ma femme? est-ce que d'Esparbelles n'est
pas parti?
FRONSAC.
Qu'entends-je?
V \NLOO, faisant la grosse voi.t.
Qui va là?
DE GÈVRES, susprndu en l'air.
Diable! diable!
VANLOO.
Je suis armé, et si l'on ne s'en va pas...
DE GÈVIIES.
Oh! oh!
FRONSAC.
Mais c'est l'amoureux peintre ! (Vanloo décharge
on l'air un pistolet chargé à poudre.)
DE GÈVRES, qui ebt tombé au bas de la terrasse.
Ouf!... Satan le confonde! je crois que je suis
blessé !
FRONSAC
Quel enragé cerbère!... il croit sans doute
s'adresser à moi... mais le bruit de son arme va
mettre en l'air tout le château!... Cachons-nous un
moment. (Il se glisse dans le taillis à droite.)
DE GÈVRES.
Blottissons-nous ici... en attendant que l'orage
soit passé. (Il se cache derrière les arbres de l'autre
côté; Vanloo est derrière les caisses de fleurs; la porte
de la terrasse .s'ouvre, madame de Gèvres paraît suivie
de Victoire qui l'éclairé.)
SCÈNE XII.
FRONSAC, VANLOO, DE GÈVRES, Ions
trois cachés ; M A D A M E D E G É V R E S , V I C-
TOIRE, sur la terrasse; Domestiques,
Jardiniers, Jardinières, en bas, avec
di's flambeaux et des lanternes; puis ANTOINE.
FIX.VLE.
M A D \ M E DE G È V W E S.
Pierre, Antoine, Saint-Jo.in, Victoire,
Venez tous, voru?z par ici I...
LES DOMESTIQUES.
Nous voici!...
MADAME DE GÈVRES.
Quel est co bruit?... Quo doisjo croire?
LES DOMESTIQO KS.
Nf)us accourons,
Et nous vous défendrons...
10
LA SAliNTE-Gl':CILE.
M M) AMK DE (;EVnKS.
Pour savoir lo sujet de celto étrange alarme,
Il faut courir, chorchor partout;
Mes bons amis, qiio cliaiaiii s'armo,
El visitez lo parc do l'un à l'autre bout!...
I.KS DOMESTIQUES.
Oui, visitons lo parc de l'un à l'autre bout!...
ANTOINE, accourant.
AiTûtcz, je vous prie!...
MADAME DE GÈVIIES.
Pourquoi?...
LES DOMESTIQUES.
Parlez !... parle/.!...
ANTOINE.
Ce coup de feu n'est rien.
Philippe, votre garde-chasse.
Des braconniers voyant l'audace,
A, pour les effrayer, inventé ce moyen!
MADAME DE GÈVRES.
Vous en êtes certain ?
LES DOMESTIQUES.
Vous en êtes certain?
ANTOINE.
J'en suis certain!...
MADAME DE GÈVRES.
Allons, que chacun se retire...
Mais Philippe sera grondé demain...
LES DOM ESTIQUES.
Que chacun se retire !
A demain, madame, à demain!...
MADAME DE GÈVRES.
A demain ! À demain !...
LES DOMESTIQUES.
A demain!...
MADAME DE GÈVRES.
A demain!...
(Tout le monde s'éloigne et rentre au château.)
SCÈNE XIII.
DE GÉVRKS ET FRONSAC, en bas,
VANLOO, sur la terrasse.
TRIO.
FRONSAC, rentrant par la droite.
Tout le château s'est alarmé.
Moi, je tremblais sous ce feuillage ;
Mais, piilin, lo l)ruit s'est calmé
Allons, et reprenons courage!...
DE GÈVRES, reparaissant au pied de la tcrrafsc.
Tout le chAteau s'est alarmé ,
Moi, je tremblais sous ce feuillage ;
Mais, enfin, lo bruit s'est calmé,
Sortons, et reprenons courage I
VANLOO, reparaissant sur la terrasse.
Tout lo château s'est alarmé.
Moi, je riais .sous ce feuillage ;
Mais, enfin, lo bruit s'est calmé.
Allons, et reprenons courage!
DE GÈVRES.
Craignons quelque bruit nouveau ;
Il faut enfin que je suive
I.e chemin de mon château;
En allant tout droit j'arrive,
Et j'y rentre incognito !...
F n 0 N S A c.
Je lo vois qui s'éloigne... bravo!...
En cherchant ainsi son château,
11 aura du bonheur, s'il arrive...
(De Gèvrcs, trébuchant, commence à s'éloigner en
tournant le dos au château.)
VANLOO, se penchant sur la balustrade de la terrasse.
Bon!... je n'entends plus rien en bas,
Et mon duc a quitté la place.
FRONSAC, sur le devant.
Mais d'ici n'aperçois-je pas
Mon Argus qui descend le long de la terrasse?
VANLOO, qui est descendu, arrive sur la scène.
Allons, plus do souci,
Le séducteur est en fuite ;
Envers mon bienfaiteur mon amitié s'acquitte.
Je puis partir... plus rien pour elle à craindre ici.
DE GÈVRES, en dehors dans le lointain.
La nuit est bien noire !...
Tâchons de sortir sans broncher...
Toujours tout droit, il faut marcher...
FnONSAC.
L'un paît... l'autre va se coucher!...
A moi la victoire...
(11 commence à monter.)
ACTE TROISIEME.
Le théâtre représente le boudoir de madame do Gèvros. — A droite de l'acteur, au premier plan, porte de la
bibliothèque conduisant à l'appartement de M. de Gèvres ; au deuxième plan, même côté, une porte-fenêfro
donnant sur la terrasse du deuxième acte; au fond, entrée principale. — A gauche, au premier plan, porte
de la chambre à coucher de madame de Gèvres; au deuxième plan, cheminée près do la fenêtre, un che-
valet; sur une petite table, à cote, une palette et des pinceaux. — Auproraior plan, coté droit, une causeuse
et un petit guéridon.
SCÈNE I.
MADAME DE GÈVRES, seule.
(Au lever du rideau, la scène est vide et obscure.
Bientôt le hrnit d'une vitre qui se brise en tom-
bant se fait entendre.)
MAD\MF DE GÈVRES, Sortant de sa chambre,
un flambeau à la main.
J"ai ciu entendre du bruit... Non, je me sais
trompée... j'ai pensé que c'était M. de Gèvres...
La nuit va finir, et il n'est pas encore de retour...
C'est sinf;ulier... jamais pareille cliose n'était ar-
rivée depuis notre mariage... Je n'ai pu lire...
j'étais distraite malgré moi... Ah! voilà ce que
M. Vanloo doit trouver ici demain matin pour
commencer mon portrait... Voyons s'il ne manque
rien... Oui, voilàbien tout ce qu'il m'a demandé...
Il sera là, demain... ses yeux seront fixés sur moi...
Je ne sais pourquoi je me trouble à cette idée...
oui, je suis tout émue... 11 me semble qu'il est
déjà là , et va lire dans mon âme.
C A V A T I N E.
Je crois encore entendre
Cette voix douce et tendre
Me redire en tremblant
La touchante prière
Que moi-même naguère
Je chantais au couvent.
J'écoutais tout émue!
Son regard, à ma vue.
Paraissait s'enflammer.
Je ne sais pas s'il m'aime.
Mais grâce pour moi-môrao!
Mon Dieu I j'ai peur d'aimer!
Qu'ai-je dit, insensée :
Je pourrais oublier mon devoir et ma foi !
Ah ! chassons une telle pensée!
Qu'il s'éloijj-ne, il le faut... tout nous en fait la loi !
Je veux qu'il parle, et Dieu prendra pitié de moi!
Mon .'ime ravie,
D'ivresse remplie.
Lui donne ma vie
Kt garde l'amour !
Puissance céleste.
Ta flamme l'atteste.
Tu règnes... le reste
Ne dure qu'un jour!
Sainte innocence.
Douce ignorance
III.
De mon enfance,
Reviendrez-vous ?
Hélas ! tout passe,
Mais rien n'efface
Et ne remplace
Des biens si doux!
Mon âme ravie, etc.
(La marquise prend le flambeau et son livre, et se
dirige vers la bibliofhèque.)
Ail ! changeons ce livre, il m'a trop minuyée.
(Elle entre dans la bibliothèque ; Fronsac entro en scène
au même instant.)
SCÈNE II.
FRONSAC, seul. (Obscurité.)
Ah! enfin! la place est libre... tous les gens
sont retirés, et la marquise est bien seule à pré-
sent... voyons, orientons-nous... là, à ma droite,
doit être la porte de la bibliothèque ; en la traver-
sant, on arrive à l'appartement du marquis...
à ma gauche, la porto de la chambre à couclier
de ma belle iniiumaine... au fond, l'entrée com-
mune du pavillon... bien ! d'abord un second tour
de clef à cette porte (Celle du fond.), pour que des
indiscrets ne viennent pas nous troubler... (II
prend la clef, montrant la porte de droite.) De ce coté,
pas de surprise à craindre... le marquis est loin...
Ah! diable! les sonnettes... ne lui laissons pas ce
moyen d'appeler à son aide; heureusement j'ai là,
sur moi... coupons-les... (Il va àlacheminée et coupe
les cordons.) Voilà ce que c'est... Tout à vous mainte-
nant, belle marquise! (Il se dirige vers la chambre de
la marquise.) Comment! plus do lumière! déjà!
c'est singulier! entrons!... (Il entre dans la chambre.)
SCÈNE III.
MADAME DE GÈVRES, FRONSAC.
jrAOAMK I) i; ci: vn KS, sortant de la bibliothèque.
Allons! ah! monsieur do Gèvres! monsieur de
Gèvres! (Elle a traversé le théâtre, et va entrer dans sa
chambre, quand tout .à coup elle s'arrête en poussant un
cri.) Ah! monsieur lie Fronsac!... (Elle a posé, en
reculant, le (lambeau qu'elle tenait sur la cheminée, et
reste innnobilc d'elTroi.
l'KON SAC, paraissant.
Moi-même, madame!... vous ne voulio/ pas
m'accorder d'uudience !... j'en voulais une, it...
à
18
LA SAINTE-CLCILt;.
M VDA M i; DE (lÈVllKS.
Assez, monsieur, retirez-vous, ou je sonne 1 (Elle
va à la clieiiiiiiée.)
V II 0 N s A C.
Les cordons sont coupés, niadame.
M A 11 A M !•: DE GlîVUES.
Quelle indignité! oh! mais je saurai bien...
(Ello va à la porte du fond.) Où donc est la clef?
l'UONSAC.
La voici ! oh! mes précautions sont bien prises.,
cotte seule issue restait... (11 traverse lascèue, ferme
également la porte de la bibliothèque et en prend la clef.)
M A D A ME DEC l'î V K E S.
Mais c'est infâme!
l'UONSAC.
Non, madame, c'est de bonne guerre!
MADAME DE GÈVRES.
Rendez-moi ces clefs, monsieur?
FRONSAC.
Vous les rendre! oh! non pas!... et pour être
plus sûr de ne point céder à vos instances... (II
jette les clefs dans le jardin. )
M AD-AME DE GliVnES.
Grand Dieu ! que faites-vous?
FRONSAC.
Vous le voyez, madame, j'ai brûlé mes vais-
seaux.
MADAME DE Ci.VRF.S.
Et qu'espérez-vous, monsieur, de cette indigne
violence ?
F 11 0 N s A c.
Oh ! rien, madame, rien que le bonheur de
vous exprimer tout ce que vous m'inspirez... une
fois, au moins, vous serez forcée de m'entendre...
je pourrai tout vous dire!
MADAME DE CiîV RES.
Oli! monsieur! et c'est le duc de Fronsac, un
lo> al gentilhomme, qui ne rougit pas d'employer
ici la surprise et la force contre une pauvre
femme!
F R 0 .\ s A c.
Eli bien, oui!... j'en conviens... ce que je fais
en ce moment est misérable, odieux, peut-être...
mais c'est vous, madame, oui, vous qui l'avez voulu...
car jamais je n'ai subi d'aussi cruels dédains...
vous ne me faisiez pas même l'honneur de me
craindre... j'ai voulu me venger.
MADAME DE CÈVRES.
Vous venger î
FRONSAC.
N'importe comment ! oui, je le veux encore... et
cependant il dépend de vous de m'y faire renon-
cer.... je vous offre la paix ou la guerre.
MADAME DE GÈVRES.
Je ne vous comprends pas, monsieur... ou plu-
tôt, tenez, mon-icur le duc, un peu de franciiise,
si cela ne vous coûte pas trop... vous ne m'aimez
pas... vous ne m'avez jamais aimée, n'est-il pas
vrai ?
FRONSAC.
Je ne vous aime pas!
MADAME DE CÈVRES.
Non ! ce que vous poursuivez ici n'est qu'une
satisfaction nouvelle pour votre vanité... rien de
plus! et cette satisfaction, si précieuse à vos yeux,
vous ne la paierez ([ue d'une bagatelle... ma répu-
tation, le repos de ma vie... dites, monsieur,
n'est-ce pas là le prix ([ue vous y mettiez?
lUONSAC.
Vous calomniez mes sentiments, madame!... et
que pourrai-je vous dire, quand vous doutez de
mon amour... Je ne vous aime pas! je n'écoute
ici que la voix de la vanité, et je ne veux que vous
compromettre : moi !... moi qui ne respire que par
vous! moi qui donnerais ma vie pour l'espoir de
votre tendresse!... Mais que faut-il donc faire pour
vous convaincre que vous êtes la plus aimée, la
plus adorée des femmes?
MADAME DE GÈVRES, avec lui soiirlre d'incré-
dulité.
Par vous?
FRONSAC.
Oui, madame.
MADAME DE Gi:VRES.
Je me trompais donc bien !
FRONSAC.
Oh ! oui, certes. (A part.) Elle y vient.
MADAME DE GÈVRES.
Ainsi, vous m'aimez sérieusement, monsieur le
duc?...
FRONSAC.
Quel serment faut-il faire?
M .\ D A M E DE GÈVRES.
Aucun ! J'ai envie de vous croire! Vous deman-
diez comment vous pourriez me convaincre de
votre amour?...
FRONSAC.
Oui, madame!
ÎM A D A M E DE G È V R !■: S.
Il n'est pour cela qu'un seul iiuiycn.
FRONSAC.
Lequel ?
MADAME DE GÈVRES.
C'est de vous retirer à l'instant.
FRONSAC, à part.
Ah ! diable ! (Haut.) Mais, madame ?
MADAME DE GÈVRES.
Vous n'en voulez ni à ma réputation, ni à mon
repos ?
FRONSAC.
Non, certainement!
MADAME DE GÈVRES.
Eh bien ! rien ne peut assurément les compro-
mettre plus que votre présence ici... Vous voyez
donc bien.
FRONSAC.
Sans doute ! sans doute ! (A part.) C'est qu'elle
raisonne serré comme un procureur.
ACTE TROISIEME.
19
MADAMK 1) i: O EVRES.
Vous hésitez?
FRONSAC.
Moi? du toiitl mais, si je me retire?...
MADAME DE GÈVRES.
Je croirai à votre amour.
FRONSAC.
Et?...
MADAME DE GÈVRES.
N'est-ce pas ce que vous vouliez?
FRONSAC.
Oui, madame! oui, je veux que vous vous re-
pentiez de votre injustice, de vos cruels soupçons...
Je veux que vous sacliiez bien que Fronsac n'a
jamais aimé comme il vous aime... Je vais partir!
MADAME DE GÈVRES, avec joie.
Ah!
FROiNS AC, à part.
Si je i)arviens à me faire croire, elle est à mni !
(Haut.) Vous m'avez demandé de la franchise, ma-
dame, eh bien! je serai franc... heureux tant de
fois, j'ai osé espérer qu'ici comme ailleurs!...
(Jtouvement de la marquise.) Oh ! je ne dois plus rien
vous cacher! j'ai promis d'être sincère!... Mais
maintenant toutes mes idées sont changées, vous
avez mis là, dans mon âme, une croyance qui vaut
mieux qu'un triomphe peut-être, et rien ne me
coùtei'a pour réparer mon offense. Oui, le ridi-
cule, même les railleries, car on ne me l(!s épargnera
pas, j'en suis sûr... J'affronterai tout pour vous
prouver mon repentir... je m'éloignerai enfin,
bien malheureux sans doute, mais un peu consolé
cependant, si je puis du moins emporter d'ici
votre estime... Adieu, madame! (Il va vers le
fond.)
MADAME DE GÈVRES, à elle-même.
Vaudrait-il mieux que je ne croyais?
FRO.\SAC, s'arrétant.
Ah! j'oubliais que les clefs de cette porte et de
cette autre... Pas moyen de sortir, ni par ici, ni
par là... Que j(! maudis maintenant mon impru-
dence...
MADAME DE (;ÈVRES.
Que devenir, mon Dieu!
FRONSAC.
Briser l'une dos deux portes.
MADAME DE GÈVRES.
Mais le bruit?
FIIONS AC.
Oui, le bruit, le scandale... mauvais moyen !
MADAME DE GÈVRES.
Mais quel autre?
F R o .\ s A C.
Un sf'ul me reste... c'est de m'en aller |)ar où je
suis venu... (Il so dirifjc vers la fenêtre.)
MADAME DE GÈVRES.
Comment, monsieur! vous aviez osé?
F R o N s A C.
II est moins facile de descendre que de mon-
ter... il n'y a plus là d'espoir qui vous soutienne...
mais n'importe... adieu, madame!
MADAME DE GÈVRES.
Ah! monsieur le duc, je vous crois maintenant,
et je vous remercie!
FnO\SAC.
Vous me pardonnerez donc?
MADAME DE GÈVRES.
J'oublierai!
FRONSAC, saisissant la main que le geste de la mar-
quise met à sa portée, et la baisant respectueusement,
à part.
Je la tiens! (Il va à la fenêtre et disparait.)
MADAME DE GÈVRES.
Je suis sauvée!
F R o N s A C , reparaissant.
Ah ! mon Dieu !
M A D A M E DE GÈVRES.
Qu't'St-ce donc encore?
FRONSAC.
Chut! quelqu'un sous la charmille.
MADAME DE GÈVRES.
Mais qui cela peut-il être, à une pareille heure?
FRONSAC.
Oh ! le jour commence à poindre... Cn jardi-
nier peut-être qui se met à l'ouvrage!
MADAME DE GÈVRES.
Silence!
FRONSAC
Qu'y a-t-il?
MADAME DE GÈVRES.
11 m'a semblé qu'on entrait dans la biblio-
thèque. Mon Dieu! serait-ce M. de Gèvres?
FRONSAC.
De Gèvres! Oh! non, il doit être encore retenu
ailleurs, pour une affaire sérieuse!
MADAME DE GÈVRES.
Ah! vous saviez donc?
FRONSAC
Oui, madame.
MADAME DE GÈVRES.
Alors, ce ne peut être que M. Vanloo?
FRONSAC.
M. Vanloo!
MADAME DE GÈVRES.
Oui, il devait venir ici do grand matin, pour
commencer nmn portrait... Une surprise pour
mon mari.
FRONSAC
Une surprise!... oui, je comprends... (A part.)
Ahçà! est-ce que décidément le petit peintre...
Ahl uuuquise!
M A D A M E D E C. È V R V. S, L'COUtaut à la porte.
11 se rapproche de la porte! si je l'appelais?...
l HUNS A c.
Oueile idée!
MADAME DE cfcVRlS.
C'est un honnête houune, plein do dévouement
pour mon mari, et d'estime pour moi... Je lui dirai
toute la vérité... il me croirait, il serait discrot.
20
LA SAINTK-CECILE.
jVn suis sûi'c... vous pouirioz îilois vous retirer
avec lui.
FIIONSAC, à patt.
Par exemple! (Haut.) Y songez-vous, madame...
11 y a de ces choses qui s'expliquent mal... qu'un
homme qui a du monde ne peut réellement pas
croire... Ma réputation est si mauvaise d'ailleurs!
M An A MU DE OÈVnF. s.
Mais c'est alïreux ! que faire donc?
FRONSAC, chi^rchint.
Charg;ez-le de vous ap])ortor h's clefs que vous
avez laissées tomber par nié^jarde sous cette ter-
rasse... congédiez-le ensuite au moyen d'une mi-
graine qui vous empêche de lui donner séance ce
matin... Alors je me retirerai à mon tour, et tout
sera sauvé.
MADAME DE GÈVRES.
Oui, c'est cela! (Appelant contre la porte de la bi-
bliothèque.) Monsieur Vanloo, est-ce vous?
VANLOO, en dehors.
Oui, madame. Comment, si matinale!... Je n'au-
rais jamais osé me présenter!
MADAME DE GÈVRES.
Je n'ai pu dormir... cette alerte d'hier soir...
VAIVLOO.
Je conçois... Mais, puisque vous voilà levée, il
fera bientôt tout à fait jour, nous pourrons com-
mencer !
MADAME DE GÎiVRES.
Oui, mais je ne puis vous ouvrir,
VANLOO.
Comment?
MADAME DE Gi':VHES.
Tout à l'heure, en me penchant sur l'appui de
ma terrasse, j'ai laissé tomber deux clefs au pied
de la charmille.
FRONSAC.
Très-bien ! (A part.) Elle a beaucoup de dispo-
sitions...
M ADAME DE G IC V RES.
Rendez-moi, je vous prie, le service d'aller les
chercher.
VANI.OO.
C'est inutile, madame, je les ai trouvées en ve-
nant ici !
MADAME DE G È; V R E S , à Pionsac, à deiiii-voiï.
C'est donc lui que vous avez vu?
FRONSAC.
Apparemment. (A part.) Il paraît que décidé-
ment j'avais vu quelqu'un !
MADAME DE GÈVRES, à la porte.
Monsieur Vanloo, une des deux clefs ouvre cette
porte, veuillez donc me désemprisonner, s'il vous
plaît!
VANLOO.
Tout de suite, madame, tout de suite I
FRONSAC, gagnant la chambre de la marquise.
Ah! diable!
MADAME DE GJîVRES.
Quoi ! monsieur ! dans ma chambre?
FRONSAC.
Je ne puis me cacher ailleurs!
MADAME DE GÈVRES.
Mais, monsieur... (II entre dans la chambre de la
marquise et ferme vivement la porte sur lui. Au même
instant, Tanloo, qui a essayé la seconde clef, ouvre la
porte de la bibliothèque.)
SCKNE IV.
MADAME DE GÉ\ HES, VAINLOO.
VANLOO.
Voici l'autre clef, madame.
MADAME DE GÈVRES, tremblante.
Mei'ci ! monsieur Vanloo.
VANLOO.
Mais qu'avcz-vous donc, madame!... vous êtes
ptde et tremblante.
MADAME DE GÈVRES.
Oui, je souffre beaucoup... une migraine hor-
rible... il me serait impossible ce matin de jroser
pour mon portrait... M'excuserez-vous, monsieur
Vanloo ?
VANLOO.
Comment! ne suis-je pas à vos ordres!.., mais
avant de vous quitter, madame, ma reconnais-
sance pour M. de Ouvres, mon dévouement pour
vous, me font un devoir de vous informer d'un
odieux complot tramé contre votre honneur.
MADAME DE GÈVRES.
Un complot!
VANLOO.
Oui, une infâme gageure, dont votre réputation
est l'enjeu... ce duc de Fronsac, je le croyais bien
léger, bien fou, bien fat... mais à présent, c'est
pis que cela à mes yeux... c'est un misérable!
MADAME DE GÈVRES, regardant da côté de sa
chambre à coucher.
Plus bas, par grâce!
VANLOO.
Pourquoi donc?... mais d'où vient votre effroi
en regardant cotte porte?
M AD A ME DE GÈVRES.
Il est là, monsieur !
VANLOO.
Dans votre chambre, le duc!
MADAME DE GÈVRES.
Oh! plus bas... s'il est là, c'est malgré moi,
monsieur... vous me croyez, n'est-ce pas?
VANLOO.
Oui, madame, oui, je crois en vous... mais com-
ment a-t-il pu s'introduire?
MADAME DE GÈVRES, à mi- VOIS.
En escaladant ma terrasse... Jugez de ma ter-
reur... aucun moyen de secours... et cet homme,
là, devant moi... triomphant de mon isolement, de
ma faiblesse, et me forçant de l'entendre... ah !
j'ai cru que j'en mourrais!
VANLOO.
Une pareille violence! ah ! c'est bien lâche!
ACTE THOISl MF,.
21
MADAME DE G KVR ES.
Écoutez, écoutez... il a enfin reconnu ses torts,
et a juré de les réparer... il allait redescendre par
là (montrant la fenêtre), quand il vous a vu au pied
de la charmille.
vA.\roo.
Il m'a vu !
M \ I> \M E DE GÈVRES.
Sans vous reconnaître... et il était loyal, alors,
monsieur Vanloo... il était tremblant, ému pres-
que autant que moi ! il re me trompait plus !
VA M- 0 0.
Il VOUS trompait plus que jamais, madame I
M A D A 51 E DE G t: \' R E S.
Comment?
VAM.OO.
Une m'a pas vu. ..Son seul but estqu"on le trouve
chez vous... il yattend mesdames de Guines et d'Es-
parlioUcs, pour les convaincre de son triomphe...
M \ D A il E DE G F; \ R E S.
Que dites-vous?
VANLOO.
Si vous en doutez, tenez, madame, lisez cette
lettre qu'il a perdue au moment où il escaladait
la terrasse ! (Il lui donne la lettre.)
MADAME DE GÈVRES.
Mon Dieu! je tremble... qu'ai-je lu!... ah! c'est
infâme... ils veulent donc tous me perdre!
VANI.OO.
Ah ! je déjouerai ce complot, ou j'y périrai!
MADAME DE G li V R ES.
Oh! je ne veux pas que vous vous exposiez!
VANLOO.
Ne m'enlevez pas le seul bonheur auquel je
puisse prétondre!... cet homme, il a un grand
nom, une grande fortune... moi, je n'ai rien, je no
suis rien... Eh bien, ce sera à lui d'être jaloux d(!
moi, car chaque fois que vous penserez à nous,
vous direz : Le grand seigneur m'aurait perdue...
c'est le pauvre artiste qui m'a sauvée !
MADAME DE GÈIVRES.
Mais que ferez-vous enfin ?
VA\L00.
Le ciel m'inspirera, soyez en sûre!
DUETTINO.
Ensemble.
VANLOO.
Espoir et courage 1
De sa trahison
Et de son outrage
Vous aurez raison !
MADAME DE Gi:VRES.
Uoiiais, mon courage !
Ue sa trahison
El do son outrago
Nous aurons raison!
VAM.OO.
Mais vous tremblez encor, madame.
MADAME DE GF'.VRES.
Oui, malgrù moi !
VANLOO.
Calmez votre àme.
Si vous saviez combien mon cœur
SoulTre ici de votre douleur !
MADAME DE GÈVRES.
Hélas! .sans vous , ma triste vie
Pour toujours eût été flétrie !
Ah! croyez que jamais mon cœur
N'oubliera mon noble sauveur.
VAÎVLOO.
Ayez confiance,
Prenez patience !
Et chassez l'eirroi I
MADAME DE GÈVRES.
Oui, j'ai confiance ;
Mais, de la ijrudence,
Par pitié pour moi !
REPRISE.
VANLOO.
Espoir et courage, etc.
MADAME DE GÈVRES.
Renais, mon courage! etc.
(A la fin du duo, madame de Gèvres entre dans la
hililiolhèque ; au moment de le quitter, elle a
tendu sa ni:iiu à Vanloo, qui l'a portée à ses lè-
vres.)
SCÈNE V.
VANLOO, puis FRONSAC.
V \NLOO.
Ah! maintenant, ;\ nous deux, M. le duc!... (Il
frai)pe à la porte de la chambre de la marquise.) Eh
bien! n'entend-il pas?.,. (Il frappe de nouveau.)
E RON SAC.
Pardon! pardon! ^Ouvrant la porte.) 11 est donc
enfin parti, ce petit peintre!.., c'est, pardieu! bien
heureux... Hein?... comment! c'est vous, mon-
sieur?
V ANLOO.
Moi-même, monsieur le duc!
l' R O N s A G.
Ah çà! mais la mar([ui>e!
VANLOO.
Elle m'a chargé de vous exprimer ses regrets, et
de VOUS prévenir qu'il était inutile de l'attendre
ici plus longtemps !
FRONSAC.
A merveille! j'étais joué... joué jiour... ah ! je
comprends sa vertu maintenant!
VANLOO, froidement.
Vous la comj)ienez mal encore, puisque vous n'y
croyez ])as!
V R o N s A c.
Y rroii'c!... voudriez-vous me persuader jiar
hasard que vous ne l'aimez |)as comme moi !
\ AN LOO.
Comme vous! non, monsieur le due... les senti-
ments qui nous animent n'ont aucune ri^ssem-
biance... (S'aniniant.) Vous l'aimez, vous, comme
ime fantaisie qu'on veut satisfaire avec éclat.
22
LA SAINTK-CIXILE.
coiiimc un objet dont l'orguoil sonl ponrsnit la
possession, dùt-il le souiller en y toucliant!
rnoNSAC.
Monsieur !
VA NI. 0 0.
J(^ raini(\nioi oui, j'en convions, io Taimo, sans i
qu'elle le son|)çonno... je l'aime comme tout ce
qui t^l(''ve, ennoblit la pensive... comme tout ce qu'on
admire... sans jamais oser y prétendre! i
rnoNSAC. , irnniqtieinpnt. |
Do l'amour platonique! '
VAM.OO. I
Enfin, VOUS t^tos venu ici pour la j ordre, et moi
pour la sauver! j
F n o \ s A c.
De mieux on mieux ! écoutez, monsieur, la ma-
nière dont on me traite m'afTrancbit de tout scru-
pule... tout m'est permis maintenant pour me
venger.,, et ce n'est pas vous qui m'en cmpêcbe-
rez.
VAN 1,0 0.
Je l'essaierai cependant !
F R o \ s A G.
Et que ferez-vous pour cela, je vous prie!
VA M. 0 0.
Oh! peu de chose!... rien que vous tenir fidèle
compagnie.
FRONSAC, avec h:iiifpnr.
J'accorde ma compagnie quelquefois, mon-
sieur, je ne me laisse jamais imposer celle de per-
sonne...
VANLOO.
Mon Dieu ! monseigneur, il y aurait un niej^en
bien simple de vous délivrer de la mienne...
FP OXSAC.
Lequel?
VAM.OO.
Ce serait de quitter la i)lace.
FnONSAC.
Hein 7
VAM.OO.
Franchement, c'est ce que vous avez de mieux
à faire, car, si vous restez, je reste, je reste, je
vous le répète, et ma présence ici détruit tout le
danger de la vôtre... les séductions à deux n'ont
pas été encore inventées jusqu'à présent... per-
sonne n'y croirait... Vous le voyez, votre projet
est découvert et vous perdrez le pari !
FROXSAC.
Plaît-il? (A part.) Comment a-t-il su?... (Il
fouille dans ses pnclips.) La lettre de la comtesse...
ah ! maladroit, je l'ai perdue.
VAM.oo, qui l'a ontendu.
Je l'ai trouvée, moi, monsieur le duc... et je l'ai
remise à njadame de Gèvres !
F R ON SAC.
Ah ! monsieur, vous abusez de vos avantages!
VANLOO.
Non ! mais j"en profite !
F R o N s A c.
Pardieu ! je suis curieux de voir comment toiit
ceci finira... La situation est piquante et nou-
velle... pour moi, surtout, qui avais l'habitude de
mystifier les autres!
VAM.OO.
Oui, cela vous change !
F R o N s A c.
C'en est trop, monsieur, je vous ferai cruelle-
ment expier...
VANLOO.
Dès que vous le voudrez, monsieur le duc... je
suis à vos ordres... Il est à peine cinq heures...
ces dames ne doivent arriver qu'à six... nous
avons donc le temps... (Yanloo va ouvrir la porte du
fond.)
FRONSAC fait nn mouvement pour le suivre,
puis s'arrête tout à coup.
Ah! ah! ah!... sortir d'ici, à présent... c'est ce
que vous voulez, n'est-ce pas? Eh bien! non...
Nous remettrons la partie à plus tard, s'il vous
plaît !
DUO.
FRONSAC.
A mes dépens vous auriez trop à rire.
Oh! non, vraiment, pour un empire
Je ne sortirais pas d'ici ?
(Il s'assied sur la causeuse.)
VANLOO, s'asseyanl de l'autre côté du théâtre.
Trouvez donc bon que j'y demeure aussi !
ENSEMBLE.
FRONSAC.
Joli tête-à-téte !
Ma chute est complète.
Et de ma défaite
Certes , on rit déjà!
Mais do la prudence,
De la patience.
Et j'ai l'assurance
Que mon tour viendra !
VANLOO.
Joli tête-à-téte !
Sa chute est complète.
Rien de sa défaite
Ne le sauvera!
Mais de la prudence,
Car son cœur, je pense,
Garde l'assurance
Que .son tour viendra !
Monsieur le duc va s'ennuyer, peut-être!
FRONSAC.
Non, j'ai ce livre...
(Il prend un livre sur le guéridon.)
VANLOO, allant au chevalet.
Et moi , j'ai mon pinceau.
FRONSAC.
Comment, vous allez peindre!
VANLOO.
Ici, le jour est beau!
FRONSAC.
En effet!... quel sera le sujet du tableau?
ACTK TROISIÈME.
23
V A N 1. 0 0.
Je ne sais... nous verrons !
FRONS.VC.
Au fait, quel (ju'il puisse être,
On y reconnaîtra la touche du grand maître !
V ANLOO.
Monseigneur est trop bon !
FRO.^SAC.
Non, mon cher, je suis juste, et je sais votre nomi
REPRISE DE L'ENSEMBLE.
Joli tète-A-tète! etc.
VANLOO, commençant uno barcarolle
tout en peignant.
Ma belle Venise !
Ah ! vers toi la brise
Me pousse gaîmetit !
FRONSAC.
Qu'est-ce donc ! vous chantez !
VANLOO.
Toujours, en travaillant!
Oui monseigneur... mais cependant.
Si cela vous gênait?
FRONS AC.
Non, vraiment!
VAN 1,0 0.
Un souvenir de l'Italie...
FRONSAG.
Chantez, chantez, je vous en prie...
(A part.)
Patience! J'aurai mon tour.
VANLOO, à part.
Il enrage !
(Haut.)
Di«u, quel beau jour!
BARCAHOLLE.
PUEMI RK COUPLET.
Ma belle Venise!
Ah! vers toi la brise
Mo pousse gaîment!
Sur le flot limpide
Mon canot rapide
Glisse avec le vent!
Là-bas, sur la rive,
Angèle craintive
M'appelle déjà!
Un moment encore,
O toi quo j'adore ,
Attends, me voilà!
Ah ! ah ! ah ! ah I
D K U X 1 iï .M E COUPLET.
Demain, mon- Angèle,
Ton amant lidi"'!,-;
Recevra ta foi 1
A jamais son àmo
D'une ardente tbinimo
Brûlera pour toi !
Qu'on me porto envie !
Car la plus jolie
A moi se donna !
Oh ! oui, la plus bulle,
Amis, c'est bien elle.
Voyez, la voilà!
Ah! ah! ah! ah!
F P. O \ S A C.
Maintenant, de votre palette.
Voyons le chef-d'œuvre nouveau.
VANLOO.
Non pas, l'ébauche est imparfaite,
Plus tard vous verrez mon tableau !
ENSEM BLE.
FRONS A C, à part, avec colère.
Ah! je frémis d'impatience.
Et le dépit remplit mon cœur !
Comment de tant d'impertinence
Pourrai-je donc punir l'auteur!
VANLOO, au duc.
Encore un peu de patience,
Veuillez attendre, monseigneur ;
Mon travail, j'en ai l'assurance.
Méritera votre faveur!
(A la fenêtre.) Ah! enfin, on vient vous délivrer,
monsieur le duc!
FRONSAC.
Comment!
VANLOO.
Mesdames de Guines et d'Esparbcilcs entrent
dans la grande avenue du château !
FRONSAC, à part.
Allons, elles sont exactes... mais moi, partie
perdue... Je suis déshonoré... Eh l)ien! mordieu,
non!... J'ai dit c{u'elles me trouveraient dans la
chambre de la marquise, et j'y serai! (Il entre vi-
vement dans la chaïubre de madame de Gèvres.)
VANLOO, à la fenêtre.
Elles devinent votre impatience, monsieur le
duc, car elles accourent... (Ne voyant plus Frou-
sac.) Eh bien I...
FRONSAC, à travers la porte qu'il ferme en dedans.
Nous nous retrouverons plus tard, monsieur
Vanloo; ah ! ah! ah !
VANLOO, criant à la porte.
Monsieur... cette action est infâme... mais votre
but n'est pas encore atteint... Je vous démenti-
rai... je raconterai tout... Mais voudra-t-on nie
croire?... Oh! mon Dieu, non! on ne me croira
pas!... Pauvre femme, comment la sauver!...
(Allant à la porte du fond.) Ils ouvrent la porte du
vestibule... dan.s un instant, ils seront ici... Que
faiie, mon Dieu, que l'aire? (Voyant la porte-fenêtre
de la terrasse ouverte.) Ah! (Il cmu't, sort, et referme
la porte sur lui.)
SCbXE VI.
MONSIEUR liT MADA.ME D !• GÉ\ UES.
M A D A M E I) F C, K V R K S , SOKan t
de la Inbliolhèqiie.
Partis! tous deux!... ah! je respire!...
hK oiîvnES, dnns la conlisso.
Je vous dis ([ue je l'ai parfaitement recoiirui.
M U>AMI- DK c. i-;VRFS.
Mon mari, enlln !
2li
LA SMNTE-CKCILK.
DE r. KVRF. S, pins près.
Je vous dis (\i\v c'est une indignité!
MADAME DE GÈVHES.
Qu';i-l-il donc?
SCf^NE VIT.
MADAMK DK Gl- VllF.S,
DE GKVUKS, MKSnAMKS DE GUINES
ET d'espai;belles.
îMMiAivii-: DE CI' INES, entrant.
Voyons, marquis, calmez-vous!... cst-ro, que
vous seriez jaloux, par hasard?
DE GÈVRES.
Et pourquoi ne le serais-je pas?
MADAME D ' E S P A R B E L LE S.
Parce quo c'est de mauvais ton, d'abord... et
ensuite, parce que vous n'avez pas^sujet do rétro...
probablouiont.
DE Gi:vnES.
Probablouiont est heureux!... (A la marquise.)
Ah! vous voilà, madame?
M ADAM E DE Gi-:VRES.
Qu'ost-ce donc? ne vous attoudicz-vous pas à
me trouver chez moi?
DE OiîVRES.
Vous, si fait... mais!
M A D A M E DE G V. V R E S.
Mais!...
DE GÈVRES.
Mais je ne devais pas m'attendrc à y trouver
M. de Fronsac, à pareille heure!
MADAME DE Gi':VRES.
M. de Fronsac! il n'est pas ici, que je sache.
DE GÈVRES.
Ici! non... mais dans votre chambre, à votre
fenêtre... osez-vous le nier?
MADAME DE GÈVRES, à part.
M. de Fronsac! est-il possible!...
MADAME D 'esparbeli.es, à madame dp Guiues.
La voilà confondue, manque d'habitude!
DE GÈVRES, à la marquise.
Vous ne répondez pas, madame!... je vais donc
m'assurer par moi-mf-me... (Allant à la porte de
gauche et voulant l'ouvrir.) Fermée en dedans!.,
c'est bien cela! ... (Frappant à la porte.) Ouvrez, mon-
sieur de Fronsac! c'est moi, moi, de Gèvres!
SCÈNE VIII.
Les Mêmes, FRONSAC, puis VANLOO.
FRONSAC, entrant, à de Gèvres.
Ah! enfin, vous voilà donc revenu, mauvais
sujet! laisser toute une nuit sa pauvre petite
femme dans l'inquiétude... cela crie vengeance!
DE GÈVRES.
Monsieur!
FRONSAC, b.is aui dames.
J'ai gagné!
MADAME DE GÈVRES, il part.
Le duc seul, qu'est donc devenu M. Vanloo?
DE GEVRES.
Pourricz-vous m'('xi)li(iuer, monsieur le duc?...
F R o \ s A r.
Mais que diable as-tu fait?.., où as-tu été de-
puis hier? ne t'y habitue pas, au moins, ça te por-
toi'ait malliour!
DE GÈVRES.
Assez, monsieur! je désire, j'exige que vous
m'expliquiez votre présence dans cette chambre, à
]iareille heure.
F R o \ s A G.
Ah! ma présence... mais c'est tout simple, mon
cher!
D F G È VUES.
Tout simple!
FR0\SAC.
Certainement...
VANLOO, sortant à son tour de la chambre
de la marquise.
Rien de plus simple, en effet!
DE GÈVRES.
Vanloo !
TOUS.
Monsieur Vanloo!
5IADAME DE GÈVRES, à part.
Il y était aussi!
VANLOO, bas aux deux dames.
Il a perdu! (Haut.) N'est-ce pas, monseigneur?
FRONSAC, bas.
Mais, par où diable ètes-vous venu là?
VANLOO, de même.
Par la fenêtre... vous connaissez ce chemin?
FRONSAC, bas.
Pas mal joué !
DE GÈVRES.
Comment, Vanloo, tu étais avec lui, dans cette
chambre ?
VANLOO.
Oui, monsieur le marquis... et ma seule com-
pagnie suffit, je crois, pour prouver que la pré-
sence de Monseigneur y était complètement inno-
cente.
FRONSAC, à part.
Que trop, mordieu!
MADAME DE GÈVRES, à part.
Il m'a sauvée! il l'avait promis!
DE GÈVRES.
Ah çà! mais, pourquoi éticz-vous cachés, enfer-
més là-dodans?
VANLOO.
Monsieur le duc vous l'a dit... c'est tout simple!
DE GÈVRES.
Tout simple... tout sim])le.., oui, j'ai bien en-
tendu... mais...
VANLOO.
Vous allez tout savoir... (Mouvement de. Fronsac,
Vanloo lui fait signe qu'il n'a rien à craindre.)
DE GÈVRES.
Eh bien?
ACTE TROISIEME,
25
V A M, 0 0.
Monsi(;iir le duc, dont vous vous ôtes toujours
niontri' le meilleur ami, a voulu vous donner à son
tour une preuve de la vive amitié qu'il vous
porte... c'est une surprise qu'il vous ménageait.
TOUS.
Une surprise?...
VANLOO.
Oui, forcé de s'éloigner de vous, et pour long-
temps, il a désiré vous laisser au moins... son
portrait...
DE GÈVRES.
Son portrait !...
MADAME DE GÈVRES, à part.
Ah ! je devine!
VANLOO.
J'étais là tout porté... Profitons, m'a-t-il dit, de
l'absence de ce digne marquis... et dés le point
du jour, il m'a donné séance ici... et avec une
complaisance, une patience, qui prouvaient à quel
point il tenait à la ressemblance... à peine l'avais-je
esquissé, ébauché à grands traits, que vous arri-
vez... si vous nous trouvez ici, adieu la surprise...
c'est alors que, sans trop y réfléchir, nous sommes
entrés dans la chambre de Madame... qui, seule,
était dans notre confidence...
DE r. È VRES.
Ah ! ma femme savait...
VANLOO.
Sans cela, nous serions-nous permis...
DE GÈVRES.
C'est juste... ouf!... (\ la maninise.) Me pardon-
nerez-vous... madame?
MADAME DE GÈVRES.
Vous ne le méritez guère... nous verrons!
DE GÈVRES, à Fronsac.
Merci, mon ami, merci... ah! tu m'as fait une
peur!
MADAME DE GLI.N'ES, à [jait.
Pauvre lionum;!
Di; GK vu ES.
Ah çà! mais voyons-le maintenant, ce por-
trait.
VA M, 0 0.
Je vous ai dit que ce n'i'tait encore qu'une es-
quisse, une ébauche imparfaite... cela ne se mon-
tre pas!
DE GÈVRES.
Si fait! si faiti ji- veux le voir.
VAM.OO.
Puisque vous l'exigez...
rnoNSAC.
l'^li bien... moi aussi, je veux li' voir. (Vanlon v,i
clifrciuT le portrait et soulève la toile verte ijui If
couvre. )
III.
TOUS, excepté Fronsac.
Ah! quelle ressemblance!
DE GÈVRES.
En vérité! il est parlant,
VANLOO.
Je désirais tant réussir!
FRONSAC, has à Vanlon, penda t que les autres regar-
dent le portrait.
Bravo! mon cher, vous l'emportez... mais c'est
de bonne guerre... Je ne serais qu'un sot de vous
garder rancune... touchez là, et soyons amis...
VAM.OO, bas.
De grand cœur!
DE GÈVRES, rede.scpnd.mt la scène avec tout
le monde.
Ah! c'est bien lui!... Cependant , une petite
observation... Tenez, marquise, n'ètes-vous pas
de mon avis... Je le trouve un peu triste, un peu
soucieux... (A Fronsac.) Tu t'ennuyais peut-être?
FROXSAC.
Oh! tu sais, quand on pose...
DE GÈVRES.
Ça se voit tout de suite... C'est étonnant comme
Vanloo a bien saisi cette disposition... conviens
qu'il t'a bien attrapé?
FRONSAC.
Oh ! parfaitement!... Mais je suis sûr, que dès
qu'il le voudra, il t'attrapera de même!
DE GÈVRES.
Je l'espère bien... et le plus tôt sera le mieux.
FR ONSAC.
Tâche que ce soit pour mon retour!
• FINALE.
DE GÈVRES.
Ainsi, tu pars?
FRO.\'SAC.
Oui, je vous quitte...
DE GÈVR K.S.
Mais, au moins, reviens-nous bien vite!...
Quant à Vanloo !...
VANLOO.
Je dois aussi partir !
DE GÈVRES.
Toi! pourquoi donc?
VANLOO.
Un devoir A remplir!
Devoir d'honneur et do reconnaissance!
DE GÈVRES.
Mais quand pourras-tu revenir?
V A \ 1. 0 0.
Jamais pcgt-îtro!
MADAME DE GÈVRES, à part.
A 11 I jo me sens mourir I
26
LA SAINTE-CÉCILE.
FnONSAC, bas à Vanloo.
Je comprends... c'est tn^s-beau!
C'est presque un sujet de tableau!
ENSE.MIil.K FINAL.
VANLOO, seul, J';ibûid, à la niarijuise.
Oui, nous partons, adieu, madame!
Si je ne dois plus revenir,
De cet instant toujours mon Ame
Conservera le souvenir !
FRONSAC, à la marquise.
Oui, nous partons, adieu, madame 1
Et l'amitié va nous unir!
Jusqu'au retour, qu'au moins votre âme
Nous garde un même souvenir I
DE GÈVRES.
Eh quoi ! quitterions deux ma femme,
Mais pourquoi donc ainsi nous l'uirl
Je n'y comprends rien, sur mon âme.
Ah! d'ennui nous allons périr!
MADAME DE G È V R I-, S , à part.
Ah ! contre une imprudente Qamme
Son départ va me prémunir ;
Mais, du moins, au fond de mon âme.
Je puis garder son souvenir!
MESDAMES DE (i L I .\ E S ET D ' E S I» AR lî I. L L ES.
Elle est tremblante ! Ah ! pauvre femme !
Son orgueil enfin va fléchir,
Et je sais bien à qui son âme
Gardera tendre souvenir!
( A la fin de l'ensemble, Fronsae et Vanloo saluent
la marquise et se disposent à sortir ; M. de Gèvres
remonte la scène avec eiu et leur serre la main;
la marquise, après les avoir salués, s'appuie sur
le bras d'un fauteuil et cache ses larmes ; mes-
dames de Guines et d'Esparbelles se la montrent
du geste. — La toile baisse sur ce tableau.)
FIN DE LA SAINTE-CECILE.
JUANITA
VOLTE-FACE
COMÉDIE-VAUDEVILLE EN DEUX ACTES
REPRÉSE.VTKE POUR I.A PHHMIÈRE FOIS SIR I.E THEATRE DU 6 Yll N A S E - DR A M.VTIQ U E ,
LE 20 MAI 18 46.
EN COLLABORATION A V K C J.-l-'. BAYARI)
PERSONNAGES. ACTEURS.
CHARENCEY, capitaine de hussards franr^is MM. Buessant.
DON LOPEZ, colonel espagnol Tisser ant.
DON BAZILIÎ, son frère cadet, séminariste Desciiamps.
HUBERTO, jardinier de don Lopcz Geoffroy.
JUANITA, femme de don Lopcz M'-'^ Melcy.
GERBERA, duègne M""- Lambqiun.
L'action se passe pendant lus deux actes dans le château de don Lopez, près de Villaréal,
vers l'année 1812.
JUANITA
VOLTE-FACE
ACTE PREMIER.
Un jardin, des arbustes à droite et à gauche, une cliarmille sur le deuxième plan.
On voit une échappùe de mur dans le fond.
SCÈNE I.
HUBERTO, seul.
Enfin, la chaleur diminue; on peut montrer le
bout de son nez... Ce pauvre jardin ! ça fait peine
à voir... tout est brûlé par le soleil, et j'ai beau
arroser... Ce qui me console, c'est qu'il n'j' a pas
un jardin, à Villaréal et dans les environs, je
pourrais même dire dans toute l'Andalousio, qui
soit plus frais que le mien. Tenez, tout est fané;
ces beaux œillets, que la senora Juanita, ma maî-
tresse, m'a recommandés, je vais leur donner à
boire, et que Dieu me le rende! (Charencey parait
sur le mur au moment où Huberto sort avec ses arro-
soirs.)
SCÈNE II.
CHARENCKY, puis HUBERTO,
CHAP. E\CEY.
Ouf! m'y voilà. (Il se met à cheval sur le mur.) A
cheval sur un mur... position romanesque digne
d'un officier français amoureux, à la poursuite
d'une Andulou>c!... Pauvre prisonnier de guerre!
Aia de la DarcuvoUe.
Vien.s, ô toi qui m'es chère,
Et qui me fuis toujours !
Que la brise légère
Te porte mes amours !
A ton balcon, ma belle,
Sans crainte montre-toi;
C'est un ami fidèle,
C'est moi.
(Reparlant.) Personne! Ma foi , au petit bonheur !
(Il se met en mesure de descendre ; Iliiberlo rentre et
gagne le mur.)
IllIBKnTO.
Que ji; relève en passant les jasmins de dona
Gerbera. (Charenccy saute) Par saint Jacques! c'est
le diable!
eu AIIK.NCKY.
Qu'est-ce (juc c'est que ça?
HUBEnTO.
Où allez-vous?
C H A R E N C E y.
Vous voyez, je me promène.
HUBEnTO.
Comment! vous... vous... (Le reconnaissant.) Eh!
mais, c'est vous que, depuis huit jours, je vois
rôdera la porte de mon jardin...
CHAKE.NCEY.
Moi-même, j'adore la botanique, et comme j'ai
entendu parler de votre bi;lle collection de roses...
HU BEUÏO.
Je n'ai que des œillets.
G H A R E N C E Y.
C'est ce que je voulais dire... des œillets su-
I)erbes! J'ai pensé que vous me permettriez de les
admirer en passant.
II l BElîTO.
Ce n'est pas une raison pour escalader la mu-
raille.
CHARENCEY.
Dame ! quand la porte est fermée...
II IJBEUTO.
On sonne!
cil AnE\CEY.
Voilci, on sonne... c'est bien dit... mais j'ai
craint de réveiller quelqu'un. C'est l'heure où
l'on se repose de la chaleur du jour, et si vos
dames... car vous devez avoir des dames ici?...
HUBERTO.
Qu'est-ce que ça vous fait?
cil A R EN CE Y.
Parbleu ! c'est vrai... ça ne me regarde pas.
Vous avez des idées très-justes... .Nuus disons
donc que vos œillets...
II UHEIITO.
Vous êtes un ollicier français?
CII UlENCEV.
Capitaine.
30
JUANITA.
IiriiKUTO.
Prisonnier de guerre à Villarcal?
c H A n E N c i; Y.
Depuis un mois, après l'avoir été six semaines h
Grenade, où je serais mort d'ennui, si je n'y eusse
pas aperçu la plus charmante personne...
nu REnTO.
Que vous espérez retrouver ici ?
en ARKNCEY.
Bah ! vous croyez ?
HUBKRTO.
Dame! notre maîtresse, la senora Juanita, était
à Grenade le mois dernier.
c n A n E N c E Y.
Comme ça se trouve ! J suis curieux de savoir
si c'est bien la môme. Que je ne vous dérange pas,
mon cher, je vais...
IIIJBERTO, lui iKirrant le passage.
Où allez-vous?
en ARENC EY.
Admirer vos œillets... et comme j'en voudrais
envoyer une collection en France, j'ai pensé que
vous ne refuseriez pas de m'aider. On cultive
beaucoup les œillets chez nous. Vous devez aimer
la France ?
HUBERTO.
Pas trop... ma femme en était.
CHARENCEY.
Je conçois alors ! Brave homme, vous avez un
beau jardin... il se prolonge par là-bas, jusque
sous ce balcon que j'aperçois. C'est celui de votre
maîtresse?
HUBERTO.
Il mène tout droit chez doua Cerbera.
c H A R E N c E Y.
La duègne! Miséricorde! (A. part.) Je la re-
trouve partout!
HUBERTO.
Et au-dessus, la chambre do don Bazile.
CHARENCEY.
Le petit séminariste? aie!, avec son petit air
niais et ses ze sais, ze veux, il n'est pas commode.
(Huberto le regarde ; il se reprend.) Nous disons donc
que je veux une collection complète d'œillets, et,
comme je paie d'avance, faites-moi le plaisir d'ac-
cepter... le portrait de mon souverain.
HUBERTO.
Une pièce d'or!
CHARENCEY.
L'empereur Napoléon... il est très-ressemblant.
Vous aimez l'empereur Napoléon?
HUBERTO.
En or, oui.
CHARENCEY.
Ah! ah! ah! excellent homme, va!... Arrosez
vos œillets , mon brave, je vais en choisir quel-
ques pieds.
H UBERTO, lui montrant le côté opposé.
La serre est par là. Je vais vous conduire quand
j'aurai arrosé par ici.
CHARENCEY.
Bien, bien, ne vous pressez pas, mon ami. (A
part.) Animal, va! Tu as beau faire, j'arriverai
jusqu'à elle, jusqu'à Juanita! ma belle Juanita.
Ah ! je ne partirai pas avant de l'avoir vue, de lui
avoir parlé ! Voilà deux mois que je la suis par-
tout sans pouvoir ai)procher d'elle. A Villaréal,
comme à Grenade, c'est, de ma part, la séduction
la plus entêtée... de loin, malheureusement... à
la promenade, à l'église, partout! je suis là, sur
son passage... sans qu'elle ait l'air de me recon-
naître... et pourtant elle m'a reconnu, j'en suis
sûr. Mon trouble et mes regards ne lui disent-ils
pas sans cesse : C'est moi, c'est encore moi, c'est
toujours moi !... Et hier, à sa sortie de l'église de
San Carlo, lorsqu'on lui offrant l'eau bénite d'une
main tremblante, de l'autre j'ai pu glisser adroite-
ment un billet dans les plis de son voile, il m'a
semblé qu'elle ne faisait rien pour empêcher la
manœuvre! Oh! oui, elle l'a reçu... elle l'a lu,
seule... cette nuit, en pensant à moi !
AlK.
Je viens chercher une réponse :
A mes elTorts ce prix est dû ;
Et je l'aurai, tout me l'annonce :
A mon amour ce bonheur est bien dû !
Premier bonheur, si longtemps attendu !
Et cependant, à cet espoir je tremble.
Oui, j'ai voulu, n'importe le moyen,
Incendier son cœur, mais il me semble
Que j'ai commencé parle mien!
Je veux gagner son cœur, mais il me semble
Que j'ai d'abord perdu le mien.
Il arrose ses œillets... si je pouvais, en tournant par
là, gagner la maison... oui... (Comme il va pour s'é-
chapper, il se retourne et se trouve en face de don Bazile.)
SCÈNE III.
BAZILE, CHARENCEY, HUBERTO.
BAZILE.
Iluberto! Huberto!
CHARENCEY, à part.
A l'autre, bien !
HUBERTO.
Voici, s^)igneu^ Bazile.
CHARENCEY, à part.
Don Bazile, le petit moine en herbe!
B A Z I I, E.
Quel est cet étranger, Huberto?
CHARENCEY, prenant l'air patelin.
Pardon! mon frère...
B A z I L E.
Son frère !
c H A R E N C E Y.
Mon révérend frère , je passais... et en passant,
j'ai vu un jardin magnifique, et je n'ai pu résister
au désir d'y entrer. Je ne m'attendais pas à l'hon-
neur d'une rencontre.
ACTE PREMIER.
Jl
BA7.II. E.
Monsieur n'est ]>as l'.spifrnol?
CHVnKNCEY.
Je suis Français.
lit DLUTO.
Prisonnier de guerre.
KAZII.E.
Ail! alil vous devriez être à Villaréal , mon
clier.
c H A li E N c E Y, se nioqiiant.
La promenade nous est permise dans les envi-
rons, mon cher... (Se repreuaut.) révérend, et je
bénis le hasard....
BAZII, E.
C'est un tort, et à la place du corrégidor, je
vous mettrais à l'ombre pour vous empocher de
risquer votre teint au soleil.
c II A I\ E N c E Y.
Vous êtes trop bon pour mon teint. (A pari.) Eh
bien! il n'est pas tolérant, le petit!
B A Z I L E.
Vous dites?
c H A R E N c E Y.
Je dis, mon frère...
BAZILE.
Je ne suis pas votre frère.
eu AU EN CE Y.
Mon révérend !
BAZILE.
Je ne suis pas un révérend!
CHARENCEV, à part.
Diable!... etpas^moyen de lui offrir le portrait
de mon souverain, à celui-là!
BAZILE.
D'ailleurs, vous devriez savoir que c'est ici le
château du seigneur don Lopez, mon frère, un
brave colonel qui se bat pour notre gracieux roi
Ferdinand MI, et qu'il y a du danger à en franchir
la porte.
cil A II EN CE Y.
Aussi, ce n'est pas par la porte...
B A z I L E.
Vous dites, monsieur?
CHA II EN CE Y.
Je dis que don Lopez entend sans doute l'hos-
pitalité autrement que vous, monsieur.
BAZILE, élevant la voix.
Monsieur... (La baissant.) Mais je ne veux pas
cITrayer ces dames.
HLBERTO.
Oui, elles pourraicijt venir au bruit.
CHA RENCEY.
Ah! c'est une idée.
BAZILE.
Huberto, reconduis le seigneur français jus(iu';i
la gi'ande route.
CHARENCEV.
Merci! il y fuit trop chaud. (.S'a.s>eyarit à dioiti.)
J'attendrai!
BAZILE.
Vous ne partez pas?
CH AUENCEY.
Ma foi, non ! vous êtes trop aimable pour ça.
BAZILE.
Vous VOUS moquez de moi, mon petit officier ?
CHARENCEV.
Dieu m'en garde, mon petit moinillon!
BAZILE.
Un moinillon!... il m'a appelé... il a dit... un
moinillon!. ..voilà ce qu'ils disent, tous ces prison-
niers de guerre, quand ils me regardent passer à
Villaréal, avec un air de dédain.
CHARENCEV.
Peut-être à cause de la couleur.
BAZILE.
Mais il ne faut pas croire que, parce qu'on est un
cadet de famille destiné au couvent, on ne soit pas
un homme comme vous! on n'ait pas un cœur
comme vous!... ah! ah! j'ai une tête!
CHARENCEV.
Oui, elle est bonne, on en ferait quelque chose.
HUBERTO.
Ah! ah! c'est que c'est un gaillard, le petit!
BAZILE.
Il ne faut pas croire qu'en face d'une bouteille
de vin de Chypre ou de Xérès, je ne lui fasse pas
honneur aussi bien que vous!... et mieux.
c H A R E N C E Y.
Comme vos aimables alliés, les Anglais... vous
roulez sous la table.
BAZILE, toujours plus fort.
J'y étais encore hier, monsieur.
c H A R E N c E Y.
Vous en êtes bien capable, monsieur.
B A z I L E.
Et je joue, et je perds, et je paie, monsieur !
CIIARENCEY.
Vous êtes bien heureux, monsieur!
BAZILE.
Et quand il faut se battre, je ne recule pas, mon-
sitîur !
CIURENCE V, se levant.
Ah! vous vous êtes battu, monsieur?
BAZILE.
Je me suis battu, ou on m'a battu , ça me re-
garde, monsieur!
Hl BERTO.
Bien! on a entendu... on sort du château !
CHARENCEV, à put.
Elle viendra? je vais la voir. (,llaut.) II ne vous
manque plus qu'une passion ?
n A z I L E.
J"en ai une, monsieur!
CHA RI NCEV.
Allons donc!
Il A z I L i:.
(Comment, allons donc?
32
JUANITA.
^ A II! : Am Aliijuilirs.
La plus piquante, la plus belle
l)(>s Ami.iloiises... oui, voilà!
Je lui i)lais et je ii'airae qu'elle!
C II A II E N C F. Y.
Petit gaillard ! vo3-e/.-vous ça I
Lui qui devrait au fond do l'àmo
Être un petit saint!
B A Z 1 1. E.
Je le suis !
Et c'est lorsque j'aime une femme
Que je coDiprends le paradis.
CH A RENCEY, fiant.
Allons donc !
BA7. II. E, de même.
Comment, allons?... C'est pour moi qu'elle va
aux promenades, c'est pour moi qu'elle prend l'air
sur son balcon, c'est pour moi qu'elle a un mari.
CHAHENCEY.
Un mari?... allons donc!
B A z 1 1. E.
Comment?... oui, oui... et un tnari qui me fait
honneur... l'alcade lui-mùme (Élevant la voix.), et
je vous prie de croire que je ne suis pas indiscret
comme vous autres Français... Je me contente
d'être heureux... Je n'en parle à personne!
en An E N c E Y, riant aux éclats.
Ah! mais il est complet, le moiniUoii!
liAZILE.
Le moinillon!... Encore?... Hubertoi...
IIUBEKTO.
Seigneur Bazile?
BAZII.E.
Aidez-moi à jeter cet homme -là par-dessus li'
mur.
CHARENCEY.
Je vous en défie, petit !
BAZILE, arrachant à Huberto le râteau qu'il tient.
Comment?... il m'en... Huberto!
HUBEBTO,
Voici !
CHABENCEY, Saisissant la chaise sur laquelle
il était assis.
C'est ça, bataille !
SCÈNE IV.
Les Mêmes, DOXA CERBERA.
CERBERA, en dehors.
Qu'est-ce qu'il y a?
HLBEr.TO.
Là ! j"en étais sûr!
CHARENCEY, à paît, avGC joie.
C'est elle!... enfin!
GERBERA, entrant.
Que se passe-t-il?
BAZILE.
Doua Gerbera!
CHARENCEY, à part.
La vieille, seule, c'est jouer de malheur!
BAZII.E.
Il se passe que voici un prisonnier do puorre...
un soldat de Josepli...
CHARENCEY.
Un oflicier français qui causait botanique avec
ce garçon, quand cela a di'plu à ce petit bon-
homme.
BAZILE, furieux.
Ce petit bonhomme!
HUBERTO, le ret'>nanl.
Seigneur Bazile !
ciiAitENCEV , à pari.
Mais je n'y arriverai donc jamais!
CERBERA.
Ah! la senora Juanita avait raison... c'est bien
le jeune étranger qui m'ofi're toujours de l'eau bé-
nite à la paroisse de San Carlo.
BAZILE.
Où il va tendre un piège à l'honneur de quelque
noble dame.
CHARENCEY.
Il me semble que je n'ai rien tenté contre
l'honneur de la senora Barbara.
BAZ ILE.
Ccrbcra !
CERBERA.
Contre le mien ! vous n'y viendriez pas deux
fois.
CHARENCEY.
Parbleu!
BAZILE.
Vous dites?...
C H A R E \ c E Y.
Je dis à cette aimable personne... pas à vous...
que je suis trop heureux que sa maîtresse, la maî-
tresse de la maison, m'ait reconnu.
CERBERA.
Et elle m'envoie vous ordonner de sortir de
chez elle à l'instant.
CHARENCEY.
De sortir... elle ordonne...
BAZILE.
Voilà qui est clair!... Allons, Huberto, faites
sortir Monsieur par où il est entré.
Hl'RERTO.
Alors par-dessus la muraille?
CERBERA.
Miséricorde ! c'est par là ?
CHARENCEY.
J'aimerais mieux par la porte, si cela vous est
égal. (A part.) J'ai fait là un» jolie campagne!
BAZILE.
Soit! je vais mettre moi-même le prisonnier
dehors.
CHARENCEY.
Ah ! (A part.) C'est ce que nous verrons. (Haiit.)
Pour me faire les honneurs du château... à charge
de revanche... si quelque jour je vous rencontre à
Villaréai, ma prison, vous ne me refuserez pas,
ACTE PREMIER.
33
j'espèro, de boire une bouteille de xérès ;\ vos
amours I
B A 7. 1 L E .
A mon roi 1
CIIARENCEY.
Comme vous voudrez, je n'y tiens pas ! (A Hu-
Lcrto.) N'oubliez pas mes œillets, mon garçon !
SCÈNE V.
CKHBERA, HLBKRTO, ensuite JUAMTA.
CF.r. HERA.
Mais à quoi pensent donc les guérillas du bois
([ui nous sépare de la ville, de laisser passer im-
punément un prisonnier de guerre?
H t B E u T 0 , prenant ses arrosoirs.
Le fait est qu'il lui arrivera malheur.
JUAMTA, entrant vivement et regardant île loin
Charencey s'éloigner.
Il part!
Hin EUTO, salue et sort.
La scnora I
Ji AMTA, à Gerbera.
Eh bieni cet étranger...
C E R B E R A .
Je lui ai ordonné de sortir.
J l AMTA.
Mais du moins avec des égards?
CERBER A.
Oh ! soj^ez tranquille, senora, je l'ai mis à la porte
trùs-polimcnt.
JUAMTA.
Et que voulait-il? que demandait-il? Vous l'a-t-il
dit?...
CERBER A.
Rien... des fleurs à voir, à choisir... des pré-
textes.,. Je croirais bien plutôt que c'est quelque
vagabond.
JUA MT V.
Ail ! dona Gerbera :
CERBER A.
A moins que ce ne soit quehiue amoureux...
Hier encore, à San Carlo, il se tenait sur notre
passage, cachant un billet sous son manteau.
JUAMTA.
Ah! vous avez remarqué?...
CERBER A.
Et, voyez, senora, comme une femme peut être
compromise... car enfin j'aurais pu croire que ce
billet que vous lisiez ce matin en secret...
JUAMTA.
Moi? que voulez-vous dire?
CERBER A.
Oh! je sais que votre vertu... comme la
mienne... mais enfin, ces assiduités, ce billet... et
celte escalade dans une maison où il n'y a qm-
deux femmes... vous et moi...
JUAMTA.
Si c'était pour vous?...
III.
CERBER A.
Je le voudrais... mon honneur n'aurait rien à
craindre... mais je suppose...
JUANITA.
Faites-moi grâce de vos suppositions! Sera-ce
ici comme à Grenade, où je ne pouvais jamais faire
un pas sans ùtre surveillée, soupçonnée par vous,
parce que je ne sais quel Français soupirait, di-
sait-on, sous ma fenêtre.
GERBERA.
Celui-là, je ne l'ai pas vu... mais il est certain
qu'un soir il s'est blessé en cherchant à grimper à
votre balcon...son sang avait marqué son passage...
Après tout, il n'est pas étonnant que ces gens-L\
vous aiment, s'ils savent combien vous aimez la
France. (Charencey paraît an fond et se cache dans le
feuillage.)
JUAMTA.
J'aime la France, parce qu'elle combat pour une
cause... pour une opinion qui est la mienne...
celle de ma famille.
CET. BERA.
Mais non pas celle de don Lopez, de votre mari !
Oh! je sais que vous lui en voulez à lui... parce
qu'il est dans les rangs de ses chers Anglais qui
nous rendront notre bon petit roi Ferdinand VII,
notre bonne petite Inquisition!
JUAMTA.
Je lui en veux, parce qu'il a résisté aux conseils
de mon père qui, pourtant, lui avait donné ma
main malgré moi... parce que c'est un mari
bourru !
CERBER A.
Si bon!...
J UAMTA.
Farouche!
CE RBER\.
Si loyal!
J UAMTA.
Fort peu aimable!...
C E I! B E R A.
Qui vous aime tant !
JUAMTA.
Mais rassurez-vous, j'ai des devoirs que je res-
pecte, et mon honneur est mieux gardé par moi
que par tous les gens dont il lui a iilu dt; m'cn-
tourer.
CER BER A.
En vérité, senora, vous parlez avec une viva-
cité!... Vous, si bonne d'ordinaire... vous êtes de-
venue amère... impatiente!
JUAMTA.
Pardon, Gerbera, c'est qu'aussi, tout ce qui se
passe autour de moi... me blesse, me fatigue... je
suis malheureuse... il y a des moments où j'ai
envie de pleurer!... Tenez, voilà Muberto qui nous
cherche, voyez ce qu'il veut. (Elle s'assied.)
IIUBERTO.
C'est un messager qui arrive de Villaréal et qui
demande dona Gerbera.
34
JUANITA.
(. i;i\ itrn A.
C'ost l)ioii, j'y vais... vous lu' ro.nlivz pas, sc-
iiora?.., Non, roslcz, irstoz... l'air ilu soir vous ral-
iiicia! (> soiil pciit-rtrc dos nniivolli's de don
l,o|)('/, do votre mari... votre mari... vous en
avez un, vous!... Aii! vous avez beau dire... vous
Mes liien lieureuso! ah! (Elle sort, linborlo la suit
|i,ir 1,1 droite )
SCkNR VI.
;ir\MTA, CFIAIU'NCKY.
Jl AMTA.
l'.lle me laisse seule enfin!... Mais comment
a-l-elio pu voir cette lettre (La tir.uil de son sein.),
ce billot que j'ai eu tort d'ouvrir. (Elle s'assied.)
( IIAHIINCF. V, à liait, entrant parle fond, à gauche.
Enfin, je me suis débarrasse'' du petit; niainto-
nant...
Jl'AMTA, lisant.
i( Depuis i\ci\\ mois... deux siècles, je vous suis
<( partout... »
en \v. i: NCKV, à ii.nl.
Ma lettre!
,H AMT \.
« Sans pouvoir vous dire que... »
cil AnF.\Ci". V, à penonx iirès d'elle.
Je vous aime...
J li A M T A , se levant vivement.
Ciel! vous, monsieur!...
CHARENCEY.
Oii ! no repoussez pas un malheureux qui, de-
puis qu'il vous a vue, n'a pas été un jour, une
heure, un instant, sans chercher à se rapprocher
de vous, au péril de la liberté qu'on lui laisse, de
la vie à laquelle il ne tient encore, loin do son
pays, que pour vous la consacrer tout outièro.
.JUANITA.
Laissez-moi, monsieur, je ne vous connais pas...
je ne sais...
ciiaukncky.
Si fait!... A Villaréal, comme à. Grenade, vos
yeux ont si souvent rencontré les miens... et
Ant : // me diiait soumit ce Jour.
Tenez... pourquoi donc en rougir?
"Vous relisiez à l'instant même,
"Vous gardiez, comme un souvenir,
La lettre où j'ai dit : Je vous aime...
.Ml ! souvent on tremble, on a peur
D'un mot que la liouche prononce !...
Qu'elle reste sur votre ca;ur !...
Je ne veux pas d'autre réponse !
(Jnaniti, sans répondre, déchire la lettre et en jette les
inorcca'.i.ï.)
CIIARi; NCEV.
(jraud Dit'u!
JL AMT A.
Et maintenant, monsieur, éloignez-vous !...
CIIA HENCEY.
Non ! oh ! non ! je no puis partir ainsi ! après
tant d'rll'orts pour ti'ompoi' la surveillance qui
vous entoure... Je ne devrais à cotte première en-
trevue tant désirée que la porto de mes espé-
rances... seul bonheur qui restât au pauvre pri-
sonnier, mais c'est la mort!
Jl'AMTA.
Monsieur...
CM AU EN CE Y.
\ous êtes émue... vos yeux se détournent mal-
tiré vous!... Oh ! laissez tomber sur moi ce regard
si tondre, abandonnez à mon amour cotte main
charmante... laissez-moi croire que vous n'êtes
\)V9, restée insensible.
Jl AMTA.
Non, monsieur, ne le croyez pas!... Cessez dos
poursuites qui fi'raiont mon malheur... le vùtre !...
CHARENCEY.
l'.li ! madame, pour Ctre aimée de vous...
JUAMTA.
Oh! no le diîmandez pas!... Si jamais ce mot
fatal m'était échappé... c'est que ma raison serait
perdue. C'est que... oh! rien que d'y penser, je
tremble!... c'est qu'il n'y aurait plus de devoirs,
plus do serments qui pussent me retenir!... prête
à fuir ces lieux où je ne pourrais plus rester sans
rougir, enchaînée au sort do celui qui m'aurait
arraché le secret de mon amour; oui, je braverais
tout pour être libre ou mourir avec lui!...
CM AR ANCEY.
Juanita !
Jl AMTA, vivement.
Je n'aime pas, je n'aime personne.
CHARENCEY.
Pourquoi retenir un aveu... oh! de grâce!...
n A z 1 1, E , an dehors.
Cherchez dans le parc!... arrêtez-le!
JUANITA.
(;iel ! mais partez donc, monsieur!... partez! je
le veux... je vous en prie!...
C HARENCEY.
Oh! j'obéis... J'emporte au fond du cœur l'es-
pérance qui me ramènera demain... (Il vent lui hij-
ser la main.)
j l'AMTA , la rctirniit.
Jamais !
CHARENCEY.
Aul do la DavcaroUc.
Si dans une ombre amie,
Et trompant les jaloux!
Quelqu'un risque sa vie
Pour monter jusqu'A vous,
.Si tout ba.s il appelle.
Ouvrez-lui .sans elTroi !
C'est un ami fidèle...
C'est moi !...
(Il sort par la gnuclie.)
SCÈNE VII.
JUAMTA, BAZILE.
liAZii.E, entrant parle fond à droite.
Fermez toutes les issues ! qu'il ne puisse s'échap-
ACTL: PREMIEa.
35
per! (Air du Mulcln-r ou Mniuline jiiïijii'â la sortie Je
Juaiiita.)
Jl A N ITA , éllllie.
Mon Dieu! don Biizilo... qu'est-ce?... A qui eu
avcz-vous donc?
h MILE.
Coninicnt, à ([ui ? (.S'asseyant.) Je n'en puis plus!
.\ qui?... mais à. cet infàiue prisonnier (pii m'a
mis à la porte.
,1 U A .\ ITA.
Nous?... le Français?...
n A z 1 1. E.
Oui... j'allais le jeter dehors... comme il le mé-
ritait, quand il m'a poussé sur la route, à sa place,
le traître!... Deux tours de clef nous ont séparés,
lieurcusement pour lui !.., et voilà ua quart d'heure
([ue je suis les murs pour rentrer!... Vous ne
l'avez pas vu?
.JUANITA.
Moi?... non... je... (Elle l'aperçoit sur k unir, prêt
à sauter dehors.)
11 A Z I I. E.
Mais Huberto va le retrouver... et... (Charenccy,
après avoir envoyé un adieu, saute de l'autre côté.)
JLAMTA, poussant lui cri.
Ah!
liAZil, E , elTriiyo du eri.
Ah! quoi donc?
JUAMTA.
Rien! c'est que je croyais voir là... C'est Hu-
berto... Je vais vite m'assurer... (A part.) Oli! mon
Dieu! qu'il ne revienne pas, mon cœur se trahi-
lait ! (Elle sort par la droite.)
SCÈNE VIII.
BAZILE, llUBERTO.
BAZl t. E.
Lh bien! l'as-tu trouvé?
HLBEUTO.
Mais puis([u"il vient de partir.
BAZILE.
Mais quand?
m iiEr.TO.
Tout de suite...
li A 7. 1 1. E.
Par où?
iitii i;r.To.
Par-dessus le mui-.
IIAZI LE.
Ah bah!
Il UBERTO.
J'avais laissé la i)ortc ouverte pour (ju'i! pût
s'éciiapper... mais...
liAZILE.
Tu as eu tort! j'aurais voulu le rencontrer!...
mais si jamais je le retrouve à Vilhiréal... Ecoute-
moi !
Il i iiEin o.
Don Ba/.ile?
li AZII.E.
J'y vais cette nuit, à Villaréal... jai un rendez-
vous avec des amis qui m'attendent pour fêter
gai ment , en secret, au milieu des verres, le
triomphe de la bonne cause ! et puis un rendez-
vous plus gentil encore! cette tendre Zaima...
HUBERTO.
Prenez garde, don Bazile!... si votre frère, le
colonel Lopcz, savait...
B AZI LE.
Miséricorde! il me renferlncrait dans un cou-
vent! c'est qu'il est inexorable, mon frère!...
comme si c'était ma faute!... Vouloir absolument
faire de moi un abbé, parce que dans notre fa-
mille il y a toujours eu un cardinal.
nu BEBTO.
Et c'est vous qui serez...
BAZI LE.
Voilà! mais en attendant et pendant l'absence
de mon frère, je jouis de mon reste... et cette
nuit, quand tout dormira dans la nature, excepté
les buveurs et les amoureux, je trouverai, comme
à l'ordinaire, mon cheval à la petite porte du
parc.
m BEUTO.
Mais permettez!...
BAZILE.
Ah ! mon petit Huberto!
HL'BEBTO.
C'est que si vous êtes damné, je le serai aussi.
BAZILE.
Eh bien! je suis là!...
HUBERTO.
Aiii do l'Apotlticairc.
Cela ne mo rassure pas,
Si nous sommes damnés ensemblo.
liAZILE.
Allons donc, poltron!... ici-bas
Je fais mon devoir, ce me semble.
Dans un couvent, mes jours cachés
S'écouleront ; or, moi, je pense
Qu'il faut bien faire les péchés
Dont plus tard on l'ait pénitence !
Oui, faisons d'abord les péchés,
Plus tard nous ferons pénitence.
SCÈNE IX.
Les MÊMES, CEP. BEI; A.
f, ERBERA, entrant par la droite.
Ah! don Bazile! la senora Juanila !
BAZILE.
Mon Dieu ! qu'est-ce donc? Cette émotion...
GERBERA.
C'est (|ue vous ne savez pas... une grande nou-
velle... don Lupez annonce son retour.
11 A/. 1 LE.
iMoii frère !
m utni o.
Le colonel?
36
JUANITA.
ccnuEiiA.
Demain... cette nuit, pcut-ûtre!
liAZILË.
Déj;\!
Ali! diable!
Il IBF. UTO.
CERDERA.
Comment, déjà!... quand il revient triom-
phant!... victorieux... il me tarde d'annoncer à
la senora... elle est capable d'apprendre cela froi-
dement,.. Dieu! moi, si l'on m'annonçait le retour
de mon mari, je serais... je... j'en tomberais à la
renverse.
UAZILE.
Mais vous n'êtes pas mariée.
IIUBERTO.
C'est peut-L'tre pour ça. (Bruit au dehors.)
c E n B E n A .
lib! mais... entendez-vous?
SCÈNE X.
Les Mêmes, JUANITA.
BAZILE.
(Jnoi donc? (Juanita entre.)
CERBEBA.
Ah! senora!...
JUAMTA.
Un coup de feu dans le bois de Villare^al.
HIBERTO.
En effet.
TOI' s, écoutant.
Air de contredanse.
Quels cris ! quel bruit affreux
Retentit sur la route!...
C'est quelque malheureux
Qu'on suit jusqu'en ces lieux.
JUANITA.
C'est un ami, sans doute,
Qu'on poursuit sur la route!...
BAZILE.
Quelque drôle, sans doute,
Qu'on poursuit et qui fuit!...
(La musique continue.)
CERBERA.
Je venais vous apprendre...
JUANITA.
Allez, don Bazilc, c'est peut-être un ami.
IIUBEBTO.
Je cours fermer la grille du parc. (Il sort.)
CERBERA.
Senora, apprenez que votre mari...
J l AMTA.
Bien! bien! venez... suivez-moi... et si l'on de-
mande l'hospitalité...
repri.se de lensemule.
JUAMTA.
C'est quelque malheureux
Poursuivi sur la route ;
Qu'il puisse, je le veux,
Pénétrer en ces lieux.
BAZILE et CERBERA.
C'est quelque malheureux
Poursuivi sur la route !...
Avec soin tous les deux
Fermons partout ces lieux !
(Ils sortent parla droite, et comme Juanita va suivre
Cerheia, Charenccy entre par le cùlc opposé. Le
jour baisse.)
SCÈNK XI.
CHARENCEY, JUANITA.
CHAR EN CE Y.
De grâce!... ils me poursuivent encore!
JIAMTA , s'arrctant.
Quelqu'un !
CHARENCEY.
Sauvez-iTioi !
JUAMTA, courant à lui.
Ah ! c'est vous !
CHARENCEY.
Juanita!
JL ANITA.
Ces coups de feu... ces cris...
CHARENCEY.
Oui, après vous avoir quittée, je retournais à Vil-
laréal, heureux de vous avoir vue, de vous avoir
parlé... quand des misérables qui me guettaient
au passage...
JUANITA, se soutenant à peine.
Vous êtes blessé?
CHARENCEY.
Je suis revenu sur mes pas pour leur échapper...
et devant moi, une grille ouverte... Ah ! c'est mon
amour qui me conduisait encore.
JUANITA.
Vous êtes blessé !
CHARENCEY.
Peu de chose... un coup de feu tiré au hasard...
il m'a à peine effleuré... je ne le sens plus en ce
moment... près de vous... (La soutenant.) Juanita!...
madame!... Grand Dieu! des larmes!
JUANITA.
Je suis si émue! si troublée!...
CHARENCEY.
Vous tremblez pour moi?... ah ! je bénis le dan-
ger que je viens de courir !
JUANITA.
Silence! ce danger dure encore!... ils vous
cherchent... ils vous détestent...
CHARENCEY.
Eh! que m'importe! je paierais de mes jours
les larmes que je vois couler de vos yeux... et
que la pitié seule n'a pu vous arracher... oh!
non... qu'ils viennent... qu'ils me chassent! qu'ils
me tuent! je ne voulais vivre que pour vous
aimer!
ACTE PREMIER.
37
J L .\\ IT A.
Eli bien! vivez I
cil A r. ENCKV.
Jiianita!
JU AMTA.
Oui, défendez, conservez ces jours qui m'appar-
tiennent...
CHAUE\CEV.
Pour être aimé de vous?
JUANITA.
Ehl ne le voyez-vous pas? Croyez-vous donc
que depuis deux mois j'ai pu retrouver partout
cet amour qui me poursuivait sans cesse... ces
regards tendres et suppliants que je voyais en-
core quand vous n'étiez plus là? Oh ! ces eiTorts
pour vous rapprocher de moi, cette séduction de
tous les instants, cet amour si fidôlc... tout cela
avait un charme sous lequel ma raison se dé-
battait en vain... Et quand je vous priais de vous
éloigner... de ne pas me perdre... vous ne voyiez
donc pas que je vous aimais... que j'étais per-
due?...
CHARENCEY, avec transport.
Ah! vous êtes sauvée, au contraire! Je vous
arracherai h vos tyrans.
JL'ANITA, écoutant.
Ciel! on vient! taisez-vous.
SCÈNE XII.
JLANITA, CHAI'.ENCEY, BAZILE, CER-
DERA, à la fin HUBERTO.
liAZii, i:.
Personne ne s'est présenté, le bruit a cessé, et...
cun BEn A.
Scnora, vous ne m'avez pas suivie, et...
BAZii.E, apercevant Cbarencey.
Eh ! mais, je ne me trompe pas?
CERBERA. «
Bonté divine!
JLANITA , vivement?
C'est ce seigneur français qui, en retournant à
Villaréal, a été attaqué, poursuivi.
charencev.
Et je revenais sur mes pas vous demander l'hos-
pitalité.
CF. n BERA.
C'est impossible! vous ne pouvez vous arrêter
ici.
Jl' AMTA.
Corbera !
BAZILE.
Non, non! Ah! vous m'avez mis i\ la porte, et
vous venez me demander l'hospitalité!
JI ANITA.
Don Razile!
c E R n E n A .
Non, senora ! on ne donne pas asile à un honinio
suspect, qui n'use pout-ètn'qur' d'un pri'textr pour
pénétrer dans cette maison...
CHARENCEY.
L'n prétexte!
BA/. M.i:.
Oui, un prétexte!... on ne vous a pas atta-
qué ! . . .
C E R B E R .\ .
Et vous allez sortir à l'instant!
BAZ II.E.
Oui, oui, à l'instant !
JUANITA, élevant la voix et pas.sant près de Chareacey ,
Restez, monsieur, vous êtes chez moi... et c'est
moi seule qui suis maîtresse ici!
HUBERTO, annonçant.
Le seigneur don Lopez!
Jl ANITA.
Mon mari.
CHARENCEY, à part.
Le colonel !
BAZILE.
Mon frère !
SCÈNE XIII.
Les Mêmes, DON LOPEZ.
DON LOPEZ.
Eh bien! c'est ici qu'il faut venir vous chercher
tous... Ah! Juanita!
Jr ANITA.
Seigneur !
nON LOPEZ.
Eh! mais... on dirait que mon retour vous cha-
grine !... toujours triste et glacée... (A part.) comme
à mon départ.
BAZILE.
Mon frère... je...
DON LOPEZ.
Bonjour, Bazilc.Lc séminaire de Grenade vous
attend avec impatience.
BAZILE.
Le si'minairc est bien bon !
c E R B E R A .
Eiiliii, c'e^t vous!
DON LOPEZ.
Oui, bien aise de te revoir, ma vieille et lidèle...
(Apercevant Charencey.) Ah! un étranger ici! (Cha-
rencoy le salue légèrement.)
RAZILE.
Oui, un prisonnier de guerre, un l'rançais f|ui
se dit attaque; par la guérilla de Villaréal.
c ERRERA.
Et qui diMiKUidc l'hospitalité...
CHARENCEY.
Qu'on me refuse.
DON LOPEZ.
Ah!
R AZI LE.
Qu'on lui refusi'...
nON LOPEZ.
E( pourquoi ?
R W. I LE.
Parce que nous ne le croyons pas.
38
JUANITA.
(;ii.\n LNCKY.
Si tiiiit autre (iiic vous...
CIC 11 ISLll A.
Parce ijuc c'est un prétexte.
D0.\ I.OPEÎ.
Le capilaiiic Cliarcncey?
CII AltE.NCKY.
Oui, culonel.
I)0\ 1.0 PKZ.
Deniièrenieut ù Grenade, depuis peu à Viila-
real ?
CII\UE>iC.F,Y.
Oui, colonel.
Ji \MT A , ;i part.
Il sait!...
1)0. \ LOi'EZ , à Iî;izile et à Gerbera.
Monsieur a pu être poursuivi... blessé... et il a
bien fait do demander chez moi une hospitalité
qu'on n'a jamais refusée à personne, même à un
ennemi... Ccrbcra! faites préparer une chambre!
monsieur le capitaine restera ici... je le veux!
je réponds de lui ! (Souriant.) Je veillerai sur lui !
c A z I L E , bas à Gerbera.
Ah! ah! il le tient!
D0.\ LOPEZ, s'approchant de GLarencey.
Vous devez être fatigué, monsieur, il faut vous
retirer, et si vous avez besoin de quelques se-
cours... demandez, Gerbera est à vos ordres...
Huberto, fermez toutes les portes.
JUANITA, bas à Chareucey .
11 sait tout! fuyez !
CM Ail E\ci; V , (,1e iiiùine.
Sans vous, jamais!... A cinq heures, deux che-
vaux derrière le parc! (Juauita lui serre la main.)
UN.SIÎMBLK FINAL.
Alu do M. Horiiiillc.
Rentrons tous, car le jour s'enfuit,
El la nuit
Au repos déjà nous appelle !.,.
Rentrons tous, quittons le jardin,
Mais demain
Chacun y reviendra lidùle.
(La musique couliuuc.)
DON LOPEZ, après l'ensenilile.
Ah ! ne croyez pas m'échappor, monsieur de Cha-
rencey... Allez! demain, quand vous serez remis,
nous causerons. (Charencey s'incline légèrement.)
IIUBEIITO, bas à Bazile.
Vous n'irez pas à votre rendez-vous?
i; \ZILE.
Si fait!... c'est le dernier!... (Don Lopcz s'ap-
proche de Juanita, Gharcncey suit Gerbera, et Bazile fait
signe à Huberto de se taire.)
REPRISE DE L'ENSEMBLE.
Rentrons tous, car le jour s'enfuit,
Et la nuit
Au repos déjà nous appelle.
Rentrons tous, quittons le jardin,
Mais demain
Chacun y reviendra fidèle.
Rentrons soudain,
Mais-àr*demain !
ACTE DEUXIÈME.
Un intérieur. — Une fenêtre. — Entrée au fond. — Porte* latérales dans les deux angles.
A gauche, un guéridon.
SCÈNE T.
CHARENCEY, BAZILE.
(Au lever du rideau, la fenêtre s'agite et s'ouvre.
On entend la clef dans la serrure de la porte.)
BAZILE, paraissant à la fenêtre.
ENSEMBLE.
Air : Nocturne de M. Couder.
Ouf! me voilà dans la maison!
Ici, jo puis braver l'orage ;
Plus d'ennemi, plus do soupçon ;
Rentrons et reprenons courage !
CHARENCEY, entrant par la porte .
Sans éveiller aucun soupçon.
Pour mon amour houreu.t présage !
Jo suis rentré dans la maison...
.\llons, achevons notre ouvrage !
(Ils se retournent cl se trouvent en face l'un de l'autre
CHARENCEY.
Les chevaux sont sous les murs du parc, et...
ah!...
BAZILE.
Ah!...
c H A R E N c E y.
Don Bazile !
BAZILE.
Que le bon Dieu vous bénisse!
CHARENCEY.
Que le diable vous emporte!
BAZILE.
Qu'est-ce que vous faites ici... quand il fait à
peine jour?
CHARENCEY, cmbarrassc.
Moi... je... (Avec assurance.) Vous voyez, je me
promène comme liier.
ACTE DEUXIEME.
39
r, AZii. i:.
Ali <,';\1 vous avez iloiic la rapi' di' vous promo-
nor, vous 1
(Il A n EN CET.
Jf vous conseille... quand vous rentrez par ce
ilrole de chemin...
lîAzii.r.
Parbleu 1 cet imbécile do jardinier qui no m'a
pas rendu ma petite clef!
c II A RENCKY , Cachant sa clet.
Ali liali!... vous venez de...
r. AZII.E.
Chut!... vous ne m'avez pas vu... vous ne savez
rien... Kcoutcz... les scélérats d'alguazils, ils me
poursuivent encore, je crois... mais je serai ferme!
CIIAnEXCEV.
Vous serez ferme, vous serez ferme... mais vous
rliancelezl
BAZILE.
Ce n'est pas vrai... je ne bronche pas. Voyez \h-
dessous... Et tenez... (Tl veut se redresser et fait un
faux pas.)
ciiAiiENCEY, lo retenant.
Prenez donc garde! vous avez passé la nuit!...
BAZILE.
Chut! (Baissant la voii.) A Villaréal, monsieur...
avec des camarades... des gaillards !
CII \RENCEY.
Comme vous !
BAZILE.
\ous avons ri, nous avons chauti', nous avons
cassé des bouteilles...
CIIARENCEV.
Vides?
B \ Z I I, E.
Nides, parl)leu ! Et puis quand nous sommes
sortis...
CIIAHEXCEV.
Pleins?
It \ z I L E.
Pleins, parbleu! nous avons rossé les alguazils
de l'alcade. Ils courent toujours sans me recon-
naître, sans m'attraper... J'ai été pins heureux
qu'eux... j'ai attrapé l'alcade sans courir ..
ni A RENTE Y.
I.a bi'lle Zaima...
BAZILE.
Chut!
CII ARENCEY.
.le conçois que si le colonel savait...
Il A /. I LE.
Il ne sait rien, il ne saura rien... il me ronfer-
iiierait dans un couvent tout de suite... Avec ça
qu'il doit f'tre furieux en matin...
cil ARENCEY.
Furieux !... et pourquoi?
BAZILE.
Vous ncsavez pas, pauvre frère I... Hier au soii-...
une querelle terrible avec la sennia.
C II A n E \ c E Y.
Avec sa femme :
I! \ z I L E.
A cause de la politique!... 11 lui a parlé de sa
famille qui vient de se réfugier en France... Elle
s'est fâchée... clic l'a menacé de la rejoindre en
c\il... Il a voulu la calmer... Elle s'est renfermée
dans sa chambre... et il a été forcé de gagner la
sienne... seul...
CII ARENCEY.
Toujours à cause de la politique.
BAZILE.
Toujours!... voilà un colonel moins heureux...
CII ARENCEY.
Qu'un abbé!
BAZILE.
Chut!... Ayez donc une nuit comme celle-là,
vous ! . . .
Air du Premier pri.r.
Adieu ! surtout sache?, vous tairo I
CHABENCEY.
Ne craignez rien, petit farceur!
BAZILE.
Français, je ne vous aime guère.
Mais je me fie à votre honneur !
Crainte de mauvaise rencontre,
Jo vais bravement me coucher.
CHAREXCEY.
Oui, c'est l'heure oii l'ange se montre ,
Et le diable va se cacher !
Bazilt^ sort.)
SCÈiNE II.
C H ARENCEY, soûl.
Et maintenant à Juanita!... Comment parvenir
jusqu'à elle! Elle doit attendre le si2;nal du dé-
part... du départ!...ElIcy consent, elle l'a voulu!...
Que de courage, que d'audace! Cette nuit, lors-
qu'an bruit que j'ai fait sous son balcon, au risque
do me trahir, elle a ouvert sa fenêtre pour me
parler... pour me dire qu'elle s'abandonnait à
moi.... elle seule ne tremblait pas! Il y avait dans
ses accents étoufTés je ne sais quelle fièvre d'a-
mour et de colère dont je suis encore ému !... Eh !
vite, avant le réveil des argus... et surtout de ce
mari brutal, qui m'avait tout l'air de me retenir
comme une victime... Je serai loin, et...
SCÎINE III.
CIIAr.KNCEV, DON LOPKZ, CEnHEHA.
DON LOPEZ, entrant par lo fond.
Ah! c'est vous, capitaine... je viens de chez
vous... di''jà délogi'"... D'où dialili- \enez-vous à
cette heure?
en vnE\CEV.
Moi, colonel? comme vous voyez. (A part.) Ah çà !
est-ce que ça va recommencer?...
DON LOPEZ, à Ceihera.
(ierbera, des cigares et uni; bouteille do xérès.
hO
JUAiNITA.
c r. I» b 1. Il A .
Tout de suite, colouel, (Kllc sort par le foiul.)
DON I.OPEZ.
Je croyais vous trouver daus votre chambre.
c H A n E N c E ï.
Il y Ti^'t ii'ic chaleur... j'étouffais... l't comme il
faut que je rentre on ville...
nON 1,01'EZ.
Eh! non... restez! voufi. savez bien que nous
avons à causer ensemble aujourd'hui ; je ne crains
plus do vous fatiguer comm.c hier.
CEn CEn.\, reiiti-aot et posant ce qu'elle apporte
sur le guéridon.
Voici... (Bas, à don Lopez.) Seigneur don Lopez,
prenez garde à eut homme... il a un air...
DON r.OPEZ.
C'est bon! c'est boni... Voyez si la scnora Jua-
nita se porte mieux, et si je puis enfin pénétrer
jusque chez elle. (Gerbera sort.)
CH AUENCE Y, à part.
Est-ce qu'il veut me griser pour me faire par-
ler?
DON LOPEZ, lui frajipant sur répaule.
Vous accepterez?
CHAKENGEY.
C'est que... il faut que j'explique mon absence
à l'alcade.
DOM l.OPEZ.
Restez!... J'ai arrangé votre affaire à Villaréal.
CHARENCEY.
Ah ! vous êtes bien bon !
DON l.OPEZ.
Et ne faut-il pas que vous sachiez quel est votre
bote... pourquoi je vous ai retenu?... Asseyez-vous
donc. [11 s'assied.)
CHARENCEY, à part.
Tout ceci m'annonce une petite explication qui
finira mal... Nous nous couperons la gorge, c'est
sur!... Pourvu que sa femme...
DON l.OPEZ.
Asseyez-vous donc!... Un cigare, monsieur le
Français.
CI! A II EN CE Y, s'asseyant.
Je n'en use pas, monsieur l'Espagnol.
DON LOPEZ.
Tant pis pour vous! tournez -vous de mon
côté... du côté de l'ennemi.
CIIAn ENCEY, à part.
Nous y voilà !
DON LOPEZ.
lÀegardez-nioi en face.
CHARENCEY, à part.
C'est inutile, va! je sais ce que tu veux.
DON LOPEZ.
Capitaine Charencey, vous ne me reconnaissez
donc pas?
CHARENCEY.
Vou^, colonel?
DON LOPEZ.
Regardez bien! mes traits vous rappelleront
peut-être un homme qui vous a fait rudement la
guerre et qui est tout disposé à vous la faire en-
core.
CHARENCEY.
A un prisonnier, ce serait peu généreux.
DON LOPEZ.
Eh bien?
(Il ARKNCEV.
l'^h bien!. . je... ne...
DON LOPEZ.
Tenez ! je vais aider votre mémoire, je vais vous
rappeler une escarmouche où vous vous trouviez,
il y a trois mois environ, prés de Zumala.
CHARENCEY.
Ln effet.
DON LOPEZ.
Au milieu d'une charge où les Espagnols eurent
le dessus... je ne m'en vante pas... ils étaient dix
contre un, un des vôtres, un jeune capitaine dont
le courage vous aurait sauvés tous, si vous eussiez
pu l'Être, fut blessé', pr(''cipité de cheval... toutes
les armes étaient tournées contre lui... il alUait
périr...
CHARENCEY.
C'était moi !
DON LOPEZ, versant à boire.
Lorsqu'un de vos ennemis, qui commandait ce
jour-là, accourut et s'écria que c'était une lâcheté
de tuer un homme à terre...
CHARENCEY.
Et il détourna les armes, et il brava la colùrc
d'un des siens qui appuyait déjà le canon d'un
pistolet sur ma poitrine, et le renversant lui-môme
avec fureur, il me sauva la vie.
DON LOPEZ.
C'était moi !
CHARENCEY, se levant.
Vous, colonel ?
DON LOPEZ.
Asseyez-vous donc! je fis ce que vous eussiez
fait à ma place, sans doute... cela, voyez-vous,
ce n'était plus la guerre de peuple à pcuph; ,
d'homme à homme... c'était un assassinat! (Bn-
vant.) A votre santé! vous ne buvez pas?...
CHARENCEY, repoussant de la main.
C'est singulier ! je n'avais pas reconnu d'abord...
mais, en effet, il me semble revoir au milieu des
cris, de la fumée, du carnage, l'onicier qui se
multipliait pour faire épargner les... malheureux.
DON LOPEZ.
Vous ue voulez pas dire les vaincus... à la bonne
heure!... vous fûtes prisonnier... cela, je ne pou-
vais pas l'empêcher... mais il y a quelquefois
entre braves gens de ces mouvements de sympa-
thie qui vous gagnent le cœur... j'avais admiré
votre valeur dans le combat... votre fiére résigna-
tion au moment de mourir... et quand on me re-
mit les papiers que vous aviez sur vous, j'écrivis
un mot pour vous recommander au gouverneur du
dépôt voisin, sur lequel on allait vous diriger.
ACTE DEUXIÈME.
M
CIIAUENCF.Y.
I-cs lettres do ma niùrc!...
DON I.OPF. Z.
Depuis lors, je vous ai perdu de vue sans vous
:tvoir oublié... jugez de ma surprise, de ma joie,
lorsqu'iiier j'appris que je venais de vous sauver
la vie pour la seconde fois.
CHAUENCKV.
Que voulez-vous dire?
DON LOPF.Z.
Oui, hier, on traversant ce bois qui nous sé-
pare de Villaréal, et que paixourent sans cesse, en
partisans et on guérillas, des jeunes gens de la
ville, toujours prêts à guerroyer, j'entends des
rris, un coup de feu... je m'élance, j'aperçois un
pauvre diable qu'ils allaient atteindre... Arrûtez!
I(!ur criai-je!... au nom du roi Ferdinand! et à ces
mots, ils s'arrêtent... et pendant qu'ils viennent à
moi, qu'ils me reconnaissent, qu'ils me félicitent
lin mon retour, vous avez le temps dcleur échapper.
CIIAr.KiVCF.Y.
En effet.
DON LOPEZ.
J'apprends alors ([ue vous êtes un prisonnier de
guerre, qu'on soupçonne de vouloir s'enfuir... le
capitaine Charencey.'...\ ce nom, qui m'était
bien connu : Il m'appartient, leur dis-jc... c'est un
homme d'honneur et je réponds de lui... .le les
quitte, espérant vous rejoindre sur la route... ah
bien, oui!... vous alliez trop vite pour cela... mais
j'arrive chez moi au moment où vous veniez de
vous y réfugier, et tout juste à temps pour vous
protéger, pour vous donner l'hospitalité que des
imbéciles vous refusaient... Dites donc, capitaine,
ne vous semble-t-il pas que Dieu m'ait jeté sur la
terre pour être votre bon génie et pour veiller sur
vous? (Buvant.) A vous!
AïK d'ïelva.
A ma santé vous refusez de boire,
Et (levant moi vos yeux restent baissés !
Souriez donc, mon cher, ou je vais croire
Que d'accepter cola vous rougissez !
Oui, ce récit peut-être vous olfense,
Et votre orgueil semble être humilié
De mes services !
CHARENCEV, il paît.
.Surtout quand je pense
De quel prix il sera payé.
Oui, j'en rougis, mais quand je pense
De quel prix il .sera payé !
DON l.OPEZ.
Eh bien!...
CIIARENCRY.
Ah! don Lopcz, je ne puis vous dire ce qui se
passe en moi, ce (|ue j'éprouve... mais soyez cer-
tain que ma reconnaissance...
DON r.OPEZ.
Oii! si la reconnaissance est dans votre cmur,
je l'y trouverai toujours bien dans l'orcasiou...
m.
qu'elle y reste!... Si elle n'est que dans vos dis-
cours... inutile do vous fatiguer la poitrine! D'ail-
leurs, j'ai déjà eu ma récompense, lors de notre
première rencontre... en vous sauvant, il me sem-
bla que que je trouvais un ami, un frè-re... enfin,
je tiens à vous, comme on tient au souvenir du
bien que l'on a fait... à une bonne action dont on
est heureux... cela repose de la guerre!... votre
amitié, rien que votre amitié , en échange do la
mienne, voilà ce que je demande, voilà ce que je
veux!...
CIIAnENCEV.
Oui, vous avez raison... je vais partir... adieu!
DON LOPEZ, le retenant.
Eh! jion, morbleu !
CERBERA, rentrant.
Ah! seigneur don Lopez, voilà des hommes ar-
més, des alguazils qui arrivent de Villaréal... Ils
veulent pénétrer dans le château...
DON LOPEZ.
Eh! bien, quoi! cela vous fait peur!... de
braves gens qui veulent avoir des nouvelles, sans
doute...
CERBERA.
Mais ils se fâchent... ils paraissent furieux !...
DON LOPEZ.
Je vais les recevoir!... (S'apyrochant.) Capitaine,
vous êtes ici chez vous... chez un ami... je vous
reyerrai à déjeuner... avec ma femme, si elle me
fait l'honneur de déjeuner avec moi.
CERBERA.
La senora était dans le parc.
en ARENCEY, à part.
Où je dois la rejoindre !...
CERBERA.
Elle accourt tout effrayée!...
DON LOPEZ.
Voyons, voyons. (A Charencoy.) A bientôt... mon
ami.
CHAR EN CE Y.
A bientôt, mon sauveur! (Pou Lofoz sort avec
Cerbera par le fond.)
SCÈNE IV.
CHAHENCEY, seul. Il se laisse aller dans nn
fauteuil.
Mon sauveur!... lui, le mari de cette (iérr .'.nda-
louse, que j'ai poussée à le haïr!... de cette
femme qui se livre à moi, que j'enlève !... (Se levant
vivement.) Oh! non, non!... ce serait une lâcheté
plus affreuse que celle dont il m'a préservé en
me sauvant la vie! ah! si du moins le sort m'a-
vait adressé à la digne moitié d'un de ces gredins
d'Espagnols qui me tenaient hier sous leur esco-
pettc!... c'eût été guerre pour guerre! double
triomphe! double joie!... mais ici... que répon-
dre? que faire? vaincre cette passion que dopui.s
deux mois j'attise moi-même au fond de mon
((Eur! et au moment d'être heureux!... oh! cela
me coûtera... j'aurai du courage... il le faut!...
mais Juanita, l'abandonner... je ne le puis! lui
6
/|2
JUANITA.
dire (juc par recdmiaissaucc pour le mari (|u'ello
veut fuir... oh! sa tôtc est trop exaltco, son cccur
trop plein do son amour, pour me com|>riMulre...
elle est femme à m'aimer cent fois davantage, fi
s'attaclicr à mes pas!... (Gerbera entre par le fond.)
SCtNE V.
CEnniUlA, JUANITA, CHARENCEY.
JL'AMTA, entrant parla ilioite et allant à Cerbcia,
sans voir Charenoey.
Qu'est-ce donc? que se passe-t-il? expliqucz-
moi...
CET. 11 En. \.
C'est i\ don Lopez, à votre mari, que ces sol-
dats se sont adressés... je ne sais ce qu'ils deman-
dent...
JUANITA, apercevant Cliarencey.
Ah!... savez-vous... vous a-t-on dit?...
CHARENCEY.
Calmez-vous, de grâce!...
CERBERA.
Le colonel revenait ici quand il a aperçu Bazile
qui se cachait... et tenez... (Elle remonte.)
JUANITA, à Charenoey.
Malheureux!... pourquoi ce retard!... fuyez...
CHARENCEY.
Ilassurez-vous!... (A part, se frappant le front.)
C'est un moyen !
JDANITA.
Ali! il n'est plus temps!...
SCÈNE VI.
Les Mêmes, DON LOPEZ, BAZILE,
Plusiei'RS personnes, an fond.
DON lopez, au fond.
Restez ici, messieurs... le coupable vous sera
livré. (Entrant, à don Bazile.) Ah! vous tremblez...
BAZILE.
Ce n'est pas moi !...
DON LOPEZ.
Me dircz-vous alors pour([uoi vous vous cachiez
dans cette armoire?
BAZILE.
Je me cachais... parce que je croyais la maison
assiégée par une armée entière!
DON LOPEZ.
Voilà un beau courage!
BAZILE.
Du courage, ce n'est pas mon état... vous m'avez
défendu d'en avoir.
DON LOPEZ.
Expliquez-moi donc...
CHARENCEY, poiir détoumer.
Que se passc-t-il, colonel?...
DON LOPEZ.
C'est une troupe de gardes et d'alguaziis qui
viennent au nom du seigneur alcade roclamcr un
cavalier qui s'est échappé cette nuit de Villaival,
après une bruyante orgie où il s'était animé avec
(|U('lques fous comme lui.
BAZILE, basa Cliarencey.
Ne dites pas!... je suis mort!...
CERBERA.
Bonté divine!...
CHARENCEY.
Oh! une orgie, colonel, ce n'est pas un crime...
DON LOPEZ.
Peut-être, mais quand la garde accourue dans
une rue obscure a voulu mettre fin au tumulte,
qui jetait l'effroi chez les bourgeois endormis...
BAZILE.
Permettez... s'ils étaient endormis...
DON LOPEZ.
Alors... les tapageurs... qui avaient déjà battu
l'aubergiste en guise de paiement... le seul qu'il
ait reçu... sont tombés sur les gens de l'alcade et
sur les alguazils... et après les avoir rossés, ils
ont bravement pris lu fuite... sans qu'on ait pu
les reconnaître...
BAZILE.
Alors si on ne les connaît pas...
DON LOPEZ.
Mais... on s'est attaché aux traces du plus
acharné... qui enfourchant lestement un cheval
qui l'attendait s'est réfugié, dit-on, dans ce châ-
teau...
CERBERA.
Dans ce château où nous étions deux femmes!
DON LOPEZ.
Et en effet on vient de trouver deux chevaux der-
rière les murs.
BAZ ILE, à part.
Deux!...
CHARENCEY, à part.
Ciel!...
JUANITA, à part.
Tout est perdu!...
CHARENCEY, à part.
Non, non ! don Lopez ne sera pas seul généreux !
BAZILE.
Permettez, s'il y a deux chevaux, ce n'est pas...
DON LOPEZ.
On réclunic le coupable... et je viens de m'en-
gager à le livrer, fût-ce mon frère !...
BAZILE.
Moi... (X part.) Mais c'est un Brutus que cet
homme-lâ !
DON LOPEZ.
Ce sera un à-compte sur les jours de retraite
qu'il doit au Seigneur I...
JUAMTA.
Une pareille conduite!... Quoi! vous penseriez
que don Bazile...
CHARENCEV. |^
Non, senora... Et dussé-je me perdre... je dois
la vérité au colonel, à don Bazile que je ne laisse-
rai pas arrêter à ma place !...
ACTI-: DEUXIEME.
/|3
DON 1.0 V El.
llciii?
Jl ANITA.
Qu'entcnds-jc !
CEUDER V.
Il a dit...
UA ZILE.
Il a dit à sa place!...
CHARENCEY.
Oui, colonel... quelque pénible qu'il soit de dé-
truire la bonne opinion que vous aviez de moi...
il est de mon devoir de détromper telle personne
qui peut-être me croyait, cette nuit, dans l'inquié-
tude, dans d'autres pensées... J'en conviens : cet
homme qui passait gaîment son temps...
DON LOPEZ.
A s'enivrer.
CHARENCEY.
A perdre son argent.
DON LOPEZ.
A rosser l'aubergiste.
C IIARENCEY.
Et les gens de l'alcade.
DON LOPEZ, liaut.
C'était vous?
BAZILE.
C'était lui!
JLAMTA, s'oubliant.
Oh! non, ce n'était...
CHARENCEY, l'inteiTOinpant.
Ma foi si, senora, c'était moi, je ne puis plus
mentir; le moyen de nier, quand je sens encore
la chambre tourner autour de moi, et mes jambes
chanceler un peu.
r.Azn.E.
Au fait, je n'avais pas remarqué.
CHAR ENCEY, ;'i part, rcgaiJaat Jiiauila.
Une larme !
c ERRERA.
C'est donc ça qu'on a vu un jeune homme esca-
lader les murs du parc.
C H A R E \ c E Y.
Voilà!
n A Z IL E.
Voil;\!
DON LOPEZ.
Ah bah! Kn clTet, je vous ai trouvé ici... mais
connue j'avais fait fermer les portes...
CHARENCEY, mouli'aiit MIlC i»tit(;clcf.
Heconunandez donc à votre jardinier de mieux
garder la petite clef que voici !
BAZILE.
Parbleu! je la reconnais. (A part.) I.a mienne!
Jl ANITA, à put.
Ah ! mon Dieu !
CHARENCEY.
Je rentrais quand vous m'avez surpris ce mutin,
ici, un peu dégrisé par la pour, et par votre pré-
sence... (Riant.) Mais tenez, vous parliez, vous
parliez, j'en ai perdu la moitié, le diable m'em-
porte!... (A Jiianila.) Pardon , senora.
DON LOPEZ.
Et moi qui vous croyais l'homme le plus rangé...
même un peu romanesque!
CHARENCEY.
Ma foi! il y a des jours où je crois aussi...
quand il faut prendre un air gentil, briser mon
cigare et mon verre, et soupirer quelques ro-
mances amoureuses... ce n'est pas que je ne sois...
oh! mon Dieu ! amoureux pour la vie! mais far-
ceur et bon enfant ! Là-dessus, ne craignez rien ,
et, puisque l'alcade me réclame, mon ami l'alcade,
envoyez-moi à Villaréal pour me défendre. L'al-
cade est un bravo homme, nous nous expliquerons
ensemble. (Bas à Bazilc.) J'arrangerai votre alTaire.
BAZILE.
Merci !
CHARENCEY,
Chut! (A part.) C'est cela, je pars! je suis
sauvé !.,.
GERBERA.
Dans le bon temps, on aurait brûlé cet homme-
là!.,.
CHARENCEY, aux agents restés dans le fùuJ.
Allons, messieurs...
DON LOPEZ.
Moi, vous laisser aller! vous livrer à ces enragés
qui vous réclament! Allons donc! Vous êtes mon
hôte , mon prisonnier à moi ! Tout ce que vous
avez fait, faute grave pour un jeune moinillon...
BAZILE, à part.
FIcin ! lui aussi.
DON LOPEZ.
N'est que peccadille pour un brave ofllcier...
pour un prisonnier de guerre qui cherche gaî-
ment à s'étourdir!
R A z I L E.
Au fait! un brave officier, c'est son état à lui!
c E R B E R A .
Quoi! sonor, vous retenez un mauvais sujet
comme...
DON LOPEZ.
Je connais notre alcade, je vais lui répondre.
Vous nous restez, je le veux! l'.ttoi, qui l'échappes
belle, va-t'en dire qu'on rentre les chevaux qui
sont restés à la petite porte du parc. (A Ceibera.)
N'allez-vous pas craindre pour votre vertu, vous"?
(Retenant Charcncoy qui fait Tia moiivemoiit pour sortir.')
Eh bien ! eh bien !
c H A R E N c E Y .
Mais permettez; il vaut mieux m'éloigncr.
DON LOPEZ.
Ah! \(uis m'obéirez, morbleu! Je reviens, (fli -
conduisant JiKuiil.i jusqu'à sa porto, à {:auclic.) Juanita,
je vous rejoins dans un instant.
CHARENCEY, à pail.
Vous verrez qu'il ne voudra plu^ nie laisser
[lartir.
/l/l
JUAN I TA.
i:nsi:xi hli-:.
Aiu : Fraymeiit de yuhuclioclonoso):
Ah ! l'.iventure est singulière !
lîn vain c'est moi qui veux partir ;
Près de sa femme j'ai beau faire,
C'est lui qui va me retenir !
D0\ 1,0 PEZ,
Ce n'est qu'une faute légère,
Jo vous garde, j'y dois tenir.
Encore un service, j'espère,
Que vous acceptez sans rougir!
BAZILli.
Ah! l'aventure est singulière!
Do peur je me sentais mourir;
Il prend ma place, laissons faire,
C'est un Fraudais qu'il faut bénir!
JUANITA.
O ciel! quel est donc ce mj'Stère?
Je me sens trembler et frémir !
Mais, non, c'est une erreur, j'espèro,
11 veut le tromper pour mieux fuir!
CF. RBERA.
Cette nuit, on avait beau faire,
De ces lieux il a pu sortir !...
11 faut le livrer au contraire.
Et l'alcade doit le punir !
(Ils sortent tons, excopté Charoucey et Jiianita.)
SCÈNE VII.
JUANITA. CIIARENCEY.
ciiARENCEY, il fait un pas pour sortir.
Oh ! je ne reste pas! il y a trop de danger!
JUAMTA, qui s'est arrêtée à sa porte, le retenant.
M. Charencey!
CIIARENCEY.
Madame... (A part.) Soutenons notre rùle,ft;nne!
JUANITA.
Oh! tout cela, c'est un rûve, n'est-ce pas?
CHAR EN CE y.
Pardon, je viens de me trahir... il n'y a pas de
mal, peut-être... Vous vous figuriez que j'étais un
homme accomi)li, sans les défauts que vous détes-
tez chez don Lopez... Eh bien! non, je ne vaux
pas mieux que lui. Fumer, boire et jouer, voilà
ma vie!..,
Aiit : Eau merveilleuse.
Je la mène joyeuse et douce
Partout où la guerre me pousse ;
Et sans songer au lendemain.
Je poursuis gaîment mon chemin,
Fredonnant un joyeux refrain !
De nos soldats c'est l'habitude,
Et s'ils peuvent faire une étude,
Ce n'est que celle du plaisir !
Si leur cœur s'agite,
.S'enflamme bien vite,
Frémit et s'irrite,
C'est pour le saisir.
Vive le plaisir! {his.)
Si mon citur .s'agite, (bis.)
Frémit et s'irrite,
C'est pour le plaisir!
Vous !
CHARENCEY.
Ce qui ne m'empêche pas d'enticméler tout cela
d'un peu d'amour... de beaucoup d'amour... car je
vous aime, ma jjarole d'honneur! Mais, que vou-
lez-vous, j'ai joué l'homme aimable, élégant... et
je ne suis qu'un soldat, pas trop digne de vous.
Vous ne m'aviez vu qu'en perspective; de loin, ou
se monte la tête!... Vous vouliez tout sacrifier
pour moi, c'était bien , c'était gentil !... mais au
bout de tout cela, voyez- vous, il y avait desre-
grets, du repentir ! Maintenant, vous méconnais-
sez... eh bien ! tant pis, ou plutôt tant mieux, pen-
dant qu'il en est temps encore ; cela nous épargnera
à vous une faute, à moi un remords. Encore un
coup, pardon, madame. Je pars, mais je suis sur
au moins que vous direz quelquefois : 11 n'était pas
digue de moi, mais c'est un brave garçon.
JUAMTA.
Quel langage... c'est un mélange d'honneur, de
rudesse et de bonté!
CHARENCEY, à part.
Diable! ce n'est pas ça!
JUANITA.
Vous m'aimiez ?
CHARENCEY.
Oh ! oui, comme un brave soldat qui passe, qui
s'en va, mais à qui il en coûte trop de se faire
meilleur qu'il n'est. Vous avez cru que, cette nuit
par exemple, je pensais à vous, que j'étais tenu
éveillé par mon amour, par mon inquiétude,
comme vous, qui étiez bien malheureuse, peut-être
en pensant à moi? Eh bien ! non, j'avais quitté ce
château pour retourner près des amis, leur faire
gaiment mes adieux au milieu des éclats de rire,
du bruit des verres et de la fumée des cigares!...
voilà!...
JUANITA.
Comment?
CHARENCEY.
Mais je ne vous ai pas compromise; soyez tran-
quille, on ne sait rien, etquand je serai parti, per-
sonne n'aura le droit de vous soupçonner. Pour
moi, vous ne pouvez plus m'aimer... Vous ne me
reverrez plus... Adieu !...
JUANITA.
Ne plus vous aimer! mais est-ce que je le puis!
Et ma lettre?
CHAR ENCE Y.
Quelle lettre?
JUANITA.
Après m'avoir exaltée, entraînée nuilgi-é moi,
après m'avoir arraché avec un aveu fatal ce cœur
que je défendais en vain... croyez-vous qu'il dé-
pende de vous de me rendre la raison que vous
m'avez ravie? Non, une femme qui "s'est perdue
ainsi ne retourne plus en arrière... pour rougir,
pour trembler devant un maître! Non!... Et vous
ne sentezdonc pas que si je n'étais vaincue déjà, je
ACTE DEUXIÈME.
/i5
le serais par tant de loyauté et de franchise!... Ah!
je vous avais rêvé sans ces dé.''auts, qui sont ceux
de votre état, peut-être ; mais je sais que vous
(■•liez loyal et sincère dans votre amour! je sais
que vous ne m'avez pas trompée quand vous m'a-
vez dit : je t'aime!... que me fait le reste?...
CIIAK EN CE Y.
Ce que je vous ai dit...
JUAXITA.
Je vois tout et je pardonne... parce (|ue moi
aussi... je...
CHARENCEY, l'uitoiTOmpaut.
Juanita!... Mais songez donc...
JUANITA.
J'ai songé k tout, quand j'ai écrit à don Lopez
que tout était rompu entre nous et que je partais !
CHARENCEY.
Vous avez écrit!...
Jl ANITA.
Ce matin même.
CHARENCEY.
Mais cette lettre !
J L A N I T A .
Parmi ses papiers... sur le contrat qui m'en-
chainait à lui... il l'a sans doute en ce moment.
CHARENCEY.
Quoi ! vous avez osé... pour moi!...
JL ANITA.
Ne craignez pas un regret, pas un remords de
cette âme, dont l'énergie est votre ouvrage!... Si
vous m'aimez, je serai loin de lui!... Si je reste,
c'est que vous ne m'aimez pas!... Il me tuera, que
m'importe !
CIIAK EN Ci: Y.
Oh! c'en est trop, Juanita... Ordonne, dispos(',
je suis ton amant, ton esclave!... 11 n'existe au
monde rien qui puisse nous séparer... ni ami-
tié, ni honneur, ni reconnaissance... On n'est pas
aimé ainsi deux fois dans sa \ie!... On ne goûte
pas deux fois un bonheur aussi grand... Et quand
il s"oiTre à nous, quand il nous saisit, quand il nous
embrasse, de quelque prix qu'il faille l'acheter, il
n'est pas de puissance au monde , il n'est pas de
f(jrc(! au fond de l'âme qui puisse y faire renon-
cer!... Et moi aussi, je suis b. toi !... Partons!...
SCÈNE VIII.
Les Mêmes, DON LOPEZ, lîAZILE.
DON LOPEZ, en Jcbois.
Oui, oui! je réjiondrai!
c II A n E N c E Y , s'éloignani.
Don Lopcz !
j r A \ I I \ .
Ciel!...
l)0\ i.oi'i:/., eu lUhuis.
Bien ! bicu ! cette lettre!...
CHARENCEY.
Celle lettre! il l'a trouvée!...
lîA/.II.E, f-nlr.iiit [liii' la taiirlio.
Ils sont partis!
DON LOPKZ, toujours au foutl et paieouraut
uu papier.
Dites au seigneur alcade que je le verrai ce ma-
tin. (Il entre sans voir Cliarencey. ) Ah! Juanita, je
vous demandais... pour vous parler d'une lettre
que je reçois à l'instant.
CHARENCEY.
Une...
DON LOPEZ, se retournant.
C'est vous, capitaine, cela vous concerne aussi...
CHARENCEY.
Une lettre?
DON LOPEZ.
Dans laquelle on m'ordonne de me rendre im-
médiatement h Madrid...
CHAR ENCEY.
Ah! (A part.) Je respire!
BAZILE.
Oui, nous partons pour Madrid..." que je désire
voir depuis si longtemps!... Madrid, la ville des
plaisirs!..
DON LOPEZ.
La ville des couvents !
BAZILE.
C'est ce que je voulais dire!
DON LOPEZ.
Quant à vous, senora, vous m'accompagnerez
aussi.
J U ANITA.
A Madrid... Je ne puis...
DON LOPEZ.
Oh! à cet égard, point de caprices!... J'en ai
trop souffert... Mais, qu:\nt â ce départ... il le
faut, je le veux.
JUANITA.
Puisque mon maître l'ordonne!
DON LOPEZ.
Votre maître! Eh! vous savez bien que je ne le
suis pas! Allez... songez qu'il faut partir aujour-
d'hui mCme. (Elle sort parla droite.)
SCÈNE IX.
CIIAlîENCEY, BAZILE, DON LOPEZ.
DON LOPEZ, la rogaiiiant sortir.
C'est heureux! on ne résiste pas... C'est la pre-
mière fois.
CHAH ENCEY, à pari.
Que va-t-elle faire? comment la rejoindre?...
BAZILE, bas à Cliarencey.
Seigneur français, mon frère a grande conliance
en vous, (Mouvement de Cliarencey.) Tâchez donc
d'obtenir.., (Voyant don Lopez s'approcher.) Hum !
hum !
I10\ LOPEZ.
Mainteiuuit, mon cher bote, à nous deux,
cil AU ENCEY, à part.
Qu(! je me sens mal â l'aise près de lui !
u A z I L E, lias à Cliarencey,
Qu'il ne me fasse pas entrer au couvent... J'y
ferai une révolution d'abord!
^6
JUAMTA.
liON I.OPK/.
Bazile!
n \ /, I L K,
Mon frùio!
1)0. M 1.0 PKZ.
Venez, i)rciiez ce papier, vous allez remplir les
blancs qui s'y trouvent.,. M. le capitaine vu vous
dicter.
cil AU EN CE V.
.Moi, monsieur le colonel?...
DON I.OPEZ.
C'est un petit service que je veux vous rendre...
le dernier...
CII VnENCEV.
l\Ierci... seigneur Lopez !... Vous avez déjà trop
fait pour moi... Je no saurais accepter...
DON LOPEZ.
X'ous refusez sans savoir de quoi il s'ap;it.,.
CHAnENCEY.
N'importe! c'est trop ! et d'un ennemi...
DON I.OPEZ.
Hein ! est-ce que vous rougissez de me devoir la
vie?...
CM An EN CE y.
Je ne dis pas... mais...
DAZiLE, à part.
Ali! mon Dieu! ils vont se rebrouiller.
DON LOPEZ.
Est-ce que je vous ferme ma maison?... Est-ce
que je me suis cru le droit de vous frapper sans
défense? quoi([ue vous veniez nous disputer ce
qu'un peuple a de plus cher, de plus précieux au
monde, notre indépendance....
CHARENCEV.
Monsieur, je fais mon devoir.
BAziLE , à part.
Oui, notre indépendance!... et on me fait moine!
CHAnENCEY.
Oui, mon devoir, et je ne souffrirai pas...
DON LOPEZ.
Assez , capitaine , laissons les fautes à ceux qui
les ont faites... Dans une guerre comme celle-ci,
on ne discute pas, on se bat, et, quand on se tire
des coups de fusil, la colère et la vengeance finis-
sent toujours par s'en mêler... Mais, après le
combat, homme à homme, admis dans l'intérieur
d'une famille, on se juge, on s'apprécie, et l'on
se rappelle que l'on a été, que l'on sera, que l'on
est toujours frères!
en AUENCEV.
Oh ! cela, je le pense comme vous.
BAZILE.
Et moi aussi !
CHAnENCEY.
Mais quand il s'agit de l'honneur.
DON LOPEZ.
Et justement , c'est votre honneur (pie je viens
f-auver!...
eu A II ENCEV , bluiiélait,
llein?
DON LOPEZ.
Prisonnier sur votre parole, vous pensez à y
manquer!... on se fie à votre honneur, et vous
cherchez à vous échapper!
CHAnENCEY.
Plaît-il?... qui vous adit?...
DON LOPEZ.
On le sait à Villaréal , on vous surveille... Et
pourf[iioi donc seriez -vous toujours sur cette
route?
li A Z 1 L E.
Ça, c'est vrai !
CIIAUENCEY.
Sur cette route...
DON LOPEZ.
Eh bien !... je vous rends la liberté, moi, et cela
ne coûtera rien à, votre honneur!
CHAnENCEY.
Colonel !
DON LOPEZ.
J'ai h\ un cartel d'échange... qui m'arrivc de
Cadix... Je l'avais demandé... après notre première
rencontre... à votre intention... Je n'ai pas changé
d'avis depuis ce jour-là... le voici... Bazile, date-
le de Villaréal, septembre 1812, le capitaine Cha-
rencey... Je m'en remets à vous du choix d'un
officier que la France nous rendra à votre place...
C'est une bonne action que je vous laisse à faire...
encore un service... et celui-là, vous ncle refuserez
pas!... (Il va à Bazile.)
CHARENCEY, à part.
Diable d'homme, il a j uré de ne pas me laisser
une minute sans remords!... c'est un poids trop
lourd!
DON LOPEZ, rfivcnant il lui et lui prenant le bras.
Partez... retournez dans votre patrie
en An EN CE Y.
Mais...
DON LOPEZ.
Et quelquefois...
Air du Grand Eugène.
Parlez de moi comme d'un frère,
En contant nos tristes combats,
A vos amis, à votre mère,
Qui, pour moi, priera Dieu tout bas,
En pressant son Cls dans ses bras !
Votre femme, sans me connaître,
Do loin aussi me bénira...
Pour son bonheur... mon ouvrage... et peut-être,
La mienne ici me le rendra !
CII Ans ^CEV, ;\ part.
Ma mère '.
DON LOPEZ.
Votre femme est-elle jolie?
CHAnENCEY.
.le ne suis pas marié, colonel.
DON LOPEZ.
Ail ! je n'ose pas vous plaindre... car s'il faut
juger par mon bonheur de celui des autres...
ACT1-: DEUXIEME.
hl
c H A n F. N r. E Y .
Vous n'êtes pas heureux!
DON LOPEZ.
Moi... C'est ;\ en perdre la tête!... Je l'aime...
lîien que je n'aie fait pour gagner son amour... et
;\ mon dernier di'iiart pour l'armée, il me semblait
que j'avais commencé... ça n'allait pas mal... et je
comptais sur l'absence, sur les regrets pour Otro
adoré !... Mais pas du tout... hostilité complète!...
A mon retour, une migraine... une querelle... que
sais-je!... pour avoir le plaisir de me fermer sa
porte.
RAZiLi-, à part.
Commcla tendre Zaïma pour son pauvre mari!...
DON LOPEZ.
Et ce matin, vous avez vu...
en An EN CE Y.
J'ai vu... J'ai vu ([uc vous n'avez pas été très-ai-
nialtle avec elle... vous lui parlez militairement...
// le faut, je le veux,
DON I.OPEZ,
Je parle comme un soldat!
CUAllENCEY.
Un peu bourru.
DON LOPEZ.
Kt très- mécontent, (li.izile se lève avoeson papier ri
va se placer près de don Lopez.)
CIIAUENCEY.
Kt puis, vous ne lui dites pas un mot pour sa fa-
mille exilée... vous lui faites l'éloge des Anglais
quelle n'aime pas.
DON LOPEZ.
M moi niiU plus... mais la politique veut...
CHAT. ENCEY.
Est-ce qu'on fait de la politique avec sa femme!...
nu plutôt est-ce (lu'il ne faut pas en faire un peu...
mais de la politi(iuode ménage... Pour gagner son
cœur, il faut être doux, complaisant, aimable.
DON LOPEZ.
Ce n'est pas trop mon genre.
IlAZIL E.
Oh non !
en AnENCE Y.
Les femmes veulent quckpiefois être trompées.
15 A Z ILE.
Elles le veulent toujours.
DON LOPEZ.
Vous croyez?
CHARENCEV.
C'est un mauvais sujet qui vous parle...
Il A z I L E.
Oui, c'est un mauvais sujet qui vous parle.
cil AnENCE Y.
Moi, j'ai fait une étude particidiérc du civnv dr
CCS dûmes...
II AZILE.
Oui, j'ai fait une élude particulière...
DON I.oi'EZ, se rrlniirnaiit vers llazilf.
Ileili ?... loi aussi !
li V z I L Ë.
C'est-à-dire, non... Je... Voici le cartel rempli.
DON LOPEZ.
Bien!... Voyez, capitaine... Ciel! ma femme!
(A Bazilo.) Va-t'en!...
B AZILE.
Je sors!... (Basa Charencey.) Il est bien dis-
posé... parlez donc. (Il sort par le fond au moment où
Jnanita entre par la droite.)
SCÈNE X.
CHARENCEY, JUANITA, DON LOPEZ.
Jiiauita entre vivement et voilée.
CIIAnENCEY, bas.
Courage, colonel!... (Il feint de lire le papier qu'il
tient.)
DON LOPEZ, allant à elle.
Eh! Jnanita, où allez-vous ainsi?... Pourquoi ce
voile, cet air agité?...
JLANITA.
Tout est prêt pour votre départ... J'ai obéi... je
me suis soumise à vos ordres. (Charencey regarde
don Lopoz.)
DON LOPEZ.
Je ne vous ai point donné d'ordres, Jnanita...
Je vous ai fait une prière... (Charencey l'approuve
d'au signe de tête.) Vous me suivez à Madrid avec
plaisir?
JC ANITA.
Non, monsieur!...
DON LOPEZ, vivement.
Eh! madame... (Charencey le regarde, il se re-
prend.) Vous me gardez rancune... Je vous ai offen-
sée peut-être par un ton brusque... qui n'est pas
fait pour vous... Pardonnez-le-moi. (Charencey ap-
prouve.)
Air de l'Art d'aimer.
Plus tanl vous saurez mieux connaître
Co cœur que l'amour vous soumet.
Juanita, ce n'est pas un maître,
C'est un ami qui vous promet
Des jours do l)0iiheur en écliange
n'uu regard plus doux!..,
JUANITA, à part.
Ciel! qu'ontonds-je?
Cil A II EN CE Y, a part.
11 a l)oau faire, je lo voi,
I.o regard est toujours pour moi !...
DON LOPEZ.
Dites-moi, ([ue puis-je en ce moment?...
Jl A \ ITA.
Me permettre de descendre à la \ille... où j'ai
(pichpies adieux à faire.
DON LOPEZ.
A (|ui donc? (Charencey le regarde.) Parilon, Jua-
nita .. allez, on va vous accompagner.
JE ANITA.
C'est inutile... J'irai seule. (Klie jette un regard
sur Cli.iri'iii ey.)
/j8
JUANITA.
CHAUI-NCEY, i p.irl.
Ail! mon Dion !...
noN 1.0 pi:/.
Mais ('('piMulant ! (Cliareucey le rogardc; Soit...
Mi'tnc (lir.
Un soupçon serait une oneiiso,
Koycz libre!... Mais en ce cas,
Quand vous avez ma confiance,
La vôtre, ne l'aurai-je pas?
Gage de paix, je vous en prie,
I.aissez-nioi cette main amie I...
(Il lui prend la main, elle regarde Cliarencey.)
CHAH EN CE Y.
I.a main est à lui, je le V(>i,
Mais !c cœur est toujours à moi.
(Don Lopcz va lui baiser la main, elle la retire
doucement. )
SC[^NE XI.
Les MÊMES, Cl-;i\BKRA, BAZILE.
CEniiERA, entrant.
Mais je parlerai au seigneur don Lopez!...
15 A z ILE, la suivant.
Mais non, je vous le défends !...
GERBERA.
Je parierai.
DO.N LOPEZ.
Qn'cst-ccdonc? parlez, Gerbera...
liAZILE.
Gerbera, je vous en prie!...
DON I. OPE z.
Silence!... Eh bien?...
CERBER A.
C'est le corrégidor en personne qui vient récla-
nur le tapageur de cette nuit.
JUANITA, à part.
Ciel !
CM AREN CEY , à paît.
Ah!
DON I.OPEZ.
Et pourquoi?...
lî \Z ILE.
On lui dira qu'il n'est plus ici, voilà...
DON LOPEZ,
Pour([uoi donc?...
CERBER A.
11 prétend...
RAZILE.
Des bavardages ! . . .
CER BE RA.
Il dit...
B AZI LE.
Ce n'est pas vrai !
DON LOPEZ.
Vous tairez-vous?...
CE l; BER A.
Qu'il est coupable d'escalade... de vol, pcnt-
ôti-e.
TOUS.
De vol!...
CERBER A, fontiniiant.
Et que lorsqu'on l'a poursuivi, il s'échappait de
la maison de l'alcaile...
BAZiLE, à p;irt.
Aïe!...
CERB ER A.
l'ar le balcon de lasenora!...
1)0\ LOPEZ.
Comme un amant!...
JLAMTA.
Un amant!... (Elle attache sur Cliarencey un re-
gard jaloux.)
BAZILE, à part.
Cette fois, il ne me sauvera pas.
DON LOPEZ.
Seigneur prisonnier... que dites-vous?...
CH ARENCEV.
Je dis qu'il y a là un secret que je ne jiuis dé-
voiler qu'à vous... à vous seul!...
DON LOPEZ.
Je conçois!... Juanita, vous êtes libre de des-
cendre à la ville... Quant au voj'age de Madrid,
c'est moi qui attends vos ordres. (Il la conduit à la
porte de gauche.) Bazilc, priez le corrégidor de m'at-
tendre un instant.
BAZILE.
J'y vais...
DON LOPEZ, à Ccrbera.
Allez, Gerbera... et placez dans mon pupitre de
voyage tous les papiers de famille qui sont dans
mon secrétaire...
CERBER A.
Oui, seigneur. (Cerhera, an moment de sortir, voit
Bazilc entrer à droite. — A part.) Il veut entendre!
(Elle sort par le fond.)
SCÈNE XII.
GHARENGEY, DON LOPEZ.
CiiARENCEY, à part, regardant la porte i gauche.
Elle écoute!... tant de beauté , tant d'amour!...
ah! c'est trop...
DON LOPEZ, lui frappant sur l'éiiaiili'.
Nous sommes seuls... eh bien! capitaine?
CHARENCEY.
Eh bien! colonel!... (II.». partent tous dciud'unéclat
de rire.)
DON LOPEZ.
Ce voleur?...
cil ARENCEV.
C'était un amant!...
DON LOPEZ, le montrant du doigt.
Et cet amant?...
CHARENCEY.
Chut!... vous y êtes! (La porte de gaucho se l'C-
lenup.)
DON LOPEZ.
Vrai !... ce cher alcade!... chargé de veiller sur
ACTK DKIXIÈME.
iO
la vrtu i)iibliqn('!... ot sa femme, sa chère
Zaïma...
c II A r. K \ c E Y.
Zaïma!... c'est cal... joli nom, hein?
DON LOPEZ.
Elle n'est pas mal.
c IIAR EXCEY.
Superbe.
1)0\ I.OPEZ.
Elle qu'on dit si sévère, si dévote...
CIIARENCEY.
Bah ! un moinillon ! (La porte de droite se referme.)
UON I, OPE/.
Plaît-il?
ciiAUENGEY, se reprenant.
C'est-à-dire... que moi aussi j'ai pris avec elle
l'air un peu cafard...
DON LOFEZ.
C'est ça... vous vous y entendez! vous prenez
avec toutes les femmes l'air qui leur convient...
c n A R E N c E Y.
Voilà!...
DON LOPEZ.
Un petit saint avec nos béguines.
CUARENCEY.
[Jn héros de roman avec vos fièrcs Andalouscs...
pour leur monter la tête.
DON LOPEZ.
Et vous vous en moquez après?
CUARENCEY.
Quelquefois, (Il voit la porte de gauche se refermer,
et dit à part avec émotion.) Ah! pauvre femme !
DON LOPEZ.
Et cet amour dure depuis...
CUARENCEY, avec (ffort.
Depuis deux mois! deux mois ((ue ji' l'aime
roimne un fou !
DON LOPEZ.
•C'est beau! c'est héroïque!., et je suis sûr que
ce n'est pas le seul cœur tendre que votre dé-
part va décliirer !
c. Il Ali i:.\(: i:"i, prenant un ton dcgngi'.
Ma fui non! di'puis que je suis à \'illaréal, j'ai
iicaucoiip aimé!... mais beaucoup !... Je n'avais
que ça à faire!... Dame! un malheureux prison-
nier !...
DO.N LO PEZ.
Malheureux! malheureux! pas trop!
CHAR EN CE Y.
Et je changeais souvent d'amour... Que voulez-
vous? nous autres Français, nous aimons bien,
mais vite... comme des gens qui sont pn^ssés d'en
tiiiir pour changer.
I)0\ LOPEZ.
Et puis on mène plusieurs intrigue^ à la fois...
cl en ce moment peut-être...
(.11 \ni;\ Cl. v.
l'.n ce momciii, J'iii ai ([uatrc! un feu croisi'!...
DON LOPEZ.
I.ii bii'ii ! je vais trouver le corrégidor... lui dire
III.
que vous partez... que vous êtes libre... et que,
dans l'intérêt du seigneur alcade et des autres ma-
ris, on fera bien de ne pas vous retenir!... C'est
patriotique ce que je fais là!...
CUARENCEY.
Sans doute; mais ne parlez pas de inesamours...
vous me feriez du tort!...
DON LOPEZ.
I>ali ! puisque vous partez!
cil A R EN CEY.
C'est égal... on ne sait pas ce qui peut arriver...
et puis, je ne veux pas laisser une mauvaise opi-
nion de moi à la senora Juanita.
DON LOPEZ.
Vous avez raison! il faut tenir à l'estime d'une
honnête femme. Je donnerais ma vie pour lui
épargner un chagrin!... J'obtiendrai le retour de
son père... et quanta moi, si elle ne peut m'ai-
mer... Eh bien!... pour la laisser libre, heureuse,
j'irai me faire tuer sur un champ de bataille!...
Attendez-moi! (Il va pour sortir, Gerbera entre.)
SCÈNE XIIT.
Les Mêmes, CEHBERA.
CERBERA, du f(Jlld.
Seigneur don Lopez... ah! sur les papiers que
vous m'avez indiqués... cette lettre cachetée pour
vous.
DON LOPEZ, la prenant.
Pour moi! (.Imnita .s'élance, paie, défaite.)
Il A M TA.
.Ma lettre!
CHAR EN CEY.
Madame!...
D0\ 1.(1 PEZ, se retoiiruaul.
Vous ici, Juanita!... je vous croyais à Villaréal.
.UIANITA.
Non, don Lopez... ce ton de bonté avec lequel
vous m'avez parlé m'a trop émue... parce que je
crois à votre franchise... Tromiier une femme, ce
serait infâme, et mon iiiépri>...
CiiAiîENCEV, à part, avec abittemenl.
.Vil ! son nu'piisl...
DON LOPEZ, lias à t'diaieiicoy.
Le conseil était bon!... (liant.) Mais pardon!...
cette lettre... en elVet... je ne l'ai pas ouverte; de
i|ui eht-elle?... (Il va pom rouvrir. )
Jl ANI TA.
De moi !... oui... une lettre injuste, ( ruelle...
<|lli> je nie rejn-ns d'avoir l'crile... eu- elle ne
l'oiitieiil pas ma pensée!...
DON 1.0 PIZ.
Ah! (Il va poni rouvrir. Après un iikhiu'IiI d'iiésila-
tinii, il la décliiie, iiuis regarde Ghan iirej iini l'ap-
proiive.) Je lie l'ai pus lue. (Il snrl.)
7
50
.HAMTA.
sci:m; \i\.
(:ii.\i!i:\ci:v, hazili:, jiamta,
CKHBlilîA.
JUANITA.
C'est bien! (Regardant Cliarencey avec mépris, à
Gerbera.) Venez, sortons!
BAZILE, s'élaiieanl de la droite avec impétiiosilé.
Oiiol dt'voùniciit! quelle bonté!...
CKnBERA, épouvantée.
Miséricorde, c'est le diable!
.m A M TA, s'arrètant.
Don Bazile!
BAZiLE, se jetant au cou de Cliarencey.
Mon ami, mon sauveur, le plus généreux des
Iiomnies! j'en suis ému aux larmes!
C II A R F. \ C E Y.
Taisez-vous !...
BAZILE, à Jnanita.
Car vous ne savez pas! Tout ce qu'il a dit est
un mensonge.
Jl AMTA.
Lui!
CERBEUA.
Quoi donc !
BAZILE.
Oh! je puis, à elles!... elles ne me trahiront
pas... et, voyez-vous... j'ai le cœur trop plein.
CHAREiSCEY.
De grâce, ne dites pas...
CAZI LE.
L'orgie!... la femme de l'alcade, mes amours...
c H A R E N c E Y.
Malheureux I
BAZILE.
Non, non, très-heureux!... il u tout pris sur lui,
tout:
.1 L AMTA.
Grand Dii'u !...
CER 1!ER A.
Ah! le damné!...
B A Z I L E.
Parce que lui... un soldat, mon frère en a ri...
mais moi, il m'aurait.,. Je suis sauvé, je ne crains
rien ! Et moi, qui maudissais les Français, qui les
détestais tous en masse!... je les estime mainte-
nant, je les aime... je prierai pour eux!... ce sont
de braves gens!... oui, et si pendant que vous y
êtes vous pouvez obtenir que je ne sois plus dans
les ordres, je crierai... tant pis!... je crierai:
Vive l'empereur!
CERBERA.
C'est aflreux !
BAZILE, à Juanita.
Ne dites rien, petite sœur. (A Cbarencey.) Adieu,
adieu! (A Cerbera.) Venez, et moi aussi je pars!...
CERBERA, sortant par le fond.
Vous êtes un mauvais sujet!...
BAZILE, de Mic-Mi'
ParbK'u !
SCKNE XV.
CIIARKNCKY, JLAMTA.
JU AMTA.
Que nous dit-il V quel est ce mystère?...
Cl! ARENCEY.
Madame, ne me le demandez pas... oubliez-
moi :... adieu !...
J L' A X I T A .
Non! non!... je saurai tout!... quand je n'avais
plus au fond du cœur que de la haine et du mé-
pris pour vous...
CHAR E.\CEV.
Du mépris !... oh! c'est le seul sentiment que je
n'accepte pas... et au risque de rallumer cet
amour que j'ai voulu éteindre!... à quoi bon des
efforts que l'on a rendus inutiles?... Eh bien ! qu'il
en soit donc ce que vous voudrez, je m'aban-
donne à vous.
J LAMTA.
Quoi ! ce que vous disiez ici !...
CH ARENCEÏ.
Quand vous m'écoutiez... là.
JUAMTA.
Vous saviez!...
CHARENCEY. •
Oui, .luanita !...Ivre d'espérance et de bonheur...
digne de votre tendresse, quand je venais vous en-
lever de ces lieux, comme un trésor auquel ma
vie était attachée... j'appris que votre mari avait
sauvé mes jours au milieu des coinbats... que sa
pitié généreuse m'avait suivi dans ma captivité
pour l'adoucir... qu'hier dans ce bois... que je
traversais pour lui dérober son bien!... il m'avait
sauvé une seconde fois, en répondant de moi sur
cet honneur que je voulais flétrir!... et tout à
l'heure encore... il m'a fait rendre la liberté...
Par lui, je puis revoir ma patrie... embrasser ma
mère!... Alors, j'ai rougi, j'ai eu honte... j'ai voulu
lutter avec don Lopez de générosité, d'honneur...
décourage... mais j'ai douté du vôtre!... (Elle le
regarde fièrement ) Quand il me jurait de vous
rendre heureuse, j'ai craint de laisser entre vous
et lui, comme un germe de malheur, l'amour qui
vous livrait à moi.
AIR de M. Couder.
Oui, j"ai voulu vous forcer, vous, madame,
A m'oul>lier, peut-être à me haïr '..,.
Mais le mépris pèserait sur mon âme
Comme un remords dont il faudrait mourir!
C'est déjà trop de revoir ma patrie,
Seul... malheureux... aux regrets condamné !...
De vous laisser à qui j'ai dû la vie...
Ah 1 je lui rends plus qu'il ne m'a donné!...
Mais votre mépris, à moi qui emporte tant
d'amour!... vous vous taisez... Juanita!... ce regard
ACTE DKIjXIE.MK.
51
tixt.'... cette pâleur... uli I parlez'.... (Elle reste im-
mobile, comme étouffée par la douleur.)
SCÈNE XVI.
Les Mêmes, BAZILE, ensuite DOX LOPEZ.
BA7. ILE, accourant, à Charencey qui, sans l'écouter,
regarde toujours Jnanita.
Seigneur Français, votre cheval est prêt... j'ai
mis moi-même dans les fontes d'excellents pisto-
lets... en souvenir de moi... et dans un petit
coffre... peu gênant... deux flacons de Xérès... et
des cigares excellents... toujours en souvenir de
moi !
CIIAHENCEY, vojaut eutrer don Lopez.
Don Lopez! (De ce moment, et pendant ce qui suit,
le calme et le sourire reviennent peu à peu sur les traits
de Juanita.)
noN LOPEZ, à Charencey.
Vous n'avez plus à craindre, vous pouvez par-
tir!... Quant à nous, Juanita, il est tard... et la
route ne vous semble peut-être pas assez sûre, la
nuit...
JUAMTA, souriant.
Pourquoi donc? je ne veux pas que l'on dise ici
que les hommes seuls ont du courage!... j'en ai
aussi, moi... donnez vos ordres, don Lopez, je suis
prête à partir pour Madrid.
DON LOPEZ.
Sans peine!...
JUAMTA.
.\vec joie!... vous avez été si généreux pour
votre ennemi... il m"a tout dit!... et vous êtes si
bon pour moi !... que je me sens rassurée !... (Mu-
sique jusqu'à la fin. — A Charencey.) Adieu, monsieur,
nous ne suivons pas la même route... mais si vos
yeux et votre pensée se tournent quelquefois de
notre côté, n'oubliez pas que vous laissez eu Es-
pagne des amis... qui vous estiment!
DON LOI'EZ.
Qui vous aiment !...
1! \ZI LE.
Qui vous doivent tout! (Charencey le regarde, il
appuie.) Tout !
c II A R E \ c E V, comprenant.
Ah! j'entends. (A don Lopez.) Je réclame encore
un service de vous, don Lopez... c'est que ce pauvre
garçon, qui a de la vocation pour l'uniforme, ne
soit pas forcé d'être moino!...
D0\ LOPEZ.
Soldat, lui!
liA/.l LE.
C'est le seul moyeu de n'être pas damné.
D0\ LOPEZ.
Allons, soit... pour que tout le monde ici vous
doive son bonheur. ( Il lui serre la main.)
CHARENCEY.
Oui... (Jetant un regard sur Juanita et à part.) Nous
sommes quittes!
BAZILE, serrant la maiu de Charencey, bas.
Merci pour Zaïma!
FIN DE JUANITA.
L'HOMME QUI SE CHERCHE
COMKDIK-VAUDEVILLE EN UN ACTE
«
lir.PRKSENTKi; POl'R I, A P lU; M I K [t !■ lOIS SIR I,E T H K A T It I', NATIONAL Dl V A 1. D E V 1 1. 1. K
LE '11 DÉCEMBRE 18ili.
liN" COI. LA lîO H AT ION A V K l. M. UOCIIK
PERSONNAGES. ACTEURS.
GEORGES MM. Fkmx.
VERRIÈRKS, avoiK' Montalknt.
BERTRAND, omployo à rcnregistrcnuMit Beiîn \ ii I)-Lko.\.
LÉONIE, fomme de Verrières M"'"^ DAinuiN.
MADAME DE SIRVANiXES, son amie Lkcomte.
GUILLAUME, doiiu-stique de madame de Sirvannes . . . MM. Bai.i.aud.
PIERRE, domestique de Verrières Rogeu.
La scène est à Corbeil près Paris.
L'HOMME OUI SE CHERCHE
Le théâtre représente un jardin. — Un pavillon à droite.
Tables et chaises de jardin.
Un bosquet à gauche.
SCENE I.
MADAME DE SIRVANNES, GUILLAUME,
puis LÉONIE.
(Au lever du rideau, madame de Sirvannes est assise
et occupée à broder.)
GUILLADME, anuouçaiit.
Madame de \'errières.
MADAME u E S I R V A\ N E S, allant au-devant de Li'onie
et la baisant au front.
Ma chère Léonie ici!... dans notre ville de Cor-
bcil, et depuis quand?
LÉO NIE.
Depuis hier soir.
MADAME DE SIRVANNES.
C'est bien aimable à toi.
LÉOMK.
Ne me remerciez pas de ma visite, je viens vous
demander un service.
MADAME DE SIRVANNES,
Alors, je te remercie deux fois.
I.ÉONIE.
J'étais sûre d'avance de votre réponse. Je me
suis dit : Madame de Sirvannes, ma bonne amie,
qui m'a toujours traitée comme sa tillo, ne me re-
fusera pas ses conseils.
MA D \ME DE SIRVANNES.
De quoi s'agit-il donc? tu parais tout émur».
I. ÉONIE.
Ah ! ma bonne amie, je suis bien mallieuieuse!
MADAME DE SIRVANNES.
Toi!
LÉO ME.
C'est au point que, sans vous, je ne sais pas ce
que je deviendrais.
M A D \ M E DE SIRVANNES.
Ail! mou Dieu, tu m'elfraies. Explique-toi bien
vite.
LÉON lE.
Vous savez que mon père, il y a bii'iitni si\
mois, m'a mariée à monsioiir Verrières.
M \ I» A \l I. I) i: s I li \ \\ \ 1- s.
Oui, iiii ji'uiie avoué riilu' et d'uni' ligure très-
ajinMJilc.
I.ÉO.M K.
Iléias!... oui.
MADAME DE SIRVANNES.
Quel soupir! Ah çà! est-ce que ton mari se con-
duirait mal avec toi?
LÉONIE.
Lui!... mais c'est le meilleur des hommes.
MADAME DE SIRVANNES.
Je comprends... c'est un excellent homme... qui
a un mauvais caractère.
LÉONIE.
Du tout... charmant!
M A D A M E DE S I R V A \ N E S.
C'est donc son esprit?
L É O N I E.
Mais il en a beaucoup! et puis il m'aime tant,
il se jetterait au feu pour satisfaire le moindre de
mes caprices; enfin c'est un mari que la femme la
plus indifférente ne pourrait pas s'empêcher...
d'adorer.
MADAME DE SI U VAN NES.
Et toi... tu ne l'aimes pas?
LÉO ME.
Au contraire! Mon Dieu, si ; je l'aime... je l'aime
beaucoup, et c'est bien là, le mal.
M A D A JI E DE SIR V ANNE S.
Comment?
L É 0 N I E.
Sans doute. Parce que ce n'est pas lui que je
devrais aimer ainsi.
AIADAME DE SIRVANNES.
Par exemple! hé'! mais, qui donc?
LÉONIE.
Un ami de mon enfance, celui qui avait reçu
mes premiers serments d'amour éternel.
MADAME DE SIRVANNES.
Ah! il y en avait un autre?
I. É 0 N I E,
.Miiu Dieu, oui ! auquel mon père eut la cruauté
de refuser ma main, sous prétexte que j'étais trop
jeune, et qu'il n'avait ni état ni fortune; comme si
l'amour n'était pas le premier des biens.
M \ 1) \ ME DE SIRVANNES,
Ouaud il y en a d'autres.
LÉO. ME.
Oh! Georges était incapable de songer :"i di' mi-
sérables calculs d'argent! Eh bien! le croiriez-
vous? ce pauvre jeune liomme, n'écoutant que sa
50
L'MOMMK OUI SE CHERCHK.
passion pour moi, a bien voulu, pour s'enrichir,
accepter un iut>'rèt que son oncle lui offrait dans
sa maison de commerce de New- York, et il est
parti... en emportant la promesse que je ne serais
qu'à lui...
Il \ D A M E DE S I R V A > N E S.
Folie d'enfant!
LÉOMie.
Ohl non, non, j'étais bien décidée à tenir ma
parole. Pendant six mois je fus... au désespoir!.,,
puis je me calmai un peu... puis, comme il ne
nous avait pas donné une seule fois de ses nou-
velles... que personne ne m'en parlait... je ne sais
pas comment cela s'est fait, mais petit à petit j'ai
fini par m'accoutumer à ne plus penser à lui...
mais du tout, du tout, si bien que, lorsque mon
père est venu me d mander si je consentais à
épouser M. Verrières, j'ai tout de suite répondu :
Oui, comme une étourdie.
MADAME DE S 1 R V A \ N E S.
Et tu n'as pas lieu de t'en repentir.
Air : fen iputU un petit de mon âge.
De toa amour, il est di^e s.ans doute.
Par ses soins et par ses bontés.
LÉONIE.
Ah ! l'apprécie aatant qne je redoute
Totttes ses nobles qualités ;
Oui, ïa bonté me devient dangereuse.
Et quand un antre a droit à mes regtets.
Si je n'y prenais garde... mais
Je finirais par être heureuse.
MADAME DE SIRVA^XES.
Comment donc I mais ça serait très-désagréable.
LÉOME.
Songez, ma bonne amie, combien je suis cou-
pable envers Georges, car enfin j'ai trahi mes ser-
ments, ce que personne ne fait.
MADAME DE siRVANNES, soariant-
Ohl personne !... Sais-tu d'abord s'il a tenu les
siens? s'il reviendra jamais?
LÉO. ME.
H est revenu.
MADAME DF S1RVA\NES.
Qui te l'a dit?
L É G ?l I E.
ilais je l'ai vu... au spectacle, à Paris, il y a
quelques jours.
MADVME DE SIR VA ANES.
El tu lui as parlé?
LÉO^SIE.
11 l'a bien fallu. Mon mari n'avait pu m'accom-
paguer; son père, avec qui j'étais, venait juste-
ment de sortir pour prendre l'air; tout à coup,
j'entends prononcer mon nom... je me retourne...
Qu'est-ce que je vois? Georges, pale, tremblant et
si heureux de me retrouver... Ah! sa joie m'a fait
une honte!... j'ai été sur le point de lui dire : Je
ne suis plus digne de vous, je vous ai abominable-
ment trompé... je suis mariée à un autre.
MVDVME DE S|RVAX\ES.
Mais ta aurais très-bien fait. Qu'est-ce qui t'en
a empiVhé-e?
LÉOME.
Lui apprendre une pareille nouvelle tout à coup,
sans ménagement... à un homme d'un pareil ca-
ractère I
MADAME DE SIRVATIKES.
Il est donc bien sentimental?
LÉO^SIE.
Au contraire! il est très-gai, et c'est ce qu'il y
a de terrible... parce qu'avec ces gens-li, le cha-
grin est bien plus pernicieux.
MADAME DE SI R V A7i.>( ES.
Il faudra pourtant qu'il l'apprenne.
LÉOME.
C'est ce que j'ai pensé avec effroi, lorsqu'il m'a
demandé quand il pourrait me revoir... J'allais
m'expliquer... Heureusement, je me suis souvenue
que je devais quitter Paris le lendemain... Et
croyant ainsi lui échapper, je lui dis que je partais
pour Corbeil. Mais, voyez le malheur, lui aussi de-
vait s'y rendre dès qu'il aurait terminé une affaire-
Interdite, je voyais déjà une provocation... un
duel... mon mari est si jaloux!... pardonnez-moi,
ma bonne amie, je perdis la tète, et quand Geor-
ges renouvela ses instances pour savoir où il m-.
trouverait, je m'é'criai : Chez madame de Sir-
vannes.
MADAME DE SIRVATiXES.
Ainsi, M. Georges va venir?
LÉOXIE.
Et c'est vous qu'il demandera.
MADAME DE SIRVâ>r«ES.
Moi !
LÉO?iIE.
Oh ! je vous en prie, consentez à le voir, faites
que Georges m'oublie, et je vous en aurai une re-
connaissance éternelle.
MADAME DE SIBTAXXES.
Mon Dieu! je le ferais volontiers: mais cela ne
t'éviterait pas une entrevue qu'il chercherait à ob-
tenir, plus tard, par tous les moyens possibles.
LÉOiXIE.
Oh! ma bonne amie... on nent!... mon Dieu!
si c'était lui!...
SCÈ.NE II.
Les Mêmes, BERTRAND.
BERTRAND, en ikhors.
C'est bien, c'est bien... Je m'annoncerai moi-
même.
MADAME DE S I R V A > ^ E S.
Eh ! c'est M. Bertrand.
LÊO?(IE.
Je respire.
BERTRA3(D, eDtrant.
Ah! mesdames... enchanté de vous trouver en-
L'{10MME UL'l SE CHERCHE.
semble. Pernicttez-inoi de vous offrir... Ah ! mon
Dieu!... je ii"ai qu'un bouquet, et...
MADAMK nE SIUVANNES.
Nous sommes deux, M. Bertrand.
L ÉOME.
\ nus voilà un peu embarrasse'', n'est-ce pas?
BERTRAN D.
Ma foi, c'est vrai, je suis un peu embarrassé.
MADAME DE SIR VANNES.
Comment allez-vous vous tirer de là?
BKRTRAND, après s'être gratté le front, et avoir toussé
plnsieurs fois.
AIR : Avez-vous vu ces bos(juets de lauriers?
Autrefois... le grand... Salomon...
Présidant... une Cour d'assises...
Voulut... d'un malheureux garçon
Faire doux parts... c'eût été deux bêtises !
Probablement ça... l'aurait fait mourir...
En corrigeant Salomon... je le pille...
A toutes deux... ces fleurs feraient plaisir...
Les partageant... sans les faire périr...
Moi, je les rends... à leur famille.
(Il divise le bonqiiet et en donne la moitié à chacune.)
MADAME DE SIR VANNES.
.\llons, allons, pas trop mal.
L É O N I E.
M. Bertrand est d'une galanterie...
BERTRAND.
Oii! vous en verrez bien d'autres!... je suis
lancé... Je veux Cnre l'homme le plus aimable de
l'arrondissement. (Bas à Léonie.) Vous n'avez rien
de nouveau à m'apprendre depuis hier ?
LÉONIE.
.\l)solunient rien.
AIADAME DE SIUV.VNNES.
M. Bertrand sollicite?...
BERTRAND.
Pas pour moi.
LÉO NIE.
M. Bertrand di'sire que, pendant mon séjour ici,
je trouve un maii à Louise, sa lille, ma meilleure
amie de pension.
BERTRAND.
Je ne veux pas jouer au fin avec vous. F.h bien !
oui, c'est vrai. L'amour paternel m'a rendu intri-
gant, diplomate... je suis méconnaissable. Tant
que Louise ne fut qu'une enfant, j'eus des goûts
paisibles : j'aimais la retraite; mais à mesure
qu'elle grandissait, qu'elle avançait en à-ie, moi
je rajeunissais, je devenais plus fou du monde et
de ses bruyants plai>irs. Quand elle eut quinze
ans, je me mis à recevoir, à donner de petites
soirées; quand elle en eut seize, il fallut aller au
bal... Si bien {|u'à la fin de l'hiver, je comptais
plus de cent contredanses passées à faire la pas-
tourelle... cavalier seul!... à brouiller toutes les
figures, à éviter de marcher sur les jolis pieds de
nii'H danseuses, et surtout h garantir les miens des
entrechats des danseurs. Ah! mesdames!... que je
III.
ne mazurke pas l'année proiiiaine, je vous le de-
mande en grâce. Mariez ma fille !
LÉOME.
Encore faudrait-il trouver quelqu'un qui fut
digne de Louise... et à Corbcil... en fait de jeunes
gens...
BERTRAND, vivement.
Si... si... il y en a un... que le ciel nous en-
voie... Vous savez que je demeure vis-à-vis de
l'hôtel de la Croix- de- Malte. Eh bien! hier,
qu'est-ce que j'aperçois? un jeune homme de fort
bonne mine, qui venait d'y prendre un loge-
ment.
MADAME DE SIRVANNES.
Vous avez remarqué tout de suite...
BERTRAND.
Quand on a une fille à marier! on fait attention
à tout, madame, et l'on ne regarde pas avec in-
diflerence un jeune homme qui a l'âge de ri-
gueur, vingt-cinq à trente... je vous prie de le
noire... On s'informe de sa fortune... do ses
mœurs... de son caractère...
LÉONIE.
Vous avez osé demander...
BERTRAND.
Pour savoir... dame!... il n'y a guère d'autres
moyens... le maître de l'hôtel, qui est fort bavard,
m'en a fait un éloge complet... Il paraît qu'il est
fort riche.
LÉONIE.
Et vous savez son nom?
BERTRAND.
Son nom?... certainement!... on me l'a dit...
mais je l'ai oublié ; n'importe, vous l'apprendrez
bientôt par lui-même, mesdames, car il a de-
mandé l'adresse de madame de Sirvannes.
t. É o M E.
Plus de doute : e\st lui ! c'est M. Georges.
BERTRAND.
Tout juste, c'est ainsi qu'il se nomme... je me
le rappelle à présent. Ainsi, vous le voy-z, ninn
jeune ami... est de vos amis, c'est bien là ce qui
m'a décidé, et il vous sera facile...
GUILLAUME, entrant.
.Monsieur Georges demande à parler à malann'.
LÉO ME.
Oh! ciel!
Air : /;/i.' mai.f i/u'di'ez-roiis tlinic, de ijfdce ?
(Avis aux Coiiuettos.) (Horraille.)
ENSEMBI.R.
LÉONIE.
Qui'i I lui ci.'j.i! mon Dieu! je tronililo !
Ah! quel troubU- agiti» mon cruur !
Do nous trouver là, seuls ensemble.
Malgré moi j'.ii pour, oui, bien peur!
MADAMK DE SIRVANNES.
Quoi ! lui déjà ! comme elle tremble !
El quel Iroublo agile son cœur!
Dij se trouver Cou.s deux ensemble,
Knut-il donc avoir tant de peur?
58
L' 110 M Mb: nui SK CUKUCllE.
It K R T U A \ l>.
yiloi ! lui doj!»! mais il me scinMo,
Que ça va liien. Diou, quel bi'nliour !
Jp pars nt Je vous laisse ensemMo :
D'un pCre faites lo boiilieur.
MAHAMK DK SIRVANNKS, à Gnillaiimo.
Près (le lums vous pouvez conduire...
l.lîONtK, vixcmciit à Gnill;miiie.
(A madame de Sirvannes.)
L'n instant... Dans mon embarras,
J'ai mille choses à vous dire.
Madame... ne nie quittez pas!
/ieprise de l'ensemble.
LKONIE.
Quoi! lui déjà! mon Dieu, je tremble! etc.
MADAME nE SIRVANNES.
Quoi ! lui déjà ! comme elle tremble ! etc.
BERTRAND.
Quoi! lui déjà! mais il me semble, etc.
(lis sortent tons les trois.)
SCJ^NE III.
GUILLAUMK, GEORGES.
GUII.L AUM !•.
Par ici, monsieur, dans une minute madanic va
s'y rendre.
GEO R CES , entrant.
Fort bien, fort bien, mon garçon... Eh! mais...
(LVx,imiuaul.) c'est Guillaume, mon ancien do-
mestique.
GUILLAUME.
Lui-même. J'avais bien reconnu monsieur tout
de suite... mais le respect...
GEORGES.
Diable !.. il paraît que tu t'es formé... bonjour,
Guillaume... J'attendrai... (Il lui fait signe, Guillaume
s,, ri. — Seul.) Je vais donc revoir Léonie!... c'est
qu'en vérité je ne suis plus pressé le moins du
monde, je viens ici pour l'acquit de ma conscience,
voilà, tout. Pourquoi diable aussi, juste le lende-
main de mon arrivée en France, ai-je rencontré
dans une soirée... quinze jours de suite... un petit
nez en l'air... je raffole des nez... c'est que je n'ai
jamais été pris comme cela, parole d'bonneur! et
cependant, en revoyant Léonie, par hasard, au
spectacle, elle m'a paru bien jolie aussi, il faut en
convenir; et peut-être allais-je revenir h mes pre-
miers sentiments , quand à peine descendu à
Corbeil, qu'aperçois-jc? mon [n'tit nez! C'est in-
croj'able ! c'est un jeu du sort... une fatalité... et
l'antre qui m'attend depuis quatre ans! qui, pour
moi, a peut-être refusé quatre partis!... Les
ijoiTimes sont bien scélérats! enfin, s'il n'y a pas
moyen de faire autrement, il faudra bien que
j'épouse Léonie. Un négociant n'a que sa parole...
« C'est une échéance... » On vient... elle, sans
doute... voyons un peu.
SCÈNE IV.
LÉONIE, c;eorges.
L K o M E , entrant , à elle-même.
C'est fini, il n'y a plus à reculer. (Haut, fai.sant
Mil iirofonde révércnec.) Monsieur...
GEORGES, saluant avec cérémonie.
Madenioibelle !...
LÉO ME, à part.
Ah 1 voilà un mot qui me fait un mal !... il me
croit libre... pauvre Georges!
GEOR G ES, à part.
Comme elle a l'air troublé!... est-ce qu'elle
m'aimerait toujours? Pauvre Léonie!...
LÉONIE, à part.
Allons, puisqu'il ne veut pas commencer...
(Haut.) Nous avez désiré me voir?
GEORGES.
Certainement... j'ai désiré... je désirerai tou-
jours... certainement. (A part.) Vous verrez que je
ne trouverai rien à lui dire... je suis stujjide, ma
parole d'honneur.
LÉONIE.
J'y ai consenti.,, parce que... j'ai à vous par-
ler... d'une chose...
GEORGES.
C'est qu'elle a toujours sa voix douce qui va au
ccEur. (Lui donnant une chaise.) Je VOUS écoute,
mademoiselle.
LÉONIE, à part.
Encore, mademoiselle!... voilà que je n'ose
plus. (Hant.) Oui, d'une chose... qui nous inté-
resse tous deux !...
GEORGES, à part.
Nos amours d'autrefois, je parie... nous y
voilà.
L É o M E.
Eh bien... vous ne devinez pas?
GEORGES.
Oh! mon Dieu, non, du tout. (A part.) Si jolie !
comment lui apprendre...
LÉONIE, à part.
Si confiant!... comment l'amener là? (Haut.)
Georges... nous nous étions juré de nous at-
tendre.
GEO RGES.
Sans doute...
LÉONIE.
II y a c[uatre années de cela.
GEORGES, avec un soupir.
Oli! oui... quatre grandes années!...
LÉONIE.
Oui vous ont paru telles... Je n'en doute pas...
GEORGES.
Oh ! Léonie!... (A part.) C'est drôle, en l'écou-
tant, voilà-t-il pas que mon cœur s'embrouille,
et que je ne sais plus au juste si c'est elle ou
l'autre. ..
LÉO ME.
Je rends justice à vos sentiments... mais, vous
L'IIOM.MK OUI SI-: Cil Elu; Il K.
59
ne m'avez pas donné une seule fois de vos nou-
velles.
CEonot: s, à part.
Les roproclios qui arrivent.
LKO.ME, aiipiiyanl.
l'as une seule!...
GEORGES, à part.
Après tout, je ne peux pas les aimer toutes les
deux... et décidément, je dois lui avouer... (Haut.)
Ma chère Léo nie...
LÉO NIE, à part.
Ah! mon Dieu!... il va me dire qu'il m'aime
toujours... Je ne pourrai pas l'échapper.
G 1:0 R G ES.
Ma clière Léonie... Malgré le bonheur qu'on
éprouve toujours à tenir... un serment... il pour-
rait se faire... que par une fatalité... cruelle... par
des circonstances... tout h fait indépendantes de
sa volonté... l'un do nous... fût forcé de man-
quer...
I, É0.\I E, vivoinent.
A sa parole... (Hésitant.) Et alors?..,
GEORGES.
Alors... peut-être serait-il juste de n'en accuser
que cette fatalité... et surtout... cette absence qui
a été si longue...
LÉO ME, avec joie.
Ah! merci, Georges, merci!
GEORGES, surpris, à part,
Elle nie remercie!...
r, É 0 M E.
Connue c'est généreux... comme c'est bien de
votre part!...
GEORGES, de même.
Je ny suis plus du tout. (Haut. ) Ah çà ! ma
chère Léonie, expliquons-nous. Qu'est-ce qui est
bien de ma j)arl?
LÉONIE.
De m'avoir comprise.,, de m'avoir pardonnéc...
G EORGES.
Quoi donc?
^Éo^'l 1:.
Ih; mais, de m'ôtre mariée.
GEORGES, stupéfait.
Mariée!... vous êtes mariée! ( A part.) Moi qui
avais la bêtise de... (Haut.) Malgré vos serments !
Cl vous avez la cruauté de m'avouer cela sans au-
cune émotion !... avec joi • inAme!... connue si
c'était la chose la plus nalun'llf du monde. Ah!
Léonie! Léonie !
LÉO ME.
Mon Dieu! c'est vous-même... (pii disiez tout à
riieure <iu'il ne fallait en accuser... que l'ab-
Beiice...
GEOR GES.
Tout a l'heure... tout il l'heure... c'était bien
diiïérent... Aiu^i, lorsque, me liant i'i la foi des
traités, je re\enais lidèle... et plus amoureux que
jamais... (A part.) Car c'est vrai.., c'est elle que
j'aime, à présent, j'en suis sur; elle est cent fois
mieux que l'autre. (Haut.) Mariée!
L É 0 M E,
Georges, écoutez.
GEO RGES,
Non, madame, non; je ne veux rien entendre,
vous m'avez indignement trompé. Mon peu de
fortune était le seul obstacle à mon bonheur, me
disait-on, et moi, simple et confiant,..
Air : Connaissez mieux le grand Eugène.
Pour m'enrichir, sur un lointain rivage,
Je n'ai pas craint de m'e-tiler, et là,
Je me disais pour avoir du courage,
De mes travaux, mes soins... et cœtera,
Ma femme un jour me récompensera!
Sans cet espoir, la fatigue importune
Aurait bientôt fini par m'accabler;
Et je le perds! Ûli! d'avoir fait fortune
Qui maintenant pourra me consoler"?...
LÉONIE,
Pauvre jeune homme!
GEORGES,
Et rien ne m'a rappelé à votre souvenir?
LÉONIE,
J'avoue...
GEORGES.
Ah! c'est trop fort !... mais je ne serai pas seul
malheureux! Non, je connaîtrai celui qui m'a
enlevé votre cœur!,,, cet odieux M. de Sir-
vannes!
LÉONIE , surprise,
M. de Sirvannes!...
GEORGES.
Et je lui rendrai tous les tourments que je lui
dois.
LÉONIE, à part.
Oh! comme j'ai bien fait de ne pas lui dire mon
nom.
(; 1; G i\ G E s.
Oui, madame, désornuiis il me verra sans cesse
sur vos pas, épiant votre regard, cherchant par
tous les moyens possibles à occuper votre |)en-
sée, à agiter votre cœur, et s'il n'est pas con-
tent,.,
LÉONIE,
Oh! vous ne ferez pas cela, monsieur?
GEORGES,
Je ferai plus encoi'c, madame, et peut-être, à
défaut (l'amour, parviendrai-je ti vous donner dea
remords!
I.10\ lE.
Des remords! ah! niunsieur !... Vos reproches
et vos menaces \ieuui'ut de. les elVacer tous à
l'instant.
I, 1:11 II G ES.
Léonie !...
1 Ml \ lE.
Adieu, uinii-.i'
(.EOU (■!:,«.
Léonie!.. . (Ello. lui forme la porte an nci.)
60
L'IIUMME QUI SE CilEUCIIK.
SCÈNE V.
GF.OnGES, soiil.
Kh bien, oui ! je les troublerai, votre repos, votre
bonbeur!... Ali! vous croyez qu'il sulTira de dire :
On a reçu mes serments, c'est vrai; mais j'ai
trouvi' plus agri^able d'y manquer, et, ma foi ! j'ai
profité do l'occasion. Mais alors, quelle serait
donc la destinée du malbeureux qui revient plein
d'amour et de confiance'.' car, voilà juste ma po-
sition : je revenais ici le cœur plein d'amour et
de... Enfin, j'aurais pu revenir le cœur plein...
elle devait au moins le penser : c'est absolument
la môme chose. D'ailleurs, je suis libre, moi!
quelle différence! Sa fidélité aurait touché mon
cœur : c'est possible... c'est môme probable...
c'cst-cà-dirc que c'est certain I... tandis qu'elle....
elle est mariée!... mais c'est épouvantable!... A
présent qu'elle est la femme d'un autre, je sens
bien que c'est elle seule que j'aime... c'est très-
positif... je cherche on vain à me le dissimuler;
je me mens à moi-môme pour me donner le cou-
rage de respecter... Eh bien! non, je ne respec-
terai rien; j'aime mieux ça... Je la poursuivrai, je
l'enlèverai à son mari... Oui, jedois cet exemple à
mon pays et... à la société!
.\ii; : iJunx i-c castcl, daiiw de himl lignaye.
11 est de très-bonne morale
Qu'elle trompe enfin son mari.
Et par constance, à la foi conjugale,
Elle doit manquer aujourd'hui.
Car, sa position est telle
Qu'à ce serment indignement prêté !
Son devoir... est d'être... infidèle
Oui, par respect pour la fidélité !
(Tirant de sa poche un poripfeuille cl écrivant au
crayon. j
Écrivons-hii... « Perfide!... » Mais, j'y pense,
comment lui faire parvenir?... Si cette lettre tom-
bait entre les mains de son mari, ce polisson de
Sirvannes?... Eh! qu'est-ce que ça n)e fait à moi,
son mari?... il comprendra que mes droits sont
plus sacrés que les siens... c'est-à-dire... il ne
voudra peut-être pas comprendre... ces gens-là
sont si égoïstes!... Eh bien! j'irai moi-môme au-
devant de lui, et je lui dirai... Qu'est-ce que je
lui... dirai 1... (Il cherche.)
SCi-NE VI.
GEORGES, VERRIÈRES.
VEnniiîRES, entrant.
Ma femme est ici... oh! si elle me trompait!...
(Apercevant Georges.) Un homme!... (Il s'avance
doucement.)
0 E O R G F, S.
Eh parbleu! je lui dirai... (Tout en parlant et ges-
ticulant il se trouve face à face a\r,- Verrières. Lui dun-
nant la main.) Tiens! te voilà:... bonjour, com-
ment te portes-tu?
\ i:iinii:iiES, se jelant dans ses bras.
Georges! mon compagnon d'enfance!
G E ou CE s. .
Ce cher Verrières... justement je viens de chez
toi, où tu trouveras un ])etit singe, un ouistiti,
que je t'ai apporté de là-bas, avec ces mots sur le
collier : « Georges à son meilleur ami. »
VEnniii RES.
Quel bonheur de se retrouver !
GEORGES.
Après quatre ans d'absence.
VERRIÈRES.
Pendant lesquels j'ai appris que tu avais fait
fortune.
GEORGES.
Ne m'en parle pas, une fortune... ridicule, mon
ami ! je reviens... millionnaire ! ça n'a pas le sens
commun.
V ERRli: RES,
Mais si, mais si.
GEORGES.
Et toi, que fais-tu à présent? tu es... notaire?
juge? avocat?
VERRIÈRES.
Non, avoué.
GEORGES.
Et marié, cela va s'en dire, les avoués se ma-
rient toujours, et toujours bien, n'est-ce pas?
VERRIÈRES.
Oui, ordinairement. Si'ulement, moi, je don-
nerais tout ce que je possède... pour être encore
garçon.
GEORGES.
Ah bah!
VERRIÈRES.
Avec toi, mon ami, mon camarade d'enfance,
jo n'ai pas de secrets...
GEORGES.
Eh bien?...
VER RI icRES.
Eh bien... depuis quelque temps, je ne sais
quel démon s'est emparé de moi, je ne vis plus,
jo ne dors plus, je ne puis plus re.>ter en place...
je suis jaloux!
GEORGES.
De ta femme?... mais c'est affreux!...
VERRIÈRES.
Oh! si elle me trompait!... c'est que pour un
mari... avoué, c'est bien plus désobligeant que
pour un autre. Moi surtout, qui en ce moment ai
deux causes... en séparation ! quel sujet de risée
je deviendrais à l'audience ! et penser que je serais
peut-être le seul parmi mes confrères...
GEORGES.
Oh! le stMil!... c'est de l'exagération; mais
qu'est-ce ([ui cause, qu'est-ce qui motive ta ja-
lousie?
VERRIÈRES.
Tout.
L'HOM.MK ()L1 SE CllKUCHl::.
61
r.EORGES.
Qu'est-re que tu as vu? qu'est-ce que tu as dt^-
découvcrt?
vi: i\ n ii;uKS.
Rien.
GEORGES.
Tout, rien... mais alors...
\ ERRIÈHES.
Alors, c'est mille fois plus effrayant que si l'on
ne pouvait plus douter.
GEOUGES.
Permets, permets! tu exa?;ôres encore.
V E R n I iî R E s.
Oh ! mon ami, pour un homme intelligent et
sensihle, est-ce que tout ne devient pas un affreux
indice? une inflexion de voix, une coiffure nou-
velle, une toilette plus coquette que d"hahitadc...
Que sais-je, moi?... une simple fleur à la ceinture,
car les fleurs ont un langage, elles parlent... et si
l'on n'est pas là au commencement de la conver-
sation, si on ne l'interrompt pas à temps...
GEORGES.
Tu as peut-ùtre raison : ça peut devenir grave,
oui, oui.
Aiit : Ces postillons sont d'ane maladresse !
Il faut traiter le mal dès l'origine,
Un rhume que l'on négligea
Peut devenir fluxion de poitrine.
On dit alors : Oh ! si j'avais su ça!
Il est trop tard, bonsoir. Puis l'on s'en va.
Et bien souvent l'on a vu, je le gage.
L'honneur d'un époux outragé.
Mourir, hélas! au printemps du ménage,
D'un bouquet... négligé.
VER U 1ER ES.
Ce qui m'irrite, ce qui m'exaspère le plus, c'est
de me dire qu'il y a peut-ùtre quelqu'un qui fait
la cour à ma femme, là, tout près de moi, et à
qui je donne la main.
GEORGES, lui pPiMiMnl 1.1 main.
Pauvre ami !
\ i; p. Il I ii R !•; s.
Sans pouvoir!... oh! il fautque je voie madame
de Sirvanncs, que je Tinlerroge, que je lui de-
niaiidi'...
GEORGES.
Si ta femme a un amant? et tu crois qu'elle te
le dira? allons dune!...
VERRiiîRES.
Comment faire, mon Dieu! comment faire?
GEORGES.
Ilcoute, les femmes ont toujours quekpics ca-
chettes, (juelques meuhl(;s ù secret; j'ai môme
conim une belle Américaine rpii ne fut traliic que
parla maladresse d'une servante fini cassa... quoi?
un sucrier! 11 avait un double fond!... Allez donc
ciiercher... une perfidie, sous des morceaux de
sucre!... Retourne chez toi; bouleverse, furetle...
casse mCmc! il est impossible que tu ne trouves
pas... un billet... une bague... Que sais-je, moi?
quelque chose enfin qui te dira clairement ce
que tu veux savoir...
VERRIÈRES.
Ah ! merci, Georges, merci ! (Il sort vivement.)
SCÈNE VII.
GEORGES, seul.
Oui, oui... nous le découvrirons, le séducteur...
Je ne conçois pas, moi, qu'on fas^e la cour à la
femme d'un autre... qu'on cherche à la séduire!...
Mais il ne faut pas que les affaires de l'ami Ver-
rières me fassent négliger les miennes. Achevons
ma lettre commencée. (Écrivant.) Perfide! (P.nlé.)
Non, il ne faut pas l'effrayer. De la douceur d'a-
bord. (Écrivant.) Ma chère Léonie, c'est en vain
que vous hésitez entre votre cœur et votre devoir.
(Parlé.) Je tremble que la femme de Verrières n'ait
pas hésité. (Écrivant.) L'empressement que vous
mettez à me fuir me montre assez que vous m'ai-
mez toujours. (Parlé.) Ca l'a changé. Verrières; il
s'affecte trop. Aussi les demoiselles ne songent pas
assez qu'en se mariant elles contractent des obli-
gations sérieuses. (Écrivant.) Une pauvre jeune
fille sacrifiée doit-elle se croire enchaînée irrévo-
cablement? (Parlé.) C'est que je gagerais qu'il n'y
a pas un aussi bon mari que Verrières. Ce sont
toujours les bons qui ont le plus de chance. Vrai-
ment, les femmes sont indignes de pardon... (Écri-
vant.) Les femmes sont bien excusables... (Parlé.)
Qui vient là?
SCÈNE VIII.
GEORGES, GUILLAUME.
GEORGES, à Giiillannie qui traverse le jardin.
Ah! c'est Guillaume... Attends un peu, mon
garçon. (Terminant sa lettre.) Je vais te charger
d'une commission pour ta maîtresse.
GUILLAUME.
Je suis aux ordres de monsieur.
GEORGES.
Tu vas lui porter de ma part... (A p,irt.) Tiens,
mais si je profitais de l'occasion pour m'informer...
il faut bien que je sache qui l'on m'a préféré...
(liant.) Dis-moi donc un peu, Guillaume, ce que
c'est que M. de Sirvannes?
GUILLAUM E.
C'est un excellent homme, monsieur, très-gai
quand il n'a pas la goutte.
G i: o R G E s.
Ah! il a la goutte! (.V part.) l/'onir, ui'oublier
pour un goutteux !
GUI LLAUME.
C'est mémo ce qui l'a engagé ii i)rciulre sa re-
traite.
(; i;or(;es.
Hein? il est à la retraite? depuis son mariage
peut-être ?
62
i;il()MMl": Olil SK CHKHCHI':
PrécisL^nient.
(. t 1 1. 1, A l M E.
A Ht (le Julie.
Il avait lians un rainislore
Fait ses trente ans comme employé,
Et le repos lui devint nécessaire.
GEOn GES.
C'est pour ra qu'il s'est marié?
Ces employés sont intrépides!
Sans prévoir aucun accident
H a pris femme, c'est charmant!
Comme l'on prend les Invalider.
GUILLAUME.
Monsieur n'a plus rien à me dire'? (11 va pmir
prendre la lettre.)
G KOr.GES.
Un moment. (.\ part.) Je dois, en ami dévoué,
faire tout niardier de front. (Haut.) Tu dois con-
naître dans ce pays une madame Verrières'.'
GUI LLAUME.
Oui, monsieur, c'est une amie de la maison,
la femme d'un avoué... qui vient souvent voir
madame.
GEORGES.
Parmi les habitants de ce pays, n'en distingue-
rait-on pas un dont les hommages...
Gl I LL\UME.
L;\-dessus les avis sont partagés : la femme de
chamhre de madame Verrières a une opinion qui
diffère beaucoup de celle du portier.
GEORGES.
Et laquelle de ces deux opinions te parait la
meilleure?
GUILLAUME.
Je pencherais assez pour celle du portier, d'au-
tant que la femme de chambre prétend que sa
maîtresse est la vertu même...
GEORGES.
Tandis que le portier, au contraire...
GUILLAUME.
Ce qui est bien plus naturel...
GEORGES.
Et sur quoi fondc-t-il son opinion... le portier"?
GUILLAUME.
Sur ce que M. Bertrand qui, avant l'arrivée de
madame Verrières en ce pays...
GEORGES.
D'abord, qu'est-ce que c'est que M. Bertrand?
GUILLAUME.
C'est l'homme soupçonné de faire la cour...
GEORGES.
Bon... et pourquoi?
GL ILLAL ME.
Parce qu'il rend de très-fréquentes visites à
madame Verrières, et ne manque pas une soirée,
un bal, quand il sait que madame Verrières y as-
sistera.
GEORGES.
Ah! il aime le bal... C'est bon, je le ferai dan-
' ser. Et, dis-moi, Guillaume, l'as-tu déjà vu ici ce
matin ?
G UII.LAl M i:.
Certainement, il a même apporté un bouquet.
(Regardant.) Et, tenez, monsieur, pendant que
sa fille entre chez madame, le voici qui vient de
ce coté.
GEORGES.
Ce monsieur!.,. Ah! il a une fille?... et il ose...
il n'y a plus de vieillards, parole d'honneur! (Avec
emphase.) Guillaume, laisse-nous, et porte cette
lettre à ta maîtresse.
SCÈNE IX.
GEOUGES, BEUTUAND.
GEORGES, allant à Bertrand.
C'est donc vous, monsieur, qui, foulant aux
pieds...
UEirrnAN D, regardant à ses pieds.
Je foulerais... lA part.) Tiens! c'est mon jeune
homme! il est encore mieux que je ne croyais.
GEORGES , après avoir regardé Bertrand en face,
se détourne pour rite.
(A part.) Par exemple! Voilà une drôle de figure
pour inspirer des passions. 11 y a méprise. (Haut.)
Pardon, monsieur, est-ce bien vous qui vous nom-
mez Bertrand?
BERTRAND.
Oui, monsieur, j'ai cet honneur. (A part.) Il
sait mon nom!... Est-ce qu'on lui aurait déjà
parlé de ma fille?
GEORGES, à part, le regardant encore.
Ça n'est pas possible!... A moins que ce ne soit
pour le compte d'un autre; car ce monsieur ne
peut être... qu'un manteau, un chandelier ou une
couverture! (Haut.) .Monsieur, vous devez avoir un
ami, un neveu ou un fils?
BERTRAND.
Moi, monsieur? j'ai une fille, une enfant char-
mante, grande, bien faite, et une tournure... des
yeux!...
GEORGES, à part.
Il veut rompre la conversation. (Haut.) Mon-
sieur...
BERTRAND, l'interrompant.
Et un caractère qui lui gagne l'affection de tout
le monde.
GEORGES.
Monsieur...
BERTRAND.
Jugez si je désire son bonheur.
GEORGES.
Monsieur, je vois que sous une apparente sim-
plicité, vous cachez la ruse du serpent.
BERTRAN I>.
Moi! monsieur? oh! je vous jure que personne
n'est moins serpent que moi.
GEORGES.
Puisque vous ne voulez pas m'enteudre, je vais
h'HOMMK (H 1 SI-: CHEMCHK.
63
parler plus liaireniont... Je vous (li''feiuls ik' re-
voir dé^;orlllais niadanio. Verrières.
n ERTIiAND.
Hein? plait-il I... pourquoi ça?
f.EOROKS.
D'approclicr d'elle... nièiiie... à un di'ini-kilo-
mètre.
EEnTRANI).
Kilomètre!... mais, jeune homme...
GEORGES.
Ou, à la moindre infraction ;\ la consijinc (Lui
prenant la maiu), je vous brise... comme verre.
BERTRAND.
Aie! aie! effectivement, vous me brisez!
G EORGES.
Silence! voilà le mari qui vient de ce côté, éloi-
gnez-vous.
BERTR ANM).
Mais non... je serai enchanté de faire sa con-
naissance. Justement, toutes les fois qu'il est venu
à Corbeil, le hasard a voulu que je fusse absent,
et ..
GEORGES.
JVIalheureux!... s'il vient seulement ù. soupçon-
ner... vous êtes mort!
BERTRAND.
Laissez donc!... Je crois, au contraire, qu'il
prendrait très-bien la chose.
GEORGES.
Monsieur Bertrand ! savez-vous que c'est très-
immoral, ce que vous dites-là?
BERTRAND.
Hein?... Ah! parce queje prétends que le mari...
Vous croyez que je veux faire entendre que... f A
part.) Il a vraiment des principes qui m'enchan-
tent! Je l'embrasserais. (Haut.) Je veux vous cm-
brasser.
GEORGES.
Eh ! sortez donc !
r[:rtr\\d.
C'est qu'il me fait mal... 11 est charmant! (Il
sort.)
SCÈNE X.
GEORGES, VERRIÈRES.
(Verrières entre en conspirateur et va s'asseoir sur une
chaise, près de la table, contre le pavillon.)
GEORGES.
Eh bien? aurais-tu déjà... trouvé...
\ ERRiiîRES, souibre, allant s'asseoir sur la cliai.'-e
qui est prés du bosquet.
Oui, oui... j'ai trouvé. Tu m'avais bien dit que
je. trouverais,
f. i:or(;es, prenant la chaise que Verrières vient de
quitter, et allant s'asseoir près de lui.
Quil air sombre! C'est donc bien terrible?
VERRIÈRES, se le\aut avec agitation.
\e me parb- pas!... je ne veux pas qui- tu nn'
purlesl... car c'est loi...
GEORGES, stupéfait.
Comment: moi?...
V E R R I V. R ES, allant pour se rasseoir près du pavillon.
Oui, toi! qui m'as oté toutes mes illusions.
GEORGES, lui rapportant sa chaise.
Je ne t'ai ôté que ta chaise... la voilà... Ah!
pauvre garçon, qui, à vingt-huit ans, avec une
charge d'avoué, croyais encore à la vertu des
femmes! Mais, voyons, qu'as-tu découvert? un
jiortrait? une bague?...
VERRli:RES.
Non.
geor(;es.
Des vers? une lettre?...
VERRIÈRES.
Oui, une lettre!
GEORGE S.
Oh! oh! commencement de preuves par écrit.
Tu connais ça, toi... un avoué!... Et que contient
la lettre?
V E r. R r È R E s.
Un rendez-vous!... pour ce soir!
GEORGES.
Ah! que c'est heureux! Mais à qui l'épitre est-
elle adressée?
V Eli R IJ: RES.
A personne.
GEORGES.
A personne?... Voilà le mystère!...
VERRiiCRES.
Oh! je la forcrrai bien à me dire...
G E O R G K s.
Elle ne te dii'a lieii... rien du tout ; elle te prou-
vera même que tu t'es trompé sur le sens de sa
lettre.
VERRli:RES.
;\Iais il n'y en a qu'un !
GEORGES.
Kilo en trouvera deux...
VERRiiCRES.
Oh ! c'est trop fort!
GEORGES.
C'est comme ça... Il me vient une idi'e... Re-
mets cette lettre où tu l'as prise... ta femme l'eu-
vcrra aujourd'hui même, puisque le rendez-vous
est pour ce soir. Guette, espionne, suis le domes-
tique qu'elle chargera de la commission, vois o\\
il jiorle la lettre, et alors...
VERRIÈr. ES, vivement.
Je vais acheter des pistolets.
GEORGES, le ictenant.
Nou pas. Cours d'abord re|)lacer le billet de ta
IV'ninie, b; plus mysli'iieusiMuent ])ossible, et
puis...
V ER Rli: RES.
J'irai acheter des pistolets.
G EORG ES, nitnic jeu.
Mais niHi, tu attendras qu'elle l'cnvoii'...
v EU n I i r. es.
l'.t puis i'ir'ai...
64
i;ii()mml: or i sf. ciiKiiciii:.
r.KO ne. i:s, mèiiif jeu.
Tu le suivras, et (iiiaïul tu n'auras plus rien :i
apprendre, tu reviendras nie trouver, pour (\u>'
tous deux ensuite...
\ F. unir: HE s.
Nous allions acheter des pistolets!
CEOROES.
Ah! quel homme! Nous achèterons... un ca-
non, si cela est nécessaire; mais, que diahle!
procédons par ordre. (Verrières sort.)
scî:ne XI.
GEORGES, GUILLAUME,
puis MADAME DE SIRVANNES.
GLU.i.AUME, entrant.
Monsieur, madame de Sirvanncs va venir clle-
mé'me pour répondre à votre lettre,
c, !•. onoES.
Merci, Guillaume. (Guillaume sort.) Elle va ve-
nir! Ah! je suis encore aimé! (Il s'assied en gesti-
culant comme s'il parlaH déjà à Léonie.)
MADAME DE SIRVANNES, sortant (lu pavillon,
à elle-même.
Ah! monsieur, vous êtes amoureux de la fille
de M. Bertrand, de cette honne Louise qui vient
de tout nous apprendre, et vous parlez encore i\
Léonie de votre fidélité!... Ceci mérite une leçon.
(Elle s'avance.)
GEORGES, se levant.
Je reutends ! Heureux Georges ! (Courant à elle.)
Ma chère Léonie!...
MADAME DE SIRVANNES, lui faisant unc profonde
révérence.
Monsieur !...
GEORGES, à part.
Que vois-je?... ce n'est pas elle!... et moi qui
ai dit : Ma chère Léonie... Maladroit que je
suis!
MADAME DE SUl VANN ES.
Je viens, monsieur, pour répondre... à la lettre
que vous m'avez fait l'honneur...
GEORGES, à part.
Comment'? c"est à cette dame, qui m'est totale-
ment inconnue... que Guillaume... Oh! l'imbé-
cile!... (Haut.) Pardon, madame, d'être la cause
innocente... certainement, je ne me serais pas
permis... il y a eu méprise... et la lettre...
MADAltlE DE SIRVANNES.
Ne m'était pas destinée, je le sais, monsieur.
GEORGES, à part.
Ou'est-ce que c'est donc que cette femnie-là?...
MADAME DE SIRVANNES.
Mais nue erreur l'a fait tomher entre mes
mains.
GEORGES.
V.t vous l'avez ouverte'?... Je vous ferai obser-
ver, madame, que vous avez agi... un peu légè-
rement... ça ne se fait pas...
MADAME DE SIRVANNES.
La suscription m'en donnait le droit.
GE0R(;ES, il pail.
Ah!... j'y suis; c'est la belle-mère!... me voilà
bien. (Haut.) Ah! madame... que d'excuses...
oomhien vous devez être irritée de mon audace.
MADAME DE SIRVANNES, avBC une légère ilOllir.
Moi, monsieur? mais point du tout.
GEORGES.
Ah! vous n'êtes pas...
MADAME DE SIRVANNES.
Pas le moins du monde.
GEORGES, à part.
Je n'y comprends plus rien... c'est qu'il y a des
belles-mères qui vous arracheraient les yeux !
MADAME DE SIRVANNES.
Je me mets à votre place, monsieur, et je com-
prends combien il est pénible pour un galant
homme ([ui part avec un amour dans le cœur...
GEORGES.
Qui traverse les mers... toujours avec cet
amour... dans le cœur. Je lésai même traversées...
deux fois... les mers.
MADAME DE SIRVANNES.
Qui les traverse... deux fois, soit , sans que le
temps...
GEORGES.
Ni l'absence, ni les orages, soient venus porter
la moindre atteinte à la force... ù la sincérité...
de ses sentiments.., et qui, à son retour.. .Ah! c'est
bien cruel, madame !
MADAME DE SIRVANNES.
Oh ! tout est permis après cela...
GEORGES.
Au cœur ulcéré, n'est-ce pas? et même... un
enlèvement?
MADAME DE SIRVANNES.
Mon Dieu!... un véritable amour est si rare...
GEORGES, à part.
L'enlèvement ne l'effarouche point ! Décidé-
ment, elle se moque de moi, ou c'est la crème des
belles-mères !
MADAME DE SIRVANNES.
Mais ici, ce moyen... un peu violent, me paraît
tout à fait inutile, et si vous voulez me faire
l'honneur d'accepter mon invitation à une petite
soirée que je donne aujourd'hui iiiènie...
GEORGES, à paît.
Une soirée?... Elle m'invite à une soirée!
MADAJIE DE SIRVANNES,
L'entrevue que vous désirez aura lieu tout na-
i turellcmenf.
GEORGES.
Quoi! devant tout le monde?
MADAME DE SIRVANNES.
Vous savez que c'est eu public qu'on se parle
souvent avec le plus de mystère.
GEORGES, à part.
C'est un Macliiavel... que cette femme -là!
(Haut.) Mais ma présence va porter ombrage...
L'HOMME (H I SK CHKUCUK.
r)5
MADAME DE SIR VANNES.
A personne. Tout le monde sera charmé de vous
voir.
GEORGES.
Quoi! même M. de Sirvannes?
MADAME DE SIRVANNES.
Même... M. de Sirvannes... Puis-jc compter sur
vous?
GEORGES.
Comment donn, madame?
JIAD\ME DE SIRVANNES, lui faisant uiie profonde
révérence.
A huit heures précises !
GEORGES, saluant.
Huit iicures !
AIR du Chevalier dit gxiH.
Ainsi, ce soir,
MADAME DE SIRVANNES.
Un doux espoir
GEORGES.
Me guidera,
MADAME DE SIRVANNES.
S'accomplira.
GEORGES.
Moments charmants !
MADAME DE SIRVANNES.
Je vous attends;
GEORGES, à part.
Mais ce Iionlieur...
MADAME DE SIRVANNES, à part.
Lui fait grand peur !
(^tiforges sort, madame de Sirvannes rentre chez elle;
pendant ce mouvement uu domestique , une lettre à
la main, a passé dans le fond , suivi à quelques pas
par Verrières.)
SCÈNE XII.
Un Domestique, VEIIRIKRES.
I.I-; DOMESTIQUE, après la sortie de Georges, reparait
au fond du théâtre, puis Verrières, un moment après ;
enlin, le domestique descend en scène; Verrières,
resté ail fond, ne le perd pas de vue.
On m'avait dit que jo trouverais mon homme
ici.
VKiiRi i-:R ES, qui s'est glissé sous le bosquet.
Voilà une Iiourc que ce gaillard-là me promène
avec la lettre de ma femme, et il ne l'a pas en-
core remise.
I. E D 0 M E s T I Q u V. , regardan t .
•le ne vois personne.
VEIUl l iiUKS.
l'.nvoycz donc vos domestiques en course. Que
diuiile Pierre vient-il faire ici?
Il, DOMESTIQUE, après avoIr regardé de nouveau
autour de lui.
Ma foi, je vais demander à fiiiillaume, ça fait
qui' nous jaserons un peu. (Il va poiu' sortir.)
III.
SCÈNE XIII.
Les Mêmes, GUILLAUME.
GUILLAUME, entrant.
Tiens ! qu'est-ce qui t'amène ici, toi?
LE DOMESTIQUE.
Voilà...
VERRIÈRES, de loin.
S'il s'arrête à chaque instant, nous n'arriverons
jamais.
LE DOMESTIQUE, avec mystère.
C'est que j'ai une lettre à remettre à monsieur
Georges, et l'on m'a dit que je le trouverais ici.
GUILLAUME.
Il viendra ce soir, nous recevons. Donne-moi ta
lettre, je m'en charge. (Il lui prend la lettre des
mains.)
VERRIÈRES.
Voilà l'autre qui prend la lettre maintenant!
LE DOMESTIQUE, à Guillaume, reprenant la lettre.
Oh ! non, je ne peux pas.
GUILLA UME.
Quand je te dis que je la lui remettrai... jobard !
VERRIÈRES,
Ah! la main me démange de terminer la con-
versation !
GUILLAUME, remontant la scène avec le domestique.
A propos, si tu es libre, viens donc, il y aura
soirée à l'office... la grosse Marguerite y sera...
LE DOMESTIQUE.
Ça n'est pas de refus.
VERRIÈRES, descendant la scène à mesure que
les domestiques la remontent.
Me voilà bien... Je ne sais plus qui a la lettre...
donnée, reprise plusieurs fois... Mais, s'ils s'en
vont ensemble, je puis encore... (Il se dispose à les
suivre.)
GUILLAUME, au domestique, après être resté eu place
an fond du théâtre, à causer tout bas.
I'".li bien ! c'est dit, à ce soir.
LE DOMESTIQUE.
A ce soir. (Us suiteut charnu d'un côté ojiposé.)
VEKR I EUES.
Allons, boni ils se séparent... lequel suivre?...
ail ! j'aurais mieux fait de garder la lettre.
SCÈNE XIV.
VER m EUES, GEORGES.
(.EOr. GES, entrant.
Ah! c'est tdi, jr te riiiTchais; eh ! bien, la lettre?
\ I i; m ÈRE S.
.le l'escorte, c'est en suivant le domostiipie (pii
en est chargé que jo suis venu ici; mais depuis,
elle a i)assé et re|)assé... des mains do Pierre dans
cell(!s de Guillaume; l'un vient de sortir par i<i,
l'autre iiai-là, (;t je ne sais plus l(,'([uel suivre...
(; EOR GES.
Tous les doux... charge-loi de l'un, je me
charge de l'autre...
OC)
IlOMMK on SK CIIKKCIll':.
\ i: Il « 1 i: r. K s.
Ahl tu mo ronds la vie. (11 sovlà droitp.)
(. KOnciKS, scnl.
Ce pauvre Vcrières! tout pour le préserver !
(Il sort vivement :i sou tour jar l'autre côté.)
\ i: liiUKRES , reparaissant du côté oiiposé à celui par
leiiuel il est sorti.
Pierre est rentré tranquillement à la maison.
C'est Guillaun)c qui a la lettre.
(iEOUGES, même jeu.
Guillaume n'est pas sorti, c'est Pierre qui est
chargé du message.
VEuniÈRES, se trouvant face à face avec Georges.
Eli l)ien ?
0 E 0 R G E s , de même .
Eli hirn?
V i; uii li; r.ES.
Ce n'est pas Pierre.
GEORGES.
Ce n'est pas Guillaume.
VERRIÈRES.
Voilà qui est singulier, par exemple!
G KO R G ES.
Que nous sommes simples ! que nous iniporlent
Pierre et Guillaume? tu sais l'heure et le lieu du
rendez-vous en question?
V KRRl iiRES.
Sans doute.
GEORGES.
Eh bien, pour connaître le coupable, il suffit de
l'y surprendre : mais il te faut des armes.
VER RliiRES.
J"al acheté des pistolets. (Il en tire d'énormes de sa
poche.)
G E 0 R G E S.
Qu'est-ce que c'est que ça!... des espingolcs!
des tremblons!... es-tu fou?
VER RliiRES.
Je ne suis que furieux.
GEORGES.
11 y parait; que prétciids-tu donc?
VERRIÈRES.
Me faire... sauter la cervelle.
GEORGES.
A toi.
VER RIf:R 1. S.
Oui, si le rendez-vous a lieu, si ma femme me
trompe!... je me brûle, vois-tu, je me brûle!...
GEORGES.
Allons donc, et c'est pour cela que tu étais si
pressé d'acheter!... Ce n'est pas toi (pi'il faut
tuer !...il ne faut même tuer personne... c'est par-
faitement inutile; il s'agit seulement de donner
une petite leçon au drôle qui trouble ton repos.
Tu as des pistolets : va au lieu du rendez-vous,
cache-toi, et attends; il suffira de quelques grains
de sel pour rendre l'aventure plus ou moins pi-
quante. Si le si'ductcur devient pressant, tu armes;
s"il se jette ;i fienoux, tu ajustes; s'il prend les
mains... oh ! alors... il devient ton justiciable.
VER RI E RE s.
Ainsi tu veux...
GEORGES.
Va donc, l't di'p^chc-toi.
VERRli:R ES.
Mais cest ici.
GEORGES.
Quoi! dans ce jardin? où nous sommes?
V E R R I i: R E s.
Mais oui, et il ne vient pas, le misérable !
GEORGES.
11 est donc l'heure ?
VERRIÈRES.
Elle est passée!
GEORGES.
Et tu l'cstes-là? visible à tous les yeux? Sauve-
toi donc bien vite.
VERRIÈ RE s, revenant.
Puis je reviendrai ?
GEORGES.
Eh!... apparemment! (Le retenant.) Mais non,
ne t'en va pas... entre dans ce pavillon... Je te
l^réviendrai dès qu'il en sera temps, et tu agiras
en conséquence. (Yerrières entre dans le pavillon.)
SCÈNE XV.
GEORGES, seul.
Ca marche!... ça marche!... (11 se frotte les
mains.) Enfin, nous allons toucher au but... Dia-
])lc!... mais, j'y pense... le mari est caclié ; l'a-
mantva venir... Oh! l'amant... ça m'est bien égal;
mais la femme... la pauvre femme, qui ne m'a rien
fait du tout... je la perds! Voyons donc !... voj'ons
donc!... Quand Verrières saura tout... en sera-
t-il plus heureux?... Non, non... décidément,
Verrières ne doit rien voir... rien savoir. Je le
laisse bien tranquille dans son pavillon... du plus
loin que j'aperçois le misérable , je cours au-de-
vant de lui, je l'emmène, je lui flanque un bon
coup d'épéc, et je le force à renoncer à son
crime!... Va-t-il être vexé, ce petit monsieur, en
trouvant un flâneur à son rendez-vous, se pro-
menant... dans son rendez-vous, marchant... sur
les talons et sur la robe... de son rendez-vous. (Se
retournant.) Hein?... je croyais avoir entendu...
(Regardant.) Non, personne... Ah çi\ ! mais il n'est
donc pas amoureux, ce gaillard-là? Est-ce qu'if
va me faire promener longtemps comme cela ?
J'ai beau me retourner de tous les côtés... Que je
suis béte! c'est peut-être moi qui l'empêche de
paraître... Si je me cachais... C'est cela. (Tl entre
dans le bosquet en fredonnant.)
Quand on attend sa tjelle,
Que l'atlente est cruelle !
Dit monsieur Nicolo
Dans son clinrmant trio.
Mais arrive donc, animal! butor! mais on n'a pas
idée d'un lambin pareil! Ah !... enfin... à travers
le feuillage... j'aperçois... lui, sans doute... c'est
L'HOMME ()l"I SK Cil K ne HE.
67
heureux!... Non, une robe blanche!... hi femme
qui vient la première... au rendez-vous! Ah!
pauvre Verrières! pauvre Verrières!... Mais je me
trompe... c'est madame de Sirvannes, Léonie !
C'est le ciel qui me l'envoie! il me devait bien ça !
SCÈ.NE XVI.
GEORGES, LÉOME.
Gi'.ORGES, allant au-devant d'elle.
Ah! madame! que vous êtes bonne!... vous
vous êtes donc repentie de votre cruauté de ce
matin, et vous permettez....
I. ÉOME, avec embarras.
Monsieur...
GEORGES.
Je me disais aussi : on ne s'est pas juré une
iidélité t'tei"nelle...
LÉO NIE.
Georges, écoutez-moi... si vous êtes ici, c'est
que je me suis reproché de n'avoir pas eu on vous
une entière confiance... et de vous avoir caché...
G E on G ES.
Que vous m'aimez encore...
LÉOME.
Non pas.
GEORGES.
Comment !
LÉOME.
Georges, vous êtes un bon et honnête homme,
mais voire cœur n"a pas eu plus de constance que
le mien.
GEORGES.
Qu'osez-vous dire?
LÉONIE.
Une jeune iillc s'est chargée du soin de le
prouver.
GEORGES, surpris.
Une jeune fille... vous savez... qui vous a
dit... vous la connaissez donc?
I.ÉO.ME.
Je sais tout, monsieur.
GEORGE S.
Certainement, elle est fort bien... de figure;
\ mais qu'e:>t-ce (ju'une figure ! quelle atteinte peut-
I elle porter à l'impression profonde qu'a laissée
1 dans votre cœur la femme de vos souvenirs!...
d'ailleurs, je ne vous avais pas revue, Léonie.
! VERRIÈRES, passant sa lète à la fenêtre du pavillon,
dont il soulève la jalousie.
Georges!...
GEORGES, faisant passer vivement Léonie sons
le berceau.
I Oh! qui'kpi'un ! cachez-vous ici, madame, je
1 vous en prie.
LÉOME.
Me cacher!
VERRIER ES.
Dis donc, Georges !
(iEORCES, avec huuicui'.
Ah I c'est toi?... que diable me veux-tu?
VER RI El! ES.
Je te croyais avec quelqu'un... une femme.
GEO R G ES, troublé.
Hein?... tu t'es trompé... je suis seul... tu le
vois bien.
VERRIÈRES.
En attendant... il ne vient pas, c'est peut-être
toi qui l'en empêches?
G E 0 R G K s.
Mais non, puisqu'il ne me connaît pas.
VERRIÈRES.
Mais...
GEORGES.
Mais!... mais... tu vas tout faire manquer; si tu
ne rentres pas, j'y renonce.
VERRIÈRES.
Allons, ne te fâche pas... je m'en vais.
GEORGES.
C'est bien heureux. (Retournant au berceau.) Je
disais donc que je vous avais revue, Léonie, et
maintenant...
L É O M E.
Maintenant, monsieur, ce que je vous ai caché,
c'est le nom de mon mari.
(;eorges.
Le nom de votre mari !
LÉONIE, continuant.
Et quand je l'aurai prononcé, j'espère encore
que l'amitié qui vous lie...
GEORGES.
De l'amitié pour un homme qui m'a enlevé...
Ah! oui, comptez kVdessus! ce serait iiinn cousin,
mon frère, mon grand-père même!
LÉOME.
C'est M. Verrières...
GEORGES, stuiiéfait.
Verrières! Verrières! ah bah!... mais c'est im-
possible !
LÉONIE.
Voilà ce que je me suis reproché de ne vous
avoir pas dit tout de suite...
GEORGES.
Oui, oui... je crois que vous auriez mieux fait...
\errièrcs! ce pauvre garçon! que j'aime comme
un autre moi-même... i\ qui je sacrifierais...
LÉONIE.
Je savais bien que vous étiez honnête liouime,
sans cela aurais-je osé vous écrire...
GEORGES, à part, surpris.
Elle m'a écrit!
LÉONIE, continuant.
Vous donner un rendez-vous ici!
GEORGES.
Ici! quoi, madame, il se pourrait! cotte lettre
dont vous aviez chargé votre domesti<iue, cette
lettre était pour moi ?
LÉONIE.
Vous le savez h r", puisque vous êtes vi-nu.
(; 1. OR G ES, i part.
Qu'eutends-je?... c'est pour me trouver que je
68
i;ii()\i\iK 01 I SK ciiEnciii':.
me suisdoniu'' tant de pi-iiie? tout ;\ rhciirc, c'est
moi que j'attendais? oh! mais alors, d'un moment
à l'autre, Nerrit'rcs avec son pistolet... peut d'après
les conseils que j'ai eu la stupidité de donner moi-
môme... Ciel! la persieiino a bougé.
I. KOME.
Qii'avez-vous donc?
CEO ne, ES.
Hien... rien... (A iiait.) Me voilà dans une jolie
situation... je sens une sueur froide.
I. l'ONIK.
Vous paraissez troublé.
GEOnCES.
Moi!... mon trouble est bien naturel... certai-
nement... (A part.) Verrières qui est là... derrière
la Persienne, (liant.) Penser que j'aurais pu com-
promettre le repos d'un ami ! (A part.) J'avais bien
besoin de lui monter la tète.
LÉO ME.
Est-ce que, réellement, vous m'aimeriez en-
core ?
GEO no ES, effrayé.
Mais, pas du tout ! ne dites donc pas des choses
comme ça. (A part.) J'ai entendu armer, je crois.
LÉO NIE, continuant.
Oh! si... je le vois bien, mais avec le tem))s,
ça passera, mon ami.
GEORGES.
Au nom du ciel! plus bas! (A part.) Son ami!
A coup sur, il ajuste! et avec un pistolet monstre,
encore! (Haut.) Adieu, madame.
LÉOME, à part.
Oli ! mon Dieu ! il m'effraie. (Haut.) Georges !
GEORGES.
Ne me retenez pas.
L K 0 M E.
Votre main, au moins.
GEORGES.
Ma main ! (A part.) Pour qu'il fasse feu !... non
pas! non pas! ah!... (II se jette sur la persienuc pour
l'empêcher de s'ouvrir et disparait.)
SCÈNE XVII.
LÉONIE, BERTRAND.
BERTRAND, accourant dès que Georges est parti.
Eh bien !... vous venez de le voir, de lui parler?
LÉONIE, distraite.
Ah! c'est vous, monsieur Bertrand. (En ce mo-
ment, la jalousie du pavillon remue et l'on voit Verrières
dessous.)
UERTRWn.
Oui, madame; je viens savoir où en est la chose.
(Ici on voit le canon d'un pistolet passer à travers la ja-
lousie.) Je connais assez votre bon cœur pour ctre
sûr que l'ouverture en question a été faite... (Silence
de Léonie, distraite.) Car, n'est-ce pas... elle a été
faite... l'ouverture?...
LÉOME.
Oli ! je ne lui ai rieu caché.
REP. TR A M).
Et alors?... Pardonnez si je; suis aussi pressant ;
mais il est certaines explications... qu'un pèr.'
brûle de recevoir, et un père qui veut marier su
fille... brûle encore plus qu'un autre... naturelle-
ment... (le recevoir...
I.ÉOME, étonnée.
In p''ri'!... (Se remetlaut.) Ah! oui, c'est au
sMJrt de Louise... Eh bien! maintenant... j'ai le
meilleur es|)oir...
C E R r R A N D.
Il serait possible?... ça aurait lieu... je vous de-
vrais... Ah! madame, jamais événement ne m'au-
rait l'cndu si heureux. (Ici la jalousie s'agite de plus
en plus.)
LÉOME.
Croyez, du moins, ([uc j"y einploierai tous mes
efforts.
BERTR AN I).
Tous vos efforts! alors le but va être atteint.
Ah! souffrez dans ma reconnaissance... (Il prend sa
main, la porte à ses lèvres; on entend armer le pis-
tolet.) Mais non, ce n'est pas ainsi... c'est à genoux
que je dois... (A peine Bertrand est-il à genoux que le
coup part.} Ah! là... là...
LÉONIE, poussant nu cri.
Ah!
liEUTR A\ D.
A l'aide!... au secours!...
SCÈNE XVIII.
Les Mêmes, MADAME DE SIIIVANNES,
LES Invités, puis GEORGES,
puis VERRIÈRES.
MADAME DE SIRVANNES.
Que se passe-t-il?... Mon Dieu ! qu'y a-t-il?
BERTRAND.
Ail ! madame.
GEORGES, entrant.
Tiens! le vieux qui a reçu pour moi!
BERTRAND.
Je ne sais... mais en m'inclinant tout à l'heure
pour baiser la main de madame... une douleur...
subite... m'a saisi... si vivement... si brusque-
ment... aïe! aïe! la sciatique peut-être... aie!...
GEORGES, à part.
Ah! pauvre bonhomme! qui prend ça... pour
une sciatique!
MADAME DE SIRVANNES.
Mais il y a eu explosion ! et une arme seule...
BERTRAN D.
Une arme!... vous croyez? Mais alors... je se-
rais blessé! il y aurait attentat... sur... ma per-
sonne!... et il importe de connaître le scélérat
(jui...
VERRii' RES, sortant du pavillon.
C'est moi, monsieur.
LÉONIE.
Mon mari!
L'HO.MMi<: OUI Si: ciiKnciii:.
69
M \1> A M !■ DK SI m ANNE s.
M. N'errièri's !
B i: R T 11 WD.
Vous, monsieur?... Eh Ineiil vous avez fait 1;»
un beau chef-d'œuvre.
VERRIÈRES.
Moi. qui en avais lo droit, f|ui ne nie repens
pas de ce que j'ai fuit... qui reconiuieiicerai en-
core.
BERTRAND, se caclijiil d(M'rière miidamo Verrières.
Par exemple!
(;i:on(;ES , à jiart.
Jo l'ai échappé belle I...
I, ÉONIE, à son mari.
Mais, monsieur, je ne comprends pas...
VERRIÈRES, à LéOQle.
Monsieur comprendra. (A Bertrand.) Sortons.
GEORGES, se planant entre eux.
Arrêtez! (A part.) Il y aurait conscience.
VERRIÈRES.
Et toi aussi, Georges, tu me trahis! mais tu ne
m'empêcheras pas de me venger!... Non, j'aurai
sa vie ou il aura la mienne.
BERTRAND, Stupéfait.
Hein? Laissez-moi donc tranquille! tout ça
m'ennuie à la fin !... voilà une heure que vous vous
acharnez contre moi sans que je sache...
VERRIÈRES.
Vous osez le demander?... quand tout n l'heure
encore vous étiez aux genoux de ma fenuiie !
GEORGES, à Bertrand.
Je vous avais prévenu, gros immoral?
BERTRAND.
Comment, c'est à cause de cela...
LÉONIE.
Mais, mon ami, si vous saviez...
BERTRAND.
(Comme illuminé.) Ah ! j'y suis, vous vous imagi-
nez... Rassurez-vous, nous sommes innocents; je
puis à l'instant dissiper d'un seul mot...
V ERR lÈRES.
Dites-le donc.
B K i; T R A N D.
Ah! c'est que c'est dillicile devant certaines per-
sonnes, et ce n'est qu'à vous seul... (A Georpe.s.)
Jeune homme, vous permettez...
GEORGES, qni s'éloigne.
Il va encore s'en mêler! mais c'est une vraie
Providence que cet homme-là !
B E R T R A N D , à VerrlL'ros.
Désirant marier ma fille chéiic... un ange, mon-
sieur... j'avais eu recours à l'obligeance do ma-
dame Verrières... ainsi qu'à celle de madame di'
Sirvannes.
GEORGES, à Illi-niêlUi'.
Qu'est-ce qu'il peut lui dire?
BERTR AN D.
L'arrivée de M. (jcorges... les convenances ré-
ciproques... Cependant jo n'étais pas sans iiupiii'-
tudes...
MADAME DE SIRVANNES, â V.'rrlères.
Et c'est pour rassurer un itère (pie Lé'onie a
écrit à... M. Bertrand.
VERRIÈRES.
Comment: cette lettre... ce rendez-vous?... (Signes
affirmatifs de Léonie et de madame de Sirvannes.) Ali !
monsieur, que d'excuses !
GEORGES, le regardant.
C'est qu'il a l'air très-satisfait de l'explication.
VERRIÈRES, à Gcorge.s.
Ah çà! Georges, jjourquoi donc ne m'as-tu pas
fait confidence de tes projets de mariage?
GEORGES, étonné.
Hein? qu'est-ce que tu dis?... mes projets de ma-
riage? (Les dames lui font des signes.) Certainement...
mes projets de mariage... si je rencontre un jour
une jeune fille dont les qualités... les talents... la
fortune...
VERRIÈRES.
Mais tu as trouvé tout cela dans la fille de mon-
sieur...
GEORGES.
La lille de monsieur!... mademoiselle Bertrand.
(A part.) Connais pas! Quel diable de conte lui
ont-ils fait? (Nouveaui signes.) Il parait qu'il ne
faut pas les démentir... (liant. . Je ne dis pas... il
n'y a pas de doute... que mademoiselle Bertrand...
mais...
LÉON I E, à Georges.
Oh! soyez traïuiuille, nous nous sommes assu-
rées de ses sentiments...
GEORGES.
Vous êtes bien bonnes... mais...
MADAME DE SIRVANNES, qui est venue se placcr
auprès de Georges.
D'après la demande que vous nous en aviez
faite...
GEORGES, stnl)éfait.
Moi !
M A D A JI i: DE SIRVANNES, bas .
Vous perdez Léonie.
VERRIÈRES, à Georges.
Tu n'avais donc pas dit à ces dames?... ( \ou-
veain; signes.)
GEORGES.
Si, si... au contraire... certainement... j'ai dit à
ces dames... (.V part.) Où diable veulent-elles en
venir? Est-ce ([ue par hasard elles auraient juré
de me marier?... Oh! mais, un instant.
vi;rr I i. R ES.
Alors, c'est un mariage conclu. (.Noinoaui
signes.)
G EORGES.
Je serais trop heureux, sans doute... Seubnient,
ji' ne sais pas si monsieur Berliaiid... sans me
connaître...
Il y. R 1 R A N D.
Moi !... do la main de ces dames, je vous prends
les yeux fermés...
70
L'IIO.MMK UL'l SK Cil KIICIIK.
r, i; onc. KS , à part.
Lui aussi!... Aii (;;i! niais... c'est un punt-
apensl
r> i: i; r r. .\ n D , \c sim ranl liaus ses bras.
Mon cher pendre!...
(; KO 11 G E s, le rPi)oiiss;uil.
Un moment!... un niouient! Bertrand!... que
diable!
VEiinikiiES, étonné.
Tu refuses?
MAi)\MK DE sin v.\N\ES, avec intention,
à Gi'oi'ges.
Cette chère Louise, va-t-elle Otre contente!
G E 0 n G E s.
Louise?
i.ÉOMr:.
Oui, celle (jui m'a tout dit.
BEIlTIi AM).
Oui, l'ange qui a une taille... des yeux...
GEORGES.
Et m\ petit nez.,.
MADAME DE S I l\V A ^ N E S , bas.
Oui, la jeune fille que vous avez vue à Paris,
que vous avez retrouvée à Gorbeil... elle vous
aime !
GEORGES.
]| serait possible!... elle m'aimerait! Ah! je suis
trop heureux! (Pressant Bm'trand à son tour.) Mou
cher beau-père! (A part.) 11 parait décidément qui'
c'est celle-là que je préférais. (An pulilic.)
Aut : Vaudeville de Turenne.
Quand une pièce n'est pas Ijonne,
Et mérite votre rigueur,
Les auteurs n'épargnent personne :
Tout est cause de leur raaljieur,
Acteurs, clief-d'orcbestre, souffleur!
Dans leur orgueil ils sont extrêmes,
Et se cherchent bien loin, hélas!
Ah ! Messieurs, ne les forcez pas
.\ se trouver ce soir eux-mûmes.
HOMME y U 1 SE C H E K C II E.
LE CHAPEAU GRIS
LES OBSTACLES
COMÉDIE EN UN ACTE, MÊLÉE DK COUPLETS
nr.PRKSENTÉE POUR LA PliEMIÈRI': FOIS S H H LE THÉÂTRE DU VAUDEVILLE,
LE 15 Jll LLET 1 8 i7.
KN COLLA non ATIO.N AVKC M. Kl). lUU :> K It A H K K
PERSONNAGES. ACTEURS.
MAURICE DE CHAMPAG.NAC MM. Fklix.
D'ÉRIGNY, lietitenunl au ngiinent crAuvergnc Pikrron.
SAGET, jardinier Léonce.
LOUISE DE FOMANIL M"" Cathehine Loyo.
MARGUERITE, sa cousine Cakolinf. Iîader.
La scène se passe à Coulommiers, chez Louise de Fontanil.
LE CHAPEAU GRIS
LES OBSTACLES
Le théAti-G représente un salon. —A droite, premier plan, une fenùtre ;
parallèlement, une cheminée. — Deuxième plan, portes à droite et à gauche; porte au fond.
Une table en faco de la cheminée.
SGKNE I.
(Au lev<>r du ridciiu il fait nuit, un oraiîc violent
éclate, si\ heures sonnent ; Louise sort avec pré-
caution de sa elLimbre, située au deuxième plan,
à droite. Elle est en costume du matin, et tient
un (lambeau dont elle cache la lumière avec sa
main.)
LOUISE, écoutant sonner l'hoLire.
Cinq et six. Six licures... c'est le nionieiit... quel
oragfil II ne sera peut-ôirc pas venu. Voyons tou-
jours. (Ouvrant la croisée.) Donnons le signaL.. (Elle
frappe dans ses mains trois coups qui se répètent au
dehors.' Il y est... c'est bien lui... (On voit le bout
d'une échelle que l'on applique contre la fenêtre. ) Ali!
l'échelle remue... je vais la soutenir. Attendez,
vous |)Ouvez vous tuer.
SCÈNE ir.
LOUISE, CMAMPAGNAC.
(Champagnac est ruisselant de plnie ; il porte un
chapeau gris avec une plume de couleur. Il
grimpe à l'échelle, et saute dans l'appartement.)
en AMPAONAC.
C'est vrai... J'avais cette chance-là, chère
Louise!
1,0 II SE.
Ciier Maurice!... Dieu! dans ([uel état vous
ùtes !
r.lIAMPAr.X AC.
Je .suis un i)eu uiouillé', n'est-ce pas?
LOI ISE.
Il fallait prendre un |)arapluie.
i: Il A M i> \ (. \ AC.
Moi, Maurice de (Ihanipiignac, dont liî père com-
mandait Hoyal-UraRon à Sieinkcr(|uc!... Que me
proposez-vous, madame?... l'^t qu'est-ce qu'une
misérable averse, un délu<;c nième! (|uand j(! suis
auprès (le vous... (puiiul je me s(uis inoud(''... de
bonliciu'l
LOI, ISE.
Mais voyez donc... votre chapeau...
III.
CIIAAI1'A(. \AC.
Olil il a soulTert... c'est la premiéie fois que je
le mets... Eh Lien, c'est un baptême!
LOUI SE.
La i)liuiie est tout abîmée.
CM A M 1>A(;\ AC.
Oui... elle a un peu déteint sur le feutre. (Il le
secoue et le pose snr la table.) Voyez-vous, Louise,
pour arriver jusqu'à vous, je voudrais avoir une
mer de feu à traverser. Aujourd'hui, ce n'était pas
du feu... au contraire; mais ça tombait avec tant
de furie!... que je me suis senti tout électrisé. A
la bonne heure! me suis-je écrié, par un temps
pareil, le pied, du moins, peut glisser... à escala-
der un mur, à gravir une échelle, on peut se cas-
ser la jambe!... ou peut prouver qu'on aime!
1,0 II SE.
Imprudent!... ne vous ai-je pas indiqué cet en-
dioit où les pierK s un peu écroulées...
CH AMPAO NAC.
Moi, attendre une seconde, faire l'oudire d'un
détour pour vous voir!... allons donc ! Je tiiomidie
d'un obstacle... et ne le tourne pas.
1.0 U I SE.
\'ous m'aimez doue bien?
cnAAiPA(;\ V c.
Comme il y a trois ans... couuue au premier
jour...
1,0 II SE.
Lorsque vous framdiissiez l'enceinte du couvent
où je terminais mon éducation, pour venir lomlier
à mes pieds.
(, II AMPA(;\ AC.
Je ne m'en sus pas encori- relevé... , Il s'in-
cline.)
1.01 ISE.
Oh! c'eut été un peu fatigant. Mais bien loin
de là, monsieur, (juinze jimrs après, tout à coup,
je r(!ssai de vous voir.
cil A M PAON AC.
Je le crois bien; en vous (piittant, je m'é'tais dé-
j mis le pied droit!
10
u
LK CIlAPKAl C.HIS.
I.OL ISK.
Oli! mon l)ii(u! pauvre Maurice!
cil A M !■ A(;\ \c,.
Ne me plaiçnc/. pas. J'ai bien soiiiïeit 1... mais
je me disais : c'est jiour clic! A peine piu^ri... je
boitais encore... j'accours, j(! nous a|)ptllr... per-
sonne!
1,0 m si;.
.le venais de (juiiter le couvent.
en AMPAGNAC.
Et moi... de tomber d'un mur deux fois plus
élevé que le premier. Mais ce n'était rien encore.
J'avais fait le serment de passer ma vie à vous
clierclier, de n'avoir jamais d'autre femme que
vous; et, lorsque le sort semble vous rendre :\
mon amour, lorsque je vous retrouve enfin ici,
dans cette petite ville...
LOUIS K.
Je suis la femme d'un autre.
CII A.\I PACNAC.
Ah! c'était ;\ en perdre la raison!... Et je l'ai
perdue ! perdue !
LOI I SE.
Ail! ne m'accusez pas, Maurice; d'impcrieux
devoirs de famille, des nécessités de fortune...
C H A M P A G N A C.
Qu'est-ce que la famille? la fortune? quaml ou
a un cœur... Mais je ne vous accablerai pas. \'ous
avez été assez punie, pauvre femme! par cet
époux... officier de marine, joueur, libertin et
brutal, qui est parti pour... on ne sait où? et <|ui
reviendra... on ne sait quand!
LOI is i:.
Peut-être jamais !
c H A M p A G \ A c , animé .
Et il fera bien, le misérable!
L 0 1; I s E.
Plus bas, donc... si Marguerite, si ma petite
cousine vous entendait... Je ne voudrais pas, pour
tout au monde, que quel(|u'un, dans cette petite
ville, apprît que moi, Louise de Fontanil, qui passe
pour demoiselle, je suis mariée... et que je reçois...
la nuit, chez moi... un cavalier connu par son au-
dace et sa témérité. On ne croirait jamais que
c'est en tout bien tout honneur; je serais perdue
de réputation...
CIIAMPAGNAC.
Morbleu! si quelqu'un osait manquer au resiwct
qui vous est dû!
1,0 LISE.
Taisez-vous donc... et songez-y bien : si cela
arrivait... je ne pourrais m'en prendre qu'à vous,
et je ne vous reverrais de ma vie!
CHAMPAGNAC.
Oh! ne dites pas cela, madame! Vous ne savez
donc pas que j"ai besoin de vous voir tous les
jours, toutes les heures, toutes les minutes... que
ce besoin augmente, grandit sans cesse, et que
demain, peut-être, il me sera impossible de m'en
aller d'ici?
1.0 1 1 s E.
Malheureux!... c'est bien alors que je serais vi;-
ritablement perdue!
CIIAMPAGNAC.
Eh bien! fuyons ensemble; allons ailleurs... où
nous vivrons ignorés, inconnus, iieiireux... Quit-
tons la France, lEurope même... Quand partons-
nous?
1.01 ISE.
Jamais!
cil A M p \G\AC.
Aimez-vous mi<u\ que je me tue, madame?
I.OL ISE.
Oh ciel ! qu'osez-vous dire?
CIIAMPAGNAC.
(JLiaïul pailons-nou>i?
LOL ISE.
Plus tard... nous verrons... je vous dirai...
cil A M PAGNAC.
Non, tout de suite...
I.O LISE.
Kli bien... demain... je vous donnerai ma ré-
ponse...
CIIAMPAGNAC.
Je vais retenir deux places sur un navire, une
chaloupe, une barque, une yole, une coquille de
noix... qu'importe, pourvu que je vous enlève !
LOUISE.
Grand Dieu ! du bruit... on vient... c'est Mar-
guerite, ma petite cousine, qui arrive de ce côté,
l'arlez vite !
CIIAMPAGNAC, SB sauvant par la croisée.
A demain ! (Il disparaît.)
LOUISE, se sauvant dans sa chambre.
11 n'y a plus à reculer; demain, il saura que
c'est impossible.
CIIAMPAGNAC, passant sa tète à la fenêtre.
Louise! Louise! j'ai oublié mon chapeau...
passez-moi mon chapeau! c'est une bénédiction
comme ça tombe encore. Louise! Elle n'y est plus!
Si je pouvais I... oli! du bruit... de la lumière chez
la petite cousine... A la grâce de Dieu !
SCÎ'NE m.
MARGUERITE.
MAUGUEniTE sort de sa chambre aveciin flambeau
dont elle cache la lumière avec sa main.
Sept heures. Ma cousine Louise dort encore.
L'orage a presque cessé. Allons vite dans le jar-
din, près du chalet. C'est peut-être mal ce que je
fais là... à l'insu de cette bonne Louise, qui
m'aime tant, qui me sert de mère... aller à un
rendez-vous que j'ai donné à un jeune homme...
un officier... Mais, non, puisque c'est pour lui
dire de ne plus revenir avant que j'aie fait con-
sentir ma cousine à notre mariage.
Air : fjt hrunc Thérèse.
En lui, j'ai confiam e,
Cfi n'est pas un trompeur.
LE CHAI' KM" G lus.
75
Je puis sans déliaiice
Obéir à mon cœur.
Il va venir...
Dieu ! quel plaisir !
L'heure s'avance...
11 va venir,
Dieu ! quel plaisir
De l'accueillir.
:i, non, non, non, jamais (fcjA'), d'une voix haute et liôro,
On ne doit repous.ser [hisj l'aveu timide et doux
D'un cœur pur et sincère f ,, . .
Qui vient s'offrir à vous ; )
Et puisqu'il sait me plaire (bis),
Il sera mon époux.
SCÈNE IV.
D'É R I G N Y, M A R G U E R II E.
d'érigny, entrant avec un parapluie qu'il ferme.
Ne vous effrayez pas... c'est moi.
M.VRGU EUITE.
(loinnii'iit, monsieur, vous ici? vous avez l'im-
])iiideiice d'entrer dans la maison?
d'ér 1(;\ y.
Je le crois bien !... par un temps pareil... quelle
idée aussi, de donner un rendez-vous en plein
air...
M A p. G L E R 1 T E , piquée .
Mon Dieu! monsieur, rien ne vous forçait...
(Lui montrant la porte.) Et rien ne vous empôclie...
d'ér igny.
Quand je suis près de vous... Quand il pleut
encore! o Marguerite, vous me permettrez bien
de vous dire combien je vous aime... (Il s'assied.)
Et de me reposer un peu.
MARGUERITE.
Vous reposer! pour le cliemin que vous avez
fait? de la rue à côté jusqu'ici !
d'ér ign y.
Oh ! ça vous est bien facile à dire, à vous, qui
n'avez qu'à sortir de votre chambre; mais moi,
j'ai bravé... les gouttières... j'ai franchi un mur...
écroulé... je vous ai même attendue sous un gros
marronnier; mais cpiand j'ai vu que malgré ce
feuillage... et mon p:irapluie, les rafales commen-
çaient à me submergei-, je n'ai plus résisté au
désir... de vous parler de mon amour... et je suis
entré.
M AU Gl ERITE.
Pour vous mettre à l'abri.
O'ÉRI G^ V.
Oh! seulement pour ne pas paraître à vos
yeux... (Ian>^ nu ét.it... et pour vous déclarer que
je ne sortirai d'ici... qu'avec la promesse de votre
main.
M ARGUER ITE.
Quoi : \ous voulez, mon>iHur...
d'ér ig n V.
\ous l'pouseï'.
MARGUERITE.
(".e n'est pas une trop mauvaise idt'-e.
d'ÉRICN Y.
'lésera bien plus rommodi' pour nous voir.
AlK : 'l'iti'(j:r jolir
Oui, mon amour toujours plus tondre,
Plus ardent, plus impétueux ,
Quand je puis vous voir, vous entendre
Aux doux rayons de vos beaux yeux.
Du Sénégal passe les feux.
MARGUERITE.
Oui, mais aussi du thermomètre
Parcourant chaque numéro,
En me quittant, il va peut-être
Descendre au-dessous de zéro.
I)'ÉRIG\Y.
Oh ! mademoiselle...
M ARGl ERITE.
Ensuite le moment est mal choisi pour parlci- à
ma cousine, il faut attendre.
d'ér IGN Y.
Attendre !... Mais voilà quinze jours que je M)us
aime... que je me donne une peine pour arriver
jusqu'à vous! Non, non, nous sommes à l'équi-
noxe... le mauvais temps peut continuer... je
vous épouse, et je quitte l'état militaire.
MARGUERITE,
Pourquoi donc? c'est si joli l'uniforme.
d'ér IGN Y.
Oui, mais c'est bien gênant. D'ailleurs il n'y a
qu'un mois que je suis militaire. C'est mon père
qui a voulu m'acheter une lieutenance dins le
régiment de Poitou... 11 s'imagine que j'irai m>\-
poser...
MARGUERITE.
Par exemple 1 Vous faire tuer !
n'ÉRIGXY.
Je suis beaucoup trop jeune pour cela. Je n'a-
vais même jamais quitté le toit paternel quand
mon brevet de lieutenant est arrivé, avec l'ordrtî
de rejoindre; mais puisque je vous ai rencontn'c,
j'en reste là , je donne ma démission.
MA R Gr ERITE.
C'est pourtant bien agréable de connuaiider.
DÉR IGN Y.
Oui, l'on commande aux uns, mais on obéit aux
autres. Non, non, je ne veux pas d'un im-iier oi'i
il faut se lever quand on voudrait dormir, monli'r
achevai quand on se trouverait si bien dans un
fauteuil... auprès de ce qu'on aime... et d'un Imn
feu... la main dans les siennes, ou les pieds sur
les chenets. Ah! je passerais ma vie ainsi! Di-
sons djiic vile à votre cousine que nous nous
aimons... et (|ue...
M ARGl ERITE.
C'est inutile. Dans ce moment ma cdusim- n'y
rons(!ntirait pa-;.
d'iiu (;\ \ .
O ciel! moi <|ui croyais qu'il n'y aiuaii pas
d'obstacles! C'est donc impossible?
-i Ali (.L Ml ITE.
Jf vous (lis : l'iiur \>- moment.
7()
LK CIIAI'KAU (;H1S.
Ali! oui, jimir ino coiisoIlt; mais je vois liicii
(|iril faut rmoncer...
M A II r; t i: ii i t k.
Est-il impatientant avec sa manie cl(! se décou-
rager ! demain vous pourrez parler à ma cousine,
tout ira bii-n.
Dl'lt l(i\Y.
Vous croyez'?... mais si elli> fait des dittirultés ".'
Je n'insisterai pas d'abord, je vous cii préviens;
nous n'en viendrions jamais à bout.
M ARGl FUlTli.
Quel lioinmi' insupportable!
D'KnidW, itontimiant.
Mais soyez tranquille, je saurai me rair(; une
raison. (Il tire son moiiiLoii'.)
MAnCUKR ITK.
En m'oubliant, n'est-ce pas?
d'érigny.
Moi! oli jamais! votre nom est inscrit sur mes
tablettes, à la date de notre première rencontre,
le jeudi soir 31 mai 1729, dans la boutique d'un
confiseur, où j'étais occupé à manger des pra-
lines... (Il tire une boîte de sa pofhe et en offre à Mar-
guerite.) l'^t Cliàleau-'i'iiiei'ry ne sortira jamais de
ma mémoire.
M A 11 0 r r i; i r k.
Oh! mou Dieu! taisez-vous... voici le jour,
partez.
n'Éii 10 \v.
Di'jà!... ou ne peut pas être un moment tran-
i|uille ici... le temps seulement de laisser passer
Forage. ^
MAR(;UK 11 ITE.
Partez donc !
d'érigny.
Ali!... et mon parapluie. (Il va le picn.lie.J
MARGUERITE.
Tâchez surtout de ne pas être vu !
EN.SEMBLE.
AïK : Premier chœur du deuxième acte du (Julie bleu.
M ARGILE RITE.
Partez, l'heure, je pense,
S'avance (bix).
Il faut de la prudence.
Sortez sans bruit,
Car le jour luit.
d'érigny.
Partons, l'heure, je pense.
S'avance {his).
Il l'aut de la prudence,
Sortons sans bruit.
Car le jour luit.
(Il sort par le fond.)
SCÈNE V.
MARGIERITE, puis SAGET, puis LOUISK.
MARGl'ERITE, Seule.
Enfin !... ah! quel jeune homiiio sans énergie!...
un rien le déconcerte... (Voyant le chapeau gris ou-
blié par Chaini)agnac et resié sur la table.) Grand
Dieu! il a oublié son cba))eau. (Criant.) Monsieur
d'Krigny! Monsieur d'Erigny!
SAGET, entrant par le fond.
Qu'est-ce que vous voulez, Mam'sellc?
MARGIERITE, à [lart.
Oli!... Sag(!t, le jardinier...
i.otiSE, sortant de sa chambre.
Qu'y a-t-il ?
M A 11 0 1 c. I\ I r i: , à part.
Et ma cousine !...
SAGET.
Qu'est-c(' ((ue vous tenez donc !à, Manrselh;,
un ciiapeau d'homme?
i.oi isK, à part,
(^iel ! celui de Ghampagiiac...
MARGIERITE, à paît.
Je suis prise!... (Haut.) Mon Dieu!... (uii .. jiî
viens de trouver là... sous mes pas...
SAGE T.
Ce feutre... ici... mais il n'y a que moi d'homme
dans la maison... et je porte un to(|uet... C'est un
voleur; il n'y a qu'un voleur qui puisse porter
une horreur de chapeau comme ça... Mais j'ai ma
carabine, et s'il est encore dans le jardin, en deux
temps, je vais... (Il sort vivement.)
MARGUERITE.
Mais, non !... Sagel !...
I.O USE.
Laisse-le... (Bas.) Il ne trouvera personne, il y
a longtemps qu'il est parti...
SCÈNE VI.
LOUISE, MARGUERITE.
MARGUERITE.
Hein?... comment... qui donc, ma cousine?...
1.0 ui SE , à p.irt.
Ciel ! je me suis trahie... (liant.) Mais je viens
(le tr le dire... personne.
MARGUERITE, réfléchissant à paît.
Mais j'y songe, M. d'Erigny en avait un noir...
et celui-là est gris!... (Haut.) Qu'ai-jc vu?...
LOUISE.
Qu'as-tu donc?
MARGUERITE.
En lettres d'or... là... il y a bien Maurice de
Champagnac !
LOUISE.
Tais-toi!
MARGUERITE.
Eh ! ([iioi, ma cousine...
LOUISE.
Silence, te dis-je.
MARGUERITE.
Vous recevez... la nuit... un chapeau gris ! (A
part.) Oh! maintenant, je suis sure de mou ma-
riage.
LV. Cil A ri: AL GlilS.
i.OLisi:.
Margiu'ritP... tii vas tout savoir, ot quand tu
connaiti'as par quoi le épreuve a tiii passer ta roii-
siiie, tu diras si elle est roupahie d'avoir écouté...
une seu'e et unique fois, son triste cœur.
MAnocEnn K.
Pourquoi dites-vous triste? est-ce que l'amour
rend tri>te?
LOUISE.
Quelquefois, mon enfant; mais c'est encore du
bonheur. Orpheline et pauvre, tu le sais, une
vieille parente, de qui je dépendais, me fit élever
au couvent.
MARGUERITE.
Oui, votre tante Ursule, qui voulait faire de
vous une religieuse. Quelle singulière idée!
LOUISE.
Hu soir que je me promenais seule dans une
allée du jardin, je trouvai tout à coup devantmoi...
un cavalier... qui, pour nie voir et nie parler,
venait de pénétrer dans le saint asile.
INI ARGUE ni TE.
Quelle audace!
LOUISE.
Je n'avais rencontré qu'une seule fois dans le
monde ce...
AI A R GUERIT E , V i voneut .
Chapeau gris?
LOI I SE.
Mais un regard avait sufli pour nie rendre à
jamais maîtresse de son cœur.
MARGUERITE, à [lart.
Comme moi avec M. d'Érigny.
LOUISE,
El depuis ce jour, tous les soirs, malgré ma dé-
fense. . .
MARGUERITE.
Il revint au même rendez-vous? Oli! que c'est
bien !
LOUISE.
Hélas !... moments trop vite passés! bientôt, je
quittai le couvent.
MARGUERITE.
Comme vous dites cela! il me semble que, pour
vous, ce n'était pas un matiieur !
LOUISE.
Ma parente venait de mourir... en me laissant
toute sa fortune.
MARGUERITE.
Mais alors rien ne s'opposait plus à votre union
aver...
LOU IS K.
Au coiilraire! nous étions s^'-pan'^s plus (pie ja-
mais !
M \UI.UEH ITE.
Ab ! UKiu Diiii!.,. e:, comnuMit donc?
LOI ISE.
Je n'étais bériliérc qu'à la coiuiitinn (]f iiiion-
cer au mariage.
MARGUERITE.
Est-il po<sil)leI
LOI I SE.
Ma vieille parente avait eu, dit-on , beaucoup à
se |)laindrc des hommes.
M \ nor i i\ n r.
En \érité?
LOUISE.
Et il fallait partager son antipathie... ou voir
passer l'héritage à une étrangère, une demoiselle
Gandolphe, son amie.
MARGUERITE.
Quelle idée de forcer ainsi les gens à une chose
si peu naturelle!
LOUISE.
Que veux-tu? je commençais à eu prendre mon
parti ; loin de Champagnac c'était moins diilicile...
quand, il y a un mois... au détour du petit cha-
let, un homme tombe à mes pieds. C'é-iait lui,
qui avait mis trois ans à me trouver, et qui n'avait
rien jterdu de son amour.
M ARGU ER ITE.
Quelle joie pour vous!
LOUISE.
Ajtrès bien des dilliculiés... bien des comliats,
je consentis à le recevoir... chez moi... en secret.
MARGUERITE.
Ah! grand Dieu! et l'héritage...
LOUISE.
Mais pour mettre entre nous un obstacle invin-
cible... pour me donner la forci' de lui résister, de
nii' résister à moi-même, j'imaginai la fable d'un
mariage, d'un époux brutal, libertin, que sais-je?
parti aux îles et pouvant rev(uiir à tout moment.
MARGUERITE.
Oh ! comme c'est bien inventé! Et AI. di- (iham-
pagnac ne s'est pas éloigné?
LOUISE.
Au contraire, il s'est installé' dans cette ville, et
il est venu ici tous les soirs, plus amoureux, jilus
pre saut que jamais.
M ARGU IRITE.
A la bonne heure... voilà un liomme... comme
ils drvraient être tous.
LOI ISE.
Oui; mais ces mystères, ces contiainii's, mit
fini par exaspérer ses sentiments; il ne parle (|ue
de nrenlever, de nous expatrier ensemble!
M A II G U E R I I K.
Mais c'est charmant, cela!
LOI I SE.
I.i; testami-nt di; ma parente s'y (ippose. H faut
([lU! je réside en France. Et maintenant, juge do
mes ennuis et de mon embarras. (Kcoutani.) .Mais
qiKjl est ce bruit?
•^AGET, en .lili.iis.
Alliiii-, maiilir (levant !
!>' É R I (;\' ^ , (le iiu^riic.
Veu\-tu l)ieii ino lAchor, butor!
78
LK c; Il A HE AL (iUlS.
SCfcNE Vil.
Les Mkmes, SAGIiT, D'I'IUCNV.
SAGET, lioiissailt crKli^iiy eu .iv:ilil.
Marrlip, ou je t'assomme.
MAiir, i ERITE, à paii.
Ciel I inoiisiciir d'Kriniiy !
s \<il T.
\'\h le voleur, maïuVelle, qui s'était caclié dans
le clialet.
I.Ol ISE.
Que vois-je? un homme! un militaire!
s A CE T.
Ça! c'est une poule mouillée qui a pris un dé-
guisement pour nous faire peur, connu?
d'éricny, i ij.ut.
O Marguerite! à quoi tu m'exposes!
MARGL EHITE, à paît.
Ah (,à ! est-ce qu'il va se laisser prendre pour un
brigand?
LOUI SE.
Qui êtes-vous, monsieur? Comment vous trou-
vez-vous chez moi?... répondez!...
d'érigé Y.
Madame... je... (A paît.) Ah! ma foi! c'est trop
difficile; je ne pourrai jamais m'en tirer. J'aime
mieux ne rien dire du tout...
MARGUERITE, à part.
J'espère qu'il va trouver quelque chose.
LOUISE.
Mais répondez donc !
MARGUERITE, à part.
Est-il maladroit!
SAGET.
l'"aut-il taper dessus?
MARGUERITE, vivement.
Mais non ! mais non !
LOUISE.
Alors, puisque vous vous obstinez à garder le
silence, on va vous conduire...
SAGET.
Kn prison !
D ' i': R I G N V .
F.n prison!...
SAGET.
Marciie !
MARGUERITE, vivement.
Un instant... Sortez, Saget.
SAGET.
Vous laisser seule... avec... le brigand!...
MARGUERITE, prenant le chipeau gris en passant
près de la table où il est déposé, et le cachant der-
rière elle.
Sortez donc!
SA G ET.
Suffit... je vas préparer le déjeuner. (Il sort.)
LOUISE.
Kh bien?
MARGUERITE.
Puisque monsieur ne veut pas nous dire ([ui il
est, et ce (|u"il vit'ul l'aire ici, c"est moi qui me
cliargerai de ce soin.
LOUISE.
Toi?
I) ' É R I G \ Y , à part.
Elle va essayer de justifier ma présence, mais
elle n'y réussira pas.
M ARGUER ITE.
Monsieur se nomme Guillaume d'Érigiiy; il est
de fort bonne maison; il m'aime, et il est \enu ici
pour vous demander ma main.
LOUISE.
Qu'enlend?-je?
I)' i':ri G\ Y , à pari.
A-t-elle de l'audace!
LOUISE.
Comment, mademoiselle, vous avez osé...
MARGUERITE, joiiant avec le chapeau gris
qu'elle tourne dans ses mains.
Mon Dieu, oui! ma cousine.
LOUISE.
Recevoir un jeune homnie!
MARGUERITE, uiiMue jeu du chapeau.
11 est souvent des circonstances impérieuses
qui, bien malgié vous, vous obligent...
LOUISE , bas.
Cachez donc cela. (Haut.) Et vous avez souffert
qu'il vous parlât d'amour?
MARGUERITE, de même.
Puisqu'il ne venait que pour cela.
LOUISE, à part.
Ah! le maudit chapeau ! (Haut.) Mademoiselle!
MARGUERITE, de même.
Mon Dieu! j'ai eu tort, sans doute; mais com-
ment ne pas se laisser entraîner par l'exemple,
surtout quand il est donné... par une personne...
LOUISE, l'interrompant.
C'est bien, c'est bien...
MARGUERITE, de même.
Vous me pardonnez?... vous m'approuvez?...
LOUISE, à bout de patience.
Oui, oui... mais laisse donc ce chapeau... tu vas
l'abîmer. (Elle prend le chapeau des mains de Margue-
rite, et le met à l'écart.)
d'érigny, à part.
La cousine ne se fâche pas plus que cela!...
Comment Marguerite a-t-ellc fait?... Je n'y com-
prends rien.
. MARGUERITE, embrassant Louise.
Ah! ma bonne cousine, vous ne vous repentirez
Pvas de votre indulgence quand vous saurez que
j'ai fait un bon choix... sous tous les rapports.
LOUISE.
Je n'en doute pas. Monsieur est... ''Elle va à lui.)
d'érigny.
Lieutenant au régiment de l^oitou ; mais dès
demain, je donne ma démission, afin de me con-
sacrer tout entier au bonheur de mon ménage.
LOUISE.
11 a du bon, ce jeune homme.
LK ClIAHKAl (ilUS.
79
il Al'.GUERITK.
N'est-ce pas, ma cousine?
LOUISE, à d'Érigny.
Mais où donc avcz-vous vu Marguerite?
d'érigw.
A Cliûteau-TiiiciTy, où j'étais occupé...
LOUISE.
A Cliàteau-Tliierry! lors de ma visite à mon
ancien couvent! sous mes yeux, sans que je m'en
sois doutée !
M A n (1 L' E n I T E.
Ma cousine... ,
LOUISE, s'animaul.
l'.t il fa suivie jusqu'ici?
d'Érigny.
(l'était mon chemin.
LOUISE.
Pour arriver jusqu'à elle, n'est-ce pas? Et vous
avez bravé, renversé tous les obstacles?
d' ÉRIGNY.
Mou Uieu, non!... je n'ai rien renversé du tout.
LOUISE.
Oli! ne le niez pas, je le vois dans vos yeux.
Vous êtes nn téméraire, un audacieux jeune
homme... Vous avez entraîné, subjufiué cette
pauvre enfant.
d'Érigny.
i-!lk' m'a subjugui' aussi.
I LOUISE.
I Oli! li's lionimcsl les hommes! Ils se ressemblent
I donc tous?
■ MARGUERITE.
Nous n'avons rien, du moins, à reprocher à ce-
; lui-ci, puisqu'il vient vous demander ma main, et
I attend, tout treml)lant, voti'e réponse.
I.OU ISE.
Nous en reparlerons.
M ARG UERITE.
Bientôt?
LOUIS E.
Un de ces jours.
MARGUERITE, lui montrant le chapnau de Chamjiagnac.
Oh ! tout de suite, je vous en prie !
I.OU ISE.
Demain... aujourd'hui même... si tu h^ d(''sires.
d'Érigny, à paît.
Elle est un peu girouette, la cousine.
SAGET, entrant.
Mademoiselle est servii;!
M ARGUER ITE.
Oiil ma l)oniu; rousiiM;... est-ce que vous ne
l'invitez pas?
LOUISE, vivement.
J'allais te le propeser. 'A d'Erigny.) Si monsieur
voulait nous l'airi' l'honneur de; nous tenir coiii-
paKiiic!...
h' É R I G N v , lias à Marguerite.
.Il' n'ose |)as accepter.
MA RG l ERIT E, i Louise.
Monsieur accepte avec reconnaissance... il meurt
de faim.
SAGET, â part.
Comment, mademoiselle va déj(!uner -.imc- !.■
filou :
M A R G U E R I T E.
A table!
s A G E T.
Ah ! j'oubliais. Deux lettres qu'on vient d'appor-
ter pour mam'sclle...
LOUISE.
Donnez! (Regardant.) De Maurice!... (Vivement.)
Marguerite, conduis monsieur dans la salle i man-
ger; je vous rejoins à l'instant.
MARGUERITE, bas à d'Érigny.
Vous voyez bien que tout s'arrangera.
d'Érigny, de même.
Oui, ça en a l'air; mais j'ai bien peur que ça
ne soit plus dillicile que vous ne croyez. (Margue-
rite cl d'Erigny sortent précédés par Saget.)
SCÈNE VIII.
LOUISE, puis MARGUERITE, puis SAGET.
LOUISE, seule, décachetant.
Que peut-il me dire? (Lisant.) « Chère Louise!
Il que n'oublierait-on pas près de vous! moi, j'ai
« oublié mon chapeau... il peut vous compro-
« mettre... je suis derrière le mur du parc, en face
Cl du premier marronnier... jétez-le par-dessus le
« mur... A ce soir... » (Parlé.) Ah! il a raison. 11
ne sait pas tout ce que ce chapeau m'a déjà fait
soutTrir... Mais cette autre lettre... (Elle l'ouvre
vivement.) De mon procureur!...
MARGUERITE, entrant.
Mais venez donc, ma cousine; M. d'Érigny no
veut pas se mettre à table sans vous.
LOUISE, parcourant la lettre.
Ciel I (ju'ai-je lu?
M A R GUERITE.
Vous vous trouvez mal?
LOUISE.
Au contrairi" !... Ah! Marguerite! (Elle l'em-
brassa.)
M A RGUEIt ITE.
Qu'y a-t-il donc?
LOI ISK.
Je ne sais... ma vue se trouble... mes genoux
fléchissent... (Se laissant tomber sur un fauteuil.)
Tiens, lis, regarde, vois si je ne me suis pas
trompée. (Elle lui donne la lettre.)
MARGUERITE, lisant.
Il Madi'inoiselle, j'ai l'honneur de vous annoncer
Il (]iie madame (iamlolphe a succombé, il y a
<i ([uelqucs jours, à la suite d'un repas de; noces;
« vous vous trouvez donc entièrement maitresso
(1 de votre fortune et de votre main, puisque per-
" sonne, à présent, ne priit revendiquer le bi'iié-
« (icc de la clause du testament de votre parente. »
80
L1-; CIIAI'KAl GUIS.
(Parlé.) Ma boiiiio cousiiic!... vous rti'> lilin',..
vous vous marierez...
1,0 u I SK , sp levant.
Tu to marieras!...
MAnr.uEniTE.
Nous nous marierons...
LOI I si:.
V.c ])auvn' Cliampaiiiiac I plus d'obstacles, de
mystère... il peut venir ici... en plein jour, de-
main... aujourd'luii... tout i\ riicure.
M A n r. u E n I T k.
Quel plaisir ça va lui faire! (Louise sonne.)
s \ ('. irr , cntraai.
Madame...
I. OUISK.
Cours vite, derrière le nuu- qui longe le parc...
en face du premier marronnier, tu trouveras un
cavalier sans chapeau...
s A r. E T.
C'est le filou?
LOI I SE.
Eh non! il faut qu'avec toi tu me ramènes
cette personne. Pars!
s A G E T.
Bien, mam'sellc.
LOl'ISE.
\ingt, quarante, cinquante livre>! si tu réus-
sis!...
s A G E T.
CiiiquanK^ livres!
LO CI SE.
Si tu reviens seul... je te chasse...
s \GET.
Cinquante livres!... je vous rapporterais... cin-
quante {)ersonnes, pour ce prix-là!... (U sort.)
LOI I SE.
Quelle joie! quel hoiilieur! comiireuds-tu, Mar-
guerite? car je n'étais pas sans inquiétude, et
quelquefois, je me disais : Si ces difficultés, ces
obstacles allaient finir par fatiguer M. de Cham-
pagnac! s'il allait cesser de m'ainier!...
M AH GUERITE.
11 y a des gens qui en seraient capables, tant ils
redoutent la moindre peine.
SAGET, eu (ioliors.
Avancez donc!
('. n A M r A G \ A G , lil* lilèmo.
Plutôt mourir.
I.OUSE.
C'est lui, c'est Champagnac... va-t'en, va-t'en
vite, Marguerite.
M AU G LE II ITE.
Je vais décider M. d'Krigny à déjeuner. (Elle
sort.)
SCÈNE IX.
LOUISE, CHAMPAGNAC, SAGET.
SAGET, à Champagnac.
Eh ! entrez donc!... puisque mam'selle vous de-
mande... (Ras à Louise.) En voilà ])our cinquante
livres.
LOUISE, lui jetant sa boiiise.
Tiens!... (Sagct sort.)
CHAMPAGNAC.
Ah! madame... croyez-le bien, jamais jo ne me
serais permis de venir ici... à une pareille heure,
pour vous compromettre... mais au moment où je
m'y attendais le moins, ce butor m'a saisi... si
brusquement...
I. o f I s E.
11 a bien fait.
CIIAMPAG\AC.
Plait-il? il a bien fait de m'amener ici... en
plein jour... sans luniièn^? mais... c'est impossi-
ble... il fait nuit... il doit faire nuit... je rêve, j'ai
le vertige!...
EGLISE.
Non , vous ne rêvez pas... vous êtes ici chez
moi... où vous pourrez venir à présent... tant
qu'il vous plaira... le matin... le jour... à toute
heure...
CHAMPAGNAC.
Qu'entcnds-jc?
LOUISE.
Aux yeux de tous... Ah! mon ami... si vous sa-
viez... le bonheur, la joie... je suis folle!...
CHAMPAGNAC.
iMjlle de quoi?...
LOUISE.
Figurez-vous que mademoiselle Gandolphe!...
CH AMPAGN AC.
Gandolphe!... Qu'est-ce que c'est que ça?
LOUISE, à part.
Imprudente... qu'allais-je dire?... j'oubliais...
CHAMPAGNAC.
Où prenez-vous ce M. Gandolphe?...
LOUISE, à part.
Puisque je me suis donné un mari... je peux
bien nie l'oter... (Haut.) Une de mes amies...
CHAMPAGNAC.
Ah! c'est une dame qui s'appelle... Gandol-
phe!... je ne lui en fais pas mon compliment.
LOUISE.
Une de mes amies, qui habite le Havre... vient
de m'écrire qu'un navire en vue du port s'était
perdu... corps et biens...
CHAMPAGNAC.
Ah! diable! voilà une chose triste...
LOU I SE.
Ce navire levenait des îles...
CHAMPAGNAC.
Ah ! mon Dicni!...
LOUI SE.
Et, parmi les passagers, mon époux... mon mal
heureux é])oux...
en \M P AGN AC.
11 a fait comme le navire?...
LOUISE.
Hélas!...
LK CHAPKAU (IRIS.
81
CH AMPAGN AC.
Il a... sombré!,..
LOIISE.
Ce... ce pénible naufiage me rend libre... Plus
d'entraves... d'esclavage... de mystères... plus de
visites nocturnes, ni d'escalades!...
C H A M P A G ^ A C.
Plus d'escalades... pas la plus petite escalade?...
Ah çà! qu'est-ce que nous allons faire de l'éclielle
à |)résent?
LOUISE.
\'ous êtes ravi, enchanté... n'est-ce pas?...
CHAMPAtiNAC.
Moi?... C'est-à-dire que... que... je ne trouve
pas d'expressions assez... convenables pou •... ex-
primer ce que je ressens... je ne sais pas ce que
je ressens... c'est un amalgame, une confusion...
un chaos... Ah!... il revenait pour nous sépa-
rer... ce M. Gandolphe... qui a sombré... Eh
bien!... je suis fâché qu"il soit tout à fait mort...
j'aurais eu du plaisir à lutter contre lui... à lui
prouver... Qu'un autre ose donc se placer entre
nous !...
LOCISE.
Mais, à présent, personne n'a le droit...
CHAMP A ON AC.
Personne!... ah! oui... c'est juste... je pourrai
venir ici tous les jours... si je veux... deux fois
par jour... si je veux...
LOUISE.
Et sans être obligé de vous glisser furtivement,
an risque d'être pris pour un voleur...
CHAMPAGNAC.
Ah! le fait est que la nuit... il n'y a guèie que
les amoureux ou les... comme vous dites... qui...
LOUISE.
A présent, plus de méprises à redouter... vous
pourrez entrer par la porte... par la grande porto...
CHAMPAGNAC.
Comme tout le monde.
LOUISE.
Air de Pirville.
Vous n'aurez plus à grimper sur le mur,
A ne chercher que l'ombre et le mystère,
I.a porte est là; c'est commode et plus sûr.
CHAMPAGNAC.
Franchement, j'aimais mieux mon chemin ordinaire.
Tous les sentiers ne voni pas aux amours :
L'ennui, souvent, vient par la grande entri'O,
Et le bonheur entre presque toujours
Par une porte dérobée,
Il prend toujours la porte dérobée.
LOUISE.
Quand on lui ferme l'autre! Vous verrez rnnmie
nous serons heureux !...
CM A M PAGN AC.
Ah! ne m'en parlez pas!...
I.OUI SK.
Voyons, monsieur... venez ici... asseyez-vous
là... tout près de moi... encore plus près.
III.
CHAMPA r.lAC.
Chut! chut donc... plus bas, si l'on nous en-
tendait...
LOUISE.
Eh! qu'importe?
en AMPAGNAC.
Ah! pardon!... c'est vrai, j'oubliais que nous
pouvons causer... à tue-téte... maintenant! (Tris-
haut.) Xous pouvons causer à tue-tète.
LOUISE, s'approchant elle-même.
Mais approchez-vous donc, monsieur ; il o-t à
cent lieues... et dites-moi de jolies choses...
CHAMPAGNAC, distrait.
Gandoliihe!...
LO LISE.
Parlez-moi de votre amour.
cuxMPAGNAC, de même.
Gandolphe!... si jamais j'ai des enfants, je ne
leur donnerai pas ce nom de baptême.
LOUISE.
Parlez-moi... de votre bonheur.
CHAMPAGNAC.
Ah! pardon... je pensais à ce monsieur qui a
sombré. Au fait, vous avez raison, causons un
peu de tout cela.
LOUISE.
D'abord nous ne nous quitterons plus...
CHAMPAGNAC
Pas d'une minute !
LOUISE.
Nous vivrons toujours ensemble, l'un à côté de
l'autre... bien unis... cherchant tous deux à nous
rendre la vie agréable... vous serez le phénix des
maris...
CHAMPAGNAC.
Vous croyez?...
LOUISE.
.l'en suis sûre, et moi, le modèle des épouses...
CHAM PAGN AC.
C'est dimcile, allez!
LOUISE.
Pas le moins du monde... j'irai au-devant de
tous vos désirs, de tous vos souhaits... rien ne vous
manquera... nous aurons en même temps la paix
du cœur...
CII A M PAGN AC, A\CC lUl SOUpir.
Et la santé du corps !
LOUISE.
Quel avenir enchanteur!...
CHAMPAGNAC.
Ah çà! qu'est-ce que nous ferons à présent, que
nous n'avons plus rien qui nous gêne?... à quoi
non-- occuperons-nous?
LOUISE.
A nous aiuier, à nous le dire... La journée
passée ainsi, ah !... nous semblera trop courte...
CHAM PAGNAC.
Alil... nous allons passer la journée à nous ai-
mer CI à nous le dire... et vous croyez qu'elle
11
82
LK CHAPEAU GRIS.
nous semblera trop courte... je veux bien. (Il s'est
levé et est allé vers la fenêtro.)
I.OIISK.
Mil bionl que regardez-vous donc Mil
CII AHIPAGN AC.
Ab! rien... le ciel... voilà un bien beau tenijis...
Dieu! le beau temps! (;a donne envie... de pnn-
dre l'air... Adieu, ma bonne amie.
I, G L I s K.
Où allez-vous dnnc?
CM A M PAGN \C.
Faire un tour de promenade.
1.0 1 1 SE.
A merveille! nous irons ensemble. Vous me
donnerez le bras.
C1IAMPAG^AC.
Imprudente... pour vous compromettre... je
vous suivrai de loin... de bien loin... sans avoir
l'air...
LOUISE.
Inutile... puisque je suis libre...
C II A M P A G N A C.
C'est vrai... cette lii)crté... qui vient comme
ça... au moment où on n'y pense pas...
LOLISE.
Je vais me préparer.
CIIAMPAGNAC.
Attendez!...
I-OUISE.
Qu'est-ce donc?
en AM PAG\AC.
Je crois que nous ferions mieux de rester.
LOUISE.
Pourquoi?
CHAMPAGN AC.
Parce que... il me semble que le temps se gâte.
LOUISE.
Il n'y a pas un nuage.
c H A M p A G N A c.
Si, il y a un grain... là... de ce côté... que vous
ne pouvez pas voir, et puis je sens cela à mon en-
torse... c'est un pronostic infaillible.
LOI isr.
D'ailleurs, pour ne pas retarder d'un jour notre
boubeur, il faut que nous passions à l'église.
CHAMPAGNAC, vivcment.
Est-ce que vous ci'oyez que l'église pourrait
s'opposer?...
LOUISE.
Du tout... pour que dimanche, au prône, on
annonce notre mariage.
c H A M P A 0 N A C.
Quoi! devant toute la ville!... vous voulez...
LOUISE, tendferaeut.
Oui, que toute la ville sacbe que nous sommes
l'un à l'autre. En êtes-vous fâché?
CHAMPAGNAC.
Moi !... obi... c'est juste. (A part.) Après cela...
il n'y a jias moyen de s'en dédire.
LOU ISE.
Je cours faire un peu de toilette.
CHAMPAGNAC.
Au prône... quelle idée! (A Louise.) Vous tenez
donc bien à ce que toute la ville... ça lui est bim
égal, allez... Est-ce que vous n'aimeiiez pas mieux
nous marier le soir aux flambeaux?... (Loui.scfuit lui
signe négatif.) Non...
LOU ISE.
Dans un moment .. j(! suis à vous... Ah!... ce
baiser que vous m'avez tant de fois demandé et
que je vous ai si souvent refusé. . voyons... pre-
nez-le.
CHAMPAGNAC, vivempnt.
Vous me le refusez, n'est-ce pas?
LOUISE.
Je l'offre à celui qui doit être mon mari.
c n A M p A G \' A c , s'approchant.
Vous ne me le refusez plus... eh bien! non,
Louise, je veux vous montrer que je suis digne
d'une telle faveur... en m'iaiposaut... le sacrifice
d'y renoncer.
LOUISE.
Est-il discret!... Vous êtes charmant.
Air : J'ai prié le ciel qu'il me (jardt (Vie en partie
double.)
Oui, ce baiser, amoureux gage ,
Vous l'aurez, je vous le promets.
CHAMPAGNAC.
Cet à-compte du mariage ,
Je ne le demande qu'après.
LOUI SE.
Vous pourrez, vous êtes si sage,
En prendre deux...
c H A M p .^ G N A c.
Non, gardez-les,
Pour me les donner en ménage,
Accompagnés des intérêts.
ENSEMBLE.
On en a, toujours, c'est l'usage,
Bien moins besoin avant qu'après.
LOUISE.
Oui, vous les aurez en ménage.
Accompagnés des intérêts.
(Elle sort en lui envoyant un baiser avec la main.)
SCÈNE X.
CHAMPAGNAC, seul.
Elle n'a plus de mari!... hum! hum!... ça
change considérablement la position... plus de pé-
ril... plus de hasard... plus d'accident!... nous
rentrons tout en plein dans le bourgeois... moi,
qui, chaque fois que je me trouvais auprès d'elle,
courais le risque d'une très-mauvaise aiïaire... si,
par fortune, il était revenu... je vais le rompla-
LE CHAPEAU GRIS.
83
cer... et tout sera linil... Mais... j'y songe... nous
sommes là tous les doux à nous dépêcher... Puis-
qu'il n'y a rien qui nous presse... nous pouvons
bien... Ali! elle est veuve! je vais épouser une
veuve !... c'est désagréable... j'aurais mieux aimé.,
une jeune fille... parce que... une jeune fille, d'a-
bord... c'est plus jeune, ensuite l'on peut es])é-
rer... il est môme probable... qu'on a son prem!(n"
amour, tandis qu'une veuve... Vous me direz, elle
aura plus de soin, plus d'ordre... Eh ! mon Dieu !...
qu'est-ce qui n'en a pas de l'ordre... quand on
arrive à notre âge... quand on touche à la vingt-
huitaine?... C'est vraiment trop jeune pour se ma-
rier... pour certains hommes... surtout pour
moi... Oui... je sens que je n'ai pas encore épuisé
toute ma fougue... je sens qu'il me faudrait en-
core des aventures... bizarres, imprévues... tra-
giques môme!... Et j'irais m'enchaîner pour la vie,
je me priverais de tout ce qui peut m'arriver en-
core... Marié... il ne peut m'arriver... qu'une
seule chose... les femmes sont si... changeante^...
Louise surtout... C'est drôle, je ne la trouve pas
si bien... je ne l'avais vue le jour... que rare-
ment... Ah! la nuit... elle est ravissante... au
clair de la lune, quand ses doux rayons... tandis
que ]<'. jour... elle est éclairée comme toutes les
autres femmes... elle me paraît fade... Non, déci-
dément j'ai bien envie de ne pas l'épouser... à
présent... je l'épouserai plus tard... (Élevant la
Toiî.) Je vous épouserai plus tard, chère amie...
Mais comment lui annoncer?... je n'oserai ja-
mais... pardieu, en lui écrivant... en prenant un
prétexte... adroit... (Il se met à une table et écrit.)
Ma chère Louise... je viens de recevoir une lettre
qui m'oblige à un petit voyage... une absence
d'une dizaine d'années... il m'est impossible de
me marier maintenant, je suis trop pressé, il faut
que je parte tout de suite... mais la distance ne
pourra séparer nos cœurs... je serai toujours à la
vie, à la mort, votre Maurice de Chanipagnac...
Quelqu'un!... c'est elle... Diable! qu'elle ne nie
voie pas... évitons les explications... (Il sort vive-
ment par le fond.)
SCÈNK XI.
LO U I SE, sortaut de chez elle en ;iiMnile toilcltf.
Me voilà prête, mon ami... Eh lien!... pn-
sonne... où donc est-il?... il ne pi;ut être loin,
puisque voici sur cette table... son chapeau... Que
vois-je?... une lettre... à mon adresse... c'est sin-
gulier... 'Elle l'ouvre.} Grand Dieu!... il part... il
me quitte... c'est une rupture... il ne m'aime donc
plus!... lui qui ce matin voulait m'enlever!...
Pourquoi est-il changi'?... (pie lui ai-jo fait?... j'ai
peut-être eu tort de lui dii'c que j'étais veuve. H
le fallait bien, [)uisquc je lui avais dit que j'étais
mariée! Ah! l'ingrat!... moi qui l'aime tant!...
Ah ! les hommes... les hommes !... re sont tous des
monstres!... (Elle tombe dans un fauteuil.)
SCf:NE XII.
LOUISE, MARGUlilîlTE, D'ÊIUGNÏ.
MARGLEHITE, amenant d'Érigny par la main.
Mais venez donc, monsieur, remercier ma cou-
sine; vous achèverez de déjeuner plus tard.
u'kiugny, s'essnyanl la bouche ^ivec sa seivioiic.
Madame, permettez...
i.OLiSE, se levant.
Encore un monstre!
D ' l£ a I G \v .
Comment?...
LOI ISK.
Xe m'approchez pas!
d' kkign y.
Mais si, mais si... souffrez que je vous jieigne
toute ma reconnaissance... pour un mariage...
qui comble mes vœux.
LOUISE, avec ironie.
Ah ! vous vous mariez... et avec qui?
M A n G u E u I ï E.
Mais... avec moi!...
d'éuigxï.
Oui, elle m'épouse.
LOUISE, vivement.
Jamais !
M A K G L E RI T E.
Par exemple! mais tout à l'heure, vous avez
consenti... donné votre parole.
LOUISE.
Je la retire.'
l)'ÉliIG\ V.
Oh!...
LOUISE.
Toi, mon enfant... te marier avec un homme...
un homme...
M A n G u E I\ I T i:.
Avec qui voulez-vous donc que je me marie?
LOUISE.
Non, non, je ne veux pas que tu sois malheu-
reuse... tu resteras fille toute ta vie.
M Ane u En I TE.
Joli bonheur!
ii'i':niG\ Y.
Là! j'étais bien sûr ([u'il y aurait des empêche-
ments.
M AUr, UEniTE.
Mais c'est abominable... quand on ne veut pas
donner de maris... on n'en promet pas. Jl doit y
avoir des lois là-dessus... Mais dites donc quelque *
chose, monsieur d'Erigny!... défendez-vous donc!
U'ÉniGN Y.
Que voulez-vous que je dise? Il parait ipie ça
ne se peut plus.
M AiiGi i:iin E.
Eh bien! moi, je pii'viens ma cousine...
1.0 1 isi:.
Plait-il : ouliliez-vous (|ue je suis votre seule
parente... que j'ai tout droit sur vous? Ah! vous
84
LE CHAPEAU GUIS.
vous rtHoltez ! Pour commencer, vous allez ren-
trer dans votre chambre.
SI A n r. i F, n I T e.
Oh !... ma rousino...
LOUISE.
Obéissez, madomoisclle!
i)'i:niG\'Y.
Mais rentrez donc, puisqu'on vous le dit...
M A n r. l E R I T E.
C'est de la tyrannie!
ENSEMBLK.
Air : de mademoiselle Piiyel.
LOUISE.
Pas tant de tapage,
Ni (ie rage,
Sois plus sage ;
Cet hymen odieux,
M'irrite et m'outrage !
Pas tant de tapage.
Ni do rage,
Sois plus sage ;
Entre là, je le veux,
Souscris à mes vœux.
MARGUERITE.
Pour un mariage.
Quoi tapage,
Quel orage !
Je romprai, je le veux,
Un tel-esclavage ;
Et j'aurai, je gage
Un ménage.
Avec l'âge ;
Malgré moi, je ne peux
Souscrire à vos vœux.
d'érignv.
.\ ce mariage,
Qui l'outrage.
Quel dommage !
Renonçons, ça vaut mieux.
Pour calmer sa rage.
Plus tard, avec l'âge.
En ménage,
C'est plus sage.
Nous pourrons tous les deux
Voir combler nos vœux.
(Louise pousse Marguerite dans sa chambre,
l'enferme et ète la clef. )
LOUISE.
Ah! vous osez raisonner !...
d'krigw.
Le fait est qu'elle a eu tort...
LOUISE.
Vous, je ne vous retiens plus.
n'ÉRlGNY.
Vous Êtes bien bonne, mais...
LOUISE, marchant à lui qui recule.
Mais... vous ne comprenez donc pas que vous
m'importunez, que vous m'impatientez... que votre
présence...
d'krigny.
C'est juste, c'est juste... quand on n'est pas
disposé...
LOUISE.
Adieu... et que je ne vous revoie jamais! (A
elle-même.) Allons dans le parc... tâcher d'ou-
blier... l'ingrat !... et voir si, par hasard, il y est
encore. (Elle sort vivement.)
SCÈNE XIII.
D'ÉRIGNY, puis CHAMPAGNAC, pu!;,
LOUISE, puis MARGUERITE.
d'érigny, seul.
Là... mademoiselle Marguerite qui disait : tout
ira bien. Nous voil;\ aussi avancés que le premier
jour. Ah !... quand j'ai vu du mystère et des en-
traves... j'aurais bien dû me retirer. A présent
que je suis... amoureux... fou... ce sera bien
plus... pénible... Allons... il faut avoir du cou-
rage... je suis un liomme... je m'en vais... (Il sort
en courant.)
CHAMPAGNAC, entrant de même et le heurtant.
J'ai oublié mon chapeau.
d'érigny.
Prenez donc garde, monsieur, vous m'avez brisé
l'i'paule.
CHAMPAGNAC.
Comment, prenez donc garde... je vous trouve
charmant... {A. part.) Mais qu'est-ce que c'est
que ce monsieur que je n'ai pas encore vu ici?
un militaire... qu'est-ce qu'il veut? (A d'Érigny.)
Monsieur demande madame Louise de Fontanil?
d'érigny.
Moi, monsieur, oh! non pas : jo demande à
m'en aller, car... elle iir'a misa l;i porte; j'ai bien
l'honneur...
CHAMPAGNAC, le retenant.
Mis à la porte !
d'f.rigny.
Mon Dieu, oui... pour un rien... parce que j'ai
eu l'audace...
CHAMPAGNAC.
De l'aimer?...
d'érigny.
Non, pas elle, mais sa cousine.
CHAM PAGNAC.
Mademoiselle Marguerite?
d'érigny.
Tout juste, j'ai bien l'honneur...
CHAMPAGNAC.
Attendez donc. (Il le ramène.)
LOUISE, paraissant.
Que vois-je? Maurice!... Ah! il est revenu!...
(Elle se glisse dans sa chambre dont elle tii'nt la porte
entr'ouverte.)
CHAMPAGNAC.
Madame Louise n'a donc pas consenti à votre
mariage ?
d'érigny.
Si, d'abord... mais elle vient de retirer son con-
sentement.
CHAM PAGNAC.
Ah! elle est changeante ! je ne lui connaissais
LE CHAPEAU GRIS.
85
pas ce défaut-là ; je ne roinprends pas, moi, les
gens qui ne savent pas ce qu'ils veulent.
LOUISE, à part.
Jo lui conseille de parler !
CHAMPAGNAC.
Ah! elle refuse !...
d'érigé V.
J'ai eu beau faire... inflexible... j'ai bien i'iion-
neur...
C II A M P A G N A C.
Et vous vous en allez?... tout simplement.
d'é rigny.
Que voulez-vous?... piiisqu'il y a des obstacles.
CriAMPAGN AC.
Vous vous en plaignez? et vous êtes i;entil-
homme! car je suppose...
d'érign Y.
Je porte de gueules... avec trois écrevisse**.
CHAMPAGNAC.
Vous avez là une jolie noblesse !
d'érign V.
Oui, c'est assez ancien...
CHAiIPAG\ AC.
Morbleu 1... on vous jette des bâtons dans les
Jambes, et ça ne vous fait pas marcher plus vitel...
on vous ferme la porte au nez , et vous ne rentrez
pas par la cheminée... et dire que ça tombe sur
un homme de cette humeur-là... ça lui est réser-
vé!... Ah! si j'étais à votre place, moi...
LOUISE, à part.
Comment! il regrette... Ah! monsieur... il vous
faut des obstacles... (Elle disparaît.)
d'érigw.
Moi, voyez-vous, je n'aime pas les dilliculti's, et
puisqu'on dit non, je m'en vais; j'ai bien riion-
neur...
CHAMPAGNAC.
\ ous ne sortirez j)as.
U'ÉRIGNY.
Ah çà! mais...
CHAMPAGNAC.
\ous aiinrz la petite cousine, n'est-ce pas?
d'érignv.
Oui, mais puisqu'on ne veut pas me la donner...
c M A M P A G N A C.
Tant mieux, on la prend.
I)'kIUC!\ y.
Maison l'a enfermée...
CH AM PAG.\ AC.
Kii bien ! on la délivre...
d'i-rk; ny.
Mais je n'oserai jamais !
c II A M p A G .\ A c.
J'oserai pour vous, moi.
i)'i:niGN Y.
Vous?
en A M l'AG.\ AC.
Oui, moi... Ah ! jo ne sais pas ci' que j'ai... ça
m'électrisc... ça me transporte... ça m'enivre.
n EH ICNY.
Ça ne me fait pas du tout et effet-là.
CHAMPAGNAC.
Où est la jeune cousine?
d'érign Y.
Là, dans cette chambre.
CHAMP AGN AC.
Très-bieti. nous allons ouvrir la porte.
d'érign Y.
Mais elle est formée...
C H A M p A G N \ c.
A merveille! nous allons faire sauter la serrure.
d'érign Y.
Une effraction?
C n A JI p A (. N A c.
Trouvez -moi quelque chose de mieux... en
amour.
d'é RI GN Y.
Si le jardinier vient nous surprendre...
c H A M p A G N A C.
Je le jette par la fenêtre!... je voudrais même
qu'il vînt... il y a longtemps que je n'ai jeté quel-
qu'un par la fenêtre.
d'é uiGN^ , rtcnlant.
Mais il est enragé, cet homme-là !
CHAMPAGNAC.
Allons, mon cher, de la vivacité, que diable!...
on dirait que c'est pour moi que je travaille... on
croirait que ça me regarde... Ah! si ça me regar-
dait ! Je voudrais que ça me regardât... Peste! la
porti' est bien close !
d'érign Y.
Là... c'est bien fait...
c n A S! p A G N A C.
Taisez-vonsdonc! du mystère! delà prudence!
d'é RIGNY.
Nous faisons là un joli métier!
CHAMPAGNAC.
C'est délicieux, n'est-ce pas ?
d'érign Y.
C'est abominable !
CH AM 1' A(. \ \C.
Innocent!... Ah! cette clef ira peut-être! (Il
montre la clef d'une porte latérale.) ÎVIais allons donc,
mon ami!... (Il va Ini-uiême la pieniho.) il niarcho
comme un paralytique! et ra porte l'épauletto ! et
ça se dit amoureux!... il est bien comme son écus-
son. (II cherche à faire entrer la clef dans la serrure de
la chambre de Margiierilf.)
d'érign Y.
Il parait qu'elle n'entre pas!
CHAMPAGNAC.
Laissez donc... nous la forcerons bien... Ah!
tu te fais prier... ah! lu fais des diflicultés...
crac... voilà la porte (Ui dedans. (11 la brise.)
d'érign Y.
Miséricorde!... il a cassé la porte... qu'est-ce
qu'on dira?... .Ma foi! je vous plante ii, moi !...
86
LE CHAPEAU GRIS.
en A M PA(;\AC.
Si vous bougez, c'est uioi (|ui ('pouse Margue-
rite!
M A n G l' E n I T E , sortant de sa chambre.
Quel est ce bruit?... cette porte brisée 1... mon-
sieur trÉriguy!... qat-lqu'un!...
n'ÉRIf. N Y.
Oiil UKidemoiselIe, me pardoiiiierez-vous uioii
audace?
CH AMPAGN \C.
Attendez un peu, elle aura bien autre cliose à
vous pardonner, ma foi!
MARGl 1 RIT E.
Mais, monsieur...
CIIAMPAGNAC, à J'Éiigny.
Vous allez enlever mademoiselle.
M A R G L' E li 1 ï E.
M'enlover !... moi, quitter ma bienfaitrice!...
I) ' É R 1 G \ Y.
Ah! mademois''lle, croyez bien que je ne per-
mettrai jamais...
CIIAMPAGNAC.
Vous allez enlever mademoiselle, vous dis-je.
d'éri(;ny.
Un rapt., jamais, par exemple!
CIIAMPAGNAC.
Silence! c'est convenu... Un mot encore, et je
vous enlève tous les deux!
n'ÉRIGNY.
Mais...
M ARGI'ERITE.
Monsieur...
CIIAMPAGNAC.
Restez là... Je vais devant, en éclaireur... voir
si rien ne s'oppose à notre passage... puis nous
volons à la poste... nous prenons une chaise, et
au triple galop...
d'érigny.
Oui, pour que nous versions, n'est-ce pas? Du
tout, du tout! on peut se casser quelque chose...
CHAMPAGN AC.
Eh! qu'importe, ça se raccommode... iic bougez
pas, restez là... je reviens. (11 sort avec vivacité par
le fond.)
SCÈNE XIV.
MARGUERITF,, D'ÉRIGNY, puis LOUISE.
MARGUERITE.
Ah 1 monsieur, tpii aurait cru que vous eussiez
osé!...
n'ÉRIGW.
Je ne l'aurais certes pas cru plus que vous.
MARGUERITE.
Ce qti'il y a de pis, c'est que nous ne pouvons
plus reculer maintenant.
d'éiugny.
Nous ne pouvons plus?... vous êtes bien sûre?...
Eh bien ! alors, venez, je vous enlève!... il en ar-
rivera ce qu'il pourra!... (Il lui offre son bras.)
LOUISE, se trouvant devant eux.
Arrêtez !
M \Rr, l ERITE.
Aie! ma cousine I
d'eu k.ny.
Nous sommes découverts!
MARGUERITE.
Je tremble.
i> ' !■; R I G \ Y .
Je voudrais être au sein de ma famille.
MARGUER ITE.
Ma cousine...
LOUIS E.
Pas un mot!
I)' ÉllIGN V.
Croyez bien...
1,0 LISE.
Silence! iA Marguerite.) Toi, rentre vite dans ta
chambre.
M A R (i L E II I T E.
Vous êtes toujours fâchée?
LOUISE.
Je t'aime plus que jamais!
MARGUERITE.
Qu'eutends-je? (Elle reutre.)
LOUISE, à d'Érigny.
Quant à vous...
D'ÉRHiNY.
Je comprends... j'ai bien riioiineur... (11 va pour
sortir.)
LOUISE.
Pas par là... (Lui montrant la porte.) Dans ma
chambre.
d'érigny.
Me permettre...
LOUISE.
Obéissez... vous serez heureux tous les deux.
(D'Érigny entre dans la ehambre de Louise.)
SCÈNE XV.
LOUISE, CHAMPAGNAC.
CH AMPAGN AC, entrant vivement [lar la porte
du fond.
Venez vite... le chemin est sûr... personne ne
nous surprendra... mais ça presse... Eh bien ! où
diable sont-ils?
LOUISE , alhnt à lui.
Malheureux !
CHAMPAG\AC.
Oh ! Louise 1
LOUISE.
Vous encore ici? Vous ne craignez donc pas?...
CHAMPAGNAC.
Quoi !
LOUISE.
S'il vous voit, il vous tuera !
CHAMPAGNAC.
Qui?
LOUISE.
Mon mari!
LK CHAPEAU GHIS.
87
CHAAIPAC.NAC.
Mais il est mort !
I. 0 l ISE.
Il s'est sauvé..
Quel nageur!
seul... à la nage...
CUAMPAGXAC.
LOUISE.
Et je tremble à cliaque instant... (Elle regarde.)
CIIAMPAGNAC.
11 est donc ici?
I.Ot I SE.
Là, dans cette chambre.
CHAMPAGNAC, se frottant les mai IIS.
Ah ! il est revenu!... ah! il n'est pas mort !
LOLISE.
Fuyez donc, et ne reparaissez jamais.
CHAMPAGNAC.
Comment, jamais!... et c'est vous f|ui pronon-
cez un pareil mot, Louise !
tOUISE.
Tromper... mon époux...
CHAMPAGNAC.
Vous avez raison... il vaut mieux que je vous
enlève... c'est plus loyal.
LOUISE.
Moi, la femme d'un autre !
G H A M P A G N A C.
Eli ! iiardiou ! si vous n'étiez la femme du per-
sonne, je ne vous enlèverais pas!
LOUISE,
C'est impossible!... Adieu!
CHAMPAGNAC.
Arrêtez!...
LOUISE.
Adieu pour toujours!... (Elle e.nlrc dans sa
cbainbre.)
SCÈNE XVI.
CHAMPAGNAC, seuL
Louise! Louisi',!... Elle est partie!... ne plus la
revoir... elle!... une femme si ravissante !... Et
ce matin, pourtant, je voulais la fuir... Mais j'étais
donc fou!... j'en serais mort plus tard de cha-
grin... sans savoir pourquoi... Et cet imbécile de
mari qui s'avise... Que diable! on ne fait pas an-
noncer à sa femme qu'on vient do mourir, et,
quelque temps après, on n'arrive pas soi-môme lui
dire : je te préviens que je me suis trompé, et ((ue
je me porte bien !
d'érig.w, eu dehors, grossissant sa voii.
Oui, madame, vous recevez un hciminc, ici...
clioz vous... chez moi.
CHAMPAGNAC.
Oii ! oh ! la voix du mari !
n'ÉniGNY.
Je viens de voir un chai)eau gris.
r. n A M PAON AC.
Le mien! maudit chapeau!...
D Knicw.
Je vous préviens que si je découvre quelqu'un,
je le tue!... c'est mon droit.
CHAMPAGNAC.
Comme il y va! mais j'ai mon droit aussi, moi...
celui de me défendre, et nous verrons qui de nous
deux... Hum! hum!... il est chez lui... chez sa
femme... et je ne sais pas jusqu'à quel point on
peut tuer un mari dans sa mai■^on... sans que le
Châtelet ou la Bastille... diable! diable!
d'érigny.
Qu'il tremble !... je suis armé!
C H A M p A G N A C.
Ah!... il est armé!... eh bien ! non ! je ne m'en
irai pas. (Il se cache derrière la porte que d'Érigny
ouvre.)
n'ÉniGNY, entrant au troisième juron.
Maugiebleu! sambleu! palsambleu !... per-
sonne!... bon, ma grosse voix a fait son efTel... il
est parti!...
CHAMPAGNAC, se montrant tout à coup.
Je ne crois pas.
D ' É n I G .N Y , à part.
Ah! diable!... encore lui !...
CHAMPAGNAC, à part.
Que vois-je? Le petit officier!... et dans la
chambre de Louise!...
d'érigny, à part.
D'où diable sort-il? Moi qui croyais l'avoir fait
partir... me voilà bien.
CHAMPAGNAC
C'est donc vous, monsieur, qui avez osé...
d'érigny, à part.
Vous verrez que c'est lui qui me mettra à la
porte.
CHAMPAGNAC.
Ah! traître!... car je comprends tout mainte-
nant! tu faisais semblant d'aimer Marguerite pour
cacher...
d'érigny.
Mais je n'ai rien caché du tout, je vous jure.
CHAMPAGNAC.
Et tu prenais la voix du mari, espérant...
d'érig w.
Mais ce n'est pas moi! c'est madame Louise qui
a inventé tout cela... le mari comme le reste... car
il paraît qu'elle ne veut plus vous épouser.
c H \ M p A G N A c.
Elle?
d'ér ig\ y.
Et elle m'accorde la main de mademoiselle Mar-
guerite... si je parviens à vous renvoyer... Hen-
dez-inoi doin' le service... vous qui ôtes si obli-
geant...
CHAMPAGNAC.
Misérable!... ah! elle n'a plus de mari!... ah!
elle veut me chasser!... mais c'est moi |)lulot qui
vais...
d'érigny, a pari.
Là!... qu'est-ce que je disais?...
88
LE CHAPEAU GRIS.
f. H AMPAC. \AC.
Et d'abord... vous alloz me rcndro raison de
cette insulte.
D'rnir.w.
Moi 1 allons, bon ! il va falloir que je me batte à
présent!
eu \MI' AT. \ \c.
Oui , j'aurai votre vie... on vous aurez la
mienne.
n'Énir. NY.
Nous fiM-ions peut-^trc bien mieux de garder
cliarun ce qui nous appartient.
CHAMPAGNAC.
Ail çàl est-ce que vous auriez peur?
d'krigny.
Peur!...
CHAMPAGNAC.
Est-ce que vous seriez un lâche?
n'ÉRIGNV.
Par exemple !
CHAMPAGNAC.
Alors, vous acceptez?
d'krigny.
Certainement, j'accepte! (A part.) Oh! quelle
idée!
C H A M P A G \ A G.
Ah ! vous acceptez?
d'kuigny.
Oui, monsieur, marchons!
CHAMPAGNAC, à part.
J'aurais mieux aimé qu'il n'acceptât pas, je l'y
aurais forcé.
ENSEMBLE.
Ant : Marche des Diamants.
Allons, partons sans discourir.
Croiser le fer! Dieu, quel plaisir !
On se sent rajeunir
Lorsque l'on doit vaincre ou mourir.
D ' K R I G N Y.
Allons, partons sans discourir.
Ah ! ce n'est pas un grand plaisir!
Mais j'y dois consentir,
Marchons, allons vaincre ou mourir !
CHAMPAGNAC.
Ah ! l'on veut d'ici me bannir,
Mais j'y saurai bien revenir.
d'érigny.
Avec lui, feignons de sortir,
Afin de le faire partir.
Reprise de l'ensemble.
(Ils sortent ensemble.)
SCÈNE XVII.
LOUISE, MARGUERITE, puis D'KRIGNY.
LOUISE, sortant de sa chambre.
A merveille! il est parti!
MARGUERITE, accouraut de l'autre chambre.
Ah! ma cousine!... une querelle affreuse!...
M. d'Érigny... M. de Champagnac... ils viennent
de sortir ensemble!
LOUISE, riant.
C'est parfait! c'est délicieux!
MARGUERITE.
Comment! vous riez! au lieu de courir les sé-
parer... Mais ils vont se battre, se tuer!
LOUISE.
Cahnc-toi, M. d'Erigny, par mon ordre, conduit
seulement M. de Champagnac jusqu'à la porte de
chez moi.
MARGU ERITE.
Vous n'aimez donc plus M. de Champagnac?
LOUISE.
.le l'aime plus que jamais!
MARGUERITE,
Et VOUS croyez qu'il vous pardonnera de le faire
chasser.
LOUISE.
11 a été sur le point de me quitter parce que je
l'avais reçu avec trop d'empressement.
d'Érigny, entrant vivement.
Ah ! enfin I... la commission est faite!
LOUISE.
Vous avez eu beaucoup de peine, n'est-ce pas?
d'Érigny.
Du tout. Comme il était furieux, arrivé à la
porte de la rue, il a passé le premier, sans me
faire la politesse... Alors, j'ai fermé sur lui vive-
ment, et il s'est trouvé dehors tout naturellement.
LOUISE.
Et il s'est éloigné?
d'Érigny.
Ah bien, oui! il a essayé d'enfoncer la porte;
mais celle-là. est solide... Puis comme je lui avais
dit... que vous ne pouviez plus le souffrir... que
vous n'aviez pas de mari, et que vous n'en aviez
jamais eu... il a fini par prendre son parti.
LOUISE.
Grand Dieu ! mais vous serez cause qu'il ne re-
viendra plus
d'Érigny.
Comment! en le faisant mettre à la porte, vous
vouliez...
LOUISE.
Eh! monsieur... c'était pour lui donner envie
de revenir.
d'Érigny.
Oui? il lui faut des obstacles? Il n'est pas
comme moi... Ah bien! soyez tranquille; alors,
il reviendra; car j'ai imaginé encore autre chose.
LOII ISE.
Et quoi donc, monsieur?
d'Érigny.
D'abord, j'ai ordonné à Saget de fermer toutes
les portes, puis... de lâcher le gros chien... (Ici l'on
eutend aboyer.)
LOUISE.
Miséricorde !
d'Érigny.
Puis enfin...
LK CHAl'KAl GHIS.
89
t. O LISE.
Encore I
d'érigny.
De rharper sa carabine et de tirer sur quiconque
se pn^senterait.
1,0 II SE.
Mais vous êtes donc fou, n)onsieur? Tuer Mau-
rice... Marguerite... suis-moi... viens le sauver...
ou mourir avec lui!... (Ici on enlend un conp de
fen ) Tué !... (Elle est prête à tomber, d'Érigny la sou-
tient dans ses bras.)
d'Érigny, à Lnnise, dont la tête se penche
?«r son I panle.
Mais non, mais non : puisque j'ai recomniandi''
à Saget de ne mettre dans son fusil... ^\\x^'. du
sel... ce n'est que du sel...
MARC I FRITE, qui a été vers la fenêtre.
vivement à Louise.
11 vient, ma cousine, il vient!...
LOUISE , qui a rouvert les yeux.
Par où !
M ARGUrniTE.
Par la fenùtre... mais prenez garde, ma cousine,
s'il lui faut toujours des dangers, des obstacles...
d'Érigny.
Demain, il n'y en aura plus.
LOUISE.
.■\mant, je l'ai retenu par la peur d'un mari;
mari... je le retiendrai. ,, par la peur... d'un
amant.
SCÈNE VIII.
Les Mêmes, CnAMPAGN.\C. .
G H \ M p A G N A c, à la fenétie.
Louise!
LOUISE.
Maurice!
CHAMP AGNAC.
Je viens expirer à vos pieds... je suis déchiré,
criblé de balles!...
d'Érigny, bas à Louise.
Ne lui dites pas que d/ n'est que du... il serait
furieux.
CIU MPAG N \ C.
Je sais tnut, et je suis revenu... vous ne m'avez
jamais aimé... vous avez voulu vous débarrasser
de moi. Kh bien !... je ne sortirai d'ici, que mort...
ou votre époux.
LOnSE.
Monsieur!...
c II A M p A (; .\ A c.
Votre main.
LOUISE.
Jamais!
CIIAMPAGNAC, la saisissant.
Toujours!...
LOUISE, à Marguerite et à d'Érigny.
Si je lui avais dit : la voilà, il l'aurait refusée.
( Champ.ipnac tombe aux pieds de Louise et hii baise la
main. D'Érigny, de son côté, l'imite près de Jlarguerite.)
H.N l>l' CH AIMAI GUIS.
III.
12
LES TROIS COUPS DE PIED
FANTAISIE-VAUDEVILLE EN DEUX ACTES
RtPKÉSE\TÉE POIIU I, A PREMIÈnE KOIS SUR LE THEATRE DES VARIÉTÉS
LE 9 JANVIER 1851.
EN COLLABORATION AVEC M. LOCKROÏ
l'KHSONN \(;KS ACTKIjRS
EKNEST VliHNKU MM. Ar,\ai,.
ERNKST CACHARbY.
DE HARDhNGEK, clmvalicr d'honneur de la margrave Du s sert.
BURG, secrétaire de la margrave Jeault.
Ln Garçon D'AuBtRi;!-; Rué al.
Un Valet Barbikr.
LA iMARGRAVE M""^- Jollivf.t.
MINA, sa nièce Cénau.
WILHMINE ViRGiME.
L'HOTISSE Ozv.
La scène est en Allemagne.
LES TROIS COUPS DE PIED
ACTE PREMIER.
Une salle d'auberge. — Au fond, une porte conduisant à l'extérieur. — A droite, dans l'angle, une fenêtre
avec un balcon surmonté d'une banne. — A droite, premier plan, une porte conduisant à la cuisine. —
X gauche, dans l'angle, une autre porte. — A droite, près de la fenêtre, un guéridon, sur lequel il y a
un plateau avec tasse et soucoupe, une lampe carcel et une petite sébile. — .\. gauche, sur le devant,
une tabli>, sur laquelle il y a une autre lampe carcel, des ciseaux, une burette d'iiuile et dos chiffons.
— Sur une chaise, au fond, A gauche, est une veste, et sur une autre, à droite, un tahlief de cuisine.
— D'autres chaises.
SCÈNE 1.
LE CHEVALIER DE H.\IU)I^CKR,
i\ Garçon d'Auberge.
Au levrr du rideau, le chevalier réfléchit; le garçon
achève de ranger.)
LE G.\RÇON.
Pour quelle heire Son Excellence a-t-elle de-
iiiandé des chevaux?
LE CHEVALIER.
Je lie sais pasi
LE GARÇOX.
Est-ce que Son Excellence n'est plus aussi pres-
sée de partir?
LE CHEVALIER.
Qu'est-ce ipii vous a dit ça?
LE GARÇON.
Dame! il me semblait...
LE CHEV A LIER.
.\llez-vous-en !
LE G A RÇON.
J'avais cru...
LE CHEVALIER, trépignant.
Allez-vous-en! (Ln garçon se sauve par le fond.j
SCÈNE II.
LE CHEVALIER, puis L'HOTESSE.
LE CHEVALIER, seul, s'assejant à droite.
Je suis très-préoccupé. Son Altesse la margrave,
mon ilkntre souverain.?, m'honore d'une mission
tonte confidentielle et secrète. 11 y a trois jours,
elle m'expédie de la résidence ît l'université de
Gœttingiie. Là, me dit-elle, je trouverai un jeune
homme auquel elle prend un intérêt... tout ma-
ternel, et dont, jusqu'à ce jour, elle n'a pu avouer
la naissance. Je m'empresse d'ohi'ir à ses ordres;
j'arrive à Cœtlinjiue et je di'couvre... (Se levant.)
ou plutôt, je crois diV.ouvrir cet enfant mystérieux
qu'on désii;ne sous le nom d'Ernest. Je lui remets,
avec l'ordre de voyager pendant qiii;lques mois,
une somme assez ronde... Deux jours après, j'ap-
prends que j'ai cnuiniis une liorrible bévue, et que
l'individu que j'ai gratifié des largesses de ma
souveraine, n'a aucun rapport avec celui que je
cherche. Heureusement je ne perds pas la tête, et
grâce à une course rapi<le, j'ai pu rentrer en pos-
session de la somme. Mais comment aborder Son
Altesse? que lui dire? quels renseiirncmrnts lui
donner sur cet autre Ernest que je liai pu irouver?
Je suis bien préoccupé.
l'hôtesse, entrant par la droite, à la cantonade.
Le dîner, tout de suite... Tâchez que le gibier
soit cuit à point... N'oubliez pas cette fois de plu-
mer vos volailles... (Voyant le chevalier.) .\h! mon-
seigneur!... monseigneur veut-il être servi tout
de suite?
1. E C H E \ A L 1 E R .
Oui... non... quoi?... hein?... tout de suite?...
non... comme vous voudrez...
l'hôtesse.
C'est que monseigneur avait demandé son dîner
pour six heures.
I,E CHEV A LIER.
Moi?... c'est possible!... est-il prêt?
l'hôtesse.
Oui, monseigneur!
le chevalier.
Eh bien! faites servir... que diable!... vous
voyez que je suis préeecupi... très-préoccupé. (Il
sort par la gauche.)
SCÈNlî 111.
L'HOTESSE, puis VER.NER.
l' HOTESSE, seule.
Est-il drôle!... N'importe... un seigneur de la
cour, un chevalier de la margrave, c'est peut-être
une occasion unique de mettre l'auberge de l'Aigle-
Noir en réputation à la résidence... (Allant à la fe-
nêtre) Ah ! Fiantz, occupez-vous sans retard de
remiser la rbiiise de poste. Vous savez que j'ai
installé moiisiciir le chevalier d'honneur dans les
deux dernières ciiambres. Ainsi, tout est pris pour
9k
LES ÏKOIS COLiFS DE PIED.
le moment, plus de plaio pour pciboiiue dans
mon aubeiRt".
VKRNER, ontrant par le fond, erolté, mouillé.
Pour personne, diable! et moi?...
I,' II DTK s SE, se retournant.
Que voulez-vous, que demandez-vous, mon ami?
VEnNBR, s'avançaiit en souriant.
Une place dans votre auberge... où il n'y a plus
de place.
l'hotessk.
S'il n'y en a plus, alors...
\ ER.VEH.
Alors, nia chère hôtesse, il y en aura bien une
petite pour moi '.'
1. 'HOTESSE.
Oh! impossjjjle !
V E n N E n .
Ne fût-ce que dans votre cœur compatissant et
au coin du feu de vos beaux yeux?
l'hôtesse, riant.
Il y a encore moins de place là... qu'ailleurs.
verner.
Ça ne m'étonne pas, mais en se serrant un peu...
c'est, qu'en conscience, il ne fait pas un temps à
se promener sur les grandes routes, une canne à
la main.
l'hôtesse.
Je n'ai pas de parapluie à vous prêter.
VEHNEIl.
Alors je vous demanderai un bateau... Donnez-
vous donc la peine de regarder. (Il va à la fenêtre.)
l' HOTESSE.
Oui, oui... je sais...
VERNER.
Hein? pour un homme qui n'a jamais osé faire
de pleine eau !
l'hôtesse.
Vous êtes arrivé à pied... vous devez être
trempé?
VERNER.
Mais, à vous parler sans détour, je n'ai pas un
atome de sec entre cuir et laine.
l'hotesse.
Avec ça, les pluies d'automne sont froides.
VERNER.
Heureusement on se réchauffe vite auprès d'une
jolie femme!
l'hotesse.
Vous êtes calant. Pauvre garçon!... mais vous
ne pouvez pas garder cet babit-là? (Elle va prendre
la veste placée an fond sur une chaise.)
VERNER.
C'est ce que je me dis depuis deux ans.
l'hotesse.
Tenez, voilà une veste.
VER^F. R, retirant sa redingote et la mettant
sur une chaise.
Je suis loin de dédaigner cet humble vêtement...
d'abord il est neuf, et puis c'est une façon d'en-
trer chez vous, (Mettant la veste.) et j'y entre.
L HOTESSE.
Par malheur, c'est le seul logement qtie j'aie à
vous donner.
VERNER.
J'aurai de la peine à y mettre un lit... mais
bast! peut-être qu'en cherchant bien vous finirez
par découvrir pour moi quelque appartement
moins exigu!
l'hotesse.
Impossible... et d'ailleurs je ne puis pas m'en
occuper , il faut que j'arrange mes lampes. ( Elle
va chercher une lampe sur le guéridon.
VERNER.
Vos lampes? par exemple! pour qui nie prenez-
vous? ça me regarde.
l'hotesse.
Vous êtes lampiste?
VERNER.
Je le deviendrais volontiers si vos regards étaient
la flamme à laquelle... (11 lui prend la taille.)
l'hotesse.
Finissez donc, mauvais sujet !
VERNER, prenant la lampe qu'il pose sur la table,
et se mettant à la besogne.
En réalité, je n'exerce pas habituellement cette
profession, assez malpropre... (Mettant un tablier de
cuisine que l'hôtesse avait pris pour elle.) mais je ne
refuse pas de m'y livrer un moment pour vous
plaire. D'ailleurs la mécanique, la physique, la
lumière, ça rentre dans mes études 5 l'Université.
l'hotesse, avec surprise et admiration.
-\h! vous avez été à l'Université?
VERNER.
Si j'y ai été?... dès l'âge le plus tendre; je ne
sais môme pas quand j'en sortirai.
l'hotesse.
De l'Université?
VERNER, venant près de l'hôtesse.
.\iK : Que d'élablissements nouveaux.
Depuis dix ans, c'est déjà vieux,
.Te bats avec persévérance
Les sentiers souvent épineux
Des lettres et de la science.
Mais ma mémoire, par malheur,
Nouveau tonneau des Danaïdes,
De mon estomac est la sœur...
Et tous les deux sont toujours vide».
Plus on y met, plus ils sont vides.
De sorte que, quand j'arrive au bout, en face de
ma thèse...
l' H G T E s s E.
Vous recommencez...
VERNER.
Et toujours avec un nouveau plaisir. (Il retourna
à la table.)
l'hotesse.
Ah çà! pour qu'on vous permette de vous per-
fectionner si longtemps dans vos études, il faut
ACTE PREMIER.
95
que vous soyez un jeune homme de bonne fa-
mille?
• VERNER.
Eh ! eh! ça se pourrait bien !
l'hôtesse.
Vous n'en êtes pas sûr?
VER\ER.
Pas précisément, vu que je n'ai jamais connu
ni papa ni maman !
l'hôtesse.
En vérité?
VER N ER.
C'est un secret que, tout en faisant votre mé-
nage, (Versant de riiuile dans la lampe.) je puis verser
dans votre sein. J'ignore à quel mortel je dois le
jour et dans quel endroit il m'a perdu ; ma nour-
rice m'a bien dit qu"on m'avait trouvé sous une
feuille de chou, mais ce renseignement banal ne
m'a que médiocrement aidi'i dans mes recherches.
l' H G T E s s E,
Vous ne vous connaissez ni père ni mère?
VER\ER.
Hélas!... Avez-vous du tripoli?... (L'hôtesse va
pour aller an guéridon ; il la devance et prend la sébile
qui y est placée.) Nous sommes deux à l'Université
([ui jouissons de ce douloureux privilège. Tous
deux nous répondons au nom d'Krnest.
l' HOTESSE.
Deux frères?
VERNER.
Ce n'est pas impossible !
l'hotesse.
Deux jumeaux, peut-être?
VERNER.
Vous pouvez le penser, bien qu'il y ait entre
nous une dizaine d'années de différence. Tous
deux nous jouissons en secret d'une pension mys-
térieuse, et cette pension nous est comptée...
l'hôtesse.
Également?
VERNER, retournant à la table.
Non , inégalement ! Celle de l'autre Ernest est
fort grosse.
l'hotesse.
Et la vôtre est fort mince?
VERNER.
Vous l'avez, parbleu! deviné... Heureusement
nous partageons... c'est une idée que j'ai eue...
(Revenant à rhôtc»e.) Tous deux, enfin, nous som-
mes amoureux, moi, d'une séduisante créature,
frêle, blonde et parfaitement déshéritée de la for-
tune; lui, de je ne sais (luelle princesse.
l'hotesse.
D'une princesse !
VERNER, retournant à la table.
Oui , une princesse qu'il a rencontrée à Gœt-
tingue, et après laquelle il court, négligeant tout,
oubliant tout pour elle... excepté sa bourse, qu'il
» lu manie d'emporter avec lui... Et les conséquen-
ces en sont assez désastreuses pour moi, surtout
après le tour que la fortune vient de me jouer.
l'hotesse.
A vous V
VERNER, avec exaltation.
J'ai été volé, madame !
l'hotesse.
Pas possible!
VERNER.
Pas possible!... volé... dépouillé...
l'hotesse.
Par qui?
VERNER.
C'est ce que je demande, par qui ? (Venant près de
l'bôtesse.) Figurez-vous qu'avaut-hier, à Gœttingue,
à la nuit tombante, un homme d'un âge... indé-
terminé... d'une figure... enveloppée d'un man-
teau, pénètre mystérieusement dans ma chambre;
et, après avoir commencé par souffler une bouge...
« Vous vous nommez Ernest? dit-il. — Ri'ponse
<c airirnuitive de ma part... Vous êtes étudiant? —
« — Même aflirmation. — C'est vous que je cher-
« che... De puissantes raisons font désirer aux
« personnes qui veillent secrètement sur vous que
« vous quittiez momentanément vos études, \oici
« huit cents florins, prenez-les et partez. — Vieil
« inconnu, lui répondis-je, vous pouvez croire que
« j'obéirai! mais, de grâce, indiquez-moi de quel
'( côté je dois porter mes pas. — Ca m"est bien
« égal, repartit le noble étranger. — Et, faisant
« pétiller entre ses doigts une allumette phospho-
« rique, il disparut dans les profondeurs de l'es-
« calier... » (Il retourne à la table et monte une
lampe.)
l'hotesse.
Ah !... il vous laissa cependant vos huit cents
florins ?
VERNER.
Soigneusement renfermés dans une sacoche de
cuir de Russie... (On entend le bruit d'uu ressort qui
se détend. — A part.) Je crois que j'ai cassé la
lampe... (Haut.) Le lendemain, à la brune... (A
part, quittant la table.) Ne lui disons pas le service
que je viens de lui rendre... (Haut.) J'avais déjà fait
quatre lieues, mollement bercé dans une berline
de voyage. Je venais de souper... et, retiré dans ma
chambre, en proie aux plus doux rêves d'avenir,
aux plus délicieuses illusions de l'amour, je bas-
sinais voluptueusement les draps qui allaient me
recevoir; ma bougie était sur ma commode, ma
sacoche à côté de ma bougie, j'étais dans le cos-
tume d'un homme qui va se coucher; j'avais sur
la tête un foulard, aux pieds des pautoudes, et...
je n'avais que mon foulard et mes pantouQes...
l'iiotlssk.
Je vois ça d'ici!
VERNER.
Tout à coup ma porte s'ouvre, un homme s'é-
lance dans ma chambre, souille ma bougie, et je
me sens frappé...
96
LKS TKUIS COliPS DE 1'1P:D.
I.IIOTKSSK.
Rah :
VEn\ER.
Très-bas, par un pied iiiconmi qui dtnait avoir
été lancé de face. Je me ivtournc, je me pn^ri-
pite... personne... le piod avait disparu et mon
argent avec lui.
L ' H o T K s s E.
Votre argent aussi?
VKl\NEn.
Je cours, j'appelle, je réclame... l'iiùtesse, au
lieu de me répondre, s'enfuit eu me voyant. Je
m'élance sur !e seuil de la maison, dans la rue...
je m'enquiers, j'interrog;e... par un froid assez
vif... J'apprends enfin que mon inconnu, mon filou,
est un homme tiès-distinfiué! taille moyenne,
nez moyen, bouche moyenne, habit moyen... non,
gris-marron, quarante à soixante ans, qui, arrivé
de Gœttiniiue, ventre h terre dans sa chaise de
poste, est monté chez moi comme un trait, en est
redescendu comme une flèche et a continué im-
médiatement sa route... Lùche!... (Prenant une des
lampes.) Voilà vos lampes déran... non, arrangées.
(Il remonte vers le guéridon.)
i/hotesse.
Merci... Et qu'est-ce que vous avez fait?
VERNER, revenant la lampe à la main.
Parbleu! je me suis mis sur sa trace, ce matin;
mais, vous comprenez qu'à pi(!d... Il faudra ne vous
en servir que demain, elle n'ira bien que de-
main... les lois de la physique... (Il pose la lampe sur
le guéridon, redescend la scènft, et ôte son tablier.)
l'hôtesse.
Voilà une singulière aventure.
SCÈNE IV.
Les Mêmes, LE GARÇON, puis ERNEST.
LE GARÇON, entrant par le fond.
Madame! madame! encore un voyageur I
l' HOTE s SE.
Oh! cette fois...
le g arçon, l'interrompant.
C'est ce que je lui ai dit...
LHOTESSK.
Et qu"a-t-il répondu?
LE GAUÇON.
Imbécile... Le voilà. (Ernest entre par le fond.)
ERMEST, à l'hôtesse, tout en posant son manteau
sur une chaise au fond.
Je ne demande pas de chambre... des chevaux
seulement, madame, des chevaux !
l'hotesse.
C'est différent, monsieur, on va tâcher de vous
en procurer. (Elle sort avec le garçon par le fond.)
SCÈNE V.
ERNEST, VERNER.
VERNER, apercevant Ernest.
Que vois-je? Ernest!
ERNEST.
Qui m'appelle?
VERNER, lui tendant les bras. *
Moi!... L'autre Ernest, ton ami...
ERNEST.
Est-il possible? Toi, ici, dans cette auberge et
sous ce costume?
VERNER.
')ue veux-tu! le malheur des temps. J'éprou-
vais singulièrement le besoin de te presser sur
mon cœur. Tu sais que, quand tu es parti, le tré-
sor public était dans ta bourse? ;
ERNEST.
Ah ! c'est vrai!... et j'ai emporté... Pardon, l'a-
mour fait tout oublier. Tout à l'heure nous parta-
gerons.
VERNER.
Oh ! ça ne presse pas. Ce cber ami ! As-tu ta
bourse sur toi? Non !... Alors, ça ne presse pas.
Causons, causons de ce qui t'intéresse... de ton
amour !
ERNEST.
Elle m'aime, mon cher ami, elle m'aime!
VERNER.
Qui?
ERNEST.
La princesse.
VERNER.
La princesse, qui est venue l'an dernier, à Gœt-
tingue, aux fêtes de Pâques!... Vertudieu ! prends
garde! ne va pas faire de bêtises... ou plutôt...
fais-en, fais-en beaucoup, mon ami, car, moi
aussi, je comprends toutes les folies du sentiment,
moi aussi j'aime, et je me sens capable de com-
mettre pas mal de choses insensées.
ERNEST, qui écoute à peine.
Ces maudits chevaux, s'ils arrivaient!
VERNER.
Ce sont des chevaux qui te tracassent : c'est un
âne qui a fait mon bonheur, tu t'en souviens?
ERNEST.
Oui, à Gœttingue, à l'époque où la princesse y
était... dans le parc, deux jeunes filles montées
sur un âne... au bord d'un ruisseau... que cet iu
telligent animal refusait de franchir...
VERNER.
Obstinément.
ERNEST.
Et que tu eus l'ingénieuse pensée de décider à
s'élancer en avant...
VERNER.
En le tirant en arrière par la queue...
I, E GARÇON, entrant par le fond, à Ernest.
Ah! monsieur, monsieur!...
ERNEST, vivement.
Les chevaux sont arrivés ?
LE GARÇON.
Non, je viens vous prévenir qu'il n'y en a pas en-
core... afin que vous ne vous impatientiez pas...
(Il sort par le fond.)
ACTE PREMIER.
97
K R N E s T, redescendant à droite.
Le moyen est nouveau... Animal!
VERNER, liant.
Ah! oui, il est nouveau !...
ERNEST.
\li !... tu es bien heureux, sais-tu?...
VERNER.
Heureux! moi? Tu me dis ça précisément le
jour...
ERNEST.
Eh ! sans doute, heureux ; ta passion est une
pastorale, une églogue, tandis que la mienne...
VERNER.
La tienne?
ERNEST.
Qui sait cr (lu'elle peut enfanter de maliieurs!
VERNER.
Tu me fais fréuiir! Ta princesse t'aime, dis-tu?
ERNEST.
Oui, mais elle n'est pas libre; sa tante, la mar-
grave, la femme la plus extravagante, la plus folle
et la plus sentimentale de toute l'Allemagne, se
propose de la marier.
VERNER.
A un autre que toi? (Chantant.)
En vain tu veux me rendre esclave,
Ton pouvoir, je le brave,
O farouche margrave !
Voilà ce qu'il faut qu'elle lui chante.
ERNEST.
Oui, mais si, pour l'en punir, cette vieille prin-
cesse, aussi ridicule qu'elle est entêtée, la fait ju-
ter dans un couvent... si elle emploie la violence...
VERNER.
Je n'3' pensais pas.
ERNEST.
Un billet d'elle que j'ai reçu, il y a quelques
heures, m'avertit que dès demain, peut-être, son
impitoyable tante...
LE GARÇON, rentrant par le fond.
Monsieur?
ERNEST.
Qu'est-ce? viens-tu me dire encore qu'il n'y a
pas de chevaux?
LE GARÇON.
Oh! cette fois!...
ERNEST, vivement.
Il y en a?
I.E GARÇON.
Deux, monsieur, deux !
ERNEST.
Dis-le donc...
I.E (i ARÇON, à part.
Un aveugle et un boiieux. (Il sort parle fond.)
E UNES T.
Dieu soit loué! j'arriverai ù, temps.
VF, RNKR, allant à lui.
Tu i)ars ! je romiireiuls, tu n'as pas une minute
à perdre... va.
III.
ERNEST, remontant pour prendre son maoteau.
Je te dirai le reste plus tard.
VERNER.
Quand tu voudras, réglons seulement...
ERNEST.
Je ne puis achèvera cette heure...
VERNER.
Ne te gêne pas... réglons...
ERNEST.
Adieu !
VERNER.
Je s.'rais bien aise de régler.
ERNEST.
Je te reverrai, je t'écrirai...
VERNER.
Mais ce n'est pas cela...
ERNEST.
Au revoir! adieu !... Jl sort vivement par le fond.)
SCÈiNE VI.
VERNER, le suivant et élevant la voii.
Ce n'est pas ça ! Et ce partage que tu m'avais
promis?... Laisse-moi au moins ta montre. (Reve-
nant en scène.) Il s'en val... il ne m'entend pas!...
il m'abandonne dans la position de fortune la plus
déscs|)érée... (Bruit de grelots. — Courant à la croisée.)
Ernest!... Pst... par ici! Je voulais te dire... il
me vient une idée. (A lui-même.) Au fait, c'est une
idée? (Haut.) Attendez donc, postillon! Si tu
m'enmienais avec toi? hein? (Fouft et grelots.)
Postillon? Parti! (Il revient en scène.) Il va falloir
que je le rattrape à pied ! Décidément, je suis né
pour courir après les voitures. (Il remonte. — Vers
la fin de ce niouologne, on a entendu sonner à deux re-
prises; on sûune de nouveau.)
SCÈNE VII.
VERNER, \\]IA\ M I M E , entrant par la gauche.
WiLiiMixE, à la cantonade.
Puisque vous êtes pressé de dîner, mon oncle,
et que personne ne vient; il faut bien que j'y
aille. (liUe traverse la scène.)
VERNER, à pari, au fond.
Oh ! la jolie petite voix !
WIl,n MINE.
Il est singulier que, dans une auberge comme
celle-ci, on soit obligé de faire soi-mômo ses com-
missions.
VERNER, à part, descendant la scène.
Des commissions! si je proposais de m'en char-
ger... elle me donnerait peut-être quc-hpie chose.
(Huit et avec emiiressemeul.) Mademoiselle ou ma-
dame...
\V I I, Il M I N i; , >.iiis le ri'p.irder.
Merci, mmi ami. je Miulais faire dire ;i la cui-
sine...
V ERNER.
je ne me trouiiie \y.is... Celte voix flaiéo!...
13
98
LES TROIS COUPS DE IMED.
WILHMINE, le regardant.
Oh ! mon Dieu! cette bonne fit;ure!...
VI- RNEn.
Cil vous fuit le nicMni? efl'et, n'est-ce pas?
\V I I. M M I N K.
Vous Êtes le jeune homme qui...
VEllNEn.
Et vous la demoiselle que...
\V 1 1. Il M I N E.
Dans le parc de Gœltingue...
V E R N E n .
Au Lord d'un ruisseau...
AIR : Qu'il est flatteur d'épouser celle...
I..1 route était mystérieuse.
WILHMINE.
Le jour nous quittait à regret.
VERNER.
Vous marchiez distraite et rieuse.
WILHMINE.
Vous suiviez timide et discret.
VERNER.
Depuis lors, prés, ruisseaux, verdure.
Tout me rappelle un jour si doux.
WILHMINE.
Je n'ai pas vu, je vous le jure,
Un âne, sans penser à vous.
VERNER,
Vous ici ! vous ! une rencontre si imprévue...
(La saluant.) Mademoiselle !...
WILHMINE, faisant la révérence.
Monsieur!... moi qui vous |)renais pour un do-
mestique.
VERNER.
Je ne suis que votre serviteur!
WILHMINE.
Vous êtes bien honnête.
VERNER.
Votre heureux serviteur, puisque je trouve une
seconde fois roccasion de vous parler... et, h ce
propos, convenez que je serais le plus stupide des
hommes, si je n'en profitais pas pour vous deman-
der votre nom.
Wl I. Il MI NE.
Williminc Wilner.
VERNER.
Et vous habitez d'ordinaire?...
AV I L H M I N ?..
La résidence. Je viens de voyager, j'ai quitté
Gœttingue hier...
VERNER.
Gœtlinsîue où j'étais! Gœttingue, à qui j'ai dit
adieu au uioment où vous en sortiez peut-être?...
WILHMINE.
En compagnie de monsieur de llardinger, mon
oncle et mon tuteur.
VERNER.
Quoi: tous deux nous faisions même route?
WILHM INE.
Voyez le hasard !
\ E R N E R .
Et nous ne nous sommes pas aperçus!...
WILHMINE.
Vous avez peut-être, de la croisée de quelque
auberge, vu passer notre voiture.
VERNER.
0 Wilhmine! mon cœur vous eût reconnue...
et, d'ailleurs, je n'ai séjourné qu'à Varbourg,
pour y coucher, dans la seule auberge que possé-
dât le village.
WILHMINE.
Tiens ! nous nous y sommes arrêtés aussi.
V ERNER.
Vous aussi, à Varbourg?
WILHMINE.
Hier soir.
VERNER.
Longtemps?
WI I.HMINE.
Oh! quelques minutes... le temps d'opérer un
recouvrement.
VERNER.
Un recouvrement?
WILHMINE.
Oui, mon tuteur avait des fonds en vue, une
rentrée à faire sur la route.
VERNER.
Dans cette auberge-là? précisément?... (A part.)
I^este! mais à moins qu'il ne soit receveur des
contributions, il me semble que ça coïncide sin-
gulièrement... (Haut.) Wilhmine, je ne suis pas
curieux... non... mais je vous prie de m'indiquer
de la façon la plus précise l'âge et la profession de
monsieur votre tuteur.
WILHMINE.
Son âge? il a cinquante ans environ.
V ERNER, à part.
Mais jusqu'ici cela se i-iipportcrait parfaite-
ment...
W I L H M I N E.
Sa condition?... Il est chevalier...
VERNER.
D'industrie?
w 1 L H M I N E.
D'industrie? Fi donc, monsieur! Pour qui nous
prenez-vous? Sachez que mon oncle est chevalier
d'honneur de la margrave.
VERNER.
Wilhmine, pardonnez-moi... Je suis confus...
Mais alors si votre oncle occupe un rang fort au-
dessus du vulgaire, vous n'êtes donc pas une
simple lingère, ainsi que vous le prétendiez à
Gœttingue? (le n'est pas que j'affiche le moindre
mépris pour cette profession peu goûtée des sau-
vages; mais enfin, ce ne peut être la vôtre, vous
me trompiez.
WILHMINE.
On n'est pas obligé de dire la vérité à un in-
connu. Sœur de lait de la princesse Mina...
ACTE PREMIER.
99
VER\En.
De la princesse Mina?
WILHMINE.
La nièce de la margrave.
VERNKR.
De la princesse de mon ami!
WILHM INE.
Je ne la quitte presque jamais. Moins observées
à Gœttingue qu'à la résidence, nous nous étions
échappées toutes deux du château pour nous pro-
mener en liberté dans la campagne, quand vous
nous avez rencontrées.
VERNER.
Quoi ! c'est la queue de l'âne d'une princesse;
que j'ai tirée! Eh bien! si elle régne jamais, je
suis sûr qu'elle m'en tiendra compte. Alors,
Wilhminc, moi aussi j'irai à la cour, comme vous,
avec vous.,.
WILHMIXE.
Oui, et d'ici là je serai mariée.
VERNER.
Mariée?... et qui vous fait croire que vous en
sentirez sitôt la nécessité?
WILHMINE.
Son Altesse et M. de Ilardinger, mon tuteur, ne
me pressent-ils pas de le faire? que dis-je? ilsimt
déjà tout arrangé pour cela.
VERNER.
Pour votre mariage?... A proi)Os: aimez-vous
votre futur?
WILHMINE.
Mon Dieu, non!
\ui : Voulanl par ses œijvirx complètes.
Je ne sais si je dois le dire,
Mais mon prétendu me déplaît :
Dans sa personne rien n'attire...
Il est très-vieus et fort mal fait.
VERNER.
Enfin, ce monsieur vous déplaît?
WILHMINE.
Quant aux qualités de son âme ,
Pour tous, hélas! c'est un secret;
Moi , je le trouve encor plus laid,
Depuis qu'il me veut pour sa femme.
VERNER.
Et vous épouseriez un homme qui vous fait cc^t
ciïet-là! un homme laid!... Allons donc!
WILHMINE.
Mais il a de la fortune, et je suis sans dut.
VERNER.
Sans dot? vous! et ces beaux yeux! et cette
taille! et cette bouche qui me sourit! Wilhmine,
vous avez un million, dcuix millions. Dès deiiuiin,
je vous épouse. Il ne sera pas dit que vous serez
sacrifiée à un homme laid.
WILHMINE.
Oh! je veux bien; mais mon tuteur ne me don-
nera qu'à quelqu'un qui aura une position dans
le monde.
VERNER. avec cialtation.
Voilà bien les parents; de la fortune, un état !
Ah!... ça me fait bouillir le sang de voir... qu'ils
ont parfaitement raison.
l'hôtesse, entrant par la paiichc. — Elle porte
une assiette Je fruits.
Mail iiioiselle, le dîner est servi ; M. le cheva-
lier vous attend dans la salle à manger. (Elle sort
par la droite.)
WILHMINE.
Oh! je n'ai pas faim.
\ E R N E R .
N'importe, allez-y, mangez pour moi... je vous
en saurai gré. Seulement, promettez-moi de ne
l)as partir sans me dire adieu.
WILHMINE.
Je vous le promets; et d'ailleurs, je resterai
peu de temps à table, je prétexterai une migraine.
(Elle remonte.)
VERNER.
C'est cela, revenez bien vite. .Moi, je vais tâcher
de faire fortune d'ici là, si je peux, mais je n'y
compte pas absolument. (W'ilbmiue sort par la
gauche.)
SCÈNE VIIT.
VERNER, puis L'HOTESSE.
VERNER, seul d'.ibord .
Oui, je ferai fortune pour te mériter! D'abord,
indépciidammeut de mon amour, je n'éprouve
aucune répugnance à devenir riche.
l' n o T E s s E , rentrant par la droite.
Mon garçon, la table est servie; et si le cœur
vous en dit...
VERNER.
Mais oui, il m'en dit... Il m'en dit même beau-
coup... (Il se dirige vers la porte à gauche.)
l' HOTE S SE.
Non, pardon... à la cuisine!
VERNER.
A la cuisine! la patrie dos marmitons! Ah!
bah! ventre affamé n'a pas... d'orgueil! d'ailleurs,
tout dîner vient de là... on peut bien l'aller cher-
cher d'où il vient. (Il va pour sortir à droite.)
l'hôtesse.
Ah! dites-moi. (Vorncr s'arrête. i J'ai ruminé une
idée; vous êtes étudiant, je veux bien ; mais enfin,
dans votre position, vous devez tenir à gagner
quelque chose.
VERNER.
Si j'y tiens! o liotesse adorable! si j'y tiens?...
j'y tiens!
I.'llOTI. SSE.
Acceptericz-vous tout ce qu'on vous offrirait?...
VERNER.
Je ne serais même pas éloigné de prendre ce
qu'on ne m'olTrirait pas.
I HOTESSE.
Eh bien! dis ce soir, peut-être, pnurrai-je vous
procurer une place.
100
LES TROIS COUPS DE PIED.
V K UN En.
Une place... ce soir... près de vous?
I.'HOTKSSE.
Mauvais plaisant!... Vous savez que le cheva-
lier d'honneur de la margrave est ici... je veux le
prier de s'intéresser à vous...
v E n \ E n .
Cette chc^re hôtossi'!...
l'hôtesse.
11 est un pou vir, par exoniple... En arrivant, il
a donné un coup de pied à Fritz qui ne rédaiiait
pas assez hien... et un autre à mon mari, qui
avait laissi^. tomher son poric-manteau. Il parait
que c'est chez lui un tic nerveux.
VERNF.n, à part.
Des coups de pied!... Quel renseignement!...
l'hôtesse.
Mais vous y serez très-bien!... Laissez-moi
faire, et allez toujours dîner... la place ne sera pas
belle, mais elle sera bonne.
vF.R^ F. n.
Excellente... si elle est comme vous. (II lui baise
la main et sort par la droitf .)
I,' HOTESSE.
Je crois qu'il tiendra bien sa place au dîner.
SCÈNE IX.
L'HOTESSE, WILHMINE, entrant
par la gauche.
wn.HMiNE, à elle-même.
Je lui ai promis de revenir bien vite... (Elle re-
garde de tous côtés.)
I,' HOTE s SE.
Que cherchez-vous, ma belle demoiselle?
WILHMINE.
Ah ! c'est vous, madame? ne faites pas atten-
tion, ça se retrouvera. (A part.) Je ne puis pas lui
dire que je cherche un jeune homme.
l'hotesse, à part.
Si je me servais de cette jeune fille pour assurer
le succès de mon proté<;é? (Haut.) Pardon, made-
moiselle, vous avez l'air si bon!...
WILHMINE.
Oh! je ne suis pas méchante.
L' HOTE s SE.
Alors, vous ne refuserez pas de faire un acte
d'humanité... et de rendre service à un pauvre
diable ?
WILHMINE.
D"abord, j'aime beaucoup à rendre service. De
quoi s'agit-il?
l' HOTES SE.
Il s'agit d'un jonnc homme très-bien, avec qui
vous avez causé ici tout à l'heure...
W IL H M I N E.
Ah! ce jeune homme qui...
l'hotesse.
Il est bien élevé... a de bonnes manières...
w I LHMINE.
Je crois bien !
l'hotesse.
Et si vous voulez parler en sa faveur?
WILHMIN E.
Oh! je ne parlerai certainement jamais contre
lui... Que faudrait-il dire?
l'hotesse.
Mais, par exemple, que vous lui trouvez très-
bon air... qu'il ne vous déplaît pas.
WILHMINE, baissant les yeux .
Ah! il faudrait avouer... C'est bien vrai qu'il
ne me déplaît pas... Mais comment donc avez-vous
vu ça?
l'hotesse.
Je ne l'ai pas vu... mais ça se trouve bien, et
je vous prie de le dire.
WILHMINE.
A qui donc?
l' HOTESSE.
A monsieur le chevalier!
WILHMINE.
A mon tuteur... oh ! je n'oserai jamais.
l'hotesse.
Cependant, si vous voulez qu'il entre à votre
service?
WILHMINE.
A mon service?
l'hotesse.
Mais, oui... comme valet de chambre de Son
Excellence.
w I I. H M I N E.
Lui: mais c'est impossible!
l' HOTESSE.
Est-ce que vous en avez un autre en vue?
WILHMINE.
Du tout!... du tout!... mais... (A part.) Aii!
mon Dieu! si c'était un moyen imaginé par lui
pour me suivre?... (Haut.) Je parlerai à mon tu-
teur, madame, je lui parlerai.
l'hotesse.
Merci, ma belle demoiselle... (On entend la voix
du cbevalier.) Justement, il s'est levé de table... Si,
moi-même, je lui en disais d'abord un mot... Qu'en
pensez-vous?
WILHMINE.
Volontiers !
SCÈNE X.
Les Mêmes, LE CHEVALIER.
LE CHEVALIER, se parlant à lui-même
avec préoccupation.
Que diantre l'autre est-il devenu?
l' HOTESSE, causant toujours bas avec Wilbmine.
Ce serait plus naturel. (Haut.) Monseigneur!
LE CHEVALIER.
Merci! ça ne valait rien! (A lui-même.) Où le
trouver sans renseignements précis?
l'HOT ESSE.
Monseigneur va prendre son café?
ACTE PREMIER.
101
LE CHEVAI.IEK.
Kst-ce que je sais?
l'hôtesse.
Monseigneur a fini de dîner?
LE CHEVALIER.
Est-ce que je sais? vous m'accablez de ques-
tions... assurez-vous-en...
l'hôtesse, indiquant la fenêtre.
J'avais dit de servir le café... là... sur la ter-
rasse... Il ne pleut plus...
LE CHEVAI.IEr,.
i;ii bien ! allons-y. (Il remonte et s'arrête.) Ah ! je
tiens à partir sous peu, madame; j'y tiens beau-
coup... on a dû vous dire que j'avais demandé des
chevaux?
l' HOTE s SE, regardant Wilhmioe.
F,t un valet de chambre!
LE CHEVALIER.
Un valet de chambre!... tiens, pourquoi
faire?...
W 1 1, H M I N E.
Mais, sans doute!
l' HOTESSE.
.l'ai cru comprendre que monseigneur en avait
demandé un ?
LE CHEVALIER, revenant près de ruôtessc.
Vn valet de chambre, c'est possible! (A part.)
Que diantre l'autre est-il devenu? (Il entre sur la
terrasse avec l'hôtesse, qui a pris sur le guéridon le pla-
teau où est la tasse.)
SCÈNE XI.
WILHMINE, VERNER, puis L'HOTESSE,
v K II .\ E R , entrant par la droite, sans voir Wilhmine.
On dine très-bien à la cuisine, j'ai mangé comme
un domestique !
WILHMINE, à mi-voiï, allant à lui.
Ah ! vous voih'i, monsieur, il est temps; nous ne
pourrons plus causer maintenant, mon oncle est
là, sur lu terrasse. (Elle indique la fenêtre.)
VERNER.
Monsieur votre oncle! (Allant regarder.) Cet
homme moyen? bouche moyenne? (Avec un cri.)
Habit marron?
\VlLiniI\E.
Eh bien! qu'a-t-il donc? (Elle remonte.)
VERNER, à lui-même, redescendant.
Habit marron! comme mon voleur!
l'hôtesse, revenant, bas à Wilhmine
qui vient à elle.
Je viens encore de lui glisser un mot de notre
jeune homme, il ne dit trop rien... je crois qu'à
présent le succès dépend de vous. (Elle sort par la
droite.)
SCÈNE XII.
VERNER, WILHMINE.
VERN'ER, à Ini-mèine.
Ommc mon voleur!... quoi! l'oncle de celle
que j'aime serait tout uniment un escroc! je ne
puis le croire... Passant à droite.) Et cependant ces
coups de pied !
WILHMINE, l'observant.
D'où vient cette préoccupation, monsieur?
VERNER, à part.
C"est trop rester dans cette pénible incertitude,
je vais faire part à ce bon homme de l'affreux
soupçon qui s'est glissé dans mon cœur. (Il re-
monte.)
w I I. H M I \ E.
Mais, monsieur...
VERNER, s'arrêtant et après réflexion.
Croire qu'il avouera, c'est lui supposer une
àme bien repentante ou un esprit bien médiocre.
(Il redescend.)
w II. IIM I \ K.
Mais, parlez-moi, monsieur, répondez!
VERNER, à part.
Comment le forcer à se trahir?
w 1 1. II M I N E.
Mon oncle peut rentrer, et s'il nous trouvait
causant ensemble...
VERNER, à part.
Ah!... voilà le moyen.
WILHMINE, regardant du coté de la fenêtre.
Justement, le voici.
SCÈNE XllI.
Les Mêmes, LE CHEVALIER, paraissant
sur le seuil de la fenêtre, sa tasse à la main.
VERNER, allant vivement à Wilhmine qui s'est éloignée
de lui à l'approche de sou tuteur.
Chère Wilhmine!...
WILHMINE, à voix basse.
Mais taisez-vous doni-, monsieur!
VERNER, à part, regardant le chevalier du coin
de Tcpil.
Si c'est mon homme, il le fera bien voir... ou il
aurait furieusement changé de caractère. (Haut.)
Chère Wilhmine!
WILHMINE, à voix basse.
Quelle imprudence!
VERNER, observant lou.jours le chevalier du coin
de l'œil,
il écoute... à quatre mètres. (Haut.) Ne croyez
pas que j'aie rien perdu des délicieuses paroles
(ia(! vous venez de me dire... Non, Wilhmine, elles
resteront gravées là, dans mon cœur.
LE CHEVALIER, à part.
Ou'entends-je? un laquais! (Il pose sa lasse sur
le g\iéridon et fait qnelqu-s pas.)
WILHMINE, bas.
Vous nous perdez!
VERNER, à part, toujours l'iril sur le chevalier.
Il approche... il va se dénoncer lui-même...
(Haut.) Ce qu'il nous faut à tous deux, c'est la li-
berté de nous aimer! .. (A part.) Deux mètres
vingt-cinq... il n'y a pas de jambe humaine qui à
celte distance... (Haut.) Et cette liberté, nous la
prenons à la barbe... (Il l'embrasse.)
102
LKS TROIS cours DE PI KO.
LE criHVAHEn, s'éliiirant et jouant (lu |.ie(l.
Misérable !
VERNER, s'éloignant ri à part.
C'est lui!.,, il s'est trahi!... oh! il s'est firrcnieiit
tralii !... Seulement, j'avais mal calculé la distance.
(Uemonlaiit ot criant.) Au voleur!
Wii.HMiNE, à Verncr.
Que faites-vous?
I. E cm: VA LIER, à part, passant à droite.
Ciel!... mon jeune homme tle l'auberge de \ar-
bourg!
VEiiNKR, le .saisissant an collet.
Au voleui-!
i.K cii K\ .M.i i;n , lias.
Monsieur... souffrez... ]iei'iiiettez que je vous ex-
plique...
V E R \ i; II.
Au voleur!
w iLHSiriVE, à Verner.
Mais c'est mon oncle que vous outrafjez, quand
nous ileviions f'trc pleins de respect pour lui.
V E II \ E R , lâchant le chevalier.
Tranquillisez-vous, chère Wilhmine, je vais d'a-
bord le faire coffrer; puis nous irons ensemldc lui
demander sa bénédiction... (Courant après le che-
valier qui cherche à s'esquiver.) Au voleur !
LE CHEVALIER, bas à Verner, qui le ramène
sur le devant.
Monsieur... de grâce... un mot... Je no suis pas
ce que vous croyez... Je vous demande pardon
pour ce qui est arrivé hier... c'est un malheur...
une vivacité... je le déplore, monsieur...
VERNER.
Et moi donc, monsieur! et moi donc!
LE CHEVALIER.
Je vous en expliquerais facilement la cause, s'il
n'y avait mêlé à tout ceci un secret... qui n'est
pas le mien, monsieur... que je ne pourrais ré-
véler, s'agît-il de ma vie... (A l'oreille.) Un secret j
d'État!...
VERNER.
Un secret d'État... Diantre! vous m'intéressez...
LE CHEVALIER.
Qu'il vous suffise de savoir qu'une première
méprise a été cause... ce qui s'est passé a été le
résultat d'une méprise...
VERNER.
Eh! eh ! si vous en faites souvent comme ça...
LE CHEVALIER.
Et la preuve, c'est qu'en toute autre circonstance,
mon premier devoir serait de vous restituer la
somme que...
VERNER.
Naturellement... j'espère bien que nous allons
commencer par là!
LE CHEVALIER.
Eh bien! pn'cisément... je la garde.
VERNER.
Ah!
LE CH EV \LIEn.
Par la raison que je viens do vous donner tout
îi l'heure... Ainsi, vous voyez... (Il va pour s'éloi-
gner.)
VERNER, le retenant.
Vous la gardez?... vous ])rétcndez garder l'ar-
gent?... Oh! mais tout ceci devient curieux.
WILHMINE, à part.
Que disent-ils?
SCÈNE XIV.
Les Mêmes, L'HOTESSE, le garçon. Ils
entrent par le fond. — Le garçon apporte le manteau
et le chapeau du chevalier.
l' HOTESSE.
La calèche de Son Excellence est prête.
w I L H M I N E.
Déjà?
VERNER.
Il part!... il s'en va!... (A l'hôtesse.) Il s'en va?...
LE CHEVALIER, à Wilhmine.
Wilhmine, mettez votre mante. (Il remonte près
du garçon qui lui donne son chapeau, et sort par le fond,
après l'avoir aidé à mettre son mantean.)
l'hôtesse, bas à Verner.
Eh bien! vous a-t-on accordé la place en cpies-
tion ?
verner.
Quelle place?
l'hôtesse.
De valet de chambre.
verner, avec indignation.
Par exemple!... je n'en veux pas!
l'hotes se.
Chez Son Excellence...
verner, transporté de joie.
Chez lui!... ô ma chère hôtesse!... ô Wilhniinel
l'hôtesse.
Eh bien, est-ce qu'il devient fou? (Elle sort par
la gauche.)
LE CHEVALIER, s'approchant de Verner.
Monsieur, j'espère que vous voudrez bien garder
le secret sur ce qui s'est passé; et si un léger dé-
dommagement pouvait vous y engager... (Il tire
sa bourse.) je consentirais... (L'hôtesse rentre en ap-
l)<irtaut la manie de Wilhmine et l'aide à la mettre.)
VERNER.
J'en suis persuadé; mais... nous réglerons plus
lard.
LE CHEVALIER, serrant son argent.
Volontiers! (Passant près de Wilhmine.) Viens-tu?
VERNER.
Un moment; je pars avec vous. (11 remet sa re-
dingote et prend sa casquette.)
L E C U E \ A L I E R. J
Avec moi? ;
V ER NER.
En qualité de valet de chambre.
ACTE PllIÎMIER.
103
LE CHEV.VLIKR.
Vous?
VEUNER.
Moi-môme; vous m'avez retenu, et je vous dé-
fends de me renvoyer.
LE CHEVALIER.
Par exemple !
l'hôtesse, à part.
Tiens 1 il a une drôle de manière d'entrer en
place.
LE chevalier, s'appiochant de Vorner et à mi-voix .
C'est une plaisanterie, je pense; vous sentez
bien que je refuse.
VER\EK, bas.
Je ne vous le conseille pas.
LE CHEVALIER , bas.
Vous oseriez!...
VERNER , bas.
Non, je me gênerais pour crier au voleur, pour
tout raconter, pour faire un affreux scandale !
LE CHEVALIE R, bas.
Monsieur, vous ignorez ce que d'un pareil éclat
il pourrait résulter de ridicule pour moi, et de
dangers i)our tous deux?
VERNER, bas.
C'est bien là-dessus que je compte pour vous
décider.
LE on E VAL 1ER, à part.
Cet lionmie me tient.
v E R .\ E R .
Partons-nous?
LE CHEVALIER, à paît.
Par exemple! si je suis forcé de l'emmener...
une fois à la résidence, il me le payera. ( A Yerner,
bas.) Vous savez, monsieur, que je n'ai que deux
places dans ma voiture...
VERNER.
Vous me prendrez sur vos genoux.
LE CHEVALIER, avec contrainte.
Kli bien donc!... (Il présente la main à Wilhmine.)
Allons, mademoiselle.
VER\ER , passant devant lui et le piévenant.
Permettez...
Wii. HMiNE, à elle-même, ilonnant la main à Vomcr.
H ose!...
l'h otesse, à part.
Voilà qu'il donne le brus à la denioiselle, à pré-
sent!...
VERNER, passant avec Wilhmine devant le chevalier
stupéfait, puis s'arn'tant.
Abl j'oubliais, mon cher maître, veuillez donner
une quarantaine de florins à cette charmante
femme, pour le diner que j'ai pris chez elle, i A
part.) Et la lampe que j'ai cassée.
l'hotesse.
Quarante florins!... pour un mauvais diner !...
pauvre jeune homme! ah! si j'avais su !...
\ E n m; R .
Elle aurait ajouté deux côtelettes.
AIR des Monvjuetaires de la reine.
VERNER, à part.
Partons , partons , la nuit commence ,
Moment d'ivresse et d'espérance!
Partons, partons; oui, sa fureur
Ajoute encore à mon bonheur!
LE CHEVALIER, à part.
Partons, partons, la nuit commence.
Je punirai son insolence;
Partons , partons , car ma fureur
Ferait ici quelque mallieur!
WILHMINE, à part.
Partons , partons , son assurance
Sait m'inspirer la confiance;
Partons , partons ; oui , dans mon cœur
Rentrent l'espoir et le bonheur.
l'hotesse, à Verner.
Partez , partez , la nuit commence ;
Cher voyageur, bonne espérance !
Partez, partez, ici mon cœur
Prévoit déjà votre bonheur!
(Le rideau baisse an moment où le chevalier compte
à l'hôtesse les 40 florins.)
ACTE DEUXIEME,
Un riche salon. — Porte au fond avec portières. — Quatre autres portos, deui à droite et deux \ gauche.
— Un guéridon sur lequel est une sonnette; à gauche, à côté du guéridon, un immense fauteuil. — A
droite, un bureau avec papier, plumes et encre. — Fauteuils.
SCÈNli I.
LA MAROnAVE, RLHG, puis UN VALET.
( Au lever du rideau , la margrave est assoupie dans
son grand fauteuil, et Biirg, assis au bureau, est
endormi devant ses papiers.)
r. \ M A R r. Il \ V E, se réveillant,
liurg!... Burg!
RliR(;, se réveillant.
Madame? i II lopiond sa plume.)
1. A M AR(;n A\ E.
(jue faisiez-vous dniic'.'... Vous êtes prél?
w i n(i.
J'altciuls il' premier mot (le|)uis n^ malin, ma-
dame.
iOk
LES TROIS COUPS DE PIED.
LA MA non AVE.
Vraiment?... c'est singulier comme lo temps
passe vite!
UL lu;, à pari.
Pas pour moi.
LA MAnr.nAVE.
Je me serai laissée aller à mes n flexions... Ah!
Burg, les grandeurs sont parfois bien tyranni-
ques!... ( A p-irt, avec un soupir yffeclé.) J'en sais
quelque chose, moi, à (|ui il n'a jamais été permis
de presser sur mon cœur le fruit d'une union se-
crète!... (Se levant cl changeant de ton.) Que pen-
sera mon cousin le roi de Prusse, de l'aveu tardif
que je viens de lui faire?... Mautorisera-t-il à
reconnaître publiquement ce fils, objet de mes
plus tendres soins, ou sa sévérité ira-t-elle jus-
qu'à me défendre de le voir?... Je tremble à l'idée
de sa réponse. (Haut, avec un nouveau soupir.) Ah!
Burg, les personnes de mon rang sont bien à
plaindre!... ( Prenant sur le gnéridon un petit miroir
à main et se regardant.) Le ciel, en les créant, eût
dû les rendre disgracieuses ou... insensibles... il
n'y a pas pensé... et alors, tout naturellement, il
leur arrive...
L' \ VALET, entrant par le fond.
La princesse Mina fait demander à Son Altesse
si elle n'a rien à lui ordonner?...
LA MARGRAVE, remettant srn miroir sur Ic
guéridon et remontant.
Ma nièce?... qu'elle attende!... J'ai à lui laver
la tète. (Le valet sort. A elle-même.) En voici encore
une dont le cœur n'est pas de marbre, et si je n'y
mettais bon ordre, elle pourrait bien un jour,
comme moi... (Haut et s'approchant de Biug.) Où en
étais-je restée hier de ma dictée?
BURG, lisant.
« Mémoires de Son Alt... » (L'a regard de la mar-
grave l'arrête.) « J'avais seize ans : mon cœur en-
« dormi jusqu'alors commençait à s'éveiller. Un
M jeune officier s'en était aperçu. Un jour, à la
« promenade, il osa me dire qu'il m'aimait... puis,
« apparemment troublé par cette déclaration , il
« saisit ma main, la couvrit de baisers brûlants,
« et.... »
LA MARGRAVE.
Et... mettez des points... mettez-en beaucoup...
Ah! dites-moi, Burg, (Burg se lève.) est-on enfin
parvenu à appréhender au corps cet audacieux
étudiant qui, depuis quelque temps, s'introdui-
sait dans le château?
BURG.
Hier au soir, madame, il a été saisi et immédia-
tement jeté dans la prison du palais.
L A M A R G R A V E.
Comment est ce malheureux ?... ne me cachez
rien... Jeune ?...
Br RG.
Une vingtaine d'années.
LA MARGRAVE.
Beau?
nv RG.
Mais pas laid.
LA MARGRAVE.
Il n'en est que plus coupable. Et c'est... pour
ma nièce qu'il venait ici?... Mais, Burg, en est-on
bien sur?... Qui sait si ma police ne s'al^use pas?
11 me semble que l'on a vu, à i)iusieiirs reprises...
et nuitamment... ce jeune homme roder...
BURG.
De quel coté, madame?
LA MARGRAVE, minaudant.
Mais... de ce côté... sous mes croisées...
Bi RG, naïvement.
Oh! dans quel but?...
LA MARGRAVE.
Vous êtes furieusement borné, mon ami. (Elle
s'éloigne vers la gauche.)
SCÈNE II.
Les MÊMES, LE CHEVALIER,
entrant par le fond.
LE CHEVALIER, s'ariêtant sur le seuil de la
porte, à part.
La voilà! je suis préoccupé de ce que je vais lui
dire... Bast! de l'aplomb! elle ne saurait être in-
struite de ma ridicule méprise!...
LA MARGRAVE, se retournant et apercevant
le chevalier.
Ah! monsieur de Hardinger... je vais enfin sa-
voir... (Allant à Burg.) Laissez-nous... Mon Dieu!
que vous êtes borné, mon ami ! (Elle passe à droite.)
BURG, bas à Hardinger.
Elle est très-mal disposée aujourd'hui. (11 sort
par le fond. La margrave remonte, pour s'assurer si per-
sonne ne vient.)
LE CHEVALIER , à part.
Ah! diable!
SCÈNE m.
LE CHEVALIEIl, LA MARGRAVE.
LE CHEVALIER, à part.
Une seule personne pourrait me compromettre :
cet original que je me suis vu forcé de voiturer
jusqu'ici. Heureusement, sous prétexte de lui faire
visiter le palais, je l'ai attiré du coté de la prison,
et il est sous clef depuis deux heures.
LA MARGRAVE, revenant près de Hardinger
avec empressement.
Je vous attendais impatiemment, monsieur de
Hardinger... votre mission est remplie?... vous
êtes arrivé de Gœttingue?...
LE CHEVALIER.
Cette nuit, madame.
LA M A R G R A V 1 ; .
Parlez bas... Eh bien, notre jeune homme, com-
ment va-t-il?
LE CHEVALIER.
Bien, madame, très-bien... (A part.) Trop bien,
puisque je n'ai pu le rejoindre nulle part.
ACTE DEUXIEME.
105
I.A MARGRAVE.
\ ous l'avez aisément découvert ?
LE CHEVALIER.
Très-aisément... (.\ part.; Si elle savait quelle
bévue j'ai comniisc!
LA MARGRAVE.
Il a reçu mes largesses?
LE CHEVALIER, embarrassé.
Madame... il n'a pas pu les refuser, (A part.) et
pour cause.
LA MARGRAVE.
Pauvre enfant! vous l'avez vu? est-il joli?
LE CHEVALIER, à part.
Mais s'il ressemble à l'autre, c'est un adVeux
masque. H.nit.) Je trouve que dans son air... à
mon avis... il me semble qu'il a beaucoup de Son
Altesse.
LA MARGRAVE, satisfaite.
Spirituel ?
LE CHEVALIER.
Dans le genre de Son Altesse. ( A part. ) Je ne
m'avance pas beaucoup.
LA MARGRAVE.
Brun ou blond?
LE CHEVALIER, vivfiment.
Alezan... ( se reprenant) châtain...
LA M ARGR AVE.
Joli, spirituel, aimable sans doute... Je ne sais
ce que j'éprouve... mais rien que de penser à lui,
je me sens tout émue... de douces larmes s'échap-
pent de mes yeux...
LE CHEVALIER, à part.
Ah 1 mon Dieu ! est-ce qu'elle songerait à l'ap-
peler auprès d'elle?
LA MARGRAVE, changeant de ton.
Surtout que je ne le voie pas! qu'il ignore le
secret de sa naissance, jusqu'au moment où il me
sera permis de le divulguer! S'il venait à le soup-
çonner aujourd'hui, il ne pourrait se taire.
LE CHEVALIER.
Non, certainement; et il suffirait d'un mot ijour
compromettre Votre Altesse.
LA MARGRAVE.
C'est pourquoi , à la plus petite indiscrétion de
sa part... je vous fais jeter au fond de quelque
prison humide d'où vous ne sortirez pas aisément.
LE CHEVAL! ER.
Moi!
LA MARGRAVE.
Puisque seul vous l'avez vu, il ne saurait être
instruit que par vous.
LE CHEVALIER.
S'il ne répète jamais que ce que je lui ai dit, il
peut venir à la cour sans inconvénient.
LA MARGRAVE, viveuicut.
Qu'il n'y jiaraisse pas encore!... grand Dieu!
vous le payeriez de votre tète. En attendant,
monsieur de Uardinger, je suis contente de votre
zèle. (Passant à ganchc.) Sachez, en sortant, s'il
n'est pas venu des nouvelles de Berlin.
111.
LE CHEVALIER.
Votre Altesse attend impatiemment une réponse
de son cousin le roi de Prusse?
LA MARGRAVE.
Oui. Puisse-t-elle être favorable ! ( Minaudant et
appelant le chevalier.) Ah! Hardinger, pendant votre
absence, on a arrêté, dans les jardins du palais,
un jeune homme à qui ma police prête les inten-
tions les plus téméraires.
LE CHEVALIER.
Je sais, madame. Un jeune audacieux qui ose
aspirer à la princesse Mina.
LA M A r. G R A V E.
On n'c-^t pus bien fixé sur l'objet de ses démar-
ches. Je d 'sire l'interroger, vous le ferez amener
tantôt. Quelques personnes prétendent... qu'il ne
venait pas pour ma nièce... elles s'abusent... Mais
enfin, on l'a aperçu si souvent de ce coté...
LE CHEVALIER, avec une surprise naïve.
De ce coté?...
LA MARGRAVE, sérieusement et en le fixant.
Cet imbécile de Burg ne comprend pas ce qui
aurait pu l'y attirer.
LE CHEVALIER, déconccrté par le regard de la
margrave, et levant les épaules.
Oh! oh! (A part.) Ma foi! ni moi non plus.
(Haut.) Oh! oh!
LA MARGRAVE.
On prétend que je suis belle, Hardinger !
LE CHEVALIER.
Si vous l'êtes, madame!... Oh!...
LA MARGRAVE.
Assez, assez... je sais... C'est assez parler de
ma beauté.
ENSEMBLE.
.\m : Valse d'Luling.
LA MARGRAVE.
Eu me faisant ce don céleste,
Le ciel aussi, dans sa bonté,
Prit soin de me créer modeste;
N'éveillez pas ma vanité.
LE CHEVALIER.
En vous faisant co don céleste,
Le ciel eût dû, dans sa bonté,
Ne pas vous rendre assez modeste
Pour redouter la vérité.
(Le chevalier sort à droite, deuiième porte.)
LA MARGRAVE, cUe sonne ; un valet entre par le fond.
Ma nièce! (Elle se rassied. Le domestique fait un
signe. Jlina et Wilhmine entrent. Le domestiqui; sort.)
SCilNE IV.
[.A MAiU;r.A\ i;, MINA, W 11.11 M I.NK, puis
EUNKST et VliUNKll.
LA MARGRAVE, à Miua.
Arrivez, iirincesse ; vous savez que, depuis quel-
(|iie temps, je songe sérieusement à vous établir,
il I N A .
Oui, ma tante.
10G
LES TKUIS COUPS DK l'IED.
LA UARCnAVE.
Vous en rapportez-vous cl(5linilivemcnt à moi du
soin de vous choisir un mari ?
MINA.
Non, ma tante.
1,A MABOnAVE, à part.
Que disais-je? le cœur a di-jà parlé. (H;uit.) Cer-
taine aniouroite, dont on me fait un mystère, ne
serait-elle pas la cause de votre refus?
Ml NA.
Oui, ma tante.
LA MARGRAVE.
Vous engagez-vous à l'oublier?
MINA.
Non, ma timte.
LA MARGRAVE, à part.
Exactement ce que j'ai répondu à son âge. (Haut.)
C'est-à-dire que, connaissant mon intention de
vous marier à ma fantaisie ou de vous enfermer
dans un cloître, vous choisissez le couvent?
MINA.
Oui, ma tante.
LA MARGRAVE, à part.
Ce n'est plus comme moi. (Haut.) Pour toujours?
MINA.
Non, ma tante.
LA MARGRAVE.
Comment, non! par quel moyen vous flattez-
vous d'en sortir? Est-ce que vous compteriez vous
faire enlever ?
MINA.
Oui, ma tante.
LA MARGRAVE.
L'aveu m'en plaît; il part d'une âme qui n'est
point fardée; mais vous vous abusez , on ne force
pas aisément les portes d'une prison dans ce pays-
ci. ( En ce moment , la première porte à droite s'eu-
tr'ouvre.)
ERNEST, passant la tète.
Ciel! du monde! (Il referme vivement la porte sans
qu'on l'ait aperçu.)
VERNER, de même, à la deuxième porte, à gauche.
Ciel! du monde! (Même jeu que ci-dessus.)
LA MARGRAVE.
Dans deux heures, vous partirez pour le cou-
vent avec Mademoiselle.
MINA.
Mais, ma tante, Wilhminc n'a refusé d'épouser
personne.
LA MARGRAVE.
Ah! elle n'a pas refusé? (Appelant.) Burg! (Son-
nant après un silence.) Burg!
SGkNE V.
Les Mêmes, BURG, entrant par le fond.
LA MARGRAVE, à BlUg.
Où étiez-vous donc?
BURG, avec embarras et précipitation.
Pardon... Altesse... c'est qu'à l'instant...
I. A MARGRAVE.
C'est bon !
Bl RG.
On était venu me dire...
LA MARGRAVE.
Assez!... Placez-vous en face de Mademoiselle.
BLRG, à part.
Comment lui apprendre que le prisonnier s'est
évadé?
LA MARGRAVE.
Avanci!... recule... tourne...
niiRG, en tournant, à part.
Et avec un autre encore!...
LA MARGRAVE.
C'est bien... Wilhmine... (Vilhmine passe près de
Burg.) Voilà Burg, mon secrétaire, celui que
votre oncle vous destine; il n'est ni trop beau,
ni trop laid... comme vous pouvez voir. Quant
à son caractère et à son esprit... (A Burg.;
Parle.
BURG.
Oui, Altesse.
LA MARGRAVE.
Tais- toi!
BURG.
Oui , Altesse.
LA MA r, GRAVE.
Vous voyez , c'est à peu près comme le reste.
Voulez-vous l'épouser?... Pas de réponse... elle
refuse.
AVILHMINE.
Oh! certainement! (A Burg.) Pardon, monsieur
Burg.
LA MARGRAVE, aux deux jeunes filles.
Entrez dans mon cabinet, en attendant l'heure
que j'ai fixée pour votre départ.
WILHMINE.
Mais, madame, si vous nous offriez... autre chose
pour maris?
LA MARGRAVE.
Vous vous marieriez tout de suite?
WILHMINE.
Oh ! oui, madame.
LA MARGRAVE, se levant.
Entrez dans mon cabinet.
MINA, à part.
Comment prévenir Ernest dans sa prison?
WILHMINE, à part.
Mon pauvre Ernest.
ENSEMBLE.
Air des Mousquetaires de la reine.
WILHMINE et MINA.
Hélas! sans résistance,
Il nous faut donc partir?
Dans une triste absence.
Au loin aller languir?
Aujourd'hui» la prudence
Nous force d'obéir;
Mais gardons l'espérance
D'un meilleur avenir.
ACTE DEUXIÈME.
107
LA MARGRAVE et B l R G.
Toutes deux en silence,
ÎH;Uez-vous d'obéir :
Il leur faut obéir :
Sans plus do résistance,
Allons, il faut partir.
\ Kt si votre démence,
( Et si quelque démence ,
ÎVous poussait à faillir,
Les poussait à faillir,
Î Avant peu ma vengeance
Avant peu sa vengeance
t Saurait bien vous punir.
f Saurait bien les punir.
Mina et Wilhmine sortent par la ilfuxiènie porte
à droite.)
SCÈNE VI.
LA MARGRAVE, BURG.
LA MARGRAVE.
Amoureuses et révoltées!... J'ai été pourtant
comme cela... Ceci me ramène tout naturellement
à mes mémoires... Nous les reprendrons dans un
instant, Burg, en attendant l'heure du conseil.
(Elle prend sur le bureau un ijapiei' qu'elle examine.)
BURG , à part.
Elle va être furieuse quand elle apprendra... Si
j'avertissais monsieur de Hardinger... peut-être
qu'il serait temps encore de... rattrapor...
LA MARGRAVE, distraite et traversant la scène
avec le papier qu'elle lit.
Hein?... vousavez une affreuse main, mon ami.
BURG.
Votre Altesse dicte si vite!... (A part, l'observant
pendant qu'elle se rassied.) La voilà qui se plonge dans
ses réflexions... comme ce matin... elle n'est pas
|)rès d'en sortir... (Élevant à dessein la voii. ) Votre
Altesse dicte si vite!... ( Il observe si elle a l'air de
l'écouter) si vite!... (Il sort sur la pointe du pied par
le fond. )
.SCÈNK VII.
LA MARGRAVE, puis VERXER,
et ensiiite ERiXEST.
LA MARGRAVE, lisant toujùurs et sans faire attention.
Hein?... oui... peut-être... attendez... .\h! quand
je reprends ces souvenirs...
VERNER, entrant avec précantion par la deuriènifi
porte il gauche, sans voir la margrave.
Plus personne!... Je puis enfin me hasarder à
paraître, sans crainte? d'être appréhendé au collet
par un inconnu, ou par Hurdinger lui-même. Cet
astucieux vieillard vient, pour la seconde fois, de
se jouer de mon ingénuité. Il me fait voir le pa-
lais, il me promène, puis, arrivé à la prison...
crac et je me trouve [)inc6 : avec qui? avec
Ernest.
L A M wxr.n w E , poussant un soujiir.
Ah :
VERNER, so retournant avec flTroi.
Qu'est-ce (|uc c'e.st que ça? (Se rassurant.) Heu-
reusement, les serrures de ce château ne sont pas
solides... et d'un coup de pied... Pour multiplier
les chances de salut, j'ai pris à gauche, Ernest a
pris à... droite et... (Ici la première porte à droite
s'ouvre doucement, et Ernest se trouve en face de Ver-
ner.) Ernest !
ERNEST.
Verner!... Ainsi notre promenade dans les cou-
loirs du château?..,
VERNER.
Nous a ramenés au mémo point...
E R \ E s T.
Nous voilà bien.
LA MARGRAVE, sans se retourner.
Hein?
VERNER.
Oh! il y a quelque chose dans ce fauteuil.
ERNEST.
La margrave peut-être. (Ils se cachent tous deux
derrière la portière.)
LA MARGRAVE, de même.
Burg !
VERNER, à lui-même.
Comment m'appelle-t-elle? (Haut.) Je m'en in-
formerai plus tard... filons! (Il va pour sortir.)
ERNEST, l'arrêtant.
Si tu bouges, elle regarde, elle crie, et nous
sommes pris.
LA MARGRAVE, de même.
Nous allons continuer, mon ami.
VERNER.
Il paraît que nous avons commencé quelque
chose. Pourvu que ce ne soit pas trop difficile à
achever.
LA MARGRAVE.
Place-toi et reprends...
VERNER.
Qu'est-ce qu'elle veut que je reprenne? Mon
cœur me dit que c'est la clef des champs.
ERNEST, l'arrêtant.
Tu nous perds.
LA MARGRAVE.
Nous en étions an moment où, au lieu de punir
ce téméraire de sa pétulante passion, j"eus la fai-
blesse de l'excuser...
VERNER.
Tiens! tiens!
I. \ MA RGR AVE, dictant.
11 lui ji'té dans une forteresse. J'eus soin qu'il y
fut traité avec douceur... Un jour, pourtant, je
chaugi'ai d'avis, et j'ordonnai qu'au lieu de vingt-
cinq livres, ses chaînes en pèseraient désormais
quarante-cinq.
V KRNER.
Merci du |)eu.
LA MARGRWE, à oUe-même.
C'était un souvenir eu échange de celui qu'il
m'avait laissé.
VER NKR.
Oh! oh!
108
LES TROIS COUPS DE PIED.
ERNEST.
Tais-toi donc.
i.,\ M A nr. RAVE, dictant.
Iri, qiielqiios rliapitrcs dont je n'indiquorai qiio
les titres : F.inburras de mes parents. — Si-jour
prolonpô à la cainpuRne. — Passons au suivant :
Di\-scpt ans plus lard, un jeune adolescent en-
trait à l'Uni versiti^ de Gœltingue.
VKBN KR.
Tiens! un camarade!
K R N E s T.
Écoute donc ! (Ils sortont doucement de derrière la
tapisserie.)
I.A MARGRAVE.
Beau...
VE RNER.
Comme moi!
LA MARGRAVE.
Spirituel...
VER\ER.
Comme moi...
I.A MARGRAVE.
Et châtain...
VERNER.
Toujours comme moi.
ERN EST.
Si tu disais comme nous.
LA MARGRAVE.
Il fut l'objet secret de mes pensées, de mes
soins. (S'interrompant.) Je ne vais pas trop vite ?
VERN ER, s'oubliant.
Non. Ernest lui fait signe de se taire.)
LA MARGRAVE.
Tous les six mois...
VERNER.
C'est palpitant d'intérêt.
LA MARGRAVE.
Un homme de confiance m'apportait à son insu
de ses nouvelles... et la quittance de sa pension.
V E R \ E R.
Quel rapport !
LA MARGRAVE.
Sans autre parent... que la Providence... sans
autre nom... que celui... d'Ernest...
VERNER, élevant la voix.
0 ciel !
ERNEST, de même.
Est-il possible!
LA MARGRAVE, se levant.
Hein?... qu'est-ce?... (Ernest se blottit derrière la
tapisserie; Verner, perdant la tète, s'assied vivement
devant le bnreaii de Burg, et prend des papiers .à la main
pour se cacher le visage. Ici une pendule sonne quatre
heures.) Déjà l'heure du conseil! Je ne peux pas
être mère seulement deux minutes, c'est insuppor-
table... Burg!... à une autre fois, mon ami.
ENSEMBLE.
Air de Lucrèce Borgia.
LA MARGRAVE.
Oui , ma grandeur fait mon martyre :
Itégner est un devoir cruel,
Quand ce cœur sensible n'aspire
Qu'aux douceurs de l'amour maternel.
ERNEST et VERNER.
Oh! ciel! que vient-elle dédire! ]
Aveu magique et solennel ! ■
Dans quel trouble et dans quel di^lire
Me plonge le récit maternel !
(La Margrave sort lentement par la deuxième porte
à droite, sans daigner jeter les yeui sur Verner,
qu'elle prend pour son secrétaire.)
SCÈNE VIII.
VERNER, ERNEST.
VERNER, se levant et sautant de joie.
Moi, prince! Ernest, as-tu compris? moi.
ERNEST.
Du tout, c'est moi.
VERNER.
Je suis châtain.
ERNEST.
Moi aussi.
V E R N E R.
Klevé à Gœttingue.
ERNEST.
Moi aussi.
VERNER.
Sans parents.
ERNEST.
Moi aussi.
VERNER.
Toi aussi! toi aussi!... mais as-tu comme moi
cet air, ces sentiments... Enfin tout ce qui con-
stitue la race, tout ce qui caractérise une souche?
ERNEST.
Allons donc! j'ai mieux que cela.
VERNER.
Mieux?
ERNEST.
J'ai dans le cœur cette émotion secrète qui ne
trompe pas, cette sympathie instinctive... Tiens!
pendant qu'elle était là, qu'elle parlait... je me
sentais pénétré d'un trouble...
VERNER.
Excessivement vague... moi aussi.
ERNEST.
J'étais près de pleurer.
VERNER.
Moi aussi.
ERNEST.
Toi aussi ! toi aussi! Et tu ne cessais de l'Inler-
rompre par tes sottes réflexions !
VERNER.
Mais j'étais ému.
ERNEST.
Tu voulais l'enfuir.
ACTE DEUXIÈME.
109
VERXER.
Mais j'étais ému.
ERNEST.
Laisse-moi donc tranquille.
V E R N E R.
M(^me tendresse des deux parts, même entête-
ment de piété filiale, même résignation à accepter
le rang qui nous est dû. Partageons.
ERNEST.
Que veux-tu dire?
VERNER.
S'il y a un enfant, il peut y en avoir deux. Elle
en a deux, j'en ai le pressentiment.
ERNEST.
\li! mon ami!
VERNER, l'embrassant.
Ali! mon frère!
SCÈNE IX.
Les .Mêmes, MINA, WILHMINE.
MINA, entrant suivie de Wilhmine par la deuxième
porte à droite.
Que vois-je !
ERNEST.
Mina !
VERNER.
Wilhmine!
WII.HMINE.
Vous ici ! libres! quelle joie!
VERNER.
Nous voilà réunis!
MINA.
Hélas! pas pour longtemps!
VERNER.
Qu'est-ce que vous dites donc là? pour tou-
jours!... Apprenez son bonheur! mon bonheur!...
notre bonheur!...
WILHMINE.
Qu'est-ce donc!
VERNER.
Je suis prince! il est prince! nous sommes
princes!
\V 11, H MIN F..
Pas possible!
VERNER,
Pas possible, Wilhmine?... et pourquoi ne
serait-ce pas possible, je vous prie?
WIMIMINE.
(^e n'est qu'une exclamation de surprise, comme
si je disais : Est-ce étonnant! Voilà tout. Princes!
mais comment se fait-il?...
VERNER.
Silcnci;! c'est un secret qu'il ne nous est pas
permis de divulguer... n'en abusez pas.
M IN A.
Hélas! cela nous serait dillirilc
WII, M MINI .
Nous partons pour le couvent, dans une heure.
VERNER.
Il n'y a plus de couvents! je décrète la suppres-
sion des couvents.
MINA.
Cela n'empêchera pas qu'on vous remette en
prison.
VERNER.
Il n'y a plus de prisons! je décrète la suppres-
sion des prisons...
\V II. II MI \E.
Pourquoi pas? pendant que vous y êtes.
VERNER.
Au contraire, pendant que je n'y suis pas !
MINA, qui est un peu remontée vers le fond.
J'entends quelqu'un.
ERNEST, allant voir au fond.
Monsieur de Hardinger.
W I 1. H M 1 N E.
Mon oncle!
VERNER.
Ah ! nous allons régler nos comptes.
WILHMINE, passant près de .Mina.
Qu'il ne nous trouve pas ici, surtout!
VERNER.
Laissez-moi seul.
WILHMINE.
Prenez bien garde!
VERNER.
Soyez tranquille. (Ernest sort par la première porte
à droite, et les jeunes filles par la deuiième.)
SCÈNE X.
VERNER, LE CHEVALIER.
LE CHEVALIER, entrant par le fond sans voir Vemer
qui s'est mis à l'écart.
Évadé de prison! le drôle s'est évadé! pourvu
qu"il ait quitté la résidence! Jn le saurai.
VERNER, à part.
Je me sens sur lui une supériorité écrasante.
LE CHEVALIER.
Hàtnns-nous toujours, puisque Son Altesse l'or-
donne, de conduire cc'^ demoiselles au couvent.
(Il remonte vers la droito.)
VERNER.
Ilalte-là! s'il vous plait. (Il Ini barre le passage.)
LE CHEVALIER, reculant dr surpri.se.
Lui ici! lui dans ce palais!
\ ERNER.
Vous aimei-ioz mieux (|iie je fusse reMé entre
les quatre inuis que vous m'aviez choisis pour
demeure? Ah! \ous m'y reprendrez à visiter des
appartements avec vous!
LE cil E\ \lii:r.
[Ine distrartinn.
VERNER.
Oui! une distraction? des soustractions! vous
êtes fort pour rela... tout s'expliquera plus tard.
En attendant, je vous déftuids «l'arfomplir l'ordre
(|u'ou vous a donné relativement à la jeune prin-
0
LES TROIS COUPS DE PI KO.
cesse... et à sa compagne... à su compagne sur-
tout.
LE CHKVAI.IEn.
Il medi^fend! .Malheureux! oses-tu bien?... Qui
t'u fait sortir tle prison?
V EU M- II.
Ma volonté, à laquelle vous serez le premier à
vous soumettre.
I.E CIIEVA l.IKn.
Quelle elTronterio 1
VERNEn.
Déplorable vieillard, je connais entiti le secret
de mou illustre naissance.
I.E CHEVAMEii, à part.
Que dit-il?
VEKNER.
Ici, tout à l'heure, une margrave auguste dic-
tait à son secrétaire la partie la plus mystérieuse
et la plus intéressante de ses mémoires.
LE CH KV AI.1I-. n.
De ses mémoires!...
VERNEn.
Celle qui concerne un enfant élevé à Gnettingue,
beau, spirituel, châtain!
LE CHEVALIER, à part.
Juste le portrait que j'en ai fait.
VER\ER.
Eh bien! cet enfant, cet étudiant, ce jeune
homme, est son fils, et ce fils, c'est moi.
LE CHEVALIER, à part.
Son fils! ah! mon Dieu! F.st-cc que je me serais
trompé deux fois? Est-ce que j'aurais là, réelle-
ment, devant les yeux, le rejeton qui... le rejeton
que...
VERNER, rexaraiuaut, à pari.
Ca lui fait de l'effet,
LE CHEVALIER.
Ce grand garçon-là, c'est impossible.
V E R N E R .
Impossible! courtisan aussi aveugle qu'entêté,
en douterez- vous encore, quand devant vous,
devant tout le monde, je vais m'élancer sur le sein
de ma mère?...
LE CHEVALIER, altéré, à part.
Quel projet! quel scandale! Elle va me rendre
responsable...
VER \ER, à part.
Je l'écrase.
LE CHEVALIER, à part .
Par quel moyen empêcher?...
VE RNER, à part.
Il se consulte.
LE CHEVALIER, à part.
Je n'en vois ([u'un.
VERNER.
J'y cours. (Il remonte.)
LE CHEVALIER, coiiraiit à lui.
Arrêtez! Eh bien!... puisque vous savez tout, le
moment est venu de ne vous rien cacher.
\ i: R N E R , à part.
11 va se prosterner à mes genoux.
LE CHEVALIER.
Tombe à mes pieds !
V E RNER, stupéfait.
Par exemple!
LE CHEVALIER.
Ou plutôt... Ernest! mon cher Ernest!,., tombe
dans les bras de ton père !
VERNER.
Allons donc! que dites-vous? (Ici Ernest entr'nnvre
la première porte à droite.)
LE CHEVALIER.
Je dis que le père d'un enfant châtain, élevé à
Gœttinguc sous le nom d'Ernest, t'ouvre ses
bras!,,,
SCÈNE XI.
Les Mêmes, ERNEST.
ERNEST, se précipitant dans les bras de Hardinger.
Ah ! mon père !
LE CHEVALIER, surpris, le repoussant.
Qu'est-ce que c'est que celui-là?
ERNEST.
Votre fils, élevé à Gœttingue sous le nom d'Er-
nest,
LE CHEVALIER, à part.
Comment! il y en a deux au lieu d'un, à pré-
sent! Tous deux ici! Je suis perdu!
ERNEST.
Mon pire!
V E R N i: R.
0 fortuné moment! mon père! vous le seriez!..,
La Margrave se serait oubliée au point que je vous
devrais le jour!
LE CHEVA LIER.
Malheureux! qu'oses-tu dire? La Margrave!
Garde-toi de prononcer le nom de Son Altesse;
elle n'est pour rien dans tout ceci.
VERNER,
Comment ! pour rien?
LE CHEVALIER,
Absolument,
ERNEST.
Mais alors, quelle est ma mère?
LE CHEVALIER, les prenant dans ses bras.
Mes enfants !
VERNER.
Un moment, je ne serais pas fâché de savoit
comme lui... quelle est ma mère!,,,
LE CHEVALIER,
Mes chers enfants,,.
VERNER, l'embrassant,
Allons... voyons... je veux bien vous embrasser,
mais à une condition.... vous m'expliquerez,
quelle est ma mère!...
LE CHEVALIER,
Mes cbers enfants, ne causez pas de chagrins à
votre malheureux père, (Tirant une bourse.) Tenez,
prenez.,, acceptez,., cette grosse somme... (Vemer
ACTE DEUXIEME.
111
pipod la bourse.) Ne craignez pas de me gôner.
A part.) Ce sont les fonds de Son Altesse. (Haut.)
Prenez, et... allez vous promener.
VEU\ER.
Nous auriez l'intention de nous y envoyer?
LE CHEVAMER.
Oui, en France... en Angleterre... où vous vou-
drez... le plus loin possible. Pendant ce temps, je
tacherai d'arranger les aftaires.
V E R N E R , ;'i lui-même.
Il nous comble de ses dons. (Regardant la bourse.)
I II, mais, j'y pense, c'est mon argent. (Haut.)
Dites donc, farceur, c'est mon argent!... voilà tout
If que nous offre votre tendresse paternelle?
LE CH EV AHER.
lih ! mais...
VERNEli.
Je reste.
LE eu EVALIER.
Tu veux donc ma perte, malheureux !
VERNER.
Eh! votre perte!... votre perte!
LE CHEVA LIER.
Dénaturé!
VERNER.
Je veux le rang qui m'est dû; je veux la puis-
sance!... Je veux ma mère!... je -.^ u\... Willuiiini' I
SCÈNE XII.
Les Mêmes, WILHMINE, puis MINA.
WILHMINE, entrant par la Jeusième porte à droite.
On m'appelle?
LE CHEVALIER.
A l'autre, maintenant! (A Verner.) Eh bien!
soit! veux-tu te contenter de Wilhmine? partir
avec elle? l'épouser? je me compromets, je me
perds peut-être... N'importe! emmène-la! épouse-
la! Je consens à favoriser votre fuite à tous les
deux. iPendant ce temps, Mina est entrée par la même
porte que Wilhiuine, et gagne le fond sans être vue.}
ERNEST.
Et moi, mon père?
LE CHEV ALI ER.
Tiens! celui-là que j'oubliais! Eh bien! votre
fuite à tous les trois.
MINA, descendant la scène.
lit moi, monsieur de Hardinger?
LE CHEVALIER.
Ah çà ! il en sortira donc de dessous terre?
WILHMINE, écoutant.
Ciel !... j'entends la Margrave!
TOUS.
La Margrave !
LE CHK VA LIER,
Sauve qui peut! iEruest, Mina, Uardinger et Wilh-
mine di>paraissent : Ernest par la première porte à
gauciie, Mina par ladeuxièmc ; Wilhmine par la deiixiènie
porte à droite, et le chevalier par la première. — Verner
veut fuir aussi, mais la porte du fond, vers laquelle il
s'élance, s'ouvre, et il se trouve en face de la Margrave.)
SCÈNE \m.
VERNEll, LA MAHCRANE.
VERNER, restant immobile, à part.
Pris comme dans un traquenard !
1. \ MARGii A\r, surprise.
Un homme! un inconnu! dans mes apparte-
ments!
v E R \ E R , à part.
Elle va me faire charger de chaînes, c'est sûr...
et pourtant... c'est ma mère!... 11 faut qu'elle
m'ait eu bien jeune !
LA MARGRAVE.
Qui ètes-vous?
VERNER, à lui-même.
Elle m'aura mis au monde sans savoir ce qu'elle
faisait.
LA MAI. r. i; A VE,
Répondez.
VERNER, troublé.
Madame, pardonnez... excusez...
LA MARGRAVE.
J'attends !
VERNER, à part.
Si je pouvais adroitement le lui faire com-
prendre... (Haut.) Je suis... je suis... châtain,
madame.
LA MARGRAVE, à part.
Cette réponse est celle d'un imbécile ou d'un
jeune homme bien ému. Serait-ce celui qu'on a
arrêté dans les jardins du palais, et que j'avais dit
à Hardinger de faire paraître devant moi?
VERNER, montrant ses cheveui.
Châtain, madame...
L\ MARGRAVE.
Ce n'est pas cela que je demande; je le vois
bien, j'ai des yeux.
VERNER.
11 n'y a pas le moindre doute... ils sont même
fort beaux.
LA MARGRAVE, d'une voi.x duuce.
Vous trouvez? (A part.) C'est lui!-
VERNER, à part.
Une superbe femme! ma mère!... son regard
est tombé sur moi... La nature va peut-être
s'éveiller.
I. A M A R G R A \ E.
Vous vous êtes mépris. Je demandais voire
étiit, votre position...
V er\i:r.
Brillante... ou misérable... à voire ( luiix. i^.Mou-
vement de la Margrave.) Car il sullirait d'un signe de
cette... grande main, pour m'élever au-dessus de
tous... ou me plonger...
I. V MARGRAVE.
Vous me croyez donc bien puissante?
VERNER.
Kh m;iis... après Dieu... ri le roi de Prusse...
LA MARGRAVE.
Toute puissante (|ue je suis, il puruit cupcudaiit
112
LKS TROIS COUPS DK FI ED.
que j'aurais quelt|uc peine à vous empCchcr d'être
aimable... et spirituel.
VEn\Kn.
Oli! oui... je crois que cela serait assez difficile...
(.Moiiveraeut do la Slargravr.) surtout (juand je vous
regarde... quand je vous parle... oui... Je me sens
tout autre!... je me sens aj;randi à mes propres
yeux! moi, jiauvre étudiant, me voir tout à coup
traus|)orlé dans un riche palais, en présence de la
plus jurande majesté de l'Europe... toujours après
le roi de PrusNC... traité par elle avec une bonté...
presque... maternelle...
I. A M A II 0 II A V E.
Plait-il?..
VEUNEn, à part.
Le mot est lâché! (Uaut.) Oh! éprouvez-nioi I...
Je sui> propre à tout... capable de tout... j'ai des
facultés immenses!
AïK de TnconnH.
Pour vous plaire, oui, j'oserais
Tout tenter et tout entreprendre!
Et près de vous je deviendrais
L'émule de César ou l'égal d'Alexandre!
Celui qui rêve une telle grandeur,
Timidement bogaye une prière :
11 cherche un ca'ur qui comprenne son cœur...
Comme l'agneau qui bôle après sa mère 1
Je suis l'agneau qui bùle après sa mère !
LA MARGRAVE.
Et que voudriez-vous être à ma cour?
VERNER.
Mais... ce qu'il vous plaira, n'importe! chance-
lier, général, premier ministre... à moins que...
vous ne préfériez me donner un titre... que je pri-
serais... bien davantage.
I, A MARGRAVE.
Davantage !
VERGER.
Oh ! oui ; vous me croyez ambitieux peut-être?
Eh bien!... je ne suis que tendre... tendre!...
enfin tout ce qu'il y a de plus tendre!... la nature
et ma mère m'ont fait ainsi...
LA MARGRAVE.
Dites-vous vrai?
VERNER, à part.
Ça a l'air de lui convenir... (Haut, avec intention.)
Et pourtant... ma mère... je ne l'ai pas connue...
elle ne m'a pas bercé... dans ses bras. (A part.) Ca
ne prend pas.
LA MARGRAVE.
Vous disiez donc que vous étiez sensible?
VER\ER.
Oh! Altesse!... énormément!... sensible... au
chaud... au froid... à la mort d'un parent... si j'en
avais... mais je n'en ai pas... et alors, mon
pauvre cœur affamé... d'émotions, de sensations...
de séductions...
LA MARGRAVE.
S'est laissé... séduire?...
VERNER, à part.
Tiens! comment le sait-elle?
LA MARGRAVE.
Par qui?
VERNER, vivemfint.
Par qui?...
LA M A K(; RAVE, de même.
Non, je ne vous le demande pas... (A elle-
même.) Je crois que je le devine, à présent. (Haut.)
Vous avez aimé?
VERNER.
Si j'ai aimé!... si j'ai aimé!... quand sur mon
chemin s'est rencontré un de ces êtres charmants...
LA MARGRAVE, à part.
Je ne puis pourtant pas me cacher.
VERNER.
Résistez donc à une tournure!... à une taille!...
à un sourire... de dix-huit uns...
LA MARGRAVE, à part.
Il croit que j'ai dix-huit ans!
VERNER.
Ah! bien, oui ! je me suis laissé entraîner, ren-
verser...
LA MARGRAVE, à part.
Comme il s'anime !
VERNER.
Et j'ui bien fait! puisque mon bonheur m'a jeté
en votre présence, puisque j'ai pu vous parler...
vous intéresser...
LA MARGRAVE.
Mais, jeune homme...
VERNER.
Oui, oui... je vous intéresse... vous voudriez en
vain le nier.
LA MARGRAVE, à part.
Il me fait peur!
VERNER.
Vous êtes une bonne femme, vous, ça se voit
tout de suite, et c'est à vos pieds... (Il tombe à ses
genoui et lui baise la main.)
LA MARGRAVE, faiblement.
Au secours! téméraire!... pas un mot de plus...
si tu ne veux que je demande ta tête...
VERNER, stupéfait.
Ma tête!... et pourquoi faire, s'il vous plaît?
LA MARGRAVE, sans s'éloigner.
Au secours! (Burg entre par le fond.)
SCÈNE XIV.
Les Mêmes, BURG.
BURG.
Son Altesse appelle? (Vernerse relève.)
L A MARGRAVE, avec humeur.
Ah! vous étiez làV... c'est bon, ce n'est rien.
BURG.
Des dépèclics de Berlin, madame.
LA MARGRAVE.
Du roi mon cousin!... Ciel! s'il m'autorisait à
ACTE DEUXIÈME.
113
reconnaître... (Elle p;irait prête à se trouver mal, et
s'appuie sur le bureau.)
VERNE R, faisant un mouvement vers elle.
Elle s'évanouit!
LA MARGRAVE, vivement.
N'approchez pas. (Passant au milieu.) Que l'on
cherche Hardinger; qu'il accoure dans mon cabi-
net. Biirg, vous veillerez sur cet audacieux jeune
homme. Qu'on ne le laisse pas évader. (A Verner.)
Espérez... ma miséricorde est si grande... ABurg.)
Vous le replongerez dans son cachot... (A Yeruer.)
Espérez... espérez. (Elle sort par le fond avec Burg.)
SCÈNE XV.
VERNE 11, puis snccessivemont MINA,
WiLHMlNE, ERNEST.
VERNER.
Que j'e>;père?... Mais j'espère sortir d'ici, et
sans tarder.
W IL H Ml NE, paraissant à la deuxième porte, à droite.
Eh bien?
MINA, ài même, à la deuxième porte, à gauche.
Eh bien?
ERNEST, de même, à la première porte, à gauche.
Eh bien?
WiLUMiNE, entrant.
Vous avez vu la margrave?
MINA, de même.
Vous avez causé avec matante?
ERNEST, de même.
Tu as touché le cœur de Son Altesse?
VERNER.
J'ai touché... j'ai touché... au moment de ma
perte.
TOLS.
Ah! mon Dieu!
VVILHMINE.
Cependant vous êtes libre.
VERNER.
Libre ! peut-être ne l'ai-je été que trop... libre!...
M I N A.
Comment?
VERNER.
Ah! voilà... Qu'il vous suflise de savoir que les
affaires, qui allaient d'abord... gentiment, ont tout
à coup changé de face, et que ce que nous avons
de mieux à faire... c'est de décamper.
LES TROIS AUTRES.
Oh! tout de suite! (Ils s'élancent, lorsqu'ds enten-
dent le bruit de toutes les portes qui se ferment.)
VERNER.
Il n'est plus temps... j'étais surveillé.
WILHMlNE et MINA.
Par qui?
VERNER.
Par un grand escogriffe que mon illustre mère
a mis à mes trousses.
ERNEST.
Que faire?
III.
VERNER.
Parbleu! employer le moyen qui nous a déjà
servi pour sortir de prison... un coup de pied dans
la porte...
ERNEST.
Quoi! dans l'appartement de Son Altesse! tu
oserais!.,.
VERNER.
Tout, pour assurer ma fuite et votre liberté. (Pre-
nant son élan vers la deuxième porte à droite.) Atten-
tion! et que chacun profite de l'ouverture. (A cfi
moment la porte s'ouvre, le chevalier entre à recnloas,
en s'inclinant avec respect, el quand les trois témoins
de l'action s'écrient: « Arrêtez!... n le pied de Verner
va frapper le chevalier au lieu de la porte. — Interdit.'
Ah! saperlottc! qu'ai-je fait?
VVILHMINE.
Ah! mon Dieu! mon tuteur!
ERNEST.
Nous voilà bien !
SCÈNE XVI.
Les Mêmes, LE CHEVALIER,
puis LA MARGRAVE.
VERNER, à lui-même.
Voilà une porte qui s'est ouverte bien mal à
propos!... Ma foi, tant pis!... c'est une revanche!
i.E CHEVALIER, s'inclinant devant Vemer.
Daignerez-vous...
LA MARGRAVE, entrant vivement par le fond.
Mère! on me permet enfin d'être mère! oii est
mon fila? Vous le savez, Hardinger, et vous êtes
encore ici!... Qu'on me l'amène.
HARDINGER, montrant Verner.
Votre Altesse sait trop bien qu'elle n'a pas loin
à aller pour le presser sur son cœur. (A part.) Il a
le pied royal !...
LA MARGRAVE.
Ce jeune homme?
M I N A,
Lui!
LA MARGRAVE.
Ce serait ce jeune homme?
HARDINGER, à part.
Elle l'ignorait ! Imborilc! je me suis compromis.
LA MARGRAVE, à Hardinger.
Vous étiez au fait de sa naissanci', et vous me le
cachiez, monsieur de Hardinger! Ne paraissez pas
de huit jours à mes yeux.
HARDINGER, à part.
Je suis disgracié. (Il descend à droite.)
LA MARGRAVE, à Verner.
Votre main, jeunt" homme!
V EUNER.
Elle me demanile une poignée de main, c'est
bon signe... ;il la lui tend; la margrave la prend el se
met à relever la manche de son habit. — Klonuciuenl de
Verner. — A part.) Eh bien! tdle me déshabille!
15
lU
LKS mois COUPS DK FIKD.
l.K MARGRAVK.
Ciel! ce n'est pas lui! On veut me Irompor cn-
lari'... il n'a pas à son bras une marque...
KHNKST, s'avançant vivement.
Une marque!... semblable à celle-ci, madame?
(Il iiionlrc sûa bras.)
VEn\Kn, passaol sa Itle entre Ernesl et la margrave.
Tne marque!... tu as une marque!... ^
LA M A no II A VK, oiivraiil ses bras i Ernest.
Mon (ils!
EH N EST, s'y jetant.
Ma mc're!
VERNE II, i|iii a passé près de Willimine.
Allons, bon! me voilà détroiiél
MINA.
Mon cousin! ah! quel bonlieurl nous pourrons
donc nous marier !
LA MAiu; iiAVE, à Eniost et à Mina.
Mes enfants!... soyez heureux!
E R N E s T.
Et mon ami Verner?
I, A MARGRAVE.
Ah! ce jeune homme... est votre ami?...
VERNER.
Cœurs jumeaux, madame, si ce n'est le reste.
EU \EST.
Lui refuserez-vous ce qu'il désire?
LA MARGRAVE, baissant les yenx.
Mais, mon fils... ça dépend. (Verner fait passer
^Villnnine prés de la niargiive, en fai.saut im signe à
Ernest.)
ERNEST.
Et si c'était la main... de Wilhmine?
LA MARGRAVE, avec étonnemcnl et mépris.
De cette petite!... il aime cotte petite?... qu'il la
prenne!
VERNER.
Vive la margrave!... Puisque je n'ai pas de
mère... il faudra bien me contenter d'un tendre
p6re. (Il tend les bras à Hardingcr.)
LE CHEVALIER, le repoussant.
Allons donc, mon cher! cherchez un autre au-
teur !
VERNER,
Eh bien ! mais vous m'aviez dit...
LE CHEVALIER.
C'était une jilaisanterie. (A part.) J'ai peut-être
tort... le compagnon du prince... J'y réfléchirai...
VERNKR, à part, reprenant le milieu.
Au lait, il est disgracieux et... disgracié. (Uaut.j
Pas d'ascendants?... je ferai en sorte, en revanche,
de ne pas manquer de descendants.
KIN DES ru OIS COUPft DE 1" I H I>.
OEUVRES INEDITES
LE MARQUIS DE PONTANGES
DRAME EN DKUX ACTES, EN PROSE
P KM SUN NAGES.
AMALKY, marquis di' Pontaiigos.
LAURENCE, sa femme.
MADAME ERMENGARl), tantr de Laurence.
i
FUSCIEiN UE (JHAMWVILLE, son cousin.
GUSTAVE DE VIARNY.
RÉMIEUX, jardinier du château.
JACQUES, son tils.
Domestiques.
La scène se passe au château de Pontances, à quinze lieues de Paris.
Te drame a longtemps dû être représenté au Gymnase par l'éminent artiste Bocage ; l'idée en est duf
à la première partie du roman bien connu de madame de Girardin.
LE
MAPiOUIS DE PONTANGES
ACTE PREMIER
Le théâtre représente une partie du parc. — A droite, pavillon, tenant au château, avec porte d'entrée. —
.V gauche, une haie de charmille. — Au Tond, mur avec treillage; sur le devant, banc de jardin.
SCÈNE 1.
GUSTAVE Dl-: MA UN Y, seul, entrant par
la porle de la haie.
C'est ici le jardin particulier de monsieur le
marquis, où Laurence, sa femme, passe quelque-
fois des heures entières avec lui. Elle, si jeune et
si belle! prétendre se consacrer sans retour à soi-
gner la raison absente de monsieur de Pontanges,
son t'poux ; se condamner au rèle de sœur de clia-
rité, sans espérance de voir jamais la guérison de
son malade ! Pauvre femme naïve ! Mon amour
pour elle a commencé par de h\ pitié et a fini par
de l'admiration. Oui, de l'admiration... du res-
pect... Que dirait-on dans le monde si l'on savait
que ce Marny, qui est habitué à triompher des
obstacles les plus insurmontables, n'a pas encore
seulement osé se déclarer!... Un mari de cette
espèce! Et, depuis trois mois, n'être pas plus
avancé que je le suis auprès de sa femme!...
Cependant elle m'aime, j'en suis certain. Son cha-
grin quand je m'en vais, sa joie quand je reviens...
Oui, oui, elle m'aime... Mais voilà tout... Je suis
toml)é sur une de ces femmes rares, dont l'igno-
rance n'est point une ruse, et qui serait capable
d'avoir pendant dix ans beaucoup de penchant
pour quelqu'un, sans savoir si c'est de l'amour ou
tout simplement de l'amitié... Allons, c'est à moi
ée le lui apprendre et de m'établir franchement le
rival... d'un idiot ! Je veux savoir à quoi m'en
tenir dès aujourd'hui, si c'est possible. Oui, j'y
Buis décidé!... Eh bien! si elle repousse mon
amour.... je partirai... Personne de réveillé en-
core... Mais si... J'aperçois monsieur Fnscicn, ce
parent de madame de Pontanges, arrivé hier d'un
long voyage. Il n'est pas fort, le cousin... Il m'a
semblé furieusement commis voyageur ; et, bien
'l'i'il ait regardé sa cousine avec des yeux singu-
li' IN,... à tout prendre, c'est un rival encore
111' lins dangereux que monsieur le marquis. Pour-
'I l'i diable se lève-t-il sitôt?... Laurence allait
l"iii-ètre venir.
SCÈNE II.
FLSCIEN, GUSTAVE.
FI' SCI EN.
Ail ! quelqu'un enfin !... Enrluiiité de vous
trouver debout , monsieur. Je vous fais mon
compliment bien sincère.
G u s T .A V E.
Et pourquoi donc, s'il vous plaît ?
FUSCIEN.
C'est ijue si votre lit n'est pas meilleur que le
mien, vous n'avez réellement rien de mieux i
faire que d'en sortir. Quels matelas, grand Dieu !
évidemment cardés sous Louis XIV !... Je ne con-
çois pas ma cousine.
GUST.\ VE.
Ce n'est pas elle, je pense, qui se mule de ces
détails.
FUSCIEN.
C'est ma tante Ermcngard, je le parie... Je la
reconnais bien là !... Il faut qu'elle économise sur
tout, môme sur le sommeil d"autrui... Et quel
souper !.,. Si c'est là l'ordinaire du château !...
J'en ai eu des crampes d'estomac toute la nuit!...
Non, c'est que cette pauvre tante est d'une ava-
rice... Je vais vous raconter un trait. (Il va chercher
nnp chaise.)
G i: S T A V E.
S'il croit que j'écouterai ses histoires... Je re-
viendrai quand il sera parti, ill disparaît par la
petite porte de la haie.)
FUSCIEN, apportant sa chaise et «'asseyant.
Figurez-vous, monsieur, qu'un jour ma tante
Erniengard...
SCÈNE III.
FUSCIEN, MADAME ERMENGARD.
AIADAME ERMENGARD.
Eh bien ! qu'est-ce que tu lui veux à ta tante
Ermengard ?
FUSCIEN, se levant.
Comment! vous êtes là, ma tante? (A pari.) Dieu!
si j'avais continué... ^Sp retournant.) Et l'autre...
Eh bien, il est poli !
MADAME ERMENGARD.
Qu'est-ce (pie tu disais de moi, tout seul?
FUSCIEN.
Je disais... je disais (\w ma cnlèrc coiiin' vous
n't^st pas eiicort' passée.
120
LL MAUQLIS DE POMÂNGKS.
MAUAMK KRMKNGAnn.
Mais puisque ce n'est pus iiolro faute, mon
petit Fuscien.
FL'SCIEN.
Non... vous avez beau vouloir m'amadouer , je
ne pardonnerai jamais h ma cousine Laurence de
m'avoir préféré... Qui?... Un idiot, un imbé-
cile... car, il ne faut pas se le dissimuler, il n'a
pas plus de raison qu'un enfant de six mois, mon-
sieur le marquis de Pontaufres... oui, oui, tout
marquis qu'il est !
M A n A M K F. R M E N 0 A R D.
Mais qui te dit le contraire?
FUSCIEN.
Non... c'est que c'est très -humiliant pour
moi !... Si elle avait épousé un borgne, un boi-
teux, un bossu, je l'excuserais peut-être... Et ce-
pendant... (Il î-e reg.irJe avec complaisance.) Mais
penser qu'elle pouvait choisir entre un imbécile...
et moi... et que c'est l'imbécile qui l'a em-
porté!...
MADAME ERMENCARD.
Veux-tu bien te taire... avec tes injures. Tu vas
tout savoir et, au lieu de t'emporter, de crier, tu
seras touché de la position d'Aniaury.Il est devenu
fou par amour! par amour pour Laurence! C'est
elle qui a été la cause involontaire de son mal-
heur.
FUSCIEN.
Ahl bail!
MADAME ERMENGARD.
A la mort de sa mère, ma nièce, laissée sans
fortune, avait été recueillie au château de Pon-
tanges par madame la marquise. Son fils Aniaury,
charmant jeune homme, plein d'esprit alors...
FUSCIEN.
Oh! oui... alors!
MADAME ERMENCARD, continuant.
Mais d'une exaltation extrême, devint éperdu-
ment épris de Laurence et voulut l'épouser. Le
refus de la marquise, qui éloigna, à l'instant, celle
qu'il aimait, le mit au désespoir et lui fit perdre
la raison. Tu juges de ce que devint sa mère!
FUSCIEN.
11 était bien temps !
MADAME E R M E .\ G \ R D.
Après avoir tout tenté inutilement pour la gué-
rison de son fils, sentant qu'elle allait mourir, elle
lit venir Laurence, lui avoua tout, se mit à ses
genoux pour qu'elle consentît à épouser son fils...
FUSCIEN.
Il était devenu gentil, le futur !
MADAME ERMENGARD.
Et Laurence, touchée de compassion, n'hésita
pas un instant.
FISCIEN.
Et c'est justement celte compassion qui n'a pas
le sens commun. Se condamner au malheur...
MADAME ERMENGARD.
■Aa malheur ! Oh ! tu ne connais pas Laurence !
Elfe n'a pas les idées romanesques des jeunes
filles de son âge. Élevée loin du monde par ma-
dame de Pontaiiges, elle est restée tout bonne-
ment ce que la nature l'avait faite : simple, naïve,
pleine d'affection et de dévouement. Elle ne sou-
haite rien, elle ne regrette rien, et ne soupçonne
même pas qu'il pouvait y avoir pour elle un autre
bonheur que celui de veiller sur Amaury.
FUSCIEN.
Drùle de bonheur! Enfin, ça lui fait plaisir,
soit; mais elle aurait bien pu se dispenser... Que
diable! on soigne les gens comme celui-là... on
leur donne bien à manger et bien à boire, mais on
ne les épouse pas... surtout lorsque l'on a en
perspective un mari d'une tout autre espèce...
J'ose l'affirmer.
MAD\ME ERMENGARD.
Ah ! ceci est une question.
FUSCIEN.
Comment, une question !... Est-ce que vous me
prenez?...
MADAME ERMENGARD,
Mon Dieu! pour rien du tout. Tu ne comprends
donc pas?
FUSCIEN.
Non, je ne comprends pas,... je ne veux pas
comprendre... Se sacrifier ainsi, pauvre cousine !...
Savcz-vous comment on l'appelle dans le pays?...
Empressé d'avoir de ses nouvelles, j'en demande
hier, en arrivant, au premier paysan que je ren-
contre : Mademoiselle de Champville ? La femme
au fou ? me répond l'homme en blouse et en
bonnet de coton... Comme c'est agréable pour la
famille!... La femme au fou! Et vous avez souf-
fert ça, vous, ma tante !
MADAME ERMENGARD,
Souffert!... Au contraire, moi et toute la
famille... nous l'avons suppliée, conjurée !,.. Mais
bah ! elle avait la tête montée, et rien n'a pu
l'empêcher d'épouser Amaury pour tranquilliser
madame de Pontanges à son lit de mort. Ce n'est
qu'après la cérémonie que j'ai envisagé le bon
coté de la chose...
F U SCI EN.
11 n'y en a pas !
MADAME ERMENGARD,
Si, si, pardon ; ta cousine est maintenant très-
riche, et elle n'avait rien,
FUSCIEN.
Tiens, parbleu ! ni moi non plus, et pourtant je
suis riche aussi aujourd'hui! sans avoir été obligé
d'épouser... Non, Dieu merci!... 11 m'a suffi de
porter dans le nouveau monde toutes les res-
sources de mon intelligence.
ACTK l'iiKMlKK.
121
MADAME KUM liNr.AUn, ic]Iltinu.ml.
Je me suis dit : quand il lui sera bien démontré
qu'elle ne peut rien pour rendre la raison à son
mari, nous la déciderons à le mettre dans une
bonne pension; alors, quasi veuve, maîtresse
d'une belle fortune, elle pourra vivre heureuse et
contente où bon lui semblera.
K i s c 1 E \.
Quelle idée fausse vous avez eue là!... Heu-
reuse 1... Ce n'est qu'avec moi qu'elle pouvait
l'être, la pauvre petite !
MADAME ERME\r,AI\D.
'\Iais, quoique la raison de son mari n'ait pas
fjiit un pas depuis près il(> trois ans c[n'<'llt' l'a
l'p usé, rien jusqu'ici n'a pu l'engager...
ri SCI F \.
C'est bien fait... Ça vous apprendra.
SCÈNE IV.
Les MÊMES, JACQUES.
JACQUES.
Uonjour, madame Ermengard.
MADAME ERME:\r.AnD.
r.onjour, mon ami.
EU SCI EN.
(Kfest-ce que c'est que ce gamin-là?
MADVME ERMENGARD.
C'est Jacques, le fils de Rémieux.
FUSCIEN.
Al) ! oui, nui... Le grand Hémienx, le jardinier
(lu rliàtcau... Est-il toujours long comme une
perche et sec comme un manche de l'âteau?
J ACQVES.
Qu'est-ce qu'il dit donc ce monsieur, madame?
MADAME ERMENGAni).
nien, rien, mon ami... Que me veux-tu ?
JACQl ES.
Je viens jouer avec mon camarade, pardi ne !
Fl'SCIEN.
(hifl camarade?
JACQUES.
Monsieur le marquis de Pontangi^s, donc
FUSCIEN. ,
Le mari de ma cousine!
M A D A ME E R M E X G A R I>.
11 n'est pas encore descendu.
JACQUES.
C'est bien, madame Ermengard, je nn'iendrai
|)!us tard... (A ixut, .sortant en rcganlanl Fiiscieii.)
Cl- monsieur-là a l'air pas mal jobard et malhon-
nête, tout de même.
SCkNK V.
MADAME EUMENGAIU), EL' S CI EN.
FUSCIEN.
In marquis! un maître de maison, qui fait sa
société d'un mioche de dix ans; c'est gentil!
quand vous m'avez dit : « Te voilà, mon pauvre
l'iiycien ; tu ne sais pas, ta cousine est mari(''e ! »
III.
(y.\ m'a donnt' un enup! i;a m'a étranglé!... Et
cependant, dans le moment, je me suis imaginé
que le mari était ce beau jeune honmie, avec ces
petites moustaches, que j'ai trouvé étai)li ici, ni
plus ni moins que chez lui... et que vous appelez
monsieur... monsieur...
MADAME E R M E X G \ U n.
Gustave de Marny.
FUSCIEN.
Marny, soit... 11 n'est pas très-poli, ce mon-
sieur... Mais ([uand vous avez ajouté : « Non, c'est
l'autre qui est l'époux. » Oh ! ça m'a vexé... ça
m'a vexé... Que fait-il donc ici, ce monsieur de
Marny? Est-ce un médecin qu'on a appelé ponrco
])auvre Pontanges?
MADAME ERMi:X(; \ R D.
Es-tu fou ?
ru SCI EX.
Du tout; c'est bien assez du cousin.
MADAME ERMENGARD.
Monsieur de Marny est un jeune homme fort
distingué, à ce qu'on dit; si distingué même, qu'il
n'est jamais content de rien, trouve à redire à
tout...
FUSCIEN, à part.
Si son lit ressemble au mien....
MADAME ERMENGARD, COntimiant.
Et a l'air de vous faire une grâce en accept;uit
les soins qu'on a pour lui.
FUSCIEX.
Et... qui l'a amené ici ?
M A DAME F. R M E X G A R D.
Qui l'a amené ?
Il SCl EN.
Oui.
MADAME ERMENGARD.
C'est moi, mon cher ami, c'est moi.
FUSCIEN.
Bah! vous, qui ne pouvez pas le soulTrir, à ce
qu'il paraît?
M ADAM E ERMENGAIl D.
Moi-même, que veux-tu?... C'est comme une
fatalité... J'avais pris le char-à-banc pour aller
faire une visite dans les environs, et je revenais
tranquillement quand, dans l'avenue du château,
sans qu'on sache ni pourquoi ni comment, la
Blanche se met à prendre le trot... Moi, qui
n'avais vu de ma vie à cet animal d'autre allure
(|uc le pas, je m'imagine que c'est le mors aux
(lents... La frayeur me gagne... Je pousse des cris
alTreux ! Lors([u'un jeune homme, qui traversait
la roule, le fusil sous le bras, arrête la Blanchi!
(|ui, au fond, ne demandait pas mieux, et me
coiiduit au château...
UU SCI EX.
J(; comprends.
MADAME ERMENGARD.
Oh! ce n'aurait été rien encore, et la connais-
sance en serait restée là si, un joiu- (|u'il était
venu savoir de mes nom elles, \iu;uu-y ne s(> fi"il
Kl
\'l:
\A: \1 \K<,>1 I^ l'I'- r^'NT A Ncr.s.
:i\is.' tli- mettre le feu à nue meule de paille, an
milieu tie laipielle il se laissait brûler...
ri sr.iKN.
Kt c'est monsieur de Mariiy «[ni est allé l'y
rlierrlier?
M \ Il A \l K E B M F. \ r, A n n.
Mon Die» oui,... au risque d'y rester lui-
même... C'est notre sauveur à tous, dont bien me
f;\(lie... Car, depuis ce moment, arcucilli par
Ijiurenre, il est revenu cliaque jour au château et
a lîni par s'y étiblir sans façon, ce qui déj;\ fait
jaser dans le voisinage.
Il s CI EN.
Pouiqnoi donc ?
M A n \ M E 1 n M K \ r, a n n.
Mais parce fine...
n sr. ii-.\.
Monsieur de Marny fait la cour îi ma cousine,
pcut-^tre? Eli bien, après... Croyez-vous donc que
je ne la lui ferai pas aussi la cour, à ma cousine?
M An SME ERMENOAnn.
Mais c'est une borreur, Fuscien, ce que vous me
dites là... Oubliez-vous donc qu'elle est mariée?
FVSCIEN.
Vous apjielez cela un mari? Pauvre petite
femme!... Allons, voyons, ma tante, un peu de
bonne foi... Que diable, dans votre jeune temps,
si monsieur Ermengard avait ressemblé à ce
mari-là ?...
WAn\ME EUMENGARD.
Voulez-vous bien vous taire, Fuscien, qu'est-ce
que c'est donc que ç;i?
1 USCTEN.
C'est... (Écoutant.) Mais je crois que l'on vient...
Le cousin peut-Mre... Il faut qu'il soit méchant...
bien sûr... Il m'a refiiardé hier avec des j'eux...
M A n A ME EH M E N C. \ R D.
l'.h non ! il ne fait de mal à personne.
n SCI EN.
F.n attendant, je vous laisse avec lui. ('.a ne me
plairait pas du tout d"? le rencontrer face à face.
'Il sort vivement.)
SCÈNE VI.
MADAME FRMI■:^GARI), LACnFNCE,
nKMlEUX, une faiu à tailler les arbres snr
l'cpatile; il la dépose en entrant contre la porte.
l.AIIBENCE.
T(>nez, Rémieux... c'est ce banc qu'il faut rpic
vous abritiez avec fpiehpies arbustes , quelques
plantes pimpantes... C'est la place favorite
d'Amaury... Je veux qu'il y soit garanti du soleil
et même de la pluie, si cela est possible.
n ÉMIEl'X.
C'est bien, madame... Nous ferons alors une
espi^ce de berceau au-dessus.
I.AI r. EX CE.
("est cela.
Il K Jl 1 K I \ .
Faut-il achever de tailler les arbres de la ,
grande avenue, madame?... on nous occuper tout
de suite de l'abritage en question?
LAURENCE.
Oui, nui... tout (le suite.
R KM I El X.
SiilVit, madame. (Il s^at.)
MADAME ERMEXGARD, à part.
Pauvre Laurence, qui s'occupe de lui, comme
s'il pouvait lui en savoir gré. .'Allant à elle.) Dis-
moi, ma nièce, M. de Marny doit-il rester encore
longtemps ici ?
I, ai; R EN CE.
Pouniuoi cela, ma tante?
MADAME ERMENCARP.
Mais... parce que nos provisions coinniencont ;\
baisser considérablement.
I,A IRF.NCE.
l'.h bien, on les renouvellera.
MADAME ERMENC, ARD.
il le faudra bien !
LAURENCE, à part.
Ma tante m'y fait penser... Ce pauvre M. de
Marny que nous faisons monrir de faim... pnr
reconnaissance... A table, bier au soir, je l'ai bien
vu à l'air stupéfait de mon cousin. (Haut.) Eh
bien ! ma bonne tante, vous vous en occuperez,
n'est-ce pas?
IM A D A M E E R M E N G A R D.
Mais sois donc tranquille... Est-ce que je vous
laisse jamais manquer?...
LAURENCE.
Oh ! je sais bien... Vous êtes si bonne... (Ce-
pendant... hier... vous aviez presque oublié... le
souper.
MADAME ERMENGARn.
Oh! hier... pour une fois... Sais-tu bien que,
depuis quelque temps, tu as très- bon appétit... Tu
t'occupes toujours de ce qu'il y aura sur la table.
LAURENCE.
Songez, ma tante, que nous avons un hôte de
plus, mon cousin... et qu'il est... un peu gour-
mand.
M A D A ai E E R M K N G A R I).
Il faudrait qu'il fût bien dillicile pour ne pas se
contenter de notre ordinaire.
LAURENCE.
Oh! il ne s'en contentera pas, j'en suis sûre...
Vous ferez bien, pendant son séjour...
MADAME ERMENGARD.
()uand j'aurai fait ajouter quelque petite chose
au menu d'hier...
LAURENCE.
V pensez-vous, ma tante 1... mais il n'est rien
ri'sti'' (lu tout.
M A DAME ERMENGARD.
C'est égal... c'est égal... il y aura ce qu'il faut.
AGTK IMIE.MIER.
123
SChiNE VU.
LACHE.NCIi, MADAMK ERMENGAI\D,
FUSCIEN.
Fi;sciK\, en dehors.
Voulez-vous bien inu làcliurl... voulez-vous bien
nie làcberl...
MADAME E n Al E M G A R D.
i;ii! mais, c'est Fuscicn... Comme il cric!
KUSCIEX, entrant vivement en sceae par le pavillon.
C'est ennuyeux, à la tin!
LAURENCE.
Lli ! qu'avez-vous donc, mon cousin ?
FI SCI i;\.
Ahl c'est vous, Laurence... .l'ai... j'ai que, de-
luiis ce matin, votre mari est après moi, comme un
chasseur après un lièvre... 'l'antot, il me chasse du
jardin ici présent, bon !... moi, je me réfugie dans
la bibliothèque, bon!... et, en attendant le dé-
jeuner, je me mets à dévorer mes classiques... Je
suis fort littéraire, moi ; pas du tout, je sens des
doigts crochus qui nrarracbent mon Racine... Je
regarde... c'est encore M. le marquis de Pontangcs,
avec la mônKî grimace qui m'avait chassé du jar-
din... Mais, cette fois, non content de m'arracher
Racine, ne voulait-il pas m'arracher mon habit!
LAURENCE.
J'en suis vraiment bien fâchée, mon cousin...
mais cette bibliothèque, dès qu'il rentre, est le
lieu où il se tient.
1USCIE\.
La bibliothèque?... Il ne sait plus lire.
LAURENCE.
Ce sont les gravures qui l'y ont attiré; et main-
tenant, il en a pris l'habitude.
J FUSCIEN.
Kh bien, il les arrange joliment les gravures, et
I les livres aussi... et les habits aussi... Nous ne de-
vriez i)as permettre...
L A U R E \ C E.
I Comme ici, tout lui appartient...
FUSCIEN.
Ah! tout!... excepti; mes habits.
I \oi\ It'AMAunv, au ilfborft.
j Laurence!... Jacques!...
FUSCIEN.
1 Tenez, le voilà encore... Je ci'ois qu'il a juré...
I mais c'est assez comme ça jjour aujourd'hui...
Venez... venez, ma tante... et ])uis(ju"il n'a pas
voulu (|iie je nourrisse mon esprit de Racine...
faites-moi le plaisir de nourrir mon csloinac...
i d'autre chose... (Us sortont.)
SCÈNL VllI.
LAI RE.NCK, AMAl RV.
LAURENCE.
C'est singulier, l'instinct d'.\inaury et son ani-
niosité cniitre les personnes qui ne s'intéressent
pas i\ lui.
AMAURï, sortant du paviliou avec fllioi.
Laurence 1... Laurence!... ^L'apercevant etconraul
a elle.) Ah!
LAURENCE.
l',h bien! qu'est-ce donc, Amaury? Qu'est-ce ([ui
peut ainsi te faire peur'?
AMAURV.
Oh ! rieu, rien... Je suis près de toi maintenant.
( 11 se presse contre elle en regardant eu arrière.)
LAURENCE, lui prenant les mains.
Tu trembles encore.
A M A U R Y.
11 ne viendra pas, n'est-ce pas?... Je ne veux pas
le voir.
L A u II E N c K.
Mais qui donc?
AMAU R V.
Une figure... avec une raie noire ici. (Il désigne
la lèvre supérieure.)
L A U R E N C E.
Que veut-il dire?
AMAUKY.
Il faudra la chasser... oh! tout de suite... car,
sans cela... vois-tu... elle me chasserait, moi... Le
iniuvre Amaury... Je l'ai vu dans ses yeux.
LAURENCE.
Je ne puis comprendre...
A M A U R V.
Les livres., les images... ils sont à moi... Je puis
les corriger quand ils ne m'obéissent pas... Je leur
avais dit de venir... à ceux qui sont en haut... sur
les planches... Ils n'ont pas voulu... J'ai tiré les
planches... alors ils ont obéi bien vite... tous,
tous!... J'étais content, je n'appelais pas... ni
Jac(iues, ni François, ni personne... et cependant
la i)ortc s'est ouverte, et j'ai vu la figure qui me
regardait avec de grands yeux.
LAURENCE.
Je devine... M. de Marny, sans doute, qui, attiré
par le bruit...
AMAURY, so iPlournaiit encore avec effroi.
Oh! tu me défendras, n'est-ce pas? Tu la chas-
seras...
LA URENCE.
Lli ! qui fa dit que celte personne te voulait du
mal?... Pourquoi être toujours craintif et déliant
comme cela?... toi si bon!... si malheureux!..."
mon pauvre Amaury... Il faudrait avoir le neur
bien dur pour éprouver, en te voyant, un autre
sentiment que celui de la pitié! (.Vmanry s'approche
du liane à panche, et fait signe à Laurence de venir s'y
asseoir.) Ah! tu veux que je reste là... (ICIle va s'y
placer et travaille.) comme ton gardien... ton défen-
seur... Sois tianipiille, va... Laurence ne t'aban-
donnera jamais... ellr l'a juri' à ta mère.
A M V I 11 \ .
.Ma mère !..
LA un KXCE.
Comme il n'fléchit ; voilà la preaiiere fl1i^ que cû
mot le frappe aiiisi.
\-2h
1,1. MAHOl IS l»K l'(JMANGI-:S.
J'uiine mieux Jacques. (KliMulaiil le hns, comme
pour saisir i|tiel(]u' III), cii rofrirMint t.iiiii.iir>i Liiiroiu'i". )
\ ieiis, Jacques, viens.
l.AL REMI.
Jacques n'y est pas, Ainaury... Il est venu eu
matin pour te voir... tu nVtais pus descendu...
Maiiiiriiaut il est ;i riVoie... taiitut, il viendra.
\M.\l K V.
L'école... Jacques... L'école?... au lieu de sa-
niiiser avec moi... (Il fait le lotir du IhéAtre, rencoiilrn
sur sou passagft une iietile branelit- d'arbrisseau; puis,
venant s'asseoir prés du banc où est Laurence, il regarde
attenlivemcnt chaiiuc feuille. )
I.AL IIENCE.
A l'attention et au sérieux qu'il met à examiner
ces feuilles, ne dirait-on pas d'un botaniste!...
Qu'on place donc à coté de cette figure noble et
mélancolique celle de mon cousin Fuscien, et qu'on
demande après quel est celui des deux dont la
raison est absente?... Pauvre cousin! 11 croit nu;
dire une méchanceté bien piquante en m'appehint
» la femme au fou, » comme l(!s paysans des envi-
rons... Ce nom me fait plaisir, au contraire... il
me rappelle la joie de ma bienfaitrice, quand j'ai
consenti à la remplacer auprès de son fils... Et puis
on dirait qu'Amaury apris à tâche de me venger...
lui, qui fuit tout le monde, n'éprouve aucune
crainte devant Fuscien... c'est, au contraire, le
pauvre cousin qui tremble, c'est Amaury qui le
domine... Il n'en est pas de même avec M. de
Marny; sa vue produit toujours un effet pénible
sur lui. Je ne comprends pas vraiment pourquoi !...
Il est si bien, .M. de Marny, ses manières sont si
distinguées... sa physionomie si bienveillante!...
Ah! c'est que cette bienveillance est dans le fond
de son ilme... j'en suis sûre... Quelle bonté à lui,
si aimable, si répandu dans le monde, de tenir
ainsi compagnie à une pauvre femme qui ne con-
naît rien, qui ni; voit personne, et dont, par con-
séquent, la conversation doit être bien sotte et bien
maussade. Je nesaispourc[uoi j'ai été si longtemps
à m'en apercevoir; mais on est très-mal ici... tout
est triste, incommode... C'est bien à M. de Marny,
'«|ui a si bon goût, qui est habitué au luxe, de par-
tager la gêne qu'on m'impose... Quelquefois, je
meurs d'envie de tout changer, de tout boulever-
ser... mais cette pauvre tante, elle serait capable
d'en faire une maladie... Elle est si heureuse de me
rendre ce qu'elle me coûte en économies, et de me
faire souffrir mille privations pour s'acquitter...
Qu'importe!... puisque cela ne fait jias fuir les
gens... C'est singulier comme les journées me pa-
raissent courtes, quand il est au château ! je n'ai
pas pu m'empécherde le lui dire .. J'ai eu tort, car
il y reste bien plus longtemps depuis mon indis-
crétion... Il s'y criiii olili'jc''... .|r ne lui dirai plus
/le ces ehnses-l:»...
A M \ L KV, il ih:iiiti'.
Quand la f^'rand'.Margot
Vous ])rend son sabot ,
11 no lait pas bon
Tirer son jupon.
I. \i nKNCi:.
Ah! mon Dieu!... <|u'est-ce que c'est dmic (pie
cette chanson-là, Amaury! fx qui te l'a appris..'
AMAURY.
Jacques !
LAURENCE.
Jac([ucs!... Il paraît qu'il en sait de belles.
A M A L R Y.
Oii! oui.
LAURENCE.
Ili'las! il est donc vrai, il ne peut plus avoir
d'autre instituteur que Jacques!... Cet Amaury,
autrefois si aimable, si instruit, si plein d'intel-
ligence, perdu! perdu pour toujours!... Quel mal-
heur!... Cependant, depuis quelque temps, il me
prête hien plus d'attention; quelquefois, il parait
presque me comprendre... Ces paroles et cet air,
retenus par lui pour la première fois, sont un pro-
grès... Amaury, écoute-moi. (Amaury se lève vivi^-
meut et vient se placer devant elle.) Tu aimes donc les
chansons de Jacques"?
A M A U R Y.
Les chansons'?
LAURENCE.
Tu les trouves jolies, n'est-ce pas?
AMAURY.
De Jacques?
LAURENCE.
Oui, les chansons de Jacques. Eh bien! il y en
a d'autres qui le sont encore beaucoup plus.
AMAURY.
Jl y en a?
LAURENCE.
Mais sans doute... et il ne tiendrait qu'à toi de
les connaître toutes... Il ne s'agirait, pour cela, que
de lire... comme nous avons fait ensemble hier;
mais cette fois, il faudrait être bien attentif et bien
retenir ce que tu lirais... Veux-tu?
A^IAURY.
Les chansons... Jaccpies... Laurence?
LAI RENTE.
i:ii bien?
A M A t R Y.
Laurence, Laurence! (En disant ces mots, sa voix
s'affaiblit, on n'entend plus le son, mais ses lèvres re-
muent encore, et il finit par rester immobile, les bras
pondants, en contemplation devant elle.)
LAURENC::.
Oui, c'est moi, Laurence, ton amie, qui te parle...
Iléponds-moi donc, Amaury, veux-tu?
A M A u K Y, continuant à rester immobile en la regardant;
le nom de Laurence seul s'échappe encnre de ti>mps en
temps de sa lumch'^.
Lauifnce, Laurence!
ACTE l' m; M 11:11.
125
I. A r li K \ 0 1;.
Allons, lo voilà rctoniixjl... mes paroles ne sont
])liis pour ses oi'eilles qu'un bruit qui n'a ])as de
sens... Comme il me regarde!... 11 y a pourtant
quelque chose dans ces yeux-là... Je suis folle,
sans doute, mais je ne puis m'cmpôclier d'y retrou-
ver toujours le sentiment qui a été si fatal au
pauvre Amaury... Oui, ce n'est qu'avec moi qu'ils
ont cette expression de tendresse et de bonté , ce
n'est pas ainsi qu'ils se portent sur ma tante ou
sur mon cousin, oh! non...
AM AtllV.
Laurence... l)onne... belle... la voir... toujours...
l'entendre... encore. ..encore... (Montrant ses oreilles.)
là!... (Montrant son cœur.) là!...
LAURENCE.
Oh ! mon Dieu!... je ne me trompe donc pas...
11 se souvient... il m'aime... Ah! si cela était pos-
sible! si je pouvais y croire... je serais trop heu-
reuse. (Se levant et lui prenant la main.) Amaury, tu
sais donc qu'il n'est qu'une personne au monde
qui veille à tes besoins, qui désire ton bonheur,
qui ait de l'affection pour toi?... Oh! dis que tu
m'entends... dis que tu me comprends.
A M A l' Il Y , sortant de sa rêverie.
Un livre... des chansons... Laurence! (Il se dirige
vers le pavillon.)
L A i; R E N C E.
V.hl bien... où vas-tu donc?
AMAURY.
Quand la grand'Marf,'ot
Vous prend son sabot, etc.
(Il disparait.)
SCÈNE IX.
LAIJUKNCE, puis GUSTAVi;.
LAURENCE.
Ah ! je m'('tais flattée trop tôt... toujours la même
chose... rien encore, rien... (Elle reste pensive.)
GUSTAVE, entr'ouvrant la petite porte pratiquée
dans la haie.
Le niarcjuis n'est plus là...
LAURENCE, se retournant.
Ah! monsieur de Marny! (Allant à lui.) N'entrez
pas ici, monsieur, je vous en prie... c'est le jardin
d'Amaury; s'il y voyait un étranpier, peut-être ne
voudrait-il plus y revenir; et ce serait une grande
privation pour lui.
<;r s TA \ E.
Je m'en vais, madame, je m'en vais... (A part.) 11
faut pourtant qu(; je m'explique enfin... (liant.)
Permettez-moi seulement d'excuser mon indiscré-
tion par votre nianr|ue de parole.
LAURENCE.
\li ! pardon, c'est vrai... Oui, je devais vous ao
i()nipa'.;iiiM' chez cette pauvre fcninn' pour laquelle
l'iiacniii' (le vos visites est un iKiiiveau bienfait.
\ part.) (l'est sin^iiliiT... lui'-- .1' \ni;iiir\ , j'' J'aMii-
' II', à fait oulilii'.
(;USTAV E.
Ne vous voyant pas paraître à l'heure fixée pour
le départ, je vous ai cherchée, madame... je vous
ai demandée partout... Si j'avais su qui;! devoir
vous retenait ici...
L A U R E \ C E, souriant avce doute.
Vous auriez attendu sans impatience... et sans
trop de mauvaise humeur?
(. LSTAVE.
Certainement, madame.
LAURENCE.
Vous n'êtes donc pas disposé à vous mo(iuer de
moi, vous?... et à penser comme les gens du
monde? (Mouvement de Gustave.) Oh! je sais ce
qu'ils disent... on ine l'a rapporté... charitable-
ment, et je ne leur en veux pas.
r.UST AVE.
J'ignore...
LAURENCE.
Ils disent... que si je me plais dans la situation
oîijeme trouve, c'est qu'apparemment il y a entre
moi... et mon mari conformité de goûts, d'esprit
et de caractère.
GUSTAVE.
Ah! quelle impertinente plaisanterie!
LA URENCE.
Je vous dis que je ne leur en veux pas... ils ne
connaissentde moi que mon mariage... Vous-même,
convenez-en, c'est sous l'impression de ces idées
que vous èt(!s arrivé ici.
(;USTAVE.
Vous pourriez croire...
LAURENCE.
Eh! qu'importe, monsieur, puisque, à tort ou à
raison, je m'imagine qu'elle commence un peu à
s'effacer.
GUSTAVE.
A s'effacer!... Mais à supposer que j'eusse été
assez faible pour asseoir mon opinion sur les vains
propos du monde, votre seule vue n'aurait-elle pas
suffi pour la changer en une minute? Y a-t-il be-
soin de vous voir longtenqis pour savoir tout ce
qu'il y a de grand dans votre cœur?... La vie que
vous menez ne trahit-elle pas votre caractère? Non,
non, madame, il ne faut que vous apercevoir pour
comprendre ce que vous valez... Quand je regarde
tant de femmes qui se sont mariées, sans dot,
à des hommes pleins d'esprit, généreux, qui les
comblent de soins et de prévenances, et, qu'en re-
tour, elles trompent et rendent ridicules à la jour-
née... (|uaiid je les regarde et que je vous vois,
vous, si belle, à vingt ans, avec cent cintiuante
mille livres de rentes, vivre à la campagne, loin
de tous les plaisirs, loin du monde, où vous seriez
si brillante... pour soigner un pauvre jeune homme,
(|ui ne sait même pas ce que vous faites pour lui...
(pii ne peut juger de l'i-tendue du sacritice... AU!
je. sens là que viuis (Mes une nobbî feiinne ''t qu'on
ne p(>iit vous contempler sans a<loration.
120
I.K MAIiOL IS 1)K l'OMAXGES.
I.Al llh.\(:K.
lili! bien, vous tr^tcs pas plus raisoiiiialili' i|iif
l(îs autii's.
(; i sr \ V li.
Oue voulez-vous dire, madame?
(Jueje 110 mérite pas plus leurs inotiuerics que
vos aduiiratioiis; avez-vousdoiic oublié pouniuoi le
|)auvrc Amaiiry est dans cet état'.' Mais, mou Dieu,
ma conduite est toute simple; et devriez-vous vous
«•Il étouucr, vous, monsieur, qui, sans le connaî-
u-e, avez fait pour lui mille fois davantage? car
vous avez exposé votre vie pour sauver la sienne.
01 STA V K.
Lt qu'est-ce que cela, madame, auprès d'un dé-
vouement de tous les jours... et tous les jours, sans
fruit comme sans récompense?
LAI IIKNCE.
Sans récom])ense! oli! si, si... il en est une, et
(|ui ne peut me manquer, puisque déjà je l'ai ob-
tenue... et quand ce no serait que ce que vous
venez de me dire...
(lUSTAVE.
Abl mes paroles vous peignent bien mal ce que
j'ai éprouvé, à l'instant où j'ai mis le pied dans ce
château... Vous m'êtes apparue comme un ange
sauveur... oui, madame, depuis longtempsjc souf-
frais; tout me déplaisait, m'était odieux, et, pour
me guérir, j'allais me tuer... vous m'avez sauvé la
vie...
1. A 1 1! E \ c E.
AU! monsieur, savez-vous que c'était bien mal...
à voire âge... de semblables idées...
r.lj STAVE.
Oui, j'en conviens; et cependant, j'ai bien ])eiir
qu'elles ne me reprennent.
I. A u K E N c E.
Comment?
GUSTAVE.
Sans doute... lorsque je vais me retrouver seul...
loin de vous...
I. A u u E N c E.
\ous allez donc partir, nous ciuittcr bientôt?
GUSTAVE.
Des affaires... des devoirs... que sais-je?... vont
m'y obliger... on s'appartient si peu.
LAURENCE.
Oh! mais... quand vous vous ennuierez trop...
quand votre courage commencera à faiblir... vous
reviendrez.
G USTAV E.
Uevenir, l'hiver?.,, alors que tout le monde fuit
la campagne, m'yj'endre seul et ])rès dv. vousl
LAUIIENCE.
l'ourtiuoi pas?
GUSTAVE.
Alil madame... savez-vous qu'il me faut bien de
la vertu... pour vous répondre avtx; sincérité? Vous
ne songez donc pas à tout ce qu'on pourrait diir
lie mon séjour prolongé dans ce château?
LAUIIENCK.
Ainsi je vais rester .seule jusqu'au printemps
prochain?... et nous ne sonnnes encore qu'à l'au-
tomne!
G u s T A V E.
Ah! il y aurait un moyen bien plus simple de
tout concilier... ce serait de quitter Pontangcs.
LAURENCE.
(hiilter Pontanges!... le conduire à Paris... lui!
pauvre Amaury I...
GUSTAVE.
Sans doute... Croyez-vous donc ([u'il n'y serait
pas aussi bien qu'ailleurs?
LAURENCE.
Oh! non, non, monsieur... Amaury est né dans
ce pays... il y est aimé... on l'y respecte, malgré sa
démence... il faut qu'il y reste... A Paris, que ne
dirait-on pas de lui!... quelles railleries sur son in-
fortune!... Non, c'est impossible... cela me ferait
trop de peine... je serais trop malheureuse.
GUSTAVE.
Oui, s'il demeurait dans votre hôtel, où chacun
pourrait le voir... mais en le plaçant dans une
maison de santé !...
LAURENCE.
Moi, je l'abandonnerais! quand je suis la cause
involontaire de son malheur ; je le confierais à des
iiuiiiïércnts qui ne s'occuperaient pas de lui ou qui
le maltraiteraient peut-être!... Oh! non, il faut que
ce soit moi, en qui il a confiance, et qui ai de
l'empire sur lui, parce que je l'aime... oui, mon-
sieur, vous ne le saviez peut-ôtrc pas?... Vous vous
imaginiez que je le soignais par devoir... que je
m'iitais imposé un sacrifice... Non, je l'aime, oh !
du fond du cœur! mais cela ne serait pas, que je
me dévouerais à lui comme à un pauvre infortuné
qui m'a été confié par sa mère et qui ne peut se
passer de mon secours.
GUSTAVE.
Vous vous le figurez!
LAURENCE.
Oh ! rien n'est plus vrai... 11 y a ([uelquc temps,
j'étais malade, et je ne pouvais jn-ésider à ses
repas, assister à sa promenade... l£h bien! il n'a
pas voulu sortir, il n'a voulu rien prendre... et
cela pendant deux jours entiers, monsieur... de
sorte que si je ne m'étais pas rétablie, il serait
peut-être mort!... Vous voyez bien que je ne puis
le quitter, et qu'il était mal à vous de me le con-
seiller.
Gl STAV E.
Pardon, madame, de vous avoir affligée. Il ne
m'appartient pas de chercher à balancer l'intérêt
bien naturel que vous inspire lui époux... je me
reproche même déjà de vous avoir dérobé quel-
ques-uns des instants que vous lui auriez sans
doute consacrés... Je souhaite seulement que,
(|uelque jour, dans un accès de colère, il ne vo;)s
récompense pas bien mal...
ACTK I'HEMll-:n.
127
I. A i n K \ C K.
Lui!... oli ! non, monsioiir do Marnj-, je nn le
crains pas... il n'est pas fou comme un autre... un
grand ciia^n-in a |>aralysé sa tète, et sa pensée s'est
arrêtée... voilà toutl... D'ailleurs, j"ai été élevée
avec lui... il m'aimait tant... il m'aime toujuurs,
j'en suis sûre, et je n'ai rien à redouter de lui.
c, l STA VE.
Fort bien, madame, me voilà complètement
rassuré... Ainsi vous êtes bien décidée à ne jamais
quitter ce château?
L A i n E >j c E.
OIi! jamais, monsieur.
r.V STA VE.
Alors, je le vois, il ne me reste plus qu'à accom-
])lir mon sacritice.
LAl]^E^CE,
Que voulez-vous dire?
GUSTAVE.
Depuis longtemps ma famille me presse d'ac-
cepter un emploi dans la diplomatie... Avant huit
jours, je partirai pour l'Espagne.
LAURENCE.
Abandonner votre pays? vos amis?
GUSTAVE.
Jusqu'à présent j'avais toujours refusé... je
voulais refuser encore; car Dieu m'est témoin
qu'aucune idée d'ambition ou de fortune n'aurait
pu me décider ; mais que m'importe la France,
qu'est-ce que Paris pour moi? Qu'y trouverais-je
de plus qu'ailleurs s'il m'est défendu de vous voir?
LAURENCE.
Mais...
G U s T A V E.
Vous savez trop que lorsqu'il s'agira de mou
bonheur ou de votre réputation, je ne halaucerai
pas,
L A L p. E N G E.
Ma réputation...
GUSTAVE.
Ne vous l'ai-je i)as déjà dit?... Qui pourrait
lu fond d'une campagne,
à la vie et aux ])hiisirs
n'est un sentiment... qm
un
du
la
retenir l'hiver
homme hai)itu
monde... si c
médisance...
LA II El ENCI'.
On supposerait...
GUSTAVE.
Eh! madame, que ne supposc-t-on pas! Oui,
malgré la réserve que je me suis toujours imposée,
malgré tout mon respect, jamais on ne voudra
croire que je ne veux rien... que je n'espère rien...
«t que je ne demande qu'à vous voir, à vous
entendre, à vous admirer.
LAI RENCE.
Oh ! monsieur.
Gl STA vi;.
Vous voyez bien, niadauic, Miiis-inruir in' le
croyez pas... et peut-être avez-vous raison. Mmi-
venioni ilf l.niirenfc) (;ar,je le sens, le dé'sesixiir (pii
me saisit à l'idée que je puis m'éloigner sans que
vous on éprouviez aucun regret, sans que vous
fassiez rien pour me retenir, la jalousie qui me
déchire le cœur, l'envie que j'éprouve contre un
pauvre insensé... qu'est-ce donc, si ce n'est pas
l'amour le plus violent, la passion la plus pro-
fonde... que jamais un cœur ait pu ressentir?...
LAI n EN CE.
M. de Marny!... mais non, c'est impossible...
Oh! dites que cela n'est pas, et quelles que
puissent être les médisances du monde... eh
bien! je vous prierai de ne pas m'abandonner...
de rester ici, près de moi... Oh! dites... et je le
pourrai ; car alors ma conscience ne me reprochera
rien.
GU STAVE.
La mienne me reprocherait un mensonge...
Adieu, madame. (Il sort.)
SCkNF, X.
LAURENCE, puis .JACQUES.
LAURENCE, qui est restée immobile.
Ah! je ne sais ce qui se passe en moi!... ni
de quels sentiments me remplissent les paroles
que je viens d'entendre... Moi, si heureuse, si
confiante auprès de lui; qui comptais sur son
amitié!... Il me trompait!... Il mentait quand il
avait l'air de me plaindre... Et quand il me louait,
c'était un piège!.,. Eh bien! tant mieux qu'il ait
parlé, qu'il se soit fait connaître... Qu'aurais-je
gagné à son silence? Tôt ou tard il aurait bien
fallu qu'il partît, et j'en aurais éprouvé... oh !
oui, beaucoup de peine. Maintenant... il peut s'en
aller... me laisser seule avec Amaury... cela ne me
fera plus rien du tout... .l'en serai bien aise, au
contraire... D'ailleurs, n'en avais-je pas l'habi-
tude?... Eh bien ! je la reprendrai.
.1 \CQUES, accourant.
Madame! madame!...
LAURENCE.
Ah! c'est toi, mon petit Jacques... que me
veux-tu?... Est-ce Amaury qui m'appelle... qui a
besoin de moi?...
JACQU ES.
Amaury... Oii! non, madame... Il ('tudie dans ce
moment, à ce ([u'il dit.
L \l RENEE.
Lui!...
JAC. (.1 I ES.
Oui, madame... Il a pris uni; grosse Bible, el il
fait aller ses yeux dessus, comme ça.,, en chan-
tant tout plein de drôles de paroles qui n'y sont
pas... Il pii'teiid (jue ça vous fera bien plaisir.
LA IREXCE.
Pauvre \mauiy !
.1 \( cil I s.
Oli! niais c'est (|iril n'a pas voulu seuliMiieiil
me regarder, el coiiinie je i-etnuriiai'- eliez nous...
!M. de Mariiy m'a appeli'...
128
|,K M\H()l IS l)K lM)\T.\\(iF.S.
l.M l\ K\(. I .
Alil c'est M. de Marny qui f«>nv«i(!?...
J ACOtKS.
Vous api>ortpr un moiccaii do papier qu'il a
d.VIiir.' d-uu pi-lit livre, après avoir .Vrit dissus.
I. \I IlENCK.
nonne donc.
j A r. 0 1' i; s.
Attende/, madame, je crois que je l'ai inis dans
la porlie de mon pilet. (Il relève sa blouse.) Oui, le
voilà! (H présente le papier ;i Laurence, qui va lo
lirendre.)
scÎ':nr XI.
I.Al Ur.NCr., JACQUES, A M AU n Y, arrivant
■i ,..is .l.> lo.ip .lenière eux, et arrarliant vivement le
papier des mains de Jacques.
Ah!
Une chanson 1
i.Arni:NCE, surprise
A M \ t U V .
JACQIES.
Tiens!... Aniaury, dis donc, ça n'est pas pour
loi... c'est pour ta femme.
AMAIRV.
F.t si )e veux que ce soit p'ur moi"?
JACQUES, frappant du pied.
l-,h bien! non, li!... ne fais pas de h.Miscs...
rends-moi ce papier, que je fasse ma coniniission.
i.Ai;iii:NCE.
Amaury, je fcn prie.
JACQUES.
Oii! il ne nous le rendra pas, allez.
LAURENCE.
.\maury.
JVCQUES.
11 est têtu que ça fait trembler... Kt si vous
voulez savoir ce qu'il y a là-dessus, vous aurez
plus titt fait d'aller le demander à M. de Marny.
A M \unY.
^!arny!
JACQUES.
11 ne doit pas être encore parti, car 1(> ciioval
n'était pas au cabriolet.
I, A u r. E N c E.
Il part donc?
JA cou ES.
Dame !
AMAUnv, venant prendre Laiiiem-e y.tr le luas.
Laurence!
j \CQI ES.
Mais d<}pècl)ez-vous... car vous ne le trouveriez
plus, d'abord...
AMAl nv, iliiTcliaut Idiijnurs :\ ratlirer à lui.
Laurence...
JACQUES, lui faisant <piitler le liras iln sa femme.
lié ! laisse donc nnulame la nru-quise. jniis-
fpi'elle est ]iress(''e...
1. \unENCE, vivement.
01) ! il faut que je sacbe... (S'arrùtant.) Qu'allais-je i
faire!... Non, non... je ne veux plus le revoir... je i
ne veux plus l'entendre... Qu'il parte et <[u'il ne
revienne jamais... (Elle rentre dans le pavillon.)
AM A unv, courant à la porte qu'elle a fermée sur elle,
chorclianl à l'ouvrir, et frappant avec colère.
Laurence!... Laurence!...
SCÈNE XII.
AMAURY, JACQUES.
AMAURY.
Elle s'en va... (Regardant le papier qu'il a pris.)
et je ne sais pas l'air. Méchant Jacques! (Allant à
Ini, et lui montrant le papier.) Voyons... chante
moi ça...
j A c Q u E s.
Est-il droIe... mais ça n'est pas une chanson.
AMAUn Y.
C'est égal... chante toujours.
JACQUES.
Laisse-moi donc tranquille... est-ce que je sais
lire l'écriture?...
AMAURY, avec menace.
Ah ! tu ne veux pas?... (Il déchire le billet acec
ses dents.)
JACQUES.
Bon!... Il arrange joliment les lettres de sa
femme... Allons-nous jouer?
AMAURY, d'un air sombre.
Non.
J A c Q u E S.
Eh bien ! ça m'est égal... mais tu n'es pas
gentil aujourd'hui. (Il fait un demi -tour.) Je ne
t'ap])rcndrai plus de chansons... Oh ! les jolies
petites neurs. (Il se met à courir çà et là sur le
théâtre, eu cueillant des fleurs dont il forme un petit
bouquet.)
AMAURY', toujours plus sombre.
Laurence... partie!... ne plus la voir!... Oh!...
Jaccpies...
J ACQUES, continuant son bouquet.
Boudes-tu toujours? hein?
AMAURY, se levant.
Ah !... (Il court à l'enfant, le saisit, et l'appoitc en
courant sur le devant de la scène.)
J ACQ t ES.
Tu veux donc bien nous amuser, maiuionant?
AMAURY, avec colère.
Oui, oui, oui!!! (Il le renverse, et lève vivement
un petit couteau sur lui; l'enfant, qui croit que c'est
pour badiner, le regarde, et lui met eu riant son bouquet
sous le nez.)
JACQUES.
N'est-ce pas ((u'elles sentent bon? (Le bras
d'Amanry reste suspendu à la vue de cette figine qui
lui sourit naïvement : l'émotion le gagne... le couteau
tombe de ses mains; puis, se relevant trmt à coup par
un mouvement lirusqiie, il s'éloigne.)
ACTE PREMIER.
129
JACQCES, ramassant le couteau et allant à lui.
Ainaury, ton couteau que tu us laissé tomber ;
tiens donc...
AMAL'RY, le repoussant de la main.
Pas de couteau... pas de couteau!
JACQUES.
Tu ne veux plus jouer avec?
A M A l R Y.
Non, non...
JACQUES.
Tu me le donnes? (Amaury fait signe que oui.)
Oiil merci ! merci, Amaury... Je vais le faire voir
à papa... (Il sort en sautant de joie.)
AMAURY va rentrer; il s'arrête en face de la faux
laissée par Rémieux contre la haie.
Tiens... qu'est-ce que c'est que ça?
SCÈNE XIII.
LAURENCE, AMAURY, puis FUSCIEN.
[ LAURENCE, pensive, sortant du pavillon.
Parti... pour ne plus revenir peut-être... Oui, j'ai
entendu le bruit de son tilburj- sur le pavé de la
cour... j'en ai vu passer l'ombre sur les rideaux
de ma fenêtre... Tout est fini et rien ne m'empê-
chera plus de vivre tranquille et heureuse... (Elle
essuie une larme.) auprès d'Amaury... Il m'appelait,
je crois, quand je suis rentrée dans le pavillon...
(Elle le cherche des yeux.)
FUSCIEN, entrant.
F.h bien! cousine, vous avez donc laissé prendre
, sa volée à votre élégant de Paris? Soyez tranquille,
; je le remplacerai très-bien... et s'il ne s'agit que
I d'être aimable... de vous dire des douceurs...
LAURENCE.
j Fuscien !
[ FUSCIEN.
I Près de vous, ça n'est pas difficile, vous êtes si
I jolie... plus jolie encore qu'à mon départ... aussi,
I ma parole d"honneur, je suis mille fois plusamou-
i reux.
j LAURENCE.
! Vous oubliez...
I FUSCIEN.
Votre mari?... Parbleu, il me semble que c'est
ce qu'il y a de mieux à faire. (L'apercevant.) Oh !
là! là!,., le voilà... Si j'avais su qu'il fût ici, par
I exemple... (Amaury a pris la faux et l'examine.) Eh
! bien! quel diable d'instrument est-ce qu'il a été
, prendre là? Voyez donc!
I LAURENCE.
j Oh! mon Dieu! (Allant à son mari.) Donne-moi
' cela... Je t'en prie..
AMAURY.
Non.
LAURENCE.
Mon cousin, ôtez-lui cette faux, il va se blesser,
F USCIEN.
Ail! bien, oui... c'cst-à-dirc il va nous
blesser... Les fous, pour eux, sont adroits comme
III.
des singes... mais pour les autres... C'est qu'il est
capable de prendre mes jambes pour de la
luzerne.
LAURENCE.
Fuscien.,,. au nom du ciel!
FUSCIEN.
Permettez, il est bien plus simple de gapner au
large... Mais venez donc, ma cousine, venez donc...
je vous jure qu'il ne fait pas bon ici... (Voyant
Amaury s'approcher.) Ah! au secours!., au secours!..
(11 sort en courant.)
SCÈNE XIV.
LAURENCE, AMAURY.
LAI RENCE.
Allons, il me laisse seule maintenant, et Amaurv
qui ne veut rien entendre!... Ah ! je n'ai peur que
pour lui. (A Amaury.) Amaury, vous ne me recon-
naissez donc plus?... Vous voulez donc me causer
du chagrin?
AMAU RY, absorbé, commençant à mettre la faux en
mouvement.
Rémieux fait comme ça, je l'ai vu...
LAURENCE.
Mon cher Amaury, arrête-toi, je t'en conjure, je
t'aimerai bien.
AMAURY.
Non, non, je veux travailler. (Ici, le feuillage de la
haie est légèrement agité.)
LAURENCE.
Ah ! quelqu'un... Rémieux, est-ce vous? Venez
donc vite... il a pris votre faux,.. Quelle impru-
dence de la laisser dans le jardin... Rémieux,
François, Baptiste!.. Ah! mon Dieu,,, personne,..
(A Amaury.) Allons, soyez raisonnable... Amaury,
tu vas te faire mal.,, donne-moi cette faux. (Elle
veut la lui prendre : Amaurj' la retire vivement; Lau-
rence pousse un cri.) Ah! (Elle tombe sur le banc.)
SCÈNE XV.
Les Mêmes, GUSTAVE, puis tout le monde. —
(Au cri de Laurence, la petite porte de la haie s'ouvre,
vivement poussée par Gustave.)
LAURENCE, avec joie et étonnement.
Gustave!
GUSTAVE, courant à elle.
Laurence!... Etes-vous blessée, madame?
LAURENCE.
Non, non... seulement j'ai eu peur... (Lui mon-
trant Amaury.) Mais au nom du ciel... ôtez-lui ..
ùtez-lui !...
AMAURV, apercevant Marny et quittant sa faoi.
Ah! encore la figure! (Il disparaît épouvanté.)
FUSCIEN, suivi do plusieurs domestiques et de
madame Ërmengard.
Par ici... par ici.,, mes amis. (Tout le monde
entoure Laurence,)
M A D A M E P. R M F. N (i A R D.
Qu'est-il donc arrivé?
17
130
LE MARQUIS DE PONTANGES.
LAURENCE.
Ce n'est rien, niu Umtu... (Bas à Gustave.) Vous
ici:... Comment se fait-il?...
et STA VH, de iu(me.
Lu remords, ou plutôt un presseiUiiiient du
fiel, qui a voulu que je pusse vous secourir.
FUSCIEN.
Il vous a sans doute blessée?
M A I) AME E II M E N C. A H D.
Qui donc?
LAURENCE, vivonicut, sc Icvant.
Mais personne... Je ne suis pas blessée!...
GUSTAVE, bas à L.nnrpnce.
Je vous en supplie, écuutoz-inoi : vous le voytïz,
vous ne pouvez vous exposer plus loufçtemps aux
fureurs d'un insensé... Ah ! dites-moi ([ue vous
consentirez enfin... i"! l'éloigner.
LAU n KNCE, avec ilipnité.
Jamais!
(;i,STAVE, saluant froidement.
Adieu, madame! (Laurence lui rend son s.ilut;
étouneinent de Fuscien et de madame Ermengard. —
Ici, la figure d'Amaury, exprimant un mélange ilc
curiosité et d'effroi, paraît en écartant le feuilhige et
complète le tableau.)
ACTE DEUXIEME.
I.o théàtro représente un boudoir fraîchement décoré, porte donnant sur le parc. — Cheminée, feu allumé,
causeuse auprès du feu. — De l'autre côté, table recouverte d'un tapis.
SCÈNE I.
AMALUY, JACQUES.
A M A u R y , entr'ouvraut la porte du fond.
Lllc n'y est pas... (Il s'avance dans l'appartement.)
JACQUES, passant sa tête à la porte.
Amaury, qu'est-ce que tu fais donc?... Il ne faut
pas entrer ici... c'est la chambre de madame la
marquise...
AMAURY.
AU!... la chambre de la marquise.. Qu'est-ce
que c'est ([uc ça... la marquise?...
JACQUES.
Est-il drôle!... Mais c'est ta femme donc...
AMAURY.
Ail! Laurence!...
JACQUES.
Oui.
A M A U R Y.
Laurence... Sa chambre... (Il se met à la parcourir
en examinant tout, avec une curiosité à la fois d'enfant et
d'amant.)
JACQUES.
Allons-nous-en...
AMAURY.
Non, non... (U continue son examen: arrivé devant
un portrait de Laurence , il fait quelques pas pour se
sauver.) Ah !... quelqu'un...
JACQUES.
Ah ! ah !... est-il drôle! il a peur d'une image.
AMAURY, revenant après avoir regardé.
Non!... ce n'est pas quehiu'un... c'est Lau-
rence !... (Il reste en contemplation.)
JACQUES.
Allons... le voilà qui prend le portrait de sa
femme pour sa femme!... (Allant à lui.) Ali! bien,
c'est des bêtises... eu voilà assez... Si on nous
trouve ici, on nous grondera...
AMAURY.
Non... elle n'a pas l'air fâché du tout... elle ne
nous dit pas de nous en aller...
JACQUES.
Bien... il veut que ça parle, maintenant... Je
suis plus petit que lui... mais, en vérité, il est
encore plus innocent que moi...
MADAME ERMENGARD, eu dehors.
Dans ton boudoir?... C'est bien!...
JACQUES.
Pour le coup, voilà quelqu'un ; reste si tu veux,
moi, je m'en sauve. (U sort.)
SCÈNE IL
AMAURY, toujours devant le portrait,
MADAME ERMENGARD.
MADAME ERMENGARD.
Eh bien, ma nièce, me diras-tu?... Tiens, ce
n'est pas elle... c'est lui! Comment est-il ici? Il
faut que je le renvoie dans son appartement.
Monsieur Amaury...
AMAURY, sans se retourner.
Adieu, Laurence, adieu.
MADAME ERMENGARD.
A qui parle-t-il donc? (Elle se retourne.)
AMAURY.
Jacques ne veut pas rester ici, mais je revien-
drai bientôt... près de toi... toujours... Adieu,
adieu... (Il sort.)
MADAME ERMENGARD.
Comment! il reviendra!... Il s'en va, en atten-
dant, c'est Tessentiel ; mais où donc est ma nièce?
SCÈNE IIL
MADAME KRMENGARD, LAURENCE.
LAURENCE, entrant pensive.
Ah! c'est vous, ma tantç...
ACTE DEUXIÈME.
131
MADAME ERMENGARD.
Oui, c'est moi... qui, au milieu des changements
et bouleversements... qu'on exécute par tes ordres,
ne peux pas trouver depuis deux jours un moment
pour causer avec toi...
LAIRENCE.
Me voici, ma bonne tante...
M A D A M i: E R SI E \ 0 A li D.
Certainement... je suis ta bonne tante... Mais
i dis-moi donc d'où vient toute cette peine que tu
te donnes?... ces achats et ces embellissements...
que tu fais faire?.. Tu n'as pas songé à ce que cela
va te coûter 1... Comme si nous manquions de
quelque chose... Depuis deux mois que ce M. de
Marny nous a quittées et que Fuscien, pressé par
une affaire, a fait comme lui... nous jouissions
delà tranquillité la plus parfaite... Amaury même
était devenu supportable... quand il ne se mettait
pas à chanter dès cinq heures du matin... Pas du
tout... c'est toi qui viens mettre tout sens dessus
dessous dans le château... Voyons, dis-moi, doit-il
nous arriver quelque grand personnage?... ou bien
des médecins pour ton mari dont l'oncle vient de
mourir... et qui se trouverait pair de France... s'il
n'était pas imbécile...
LAURENCE.
Ma tante...
MADAME ERMENGARD.
Eh bien! quoi... je ne t'apprends rien de nou-
veau... Il faut bien appeler les choses par leur
nom...
[ LAURENCE.
[ Vous me demandez pourquoi je change un peu
l'ordre accoutumé de la maison... mon Dieu!... je
n'en sais rien. Depuis quelque temps, je ne com-
I prends plus ce que j'éprouve... Je ne peux plus
supporter la longueur des journées, et je vois
arriver avec effroi le moment où finiront les tra-
vaux que j'ai commandés.
MADAME ERMENGARD.
Avec effroi! Ah bien, par exemple!...
LAURENCE.
j Oui, m:i tante. Que ferai-jo alors?
I MADAME ERMENGARD.
î Mais ce <\u('. tu faisais auparavant !... Et tu ne
I t'ennuyais jamais; tu n'avais pas besoin pour te
distraire de tout ce bruit et de tout ce tracas.
I LAURENCE.
I C'est vrai : pourquoi donc ne suis-je plus la
I m^ine? Et tenez, ma tante, il me sembb; toujours
! qu'un grand changement va s'opérer dans mon
; existence, et malgré moi... j'attends... j'attends
i toujours... .Mais cela tient peut-être h la saison où
nous sommes... L'hiver est si triste...
M \ D \ M i; ERMENGARD.
Et tu lui ressembles un peu... Toujours seule...
ou avec Amaury, ce qui est la même chose...
Quand, pour te distraire, tu peux avoir la con-
versation de ta tante... ou celle di- M. le curé...
Sais-tu ce qu'il dit de tes longues séances près
d'Amaury?... que c'est une âme que tu veux
convertir à l'intelligence... mais moi je réponds
qu'à blanchir la tC-te d'un nègre...
LAURENCE.
Ma tante... si c'est mon espérance, pourquoi
toujours chercher à me l'ùter?...
MADAME ERMENGARD.
Garde-la... mon enfant, garde-la... tu peux
même t'y consacrer tout entière , si c'est ton
plaisir... cai-, depuis que tu t'occupes du ménage,
je ne suis plus bonne à rien, moi... Je reste les
bras croisés et je vis à tes dépens...
LAURENCE.
A quoi allez-vous penser là, bon Dieu!...
SIA'dAME ERMENGARD.
C'est l'exacte vérité; et, malgré toute mon
amitié pour toi, il faudra finir par te quitter.
LAURENCE.
Ah ! ne me parlez pas ainsi, vous me faites trop
de peine... Tout était si vieux, si incommode dans
ce château, j'ai voulu seulement... qu'on y
trouvât... ce que peut procurer la plus modeste
fortune, voilà tout... Et, comme le printemps
reviendra... et avec lui... quelques personnes
[leut-êtrc... mon cousin Fuscien, par exemple...
MADAME ERMENGARD.
Fuscien... ce serait pour Fuscien que tu ferais
toutes ces folies?
SCÈNE IV.
Les MÊMES, JACQUES.
JACQUES, accourant.
Madame... madame...
LAURENCE.
Qu'est-ce donc ?
JACQUES.
Une voiture qui vient d'entrer dans l'avenue...
LAURENCE, très-émue.
Une voiture...
JACQUES.
Faudra-t-il conduire le cheval à l'écurie?
MADAME ERMENGARD.
Doucement... doucement... Il faut dabord que
je sache...
LAURENCE.
Oh !... je vais...
MADAME ERME NGARD.
iSon, non... ne te dérange pas... je vais voir qui
c'est... Quelqu'un au milieu de l'hiver... c'est bien
singulier. (Elle sort avec Jacqlies.)
SCÈNE V.
LAURENCE, seule, s'appiiyaiit sur le dossier .l'un
fauteuil.
Ah ! ma tante a bim fait de m'enipêcher de
sortir... car jamais l'annonce d'une visite ne m'a
émue ainsi... Mon Dieu! cela est-il possible?...
Scrais-je insensé(i à ce point?... Oui, oui... A
peine Jacques est-il accouru... qu'il m'a semblé
132
LE MARQUIS DE PONTANGES.
([(ic ce trouble que j'éprouve... que cette chose
que j'attends toujours... c'était M. de Ma^ny!..•
01l! oui, oui... c'est lui... j'en suis sûre mainte-
nant... courons...
SCÈNE VI.
LAURENCE, FUSCIEN.
FISCIEN, l'arrêtant.
On ne passe pas.
I.AIIIENCE, stupéfaite.
Fuscien!...
F L s c I E \ .
Lui-môme... toujours enclianté quand il se
retrouve auprès do sa jolie cousine... (Frissonnant.)
Brrrrr... Savoz-vous qu'il faut vous aimer... pour
venir ici par un pareil temps!... J'ai cru que je
gèlerais en route... Les pieds et les oreilles sur-
tout... L'on vous avait prévenue de mon arrivée,
n'est-ce pas?... C'est pour cela que vous couriez si
vite au-devant de moi ?.. Ça vous fait donc plaisir
de me revoir?...
LAURENCE.
Mon cousin... certainement...
FUSCIEN.
Eh bien ! c'est cette pensée - là qui m'a fait
revenir... Oui, mes affaires terminées, je me suis
dit : Ma cousine Laurence s'ennuie là -bas...
allons-y... ça lui fera toujours passer quelques
moments agréables...
LAURENCE, à part.
Je m'étais trompée...
FUSCIEN , continuant.
J'ai tout quitté... bals!... concerts!... specta-
cles!... Ah! dites donc, cousine... ce monsieur
qui était ici, en automne, en même temps que
moi...
LAURENCE, vivement.
Eh bien ?
FUSCIEN.
Je l'ai vu à Paris...
LAURENCE.
Ah!...
FUSCIEN.
Oui... à l'Opéra...
LAURENCE.
A l'Opéra?...
FUSCIEN.
Le Dieu et la Bayadère... Il était avec une
dame... Oh ! mais une dame fièrement jolie,
allez... et qui lui faisait des yeux...
L A I R E N c E , à elle-même.
Et l'on m'avait dit... qu'il était souffrant...
malade...
FUSCIEN.
Mais je ne vous ai pas demandé des nouvelles
du cousin... ce cher Amaury!... Toujours en bonne
santé, n'est-ce pas?..,
LAURENCE.
Je vous remercie...
FUSCIEN.
C'est tout simple... comme ça ne sait rien de
rien... ça ne sait pas môme ôtre malade... Et vous
fait-il encore de ces aimables surprises... comme
ce jour où, avec un grand diable d'instrument, il
voulait me faucher les jambes?... Depuis ce mo-
ment-là, vous le tenez enfermé, j'espère...
LAURENCE.
Amaury... enfermé... lui faire de la peine...
gêner sa liberté... et de quel droit, je vous prie?...
FUSCIEN.
Eh! mais... du droit sacré de conservation.
LAURENCE.
Non, non, mon cousin... jamais on n'obtiendra
cela de moi.
FUSCIEN, inquiet.
Il continue donc à courir... comme la tète lui
chante...
LAURENCE.
Oui, mon cousin...
FUSCIEN, à part.
Diable... diable!...
LAURENCE, Continuant.
Il peut avoir des caprices...
FUSCIEN.
Ah! vous appelez ça des caprices... mes
jambes!...
LAURENCE.
Mais, à coup sûr, il n'a pas de méchanceté.
FUSCIEN, à part.
Vous verrez que c'est par bienveillance...
LAURENCE, s'ani niant.
D'ailleurs, mon cousin... une fois pour toutes...
rappelez-vous qu'il est le maître ici... que c'esl
chez lui que nous sommes... et vous m'obligerez
de n'en parler jamais que comme d'un être que je
chéris, que je respecte, et auquel j'ai consacré ma
vie...
FUSCIEN.
Il vous en tiendra un joli compte...
LAURENCE, avcc émotion.
Oui, monsieur... car il m'aime, lui!... Tout mi
le dit et me le prouve... je n'en saurais douter...
Il m'aimera toujours, et c'est là ce qui fait toute
ma consolation. (Elle cache sa figure avec son mou-
choir.)
F U s C I E N.
Il ne faut pas vous affliger pour cela... ma cou-
sine... Je ne suis pas venu à Pontanges pour vouï
faire de la peine... Dès que ça vous convient, touli
est dit... (A part.) Ce qui ne m'empochera pas dJ
prendre mes précautions... Heureusement que jtl
porte toujours sur moi en voyage... une joli^
petite paire de pistolets de poche... Et, si le cousit
s'avise de menacer ma sûreté individuelle.,
pouf!... Oh! à poudie... à poudre... Ça lui ferîl
une jolie peur tout de même.
ACTE DEUXIÈME.
133
SCÈNE VII.
Les Mêmes, MADAME ERMENGARD.
MADAME ERMENGARD.
Ma nièce, voilà encore des caisses et des meu-
bles qui viennent d'arriver... Si tu veux venir.
i.AiRENCE, se levant.
Non, ma tante... voyez vous-même, je vous prie;
dans ce moment, il me serait impossible... je ne
puis... prenez les factures... payez...
MADAME ERMENGARD.
Mais écoute donc...
I.ADRENCE.
Oli! tout sera bien... pourvu que je ne m'en
môle pas et que vous ne m'en parliez jamais...
(Elle sort vivement en cachant ses larmes.)
SCÈNE VIII.
FUSCIEN, MADAME ERMENGARD.
MADAME ERMENGARD, la regardant s'éloigner.
Eh l)ien, a-t-on jamais vu une pareille lubie!...
la voilà qui ne veut plus s'occuper de rien main-
tenant!... Je savais bien que ça ne durerait pas...
(Se retournant.) Ah çà ! monsieur Fuscien, pour-
riez-vous me dire ce que vous avez été fourrer
dans la tête de votre cousine, s'il vous plaît?
FUSCIEN.
Moi?... mais je ne sais pas...
MADAME ERMENGARD.
Comment, vous ne savez pas?... Ce n'est pas
vous qui vous êtes moqué des ameublements et
des tapisseries du château, peut-être?
lUSCIEN.
Oh! ça... c'est vrai!... du Dagobert tout pur...
par exemple...
MADAME ERMENGARD,
Eh bien! regardez ce petit salon... ou ce bou-
doir... comme ma nièce l'appelle maintenant...
FL SCIEN.
Tiens!,., je n'avais pas encore remarqué... A la
bonne heure, au moins, on sait dans quel pays et
à quelle époque on existe... enfin, la civilisation a
pénétré jusqu'ici... Mettez-vous donc... sur cette
causeuse à ressorts élastiques, matante... et vous
conviendrez... (Il veut la faire asseoir.)
MADAME ERMENGARD.
Veux-tu bien me laisser!... quand je m'assois,
ce n'est pas pour danser comme un toton, peut-
être.
Ft SCIEN,
Et vous dites que c'est à cause de moi que ma
cousine?.,,
MADAME ERMENGARD,
Si ça a le sens commun!
FUSCIEN, à part.
Diable!,., c'est très-flatteur... Elle voudrait donc
me [)laire alors?
M ADAM i: KKM F N (. A R D,
Mais puis(|uo la chère petite me laisse uiaî-
tressc... comme je n'entends pas qu'elle se ruine...
je m'en vais tout de suite renvoyer ces caisses
d'où elles viennent,
Fl SCIEN.
Vous ferez là un beau chef-d'œuvre !
MADAME ERMENGARD,
Oh! sois tranquille!,,, je prévois tout, et comme,
dès demain... elle pourrait me les redemander, tu
vas m'accompagner à l'instant à Melun, où nous
trouverons à remplacer tout cela à moitié prix!,,.
FUSCIEN.
Mais songez donc...
MADAME ERMENGARD.
Oh! tu viendras...
FUSCIEN,
Je ne puis pas tremper là dedans... (Il appelle.)
Cousine!,.,
MADAME ERMENGARD.
Veux-tu bien te taire!,.. (Elle lui met la main sur
la bouche.) Je veux que tu fasses une bonne action,
malgré toi... (Elle l'entraîne.)
SCÈNE IX.
AMAURY, puis LAURENCE,
AMAURY, tenant nne chaîne de lorgnon à la main.
Laurence!.., Laurence!,., ton collier!.., (11 tend la
main, regardant,) Laurence!.,.
LAURENCE, entrant,
Amaury... c'est donc toi qui m'appelles? Pauvre
ami... que te faut-il?.,, que demandes-tu?.,, oh!
parle... Le bruit qu'on a fait dans le château,,.
tous ces ouvriers t'ont sans doute un peu ciïrayé
depuis quelques jours?... Mais ils vont partir...
AMAURY, tendant de nouveau la chaîne.
Tiens donc!,..
LAURENCE.
Que me donnes-tu là, une chaîne?
AMAURY, avec joie.
Ton collier...
LAURENCE, l'eïaminant avec émotion.
Oh! mais.., est-ce que cela serait possible? La
chaîne... le lorgnon de M. de Marny!... Il serait
donc ici?.,. Amaury... où as-tu trouvé cela?
A M A U li Y,
Au jardin,., là-bas.., là-bas.,,
LAURENCE,
Que je suis folle!.,, c'est en partant qu'il aura
perdu cette chaîne. (Elle s'assied, les yeux fîiés sur
la chaîne.)
A M A U R Y.
Tu es bien contente, n'est-ce pas?... oh! et
moi !... (Il va chercher une petite chaise, s'assied devant
elle et l'examine un moment ; puis se levant.) Pour te
faire encore plus de plaisir... je vais le répéter
toutes les leçons de l'autre jour.,. Tu m'as dit de
ne pas oublier... j'ai tàdié,,. tout seul... et tout...
oui, tout... est revenu là... (Il montre son front.) là,
oi'i je sens quelque chose... souv<!Ht,,. que je vou-
drais dire... expliiiiu'r... je ne puis pas... n<in, ça
brille... et puis ça disparait.... Jo no vois plus
IZli
LE MAROUIS DK PONTANGES.
rien... il luit nuit... aujourd'lmi , il nio scml)k'...
(Eiaminant Laurence, qui reste immobile.) Tu no m't^-
coutcs pas... tu as assez roparclL' ton collier... Il est
bien joli... mais, en voilà assez. (Il le prend douce-
ment des mains do Laurence.)
LAunENCE, sortant de sa rdvcric.
Oui... tu as raison... emporte cette cliainc...
ôto-la de mes yeux... (Amaïuy va la poser sur la table
et revient.) Tu m'as parlé, je crois? Hépète... je ne
t'ai pas entendu... {Elle relombe pen à peu dans ses
réllexions pendant les paroles suivantes d'Araaury.)
A M A U n Y.
Tu aimes pcut-Otre mieux que je te dise une
chanson?... Je veux bien; laquelle?... j'en sais
beaucoup maintenant!... Ah! celle-là... oui!...
Entends ma voix, Laurence,
Et laisse-toi flôcliir!
Où n'est pas l'espérance,
U n'est pas d'avenir.
D'une éternelle enfance
Puisqu'il ne peut sortir,
Dans sa triste démence ,
Ahl laisse-le dormir!
LAURENCE.
Ciel!... que chantes-tu là, Amaury?
AMAUKY, joyeui.
Ce n"est pas la grande Margot... ça... hein?
LAURENCE.
Ah! ces cruelles paroles... je me les rappelle...
elles sont de M. de Marny...
A MAL r.Y.
Jac(|ues ne la sait pas celle-là...
LAIJ HKNCE.
Mais toi?... toi?... comment se fait-il?...
AMAURY.
Moi... j'ai écouté... et j'ai retenu tout de suite...
LAURENCE.
Tu as entendu... ces paroles?
AMAURY.
Elles sont jolies, n'est-ce pas?... 11 y a le nom
de Laurence.
LAURENCE.
Et qui chantât cela, dis-moi? réponds-moi?...
AMAURY.
Je ne sais... je passais... c'était gentil... et je me
suis arrêté.
LA UR EN ci;
Et c'est tout à l'heure? à l'instant?...
AMAURY.
Oh!... c'était hier... un jour... je ne me sou-
viens plus...
LAURENCE.
Oh! mon Dieu !... qui m'expliquera?...
AMAURY.
Veux-tu que je chante encore?... (Il chante.)
« D'une éternelle enfance!... »
LAURENCE.
Oh ! non, non... (Lui mettant la main sur la bouclie.)
Au nom du ciol!... tais-toi!... tais-toi!... tu me
fais trop de mal... (Elle retombe sur son fauteuil.)
AMAURY, s'emprcssant autour d'elle.
Du mal!... moi!... à Laurence!... oh! pardonne!
p;irdonne!... Amaury... ne te fera plus de jieiiie...
jamais...
LAURENCE, SB levant.
Il est impossible que je reste dans cette incer-
titude... non, je ne le puis pas... Il faut absolu-
ment que je sache... que j'interroge...
AMAURY.
Kh bien ! tu me laisses... tues toujours fâchée?...
Laurence...
LAURENCE, sortant vivement.
Je reviens!... je reviens...
S CE NI-; X.
AMAURY, seul.
Elle s'en va fâchée... ma chanson ne lui a pas
fait plaisir... cependant... (Il se met dans le fauteuil
de Laurence.) elle est... Tiens!... je l'ai oubliée...
oh! je voudrais la savoir encore... (Il cherche.) Ah !
voilà : «Entends ma voix, Laurence...» et puis...
je ne sais plus... Si!... si!... encore...
Dans sa triste démence.
Ah I laisse-le dormir !
(Il répète plusieurs fois ces mots; petit à petit sa tête se
penche, ses yeux se ferment, il s'endort.)
SCÈNE XT.
AMAURY, endormi. GUSTAVE DE MARNY.
GUSTAVE, entrant par une petite porte secrète.
Enfin, m'y voilà... chez elle!... dans son appar-
tement!... Quand je suis parti, j'espérais bonne-
ment qu'on me rappellerait... et j'ai eu beau faire
savoir quej'étais malade... désespéré... pas un mot
d'écrit, pas un souvenir; cependant, je sais que
l'on s'ennuie de mon absence... et cette nouvelle
seule m'a rendu quelque espoir. Ah ! madame, de-
puis six mois, vous vous seriez emparée de toutes
les facultés de mon âme, je ne verrais que vous...
je ne penserais qu'à vous, et vous ne m'en tien-
driez aucun compte?... Non pas, s'il vous plaît! je
me vengerai!... en vous forçant à m'aimer à votre
tour, car il est impossible que vous persistiez à me
sacrifier à votre mari... N'importe, j'ai eu tort
d'insister pour qu'elle l'éloignât... c'est une faute,
je n'y retomberai plus... non, non, j'agirai plus
adroitement... Déjà arrivé depuis hier, je me suis
arrêté tout un jour à rôder autour du château pour
épier le moment de m'y introduire, sans être
aperçu... Il fallait la surprendre... arriver en se-
cret, tout à coup, comme à un rendez-vous mysté-
rieux... M'y voilà, et je serai bien abandonné du
ciel, si le pauvre Amaury... (Ses yeux tombent sur
Amaury.) Eh! mais, Dieu me pardonne, le voici
lui-méinc... endormi... chez sa femme! comme un
vrai mari!... (L'examinant.) Tiens!... on dirait qu'il
est un peu plus soigné dans sa toilette... ça lui
donne presque bonne mine... ici!... C'est du nou-
ACTE DEUXIÈME.
135
veau... est-ce qu'il se serait apprivoisé? fÉcoatant.)
Quelqu'un!... si c'était Laurence!... Jo n'ai jamais
senti une émotion pareille!... (Regardant.) Un jeune
homme! son cousin'... On m'avait pourtant dit
qu'il n'y avait personne au château?... list-ce qu'il
arriverait en môme temps que moi, celui-là?...
Raison de plus pour ne me montrer qu'à elle...
Heureusement, je connais les êtres... Le voilà, et
vite.... (Il disparaît du coté opposé à celui par lequel il
est venu.)
SCÈNE XII.
FUSCIEN, AAIAURY.
1
|p FDSCIEN, entrant vivement.
■^ Cousine!... cousine!... je viens d'échapper à ma
tante, et j'accours vous dénoncer un projet... qui...
que... (Aperce\ant Amaïuy.) Ah! mon Dieu!... le
cousin !,.,
AMAURY, s'é veillant.
Qui est là?
FUSCIEN.
illi bien!... eh bien!... qu'est-ce que j'ai donc,
moi?... Suis-jc bète!... je commence toujours par
frissonner... ce que c'est que l'habitude... mais au-
jourd'hui... au moyen de mon moyen de défense...
(Il tire nn petit pistolet de sa poche.) ce n'est pas moi
qui dois avoir peur...
AMAUnV.
Pourquoi m'as-tu réveillé?... que veux-tu?...
que demandes-tu?
FUSCIEN.
Ce que je demande!... ce n'est pas vous d'abord.
AMAURY, lui faisant signe d'approcher.
Ici... ici...
FUSCIEN.
Ici!... Est-il malhonnête!... et si je ne veux pas,
moi... si je veux m'en aller...
AMAURY, courant se placer devant la porte.
T'en aller!.,, sors donc à présent...
FUSCIEN.
Là!... c'est bien imaginé... Il me dit de m'en
aller... et il me ferme le passage... ça n'a pas do
bon sens... (AiVmaury.) Vous êtes devant la porte...
AMAURY.
lih bien?
FUSCIEN.
Vous ne voyez pas que vous êtes devant la porte?
A M A U R Y.
Ah! tu ne veux pas venir... Il faut donc que je
te corrige... comme Médor?
FUSCIEN, indigné.
Qu'appelcz-vous Médor?
A .MAUUY.
Attends... (Il va à lui.)
FUSCIBN, montrant son pislolot.
Ah! mais... ah! mais!... monsieur le mariiuis,
ne faites pas le méchant... voyez-vous!...
AMAU R Y, tendant la main pour prendre le pislolct.
Qu'est-ce que c'est que ça... je le veux!...
FUSCIEN, reculant.
Prends garde de le perdre... Je vais lui donner
ma sûreté personnelle pour lui faire plaisir...
AMAURY, s'avançant en frappant du pied.
Je te dis que je le veux !...
FUSCIEN.
N'approchez pas!... n'approchez pas!... (Amaury
le saisit et veut lui prendre l'arme; Fuscien lève Je bras
en l'air.) Voulez-vous finir!... au secours!... au se-
cours!... (Amaury lui arrache le pistolet; à peine est-il
dans ses mains, que le coup part.)
AMAURY.
Ah ! ah ! (Il court à l'autre bout de la scène, sa figure
exprime la terreur.)
FUSCIEN.
Ah! mon Dieu!... cst-cequc je l'aurais blessé?...
Que je suis bête!... c'est lui qui a tiré, et il n'était
chargé qu'à poudre...
AMAURY, continuant.
Laurence! Laurence!... (11 se blottit dans un coin.)
Ah!
FUSCIEN.
Dans quel état il est!... que dira ma cousine?...
On vient... Ma foi, ce que j'ai de mieux à faire
maintenant c'est de conduire ma tante à Meluu. (Il
sort vivement.)
SCÈNE XIII.
AMAURY, JACQUES.
JACQUES, accourant.
Qui est-ce qui tire des coups de fusil?... Amaury,
je parie, qui aura fait encore des sottises... Eh
bien! où est-il donc?
AMAURY, toujours tremblant.
Laurence!... Laurence!...
JACQUES, l'apercevant.
Tiens!... qu'est-ce que tu fais là, Amaury?...
(L'examinant.) Oh! comme il tremble... (U veutpren-
die la main d' Amaury.) Viens donc...
AMAURY, de même.
i\on, non!... il est là!... là!
JACQUES.
Qui donc? Il n'y a que moi... Jacques.
AMAURY.
11 m"a frappé... là... (U montre sa poitrine.) là...
(Il montre sa tête.) Pai'tout... partout...
JACQUES.
Le fusil?... Viens tout de même, i)our qu'on te
guérisse...
AMAURY, s'élançant.
Jamais!... jamais!... (Il fait de nouveau le tour du
théâtre, d'un air égaré, s'échappe par la porte du Jardin
el disparaît.)
JACQUES, le suivant jusqu'à la porte.
Eh bien I... qu'est-ce qui lui ropnMul donc? oh!
comme il court... (L'appelant.) Amaury! Amaury!...
136
LE MARQUIS DE PONTANGES.
SCÈNE XIV.
JACQUKS, LAURENCE.
LAimF.NC F, ciilraut.
Où cst-il? que se piisse-t-il?... que lui est-il ar-
rivé'.'...
JACQtES.
Dame! je ne sais pas... Il a nu peur... il éUiit là...
dans un coin... et maintenant, il s'en sauve par
le jardin... avec, un air tout drôle...
I, A l' Il K N C E.
Dans le jardin'.'... par le froid qu'il fait... au mi-
lieu de la neige et de la glace'/... mais il va se
rendre malade! Jac([ues... de quel coté'?... con-
duis-moi... conduis-moi.
j A c Q V ES .
Je veux bien... Par ici, madame... (Il sort. Lau-
rence va le suivre, Marny parait; elle s'arrête.)
SCtNE XV.
LAURENCE, GUSTAVE.
LAURENCE, s'arrêtant.
Monsieur de Marny...
GUSTAVE, courant à elle.
Laurence!...
LAURENCE, éinue.
Vous ici, monsieur...
GUSTAVE.
Oui, madame... ici... près de vous... et depuis
plusieurs jours...
LAURENCE, étonnée.
Plusieurs jours... et je n'en savais rien... et je
ne vous ai pas vu !...
GUSTAVE.
Ah! c'est que j'épiais le moment que j'ai trouvé
enfin !... c'est qu'il m'était odieux d'arriver jusqu'à
vous comme im indifférent... de songer que vous
ne seriez pas seule... qu'il faudrait répondre...
parler, comme si je n'avais rien dans le cœur...
Je suis donc encore ici !... c'est vous que je revois,
Laurence!... Laurence!... et je ne vous quitterai
plus, n'est-ce pas?
LAURENCE, à elle-même, l'examinant.
Cette joie... ce bonheur... et cependant, ce que
Fuscien m'a dit en arrivant... ce qu'il a vu...
GUSTAVE.
Si vous saviez mon chagrin... mon repentir!...
mais vous me pardonnez, n'est-ce pas, du fond du
cœur?... Ah! je suis trop heureux...
LAURENCE, à elle-même.
Comme il est pâle... changé!... Ah! Fuscien s'est
trompé... il ne l'a pas vu... ce n'était pas lui...
(Haut.) Gustave, vous souffrez encore?...
GUSTAVE.
Non, j'ai souffert... je me croyais perdu... je me
disais : Elle ne m'aime pas. ..et cette affreuse pen-
sée, Laurence, s'il fallait l'avoir encore... ah! je le
sens... j'en mourrais... Mais vous permettrez que
je vous aime, que je sois là... toujours... près de
vous, que je vous entoure de soins, que je vous
parle de mon timour, sans cesse...
LAURENCE, à part.
Ah! je ne sais ce que j'éprouve en l'écoutant...
c'est un plaisir qui me fait mal...
GU STA VE.
Mais vous scmblez... préoccupée... distraite...
Scriez-vous fâchée de mon retour?,..
LAURENCE.
Oh ! ce n'est pas cela.
GUSTAVE.
Soyez donc tout à fait bonne et généreuse alors,
et venez près de moi... vous asseoir ici... Ne m'é-
coutez pas... ne me parlez pas... si vous voulez...
mais laissez-moi, du moins, jouir de votre vue et
vous dire tout ce que je renferme là... depuis si
longtemps... (Il lui prend la main, et va s'asseoir sur le
canapé, près du feu.)
LAURENCE, qui reste debout.
Monsieur de Marny...
GUSTAVE.
Eh quoi!... votre main tremble dans la mienne,
vos regards n'osent s'arrêter sur les miens... Lau-
rence, vous aurais-je offensée? n'auricz-vous plus
confiance eu votre meilleur ami?
LAURENCE.
Moi... (A part, et se reculant.) Je ne suis plus la
môme... il a raison.
GUSTAVE.
Venez, je vous en supplie.
LAURENCE, à part.
Quel trouble est venu me glacer!...
GUSTAVE.
Ma prière est donc vaine?
LAURENCE.
J'ai bien souffert de ma peine, mon ami; dites-
moi pourquoi je souffre encore plus de mon bon-
heur.
GUSTAVE.
Ma joie vous afflige donc?
LAUR ENCE.
Il faut me pardonner, Gustave... oui... j'ai tort,
mais il est des souvenirs... des impressions que
rien ne peut chasser de mon esprit...
GUSTAVE, à part.
Elle pense encore à son mari... si je veux qu'elle
l'oublie, il est temps de lui en parler. (Haut.) Ah !
je le vois, vous me craignez toujours; vous ne
m'avez point rendu votre cœur, et je l'ai bien mé-
rité. Je me suis montré si injuste en vous quit-
tant... mais que voulez-vous?... en présence du
danger que vous veniez de courir, il ne s'est plus
trouvé en moi aucun sentiment de raison, d'hu-
manité même... je n'ai plus songé qu'à vous... à
vous seule... Tout entier aux craintes affreuses que
votre situation m'inspirait, il fallait à tout prix
m'en délivrer, et, dans mon égoïsme, je ne voyais
pas que votre âme, si pure et si noble, ne pouvait
pas me sacrifier un malheureux qui n'a que vous
pour appui...
ACTK DEUXIÈME.
137
i.Ab'RENCE, se rappiochant.
N'est-ce pas que cela était impossible? (Avec
joie.) Vous le comprenez donc maintenant"?
GUSTAVE.
Ilélas, madame, vous ôtes pour moi... comme
Dieu!... je vous admire, sans vous comprendre...
et je crois que je vous en aime encore davantage.
Aussi, loin de chercher h vous faire changer... je
veux, au contraire, tâcher de vous imiter...
i,A LREN'CE, émue.
Vous, monsieur...
GUSTAVE, reprenant sa main.
D'ailleurs, à présent, je n'aurai plus de crainte.
Si vous courez quelque danger... je serai là... et,
quoi qu'il arrive, jamais un mouvement... un mot
contre ce pauvie insensé ne viendra vous alfliger...
Oui, mainte.!; nt, il a un ami de plus... nous se-
rons doux à veiller sur lui, à le plaindre... (Il l'at-
tire doucement à lui, et la fait asseoir à ses côtés.)
LAURENCE.
Ah! c'est bien, ce que vous dites U'i, Gustave...
vous ne pouvez savoir combien j"en suis touchée ..
car, voyez-vous... toutes vos paroles... ne pourront
jamais si bien me prouver que vous m'aimez... ohl
oui, aimez-le aussi, mou pauvre Amaury... aimez-
le... comme moi... il en a tant besoin... et c'est la
seule manière de le dédommager et de nie consoler
de la part d'affection que vous lui prenez dans mon
cœur !
GUSTAVE.
Chère Laurence I
LAURENCE.
Oui, mon ami... sachez-le bien... si je me suis
montrée si dure envers vous... si je vous ai laissé
partir... c'est qu'il me semblait que vous alliez
vous placer entre Amaury et moi... m'empèchcr
de l'aimer... oui, c'était là ce qui me désolait, me
rendait si malheureuse... car alors, je vous haïs-
sais!... je vous méprisais même... et pourtant...
je ne pouvais vous oublier... Ah! j'ai eu bimi du
chagrin, allez...
GUSTAVE.
Vous n'en aurez plus... (11 l'entoure de ses bras.)
LAunENCE, se dégageant avec effroi.
Gustave!... Gustave!...
(iUSTAVE.
Kh quoi:... toujours la même, mon amour vous
épouvante?... Voulez-vous que je vous fuie?...
J'obéirai... je puis faire ce sacrifice à votre repos...
mais ce que je ne puis môme pour vous... c'est dr
vous cacher mou amour, c'est de rester insensible
quand vous m'aimez, c'est d'ôtre calme auprès de
vous...
LAURENCE, dans le dernier trouble.
Ne phis le voir?... Vivre séparée de lui...
GUSTAVE.
Parlez!... votre résolution est-elle prise? (Se
levant.; Faudra-t-il m'éloigner encore?
LA un EN c K.
Non... non, Gustave... vous faire soufl'rir...
III.
vous rendre malheureux... c'est un courage que je
n'aurai plus, que je ne puis plus avoir... Ne me
quittez pas... ne me quittez pas!... (A part.) Oh!
mon Dieu!... pardonnez-moi... (Il couvre ses mains
de baisers; Amainy entre.)
SCÈNE XVI.
Les Mêmes, AMAURY, ses vêlements sont
humides, ses cheveux en dé.sordrc ; il s'avance avec
peine vers le dossier de la causeuse sur laquelle sont
assis Gustave et Laurence, et pose avec effort sa main
glacée sur la tête de sa femme en disant :
AMAURY.
Laurence!...
LAI RENCE, se pressant avec effroi contre Marny.
Gustave!...
GUSTAVE.
Qu'avez-vous ?
LAURENCE, se retournant.
Ah! c'est lui!...
AMAURY, étendant le bras et laissant île nouveau
tomber sa main sur la tète de sa femme, avec un
accent plus marqué de douleur.
Laurence!...
GUSTAVE.
Qui ose ainsi?... (Il se lève.)
LAURENCE, le retenant.
C'est lui, vous dis-je!... Lui!... que j'oubliais.
GUSTAVE, reculant à l'aspect d'Amaury immobile et
^ pâle de froid.
Ciel!... à le voir ainsi... il me semble que ce
n'est plus un pauvre insensé que j'ai devant moi,
mais un maiù que j'offense... un maître qui a le
droit de me chasser de chez lui.
LAURENCE, qui A été vers son mari, le ramenant
près du feu.
Pauvre Amaury! c'est toi... toi que j'ai laissé
seul... dehors... par un temps affreux! Ah! je ne
me le pardonnerai jamais... Comme tu es pâle...
comme tu es mouillé... où donc as-tu été? (Elle le
lait asseoir sur le canapo à sa place.)
AMAURY, toujours le regard tiie.
J'ai faim !...
LAURENCE.
Ah! mon Dieu!... c'est vrai... il n'a rien pris
depuis ce matin... J'ai oublié aussi... moi, ((ui
avais juré à sa mère... Ah! je suis bien cou-
pable... Pardon!... pardon!...
AMAURY, de même.
J'ai froid!...
LAURENCE.
Donne-moi tes mains... l'autre encore... Toi si
faible!... si bon!... qui n'as qu'une pensée... la
mienne... qu'un cœur... le mien... T'ouhlior... te
trompei'... c'est une lâcheté...
GUSTAVE, regardant Laurence qui s'empresse
autour de son mari.
Et je me croyais aimé!... La voili aux piids
d'un insensé... lui jurant de nu vivre que pour
lui... Llle oublie jusc|u';\ ma présence... Klle ne
me donnera pas un regret... pas une consolaliou.
18
138
LE MAKgLIS Ui: l'UMAiNGKS.
AM At ItY.
Oh ! que c'est bon, le feu...
I.A t KKNCE.
Clier Amaury... maintenant (luc te voilà un peu
réchaulTéJc vais...
AMAtnY, la relenaiit.
Non... reste... là! près de moi... je n'ai plus
besoin de rien. (L'examinant.) Laurence ! Ali ! (Hio
je te voie... que je te voie encore...
GUSTAVE, avec colère.
Me sacrifier! pour un être qui ne peut pas
môme sentir la jalousie! (Il va s'avancer, mais
s'arrête pour écout'T Amaury.)
A M AU n Y, à Laureocp.
Tu ne sais pas... tout à l'heure, une douleur
m'est venue là... comme si ma tOte s'ouvrait...
se déchirait... puis, mes yeux se sont fermés...
puis, quand je les ai rouverts... j'étais étendu sur
la glace... dans la neige... et je ne souffrais plus...
Je pensais... je ne sais plus... C'était un rôvc!...
Ma mère me souriait... Elle tenait par la main une
jeune fille... Un prêtre était là aussi...
LAURENCE.
Oh! mon Dieu ! m'exauceriez-vous ? Le souvenir
lui revient, allez-vous lui rendre la raison?
AMAURY.
Qu'elle était belle avec son voile et ses fleurs !...
J'entendais un mot qui revenait sans cesse à mon
oreille comme une musique délicieuse et qui me
remplissait de joie et de bonheur... Tout à coup
la musique a cessé... J'ai voulu parler... je ne me
suis plus rappelé... Et maintenant que je te
revois... coque je ne pouvais ni dire... ni expli-
quer... il me semble... je crois... oui... oli ! oui...
c'est bien cela!... Laurence! je t'aime!...
LAU RENCE.
Amaury !... il serait possible... Tu le compren-
drais... enfin !... Je le savais bien, moi, que tu
m'aimais... et depuis longtemps... Mais toi...
toi !...
GUSTAVE, à lui-même.
Ah ! c'en est trop!... je ne puis supporter...
(S'avanranl.) Madame... vous oubliez...
LAURENCE.
Vous VOUS trompez, monsieur... au contraire, je
me souviens... (Amaury se retourne et, à la vue de
Gustave, se lève hors de lui.)
AMAURY.
Ah !... un homme ! un homme ici!... un
homme!... (Une révolution semble s'opérer en lui.)
Que veut-il? Que demande-t-il?... Je le hais,
celui-là... Je veux qu'il parte... Oui, je le
chasse!... je le chasse!... (Il s'avance furieui vers
Gustave.)
LAURENCE, le retenant et cherchant à le calmer,
Amaury!...
AMAURY.
Est-ce toi qui lui as dit de venir?... Veux-tu
encore qu'il reste là? près de toi?... entre nous
deux?
LAURENCE.
Amaury!...
AMAURY.
Quand je te dis que c'est lui!... lui, dont hi
seule vue me faisait mal... m'étouffait... me Tai-
sait fuir tout effrayé... (Se redressant.) C'est à son
tour d'avoir peur!
GUSTAVE.
Quel langage!
LAURENCE.
Amaury !... je t'en conjure...
GUSTAVE.
Oh!... ne craignez pas, madame, que je
m'offense des paroles d'un infortuné... Mais,
vous le voyez, sa course dans le parc... par cette
saison rigoureuse, a exalté sa tète... et peut-être
convicndrait-il de le faire reconduire dans son
appartement?...
AMAURY, avec éclat.
Sortir !...
GUSTAVE.
Il s'anime de plus en plus...
LAURENCE.
Monsieur, de grâce...
AMAURY.
M'en aller!... la quitter... Elle!... mon seul
bien... mon seul bonheur, à moi!... Je te frappe-
rais plutôt... Va-t'en!... Mais, pour que tu t'en
ailles, il faut donc te battre?... Je vais te battre !...
GUSTAVE, levant le bras pour le repousser.
Malheureux...
LAURENCE.
Ah !... monsieur... c'est mon mari... Est-ce
donc à vous de vous venger?...
AMAURY, passant de la colère à la joie.
Ton mari!... moi! (Avec tristesse.) Oh! non...
manière a dit : jamais!... Elle m'a maudit!
LAURENCE.
Elle t'a béni !... et m'a nommée ta femme avant
de mourir.
AMAURY.
Tu es ma femme!... ma femme!... C'est donc
pour cela que tu ne m'as pas quitté?... que tu es
là... toujours... que tu m'aimes!... Tu es à moi...
à moi!... Elle est à moi! (Se retournant vers Gus-
tave.) Et tu voudrais me l'enlever!... Non, non,
c'est à mon tour d'être seul auprès d'elle, de l'en-
tourer de soins, de tendresse, c'est à mon tour de
la consoler, de la protéger.
GUSTAVE, avec mépris.
Et que peux-tu pour elle?... toi, dont la dé-
mence la condamne à la solitude et à l'ennui qui
flétriront sa jeunesse et sa beauté...
LAURENCE.
Ah! taisez-vous, taisez-vous!...
AM.\URY.
La démence !
GUSTAVE.
Toi, pour qui elle renonce à tous les biens et à
ACTE DEUXIÈME.
139
tous les plaisirs... et qui, pour seule récompense,
a menacé sa vie...
LAU RENCE.
Mais c'est infâme ce que vous dites là?
AMAl'RY.
Oh ! laisse-le... laisse-le dire... que je sache
bien tout ce que tu as fait pour moi ! .. Com-
ment ?... c'est donc bien vrai?... Toi, pauvre fille
repoussée par ma mère, tu as consenti à unir ton
sort à celui de son fils!... Son fils dont l'amour
t'avait fait chasser, et qu'on t'a confié lorsqu'il ne
pouvait plus t'inspirer que l'eflVoi et le dégoût...
Lorsqu'il n'y avait qu'une femme au monde,
Laurence!... qui pût être capable d'en avoir
pitié!... Oii ! que tu as dû souffrir!... Et cela ne
m'a pas rendu la raison ! Tu étais malheureuse...
j'ai menacé ta vie!... Et moi, je ne sentais rien...
je ne comprenais rien... J'étais heureux, voilà
tout!... A présent... s'il fallait ne plus te voir... te
quitter... j'en mourrais... Oh! mon Dieu!... si j'al-
lais redevenir ce que j'étais... t'exposer encore !...
Oh! non! non!... je ne le veux pas!... Quitte-
moi... quitte-moi plutôt... tout de suite... Et tant
que je sentirai, là... ce bonheur qui m'est revenu...
je te remercierai !... je te bénirai !
GUSTAVE, avec amertume.
Il est guéri !...
LAURENCE, se jetant dans le.s bras de son inaii.
Amauryl... je ne puis vivre sans toi !
AMAURY, transporté.
Est-ce vrai?... est-ce bien vrai?...
LAURENCE.
Jamais je n'ai aimé personne comme toi ! môme
alors qu'une illusion m'avait trompée... qu'une
fièvre cruelle avait détruit mes forces... altéré ma
raison... oui, c'est toi... toujours toi... qui avais la
première place dans mon cœur... Et j'en remercie
If ciel!... Car, après ce que je viens d'entendre,
i:ile regarde Gustave.) si j'avais pu seulement
hésiter... (Elle se presse contre Amaiiry.) j'en serais
morte de honte et de regrets...
GUSTAVE.
Ah! Laurence! quelles cruelles paroles! Pouvez-
vous récompenser ainsi un attachement sincère...
et qu'un miracle seul pouvait rendre coupable?
SCÈNE XVII.
Les Mêmes, FISCIEN,
MADAME ERMENGARD, RÉMIEUX.
JACQUES, UN Domestique.
F u SCI EN, criant, entrant soutenu par Uémieux
et nn domestique.
Je suis moulu! brisé!... Maudite Blanche!...
MADAME ERMENGARD.
Je ne suis pourtant pas blessée, moi...
FUSCIEN.
Parbleu!... grâce à l'attention que j'ai eue de
gagner le fond du fossé avant vous!... Tiens!...
M. de Marny!... Vous n'êtes donc pas à Paris?...
GUSTAVE.
J'y retourne...
FUSCIEN.
Et je vous accompagne... ce château finirait par
m'être fatal... (Apercevant Laurence et Amaurj'.) Ah !
mon Dieu!... ma cousine dans les bras de... Mais
prenez donc garde... il était furieux tout à
l'heure...
MADAME ERMENGARD.
Ma nièce!...
LAURENCE.
Soyez tranquille, ma tante... Oii 1 je ne cours
pas de danger...
AMAURY.
Laurence! ma femme! Comment reconnaître
jamais tout ce que jeté dois?...
LAURENCE.
En me protégeant à ton tour.
FUSCIEN ET MADAME ERMENGARD.
Lui ! ! !
LAURENCE, salnant Gustave.
Adieu, monsieur... (Elle s'éloigne conduite par
Amaury ; Fuscien et madame Ermengard les suivent
avec étonnement.)
GUSTAVE, sur le devant, les regardant sortir.
Décidément, l'amour est une folie... Un fou
devait l'emporter! (Le rideau baisse.)
FIN DU MARQUIS DE PONTANGE8.
LA GOUTTIÈRE
rOMEDIE-VAUDKVILLli EN UX AOTK
PERSONNAGES.
iM A \ 1 .M I L I E N , roi de Bavière , 1 5 ans.
LE COMTE D'ARMFELD, son gouverneur.
MADAME DE METTEMBERG, fjouvernante des Hlles d'Iionneur.
LOUISE DE LISTAL, fille d'iionneur.
COTHE, sa chambrière.
NICOLAS FLAXMAN, serrurier.
Compagnons Serruriers.
La scène se passe à Munich.
LA GOUTTIÈRE
Le théâtre représente une mansarde du chiteau de Munich; au fond, fenêtre avec large gouttière
au lieu de balcon ; portes latérales.
SCENE [.
LOUISE, GOTHE.
(Avi If'vrrJu rideau, Louise travaille près d'une talile.
Gothe est debout à la fenêtre. )
GOTHE, regardant par la fenêtre.
Mais si... mais non... si faitl... oh! c'est impos-
sible !
LOUISE.
Qu'as-tii donc ?
GOTHE.
CVst que je croyais reconnaître là-bas , tra-
vaillant au grillage des cuisines, une personne...
LOUISE.
Eh bien ?
GOTHE.
Qui m'intéresse beaucoup ; mais je me trompo
certainement.
LOUISE, d'un ton dolent.
Gothe !
GOTHE.
Mademoiselle!
LOUISE, soupirant.
Je vais donc me marier?
GOTHE.
Comme vous dites cela piteusement!
LOUISE.
(/est que cela ne m'amuse pas du tout. Quelle
perspective que celle de passer sa vie avec le vieux
comte d'Armfuld, gouverneur de notre jeune roi.
D'abord il gronde sans cesse, et puis... sa perruque
est toujours posée de travers sur sa tète. (Riant.)
Ah! ah! ah! ah!
GOTHE.
Vous riez?
LOI, I SE.
Je ris de désesjioir !
G 0 T H E.
Il falhiit rofuser.
LOUISE.
La reine paraît désirer ce mariage, et madame
de Mcttembcrg, ma tante, m'a déclaré que, moi,
fille sans fortune, je ne pouvais trouver un meil-
leur mari que M. d'Armfeld et qu'elle me renver-
rait au couvent, si je ne consentais pas...
GOTHE.
Ah! bien, si l'on écoutait tout le monde pour
une chose qui no regarde que soi, on en ferait de
drùlesde mariages! Tenez, moi, je travaillais à la
lingerie de votre aimable et vieux futur. Une jeu-
nesse dans son genre, le concierge de son hôtel,
voulut m'épouser. Chacun me le conseillait : Je
répondis non, tout net. Ah! mais dame! aussi,
c'est que j'avais déjà dans le cœur de l'amour
pour un autre, pour Nicolas Flaxman, le meilleur
serrurier du royaume de Bavière; et l'amour!...
ça vous donne joliment du courage, allez!
LOUISE.
Tu crois?... Ah! bien, alors je m'en vais adorer
quelqu'un tout de suite.
GOTHE.
Oh ! vous, ça vous Serait diflicile.
LOUISE.
Pourquoi donc?
GOTHE.
Vous êtes trop gaie, trop folle.
LOUISE.
N'importe, je veux voir si ça empêchera mon
mariage... Attends... qui est-ce que je pourrais
bien aimer?... le neveu de ma gouvernante?... Il a
le nez trop long. Mou cousin Frédéric!... 11 marche
en sautillant, comme un oiseau... Ce n'est pas
cela encore... Aide-moi donc un peu, Gothe?
GOTHE.
11 me semble qu'il ne manque pas de jolis sei-
gneurs...
LOUISE, vivement.
Ah! j'y suis, le roi!...
GOTHE, surprise.
Le roi !
LO LISE.
Oui, oui, c'est lui que je m'en vais aimer!
GOTUi;.
Y pensez-vous, mademoiselle?
LOUISE.
Certainement, certainement. Nous avons môme
dt\jà commencé... Depuis (juelque temps, il m'en-
mène toujours dans l'embrasuro des fenêtres alin
de se moquer avec moi de toutes les personnes de
la cour, et surtout de M. irArmfeld; ce (jui m'a-
muse!... m'amuse!...
GOTHE.
C'est l)i(;ii fait p(uir ça.
1.0 LISE.
Ali ! moi ([ui (lubliais!...
GOTHB.
Quoi donc?...
\kh
LA (.;0L1TT1KRK.
1.01 ISK.
Ji; puis en aiiiHT nicoie nii ainic.
nom K.
lu autre!...
1.0 DISK.
Oui, M. Henri d'Albor^;, ollicifr d'ordonnanro
de Sa Majesté, et qui valse si l)ien.
(iOTIIE.
.Mais çu eu fera deux alors... vous serez plus
avancée que moi... l'un cause dans les embrasures,
l'autre valse; allons, voilà deux amours en bon
chemin.
LOUISE.
X'est-cc pas?...
OOTIIE.
Oui, oui; au reste, qui sait?... l'intention seule
suffit peut-iMre pour porter bonheur. Moi, je n'ai
pas plutôt pensL^ à Nicolas qu'il a perdu la iiratiqu(^
de l'hôtel, et que le vieux concierge m'a fait ren-
voyer de la lingerie...
LOUISE.
Tu appelles cola du bonheur?
(lOTHE.
Je crois bien, puisque je suis entré à votre ser-
vice...
L O li I s E.
Oui, mais peut-on s'aimer sans se voir?...
COTHE.
Pourquoi ne vous verriez-vous pas?... quand
l'occasion manque, on la fait naître. Tenez, moi,
il y avait huit jours que je n'avais vu Nicolas. Eh
bien, ce matin môme, je me suis aperçue qu'il
manquait une charnière à mon armoire et j'ai fuit
appeler le serrurier.
LOUISE.
Oui, mais moi, je ne puis pas faire appeler le
roi... pour une charnière; je crois môme que c'est
parce que ma tante a entendu les malices que nous
disions ensemble sur M. d'Armfeld, qu'elle me
retient prisonnière ici, dans les combles du clià-
teau, dont je ne dois sortir que pour devenir ma-
dame d'Armfeld.
GOTHE.
Ça n'empêchera pas le roi de vous voir, s'il le
désire...
LOUISE.
Mais comment veux-tu qu'il fasse, puisque je
suis enfermée?...
COTME.
Je n'en sais rien; mais vous le verrez... (A ce
moment, un jeune cavalier paraît à la fenêtre, sur l.i
gouttière, et saute dans la chambre.)
SCfcNK H.
Les Mêmes, LE HOL
LOUISE, effrayée.
Ab ! mon Dieu!...
r. o T H E.
C'est lui, mademoiselle, le roi. (Bas.) Qu'est-ce
que je vous disais?...
Chère Louise!...
LOUISE.
Vous! sire?... Ah! que vous m'avez fait peur!...
venir par la gouttière !... un pai eil chemin I...
LE II 01, gaîmeiit.
Superbe!... route royale tout à fait... c'est
large, bien entretenu... d'ailleurs, je n'avais pas
le choix... J'ai trouvé ta porte fermée et, ma foi,
j'ai pris un chemin où j'étais bien sur de ne ren-
contrer personne pour me barrer le passage.
LOUISE.
Et si le pied vous avait manqué?...
LE ROI.
impossible! je venais te voir... et puis rien au
monde n'aurait pu me retenir, j'aurais plutôt ris-
que cent fois ma vie!... v
LOUISE, vivement. 1
Ne faites pas cela, jamais !
LE noi.
Non, c'est que je suis très-mécontent, furieux!
croirais-lu bien que l'on m'a fait des contes, il
parait qu'on me prend encore pour un enfant.
r.OTIlE.
Et VOUS êtes une personne très-grave, très-rai-
sonnable...
LE ROI.
Du moins, je ne suis pas un niais... ne te vojant
pas depuis deux jours, au milieu des filles d'hon-
neur de ma mère, je demande de tes nouvelles, et
l'on a l'audace de me répondre que tu es rctour-
i.ée au couvent.
LOUISE.
En vérité!...
LE ROI.
Je n'en ai rien cru. Ah '. ma pauvre Louise,
comme on trompe les rois!... encore si c'était pour
leur faire plaisir!... si tu savais combien le temps
m'a paru long ! obligé d'assister au conseil, d'en-
tendre des discussions auxquelles je ne comprends
rien...
LOUISE.
Il ne fallait pas écouter.
LE ROI.
J'ai bien commencé par là; mais mon enragé
gouverneur finit toujours par me demander ce que
pense ma Majesté?...
LOUISE.
Et ça vous embarrasse?... On choisit, parmi les
figures du conseil, la plus intelligente et la moins
ennuyeuse. . . et l'on répond : Je pense comme
monsieur.
LE ROI.
Au fait, c'est très-commode. Ah ! si tu faisais
partie du conseil, je sais bien de qui je suivrais
les avis... tu as cent fois plus d'esprit que mon
gouverneur qui ne sait qu'être jaloux... Je gage
qu'il a été vexé l'autre jour de nous trouver cau-
sant ensemble derrière un rideau. Est-ce qu'il
s'imagine, parce que tu es sa fiancée, que tu ne
LA GOUTTIÈRE.
U5
dois plus avoir de conversation qu'avec lui?... Ce
serait bien amusant pour toi !
L 0 1 I s E.
Hélas!... pas trop... mais c'est peut-être aussi
parce que vous m'avez embrassée qu'il est fu-
rieux.
LE ROI.
Est-il singulier!... On cause... et puis, quand
on ne sait plus que dire... on s'embrasse... pour
retrouver ses idées... C'est tout simple...
LOUISE.
Il n'y a pas de doute...
LE I!OI.
S'il se fâche pour cela!... *
GO THE.
Il faut qu"il ait un bien mauvais caractère...
LE ROI.
Deux jours sans te voir!... je ne veux plus que
cela arrive... Pour empocher mon gouverneur de
te faire enfermer ainsi, je t'épouserais plutôt moi-
même...
LOUISE.
M'épouser ! vous le pourriez certainement si
vous le vouliez... mais j'aurais bien peur que
l'Europe ne le trouvât mauvais...
LE ROI.
Ah! tu crois que l'Europe...
LOU ISE.
Mon Dieu, oui, puisque en ce moment on lui
demande une femme pour vous.
LE ROI.
A l'Europe! qui t'a conté ça?...
LOUISE.
Madame de Mcttemberg.
LE ROI.
Oh! alors, je ne puis guère, en effet... mais at-
tends, une idée... si jeté faisais épouser... Henry...
un de mes officiers... un joli garçon. Veux-tu?...
LOUISE.
S'il est joli... et si ça vous fait plaisir...
LE ROI.
Je suis bien sûr, par exemple, que celui-là ne
trouvera pas mauvais que je cause avec toi et que
je feinbrasse...
LOUISE.
Vous croyez?...
LE ROI.
Parbleu! il a trop d'esprit pour cela... et puis,
c'est mon ami. Mais tu ne sais pas, il y a bal ce
soir au château.
LOUISE.
Ah! quel dommagn! moi qui n'y serai pas.
LE ROI.
Qu'est-ce que tu dis donc?... Je l'empêcherais
plutôt, ce bal... dussé-jc me mettre au lit, faire le
mort, plonger toute la monarchie dans les larmes
et dans le deuil... Oh ! tu y viendras, je veux que
tu y viennes et que personne n'en sache rien.
LOUIS K.
Je ne demande pas mieux; mais... comment?...
III.
LE noi.
Je t'apporterai un costume qui te cachera à tous
les yeux.
Oh
LOUISE, saillant de joie,
quel bonheur!
LE ROI.
Et je t'y conduirai moi-même.
LOUISE.
Ainsi, nous danserons?...
LE ROI.
Nous danserons.
LOUISE.
Ensemble?...
LE ROI.
Toujours ensemble.
G 0 T II E , qui vient d'écouter.
Oui ; mais, pour le moment, il faut vous séparer.
J'entends venir et, à son pas, je reconnais madame
de Mettemberg.
LE ROI.
La redoutable gouvernante dos filles d'honneur?
Adieu, je me sauve. (Il l'embrasse.) Pour nos pro-
jets, il ne faut pas qu'on me voie ici... (Il s'élance
sur la gouttière en oubliant son chapeau sur une chaise,
et disparaît au moment où l'on entend vme clef tourner
dans la serrure.)
LOUISE, à la fenêtre.
Prenez bien garde.
SCÈNE III.
LOUISE,
GOTHE, MADAME DE METTEMBERG,
D'ARM FELD.
GOTIIE , les voyant entrer, bas à sa maîtresse.
Et M. d'Armfeld aussi... les deux font la paire.
MADAME DE JIETT EM BE R G.
Ma chère Louise, voici venir M. le gouverneur,
votre époux désigné, qui réclame le droit de vous
offrir ses présents de noce.
d'armfeld fait un signe; deux domestiques en-
triMit, portant une corbeille; s'approchant avec oui
de Louise.
Mademoiselle de Listai me pormettra-t-elle?...
Cette corbeille renferme ce que j'ai pu choisir de
plus élégant et de plus nouveau... Elle y trouvera
en outre les diamants de ma grand' mère, les
dentelles de ma bisaïeule...
LOUISE, l'interrompant.
Pardon, monsieur, je refuse toutes ces... nou-
veautés, pnrmi lesquelles vous avez oublié de vous
compter vous-même.
MADAME DE M ETT EM 11 T R G.
Mademoiselle Louise...
LOUISE.
Excusez-moi, madame; mais, dans ce monif-nt,
je n'ai pas le crrur... aux présents, et jn vous de-
manderai la permission de me retirer... (A d'Arm-
t'old.) Monsieur, je vous salue; viens, Gotho.
19
I(i6
LA guuttil:ue.
s et. Mi IV.
M AD ami: de mf.ttemberg,
UAKMl ELD,
d'à n M K r 1. 1> , après un silence.
Madame de Mcttoinberg?
M.xn.vMK PE mkttkmiikik;.
Monsieur d'Arnifeld ?
d'à n M r K 1. 1).
Que dites-vous de la manière dont on vient de
recevoir mes cadeaux.
MADAME DE M ETTE M C E R 0.
Oli! nhl... caprice de jeune fille... elle pensait
à autre chose.
d'au M I Ei.n.
Au roi, certainement.
M A n A ME DE SI ET T E M B E H G.
Ou h son perroquet.
d'armfeld.
Son perroquet! son perroquet!... et pourquoi
pas plutôt i moi?
M\DAME DE M ETT E M lî E UC.
Mon Dieu! parce qu'elle aura tout le temps...
quand elle sera votre femme.
D'ARMI'ELD.
Vous êtes d'un sang-froid, madame...
MADAME DE METTEMBEKG.
Et vous d'une inquiétude...
d'armfeld.
On voit bien que ce n'est pas vous qui vous ma-
riez...
MADAME DE METTEMBERG.
On dirait que vous l'êtes déjà... pourtant, vous
étiez un vert-galant dans votre jeunesse, vous qui
avez si peur...
d'armfeld.
Justement, madame, j'ai peur... parce que j'ai
fait trembler les autres. Ah! c'est que j'étais un
vrai démnn.
MADAME DE METTEMBERG.
Glorieux!... ou plutôt vaniteux... tenez... tons
les hommes se vantent...
d'à r. m F e l d.
Pas tous!... pas tous!... j'ai retrouvé dans mes
archives amoureuses certain billet...
MADAME DE METTEMBERG.
De quelque femme de peu...
d'armfeld.
Signé Gothe de Neubourg...
MADAME DE METTEMBERG.
Hein?... plaît-il?... de moi!... C'est impos-
sible !
d'armfeld, avec fatuité.
Oublieuse!
MADAME DE METTEMBERG.
El... que contenait cette épître?
d'armfeld.
Oh! pou do chose... un rendez-vous...
MADAME de METTEMBERG, vivomeiU.
Où je ne suis pas venue.
D A r. M l'E ld.
Je crois bien, on vous avait enfermée.
MADAME DE METTEMBERG.
Taisez-vous, mauvaise langue! et rendez-moi...
d'armfeld, clierrhant dans sa poche.
C'est singulier... je ne le trouve plus.
madame de METTEMBERG.
Égarer un écrit pareil, quelle imprudence!
d'armfeld.
Je l'aurai laissé sur mon bureau...
MADAME DE METTEMBERG.
N'oubliez pas de le brûler en rentrant, petit
étourdi!...
d'armfeld.
Et vous, madame, défendez, je vous prie, le dé-
pot qui vous est confié.
MADAME DE METTEMBERG.
Je vous répète qu'il n'y a pas de danger... le roi
et mademoiselle de Listai sont trop enfants pour
saimer. D'ailleurs, il est impossible que ma sur-
veillance ne porte pas ses fruits.
d'armfeld.
Je compte au moins autant sur le bruit du dé-
part de mademoiselle de Listai...
madame de METTEMBERG.
Que nous avons fort adroitement répandu.
d'armfeld.
Et comme voilà trois jours que le roi ne la voit
pas... (Apercevant le chapeau que le roi a oublié.) Que
vois-je!...
MADAME DE METTEMBERG.
Qu'avez-vous donc?...
d'armfeld.
Regardez, madame.
madame de METTEMBERG.
Eh bien, que signifie ce couvre-chef? le votre
sans doute?...
d'armfeld, montrant son chapeau.
Je n'en porte jamais deux... C'est celui du roi...
madame de METTEMBERG, tranquillement.
Ah! comment se ti'ouve-t-il donc ici?
d'armfeld.
Eh! parbleu! madame... c'est qu'il y est venu.
MADAME DE METTEMBERG.
Vous croyez?...
d'armfeld.
Voilà donc les beaux fruits de votre surveil-
lance!...
MADAME DE METTEMBERG.
Je vous délie de la prendre en défaut.
d'armfeld.
Cependant...
MADAME DE METTEMBERG.
11 n'y a pas de cependant; en me rendant à Tof-
fice, j'avais donné un tour de clef à la serrure...
d'armfeld.
Mais alors, il a donc passé par les fenêtres?
MADAME DE METTEMBERG.
Elles ne sont pas dans mes attributions,
LA GOUTTIERE.
147
d'ar mfeld.
Ah! malheureux!... ah! malheureux!...
MADAME DE METTEMBERG.
Qui?... le roi?...
D'AIiMFEI.D.
Non... moi-même... c'est moi qui suis l'inven-
teur... Avant-hier... en plein conseil... le roi s'en-
nuyait; j'ai voulu le distraire... j'ai raconté l'anec-
dote de Louis XIV visitant ^1"*= de Lamothe par les
gouttières...
MADAME DE METTEMBERG.
Vous avez fait un beau chef-d'œuvre..,
d'ar MFELD.
Je l'ai fait rire... mais je lui ai tracé le chemin...
SCÈNE V.
Les MÊMES, NICOLAS FLAXMAN.
NICOLAS, entr'ouvrant la porte.
Est-ce pas ici que loge >!"*■ Gothe?... la fille sui-
vante d'une demoiselle d'honneur?...
MADAME DE METTEMBERG.
Que lui veux-tu?... qui es-tu?
NICOLAS.
Je suis Nicolas Flaxman, garçon serrurier, qu'elle
a fait demander... pour une charnière... à votre
service.
d'aiimfeld.
Serrurier!
.mcolas.
De père en fils...
d'armfeld.
C'est le ciel qui t'envoie.
MCOLAS.
C'est donc ici ?
d'armfeld.
Quoi?...
NICOLAS.
Mademoiselle Gothe?
d'armfeld.
Il est bien question de ça!
NICOLAS.
Mais dame!
d'armfeld.
Ma chère marquise, voulez-vous mon repos et
le salut de votre nièce?
madame de mettkmbkrg.
Son salut!... Vous allez un peu bien vite dans
vos craintes, mon cher comte...
d'armfeld.
Prenez que je n'ai pas le sens commun, que je
suis un maniaque, un songe-creux, et faites mettre
une grille, par cet homme, h cette fenêtre...
NICOLAS, à lui-même.
Il paraît qu'il veut me donner de la besogne...
bravo !
MADAME de M E TT EM B I- R G.
Si cela seul peut vous maintenir en quiétude...
Je ne vous aurais jamais cru si visionnaire... i)Oiir
un chapeau!
d armfeld.
Morbleu! mais il y avait une tète sous ce cha-
peau, madame! la con>ptcz-vous pour rien?
madame de METTEMBERG.
Bast! Lnfin, il faut vous satisfaire. (A Nicolas.)
Mon ami, tu vois bien cette fenêtre? tu vas me la
griller.
NICOLAS.
Avec plaisir, madame.
d'armfeld.
Mais tout de suite.
NICOLAS.
Tout de suite. La marchandise est prête, il ne
s'agit plus que de choisir et de poser ; justement
j'étais là-bas à faire la même opération aux cui-
sines.
MADAME de METTEMBERG.
Allons, mon cher comte, il est temps de nous
rendre auprès de la reine mère.
d'armfeld.
Hélas! oui... (A Nicolas.) Dans un moment, je
reviendrai te voir travailler.
NICOLAS.
A votre aise!
d'armfeld, revenaiit.
Ah! j'oubliais... un tour de clef à cette chambre
où la belle Louise s'est retirée, et dont la croisée
n'a pas de gouttière, heureusement!... Vous per-
mettez?
madame de METTEMBERG.
Comment donc! c'est votre affaire; mais aux
précautions que vous prenez...
d'armfeld.
Eh bien !
madame de METTEMBERG.
Ma foi, je ne réponds plus de rien... Venez...
(Es sortent.)
SCÈNE VI.
NICOLAS, seul.
En attendant, ils ne m'ont pas dit où était
M"" Gothe. Si je faisais usage de mou gosier de
rossignol? Gothe ne peut pas être loin, c'est bien
à, une fenêtre comme celle-là que je l'ai vue tout
à l'heure... et dès qu'elle reconnaîtra les organes
de son Nicolas, elle accourra, c'est sur... Allons!
(Il cbante.)
SCÈNE VII.
NICOLAS, GOTHE, on dehors.
GOTIIE, appelant.
Nicolas! Nicolas!
NICOLAS.
KUe m'appelle, elle m'a entendu.
GOTII E.
Est-ce toi , Nicolas?
NICOLAS.
Moi-même I muis où cs-tu doue?
l/j8
LA GOUTTIERE.
(. o T II i:.
Dans la cliunibri; ;\ (jauclic, où nous sommes cn-
fermûes...
M CD LA S, allant à la poilc.
Coiniut'nt, cnfL'iniL'i's! ah! quel dommage! je ne
pournii donc pas te voir?...
UOTIIK.
Dame! à moins que ce ne soit par le trou de la
serrure. Mais (pie nous sommes bûtes !... tu n'as
(pi'à ouvrir la porte...
MCOLAS.
11 n'y a pas de clef.
GOTIIE.
Eh bien, est-ce que tu en as besoin?... Est-ce
que tu ne sais plus ton métier?
MCOLAS.
Tiens, c'est juste, moi qui n'y pensais pas. Ce
que c'est que d'ôtre serrurier ! (Il ouvre, Goilie sort,
il l'embrasse. J Ma chère Gothel
GOTIIE.
Mon bon Nicolas!... tu as donc reçu mon petit
mot?
NICOLAS.
Lui-mùme.
COTHE.
Et tu es vite accouru ! c'est gentil de ta part.
D'abord, tu nous as délivrées... ensuite, mademoi-
selle va peut-ùtre se marier... et je veux faire
comme elle ; arrange-toi pour ça.
NICOLAS.
C'est ton idée?... comme ça se trouve, c'était la
mienne aussi... tout me réussit en ce moment...
même mes maladresses...
GOTUE.
Plaît-il?...
MCOLAS.
L'autre jour, dans la forêt, j'entends galoper der-
rière moi, c'était un cheval qui avait le mors aux
. dents. La peur me prend. Je veux m'en sauver...
je me flanque par terre, je me crois flambé... pas
du tout, le cheval s'arrête tout court, et il se trouve
que j'ai fait une belle action... C'était notre jeune
roi qui était sur le cheval, j'avais sauvé la monar-
chie... en déchirant mon pantalon.
GOTUE.
Et Ton te récompense?...
MCOLAS.
D'une belle bourse... toute pleine... On a cru que
c'était du dévouement... c'était de la peur... i^Pen-
dant ces paroles, il est allé à la fenêtre et s'est mis à
prendre des mesures.)
GOTIIE.
Eh bien!... tu me laisses là?... que fais-tu donc
à cette fenêtre?
NICOLAS.
Je suis né coiffé, parole d'honneur! cinq pieds
et demi sur quatre un quart, juste celle que j"ai
en bas... Je m'en vais la faire monter.
G or HE.
Quoi donc?
NICOLAS.
Mais la commande de la vieille dame... une grille
pour cette fenêtre.
GOTIIE, à part.
Oh! mon Dieu! et le roi qui doit revenir par là.
(Haut.) Comment! tu vas nous griller?
NICOLAS.
C'est une commande.
GOTIIE.
Et moi, c'est une défense que je te fais.
NICOLAS.
Ne dis pas cela, je t'en prie.
GOTHE.
Pourquoi, s'il vous plaît?
NICOLAS.
Parce que je ne pourrais pas t'obéir.
GOTHE.
Comment, monsieur!...
N I C O L A s.
Réfléchis donc, une commande!... Un autre, à
mon refus, ferait la besogne, aurait le profit... il
vaut bien mieux... (Appelant par la fenêtre. J Ho! hé!
là-bas! brrrr! montez la grille!
GOTHE.
Tu oses!.,.
NICOLAS.
Veux-tu que je perde la pratique du château!...
D'ailleurs, une croisée... c'est pour donner du
jour, de l'air à une chambre... une grille n'em-
pêche rien de tout cela.
GOTHE.
N'empêche rien... n'empêche rien...
NICOLAS.
Est-ce que vous en auriez besoin pour autre
chose?
GOTHE.
Monsieur Nicolas !
NICOLAS.
Dame! la gouttière est large, tu es gentille, et
cette inimitié que tu montres pour un objet d'art
qui ne peut avoir d'autre inconvénient que de vous
préserver des amants et des matous...
GOTHE.
Est-ce que tu serais jaloux, par hasard?
NICOLAS.
Moi? ah! bien, oui! Seulement, j'étranglerais
volontiers le premier qui te dirait des douceurs...
(Ici deux ouvriers apportent la grille.) Ah ! vous voilà,
vous autres. Posez-la près de cette fenêtre, étaliez
achever votre nesogne en bas. (Les ouvriers sortent,
après avoir obéi.)
GOTHE.
Ainsi, tu persistes? Un amant qui vous enferme !
Fi! monsieur! fi!
NICOLAS.
C'est pour t'habituer au mari.
GOTUE.
Mais c'est affreux! c'est abominable!
NICOLAS.
Quoi donc?... de mettre eu sûreté un trésor?
LA GOUTTIÈRE.
149
COTHE.
Quelle indignité I
MCOLAS. .
Mais non, rien ne me parait mieux inventé que
le grillage.
GOTHE.
Je vais trouver mademoiselle, et nous verrons.
NICOLAS.
Embrasse-moi.
GOTHE.
Ne m'approchez pas! Je vous déteste. (Elle sort.)
SCÈNE VIII.
MCOLAS, puis LE ROL (La nuit vient
petit à petit.)
NICOr.AS,
Elle m'en veut, elle est furieuse... ah! oui-da!...
raison de plus pour que je me hâte de poser cette
grille. (Il se remet à la besogne.) Le vieux n'a pas une
si mauvaise idée... il y a du louche là-dessous,
et il vaut mieux prendre ses précautions avant
qu'après. (Il commence à travailler à la fenêtre.)
LE ROI, paraissant en magicien sur la gouttière.
Que fais-tu là?
NICOLAS, effrayé.
Ah! mon Dieu! un fantôme !... une apparition !
Satan peut-être!
LE ROI, ôtant son bonnet et sa fausse barbe.
Rassure-toi, je ne suis pas tout à fait si diable
que j'en ai l'air.
NICOLAS.
Diou me pardonne! c'est notre jeune roi! Eh
bi('n, au premier coup d'oeil, je n'aurais jamais cru
que votre royaume était de ce monde.
LE noi.
Tu me reconnais, attends donc... n'es-tu pas
l'ouvrier qui s'est précipité au-devant de mon
cheval?
NICOLAS.
Ne confondons pas, je suis tombé tout bêtement.
LE ROI.
N'importe, tu n'en as que plus de mérite. Main-
tenant, livre-moi passage!
NICOLAS, faisant un mouvement respL'ctueui de
retraite, puis se ravisant.
Ali! diable! c'est que justement, on m'a or-
donné de poser cette grille (Il la montre.) pour vous
empùchur di; passer.
LE ROI.
Comment! toi qui m'as sauvé la vie, tu oserais
me laisser sur une gouttière? (Lui jetant une bourse.)
Tiens, voilà la clef de ta serrure.
NICOLAS, vivement.
Donnez-vous donc la priiie d'entrer.
LE ROI, sautant dans la chambre.
C'est bien licurcux.
SCÈNE IX.
Les Mêmes, LOUISE, GOTHE.
GOTHE, entrant la première.
Venez, venez, mademoiselle, venez parler à
M. Nicolas. (Apercevant le roi.) Tiens! il n'est pas
seul !
LOI' I SE.
Le roi! (Elle court à lui.) Moi qui croyais, d'après
ce qu'est venue me conter Gothe, que tout chemin
vous était fermé.
LE ROI.
Oui, mais monsieur... Nicolas n'a pas hésité
entre le rôle de notre bon ou de notre mauvais
génie, et me voici, fidèle à ma parole.
NICOLAS, bas à'Gothe.
Fallait donc me prévenir que mademoiselle at-
tendait quelqu'un.
G OTIIE, sèchement.
Je vous défends de me parler.
LE ROI, ouvrant un paqnel qu'il a jeté sur une chaise
en entrant.
Voilà le costume que je vous apporte.
LOUISE.
Oh! qu'il est joli! et combien j'aime mieux
cela que les présents de noce de M. d'Armfeld.
LE ROI.
Nous n'avons pas un moment à perdre, allez
vite vous habiller, je vous attends.
LOUISE.
AIR :
Ah! quel plaisir nous promet cette fête!...
LE ROI.
Vous en serez la reine, assurément!
N I COLA s.
Pendant ce temps, moi, près de ma conquête...
(Il veut prendre Gothe par la taille.)
GOTHE, le repoussant.
Vous tomberez à genoux humblement.
LOUISE.
Comme bientôt je m'en vais rire
De mon vieux futur si jaloux.
Qui croira qu'ici je soupire
Enfermée et sous les verrous...
ENSEMBLE.
LE ROI.
Allez, ma gentille compagne,
Mettre ces habits élégants.
Et faisons-leur voir ce qu'on gagne
A vouloir enfermer lus gens.
LOUISE.
Oui, votre joyeuse compagne,
Court mettre ces ajuslouionLs :
Bientôt, ils verront ce qu'on gagno
A vouloir enfermer les gens.
MCOLAS ET GOTUE,
Que le plaisir les accompagiio,
Cl's deux beaux et charmants enfants.
Bientôt, on verra co qu'on gagne
A vouloir onformur les gens.
150
LA GOUTTIERE.
NICOLAS à GolllP,
Tu mo pardonniiras ma (çr'l'u*
r.OTHE.
Vous, jaloux ! quel vilain travers!...
M COLA s.
Alt ! la clômenco on (on œil brille,
Lo serrurier veut mourir dans tes fers.
i.F. noi, :\ Louise.
Partez, pour revenir plus vite.
(Retenant Gothe.)
Toi, rattache un peu mon rabat...
(Il l'embrasse.)
NICOI. \S.
Que faites-vous donc?
l.V. ROI.
Moi? j'arquitte
Les .services rendus... à l'Étal...
(Louise et Gothe sortent.)
SCËNE X.
LE ROI, NICOLAS.
NICOLAS, se grattant l'oreille.
A l'État!... à l'État!... ce n'est pas au mien...
état... toujours...
LK ROI.
Que veux-tu dire?...
NICOLAS.
Que si vous récompensez ainsi la femme quand
le mari vous rend service... je suis bien votre ser-
viteur... je vas sceller la grille.
LE ROI, l'arrêtant.
Je te le défends!... Eh quoi! tu te fâches...
pour un baiser!...
NICOLAS.
Pour un baiser!... Que voulez-vous donc que
j'attende poui- me fâcher?
LE ROI.
Ne vois-tu pas que celui-là n'est que de... cir-
constance.
NICOLAS.
De circonstance?
LE r.oi.
Sans doute. Gothe me rattache mon rabat; je
vois près de mes lèvres un joli visage : naturelle-
ment... je l'embrasse... On ne peut guère faire
autrement.
NICOLAS.
Ah! oui-da!...
LE ROI.
Ce n'est qu'un accident, et... tu n'as rien à dire.
N I c 0 L A s.
Bien ! bien !... Mais de peur d'accident...
LE ROI, l'arrêtant.
Décidément tu manques de logique, Nicolas;
qui dit accident, dit une chose qui n'arrive qu'une
fois...
M COLAS.
Une fois, bien sur?... Et vous n'y reviendrez
plus?...
Je n'ai pas tous les jours des rabats à me faire
rattacher.
NICOLAS.
Vous pourriez en faire venir la mode.
LE ROI.
Eh bien! dans ce cas, je te promets de m'adres-
ser à une autre, à ma jolie petite Louise.
NICOLAS.
Bien vrai! Oh! alors, je crois que je puis sans
danger ne pas sceller la grille.
LE ROI.
Eh! sans doute!... nigaud!... Et dire qu'on fait
tout pour m'empêcher de la voir, de me rappro-
cher d'elle!... Encore aujourd'hui l'invention de
cette grille!... Ils m'ont donc espionné, suivi!...
Cependant je suis le maître ici, ils me le disent
tous!
NICOLAS.
Oui, mais un maître qui a un gouverneur!
LE ROI.
Ne suis-je pas un grand prince? Ne le disent-
ils pas tous encore?...
NICOLAS.
Oui , mais un grand prince pas plus haut que
ça!...
LE UOI.
La grandeur ne se mesure pas à la taille!...
Et... nous verrons !
MCOLA S.
Ah! si j'étais à votre place !
LE ROI.
Que ferais-tu?...
NICO LAS.
Je ne quitterais pas celle que j'aime un seul
moment.
LE ROI.
Je ferai comme tu dis.
NICOLAS.
Et si je savais qu'on eût ordonné à un serviteur
de mettre une barrière entre elle et moi...
LE ROI.
Que ferais-tu encore?...
NICOLAS.
Air:
Si j'étais roi I
J'ordonnerais au serrurier rebelle.
De n'obéir jamais qu'à moi.
Si j'étais roi !
Et pour mieux provoquer son zèle,
J'emplirais d'or son escarcelle,
Si j'étais roi !
LE ROI.
Je suis le roi !
Et je t'ordonne, ô serrurier rebelle,
De n'obéir jamais qu'à moi!
Ce sont mes lois.
Et, pour mieux provoquer ton zèle,
Je...
(Ici , le roi fouille dans sa poche; Nicolas tend
LA GOUTTIERE.
151
I
I
vivement la main. Le roi, un yen confus, retire
la sienne vide, et prenant son parti:)
J'emplirai d'or ton escarcelle...
Une autre fois !
MCOLAS, réfléchissant.
Ah! diable!
LE KOI.
Qu'as-tu donc?
NICOLAS.
On va voir que je n'ai pas fait ma besogne, ot
l'on en chargera un autre. Oh! une idée! si je
scellais la grille... sans la sceller... de manière
qu'elle en eût l'air seulement, et qu'elle pût
s'ouvrir et se fermer à volonté comme un volet!...
LE ROI, sautant de joie.
Admirable! (Avec gravité.) Nicolas, je n'aurai
jamais d'autre serrurier que toi.
NICOLAS.
Vite, à l'ouvrage!... (Il va prendre la grille, fait
quel(iues pas en la portant, puis la laisse retomber.)
Air :
Mais, sous le poids, ma force cède !
LE ROI.
Comment?
NICOLAS.
Ces barreaux sont trop lourds !
(Essayant encore.)
Vraiment, il me faudrait un aide...
LE ROI.
Eh bien!.., je t'offre mon secours!...
NICOLAS.
Quoi ! vous m'offrez votre royal secours !...
(Ils transportent la grille.;
Ne lâchez pas, la charge est bonne ;
En route, il ne faut pas rester.
LE ROI.
fout lourds qu'ils sont, le sceptre et la couronne
Seront, je crois, moins pesants à porter.
NICOLAS.
Quel honneur, quand j'y pense !
Est-il gentil, est-il mignon !
Pour un serrurier, quelle cliance !
Avoir un roi pour compagnon !
LE ROI , écoutant.
Mais, chut!... du bruit!... O ciel! que fiaire?
En ces lieux, on vient me chercher!...
Je crains que la reine, ma mère...
Où me cacher?
NICOLAS.
Non! non! au diable les cachettes!
Prenez ce tablier,
Et puis ma veste, et ces gâchettes.
Prenez surtout un peu l'air du métier ,
L'allure enfin et les mines coquettes
De Nicolas, le galant serrurier :
On nous croira le maître ot l'ouvrier.
K N S K M B I. E.
n'fiulanl que le roi achève de se déguiser, et JSicolas de
poser la grille.)
Quel honneur, quand j'y pense !
Est-il gentil, etc.
LE ROI.
Quel honneur! quelle chance!
Je suis serrurier, quel renom !
Mais un roi peut bien, je le pense,
Se montrer fort bon compagnon !
SCÈNE XI.
LE ROI, déguisé, D'ARMFELD, MCOLAS.
d'armfeld, à Nicolas.
Lh bien, as-tu fini?
MCOLAS.
Oh! maintenant, monsieur le comte, vous
pouvez ôtre bien tranquille; mon jeune compa-
gnon et moi, nous avons fait de la bonne besogne,
et il faudra que les amoureux prennent un autre
chemin s'ils veulent arriver jusqu'ici.
d"aiimfeld, à part.
Les amoureux!... Ce malotru soupçonnerait-il
mes craintes? Allons, me voilà compromis avec
un manant!...
MCOLAS.
Derrière une grille comme celle-là, si bien
scellée, les filles d'honneur pourront dormir sur
leurs deux oreilles, le roi ne pourra pas venir les
réveiller.
n'A n M V ELI), à part.
Allons, décidément le butor a tout compris.
I NICOLAS, au roi.
j N'est-ce pas, compagnon?
LE ROI , bas.
Prends donc garde! tu vas me faire reconnaître.
d'armfeld, à part.
Trompons l'instinct de ce jeune cjxlope. (Haut.)
Quelles billevesées, l'ami, t'es-tu mises dans la
tête?... songer aux filles d'honneur de la reine!...
Non , non , le roi respecte trop sa mère pour
cela.
NICOLAS, à part.
Oui! croyez au respect quand l'amour vous a
pincé le cœur!...
d'armfeld.
Ah! si tu disais les filles de service de ces de-
moiselles... il en est de jolies, de piquantes...
celle de mademoiselle Louise de Listai , par
exemple.
I.I-: ROI, à pail.
Aïe!... aïe!...
NICOLAS, quittant son travail.
Quoi, monseigneur! vous pensez que si le jeune
roi se glisse quelquefois dans le ({uartier des filles
de la reine, c'est pour Cotlie?
d'à 11 M I El. D,
Il faut bien fiuc ce soit pour quchiu'uii. l'.iitre
nous, je l'ai surjn'is un jour lui doniiaiii un
baiser.
M(;OL\S.
Un baiser!..
M- lio 1 , .1 pari.
Kb bien, il ne nu'iit |ias mal pour un gouver-
neur!
15:
LA COUTTIKUE.
NICOLAS , avpc rase.
Oh !... moi aussi, je l'ai suii)ris!... r:i fait deux
baisers !
d'aiimi- Ei.D, à part.
1,0 rustre est tout h fait dépaysé
MCOI.AS, au roi.
Conipap;non?...
LK noi, bas.
Vous faut-il quelque chose, maître Nicolas?...
NICOLAS, bas, fiirieui.
Vous avez entendu... il y a eu deux accidents!...
i.K noi, bas.
Un seul, je te le jure!
NICOLAS.
Sud'it! suffît!...
LK ROI, à part.
Il est capable de faire quelque sottise.
M COLAS, bas, au roi.
Je n'attendrai pas le troisit'>me.
LE noi, bas.
Mon petit Nicolas?...
NICOLAS, lie même.
Non.
LE ROI, bas.
Mon bon Nicolas...
NICOLAS, (le même.
Non... dans cinq minutes tout sera bâclé!... et
pour m'cmpêcher de faiblir... (Haut, à d'Armfeld.)
Monseigneur, vous êtes ici dans un bois... vous
ûtcs entouré de brigands.
d'armfeld.
Je suis entouré!...
NICOLAS.
Oui, la grille n'est pas scellée.
d'armfeld, courant à la grille.
Hein?...
LE ROI, bas, à Nicolas.
Silence, malheureux!
d'armi'ELD, à la grille.
Et qui t'a cmpCclié de faire ce travail que je
t'avais commandé?
NICOLAS.
C'est...
LE ROI, bas, à Nicolas.
Si tu me nommes, tu es mort!
d'armfeld.
Répondras-tu?...
NICOLAS.
Dame... monseigneur... c'est... c'est... un es-
prit... un démon... et bien malin encore... qui est
tombé du ciel... un magicien qui m'est apparu à
cette fenêtre, et qui m'a commandé tout le con-
traire... de votre commande.
d'armfeld.
Misérable! quel conte me fais-tu b'i?... si d'ici
à un cpiart d'heure ta besogne n'est pas achevée,
je tp fais mourir sous le bâton...
NICOLAS.
Oh! soyez tranquille, (-lie le sera. (A part.) Un
baiser passe; mais deux!...
le KOI, bas, à Nicolas.
Ah! c'est comme c^a! Kh bien! tu ne m'attra-
peras pas, Nicolas!... et tant pis s'il t'arrivc mal-
lieur !... (Enfonçant sa casquette sur ses yeux, écartant
vivement Nicolas, <ît s'approchant de d'Armfeld. Haut.
Illésant et b(''gayant pour d(!'guiser sa voix tout le temps
qu'il reste en présence de d'Armfeld.) Mon... mon...
monsieur le comte, je viens de eau... eau... causer
avec ma con... conscience.
d'armfeld.
Imi voilà un qui prononce mal ! on voit bien qu'il
n'a pas eu de gouverneur!
LE ROI.
Et elle m'ordonne de vous dire que cet homme
vous trompe.
d'armfeld.
Lui!
NICOLAS, à i>art, stupéfait.
Il m'accuse! (Haut.) Tromper monseigneur...
moi, naïf serrurier!... trop naïf!
d'à RIIFELD.
Comment me tromperait-il?... en avouant qu'il
m'a trompé?...
LF. ROT.
Oui, il avoue... mais pour mieux surprendre
votre confiance... la grille n'est pas scellée; mais
elle ne le sera pas.
NICOLAS.
Je jure bien que si, par exemple!
LE ROI, appuyant.
Elle... ne... le... sera pas!
d'armfeld.
Ah!
le roi.
Car il s'entend avec notre jeune roi.
NICOLAS.
C'est trop fort!... j'aimerais mieux m'entendre
avec le diable !
le roi, continuant.
Oui, oui, il s'entend avec lui... le roi l'a su-
borné ; et la preuve... (Passant lestement derrière Ni-
colas et enlevant, de sa poche, la bourse qu'il lui a don-
née.) Voilà la bourse qu'il en a reçue.
NICOLAS, f urieux , à part.
Oh! le petit serpent! il me dévalise! Fréquentez
donc des gens qui ne sont pas de bonne condition.
d'armfeld, qui a pris la bourse et l'a examinée.
L'enfant dit vrai!... marcjuée au chiffre royal!
(A Nicolas.) Traître! on te l'a donnée, ou tu l'as
prise, choisis.
NICOLAS, reprenant vivement la bourse.
Donnée!
d'armfeld.
C'est la même chose! et un cachot t'appren-
dra...
NICOLAS.
C'est pour ça que vous me donnez à choisir! (A
part.) Me voilà joli gar(:on ! (Haut.) Grâce, M. le
comte!... Oui! je voulais d'abord manquer à ma
commande...
LA GOUTTIÈRE.
153
LE ROI , à d' A rmfeld.
Vous l'entendez!.,.
NICOLAS.
Mais c'était pour obéir à mon souverain... Je
vous le demande, pouvais-je désobéir à mon sou-
verain ?
LE ROI, bas, à >'icolas.
Eh! que fais-tu donc, animal?
NICOLAS, continuant.
Pouvais-jc croire qu'il serait capable...
LE ROI.
Ne l'écoutez pas, monseigneur, il cherche à em-
brouiller la question; parce qu'il est coupable (A
part.) et stupide ! (Haut.) Et pour le punir d'une
manière plus terrible même que le cachot, il suf-
fira de le chasser loin de votre personne éminente,
en me chargeant, moi, son petit compagnon, de la
besogne.
NICOLAS.
Ah ! elle sera bien faite.
LE ROI.
Je m'en vante.
NICOLAS.
Vous verrez comme il s'en tirera! un paresseux,
un bon à rien !
LE ROI.
Parce que je n'ai pas voulu vous aider dans votre
crime.
NICOLAS.
C'est trop fort, par exemple, vous qui...
d'à RM KELD.
Tais-toi... je goûte l'avis du petit bonhomme.
NICOLAS.
Il est drôle, son avis!
LE ROI.
Puisque monseigneur le goûte, qu'as -tu à
dire?...
NICOLAS.
Eh bien, j'ai à dire à, monseigneur...
d'à RMFELD.
J'en sais assez.
LE ROI.
Nous en savons assez.
NICOLAS.
Ah ! j'enrage! M. le comte, c'est dans votre inté-
rêt... écoutez-moi.
d'aumfeld.
l'as un mot de plus.
NICO LAS.
Mais...
le noi, imitant d'Annfeld.
l'as un mot déplus! tu manques de respect à
monseigneur.
NICOLAS, à ijait.
Quelle situation! mon Dieu!
d'à RM lELD.
Snrs d'ici , niis(;rable, en rendant grâce, à, nui
bonté et en remerciant ton compagnon qui m'a
conseillé l'indulgence.
III.
le hol
Oui, remercie-moi
NICOLAS, furieiii.
Jamais! je vous maudis!
d'à RMFELD.
Insolent! prends garde de lasser ma patience.
LE ROI , de même.
Oui. Prends garde!
NICOLAS, sur un geste de d'Armfeld.
Je m'en vas... je m'en vas, monseigneur... (A
part.) Le laisser ici près de Gothe!... Oh! je re-
viendrai!
LE ROI, le suivant et le poussant.
Sans adieu, maître Nicolas...
SCÈNE XII.
D'ARMFELD, LE ROL
LE ROI, revenant vers d'Armfeld.
Enfin, nous en voilà débarrassés!
d'à RM FELD.
A-t-on vu un drôle comme ce Nicolas! pousser
la perfidie jusqu'à me dire la vérité!...
LE ROI.
C'est indigne!... Je gage bien qu'on ne verrait
jamais ces choses-là à la cour.
d'armfeld.
Si fait, si fait, souvent... mais tu es un brave
garçon, coi... et tu vas...
LE ROI.
Oh! soyez tranquille; ce que je ferai ne se dé-
fera jamais!
d'armfeld.
Notre jeune roi se croit bien malin... Eh bien !
je le suis encore plus.
LE ROI.
Vous ! c'est-à-dire que vous êtes pétri de finesse,
depuis les pieds jusqu'à la nuque.
d'armfeld.
Cet enfant se connaît déjà en hommes !
LE ROI, continuant.
Pourtant, faudrait pas encore trop vous y fier:
il est si astucieux, notre monarque!
d'à RMFELD.
Oh! je lui défends bien de m'attraper, à présent!
d'abord, tu vas te mettre sur le champ à la be-
sogne.
LE ROI, erabarrassi''.
Certainement! certainement... que je vas...
d'à R m F E L D.
Et pour plus de sûreté, c'est sous mes yeux que
tu travailleras.
LE ROI, clTrayé.
Sous vos yeux... (.\ part.) Miséricorde! mais il
va voir que je ne fais rien du tout!
d'à r m F I r. D.
A l'ouvrage!
i.r n<M.
J'y suis, monseigneur... (A part.) Juiuierais en-
core mieux être dans lu salle du conseil! (Tonrnanl
•20
m
LA C.OUTTIKIIE.
et retournant les outils de Nicolas.) CoiiiiiieiU niu ser-
vir de ces niachiiies-là'.'...
D'An M F EL D.
Allons, allons, je suis pressé!
LE noi.
\raiiiu'iit 1 cil' l)ien alors, ne vous gCncz pas ;
que vous soyez là ou que vous n'j' soyez pas, ça
ira... tout aussi bien d'abord... il vaut môme mieux
que vous n'y soyez pas.
n'AiiMKELD, sévèremeut.
Tu crains mes regards?....
LE KOI , vivement.
Moi 1 vous allez voir! vous allez voir! (A part.;
Qu'est-ce que je vais lui faire voir, mon Dieu?...
d'à r m l' E L D , avec iuipatieuce.
J'attends!
LE ROI, prenant un marteau.
Voilà! voilà! (A part.) Bah! je taperai coinnie
un sourd. (Frappant et lâchant leiuarteau.) Aie! aïe!
d'armfeld.
Eh bien ! maladroit ! c'est sur tes doigts que tu
frappes!... Est-ce que Nicolas aurait eu raison?...
ne saurais-tu rien faire?... Je te donne une demi-
heure pour finir... ou sinon..,
LE ROI, à part.
11 me donnerait tout le temps de mon règne
que... Et le bal qui va commencer!... Et Louise qui
va venir!... Oh! décidément, il faut qu'il s'en
aille.
d'armfeld, tirant sa montre.
^ oyons, il est... (A part.) Ah! diable! l'heure de
mon service... Et mon costume de bal à mettre!
et ce petit drôle à surveiller!... comment faire tout
cela à la fois?...
LE ROI, à part.
Comment le mettre dehors par les épaules?...
(Sautant de joie tout à coup.) J'ai trouvé... j'ai trou-
vé !...
d'armfeld.
Quoi donc?...
LE ROI.
L'outil que je cherchais. (Il tire une feuille de pa-
pier et un crayon de sa poche et se met à écrire en se
cachant de d'Armfeld.)
d'armfeld.
C'est heureux ! (A part, se grattant l'oreille.) Moi,
je n'ai rien trouvé du tout.
le ROI, pliant lu papier, à part.
Et maintenant, mon cher gouverneur va me cé-
der la place.
d'armfeld, se giattant toujours.
C'est singulier... j'ai beau réfléchir...
LE ROI, s'approchant de d'Armfeld.
Pardon, excuse, M. le comte, voici un ))oulet
pour vous... qui flânait dans ma poche... histoire
d'oublier... et qui a été apporté par un domestique
tout petit... tout petit...
d'à R M F E L D , prenant le papier.
Un billet pour moi!... (Lisant.) «Le roi vous
.( attend dans son cabinet... Signé Maximilien. »
(A lui-mèuie.) C'est bien l'écriture du prince...
Diable!... il faut que je m'éloigne... que je laisse
à la merci de son audace... (Partant d'un éclat de
rire.) Ah! ah ! ah ! puisque je vais le trouver dans
son cabinet... je n'ai pas à craindre sa présence
ici... malgré toute sa puissance, mon jeune maître
ne peut pas être double... que j'étais simple!
(Au roi.) Je suis forcé de m'éloigner.
LE ROI , à part.
Je l'espérais bien...
d'à r m F E L D , continuant.
Toi, termine proinptement, et tu seras récom-
l)ensé. (Il sort.)
SCÈNE XTII.
LE ROI, seul.
En déroute, mon gouverneur! en déroute, Ni-
colas! en déroute tous mes ennemis! Je triomphe!
je suis heureux comme... Eh ! parbleu !... comme
un roi! Oui; mais cette i;rille... Eh! que m'importe?
puisque rien ne m'empêche aujourd'hui d'emmener
Louise au bal!... elle va venir!... hâtons-nous de
nous débarrasser de tout cet attirail... (Il jette la cas-
quette, le tablier et la veste. Ecoutant.) Mais j'entends
monter quatre à quatre... Je tremble... Ah ! c'est
N'icolas !
SCÈNE XIV.
LE ROI, NICOLAS.
NICOLAS , entrant.
Ouf!... j'arrive à temps!
LE ROI.
Ah! te voilà encore, tu oses! artisan... de... de
désordre.
NICOLAS.
Au contraire!... je suis pour l'ordre... je viens
pour remettre tout en ordre.
LE ROI,
Tu viens pour recevoir le châtiment ique tu mé-
rites... (11 le prend par l'oreille.)
NICOLAS, avec dédain.
Tirez, tirez, sire ! si ça vous fait plaisir ; mais
rien ne m'empochera de supprimer des baisers...
LE ROI.
Imbécile ! ne vois-tu pas que c'est un mouve-
ment machinal.
NICOLAS, stupéfait.
Machinal !
LE ROI.
Tu les as donc bien sur le cœur?...
NICOLAS.
Oh : cent fois plus que Gothe sur ses joues?...
LE ROI.
Eh bien !... on les reprendra...
NICOLAS, vivement.
Par exemple !
LE ROI.
Que veux-tu donc alors?... car vraiment, on ne
sait comment te satisfaire. Mais c'est assez plai-
LA GOUTTIERE.
155
santer ; mon gouverneur t'a fait un conte pour
te mettre de son parti. Tu sais que je viens ici
pour mademoiselle de Listai, et non pour made-
moiselle Gothe. Tout roi que je suis, je ne peux
pas danser avec tout le monde. Je n'ai embrassé
10 II amoureuse ni deux fois, ni trois fois; mais une,
ft je n'y pense pas plus qu'au grand Turc. Je pour-
rai l'embrasser encore...
M COI. A s.
Plaît-il?...
LE noi.
Sans y penser davantage... Loin de te fûcher,
ça doit te faire plaisir, puisque ça prouve qu'elle
( --t jolie !
NICOLAS.
Merci bien !
LE ROI.
Et après des explications si franches, où je me
suis montre!'... si bon prince, tu vas me demander
pardon, à l'instant, si tu n'es pas un imbécile 1
NICOLAS.
Au fait... j'y pense... vous ôtes le roi do Bavière,
et vous ne pouvez pas aimer une simple bava-
roise !
LE ROI.
Ml I... tu comprends, enfin !...
NICOLAS.
Oui, oui, et je consens à vous servir à deux con-
ditions : c'est que vous me nommerez serrurier du
château à perpétuité, et que vous ne ferez jamais
monter Gothe sur le trône.
LE ROI.
Jamais! je te le promets... Mais Louise tarde
bien.
SCftNE XV.
Les Mêmes, LOUISE, GOTHE.
LOUISE, CD parure de bal masqué.
Me voilà !
LE ROI.
Dieu! qu'elle est jolie ainsi!...
LOIISE.
Vous trouvez?...
LE no T.
Regarde donc, Nicolas. ( 11 continue à causer bas
avec Louise.)
NICOLAS.
Pardon, sire, mon œil est occiipi; pour lo
moment.
r, OTHE, fâchée.
Occupez-vous de poser votre grille.
MCOLAS.
Tu l'as donc toujours sur le cœur? Eh bien!...
pour te la rendre plus légère, elle tournera...
comme une girouette.
COTIIE.
Comme votre tète, alors.
MCOLAS.
Oir.... pour celle-là... lixée, de ton cùté,ctpour
toujours. Mais je descends et je remonte tout de
suite.
GOTHE.
Où allez-vous donc ?
NICOLAS.
Chercher des pivots et des gonds.
GOTHE.
Pour VOUS fixer?
NICOLAS.
Pour te fixer... je reviens. (Il sort nn moment.)
GOTHE , à Louise.
Eh bien! mademoiselle, vous ne partez donc
pas?
LE ROI.
Tiens, c'est vrai! Gothe a raison. Nous restons
là à causer... comme si le bal ne nous attendait
pas. Mettez vite votre loup, moi mon masque, et
partons.
NICOLAS, en dehors.
C'est affreux!... c'est abominable!...
LOlISE.
Ah! mon Dieu!... quel est ce bruit?...
GOTHE.
C'est la voix de Nicolas.
LE ROI.
A qui en a-t-il encore?...
NICOLAS, entrant, une lettre à la main, à Gothe.
Perfide! traîtresse!... vous ne pouvez plus me
tromper maintenant, j'ai des preuves.
LE ROI ET GOTHE.
Des preuves?
NICOLAS.
Oui, ce billet que je viens de trouver dans
l'escalier.
GOTHE.
Un billet !
NICOLAS.
Oui, oui, signé Gothe en toutes lettres, pour
donner un rendez- vous... le rendez-vous du
baiser, sans doute.
LE ROI, arrachant le billet.
Un rendez-vous, à moi? (Après avoir lu.) Ohl
quel bonheur! nous sommes sauvés!... Louise,
vous n'épouserez pas M. d'Armfeld , et c'est à
Nicolas, à lui que vous le devrez. Ah! mon ami, il
faut que je t'embrasse !
NICOLAS.
Doucement! doucement!... Envoyez des baisers
à votre peuple du haut de votre balcon, si vous
voulez; j'en prendrai ma part, si ça me convient;
mais de près... respectez votre victime.
i.orisE.
Que signifie?...
i.K noi.
Ça signifie que cette, lettre est bien signée
Gothe!...
GOTIIE.
l'ar exemple!...
LE ROI.
Mais Gothe... de Ncubourg !
150
LA GOUTTIÈRE.
1,01 ISH,
Il serait possible'.... niu tante!...
NICOLAS.
Alil I)ali! la vieille daine!...
i.K noi.
Oui, elle-mùme, et le rendez-vous est pour mon
cher gouverneur.
I.OLISE.
Oh! que c'est drùle!...
COTIIE.
Kh bien! qu'est-ce que vous dites de cela,
monsieur Nicolas?...
NICOLAS.
Je dis que je suis, dans un autre genre, un ("tre
tout aussi inconvenant... que le vieux monsieur.
LK noi, avec un sérieiii comique.
Ah ! il voulait vous épouser, vous, Louise, lors-
qu'il entretenait un commerce coupable et... ori-
ginal avec une douairière!... Mais c'est tout à fait
scandaleux, cela!...
LOUISE.
C'est abominable !
LE ROI.
Rassurez-vous : un roi est le gardien naturel des
bonnes mœurs de son peuple... j'y veillerai. Allons
au bal. (Il ouvre la porte et la referme vivement.) Ah!
mou Dieu! madame de Mettemberg monte l'es-
calier.
LOUISE.
Quel malheur!
LK ROI.
Attendez... non, c'est très- heureux, au con-
traire. Laissez-moi seul ici un moment avec elle,
je ne tarderai pas à vous rappeler.
LOUISE.
Que pré tendez- vous?
LE ROI.
Chut!... la voilà... partez... (Ils entrent tous dans
la chambre de Louise.)
SCÈNE XVI.
LE ROI, MADAAIL DE METTEMBERG.
(Le roi, masqué, se retire un peu à l'écart.)
MADAME DE METTEMBERG, entrant.
M. d'Armfeld m'envoie pour veiller sur ce qu'il
appelle son trésor! Ah! ces hommes!... dès qu'on
a quinze ans... Moi, je ne suis pas comme ça, tout
ce qui est jeune me déplaît.
LE ROI, à part.
C'est bon à savoir!... on vous donnera du vieux,
attendez... (Haut.) Pst! pst!...
MADAME DE METTEMBERG, se retournant.
Qu'est-ce que c'est que ça?... une personne
déguisée... masquée... ici?... Que signifie...
LE ROI, déguisant sa voix.
Silence!... ne faites pas de bruit... Rassurez-
vous, c'est moi.
MADAME DE METTEMBERG.
Coninifiit, vous?...
LE ROI.
Oui, chère Gotlie.
MADAME DE METTEMRERG.
Gothe! mon prénom!... Qui ose?...
LE ROI.
Moi, Gothe, moi qui me sens ivre de bonheur...
(11 veut lui prendre la luain.)
MADAME DE METTEMBERG, reculant.
N'approchez pas!... Qui êtes-vous?... Que
voulez-vous?...
LE ROI, continuant.
Tu le demandes!... après le rendez-vous que tu
m'as donné?...
MADAME DE METTEMBERG.
Qu'est-ce à dire!.... Un rendez-vous!...
LE ROI.
Sans doute... de ta belle main blanche. Tiens,
regarde. (Il lui met le billet sous les yeux.)
MADAME DE M ETTEMBERG.
Ciel! l'erreur de ma jeunesse au pouvoir d'un
étranger!...
LE ROI.
Un étranger! Gothe, peux-tu nommer ainsi
l'ami de ton cœur?...
MADAME DE METTEMBERG.
Ne me tutoyez pas, je vous prie, vous m'agacez
horriblement les nerfs.
LE ROI.
On va les apaiser, ces pauvres petits nerfs...
Il veut lui prendre la main.)
MADAME DE METTEMBERG, reculant.
Arrière! arrière!... (Écoutant.) Ah! Dieu soit
loué! on monte l'escalier... on vient à mon
secours!...
LE ROI, fermant la porte et prenant la clef.
C'est ce que nous allons voir!...
MADAME DE METTEMBERG.
Il m'enferme à présent!... Ciel! si c'était un
voleur!,..
d'à R îi F E L D , en dehors , frappant.
Ouvrez! ouvrez!... c'est moi!...
MADAME DE METTEMBERG.
M. d'Armfeld!... Ah! je vais...
LE ROI, l'interrompant.
Si vous dites un mot... je montre votre billet à
toute la cour.
d'à R m F E L D.
Qui donc a fermé cette porte? Ouvrez!... ouvrez,
madame... on cherche partout le roi... Sa Majesté
est perdue...
MADAME DE METTEMBERG.
Le roi est égaré?...
LE ROI, à part.
11 se retrouvera.
D'ARMFELD.
11 ne peut être qu'ici, et je veux entrer à
l'instant...
LE ROI, élevant la voiï.
Alors, allez chercher le serrurier qui a posé la
grille...
LA GOUTTIERE.
157
d'aumpeld, en debors.
Qu'entends-je?... Cette voix... Ah! courons!...
LE noi.
.]<', crois qu'il s'éloigne, nous n'avons plus rien
rraindre.
MADAME DE METTEMBERG.
Plus rien à craindre ! quand vous me perdez !
Monsieur! monsieur!... ouvrez cette porte... et
laissez-moi ! laissez-moi !. ..
I.E ROI.
Là! là!... le tète-à-tète vous effarouche!... Il va
cesser à l'instant. (Il ouvre la porte de Louise.) Venez
tous.
SCÈNE XVII.
Les Mêmes, LOUISE, GOTHE, NICOLAS,
puis D'AR3IFELD sur la gouttière.
madame de METTEMBERG.
Qu'est-ce à dire? Louise en costume de bal!
LE ROI.
Où vous allez nous suivre, pour déclarer à la
reine que le mariage de votre nièce avec M. d'Arm-
feld est rompu.
madame de METTEMBERG.
Vous osez demander...
LE ROI, ôtant sou masque.
Je fais plus... j'ordonne...
madame de METTEMBERG.
Sa Majesté!...
d'armfeld, paraissant à la fenêtre.
Le roi! j'en étais sûr!...
LE ROI.
Quevois-je? mon cher gouverneur sur la gout-
tière! Ah ! après une pareille preuve de son amour
pour vous, madame, vous ne pouvez pas lui tenir
plus longtemps rigueur.
d'armfeld.
Que signifie?...
LE ROI.
On vous a donné un rendez-vous. Vous l'avez
accepté, madame est compromise, et, à ma cour,
j'entends qu'on épouse les femmes que l'on com-
promet.
d'armfeld.
Par exemple!...
MADAME DE METTEMBERG, à part.
Il se moque de nous !...
LE ROI.
Vous m'avez enseigné la morale, je la mets en
pratique.
d'à R M F E L D.
Mais, sire...
LE ROI.
Vous refusez? Nicolas, va fermer la retraite à
nifiiisii'ur.
NICOLAS.
Oui, sire. (Il disparait.)
d'armfeld.
Comment?
LE ROI.
V'ous resterez là pour Tédification de toute la
cour, mon cher gouverneur, jusqu'à ce que vous
vous soumettiez.
d'armfeld.
Sire, c'est impossible, un pareil mariage me
couvi'irait de ridicule.
madame de METTEMBERG.
Insolent! qui vous dit que je consente...
LE ROI, à madame de Mettemberg.
Oh! vous... j'ai là votre signature...
d'armfeld.
Nous forcer...
LE ROI.
N'était-ce pas le vœu de vos jeunes cœurs?...
d'armfeld.
Jeunes, oui ; mais à présent je suis fiancé à
mademoiselle de Listai...
LE ROI.
Mademoiselle Louise de Listai n'épousera
qu'une personne de son choix... et du nôtre,
M. Henry d'Alberg...
madame de METTEMBERG.
Un simple capitaine!
LE ROI.
Nous le ferons colonel et... tout ce que Louise
voudra. Eh bien, monsieur le comte, à quoi vous
décidez-vous?...
d'armfeld, piteusement.
Madame de Mettemberg?...
madame de METTEMBERG, de même.
M. d'Armfeld?...
d'à r m F e L d.
Qu'en dites-vous?
madame de METTEMBERG.
Hélas!... nous tâcherons de nous souvenir...
(Au roi.) Maintenant, Sa Majesti'; daignera-l-elle
me rendre le billet?
LE ROI.
Après les deux mariages, madame, ce sera un
de mes cadeaux de noce. (Nicolas paraît sur la gout-
tière et arrête d'Armfeld qui veut s'en aller.)
NICOLAS.
Sire, que faut-il faire?
LE ROI.
Laisse passer monsieur .
NICOLAS, poussant la grille.
C'est inutile, ça tourne.
d'armfeld, sautant dans la chambre.
Comment! elle n'était pas encore scellée! Ah!
si je l'avais su !...
LE ROI, prenant Louise par h main.
Et maintenant, partons tous pour le bal.
i'IN DK LA GUUTTIKUE.
MOURIR POUR VIVRE
COMÉDIE EN DEUX ACTES, EN PKOSE
EN COLLABORATION AVEC M. b*****
PERSONNAGES.
FRÉDÉRIC, jeune peintre.
ALFRED, inusirien, son ami.
MORGHEN, marchand de tableaux.
LORD BRICBROCK.
GUILLAUME, concierge.
LISE, fille de Morghen.
GENEVIÈVE, sa gouvernante.
La scène se passe à Paris, dans l'atelier de Frédéric.
MOURIIt POUR VIVRE
ACTE PREMIER.
Le théâtre représente un atelier do peintre. — Chevalet, une table et tout ce qu'il faut pour écrire.— Porte au !\>nd.
porte latérale. — Dans un coin au fond, un paravent déployé et cachant plusieurs objets.
SCENE ].
FHKDÉRIC, ALFRED.
A L F n E D, entrant avec Fiédéric.
Mon pauvre Frédéric, est-il possible?
FRÉDÉRIC.
Oui, ce tableau que je devais faire... qui m'avait
été promis... un autre l'a obtenu 1
ALFRED.
Eh bien! ça ne m'étonne pas trop!
FRÉDÉRIC.
Comment?
ALFRED.
Eh ! sans doute, car tandis que tu te contentais
d'avoir du talent... de travailler douze heures par
jour comme un possédé, ou plutôt comme un in-
spiré!... l'autre courait, se montrait, obsédait,
flattait, caressait, intriguait!... et enfin... obte-
nait... Fais comme l'autre, mon ami!... et tu réus-
siras comme l'autre!
FRÉDÉRIC.
Ali! c'est aujourd'hui qu'il fallait réussir !
ALFRED.
Il est vrai que notre bourse est un peu légère...
FRÉDÉRIC.
Eli ! ce n'est pas pour l'argent !
A L F R E D.
Si fait, si fait! mais sois tranquille, j'en gagne-
rai bientôt; je me fais courtisan.
FRÉDÉRIC.
Je t't'ii défie!... tu n"as pas la vocation.
ALFRED.
Tu verras; il s'agit de ta renommée... de ton
bonheur, il s'agit de te rendre enfin ce que tu as
fait si généreusement pour ton ami.
FRÉDÉRIC.
Qui parle de cela?
ALFRED.
Parbleu! moi!... pour m'empéclier de partir, de
maigrir, de dépérir! Faute d'argent, tu es des-
cendu Jusqu'à faire... des pochades... de simples
croquis! Eh bien! moi, Alfred Jouvenot, grand
prix de Rome, je descendrai à mon tour... pour te
\enir enaide... jusqu'aux polkas et auxschottisclis.
FRÉDÉRIC.
Des schottisch■^ ! des polkas !
m.
ALFRED.
Sapristi! Il vaut mieux faire sauter les autres
que... de sauter soi-même le pas!
FRÉDÉRIC.
Toi! l'auteur d'un opéra délicieux!
ALFRED.
Qui ne sera jamais joué, la belle avance! Au-
jourd'hui, pour se faire une réputation dans les
arts, il n'y a qu'un seul moyen, c'est d'avoir un
journal à son service; l'autre avait un journal, j'en
suis sûr.
FRÉDÉRIC.
Tu as peut-ôtre raison. A force de lire, chaque
matin, que monsieur un tel a du génie, les abon-
nés finissent par le croire.
ALFRED.
Eh bien!... nous ne sommes pas des idiots, que
diable ! Pourquoi ne prendrions-nous pas quelque-
fois la plume? c'est une idée! Tu parlerais de ma
musique, à propos de ta peinture, et moi, de ta
peinture, à propos de ma musique; elles vont si
bien ensemble!.... elles s'entendent si bien! Elles
sont sœurs, comme nous sommes frères.
FRÉDÉRIC.
Plutôt que d'avoir recours à de semblables
moyens, vois-tu, j'aimerais mieux, oui, mille fois
mieux... me tuer!
ALFRED.
Te tuer!... Eh! eh!... tu n'es pas dégoûté! ce
serait encore une manière, et la meilleure, à coup
sûr, de tripler, quadrupler la valeur de tes ta-
bleaux. (Mouvement df Fréd.TJc.) Oh! je ne plaisante
pas...
FRÉDÉRIC.
Si cela continue... j'en essayerai peut-être.
ALFRED.
Tiens, par exemple, lord lirirbrock, notre voisin
du premier, quand on lui présente un tableau, ne
demande-t-il pas toujours, et avant toute chose, si
le peintre est mort? et Dieu sait, sous ce mauvais
prétexte, ce que M. .Morghen, iioiro propriét;iire,
en sa qualité de marchand de tableaux, lui fait
avaler de croûtes et de galettes! Mais, î» propos,
as-tu terminé ton marché avec cet honiuMe Moiirhiii
pour la Vierge que tu viens d'acliever?
21
102
MOI i; II; l'ULH VI VUE.
ri; KiiKi; 10, lui ti'U'I.int nu iKipier.
Tiens, vois.
Ai.rnKi).
La qtiiltanccd'un tcrmo do nntro loyer : quatic-
viiiRts francs! pour nnc pointnre qui en vaut deux
mille!
I niiDKnic.
Que wux-Ui? je ne suis pas mort... Oh! ce qui
me désole, c'est que je ne pourrai pas porter îi ma
mère la petite pension que je lui fais.
AL Fil EU.
Que dis-tu là? mais nous sommes riches, mon
ami, nous sommes riches! Depuiscematin, j'ai un
écolier qui va prendre des leçons tous les jours, k
dix francs le cachet! ce même lord Bricbrock,
l'amateur de [galettes, qui veut absolument que je
développe les charmes do sa voix de canard... amou-
reux. Malheureusement, on ne paye pas d'avance...
N'imi)orte, nous verrons. J'entends, je crois, Gene-
viève qui vient faire notre ménaiio et nous apporter
à déjeuner. Bravo! car je n'ai jamais d'idée à jeun.
SCÈNE II.
Les Mêmes, GENEVIÈVE.
ALFRED, courant à Geneviève.
Voyons, Geneviève, que nous donnez-vous de
bon ce malin?
r, KN'EViiiVi:.
Regardez !
ALFni;n.
Deux côtelettes?... et une bouteille de vin! c'est
superbe, en vérité!
fi; i-DÉnic.
Mais vous ne devez plus avoir d'ai'geiit à nous,
Geneviève?
GKNEVli':VE.
Par exemple ! il me reste dix francs.
ALFU i; i>.
Voil;\ un intendant modèle! il lui reste toujours
quel((ue chose! Si jamais j'ai une cuisine, Gene-
viève, je vous enlève à votre vieil usurier de
maître, M. Morghen. (S'asscyant à table, à Frédéric.)
Allons, viens, ça dissipera tes humeurs feuilles
mortes.
F r. F. 1) K i\ 1 c, pi éocun pé .
Non... j'ai déjeuné en faisant mes courses.
ALFU El).
Ah! c'est différent. (A part.) Pauvre garçon! il
perd l'appéiit. .. Je ne le croyais pas si amoureux
que ça.
FRrnr.r. ic, b.is à Geneviève, penilaut qu'Alfred
déjeune.
Geneviève!
GENLVii'. VE, de même.
Monsieur Frédérii" !
Fr. FDFIIIC.
M"'" Lise ne vous a chargée... d'aucuno commis-
sion... pour moi?
G F 1\ F. v I k V K.
Ah! mon Dieu, non, monsieur Frédéric.
FnÉDliniC, à lui-nicnu;.
Allons, elle n'aura pas osé parler à son père...
Oh! je ne prévois que trop sa réponse. Quelle
folie aussi, à moi, pauvre artiste, de prétendre à la
main de la fille du riche M. Morghen !
ALFRED, la bnnclie pleine.
Voici des côtelettes excellentes!
FRÉDÉRIC, à Geneviève.
Ahl dites-moi, je vous prie...
ALFRED, la bouche pleine.
Ah! Geneviève, j'ai une idée... puisque vous
avez encore de l'argent, demain, il faudra nous
acheter un piité.
c. EN KVli: VE.
Oui, monsieur.
Al. F R ICI).
C'est très-économique... puis, Tantre semaine...
FRÉDÉRIC, impatienté.
Kh! tu ne penses qu'à manger!
ALFRED.
Kcoutc donc... quand on ist à table... c'est le
moment.
FRÉDÉRIC, bas à Geneviève.
Vous savez, cet Anglais... qui loge au premier'.'
GENEViiîVE, de même.
Lord Bricbrock?
FRÉDÉRIC.
Je trouve qu'il descend bien souvent... au ma-
gasin... et... ce ne sont pas vos tableaux... qu'il
examine avec le plus d'attention.
G E \ E v I È V E.
Vous craignez que mademoiselle Lise?... Ah ! Sei-
gneur Dieu! elle ne pense qu'à vous, elle n'aime
que vous...
FRÉDÉRIC.
Oui, mais M. Morghen...
GEKEVIÈVF-
Ahl ça, c'est diffi'rent.
F R É D É R l C.
Cet Anglais a une si brillante fortune, et
M. Morghen est si intéressé!
GENEVIÈVE.
C'est égal, ayez bon espoir! mais il faut que je
redescende bien vite.
ALFRED, qui la voit partir.
Geneviève, et notre ménage?
GENEVIÈVE.
Je reviendrai quand vous aurez fini. (Elle sort.)
SCÈNE III.
FRÉDKIUC, ALFRKD, toujours à table.
FRÉDÉRIC, à lui-mcme.
Allons, il n'y a plus à balancer, il faut que je
voie M. Morghen , que je lui fasse ma demande.
Moi aussi je serai riche, mieux encore... illustre...
un jour... mais voudra-t-il attendre? (S'arrêtant
devant Alfred.) Ah! mon cher Alfred!
ACTE PREMIER.
16'
ALFRED, avec effroi.
Ah! mon Dieu!... est-ce que, par liasard, tu
voudrais déjeuner?
in ÉDÉRIC.
Non, non, mon ami. Et puis, je crois qu'en ce
moment, ce serait une grande maladresse de ma
part.
Al. FREI).
Ma foi, d'après tes dispositions de tout à l'Iicure,
j'ai tout mangé!
KRKDKRIC.
Et tu as bien fait.
\ I.IRKD.
Comme tu dis cela tristement! .fai mal fait.
l'RÉDKUIC.
Eh non ! Ah ! mon ami, j'ai bien d'autres sujets
de tristesse ! jamais je n'ai cté si malheureux.
\ I, lit i:i).
Malheureux! quand M"*" Lise ne jiense qu'à toi!
FR i':i>Kr. ic.
Comment! Tu sais...
M.FP.KD.
Tout, parbleu!
frkdi'ric.
' Alors...
A I.FRHI).
Tu ne me cacheras rien, n'est-ce p;is?... Va, va,
I il y a longtemps que je connais... et que je me
I suis promis de couronner ta passion! car tu es
I passionné... Méjiriser de si ])on nos côtelettes!...
Voyons, puisque maintenant tu as un rival, il faut
' se hâter.
FR KDF.RIC.
Comment! tu sais aussi...
ALFRED.
Oui, je sais... l'Anglais... Dis-moi, as-tu l'ait ta
demande?
FR FDÉRIC.
Pas encore.
\ I. FI! I-, 11.
Ah ! que c'est iieureux !
FR KDÉRIC.
Heureux 1
AI.FR El).
Eh! oui, malheureux! ne vois-tu pas qu'avec ta
modestie et ta timidité, tu aurais tout perdu...
C'est moi, moi qui ferai la démarche; justement,
j'ai neuf ans de plus que toi, je puis être ton père...
je puis te servir de père.
FR KDKRIC.
l')t s'il te refuse, malgré' ton aplomb et ton élo-
quence?
A I.FR II).
S'il me refuse?... Ah I sapeilottc! c'est bien
alors que je suis silr de réussir!
FRÉDKR IC.
Et par fpu:;l moyen, jeté prie?
ALFRED.
Par quel moyen?... Est-ce que je le sais! est-ce
que j'ai besoin de le savoir!... Ce serait vraiment
vre, d'avoir le c<eur plein d'audaco et de dévoue-
ment, l'esprit orné de toutes les ipialités qui frisent
le génie, pour rester court au moment décisif! Ah!
mon ami, le moment décisif!... je voudrais déjà y
être! Mais ça ira tout seul, je parie. Je n'amai pas
le bonheur de triompher... .le réussi ai... tout
bonnement, tout bourgc>iisoinent.
FRÉDÉRIC.
Ah ! si lu pouvais dire vrai!...
AI.FRFD.
Attends, attends... nous avons affaire à un
avare!... il faudrait parvenir à lui persuader que
tu es riche.
FRÉDÉRIC
La belle idée!
ALFR ED.
Superbe!... étourdissante! (Se frappant le front.)
Je tiens mon moyen !... je le tiens, te dis-je!
F R É D É R I C.
Mais M. Morghen sait parfaitement l'état de ma
fortune?
AL fi; El).
11 ne sait rien du tout!... ni toi non plus... Tu
seras riche... tu es riche!... Embrasse-moi, tu
épouseras celle que tu aimes. Jure seulement de
m'obéir en aveugle.
FRÉDÉRIC.
En aveugle?
ALFRED.
As-tu juré?
F R É D É R I C.
Allons, tu le veux?... j'ai Juré.
A I. F R E i>.
Tiès-bien, tu vas partir dans une heure.
FRÉDÉRIC.
Pailir! laisser Lise au moment où un autre...
ALFRED.
Pas d'observations... tu iras voir ta mère.
l'R ÉDÉ RIC.
Sans lui porter sa pension?
A I. F R E D.
llans deux jours elle la recevra.
FRÉDÉRIC.
Mais...
\LI II I D.
\li ! pins un iniil ! Tuas jun'-; lu obt'iras.
SCÈNF IV.
Les Mêmes, Cl 11,1, \l Ml"..
(1 I ILLAUME, oiilraiil.
Pardon, excuse, messieurs. ..
M.l RED.
Ah! c'est M. Cuillaunie, notre digne concierg"'!
Qu'y a-t-il pour son service?
V. V I L L \ l M E.
Avec voire permission, monsieur Alfred, c'evt
milord qui m'envoie prier M. Frédéric de venir lui
bien la peine d'être jeune... encore, beau et... pau- I parler, à cette lin, je crois, de faire son porliait.
m
MOI lUU POUR VIVHE.
t n K 1) H n I (; , avec colère.
L'insolent! s'y prtMidrait-il autrement avec un
peintre d'enseisines? (A Cnillaïune.^ Allez dire h
milord que jo suis dans mon atelier, et que s'il
veut venir m'y parler, je lui ferai l'honneiir de l'y
recevoir.
Ai.rn KD, vivpiiiont, ;i Frédéric.
Y penses-tu!... un portrait qui te sera payé
comptant... c'est magnifique! (A Gnillanme.) Dites
à milord sim|>lement que s'il veut faire l'honneur
à mon ami de monter dans son atelier, il y sera
reçu avec... Vous comprenez?
in II.LACME.
Oui, oui, monsieur Alfred, soyez tranquille, on
soignera le compliment. (Il .sort.)
se KM- V.
FIlÉDkHlC, ALFRED, puis
BIUCBROCK.
LORD
rRKDKRIC.
Lui! cet odieux Anglais, le mari de Lise! je le
tuerais plutôt!
Al. in KD.
Un moment, je m'y ojjpose... mon unique élève,
qui paye dix francs le cachet, et qui va faire faire
son portrait!... pas de ça, pas de ça, s'il vous plaît!
F RÉ Dl! HIC.
Pourquoi s'adresse-t-il à moi?... Pour me braver,
sans doute?
ALFRED.
Tu oublies que M"*^ Lise t'a recommandé à lui.
FR FI) ÉRIC.
Ah! tu as raison... soit, je ferai son portrait;
mais il le payera cher!
ALFRED.
Très-bien.
FRÉDÉRIC.
Va je le lui promets d'une ressemblance... ef-
frayante; aussi laid que nature...
A I, F R E D.
Tais-toi donc... Voici ton modèle,
1,0 RD RRiCBROCK, les saluaut.
Je avé pas attendu le retour de Williams, no...
je avé pensé que le politesse française voulait que
moa, lord Bricbrock, monter chez vos, mosieur
Frédéric; et comme je été en France, je avé
pensé que le devoir à moa été de soumettre moa à
le politesse française.
ALFRED.
On n'e^t pas plus honnête que milord ! 11 connaît
les usages comme s'il éiait né en France.
LORD BRICBROCK, se tournant vers lui, bas.
Ah ! c'est la petite miusicien à moa. (Haut.) Mo-
sieur, vos été très-bien, paafaitement; mais je (Hé
pas content de vos.
ALFRED.
Comment, milord, est-ce que mes exercices de
chant vous auraient fatigué?
LOR I) BR ICRROCh.
No, no; je chanté tutc le journée, tute ! en-
tendez-vos?... mais vos avé fait chanter moa avec
iune voa très... beaucoup grosse... comment appe-
lez-vos?
ALFRED.
Une voix de basse, lu voix de milord... comme
Bonnehée, comme Bataille!
LORD BRICBROCK.
Du tute! je voulé pas, je voulé pas!... le file de
M. ÎWorghen a dit qu'elle ne chanterait des duos
que si je avé iune voa... comment appelez-vos?
ALFRED.
Un ténor, coiimie Roger, comme .Mario !
LORD BRICBROCK.
Yes! yes! comme le petite Roger, comme le
petite Mario! je voulé iune ténor absoliument,
mosieur !
ALFRED.
Mais ce n"est pas la voix de milord... milord ne
pourra pas...
LORD BRICRROCK, frappant (lu pied.
Je voulé, je voulé!.., et vos aussi... je paierai vos
pour cela deux fois davanta-age.
ALFRED.
Mais, milord, on n'achète pas une voix de ténor
comme on achète une voie... de bois.
LORD BRICBROCK.
De bois! de bois! Diabel! je voulé pas iune voa
de bois! je voulé iune petite ténor!.. .je paierai vos
trois fois, quatre fois davanta-age... ou je ([uitté
vos pour la grande Roger!
ALFRED, riant.
Alors, milord, je ferai mon possible.
LORD BRICBROCK.
Oblidgé, oblidgé! je été heureuse bien... beau-
coup heureuse!
FRÉDÉRIC, à part.
Ah çà ! est-ce que ça va durer encore long-
temps? (Haut et s'approchant.) Monsieur, je suis
fâché de vous interrompre ; mais étant très-pressé,
je désirerais savoir...
LORD BRICBROCK.
Oh! le miusique avait fait oublier à moa le pein-
tieure!... Paadon ! paadon!... mosieur, je avé en-
tendu parler beaucoup... infiniment... du talent à
vos qu'on a dit admirabel!... et je voulé avoir la
portrait à moa, je voulé savoir quel jour vos donnez
à moa pour peinder mon figiure.
FRÉDÉRIC, d'un air moqueur.
Il est étonnant, milord, que vous qui n'estimez
en fait de peinture que celle des peintres morts,
vous vouliez avoir votre portrait de la main d'un
peintre vivant.
LORD BRICBROCK.»
Indiquez à moa la moyen de faire autrement.
ALFRED, à Frédéric.
Oui, indique à milord... C'est que milord est
plein de bon sens et de finesse.
ACTE PREMIER.
165
LORD BRICBROCK, à part.
Cette petite miusicien, il avait de l'esprit...
beaucoup d'esprit, il était pétillant d'esprit.
FRÉDÉR ic
Mais quel jirix, niilord, comptez-vous mettre à
votre portrait? Je vous préviens que je ne puis
l'entreprendre à mnins de quinze cents francs.
LORD BRICBROCK.
Oh! c'été beaucoup cher pour iune peintre vi-
vant! Alors, vos venir dans le chamber à moa... et
vos croquer moa pendant que je faisais mon toi-
lette.
IRÉDKKIC.
Milord, mon atelier est ouvert de dix heures du
matin à cinq heures du soir.
LORD BRICBROCK.
Oh!... yes!... yes... je avé compris... (A part.)
Cet artiste, il était fier... Oh ! yes! (Il tire de son
portefeuille trois billets de banque, les présentant à Fré-
déric.) Je voulé poser demain.
FRÉDÉRIC.
Milord,' je n'ai point l'habitude de me faire payer
d'avance.
LORD BRICBROCK.
Je voulé, moa!... Prenez, mosieur Frédéric,
FRÉDÉRIC.
Non, niilord.
LORD BRICBROCK, avec colèie.
Prenez, prenez... car je voulé encore plus da-
vanta-age !
ALFRED, prenant les billets.
Puisque milord le désire absolument...
FRÉDÉRIC, à Alfred.
Kt mon départ! (A milord.) Mon ami oublie que
je ne puis commencer votre portrait avant huit
jours, et peut-être plus...
LORD BRICBROCK.
Ah ! diabel !
FRÉDÉRIC.
Un voyage... Ainsi, il va vous rendre...
LORD BRICBROCK, frappant du pied.
No! no!
ALFRED, à Frédéric.
C'est inutile... A ton retour, milord...
FRÉDÉRIC.
Mais milord ne peut attendre...
LORD BRICBROCK, regardant Frédéric d'un air
content de lui-rnèinc.
Pour avoir la portrait ;\ moa de voter main, indi-
(picz à moa la moyen de faire autrement?
A L F R E D.
Oui, indique à milord... veux-tu ((u'il monte en
wa;:on avec toi?... (^'est qu'en vérité, milord est
il iilir linessL'... l'il rit aux éclats.)
LORD BRICBROCK, à part.
Celte petite miusirien, il était pé-tillant d'esprit,
Il yes! pétillant! (Saluant les deux auiis.) Dans huit
jours, je été ici avec mon figiure. (Il sort.)
SCKNE Vi.
ALFUED, FIU-DKRIC.
ALFRED.
Ah! ah! ah! est-il drôle avec son figiure! Kh
bien! crieras-tu encore après le sort? Toi, qui te
désolais de ne pouvoir rien porter à ta mère, il
t'envoie des billets de banque! c'est gentil de sa
part, hein? Maintenant, vite, en chemin de fer!
FRÉDÉRIC.
Quoi! sans voir?...
ALFRED.
Sans voir personne, c'est l'essentiel,
FRÉDÉRIC.
Avant de mettre à exécution ton projet, dont j"ai
peur, sans le connaître, tu commenceras par la
demande, n'est-ce pas?
ALFRED.
Je commencerai par... le commencement, mais
je ne réussirai que par la fin. Allons, va-t'en, il faut
que tu sois parti, c'est la première condition de
mon succès... Surtout, ne reviens pas avant huit
jours!... huit jours, entends-tu bien?... Ah! par le
petit escalier, pour éviter toute rencontre. (Il le
pousse à droite. Frédéric disparait ; Geneviève entre par
le fond, un balai à la main.)
GENEVIÈVE.
Puis-je faire le ménaee, monsieur Alfred?
ALFRED.
Oui, Geneviève; je passe mon habit et descends
chez M. Morghen par le petit escalier pour ne paN
vous gêner dans vos travaux... (A part.) Et pour
empêcher Frédéric de remonter s'il lui en prenait
envie. (Il sort.)
scÈNii: VII.
GENEVIÈVE, puis LISE.
GENEVIÈVE.
Est-il aimable et gai, ce M. Alfred!... Ah! si
M. Frédéric n'avait pas affaire à un père dont le
cuHir est aussi sec que toutes ces vieilles toiles du
magasin qui nous donnent tant de poussière... il
serait gai aussi, lui ! Mais j'ai bien peur...
LISE, passant sa tête par la porte.
Es-tu là?
0 F \ F v I È V F , se retournant.
(.)ui m'appelle?
LISE.
C'est moi.
(i KNKVIÈV E.
Vous, mademoiselle!
LISE, entrant vivement.
Tu es seule... bon !
V. F N F \ I È \ E.
Mon Dion ! que venez-vous faire?
LISE.
iNe t'cITrnyo pas... Tout îi l'hiure, en sortant de
chez ma couturière, ici au-dessous, j'ai vu des-
cendre M. Frédéric, et sachant que tu étais dans
466
MOUKIH 1M)1 H VIVllK.
son afolipr, l'iilir m'est venue de monter te sur-
prendre.
(.1: \K\ I KVE.
C'est une fort mauvaise idL^e; M. Mor^hen n'au-
rait (jn'.*! se dnuter seulement...
LISE, sans réi'oiilcr.
Connue tout est joli ciicz luil.. et l'angé!...
Mon p6rc qui dit que les artistes n'ont point
d'ordre... Quelle injustice!...
(ii:\Evii;\ !•:.
Ml ! pour eela, mademoiselle, si je no m'en
mi^lais pas un peu...
i.i SK, .'i p.irt.
Il faut absolument que je sache si et; que je
soupçonne est vrai.
GEN KVI i-: V F. , .iclievinil de raiiiior.
Mais voil;"» f[ui est terminé et nous allons bien
vite...
LISE, la lalinaut.
Mil un moment!... un seul moment!... que je
voie avant tontes ces belles choses. (Elle regarde
Imit et met tout en désordre.)
OENEViiCVE.
Oui, je comprends, c'est si doux d'admirer les
ouvrages de celui qu'on aime! et puis de fureter
dans tous les coins... de toucher à tout et de ne rien
remettre à sa place!... (Se fâchant.) Mais finissez
donc, mademoiselle; voyez un peu dans quel
désordre vous mettez l'atelier. (Elle remet les choses
en place au fur et à mesure que Lise les dérange.)
LISE, riant.
Bon! bon! tu auras bientôt réparé mes sottises.
GEiVEVI i:vE.
C'est-à-dire que c'est deux ménages au lieu d'un
que vous me faites faire.
LISE, enlevant une toile d'im air de triouiiilic.
J'en étais bien sûre!... Le voilà!... le voilà!...
GE\EYif:vi:.
Quoi donc?
LISE, lui montrant la toile.
Regarde I
(;e\ev ii:vE.
Votre port ni il !
LISE.
Comment le trouves-tu?
G E N E V I È V E.
On dirait qu'il va parler; mais ce n'est donc
pas la première fois que vous venez ici?
LISE, avec reproche.
Est-ce que tu ne l'aurais pas su?... Est-ce que
sans toi?...
G E \ E \' I i; \ E .
l'ardon, inademoisclle... pardon... c'est qu'en
vérité...
LISE, vivement.
Pour reproduire mes traits aussi fidèlement...
va, ma bonne Geneviève, sa main n'a pas eu
d'antre guide que son cœur!
GE\EV liiVE, à part.
Pauvre petite, comme elle l'aime! (Haut.) Ab çà!
ce cher M. Frédéric vous avait donc dit?...
LISE.
Pas un mot!... Mais j'avais deviné, et c'est pour
cela que je suis montée.
GEXEVi i;v E.
On ne se lasserait pas de i-e'^ardiM', mais il faut
être raisonnable...
L I s E.
Ah! laisse-moi être heureuse... cela in'arrive si
rarement et durera si peu!... Ici, il me semble
([lie tout est possible, que M. Frédéric fera dis
miracles... que j'aurai du courage... du caractère...
GE^E\ ii<\ E.
Silence! je crois qu'on monte l'escalici'...
LISE, qui a écouté.
Ciel ! c'est la voix de mon père.
GE^E VliîVE.
Jésus! nous voilà ))ieii !
LISE, qui a été à la porte.
Geneviève, ma chère Geneviève, que faire? que
devenir?
GENEVli". VE.
Impossible de passer par le petit escalier sans
être vue de M. Alfred... Ah! tenez... là!...
LISE, disparaissant derrière le paravent.
Je meurs de frayeur! (Geneviève se remet ;i balayer
ht à époiisseter.)
SCÈNE VIII.
LISE, cachée, GENEVIÈVE, MORGHEN,
puis ALFRED.
MOU G H EN, entrant.
Que faites-vous ici, Geneviève?
G E N E V I iî V E.
Moi, monsieur? mais comme à l'ordinaire, le
ménage de ces messieurs.
MOnCHEN.
Est-ce que M. Frédéric n'y est pas?
GENEVIÈV E.
Il est sorti, monsieur... et M. Alfred aussi.
ALFREn, entrant.
M. Alfred? le voilà! (A;Morghen.) Ayant appris en
bas que M. Morghen daignait gravir nos cinq
l'tages, je suis remonté en toute hâte afin d'avoir
l'honneur, le plaisir, l'avantage de le recevoir.
MOI'. G II EN.
Trop honnête...
ALFRED, à Geneviève, bas.
(Geneviève, laissez-nous.
GENEVIÈVE, de même.
Mais, monsieur, je n'ai pas fini...
ALFii El), la poussant.
Plus tard.
G E N E v I F: v E.
Mais...
A L F R E n.
Plus tard, vous dis-jel
ACTE P REMI EH.
167
GENEVIÈVE, à part.
Oh! ma pauvre maitrcsse! que va-t-il ar-
river I... (Elle sort.j
ALFRED, avanrant un siège à Moiglien.
Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.
M 0 n G II i; .\ .
Inutile, je venais pour votre ami, et comme il
est sorti...
.\I. IHED.
Il vient de rentrer... (Mouvement de Morghen.)
Car lui... c'est moi, et moi... c'est lui. De sorte
que Frédéric, bien qu'il soit en ce moment sur hi
j route de Rouen...
MORGHEX.
Sur la route!... Parti!... sans me prévenir'.'...
ALFRED.
\ quoi bon?...
MORGHEN'.
Comment, iiipioi bon?... Quand il avait promis
; de me livrer aujourd'hui même cette Vierge dont
j'ai parlé à lord Briebrock...
ALFRED, riaut.
Comme l'œuvre du célèbre Sliidons... vous aurez
1 votre Shidons.
MORGHEN.
(;(j)endant,je n'aperçois rien qui ressemble...
ALFRED.
Oh! nous ne laissons pas ainsi nos merveilles
exi)Osées aux l'egard-.
MORGHEN.
C'est juste. Mais où donc avez-vous caché ce
bijou?
ALFRED.
lit, derrière ce paravent.
LISE, cachée.
Ciel!
MORGHEN, vivement.
Voyons, voyons. (Il court au paravent.)
ALFRED, l'arrêtant.
Un moment, je vous prie. (Se plaçant entre lui
et le paravent.) Monsieur Morghen, tout le monde
dit que vous entendez les affaires...
MORGHEN, se frottant les uiains.
Mais tout le monde est bien bon ; oui, je ne les
entends pas trop mal.
ALFRED.
Kh biinl moi, je n'aime, je ne respecte, je
n'adniire, que les gens qui entendent les affaires...
MORGHE\.
Flatté!.., Mais... je brûle...
ALFRED, l'arrétaiil.
,1e \eux vous en proposer une.
M o n G 11 EN , ouvrant l'oreille.
l'Iait-il?... Une atVaire?
ALFRED.
Superbe! magnifique!
Mon(;llE\, se raiiprriciianl.
Oui-ila:
\LFR ED.
\i»us avez une tille?
MORGHEN, le regardant.
Hein?... Parlons de l'atVaire, je vous prie.
LISE, cachée.
Où veut-il en venir, mon Dieu!
ALFRED.
Je me suis dit : elle est belle, spirituelle, pleine
de grâce...
MORGHR\.
Je sais tout cela... Après?...
ALFK ED.
Il lui faut un mari jeune, eharmani, d'un talent
remarquable...
MOUGIIEN, aiipuyant.
Va surtout riche, très-riche, mon cher ami.
ALFRED.
Qui est-ce qui n'est pas riche?
MORGHEN.
Et millionnaire, mon très-bon.
ALFRED.
Qui est-ce qui n'est pas un peu millionnaire?
MORGHEN.
Deux fois millionnaire même! mon excellentis-
sime; voilà ce que j'ai trouvé pour ma fille... Si
c'est là votre affaire, ne vous dérangez donc pas,
et passons à cette madone que je brûle...
ALFRED, rai'rêtant et d'nn ton solennel.
Monsieur Morghen, j'ai l'honneur do vous
demander la main de mademoiselle Lise...
MORGHEN.
Mais quand je vous dis qu'elle est ])romise!
ALFRED.
Hh! parbleu! je no vous la demanderais pas si
elle n'était point promise. C'est justement là qu'est
ratl'aire, et quand vous connaîtrez tous les trésors
que possède celui que je représente...
MORGHEN.
11 a des trésors?
ALFRED.
Il n'en sait pas le chiffre!
MORGHEN.
Diable! c'est donc le possesseur d'une mine en
Californie ?
A L I- R K D.
Fi donc!
MORGll E \.
Un 'Hotscliihl 1
A i.r r. r e.
Encore mieux! Un artiste!... un grand artiste!
Mon ami Frédéric !
mou(;h e\, riaui.
Ah! ah! ah! ah! la bonne plaisanterie!
LISE, à part.
Pauvre Frédéric !
MORGH EN.
Et CCS trésors dont vou-; parliez? Ah! ah ! aii !...
A l.FU I D.
Oui, niiiiisieur, trésors d'amour, de bonté', do
courage.
MOIK. M F\, 11 Mil l.iiijiiiiis.
Ml! ah : ah:
168
MOURJR POUR VIVRl
Al. IHKD.
Tivsors de talent et de fiêiiie:... car ses tableaux
rappelleront un jrxir ceux de Le Sueur et du Cor-
rége.
MOIIGIIKN.
Ail : ail ! ah '. laissez donc ! C'est avec cette belle
prétention qu'un beau jour votre ami mourra de
faim. M. Frédéric est fort gentil, j'en conviens; il
ne maïKiiie môme pas de dispositions : il croque à
ravir; et, s'il voulait se contenter de faire quelques
vierges...
AI.I- HKD.
Pour vous, n'est-ce pas?
Moncn i:n.
Naturellement ; et beaucouj) de pochades pour
tout le monde... il se tirerait d'affaire tout comme
un autre; mais le préférer i\ lord Bricbrock !...
mais lui donner ma fille ! ;\ lui qui n'a que ses
pinceaux... pour tout trésor!...
Al, Flî KO.
Très-bien, monsieur, très-bien, un jour vous
nous demanderez pardon à genoux d'un pareil
blasphème I
MORG H EN.
Je demande pour le moment à voir la Vierse
qu'il me doit.
LISE, cachée.
Je suis perdue 1
ALlIiKD.
Vous mériteriez...
M OfiiillEN.
Comment! Klle m'appartient, je l'ai payée.
ALFRED.
Oui, vous avez raison, quatre-vingts francs!...
N'avez-vous pas de honte?... Ah! si c'eût été
moi!... (Il va vers le paravent, l'cntr'ouvre et lo
referme vivement.) Ciel !
MO RU H EN, étonné.
Eb bien!...
ALl'R El).
V.h bien... non, vous ne la verrez pas, c'est im-
possible! je ne puis pas vous la livrer.
M OR G 11 EN.
Ah! mon Dieu! il est arrivé un malheur à, ma
Vierge !
ALFRED.
Rassurez-vous, elle est plus belle que jamais!
M OR G H EN.
C'est qu'avec leur manie de perfection, il est de
jeunes fous qui seraient capables... par dépit...
ALFRED.
Lui! Frédéric? dans un moment de désespoir, il
peut se tuer, monsieur!
LISE, cachée.
Grand Dieu!
ALFRED.
Mais attenter à... un ouvrage digne du respect
et de l'admiration de tous, à une création que les
peintres les plus célèbres n'ont jamais égalée...
MORG 11 E\.
C'est donc bien b(!au!... (11 s'élance ver.< le pni-
verit.)
ALFRED, l'arrêtant vivement.
Vous ne la verrez pas aujourd'hui, vous dis-je!...
quand vous m'offririez.., une fortune! Et si vous
insistiez... j'aimerais mieux vous rendre vos...
quatre-vingts francs (A part.) si je les avais.
MORGHEN, à part.
Ilum! hum! est-ce qu'il voudrait rompre le
marché? Diable! prenons garde. (Haut.) Allons,
allons, ne vous fâchez pas, mauvaise tête, on
attendra; mais tâchez bien que votre ami ne garde
pas trop longtemps chez lui ma belle madone.
A L F RED.
Ah! son vœu le plus cher serait de la garder
toujours.
M o R G II E N , à part.
Il me fait peur! (Haut.) Dites-lui surtout que si
je ne puis, en conscience, lui donner ma fille, ce
n'est pas une raison pour nous brouiller, que j'ai
vraiment beaucoup d'amitié pour lui, et que s'il
veut suivre mes conseils, dans deux ou trois ans,
quand il sera lancé... Eh bien,., je lui trou-
verai... une femme... une jolie...
ALFRED.
Une femme!... Ah! c'est trop fort! Savez-vcus
bien, monsieur, que votre offre est une injure de
plus ! Qui vous prie de nous chercher une
femme? Nous n'en désirions qu'une seule, votre
fille, parce qu'elle a toutes les qualités, elle!...
parce qu'elle a le cœur généreux et l'esprit élevé,
elle!.,, et surtout!... parce que... elle ne vous res-
semble pas!... elle!
MORGHEN.
Allons, allons, vous n'êtes pas dans vos bonnes,
aujourd'hui. Je m'en vais, méchant! mais que
votre ami réfléchisse... Des pochades, mon cher,
des pochades!... ça se vend comme des petits
pâtés,
ALFRED.
Oui, â deux sous la pièce, et ça ne les vaut pas.
(Morghen Surt.)
SCÈNE IX.
LISE, cachée, ALFRED,
ALFRED, après s'être assuré que Morghen est
bien parti, courant an paravent.
Mademoiselle, vous êtes libre!
LISE, confuse.
Ah! monsieur! ne pensez pas... ne croyez pas...
Je vous avais entendu descendre ainsi que M. ...
Frédéric, et, persuadée que Geneviève était seule.,,
ici... je voulais... j'espérais...
ALFRED.
Voir peut-être... certain portrait?... Mais je ne
veux pas connaître vos secrets... je ne vous de-
mande rien... Ce que je sais, c'est que Frédéric
vous aime, et que s'il vous perd... il en mourrai
ACTE PREMIER.
169
LISE.
Grand Dieu !
ALFRED.
Ce que je demande, c'est un mot de consolation
pour... luil
LISE.
Eii bien !... jamais je ne serai la femme de lord
Bricbrock! (Elle va sortir.)
SCÈNE X.
Les Mêmes, FRÉDÉRIC.
FRÉDÉRIC, qui a entpndii les deruièros paroles
de Lise, cotuaiit à idle.
Chère Lise!
LISE.
M. FivdOric!
ALFRED.
D'où sort-il celui-là?
FI! KD ÉRIC.
Ail! que j'ai bien fait de revenir!
ALFRED.
On ne peut pas plus mal, au contraire!
F r. É I) K R I c.
Comment?
ALFRED.
'l'a devrais être à Rouen.
FRÉDÉRIC.
.F'ai manqué le convoi.
ALFRED.
On va à pied. (Le poussant.) Tu n'as pas une
minute à perdre.
FRKDÉn ic.
Quand elle est là, ([uand je juiis lui dire...
ALFRED.
Rien du tout.
FRÉDÉR IC.
Un seul mot.
ALFRED.
Pas une syllabe.
F u É D É R I c.
Mais...
ALFRED.
Pars ou je ne me mêle plus de tes aftaires...
FRÉDÉRIC.
As-tu vu M. Morghcn, au moins?...
ALFRED.
Je l'ai vu. Tout va bien. Il a refusé.
FRÉDÉRIC et LISE, avec un sentiment différent.
Refusé !
A L F R E D.
Et il refusera toujours... tant que tu ne seras
pas parti. (A Lise.) Mademoiselle, dites-lui donc
d'aller à Rouen, qu'on ne peut pas aimer un
homme qui n'est pas à Rouen, ((u'il gène nion
inspiration. Enfin... voulez-vous être unis? (Ils se
rapprochent vivement de lui.) Séparez-vous!... (Il les
repousse l'un à droite, l'antre à gauche.)
FRÉDÉRIC.
Nous séparer ! . . mais c'est la mort !
ALFR ED.
C'est cela, va mourir.
LISE.
Ah! monsieur!
GENEVIÈVE, accnuranl.
Mademoiselle!... mademoiselle!... M. votre père
vous demande.
LISE.
Je cours !...
ALFR i; D, à Frédéric.
Eh vite! eh vite! rends à César ce qui est à
César, mademoiselle Lise à M. Morghen, et toi...
à Rouen... et à ta mère... Mais, cette fois, je ne te
quitte qu'au coup de sifflet du départ.
FRÉDÉRIC.
Adieu, chère Lise !
LISE.
Adieu, monsieur Frédéric !
ALFRED.
En wagon ! en wagon ! (U entraîne Frédéric par la
droite, pendant que Geneviève eniuiéue Lise par le fond.)
SCÈNE I.
^^V^ALFRED, seul, entrant une lettre à la main.
^" Ah! les amoureux! les amoureux! Ils n'auront
donc jamais do plus grands ennemis qu'eux-
mêmes! Frédéric est parti depuis trois jours à
peine, et In voilà qui m'annonce déjà son retour!...
i'.h bien! rpril revienne! Il a eu le temps moral
d'accomplir le fatal et stupide dessein «[ue je lui
l)réte.... C'est tout ce qu'il me faut. Ah! M. Mor-
III.
ACTE DEUXIEME,
Mémo décoration qu'au jireraicr acte.
ghen!... vieux descendant de Judas en ligne di-
recte, vous vous inuiginiez peut-être que vous
achèteriez toujours de vi'ais chels-tl'œuvre uu
prix de quatre-vingts francs? .Non pas! non pas!.,
s'il vous plaît? ils sont passé'S, ces jours de ftMe!...
Vous allez venir aujourd'hui mémo me supplier de
vous vi'iidre notre collection complète, et vous en
doiinenv... tout ce que je voudrai. Vite! dressons
1(^ piège où, malgré toute votre habileté de renard,
vous vous prendrez comme une buse Traçons
00
170
MOURIR 1*0 UR VIVRE.
d'une main plus ou moins Iromblanto la lottro
d'ailiou que FriHlcWic sera censé m'avoir écrite.
(11 se place à une table; ùcrivanl.) » Mon rlier Alfred,
Il quand tu recevras cette lettre, ton niallieureux
» ami n'existera plus. » (Parlé.) Un point... Non,
non, deux points d'exclamation!... « La nouvelle
« du prochain maria;;e de la fille de M. Morj;lien
« avec un riche Aufilais m'ote la force de vivre. Je
Il te prie, comme dernière preuve de ton amitié,
Il de te ciiarger de la vent' de mes tableaux; ma
11 mort augmentera peut-être leur valeur. Puisse
Il le prix que tu en obtiendras aider ma pauvre
Il mère ;"i finir ses jours dans une honnête ai-
II sance! Reçois ici les remercîments... et les
» adieux... éternels de ton malheureux ami...
Il Frédéric Ilerber. » (Parcourant des yeux.) Pas mal,
ma foi! vrai style d'outre-tombe!... Kt comme
l'écriture est bien imitée... Du bruit!... (11 ouvre la
porte tin fond et regarde dans l'escalier.) Bon!... voici
justement Guillaume qui monte, il va me servir
de trompette. Il se hérisse les cheveux, tire son mou-
choir, et parcourt l'atelier comme un homme au déses-
poir, eu tenant à la main la lettre qu'il s'est écrite.)
SCÈNE II.
ALFRKD, GUILLAUME.
GUILLAUME, jetant un rouleau de papier sur la table.
Monsieur, C'est quinze sous... c'est drôle tout de
même de payer si cher un papier qui a déjà servi !
qui a des barres en travers tout du long.
ALFRED, d'un ton lamentable, et marchant très-vite.
Ah! mon Dieu! mon Dieu! quel malheur! quel
affreux malheur ! quel épouvantable malheur !
quel effroyable malheur!... non, non, je n'y sur-
vivrai pas... je ne veux pas y survivre... jene dois
pas y survivre ! Frédéric ! mon pauvre Frédéric !
mon ami, qu'as-tu fait !
GUILLAUME, qui Suit Alfred en lui marchant
sur les talons.
M. Alfred! M. Alfred!... qu'y a-t-il donc?
qu'est-il arrivé? vons avez la figure toute boule-
versée.
ALFUEn, continuant ses promenades.
Qui aurait pu prévoir une si fatale résolution?
G u I L i. A u M E , se plaçant devant lui.
Pardon, M. Alfred... mais je frissonne rien qu'à
vous entendre...
ALFRED.
Ail! c'est vous, mon digne concierge... Mon
Dieu! «lui aurait cru cela!
G u 1 L LA UM E, d'un air désolé.
Ob ! bien sûr, ce n'est pas moi qui aurais... Mais
qu'est-ce que c'est donc?...
ALFRED, mettant son mouchoir sur ses yeux.
C'est... sensible et lionnète Guillaume, que je ne
me consolerai jamais... non, jamais!... Frédéric...
mon pauvre... Frédéric... s'est... tué!
GUILLAUME.
Tué!... ainsi comme ça, il eUmort?...
ALFRED, lui montrant sa lettre.
Voici la lettre qu'il m'a écrite...
GUii.L\UME, vivement.
Avant ou ajirès?...
ALFitED, à part, se détouru;int pour rire.
Est-il bête! (Haut, d'un ton larmoyant.) Quelle
question vous me faites là !
G u 1 L L A u M E.
C'est que si c'est avant, il peut avoir fait des
réflexions...
ALFRED, vivement.
Ah! gardez-vous de le croire! ce serait se flatter
d'une vaine espérance!... je le connais trop... il
n'est que trop vrai! il est mort, hélas!
GUILLAUME, sortant en Cl ianl.
Quel malheur! ah! (|uel malheur! M. Frédéric
est mort! tout à fait mort!
SCÈNE III.
ALFRED, puis LORD BRICBROCK.
ALFRED, quia suivi (iuillaxime jusqu'à la porte.
Bravo!... On lui aurait fait la leçon qu'il ne s'y
prendrait pas si bien !... Voici toute la maison en
révolution!... Mais que vois-je! milord qui sort
de son appartement... il monte quatre à quatre!...
Aïe!... aïe! Il vient réclamer ses quinze cents francs
peut-ôtre!...Qucfaire?... A mon rôle... voici notre
créancier! (Se promenant et gesticulant à l'entrée de
Bricbrock.) Hélas! hélas I... mon pauvre ami, mon
malheureux ami !
LORD BUiCBROCK, qui s'est arrêté à la porte.
0 Williams, il était instruite trôs-paafaitement!
(S'avançant et tirant le bras d'Alfred.) Mosieur, je été
malheureuse, bien malheureuse, o! yes ! aujour-
d'hui.
ALFRED, se jetant dans ses bras.
Ah! c'est vous, milord!... Quelle perte pour les
arts, pour les artistes, pour les amateurs en géné-
ral et pour vous en particulier, qui aviez deviné
son talent, qui le pleurerez éternellement!...
LORD BRICBROCK.
o yes... yes!... mais je avé le désagrément...
dans le plus... gros... affliction... de conserver tou-
jours le môuie figiure... je pouvé pas pleurer, ce
qui n'empêchait pas la cœur à moa d'Oter sensi-
beluient... considérabelmcnt... enniuyé!
A L F R E D.
Je connais trop la noblesse de vos sentiments,
miloi'd... pour douter...
LORD BRICBROCK.
O jes! je avé beaucoup de noblesse de senti-
ments... infiniment... beaucoup... je vené pour
parler à vos des petits guinées...
A L F R E D.
Milord, j'espère... n'a aucune inquiétude?
I.ORD BRICBROCK.
O!... 110... no... moa, je été beaucoup... exter-
mcment... plein de séciurité... mais si vos voulé
me les render tute suite... je éter charmé.
ACTE DEUXIEME.
171
ALFRED, avec embarras.
Je suis désolt', niilord, de ne pouvoir en ce mo-
ment... mais sur le produit de la vente dont je
vais m'occuper... Eh! parbleu, j'y pense... avant
de rédiiier le catalogue, si un de ces tableaux vous
convenait... voyez, milord, voyez.
LORD BRiCBROCK, tirant sou lorgnon.
Yes, yes!... (k. part.) A présent oue la jeune
homme il était morte, je risqué pcut-ètie moins.
ALFRED, à part.
Allons, faisons l'article. (Saus regarder le tableau
que Bricbrock a pris_ et qu'il examiae attentivement.)
Ahl milord!... que c'est beau! quels contours!
que! dessin! comme ces chairs sont vivantes!
quelle expression dans ce regard! que cette pose
est gracieuse !
LORD BRICBROCK.
O yes ! ô yes ! ce tableau il plaisait à moa !
ALFRED,
Et vous le prenez, milord?
LORD BRICBROCK.
Il valait pas tout à fait les banknotes à moa...
mais je le prené.
ALFRED.
Je reconnais bien là votre générosité, milord,
et je vous en remercie pour la mère de mon ami.
J.ORD BRICBROCK, à part
dette petite miusicien... il était infiniment
agréabel et pétillant d'esprit. (Haut.) Votre ami, il
été iune digne et honorabcl jeune homme... je re-
gretté beaucoup lui; car moa, je; voulé l'oblidgcr
d'une manière grande... sublime... héro... lié-
ro... îque.
\LFRED.
Eh bien! milord, vous pouvez encore lui rendre
un service... héroïque!
LORD BRICBROCK.
A lui morte?... Je comprené pas...
ALFRED.
Vous allez comprendre... mon ami aimait pas-
sionnément la fille de M. Morghen...
LORD BRICBROCK.
Oii !
ALFRED.
Et s'est tué de désespoir en aiiprenant que vous
;illiez l'épouser.
LORD BRICBROCK.
Oh ! c'été iune amour véritabel !
A L F R I. D.
Mademoiselle Lise partag(;ait cet amour.
LORD BRICBROCK.
Oii ! r'(''ii'' un trahison !
A 1,1 II V. D.
Hélas ! est-on maître de son cœur?... mais à pré-
^fut (|ue votre rival ne peut plus vous causer d'iii-
'|ui(Hud(!, il serait noble, il si'.rait généreux à vous
(le renoncer à la main de celle qu'il aimait.
LORD BRICliROCK, viveiudlt.
Je voulé pas... je voulé pas!...
ALFRED.
Ou du moins de lui donner une année pour le
pleurer.
LORD BRICBROCK.
Oh ! c'été iune siècle.
ALFR ED.
Alors... douze mois si'ulcment, après lesiiuels
mademoiselle Lise reportera tout de suitesurvous
l'afTection qu'elle a maintenant...
LORD BRICBROCK.
Oh! vos croyez, mosieur, que le file de M. Mor-
ghen...
ALFRED.
Eh! sans doute, milord! après une action su-
blime, héro... ïque! que vous seul au monde...
LORD BRICBROCK.
Yes! yes! je comprené, moa seul... je com-
prené... et je consente.
ALFBEI).
Ah ! milord, vous êtes aussi grand qu'Ilippocratc 1
aussi beau que Scipion, aussi...
LORD BRICBROCK.
Je aimé beaucoup êter comme Scipion! je allé
dire iune mot à mosieur Morghen, et dans un
heure, je allé faire le tour du monde pour at-
tender ma hyménée. (11 sort en emportant le U-
bleau.)
SCÈNR IV.
ALFUED, .scnl.
Victoire! Quinze cents francs déjà pour un seul
de nos tableaux! Je disais bien que l'artiste devait
mourir pour vivre!... 11 me tarde d'engager la
lutte avec notre arabe! Ah! diable! et sa fille!...
11 faut absolument que je la prévienne... mais
j'entends tousser !... (Courant à la porte.) C'est Mor-
ghen ! Dieu! sa fille l'accompagne!... Impossible
de la détromper... Après tout, dans son intérêt
même, il vaut peut-être mieux, aiéllécliissant. At-
tention, et varions un peu notre thème plaintif
avec Morghen, c'est un fin renard! tenons-nous-
en, devant lui, à la douleur muette. (Il s'assied près
de la table, et après avoir placé la lettre tout ouverte
devant lui, se cache la figure dans ses deux luaius comme
nn homme au désespoir.)
SCfeNE V.
ALFRED, MOI\GHEN, LISE,
GENEVIEVE.
(Alfred ne se dérange pas i leur mirée.)'
M o R (. II F N , d'un ton de circonsl.mce.
Monsieur Alfred... est-i! possible... faut-il croir.'
à la nouvelle... incroyable que nous venons d'ap-
prendre?... (Alfred, se soulevant avec effort, lient
d'une main son mouchoir sur ses yeni, et de Taulre.
tend à Morghen la b'Hie que ccliil-ci cl .sa (illc li>enl
rapidement.)
LISE, avec désespoir.
Oh! mon Dieu! mon Dieu! Il est donc vrai!...
172
MOrUlR POUR VIVIŒ.
plus d'espoir! (Elle lombe sur un fauteuil ru plou-
rnut.)
Monc. II EN, à sa (illr.
Voyons, mon enfant, ralnic-toi...
LISE.
Mon prrol ne nie reprochez pas ma dnulenr.,.
Je l'aimais tant!... Laissez-moi, du moins, la con-
solation de le pleurer!
AI.FnED, à i>ait.
Pauvre petite! Ah! ma foi, je n'y tiens plus...
(S'approcbaut rapidemri.t de Geneviève, tandis que Mor-
plicnesl occupé àroasolprsa lillc.bas.) Geneviève! pour
ta maîtresse, pour elle seulement, Fr(''di'ric n'est
l)as mort!
(■•ENEVli<VE, ne iiouvant ri'tnnir un cii de joie.
Ah!
MoncHEN, se ictournant.
Qu'est-ce donc?...
Ai.rr. ED, qui s'est remis à sa place.
fltMas! hiiias!
GE\EVli-:VE.
Hélas! mon Dieu! quel événement!
M G n c, II E \ , avec bnmeur.
Eh! au lieu de crier ainsi, emmenez ma fille...
parlez-lui... consolez-la.
GENEVIÈVE, vivement.
Ah! tout de suite, monsieur, tout de suite, je
vais la consoler.
MOnoiiEN, à sa (illc, tandis que Geneviève l'emmène.
Va, ma fille, va; je regrette presque à présent
de n'avoir pas consenti... mais que diable aussi,
on a plus de patience que ça! surtout quand on a
du talent.
SCk.NK VI.
ALFRED, MORGHEN.
Ai.FREn, à part.
Tenons-nous ferme! la bataille va s'engager!
5I0RGHEN , à Ini-inême.
Certainement qu'il en avait!... et j'espère bien
le démontrer... à mon profit... quand j'aurai ac-
quis sa collection.
ALFRED, qui regarde Morghen en dessous.
Que diable fait-il là immobile?... ce n'est pas
à moi de commencer.
MORGHEN, à lui-même.
.îe crois que je vais conclure une excellente af-
faire. Ce petit musicien ne doit pas être un adver-
saire très-redoutable... ça ira tout seul. (Haut,
s'approchant.) Mon cher monsieur Alfred, croyez
que je partap;e sincèrement vos regrets...
ALFRED.
Oh ! j'en suis bien convaincu, et c'est ce qui me
fait coni[)ter sur votre obligeance et vos excellents
conseils, mon bon monsieur Morghen, pour l'ac-
complissement des dernières volontés de mon in-
fortuné Frédéric à l'égard de ses tableaux.
MORGHEN, lui serrant la main.
Vous pouvez disposer de moi...
A LFR ED.
Vous comprenez qu'il s'agit de leur vente pu-
blique? Ne seriez-vous pas d'avis, pour lui donner
de l'éclat, pour la faire... mousser, comme on dit
vulgairement, de rédiger une note... oh! mais h\
une de ces notes qui font venir l'eau à la bouche,
et de la porter tout de suite aux journaux?
MORGHEN , il part.
Diable! ceci ne aie va pas du tout. (Haut.) Aux
journaux?...
ALFRED.
Oui, les plus répandus?...
MORGHEX.
Mais oui... c'est un... moyen (A part.) de tout
m'enlever! (Haut.) Cependant, s'il faut vous dire
franchement ce que j(! ])ense...
ALFRED, vivement.
Oh! parlez, pariez, monsieur Morghen.
MORGHEN.
Eh bien!... je crois que vous allez vous donner
bien de la peine... bien de l'embarras... et cela
pour arriver à un résultat qui ne sera peut-être
pas aussi avantageux que vous vous le figurez...
ALFRED.
Comment?...
MORGHEN.
Vous ne savez pas ce que c'est qu'une vente à la
criée, ça entraîne une multitude de frais d'an-
nonces, d'afliches de toute espèce; puis ce sont
les porteurs, les crieurs, le commissaire-priseur, la
location de la salle, les vacations, les estimations...
les...
ALFRED, d'un air effrayé.
Oh! mais c'est affreux... épouvantable!...
MORGHEN.
11 y aurait un moyen plus simple, plus écou'*-
mique... d'arranger les afl"aires.
ALFRED.
Lequel?... lequel?
MORGHEN, d'un air méprisant.
Dame!... ce serait de vendre eu bloc... toutes ces
toiles.
ALFRED, à part.
Nous y voilà!
MO HGHEN.
Mais c'est là le difficile.
ALFRED.
Au contraire... Oh! quelle excellente idée vous
me donnez là! Mon pauvre ami, la veille de sa
mort, a justement reçu la visite de deux ou trois
de vos confrères.
MORGHEN, inquiet.
Vraiment? (A part.) Les traîtres!
ALFRED.
Ils voulaient même lui acheter fort cher cette
belle madone que vous avez payée... quatre-vingts
francs, je crois... je vais aller les trouver...
MORGHEN, vivement.
Inutile!... Tenez, je sais par cœur toute la col-
lection des œuvres de votre ami... elles sont res-
ACTE DEUXIEME.
173
t?es aRsez longtomps dans mon magasin , sans y
rencontrer acqui^reur... Eh bien, si vous voulez...
sans autre inspection... sans marchander... les
yeux fermés... je prends cela pour mille écus.
ALFKED.
Mille ('eus! ali! monsieur Morghen!
MORCIHEM.
Je donne cinq cents francs de plus. (Alfred ne
répond pas.) Non?... Allons, va pour le billet de
mille francs. (Avec impatience.) Voyons, voyons,
jeune homme, terminons. Je suis rond en affaires ;
mais il faut me saisir au bond. Sans cela, il n'y a
plus moyen de me rattraper; je ne reviens jamais
sur mes pas... Enfin, pour vous, pour vous seul...
je douille la somme... (A. part.) Mes confrères lui
donneraient bien davantage. (Haut.) Six mille
francs! hein? (Alfred s'assied.) Quoi! ça rie vous
va pas? preuez-y garde!... si vous me laissez
sortir...
Ai.rnED, froidement.
l'attendrai votre retour commodément assis dans
ce fauteuil.
Ji 0 11 G H E N , avec colère.
Alil bien, vous courez risque de l'attendre long-
temps...
ALFRED, avec ironie.
Heureusement, vous n'êtes pas encore parti.
MO r, G II EN, faisant quelques pas.
Oh! ji? sors.
AI. Fli EI>.
Et moi, je vais rédiger ma note pour les jour-
naux; car, décidément, c'est le meilleur moyen de
pri'venir vos confrères et d'établir la concur-
rence... Vous verrez l'effet; on se disputera, on
s'nrrachera ces tableaux... (Il s'assied à t.ible.)
MORGHEN.
tri moment! un moment! (A part.) Le diable
l'emporte avec sa note et ses journaux! Il a l'air
de se moquer de moi... si je ne l'intéresse pas un
peu, nous ne terminerons rien. (Haut.) Mon cher
monsieur Alfred , comme je vous disais tout à
riietirc, à cause de vous, de vous seul que j'aime...
dont j'estime le talent... et... je vous le prouverai...
j'ai un ami qui a beaucoup de crédit à l'Opéra... Sur
ma prière, il doit parler de vous au directeur...
ALFRED, à part.
Il veut me corrompre... je le tiens!
M on G II E\.
Et j'ai la certitiulc...
AI. FR ED.
Pardon, monsieur Morghen, il s'agit de peinture
et non de musique.
MORGUES, brusquement.
(iombien voulez-vous de ces tableaux?... Puis-
<|ue c'est vous qui les vendez, vous devez fixer ]v
prix.
ALFRED.
Si je vous le disais tout d'abord, vous me
tourneriez te dos peut-être : j'aime mieux vous
V voir arriver insensiblement et de vous-même.
MGR G H EN, à part, avec hésitation.
Allons... il n'y a pas à ruser avec ce... damné
musicien ! J'ai affaire à plus entêté que moi ; si je
veux ces tableaux... il faut que je les paye. (Haut.)
Dix mille francs! (Alfred ue bouge pas.; douze
mille... quinze mille! (Alfred regarde en l'air, jone.
avec son lorgnon ; Morghen , après avoir tiré son niou-
clioir et s'être essuyé le visage.) Dix-sept mille! dix-
huit mille! dix-neuf... (En agitant ses doigts comme
pour étrangler Alfred qui balance sa jambe négligem-
ment.) vingt mille! (Il reste comme épuisé, anéanti.)
ALFRED.
Courage! courage! nous y arriverons, monsieur
Morghen.
MORGHEN, à part.
Mais qu'est-ce qu'il veut! qu'est-ce qu'il veut, le
scélérat! (Haut, d'un air piteui.) Vous souhaitez donc
ma ruine, monsieur Alfred?
ALFRED.
Comment, monsieur Morghen'.'
MORGHEX.
Songez que je suis père de famille. De grâce,
monsieur Alfred, n'abusez pas de votre position
et de la mienne. (Feignant de pleurer.) Au nom de
votre malheureux ami que je regrette de tout mon
i-onir... Oh! oui, je le regrette!...
ALFRED, à part.
En voici bien d'une autre, par exemple!
MORGHEN.
Au nom de ma pauvre lille qu'il chérissait...
ALFRED.
Eh bien! moi, au nom de la pauvre mère de
Frédéric...
MORGHEN', se jetant aux gênons d'Alfred.
Oh ! je vous en conjure, ne me mettez pas le
couteau sur la gorge !
ALFRED, voulant le relever.
Que faites-vous là, monsieur Morghen?
MORGHEN.
Réfléchissez, c'est m'ùter tous les moyens de
réaliser un honnête bénédce sur ces tableaux que
d'en demander davantage! c'est m'arrachcr le pain
de la bouche , c'est exiger le sacrifice de mon
sang, de ma vie, de l'avenir de mon enfant.
ALFRED, le relevant de force.
Et qui vous oblige à acheter ces tableaux? Vous
ai-je proposé de vous les vendre? n'est-ce pas vous
au contraire?...
MORG II E\ , à pari.
Je payerais volontiers de tout ce que je possède
la satisfaction d'étrangler de mes propres mains
ce maudit trarnemeut 1
\1, 1 11 10.
Finissons, l^tes-vous bien résolu à no pas pous-
ser vos offres plus loin? (Mortitir-u, qui >nnilii<' '-n
jirole à une sorte d'attaque de nerfs, m- répond pas.)
.\lnrs, je vais rédiger...
Mil niillEN, avec fureur.
Allez au diable!
17/i
MOriilH l'Ol li VIVRE.
ALFiiKD, paîment.
Jn rauso avec lui depuis un quart d'ijcuro. Nous
nous reverrons h la r rit^e, mon bon monsieur Mor-
plion. Mon pauvre FnVit^ric! Si je n'ai pas pu te
sauver, (lu moins on t'appnViera dignement après
ta mort! (Il .•.« remet à écrire.)
MOiwiliKN lui .'U'rachinl la pitunc dos mains cl 1g
raniPiiaiit sur lo (levant de la scèuft avec rage.
Votre cbilTreV
Ai.iii KD, fiiiiilemenl.
Trente mille francs.
Mono MKN, fait un soubrcsaiil, lève les yeux an ciel,
lioiisse lui soupir; puis, d'ini ton suppliant:
'rranchons la dinirulté par nioitii^; vingt-cinq
mille...
A 1. iHKn. *
Trente... mille... francs!
M o ii(;iiK N, hors de lui.
Oli !... .Attendez-moi ici dix minutes : je reviens
avec la somme. (S'anètant, près de sortir.) Trente
mille ! (Il sort en faisant an geste de colère et de déses-
poir.)
SCl'NE VIL
ALFRED, puis GUILLAUME.
Ai.iUEn, seul.
De mille écus... avoir amené ce vieil avare à
donner trente mille francs de ces tableaux! Déci-
di^'^ment, j'étais né pour le commerce, moi! (Avec
joie.) Frédéric! mon pauvre Frédéric! rien ne
s'opposera donc plus à ton bonheur.
GL'ir.LAUME, accourant.
Ah! monsieur Alfred! si vous saviez... (|uel
bonheur! M. Frédéric n'est pas mort!
ALFRED.
Veux-tu te taire, imbécile!
G U n. L A II M E.
Oh ! que non, que je ne suis pas... ce que mon-
sieur dit : puisque je l'ai vu, puisque je l'ai em-
brassé, puisqu'il a lu dans ma loge une lettre que
je lui ai remise et dont je croyais bien ne jamais
toucher le port.
A t. (•RED, à part.
Déjà ici!
CUTI, i, A i: M E.
Puisque enfin il m'a chargé de vous dire qu'il
courait au ministère et vous conterait tout à son
retour.
Ai.FREn, à part.
Ah! je respire! j'aurai le temps d'encaisser les
billets de M. Morghen. (Haut.) Guillaume, as-tu
parlé à d'autres qu'à moi de ta nouvelle?
ODILLALME.
•le n'ai pas encore eu le temps, mais...
Al. ruE!), fouillant dans sa pocUo oX lui montrant
sa main fermée.
Tu vois bien cette pièce de cent sous?
GUILLAUME, regardant.
Non, monsieur.
A L E RED, remettant sa main dans sa poche.
Kli bien! tu ne la verras jamais si d'ici à...
vingt minutes, tu dis un iiint de Frédéric à qui qui
ce soit.
G i; I L L A u M E.
Oli ! monsieur, jiour un secret... et une pièri
(le cinq francs, je puis aller jusqu'à la demi-
heure.
A L V n E D.
C'est bien, laisse-moi, j'entends M. Morghen.
GU ILI.AIME.
\'ous me donnerez... ce que je n'ai pas vu?
ALFRED.
Et un pourboire par dessus le marché.
GUILLAUME.
Alors... je me tairai une heure! (11 sort.)
SCÈNE VIII.
ALFRED, MORGHEN.
ALFRED, apercevant Morghen .
Il était temps!
M0RGHE\, tirant son portefeuille d'une voi\
dnlente.
Vous voudrez bien spiTilior l'objet de la vente
dans le reçu de vingt-ci ih[ mille francs que von-
allez me donner!
ALFRED, s'asseyant et prenant la plume.
Vous voulez dire trente mille francs.
AIORGIIEN, faisant l'étonné.
Comment!...
ALFRED.
Oh ! il ne faut pas vous gêner... si le marché ne
vous convient plus, je vais de ce pas...
MORGHEN, brusquement .
Oui vous parle de cela?... Écrivez... (A pari.)
Trente mille francs!... Et dire qu'il y avait là une
afiaire d'or!... une affaire à gagner... trois cents
pour cent!... et que je n'en gagnerai peut-être tout
au plus que cent!... Je m'y suis mal pris... Oui,
j'aurais dû ofl'rir des épingles à ce... polisson...
Fatale journée !
ALFRED, lui présentant le reçu.
Voyez.
MORGHEN, après avoir lu, lui donnant la somme
en billets de banque, avec colère.
Com])tez.
A L FR ED , qui a vérifié.
Très-bien. (A pari.) Maintenant, je suis tran-
qiiilli'!
AI OR G H EN.
Je vais donner des ordres pour qu'on dcscendf
à l'instant le tout dans mon magasin.
ALFRED.
Quand vous vouclre/.
MORGHEN, qui a fait quelques pas, revenant et
regardant Alfred quelque temps fixement.
Ah çà!...il est bien mort? (Pour toute réponse ci
pour cacher son envie de rire, Alfred porte son mouchoii
à SCS yeux. Morghen sort en haussant les épaules.)
ACTE DEUXIEME.
175
SCÈNE IX.
ALFRED, FRÉDÉUIC.
FRÉDÉRIC, Il (iomi-voix, passant la tète par la porte
de droite qu'il cutr'oir re.
Qui donc est mort?
AI.FK r.D, lie Iiléliie.
Toi:
FRÉDÉRIC, Cil entrant .
Comment, moi?
ALFRED, lui faisant signe de se taire.
Chut ! Oui, toi I... et voici le produit de ta vente
après décès! De ton vivant, tu n'aurais peut-ôtre
pas tiré mille écus de tous tes tableaux; compte,
il y u trente mille francs dans ce portefeuille.
FRÉDÉRIC, prenant le portefeuille.
Trente mille francs! cela n'est pas possible?
ALFRED.
Compte, te dis-je!... Kt ce n'est pas tout; mi-
lord, d'après mes conseils, va faire le tour du
monde avant son mariage.
FRÉDÉRIC, avec joie.
Ah! mon ami! ma providence!... si tu savais...
Voilà ma mère hors de peine... et maintenant, je
puis espérer... Cette lettre que Guillaume m'a re-
niis(!... eh bien, c'est une chapelle et des travaux
au nouveau Louvre que ni'acc.)rde le ministre...
Quinze cents francs d'avance!.;.
A L F R E D.
Ainsi, triomphe complet sur toute la ligne!...
Vivat!... Mais (piel est ce bruit?
FRÉDÉRIC, qui est allé vers la porte,
(i'est la voix de Lise!
ALFRED.
Lt celle de son père. ;a part.) Voici l'instant cri-
ti([ue!
SCÈNE X.
Les Mêmes, MOnGllL-:N, LISK, GliNE-
VIi:\L.
P MORC. MEN, encore en dehors.
Guillaume est un imbécile! un visionnaire!...
(Apercevant Frédéric en entrant.) Ciel!
Li SE, avec joie.
M. Fn'idéric!
JiORCHEN, consterné.
Lui! c'est bien lui!
(;e\evièvf, bas à Lise.
Je vous l'avais bien dit, mademoiselle.
LIS F.
Ail ! que je suis heureuse!
M OR G II en, à Alfred, avec fureur,
(^'l'tait donc un guet-apens!
FRÉDÉRIC, inquiet.
Monsieur Morghen, (ju'ave/.-vousîque se passe-
t-ilV...
M on (111 EN.
I.li! monsieur, vous U'. savez bien, je suis volé,
assassiné!... Mais jr; vous déclare ([ui; je vais à
l'instant porter plainte...
ALFRED
Eh! de quoi, s'il vous plait, monsieur?
MORCnEN.
Du tour pendable que vous m'avez joué!
ALFRED.
Je vous ai fait une vente de tableaux, moyen-
nant un prix convenu que vous m'avez payé...
Après ?
FRÉDÉRIC, à Mor;;hen.
Quoi ! c'est vous, monsieur, qui avez acheté ma
collection trente mille francs?
MGR G H EN.
Oui, j'ai eu cette folie!... mais je prouverai que
cette vente est entachée d'un vice rédhibitoire...
j'ai acheté les tableaux d'un peintre mort et non
vivant... Et puisqu'au mépris de tout honneur, de
toute délicatesse, monsieur...
LISE.
Ah! mon père, pouvez-vous bien vous emporter
ainsi, lorsqu'il y a cinq minutes à peine» vous di-
siez que vous donneriez tout au monde pour que
M. Frédéric ne se fût pas tué !
MGR G II EN.
Taisez-vous, petite sotte!
ALFRED, lui frappant sur le ventre.
Là! j'étais bien sûr, papa Morghen, que vous
nous adoriez au fond du cœur et que vous seriez
enchant'é...
FR ÉD ÉRIC.
Laisse, laisse... avant tout, qu'il me soit permis
de me féliciter de la bonne opinion que M. Mor-
ghen a conçue de mon talent... 11 m'est pénible
seulement de penser qu'il m'a fallu... mourir pour
en obtenir l'aveu de sa part, (Montrant le porte-
feuille.) aveu que j'ai là... Toutefois, je tiens trop
à cette estime qu'il m'accordait... après ma mort,
pour ne point m'efforcer de la mériter... do mon
vivant. (Présentant le portefeuille à Morghen.) Re-
prenez vos trente mille francs, monsieur.
AI.FR ED, vivement.
Que fais-tu?...
FRÉDÉRIC.
Ils lie m'appartiennent pas.
ALFRED, à part.
Il arran,Li;e joliment ses alfaires!
MORGHEN, stupéfait.
Quoi! jeune homme! sans hésiter... vous vous
dessaisissez...
ALFRED.
A son mépris des choses humaines, on voit bien
qu'il est mort!
MO R G 11 F. N, qui couiinence à compter les billets.
Savcz-vous que c'est très-bien cela! (A ii.iit.) Le
compte y est-il? (Couqjtant toujours, haut.) Certes,
voili un tiaii, (pii-... un trait qui...
(i FNL\ 1 È\ F, bas.
Trouvez donc un gendre pareil!
voue, h EN, à part.
\ingt-i)ruf et trente! Le compte y est! (Haut.)
Mais c'est admirable!
176
MOURIK POUR VIVRE.
I II K I) K n I c.
La cliose est toute simple, au contraire, mon-
sieur. La nouvelle de ma mort vous avait sans
doute troublé... ùnui... et je ne dois pas proliter...
ALFnEi», i pirl.
Paiivrc Frédéric lie voilà ruiné 1... Eh bien ! non,
morbleu! nous allons voir... (Haut, à Frédéric.)
Bravo! mon ami! bravo! Ta loyauté et ta bonne
foi ti- servent cent fois mieux ipie toute ma finesse
et ma diplomatie.
MOnGHKN.
Que voulez-vous dire?
Al. in Kn.
Je dis que Frédéric rompt un marché de trente
mille francs pour vous être aj;réable, et que de-
main, price à la commande du ministre, il en
conclura un de soixante!
MORGHEN, étonné.
Une commande du ministre!... Quelle com-
mande? quel iniiiistre?
AI. F n ED.
Le ministre d'État ! rien que cela, papa Morghcii !
une chapelle h Paris, des travaux au nouveau
Louvre! lA Frédéric.) Fais donc voir ta lettre?
MOUGHEN, qui a lu.
Je suis pétrifié d'étonnement !
ALFKED, continuant.
Après cela, après une aussi magnifique réclame,
mon ami aura bien du malheur s'il ne trouve pas
cinquante, soixante mille francs même de tous ses
tableaux.
M 0 R G u E N , à part.
Soixante?
ALFRED.
Et si le ministre visite notre atelier... comme
nous l'espérons...
MORGHEN.
Comment, Son Excellence daignerait?...
LISE.
Doutercz-vous encore de son talent, mon père?
MORGHEN, à Frédéric.
Ah ! le ministre a confiance?
ALFRED, avpc suffisance.
Mais oui, entièrement confiance!
MORGHEN, se décidant.
Je le crois parbleu bien! Lorsque, moi-même...
(A part.) L'Anglais ne reviendra pas... son départ
est une défaite... et puis... (Haut.) Monsieur Fré-
déric, je tiens le marché. (Il va remettre le porte-
feuille dans sa poche.)
ALFRED, l'arrêtant.
Pardon, papa Morghen, pardon... Si vous tenez
le marché, il nous faut le portefeuille. (U le prend.)
MORGHEN, à part.
Maudit musicien!... nous allons voir. (Arrachant
des mains d'Alfred le portefeuille.) Un instant. (A part.)
En avant les grands moyens! (Haut.) Je tiens le
marché... mais pour le payement, je laisse h mou-
sieur Frédéric le choix entre ma fille... et ce por-
tefeuille!
FRÉDÉRIC, courant à Lise.
Ah! monsieur!
LISE.
Mon bon père !
(;eneviï;ve, les regardant.
Ces chers enfants!
MORGHEN, avec bonhomie.
Eh! mon Dieu! votre bonheur avant tout, mes
chers enfants... (A part.) Comme cela, j'ai les ta-
bleaux pour rien, et je marie ma fille sans dot!
ALFRED, riant.
C'est très-bien, vous donnez mademoiselle votre
fille à Frédéric; mais à elle?...
MORGHEN, vivement.
Je lui donne uiî homme de génie! (Avec malice.)
et... le petit appartement que vous occupez ici
avec M. Frédéric.
ALFRED.
Ah! bravo! c'est-à-dire que vous me mettez à la
porte!... c'est juste, je vous ai procuré une excel-
lente affaire.
scÈiM-: XI.
Les Mêmes, LORU BHICBllOCK, GUIL-
LAUME.
(Guillaume, portant nn tableau, reste à l'entrée.
Milord, les deui mains dans ses poches, s'approche
lentement et d'un air sombre de Frédéric.)
ALFRED, l'apercevant.
A l'autre, k présent!
LORD liRlCBROCK, à Frédéric, lui présentant
deux pistolets par la crosse.
Mourez !
FRÉDÉRIC, le regardant.
Hein!... Plait-il?
LORD liRlClîROCK.
Mourez tute suite.
FRÉDÉRIC
Ah çà! milord, que signifie?...
LORD BRICBROCK.
Je avé acheté lune tableau de vos... morte... je
avé pas acheté ce tableau de vos... (Se fâchant.)
Mourez, mourez, mosieur!... ou je tué, moa, vos!
LISE.
Ciel! y pensez-vous, milord!
FRÉDÉRIC, riant.
Permettez-moi de vivre, milord, et reprenez vos
quinze cents francs. (H lui présente les billets.)
LORD BRICBROCK, frappant du pied.
No! no! mourez tute suite, s'il plaît à moa.
GUILLAUME, à part.
En voilà un original!
FRÉDÉRIC.
Bien fâché, milord, de ne pouvoir vous obliger,
mais en ce moment ;_I1 regarde Lise.) je tiens trop à
la vie. (Présentant les billets.] Ainsi...
LORD BRICBROCK, Ics repoussant.
No! toujours no! je ne reprené jamais! Vivez,
ACTE DEUXIÈME.
17:
mosieur, puisqu'il plait à vos, et faisi'; à la vapeur
mon figiuri' pour odVir à mon femme...
ALFRED.
Quand vous aurez terminé votre tour du monde.
LORD BRICBROf.K.
Je tourné plus, mosieur... (Il m^intrc Fiédériu.) lui
étant vivante, miss Lisette ne doit plus pleurer lui.
ALFRED.
Non, mais elle Tépouse.
LORD BRICRROCK.
Oh! cV'té inipossibel!
MORGHEN.
C'est tout simple, au contraire. Elle l'aime...
ALFRED,
F.t il n'est pas mort.
LORD BRICRROCK.
Oh ! je Cl mpi'cné... (A Lise.) vous préférez lui?
LISE, vivement.
Oh! oui!... 'Baissant les yeux.) Pardon... niilord.
LORD BRICRROCK.
Très-bien, très-bien! Les jolies miss, dans le
Angleterre, sont reines pour le choix de leur bon-
heur... Soyez reine, miss Lisette!
LISE.
Ah! milord!
LORD BRICRROCK.
Attendez!... Et pour ma petite compliment de
mariadge, je commandé à mosieur votre chef iune
peintieure de quinze cents livres sterling... ni un
guinée de plus, ni un de moins.
ALFRED.
Milord, vous aviez déjà montré la générosité de
Sripion; maintenant, vous faite^ voir que vous êtes
aussi grand qu'Alexandre!
LORD BRICRROCK, vivcmont.
Oh! je aimé beaucoup èter comme Alexander!
(A Frédt'ric.) Le charmant file de M. Morgheii est à
vos, mosieur... Apelle... c'été le pi'inter d'Alexan-
der ! (Riant.) Je l'appelle toujours Apelle; mo-
sieur Apelle me fera une figiiire d'Alexander.
FIN DE MOURIR POUR VIVRE.
iM.
23
DIFFICILE A MARIER
COMEDIE EN UN ACTE, EN PROSE
EN COLLABORATION AVIiC J. F. IIAVAUD
I
I
PERSONiNyVGES.
M O \ s 1 E U 11 F n A N F, H , maiuilii:t,iirier.
MATHILDE, sa tille.
GEORGES, sou neveu.
JULIETTE, oi'plu'linc, ("levée, par M. Franer.
MAURK^E, employé chez Franer.
MADEMOiSELLE BOTTIN, gouvernante de Matliilde
JOSEPH, valet de chambre.
Domestiques.
La scène se passe à Iloubaix.
DIFFICILE A MARIER
La thcâlio représente un salon. — Une psyché à gauche, une croisée dans hj fond,
avec un la'go rideau de soie.
SCÈNE 1.
FRANER, MAURICE,
MADEMOISELLE ROTTIN.
An lover du rideau, mademoiselle Bottin attache
Il M bouquet; Franer entre avec Maurice.)
FRANF, n.
i'.h! vions donc! Que diablo! tu me feras signci'
I la aussi bien ici que dans ton bureau. (Aper-
cevant m.idcmniselk Bottin.) Ah! ah! la gouvernante
de ma fille... Bonjour, mademoisolle Bottin.
MADEMOISELLE BOTTIN.
Minsie ir, j'ai bien l'honneur... Comme vous
voyez, j'arrange le bouquet de mademoiselle.
FRANER.
Qu'est-ce qu'elle fait, mademoiselle ma fille?...
MADEMOISELLE BOTTIN.
l'.lle s'occupe, elle travaille; elle aime tant le
tr.ivuil... En ce moment, elle donne une leçon à
Ycrt-Vcrt.
FRANER.
Ah ! ah ! son perroquet?
M \ i RiCF, à part.
\'iiaiiic b("'t'' !
FRANER.
Voyons, mon garçon, donne-moi ça, qw je
signe... C'est le dernier compte de la manufac-
ture?,.. C'est bien, il n'y a pas dans notre potiti;
ville de Roubai\ une maison ([ui marche mieux
([lie la notre.
MADEMOISELLE BOTTIN.
Monsif^ur est si riche!
MAURICE, à part.
Tiiclie! elle n'a que cela à dire, celle-là!
Fil ANFR.
Mais oui, et j'en suis bien aise... pour ma lille,
mon bien, mon tnîsor... c'est ce que j'ai fait di'
mieux!... X Maurice.) Hein?...
M A L R I C E.
Voulez-vous parapher le renvoi?
FRANER, sans l'écouter.
On dit que je suis trop faible, que je gale
Miithiide, qu'elle me mène... C'est possible, sa
nicrc m'y avait habitué... Aujourd'hui, c'est ma
lille qui règne, je ne m'im cache pas... Elle n'a
qu'à demander... Il n'y a rien de trop cher pour
elle... Je ne regrette rien, rien du tout... pourvu
qu'elle me donne bientôt un gendre rpic je puissi;
aimer... des petits enfants que je, puisse gâter
comme elle... Miis qu'elle se dépêche... plus
tard, je ne serai plus là peut-être... Que diable!...
ce n'est pas difficile quand on est jolie, élevée
dans le grand genre... avec une belle dot... Il me
semble qu'on serait trop heureux... (A Maurice.)
Hein?...
MAURICE.
Voulez-vous signer le renvoi v
MADEMOISELLE ROTTIN.
Certainement, monsieur... un si beau parti!...
ça doit aller tout seul!... Dieu! si j'avais eu une
dot!... comme j'aurais trouvé, moi!
FRANER.
C'est justemiMit pour cola que j'ai voulu vous
parler.
MADEMOISELLE ROTTIN.
Et vous ne pouviez pas mieux tomber... Les
mariages... ah! c'est mon fort!
FRANER, se levant.
Bien ! bien ! (A Maurice.) Tiens, voilà tes signa-
turcs... (Pendant que Maurice rassemble les papiers, il
prend à l'écart mademoiselle Bottin et lui parle à mi-
voix.) Écoutez-moi... ma fille a refusé bien des
partis... Voilà dix mariages qui manquent... Mais
je pense qu'il y en a un qu'elle ne refuserait
pas... Georges, mon neveu, que j'attends.
MADEMOISELLE BOTTIN.
.le le croyais en voyage pour longtemps encore.
FRANER.
Il revient... et j'y suis pour cpiclquo chose... Je
lui ai écrit que je ne pouvais pas me passer de
lui.... Voyez Mathildc, poussez au mariage... Ta
me va, ça me convient... ."Mais tout de suite,
hein?... je suis pressé.
MADEMOISELLE ROTTIN.
Soyez tranquille, monsieur, mon bou(piet est
(lui... j'y vais à l'instant. :Elle sort.)
scî:nf. II.
FRANER, MAURICE.
iRANER, a[)ercpvant Maurice qui s'est arrclé
dans le fond.
I'.h birn! toi, qu'est-ce que tu fais là?...
M AL nie F.
Oh! rien... f'est (pie j'aurais (KSiré... ji- vou-
lais... j'avais (piclque cjioso...
in A \FH.
A me (lire?... V.u ce cas, voyons, approche...
parle... je t'écoute...
lS-2
1)1 KKICILK A MAP, I IIP. .
M AI uicr.
\ ous ("'tes hii'ii lioii !
1 ham: II.
Oui; mais tu ne Tus guère, toi, qui veux {juittcr
ma maison, nous ([uittcr... Eii l)ien! parle donc.
M A in I c. E.
C'est que c'est difllicilo.
1 UAX EU.
I".st-ce que jf. te fais piMir?...
M A i r. I (; i:.
\iiii, oli 1 non... mais je n'ose pas....
rnA\En.
Imhi'cili'l
M A U II I C K.
Vous êtes ijion i>un !
Fil A m; II.
Et pourquoi n'oses-tu pas?... Est-ce que je n'ai
pas jun^ à ton vieux père, qui m'avait aidé à
fonder cette manufacture, de te traiter comme un
lils? Est-ce que j'ai jamais manqué à mes pro-
messes? Va donc le demander à Juliette, cette
pauvre fille dont je me suis chargé... Est-ce
qu'elle n'est pas élevée, ici, avec ma fille?... Et
toi, est-ce que je ne t'aime pas?...
M AU nie E.
Si fait... oli 1 si fait!...
in A m: II.
Eh bicnl pourquoi ne pas me dire que tu veux
fonder une manufacture à Caudchec ?
MAUniCE.
Quoi! vous savez?...
I R AN EU.
Oui, avec un ami, un associé... (lu'il te faut
pour cela cinquante mille francs.
SI A uni CE.
Dont je payerai les intérêts à ciiuj...
FnANEn.
Et va-t'rn ;iu diable avec tes intérêts!... Est-ce
que je t'en demande? Et quand te faut-il cela?...
MAURICE.
Quand vous voudrez... je ne suis pas pressé...
aujourd'hui, s'il est possible.
l-n ANEU.
Soit... à condition que tu les viendras cher-
cher toi-même, et que tu n'auras plus peur,
nigaud... Ah! dis-moi, tu vas aller à la poste
pour savoir si le courrier est arrivé. Georges doit
m'aniioncer le moment de son retour. (A part.) Je
suis pressé de le voir, de l'embrasser... de lui
dire... (Haut.) Allons, allons, je passe dans mon
cabinet .. où Juliette doit m'appoiter mon cho-
colat... A l)ient(')t. (Il snrt.)
SCÈNK 111.
MAiniCE, puis JULIETTE.
MAURICE, seul.
Quel brave homme!... Comme c'est heureux
que l'argent tombe dans ses mains... pour re-
tomber dans les miennes... Oh ! pas pour moi
tout seul! je n'y tiendrais pas; mais il est une
autre personne qui, par malheur, dépend Imcu
plus de mademoiselle Mathilde que de M. Fraiicr,
et une fois manufacturier...
JULIETTE, portant sur un platrau une tasse
de chocolat.
Bonjour, monsieur Maurice, ça va-t-il bien
aujourd'hui?...
MAI m CE.
Si (;a va bien, mademoiselk' Juliette? ça n'a
jamais été mieux... Aussi, je suis d'une joie!...
Et quand vous saurez... Mais laissez-moi vous
regarder tout à mon aise... pendant que nous
sommes seuls.
JULIETTE, liant et posant le plateau.
Eh bien!... est-ce que je suis autrement (jue
lorsqu'il y a du monde?...
M A u n I c E.
Non! mais c'est si bon!... ça m'arrive si rare-
ment... Et puis vous êtes si aimable !... si jolie !...
JULIETTE.
Taisez-vous, monsieur! est-ce qu'on dit de ces
choses-là aux demoiselles?
MAURICE.
Et à qui donc?...
JULIETTE.
\ ous vouliez me parler, ce n'est pas pour cela,
je suppose?...
M A u ni c E.
C'est vrai; mais dès que je vous vois...
JULIETTE.
Dites vite, je suis pressée, on m'attend... Le
chocolat va refroidir.
M AU RI CE.
Oh! esclavage!... car vous êtes esclnvcl
J ULIETTE.
Bah ! tout le monde l'est plus ou moins, et ça ne
m'apprend pas...
MAURICE.
Eh bien! vous voyez le mortel le plus heu-
reux ! J'ai demandé à M. Franer de quitter sa
maison..
J ULIETTE.
Ciel!... c.'i'st là votre bonheur?
MAURICE.
Et il m'a accordé ci minante mille francs.
JULIETTE.
Parce ([uc vous quittez sa maison?
MAURICE.
Attendez donc... pour que je m'établisse.
JULIETTE.
Vous vous établissez?
MAURICE.
Avec un associé et une petite femme char-
mante.
J ULIETTE, émue.
Ah :
MAURICE.
Cil me fera deux établissements que je mènerai
joliment, allez! Ça vous fàchera-t-il?
DIFKICILK A MA 11 II-: H.
183
JULIETTE, troublée.
Moi?... Si cela vous convient...
M A t UlCE.
I 11 commerce excelleat... une petite femme
m 1 Heure encore.... Vous... enfin!...
.1 ui. lETTK, avec joip.
<,)uoi... c'est...
MAI KICE.
Oui, oui, \ous êtes mallieureusc ici!...01i! je le
Mii^... et, une fois mon maître, je vous domando à
.M. Irancr, je vous épouse.
JULIETTF.
Vous m'aimez doue?...
MAI UICE.
Si je vous aime !... Est-ce que vous ne vous eu
êtes pas aperçue?...
JULIETTE, baissant les yeux.
Dans ces clioses-là, on craint toujours de se
tromper...
MAURICE.
Non, non... on ne se trompe pas avec un brave
garçon... Vous quitterez cette maison, et vous ne
serez plus cliamaillée, tarabustée...
JULIETTE.
Oii! je ne suis pas si à plaindre; il n'est pas
toujours bon de faire toutes ses volontés ; voyez
mademoiselle Matbilde, elle s'impatiente, elle se
fârlic toute la journée... tandis que moi, jo
m'amuse de tout, je ne m'ennuie d' rien.
MAUKICE.
Oli! vous, vous ôtes un ange! Toujours bonne,
toujours gracieuse!... à me rendre fou de bon-
heur, et quand vous serez maîtresse à votre tour...
JULIETTE.
Oli! j'ai bien aussi mes défauts, allez I
i NE V01\ , en ilrhnrs.
Juliette! .luliette!...
JULIETTE.
Tenez, vous voyez bien, on m'attend et je reste
là... à babiller avec vous! (Elle reiuoiul le plateau
et se sauve.)
SCÈNE IV.
MAUniCE, GEOHGKS.
MAURICE.
Cliérc Juliette!... (Il va pour sortir par le foiul,
s'anëiant.) Eli! mais, je ne me trompe pas,
M. Georges.
GEORGES.
Maurice! Ab ! que je suis heureux de te revoir,
mon pauvre Maurice ! Si tu savais... Au retour d'un
voyage... qui ne nous a montré partout que des
cœurs froids, des visages indifférents. .. quel
plaisir de retrouver ses amis, sa famille... des
figures liantes, heureuses de votre retour !
MAURICE.
El vous on verrez de ces ligures-li, M. Georges...
Ici, par exemple. Quand vous êtes parti, tout le
monde se demandait , les larmes aux yeux :
M l*ourqu(»i s'en va-t-il, ce bon M. Georges?... »
GEORGES.
Tout le monde va bien?... Ma cousine?...
MAURICE.
Oh! votre oncle est toujours un i)on et excel-
lent homme... faisant des affaires....
GEORGES.
Superbes... je le sais; mais Mathilde?...
MAURICE.
Oh! votre oncle est toujours aimé, estimé...
G i; ORGE s.
Mais ma cousine?
M A l R I C E.
Quant au reste de la maison...
GEORGES.
Mais je te parle de ma cousine Mathilde.
MAURICE.
Mademoiselle Mathilde?... (Il jette un coup d'œil
autour (le lui.)
GEORGES.
Elle était capricieuse... exigeante, emportée...
Kh bien! maintenant, comment la trouves-tu?...
MAURICE.
Dame! je la trouve... Elle er^t toujours bien
jolie!
GEORGES.
Jolie!... jolie!... Mais son caractère est-il en
effet changé, comme son père me l'a écrit?...
M A U R I c E.
Ah ! si son père vous l'a écrit...
GEORGES.
Voyons, sois franc... je t'en prie... Ses défauts,
qui nous rendaient tous malheureux, les a-t-elle
toujours?...
MAURICE.
Ses défauts?... Il y en a un qui ne la quitte
pas... et le plus gros encore...
GEORGES.
ISaii! et lequel?...
M >. u R 1 c E.
Mademoiselle liottin, sa gouvernante.
(; E 0 R G E s.
Elle est encore ici !
M \ URIC E.
On l'avait renvoyée... mais mademoiselle Ma-
thilde a menacé son père de faire une grande
maladie...
G EOP. t; i.s.
Ainsi, ma cousine n'est pas changée?... Tu lu
trouves toujours...
MAI 11 I CE, vivement.
Je n'ai pas dit ça.
G E 0 R G E S.
Allons... tu en as peur... c'est mauvais signe.
MAURICE.
Oh! ça ne prouve rien... moi, j'en ni toujours
peur ])ar suite d'une vieille habitude... Ce n'<'st
pas comme vous... vous lui toiiii;/. lèle... (!l, je
m'en souviens, (piaïul nous jouions ensemble...
elle me grondait, elle me tapait, je gardais tout...
Mais vous, c'est autre chose, si elle vous donnait
18/|
DIFI'lCIl.K A MAKI i: H.
une taiK'... pMn! vous lui en rendiez doux... ce
qui a toujours uuiintcnu entre, vous une certaine
t^galité... Aussi, je suis bien aise de vous re.voir,
parce que vous allez me rendre un service.
('. EOUGES.
l'n service?... Parle... Avec plaisir.
M VUIUCK.
Je pt'nso à m'établir... Oui, des projets (pie
vous saurez... lit la place iiue je vais quitter ici, je
voudrais lu faire donner à {|uel(iu'un.
G E 0 n G K s.
Rien de plus simple... Mon oncle n'est pas un
ministre... il n'a égard qu'au talent, et si ton pro-
tt''f;é en a....
M A u n I c K.
Certainement... mais ça ne dépend pas de
votre oncle... c'est une autre personne qui peut
seule décider...
GEO KG i; s.
Va qui donc'.'...
M A u u 1 c E.
Mademoiselle Matliilde.
GEORGES.
Ma cousine!... Et comment cela?...
M A l Kl C E.
Ah! voilà... Mon protégé est un ancien commis
de la maison. ..([uc vous vous rappelez pout-étre...
le gros Bernard... un grand nez rougo... avec des
luuettes vertes.
GEORGES.
Parbleu! si je me le rappelle... La ligure la
plus drùle...
MAURICE.
Juste... C'est pour cela ([ue votre oncle l'a ren-
voyé... c'est-à-dire mademoiselle Matliilde s'est
tant récriée sur la laideur de Bernard... elle a tant
insisté pour que sa figure ne vînt plus dans
riiotel... que ce pauvre garçon... qui ne pouvait
pas venir sans sa ligure...
GEORGES.
On l'a congédié... C'est affreux!... c'est indi-
gne !... Et mon oncle a pu consentir...
MAURICE, tirant un papier de. sa poche.
Mademoiselle Juliette, qui protège Bernard, lui
a fait faire cette demande... et...
GEORGES, la prenant.
Donne... je m'en charge... Et, s'il est vrai que
ma cousine soit aussi bonne, aussi douce qu'on
me l'a dit... (On entend sonner très-vivemenl.)
Qu'est-ce que c'est que ça?...
MAURICE.
Oh! rien! c'est chez mademoiselle Mathilde.
GEORGES.
Ah! mon Dieu! c'est queUiue malheur!
AI Al niCK.
Non! c'est peut-Clrc sa douceur t|ui se un't eu
colère.
SCtlNK V.
L E s M É MES, J u ! . 1 E T T E , F l\ A N E B ,
Domestiques.
.1 u i.iETTK, parlant à des domestiques.
Mais voyez donc... Adèle, Elisa!... c'est made-
moiselle Mathilde qui sonne... (Apercevant Georges.)
Ah! M. Georges!
GEORGES.
Bonjour, Juliette... ^Le bruit redouble.) Mais le feu]]
est dans l'hùtel! (Plusieurs domestiques paraissent.)'
FRA\ER, entrant -vivement.
Qu'est-ce donc?... Que se passe-t-il chez ma
(ille?... Ah! mademoiselle Bottin! (Georges se trouve
à peu près cacbé par la psyché placée à gauche cl ne
peut être vu.)
SCÈNE VI.
Les Mêmes, MADEMOISELLE BOTTIN,
MATHILDE,
MADEMOISELLE UOTTIX, Criant.
Joseph!... Pierre!... Antoine!... Ah! quel
malheur!
F R A N E R , très-elfiayé.
0 ciel! un malheur! mon enfant?... (L'aperce-
vant.) Ah! la voilà !
MATHILBE, (intraut.
Mais allez donc, courez !... II faut qu'on me le
rapporte... je le veux...
IR A^ ER.
Mademoiselle Bottin, qu'est-ce qu'il y a?
qu"est-il arrivé?....
MADEMOISELLE BOTTIN.
Ah ! monsieur, un affreux malheur !
FRANER.
J'entends bien, mais...
MADEMOISELLE BOTTIN, appelant.
Joseph!... Pierre!... Antoine!
FRANER, à sa flUe.
Mais quel est ce malheur?...
MATHILDE.
Ah! mon père, je ne m'en consolerai jamais.
MADEMOISELLE BOTTIN.
Ni moi non plus. (Appelant.) Pierre! Antoine!
Joseph!
JOSEPH, paraissant.
Voilà! voilà!
MADEMOISELLE BOTTIN.
Eh bien! Joseph, a-t-on des nouvelles?...
JOSEPH.
Aucune absolument.
MATHILDE.
Le maladroit! C'est vous qui êtes la cause de
tout... je vous chasse.
JOSEPH.
Moi!... Mais, mademoiselle, c'est vous ((ui avez
ouvert la fenêtre.
MADEMOISELLE BOTTIN.
11 fallait la refermer.
DIKFIGILI': A MAlilER.
185
JOSEPH.
Oiiaïul madeinoisi.'llo l'ouvre?...
MATH1I.DE.
Sortez! sortez! Faites-le donc sortir, mon père.
(Elle tombe dans un faiitPiiil.)
FR \NF.R.
Vous avez entendu, Joseph?
JOSEPH, sortant.
C'est mademoiselle qui... et c'est moi que...
mathii.de, pleurant.
Mon Dieu! mon Diuul que je suis donc nuiihcu-
' reuse !
F R \ N K 1! .
Voyons, ma fdle, calme-toi, mon enfant! Il lui
frappe dans les mains.) Mathilde !
M A T H 1 L D E
Que je me calme! que je me calme! Ah! vous
me ferez mourir avL'C votre froideur... votre indif-
\ férence...
fram; 11.
Mais encore... faudrait-il savoir... car eiilin, ce
malheur qui me fait trembler... eh bien?...
MATHILDE.
Eh bien! ce pauvre Vert-Vert... que j'avais
élevé... qui m'aimait tant...
JULIETTE.
Votre perroquet?...
II'. ANER, à part.
Ce, vilain animal?
M AT H II, DE.
11 s"eàt envolé! (Georges, qui se tient à l'écart sans
être vu, étouffe un éclat de rire.) Et l'on ose rire!...
[ Ah ! monsieur Maurice! j'en étais sûre...
I MAURICE.
Moi, mademoiselle !
M \T1IILDF.
Oui, vous... Oh! je vous ai bien entendu... Mais
je suis ici chez moi... vous n'avez pas le droit d'y
Être... et puisque mon père veut bien vous
souffrir dans ses bureaux, allez, monsieur...
retournez-y.
M Al RICE.
Mais ce n'est pas moi...
MATHILDE, frappant lUi pied,
••lais sortez donc !
MAURICE, en sortant.
Ma parole d'hoiincur!...
J IIII.TTF.
Je vous assuri:... qu'il est ill(•apal)ll^..
M VTHII.DE.
Luisscz-moi, mademoiselle, vous êtes insuppor-
Udilo...
(iEOliC.ES, paraissant, à .\Ialliilde.
Juliette a raison, ma cousine; ce n'était jias
Maurice, c'était moi !
M \TH1 l.DE, illtirdite.
Mon cousin !
M ADEMOl Sl.l.l.F llOI ll\, .à part.
I)'(jii soit-il, celui-li?...
III.
FRANER.
Georges! mon cher Georges! oh! combien je
suis heureux de te revoir!... ;I1 l'embrasse.) Mais ne
pas nous prévenir du jour do ton arrivée!...
(A part.) Pourvu qu'il n'ait rien entendu! (Haut.)
Et tu étais ici... il y a longtemps?...
GEORGES.
Longtemps? (Les observant.) Mais non... j'arrive.
SIATHILDE, se remettant.
.\h! tant mieux!...
GEORGES.
Et pourquoi donc?...
MATHILDE.
Oh! rien... rien... n'en parlons plus... j'ai tant
de plaisir à te revoir!...
FRANER.
Tu ne nous quitteras plus!
MADEMOISELLE ROTTIN.
Si mademoiselle voulait achever sa toilette?...
les personnes qu'elle a invitées vont bientôt venir.
MATHILDE.
Ah! c'est vrai!... je l'avais oublié. . j'ai une
matinée musicale... Quel ennui!... Georges doit
être fatigué.
GEORGE s.
Moi, du tout 1...
MATHILDE.
N'importe! mon père, si nous faisions dire à
tous ces gens-là de no pas se déranger?
FRANER.
Y penses-tu, ma lille?... une heure avant...
mais c'est impossible !
GEORGES.
iMon oncle a raison, ma cousine; et, d'ailleurs, ,
je serai enchanté de juger de vos progrès.
M A T H I L D E.
Ah! c'est différent... Alors, monsieur Georges,
je vous fais mon invitation.
GEORGES, lui baisant la main.
Que j'accepte avec joie.
FR A.\ER.
lîravo !
MATHILDE.
Mademoiselle Bottin, vous veillerez à ce qm-
tout soit prêt dans le salon.
JI A D i; M 0 I s Ë I. L E 1! O 1' 1 1 \ .
J'y coui's. (Elle sort.)
MATHILDE, à Jiilltlle.
Toi, ma bonne petite, tu vas dire ;"i .Maurice
(pii! nous comptons sur lui.
j I i.irr 1 1 .
Oui, mademoiselle.
M \ iiii i.Di:.
Ce pauvre gairon... je lui (U)is bien cel.i pour
tout à l'heure.
JULIETTE, sorlinl.
11 \ a être bien content! Il aime tant la inusiiiue!
MATHILDE, fevoniiit pris d'- (Jeurfies.
Je ilois chanter un grand air.
2k
18G
DIFFICILH A MARIEK.
FnANKH.
Ce sera superbe! Matliilde a invité tout le
dt^parlenient. (A Georges.) Tu me remplaceras an
salon, car je n'ai pas le temps, et puis la musique
n'est pas mon fort.
GEORGES.
Allez à vos affaires, mou oncle ; moi, j'ai quel-
ques ordres à donner... à Joseph!... ce brave
garçon qui me servait avec tant de zèle, autrefois...
car je pense qu'il est encore ici?...
FRANER.
Ah! Joseph! (Bas, à Malhilde.) que tu as renvoyé?
M AT» II. DE , vivement.
Oui., oui... il est ici... et môme, mon père, qui
en est très-content, doit doubler ses gages à comp-
ter d'aujourd'hui.
FRANE n.
Ils sont doublés.
GEORGES,
Je vais le lui annoncer.
FU ANEIl.
Non, non... il doit m'attcndrc à ma caisse... et
Maurice aussi... et beaucoup de monde peut-être...
car la foule abonde chez moi, mon garçon ; les af-
faires marchent... les dcus arrivent, et j'en suis
bien aise... non pas pour moi, mais pour ma
fille... pour mon gendre... parce qu'enfin je veux
un gendre... et tout sera pour lui... tout! Hein?
sera-t-il heureux?
GEORGES, il part.
Est-il adroit?...
F R A N E R .
Au revoir, mou garçon... ma lille... mes en-
fants...
MATHILDE, il part.
Ce pauvre père!
FRA \ER , à Georges.
Tu ne nous quitteras plus!... (Il sort.)
SCÈNE VU.
GEORGES, MATHILDE.
MATIIII.DK.
Si tu savais, Georges, combien ton absence m'a
paru longue! tout m'ennuyait... Je n'étais heureuse
que quand mon p're me lisait tes lettres, les jours
de courrier.
GEORGES.
C'est comme moi, lorsc[u'il m'écrivait que tu
n'avais plus de caprices, de... colères...
MATH ILDE.
Oh! non! (Avec hésitation.) ja... mais.
GEORGES.
Tu crois?
MATIII LUE.
Tu en doutes?
G E o r. G E s , montrant la psyclié.
Matliilde... tout à l'heure, j'étais là.
MATiiii.DE, baissant les yeui.
Ali! tu as entendu !...
GEORGES.
Je n'ai pas perdu un seul mot... Faire une scène
:\ IVlaurice! chassi-r un bon domestique... pour un
perroipiet!...
M \T II II, DE.
Eh l)ien ! monsieur, ce n'est pas à vous de me
le reprocher; non, car si j'ai été injuste, odieuse
môme...
GEORGES.
Eh bien !...
MATHILDE.
Si je tenais tant à ce pauvre oiseau, c'est que...
vous me l'aviez donné.
GEORGES.
Petite flatteuse ! vous ne me fermerez pas la
bouche... oui, j'aurai le courage de vous dire la
vérité: Tu es jolie, Mathiidi'... oh! très-jolie;
mais ce qui est encore plus malheureux pour toi ,
ton père est millionnaire! aussi, l'on t'admire, on
est à tes genoux! on te gâte, Matliilde, et c'est
donmiage... tout plie, tout tremble devant toi...
M AT II ILDE.
Après... après?...
GEORGES.
Eii bien, moi, si j'étais à ta place, ce n'est pas
cet empire que je voudrais exercer... on ne me
craindrait pas, on m'aimerait... je renverrais cer-
taines gens... je ne nomme personne... je prendrais
pour modèle... pour compagne, une jeune fille
bonne, modeste, qui est près de toi.
MATHILDE.
Juliette... oh! oui, c'est elle, n'est-ce pas?... on
m'en parle toujours.
GEORGES.
Et cela t'impatiente?
MATHILDE.
Non ... au contraire . . . mais je serai mieux
qu'elle, jeté le promets... pardonne-moi le passé...
je te réponds de l'avenir... et dès que tu trouveras
une occasion de me mettre à l'épreuve...
GEORGES, tirant de sa poche la demande que
Maurice lui a remise.
Une occasion... la voici... tu peux réparer une
injustice... un pauvre employé, qui a sa famille à
soutenir, demande à rentrer chez ton père... à re-
prendre une place qu'il a perdue i\ cause de toi...
MATHILDE.
Comment?...
GEORGES.
Tu l'as trouvé trop laid!... (Mathilde se détourne
et baisse les yeux.) Juge du bien que tu pourrais
faire par le mal...
M AT II ILDE.
Que je fais... Eh bien... sois tranquille... c'est
ton protégé, il sera le mien... Je veux qu'il rentre
aujourd'hui, aujourd'hui même... Donne-moi sa
lettre... Ah! mademoiselle Rottin !
MADEMOISELLE BOTTIN, entrant.
On arrive, mademoiselle, on vous demande.
DIFFICILE A MARIKH.
18^
GEORGES.
Eh!... vite... je te laisse à ta toilette... et je cours
faire la mienne.
M AT ni 1,1) E.
N'oublie pas que je t'attends. (Georges lui biise la
main.) Et tu ne partiras plus?...
GEORGES.
Cela dépend de toi. (11 sort.)
SCÈNE Mil.
MATIIILDE, MADEMOISELLE HOTTIN.
M \TIIILDE.
Il resterai au fait, il est gentil, mon cousin...
quoiqu'il prôclie un peu!
MADEMOISEl, I.K lîOTTIN.
Ainsi, mademoiselle est heureuse?...
MATHILDE.
• Très-heureuse! mademoiselle Bottin. (Elle met la
demande sur sa toilette.) -Mon collier... mon écrin...
je veux que Georges me trouve jolie.
MADEMOISELLE BOTTIN, lui passant son collier.
Il serait bien difficile... u^e jeune fille char-
mante, qui réunit k une belle fortune toutes les
qualités, toutes...
MATHILDE.
Ah! vous me flattez un peu...
MADEMOISELLE BOTTIN.
Jamais.
M ATIIILDE.
Au fait, vous vous y connaissez mieux que
nmi... l't puis il u"v a jias de mal... ça me fait
plaisir pour lui... pour mon prétendu... pour mou
mari... car il sera mon mari, n'est-ce pas? Vous
m'avez dit que mon père...
MADEMOISELLE BOTTIN.
Certainement.
M \rii II. iii'.
Je veux lui plaire .. je veux (pi'il soit ravi, en-
chanté...
M A D i: M 0 I s E 1. 1. r. B 0 T l 1 \ .
"Vous l'aimez donc?...
M ATlIl I,DE.
Oui, biniucou)).
SCÈNE IX.
Les Mêmes, MAUHICK. JlLIETTi:.
Jl METTE.
Mais rpiand je vous dis ((ue mademoiselle Ma-
thilde vous a invité'.
M \r lUCE.
Vrai ! au concert?...
M \ ni I LDK.
Ah! Maurice, c'est bien à toi d'avoir accepti''
mon iinitatiou... tu ne m'en veux jjIus, n'est-ce
pas?...
M Al R ICI.
Moi ! pur exemple! est-ce f|iie j'y pense encore?
Ce n'est pas moi c[ui ai ri, je vous jure...
MATHILDE.
C'est bien... je sais qui... n'en parlons plus...
Ce pauvre Maurice!... (A part.) Il a toujours l'air
niais...
MAURICE, à p.irt.
Elle a des moments agréables.
JLI. I KTTE.
Mademoiselle, il y a déjà du monde dans le
salon.
M ATIIILDE.
Mon éventail! mademoiselle Bottin.
MADEMOISELLE BOTTIN.
Oui, mademoiselle.
M ATIIILDE, à qui mademoiselle Bottin remet son
éventail.
Juliette, tu vas m'accoinpagner sur le piano...
tu sais... les jolis morceaux de la reine Topaze.
.ILLIETTE.
Je les ai essayés ce maiiu.
M ATIIl LDE.
Je vais avoir un succès!,., je les chante si bien!
et puis, il sera là !...
MADEMOISELLE BOTTIN.
On entre dans le salon.
JULIETTE.
C'est mademoiselle Dulac... Dieu ! comme elle a
un gros bouquet!
M A T H I L D E.
Un bouquet!... et le mien?... mon bouquet... je
ne peux pas la souflYir!... mou l)ouqu(^t, mademoi-
selle Bottin.
MADEMOISELLE BOTTIN, Courant le clierclier.
Voici, mademoiselle.
MATHILDE.
C'est cela... tout mouillé!... comme c'est agréa-
ble!... mais enveloppez-le-moi donc.
MAURICE, à part.
Ça chauffe! ça chauffe!
MADEMOISELLE BOTTIN.
Du papier... oui, je vais chercher...
M A T II 1 1. D E.
Mais non... ici... tenez... vous ne savez rieii
voir, rien trouver... en voici... (Klle prend la lii-
mande qui est sur sa toilette et la déchire.)
MAURICE, avec intention.
C'est vrai ! mademoiselle Bottin ne sait rien
voir... rien trouver... (11 prend la moitié du papier
lejetée par .Matliilde.)
MADEMOISELLE ROTTIN.
lM;iil-il, monsieur?...
JULIETTE, bas, à mademoi.selle Bollin.
Ne faites pas attention.
MATHILDE, regardant son lionquil.
A la bonne iicure!... il est joli !... Viens. Juliette.
Venez, mademoiselle r.i.tlin. (l'.lle sort. Juliette h
suil.^
MADEMOISELLE IlOTTIN.
Elle est mise dans lu perfection!... aussi belle
qu(! bonne, (Regardant Maurice.) quoi qu'en disent
certaines gens. (Elle entre dans les salons.)
188
DIFFICILE A MAllIKlî.
SCÈNE X.
MAUniCK, puis GKOlUiKS.
MA rniCE, cliiffonnanl le papierqu'il tient.
Morci ! cVst pour moi qu'elle dit ça, la vieille...
Je pourrais entrer... on m'a invité; mais j'aime
bien mieux rester là... tout seul... entendre tout
h mon aise, et sans qu'on me dérange... Ali! voilà
que ça commence... C'est mademoiselle Juliette
qui prélude... Dieu! que c'est beau! C'est comme
du miel qui vous coule l:i... ça vous fait du bien
au cœur.
G EOFiC. i:s, entrant.
Kli bien, cs-tu content de Mathildc qui fa in-
vité?... Klle a été cliarmante!
M A l R 1 f. E.
Oli! oui, cliarmante... et sans mademoiselle
Bottin qui l'a impaticnti'C... (L'imitant en trépi-
•inant.) Mou bouquet... du papier... Mais dépéclie/.-
vnus donc!... Du reste, trés-fientille. (lîcoiitant.)
Ali! voilà qu'elle cbante!
Gl-OnCES.
Quant à ton protégé, sois tranquille, elle re-
mettra la demande à mon oncle ; elle s'en charge.
M A u n I c E.
Vi'ai? oli ! alors... (Ouvrant niacliinalcniont le papier
qu'il tient.) Ah! mon Dieu!...
GEORGES.
i;h ! mais, qu"as-tu donc?...
M A l R I c E.
Ce ([ue j'ai?... tenez!...
GEORGES.
Qu'est-ce que c'est que ça?...
MAURICE.
Parbleu! la demande de ce pauvre Bernard.
GEORGES, la prenant.
Déchirée en drux!
MAI RI CE.
Oui, la voici on partie double.
GEORGES.
Mais l'autre moitié?...
MAURICE.
File enveloppe le bouquet do inadenioisellc Ma-
th il de.
GEORGES.
Comment! c'est elle?...
MAURICE, écoutant.
Silence! écoutez donc... on se disinitc... on ne
chante plus... (On entend des éclats de rire.) On
rit!...
GEORGE S.
La voix de Mathilde! (Il entre vivement dans le
salon, le bniit augmente.)
MAURICE, seul.
Voilà que ça recommence! (Regardant.) Pauvre
Juliette!... elle a l'air de pleurer... on ferme le
piano... tout le monde parle à la fois... on ne
s'entend plus... c'est un morceau de quelque
opéra.
SCKNK \I.
MAllBICK,
JLlLlF/ni:, MADF.MOISKLLK BOTl IN.
MAURICE, à Juliette.
0 ciel ! mademoiselle, qu'avez-vous donc?
MADEMOISELLE ROTTIN, arcourant.
Qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce qu'il y a?---
Jl IIETTE.
Mon Dieu! je ne le sais pas bien nioi-méine...
c'est mademoiselle Mathilde...
MADEMOISELLE B0TT1\.
Mathilde!... Vous avez tort!
MAURICE.
Mais taisez-vous donc, mademoiselle Bottin. (A
p;irt.) Elle me crispe, cette femme! (Haut.) Fh
bien ! mademoiselle Mathilde, elle chantait...
JULIETTE.
Je l'aci-ompajinais de mon mieux...
M A u R I c K.
Ft... elle s'est trompée?...
M A DEM 0 1 SE LLE BOT I IN.
Ça ne se peut pas.
.yi.II.TTE.
File a prétendu que je jouais tout de travers...
MADEMOISELLE KOTTI.N.
l'.lle a une oreille si délicate!
MAURICE, avec colère.
Laissez-moi donc, avec votre oreille...
MADEMOISELLE BOTTIN.
Ah ! la voici ! (Maurice .<e retire vivement.)
SCÈNE XII.
Les Mêmes, MATHILDF. , GEORGES.
MATHILDE, à la Cantonade.
Ne me suivez pas... ah! j'étouffe de colère...
je me trouve mal... (lîlle se jette dans un fauteuil.)
MADEMOISELLE B0TTI^', couiant à elle.
Ciel ! il faut que je la délace !
MATHILDE, se levant vivement.
Oser in'insultcr chez moi !... rire... chuchoter...
s'amuser à mes dépens... pourquoi? parce que
mademoiselle pleure au moindre mot qu'on lui
dit, et me laisse là au milieu d'un morceau... le
moyen de chanter quand on n'accompagne pas en
mesure.
MADEMOISELLE BOTTIN.
C'est tout simple.
MAURICE, s'avançant avec résolution.
Oui!... mais c'est là qu'est la question... ti
compagnait-elle ou n'accompagnait -elle pas en
mesure?...
MATHILDE.
Qui vous demande votre avis, à vous?...
MADEMOISELLE BOTTIN.
Comment! vous osez!... (Maurice baisse la tête et
s'éloigne un peu.)
GEORGES, entrant, à la cantonade.
C'est lien... c'est bien, messieurs! croyez que
je serai exact... (S'arrêtant au fond.) Mathilde!
I)i FFICILH A MARI EH.
189
JI'LIF.TTE, s'approchant ilp -Matliililp. l
C'est ma faute.., je vous ai iiiipaticnt(''e... sans
le vouloir... et je vous ai fait tromper.
GEORGES, ail fond.
Bonne Juliette.
Jb' METTE.
Je le dirai à tout le monde.
MADEMOISELLE BOTTIN.
Et vous ne ferez que votre devoir.
Jl Ll ETTE.
Venez... rentrons, vos amis vous attendent.
M \T1! I 1.1) i:.
iNon, non, je ne rentrerai pas... Allez, mademni-
5.elle Bottin, avec... madenioiscllc...
M.\DEM 01 SELLE liOTTIN.
dépendant...
M ATHILDE.
Je le veux! je le veux!
MADEMOISELLE BOTTIX, à Jllliclto.
Allons, obéissons, mademoiselle.
MAURICE, les suivant, L;is ii .Tnlietle.
Oh! soyez tranquille!... vous ne resterez pas
longtemps ici...
SCÈNE Xlll.
MATHILDE, GEORGES.
M ATIIILDE.
Enfin! je suis S"ule!... ai-je été assez humilié"
devantlui, mon Dieu! (Georgrs s'avanceot va s'asseoir
sans i-ien dire de l'autne côté de la scène, près d'un guéridon
sur lequel il prend un livre. Se retournant.) Geoi'ges!
(L'examinant.) Il est toujours furieux, je le vois...
c'est très-mal de sa part... lui qui prêche sans
cesse, il n'a i)as un très-hon caractère non plus...
Si je le boudais aussi?... décidément, ça m'est im-
possible... (S'approchant de Georges et s'appiiyant sur
If- dossier de son fauteuil.) Vous êtes fâclié... vous
iH'' trouvez bien insupportable aujourd'hui?...
GEORGES.
Aujourd'hui?... mais non... comme à l'ordi-
naire.
M ATIIILDE.
Merci!... cependant tout à l'heure, vous étiez
(l'une colère!... vous m'auriez battue, si vous
l'aviez osé.
(iEORGES.
Moi?...
I M STU I LUE.
> J'ai \u ci.'la sur vulic li^iuro.
(;eoiu;ks.
Ah!
M AT MI LI)E.
Kilo est irès-expressivc votre figure, et je n'ai
qu'avons regarder pour savoir tout do suite si j'ai
été maussade.
fiEORGES.
Eh hieu, vous vous triunpez... jr vous aiinr mieux
connue cela qu'autrement.
MATHILDE.
Je ne vous crois pas.
GEORGES.
Et si je vous le prouvais?...
MATHILDE.
Je \ous en délie.
GEOn(iES.
Songez que c'est me forcer à vous dire des
choses qui, peut-être, vous paraiti'ont peu flat-
teuses.
M \Tn 11. DE.
Oh ! vous m'y avez habituée. . . vous pouvez
parler.
GEORGES.
Mais...
MATHILDE.
Vous reculez déjà!
GEORGES.
Je commence. Lorsque mon oncle me proposa
de venir habiter chez lui, ce ne fut qu'avec une
extrême répugnance que j'acceptai son offre.
M A T II I L D E.
La raison, s'il vous plaît?...
GEORGES.
J'en avais deux... d'abord son immense fortune...
ensuite... vous.
MATHILDE.
Moi! vous ne me connaissiez pas!
GEORGES.
C'est justement ])our cela.
MATHILDE.
Je m'en doutais... continuez.
GEORGES.
Ji^ craignais de vous trouver aimable.
M AT H IL DE.
Comment, monsieur! mais h présent vous êtes
rassuré.
GEORGES, continuant.
Car alors il m'eût été bien difficile d'échapper
aux malignes interprétations du monde; les plus
simples marques d'amitié, les plus légères préve-
nances pour une riche héritière n'eussent pas
manqué d'être transformées en un plan de séduc-
tion.
MATH I LDE.
OJi! vous avez raison... la position n'eût pas été
tcnable ; et il fallait de toute nécessité, pour votre
honneur, que je fusse une personne fort désa-
gréable ! il vous reste encore quelque chose h m'ex-
pli(pier... Puisque je vous ai tout d'abord si bien
rassuré... pourquoi donc êtes-vous parti?... et sur-
tout, pourquoi êtes-vous revenu lorsque mon père
vous a écrit que j'étais tout à fait changée?... Vous
vous exposiez beaucoup, songez donc! si, par mal-
heur, j'étais devenue une personne comme une
autre !
geoiii.es.
Ah! j'avais une raison que je vous dirai peut-
être un jour... et puis un secret pressentiment
m'avertissait sans doute...
190
F)IKFiCILK A MAlîlEH.
MA 1 II ll.liK.
Ah! vous ne m'avez jamais rien dit d'aussi dur!
G KO l\ G ES.
I>aissez-nioi aclicver... Il nie semblait que je
pouvais vous ôtre utile en me faisant de nouvouu
votre censeur impitoyable; car j'avais cru voir,
autrefois, que ma fraucliise, chose assez nouvelle
pour vous, vous ennuyait un peu moins que le
reste... bien mieux, elle pouvait exercer enfin sur
vous une heureuse influence... mais Je m'aperçois
que cet espoir était bcaucouj) troj) présomptueux
et que...
MATllll.DE, vivpiuent.
(l't'st justement re qui vous trompe, monsieur...
et il faut que vous soyez aussi mal disposé... aussi
injuste... pour ne pas comprendre que je fais tous
mes efforts...
r;EORC ES.
Pardon...j'avoue que, tout ;\ l'heure, il m'eût été
assez dillicile...
MATHILDE, s'animant.
El vous, monsieur, vous vous croyez sans doute
admirable avec votre sang-froid?... eh bien, vous
avez tort, je vous en avertis; il n'y a rien de si
ennuyeux, de si maussade, de si capable de donner
de l'humeur, qu'un homme qui ne s'anime jamais
et qui tournerait à peine la tête si la maison ve-
nait à s'écrouler derrière lui.
(i ECU CES.
Eh! mon Dieu! voilà comme je suis! et il me
serait aussi impossible de me mettre en colère qu'à
vous...
MATIIILDE.
D'être calme et raisonnable, n'est-ce pas?...
CKOKGES.
Vous achevez ma pensée,
MATHII.DE.
Toujours poli! Qu'ai-je donc fait de si mal? J'ai
fermé le piano, parce que mademoiselle Juliette...
GEORGES.
Vous avez fermé le piano... vous avez quitté le
salon... vous vous êtes exposée aux sarcasmes...
de tout le monde, parce que votre vanité vous a
fait perdre la tête, au point de vouloir rejeter les
torts de votre mémoire...
M A T H 1 1. D E.
Georges!...
GEORGES.
Sur une pauvre fille qui est... mon Dieu! il faut
bien vous le dire, qui est meilleure musicienne
que vous.
M athii.dk.
A 11 ! c'est trop fort !
SCÈNE XIV.
MATIITLDK, GEORGES, FRANER.
KR A\ER.
Eli bien! comment va le plaisir?... Pendant que
vous chantiez, je vendais... |Les regardant.) Hein?...
qu'est-ce que c'est?... des figures renversées!...
Oii'as-tu, ma fille?...
M ATHILDE.
Demandez à M. Georges, qui se plait à me tour-
menter, à me rendre malheureuse!
K 11 A N E R .
Ah ! tu as tort, toi !
GEORGES.
Parce que je défends contre ses caprices une
jeune fille qu'elle prend plaisir à humilier?...
FRA\ER.
La paix! la paix!...
MATHII.DE.
Eh! mon Dieu!... qui s'occupe de mademoiselle
Juliette? qui pense à elle?... Ne croirait-on pas, à
vous entendre, qu"il y avait là, dans le salon, des
gens bien épris de son mérite?
GEORGES, à Matliiklp.
Qu'en savez-vous?... Juliette n'a rien; mais ses
désirs sont bornés; on peut être plus jolie!...
(Regardant Matliilde.) je l'avoue, mais nul cœur n'a
plus de bonté; on peut avoir plus d'esprit peut-
être, mais sa douceur, sa raison, sa patience fe-
ront bien davantage pour le bonheur d'un mari
que cette brillante et caustique originalité dont
d'autres sont si vaines!
M ATHILDE, très-vivement.
Il est fâcheux qu'une personne si accomplie, si
parfaite... ne trouve pas un sort égal à son mérite...
Qui en voudrait?...
GEORGES.
Mais... moi, par exemple!
MATHII.DE.
Vous !
FRANER.
Qu'est-ce que cela veut dire?... je veux être
ruiné si je comprends.
GEORGES.
Cela veut dire, mon oncle, que Juliette, orphe-
line et pauvre, vous a été confiée, que vous êtes
rliargé de faire son bonheur... et que je vous la
demande en mariage.
FRANER.
Hein?
MATHII.DE, outrée.
Ah ! c'est bien!... c'est très-bien!
FRANER.
Comment! mais c'est très-mal!... (Souriant). Al-
lons, c'est une plaisanterie, n'est-ce pas?... vous
voulez rire! (Riant). Ah! ah! ah! c'est très-drôle!
GEORGES.
Au contraire, c'est très-sérieux, mon oncle.
M ATHILDE.
Certainement, mon père, vous ne vousopposerez
pas au bonheur de votre neveu... Pour moi, j'en
serai si contente...
FRANER.
Toi?
I ..,.„..„
Ainsi, vous m'accordez la main de Juliette,
n'est-ce pas?...
FRANER.
Elil va-t'en à tons les diables!
MADEMOiSELLK BOTTiN, entrant.
M. Maurice demande à parler à monsieur.
FHANElt.
Eii! qu'il attende!
MAxni LDE, à part.
Maurice I
MADEMOISELLE BOTTIN, à Georges, bas.
Monsieur Georges, un de ces jeunes gens m'a dit
qu'il comptait sur vous, dans une heure... je ne
sais pas pourquoi. (Elle sort.)
GEORGES, à part.
Je ïfe sais bien, moi!... Ah! mes pistolets... (Il
va pour sortir, s'arrête et revient à Mathilde.) Tenez,
mademoiselle, vous avez oublié bien vite ce pauvre
employé qu'un caprice a réduit à la misère... Ber-
nard... (Il lui donne le fragment de la demande, qu'il .1
pris à Maurice.)
MATHILDE.
Monsieur!...
GEORGES.
Le reste est autour de votre bouquet... de votre
bouquet de bal. (11 sort.j
SCÈNE XV.
FRANER, MATHILDE, puis MADEMOI-
SELLE BOTTIN.
FRANER.
lui ijien! il s'en va!
MATHILDE, se retournant.
Georges!...
FRANER.
Noyons, voyons, me diras-tu ce que cela si-
gnitie... Avez-vous tous perdu la tète?...
MATHILDE.
S'il croit me faire de la peine, par exemple... il
se trompe bien... au contraire, je suis enchantée!
FR A\ER.
Laisse-moi donc tranquille... tu étouffes... et moi
aussi!... Quelle idée! épouser Juliette!...
MATHILDE.
Eli bien! tant pis pour clic! elle sera malheu-
reuse... Il est ingrat... il est méchant!... je le dé-
teste !
FR AMER.
Parbleu! et moi donc! mais c'est égal!... c'était
liii'ti le gendre qu'il me fallait.
MATHILDE,
11 croit peut-être qu'on me délaisse, qu'on me
refuse... que je resterai... Eh bien! non... moi
aussi, je nie marierai... oui, mon père... oui, je me
marierai, et promptcment... le plus tôt que je
pourrai... aujourd'hui.
Fil WER, s'a.sscyanl.
1 Mais non, mais non... c'est iinpossiblo... Et dire,
qu'avec ma fortune, je ne peux i)as te trouver un
DIFFICILE A MARIER.
191
mari... qui me convienne !... là, un franc garçon...
comme Georges.
M AT ni I.DE.
Si fait... si fait!... (S'approchant de lui et s'as-
scyaut sur ses genou.x.) Écoute... tu me répètes tou-
jours que tu n'as qu'un désir... c'est de me voir
heureuse... mariée...
FRANER.
Eh! sans doute!
MATHILDE.
Mariée à un honnête homme... que tu ne tiens
pas à ce qu'il soit riche...
FRANER.
Qu'est-ce que cela me fait... je le suis pour
deux !
MATHILDE.
Et que, quel que soit mon ciioix, tu l'approu-
veras ?
FRASER.
Oui, mais...
M A T H I L D E.
Oli ! tu l'as promis, mon père,., et, cette pro-
messe, tu peux la tenir aujourd'hui.
FRANER.
Que veux-tu dire?
M ATHJ LDE.
Qu'il y a un jeune homme qui remplit toutes
les conditions; d'abord, il n'a rien, rien du tout.
FRANER.
C'est déjà quelque chose!
M AT ai LDE.
Mais il est honnête comme mon cousin, et sur-
tout plus doux... plus poli... enfin, c'est le mari
qu'il me faut... je te le demande, tu me le donne-
ras... je le veux !
FRANER.
Tu le, veux! encore faut-il savoir son nom!...
c'est?...
M A T H IL D E,
(.'est Maurice.
F R A N E R .
Maurice! c'est un brave garçon, je ne dis pus...
il nous est dévoué... il me doit tout... mais écoule
donc, il faut y penser... et je ne puis croire encore
que tîcorges...
M AT m LDE.
Tu préfères donc rougir devant lui?... me faire
rougir moi-même... lui offrir ma main, pour qu'il
la refuse?...
F R A \ E r. .
Par ex(;niplel... exposer ma lille à un pareil
aiVroiit !
MATHILDE.
Ail I j'aimerais mieux...
I R A .\ E R .
Allons, calme-toi !
M \THI LDE.
Je ne U' demande qu'une ciiose... c'est d'être
mari(''i' avant lui... car j'aime .Maurice, et depuis
longtemps.
192
DIFFICILK A MAlilER.
I R \N KH.
lu l'aiiiu'i! l't tu lu tarabustes toujours?
M ATIIII.DK.
Parce que je l'aime, parce que j'en suis folle!...
et si tu repoussais ma prière, j'en tom lierais ma-
lade, j'en mourrais!...
IIIANER.
Mourir! toi, mon enfant cluh'ie!... Au fait, Mau-
rice est comme moi, à son âge... quand son père
m'aidait à m'enrichir....
MATMILDK, avec émotion.
C'est cela... le tils d'un ami... tu ne peux pas
.mieux placer ta fortune...
IRAN En.
S'il nous devait son bonheur, il nous en tiei;-
drait compte, lui.., tandis que Georges...
M.VDEMOiSEf.i.E BOTTiN, entrant.
M. Maurice demande s'il peut...
M athii.de, très-vivement.
Maurice! oh! oui, qu'il vienne!... et tout de
suite... mon père veut lui parler.
l'IlANER.
Mais non... non... pas encore!...
MATHILDË.
Oli ! je t'en prie!... (Avec impatience.) Mais allez
donc ! (.Mademoiiieile Boltin sort.)
FRAiNER.
Comment!... tu veux... Si tu allais te. rciiciitir...
MATiiiLDE, apercevant Maurice qui s'arrête au fond.
Jamais! le voici!... oh! que je voudrais pouvoir
rester... pour jouir de sa surprise, de sa joie...
^•RA^ER.
Y penses-tu?... cela ne se peut pas!
M AT H IL DE.
Je m'en vais, je m'en vais... Il a l'air si doux, si
bon!... oh! décidément, c'est bien le gendre qu'il
le faut.
IRAN En.
Oui, oui, laisse-nous.
MATHlLDE.
J'attends là, (Elle sort.)
SCÈNE XVI,
FRANER, MAURICE,
MAURICE, timidement.
Pardon, monsieur Franer... je vous dérange
peut-être?...
F n AN En.
Approche, mon ami... mon cher Maurice.
M A i n I C E.
C'est qu'on me presse pour cette afiaire, vous
savez?...
KnANER.
Il ne faut plus y penser,., dans une heure, tu
iras te dédire,
M \ l R I c E.
(^omnunt! nionsimir, est-ce qu'' vous ne vou-
driez plus?...
FRANER,
J'ai mieux que ça à te proposer,,,
M A IJ R 1 c E.
\'ous êtes liitMi bon; mais mon associé?...
FR A\ER.
Je t'en ai choisi un autre...
M A l R I c E.
Un autre?...
FRAYER.
Cet autre... c'est moi.
MAUniCE, stupéfait.
Nous!
FRANER, lui prenant la main.
Tu m'aideras, comme autrefois ton pauvre père.,,
a qui je devais bien cela!,,. Eh bien! qu'as-tu
donc?... tu pâlis!
MAURICE.
C'est que ça m'a coupé la respiration... Votre as-
socié à vous,., notre plus riche manufacturier...
un millionnaire!
FnANER.
Je partage avec toi,
M A u n 1 c E,
Le fait e-.t que ça m'avancerait joliment... mais
ce n'est pas possible!... qu'est-ce que j'apporterais
à la masse?,., mes onze cent vingt-six francs
d'éc momies,.» allons donc !
FRANER.
Écoute-moi... Je suis vieux... fatigué... j'ai be-
soin d'un ami qui puisse partager mes travaux...
et plus tard me remplacer... oui, dans quelque
temps, ma maison sera à toi... à toi seul.
MAURICE.
A moi!... ;\ moi!... ah! monsieur... ne me dites
donc pas des choses comme ça... parce que, voyez-
vous, la joie, ça fait mal... je me fais l'cflet de
tomber du haut de notre clocher!
FRANER.
Laisse-moi donc parler...
MAURICE.
Voilà comme on fait perdre l'esprit à un pauvre
garçon qui n'en a guère...
FRANER,
Tu es fou...
MAURICE.
A peu près... Ce n'est pas que je sois ambi-
tieux... ah! mon Dieu... mais c'est égal, la sur-
l)rise... la fortune... le bonheur... ça grise un peu,
FRANER.
Kh bien! ce n'est rien encore.,.
MAURICE.
lîah!
GEORGES, entrant.
Maurice! (S'arrêtant.) Oh! mon oncle! (U reste
an fond, sans être, vu.)
FRANER, continuant.
Ce que j'ai de plus cher au monde, ce qui vaut
cent fois mieux que les écus qu'elle t'apporte, ma
fille, mon enfant chérie...
DIFFICILE A MARIER.
193
MAuniCE, stupéfait.
Mademoiselle Mathilde?
FRANER.
Elle est à toi, elle est ta femme... je te la
donne.
MAURICE, se laissant tomber dans «n fauteuil.
Ah!
GEORGES, à lui-même.
A lui, Mathilde!
FRANER, secouant Maurice.
Allons, qu'est-ce que c'est que ça?... du cou-
rage ! est-ce que tu perds la tôte?...
MAURICE.
Au contraire! voilà que ça revient... mais made-
moiselle Mathilde n'y consentira jamais.
FRAXER.
Uassure-toi, c'est elle-même...
MAURICE, accablé.
Est-il possible?
GEORGES, à lui-même.
Mathilde! ah! je comprends...
FRANER.
Maurice, c'est un ami, c'est un père qui compte
sur ton honneur... sur ta probité... tu te diras :
Ce bon M. Franer était un brave homme, et tu
'Iras ma fille heureuse, ànion intention... Voilà
it ce que je te demande, et j'y compte...
MAURICE.
O mon cher patron! ô mon bienfaiteur! je suis
pétrifié, écrasé, anéanti partant de bonté... mais
f'cst que... voyez-vous...
GEORGES, s'avançant vivement, basa Maïu'ice.
Tais-toi!... je réponds de tout.
FRANER.
Ah ! te voilà, Georges!
GEORGES.
Oui, mon oncle ; on vous attend dans votre ca-
binet.
FRANER.
C'est juste, j'ai donné rendez-vous. (A Maurice.)
Tu feras ta réponse à Mathilde... ce soir... après
dîner... car tu dînes avec nous, mon garçon...
Quant à toi, Georges, nous te verrons toujours
avec plaisir... comme un ancien ami.
GEORGES.
Mon oncle!...
FRANER.
Adieu, Maurice... (A\ec effort.) Je suis bien con-
tent aujourd'hui... adieu... (Sortant.) bien content!
SCÈNE XVII.
MAURICE, GEORGES.
MAURICE, regardant sortir Franer.
Adieu, monsieur Franer! adieu pour toujours!
GEORGES, lui prenant la main.
Maurice, tu aimes Juliette?
MAURICE.
Si je l'aime!... depuis que je la connais,
m.
GEORGES.
Tu ne peux donc pas épouser ma cousine; mais
tu ne peux pas le dire à mon oncle...
MAURICE.
Moi!... jamais!... seulement... je crois bien que,
le jour de mon mariage, je serai parti depuis long-
temps pour la Russie... les grandes Indes...
GEORGES.
Il y a un meilleur moyen.
MAURICE.
Ah!
GEORGES.
Puisque tu ne peux pas refuser... tu accepteras.
MAURICE, effraye.
Vous voulez maintenant que j'épouse?...
GEORGES.
Tu accepteras et tu te feras refuser... tu diras à
ma cousine tout ce que tu penses d'elle.
MAURICE.
Elle m'arrangerait joliment.
GEORGES.
C'est ton devoir d'honnrte homme.
MAURICE.
Mais je serai très-malhonnète, au contraire!
GEORGES.
Il le faut! ton bonheur, celui de Juliette sont à
ce pris !
MAURICE.
Mais...
GEORGES, qui a été regarder au fond.
La voilà!
MAURICE, vivement.
Je m'en vais.
GEORGES.
Reste... je serai là... derrière ce rideau, pour
t'encourager.
MAURICE.
N'importe! (Il veut fuir. S'arrétant, à la vue de
Mathilde.) Je suis pris!...
SCÈNE XVIII.
MATHILDE, MAURICE, GEORGES,
caché.
MATHILDE, entrant.
Ah ! Maurice, c'est toi?...
MAURICE, à part.
J'aimerais bien mieux que ce fût un autre!
MATIIII.DF.
Mon père t'a dit...
MAURICE.
Oui... oui... mademoiselle... et...
MATHILDE.
Ne me remercie pas. Depuis longtemps, je con-
nais ton excellent caractère... j'ai étudié tes pré-
cieuses qualités...
M AU RI ci;. '
Mademoiselle est trop bonne.
GEORGES, bas, 5 Manrire.
Cnnmicnre.
19/|
DIFFICILK A MAHIKU
M Al UICK, à put.
S'il croit que c'est facile!...
MATilii.ni", avec un sonpif.
Et je me suis di'icidi^c en ta faveur.
MAIUICE.
Parce que vous avez... étudie^., mes... Moi
aussi... j'ai étudié un peu... les... de niadcmoi-
scllc...
MATlIII.nK.
Comment! tu t'es permis...
MAL ni CE.
Oh! si peu... mais si ça contrarie mademoi-
selle...
MATUILDE, vivement.
Du tout, du tout; tu as bien fait!
MAuniCK, étonné, à part.
Tiens! elle ne se fâche pas!
MATHII.de, à part.
Je serais bien aise de savoir si tout le monde
pense comme M. Georges. (Uaut.) Voyons, mon bon
Maurice...
MAURICE.
Oh! non, non, je n'oserai jamais...
JIATIIILDK.
Ah! il paraît que tout ce que tu as remarqué
n'est pas trop à mon avantage, puisque... n'im-
porte... dis... dis... Je le veux, je te l'ordonne!...
(S' adoucissant.) je t'en prie !
GEORGES, bas.
Parle donc!
MAURICE, à part.
Je voudrais être en Sibérie!
MATHILDE, avec impatience.
J'attends.
MAURICE.
J'ai des fantaisies bien ridicules, allez!... pauvre
diable comme je suis, on pourrait se figurer que
c'est la fortune qui me tente-, ça suffit à tant de
gens qui ne vivent que de ça ; mais moi, qui n'en
ai pas encore l'habitude, ce que je voudrais, avant
tout, c'est mon bonheur, mon repos... ma li-
berté!... et... je suis si bête! si bote! que je ne
vendrais pas tout cela pour... n'importe quelle
somme !
MATUILDE.
Vendre! eh! qui te parle de vendre?...
MAURICE.
Là! j'en étais sûr! voilà mademoiselle qui va se
fâcher !
MATHiLDE, sc Contenant.
Moi?... je suis cliarmée, au contraire; continue !
GEORGES, bas.
Courage !
MAURICE.
Je ne sais pas comment ça s'est fait; mais il y a
encore autre chose qui m'est entré dans la tête !
' MATHILDE.
Ah!
M A l R l G E.
Une idée bien saugrenue...
M A 1 H I L D E.
Et c'est?...
MAURICE.
Il me semble que dans un bon ménage... c'est le
mari qui doit être... le maître... (Mouvement de Ma-
thiltli', qui se calme aussitôt. — Maurice s'en aperçoit et |
reprend vivement.) Si ça a le sens commun, je vous'
le demande?... moi, le maître... de mademoiselle!
moi! moi! Maurice! qui lui donnerais... des or-
dres! ça fait pitié!... Eh bien! c'est égal, je met^|
connais, je suis borné à un tel point que jamaisj
ça ne me sortira de la cervelle.
MATHILDE, à part.
Quel supplice !
GEORGES, bas.
En Corel encore !
MAURICE.
Et puis...
MATHILDE.
Eh bien?...
MAURICE.
Je voudrais que ma femme... au lieu de billets
de banque, que je ne méprise pas, certainement,
m'apportât en dot...
MATHILDE.
Pourquoi t'arrètes-tu?...
GEORGES, soufflant Maurice, bas.
Un bon caractère, et un bon cœur !
MAURICE.
Oui... oui... c'est cela... un bon caractère et un
bon cœur.
MATHILDE, à part.
L'insolent!
MAURICE.
On assure qu'il y en a encore.
MATHILDE.
Mais ce n'est pas moi, n'est-ce pas?...
MAURICE, tremblant.
Ah! mademoiselle a mieux que ça... certaine-
ment.
MATHILDE, à part.
J'étouffe de colère... et...
MAURICE, à part.
La bombe va éclater.
MATHILDE, à part.
Non! j'irai jusqu'au bout. (Haut.) Ainsi, l'on me
trouve dure, injuste, insupportable ?
MAURICE, reculant.
Oh! mademoiselle...
MATHILDE.
Ainsi, je te déplais... tu ne peux pas me souf-
frir ?
MAURICE, reculant toujours.
Je ne dis pas cela?
GEORGES, bas.
Poltron !
MATHILDE.
Tu dois le dire si c'est la vérité, et moi... je
dois... je veux l'entendre.
DIFFICILE A MARIER.
105
GEOKCES , Las.
Pense à Juliette.
MAURICE, prenant son parti.
Eh bien! mademoiselle... oui, j'ai peur du hon-
heur qui m'est offert.
MATHILDE, à part.
Lui aussi!...
GEORGES, bas.
Toujours! toujours!
MAURICE, s'animant.
Avec une félicité comme celle-là, voyez-vous, je
dépérirais à vue d'œil ; et si vous deviez être avec
moi après comme avant la noce, plutôt que de
devenir riche h ce prix-là, j'aimerais mieux rester
commis toute ma vie, comme ce pauvre Bernard...
J'aimerais mieux...
MATHILDE, tombant sur un fauteuil et se cachant
la figure.
Assez ! assez ! . . . va-t'en ! va-t'en !
MAURICE, faisant un pas vers elle.
Mademoiselle... ah I pardonnez...
GEORGES, l'arrêtant, à voii basse.
Que vas-tu faire ?... viens, viens, suis-moi, j'ai
un autre service à te demander. (Ils sortent tous
deui.)
SCÈNE XIX.
MATHILDE, seule.
Comme il m'a traitée!... lui!... oser me dire...
et rien n'a pu le faire hésiter un moment! ni la
fortune de mon père, ni ma beauté; car je puis y
croire, il ne cache rien, lui ! et il ne m'a pas dit
que j'étais laide... Oui, je comprends enfin, on
me craint, on me hait... Georges me hait ! moi
qui l'aime tant ! Oh ! Maurice a eu raison de me
refuser; ce n'était encore qu'un caprice de ma
part... jamais je n'aurais pu devenir sa femme.
Je n'aime que Georges, et il me préfère Juliette!
Est-ce possible?... ah! c'est ma faute, je l'ai
blessé, je connais son caractère; il ne me par-
donnera jamais... Eh bien! moi aussi, j'aurai du
caractère! je deviendrai douce, bonne; je serai
malheureuse toute ma vie; mais si je n'ai pu ga-
gner son amour, il ne pourra me refuser sou es-
time.
SCÈNE XX.
MATHILDK, FRANER,
MADEMOISELLE BOTTIN.
FRANER, entrant, joyeux, à Malhildc.
Eh bien, tout est arrangé, Maurice a accepté
tout de suite.
MATHILDE.
Tu te trompes, mon bon père, il a refusé.
IR AIMER.
Lui!
MADEMOISELLE BOTTIN.
Refuser mademniselle !
FRANER.
C'est impossible !
M A T m L U E.
Il me l'a dit, à moi-même.
MADEMOISELLE BOTTIN.
Quelle insolence!
FRANER.
Maurice! Ils se ressemblent donc tous!... des
ingrats qui me trompent, qui m'humilient! jus-
qu'à cette petite Juliette. Elle est cause que ton
cousin... Dès aujourd'hui, elle quittera la maison.
MATHILDE.
Ah! mon pèrel... ce que tu dis là... tu ne le
feras pas. Elle n'a que toi !
FRANER.
Pourquoi Georges s'avise-t-il aussi?... une fille
sans dot !
MATHILDE.
Ah! pour cela, elle en aura une... que tu lui
donneras.
FR ANER.
Moi ! non !
MATHILDE.
Si!
F R A N E R.
Jamais!
MATHILDE, avec impatience.
Si fait! oh! je t'en prie... sur ma fortune à
moi... Tu es si bon!
FRANER.
Je l'étais trop!... je ne le serai plus.
MADEMOISELLE BOTTIN.
Et monsieur aura raison.
MATHILDE.
Taisez-vous!
FRANER.
Je me vengerai... Je les rendrai tous malla-u-
reux !
MADEMOISELLE BOTTIN.
Ce sera bien fait!
MATHILDE, frappant du pied.
Mais taisez-vous donc! (A sou père.) Tourmenter
ceux qui t'entourent!... te faire détester!...
FRANER.
Oui... que diable! c'est un plaisir que tu t'es
donné jusqu'à présent... tout à ton aise... Quand
je le prendrais à mon tour! (Il s'assied.)
MATHILDE.
Eh bien ! non... je ne serai pas aussi faible que
toi ! je ne te laisserai pas faire ce que tu n'aurais
jamais dû me permettre.
FRANEll.
Que dis-tu?...
MATHILDE.
Ah!... pardon... mais si tu savais comme c'est
cruel d'être haie... ropoussée... méprisée... de ne
pas avoir un ami! Vous me flattiez toujours!...
ah! c'était mal... c'était indigne! (UeprcUnl made-
moiselle Bottin, qui recule interdite ol confuse.) Vous
étiez tous ligués pour me perdre!
I tlANKR.
Ma fille!...
196
1)1 FK ICI LE A MARI EH.
M \r 11 IL DE.
Oh! non, pas toi, mon pure!... mais ceux aux-
quels tu m'as cnoruV'... qui nous ont tromp'!'S...
ce sont eux qu'il faut (Moljincr. (Api.uy.ini.) Je leur
dc'ifciuls de reparaître devant moi. (Mademoiselle
Bottin s'éloigne.)
SCÈNE XXI.
MATIIILDE, FRANI'R, JULIETTE.
JULIETTE, entrant tout émue.
Ah! monsieur! ah! mademoiselle! un grand
malheur!
FRANEn, MATIIILDE, ensemble.
Un malheur?...
JULIETTE.
Il va se faire tuer, c'est sûr.
FnA\ER et MATUiLDE, ensemble.
Oui donc?...
JULIETTE.
Ce pauvre Maurice !
FiiANER ET MATIIILDE, ensemble.
Maurice !
JULIETTE.
Oui! une querelle!... on se bat peut-être en ce
moment... Ah! j'en mourrai !
MATHILDE, à Juliette.
Tu te trompes... il est impossible que Maurice...
JULIETTE.
Puisque Joseph l'a vu sortir avec M. Georges et
des pistolets.
MATHILDE.
Georges! Georges se battrait!... et pour moi,
peut-être!... Oh! mon père!... courez... empê-
chez...
SCÈNE XXII.
Les Mêmes, GEORGES.
MATIIILDE, poussant un cri.
Ah ! Georges! ( Elle court à lui et s'arrête à moitié
chemin.)
JULIETTE, à Georges.
Ciel! M. Maurice! il est blessé?...
GEORGES.
Non, Juliette; il va venir à l'instant...
FRANER.
Eh bien, Georges, cette dispute, ce combat?...
MATHILDE, d'une ■voii émue et timide.
Comme vous êtes pâle, mon cousin !
GEORGES.
Moi ! un peu d'émotion, peut-être... En effet,
cette querelle... j'en ai été témoin... Oui, quand
je suis entré dans le salon... un jeune homme se
permettait sur ma cousine des plaisanteries qu'un
autre releva un peu vivement... Oh! il y a quel-
ques années, tout cela n'eût été qu'un enfantil-
lage... mais un temps arrive où les caprices... les
inconséquences deviennent choses graves... Alors,
il faut du sang!
M A T II I L 1) E.
Grand Dieu! (Elle regarde Georges en respirant à
ppinc.)
GEORGES, à Mathildo.
Oh! rassurez-vous, mademoiselle, votre cheva-
lier en a été quitte pour une égratignure... v
que rien!
MATHILDE, Irès-émur.
Mais qui donc?... qui donc?... (Georges garde le
silencf. — Lui saisissant le bras.) Georges !
GEORGES, laissant échapper lin cri de douleur.
Ah!
MATHILDE.
C'est toi !
JULIETTE.
Ah! monsieur Georges!
FRANER.
Toi ! serait-il vrai?... tu es blessé!...
GEORGES.
Ce n'est rien, vous dis-je, le docteur y a passé...
Mon oncle, votre nom, celui de ma cousine étaient
outragés... j'ai fait ce que j'ai dû...
FRANER.
Tu es un brave et digne garçon... Mathildc avait
raison; car pendant que tu te battais pour elle,
elle pensait à ton bonheur, h celui de Juliette...
et voulait me forcer à lui donner une partie de
sa fortune.
GEORGES, à Mathilde.
Vous !
MATHILDE, lui serrant la main sans le regarder.
J'ai fait mon devoir aussi. (Bas, à Juliette.) Va,
Juliette, va, puisque Georges t'offre sa main, ac-
cepte-la.
JULIETTE, de même.
M. Georges! à moi... sa main... c'est impos-
sible !
MATHILDE.
Il t'aime, Juliette.
JULIETTE.
Mais vous vous trompez, il ne me l'a jamais dit.
MATHILDE.
Il nous l'a dit, à nous.
SCÈiNE XXIII.
Les Mêmes, MADEMOISELLE BOTTIN,
puis MAURICE.
mademoiselle bottix, avec nn chapeau
et un cbile.
Puisque mes services consciencieux ne convien-
nent plus à mademoiselle... puisqu'elle me
chasse...
GEORGES, surpris.
Mademoiselle Bottin !
FRANER, à mademoiselle Bottin.
Vous me suivrez à ma caisse tout à l'heure...
Allez, je vous pardonne tous... 11 n'y a qu'une
personne, une seule...
DIFFICILE A MÂHIER.
197
MADEMOISELLE BOTTIN, apercevant Maurice
qui autre.
Monsieur Jlaurice !
MAl'RICE.
M- voilà!
F n .\ N E n , avec colère .
Qu'il vienne, le malheureux ! (A Maurice.) Ap-
proche!
MAURICE.
Oui... oui... je m'en vais...
MATHILDE, le retenant.
Reste, Maurice. (A son père.) Sa conduite a été
celle (l'un honnête homme. (Mouvement de Francr.)
Oui, mon père, il a senti que ce mariage ne ferait
le bonheur de personne, il me l'a dit avec fran-
chise, et c'est un service... que je n'oublierai de
ma vie.
GEOncES, à part, très-ému.
Oh ! mon courage!
FRANER, hors de lui.
;\la pauvre fille!... c'est elle qui demande sa
grâce, c'est elle... et il ose rester là, immobile!...
11 ne tombe pas à ses genoux !
GEORGES.
Mon oncle, il n'ose pas vous dire toute la vé-
rité... je la dirai pour lui... Quand il a refusé vos
offres, Maurice aimait quelqu'un... demandez à
Juliette.
M A l R I C E.
C'est bien vrai !
MATHILDE, à part.
Lui aussi!...
FRAiNER, à Georges.
Mais puisque tu l'épouses... puisque...
GEORGES.
Non, mon oncle; moi aussi, je suis refusé..,
N'est-ce pas, Juliette?...
JULIETTE.
Oli! oui, monsieur Georges.
GEORGES.
Et si ma cousine y consent... eh bien... nous
nous consolerons ensemble.
MATHILDE, avec joie.
Georges!... quoi, ce n'est pas Juliette... c'est
moi... tu voudrais?... (Tristement.) mais ce n'est
que par pitié... Je sais bien qu'il ne dépend pas
de vous de m'aimer...
GEORGES.
Ne pas vous aimer!... Ah! je ne puis résister
plus longtemps !... Mathilde, depuis que je vous
connais, je vous aime!...
MATHILDE.
Vous m'aimez!
GEORGE s.
Oui, pendant mon absence, je ne suis pas resté
un seul jour... une seule minute sans penser à
vous... Si je suis parti, c'est que moi aussi je
voulais être riche... si je suis revenu, c'est pour
vous offrir cette fortune; mais à présent, il me
semble que je voudrais ne rien posséder au
monde, afin de tout vous devoir! Ce serait un
bonheur de plus.
MATHILDE, sc jetant dans ses bras.
Ah! Georges... ah! mon ami!
GEORGES.
Peut-être en ce moment me trompez-vous en-
core... Tout ce qui me charme... tout ce qui nio
transporte, peut-être est-ce encore un caprice!...
N'importe, soyez hautaine, injuste, impérieuse !...
soyez tout ce que vous voudrez ! je ne me plain-
drai pas, dût le malheur de toute ma vie payer un
semblable moment,
FRANER.
A la bonne heure! mes chers enfants !
MATHILDE, à Georges.
Ah! je te promets, je te jure de mériter ton
amour.
FRANER,
Quelle fête pour la manufacture! deux noces!
MAURICE.
Deux noces! ah! ça m'étouffe! Et vous, Ju-
liette?...
JULIETTE,
Moi, j'en pleure, monsieur Maurice,
FRANER.
Quelle drôle de joie !
GEORGES,
C'est la vraie, mon oncle,.. Oui, nous serons
tous heureux... ( Rcganlant Juliette et Maurice.)'
Tous... jusqu'à ce pauvre Bernard... le protégé de
Maurice.
MATHILDE.
Je me charge de lui... de sa famille,,. Amène-
le... je le verrai avec plaisir,., malgré ses lunettes
vertes.
MAURICE.
Et son nez rouge.
MADEMOISELLE BOTTIN.
Maintenant que l'on rend justice à tout le
monde, j'espère que mademoiselle ne m'oubliera
pas pour l'éducation de ses enfants...
IjIN Dli DlFl'ICI Lli A MAUIlil!.
UN AMOUR D'AUTREFOIS
DRAME EN DEUX ACTES, EN PllOSE
PERSONNAGES
LE COMTE D'AGUILAR.
BLANCHE, sa fille.
DON FABRICE DE MELLO.
DON JULIEN DE ZUNIGA.
BERNARDO, écuyer de d'Aguilur.
TOSILOS, valet de cuisine.
INÉSILLE, camériste de Blanche.
Valets, Hommes d'Armes.
La scène se passe à Madrid, dans l'hôtel d'Aguilar.
UN AMOUR D'AUTREFOIS
ACTE PREMIER.
l'n appartement gothique, avec un grand balcon qui s'ouvre au fond sur un jardin. Fenêtre de cùté.
SCENE I.
BLANCHE, INÉSILLE.
(An lever du rideau, l'orage gronda; une petite lampe
brftlc sur la tahle ; Blanche et Tnésille sont assises
chacune à nu bout du théâtre.)
INKSII.LE.
Le bruit s'éloigne, l'orage s'apaise. (Nouveau coup
de tonnerre plus fort.) Ah! mon Dieu! ça recom-
mence! quelle affreuse nuit!
BLANCHE.
Est-ce qu'il pleut toujours?
INÉSILI.E, allant à la fenêtre.
Hélas! oui, madame. (A elle-même.) 11 est tou-
jours là; pauvre jeune honune! en observation
devant cette fenêtre, dans l'espoir d'apercevoir, ne
fût-ce qu'un instant, madame, qui ne pense pas
à lui... qui ne sait même pas qu'il existe. Oh! le
ciel tomberait qu'il ne bougerait pas.
BLANCn E.
Inésille, quelle heure est-il?
IXÉSILLE.
Deux heures, madame, qui viennent de sonner
au couvent des Dominicains... Vous ne voulez donc
pas vous coucher ?
BLANCHE.
Non.
INÉSILLE.
Je ne vous ai jamais vue si pensive, si agitée.
BLANCHE.
Ah! c'est que... j'attends quelqu'un.
INKSILLK, surprise.
Quelqu'un!... cette nuit!...
BLANCHE.
Kcoute... ne m'as -tu pas dit que mon père,
avant son départ, avait annoncé à toute sa maison
mon prochain mariage avec le favori du roi, le
comte d'Olivarès?
INKSILLi:.
C'est la vérité.
BLANCHE.
Eh bien! moi, je n'y ai pas consenti à ce ma-
riage, et je n'y consentirai jamais!
INÉSILLE.
Jésus! mon Dieu! ([uc me dites-vous là?
BLANCHE.
.\s-tu donc oublié cette horrible lettre que ma
belle-mère m'écrivit à sou lit de mort, et où elle
III.
m'apprenait qu'elle expirait victime des séduc-
tions du comte?... en ajoutant qu'elle me faisait
l'aveu de sa faute pour m'en épargner une plus
grande encore peut-Otre, celle d'accepter jamais
un pareil homme pour époux ?
INÉSILLE.
Et vous gardez généreusement le secret d'une
femme qui vous a poursuivie de sa haine durant
toute sa vie ! quand vous pourriez d'un seul mot
échapper au sort qui vous menace!
BLANCHE.
Oui, en trahissant la confiance qu'on a eue en
moi, et en troublant à jamais le repos de mon
père... Non, non, Inésille, ce mystère do honte et
d'infamie restera là. (Elle met la raaiu sur son cœnr.)
INÉSILLE.
Mais alors, comment ferez-vous donc, madame;
car il vaudrait autant résister à Dieu qu'à mon-
seigneur?
BLANCHE.
Hier j'ai appris qu'un parent à moi, don Fabrice
de Mello, fils d'une sœur de ma mère mariée en
Ainérique, était arrivé à la cour de la reine, et je
lui ai écrit de venir me parler cette nuit mémo.
INÉSILLE.
Grand Dieu! mais ne m'avez-vous pas dit que
monseigneur lui avait défendu de se présenter ici?
BLANCHE.
Prends un flambeau... cet appartement, tu le
sais, a une issue secrète sur la rue de Tolède.
Voici la clef... va ouvrir à don Fabrice, il ne peut
tarder, c'est lui que j'attends.
INÉSILLE.
Mais quel est votre projet, madame? qu'espérez-
vous de votre cousin ?
BLANCHE.
C'est lui que j'ai choisi pour époux.
INÉSILLE.
Vous le connaissez donc? vous
BLANCHE.
Pour époux!.
l'avez donc vu?
Jamais!
INÉSILLE.
Vous savez au moins qu'il est jeune
bien fait, brave?
IILANC1IB.
Je sais qu'il est (ils de la sœur de ma i
que lui seul peut me sauver!
20
beau,
202
UN AMULU; IVAUTUEFOIS.
I \ É s I I, L E.
Mais ^,'iI allait être laid, désagréable?
m.ANClIE.
Va, va, Inésillo, voici l'iR-iirc. Surtout ne pro-
nonce pas mon nom; il ignore où il vient... et
devant qui il va paraître.
INÉSILI.E.
Ah! madame, monseigneur ne nous pardonnera
jamais!... 11 serait plus sage de... (Geste impûiicux
ilp Blanche.) J'y vais, madame... j'y vais. (Eu sor-
laut.) Que Dieu nous protège!
SCÈNE II.
BLANCHE.
Mon parti est pris; il n'y a plus à reculer!...
Reculer ! oh ! non, lorsque mon père arrivera, j'au-
rai disposé de mon sort... Don Fabrice viendra-
t-il'?... Oui, oui; il est noble, il doit Ctre brave.
C'est une femme qui l'appelle... il viendra; mais
l'heure est déjà passée et Inésillc... Ah! j'entends
ses pas... quelqu'un l'accompagne... et si l'on
s'était trompé... si un autre que mon cousin avait
reçu mon message... Baissons vite mon voile. (Elle
laisse tomber son voile.)
SCÈNE III.
BLANCHE, INÉSILLE, FABRICE.
FABRICE, dehors.
Où diable me conduis-tu par ce chemin de
taupes?
INÉSILLE, entrant avec Fabrice, qu'elle tient par
la main.
Seigneur cavalier, nous sommes arrivés.
FABRICE.
Dieu soit loué 1 je revois lu lumière et ta figure...
qui n'est pas aussi noire que la route que tu viens
de me faire parcourir... Mais, où suis-je?
INÉSILLE.
Devant ma maîtresse, seigneur!
FABRICE, à part.
Voilée ! décidément, il paraît qu'il doit y avoir
toujours quelque chose d'obscur dans mon aven-
ture. (S'avaucant vers Blanche.) Que de grâces j'ai à
vous rendre, madame, pour avoir daigné m'appe-
Icr près de vous !
BLANCHE.
Un pareil message de la part d'une inconnue a
dû voue causer quelque surprise.
FABRICE.
Dites de la joie, du ravissement, madame. A peine
arrivé à Madrid, recevoir un billet tel que le
vôtre... un charmant billet tout parfumé... c'est
une faveur du ciel dont j'avais hâte de vous ex-
primer toute ma reconnaissance... quand le flam-
beau de mon aimable guide, en s'éteignant tout à
coup, nous a plongés dans de si profondes ténè-
bres...
IN Es IL LE.
Que le seigneur cavalier a presque pensé que je
voulais le conduire en enfer.
FABRICE, à Blanche.
Quand vous lèverez ce voile, madame, je me
croirai en paradis... et pour mériter une telle ré-
compense, je suis prêt à affronter encore toutes
ii's fatigues, tous les dangers.
BLANCHE.
Je vous remercie, soigneur; mais vous êtes loin
d'entrevoir ce que j'ai l'intention de réclamer de
vous... C'est une chose grave, solennelle... que
\ ous ne pourrez peut-être pas m'accorder.
FABRICE.
Ah ! c'est impossible !
BLANCHE.
Écoutez, don Fabrice, écoutez jusqu'au bout...
D'abord, je ne vous demanderai pas si vous avez
(!u courage.
FABRICE.
Certes, il ne m'appartient pas de faire mon éloge.
BLANCHE.
Ce n'est point une question que je vous adresse...
ni un doute que j'exprime! Vous en avez, j'en
mis sûre, car c'est bien le marquis de Mello que
j'ai devant moi 1
FABRICE.
Lui-même.
BLANCHE, levant son voile.
Alors ce voile devient inutile.
FABRICE.
Ah! quelle céleste apparition... elle surpasse
tout ce que j'avais osé rêver. Je suis ébloui... trans-
porté.
BLANCHE.
Je vous plais donc ?
FABRICE.
Oh! beaucoup... beaucoup... On ne peut da-
vantage.
BLANCHE.
Tant mieux... j'irai droit au but... Me confiant
à Dieu et à, votre loyauté, si je vous disais que je
puis vous appartenir... que répondriez-vous?
FABRICE.
Moi! moi! (A part.) On m'avait bien dit que les
Castillanes étaient vives... fort vives! mais je n'au-
rais jamais pensé que ce fut à ce point-là.
BLANCHE.
Eh bien, seigneur?
FABRICE.
Ah! madame, vous me voyez ravi... je n'ai plus
qu'à tomber à vos pieds. (A part.) Je serais resté
cent ans en Amérique que rien de semblable...
BLANCHE.
Ainsi, vous acceptez?
FABRICE.
Je crois bien que j'accepte ! (A part.) Une femme
charmante ! (Haut.) Il faudrait être fou , stupide,
aveugle !
ACTE PREMIEH.
203
BLANCHE.
Alors, dès aujourd'hui, vous alloz vous occuper
! • chercher un prêtre.
FABRICE.
Un prûtrc!
BLANCHE.
I'".t demain à minuit, vous viendrez me prendic
pour me conduire à la chapelle où la cérémonie
devra s'accomplir.
F A B U I C E.
Quelle cérémonie?
B t, A N C H E.
Celle de notre mariage.
FABRICE, stupéfait.
Notre mariage! (A part.) Voilà une singulién'
proposition ! moi cjui me croyais en bonne fortune 1
(Haut.) Quoi, madame, vous voulez?...
BLANCHE.
Sans doute.
FABRICE, à part.
Les Castillanes sont pour le coup un peu trop
vives.
BLANCHE.
N'est-ce pas votre désir?
FABRICE.
Certainement... certainement... mais je crains...
je prévois...
BLANCHE.
Quoi donc?
FABRICE.
Oh! presque rien... une légère difficulté... c'est
que... j'étais venu à Madrid pour me marier.
BLANCHE.
Eh bien ! ma proposition ne change rien à vos
projets.
FABRICE.
Ah! pardon!... ce n'est plus du tout la même
chose... (Mouvement de Blanche.) D'abord ma futuie
est laide, fort laide... un peu bossue, je crois... et
vous êtes charmante.
BLANCHE.
Alors, la diiïérence est toute en ma faveur.
FABRICE.
Oui, mais elle n'est pas en faveur de l'autre...
et mon cher beau-frère d'Olivarès est bien ca-
pable...
BLANCHE.
Quoi ! c'est sa sœur.
FABRICE.
Mon Dieu ! oui... que je dois épouser le jour
iTicmo où le comte épousera ma cousine Blanche
d'Aguilar.
BLANCHE, vivement.
Ci', mariage ne se fera pas, no peut pas se
faire... votre cousine, si vous le voulez, ne sera la
femme que de Don Fabrice de \Iello.
F A B u I c E.
Coininent! il se pourrait!... vous seriez!... I,a
belle i)ersonne que j'ai làdevant les jeux est cette
enfant dont ma mère m'a tant parlé... Cette enfant
que j'aimais sans espoir de jamais la connaitiv.
Ah! je vous en supplie, hùtcz-vous de me présen-
ter à votre père.
BLANCHE.
Il est absent.
FABRICE.
Ah!... mais il vous a permis de m'envoyer ce
message et consent à m'admettre dans sa fa-
mille?
BLANCHE.
Non, mon cousin.
FABRICE, troublé.
Non? mais au moins il ne veut pins que vous
soyez comtesse d'Olivarès?
BLANCHE.
Plus que jamais, au contraire.
FABRICE.
Mais alors...
BLANCHE.
Alors... plutôt que d'épouser un homme que je
hais... que j'ai le droit de haïr... ma résolution
est prise; à défaut d'autre protecteur, j'irai im-
plorer quelqu'un qui ne me repoussera pas, quel-
qu'un... qui est plus puissant que le roi... que
mon père... Dieu! qui me pardonnera de quitter
cette terre d'esclavage et d'injustice, où je n'aurai
trouvé personne qui me tendît la main.
FABRICE.
Mourir! vous, si jeune! si belle! allons donc!
vous vivrez quoi qu'il puisse arriver, dussé-je af-
fronter une armée entière en plein soleil, pour
vous défendre.
BLANCHE.
Merci, mon cousin. Il m'avait semblé, lorsque
j'ai appris votre arrivée, que le ciel vous envoyait
à mon secours. J'étais si malheureuse! et ma
mère m'avait dit si souvent : ce sera ton frère, ton
ami I
FABRICE, touché.
Ah! je veux l'être!... je le serai. Le roi... ma
future... d'Olivarès, votre père... je les brave!...
je les braverai tous!... nous partirons!... nous
irons en Angleterre, aux Indes!,.. Vous avez eu
confiance en moi, ma cousine... ils feront ce qui
leur plaira, mais je vous enlève... je vous épouse.
BLANCHE.
Merci, Fabrice! merci!... oh! vous êtes bien le
neveu de ma mère.
FABRICE.
Je vous ai vue pleurer... il faudrait perdre ma
fortune... ma liberté... il faudrait perdre ma vie...
IN Es II. LE, à part.
L'excellent cœur!
BLANCHE.
Ah! c'est bien! c'est Irès-bion!... Peut-être no
devrais-jc pas accepter un dévouement qui peut
attirer sur votre tête de si grands dangers!
FAiinicE, vivciiii'ui.
Des dangers! tant mieux, morbleu! pourvu que
20Z»
UN AMOUR D'AUTREFOIS.
ce soit de bons diinpors, qui puisspiit me faire
lionnciir, c'est tout ce que je demande...
n LANGUE.
Pcut-îtrc scrcz-vous servi au delà de vos vœux.
FA nu ici;.
Oh! ne craignez rien, je suis né sous une heu-
reuse étoile... tout me réussit. A peine arrivé à
Madrid depuis quinze jours, le ciel m'a déjà donné
le plus grand des biens... une femme accomplie...
BLANCHE.
Prenez cet anneau, mon cousin.
!■ \ lUU c E.
Ah! c'est à genoux...
BLANCHE.
Il me vient de ma mère... (Après qu'il a pris l'an-
neau.) Maintenant, je suis votre fiancée... si ja-
mais j'appartiens à un autre, c'est que vous aurez
renoncé à moi.
FAUniCE.
Ah! j'atteste le ciel!...
BLANCHE.
Pas de serment! je ne vous en fais pas. Doutez-
vous de ma parole?
FABBICE.
Nullement! je vois que vous tenez de votre
père... je douterais plutôt de la fortune.
BLANCHE.
Elle ne peut rien contre deux cœurs bien ré-
solus... A présent, je ne vous retiens plus; allez,
mon cousin, allez tout préparer... Demain, je serai
prête à vous suivre.
INÉSILLE, qui était sortie un moment, rentrant
vivement.
Ali! madame, le seigneur marquis ne peut plus
sortir par le môme chemin. Je ne sais qui a fait
cela, mais la petite porte est verrouillée.
BLANCHE.
Ciel!
FABRICE.
Eh bien! tant mieux! j'aime autant passer par
la grande.
INÉSILLE.
Impossible, seigneur , nous n'avons pas la clef.
BLANCHE, à Fabrice.
Mon Dieu! si ce n'était pas l'effet du hasard...
si quelqu'un avait épié votre venue!... si l'on allait
vous surprendre ici ! (Après avoir réfléchi.) Ah ! il
nous reste encore une issue. (Courant à la fenêtre.)
Nous sommes sauvés! personne encore dans le
iardin... et par ce balcon...
FABRICE.
Ce balcon ! à merveille !
BLANCHE.
Oui, vingt pieds au plus.
l- A 1! R I C E.
Misère! et il y en aurait trente...
B L A N c H E.
Un arbre est tout auprès, et, une fois en bas,
vous jiourrez facilement gagner la rue de Tolède,
en franchissant le petit mur.
FABRICE.
C'est comme si c'était fait.
INÉSILLE.
Ilùtez-vous, seigneur, le jour va venir, et avec
lui les passants...
FABRICE, montant sur la fenêtre.
Adieu, Blanche ! à demain !
BLANCHE, de la fenêtre, à Fabrice.
Prenez garde!... n'allez pas si vite... Ah! il va
tomber!... non, le voilà à terre... disparu derrière
les tilleuls... Mon Dieu! je te rends grûccs.
SCÈNE IV.
BLANCHE, INÉSILLE.
INÉSILLE, quittant la fenêtre.
Eh bien ! ma chère maîtresse, vous choisissez k
merveille, les yeux fermés.
BLANCHE, froidement.
Tu trouves?
INÉSILLE.
Sans doute, une figure... des manières très-ai-
mables... Oh ! vous êtes bien heureuse!
BLANCHE, tristement.
Je devrais l'être d'avoir rencontré un ami aussi
dévoué.
INÉSILLE.
C'est qu'il aurait pu être comme je vous le di-
sais... (S'arrêtant pour écouter.) Mon Dieu! n'en-
tendez-vous pas le son des trompes?... Je gage que
c'est monseigneur d'Aguilar qui descend la rue de
Tolède pour regagner l'hôtel... Ah! madame, à
quoi avez-vous manqué de vous exposer!
BLANCHK.
Mon père! rentré en ville! je ne l'attendais pas
sitôt... et moi qui ai dit à mon cousin...
INÉSILLE.
11 ne faut pas qu'il vienne, madame.
BLANCHE.
Oh! non, sans doute... Mon père ici!... il est
impossible de songer à fuir.
INÉSILLE.
Écoutez... Après avoir franchi le mur du jardin,
il repassera peut-être dans la rue, devant cette
fenêtre... (Elle y court.) et, de là, nous pourrons
lui faire signe.
BLANCHE.
Regarde !
INÉSILLE, ouvrant et regardant.
Non, je ne l'aperçois pas.
BLANCHE.
11 faudra trouver un moyen de le prévenir.
INÉSILLE, regardant toujours.
Mais en revanche, l'autre est là, madame, fidèle
à son poste.
BLANCHE.
Quel autre?
INÉSILLE.
Vous savez bien... ce gentilhomme pâle et mé-
lancolique, qui, depuis qu'il vous a vue, passe sa
vie à chercher à vous voir.
ACTE PREMIER.
205
BLANCHE.
Du moins, tu te l'imagines.
INKSI I.LE.
Est-ce mon imagination qui l'aperçoit encore
en ce moment, debout, de l'autre coté de la rue,
appuyé contre la muraille et les yeux fixés sur
cette fenrtre.
BLANCHE, regardant.
C'est vrai ! mais ne se peut-il pas que le hasard
seul?...
INÉSILLE.
Singulier hasard... Chaque jour à la même
heure, et cela depuis bientôt six mois.
BLANCHE.
Comment, tous les jours?
INÉSILLE.
Et quelquefois la nuit. Oui , madame , tout à
l'heure encore, pendant cet orage épouvantable,
quand tout le monde s'enfermait en faisant le signe
de la croix, il était là, lui! immobile, parce que
vous aviez laissé votre fenêtre ouverte ; et qu'il
espérait apparemment vous entrevoir à la lueur
des éclairs.
BLANCHE.
Folle!
INÉSILLE.
C'est lui qui est fou, le pauvre garçon; lui qui,
avec une tournure comme celle-là, réussirait si
bien à la cour! Aussi, j'ai quelquefois envie de lui
dire: mon gentilhomme, c'est inutile, vous per-
dez votre temps, vous feriez mieux de songer à
votre fortune.
BLANCHE.
Mais peut-être, en effet, a-t-il quelque grâce à
demander à mon père , et n'est-ce que pour cette
raison?...
INÉSILLE.
Ah! madame, vous ne vous y connaissez pas,
si dans ces yeux-là vous voyez autre chose que de
l'amour.
BLANCHE, inquiète.
Mais alors, d'autres que toi ont pu le remar-
quer?
I\ÉSILLE.
On a mieux fait... il y a cinq semaines, il atten-
dait votre sortie... Bernardo, en lançant son che-
" val, l'a renversé.
BLANCHE, émue.
Ah! mon Dieu!
INÉSILLE.
Et certes, ce n'est pas faute de lui avoir crié,
gare ! mais la tôtc n'y était pas plus que de cou-
tume... vous alliez passer.
BLANCHE.
Et... a-t-il été blessé?
I N É s I L L P..
Ce n'est que depuis hier f[u'il ne porte plus son
bras en échari)el... Ilegardez-le donc, le bruit des
hommes d'armes qui accompagnent monseigneur
ne lui fait pas seulement détourner la tète.
BLANCHE.
L'imprudent!
INÉSILLE.
Ah! il aperçoit enfin M. le comte et continue
son chemin; mais dans dix minutes il rcviiMulra,
sa faction n'est pas terminée.
BLANCHE, pensive.
C'est bien étrange!... mais voici mon père.
SCÈNE V.
Les Mêmes, D'AGUILAR.
d'aguilar, entrant et jetant son épée et son
chapeau sur une chaise.
Les maladroits! ne rien savoir... ne rien décou-
vrir!
BLANCHE, allant à lui.
Qu'avez-vous donc, mon père? et que vous est-il
arrivé?
d'agiilar.
Il arrive... il arrive que le comte d'Aguilar est
menacé de rester insolvable.
blanche.
Vous, monseigneur!
d'aglilab.
Il y a huit jours, suivi d'un seul écuyer, en re-
venant le soir du Buen -Retire, où j'étais allé
prendre les ordres du roi, je fus attaqué à l'im-
proviste par une bande de coupe-jarrets...
blanche.
Et vous ne m'en aviez rien dit!...
d'aguilar.
Je ne sais trop comment cela aurait lini sans
le secours inespéré d'un inconnu, qui, se jetant
hardiment, l'épée à la main, dans cette mêlée, a
promptemcnt mis en fuite toute cette canaille.
blanche.
Ahl c'est bien, cela!
d'aguilar.
Sans doute ! mais, ce qui est fort mal , c'est de
disparaître ensuite, sans attendre seulement qu'on
lui dise: Merci! Forcé de partir le lendemain,
j'espérais, à mon retour, obtenir quelques rensei-
gnements, et rien, absolument rien!
blanche.
Oh! nous découvrirons votre généreux libéra-
teur, mon père! Et maintenant que vous dirige-
rez vous-même les recherches...
d'aguilar.
Moi-même? Je repars demain.
Il LA M. Ht:.
Demain!
n'ACUILAR.
Oui... puisque ce damné général portugais, qui"
Ditiu confonde, a refusé les propositions (|ue le
roi avait daigné lui faire par ma bouche, il faudra
bien l'obliger de vivo force à les acce|tter; mais
ceci ne regarde pas les jeunes lilles.
ULANCHK.
Et pour(iuoi donc, mon père? Croyez-vous que
20G
UN AMUir» D'A L TU i: FOI S.
votre enfant reste indilTércnte à ce qui vous touche?
D'ACL'ILAn.
Nous allons voir. Un mot sullira; répondez san*^
hésiter '...Oui ou non, ôtcs-vous disposée Jini'obéir?
BLANCHE, avec (lonceur.
En tout rc qui vous plaira; excepté en ce qui
concerne les sentiments de mon cœur, auquel
il n'est donné ni à moi, ni à personne, de com-
mander.
D'Acrii.AR, s'enipiM'tanl.
C'est cela, vous m'offrez ce que je ne vous de-
mande pas, et vous me refusez la seule preuve de
dévouement que je puisse exiger de vous!... Car,
vous le savez, ce titre que j'ambitionne depuis si
longtemps... que vingt ans de travaux!... que mon
sang, que mes services n'ont pu me mériter en-
core, ce titre dont la haine de la reine voudrait me
priver, il dépend de vous, de vous seule, de me le
faire obtenir; car le roi l'a juré, le lendemain de
votre mariage avec le comte d'Olivarès, je serai
grand maître de l'ordre de Calatrava.
BLANCHE.
Eh! que pourrait ajouter cette faveur à votre
gloire, à votre renommée, mou père? surtout si
vous la deviez à un homme qui veut vous la faire
payer du bonheur de votre fille!
n'AGUlLAR.
Ainsi, vous refusez?
BLANCHIi.
Oui, mon père, avec un mortel regret de vous
affliger... Je ne puis agir autrement.
d'aguilah.
Et pour quel motif?
BLANCHE, vivement.
Pour quel motif? Ah! mon père! parce que je
ne puis aimer ni estimer un homme qui persiste
à rechercher ma main, lorsque je lui ai fait savoir
qu'il ne l'obtiendrait jamais de mon aveu!
d'aguilar.
Comment! vous vous êtes permis!... Vous ou-
bliez donc qu'une fois que j'ai une volonté, rien
ne peut la changer.
BLANCHE.
Que voulez-vous! quelques-uns s'y brisent,
hélas!... mais d'autres s'endurcissent à se frotter
contre le fer.
d'aguilar.
Qu'est-ce à dire ? Parce que jusqu'ici je me suis
montré indulgent pour tous les caprices de votre
enfance, parce que je trouvais un plaisir insensi'
à voir une frêle créature oser, seule, nie tenir tête
quand tout fléchissait devant moi , vous vous
croyez de taille à lutter?
R L a N C H E.
Il n'est pas question de lutter, mon père; mais
de rester chacun dans les limites de ses droits.
D ' A G c 1 L A R , se coutenact.
Et quelles sont ces limites?
BLANCHE.
Vous pouvez m'cmpêchcr d'épouser un homme
de mou choix; mais vous ne pouvez pas me con-
traindre à devenir la femme du comte d'Olivarès.
d'aguilar, furieux.
Je ne peux pas?
n L A N C H E.
Non, mon jièrc; car ici il ne s'agit pas de force,
mais seulement de volonté.
d'aguilar, hors de lui.
Blanche ! tu vas comprendre quelle estime je
fais de ta volonté. (Appelant.) Venez tous!
BERNA RDO, entre, suivi tic Tosilos et d'autres
valets.
Monseigneur!
d'aguilar.
A-t-on exécuté mes ordres?
berna RDO.
Oui, mon général, le comte d'Olivarès sera ici
demain, avant huit heures, avec le révérend Am-
jjrosio, qui doit bénir le mariage des illustres
fiancés.
BLANCHE, suppliante.
Mon père !
d'aguilar.
Terminons... Je suis fatigué et à jeun... et pour
combattre un adversaire tel que vous, il ne faut
pas négliger de reprendre des forces.
blanche.
Ah! je vais à l'instant ordonner...
d'AGU ILAR.
Inutile ! rentrez dans votre appartement, et,
songez-y bien, demain, avant mon départ, vous
serez comtesse d'Olivarès.
blanche, sortant, à part.
Jamais !
d'aguilar, à Tosilos.
Eh bien , Tosilos?
TOSILOS, s'a vançant vivement.
Monseigneur!...
d'aguilar.
M'a-t-on préparé quelqu'un de ces mets qui
donnent à un homme la force de rester trente
heures à cheval, s'il le faut.
TOSILOS.
Cinquante... et même toujours, si monseigneur-
daigne l'exiger.
d'aguilar.
Oh! oh!.,, nous en ferons bientôt l'épreuve. (Il
sort.)
SCÈNE VI.
BERPsARDO, TOSILOS.
TOSILOS, arrêtant Bernardo, qui va sortir avec
d'Agnilar.
Seigneur Bernardo! seigneur Bernardo!... un
petit moment, je vous prie, j'aurais deux mots à
vous dire.
BERNARDO.
Et ton service?
TOSILOS.
Ils sont bien assez sans moi, là dedans... un
autre me remplacera.
ACTE PREMIER.
207
n E R N A P. D 0.
Foi, pour servir, mais moi pour manger !...
TOSILOS.
' i'cst que je voulais vous parler du résultat de vos
I ' iiscils relativement à mon amour pour Inésillc.
B EKNARDO.
Ail ! ah! Kh bien?
TOSILOS.
Vous m"avcz dit : Puisque Inésillc fait la coquette
a.i • toi, te maltraite, il faut avoir l'air de ne plus
1" user à elle, et ne pas la regarder seulement ; et
ccst ce que j'ai fait avec exactitude.
BE UN Ar.no.
Très-bien !
TOSILOS.
Très-mal , plutùt!
BERNAI» DO.
liommcntl ra ne t'a pas réussi?
TOSILOS.
Du tout.
BERN ARDO.
Elle n'est pas venue à toi, elle ne t'a pas fait de
petites mines, des agaceries? Enfin elle ne t'a pas
paru contrariée ?
TOSILOS.
En aucune façon; ma conduite, au contraire, a
semblé parfaitement lui convenir.
BERNARDO, riant.
.\h! ail! ah! ce pauvre Tosilos!...
TOSILOS.
C'est que ra ne me convient pas du tout, à moi I
Aussi, quand j'ai vu ça, je lui ai reparlé.
BERNARDO.
Maladroit !
TOSILOS.
Dame! que voulez-vous?
BERNARDO.
Et t'a-t-elle écouté?
TOSILOS.
Pas plus que de coutume.
BERNARDO.
Tu vois donc bien qu'il valait mieux continuer
à te taire.
TOSILOS.
La belle avance! Mais le plus chagrinant, c'est
que je crois qu'elle en écoute un autre.
BERNARDO.
.\h!
TOSILOS.
J'en suis même sur.
BERNARDO, riant.
Oh! mais alors, ça devient tout à fait drôle.
TOSILOS.
Drôle? pas pour moi toujours, c'est vous qui êtes
drule de trouver cela drôle... mais je suis décidé à
avoir du caractère, et je me vengerai d'Inésille.
SCËNE VII.
Les Mêmes, IMiSlLLE.
INÉSILLE, enlranf, i ii.irl.
On parle de moi... écoutons.
TOSILOS.
Oui, je la ferai connaître pour ce qu'elle est...
j'apprendrai à tout le monde...
INÉSILLE, lui donnant un soufflet.
Que tu n'es qu'un imbécile.
TOSILOS.
Par exemple.
INÉSILLE.
Et maintenant, tu vas t'expliqucr.
TOSILOS.
Eh bien! oui, je m'expliquerai! voilà un soufflet
qui m'en donnera le courage! N'avez-vous pas de
honte, quand moi, Tosilos, lils du queux de mon-
seigneur d'Aguilar, et queux moi-môme ! je m'olTre
pour époux légitime, de me préférer... qui? un
amant!... voilà qui est rare!
INÉSILLE.
Un amant!
TOSI LOS.
Et bien plus, de le recevoir la nuit!...
INÉSILLE.
Quelle horreur!
TOSILOS.
Oui, la nuit!... Vous dites quelle horreur! de-
vant nous, maintenant que je dévoile la chose;
mais quand il vient!...
INÉSILLE, furieuse.
Voulez-vous bien vous taire!... Seigneur Ber-
nardo, n'allez pas le croire, au moins...
TOSILOS.
Ne pas me croire! quand j'ai vu un homme s'in-
troduire cette nuit dans la maison pai* la petite
porte, furtivement, comme un voleur... quand j'ai
eu même l'esprit de tirer le verrou derrière lui.
INÉSILLE, à paît.
Ah! il me payera cela!
TOSILOS, continuant.
Quand m'étantensuite caché dans le jardin, sous
le gros arbre, près du balcon, pour le surprendre,
il m'est presque tombé sur les épaules.
INÉSILLE, à part.
Ah ! mon Dieu ! que dit-il là? il a vu le seigneur
Fabrice?
TOSILOS, continnaul.
Ce qui m'a fait une si grande peur... que lors-
(ptc j'ai osé regarder... il avait disparu!
BERNARDO.
Poltron !
INÉSILLE.
Vous voyez bien, Bernardo, que c'est un conte,
puisqu'il n'a rien vu.
TOSILOS.
Uien vu! nous allons voir... ce qui ne m'a pas
eini)écbé d'entendre et de reconnaître votre voix (pii
lui criait... oh! d'un accent si doux, qu'on aurait
dit d'une mère à son nouveau-iié : Prenez bien
garde! allez doucement!
INÉSILLE.
Moi, (jui ai durini du soir uu matin !
208
UN AMUUH D'AUTREFOIS.
rosi LOS.
Et cet annoaii dont j'ai ramassé la moitii- sous
la fenf'trc, dormait-il, celui qui l'y a laissé tomber?
Tenez, regardez, Bernardo.
1 NÉS IL LE, à part.
0 ciel ! celui de ma maîtresse.
BEllNAliDO, ciaminant l'auncau qui' lui ininili'.'
Tosilos.
Oli! oh! ceci commence à devenir plus sc'rieux
que je ne le pensais.
TOSILOS.
Vous comprenez que la dissimulée l'avait donné
à son amant, et qu'en glissant le long de l'arbre, il
l'aura brisé.
INÉSILLE.
Eh bien! oui, \h, c'est mon anneau... car, à la
fin, je suis bien bonne d'écouter le bavardage d'un
espion; c'est mon anneau qui s'est brisé, que j'ai
perdu et que vous allez me rendre à l'instant.
BEHNAnDO, prenant l'anneau .
Doucement; permettez-moi de l'examiner en-
core.
INÉSILl.E.
Inutile, puisque je vous dis...
i!E!i!>JARno, à part.
C'est l'anneau de notre jeune maîtresse.
INÉSJLLE.
Mais rendez-moi donc mon anneau.
BERNARDO.
Vous le rendre? il ne vous appartient pas.
TOSiLOS.
Ah! bah!
INÉSILLE.
Par exemple! et à qui donc, je vous prie?
BERXARDO.
Voulez-vous que je le dise à monseigneur?...
SCÈNE VIII.
Les Mêmes, D'AGUILAR.
d'aguilar, paraissant.
Je le verrai bien moi-même, donne.
INÉSILLE, à part.
Ciel! monseigneur! nous sommes perdus.
d'aguilar, qui a pris l'anneau.
L'anneau de ma fille!
INÉSILLE.
Monseigneug.. ne croyez pas... un malheur...
un accident.
d'à g t; I l a r , sévèrement.
Sortez. (A Bernardo.) Et toi, reste.
INÉSILLE, à part.
Je cours prévenir ma maîtresse. (Bas, à Tosilos,
en sortant.) C'est afTreux ! c'est indigne! mais tu ne
le porteras pas en paradis.
TOSiLOS, la suivant, bas.
O Inésille! de grâce, pardonnez-moi d'avoir cru
que c'était vous. (Ils sortent.)
SCÈNE IX.
D'AGUILAU, BERNARDO.
d'aguilar, à liii-méinc.
L'anneau de Blanche!
iiERNARDO, l'examinant.
L'orage va éclater.
d'aguilar.
Bernardo, un soldat doit obéir à son général.
BERNARDO.
C'est sa consigne.
d'agl'ilar.
Eh bien! tu vas me dire la vérité... Commentcct
anneau, que ma fille ne quitte jamais, se trouvait-
il entre tes mains?
BERNARDO.
Général... j'aimerais mieux me taire... mais
puisqu'il faut parler... C'est Tosilos qui l'a ra-
massé sous la fenêtre... d'où un homme descendait
cette nuit...
d'aguilar.
Un homme! cette nuit! dans mon hôtel! Blanche!
Rlanche! qu'il tremble celui qui ose seconder ta
révolte! ce serait un ami! un parent! un frère!
Bernardo, tu m'aideras à le découvrir,
r. i:r\ ARDO.
Oh ! soyez tranquille; un amant, ça revient tou-
jours... dix fois pour une, et vous vous vengerez
!-i bon vous semble, je vous en réponds...
d'aguilar.
Écoute, en rentrant tout i\ l'heure, n'as-tu pas
remarqué un damoiseau planté en admiration de-
vant les fenêtres de mon hôtel?
BERNARDO.
Il y a plus de six mois que je l'ai remarqué.
d'aguilar.
Six mois!
UN VALET, entrant.
Monseigneur.
d'aguilar.
Eh bien?
LE VALET.
Le cavalier que vous avez signalé et donné
l'ordre d'arrêter, s'étant montré de nouveau...
d'aguilar.
Il a osé! Qu'on me l'amène.
BERNARDO.
Le voici.
SCÈNE X.
Les Mêmes, JULIEN, entrant lentement en
promenant ses regards tout autour de lui, avec une
vive émotion de bonheur.
d'aguilar, à Julien.
Approchez!
julien, sans l'entendre.
Chez elle!
d'aguilar.
N'entendez-vous pas?
ACTE PREMIER.
209
BEr.\ARDO, à Julien, qui continue de regarder.
Vous êtes devant mouseisneur d'Aguilar. (Il lui
touche l'épaule.)
JULIEN.
Ah! pardon... je ne vous voyais pas.
d'.\glilar.
Qui êtes-vous?
JL I.IE\.
Julien de Zuniga.
o'VGUILAn.
C'est la première fois que j'entends prononcrr
un pareil nom. A quelle maison t-tes-vous attaché ?
JULIEN.
A la mienne.
d'à G un, A R.
Ah !.. . et où sont donc situés les riches do-
maines de cette illustre maison que je ne connais
pas?
JULIEN.
Nos domaines ne sont pas riches, monseigneur,
mais il n'est pas un habitant de la Galice qui ne
passe avec respect devant la demeure démon péro;
car, ainsi que ses ancêtres, il a toujours vaillam-
ment combattu... et le feu roi lui avait dit : <( Dès
que tu auras un fils en état de porter les armes,
envoie-le à IWadrid, je l'emploierai au service de
l'Espagne. » Malheureusement, le roi est mort;
mais j'ai pensé que mon p;iys n'en aurait peut-être
que plus besoin de moi; et je suis venu me pré-
senter à son successeur.
n'AGUILAR.
Ah! ah! L'intention n'est pas mauvaise... mais
le nouveau roi n'habite pas cet hôtel.
JULIEN.
Je me suis fait conduire à son palais... mais \h...
un incident... une rencontre... a changé toute-^
mes idées, et, je l'avouerai, je n'y suis pas encore
retourné.
d' AGUILAR.
En revanche, la rue de Tolède et mon hôtel ont
été beaucoup plus favorisés, car voilà deux fois en
un jour qu'ils reçoivent votre visite; et, pour vous
éviter la peine de leur en faire une troisième, j'ai
donné l'ordre qu'on vous priât de monter.
JULIEN.
Vous appelez cela des prières... elles sont sans
réplique, monseigneur, mais bien inutiles, car
c'était aller au-devant de tous mes vœux.
d'aguilar.
C'était donc moi que tu attendais? Parle sans
crainte; alors, que me veux-tu ?
JULIEN.
Rien, monseigneur.
d'agi 1 LAIl.
!\lalhcureux ! pour plaisanter ainsi, sais-tu ([ue
tu es devant le comte d'Aguilar?
JULIE N.
Je le sais, et c'est pour cela que je n'ai rien ;i
vous demander, et que je vous l'cmercic de ce que
vous avez fait pour moi.
m.
i>"A(;rii.AR.
J'ai bien envie de faire da\antagc et de te rete-
nir ici prisonnier.
JULIEN, vivement.
Ici? Comme vous voudrez, monseigneur !
d'aglii.ar, à lui-même.
Décidément, ce n'est pas là celui... ce n'est
qu'un pauvre insensé, un de ces gentilshommes
qui viennent chercher fortune à Madrid! Il aura
vu Blanche, il s'imagine peut-être qu'elle-même
l'a remarqué... et, dans cette pensée, revient niai-
sement se brûler à la lumière. (A Bernardo.) Re-
conduis-le, Bernardo, et fais lui comprendre que
je pourrais bien une autre fuis n'être pas si indul-
gent; va!
BEr.NARDO, à Julien.
Mon gentilhomme, suivez-moi.
JULIEN.
En quel lieu?
BF. RX \R un.
Dehors; on vous rend la liberté! maison vor.s
conseille, en ami, de choisir un autre but à vos
promenades.
JULIEX.
Ne dites-vous pas que je suis libre?
d'aguilar.
Tu ne l'es pas de rester tout le jour plnnlé on
sentinelle au milieu de la rue.
JULIEN.
Le pavé du roi appartient à tout le monde.
d'aguilar.
Mais mon hôtel est à moi, et si tu l'espioniics
davantage...
julien.
Je regarde bien le ciel qui est à Dieu , et Dieu
ne s'en offense pas.
d'aguilar.
Ainsi tu prétends?...
julien.
Faire usage de mes yeux, monseigneur.
d'aguilar, à part.
Il a une audace qui ne me déplaît pas. (A Bi>r-
nardo.) Emmènc-le!
BERNARDO.
Mon gentilhomme, vous êtes entêté à ce qu'il
paraît; mais, je vous en préviens, monseigneur
l'est plus que vous ; au reste, ce sont vos affaires...
Venez toujours. (Julien le suit après avoir fait nn sign»
d'adieu à tout ce qui l'entoure.)
d'aguilar, seul.
Oui, j'ai pu pardonner à la folie de ce jeune
homme... elle n'est pas dangereuse. Quant à celui
qui m'outrage, qui veut enlever une fille à son
père, piiint de pitié pour lui !... Mais où Blanche
l'a-t-elle connu? elle qui vit dans la retraite...
Par quelle ruse infernale h* misérable est-il par-
venu à tromper ma survc^illanco? Ah! qu'il trem-
l)|(! ! il ne pourra longtemps échappera ma haine...
mais d'abord il faut (|ue je rende cet anneau à qui
il appartient. Justement, voici Blanche!
27
^lU
UN AMOUR D'AUTHEFOIS.
SCtNE XI.
l)'\t;i II, Al',, BLANCIIE.
D'A(iUii. AU, allant à elle, brusquement.
Coiimiisscz-vous cet anneau?
ni, ANCHE, avec calme.
C'est le mien, monseigneur, que je venais vous
redemander.
D'AGUii,An, surijris.
Ah! vous veniez... Mais d'abord, pourriez-vous
me dire quelle est la personne qui l'a laissé échap-
per cette nuit, en descendant par cette fenêtre?
BLANCHE.
Monseigneur, il est un homme ijuc je dois re-
garder comme mon fiancé.
d'à G un. An.
Toi! sans mon aveu! tu aurais poussé l'au-
dace!... Non, non ; cela ne se peut! cela n'est pas...
Blanche, tu mens!...
BLANCHE.
Je vous ai dit la vérité, mon père; mais cette ré-
solution extrême, désespérée, aucun sentiment
co»ipable ne me l'a inspirée... Si vous saviez... si
vous pouviez lire un instant au fond de mon âme!
Ah! s'il ne s'agissait... que de vous sacrifier mon
bonheur, je n'hésiterais pas. Non, Dieu m'est té-
moin que je soufl're plus que vous du chagrin que
je vous cause et que je voudrais vous satisfaire,
fût-ce au prix de ma vie !
d'aguilar.
Eh! que pourrais-tu reprocher au noble comte?
n'est-il pas le cavalier le plus accompli de la cour?
ne t'a-t-il pas préférée aux plus riches héritières
de .Madrid?
BLANCHE.
Eh! que m'importe! si la seule vue de cet
homme me fait horreur, si je le crois faux, lâche,
perfide ! si je sens qu'une alliance entre vous et
lui... est impossible!...
d'AGL ILAR.
Impossible! ah! ne prononce pas un pareil
mot. Blanche! car tu sais bien que ton père n'est
pas habitué à l'entendre, et que tôt ou tard il
faudra le rétracter.
BLANCHE.
N'insistez pas, mon père. Sans doute, ce serait
la première fois de votre vie, mais je vous assure
que vous ne réussiriez pas; mon devoir est de
vous désobéir.
d'aguilar.
Eh bien! un seul fait! un seul! qui me le
prouve, et je renonce à l'instant... Parle! parle!
BLANCHE.
J'ai juré de me taire.
d'agi ILAR.
Non, tu as juré de me. braver! Va! va! je te
connais! tu esincapal)le d'éprouver un autre sen-
timent que celui de l'orgueil, tu n'as d'autre but
que celui de résister à ma volonté.
BLANCHE, très-émiie.
Mon père... mon père!... que ne m'avez -vous
présenté... le plus obscur et le plus pauvre des
gentilshommes! ou plutôt, que ne m'avez -vous
tlemandé de rester près de vous , toujours...
Mon père, il en est temps encore, permettez-moi
de vous servir, de vous aimer, sans porter jamais
d'autre nom... que le vôtre!... mais ne m'imposez
pas le supplice de devenir la femme d'un homme
indigne de vous et de votre fille !
d'aguilar.
Ah! malheur à celui que tu as choisi au mépris
de mes droits !... Prends garde. Blanche, que je ne
le connaisse jamais, car alors, j'en fais serment,
fût-il aussi puissant que le roi!...
BLANCHE, supiiliante.
Mon père !
d'aguilar.
Profitez du peu d'instants qui vous restent à
me braver ! Demain, nous verrons si celui qui a
plus d'une fois triomphé des plus braves, ne vien-
dra pas à bout d'une femme ! (Il sort.)
SCÈNE XII.
BLANCHE, puis INÉSILLE.
blanche.
Ah ! si sa colère ne devait tomber que sur moi !. ..
mais il l'a juré; s'il soupçonne jamais... Inésille
ne revient pas... Il faut absolument que je sache
si elle a pu avertir Fabrice. (EUe sort.)
SCÈNE XIII.
JULIEN, puisBERNARDO.
julien, entrant vivement par la porte opposée.
Elle!... c'était elle... disparue! déjà!... Ah!
n'importe... je l'ai aperçue... c'est du bonheur
pour bien longtemps... Oh! si je pouvais une fois
lui parler, lui dire tout ce que mon cœur ren-
ferme d'amour et de dévouement pour elle! dussé-
je après subir mille tortures, je bénirais encore
mon sort. (Il reste en contemplation devant la porte par
laquelle Blanche est sortie.)
bebnardo, entrant, et restant stupéfait à la
vue de Julien.
Ici!... vous... que je viens de reconduire jus-
que... dans la rue ! vous êtes donc le diable? Com-
ment se fait-il?...
JULIEN.
Oh ! mon Dieu! c'est bien simple. Quand vous
vous êtes retourné pour rentrer, après m'avoir mis
dehors, moi , je me suis retourné... pour vous
suivre. Une fois tous deux dans l'hôtel, vous avez
pris à droite, moi à gauche, vous êtes arrivé dans
cet appartement par cette porte-là, et moi... par
celle-ci.
BERN ABDO.
Eh bien ! vous choisissez un drôle de moment
pour vos coups de tête. Si vous saviez les ordres
de monseigneur...
ACTE PRE.MIEl!.
211
Jt]LIE\.
Quels qu'ils soient , je suis prôt à m'y sou-
mettre.
liEllN ARDO.
Et moi, je ne le veux pas.
JLLIEN.
Vous êtes bon, et je vous remercie; je comprends
le sentiment qui vous fait parler. Vous ne voulez
pas qu'on me retienne prisonnier; mais la prison,
ici, qui sait? serait peut-être pour moi le bonheur.
Ne vous opposez donc pas à ce que le sort déci-
dera.
BERNA riDO, à part.
Eh bien, elle est jolie, sa décision. (Il fait le gpste
de mettre quelqu'un en joue. — Haut.) Mon gentilhomme,
savez-vous ce que c'est que le sort dans cette
maison? C'est monseigneur... et ce sort là... il ne
faut pas le tenter deux fois, croyez-moi. Vous avez
réussi une première, c'est bien ; ça ne m'étonne
môme pas trop. Vous m'avez bien apprivoisé ,
moi ! auquel jusqu'à présent personne, que jr
sache, ne peut guère se vanter d'avoir trouvé h-
cœur tendre, moi... qui n'aimais rien... que ma
consigne. Il faut qu'il y ait du sortilège là dedans:
ça n'est pas naturel.
Jl'LIEN.
Au contraire, vous êtes soldat, moi j'aspire à le
devenir...
BERN ARDO.
Hum! vous aspirez à bien autre chose, mon
gaillard ! et vous avez entrepris un genre de
guerre auquel je n'ai jamais été très-habile. En-
fin, suffit, chacun sa vocation; seulement, je crains
que vous ne visiez un peu trop haut.
JULIEN.
Moi! ah! si vous saviez à quoi se borne mon
ambition?
B E U \ A R D 0.
Oui, oui, ça commiMice toujours comme ça; on
ne veut rien, on ne demande rien , afin do tout
obtenir. Je n'ai pas pratiqué, mais j(î connais les
rubriques.
JULIEN.
Vous êtes bien heureux! Moi, je ne connais rien,
je ne sais rien, et assurément vous vous trompez
sur mon compte. Complètement étranger à la vie
des grandes villes, et encore plus à celle de la
cour, comment voub'z-vous que j'espère y par-
venir?
BERN An 1)0.
Eh! eh! vous n'êtes pas troj) mal tourné, vous
avez même très-bon air sous la simple plume di;
votre feutre, et ma foi...
JULIEN, vivement.
Vous trouvez?... Ainsi... si, par hasard, une...
dame laissait tomber sur moi... un regard , vous
pensez... vous croyez que ma vue... ne la ferait
pas rire et se moquer? et qu'elle m- d'Hournerait
pas les yeux... avec dédain?
BERN ARDI).
Par exemple!
JULIEN, avec abattement.
Oui; mais comment les attirer... les mériter...
CCS regards? Peuvent-ils jamais descendre si bas?
BERNARDO.
C'est donc pour leur éviter cette peine que vous
êtes monté jusqu'ici?
JULIEN.
Oh ! qu'allez-vous supposer?
BERNARDO.
Vous verrez que c'est pour les beaux yeux de la
prison. Allons, allons, venez, car ça pourrait bien
être notre lot à tous les deux, et pour longtemps,
si monseigneur nous retrouvait à causer. Pour lu
santé comme pour les amours, le grand air et le
soleil valent beaucoup mieux.
JULIEN.
Si vous m'engagiez dans votre compagnie?
BERNARDO.
Vous seriez bien avancé ; nous partons demain.
JULIEN.
Mais vous reviendrez?
BERNARDO.
Dieu le sait. Le plus sûr pour vous est de rester.
JULIEN, vivement.
Ici?
BERNARDO.
Non pas! mais au grand air... et au soleil. Di'-
pêchons; un moment encore, et je ne pourrai plus
vous faire sortir.
JULIEN , vivement.
Eh bien ! tant mieux !
BERNARDO.
Partez, partez toujours.
IN É SI L LE, entrant.
Bernardo , où est madame. (Julien veut se re-
tourner.)
BERNARDO, le poussanl et dispai'aiss.int avec lui.
Je n'en sais rien, je n'ai pas le temps.
SCÈNE XIV.
INÉSILLE, puis BLANCHE.
INÉSILLE.
Comment, il n'a pas le temps! ot qui emmène-
t-il là? Quelqu'un peut-être qu'il va faire tuer,
d'après les nouveaux ordres de monseigneur.
BLANCHE, entrant.
Ah! te voilà enfin! Eh bien! Fabrice?... l'as-
tu vu?
I N V. s 1 1. L K.
Ah! madame, impossible. Monseigneur a fait
placer des sentinelles à toutes les issues de la
maison , avec ordre de laisser entrer tout lo
monde, mais de tirer sur <iuicnnquc tcuti-rait de
sortir.
ni v\t;ii E.
Ciel! mais Fabrice viendra! il viendra! et c'est
212
UN AMOUR D'AUTREFOIS.
la mnrt (|tii l'attend, et les senti iiellos sont drj;\
placées! et aucun moyen de lui faire savoir...
INKSI I.LE.
Silence! madame, silence! voici monseigneur.
(Ici un hriiil do cor se fait entonJir.)
SCÎ-NH W.
Les Mkmes, D'AGUILAR, 15ERNARD0,
eutraut chacun d'un coté opposé.
n'A c. f 1 1, A n .
Qu'est-ce, Bernardo? que viens-tu m'annonccr?
iiEnNAnoo,
Un message de la part du roi.
d'aghii.ar.
Qiii me l'apporte !
BKn^ARDO.
Lo marquis Don Fabrice de Mello.
ni. A^CIIE, à paît.
Grand Dieu !
INÉSILt, E, Las.
Contraignez- vous, madame, ou vous le tra-
hissez.
d'aguu.ar.
Don Fabrice! ce nouveau débarqué! lui, déjà
en faveur, déjà charrié d'un message! Ah! c'est
juste... la reine le protège. (A ncrnardo.) Qu'on
l'introduise! (A Ini-mème.) Blanche est bien émue:
BEn^A^DO, qui a fait quelques pas, revenant, bas.
Monseigneur, le laisserons-nous ressortir?
d'à g U I l a r.
Sans doute, un messager du roi.
BERNARDO, bas.
S'il était encore autre chose!
d'aguilar, à lui-même.
Lui! arrivé depuis si peu de temps... cepen-
dant... Oui, je me rappelle, la mère de Blanche
m'avait parlé de lui donner sa fille... et Blanche,
aussi soumise à ses volontés qu'en révolte contre
les miennes... Ah! si Bernardo avait deviné!
mais celui qui l'envoie le protège.
bernardo, bas.
Kh bien! monseigneur?
d'agu ii.AR, à hii-mème.
Si c'est lui... il reviendra.
BERNARDO, bas.
Kt si on lui fait signe de ne pas revenir?
d'aguilar.
Alors... je t'en ferai un autre! Va. (Bernardo
sort.)
blanche, bas, à Inésille.
Ah ! je me sens mourir.
INÉSILLE, de même.
Du courage, madame, vous trouverez le mojeii
de le prévenir; et si vous ne l'osez, ce sera moi!
(Ici les yeux de d'Aguilar tombent sur Inésille; et il
lui fait signe de sortir.)
INÉSILLE, sortant.
Ma pauvre maîtresse !
SCÈNE XVI.
D'AGUILAR, BLANCHE, BERNAl'.DO,
FABRICE.
d'aguilar , allant au-devant de lui de manière a
le séparer de Blanche.
A|)prochez, seigneur marquis.
fabr ICE, à part.
Ma cousine me paraît encore plus jolie que cette
nuit.
d'à GUI LA n.
Approchez! et soyez le bienvenu!
FABRICE.
Ah! monsieur le comte... mon cber oncle...
combien votre bon accueil me cause de joie. (A
[iirt.) Il a l'air un peu brutal, le cher papa.
(Haut.) Vraiment, je ne m'attendais pas...
d'aguilar, l'examinant.
Pourquoi donc? m'auriez-vous donné quelques
motifs...
r A lî n I c E.
Oh! du tout!... du tout!... seulement, d'après
votre défense formelle... Mais si j'avais pu prévoir
votre gracieuse réception, monsieur le comte... il
y a déjà longtemps que j'aurais traversé les mers
pour venir admirer une cousine qui réunit toutes
les grâces... toutes les perfections...
d'aguilar, avec impatience.
Votre message, monsieur le marquis.
FABRICE, le lui remettant.
Voici, monseigneur. (A part.) 11 n'aime pas les
compliments.
d'aguilar, ouvrant le message.
Voyons un peu ce que me veut le roi. (Bas, à
Bernardo.) Ne les perds pas de vue.
BLANCHE, à part.
Je n'ose le regarder, et pourtant, si je ne l'a-
vertis pas, il est perdu !
FABRICE, de même.
Comme elle est tremblante! tout à l'iieure, j'es-
père, elle sera rassurée.
d'à g u I l a r , qui a lu les premières lignes.
Ah! ah! Sa Majesté désire que je retarde le ma-
riage de ma fille et que je monte à cheval, à l'in-
stant môme, pour en finir, à quelque prix que ce
soit, avec messieurs les Portugais.
FABRICE.
Oui, monseigneur. Sa Majesté m'a paru très-
impatiente, et la cour aussi; cette crainte conti-
nuelle d'une guerre a suspendu tous les préparatifs
de fêtes et de plaisirs; mais dès qu'on saura que
l'illustre comte d'Aguilar négocie à la tête d'une
armée... (Appuyant et regardant Blanche.) tout re-
prendra dans Madrid son calme ordinaire, et...
tous les projets deviendront possibles.
d'aguilar, avec ironie
Oui, en effet, mon départ est très-nécessaire.
BLANCHE, à part.
Oh! mon Dieu! l''al)rice est plus que jamais dé-
cidé à venir! Comment lui faire comprendre!....
ACTE PREMIER.
213
iiii)ossible de liasarder le moindre signe!... Ber-
nardo fixe sur nous des yeux qui nvépouvantent.
d'agi; ILAR, qui a achevé de lire.
C"est singulier comme il est des parentés qui
d viennent des motifs de haine et de discorde dans
Il 1 taines familles! Le roi a dû plus de soucis et de
dninmageà son cousin de Portugal qu'à dix enne-
mis étrangers!
FABRICE, à part.
Oh! il a beau me regarder d'un air terrible;
demain, sa fille et moi, nous serons hors de son
pouvoir.
d'aguilar, avec intention.
.\ussi, le meilleur parti à prendre quand ils vous
font obstacle, c'est de ne pas ménager ses proches.
FABRICE, à part.
Quel parent dénaturé!
d'aguilar.
N'est-ce pas votre avis, seigneur?
FABRICE, étoui'dimcnt.
Tout à fait... monsieur le comte; car c'est nidi
qui ai conseillé à Sa Majesté...
d'aguilar.
Ah! c'est vous? (A part.) Pour m'éloigner. (Haut.
Je suis enchanté de le savoir.
B langue, à part.
11 me fait iremhlpr.
I> AGLII. AR.
Quanta Sa Majesté, vous pouvez lui répondre
qu'elle va être obéie sur l'heure.
FABRICE, à part.
A merveille! j'ai réussi!
BLANCHE, à part.
Oh! mon Dieu! inspire-moi.
d'aguilar, bas, à Bernardo.
Eh bien?
BER NARDO, bas.
Elle ne l'a pas regardé.
BLANCHE, pendant que son père interroge Bernardo,
faisant un pas vers son cousin, et d'une voix étouffée.
Fabrice... ne venez pas!
d'aguilar, se retournant.
Vous me rendrez ce service, n'est-ce pas, mon
cher neveu?
FABRICE, à part.
Son cher neveu, s'il croit m'amadoucr! (Haut.)
Monseigneur, je vais porter au roi votre réponse...
(Il s'incline profondément, puis se retourne vers Blanche
en renouvelant son saint, et lui dit tout bas :) A mi-
nuit!
BLANCHE, à part.
Ciel! il n'a pas compris!... il est mort! (Elle
tombe dans un fauteuil pendant que d'Aguilar et Ber-
nardo rpcnndiiisrnt F:i1irice.>
ACTE DEUXIEME.
I
I.a chambre de Blanche.
sci:i\E I.
BLANCHE, INÉSILLE.
(An lever du rideau, Inésille, placée à la porte du
fond, passe sa tète en dehors.)
BLANCHE, à Inésille.
Eii bien?
I N É s I L L E.
Rien encore, madame, Tosilos est toujours là-
bas, immobile, au bout de la galerie. 11 parait
que monseigneur n'est, pas encore monté à cheval.
BLANCHE.
S'il allait rester ici ! oh! mon Dieu! mon Dicul
INÉSILLE, regardant toujours.
Non, madame, non; voilà Tosilos qui se re-
tourne, qui me fait signe... Réjouissez-vous, mon-
Bcigneur est parti.
BLANCHE.
Ail! je respire!... mais maintenant, c'est Ihcurc
de l'oriiie qui va se faire attendre.
INÉSILLE.
Écout(;z!... (Ici, on enteud le son d'une cloche (lin.--
le lointain.) Le salut qu'on sonne aux Dominicains.
I BLANCHE.
Enfin !... DépCche-toi, Inésille... vite ma mante !
INÉSILLE, lui mettant sa mante.
Vous voyez bien, madame, qu'il ne fallait pas
vous désespérer, et que le ciel vient toujours en
aide à ceux qui comptent sur lui. Je savais bien
que nous parviendrions à prévenir don Fabrice.
BLANCHE.
Pourvu qu'il n'aille pus manquer l'oflice.
INÉSI Ll. E.
Oh! c'est impossible, madame, toute la cour
sera là pour entendre le nouveau prédicateur; et
votre cousin, plus tôt que personne, dans l'espé-
rance de vous voir.
BLANCHE.
As-tu fini?
INÉSI \.\.i:.
Oui, nuu^amc.
m. \ NC.II E.
Mon livre d'heures! (Inésille le lui doinio.) Mens,
viens, Inésilh;; jamais je n'aurai adressé au ciel
des actions de grâce plus ferventes si Je réussis.
(Elle marche vers la porte.)
21 /(
U.\ AMULR D'AUTHKFOIS.
scî':ne II.
Les Mêmes, BERNA I\I)0.
iiEiiNAnno, se présentant devant elle, suivi Je
deux honjines d'armes.
Madame la comtesse va sortir?
BLANCHE.
Que t'importe? es-tu chargé, as-tu ordre de m'en
empêcher?
behn Anro.
r.ion au contraire, madame.
B 1. A N C H E.
Fais-moi donc place.
BEnNARDO.
Seulement, je dois iirévenir madame que je
serai forcé de l'accompagner,., partout où il lui
plaira de se transporter.
BLANCHE.
Comment! môme à l'église?
BEHNARDO.
Même à l'église.
BLANCHE.
F,t tu obéiras, toi, Bernardo, un vieux soldat!
Tu me feras cette insulte, à moi!
BERNARDO.
Moi! insulter madame ! oh! elle ne peut le
croire, et si je l'accompagne, ce sera, certes, avec
tout le respect que je dois à la fille de mon gé-
néral.
BLANCHE.
Oui, et, en attendant, tu m'espionneras... avec
respect.
BERNARDO.
Mille tonnerres!... Ah! pardon, madame, mais
un vieux soldat, comme vous disiez tout à l'heure,
ne fait pas un métier pareil.
BLANCHE.
Ne dois-tu pas rendre compte à mon père?
BE n.N ARDO.
Sans doute.
BLANCHE.
Eh bien! alors...
BERNARDO.
J'obéis à ma consigne, voilà tout. On voit bien
que madame ne sait pas ce que c'est qu'une
consigne. On se fait tuer pour elle, et avec plaisir
encore, comme un amant peut le faire pour sa
maîtresse; car c'est notre maîtresse à nous. Ah!
elle n'est pas toujours commode, elle commando
parfois des choses... qui vous contrarient, comme
aujourd'hui, par exemple, où je ne dois pas même
souffrir que madame adresse une parole ou le
moindre signe à qui que ce soit.
BLANCHE.
De mieux en mieux! Eloignez-vous, je ne sor-
tirai pas.
BERNARDO.
Si c'est la volonté de madame, car il est bien
entendu que je n'y mets aucun empêchement.
I BL \NCHE, avec haulciu-.
Sortez!
BERNARDO, s'inclinant.
J'obéis. (Il sort.)
SCÈNF- III.
BLANCHE, INÉSILLE.
BLANCHE.
Ainsi, je suis prisonnière. Je ne puis faire un
pas, un geste, prononcer une parole!... Mon Dieu!
vous savez ce que j'ai souffert, ce que je suis prête
à souffrir encore pour éviter à mon père une al-
liance indigne de lui, ne vicndrcz-vous pas à mon
aide? Fabrice ne pensait pas à moi! il n'y aurait
jamais pensé!... Ah! j'ai été folle!... cruelle, de
l'associer à ma résistance!... être forcé de rester là,
ne pouvoir rien tenter pour le soustraire!... et
déjà le jour qui baisse... le moment fatal qui s'ap-
proche!... Non, non, c'est impossible... je no l'at-
tendrai pas ainsi... viens, je veux sortir!... ils ne
m'empêcheront pas de lui crier : Fabrice! ne venez
pas! ne venez jamais!
INÉSILLE.
Eh! madame, ne voyez-vous pas que si vous
parveniez à lui parler, ce serait le perdre tout
aussi infailliblement en le désignant à la ven-
geance de votre père !
BLANCHE.
Il faudra donc le laisser périr!
INÉSILLE.
Par exemple!... certainement non, il ne le faut
pas! mais attendez... oui, je crois qu'on peut le
sauver !
BLANCHE.
11 se pourrait !
INÉSILLE.
Oui, madame; vous savez, depuis sa faute de
ce matin, à quel point Tosilos est repentant et
dévoué.
BLANCHE.
Eh bien?
INÉSILLE.
Eh bien! il faut qu'il nous en donne une plus
grande... une dernière preuve.
B L A N C H E.
Et laquelle? que prétends-tu?
INÉSILLE.
Le voici, vous allez le savoir.
SCÈNE IV.
Les Mêmes, TOSILOS.
TOSILOS.
Pardon, madame, dans la crainte qu'Inésille
n'ait pas bien vu le signe que je lui ai fait tout à
l'heure... je viens vous dire...
INÉSILLE.
Que monseigneur est parti ; nous le savons, et
nous savons aussi qu'il est interdit à madame de
ACTK DEUXIEME.
215
porter remède au mal que tu as fait, puisqu'elli'
est retenue ici prisonnière.
TOSILOS.
Madame?
RI.ANCHE.
Mon Dieu, oui, Tosilos ; car je ne puis sortir
sans être accompagnée par cet abominable Ber-
nardo.
INKSILI.E.
Ainsi, tu vois que c'est tout comme.
TOSILOS.
Et c'est moi qui suis cause... Ali! madame, si |
vous saviez combien je me trouve stupide... misé-
rable!... soupçonner un ange comme Inésille!...
et la croire capable de... vous compromettre, vous,
ma noble maîtresse!... si je ne me retenais... je
ne sais pas ce que je me ferais... il me semble que
je serais bien aise de me dire des injures, de me
donner des... (11 se frappe la joue.) Je voudrais vous
venger de moi... de tout le monde!... Ah! bien
sûr, j'en mourrai de chagrin.
I\ Es IL LE.
Mourir! toi'?... il faudrait pour cela que ton re-
pentir fût sincère.
TOSILOS.
Vous en doutez ?
INÉSILLE.
Si j'en doute? je crois bien! les hommes ne
sont-ils pas tous riches en protestations et inca-
pables du plus léger sacrifice.
TOSILOS.
Moi! mais je vous sacrifierais... ma chevelure à
laquelle je tiens beaucoup et qui tient peut-être
encore plus à moi... Je vous sacrifierais mon dé-
jeuner pendant quinze jours!... je vous sacrifie-
rais!...
INÉSILLE.
Ils sont beaux tes sacrifices! qu'est-ce que tu
veux qu'on fasse de ton déjeuner et de ta cheve-
lure? mais si l'on te demandait...
TOSILOS.
Quoi?
INÉSILLE.
Mon Dieu! la moindre chose qui pût nous être
utile... tu refuserais bien vite.
TOSILOS, avec feu.
Je vous mets au défi, Inésille! vous avez fait
de moi un autre homme... un homme incroyable I
extraordinaire!... un homme enfin !
INÉSILLE.
Je crois que tu te vantes.
TOSILOS.
Essayez.
IN ÉSILLE.
Eh bien!... si madame te disait, par exemple :
Tosilos, faites- moi le plaisir d'aller vous pro-
mener.
TOSILOS. «
Dans le jardin?
INESILLE.
Hors de riiôtel?
TOSILOS, effrayé.
Hors de l'hôtel?
INÉSILLE.
Oui, pour prévenir une personne... pour lui
sauver la vie.
TOSILOS.
Mais VOUS oubliez donc...
INÉSILLE.
Quoi?
TOSILOS.
Qu'au moment où je me présenterai pour sor-
tir... on tirera sur moi?
I N É s I L L E.
Eh bien ! après?
TOSILOS.
Après? qu'est-ce que vous voulez qu'il y ait
après? je serai tué, voilà tout... et il me sera-
alors assez difficile de faire la commission de ma-
dame.
INÉSILLE.
Eh! imbécile! on te manquera!
TOSILOS.
Vous croyez ?
INÉSILLE.
Tu te glisseras par la porte de l'office, tu raseras
les murs, tu prendras tes jambes à ton cou, et tu
nous auras prouvé ton repentir.
TOSILOS, très-peu déternjiné.
En sacrifiant mon existence.
BLANCHE.
Non, c'est inutile, il serait reconnu et ne par-
viendrait pas à sortir ! ce n'est pas à lui que nous
pouvons devoir le salut de Don Fabrice.
INÉSILLE, à Tosilos.
Va-t'en donc^ puisque tu nés bon qu'à faire le
mal et que, comme je le disais, tu es incapable de
le réparer.
TOSILOS.
Je m'en vais, Inésille; mais vous ne tenez vrai-
ment guère à être aimée; car, à l'usage que vous
voulez faire de vos amoureux, ils ne peuvent pas
durer longtemps! (11 sort.)
SCÈNE V.
BLANCHE, INÉSILLE.
BLANCHE.
Ainsi, rien ne nous viendra en aide! c'est un
abîme... c'est la mort qu'on a placée sous les pus
démon malheureux cousin! et c'est moi! moi!
qui serai cause...
INÉSILLE.
Jlais ètes-vous bien certaine ([u'il viendra, ma-
dame ?
BLANCHE.
Ne t'ai-je pas dit qu'il m'a crié, en cpiittaiit mon
père : A ce soir!... Une seule chance de salut nous
reste... Ces sentinelles qu'on a postées sous mes
fenêtres... partout!... ne peut-il pas les aperce-
lMC)
UN AMOLir. D'AllTHKFOIS.
voir lie loin ! ne ilnivcnt-olles pus l'avertir du
daiifier?
im'si i.r.i:.
Ilélas! non, madame, car on les a fait cacher...
Oli! ils ont bien pris leurs mesures, les miséra-
bles!... Mais n'importe, il me semble que pour
sauver votre cousin, j'oserais!... Me donnez-vous
liberté entière? promettez- vous d'approuver tout
ce que je pourrai tenter?
• 1JI,A\(.M K.
Pour le sauver? oh ! tout, tout ! Prends ma vie
s'il le faut, et je te dirai merci 1
I N É s I L I, E.
Kh bien, il y a encore un moyen pcut-ôtre. (Elle
court à la fenêtre et roganie.) Oui, oui... il y en a
un ! espérez, madame, espérez ! (Elle sort vive-
ment.)
SCÈNE VI.
RLANCHE, seule.
Quel est son projet? que vcut-cllo faire?...
songe-t-ellc t\ séduire les sentinelles? mais elle ne
m'a pas demandé de l'or, mes diamants... Non, ce
ne peut être cela... Elle n'ignore pas que mon père
inspire trop de crainte pour qu'on ose le trahir!
Et cependant, elle paraissait pleine de confiance...
Pourquoi ne m'a-t-e!le pas expliqué?... Mon Dieu !
j'aurais pu la conseiller, l'aider... et elle ne re-
vient pas... Elle ne sait donc pas que chaque mi-
nute centuple ce que je souffre... elle ne sait donc
pas que cette parole d'espérance qu'elle m'a jetée
en sortant me rend folle!... De l'espérance! je
n'en ai pas! oh! non! Tout est fini!... je suis
perdue! perdue sans ressource. Aucune puissance
humaine ne peut nous sauver ! ( Elle tombe dans
UQ fauteuil.)
SCÈNE VII.
BLANCHE, JULIEN.
JULIEN, entrant vivement et s'arrètant timide
et respectueux à la vue de Blanche.
C'est elle! c'est bien elle!... et cette fois, c'est
par son ordre, par sa volonté que je puis la voir !
la contempler! Qu'ai-je donc fait pour mériter
tant de bonheur.
BLANCHE.
Le malheureux ! dans ce moment, il s'appro-
che... il vient mourir plein de joie... sans dé-
fiance... Ah! cette pensée, je ne puis la suppor-
ter... je veux aller à son secours. (Elle se lève et
aperçoit Julien.) Ciel! un homme!... ce jeune in-
connu qui tous les jours!... (A Julien.) Pourquoi
ôtes-vous ici, monsieur?... qui vous a donné l'au-
dace?... Savez-vous que le ciel peut vous faire trou-
ver à l'instant le châtiment de votre témérité? Sa-
vez-vous que s'introduire ainsi chez une femme
par surprise...
JULIEN,
Quoi! madame, ce n'est pas vous?... Je croyais
nT'tre ici que par votre volonté... ce n'est que sur
un sij;ne parti do cette fenêtre...
BLANCHE, à elle-mêrae.
Il se pourrait! qui donc aurait osé?... Oh! je
comprends tout i\ présent! C'est elle! c'est elle!
la malheureuse!
JULIEN, avec joie.
Elle no me renvoie pas!
ULANCIIE, à elle-même.
Oh ! mon Dieu! mon Dieu! mais il croira que
c'est moi... moi, qui l'ai voulu... moi qui en ai
donné l'ordre ! Il me semble que c'est un meurtre
que je viens de commettre!
JULIEN.
Elle m'a regardé sans colère ! Ah ! maintenant,
quand elle me chasserait, j'emporterais du cou-
rage pour toute la vie!
BLANCHE, à elle-même.
Comment lui exprimer ce que j'éprouve? lui
peindre mon repentir? me justifier à ses yeux, ou
plutôt m'accuser!... car il doit tout savoir!... je
dois tout lui dire... quiindj'en devrais mourir de
honte à ses pieds.
JULIEN, s'approcliant.
Vous paraissez inquiète et troublée , madame...
A-t-on commis une méprise? Voulez-vous que je
m'éloigne de ces lieux.
BLANCHE, vivement.
Restez! restez... je vous supplie de rester..
Quel que soit ce que j'ai à vous apprendre, je veux
obtenir votre pardon , je veux... que vous ne me
maudissiez pas.
JULIEN.
Vous maudire! vous! par qui j'ai compris les
seuls biens, les seules joies qui puissent faire
aimer la vie! Oh ! vous ne savez pas, madame, tout
ce que vous avez fait pour moi, tout ce que je
vous dois en ce moment.
BLANCHE.
Pardonnez-moi, vous dis-je; car vous ne savez
pas tout ce que vous me devrez encore !
JULIEN.
Quoi que ce puisse être ! il n'est plus en votre
pouvoir d'ùter la reconnaissance de mon cœur.
BLANCHE.
Pas plus qu'il n'est au vôtre d'ôter le remords?
du mien!... et pourtant. Dieu m'est témoin que je
ne suis pas coupable, que j'aurais mieux aimé
subir mille supplices plutôt que de consentir...
mais un malheur... une fatalité...
JULIEN.
Ah! madame, pouvez -vous nommer ainsi...
BLANCHE.
Oui, oui, un malheur affreux... irréparable,
qui pèsera éternellement sur mon cœur!... Écou-
tez-moi; vous avez cru que j'avais remarqué la
persévérance de \os regards, que j'avais été tou-
chée de votre retenue, de votre respectueuse discré-
ta
ACTE DEUXIÈME.
217
tion? Vous croyez que si je vous ai fait venir, c'est
pour vous le dire...
JULIEN. •
Ah! madame!
BLANCHE.
Vous vous tïtcs trompé. Ce matin encore, mes
yeux ne s'étaient pas plus arrêtés sur vous que
ma pensée. Je ne vous connaissais pas... ce matin
j'étais heureuse... car je n'avais rien à me repro-
cher; maintenant... Ah! pardonnez-moi le piège
cruel tendu sous vos pas, l'horrible calcul auquel
je dois votre présence...
JULIEN.
Je ne comprends pas, madame.
BLANCHE.
Encore une fois, ne me maudissez pas! A votre
sortie de ces lieux... eh bien, c'est la mort que
vous trouverez !
JULIEN, avec le plus grand calme.
Le péril après le bonheur, qui se plaindrait
d'une pareille destinée!
BLANCHE, continuant.
Mais la mort sans gloire, sans combat... sans
aucune chance de salut... vous serez lâchement
assassiné.
JULIEN.
Et pourquoi?
BLANCHE.
Une résolution extrême... insensée... pour sau-
ver un malheureux.
JULIEN.
Ah !... vous aimez quelqu'un, madame?
BLANCHE.
Le danger qui le menaçait m'a frappée d'épou-
vante, m'a rendue folle enfin... et sans que vous
puissiez... jamais... obtenir sa place dans mon
cœur... c'est la sienne que vous êtes venu pren-
dre... devant ses assassins! Voilà le bonheur au-
quel... vous avez été invité en mon nom.
JULIEN.
Mourir! mourir!... pour vous!... Souvent dans
mes rêves d'amour, j'ai désiré avec ardeur avoir à
vous offrir une chose qui me tînt lieu de tous les
mérites, une chose inestimable ! dont on ne pût
disposer qu'une fois! vous l'avez trouvée, madame;
soyez bénie, je vous rends grâce!
BLANCHE, émue.
Ah! seigneur!
JULIEN.
N'avez-vous pas dit que vous n'aviez plus de
place ù. donner dans votre cœur? Que ferais-je
alors de la vie? puis-je la regretter, moi qui n'en
connais le prix ([iie depuis le jour où je vous l'ai
consacrée?... Madame, je vous le répète, je vous
rends grâce d'en avoir usé comme d'un bien fini
était à vous.
BLANCHE.
Quoi ! je ne vous fais pas horreur? mon action
cruelle... odieuse, ne vous donne pour moi ni
mépris, ni haine?
III.
JULIEN.
J'aurai pu vous servir, et vous voulez que je me
plaigne!... vous voulez que je maudisse un hasard
sans lequel rien de moi ne serait parvenu à votre
oreille, rien de moi n'aurait attiré vos regards! et
cependant, depuis six mois, je ne vis que par vous,
je suis l'ombre de vous-même; vous apercevoir un
seul instant est tout mon espoir, vous avoir aper-
çue, tout mon bonheur d'un jour. Vous sortez ; je
reviens la nuit baiser la trace de vos pas sur le
seuil de votre porte. A l'église, si une douce parole
tombée de votre bouche arrive jusqu'à moi, je la
répète jusqu'à ce qu'un autre mot de vous vienne
frapper mon oreille. La main du pauvre, effleurée
par votre main bienfaisante, devient pour moi celle
d'un ami; n'osant faire... davantage, je la presse
avec effusion , en y déposant à mon tour une of-
frande, sœur de la vôtre. Bien des obstacles me
séparent devons; mais rien n'a pu empêcher votre
grâce et votre beauté de rayonner jusqu'à mon
cœur. Enfermée dans votre chambre, rêveuse ou
agitée, triste ou riante, je vous devine. Chaque
pensée de votre esprit, chaque souffle de votre
âme m'appartient; ou plutôt je vis de vos pensées,
de vos sentiments. Tout ce que vous aimez, je
l'aime, tout ce que vous voulez, je le veux. Pour
accomplir un de vos souhaits, je sacrifierais tout,
excepté votre souvenir. Oui, cela est ainsi, et vous
ne vous en êtes jamais aperçue, vous ne l'avez
pas seulement soupçonné ; car vous l'avez dit, ma-
dame, ce matin encore je vous étais inconnu;
vous ne saviez pas même si j'existais... Pouvait-il
en être autrement! qui suis-je? et sur qui mes
yeux ont-ils osé s'arrêter?
BLANCHE, très-émue.
Oui, oui, qui êtes-vous? je veux le savoir et ne
jamais l'oublier.
JULIEN.
Mon nom est Julien de Zuniga, madame... vous
me promettez un souvenir; le service que je vais
vous rendre est plus que payé... et maintenant,
que faut-il faire ?
BLANCHE.
Pour mourir !
JULIEN.
Pour vivre dans votre mémoire.
BLANCHE.
Ah! quand vous avez franchi le seuil de cet
hôtel, ce n'est pas la mort que vous veniez cher-
cher; vous n'avez pas pensé que ce fût là le sort
qui vous était réservé ?
JULIEN.
Si, madame, j'y songeais; car ce n'est pas lu
première fois que je viens ici; déjà, dans cette
journée, je m'y suis vu introduire sur l'ordre de
votre père.
BLANCHE.
De mon père? comment? pourquoi? que vou-
lait-il de vous?
28
218
UN AMOLH D'AUTREFOIS.
JILIHIM.
Une chose à laquelle rien au inonde n'aurait pu
me faire consentir! il voulait m'intordire riuimble
place vis-à-vis de votre balcon, madame, où j'at-
tends, des journées entières, l'instant de votre pas-
sage et le bonheur de votre vue ; car il m'avait
remarqué, lui ! il était impossible que ma présence
n'attirât pas l'attention de quelqu'un! le sort a
voulu que ce fût celle do monseigneur d'Aguilar,
et sur mon refus de lui obéir, ses menaces m'a-
vaient appris le sort qui m'était réservé. Le sacri-
fice de ma vie était donc fait, madame, sans but et
sans espoir, et c'est vous qui me la demandez !
elle peut vous rendre heureuse, oh! prenez-la,
prenez-la... je n'ai rien à regretter.
BLANCHE.
Mais moi , seigneur, mol !
JULIEN.
Vous ne me connaissez pas, madame.
BLANCHE.
Ce seul instant ne m'apprend-il pas ce que vous
Êtes? Résigné, brave, généreux, plus encore!...
ah! je ne me pardonnerai jamais...
JULIEN.
Quoi donc, madame, et qu'avez-vous à vous
reprocher? Celui que vous aimez va venir ; un
horrible piège est tendu sous ses pas... Une
fois entré ici, il n'en sortira que pour mourir...
Éperdue, vous vous précipitez h votre fenêtre,
comme pour lui crier de s'éloigner... vos yeux
interrogent le ciel et l'implorent... ils redescen-
dent vers la terre et aperçoivent un inconnu...
BLANCHE, vivement.
Ah! ce n'est pas moi... jamais!...
JULIEN.
Ne vous en défendez pas, madame; dans une
situation pareille h la vôtre, moi, je serais par-
jure, assassin, lâche... Oui, madame, pour vous,
je n'hésiterais pas une minute! Eh! à quoi suis-
je bon, grand Dieu! sinon à vous préserver , à
vous rendre le bonheur?
BLANCHE.
11 n'en est plus pour Blanche, si elle ne vous
sauve tous deux.
JULIEN.
Ne songez pas à moi, madame ; seulement , en
vous donnant ma vie, qu'il me soit permis de
la vendre un peu cher h ceux qui sont chargés de
la prendre. (Il tire son épée et se dirige vers la porte.)
BLANCHE, le retenant.
Non, c'est en vain, ne me condamnez pas à un
supplice éternel , je ne consentirai jamais... je
n'ai jamais consenti... croycz-le bien, monsieur;
môme avant de vous connaître, d'avoir soupçonné
un si admirable dévouement...
JULIEN.
Ah! madame, prenez garde de le rendre im-
possible en y attachant un trop grand prix.
BLANCHE, écoutant.
Ciel! des pas précipités se font entendre... On
vient...
JULIEN.
l>our me chercher, sans doute; je vais leur
épargner la moitié du chemin.
BLANCHE.
Non, vous m'obéirez, je vous ordonne de m'o-
béir! entrez, entrez ici, monsieur! (Elle lui ouvre
la porte d'uncabinot.) Si je ne parviens à vous
sauver, vous ne mourrez pas seul! (Julien disparaît.)
A présent, on peut venir!
SCÈNE VIII.
BLANCHE, FABRICE.
BLANCHE, apercevant Fabrice.
Ciel! Fabrice! c'est Fabrice!... Mon Dieu!
n'était-ce donc pas assez de ce jeune homme?
FABRICE.
Chère Blanche, quel bonheur de nous revoir !
BLANCHE, à part.
Ah! sa joie me fait mal!
FABBICE.
Eh bien! ètes-vous contente de mon adresse?...
votre père est parti, et c'est grâce à moi.
BLANCHE.
Silence! silence, Fabrice!
FABRICE.
Nous n'avons rien à craindre ! je l'ai vu s'éloi-
gner; ainsi...
BLA NCHE.
Ah! pourquoi êtes-vous venu?
FABRICE.
Comment, pourquoi?... mais pour vous an-
noncer que le prêtre est averti... la chapelle pré-
parée...
BLANCHE.
Mon Dieu, lorsque vous avez apporté l'ordre du
roi à mon père, vous n'avez donc pas lu ma frayeur
sur mon visage? vous n'avez donc pas vu que l'on
nous épiait? que je ne pouvais faire un geste,
prononcer une parole?
FABRICE.
Devant do pareils témoins, cela me semblait
fort natm'cl... (L'examinant.) Mais comme vous êtes
pâle! qu'avez-vous? que se passe-t-il? Monsei-
gneur d'Aguilar serait-il de retour?
BLANCHE.
U y aurait moins de danger pour vous! je pour-
rais espérer de le fléchir... tandis que ses hommes
d'armes!... mon père leur a laissé des ordres
cruels, inexorables...
FABRICE.
Contre moi!... mais personne ne s'est opposé à
mon passage; je me suis glissé sans obstacle par
la porte secrète... je n'ai aperçu aucun homme
d'armes sur mon chemin, ni entendu aucun bruit
furtif derrière la tapisserie.
ACTE DEUXIEME.
219
1ÎLA\CHE.
Vous vous trompez, Fabrice! dans ce passage
obscur où vous vous iHes introduit sans défiance,
la trahison épiait votre venue; maintenant, on sait
que vous êtes ici... rien ne peut vous dérober à la
vengeance de mon père. Ah ! maudite soit ma fai-
blesse! je pouvais m'exposer seule, j'ai préféré at-
tirer le danger sur votre tùte !. .. je suis bien misé-
rable !
FABRICE.
Non, ma cousine, vous êtes seulement une
pauvre femme bien tremblante, bien craintive, et
je vous remercie de cette pâleur, de cette agitation ;
elles prouvent que vous avez pour moi quelque at-
tachement... Votre père a des soupçons, il a donné
des ordres sévères; le chemin par lequel je suis
arrivé n'est plus libre, dites-vous, je n'en crois
rien... en tous cas, cette fenêtre nous reste... et
pour calmer vos craintes...
BLANCHE, allant à la fenêtre.
Cette fenêtre... regardez!
FABniCE.
Diable! une sentinelle! il paraît que la chose
est sérieuse ; monseigneur d'Aguilar n'oublie rien . . .
Allons, le prêtre attendra et les cierges brûleront
jusqu'au jour! voilà mon bonheur retardé!... mais
n'ayez pas peur, ma cousine, ce rustre qui se pro-
mène là-bas ne m'inquiète guère... je saurai bien
lui échapper.
BLANCHE.
Vous éviteriez ce premier danger que mille
autres vous arrêteraient plus loin... toutes les
issues sont gardées, la fuite est votre perte, votre
perle assurée, vous dis-je! et dans cette horrible
situation, aucun espoir ne nous reste; oui, à
moins qu'un miracle ne nous sauve.
FABRICE.
Vous exagérez, ma cousine; si je ne puis partir,
qui m'empêche de rester? vous avez bien queUiue
réduit mystérieux... quelque armoire solitaire...
je ne suis pas difficile, et pourvu que mon anp:o
gardien daigne de temps en temps m'apporter Tes-
pérance... j'attendrai là un jour, une semaine s'il
le faut, l'heure de ma délivrance.
BLANCHE.
Non, non, c'est en vain que nous essayerions de
vous cacher, nous ne pourrions échapper aux re-
cherches... Oui, nous sommes perdus, perdus sans
ressources, car voyez-vous, Fabrice, pour votre
salut, s'il fallait ma vie, je la donnerais avec joie ;
mais il est un sacrifice que je ne peux pas vous
faire, que je ne vous ferai jamais... que vou-^
n'accepteriez pas... non, non, c'est impossible!
FABRICE.
Il n'est pas besoin de sacrifice! soyez tranquille',
ma cousine, puisqu'on ne peut tourner l'enueini,
je vais l'aborder en face, et malheur à qui ten-
tera de m'arrêter! Adieu, Rlanche! adieu... c'est-
à-dire... au revoir !
B I. \ N C H E.
Eh bien ! vous avez raison, oui , il faut sortir,
mais ensemble ; car je ne vous quitterai pas ! il
n'est pas juste qu'un innocent périsse à notre
place.
FABRICE.
Un innocent!
BLANCHE.
Venez, venez!
SCÈNE IX.
Les Mêmes, D'AGUILAR.
D'AG IILAR.
Un moment, je vous prie...
BLANCHE, à part.
Mon père !
FABRICE, à part.
Trop tard !
d'agiilar, à sa fille.
Si tu connais les ordres que j^ai donnés, Blanche,
conseille-lui donc de ne pas tant se hâter.
BLANCHE.
Ah! monseigneur!
d'aguilar.
C'est donc vous, noble marquis, qui vouliez en-
lever une fille à son père ? qui veniez la séduire en
son absence?
FABRICE.
Oh ! il n'y a pas de séduction, je vous assure...
d'agdilar.
Je comprends maintenant pourquoi, dès que je
vous ai vu, j'ai senti... de la haine... c'était un
pressentiment.
FABRICE.
Mais des plus menteurs, en vérité.
BLANCHE.
Mon père, daignez m'entendre.
d'aglilar.
Tu es impatiente de savoir ce que je pense du
noble choix que tu as fait. A merveille, Blanche,
un courtisan de la reine!... je te remercie d'avoir
pris soin de justifier ma vengeance.
FABRICE.
Mais encore une fois, monseigneur, vous vous
méprenez sur mes intentions.
d'aguilar.
Oh! n'essayez pas de m'abuser; je sais que
Blanche, pour faire manquer un mariiige que son
père désirait, avait résolu de se donner à un
autre... et c'est vous qu'elle a choisi.
FABRICE.
Eh bien ! après tout, si ma cousine avait la bonté
de... il nie semble que vous ne pourriez vous of-
fenser...
I)'A<-1 ilar.
Vive Dieu! nous allons voir! (Api,t>lant.) Ber-
nardo!
FABRICE.
In moment! il n'est pas besoin de votre Ber-
220
UN AMOUR D'AUTREFOIS.
nardo ! Ne saurions-nous causer un peu tranquil-
lement comme de bons parents... que nous som-
mes?... Souvent, il ne faut qu'un peu de calme
pour s'entendre...
d'agi II, An.
Dépêchons, monsieur.
FAOniCF., continuant.
Voyons, vous me surprenez avec ma cousine...
qu'est-ce que ça prouve? qu'elle a gardé un bon
souvenir do moi, ainsi que je l'avais conservé
d'elle. Vous n'avez jamais aimé mon père, monsei-
gneur... qui, de son coté... mais les enfants no
sentent pas toujours comme les parents... vous
le savez, mon cher oncle, l'alTection est aussi in-
volontaire que la haine... je n'ai pu résister à un
désir bien naturel... bien légitime, vous en con-
viendrez, et, craignant de vous importuner par ma
présence, je l'avoue, j'ai profité de votre absence
pour venir dire à ma cousine les dernières paroles
de ma mère, voilà mon crime.
d'aguila r.
Oseriez-vous donner votre foi de gentilhomme
que vous n'êtes pas venu ici dans l'intention d'en-
lever ma fille?
BLANCHE, à part.
Plus d'espoir! un cœur loyal ne peut trahir la
vérité.
d'aguilau, à Fabrice.
Répondez?
FAUniCE.
Répondez, répondez... Monseigneur, je suis sol-
dat, je suis espagnol, et j'ai horreur du mensonge.
Cependant, il est une chose qui me répugne encore
davantage, c'est une mort obscure, ignorée, hon-
teuse, comme celle... d'un chien auquel un chas-
seur de mauvaise humeur casse la tête dans un
fourré! Je vous connais... de réputation; à la
moindre parole malsonnante à votre oreille que
je prononcerai, c'est là le sort que vous me réser-
vez... Eh bien! je n'en veux pas. Faites former le
carré, en plein midi, à vos soldats; désignez deux,
trois, plus même de vos meilleurs officiers ; inter-
rogez-moi en leur présence... oh alors, je suis
prêt à vous faire réponse et à en soutenir la sincé-
rité contre tous à la fois, s'il le faut.
d'aguilar.
Je t'ai écouté patiemment, sans t'interrompre,
et tu me fais pitié.
FABRICE.
Monsieur le comte!
d'aguilar.
Eh quoi! en présence de cette jeune fille, qui,
pour toi, sans hésiter, sans pâlir, avait le courage,
elle, de résister à son père, tu n'as pas honte de
recourir à de misérables faux-fuyants? (A sa fille.)
Le noble choix que tu as fait là. Blanche !
BLANCHE, à elle-même.
Oh! mon Dieu! quand tout à l'heure un autre...
un inconnu! sans espoir, sans regrets...
d'aguilar, continmnt.
Comment balancer entre un père et un amant
qui renie son amour?
BLANCHE, vivement.
Vous vous trempez, mon père... hier, nous ne
nous connaissions pas; ma résolution de l'épouser
n'était qu'une révolte contre l'ordre injuste que
vous m'aviez donné. Punissez donc votre fille, elle
seule est coupable; elle seule voulait vous déso-
béir. Ne faites pas tomber la peine sur un inno-
cent, mon père, je vous en conjure! s'il est ici,
c'est malprré lui, parce qu'il n'a pas su résister à
mes prières, à mon désespoir; mais il vous a dit
la vérité; non, il n'a pas d'amour pour moi, pas
plus que je n'en ressens pour lui, et maintenant
que vous avez lu dans mon cœur, révoquez un
ordre cruel, inutile... je vous le demande à ge-
noux; qu'il s'éloigne, qu'il parte, et que je ne le
revoie jamais.
FABRICE, s'cssiiyant les yeux, à part.
Pauvre cousine! sacrifier ainsi, pour me sauver,
tout espoir de bonheur !
d'aguilar, qui est resté pensif, à Blanche,
agenouillée à ses pieds.
Relevez-vous.
FABRICE, toujours à liii-mème.
Si j'avouais tout! si je me faisais tuer!
d'à g u I l a r , après une pause.
Eh bien! oui, je lui laisse la vie!... puisque c'est
là son seul amour! il peut sortir sans crainte. Et
toi. Blanche, tu peux l'aimer, je te le permets, si
tu en as le courage.
FABRICE.
Monseigneur, vous avez une singulière manière
de comprendre l'amour et d'estimer le courage.
Mais comme je vous le disais tout à l'heure, met-
tez-moi en présence d'un danger... honorable et,
quelque grand qu'il soit, vous verrez si je recule...
(Bas, à Biaocbe.) Vous m'avez sauvé. Blanche, à
vous pour jamais!
BLANCHE, détournant la tête.
Suivez mon père, monsieur. (Sur un signe de
d'Aguilar, Fabrice sort avec lui.)
SCÈNE X.
BLANCHE, INÉSILLE, puis JULIEN.
INÉSILLE, entrant.
Éh bien ! madame?
BLANCHE.
Vite, vite, ouvre cette fenêtre,
INÉSILLE, ouvrant la fenêtre da balcon.
Oui, madame.
BLANCHE, ouvrant la porte du cabinet ou elle a fait
entrer Julien.
Seigneur Julien, venez, venez... c'est le moment
devons échapper... ne m'entendez-vous pas? (Re-
gardant avec un flambeau.) Personne!... Ciel! malgré
mes prières, il aura voulu... et la consigne qui n'est
peut-être pas encore levée... (Ici l'on entend un coup
ACTE DEUXIÈME.
221
de feu.) Ah! il est mort, je u'ai donc pu le sauver.
(Elle tombe sur un fauteuil et se cache la flgure daas ses
mains.)
JULIEN, pâle, les yètements tachés de sang, paraissant
à la porte du cabinet.
Madame, celui que vous aimez peut sortir.
BLANCHE, relevant la tête.
Cette voix! (Gourant à lui.) Julien !...
JULIEN, continuant.
Plus de danger pour lui... on a tiré sur moi...
la porte est libre.
BLANCHE, entraînée.
Qu'uvez-vous fait!... c'est vous que je voulais
sauver... c'est vous que j'aime.
JULIEN, avec transport.
Moi!... qa'entends-jc? il se pourrait? vous nu
me trompez pas?... Pendant six mois, j'ai supporté
tous les tourments du désespoir, j'ai ri de ma
folie, de mon audace, j'ai pleuré sur un amour
qui devait toujours rester ignoré... et vous m'ai-
mez! madame, n'est-ce point un rêve? Ah! ré-
pétez... répétez ces douces paroles...
BLANCHE.
Oui, je vous aime! et vous vouliez mourir!
JULIEN.
Mourir! oh! non, plus maintenant... A peine si
je souffre! votre voix vient de fermer ma bles-
sure.
BLANCHE.
Fuyez donc! profitez de l'issue que vient de
vous ouvrir votre courage; mais par ce balcon...
par les jardins... que personne ne sache.., je ne
répondrais pas de mon père.
JULIEN, lui baisant la main.
Vous m'aimez ! ne craignez plus pour moi ! c'est
de vous que je tiens la vie... je la conserverai. (11
franchit le balcon.)
BLANCHE, pendant qu'il descend.
Adieu, Julien; quel que soit le sort que le ciel
nous réserve... à toi pour toujours!
SCÈNE XI.
BLANCHE, INÉSILLE.
INKSILLE, courant baiser la main de Blanche.
Ah! merci, madame, merci!
BLANCHE.
De quoi donc me remercies-tu?
INÉSILLE.
Merci! encore une fois. Votre justice, votre bonté
viennent de réparer, de racheter dignement la
faute, que dis-je? le crime que j'ai manqué de
commettre,,, oui, le crime! n'en eùt-ce pas été un
bien grand que de causer la mort d'un si noble, si
dévoué et si bien épris cavalier?
BLANCHE.
Ah! je ne t'aurais jamais pardonnée!... et moi
qui ne l'avais seulement pas remarqué, qui n'avais
rien senti, rien deviné... Dieu ne m'avait donc pas
encore donné une âme?
SCÈNE XU.
Les Mêmes, D'AGUILAR, BERNARDO.
BERNABDO, cu dehors.
Arrête! arrête!
d'aguilab, qui vient de traverser rapidement la scène
pour aller au balcon.
Qu'est-ce, Bernardo?
blanche.
Ciel ! mon père !
BERNABDO, en dehors.
Nous le tenons, monseigneur... (Paraissant.) et,
cette fois, c'est bien lui qui vient la nuit dans
l'hôtel, et qui a perdu la bague, car je l'ai vu des-
cendre du balcon,,. On vous l'amène.
SCÈNE XIII.
Les Mêmes, JULIEN, conduit par deux hommes
d'armes, TOSILOS.
blanche, l'apercevant.
Julien! plus d'espoir !
JULI EN,
Blanche! merci, mon Dieu, de ce dernier bon-
heur I
BERNARDO.
Le cavalier de ce matin!... Maladroit que je
suis!
d'aguilau, allant à Julien.
C'est donc toujours vous, mon gentilhomme?...
Ainsi, au mépris de mon indulgence passée, de ma
défense absolue, vous avez osé vous introduire
chez moi... la nuit, comme un malfaiteur.
blanche.
Mon père, c'est moi.,,
d'aguilar, imposant du geste silence à sa illle,
el continuant.
Savez-vous que cette violation insolente de ma
demeure mérite un châtiment exemplaire?
JULIEN,
Je le sais, et je suis prêt,.,
d'aguilar.
Vous êtes mon prisonnier, mcssire; rendez-moi
votre épée. (A part.) C'est étrange, je n'éprouve
contre ce jeune homme aucun sentiment de haine...
aucun désir de vengeance.
JULIEN, lui remettant son épée.
La voici, monseigneur.
d'aguilar, après l'avoir examinée.
Ciel ! cette épée ne vous appartient pas !
Jl LIEN,
C'est vrai.
d'aguilar.
Comment se trouve-t-elle entre vos mains?
J l LIEN.
Il y a huit jours...
d'aguilar et BLANCHE.
Il y a huit jours...
222
UN AMOUR D'AUTREFOIS.
JULIEN.
Sur la route du Bucii Rcliro....
d'acdilak.
Du Ikicn Rctiro!... Achevez, achevez.
JULIEN.
Mon épée s'étant brisée au premier choc, j'ai
ramassé celle-ci aux pieds d'un cavalier renversé,
assailli par une troupe de misérables, et je m'en
suis servi pour l'aider à les mettre en fuite.
d'aguilaii.
Ah ! vous avez bien fait la besogne tout seul.
BLANCHE, à part, avec joie.
Lui, Julien!
d'aguilar, continuant.
Mais votre œuvre de délivrance accomplie, h la
vue des alguazils qui accouraient quand tout était
fini, sans daigner attendre des renierciments si
vaillamment mérités, vous avez traîtreusement
disi)aru.
julien.
Monseigneur, à ma place, vous auriez agi de
mCme... Seulement, une fois dans ma demeure,
en m'apercevant que j'avais gardé cette bonne
lame, qui n'avait aucun cbilTre, aucune marque,
et craignant do ne pouvoir jamais la rendre à son
maître... je me suis repenti...
d'aguilah.
Elle vous appartient; vous l'avez bien gagnée.
(La lui présentant.) Prenez, messire, prenez...
julien.
Des mains d'un si grand capitaine! ah! je suis
trop payé!
n'AGUiLAn.
Seigneur Julien, vous avez les deux seules qua-
lités que j'estime dans un homme... la bravoure
et la modestie. De plus, il paraît... que je vous
dois la vie...
B L A N C H ¥..
Oui, oui, mon père, c'est lui... (A part.) Ali! je
ne croyais pas pouvoir l'aimer encore davantage !
D 'a GUI LA n, continuant.
Ceux de notre nom n'ont pas l'habitude d'être
ingrats. Mon gentilhomme, ma fortune, ma vie,
tout ce que je possède vous appartient.
JULIEN.
Ah! monseigneur,., prenez garde... vous ne
pourriez m'accordcr...
d' AGUILAR.
Parlez... je le veux.
JULIEN.
Et si je vous demandais la main de votre fille?...
d' AGUILAR.
De ma fille! tu oses?...
JULIEN.
Je savais bien que vous me refuseriez. Adieu,
monseigneur!
d'aguilar.
Arrête ! il ne sera pas dit qu'un d'Aguilar puisse
manquer à sa parole. C'est donc ma fille qu'il te.
faut? Eh bien, elle est à toi I... si cependant elle
daigne consentir à payer ma dette.
BLANCHE.
0 mon père, il ne m'est arrivé qu'une fois en
ma vie de vous désobéir. (Tendant la main à Julien. 1
Julien! (A son père.) Vous renoncez donc à être
grand-maître de Calatrava?
d'aguilar.'
Sans ce brave garçon... il aurait fallu y renon-
cer bien davantage...
JULIEN, qui est resté comme étourdi de bonheur.
A moi, un tel avenir! monseigneur! mon père!
Blanche!...
TOSILOS., à Inésille.
Et vous, Inésille, serez-vous aussi généreuse?
INÉSILLE.
Quand tu te seras fait tuer... au moins une
fois.
FIN d'un a mou II d'aUTKKFOIS.
/VU BÉNÉFICE DES PAUVRES
COxMEDIE EN TROIS ACTES, EN PROSE
PERSONNAGES.
LE COMTE FP, KDÉRIC.
MATHILDE, sa femme.
RÉMI, vieux médecin.
MAURICE, peintre.
JULIETTE, sœur de lait de Mathilde.
ZERLINE, camériste.
PÉBLO, valet de chambre.
Un Valet.
La scène se passe en France pendant le premier acte, à Naples pendant les deux derniers.
AU BÉNÉFICE DES PAUVRES
ACTE PREMIER.
Le théâtre représente un salou dans le château du comte Frédéric.
SCENE I.
MATIIILDE, JULIETTE.
matiiii.de.
Enfin, je te revois donc, clièrc Juliette, aux lieux
-"est passée notre enfance et où, toutes petites,
^ étions déjà amies! Que de bons souvenirs ce
ps-là me rappelle ! Tous les matins, tu arri-
\ i> de la ferme au château, et le reste du jour
I :i ne savait plus laquelle de nous deux était la
tille de la maison.
JULIETTE.
Ohl cela est bien vrai. Vos parents étaient si
bons pour leur petite fermière! et notre troisième
pagnon, M. Frédéric, votre cousin... C'est
' ! ■, dans nos jeux il m'appelait toujours sa pe-
tite femme, et il est devenu votre mari.
MATHILDE.
Tandis que toi, emmenée à Paris, par une tante,
à cause de ta belle voix, tu devenais... une ar-
tiste!
JU METTE.
')lil bien peu habile encore. Dites-moi donc,
vous allez m'appclcr curieuse; ça est donc venu...
pour M. Frédéric?
MATHILDE.
Il était aimable, empressé... mes parents dési-
raient ce mariage, et... mon Dieu ! j'ai consenti.
JULIETTE.
Comme vous dites cela!
MATHILDE.
Ah! c'est que... pour toi, je n'ai pas de secret,
c'est que... j'ai été bien près de refuser.
JULIETTE.
A cause de lui?
M AT II IL DE.
d'un autre.
J L LIETTE.
Non, à cause.
Ah!
M AT II IL DK.
Tout était déjà à peu près convenu pour mon
mariage avec mon cousin, quand je m'ajieiTus
quo j'étais suivie sans cesse... par un beau jeune
homme...
Jl LIETTE.
Ah!... il était beau?
m.
MATHILDE.
Je ne pouvais aller nulle part sans le rencon-
trer... c'était comme mon ombre, et dès que je sor-
tais, ainsi qu'un roi, j'avais mon escorte, mais
invariablement la même... Quoique je n'osasse
pas le regarder, aux promenades, aux spectacles,
à l'église, je le voyais fort bien, et il avait un air
si sincèrement épris... si malheureux! que, mal-
gré moi, je ne pouvais m'empècher d'en être émue ;
puis, quand j'étais rentrée, et seule dans mu
chambre, son image y entrait avec moi, et me
suppliait de ne pas épouser Frédéric.
JULIETTE.
Comme vous deviez être embarrassée !
MATHILDE.
Ce fut bien pis, quand, un beau jour, en me
mettant à ma fenêtre, je le découvris à une croisée
presque en face de la mienne. J'avais beau me
retirer, quelque temps qu'il fît, il y passait des
heures entières, espérant me revoir : mais c'était
moi qui le voyais à travers mes rideaux, si bien,
qu'après mille co:i;bats, j'allais déclarer que je
ne pouvais pas épouser mon cousin, que j'en ai-
mais un autre... quand, tout à coup... sa fomtre
cessa de s'ouvrir, et je pus vingt fois me mettre à
la mienne... aller à la promenade... au spectacle,
sans plus jamais l'apercevoir.
JULIETTE, vivcmonl.
Il était mort?
M ATlIILtlE.
Quelle idécl... non, non, son amour avait man-
qué... de patience, ou plutôt changé d'objet, et
moi j'épouiai mou cousin Frédéric.
J U LIETTE.
Le comte Frédéric... car vous êtes comtesse.
MATHILDE.
II l'a bien fallu. Mais toi, belle comme tu es,
avec un talent dt'j;i si renianiuablc, n'as-iu jamais
songé au mariage? n'as-tu ])as reçu (luclquc bclli-
déclaration?...
J l LUTTE.
Mon Dieu! mm.
M AT II I LUE.
C'est impossible!
2U
22(3
Al 15 km; F ICI' DES PA L'Y P. ES.
Jl I. lETTi:.
Sculomcnt... c'est moi... ([ui ai distinguo quoi-
qu'un...
M AT II II. ni:.
.Ml 1 tu as (omnicncé? ce n'ost pas dans l'ordre.
JULIETTK.
Moi, ce. n'i'tait pas à la promenade (|nc je le
voyais, ni iiK^me t\ sa croiseur... C'était dans l'es-
calier... de notre maison... riu'il lialiilait.
M \THILUK.
Ail!
j ulii;tti;.
Je ne sais pas comment cela se faisait, mais il
ne pouvait pas descendre de son atelier (il était
peintre), ou y remonter, sans que je fusse moi-
même... obligée de sortir... ou de rentrer.
M AT II IL Dr.
Je comprends, et alors il te saluait... Toi, tu
faisais la révérence, et de politesse en politesse...
JULIETTE.
Oh! du tout... ses yeux ne se levaient seulement
pas sur moi... il passait... sans me voir... tous les
jours plus sombre, plus pensif... cela me faisait
une peine... il avait l'air si bon, si noble... si
malheureux !...
MATIIILDE.
Il paraît que tu ne faisais pas comme lui, toi, tu
le regardais.
JULIETTE.
Mon Dieu... c'était malgré moi. On ne peut voir
souffrir les gens, sans...
MATH ILDE.
C'est tout naturel.
JULIETTE.
N'est-ce pas? mais un jour, dans la maison, il
se fit un grand bruit qui me sevra le cœur... c'é-
tait comme un pressentiment... nous courûmes,
ma tante et moi... C'était lui! blessé! presque
mourant, qu'on ramenait du bois de Vincennes ..
M ATIULD E.
Oli! mon Dieu!... un duel, sans doute.
JULIETTE.
C'est ce que l'on disait. Le médecin déclara la
blessure dangereuse, que le malade serait peut-être
bien des jours avant de reprendre connaissance,
et... comme il était seul... sans amis... sans pa-
rents... ma tante... et moi... nous offrîmes de le
soigner.
MATUILDE.
Veillé par vous, il dut bien vite revenir à la
santé... et alors...
JULIETTE.
Oh !... ce fut bien long... le délire ne le quittait
pas, car, lorsque je m'approchais de son lit, il me
remerciait do choses que je n'avais pas faites. Se-
lon lui, j'avais quitté mon riche hôtel pour venir
le voir dans sa pauvre chambre, je devais résister
à ma famille... pour un mariage... je voyais bien
qu'il me prenait pour une autre... et je pleurais...
de le voir souffrir... si longtemps.
MATIIILDE.
Bonne Juliette!
J ULIETTE.
Enfin, le médecin nous annonça que tout dan-
ger avait disparu, que la raison allait revenir, et...
dès ce moment, ce fut ma tante seule... qui resta
prés de lui. Sa convalescence fut courte, et...
comme... je me réjouissais en pensant que j'allais
le revoir... comme autrefois, en moulant et en
descendant l'escalier, ma tante m'apprit que, bien
faible encore, il venait de partir...
MATIULDE.
Ainsi... tu ne l'as pas revu?
JULIETTE, essuyant ses yeux.
Pas une seule petite fois!
MATUILDE.
Comme moi mon beau jeune homme, et je me
suis mariée !
JULIETTE.
Je crois bien... que... je ne me marierai jamais.
U\ VALET, entrant.
M. le docteur Rémi, accompagné d'un ami, de-
mande à voir Madame.
JULIETTE, à part.
M. Rémi!
MATUILDE.
Le bon docteur nous a donc tenu parole. Je
pourrais bien me montrer à lui dans ce négligé;
mais à un étranger... Reçois pour moi ces mes-
sieurs, ma chère Juliette... je ne les ferai pas
longtemps attendre. (An valet.) Conduisez dans ce
salon. (Elle sort par la droite, le valet par le fond.)
SCÈNE II.
JULIETTE, seule, émue.
Oh! mou Dieu! M. Rémi... c'est le médecin
qui a soigné ce pauvre jeune homme blessé...
peut-être pourra-t-il m'en donner ders nouvelles...
si toutefois... j'ose lui en demander. Mais, en me
reconnaissant, il est impossible qu'il ne me parle
pas de M. Maurice... de celui que nous avons
veillé ensemble... auquel, malgré moi, je pense
toujours. (Regardant au fond.) Voici le docteur qui
s'approche... Ciel!... cet étranger qui l'accompa-
gne... je ne me trompe pas... c'est M. Maurice !...
lui... ici!... est-ce possible?... Je suis toute trem-
blante et ne peux me soutenir... (Elle .se lai.sse tom-
ber sur une chaise près de la fenêtre.) Paraître... par-
ler devant lui... non, non, il devinerait tout. (Elle
saisit un ouvrage de tapisserie commencé, et a l'air de
travailler.)
SCÈNE III.
JULIETTE, vers la fenêtre, RÉMI,
MAURICE.
uÉMi, entrant sans voir Juliette.
Ah! ah!... i)ersonne;il paraît qu'on est allô
faire un peu de toilette... en votre honneur, mon
cher Maurice.
i
ACTE PREMIER.
±11
M Ainici;.
Vous le voyez, docteur, je n'aurais pas dû céder
à votre désir, en me laissant amener dans cette
maison où je suis tout à fait inconnu. C'est une
indiscrétion de ma part, et je vous supi)lie de me
iMimcttre de m'éloigner.
RÉMI, le retenant.
Voulez-vous bien rester! Ne suis-je pas votre
médecin? C'est donc à moi de faire les ordon-
nances et à vous de les suivre, que diable ! ou le
monde serait renversé. Comment! je viens ouvrir
la cbasse chez un de mes bons clients, à soixante
'■ Mcs de Paris; près de ce château où l'on m'at-
1, j'avise un autre client que je croyais avoir
iiiinplétement tiré d'affaire. Son air sombre, sa
tète penchée m'annoncent que je n'ai rempli mon
devoir qu'à moitié...
JULIETTE, à part.
Mon Dieu !... il souffre encore!
MAL! ni CE.
i'.hl qu'importe mon air... mon ami?
RÉMI.
Comment, qu'importe! Ignorant! mais la gaîté...
c'est la santé. Vous êtes triste? donc vous êtes
malade, fort malade!... et vous me soutiendrez
que je ne devais pas m'em parer de vous, et vous
conduire dans cette maison, où je suis absolument
r.iiiime chez moi? Si vraiment, et vous y resterez,
^ n'en partirez que lorsque ma cure sera bien
u. licvée. Sans cela, je vous aurais volé votre ar-
gent.
M AL RI CE.
M lis, mon cher monsieur Rémi...
RÉMI.
11 n'y a pa-s de cher monsieur Iiénii. Il y a un
homme chargé d'une mission... et qui la remplira...
Cette blessure, en quel état est-elle ?
M ALRICE.
Mais excellent. Vous savez bien qu'elle est fer-
mée.
RÉMI.
Fermée!... fermée!... en apparence. Certes, la
nature fait très-bien tout ce qu'elle fait ; mais elle
y met le temps. Votre blessure pourrait encore se
rouvrir, une violente émotion sutlirait peut-être...
11 faut donc prendre des précautions et des forces.
Étes-vous chasseur?
M AL m CE.
Fort peu.
R ÉMI.
Comme moi. Quand je tue, mon Dieu! c'est
par maladresse... comme il m'arrive parfois... de
guérir. Du moins, ici, je ne tue que de pauvres
bétes... Mais j'y songe, je ne vous ai pas encore
tùté le pouls. (Il lui prend la main.) Excellent, ma
foi ! lit le sommeil ? l'appétit? Voyons votre langue !
MAURICE.
liuitilc, mon ami, je vais fort hien.
RÉMI.
Mais alors, votre air sombre et votre tète pen-
chée n'ont pas le sens commun. Je vous ai guéri.
MA LRICE.
Qui vous (lit le contraire? Je n'oublierai jamais
que c'est à vous...
RÉM!.
Que c'est à moi... que c'est à moi.... Je suis
bien le général... qui commandait l'atTaire... la
gloire m'en est bien revenue; mais, si je voulais
être modeste... quoique médecin... il y a un pauvre
soldat ignoré qui mériterait bien mieux...
MAURICE.
Quoi ! vous n'étiez pas seul?
RÉMI.
Non !
M A LRICE.
Il y avait un autre docteur?
RÉMI.
Oui... un autre... très-savant, et sift'tout trè>-
aimable... auquel vous devez votre guérison. (Avec
mystère.) Une jeune fille.
MALRICE, vivfmcnt.
Une jeune fille !
R ÉMI.
Un ange!... qui descendait du ciel... ou plutôt
du cinquième étage de votre maison pour vous
soigner.
JL LiEïTE, à part.
Il va tout lui dire !
MAURICE, ravi.
Il se pourrait?... Vous ne vous trompez pas?...
Pourtant il m'avait semblé... que c'était unrvieillr
dame...
RÉMI.
Fil! non, niorlilcu!
M A U R I C E.
Oh ! mon ami... répétez... répétez... je crains de
ne pas bien coni|irendre.
RÉMI.
C'est pourtant assez clair.
M A L R I c E.
Ainsi... c'était... une jeune fille... charmante...
belle... n'est-ce pas?
Il É M I .
Comme un cliéruhin.
M AL niCE.
Etoile est venue... pendant ma maladie... quel-
quefois.
u ÉMI.
Tous les jours... je lu trouvais sans cesse au
chevet de votre lit.
M \ I nie. K, à part.
Oh! mon Dieu! ce que je croyais du délire
était donc une ré.ilité!... elle a su (jui- je siuif-
frais, et tlle est acrouruc... elle!... .Mailiildr! ..
RÉMI.
Qii'avez-vous ilcnc?
MA' Il ICE.
Uieii... rien... ''est tlu honlieur! car vous Mes
bien sur (pic ce n'daii pas une personne .'kgée?..
228
AU BÉNÉFICE DES PAUVRES.
ni:Mi.
Ah çJi! est-ce que vous croyez que j'avais aussi
le transport au cerveau?
M A unie K.
Pardon... pardon... docteur... c'est juste... vous
aviez votre raison, vous.
n i'; M I.
Je l'espùrc bien. (L'.'xaininant.) Mais savc7-vous
que je n'oserais pas en dire autant de vous... en ce
moment?
M A t r. I c E.
Ah! mon ami!... au contraire, rassurez-vous,
car cette guérison que vous supposiez... incom-
plète... vous venez de l'achever... d'un seul mot.
Vous dites donc que cette jeune fille ne vous a pas
quitté... qu'elle a daigné vous aider?...
R V. M I.
Je crois bien ! elle s'y entendait mieux que
moi.
JULiETTiî, à part.
l'ourvu, du moins, qu'il ne me nomme pas !
HKM I.
Et si vous saviez avec quel zèle... quelle intel-
ligence, elle vous faisait suivre mes ordonnances !
la mère la plus tendre n'aurait pas do soins plus
ingénieux pour son enfant... Aussi, voyez-vous, si
jamais elle avait besoin de moi...
JULIETTE, à part.
Bon docteur!
n KMi.
Car c'est superbe ce qu'elle a fait là, elle se dé-
vouait par générosité... par charité! vous lui
étiez tout à fait inconnu... et dès qu'elle vous a
su hors de danger, elle s'est dérobée à votre recon-
naissance.
M AU nie E.
Oh ! c'est à deux genoux que je veux la lui
témoigner, docteur; mais vous m'aiderez à la re-
trouver, vous ne voudrez pas me laisser passer
pour un ingrat?... et d'abord, vous allez me la dé-
peindre, n'est-ce pas? afin que je ne puisse pas
me tromper!
nÉMi.
Rien de plus facile , car je vois encore ses
beaux cheveux en bandeaux, la simple robe noire
qui dessinait sa jolie taille, et le petit ruban de
velours auquel pendait un modeste médaillon. (A
ces mots, JiUiette caclie vivement le niétlaillou suspendu
à son cou.)
MAURICE.
Ah ! c'était l:i son costume... Ce n'était pas plutôt
celui de la vieille dame?
n KMi.
Encore! ali! c'est trop fort!... (En ce moment, ses
regards tombent sur JuliiUte, qui s'est levée à moitié.)
Eh! mais, quel singulier hasard! parbleu! voilà
un moyen bien simple... de... de... (Juliette, prête
à fuir, met vivement le doigt sur sa bouche d"uu air
suppliant.)
JIAUniCE.
Qui vous arrête?... Achevez!... achevez !... je
vous en supplie, vous parliez d'un moyen...
RÉMI, continuant à regarder Juliette qui lui
fait signe de se taire.
Eh bien!... non, je ne puis pas, je ne dois pas
achever. Oui, je me le rappelle à présent... il pa-
raît que la jeune fille... m'a prié de ne pas la faire
connaître.
MAUniCE.
Oh ! je la connais !... je la connais!... moi , doc-
teur!
r!':mi.
Comment!... comment!
M AU RICE.
Je sais tout, vous dis-jc. C'est vous qui ne savez
pas... elle n'habitait pas la maison... elle y venait
déguisée.
RÉMI.
Vous croyez?
JULIETTE, à part, soupirant.
Toujours cette autre femme dont il parlait.
MAURICE.
Et, fille noble et riche, elle refusait pour moi
un brillant mariage.
JULIETTE, de même.
Je n'existe pas... je n'existerai jamais pour lui!
MAUniCE, s'animant.
Et alors... comprenez-vous? il est impossible
qu'elle m'ait oublié... qu'elle soit la femme d'un
autre.
UN VALET, annonçant.
IMadame la comtesse. ( Rémi et Maurice se retour-
nent.)
JULIETTE.
Ah! profitons de l'arrivée de Mathilde... qu'il
ne sache jamais... (Elle s'échappe par une porte de
côté, pendant le monvement de Hénii et de Maurice.)
MAun (CE, stupéfait.
Ciel... Mathilde'!... elle... comtesse!... ô mou
rêve!... tu n'auras pas duré longtemps !
SCÈNE IV.
RÉMI, MAURICE, MATIllLDF..
MATHILDE, entrant, sans voir Maurice.
Cher docteur, vous vous êtes donc décidé à visiter
notre solitude... ab! que vous avez bien fait! soyez
le bien venu!
nÉMi.
Après vous avoir remerciée pour mon compte,
permettez-moi, belle dame, de réclamer un sem-
blable accueil... pour mon ami.
MATHILDE, se retournant et apercevant Maurice,
à part. j
Lui!... ici!... Maurice! >
MAURICE, à part.
Et j'ai pu croire à son amour!
RÉMI, qui a attendu une réponse, continuant.
Monsieur Maurice... jeune peintre distingué...
ACTE PREMIER.
229
M ATHILDE, ?. part.
Après son oubli... quand je suis mariée !...
r. F.Mi , à part.
Eh bien! elle ne répond pas. (Haut, appuyant.)
Ouc j'ai rencontré à deux pas de votre demeure et
auquel j'ai promis votre gracieux accueil...
mathii.de.
Certainement... docteur... présenté... par vous...
RÉMI, à part.
Enfin... (Bas, à Maurice.) N'est-ce pas qu'elle est
charmante? (Silence de Manrice. Rémi, étonné, le re-
garde. Allant à Jlathilde.) Comment trouvez -vous
mon jeune homme? (Silence de Mathilde.) Elle aussi?
qu'ont-ils donc? (Revenant à Maurice.) Dites donc
quelque chose, vous êtes là comme le dieu du si-
lence... c'est ridicule.
MAURICE.
Si je suis indiscret, madame, veuillez n'en ac-
i^er que M. Rémi, je vous prie, c'est lui qui m'a
inrcé...
r. K M I , à part.
l'st-il maladroit: (Uant.) Forcé!... forcé!... C'est-
!irc qu'il grillait d'être forcé, et que si je n'avais
- insisté...
M ATIIlI.nE.
Donnez-moi, cher docteur, des nouvelles de
Paris. Comment l'avez-vons laissé? bien triste,
n'est-ce-pas?
RÉMI.
;\Iais non; pas trop... pas trop... Il y a foule
|)artout. Aux théâtres, au musée... où l'on se
presse encore pour admirer son dernier ouvrage...
oui... un charmant portrait de femme...
MATIIILDE.
Ah!
RÉMI.
D'une grâce... d'un fini...
M AT H II, DE, à paît.
Celle, sans doute, pour laquelle il m'a oubliée.
RÉMI.
Je regrette que vous ne. ra3-ez pas vu, ça vous
aurait fait plaisir.
MATini.DE.
Je suis bien mauvais juge.
RÉMI, à p.irt.
Allons, impossible d'animer la conversation, ou
dirait qu'ils ont juré d'être maussades l'un pour
l'autre. Ma foi! je les laisse; quand ils seront
seuls, il faudra bien qu'ils se parlent. (Il va pour
sortir.)
MATIIII, OK.
Où allez-vous donc, docteur...
RÉMI.
Faut-il vous le dire? à la cuisine... donner une
consultation à votre chef! Peste! pendant mou
séjour ici, je tiens à co qu'il jouisse d'une par-
faite santé... Je reviens. (Uns à .Maurice.) Vous, )A-
ciiez de faire votre cour un peu mieux que vims
n'avez commencé. (Il sort.)
SCÈNE V.
MATHILDE, MAURICE.
M A T II 1 L D E, à part.
Et ce docteur qui nous laisse!
MAURICE, de même.
Elle s'attend peut-être à des plaintes... à des re-
proches...
M AT m I. DE, de même.
J'espère, du moins, que .M. .Maurice en profitera
pour prendre congé. Eh bien! il se tait!
MAURICE, de même.
Je ne lui donnerai pas ce plaisir.
MATIIILDE, de même.
Même silence... Ah! il faut en finir. (Haut.) Mon-
sieur...
MAURICE, se décidant presque en même temps.
Madame...
M AT II II, DE, s'arrèlant, à part.
Ah! il se décide enfin !
M \ r R I c E.
Vous alliez parler, je crois?
MATIIILDE.
Du tout, monsieur, je vous écoute.
MAURICE.
Recevez alors... toutes mes félicitations... siu-...
votre mariage.
M AT II I i.n i:, à part.
Comment! il ose...
M A V R I c E.
Il n'y avait certes pas à hésiter entre le parti
brillant qui vous était on'ert et le pauvre artiste
qui, pour toute fortune, n'avait que ses pinceaux.
M ATHILDE.
Arrêtez, monsieur... le pauvre artiste avait écrit
une lettre... qui lui sera rendue...
MAURICE, avec joie elsurpri.se.
Quoi!... vous l'avez gardée!...
M ATHILDE.
Cette lettre sollicitait une grâce... un simple
ruban attaché aux barreaux de ma fenêtre... et l'ou
se sentait... disait-on, capable d'arriver à la gloire
et à la fortune pour m'obtenir.
MAURICE.
l,e ruban fut attaché!... et deux mois après...
vnis étiez la femme d'un autre!...
M ATHI LDE.
Oui, car deux jours après votre lettre vous
étiez parti pour suivre jusqu'en Italie l'objet d'une
nouvelle passion...
V A I lî I c E.
IMoi!... Oui vous a dii... ([ui a pu oser vous
dire?...
M \TM I I.OE.
Qu'importe?
MAI llICE.
Mais on vous a trompée, madame!... IMt'ssé.
mourant, après une provocation sans motif, un
duel imjirévu...
230
y\U BENEFICE DES PAUVRES.
M ATimiiK.
l'ii duel!
M AUniCK.
Oui, madame; jo ne suis revenu h la vie que
parce que j'ai cru vous voir au clicvet de mon lit.
AlATMIl.DK.
Qu'entends-jc?
MAI niCE.
Parce que j'ai cru ([ue vous aviez pitié de iin's
soullVances, car, dans mon délire, il n'y avait pour
moi qu'une femme au monde, et c'était toujouis
elle que je voyais!
m AMI IM)r.
Il se pourrait!...
M AiniCK.
Tout à riienre, j'ignorais chez qui le docteur
m'avait amené; je le sais à présent, je suis... clicz
lo comte Frédéric !
SIATHILDi;.
Ain^i, lorsque je vous accusais... lorsque je vous
maudissais...
M A n n I c E.
Pour vous obtenir, madame, votre mari a em-
ployé des moyens que j'aurais repoussés... dont je
n'aurais môme jumais eu l'idée... il faut que son
amour soit bien grand!
MATIIILDE.
Hélas! cet amour n'a déjà causé que trop de
malheurs... et si le comte vous retrouvait ici...
M A un ici:.
Hassiirez-vous, madame... peut-être le sort me
devrait-il une revanche!... je ne la lui demanderai
pas... le temps seulement de faire consentir le
docteur à mon départ, sans qu'il puisse en soup-
çonner le motif... puis je prendrai congé de vous
pour toujours...
M ATIIII, l)K.
Oh ! merci, monsieur, merci ! je le sens, je n'au-
rais jamais dû croire... Maurice... Maurice... me
pardonnerez-vous ?
M AU m CE, saisissant la main qu'elle lui présente.
Mathilde!... je pardonnerai môme ;\ votre mari,
madame, s'il vous rond heureuse. (II sort vive-
ment.)
SCÈNE VI.
MATIIILDE, puis JULIETTE.
MATHILDE, seule.
Pauvre jeune homme ! comme il m'aimait! Ah!
je l'avais bien vu... et sans la ruse cruelle de mon
mari... (Juliette entre.) C'est toi, viens donc vite...
tu sais... ce jeune homme... dont je te parlais ce
matin...
.KJLIETTE.
Oui, qui vous suivait partout, et qui, subite-
ment...
M ATIIII. IIE.
Eh bien! ma chère, je viens d'en avoir... des
nouvelles...
JULIETTE.
En vérité!... comme le sort est bizarre! Nous
savez, ce... pauvre blessé?
m A TH II. DE.
Oui, que tu aimais, et (|ui ne te connaît même
pas... Tu en sais quelque chose?
JULIETTE.
iVlieux que cela.
Comment!
Je l'ai revu!
JI Ain ILDE.
I L LI ETTE.
MATIIILDE.
ils se sont donc donné le moi,
je te dirai que
Tu l'as revu!.,
car, pour être tout à fait franche,
moi aussi...
JULIETTE.
Ah !... il est venu ?
MATHILDE.
Oui, et je sais maintenant pourquoi il avait dis-
paru!... un grand coup d'épée, ma chère, donné
par mon mari, qui ne l'était pas encore, à ce pauvre
jeune homme ! et sans lui dire pourquoi. Tout à
l'heure môme il ignorait mon mariage : aussi
juge de sa surprise et de sa douleur , quand
M. Réaii...
J ULIETTE, à part.
Ciel! (Haut.) C'est donc celui que le docteur
vient... d'amener?
MATHILDE.
Tout juste... Eh bien! qu'as-tu donc? comme tu
pâlis!... Ah! tu crains le retour de mon mari...
rassure-toi !... M. Maurice... (Mouvement de Juliette.)
C'est son nom... M. Maurice va partir... il est im-
possible de se montrer plus noble, plus généreux,
plus délicat... dans une circonstance bien pénible
pour lui, car... c'est pour toujours qu'il va s'éloi-
gner... il le faut... et je vois bien... pauvre jeune
homme!... qu'il m'aime plus que jamais...
j L LiETTE, à part.
Mon Dieu !
MATHILDE.
Mais toi... où donc as-tu revu l'objet de tes sen-
timents... un peu romanes(|ues?
JULIETTE, embarrassée.
Où... je l'ai revu?... Je me promenais... dans le
parc... près de la grille... et... il a passé.
MATHILDE.
JULIETTE.
Voilà tout?
Voilà tout.
MATHILDE.
Et il ne s'est pas arrêté? il ne t'a pas parlé?
JULIETTE.
11 ne me connaît pas.
MATHILDE.
Ah ! c"est vrai... Voilà de singulières nouvelles.
JULIETTE.
Je l'ai revu !
,
ACTE PREMIER.
231
II A T H I L D E.
Comme une ombre... une vision... un seul
i:istant... C'est un triste bonheur.
JULIETTE.
Je n'en ai jamais eu d'autres...
MAT u II. ni:.
Pauvre enfant!... mais M. Maurice va venir...
tu verras comme il est bien...
JILIETTE.
Je le connais... déjà...
MATHI I. PE.
r.n eiïet... c'est toi qui as reçu d'abord ces mcs-
is... mais cliut!... on vient!... lui, sans doute...
! mon mari!
SCÈNE YII.
Les Mêmes, LE COMTE FRÉDÉRIC.
LE COMTE.
Bonjour, ma chère Mathildo. (Tl rembrasse. Aper-
nt Juliette.) Eh! voilà ma petite Juliette!...
\ ' is vous ôtes donc enfin décidée à suspendre vos
brillants travaux pour venir passer quelques jours
auprès de Mathildo? merci, merci! Ma femme ne
pourra plus prétendre qu'elle s'ennuie quand je
courrai les champs. Mais ne m'a-t-ou pas dit que
le docteur était aussi arrivé?
MVTiiiLDE, embarrassée.
Oui, mon ami... oui...
JULIETTE, vivement.
Je vais le prévenir que vous êtes ici.
LE COMTE, la retenant.
Un moment, un moment! J'aurai, certes, grand
plaisir h voir le bon docteur, mais je n'en ai pas
moins à voir ma petite Juliette... ma plus ancienne
amie... après Matliilde. On dit donc que nous avons
fait des progrès merveilleux dans l'art de chanter...
Ce n'est pas étonnant avec la voix que vous aviez...
MATUILDE.
Mais, mon ami, le docteur sera fâché!
LE COMTE.
Rémi? allons donc! je voudrais bien voir cela.
Où donc est-il ?
MATUILDE.
Mais à la salle à manger.
L E COMTE.
Vraiment! dans ce cas, s"il était mécontent... ce
serait d'rtre dérangé.
MATUILDE, bas à Juliette.
Je tremble à chaque instant que M. Maurice...
JULIETTE, de même.
Allez-y vous-même...
M ATii I i.Di:, de uièinc.
Tu as raison. (Elle fait, qiulqucs lias pour sortir.)
LE COMTE.
Eh bi'Mi!... c'est vous (|ui nous quittez?
MATUILDE, revenant vivtincnl.
Moi? du tout. J(! regardais seulement si I(; doc-
teur...
LE COMTE, à Juliott.^.
Et cette belle voix... est-ce au théâtre qu'on lu
destine?
JULIETTE.
Au théâtre! oh! je suis bien trop timide pour
cela. Quand il faut seulement chanter dans un
salon... j'ai peur... jugez donc de ce que je devien-
drais... sur la scène.
LE COMTE.
Eh! parbleu! une grande cantatrice! mais je
crois entendre le docteur. Il a l'air de se fâcher...
A qui en a-t-il donc?
MATUILDE, bas à Juliette.
Maurice est avec lui !
JULIETTE.
Ah ! je cours. (Rémi et Maurice paraissant.) 11 est
trop tard!
SCÈNE VIII.
Les Mêmes, RÉMI, MAURICE.
R É M I, enti-ainaul Maurice.
Non, vous aurez beau dire, vous ne partirez pas
ainsi !
LE COMTE, à part.
Que vois-jc? Lui!... chez moi !
JULIETTE, à part.
Que Dieu nous protège!
RÉMI, continuant.
Madame la comtesse ne le soutTrira pa*.
M A u R I C E, s'avançant.
Pardon! madame... (Apercevant le comte, à part.)
Son nuiri! (Au comte.) Monsieur...
LE COMTE, bas à Maïu'ice.
Pas un mot devant ma femme!
R KMI.
Eh! c'est ce cher conit.'!... j'ignorais... Mais
vous ne pouviez arriver plus â propos.
M AU RI CE, à part.
Pauvre Matliilde!... son embarras me fait de la
peine.
RÉMI, coutiiuiant.
Vous m'aiderez à triompher d'un entêté qui, à
riiospitulité offerte... par Madame...
LE COMTE, à part.
Ils sont d'intelligence. lUaut.) Quoi ! monsieur,
vous songeriez à nous (juitter... cela n'est pas bien.
MAURICE.
H serait indiscret â moi, monsieur le comte, de
prolonger une visite... que le hasard seul...
n ÉMi.
Mauvaise excuse... je vous prends ;\ témoin, mon
cher Frédéric; M. Maurice est mon ami, mon ma-
lade le plus cher! un jeune liomine ciiarmant,
plein de...
LE COMTE.
Oh! je. connais Mon>ieur, docteur, et depuis
longtemps, ainsi que toutes ses brilhuites qualités.
n i:Mi.
Nraiment!
al; bknékicI': dks pauvres.
i.F, r.oMTi:.
J'ai mémo des torts ù rtl'iiarcr envers lui. Oui,
une erreur, une mt'i)rise... et je brûle de lui té-
moigner toute... mon estime.
MATiiii.DK, à part.
Qu'entcnds-je?
hi';m I.
Klibien! alors, accueilli par la femme, bien venu
du mari...
1, 1-; coiiTii, à Maurice.
Vous voyez, monsieur, que votre présence ici ne
sera importune... à personne... vous nous resterez
donc.
ni': Ml.
D'autant plus que, tout à l'heure, il y avait con-
senti... Et puis, tout i\ coup, sans raison...
i.i-: COMTE, à part.
Mon retour.
MATIULBE, avec effort.
]\Iais, docteur, peut-être avons-nous tort de tant
insister.
i,E COMTE, à part.
Elle veut l'éloigner.
MATirii.DE, conlinuant.
Monsieur, sans doute, est réclamé par quelque
devoir impérieux.
RKMI.
Ahl si vous passez à rennemi!...
LE COMTE.
Soyez tranquille, docteur, monsieur est trop
poli, trop bienveillant pour ne pas céder à mes
instances. Il restera donc... ou je croirai qu'il me
garde rancune, et que c'est moi qui le fais fuir.
MAUHICE, avec fen.
Je reste, monsieur, je reste, puisque vous avez
la bonté de l'exiger; je ne partirai que demain.
HÉ MI.
A la bonne heure!
JULIETTE, à part.
Ils me font trembler.
LE COMTE.
Croyez, monsieur, que j'apprécie vivement une
aussi aimable condescendance.
MALRICE, à part.
Oh! ma revanche!...
LE COMTE.
Je puis donc allur contremander votre départ?
MAl'RICE.
Mille pardons! monsieur le comte, c'est à moi...
LE COMTE.
ÎS'oubliez pas, du moins, que nous avons votre
parole. (.Maurice sort.)
RÉMI, à part.
Hum!... ce garçon-U\ n'est pas guéri!
SCÈNE IX.
Les Mêmes, hor.s MAURICE.
LE COMTE, revenant, à sa femme.
Eh! bien... qu'avez-vous donc, chère amie? vous
êtes toute sombre. M'en voudricz-vous d'avoir r('-
tenu M. Maurice?
MATiULDE, Iroiihlée.
Moi!
LE COMTE.
Vous auriez tort... car c'est un aimable cavalier.
RÉMI.
N'est-ce pas?... je ne sais point ce qu'en pense
Madame, mais moi...je trouve... comme monsieur
le comte, que c'est un charmant cavalier.
LE COMTE.
Je ne comprends pas, en vérité, pourquoi vous
avez mis si peu d'empressement à le retenir.
RÉMI.
Le fait est que vous avez été bien froide pour
mon ami.
LE COMTE.
Mais peut-être avez-vous un motif?
JIATHILDE, vivement.
Aucun... je vous jure... En ce moment... je suis
un peu souffrante... voilà tout.
RÉMI.
Comment! et vous ne m'en dites rien !
LE COMTE.
Un peu de migraine... peut-être?
MATIULDE.
Justement.
LE COMTE.
Ah ! la migraine ! . .. c'est un mal.. . bien affreux ! . . .
et... à votre place... j'irais me reposer jusqu'au
souper... Juliette voudra bien vous tenir compa-
gnie. Moi... j'ai une consultition h demander au
docteur.
MATIULDE.
Une consultation... et pour qui donc, monsieur?
LE COMTE.
Oh! rassurez-vous, ce n'est pas pour moi...
c'est... pour un ami. (La reconduisant.) Quant à
vous, chère Mathilde, vous allez vous soigner,
n'est-ce pas? Prenez de la fleur d'oranger... beau-
coup de fleur d'oranger!... c'est excellent pour la
migraine... n'est-ce pas, docteur?
RÉMI.
Excellent... ça calme les nerfs... ça les détend...
MATHILDE, ,'i part.
Oh ! il faut que Jlaurice s'éloigne.
JULIETTE, de même.
Que veut-il donc au docteur? je le saurai. (Elles
sortent.)
SCÈNE X.
LE COMTE, Ri'; ML
LE COMTE, saisissant le bras de Rémi, et le
faisant mettre bien eu face de hii.
Savcz-vous qui vous m'avez amené ici, docteur?
R É AI I.
Comment, si je le sais? i)iiisque c'est mon ami...
mon malade!... un jeune homme charmant!
LE CD Al TE.
Je veux bien croire à votre ignorance.
ACTE PREMIER.
233
nÉMi, relevant la tête.
Phiît-il?
I.E COMTE.
l',t à votre sincérité!
RÉMI, se remettant.
Ail!
LE COMTE.
Mais, à votre insu, vous vous êtes associé à un
complot infâme contre mon repos et contre mon
iionneur.
RÉMI.
Moi?...
LE COMTE.
En introduisant ici... Tamant de ma femme!
RÉMI.
Lui I... Maurice!...
LE COMTE.
Oui, Maurice, qui, il y a six mois, suivait par-
tout Mathiido; Maurice, avec lequel je me suis
battu; Maurice, que j'ai blessé!...
RÉMI.
Comment! c'est vous... qui... Eh bien! vous
pouvez vous vanter de m'avoir donné de l'ouvrage.
LE COMTE.
Cette fois-ci, docteur, vous ne le guérirez pas,
car, cette fois, ce sera un duel à mort entre nous.
C'est ainsi, demain matin, que je compte faire
l'ouverture de la chasse.
RÉMI.
Voilà une belle idée!... mais voyons, mon bon
ami, calmez-vous un peu et raisonnons; puisque
c'est moi qui Tai amené... il n'est pas coupable
d'être venu. Maintenant, il veut s'en aller... le plus
simple est de le laisser partir.
LE COMTE.
Non pas!
RÉMI.
Non pas! non pas! Que diable! ceci n'est pas
raisonnable, vous dites que c'est ramant de votre
femme... soit, je le veux bien.
LE COMTE.
Docteur !
RÉMI.
C'est-à-dire, non... je ne le veux pas... je ne le
crois même pas; mais, s'il est ce que vous dites,
pourquoi diantre le retenir?
LE COMTE.
Pour le tuer!
JULIETTE, qui paraît tout à coup, tomliant siu' une
chaise et ne pouvant retenir un faible cri.
Ah!
LE COMTE, .se retournant vivement.
Quelqu'un nous écoutait!... Juliette!
JULIETTE, Irès-lronhléc, cherchant à se ccntenir.
Oui!... c'est moi... monsieur !(; comte .. f|ni ve-
nais chercher M. le docteur... Madame lacomtesse
le dcmand(\
RÉMI, examinant Juliette.
J'y vais, j'y vais. (A part.) Elle a tout entendu,
m.
et c'est un expédient qu'elle me fournit pour que
je puisse me hâter de faire partir Maurice. (Haut.)
Cette pauvre comtesse !... J'y vais. (Il sort.)
SCÈNK XI.
LE CO.MTE, JULIETTE.
LE COMTE.
Eh bien... vous n'acconipafrnez pas le docteur?
JULIETTE.
Non, monsieur le comte... il faut que je vous
parle... j'ai quelque chose à vous demander.
LE COMTE.
A moi ?
JULIETTE.
Oui... à vous... Ah! ne me refusez pas, je vous
en supplie. (Tombant à genoui.) Grâce et pitié!...
LE COMTE.
Et pour qui donc, mon enfant?
JU LIETTE.
Pour celui... que vous voulez tuer.
LE COMTE.
Pour M. Maurice!... oh! jamais!... lui qui, pro-
fitant de mon absence, venait comme un làclie
dans ma maison...
JULIETTE, avec un grand effort.
Et si vous vous trompiez?... Si c'était pour
moi ?...
LE COMTE , .stupéfait.
Pour vous!
JULIETTE.
Oui... pour moi.
LE COMTE.
Qu'osez-vous dire ?
J ULIETTE.
Si... même... à Paris... lorsqu'une première
fois... votre main.... l'a frappé... elle s'était mé-
prise ?
LE COMTE.
Mais non, c'est impossible... vous me trompez...
VOUS cherchez à me tromper... Juliette...
JULIETTE.
Ne venais-je pas souvent voir Mathilde?... .N'é-
tais-je pas sans cesse avec elle?... Et plus tard,
depuis votre fatale erreur... n'est-ce pas moi qui
ai soigné... veillé le pauvre blessé?... Demandez
au docteur ?
LE COMTE, ipvhs une pau.se.
Ainsi... c'était pour vous? (Juliette baisse la tête.
A part.) Oh! si je pouvais le croire !... (liant, brus-
quement.) Mais al'U's... |)ourquoi tous ces mys-
tères? Qui donc s'est opposé à votre union?
Ji LU rTi:.
Ali I l'est ((iiil e>t d'une linnne familb-... et
moi... j(' n(.' suis que la fille d'un pauvre fi-rmier.
LE COMTE.
Par exemple!... C'est un artiste, et \ous, un
juin-, ne sercz-vous pas célèbre?
JULIETTE.
Ses... parents... refusent.
30
23^
AU BÉNÉFICE DES PAUVRES.
I.K COMTF.
Que vous veut-il alors? Pourquoi vous iioui-
suivro juscjuc dans ma maison?
Jl I.I ETTE.
C'est qu'il m'avait demandé...
I.K COMTi;.
Parlez donc !...
Jl l.IETTK.
Kli liien... c'est que... depuis lonptcmps... (A
pnrl.) Mon Dieu! que dire... (Uaul.) Il attend, il
espère...
I.K COIITK.
Un rendez-vous?
JILIKTTK, vivriilPllt.
Oh ! mais... j'ai refusé !... je ne consentirai ja-
mais...
LE COMTE, lui désignant une chaise près d'une table.
Mettez-vous là... (A part.) Si elle me trompe, je
le saurai bientôt. (Prenant une plume et la mettant
dans la main de Juliette.) Écrivez!...
J ULIETTE.
Que j'écrive?... et à qui, mon Dieu?...
LE COMTE.
Vous alli'z le savoir. Vous aimez Maurice... il
vous aime, m'avez-vous dit, vous devez donc tenir
à sa vie... Eh bien... je la respecterai... je le pro-
mets, mais... à une condition...
.1 U L I E T T E.
Qu'exigez-vous?...
LE COMTE, la faisant asseoir.
Écrivez. (Dictant.) «Monsieur Maurice... il faut que
je vous voie... que je vous parle... Trouvez-vous...
ce soir... à minuit, dans... (Après avoir examiné.) le
petit salon bleu... 11 y va du repos do ma vie... »
JULIETTE , se lit.ant.
Mais, monsieur, jamais je ne consentirai... ja-
mais je ne signerai une pareille lettre...
LE COMTE, lui arrachant le papier des mains.
Eh! qui vous parle de la signer!... ne connaît-il
pas votre écriture? (Il sonne', un valet paraît.) Re-
mettez ce billet à M. Maurice (Bas.) dès que vous
le verrez seul. (Le valet sort. — Revenant, à Juliette.)
Pas un mot à qui que ce soit, sui'tout ! Songrz
bien que ma pi'omesse n'est qu'à ce prix... et que
j'ai les yeux sur vous.
SCÈNE XII.
Les Mêmes, RÉMI, MATIIILDE.
LE COMTE, allant à ^a femme.
Comment! c'est vous, chère amie!... Comme
vous aviez fait appeler M. Rémi, je craignais ([ue
vous ne fussiez plus nuil, et j'allais...
MATIIILDE.
Les soins du bon docteur m'ont tout à fait
remise.
LE COMTE.
. Ah! tant mieux!... mais qu'avez-vous donc fait
de M. Maurice? où donc est M. Maurice?
REMI.
Une affaire indispensable... une lettre, qu'il vient
de recevoir... l'a forcé de prendre congé de ma-
dame la comtesse, en me chargeant pour vous,
monsieur le comte...
LE COMTE, à part.
Malédiction !
ju i.iETïE, à part.
Nous sommes sauvés! (Ici le valet qui a porté la
lettre parait, parle bas à son maître et sort.)
LE COMTE, à part, avec joie.
On lui a remis ma lettre, il reviendra. (Prenant
Rémi à l'écart.) Docteur !
HÉMI.
Monsieur le comte!
LE COMTE.
Je suis sûr que c'est vous qui l'avez fait partir.
KÉM l.
Moi!... vous croyez... Eh bien! oui, c'est moi;
ma foi!... vous en direz ce que vous voudrez, mais
j'aurais eu l'air de l'amener dans un guet-apens,
pauvre garçon !... Ça ne me va pas du tout, et tout
médecin que je suis, j'aime encore mieux prévenir
une blessure... que de la guérir.. Ça vous étonne.
Eh bien! c'est comme ça, c'est de famille, car j'ai
un frère, avoué, qui arrange tous ses procès.
JULIETTE, Las, à la comtesse.
Ètes-vous bien sûre qu'il se soit éloigné?
MATIIILDE, de même.
Oli ! oui, il auiait trop craint du me compro-
mettre.
UN VALET, aimonçaut.
Madame est servie.
LE COMTE.
Allons, docteur, la main à votre belle malade.
Juliette veut-elle accepter la mienne?
JULIETTE.
Pardon... je resterai... et vais me retirer dans
ma chambre, si vous le permettez.
LE COMTE.
Comment!... indisposée aussi?... C'est donc une
épidémie! docteur, voyez-donc!
JULIETTE.
C'est inutile, je n'ai besoin... que de repos.
LE COMTE.
Allons, nous vous laissons. (Bas, en partant.)
N'oubliez pas : ici... à minuit...
SCÈNE XIII.
JULIETTE, seule.
Seule enfin!... oh! mon Dieu... le voir... l'en-
tendre encore, c'était, depuis six mois, mon voeu
le plus cher... mon désir le plus ardent... Aujour^
d'iiui... mon unique espoir est qu'il ne viendra
pas... Oh! oui... il était parti... nui lettre n'aura
pu lui être remise... Mais si je me trompais?
s'il vient... que lui dirai-je pour expliquer, pour
excuser ma lettre? ne suis-je pas forcée de lui
taire ce qui pourrait seul la justifier?... le danger
ACTE PREMIER.
235
qui le menace... il voudrait le brarer... Kt quels
seront sa surprise et ses regrets, lorsqu'à ma pre-
mière parole il comprendra qu'il n'a devant lui
quime inconnue... une étrangère... car, s'il re-
vient, ce ne sera pas pour moi... sait-il seulement
quo je suis au monde... ce sera pour une autre...
' "il aime... pour laquelle il a déjà risqué sa vie...
lurianf... il faut que ce soit moi qui reste là...
(lui le reçoive... qui lui parle... au milieu de lanuit,
si je ne veux pas qu'il meure... Mon pauvre cœur
aura-t-il passé par assez d'épreuves I... (S'anètant
pour écouter.) Non, rien encore... à chaque instant,
mon trouble et mon effroi redoublent... (Ici on en-
fptiii frapper au dehors à la fenêtre.) Ciell... c'est lui!
'. je n'oserai jamais... (Elle fait quelques pas pour
^'ner.) Et le comte qui est là... qui m'épie sans
doute 1... mon Dieu!.. Si je n'ouvre pas, il com-
prendra que je l'ai trompé, et Maurice est perdu !
ah!... (Elle va à la fenêtre, renverse le flambeau et ouvre
sans hésiter.)
SCÈNE XIV.
JULIETTE, MAURICE. (Il fait nuit.)
MAURICE, sautant dans la chambre et tombant aux
pieds de Juliette, immobile et troublée.
Oh! madame, merci!... merci!... Vous avez
voulu me parler une dernière fois, me dire que
vous me plaigniez... soyez bénie!... Maintenant,
j'aurai la force de supporter ma destinée... Mais
vous vous taisez... Votre main tremble... vous re-
pentiriez-vous de m'avoir écrit? d'avoir eu pitié
de moi ?
JULIETTE, vivement.
Oh! non...
MAURICE, qiii s'est relevé.
Cii.l!... qu'entends-je? Ce n'est pas la voix...
JULIETTE, achevant.
De la comtesse?... Non... monsieur Maurice; ce
n'est pas elle non plus qui vous a écrit.
MAURICE.
Ce n'est pas elle !...
JULl ETTE.
Mais, si c'était une personne qui a déjà veillé
sur vous, qui veut y veiller encore, dont la desti-
née sera d'y veiller toujours?
M A l R I C K.
Et qu'ai-jc donc fait pour mériter un pareil
dévouement?
JULIETTE.
Vous avez été malhcurfux !
M A i n I (. E.
Mon Dieu! cet accent! ces paroles!... Comment
savez-voiis ce que j'ai caché même à ma mère?
qui donc êtes- vous? Ange ou démon, pouripioi
m'av<'z-vous appelé ici ? Voulez-vous me perdre ou
me sauver?
JU I.IETTE.
Écouti'z... monsieur... et ne vous liàtez [las sur-
tout rie me coiulamncr. Cittc; pauvre jeune lille,
dont le docteur vous parlait ce matin, a une gr.ice
à implorer de vous.
MAURICE.
La jeune fille dont il me parlait?... Il ne se
trompait donc pas? C'est moi qui, dans mon dé-
lire... Quoi! c'est à vous que je dois la vie? et
mes yeux n'ont jamais contemplé vos traits!... Ma
bouche ne vous a jamais exprimé ma reconnais-
sance!... Ah! parlez... ordonnez... Ma vie n'est-
elle pointa celle qui nie l'a conservée?
JULIETTE.
Eh bien... pardonnez-moi... plutôt que de m'ex-
poser à mériter vos soupçons et votre mépris!..,
oh ! j'aurais consenti à tout supporter, à tout souf-
frir!... mais une nécessité fatale... inflexible, m'a
forcée... Oui, j'en prends le ciel à témoin, la prière
que je vais vous adresser n'a d'autre but que votre
seul et unique intérêt.
M A u R I c E.
Ah ! quelle qu'elle soit, j'y souscris d'avance.
JULI ETTE.
Jurez alors... de ne jamais revoir la comtesse!
MAURICE.
La comtesse!.
Vous hésitez.
JULIETTE.
MAURICE.
.. je le dois, je le veux... je le
Oh! non... non.
jure!...
JULIETTE, avec une joie contenue.
C'est bien!... partez donc... à l'instant même...
quittez ces lieux... ce pays...
M A u R I c E.
M'éloigner... quand, pour la première fois, le ha-
sard me conduit auprès de celle à qui je dois tant
de reconnaissance... Partir... sans même... vous
avoir vue...
JULIETTE.
Il le faut... Vous m'avez dit que je pouvais or-
donner... eh bien... j'ordonne... ou plutôt je sup-
plie...
M A l R I c E.
Oh ! pas avant du moins que mes lèvres n'aient
pressé cette main. (Il saisit la maiu de Juliette et la
couvre de baisers.)
LE COMTE, qui vient de soulever la portière.
C'était bien pour elle! (Juliette reiiri> vivenn'iit si
main et fait quelques pas eu arrière.)
M A U R I c E.
Je vous comprends, vous me rappelez à ma
promesse... J'obéis... j'obéis... mais vous ne savez
pas... vous ne pourrez jamais savoir le sacrifice
(|ue je vous fais. (Ici on eutenJ le bruit de la porte
que le comte forme en se retirant.)
JULIETTE, à part.
Ciel! le comte Frédéric!... il est là !... toujours...
Si je laisse partir Maurice... il est perdu!
MAURICE, prenant sa résolutinn.
Adieu !... mon ange sauveur.
JULI ETTE , lui saisissant lo bras.
Restez ! (Maurice to:ul>e à i.e» genou». — I-a toile
b.iissc.)
ACTE DEUXIEME.
A Naples. — L'n riclic salon chez la cantatrice Jiilia.
SCÈNE I.
ZERLINE, P1:BL0.
ZEULiNE, assise, se donnant des airs, à Poblo
debout, dans la tenue du respect.
Vous dites donc, mon cher, que vous entendez
trùs-bien le service?
PEBI.O.
Je sors de chez un ambassadeur.
z E n L 1 N E.
Un ambassadeur?.., ce n'est pas mal. Allons,
allons, vous pouvez passer valet de chambre...
chez une cantatrice.
PEBLO.
Mademoiselle comble mes voeux! Quand com-
me ncerai-je?
ZERLIINE.
A rinstant. Oui, je crois que Madame sera con-
tente de la ligure de son nouveau serviteur.
PEBLO.
Ce qui veut dire que mademoiselle Zerlinen'en
est pas trop mécontente?
ZERLINE.
Penh!... ça pourrait être mieux; mais enfin...
PEBLO.
J'espère que, pour n)on activité et mon intelli-
gence, Mademoiselle ne dira pas la même chose.
Y a-t-il ici beaucoup de billets à porter, de rendez-
vous mystérieux à donner ou à contremander, de
factions à faire, de ruses, de défaites, d'expédients
à trouver?...
ZEti LI^E.
Hein?... chez qui croyez-vous donc être ici?
PEBLO.
Eh! mais, chez une grande cantatrice, la gloire
du théâtre Saint-Charles, la célèbre Julia, qui
daigne quelquefois...
z E U I, I N E.
Apprenez, monsieur le valet de chambre, que
Madame ne daigne pas... n'a jamais daigné!...
c'est ce que vous sauriez, si vous étiez seulement
depuis hier à son service.
PEBLO.
Comment! une femme belle, jeune, adorée, qui
reçoit de toutes parts des olTrcs de diamants, de
terres, de châteaux...
ZERLINE.
Ça ne les ruine pas. Madame n'accepte rien.
PEBLO.
Rien ! Ah çà ! elle n'est donc |)as de ce pays?
ZERLINE.
Monsieur Peblo!... (Geste d'excuses de Peblo.) ap-
prenez que .Madame aime mieux... donner... ([ue
recevoir...
PEBLO.
Ainsi, parmi tous ces seigneurs qui l'entourent,
il n'y en a pas un seul qui puisse espérer...
ZERLINE.
Pas un.
PEBLO.
Quoi! pas même ci; beau comte Frédéric, le
secrétaire de l'ambassade de France?
ZERLINE.
Ah! bien, oui! lui moins que tout autre.
PEBLO.
Cependant, on dit que, déjà à Milan, il soupi-
rait pour elle.
ZERLINE.
Et quand nous serons à Vienne, il aura soupiré
k Naples et n'en sera pas plus avancé. Madame
le connaît de trop longue date.
PEBI.O.
Raison de plus.
ZERLINE.
Oui, ordinairement; mais il paraît qu'elle con-
naît aussi... sa femme.
PEBLO.
Ah!... il est marié?
ZERLINE.
A une petite femme charmante! quelle horreur!
hein? Et puis, n'est-il pas l'adorateur avoué de la
signera Angiolina, notre seconde chanteuse !
PEBLO.
C'est peut-être justement pour cela qu'il veut
s'élever jusqu'à la première.
ZERLINE.
Il n'y a qu'une seule personne ici pour qui Ma-
dame...
PEBLO. 1
Ah! il y a donc quelqu'un? Vous voyez bien!
qui donc? qui donc?
ZERLINE.
M. Rémi, qui la suit, qui l'accompagne partout.
PEBLO.
Le vieux docteur! quelle plaisanterie! il a plus
de soixante ans! celui-là ne fera pas de jaloux, par
exemple! Là, voyons, mademoiselle Zcrlinc, entre
nous, il y en a un autre?
ZERLINE.
Eh bien! non, parole d'honneur! Au reste, la
sagesse réussit parfaitement à Madame; car plus
elle se montre insensible, plus ils se donnent tousj
le mot pour l'adorer et pour l'applaudir.
ACTK DEUXIÈME.
237
1' E B r, 0 .
Oh! pour l'applaudir... On disait pourtant hier,
(liez la seconde chanteuse, que, depuis quelques
jours... dans les plus beaux endroits...
ZERi.i.NE, écoutant.
On a sonné I... Madame, sans doute.
PEBr.O.
Un bruit fatal se fait entendre. (Il fait le geste de
siffler.)
7, E R L I \ E.
La seconde chanteuse est une mauvaise langue.
PEBLO.
La seconde chanteuse a dit la vérité.
ZEBU NE.
Mais allez donc ouvrir! (Elle pousse Peblo dehors.)
C'est un complot, un indigne complot contre Ma-
dame, bien sûr.
SCÈNE II.
ZERLINE, JULIETTE, puis RÉML
JULIETTE, eutraut, et jetant sa mantille à Zcriinc.
Eh bien, Zerline?
ZERI.INE.
l'.h bien: madame, on n'a pas trouvé la per-
sonne; mais j'ai renvoyé de nouveau et avant une
heure, sans doute, vos ordres seront exécutés.
JLI, lETTE.
lîiiMi. Silence.
BKMI, entrant, chargé de flonrs et de conroniies.
Ah! j'arrive enfin!... je n'en suis pas fâché. 11
est doux de succomber sous le poids des couronnes,
mais à la longue, ça pourrait lasser. (A Zerline.)
Tiens, petite, débarrasse-moi de tout cela.
ZERLINE.
Oh! les belles Heurs!
B i:mi.
N'est-ce pas?
JCLIETTE, qui s'est laissée aller sur un siège,
à elle-même.
Oui, je sortirai de cet horrible situation... il le
faut... je le veux!
Zir.I.INE.
Dieu! y en a-t-il! il parait que Madame a eu
un fameux succès!
B ÉMI.
Est-ce ((ue ça peut étn' auti-emeiit ? cliafiue
fois elle se surpasse elle-même. Aussi, c'étaient des
applaudissements, des cris, dos trépignements...
(A part.) Pourvu qu'elle n'ait pas entendu autre
chose !
ZERLIX E.
Demain, ce sera encore mieux.
B ÉMI.
Mieux!
ZERLIN E.
Sans doute. Madame joue sou j)lus beau rùb;...
et au béiK'lice des pauvres!... .Madame n'a plus
rien à in'ordonner?...
JULIETTE.
Non, mon enfant.
ZEBLi\E, emportant les fli'urs dans son tablier.
Je vais embaumer toute la maison.
BÉMi, courant après Zerline.
Ah! encore un dans ma poche. (Il lui donne un
bouquet.) J'en avais partout.
JULIETTE, à elle-même.
Lui!... Maurice!... pour qui j'aurais donné ma
vie!...
RÉMI, revenant à Juliette.
Kii bien, ma chère enfant, vous ùtcs satisfaite de
votre succès, j'espère'?
J ULIE1 TE.
Oh! très-satisfaite, mon ami. Demain... je joue-
rai... pour la dernière fois.
RÉMI.
Ili'in? qu'est-ce que vous dites là? a part.) Elle
a entendu ce maudit sillUt. Haut.) Vous! quitter
le théâtre, lorsque la salle Saint-Charles ne peut
contenir le flot de spectateurs qui l'assiège pour
vous entendre !
JULIETTE.
Que m'importe !
B É M I.
Mais ce pauvre directeur... le voilà ruiné.
Jl METTE.
Le dédit que je lui payerai le dédommagera.
B É .M I .
Mais ça n'a pas le sens commun ! C'est jeter une
fortune par la fenêtre !
JULI ETTE.
Je suis trop riche.
RÉ MI.
Et les pauvres! \on, vous n'avez pas le droit de
renoncer à mettre en lumière un talent qui vous
permet de faire tant de bien. Ce serait une indi-
gnité... un vol.
JUI.I I. TTE.
J'abandoni.ei'ai aux malheureux tout ce (pie je
possède.
Il i'; M I .
Tout ! Voilà une belle idée, par exemple. Et
vous, (pie ferez-vous, s'il vous plait?
JULIETTE.
l'.h bien... je donnerai des leçons.
RÉMI.
\'uus, professeur!... renoncer à la gloire!
JULIETTE.
Oli ! la gloire de faire des roulades... et d'êtn^
située!...
B K M I.
.MIons, bon, parce cpi'il s'est trouvé un misé-
i\ii)le... un seul! un malheureux iléshi'rité... sourd
peut-être!... je suis sur f|U(! c'est un sourd... qui
n'a pu comprendre ce qu'il y a de sublime dans
vos accents , tous vos succès passés ne sont |)lus
rieu pour vous?...
JULIETTE.
Eh bien, oui, docteur, Jo lo confes.sc.
238
ALI BÉ.NÉFICK DKS PAUVRES.
Il K M I .
Mais c'est de la folie! car ciiliii (|u'cst-cc que
prouve un niallicureiix coup lic silllct, un seul!...
la belle démonstration! le beau raisonnement! (Il
sillli-.)
Jl I.I ETTK.
Ah ! vous ne savez pas, docteur, tout ce qu'il y
a de jtuissancc dans ci-ttc contradition... brutale,
si vous voulez, mais liardie, mais absolue, d'un
s.-ntimont môme universel ; vous ne savez pas
comme le doute, J» l'instant, vient ébranler, anéan-
tir les convictions les i)lus i)rofondes! lîii blâme,
nioii ami, un seul blâme au théâtre a plus de cré-
dit que cent éloges sur le pavivre artiste interdit
et confus. Il est blessé à mort, docteur, et rien ne
peut lui rendre ce feu sacré, cette confiance,
qu'une minute vient de lui faire perdre à ja-
mais.
Non, non, c'est impossible, vous n'ôtes pas di'-
couragée à ce point. Ft puis je vous connais,
l'amour-propre ne vous laisserait pas blessée ainsi.
INon, ce chagrin amer, profond, qui s'est emparé
de votre âme, pauvre enfant! il vous avait déjà
frappée en France, chez la comtesse Mathilde,
lorsqu'elle me fit appeler près de vous. .Jamais j(!
ne vis une révolution si prompte et si terrible !
l.a veille, brillante de santé ; le lendemain, ma-
lade à mourir de désespoir! Oui, de di'sespoir.
JIM, IflTTI-.
Oh ! je serais morte sans vous, docteur, sans
votre généreux dévouement, sans votre amitié.
R K M I.
llnm!... ce n'est pas cela qui vous a sauvée,
mais bien certain journal lu, par hasard, devant
vous, et annonçant les débuts d'une jciuic canta-
trice â l'Opéra de Milan. Kt moi aussi, je serai
admirée et apj)laudie , dites-vous avec exaltation !
Va quelques semaines après, un astre nouveau
brillait sur l'Jtalie, vous étiez radieuse de santé...
.1 L I, I i;tii:.
Et vous, mon ami, oh 1 je ne l'oublierai jamais,
pour suivre, pour protéger une pauvre orpheline,
vous avez tout quitté, votre pays, vos malades...
n K M I .
Oh! des malades... on en trouve partout... mal-
heureusement; mais une Juliette, une perfection
qui vous aime, que vous aimez comme votre
propre fdle... Oui, dès que je vous ai vue, à l'in-
stant, j'ai senti là que j'irais au bout du monde,
que je me jetterais au feu pour vous éviter un cha-
grin; et quand je pense qu'il y a quinze jours à
peine nous étions si heureux, si tranquilles! que
cela est venu fondre sur vous, là, tout à coup, que
je n'ai pu l'cmpécher...
JULIETTE.
Ilélas!
I! F. M I.
Quoi! tant de chagrin pour un son... très-aigre.
il est vrai, mais si petit!... si petit!... une porte
mal graissée, peut-être...
JULI ETTE.
Non, non, ne cherchez pas à m'abuser, et qui
vous dit d'ailleurs que je mérite autre chose'?...
RÉMI.
Qui? moi qui m'y connais. Moi, qui n'ai eu que
deux passions dans ma vie, la médeciiui... passion
malheureuse... souvent, et votre voix qui n'a ja-
mais trahi mes espérances, elle! qui me rend
meilleur... plus habile, rpii m'inspire enfin!...
Oui, quand je l'entends, je deviens un autre
homme... mes idées sont plus lucides, et je lui
dois mes plus belles cures.
J i; 1. 1 ETTE.
Bon docteur!
li KMI.
Et vous abandonneriez la musique parce qu'un
làclic ennemi...
JULIETTE.
.Te ne dois pas en avoir. Je n'ai fait de mal à
licrsonne.
R KMI.
Et vos camarades! écrasés, humiliés par votre
talent! non, non, je vous le dis, cet homme qui,
depuis huit jours, ne manque pas une de vos re-
présentations, qui attend le dernier mot de votre
rôle, l'instant où la salli; entière croule sous les
applaudissements pour... pour... je ne puis pro-
noncer ce mot-là; il est gagné, il est payé, vous
dis-je, parbleu ! ça saute aux yeux.
JULIETTE, souriant.
Vous voulez dire... aux oreilles.
R i£M I , vivement.
Non pas. Je me les bouche: mais d'où vient-il?
d'où sort-il, cet atl'reux bandit? oh ! je le saurai!
JULIETTE.
Inutile, mon ami. Je sens qu'il est temps de me
reposer. Oui, le métier que je fais n'a plus d'at-
traits pour moi... il m'excède... il me tue.
RÉMI.
Il y a quinze jours vous disiez le contraire.
J ULIETTE.
Ah ! il y a quinze jours!... tout était encore pour
moi espérance et bonheur!... Je venais d'arriver
à NaiiJes précédée d'une réputation que chaque
ville d'Italie avait vu croître et grandir; je me
disais :' Quand mon nom sera dans toutes les bou-
ches, il est impossible qu'il ne vienne pas jusqu'à
lui ! quand il sera prononcé par tous avec transport
et admiration, il est impossible que... lui aussi,
ne désire pas et m'entendre et me voir.
R É M I.
Lui!... (lui, lui?... voilà un... lui !... bien im-
jMvvu, par exemple! comment se fait-il que moi,
votre ami, je ne connaisse pas... lui?... je n'aie
même jamais entendu parler... de lui?...
J ULIETTE.
Ah! pardonnez-moi, ce n'est pas manque de
conliaiice, allez ; vous ne le croyez pas? mais j'at-
ACTE DEUXIÈME.
239
tendais le jour où je pourrais vous dii;e comme à
1111 père : J'aime quelqirun... depuis longtemps...
cil! depuis longtemps! ce quelqu'un... ne mécon-
naît pas... ne... m'aime pas... mais... il m'admire.
De l'admiration... à lamour... qui sait?... l'inter-
valle n'est pas... infranchissable... et je croyais
ainsi arriver à être heureuse... Hélas! je suis ar-
rivée à être sifiHée!!... et siflléi.'... (Après imo
pause.) devant lui! sous ses jeux; car il est i\
Kaples! Oh! c'est pour en mourir!...
RÉMI.
Pauvre enfant! et il y a huit jours que cela
dure... et rien, rien à votre vieil ami... Comme
vous avez dû souffrir! Oh! le monstre!... silUer
un cœur... non, non, un talent comme celui-là !...
il faut que ce soit un tigre... et encore, ces ani-
maux aimaient la musique, puisqu'ils accouraient
aux accents d'Orphée... et ne le sifflaient pas! tan-
dis que lui...
Jli.iK TTE, avec émolion.
Alors... mon cher docteur... il m'est venu une
idée... j'ai trouvé un moyen...
RÉMI, vivement.
D'imposer silence à ce... Vous vouliez le faire
tuer peut-être?
JULIETTE.
Oh ! docteur!.,.
RÉMI.
Écoutez donc, nous sommes en Italie, le pays
des bravi... d'ailleurs, il vous tue bien, lui!... et
dix fois pour une. Le grand silence!... je ne con-
nais que ça avec un pareil...
JULIETTE.
Je ne sais pas si vous m'approuverez... mais j'ai
pensé... j'ai cru... que le meilleur moyen était...
devoir moi-même...
RÉMI.
Ce monstre?... en voilà une idée!... Eh! mais...
elle n'est peut-être pas si mauvaise... que dis-je?
elle est excellente ! Quand le monstre sera devant
vous... quand il vous entendra... car... que vous
parliez ou que vous chantiez... c'est toujours de
la musique; quand vous lui direz de votre douce
voix: Pourquoi me siffles-tu, coquin, brigand?...
JULIETTE.
Oh!...
R i'; M I .
Non, vous ne lui direz pas cela? pourtant!...
enfin, mettons que vous lui disiez: Pourquoi me
silllez-vous, monsieur?... que voulez-vous qu'il
réponde? le scélérat ne pourra fpie tomber à vos
pieds et demander pardon de son infamie.
JULIETTE.
Je ne. mi' montrerai pas si exigeante.
Il 1-; M 1 .
VAi bien, vous aurez tort, grand tort! Ah! si
c'était moi!... eiilin, si ce moyen ne ri'ussit pas,
nous j)ourrons toujours recourir à l'antre.
JUI.I ETTE.
Encore!... on dirait que vous devenez cruel.
RÉMI.
Sauvage!... avec vos ennemis. Et quand devez-
vous le voir?
Jl LIETTE.
Peut-être aujourd'hui... tout à l'heure.
RÉMI.
Allons, allons, essayez. Moi, pendant ce temps,
je vais voir mes malades. (Tiiant sa moutre.) Ah!
mon Dieu! j'ai laissé passer l'heure! Vous me
faites tout oublier, petite magicienne!
JULIETTE.
Je crains bien d'avoir perdu ma baguette.
R V. M I.
Ta, ta, ta! je cours, mais je reviens, et si vous
avez besoin d'aide...
JULIETTE.
N'êtes-vous pas mon seul ami'?... (lllni baise la
maia et va sortir.) Ah! n'oubliez pas, je vous prie,
de dire que je n'y suis pour personne. vRcmi sort.)
SCÈNE III.
JULII:TTE, MATiriLDE.
MATIIILDE, entrant vivement par le côlé opposé.
Excepté pour moi.
JULIETTE.
Que vois-je?Mathilde ici!... à Naples, dans mes
bras !
M ATHILDE.
Oui, ma chère Juliette.
JULIETTE.
Ton mari t'a donc priée, pressée de venir le re-
joindre? Ah! c'est bien, cela; mais c'est singulier!
il ne m'en a rien dit.
MATH ILDE.
C'est tout simple, au contraire, car il n'en a
rien fait.
JULI ETTE.
Comment?
M ATIII L DE.
Depuis deux mois, je n'ai même reçu aucune
nouvelle de lui.
JULIETTE.
Depuis deux mois! oh!...
M AT II ILDE.
Kl aliirs je me suis décidée... i'i venir en cher-
cher moi-même.
JULI ETTE.
Pauvre Mathilde!
M \TIII LDE.
Oui, plaiiis-moi ! Tu ne sais pas tout ce que j'ai
soull'ert, ce (|ue je soull'n! encore! Juliette, je suis
bien changée, va! ce mari (pic j'ai pres(|ue ('pousé...
malgré moi, par di'pit... je l'aime maiiiicnant!
oui... je l'aime !
JULIETTE.
l'.l tu vi'iix ([lie je ti' plaigne ! Je ne vois pas Iroj)
comment cela peut être un... mallieur, d'ainn'i'
Sun inuri.
240
AU ih':ni':fice dks pauvhks.
V \ TU 11. DE.
Et s'il ne vous aime pas, lui !
J l L I ETTK.
Ah! oui, tu as raison. C'est afTirux alors... lieu-
rousomont, c'est impossible.
MATH II. DE.
On voit bien que tu n'es pas mariée.
.Il i.i i;tti .
Cela ne sauve pas toujours de la douleur de
n'Ctre pas aimée... par celui qu'on aime.
M.VTII II, DE.
Que veux-tu dire ?
Jl METTE.
Parlons de toi, d'abord.
M A T H I L D E.
Oli ! moi... je suis bien malheureuse! Tu te
rappelles la jalousie de mon mari, mon embarras,
mes craintes à la vue de ce jeune homme amené
chez moi par ce bon docteur qui ne savait pas...
lih bien, ma chère, depuis ce jour, ou plutôt cette
nuit oi'i il quitta le château, restée seule avec mon
mari, Frédéric me témoigna tant d'empressement,
tant de t^^ndresse, qu'il m'apparut sous un tout
autre aspect. Je ne vis plus môme dans ce duel
avec M.Maurice qu'une preuve d'amour, cl je lui
donnai toute mon âme.
.ILL [KTTE.
Ah ! que tu as bien fait !
MATIIILDE.
Oui, et sais -tu comment j'en ai été récom-
pensée! Oh! je fus bien heureuse pendant six
mois! mais bientôt commença pour moi le sup-
plice de l'enfer. Mon mari, depuis longtemps, dé-
sirait une place de secrétaire d'ambassade... Sans
lui rien dire et par le crédit de mon oncle, j'en
obtins une pour lui à Naples. Je m'attendais à être
remerciée, embrassée!... Voici comment il reçut
cette nouvelle: A Naples! s'écria-t-il avec colère,
c'est à Naples que vous m'avez fait nommer! Je
partirai seul ; vous ne pouvez m'y suivre, je ne le
souffrirai pas. Larmes, prières, rien ne put le flé-
chir, et il partit seul, sans même m'avoir appi'is
le motif d'une telle résolution.
JL I, lETTE.
Je connais ce motif, moi, Mathilde! tu ne dois
pas en vouloir à ton mari. 11 ne pouvaitt'emmencr.
MAT II II. DE.
Kt pourquoi?
IV METTE.
Sa détermination te prouve son amour.
M ATIIII.DE.
Son amour...
JULIETTE.
Oui, je t'expliquerai, tu sauras... Continue, con-
tinue.
MATIIILDE.
D'abord, Frédéric m'écrivit souvent. Il me sup-
pliait d'obtenir son changement. Malheureusement
je ne pus réussir. Alors ses lettres devinrent jjIus
rares, plus froides. Inquiète, je pris des informa-
tions! et j';ippris... Ah! Juliette, c'est affreux!...
je suis jalouse!
JULIETTE.
Jalouse!... (A part.) Pauvre Mathilde! elle sait
donc... (Haut.) On t'a trompée, sans doute.
MATHILDE.
Non, non; tu dois connaître la signera Aiigio-
lina?
JULIETTE.
Oui, une seconde chanteuse du théâtre Saint-
Charles; sans voix, sans talent, sans beauté.
MATIIILDE.
Eh bien... c'est jjour cette femme que Frédéric
m'oublie.
JULIETTE.
T'oublier! toi, si charmante! non, il t'aime tou-
jours, et dès qu'il te verra...
M ATIIII.DE.
Ah! je vais à l'instant...
JULIETTE.
Un peu de patience... tu commenceras par rester
chez moi.
MATHILDE.
Sans faire savoir à mon mari?...
JULIETTE.
Il le faut pour qu'il te remercie d'être venue.
MATHILDE.
Oh ! si cela était possible! Si je te devais un pa-
reil bonheur!...
JULl ETTE.
Tu me le devras. Mais j'entends du bruit. Quel-
qu'un qui vient de forcer ma consigne. Sauve-toi,
1;1, dans ma chambre, qui sera la tienne.
MATHILDE, ccoutant.
Cette voix... si c'était...
JULIETTE.
Raison de plus. (EUn la pousse et feniie la porte sur
elle.)
SCÈNE IV.
JULIETTE, LE COMTE FRÉDÉRIC.
LE COMTE, entrant malgré Peblo.
Je te dis que la défense n'est pas pour moi.
j u Li ETTE, surprise et mécontente.
Monsieur le comte!...
LE COMTE.
Ah ! ma chère Juliette me permettra l)ien d'agir
un ])eu avec elle... en camarade d'enfance. Que
diable, les jeux innocents n'ont pas été inventés
pour qu'on se traitât dix ans après avec gêne et
cérémonie.
J UI. lETTE.
Je me souviendrai toujours d'autrefois, mon-
sieur le comte, mais soufflante et fatiguée...
LE COMTK.
Vous préféreriez la visite du médecin... à la
mienne, c'est tout simple. Eh bien... c'est comme
médecin que j'ai forcé votre consigne.
ACTE DEUXIÈME.
2i|l
JULIETTE, souriant,
Ahl... alors... je vous dii'ai que jo me porte
liien.
I, E COMTK.
Ceci est une malice... mais non une vérité, car
\ous êtes malade, je le sais, et moi, plus hal)ilo
([ue le bon docteur qui sort d'ici, j'ai deviné la
cause de votre mal, et... le moyen de le guérir.
JULIETTE.
Vous?...
L K C O M T E.
Mon Dieu ! oui, il suflira tout simplement d'un
petit coup... de lancette.
JULIETTE.
Que voulez- vous dire?
LE COAITE.
Que j'ai mis mes gens sur les traces d'un misé-
rable qui ose protester contre l'entbousiasme uni-
versel ; que dans un quart d'heure je saurai son
nom et son adresse, et que...
JULIETTE.
C'est inutile, monsieur le comte.
LE COMTE.
Plaît-il ? comment?
JULIETTE.
Tout à fait inutile de vous déranger. J'ai pris...
mes mesures, et ce qui s'est passé... ne se renou-
vellera plus.
LE COMTE, piqué.
Ail! je comprends... un autre... plus heureux
que moi m'a devancé... a déjà découvert et puni
sans doute celui...
JULIETTE.
Le punir?... et de quoi?... Non, monsieur le
comte, toute princesse de théâtre que je sois, à la
moindre blessure faite à mon amour-propre, je ne
crie pas : Holà! gardes, à moi! J'ai un moyen beau-
coup plus simple... et j'en use.
LE COMTE.
Peut-nii du moins savoir?...
JULIETTE.
Ail ! ceci est mon seci'et.
LE COMTE.
Ainsi vous rc^fusez mes offres?
JULIETTE, souriant.
J'accepte... votre neutraliti'-.
LU roMTr.
Neutre!... eli bien, il est joli, mou rôle! Kt nmi
qui comptais sur le petit service que jo voulais vous
rendre pour... pour vous demander... quelque
chose...
Jl Ll ETTE.
Parlez toujours, monsieur le comte. I.e mari de
ma meilleure amie, de Mathilde...
LE COMTE, vivcnionl.
Mathilde!... ah! m- me parlez pas de Matliilde...
que je veux, qu(^ je dois oublier!
JUl.I ETTE.
L'oublier! vous?
III.
I LE COMTE, avec amertnme.
Oh ! vous pouvez vous rassurer. Mathilde ne s'en
j plaindra pas... au contraire! depuis longtemps,
I elle m'en a donné l'excinple. Et puis... c'est une
manière d'excuser ses torts, de n'avoir plus rien
à lui reprocher.
JULIETTE.
I Eh quoi! monsieur le comte , vous serez donc
toujours jaloux?
LE COMTE.
Oui... mais je ne puis plus l'être que d'une
seule personne , Juliette... c'est de vous!
JULIETTE.
De moi?...
LE COMTE.
Oui, de vous! car, aujourd'hui, c'est vous que
j'aime!
J ULIETTE, à part.
L'indigne !
LE COMTE,
Que j'aime avec passion!
JULIETTE , riant.
Ab ! ab ! ah! ali ! C'est-à-dire que vous croyez
ni'ainier (Changeant de ton.), et que vous me mépri-
sez beaucoup,
LE COMTE.
Vous! un ange de beauté, de bonté! que tout
le monde devrait adorer à genoux ! Non, non, vous
seule pouvez régner sur un cœur dont votre gé-
néreuse amitié a fermé les blessures,
JULIETTE, avec ironie.
Vous croyez? Et voilà tout ce que vous aviez à
me dire?
LE COMTE.
Pas autre chose. Et maintenant j'attends votre
réponse,
JULIETTE.
Ma r('ponse? (Elle rénéebit un instant, pnis avec rc-
sointion et fermeté.) Mettez -vous là. i'Ellc lui montre
une tal)le.)
LE COMTE, étonné.
Comment?
JULIETTE.
Je vais vous la dicter.
LE CO M TE.
\otve réponse? >oilà (|ui est original , par
exeni])le !
J I 1,1 1 r lE.
Ah ! vous êtes bien peu empressé de savoir...
LE COMTE, s'asseyanl.
M'y voici ! m'y voici !
J I LIETI E, (lli-tnit.
Ma chère amie...
LE COMTE.
PMrdou ! lue (iui>iiou seulement. Est-ce moi
i|iii signerai cela V
J U LUTTE.
Curieux ! 'DirUnni.) .Ma chère amie, je n'aime
pas, je n'ai jamais aimé Angiolina.
31
2Û2
AU nENt:FlCE DES PAUVRES.
LE COMTK.
Moi !... mais je n'y ai jamais pensé ! (A part.)
Je comprends; elle est jalouse, (liant.) Kt vous
ave/, pu croire que je l'aimais, vous, Juliette 1
JULIETTE.
Vous voyez bien que non, puisque je vous fais
écrire le contraire.
LE COMTE.
Et c'est me rendre justice. Une femme sans
beauté, sans voix, sans esprit... il faudrait être
fou!
JLLI ETTK, dictant.
Une femme sans l)eauté, sans voix, sans esprit...
(rarlc.) Je n'aurais pas mieux trouvé, c'est cela.
LE COMTE.
Comment 1 il faut écrire...
JULIETTE.
Ce que vous pensez'? Certainement...
LE COMTE, à part.
Elle veut envoyer ce billet à Angiolina; après
tout, que m'importe!
JULIETTE, dictant.
Sans esprit. (Parlé.) Ajoutez : (Dictant.) On m'a
indignement calomnié. Je n'aime et n'aimerai...
jamais que toi...
LE COMTE, tombant aux pieds de Juliette.
Oh! je le jure avec transport, et...
JULIETTE.
Eh bien, que faites-vous donc? Je n'ai pas en-
core lini. A votre place! à votre place!
LE COMTE, se relevant.
Ah!... ce n'est pas encore fini?
J ULIETTE.
Mais non. (Le comte se rassied. Dictant.) On m'a
indignement calomnié... je n'aime et n'aimerai
jamais que toi. (Le comte écrit.)
MATiiiLDË, entr'ouvraut la porte.
Ahl c'était bien lui!... et je ne puis résister...
JULIETTE, l'anêtant, bas.
Que fais-tu? pas encore! silence! il t'écrit.
MATIUI. DE, de mùme.
Pourquoi?
JULl ETTE.
Bientôt tu le sauras. Rentre vite ! (Elle la pousse
et referme la porte sur elle.)
LE COMTE, relevant la tète.
Jamais... ([ut^ tui...
j L lii:tte, dictant.
Que toi! Je te le jure à deux genoux, et je
t'attends (Apimyant.), o ma chère Mathilde!
LE comte, se levant.
Comment! c'est à ma lenimc!... (.S'efforcant de
rire.). 'Ml! ah! ah! ah! la plaisanterie!... Mais,
comme Mathilde a refusé de me suivre...
JULIETTE, à part.
Menteur! (Haut.) C'est singulier! car aujour-
d'hui elle brille de vous rejoindre.
LE COMTE, à part.
L'on se moque de moi !...
JL HETTË.
Eh bien... écrivez donc!
LE CO M TE.
l'écrivez, écrivez!... Est-ce que vous croyez sé-
rieusement que je serai assez...
JULIETTE.
Je vois que monsieur le comte est plus liabitué
h commander qu'à obéir : mais peut-être serait-il
moins étonné de ma demande, s'il daignait se rap-
peler... certaine lettre écrite... par moi, et... dic-
tées... par lui, un certain soir, dans son château de
Picardie.
LE CO M TE.
C'est, ma foi ! vrai. Oh ! ces femmes!... sont-elles
rancunières! Oui, oui, je vous vois encore trem-
blante... émue, à mes genoux... comme j'étais tout
à. l'heure aux vôtres... Ah! vous étiez déjà bi(ni
belle... bien dramatique ainsi... et vous faisiez
autant de façons pour écrire... à un amant...
J ULIETTE.
Que vous en faites pour écrire... à votre femme.
LE COMTE.
Comme vous y allez!... Si vous croyez que c'est
la même chose!... Vous aviez grand'peur pour cet
artiste. Oui, un heureux coquin, ma foi !... ou-
blii', j'espère, depuis longtemps.
JULIETTE.
Qui sait? Dans notre état, monsieur le comte,
nous sommes obligés d'avoir beaucoup de mé-
moire.
LE COMTE.
Allons donc! pas possible!
JULIETTE.
Il i)araît qu'il n'en est pas ainsi chez messieurs
les diplomates.
LE COMTE.
Comment ! vous penseriez encore à ce petit
monsieur? ([uand nous sommes à Naples... au
bout du monde?
JULIETTE.
Les sentiments que j'éprouve sont très-igno-
rants... en géographie, je vous jure.
LE COMTE.
Juliette! Juliette!... vous êtes impitoyable!
JULIETTE.
Monsieur le comte, vous m'avez imposé... un
malheur... je vous épargne un remords... lequel
de nous deux est le plus impitoyable?
LE COMTE.
Que voulez-vous dire ?
JULIETTE.
Oublions le passé, comte, ne songeons qu'au
présent. Me laissez -vous libre d'envoyer cette
lettre?
LE COMTE.
Cette lettre... (A part.) Si je refuse... je me perds.
(ILuii.) Eh bien, oui, vous le pouvez.
JULIETTE.
Ah! merci, comte, merci! (Elle court la prendre
et revient près de la porte de sa chambre.)
ACTE DEUXIÈME.
243
I
LE COMTE, allant prendre son chapeau sur une cau-
seuse placée en face de la porte de la chambre de Ju-
liette, et au-dessus de laquelle est une glace.
Vous le voyez, je vous obéis aveuglément.
M A T m L I) E , entr'ouvrant la porte.
Eh bien?
JI LIFT TE.
Voici la lettre. (Elle la lui passe et referme vivement
la porte.)
LE COMTE, qui a vu Mathilde dans la glace.
Ciel ! est-ce une illusion? (Il se retourne vivement,
court vers la porte et se trouve en face de Juliette.)
JULIETTE, l'anêtant.
Où allez-vous donc?
LE COMTE.
Il y a quelqu'un clans votre chambre?
J I t.IETTE.
Sans doute... Zerline.
LE COMTE.
Vous croyez?... (A part.) Ce n'est pas Zerline
que je viens de voir! (Haut.) Mais je vous laisse.
Je n'ai déjà que trop prolongé ma visite... Adieu,
madame! (Il salue; sortant, à part.) Oh! ce mys-
tère!... bientôt, je saurai si c'est ma femme.
SCÈNE V.
JULIETTE, MATIIILDE.
MATHILDE, sortant de la chambre avec précaution
d'abord, puis courant à Juliette.
Ah! ma chère Juliette! si tu savais!... la lettre
que tu viens de me donner?... Il m'attend... il me
désire!... il n'aime pas cette Angiolina !
JULIETTE.
Il n'aime... et n'aimera jamais que toi... si tu
le veux,
MATH IL DE.
Comment, si je le veux? Peux-tu en douter, toi
qui m'as vue si malheureuse de son abandon?
JULIETTE.
Ainsi... c'est bien jniur... ton mari... que tu es
venue?
M ATIIILHE.
Eh ! pour qui donc, mon Dieu ?
JULIETTE.
Qui sait? caprice... fantaisie... souvenir.
M AT III LUE.
Oh ! non, non ! je, ne me souviens, je ne veux
me souvenir que d'une seule chose,., c'est ((u'il
m'aime, c'est qu'il m'attend!... Comme il sera
surpris, comme il sera heureux, quand h; jour
môme où il m'ap)iclle près de lui , où il me croit
encore b. Paris, il me verra à Naples, dans ses
bras!... comme si une fi!'e venait d'exaucer son
désir.
JI LIETTE.
Ahl oui... il sera surpris, à coup sur!
M AT II IL DE , la regardant.
Et heureux?
JULIETTE.
Puisqu'il t'aime !
MATIIILDE.
Tu m'en réponds?..,
JULIETTE,
Sa lettre et ses accès de jalousie n'en répon-
dent-ils pas bien mieux que moi?
MATIIILDE, rassurée.
Pauvre Frédéric!... Mais il faudrait le prévenir,
le préparer un peu.., à son bonheur. Si je lui
écrivais?
JULIETTE,
Ton idée est excellente.
MATIIILDE.
Une réponse à sa lettre, et au moment où il la
I lira... je paraîtrai.
Jl METTE.
C'est cela,
MATIIILDE, sortant.
Je vais lui écrire tout de suite,
SCÈNE vr.
JULIETTE, ZERLINE.
JULIETTE.
Maintenant, Zerline aura-t-elle réussi ?
7. EIILINE, entrant.
Madame! madame!,..
J l L I E T T E.
C'est toi, parle vite !
ZEnLIXE.
Je suis tout essouinéc... Victoire!.., madame.
On a vu le jeune homme... on lui a parlé.
JULIETTE,
Et mon nom n'a pas été prononcé?
7. l. R L 1 N E.
Oh! non, madame. Il croit se rendre à l'invita-
tion d'une madame de Senneval... une marquise
française... qui veut faire faire son portrait...
Ainsi que vous l'aviez recommandé... dans une
heure il sera ici...
J ri.ii:TTr.
Tu as donné des ordres en bas?
7. Y. R L I N E,
Soyez tranquille, tout se jjassera reinnie le di'-
sire Madame.
J U L 1 E T 1 E,
Hien, mon enfant; sitôt ([u'il se présentera... lu
l'introduiras près de moi.
Z vu 1,1 NE.
Oui, inadanie.
JULIETTE, à clIe-iiR'iui', avec un soupir.
Allons, je l'ai voulu... il le faut... (Soriaut Icnlc-
nifiit.) Dans une heure!...
ZERLINE, la regardant sortir.
Comme elle a l'air abattu! C'est siiiRulier! je
croyais ([u'elle serait contente. (La toile baisse.)
ACTE TROISIEME
Un boudoir.
SCÈNE I.
JULIETTE, seule.
(An lever du rideau, elle est assise et plongée dans la
rêverie. — Relevant la tèle et regardant la i endnle.)
Eocore un quarl-d'lieure...elje lui parlerai... Je
lui inspire de la haine, moi :... oh ! mon Dieu ! Pen-
dant deux ans, j'ai travaillé... j'ai lutli'... j'ai ahan-
donné mon cher pays!... moi qui aurais voulu me
cacher à tous les yeux, j"ai osé monter sur un
théâtre!... tout cela pour ohtenir un seul suffrage,
le sien !... et il me le refuse avec cruauté! avec ou-
trage! lui! Maurice! dont le souvenir me tenait
lieudehonheur et d'espoir... lui que j'aime tant!...
inflexihle, implacable comme la vengcanc(!, au
milieu de la foule, seul, il proteste... il s'arme cha-
que soir contre les applaudissements du public...
Hélas! je me serais résignée ;\ lui être indilTé-
rente... inconnue: mais odieuse!... oh! non, c'est
impossible ! Qu'ai-je donc fait? car, plus je réfléchis,
plus il me semble... oui, oui, c'est la femme seule
qu'il poursuit... envers une pauvre artiste, il se
serait montré plus miséricordieux... Maurice est
noble, bon; pour m'obéir à, moi, pauvre fille qu'il
ne connaissait même pas, n'a-t-il pas renoncé à
voir Malliilde? Il faut qu'il ait une raison, un motif
bien puissant... oh! je me justifierai... je lui prou-
verai... Insensée!... orgueilleuse! qui rêve une
cause extraordinaire à une chose toute simple et
toute naturelle, sans doute... je lui déplais, voilà
tout; et son goût plus sûr, plus éclairé, se révolte
contre l'engouement de la foule ignorante!... Eh
bien, je lui demanderai grâce pour un seul jour.
Et ce talent, ce feu sacré qui n'est pas en moi...
demain je l'aurai!... je le sens... je le veux! ce
sera mou dernier adieu à Maurice, mon premier,
mon seul bonheur en ce monde.
SCÈNE II.
JULIETTE, RÉMI.
Il KM I, joyeux. ,
Ma clière enfant, vous ne savez pas ce que je
viens d'api)rendre?...
.1 1; 1,1 KTTE.
Qu'est-ce donc, mon ami?
n K M I .
Vous ne devineriez jamais... une ancienne con-
naissance à vous... un ami à moi... Maurice est ici!
Ji' Mirrri;, troublée.
Ah!... il vient!... il est là!... chez moi!
m': MI.
Chez vous, non... mais àNaples! pour dos tra-
vaux magnifiques!... je viens de lire cela dans mon
journal... Quel bonheur!... vous vous souvenez
bien de lui, n'est-ce pas? ce jeune homme que
nous avons soigné ensemble... que vous avez
sauvé... toute seule... oh! c'est bien vous!... et
dont vous avez dédaigné la reconnaissance.
JU METTE.
Il me l'a déjà témoignée.
RÉMI.
Ah bah !
JUI.I KTTE.
Il me la témoigne encore tous les jours.
r. KMi.
Tous les jours!... Vous saviez donc qu'il était
ici? vous le voyiez donc?
JULIETTE.
Aon, mais je l'ai fait prier de venir aujourd'liui...
aujourd'hui... et je l'attends.
KKMI.
Ah! petite dissimulée!... vous vouliez me ména-
ger une surprise.
JULIETTE.
.l'ai... un grand service à demander... à votre
ami.
r.ÉMi.
Vous! ah! que c'est heureux! Jugez de sa joie,
quand je lui aurai conté, dans les plus grands dé-
tails, tout ce que vous avez fait pour lui.
JU Ll KTTE.
Oh! docteur... nous aurions l'air d'en réclamer
le prix. Non, non, pas un mot là-dessus, je vous
en i)rie... comme déjà une autre fois,
r. l'nii.
Quoi ! vous exigez encore... moi qui me faisais
une fête de lui apprendre... je suis sûr qu'il est
fou... enthousiaste de votre talent.
JULIETTE.
Ah! une prière, encore. M. Maurice croit venir
chez madame de Scnneval, une Française, qui dé-
sire se faire peindre... ne le détrompez pas.
RÉMI.
Ilum!... voilà bien des mystères.
JULIETTE.
Je vous le demande au nom de notre amitié.
RÉMI.
Oh! alors... je serai muet.
7. ERLINE, entrant.
M. Maurice attend au salon.
JULIETTE, très-troublée.
Di'jà!...
ACTE TROISIEME.
2hô
R t M I .
Je cours...
JULIETTE.
Inutile. (A ZtTline.) Conduis ici! (ARémi.) Je vous
laisse embrasser votre ami, docteur, et je reviens.
Songez à votre promesse!... (Sortant.) Le revoir...
avant de m'ôtre recueillie un moment... ah! je le
^riis, cela me serait impossible I...
SCÈNE III.
UÉMI, puis MAURICE.
RKMI.
Mon cher malade!... va-t-il être étonne d'Otre
reçu par moi... qu'il croit à... quatre cents lieues...
Mais je l'entends... c'est lui... ce cher Maurice!
mai; uicE.
Que vois-je! vous, docteur, ici!...
RÉMI.
Certainement, depuis quinze jours!...
MA L UICE.
Ah ! que votre vue me fait du bien !
p. É V I .
La vue d'un médecin produit toujours ceteflfet-lù.
M A r i; I c E.
Dites celle d'un ami. ALiis comment ne vous
ai-je pas encore rencontré!... C'est ma faute, sans
doute, je suis si sauvage!... car je vous ai pré-
cédé h Naplcs.
R K M I.
V.n vérité !
M A i: u I c E.
J'avais été si malheureux en France!... Un riche
seigneur napolitain me fit offrir de l'accompagner
pour peindre son palais, et je suis venu.
R ÉMI.
Je comprends... poiu' fuir la comtesse, poui- uo
pas troubler le lepos d'un ménage. C'est bien,
cela!... pourvu fjue vous n'en souffriez pas trop,
cependant! Comme médecin, je n'approuve que ce
qui ne nuit pas à la santé. Ah! mais... mes ma-
lades avant tout! tant pis pour la morale! Dites-
moi, l'ainiez-vous toujours?
M Al' RI CE.
La raison... est venue à mon secours.
u i:m I.
La raison?... .If suis sûr que c'est une femme,
ils appellent ça la raison !
M A I R I C E.
Oui, mon cher Hémi, vous l'avez deviné', lue
autre femme s'est emparée de mon àmc. Ah ! j<!
suis né malheureux , car ce sentiment est ciicon'
plus insensé ([ue le i)ninier.
R ÉMI.
CDinmi'Ut cirhi ?
\i \ I i; i(;r..
Mille fuis ])Ius insiMisi'I puisqu'il s'adresse à une
femme (puî je n'ai jamais vue, et (pic, par consi'--
rpient, il me serait impossible; de reconnaifn',
quaiui in^me le hasard me conduirait devant elle.
R K M I .
Quoi?... vous n'avez pas vu, et votre cœur s'est
enflammé à ce point!
M Al RICE.
C'est que je; me suis trouvé auprès d'elle... c'est
qu'elle ma parlé... et si vous saviez la puissance
d'une voi.x, docteur!
RÉMI.
Si je savais!... (A part.) Il est charmant ! il me
dit cela, à moi!... qui suis à Naples... avec mes
cheveux gris! (Haut.) Mais, mon garçon, entendons-
nous, puisque vous avez parh; à... cette voix, vous
l'avez vue...
MAI RICE.
Hélas! une obscurité profonde nous envelop-
pait... et quand la clarté est venue... nous étions
séjjarts... peut-être pour toujours! Et pourtant,
j'étais aimé. Oh ! oui... son émotion, ses discours...
tout me le disait... et, depuis deux ans... pas un
souvenir ! un humble bijou tombé à ses pieds... et
que je plaçai sur mon cœur... voilà tout ce qui
nie reste d'elle ! Tout ce qui me prouve encore
([uc ce n'est pas un rêve... une illusion!
RÉMI.
Pauvre garçon! guéri d'une comtesse... épris
d'une vision !... c'est n'avoir pas de chance: mais
à présent que je vous ai retrouvé, ne croi'ez pas
que je vous laisse vous consumer... pour des chi-
mères! non, de par Ilippocrate... ou Galien, n'im-
porte, je ne le souffrirai pas. Et d'abord, je suis
sûr que vous vivez trop solitaire, que vous n'allez
pas même... au théâtre. Vous qui parliez de la
puissance d'une voix... qui sait? Vous en enten-
driez peut-être là une... dont les accents opére-
raient sur vous... des miracles, et vous feraient
oublier votre... colin-maillard! (.V part.) Elle m'a
bien fait oublier... mes malades.
MAURICE, avec ti-i.slosse.
Je suis allé plusieurs fois à Saint-Charles.
RÉMI, viveiiH'iil.
Vous y êtes allé? et... vous avez entendu la cé-
lèbre Juiia?
M MIS I CE.
Je l'ai entendue.
RÉMI.
Et ce jour-là, vous êtes revenu transporté, con-
solé !...
M Al R ICE.
Non, docteur.
RÉMI, stlliu'fait.
ili'in?... plait-il?... Comment, non! (A iuit.)Ah!
Il' malheureux!... il était auprès du sillleurl c'est
sur, et l'on connaît l'effet do la goutte d'eau
froide sur la plus puissante des forces connues,
la vapeur!...
M A un 1 c K.
Je suis revenu phis triste encore... je n'aime, pas
Cette fcMuuii'.
Il I M I.
Vous ne l'aimez pas?... Eh bien... vous êtes un
ingrat!...
2/iO
AU BKNKKICE DKS PAUVRES.
M AU niCE, élonné.
Moi?...
R KMI , rniharrassé.
Non, non... ce n'est pas cela. (A pari.) Diable!
et ma promesse. (liant.) Je vcnx dire que vous
Ctes... un barbare... puisque vous n'avez point de
plaisir... à l'entendre. Point de plaisir!... mais
c'est impossible!... mais vous ne pensez pas ce
que vous dites là (A part.) ou il n'y a plus ni
sympatbie, ni fluide maj^nétique. (Ilaiil.) Ahçà!
vous trouvez donc qu'elle chante mal?
M Ai: ni CE.
Au contraire!... il est impossible d'avoir plus de
talent.
nr.Mi.
Alors... elle vous parait donc laide?
M A i n I c K.
Non, non, docteur, jr ne suis pas si injuste. Je
la trouve belle... comme peintre, mais de cette
beauté fatale et dangereuse dont l'insensibilité,
pleine de dédains... donne la mort.
RÉMI, stupéfait.
La mort !... la mort!... elle!... en voilà une idée,
par exemple! où diable avez-vous pris ça? Voyons
donc un peu votre pouls, je vous prie?
MA un ici:.
Oh! il est calme, tout à fait calme, mon cher
docteur : mais, pour diminuer votre surprise et
votre indignation, je vous avouerai que mon opi-
nion n'est pas libre ; que j'ai peut-être un motif
pour la juger autrement... que tout le monde.
RÉMI,
Un motif!...
M A l R I C E.
Laissons un sujet sur lequel, je le vois, nous
aurions un peu de peine à nous entendre.
RÉMI.
Je le crois parbleu bien! la mort! (A part.) Elle
qui lui a sauvé la vie! Rendez donc service inco-
gnito, et comptez après sur l'instinct de la recon-
naissance!... 11 est joli!...
M A LUI CE.
Dites-moi , mon cher Rémi , puisque je vous
trouve chez madame de Senneval, qui m'a fait
prier de passer chez elle, vous la connaissez sans
doute?
RÉMI.
Oui, oui... beaucoup même. C'est avec elle que
je suis venu de France.
MAURICE.
F.li bien, quelle femme est-ce?
R É M I.
Quelle femme?... ma foi... vous la verrez. Mon
opinion ne réglerait pas la vôtre, nous venons d'en
avoir la preuve... tout ce que je puis vous dire,
c'est que sa vue... ne donne pas la mort !... à moi,
du moins; mais vous en jugerez bientôt... car je
l'entends et je vous laisse.
MAURICE.
Sans rancune, j'espère? nous nous reverrons?
RKMI.
Je ne sais pas.
M A U R I c E.
Ah! docteur!...
R ÉMI.
Si vous êtes malade. (Il soit.)
SCÈNE IV.
MAIRICE, JULIETTE.
JULIETTE, Piitiaiit voilée, à ello-inémp.
Moi qui lui donnerais ma vie, il faut que je me
cache pour lui parler, cor, s'il voyait mes traits, il
fuirait à l'instant ménie.
MAURICE, qui a suivi Rémi jusqu'à la porte du foml.
Ah! madame de Senneval... (S'approchant.) Voi-
lée!... Singulière précaution pour une femme...
qui veut se faire peindre. (S'indinaut.) Me voici à
vos ordres, madame, et prêt à tout entreprendre
pour vous être agréable. (Juliette, sans répondre, le
s.uue et lui fait signe de s'asseoir.) Point de ré-
ponse !...
JULIETTE, tiès-émue.
Monsieur... je... je... vous renier... cic... (.*e
laissant tomber sur un fauteuil.) Ah!... j'avais ti'op
présumé de mes forces!...
MAURICE.
Oh! mon Dieu!... elle se trouve mal ! (Soulevant
son voile.) Ciel!... Julia! ma victime de chaque
jour. Elle, l'amour de toute l'Italie... que j'ai
poursuivie sans pitié au milieu de ses triomphes!
Je comprends maintenant ces mystères... ce nom
supposé... elle sait tout... elle a pu reconnaître,
faire suivre son ennemi au milieu de la foule. Elle
aurait pu le faire disparaître, l'anéantir, sous les
mille bras indignés de ses admirateurs: mais, dans
sou orgueil, c'est à sa voix, c'est à son regard
qu'elle a voulu remettre le soin de sa vengeance,
et elle m'a fait appeler. Mais d'où vient tout à coup
tant de faiblesse?... Oh! sans doute, l'excès de co-
lère d'une reine à l'aspect de son sujet révolté. (La
regardant.) Pourtant... quel noble et doux visage!
est-ce bien là cette femme qui se fait un jeu cruel
des passions qu'elle allume? Ces traits n'expri-
ment que la bonté... Ah! si j'avais été injuste!...
Si j'avais été trompé!... mais elle reste évanouie!...
Que faire?... Ah! ce flacon... (Il s'agenouille devant
Juliette pour le lui faire re-spirer.) Madame!... au
nom du ciel...
JULIETTE, revenant à elle.
Monsieur Maurice!...
MAURICE.
Oui, madame, c'est moi qui suis venu selon votre
désir.
JULIETTE, à part.
Lui !... à mes genoux!
MAURICE,
Mais vous souffrez encore. Faut -il appeler?
faut-il...
ACTE TRUlSIÈiME.
2hl
} l'I.IETTE.
Non, non... relcvez-voiis, monsieur... je me sens
licaucoup mieux... une douleur subite... inatten-
due... tout à l'heure m'a saisie... j"ai été fail)le...
sans courage... mais... cela est passé... Excusez-
moi, monsieur...
MAL lUCE.
Ohl...
JULIETTE, rinterrompant.
Oui, d'avoir pris un nom supposé... d'avoir em-
ployé... le mensonge pour vous faire venir ici.
MALiiiCE, à part.
C'est elle qui s'acfusc!...
JULIETTE.
Vous trouvez cela bien misérable, n'est-ce pas?
M A U lU G E.
Madame...
Jl r.IETTE.
Mais vous auriez refusé.
M AU RI CE.
C'est vrai.
JULIETTE.
Vous le voyez... je n"ai pu faire autrement, car...
je voulais vous voir... il h' fallait absolument,
pour... pour vous adresser... une prière.
M A unie E.
Une prière... à moi !... (A part.) Je ne sais ce que
j'éprouve... cette femme... avec sa douce voix...
et ses douces paroles... auxquelles je m'attendais
si peu, m'a troublé jusqu'au fond de l'âme !
J ULIETTE.
Ah 1 ne vous effrayez pas , monsieur. Cette
prière... j'ai peut-être le droit de vous la faire, et
pourtant... ne craignez pas que je me plaigne, si...
vous la repoussez. (Mouvement de Maurice.) Seule,
sans famille, je n'ai connu dans ce monde d'au-
trt;s joies que celles que m'a données l'étude. En-
couragée d'abord par trop d'indulgence peut-
être, moi, pauvre et obscure, j'osai rêver la
gloire !...
MAumcv..
Et vous l'avez obtenue.
JULIETTE.
11 y a quelques jours, à Saint-Charles, en en-
trant en scène, j'aperçus un noble artiste dont
j avais souvent admiré les ouvrages. C'était un
ciunpatriote... ce devait être... un ami, et... par
une inspiration soudaine, irrésistible... je. voulus
qu'il fût l'arbitre de ma destinée. Dès ce moment,
le public disparut à mes yeux... je jouai, jiî chan-
tai... pour un seul spectateur... L'émouvoir, l'en-
truinc^r, devint mon seul but, le seul trionijibe
al (Mulu, désiré i)ar moi; sous rinnueuce dt; cet
espoir, il me sembla que ma voix doublait de puis-
sance et d'énergie .. J'accomplissais, en iim jouant,
les traits les plus difl'iciles... et rependaiil, plus
rcnthousiasme me gagnait, plus U' juge (pie je
in'(''lais choisi restait froid et impassible, avec des
regards presque menaçants; et, chose étrange! ces
regards, loin de m'abattre, m'animaient, m'élec-
trisaient! Oui, pour quelques minutes, je devins le
personnage que je représentais, je pleurais!... je
soulbais... je priais!... le feu sacré m'avait saisie.
MAURICE, ému, à part.
Et j'ai pu être implacable!...
JULIETTE.
Et, lorsqu'à la fin de mon rùle, liris.'c, anéan-
tie, accablée sous une pluie de fleurs et de cou-
ronnes, je rouvris les yeux pour chercher celui
que j'avais fait le maître de mon sort, su main,
qui s'élevait, remplit un moment mon cœur
d'ivresse : hélas! c'était ma condamnation qu'il
allait prononcer... joie, espérance, tout était perdu,
perdu sans retour!
MAURICE, à part.
Ah! qu'ai-je fait!
JULIETTE, continuant.
Car ce n'était pas caprice ou fantaisie; huit
fois, j'ai renouvelé l'épreuve, monsieur, et huit fois
mou juge a été fidèle à sa conviction.
MAURICE.
Ah! madame, dites à l'horrible loi, à la loi in-
juste et menteuse qu'il s'était imposée, car vous
ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir jusqu'à
quel point je suis coupable.
JULIETTE.
Je ne vous accuse pas, pourquoi vous défendre?
iNon, non, monsieur, vous êtes bon, généreux...
SI A uni CE.
Moi!...
JIM ETTE.
Vous êtes donc impartial. Aussi, devant vous, je
n'ai plus ni orgueil, ni vanité, et vous pouvez me
croire, lorsque, du fond du cœur, je vous crie :
Grâce et merci !
M A u R I C E.
Ah! madame... ce n'est pas vous qui devez im-
plorer, ce n'est pas vous...
JULIETTE.
Ecoutez-moi encore un moment, je vous prie;
aucun intérêt personnel ne dicte mes paroles.
Gloire, enthousiasme, vous avez tué tout cela dans
mon âme. Oh! oui... vous l'avez bien tué! Scule-
nicni, demain, je chante au bénéfice des pauvres...
je ne voudrais pas les priver de votre aumùne;
mais je voudrais aussi accomplir ce devoir... avec
tout mon co^ur... avec... toutes mes forces, et je
viens vous diMuandcr... à vous, monsieur... pour
moi... l'aumoue de voire silence.
MA URIC. K.
;\Ion silence!...
Jl Ll 1 ITE.
llassurez-vous... je n'abuserai pas de votre gé-
iiérosilé... envers les pauvres. J'ambitionnais un
sull'rage... un seul... je n'i'tais |)as digne... do
l'obtenir. J'abandonne une carrière qui me devient
impossible et odieuse... Demain... demain verra
ma dernière repn'seutaiiDii.
MAI 11 ICE.
Ah! madame!... tant de résignation! tant de
2/|8
AU BÉNKFICK DKS l'AUVKKS.
modestie!... On m'a trompé, il est impossil>lc
qu'on no m'ait pas trompé... non, non, vous n'êtes
point la femme qu'on m'a sig;nalée! .. il ne faut
que vous voir et vous entendre... Helevez la télé,
madame, relevez-la bien haut ; je suis un misé-
rable, car j'ai menti à ma conscience d'iiomme et
d'artiste, car, dés que vous avez paru , dés que
votre voix a frappé mon oreille, ce juge impartial
que vous aviez choisi a été le plus transporté, le
plus enivré de vos admirateurs. Dans son aveugle-
ment, ce n'était pas la cantatrice qu'il poursui-
vait, c'était la femme! Ce n'était pas l'art et le bon
goût qu'il croyait venger, c'était un pauvre cœur
bien dévoué, bien tendre, auquel un si complet et
si éclatant succès allait enlever pour jamais tout
le bonheur de sa vie.
JI LIF.TTF.
Le bonheur...
M A l R I C E.
Oui, madame... Oh ! vous saurez tout, il faut que
vous sachiez tout.
JUI, lETTE.
Parlez, monsieur!
MA V m CE.
11 y a quinze jours, un nom qui transportait la
ville entière de Naples d'admiraiion et d'enthou-
siasme pénétra tout à coup dans ma solitude : la
célèbre Julia, après avoir traversé triomphalement
l'Italie, venait de débuter au théâtre Saint-Charles.
Dans le monde, dans les promenades, aux cercles,
on ne parlait que de sa beauté, de son talent, de
sa voix merveilleuse, et surtout de la coquetterie
et de la cruauté avec lesquelles elle se plaisait à
exciter des passions dont plusieurs avaient eu un
dénouement funeste. Un de ses admirateurs, 'un
seul! disait-on, avait trouvé grâce devant elle et
paraissait l'heureux objet de la plus flatteuse ex-
ception : c'était le premier secrétaire de l'ambas-
sade de France, le comte Frédéric.
jri.IKTTE.
Le comte Frédéric! lui!...
MAI! RICK.
A cette nouvelle, je songeai à sa jeune femme,
sitôt abandonnée, trahie!... Le comte est marié,
madame.
Jl I.IK TTE.
Je le savais, monsieur, et ne l'ai jamais oublié.
M A unie E, continuant.
Marié à un ange digne de tous les respects, de
toutes les tendresses... que j'ai aimé de l'amour
le plus insensé!... pourquoi ne l'avoucrais-je pas,
aujourd'hui que cet amour est éteint pour jamais?
Jl I.I ITTi:, à iKill.
Oh! il ment!
M A r n I c E.
Le comte avait dû son mariage h une lâche tra-
hison, et quand je l'ai vu sacrifier la comtesse à un
nouveau caprice...
J LI.IETTE.
Oh! monsieur!
M A II n I G E.
J'ai rru do mon devoir de protéger, de sauver
celle qui n>' pouvait l'iim pour sa défense,
j u METTE, à part.
Comme il me méprise!...
M A U lU C E.
Alors, je n'eus plus qu'une pensée. Je résolus
de briser l'auréole de gloire qui avait fait naître
cette passion coupable, de vous frapper enfin
dans votre double vanité et de femme et d'artiste.
JULIETTE, indignéfi.
Et vous avez pu me croire capable...
M A II R I c E.
Eh! madame, il l'a bien fallu, puisque, pour
vous contraindi'e à quitter ces lieux, moi, qu'un
seul de vos accents remuait jusqu'au fond de
l'âme, je vous ai poursuivie, accablée do mes ou-
trages.
JULIETTE.
Ainsi, sans m'avoir jamais vue, sans vous in-
quiéter si je n'étais pas victime d'odieuses ca-
lomnies, vous aviez froidement juré ma perte, et
cela, parce qu'il a plu à un grand seigneur d'affec-
ter un amour... qu'il n'a pas même ressenti! Ah!
s'il se fût agi d'une noble dame, vous auriez
douté... examiné... hésité! mais une pauvre comé-
dienne... qu'importe sa réputation, son honneur,
son avenir!... personne ne prendra sa défense.
Poursuivie sans relâche par l'envie ou le mépris,
également coupable si elle résiste ou si elle suc-
combe, on lui fait un crime de tout... même des
hommages, des vœux qu'elle n'a pas recherchés,
qu'elle a souvent repoussés avec indignation! oh!
c'est aussi par trop d'injustice et de dédain ! le
succès, la fortune, la gloire môme, sont trop chers
à ce prix. Obscure et ignorée, l'on a du moins le
choix de son malheur.
ÎI A util CE.
Ah ! je savais bien que ce que je faisais était in-
fâme! Tout en vous me l'avait révélé, me l'avait
crié, madame; mais, prêt à succomber sousi
l'ivresse d'une trop vive admiration, une image se!
dressait devant moi comme un remords, et j'avais
honte, je me détestais de tout oublier, oui, tout...
jusqu'à un souvenir qui doit m'ôtre à jamais cher
et sacré!...
JMLl KTTK , à Iiart.
Celui dcMathilde... Elle! toujours elle!
SGKNF V.
Les Mêmes, RÉML
RÉMI, entrant.
Ma chère Juliette! (Apercevant Mamiee.) Ah! par-
don... je croyais trouver madame de Sennevai...
seule.
J ULIETTE.
11 n'y a plus de madame de Sennevai, mon ami :
Monsieur sait qui je suis.
ACTE TROISIÈME.
249
RÉMI.
Ah!... il sait...
JULIETTE.
Oui, mon ami, qu'il c^t chez... .Tulia, une pauvre
artiste, voilà tout.
RÉMI, bas ;i Juliette.
Eh bien ! je n'en suis pas filclié. C'est le visap:o.
découvert qu'il faut marcher à renncmi. (Bas, à
Maurice.) Vous n"(^tes pas mort?
MAURICE, de même.
Ah! docteur, vous aviez raison, j'étais un bar-
bare, un insensé!
JULIETTE, avec dignité, à Maurice.
Je ne vous retiens plus, monsieur. Je ne vous ai
déjà que trop privé d'un temps que vous employez
si bien. Je vous rends votre liberté... tout entière.
}i AuuiCE, bas.
En ôtes-vous bien sûre?
JULIETTE. .
Conduisez Monsieur, docteur, et répétez-lui binn
que la demande que je lui ai faite n'est que pour
un seul jour. Je ne veux pas abuser de son indul-
gence.
M A l! n I c E.
Ah! madame, pouvez-vous parler ainsi, quand
vous savez...
JULIETTE, avec une profonde révérence.
Un seul jour... c'est tout ce que je désire.
MAURICE.
Du moins... je pourrai vous revoir.
JULIETTE.
Jamais! (Elle sort vivemeat.)
RÉMI, qui les a regardés a\ec étonnement.
Que vous a-t-elle donc demandé?
MAURICE.
De ne plus mentir à ma conscience.
K^MI.
Que signifie?...
MAURICE.
Adieu ! docteur.
RÉMI.
Oh ! je no vous quitte ])as. Il faut que vous m'ex-
pliquiez...
SCÈNE yi.
Les Mêmes, MAT 111 LDI-,.
MATIIILDE, entrant à droite, au iiionn'nt où ils
vont sortir par le fond.
Monsieur Maurice !
MAURICE, s'arrMant.
Mathilde!
M \T II I LDE.
Vous ici! chez Juliette! à Naplcs!
n É Mf, s'avanrant.
Madauii! lu comtesse veut-elle bien me per-
mettre...
MATHILDE.
Monsieur H<'-iiii aussi ! que je suis heureuse de
vous voir! Loin de son pays, c'est une si grande
joie que l'aspect inattendu de visages amis! ot
III.
M. Maurice a dû en éprouver une bien véritable
en se retrouvant chez une personne...
MAURICE.
En me retrouvant, dites-vous? Je viens de lui
parier pour la première fois.
M \TIII LDE.
Pour la première fois?... Assurément vous vous
trompez.
RÉMI , à part.
Elle va tout lui dire. Ma foi ! il n'y a pas grand
mal.
M \T III LDE, continuant.
Vous vous étiez déjà vus.
M A U R I C E.
Où donc, madame?
MATHILDE.
Mais chez moi, en Picardie, il y a un an.
MAURICE, stupéfait.
Cliez vous, en Picardie !... Elle y était !
R É M I.
A telle cnseifîne...
MAURICE, rinlerrompant.
Celle qu'on nomme à présent Julia, et que vous
appelez Juliette, était dans votre château... il y a
un an?
M A T II I L D E.
Mais oui...
MAURICE, très-agité.
Et depuis votre arrivée ici, vous l'avez vue?
vous lui avez parlé? vous êtes bien sûre que c'est
la même?
MATHILDE, riant.
Ah! ah! ah! ah! La question est excellente!
Mais songez donc , monsieur, que c'est mon amie
d'enfance, ma sœur, pour ainsi dire, et que... je
ne suis pas tout à fait folle.
MAURICE, frnppc.
Ah! malheureux!... qu'ai-je fait !
R É M I.
Eh bien!... f[u'avez-vous donc?
MAur, ICE, tombant sur une cau.seuse, en serrant ses
doux mains sur sa poitrine.
Elle! elle.!...
MAT 11 I I.DK.
Ah! mon Dieu! ses yeux se ferment.
RÉMI, qui a pris sa ir.ain.
Il a perdu connaissance. Il faut (]ue sa blessure
se soit rouverte.
M A Tin IDE.
Sa blessure !...
UÉMl.
Votre mari a choisi iiii bien mauvais eiidnut
pour loger uiu'î halle!
M A TU I I.DI'.
Quoi ! ce serait eucorr?...
m': Ml , i|"i 1 enli'ouvi'it les vôlcments île M.nirin'.
Je n'ai deviiii' cpie trop juste!
M ,\THI1.DE.
Mon Dieu! sa pâleur augmente!
:V2
250
AU 15ÉNÉK1CE DKS l'AUVHES.
RÉMI, pansant .Maui-ico avec un mouchoir.
Ce ne scia rioii. Le sang s'arrôte dûjà, mais le
repos est nécessaire. 11 faut que je voie Juliette...
que je lui apprenne... que je la prépare... elle qui
ne voulait plus revoir ce garçon-là.
M \THI I. UK, étonnée.
Et pour(iuoi donc ?
Il KM I.
Je vous expliquerai cela plus tard... quand j'y
comprendrai moi-môme quelque chose. Ne quittez
pas notre ami avant mon retour. Je compte sur
vous, je reviens. (Il sort.)
SCÎiNE VII.
MATHILDE, MAUHICE, évanoui.
M A T n I L n E.
Pauvre M. Maurice ! c'est pourtant moi qui suis
cause... (Elle le leg.mle.) Toujours immobile. C'est
singulier comme un homme blessé pour vous...
vous paraît toujours intéressant. Le docteur a
beau dire que ça va bien, en attendant, il ne re-
prend pas connaissance. (Elle va s'asseoir près de
lui et prend ses mains.) Comme ses mains sont gla-
cées!... Ça ne peut pas ôtre un bon signe. Si je
lui faisais respirer ce flacon ? (Elle en tire un de sa
poche, et le met sous le nez de Mauiice.) Me voilà ab-
solument comme Juliette avec ce jeune homme
apporté blessé dans la maison qu'elle -habitait, et
qu'elle a soigné, sans qu'il sache encore ce qu'il
lui doit. (Elle reprend ses mains.) Toujours froides!
Oh ! mais cela commence à me faire peur ! Je ne
sens pas battre son pouls. Le docteur devrait bien
revenir.
SCÈNE VIII.
Les Mêmes, LE COMTE FRÉDÉRIC.
LE COMTE, entrant vivement et s'arrètant à la vue de
Mathilde et de Maurice.
Ici!... tous les deux!..,. Oh! les infâmes!...
c'était donc bien pour lui que Mathilde... Du
moins le châtiment ne se fera pas attendre... (Il
fait un pas en avant, puis s'arrête tout à coup à l'aspect
du visage pâle et. renversé de Maurice.) Que vois-je...
évanoui!... mort, peut-être!... (Se retournant.) Ju-
liette et le docteur!... je saurai bientôt ce que je
dois croire... (11 se retire à l'écart.)
SCÈNE IX.
Les Mêmes, JULIETTE, RÉMI,
LE COMTE, caché.
JULIETTE, entrant vivement.
Maurice! (Elle court à lui.)
M ATHILDE.
Vous voilà, enfin ! Je commençais à être inquiète.
m': MI , à M:i(hilde.
A-t-il fait un mouvement"?
MATHILDE.
Pas encore.
Ji; LIETTE.
Ah! mon ami...
n ÉM I , o\ivrant le gilet de Maurice.
Allons, calmez-vous... ne suis-je pas là... et
vous aussi?... que diable! Nous savons comment
on le tire d'affaire. (Après avoir examiné.) Réjouis-
sez-vous! le sang est complètement arrêté, ce ne
srra absolument rien.
JULIETTE.
Ah ! vous me rendez la vie.
nÉM I.
Mon devoir n'cst-il pas de la rendre à tout le
monde?
JULIETTE, qui n'a pas cessé de regarder Maurice.
Mais il est toujours immobile, docteur, ses yeux
sont toujours fermés!... Si vous vous trompiez?...
si ses jours étaient en danger?...
nÉMi.
Mais non, mais non, vous dis-je, il va même
bientôt reprendre connaissance... Et tenez! tenez!
vous parliez d0»ses yeux... les voilà qui s'ouvrent.
(Juliette fait un pas en arrière, ainsi que Mathilde.)
MAURICE.
OÙ suis-je?... (Portant la main à sa poitrine.) Ah !...
toujours souffrant... de ma blessure. C'est bien
long!... je ne guérirai donc jamais! (Apercevant
Rémi.) Ah!... c'est vous, docteur?... Pardon... ce
n'est pas votre faute.
RÉMI.
Non, mon ami, c'est la faute... d'un autre.
MAURICE.
Vous ne savez pas ?... j'ai fait un singulier
rêve... Il me semblait que bien des jours s'étaient
passés... que j'avais quitté la France...
RÉMI, aux deux femmes.
Voilà ses souvenirs qui reviennent.
MAURI CE.
Une image longtemps gravée là... commençait
même à s'effacer... (Mouvement de Juliette qui se
rapproche.) comme si c'était possible!... Viendra-
t-elle aujourd'hui, docteur?
JULIETTE, bas.
Do qui veut-il donc parler?
RÉM I, bas.
De vous, sans doute, puisqu'il se croit encore
aux premiers jours qui ont suivi sa blessure.
(Mouvement de Mathilde.) Et en effet, à une année
et... à quatre cents lieues de distance, sa situation
est encore la même.
m A T II I L D E , bas.
Comment! ce jeune homme que tu as soigné
dans ta maison... c'était M. Maurice ?
RÉMI, bas.
Certainement !
MATHILDE, bas.
Et tu ne me l'as jamais dit !
JULIETTE, bas.
A quoi bon ? '
MATHILDE, bas.
Ah ! petite dissimulée! tu savais bien que notre
roman à nous était fini, bien fini, puisque j'étais
à un autre, à mon Frédéric, que j'aime plus quô
ACTE TROISIÈME.
251
jamais; tu savais bien que M. Maurice ne pensait
plus à moi depuis longtemps.
MAURICE.
Ah ! qu'elle vienne!... qu'elle vienne, docteur, si
elle veut que je guérisse... (Apercevant Julintte.)
Que vois-je? elle est venue! Ah! je savais bien
que ce n'était pas la comtesse. (Nouveau mouvement
de Juliette et de îJathilJe.)
KÉMI.
Et ça n'a jamais été elle!
M A u n I c E.
Est-il possible?
LE COMTE, paraissant sans être vu des autres
personnages.
Écoutons.
MAURICE.
xMais alors mon rêve de tout à l'heure était déjà
de la raison, car l'image qui remplaçait dans mon
cœur celle... de Mathilde...
RÉMI.
Eh bien?...
M A II H I c ?..
Était celle de cette jeune lille... qui est là, de-
vant moi.
MATHILDE, à part.
Nouvelle preuve que les absents ont tort.
LE COMTE, de même.
Je respire !...
JULIETTE,
Oh! s'il était vrai !
MAURICE.
Cette voix!... mon Dieu!... elle m'a chassé
tout à l'heure. Elle m'a dit : Jamais! mais je ne
l'ai pas crue... je ne veux plus croire personne,
car vous aussi, mon ami , vous avez voulu me
tromper.
RÉMI.
Moi!
M \ u R I C E.
En vain la maladie, les ténèbres, le changement
de nom et de situation, ont lutti; contre moi. Mon
amour a triomphé de tout. Ces traits qui me fu-
rent si longtemps cachés, je les avais devinés. Oui,
je l'avais rêvée presque aussi belle... que je la
vois! et depuis qu'elle m'a dit que sa destinée
était de vejller sur moi, je n'ai pas passé un jour,
une heure... une minute sans la remercier au fond
de mon àme, sans la bénir, sans faire des vœux
pour son bonheur.
JULIETTE, entraînée.
Oh! ils sont exaucés.
RÉMI, bas à Juliette.
Je ne comprends rien du ti)ut h ce qu'il dit; et
vous?
JU LIETTR.
Moi, je comprends.
R ÉMI.
Vous ôtps bien bourensi-!
JULIETTE, avec ravissement.
Oh! oui :...
MAURICE.
Et lorsque je l'outrageais... lorsque je la pour-
suivais sans pitié... c'est que j'avais peur de Pai-
Pour le coup, c'est bien la fièvre qui commence,
ou je ne m'y connais pas, et il est temps de cou-
per court aux rêves de son imagination.
M A U R I c E.
Des rêves!... des rêves!... Attendez. (Cherchant
sur sa poitrine.) Oh ! non, non... je sens là...
RÉMI, à Juliette.
Parbleu! sa blessure. Je crois bien, elle n'est
que trop réelle.
MAURICE, montrant un médaillon.
Tenez, docteur, regardez!... et dites encore que
j'ai rêvé!
JULIETTE, avec transport.
Oh ! ce médaillon... il l'a gardé... sur son cœur.
Il ne m'avait pas oubliée... il m'aime donc!
MAURICE.
Si je t'aime!... chère Juliette!
JULIETTE, se jetant dans ses bras.
Cher Maurice!
MATHILDE.
Comment! vous vous aimiez depuis si longtemps,
et vous avez été plus d'une année à le comprendre
et à vous le dire ! Ah ! si mon Frédéric était là, il
est plus intelligent que vous, et je suis bien sùro
([u'il verrait tout de suite que je n'aime et n'ai
jamais aimé véritablement que lui.
LE COMTE, tombant aux pieds de sa femme.
Chère Mathilde!
MATHILDE, après s'être jetée dans ses bras.
Ah! monsieur!... vous m'espionniez...
RÉMI.
Mais il a entendu, et il sait à quoi s'en tenir.
De ce coté, tout est clair comme de l'eau de roche;
mais par ici... (A Maurice.) Ah çà! voyons, mon bon
ami, car je ne veux pas de mécompte pour celte
chère enfant. Qui aimez-vous? est-ce la jeune fille
de la rue de Varenncs?
M \URICE.
Mais oui, docteur.
RÉMI.
Fort bien. Est-ce aussi Julia la cantatrice?
M A u R I c E,
Mais oui, docteur.
JUI.I KTTP.
Mais oui, mon ami.
n ÉMI.
Alors je n'ai plus rien à dire; votre cœur est
bien éveillé... Eijlin!... car ces deux femmes ado-
rables ne font qu'un seul et môme auge... qui vous
aura sauvé deux fois.
m
M \Un ICE.
Trois fois, docteur!
1\ÉMI.
Non, rien que deux. (Maïuice va parler; Juliette,
baissant les yeux, lui fait signe de se taire.) Par exem-
ple, je ne sais pas quand et comment elle vous a
donné ce petit médaillon.
AU BLiNÉFICE DES PAUVRES.
LE COMTE, à MatliilJe.
Je le devine, moi.
MAURICE.
Le jour, mon cher ami, où j'ai juré de n'ai-
mer désormais qu'elle et de lui consacrer la vie
(|u'elle trie conservait.
FIN I>U BÉNEFICK I>E8 PAUVRES.
MADAME AGNÈS DE PICARDIE
COMEDIE-VAUDEVILLE EN DEUX ACTES
EN COLLABORATION AVEC ANCELOT
PERSONNAGES.
CHARLES VIII, roi de France.
BRIÇONNET, son trésorier.
CAPELAUD, dresseur des cliiens du roi.
PILLE G RU, fabricant de trappes et pièges à loups.
ANNE DR BRETAGNE, femme du roi Ciiarles.
LA MARQUISE DE SA INT-GELAIS.
AGNÈS LA PICARDE, fille de Capelaud.
Valets.
La scène se passe en 1494. — Le premier acte, chez Capelaud; le deuxième,
au château d'Amboise.
MADAME
AGNÈS DE PICARDIE
ACTE PREMIER.
Le tliéâtre représente le devant de la maisonnette de Capelaud, à gauche. — .\u fond , la campagne ; à droite,
un bosquet de charmille avec table et chaises; à gauche, vers le fond, un chenil et un four.
SCÈNE I.
CAPELAUD, VALETS, tenant plusieurs chiens
en laisse.
CAPELAUD, tenant un chien en laisse.
A iK :
Allez, meute vraiment royale,
Limiers, bassets, enfin vous tous,
Mes dignes chiens, que rien n'égale, '
Le roi sera content de vous.
Allez, mes chiens, allez, vous tous.
Le roi sera content de vous.
( Les valets sortent emmenant les chiens. Capelaud s'assied .
et s'adresse au chien qu'il tient en laisse.)
Maintenant que j'ai un peu de temps devant
moi, avant le déjeuner, continuons mes instruc-
tions au chien par excellence dont je me suis
réservé l'éducation. Vois-tu, Brisquet, la biche
débouche là devant toi... Crac, tu te lances à sa
poursuite!... Elle fait un crochet, tu continues
droit comme une flèche, et tu la rattrapes...
au demi-cercle!... Comprends-tu?... (A lui-même.)
Il y a des gens qui s'étonneraient du discours
que je tiens en ce moment!... moi, j'ai pour
principe de parler aux bétes. Elles ne vous com-
prennent pas, me dira-t-on !... Il est de fait
qu'elles n'en ont pas l'air, mais il en reste
toujours quelque chose!... D'ailleurs, ça ne peut
pas nuire, et, en y ajoutant un nombre conve-
nable d(! morceaux de pain et... de coups do
fouet, f;a huit toujours par leur entrer quelque
part.
AGNÈS, dans la maison.
Mon père!...
CAI>KLAIID.
Ahl... voilà ma fille Agnès qui est réveillée!...
Ce n'est pas pour me vanter, mais cette enfant-là
est encore plus gentille et mieux dressée que mes
bèies.
SCÈNE II.
CAPELAUD, AGNÈS.
AGNÈS , entrant.
.Mon père !... .\h! tiens, vous étiez là?.
moi ([ui
m'égosillais... Qu'est-ce que vous faites donc ici,
mon père?
c A P E L A i; D.
Tu le vois bien, je cause.
AGNÈS.
Avec un chien?... Vous n'êtes pas fier!... mais
c'est assez vous occuper de cette vilaine bote :
parlez un peu à votre fille, s'il vous plaît.
CAPELALD.
Avec plaisir, mon enfant.
AG\i;s.
Vous m'avez fait venir de Crécy eu Picardie,
mon bon pays que j'aimais tant, et où je faisais
déjà de si bons pâtés... d'Amiens, car j'avais mordu
à la pâte, afin que vous le sachiez.
CAPELAUD.
Eh bien! mais... la pâte n'est déplacée nulle
part, et j'utiliserai fort bien ici tes petits talents.
AGNÈS.
Oui, c'est pour cela sans doute que vous me
faites faire la pâtée de vos hôtes.
CAPELAUD.
11 faut que tout le monde vive, mes chiens sur-
tout!... Mais sois tranquille : tu conçois qu'au
château d'Amboise, où se trouvent en ce moment
le roi Charles VIII et sa cour, il doit se faire une
grande consommation de gâteaux, tartes et brioches
de toutes les espèces... Eh bien, pour te ménager
une douce surprise, je t'ai fait construire, au sein
de la maison paternelle, un iictilfour où tu pour-
ras t'exercer.
AG\i:s.
J'aurais bien mieux aimé m'exercer à Crécy.
C A !• K L A U D.
Oui, oui, ji- comprends, à cause de Jean Pilli'-
gru, ton amnurcux.
AGNÈS.
< la se iioui rail bien.
c V PI- LAI 11.
Il est gentil, ton amoureux!
A(. NES.
Dame ! puisque je le trouve tel, c'est comme s'il
l'était... Je sais bien <|u'il y a à redire sur son
256
MADAME AGNÈS DE PICARDIE.
nez, sa bouche, ses jambes, et beaucoup d'autres
parties de sa figure; je sais bien qu'il est un peu I
niais, un peu taquin, et que, quand je serai sa
femme, son amitié pourra l)ien aller quelquefois
jusqu'aux taloches: mais qu'importe, si sa bfitise,
sa taquinerie et môme ses taloches, me vont droit
au cœur?... Mon père, si nous lui faisions dire de
venir?
c A r F, I. \ l' D.
Pourquoi faire?
A G N f: s.
F.h bien, d'abord pour qu'il vienne, et ensuite
pour qu'il travaille ici de son état.
CAPEI.AUn.
Ah! oui, parlons-en de son état! Il est encore
gentil son état!. . Fabricant de trappes, traquenards
et pièges à loups!... C'était bon sons le feu roi
Louis XI!... mais, avec son fils Charles VIII, ce
n'est pas de ces choses-là qu'il faut qu'on fa-
brique.
AGNÈS.
Quoi donc?
c APEI.AUD.
Eh mais, des jolies filles, car il paraît les aimer
beaucoup.
A G Ni; s.
Il n'a pas tort.
c A P E I. A U D.
Pas plus tard qu'avant-hier, je lui ai vu prendre
le menton à une petite meunière du voisinage,
avec un air... hum, hum!...
AGNÈS.
Tiens, tiens, tiens!... Et moi, hier, je l'ai vu
dpnner une petite tape sur la joue...
c APEI.AUD.
Encore à la meunière?
AGNÈS.
Non.
CAPELAUD.
A qui donc ?
AGNÈS.
A moi.
CAPELAUD.
A toi?...
AGNÈS.
Oui, vraiment.
CAPELAUD.
A toi, ma fille!... oh!... c'est qu'il est content
de mes chiens. L'as-tu remercié, au moins?
AGNÈS,
Pour qui me prenez-vous?... Est-ce que ça se
demande?... J'ouvrais même la bouche pour lui
offrir quelques-unes de mes pâtisseries les plus
distinguées, quand je me suis rappelé que vous
m'aviez arrachée à mon art.
c A p E L A u D.
Tu le pratiqueras, ma fille, tu le pratiqueras. Il
n'entre point dans mes principes de contrarier les
inclinations... Demande plutôt à mes chiens!...
Le four t'appelle, tu peux y courir!.,. Je l'ouvre
moi-même devant toi. (Il va ouvrir la bouche du four,
pratiquée dans le mur du chenil.) Mets-toi à l'ouvrage,
mon enfant, et, si le roi revient, offre-lui ce que tu
croiras le plus digne de sa bouche royale : car je
l'aime, notre jeuqemoparquc!... Je ne lui reproche
qu'une chose, c'est d'être venu à son château d'Am-
boise sans la reine.
AGNÈS.
N'est-ce pas elle qui vous a fait nommer éleveur
des chiens du roi ?
CAPELAUD,
Elle-même, ma fille.
AGNÈS.
Vous la connaissiez donc?
CAPELAUD.
Je crois bien !... Ta mère était la filleule du duc
de Bretagne... Mais j'entends mes braques qui
m'appellent.
AGNÈS.
Pendant que vous allez dresser vos braques, moi
je vais préparer des petits fagots pour chauffer
mon four.
CAPELAUn.
A chacun son génie!... Au revoir, ma fille, ou-
blie seulement ton Pillegru, et tout ira bien. Il
me faut un gendre qui puisse me succéder, un
gendre qui soit dans les bêtes.
SCÈNE III.
AGNÈS, puis BRIÇONNET.
AGNÈS, S^ule.
Il lui faut un gendre qui soit dans les bêtes, et
il me défend de songer à Pillegru!... (Souriant.) II
me semble pourtant... Eh bien, c'est égal, ça
n'empêche pas que je l'aime!... Oh! mais, sérieu-
sement!... L'oublier?... oh que non!... D'abord,
il est trop laid pour ça, mon Pillegru !... Avant de
m'acoquiner :\ une face baroque conmic la sienne,
il m'a fallu du travail, c'est sûr!... Mais mainte-
nant que le travail est fait, c'est solide!... Qu'il
vienne seulement... Et il viendra! je ferai bien
entendre raison à mon père. En attendant, prépa-
rons nos fagots. (Elle se met à lier ensemble du merni
bois, puis entre dans la maison.)
lîR içoNNET, marchant avec ppine.
Ouf!... la respiration commence à me man-
quer... et pour rien encore!... J'ai beau regarder...
personne!... Où diable le roi de France est-il
passé?... Je ne comprends plus du tout ses fan-
taisies royales. Je l'avais laissé à Blois, amoureux
fou (le la marquise de Saint-Gelais, livré aux fêtes
et aux plaisirs, m'abandonnant le poids des af-
faires, ce qui ne me chargeait pas trop et me con-
venait assez!... Tout à coup, il tombe au chàteap
d'Amboise, veut reprendre en main les rênes dei
l'Etat, tout voir, tout faire par lui-même... ça n'a
pas le sens commun !.. Que peut-il être arrivé?.
Une brouille avec la marquise? Non, puisqu'elle!
l'a accompagné. Il ne lui manquerait plus que defl
ACTE PREMIER.
se rapprocher de la reine, d'écouter ses ridicules
conseils de sagesse et d'économie!... Nous serions
perdus!... Moi surtout, qu'elle honore de sa mal-
veillance particulière!... Heureusement, elle est
dans son duché de Bretagne; et le roi, qui voulait
tant travailler, est sans cesse hors du château de-
puis deux jours. Que devient-il?... Je me suis mis à
sa piste... Ah bien oui! il court comme un lapin,
et j'ai perdu sa trace !... Eh ! voilà, je crois, la mai-
sonnette de l'honmic chargé de dresser les meutes
royales?... (Agnès sort de la maison.) Tiens!... une
jeune fille?... (Il s'approche d'elle et lui prend le men-
ton.) Je ne connaissais pas une si belle enfant au
père Gapelaud.
A G?«ÈS.
Vous êtes bien honnête, monseigneur. C'est que
mon père ne m'a fait revenir de Crécy que de-
puis trois jours. Voilà pourquoi vous ne m'avez pas
vue avant.
Ur, IÇONXET.
I.a raison est bonne. Une chaise sous cette char-
mille, mon enfant, et un peu de lait, je vous prie;
j'aime beaucoup le lait.
AGNÈS, à part.
Ëh bien, il n'a pas aflaire à un ingrat. (Elle lui
apporte une tasse.) Voilà ce que c'est, monseigneur.
BniÇONNET.
Merci!... maintenant vous pouvez retourner à
vos occupations. (Il tire des papiers de sa poche elles
eiamine. Agnès entonne une chanson picarde en préparant
ses fagots.)
SCÈNE IV.
BniCONNET, sous la charmille, à droite; AGNÈS,
di'vaut la maison, à gauche ; LE ROI, arrivant par
le fond.
AfiNiîS, chantant.
Il faut garder sa liberté,
Et laisser aux coquettes
I,es amusettes
Tant que le cœur n'est pas tenté.
On doit craindre , pour être sages,
Do tant de gens
Pressants, caressants.
Les propos menteurs et les doux visages :
Et c'est ainsi
Que font les filles de Crécy !
Hi!
li n I ç o N N i.T , à 1 u i-même .
Voilà VU) compte qui occupera Sa Majesté : c'est
à peine si, moi qui l'ai fait, j'y comprends riuel-
quc chose!... Il est vrai que les mélodies picardes
de cotte jeune fille ne sont pas faites pour
m'aider.
i.E noi, entrant en scène, à lui-même.
Enfin je suis au but, et ce n'est pas sans peine,
grâce au détour que m'a contraint de faire ce
damné Bri(;onnet qui s'avise de me suivre. Déci-
dément cette petite paysanne me platt : elle vaut
cent fois la marquise de Saint-Gclais qui mainte-
nant imagine de me parler politique!,.. Ah çà!
mais, et mes projets de sagesse?... Et la reine,
III.
ma noble épouse?... Oh, e l'aime toujours!...
Beaucoup!... Oui, l'on a eu beau essayer de me
donner des soupçons, elle est digne de tout mon
amour, et il esta elle!... Mais elle est loin... et
puis, elle est ma femme!... D'ailleurs, il est bon
qu'un roi se inùle à son peuple, qu'il fasse con-
naissance avec ses sujets... et ses sujettes.
AGNÈS, mettant du bois dans son four.
Pauvre Pillegru! Serait-il content devant ce feu
là, lui qui cric toujours après le froid!
LE noi, à lui-même.
Agnès est si vive et si piquante!... (Se retour-
nant.) La voici!
AGNÈS, chantant le deuxième couplet de sa chanson,
Mais que survienne un amoureux
Dont l'amour soit sincère,
Fi de la fi ère
Qui repousse de si beaux feux !
On doit même accepter sans glose
Un oeil trop laid ,
Un nez trop mal fait ;
Le moindre accident peut créer la chose ;
Et c'est ainsi
Que font les filles de Crécy
IIi!
LE ROI, qui s'est arrêté pour l'entendre.
La drôle de chanson !
URiçoNNET, sous la charmille.
Si elle continue, il n'y aura pas moyeu de s'e..-
tendre.
I.E ROI, s'avançant.
Très-bien! ma jolie chanteuse!
RRIÇONNET, regardante travers la charuiille.
Que vois-je?
AGNÈS.
Oh!... Le roi!
LE ROI, lui d nnant de la main sur la jonc.
Vous donneriez envie d'être Picard pour chanter
avec vous.
AGNÈS, à part.
Tiens, tiens, tiens!... Encore un petit soufllei !...
Qu'est-ce qu'il veut donc, le monarque?
i.K r. 0 1.
Mon arrivée a l'air de vous surprendre? Je
gage que vous ne pensiez déjà plus à moi?
AGNÈS.
Ma foi, sire, vous gagneriez la gageure.
LE ROI.
Si la léponse n'est pas flatteuse, elle est franche
du moins. Je vous avais pourtant dit (pic je vien-
drais ce matin.
RR ;(;ONNET, à [lart.
Comment':' c'est pour cette petite (|ue (lejuiis
deux jours... C'est bon à savoir.
LE ROI, à Agnès.
Vous êtes peut être fâchée que je sois un peu en
retard.
AGNÈS.
Moi? Point du tout! Quand les gens ne virn-
nent pas, je me dis, c'e qu'apiiarcnunenl ça ne
leur fait pas plaisir.
.")3
258
MADAMK AGNÈS DE PICAHDIK.
I. K uni.
Mais au coiilraii'i'!... l'A --ans mon Irôsoi'ior...
Ai;\ i:s.
Qu'est-ce ((lie c'est que ra, voire trésorier?
i.L uni.
C'est rii )Uinie li'plus eiiiiUM'Uxdc mou royauuie.
Iir. KIONN'KT, à [Ult.
Merci.
AT. \ i;s.
Ah bien, à votre place, je rcuvcrrais jolimeut
proiueuer, ce trésurier-là.
1, E noi.
i'.a iirairiv<' (pieltiuefois.
l'ist-ce (ju'un roi ne. doit pas faire toutes ses
voloutés?
I, r. Il o I .
Elle a de très-bons pi'incipcsde gouvernement !...
Puisque tel est votre avis, (!'coutez-moi : je veux
que vous veniez vous asseoir avec moi sous cette
cliarmiile.
15 U IÇON.\KT, :'l part.
Diable!... Je vais être pris!... J'en sais assez,
retirons-nous. (Il disparaît.)
i.v. noi.
Je veux de plus que vous me promettiez d'ou-
blier la personne dont vous me i)arliez hier.
AGNÈS.
Mou amoureux de Crécy?
I,li i\ 01.
Justement.
AdNKS, à part.
Ah çà 1 mais, qu'est-ce qu'ils ont donc tous après
ce pauvre garçon?
iMv ISOI.
Eh bien?
AGNÈS.
C'est une drùlc de fantaisie tout de même que
vous avez là.
LE ROI.
Vous hésitez?
AGNÈS.
Du tout!... Je n'iiésitc pas, je refuse.
i.E noi.
Comment? lorsque, je nous jn-ie, lorsque je vous
ordonne s'il le faut, moi, le roi?...
AGNÈS.
(Ju'esl-ce ([ue ça jjrouve?
LE noi.
Ne me disiez-vous ])as tout à l'heure qu'un roi
doit faire toutes ses volontés?
AGNÈS.
Oui, jiourvu que ça ne gène pas les miennes.
!,E noi.
Et si les vôtres m'empêchent d'obtenir ce que
je désire?
AGNÈS.
Alors, c'est un malheur.
Lr. Il 01.
Vous n'êtes pas si méchante que vous en avez l'air, j
AGNES.
(^lent fois pire!... et entêtée comme une mule!...
Demandez plutôt :\ mon père... (jne voilà.
LE II 0 1, l'onlrarii;.
Mais je ne l'ai pas ajipelé.
A G N È s.
Aussi, ce n'est pas pour vous qu'il vient, bien
sûr!... mais il profitera de l'occasion.
LE II 01, à part.
(/est-à-dire que, moi, je la manquerai.
SCKNK V.
LE HOI, AGNÈS, CAPELAUD.
CAP EL Ail).
\jG roi, ici!... Ali! sire, quel honneur pour moi...
et i)our les chiens que vous avez daigné confier à
mes soins.
LE r. 0 1.
Ah! c'est toi qui diriges ma meute?... J'en suis
fort content : il est impossible de mieux donner, de
mieux forcer...
CAPEI. ALM).
Mais, sire, vous n'avez pas encore fait au gibier-
de ce canton l'honneur de le chasser.
LE noi.
Tu crois?... Eh bien I je chasserai... et dans peu:
prends toujours mon compliment en à-comjjte.
AGN Es.
Faites-vous ainsi pour tontes vos dettes, sire?
LE KOI.
Toutes?... oh! non pas! Mais, lorsqu'il s'agitd'un
plaisir, je crois qu'il vaut mieux payer avant
qu'après. Aussi, ai-je bien envie devons offrir...
ceci?
AGNÈS.
Une belle bourse!... pleine de pièces d'or?... à
moi, sire?...
CAPEL \ in.
Prends, ma fille, prends!... Tu oITenserais le l'oi
en refusant.
AGNÈS.
Mais vous ne me devez rien, sire.
LE noi.
J'ai dans l'idée que je vous devrai quelque chose.
AGNÈS, prenant la bourse.
Ah! si vous êtes sûr... et pour obéir à mon père...
CAPELAI D.
Bien, ma fille!... \ous le \'oyez, sire, un mot a
suHi!... Et encore, c'est peut-être le moins obéis-
sant de mes élèves.
AGNÈS.
Dites donc, num père, si vous ajoutiez : sans
comparaison... hein?... ça ne pourrait |)as nuire.
C'est que Sa Majesté pourrait croire que vous avez
employé avec moi le même système d'éducation
qu'avec les autres.
CAPELAED.
Quelle idée!
ACTE PIŒMIEH.
259
I. E KOI.
MaîtiT Capolaud, je suis très-satisfait, Je revien-
drai l)ient6t pour assister à une de tes leçons. Au
revoir, gentille Agnès. (11 la regarde un instant pon-
ii:inl qu'elle fait la révérence, puis s'éloigne.)
SCÈNE VI.
AGNÈS, CAPELAUD, puis BP.ICON NDT.
CAPELAl D.
Il reviendra!... me voir donner une leçon... à
mes élèves!... En voilà un monarque qui encou-
rap:e les arts'... S'il allait finir par mo nommer
grand veneur'?
AG\ÈS.
Alors vous feriez donner à Pillegru une bonne
place à la cour, n'est-ce pas?
c A p F, r. A l I).
l'iilngrii !.. Pillegru, ma tille, n'est point d'étolTe
à devenir le gendre d'un favori du roi.
A(;\ i:s.
.Mais si i'étoiïe me convient, à moi? (Ils continuent
à iliscuter bas.)
liRiçow ET, reparaissant sous la charmille.
Le roi est parti, je peux me montrer et faire ma
cour à l'astre nouveau qui va régner sur son cœur.
Cette passion-là me convient un peu mieux que
celle que Sa Majesté avait prise tout à coup pnnr
mescliiiTres. 11 s'agit maintenant d'attirer la petite
au château. (Il s'avance.)
c \ p K 1, A i; n, l'apercevant.
Oli !... le trésorier du roi !
A (INÈS.
Ce vieux-là?
CAPELAUD.
Lui-même.
BRicoN\ET, à part.
Commençons par quelques paroles gracieuses
et spirituelles comme j'en dis souvent. fFiappant
sur l'épanle de Capelaud.) Bonjour, père Capelaud,
bonjour.
CAPEI.Al I), .s'indinant jiisriu'à terre.
Vous ne vous trompez pas, monseigneur; c'est
nu beau et bon jour pour nous que celui où un
granil niinisiic... un ministre... comme vous...
1' m ÇONNET, à [jait.
Le rustre n'est pas sot! (Haut.) Je vous prie de
croire, mon ami, qu'il m'aura été aussi particuliè-
rement agréable, puisque j'ai eu le plaisir de faire
connaissance avec votre charmante fille.
A GNiîS, à part.
Qu'est-ce (|u"il a encore, celui-là, avec ses com-
pliments?
iir. iço.WET.
Et|)uis(|iie j'ai reçu d'elle la plus fi'anche et la
plus aimable bospitaliti'...
c. A l'Et.A ri) , à sa (ille.
Comment?... In as en l'iionneiir... Continue,
mou enfant, rdiiiJMiic -i ic nionln'r agréables aux
grands de la leire, et lu |)uux compler sur ma bi'-
nOdictiou.
AGNÈS.
Mon Dieu, j'ai traité monseigneur comme le
premier venu... Il ne me doit rien du tout.
IIIIIÇONNET.
Piien du tout? Quand vous m'avez prodigué les
plus puis trésors de vos éiables!
AGNÈS.
Mou lait avait sa crème, c'est vrai.
CAPE r. A u D.
C'est déjà quelque chose.
BUIÇONXET.
Et la grâce divine avec laquelle vous me l'axez
servi? Et cette voix fraîche et suave que vous avez
daigné me faire entendre?
CAPEI. \l D.
Ah!... tu as chanté pour monseigneur?
A (; X K s.
Pas du tout, j'ai chanté pour moi.
CAPEt.AUD, bas.
Tais-toidonc !... Est-cequ'on ditdeceschoses-là?
AGNÈS.
Pourquoi pas, si on les pense?
miiçoNNET, à part.
Je suis très-éloquent... maisje n'arrive pas à ma
proposition.
CAPELAUD, à Brironnet.
Il est positif que ma fille a toujours eu beaucoup
de disposition pour la musique : si elle avait été'
un fils, j'en aurais fait un enfant de chœur. Mais
ce n'est rien auprès de sa vocation pour la pâtis-
serie.
B n I ç 0 N \ r T, vivement.
En vérité? (A part.) Voilà mon prétexte!... (Haut.
Je le savais, et je viens vous dire que je serai-
charmé d'en faire l'essai; si la charmante Agnès
voulait exercer son art à la cour...
CAPEI.Al I).
Si elle veut?... mais avec tout l'empresseuieni dr
la reconnaissance!... N'est-ce pas, ma lille, (pie tu
es très-empressée?... Des gâteaux au château!...
Pâtissière du cbàtoiui!... Alais fais dom- la révé-
rence!... Dis donc merci!...
UniÇONNET.
Le roi, qui est très-connaiiseur en ce genr(>, m'a
chargé de vous faire sa?oi »]ue vous lui seriez per-
sonnellement agréable...
AGN ES.
Le i-oi?... C'est dri)le ! il était là tout à riieiMc,
et il ne, m'en a pas parlé'.
IIIIIÇONNET.
Est-il exiraïu'dinaire qu'eu présence dt; vos
charmes il ait oublié vos talents?
A(. \ Es, k part.
Il commence à m'ennuyer, ce vieux-là.
nu i(;o\\KT.
l'.b bien ! accepl(;z-vous?
A(.\ fes.
Lue (jueslion ! .. Ça ne m'cnquVhera pas d'i-
pouser Pillegru'.
260
MADAME ÂGNI-JS DE PICARDIE.
CAPF. I. Al 1).
Ma fille!...
un ir. ON N i-;t, vivomrnt.
Pillogiu'. (!arf;aliot!... qui vous voudrez!... car,
si vos t^àtcaux sont aussi bous que vos yeux sont
beaux...
AC\ ics, à part.
F.ncore !
niiir.oNNF. T.
\iius u'auroz qu'à liioisir.
AGN i;s.
Alors, c'est convenu.
BniÇONN'ET, à pail.
J'ai réussi. (Haut.) Daignez donc vous pn'parer,
petit ange terrestre; dans une heure, je reviendrai
vous prendre. (A liii-mêmp.) Voilà une intrigue qui
nous délivrera, pour quelque temps, de madame la
reine et des projets de sagesse!... On n'est pas
plus ingénieux ([uo moi. (11 sort.)
0 A PKI. Ai: I), le suivant en saluant.
Ma tille à la cour!... ah! monseigneur!...
AGNÎîs, seule.
Je ne sais pas, mais ce vieux flattcur-là ne me
revient pas autant que le jeune roi.
SCHiNE VIT.
AGNKS, PILLliGRU.
piLi.EGRi;, entrant du côté opposé à celui par où
Brioonnet est sorti.
Agnès!... ma petite Agnès!...
AGNÈS, se retournant et courant au-devant de lui.
Pillegru !... ici!...
PILLEGRU.
Oui, c'est moi que j'arrive en quatre bateaux.,.
sur mes flûtes.
AG\ÈS.
Ail! que tu as donc bien fait, et que je suis con-
tente!... Moi qui voulais te faire dire de venir.
PlLLEGRl.
Ce n'était pas nécessaire. Quand l'animal a un
fil à la patte, il suit naturellement. Aussi, dès que
vous avez été partie de Crée}', j'ai senti quelque
chose qui me tirait... qui me tirait... du côté
d'Amboise; si bien que ça a fini par m'entraîner,
et me voilà!
AGNÈS.
Mais regarde-moi donc, que je te voie!... Tu n'es
pas changé du tout!... Tu as toujours ton bon gros
nez rouge, ta belle grande bouche, tes petits yeux
sournois... et puis ta tournure!... Mais es-tu donc
drôle en costume de voyage!... Je gage que tu as
sur toi tous tes vêtements?
PII.LEGRU. •
Kh bien! ne vous gcMiez pas, mamzelle! Dites-
moi que je suis laid, dilTorme, grotesque...
AGNÈS.
Kt joliment susceptible.
PILI.EGRl'.
11 n'y a pas de quoi, peut-Ltr^.'? Quand on a
passé la nuit à voyager par un brouillard qui i)i-
quait, qui piquait!... que j'en avais des tremble-
ments... des saisissements... Brrr!... Outre (|ue
j'aurais pu rencontrer des voleurs, tomber dans un
précipice;... cjue j'aurais pu... et tout cela pour vous
revoir plus vite!... 11 me semble qu'on a le droit de
se permettre quelque négligence dans sa toilette...
et môme duiis sa figure.
AGN Es.
Qui est-ce qui te parle de ça? Est-ce que je ne
t'aime pas comme si tu étais beau?
pii,i.e(;ru.
Comme si j'étais?... C'est donc encore une ques-
tion pour vous? Alors, voyons, décidez la chose.
AGNÈS.
Mais, dame, à bien regarder, tu es plutôt...
pili.egr i.
Je saisis votre pensée. Mais la l)eauté est une
convention, Agnès, et tous les goûts sont dans la
nature. Vous me trouvez... pas beau?... Eli bien,
d'autres nie ti'ouvent... joli.
AGN Es.
Ah! je voudrais bien savoir qui.
Pli. 1. KG RI.
Et moi aussi!... mais je suis sûr qu'il y en a!...
Et, par exemple, pourquoi que la petite Marinotte,
la Jacqueline, la Flipotte m'assassinaient de leurs
honnêtetés à Crécy?... Ça en devenait très-embar-
rassant, et si je ne m'étais pas en allé...
AGNÈS.
11 fallait rester.
PH-LEGRU.
Rester?... ah bien oui!... J'avais toujours devant
les yeux votre petite mine si riante, votre tour-
nure si vive et si leste, que ça vous fait l'effet d'un
oiseau!... Et puis votre voix, votre voix si claire
qui me criait toujours aux oreilles : Allons, arrive
donc, paresseux, imbécile!... Qu'est-ce que tu
fais là-bas? Si bien que le chagrin m'a pris d'une
force que je ne pouvais quasiment plus suiiporter
la nourriture.
AGNÈS.
Pauvre garçon !
PI 1. i.KGnu.
C'est vrai que je ne suis pas riche, mais j"ai
apporté avec moi de quoi le devenir.
AGNÈS.
Qu'est-ce donc?
p 1 1. 1. E G n r.
Des pièges qui sont malins comme des singes^
qui vous agrip|)ent, quoi !... que vous n'y voyez
que du feu, et, bien mieux encore, un traquenard
de mon invention. Oh, fameux celui-là!... 1! fai*
indilTéremment sa petite affaire contre le loup
féroce ou contre l'homme méchant, et avec une
intelligence telle, qu'il casse la patte au loup et
ne fait qu'endommager suffisamment la jambe
humaine Mais, à propos do jambes, qu'est-ce que
c'est que ce vieux sec qui était là avec vous
Agnès, au moment où j'arrivais?
ACTE PHEMIEH.
261
A G \ È S.
C'est le premier ministre. Tu ne sais pas?... Un
bonheur!... Notre fortune est faite à tous.
P 1 1. 1, F. G R i .
Ah bah!...
AGN i;s.
Je dis à tous, parce que je me suis mis dans la
ti'to que tu serais mon mari-, et qu'ainsi moi c'est
toi.
PILLEGRU.
Kt vous c'est moi!... Convenu!.., Mais contez-
nni donc vite ce bonheur.
Ac^ivS.
D'abord, mon pi''re m'a dit ce matin un tas d'in-
jure^ sur toi.
PI 1. 1. EGUU.
lîon ! Ça ne commence pas mal.
AG\i:s.
Oh, sois tranquille! J'ai idé'e maintenant que
tout le monde va m'obéir. Toi, premièrement.
PII, I, KGRU.
Oh, moi, ce n'est pas malin!... Mais le père? •
AG\i:s.
Lui comme les autres.
p I L I. E G R u.
Va le moyen ?
A G \ i-; s.
Je vas faire des galettes à la cour.
PILLEGRU.
Oh! oh!...
A G X iî S.
Ouij pour le roi, qui veut en manger.
PII, I.EGRr,
Ail ! il veut en manger?
AG\iCS.
Kt c'fst monseigneur le trésorier qui m'y con-
duit.
PILLEGRU.
Ah!... Il vous emmène?
AGNÈS.
Kst-ce que tu ne m'entends pas?
PILLEGRU.
Oue si ! que si !... Mais je n'entends pas de cette
oreille-là.
A G N i-: s.
Comment?
l'i Li.KGni:.
On sait ce que c'est que les cours, et l'on sait
ce ((uc c'est que les Charles quand ils sont rois de
France! On connaît Thistoire du grand-père de
l'actuel, fini avait le nuiiK'ro sept!... Il se gCnait
celui-là pour en conter aux filles et pour avoir di's
maitrosscs! Avec ça, que justement sa principale
s'appelait Agnès!... Et comme, aujourd'hui ([ue
nous tenons le numéro huit, il n'iruirni- mIisoIu-
ment de la môme chose...
A G N i-: s.
Kst-cc que tu deviens imbécile avec tes nu-
méros?
PILLEGRU.
C'est possible, mais je ne veux pas être pire
encore.
A G \ i; s.
Sois donc tranquille, lu sais bien que ce n'est
pas la coutume à Crécy.
PI LLEGRU.
Mais c'est peut-être la mode à Amboise? Et je ne
veux pas en courir les chances : vous n'irez pas à
la cour.
AGNÈS.
J'irai! c'est le seul moyen pour que tu m'épouses.
PII, I.EGR L.
Il est joli, le moyen.
A G .\ K s.
Grand nit^aud, laisse-moi donc faire et aie con-
fiance; je te réponds de tout, jet je vais me prépa-
rer pour ne pus faire attendre le ministre quand
il reviendra me chercher. Sans adieu, Pillegru!
SCÈNE VIIJ.
PILLEGRU, seul.
Ah! il reviendra la chercher?... C'est bon à
savoir!... C'est lui qui doit l'emmener?... nous
verrons bien!... Dans quel gouffre l'innocence de
cette jeune fille ingénue, mais aventureuse, allait
la précipiter! Elle croit tout simplement que c'est
pour ses galettes que ce vieux... II s'enfiche pas mal
de ses galettes!... Heureusement, me voilà! Et
mon métier a l'air fait tout exprès pour déjouer
ses manigances. J'ai justement apporté avec moi,
comme modèle, un amour de piège!... Il ne s'agit
plus que de le remonter. (Il va le prendre (hns un
paquet qn'il a déposé en entrant, et se iiiet à l'ouvrage.)
Ah, ministre, tu reviendras?... Boni... Ceci est
confectionné pour un loup de cinq ans... ça sullira.
SCÈNE IX.
PILLEGRU, accroupi et travaillant à son piège.
CAPELAUD, arrivant par la droite.
CAPKLAU I>.
Quel est cet animal que j'aperçois blotti près de
la porte de ma maison?... Dieu me damne, c'est
un homme!... Oh! oh!... et un homme qui m'est
antii)athique, que je voudrais voir à cinq mille
lieues!... (S'appiochant.) Comment, c'est toi, misé-
rable fabricant de pièges, fainéant, imbécile, vau-
rien !...
p I L L E G R u , sans se déranger.
Allez, allez toujours!... Quand vous aurez fini,
vous mi; préviendrez, hein?
G A i> I-: L A r n.
Piuirqiuti as-tu quitté Crécy ?... Qu'est-ct; qui
t'amène?...
PI I. LEGR V.
Fallait donc m'interrogcr là-dessus d'abord, au
lieu de vous (•gosiller; je vou>; l'aurais dit tout de
suite. Je viens vous deiiuiuiU-r voin; lillf eu ma-
riage.
262
MADAML: AGNES DK PICARDIE.
LA l'I, I.AIII).
Ma fille! mon Ap;nùs!...Tu oses?... Tuas l'amour-
propre de souper à l'allier à un liniiimc comme
moi ?
p 1 1. 1. E r. il i .
Pourquoi pa:^? Èroutuz donc, papa (/.ipclaud, le
gaillard qui attrape le gibier au moyen des pro-
cédés les plus inf;(''niiHix vaut bien celui qui ne
sait le prendre qu"avcc le secours de vils quadru-
pèdes.
C. A 1' E L A U D.
Tais-toi 1... oli ! tais-toi!... Peux-tu bien compa-
rer une noble meute bien lancée qui le happe, qui
le mord, qui b; poursuit sans relâche, à tes igno-
bles subterfuges ([ui ne font que l'estropier?
FM Ll. KG RI.
Ignobles?... Laissez donc!... c'est plus commode
et moins fatigant: voyez plutôt!... Le soir, en fai-
sant ma promenade paisible autour de ma cbau-
mine, je tends ma petite affaire; puis je rentre
tranquillement au sein de mes foyers où m'attend
une femme ciiarmante qui m'adore, une soupe
chaude et un amour d'enfant, vrai portrait de son
père. Je m'endors délicieusement, bercé par leurs
douces caresses, et le lendemain, en visitant mes
blés et mes luzernes, je trouve mon ennemi sur-
pris et étranglé sans que je me sois donné seule-
ment la peine de lever le petit doigt!... lit vous
appelez cela ignoble, vous?... Père Capelaud, vous
êtes bien dégoûté. (Lui montrant le piège qu'il a pré-
paré.) Tenez, regardez-moi ce bijou-là.
c A I' K I, A r D.
Oui, il te servira à grand'cliose.
I II. I.EGKi;.
Kh ! eh! j'ai dans lidéc qu'il doit y avoir des
loups par ici.
c APEI.Al I).
A Amboise?... Ls-tu fou?... Tu mourras d(> faim,
malheureux, avec tes atti'ape-minettes!... Du reste,
je t'engage à chercher une autre femme charmante
pour visiter tes blés et tes luzernes, car je te re-
fuse positivement ma fille.
SCÈNE X.
Les Mêmes, AGNLS.
AG\i-:s.
Vous refusez, mon père?
PlLLECni!.
Oui, Agnès, il refuse le gendre le plus soumis
et le plus tendre, et cependant il la connaît, la fa-
mille des Piilegru !... 11 sait si elle est vénérée à
Crécy !... Oh Dieu!... \ énérée à l'égal d'une barbe
blanche!... Mais n'importe! à l'homuie injuste, à
qui vous devez le jour, je ne répoudrai qu'un
mot : Père Capelaud, j'aurai votre fille!... Et
quant à la supériorité de mon système sur le votre
à rencontre des animaux malfaisants, de la petite
ou delà grande espèce, vous en jugerez avant peu.
Au revoir, Agnès!
AGNÈS.
OÙ vas-tu donc?
PII, l, EGIl l .
Pas loin, pas loin!... IJientùt vous aurez de mes
nouvelles. (11 sort «"n ompnrtant son piégn.)
SCÈNE XI.
AGNKS,' CAPLLAUD.
CA PEI.A l D.
Bon voyage!... Il est gentil comme un ours do
dix-huit mois.
AGNÈS.
Oh! ça ne m'effraye pas! Je l'apprivoiserai... et
vous aussi, mon ])ère, malgré \otre air faroiiclir.
(Elle le caresse.)
CAPELAUD.
^'l.'ux-tu bien laisser mes joues, câline!...
AGNÈS.
Vous verrez comme nous serons tous heureux!...
comme mon Piilegru...
CAPELAUD.
Ne m'en parle pas!... Jamais je ne consentirai.
A G N È s.
Oui-(la!... Et si, moi, je ne consentais pas à a'ier
au château ?
CAPELAUD.
Grand Dieu!... manquer notre fortune?...
AGXÈS.
Écoutez donc î...
CAPELAUD.
Eh bien! eh bien, nous causerons de tout cela
à ton retour... Je suis tranquille, d'ailleurs; la
cour est un lieu où l'on oublie tant de choses!
AGNÈS.
Oui, mais moi, j'ai une mémoire terrible.
CAPELAUD.
Nous verrons, nous verrons!... Il s'agit, poui-
l'instant, des conseils que je te dois, comme père
et comme homme d'expérience, sur la manière de
t'y conduire. D'abord, sais-tu ce que c'est que la
cour, Agnès?
A G NÉS.
Mais, c'est un endroit où l'on voit beaucoui) de
monde, comme dans notre boutique à Crécy.
CAPELAUD.
C'est un endroit bien plus brillant, et bien ])lus
dangereux, ma tille!... Au lieu de simples manants
ou de bons bourgeois, tu seras entourée des i)lus
élégants seigneurs.
AGN ES.
Oh, ne craignez rien!... Seigneurs ou autres,
j'ai un moyen de les calmer qui m'a toujours
réussi. Quand un galantin vient roder autour de
moi, ou s'avise de vouloir m'embrasser, je lui
plante un bon coup de poing au milieu du visage,
et ça le rend sage tout de suite.
CAPELAUD.
L'ncoup (lepoingàlacour!... Garde-t'en bien!...
ACTE PREMIER.
363
Un baiser clans ce pays-là est une politesse, et si
tu en recevais un...
AGNlîS.
Il faudrait peut-être tendre l'autre joue?
CAPE I.Al'D.
Non, pas précisément; mais il ne faudrait pas
trop te fâcher.
A r. N È s.
Oh, un coup de poing, ça se donne sans fâ-
cherie.
CAPE L AL D.
Mais ça ne se reçoit pas de même.
AG\i:s.
Aimez-vous mieux un soulllet?... Je veu\ bien!
Je laisserai ma main ouverte ou fermeté, à votre
choix : ça m'est égal.
CAPELAUD.
Mais non, mais non, ma fille!
AGNi;s.
Que faudra-t-il donc faire?
CAPEI.A II).
Il faudra garder le baiser pour toi.
AGNÈS.
Je n'accepte et je ne garde que ce qui me fait
l)laisir.
CAPEI, AUD.
Oh! mon enfant, que dis-tu là?... Tu n'y en-
tends rien!... Sais-tu ce qui m'a lancé dans le
monde, moi?... Un coup de pied!,.. Je ne te dirai
pas où... pour ne pas faire rougir ton amour filial ;
seulement, je te prie de croire qu'il ne m'a fait
nullement plaisir, et je l'ai accepté pourtant, et
môme je l'ai gardé sans mot dire, avec un front
serein!... Je n'oserais aflirmer que la partie qui
acceptait plus particulièrement montrât la même
sérénité; mais enfin le mortel généreux qui... (Il
lève la jambe.) trouva que j'avais un bon caractère,
et... ça me distingua de la foule!... Voilà la cour,
mon enfant! Voilà comme une personne jn-udente
doit s'y comporter.
AGNÈS.
Pardon, mon père, pardon, mais il me semble...
CAPEI.ALI).
A-^scz, ma fille, assez!... médite... et fais ton
profit.
A0\ i;s.
S'il n'y a que di'S prolits CDinnie ceux-là?...
SCfcNK \11.
Lis MiMis, IMl.LKGllU puis liRICONNL:'!'.
l'i 1.1, E(; n u , à lui-même en entrant,
(^cst niirvcilleuscnient tendu!... Juste sur le
cheniiii qui conduit du château à la mai^^onnettc
CAP El, AUD, l'apercevant.
Ah, te voilà encore, caniciie obéissant?
PILI.E(;ll u.
Kst-ce fjue vous croyez (pii' j'aurais laissé' j'artir
Agnès sans lui faire mes adieux?
AGNÈS, bas à Pillegni.
J'ai un plan dans ma tète pour te faire employer
avec moi au château; ainsi ne te fâche pas de mon
départ.
PI 1,1, KG II L.
Moi?... Oh, pas du tout!... (A pari.) Seulement
j'espère qu'il y aura du retard... au départ.
C \PELAUD, qui a regardé .vers la droite au fond.
Ma fille, ma fille, j'aperçois monseigneur Bri-
çonnot qui accourt!... Apprête-toi.
PILEECnU.
Ah! il accourt le vieux sec?... (Se frottant les
mains.) Bien!... La bonté de la mécanique ne peut
tarder à être démontrée. (Ici on entend un cri dou-
lourcui en dehors.) La !... qu'est-ce que je disais?...
C APELAID.
Oh, mon Dieu!... C'est la voix de monseigneur
le trésorier!.. Serait-il en danger?... Courons. Il
sort.)
AGN ES, à Pillegrn.
Que peut-il lui être arrivé pour qu'il crie comme
ça?
l'ii, i,EG!U), d'un ton dégagé.
Oh, rien!... 11 aura peut-être butté contre quel-
que chose.
uuiçoxNET, entrant, soutenu par Capelaud.
Je n'eu puis plus!... .\îi.', aïe, aïe, mon pauvre
mollet !
AGNÈS, à part.
Son mollet?... où donc le prend-il?
B R I Ç 0 N N E T.
Il est tout égratigné, tout déchiré!
p M, L E G n u , à lui-même.
Que ça! que ça !... Je suis déshonoré!
li K I ç 0 \ N E T.
C'est à peine si je peux marcher!... Qui, diable,
s'avise de tendre des pièges ici, en plein jour, et
eu pleine route?
A (; N È s , à part.
Je gage que c'est Pillegru.
CAPEI.AUl), à l'iUegru.
Quand je te disais qu'il n'y avait pas de loups
dans le pays, et que tes inventions n'étaient
bonnes qu'à estropier mes clients?... animal!...
Bn iço.x \ ET.
Nos clients?... i'uiir qui dmic nie prenez-vous,
inaitre (Capelaud?
c. A p i: 1. \ I 11.
Ah, pardon, grand ministre!... Lu douleur que
j'éprouve de votre accident... (A Pillegni.) Mais
répondras-tu?... Nous diras-tu ce qui t'a porté à
tendre ce piège?...
PI l.l.EG 11 1 .
Moi V... Je vas vous (lire!... Il faut que ce soit un
Iratiuriiard que j'ai perdu en route. (A Unniiuiri.)
Vous l'avez donc retrouvé, vous !... .\h, merci!
B 11 1 ç O N N E T.
Cdiunieiit :... C'est toi, misérable manant.'...
AGN i:s, à pari,
l'ait-il une drolc de grimace!...
264
MADAME AGNÈS l)K l'IGAIiDIi:.
ni! I rONN HT, à paît.
Ali I mon gaillard, tu payeras mon gras de jamlm.
(11.111t.) Venez , Agnès !
C. A PKI.. M I).
Mais, monseigneur, poiirrez-vous inarciier?
Laissez-nous cliai'gor ce précieux farili.-au sur nos
épaules!... avance, Pillcgru !...
iMi.i,i;(iiu;.
Voilà!... (A p.iit.) S'il arrive ù bon port, il aura
du bonheur.
isnir.ONNF.r.
Non, non!... le bras de votre lilli' siilUra. Allons,
gentille Agnès, conduisez-moi.
\c,\ i:s.
Volontiers! Appnyez-vous ferme, je suis forte,
et vous irètcs jias lourd.
Pii.LEGii u, i part.
Comment!... 11 peut marcher?... Mais il est pire
qu'un loup, ce vieux-là!... Agnès, pauvre brebis,
seras-tu donc croquée?...
ACTE DEUXIÈME.
Le tli(f'Alro représente une .salle du cbiltcau d'Amlioise : la décoration est à pans coupés. Deux portes à droite;
une à gautlic ; porte au fond ; une fenêtre avec balcon en dehors, ù gauclie.
SCÈNE I.
BRIÇONNEÏ, Mitrant.
Ah, coquin! ali, scélérat de Pillegru!... Prendre
dans un piège à loups le trésorier du roi de France!...
C'est que, depuis vingt-quatre heures, j'ai beau
frotter ma jambe, je soulVre toujours!... Du moins,
je me suis vengé, et nous verrons si le manant se
tirera du lieu où l'on va le placer comme je me
suis tiré de son piège. Patience! Voici la petite
Agnès installée au château ! Le roi est enchanté
d'elle: le fait est qu'elle est ravissante sous ses
habits de grande dame!... Prenons garde pour-
tant! La marquise de Saint-Gelais n'est pas encore
disgraciée, et il faut être prudent. Ah! ah! j'entends
ma gentille protégée.
SCI'INE 11.
BRIÇONNET, AGNÈS.
AGNÈS, faisant des révérences au fond.
Ah çà, finirez-vous de me saluer? ... Je ne peux
pourtant pas faire la révérence jusqu'à ce soir;
c'est ennuyeux à la fin !
r. niçoNNKT.
Qu'avez-vous donc? Et qui se permet de vous
ennuyer ici?
AGNÈS.
Qui?... Mais tout le monde à peu près, à com-
mencer par vous que je cherche depuis jilus d'une
heure.
iini(;oN!\ET.
Que désirez-vous de moi?
ACNKS.
Dites donc, monseigneur, elle est jolie la place
que vous m'avez fait obtenir au château!
BniÇONNET.
Eh! mais...
AGNES.
Hier, j'ai passé tonte la sainte journée à ne rien
faire, et ça recommence aujourd'hui comme hier.
B R I Ç O N N E T.
Du moins ce n'est pas fatigant.
A G m'; s.
Ca m'avait assez convenu d'abord, mais à pré-
sent ça me fait bâiller que j'en ai mal à la mâ-
choire!... ah !...
lilUÇONNET.
Je connais pourtant une personne dont la
société devrait...
AGNICS.
Le roi?... Oui, il est déjà venu me parler plu-
sieurs fois, c'est bien honnête de sa part; mais,
par malheur, il me débite un tas de phrases aux-
quelles je ne comprends goutte, et qui ne m'amu-
sent pas du tout.
EU IÇONNET.
Ne pas s'amuser de ce que dit un roi!
AGNÈS.
. Tiens! Si un roi est ennuyeux?
BRIÇONNET.
Est-ce que c'est possible?
AGNV;S.
11 paraît!... Puis, il me prend les mains qui me
démangent de travailler, et il s'en va sans mavoir
commandé la moindre friandise?... Et c'est bien
lieureux, car je vous prie de me dire si ça a le
sons commun de m'avoir affublée de ce costume-
là?... Comme ce serait commode pour faire de la
pâtisserie !
B u I ç o \ N E T.
On ne vous en demande pas.
AGNÈS.
Voilà bien le mal !
BRIÇONNET.
On vous apprendra à faire autre chose.
AG^•ÈS.
Vraiment?... Qu'on se dépêche donc! J'ai di- la
bonne volonté d'abord.
BRIÇONNET.
C'est tout ce qu'on exige de vous.
ACTE DEUXIÈME.
265
AGNÈS.
Il y a encore ce nom qu'on me donne qui me
paraît singulier : madame Agnès de Picardie.
BRIÇONNET.
Que vous importe?
AGNÈS.
De Picardie, au lieu do la Picarde, passe encore ! .. .
Mais madame?... Attendt'z donc que je le sois.
BRIÇONNET.
Bah, bah! ça viendra.
AGNÈS.
Je l'espère bien, mais tant que ça n'est pas
venu!...
BRIÇONNET.
Patience, patience!... Vous vous ferez à tout
cela, et à bien d'autres choses encore qui n'auront
rien de pénible.
AGNÈS.
Si Pillegru était ici, je ne dis pas... Vous
m'aviez promis de le faire venir au château, de le
placer...
BRIÇONNET.
Oui, paidieu, je le placerai!
AGNÈS.
Bien vrai?
BBIÇONNET,
Et plus tôt que vous ne pensez.
AGNÈS.
Eh bien, vous êtes un brave homme!... Après
le malheur de votre jambe...
BR IÇONNET.
Oh, je n'ai pas de rancune! (Regardant vers le fond.
A part.) Ah, mon Dieu!... La marquise de Saint-
Gelais!... Il ne faut pas qu'(;lle me trouve avec
cette petite.
AGNÈS.
Voyons!... Quelle place lui donnerez-vous?
BRIÇONNET.
Nous verrons, nous verrons!... Pour le moment,
malgré tout le charme de cet entretien, si j'osais
vous prier...
AGNÈS.
De m'en aller?
BRIÇONNET.
Mille pardons!... Une dame qui vient par ici...
AGNÈS.
Nous voulez lui parler?... à votre aise!... Tenez,
je vais passer sur ce balcon, et dès qu'elle sera
partie...
BRIÇONNET.
Sur ce balcon?... Cependant...
AGNÈS.
01), n'ayez pas peur! Je n'écouterai pas votre
conversation avec cette dame.
BRIÇONNET.
N'importe!... J'aimerais mieux...
AGNÈS.
Et moi, j'aimc! mieux rester là! A bientôt, mon-
seigneur... (Elle va se placer sur lo balcon, devant
lequel est uii rideau.)
i; R I Ç 0 N N E T.
Pas moyen de l'empêcher!...
SCÈNE m.
LA MARQUISE DE SAINT-G ELAIS,
BUICONNET, puis AGNÈS.
i,A MARQUISE, à clle-mème en entrant.
Aloi qui croyais n'avoir que la reine pour
rivale!... (Haut.) Monsieur le trésorier, je vous
cherchais.
BRIÇONNET, s'indinant.
Madame la marquise... (A part.) Elle aura appris
quelque chose.
LA MARQUISE.
Savez-vous quelle idée m'est venue?
BRIÇONNET.
Ce ne peut être qu'une idée fort agréable.
LA MARQUISE.
Cette idée, la voici : c'est que vous êtes un
ingrat.
BRIÇONNET.
Oh!...
LA MA R QUI SE.
Un homme ;\ double face.
BRIÇONNET.
Ah!..
LA MA RQUISE.
Qui oubliez que vous me devez votre fortune.
BRIÇONNET.
Par exemple !
LA M.VRQUISE.
Une femme a été amenée hier au château...
Vous le saviez.
BRIÇONNET.
Je vous jure...
LA MARQUISE.
Vous le saviez... Et tout à l'heure, quand je
vous ai interrogé, vous me l'avez caché.
BRIÇONNET.
J'ignorais entièrement...
LA MARQUISE, riuti^rrorapaiit.
("est bien. On la nomme, m'a-I-on dit, madame
Agnès de Picardie?
AGNÈS, mettant la tète hors du ridean. A part.
Tiens ! on parle de moi.
LA MARQUISE.
Ce nom là m'est tout à fait inconnu. Que vient-
elle faire iri? quel est son rang? son titre? (pielle
est sa famille ? l!nlin d'où sort cette obscure
rivale?
A(>N Es , s'aV'iiirant.
Comment ! d'où jesors?... D'abord, do dessus ce
balcon; ensuite de Crécy, en Picardie, alin (jue
vous le sachiez.
LA MARQUISE.
C'est donc vous, madaiiif?
lin k; o N N UT, A pari.
Oue va-t-elle dire?
34
266
M AU A ml: AGNilS DE PlCAUDir:
AGNKS.
Oui, c'est moi, qui no suis pas madame, mais
qui vous ai entendu prendre des informations sur
mon compte, el.'|iii viens vous en (lninor.
uniçoNNET, à part.
Si elle allait parler des Ijontes du roi?...
Ar. Ni:s.
Quant à mon ran;;, ti mon titre, ils en valent
bien d'autres: je suis attachée à la cour en qualité
de...
uniçONNKT, bas, lui piuraut le bras.
Taisez-vous !
A(;n iJS , surprise.
Oh!...
LA M A R Q U I S K.
Je comprends, madame, et je sais déjà quel titre
on veut vous donner ici.
AGN Es.
Puisque vous le savez... Quant à ma famille, les
fonctions de mon père sont encore plus connues
que les miennes!...
LA M A UQ DISE.
Votre père'.'
AGNIiS.
Oui, madame, mon père, à qui le roi veut beau-
coup de bien, et qui n'est ni plus ni moins que...
BRIÇON^'ET, bas, lui piuçaat le bras.
Taisez-vous donc!...
AGNÈS.
Ah çà! voulez-vous bien finir, vous? Savez-vous
que vous me faites mal avec vos pinces? (Mouve-
meut de la marquise.)
BRIÇONNET.
Moi?
AGNÈS.
Je gage que j'en ai le bras to'it noir.
BRIÇONNET.
C'est donc par distraction!
AGNÈS.
Elle est jolie, la distraction!
LA MAUQUISE.
Monsieur le trésorier a sans doute peur que vous
ne parliez?
AGN È s.
Et d'où vient cela? Pourquoi ne dirais-je pas à
madame que mon père est l'éleveur des chiens du
roi, comme moi je suis sa pâtissière?
LA MAUQUISE.
Éleveur de chiens? pâtissière?... Ah! ah! ah!
mais c'est charmant! Et vous aviez tort, mon-
sieur le trésorier, de vouloir imposer silence à
madame.
BRIÇONNET, à part.
Pourvu qu'elle ne dise que cela!
LA MARQUISE, riant.
Ahl ah! ah! éleveur de chiens et pâtissière!...
AGNÈS, à Briponnet.
Elle est bien gaie, cette dame là!
LA MARQUISE, à Briçonnet.
Recevez toutes mes félicitations.
uniÇONNET.
Et sur quoi donc, madame?
LA MARQUISE.
Mais sur la nouvelle charge ([ue, d'après vos
conseils, sans doute, le roi vient de créer, et sur
la personne qu'il en a pourvue. Ah! ah! ah! Le
besoin d'un talent aussi distingué se faisait géné-
ralement sentir à la cour.
AGNÈS.
Bah!... est-ce qu'on n'y faisait pas de brioches
avant mon arrivée?
LA MARQUISE.
Pardonnez-moi, pardonnez-moi!... ce qui ne
m'empêche pas d'avoir hàle de goûter des vôtres.
A G N E s.
Oui?... eh bien, soyez tranquille.
LA MARQUISE.
Mais Sa Majesté a sans doute fait déjà quelque
commande à madame Agnès... de Picardie... et je
me reprocherais de la gêner. (Elle fait une grande ré-
vérence à Agnès. A part.) Je crois que je puis être
tranquille de ce côté. Allons voir si le messager
que j'attends est arrivé.
BRIÇONNET, de même.
Suivons-la pour tâcher de détruire ses soupçons.
(Ils sortent.)
SCÈNK IV.
AGKÈS, puis LE IIOL
AGNÈS , .seulf.
Elle a l'air de se moquer de moi, cette belle
dame!... C'est égal !...je ne suis pas fâchée qu'elle
m'ait vue; elle rappellera peut-être au roi pour-
quoi l'on m'a fait venir au château. (Regardant.)
Tiens, le voici justement en personne, je vas lui
parler moi-même.
LE ROI, entrant.
Eh bien ! ma gentille Agnès, commencez-vous à
vous habituer à la cour? Ce séjour ne vous ennuie-
t-il pas trop?
AGNÈS.
C'est selon.
LE ROI.
Comment?
AGNÈS.
Oui, quand vous venez causer avec moi, ça va
encore, parce que l'on assure qu'on doit toujours
trouver un roi amusant, et je tâche!... Mais le
reste du temps... oh! c'est dur!... Aussi je ne
soupire qu'après le moment où...
LE ROI.
Quelle brillante toilette vous avez là!
AGNÈS.
Dame ! voilà comme on m'a arrangée.
LE ROI.
On a cru sans doute vous rendre plus jolie,
mais vous pouviez vous passer de cette riche pa-
rure; il me semble que le simple habit sous lequel
je vous ai vue pour la première fois...
ACTE DEUXIEME.
267
Ar.NK5,
Ah!... que vous avez raison, sire! C'est ce que
je disais tout à l'heure; il est bien plus commode,
parce que, dans notre état, il faut pouvoir se rc-
i muer : il ne s"agit pas de rester là comme une
I sainte dans une châsse.
LE ROI.
Ce serait bion dommage. Savez-vous, ma toute
belle, que vos attraits ont fait sensation ici?
ACNÉS.
Oui-da?
I. K noi.
Ils viennent d'inspirer les vers les plus galants
du monde au premier iioëte de ma cour.
A G X È s.
In porte?... Qu'est-ce que c'est que cet animal-
là?
LE ROI, souriant.
Cet animal-Hi, c'est M. de Saint-Golais, le cou-
sin d'une belle dame qui ne sera guère charmée
des vers de son parent.
AGNÈS.
Des vers?... Je ne comprends pas.
LE ROI, tirant un papier de sa poche.
Écoutez, je vais vous les lire :
La dame en tout la mieux douée,
La plus humble et la plus louée,
La plus fière de ses a'ieux...
Et la moins vaine de ses yeux...
Sur son coursier la plus allante...
agnf:s.
Oh! mon coursier!... c'est un âne.
LE ROI.
Dans son fauteuil la plus dolente...
AGNÈS.
Mon fauteuil?... C'est une escabelle.
LE ROI.
La plus fidèle à son devoir,
El la plus dangereuse à voir...
AGNÈS.
Par exemple!... Il n'y a pas de danger.
LE ROI.
A la danse la plus folâtre...
AGNÈS.
Ah ! ça, c'est vrai !
LK ROI.
La plus rCvcuse auprès de l'Atre ,
La plus séduisante toujours,
La plus timide en ses amours...
Rn dévouement la plus Iiardie,
C'est l'ange que le ciel forma,
Et que sur la terre ou nomma
Madame Agnès de Picardie.
Kh bion ! r|u'cn dites-vous?
A G N K s.
Ma foi, je dis, sire, qu'il faut qu'il se décide,
votre poëte!... Suis-jc comme ci? Suis-jn comme
ça? Je ne peux pas être les deux ensemble.
Qu'est-ce qirc ça signifie de me donner deux sen-
timents ctdeux visages? Merci du cadeau! Ce n'est
pas la mode chez nous.
LE ROI, riant.
Oh ! charmante ! charmante ! Vive Dieu, parlez-
moi d'une femme qui comprend les madrigaux
de cette façon-là!... Agnès, vous êtes adorable!...
(Il lui prend la taille.)
AGNÈS, se dégageant.
Doucement! doucement!... Ce n'est pas pour ça
qu'on m'a fait venir ici.
LE ROI, la lutinant.
Qu'en savez-vous?
A G N È s.
A bas les mains!... ou je tape d'abord.
LE ROI, riant.
Vrai Dieu! je voudrais voir cela!
AGNÈS, lui donnant une tape.
Eh bien! c'est vu.
CAPEi.Ai'D, paraissant à une porte latérale, i part.
Ciel!... Un coup de poing à un roi de France!...
Que va dire Sa Majesté?
LE ROI, riant.
Ah ! ah ! ah !... C'est qu'elle a tapé tout de bon.
CAPELALD, à part.
Il rit?... Il est d'une bonne pâte, le monarque!
LE ROI.
Je n'ai jamais rien trouvé de si amusant que
vous, Agnès.
AGNÈS.
Ah!... ça vous amuse?... Je vas recommencer.
LE ROI.
Doucement!... Doucement!... Nous ne sommes
pas votre amoureux de Crécy.
AGNÈS.
C'est justement pour ça que je tape.
LE ROI.
Vous oubliez que vous vous adressez au roi.
A(;\Ès.
Au contraire!... A chacun sa besogne!... Allez
gouverner, sire, et laissez-moi pratiquer mou
art.
LE ROI.
Allons, allons, vous êtes bien heureuse que ce
soit l'heure de mon audience!... Je pars, mais je
reviendrai.
A G N È s
C'est bon, revenez, mais n'y revenons pas.
LE ROI.
Ce soir, après la chasse, nous reprendrons cet
entretien. Au revoir, ma gentille ennemie.
AGNÈS.
Au revoir, sire... (A elle-nifme.) Tâchons de trou-
ver le vieux trésorier, car il faut que Pillegru...
(Le roi sort d'un côté et elle par le fond.)
SCÎ'NE V.
CAPr.i.Aii), puis piM.r.r.nr.
CAP FI. A un, scnl «n in>latit.
Enfin les voil.^ p:irlis!... Commf elle brusquait
Te roi!... Cette .•nfaïu-là n'a pas le moindre unago
de la cour!... 'lu- 'I "'y a pn« """ niinuto .'k
MADAME AdNKS \)K PICAnOlK.
pcrtlro; il s'agit de tonir la iiromosscqiic j';ii faite ;
exanniioiis d'abord si personne ne peut nous sur-
prendre. (Il va regarilcr d'un ciblé.)
PILLEGRU, accourant essouffle.
Ouf!... Je n'en peux plus!
CAPEi.Ai I), se retournaul.
Qu'est-ce que. j'entends là?
PII.LKGniI.
C'est vous, pure Capeland? bien le bonjour...
Comment vous portez-vous? Sauvez-moi.
C VPEI.AUn.
Toi, au château?... Qu'y viens-tu faire, inibi'-
cile?...
PU. I.EGRU.
Us sont ;\ mes trousses!... Dix, vingt, trente
di^mons.
c A P E I. A l I).
Je ne vois pas le plus petit di5mon.
p 1 1. L E 0 u u .
Je vous dis que je suis un homme mort, si vous
ne me cachez pas quelque part.
CAPELAUD.
Moi, îc cacher?...
pii,i,Eonu.
Figurez-vous que j'étais venu de Crécy tout
exprès... Oh! je les entends!... Sauvez-moi!...
Non, non, je me sauve moi-môme!... Où nie four-
rer, mon Dieu? où me fourrer?... (Il sort en courant
par une porte latérale.)
CAPELAUD, seul.
Il a bien fait de s'en aller!... Il paraît qu'il a
commis quelque crime, et au lieu de le cacher je
l'aurais plutôt livré moi-môme!... Un gueux qui
a ensorcelé ma tille, et qui serait capable de l'em-
pôclier de faire son chemin à la cour!... Mais le
voilà loin!... Profitons du moment!... (Allant à une
porte latérale.) Plus personne, madame!... vous
pouvez entrer.
SCÈNE VI.
CAPELAUD, LA REINE, puis AGNÈS.
LA REINE, on costume très-simple.
Merci, mon ami, merci ! Je vous récompenserai
de votre dévouement.
CAPEI, A i n.
Je n'ai point oublié que je dois ma place à la
puissante protection de Votre Majesté; mais ai-je
été surpris (juand j'ai reconnu madame la reine
sous ce simple costume, et qu'elle m'a demandé
mon aide pour entrer mystérieusement... où?...
chez elle !...
LA REINE.
Oui, il faut que je voie tout par moi-même,
sans qu'on soupçonne msc présence ici.
CAPKL \UD, à part.
Pauvre reine! Si elle voit tout, elle pourra bien
n'être pas trop contente.
LA REINi:.
Étes-vous bien sûr qu'on ne nous a pas aperçus?
CAPELAl D.
Oh! il n'y avait pas de danger, parla galerie
que nous avons suivie.
LA REINE, à clle-mùrae.
Je meurs d'inquiétude!... Cette lettre, qui m'a
été enlevée, elle peut me perdre dans l'esprit du
roi!... Dieu veuille que j'arrive à temps pour l'em-
pôclier d'ajouter foi aux calomnies de mes enne-
mis!...
AONiiS, entrant et s'arrètant au fond. A elle-même.
Impossible de mettre la main sur le vieux tré-
sorier... Tiens!... mon père avec une dame!...
CAPELAL'I).
Votre Majesté a-t-elle encore besoin de moi?
AGNÈS, à part, au fond.
Votre Majesté!...
LA REINE.
Non, mon ami , voici la porte de mes apparte-
ments, j'y entre, vous pouvez me laisser. Soyez
discret, et comptez sur ma reconnaissance. (Elle
sort par une porte latérale.)
CAPELAi;n, à lui-même.
Allons, allons, ça va bien!... ma fille à la cour,
et moi, le confident d'une reine! (Tl sort d'un autre
coté.)
SCÈNE VII.
AGNÈS, puis PILLEGRU.
AGNÎîS.
D'une reine!... C'est la reine?... qui arrive mys-
térieusement ici avec mon père?... Qu'est-ce que
tout ça veut dire?... Elle a une physionomie qui
me revient tout à fait, cette reine-là!... Mais je ne
peux pas comprendre... Quelque jalousie, peut-
être?... Elle n'aurait pas si grand tort, car, enfin,
que veut-on faire de moi ici?... Hum!... on me
débite des balivernes, on me laisse les bras croi-
sés... Cet état-là ne me convient pas, et, décidé-
ment, je vais déclarer à mon père... (Elle fait un
mouvement et s'arrête.) Tiens!... qu'est-ce donc que
j'entends par là?... Je ne me trompe pas... oui, des
gémissements!... Il me semble que je reconnais
cette voix... c'est celle de Pillcgru!... Où est-il
donc?... Dans cette chambre?... (Elle va regarder à
une porte latérale.) Non!... personne!... (Elle prête
l'oreille.) Ah! bah!... c'est de là qu'elle vient, la
voix!... Il n'y a pas de porte, pourtant?... Est-ce
qu'on se loge dans les murailles... ici?... Oh!... il
se plaint!... Comment arriver jusqu'à lui?... (Elle
tape contre la muraille.) Pillegru!... Pillegru!... Est-ce
toi?... J'ai beau taper là contre, je ne démolirai
pas... Je veux cependant lui porter secours... Je
crois qu'il m'app(!lle!... Pillegru, je suis là!... (Eu
tapant et en appuyant la main contra le mur, elle touche
un ressort, le panneau glisse et laisse voir des barreaux
(le fer, derrière lesquels se trouve Pillegru.) Ah!...
Ciel!...
ACTE DEUXIÈME.
269
PILLEGRU.
Dieu soit loué!... Quoi! c'est vous, Agnès, qui
me rendez à la lumière?
AGNF.S.
Qu'est-ce que tu fais là?
PILLEGRU.
Vous le voyez bien, je ne me promène pas.
AGNÈS.
Qui est-ce qui t'a mis dans cette cage?
PII.LEGRL.
Hélas! Agnès, c'est moi.
AGNÈS.
Toi?... Est-ce que tu deviens fou?
PILLEGRi;.
Dites donc stupide!... Oui, Agnès, je suis mon
geôlier, mon propre geùlier!
A r. \ K s.
Mais apprends-moi comment il se fait...
PILLEOnU.
Ah! voilà!... Le soleil commençait à poindre à
l'horizon, les oiseaux chantaient...
A G N È s.
Qu'est-ce que tu me chantes là?
PILLEGRC.
Tout, dans la nature, invitait à une douce mé-
lancolie; je pensais à vous, ô Agnès... Tout à
coup, je me sens saisi par un demi-quarteron d'es-
tafiers qui m'emportent au château... J'ai bien de-
viné que c'était une vengeance du vieux Briçon-
net, qui a le traquenard sur le cœur... L'amour
donne du courage... Je voulais vous revoir... Ar-
rivé au détour d'un corridor, je parviens à m'é-
chapper, je cours à travers un tas d'appartements,
je rencontre le père Capelaud; mais j'entends mes
esfafiers, je reprends ma course, et en fuyant tou-
jours devant moi, sans savoir où je vais, je me
trouve dans un endroit sombre : quelque chose
me barre le passage... je me retourne, et je m'a-
perçois que je suis dans une grande cage de fer,
dont la porte s'est refermée sur moi, aux éclats de
rire des gueusards qui nie poursuivaient.
AGNÈS.
Est-il possible?...
PILLEGRU.
Voyez!... rien n'y manque, l'auge, la mangeoire,
tout y est!... On dit que c'est le feu roi Louis Xi
qui a imaginé ça : des cages à hommes!... C'est
une invention très-ridicule!... Je vous demande
un peu de (juoi j'ai l'air là dedans?
AGNES.
Le fait est que tu as un air...
PILI.EGR l'.
Vous allez me tirer de là, hein?
AGNÈS.
Ft le moyen de te délivrer? (Elle s'accroupit devant
la cage.) Pillegru!...
PILLEGKI, l'iniitaiit.
Agnès!
AGNÈS.
Comprends-tu quelque chose à ce qui se passe
ici?
PILLEGRI-.
Je comprends que je suis en cage, et que vous
avez des habits magnifiques, vous.
AGNÈS, ri fléchissant.
Oui, oui, attends, Pillegru, attends.
PILLEGKf.
Pardiiie! je suis bien forcé d'attendre!
AGNÈS.
Je commence à voir clair.
PILLEGRI.
Vous êtes bien heureuse. Moi, je n'y vois goutte
là dedans.
AGNÈS.
Le vieux Briçonnet est un scélérat.
P I L L E G R U.
Un homme qui me fait mettre en cage, qui me
réduit à l'état de sansonnet... il n'y a pas de
doute.
AGNÈS.
Je devine à présent ce qu'on veut faire de moi.
PILLEGRU.
Il y a longtemps que je l'ai deviné; mais je ne
veux pas, moi, sapristi!... (Il saute et se cogne la
tète.) Oh!...
AGNÈS.
Eh bien! tu t'es fait mal?...
1>I LLEGRU.
Ce n'est rien, une bosse au front!... Pourvu
(|u'il n'y ait que celle-là, Agnès!...
AGNÈS.
Veux-tu bien te taire, imbécile, et te calmer!...
PILLEGRU, tournant dans sa cage et secouant
les barrcaui.
Que je me calme?
AGNÈS.
Qu'est-ce que ça signifie de tourner comme ça?
Tu as l'air d'un ours mécontent.
PILLEGRU.
Dites donc que, si ça continue, je deviendrai un
lion, un tigre.
AGNÈS.
Allons, allons, prends patience.
PILLEGRU.
Voilà tout ce que vous m'offrez?
AGNÈS, vivement.
Je pense à un moyeu... Oui... laisse-moi faire...
Mais j'entends du bruit, on vient par ici, il ne faut
pas qu'on sache que j'ai découvert ta caclielle; Je
vais refermer le panneau.
pille(;ru.
Quoi! vous auriez le courage de me replonger
dans les horreurs do l'obscurité?
AGNÈS.
Sois tranquille!... je ne pousserai |)as le ressort;
tu seras libre de to donner un peu d'air et do
jour.
270
MADAME AGNÈS DE l'ICARDI K.
PI i.i.i: r.nii.
lîoiiiii' idi'O qui- vous avez IM...
\r,\ i;s.
Je cours m'nrrupor ilo ta di'livranro. A liicntot,
et lion espoir! (Elle [lonssti le iwiinoan et sort par hi
porte qui coiuloit aux appartcuiCDls de la reine.)
SCÈMi: Mil.
l'ILLEGRU, dans la cage, poussant un peu le panneau
de temps en temps, BRlÇONNliT, IX MAR-
QUISE, entrant par le fond.
LA MAROl'ISE.
Oui, monsieur le trt-sorier, je vous le répète, je
ne nie contente point de vaines protestations : si
vous voulez que je croie à votre fidélité, donnez-
m'en des preuves.
liRIÇ ONNET.
F,t lesquelles, madame la marquise?
I, A MARQUISE.
licoutcz-moi : Cl! n'est pas cette petite paysanne
tjui m'inc[ui('te !... Non, un caprice passager ne
m'alarnie point, et mes craintes sont plus sérieuses.
Malgré ses nombreuses distractions, le roi a encore
pour la reine, sa femme, un attachement qui peut
me perdre; c'est donc son influence que je veux
détruire.
R R I Ç 0 K N E T.
Mon Dieu! je le désire autant que vous. N'a-
t-elle jias tenté de me faire eiTlever ma charge ;
n'a-t-elle pas voulu persuader au roi que je suis
un fripon?
LA M \ROl'ISE.
C'est vrai.
BRIÇOIVXET.
Vous dites, madame la marquise?
L \ MARQUISE.
Je dis que, dans cette circonstance, vous devez
vous joindre à moi, si vous tenez à conserver votre
crédit.
BRIÇOMVET.
Mais que faudrait-il faire?
PiLLEGRr, entr'oivrnnt le panneau.
Oh! oh!... mon ennemi et une dame! (Tl écoute.)
LA MARQUISE.
Vous n'ignorez pas que le duc d'Orléans a dû
épouser Anne de Bretagne, que de tendres senti-
ments les unissaient, et que le roi a longtemps été
jaloux de son cousin?
1! u 1 r. 0 \ \ F. T.
Oui, sans doute.
LA MARQUISE.
Par mes soins, ses soupçons ont été réveillés.
p I L L K r. R u , à part.
La méchante femme!
I.A M ARQUISE.
Maintenant, j'ai entre les mains une lettre ré-
cemment écrite à la reine par le duc Louis, et, de
plus, je dois recevoir aujourd'hui môme un anneau
qu'il lui a fait remettre mystérieusement... sans
doute comme gage d'amour et de fidélité.
RRU;ON.\ET.
Il se pourrait?
LA MARQUISE.
Cotte Irttre, il faut qu'elle soit placée sous les
yeux du roi.
PI LLECRU, à part.
Oh! si je n'étais pas si parfaitement clos!...
LA MARQUISE.
La remettre, moi, que la reine honore de ses
bontés... ce seiait une maladresse; c'est vous qui
vous en chargerez.
RRIÇONNET.
Mais, madame, le roi ne sera peut-ôtrepas très-
flattéqueje lui fournisse la preuve...
LA MARQUISE.
C'est lui qui vous la demandera.
BRIÇO.XNET.
Alors, je me risque.
LA MARQUI SE.
C'est bien, j'entends Sa Majesté; voici la lettre,
faites attention à ce que je vais dire.
PILLE G R u, à part.
Je n'en perdrai pas une miette.
SCÈNE IX.
Les Mêmes, LE ROI.
LA MARQUISE, tlès-haut.
Ce sont d'infâmes machinations, messire Briçon-
net, d'absurdes calomnies auxquelles personne
n'ajoutera foi.
LE ROI, s'approchant.
Qu'est-ce donc, madame, et de quoi s'agit-il?
LA MARQUISE.
Ah! sire, vous m'avez entendue!...
LE ROI.
Vous parliez de calomnies, contre qui?
LA MARQUISE.
Que Votre Majesté me pardonne!... Je ne sais si
je dois...
LE ROI.
Cela m'intéresse-t-il donc?
LA MARQUISE.
Qu'imjiortent des bi'uits ridicules?
LE ROI.
Veuillez achever, madame.
L A MARQUIS E.
Qui croira jamais qu'un roi si digne d'être aimé
puisse avoir à craindre un rival?
LE ROI.
Un rival?
LA MARQUISE.
A qui persuadera-t-on qu'une reine, modèle de
toutes les vertus, ait au cœur un autre amour que
celai de son royal époux?
LE ROI.
Vrai Dieu ! à personne, j'espère.
LA MARQUISE.
C'est ce que je disais à messire Briçonnet, à
l'instant même.
ACTE DEUXIÈME.
271
Pii.i.EGRi', à part, dans la cage.
A-t-elIc un front!
i.i; noi.
Et aurait-il osé penser le contraire?
CRIÇONNET.
Moi, sire?...
LA M AU Q 11 SE.
Oli ! nnn, certes .'...Les gens qui n'ont pas craint
d'unir, dans leurs infâmes suppositions, les noms
de monseigneur le duc d'Orléans et de Sa Majesté
la Reine, les ont calomniés tous les deux.
LE ROI.
Le duc d'Orléans!... Ce n'est pas la première
fois qu'on a murmuré à mes oreilles...
LA MARQLISE.
En rérité, sire?...
LE ROI.
N'a-t-on pas osé parler d'une lettre écrite, d'un
anneau envoyé?... que sais-je?... Misérables in-
\cntions dont on serait bien embarrassé de fournir
la preuve!
LA MARQUISE.
\ous le voyez, messire Briçonnet, c'est une
odieuse imposture, je vous le disais bien!... Et
ceux qui prétendent que cette lettre existe...
BRIÇONNET, à part.
Elle y arrive!... elle y arrive!...
PILLE G RU, dans h cage.
Scélérate, va!...
LA MARQUISE.
Qu'ils pourraient la présenter au roi...
LE ROI,
Cette lettre... Ah! que ne donnciais-jc pas pour
l'avoir entre mes mains!
BRIÇOKNET, tirant doucement la lettre de sa poche.
(A part.) Je crois que voilà le moment... (Haut.)
Ainsi donc, sire, celui qui présenterait à Votre Ma-
jesté... cette...
LE ROI.
Celui-là, je le ferais pendre à l'instant comme
un exécrable calomniateur!
BRIÇONNET, reculant.
Ah! mon Dieu!
i. A M A r. y u I s E , à part.
Ciel !
PILLEGRU, à part.
Oh! oh!... ils ne s'attendaient pas à celui-là!
LE ROI.
Oui, je le ferais pendre!... car elle serait suj)-
posée, cette lettre! car le crime qu'elle dénoncerait
est impossible!... car la femme d'un roi de Erance
ne peut pas même être soupçonnée.
BRIÇ0\ni;t, reculant du côté de laçage.
Sire, certainement!...
LE ROI, s'avanraiit vers Ilrieuiinct.
Est-ce donc vous, messire Briçonnet, qui auriez
eu l'audace d'accuser la reine?
BRIÇONNET.
Moi?... Par exemple !... (U froisse cl cache la lettre
derrière lui.)
l.E ROI.
Serait-ce vous qui seriez chargé de placer sous
I mes yeux cette prétendue prouve?
BRIÇONNET, qui a jeté la lettre loin de lui, près
du panneau.
Moi?... j'en suis à cent lieues, sire !... Sa Majesté
la reine est la plus vertueuse des femmes... la
plus... j'en mettrais mes deux mtiins au feu!
PlLLEc; uu, ramassant la lettre, et refermant un peu
vivement le panneau.
Vieux coquin !... A moi, l'écrit, toujours!...
LE ROI, se retournant.
Hein?... Qu'ai-je entendu?
BRIÇONNET.
liicn, sire, rien que moi qui proteste...
LA MARQUISE, à part.
Misérable poltron !
LE ROI.
A la bonne heure!... Et pourtant, il m'avait
semblé vous voir tirer un papier de votre poch.-.
BRIÇONNET.
Erreur, sire, erreur!... Je ne sais pas ce que
c'est que cette lettre!... Je ne l'ai jamais vue!...
Qu'on me fouille!
LE ROI.
Il suUit!... Que je n'entende plus parler de ces
infâmes impostures. (A part.) S'ils disaient vrai
cependant?...
LA MARQUISE, à part.
Le coup est manqué pour cotte fois.
LE ROI, à part.
Ah! je saurai par cette femme... (Haut.) Si Ma-
dame la marquise voulait m'accoiniiagner pour
visiter mes nouveaux parterres?
L A MARQUIS E.
Volontiers, sire. ( Le roi lui donne la main. La mar-
quise passant près de Briçonnet, Las.) Vous êtes un
lâche. (Elle sort avec le roi.)
SCÈNE X.
BHK.ONNET, seul.
Un lâche?... C'est facile à dire quand on ne
risque rien! J'aurais bien voulu l'y voir!... pen-
du!... Mais ramassons cette maudite lettre!... (Il
cherche ) Eh bien! où est-elle? Ah! mon Dieu!...
Je l'avais jetée là!... Plus rien!... Disparue!...
Voyons... Le vent l'a peut-être poussée jtar ici?...
Non... rien... La marquise l'aura sans doute ra-
massée... Je peux iiK! vanter de l'avoir échappé
belle!... Dans quel guêpier je m'enfonçais!...
Dans quel guêpier! .. i' Il suit pai une purl.- lilt'Malr.Mi
iheichaiit à terrr.l
SCÈNE \l.
AGNÈS, LA HEINE, puis l'ILI.E(.i;i .
LA REINE, entrant avec Af;iiis.
Mais, j(!unc lille, je ne suis pas ce c|ui' vous
pensez, on vous ii trompée.
272
MADAME AGNES DE PICARDIE.
AGNK s.
Olil non, non, je le sais, vous êtes madame la
rt'inf.
LA UEINË.
Silence!... Ne prononcez pas ce nom!...
A G N j-: s.
Sojez traniiiiille, madame!... Je j;ardorai voire
secret ; mais accordez-moi votre protection.
LA n K I \ E.
Ma protection?... Qui î'tes vous, mon enfant?
Que faites-vous ici?
A (; N k s.
Dans ce moment, madame, c'est assez ditVicilc
à dire : je sais bien pourquoi je suis venue; mais
je ne sais plus pourquoi l'on m'a fait venir. Ce
qu'il y a de sur, c'est que j'ai bien du chagrin,
allez, et que si vous vouliez, vous qui Ctes relue,
bientôt je n'en aurais plus.
LA HEINE.
Parlez, et s'il dépend de moi...
AGNÈS.
J'ai un amoureux, madame.
LA REINE.
A vous voir, on ne peut s'étonner que d'une
chose, c'est que vous n'eu ayez qu'un.
AGXiiS.
Oh! j'en ai plusieurs aussi; la graine n'en
manque pas, mais il n'y en a qu'un que j'aime;
on me l'a pris, et je viens vous prier de me le
faire rendre.
LA REINE.
Les reines peuvent sans doute bien des choses,
mais faire rendre le cœur d'un amoureux...
\c,\ks.
Oh! ce n'est pas sou cœui qu'on m'a pris! c'est
lui, lui, Pillegru tout entier!... Un beau blond,
ligure chiffonnée, qui a une bouche, des yeux, un
nez... Ah! il n'est pas camard, allez!... Et c'est
un seigneur d'ici qui a fait le coup.
LA HEINE.
Je ne comprends pas.
AGNÈS.
Vous allez me compreudre. (Elle va tirer le pan-
neau.) Tenez, madame, regardez !
PI LLEGRU.
Ah! Dieu soit béni ! Je m'étais refermé comme
une huître.
LA REINE.
Que vois-je?... Les cages de fer de Louis XI'...
Elles subsistent encore !
a(;nès.
N'est-ce pas une horreur, hein?
PILLEGRU.
La clef dos champs, Agnès!... Vite, s'il vous
plaît!... J'étouffe!
AGNÈS.
Ne crains rien, tu es sauvé!... Voilà madame la
reine.
PILLEGRU, sautant.
La reine! La reine, icil... Ah bien bon ! ah bien
hou!... En voilà une chance!... Car, tout encagé
que je suis, je viens de lui rendre un fameux
service... à la reine!
LA REINE.
Que voulez-vous dire?...
PILLEGRU, d'un ton solennel.
Majesté!... (Clungcaut lie ton.) Tenez, madame,
prenez d'abord ce chiffon de papier.
LA REINE.
Ciel !... Que vois-je?... La lettre qu'on m'avait
cnU'véc? Comment se trouve-t-elle entre vos
mains?
PILLEGRU.
Je n'ai pas pu courir après, bien sûr!... Elle est
tombée là, comme du ciel, devant les barreaux
de ma cjige.
LA REINE.
Ah ! mon ami, je vous devrai plus que la vie!...
Cette lettre (|ue m'adressait un malheureux pri-
sonnier, le duc d'Orléans, quoiqu'elle ne renferme
rien qui doive troubler ma conscience, pouvait
me perdre, on pouvait l'interpréter... C'est la
Providence qui vous a placé là.
PILLEGRU.
La Providence, et le vieux Briçonnct.
AGNÈS.
Mais c'est vous qui l'en ferez sortir, n'est-ce
pas, madame?... Vous allez donner des ordres...
LA REINE.
Oui, oui, à l'instant!... Il y a ici quelqu'un, une
amie, en qui je peux avoir toute confiance, la mar-
quise de Saint-Gelais.
PILLEGRU.
r,a, une amie?... C'est elle qui vous a fait voler
votre lettre et qui vous a pris le cœur de votre
mari.
LA R EINE.
Il serait possible?...
PILLEGRU.
Oui, oui, une coquette qui complote des hor-
reurs contre vous avec le trésorier.
LA REINE.
Oh ! ce n'est pas elle que j'aurais soupçonnée !...
Un autre nom a, tout à l'heure, été prononcé
devant moi , celui de madame de Picardie : la
connaissez-vous?...
AGNÈS.
De Picardie?... Attendez donc!... Agnès de
Picardie?...
LA REINE,
Justement.
AGNÈS.
Oui, oui, je la connais!... Et vous aussi.
LA REINE.
Quelle est cette femme?
AGNÈS.
Cette femme!... C'est... c'est moi, madame.
LA REINE, reculant.
Se pourrait-il?
ACTE DEUXIEME.
273
AGNES.
Mon Dieu, oui!.,. Ils m'ont baptisée ainsi, parce
([uc je suis de Crùcy, voyez-vous : quant à être
dame, je ne serai jamais que madame Pillcgru,
ainsi, soyez tranquille!... Mais, pour ça, il faut
(jue la cage soit ouverte.
LA REINE.
Attendez!... J'aperçois le trésorier, faites-ln
venir.
AGNÈS.
Tout de suite, madame !...
PII.LEGR U.
Ah ! merci, merci !...
• AGNÏiS, appelant au fond.
Kh ! messirc Briçonnet, par ici, de ce côté, on a
besoin de vous.
SCÈNE XII.
Les Mêmes, BRIÇONNET.
BRIÇONNET, s'incliiiant.
Que désire de moi madame Agnès de Picardie?...
Je suis à ses ordres.
AGNÈS.
Oui'?... Eh bien, je vous ordonne d"abord de de-
mander pardon à madame que voilà.
BRIÇONNET.
Grand Dieu! qu'ai-je vu?... La l'eine!
LA REINE.
Oui, messirc, la reine que vous n'attendiez pas,
et qui pourtant ose encore compter sur votre sou-
mission.
BRIÇONNET.
Oh ! madame!... (A part.) C'est fait do moi si clli'
est instruite.
I.A REINE.
La clef des cages de fer, messirc!... vous Tavez.
BRIÇONNET, à part.
Oh! la, la!... elle sait tout!... Elle veut faire de
moi ce qu'on a fait de mon confrère La Balue.
LA REINE.
Ouvrez vous-même l'horrible prison qui est der-
rière ce pamieau.
B m ç 0 N \ E T.
Derrière ce panneau?... (Il re;.'arde.) C'est dans
celle-là qu'on l'avait mis!...
LA REINE.
Eh bien?...
PILLEOR t.
Allons donc!... allons donc! Ah! ah! monsei-
gneur, je vous ai entendu tantôt avec cette belle
dame qui voulait vous faire remettre au roi...
BRIÇONNET, lui faisant siguc de se taire.
Je cours l'ouvrir, imbécile, je cours l'ouvrir!...
p I L L E G R u , sortant de la caRC.
Ouf!
A G N È S.
Encore une faveur, madame!... Daignez fain^
entrer monseigneur à la |)lacc de ce pauvre gar-
çon.
m.
B H I C O N \ E T.
Hein?...
p I L L E G R l .
Bonne idée! Fameuse idée!... Je vas l'y insinuer
en douceur.
LA REINE.
Mon enfant, un peu d'indulgence !... Je vous de-
mande la gi-àce de messirc.
AGNÈS.
Et moi, madame... je vous l'accorde.
PI LLEGRl).
Vous l'accordez?... Alors, moi, je ne reste pas
un instant de plus ici!... Je nie défie du vieux.
Agnès, venez-vous? Vous n'avez plus rien à faire
dans ce château.
AGNÈS, réfléchissant.
Au contraire! voilà ma besogne qui commence.
BRIÇONNET.
Que veut-elle dire?
AGNÈS.
Car, voyez- vous, madame, c'est maintenant
entre vous et Agnès à la vie et à la mort!... Et
qui sait?... Il n'y a pas de petite reconnaissance.
BRIÇONNET, à [jarl.
Agnès et la reine d'accord?... Je patauge dans
une horrible incertitude.
PILLEGRU,
Vous restez, Agnès?,., vous restez?...
AGNÈS.
Tais-loi, aie confiance et va-l'en.
PILLEGRU.
Vous le voulez?... Eh bien... j'ai confiance et je
m'en vas. (II sort.)
BRIÇONNET, à part.
J'ai bien envie de faire comme lui.
AGNÈS, à Briçonnet, qui fait un monveuienl
pour sortir.
Un moment, monseigneur!... N'oubliez pas que
si vous ouvrez la bouche de la présence de la
reine et de tout ce que vous avez pu voir et en-
tendre, les cages ne sont pas loin.
BRIÇONNET.
Je suis muet !
AGNÈS.
(l'est le moyen de ne pas dire de bôtiscs.
Allez!...
BRIÇONNET, à part, en sortant.
Quand, sur trois femmes, il y en a deux qui s'en-
tendent, l'homme le plus fin n'est qu'une bètc.
Reine, pâtissière et marquise peuvent s'arranger
comme elles voudront... Que je sois pendu si je
m'iMi mêle ! (Il sort.)
SCilNH Xlll.
a(;nés, l.\ iu.ine.
AGNÈS.
MainlenanI, madame, voyons, parlez-moi fran-
chement!... Pensez-vous (pic le roi vous aime en-
core?
35
27^
MADAME AGNES DE l'ICAUDlE.
LA I^EI^F..
Je ne puis croire que son amour soit entii''ic-
ment éteint.
AGNÈS.
Quand je vous regardo, je ne peux pas le croire
non plus... Ah çà! et vous, licin?... Le duc d'Or-
léans?...
LA ni-INE.
Agnès, qu'osez-vous supposer?
AGNÈS.
Dame, on dit que ça s'est vu, et votre mari vous
a donné de si bons exemples !... Mais vous l'aimez?
Il faut vous le rendre.
LA REINE.
Hélas!... Comment".'...
AGNÈS.
Je ne sais pas bien encore; mais il me semble
qu'aujourd'hui la fourmi sauvera la colombe!...
LA HEINE.
Eh bien, je m'abandonne i\ vous.
AGNÈS.
Merci, madame; mais n'avez-vous pas quelque
gage, quelque bijou qui pourrait vous rappeler au
souvenir du roi?
I,A HEINE.
Si... Cet anneau qu'il mit à mon doigt le jour de
nos fiançailles.
AGNÈS.
Oh! donnez, madame, donnez!... Mais voici
le roi : me permettez-vous d'agir comme je l'en-
tendrai?
•LA REINE.
Je vous laisse tout pouvoir.
AGNÈS.
Je n'en abuserai pas. Eh ! vite, rentrez dans votre
appartement!
LA REINE, on sortant.
Mon avenir est dans vos mains.
SCÈNE XIV.
AGNÈS, puis LE ROI.
AGNÈS.
Ah ! oui-da, sire le roi, vous avez une si char-
mante femme, et il vous faut encore une mar-
quise... et puis une... Il paraît que l'appétit
vous vient en mangeant!... Mais nous verrons!...
Bien, le voici !... A nous deux!...
LE ROI.
Enfin, Agnès, je vous trouve; avez-vous un peu
pensé à moi depuis ce matin, méchante?
AG^ÈS.
A vous?... Oh ! que non pas.
LE ROI.
Pourquoi donc?
AGNÈS.
C'est trop dangereux.
LE ROI.
Bah!...
A G NES.
Pardine!... Croyez-vous qu'on ait un cœur de
rocher?
LE ROI.
Seriez-vous devenue pins raisonnable que vous
ne l'étiez tantôt?
AGNÈS.
Dame, ce n'est pas parce que vous êtes roi,
mais vous êtes gentil.
LE ROI.
Vous trouvez, Agr.ès?
AGNÈS.
Oui, oui, et puis vous avez des discours, de
petites manières...
LE ROI.
Ah!... Enfin vous m'avez compris!
AGNÈS.
Cette malice! Comme si une fille ne compre-
nait pas toujours ces choses-là?... Vous me faites
le» yeux doux.
Li; ROI.
Il me semble que ceux que vous me faites nr
sont pas très-cruels.
AGNÈS.
On les fait comme on les a.
LE ROI.
Et vous êtes disposée à ne pas me repousser
comme ce matin?
AGNÈS.
Un moment!... Parlons peu, et parlons clair!...
Je vous plais, n'est-ce pas?
LE ROI.
Beaucoup.
AGNÈS.
Et vous voulez que je vous aime?
LE ROI.
Un peu!... pour commencer.
A G N È s.
J'entends!... Mais il y a une difficulté.
LE ROI.
Laquelle?
AGNÈS.
C'est que moi je ne pmix pas avoir trentre-six
amours, et que, si je me décidais à prendre un
amoureux...
LE ROI.
Eh bien?...
AGNÈS.
Il me le faudrait tout entier.
LE ROI.
C'est tout simple.
AGNÈS.
Oui, mais avec vous ce n'est pas ça.
LE ROI.
Comment?... Vous pourriez croire?
AGNÈS.
J'ai l'habitude de croire ce que je vois.
LE ROI.
Qu'avcz-vous donc vu?
A G N È S.
J'ai vu une certaine grande dame, fort mé-
ACTE DEUXIÈME.
275
chante à ce qu'on dit, et pas trop belle à mon
idée, qui s'est moquée de moi tantôt, et à qui vous
faites aussi les yeux doux.
LE ROI.
Madame de Saint-Gelais?
AGNÈS.
Tout juste.
LK noi.
Vous vous trompez, Agnès.
AGNÈS.
Oh! que non, sire, je ne me trompe pas!. ..Tant
il y a que, si vous voulez que je veuille...
LE ROI.
Si je le veux?...
AGNÈS.
Il n'y a pas de milieu, il faut qu'elle s'en aille.
LE ROI.
Vraiment?...
AGNÈS.
Ah ! mais oui !... Et tout de suite.
LE ROI.
Tout de suite?... Ah çà! tu m'aimes donc,
A^nès?
AGNÈS.
Je vous dirai ça plus tard!... Renvoyez-vous la
grande dame?
LE ROI.
Tu es bien pressée?
AGNÈS.
Il paraît que vous ne l'êtes pas, vous.
LE ROI.
Mais... la renvoyer!...
AGNÈS.
Oh ! poliment!... Elle a bien quelque terre, cette
marquise?
LE KOl.
Je lui ai donné un château, il y a huit jours.
AGNÈS.
Ça, se trouve bien!... Engagez-la à y aller res-
pirer le grand air : c'est très-bon pour la santé.
LE ROI.
Comme tu arranges les affaires !
AGNÈS.
Dame, voyez, sire!... C'est à prendre ou à
laisser.
LE ROI, voulant liii saisir 11 taille.
J'aime mieux prendre.
AGNÈS, reculant.
Nous n'en sommes pas encore Ki.
LB ROI.
Comment veux-tu donc que je fasse avec la
marquise?
AGNÈS.
Je vais vous le dire!... Trnez, placez-vous h'i, et
écrivez.
LK ROI.
Que j'f^crivo?...
A G N E s.
Ce ne sera pas long!... Je vais dicter.
LE ROI.
Ah!... Il te faut un roi de France pour secré-
taire?
AGNÈS.
Puisque je ne sais pas écrire. Eh bien, voyons,
vous placez-vous 1:\?...
LE ROI , riant.
Pour la rareté du fait!... Vrai Dieu! A^aès, tu
fais de moi tout ce que tu veux.
AGNÈS.
Nous verrons ça!... Y ètes-vous, sire?
LE ROI.
Je suis curieux de voir ton style!... .M'y voici.
AGNÈS, dictant.
« Au reçu du présent ordre, madame la marquise
i' de Saint-Gelais voudra bien quitter la cour et
« se rendre dans son château : elle y attendra que
i< je la rappelle. » A présent, signez, sire.
LE ROI.
Diable!... voilà un ordre d'exil nettement for-
mulé.
AGNÈS.
J'aime que les choses soient claires et précises.
Donnez!...
LE ROI.
Est-ce que tu oserais envoyer cela?
AGNÈS.
Non!... Je me gênerai. (Elle sonne.)
LE ROI, riant.
Ellocst ma foi très-drole. (Un valet parait.) Ah
çà! mais, Agnès...
A G \ È s.
Oh ! si vous y avez regret, il est encore temps! ..
LE ROI , à lui-même.
Au fait, les exigences de la mar((uise commen-
çaient à me fatiguer...
AGNÈS, le papier à la main.
Une fois, deux fois...
LE ROI.
Eh ! fais comme tu voudras.
AGNÈS, au valet.
Ce papier à la marquise de Saint-Gelais, tout
de suite!... Allez!... (Il sort.)
LE ROI.
Maintenant, tu es contente, j'espère, et tu vas
me récompenser de ce que je fais pour toi?
AG.N Es.
Par exemple!... Voilà (|uelquo chose do joli !...
Henvoyer une marquise (|ui vous ennuyait!... Le
beau sacrifice !
LE noi.
Tu ne trouves pas que ce soit assez?
AGNÈS.
Assez?... Ah bien oui !
1. E noi.
Ouc veux-tu (ionr cnroro?
AG\ÈS.
Je vous l'ai dit; je M'ux un amoureux .1 moi
toute seule.
276
MADAME AGNÈS UE PICARDIE.
I, I-: noi.
Kh liicn ?
AGNÈS.
F.li biiMil est-ce que vous n'êtes pas marié?
I,E ROI.
Agnès!...
AONÈS.
Sire?...
LE ROI.
Vous vous oubliez.
AGNÈS.
Pas du tout!... C'est vous qui oubliez votre
femme.
I.E ROI.
Je vous défends de parler de la reine.
A(iN Es.
Oh ! je sais bien que vous ne l'aimez plus...
LE ROI.
Qui vous l'a dit ?
AGNÈS.
Vous l'aimez donc? Alors, adieu, sire, je n'ai
plus que faire ici.
LE noi, la retenant.
Agnès!...
AGNÈS.
Non, non, je n'écoute plus rien. Votre femme
pourrait revenir. Il me faut, ou partir, ou un
ordre qui la fasse rester dans son duché de Bre-
tagne.
LE ROI.
Malheureuse ! . . . L'exil de la reine ! . . . Vous
osez !...
AGNÈS.
Tiens!... vous vous fâchez?... Vous n'êtes pas
gentil quand vous faites vos gros yeux.
LE ROI.
Je vous ordonne de ne parler qu'avec le plus
profond respect...
AGNÈS.
Pourquoi cette colère? Ne vivez-vous pas éloigné
de votre femme?... parce que ça vous convient...
apparemment... et peut-être bien qu'à cette heure...
çalui convient aussi.
LE ROI.
Qu'osez-vous dire?...
AGNÈS.
Abandonnée par vous, elle a bien pu là-bas...
LE ROI.
C'en est trop!...
AGNÈS.
Il y a même des gens qui prétendent...
LE ROI, avec force.
Ils ont menti !
AGNÈS.
Vous croyez?... Eh bien... c'est dommage.
LE ROI.
Dommage?
AGNÈS.
Sans doute ; ça mettrait votre conscience en
repos.
LE noi.
Joli moyen.
AGNÈS.
Allons, allons, vous vous faites pire (pie vous
n'êtes, convenez-en, vous n'en conteriez pas à des
marquises et à des... pâtissières... si vous n'étiez
pas sur de quelque chose.
LE ROI.
Un mot de plus, et je vous fais chasser d'ici pour
jamais !
AGNÈS , à part.
Allons donc!... On a bien de la peine à lui ar-
racher cela.
SCtNE XV.
Les Mêmes, UN VALET, puis LA REINE.
LE VALET.
Sire...
LE ROI.
Que me veut-on ?
LE VALET.
C'est une lettre que la marquise de Saint-Gelais
adresse à Votre Majestr-.
AGNÈS, h part.
Oh ! oh !... attention !...
LE ROI.
Donnez. (Il lit à demi-voii, Agnès prête l'oreille. j
« Sire, j'obéis à l'ordre que je reçois; mon exil est
« exigé sans doute par Sa Majesté la reine, dont
« je viens d'apprendre le retour... » (Parlé.) La
reine de retour!...
AGNÈS, à part.
Ce gueux de Briçonnet aura parlé !
LE ROI, continuant de lire.
« Car je ne supposerai jamais qu'une misérable
« paysanne ait eu ce pouvoir... »
AGNÈS, à part.
Voyez-vous ça !
LE ROI, continuant de lire.
« Mais, avant de m'éloigner, je vous adresse une
« bague que le duc d'Orléans avait envoyée à la
« reine : cola suffit à ma vengeance. » (Parlé.)
Grand Dieu!... Serait-il vrai?...
AGNÈS, à part.
J'ai fait renvoyer la marquise trop tard!
LE ROI.
Cette bague!... cette bague!.,.
LA REINE, paraissant et se tenant à l'écart.
Ciel!...
AGNÈS, arrêtant le roi.
Comme vous êtes pressé !...
LE ROI.
Laissez-moi !... Qu'on me donne cet anneau!
1,\ REINE, à part.
Je suis perdue!...
AGNÈS, placée entre le roi et le valet.
(A part.) Elle est sauvée!... (Haut.) Voyons!...
(Elle s'empare de l'aimeau.) Tiens, elle est, ma foi,
bien jolie cette bague.
ACTE DEUXIÈME.
LE noi.
Eh ! donnez donc !...
AGNÈS.
La voilà!... la voilà!...
LE ROI, examinant la bague que lui a remise Agnès.
Cette bague !... c'est celle que la reine a reçue
de moi le jour de nos fiançailles.
LA REINE, à part.
Ah!... (Elle s'approche d'Agnès.)
AGNÈS, bas, à la reine.
Prenez l'autre, et ne vous la laissez plus voler.
LK ROI.
Ah!... je le savais bien que c'était une infâme
calomnie; et que jamais... La marquise a subi son
châtiment, et quant à vous...
LA REINE, s'avançant.
Sire!...
LE ROI.
Que vois-je?... Vous, madame !...
LA REIN E.
Oui, moi, qui seule aurais le droit de m'oflfen-
ser, et qui veux que vous oubliiez tout, comme je
promets de tout oublier moi-même.
LE noi.
Non, non, vous ne devez pas pardonner à ccix
qui osaient...
AGNÈS.
Quoi donc? Parce que j'ai dit que madame la
reine ferait bien... Vous ne le méritez peut-être
pas, hein?...
LE ROI.
Ccstbon!... Puisqu'on vous pardonne...
AGNÈS.
Il faut que madame ait bien de la vertu!... Si
j'étais à sa place...
LA REINE.
Assez, mon enfant, assez!...
SCÈNE XVI.
Les Mêmes, CAPELAUD, PILLEGHU.
PILLEGRl', en dehiirs.
Doucement donc, père Capclaud !... Vous m'é-
tranglez !...
LE ROI.
Quel est ce bruit?...
c \ p E L A l' D. Il tient en laisse un chien d'une main,
et Pillegni de l'autre.
Sire, c'est ce bel animal, mcrvcillouscment
dressé, que Votre Majesté m'a fait demander; puis
c'en est un autre, moins docile, que je ramène à
monseigneur Briçonnet qui l'avait fait enfermer.
PILLECRU.
S'il croit que les deux font la paire.
AGN ES.
Mon pauvre Pillegru!... Ah! madame...
LA REINE.
Cet homme est l'amoureux d'Agnès, sire.
LE ROI.
Quoi !... Ce malotru ?
PILLEGRU.
Oui, sire, lui-même.
CAPELALD, tirant la corde.
Veux-tu bien...
PILLEGRU.
Aie!
LA REINE.
.le les marie, et je me charge de la dot. (Elle
pnnd la laisse de Pillegru et la remet à Agnès.) Tenez,
Agnès, c'est à vous maintenant de le garder.
PII.LEr.Rli.
Oh! comme ça, je me laisserai conduire au
bout du monde.
LK ROI , à part.
C'est dommage, pourtant.
CAPELALD, à demi-voix.
Dis donc, ma lille, tu ne seras donc pas mar-
quise?
AGNÈS.
Non, mon père, madame Agnès de Picardie reste
Agnès la Picarde, comme devant.
CAPE L A l D.
C'était bien la peine de venir à la cour.
AGNÈS.
Je n'y ai pas fait la moindro pâtisserie, c'est
vrai, mais c'est égal, je suis contente do ma
journée.
FIN I) E .M A n A M i; A d N K S D 1 : TIC A II I) I K.
LE COMBAT DES TRENTE
DRAME EN TROIS ACTES, EN PROSE
EN COLLABORATION AVEC L. D A M B 0 I S K
PERSONNAGES
LE COMTF, DE BEAUMANOIR.
ROBERT, son fils.
LE COMTE D'APREMONT.
LIONEL, ami du comte.
KERMALEC, vieil écuycr des Beaumanoir.
BEMBRO, \
KNOLLES, ' seigneurs anglais.
BETFORD, )
M A T 1 1 1 L D E , nièce de Beaumanoir.
KERXOX, valet des Beaumanoir.
Seigneurs anglais.
La scène se passe en Bretagne en 1352.
Le célèbre Combat des Tvcn.lc eut lieu lors de la guerre pour la succession dn duché de Bretagne, entre
Charles de Blois et Jean de Montfort (août 1352). C'est Robert de Beaumanoir, maréchal de Charles de Blois
et gouverneur de Josselin, qui, pour mettre un terme aux dévastations de l'étranger, défia le commandant
anglais de Ploërmel. On convint de se mesurer trente contre trente, au chêne de Mi-Voie, dans la lande de
Josselin. Les soixante champions se battirent à pied, et la mêlée ne s'arrêta que quand tous furent morts ou
grièvement blessés. On connaît cette réponse devenue fameuse. Beaumanoir blessé, respirant avec peine et
dévoré d'une soif ardente, demandait à boire à l'un de ses compagnons : « Bois ton sang, Beaumanoir ! « lui
cria Geoffroi Dubois; et Beaumanoir, ranimé, fit de nouveaux prodiges de valeur.
LE COMBAT DES TRENTE
ACTE PREMIER.
Intérieur du château habité par Beaumanoir. — Feuêtre à gauche; à droite, chambre de Mathilde.
SCÈNE I.
KERNOX, D'APREMONT, LIONEL.
KERN'OX, introJuisanl d'Apremont et Lionel.
Veuillez entrer, nicsseigneurs.
d'\puemo\t.
Enfin!... il paraît qu'on ne pénètre pas facile-
ment dans ce château 1
KERNOX.
Pardon. Mais depuis que la guerre a éclaté en
Bretagne, depuis surtout que monseigneur Jean
de Montfort a appelé les Anglais à son aide, toutes
les surprises sont à craindre; et en attendant ([ue
Dieu et le roi de France nous en délivrent, il faut
que chacun fasse chez soi bonne garde.
LIONEL.
C'est trop juste.
KERNOX.
Aussi, avez-vous trouvé partout doubles senti-
nelles et la herse baissée; mais dès que monsei-
gneur de Beaumanoir a su que vous apportiez dos
nouvelles de son fils... Je cours l'avertir... dirai-
je qui vous êtes?...
d'à P R E M 0 i\ T.
Si tu veux.
KERNOX.
C'est que... je n'en sais rien.
LIONEL.
Eh hienl ne le lui dis pas.
KERNOX.
Alors... je le préviendrai seulement que vous
l'attendez...
d'à PRE M ONT, le poussant par les épaules.
Va donc, insipide bavard.
SCÈNE II.
D'APREMONT, LIONEL.
L I o m: I..
Ah! monseigneur, où m'avcz-vous conduit?
d'apremo\t.
Si tu es fùché de m'avoir suivi, tu peux te re-
tirer.
LIONEL.
Impossible, monseigneur, voilà dix ans que j'ai
l'habitude de ne pas vous quitter; mais mainte-
nant que vous ôtcs dans le château du sire de
UI.
Beaumanoir, m'apprendrez-vons enfin quel motif
vous y amène?
d'aprkmont.
Je te l'apiirendrui.
LIONEL.
Ignorez-vous que le vieux comte est le plus
mortel ennemi des Anglais, qui lui ont déjà tué
deux fils.
d'apremont.
Je le sais.
LIONEL.
Et vous venez , quand nos armes ravagent la
France, vous, comte d'Apremont, un des plus
illustres capitaines de l'armée anglaise, vous venez
chez un ennemi implacable, comme s'il s'agissait
d'un baron du pays de Galles qui vous aurait in-
vité à une chasse au renard !
d'à p R E M 0 N T.
Non, non, ce n'est pas d'une chasse au renard
qu'il s'agit, mais d'un projet... pour la réussite
duquel je puis bien risquer ma vie. Et d'abord, je
viens apprendre au vieux comte que les Anglais
ont été battus dans la dernière rencontre.
LIONEL.
Vous!...
d'apremont.
Moi-même.
LIONEL.
Comment! vous lui raconterez...
d'à p r e m 0 n t.
Notre complète déroute. N'est-ce pas la vérité?
LIONEL.
Que trop.
d'apremont.
Et après un tel récit, penses-tu encore que nous
soyons mal accueillis et que le vieux Beaumanoir,
privé de la vue, fasse dilliculté de nous prendre
pour des compagnons de son fils?
LIONEL.
Oh! non, sans doute; mais quand ce fils arri-
vera ?
d'à p II i; M o N T.
Eh bien '!
LIONEL.
Eh bien I il n'est pas aveugle, celui-là... nous
en savons quelque chose... et s'il a qucl(|ue infir-
mité.... à la manière dont il frappe...
36
282
LK COMBAT DES T H EN TE,
D APnEMONT.
Qftand il .irriviT.i, le i)i()jt't qui in"nini''iie sera
accompli, je réopère...
LIONEL,
Avant de rien entreprendre, je suis fâché que
vous ne m'ayez pas laissé consulter les astres.
d'apkemont, gaîiiioiit.
Ah! c'est vrai; j'oubliais qu'en ta qualité di^
poète tu as avec eux des rapports très-suivis.
LIGNE L,
Quand ce no «serait que pour les admirer... pfiur
minspirer de leur éclat!... mais, souvent, on peut
leur devoir des avis précieux.,, tenez, hier jku-
exemple, j'ai fait un rôve...
d'apuemont.
Silence... Voici sans doute le comte do Beauina-
noir. (A part.) 0 bonheur! la belle Mathilde l'ac-
compagne I...
SCÈNE III.
Les Mêmes, BEAUMANOIR, MATHILDI,.
Beanmanoii' entre conduit par Mathilde, d'Apreniout
et Lionel s'inclinent.
d'apremoxt, à part, regardant Mathilde.
Depuis trois mois, sa beauté s'est encore ac-
crue!
BEAUMANOIR.
Où sont ces deux étrangers?
D ' A P R E M 0 N T.
Devant vous, monseigneur ; nous venons de
quitter l'armée du dauphin et nous n'avons pas
voulu passer près de votre château, sans vous
dorrticr une bonne nouvelle.
BEAUMANOIR, vivement.
De rarméc du Dauphin?... Une Bonne nou-
velle?... Les Anglais ont été battus!
LIONEL, bas à d'Apremont.
Comme il a deviné cela, le vieux Breton !
BEAUMANOIR.
Et vous y étiez?...
d'apkemont, regardant toujours Mathilde.
Oui... oui... nous y étions.
BEAUMANOIR.
Vous êtes plus heureux que moi!
LIONEL, à part.
Au diable le bonheur!... Doux chevaux tués
sous moi...
MATHILDE, timidement.
Et mon cousin Robert, messeigneurs... il y était
aussi?...
d'apremont.
11 y était.
mathilde.
Nous l'avez vu?
LIONEL.
Oui... oui... noble damoiselle... nous l'avons vu,
très-bien vu! (A part.) C'est lui qui m'a dé-monté...
MATHILDE.
Il ne lui est rien arrivé?
LIGNE L.
Certes, puisqu'au contraire... c'est lui qui...
(d'Apremont lui fait signe.) C'est-à-dire, c'est moi...
Oh! il peut se vanter d'ôtre un rude compagnon!
BEAUMANOIR.
Mon lils!... 11 serait vrai?..,
D 'a p r e M g n t.
Très-vrai, monseigneur, le vicomte Robert a fait
(les merveilles.
LIONEL, bas.
Il ai)i)elle cela des merveilles!
MATHILDE, avec joie.
Je vous le disais bien, mon oncle!
BEAUMANOIR.
Et c'est vous, messeigneurs, qui les premiers
avez voulu m'annoncer... Ah! votre main... votre
main.., (Il cherche.)
LIONEL, qui a hésité un moment, voyant que d'A-
premont regarde Mathilde sans écouter le vieillard.
La voilà, monseigneur.
BEAI JIANOIR.
Je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir pas été
près de mon lils. Oh ! ces Anglais ! (Serrant la main
de Lionel.) Ils auraient ajjpris ce que peut encore
le comte de Beaumanoir.
LIONEL, à part.
Ah!... il m'a fait mal !
MATHILDE.
Cher Robert! Quelle joie quand nous le rever-
rons !
BEAUMANOIR, tristement.
Oui, toi, ma iillc.
MATHILDE, continuant, en prenant sa main qu'elle
presse avec tendresse.
Et vous aussi, mon père. Le cœur ne voit-il pas
comme les yeux?... Et lorsque vous sentirez sa
poitrine contre la vôtre, lorstiue vous entendrez
sa voix résonner à votre oreille... tous vos vœux
ne seront-ils pas comblés?
D ' A p R E M G N T , à lui-même.
On ne m'avait pas trompé... Elle aime son cou-
sin, et je dois me hâter de prendre ma revanche
contre lui,
BEAUMANOIR.
Et savez-vous si mon fils se disposait à reve-
nir?... Il pourrait être ici, puisque vous qui venez
du même champ de bataille...
D'APREMONT,
Oh! nous l'avons quitté un peu plus tôt que lui.
LIONEL, à part.
Oui, un peu plus tôt... et pour cause.
BEAUMANOIR.
Mais j'y songe, vous avez sans doute besoin de
VOUS reposer. La chambre des hôtes est toujours
prête, et je vais vous y faire conduire. (A Mathilde.)
Mon enfant...
MATHILDE, l'iulpiTompant.
Mon oncle... n'avez-vous rien entendu? C'est le
signal de mon cousin... (Courant à la fenêtre.) Le
ACTE PREMIER.
283
pont qui s'abaisse... sans attendre vos ordres...
Ahl... Je ne mVtais pas trompée... ils l'ont re-
connu... C'est lui... ce doit être Robert...
BEAiiMA\oiR, vivement.
Mathilde! Mathilde! où es-tu? viens, viens,
donne-moi ton bras! (Il prend le bras de Mathilde et
va sortir, se retournant.) Pardon, messcipineurs ,
mais c'est peut-Ctre mon fils. (Il sort, conduit par
Mathilde.)
SCÈNE IV.
LIONEL, D'APREMONT, puis KERNOX.
LIONEL.
Vite, monseigneur, nous n'avons pas un mo-
ment à perdre.
d'apremom.
Pourquoi faire?
LIONEL.
Mais pour partir. Voulez-vous vous trouver en
face du vicomte Robert, qui nous connaît, lui ? qui
sait qui nous sommes...
D ' A P II E M 0 N T.
Parfaitement.
LIONEL.
Eh bien ! alors... Je pense qu'il est prudent...
I) ' A P R E M 0 N T.
T'i te trompes, Lionel, comme cette jeune fille
s'est trompée... Robert n'arrivera pas encore ;ui-
jourd'imi. Le vaimiucur aime à coucher sur le
champ de bat;(ille, surtout quand, depuis long-
temps, il a perdu l'habitude... de la victoire.
LIONEL.
l'rcnez garde, monseigneur! en France, cette
habitude-là peut s'égarer; mais se perdre... ja-
mais! Et, pour mon compte, je ne veux plus m'y
fier. Regardez-moi : il y a trois jours, j'étais le
pnëte le mieux monté des trois royaumes; aujour-
d'hui, il ne me reste plus... que le coursier des
muses.
d'apremont.
Console-toi. Avant un mois, je veux te remonter
dans les écuries du roi de France...
LION KL.
En attendant, monseigneur, si vous m'en croyez,
vous renoncerez au projet qui nous a conduits si
malencontreusement dans ce château.
n'A p n E M o N T.
Y renoncer!... Tu vas voir, Lionel, si je le puis.
Il y a trois mois, je traversais la Rretagne pour
aller rejoindre notre armée. Poussé par le désir de
contempler le manoir d'un des plus illustres en-
nemis de l'Angleterre, je m'aventurai jusqu'au
I)ied de ces tourelles; je les admirais, cacln'' der-
rière un épais buisson, lorsque le son des cors se
Ht entendre; on pirtait pour la chasse, et je vis
passer pri^s de moi les hol.(!s du vieux maréchal.
Une jeune fille marchait à leur tête... C'était Ma-
thilde... Que te dirai-je? Sa gricr m'enchanta, sa
beauté m'éblouit et, depuis ce moment, malgré les
périls qui m'entouraient, sur cette terre ennemie,
j'épiai toutes les occasions de la revoir. Bientôt, il
fallut rejoindre notre armée. Après deux mois de
marches et de contre-marches insipides, a brillé
))our nous le jour... de la défaite; et c'est au mi-
lieu du trouble qu'elle a causé (jue j'ai pu m'é-
chapper avec toi pour venir chercher ici une vic-
toire, sinon plus profitable à mon pays, du moins
plus chère à mon cœur.
LIONEL.
Quoi : vous prétendriez?...
d'apremont.
Pendant que nous nous faisions battre, un parti
des nôtres s'emparait, à une journée d'ici, du châ-
teau de Keraurais; c'est là qu'aujourd'hui même
je veux conduire Mathilde et l'établir dame et
châtelaine.
LIONEL.
Mais puisque son cœur est à un autre, elle n'y
consentira jamais.
d'apremont.
Poëte que tu es!... La nuit, notre audace...
une échelle pour franchir le fossé... et nos bons
chevaux...
LIGNE L.
L'enlever !
d'à p r e m 0 n t.
Pourquoi pas?... Tout est prévu, calculé.
KERNOX, entrant en courant.
Monseigneur! monseigneur!... Ah!... pardon,
messires, je cherchais mon maître pour lui ap-
prendre...
LIONEL, inquiet.
Quoi donc ? ,
KERNOX.
Mais l'arrivée du vicomte Robert...
LIONEL, bas, à d'Apreinont.
Eh bien ! monseigneur?
KERNOX, achevant.
Que je viens de voir du haut de la tourelle, ac-
courant au galop.
L lo N E L, do même.
J'espère, maintenant, que vous ne persisterez
pas.
KERNOX, allant à la fenêtre.
Et tenez, le voilà qui entre... Il met pied h
terre... il embrasse monseigneur... puis madame
Mathilde... Dieu! comme il l'embrasse!... On voit
bien que messire Robert revient pour épouser &a
cousine...
n'APRKMONT, vivement.
Ij'épouser I...
KERNOX.
Ah! je devine pourquoi vous êtes ici. On vous
aura invités à la noce... Mais voici mon jeune
maître. (Il va au-devant de Ilobert.)
d'à p r e m o NT, avec coIimt. bas.
\ iins, Lionel, viens. Ce mariage no se fera pas.
(Us sortent vivemi nt yar la droite.)
2%k
LK COMBAT DES TRENTE.
KKBNOX, sp retournant.
Pas par Ih, nicsseigneurs, pas par là. Tiens,
messiro Robert vient d'un côté, et ils s'en vont de
l'autre'.... C'est singulier!
SCÈNE V.
BEAUMANOIR, ROBF.RT, MATHILDE,
KLRiNOX, ki:rmalec.
ROBERT, entrant en pressant son père dans
SCS bras.
Mon père, je vous revois.
BEAU MANOIR.
Oui, c'est bien mon fils, mon Robert! Je sens
son cœur qui bat contre le mien ; dans mes mains,
je presse ses mains... Je reconnais sa voix... tout
me dit que c'est mon enfant... Et mes yeux no
peuvent s'en assurer !
ROBERT, reculant.
Grand Dieu ! Qu'entends-je?... (Coiuant à Ma-
thilde.) Mathildc !... ma cousine 1 Est-il donc vrai?
M ATIIILDE.
Robert! il vous pleurait, et ses yeux se sont
fermés à la lumière.
ROBE RT, s'élançant vers son père.
Aveugle! vous! mon père... mon bon père! (Il
lui baise les mains.)
BEAUMANOIR.
Des pleurs!. Robert, tu pleures?... Oui, j'ai
senti tes larmes couler sur mes mains. Tu pleures!
Et pourquoi? Ne suis-j.e pas lieureux? le plus heu-
reux des pères? Qu'importe que mon bonheur, je
ne puisse le voir? N'est-il pas là, devant moi?
Viens, viens, que je t'ombrasse encore.
ROBERT, se jetant dans ses bras.
Ah!!...
BEAII MANOIR.
Et toi, Mathilde, où es-tu? car tu es aussi mon
enfant. (Il la presse conire lui de son autre bras.) Si
tu savais, Robert, les soins dont elle m'a comblé?
Sa bonté, son dévouement? Ah! je n'ai pas besoin
d'y voir. Ses yeux sont mes yeux; ils y voient
pour moi, ils me guident partout où je veux aller.
M A T H II. D E.
Oui, tous les jours, jusque sur la grande route,
au-devant de Robert, pour écouter si l'on n'enten-
dra pas au loin le galop de son cheval.
ROBERT.
Chère Mathilde!... (Bas, à Boanmanoir.) Mon
père! avez-vous parlé à ma cousine ?... puis-je es-
pérer?...
BEAUMANOIR, de même.
Oh! non, mon ami, non... je n'ai pas osé... Ces
secrets perdent trop à passer par la bouche, même
du plus dévoué des conlidents. J'ai pensé qu'à ton
retour tu ferais bien mieux que moi tes affaires.
Ose donc, tu sais que c'est mon plus cher désir.
(Élevant la voix.) Adieu, mes enfants ; je vous laisse.
Quand il y a si longtemps qu'on ne s"est vu, on a
tant de belles choses à se dire... On est si impa-
tient... Moi, si je suis moins pressé, c'est que... je
les devine... ces belles choses... Adieu, adieu... (Se
retournant.) Kermalec, mon brave Kernialec, est-
il là?
K E R M A 1. E C , s'avani;ant.
Présent, monseigneur.
BEAUMANOIR.
Mon vieux serviteur, mon ami, merci! merci,
mille fois!... Tu m'as ramené mon fils. Viens,
viens. Je ne le quitte pas tout à fait... Tu me par-
leras de lui.
KERMALEC.
S'il faut vous conter toutes ses prouesses, mon-
seigneur, mon récit sera bien long.
BEAUMANOIR, à lui-même.
Mes hôtes ne m'avaient donc pas trompé! (Il
sort conduit par Kermalec; Rernox sort sur leurs i)as.)
SCÈiNE VI.
MATHILDE, ROBERT.
MATHILDE.
Robert, vous voilà donc enfin de retour ! vous
nous êtes donc rendu!
ROBERT.
Ah! c'était mon souhait le plus cher. Je ne rê-
vais, je n'aspirais qu'au bonheur de me retrouver
près de vous... et de mon père.
MATHILDE.
Faut-il vous croire?
ROBERT.
Et qui pourrait, grand Dieu! vous faire douter
de mes paroles?
MATHILDE.
Mais le peu de hâte que vous avez mis à vous
procurer... ce bonheur.
ROBERT.
Comment?
MATHI LDE.
Nous avons eu de vos nouvelles, monseigneur.
ROBERT.
De mes nouvelles!
MATHILDE.
Et môme... de celles de votre dernière bataille.
ROBERT.
11 se pourrait ! Qui donc a pu vous raconter?...
MATHILDE.
Qui?... Eh bien! quelqu'un de vos amis qui
vous a devancé dans ce manoir.
ROBERT.
Qui m'a devancé... moi! Mais c'est impossible!
MATHILDE.
Il faut bien que cela ne soit pas impossible,
puisque cet ami est arrivé avant vous.
ROBERT.
Les fuyards seuls de l'armée ennemie ont pu
marcher plus vite que moi.
MATHILDE.
Il ne s'agit pas de fuyards, monsieur le vicomte.
ROBERT.
Mais quel est donc cet ami?
ACTE PREMIER.
285
M AT H II, DE.
Ils sont môme deux.
ROBERT.
Deux !
MATHILDE.
Oui, messire, il s'est trouvé deux braves cheva-
liers pluspresst's de revoir ces lieux que vous ne
l'avez été vous-même.
ROBERT.
Et où sont-ils?
MATHILDE.
Dans la chambre des hôtes, où ils reposent sans
doute.
ROBERT.
A leur réveil, nous éclaircirons ce mystère. Mais
attendrez-vous jusque-là, Mathilde, pour me
rendre votre confiance?
M ATHU.DE.
J'en aurais bien envie... Cependant, voyons, je
puis encore me montrer indulgente .. mais à une
condition... c'est que vous allez me confier le
grand secret dont, tout à l'heure, vous parliez tout
bas à votre père.
RO n ERT.
Vous le voulez... Eh bien! ma cousine... ce
grand secret... que mon vœu le plus ardent désor-
mais est de révéler chaque jour, et à tout le monde
pendant ma vie entière, c'est... que je vous aime.
MATHI LDE.
Quoi ! voilà tout! Vous ne m'apprenez rien, mes-
sire, il y a longtemps que je le sais, et si ce n'est
que cela..
ROBERT.
Si ce ne n'est rien pour vous, Mathilde... c'est
tout pour moi !
MATHILDE.
Tout pour vous, et rien pour moi! quelle injus-
tice! (Lui tendant la main.) Partageons, mon cousin.
ROBERT.
Qu'entends-je! vous m'aimez!
M AT II IL DE.
De toute mon âme. '
ROBERT.
Et vous consentez à être à moi? à porter mon
nom?...
MATHI LDE.
Oui, Robert, je consens... à être heureuse.
ROBERT, lui baisant la main.
Ah! Mathilde!... (Gaiement.) Et ce pardon que
vous me refusiez tout à l'heure?
M A T H I L D E.
Eh bien!... je vous l'accorde... mais seulement
à moitié.
R O B E R T.
Comment!
MATHI LDE.
A demain le reste de votre pardon. (Ellf paml
nn Qambeauet va sortir.)
ROBERT, avec prière.
Mathilde!
MAIIIILDK, se retiilirnanl.
Robert! à demain. (Elle .--orl par la droite;
SCÈNE VII.
BEAUMANOIR, ROBERT.
ROBERT, seul.
Demain! rien ne pourra plus nous séparer!
BEAU M A. NOIR, en dt-hors.
Robert ! Robert !
ROBERT, écoutant.
La voix do mon père!
BEAU MANOIR, entrant très-vite.
Mon fils!
ROBERT, courant à lui.
Mon père, qu'avez-vous?
BEAUMANOIR.
Ce que j'ai, tu me le demandes! Mais je sais
tout, Kcrmalec m'a tout appris... tout raconté...
Mon fils! mon fils! mes yeux ne peuvent te voir:
mon cœur du moins peut -t'admiier. Je sais tout,
te dis-je. Blessé, noblement Idessé... Une blessure
au visage! Bien en face! une blessure de Beau-
manoir! Donne, donne, que je la cherche ! que
je la trouve! (11 promène ses mains sur le visage de
•son fils.) Oui, la voilà : c'est par là que ton sang
a coulé ! C'est par là que la gloire de mon fils s'est
fait jour! Bien, bien, Robert, je suis content de
toi... Vicomte de Beaumanoir, donnez-moi votre
main!
ROBERT.
Mon père! combien je suis fier de votre joie!
BEAUMANOIR.
Ah ! tu ne sais que la moitié de livresse que
j'éprouve, car tu ignores tout ce que j'ai soulTert
quant il a fallu te laisser partir!... Chargé d'années,
couvert de cicatrices, privé de deux di; mes fils,
morts au service du pays, je n'avais plus qu'un
bonheur, voir celui qui me restait, le voir toujours,
sans cesse! à peine si, quelquefois, je lui per-
mettais de se hasarder dans nos bruyères, où
l'appelaient trop souvent, à mon gré, les plaisirs
de la chasse. Quand tu n'étais pas là, à mes côtés,
Robert, je tremblais, je frémissais... do ce manoir,
j'aurais voulu faire comme une forteresse, pour
gardi'r, pour défendre au besoin mon trésor; enfin
je te volais à la l-'rance!... Tu le vois, ma faute
tut grande ; mais, grâce au ciel et à mon fils, elle
est iéi)arée. Le pays a parlé plus liant que le
père : le devoir est accompli, et tu m'es rendu!...
Mon fils est là, près de moi:.. Je sens sa main dans
la niieniic, non plus la main d'un enfant, mais la
main d"un homme devant lequel ont ruilesAni;lai>!
Kl iiKiiiiiiMKini, je puis le ganter sans être coupable.
ROBERT.
(Jiioi : monseigneur... vous voudriez...
BEAUMANOIR.
Oui, mon amour est incorrigilile!... J'aime mon
fils comme il y a un an! Que dis-je? mou amour
s'est augmenté do tout l'orgueil qiu- tu fais naître
en moi... Comme autrefois donc, et avec une
prière cnroïc plus ardente, je to dirai : Robert, ne
me (|uitte plus! à la France, tu as payi' la dette
286
LF, COMliAT DES TRENTE.
d« rhonneiir!... ne vpnx-tu pas payer celle de
l'amour filial?
noBF. HT.
Ah! je le veux... je le veux !... le ciel m'en est
ttimoin, c'est mon espoir le plus cher; mais, en
ce moment... le puis-je, mon père? Le sort des
batailles est dans la main de Dieu... La Franco,
vaincue hier, victorieuse aujourd'hui, peut chan-
celer demain!... Tant que d'odieux étrangers fou-
leront son sol, aucun de ses enfants ne doit ahan-
donner sa cause... Tous lui doivent le secours de
leur bras.
B i: A L M A \ o 1 n.
Et moi, ne pourrais-jc donc jamais m'appuyer
sur le tien!... Non, non, le pays n'a plus rien à
réclamer de nous ! Je lui ai sacrifié déjà deux de
mes enfants, j'ai le droit de demander au troi-
sième le bonheur et la vie... Ah ! tu ne t'éliii,:;neras
plus de ton père... Il m'en faut la promesse...
Non, une promesse ne serait pas assez, il me faut
un serment. Va! ne crains pas de le faire! Il
n'enchaînera pas lon<;tenips ton courage... Un an
séparé de toi! Oh! j'ai trop souffert! et bientôt
sans doute...
ROBERT.
Mon père! quelle idée! Chassez-la loin , bien
loin de vous! Est-ce donc mon retour qui devrait
vous l'inspirer?...
BEAUM ANOIR.
Non, mais la crainte d'un nouveau départ. Al-
lons, vicomte de Boaumanoir, trêve à la gloire
en faveur de l'amour; et que moi aussi je puisse
jouir de cette trêve ! Allons , noble chevalier ,
dites-moi que vous ne me quitterez plus ! Votre
vieux père vous en prie à genoux.
ROBERT, le retenant.
Monseigneur... que faitos-vous?... C'est le sa-
crifice de mon honneur!... Oh! n'importe... la
France aura beau ni'appeler ingrat : je ne le serai
pas envers mon père; désormais je suis à lui!...
à lui seul !...
B EAU M AN 01 R.
Tu le jures?
ROBERT.
Je le jure.
BEAL MANOIR.
Merci , mon fils ! c'est du bonheur pour le
reste de mes jours. Mais il y en avait un qui t'at-
tendait ici... que je te gardais comme une récom-
pense... Tout à l'heure, je t'ai laissé avec Mathildi'.
li o E E R T.
Elle m'aime, mon père! elle consent à être à moi !
BEAU MANOIR.
Demain donc ton bonheur sera complet. Pour
le mien... il l'est déjà. Adieu, Robert! il e><t
temps que je te laisse gotiter quelque repos.
ROBERT.
Oh! laissez-moi vous conduire; votre bras, mon
père ! (Ils se dirigent vers le fond.)
KERNOX, entrant par la gauche.
Permettez, messeigneurs. (Il prend le llanibeaii qui
éclaire la salle et sort devant eux.)
SCÈNE VIII.
LIONEL, D'APREMONT.
(Ils sont enveloppés dans leurs manteaux. Il fait nuit.)
d'apremont, entrant par la fenêtre.
Enfin! ils se sont retirés... Je croyais que ce
Robert allait rester debout toute la nuit... Il pa-
raît qu'une victoire fatigue moins qu'une défaite ;
car moi... je suis brisé... (Appelant à mi-voii.) Lio-
nel!... Lionel!... voici le moment.
LIONEL, paraissant à la fenêtre.
Le moment! le moment!... Singulier chemin
que vous avez pris là! (Il entre.)
d'à P rem ON T.
On ne m'a pas laissé le choix... Relégués à
l'autre extrémité du château, tu sais que nous
avons trouvé fermée la seule porte qui put nous
ramener ici.
LIONEL.
Oïl diable sommes-nous ?
d'à p REM ONT, découvrant une petite lanterne
sourde cachée sous son manteau.
Comment, tu ne te reconnais pas?
LIONEL, regardant autour de lui.
Ah! pardon, monseigneur, nous avons déjà vi-
sité cet appartement, en effet.
d'apremont.
C'est là, sur ce fauteuil, qu'elle était assise...
LION KL.
Oui, c'est là qu'elle nous a demandé des nou-
velles de son gentil cousin Robert.
d'à p r e m o n t.
Robert!... Ne prononce jamais ce nom ! Il m'est
odieux.
LIONEL.
Et à moi donc ! m'avoir deux fois...
d'apremont, montrant la porte de droite.
Viens ! la chambre de Mathilde est de ce côté.
LIONEL.
J'aimerais mieux regagner la mienne.
d'apremont.
Les nôtres nous attendent au pied de la poterne !
dans trois heures, il faut que nous soyons au
château de Keraurais. (Il va pour entrer dans la
chambre.)
LIONEL, le retenant.
Pardon, monseigneur, serons-nous bien là-bas?
Pourrons-nous enfin y réparer nos forces? Un
château pris d'assaut par nos amis, c'est peu ras-
surant... Et j'ai bien peur...
d'apremont, qui est allé prêter l'oreille du côté
de la chambre de Mathilde.
Silence! et suis-moi! (Il cache la lanterne sous
son manteau, ouvre une porte et disparaît.)
LIONEL, à part.
Eh bien! il me laisse dans l'obscurité!... Allons,
puisqu'il le veut absolument... (Il va pour suivre]
d'Apremont et renverse un fauteuil.) Maladroit! (Écou-J
tant ) Mais j'entends du bruit, l'on vient.... Eh!':
vite!... (Il entre dans la chambre ouverte par d'Àpw-
ACTE PHEMIEi;
28:
mont, après en avoir cherché l'entrée à tâtons; Rermalec
paraît au fond avec un flambeau.)
SCÈNE IX.
KERMALEC, seul, puis BEAUMANOIK.
KERMALEC.
Personne!... il me semblait pourtant avoir en-
tendu... Je me serai trompé. (Il écoute.)
MATHiLDE, en dehors.
Au secours! au secours !
KERMALEC.
Mais non... là, du côté de la chambre de ma-
dame... un appelle au secours! Grand Dieu! (Il
met le flambeau sur une table et sort en courant.)
BEAUMAN'OIR, entrant.
On vient de se présenter encore à la grande
porte. A cette heure de la nuit, c'est singulier!...
Quelque voyageur égaré, sans doute. (Appelant.)
Kernox ! Kernox!...
KERMALEC, rentrant très-vite.
Oh! les lâches! les misérables!
BEAUMANOIR.
Est-ce toi, Kermalec? Que dis-tu? qu'est-il ar-
rivé?
KERMALKC.
Oh! mon maître!... mon maîtic!
BEAUII A^OIR.
, Parle donc!
KERMALEC.
Madame Mathilde...
BEAUMANOIR.
Eh bien?
KERMALEC.
Enlevée, monseigneur! on vient de l'enlever !
B E A U M A \ G I R.
Mathilde!... Oh! mon Dieu !... mais c'est impos-
sible! Il chancelle, Kermalec le fait asseoir.) Enlevée!
KERMALEC.
Ces étrangers que vous avez reçus... J'ai voulu
voler à son secours... je suis arrivé trop tard !
BEAUMANOIR, sc levant.
Nous les rejoindrons... nous la délivrerons...
Viens, viens, Kermalec!
KIRMALEC.
Vous, monseigneur?
BEAUMANOIR.
Aveugle, n'est-ce pas? Je ne puis! mais mon
fils, lui!... (Appelant.) Robert! Robert!... (A part.)
Grand Dieu! qu'allais-jo faire?... lui apprendre...
Mais après avoir enlevé ma (ilie... ils le tueraient
peut-être : ils tueraient mon (ils!... Non, non, moi
seul... Ils auront pillé de moi, d'un vieillard aveu-
gle! S'il le faut, j'embrasserai leurs genoux! Des
chevaux! Kermalec! des chevaux!
KERM A LEC.
Monseigneur, voici votre lils!
HKALM AÏSOIR.
Oh! silence!... au nom du ciel, silence!
SCÈNE \.
Les Mêmes, ROBERT.
ROBERT, entrant vivement.
Pardon, mon père, il faut que je vous parle.
BEAI MANOIR.
Quel supplice !... (Bas à Kermalec. ) Kermali'c , va
toujours préparer nos montures.
KERMALEC, bas.
Oui, monseigneur. (Il sort.)
SCÈNE XI.
ROBERT, BEAUMANOIR.
BEAUMANOIR.
Eh bien, que me veux-tu? parle, iiarle, mais
hâte-toi !
ROBERT.
Mon père... il y a peu d'instants, vous avez (léchi
le genou pour obtenir de votre enfant la promosse
de ne jamais vous quitter! vous lui en avez fait
prononcer le serment... Eh bien, votre fils, à son
tour, se jette â vos pieds...
BEAUMANOIR, ému.
Pourquoi?
ROBERT.
Pour que vous lui rendiez sa parole.
BEAUMANOIR.
Tu voudrais me quitter, toi, Robert! déjà!...
c'est impossible!
ROBERT.
Ce qui est impossible, mon père, c'est que vous
ne cédiez pas à ma prière!...
BEAUMANOIR.
Jamais!
ROBERT.
Oh ! VOUS rétracterez cette parole, quand vous
saurez qu'il s'agit d'un message du comte (icoffroi
Dubois, qui met le comble à la gloire de notre
maison.
BKAUMANOIR.
Mon Dieu! que t'aimonce-t-il donc?
ROBERT.
Que la Bretagne a jeté' son gant .'i nos ennemis!
Trente contre trente, elle les défie! Trente parmi
nous auront la gloire de ce grand duel... C'est le
sort qui les désignera, car tous auraient voulu
combattre! Un seul a été l'élu, non du sort, mais
de ses frères d'armes... un seul, entendez-vous,
mon père?
BEAUMANOIR.
Un seul!
n 0 R E H 1 .
Et c'est votre (Ils.
RKAUM ANOI R.
Mon (ils! toi! ils t'ont jugé !.• plus bru\e. le plus
digne!
Il 1)111 in.
Et mon ))ère voudrait im- jugi-r le moins digne
I de tous?
288
LE COMBAT DES TRENTE.
BEAIM AN'Oi R, à lui-uiùrue.
O mon Dieu! c'est pourtant le troisit''me... etli'
dernier!
ROBERT.
Nous ne répondez pas?
BEAUMANOin, après nn silence.
Partez, mun fils, partez... ne revenez que vain-
queur!... Mort, j'irai vous venger.
n 0 n E n T.
Ah! je savais bien que vous me relèveriez de
mon serment! la Bretagne m'attend : je savais
bien que vous ne voudriez pas me retenir! 'Appi^-
lint.) Kcrnox! Kernox!
SCÈNE XII.
Les Mêmes, KERMALHC, KKRNOX.
KERIVOX, entrant.
Me voici , monseigneur.
ROBEnT, bas.
Tout est-il pn^t pour mon départ'.'
K E I\ N 0 X .
Oui, monseigneur.
KERMALEC, entrant et s' approchant de Beaumauoir.
A voix basst^
Les chevaux attendent, monsieur le comte.
BEA U M ANC I II, bas.
o mon ami, si tu savais! Ce n'est plus moi que
tu accompagneras... c'est mon fils!
KERMAI.EC, bas.
11 sait donc?
BEAUMANOIR, de même.
Il ne sait rien!
UOBEUT.
Adieu, mon père!
BEAI' MANOIR, Ifi pressant dans ses bras.
Mon fils, mon Robert!
ROBERT.
Maintenant... Mathilde!... MathiUle! que je hi
voie, elle aussi, une dernière fois! (Il va pour entrer
dans sa chambre.)
BEAI' MANOIR, défendant la porte.
Arrête!...
ROBERT.
Cependant, j'aurais été si heureux!...
BEA tMAXOIR.
Allez vaincre, mon fils; à votre retour, vous re-
verrez votre fiancée... Kcrmalcc, le vicomte Robert
vous attend... (Bas à Kermalec.) 'l"u me le ramèneras,
n'est-ce pas?
KERMALEC, bas.
Tous les deux, nous reviendrons, ou n'attendez
personne.
BEAUMANOIR.
Robert, que je t'embrasse encore!... (Ils s'em-
brassent.— Bas à Kenn.ilec.) Pas un mot, et sois fidèle
i\ ta promesse. (Il lui serre la main.)
KERMALEC, bas.
Je le serai !...
ROBERT, se letonrnant avant de sortir.
Mon père! Mathilde! '11 sort vivement, Kermalec
le suit.)
BEAIMANOIR, écoutant.
Kcrnox !
KERNOX.
Monseigneur?
BEAUMANOIR.
Ils sont partis?
KERNOX.
Oui, monseigneur.
BEAUMANOIR.
A nous deux maintenant ! A cheval ! à cheval !
KERNOX, interdit.
Vous! monseigneur! à cette heure!...
BEAUMANOIR, à part.
0 mon Dieu ! donne la victoire à mon fils, et
rends-moi ma fille! (11 sort, en s'appuyant sur
Kernox. 1
ACTE DEUXIEME.
La grande salle du château de Keraurais. — Porte au fond; porte latérale à gauche; fenêtre à droite.
— Sur le premier plan, un portrait suspendu à la muraille.
SCÈNE I.
(Au lever du rideau, des valets sont occupés à
décorer la salle.)
LIONEL, entrant.
Quel éclat! quelle magnificence! Moi ([ui m'ima-
ginais arriver dans un château dévasté... l'on se
croirait k Windsor, un jour de gala! (S'adressant
aux valets.) Qui donc attendez-vous? Serait-ce le
roi d'Angleterre?
UN VALET.
C'est monseigneur le comte d'Apremont.
LIONEL, stupéfait.
Lui!... nous!... et c'est par ses ordres... Lui,
qui pendant toute la route m'a laissé gémir et me
plaindre... Allons, à la bonne heure... Mais hâtez-
vous; car il arrive, il me suit... (A un valet qui
dépose des flacons de vin sur un buffet. ) Dites-
moi , mon ami , les mets et les vins seront-ils
dignes de figurer dans cette brillante salle? (Signe
ailîrmatif du valet.) Oui?... Alors, apportez-en en-
core... apportez-en toujours. Ah! voici le héros
de la fête.
ACTE DEUXIÈME.
289
SCENE II.
LIONEL, D'APREMONT.
LIONEL.
Eh I)icn ! monseigneur, et la charmante Ma-
thihie?...
d'aprf.mont.
Elle est là... Je l'ai confiée aux soins des
femmes qui sont ici pour la servir... Lionel, viens
voir comme elle est belle! (Il va enlr'onvrir une
porte.)
LION Kl,, regardant.
Quoi! toujours évanouie... Mais il faudrait...
I)'.\ P n E M O \ T.
Laisse, ne vois-tu pas que déjà les couleurs re-
viennent?
LIONEL.
Oui , et quand ses yeux vont se rouvrir, les
larmes aussi reviendront... Tenez, monseigneur,
tant qu'il ne s'est agi que do vous suivre... de
donner ou de recevoir cpielques bons coups de
lance ou d'épée... je n'ai rien dit parce que...
cette perspective vous échauffe et vous anime...
Mais, froidement, faire couler des larmes... en-
tendre des imprécations... qu'on a méritées*, oh!
c'est bien triste, bien dénué de poésie, et tout
cela ne peut que mal finir.
d'à P RI" MONT.
Ce serait dommage : nous avons si bien com-
mencé !
LIONEL.
Enlever une jeune fille, voilà un beau triomphe!
d'à p R E M O N T.
Eh ! mais, quand cette jeune fille est le trésor
qu'on poursuit!... Chacun sa part du butin. La
France, au roi d'Angleterre; à moi, la belle Ma-
thilde !
LIONEL.
L'un est peut-èti'o aussi difliciic que Fautre à
conquérir.
d'à p r e m 0 n t.
Dinicilc! Matbilde n'est-elle pas là, devant tes
yeux!
L I o N E L.
Oui, vous avez une prisonnière, mais son
amour?
d'apk I'.MONT.
Eh ijicn! nous tâcherons de l'obtenir. Parce
qu'on a un peu plus l'habitude de la lance et de
l'épée que des propos galants, parce qu'on s'est
trouvé plus souvent eu face de l'ennemi qu'en
présence d'une belle, on n'est pas dépourvu de
tout moyen de plaire, et l'on peut espérer...
L I o N E L.
Vous ne réussirez pas, monseigneur. Vous l'avez
entendu vous-même : promise à son cousin Ro-
bert, c'est à Robert qu'elle a donné son amour.
d'à p r e m o n t.
Mon ami, les femmes sont toutes parjures, et
III.
quand elles ne le sor.t pas encore, c'est qu'elles
sont prêtes à le devenir.
LIONEL.
Vous oubliez le nom de cette jeune fille, mon-
seigneur. Dans la maison des Deaumanoir, on n'a
jamais trahi un serment; et attaquer leur hon-
neur, c'est toucher à l'arche sainte de la Bre-
tagne. Puissiez-vous n'avoir jamais à vous en re-
pentir !
d'à PU F MO NT.
Par saint Georges! j"espère bien tout le con-
traire; et tant que le péché se présentera sous
cette forme divine...
LIONEL.
Silence, monseigneur, la voici ! {Ils se retirent à
l'écart.)
SCtNE III.
Les Mêmes, MATIIlLDi:.
MATIIILDE, entrant vivement.
Mon père!... Robert!...
LIONEL, bas.
Vous l'entendez?... Elle ne pense qu'J>lui.
MATIIILDE.
Ils ne répondent pas... Personne, personne qui
me rassure... qui chasse de mon esprit ce rêve...
ce rêve afl'reux que j'ai fait!... Où suis-je?... Ces
lieux... je ne les reconnais pas!... Qui donc m'y a
conduite?
d'à p p. e m 0 n T, s'avaneant.
C'est nous, madame.
M \TIIILDE, reculant.
Ciel! que vois-je? .\h! je me rappelle... je me
rappelle tout maintenant. Vous!!... vous, que le
sire de Reaumanoir a accueillis avec tant de joie et
de confiance, vous, ses hôtes! vous lui avez enlevé
sa fille, son guide, son soutien ! vous, des cheva-
liers! des Bretons!
d'à p n e m o n t.
Nous sommes Aii'ihiis, madame.
M \ I M I IDE.
Des Anglais!... .Vh! oui, vous devez ôtro des
étrangers; des Bretons ne se seraient pas conduits
comme vous l'avez fait. Ils ne seraient pas entrés
dans une maison pour abuser lâchement un vieil-
lard. Vaincus en bataille rangi'-e, ils ne seraient
pas venus prendre glorieusement leur revanche...
contre une jeune fille.
d'à p r i; M o \ t.
A la guerre, toutes les ruses sont permises...
M A T n n. D E.
Oui, cnntre l'ennemi.
D'\ I'REMONT.
Prouvez-Unus <\iu' vous n'êtes pas le nôtre.
MATIIILDE.
Mais que vous ai-je fait, grand Dieu? Qu'avez-
vous à me reprocher? Comment moi , qui, liiiir
encore, ne vous avais jamais vus, ai-jo mérité que
vous me rendiez si malheureuse?
37
i290
LE COMBAT DES TRENTE.
D A !• Il i: M O N r.
Mallicnroiif^o! vous! Ali! ne le croyez pas. Je
vous di^claro dame et souveraine maîtresse de ces
lieux. Vous pouvez commander, ordonner, tout
ici vous appartient.
M A'rill I. DK.
Je ne veux qu'une riiose.
D'APUr.MONT.
Parlez.
M A m 11, DE.
Ma liberté.
d'à p n i; MONT.
11 faudrait pour cela que vous pussiez me rendre
la mienne.
MATim.DE.
Trêve de raillerie, mcssire. Je demande ma li-
berté. De quel droit me rctiendriez-vous ici? Dans
quel but, quel espoir?
d'apu F. mont.
Dcmande-t-on pourquoi l'on s"est emparé d'un
trésor ?
M A T II I L D E.
Oh! vous me laisserez partir. Vous ne priverez
pas plus longtemps un vieillard de celle qui faisait
sa joie et sa consolation.
D"A P R V. MONT.
Vous ne parlez pas du vicomte Robert.
mathii.de.
Tiobcrt! ah! tremblez, car vous venez de pro-
noncer le nom de mon vendeur. N'en doutez pas,
bientôt, oui, bientôt, il aura découvert vos traces;
et n'espérez pas que ces murailles vous mettent à
l'abri de sa vengeance, dès qu'il saura qu'on me
retient prisonnière'en ces lieux... (Regardant au-
tour d'elle et apercevant le portrait.) Dieu? qu'ai-je
vu?...
LIONEL, bas.
Elle va tout savoir.
MATIULDE, courant au portrait.
Ce portrait !... Mais je le reconnais... C'est celui
du baron de Keraurais, du vieux frère d'armes du
comte de Beaumanoir! C'est ici que vous m'avez
conduite! vous commandez dans ce manoir! vous,
un étranger! vous, un Anglais! et le baron de
Keraurais, qu'est-il devenu?... (Après un silence.)
Parlez, parlez donc!...
D 'a p r e m g n t, hési tant.
Madame... la fortune, le destin des combats...
M ATllILDE.
Assez! assez! je devine tout. Le baron n"est
plus! lui vivant, vous ne seriez pas chez lui! Ce
noble vieillard, vous l'avez tué!... et c'est les
mains teintes de son sang que vous veniez nie
parler d'amour...
d'apuem ont.
Madame !
M A T H 1 L D E.
Arrière, mcssire, arriére!... Mais vous ne voyez
donc pas que vous me faites horreur! (Elle rentre
dans la chambre de gauche.)
SCÈNI-: IV.
J.IONKL, D'A PU F, MO NT.
LIONEL, après une pause.
Kh bien! monseigneur, que vous avais-] o dit.'
d'à PU liMO.NT, froidement.
C'est ta faute.
LION I-; L.
Comment, ma faute!
D 'a p II e m o n t.
Sans doute : fds d'.\pollon, c'est ton métier de
parler aux belles, de les persuader; et, loin de
venir à mon aide, tu gardes un obstiné silence.
LIONEL.
C'est que je n'avais rien à dire pour vous ; c'est
que, si j'eusse parlé, c'eût été en faveur de cette
noble jeune fille. Ah! monseigneur! quelle ex-
pression! quel accent!... Comme ses paroles étaient
fières et énergiques! comme elle vous menaçait!
J'étais prêt à tomber à genoux, à lui demander
grâce.
D 'a p R E M 0 N T.
Bravo! Lionel, bravo! il paraît que la belle Ma-
tliildc a le don d'enflammer ta verve.
LIONEL.
II parait qu'elle n'a pas eu celui de vous faire
éviter une grande maladresse... Laisser ce portrait
sous ses yeux !
d'apremont.
Est-ce que je pouvais deviner que ce vieux baron
était un ami de sa famille?
LIONEL.
>ous auriez dû vous en douter; ces Bretons sont
tous cousins, je dirai même qu'ils sont tous frères...
Oui, monseigneur, frères pur la haine qu'ils nous
portent, à nous autres Anglais!
d'apremont, gaiment.
Ce qui ne nous empêchera pas d'aimer les Bre-
tonnes.
LIGNE L.
Certes! J'y serais tout aussi disposé que vous,
monseigneur, pendant les loisirs d'une trêve; mais
en pleine guerre... Ah! si vous saviez ce que j'ai
vu en songe...
d'apremont, de même.
Rêveur!... Mais tiens... regarde, voici nos amis
(Le conduisant à la fenêtre.) qui, fidèles au rendez-
vous, viennent inaugurer avec moi ma nouvelle
chàtellenie et m'aider à chasser tes humeurs
noires.
LIONEL, comptant.
Un, deux, trois, quatre... cinq...
d'apremont.
Que fais-tu donc?
LIONEL, continuant.
Six, sept, huit, neuf...
d'apremont.
Tu comptes mes hôtes ? Ne crains rien, ce ma-
noir est assez vaste pour les recevoir tous.
ACTE DEUXIÈME.
291
I. io\' Kl., à part.
(Ael ! lo nombre fatal!
d'à PRE MONT.
l'ersonnc n'y manque, n'est-ce pas?
LIONEL, avec solennité.
Non, monseigneur, personne n'y manque.
n'APREMONT.
(;ombien serons-nous?
L 1 o \ E L.
Trente, monseigneur, trente!
D 'a P R E M 0 \ T.
Trente! Par saint Georges, qu'ils soient tous les
bienvenus! (Tl snnni", dt^s valets paraissent.) .MIez,
(|u'on agrandisse la table du festin! Il faut que
chacun trouve place à cette fètc! (Les valets sortent.)
LioxEL, à part.
Trente! comme dans mon rùve! (Il s'a.ssiei].)
d'apremont, lui frappant sur l'épanle.
J'espère, mon poëte, que, cette fois, tu vas te
surpasser... Le festin sera magnifique! c'est la
France qui paiera!...
LIONEL, le regardant.
Et en quelle monnaie?
d'apremont.
Comment, en quelle monnaie? Eh! parbleu!
comme elle pourra.
LIONEL, se levant.
F.t si c'était en monnaie de sang, monseigneur?
d'apremont.
Tu es fou, mon pauvre ami! les muscs irritées
t'ont jeté un sort.
LIONEL, continuant.
Si votre festin... était le festin de Balthazar?
D 'a p n e m 0 N T, l'interrompant.
Encore...
LIONEL.
Sur les murs de ce manoir, si la main de son
dernier maître venait écrire... en Icttrcîs de feu...
d'apr emont.
Ecrire... ah! ah! ah ! ah!
LION E L.
Ne riez pas, monseigneur.
d'apremont.
Eh! que diable veux-tu qu'elle écrive, cette
main?
LIONEL, regardant autour de lui.
Ma mort !
d'apremont.
Ta mort, mon pauvre ami!
L 1 0 N E L.
Et la vôtre!
I) 'a I" n I. M 0 N T.
Et la mienne aussi !... Il est vrai qu'il \\r. lui en
coûterait pas davantage... Ah! ah! ah!
LION EL.
Oh! mt croyi'Z pas f|uo ce soit en vain (iu(>, par
un rapport étrange, trente étoiles me soient appa-
j rues pendant mon sommeil.
d'apremont, raillant.
.\h! tu as vu (les étoiles?...
LIONEL.
Oui, monsieur le comte, trente an midi et trente
au nord, qui s'avançaient... au milieu du cie!...
D 'a p R E M o N t.
Pour se livrer combat. peut-Ctre? Une bataille
d'étoiles!... ah! ah! ah!... Et tu as vu cette ba-
taille-là, toi?
LIGNE L.
Peut-être la verrez-vous bientôt vous-niAmc!
d'apremont.
Et tes étoiles, enfin, que sont-elles devenues?
LIONEL.
Sur soi.xante... une seule... est restée.
d'apremont.
Une seule! c'est bien peu!... Ton rêve éloilê est
divin, mon ami; tu cherchais le sujet d'une bal-
lade, le voilà tout trouvé.
LIONEL.
Ne riez pas, monseigneur, ne riez pas! Vos amis
qui viennent d'entrer dans ce manoir...
d'apremont.
Eh bien?
L I O N E L.
Que vous allez recevoir à votre table...
D 'a P R E M 0 N T.
Après?
L I O N E L.
Ils sont vingt-huit... et vous et moi...
d'apremont.
Oui, oui, cela fait trente! parfaitement compté!
LIONEL.
La moitié de mon rêve e^t déjà accomjjlii-...
d'apremont, riant.
Ah ! ah ! ah ! la remarque est curieuse... et tu es
un poëte charniant!
SCÈNE V.
Les Mêmes, BEMBRO, BETFOHD,
KNOLLES, Seic.nelrs anglais.
d'apremont, îui seigneurs.
\enez, messeigneurs, venez : voici notre ami
Lionel, queje vous présente... comme un i>roplièie
de grande espérance... Figurez-vous cpi'il a fait un
rêve merveilleux...
TOUS.
Un rêve?....
d'apremont.
Oui, mess(;igneurs,etdes plus plaisanl^^, j.- vous
jure...
LIONEL, à pail.
nieu sait pour qui !
d'apremont.
Ou'il va nous raconter à lalile.
IlEMItRO.
A table, soit!
K NOI.I.I"^.
Oui, oui, à table! car ji- me scn-^^^ un appétit dé-
mesuré.
292
LE COMBAT DES TRENTE.
I! E M n n 0.
C'est ta mesure ordinaire.
TOUS, riant.
Ah: ail : ah!
I.IO\ri., à paît.
Ce nombre trente flaniiioie toujours devant mes
yeux...
iiEMnno, à Lioiiol.
Eh bien! soigneur poëte, est-ce que vous ne
venez pas avec nous?
LIONEL.
F.xcusez-nioi, monseigneur... un travail à ter-
miner...
KNOLLES.
Comment, vous travaillez à jeun?
B ET l'on D.
Tu ne travailleras jamais comme cela, toi.
KXOLLES.
Je l'espère bien... A table! à table!... (Il sort,
ainsi que phisieurs de ses compagnons. Les autres vont
le suivre, avec d'.Apremont; un valel entre.)
SCÈNE VI.
Les Mêmes, BKAUMANOIR, KERNOX,
UN Valet.
LE VALET, l)as, à d'Apremont.
Pardon, monseigneur, deux cavaliers se présen-
tent à la porte du château.
LIONEL, à part.
Si c'était doux nouveaux convives!...
d'apremont.
Que domandent-ils?
-le valet.
Ils demandent à parler au baron de Keraurais.
BEMBliO.
Keraurais ne répondra plus à personne.
I) 'a p r e m 0 iV t.
Fais entrer!... nous répondrons pour lui.
LE VALET, à la porte du fond.
flutrez, seigneur chevalier.
KERNOX, à Beanmailoir, qu'il conduit et qui
entre très-vite.
Doucement, monseigneur, doucement!
LIONEL, à part.
Que vois-je ! le comte de Beaumanoir !
d'ai'REùiont, à lui-même.
C'est le fils que j'attendais.
BEAUMANOIR, à Kernox.
Laisse-moi, laisse-moi!... (Kemoi reste dans le
fond.) Keraurais! Keraurais! oîi étes-vous?
BEMBRO, à demi-voii.
Quel est donc ce vieillard?
d'apremont, à Lionel, qui va répondre.
Silence!
LE VALET, auquel d'Apremont a fait signe
d'emmener Kernox.
Sortez! les valets n'entrent pas ici.
KERNOX.
Et vous donc?
LE VALET.
Je sors.
KERNOX.
C'est dilTérent. (Il sort avec le valet.)
beaumanoir.
Keraurais! vous ne me répondez pas? où f:tcs-
vous donc? C'est moi, votre ami, qui vous appelle !
I c'est le comte de Beaumanoir.
TO V s, se découvrant avec respect.
Beaumanoir!
LIONEL, approchant un siège.
IMonscigneur, asseyez-vous!...
beaumanoir.
M'asseoir ! moi... Oh ! je resterai debout, jusqu'à
ce que je sois vengé... Mais qui donc ètes-vous,
vous qui m'invitez à m'asseoir? cette voix n'est pas
celle de mon ami... ce n'est pas lui qui vient de
me parler... Allez le prévenir, dites-lui que Beau-
manoir l'attend... qu'il compte sur lui... qu'il ré-
clame le secours de son bras et de son courage...
entendez-vous? Mais allez donc! allez donc! vous
ne savez pas que chaque minute de retard me fait
mourir!
L l 0 N E L.
Monseigneur, c'est que... (A part.) Comment lui
dire?... (Haut.) C'est que, dans ce moment, le
baron est absent.
BE \UMAN0IR.
Absent ! absent de son manoir ! au moment oii
'ennemi est h nos portes!
BETFORD.
Son château, seigneur comte, est entre bonnes
mains, et tant que nous y serons, personne ne
viendra le reprendre...
BEMBRO.
Mais le repas est servi , et si vous daigniez y
prendre place...
beaumanoir.
Un festin !... Il y a donc fête ici?... Et Keraurais
n'est pas là pour recevoir ses hôtes!
BETFORD.
A table! à table! monseigneur. (11 s'avance pour
prendre le hras de Beaumanoir.)
d'apremont, l'arrètaut vivement.
(Bas.) Laissez, laissez, Betford; respect à ce
vieillard!...
CHANT. (En dehors, une voix seule.)
Allons, allons! chacun son verre!
Tous ici, faites comme moi :
Amis, buvons à l'Angleterre,
Buvons au roi!
CHŒUR :
Allons, allons! chacun son verre !
11 a raison, oui, sur ma foi!
Amis, buvons à l'Angleterre !...
Buvons au roi !
B E A u M A N o 1 1( , écoutant.
Qu'entends-je?
ACTE DEUXIEME.
293
I) APr. EMONT.
Malédiction! il va tout savoir.
CHŒUR :
A l'Angleterre !...
KNOLt. F. S, [jarai.ssant, \inp coupe et un flacon à
la main.
A l'Angleterre!... Eh bien! est-ce que vous n'en
Êtes pas, vous autres?
LIONEL, courant i lui.
Silence!
KNOLLES, apercevant Beauraanoir.
Un étranger!...
R E A L' AI A N 0 1 n .
A l'Angleterre!... on boit ici à l'Angleterre!...
Mais je me suis donc égaré?... La douleur, le dés-
espoir, la rage, m'ont donc fait tromper de route?
Non, ce manoir n'est pas celui de Keraurais...
Personne, devant lui, n'aurait osé... Ah! l'on boit
ici à l'Angleterre!... (Appelant.) Kernox! Kernox !
KEiîNOX, entrant très-vivement.
Qui m'appelle? Est-ce vous, monseigneur?...
BEA tMAKOIR.
Kernox, tu vois ces hommes?... Ils viennent de
boire à. notre ennemie, à notre ennemie mortelle,
entends-tu? C'est à l'Angleterre qu'ils viennent de
boire, là, sous mes yenx, qui n'ont pu les voir...
Un verre! un verre! j'ai soif, moi aussi! (Kernox
prend le flacon et la coupe des mains de KnoUes.) Verse!
verse!,.. (Kernos verse à boire.) Et maintenant, à la
France! messieurs! c'est à la France que je bois!
(Il boit, puis tendant son verre.) Encore! encore!
(Rernoi le sert.) A la France! à la France! et mort
à ses ennemis! Viens, viens, Kernox! je ne veux
pas rester un moment de plus en ces lieux ; car
nous ne sommes pas ici chez le baron de Kcrau-
rais.
KERNOX.
Cependant, monseigneur, il me semble...
BEA UM AN 0 1 B.
Non, non, te dis-je!... Mes chevaux! mes che-
vaux! (Kernox s'incline et sort.) Et vous, nobles
seigneurs, pour prix de la généreuse hospitalité
que vous m'avez accordée... écoutez bien ceci :
Mes yeux. sont fermés à la lumière, et cependant...
ils lisent au livre de vos destinées. Tremblez! ce
vieillard qui vous fait pitié, qui n'a plus qu'un
souffle de vie... pas un de vous ne lui survivra...
Demain approche... demain... la France sera ven-
gée!... Et maintenant... adieu... adieu !
I. lOXEI,.
Ciel !... vos genoux fléchissent... vous ne pouvez
plus vous soutenir... Un siège! un siège! incssci-
gneurs...
BEA I M AN 0 1 R.
Non, laissez-moi... laissez-moi... j'aurai encore
la force de me délivrer... de la présence... des op-
presseurs de mon pays, laissez-moi... (Il tonil>i'
évanoui sur le sicf,'e avanr.i; par Lionel.)
SCENE VII.
Les Mêmes, MATIIIEDE.
MATHILI>E, s'élancant.
Cette voix... je ne me trompe pas... c'est lui!...
lui, mon père, qui vient me délivrer... m'arracher
de ces lieux... Oh! je savais bien que le ciel aurait
pitié de moi... qu'il exaucerait mes prières. (Elle
court se jeter aux pieds de B-^^aumanoir et saisit sa main
qii'elle va porter à .sa bouche, quand tout à coup elle
s'arrête.) Grand Dieu! immobile!... muet!... mort!
peut-être!...
d'à p r e m 0 n t.
Uassurez-vous... la fatigue seule!...
MATH IL DE.
Oh! comme il est pâle! comme sa noble figure
exprime la douleur... Et il ne m'entend pas... il
ne sait j)as que je suis là... toute prête à me dé-
vouer à mon tour pour lui.
KNOLLES, bas.
La belle personne !...D'Apremont, tu es un heu-
reux mortel !
M \rii II. DE.
0 mon père! revenez à vous!... c'est votre Ma-
thilde... c'est votre enfant qui presse vos mains...
qui les mouille de ses larmes de reconnaissance.
Aveugle, seul, au milieu de mille dangers, vous
êtes venu me chercher!... Me voilà! oh! parlez-
moi... parlez-moi... un mot de votre bouche, et je
ne tremble plus... N'ètes-vous pas ici pour me dé-
fendre?... pour me protéger?... Oui, oui, je suis
libre maintenant : qui donc voudrait empocher une
fille de suivre son père?
d'apremont.
Ne vous réjouissez pas encore, madame... le
libérateur sur lequel vous comptez... qui vient,
dites-vous, à votre aide... ignore que vous êtes
dans ce château...
Al Arn II. DE.
Grand Dieu !
d'apremont.
Et avant qu'il ait recouvré ses sens, sa filb' ne
sera plus auprès di- lui.
matiiii.de.
Quoi!... toutes res fatigues, tous ces dangers, i!
les aurait bravés en vain? Épuisé, mourant... il
loparlirait sans savoir seulement que sa lille l'a
serré dans ses bras?... Oh! non, non, c'est impos-
sible! ces nobles seigneurs, qui nous écoulent, ne
le souffriraient pas... Eh quoi!... ils se Inisent?...
Pas un... pas un seul n'élève la voix en ma fa-
veur!... Eh bien! comte d'Apiemont, c'est à vous,
à vos scnlimenls de généreux et de loyal ennemi
(|ue je m'adresserai!... Regardez ce noble vieillard. ..
c'est bifu moins sa course rapide que la douleur
qui vient d'abattre ses forces... Oh! vous m- l'arra-
blercz pas d'un l'K'ruel désespoir! vous l'avezassc/.
fait siiulTrir... vous accorderez la liberté de sa
lille à son tmirliaiil et sublime dévouement.
29/»
I.K COMBAT DKS TIU'NTK.
i> \ p II i; MON r.
Votre lihcrtc!... Kli l)ic'ii... j'y ninsoiis... mais
à une condition.
M AT II 1 I.DF.
Ah! parli'z!...
I)'\IM\EM0.\T.
Vous allez me jiiier do n'Otie jamais h per-
sonne; et... ce vieillard restera ici ixmr me ré-
pondre de votre parole.
M Mil ll.Dl-.
1-niI mon pèrel... Ali 1
n"APii i: MO îMT.
Silence!... il revient à lui... pas un mot... pas
un cri qui traliisse votre présence, si vous tenez à
ce qu'il reste lil)re.
M ATllILDi:.
Quoi! vous oseriez?...
d'à p ri: M ON T.
Tout pour ne pas vous perdre.
MATHII.nK.
Et moi, je jure....
d'à PRE MONT.
Silence! vous dis-je! vous voulez donc qu'il
meure prisonnier des Anglais?
M ATIIILDi:.
l'risonnicr!...
d'apremont.
Vous ou lui!... Choisissez.
MATHii.DE, d'une viiix suppliante.
Oh! moi... moi... toujours!...
11 E A i: M A N 0 1 R , revenant à lui.
Où suis-j(> ?
MATH1I.de, faisant un mouvement vers lui.
Oh! mon père...
d'à p r km o n t, avec menace.
Madame !...
BEAUMANOIR.
Ah ! je me rappelle... parmi des infâmes...
MATHI1.de, à voix basse.
Et ne pouvoir voler dans ses bras... lui dire au
prix de ma vie... C'est la sienne qu'on menace !...
( Mouvement de d'Apremont;) Je me tairai!... Je me
tairai!... (Tendant les mains vers Bcanmanoir.) Pour
vous... pour vous, mon père!
BEAUMANOIR.
Oui., des infâmes qui boivent à l'Angleterre...
(Se levant.) Kcrnox, Kernox !
d'apremont, bas, à Matliildc.
Rentrez! rentrez, madame!
m A t n I I, D E.
Oh! mon Dieu, protégc-le! (Elle gagne lentemeul
l'embrasure de la porte que lui a indiquée d'Apremont, et
y reste sans être vue.)
KERNOX , entrant.
Mo voici, monseigneur.
BEAUMANOIR.
Emmène-moi ! emmène-moi !
BEMRR 0.
Comte de Dcaumanoir, de votre château à celui-
ci, la distance est longue... votre cheval doit être
fatigué : vous plaît-il que je vous prête le mien,
ni; TEC ni).
Ou le mien !
TOUS.
Ou le mien !
J! i; AllMANOI r,.
Gardez, gardez vos chevaux de bataille! demain,
vous en anriïz besoin... (A Kernox.) Partons, mon
ami, partons! allons trouver Keraurais. C'est lui
qui m'aidera à venger ma fille... et la Bretagne. (Il
sort en s'appuyant sur le bras de Kernox.)
MATHli.DE, qui l'a suivi des yeux.
Adieu, mon père ! (Klle disparaît.)
SCÈNIÎ VIII.
Les Mêmes, excepte BEAUMANOIP.
et MATHILDE.
REMBRO.
Gardez vos chevaux de bataille... demain, vous
en aurez besoin... Qu'est-ce à dire, messeigneurs?...
Est-ce une nouvelle levée de boucliers qu'on nous
annonce?
LIONEL.
Je le crains.
d'APR EMONT.
Et moi, je le souhaite!... c'est un noble cœur,
messeigneurs, que ce vieillard!... Avoir ainsi suivi
mes traces, sans autre guide que son instinct de
haine et de vengeance... Mais ici, il lui a fait dé-
faut... (Allant regarder à la fenêtre.) Et le voilà main-
tenant qui s'éloigne en toute hâte de celle qu'il
venait chercher.
LIONEL.
Peut-être ferions-nous sagement de l'imiter!...
Enlever les femmes qui ne le veulent pas... porte
toujours malheur; témoin...
d'apremont, riant.
La belle Hélène, n'est-ce pas? et le siège de
Troie... Mais la belle Hélène était mariée, tandis
que la belle Mathilde...
L 1 o N E L.
Sans vous, le serait aujourd'hui.
d'à p r e m 0 n t.
C'est vrai.
TOUS.
A qui donc? à qui donc?...
d'apremont.
A son damné cousin, Robert de Beaumanoir. (Ici
l'on entend retentir un son de cor.) Mais de qui donc
cet appel nous annonce-t-il l'arrivée?
SCÈNE IX.
Les Mêmes, UN VALET, puis ROBERT.
UN VALET, entrant.
Monseigneur, le vicomte Robert de Beaumanoir,
précédé d'un héraut d'armes...
TOUS.
Roliert !
ACTK DKLlXIÈMIv
295
I. K \ ALKT.
Demande à rtn' admis près do la noble assem-
l)loc.
Lio.NEL, à part,
r.ohert!
n'VPn KM ONT, i liait.
Vive Dieu! voilà du moins un ennemi contre
lequel toute attaque est permise!... (Haut.) Qu'on
l'introduise. (A part.) Mais avant, fermons cette
porte. (Il va prendre la clef de la chambre de Ma-
iliilde.)
ROBEis T, s'avançant.
Salut, comte d' Aprcmont.
d'apremont.
C'est à moi, sans doute, noble vicomte, que vous
désirez parler?
i.iONKi., à part.
11 le demande!...
ROBERT.
Vous vous trompez, comte d'Apremont.
LIONEL, étonné.
Comment !
d'à PRE MONT, à part.
>e saurait-il rien encore?
ROBERT, continuant.
C'est pour vos amis comme pour vous que je suis
venu.
BEMBKO.
Parlez donc, vicomte! Monseigneur et ses amis
sont prC'ts à vous répondre!...
TOUS.
Oui... oui !
ROBE R r.
Fort bien, messeigneurs, mais, avant de songer
à me répondre, il faut connaître ma demande.
TOUS.
C'est juste.
R O B E 1! T.
Nous répondrez alors.
d'apremont, s'avanrant.
C'est moi qui réclame cet honneur.
ROBERT.
Cet honneur sera pour tous.
LIONEL, à part.
Que dit-il?
R O B V. W T.
Et tous, j'en suis sûr d'avance, vous accepterez
ce que je viens vous proposer.
TOUS.
Oui, oui.
d'apremont.
Que voulez-vous enfin?
ROBERT, s'anirnaul.
Ce (pie nous voulons?... Depuis que vous avez
mis le pied sur nos terres, la famine et la désola-
tion ont marché à votre suite. Vous avez brûlé nos
villes, dévasté nos campas^nes... 'Ions les coups
que vous avez frappi'-s nous f)nt atteints au visait! ou
au ciiHii', et vous iiniis demaudr/. ce f[ur nous vou-
lons?
I) APREM ONT.
Vous venger!... Comment le pourriez-vous?...
Votre dernière victoire n'a fait que vous affaiblir
encore... le sort ne saurait se déclarer pour vous.
Les Gaulois furent vos aïeux, seigneur de Bc:iu-
manoir ! rappelez-vous donc ce qu'ont dit vos pitres :
Malheur aux vaincus !
ROBERT.
Oui, mcssire, je me le rappelle; mais, à leur
tour, voilà ce qu'aujourd'hui, par ma bouche,
leurs petits-fils répondent : Kspoir aux vaincus!
malheur aux vainqueurs !... Et c'est pour le prou-
ver, l'épée à la main, en champ clos, messei-
gneurs, que la Bretagne aujourd'hui vous jette son
gant... (Il le jette.] Le relevez-vous?
d'apremont, arrêtant du geste ses amis et
s'omparant du gant.
C'est moi, comte d'Apremont, qui le relève.
TOUS.
Non, non! tous, tous!
ROBERT.
Bien, messeigneurs! c'est ce que je demande.
LIONEL, à part.
0 mon rêve! mon rêve!..
R 0 B K R T.
Trahie par la fortune, plutôt que vaincue, la
Bretagne a vu, dans une longue guerre, décroître
le nombre de ses enfants, mais non leur courage.
Pour en donner une dernière preuve, c'est le
combat singulier qu'elle vient vous offrir, à armes
égales, à forces égales!... et maintenant, comte
d'Apremont, allez choisir vos frères d'armes! les
miens sont prêts... Trente contre trente!... à la
place de deux armées... et que Dieu prononce entre
nous.
L I o .N E L, à part.
Ah! iinind Dieu ! trente !
d'apremont.
Trente! Soit, nous y serons!
i\ o K E R r.
Demain, à midi! au cbéiie de '\li-Vnir', dans la
lande de Jossclin.
TOUS.
Nous y serons !
ROREIST.
A demain donc, messeigneurs, et, d'avance,
creusez votre tombe, comme nous allons creuser
la notre. Le dernier debout les fermera toutes
di'ux, et fera voir de quel coté est lu victoire.
BEMBRO, h Lioni'l.
ili'iireux |i()éte, c'est toi qui chanteras notre
gloire.
MO \ Kl,, avcr frnnotô.
Non, niessire, j'aime mii-ux ((u'on chante la
mienne.
Il E MUR n.
Coiniiiriit! lu pri'iends élri> des noires?
LIONEL.
Oui, niessire, ((unine vous scroz d(;s nii'ns
2%
LE COMBAT DES TRENTE.
Il (1 II K. H T.
Deux mots encore! Je sais tout ce que la renom-
mée publie du comti'd'Apremont, et je tiendrais à
honneur de l'avoir demain pour adversaire.
1) ' \ V w i: MON r.
Vous prévenez mes vœux. (Lui tendant la maiii.^
Comptez sur le comte d'Apremont,
noBEnT.
Comme vous pouvez compter sur Uoliert de
Beaumanoir. Adieu! (Il fait un pas ponr s'éloigner.)
Ah ! j'oubliais : nous combattrons à pied et sans
que personne puisse nous secourir... A chacun son
courage! et Dieu pour tous! (Il va sortir.)
imatiiii.de, en dehors.
Robert! Robert!
no B EUT, s'arrêtant, à part.
Qu'ai-je entendu?... cette voix... (Haut.) Il y a
une femme ici, mcssire, une femme qui ma
nommé... qui implore mon appui peut-être...
I)"ap REMON'T, hésitant.
Une femme!... En effet, vous ne vous trompez
pas... une femme qui m'attend... el que votre ar-
rivée...
ROBERT.
Mais elle a dit Robert!
D APH EMO \T.
Robert!... sans doute. Moi aussi... je me nomme
Robert.
ROBERT.
Ah! pardon! messirc.
d'apremont, aiipuyant.
Robert d'Apremont !
ROBERT, à part.
Oli ! j'étais fou! (Haut.) Excusez-moi... les mo-
ments i)our vous sont précieux, et je ne voudrais
pas... Adieu, messire, adieu ! (Il s'éloigne.)
MATIULDE, frappant à la porte.
Robert: Robert!
ROBERT, s'arrêtant de nouveau, à lui-même.
Voilà, qui est étrange!
d'apremon't.
Vous le voyez... on s'impatiente.
ROBERT, se décidant, à liii-mème.
Oh! c'est impossible!... (Haut.) A demain, mes-
seigneurs, à demain ! (II sort vivement par le fond.)
D'APREMONT, le regardant partir.
Demain, ie serai mort... ou je n'aurai phis de
rival !
ACTE TROISIÈME.
PREMIER TABLEAU.
Une salle du ch.lteau habité par Beaumanoir.
SCÈNE I.
ROBERT, KERMALEC.
(An lever du rideau, Robert est étendu dans un grand
fauteuil. Il est pile, défait, et semble reposer. De-
bout près de lui, ILermakc le contemple en si-
lence. )
KERM AI.EC.
Dieu soit loué! il vivra! Le chapelain qui vient
de panser ses blessures m'a dit qu'elles n'étaient
pas mortelles. Ah! il a fait un mouvement... il
respire avec plus de force; ses yeux se rouvrent!...
Dieu soit loué!... Mais, hélas!... s'il me de-
mande son père et sa fiancée, que pourrai-je ré-
pondre?
SCÈiNK II.
KERMALEC, ROBERT.
ROBERT, cherchant à se lever de son fauteuil.
Où suis-je?
KERMALEC, Courant à lui.
Mon maître! mon cher maître!... vous êtes chez
vous... près de votre fidèle serviteur.
ROBERT, assis.
Mon vieil ami! est-ce bien toi?
KERMALEC.
Oh! oui, toujours!... Kermalec ne vous quittera
jamais !...
RODERT, continuant.
Est-ce bien moi, Robert de Beaumanoir, qui te
parle?... Oh! que je souffre!...
KERMALEC, à part.
Grand Dieu!... comme il est pâle... comme sa
voix est éteinte!... Le chapelain m'aurait-il donné
une fausse joie?
ROBERT.
Dis-moi, mon ami, pourquoi cette douleur? cette
cuisante douleur?... ici, près du cœur.
KERMALEC, à part.
Oh! il faut qu'il soit bien mal, pour avoir ou-
blié...
ROBERT, qui a porté la main à son cœur,
la regardant.
Du sang! mais je suis donc blessé!... blessé...
Mais non... je rèvc... (11 veut se lever et retombe.)
Blessé! mais par qui? comment?
KERMALEC.
Ces blessures guériront, mon maître. Oui, celles
ACTE TROISIÈME.
297
([UL! VOUS avez rcriios guériront, mais celles que
\iius a\ez faites, jamais!
n 0 B E n T.
Celles que j'ai faites... (Rappelant ses souvenirs.)
Olil maintenant, je me souviens...
KEP. MAI. KC.
Les souvenirs de Monseigneur ne peuvent être
iu(i(l('les à riionneur de la Bretagne.
Il 0 B E R T, faisant un mouvement.
L'honneur de la Bretagne...
KERMA I,EC, H pnrt.
J'étais sûr que ce mot allait le ranimer.
ROBERT.
Oui... oui... je me souviens... hier, ;\midi!...
au chône de Mi-Voie!... trente contre trente!!...
et moi, j'étais le j)remier.
KERMALEC.
Le pi'emier parmi les premiers. . C'est la di3-
vise...
ROBERT.
Oui, de mon père!... mon père!... Mathildc!
où sont-ils? où sont-ils? Je veu.x les voir. (Il se
lève avec effort.)
Ki: RM AI.EC.
Oh ! restez , restez ! (Il l'aide à se rasseoir. — A
part.) Voici le moment que je craignais.
ROBERT.
Je veux les voir, te dis-je... leur apprendre que
llobert n'est point indigne de reparaître en leur
présence... Mon père! Mathilde!... ils seront fiers
de moi, n'est-ce pas? Kermalec, conduis-moi vers
eux.
KEFiMALEC, à part.
Oh ! s'il savait!
ROBKRT.
Mais... oh ciel! tu pleures, je crois.
K E R .\I A I. E C.
Non, non, monseigneur!
R 0 B E R T.
Tes larmes, je les ai vues!... Vainement tu
chercherais à me les cacher... Mon père, ma cou-
sine, ils devraient être là, à mes côtés: pourcir.oi
n'y sont-ils pas?... (Voulant s'élancer.) Mon père!...
mon père!
KERMALEC, avec embarras, le retiiiant.
Bientôt... vous les verrez...
RORERT.
Oli! ne me retiens pas... ne \ois-tu jias que
mes blessures guériront plus vite dans leurs bras!
KERMALEC, à part.
Mon Dieu! comment lui cacher?...
ROBERT, continuant.
Oh! je veux les voir... je veux les voir!
KERMA LEC.
Kn ce monuMit!... c'est impossible...
RORERT.
Impossibh;!
Kl RM AI. EC.
Le comte, votre père... et madame Mathildc. ..
ne .sont i)as au château... mais ils reviendront.
III.
ROBERT.
Ils reviendront, dis-tu?... et pourquoi sont-ils
partis? pourquoi quitter ce manoir lorsque tant
d'ennemis tiennent la campagne... parle... parie
donc !...
KERMALEC, à part.
Oh! un mensonge'!... mon Dieu! tu me le par-
donneras! (Haut.) Sachant quel danger vous alliez
courir, sachant que vous ne reviendriez que mort
ou vainqueur, monseigneur de Beaumanoiret votre
noble cousine sont allés prier à Notre-Dame de
Bon-Secours, pour vous et pour l'honneur de la
Bretagne !
ROBERT, après un silence.
Kermalec I
K i; R M A L E c.
Aion maître!
R 0 1! K R T.
Tu ne me trompes pas?
K E R M A L E C.
Non, monseigneur.
ROBERT.
Tu m'as bien dit la vérité?...
KERMALEC
La vérité... oui, mon jeune maître. (.V part.)
La vérité, dans ce moment... mais elle le tue-
rait !
RORERT, lui saisissant la main.
Ta voix est troublée pourtant.
KERMALEC
Non, non.
ROBERT.
Kermalec, ta main tremble dans la mienne.
KERMA LEO.
Ma main?... c'est... la votre, monseigneur.
R O R E R T.
Ainsi, je puis te croire?... et quand revien-
dront-ils?
KERMALEC
Demain.
Il n B E R T.
Demain?
K El! M Al. EC.
Oui.
1\ 0 R E R T.
Deiiriin! c'est bien long!
KERMALEC.
C'est que leur prière sera longue... Oui, de-
main... qui sait? cette nuit, peut-être.
R o R E n T.
Cette nuit! oh! oui, (pi'ils viennent cotte nuit.
(licouLinl.) Mais écoute... on lève lo pont-levis, on
entre au manoir... ce sont eux peut-être? (Il veut
se lever.)
K E R M \ 1. K C.
Ileslez, monseigneur, restez : je vais \ leur ren-
contre. (A part.) Mon Dieu! fuis que re soit cen\
que son cœur attend! (Il sort p.irliî Uml.)
298
ll: combat des tuemte.
SCENE 111.
ROBERT, seul.
Mon père! Matliildc! Ils sont allôs prier pour
moi. Et cette prière, Dieu Ta entendue: car je vis,
et la Brctajîue, ma noble Bretagne l'emporte I Oli 1
maintenant, ces étrangers sauront que ce n'est pas
le courage qui nous fuit défaut !
SCÈNE IV.
ROBERT, KERMALEC.
noBEnT.
Ou \ii'nt... je vais savoir... (Se levant à moitié.)
Eh l)ien?... est-ce mon père?... est-ce Mathildo?...
KKnMALEC.
Non, messire.
ROBERT.
Non ! (Il se laisse retomber.)
KERMALEC.
Pas encore... patience! patience! ils revien-
dront.
ROBERT.
Ils reviendront! mais s'ils tardent, il siu-a trop
tard pour eux peut-être, trop tard pour moi, Ker-
malec.
KERMALEC.
Que dites-vous '?
ROBERT.
Tu ne sais pas que l'impatience est la pire des
blessures? que l'inquiétude tue aussi bien qu'un
poignard... Kermalec, je ne sais pourquoi, mais je
tremble pour ceux que j'aime... pour ceux qui
m'auraient fait aimer ma gloire! Ce n'est pas mon
père! ma fiancée!... Mais qui donc vient à cette
heure?...
KERMALEC.
Un voyageur épuisé de fatigue, et qui s'avance
avec peine appuyé sur le bras de son écuyer.
ROBERT.
Oh! qu'il entre, qu'il entre... je suis prêt à le
recevoir.
KERMALEC.
Mais, monseigneur, dans l'état où vous êtes,
vous ne pouvez...
ROBERT, vivement.
Kermalec, rien ne doit dispenser un Boaiuna-
noir de remplir les devoirs de l'hospitalité!... Ton
bras... ton bras,., je vais aller au-devant de mon
hôte!
KERM ALEC.
Non, messire, c'est lui que je conduirai en votre
présence.
ROBERT.
Eh bien! va le chercher à l'instant. Je lui dois
des excuses et je veux les lui faire.
SCÈNE V.
Les Mêmes, D'APREMONT, un Écuver.
(La nuit eorarncnce à venir.)
KERMALEC, allant au fond et oiivraul la porte.
Par ici, seigneur.
u'apr EMOiNT, enveloijpé d'un mantiiaii et
s'appiiyant sur le bras de son écuyer. Bas.
Laissez-moi, sire écuyer, (L'écuyer sort.)
KERMALEC, à demi-voix.
Approchez, monseigneur, voici mon maître qui
vous attend.
d'à p REM ONT, à part.
Oli ! il me pardonnera! .Te lui rendrai sa lillel
KERMALEC, s'approcliant do Robert, bas.
Voilà ce voyageur.
ROBERT, bas.
Kt nous le recevons jiresque au milieu des ténè-
nres! cette lampe est prête à s'éteindre... \a
chercher des flambeaux, mon ami.
K E R :M A L E C.
Oui, monseigneur.
D 'a P REM ONT, à part.
Il (Jtait temps d'arriver! Malheureux vieillard!
Aurai-je la force de tout lui apprendre? (Il se laisse
aller sur un siège.)
KERMALEC, regardant d'Apremont. A part.
Pauvre voyageur! il totnbe de fatigue. (Il sort
par le fond.)
SCÈNE YI.
n'APP.EMONT, ROBERT.
ROBERT, d'une voix lente et brisée par la douleur.
Mon hôte m'excusera-t-il de ne pas m'être levé
en sa présence?
d' a P R E m O \ T.
C'est moi, monseigneur, qui devrais être deljoul
en la votre, et je prie le sire de Beaumanoir de me
pardonner...
ROBERT.
>'ous ])ard(innerl... Je vous remercie de l'hon-
neur que vous nous avez fait en vous arrêtant ici.
d'apremont, à part.
Il me remercie! et cette main l'a privé de tout
ce qui lui était cher en ce monde.
ROBERT.
Nous sommes trop éloignés... rapprochons-
nous. (Tous deux rapprochent leur fauteuil avec effort.^
Je ne vous demanderai pas votre nom.
d'apremont, à part.
Mon nom !
ROBERT, continuant.
En Bretagne, tous les voyageurs sont nos
frères, oui, frères par l'hospitalité.
d'apremont, à part.
Lui et moi... frères! Oh! s'il savait!
ROBERT.
Je vous tends la main, ne le voyez-vous pas?
ACTE TROIS lÈMK.
299
1) AIT. EM ON T.
Oli! pardon, monseigneur! voici la mienne.
ROBERT, lui serrant la main.
Soyez le bienvenu!
d'apremont, retirant vivemenl sa main.
Ah!
ROBERT.
Vous êtes blessé, monseigneur? Blessé!... gra-
vement peut-être...
d'apremont.
Je ne sais...
ROBERT.
Mais vous souffrez beaucoup?
D 'a P R E M O N T.
0!i! oui... l)eauroup!
ROBERT.
Eh bien ! nous sommes frères encore ])ar la dou-
leur... car, moi aussi, je souffre...
n'APREMONT, à part.
L"inf()rtuni''!... il regrette son fils!
ROBERT.
Je voudrais, monseigneur, pouvoir vous offrir à
rinstant les secours qui vous sont nécessaires...
mais... on va venir.
I) 'a p n e m 0 \ T.
Oh ! ne pensons pas h moi, monseigneur ! Si mes
blessures sont graves, d'autres en ont reçu de
])lus graves encore... car la Bretagne... hélas!...
compte aujourd'hui... ses inorts...
ROBERT, s'animant.
F.a Bretagne !... Et l'Angleterre?... pensez-vous
donc cju'elle eu compte moins?
DA PRE MO IV T.
l^n de moins, monseigneur.
RORERT.
(^est un de plus qu'il faut dire.
I) 'a p r e m o \ t.
Un déplus!... (A part.) 11 ne sait rion... il es-
l)ère revoir son fils!
ROBERT, continuant.
Et VOUS pouvez hautement partager la joie de
lu Bretagne.
d'à p REMONT.
Sa joie!...
ROBERT.
(lar, grâce à Dieu, c'est elle qui l'emporte au-
jourd'hui...
d'apremont.
En étes-vous bien sûr?
RORERT.
Si j'en suissilr... Bobcrt de Beaumanoir était du
combat dos Trente, monseigneur!
d'apr r. mont.
.le le sais.
R or I rt.
Il est tombé, lui, trentième, c'est vrai; mais
avant, il a comptî tons ses ennemis gisant à ses
pieds...
h ■ \ !• R E MON r.
Il en est un qui s"i;sl rclevi'-.
Beievi'l...
d'apr emont.
Oui, monseigneur, et qui n'a pas voulu paraître
devant Dieu, chargé d'un crime qui pèse sur sa
conscience... Blessé, mourant, il s'est traîné jus-
qu'ici... Il estdcvant vous (S'inclinant.), à vos pieds,
pour obtenir son pardon.
ROBERT, in(puot.
Votre pardon !.., et que m'avez-vous fait?
D 'a p R E M o N T.
Comte de Beaumanoir...
ROBERT, à part.
o nuit i)ropicc!... il me prend pour mon père.
d'apremont.
Vous rappelez-vous ces Anglais que vous avez
maudits?
ROBERT.
Ces Anglais!
d'apr EMONT.
Parmi eux se trouvait celui que v.nis avez le
I droit de haïr comme votre plus mortel ennemi...
Abusant de votre hospitalité, c'est moi qui vous ai
ravi... ce que vous aviez de i)lus cher au inondi?...
après votre fils!
ROBERT.
Grand Dieu! Matliilde!...
D 'a p REM ON T.
Oui, Mathilde...
ROBERT, à part.
Ah! tout m'est expliqué... l'absence de mon
père... Kermalec me trompait.
d'apremont, continuant.
Mathilde, maintenant votre seule joie, votre
seule espérance.
RORERT.
Malheureux!... tu n'as pas eu honte de tromper
la confiance d'un vieillard !
d'apremont.
Je ne pouvais souffrir le bonheur d'un rival...
Et dans mon coeur la haine, la jalousie, l'amour,
ont dévoré la honte!
ROBE R T.
L'amour!
d'apremont.
Oui, monseigneur... J'aime Mathilde, sans es-
poir. . .
ROBERT.
Et tu oses te présenter en ces lieux... lu ne
crains pas...
d'apr EMONT.
Comte d(! Beaumanoir, ne perdez pas un temps
précieux en de vaines menaces. Qui sait si, tout h
l'heure, j'aurai la force... ou la siiionlé... Ilàtez-
vous, courez délivrer votre lille.
ROBERT.
Où est-elli;?... où est-i'lleV...
d'apr I M (INI.
I Prenez ces laldeiies ..
300
I.K COMBAT DES TRENTi:.
Il 0 1! F UT, s'approcli.iiit avpc rfforl cl les saisissant.
Doiinuz!...
d'ap 11 i:mo\t, cniilinnaiit.
Kllcs vous ouvriront les portes du cliàtcau de
Kcraurais!...
n o n K 11 T.
Du cluiteau de Kcraurais!... (A part.) Ali!... cotte
voix qui me criait : Robert!... iHait bien celle de
.Matliilde... et son misérable ravisseur est le comte
d'.Apremont! (Appelant.) Kermalec!... Kermalec!
SCÈNE VU.
Les Mkmks, KERMALEC, entrant avec
deux tlambcaiix qu'il di'pose sur nue table.
KERMALEC.
Me voici, monseigneur.
n'APRKMONT, regardant Robert avec attention et
se levant avec peine, à part.
Que vois-jc!... Robert de Bcatimanoir!... Malé-
diction! Je me suis repenti trop tôt... ma victoiri;
est encore incertaine.
ROBERT, à Kermalec.
Mon cheval! Dans dix minutes, je partirai pour
le <'luït(i;iu de Kcraurais.
K i: nSIALEC.
Vous, monsci?;neur,quand vous chancelez, quand
vous êtes si faible!
n 0 IJ E u T.
Faible!... Oh! non, non, Kcnnalcc, je no
mourrai pas, je ne puis plus mourir... car moi
seul peux sauver Mathildo... IVIais avant, je dois
sonf;cr à la Bretagne... Va! va!
KERMALEC.
Que dites-vous?... Je ne vous comprends pas,
monseigneur.
ROBERT.
Ne cherche plus à me tromper... je sais tout!...
Va, te dis-je, va tout préparer pour mon départ...
Je le veux, je te l'ordonne.
KERMALEC, en sortant.
Ah ! je tremble...
SCÈNE VIII.
ROBERT, D'APREMONT, puis KER-
MALEC.
ROBERT, après la sortie de Kermalec.
Et maintenant, debout, messire, debout! quittez
ce déguisement inutile... Ma haine vous a re-
connu... vous êtes le comte d'Apremont.
d'apremont, jetant le manteau dont il est
enveloppé.
Eh bien! oui... le comte d'Apremont, que tu
croyais mort... l'Angleterre s'est relevée du champ
de bataille presque en même temps que la Bre-
tagne... Tous deux, nous étions dans l'erreur...
demain, l'erreur cessera; car demain, l'un de nous
tombera pour ne plus se relever.
ROBERT.
A l'instant môme!...
I) ,\ PU KM ONT.
Demain, vii'onili' de Beaunianoir.
r, or. ET, r.
l'n iîrctiin ne remet jamais un cnmlKit au len-
demain.
I) 'a P R E M 0 N T.
Un Anglais sait attendre lorsqu'il le faut...
Écoutez-moi !
ROBERT.
T'écoutor, moi!... après le crime que tu as
commis... Comte d'Apremont, parle à mon épée,
elle seule doit te répondre.
I) 'a p r e m 0 n t.
\jd mienne ne lui fera pas défaut... car ma haine
égale au moins la votre.
ROBERT.
I..a haine que tu m'inspires ne se mesure pas ,
elle se prouve! (Tirant son épée.) En garde! en
garde !
d'apremo\t, froidement.
Jetez les yeux sur votre épée, et dites-moi si
elle est en état de frapper votre plus mortel en-
nemi.
ROBERT, avec accablement.
Brisée!
d'ap REM ON T.
Et vos forces sont comme votre épée.
ROBERT.
Mes forces!... (Il veut s'élancer et retombe.)
u 'a p r e m 0 n t.
Vous voyez bien.
ROBERT, avec désespoir.
Mathilde! Mathildo!
d'apremont.
Le repos nous est nécessaire à tous deux.
ROBERT.
Faire trêve à ma fureur, quand la Bretagne et
ma fiancée me crient de les venger!...
D'APREMO^T, tirant son épée.
Regardez aussi mon épée... elle ne vaut guère
mieux que la vôtre. (Il la jette à côté du tronçon que
Robert a laissé échapper.) Pour terminer un si grand
combat, il nous faut de meilleures armes... il faut
surtout que nous puissions nous en servir... Au-
jourd'hui, Robert de Beaumanoir, tu peux me faire
assassiner... mais nous ne pouvons combattre que
demain...
ROBERT, hésitant.
Demain!... (Prenant son parti.) Comte d'Apre-
mont, je vous retrouverai ici, demain?
D 'a p r e m O n T.
Je le jure !
ROBERT, à part.
Alors, Mathilde avant la Bretagne !
c'APREStO^T, à part.
Va, Robert, demain xMathilde et la Bretagne te
ploiu'eront!
KERMALEC, entrant.
.Monseigneur, tout est prôt.
ACTK TROIS I KM 1-:.
301
n o r. F. r. t.
nien!... Kormalec, pendant mon absence et sur
votre tétc, vous me répondrez tous de la vie de
cet Anglais. (Il désigne d'Apremont.)
KEKMAI.EC.
Ln Anglais!... Ah! si je l'avais su!
R o li E II T.
C'est mon hôte... Quoi qu'il désire, quoi qu'il
ordonne, j'entends que sa volonté soit respectée.
(A d'Apremont.) Comte, jusqu'à mon retour, soj'ez
le maître en ces lieux.
d'à l'I! KMO NT.
Merci î... et à demain!
ROBERT.
A domain! (A part, pn sortant.) Mon père, Ma-
tliildc, pour vous je vivrai, i)0ur vous je triom-
iilierai!
DEUXIEME TABLEAU.
I.a cliambre d'honneur du château habité par Beaunia-
noir. — Porte au fond; à droite, porte conduisant à
la salle d'armes ; riche ameublement.
SCENE I.
D'APREMONT, KERMALEC.
( Au lever du rideau, d'Apremont est assis devant une
table servie; il tient un verre à la main, Keruialec
lui verse à boire.)
d'apremont.
Par saint Georges! votre chapelain est un habile
homme. Depuis qu'il a pansé mes blessures, je
me sens ressuscité.
KKRMALEC, à part.
Tandis que nous sommes occupés à servir cet
étranger, que devient mon pauvre jeune maître?...
Ah ! pourquoi ne m'a-t-il pas permis de le suivre?
d'aprkmont, posant son verre sur la table,
après avoir bu.
Le breuvage qu'il m'a ordonné m'a rendu pres-
que toutes mes forets... ce vin est généreux, oui, gé-
néreux comme ces Bretons! (Il se lève à demi et re-
pousse la laide.)
K E R M A I, EC , s'approchant.
Monseigneur ne prend plus rien ?
d'apremoivt.
Non, mon ami !
KEP.M A i.EC, à part.
Son ami!... moi!... Ah! si mon maître; ne m'a-
vait pas ordonne; de le servir coinirtu lui-même...
(Il sonne, deux valets entrent.) Emportez cette table.
(On emporte la labie, haiil.) Maintenant, Monseigneur
veut-il passer dans sa cliambre?
I)'\P(1 emo.\t.
Merci! plus tard nous v(!rroiis. (Il s'assied.)
KF II M M, EC.
Alors, en attendant, si Monseigneur voulait vi-
siter...
ii'apremoxt.
Que diable veux-tu que je visite?...
K K n M A L E C.
La salle d'armes de mes seigneurs et maîtres...
Elle est ici à côté... vous y verrez l'épée que por-
tait le premier des Beanmanoir: c'est un héritage
que tous les étrangers peuvent voir, mais auquel
pas i.n seul ne touclii\
D'APR EMO^T.
Ah ! et pourquoi?
KEP.M ALEC.
Parce qu'ils ne l'oseraient...
d'à p r e m o X t.
L'épée est bien vieille... et un peu roiiillée, sans
doute?
K E R M A LEO, avec di^^iiilé.
La gloire en Bretagne ne se rouille pas... Si vous
aviez été hier au chêne de Mi -Voie... vous me
croiriez...
n'A p li E M o X t, après l'avoir repardé.
.le te crois... (A part.) Par saint Georges, je suis
payé pour cela... et il me tarde de prendre ma
revanche. (Après avoir écouté sonner l' horloge, haut.)
Deux heures du matin ! (A Kermalec.) Ton maître,
je pense, va bientôt arriver?
KERMALEC.
Si ses forces n'ont pas trahi son courage, mon-
seigneur Robert sera de retour avant une heure.
n'APREMOXT.
Alors, je l'attendrai dans ce fauteuil... Qu'on me
laisse, je n'ai plus besoin de rien.
KERMALEC, à part, en sortant.
Je donnerais dix ans de ma vie pour renvoyer
tout de suite cet Anglais... en Angleterre.
SCÎ^NE II.
D'APREMONT, seul.
Oui, il vaut mieux l'attendre 1;\... Je ne veux pas
perdre une minute... Robert, tu me trouveras
prêt... 11 revient lier et triomphant, Malhilde lui
sourit, Mathilde s'appuie sur lui!... Ah! quand je
songe que c'est moi, son rival, (jui lui ai rendu
sa fiancée, dans un fol élan de générosité, je sens
une soif de vengeance... qui doit m'assurer la vic-
toire!... (Se levant.) Voyons, essayons un peu mes
forces... C'est singulier, je ne suis plus aussi ferme
que tout à l'heure... mes jambes nécliissent, je ne
puis me soutcMiir. (Il retomhe sur son fauteuil.) Ma
tête est alourdie, mes yeux se ferment malgré moi...
ah! le siunmeil m'accable... je lutterais en vain
contre lui... ne le repoussons pas, il me rendra
toute ma vigueur. (Presque endormi.) Robert! Ro-
bert! les joiu's sont comptés!.,, je te verrai mort
à mes pieds!... et puis après, (pie Dieu fasse de
iiioi ce qu'il voudra !
302
LK COMHAT DES TIlKNTi:.
SCKNE III.
D'A PR KM ONT, (-ndoimi.
BEAUMANOin, puis KERMALEC.
HF. AUMANOin, eiilr.int vivement.
Mon fils! mon fils! (Apiùs un silencn, iicnd.int le-
quel il écoule avec la plus grandi' aniiclé.) Personne!...
(Appelant.) Rolieit! Robert!... l'ersonnc ne me ré-
pond! partout le silence!... je n'ai plus de fils! (Il
s'adosse à un fauteuil et paraît pièt à tomber.) Piobcrl!
iMuthildc! oh! je n'ai plus d'enfants!
KEiiMAi.EC, entrant.
Qu'ai-je entendu? (Apercevant le comte et jetant un
cri de joie.) Ah !...
I! E A L' M A \ G I n , respirant à peine.
Qui a parlé? Robert, est-ce toi? (Il tcml les luas
en avant.)
KEtiMAt. EC, s'approchant et saisissant sa main
qu'il porte à ses lèvres.
Mon maître!
BEAUMAXOIR, avec abattement.
Ce n'est pas lui!... Kermalcc! mon fils, mon
fils?...
KERMALEC.
Mvant! monseigneur!... vivant!!
BEAUMANOIR.
Vivant!... ô mon Dieu! je te remercie!...
KERMAI.EC.
Et vainqueur !
B E A U M A N 0 I R .
Mais blessé, n'est-ce pas? car mon fils serait
dans mes bras... et il n'est pas là!... où est-il? où
est-il ?
KERMAI.EC, le retenant.
Restez, monseigneur, restez... mon maître n'est
pas... au château.
BEAUMANOIR, vivement.
Pas encore de retour !
KERM ALEC.
De retour et reparti... Je crois qu'il est à votre
recherche.
BEAUMANOIR.
11 me cherche? moi et sa fiancée, n'est-ce pas?
Sa fiancée! perdue, enlevée!... Oh! mon ami, si
tu savais tout ce que j'ai souffert depuis mon dé-
part... la douleur m'ôtait la raison. J'ai cru me
rendre auprès de mon ami Keraurais, et j'étais an
milieu des Anglais...
KERMAI.EC.
Des Anglais !
BE \IMA\0IR.
Aux accents sauvages de ces bommes, à leurs
cris de triomphe, fou de douleur, car je l'étais,
j'ai fui loin d'eux en les maudissant. Dans chaque
hameau, dans chaque chaumière qui s'olTrait sur
mon passage, les habitants étonnés ont pu voir un
vieillard aveugle redemander sa fille! ! Ils m'écou-
taient sans me comprendre... et ce supplice de
chaque minute, de chaque seconde , s'est ainsi
prolong('' tout un jour... un jour entier, mon ami !
k K u M \ I, EC.
Oh!
BEAt MANOIR.
Tout à coup, je m'arrête au milieu de ma
course; une afl'reuse pensée m'est venue! Pendant
que je cherche sa fiancée, mon fils expire peut-
être!... Devant cette image de deuil, je reste
anéanti!... Il semble qu'un ange invisible me
ferme le passage et me crie : Comte de Reauma-
noir, tu n'iras pas plus loin, ton fils va mourir...
il t'attend!...
KEUM ALEC.
Mon pauvre maître!...
B E A t M A N 0 I R , continuant.
Oui, cette voix i)roplK'lique, j'ai cru l'entendre...
alors j'ai rebroussé chemin. Pour retrouver mon
Robert, j'aurais tout sacrifié, j'aurais signé mon
déshonneur. D'un violent coup d'éperon, j'ai dé-
chiié les flancs de mon cheval... il part, il vole...
c'est un démon qui l'entraîne... enfin, épuisé, il
tombe mort aux portes de ce manoir... Me voilà;
et j'arrive trop tard ! mon fils est reparti ! Kerma-
lec, plains-moi, mon fils m'a ramené la gloire, et
moi, je n'ai pu lui ramener sa fiancée... (Il se laisse
aller sur un siège.) Mathildc! Mathilde!... Mais
parle-moi de ton jeune maître... parle-moi de son
triomphe... et de ce glorieux combat.
KEnMAI.EC.
Oui, ce fut un beau combat, monseigneur; ces
Anglais me sont odieux... mais respect au cou-
rage!... ceux-là étaient des braves! Trente contre
trente!... Je crois les voir encore... l'épée à la
main... chacun a choisi son adversaire... ils s'ap-
prochent... ils se joignent... le sang coule... il
coule de toutes parts... déjà les mourants couvrent
la terre, cette terre de France qui toujours boit
le sang de l'étranger! tous, avant d'expirer, crient,
ici, vive la Bretagne! là, vive l'Angleterre!... c'était
leur dernière parole... puis ils mouraient.
BEAU MANOIR.
Et je n'étais pas à cette fête !
K En M ALEC
Mais votre fils y était... Oh ! si vous l'aviez vu !...
un moment, j'ai tremblé pour lui... entouri' de
ses frères morts, j'ai reconnu sa voix... il deman-
dait...
1! E A V M A N' o I R , vi vcment.
11 demandait?...
KERJIAI.EC, continuant.
Le Christ mourant pour le monde eut soif; Ro-
bert de Beaumanoir, prêt à mourir pour la Bre-
tagne, eut soif, lui aussi!... Comme le Christ, il a
demandé à boire!... Dans cet instant, le comte
GeofTroi Dubois allait expirer à ses côtés : « Bois
ton sang, Beaumanoir! » lui a-t-il dit... et sa soif,
a passé...
BEAUMANOIR.
Mon fils! mon fils!... Oli! .. continue... con-
tinue...
ACTE TKOISIÈMK.
303
KEll.M ALEC.
Le conil)at allait Unir, et la victoire semblait
perdue pour nous...
CE ai;m WOIR.
Ah!
KEP. M ALEC.
Plusieurs ennemis vivaient encore, et, de notre
roté, votre fils était seul debout.
B E A U M A \ G 1 R .
l-".t il u pu résister?
KERM \ I, EC.
Oui, monseigneur, j'ai vu un lîeaumanoir seul
contre quatre! et ce Beaumanoir a triomphé!...
sous ses coups, j'ai vu tomber le dernier An-
glais !
liV.WM \soiu.
O mon fils !
KKH MA 1,EC.
Lui-même, couvert de blessures, je l'ai reçu
mourant dans mes bras!... Mon maître, je vous
avais promis de le ramener vainqueur... j'ai tenu
ma parole...
lîEAUMANOlIl.
Kt moi, je n"ai pas tenu la mienne! je ne lui ai
pas ramené sa fiancée! Viens, Kermalec! viens,
cette fois, nous la trouverons.
n'APREMONT, dormant.
\ive l'Angleterre!
BEALMANOIU, tressaillant.
Qui donc a parlé?
kERMAi, EC, à Iui-mi"ine.
(jue vois-je! notre hôte qui s'est endormi ici !
d'apremoxt, de même.
Kt meure la Bretagne !
BEAI' M A NO I l\.
Et meure la Bretagne!... Qui ose donc proférer
devant moi ce cri de haine... ce vœu imi)ie?... Ker-
malec, réponds-moi !... cette voix qui ne m'est pas
inconnue... cette voix qui m'insulte jusque dans
la demeure de mes ancêtres...
KERMALEC.
Kst celle d'un hôte que votre fils a reçu avant
de partir.
n i: A i M A \ o I li .
L'Iiote de mon fils crie : Vive l'Angleterre!...
KERMALEC.
l*ardonnez-Iui, monseigneur... il est plongé
dans le sommeil, et ses vœux ne sont qu'un vain
l'ève.
n'APREMONT, de même.
Vingt-neuf Anglais sont tombés, mais le tren-
tième est debout... Robert, tu n'es pas encore
vainqueur !
liE \ i; MA \oi i\.
Oiel ! qui; dit-ir.' tu reutends, Ki;rmalec? lequel
faut-il donc croire de vous deux?
KERMALEC.
Hassurez-vous, monseigneur, s'il iMail (''Vf'illi'-,
cet Anglais ne pai'lerait i)as ainsi.
li E A u M \ N o I n .
Un Anglais, dis-tu? .\insi... c'était un Anglais...
Oui... oui... cette voix... c'est lui! c'est lui?... K.-r-
malec, laisse-nous.
KERMALEC.
Mais, monseigneur...
BEACMANOIR.
Laisse-nous, te dis-je !
KERMALEC.
J'obéis, ill sort.)
SCÈNE IV.
BEAU MANOIR , D'A P I! KMOM,
toujours endoiiiii.
RE Al MANOIR.
Un Anglais!... ah! je comprends tout mainte-
nant. (Il marche du côté de d'Apremonl et s.i m.iin le
rencontre.) Réveillez-vous, seigneur, réveillez-vous,
et trêve à vos songes...
d'apremont, ouvrant les yenx.
Un vieillard devant moi!... (Le reconnaissant.) Le
père de Robert !...
HEAUMANOIR, lui saisissant le bras.
Seigneur, vous êtes lui infâme!
d'à p r e m o n t.
Comte de Beaumanoir!
BEAUMANOIR.
Oui, un infâme et un lâche! c'est vous qui
m'avez enlevé ma fille! la fiancée de mon Robert...
cette voix qui me semblait un lointain souvenir...
Oh! je ne me trompe pas! hier, ici, dans cette
salle, elle me parlait de mon fils, et c'était pour
mieux me tromper... c'était pour me ravir la jeune
fille qu'il aimait... que nous aimions... A genoux,
messire ! (Il hii fait couiLlt le genou.) A genoux,
comme un infâme!
d'apre^ioxt, se relevant.
Oh!
BEAI M A Mil li.
domine un lâche!
n'A 1' R E >I 0 \ T.
(l'en iist trop! le comte d'.\preniont, un lâche!...
mais, si votie fils fut le premier à représenter...
votre Bretagne... moi, je fus le premier à repré-
senter l'Angleterre... Si le comte d'Apreinont, un
des trente, est tombé couvert d'honorables ble-*-
sures... maintenant il est debout... debout, cuien-
dez-vous, monseigneur, et il attend!...
BEAUMANOIR.
Ah! c'est mon fils que vous attendez?... pour
être vainqueur, il ne vous manque plus que le
sang d'un Beaumanoir... n'est-ce pas?... N'atten-
dez plus : ce Beaumanoir est devant vous... et
c'(!st lui qui allenii! venez... \enez! (Il veut l'eii-
Iraiiier.
n'A p R E M o \ T.
I M (luil entre nous!... c'est impossible!...
BE VI MANOin.
Mou lils a payé sa dette îi la Bretagne... c'est
;5o;i
LK COMIJAT l)i;S TRENTE.
moi qui voii^criii ma lillc ! (Il veut l'entraîner Je
nouve.iu.)
d'aï» ri: M ON T.
(lonitc do ntnuiinanoir, jt>. rcsiiccte votfc âge.
Kl. AUM ANOI n.
C'est mon honlieur qu'il fallait respecter... Mou
:\ge!... c'est vrai, j'ai quatre-vingts ans... mais
vous ôtes blessé, vous me l'avez dit. Je suis aveu-
gle... mais vous l'Ctos autant que moi, car il fait
nuit. Les chances sont (égales... ici, à deux pas,
dans la grande salle, nous trouverons des armes...
ne craignez rien, messirc, les témoins ne nous
manqueront pas... mes ancCtres nous en tien-
dront lieu... Venez : les Beaumanoir jugeront les
coups.
d'apremom'.
Jamais... J'ai donné ma parole ;\ un autre.
BEAUMA!\OI R.
C'est donc la vie de mon lils qu'il te faut!...
La mienne ! la mienne avant... marclions...
n'A p REM ONT, s'assoyant.
C'est inutile !
BEAUMAiVOIU.
Ah ! parce que mes yeux sont fermés h la lu-
mière, tu crois donc que ma main ne saura pas
trouver le chemin de ton cœur? mais la haine
aussi a des yeux! et c'est par ma haine que je te
vois... Tiens, regarde plutôt. (11 lui frappe le visage
de son gant.)
d'à p u e m o \ T, se le v,int.
Ohl... un soulllet! un soufflet!
lU'.AUM ANOtR.
Ne t,'avais-je pas dit que la haine aussi avait
des yeux"?... viens donc! (Il l'entraîne.)
p'apremont.
Dieu le veut! (Ils disparaissent tons diMix par la porte
de la salle d'arme.s.)
SCÈNE V.
ROBERT, MATIIILDE,
KERMALEC,
pnis BEAUMANOIR et D'APREMONT.
IvERMALEC, entrant vivement par Ic fond.
Monseigneur! monseigneur! les voilà... Per-
sonne!... (Il va pour sortir.)
non EUT, entrant.
Mon père! mon père!... la voici!
M \'rn I LUE, entrant.
Où est-il? (pu! je le voie! ([lu^ je l'embrasse 1
R o 11 E R 1 .
Kermalec, mon ami, répoiuls donc?... où est
mon père?
K 1. Il M A I. E c.
Tout à l'heure, il était ici... avec...
ROBERT, bas.
Avec qui?... Le nom de mon hôte, il l'ignore,
n'est-ce pas?... Mais silence, n'as-tu rien entendu...
un cliquetis d'épées...
KERMAI, EC.
Ciel!... (Il court à la porto Je droite.)
ROBERT, le suivant.
Mon père !
BEAUMANOIR, entrant, l'épée à la main.
La voix de mon fils!... (Il laisse tomber son épée.)
Ah!... (Il le presse Jans ses bras.)
R O B E R T, qui a couru à lui.
Et votre fille aussi !
BEAUMANOIR, au milieu d'cuï.
Mathilde!... Robert!... mes enfants, là, dans
mes bras! réunis pour toujours! oh! je suis un
heureux père! car mon fils me revient victorieux !
ROBERT.
N'ictoricux! mon père... pas encore...
BEAUMANOIR.
Tu l'es, te dis-je... Vive mon fils! vive la Bre-
tiigne!...
d'apremont, entrant en cLancelant.
Vive l'Angleterre! (Il tombe et expire.)
ROBERT, courant à J'Apremont, suivi Je Kermalec.
Mort! mort!
mathii.de, à part.
Ciel ! le comte d'Apremont!
ROBERT, à Beaumanoir.
Mon père! qu'avez-vous fait? (llegardanl l'épée.)
Cette épée!...
BEAUMANOIR.
Mon fils a vengé la Bretagne; moi, j'ai vengé
ma fille!...
fin UU COMUAT DES TU EN TE.
f
I
VAUGELAS
COMÉDIE EN UN ACTE, EN PROSE
:v.i
PERSONNAGKS.
VAUGELAS.
HENRY DE LAN N OIS.
ANTOINETTE, ni.Vc de Vaugelas.
MADELON, filleule (rAntoinette.
BERG-0 i*-ZOOM, sous-liciUenant,, prisonnier allemand.
FRANÇOIS, domestique de Vaugelas,
La scène est à Paris, cliez Vaugelas.
L'idée de cette comédie ,1 •'■\<: inspirée par une jolie nouvelle de Fiédéric Soulié, la Nièce de VcdifjelttS.
MM. Ch. Desnoyers et II. Rimbaut ont l'ait représenter en ISiiC une pièce sur le mémo sujet. Les curieux,
s'd y en a, pourront comparer.
YAUGELAS
Le théâtre représente un petit salon. — FemMrf an fnnd , portes latériiles.
SCENE T.
M ADF.LON, puis BIÎRG-OP-ZOOM.
M ADEI.ON, seule.
(Au lever du rideau, elle est occupie à recouvrir los
meubles de leurs housses et à les ranger. )
Je rôve toujours à ce bon M. Bei-g-op-zoom...
Une petite servante avoir pour amoureux et pour
prétendu fcar il veut ni't'pouser), un officier,., un
ï^ous-lieutonant !... allemand, il est vrai, et prison-
nier; mais c'est égal, c'est tout de mémo joliment
beau pour moi... Ce que c'est, pourtant, que de
ne pas bien connaître la langue d"un pays, ce
pauvre garçon m'a prise pour une demoiselle.
B E R fi - 0 1' - z o o M, entrant par la fenêtre .
Monsollc! monsollc!
M A i)i:i.n\ , effrayée.
Ah! .. quoi, c'est vous, monsieur Berg-op-
zoom'.'... \ous m'avez fait une peur!...
lîEIiC.-OP-ZOO^I.
l'ien vàgé, monselle.
M AnEr.ON.
Je vous avais pourtant défendu devenir.
IlEI\i;-0I>-Z00M.
Bar le hortc, monselle.
M A DELON.
Pardinel est-ce que je pouvais penser à la ff-
nêtre! est-ce qu'on vient jamais par là?
BERO-OP-ZOOM.
Quand on ncbeut bas feiiir bar le bortc, mon-
selle.
51 A D E I, 0 N .
Vous me feriez mettre en colère, avec votre sang-
froid.
BERC-OI'-ZOOM.
Je gomlnenais bas, monselle.
M ADEI.ON'.
Et M. de Vaugelas, mon maîfri-, qui arrive ce
matin de Versailles, qui peut vous trouver ici!
BEnO-OP-ZOOM.
Tant mieux ! monsi'lle, rh'avre écrit au pays, à
ma père et mt^re, bour mes babiers et son ticré-
ment ; et je édro bus vàgé de liàvrc d'avance celui
de votre resbegdable maître, pour l'Miménager afec
fous lifcment.
M A DELON'.
Vous ne voulez donc pas vous mettre dans la
téie f|ue M. de Vaugelas, vieux et bizarre, ne veut
voir ni recevoir personne, rpie niail<'nioi>elle .\n-
toincttc, sa nièce, qu'il fait \ ivre comm<' un savant.
dépend entièrement de lui, et que moi, je dépends
de mademoiselle Antoinette, puisqu'elle est ma
marraine?
BERG-OP-ZOOM.
Je sâvre bas.
MA DELON.
Eh bien ! sachez qu'elle m'a déclaré positivement
qu'elle ne me permettrait un amant que lorsqu'elle
en amait un, et de me marier que lorsqu'elle se
marierait.
BERO-OP-ZOOM.
Cette pêdise! ce n'est bas elle qui tonne le pén<'-
tictioD.
MADELON.
Non, mais c'est elle qui me donnera une petite
dot, et comme je n'ai rien du tout...
BERG-OP-ZOOM.
Clie n"hàvre rien tu tutte non blus, monselle.
MADELON.
Eh bien! nous serions riches!... raison de plus
pour attendre.
BERG-OP-ZOO.M.
Taj'teiffi... attendre!...
MADELON.
Oui, monsieur, d'autant mieux que je crois que
ce uc sera pas bien long.
BERG-OP-ZOOM.
Vallait donc tire tutte suite, monselle.
M A I) E L O \.
Oh! c'obtque moi je ne suis pas si vive, si pé-
tulante ([lie vous, monsieur Berg-op-zoom.
BERG-OP-ZOOM.
Cli'oufrc l'oreille, niocsello.
MADELON.
C'est aussi comme cela que j'ai fait, l'autre
jour, et j'ai entendu mademoiselle Antoinette faire
à son oncle l'éloge d'un M. de Lannois, qu'elle
avait connu, à. ce qu'elle disait, chez sa tanti', à
Melun.
BERG-OP-ZOOM.
Pou ! 11 est bcut-édrc îl brésent à Gonsdandi-
noblc
M ADII.ON.
Eh! non, soyez donc tranipiille, est-ce que nous
r.ous occupons des gens qui sont aussi loin que ça?
BERG-OP-ZOOM.
Et alors, ftMis afez dans le lëte...
M ADKLO N, écoulant.
Silence!... j'eLtuiids du bruit dans la salle
308
VAUGELAS.
basse.. Attendez! ne bougez pas! (Elle s'avance sur
la p'iiiitfi du pied et regarde par le trou de la serrure.)
Ji^sus! qu'est-ce que je vois là! mademoiselle An-
toinette avec un gentil petit brun introduit parce
vieux iiypocritc de Francjois. (Sautant de joie.) Quel
bonheur !
ni. nr. -OP-/.OOM.
Ce ùdre donc pion gai bour nous, monscUc?
MA DE I. ON.
Je mettrais ma main au feu qu'il est question
de mariage... Vous voyez fju'il est bien vite revenu
de Constantinople, le jeune lionimc; et mainte-
nant, vous, vous pouvez partir.
liERC-OP-ZOOM.
Bourfu que fous bermediez à moi de revicndre
ce soir.
MADELON, le poussant.
Oui, oui, on vous fera signe si ça se peut...
Sauvez-vous donc !
BE UG-OP-ZOOM.
Bar le bortc?
MADKLON.
Eli! non... par où vous êtes venu, (lisante parla
fenêtre.)
SCÈNE 11.
MADELON, l'P.ANÇOIS.
M A DELON.
François!... il était temps.
FRANÇOIS, entrant.
Ah! mon Dieu! quel vent! (A la cantonade.) .Te
suis à vous, mademoiselle Antoinette. (Tl ferme la
porte.) Je suis sûr qu'il y a une fenêtre ouverte.
MADELON, à elle-même.
Ciel!... Et Berg-op-zoom qui s'en va comme
une tortue!... Si François allait le voir...
l'RANÇOis, se retournant.
Qu'est-ce que j'avais dit... (Il se dh-ige vers la fe-
nêtre.)
M A DE r, ON, de même.
Il faut absolument... (Haut.) François! François!
FRANÇOIS, s'arrêtant.
Eh bien! qu'y a-t~il? est-ce que le feu est à la
maison ?
MADELON, allant à lui et le ramenant par le bras
sur le devant de la scène.
Venez donc un peu que je vous dise... (L'exami-
nant.) Ah ! mon Dieu ! qu'est-ce que vous avez donc
aujourd'hui? Scricz-Vous malade?
FRANÇOIS.
Moi?
MADELON.
Vous avez une mine!...
FRANÇOIS.
J"ai une mine!
MADELON.
Oui, une figure...
FRANÇOIS.
A moins que je ne sois malade, sans le savoir.
M ADI. LON.
Attendez!... Que je suis bête!... Vous avez
changé de perruque, je parie.
FRANÇOIS.
De pcrrufiue!... 11 y a vingt-sept ans que celle-
là ne m'a pas quitté... c'est comme mes cheveux.
MADELON, qui est allée vers la fenêtre.
Bon] mon Allemand a disparu... (Revenant, à
François.) Alors, voyez-vous, monsieur François,
c'est peut-C'tre autre chose.
FRANÇOIS.
Quoi, autre chose?
MADELON.
Ah ! dame! je ne sais pas, cherchez, ça vous re-
garde. (Elle sort en chantant.)
SCËxMÎ III.
FBANÇOIS, puis ANTOINETTE.
FRANÇOIS, seul.
Ça me regarde!... Quand je me regarderais peu- ■
dant une heure, ça ne me ferait pas deviner...
C'est absurde de dire de pareilles choses aux gens.
(Allant à nn trumeau.) (i'est ([u'à présent je me
trouve tout drôle!
ANTOINETTE, à la Cantonade.
Ne vous impatientez pas... prenez un livre.
FRANÇOIS.
Vous laissez donc là ce monsieur, mademoiselle?
ANTOI NETTE, agitée.
Oui, oui... Voici l'heure du coche de Versailles,
mon oncle ne peut tarder d'arriver... et il faut que
je lui parle... Dépèche-toi, mon bon François,
qu'il trouve tout en ordre.
FRANÇOIS.
Ah! dame! je m"en flatte qu'il trouvera tout
en ordre. Depuis ce matin, je m'en donne à me
trémousser. Il y avait du temi)s, ma foi! que j'at-
tendais ce voyage de Versailles pour remuer toutes
ces vieilles paperasses qui m'empêchent de rien
essuyer. Aussi, dès que j'ai vu les talons de Mon-
sieur, je les ai fait danser, les paperasses!
ANTOIN ETTE.
Ah! mon Dieu! les as-tu bien replacées au moins
où elles étaient, et dans le même ordre?
FRANÇOIS.
Bien mieux! bien mieux! mademoiselle... Mon-
sieur sera enchanté. Il n'y entend rien; mais il
est têtu et ne veut jamais que j'y touche : aussi, j'ai
profité de l'instant... Et comme c'est bien! comme
tout est aligné et à son rang! Monsieur mettait
toujours de petits carrés de papier, grands comme
rien du tout, à côté de grandissimes feuilles; moi
j'ai mis tous les grands ensemble, tous les petits
ensemble, tous les moyens...
ANTOINETTE.
Ah! mon pauvre François, qu'as-tu fait là? il ne
pourra plus s'y reconnaître.
FRANÇOIS.
Mais au contraire, mademoiselle, ça lui sera
I
VAUGELAS.
309
bien plus facile... Ah! je ne me suis pas amusé à
regarder ce qu'il y avait écrit dessus, par exemple !
à quoi ça sert?... la grandeur, voilà tout...
ANTOI\ETTK.
l'.li : non, ce n'est pas tout. Tu as cru tout ranger,
cil hieni tu as tout bouleversé.
F n A N ç 0 1 s.
Ah bah!
A\TO IN ETTE.
Et quand mon oncle s'en apercevra... moi qui
voulais lui demander... qui avais besoin qu'il fût
de bonne humeur...
FRA\r. 01 s.
Faudra-t-il dire à Monsieur qu'il y a là un jeune
homme, mademoiselle?
ANTOIN I-.TTi:,
GardM'en bien! je m'en charge. Pas un mot,
surtout, à Ahtdelon.
FRANÇOIS.
Ah! quand on a un secret, ce n'est pas à elle
(pi'il faut le contier d'abord... Une écervelée, qui
veut tout voir, tout savoir... Ma figure par-ci, ma
perruque par-là...
ANTOINETTE.
Et mon oncle qui n'arrive pas !
FRANÇOIS.
Oh! Monsieur, c'est un autre genre; l'ennui,
c'est qu"on n'ose pas jaser en sa présence. Sitôt
qu'on ouvre la bouche, il ouvre les yeux et les
oreilles, lui, absolument comme si on allait prê-
cher, et ça m'interloque tout de suite... je ne peux
plus répondre que : Oui, monsieur. — Non, mon-
sieur. Et encore trouve-t-il que je parle mal...
Aussi, j'ai pris en horreur de parler; je ne sais
plus dire deux mots de suite; enfin, je deviens
taciturne, et quand j'étais au pajs, on croyait que
j'étais bavard.
ANTOINETTE.
Si tu allais au-devant de mon oncle?
FRANÇOIS.
Tenez, mademoiselle, on sonne...jc suis sur que
c'est lui... Je vas vite ouvrir. (Il sort.)
SCÈNE IV.
ANTOINETTE, puis VAUGELAS.
ANTOINETTE, Sfllle.
Je tremble déjà... que sera-ce donc tout à
l'iKîure, quand il faudra dire à mon oncle qu'on
vient me demander en mariage? Moi qui, pour ne
pas épouser tous les vilains savants qu'il m'a pro-
posés, ai toujours prétendu que je préférais passer
ma vie auprès de lui... que va-t-il penser on me
vojant tout à coup changer d'idée et de langage?...
Ah! mon Diim!... le voilà.
v\i(. El. \s, l'utr.iiil fuiicii.x.
Antoinette 1 a|ipelez François, le misérable!...
Faites-lui son compte, sur l'heure... je le chasse.
ANTOIN ETTE.
Jlais , mon omh^, c'est que... c'est (lut.-... nous
n'avons pas de quoi lui payer... ce (|ui lui est du.
VA l GELAS.
Plaît-il?... Un coquin qui m'a tout mis, là-
dedans, au pillage! un scélérat qui m'a perdu,
égaré confondu tons mes pa[)iers !
ANTOINETTE.
Je vous aiderai à les remettre en ordre. Calmez-
vous.
VACGEEAS.
N'importe, qu'il s'en aille!
ANTOINETTE.
Oui, mon oncle... sitôt que nous l'aurons payé.
VAUGELAS.
D'uiilinirs, est-ce que je puis rester sous le
même toit avec un velche qui ne sait pas dire
deux mots sans faute... qui ne s'occupe qu'à frot-
ter, qu'à nettoyer, qu'à ranger... c'est-à-dire...
Que n'ai-je encore avec moi ce pauvre maître
d'école sans écoliers, que je pris, il y a six an<, à
mon service... il ne m'aurait pas joué un pareil
tour, lui !
A NTOINETTE.
Je crois bien, il ne bougeait pas de sa chaise.
VAUGELAS.
Il était un peu paralytique, c'est vrai; mais
comme il parlait! il me semble encore l'entendre.
ANTOINETTE.
Il ne faisait rien du tout.
VAUGELAS.
Pas môme la plus petite faute de français... Et
cet effronté de Baptiste! c'était là un serviteur!...
Où est-il maintenant?
ANTOINETTE.
Probablement aux galères.
VAUGELAS.
\ii hall ! tu crois?... Pour quelque pecradillr!
Comme il s'exprimait!
ANTOINETTE.
Il vous volait encore mieux.
VAUGELAS.
Oui, c'est vrai, il prenait tout; mais quand je
l'ai chassé, quand je lui ai reproché ses vols, il
s'est si bien défendu... 11 ne pouvait pas nier
l'évidence, nous l'avions pris sur le fait; mais
quels termes choisis, quelle élé^rancc!... Ali! c'est
le meilleur domesti(|ue que j'aie jamais ou... tandis
(pie cet afTieux François...
ANTOINETTE, à plUt,
Le voilà bien disposé !... Comment lui dire main-
tenant... (liant.) Mais, mou bon oncle, vous ne mo
parlez pas de votre voyage? Est-ce qu'on vous au-
rait refusé cette pension que vous sollicitez depuis
si longtemps?
VAUGELAS, .s'.isseyant.
Ilefust'! ah bien oui... Des espérances magni-
fiques au contraire... Ils tlisi'iil toujours la mi-me
chose: Aussitôt «pie votre ouvrage aura paru, la
pension i!t rAcadi'inie... tout à la fois... ( n ne peut
pas me mamiuer.
310
VAUGELAS.
A N T 0 1 \ K T T I- .
Kli bien, pnisqnn rimpi'cssion de votre livre est
termiiiLVj?
V Al Cl I.AS.
Je sais liien , il n'y a rien de |)lus siin[de an
premier conp d'aMl. Mais le libraire nie ditiic son
côté : Anssitol qne vous m'aurez remboursé mes
frais, votre livre paraîtra ; et comme je ne peux le
faire qu'avec ma pension, et que je ne puis obte-
nir ma pension qu'avec mon livre, je ne vois pas
trop comment je sortirai de 1;N.
A^T0I^ETTE.
Mais au contraire, mon oncle, il n'y a en effet
rien de plus simple. Allez trouver votre libraire,
et dites-lui : Que mon livre paraisse, j'ai ma pen-
sion; et si j'ai ma pension, vous avez vos frais.
VAIGI'L \S.
Alais il faudrait ("'tre un âne... une cruclu' pour
ne pas se rendre à ce raisonnement... et on a beau
t>tre... Oui, oui, tu as trouvé lo moyen. Mon livre
paraîtra... ira aux nuesl... Deux, trois, quatre
éditions peut-être, nous serons ricbes, et tu pour-
ras clioisir un mari...
A \T0 IN ETTE, "l Jjait.
11 y vient de lui-nirnie.
V Al CELAS.
A ta guise, sans te presser, à l'âge où la raison
ne permet plus au cœur de faire une folie... Trente
ans environ, le bel âge enfin, pour une femme.
ANTOINETTE, à part.
Oh ! il faut que je parle. M. de Lannois n'at-
tendrait jamais ce bel âge-là. (Haut.) Vous ne
savez pas, mon oncle, en votre absence, j'ai reçu
des nouvelles de ma tante de Melun... Elle nous
annonce une visite.
VAUGELAS.
Ah!
ANTOINETTE.
Oui... M. Henry de Lannois.
VAUGELAS.
De Lannois!
ANTOINETTE.
Vous ne vous rappelez pas ce jeune homme que
j'ai vu c[uelquefois chez elle, l'été dernier?
VAUGELAS.
Attends donc... Celui qui sans me connaître,
sur ma seule réputation, me fit offrir toute sa
fortune, parce qu'on lui avait dit que je me trou-
vais un peu gêné... comme à présent... faute d'une
misérable somme?
ANTOINETTE.
Ou"il vous a prêtée en effet.
V Al CELAS.
Kh bien, est-ce qu'il vient la redemander?
\NT01 N ETTE.
Quelle idée I... Mais au contraire.
VAUGELAS.
Alors, il peut venir, et je serai charmé de
faire sa connaissance... Un charmant jeune
homme !
ANTOINETTE.
Oh ! je vous en réponds.
VAUGELAS.
C'est bien pour le grammairien, poiu- le conser-
vateur sévère delà langue du. pays, qu'il a délii'
les cordons de sa bourse... Un pareil trait...
ANTOINETTE.
Ainsi, mon oncle... s'il se présentait comnn-
prétendu...
VAUGELAS.
Prétendu! Qu'est-ce qui parle de prétendu?
ANTOINETTE.
Mon oncle... mon bon oncle...
VAUGELAS.
Allons, il paraît que c'est toi, car te voilà toute
rouge et tout interdite. Certainement, ma chère
amie, je ne demanderais pas mieux que de t'éta-
blir... Tu sais que je m'en suis occupé assez sou-
vent; inais, jusqu'à présent, aucun des partis qm'
je t'ai présentés n'a eu le bonheur de te plaire.
ANTOINETTE.
Je crois bien, des partis de soixante ans.
VAUGELAS.
Qu'est-ce que cela, quand on se porte bien? et
puis des savants très-aimables, des académiciens
même! tous gaillards! que j'ai vus naître! Comme
ça nous chasse!
ANTOINETTE.
Moi, mon oncle, j'en ai trouvé un plus jeune.
V AUGE L \ S.
Ah !
ANTOINETTE.
Riche, d'une bonne famille.
VA l CELAS.
En vérité!
ANTOIN ETTE.
Et qui ne demande pas de dot.
VAUGELAS.
Eh bien, mon enfant, c'est parfait, je ne de-
mande pas mieux. Comment se nomme-t-il?
ANTOINETTE.
C'est... lo jeune homme dont je viens de vous
parler.
VAUGELAS.
Eh bien!... mieux vaut encore celui-là qu'un
autre. Nous en reparlerons.
ANTOINETTE, vivmicnt.
Si vous vouliez tout de suite !
VAUGELAS.
Sont-elles pressées, ces jeunes filles, dès qu'il
s'agit de mariage? C'est drôle... je n'y songe pas
du tout, moi.
ANTOINETTE, à part.
Je crois bien, à soixante-quatorze ans. (Haut.)
Mais, mon petit oncle, ce n'est pas pour le mariage
que je suis pressée, c'est parce que je l'aime.
V A U C E LAS.
Belle raison !
ANTOINETTE.
Parce que j'en suis aimée.
VAIJ GELAS.
311
VAUGEI.AS.
lîr'glc de participe.
ANTOINKTTE.
Et qu'il est là, qui attend la permission de se
pri'sentcr... pour faire sa demande.
V AUGKI.AS.
11 fallait donc me le dire plus tùt... Qu"il entre.
A\TOi.\ETTi-:, allant à Tune des portes latérales.
Venez, monsieur, venez, mon onde consent ;\
vous voir et à vous entendre.
SCÈNE V.
Les Mêmes, HENRY UE LANNOIS.
HENRY, laraissant.
Adieu, moussu de Baugélas.
VAUGELAS, à Antoinette.
11 s'en va?
ANTOINETTE.
Ilii ! non, mon oncle, M. de Lannois vous dit
bonjour.
VAUGELAS, voulant se lever.
Ml!
IIENKY , l'eu oinpèchaut.
Ne bousez pas, mon ser moussu, je bous prie.
VAL' GELA s, regardant Antoinette.
Qu'est-ce qu'il a donc?
HENRY, conlinuaut.
Non-seulement c'est à moi d'être devout, pour
vous remercier de l'iionnur que vous boulez vien
me faire...
VAL G EL A s.
Ah ! mon Dieu !
HENRY.
Mais c'est à deux genoux que j'aurais dû me
pn'cipiterpeut-ùtre, en présence d'un sabant aussi
lustre...
VAUGELAS, à Antoinette.
Est-ce ((u'il est malade?
HENRY, qui a entendu.
La jambe seulement.
VAUGELAS, à part.
J'aurais cru que c'était la langue.
HENRY.
Ln petit assident... une maudite chamvriùre,
qui hier au soir ne m'a pas fait lumière.
VA UGEI.AS.
l'aire lumière !
HENU V.
Aussi, ce matin, nié suis-se levé aux aurores.
VAU(;elas, ressautaut sur sou fauteuil comme
qiielr[ii'un (|iii .souffio.
Ah!
ANTOINETTE, à elle-iuême.
Oh! mon Dieu! comme le visage de mon oncle
s'est rembruni I
Il KN 1! V.
Maintenant, qu'il nie soit permis di'' vous pré-
senter une petite requête, moussu.
VAUGELAS, laissant touiller sa canne.
Encore !
HENRY, la ramassant.
Vous avez tombé la canne.
VAUGELAS, se levant.
Tombé la canne!... tombé la canne! (Se prome-
nant avec agitation.) Que n'est-ellc tombée sur tes
épaules, bourreau ! et le tonnerre aussi !
HENRY, à Antoinette.
Eh 1 qua-t-il donc à se promener comme une
gazelle? pour un homme de son âge, (juollc dé-
marce fugitive. ( A Vaugelas.) Moussu, ce n'est pas
commode pour lé discours. (Yaugelas lui lance nu
regard furieux et va pour sortir.)
ANTOINETTE.
Ciel! il s'en va. (L'arrêtant par son habii.) Mon
oncle!... (A lienrj qui veut parler.) Taisez-vous, je
vous en prie, t.iisez-vous! (A Yaugelas qu'.ll.. m/t..
toujours.) Mon cher oncle !
HENRY, se retirant à l'écart.
Elle beut lui parler? soit.
ANTOINETTE.
Mon bon oncle!
VAUGELAS, avec exaspération.
Jamais!...
ANTOINETTE.
Et vous consentiez tout à l'heure! Qu'avons-
nous fait? Qu'avez-vous?
VAUGELAS.
Ce que j'ai!... ce que j'ai!...
ANTOINETTE.
\'est-il pas noble?
VAUGELAS.
Comme le roi.
ANTOINETTE.
Riche?
\ AUG ELAS.
.\ millions!
ANTOINETTE.
Auriez-vous api)ris quelque chose de su conduite
ou de son caractère ?
V A l G E L A s.
Je le tiens jiour le plus i;alaiit homme de la
terre.
ANTOINETTE.
Kli bien! daignez rciitciidrc.
\ A i i; i; LAS.
Non pas, morbleu! C'est bien assez comme
cela.
ANTOINETTE, s'appuvanl sur un ruilciiil.
Alors, vous voulez nie faire mourir de chagrin.
VAUGELAS, la prenant dau> ses Lra>.
Moi qui ne vis que pour toi, ingrate!
HENRY, se fi-otUiiil les mains.
( ;a ba vieil!... ça ba vifii, boil.'i l'oncle cpii r<'iii-
brus'^i!, qui s'altciidril.
V \ I (i ELAS.
1 Voyou-i, voyons, ne ti- tourmente pas... Je vais
1 chez mon librairi', avant peu ji- serai riche, tni
i aussi... tu auras des aiiiouri'iiv à remuer à la
I polie, et... et... qui ne gusconiicroiit pas! ,11 sort.;
:a2
VAUGKLAS.
SCfcNE VI.
antoim:iti;, hem; y.
WTOINKTTK, sliipéfaile.
OminuMit!... c'est pour cela! !
llENnv, rogJiilant partir Vaugolas.
Qu'est-ce? il s'en ha sans mé rien dire? Ali ! je
comprends; pure politesse. 11 bout que sa nièce
m'instruise oUe-mCnie. (Allant tout joyeus à Antoi-
nette.) Kh vien? avais-je tort de vous promettre
que tout irait vion? Vous vojez que vous étiez une
petite pureusé de trembler comme la feuille. 36
suis enclianté do M. de Baugélas.
ANTOINKTTE, à part.
Ah! mon Dieu! le pauvre garçon qui se flatte
encore... Comment lui apprendre...
IIKNP.Y.
Le ser oncle! il ne m"a pas fait de phrases...
a parlé fort peu. C'est tout simple... un si grand
homme... dont l'imasination elle est toujours
occupée. A sa place, il y en a, ils m'auraient
mansé dans la main. Lui, il né m'a pas dit un
mot... un petit salut dé sa belle vieille tétc
blansé, et tout dé suite j'ai compris ([u'il lalTolait
de moi.
ANTOINETTE.
Bien trouvé !
nENnï.
Est-ce que vous n'avez pas compris cela aussi,
vous?
ANTOINETTE.
Pas précisément: mou oncle aurait pu être
beaucoup plus aimable.
HENRY.
Laissez donc... Il était immanquable que sitôt
qu'il meberrait... et surtout m'entendrait...
ANTOINETTE.
Oui, vous avez produit un bel effet!...
Il i: \ r. T.
jN'est-ce pas?
ANTOINETTE.
Votre demande est rejetée.
HENUV.
Ah bah!... vous voulez rire?
ANTOINETTE.
J'ai trop envie de pleurer.
HENRY.
D'abord, je n'ai point fait de démandé.
ANTOINETTE.
C'est égal, elle est rejetée... et je sais pourquoi
encore.
HENRY.
Oh! vien alors, ça dcbient tout à fait hureux.
ANTOINETTE, pleurant.
Heureux! quand tout est fini... quand mon oncle
ne veut plus entendre parler de vous, qu'il ne
peut pas vous souffrir!...
H E Ml Y.
F.t moi, je bous fais lé pari qu'avant démain je
l'aurai ri'tourm'' comme un gant. Quédiavlé! je né
suis pas un homme à pendre peut-être.
ANTOINETTE.
Eh ! il vaudrait mieux pour nous que vous fus-
siez un méchant, que vous eussiez tous les défauts,
vous pourriez vous en corriger; mais de cela!...
H E N R Y.
Dé cela aussi!... je mé corrigerai de tout, je
serai capable dé tout pour vous obtenir. M. dé
Baugélas beut-il que je sois sabant, médecin, as-
tronome? beut-il que je debienne général, acadé-
micien?...
ANTOINETTE.
Mon Dieu ! mon Dieu! ce n'e>t pas tout cela.
HENRY.
Voyons, voyons, pourquoi mé refuse- t-il?
ANTOI NETTE.
Parce que... parce que vous -êtes Gascon.
HENRY.
Diavlé!... il mé sera assez dillicile dé dévenir
autre chose... Pourtant, en allant passer trente
ou quarante ans chez les Iroquois...
ANTOINETTE.
Joli moyen d'avancer notre mariage !
H EN R V.
Mais quelle drôle d'idée il a là, M. de Baugélas,
la Gascogne!... c'est un magnifique pays.
ANTOINETTE.
Eli ! monsieur, ce n'est pas le pays ; c'est l'ac-
cent.
H E N R Y.
L'assent! est-ce que bous troubez que j'en ai...
dé Tassent?
ANTOINETTE.
Je crois bien!
HENRY.
Nous né mé l'abez jamais dit.
ANTOINETTE.
Ail! vous dites des choses si aimables... que je
m'y suis bien vite habituée, mais mon pauvre
oncle, qui ne vit qu'avec des savants, qui ne pense
qu'à la grammaire...
HENRY.
Bah! bah! il s'accoutumera aussi à m'entendre,
ou bien je me corrigerai ; bous bous faites des
montagnes... Eh là, c'est plus facile que vous ne
croyess.
ANTOINETTE.
Vous ne pourrez pas... vous voyez bien que
vous ne pourrez pas. Il vaut donc mieux renon-
cer à moi, ne plus m'aimer...
HENRY.
Né plus bous aimer! renoncer à bous! je lé fe-
rais plutôt parler gascon lui-même... Il ne sait
donc pas ,1e ser oncle, qu 'ils ne sont pas des im-
vécilles, les habitants de la Gascogne ! et tout
grammairien qu'il est, je beux bous épouser, et
bous bcrrez qu'il finira par dire comme moi.
ANTOINETTE.
Mais comment ferez-vous?
VAUGELAS.
31 ;
H EMIV.
Je vais lui adresser tout à i'iicurc, et par écrit,
la démaudé dé votre sèrc personne.
A^Tf) l\KTTE.
A quoi non?
HF.NRV.
D'alionl , je m; gasconne pas (|u:iiul j'i'i'ris; et
puis, il me refusera dans les régies.
WTOINETTK.
La belle avance?
II r\ r.Y.
.l'aime mieux ça.
ANTOINETTE.
Ah 1 ([ucl nuillieurquc vous soyez Gascon!
iii;\ n V.
l'eut-ètre... peut-être... lions hcrrez, bous ber-
rez. Bonjour, belle Antoinette, liientùt je révien-
drai, et ((uelque chose qui arrivé, surtout né
vous eflVayez pas. Honjour. ill sort viveiucut.)
SCÈNE VII.
ANTOINETTE, puis MADELON.
ANTOINETTE, seulc.
Que je ne m'effraye pas... quelque chose qui
arrive... quel est son projet?
MADELON, entrant sur la pointe du [lied et s'arnétant
étonnée.
Eh bien... où est-il donc? je suis bien sûr c(u'il
causait tout à l'heure avec mademoiselle Antoi-
nette... je l'ai entendu. (Elle cberclu!.)
ANTOINETTE, .sc retournant.
Ah! c'est toi, Miidelon?
M A I) i: I. () \ .
Oui, c'est moi, ma i)çtiie marraine, qui suis
bien joyeuse, allez.
ANTOINETTE.
i-'.t de (|uoi donc?
M Alli; I.ON.
De cpioi? mais d'avoir vu ici un beau jeune
homme. C'est une chose si rare !
ANTOINETTE, à part.
Ah! mon Dieu... est-ce qu'elle sait déjà...
(Haut.) Je ne te comprends pas. De quel jeune
liomme veux-tu i)arler? et où l'as-tu vu?
M A D E I. O .\.
Pardine! je l'ai vu... Suflit, je l'ai vu; il est
même très-gentil, à mon goût, s'il faut vous le
»lire... c'est un prétendu, n'est-ce pas, mademoi-
selle? Oli ! ça sc devine tout de suite, d'abord.
ANTOINETTE.
l'.t OÙ veux-tu (pie je l'aie pris, ce prétendu? tu
sais bien qu'à l'exception de deux ou trois vii'ux
amis de; mou oiich;...
M A 1) i: I. o N .
Oli! je les connais bien... d(;s savants: mais
celui-là n'en a pas l'air du tout... il est i)eut-Ctre
savant d'uiuj autre manière... Avec son bel habit
bleu ciel, il avait l'air tout à fait galant.
III.
ANTr)I\KTTE, À p.irl.
Allons, décid.-mcnt, elle l'a vu. (Uaul.) Attends
donc... ce matin peut-être?
M A II Kl. 0\.
Oui, oui, ce matin... et même tout à l'Iieiiie...
un joli brun... vous êtes blonde... vous ferez un
couple charmant.
AN TOI \KTTr.
Tu te trompes, Madclim , l.-i pi;r>ni ikmii il
s'agit venait tout simplement parler d'affaires à
mon oncle.
MADEI.ON.
Oh! ce monsieur-là peut bien parler de tout ce
qu'il voudra, ça ne l'empêchera pas de ressembler
à un mari... comme deux gouttes d'eau...
ANTOINETTE.
Et moi, je vous dis qu'il n'est question ni dr
mari, ni de prétendu; que vous êtes une curieux'-
et une indiscrète insupportable, et qu'à l'avenir,
si vous dites un mot et vous mêlez de ce qui ne
vous regarde pas, je vous retire mon amitié et ma
protection. Elle sort.)
SCKNI' VIII.
MADELON, puis VAUGELAS.
M A DE I.ON, seule.
Elle a beau me faire des cacliotteries, dès qu'il
y a un secret, il faut que je le sache, et je le
saurai.
VAUGEI.AS, entrant.
Muiulit libraire qui ne se trouve pas chez lui :
M A DE I.ON, à elle-même.
Bon ! justement, voilà Monsieur.
VAUGELAS.
Son commis ii:':i bien promis d(^ lui din'...
mais ce n'est pas la même chose.
MADEI.ON, à ellr-mëme.
C'est la bête du bon Dieu pour la malice, et il
me dira tout de suite... comment est-ce (|ue je
vais lui tourner ça? (Elle clieicLp.)
V A II (i Kl, A s.
Tous les malheurs à la fois, 'y\ manque Barbin,
et rencontre um- foule de gens plus ennuyeux le.s
uns que les autres. Le boucher, le boulanger,
l'épicier... votre livre par-ci? votre pension par-là?
Ils s'inquiètent de cela comme si mon livre devait
leur être dédié.
MADELON, à elle-iuème.
M'y voilà. (Haut.) Eh bien! monsieur, vous ave»
vu le jeune homii:-, vous en èles content, n'est-
ce pas?
\ AIK. EI.AS.
Mais ca vaut mieux toujours ((ue île n'aroir
trouvé ])ersoune.
MA ni I.ON.
J(î crois bien ; c'est si désagréable de rester
nile !
VAi (;ki.as.
Eille!
tiO
31[(
VAUGELAS.
M Al) 1:1. ON.
Oli! ji' sais liicn qu'il n'y avait pas du (iaiifiiT.
V Al GF. i-.\ s.
Que ce commis rcst;\t (ille? ([110 iliable virns-tu
me cliaiitcr?
M ADELON.
Kh ! lion, monsieur, je vous parle du lieau parti
qui se pré-sente, du futur mari do mademoiselle
Antoinette.
\ AU c E i, A s.
M. de Lannois n'épousera jamais ma nièce, pi'-
tite sotte.
M AD El, ON.
Comment, monsieur, vous l'avez refusé?
V AU G El, A s.
Certainement! et je le refuserais encore dix
fois!... cent fois de suite!
M A DELON, à part.
Eh bien! je suis bien avancée de savoir ça.
(Haut.) Ah! mon Dieu, mon Dieu... Allez, c'est
bien mal à vous, monsieur, c'est d'un mauvais
parent. Car, enfin, il était gentil, je l'ai vu. Pour-
quoi avez-vous dit non?
VAUGELAS.
Parce qu'il ne me convient pas.
M ADKLON.
Et s'il convient à Mademoiselle?
VAUGELAS.
Tu m'impatientes à la lin.
MADi; LON.
C'est que je suis sur qu'elle n'en retrouvera
jamais un pareil... Elle n'en retrouvera peut-être
môme pas du tout.
VAUGELAS.
Le beau malheur !
MADELON.
Vous en parlez bien à votre aise, vous, vous
n'êtes pas fille... que c'est h en mourir de cha-
grin, voilà tout.
VAUGELAS.
Kh!... commence donc par le marier, toi, puis-
f[uc tu es si pressée.
MADELON.
Oh! je ne demanderais pas mieux! mais c'est
là le difficile... de commencer, et... je comptais
sur vous, monsieur, pour que ça soie, bientôt.
VAUGELAS.
Que ce fût!
MADELON.
Non, ([ue ça soie.
VAUGELAS.
Que ce fût, ou je ne m'en mêle pas.
MADELON.
Ca ne retardera pas mon mariage?
VAUGELAS.
Eh non, imbécile !
MADELON.
Alors je dirai fût jusqu'il dmiiain, si vous voulez.
VAUGELAS, se jetant Jans un t':iiitfiiil.
Ah! ([uelle journée! quelle journée!
ANTOINETTE, cullVUlt.
Madelon, laissez-nous.
MADELON, sortant.
Oui, iiKulemoiselU'. Ali! que je suis contente!
.SCÈNK I.\.
A NTOIN ETTE, V A UG ELAS.
VAUGELAS, à lui-même.
(;'est étonnant comme l'éducation est arriérée
en France. La servante de la nièce d'un grammai-
rien qui dit : que ce soie!...
ANTOINETTE, lie luème.
M. de Lannois a tenu parole. Voilà sa lettre et
un refus du libraire qui arrive en même temps,
on ne peut pas plus à propos.
VAUGELAS, de même, se levant.
Et le gouvernement qui ne songe pas à faire
imprimer mon livre à ses frais, pour en distribuer
au moins un exemplaire à chaque famille! Vous
verrez qu'il faudra que ce soit moi, sur mes béné-
fices... (Apercevant Antoinette.) Ah! te voilà, nui
fille. Tiens, prends ce crayon, mets-toi là, et fais-
moi une petite multiplication. Vingt mille fois
quatre livres douze sols.
ANTOINETTE, après avoir chiffré.
Ça fait quatre-vingt-douze mille livres, mon
oncle.
VAUGELAS, lui frappant sur l'épaule.
Que me rapportera mon livre, fillette! Oui, mon
enfant, pas un denier de moins. Eh bien! tu
ne me sautes pas au cou, tu ne me félicites pas?
A N r o [ N E T T E , à part.
Pauvre oncle! il ne s'attend pas... (Haut.) Mais,
mon onclo, êtes-vous bien sûr que Barbin...
V AUGE LAS.
Barbin!... je ne l'ai pas vu... je n'ai même pas
reçu sa réponse... mais c'est égal, tu peux me re-
mercier d'avance, car ce sera tout pour toi.
ANTOINETTE.
Oh! moi... je ne veux rien... je ne vous de-
mande rien... que de lire cette lettre de M. de
Lannois.
VAUGELAS. ,
De M. de Lannois... mais je ne sais pas le gas-
con, moi.
ANTOINETTE.
N'importe, mon oncle, il est nécessaire que vous
lisiez cette lettre, nous avons des obligations à
M. de Lannois, il pourrait venir lui-même récla-
mer son argent... et puisqu'il vous est si désa-
gréable de le voir...
v A u G E 1, A s.
Amphibologie! impropriété de termes, made-
moiselle. S'agit-il de M. de Lannois ou de son ar-
gent? Quant au mot voir, il est tout à fait dé-
placé. Jl ne m'est point du tout désagréable de voir
M. de Lannois, il m'est désagréable de l'entendre...
et le lire, c'est tout un... Vous jiouvcz lui renvoyer
sa lettre.
VAUGELAS.
315
A\T0INETT1-:.
Bien, mon oncle; mais en voici une autre.
V AIT, El, A s.
De qui?
AXTOINETTK.
Dr votre libraire.
VALO EI.AS.
Kli I c[ne no me la donnais-tu, an lieu de cette
malencontreuse missive! (Ouvrant la leitre.) Barbin
i->t un homme de sens... un honnôte homme...
et il est impossible... (Après avoir jeté les yeux.)
Oh! le misérable! il refuse!... et ce n'est pas
assez ; oser m'écrire à moi, Vaugelas, pour exi-
ger...
ANTOINETTE.
Oiioi donc, mon oncle?
VAl GEI.AS.
l/infàme! me demander ma vie,, mon sang!...
mon livre!
ANTOINETTE.
Votre livre!
VAUGELAS.
Oui, mon livre! le scéliirat! l'indigne! a l'au-
daco de me proposer que ce soit lui, Barbin, un
ignorant, un cuistre, qui mette son nom à une
œuvre immortelle!
ANTOINETTE, à part.
Ce pauvre oncle me fait une peine...
VAUGELAS.
Et pour cela, il m'offre de l'or! une pension... et
avec des tournures de phrases...
ANTOINETTE.
Mais ce n'est pas le style, mon oncle, qu"il faut
voir.
VAUGELAS.
Oh! c'est tout vu. J'aimerais mieux mendier!...
ANTOINETTE.
(l'est ce qui pourra bien arriver, maintenant
surtout que vous ne voulez plus accepter de ser-
vice d<'. la seule personne...
VAUGELAS, accablé.
l'.t comment veux-tu... Qu'as-tu fait de la lettre
de tout à l'heure?
ANTOINETTE.
.Ir m'rn vais dire à François de la rendre.
VAUGELAS.
Un moment, un moment... M. de Lannois est un
fort galant homme... il ne faut pas lui porter, sans
préparation, un coup si ci-uel... Il sera désespéré.
ANTOINETI E.
Ce n'est pa> à moi de le croire.
VAUGELAS.
Kt toi-nnnie, ina pauvre eu l'an i, ton cœur sera
brisé, j'en suis .sur.
A N T O I \ E T T V.
(.0. n'est pas h moi de l'avouer.
VAUGELAS.
Voilîi qui est fort bien répondu, Antoinette; le
fond est délicat et le tour ingénirus. 'l'n <-* nue
bonne fdle, et si je pouvais l'éviter le plus léger
chagrin... Sais-tu ce que contient cette lettre?...
ANTOINETTE, la liii présentant.
Non, mon oncle.
VAUGELAS, la prenant et regardant la snscription.
Il y a bien : A monsieur de Vaugelas... Pour-
quoi donc m'appelle-t-il moussu de Baugélasssss,
quand il me paiie? 11 me semble que ce n'est pas
plus difficile à dire qu'à écrire. Voyons, voyons un
peu... lis-moi cela.
ANTOINETTE, lisant.
« Monsieur, je ne puis comprendre la manière
i( dont vous m'avez accueilli ce matin : permettez-
« moi donc de vous en demander l'explication...»
VAUGELAS, liaussanl les épaules.
L'explication!... il n'a qu'à s'écouter parler.
ANTOINETTE, Continuant.
<( J'ai eu le bonheur de venir à votre aide par un
« léger service d'argent; mais ce n'est pas à moi
« de vous le rappeler... »
VAUGELAS.
Un service d'argent! un service d'argent 1... je
ne sais pas s'il en a sur sa table de lourd ou de
léger, mais je puis bien affirmer qu'il ne m'en a
jamais donné... Ah! le malheureux! qu'il lise donc
mes remarques sur la langue française.
ANTOINETTE.
11 est fâcheux pour lui, mon oncle, qu'elles ne
soient pas encore près de paraître.
VAUGELAS. ^
Bourreau de Barbin!... Continue... continue.
ANTOINETTE, lisant.
« Mais vous me permettrez do me déclarer
« l'adorateur passionné de mademoiselle votre
(1 nièce, et la demande que je vous fais de sa muin.
Il sans condition aucune, vous prouvera la sincé-
« rite de mon amour. ;>
VAUGELAS.
Comment, c'est par toi? c'est de ta ynain que la
demande doit être faite?... Voilà une façon galante
et que je ne connaissais pas... charger une jeune
personne de faire elle-même la demande de sa
main! c'est tout à fait nouveau.
A \TOIN ETTB.
Mon Dieu ! mon oncle, il est inutile de com-
menter ainsi cette lettre, elle n'en vaut pas la
peine. La demande qu'elle contient ne vous con-
vient pas... occupons-nous alors tie celle du li-
braire (pii, après tout, ne me semble pas si injuste.
VAt CELXS.
lloin? qu'est-ce que tu dis? Quand il veu' que je
lui ahandoniie ma gloire, ma renommée? Plutôt le
feu à sa bouti(jue ! plutôt mou manuscrit aux
namiiies!... Achève la lettre de M. de Lannois.
A N roi N ETTE, lis.Ult.
<i Je ne vous parlerai pas di- mou dévouement.
Il mais des avantages que 'y. v(ii\ l'aire à votre
Il nièce... •>
VAUGELAS.
Ah! s'il n'était p.is Gascon!
316
v.\l]c;i::las.
ANTOINETTE.
Barhiii ne Test pas. Son nom ou un autre à votre
livre, pourvu qu'il jjaraisse, (primportc?
VAIC. El. AS.
Ce »pril importe? Barbin ou Yaugolas! Antoi-
nette, VOUS m'insultez.
ANTOINETTr.
A votre plai-e, moi, je lui répondrais...
VAi'OELA*, jptiiQt la lettre du libraiie par la fenêtre.
Tiens, voilà toute la réponse qu'il aura de moi.
A présent, pout-ôtre, me laisseras-tu tranquille
avec ton Barbin... Non, c'est qu'on dirait que tu
es bien aise de me torturer avec son infâme pvo-
posltion, afin de ne pas m'acliever cette lettre.
ANTOINETTE, lisant.
« Non-seulement je m'engage à vous libérer de
« tiHites vos avances... »
V A i (; E I. \ s.
Avances est beureux... Le style de cette épître
est assez bon, il faut le reconnaître...
ANTOINETTE.
Et (juels nobles sentiments!
V AtCEI.AS.
Je ne dis pas non.
ANTOINETTE, appuyant.
« rson-seulement je m'engagea vous libérer de
« toutes vos avances, mais ce sera un devoir pour
« moi de vous assurer une existence paisible, ho-
i( noraWle, digne, en un mot, de votre célébrité
ti euroi)éeiine. »
V A 11 G E L A S.
Pe-te! mais c'est que la phrase ne manque pas
d'harmonie... l'as mal du tout... c'est même...
très-bien.
ANTOINETTE, avei; joie.
Alors, mon oncle".'
V Al CE I. AS.
Alors, mon enfant... Mais non... impossible; je
ne veux pas te tromper, me tromper moi-même...
jamaisje ne m'accoutumerai à son langage, tu iini-
rais par gasconner aussi ! et tes enfants aussi !
quel concert! Hien que d'y penser, j'ai,le frisson...
la lièvre... j'en mourrais.
SCÈNli X.
Les Mêmes, FRANÇOIS.
I n A N ç 0 1 s, accourant.
Ab ! mon Dieu! mon Dieu!
\ Ar C. II. A s.
Hein? qu'y a-t-il? (|ue vient-il nous annoncer,
celui-là, avec son air de Jérémie?
l'UANÇOlS.
Un grand malheur, monsieur, un grand mal-
bcur!
v AIT. El. A 9.
Paris serait-il transporté sur les rives de la Ga-
ronne?
F 1! A N ç O 1 s.
Oli ! ce ne serait rien (|ue cela... Vous savez,
le jeune bommc de ce matin?
ANTOINETTE.
M. de Lannois?
V ALT. E LAS.
Le Gascon?
ANTOINETTE.
O ciel! et que lui est-il donc arrivé?
IRA NÇ 01 s.
Ma foi! je ne sais pas, mais voilà deux hommes
qui le rapportent ici, plus d'à moitié évanoui.
ANTOINETTE, .s'appiiyaut SUT UD faiileiiil.
Ab!...
rn ANC. OIS.
r.li bien!... est-ce que vous allez faire comnir
lui, mademoiselle? Rassurez-vous, ça va déjà beau-
coup mieux... Et tenez, le voilà lui-même qui dé-
sire voir Monsieur.
VAUOELAS.
Moi? Allons, mes pauvres oreilles, du courage!
une complainte en gascon qu'il va falloir que vous
entendiez.
SCÈNE XI.
Les MÊMES, HENRY, soutenu par un domestiquo.
ANTOINETTE, couraut à lui.
Henry, qu'avcz-vous? quel accident?... (Il liaissr
la tète sans répondre.) Mon Dieu! qu'est-ce donc?
l>arlez? (Même silence.)
VAUCELAS, à part.
Vous verrez que ce ne sera qu'à moi qu"il voudra
répondre... il ne veut pas que j'en réchappe. (Haut.)
^'oyons, (|u'avez-vous, jeune homme? (Même si-
lence.) Voilà qui est prodigieux!... Au fait, il a l'air
de souffrir. (A Henry.) Que pouvons-nous pour
vous, monsieur? Mon Dieu! expliquez-vous, et
dans la langue... que vous voudrez, j'aurai le cou-
rage de l'entendre... je m'y résigne... par huma-
nité. (Hi-ni-y fait signe qu'il veut écrire.) Vous pré-
férez écrire? Ah ! tant mieux ! bonne idée que vous
avez là, jeune homme, et dont je vous sais un gré
infini. (11 lui serre la main.) Je vais vous chercher
tout ce qu'il faut.
IIENRV, bas, à Anloinelte, pend.int ce mouvement. •
Ne vous effrayez pas... je suis muet.
ANTOINETTE, qui a compris.
.\h!...
VAIOELAS, revenant tout à coup,
ilais j'y pense, ce crayon suffira. Tenez, mon-
sieur. Vous avez une écriture superbe... Nous
sommes tout yeux.
ANTOINETTE, Usant tout haut, à niesuie que
Henry écrit.
«Monsieur, en vous quittant, le cœur brisé de
« vous avoir déplu... »
V Al GELAS.
C'est correct.
VAL' G EL AS.
WTOINETTi: , COUlilHI.Ull.
« Ji'. marcliais, sans savoir où j'allais, et j'ai fini
u par nie trouver au bord des fossés de la Bastille,
<( ce qui ne m'a pas arrêté dans ma course... de
« sorte que j'y suis tombé. »
VAL G Et, AS.
Dans les fossés!...
ANTOINETTE.
Il Mais, lorsque j'ai voulu remercier ceux qui
Il m'en ont retiré... le saisissement... la fi-aîcbeur
Il de l'eau... m'avaient ôté l'usage de la parole.
VAUGEi.AS, vivement.
Alil que c'est beureux !...
ANTOINETTE.
Ciel! Eh quoi ! vous osez vous en réjouir, vous,
mon oncle?
VAIGEEAS, embarrassé.
Je dis... je veux dire qu'il est très-bcureux qu'on
ait retiré Monsieur de l'eau... parce que...
ANTOINETTE, feignant le désespoir.
Ali! mon Dieu, mon Dieu! pourquoi l'ai-je
laissé partir! pourquoi... (Bas, à Henry.) Votre in-
vention est admirable.
VAUGEI.AS, entre ses dents.
.Muet! c'est singulier!... On voit bien, dans l'his-
toire, la frayeur rendre la parole au fils de Crésus,
mais je ne sache pas avoir jamais lu nulle part
qu'elle l'ait ôtée à personne.
ANTOINETTE, .qui a entendu, bas à Henry.
Aïe! aïe! s'il réfléchit, nous sommes perdus...
(Haut.) Quel malheur! pauvre jeune homme! Oh!
non, jamais je ne m'en consolerai.
\ AUGEi.AS, à part.
Par exemple!... j'en suis tout consolé, moi.
ANTOINETTE, se tournant vers lui.
Mais c'est vous, vous, mon oncle, qui, par votre
dureté, êtes cause...
VAUT. EI.AS.
Allons, c'est moi, à présent! J'ai pu désirer de
lui fermer la bouche, mais non pas les yeux. Que
ne r(;gardait-il devant lui? ça n'aurait écorché les
oreilles à personne.
ANTOINETTE, s'animaut.
.\h ! c'est égal, c'est vous, c'est vous seul... mais
soyez tranquille, Henry, mon sort est décidé main-
tenant, et, que l'on consente ou non à notre ma-
riage, je ne vous abandonnerai jamais.
VAL'GELAS, à lui-niéuie.
Au fait, puisqu'il ne parle plus.
ANTOINETTE, Continuant plus f.irt.
Non, jamais! et je tâcherai, par ma tendresse l't
mon dévoueiiK.-nt, de vous faire oublier l'état cruel
auqui'l nous vous avons ii'duit... .\li! ninu Dii-ii !
mou Dieu !...
SCkM', Ml.
Les Mêmes, MADLI.O.N, aiemuiui.
MADEl.ON.
Jésus! ma marraine, coiiime vous nie/.! qu'est-
ce qu'il y a donc?
VA l GELAS, bas.
Un grand bonheur, Madelon, .M. de Lannoir-(|ui
est devenu muet.
MADELON.
C'est-y Dieu possible.!... pauvre mademoiselle
Antoinette, a-t-elle du guignou!
VAL CE LAS, bas.
Mais au contraire, imbécile I
MADELON.
Ah!...
VAL'GELAS, allant à Antoinette.
Là, là, mon enfant, console-toi. Je comprends
ton chagrin, certainement... il est bii'n natund, et
ta résolution est digne de ton bon cœur... mais,
moi aussi, je veux partager tes soins.
ANTOINETTE.
Vous, mon oncle?
V \ t (;el \s.
Comment donc!... c'est un devoir qui n'a rien
qui me coûte... après son accident! Nous ne nous
quitterons plus... nous serons tous heureux.
ANTOINETTE.
Il se pourrait?
MADELON, le tirant par le bias.
Mais tantôt vous prétendiez...
VAUGELAS, à Madelon.
Tantôt je ne savais pas... je ne prévoyais pas...
laisse-moi donc tranquille... (A Henry.) .Monsieur,
il n'y a qu'une manière de n'qiondre à la lettre que
vous m'avez fait l'honneur de m'adresser ce matin.
A part deux ou trois petites fautes qu'il sera très-
facile de corriger, c'est un chef-d'œuvre dcî
style... et de générosité, et si vous êtes toujours
dans les mêmes dispositions...
ANTOlN ETTE.
Quoi, mon oncle, vous consentiriez?...
VAUGELAS.
A ti' douinT à un hoinnu' jKirfait, «pii n'a pas un
défaut.
MADELON.
Il est muet!
VALGEI. \S.
Uaisoii di^ plus.
ANTOINETTE, lui sautai\t au cou.
Ah! mon bon oncle!
VAUGELAS.
Kh ! mon Dieu! je nesuispas uii tyran. (.\ Henrj
i[m lui presse les mains.) Vous êtes content?... et moi
donc!... Aussi, dans ce moment... pour vous, je
serais capable... Vous n'avez <pr;\ <ieinaiider...
([u'à |iarler... c'est-;\-dir(î...
ANTOINE rrK.
Ah! que je suis heureuse !
M \ DELON.
Kh bien! elli- a nue «Inde d'idée, ma marraiiip.
VA UGEi. \s, à Henry.
Vous nous restez A dlni-r, n'est-ce pas? (Ilenrv
s'incline.) Nous .icceptiz. Uicn, bien, je comprends
à iner\eille. ()b! vnns n'avez pas besoin de la pa-
role, votre pantomime est d'uiu! lello expression!
318
VAL'dKI.AS.
parfaitciiiont iniililo... (^o sera votre repas de
lianeaill(;s. liii allriulant , vicii'^, ma lille, \ ic-ns
éerire |)Oiir moi.
A \TOINKTTK.
A ([iii ilnnc, mon oncle?
VAL' GEL AS.
Au notaire; je. vcu\ qu'il vienne tout du suite..,
à l'instant. (Henry ouvre la bouche pour parler.)
A^TOI^ EiKCE, qui s'en est aperçue, se jetant entre lui
et sou oncle, et entraînant ce dernier.
Ali! vous Ctcs le meilleur des lioninies.
M AD El, ON, regardant Henry.
Tiens'.
SCÎ^NE XllI.
.MADELON, HENRY.
MADF. LON, regardant toujours Henry.
Le plus souvent que Mademoisdlc se réjouirait
comme ça, si son prétendu était véritablement
muet. Il y a quelque manigance là-dessous...
comme ce matin qu'elle me soutenait qu'il n'était
pas question do mari; oui, et tout de même... elle
l'épouse... Causons un peu avec le muet, nous
verrons bien. (S'approchant de Henry , qui s'est assis et
a pris un livre ; criant à son oreille.) Monsieur! (Henry
ressante.) Tiens! 11 entend!... Que je suis bête! il
n'est pas sourd. Pardon ! monsieur, c'est que je
n'ai jamais vu de muet, et j'étais bien aise... (Elle
se place en face de lui et l'examine. — Henry se remet à
lire avec linmcur.) Eh bien, c'est singulier, je n'au-
rais jamais deviné ça à votre mine. Vous avez une
figure comme un autre... peut-être môme mieux
qu'un autre. (Henry lève la tète, à part.) Ab ! ah ! ceci
le fait écouter... C'est une frime, sur, il n'est pas
plus muet que vous et moi. (L\ii ôtant son livre.) Si
ça vous était égal, monsieur, je voudrais faire un
brin de conversation avec vous. (Henry fait signe
qu'il le veut bien.) Ce sera drôle... je parlerai tou-
jours, pour vous, pour moi... Oh! ne vous gênez
pas, ça m'arrangera. Et d'abord... une petite ques-
tion... Comment me trouvez-vous? ( Répondant pour
lui, avec intention.) Laide!... C'est galant! (Henry
reste immobile à la regarder.) Eh bien... il ne crie
pas que non... que ça n'est pas vrai!... Est-ce
qu'il serait muet pour de bon? (Henry lui fait des
signes pour se justifier.) Oh ! vous avez beau faire
aller vos bras comme des ailes de moulin, vous
avez dit : laide! je l'ai bien entendu; mais vous
conviendrez au moins que je suis aimable?... (Inter-
prétant encore sa réponse.) Non ! Bavarde! (Henry fait
signe que oui, en éclatant de rire.) Et vous riez, encore!
Eh bien, vous êtes gentil! Si c'est comme ça que
vous êtes fâché de votre accident... à votre place,
moi, ça ne me ferait pas rire du tout. Vous croyez
donc que ça amusera mademoiselle Antoinette
d'avoir un mari qui ne saura pas seulement lui
dire qu'elle est jolie? C'est-à-dire que ça finira par
l'ennuyer!... ah!... (A part.) Eh bien... il prend
ça comme un verre d'eau sucrée!... 11 faut qu'il
soit joliment sûr de sa langue. Attends, attends, je
m'en vais bien te la délier. (Ici on entend du bruil à
Ici fenêtre.) Ciel! du sable contre les carreaux...
Berg-op-zoom, je parie. Faut le renvoyer... Si ce
beau monsieur-là est muet, il n'est pas aveugle.
(Elle va à la fenêtre.) Bon! il m'a compris... il re-
viendra plus tard. (Revenant près de llonry.) D'au-
tant que nous voyons céans une foule de char-
mants cavaliers... (A part.) De soixante-dix à
quatre-vingts ans. (Haut.) Qui soupirent auprès
de ma marraine... comme des rossignols. (Henry
s'agite.) Un grand brun, surtout... (A part.) C'est-
à-dire qu'il a une perruque brune. (Haut.) Est-il
aimable celui-là! (Henry se lève et se promène, à part.)
Bon ! voilà que je commence à produire de l'efTet!
(Haut.) Et puis un blond. (A pan.) Gris pommelé.
(Haut.) Qui vous a des dents... (A part.) Deux. (Haut.)
Si belles! si belles! et une voix si douce! Quel
serpent que cet être-là ! Aussi, Mademoiselle en est
fascinée... (Henry se bouche les oreilles. — Le poin-
suivaul toujours et parlant plus haut.) Au point que, du
matin au soir, elle ne cesse pas de me répéter...
qu'il a de l'esprit, qu'il est séduisant. ..enlinqu'elle
aura bien de la peine à s'empêcher de l'adorei-.
UEMîY, apercevant Vangelas et Antoinette qui
reviennent, à part.
Ouf!... On vient enfin à mon secours... Il était
tcnip'^...
SCÈNE XIV.
Les Mêmes, VAUGELAS, ANTOINETTE.
V Al' G Et, A s.
Tiens! Madelon, en tète à tête avec M. de Laii-
nois! Toi qui aimes la conversation, tu as dû être
un peu attrapée, hein?
M A I) E L o \.
Du tout, monsieur, nous avons causé très-agréa-
blement.
V ArOELAS.
Ah! tu causes avec un muet, toi?
JI ADEE.ON'.
Quand je dis n)us... c'est-à-dire, j'ai causé...
pour deux.
V Al GELAS.
01) ! comme cela, ça devait te convenir.
MADELON, à pari.
Nous allons voir si nous causerons toujours
ainsi. (Haut.) Et puis , sans parler, M. de Lan-
nois sait dire des choses très-aimables. Se> yeux
sont parlants d'abord, et il m'a fait comprendre
sans beaucoup de peine qu'il me trouvait jolie.
(Ici Henry fait des signes à Antoinette, qui lui lance un
regard de colère.) Et puis, il m'a pris la main.
ANTOINETTE, à Henry.
Comment, monsieur? (Nouvelles dénégations plus
fortes de Henry.)
MADELON.
Et puis, il m'a ciul)rassée, et puis...
iirxiiY, s"oubliant.
Ce n'est pas vrai! sandis!...
VAUGELAS.
319
VAUGKLAS, sliipéfait.
Ail! mon Dieu! il parle!... et toujours gascon !...
MADKI.ON , à part.
Je savais bien que j'en viendrais à bout.
AMOl.NKTTE.
Tout est perdu.
IIKNU Y.
Ail! quelle fauté!
V Al (HU.A S.
Ainsi , monsieur, vous avez l'audace do n"ètrc
plus muet?
H EN l\ Y.
ISé laites pa'; attention... ça né baut pas la
p(.'ine.
VAlir.ELAS.
Ça ne vaut pas la peine! quand je suis anéanti,
mort, assassiné, comme dans un bois!
HENRY.
VÀ\\ mon Dieu, pour un pauvre petit mot...
C'est lini.
VAUGELAS.
Oui, oui, monsieur; comme vous dites, tout est
lini entre nous.
ANTOINETTE.
Mon oncle.
MADEI.OX, à paît.
Qu'est-ce qu'il dit donc?
II EX K Y.
Moussu dé Raugélas...
VAUGEI.A.S.
Non, monsieur, non, vous in"ave/, iiidigMcment
trompé, et je ne tiendrai jias la ])arolc que j'ai
cru donner à un galant lionune, quand je m'aper-
çois...
HENRY, s'ochantrant.
Corbleu ! moussu ! qu'est-ce à dire? dé quoi bous
apcrcevez-bous, je vous prie, dont je né pouisse
mé glorifier?
V A u G i; i. A s.
Ah! oui, il y a de ([uoi.
HENRY.
N'allez-bous pas bous imasiner que je m'immo-
lerai pour un peu d'assent?
ANTOINETTE, cllCl'cll.Ult à \i: lelcilir.
Henry !
VA IGI. I.AS.
Un peu! mais vous no savez doue pas que vims
en avez à faire dresser les cheveux sur la tèir?
qu'un seul mot de vous m'irrite, m'exaspère, me
diVliire, et que je donnerais plutôt, ma nièce ;ï un
histrion, un baladin, un moucheiir de chandelles
de chez M. de .Molière, qu'à un malheureux Gascon
tel (pli! vous?
n i;\ Il V.
Ah! c'e.st comme ça que bous le preness...
rabi, enchanté, niorvleu ! .Ius([u';'i présent, jt'
m'étais contenu, je n'en avais pas plus que rien
dé votre niiséravle asseiit... Kl vien, :ï l'ubenir, je
né nié gênerai plus, je m'en ferai hoiiiiur même,
tous les jours, a toute hure...
VAl GELAS.
Mais c'est l'enfer qui l'a dérhainé après moi !
HK\ R V.
.létais vien von, avec tous ces ménagements,
cette délicatesse que je m'imposais. Mon payssc
baut vien le botre peut-être, entendez-vous,
moussu ? Et je lé renierais, ce cher paysse ! non
pas, boyez-bous. Car, après tout, il n'est pas
prouvé que ce soit bous qui parliess vien, et moi
qui prononce mal. Qui a dit cela?...
\ AUGE LA s.
.ré touffe !
HENRY, continuant.
Qu'un mé montre un arrêt du parlement (|ui
ordonne à un sujet du roi de parler d'une manière
ou d'une autre. C'est bous qui en abez de Tassent !...
et un très-désagréable encore.
VAUGELAS, tombant sur une chaise.
.J'ai de l'accent! !
HE. NU Y.
Excepté mademoiselle Antoinette, qu'est-ce que
c'est que lé langase décoloré de bùtre Pariss'?...
d'un monotone et d'un fade à souleber le cur...
VAUGELAS.
J'en mourrai !
HKNRY.
Auprès de l'espression, du cadencé et de la
cbalur piquante du nôtre? c'est moi qui parle
vien : je parle comme ça, je parlerai toujours de
même, et si bous n'êtes pas content, cape dé
dioiis! Kh vien!... cb vien!... que lé bon Dieu
bous palaliole I
VAUGELAS, se levant hors de lui.
Tais-toi... tais-toi, malheureux!... Au secours!
au secours! (Use sauve en se bouchant les ohmIIos.)
SCÈNE XV.
Les MÈ.MES, hors VAUGELAS.
ANTOINETTE.
Henry, f[u'avez-vous fait?
HENRY.
lit lé moyen de se taire, en face d'un enragé
comme botre oncle, qui me met en parallèle av<'c
un inousseiir de sandelles, et eu présenci'' d'iiui''
|ii'titi': nias([ii('' comme celle-là.
M A DELON.
Eh bien! est-il malhonnête!
A N r 0 1 N E T T E , il Jlailcloil .
Oui, mademoiselle, c'est vous, vous qui êtes
cause de tout. Soyez contente, maintenant que Je
ne pi'u\ plus être mariéi; à celui ipie j'aime.
M MIEI.ON.
Mais est-ce que je pouvais in'iiiiapiuer que
Monsieur serait assez extraordinaire pour refu-
ser (|U(tIqu'iiii à cause cpi'il parle un peu drule-
meiit?
HE\ Il v.
J<' parle (iimmi' il me plait, eh donc!
:520
VAUdELAS.
A.\ rOlM TTK.
Allez, Maïk'lon, c'est bien mal .'i vous. Mais vous
CM serez punie, et puiM|iie je reste lille, vous ne
vous marierez pas mm plus.
M AUKLON.
Par exemple! c'est ça qui serait injuste! car, au
bout du compte, je ne peux pas [garder des secrets
qu'on ne me dit pas. C'est égal, j'en suis joliment
filcliL'C, à présent. Mais j'ai fait la faute... et je
serai bien nialadroite, si je ne la répare pas. Une
idée nio vient... Oui, \oilà huit heures... laissez-
moi seule, et ne désespérez de rien.
ANTOINKITR.
Mais que comptes-tu faire?
M ADHI.ON.
lùumeiiez toujours Monsieur, et fiez- vous à
moi.
ANTOI.X'ETTK.
Allons, venez, Henry, et tâchons de trouver
quelque chose aussi de notre coté.
IIE^RY.
Nous trouberons, nous né sommes pas des
vuses peut-être. (Ils sortent.)
SCÈNE XVI.
MADELON, puis BERG-OP-ZOOM.
MAOELON, allant à la fenêtre.
Pourvu que Berg-op-zoom... Oui, oui, le voilà...
à la mémo place que tout à l'heure. (Elle agite son
mouchoir.) Il m'a vue, il se décide... ça n'est pas
malheureux. Mon Dieu!... quelle tortue que cet
homme là!... Eh bien... comme il marche... on
dirait qu'il ne peut pas se tenir sur ses jambes.
11 ne pourra jamais grimper à l'échelle. (On aper-
çoit la tête de Berg-op-zoom.) Ah!... enfin ! arrivez
donc, monsieur!
BERG-OP-ZOOM, un peu gi'is.
J'arrife feutre à terre, monselle. (Il manque de
tomber en enjambant la fenêtre.)
M Al) El- ON.
Ma foi! il s'en est peu fallu... Mais prenez donc
garde !
BEH (.-OP-ZOOM.
Ne vaides bas addcntion, monselle... le choie...
le gaîdé... je suis si gondent...
MAUELO.N.
Je ne l'ai jamais vu comme cela.
BERG-OP-ZOOM.
Monselle, foilà les bedits babiers bour notre
bedit mariache que ohé fous abborde.
M A DELON.
11 s'agit bien de cela, il est manqué ! notre ma-
riage, si vous...
CEr.G-OP-ZOOM.
Non, il ne beut bas êdrc manqué, buisque. foilà
les bedits babiers...
MAnELO.N.
Je vous dis que c'est inutile.
r. E R r. - o p - z o o M .
Fous m'avre dit au contraire qu'il y édre néces-
saire, et foilà les bedits babiers...
MAnEi.ON, les lui relisant sauter des mains.
Eh ! vous m'impatientez à la fin.
BERC-OP-ZOOM.
La gonsendement de ma pure et mèi'e!... mille...
mille!... Mais si fous vaides la méchante, et M. de
Fauchélas aussi... je fous enlève dous teux, tutte
suite, et je fous ébouse...
XI AI) El. ON.
Tous deux?
liERr;-OP-Z0OM.
Oh! je ne suis blus un impécile...
M AI)EL0\.
Taisez-vous... et songez à faire exacteuiciit tout
ce que je m'en vais vous dire... (Écoutant.) Impos-
sible de m'expliquer, voilà Monsieur.
BERG-OP-ZOOM.
Je m'en fas.
M A 1) 1-: I. o \.
Eh! non, il faut c[uo vous restiez.
BERG-OP-ZOOM.
Je resde.
MADELO.X.
Mais pas ici!... tenez, là, dans la chambre de
ma marraine.
BE RG-OP-ZOOM.
Dans le champre tu bedit marraine, je feux
pieu.
M A DE I. ON, le poussant.
Et n'en sortez que lorsque je tousserai. (On entend
Vangelas.) Eh! vite. (Elle ferme la porte sur lui.)
SCÈNE XVTI.
MADELON, VAUGELAS.
v AU GELA s, entrant d'un air sombre et se parlant
à lui-même.
Je patafiole! tu patafioles!... il patafiole!
JIADELON, à paît.
Que diantre marmotte-t-il donc là, tout seul?
VALGELAS, se laissant tomber dans un fauteuil.
Patafiole!... Non, jamais, depuis que j'existe, je
n'avais eiitendurien d'aussi monstrueux !... d'aussi
barbare!... C'est un véritable complot contre moi.
MADELON, à elle-même.
Pauvre cher homme! comme si on songeait
ceulement à lui donner une chiquenaude.
VALGELAS, Continuant.
Oui, un terrible événem( nt se prépare, il y a
des présages funestes com.me à la mort du grand
(X'sar. Une femme à tète de chat vient de naître
à Paris... François renverse tous les soirs la sa-
lière... J'ai fait une faute de langue, ce qui ne
m'était pas arrivé depuis soixante ans... et voilà
ce maudit Gascon qui, pour in'injurier, | renonce
un mot surnaturel... un mot qu'il invente...
exprès, car je viens de le chercher en vain pendant
une heure dans tous les vocabulaires... Assurément,
VAL GELAS.
321
nous sommes à la veille de quelque grande catas-
trophe... Il faut mettre ordre à ses affaires.
M A DELON, à elle-même.
Mon Dieu ! est-ce que son cerveau déménage-
rait?
VAiCEi-AS, continuant.
Et ma nièce!... ma nièce qui est assez dénaturée
pour aimer un pareil homme!
MADF.LON, à elle-même.
Dame ! il y en a beaucoup qui seraient dénatu-
rées comme ça.
V AU GELA s.
Un homme pareil!...
M A D E L G \ , s'approchant.
C'est ce qui vous désole?
VAL GELA s, étonilé.
Hein!... il n'y a pas de quoi peut-être?
MADF. LON.
Consolez-vous. Elle ne l'aime pas.
VAL GELAS.
Elle est capable, Madulon, de mabandonncr
pour l'épouser.
M A n E L 0 N.
C'est impossible.
V AIGELAS.
Comment?
M A DEL ON.
Elle est mariée à un autre.
V A U G E L A s.
Ah! bah!... Sans mon consentement?
MADEI.O.N.
C'est justement là ce qui l'embarrasse, et elle
ne fait semblant d'aimer M. de Lannois, que vous
avez en horreur , que pour vous faire trouver
l'autre charmant.
V AUGE LAS.
Mais, ma chère amie, je suis prO't h l'adorer, cet
autre, quel qu'il soit.
MADELON, à part.
Nous allons voir. C'est le moment de présenter
mon Berg-op-zoom. (Elle tousse.)
VAUGELAS.
Il sera pour moi comme un ange descendu du
ciel.
MADELON, toussant, à part.
Il paraît que l'ange ne m'entend pas, c'est que
je ne tousse pas en allemand.
VAUGELAS.
Quel poids tu m'as ùté de dessus la poitrine!
MADELON, apercevant Beig-op-zoom.
Tenez, tenez, monsieur, le voici qui sort do lu
chambre de mademoiselle Antoinette.
V AU GELAS.
Un homme dans la chambre de ma nièce!
MADELO.N.
Mais puisque c'est son mari!
VAUG KLAS.
Ah! c'est vrai. Mariée sans mon aveu!
MADELON.
Mais puisque vous en f'tes enchanté!
III.
VAUGELAS.
C'est encore vrai.
SCÈNF XVIII.
Les Mêmes, BERG-OP-ZOOM.
l!ERG-op-zooM, apercevant Vaiigelas.
Tarteilf!... (Il fait \m mouvement pour rentrer.)
VAUGELAS.
Oh! vous pouvez approcher, monsieur, je sais
tout.
MADELON.
Oui, oui, on sait tout. (Bas à Berg-op-zoom.)
Dites comme lui, et ne vous gênez pas; tout ira
bien.
VAUGELAS.
C'est donc vous, monsieur, qui êtes l'époux de
ma nièce?
BERG-OP-zooM, bas à Madelon.
Moi, che ôdre la mari au bedit marraine.
MADELON, le pinrant.
Quand on vous dit que l'on sait tout, et que
VOUS n'avez plus qu'à en convenir!
BERC-op-zoOM, àpart.
Che gombrends rien... mais c'est égal. (Haut.)
Ya, mossié de Fauchélas, che ôdre la mari te
montemoiselle Antoinette.
VAUGELAS.
Qu'est-ce qu'il dit? Qui est-ce qui a parlé?
MADELON.
Mais c'est votre neveu, monsieur.
BERG-OP-ZOOM, à part.
Ah! cheêdrela nefeu! pien! pion! (A Vangelas,
s'approcliant pour l'embrasser.) Ché havre un pien
grand choie de vaire fùdre gonnaissancc.
v A u G E L A s , le repoussant.
Ah! mon Dieu, quel horrible baragouin!
BERG-OP-ZOOM.
Paracouin fous-mémo!
VAUGELAS.
Moi qui me plaignais du Gascon, je tombe sur
un affreux Germain.
BERG-OP-ZOOM.
Qu'est-ce que fous tides des Germains, mon
oncle?...
V A u G E I, A s.
Moi, ton oncle!... Ah! tu peux bien éire mon
neveu tant que tu voudras, mais, j'en fais ici le
serment, je ne serai jamais ton oncle.
BEI\G-OP-ZOOM.
Prafi's chens, les Allemands, cndontcz-fousî...
Foulcz-fous vuiner un bedit bibe?...
VAUGELAS.
Pouah!...
IIERG-OP-/, OOM.
Il vaut que ché allume le mien. (U s'.ipproclio Je
la table et prend un maniiM-ril (jii'il va ilêchircr.)
VAUGELAS, le lui arracli.iiit.
Mes manuscrits! pour allumer sa pipe! Soriez,
il
322
VAUGELAS.
monsieur, sortez... ou je vous dénonce à la
police..,
JtEnC-OF'-ZOOM.
Qu'est-ce que c'est que ça, bolice!... c'est bour
les foleurs, bolice, endentez-fous... me tire bolice !
ciie gasse tutte... che prise tutte t'apordl... (il
fraiipe avec sa canne, sur les meubles.)
VAUGELAS.
Frappe, frappe, va... ta langue est pire que ton
bâton !
SCÈNE XIX.
Les Mêmes, HENRY, ANTOINETTE,
puis FRANÇOIS.
ANTOINETTE, accourant.
D'où vient ce bruit? Qu'avez-vous, mon oncle?
VA 10 El, A s.
Cequej'ai ?... (Lui montrant Berg-op-zoom.) Tiens!
niallicureusc, regarde!
ANTOINETTE,
Eh bien, mon oncle, je ne vois rien.
VAIj'GELAS.
Tu ne vois rien! quand ton complice est devant
tes yeux !
ANTOINETTE, HENUY, ensemble.
Mon
Son
complice!
ANTOINETTE.
Mais je ne connais pas Monsieur.
BERG-op-zooM, à part.
Je êdre bas à ma aise, du tutte.
VAUGELAS.
Tu peux te dispenser de feindre, Madelon m'a
tout dit.
MADELON, faisant des signes à Antoinette.
Mon Dieu! oui, mademoiselle...
ANTOINETTE.
Et qu'a pu vous dire cette petite sotte?
MADELON, à part,
Fil bien, elle m'arrange joliment !
VAUGELAS.
Nieras-tu encore, quand tout à l'heure, à mes
yeux, cet homme est sorti de ta chambre?
ANTOINETTE.
Comment, de ma chambre?
HENRY.
Qu'est-ce à dire, Antoinette?
VAUGELAS.
Quand il m'a avoué lui-même, enlin, qu'il était
ton mari?
ANTOINETTE.
Il a osé!... (Elle le regarde. Madelon fait signe à
BfTg-op-zûom (le répondre oui.)
RERG-OP-ZOOM.
Va, montemoiselle.
ANTOINETTE.
Henry, ne le croyez pas... Mon oncle, on vous
trompe, cet homme est un imposteur.
HENRY, à Berg-op-zoom.
Moussu, bous mé rendrez raison... et bous allez
sortir :\ l'instant.
BERG-OP-ZOOM.
Ya, cli'afré bas beur...
VAUGELAS.
Oui, oui, cmmenez-le, tuez-le mùme, si vous
voulez; que ma nièce soit veuve enfin, mon cher
ami, et je vous la donne tout de suite.
M A D E L 0 N.
Vous ne pensez donc plus à son accent?
VAUGELAS.
J'aurais mieux aimé que ma nièce épousât cent
Gascons qu'un Allemand pareil !
MADELON.
Eh bien, soyez satisfait, mon cher maître, car
elle se contentera d'en épouser un que voici.
ANTOINETTE.
Oui, mon oncle, je n'aime et n'épouserai jamais
que M. de Lannois.
v A l' G E L A s , montrant BiTg-op-zoom.
Et celui-là?
MAHELON.
N'est que le prétendu de la petite Madelon.
BERG-OP-ZOOM.
Ya, te le bedit Matelon...
VAUGELAS.
Ah! fort bien... on a voulu se jouer de moi.
( François entre.)
HENRY, lui présentant vivement un volume qu'il
prend des mains de François.
Boulez-bous permettre au plus indigne de cet
honnur, moussu , de bous présenter le premier
exemplaire du monument que vos illustres mains
ont élevé à la gloire de la France ?
VAUGELAS.
Que vois-je! mes remarques! mon cher livre!
HENRY.
Auquel je viens dé souscrire pour trois cents
exemplaires à l'usage de toutes les écoles de la
Gascogne.
vau(;elas, lui sautant au cou.
Ah! mon neveu !...
ANTOINETTE, lui serrant la main.
Cher Henry!
VAUGELAS.
Mais comment avez-vous su?,..
J
VAUGELAS.
323
HE.NRY, montrant la fenêtre.
La lettre de Barbin... auquel je suis allé compter
une petite somme... en réponse à son indigne
proposition.
VAUGELAS.
Quoi ! mon livre a paru! et c'est vous qui avez
eu la grandeur d'âme... vous que, pour un peu
d'accent, j'ai... Ah! vous m'avez vaincu. A présent,
je serais capable d'entendre du tartare sans
sourciller.
M ADELON.
Et de l'allemand, monsieur?
VAUGELAS, à Madelon.
Rpouse-lc... pourvu que tu parles pour deux.
et que dorénavant tu tâches de m- plus m'écorchcr
les oreilles.
MADELON.
Oui, mon maître. Oh ! quel bonheur I Et pour
vous prouver que j'ai déjà fait des progrès...
voulez-vous permettre que je vous embrassasse ?
VAUGELAS, se bouchant les orf illcs.
Oh!... elle me gardait celui-là pour le dernier.
(A Henry.) Pour vous, monsieur, je vous accorde
ma nièce... et sans condition. La langue vous
devra toujours plus, grâce à la publication de mon
livre, que vous ne pouvez lui faire perdre... en la
blessant un peu tous les jours.
FIN DE VAUGKLAS.
i
LE
CHEVALIER DE SAINT-LOUIS
COMÉDIE-VAUDEVILLK EN DEUX ACTES
EN COLLABORATION AVKi; M. KOCHK
fi:ksonnages.
LA .M li 1 LLEHAI E, cliuvalior di; Suint-Louis, cx-capitaine
(les dragons de la reine.
AUBERTIN, riclie négociant.
FABIE.N, jeune jjeintre.
DARCY, propriétaire.
FANNY, fille d'Aubcrtin.
LOLO, orphelin.
U.\ OlIIClKU l'LBl, ic.
LI.\ Gaude 1)1 coMMEncE.
I .\ \ rr É s , Do m e s t i y i; e s,
La scène se passe à Paris, sous le Consulat.
La répétition générale de cette pièce, rerue au Vaudeville il y a une douzaine d'années, eut lieu la
veille de la fermeture du théâtre et d'un changement de direction. Ces circonstances en empêchèrent la
représentation, malheureusement pour les auteurs et pour M. Delannoy, qui avait composé d'une ma-
nière très-remarquable le rùle de la Meilleraie.
LE
CHEVALIER J)E SAINT-LOUIS
ACTE PREMIER.
Le théâtre représente une mansarde. — Porte au fond. — Porte latérale. — Fenôtro à droite.
SCÈNE I.
LOLO, FANNY, AUBKRTIN.
(Au lever du rideau, Lolo range lachamliro.
On frappe. Lolo va ouvrir.)
A c B E R T I N , entrant avec Fanny .
M. de laMcilleraie?...
I.OLO.
C'est ici, monsieur.
AiBERTrN, qui croit se tromper en voyant une
mansarde.
Ici! c'est impossible; nous nous sommes trom-
pés... c'est M. le chevalier de la Meilleraie que
nous demandons.
r.oi.o.
Oui, monsieur; il est sorti, mais il ne tardera
pas à rentrer.
AUBERTIN.
Nous l'attendrons... 'Lolo donne des sièges.) 11 faut
convenir que notre ami s'est choisi là un singulier
appartement.
r A N \ Y.
Rien que son aspect vous attriste et vous glace.
AlBKRTlN, à Lolo, qui s"est mis dans un coin
à cirer une paire de souliers.
C'est toi, mon petit, qui es au service de M. di;
la Meilleraie?...
i.ot.o.
Non, monsieur, il n'a (\m! lui à son service... il
se sert tout seul.
AL BERTIN.
Ah !...
I.OI.O.
Et joliment:. ..voyez comme c'est propre, comme
c'est rangé ici...
AiBEtiTiN, avec un soupir, à mi-voix.
Oui, il n'y a pas grand'clioso... à ranger...
FAWV.
Mais tu l'aides bien un peu?...
LOl.O.
Ah benl est-ce qu'il me laisserait faire!...
FA\.\V.
Cependant, en ce moment?...
I.OI.O.
Je me dépêche de cirer ses souliers quand il
n'y est pas... sans qu'il s'en doute, mais il me le
rond bien.
ALBERTIN.
Comment?...
LOLO,
C'est lui qui m'apprend ii lire et à écrire,
f A .\ \ ^ .
Ah!
LOI.O.
Puis il me donne des morceaux de sucre; jamais
de taloches... comme à l'école.
KANNY.
Je le reconnais bien là.
LOLO.
Puis aussi des sous... quelquefois... pour ache-
ter des toupies... et il joue avec moi encore!
F A N .\ Y.
Excellent homme!
LOLO.
Là... voilà ma besogne faite... je vais dans la
cour... ne vous impatientez pas; M. le chevalier
va revenir, bien sûr... (Il sort.)
SCf'NK II.
ALBERTIN, FANN\.
A U B E n T I \.
Je savais bien cpi'il n'était pas très-riche,
d'après ce qu'il m'avait dit, je croyais que sa
(lu Horry lui rajiportait encore au moins cinq
livres de rente...
FAN\ Y.
In homme aussi honorable... être réduit.
Al BKBTIN.
C'est sa faute aussi... Ex-capitaine des dri
de la reine, il fallait conserver son grade
notre armée, et servir la Ri'|)ubli(iue et le
sulat.
F VN.N V.
.Mais si's o|iini(ms...
Al UKin I \.
Ses opinions...
mais
terre
mille
igoiis
dans
Cn-
328
LK CHEVALIER UE SAINT-LOUIS.
AïK lie /(( Colonne.
Ce n'est sans doute pas un crime,
Non, mais de sa fidélité
Il se fait lui-même victime ;
Oh! là-dessus, il est très-entôté.
Oui, c'est un caractère unique :
S'il ne sert pas, son seul motil' vraiment,
C'est qu'il se croit lié par un serment...
Il n'entend rien en politique!...
l'ANNY,
Eh quoi! mon père... pourriez -vous le blâ-
mer?...
AUBERTIN.
Certainement, je le blâme... de ne pas s'adres-
ser à ses amis... à moi, par exemple, qui ai été
élevé cbez son père, qui lui dois ma fortune... 11
croit donc que je n'ai pas de cœur, que je suis un
ingrat... c'est mal, c'est très-mal, et je lui en veux
beaucoup.
F ANNV.
Jl ne doute pas de vous... mais il a de la fierté.
AllIîERTIN.
Dis de l'orgueil... mais ce n'est pas sa faute...
c'est la faute do sa naissance... Ah! il y aurait
bien un moyeu de l'enrichir...
FANNY.
Lequel?...
AUBERTIN.
Eh! mais... ce serait... de le marier à quelque
vieille marquise, et justement j'en connais une...
FANNY, vivfiment.
Eh bien! mon père, il faut vous occuper de cela
tout de suite, demain... aujourd'hui.
AUBERTIN.
Un moment, un moment... ne brusquons rion ,
car, s'il se doutait seulement du motif qui nous
fait agir... Avec ces diables de gens-là, on ne sait
jamais comment faire... J'aime les positions fran-
ches, et je n'entends rien à ces petits détours...
ces finesses... c'est comme toi qui me fais damner
en ne t'expliquant pas sur le compte de ton cou-
sin... ce bon Fabien, que je serais si heureux
d'appeler mon gendre, et qui, depuis qu'il est re-
venu, se meurt d'amour pour toi.
F ANNY.
Depuis quinze jours... Oh ! s'il ne meurt jamais
que de cela!...
AUBERTIN.
S'il renonce à ses voyages pour ne plus s'occu-
per que de peinture, s'il devient sage, rangé, toi
seule pourtant auras fait ce miracle.
FAN.\Y.
Vous disiez l'autre jour que les femmes n'en
faisaient plus, mon père : mais voici le petit gar-
çon qui vient sans doute nous annoncer M. de la
Meilleraie.
SCENE III.
Les Mêmes, LOLO, puis DARCY.
1.01,0, pntrant, bas à Fanny.
j\on, mademoiselle... c'est notre propriétaire.
(Uarcy paraît, Lolo s'éloigne.)
AUBERTIN.
Tiens!... M. Darcy!...
nARCY, saluant.
Monsieur Aubeitin... Mademoiselle Fanny...
FANNY.
Monsieur... (A part.) Encore ce merveilleux ridi-
cule...
D ABCY.
Do ma fenêtre, j'ai eu le bonheur de vous voir
entrer dans mon hôtel, et...
AUBERTIN.
C'est vrai... nous sommes chez vous !
nARCY.
.l'ai saisi avec empressement cette occasion de
vous rendre mes devoirs.
AUBERTIN.
Vous êtes bien bon.
FANNY, à pari.
C'est-à-dire bien ennuyeux...
DARCY.
Dieu ! qu'il fait froid ici... A quoi pense donc le
chevalier de ne pas faire de feu au milieu de l'hi-
ver, au mois de janvier?
FANNY, à part.
Il ne comprend pas...
DARCY, à part.
J'ai bien envie de risquer ma demande... (Hant.)
Monsieur Aubertin... depuis longtemps je voulais
vous parler d'un désir... d'un projet... (Regardant
tendrement Fanny.) que je brûle d'épancher dans
votre sein... et, sachant l'absence de mon mo-
deste... et honorable locataire...
AUBERTIN.
Oh! certes!... c'est bien l'homme le plus esti-
mable que je connaisse.
DARCY.
Sans cela, est-ce que je consentirais à le garder
chez moi... car enfin, il est de l'ancienne cour, et
dans des temps comme ceux-ci... Je disais donc
que je brûlais d'épancher...
AUBERTIN.
Est-ce que l'on craint encore quelque chose?...
DARCY.
On craint toujours... c'est plus prudent.. .Quand
ou voit tout ce qui se passe... comme moi, par
exemple... en ma qualité d'employé... supérieur
au ministère de la pol... ce beau ministère qui
veille avec tant de sollicitude à l'ordre et à la
tranquillité publique... Je disais donc que je brû-
lais...
AUBERTIN.
Mais enfin, tout est calme...
DARCY.
Tout est calme... oui, à la surface... mais il ne
ACTE PREMIER.
329
faut pas s'y fier. La gloire du premier consul lui
fait bien des ennemis... en France... à l'étranger;
et depuis son retour d'Italie... Dieu! quelles vic-
toires!... En quarante jours, mademoiselle, nous
avons conquis l'Italie...
F A X N V.
Vous y étiez, Monsieur?...
DARCV.
Oui, Mademoiselle!... j'y étais... de cœur...
je suivais tous les mouvements de notre armée...
Air : Un homme pour faire un tableau.
Oui, je les suivais pas à pas,
J'assistais à toutes nos gloires.
Je marchais avec nos soldats,
J'étais à toutes nos victoires.
Que d'ennemis j'ai combattus !
Mon âme est encore alarmée
Des grands périls que j'ai courus...
ALBERTIN.
Sur les bulletins de l'armée.
FANNY, souriaut.
(l'est moins dangereux.
DARCY.
Ce qui ne m'a pas empoché d'être grièvement
blessé...
AUBERTIX.
Comment !...
DARCY.
Oui, blessé... de voir que la malveillance ne
s'arrêtait pas devant le génie... C'est inouï le mal
que nous donne la sûreté du grand honmie... les
partis travaillent sourdement... Aussi l'œil de...
du ministère est-il ouvert... jour et nuit, mais ça
le fatigue bien !... Je disais donc que...
AUBERTI\.
Aurait-on découvert...
DARCY.
Chut!... on va découvrir I
A URERTIX.
Vraiment !
DARCY.
Un complot... immense... de grands noms à la
tète!... on les laisse faire... on surveille pour tâ-
cher de saisir les fils... si je pouvais en attraper
un... c'est cela qui me donnerait de l'avance-
ment... et je tiens à avancer... précisément à
cause du secret que je brûle d'épancher dans votre
sein.
AUBERTIN.
Parlez, Monsieur. '
DARCY.
Monsieur Aubertin, une place honorable, une
fortune solide et indépendante, un amour pur et
désintéressé, voilà ce que jf; viens mettre aux
pieds de votre charmanli; fille, mademoiselle
Fanny.
FANNY, vivfiincut, bas à Aiiiicrlin.
Mon père !
III.
A u B E R T I X , à Darcy.
Monsieur... certainement... re serait beaucoup
d'honneur pour nous... mais vous vous y prenez
un peu tard... la main de ma fille... est promise
à son cousin.
DARCV.
Est-il possible!... (A part.) Mes renseignements
étaient exacts... heureusement, j'ai pris mes pré-
cautions.
AUBERTIX.
Croyez, monsieur, que je suis désolé...
DARCY.
Oh ! je ne perds pas encore toute espérance... (A
part.) Demain, mon rival sera en lieu de sûreté...
(Haut.) Vous savez... quelquefois les choses qui
paraissent les plus certaines... tant qu'un mariage
n'est pas fait... il peut se rompre... et alors... je
vous demanderai la préférence...
ALBERTIX.
Monsieur...
DARCV.
Car il serait cruel de n'avoir gagné à l'empres-
sement de ma démarche... qu'un rhume de cer-
veau... (Il tousse.) Un affreux coryza! vous-même
vous devez être glacé !
ALBERTI N.
Hum ! hum ! je n'ai pas très-chaud.
DARCY, vivement.
La température est toujours à dix-huit degrés
dans ma galerie de tableaux, et si vous vouliez me
faire l'honneur de la visiter...
AUBERTIX.
Ma foi!... très-volontiers...
FAN XV.
Mais, mon père, M. de la Meilleraie va renlror
sans doute.
DARCY.
Oh! soyez sans inquiétude, Mademoiselle... (A
Lolo qui reparait.) Petit, tu diras au chevalier que
M. Aubertin et son aimable demoiselle sont chez
moi, et qu'il me fera plaisir de venir les y retrou-
ver...
AIBFRTIX, à Lold.
Non, j'ai à lui parler... (ju'il ne se dérange pas,
nous remonterons.
LOLO.
Bien, monsieur...
DARCY, à Aubertin.
Comme il vous plaira. (Offrant l.i main à Fanny.)
Mademoiselle... (Ils sorleut par le fond.)
SCÈNK IV.
LOLO, M'iil.
I.OI.O, après les avoir reconduits en lonr faiiîaut Jos
politesses, revenant i>n sautant.
Les vnil.'i partis; j'ai bien Joué dans la rour,
nuiint(îiiant je vais travailler, écrire une belle
page. M. le chevalier m'a recommandé dt> bien
m'aiipliqucr... (^Allant vers l.i table.) Voyons mon
k2
330
LK CHEVALIER UK SAINT-LOUIS.
exemple... (Prenant mie feuille.) Tiens, cette fois
mon bon ami a pris du petit papier, du papier ;\
letti"e. (Reiiescrinlaiit sur le devant de la scène.) Si je
commençais par lire?... Quand je copie un livre,
ça va tout seul, mais pour l'écriture... j'ai encore
besoin d'étudier... (Lisant.) » Mon cher enfant... »
(Parlé.) Ah!... on dirait que c'est à moi qu'il s'a-
dresse! (Lisant.) « Mon Arthur bien-aimé... »
(Parlé.) Non, ce n'est pas à moi... Arthur!... M. le
chevalier prononce souvent ce nom- là... (Conti-
nuant.) « Votre mère, en mourant... m'a confié le
soin de votre bonheur et de votre avenir. Eh bien !
il ne faut pas encore songer à me rejoindre... vous
ne pourriez rentrer... en France... sans courir les
plus grands dangers. Le dévouement d'un fils...
qui n'a pas hésité à passer en Angleterre pour aller
recevoir le dernier soupir de sa mère... a été
considéré... comme une trahison... envers la pa-
trie. » (Parlé.) Est-ce possible ça? (Lisant.) « Et
vous avez été porté sur la liste... des émigrés. »
(Parlé.) Qu'est-ce que c'est donc... des émigrés?...
Ah! oui, je me souviens, les amis de mon bon
ami. (Lisant.) <i Toutes mes démarches pour faire...
rayer votre nom de... la liste fatale... ont été inu-
tiles... mais je ne perds pas courage... un person-
nage... influent m'a promis de vous faire rendre
bientôt... justice. » (Parlé.) Dame! c'est juste, puis-
qu'il n'a pas émigré. (Lisant.) « Ainsi donc, encore
un peu de patience, mon cher Arthur, cette char-
mante Fanny que vous avez aimée... dès que vous
l'avez vue... que, pendant près d'un an, vous avez
suivie partout sans oser seulement lui adresser une
parole...» (Parlé. )Tiens... pourquoi donc?... (Lisant.)
« Soyez tranquille... je vous la conserverai, grâce à
une idée qui m'est venue... » (Parlé.) Ah! voyons
l'idée. (Lisant.) « Le pauvre exilé, dont elle ne con-
naît pas même le nom, est sans cesse présent à sa
pensée ; car chaque jour, je glisse adroitement dans
sa corbeille... » (Parlé.) Tiens, il n'y a pas la fin
de l'histoire!... Je la demanderai à mon bon ami.
Mettons-nous vite à copier. (Il va s'asseoir devant la
table et commence à écrire.) Comme il fait sombre!...
je crois que le temps va se gâter.
SCÈNE V.
LOLO, écrivant; LA MEILLERAIE.
LA MEILLERAIE, entrant.
Ouf!... je suis tout essoufflé!...
LOLO, se retournant.
Ah! vous voilà, monsieur le chevalier...
LA MEILLERAIE.
Oui, mon enfant, et je te retrouve au travail,
c'est très-bien.
LOLO, écri\ant toujours.
Est-ce qu'il pluut?...
LA MEILLERAIE.
Oui, oui, ça coninK'ncc à tomber, et j'ai couru
pour éviter d'être mouillé. Ce qui eût été fort dé-
saijréuble... pas pour moi, mais pour mon cha-
peau... (L'essuyant avec sa manche.) Ça les anuillit,
ça les déforme... et l'on a tout de suite l'air d"a\ oir
un vieux chapeau.
LOLO, à part.
Surtout lorsqu'il est vieux.
LA MEILLERAIE, le plaçant dans un étui de papier.
Mais gràre au ciel... et à mes jambes, il n'a
presque rien.
LOLO.
Quand je vous dis que vous devriez avoir un
parapluie!...
LA MEILLERAIE.
Bah! bah! c'est bon pour les dames... (A part.)
Et pour ceux qui ont le moyen d'en acheter... (S'as-
.seyant.) Ah! j'avais besoin de me reposer.
LOLO.
Vous êtes fatigué.
LA MEILLERAIE.
Oui, je viens d'un peu loin... (A lui-même.) Tou-
jours pour faire mes petites provisions, parce que
dans son quartier... ça fait jaser, tandis que
comme ça... un jour d'un côté... un jour de l'au-
tre... personne ne vous remarque... Pourvu que
je n'aie rien oublié... (Chercliant dans ses poches.)
D'abord... une livre de bougies économiques...
c'est cher! très-cher! mais j'en brûle si peu... des
allumettes, du savon, un quart de sucre... ceci
regarde mon ami Lolo. . . une pomme. . . une
pomme monstre ! (Allant la poser sur la cheminée, et
jetant un regard sur le travail de l'enfant.) Ah ! ah! une
page magnifique, à ce qu'il paraît.
LOLO.
Ça va être achevé.
LA MEILLERAIE, à lui-même.
Comme il s'applique!... je l'aime ce petit...
il est si gai! si espiègle!... sa vue me fait du
bien.
AïK : Muse des bois.
Au pauvre enfant resté seul sur la terre
J'ai fait, hélas! partager mon destin.
Lorsqu'il était sans asile et sans mère,
Pouvais-je donc repousser l'orphelin ?
Du peu de bien que ma main sut lui faire,
Le cher petit me paie avec son cœur,
Et chaque jour il fait à ma misère
La charité... de sa joyeuse humeur.
Je ne suis pas très-riche, oh! non... mais bah!
jusqu'à présent, je m'en suis fort bien tiré. En
attendant, toutes mes courses du matin m'ont
creusé l'estomac; aussi, j'ai fait un extraordi-
naire... pour mon déjeuner... le petit pain de
gruau!... c'est de la gourmandise, mais ce luxe
m'est permis... quand on est aussi bien dans ses
affaires... C'est après-demain que je touche les
fermages de ma terre du Berry... cent douze livres
douze sous pour un trimestre, et je suis en argent
comptant : je possède une pièce de vingt-quatre
sous... (La tirant de sa poche.) que, d'ici-là, je puis
prodiguer... Il y a de quoi faire des excès... D'a-
bord , je dîne en ville aujourd'hui... voyons si
ACTE PREMIER.
331
toutes mes affaires sont bien en état... (Ouvrant le
tiroir de la commode, il y prend une cravate.) Ma cra-
vate!... elle est d'un blanc .superbe... je fais des
progrès... (L'examinant.) Blanchie et repasséc par
un capitaine des dragons de la reine!... (Il h pose
soigneusement sur une chaise.) Mes souliers de céré-
monie maintenant.. Ah! mon Dieu! moi qui ne
les ai pas nettoyés ce matin... Eh bien! où sont-
ils donc?... C'est ce petit démon qui les aura dé-
rangés... Lolo!...
LOLO, levant la tète.
Monsieur le chevalier?...
I.A MEILLEHAIE.
Tu as touché à mes souliers, petit coquin !...
LOLO, d'un ton résolu.
Moi?... je ne les ai seulement pas vus.
LA MEILLEUAIE.
Ils étaient là quand je suis sorti.
LOLO, qui fait semblant de chercher.
C'est drôle tout de même!... ils n'ont pas pu
marcher tout seuls cependant... Eh! mais, re-
gardez donc!... ils nous crèvent les yeux...
LA M El L LE RAIE, les prenant.
C'est vrai... Qu'est-ce que c'est que ça?... pro-
pres!... brillants comme des escarboucles!... il
m'avait semblé... je suis bien sûr... Lolo, venez
çà, petit hypocrite!... c'est vous qui avez ciré mes
souliers!...
LOLO.
Moi !... Ah ! bien, par exemple !... pas plus tard
qu'hier, vous me disiez que je ne saurais jamais
comment m'y prendre.
LA MEILLERAIE, les mettant.
C'est encore vrai... il ne saurait pas... Décidé-
ment, je deviens d'une distraction... Presque tous
les jours, je me fais des surprises à moi-même.
LOLO, à part.
Oui, oui, maintenant, ce sera tous les jours.
LA MEILLERAIE.
Qu'est-ce que tu dis?
LOLO.
Rien, Monsieur le chevalier... J'ai fini ma page...
voulez-vous jouer à la toupie?...
LA m E I L L E R A I E.
La toupie... aujourd'hui je n'ai pas le temps...
je suis pressé... Mon habit!... (Il le prend.) 11 a
encore une mine fort agréable... on ne lui donne-
rait, ma foi, pas son âge... Oh !... c'est que j'en ai
un soin... je le dorlote... je le brosse moi-même...
(Le brossant avec une brosse de soie.) ou plutôt, je le
caresse avec une douceur... Hein?... qu'est-ce ([uc
je vois là... une tache!... Lolo, vite mon flacon
d'eau de Cologne!...
LOLO.
Oui, Monsieur le chevalii'r. ^Lnlo le lui ainiuiii'.)
LA MEILLERAIE, Ip prfnuil.
C'est l'autre jour, chez Aubertin, ce gros homme
qui découpait... Sois tranquille, mon pauvre ami,
je ne te placerai plus à coté de ce maladroit...
(.\piès avoir frotté légèrement.) Là... ça ne parait
plus...
LOLO, regardant, après avoir pris le flacon.
Plus du tout. (La Meilleraie va pour mettre son lubil
sur la chaise, mais avant il regarde si elle est propre,
et, par précaution, l'essuie avec un morceau de laine.)
LOLO , mettant le flacon sur la cheminée et
apercevant la pomme.
Oh! la belle pomme!
LA MEILLERAIE.
Tu trouves?... Qu'est-ce que nous allons eu
faire?...
LOLO.
Dame!... je ne sais pas...
LA MEILLERAIE.
Si nous la donnions au petit garçon... qui a
écrit cette page, hein?... qu'en dis-tu?...
LOLO.
A moi!... oh! que vous êtes bon!... Quoi!...
une si belle pomme! pour une seule page?...
Voulez-vous que je vous la lise tout couram-
ment?... Oh! je l'ai bien étudiée avant de l'écrire,
allez!
LA MEILLERAIE.
Voyons, voyons...
LOLO, lisant.
« Mon cher enfant, mon Arthur bien-aimé...
LA MEILLERAIE, l'interrompant vi\emrnt.
Hein?... qu'est-ce que tu lis là?
LOLO.
Ma page, donc...
LA MEILLERAIE, lui prenant la feuille des
mains. A part.
La lettre que j'ai commencée ce matin ! (ALolo.)
Où as-tu pris cela?...
LOLO.
Sur la table, où vous l'aviez mis comme à l'or-
dinaire.
LA MEILLERAIE, allant vivomcnt regarder dans
le tiroir de la table.
Maladroit!... j'ai serré l'exemple au lieu de la
lettre.
LOLO.
Oh ! c'est bien votre exemple! même que ça ne
finit pas.
I, \ M EILLERAIE, à part.
Comme il faut prendre garde, bon Dieu!... Si
un autre que cet enfant...
LOLO.
Il s'agit d'une corbeille dans laquelle on glisse...
je ne sais pas quoi... Vous me conterez çn, n'est-
ce pas?... mon bon ami...
LA MEILLERAIE.
Plus lard! plus tard !... Tu as faim, je parie...
LOI.o.
Mais oui...
LA M 1:11.1. KR AIE.
.\lors, tu vas déjeuner. (H lui donne I.1 pomme.,
Tiens, tu prendras là du pain. (Il indiquo la flûte
qu'il a apport''»'.)
332
LE CHEVALIER DE SAINT-LOUIS.
LOLO.
Et VOUS, mon bon ami?...
LA MKII.LKHAir.
Oh! moi, tout à l'Iieure... j'achève ma toilette...
(Il va prendre son gilet et l'examine.) Oh! oh!... un
bouton qui disserte... Attends, attends, je vais te
rappeler à l'ordre... (Il prend dans une pelile boile
«ne aiguille et du fil.) C'est qu'il faut se soigner, à
mon ôgc, quand on va dans une maison... où il y
a une jeune liile... elles ont de si bons yeux...
(Cherchant à enfiler son aiguille.) Ce n'est pas comme
moi... (Essayant encore.) Eh bien!... eli bien!...
maudite aiguille! elle n'a donc pas de trou?...
LOLO, se levant.
Oh! que si, 3Ionsieur le chevalier; donnez, vous
allez voir. (Prenant l'aiguille et l'enfilant du premier
coup.) Là, c'est fait! (Il se rasseoit et recommence à
manger.)
LA MEILLERAIE.
Merci, Loïc... (Tout en recousant son bouton.) C'est
que je l'aime tant, cette chère Fanny!... J'ai fondé
sur elle de si douces espérances! Oui, oui, elle
sera unie ;\ mon Arthur, au fils de la seule femme
que... j'aie jamais aimée... car. Dieu merci! j'ai
su mettre en déroute tous les prétendants ! (Posant
son gilet.) Là, voilà mon bouton fixé ;\ son poste...
Après tout, ma ruse est bien innocente...
Air du Piège.
Dans sa corbeille, chaque jour,
Mes mains glissent avec adresse
Des billets qui d'un vif amour
Lui peignent la touchante ivresse.
Je veux ainsi qu'à son bonheur,
Elle puisse songer d'avance.
Ce n'est pas là tromper son cœur!
Car j'écris ce qu'un autre pense...
Oui, j'écris ce qu'un autre pense.
Maintenant, je suis sûr que, placée sous le
charme de cette correspondance , elle donnera au
pauvre exilé le temps de revenir. Oui, oui, ils re-
viendront tous!... elle sera marquise!... marquise
d'Escligny!... Elle aura équipage! je la présenterai
à la cour!... partout!... En attendant, mettons le
reste de ma fortune dans ma poche. (Il met la pièce
de vingt-quatre sous dans son gilet.) Quand on sort,
on ne sait pas ce qui peut arriver... je n'aime
pas à être sans argent.
LOLO, qui a achevé de manger.
Mon bon ami, j'ai fini...
LA AIEILLEUAIE.
Bien, bien, ça me fait penser qu'il est temps
aussi... Mettons d'abord mon couvert... (Après avoir
mis la nappe et placé sur la table une carafe et im verre,
tandis que Lolo joue dans un coin; s'asseyant, dépliant
sa serviette et l'attachant à sa boutonnière.) Là... main-
tenant, Lolo, apporte-moi le reste du petit pain de
gruau .
LOLO, stupéfait.
Est-ce qu'il ne fallait pas tout manger?
LA MEILLEHAIE.
Tout?... Si, si... au contraire...
LOLO.
Il était si bon!... mais vous, monsieur?...
LA MEILLERAIE.
Moi!... moi!... oh! j'ai autre chose... (Se versant
un verre d'eau et l'avalant. A lui-mêmf.) C'est bien
fait! il n'y a pas de mal que je sois un peu puni!...
Je ne déjeunerai pas... c'était delà gourmandise!...
Il faut de l'économie... plus que jamais... quatre
cent quarante-huit livres de rentes... pour deux
personnes... moi et cet enfant... Quand on doit
prendre là-dessus son loyer, son entretien, sa nour-
riture... et avoir une certaine tenue... il reste
très-peu pour faire des folies. Là, ma toilette est
terminée; tout cela est encore fort convenable...
Je crois que je puis aller chez Aubertin.
LOLO.
l"li iiien ! mon bon ami, vous sortez?... mais vous
ne pouvez pas...
LA MEILLERAIE.
Pourquoi donc?...
LOLO.
C'est que tout à rheure il vous est venu des
visites.
LA MEILLERAIE.
Des visites!
LOLO.
Oui, un monsieur et une dame... qui ont dit
que vous les attendiez... qu'ils reviendraient.
LA MEILLERAIE, avec inquiétude.
Et tu ne sais pas leur nom?...
LOI.O.
Oh! que si!... Il y a du tin... monsieur... mon-
sieur... c'est ça... M. Aubertin.
LA MEILLERAIE.
Aubertin!... il est venu ici... dans cette misé-
rable mansarde... avec sa fille! Et moi qui leur
faisais l'éloge de mon appartement... je ne les
attendrai pas, je rougirais trop à leurs yeux... oh!
non, non...
LOLO, allant regarder.
Ils montent.
LA MEILLERAIE.
Dis que je n'y suis pas.
LOLO.
Les voici.
SCÈNE YI.
Les MÊMES, FAXNY, AUBERTIN.
AUBERTIN.
Enfin, nous vous trouvons! Ce cher La Meille-
raie!... Savez-vous que vous êtes un heureux
mortel, les dames viennent vous visiter.
LA MEILLERAIE.
Je suis vraiment confus... (A part.) Que doivent-
ils penser, mon Dieu!... et pas un fauteuil seu-
lement pour la faire asseoir!...
ACTE Pl;i:.MlER.
333
ALBEUTIN,
Nous venons de voir lu galerie de tableaux de
M. Darcy.., eu attendant que vous fussiez rentré...
I AN\ Y.
C'est lui qui nous a appris que vous étiez son
locataire...
I. \ MFILI,ER \ lE.
Oh 1 son locataire... par circonstance et provi-
soirement... Figurez-vous... c'est toute une his-
toire... Vous savez... moi, j'adore le changement...
je suis capricieux, bizarre... et je menais une
existence si monotone... qu'il m'a pris une envie
terrible de voyager. Je pouvais aller visiter mes
propriétés du Berry... qui sont certainement en-
tourées de sites très-pittoresques... mais enfin, c'est
toujours la même chose...
Air :
Je connais chaque paysage
Des environs de mon château,
Et je veux me mettre en voyage,
Car moi, j'adore le nouveau.
AiiBERTlN, bas, à Fanny.
Le pauvre homme, il bat la campagne.
LA MEILLERAIE.
Je veux voir les sites si beaux
De l'Italie ou de l'Espagne...
AUBEr.Tl\, bas, à Fanny.
C'est le paj's où sont tous ses châteaux.
LA MEILLERAIE.
Alors, vous comprenez, j'ai vendu mon mobilier,
dtjvant partir d'un moment à l'autre... j'ai loué i
provisoirement cette petite mansarde, pensant n'y
rester que huit ou dix jours... et puis les retards
sont arrivés, les empêchements de toute nature se
sont multipliés, si bien que le provisoire dure
depuis près de dix-huit mois... (A part.) Je crois
que l'honneur est sauvé.
AUBERïiN, bas, à Fanny.
Proposez donc des secoursà un pareil homme!...
FANNY, bas, à son père.
Eh bien!... il faut mentir aussi! dites-lui que
c'est vous qu'il obligera.
AiiisERTi\, (le même.
Tu as raison... (Haut, à La Mcillcraie.) Et pensez-
vous rester encore longtemps à Paris?...
LA MEILLERAIE.
J'espère que non.
ALIiERTI.V.
Tant pis... car vous auriez pu m'ètre très-utile...
j'aurais besoin d'un serrétaire pour ma correspon-
dance allemande et espagnole, et j'avais pensé...
EANNY, viveiucnt.
Monsieur sait l'allomand et l'espagnol?
L\ MEILLERAIE.
Oli ! 1111)11 Dimi!... qui est-ce qui ne sait pas deux
ou trois langues aujourd'hui?..'.
A t II EUT IN.
Eh! mais... il y a bien encore quelques per-
sonnes... moi, par exemple...
LA M EILLER AIE.
Je serai heureux de vous rendre ce service...
Al BERTIN.
Les appointements sont de cinq à six mille
francs... je ne vous en parle pas.
LA MEILLERAIE.
Au contraire, parlons-en... ils courront, dès
demain, pour le compte de celui dont j'occuperai
momentanément la place...
A IRERTIN.
Toujours ce préjugé (juc le travail déshonore?.,.
LA MEILLERAIE.
Moi! avoir une pareille idée!... Voilà comme on
nous juge sans nous comprendre... Les aînés de
nos familles ont les majorais, les grades supé-
rieurs dans l'armée... les plus hautes dignités
dans l'Église appartiennent aux cadets... Que
rcste-t-il aux autres classes de la société?... l'in-
dustrie et le travail !...
Air : J'en ijuette un petit.
Nous avons, nous, et fortune et noblesse,
Chacun sa part, n'est-ce pas juste enfin?...
Du peuple aussi respectons la richesse,
C'est le travail, qui seul gagne son pain...
C'est là son droit... chacun son privilège.
Ma part est prise, et je dois ra'arrCter;
J'eus la plus belle, et je ne puis porter
Sur l'autre une main sacrilège.
Allons, mon cher Aubertin, qu'il n'en soit plus
question...
M liERTIX.
Soit!... d'ailleurs, je suis venu pour un tout
autre motif; d'abord, ce n'est plus un diner que
je donne pour ma fête... c'est une petite soirée.
LA M E I L L E R A I E.
Ah! ah!... Ainsi au lieu de... nous danserons...
Comme ça se trouve!... moi, qui justement, ce
matin, ai fait un déjeuner... dinaioire!...
ALBERTI\.
Oui, et puis j'ai besoin de vos conseils...
LA M El LLER \IE.
Parlez, mon cher Aubertin, parlez, je suis en-
tièrement h vos ordres.
AUBERTIN.
M'y voici... je songe à marier ma fille.
i.v MEILLERAIE, atlcrn-.
Ah ! vous songez... (A part.) Juste ce que je crai-
gnais... Pourvu que mes lettres...
\ UBERTIN.
Et vous comprenez... c'est une chose si grave!...
si imporlante!...
LA M Kl LLER \ 1 E.
Sans limite... il ne faut rien précipiter... on ii'>
saurait trop rénéchir avant de...
EANW, vivpnipui.
Oui, oui, il faut l)irii réfléchir...
ALIll. RTIN, .i La Mi'illrraii'.
IVahoni, je lui ni proposé d'époii-ser un négo-
ciant de mes amis, très-riche... et très-vieux.
334
LE CHEVALIER DE SAINT-LOUIS.
LA MEIM.ERAIE.
Kli bion?...
At Ill'.nTIN.
Eh bien! ma proposition l'a beaucoup fait
riro...
I.A AIK I t, I. En AI K.
Ah! ollo a ri...
A I! B E a T I \ .
Alors, je lui ai pn''senti5 un charmant jcnno
homme, son cousin, mon neveu... elle n'a plus ri;
mais elle n'a pas ré|iondu... Evidemment, elle y
mettait de la mauvaise volonté, car on a toujours
quelque chose à répondre... une raison ;\ donner...
F \\^v, à pari.
Certainement, j'en ai une... ces lettres que je
reçois...
At ISEUT I\.
Lnrsqu'hicr... à force d'insister... j'ai enfin ob-
tenu quelque chose.
LA MEiLLEUAiE, .ivfic inquiétude.
Elle a parlé?...
AUBERTIN.
Elle a beaucoup parlé.
LA MEILLERAIE.
Et qu'a-t-elle dit?...
AU BEUTIX.
u II est quelqu'un dont j'aime les pensées nobles
« et élevées. » Eh bien! où est-il?... en Prusse?...
en Chine?... Je vais prendre ma place à la dili-
gence, et, dans huit jours, je l'amène à tes pieds...
« Je ne sais pas où il est, mon père. » Comment le
nommes-tu?... « Je ne sais pas son nom, mon
« père... » Ah! pour le coup, c'est trop fort!...
LA M E I L I, E R A I E , à part.
Plus de doute, ce sont mes lettres. Chère en-
fant!... je t'ai sauvée!...
AUBERTIN, continuant.
Est-ce qu'on peut aimer les gens dont on ne sait
pas le nom?...
L A M i: I L L E r, A I E.
Hé! bé! quelquefois.
FA\\Y.
Puisque c'est la vérité.
AUBERTIN, vivement.
La vérité!... ta vérité n'a pas le sens commun,
et tu mériterais...
FANW.
Là, voilà comme vous Ctes; si je me tais, vous
vous fâchez, et si je parle... vous vous fâchez en-
core! Je ne sais vraiment plus comment faire?...
(Tout en parlant, elle .s'est approrliée d'une taMe et s'est
mise à feuilleter un livre.)
AUBERTIN, rexaminaut.
La voilà qui boude à présent!... (S'emportant de
nouveau.) C'est qu'aussi il faudrait avoir une pa-
tience...
LA MEILLERAIE.
Allons, allons, calmez-vous, mon cher Aubertin.
(A mi-voix.) Il ne faut pas ainsi brusquer les jeunes
filles... Laissez-moi faire... je m'en vais lui parler
à cette chère petite. Nous nous entendons fort
bien ensemble, et je serais bien étonné si je ne,
parvenais pas...
AUBERTIN.
Ah! vous me rendriez bien heureux! Et c'est
justement là le service que je venais vous deman-
der... ça vous sera peut-être plus facile à vous qui
vous êtes fait son compagnon, son instituteur, son
ami... parlez-lui, parlez-lui... je vais vous laisser
seul avec elle. (Il va prendre sa canne et son chapeau.)
FANNY, pendant ce mouvement.
Ces vers écrits à la main!... mais c'est la môme
écriture que ces lettres...
AUBERTIN.
Fanny !
FANNY, fermant vivement le livre.
I\Ion père?
AUBERTIN, à sa fille.
J'ai une course à faire ici près... je ne t'emmène
pas... je viendrai te reprendre dans une petite
demi-heure... (Bas, à La Meilleraie.) C'est adroit,
hein?...
Air :
De ce mystère,
A vous son cœur
Pourra, j'espère,
Parler sans peur :
"Vous seul, peut-être,
Ami discret.
Pourrez connaître
Un tel secret.
(La Meilleraie reconduit Aubertin jusqu'au fnnd, oii
il reste à causer avec lui.)
SCÈNE VIL
FANNY, LA MEILLERAIE.
FANNY, à elle-même, rouvrant le livre.
Oui, je ne me trompe pas... ce sont bien les
mômes caractères... Quoi !... ce serait lui !... M. de
La Meilleraie!...
Air : Je sais arranger cks rubans.
Il m'aime, et, pour le rendre heureux,
Je n'aurais qu'un seul mot à dire!
Pourtant... je formais d'autres vœux...
J'avais rêvé... le rêve expire.
.\llons, il n'y faut plus songer ;
Mais pour mon cœur luit une autre espérance ;
K'est-il pas doux de protéger
Celui qui soigna mon enfance?
C'est à mon tour de protéger
Le vieil ami de mon enfance.
Le laisser pauvre?... oh!... non... non... mon
père l'a dit... un mariage seul... et alors... Je vaux
toujours bien pour lui une vieille marquise.
LA MEILLERAIE, à part, revenant.
Oh ! maintenant le but que je me proposais est
atteint... je puis l'interroger sans crainte. (S'appro-
chant de Fanny.) Ma chère enfant... votre père m'a
chargé d'une mission bien délicate...
ACTE PHEMIEH.
335
Ah!
LA MEII, I. r 11 AIE.
Il VOUS suppose on moi iiin; confianco... il a tort
peut-être...
FA.NN Y.
Tort! vous! à qui je dois tant! vous, mon meil-
leur ami!...
LA MEI LLEK AIE.
Ainsi, vous me promettez de vous expliquer
avec une entière franchise, de ne rieu me cacher?
1 ANNY.
11 s'agit donc de quelque chose de bien intéres-
sant?
LA MEILLEUAIE.
Oh! oui... il s'agit de vous, de votre avenir..,
M. Aubertin craint de ne pas vous avoir comprise...
Il est bien des petites choses qu'on n'avoue pas à
un père, je le sais; mais ;\ un ami, à un ami dis-
cret...
l'ANNY, souriant.
C'est-à-dire qu'il faut que je vous fasse des
confidences...
LA MEILLEUAIE.
Je vous le demande, au nom de toute mon
amitié, de tout mon dévouement pour vous...
Voyons... le mari qu'on vous destine... l'aimez-
vous?..,
lA.NNY.
Mon cousin Fabien?... (Faisant un signe de tète
ucgatif.) Je ne crois pas...
LA MEILLERAIK.
C'est bien ! c'est très-bien !
FANXY.
De ne pas l'aimer?...
LA M EILLKllAIE.
De me parler franchement... Et pour quel motif
ne l'aimez-vous pas?...
FAWV, l'examinant.
C'est que... depuis un mois, je reçois, sans que
je sache comment... des lettres bien tendres et
bien respectueuses... où l'on me parle d'amour...
LA MEILLERAIE, à part, se frottant les mains.
Nous y voilà! (Haut.) Et ces lettres ont fait im-
pression sur votre cœur?... Voyons... parlez-moi
avec confiance...
1 A \ N Y.
Air : En vérité, je vous le dis.
C'est un secret... oh! mais i vous
Je puis bien dévoiler mon âme,
Oui... Je suis sensible à sa flamme,
En convenir me semble doux...
Mais ce que son amour m'inspire.
Non jamais il ne le saura.
A vous seul je veux bien le dire,
Gardcz-inoi l)ien co secrot-l.i...
L A M E I L L E n A I E, à pal l, dVrc y<\i\
Qu'elle est gentille !
FA.NN Y, j pari.
Il me semble que ça doit l'encourager...
L A M E I L I. E R A I E.
Fanny ! chère Faniiy !... ce que vous nie confie/,
là... me fait un plaisir... oui... plus grand même...
(A part.) C'est que j'ai parfaitement réussi !... c'est
charmant!... c'est...
FAWY, à part.
Qu'est-ce qu'il se dit donc à lui-même?...
LA MEILLERAIE.
Ainsi, ces lettres vous ont touchée, émue?...
certainement, quand on écrit... des ciioses sem-
blables... à vous surtout... on doit les avoir dans
le cœur... Cet inconnu, j'en suis sur, est noble,
sensible, il a des qualités... Cependant, n'allons
pas trop vite... est-il bien certain qu'il vous
plaira?... Les jeunes filles sont un peu romanes-
(jues... vous le rêvez peut-être avec des yeux
bleus?... et s'il les avait noirs?... Vous vous le
figurez, je suppose, de petite taille?... et s'il était
grand?... (A part.) Je crois que c'est une manière
liùs-adroite de lui faire son portrait...
F V N \ Y.
Eh bien ! ça ne m'effraye pas du tout... seule-
ment, il faut qu'il se montre... et bientôt, car,
voyez-vous, maintenant, avec les idées qu'il m'a
mises dans la tête... je refuserai... tous les partis
qu'on m'offrira d'abord!... oh! j'y suis bien dé-
cidée : plutôt que dy renoncer... je resterai fille...
vieille fille même !
LA MEILLEKAI E, à part.
Que dit-elle?... Eh bien! j'aurais fait là un beau
ihef-d'œuvre !
FAX \ Y.
S'il tarde, je croirai qu'il a voulu se jouer de
mes sentiments... de mon inexpi'riencc...
LA MEI LLERAIE.
Lue pareille supposition...
FANNY.
Quand on aime véritablement... on ne se cache
pas... n'est-il pas vrai?... (A pari.) Comment! il ne
répond rien! (Haut.) Dans ces lettres, on nu- dit
d'attendre... mais attendre... c'est souffrir...
LA MEILLEUAIE, à lui-uà'lue.
Elle a raison.
FANNY.
Et six mois encore... c'est à en devenir folle... à
en mourir de chagrin.
L \ M E I I. L E II A I E.
Mourir... vous?...
FANNY.
Oui, Monsieur!... (A pari.) S'il ne parle pus,
après cela...
I. A M I. II. i.ERAI E, .1 p.irt.
Qu'ai-je fait, mon Dieu! (lu'ui-jt! fait! El si je
ne peux le faiif rayer, »i la uuerre dure peiidunl
dix ans... (luiu/.i- ans encore?... nous serons p'ii-
lils!...
336
LK CIIKVALlKli l)K SAINT-LOUIS.
FANW, rexaminaiil.
C'ost sinsîulicr, l'on dirait (|iio je lui ai fait do la
peine!...
i.A MKI i.i. i:iv AIE, continuant.
Kile est pressée... au fait, c'est assez naturel...
exigez donc qu'une jeune fille règle ses senti-
ments... sur les événements politiques!... J'ai
fait une sottise... il faut la réparer... c'est pour-
tant bien dommage! AIi ! mais il n'y a pas à hési-
ter. (Haut.) Fanny!... ma fille...
F AIMN Y, à part.
Enfin! il va se trahir.
I.A M FI li.ehaie.
Votre correspondant invisible... m'avait d'abord
intéressé, je l'avoue... oui... il me semblait que
peut-être un jour... Mais s'il est forcé de rester à
Londres... à Edimbourg... à Vienne... ou îi Co-
blentz...
fanny, à part.
Qu'cntends-je!... ce n'est donc pas lui? (Haut.)
Et qui vous fait croire?...
LA MFILLF.n aie.
Parbleu ! ma cht'>re enfant, il est aisé de com-
prendre que ce n'est pas un habitant de Paris...
tel qu'on nous le fait aujourd'hui, si froid, si posi-
tif... qui s'est amusé à vous écrire... non, non...
c'est un cœur chaud, une âme généreuse... Mais...
il faut l'oublier bien vite; et bien plus, céder aux
vœux de votre père... épouser ce neveu qu'il aime
tant, et qui sans doute le mérite.
FANNY, à elle-même.
Décidément, je m'étais trompée... (Haut.) .le
n'aurai jamais le couiage...
LA MEILLERAIE.
Si, si, mon enfant, vous l'aurez. Et puis c'est un
artiste, je crois, un peintre... il y en a de fort
distingués... Charlos-Quint a bien ramassé le pin-
ceau du Titien!... Oui, oui, vous l'aimerez, vous
serez raisonnable, et pour commencer... vous me
rendrez... c'est-à-dire, vous me remettrez ces
lettres... qui ont fait tout le mal... Oh! vous
m'accorderez cela, n'est-ce pas?... A moi... qui
donnerais ma vie pour vous éviter un chagrin...
FANNY, avec un soupir.
Vous le voulez?... je vous le promets.
LA MEILLERAIE.
Oh! je vous remercie... je vous remercie...
pour lui.
AïK : De ma Cdinc.
Sa faute est grave, elle est immense.
Vous lui sauvez un repentir...
Il a failli, par imprudence.
Compromettre votre avenir.
FANNY.
Mon ami , vous ôtos s6v6re.
LA MEILLERAIE.
Maintenant que tout est fini,
Je vous adresse une prière...
En l'oubliant, pardonnez-lui.
FANNY.
Je lui pardonne... (\ part.) Sans l'oublier.
SCtNE VIIl.
Les Mêmes, AUBERTIX.
AUBERTIN, à La Mcilleraie qui a été au-dpvant
de lui.
Eh bien!...
LA MEILLERAIE.
Tout est expliqué...
AUBERTIN.
Il n'y a plus de double sens, c'est bien clair?...
LA MEILLERAIE.
Parfaitement clair, on approuve votre choix...
AUBERTIN.
Elle vous a bien promis d'en être heureuse?...
LA MEILLER A I E.
Elle me l'a promis...
FANNY, bas à La Meilleraie.
C'est-à-dire...
LA MEILLERAIE.
Oh ! oui, n'est-ce pas, car nous avons tous besoin
de votre bonheur!...
AUBERTIN.
Certainement...
LA MEILLERAIE, avec attendrissement.
Moi surtout... (Se reprenant sur nn mouvement
de Fanny.) qui suis votre ami, votre meilleur
ami.
AUBERTIN.
Elle n'en peut douter... (Il donne la main à La
Meilleraie.)
FANNY, à part.
C'est étrange... cette émotion... ce trouble...
Mais qui l'empêcherait de se déclarer?... Sa pau-
vreté peut-être...
AUBERTIN.
Ainsi, c'est bien convenu?... il n'y aura plus à
s'en dédire... aujourd'hui même, ce soir, mon
cher La Meilleraie, je vous présenterai mon
gendre... (On entend du bruit au dehors.) Quel est
ce bruit?...
SCÈNE IX.
Les Mêmes, FABIEN.
FA BI EN, entrant par la fenêtre qui donne sur les toits.
Pardon... Messieurs... pardon d'entrer ainsi,
sans me faire annoncer...
LA MEILLERAIE.
Que signifie?...
FABIEN.
Mais quand vous saurez... (Regardant par la fe-
nêtre.) Bravo! ils ont perdu mes traces... (Redes-
cendant.) Mais quand vous saurez... (11 se trouve
face à face avec Auberlin.) Tiens! mon oncle Auber-
tin!!! Où diable suis-je tombé?...
FANNY.
Mon cousin Fabien!
ACTE PREMIER.
337
AUBERTIN.
Mon gendre!!!... (A La Meilleraie.) Je ne croyais
pas vous le présenter sitôt... et de cette manière...
LA MEILLERAIE.
Ah! c'est là monsieur votre gendre?...
AUBERTiN, à Fabien.
Ah çà! mais... quel chemin as-tu donc pris?...
FABIEN, embarrassé.
Ah! oui, c'est vrai... ordinairement...
AUBERTIN.
C'est pour ça qu'on a inventé les portes.
FAT. 1 EN.
C'est une aventure!... voyez-vous...
LA MEILLERAIE.
Très-originalo!... à ce qu'il paraît.
FABIEN.
Kt singulièrement pittoresque!...
FANNY.
Voyons cette aventure...
FABIEN, embarrassé.
Sans doute, je vais vous la raconter... vous rirez
bien... D'ailleurs... (Montrant La Meilleraie.) je dois
une explication à Monsieur... Car enfin, on ne
s'introduit pas ainsi... dans une maison... chez
une personne à laquelle on est tout à fait in-
connu...
LA MEILLERAIE.
Oli! le parent de mon ami Aubertin...
FABIEN.
D'abord, vous saurez, Monsieur, que je me
nomme Fabien... Fabien Delaunay. Mon grand-
père était un Delaunay de Rouen... c'est un nom
très-connu... dans la soierie... (Apart.)Ces détails-
là vont me sauver les autres... (liant.) La femme
de M. Aubertin, que voici, était ma tante.
ADBERTIN.
Il n'y a pas de doute, puisque je suis ton oncle;
mais tu ne nous dis pas...
FABIEN.
Quanta mon père, lai... il avait épousé... ma
mère... une grande dame... une Blessac...
i.A MEILLERAIE, vivement.
La sœur du comte de Blessac?..,
FABIEN.
Elle-même.
LA MEILLERAIE.
Celle qui avait (|uitté la France après son
mariage?...
FABIEN.
Pauvre mère, elle ne l'a jamais revue.
LA MEILLERAIE, éiuu, à hii-niême.
Oh! mon Dieu! je te remercie, je pourrai donc...
FABIEN, à part.
Je suis à mille lieues de mon histoire...
SCÈN1-: X.
Les MÊMES, UN GAHDL DU COMMERCF,
puis DAUCY.
FABIEN.
Ail! diable! la voilà qui rentre par la porte...
III.
LE GARDE.
Il est ici !
LA MEILLERAIE, au garde du commerce.
Que demandez-vous?...
FABIEN, à part,
aïe!...
Aie!
Mon rival
DARCV, a part,
très-bien...
LE GARDE.
Je suis porteur d'une lettre de change... (Montrant
Fabien.) acceptée par Monsieur...
A LB En TIN.
Qu'est-ce que j'apprends-là!! mon gendre ac-
cepte des lettres de change!...
LE GARDE.
Il y a un jugement, prise de corps...
FABIEN, au garde.
Indiscret!...
AUBERTIN.
Il paraît que rien n'y manque.
LA MEILLERAIE.
Monsieur est chez moi... et vous ne pouvez...
LE GARDE.
Sans doute... mais je lui ferai sagement observer
que chaque jour de retard augmente les fiais...
F A B I E N.
Il est charmant!.,. Si vous n'avez que des éco-
nomies comme celle-là à me proposer...
AUBERTIN.
Ah! tu fais des dettes et, pour les payer, tu
comptais sur la dot de ma fille!...
FABIEN.
Moi! fi! mon oncle...
AUBERTIN.
Toute alliance entre nous est rompue...
DARCV, à lui-même.
C'est ce que j'espérais...
FANNY, à part.
Oli! quel bonheur!
FABIEN.
Est-ce votre dernier mot?... alors, mes autres
infortunes me sont indifférentes... Que la porte
de Suinte-Pélagie me soit légère!... (Au garde.)
Marchons...
FANNY.
Oh ! mon père!...
FABIEN.
Pardon si je vous quitte... Pour ma part, moi,
j'aurais voulu prolonger nui visite, mais je suis
attendu.
ENSEMBLE.
TOUS.
Do Sjiinto-l'él.igio ,
r.ir sa lionne humour, sa galti*,
Il fera, jo porio,
Un séjour ouclianlé.
LA MEII.I.ERAIF, ail parde.
Que vous doit-il'?... quollo est la somme?
K A n I E N.
Dix tnillo frani!) ..
i|3
338
LE CHEVALIER DE SAINT-LOUIS.
LA MEILLEItAIK.
Kien quo cela ,
Et pour cette misère-là...
Jo le paierai...
A l r. KUTIN.
Mon Dieu, quel homme...
«AnCY.
Ah! par exemple, de voir ça,
Je suis curieux...
(.A MF.ii.LERAiE, qiù a été ouvrir un tiroir de sa
commode, revenant.
Les voilà !
ENSEMBLE.
Quelle aventure unique ,
Et pourquoi donc cette bonté?
Envers lui , rien n'explique
Sa générosité.
AUBEUTIN et FANNY.
Il est donc riche?...
FABIEN.
A ma reconnaissance,
Monsieur, croyez toujours.
LA M F. I L L K II A I E.
C'est bien!...
DARCY, à pari.
A comprendre, moi , je commence.
AUBERTIN.
Ma foi, moi, je n'y comprends rien.
D A n C V , à part.
Ah! bravo, morbleu, tout va bien...
Du complot qui se trame
Je tiens donc le fil inconnu !
L'innocent, corps et âme,
Au vieux traître est vendu.
ENSEMBLE.
Quelle aventure unique,
Et pourquoi donc cette bonté?
Envers lui, rien n'explique
Sa générosité.
ACTE DEUXIÈME.
Chez Aubertin. — Riche salon préparé pour un bal.
SCÈNE L
AUBERTIN, DARCY.
AUBERTIN, entrant en causant avec Darcy.
Comment! vous penseriez...
DARCY.
Je ne pense pas, je suis sur.
ALBERTIiV.
Ainsi, selon vous, ces dix mille livres si géné-
reusement données....
1) A R c Y.
Est-il logé comme un homme qui peut se per-
mettre CCS petites générosités-là?...
AL BERTI.\.
Non, sans doute ; mais...
DAUCY.
Et vous ne voyez pas ce qu'il y a là-dessous ?...
Al r. ERTI\.
Pas le moins du monde.
DARCY.
Il y a une vaste conspiration.
AU RERTIN.
Une conspiration !
D A R C Y.
C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. La
Meilleraie appartient à la vieille noblesse... il n'a
pas émigré... il dispose de sonmies considérables
et demeure dans une mansarde...
A un ERTIN.
Eh bien'?...
DARCY.
Eh bien! il tiavalle sourdement à la rentrée
(les princes déchus... et sa prodigalité envers Fa-
bien...
AUBERTIN.
Ne prouve que son bon cœur.
DARCY.
Laissez donc!... que diable! je suis généreux,
moi... je suis même grand, je fais fort bien les
choses... je connais Fabien depuis longtemps...
j'ai de l'amitié pour lui... c'est un artiste de ta-
lent... je le regarde comme mon propre frère... il
viendrait rne demander seulement cinq cents
livres... je ne lui donnerais rien du tout. On ne
lâche pas son argent comme ça... oh! que non
pas... on achète quelque chose avec... et le cheva-
lier a acheté Fabien pour l'entraîner dans quelque
allreuse machination.
AUBERTIN.
Je connais La Meilleraie, c'est impossible.
DARCY.
Impossible! impossible! en attendant, comme
je lui loue un appartement dans ma maison, et
que je ne veux pas qu'il en fasse le foyer de la
conspiration... dès demain, je lui donne congé.
AUBERTIN.
Et moi... j'ai justement un appartement libre...
dès demain, je le prie de l'accepter.
DARCY.
Ah! que c'est bien!... je vous reconnais là...
ah! que c'est donc bien!... C'est-à-dire... ce serait
bien... si ce n'était pas une folie. Risquer de se
l'aire arrêter, juger et fusiller! que diable ! on ne
ACTE DEUXIEME.
339
peut pas exiger ces choses-là, même de son meil-
leur ami.
At'BEUTIN.
Que parlez-vous d'arrestation, de jugement...
D A R C Y.
Eh ! mon Dieu! ça peut arriver... (A part.) D'au-
tant mieux que j'ai déjà fait mon rapport au mi-
nistre.
Al!!iERTI\.
Allez, vous êtes fou, mon cher Darcy ; mais le
bal réclame notre présence, rentrons dans les sa-
lons. (Ils sortent par le fond.)
SCÈNE II.
LA MEILLERAIE, seul, entrant mystérieu-
sement par une petite porte à gauche.
Enfin, me voilà arrivé !... et aussi propre que si
j'avais équipage... Que dis-je... beaucoup i>lus
propre... c'est vrai, en descendant de voiture, on
se salit au marchepied... et du marchepied au
vestibule, si court que soit le chemin, il faut en-
core mettre pied à terre; tandis que, par mon
procédé aussi facile qu'ingénieux, je suis venu pé-
destrement sans que ma chaussure, celle-ci... ait
même touché le sol... Je ne prétends pas pour cela
être un sylphe... Oh! non... je n'ai été transporté
par aucun nuage, bien certainement; mais grâce
à Lolo qui est d'une complaisance... il m'a accom-
pagné jusqu'ici avec mes souliers de bal dans sa
poche... et arrivés tous deux au bas de l'escalier...
dans un endroit bien sombre...
Air : Qu'il est flatteur d'cpnnser celle.
Me cachant dans une encoignure ,
L'œil attentif, l'oreille au guet,
Je quitte ma lourde voiture
(Montrant ses escarpins.)
Pour un phaéton plus coquet.
Et puis le pauvre enfant bien vite,
Dès que je suis hors d'embarras,
Seul, à pied, regagne son gîte...
Mon équipage sous le bras.
Voyons si rien ne manque à ma toilette... (Il tire
de sa poche une petite bios-se-miroir.) Très-bien... la
cravate est irréprorhablc... Que vois-je!... une
petite mouche!... heureusement... c'est sec... (Il
passe la brosse sur son pantalon.) Maintenant, je puis
me présenter... Ah! mais j'y pense... qu'est-ce
que je vais faire de mon chapeau?... Au milieu
de la foule des danseurs. Dieu sait couimc il serait
arrangé!... on a beau manœuvrer habilement, un
malheur est sitôt arrivé? et mes moyens ne me
permettent pas... J'ai envie de le mettre dans un
petit coin.
u\ DOMESTIOUK, passant et voyaut la MeiUeraie
sou chapeau â la main.
Si monsieur veut se débarrasser de son cha-
peau... je vais le porter tout de suite au ves-
tiaire.
I.A MEILI.En AIE.
Non, non, merci... c'est inutile... je préfère le
.garder... Encore un inipùt!... une pièce de douze
sous!... je connais ça !... Il est parti!... bon! voilà
mon affaire... là, sous ce petit meuble... (Plaçant
son chapeau.) Il sera parfaitement. (Un antre domes-
tique traverse le salon et apercevant le chapi>au, s'en em-
pare. — La MeiUeraie, se retournant.) Eh bien! où
est-il donc!... ali! mon Dieu ! (Courant après le do-
mestique.) Jean! Jean!... pardon, mon ami... Veuil-
lez me rendre mon chapeau... je me retirerai
probablement de bonne heure, et alors... (Après que
le domestiqiie s'est éloigné.) Décidément, il parait
qu'il faut que je le garde... à ses risques et pé-
rils... quand il ne s'agirait pas de payer... on sait
souvent ce qu'il en coûte!... Dernièrement en-
core, dans une soirée, une pauvre victime vient
au vestiaire... impossible de mettre la main sur
son chapeau... — Le chapeau de monsieur était
peut-être neuf, lui dit le domestique? — Sans
doute... après?... — Et quelle heure est-il, je vous
prie? — Onze heures. — Oh! monsieur, je ne
m'étonne plus... les chapeaux neufs ont tous l'ha-
bitude de partir avant dix heures... il n'y a que
les vieux qui passent la nuit.
SCÈNE III.
LA MEILLEI'.AIE, AUBERTIN, FANNY,
DAllCV, puis quelques
invités qui se placent à une table de bustou.
AUBERTIN, allant au devant de la MeiUeraie,
Vous voilà donc enfin !...
FA^.NY.
C'est mal de venir si tard, vous savez bien qu'on
ne peut s'amuser sans vous.
LA MEILLERAIE, la baisant au front.
Flatteuse !,.. ne dirait-on pas que c'est moi qui
suis l'àme du bal... Ah! autrefois à la bonne
heure... mais aujourd'hui, je peux bien dire
comme la chanson de ce bon M. Grétry... La
danse n'est pas... Le premier vers s'entend, car
si j'allais jusqu'au second, je mentirais... vu qm;
je n'ai pas l'honneur de connaître la lille à Nico-
las. (Ici, chacun l'entoure et vient le saluer avec res-
pect.— Faisant une pirouette et s'adressant à Aubertin.)
Eh bien ! mon cher Aubertin, est-ce qu'tui ne danse
plus?...
Al lU' 11TI\.
Oh! l'on va rt'ciiuiMKiucr.
LA MI.I l.LERAIi:.
Ail ! ah ! les parties de boston sont déjà en
train, à ce qu'il paraît... (Il s'approche d'nu.. table.)
UN JOtEUR.
Je demande en trèfle !
UN AUTRE JOUEUR.
Je demande pctiie misère en cœur.
LA M E I L L E n A I E.
Petite misère! vous n'y pense/, pas, mon bon
ami ; avec ce jeu-là, vous clemanderiez la grande
3^0
LF. CHEVALIER DE SAINT-LOUIS.
misère en cœur et sans écart, que je parierais
bien encore pour vous.
L ^ J E l N K H O M M E.
Je tiens contre! vingt-quatre livres...
I, A .M i: 1 1. L E n A I E , portant vivement l;i main gauche à
son gonssct cl la retirant aussitôt.
Quand je dis que je parierais... c'est une façon
de parler... je ne parie jamais depuis le jour où
je gagnai ainsi une somine de cinq cents louis à
un gentilhomme dont c'était la dernière ressource.
LE JEU .\E 110 MM E.
Six livres seulement, monsieur le chevalier...
I.A ME1LI.EHA1E.
Un petit écu, là, vrai, je ne le pourrais pas... ce
serait manquer à ma parole... d'ailleurs, sitôt que
j'entends l'orchestre... je ne tiens plus en place...
il faut que j'aille voir danser... (Il s'esquive.)
FANNY , à elle-même.
Ce calme... cette gaîté... oh! ce que M. Darcy
suppose est impossible... cependant, s'il ne se
trompait pas.... si M. de la Meilleraie... Oh ! il faut
que je lui parle.
LA MEILLERAIE, s'approchant dc Fanny.
Ma chère enfant, m'avex-vous tenu parole?...
avez-vous oublié cet être mystérieux?....
FANNY, vivement.
Oh ! non, monsieur...
LA MEILLERAIE.
Quoi! malgré vos promesses!...
FANNY.
Écoutez donc, il est des pensées... des espé-
rances auxquelles on a bien de la peine à renoncer
tout de suite...
LA MEILLERAIE, à lui-même.
C'est qu'elle a parfaitement raison... on fait
naître une idée... on l'entretient pendant long-
temps... et puis l'on vient vous dire qu'il n'y faut
plus songer... c'est bel et bon ; mais il faut le
temps.
FANNY.
Cependant... il y aurait peut-être une chose qui
m'aiderait beaucoup... une chose qui dépend de
vous.
LA MEILLERAIE.
Ah ! parlez !
FANNY.
C'est que je ne sais comment vous dire cela...
je crains... vous-même, monsieur le chevalier,
n'avez-vous pas nourri quelquefois des espéran-
ces... bien chimériques? et ne vous êtes-vous pas
exposé à... des dangers?...
LA MEILLERAIE.
Je ne vous comprends pas...
FANNY.
Si, en échange de la promesse que vous avez
exigée de moi... je vous demandais...
LA MEILLERAIE.
Achevez...
FANNY.
De ne rien tenter, de ne rien faire qui puisse
exposer votre vie.
LA M El LI.ER AIE, •■IfiIHlé.
Exposer ma vie ! h mon âge, mon enfant, on n'a
plus guère de ces bonheurs-là... je ne suis pas un
ji'une fou... un petit étourdi... et à moins qu'il ne
me tombe une tuile sur la tète...
FANNY.
Ah! monsieur le chevalier... vous plaisantez...
pour me refuser...
LA MEILLERAIE.
Je ne refuse rien du tout...
FANNY, avec joie.
Vous me jurez donc dc renoncer à vos pro-
jets?...
LA MEILLERAIE.
Certainement... je jure de renoncer... (A part.)
Je ne sais pas à quoi, par exemple!... (Haut.) Soyez
tranquille; mais vous allez me donner... ces let-
tres... que vous m'avez promises...
FANNY, embarras.sée.
Vous les donner... sans doute... vous avez rai-
son... et je ne demanderais pas mieux.., certaine-
ment... si... si... je ne les avais pas brûlées...
LA MEILLERAIE, avec une vive émotion.
Ahl... vous les avez brûlées!... c'est bien...
c'est très-bien... (L'orchestie du bal se fait entendre,
un cavalier vient ofi'ru' la main à Fanny.) Allez, allez,
mon enfant. (Elle sent.)
SCÈNE IV.
LA MEILLERAIE, puis FABIEIN.
LA MEILLERAIE.
Je ne m'attendais pas à cela, par exemple!... De
mon temps, on n'aurait jamais obtenu un pareil
sacrifice... comme les jeunes filles sont raison-
nables à présent! mon Dieu !
FABIEN, entrant.
Que vois-je? mon protecteur! mon sauveur!
mon libérateur! mon... c'est-à-dire... qu'il fau-
drait inventer des mots...
LA MEILLERAIE.
Vous ne me devez rien.
FABIEN.
Rien!... quand je vous dois dix mille francs...
d'abord, et puis une rencontre... un bonheur... qui
ne serait certes pas venu me chercher à Sainte-
Pélagie... Figurez-vous... il y a un an, à Boulogne,
il me prend envie de faire une promenade en mer...
A peine ai-je fait trois lieues qu'un brick anglais
s'empare de mon bateau pécheur... et me voilà
prisonnier... moi, pauvre artiste, jeté dans un vil-
lage aux bords de la Tamise. Je n'y étais pas resté
huit jours, qu'un jeune homme... un Français...
LA MEILLERAIE.
Un Français!...
FABIEN.
Oui, oui... que je soupçonne un peu marquis...
un peu émigré... s'intéresse si bien à moi, qu'il
me fait évader, sans que j'aie eu le temps de lui
demander son nom.
ACTE DEUXIÈME.
3^1
L A M F. I L I, K R A t E.
Et il ne vous a chargé d'aucun souvenir... pour
a France?
FAr,IE\.
Si... si.,, une lettre... perdue... égarée dans ma
fuite.
LA MEILLERAIK.
Quel malheur ! elle vous aurait peut-ôtre aidé à
obtenir des renseignements sur celui...
FABIEN.
Ah! maintenant, j"ai mieux que cela... ce matin
en vous quittant, au détour de la rue... je me
trouve face à face... je tombe dans les bras de
mon libérateur.
LA M El LI. FRAIE.
Ce Français?...
FARIEX.
Lui-même.
LA MEILLEUAIE.
Et cette fois... lui avez- vous demandé son
nom?...
FABIEN.
Ah! oui, certes!
LA MEILLERAIE.
Lh bien?...
FABIEN.
Verneuil.
LA MEILLERAIE, tristement.
Verneuil!... (A part.) Ce n'est pas lui I
FABIEN.
Et je suis bien sûr de le revoir ; car je lui ai
offert la moitié de ma chambre, qu'il a paru ravi
d'accepter.
Air:
Dans mon modeste domicile,
Vous jugez s'il fut accueilli;
Si j'étais ravi d'être utile
A qui m'avait si bien servi!
C'est un frère, c'est un arai!
L'artiste a ce grand avantage
Qu'il est à même en vérité ,
Plus que tout autre, à son sixième étage,
D'offrir le toit de l'hospitalité.
Oui, l'on est sûr d'être au sixième étage
Sous le vrai toit de l'hospitalité.
Et grâce à ces dix inilh; francs que vous m'avez
prêtés, je serais aujourd'hui le plus heureux des
hommes si mon mariage n'était pas à tous les
diables,
LA MKII.I.ERAIE.
Quoi ! vraiment!...
I \r. 1 1:.\.
Ah ! le papa Auberiiu no plaisante pas avec les
lettres de change. Cette pauvre petite cousini;, si
indulgente, si bonne, si dévouée, d'honueur, ça
me fait de la peine pour elle.
L A M F. 1 L L \: I'. A 1 E.
Vous ôtes bien bon.
FA ni i;\.
Mais, morbleu! je trouverai un moyen...
LA MEILLERAIE, inquiet.
De renouer?...
FAUI EN.
.Non, de dénouer...
LA MEILLERAIE.
Comment?,,.
FABIEN,
S'il m'est refusé de faire le bonheur de ma cou-
sine, je ne veux pas qu'un autre fasse son mal-
heur.
LA MEILLERAIE.
Que dites-vous?,,, il y a donc un autre préten-
dant?.,, déjà?...
FABIEN.
Oui, déjà! ça se succède avec une rapidité.,.
LA MEILLERAIE,
Allons, bon ! on se croit bien tranquille... pas
du tout. Oh! ces négociants! comme ça mène les
alTaires!,..
FABIEN,
Patience! patience! je les entends aussi, moi,
les affaires. Les obstacles arriveront, et ce bel
amoureux,,.
LA MEILLERAIE.
Vous le connaissez?..,
FABIEN.
Lui?,,, je ne connais que ça... et vous aussi...
c'est mon ennemi le plus intime... votre affreux
propriétaire !
LA MEILLERAIE.
M, Darcy?,..
FA RIEN.
Lui-même, qui avait acheté une lettre de change
pour se débarrasser de moi.
LA MEILLERAIE,
Est-ce possible !
FABIEN.
Oui, oui, il me faisait poursuivre sous un nom
supposé.,, l'huissier nie l'a dit.
LA MEILLERAIE,
Mais c'est affreux.
FABIEN,
C'est horrible! et un pareil homme épouserait...
LA MEILLERAIE.
C'est donc ce qu'on appelle uu bon parti?... il
est donc riche?..,
FARl EN.
Lui!.,, allons donc! il l'a été,., riche,
LA MEILLERAIE,
Ah! buh!...
F A m EN.
Mais aujourd'hui sa richesse, gn\cc au corps do
ballet..,
LA M I II. LFR \ lE.
Ah! j'entends,., a été halayie.
FA RI EN.
C'est cela. En un mol, c'est un niauvai'- mijiI,
un don Juan iiianqué... ut ça cmile beaucoup...
LA MEILLERAI E.
Quand on n'a pas lu tournure de l'emploi...
342
LE CHEVALIER DE SAINT-LOUIS.
lABIEN.
Il n'y a pas do fortune qui puisse sufTiro à un
physique comme le sien.
I. A M K 1 1, 1. 1: RAIE.
C'est ruineux !
r A I! I E N .
Mais il singe encore l'homme à l)onnc fortune,
et laisse tomber quelquefois, comme par mé-
garde, le portrait de sa dernière nymphe, afin
qu'on dise en le ramassant : Ce coquin de Darcy,
est-il heureux !
SCÈNE V.
Les Mêmes, DARCY.
nAKCY, entrant sur ces derniers mots.
Hein!... on i)arledemoi!...le vieux conspirateur
et son jeune séide... (Il écoute.)
I.A MEIEI.EIIAIE,
Oh! il faut absolument empocher...
lAlUEN.
CortaiiKînicut, il h; faut...
»Ar. cy, à part.
Que veulent-ils empocher?...
LA MEIELERAIE.
La pauvre enfant en mourrait.
FABIEN.
Que dites-vous? elle m'aimerait à ce point !...
LA M E I L L E R A 1 E.
Eh! qui vous parle de cela! clic en est à cent
lieues.
FABIEN.
Plaît-il?...
LA MEILLERAIE.
Elle aime... je sais bien qui... ou plutôt... je n'en
sais rien du tout... ni elle non plus. Mais ce qu'elle
déteste à coup sûr, c'est le mariage qu'on lui pro-
pose.
DARCY, à part.
Ah! ah! non-seulement ils conspirent, mais ils
veulent faire manquer mon mariage?...
FABIEN.
Mais quel moyen trouver pour que ce Darcy...
Air :
Unissons-nous, formons une alliance
Contre la sienne.
LA MEILLERAIE.
Oui vraiment, et je veux,
Pour protéger, pour sauver l'innocence,
Qu'ici nous conspirions tous deux.
FABIEN.
Oui conspirons.
LA MEILLERAIE.
11 faut lui tendre
Quelque bon piège.
DARCY, au fond, à part.
Par bonheur
Avant peu, moi, je saurai t'apprendre
Comme on traite un conspirateur !
[11 disparaît.)
SCÈNE VI.
LA MEILLERAIE, FAI'.IEN,
UN DOMESTIQUE.
LE DOMESTIQIE, entrant.
C'est un bouquet (|u'un commissionnaire vient
d'apporter pour M. Fabien.
FABIEN, le prônant.
Ah! c'est bien... merci.
LE DOMESTIQUE.
Le commissionnaire dit qu'il n'est pas payé.
FABIEN.
C'est vrai... étourdi (|ue je suis... Attendez, mon
ami... c'est-à-dire, attendez... je n'ai que des pièces
de vingt-quatre livres... Mon cher Lu Meilleraie,
faites-moi donc le plaisir de payer pour moi.
LA MEILLERAIE, avec inquiétude.
Payer...
FABIEN.
Oui... la commission...
LA MEILLERAIE, de même.
Ah! vous désirez...
FABIEN.
Je n'ai pas un sou de monnaie.
LA MEILLERAIE, à part.
11 me manque bien autre chose... 0 ma pièce de
vingt-quatre sous... et deux jours encore avant dr.
toucher. (Au domestique.) Voilà, mon ami.
LE DOMESTIQUE.
Merci, monsieur le chevalier.
LA MEILLERAIE.
Un moment!... c'est... c'est douze sous à me
rendre.
LE DOMESTIQUE.
Ah! voilà, monsieur...
L A M E I L L E li A I E.
C'est bien, merci. (Le domestique sort.)
SCÈNE Vil.
Les Mêmes, FANNY, AUBIiRTIN,
DARCY. Invités.
FANNY, entrant, suivie de tout le monde.
Me permettrez-vous, messieui-s, de saisir l'in-
tervalle d'une contredanse pour vous prier... 11
s'agit d'une bonne oeuvre. Un brave ouvrier blessé
dangereusement dans un incendie pour sauver de
pauvres enfants...
LA MEILLERAIE.
Je reconnais bien là le peuple de Paris. Tou
jours bon, généreux... plein d'entraînement... pour
le mal quelquefois... pour le bien toujours... Ah!
c'est en présence d'une pareille infortune qu'on
doit se réjouir d'être riche, et remercier le sort
qui vous appelle à jouer le rôle de la Providence.
FANNY', attendrie.
Hier... vous avez dû être bien heureux...
LA MEILLERAIE, embarrassé.
Moi!...
lANNY.
Aujourd'hui... aujourd'hui, il faut que ce soit à
ACTE DEUXIÈME.
3/i3
mon tour; mais je ne suis pas égoïste, vous m'ai-
derez, messieurs... je vais quCter ici mùme, à
l'instant, pour le pauvre blessé, et je commencerai
par mon père.
AUBERTIX.
Tiens, tiens, mon enfant. (Il lui donne. Plu>ieiirs
Iicrsonnes s'empres&ent de l'imiter.)
LA MEILLERAIE, à part.
Ciel! et moi qui suis plus pauvre encore peut-
être que celui qu'il s'agit de secourir!...
FABIEN, donnant des pièces d'or.
Hier, on est venu à mon aide, il est tout simple
qu'aujourd'hui...
DARcy, tirant de sa bourse une pièce de sii francs,
à part.
Diable! un prétendant! il n'y a pas à dire... il
faut se montrer... (11 tire une seconde pièce et la donne
à Fauny. Haut.) Je regrette que ma bourse ne soit
pas mieux garnie.
FABIE\, à part.
Je crois qu'il regrette le contraire.
FAN\Y, s'approchaiit de la Meilleraie, avec émotion.
Oh! ne craignez pas que je vous oublie, mon-
sieur.
LA MEILLERAIE, à part.
Et n'avoir que douze sous!... (Fanny tend la main,
la Meilleraie prenant la petite pièce dans la poche de
son gilet et la lui donnant.) Voilà, mademoiselle...
DARCY, placé derrière Fanny.
Douze sous!... pardon, mademoiselle, M. le che-
valier se trompe sans doute... il aura cru vous
donner une pièce d'or.
LA MEILLERAIE, avec dignité.
Non, monsieur, j'ai donné... ce que j'ai... voulu
donner.
FA\i\Y, stupéfaite, à part.
Est-il possible!... lui qui, à l'instant, paraissait
si ému... si touché!
LA MEILLERAIE, à part.
Que doit-elle penser?...
FA liIE\, à part.
iJiabIc! il n'est pas généreux tous les jours...
(Fanny continue sa quête vers le fond, suivie de tout le
monde.;
LA MEILLERAIE, resté seul sur le devant.
0 mon Dieu! vous qui voyez le fond des cœurs...
vous voyez aussi le fond de ma bourse... et vous
savez si je pouvais donner davantage!... l'ius
rien... et deux jours encore à attendre... (;iell...
et cet enfant... qui n'a personne au monde... Moi
je puis supporter... mais lui!... il faudra donc
qu'il meure de besoin. (En ce moment, un domes-
tique traverse la scène, portant sur nn plateau des tasses
de thé et des petits pains. La Meilleraie s'arrête incer-
tain, SCS yeux suivent le valet, et quand il a disparn, se
décidant tout à coup.) Oh! non, c'est impossible...
()l sort vivement.)
SCÈNH vm.
Les Mêmes, Lors L.\ MEILLERAIE.
FA\\Y, redescendant, suivie de tout le monde.
Je vous remercie, messieurs, de votre géné-
rosité.
PARC Y, cherchant.
Eh bien! où donc est M. de la .Meilleraie? Sa
pièce de douze sous mérite, certes, une mention
particulière.
FABIEN.
Est-ce à cause de vos deux pièces de six livres
que vous dites cela, mon cher Darcy?... Le cheva-
lier a fait ses preuves.
DARCY, avec intention.
Ah! oui... hier, n'est-ce pas?... Monsieur Fabien
est... payé pour le dire.
FABIEN, à pari, après un mouvement.
Patience, c'est toi qui payeras tout cela... (Il dis-
paraît dans le bal.)
AUBERTIN, à lui-même.
C'est vraiment bien extraordinaire... Oh! n'im-
porte, je ne croirai jamais qu'un si honnête
homme...
SCÈNE IX.
Les MÊMES, LA MEILLERAIE.
LA MEILLERAIE, entrant vivement.
Ail! mou cher Aubortin, partagez ma joie, mon
bonheur!...
ALRERTIN.
Comment !
LA MEILLERAIE.
Ce soir... tout :\ l'heure... il viendra ici... il m'a
fait prévenir.
AUBERTIN.
Mais de qui parlez-vous?...
L \ MEILLERAIE.
Ah! c'est vrai... je ne vous ai pas dit encore...
Eh bien! ce Verneuil... .\ qui l'abien a donné
asile... c'est lui! lui!... en Kraucf !... et di'iniii) il
pourra reprendre sou nom... il aura éii' rayé de la
listel...
DARCY, à part.
Compte là-dessus.
Al 11 1 1! I 1 N.
Si J'y coiiiiiri'iids un mot.
LA MEILLERAIE.
Je vais doue l'embrasser!... \oilà pourtant deux
ans que j'attends ce moment-là... et ni:tiiitonant
qu'il approihe... il me semble qu'il n'arrivera
jamais... que c'est un révc, une illusion.
AUltEUTI.N.
Mais cxplii|iiez-moi doiuV. ..
FA\.\Y.
Comme vous êtes agité!...
LA MEILLERAIE.
Je crois bien... il n'urrivo pas tous les jours non
plus, un bonheur comme celui-là... à moi... (A
AuLertin) A vous... (A F.inny.) A nous tous... Aussi
sy.
LE CHEVALIER DE SAINT-LOUIS.
ça me prend IJi... ra me fait mal... ça m'étouiïe... '
Ah! (|iie je suis iipureux!...
AMÎKUTIN.
Eli vérité, il m'eUVayc...
I,A MI'.IM.i:nAIE.
Mais pardon, j'ai 1;\ un petit mot qu'on m'a re-
mis pondant que Lolo m'ai)portait cette joie ines-
pérée, et je ne l'ai pas lu encore... Vous permet-
tez...
RAncv, à part.
Je sais ce que c'est...
LA MEII.I.F.nAIE, lisnnt.
« L'intérêt que toujours » Oui , c'est bien ça,
« l'intérêt » C'est ridicule, j'ai des larmes qui
m'empêchent de lire. « L'intérêt que toujours vous
Il m'avez inspiré. » Bonté divine ! c'est de l'ami ,
du protecteur... est-ce que ce serait déjà signé?...
Oh! que les hommes sont bons!... Il y a mis un
zèle... une activité... « ... m'oblige à vous dire... »
Quel ami dévoué! il n'a pas affaire à un ingrat...
oh! non... (Il essuie iinelarine.)« ... à vous dire... qu'il
« n'est pas prudent pour vous... de rester... en
« France. » J'ai mal lu, il n'y a pas ça... c'est la
joie... les larmes qui... tout ça me trouble la vue,
me... « L'argent que vous semblcz prodiguer fol-
ie lement a éveillé les soupçons. » Comment?...
(. Ne comptez plus sur la... la... ra... dia... tion. »
(A ces mots, la lettre lui échappe des mains et sa figure
passe de l'expression de la joie la plus vive à celle de la
plus grande douleur.) Ah! mon Dieu!... ah! mon
Dieu!... mais alors... il y a danger pour lui... et
je vais... et je dois... (Il tombe sur un fauteuil, on
l'entoure.)
FANNV, à Darcy.
De quel malheur est-il donc menacé?...
AUBEKTIN, de même.
Pourquoi lui dit-on de quitter la France?...
DARCy.
Eh! ne vous l'ai-jc pas dit?... vous n'avez pas
voulu nie croire; mais le conseil est sage, et M. le
chevalier trop raisonnable pour ne pas le suivre.
(La Meilleraie le regarde sans avoir Fairde comprendre.)
Parbleu ! nous comprenons tous parfaitement... le
dévouement... la fidélité... c'est très-beau, à coup
sûr, c'est très... moi j'admire ça, mais le Premier
Consul ne partage pas mes idées... il n'aime pas
qu'on se mêle de ses affaires... (La Meilleraie écoute
plus attentivement.) Et l'on commence à devenir
plus que suspect...
AUBERTIN, voulant l'interrompre.
Monsieur...
DARCV, continuant.
Quand on peut dépenser jusqu'à dix mille
francs... pour acheter un partisan... à l'étranger...
LA MEILLERAIE, se levant vivement.
L'étranger!.., moi !... moi!... amener en France
la guerre civile... l'étranger!... oh! mais... c'est
horrible!... Il croit donc, cet homme, que l'on
peut m'insulter impunément.., que je n'ai point
de sang dans les veines... (S'élançant vers lui.) Mal-
heureux!... mais c'est vous qui n'en aurez jamais
assez pour laver cet outrage... Sortons!... c'est un
duel... à mort., à mort!... entre nous deux!...
nARCV.
Me battre contre un... vieillard!...
LA M Ell.LERAIl .
La bravoure n'a pas d'âge, monsieur.
DARCY.
Contre un... conspirât...
LA MEILLERAIE, suffoquant d'JndignatioD cl
le saisissant.
Ah! taisez-vous! taisez-vous!... Vous me feriez
faire un malheur!... (Au mouvement de La Meilleraie,
Darcy a reculé avec effroi.)
Air:
Les soixante ans écrits sur ma figure
L'ont rendu brave... il ose m'outrager!
Mais le cœur, jeune à sentir une injure,
Est assez jeune encor pour la venger.
CHŒUR.
Éloignez-vous! d'un tel langage
Vous ne pouvez vous irriter.
Que le mépris soit son partage,
Puisqu'il ose vous insulter.
(Aubertin l'emmène, suivi de tout le monde. — Fanny
veut les suivre et reste, sur nn signe de son père.
— Darcy s'est esquivé.)
SCÈNE X.
FANNY, seule.
De pareilles émotions à son âge... ah! je déteste
ce M. Darcy... L'accuser, lui!... le meilleur, le
plus généreux des hommes... parce qu'il est pau-
vre... c'est-à-dire, non... parce qu'il est riche...
c'est-à-dire... enfin, c'est égal... Il est digne de
l'estime de tous... il suffit de lire ces lettres si...
Allons, j'oublie toujours que ce n'est pas lui qui
les a écrites... mais qui donc?... Vous verrez que
le jour où il se décidera à paraître, je serai de-
venue vieille et laide !
Air : Bonheur du retour. (P. Henrion.)
Mais voyez donc, mon Dieu, comme il s'expose,
Et puis monsieur, après ça, se plaindra...
Lui seul pourtant, lui seul en sera cause.
Je ne puis rien, non rien contre cela.
Pour le voir et pour le connaître
Moi, je fais tout ce que je peux ;
Pour le rêver tel qu'il doit être,
Je me recueille et je ferme les yeux;
Mais si j'allais me tromper de modèle,
Je risquerais, trahissant son espoir,
Sans le savoir,
Hélas! d'être infidèle.
D'être coupable, liélas ! sans le savoir.
Mais voyez donc, mon Dieu, etc.
D'où vient ce tumulte?... Serait-ce encore une
querelle?...
ACTE DEUXIÈME.
3^5
SCÈNE XI
FANNY, FABIEN, DARCY, AUBERTIN,
Un Officieh public, tous les invités, puis
LA MEILLERAIE.
l'officier Pir.Lic, entrant, à Aubertin.
Je suis facile"', monsieur, de venir ainsi troubler
votre fête; mais il faut que je remplisse mon
mandat.
AI BERTIN.
De quoi s'agit-il, mon Dieu?
l'officier PIBLIC.
Votre maison est entourée, personne ne peut
sortir.
AUBERTIN.
Une descente de justice!... chez moi!
l'officier plelic.
L'on est averti qu'ici... sur une... ou plusieurs
personnes de votre société se trouvent en ce mo-
ment les preuves d'un complot.
aubertin et les invités.
Grand Dieu!
l'officier public
Et d'après mes instructions, je dois procéder...
DARCY, à part.
Diable! le portrait de Zéphirine... an bain...
que j'ai là... (Haut.) L'ordre ne peut me concer-
ner... je me nomme Darcy. (A mi-voix.) C'est moi
qui...
l'officier public
Je n"ai pas l'honneur de vous connaître, mon-
sieur... et, si vous le voulez bien, c'est par vous...
DARCY.
Je n'ai sur moi que... ce médaillon... (II le tire
de sa poche.)
FABIEN, à. lui-même.
Ah! la silhouette de sa danseuse! parfait! Voilà
le moyen que nous cherchions!
DARCY.
Je ne pense pas... (Il veut le remettre dans sa
poche.)
FABIEN, vivement.
Au contraire! c'est une image prohibée, j'en
suis sur... Il faut qu'il la montre. (Il lui arrache le
médaillon et le fait voir à l'officier et à Aubertin.)
AUBERTIN.
Que vois-jc?
FA ni EN, à Darcy, bas.
Le tour est fait. Touchez là, mon cher, vous
n'aurez pas ma fille.
l'officier pur Lie, rendant le médaillon i Darcy.
Pardon, monsieur, mais mon devoir...
DARCY, fiirieui:.
Continuez-le donc... (L'officier passe aui autres per-
sonnes.)
LA M Kl i.Li:n AI F, écartant la foule ponr parvenir
jusqu'à Aubertin.
Pardon, mon cher Aubcriin, je viens de nio pré-
senter pour sortir, mais nu m'a refusé le passage.
Si c'est vous qui avez donné dos ordres pour
III.
qu'aucun de vos convives ne vous échappe, veuillez,
je vous prie, faire une exception on ma faveur...
Vous le savez, je me retire toujours de bonne
heure.
DARCY, à la Moiileraie.
Doucement! doucement! mon cher, j'ai supporté
le camouflet, vous subirez la petite mystification.
LA MEILLERAIE.
Que signifie?...
FA ni EN.
Rien, rien... une simple formalité... il s'asit
seulement de faire voir ce que vous avez sur vous.
LA MEILLERAIE, à part.
Ciel!...
FABIEN, bas.
Darcy est furieux, parce qu'il a été obligé
d'exhiber Zéphirine. Tout va bien... Fanny est
sauvée...
LA MEILLERAIE, à part.
Et moi, je suis perdu!
l'officier PUBLIC
Souffrez, monsieur...
LA MEILLERAIE, vivemcnt.
Arrêtez!... je désire... je demande en gràro...
que M. Aubertin seul...
AUBERTIN, étonné.
Qu'entends-je?... (Surprise générale.)
DARCY, triomphant.
Je savais bien qu'il y avait du louche...
FABIEN, stupéfait.
Voilà qui est un peu fort, par exemple!
DARCY.
Du moins, je ne serai pas le seul mystifié...
l'officier purlic.
Pardonnez... puisque monsieur a une révélation
à faire, il est juste... (Il fait signe, tout le mondo se
relire.)
FANNY, à part.
Oh ! il faut que je sache... (Elle se cache.)
SCÈNE XII.
LA MEILLERAIE, AURERTIX, FAWY,
cachée, L' Officier purlic
L\ MEILLERAIE, à lui-nii'me.
Et être forcé de révéler... Oh! mon Dieu!... je
ne sais si j'en aurai le courage...
AURERTix, de mime, l'examinant.
Eh bien! il reste là... immobile!...
FAN NV, cachée.
Que vais-je apprendre?...
AURERTIN, ;\ part.
Je tremble malgré moi...
LA MKii.LERAiE, (jui, pendant ces ap.irlé, .■» rhorrlié
.'i se donner ilu cotnape, s'avanr.inl enfln vers Au-
liiTlin.
Monsieur Aiilierlin... oh! jamni>»... je ii">''pronv.ii
une confusion aussi grande... nu «iiiharras aussi
cruel... qu'en ce nioiiieiit...
3/iG
LE CHEVAL I EU DE SAINT-LOUIS.
Al BEiiTiN, inquiet.
De griirc,., expliquez-vous!...
LA MEILLKRAIE.
Hélas! il le faut bien... Oui, quoi qu'il puisse
m'en coûter... je dois... ce secret, que j'ai pris
tant de soin à cacher... pour lequel j'ai tant souf-
fert!... je vais vous le dire... à vous seul... car
bien qu'il ne touche en rii^n i\ l'intérêt public...
(Se tournant vers l'oflifior public.) je regarde ici mon-
sieur comme un confesseur. (Signe affirmaiif Je
l'officier public.)
FA NNY, cachée.
Ciel! si j'allais ne plus l'estimer!...
AUBERTIN.
Enfin, cpi'avez-vous donc fait?...
LA MEILLERAIE.
Vous avez vu mon trouble... ma frayeur... ah!
ils étaient bien naturels!... c'est que je craignais
qu'on ne découvrit sur moi...
A u B E n T 1 N , l'interrompant vivement.
La preuve... de ce dont vous vous êtes défondu
tantôt avec tant de chaleur?
LA MEILLERAIE.
Qu'osez-vous penser?... Non, monsieur, non!
jamais, pour quelque cause, pour quelque opinion
que ce soit, je ne porterai les armes contre la
France ! contre cette France que je n'ai jamais
voulu abandonner, à laquelle j'ai tout sacrifié... ma
position, ma fortune.
A^JIîERTI^'.
Votre fortune!... Comment avez-vous pu alors
donner hier à ce jeune homme que vous ne con-
naissiez pas, une somme de dix mille francs?...
LA MEILLERAIE.
Vous vous trompez, monsieur Aubertin... je no
lui ai rien donné...
AL lîERÏIN.
Comment! rien!... quand, de mes propres yeux,
j'ai vu...
LA MEILLERAIE.
Écoutez... Il y a trois ans, dépossédé déjà do
tous mes biens, rentrant dans ma mansarde froide
et à peine meublée, j'y trouvai un notaire avec un
testament et une somme de dix mille francs. Un
vieil ami, mort h l'étranger, me faisait héritier du
peu qui lui restait. Jamais fortune n'était venue,
certes, plus à propos! et déjà je bâtissais mille
châteaux en Espagne, quand je me souvins que cet
ami avait une sœur qu'une mésalliance avait
brouillée avec toute sa famille.
AUBERTIN.
Qu'entends-je?...
LA MEILLERAIE.
Aussitôt cet héritage ne fut plus considéré par
moi que comme un dépôt. Renfermé soigneuse-
ment dans un de mes tiroirs, je n'y ai plus jeté les
yeux que pour m'assurer que ce petit trésor était
toujours là, prêt à être rendu à son légitime pos-
sesseur.
AIRERTIN.
Mon digne ami !
I.\ M flLLER Ml'..
Mais malgi'é toutes mes recherches pour le dé-
couvrir, ce n'est qu'hier, en votre présence, que
j'ai reconnu dans Fabien le lilsde colle à qui cette
fortune appartient.
AlBERTIN'.
Et j'ai pu le soupçonner... Mais alors, pourquoi
donc cet effroi?...
LA MEILLERAIE.
Pourquoi?... Vous allez... rontendrc... j'ai pro-
mis de vous le dire... et après...
AUBERTIN.
Vous me faites peur!...
FANNY, cachée.
Oh! moi... maintenant...
LA MEILLERAIE.
Après... si vous détournez les yeux... si vous
me méprisez... dites-vous bien que, pour lui seul,
le chevalier de la Meilleraie... Oh! non, monsieur,
je serais mort plutôt... mais ce malheureux enfant
que vous avez vu hier... il n'a que moi pour sou-
tien... je me suis chargé de l'élever... de le nour-
rir... Eh bien! tout à l'heure, quand mademoiselle
Fanny a fait une quête en faveur d'un pauvre
blessé... quand sa main généreuse s'est dirigée
vers moi... oui, j'ai éprouvé tous les supplices de
l'enfer!... car, cette misérable pièce de monnaie...
offerte... avec tant de honte... reçue... avec tant
de mépris!... Eh bien!... c'était ma dernière
ressource... c'était pour deux jours encore... la
vie du pauvre enfant... et la mienne...
ALBERTIN.
Qu'entends-je!...
FA>'.\Y, cachée.
Oh ! mon Dieu !
LA MEILLERAIE.
J'aurais dû refuser... fuir... plutôt... Le ciel
m'est témoin que j'en ai eu la pensée!... mais...
Air :
On aurait pu croire à ma cruauté,
Jl m'eût fallu supporter cet outrage,
Ou bien tout haut dire la vérité...
Je l'avouerai, je n'eus pas ce courage;
Mais je songeais au lendemain,
Quand j'unissais mon offrande à la vôtre;
A mon enfant, pour assurer du pain...
(Tirant un petit pain de sa poche.)
J'osai, monsieur, oui, donner... d'une main...
Ce que je reprenais de l'autre...
FANNY, cachée.
Oh! je comprends tout maintenant...
LA MEILLERAIE.
Ilélas! voilà tout ce que j'avais sur moi, qui pût
me compromettre... (A l'officier public) Oh! vous
pouvez voir.
ACTE DEUXIÈME.
om
L OFFICIEn PUBLIC.
Il sufTit, monsieur, il suffit. D'après ce que je
viens d'entendre et la perquisition effectuée chez
vous pendant votre abscence, je vois que je n'ai
plus rien à faire ici; et je me retire, en vous
priant d'accepter mes regrets et l'assurance que
le rapport qui vous dénonçait n'aura aucune
suite... (Il salue et sort.)
AUBEFVTIN', émii, à la Meilleraie.
Une pareille extrémité!... et vous n'êtes pas
venu à moi, qui dois tout à votre famille!... Mais
alors, vous m'avez donc pris pour un ingrat.
Air :
Oh ! non, monsieur, vous ne l'avez pas cru,
Et votre cœur me rend plus de justice...
Oui, je comprends, vous n'avez pas voulu,
Dans votre orgueil, me devoir un service.
Mais dussioz-vous en mourir de chagrin.
Dès aujourd'hui, ma fortune est la vôtre.
Rien ne pourra changer un tel dessein,
Car je ne fais que rendre d'une main
Tout ce que j'ai reçu de l'autre.
LA MEILEBAIE.
Mon ami, je n'ai jamais douté de vous, mais...
ALBERTIX.
Oli ! vous accepterez... vous aurez beau dire...
FANNY, cachée.
Je l'j' ferai bien consentir...
AUBERTIN.
Mais il faut que je voie ces messieurs... que je
dissipe les soupçons que cet entretien a pu faire
naître dans leur esprit, et surtout que je confonde
M. Darcy... Venez, venez...
FAN>!Y, paraissant.
Pardon, mon père...
LA MEILLERAIE.
Fanny!
FA\NY.
Moi aussi... je voudrais avoir un .entretien avec
monsieur...
AtiBEnTI\.
Toi! mon enfant!... oui, oui... cause avec lui...
gronde-le bien fort, car c'est un ingrat (|ui ne nous
a jamais aimés... qui mériterait... Je reviens... je
reviens...
SCÈNE XI II.
FANNY, LA MEILLERAIE.
FANNY.
Pardon, monsieur... de vous avoirretiMiu ainsi...
mais j'avais besoin de cédera ma conscience... qui
n'est pas tranquille... car, ce matin... je vous ai
fait un mensonge...
LA M F IL LE II AIE.
Vous, Fanny!...
FANNY.
Oui, monsieur... et malgré la honte que j'éprouve,
j'aime mieux tout vous avouer... Ces lettres...
vous savez... je vous ai fait croire qu'elles étaient
brûlées...
L A ^1 1. 1 L L E 11 A I E.
Eh bien'?
FANNY.
Les voilà !...
LA MEILLERAIE.
Comment!...
FANNY.
Je n'ai pu me résoudre à les détruire, car je
sens qu'elles sont nécessaires h. mon bonheur...
maintenant surtout que je crois à la sincérité des
sentiments qu'elles expriment.
LA MEILLERAIE.
Et qui peut donc vous avoir donné une certi-
tude que ce matin vous n'aviez pas'*...
FANN Y.
Ah!... c'est que... depuis ce matin... j'ai ré-
fléchi... j'ai cherché à deviner... à découvrir...
celui qui les avait écrites...
LA MEILLERAIE, avcc inquiétude.
Mais vous n'avez pas réussi...
FANNY.
Au contraire... oui, oui... j'y suis parvenue...
LA MEILLERAIE.
Ah ! vous croyez...
FANNY.
Je l'ai vu... ici... souvent. Depuis que j'existe,
il n'a pas cessé un seul jour de me donner une
preuve de sa bonté, de son dévouement.
LA MEILLERAIE, à part.
Que dit-elle donc?...
FANNY.
C'est mon ami... mon maître... le compagnon
de tous mes jeux, do toutes mes joies de jeune
fille...
LA MEILLERAIE, à part.
Ah! mon Dieu!... est-ce qu'elle penserait?...
FANNY.
C'est le meilleur, le plus généreux des hommes,
le seul enfin que je voudrais |)our époux.
LA MEILLERAIE, stupéfait.
Pour époux!...
FANNY, continuant.
Aui : Mon Dieu, pour un vieillm-d. (Démon de la nuii.)
Mais je suis bien embarra.ss6o.
N'est-ce pas lui, dite.s-le-moi,
Qui doit deviner ma pensée ?
C'est assez facile, jo croi.
Oui, c'est à lui do me comprondro ;
Daignez oncor nio consoillur,
Dites-moi comme il faut s'y prendre
Afin de lo faire parler.
LA MEILLERAIE.
Qu'entcnds-jt!?... quoi! I;"!, bien vrai'.'... Mlu^
vous imaginez que c'est moi... qui".'...
FANNY.
Ce matin... sur votre lahic... j'ai roronnu ré.ri-
lurc...
I. \ Mil t II I. MF.
Et vous voulez in'é|)ous(>r'.'
3/i8
LK CHEVALIER DE SAINT-LOUIS.
K \\.\ Y.
C'est mon seul désir.
i, A M Eli.LiiiiAl i:, à part.
Ah! mon Dieu, pauvre peliie!... quelle idée lui
est venue là!... (ll:iui.) Mais, ma chère enfant, vous
n'y pensez pas... rélléchisscz donc... regardez
donc... mais c'est un vieillard que vous avez de-
vant vous, qui a bien déployé jadis quehiue grâce;
mais... au mariage de la dauphinc... qui a bien
montré quelque esprit, mais à l'époque où M. de
Voltaire eu avait... plus que tout le monde...
F A .\ \ V.
Eh! qu'importe, si vous me plaisez comme vous
êtes... si vous seul pouvez me rendre heureuse.
LA MKIl. L EHAIK.
Heureuse!... heureuse!... ça vous plait à dire...
mais combien de temps?... quelques années en-
core, peut-être, et puis après... il faudra bien que
je m'en aille, que je vous laisse... toujours jcuuu!
toujours belle, vous!
lA.W V.
Oui, mais il me restera xotrc souvenir...
LA iMEILLEr.AIE.
Pauvre enfant! vous serez bien avancée avec...
mon souvenir!
FANNY.
Ah! ne me refusez pas...
L A M i; 1 1. L E R A I E.
Allons, vous verrez que c'est à soixante ans que
j'aurai fait ma seule et véritable conquête.
« IA.\.\Y.
Je sens que je ne pourrai jamais aimer que l'au-
teur de ces lettres dont les sentiments m'ont
charmée.
LA MEILLEUAIE.
L'auteur de ces lettres! Attendez donc... nous
sommes tous sauvés! Ces lettres... c'est hier, moi
qui les ai écrites... mais si c'était un autre qui les
eût pensées?...
FANNY.
Comment?...
LA .MEILLEUAIE.
Oui, si c'était un autre qui eût dans le cœur tous
les sentiments qu'elles expriment?...
FANNY.
Un autre!
LA MEILLERAIE.
Non, non, pas un autre... Moi, toujours moi!...
si vous voulez : mais moi plus jeune, moi avec de
beaux cheveux noirs, de jolies petites mousta-
ches, moi enfin... avec bien plus d'amour... et
trente ans do moins!... n'accepteriez -vous pas
l'échange?...
FA.\i\Y.
Quelqu'un que je ne connais pas... que je n'ai
jamais vu...
L A M E I L L E RAIE.
Et s'il vous avait vue, lui?... Si, forcé de s'éloi-
gner, il y a un an...
FA\\Y, à clli^-inèmc
Il y a un an?...
LA MEILLERAIE.
Il vous aimait assez pour rentrer en France... où
sa tête est proscrite!... si pour vous voir seule-
ment... il s'exposait h la mort?...
FAX.\ Y.
Que dites-vous?...
LA MEILLERAIE.
La vérité... Il est ici... à Paris... dans un instant
il va venir... et quand on aimoncera M. Vcrneuil,
regardez bien... ce sera lui!... le manjuis d'Escli-
gny, mon Arthur, celui dont je vous ai parlé si
souvent...
FAN\ Y.
Quoi!... pour moi!... il braverait...
LA MEILLERAIE.
Ilésiterez-vous encore?...
iA.\.\Y, à part.
Oh! si j'étais bien sûre... (Haut.) Mais mon-
sieur...
LA MEILLERAIE.
Non, non... c'est impossible... vous ne me ferez
pas ce chagrin... C'est que je l'aime tant! vous et
lui, voyez-vous, vous êtes tout mon bonheur en ce
monde... c'est le fils de mon affection, comme
vous la fille de ma tendresse!... Vous ne vou-
drez pas séparer ce que mon cœur a réuni... vous
ne voudrez pas changer en deuil la joie d'un re-
tour déjà si rempli de dangers... car, si vous le
refusez, je le connais, voyez-vous... nous sommes
capables... d'en mourir... tous les deux.
FANNY.
Mourir!... oh! qu'il vienne! qu'il vienne, je
l'aimerai... je tâcherai, du moins, et, s'il vous
ressemble... eh bien!... je crois que cela ne me
sera pas difficile...
LA MEILLERAIE, transporté.
Chère petite!
FANNY.
Mais à une condition... c'est que vous ne quit-
terez plus vos enfants... que leur fortune sera la
vôtre...
LA MEILLERAIE.
Ah ! petite rusée!... je comprends maintenant
pourquoi vous... m'adoriez tout à Thcure... n'im-
porte... j'accepte...
FANNY.
Ah!
LA MEILLERAIE.
Mais à une condition aussi... c'est que, de votre
côté, vous accepterez tout ce que je possède... mes
quatre-cent-quarante-huit livres de rentes.
1A\\ Y.
Ah! tout ce que vous voudrez!..,
LA MEILLERAIE, à lui-même.
Comme cela, du moins, je ne serai pas à leur
charge.
ACTE DEUXIÈME.
3/»9
FA!\NY, COUtilUKint.
Sans oublier ce ciier enfant que vous avez re-
cueilli...
LA MEILLERAIE.
Lolo!... ah! c'est une bonne pensée ((uc vous
avez là... Mais voici votre père, il faut tiue je lui
dise... il faut qu'il sache...
SCÈiNE XIV.
Les Mêmes, Al'BERTIN, FABIEN,
tous les invités.
LA MEILLEUAIE.
Mon cher Aubertin... vous me voyez ravi...
transporté!... j'ai trouvé uu mari pour votre fille...
jeune... charmant...
FABIEN, à part.
Tiens! on dirait que c'est moi...
LA M El LL EU AIE, Continuant.
Immensément riche...
FABIEN, de luôiue.
Ah! ce n'est plus moi.
LA MEILLEUAIE.
Plein de nobles et brillantes qualités, et qui
rendra Fanny la plus heureuse des femmes... si
vous voulez.
AUnERTIN,
Si je le veux! n'est-ce pas le plus cher do mes
désirs?... n'ai-je pas toujours laissé Fanny maî-
tresse de son son?
LA M EU. LE HAIE, écoutailt.
Silence!... une voiture est entrée dans la cour...
Si c'était...
albeuti.n.
M'expliquerez-vous?...
LA MEILLEBAIE, Je môme.
On est descendu... on monte l'escalier...
FA.NNY, à elle-même.
Je tremble!...
UN DOMESTIQUE, annonçant.
M. Verneuil!
FABIEN.
Mon libérateur !
LA MEILLEBAIE.
Arthur! (Il court au fond. Un jeune homme parail
et se jette dans ses bras.)
FANNY, restée sur le devant.
Ah!... c'est lui I...
LA MEILLEBAIE.
Mon fils!...
FIN DU (JIIL; V A LlliU 1) li S A I N T - L O U I S.
JEUNESSE OISIVE
COMÉDIE EN CINQ ACTES, EN PROSE
18C0
PERSONNAGES.
MAURICE DE MARSANNE.
LE MARQUIS D'ANGENNES, son oncle.
HENRI DE VERNAC, son ami.
FRANCIS AMRER, peintre.
PIERRE AMBER, négociant, son frère.
MADAME SIÉBER, leur tante.
LOUISE, sa fille.
ISAURE MOINTI, sa parente éloignée.
BAPTISTE, valet de Maurice.
La scène est à Paris, de nos jours.
I
JEUNESSE OISIVE
ACTE PREMIER.
Au bois de Boulogne, des chaises sous les arbres.
SCENE ].
HENRI, FRANCIS.
HENRI, entrant, suivi de Francis.
Quel plaisir de se revoir, quand on a 6t6 élev<''
ensemble, au collège ! Aujourd'hui, j'ai eu du bon-
heur... à peine entré au bois de Boulogne de-
puis un quart d'heure, tu es le quatrième cama-
rade que je rencontre.
FRANCIS.
On a dit souvent que des amis, fussent-ils dis-
persés dans les quatre parties du monde, étaient
toujours certains de se retrouver sous les galeries
du Palais-Royal; on ajoutci'a désormais : ou au
bois de Boulogne, près du lac.
HEXRI.
Ce cher Francis! Je sais que tu t'es lancé dans la
peinture... j'ai vu ton nom cité plusieurs fois avec
éloge dans les revues et les journaux. Et ton frère
Pierre, que fait-il?
FRANCIS.
Lui? il s'occupe de commerce.
HENRI.
A merveille', calme, raisonnable, appliqué, il
doit réussir. Je vois que chacun a choisi suivant
son caractère.
FRANCIS.
Pour toi, mon cJier de Vernac, je ne te deman-
derai pas quelle est ton occupation ; riche, avec un
beau nom, tu fais ce que tu veux... c'est lu plus
agréable de toutes.
HENRI.
Oh 1 tu te trompes beaucoup... Quel triste lot tu
m'assignerais là ! Je ne suis pas forcé de travailler,
c'est vrai ; mais, par goût, il faut que je m'occupe,
que j'aie une tâche, deux tâches à remplir. Ainsi,
outre les affaires du consulat de Livourne, dont
j'étais chancelier, je me suis mis à étudier les
mœurs et l'histoire du pajs ; j'ai môme écrit un
livre là-dessus.
F RANCIS.
Bravo! mon cher. Alors, la France comptera
bientôt un écrivain de plus. (Ileganlaut au loin.)
Quant à ces brillants messieurs qui descendent de
cheval avec des amazones... ou de calùclio avec
des dames aux toilettes... exagérées, inutile de
III.
chercher quelle est leur occupation... Ils n'en ont
qu'une : le plaisir.
HENRI.
A moins que ce ne soit l'ennui.
FRANCIS.
Tu crois?... (Regardant.) Mais il faut que ie te
quitte... j'aperçois là-bas quelqu'un...
HENRI.
A qui tu as affaire ?
FRANCIS.
A qui je voudrais avoir alTaire.
HENRI.
Un artiste?
FRANCIS.
Oui... dans son genre... (Avec mystère.) an artiste
en beauté... c'est une dame.
HENRI.
Ah!... alors, excuse ma curiosité indiscrète...
Peut-on te voir à ton atelier?
Iran CI s.
Quelquefois... viens toujours... Seras-tu au dîner
des anciens élèves?
HENRI.
Assurément.
FRANCIS.
Alors, à bientôt. (Il sort.)
HENRI.
Mais qui vient ià-bas?... Maurice deMarsanne!
Décidément, je suis heureux... car, cotte fois, c'est
mieux encore qu'un camarade, c'est un ami!...
SCfeNE II.
HENRI, MAURICE.
(Maurice entre, la tète baissée, et va travorsor It»
thédlre.)
HKNiii, lui barrant le passage.
Halte-là!
MAI RICP, levant la t'tc.
Tiens, c'est toi! Henri! num ami.
H ENR I.
Oui, ton ami, à ipii lu n'as pas écrit iiiif seule
fuis!
M A l R I C E.
Ah! pardonne. Tu m'as écrit, toi! Ui loltre m'a
fait du bien... elle m'a forcé do croire encore h
quelque ciiose... ?i l'amitié! (Il lui serre ifs miin».)
35/,
JKUNESSK OISIVE.
Mais que vciix-tii? ma vit- est si misérable... si
aijsorbi'c...
H IMU.
Par tos nombreuses... distractions? Tu étudies
les belles dames du grand monde... et antres...
in'a-t-on dit.
MAURICK, avec lin soupir.
Ab! si ce n'était que cela!
KKNUI.
Que cela!... la cour aux dames!... tu t'adresses
h ce qu'il y a de plus divers, de plus insaisissable
dans le caractère, de plus impérieux, de plus insa-
tiable dans le désir, de plus subtil, de plus ambi-
tieux dans la pensée! liais, mon cber Maurice, il
faudrait ûtre capable des travaux... d'Hercule pour
y suffire, et encore!... Certes, tu dois être l'un des
liomnics les plus occupés de France.... et de Na-
varre !
MAURICE.
Je ne fais pas la cour aux dames... comme tu dis.
IIF.NRI.
Tu es fixé?... une passion?...
MAURICE.
Eb bien! oui... une passion... un remords... une
torture!... Ab ! Henri!...
II EX RI, avec intérêt.
Qu'as-tu donc? que t'est-il arrivé?
MAURICE.
Tiens... je te dirai tout... cela me soulagera.
HENRI.
Parle vite. (Ils s'asseyent.)
MAURICE.
Quel malbeur, Henri, d'étré libre dès l'âge de
seize ans ! de n'avoir d'autre règle que ses caprices,
d'autre soin que celui de ses plaisirs! J'avais bien
encore ma mère; mais tremblant pour une santé
qu'elle croyait délicate, elle n'osait m'imposer au-
cune règle, me contraindre à aucun travail... Plus
tard, pourvu qu'elle me vît rentrer, le sourire sur
les lèvres, elle n'en demandait pas davantage; et,
quand un jour, elle ouvrit les yeux, il n'était plus
temps! on ne s'arrête pas sur cette pente rapide où
toutes les jouissances sont si vite épuisées! Aussi,
au bout de quelques années, j'avais pris la vie en
un tel dégoût, que si, vingt fois, je ne me suis pas
tué... c'est que j'étais déjà mort! oh! oui, bien
mort!
HENRI.
Pauvre Maurice!
M A U 1! 1 c F..
Tu ne connais pas, toi! tu ne connaîtras jamais
ce que c'est que de n'avoir rien à faire... bien
plus!... de n"ètre capable de rien faire! de se
sentir inutile à. tous et nuisible à soi-même, d'avoir
la conscience de son néant et de son impuissance
d'en sortir. Ah! Henri, si Dante avait connu cotte
torture, il l'aurait mise au premier rang des sup-
plices de son enfer!
II i;nri.
Tu as raison, cela doit être horrible!
M AU RI CE.
J.e dernier des ouvriers est moins h plaindre que
moi! 11 sait comment occuper ses journées, lui!
s'il ressent quelque défaillance, l'inflexible néces-
sité lui cric aussitôt: Travaille!... S'il éprouve un
désir, la plus humble des fantaisies, il fautqu'il la
paye par un surcroît de labeurs. La fatigue du corps
engourdit son âme et lui procure pour récompense
un rejios qu'il goûte avec délices! tandisquc 0ioi...
j'en suis réiiuit à envier le sort de ce pauvre
déshérité... Oui, plus de cent fois, en passant de-
vant un atelier de travail, je me suis senti pris
d'une envie presque invincible d'y entrer et de de-
mander au patron un petit coin obscur où je pour-
rais a])prendre son état; mais déjà je n'étais plus
capable de m'élever à l'honneur d'un travail..,
même manuel... Oh! oui, à l'honneur!... Gagner
sa vie! gagner celle d'une femme, d'un enfant! on
ne sait pas assez combien de vertus sont renfer-
mées dans ces humbles paroles, dans cette action
si vulgaire en apparence, et si sainte en réalité!
HENRI.
Bon Maurice! comment se fait-il qu'avec de
pareils instincts...
MAURICE, continuant.
Ma mère m'ordonna de partir, de voyager...
Pauvre mère! elle espérait, en m'imposant ce
cluingement d'existence... J'obéis, et, pensant à
toi, je me dirigeai vers Livourne.
Il E .\ R I.
A quelle époque?
MAURICE.
Il y a à peu près deux ans.
HENRI.
Je venais de partir pour Anconc.
M AU RICE.
Triste de ne t'avoir pas retrouvé, j'allais me
remettre en route, lorsque mes yeux s'arrêtèrent
siu- une femme... Ah ! mon ami, il me sembla que
jusqu'à ce jour j'avais vécu seul au monde... mon
cœur et ma tète se réveillèrent en même temps...
Au milieu de ma jeunesse oisive, perdue, épuisée
dans les plaisirs, cette femme m'apparut comme
un immense bienfait... Je venais de comprendre
que je n'avais pas encore aimé. Henri, si tu savais
comme en elle tout séduit ! Elle ne marche pas
comme une autre. Ses cheveux ont des reflets qui
n'appartiennent qu'à eux. Rien que le son de sa
voix vous ravit comme une musique délicieuse...
Enfin, qui l'a vue veut la revoir! <iui l'a possédée
en est possédé pour toujours!
H E N R I.
Son nom, son nom! je dois la connaître.
MAURICE.
Isaure Monti.
H E \ R I.
Isaure Monti! une Française déguisée en Ita-
lienne, à l'aide de ses beaux cheveux noirs? Pauvre
j Maurice, tu t'es cru sauvé... tu venais de rencon-
ACTE PREMIEH.
355
frer ton mauvais gi'*nie!... Sais-tu bien co que
c'est que cette femme?
:vr A i r. i c k.
Eli ! mon ami, je sais tout ce que tu vas me
dire! Je sais que, sous les dehors les plus sédui-
sants, elle cache les plus détestables passions! Jo
sais la vie qu'elle a menée, celle qu'elle mènera
encore, et je l'aime!... je l'aime, entends-tu? Ses
duretés, ses insolences, ses trahisons nK'^me me
sont précieuses... Elles m'arrachent à la torpeur,
à l'anéantissement de mes jours passés; et je m'at-
tache à cet amour honteux, comme le malheureux
qui roule dans l'abîme s'accroche à la ronce qui lui
déchire les mains. Les supplices qu'elle me fait
endurer, je les bénis, car c'est par eux que je me
sens vivre. Enfin, tu ne pourras jamais le croire,
je suis jaloux de cette femme! jaloux!... avec des
soupçons toujours renaissants et toujours jus-
tifiés !
HENRI.
Ainsi, tu eu es là!... tu ne te dis pas : Je pense,
donc j'existe; mais: Je souffre, donc je ne suis pas
mort!... Et tu n'as pas même songé à rompre?
MAURICE.
Rompre!... Et que dcviendrais-je, si cet hor-
rible malheur venait à me manquer? qui donc,
môme pour un instant, chasserait l'ennui qui me
ronfie, parviendrait à soulever de mes épauh's le
mant(\ui de plomb de l'oisiveté?
II EX m.
Oui, ta chaîne n'est pas encore assez lourde...
)1 est donc bien vrai qu'à de certaines maladies le
seul remède est le poison ! Tu n'iras pas au moins
jusqu'à épouser cette femme?
MAURICE.
Je l'ai juré à ma mère.
II F. .\ RI.
Ah ! tu me soulages.
MAURICE.
Mais je lui ai juré aussi... à elle... cela seul ex-
cepté, de ne jamais rien lui refuser.
HENRI.
Rien!.., mais tu arriveras à ta ruine!
MAURICE.
J'y suis arrivé... ou à peu près.
HENRI.
Et quand elle sera complète?...
MAURICE.
J'aimerai encore cette femme.
HENRI.
Jolie ressource!...
M A U R I c E.
Tu vois bien que je n'en ai pas d'autres. (Regar-
dant sa Mioniifl.) Mais il faut que je t(! quitte... un
rendez-vous....
HENRI.
Avec madame Isaurc Monti?... Va, va, mou
pauvre ami... encore un peu decigur, puisque; lu
en as besoin... mais nous nous reverrons bientôt?...
MAI RICK, s'eloi?nant.
Quand tu voudras.
HENRI, seul.
Pauvre garçon!., oui, oui, je le reverrai... et
peut-être... ^Voyant in.idjmc Sicber et Looise qui en-
trent en scène.) Oh! la charmante jeune fille!...
Qu'est-ce que je dis donc? je m'y laisse prendre
aussi?... il n'y a pas de charmantes jeunes filles.
(Il snri.)
scî:ne m.
MADAME SIÉBKR, EGLISE.
MADAME SIKBER.
Par ici, par ici, mon enfant. (S'asscyant.) \A, je
crois que nous serons mieux dans cette allée.
LOUISE, s'asspyant près d'elle.
Pourquoi donc, maman? il me semble qu'elle»
se ressemblent toutes.
MADAME SI ÈRE n.
Non pas, non pas, celle-ci a plus d'ombre...
(A part.) et nous n(! serons plus aussi près de ma-
demoiselle Monti qui, depuis quelque temps, a
l'air de chercher à se rapprocher de nous.
LOUISE.
Maman, as-tu remarqué cette dame qui était en
face de nous, tout à l'heure? Comme elle est
jolie!...
MADAME SIÉBER.
Je n'aime pas sa physionomie. Je no pourrais
jamais devenir l'amie. .. de cette figure-là.
LOUISE.
Pourquoi doue? Ses yeux sont si doux!
MADAME SIliUER.
Ils sont faux!
LOUISE.
Les messieurs ne sont pas de ton avis... Ils se
retournent tous pour la regarder... On ne regarde
que ce qui plaît, et moi, j'ai fait comme eux.
MADAME SIKIIER.
Est-ce que Francis, ton cousin, ne devait pxs
venir nous retrouver ici?
LOUISE.
Si, maman, à trois heures.
MADAME SIÉBER.
Eh bien! il est en ri'tard.
i.ntiSE.
Pas de beaucoup... elles viennent de sonner...
Mais tiens, justement, je l'aperçois... On dirait
qu'il marche plus Iniiemenl en passant devant
cette dame, alin de mieux la voir.
M ADAM K SI KRKR.
Jolie ocriiiialion!
LOU ISF.
Écoute doiir, nn pi-iiilro! jn le conçois... On no
lenconlrc pas tous les jours un si Im'uii modèle.
M Al) ASIE SIÉIIKR, avrO lMUII<'iir.
Et moi. je ne le conçois pas! beau modèle! Il
me sembliî qu'il eu a un, en ci* monienl, qui de-
vrait l'cmpècher de regarder les autres.
356
JEUNESSE OISIVE.
LOUISE.
Est-ce parce qu'il se sert de moi pour peindro
une t<^tc de vierge que tu dis cela".' J'osi)èn>, bien
qu'il m'embellira... et l)e;uicoup. S'il veut faire un
clK'l'-d'œuvre, il faut qu'il cherclie chez d'autres
toutes les perfections qui mç manquent, comnK!
fit le sculpteur grec.
MADAME SIÉBER.
Ainsi, cela ne te fait rien qu'il regarde cette
dame?
1,01 I SE.
Mais non, maman.
MADAME SIÉIÎEn.
Eh bien! moi, ça m'est odieux, ça m'indigne!
LOUISE.
Allons, allons, petite mère, ne sois donc pas
méchante comme cela... on croirait que tu eu veux
à cette dame...
MADAME SiÉiiER, embarrassée.
Moi!
LOUISE.
Je sais bien que cela ne peut être... puisque tu
ne la connais pas... Mais voilà Pierre sur lequel
nous ne comptions pas...
MADAME SIÉBEK.
Et qui nous a trouvées tout de suite, lui! il ne
fait pas comme son frère, qui s'arrête à tous les
buissons...
LOUISE.
"De roses, ma mère!
SCÈNE IV.
Les Mêmes, PIERRE.
r lEKIlE.
Bonjour, ma tante ; bonjour, petite cousine.
MADAME SIÉBER, à Pierre.
Par quel miracle, toi qui travailles môme le di-
manche?...
PIERRE.
Francis est passé h la maison, il m'a dit qu'il
allait vous rejoindre au Bois, et, ma foi, quand il
a été parti, je me suis donné congé.
MADAME SIÉBER.
Tu as bien fait, tu te rendrais malade si tu ne
te reposais pas un peu.
PIERRE.
Oh! que non, nia tante! le travail, c'est ma
santé! Mais aujourd'hui, au milieu de mes chiffres,
je ne voyais plus sur mon papier que vous et ma
cousine... ses tresses blondes me faisaient pai)il-
loter les yeux... et je suis venu.
MADAME SIÉBER.
Avant ton frère, quoique parti après.
PIERRE.
C'est que j'ai pris le plus court; mais le voilà.
SCÈNK V.
Les Mêmes, FRANCIS, phis tard ISAURE.
FRANCIS.
OÙ vous cachez-vous donc, ma tante? Voilà une
heure au moins que je vous cherche!
M A dame SIÉBER.
Il me semble pourtant que je suis visible.
FRANCIS.
C'est vrai, ma tante, j'aurais dû vous recon-
naître à votre panache blanc.
madame SIÉBER.
Oui, monsieur; et vous n'en auriez que mieux
suivi le chemin de l'honneur.
FRANCIS, à part.
Diable! est-ce qu'elle m'aurait vu regarder cette
dame? (Apercevant Pierre.) Tiens, voilà Pierre! Tu
lie m'avais pas dit...
PIERRE.
Que je viendrais? c'est que je ne me l'étais pas
dit à moi-même.
FRANCIS.
Bravo! toi, au Bois!... Tu te civilises.
PIERRE.
Que veux-tu ! il faut bien marcher avec son siècle.
FRANCIS.
Encore mieux, toi, gai!...
PIERRE.
Toujours, quand nous sommes réunis.
madame SIÉBER.
Pierre a raison... rien ne vaut les joies de
famille.
FRANCIS.
Certes! Eh bien, essayez de rendre cela en
peinture, et vous verrez quelle croûte! Il n'y a que
la Sainte Famille qui soit sortie victorieuse de
cette épreuve... Aussi, Louise, aime-nous... mais,
si tu veux continuer tes progrès, ne nous peins
jamais en famille!
MADAME SIÉBER, riaUt.
Fou que tu es!... Sais-tu, Pierre, que ta cousine
coninience à avoir un véritable talent?
PIERRE.
Cela ne m'étonne pas, ma tante. (A Francis.)
Frère, que tu es heureux, de pouvoir ainsi donner
des leçons à Louise!
FRANCIS.
Qui me font tant d'honneur, n'est-ce pas?...
(L'examinant.) Ah çà!... On dirait que tu en as pris
aussi, des leçons... Pas du même genre, par exem-
ple! Non; mais je te trouve tout changé... à ton
avantage. Tu te tiens mieux, tu es mis comme un
prince; enfin, tu as pris de la tournure.
PIERRE.
Oh! j'ai pris ton tailleur, voilà tout.
LOUISE.
Ce n'est rien encore, il apprend l'anglais.
FRANCIS.
Je devine... Il veut se faire comprendre de quel-
que belle insulaire !
ACTE PHEMIER.
357
LOUISE.
Mais il apprend aussi ritulien, l'espagnol.
FRANCIS.
Trois dames à la fois!
LOUISE.
Et il travaille à un traité sur le libre échange.
I r.ANCIS.
En vérité!... voilà un gaillard qui méfait l'effet
de viser à devenir ministre du commerce.
PIERRE.
Mon Dieu ! je vise tout simplement à étendre
les affaires de la maison.
F K A .\ C I s.
C'est égal, il y a quelque chose là dessous.
p I E n R E.
Certainement, il y a quelque chose... de l'ar-
gent d'abord... et puis... plus tard...
LOUISE.
Mais, mon bon Pierre, toi, déjà si occupé par
ton commerce, où trouves-tu du temps pour toutes
ces études?
PIERRE.
Oh ! il y a un moyen bien simple, petite cou-
sine, d'en avoir toujours assez...
L 0 i f s E.
Et lequel?...
PIERRE.
C'est de n'en jamais perdre!
FRANCIS.
Oh! oh! Pierre, voilà une parole digne d'un
sage... de n'importe quel pays!
PI ERRE.
A propos de sage, un mot, frère. (L'emmenant à
l'écart.) Francis, on ne te voit plus, tu ne travailles
plus!... prends garde, tu vas faire quelque sot-
tise!...
FRANCIS.
Comment, je ne travaille plus! on m'a présenté
hier à un grand seigneur d'aujourd'hui... un
riche banquier... qui m'a commandé pour plus
de... quarante mètres de peinture...
PIERRE.
Qui t'a présenté?... Une femme, j'en suis sur!
FRANCIS.
Que veux-tu, mon cher?... Il y a toujours un
souffle de femme dans le succès...
PIERRE.
Ou dans la chute.
FRANCIS.
Oh! J'ai la tO;te forte! (igure-toi que ce riclii;
banciuier, jaloux des peintures du Primatice à
Fontainebleau, veut que sa femme n'ait bientôt
plus rien à enviera Diane de Poitiers.
PIERRE.
Comment, c'est sa femme (|u'il veut faire poindre
en Diane?
FRANCIS.
Sa quasi femme! (Madame Sicber, pcndaul ce dia-
logue, a cauic lias avec sa fille. — Ici, Isauru entre en
scène.)
LOnSE.
Maman, tiens, voilà la jolie dame qui vient par
ici.
MADAME SIÉBER, à part.
Est-ce qu'elle oserait? flsaur.^ s'incUuecn regardant
madame Siéber et en s'asseyanl en face d'elle de Taulre
côté du théâtre.)
LOUISE, continuant.
Ah ! que c'est singulier! Elle te salue! je te jure
qu'elle t'a saluée! Tu la connais donc?...
MADAME SIÉBER.
Moi ! par exemple !... Quelqu'un. ..derrière nous,
sans doute.
FRANCIS, qui s'est rapproché de sa tante ainsi que
Pierre, à part.
Ou à côté... Quel bonheur! il n'y a pas à fii
douter, le salut est pour moi!... je n'ai plus qu'à
me faire présenter... Mais par qui?...
MADAME SIÉBER, à part.
Voyez un peu si elle cessera de braquer ses
regards sur nous!.. Ah! je n'y peux plus tenir...
(Se levant, haut.) Mes chers enfants, si nous faisions
un tour de promonade avant de retourner diuer
tous ensemble à la maison?
PIERRE.
C'est cela, tous ensemble, n'est-ce pas, frère?
FRANCIS, qui regarde Isaure.
Certainement... certainement...
MADAME SiÉBERj à Francis qui ne boujfb pas.
Voyous, Francis... Francis! cs-tu sourd?...
FRANCIS, sans l'écouter.
Oui, ma tante.
MADAME SIÉBER, étonnée.
Comment, oui?... Allons, donne donc le bras à
ta cousine... J'ai celui de Pierre. (Ils sortent de m
à deui.)
SCÈNK VI.
ISALllE, soûle.
L'impertinente! Elle n'a pas daigné seulement
me regarder!... parce que je n'ai pas voulu suivre
ses conseils... rien ne m'y forçait... Elle est ma
parente, c'est vrai; mais elle n'est pas ma mère...
D'ailleurs, ils étaient beaux... ses conseils... Epou-
ser un simple industriel... avec l'espoir d'un petit
établissement et... de beaucoup d'enfants! Quelle
brillante perspective!... J'ai des goilts plus élevés
que cela, madame Siéber!... J'aime la grandeur, la
richesse... ou la célébrité qui marche de pair; et
si mes projets de devenir comtesse ne réussissaient
pas... oh bien, j'entrerais tout à fait dans votre
famille, pour vous punir de vos dédains... Prenez
garde!
S ci: M' VM.
isAii;!;, iii;m!I.
HENRI, l'utr.iul ot .s'.ivaiiraiu Mvomcat.
Que vuis-ju! vous ici, cbarniantu daiiiu!
ISAL RE.
Lh! c'cbt cet aimable monMuur de Veruac.
358
JEUNESSE OISIVE.
II EN m.
Je vous croyais au moins duchesse accréditi'c
pr(''s de quelque petit prince italien.., ou alle-
niuiid!...
ISAIMIF.
Non, je trouve leur cour trop petite... et li!ur
ennui trop grand.
II i: N n I.
Pourriez-vous me dire pourquoi vous avez ■' depuis un instant
quitté si brusquement Livoiirne, sans me dire j
adieu, sans me prévenir?
I s A i; R E.
Oh! un motif... très-grave... et surtout, très-
raisonnable...
IIENK I.
Lequel?
ISAUnE.
Lequel?... je ne me le rai>pcllo plus.
H F. \ n I.
Je crois bien!... un motif raisonnable!... Et de-
puis, qu"avez-vous fait?... L'avez-vous aussi ou-
blié?...
I s A u n E.
J'ai été plus loin... beaucoup plus loin.
IIKXKI.
Je m'en suis aperçu... Vous saviez bien que je
ne pourrais pas vous suivre.
ISALRE.
C'est peut-être pour cela que je suis partie.
IIKNRI.
Ingrate!...
ISAURE.
Plaignez-vous, je vous ai traité... en prince!...
J'avais envie de visiter Venise, le Tyrol, l'Alle-
magne, afin de recueillir des impressions de
voyage; mais ayant rencontré un beau jeune
homme... Tenez... dans votre genre... beaucoup
plus sentimental, par exemple!... qui retournait
en France, je suis revenue avec lui.
II F N R r.
Et je vous trouve toute seule?
ISAURE.
Je l'attends.
II E \ R I.
A la bonne heure... Vous me présenterez?
ISAURE.
Si vous le voulez; mais, la plus grande réserve,
j e vous prie.
HEi\Ri.
Il y a donc du sérieux entre vous ?
ISAURE.
Je le crois bien!
HENRI.
Ah! bah ! en ôtes-vous bien sûre?
ISAURE.
Si sûre que, s'il me demandait ma main, je suis
prête à la lui accorder.
HENRI.
Oh! oh ! je comprends... dès l'instant que vous
visez au mariage, je m'incline, et n'ai plus, ma-
dame, qu'à vous offrir mes respects.
I s A i: R E.
Tenez, le voici.
HENRI.
Oi"i donc?
ISAURE.
L:\-bas, derrière cet arbre, d'où il nous examine
HENRI.
Il est jaloux?
I SA IRE.
Je n'en sais rien ; mais il tient à savoir tout ce
que je fais.
HENRI.
Et quand ce que vous faites le contrarie?
ISAURE.
Je ne m'en aperçois jamais.
HENRI,
U faut qu'il soit furieusement épris de vous!...
ISAURE.
Mais oui, assez!
II E N R I.
Et vous?... do lui?...
ISAURE, néjiligcminent.
Assez... Enfin, il se décide à s'approcher... Je
vais vous présenter.
HENRI, regardant.
Eh! mais, c'est un de mes amis avec qui j"ai
déjà causé tout à l'heure... nous avons même
parlé de vous...
ISAURE.
De moi?... Vous me conterez... Et vous en avez
dit... du bien?... du mal?...
HENRI.
Oh ! beaucoup de bien...
ISAURE.
Alors, je vous tiens quitte.
SCÈNE VIII.
Les Mêmes, MAURICE.
MAURICE, à. Henri.
Ah! c'est toi!... tu me tournais le dos, et de
loin...
HENRI.
Tu me prenais pour un autre...
ISAURE.
On aurait bien dû nous mettre une petite fe-
nêtre derrière la tête...
HENRI.
Pourquoi, je vous prie?
ISAURE, riant.
Mais, pour nous garantir des voitures... et des
jaloux.
HENRI.
Vous croyez donc que j'ai manqué d'être
écrasé?...
ACTE PREMIER.
359
M A t; r. I c E.
-Moi, c'est au cœur de chacun que je hi vou-
drais I...
I s A i; p. E.
La fenêtre?... Au cœur des femmes, surtout,
n'est-ce pas?... Fi, l'indiscret'....
M A U R I c E.
Oui, je donnerais...
I s A u R E.
Beau plaisir !... Vous n'auriez plus rien à devi-
ner. (Se toiu-nant et apcrcevaut Francis qui entre, à
part.) Ah! encore, M. Francis Amber!
MAURICE, bas à Henri pendant le mouvement d'Isaure.
N'est-ce pas qu'elle est toujours bien belle,
Henri?
HENRI, de même.
Oui, oui! mais qu'est-ce que ça prouve?
SCÈNE IX.
Les Mêmes, FRANCIS, puis
M. D'ANGENNES.
ISAURE, à elle-même.
Il ne peut pas se rassasier de me voir.
FRANCIS, qui s'est arrêté près d'un arbre.
Elle n'est plus seule... deux cavaliers... j'aime
mieux ça. On peut croire, au moins, que la cause
est encore en litige... Ah! si je pouvais ùtre le juge
de ces deux plaideurs!... Tiens, Henri en est un!...
quel bonheur, il me présentera! (Il s'éloigne. Ici,
passe un vieillard, qui se retourne plusieurs fois pour
regarder le groupe formé par Maurice, Isanre et Henri.)
HENRI, à Maurice et à Isanre.
Avez-vous remarqué uu monsieur qui vient de
passer?
MAURICE.
Non.
HENRI.
Eh! bien, il a jeté sur nous, et à plusieurs re-
prises, des regards foudroyants! Est-ce pour moi?
est-ce pour toiV... je n'ose dire : est-ce pour ma-
dame?
MAURICE.
C'est pour moi, mou auii; et ce doit être mon
oncle.
HENRI.
M. le marquis d'Angennes?...
MAURICE.
Lui-môme... Je le vois là-bas qui se retourne
encore, et comme nous sommes brouillés...
HENRI.
Drouilli's! toi ctton oncle?... .le ne me permettrai
pas de te demander pour quel motif...
ISAURE.
Mon Dieu! rien de plus facile h deviner... c'est
moi qui suis le motif. Oui, M. d'Angennes ne par-
donne pas à Maurice de m'ainicr.
HENR I.
Ail! vraiment! à ce coini)te, il se brouillerait
avec bien des gens.
t SA IRE.
Et pourquoi?... je vous le demande?... il ne me
connaît p:;s... il ne peut donc pas savoir si Maurice
a tort ou raison.
>m; \ ri.
Les grands parents ont des partis pris insuppor-
tables!
ISAURE.
Je voulais le voir, lui parler... Peut-être serais-
je parvenue à le calmer un peu... .Maurice n'y a
pas consenti.
M AURICE.
Cela eût été inutile.
ISAUR E.
Oh! oui, à cause d'un beau projet de mariage...
Sitôt que je l'ai su, j'ai dit à Maurice : Si cela vous
convient, mon ami, sacriliez-moi; je ne dois pas
porter un trouble éternel dans votre famille... Je
vous aime, moi !... je ne suis pas comme ceux qui
ne connaissent que les satisfactions de l'orgueil!
Je sais qu'il est des joies et des récompenses dans
le dévouement!... Vous n'entendrez pas une plainte,
vous ne verrez pas une larme!... Que pouvais-je
faire de plus?... Mais Maurice n'a pas voulu m'a-
bandonner... est-ce ma faute ?(negard.-int.) M. d'An-
gennes revient par ici... Voyons si, la seconde fois
qu'il m'apercevra, ses yeux s'adouciront.
MAURICE, se levant vivement.
Non, il vaut mieux nous éloigner.
HENRI , le retenant.
Reste!... il n'est plus temps, voici ton oncle.
SCÈNE X.
Les Mêmes, LE MARQUIS D ANGENNES.
(M. d'Angennes repilraît et s'approche lentement de
son neveu, qui lui tourne le dos. Henri, qui lui fait face,
s'est levé et le saine avec respect.)
LE MARQUIS, frappant sur l'épaule de Maurice.
Pouriais-je vous dire un mot? ^Sans attendre do
réponse, il se retourne et marche jusqu'au point le plu»
éloigné du théâtre, où Maurice le suit.) Vous vous
compromettrez donc toujours avec cette femme...
aux promenades, aux spectacles, dans tous les
lieux publics?... car les autres vous sont inlcrdils
en pareille compagnie.
MAURICE.
Comment la trouvez-vous, mon oncle? car c'est
la ])remière fois que vous la voyez, je crois.
LE MARQUIS.
Qui donc?...
M A u R I c E.
Celle... (|ue fous appelez cette femme?...
I.F. MARQUIS.
Veux-tu que je dise cet homme?
MAURICE.
Dites commci vous voudrez, mon ou<le.
l.E MARQU IS.
Eh bien! iiarbleu!... je la trouve jolio!... lu
croyais pcul-clro quo j'allais diro laiJo, parce
360
JEUNESSE OISIVE.
qu'elle te fait faire des sottises? Tu n'en ferais pas
si elle était laide : le bon goût de la famille s'y
oppose. Quand j'avais des maîtresses, elles étaient
jolies aussi, je t'en réponds, mais je n'étais pas
assez niais ou assez effronté pour me montrer
avec elles! Mariez-vous donc après de pareils
scandales!
M A l' n I c n.
Pourquoi donc, mon oncle, ne vous f-tcs-vous
pas marié, vous qui avez pris tant de précautions?
LE MAI\Qi:iS.
Pourquoi?... parce que tu étuis venu au monde
et que j'avais déjà la bêtise de t'aimer assez pour
vouloir te laisser toute ma fortune.
M A u n I G K.
Vous n'avez pas autre chose à me dire, mon bon
oncle?...
LE MAr.QL'IS.
Ah! c'est ainsi?... tu brûles de me quitter!...
Eh bien! je jure, moi, que tu ne me reverras ja-
mais!
M AL- RI CE.
Mon oncle!...
LE MAUQUIS.
Retourne, retourne auprès de cette femme... elle
s'est même levée pour mieux montrer son impa-
tience... (Faisant un pas, puis se retournant.) Ke va
pas lui dire au moins que je la trouve laide. Je
sais bien qu'elle n'est qu'une... malheureuse!...
c'est égal, je ne veux pas qu'elle me croie un imbé-
cile... Adieu! (Il sort.)
SCÈNE XI.
Les Mêmes, liois LE MARQUIS.
ISALRE, courant à Maurice, dès que le marquis
a disparu.
Pauvre ami!... comme vous avez dû souffrir...
Ah! je vous plaignais bien, allez!... car je com-
prenais que votre oncle vous accablait encore de
ses injustes reproches... Tout en vous parlant, il
a plusieurs fois jeté les yeux de mon côté... Je
suis sûre qu'il me trouve affreuse!
M A L lU C E.
Non, jolie!
ISALRE.
Quoi! vraiment ! c'est singulier. ..Vous me l'aviez
bien dit, c'est un homme de goût! Vous verrez,
nous finirons par le gagner; car enfin, il a été plus
aimable aujourd'hui.
MAURICE.
Il vient de jurer de ne me revoir jamais.
ISAURE, lui prenant le bras avec càlinerie et
marchant avec lui.
Et vous le croyez?... et c'est pour cela que vous
êtes triste?... Est-ce que c'est possible, puisqu'il
vous aime?... Quand on aime, on ne boude pas
longtemps!... Malgré vos jalousies... vos colères...
vos injures même!... est-ce que je ne vous aime
pas toujours?... toujours!... toujours!... (Ense pro-
menant, ils disparaissent un moment.)
HENRI, les regardant.
Oii! comme elle l'enlace dans ses filets!
SCÈNE XII.
HENRI, FRANCIS.
FRANCIS, entrant, à Henri qui s'est rerais i
lire son j on mal.
Tu os seul?... un mot à te dire.
HENRI.
Parle, mon cher.
FRANCIS.
Es-tu... l'amant de cette femme qui était là,
tout à l'heure, assise près de toi?
HENRI.
Non; pourquoi?... ça t'intéresse?...
FRANCIS.
Oh!... en qualité de peintre... Elle est si belle!
C'est donc ce jeune homme qui se promène en ce
moment avec elle?
HENRI.
Oui.
FRANCIS.
Et... elle l'aime!... (Avec un soupir.) Il est bien
heureux!
n E N R I.
Comme tu dis cela!
FRANCIS.
Moi qui croyais...
HENRI.
Quoi donc? achève...
FRANCIS.
Eh bien!... il m'avait semblé... j'avais pensé...
plusieurs fois... qu'elle me regardait, et même...
qu'elle m'avait souri. Je vois bien que je m'étais
trompé.
HENRI.
Qui sait?
FRANCIS, ravi.
Que dis-tu?... Quoi! tu penserais?...
HENRI.
J'en serais même enchanté, dans l'intérêt de
mon pauvre ami.
FRANCIS.
Ah! ce jeune homme est ton ami?... Comment
le nommes-tu?
HENRI.
Maurice de Marsanne.
FRANCIS.
Celui dont lainour extravagant a fait tant de
bruit?
HENRI.
Lui-même.
FRANCIS.
Et c'est pour cette dame?... Elle est donc bien
dangereuse?
HENRI.
Oh ! pas pour toi.
FRANCIS.
Ilum!... Sais-tu que je commençais...
ACTE PREMIER.
361
HENRI.
Eli bien! continue, mon cher Francis... pas-
sionne-toi même, si tu veux. Je te le répète, tu ne
cours aucun danger.
FRANCIS.
Pour quelle raison ?
HENRI.
Parce que tu as un autre amour dans le cœur,
celui des beaux-arts, qui est né avec toi, qui t'oc-
cupe, qui t'absorbe, t'enchaîne invinciblement des
journées entières, et te sauvera toujours en te
faisant passer d'enthousiasme en enthousiasme !...
L'artiste vit d'enthousiasme, parce qu'il en change;
ce n'est pas comme mon pauvre ami , qui n'en
change pas et qui en meurt ! Il n'est pas artiste,
lui!... il n'est rien du tout, pour son malheur...
Et, pour faire quelque chose, il a choisi la pire des
conditions, il s'est fait esclave!... esclave d'un
démon !
FRANCIS, étonné.
Elle a l'air d'un ange.
HENRI.
Un ange, dis-tu?... chacun de nous en a un
dans sa vie, qui veille sur lui dès le berceau, c'est
sa mère!... Plus tard, si nous en voulons encore
un autre, à quelques rares exceptions près, c'est...
dans le ciel qu'il faut le chercher.
FRANCIS.
Incrédule!... j'en vois partout, moi.
II KNRI , souriant.
Oui, en peinture.
FRANCIS.
Tiens... la voilà qui revient avec ton ami ; je te
laisse.
HENRI.
Reste, au contraire. C'est une occasion pour
que je te présente.
FRANCIS,
Tu crois?... Bah !... je me risque.
SCÈNE XIIT.
Les Mêmes, MADAME SIHP.ER, LOUISE,
PIERRE, MAURICE, ISAURE.
(Pendant le dialogue suivant entre madame Siéber,
Louise et Pierre, qui paraissent d'un côté de la sci'no,
tandis que Maurice et.I.saure arrivent de l'autre, lleaii
présente Francis à son ami et à Isaiire.)
MADAME SIÉBER.
Encore près de cette dame!... et cette fois, il lui
parle !
LOUISE.
Il parle aux deux j(;unes gens ([ui sont avec cllr,
ma mère... Tu ne peux pas étendre jus(iu';i eux
les préventions qu'elle t'inspire... je ne sais pour-
quoi, car ils ont l'air fort distingués.
P I K II R E.
L'un a été notre camarade do colli'gc, Hi'iiri de
Vcrnac, je, le reconnais.
III.
LOI I SE, à sa mère.
Là, tu vois bien!
MADAME SIÉBER.
Eh! mon Dieu ! qui ne sait que les jeunes pcns
d'aujourd'hui, même des meilleures familles ne
craignent pas d'afllclier les relations lus pi us scan-
daleuses?
PIERRE.
Allons, allons, ma tante, pour vous tranquilliser
je vais dire à Francis qne nous partons... Maissa-
VC7.-V0US que vous le traitez un peu comme s'il
avait encore quinze ans?
MADAME SI ÉBER.
.l'ai mes raisons.
PIERRE.
Écoutez donc, vous en avez fait un peintre! les
beaux-arts émancipent.
MADAME SIÉBER.
Je m'en aperçois.
PIERRE, allant frapper sur l'épaule de Francis.
Frère, nous t'attendons pour partir.
FRANCIS.
Allez toujours, je vous rejoins dans une minute.
PIERRE.
^on, ma tante désire te parler, viens.
FRANCIS, à part.
Oh! ma tante, que vous êtes terrible! (Il serre
la main d'Henri, lui dit un mot à voii basse, salue Mau-
rice et Isaure, et suit Pierre.)
HENRI, pendant que les deux frères rejoij^ent madame
Siéber et Louise, bas à Maurice.
As-tu remarqué cette jeune fdie qui s'éloigne
avec M. Ambcr?
M A L R 1 C E.
Moi! non.
HENRI, bas.
Tant pis !
M Al RICE.
Pourquoi?
HENRI, bas.
Parce qu'elle est belle comme un ange!
MAURICE, avec indiffércuce.
Eh ! que m'importe?
H EN RI, bas.
Il t'importe beaucoup... Une seule chose peut
encore te guérir... un autre amour!
M A r R r c E.
Eh! (pli donc pourrait me l'inspiier?
HENRI, bas.
Personne, si tu fermes les 3eux.
ISAURE, qui, pendant le dialogue précéilonl, a suivi
Francis des yeux,.\ elle-aidnc.
Il est vraiment fort bien... ce jeune homme...
Ah! comtesse!... c'est un beau litre!... mais
femme d'un granil artiste!... ce n'est pa.s mal ikmi
plus. (Kllc reste pensive, pendant que Mauricv et Hnuh
continuent à causer.)
/tO
ACTE DEUXIEME,
Un salon choz Maurice do Marsaniic.
SCfeNE I.
MAURICIî, BAPTISTE.
M A u 11 1 c E , entrant suivi de Baptiste.
Baptiste, je n'y suis pour personne... vous en-
tendez?... pas niGme... pour mon oncle.
BAPTISTE.
M. le marquis d'Angennes? Oui, monsieur.
MAIJIUCE.
Si l'on vous demande où je suis, vous direz...
ce que vous voudrez .. que je suis au Bois... au
bain... dans... la lune.
BAPTISTE.
Oui, monsieur le comte; dans la lune, comme
ordinairement...
MAURICE.
Hein?...
BAPTISTE, achevant.
Monsieur le comte m'ordonne de répondre.
(Mouvement de soilie.)
MAURICE.
Attendez. . . J'excepte une seule personne ,
M. Francis Amber... un jeune peintre auquel j'ai
écrit.
BAPTISTE.
Bien, monsieur.
M A D R I c E.
Tout autre, je vous chasse.
BAPTISTE.
Bien, monsieur, bien. (Il sort.)
SCÈNE II.
MAURICE, seul.
Il se jette sur un divan, cache sa figure dans ses
deux inains, puis relevant la tête et poussant im long
soupir.
Ah!... que je m'ennuie!... Quelle vie, mon
Dieu! quelle vie est la mienne!... (Se levant.) Si
je pouvais fixer ma pensée sur quelque chose de
sérieux... oublier enfin !... ne fût-ce que pendant...
une heure!... une heure seulement! (Retombant sur
le divan et prenant un volume sur la table placée à cùtù
de lui.) Voilà un livre dont tout le monde parle, je
l'ai fait acheter... Il est là depuis quinze jours! .le
n'ai pas encore lu une page... Essayons (Lisant.)
<i L'hom me peut toujours triom plier de ses passions. »
(Jetant le livre et se levant.) Ce livre est stupide!... il
me fait pitié! Quoi! pendant deux ans j'ai lutté...
J'ai combattu sans relâche... Tout ce qu'on peut
demander à la raison... à la folie... je l'ai tenté !...
J'ai voyagé, je me suis fait joueur, libertin, bu-
veur!... buveur!... Oui, je suis descendu jusqn e
là!... Et rien, non, rien ne m'a guéri. Cette femme
qui me hait peut-être, que je méprise... je l'aime
plus que jamais... Dites donc encore que riiomme
peut toujours triompher de ses passions!... Oli !
ce sont des douches d'eau glacée que j'aurais dû
faire tomber sur ma tùte!... et sur la vôtre aussi,
monsieur l'écrivain !... C'est à croire, si l'on vivait
encore au temps passé, qu'elle m'a jeté... un
sort... Aussi, maintenant, je m'abandonne sans
résistance; elle a déjà pris ma fortune, elle
prendra bientôt ma vie... je le sens... Si quel-
qu'un pouvait m'arracher à cette femme!... Non,
c'est impossible... ma mère ne l'a pas pas pu!...
ma pauvre mère a succombé à l'oeuvre!
SCÈNE III.
MAURICE, BAPTISTE, puis LE MARQUIS
D'ANGENNES.
BAPTISTE, accourant.
Monsieur, je vous annonce...
MAURICE, avec colère.
Personne !...'Je ne veux voir personne.
BAPTISTE.
C'est M. le marquis d'Angennes! votre oncle!
MAURICE, prenant sa canne sur la table et la levant
sur lui.
Comment, misérable!... après ma défense...
BAPTISTE.
Ah! dame! monsieur... il a levé aussi sa canne...
le voici.
LE MARQUIS, paraissant, à Baptiste.
Sortez.
BAPTISTE, sortant vivement en s'inclinant.
Avec le plus grand plaisir.
SCÈNE IV.
MAURICE, LE MARQUIS.
LE MARQUIS.
Depuis quand mon neveu a-t-il autorisé ses gens
à me fermer sa porte?
MAURICE.
Depuis que mon oncle a juré de ne plus me
revoir.
LE MARQUIS.
Ah! tu mériterais!... (Se calmant tout à coup.) Tu
veux me braver... m'irriter... Eh bien! non; j'ai
juré ce matin même d'être calme, d'épuiser tous
les moyens de te... racheter... oh! c'est le mot!
Je l'ai juré devant le portrait de ta mère, ma
sœur, qui t'a recommandé à moi par son dernier
vœu; j'irai jusqu'au bout. Écoute.
ACTE DEUXIÈME.
363
MAURICE.
Jécouterai, mon oncle, puisque vous le voulez ;
mais je n'entendrai pas.
LE MAROLIS.
Écoute toujours... Jusqu'à présent, je ne t'ai
donné que des conseils, je veux t'offrir autre chose.
Tu es presque ruiné?
MAURICE.
Oui, mon oncle.
LE MARQUIS.
Je te cède à l'instant la moitié de ma fortune,
cinquante mille livres de rente, et le reste après
ma mort. Tu entends?
MAURICE.
J'écoute, mon oncle.
LE MARQUIS.
Tu vis dans une oisiveté qui te pèse...
MAURICE.
Oh! oui, certes.
LE MARQUIS.
Et qui est la cause de ton horrible malheur!...
Je te fais obtenir un emploi honorable, le ministre
des affaires étrangères est tout prêt à siiiner ta
nomination. Enfin, tu es la victime, l'esclave d'une
femme indigne... Je la remplace (tu peux t'en
rapporter à moi) par une jeune fille, la beauté, la
grâce et la candeur rnèine... que l'on faccorde en
mariage à ma prière. Veux-tu tout cela? Tu n'as
qu'un mot à prononcer, et j'oublie tout, je te par-
donne tout? I,
M A u R I c E.
Vous auriez tort, mon oncle; car moi, je ne nv
pardonne rien et j'ai le regret...
LE MARQUIS.
Tu refuses?
M A u R I c E.
Je ne puis accepter.
LE M An QUI s.
Mais tu es donc tout à fait privé de raison?
MAURICE.
Pas en ce moment, mon oncle; quel est le plus
sage, du vieillard qui jette imprudemment une
jeune fille pleine d'amonr et d'espérance au mi-
lieu dune vie de désespoir et de néant, ou du
jeune homme qui ne veut pas attacher un être
vivant à un mort?
LE MARQUIS.
Monsieur!
M A U R I C E.
Ah! pardon, mon oncle, j"ai si rarement raison
contre vous que vous pouvez bien me pardonner
cette fois.
I.i: MARQI is.
Ainsi... une fortune retrouvée, une position
brillante, une fomme riche, noble, belle! rien n'a
prise sur toi!... Ah! c'est à ri'grettiT (pie tu m-
sois pas né intéressé, ambitieux, sensui-l... lu an-
rais au moins les qualités «le tes défauts; mais
non, il faut pour le désespoir de u famille que
tu sois un homme... rangé, imperturbablement
rangé... dans le désordre!
MAURICE.
Que voulez-vous, mon oncle, rien de ce que
vous m'avez dit n'a porté là. (11 frapp«> sa poitrine.)
Faites donc que je puisse arraclier ma pensée de
l'unique objet sur lequel elle se concentre invin-
ciblement tout entière! Partout, je vois cette
femme, j'y songe avec souffrance, avec désespoir,
n'importe, là est ma vie... Appelez cela idée fixe,
folie, si vous voulez, mais avant de m'accuser,
guérissez-moi, je ne demande pas mieux que de
guérir.
BAPTISTE, entr.int.
M. Francis Amber.
LE MARQUIS, viveiUCDi.
Qu'il attend;' !
MAURICE, au marquis.
Je l'ai prié de venir, je ne puis pas le faire at-
tendre. . . Baptiste, faites entrer. (Baptiste sort.)
Vous allez voir, mon oncle, si vos propositions de
fortune pouvaient agir sur moi.
SCÈNK V.
Les Mêmes, FRANCIS.
MAURICE, alhnt au-devant de lui.
Monsieur, je me suis présenté deux fois chez
vous sans vous rencontrer, et j'ai pris la liberté,
alors, de vous demander un rendez-vous chez
moi.
FRANCIS.
Vous avez très-bien fait fait, monsieur le comte,
vous auriez môme pu commencer par là. Me voi-j
à vos ordres.
MAURICE.
Je voulais vous parler du dernier tableau que
vous avez exposé cette année, de celte \ ierge
digne... je ne dirai pas du pinceau du Titien ou
de Raphaël, on a beaucoup trop abu-^é de celle
phrase élogieuse, je dirai simplement, digue d'un
grand artiste.
FRANCIS.
C'est déjà beaucoup trop flatteur pour moi.
M A u R I C E.
Je voudrais en faire l'acquisition.
FRANCIS.
Je suis vraiment désolé, monsieur le comte, ro
tableau n'est pas à vendre.
MAI RICE.
Est-il vendu?
FRANCIS.
Non, je l'ai déjà refusé à plusieurs personnes.
M A u ni c K.
kcoMtez, monsieur Francis Aniber, je ne veux
pas discuter... maichaiuler avec vous. Je ne vous
dirai qu'une chose : ce tableau , tant leinarqué,
avec justice... j'ai promis qu'il in"ap|>arlit'iidrail.
LE M ABQi is, * part.
Encore une fulie.
3G/i
JEUNESSE OISIVE.
MAURICE.
Il me le faut, n'importe à quel prix.
i.E M Alt QUI s, de même.
Qu'est-ce que je disais!
M A i lu c E.
Vous voyez qu'avec vous je joue cartes sur
table.
FHANCIS.
Je ne puis que vous répéter, monsieur le comte...
M Al niCE.
Attendez, attendez... il me reste cent mille
francs.
LE MARQUIS.
Rien que cela!... Est-ce possible?
MAURICE.
Oui, mon oncle.
LR MARQUIS.
Plus d'un million !... dévoré!
MAURICE.
Ce n'est pas difficile, allez.
LE MARQUIS.
Et pour cotte femme!
MAURICE, à Francis.
Monsieur Francis, voulez-vous partager avec
moi? (Mouvement de Francis.) Non; vous préféi'ez le
tout?... Eh! bien, soit.
LE MARQUIS.
Ah! je te reconnais bien là!
MAURICE, souriant.
Vous ne pourrez jamais renier votre neveu.
(Tendant la main à Francis.) Touchez là, monsieur
Amber.
FRANCIS.
De grand cœur, monsieur ; mais non pour con-
clure un pareil marché. Mon œuvre est bien loin
d'avoir une telle valeur; et s'il m'était possible
d'en disposer, je le ferais avec joie en faveur d'un
homme qui apprécie les arts avec tant de géné-
rosité.
MAURICE.
Je ne mérite pas cette louange; car je n'ai pas
eu le plaiiir de voir votre tableau.
FRANCIS, Stupéfait.
Vous n'avez pas vu...
LE MARQUIS.
Encore mieux!
FRANCIS.
Et vous m'offrez?...
MAURICE.
Mais c'est tout simple... Vous allez comprendre.
Je m'ennuie, j'ai le spleen, et je me suis promis
de quitter ce monde au moment où il me faudrait
devenir à charge à ma famille; c'est bien assez de
l'avoir été si longtemps à moi-même. Vous sentez,
alors, qu'il m'est assez indifférent de donner cin-
quante... ou cent mille francs... un peu plus tôt,
un peu plus tard...
LE MARQUIS, avec colère.
Eh! bien... il a raison, acceptez, acceptez, mon-
sieur: vous lui rendrez service; car ce sera pout-
i'ire le premier emploi raisonnable (pi'il aura fait
de son argent.
MAURICE.
Vous le voyez, monsieur Francis, cela arrange-
gerait tout le monde... Mou bon oncle que voici
est môme tout prêt, j'en suis sûr, à faire les frais
de mes funérailles; ainsi, vous ne devez conce-
voir aucun scrupule d'avancer, de quelques se-
maines, un événement... qui est arrêté là... (Il se
frappe le front.) irrévocablement.
FRANCIS.
Rien n'est irrévocable, monsieur le comte; un
jour, une heure change la forme d'un empire.
Demain, vous tiendrez peut-être plus à la vie...
(Souriant.) que vous ne tenez aujourd'hui... à mon
tableau.
M A U R I c E.
Ceci me regarde... Consentez-vous à m'obliger?
FRANCIS, vivement.
Dieu me préserve de rendre jamais un pareil
service!
LE MARQUIS, saisissant la main de Francis et la
serrant avec effusion.
Vous êtes un honnête homme, monsieur.
MAURICE.
Et un artiste... bien désintéressé!... Eh! bien,
alors... nous pouvons encore nous entendre. Cédez-
moi votre tabTeau... à bon marché... vous me
donnerez ainsi le temps de réfléchir... Si j'en
profite mal... selon vous, tant pis pour moi, vous
n'aurez rien à vous reprocher.
FRANCIS.
Je vous jure, monsieur, que si je pouvais dis-
poser de mon ouvrage, vous l'auriez à l'instant
même, et sans aucune espèce de condition; mais,
je vous le répète, il ne peut être vendu. C'est le
portrait d'une de mes parentes, et il appartient à
sa mère.
MAURICE.
Oh! je n'insiste plus... et vous remercie de
votre bonne intention.
FRANCIS.
Je voudrais pouvoir dès demain vous en prouver
la sincérité.
MAURICE.
Qui sait? ce sera peut-être bientôt... Et tenez...
Oui, avant mon... grand voyage, j'irai vous prier
de faire mon portrait.
FRANCIS.
Ah! venez, monsieur, venez; et si je parviens à
bien rendre votre physionomie, elle vous dira
mieux que moi que ce n'est pas au néant que
vous êtes appelé. Au revoir, monsieur le comte.
MAURICE, le reconduisant.
Je l'espère bien, monsieur. (Francis sort.)
ACTE DEUXIÈME.
365
SCÈNE VI.
Les Mêmes, hors FRANCIS.
LE MARQl'IS.
C'est pour cette femme que tu voulais ce ta-
bleau?
MAiniCE.
Mon Dieu, oui! Et re sera la première fois que
je lui manfjuerai de parole.
LE MAUQIIS.
N"as-tu pas de honte I une femme qui te trompe...
MAURICE.
Ah ! Elle ne se donne pas cette peine. Elle m'a
déclaré depuis longtemps que, puisque je lui refu-
sais mon nom, elle se regardait comme libre.
LE M ARQl IS.
Dieu soit béni! Elle nous vient en aide!
M A l' R I c E.
Détrompez-vous, mon oncle; oh! ma chaîne est
à l'épreuve de pareilles secousses.
LE MARQUIS.
Mais il faudra qu'elle se rompe , dussé-je y
perdre mon nom et ma fortune !
M A U R I G E.
Plus fort que vous l'a tenté... sans réussir.
LE MARQl IS.
Parce que tu n'as pas voulu ! parce que tu n'as
fait aucun effort!... Voyons, seconde-moi, je t'en
supplie, consens à ce mariage.
MAURICE.
Ah ! ne revenez pas sur une proposition odieuse
et impossible.
LE MARQiiS, avec colère.
Non?... Eh! bien, je te comprends, maintenant,
je te devine... mieux que toi-même... Oui, tu fini-
ras par épouser cette femme!
MACRICE, froidement.
Non, mon oncle. J'ai promis à ma mère que je
ne le ferais pas.
LE MARQl IS.
Elil malheureux! si ta pauvre mère a été im-
puissante pendant sa vie, commont son souvenir
aurait-il le pouvoir...
MAURICE, hors de lui.
Arrêtez! arrêtez, mon oncle! si tout autre que
vous osait douter de ma parole...
LE MARQUIS, furieiu à son tour.
Oui, j'en doute, moi, j'en doute, entends-tu?...
Qu'attendre de celui qui a fait mourir sa mère de
chagrin?
MAURICE, Je iiième.
Monsieur!... C'est horrible ce que vous dites là!
Que Dieu vous pardonne s'il veut cette détestable
parole... moi... je ne l'oublierai jamais! (D'un ton
.«-oiennel.) Monsieur le marquis d'Angennes! dès i(!
moinunt... vous n'avez plus de neveu. (Il sort vive-
ment [lar la droite.)
LE MARQUIS, suivant .^[aMri^e jii>qirà la poiti'.
Ah! je te prouverai, moi, que tu as cnrorc un
oncle.
SCÈNE VII.
LE MARQUIS, BAPTISTE,
ISAL'RE MONTI.
BAPTISTE, marchant à rccnlous devant Isaiire qui le
ponssc du geste.
Mais, madame, je vous assure que vous ne pou-
vez pas entrer.
ISMRE.
Tu vois bien que si, mon pauvre Baptiste;
allons, on te tiendra compte de ta belle défense,
retire-toi.
BAPTISTE, se tournant du côté du marquis qui est
resté à réfléchir.
Monsieur est témoin... (A part.) Tiens! ce n'est
pas mon maitre!... L'oncle est seul... ma foi, ils
s'arrangeront comme ils pourront! fil >.iit .u s'in-
clinant devant Isanre elle marquis.)
SCÈNE Mil.
LE MARQUIS, ISAURE.
LE MARQUIS, se retournant et apercevant Isaure.
Eh quoi! ^'ous ici, madame? Vous osez?...
ISAURE.
Oui, monsieur... J'ose faire cet honneur à mon-
sieur de Marsanne.
LE MARQUIS, bnisquement.
Permettez-moi de ne pas en profiter, [li im
quelques pas pour sortir.)
ISAURE, lui faisant la révérence.
Je vous en remercie.
LE MARQUIS, s'arrêlant lout à coiip.
Eh bien! si, j'en profiterai. (Revenant vorsisaure
qni s'est jetée sur une causeuse.) Madame...
I S A u R K.
Ah! c'est vous, monsieur? Je vous croyais
parti.
LE MARQUIS.
Oui, madame, c'(!^t moi, le marquis d'.\ngcnnes,
((ui vous demande audience.
I s A u R E.
A moi?... ("est original.
LE MARQUIS.
C'est tout simple, au contraire, puisque j'ai une
proposition à vous faire.
ISAURE.
Une proposition!
I.E M vit QUI s.
Oui. Je commence... Madame... (Il lire son lor-
gnon et la regarde.) je VOUS trouve d'une beauté iii-
compMrable...
1 s A u R E.
Des complimonts! Fi! monsieur le marquis,
vous tombez dan» le vulgaire.
I.K MVRQIIS.
Attendez... attendez, ma phrase n'est pas Unie.
Je eoutinue : Peu de femmes, je lis cela dans voh
yeux et dans votre sourire, possèdent un esprit
plus fin, une intelligence plus nette et plu» dé-
veloppée... (.Mouvement d'l^aure, coiupriwo p«r un
366
JEUNESSE OISIVE.
geste dn marquis.) Et pourtant, malgré ces dons du
ciel... la vue d'un serpent me causerait moins de
répulsion que la vôtre.
iSAtnE, souriant.
Vous aviez raison, je me trompais... ce ne sont
pas... des compliments... Bravo! monsieur; vous
avez quelque cliose à me demander, et vous me
dites des injures! à la bonne heure! le tour est
nouveau, imprévu, quoiqu'un peu risqué... mais,
c'est égal, j'aime cela.
I. F. MA noms.
Enchanté!... Tel que vous me voyez, madame,
dans ma jeunesse, j'étais un franc vaurien.
is.\unE.
Je le crois... puisque vous le dites.
LE MAIIQUIS, continuant.
J'ai eu beaucoup de maîtresses; mais parmi
elles... pas un maître.
I s A u n E.
C'est avoir la main malheureuse.
I.E MARQUIS.
Oh! non pas! Je croyais que c'était bien assez
de leur abandonner ma fortune... A ce jeu-là, j'ai
mangé trois héritages... Oui, mais, heureusement,
je me suis arrêté au quatrième, qui, par hasard,
s'est trouvé le plus considérable.
ISALRE.
Je ne vois pas...
LE MARQUIS.
Patience! Je suis donc riche, très-riche encore.
ISAURE.
Après, monsieur?...
LE MARQUIS.
Ce qui ne m'empêche pas d'être fort contrarié
en ce moment... Je crois que j'ai été un grand
maladroit avec mon neveu !
I s A u R E.
Moi... J'en suis sûre.
LE MARQUIS.
Au lieu de laisser faire au temps son irrésis-
tible besogne, j'ai tourmenté Maurice, je l'ai har-
celé... Oh! je vous ai bien servie près de lui,
allez! Je suis pour plus de moitié dans votre
succès.
ISAURE.
C'est possible. Il n'y a rien de si bon quelque-
fois qu'un ennemi.
LE MARQUIS.
A ce qu'il paraît... puisque j'ai attisé un feu
qui ne demandait qu'à s'éteindre!... Enfin le mal
est fait...
ISAURE.
Hélas!
LE MARQUIS.
Vous êtes devenue une puissance... une grande
puissance avec laquelle... il faut... traiter.
ISAURE.
Eh! bien, marquis, envoyez-moi... des ambas-
sadeurs !
LE M \ R Q u I s .
Pour tout embrouiller!... non pas, je préfère
communiquer moi-même mes notes. Voici la
chose... J'ai des projets sur Maurice, et ces projets
restent en route; vous barrez le chemin... cela
m'ennuie... Vous le voyez, ma diplomatie est nette
et franche. J'offre cinquante mille francs; que
répondez-vous?
ISAURE.
Monsieur... en retour de votre honnête commu-
nication, je réponds que je ne vous trouve... pas
beau le moins du monde et encore moins serpent...
LE MARQUIS.
C'est juste. J'oubliais. Il reste cent mille francs
à Maurice... Eh bien!... pour en finir, les voulez-
vous? Je suis prêt.
ISAURE.
Ah! monsieur le marquis! vous estimez bien
peu votre neveu.
LE MARQUIS.
Vous dites non? Vous comptez peut-être sur mon
héritage? Dès demain, je fais mon testament
et je laisse mes deux millions... au premier venu.
Voyons... acceptez-vous cent vingt mille francs?
ISAURE.
C'est bien peu!...
LE MARQUIS.
Eh bien!... cent cinquante mille. (Frappant sa
canne contre le parquet avec colère.) Mais pas un cen-
time avec!... Décidez-vous, je vous donne cinq
minutes...
ISAURE.
Je ne prends pas une seconde pour refuser.
LE MARQUIS.
Ah! c'est trop fort!
I s A G R E.
Cela vous étonne? Je suis une pauvre femme,
ma famille m'a reniée, le monde me repousse...
mais il est un cœur dévoué, noble, généreux, qui
s'est donné à moi tout entier, sans réserve, qui
me sacrifierait tout... sa vie même... Et vous vou-
lez que je le vende!... Non, non, monsieur le mar-
quis, je suis plus riche que vous! mon trésor à
moi, c'est l'amour de Maurice!... Vos millions ne
sauraient le payer !
LE MARQUIS.
Je vous devine, madame; oui, oui, ce n'est plus
de l'or maintenant, c'est un nom qu'il vous faut!...
prenez garde de faire un mauvais calcul! Vous
pouvez achever la ruine de mon neveu, vous pou-
vez, puisque tel est votre bon plaisir, en faire
votre jouet, votre victime; mais vous ne le désho-
norerez pas, je vous en donne ma parole.
ISAURE.
Monsieur!
LE MARQUIS.
Je vous défends de songer à porter son nom !
ISAURE.
Des menaces, après Tinsulte et les billets de
banquel... Mauvais moyen, monsieur le marquis...
ACTK DEUXIÈME.
^o-;
J'aurais peut-(jtre cédû à la priAre... Vous n'avez
pas daigné descendre jusque-là... Je ne vous dois
plus rien, nous lutterons..,
LE M AROl I s, fnriPin.
Ah! si vous étiez un homme! malgré mes
soixante ans, je vous ferais bien voir comment on
rhâtic l'insolence!
MATRICE, paraissant.
Du bruit!... vous, mon oncle!
LE M An QUI s.
Oui, oui, moi... avec madame! qui vient de me
taire comprendre, par le charme touchant de ses
discours, ton inaltérable attachement pour elle!
ISALKE.
Que j'aime à vous entendre parler ainsi, mon-
sieur !
i.E MAUQUiS la regarde nu moment, va éclater do
nouveau, puis sortant brusquement.
Que le diable vous emporte!
SCÈNE IX.
ISAURE, MAURICE,
M A L R I C E , après avoir regardé sortir son oncle.
Que b'est-il donc passé entre vous, madame?
ISAURE.
Moins que rien, je vous jure.., seulement, nous
nous sommes parlé tous deux avec beaucoup
d'abandon.
MAURICE.
Je viens de m'en apercevoir.
ISAURE.
C'est sans doute parce qu'il était ici , que vous
aviez ordonné à Baptiste de m'empôcher d'entrer?
vous aviez peur qu'il ne me fût désagréable de me
rencontrer avec lui?... Eh bien! vous aviez tort...
C'est un homme cliarmant que votre oncle ! malin,
spirituel, enjoué et... très-vert encore pour son
âge. Je suis vraiment fâchée que nous soyons
venus au inonde, lui si tôt, moi si tard,., malgré
sa brusquerie et son air terrible, je suis bien sûre
qu'il m'aurait rendu justice.
MAURICE.
Oh! sans doute!... comme aujourd'hui,
ISAURE.
Ilein? plaît-il?... une méchanceté?
M A L R 1 C E.
Oh! je n'y songe guère! Pauvre oncle! Je
ne le verrai plus.,. Maintenant... ((iii donc m'ai-
mera?
I s A u R E,
Ah! Maurice! voilà qui est i)ien pis qu'une
méchanceté! (Avec chatterie.) Voyons, est-ce parce
Je vous ai tourmenté, rendu malheureux quelque-
fois?... Et si c'était par aU'eclion, i)ar dévoue-
ment?
M AU RI CE.
l'ar dévouement!
ISAURE.
Oui, homme ombrageux, sttu\uge (|ue vousôlcs!
qui vous effarouchez, qui vous cabrez pour la
moindre cho^e!... Dès que je vous ai vu, j'ai
compris qu'une femme parfaite vous ferait périr
d'ennui, et qu'il vous fallait un bonheur plein
d'inquiétudes et d'orages... Oui, si j'ai été impé-
rieuse, fantasque, indiflérente, coquette même en
apparence... jusqu'il vous inspirer des jalousies
furieuses... c'était pour vous arracher au spleen,
cet affreux mal anglais, au désespoir; pour vous
faire vivre enfin! Ah! tu ne me connais pas!...
veux-tu que je sois patiente, douce, soumise,
tendre?... Je puis être tout cela, bien plus encore,
pour te prouver mon amour.
MAURICE, entraîné.
Ah! si vous disiez vrai!... si tu m'aimes... sois
comme tu voudras... Je ne te demande rien, je
ne te reproche rien, 'y. ne me rappelle rien!
ISAURE.
Tu n'as pas souffert seul, va! sentir éternelle-
ment entre nous un invincible souvenir, pouvoir
tout te demander, tout obtenir, excepté de devenir
ta compagne... ton égale!
MAURICE.
Et que t importe un nom, un titre? puisque je
t'appartiens tout entier... puisque je ne sens, je
n'agis, je n'existe que par toi, puisque je t'aime
comme on n'a jamais aimé.
ISAURE.
Tu le crois, mon pauvre ami? je ne me fais pas
d'illusion, moi!... Tu m'aimeras avec passion, avec
fureur, tant que je te paraîtrai la plus belle, la
plus singulière, la plus amusante; tu m'aimeras
ainsi toujours à la condition que je ne deviendrai
j jamais laide, et que mon esprit ne sera pas un
I instant glacé par la douleur; mais si dès domain
I tu rencontrais une autre femme qui te plut da-
I vantage, tu me sacrifierais sans remords, ï^ans
j pitié.
j MAURICE.
I Ah! tais-toi, tais-toi!
I s A u n E.
En réalité, qu'as-tu fait pour me prouver ton
amour? Tu m'as donné un temps, une fortune
dont tu ne savais (pie faire... \a, va, il y a dans le
cœur de la plus indigne un trésor de di''Voueuieut
que ne sou|)çonne môme pas l'homme le |)lus ué-
néreux.
M A u R I (1 E.
Ah! je te |)rouverai bien le contraire.
IS Al n R.
Si lu savais, Maurice, ce «pu- j'ai souffert, coque
je suis prête .'i souffrir encore!... mon Dieu! si Je
te dcnumdais d'être pour nmi, un Jnur, seulement
un jour! ce cpie je suis pour toi depuis deux an-
nées, Jo t'ennuierais bien vile... Tiens, Je t'ennuie
di^à.
MAI II 1 1: 1'.
Je ne me souviens pas d'avoir été nus^i heureux
qu'en ce moment.
368
JEUNESSE OISIVE.
isAunr..
Peut-être; mais si je continuais ainsi pendant
une heure... Parlons d'autre chose. Votre onch;
s'imagine, sans doute, que nous avons hesoin de
sa fortune. Dieu merci, nous pouvons vivre no-
blement sans elle; et mùme, encore, rendre des
services... à nos amis... aux artistes... par exem-
ple; nous nous amuserons à les enrichir... à com-
mencer par ce jeune peintre, M. Francis Anibcr,
qui a fait ce tableau, vous savez, que je trouve
gentil, et que vous m'avez promis?
M A in I c R.
Je suis bien malheureux, madame, M. Amber
m'a refusé.
I s A i; n E.
Il vous a refusé!... mon pauvre Maurice, il faut
convenir que vous n'êtes pas heureux.
MAURICE, tristement.
Vous avez raison, madame.
ISAURE.
V^ous aurez marchandé, je parie.
MAURICE.
J'ai offert tout ce que je possède.
ISAURE.
Et l'on vous a refusé?
M A U R I C E.
Oui, madame.
ISAURE, ;i part.
Ah ! M. Francis ! vous tenez donc bien h votre
cousine! (Haut.) Je pouvais tout demander, tout
exiger, disiez-vous... Pour la première fois, je
consens à exprimer un désir, je veux un tableau,
ce n'est pas une chose bien extraordinaire...
MAURICE, à part.
Toujours la môme! (Haut.) Je vous ai déjà dit,
madame... «
ISAURE.
Oui, oui, que vous aviez offert... je ne sais
quoi!... votre fortune... La belle chose en vérité !
le bel effort! Est-ce que je ne viens pas, moi, de
refuser cent cinquante mille francs, que votre
oncle m'offrait si je consentais à ne plus vous
voir...
MAURICE , ému.
Vous avez fait cela, madame!...
ISAURE.
C'est tout simple, et vous...
MAURICE, -vivement.
Mais je ne pouvais pas... voler ce tableau! De-
mandez m'en deux autres... dix autres!
ISAURE, avec aigreur.
Eh! monsieur, croyez-vous donc que la monnaie
d'un tableau soit comme celle d'un billet de
banque?... et qu'on ne perde rien au change?
MAURICE.
Je reverrai M. Amber, j'obtiendrai, je réusàirai...
ISAURE.
Comme à l'ordinaire.
MAURICE, blessé.
Vous êtes cruelle, madame.
ISAURE.
Moi ?... Je suis trop bonne!... Tenez, mon ami,
je ne pense plus à cette peinture, j'y renonce...
sans regret... et même... je veux bien vous fournir
le moyen de me prouver votre bonne volonté.
M A l R I c E.
Mais c'est ce que je désire le plus au moiule.
ISAURE.
Nous allons voir. Vous appellerez cela fantaisie...
caprice... folie peut-être !...
M A u R I c E.
Enfin, que voulez-vous?
ISAURE.
Je veux... une dernière preuve de votre amour.
MAURICE, avec amertume.
Une preuve de mon amour?... N'importe, s'il
dépend de moi...
ISAURE.
Oh ! de vous seul,
MAURICE.
Alors expliquez-vous, et à l'instant...
ISAURE.
Eh bien! M. Francis Amber a une cousine
belle... comme la Vierge de son tableau... car elle
lui a servi de modèle.
MAURICE.
C'est justement le motif qui a fait refuser à
M. Francis...
ISAURE.
Vous vous ferez présenter chez la mère de cette
cousine... une madame Siéber, je crois, et vous
verrez sa fille tous les jours.
MAURICE , surpris.
Tous les jours!
I s A U R E.
Vous en conviendrez, la tâche n'est pas pé-
nible.
MAURICE.
Et pourquoi, madame, pourquoi?
ISAURE.
Mais pour m'obéir... et vous en faire ^mer...
MAURICE.
M'en faire aimer!!!
ISAURE.
Oui, je veux savoir si un homme... aussi épris
que vous prétendez l'être de moi, peut, tout en
restant insensible lui-même, parvenir à séduire
une autre femme... à toucher son cœur, veux-je
dire.
MAURICE.
Eh! madame, qu'avez-vous besoin... ne savez-
vous pas?...
ISAURE.
Je ne sais rien du tout. Peut-on croire à un
courage qui n'a jamais affronté le péiil?
MAURICE.
Mais c'est odieux, c'est infâme ce que vous me
proposez là!
ISAURE.
Vous reculez... déjà! Répondez : Suis-je votre
ACTE DEUXIÈME.
S69
femme on votre maîtresse?Comme femme, j'aurais
des ordres à recevoir au lieu d'en donner; eomnic
maîtresse, je veux, je commande...
M AIR I CE.
Et moi, je refuse d'obéir, et repousse avec indi-
gnation ce que vous appelez une fantaisie.
I s A l R E.
Soit, j'allais m'attacher à vous plus que jamais!
nous aurions été malheureux, il vaut mieux nous
séparer.
MAURICE.
Nous séparer! c'est impossible! allez au bout du
monde, madame, je vous suivrai ; c'est là ma des-
tinée, et rien ne peut la changer, pas plus votre
volonté que la mienne.
ISA IRE.
MonsieurdeMarsanne, voici mon derniernioi. J'ai
votre parole : je vous donne quinze jours pour la
dégager... Demain, vous irez cliez madame Siébcr,
ou je vous vois aujourd'hui pour la dernière fois.
MAI nice.
Isaure!... mais que vous a donc fait cette jeune
fille?
ISALRR, avec dédain, sorlant.
C'est mon secret.
ACTE TROISIÈME,
Chez madame Siéber. — Un atelier de peintre avec pointures ébauchées ou achevées, des plâtres, etc.
— Au fond, une vierge encadrée. — A droite, un chevalet sur lequel est une toile couverte. A
gauche, un grand fauteuil. — Une table, des chaises et une vieille horloge u la muraille.
SCEiNE I.
MADAME SIÉBER, LOUISE.
( An levtr dn rideau, madame Siéher est assise dans
le grand fauteuil et Louise achève de lui arranger
un bonnet sur la tète. )
1,01 IRE,
La!... c'est fini, tu es coiffée, et bien coiffée! (Pre-
nant sur la table un petit miroir et le mettant sous les
yeui de sa mère.) Tiens, maman, regarde comme je
t'ai faite belle.
MADAME SIÉBER, SOUriaut.
Oh! superbe!... tu me dois bien un peu cela.
(Contemplant sa fille.) Car moi aussi, je t'ai faite belle,
gracieuse, charmante!...
LOI'ISE, mettant la main sur la bouche de sa mire.
Bonne mère, si quelqu'un t'entendait...
MADAME SIÉBER.
Que veux-tu ! je ne puis m'cmpécher, quand je
te vois, d'être fière de mon ouvrage.
LOUISE.
Oui, mais l'on se motjuerait de nous.
MADAME SIÉBER.
Qu'importe! pourvu, comme j'en suis siire, que
tu n'en sois pas moins modeste et moins bonne
fille. Ton caractère est comme ta figure, sans dé-
faut. (Elle l'embrasse.)
I. o L I s K.
Eh! bien... c'est ce qui te trompe... je suis im-
patiente, susceptible... et tiens, en ce moment, j'in
veux beaucoup à... une certaine personne... (Re-
gardant riiorloge.) qui devrait être ici depuis... une
heure!
MADAME SIÉBER.
Ton cousin Francis!... oii ! le pauvre garron!
c,ui travaille toute la journée!... vraiment, pour
m.
une fois qu'il reste un peu dehors, tn as bien
tort; mais sois tranquille, va, dans trois semaines,
il sera plus pressé de rentrer.
LOUISE, naïvement.
Pourquoi donc, maman?
MADAME SIÉBER.
Parce que vous serez mariés! Tu le sais bien.
LOUISE, d'un air réfléchi.
Bonne mère, tu as peut-être tort de me marier...
si tôt.
MADAME SIÉBER.
Avec le fils de ma sœur! un enfant que j'ai
élevé, soigné... comme toi-même, et qui a un ave-
nir superbe.
I.OUI SE.
Justement! tout l'avantage est de notre côté...
s"il allait se repentir ai)rès notre mariage? s'il
allait être malheureux?
MADAME SI ÈRE n.
Folle ! il t'aime depuis ((ue tu existes ! et tout petit,
il passait des heures entières devant ton berceau .'i
t'admirer, et à, s'écrier : Oh! la belle petite lille!
LOUISE.
J'ai entendu dire souvent à Francis lui-même
qu'un artiste devait rester libre et indépendant,
s'il voulait réussir.
MADAME SIÉBER.
Il disait cela quand il était trop jeune pour
penser sérieusement. D'ailleurs, tu n'es pas une
femme ordinaire, toi. Tu es artiste romiiio lui,
et de plus, son inspiration, son bon pénio! No »»i
l'a t-il pas répété cent fois, lorsque tu lui scrv.iis
de modèle pour son tableau tant admiré au dei-
nier salon?
LOUISE.
Attendons eucore, je l'eu prie. Plus lard... et
kl
370
JEUNESSE OISIVE.
s'il persiste... dans un an... deux ans, nous serons
bien sûres...
M An AME Sn-BEH.
Deux ans! y penses-tu? et si je venais i\ to man-
quer?... tu resterais donc seule, sans appui. Non,
non, je ne tarderai i)asi)lus ioiifjteiups à assurer le
bonlieur des deux LHres que j'uimele]>lusau mondo.
i.otis K.
Ah! ma mère! tu oublies ce pauvre Pierre!...
n'est-il pas, comme Francis, le (ils de ta sœur?
M ADAM I-: SI K IIEIV.
Mon Dieu! je l'aime aussi de toute mon âme;
mais ce n'est pas la mùme chose; je ne l'ai pas
élevé, lui ! le frère de son père s'en est chargé ;
et, malgré moi, je sens toujours que j'ai... un
neveu et deux enfants.
LOUISE.
C'est très-mal.
MADAME SIÉBER.
Que veux-tu? nous le voyons si peu. Toujours
en voyage pour la maison de son oncle; encore en
ce moment... ensuite, il a de singulières idées; il
lie pense qu'à gagner de l'argent.
LOUISE.
Pour le donner aux autres!... quand Francis
était gêné, ne le forçait-il pas d'accepter toutes
ses économies?
MADAME SIÉBER.
Tu as raison, c'est un cœur excellent; mais...
(Ici l'horloge sonne.)
LOUISE.
Dix heures !... Décidément, Francis nous a tout
à fait oubliées. (On frappe à la porte.) Ah! enfin...
c'est lui! (Elle va ouvrir et se trouve en face de Pierre
qui entre un gros bouquet à la main et un paquet sous
le bras.)
SCÈNE II.
Les mêmes, PIERRE.
LOUISE, reculant.
Pierre!... notre bon Pierre!
MADAME SIÉBER, allant à lui.
Pierre!... absent depuis trois mois!
PIERRE, haletant.
Oui... ma tante... oui... ma cousine... c'est
moi... en personne. Vous voyez l'homme le plus
heureux, le plus transporté!... mais aussi... le
plus essoufflé... (Il se laisse tomber sur une chaise.)
MADAME SIÉBER, lui essuyant le front.
C'est vrai! pauvre garçon! il est tout eu nage.
P I E R R E.
C'est que j'ai couru depuis la maison de mon
oncle.jusqu'ici... et encore, il me semblait que je
n'arriverais jamais assez tôt pour vous dire... car
c'est un bonheur si complet... si inouï... si ines-
péré...
LOUISE.
Que tu n'as pas mémo songé à nous embrasser.
PIERRE.
Oh! si! mais je n'ai pas osé.
LOUISE, l'embrassant.
Tiens ! j'ose bien, moi !
PIERRE.
Merci, ma cousine, vous êtes bien bonne.
MADAME SIÉBER, de même.
Et moi aussi.
P I E R ft E.
Merci, ma tante.
LOUISE.
Et maintenant, conte-nous vite...
PIERRE.
Vous allez tout savoir... (S'arrêtant et regardant
Louise.) Dieu! ma tante, ma petite Louise est-elle
jolie! elle a encore gagné pendant mon absence.
MADAME SIÉBER.
Elle ne fait que cela... mais dis-nous donc ta
joie.
PIERRE.
C'est juste! (Se frappant le front.) Oh! imbécile!...
J'ai le cerveau un peu fêlé, voyez-vous; et il y a
bien de quoi. (Se levant et présentant le bouquet
et le paquet à madame Siéber. ) I\la tante veut-elle
bien me permettre de lui souhaiter une bonne
fête.
MADAME SIÉBER.
Comment! c'est ma fête! (A Louise.) Ah! petite
dissimulée ! voilà pourquoi tu as voulu me parer?
LOUISE, allant prendre un bouquet caché dans un coin.
Certainement; et jeté l'aurais souhaitée bien
plus tôt, si je n'avais pas attendu quelqu'un... qui
a une bien mauvaise mémoire.
MADAME SIÉBER, embrassant son neveu et sa fille.
Mes chers enfants!
LOUISE, qui a ouvert le paquet de Pierre.
Oh! ma mère!... mais regarde donc ce qu'il t'a
apporté!... un châle!
MADAME SIÉBER.
Un châle superbe! (A Pierre.) Tu es trop bon,
mille fois trop bon.
PIERRE.
Oh! ne me remerciez pas tant; car, moi... de
mon côté... j'ai à vous demander... bien autre
chose, ma foi !
MADAME SIÉBER.
Dis vite... que je te l'accorde.
PIERRE.
Vite!... un moment... vous ne savez pas ce que
je veux... ça ne se demande pas... comme un verre
d'eau... tout me réussit ce matin, c'est vrai;
mais...
MADAME SIÉBER.
Voyons donc, achève, qu'est-ce qui te réussit?
LOUISE.
Voilà une heure que tu nous fais attendre.
PIERRE.
Vous saurez d'abord que mon oncle a été si con-
tent du résultat de mon voyage qu'il m'a dit... que
je ne voyagerais plus.
MADAME SIÉBER.
Ah!
ACTE THOISIÈME.
371
PIERRE.
Ensuite.... (Tci l'on sonne.)
LOUISE, courant ouvrir.
Enfin! c'est lui, cette fois, c'est Francis.
SCÈNE III.
Les Mêmes, FRANCIS.
LOUISE.
Que c'est mal, monsieur, darrivpr si tard! allez,
vous ne méritez guère la joie qui vous attend.
FRANCIS.
Qu'est-ce donc?
pierre, lui sautant au cou.
Eh ! parbleu ! c'est moi, frère.
FRANCIS.
Pierre! mon frère! Et depuis quand à Paris?
pierre.
Depuis deux heures; j'ai voyagé toute la nuit. Je
voulais être ici de bonne heure pour souhaiter la
fête i notre bonne tante.
LOUISE, à Francis.
Il n'a pas oublié, lui !
FRANCIS.
Méchante! pourquoi ne m'as-tu pas averti? Tu
sais bien que je suis un rêveur.
LOUISE.
Oui, qui ne songe à rien.
MADAME SIF.RER.
Allons, ne le gronde pas; il m'a souhaité ma fête
avant vous tous... en me donnanf ceci qui vaut
cent mille francs; car il en a refusé ce prix. (Con-
duisant Pierre devant la Vierge.) Juge, mon ami, du
talent de ton frère.
PIERRE.
Louise! mais c'est Louise!... Oh! oui, il en a
du talent!... c'est-à-dire que je me mettrais à ge-
noux devant cette peinture, que je passerais ma
vie à la contempler!...
F RANCIS.
Tu trouves ressemblant?
LOUISE.
Mais beaucoup trop flatté.
PIERRE,
Flattée!... si tu n'étais pas là, des imbéciles
pourraient le croire; mais quand on te regarde,
ma bonne Louise, on sent bien vite qu'il y a un
artiste au-dessus de tous les autres, et c'est le bon
Dieu!
FRANCIS.
Pierre a raison, cent fois raison ! Je travaillerais
àce tableau aussi longtemps que Léonard de Vinci
à la Joconde, qu'il laisserait toujours (pielque chose
à désirer.
PIERRE.
Ce qui ne m'empêche pas de t'adniircr, frère.
Ah! tu m'as bien changé, va!... moi qui ne pen-
sais qu'à gagner de l'argent, maintenant, je com-
prends ranibition du talent et de la gloire, puisque
nos succès peuvent rendre si tiers et si heureux
ceux qui nous aiment; aussi, vois-tu, pour avoir
fait ce tableau... je donnerais... le bonheur qui
m'est arrivé ce matin.
MADAME SlhBER,
Ah! peut-être enfin vas-tu nous l'apprendre!
PIERRE.
Eh bien! chère tante, dès aujourd'hui, mon
oncle m'associe à son commerce et me donne
moitié dans ses bénéfices... vingt mille francs de
rente, au bas mot.
FRANCIS.
Vingt mille francs!... c'est superbe!
PIERRE.
Oh! ce n'est pas l'argent qui m'enrhantc! mais
nn projet qui ne pouvait se réaliser... que par l'ar-
gent.
TOUS.
Quel projet?
PIERRE, hésitant.
Hum! (Vivement.) Je vous dirai cela au dessert,
car je meurs de faim.
MADAME SIÉBER.
Je ne songeais pas à lui offrir!... Je vais tout
préparer.
LOUISE.
Et moi, je donnerai séance à M. le comte de
!Marsanne pendant que ces messieurs déjeune-
ront.
PIERRE.
Qu'est-ce que c'est que M. le comte de Mar-
sanne.
FRANCIS.
Un original, possédé de la manie du suicide, et
qui a la tête tournée, perdue pour une femme...
d'une merveilleuse beauté.
LOUISE.
Ahl... il aime... quelqu'un?...
PIERRE.
Et c'est pour cela qu'il veut se tuer?
FRANCIS.
Il trouve qu'il n'est pas aimé... comme il vou-
drait l'être; et afin de ne pas mourir tout entier,
à ce qu'il paraît, désirant son portrait de ma main
avant de quitter ce monde...
PIERRE.
Quelle histoire!
FRANCIS.
C'est exact. Il s'est présenté ici, il y a trois se-
maines, j'étais à la campagne. 11 en a paru si con-
trarié que ma tante lui a pr«>po>é Louise pour mo
i remplacer, llevenu au bout do huit jours, j'ai
i conté à Louise le beau i)roj«^t de M. du Mar-
i saniic. Elle a été épouvantée à l'idéo que .son der-
! nier coup de pinceau serait peiit-êtro le signal do
I la mort jiour son modèle... si bien i\ni\ d<puis ce
moment, climpie jour, elle trouve (lurUpie défaut
à corriger à sa peinture, et ([ue son travail pourra
durer aussi longieinp» que celui do Pénélope.
372
JEUNESSE OISIVE.
LOt'ISE.
MeVliant ! j'ai promis à ma mère que tout serait
fliii aujuiird"liui, ce matin.
MADAME SIKBEn.
Et tti le peux sans crainte, mon enfant; ce
jeune homme no songe pas à se tuer, il est trop
gai et surtout trop peu pressé de voir son portrait
achevé... Viens, ma Louise, viens m'aicfcr...
LOUISE, suivant sa mère qui sort.
Oh ! nous ne ferons pas attonclr(ï notre bon
Pierre.
SCÈNE IV.
FRANCIS, PIKRRE.
PIERRE, pressant les mains de Francis.
Mon bon frère... que je suis heureux de te re-
voir! J'ai tant de choses à te raconter!
FIIANCIS.
Tiens! et moi aussi.
P I E R II E.
J'ai d'abord à te dire une espérance qui, si elle
se réalise,... me rendra fou de joie.
FRANCIS.
J'ai à t'apprcndrc une résolution... qui me trouble
et me remplit de crainte.
PIERRE.
Commence alors, je te donnerai peut-être un
bon conseil.
FRANCIS.
Oh! tout est convenu, arrêté... il n'y a plus à
s'en dédire... Je vais me marier.
PIERRE.
Bah !... Eh bien, j"ai le même désir, mais ça ne
me produit pas le même effet qu'à toi, et si j'ai
peur... c'est de ne pas réussir. Ah çà! celle que
tu dois épouser ne te plaît donc pas?
FRANCIS.
Au contraire; personne au monde ne pourrait
me plaire davantage.
PIERRE.
Elle a donc des défauts?
FRANCIS.
Aucun... de la beauté, des talents, de l'esprit,
et un cœur !... qui, à lui seul, lui concilie l'amitié
et l'estime de tous ceux qui l'approchent.
PIERRE.
l\Ion ami, il faut que tu aies quelque chose de
détraqué dans le cerveau.
FR A\CIS.
C'est bien possible !
PIERRE.
Ou que tu la détestes au lieu de l'aimer.
FRANCIS.
Eh! mon Dieu! je l'aime!... Je l'aime beau-
coup; mais comme on aime... la perfection dans
la nature... comme j'aime la muslcjne, la poésie,
la peinture! comme j'aime tout ce qui est char-
mant et beau !
PIERRE.
Eh bien ! alors?...
FRANCIS.
Tu ne veux donc pas comprendre qu'un artiste
a bi'soin d'émotion comme il a besoin d'air et
de soleil ! que son talent s'éteint dans l'engour-
dissement du foyer conjugal! ([u'il lui faut des
luttes violentes, la liberté! l'amour!... C'est enfin
le mariage et ses chaînes qui m'épouvantent.
PIERRE.
Quoi! l'idée d'être uni pour toujours?...
FRANCIS.
Justement!... c'est cette éternité... Ah! si je
pouvais, sans cesser d'être son frère, passer ma
vie près d'elle... à m'inspirer de sa beauté...
PIERRE.
C'est-à-dire, à tout lui devoir et à ne rien lui
accorder... Ce serait gentil!
FRANCIS.
Que veux-tu! l'idée de devenir son mari... me
semble une profanation.
PIERRE, riant.
Ah ! ah ! ah ! une profanation ! Tu es bien co-
mique, va !
FRANCIS.
Je sens... que je ne suis pas digne d'une telle
femme... Elle écrasera, elle tuera mon avenir!
PIERRE.
Laisse-moi donc tranquille! mon cher ami;
M. Ingres s'est marié deux fois, et je ne pense pas
que ça lui ait rien tué ni écrasé!
FRANCIS.
Ah ! tu as bearu dire, un artiste doit rester indé-
pendant, et par conséquent ne pas se marier...
fût-ce même avec Louise!
PIERRE, étonné.
Louise! Quelle Louise?
FRANCIS.
Notre cousine.
PIERRE.
C'est Louise... que tu vas... épouser?
FRANCIS.
Mais oui; ne te l'ai-je pas nommée?...
PIERRE, s'appuyaut sur le dos d'un fauteuil.
Mon, non... pas encore.
FRANCIS.
Mon Dieu! qu'as-tu donc?... On dirait que tu
vas te trouver mal !
PIERRE, se redressant vivement.
Moi!... par exemple! seulement... la surprise,
l'indignation... (Se reprenant.) La colère...
FRANCIS, étonné.
La colère?
PIERRE.
Oui, la colère... Comment, Francis, il t'arrive
le plus grand bonheur qu'un homme puisse espé-
rer ici-bas... Et tu oses te plaindre! Et tu ne
bénis pas le Ciel !
FRANCIS.
Tu as raison, je suis un idiot! je me hais, je
me méprise aïoi-mème; car tu ne sais pas tout...
Je crois que je préfère une autre femme...
ACTE TROISIÈME.
373
PIERRE, stupéfait.
A Louise?
FRANCIS.
Oui, une autre femme... que je n'épouserais
pas... par exemple! à laquelle je ne sacrilierais
rien... pas même une chose... indifférente; une de
ces femmes que l'on prend... que Ton quitte sur-
tout sans remords... qu'on ne craint pas de tortu-
rer... de briser... Et c'est pour cela que je la
préfère.
PIER RE, confondu.
Préférer une autre femme... à Louise!
FRANCIS.
Eh! mon pauvre Pierre! Tu es bien heureux,
toi ! retranché derrière tes chiffres, tu n'as jamais
connu l'amour...
PIERRE.
Il ose parler d'amour!... lui qui ne l'a jamais
ressenti... même auprès de Louise!
FRANCIS.
Tu n'as jamais eu d'autre passion que celle de
tes entreprises commerciales... l'espoir de leur
succès a seul fait battre ton cœur...
PIERRE, à part.
11 croit cela, lui! et elle aussi, sans doute.
FRANCIS.
Et à trente-quatre ans... tu vis... comme si tu
en avais soixante.
PIERRE.
Pourquoi pas quatre-vingt-dix, pendant que tu
y es, ou rage d'une momie?.. » Ah! je ne sens
rien!... Ah! mon cœur ne bat que pour les
chiffres! c'est aussi un peu trop fort!... Mais si
j'ai travaillé avec acharnement, si j'ai méprisé les
folies dont vous êtes si fiers , vous autres soi-
disant jeunes! si j'ai pâli sur ces combinaisons
commerciales, comme tu dis, sais-tu pourquoi?...
FRANCIS.
Mais, frère...
PIERRE.
C'est que, depuis que j'existe, je n'ai qu'une
pensée, une seule!... Mais il s'agit bien de moi! 11
s'agit d'elle!... Tu ne vas pas l'épouser, j'espère;
elle serait trop malheureuse! Ah I i)ourquoi l'as-
tu demandée?
FRANCIS.
Moi! mais je n'y ai jamais songé! seulement,
lorsque j'ai commencé mon tableau, en présence
de sa douce et céleste ligure, j'ai senti, compris,
pour la première fois, que j'allais créer une
œuvre durable; l'extase, les transports du peintre
ont trompé ma pauvre tante, et c'est elle...
PIERRE.
Et tu n'as pas refusé!... N'importe, tu vas, à
l'instant, faire connaître à ma tante son erri'ur...
viens, viens. (Il veut l'eniiaîiipr.)
FRANCIS.
C'est impossible.
PIERR E.
Impossible?
FRANCIS.
Louise m'aime.
PIERRE, avec un dcsesiKiir concentré.
Ah!... le CIlI n'est pas juste.
FRANCIS.
Sans cela, va, il y a longtemps que j'aurais
parlé; mais chaque jour, ma tante me répète que
ce mariage fera le bonheur de sa filli; et le sien...
J'aurais l'air d'un ingrat qui les abandonne au
moment où la fortune lui sourit. Non, non, tu le
vois bien, il faut que j'épouse Louise, que je la
rende heureuse... Oh! oui, heureuse! je le dois, je
le veux; et si jamais j'étais tenté de l'oublier...
PIERRE.
Oh! sois tranquille, je serai là, toujours là.
FRANCIS.
Merci, Pierre; maintenant parlons de ton ma-
riage; car tu n'es pas comme moi.
PIERRE.
Au contraire! (S'pffoiraut de sourire. J Tu viens de
me pervertir.
FRANCIS.
Comment?
PIERRE.
J'y renonce tout à fait.
FRANCIS.
Tu plaisantes certainement.
PIERRE.
Non pas, non pas, c'est très-sérieux. Au bout
du compte, qu'est-ce que je voulais? une famille.
Tu te maries, eh bien ! j'en aurai une, tes enfants
seront les miens. Ah ! je les aimerai bien ! Tu
pourras songer, tout à ton aise, à la gloire, à l'ave-
nir de ton nom!... Moi, je penserai au solide, à
l'avenir des marmots. Tu n'auras pas à t'en in-
quiéter, je les doterai, les établirai, les gâterai...
Tu vois bien que ma part sera encore la meil-
leure.
FRANCIS.
Ah! je n'accepte pas ton sacrifice; car tu te ma-
rieras.
PIERRE.
Allons donc! j'ai quatre-vingt-dix ans.
SCtNE V.
Les MÊMES, LOUISE.
LOUISE, entrant.
Ces messieurs sont servis.
P 1 F. K II E.
Ah!
I RANCIS.
Bonne nouvelle!
l.Ol ISE.
.\llez vite; maman, en riidiincur de Pierre,
vous a ménagé une surprise... cju'il ne faut pus
laisser refroidir.
FRANCIS.
C'est juste; ne faisons pas attendre... la sur-
prise. Viens-tu, frète?
37/t
JEUNESSE OISIVE.
PIERRE.
Je te rejoins.
FRANCIS, bas à Pierre,
l'as un mot h. Louise.
r I 1'. R R E.
Jo te le jure!
FRANCIS, de même.
Bien... dépôche-toi. (Il sort.)
SCÈNE VI.
PIERRE, LOUISE.
PIERRE, s'approchant de Louise qui a décroché la toile
couverte, l'a posée sur un chevalet et a tout préparé
pour peindre, se plaçant devant elle.
Louise... tu vas épouser Francis?
LOUISE.
Ah!... Il te l'a appris?
PIERRE.
Tu seras heureuse... j'en suis sur... Mais... si
tu avais jamais le plus léger ennui, le moindre
chagrin... Tu me le confierais... n'est-ce pas?
LOCISE, le regardant un peu étonnée.
Je te le promots...
PIERRE.
Merci, Louise, merci; j'y compte, entends-tu,
j'y compte.
LOUISE.
Qu'as-tu donc?... Toi, si joyeux tout à l'heure,
on dirait maintenant...
PIERRE, sortant.
Moi!... par exemple!... Je suis heureux, très-
heureux...
SCÈNE VII.
LOUISE, seule, regardant sortir Pierre.
Il ne veut pas en convenir... (Elle va prendre sa
palette et dispose ses couleurs.) Mais, j'en suis sûre,
quelque chose lui a fait de la peine. Oh ! il faudra
bien qu'il me le dise! (Découvrant la toile.) Francis
a raison, ce portrait n'est pas mal réussi... Je
suis contente de moi... Quelle noble et belle
figure!... Francis est très-bien aussi; mais... son
regard vous intimide... Le comte de Marsanne
appelle la confiance, lui! 11 vous rassure, il vous
encourage... On voit qu'il a trop souffert pour ne
pas être indulgent... Pauvre jeune homme! songer
à se tuer... parce qu'on ne l'aime pas... comme il
voudrait l'être!... Mon Dieu! c'est terrible de
penser qu'après cette dernière séance il ne vien-
dra plus... jamais... que je ne saurai plus rien de
lui... Du moins, quand il me disait: h demain!
j'étais tranquille... Et je vais trembler, chaque
jour, d'apprendre un malheur!... (Vivement.) Déci-
dément, ma mère a beau dire, ce portrait n'est
pas achevé... le front manque de lumière, la
bouche de finesse... Il me faudrait encore au
moins... (Elle reste pensive devant le tableau.)
SCÈNE VIII.
LOUISE, MAURICE.
MAURICE, entrant doucement.
Elle est seule!... Quel bonheur!... Elle travaille
à mon portrait, je crois; et avec tant d'ardeur...
qu'elle ne m'a pas entendu entrer. (Se glissant .sur
une chaise.) Je voudrais rester là toute ma vie, à la
contempler... sa vue me réconcilie presque avec
moi-même... Pauvre enfant! elle ne sait pas dans
quel but odieux on voulait que je vinsse vers elle...
Si elle l'apprenait, mon Dieu!... Hélas!... bientôt,
je ne la verrai plus... Je serai assez puni!
LOUISE, à elle-même.
Oui, oui... il me faudrait quinze grands jours.
MAURICE, dont les yeux rencontrent ceux de Louise,
se levant tout à coup.
Elle m'a vu!...
LOUISE.
Ah! c'est vous, monsieur?... ne bougez-pas, je
vous prie!... vous me direz bonjour tout à l'heure...
Ah ! que vous êtes bien posé ainsi ! Cette physio-
nomie si difficile à rendre... Cette vérité que je ne
pouvais pas saisir... je la vois... je la sens... quel-
ques coups de pinceau... elle sera fixée sur cette
toile.
M A U R I G E.
J'ai bien envie de me déranger.
LOUISE, travaillant.
Oh! ne faites pas cela! un peu de patience... dix
minutes seulement; et vous serez libre. Tout sera
terpiiné.
MAURICE.
Déjà!
LOUISE.
Comment! vous n'êtes pas ravi?
MAURICE, tristement.
Moi!... oh! du tout!
LOUISE.
C'est pourtant si pénible d'être condamné,
chaque jour, à rester immobile pendant de lon-
gues heures.
MAURICE.
Je ne trouve pas... bien au contraire!
LOUISE, souriant.
Au contraire!... Ah! par exemple! jamais per-
sonne ne m'a dit cela.
MAURICE.
C'est que tout le monde a un but, une affaire,
une espérance... moi, je n'en ai point... Je ne suis
utile à personne, personne ne s'intéresse à moi...
LOUISE.
C'est ce qui vous trompe, monsieur; on s'inté-
resse à vous, et beaucoup...
MAURICE, vivement.
Quoi!... vous penseriez... vous connaîtriez...
Et qui donc? qui donc, de grâce?...
LOUISE, embarrassée.
Mais il y a toujours quelqu'un.
ACTE TROISIÈME.
MAUr.ICE.
Quelqu'un!... Oh! non... vous vous trompez...
Je suis seul, bien seul au monde.
LOIISK,
Vous n'avez pas de famille?... Que je vous plains!
M A U R I C F,.
J'ai perdu ma mère, et mon unique parent, son
frère, m'a retiré son amitié.
LOUISE.
Ah! c'est mal à lui!
M At RI CE.
Tous les torts sont de mon côté, ne l'accusez
pas I
LOUISE.
Eh bien, monsieur, si vous avez tort, il faut
vite eu convenir, et vous réconcilier avec votre
oncle.
MAURICE.
Vous avez raison... Je le veux, et je le ferai.
LOUISE.
A la bonne heure!... mais tout en causant, vous
avez quitté votre place, et votre physionomie
a changé dix fois d'expression... c'est égal, j"ai
fini, et vous pouvez venir voir, je vous le permets.
(iMaurice s'approche lentement et regarde sans rien
dire.) Eh bien! ètes-vous content?
MAURICE.
Non.
LOUISE.
Non?... ce n'est donc pas ressemblant?
M A u R I c E.
Si.
LOUISE.
Alors... que manque-t-il ?
MAURICE.
Rien.
LOUISE.
Rien!
MAURICE.
Non, je n'ai pas une observation, pas une cri-
tique à vous faire.
LOUISE.
Et cela vous contrarie ?
MAURICE.
Pourquoi n'en conviendrais-je pas? l'idée de ne
plus vous voir me cause une véritable peine. Vous
ne pouvez comprendre cela. Vous avez une famille,
une mère! l'affection, le travail, tout vous sourit...
Depuis votre naissance, pas une minute d'ennui,
do découragement n'est venue vous attrister.
LOUISE.
C'est vrai !
MAURICE.
Vous avez sans cesse devant les yeux un espoir.
LOUISE.
Oh! oui, celui de rendre ma mère heureuse.
M A l RI c E.
Tandis que moi... combien j"ai déjà souffert!
que d'amers désenchantements! Que vais-jc deve-
nir, mon Dieu! quand je ne vous verrai plus? Si
I vous saviez comme ma vie s'écoulait péniblement
[ avant d'entrer dans votre maison! chaque matin,
je me disais avec accablement :oh! si je pouvais
retrancher la moitié des heures de celte journée!
LOUISE.
Moi, je voudrais toujours les doubler!... Et vous
n'appeliez pas le travail à votre aide?
MAURICE.
On ne m'en avait pas inspiré le goût, la plus
légère occupation me semblait un supplice.
LOUISE.
Est-ce possible !
MAURICE.
Oh! vous m'avez bien changé!... la vue de votre
vie si pure, si dévouée, si laborieuse, m'a miracu-
leusement transformé!... depuis ces quinze jours,
j'ai retrouvé la force, le courage, la paix de ma
conscience, et, tant que j'existerai, je vous bénirai
pour ces quinze jours de repos et de bonheur.
LOUISE, à part.
Oh! si j'osais profiter!... (Haut.) Ainsi, monsieur,
vous croyez me devoir?...
MAURICE.
Bien plus que je ne vous ai dit encore.
LOUISE.
Eh bien, monsieur le comte,... vous allez peut-
être me trouver singulière; mais il est une chose
que j'ai envie de vous demander... depuis que je
vous connais; une chose... qui me rendrait bien
heureuse!... me l'accorderez-vous?
MAURICE.
Avec joie! avec reconnaissance!
LOUISE.
Alors, monsieur le comte, vous allez me jurer
sur l'honneur... sur ce que vous aimez le mieux...
MAURICE, à part, avec passion.
Oh ! sur elle !
LOUISE, continuant.
De ne plus avoir jamais... l'affreuse pensée de
vous tuer.
M AUR ICE.
Quoi! vous savez?...
LOUISE.
Oui, monsieur... je sais, mon cousin m'a tout
dit.
MAI RICK.
Et vous daignez vous intéresser!...
LOU ISE.
Ne vous l'ai-je pas déjà dit tout :\ l'heure? il y a
toujours quelqu'un...
M A u n I c E.
Ah! merci!... c'est la première fois depuis la
mort de ma mère...
LOU ISE.
J'avais bien peur, allez... je n'osais plus termi-
ner votre portrait. Mais à pré.sent... jis suis iran-
quille... puisque vous ulloz me jurer...
M AU ni CE.
Oui devant vous, sur vous, Louise, jo jure da
376
JEUNESSE OISIVE.
conserver une vie... qui m'est précieuse mainte-
nant... car c'est à vous que je la dois.
i.orisE.
Et moi, je jure de demander tous les jours à
Dieu qu'il vous récompense.
MAUniCE.
Oh! priez-le alors de m'accorder ce que je lui
demande depuis que je vous connais.
SCÈNE IX.
Les mêmes, MADAME SIÉBER, FRANCIS,
PIERRE.
MADAME siÉBEH, entrant suivie de ses neveui.
Eh bien ! Louise, où en cs-tu de ton ouvrage?
LOUISE.
C'est fini, maman.
FRANCIS, qui est allé regarder.
Et bien fini, je vous assure! tout à l'heure j'étais
content, et maintenant je suis jaloux.
MAURICE, s'avançant vers madame Siéber.
Il ne me reste plus, madame, qu'à vous témoi-
ner ma profonde reconnaissance. Adieu, madame. . .
(Se tournant vers Louise.) Adieu, mademoiselle... vous
serez heureuse... je l'espère.
LOUISE.
Oh! je le suis déjà!
MAURICE, à Francis.
Et vous, mon cher Francis, suivez toujours les
inspirations de votre beau talent avec le môme
bonheur... c'est le meilleur souhait que je puisse
vous faire.
PIERRE, à part.
J'aime cet homme.
MAURICE, ouvrant la porte pour sortir et s'arrètant
stupéfait.
Isaure!...
SCÈNE X.
Les MÊMES, ISAURE.
LOUISE, à elle-niéme.
Tiens, la dame du bois de Boulogne!
FRANCIS.
Madame Isaure Monti ! (Il la salue.)
MAURICE, reculant devant Isaure qui s'avance, bas.
Que voulez-vous, madame?
ISAURE, passant devant lui.
Pardon, mon cher comte, ce n'est pas vous que
je viens chercher ici... vous alliez sortir... je ne
vous retiens pas.
MAURICE, à part.
Elle a quelque mauvais dessein... je reste.
MADAME SIÉBER, très-éuiue, à part.
Elle!... elle, chez moi... malgré ma défense!..
ISAURE, s'approchant de madame Siéber.
Vous êtes étonnée, sans doute, de ma présence
dans votre maison, madame?... mais quand vous
saurez le motif...
MADAME SIÉRER, bas et vivement.
Pas un mot devant ma fille... je vous l'ordonne.
iSAiR E , de même.
Oli! soyez tranquille, j'ai reçu votre aimable
réponse... et j'ai peu dégoût... pour les scènes de
famille.
LOUISE, bas à Pierre.
Que peut-elle donc dire tout bas à ma mère?
PIERRE, de même.
Je ne sais; mais 'ça n'a pas l'air de faire plaisir
à ma tante.
ISAURE, à madame Siéber, haut.
Vous m'excuserez, j'en suis sûre, en faveur de la
bonne nouvelle que j'apporte à M. Francis, votre
neveu... (Désignant Louise.) C'est là mademoiselle
votre fille?... elle est vraiment charmante!
FRANCIS.
Une bonne nouvelle... à moi!
ISAURE.
Oui, mon cher monsieur; je suis heureuse de
vous annoncer que son excellence le ministre vous
accorde une chapelle.
FRANCIS, tout joyeui.
Une chapelle!...
LOUISE.
Juste ce qu'il désire depuis si longtemps !
FRANCIS.
Et c'est à vous, madame, que je dois...
ISAURK.
Dites donc plutôt à votre talent, et comme le
ministre veut vous voir et vous complimenter, je
suis venue vous cherclier... ma voiture est en bas.
FRANCIS.
A vos ordres, madame.
ISAURE, se rapprochant de madame Siéber, bas.
Vous avez été bien dure envers moi , ma chère
cousine; cependant, la vue de votre aimable fille
aura suffi pour me faire tout oublier... si vous le
voulez... je ne vous demande... qu'une bonne pa-
role... et votre main...
MADAME SIÉBER, bas, restant immobile.
Quand vous m'aurez prouvé... votre repentir.
ISAURE, prenant son parti.
Eh bien !... j'aime mieux cela.
PIERRE, qm l'a examinée, à part.
Je n'aime pas cette femme.
ISAURE, à Maurice.
Monsieur de Marsanne, vous avez à me rendre
compte d'une mission qui m'intéresse plus que
jamais... je vous verrai demain, j'espère.
MAURICE, froidement.
Oui, madame.
ISAURE, prenant le bras de Francis.
Venez, mon cher Francis. (Se retournant avec hau-
teur.) Madame... mademoiselle... je vous salue.
ACTE QUATRIÈME
Chez le comte de Marsanne. — Un cabinet de travail.
SCKXE I. I
ISAURE, BAPTISTE.
(Baptiste ouvre la porte dn fond, Isaure entre lente-
ment. Baptiste reste an fond, dans l'attitude du
respect.)
ISADRE, à elle-même.
Ah! monsieur le comte, je vous envoie chez ma-
demoiselle Louise Siéher, et vous y restez! Voilà
plus de quinze jours que vous n'avez paru chez
moi!... Je veux que vous enleviez sa fiancée à
M. Francis, mais je ne veux pas que votre obéis-
sance se change en infidélité. (Elle s'assied dans
un fauteuil.) Approchez, Baptiste... Où en sommes-
nous?
BAPTISTE, s'avançant.
Si madame veut bien le permettre, je vais lui
lire le journal où j'ai marqué, jour par jour, les
faits et gestes de monsieur.
ISAURE.
Lisez.
liAPTiSTE, prenant un papier et lisant.
«Le i*^"" juillet 185G, M. le comte, en quittant
madame, est monté en voiture, et je l'ai conduit
chez M. Francis, qui était absent pour plusieurs
jours...»
ISAURE.
Et mademoiselle Louise, sur les instantes prières
de M. le comte, a commencé tout de suite son
portrait.
BAPTISTE, surpris.
Ah! madame est instruite?...
I s A l R E.
Continuez.
BAPTISTE, lisant.
i( La première séance a duré... »
ISA IRE.
Deux heures... et les suivantes, le double.
BAPTISTE, à part.
J'ai un adjoint, c'est sûr.
I s A l' R E.
Lisez donc.
BAPTISTF, obéissant.
«Pendant quinze jours, monsieur n'a pas man-
qué une seule fois de se rendre à l'atelier de
M. Francis, où il n'y avait que mademoiselle
Louise. »
ISAI RE.
Ensuite.
BAPTISTE.
Le portrait est achevé...
ISAURE.
Depuis trois jours...
III.
BAPTISTE.
Il est même...
ISAURE.
D'une ressemblance frappaûte...
BAPTISTE, à part.
J'ai deux adjoints!
ISAURE.
Et lorsque M. le comte rentrait, comment
était-il?
RVPTISTE.
Oh! complètement changé! il ne se désespérait
plus, il ne restait plus la moitié de la journée à
bâiller sur son canapé, il lisait, il écrivait...
ISAURE , à elle-même.
Ah! ah! l'on ne s'ennuie plus ici!... c'est plus
sérieux que je ne pensais... il faut aujourd'hui
même que mon sort se décide! Oui, je serai
comtesse... ou femme d'un grand peintre! (Haut.)
Monsieur Baptiste, je suis satisfaite, et je vais
vous offrir une nouvelle occasion de me prouver
votre zèle.
BAPTISTE.
Ah! madame peut compter...
ISAl RE.
Sur les trois lieures, il se présentera ici... une
jeune fille. Quelle que soit la personne qu'elle de-
mande ou la question qu'elle vous adresse, vous
la conduirez à votre maître.
BAPTISTE.
Je comprends, c'est une surprise...
ISAURE.
Ayez donc moins dintolligence que cela, et sur-
tout plus d'attention... Vous introduirez celtfl
jeune fille, sans prononcer un seul mot qui puisse
lui indiquer qu'elle va voir M. le comte.
BAPTISTE.
Et le concierge?
ISAURF.
Toujours de l'intelligence!... J'ai donné nie»
instructions.
BAPTISTE, humilié.
11 suffit, madame.
ISAURE, /tmIII.IIII.
Mais j'enteiiils le pas de M. le couite qui rentre.
J'ai une lettre à écrire... ne lui diti-s pas que je
suis dans sa chambre... Iji moindre iiidiscrOiion,
et je vous fais chasser! Vous coinprenei?
BAPTISTE.
Oui, madame. (U.inro sort par la piiifh»'.) Cctio
femme-là était faite... pour commander de» ar-
mées !
48
378
JEUNESSE OISIVE.
SCÈNE II.
BAPTISTE, MAURICE.
MAiinir.E, entrant joyeux.
Mon oncle arrive aujoiird'luii... quelle va être sa
joie en apprenant!... Ali! il sera aussi heureux
que moi!
BAPTISTE, auquel il donne sa canne et son cliapean.
Toujours le môme air de contentement.
MAURICE.
Il me semble que c'est un rêve... tant de projets
de bonlieur se pressent dans ma tête... car je puis
espérer! Louise s'intéresse à moi, elle me l'a dit!...
Ah! je voudrais déjà avoir revu mon oncle... Bap-
tiste !
BAPTISTE.
Monsieur?
M A uni CE.
Tu vas courir à l'hôtel d'Angennes, et sitôt que
tu apercevras la voiture de M. le marquis, tu vien-
dras m'avertir.
BAPTISTE.
Oui, monsieur.
MAURICE.
Ou plutôt... non, reste, Baptiste; j'irai moi-
même. (Allant reprendre ses gants, sa canne et son cha-
peau.) Je ne veux pas perdre une minute. (Il va
vivement vers la porte du fond et se trouve en face du
marquis.)
SCÈNE III.
MAURICE, LE MARQUIS.
MAURICE, se jetant dans ses bras.
Mon oncle! mon bon oncle! (Baptiste sort.)
LE MARQUIS.
Dis plutôt ton oncle stupide, sans caractère! Je
voulais ne plus te revoir, et en rentrant dans Paris,
ma première, mon unique pensée a été de venir
tout droit chez un ingrat !
M A u R I c E.
Ah! que vous avez bien fait! Et que ma mère
vous a bien légué toute sa tendresse pour moi !
LE MARQUIS.
Que trop!... Écoute, Maurice, je ne puis vivre
brouillé avec l'enfant de ma sœur... c'est ma fai-
blesse à moi, ma folie, ma misère!... n'importe,
je me livre... sans condition, sans réserve!... Je
ne demande qu'une chose... essaye encore de
rompre...
MAURICE.
Inutile, mon oncle, vos vœux sont exaucés.
LE MARQUIS.
Que dis-tu là?...
MAURICE.
Vous pouvez me presser dans vos bras comme
vous l'avez fait si souvent... Oui, mon oncle, de-
puis votre départ, mon long et teriible accès de
folie s'est tout à coup dissipé. J'existe, je suis
libre!... je n'aime plus cette femme!
LE MARQUIS.
Toi, Maurice!... il serait possible! cette passion,
qui, depuis deux années, fait notre désespoir à
tous les deux, se serait évanouie en quelcjnes
jours?
MAURICE.
En une minute! en une seconde!
LE MARQUIS.
Kh ! qui donc, mon Dieu, a fait ce miracle?
MAURICE.
Une jeune fille.
LE MARQUIS.
Hum!... ce ne sont pas elles, ordinairement,
qui en opèrent de semblables.
MAURICE.
Celle-là, mon oncle, ne ressemble à aucune
autre.
LE MARQUIS.
Oui, oui, je sais, pour des cerveaux dans le
genre du tien, il y en a toujours une... comme
pas une!
MAURICE.
Vous lui devez votre neveu, mon oncle! c'est à
sa prière que j'ai juré de vivre, et de me rendre
digne de votre tendresse.
LE MARQUIS.
Mais c'est un ange alors!... et comment l'as-tu
connue?
MAURICE.
Un bonheur! une Providence!... J'ai voulu
vous laisser mon portrait... Elle est peintre, mon
oncle.
LE MARQUIS.
Ah! fort bien. Je devine.
MAURICE.
En entrant dans ce modeste atelier oii tout me
révélait l'ordre, la patience et la joie toujours
nouvelle d'un labeur consciencieusement accompli,
je commençai, pour la première fois, à comprendre
pourquoi ma vie avait été si misérable. Rien qu'à
voir cette jeune fille, toutes les violences de mon
âme, toutes les douleurs de ma pensée se sont
soudainement apaisées, et le calme est rentré dans
mon cœur.
LE MARQUIS.
Alors, vois-tu, je lui pardonne tout, je lui passe
tout à celle-là, elle peut être pauvre, sans nais-
sance...
MAURICE.
Pauvre, dites-vous, lorsqu'elle m'apportera le
bonheur!... sans naissance! lorsque son père fut
un brave capitaine et lorsqu'elle compte dans sa
famille un grand artiste, M. Francis Amber.
LE MARQUIS.
Celui qui a refusé tes cent mille francs ...oui,
c'est bien là une sorte de noblesse.
MAURICE.
Toutes sont égales, mon oncle : la noblesse du
sang, celle du cœur, comme celle du talent! et
vous le savez bien, vous qui les possédez toutes.
ACTE QUATRIÈME.
379
LE MARQUIS.
Eh! eh! dans mon temps j'étais aussi un assez
grand artiste sur la basse! Va, va, je suis trop
heureux pour te chicaner un seul instant. Cette
jeune fille en te prenant pour elle, te rend à moi,
je ne lui en demande pas davantage! A quand la
noce?
MAURICE.
Oh! mon oncle... elle ne sait pas miime encore
que je l'aime.
LE MARQUIS.
Comment!...
MAURICE.
Je n'ai pas osé le lui dire; et c'est vous que
j'attendais, jugez avec quelle impatience, pour le
lui apprendre, en la demandant ;\ sa mère.
LE MARQUIS.
Alors, j'y cours tout de suite, et nous fixerons
le jour...
MAURICE.
Qu'on me permette seulement d'espérer, et...
LE MARQUIS.
Non pas, non pas ! je veux du positif.
MAURICE.
Laissez-moi le temps de regagner l'estime de
tous... de mériter mon bonheur... Et d"abord,
j'accepte l'emploi que vous m'avez offert...
LE MARQUIS.
Tu acceptes!... Ah! tu me rendras fou de joie!
Mais comment a-t-elle fait pour te changer
ainsi?
MAURICE.
Une parole et un regard, mon oncle.
LE MARQUIS.
Il me tarde do la connaître! mais je vais ciiez
le ministre pour commencer; puis, tu me con-
duiras chez ta fiancée... Ah! je suis pressé... At-
tends-moi, attends-moi. (Il sort vivement.)
SCÈNE IV.
MAURICE, ISAURE.
Au moment où Maurice conduit son oncle jusqu'à la
porte du fond, Isaure passe la tête par la porte df
gauche, et quand Maurice se retourne, il se trouve en
face d'elle.
MAURICE, rpculnnt à la vue d'Isaure.
Vous!., vous, madame!...
ISAURE.
Mais oui... Est-ce que ma présence vous gùne.
MAURICE.
Elle me surprend du moins.
ISAURE.
Puisque vous ne venez plus... il faut bien que
ce soit moi... Je vous attendais hier. Voyons, mon
bon Maurice, parlons franchement; les r|uinze
jours sont expirés. Dois-jc saluer en vous un
vainqueur?
MAURICE, vivement.
Oui, madame, puisque j'ai triomiihé de votre
odieuse tyrannie.
ISAURE.
Diplomate que vous êtes ! Il n'est pas question
de moi; mais de certaine mission que je vous ai
confiée... Auriez-vous échoué par hasard?
MAURICE.
Je n'ai pas môme essayé.
ISAURE.
Et pourquoi, je vous prie?
MAURICE.
Parce que j'aurais été un misérable!... parce
que cette jeune fille est digne de tout mon res-
pect.
ISAURE.
Votre respect!... ah! ah! ah! ah! pardonnez-
moi de rire ainsi ; mais je ne savais pas que ma-
demoiselle Louise... fut digne de respcit.
MAURICE, avec iévérilé.
Eh bien, je vous l'apprends, tichcz de ne pas
l'oublier.
ISAURE.
Ce que je n'oublierai pas, monsieur le comte,
c'est votre exquise délicatesse, votre discrétion à
toute épreuve à l'égard des femmes.
MAURICE.
Quoi! vous persistez?
ISAURE.
Ne vous ai-je pas trouvé cliez cette jeune fille,
et ne m'avez-vous pas donné votre parole?...
MAURICE, avec feu.
Ainsi, selon votre bon plaisir, votre caprice, Il
m'aurait fallu devenir lâche... voleur... assassin
même!... Non, non, détrompez-vous, madame, un
homme comme moi s'égare quehiucfois jusiiu'à la
démence, jusqu'à la ruine! mais jusqu'au déshon-
neur, jamais !
ISAURE.
Ne faites donc pas de grandes phrases, mon ami,
elles ne persuadent que les sots. Vous pouvez donc
me dire tout de suite...
MAURICE.
Ah! vous voulez absolument une confidence?
Eh bien! peut-être pourrai-jc vous en faire une
que vous ne cherchez i>as.
ISAI R !■:.
Parce que, sans doute, je l'ai devinée. Voyons,
voyons toujours.
MAURICE.
Apprenez donc, madame, qu'en voulant me
pousser à une action iiifAine, vous m'avez ouvert
les yeux et guéri pour jamais d'un amour qui <v
fait le tourment de ma vie.
ISAURE, à part. •
Ah! comte! vous me jmycrez cette impertinence.
(Il.iut. avec mépris.) C'est là votre secret? Vous no
m'ai me/, plus?
M A in ici:.
Oui! j'ai recouvré la raison.
I SAl RE.
Vous!... Quelle prétention! Vous avez seulement
changé de folie : vous étiez passionné, spirituel;
380
JEUNESSE OISIVE.
vous êtes devenu sentimental et niais ! Vous aimez
mademoiselle Louise?
M/Vl RICE.
Oui, je l'aime! et cet amour me rend si heureux
que je vous pardonne tout le mal que vous m'avez
fait.
ISAUltE.
Je savais bien que je vous forcerais à avouer
votre triomphe.
M A L' Il I c E.
Madame...
IS AURE.
Vraiment, vous avez débuté par un coup de
maître ! faire faire votre portrait par mademoiselle
Louise, l'obliger à tenir ses yeux fixés, pendant
des journées entières, sur un homme de votre
tournure et de votre figure, savez-vous que vous
Êtes très-habile quand vous le voulez? aussi le
feu a-t-il couvé sous la cendre, et la chère petite
attirée, fascinée comme le pauvre oiseau par le
regard du serpent...
MAL'niCE.
Il n'y a pas un mot de vérité dans tout ce que
vous dites.
ISAURE.
Peut-être me trompé-je, peut-être est-ce l'oi-
seau qui prendra le pauvre serpent : il est si dé-
bonnaire !
MAURICE, avec colère.
Ah! prenez garde de lasser ma patience!
ISAURE, continuant.
Il y a bien là aussi, sans doute, un peu de cal-
cul, de manège et de coquetterie du coté de la
jeune fille... qui donc est parfait? (Changeant de
ton.) Allons, uierez-vous encore? J'ai des preuves.
MAURICE.
Des preuves !
ISAURE.
Je sais tout, vous dis-je.
MAURICE.
V'ous ne savez rien, il n'y a rien.
ISAURE.
Don Quichotte de modestie! ah! cela dissipe
un peu trop tôt les charmantes ombres dont vous
aimez à vous envelopper, c'est fâcheux; mais il n'y
a pas moyen de m'inspirer le moindre doute, et
dans une heure, vous serez forcé de convenir...
MAURICE.
Vous mentez, madame.
ISAURE.
Allons, calpiez-vous, je serai bonne avec mon
heureuse rivale, je ne dirai rien à quelqu'un qui,
certes, aurait encore plus que moi le droit de se
plaindre.
MAURICE.
Le droit! et qui donc?
ISAURE.
Mais, par exemple, ce pauvre Francis... (Ap-
puyant.) le prétendu de Louise.
MAURICE, accablé.
Francis! son prétendu!
ISAURE.
Vous ne le saviez pus?... Mou Dieu! comme
vous voilà bouleversé!
MAURICE, à lui-même.
Elle!... à un autre!
ISAURE.
Je vous le répète, je ne vous trahirai pas; au
fait, de quoi puis-jeme plaindre? n'est-ce pas moi
qui l'ai Voulu? Un général, qui envoie un soldat à
un poste où la mort est certaine, ne s'étonne pas
s'il succombe.
MAURICE, à part.
0 mes rêves!
ISAURE.
Ne vous étonnez pas non plus si je cherche à
me consoler, ou plutôt à tromper mon désespoir...
Ah! ah! ah! adieu, cher Maurice, je vous laisse
tout à votre nouveau bonheur.
MAURICE, à part.
Le bonheur! je l'ai perdu.
ISAURE, à part, sortant.
Ma vengeance commence! (Revenant.) Vous en-
tendez?... dans une heure. \_E\\e sort.)
SCÈNE V.
MAURICE, seul.
Dans une heure!... Que signifie cette menace?...
Eh ! que m'importe?... Louise épouserait son cou-
sin!.... Elle l'aime donc!... Louise, mon espé-
rance, ma vie!... 11 faudrait renoncer!... C'est
impossible... non, non, elle ne l'aime pas!... ce
mariage estencore uneinvention de cette femme !...
Oui, je l'ai blessée, humiliée... Elle a voulu se
venger!... En vérité, j'étais fou d'ajouter foi à ce
mensonge... Oh! je n'y crois plus... Et pourtant
je soulïre... j'ai besoin de respirer, j'étouffe ! (Il
presse un timbre, Baptiste parait.)
SCÈNE VI.
MAURICE, BAPTISTE.
MAURICE, à Baptiste.
Mes gants, mon chapeau, mon cheval.
BAPTISTE, à part.
Diable! et madame qui ne veut pas qu'il sorte!
MAURICE.
Eh bien! ne m'entendez-vous pas?
BAPTISTE.
Si, monsieur... au contraire... mais... c'est que
le cheval de monsieur... est malade.
MAURICE.
Je sortirai à pied.
BAPTISTE.
Alors, il ne faut que les gants... et le chapeau
de monsieur?... C'est que...
MAURICE, avec impatience.
Sont-ils malades aussi?
ACTE QUATRIÈME.
381
BAPTISTE.
Oh! non! monsieur... Seulement... je ne sais
pas quels gants...
MAURICE, de même.
Eh! ceux que vous voudrez!
BAPTISTE.
Bien, monsieur, bien... je vais chercher les
gants et le chapeau de monsieur, (A part.) Et je ne
j les trouverai pas. (Il sort.)
MAURICE.
Que je suis faible!... Si j'allais chez madame
Siéber?
BAPTISTE, rentrant.
Voici les gants et le chapeau de monsieur... Et
M. Henri de Vernac.
MAURICE, courant à hii.
Ah! que je suis heureux de te voir!
HENRI.
l'it moi de te rencontrer.
BAPTISTE, à part.
Il n'est pas sorti toujours! (Il disparaît.)
SCÈNE VII.
MAURICE, HENRI.
HENRI.
Maurice, un grand malheur te menace.
MAURICE.
Tu m'effrayes!
HENRI.
IN'as-tu pas été chez madame Siéber, la tante
de Francis, sur l'ordre d'Isaure?
MAURICE.
Comment, tu sais?...
HENRI.
Je sais aussi quelle mission odieuse elle t'avaii
donnée.
M A U R I G E.
Elle a osé te dire?...
HENRI.
Elle le dit à tout le monde en riant beaucoup
de ton obéissance.
MAUIilCK.
Moi, obéir!... Elle sait bien que non; mais cpie
m'importent ses railleries et ses insultes? Je veux
tout oublier, puisque je lui dois mon salut!
M i;\R I.
Tu lui dois ton salut, dis-tu?... Et si elle réus-
sissait à perdre Louise?...
M A u R I C E.
O Ciel !
HENRI.
Oui, à perdre Louise?
MAURICE.
Mais c'est impossible!
ui:\ RI.
Pauvre Maurice! Quoi! dans ce fait d'um;
femme qui envoie son arnant chi'.z une autre
femme avec mission de la séduire, tu n'as pas
entrevu, soupçonné une machination infernale?
MAURICE.
Dès que j'ai vu Louise, je n'ai pensé qu'à elle!
II EN n I.
Et tu n'as pas songé .\ son avenir, à son bon-
heur, compropiis par toi.
M A u R I c E.
Son bonheur!
HENRI.
Ne doit-elle pas épouser Francis, mon ancien
camarade?
MAURICE, accablé.
C'était donc vrai !
HENRI.
Eh bien! ce mariage, Isaure veut le rompre;
car, n'espérant plus rien de toi, c'est Francis
qu'elle veut épouser.
MAURICE, avec joie.
L'épouser! Elle veut l'épouser!
HENRI.
Et pour y parvenir, elle commencera par
déshonorer Louise à ses yeux... Le moyen est
tout trouvé. Elle lui dira, elle lui prouvera que
Louise ne l'aime pas, qu'elle a un amant...
MAURICE.
Accuser Louise !
H E N R I.
Et cet amant, ce sera toi.
MAURICE.
Mais c'est faux, c'est une infamie!
HENRI.
Eh! mon ami, tu ni; sais donc pas ce (jue c'est
qu'une femme (pii tourne l'ardeur de ses désirs
vers la considération que donne toujours une po-
sition régulière! dès que cette idée lui est entrée
dans la tôte, elle devient à l'instant l'être le plus
dangereux de la création; ce nom, son nouvel
idéal, il le lui faut, à quelque prix que ce soit,
et, dans sa monomanie furieuse, clic est capable
de tout.
M A u R I c E.
Mais Francis ne croira i)as... il estime, il aime
sa cousine...
H E N R I.
Francis n'a d'amour jiour personne, il se pas-
sionne, il se monte la tète selon le cai)rice de son
talent ou de son imagination. Le tour d'ls;iure est
venu, et elle en prolitera si tu commets la moin-
dre imprudence... si tu continues tes visites chez
madame Siéber.
MAUniCR.
Oui, oui, lu as raison, c'est par ntoi qu'elle veut
perdre Louise. Ah! mon ami, je crains bien <|Uo
tu ne m'aies ))réveiui lro|) tard!... mais non, ollu
n'a pas réussi encore... elle ne réussira pas...
Il KNRI.
lilil que feras-tu? Cdiimu'iit déjouoras-lu ses
projets sans les comialtrc?
382
JEUNESSE OISIVE.
MAI nie E.
En avertissant madame Siébcr de ne pas quitter
sa fdle un seul moment, de se défier de tous et
de tout; mais je n'ose, je ne puis moi-môme...
HENRI.
Garde t'en bien 1 J'y cours. •
M A L R I C E.
Oui, oui; et après... L-coute, mon oncle est allû
chez le ministre, tâche de l'y rejoindre, de le ra-
mener ici en toute h;Yte; va, mon cher Henri, ne
perds pas une minute, tu seras ma Providence!
HENRI, sortant.
Compte sur moi.
SCÈNE VIII.
MAURICE, puis BAPTISTE.
MAcniCE, seul.
Être forcé de rester là'.... ne pas voler près
d'elle! attendre, craindre un malheur, et ne pas
savoir comment le conjurer! Louise, perdue par
moi!... Non, non, elle sera heureuse, elle! je le
veux, je le veux! fallùt-il pour cela me briser le
cœur.
BAPTISTE, entr'ouvrant la porte à droite, avec
mystère.
Monsieur...
M Al' RI CE, vivement.
Que veux-tu?
BAPTISTE.
C'est une jeune... et charmante demoiselle...
qui demande monsieur.
MAURICE, à part.
Mon Dieu!... cette parole d'Isaure... si c'était...
(A Baptiste.) Où est-elle, où est-elle?
BAPTISTE.
Pour qu'elle ne soit pas vue par M. Henri, je l'ai
fait entrer dans le petit salon.
MAURICE.
Eh! qui t'a ordonné ce mystère?
BAPTISTE.
Mon zèle pour monsieur...
M A r R I c E.
Va-t'en. (Il lui indique la porte du fond.)
BAPTISTE, sortant.
Cette fois, j'ai gagné l'argent de madame.
SCÈNE IX.
MAURICE, LOUISE.
MAURICE, un moment seul.
Ah! malgré moi, j'hésite... j'ai peur... je suis
fou... (Se décidant, courant à la porte de droite et recu-
lant accablé.) Louise!... c'était bien elle!
LOUISE, stupéfaite à la vue du comte.
M. Maurice! (Elle reste un instant immobile et
muette, s'approchant.) Vous, monsieur le comte!
Est-ce possible?
MAURICE, tristement.
Oui, c'est moi que votre vue désespère. Ali !
mademoiselle, que venpz-vous chercher ici.
LOUISE, étonnée.
Vous le demandez? lorsque ma mère renversée,
blessée par une voiture...
MAURICE.
Votre mère? (A part.) Voilà donc l'indigne moyen
dont on s'est servi pour attirer cette enfant chez
moi!
LOUISE.
Vous allez me conduire près d'elle. . . Mon
Dieu!... vous vous taisez... serait-elle plus mal?
serait-elle en danger?
MAURICE.
Non, non, ce n'est pas elle, c'est vous, Louise.
LOUISE.
Moi!... Eh! que m'importe, monsieur? Il s'agit
d'elle, je veux voir ma mère ! je veux la voir.
MAURICE.
Calmez-vous, rassurez-vous, mademoiselle, votre
mère n'a couru aucun danger,
LOUISE, avec joie.
Ma bonne mère!... Cependant, cet avis que j'ai
reçu...
MAURICE.
C'était une ruse pour vous forcer à venir ici.
LOUISE.
Une ruse!... et dans quel but, mon Dieu?... Où
suis-je donc alors?
MAURICE.
Vous êtes chez le plus respectueux, chez le plus
dévoué de vos amis... vous êtes chez moi.
LOUISE.
Chez vous!
MAURICE.
Malgré ma volonté, sans que j'aie pu prévoir,
ni empêcher...
LOUISE.
Je vous crois... je vous crois... Mais pourquoi
donc m'a-t-on appelée ici?.. .Oui, vous avez raison,
ce mensonge, ce mystère m'avertissent d'un dan-
ger... Je ne serai tranquille que près de ma
mère, et j'y cours... Adieu, adieu, monsieur. (Elle
fait quelques pas pour sortir.)
MAURICE.
Arrêtez, arrêtez, de grâce! (Louise se retourne
avec surprise.) Qui vous dit que la vengeance de
ceux qui veulent vous perdre ne vous attend pas à
votre sortie.
LOUISE.
La vengeance! qu'ai-je donc fait pour inspirer
de la haine? De quoi veut-on se venger?
MAURICE, avec hésitation.
N'aimez-vous pas M. Francis Amber?
LOUISE.
C'est mon cousin.
MAURICE.
Ne devez-vous pas l'épouser?
LOUISE.
Ma mère désire ce mariage.
M A I R I c B.
Et vous?... vous, Louise? *
ACTE QUATRIÈME.
383
LOUISE.
Je n'ai jamais désobéi à ma mère.
MAURICE.
Eh bien ! Ton s'est arrangé pour que ce soit
votre cousin qui refuse.
LOUISE.
Mon Dieu, c'était bien simple; il n'avait qu'un
mot à dire.
MAURICE, l'eiaminant.
Et ce mot... ne vous eût causé... aucun chagrin?
LOUISE, vivement.
Au contraire... puisque cela ne lui convenait
plus.
MAURICE, avec transport.
Ah! Louise! s'il en est ainsi, le malheur qu'on
a préparé n'est plus à craindre, et, si vous le vou-
lez, sur un signe de vous, pourra se changer en
joie, en bonheur,
LOUISE.
En bonheur?
MAURICE.
Pour vous et vos vrais amis, car vous êtes sons
ma sauvegarde, et, tant que je vivrai, la haine,
l'envie et la vengeance ne pourront rien contre
vous... Louise, je vous le jure par le souvenir de
ma mère, vous sortirez d'ici aussi respectée, aussi
honorée que vous y êtes entrée,
SCÈNE X.
Les Mêmes, ISAURE, FRANCIS.
ISA U RE.
On vous trompe, mademoiselle...
MAURICE.
Isaure !
LOUISE.
Encore cette dame !
ISAURE, continuant.
Maintenant, vous êtes perdue.
LOUISE.
Perdue!
ISAURE.
Et personne ne peut vous sauver,
FRANCIS, qui s'est avancé.
Louise! ici!
LOUISE, apercevant Francis.
Francis! (A Isaure.) Ah! si vous disiez vrai, ma-
dame, voici quelqu'un dont la présence seule suf-
firait pour me rassurer.
FRANCIS, embarrassé.
Ma cousine... certainement... mon devoir,..
LOUISE.
Il hésite! il me soupçonne!
FRANCIS, coatinaant.
Malgré ce que je vois...
MAURICE, impétuensement.
Taisez-vous, monsieur, taisez-vous, ne blas-
phémez pas!
ISAURE.
U cède à l'évideDce.
MAURICE.
A l'évidence!... Comment, monsieur^Francis,
depuis qu'elle existe, vous avez le bonheur do vivre
près d'elle... et votre cœur, votre raison ne vous
crient pas qu'elle est victime d'une lâche perfidie,
d'un odieux complot!
ISAURE.
En parlant ainsi, monsieur le comte, vous ou-
bliez que mademoiselle est chez vous.
MAURICE.
Je vous comprends, madame... vous vouliez que
mademoiselle fût compromise et que ce fût mon
ouvrage; mais, grâce au Ciel, cela ne sera pas...
(A Louise.) Ne craignez rien, mademoiselle, je vous
le répète, vous sortirez d'ici la tête haute...
ISAURE, à part.
J'espère bien que non,
MAURICE, continuant.
Et sans me maudire, car, je le déclare devant
votre cousin, je voudrais que ce fût devant la terre
entière, vous êtes digne de tous les respects.
ISAURE.
Ah ! ah ! ah ! la belle caution que la votre, mon
pauvre Maurice !
MAURICE.
Je vous forcerai bien à la respecter. (A Louise.)
Venez, mademoiselle, c'est à moi de vous rendre à
votre mère.
LOUISE.
Je sortirai seule, monsieur le comte, sûre de
votre loyauté comme de ma conscience.
FRANCIS, entraîné.
Oh! pas sans moi, Louise !
LOUISE.
Merci, Francis; je voulais ta justice, je refuse ta
pitié.
BAPTISTE, en dehors.
Mais monsieur, mais madame, mon maître n'y
est pas.
MAURICE, courant ouvrir la porto.
Vous mentez, je vous chasse.
SCÈNE XI.
Les MÊMES, MADAME SIÊBEH, PIERRE.
LOUISE, courant se jeter Jan> les bi.is de sa mère.
Ma mère !
MADAME SltUER.
Ma fille! mou enfant !
FRANCIS, disparaissant.
Ma tante! Pierre!... Louise n'a plus besoin de
moi.
pierre, bas i Maurice.
Deux mots, monsieur le comte.
MAI RICK, de mime.
•Je vous devine, monsieur Pierre, et si vous per-
sistez, dans dix minutes, je serai tout à vous.
MADAME SIÉDER, qui, pendant ce temps, a t-clungi
quelques p.iroies avec s» fille.
Je le sens, je le vois, j'en étais sùro d'avance,
non, tu n'es pas coupable.
ZSh
JEUNESSE OISIVE.
I s A l' B E, s'approchant d'elle.
C'est là une conviction bien consolante pour
vous, madame.
MADAME siKBEn, reculant épouvantée.
Elle! toujours elle!
ISA LUE, continuant.
Malheureusement, personne ne la partagera. Ali !
vous avez voulu la guerre, vous avez été sans
pitié!... eh bien! vous souffrirez à votre tour!
MADAME SIÉBER.
Taurais dû m'en douter, c'est vous! c'est vous
seule!...
1 SALUE.
Voilà donc le fruit de vos austères principes!
Cette jeune fille si accomplie, dont vous étiez si
fière, cette. fleur d'innocence pour laquelle ma
présence vous semblait une insulte... si vite des-
cendue jusqu'à moi!...
MADAME sii';ber, indignée.
Ma Louise !
M A m I CE, de même.
Descendue jusqu'à vous! est-ce que la vertu
soupçonnée, outragée, peut cesser d'être la vertu?
Est-ce que la vérité peut ressembler au men-
songe ?
ISAl'RE.
Vous avez beau vous révolter, vous débattre,
désormais son sort est fixé; elle sera méprisée,
repoussée, même par celui qui devait unir son
sort au sien.
PIERRE, avec feu.
Vous calomniez Francis, madame! son affection
pour Louise égale sa confiance en elle...
LOI! SE.
Francis ne m'aime pas, mon bon Pierre... Il me
croit coupable.
PIERRE.
Lui 1 c'est impossible !
I SACRE, avec ironie.
En effet, il n'a aucun motif... qu'a-t-il vu ?...
mademoiselle seule, ici, en tête-à-tète avec mon-
sieur le comte, la belle preuve!
MAURICE, furieux.
Ah! c'est trop odieux !... sortez madame, éloi-
gnez-vous... ou je ne répondrais plus de moi.
ISA IRE.
Oui, je sortirai ; mais ce ne sera pas avant de
vous avoir rendu pleine et entière justice, mon-
sieur le comte. (A Louise.) Mademoiselle, cet
homme qui me chasse, cette homme si dévoué à
votre cause, il y a quinze jours à peine, rampait
à mes pieds pour obtenir mon amour.
LOCISE, à part.
Son amour! ah! mon Dieu! cette femme... c'^st
pour elle qu'il voulait se tuer.
I s AL RE, continuant.
Cet homme, par mon ordre, par ma seule vo-
lonté, abusait lâchement de la confiance de votre
mère pour vous séduire, pour vous tromper.
i.oriSE, vivement.
Madame, ce que vous dites est faux ! je ne vous
crois pas.
ISAURE, avec dédain.
Libre à vous de douter! vous êtes avertie, je me
retire.
MAURICE, la retenant.
Restez, restez, madame; vous m'avez accusé, il
faut que vous entendiez ma réponse. (A Louise.)
Mademoiselle, cette femme vous a dit la vérité.
LOUISE, PIERRE et MADAME SIÉBER.
La vérité !
MAURICE, continuant.
Il y a quinze jours, je suis allé chez vous parce
qu'elle m'y avait envoyé...
LOUISE.
Vous, monsieur le comte! vous!
BIAURICE.
Mais sitôt que je vous ai aperçue, sitôt qu'un de
vos resiards est tombé sur moi, je me suis senti
transformé; j'avais renié mon passé, j'étais libre
de ma honteuse chaîne !
ISADRE, à part, avec rage.
Patience !
MAURICE.
Et loin de songer à vous perdre, il me semblait
que j'aurais voulu passer ma vie entière à vous
protéger, à mériter votre estime. Vous m'avez
sauvé, Louise!
PIERRE.
Et en échange, c'est à cause de vous qu'elle est
compromise, soupçonnée, c'est à cause de vous!...
MAURICE.
Vous avez raison, monsieur Pierre, mais celui
qui a eu le malheur involontaire de jeter l'ombre
d'un soupçon sur la vertu d'une femme a aussi le
pouvoir de l'effacer.
ISAURE.
Oh! pour cela, je vous en défie!
MAURICE.
Vous allez en juger. (A Louise.) Louise, au milieu
de mes erreurs, j'avais tout prodigué, tout sacrifié
en aveugle... tout! excepté mon nom.
ISAURE, à part.
Que va-t-il dire?
MAURICE, continuant.
Car ce nom, j'avais promis à ma mère qu'il
n'appartiendrait qu'à une personne digne de le
porter ou qu'il mourrait avec moi .. Eh bien ! ce
nom que j'ai seul consené sans tache, que je ne
voudrais donner à aucune autre femme... le vou-
lez-vous, Louise?
LOUISE.
Votre nom !
ISAURE, à part, avec colère.
Ce qu'il m'a toujours refusé!
PIERRE, à part.
Allons, impossible de tuer cet homme!
ACTE OUATHIEME.
385
LOUIS p., tr^s-i'-mn'.
Vous m'offrez votre nom! (à pari.) Oh! c'est par
h; iicrosité, parce qu'il me voit compromise par
ma présence chez lui... il ne m'aime pas... il
aime encore cette femme dont la jalousie a juré
ma perte...
MA cm CE, à Louise.
Vous détournez les yeux, vous hésitez à ré-
pondre...
LOCISE.
Monsieur le comte, je suis touchée plus que je
ne puis le dire... vous êtes noble... vous êtes bon...
jamais je n'oublierai... mais si ceux qui n'ont
rion à se reprocher tremblaient devant les bruits
menteurs du monde, où serait l'avantage de se
bien conduire? Non, non, tant que ma mère et
mon bon Pierre croiront en moi...
PIERRE, avec feu.
Ohl comme en Dieu!
LOUISE, continuant.
Ne craignez rien pour Louise, aucune injustice
ne pourra l'atteindre.
ISAUKE, avecjoip, à paît.
Elle refuse ! je suis vengée.
MAI RICE.
Ah ! si ce n'est pas pour vous, que ce soit pour
moi, qui me reprocherais toute ma vi(;...
1. 0 u I s e.
Ne vous reprochez rien ; vous ne m'avez rien
fait perdre, je ne regrotte rien.
M A L' n 1 c E.
Louise, par pitié !
i.oL'iSE, avec effort.
N'insistez pas, monsieur le comte, je ne puis
accepter l'honneur que vous voulez me faire, je no
puis être à vous,
MAL ni ce, à madame Siéber.
Madame, au nom du ciel !
MADAME SlÉBEfl.
Ma fille, tant de loyauté, tant de délicatesse...
il est impossible que tu résistes davantage ; accepte ,
accepte, tu le peux maintenant.
LOCISK,
Ma mère, pardonne... c'est la première fois...
maisje dois te désobéir.
MAURICE, tombant dans nn fauteail.
Ah ! elle ne m'aime pas !
LOUISE, à sa mère et à son cousin.
Venez, venez, emmenez-moi.
PIERRE.
Qui pourrait, chère Louise, te soupçonner encore
après l'offre que tu viens de refuser? (\h Mri«ni
tous les trois.)
ISA u RE, s'approcbant de Maorice.
Vous n'avez pas de chance, mon pauvre Maurice!
ACTE CINQUIÈME.
Chîz madame Siéber. — MOuie décor qu'au troisième acte.
SCÈNE I.
PIERRE, FRANCIS.
Francis et l'ieire entrent en continuant une
conversation.
PIERRE.
Et tu as pu rester huit jours sans venir de-
mander pardon à deux genoux de tes indignes
soupçons !
FRANCIS.
Mon Dieu 1 la vue de Louise chez le comte
m'avait fait perdre la tète... Tu comprends que
je ne pouvais pas deviner l'audace du moyen em-
ployé.
PIERR F.
Dis plutôt l'infamie.
FRANCIS.
Que veux-tu, la crainte de me voir à une autre
avait rendu cette femme à moitié folle; cxipe doue
des prorédés d'une lionne qui tremble de perdre...
Bon petit.
PIFRRE.
Tu 05OS excuser...
III.
FRANCIS.
Non , mais je raisonne, je remonte aux cause»,
et je me dis : Puisque c'est moi qui ai passionné,
exalté... c'est peut-être bien moi qui suis le vrai
coupable.
PIERR E.
Eh bien ! alors, c'est à toi de tout réparer.
PBANCIS.
Oh ! certainement, je ne demanderais pas mieux ;
et ce n'est pas... cette femme... ni wn amour...
forcené qui m'en empêcheraient. Je n'aime pas
beaucoup les femmes qui s'exaltent!... m^me
quand c'est pour moi... Elle espère encore pour-
tant... que je l'épouserai...
PIERRE, TiTcm^nt.
Malheureux! le lui aurais-tu promis?
FRANCIS.
Mon cher Pierre... je ne promets... Jamais. Oui,
c'est un moyen quo j'ai trouvé de no Jamais mitn-
quer à ma parolo... Et tu es bien si)r quo Louïm
a refusé la main du comte?
fir. RRE.
Comment! si j'en suis sur?...
386
JEUNESSE OISIVE.
F II A \ C 1 <;.
C'est pourtant un biun noble jeune hommo,
un nom supcrl)u... et une loyauté, une géné-
rosité !
p I F. R n E.
Oli! certes... Mais tu n'entrevois pas, tu ne
soupçonnes seulement pas quel seutimeut a pu
inspirera Louise un pareil refus?
F u A N c I s.
J'ai beau chercher... car elle avait montré
beaucoup de sympathie pour monsieur de Mar-
san ne.
piEnnK.
Quoi ! tu ne comprends pas que, malgré ton in-
différence, malgré ton lâche abandon, elle t'aime
toujours?...
FRANCIS.
Vraiment! Tu crois?... Ah! pauvre cousine!
quelle idée elle a été se mettre dans la tête! Sans
doute, je ne suis pas mal... je puis plaire... par
hasard, comme un autre ; mais de là à inspirer
une passion! Que dis-je? deux passions!
PIF. R RE.
Et lu ne te sens pas ivre de joie à cette nou-
velle? Tout ce qu'elle te fait venir à la pensée et
au cœur, c'est que tu ne mérites pas ce qui t'ar-
rive? Ah! Francis! ah! mon frère! n'as-tu donc
plus de sang dans les veines?
FRANCIS.
Au contraire, j'en ai trop peut-être... C'est égal,
aujourd'hui , je veux... Cependant, si tu te trom-
pais sur les sentiments de Louise?
PIERRE.
Me tromper!
FRANCIS.
Plus je me rappelle, plus je compare mon in-
dignité à ton dévouement, à ta bonté, à tes soins
infatigables... Oui, puisque Louise a refusé mon-
sieur Maurice, je ne vois plus qu'une seule per-
sonne... Toi!
PIERRE.
Moi! moi! Ah! ne plaisante pas ainsi, Francis!...
Mon Dieu! ça m'étourdit, ça me bouleverse... Ja-
mais je n'ai pensé seulement... une minute!...
FRANCIS.
(il te contrarierait-il?
PIERRE.
Me contrarier :i! Par exemple! une femme
comme Louise!... Mais c'est impossible! moi,
vieux garçon de trente-quatre ans! bon enfant,
c'est vrai, laborieux, assez intelligent... pour les
affaires... Ah! ce n'est pas là ce qui plaît aux
jeunes filles!... il leur faut de l'imagination, de
l'esprit, de la gaité... tout ce qu'on trouve chez un
artiste...
FRANCIS, apercevant Louise.
La voilà! Tu vas voir...
PIERRE, troublé.
Francis, je t'en supplie...
FRANCIS.
Sois tranquille, je ne dirai rien; c'est elle qui
parlera.
SCÈNE H.
Les Mêmes, LOUISR.
Elle entre pensive et les yeux baibsi's.
FRANCIS, s'avançant vers elle.
Ma cousine...
LOUISE, relevant la tête.
Ah! Francis!... ici!...
FRANCIS, se jetant à genoni devant Louise.
Oui, c'est moi qui, depuis longtemps, aurais dû
te demander grâce comme je le fais en ce mo-
ment.
LODISE.
Tu peux te relever... Je ne t'en veux pas; tu
étais dans ton droit... J'avais contre moi les appa-
rences...
FRANCIS.
J'avais le droit aussi de ne pas être un imbécile,
de réfléchir avant de croire...
LOUISE, avec douceur.
Ne parlons plus de cela, mon ami.
FRANCIS, l'examinant.
Nous nous retrouvons comme s'il ne s'était rien
passé?... bien sur?
LOUISE.
Oh! tout à fait.
FRANCIS, même jeu.
Alors nous pouvons reprendre nos projets?...
prier ta mère de fixer le jour... après lequel on ne
se quitte plus?...
LOUISE.
Tu veux parler de notre mariage... Oh! non,
Francis, non.
F R A N c I s.
Pourquoi donc?
LOU I SE.
C'est inutile. Cette unioa ne peut plus avoir
lieu.
FRANCIS.
Ah! crois-le bien, Louise, je déteste ma cou-
pable hésitation... jamais je n'éprouvai un plus
ardent désir...
LOUISE.
Merci, Francis, de ta confiance en moi ; mais
tout est fini entre nous... Si j'ose te parler ainsi,
c'est que je sais que ce mariage n'était pas dans
ta pensée, et j'avouerai avec franchise... qu'il n'é-
tait pas non plus dans la mienne...
FRANCIS, bas à Pierre.
Tu l'entends?
LOUISE, continuant.
Ma mère seule... le désirait.
FRANCIS.
Eh bien, elle le désire toujours.
LOUISE.
Maintenant, je ne pourrais plus lui obéir. J'ai
changé d'idée... Je ne veux plus me marier.
ACTE CINQUIÈME.
387
PIERRE, bas à Francis.
Tu l'entends?
FRANCIS, de même.
Sans doute! celui qu'elle aiuie ne se présente
pas.
LODISE, qui a passé son mouchoir sur ses yeui.
N'est-ce pas, Pierre, que j'ai raison?
PIERRE, embarrassé.
Raison... Je mentirais, Louise, si je répondais
oui.
FRANCIS.
Parbleu 1 il n'y a que les monstres qui ne se
marient pas!... Et encore... Mais toi, si belle, si
parfaite... Voyons... si quelqu'un te donnait toutes
ses pensées, tout son cœur et toute sa vie... le re-
fuserais-tu?... Oh! ce n'fst pas moi, sois tran-
quille; je me rends justice, je ne suis pas digne...
mais je ne suis pas seul au monde, Dieu merci,
il y en a d'autres... beaucoup d'autres! regarde
bien, et peut-être...
LOnSE.
Non, mon cber Francis, j'ai du renoncer,., et
pour toujours.
PIERRE, lias à Francis.
Tu vois bien !
FRANCIS, à Louise.
Pour toujours!... nous ne le souffrirons pas!
D'abord, je médite une ascension et je te préviens
que j'aurai besoin, comme Murillo, de beaucoup,
beaucoup de petits anges!... Mais il faut que j'em-
brasse ma tante que je n'ai pas vue depuis huit
ours... Où est-elle?
LOCISE.
Dans sa chambre.
FRANCIS.
Elle va bien me gronder!... C'est égal, je l'aurai
toujours embrassée. (Bas à Pierre.) Je vais lui parler
pour toi, parle à Louise.
PIERRE, de même.
Je n'oserai jamais.
FRANCIS, de même.
C'est le moment. (A Louise.j Adieu, ma petite
Louise. (A part, en sortant.) Elle m'a refusé, je n'ai
plus de remords.
SCÈNK III.
LOriSE, Pli: HUE.
r''n'l.int l'aparté des deui frères, Louise s'est assise près
de la fenêtre, a pris sa broderie et reste pensive sans
travailler.
PIERRE, à part, avec agitation.
Elle m'aimerait!... moi!... Elle aurait si long-
temps caché!... Non, non, c'est inii)ossiblc...
Francis s'abuse... N'importe, je ne i)uis rester
dans un pareil doute, il faut que je parle .. il faut
que je sache... (S'approeliant de Loiii>c.) Louise...
Induise!... (Silincc de Louise.) Je savais bien (jue
Francis se trompait! Je suis là divant ses yeux,
je l'appelle et clic nu m'entend pa-5, elle ne me
voit pas!... Hum!... il y a antre chose! il y a
autre chose!
LOUISE, levant tout i conp la tèle, avec surprise.
Pierre!... Je te croyais parti avec Francis...
Comme tu me regardes!... Qu'as-tu donc, mon
ami?
PIERRE.
Moi!... Rien... Seulement, il me semble que je
suis en train de devenir absurde, stupide.
LOLISE.
Toi!
PIERRE.
Louise, tu peux me rendre un grand service.
1.0LISE.
Parle vite.
PIKRRE.
J'avais quatorze ans lorsque tu vins au monde...
Dès que je te vi>, je t'aimai... Et depuis ce jour,
j'ai ressenti tous tes petits chagrins, toutes tes
joies de jeune fille.
LOLISE.
Je le sais, oh! je le sais!
PIERRE.
Enfin... comme l'aîné de la famille, je suis
presque ton père, lu es presque ma fille, et une
fille doit tout dire à son père.
LOLISE.
Eh! que veux-tu que je te dise?
PIERRE.
Si tu as refusé le comte de Marsanne... c'est que
tu aimes une autre personne... quelqu'un que tu
voudrais épouser...
LOUISE.
Je ne veux épouser personne, je te le jure.
PIERRE.
Pourtant, tu es triste, il est certain que tu souf-
fres; vois-tu, Louise, pour t'épargn<'r une peine...
un ennui seulement, je donnerais dix ans de luu
vie, ma vie tout entière! Je désire tant que tu s<iis
heureuse!... Ne me trompe pas, laisse-moi lire
dans ton cœur.
1. 0 1 I s K.
Dans mon cœur... .\h! mon pauvre Pierre, tu
serais bien habile, et tu me rendrais bien ser-
vice; car je ne sais pas moi-même ce qui s'y
passe.
SCÈNE IV.
Les Même. s, MADAME SIKRI.R.
M M)AMe sii^.BER, qui i coteudu.
Eh bien, moi, je lésais, petite dissimulée!
LOI' I se, avec doute.
Tu crois, boniif! mi-n-?...
M Al) \M K SIKBEn.
Oui, oui, je le crois... (pic c'est mal de consentir
à tout ce que je propose, au lieu de m'averiir et dî-
me dire : Maman, tu te trompes, r«-liii quo l'on
voit à rhaqui; iiioiiu'iit, avec lequel ou rit sans
cesse, n'est pas toujours celui auquel on pcns«» le
plus.
388
JEUNESSE OISIVE.
1.0 II SE.
Mais, lionne mère...
MADAME M K II En.
Allons, vas-tu continiKu? C'est Pierre que tu
aimes, Francis m'a tout dit.
PI K HUE, vivoincnl.
Il me la dit aussi; mais sois tranquille, Louise,
je ne l'ai pas cru.
MADAME SIÉBEB.
Ail 1 tu ne l'as pas cru?... Eli bien! moi...
PIERRE.
Eli ! ma tante, vous allez trop vite; prenez garde
de vous tromper encore.
^ MADAME SIÉBER.
Non, non, je ne me trompe pas; c'est Pierre que
tu aimes, et c'est lui qui, comme un sournois, en
cachette, meurt d'amour pour toi.
1.01 ISE.
Quoi! ina mère, Francis vous a dit?... Ainsi,
mon bon Pierre, tu serais heureux?..
PIERRE.
Heureux!... si c'était vrai... mais j'en devien-
drais fou, je crois.
LOUISE, à elle-même. '
Je ne vivrai donc pas inutile! je pourrai donc
faire le bonheur de quelqu'un I
PIERRE.
Comment, tu consentirais I... tu m'aimerais!...
I.OL I SE.
l'Accllent Pierre, qui ne t'aimerait pas?
MADAME SIÉBER.
Voilà donc une parole de vérité! Que l'on s'é-
tonne encore que des peuples... de grandes na-
tions... aient tant de peine à s'entendre, quand,
dans l'intérieur d'une même famille, les parents
les plus proches et les plus unis y parviennent si
dillicileuient.
PIERRE, qui contemple Louise.
Mais c'est un rùve!... Tant de bonheur à moi!
qu'ai-je donc fait pour le mériter?
LOUISE.
Pierre, toi si bon, si généreux, si dévoué!...
MADAME SIÉBBR.
Beaucoup trop!... Monsieur se sacrifiait à son
frère!... et pourquoi, je vous prie?
PIERRE.
Parce que, comme vous, ma tante, je lu croyais
préféré par Louise.
MADAME SIÉBER, avec t-lTiision.
Tiens, viens m'embrasser!... car, je le sens, tu
aimes ma fille presque autant que moi!... Et y a-
t-il longtemps de cela?
PIERRE.
Mais, ma tante, depuis qu'elle est au monde...
je n'ai vécu, je n'ai travaillé que pour elle!
MADAME SIÉBER.
Une pareille constance, une pareille discrétion !
Il n'y a pas de femme qui puisse l'en tenir assez
compte !
LOUISE, se Icvaut.
Je tâcherai, ma mère.
PIERRE.
Ah! tu n'auras pas de peine, va! ta présence, ta
voix, le moindre sourire... c'est fini, rien que d'y
piMiser, le peu de raison qui me reste déménage !...
Tiens, Louise, je veux te demander une première
giikce... celle de ne pas vous quitter de toute la
journée. Il me semblera que nous sommes déjà
mariés... Consens-tu?
M A n \ M E SIÉBER.
Peux-tu le demander?
PIERRE.
Alors, ma tante, je puis écrire un mot dans
votre chambre pour deux ou trois affaires pressées?
MADAME SIÉBER.
Je vais te donner tout ce qu'il faut ; viens, viens.
PIERRE, sans bouger.
Oui, ma tante. (Il prend la main de Louise, resti'e
immobile, la porte à ses lèvres, puis s'éloignant.) Ah !
que c'est bon... de ne pas se dire adieu! A bien-
tôt, à bientôt, Louise! (Il sort avec iBadame Siéber.)
SCÈNE V.
LOUISE, puis MAURICE.
LOUISE, seule un moment.
Ce pauvre Pierre! comme il m'aime!... Je l'aime
aussi!... je l'aime de toute mon âme!... Mais pour-
quoi donc suis-je si triste?... Il y a quelques
jours, j'étais si différente!... Il était là... ou, du
moins, je l'attendais... bien sûre qu'il allait
venir... Est-ce possible, mon Dieu? je ne le verrai
plus! (Apercevant le comte qui entre.) Ciel! c'est lui!
(Elle se laisse aller sur un fauteuil.)
MAURICE, s'aiiprochant.
Je suis bien malheureux, mademoiselle; je le
vois, ma brusque apparition vous a effrayée.
LOUISE.
Ah! ce n'est pas cela...
M A U R I C E.
Ma vue vous a rappelé un souvenir pénible... le
seul peut-être de votre vie si calme.
LOUISE.
Vous vous trompez, monsieur... un mal subit...
Il est déjà passé... (Se levant.) Voyez. ,
MAURICE.
Toujours charitable, mademoiselle! mais je me
rends justice... Certes, je n'aurais pas osé... je
n'espérais pas... le hasard seul... c'est M. Pierre
que je voulais voir... et je me retire, en vous sup-
pliant de m'excuser. (Il fait quelques pas.)
LOUISE, vivement.
Pierre!... Mais il est ici, monsieur!
MAURICE, s'arrètant, avec joie.
Ah!
LOUISE.
Et je vais...
MAURICE.
De grâce, restez; inutile de le déranger, c'est un
ACTE CINQUIEME.
389
acte important que je désirais lui remettre...
(Présentant une lettre à Louise.) Et si vous aviez l'ex-
trôme bonté de me rendre ce... dernier service...
LOL'ISE, retirant hi main qu'elle avançait.
Dernier!... oli ! le vilain mot!
MAURICE, embarrassé.
C'est que... je vais partir...
LOr ISE.
Vous partez?
il A l U I f. E.
Oui, mademoiselle... Kl (juand on part pour
longtemps, on ne sait jamais le sort qui vous est
réservé.
LOI (SE.
Oh! vous reviendrez...
M A u m c E.
Il est quelquefois... des obstacles insurmon-
tables.
LOUISE.
Non, non... Et si les vœux d'amis véritables...
Oli! vous reviendrez! donnez cet écrit, je vais le
remettre à l'instant.
MAURICE, vivement.
Oh! pas encore!... restez, restez, je vous en
bupiilie... ce bonheur qui va s'écouler si rapide-
ment, ne me l'enviez pas. Mademoiselle; bientôt,
je partirai... laissez-moi vous voir, laissez-moi
vous dire... tout ce que je vous dois, comme ces
heureuses journées passées près de vous avaient
vite cicatrisé les plaies de mon âme, effacé de mon
souvenir tout un passé odieux... Je ne doutais
plus, je ne souffrais plus, il me semblait que je
recommençais la vie!... un moment même, j'avais
osé... espérer une suprême félicité... un mot dv
vous, Louise, tout s'est évanoui! Ah! le Ciel est
juste; qu'importe le repentir, il faut l'expiation...
Je vais donc chercher bien loin, et sans espoir de
retour, le seul bien auquel il me soit permis d'as-
pirer désormais, le repos et l'oubli.
LOUISE.
L'oubli! oh! jamais! jamais Louise n'oubliera
le généieux appui que vous lui avez offert. Que
parlez-vous de torts à expier! des torts, vous n'en
avez pas... Je ne me les rappelle plus,
M A u n 1 c E.
Ah! s'il était possible, si un jour, vous pouviez
encore... Louise!... dites, ah! dites que vous con-
sentirez...
LOUISE, entraînée.
Eh bien!... (S'arrétant.) Qu'allais-je faire?...
J'oubliais...
MAI i\ rcE.
Vous vous taisez, vous diUournez les yeux...
Ah ! je suis perdu ! vous me défendez d'espérer.
LOUISE.
Monsieur le comte... je ne suis plus libre.
MAURICE.
Ciel!... quoi! votre cousin rrancisi
LOUISE.
Ohl non, son frère.
MAURICE.
Monsieur Pierre! ah! ce devait ("trc lui! l'ami
constant, le cœur dévoué, riininme labnrii-ux qui,
dans toute sa vie, n'a pas failli un seul jour! Vous
avez raison. Mademoiselle, vous serez heureuse.
LOUISE, à elle-Dième, se détournant.
Heureuse !
MAURICE.
Mais ma présence ne peut que vous être im-
portune, il faut que je m'éloigne, que je parte...
LOUISE.
Déjà!
M A u R I C E.
Ah! Mademoiselle, ne diminuez pas mon cou-
rage par cet accent de bonté!... Je ne pourrais
plus m'arracher d'ici, et il le faut, il le faut!
(S'eufnyant, après avoir mis sa lettre dans les mains de
Louise.) Adieu!
SCÈiNE VI.
LOUISE, MADAME SIÉBEH, PIEllI'.E.
:tl \ D A M E S 1 É B E R , à 5:1 fille.
Tu n'étais pas seule, Louise?
LOUISE, s'élanrant J'aborJ du côte de la porte par
laquelle Maurice est sorti, puis s'arrétant à la voii do
sa mère.
Ma mère! Pierre! un pressentiment... un grand
malheur peut-être!...
PIERRE.
Ah! mon Dieu! qu'est-il arrivé? Expliquc-toi.
LOUISE.
Monsieur Jlaurice...il est venu, il sort d'ici...
MADAME SI MlEli.
Eh bien?
LOUISE.
Je tremble... mais il t'a écrit, Pierre... Tiens!
prends, lis... hâte-toi, nous saurons peut-être,
nous pourrons...
l'iEKRE, après avoir ouvert la lettre.
Tu te trompes, Louise, cette lettre est pour toi.
LOUISE, hésitant à prendre la lettre.
Pour moi!... (Résolument.) Donne, donne. (Pous-
sant un grand cri après avoir jeté les yeux sur U lelln-.)
Ah!... (Elle tombe évanouie.)
MADAME SIÉBER, soutenant sa tille et la déposant
sur nu fauteuil.
Que peut donc contenir cette lettre, mon
Dieu?
PIERRE, ramassant le papier et li».iul.
« Mademoiselle, vous avez refusé mon nom ; no
<i refusez pas, je vous en su|>plie, d'arromplir les
« dernières volontés d'un malheureux (|ui ne peut
« vivre sans vous. Acceptez le peu que j'ai ooii-
« serve, et souffrez que mon oncle vous ttdi>pt<'
« pour sa lille, alin qu'il lui nisie au moins une
» consiilalion dans sa vieillesse. »
MADAME SIÉREU.
Pauvre jeune homme!
PI 111 RK.
Vous le plai;;ue/.! Eh! ma tante, no vojei-vous
pas que c'est lui seul qu'elle aime?
390
JEUNESSE OISIVE.
MADAME SIIiBEn.
Et il va mourir !
p 1 1; n n k.
Non, non, rassurez-vons... Louise sera heu-
reuse... un seul mot, il est sauvé!... Et je cours
le lui dire! (Il sort vivement.)
SCÈNE VII.
MADAME SIÉBEH, LOUISE.
MAIIAMK SIKBEll.
Arrivera-t-il à temps, mon Dieu! (A sa fille qui
rouvre les yoiix.) Hevicns h. toi, ma fille, tout espoir
n'est pas perdu.
1. o i; 1 s E.
Ah! ma mère!... j'en mourrai! c'est moi... (Se
levant.) Mais nous restons là immobiles, nous ne
courons pas le secourir !
MADAME SIÉBER, rari'ètaut.
Rassure-toi, calme-toi, ma Louise: Pierre ré-
pond de tout.
LOUISE, vivement,
Pierre!... il y est donc allé?... ( Avec émotion.)
Le môme... jusqu'à la fin!,..
SCÈNE VIII.
Les Mêmes , ISAURE.
ISAURE, paraissant et s'airêtant à la porte tandis que
madame Siéber continue à consoler sa lillc.
Des larmes, du désespoir! Elle faiblit déjà!
Elle épousera Maurice, elle sera comtesse! oui,
mais avec un doute éternel dans le cœur. (S'avan-
çant.) Ma chère parente...
MADAME SIÉBER, se retournant.
Cette femme! toujours ! (A sa fille.) Louise, cache
tes larmes, car elle vient pour en jouir. (A Isanre,
sévèrement.) Qui donc vous ramène ici, madame?
ISAURE.
Le repentir... (Mouvement de madame Siéber.) oui,
le repentir! J'ai été bien coupable envers votre
fille, je croyais la haïr, mais sa conduite si noble,
sa douceur, sa résignation m'ont profondément
touchée.
MADAME SIÉBER.
Vous !
ISAURE.
Laissez-moi achever. (A Louise.) Mademoiselle,
en refusant le comte de Marsaimc, vous avez cru
vous retirer devant des droits antérieurs aux vô-
tres; c'était une généreuse pensée...
MADAME SIÉBER.
Eh : madame, épargnez-nous votre approbation !
ISAURE, continuant.
Vous avez craint peut-être aussi qu'une union
fondée sur un sacrifice ne vous rendît irdn heu-
reuse.
LOUISE.
Ce n'est pas à moi que j'ai songé.
ISAURE.
Vous ne connaissez pas Maurice; pour réparer
des torts dont il a été la cuuso involontaire, il se-
rait capable du dévouement le plus sublime.
LOUISE.
11 n'a rien à réparer, il ne m'a fait aucun tort.
ISAURE.
Ah! vous pouvez accepter la réparation qu'il
vous offre, jamais une plainte, jamais un regret ne
sortiront de sa bouche; et, dût-il en mourir, cet
amour qui, pendant si longtemps, a été toute sa
joie, toute sa vie, cet amour restera enseveli au
fond de son âme comme dans un tombeau.
M A I) A ME SI É B E R .
Oui, dans un tombeau, car il est bien mort, et
c'est la seule vérité que vous veniez de dire.
ISAURE, à part.
L'impertinente!
LOUISE, à part.
S'il l'iiinKiit, lieureu.\ de mon refus, il ne vou-
drait pas mourir !
ISAURE, à madame Siéber.
Ainsi, vous supposez...
MADAME SIÉBER.
Assez d'hypocrisie!... les véritables sentiments
do M. de Marsanne nous sont connus; (luanl aux
vôtres...
ISAURE.
Un mot vous convaincra de leur sincérité et de
votre injustice... Je vais ine marier.
MADAME SIÉBER.
Vous marier?
I s A U R E,
Votre chère Louise a triomphé de mon endur-
cissement : pour assurer son repos , je renonce à
Maurice, et je viens vous faire part de mon ma-
riage avec un artiste distingué, avec votre neveu
Francis.
MADAME SIÉBER.
Francis! il oserait!
ISAURE, ironiquement.
Vous le voyez, je rentre tout à fait dans la fa-
mille, au foyer domestique, et j'espère que vous
voudrez bien honorer de votre présence la bén(''-
diction nuptiale qui nous sera donnée... dès de-
main, à...
SCÈNE IX.
Les Mêmes, HENRI, entrant vivement.
HENRI, à Isaiire.
Vous vous trompez, Madame, votre mariage est
remis...
ISAURE.
lieniis !
l'iENBI.
Mon Dieu, oui !... Et par force majeure; Francis
part à l'instant jiour l'Italie.
ISAURE, confondue.
Il part?... Oh! ces artistes! comptez donc sur
eux!... une fois qu'ils ont mis votre figure dans
ACTE CINQUIÈME.
391
leurs tableaux... {X Henri.) C'est vous qui iik;
jonoz ce. tour-là, Monsieur de Vernac?
HE\m.
Vous en avez tant joué h d'antres! cela vous
change; mais puisque je vous ai fait perdre un
compagnon de voyage, il est juste que je vous en
fasse retrouver un autre... Je pars poui- Copen-
liague, et si ces contrées pouvaient vous seml)ler
agréables à visiter...
ISAURE.
Mille grâces ! il y fait trop froid... et le compa-
gnon de route me conviendrait encore moins que
le pays. (Elle sort furieuse.)
LOUISE, à Henri.
Ah! Monsieur, vous avez sauvé Francis, mais
votre ami, M. de Marsanne?...
HENRI.
Que dites-vous? Maurice!...
VOIX DE PIERRE, On (ifiliors.
Louise!
SCÈNE X.
Les Mêmes, excepté ISAURE, PIF.RRE, MAU-
RICE, LE MARQUIS, puis FRANCIS.
PIERRE, entrant vivement le premier.
Jeté le ramène... rassui'e-toi, mais ne le laisse
plus partir.
i.oriSE, courant à Maurice.
Ali!... vous n'êtes pas blessé?
M A L R l C E.
Si, Louise! au plus profond do mon âme!
i.E MARQUIS, à Louise.
Lli bien ! Mademoiselle, refuserez-vous encore?
LOUISE.
Oli ! non, non, j'accepte, j'accepte.... Je ne
voulais rien de sa générosité, de sa pitié... J'ac-
cepte tout de son amour !
MADAME SIÉGER, avec joie.
Enfin!
LE MARQUIS.
Vous le pouvez sans crainte. Je vous le donne
pour le caractère le plus entOté, le plus tenace...
Kt maintenant qu'il est passé du bon cùté, tous
les canons d'une batterie ne le feraient pas
varier.
FRANCIS, passant h tèU.
Peut-on vous dire adieu? Est-clIc partie?
TOUS.
Francis!
FRANCIS, s'avanrant.
Pardon, ma tante... c'est moi qui vous l'ai en-
voyée pour vous inviter i notre mariage, oui... et
pendant ce temps-là, j'ai déchiré le contrat et pris
mes bottes de sept lieues. (A M. de Vernac) Merci,
Henri, tu m'as tiré une fameuse épine du pied...
J'aurais boité toute ma vie !
MADAME siÉRER, haussant les épaules.
Mauvais sujet!
LE MARQUIS, prenant la main de Louise.
Monsieur Francis veut-il permettre, avant son
départ, que je lui présente ma nièce, madame la
comtesse de Marsanne?
FRANCIS, stupéfait.
Comment?... (Il regarde son frère.)
PIERRE.
Mon ami, tu t'étais trompé.
FRANCIS, apercevant Maurice.
Ah! je n'avais pas encore vu monsieur ]o
comte... sans cela... je m'en serais douté.
LOUISE.
Pierre... me pardonncras-tu?... Avant de con-
naître monsieur .Maurice, je ne savais pas que lu
m'aimais; après... il m'eût été impossible de te
le rendre.
PIERRE.
Louise!... Oh! je n'ai pas le droit de me plain-
dre!,.. (Prenant la main Je Maurice.) Le prix est au
plus digue; car n'y a-t-il pas plus de Joie dans lo
ciel pour un pécheur qui se repcnt...
FRA\CIS.
Dis donc... deux pécheurs!
PIERRE, mettant la main de Louise dans celle d«
Maurice.
Je reprends mon rolc de père.
n .s DE JICl.NBSSE DlSlVE.
LE LUTRIN
OPERA-COMIQUli EN TROIS ACTES
EN (OLLAHOllAT 1 ON AVKC MM. UOCIIE ET C
* « ik ut * it( fk
ni.
Pour tirer ces billets avec moins d'artifice ,
Guillaume, enfant de chœur, prOte sa main novice.
Son front nouveau-tondu, symbole de candeur.
Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur.
On se tait : et bientôt on voit paraître au jour
Le nom, le fameux nom du perruquier l'Amour.
Ce nouvel Adonis, à la blonde crinière,
Est l'unique souci d'Anne sa perruquière.
BoiLEAU, le Lutrin, chant I".
50
:
PERSONNAGES.
DIDIER L'AMOUR, perruquier.
ANNE, sa femme.
GUILLAUME, son appronti.
BELLEGRACI^, marguillior.
GORILLON, chantre.
BOIRUDE.
BRONTIN.
Partisans du M art. ijii,i,ie p..
Partisans du Chantre.
Enfants de Choeur.
La scène se pusse vers 1675.
LE LUTRIN
ACTE PREMIER.
Le théitre représente une boutique de perruquier avec tous les accessoires de l'époque.
SCENE I.
ANNE, Chcecr de Bocrgeois entrant.
INTRODUCTION.
LE CHQEUB.
Didier! Didier! dépêchons! dépêchons!
Qu'on nous embellisse !
Qu'on nous rajeunisse !
Nous attendons.
Noos, c'est pour la figure;
Nous, c'est pour la frisure !
Eh bien ! eh bien ! mais où donc est Didier ?
Quel maudit perruquier !
Le maudit perruquier !
ANNE.
Pardon, messieurs, mais son absence
Ne peut durer encor longtemps ;
Car je l'attends!
Un seul moment de patience.
BOCRGEOIS.
Non, non, c'est un abus !
Et nous n'attendrons plus !
ACTRES BOCRGEOIS.
Ni nous non plus, ni nous non plus!
ENSEMBLE.
A\NE, à part.
Le malheureux perd sa boutique
Et, chaque jour plus négligent.
Il mécontente la pratique
Et l'envoie à son concurrent.
LE CHCECR.
Voilà comme on perd sa boutique,
Comme un barbier trop négligent
Envoie une bonne pratique,
Chaque jour, à son concurrent !
ANNE, allant de l'un à l'autre.
Pour moi, messieurs, montrez de l'indulgence.
LE CllOECR.
Non, non. C'est trop de patience.
ANNE.
Si je ne puis vous retenir.
Ayez au moins l'obligeanco
De revenir.
BOCRGEOIS.
Non, non, c'est un abus !
Nous ne reviendrons plus
ACTRES BOCRGEOIS.
Ni nous non plus, ni nous non plus !
ENSEMBLE.
ANNE.
Encore on peu de complaisance,
Un seul moment de patience.
Et vous verrez bien qu'aujourd'hui
Dans peu Didier sera chez lui.
LE CHOECR.
A quoi bon tant de complaisance ?
De nous vous vous moquez, je pensa.
Puisque jamais, c'est inoui !
On ne trouve Didier chez lui.
(Ils sortent tous, malgré les prières de la perroqnière.
SCÈNE II.
ANNE, puis GUILLAUME.
ANNE.
Conçoit-on ce M. Didier, de s'absenter ainsi tous
les jours, et sans que je sache pourquoi? Ah!
M. Didier: il faudra que ça finisse, ou... votre
femme se fâchera tout de bon. Sans Guillaume,
son apprenti, je serais seule, sans cesse; il ne
m'abandonne pas, lui!... Sitôt qu'il a fini son ser-
vice d'enfant de chœur, il revient bien vite près
de moi, m'aidt-r, me distraire. Il est si pnHenantl
si attentif! et puis il a une voix si flùtî-c, si
agréable, qu'on ne se lasse jamais de l'entendre.
(Ici, on entend fredonner au dehors.) Ah!... justement
le voici.
GCILLACME, entrant, un cahier de musique sous
le bras.
Oui, j'ai bien près de quinze ans,
Et d'être novice,
Ma foi, j'ai passé le tems :
Il faut que ça liaisse !
Et puis, le timbre argentin
Un fausset qu'on renomme.
Me déplaît. Je veux enlin
Montrer que je suis un homme I
Oui, j'ai bien près, etc.
Ecoutez donc les gva» :
Quinze ans ! la belle affaire '
11 Uni au moins trcnto aai
Pour aimer et pour plaire '■
396
LE LUTRIN.
Moi, je dis : J'ai quinze ans,
Et d'ôtro novice,
J'ai passé le temps :
Il faut ijue ça linisso !
AMME.
Qu'est-ce que vous dites 1;\ Guillaume?.
G 11 LLAUMli.
Vous ne savez pas, bourfj;eoise, voilà que ça
m'ennuie de faire deux métiers.
ANNE.
Pourquoi donc? Mais il y a beaucoup de gens
comme cela.
c U 1 1. 1, A u M E.
Enfant de chœur, puis apprenti perruquier chez
votre mari, c'est trop. D'ailleurs, j'ai tant de goût
pour la chevelure!... Je me trouve si heureux!...
ici, prùs de vous, que décidément... j'ai envie
de donner ma démission d'enfant... (Ici, il prend
sa vestft J'appreuli.)
ANNE.
Vous auriez grand tort, Guillaume, c'est si
agréable de savoir chanter!
GUILLAUME.
Vrai?... Vous trouvez ça agréable?... Oh! du
moment que ça peut vous plaire, c'est fini, je pas-
serai ma vie à être enfant de chœur. (U regarde
Aune tendrement et vient s'asseoir sur un pelil labourct
devant elle.)
ANIME.
C'est bien, Guillaume, d'écouter les personnes
qui vous portent intérêt.
GUILLAUME.
Au fait, c'est amusant tout de même de chanter
aulutrin, etçadonnc occasion de voir des choses...
qui fout joliment rire... dans ce moment sur-
out.
ANNE.
Qu'y a-t-il donc?
GUILLAUME.
Vous savez, M. Gorillon, mon ancien maître
d'école, ce chantre, qui psalmodie encore en de-
mandant qu'on lui fasse la barbe; et M. de Belle-
grâce, le parfumeur qu'on a nommé marguillier
l'année dernière, qui ne vous approche jamais
sans vous baiser la main, et sans vous dire :
» Belle pcrruquiére, vous êtes pétrie de grâces...»
ANNE.
Eh bien?
GUILLAUME.
Eh bien, ils ne peuvent pas se souffrir; jaloux
comme des tigres!...
ANNE.
Jaloux! de quoi?
GUILLAUME.
Des regards et des préférences du beau sexe !
c'est tout simple; avant l'arrivée de M. Gorillon,
chantre à la barbe brune, au maintien imposant,
le marguillier coquet, pincé, musqué, réf;nait sur
les cœurs de toutes les paroissiennes, c'était â qui
se placerait le plus près de lui... obtiendrait un
regard, un sourire do. M. de Bellegrâce... Mais
depuis, tout a changé. La voix brillante, l'œil noir
(lu chantre ont triomphé des petites manières et
du bel air du marguillier; les places restent vides
près de lui... et du coté du chantre, la mère
Guillot a doublé le prix de ses chaises.
ANNE, riant.
Oh! la mauvaise petite langue! (pii vous a conté
tout cela?
c UILI.au ME.
Qui?... pardine, je l'ai bien vu, allez... sans
avoir l'air, tout en faisant ma partie au plain
chant, et mes si d'en haut que vous aimez tant.
Mais M. de Bellegrâce s'est bien vengé. 11 a fuit
construire un énorme lutrin derrière lequel le
chantre est tellement caché qu'on ne voit plus
que le haut de son toupet!
ANNE.
C'est vrai!
GUILLAUME.
Et encore ! et encore est-on obligé de se lever
sur la pointe des pieds, ce qui est très-fatigant.
Depuis ce jour, le chantre, M. Gorillon, a juré
une haine éternelle à M. de Bellegrâce.
ANNE, riant.
Ah! ah! ah! sont-ils ridicules, mon Dieu! avec
leurs prétentions.
GUILLAUME.
Moi, je les trouve charmants! Je suis si heu-
reux depuis qu'ils n'osent plus venir ici, dans la
crainte de se rencontrer! mais le plus drôle de
l'aventure, c'est bien M. Didier, votre mari, qui a
pris à cœur ces sottes querelles ; qui ne quitte
plus les deux champions, et qui, sans cesse, se
plaçant entre eux, ne songe qu'à les calmer et à
les réconcilier!
ANNE.
Quoi! c'est pour un tel motif que mon mari
l)erd son temps et ses pratiques? C'est pour cela
qu'il abandonne sa maison et sa femme?
GUILLAUME.
Oh! mais, à les entendre, on dirait qu'il s'agit
du sort de tout le royaume.
ANNE, avec menace.
Ah! M. Didier! M.Didier!
GUILLAUME.
Est-il bon enfant, le patron, hein? ne pas se
contenter d'être le mari d'une gentille petite
femme comme vous.
ANNE.
Pas de réflexions, Guillaume.
GUILLAUME.
Et dire qu'on a surnommé : l'Amour, un homme
comme ça!... L'amour de qui?... ça ne peut pas
être l'amour de sa femme, toujours!
ANN E.
Vous vous trompez, Guillaume, jamais époux
ne fut plus complètement adoré.
ACTE PREMIER.
397
GCILLACME.
Ah! bien, il faut que vous soyez cousue de
bontû, par exemple !
A \ .\ E.
Guillaume!... puisque vous vous permettez des
propos au-dessus de votre âge... levez-vous, nous
ne ferons plus d'ouvrage ensemble, (Elle se lève.)
G M LL AL ME veut la retenir par son fîcUu, mais il
lui reste dans la main.
Oh! bourgeoise!
ANNE.
Rendez-moi ce fichu, Monsieur.
GUI LL AIME, se saiivant.
Il ne me quittera qu'avec la vie.
ANNE.
Nous allons voir! (Courant ai^rès lui.) Ce fichu,
tout de suite! ou sans cela...
GDXLLAUME.
Jamais! (Il sort.)
SCÈNE III.
ANNE, seule.
C'est en vain qu'on voudrait se fâcher contre
lui! il est si... gentil, et si drôle!... S'il m'aime,
n'est-ce pas tout simple?... je l'aime bien, moi!
ROMANCE.
PREMIER COUPLET.
Du sentiment qui nous anime ,
Didier ne sera pas jaloux.
Qui donc pourrait y voir un crime?
Il est aussi pur qu'il est doux.
Un mot explique le mystère
De ce tendre et naïf penchant :
Le pauvre enfant n'a plus de mère ,
Moi... je n'ai pas encor d'enfant.
DEUXIÈME COUPLET.
Un regard, un geste, il devine :
Soudain , mes désirs sont remplis ;
Et toujours sa joie enfantine ,
De mes suins me donne le prix.
Un mot explique le mystère
De ce tendre et naif penchant :
Le pauvre enfant n'a plus de mère.
Moi... Je n'ai pas encor d'enfant !
Mais voilà enfin mon mari!... encore avec c».'
M. Gorillon et en M. de Bellegràcc... Dieu! qu'ils
ont l'air ri'liculo!
SCkNE IV.
ANNE, DlDlEIi, GOUILLUN,
BELLEGRACE.
DiDiEn, entrint d'abord.
Entrez donc, mes chères pratiques.
GORILLON, voulant céder le pas à Bellegràcc.
C'est à vous.
RELLEGIIACE, UlèmG Jcil.
Je n'en ferai rien.
GORI Ll <i \.
Ni moi non plus.
AN ME, à part.
Allons! Ils continuent leurs disputes, môme en
se faisant des politesses.
DIDIER, prenant Gorillon et Bellegrdce par la main
et les faisant entrer ensemble.
Alors, tous deux ensemble! Illustre chantre, et
vous, aimable marguillier! ah! quelle joie pour
mon cœur d'avoir réussi à vous rapprocher...
Quel succès!... Deux ennemis, qui n'auraient pu
se souffrir a cent pas de distance, vont se faire
aujourd'hui, raser là, sous le môme toit, face à face
et avec la même savonnette !
BELLEGRACE.
C'est fort bien, mon cher Didier; mais je ne
vois pas comment, à vous tout seul, vous pourriez
parvenir...
DIDIER.
Oh ! j'ai un autre moi-même, et si M. de BcIIe-
gràce veut permettie que ma ft.-mme l'accom-
mode...
ANNE, à part.
Quel ennui!
BELLEGRACE, s'appmchant d'.\une.
Quoi! vous étiez là. Madame! et je n'ai pas
encore déposé mon hommage sur votre jolie
main... (Lui baisant la main.) Vous êtes pétrie de
grâces !
DIDIER.
Ma femme est mon premier élève.
BELLEGRACE.
Prenez garde!... un tel apprenti, je vous en
préviens, est capable de faire perdre la léie à
toutes vos pratiques; et alors, que deviendra votre
établissement?
GORILLON.
Ah! c'est charmant! délicieux! (A part.) Cet
homme est stupide. (Haut.) Toujours de l'esprit,
M. de Bcllegràce!
DiniER.
C'est lui qui l'a inventé... Mais commençons
l'opération. (Didier fait asseoir Gorillon, et luail.iine
Anne. Bellejrâce; pendant le morceau suivant, tous dent
passent une ^e^viette au cou de Bellegràce et de Gorillou,
affilent les rasoirs, préparent l'eau de savon, etc.)
RÉCITATIF.
DIDIER.
I L'horizon s'éclaircit, un ciel pur nous éclaire ,
Et mes vœux lus plus chers sont oulin accompli*...
Ces doux tètes, jo les préfèro
A tous les mentiins do Paris!
Ah! quello gloire I
J'ose c-roiro,
Qu'on verra quoique jour,
Figurer dans l'Iiistoiro
Le beau nom <lu Oidior-l' Amour!
Doux cliampions vigoureux
S'allaient prendre nm . i.i.in :
Un pcrruquior, chu.Hf
Et vraim<!iit digne do i'
Devient l'ango
D« U concorda ut du {tardun I
LI-: LUTRIN.
ENSEMBLE.
DIDIRII.
Oui, jo deviens l'ange
Do la concorde et du i)ardon!
GOniI.I-0\ et BELI.KtlH AC. F..
Oui, c'est lo bon ange
De la concorde et du pardon!
ANNE, à part.
Quand sera-t-il l'ange
I Do sa femme et de la raison? *
DlDIEIl.
Pour une cause aussi frivole,
Aussi ridicule, aussi folle,
De vieux amis,
En conscience.
Pouvaient-ils rester ennemis?
CORILLON et BELLE G RACE.
De sang-froid, quand j'y pense,
Oui, de bon cœur j'en ris!
Ah! ah! ah! ah!
(Chacun, à son tour, a la voix éteinte par le savon qu'on
lui passe sur la figure.)
DIDIER.
Pardon, messieurs, ne parlons plus...
Il faut ici bouche muette :
Ainsi le veut ma savonnette!
SCÈNE V.
Les Mêmes, GUILLAUME, tenant une tête
à pprruque.
GUILLAUME, s'arrètaut sur le smiil, à part.
Encor ces deux olibrius !
Vraiment, j'enrage !
Pendant qu'ils se font barbouiller,
Si je pouvais les rebrouiller.
Ce ne serait pas grand dommage!
BELLEGR ACE.
Qu'un lutrin soit petit ou grand,
Quel important motif de guerre !
Ah! ah! ah! ah!
G D 1 1. L A u M E , à part.
Le lutrin 1... jo tiens mon affaire!
DIDIER.
Pardon, mais pour un seul moment.
Il faut encor bouche muette,
Ainsi le veut ma savonnette!...
GUILLAUME, à part.
Bientôt, nous verrons ces amis.
Comme chiens et chats, ennemis!
GORILLOX.
Conroit-on que pour une masse
Qui, d'ailleurs, ne me gêne en rien...
GUILLAUME, s'avançaut vivement.
Je le crois bien!
Le lutrin n'est plus à sa place!
Enlevé depuis ce matin...
BELLEGRACE.
Que di.s-tu?
GUILLAUME.
Le fait est certain !
Je le tiens de Brontin,
Le sacristain !
DIDIER et BELLEGRACE.
Enlevé! non, c'est impossible!
Car la lutte serait terrible!
BELLEGRACE et GOIilLLON.
Aie! aie! je suis coupé.
GUILLAI'ME, à part, se frottant les mains.
Voilà
Le sang qui coule déjà !
BELLEGRACE, SB levant.
Comprend-on une telle audace?
GORiLLON, de même.
Mais dans quel but?
BELLEGRACE.
Je le sais, moi!
GORILLON.
Quel est l'auteur?
BELLEGRACE.
Traître! c'est toi !
GORILLON.
Plaît-il? comment?
BKLLEORACE.
Oui, c'est bien toi,
Dont il cachait la sotte face
Aux belles dames du quartier!
GORILLON.
Voilà le secret tout entier !
Pour me cacher, tu fis cette machine.
BELLEGRACE.
Dis pour voiler tes chants étourdissants
Qui faisaient fuir... jusqu'aux passants...
GORILLON.
C'est bien plutôt, je le devine.
Pour nuire à mes succès.
Dont tu souffrais, maigrissais, jaunissais !
BELLEGRACE.
Voj'ez donc la belle ligure.
Pour faire craindre une comparaison!
DIDIER, s'interposant.
Calmez-vous, je vous en conjure...
AN.\E, de même.
Messieurs, écoutez la raison...
GORILLON, à Bellegràce.
Cuistre !
BELLEGRACE, à Gorillon.
Pied-plat !
DIDIER.
Jo vous supplie!
GORILLON, à Bellegràce.
Tête à perruque!
DIDIER.
Ah ! c'est de la folie !
Doux prix de mes soins assidus.
Paix, union, tout s'envole en fumée :
Ils ne m'écoutent plus !
GUILLAUME, à part.
Bravo! la guerre est rallumée:
Ils ne reviendront plus!
ENSEMBLE.
BELLEGRACE et GORILLON.
Mon cœur a besoin de vengeance,
Et puisqu'on ose m'oufrager.
Je n'ai plus rien à ménager,
Je châtierai tant d'insolence !
ACTE PREMIER.
399
GUILLAUME, à part.
Ah! quel plaisir que la vengeance!
Quand on ne court aucun danger.
Par leurs mains, ils vont me venger,
Tous les deux de leur suffisance.
DIDI ER.
Calmez-vous! à la violence,
Gardez-vous surtout de songer.
Oui, bientôt de tout arranger
Je conserve encor l'espérance.
ANNE.
Bon! voilà que ça recommence!
11 veut encor se déranger...
Ne doit-il pas plutôt songer
A sa femme qu'à leur vengeance!
(Didier sort en tàcbant de retenir Gorillon et Belle-
grâce; Anne, en tachant de retenir son mari. —
Guillaume reste seul.)
SCÈNE VI.
GUILLAUME.
Quel bonheur! j'en suis débarrassé!... Ils ne
viendront plus dans la boutique; c'est qu'ils font
tous les deux la cour à madame Anne!... des magots
comme ça!... C'est bien assez de son mari! (Ici on
entend des cris en dehors. — Guillaume va regarder à
la porte.) Bon ! les bourgeois sortent de chez eux I...
Quel bruit! quel vacarme!
Air:
Oh! comme j'ai bien réu.ssi!
J'entends leurs injures d'ici.
Voilà tout l'quartier qui s'en mêle ;
Entre eux, c'est une guerre à mort!
Quand il s'agit d'une querelle.
On est sur de les voir d'accord !
Tra la la la la la la la la la !
(Il danse. — Nouvelles clameurs. — Guillaume va
regarder.)
Tiens ! le patron qui monte sur la borne ;
Il veut parler, agite son tricorne ;
De l'éloquence, ô merveilleux efTet!...
C'est juste comme s'il chantait...
Dieu ! quelle rage I
L'on se heurte, l'on s'étreint;
Je crois môme qu'au visage
Un combattant est atteint!...
(Revenant sur le devant de la scène.)
Et, sans raison, de cette afFaire,
Quand le patron va se mêler,
Seul auprès de la perruquière,
Je saurai bien la consoler !
Tra la la la la la la la la I
(Il danse encore.)
SCÈNE VIT.
GUILLAlIMi:, DIDir.r., i'.I.LLKGRACi;
tenant un mouchoir sur sa joue, Paptisans di
IVlARr.DtLLIEn.
c n Œ u lî.
Quel affront et quelle insolonco I
A ce point, oser l'outrager !
Oh ! d'une telle impertinence
Bientôt, nous saurons le venger.
Cl'ILLACME, à Bpllpgrâfo.
Eh quoi! c'est Vdus, vous, qu'on arrange ainsi*
Dieu ! quel soufflet! c'est trop fort, je l'avoue...
BELLEG n ACK.
Ohl l'insolent! Je sens là sur ma jouo
Le déshonneur...
Gin. LAI MK.
Et ses cinq doigts ausM 1
DIDIER.
Pour nous tous est l'injure,
Il ne faut pas nous y tromper,
Oui, c'est nous tous, sur sa figure.
Qu'il a voulu frapper.
RÉCITATIF.
(Avec solennité.)
Je dépose ici mes insignes,
Mes ci.seaux et mon démêloir.
Mon fer à papillotte, ainsi que mon ra.soir :
De les toucher mes mains no sont plus dignes.
Devant vous, je fais vœu
Et je jure par sainte-Barlie,
De ne pas fri.ser un cheveu.
De ne pas raser une barbe,
Que je n'aie eu rai.son
D'un si sanglant affront !
BELLEGRACE.
Quelle âme magnanime !
A ce beau mouvement,
A cet élan sublime...
Associez-vous tous, faites-en le serment I
CIKEUK.
Jurons, selon l'usage
Antique et solennel,
Qu'un châtiment cruel
Nous vengera d'un tel outrage !
Jurons
Que nous le châtierons !
(.1 11. i.Ai M r.
C'est très -bien de jurer... certainement, c'est
déjà une très-bonne ciiosc de faite... mais com-
ment allez-vous le châtier?...
DIDIER.
Messieurs et chères pratiques, nialpri'- la con-
duite du maihonnôtc et honorable Gorillon, loin
de moi la pensée de vous conseiller, contre lui,
une lâche trahison... non, nous devons l'attaquer
franchement, face à face.
UEI.LEGIl AC, K.
C'est cela m<*me; je proposerai donc, si j'ai bien
saisi l'intention du préopinant, d'aller, ce soir,
nous embusquer une vin{,'taine .. pas plus... nu
coin do la rue de notre ennemi, et de lo rouer
de coups loyalement, face ii face.
DIDIER.
Vingt contre un ! oli I...
IIFI.I.K.II ACK.
Vous trouvez que c'est trop? Mais cM-co qu'il
n'a pas mi» .ses cinq doifiin rontn- ma joue toute
seule?... Il a voulu la guerre, il faut qu'il uii la
/|00
LE LUTRIN.
puorre avec toutes ses ruses et toutes ses em-
bûches.
TOUS.
Oui, oui, la guerre !
niDiivK, avec pxallalion.
AniMez ! La guerre! ali ! ce mot... brutal me
rappelle à moi-mCme .'... Avez-vous réfléclii à ce
qu'il renferme de vicissitudes... désagnVibles?...
La guerre!... Et c'est devant moi, l'ami de la
paix et de la concorde, qu'on ose le prononcer !
Vous l'espérez en vain; jamais je ne consentirai
à une reprise d'armes insensée!... Non! mille fois
non !... J'ai mieux que cela à vous offrir.
BELI.EGRACE.
Qu'est-ce que c'est?
DiniKR.
Je conseille, je propose... une réconciliation.
15 E L LE c, R AC F, , brusquement.
Hein! qu'avez-vous dit? (Changeant de ton.) J'y
pensais... vous pourriez bien avoir raison. Le
chantre est vigoureux, il a beaucoup d'amis; et si
nous avions recours à la force, il pourrait bien...
TOUS.
Oui, oui, une réconciliation !
GUILLAUME, à part.
Allons, bon! si je ne les pousse pas en avant,
ils vont reculer, c'est sûr! (Haut.) Je demande la
parole.
TOUS.
Ecoutons !
GUILLAUME.
Pardon, messieurs, si j'élève ma faible voix
après des hommes aussi éloquents. L'aimable
M. de Bellegrâce et l'héroïque M. Didier vous ont
parlé de réconciliation, vous les avez approuvés.
Excusez ma franchise ; mais vous êtes tous des
poules mouillées.
TOUS.
Oh ! oh ! oh !
GUILLAUME.
Non ! vous ne pouvez pas serrer la main qui
s'est appuyée sur sa joue. (II montre Bellegrâce.) Le
coup qui l'a frappé a retenti encore plus dans vos
cœurs que sur sa face; mais votre esprit ingénieux
ne trouve pas le moyen d'atteindre votre ennemi
sans vous compromettre. Eh bien, j'en ai un !
TOUS.
Lequel ?
GUILLAUME.
Dans la salle de la Tourelle, où l'affreux Goril-
lon donne ses leçons de cliant. j'ai découvert un
superbe lutrin, un peu vermoulu... il est vrai.
BELLEGRACE.
Un autre lutrin?
GUILLAUME.
Oui, un autre, si élevé, si énorme, que quatre
des plus beaux suisses de paroisse disparaîtraient
derrière lui. Il faut...
DIDIER, l'interrompant.
Je comprends ton idée, ô ingénieux enfant.
notre sauveur à tous!... Mes amis, que trois
d'entre vous aillent cette nuit mOme saisir le jiré-
cicux pujùtre, pour le rétablir sans bruit h la
place de celui qu'on a enlevé... afin que demain
matin chacun se dise en cherchant Gorillon des
yeux : Mais où donc est le chantre? qu'est devenu
le charmant chantre?
r. El. LK GRACE.
Admirable! sublime!
DIDIER.
Guillaume, tu as plus d'esprit :\ toi seul que
toutes les têtes à perruques que j'ai coiffées.
GUILLAUME, à part.
En voilà des girouettes !
DIDIER.
Mais qui aura la gloire de l'entreprise? (Silence
général.) Ne répondez pas tous à la fois. Hein ?...
(Même silence.) Eh bien! puisque nous sommes
tous animés de la même ardeur, que le sort en
décide !
TOUS.
C'est cela !
DiDiKR, prenant une tête à perruque.
Voici l'urne du destin... Que chacun y jette son
nom. (Tous prennent du papier et écrivent leurs noms.)
Maintenant, que le plus jeune et le plus candide
de l'assemblée nous prête sa main novice !...
Approchez, Guillaume.
TOUS.
Oui, oui, Guillaume ! Guillaume !
GUILLAUME, à part.
Ils s'adressent bien ! Pour le coup, le patron est
bien sûr de tomber au sort. (Pendant le chœur sui-
vant, Guillaume remue les noms, puis il porte la tête au
marguillier, qui les remue à son tour. On fait cercle
autour de lui.)
CHŒUR.
Ah ! l'espérance
Remplit mon cœur.
J'ai confiance
En mon bonheur !
DIDIER.
Vite, Guillaume, le temps presse,
Notre chance d(''pend de toi :
Dieu! quelle gloire! et quelle ivresse!
Si c'était moi!
GUILLAUME.
Illustre Didier, mon bon maître,
C'est à vous de faire connaître...
(Il présente un billet à Didier.)
DIDIER, lui montrant Bellegrâce.
Non, un tel honneur appartient
A notre président lui-même.
(A part.)
Peut-être est-ce mon nom qu'il tient !
En moi, je sens un trouble extrême.
BELLEGRACE, qui a pHs le billet.
Voyons ce qu'il contient...
Prêtez une oreille attentive
A cette é])reuvc décisive...
(Après avoir lu.)
ACTE PREMIER.
m
Celui que le premier désigne le destin,
C'est Boirude.
TOUS.
Roirude !
BELLECRACE, nxKjuel Guillaume a remis un
second billet.
Et le second... Brontin.
TOUS.
Broiitin !
B E I, L E G n A C E.
Un seul reste à connaître.
DIDIER.
Dg mon dépit, je ne suis pas le maître ;
Mon nom ne voit donc pas le jour?
(Ici, Guillaume passe à Bcllcgrâce un troisième billet
qu'il substitue adroitement à celui qu'il a tiré df
l'urne.)
BELI-EORACE, lisant.
Le dernier... c'est Didier l'Amour!...
TOUS.
Vivat ! pour Didier l'Amour !
BEi.LEGRACE, à Didier.
Surtout, pas un mot à madame !
DIDIER.
Je vous le jure sur mon Ame.
BELI.EGRACE.
Bien! à présent, le lieu du rendez-vous?
BRONTIN.
Si l'on veut choisir ma buvette?...
DIDIER.
Sans doute; nous y serons tous !
A quel instant ?
B E L L E G K A C E.
Que la troupe soit prùte
Trois heures après l'Angelus.
DIDIER.
Alors, ne tardons plus.
Mais avant, et pour mieux cimenter l'alliance,
(Montrant Bellegràce.)
Qui rend certaine sa vengeance.
Amis, il faut, je crois,
Jurer encore une petite fois!
TOUS.
Oui, oui, jurons une seconde fois.
LE CHŒUR.
Jurons, selon l'usage
Antique et solennel.
Qu'un châtiment cruel
Nous vengera d'un tel outrage!
Jurons
Que nous le cliâtiorons!
(Ils sortent tous, excepté lijdier et Guillaume.)
SCÈNE VIII.
DIDIEH, GUILLAUME.
(La nuit vient par di-grés, Guiilanuie allume une lampe.)
DIDIER, à Ini-nième.
Ccriainomcnt, la conrordc ot lo pardon sont de
trùs-honnes ciioses; pourtant, jo commence à
croire que la vonRoanrc a liicn aussi son polit
mérite!... Oui, mais je rénécliis... c'est la première
m.
miit que je passerai loin de mon Anne... que je me
déroberai à ses embrassements.
G r II. I. AU ME, à part.
Quand je pense que je serai tout seul cette nuit
avec la pcrruquièrnl...
DIDIER, à lui-même.
Si j'attends son retour, elle va me demander une
foule d'explications.
G l I L I, A u M E, i part.
Il a l'air d'ht^siter.
DIDIER, à lui-même.
Je vais écrire à ma femme. (Il se met aune table.)
« Mon épouse cliérie, ne cherche pas à dém<^!or les
« motifs de mon absence... tu sais que j'aimerais
« mieux perdre... un clieveu de la tôle, que de te
« causerie moindre souci... Dors donc en paix, et,
" surtout, ne me donne pas de .savon à mon re-
" tour. Signé : Ton moumour. — /'. .S. Amuse-toi,
« pendant la soirée, :\ faire fondre lapraisso d'ours
« de M. rabl)é Colin. » (A Gnillaume.) Tu remet-
tras ce billet à ma femme le plus tard possible.
G u 1 1. 1. A l M E.
Oui, monsieur Didier.
DID 1ER.
Si elle te demande où je suis, cache-lui bien le
motif de mon absence.
ANNE, qui est entrée sur ces derniers mois, à pari.
Pourquoi ce mystère?
DIDIER, à Guillaume.
Donne-moi mon caudebec. (Guillaume lui apporte
son chapeau.) Je vais préparer mes armes. (Il cutre
dans l'intérieur de la maison.)
SCÈNR IX.
ANNE, GlILLAUME.
A N .V E.
Guillaume!
GUII.I. AI M E.
Ah! mon Dieu! déj-i madame Anne
ANNE.
Où va mon mari?...
Guii, i.Ai ME, jouant l'étonnemenl.
Je ne sais pas. (A pari.) Elle l'empêcherait do
sortir.
A \ N E.
Vous ne voulez pas parler ?
GIII.LAUME.
Oh! ne vous fâchez pas; c'est pour des aCTain's
de commerce que M. Didier... Une surprise qu'il
veut vous faire...
A N N E.
Petit menteur! Ainsi, vous aussi, Guillnumo!
vous voulez l'aider à me tromjK'r, vous vous en-
tendez avec lui?
Gri I I A I Ml .
Moi! m'entendre aver lui?... qui.rii irlianu»' du
(le mon travail, ne me donne <|ue des tiilochos,
tandis qu'en cachette vous me glissex toujours
des tartines! vous, bi bonne! vous, si IhsIIo!
51
/i02
LE LUTRIN.
ANNE.
Voulez-vous bien vous taire !
G L 1 1, 1, A U M K.
M'entendre avec lui! qui ne m'iiahille qu'avec
ses vieilles... Voyez ce gilet, cette veste... et cotte
simple... cette unique... 'Il montre sa culotte.) avec
des pièces encore... et si usée!... que je n'ose pas
faire un mouvement... Et je m'entendrais avec lui
qui, sans me demander si ça me vexe ou si ça me
fait plaisir, vous embrasse toujours devant moi !
ANNE.
Eh bien! monsieur, est-ce que vous devriez faire
attention à ces choses-là?
G L I L L A U M E.
Allez, ce n'est qu'à cause de vous que je reste...
que je pâtis, que je grelotte! Et je m'entendrais
avec lui contre une petite femme si gentille, si
mignonne!...
A N N E.
Silence !
CUILLA UM E.
Oh! non! c'est avec vous (jue je voudrais m'en-
tendre.
ANNE.
Monsieur Guillaume...
GUILLA IIME.
C'est avec vous...
ANNE.
Voyez donc ce que ce marmot a été se mettre
dans la tête !
GUILLAUM E, fàcllé.
Marmot!
ANNE.
Je vous pardonne, mais à une condition, c'est
que vous ne me regarderez plus avec cet air-là;
que vous ne me direz plus que je suis belle, que
je suis bonne...
G u I L I, A (i M E.
Est-ce que c'est possible?
ANNE.
Et qu'enfin vous allez me faire connaître le secret
de mon mari.
GUIl.I.AlilIE.
Mais je ne peux pas.
ANNE, élevant la voix.
Ah ! c'est comme ça? Alors, je ne veux pas que
vous restiez ici une minute de plus. Je vais tout
dire à mon mari : vos discours, le vol que vous
m'avez fait.
GVILLAUME.
Oh! mon Dieu!... ne criez donc pas si fort!...
j'aime encore mieux vous le rendre, ce fichu, que
de m'en aller et de laisser auprès de vous cet im-
bécile de marguillicr!... (Tirant piteusement le ficlni
de sa poche.) Le voilà!... (Le billet de Didier s'en
échappe et tombe à terre.)
ANNE, ramassant le billet de Didier cl reprenant
sou fichu des mains de Guillaume.
Une lettre!
GUii. t. A rMF, à part.
Oh! là, là... relie du patron!... (Haut.) Ce n'est
rien... un chitTon de papier...
ANNE.
Un billet doux, peut-être?
G II 11,1, A UM E.
Oh! non, non, madame.
ANNE, après avoir lu l'adresse.
Tiens, c'est pour moi.
guii,lai;m e, à pari.
Le bourgeois va me donner une danse, c'est
sûr!... (Haut.) Je vous en supplie, madame Anne,
rondi'Z-le moi !
ANNE, après avoir lu.
Que vois-je?ce monstre de Didier!... il s'absente
cette nuit! (On entend Didier fredonner dans la cou-
lisse.)
G u I L L A tJ il E.
Voilà l'autre, à présent!... ça va éclater!
ANNE, à Guillaume.
Mon mari! nous allons voir!
SCÈNE X.
Les MÊMES, DIDIER.
DIDIER, tout liarnacbc, un rat de cave à la main.
Ma femme!... Sauvons-nous! (Il se dirige vers la
[lorte.)
ANNE, l'arrctant.
Où vas-tu? qui t'oblige à sortir à l'heure qu'il
est?...
DIDIER.
Des affaires.
ANNE.
Des affaires?... Tu me trompes, je sais tout...
ce billet...
DIDIER.
Guillaume!... où est Guillaume? que je lui ap-
prenne à brouiller ainsi notre ménage!...
G L 1 1, T, A U M E.
Dame! monsieur Didier ce n'est pas ma
faute... il y a un trou à ma poche.
DIDIER.
Si tu dis un mot!...
A N N E.
Parle... je te récompenserai...
DIDIER.
Guillaume, sortez d'ici... et n'y remettez plus
les pieds!... Je vous chasse!...
TRIO.
DIDIER.
Sortez !
ANNE.
Restez !
GUILLAUME.
Sortez ! restez !
Ça m'embarrasse :
Que faut-il que je fasse ?
ACTE PREMIER.
Ii03
DIDIER.
Sortez!
AWE.
Restez !
DIDIER,
Sortez, quand je vous chasse!
AWE.
Moi, je vous dis : Restez !
DIDIER.
Sa conduite est suspecte ,
Et j'entends qu'on respecte
Ma loi !
Dans ma maison, peut-être,
Il n'est pas d'autre maître
Que moi.
r. LiLLACME, à Didier.
Enfin, quel est mon crime,
Pour qu'ainsi l'on m'opprime?
DIDIER.
Tais-toi !
ANNE.
C'est une tyrannie !
Gi'iLLAUME, menacé par Didier.
A'ous le voulez, je sors...
C'est votre bon génie
Que vous mettez dehors.
EN S E.MB LE.
G CILLAI ME.
Pour tout le soin que je me donne,
Me traiter ainsi, c'est trop fort!
Mais à votre malheureux sort,
Sans pitié je vous abandonne.
DIDIER.
On me trahit, on m'espionne.
On vient ensuite, c'est trop fort,
Sur moi faire tomber le tort!
Non, non, je n'écoute personne.
A N \ E.
Oui, pour la peine qu'il se donne.
Le traiter ainsi, c'est trop fort!
Vous méritez qu'à votre sort
Tout le monde vous abandonne.
GUILLAUME.
Pour vous, des noirs événements
Et des sombres désagréments
Va commencer la longue kyrielle!
Injures, camoullets.
Catastrophes, soufflets,
Vont sur vous désormais
Tomber comme la grélo.
Vous trouverez, à chaque pas,
O patron que j'abhorre,
Des embûches, des embarras,
Et des malheurs plus grands encore,
Que je ne connais pas.
REPRISE.
.Sortez,
Restez! etr.
Giiilluiinio, sort.)
SCÈNE XI.
DIDIEH. ANNE.
DIDIER, poiirMiivînt Guillaume.
Petit misérable I
ANNE, l'arrêtant de nonTcan.
I Tu no t"cn iras pas! Commont, tu passerais la
I nuit loin de la compagne, qui te donne chaque
'• jour des preuves de son amour?
DIDIER,
Anne, j'apprécie tes vertus domestiques, sans
doute, mais nos destinées sont différentes... comme
nos sexes... Être fidèle à i'iiomme de son choix,
raccommoder son linge et soigner le pot au feu,
voilà ce qui constitue une femme vertueuse...
voilà sa part de félicité sur cette, terre, et j'ose dire
qu'elle est assez belle; quant à l'homme!... il a été
créé pour être l'appui des institutions sociales et
le protecteur du faible opprimé... Adieu!
ANNE, le retenant.
Protégez donc votre femme alors... vos enfants...
quand vous en aurez.
i>iniER.
Pourquoi le ciel m'en a-t-il n^fusé?... Adieu!...
ANNE, le retenant toujours.
Vous accusez le ciel de tout.
DIDIER.
Plaît-il?... Mais je n'ai pas le temps d'établir
une controverse.
ANNE.
Vous n'avez jamais le temps lorsqu'il s'agit do
votre femme.
Di ni in.
Anne, ma chère amie, c'f^stune querelle do mé-
nage que vous me faites là; attendez mon retour.
A N N E.
Fort bien ; sortez, sortez, monsieur, je ne vous
retiens plus; mais ne soj'ez pas surpris après si
les gens qui me font la cour prolitent de la cir-
constance.
DiniKR.
Ileiii ? qu'est-ce que tu dis?... qui oserait?...
A N \ E.
Ne dirait-on pas qu'il faut un grand courage
pour cela? Vraiment ! c'est cinq ou six de vos meil-
leurs amis qui osent et qui ne vous demandent pas
permission, encore... Juslemem, ce soir, il y en a
un qui doit venir.
DIDIER, ;i liait.
Oh! si c'était le chantre!
A N N K.
Mais vous rt-stez .'i causer, et vos affaires ne se
font pas; puisqu'il faut absolument que vous sor-
tiez, sortez, monsieur, sortez!
DIDIK R, ik part.
Oh! mou Dieu!.,. (|iu« faire"'... Que j<; sorte, qm«
je reste... (hs dnix entés, mon luMineur compro-
mis... oh ! je suis sauvé!... Kli bien! oui, j« »or-
lirai, et le galant n'eiiirera pas!
m
LE LUTRIN.
A\NE, à part.
Ça lui donne à n^U'-cliir.
DiDiKn, haut.
Adieu.
ANNE, à part.
Comment!... (Haut.) Eli! quoi, monstre cruel !
tu m'abandonnes?... Ali! (Kilo fait semblant de s'éva-
nouir.)
DiDilMi, aprt's avoir hésité.
Adieu! (Il sort en feimant la porte à double tour.)
SGkNR xn.
ANNE, puis GUILLAUiMK, puis les
TROIS CHAMPIONS.
ANNE, se relevant furieuse.
Eh l)ien!... il me laisse lîi... il ne me Aiit pas
reprendre mes sens... et il m'enferme! (Appelant.)
Didier! Didier! mais c'est une indignité! Ali! je
comprends tout maintenant!... ses préoccupa-
tions, ses absences continuelles... Guillaume sVst
trompé... une femme, sans doute... Ali! je le sui-
vrai... je saurai... Mais comment sortir? il a em-
porté la clef! Oh! mon Dieu! mon Dieu!... qui
pourra me fournir les moyens du le punir, de me
venger?
GUILLAUME, frappant en debors.
Madame Didier!
ANNE, avec joie.
Ah ! la voix de Guillaume,
GUILLAUME.
Ouvrez-moi, s'il vous plaît!
ANNE, allant à une des croisées grillées du fond.
Impossible, je suis enfermée.
G U I L L A U M E.
Ah! bah!... je suis sûr que c'est votre mari qui
a fait cette bêtise-lîi.
ANNE.
Guillaume, il faut que vous m'aidiez à sortir!
GUILLAUME.
Moi?... Maintenant qu'on m'a chassé, qu'est-ce
que ça me fait que vous soyez enfermée?
ANNE.
Allez vite chercher un serrurier !
G U 1 I, L A U M E.
Je n'ai pas le temps.
FINAL.
ANNE.
Mon bon Guillaume, jo vous prie,
Ah ! ne me laissez pas ainsi ;
Non, plus jamais de fâcherie,
Si par vos soins je sors d'ici.
GUILLAUME.
Fort bien, on a do l'indulgence
Quand de moi l'on veut se servir.
Quelle sera ma récompense?
ANNE.
Oui, si vous me faites sortir.
Chez nous vous rentrerez.
G U I L L A U M E.
Patronne!
Un gage.
ANNE.
Ma main, que je donne.
GUILLAUME, Saisissant sa main.
Dieu! comme elle est douce et mignonne !
(Anne veut la retirer.)
Un seul moment encor laissez-la moi.
ANNE, la retirant.
Du l>ruit au loin, jo meurs d'effroi!
(Ici on entend, dans le lointain, une marche qui com-
mence faiblement et va crescendo.)
ENSEMBLE.
HIDIER, BOIRUDE et BRONTIN.
Dépéchon.s,
Avançons!
Avec un peu de confiance.
Et surtout beaucoup do prudence.
Nous réussirons!
Silence !
Avançons,
Dépêchons!
ANNE, à Guillaume.
Écoutez ces rumeurs lointaines
Do voix humaines.
Dont le son menaçant
Approche en grandissant.
GUILLAUME, après avoir écouté et regardé.
C'est une bande
Que votre épous commando.
ANNE.
On va nous voir, c'est sùrl
GUILLA UME.
Cacliez votre lumière.
ANNE, après l'avoir fait.
Blottissez-vous contre le mur.
GUILLAUME, tirant le volet sur lui.
Ne craignez rien ; caché derrière...
Je me suis fait
Un manteau du volet.
ANNE.
Pas d'imprudence...
Silence !
(Ici, Didier et ses deux compagnons paraissent à l'autre
fenêtre grillée.)
DIDIER.
La lumière est éteinte...
Ma femme dort.
Je puis, sans crainte.
Obéir au sort.
(Ils reprennent la marche ; tout à coup leur chant s'ar-
rête.)
ANNE.
Pourquoi soudain
Leur voix reste-t-elle muette?
Ah ! cela m'inquiète !
GUILLAUME, qui a regardé.
On s'arrête
A la buvette
De Brontin.
ACTE PREMIER.
/j05
cnœir. DE BCVF.uns au dehors.
La vengeance altère :
Pour avoir du cœur,
Buvons à plein verre
L'audace et l'ardeur.
A\NE, à Guillaume.
Sans plus attendre,
Partez maintenant.
GiiLLAiME, embarrassé dans les barreaux de la
croisée.
Ce n'est pas aisé de descendre...
fil veut se laisser glisser et pousse un cii.;
ANNE.
Il est blessé, le pauvre enfant !
GCILLAIME.
Non ; mais de ma veste,
A votre barreau.
C'est un morceau qui reste !
A présent, me voilà beau !
Monsieur le chantre est si sévère !
AN. NE.
Donnez.
(Il lui passe sa -veste. Anne, cherchant.)
Eh ! quoi, pas un morceau !
Ma foi, ne pouvant mieux faire...
Ce feuillet... de parchemin...
(Elle le déchire à un cahier de musique.)
Vous ser\-ira jusqu'à... demain.
Mais maintenant, du rendez-vous
De mon épous.
L'heure ? le lieu ?
G CIL LA CM E.
Salle de la Tourelle,
Deux heures après l' Angélus.
ANNE, avec menace.
J'y serai !
GCILLAIME, à part.
Quel bonheur ! J'y serai plus tôt qu'elle !
ANNE.
Pourvu que ces verroux ne me retiennent plus !
G C t L L A C M e.
Fiez- VOUS à mon zèle!
ENSEMBLE.
(Piano, qui se mêle avec le cLanl lointain des
trois champions. ]
' G C I L L A C U E.
Oui courons,
Et volons !
Pour lui dire comme elle est belle,
J'ai besoin d'être plus près d'elle.
Ah ! quels doux frissons
Près d'elle !
Oui, courons
Et volons !
ANNE.
Dissipons
Nos soupçons;
Mais si Didier est infidèle.
S'il court auprès d'une autre belle,
Malédictions
Sur elle !
Dissipons
Nos soupirons!
DIDIER, BRONTIN, BOIRCDE, bien au loin.
Dépêchons,
Avançons,
Etc., etc., etc.
ACTE DEUXIEME.
Le théâtre représente l'intérieur d'une vieille sacristie abandonnée, qui sert de .lalle de chant pour les enfants
de chœur. — A gauche , la tourelle du clocher avec une porte, et une fenêtre à barreaux au-dessus de La
porte, faisant face au public. — A droite, une table couverte d'un tapis. — Au fond, un lutrin caché derriàro
un rideau. — Portes latérales, porte au fond, un grand fauteuil. — Il fait nuit.
SCENE I.
GUILL.\LME, entrant.
Bon I m'y voilà... C'est ici que madame Didiur
va se rendre pour surprendre son infidèle supposé;
et j'ai eu l'adresse de lui indiquer le moment de
manière à être seul pendant une heure avec elle...
Ah! M. Didier, vous me renvoyez!... Je ne vous
dois jdus rien alors; je suis mon maître, et...
Air :
Quel sort charmant!
Je suis indépendant :
Je suis mon bourgeois maintenant,
Et je puis agir librement.
Jeune et coiffeur, j'saurai bien, avec grAro ,
Saisir aux ch'veux la fortune qui pa-vso !
Quel sort charmant! etc.
Tromper l'patton? c'eût été mal, je pense,
Lorsqu'en Guillaume, il avait confiance ;
De sa femm' lui souffler le cœur,
(/a n'sc fait pas... paroi' d'honneur!
Et ça m'aurait troublé la conscience.
Mais maintenant
Je suis indépondanl :
Je suis mon bourgeois, c'est charmant,
i:t jo puis agir librement.
J'entends venir... serait-ccdi'jà madame Anne!...
Oh! là, là, .M. GorilioM, l«: chantre ! ce n'est pas lui
que j'attendais!
SCt:NK II.
(lUI.I.M Ml., (;OI»ILI.ON, uuc Uiiii*
I la Miaïu.
GoniLi.ON, cnir.ini, «ans toir (inilUnmr.
Ah! M. le marRuillier, parce que tous le» regards
(i06
Lr<: i.iîTRiN.
ne sont pas pour vos minauderies passées de
mode, parce qu'attirés par la voix dont la nature
m'a doué, ils restent fixés sur moi, avec quelque
coiuplaisance...
c iii. i.Ai Mi: , à l'.-irt.
l'Aï bien! est-il avanta;j;eiix!
(lOUILI.ON.
Vous voudriez m'ensevelir, m'anéantir?... Non
pas, s'il vous plaît, et dussiez-vous en mourir de
jalousie, je resterai ;\ ma place, visible à tous les
yeux!...
OUILLA UME, à pari.
Oui, oui, ;;arde ta place, on va te la rendre
belle.
GO RILLON.
Et demain, entoui-é de mes enfants de cliœiir,
les chants que je ferai entendre seront des chants
de triomphe... Mais que vois-je?... Guillaume !...
G u 1 L r, A u M E , à part.
11 m'a aperçu !
GORILLO\.
L'apprenti de Didier l'Amour, qui a si sottement
pris fait et cause pour le marguillier. (A Guil-
laume.) Que venez-vous faire sitôt ici, mon petit
ami?
G un. I, Ali ME.
Moi!... Je venais... (A piu't.) Je ne peux pourtant
pas lui dire pourquoi.
GORII.LON.
Kst-ce le porruquicT l'Amour qui vous envoie
pour des propositions de paix?
GUILLAUME.
Il ne m'envoie pas... Il m'a renvoyé...
GO RILLON.
Renvoyé !
GULLaUME.
Ou plutôt, j'ai quitté le comptoir de l'esclavage.
J"ai donné ma démission d'apprenti coiffeur!
GoniLLOX', à part.
Quelle idée! et si le petit scélérat ne venait ici
qiHi pour m'espionner?... Il faut que je l'éloigné.
(ILuit.) Suivez-moi, Guillaume; il est plus de sept
heures, je vais donner ma leçon.
GUILLAUME, à part.
(;'est ça... quitter le lieu du rendez-vous... Je
vais bien t'y faire renoncera ton chant, moi!
G GRILLON, vers la porte.
Eh bien! viendrez-vous?
GUILLAUME, s'a\ançant vers Gorillon d'une manière
ilrai)r\tiqiu'.
DUETTO.
A quoi pensez-vous donc, de grâce ,
Quand vos enn'mis, contre vous, furieux,
Dans le silence, avec audace,
Ourdissent un complot?
GOU ILLON.
O dieux !
GUILLAUJl E.
Vous l'avez dit : un complot odieux !
Nonchalamment étendu sur vot' chaise,
Pour vous, j'ai honte d'y penser.
Quoi! vnus voulez, tlianter! j'en suis fort aise;
Kh! tjien, domain, l'on vous fera danser.
GORI LLON.
Hxpli(jue-toi, que veux-tu dire?
GUILLAUME.
Que si tous vos amis
Ne s'arment pas contre vos ennemis.
Vous ôtes perdu!
GORILLON.
Tu veux rire?...
Nonchalamment étendu sur ma chaise,
Je veux chanter sans me presser ;
Et je serai, Guillaume, oui, tort aise
De voir comment ils me feront danser!
ENSEMBLE.
GUILLAUME, à part.
Son assurance,
Sa confiance,
L'emportera.
Plus d'espérance...
S'il reste-là.
G G R I L L O \ , à pai t.
Mon assurance,
-Ma confiance.
Lui prouvera
Que tout d'avance
Est prévu là.
GORILLON.
D'ailleurs, pniu- dissiper toutes tes craintes, ap-
prends, petit Guillaume, que Bellegrâce m'a fait
proposer la paix ce soir... (A part.) Trompons cet
innocent...
Guii.L AUM E, à part.
Il en est bien capable! Haut.) La paix! la paix!
Mais pour que vous espériez trêve et oubli de votre;
ennemi mortel, avez-vous renoncé à ces bonnes
fortunes qui l'iiumilient? à cette voix sonore et
brillante... qui le vexe?
GORILLON.
Flatteur !
G U I L L A U M E.
Oui, oui, sonore et brillante, je le soutiens; car
si vous ne cassez pas les vitraux de l'église, c'est
par égard pour eux, par pure économie. Vous Ctes-
vous dépouillé de cette grâce... de ce charme, de
ce certain charme avec lequel vous tournez la
bouche pour filer vos sons? Non, vous les avez
gardés... tous ces avantages... Eh bien! lui, mar-
guillier, a gardé sa haine; le plus siir moyen de la
satisfaire est de vous enterrer ù tous les yeux... et
il vous enterrera!
GORILLON , effrayé.
Et comment s'y preiidra-t-il?
GUILLAUME.
Coumient? vous n'avez donc pas encore aperçu
une machine énorme, hideuse, effroyable... en un
mot, un vieux lutrin depuis longtemps au rebut?
G or. I LLON.
Moi ! non.
ACTE DKUXIKME.
607
Glill. I.A l M E.
l'.li l)i('ii ! illustre chanteur...
EN RÉCITATll' COMIQUE.
Ah ! j'en frémis déjà !
Ce lutrin, il est là,
Qui vous engloutira...
Le voilà (ter) !
(Il tire le rideau et montre le lutrin.)
GORII. i.o\.
Ciel
GUII.LAL ME.
Cette nuit niC-nie, iisviendront chercher l'instru-
ment de votre supplice I
GOIULI.ON.
Moi vivant, ils ne l'emporteront pas... Je vais
rassembler mes amis... Grâce à vous, Guillaume,
je serai vainqueur!
G u I L L A r m !•: , à [lart.
Et moi, tout seul au rendez-vous.
G 0 R 1 1- 1, 0 N , parcoLuant le théâtre.
Et si pendant ce temps-là... îSon, non... je ne
dois pas sortir... décidément, je donnerai ma
leçon ici, près du lutrin...
GUILLAUME, à part.
Allons, il ne s'en ira pas... J'ai fait de la belle
besogne. (Haut.) Comment, dans une position
aussi critique, vous allez vous amuser?...
GORILLON.
Oui, Guillaume; et c'est vous qui irez à ma
ma place...
GUI LLAUME.
Vous n'y pensez pas... Est-ce qu'on m'écoutcra
seulement?... tandis que si vous vous étiez pré-
senté devant vos amis, si vous leur aviez dit :
Mes amisl... et cette foule de choses remar-
quables qui vous viennent...
G 0 R I L L G N.
J'ai le don de la parole, je ne clierche pas â
le nier.
GU n.LA L M E.
Eh bien ! courez donc vous en servir !
(;0 1ULL0\.
Non, non, pins d'un grand général a trouvé un
sommeil paisible à la veille d'une bataille déci-
sive... moi, chantre, je trouverai des chants mé-
lodieux! (Écoutant.) Justement, j'entends mes
élèves. (11 vî ouvrir.) C'est ici, mes enfants, que
je donne ma leçon.
SCËNE m.
Les MÈMis, Eneams di: Ciiomu.
LE c iia:i r..
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Ma voix brillera,
Argentine
Et presque divine.
Ah! ah! ma voix brillera...
Ma Ici.oii, je la sais di^jà.
GORILLON.
Qu'ici, chacun étudie.
(Toussant à part.^
Quand on est à jeun comme moi,
Il n'est pas aisé, je croi.
D'avoir la voix bien nourrie.
REPRISE DU CIIOEOIl.
Ah ! ah ! ah ! otc , etc., etc.
GOniLLON.
» Guillaume, le cahier.
GUILLAUME, à part, le donnant.
J'enrage !
r.ORiLLON, feuilletant.
Mais je ne trouve pas la pa!,'e.
GUILLAUME, il patt.
Ah! mon Dieu! Je frémis!
C'est le morci'au qu'à ma veste.
Dans son empressement funeste.
Madame Didier a mis.
UN ENFANT.
Tiens! Guillaume!... A!i ! que c'est tuiiiique !
Dont la veste...
GUILLAUME, bas.
Te tairas-tu !
L' E N F A N T.
Est raccommodée en musique !
C'est la leçou !
GGRILLO.N.
Comment!...
GUILLAU ME, à pari.
Je suis perdu '
CORILLON.
Ici, Guillaume, et qu'on m'explique...
GUILLAUME, s'avançant.
r A V ATI N K.
Du temps qui nous épargne peu.
Subissant l'atteinte cruelle.
Mon vêtement venait, j'en fais l'aveu,
De recevoir une injure nouvelle;
Avec ce parchemin écrit.
J'ai voulu, grâce A la couture.
Réparer envers mon hat)it
Les outrages de la nature !
LE C IKK un.
Plus do leçon! Ali! c'est charmant!
GORI I.I.ON.
l'n moment !
Puisque sur son dos, on peut liro.
Grâce au morceau do parchemin,
Son dos... servira de lutrin!
GUILLAUMK.
Vous voulez riro I
LE C IKK un.
Ahl vraiment,
C'est cliarmunt :
Ce sera lu lutrin vivant !
(Malgré la rési.staucp de Guillnumo, on l<' mot eu
pnsitioD, cl les ciifantH fout Jomi-corcli'.)
GoniLLON, qui a prit «on polit lUlon, b«(tjiil
la niftsurc »ur Uuillaiiiuc.
Commonçon», vivomonl '■
/)08
LK LUTRIN.
G II ir.LAlJME.
Aie! alo! un peu plus doucement!
Du pupitre,
Songez que jo n'ai que In litre!
I.E ClIOEUn.
Sempcr nos occupât amor!...
GOniI. t,ON.
Donnez un son plus fort :
Scmper nos occupât araor!
Appuyez sur le mor. ..
Mor ! mor I
GUILLAUME.
Mor I mor !
COniLLON.
Tu vois bien quo tu prends
Ton mor... entre les dents!...
Voyons, recommençons encor.
LE CIIOEUn.
Seniper nos occupât amor !
GORILLON.
"Voilii qui n'est pas clair :
Vous prononcez le mot semper
Comme s'il s'agissait du pape !
Kecommençons.
LE CHOEUR.
Semper ! scmper !
GUILLAUME.
Sur mon dos, Dieu! comme il frappe!
Il me prend pour l'autre lutrin.
GORILLON, redoublant, à part.
Oui, le lutrin
Périra sous ma main.
GUILLAUME.
Comment faire.
Pour me soustraire...
Si je pouvais... Oui, m'y voici...
(Aux enfants, leur montrant le chantre immobile
et pensif.)
Dites-moi donc, vous autres.
Pendant qu'il r6vc ainsi,
Si vous étiez de bons apôtres,
Cliacun ma veste prendrait.
Et puis ensuite filerait.
ENSEMBLE.
/ LE CHCœUR.
Oui, vraiment, c'est charmant,
Et le tour est ravissant.
GUILLAUME.
N'est-ce pas, oui, vraiment.
Le tour sera ravi.ssant!...
GORILLON, à lui-même.
Du combat, oui, vraiment,
\ Je sortirai triomphant !
GUILLAUME, passant sa veste à un enfant.
A toi, Landry.
GORILLON, revenant à lui et battant la mesure.
Chantez encor !
LE CHOEUR.
Semper nos occupât amor!
l'enfant, qui a succédé à Guillaume.
Aïe! aïe!
(Il passe la veste à un autre, et ainsi de suite.)
GORILLON, pensif de nouveau.
De cette affaire.
Avec les honneurs de la guerre,
Comment .sortir, hélas ?
GUILLAUME.
Pour éviter la lourdeur de son bras,
Amis, je vous invite
A prendre tous la fuite.
ENSEMBLE.
!LE CIIOF.UR.
Ah ! vraiment, c'est charmant !
Ht le tour est ravissant !
i GORILLON.
Du combat, oui, vraiment,
Jo sortirai triomphant!
G U I L L A U M E.
Sauve qui peut!... (Ils sortent tons, en laissant
veste.)
SCÈNE IV.
GORILLON, puis GUILLAUME.
GORILLON.
Eh bien! est-ce que nous ne continuons pas?
Voyons donc! Suivons la mesure. Attaquons vive-
ment la note!... Semper! Quoi! plus personne!
Rien que la veste de Guillaume! Ah! les petits
coquins !
GUILLAUME, accourant.
Monsieur ! monsieur !
GORILLON.
Ah ! c'est vous, petit vaurien ! vous allez payer
pour tous. C'est donc ainsi que vous prenez votre
leçon ?
GUILLAUME.
Il s'agit bien de leçon ! Voici Monsieur de Belle-
grâce.
GORILLON, effrayé.
Monsieur de Bellcgràce !
GUILLAUME.
En personne, qui vient faire lui-même sa ronde.
Eh bien ! vous ne bougez pas?
GORILLON, à part.
Et mes amis, comment pourront-ils entrer si je
sors? J'ai une idée. (Haut.) Guillaume, il ne faut
pas que Bellegrâce nous voie ensemble... Je m'en
vais par cette porte... (11 montre celle de la petite
tour. )
GUILLAUME, à part.
Ah ! il se décide enfin !
GORILLON.
Vous, sortez par celle-là. (Il désigne le fond.)
GUILLAUME.
Oui, monsieur Gorillon.
GORILLON, marchant vers la porte latérale.
Hâtez-vous !
GUILLAUME, se glissant derrière le lutrin.
S'il croit que je m'en ii'ai !
ACTr: DKUXIÈMK.
?i09
i.onn.i.ON, éteignant la lumiAre et se cachant
derrière un pilier.
Guillaume est sorti... bon ! .Nous verrons si l'on
enlèvera le lutrin !
r.L I I. I.Al MF. , :i part.
Comment, voilà co maudit chantre qui se cache
aussi?... Ah! mon Dieu I mon Dieu! mais ça va
faire un tête-à-tête à trois!... Ah! si le marguil-
lior pouvait le découvrir I... Chut! le voilà.
SCÈNE V.
Les Mêmes, BliLLEGP. ACE.
liELi.Kc; n ACE, eutraut à pas leuis, une lanterne à la
main, licuiblaut et resardant de tons les côtés.
Sous ces voûtes sombres,
Ma lanterne... en avant,
Avançons... hardiment...
Quelles... vilaines... ombres!...
Holà !
Qui va là ?
Allons, je m'y trompe encore...
Pourtant... je ne tremble pas...
Ce n'est... sous la voûte... sonore...
Que le bruit... de mes pas!
Guillaume... a dit vrai... je parie...
Et sous... cette... tapisserie...
(Il soulève le ridean. — Avec joie.)
Il est là!
I.e voilà !
Je me vois vainqueur déjà !
Quand le jour va naître,
U'un lutrin hideux,
Les ais monstrueux,
Feront disparaître
Ce lourd petit maître.
Aux airs si piquants
Et si provoquants !
Timide et bravache.
En vain, il nous cache
L'antique instrument
De son châtiment!...
Mais, on m'écoute...
Et je redoute...
Holà!
Qui va là?
(Reprise.)
Allons, etc.
(Continuant sa ronde.)
Mon Dioii ! (|uc c'est hêtc, le miHicr de conspi-
rati'ur.
GUILLAUME, à pirt.
Ce maudit chantre ! en jetant quelque chose de
son côté... peut-être que M. tic liellegiàce le dé-
couvrirait... Voyons! (Il jette un livre du côté du
chantre.)
IlELLKOllACE, «(rrayo.
Iloiii!... Qu'est-ce que c'est!... Mes genoux se
déiohcnt sous moi. (Il s'avance en tremblant vers le
pilier, mais le chantre .se cache sons la table.) Y a-l.-il
quel([u'un ici?
III.
C. l It.LAl ME, à [Ort.
L'imbécile qui demande ça !
B F L L E G n A c E , cherchant à se rassurer.
C'est la bise qui souffle avec violence. (Tl se bisse
tomber dans le fantcnil.)
GOniLLOX.
Je Unirais par être découvert... (Il maim.- ,i qinir..
pattes jusqu'à la porte du clocher, en soulevant la U\<\>-
qui le cache et qni a l'air de marcher toute seule.) Me
voilà sauvé ! (Il disiwrait par la porte de la tourelle.;
GUILLAUME, qui a traverse le tht-àtre en le suivant,
ferme la porte sur le chantre, à |)art.
Le voilà dehors toujours... Kt d'un d'écarté!...
BELLEGUACE, se levant au bruit.
Il me semble qu'on a marché!
GUILLAUME, i part.
A toi, maintenant! (Il pousse le fauteuil dans les
jambes de Bellegràee, ce qui force celui-ci à se rasseoir,
puis, il se cache derrière le fauteuil.)
BELLEGRACE, trembloLint.
J'ai reçu un coup dans les mollets! il se passe ici
quelque chose de bien extraordinaire... des chats...
peut-être... qui se battent... ça ne me regard'-
pas... Je crois que je ferai bien d'aller retrouver
mes braves compagnons... (Écoulant.) Mais j'en-
tends des pas qui se dirigent de ce coté...
GUILLAUME.
Bon! les autres à présent! me voilà bien!... (Il
fait le tour du fauteuil, regagne le lutrin et se cache
derrière.)
BELLEGRACE, qui a continné d'écouter.
Enfin! les voilà!... Ah! je sens mes jambes qui
reviennent avec eux... pourtant... de la prudence!
(Allant vers la porte.) Qui va là?
A \ \ E , en dehors.
Ouvrez, c'est moi.
BELLEGRACE.
Une voix de femme!
(iUl LIAI MF.
Aie! aie! madame Diilier!
SCfcNE VI.
Les Mêmes, ANNE.
nui.i.FGii ACE, ouvrant, à part.
Quel hoiiliiuri la perruquiére !
A N \ F , entrant, à part.
M. (le Bellegràee!... quel guignon!
n K L L F G II A c E.
A quel fortuné hasard, ilois-je?...
A\NF.
Oli! il n'y a rien de fortuné là dedans... bien au
contraire; car je viens ici surj)rondre mon mari...
Je sais qu'il doit y venir, et elle aussi!
BELLEGRACE.
Qui, l'Ile?
A ^ \ F.
I lie femme appareninifiil !... Mais je troublerai
leur lête-à-têlc ; il verra ce rpie c'est qu'une
épouse outragée...
52
MU
l,F. Ll TRIN.
llir.l.KllllAC.K, à JiMl.
Bravo! Ce paiiviv Didier qui travaille pour
moi... Kt sa femme (jui s'imagine... (".'est déli-
rioux!... Tâchons d'iMi proliier. (Huit, la c.ijcilanl.}
Avoir une fi'uime si belle! et ne pas romprendre
son l)()iilieiir, l'abandonner!...
(;i:l I.I.AIME, :i |iiil.
Comme il parle bien aux femmes ! re (jue r'est
que d'être vieux!
li E 1. 1. E (1 r. \ c K.
Si je possédais un jiareil trésor, moi... je ne le
quitterais pas plus que mon ombre. Oh! pour-
quoi votre ca^ur n'est-il |ias le prix de l'amour le
plus tendre.
ANNE, !-oiiriant.
Oh! mon Dieu! n)ais c'est une déclaration ([ue
vous me faites- là"?
ci'ii.i.Ai Mi;, à pari.
Une déclaration! Voyons donc un peu comment
on s'y prend?
T R I O.
BEI. LEC. RACE , laissant iouibcr sa laiileniP. qui
s'éteint.
Eh bien! oui, c'en est une!
Ainsi qu'on voit la lune
Ronger de son doux rayon,
Les objets les plus durs, dit-on,
Ainsi, de vos beaux yeux, la flamme
Ronge mon àme !
GUILLAUME, à [jart.
l.a drôle de comparaison!
ANNE, à part.
Quelle sotte comparaison!
BELLEGKACE.
Comme un idiot, je vous ai:iiR.
ANNE, à part.
Il se juge fort bien lui-même.
JJELLEGRACE.
La nuit, le jour.
Je pense à mon amour!
U double mon courage...
Si quelqu'un vous outrage ,
En combat singulier.
Je serai... votre chevalier!
ANNE.
Moi! mériter un tel hommage?...
BELLEGKACE, à part.
Mes discours déjà font ravage.
An:ve, à part.
Voyez, donc le beau... chevalier!
Mais en fait de combat, je ^'age,
Lui tout seul sera singulier!
GUILLAUME, à part.
C'est par un tel langage,
Qu'aux dames on plaît, je gage,
.N'allons pas oublier :
Je serai... votre chevalier!
BELLEGRACE, s'aniaiaut.
Ah ! que ma souffrance
Parvienne à m'obtenir
Un peu d'espérance !
Sinon... mieux vaut mourir!
A N \ K , à part.
11 est divertissant !
BELL EGIl ACE, à part.
Je dois ùtre entraînant !
GUILLAUME, à part.
()li! que c'est bien! donner sa vie!
l'our madame Didier, il faut en eonvenir,
Je ne pensais pas à... mourir :
Et maintenant... j'en meurs d'envie!
1! Ki.i.KC. r, ACE, qui cherchait .\nnp dans l'obscurité
tombant à ses genoux.
M:iis vos mains .sont glacées...
Souffrez, cher petit cn-ur,
Dans les miennes pressées.
Qu'elles retrouvent leur chaleur.
ANNE, les retirant.
Je vous rends grâce.
BELLEGRACE.
.Mors... une autre faveur.
GUILLAUME, à part.
Écoutons l)ien.
ANNE, s'éfbappanl.
Monsieur!...
(A part.)
ll me fait peur!
GUII. LAU ME, à part.
J'en sais assez; puisqu'elle a peur,
11 faut que je l'en débarrasse.
(Grossissant sa voix.)
.Vllons, amis, venez : c'est là!
BELLEGRACE, fffrayé.
Eh ! quoi ! mes partisans déjà !
U faut s'enfuir !
ANNE.
Je suis perdue!
G 1 1 1, i. A U M E , bas à .\nne.
C'est moi !
ANNE, bas.
Guillaume! ah! je suis tout émue!
BELLEGRACE, à part.
Quelle idée!... auparavant,
Si je pouvais... la bonne affaire!
(Haut.)
Prenez, ma chère,
La clef de mon appartement.
GUILLAUME, le poussant dans l'obscurilé.
Ce n'est plus mon affaire.
(La clef tombe. — Guillaume la ramasse.)
BELLEGRACE.
Bon! de mes doigts.
Elle s'est échappée!
GUILLAUME, bas à Anne.
Dites-lui... cette fois.
Que vous l'avez rattrapée.
ANNE, à paît.
Ce cher enlant !
(A Bellegràce.)
Je l'ai retrouvée.
BELLEGRACE.
A merveille !
ANNE, à part.
Sur moi, comme toujours il veille !
BELLEGRACE, à part.
Bientôt, je serai triomphant !
ACTK rJELXIK.MF.
?.1I
ENSEMBLE.
Enfin, j'en ai l'espéianoe,
C'est le bonheur qui m'attend,
Et grâce à mon éloiiuenre
Oui, je serai triomphant.
G U 1 L I, A U M E.
Enfin, c'est mon tour, je pense,
Voyons un peu maintenant :
Employons son éloquence,
Et soyons plus entraînant!
ANNE.
Enfin, il part! la prudence
M'ordonne d'en faire autant ;
Mais, de ma reconnaissance,
Guillaume est sur maintenant!
' Le marguillier sort par l'une dos portes lalérale.s
SCÈNK VII.
AN^iE, GUILLAUME.
DUO.
A N N i;.
Adieu, Guillaume, à la maison
Je rentre.
Gl'II, LAUME, la relouant.
Un moment de grAce!
(A part.)
A mon tour, il faut que je fasse
Ma déclaration.
(Haut.)
Comme un insensé... je vous aime!
A N N E.
Vous, Guillaume?
GUILLAUME, à part.
En répondant.
Déjà sa voix n'est plus la môme.
AMME.
Je crois à votre attachement.
GUILLAUME, cherchant à se nipppjcr.
Oui... vous défendre... est mon partage...
Et si quelqu'un.,, vous outrage!...
Vous outrage !...
(A part.)
Ah ! j'allais oublier...
(Haut.)
Je serai... votre chevalier.
ANNE, avec douceur.
Allez, vous n'êtes qu'un enfant.
GUILLAUME, à part.
Elle n'a pas, certainement.
Dit à monsieur de Bellegr.'ice,
Qu'il l'tait... un enfant!
(Haut.)
Un peu d'e.spoir, ou bien, à cette place.
Je veux mourir à l'in.stant!
ANNE.
Mourir! Quelles pensées!
GUILLAUME.
Mais vos mains sont glacées!
ANNE.
Oui... la nuit... la fraîcheur...
GtILLALMr.
Dans les miennes... pressées...
A\NK.
Elles retrouvent... leur chaJeur...
GUILLAUME, ravi. à part.
Comment! Elle les Ujsse?
Alors...
(Haut.)
Une autre faveur?
ANNE, nnivement.
Une autre!... et laquelle?
GUII.LAI ME, à pari.
O douleur!
Il n'a rien dit... et le temps presse...
Comment mo (irer do là?
A N \ K.
Vous vous taisez...
GUILLAUME, l'cmlirassanl.
Je prends toujours cola!
K N S E M B I. K.
ANNE, à part.
De cet enfant, la naïve tendre.sso
Ne me cause aucun effroi ;
A mes soins, elle s'adresse :
II voit une mère en moi.
GUILLAUME, i part.
Ah ! quel bonheur! ah I quelle douce ivresse!
Je ne lui cause aucun effroi :
Tout me dit qu'elle s'intéresse
Au marguillier bien moins qu'à moi !
(Écoutant.)
Mais cette fois, on vient! c'est tout de bon!
A N N E.
C'est mon mari !
GUILLAI ME.
C'est mon patron !
ANNE.
Il ne faut pas qu'il se doute....
G l I L L A U M E.
Qu'il sache...
A N N K.
Je m'enfuis!...
Gl II. LA I M E.
Jo me cache !
(.\nii(' .'-orl par la porte que Ilplleprâce n'a pas fiTméc,
Guillaiiinc se c.iclie derrière le Inirin.)
SCI'-: M", VIII.
(jl ILLALMK, c„l,.. r. l'.ON I l\, mip Imnièr*
à la main, ItOli'.IDi:, 1! 1. J.M.i; I'. A C E,
puis DiniElt.
li E l.LKG II ACE, si'rrant l;i in.iin à ses cictix .iiui.«.
Chers amis! c'est donc vous?
IlOinUDE et n IIOMIN.
(>ui, c'est nous.
EN si: M m. E.
Diinhour oxtr^mo
Au lieu du rcndox-vouR,
Nous voilà réunis toii!>!
Dans ce moraont Nupr^nm,
I.t! riol est avec noux.
BBLLRCnACr.
nui, quand viendra l'offiro.
Du chant ri* haulaiii.
h\2
LF, LLTRIN.
Caché par un épais lutrin,
Dès demain matin,
Commencera le supplice.
REPRISE :
Chers amis, c'est donc vous? etc., etc.
liKl.i.Kr. R ACK.
Ah! mon Dieu, moi qui disais que nous l'tions
tous réunis... Kt Didier?... Je ne vois pas Didier!
le chef, le liéros! rame de l'entreprise!
B 0 1 n L' D !•:.
C'est singulier! il était avec nous à la l)uvette.
(Appelant.) Didier! Didier!
li K I, I. K G R A r. V.,
Chut! chut! ne criez donc pas si fort! vous
allez nous dénoncer.
BRONTIN, criant tout bas.
Didier! Didier!
DIDIER, s'avauçant les bras croisés, d'un air sombre.
Me voilà !
R i: I. !, E G R A C E.
Ah! je respire! mais comme vous êtes pâle.
DIDIER.
Je crois bien! il neige... ;\ pierre fendre.
liELLEGRACE.
D'où vous vient cet air bouleversé, Didier'?
DIDIER.
Je commence à croire que nous eiimes tort d'en-
treprendre des exploits nocturnes.
BU ONTIN.
Oh ! il a peur.
BELi.ECRACE , trpinbkmt.
Comment peut-on avoir peur"?
DIDIER.
C'est cela, accablez -moi... humiliez -moi!...
C'est généreux de votre part! parbleu! ça vous
est bien facile, à vous, d'avoir du courage !... Vous
êtes garçons... vous ne courez pas de danger!
BELLEGRACE.
Que vous est-il donc arrivé, pour craindre'?...
DIDIER.
Rien! rien!... je l'espère... mais dans notre che-
min, j'en ai eu des sujets de méditation!... D'abord,
Joseph Birotot, premier sujet! il grimpait sur le
balcon du voisin Gervais... ce pauvre brave homme
de Gervais, qui est à la campagne. Ensuite, Pierre
Houdard, deuxième sujet! il entrait chez le voisin
Grandin, cet honnête Grandin, qui est du Guet,
et pendant qu'il patrouille... ah! ah!... ça fait
frissonner !
ROMANCE.
PRRMIER COUPLET.
Ces pauvres voisins que j'estime.
De leurs femm's vantaient la vertu,
Et chacun d'eux... pauvre victime !
Peut se flatter... dam' 1 Je l'ai vu.
C'est payer bien cher leur absence :
Kl j'me disais, le cœur sern;,
Si ma femme aime la vengeance.
Voilà pourtant comm' je serai.
b El! X I i; .M K coi' PL ET.
Ah ! quel trouble, en moi, vient do naître,
Je me souviens qu'à mon départ,
Dans sa colère, elle osa me promeltn,'...
Eli quoi !... J'aurais aussi ma part!...
C'est payer bien cher une absence ;
Et cependant, bon gré mal gré.
Si ma femme aime la vengeance,
(Jui, voilà, comme je serai!
BEI. LEO R \CE.
Chimère !
DIDIER, soupirant.
A cette heure, on serait beaucoup mieux dans
son lit! avec ça que ma femme n'aime pas à dor-
mir seule!... Elle est si routinière, ma femme!
BELLEGRACE.
Mais soyez donc tranquille , madame Didier
vous adore, heureux perruquier !
DIDIER.
Je le crois!
BELLEGRACE, à part.
Et elle m'attend! (Haut.) Voyons, voyons, nous
n'avons pas une minute à perdre, vous vous êtes
tellement attardés à la Buvette, que le jour va
bientôt paraître. Hàtons-nous, maintenant, de
prendre le lutrin. (Ils s'avancent vers le fond.)
GUI LLAU ME, à part.
Oh ! mon Dieu ! mais c'est moi qui vais être
pris!
DIDIER.
Un moment... Je crois que j'ai vu bouger le
rideau !
BELLEGRACE, PlTrayé.
Le rideau!... c'est très-ridicule ce que vous
dites-là.
DIDIER,
J'en suis sur.
BELLEGRACE.
Avec vos frayeurs, vous démoraliseriez... une
armée! avançons!
TOUS, reculant.
Avançons.
GUILLA UME, à part.
Comment faire? (Il avance la tète et souffle la lu-
mière que tient Brontin. — Tous s'arrêtent.)
BELLEGRACE.
Allons, nous voilà dans l'obscurité... qui donc a
fait ce i)eau chef-d'œuvre?
DIDIER.
Parbleu! c'est vous qui poussez des soupirs à
faire tomber toutes les prunes... d'un abricotier.
BELLEGRACE.
Moi! mais je ne pousse rien du tout.
Dl 1)1 EU.
Qui nous rendra la lumière maintenant?
BOIRUDE.
Moi!.,. Etje cours la rallumer. (Il sort. Les autres
restent sans oser bouger.)
ACTE DEUXIKMF-:
SCKNf' IX. 1
Les Mêmes, excepté BOIRUDlv, [.uis ANNE.
BELLEGn ACE , à paK.
Si je profitais de l'obscurité pour aller rejoindre
la perruquière.
DIDIK R.
Qui marche là?
B El, LE r. RACE, embarrassé.
Je,., me réchauffe... les pieds.
DIDIER.
V'ous ne nous quittez pas, j'espère?
B E L L E G n A C E.
Comment donc!... mais pas d'un instant! Kt si
vous ne me voyez pas dans un endroit, dites...
c'est qu'il est dans un autre !
AN.\E, entr'ouvrant la porte par laqui'lle elle est sortie.
Impossible de m'éciiapper par là... tout est
fermé... Mais je n'entends plus rien, ils sont sans
doute partis ; si je pouvais gagner la grand' porte...
(Elle s'avance en tâtonnant et se heurte contre Didier.)
Oh! mon Dieu! qaelc[u'un !...
DiDiEli, effrayé.
Aie! Aïe!... Je suis attaqué...
autres! (11 agite ses bras comme pour
accroche le fichu lic sa femme.)
A \'\E, s'enfuyant.
Et vite, regagnons notre corridor! (Elle s'enfuit.
moi, vous
défendre et
SCÈNE X.
Lks Mêmes, excepté ANNE, GORILLON,
puis lîOIllUDE.
r. onii. L0\, paraissant à la lucarne du clocher.
Du bruit!... c'est Bellcgràce et ses amis... ils
viennent exécuter leur affreux projet... n'importe !
seul, je les arrêterai... (11 quitte la lucarne.)
DI 1)1 EH.
Tout est redevenu calme... je crois (|ue nous
avons mis l'esprit en fuite.
(lOHii. i.ON, eu dehors, frappant à la porte
du clocher.
Coquins! scélérats! ouvrez! ouvrez!
DIDIER, tremblant.
Oh! là! là! ça recommence! voilà qu'ils vont
enfoncer les portes.
(. n 11 1 1,1. ON.
Ail! vous ne voulez pus ouvrir!...
DiDiEii, en reculant, il tombe sur le lutrin, et
finilJaume lui pince les jambes.
A moi! à moi!... nous sommes cernés!...
it n 0 N T I \ et n E L I. E c, n A c E.
Sauve, qui peut!
HOinuDE, rapiiortanl la lumière.
Kh bien! qu'est-ce que vous avez donc? (Ils se
regardent avec étonnemenl.)
Il R 0 N T I N , après un silence.
C'est Didier qui prétend que nous sommes
cernf's.
on I R I DE.
Par fpii? je ne vois personne.
M3
D ! U I E II
Je suis bien sur pourtuiit qu'il y avait quelqu'un
et... Parbleu!... J'ai encore entre les mains la
preuve... (Examinant.) Qu'est-ce que c'est que ça'.'
(S'approchant de la lumière.) Lc ficliu de ma fcinnie!
RELLEr. RACE, à part.
Elle l'aura laissé tomber en se sauvant.
D I D I K R.
Qu'est-elle venue faire ici?... à l'heure qu'il
est?
B E 1, 1. E r, R A c E , avec impatience.
Il s'agit bien d'un fichu de femme!... au lutrin!
au lutrin !
CUILLAIME, à part.
Je vais être découvert!... Eh bien! non. (Il ic
glisse dans le lutrin.)
GORir.LON, paraissant à la Incarne du clocher.
Au secours!... au secours!... Appelons ici toute
la paroisse. (Il saisit la corde de la cloche, et la m>:l en
branle de toutes ses forces. ^
ROI RI DE.
Quel carilloii '....
B E L I, E G R A c E.
Qui peut sonner à cette heure?
FINAL,
DIDIER.
Alerte! alerte! Entendez-vous?...
Ce carillon qui les appelle
Va nous faire découvrir tous.
(Ils saisissent le lutrin et le chargent sur leurs épaules,
avi'C Guillaume dedans.)
BEL LEG RACE, à pari.
Et la perruquière?... Ah! prôs d'elle,
L'Amour saura bien me guider!
GUILLAUME, .1 pari.
Me voilà bien; mais, sans tarder,
Comment leur faire liriier prise?
(Il allonge le bras et s'rmpare du chapeau i\>- Pidu^r.)
DIDIER.
Hulà!... pas do bétiso!
Qui donc me dépouille ainsi?
C'est un piège !
Un sortilège!
Je ne sortirai pas d'ici!...
B E L L E G n A C F. , les poitssanl .
Marchons! marchons! déjà la foulo agilo
Nous cuupo lo chemin!
C'est chez Didier que le lutrin,
.lusiprà ilcmain.
Doit trouver un a-silc.
TOI s.
hoz Pidior!
part,
guoi lioiiliour'
10 r s.
Kl ili'inain... dans le i Inrur 1
DIDIER, avec aliallouiiMil , •• |>.irl.
Lo troubla dans l'-lme,
Tromblant, incortuin,
J'emporte uu logi» ro lutrin!...
Y rclrouverai-je... ma fomine'
Oui, chez Didier!
G i: I L I. A l M V. ,
M/i
LK LUTRIN.
EN SKMBLi;.
Hàtons-nous, le temps s'écoule...
Déjà do la foule,
Le flot mugissant
Va grandissant.
CHOEL'R d'habitants l'iitranl parle fond, pendant que
Didier et ses coni[iagnons disparaissent (lar l'une des
portes latérales.
Tin ! tin !
Si matin ,
Quelle est donc lu nouvelle,
Ici, qui nous appelle.
Tin ! tin !
Si matin?
ANNE, reparaissant à la porte du corridor au momenl
où fiuillaume, emporté dans le lutrin pnr les trois
champions, jelle de joie le chapeau de Didier qui vient
tomber à ses pieds. — Le ramassant.)
Le chapeau de l'infidèle !
Son crime est donc certain ?
(Ensemble général.)
ACTE TROISIEME.
Le thé.Mro rp)irésonto une chamlire chez Didier. — Porte au l'ond. — A gaucho, au fond, une fonotre donnant
sur un toit. — Deii.\ antres donnant sur la place. — Portes latérales, une armoire à gauche, et une autre à
droite. — Un coucou. — Le jour commence à paraître.
SCENE I.
DIDIKU, BOIHllDR, BRONTIN,
GUILLAUME, dans le lutrin.
Au lever du rideau, la porte s'ouvre et les trois cham-
pions entrent portant le lutrin sur leurs épaules.
CHŒUR.
Plus de peur, d'efïroi.
Oui, le ciel, je croi,
Favorise
Notre entreprise.
Et vainqueurs (Miliii,
D'un chantre hautain.
Dès demain matin.
Nous replacerons le lutrin !
(Ils le posent dans un coin de la chambre. )
Dinir.R.
Grâce à notre persévérance,
Et par ce coup, aussi fier que hardi.
Nous rendrons la prééminence
Au marguillier, par la foule, applaudi.
GUILLAUME, à part, passant la tète hors du lutrin.
En attendant que le mardi
Fasse oublier le vainqueur du lundi !
i.K Cil («Mr..
Phis de peur, d'elfroi.
Etc.
GUILLAUME, à part, sortant sa tétc.
M'ont-ils assez ballotté là-dedans !
BU ON TIN, secouant ses épaules.
Dieu ! que ce maudit lutrin est lourd. J'ai les
épaules tout endommagées !
niDiKR, leur faisant signe de se taire.
Chut! chut! ma femme repose!...
GUILLAUME, à part.
Oui, prends garde de la réveiller !
DIDIER, à part.
Mais elle ne doit pas dormir du sommeil de
rinnoconco, la perfide... 'Tirant le fichu de sa pociif.)
O fichu fatal! (Il va l'enfermer dans l'armoire à
droite.)
HOIR IDE.
Maintenant, allons retrouver les amis.
GUILLAUME, à part.
Bon ! ils vont me laisser seul !
DIDIER, comme frappé d'une idée soudaine.
Un instant!... un instant!... je suis à vous.
(A part.) J'ai un horrible pressentiment!... Éclair-
cissoiis !... (Il entre vivement chez sa femme.)
GUILLAUME, à part.
Oh! il entre chez la bourgeoise!... Voilà la
mèche qui s'évente !
BRONTIN, étonné.
Qu'est-ce qu'il a?
BOIRUDK.
11 a... qu'il ne veut pas s'en aller sans dire
un petit bonjour à sa femme.
GUILLAUME, à part.
Oui, cherche ! pour cette fois, il faudra bien
qu'il s'en passe... il ne lui dira ni bonimu-, ni
l)onsoir !
DIDIER, 1ns cheveux en désordre, le visajie pâle
et s'appnyant contre la porte en entrant.
Absente... encore !
BRONTIN, le soutenant.
Qu'avez-vous, Didier?
DIDIER.
Mes genoux fléchissent... (Il tombe sur une chaise.)
Donnez-moi un verre d'eau,..
BRONTIN.
Je vais avertir votre femme...
DIDIER, rarrèlant.
Non... non... elle dort!
GUILLAUME, à part.
Ah 1 bah !... c'est pour la frime qu'il dit ça.
A GIF, TROISIEME
h\b
m DIEU, à p;ilt.
Qu'ils ignorent I... Jai une sui'iir froiilc... ox-
cessiv(;ni(!nt froide 1
li noi\Ti\.
Nuiis allons vous chorciior un verre de vin, (;a
vous réclianlïera... et nims aussi. (Bronlin •■! Bninule
SHl'If II'. )
lUDI Kn.
J'avais hicn Ix'snin de passer la nuit driiors...
inilii'eile 1
(.1 II. I. AiMi; , ,1 [Kiit.
Le voilà ([ni rommence à se rendre justice,
DIDIER.
ROMANCE.
P K E M I E K e O U P L E T.
J'ai plaint, oui, je rao le rappelle.
Le sort de mes pauvres amis.
Cette douleur peu naturelle.
Pour moi, devait être un avis.
L'orage grondait sur ma tète.
Et j'ai résisté.
Du ciel, c'était la voi.t secrète,
Et j'ai persisté !
J'ai mérité
Le sort que j'ai tenté.
DEUXIÈME COUPLET.
Hélas ! moi, qui vivais pour elle,
Devais-je quitter mon logis?
Elle a pu me croire infidèle.
Et de ma faute, j'ai le prix.
L'orage grondait, etc.
BRONTIN, revenant avec Boiiiidn.
Tenez, buvez-moi ça. (11 tend nn verre à liiiiii-r. ;
DIDJ V.K.
Je n'ui plus soif.
BOi r. IDE, buvant.
Alors, nous retournons chez lirontin.
Dl DIER.
Je vous accompagne. (A part.) Mais avant, je
vais feinier la porte aux verrous, pour que la cou-
pai)le ne souille plus de sa présence le domicile
conjugal.
GLILLA UME, Ù [).irt.
C'est ce que nous verrons.
DIDIER, li's arrêtant an uioiuent on ils vont soilir
par le fond.
l'as de ce coté, camarades, c'est fermé ; mais
par la petite porto de derrière, c'est |pius pru-
dent. (A part.) Et ma femme n'en a |)as la ch^f.
( Ils sortent.)
SCfcNK II.
fJU IL LAU.ME, seul, sorl.int du Inlrin.
Ali I... enfin !... ferme bien les verrous, va,
geôlier (pie tu esl... je suis ici pour les ouvrir,
moi!... Il jiarait <\\u; tout le monde cM dcsiiiii' à
pa SCI- (ctic iiiiii ,1 la porto... le plus amusant,
c'est ce vieux sédurteui- do margiiillier, ipii si^
liguraitqne madame Anne allait clierclier un re-
fuge dans son a|ipariemoiit... Iieureusement, j'ai
intercepté la clef... et quand il voudra rentrer
chez lui... à la porte!... Il me semble le voir...
fiapjiant timidement, mais plein d'une douce es-
pérance...
C.VV.VTINi:.
Il dira d'une voix plaiiilivo :
Ouvrez au plus lidèlo amant.
Ah ! que l'impatience est vive
Quand c'est le l>oulieur qu'on attend !
Recevez-moi sans défiance,
Ayez pitié de ma souffrance !
Mais il n'aura le vieux seriient.
En échange do sa romance.
Que les baisers de la pluie et du vent.
Oh ! si madame Didier pouvait rentrer mainto
nant. (On frappe à la porte. — Allant voir au guichet.)
Ah!... c'est elle! (Il ouvre.)
SCÈNE IH.
(GL'll.L \l Ml,, A.N.M:.
ANNE, entrant avec le chapeau di' Didier.
Pourquoi donc cette porte était-elle fermée?...
et comment ètes-vous ici ?
GUILLAUME.
Comment? ce serait trop long à expliquer; qu'il
vous sullise de savoir que je suis ici pour vous
protéger, pour vous défi^uire.
A X .\ E.
Que voulez-vous dire?
GUILLAt ME.
Que M. Didier vient de rentrer, que ne vous
ayant pas vue, il est sorti furieux en fermant les
verrous... et que si je ne m'étais pas caché pour
vous ouvrir, jaloux comme il est...
A \ .\ E.
Il lui sied bien d'être jaloux, le perlide qui
m'abandonne ! Tenez, (iuillaiime, regardez son
chapeau que j'ai ramassé! Elle va le serrer d.iM!>
l'annoire à gauche.)
GUILLAUME, riant, A p.lll.
Je crois bien, c'est moi qui l'ai jeii'.
AXX E.
El comment perd-oii son cluqu-au?... je vous h-
demande.
i;t Il.l. AU ME.
Il faut <iu'il ait perdu la tête... et il a liiijuslice
de vous accuser.
\ \ NI .
Il en est bien capable, le monstre!
G U II.I.AtME.
Mais rassurez -vous, je serai là, loujoui* là
pour vous défendre.
ANMK.
Pauvre enfant! comment feriez - vous ? Il \ous
tuerait.
Gi I i.i.A vwr..
Qu'im|)ort(! puisqu'il m'a chassé, puisqu'il faut
M6
LK LDTlilN.
vi\i'r loin (le vous, j'aime autant mourir! (Il se
jette à ses genoux.)
ANNK.
Miiui'ii'l mais je ne le \('u\ pas!
(.1 I M. \ Il M K.
Oli 1 j'y suis bien décidé, d'uliord. l
m DIEU, on il.luns. !
Que sora-t-oUe devenue? la uiallnurpuso.
A^^ i:.
Ail I mou Dieu! mon mari!
c i 1 1, 1, A l M K, se rolevant.
l'.li liieu ! nous allons voir!...
A\NE.
Je ne veux pas que vous me diTendiez... Sau-
vez-vous, cachez-vous !
(; i 1 1,1, A i ME, avec tristesse.
Ali! vous n'avez pas conlianco.
A \ N E.
Si, si, mais ce serait me compromettre...
GLII.LAIME.
Je m'en vais alors! mais où donc? Ah! sur ce
petit toit.
ANNE, le retenant.
Y pensez-vous?
c. IJILLA l M E.
Soyez donc tranquille, j'ai le pied aussi sûr que
la patte d'un chat.
AN?i E.
Et s'il demande comment je suis rentrée?
r. i; 1 L I. A u M E , fermant les verrous.
Vous direz que vous n'êtes pas sortie... Adieu!
(Il la baise au cou, et se sauve par le toit.)
ANNE.
Pauvre enfant! comme il m'aime.
SCÈNE IV.
ANNE, DIDIER.
DiDiEn, stupéfait.
Que vois-je? ma femme ! Est-ce une appari-
tion?
A N \ E.
Ah! vous voilà, Monsieur? voilà l'heure à la-
quelle vous rentrez? à laquelle vous venez retrou-
ver votre femme ?
DIDIEH.
Mais vous. Madame, pourriez-vous me dire?...
AN N E.
Il ne s'agit pas de moi, perfide, oses-tu bien
m'interroger? réponds, réponds plutôt, dis-moi ce
<(ue tu as été faire dans la vieille tourelle.
DIDIE n, à part.
La vieille tourelle! qui a pu lui dire... (Haut.)
Tout cela est bel et bon ; mais quand le diable y
serait, tu n'étais pas ici, ((uand je suis rentré.
A N N E.
C'est cela, il fallait vous sauter au cou, n'est-ce
pas? vous remercier de tout ce que vous m'aviez
fait souffrir? Non, non. Monsieur, je n'ai pas
voulu y être pour vous, après votre conduite, je
me suis cachée, et c'est un miracle si vous me
trouvez en ce moment, car je ne voulais plus vous
voir... et j'avais résolu d'aller chercher un asile
chez mes parents dès la pointe du jour.
ni 1)1 EU.
Tu as passé la nuit ici?... Ah! vous me pn'mv
pour un mari bien bonasse, Madanu;.
A N \ i;.
Et comment aurais-je jiu sortir, puisque vous
aviez fermé la porte en dehors?... et rentrer...
puisque vous l'aviez fermée aux verrous?
n I n I E R , à part, avec joie.
C'est vrai I... je suis d'une bêtise... je me fais
rire moi-même... Mais cependant, ce licliu (pi'elle
avait hier soir... Comment se serait-il trouvé... Il
y a là-dessous uno machination infernale... qui
me donnera la dcf de tout ceci? (Une clef tombe
par la fenêtre du petit toit.) Qu'cst-co que c'est qui'
ça? (Il la ramasse.) Une clef!... celle que je de-
mandais!
ANNE, à part.
Ali! mon Dieu, maladroit de Guillaume!
DIDIER.
Et cette fenêtre qui est ouverte par le froid qu'il
fait! Vous me trompiez. Madame... et je com-
prends tout...
A N \ E.
Qu'est-ce que vous comprenez?
DI DIEU.
Je comprends c[u'nn homme était ici... caché,
qu'il vous aura ouvert la porte, et que mon apjia-
rition l'a fait fuir.
ANNE.
Vous êtes fou !... cette clef... c'est moi qui viens
de la laisser tomber.
u in 1 K R .
Vous!... ce n'est pas vrai!... et d'ailleurs, j'ai
des preuves que vous êtes sortie...
ANNE.
Si on peut dire!...
DIDIER.
Des preuves, que vous avez oubliées au lieu du
rendez-vous.
AN\ E.
Tu oses parler de preuves? tu oses parlei' de
rendez- vous?
DUO.
1)11)1 ER.
OÙ donc est ton licliu '?
F.h bien! répondras-tu?
Mais je suis convaincu
Qu'il n'est pas, ce (ichu,
Le seul olijet perdu.
Où donc est ton ficliu?
A N N' E,
Et toi, grand étourneau !
Où donc est ton cliapcau?
Mais je vois l'infamie !
Ab I tu t'es trop pressé !
ACTE TROISIÈME.
M7
Et près d'une autre amie,
Monstre ! tu l'as laissé.
DIDIER.
Quelle absurde folie!
Je suis coupable... moi!
ANNE.
Et le ruban aurore
Qui si bien le décore,
Que j'ai brodé pour toi!
Il t'a servi de gage
Pour un nouvel hommage !
DIDIER.
Ah ! c'est trop fort, vraiment !
Pour me tromper encore,
EU' fait la jalouse, à présent...
Et l'on dirait qu'elle m'adore!...
Ah ! tais-toi !
ANNE.
Réponds-moi !
ENSEMBLE.
/ DIDIER.
OÙ donc est ton fichu?
Qu'est-il donc devenu?
Tu n'as plus ton fichu !
Oh ! quel esprit têtu I
Voyons, répondras-tu ?
ANNE.
Ton chapeau s'est perdu...
Qu'est-il donc devenu?
Ton chapeau s'est perdu !
Ah ! quel mari têtu !
\ Voyons, répondras-tu?
DIDIER.
Eh quoi! point de réponse!...
Ta rougeur te dénonce...
ANNE.
Moi rougir! c'est bien plutôt
Ton air si sot
Qui te dénonce!
DIDIER.
Quel affront !
ANNE.
Quel soupçon !
DIDIER.
J' te (lis qu'si...
ANNE.
J" te dis qu' non.
DIDIER.
Ah ! c'est aussi trop d'insolence !
Démens donc ton (ichu...
' Il va le prendre dans l'armoire à droite.)
Le voilà... qu'en dis-tu?
ANNE.
Ah ! c'est aussi trop d'a.ssurancc !
Ton beau chapeau perdu...
(Elle va le prendre dans l'armoire à gauche.)
Le voilà... nieras-tu?
ENSEMBLE.
DIDIER et ANNE.
Plus d'insolence!
Plus d'arrogance!
III.
De ton crime odieux,
La preuve est sous tes yeux!
ANNE, entrant dans sa chambre el en fermant U porte
au nez de Didier.
Adieu 1
SCÈNE V.
DIDIER , seul, stupéfait.
Mon chapeau ! comment est-il entre ses mains!...
ça se complique et ça s'embrouille... Ma femme
est elle innocente ou coupable?... dire que dans
ce moment je suis le plus fortuné ou le plus infor-
tuné des époux ! et que je ne sais pas si je dois
rire ou si je dois pleurer".' 0 incertitude!... j'ai
le cauchemar tout éveillé... ça m'égratignc dans
l'estomac... ça me tire par les oreilles... si je
tirais au sort... mon sort? par exemple... à pile
ou face? (Il jette une pièce de monnaie en l'air.) Pile!
(Ramassant la pièce.) C'est face !... Eh ! bien, après?...
qu'est-ce qu'elle me dit cette face-là?... rien du
tout... Une autre idée... (regardant son coucou.) Il
est sept heures vingt minutes... si avant la demie,
quelqu'un entre ici... ce sera celui-là qui m'aura
dérobé l'honneur... hein? déjà! (Il va â la fonétre.)
Non... rien encore! ah! je frissonne malgré moi
de ce que je viens d'imaginer.
ÂtR :
Marche, marche donc,
.\iguille, hélas! trop nonchalante!
Marche, marche donc.
Pour mon attente,
Le temps est long !
.Vh ! j'ai bien cru d'abord
Que j'étais... J'avais torl.
Pourtant j'ignore encor
Quel est mon sort !
J'entends un bruit de pas!...
Mais non... jo n'entends pas!...
Pourtant je sens, hélas!
De trouble et de frayeur.
Battre mon nrur!
L'aiguille a fait cnlin
I.a moitié du chemin.
Et jo puis concevoir
Un peu d'espoir.
Marche, marche donc
Aiguille, hélas! trop noiichalanto '
Mardis, marche donc.
Pour mon attente
Le temps i'.t long!
(Ici, on frappe à la porto do gauclif, fl i la pnrlf
du fond.)
Ociel! cette fois, je no nic irom|)o pas... On
fr.ippc tout de bon. Ou'est-cc que cv\a siKiiin.'?
deux à la fois! n'importe, il faut oii\rir... il faut
ronnaitre... (Il ouvre à p.in.hp.; Que voin»'!-" '•'
marutiillier! (Courant .1» f.ind.) Lorlianire!... Je n'y
suis plus du tout.
53
418
K LUTRIN.
SCKNK VI.
LL MAlUllIlLMl'.n, DIDIK.n,
(JOiniJ.ON.
TUIO.
DiDir. n, brusquement.
Que rnc vciit-oii? que mo demandez-vous?
Parlez, trêve de politcsso.
BELLEGRACE.
I.e désir de la paix nous presse.
Et nous venons pour qu'entre nous,
Avec votre haute sagesse,
Vous prononciez.
(Il étPrnue.)
Atchi! atdii!
niDi iR, à part,
Hnin ! qu'est-ceci?
Ça m'a tout l'air li'un offroyable indien.
r,ORII-I.o^'.
Nous voulons, dans votre justice,
Que sur tous nos débats ici,
"Vous prononciez.
l'Il étcrune.)
Atchi ! atchi !
DIDIER, à part.
L'autre aussi, quel supplice!
Du doute affreux qui revient me saisir,
Je ne pourrai donc pas sortir?
BEi.LEf. RACE, à part.
Faute de clef, hors de mon domicile,
J'ai pris la nuit un rhume de cerveau.
(Même jeu.)
Atchi! atchi!
GORii.LON, à part.
Dans le clocher et sans manteau.
J'ai pris froid comme un imbécile.
(Même jeu.)
Atchi ! atchi !
DIDIER , à part.
Allons, bon ! ma perplexité,
Comme leurs rhumes, continue.
(Il éternue.)
Atchi ! atchi !
Eh quoi ! moi-même, j'étornue !
Ah! c'est trop fort en vérité!...
ENSEMBLE.
DIDIER.
Ah ! quel problème!
De moi-même,
Pput-être sui.s-JR ici
Victime aujourd'hui !
BELLEGRACE et flORIT.I.O'N.
Juge suprême !
Oui, lui-même,
Peut seul aujourd'hui
Finir notre ennui.
R E L L F. G R A C E.
Mon c-hor Didier, vous seul d'un esprit forme...
GORILLON.
A nos diseords, vous pouvez mettre un terme...
DIDIER.
Messieurs, ici, mon seul emploi
Est de friser, de coiffer à la ronde.
Je fais la barbe à tout le monde
Et t.lchn que pas un ne me la fasse, à moi '
Do votre mésintelligence,
S'occupe aujourd'hui qui voudra!
Croyez- vous que la Providence
M'ait mis au monde pour cela?
liELI.EG RACE.
■\l(in cher Didier! atchi! atchi!
DIDIER.
Allez au diable ! Atchi ! atchi !
GORILLON.
Mon cher l'.Vmour! .\tchi ! atchi!
DIDIER.
Point de propos! Atchi! atchi !
BEI.I.EGRACE et OORILLON.
Pour nous, montrez-vous favorable ! .\tchi ! atchi !
DIDIER.
Cessez de troubler mon repos! Atchi! atchi!
TOUS LES TROIS.
Atchi ! atchi ! atchi ! atchi !
ENSEMBLE.
Encor! encor! Dieu nous bénisse!
Il faut qu'un démon enrhumé.
Dans nos cerveaux soit entré tout armé.
Pour nous mettre au supplice !
Atchi ! atch i ! atchi ! atchi !
Dieu! quel supplice!!
LE MARGUILLIER.
Maintenant que je commence h respirer un peu,
vous me permettrez, mon clier Didier, de m'éton-
ner de votre refus, quand c'est vous qui avez
donné l'idée de replacer le lutrin sur le banc du
chantre.
DIDIER.
Moi?.,. Si vous disiez : Guillaume?
GORILLON.
Lui ! qui est venu me prévenir de ce qu'on tra-
mait contre moi !
LE MARGUILLIER.
Comment, l'on vous avait prévenu?
GORILLON.
Certainement! Guillaume.
LE MARGUILLIER.
Ah! le petit polisson!... Si je le rattrape.
GORILLON.
Oh! le scélérat!... s'il me tombe jamais sous
la main.
DIDIER, à part.
Et puis... qui a excité ma femme contre moi,
en lui donnant mon billet avant l'heure? Toujours
Guillaume! Mais j'y songe, cette clef de tout h
l'heure, si c'était lui!... s'il était encore sur le toit!
(Il va prendre un manche à balai et se met en devoir
d'escalader la lucarne.)
LE MARGUILLIER, à Didier.
Où allez-vous donc, voisin?
DIDIER.
Pas loin... pas loin!... (A part.) La maison est
isolée et, à moins de sauter du toit sur la place...
Nous allons rire! (Il disparaît.)
ACTE TROISIEME.
h\9
G OKI Ll.O.N.
Qvu; diantre va-t-il faire sur le toit?
I) 1 1) 1 K r, , criant eu di;liors.
11 y a quelqu'un! il y a quelqu'un!... attends,
scélérat!... attends! (On entend des coups de mauche
à balai contre les murs.)
SCÈNE VII.
L E s M i; M t: s , G U I L L A U M K , dégringolant par la
cheminée.
LE M AUGUI LLIEH.
Aie! aie! Qu'est-ce qui nous arrive donc là?
G 1 1 L L A i; M E.
Pardon... excuse, messieurs, mesdames!...
GORILLON et BELLEGHACE.
Guillaume! (Gorillon et le margnillier, tenant chacun
Guillaume par l'oreille, l'amènont sur le devant de la
scène.)
GORILLON.
Ah! tu as donné l'idée de replacer le Lutrin?...
BELLEGRACE.
Ah! tu as été dénoncer notre projet?...
GUI LLAUME.
Voulez-vous me lâcher... lâches!..,
SCÈNE VIII.
Les Mêmes, DIDIER.
DIDIER, i la fenêtrt', s'adressant à Gorillon ei à
Bellegràce.
Tenez-le bien! Tenez-le bien !...
GUILLAUME, à part.
Oh! là! là!... le patron maintenant!... C'est
égal, il faut que je m'en tire... et je m'en tirerai...
DIDIER, arrivant en scène.
Guillaume!... c'était Guillaume!...
GUILLAUME, bas à Gorillon qui lui tient toujours
l'oreille.
Monsieur Gorillon, lâchez-moi, soutenez-mui,
et je défonce le marguillier...
GORILLON.
Petite couleuvre !
GUILLAUME, de niêinc.
Vous allez voir!...
DIDIER, levant la main sur Giiillaumn.
Petit malheureux! que faisiez-voiis sur ce toit?
GUILLAUME, avec apIoMll).
Patron, je veillais sur vous... d'en haut...
DI DIER.
Voilà qui est un peu fort!
GUILLAUME.
Oui, je voulais renverser les embûciics tendues
à votre félicité conjugale.
LE MAI'. GLU. LU' 11.
Imposteur! traître!
GU I LI.AUM E.
Et puis(iu'on ne craint pas d'injurier ici un...
jeune homme, sous le coup d'une accusation
grave... je n'ai plus do ména^jenienls à ^^anler, je
nommerai le vrai coupable... (A Didier.) Et je vous
dirai que c'es" lui qui voulait séduire votre femme!
( Il montre le margnillier.)
TOUS.
Qu'entends-je?
GUILLAUME, bas au cbantn;.
Voyez-vous comme je vous sers. (Haut.) El je
vais le prouver, je vais dévoiler toutes ses trames
perfides!... (An margnillier.) Oui, vos trames per-
fides!... (A Didier.) D'abord, pourquoi M. de Bel-
legràcS vous a-t-il fait jurer de ne pas parler à
votre femme de la conspiration?
GO III I.LIIN.
Oui, pourquoi vous a-t-il fait jurer?
DIDIER.
C'est vrai, pourquoi ai-jcjuré?
LE M ARGIILLIKR.
Pourquoi?... dame!... (A part.) Où veut-il en
venir?
Gl ILL AUME, il part.
Mettons lui sur le dos tout ce que j'ai fait.
(A Didier.) C'était pour abuser votre femme sur le
motif de votre absence. Pour exciter sa jalousie,
il lui a dit : (Au Marguillier.) Soutenez le con-
traire!... Il a eu l'indélicatesse de lui dire : votre
époux n'est qu'un monstre, un imbécile, un
infidèle, qui vous abandonne pour la première
venue...
1)1 hi Kn.
11 a dit cela?
LE M A n G l I L L I E R .
C'est une insigne calomnie!
GUILLAUME.
Il l'a dit ! et pour l'attirer dans ses filets, il a
traîtreusement ajouté que la vieille tourelle était
le lieu de votre rendez-vous...
DIDIER.
Quel imni(!nse tissu d'horreurs!
GUI LI.AUM !..
Kt vdtre pauvre femm»! qui allait rlierrlior des
preuves de votre infidélité n'a lrou\é que ce... je
ne sais comment le qualifier... (Au man;iiillier. )
Dites que non? Oh! taisez -vous plutùt! taisez-
vous !
i.oiii i.i.(i\, à pm.
Il va bien ! il va bien, le petit bonlinmni.- !
ni DUR.
l'.i moi (lui sonp(:oiinais ma femme! A Belle-
grâce.; Astucieux vieillard! perfide ami!...
y ri N r ivf r I'.
lU. II. II. RACE.
Arr<^lf/ 1 jii (liMu.ifiHo
A ri^pouilro à l'iiisUiit :
Il faut qnij co petit norpenl.
A son tour, so dâfonde.
GUII-LAU MB.
yiioi, TOUS nio»*...
K^ i.t.rr.u scr.
420
LE LUTRIN.
ENSEMBLE.
/ DIDIER, GORILLON.
Écoutons tous, faisons silence.
Quand Guillaume l'accuse ainsi,
Il est bon de savoir aussi
Ce qu'il dira pour sa défense.
GUILLAUME.
Oui, je veux bien faire silence
Puisque vous l'ordonnez ainsi ;
Mais les plus beaux discours ici,
Ne pourront rien pour sa défense.
BELLE G RACE.
Écoutez tous, faites silence.
Quand Guillaume m'accuse ainsi,
Vous devez respecter ici
Lo droit sacré de la défense.
Je commence !
D'abord, où donc ce mauvais garnement
A-t-il appris les fables qu'il débite '?
Et puis ensuite,
A quel moment ?
DIDIER.
Il a raison. A quel moment?
GUILLAUME.
C'est après l' Angélus!
BELLEGRACE.
Mensonge !
Quand la cloche tintait.
Heureusement, j'y songe,
Chez le chantre, il chantait :
Qu'il dise non, je l'en défie !
GORILLON.
Vous en avez menti !
J'étais déjà sorti.
BEULEGRACE.
OÙ donc étiez-vous, je vous prie ?
GORILLON.
Dans le clocher !
GUILLAUME.
Et moi, j'étais blotti
Dans le lutrin, quand sa moitié chérie
Le repoussait.
BELLEGRACE.
11 a menti !
J'étais déjà sorti.
GORILLOX.
Ou donc étiez-vous, je vous prie?
BELLEGRACE.
J'étais... j'étais... chez Brontin.
DIDIER.
Infamie !
Brontin était sorti :
Il était... avec moi !
BELLEGRACE, à part.
J'enrage !
Comment conjurer cet orage?
(Haut.)
Eh bien ! alors, c'est qu'en effet...
J'étais... où ça me convenait.
Mais si quelqu'un dans cette affaira
A courtisé la perruquière !...
Cest ce marmot!
SCfcNK IX.
Les MÊMES, ANNE, paraissant.
Vous on avez menti !
Le seul coupable ici.
C'est bien vous, je lo jure ;
Et son récit est la vérité pure !
ENSEMBLE.
DIDIER, GORILLON, ANNE,
GUILLAUME.
A ce coup imprévu,
Tout son courage expire :
Il ne sait plus que dire
Et reste confondu.
BELLEGRACE.
A ce coup imprévu.
Je ne sais plus que dire :
Tout mon courage expire.
Je reste confondu !
DIDIER.
Enfin... tout est connu.
LR MARGLILLIER.
Mais non, mais non, je demande la preuve! la
preuve!...
GUILLAUME.
La preuve? c'est que l'iiifâme séducteur, au
moment où vous ôtes entré dans la vieille tourelle,
a présenté à madame Anne la clef de son appar-
tement; c'est que je m'en suis saisi, que je la
porte là, sur mol... comme témoignage de son
crime... et que vous allez la voir... (Cherchant la
clef sur lui.) Ah! mon Dieu! où donc est-elle? je
l'avais encore tout à l'heure... c'est singulier.
LE MARGUILLIER, voyant que Guillaume ne
trouve pas la clef.
Eh bien ! voyons-la donc cette clef, cette fameuse
clef?
DIDIER, la lui présentant.
La voilà !
GUILLAUME, à Didier.
Ah ! vos yeux s'ouvrent enfin à la lumière !...
DIDIER.
Tout s'explique maintenant... Le fichu, l'ab-
sence de ma femme, le... (A sa femme.) Ah çà!...
puisque tu conviens maintenant que tu étais sor-
tie, comment as-tu fait pour rentrer? J'avais fermé
la porte aux verrous...
GUILLAUME, baissant les yeui.
C'est moi qui lui ai ouvert, patron...
DIDIER.
Et comment es-tu entré, toi?
GUILLAUME.
Avec vous, patron.
DIDIER.
Avec moi ? et où étais-tu donc ?
GUILLAUME.
Sur vos épaules, patron.
DIDIER.
Eh! il n'y avait que le lutrin sur mes épaules.
ACTK TROISIÈMK.
421
GUILLAUME.
J'étais dedans, patron.
itiDiir..
Dans le lutrin ? C'est donc un K'-zard que ce
petit gamin-là!
A N N E.
Est-il gentil pour son âge!
DIDl ER.
Et j'avais la bêtise de me battre pour un traître
qui, pendant ce temps-là... (A ce moment, on entend
crier sur la place : « A bas Didier! A bas le margnil-
lier! ») D'où viennent ces cris?
GORILLON, avec joie.
Bon ! ce sont mes partisans. (D'antres voix, aussi
en dehors : « A bas Gorillon ! A bas le chantre ! » )
LE MARGUiLLiER, avec joie.
Ce sont les miens !
ANNE, allant à la fenêtre.
Ah ! mon Dieu ! la place est couverte de monde...
notre maison est cernée, on va enfoncer nos
portes...
DIDIER.
Par exemple!... Heureusement, je sais haran-
guer la multitude... je vais haranguer la multi-
tude... (A la fenêtre.) 0 multitude! (11 reçoit un
projectile dans la figure.) Bon! j'ai un œil crevé!
0 aveuglement des partis !
GORILLON, à la fenêtre.
Hardi! mes enfants !
DIDIER.
C'est ça, encouragez-les... Ils ont déjà fait un
beau chef-d'œuvre !
LE MARGUILLIER, à la fenêtre.
Ferme, mes amis, et je triompherai !
DIDIER.
Voulez-vous bien vous taire ! je suis exaspéré à
la fin; voulez-vous donc qu'ils démolissent la
maison... que diable, triomphez tant qu'il vous
plaira... mais triomphez un peu plus loin... Allons,
bon ! ils arrachent l'enseigne à présent, le plat à
barbe et la comète... Voilà mon étoile qui file!
On ne connaît plus de bornes... on monte dessus...
la guerre civile grimpe après les fenêtres. (A ce
moment, les partisans du chantre et ceui du margnillier,
armés de balais, fourches, etc., escaladent les fenêtres du
fond et crient avec fureur.)
SCÈNE X.
Les Mêmes, Partisans de Bellegrace,
Partisans de Gorillon.
FINAL.
CHOEUR.
Le lutrin ! Lo lutrin !
Il est ici, c'est très-certain.
On veut le cacher ; mais en vain !
Il faut qu'on le rende soudain.
Le lutrin ! le lutrin !
DIDIER.
C'en est lait, la guerre civile
Vient d'envahir mon domicile.
Mon Dieu ! qui me délivrera
De ces enragés-là*
GUILLAUME.
Moi, patron !
DIDIER.
Toi *... Comment vas-tu t'y prendre
GUILLAUME.
Leur voix vous fait entendre
Ce qui les attire en ces lieui.
Aidez-moi, par la fenêtre,
Jetons l'objet de leurs vopux.
DIDIER.
Enfant miraculeux !
Tu nous sauves !
(Aidé de Guillaume, il jette b-, lutrin par la fenêtre.)
RELLEGRACE.
Perfide ! traître !
Par cet acte insensé
Oses-tu bien?...
DIDIER.
Ponr arbitre,
Vous m'avez pris : à ce titre,
J'ai prononcé !
GORILLON, avec un chagrin ironique.
Pauvre pupitre !
(Il regarde.)
Brisé sans doute. Étonuement profond !
Sur son pied, il reste d'aplomb !
BELLEGRACE.
Ainsi, je pourrai donc encore
Vexer un rival que j'abhorre :
Mes amis, à nous le lutrin !
GORILLON.
Tu peux renoncer par avance
A celte trop douce espérance :
Mes amis, à nous le lutrin !
LE CHŒUR.
Le lutrin ! le lutrin !
Courons tous le saisir soudain.
Amis, un dernier elfort.
Le lutrin!... ou la mort.
(Ils sortent en se menaçant.)
SCÈNE XI.
DIDIKK, ANNE, GUILLAUME.
DIDIER.
Guillaume, forme vite ;
Do tout effroi
Je suis donc quitte,
Gr.lco à toi !
ANNE, pendant que Guillaume forme.
Coramonccz-vous A comprendra
Que c'est, dans son intérieur,
Qu'il faut attendre
Le bonheur !
DIDIER, prônant lo bras de Giiill.mmc fl celui
de sa femme,
lintro vou.s doux, jo veux p.i»!«cr m.i m».
Pi I do l'intrigue et do la jalouMO !
Pour mieux lo lo prouver,
Tiens, ma fummo chenu,
/|22
LE LUTRIN.
Ce fichu qui m'a fait rôver
Qui fut causG lie ma folie...
GUILLAUME, derrière Didier, le prenant ;i niadame.
Anne qui le relient faiblement. — Bas.
Donnez-le moi, je vous en prie,
AMM E, bas.
GuilkiuniR !
DIDIER, à Guillaume.
Et toi, mon sauveur.
Que veux-tu pour ta récompense ?
GUILLAUME.
L'espérance...
D'être un jour votre successeur I
LE ciiOEun, eu dehors.
Uu dernier ellbrt !
Le lutrin ! ou la mort !
ANNE.
Quelles clameurs.
GUILLAUME.
C'est un délire !
Mais que nous importent ces cris ?
Pourvu que leur fureur expire
A la porte... de ce logis.
E N S E M B L R.
(Accompagné par le chœur en dehors.)
ni DIEU.
O célébrité ! je t'abjure,
Je renonce à toi sans murmure.
Et mon sort me semblera doui,
Si désormais l'on m'appelle,
Des perruquiers et des époux.
Le plus parfait modèle !
ANNE, GUILLAUME.
La célébrité qu'il abjure
Ne lui coûte pas un murmure,
Et son sort lui semblera doux.
Si désormais on l'appelle,
Des perruquiers et des époux.
Le plus parfait modèle.
FIN uu LUTKIN.
LA MANIE DU MYSTERE
COMEDIE EN UN ACTE, EN VERS
1820
PERSONNAGES.
VALMON.
AMÉLIE, sa fille, jeune veuve.
SAINT-VICTOR, amant d'Amélie.
FIRMIN, cousin de Saint-Victor.
ROSETTE, suivante d'Amélie,
GERMAIN, valet de Saint-Victor.
La scène se passe à Pai-is, chez Valmon.
le tliéâtie représente un jardin. — A droite, est un bosquet; à gauclie, la maison de Valmon
avec tialcon. — D.ins le fond, un mur avec treillage oX une petite porte grillée. —
Il r.iit à peine jnur.
SCENE PKEMIÈllE.
GKtlMAIN, ]niis i'.OSKTTi:.
0 k;; MAIN, outrant avoc précaution.
Que iniiii maître est bizarre... et ({ue je suis à plaindre
De servir un amant ([ui perd à toujours craindre
Des moments ([u'on pourrait employer beaucoup mieux !
( Apercevant Rosette qui sort de la maison. )
Eli 1 mais, l'on sort lîi-bas d'ua air mystérieux...
Approchons -nous sans bruit... c'est l'aimable Rosette !
De mes bons sentiments une preuve muette
Ne pourra la fâcher...
(Il passe doucement derrière Rosette qui regarde d'un antre côte,
f't l'embrasse. }
ROSETTE, se retournant eu poussant un cri étoniré.
Ah 1... ([ue tu m'as lait peur !..
Je te croyais bien loin.
C, EIIM AIN.
Mon pauvre petit cœur,
Pardonne à ton Girinain... A ma juste colt're,
Ce dédonuiiaiicment était bien nécessaire.
no si; Tri:.
Ta colère... et poinrinoi ? l)i' ti; voir si matin.
Je suis...
(;i:ii MAI \.
l'récisémrnt. Mon^iiur, comme un lutin,
Est venu me tirer d'un repos léiliarî,'i(|uc.
Je baille encore... et j'ai, contre cet liomme Mni(|Me,
Qui fait lever les i^eus bien avant le soleil ,
Une t''rriljle humeur 1
III.
r>/i
/(•2(j LA MANIE DU MYSTHRI-:.
r. ')si:tti:.
Pour troul)li'.i' ton somiiieil ,
Il avait un iiiolif.
C I. n M AIN.
Coinnii' lui, l'idiculc.
R 0 s i; T T E.
Je ne devine pas,..
0 KTiAiAlN, nioiitnnt le ciel.
De ce doux crépuscule,
.Notre timide amant, pour épanrlicr ses feux.
Doit ici profiter: et ses veis langoureux
Réveillant ta maîtresse...
ROSETTE.
Alil ri"une sérénade
On veut nous régaler?
GERMAIN.
Ce beau donneur d'aubade,
Tremblant d'être surpris au milieu du concert.
M'envoie en éclaireur dans ce jardin ouvert...
Trois coups l'avertiront.
(Il fait le signe de frapper dans ses mains.
ROSETTE.
Ton maître me fait rire !
Depuis que pour madame en secret il soupire,
Il n'a jamais osé déclarer son amour.
Près d'elle , il vient souvent et reste tout le jour.
Il est près quelquefois, à la pauvre Amélie,
De dire iiv.r douceur... Par l'amour embellie.
Elle fixe sur lui son regard attentif.
Aussitôt, il bégaye un lieu commun plaintif,
Il parle politique, ou bien littérature.
Ou, que sais-je, beaux-arts, tableaux, belle nature :
Et la pauvre .Amélie, avec un long soupir.
Ne le regardant plus, se résigne à souffrir.
Je le battrais vraiment... pour lui donner courage..,
GERMAIN.
Le moyen est parfait.
ROSETTE.
-Non, mais ce qui m"enrage,
C/est sa mine hypocrite et son regard baissé.
Où diable a-t-il gagné ce maintien compassé?
GERMAIN, négligemment.
Dans la diplomatie... attaché d'ambassade...
LA MANIK DU M VST EUE. {,27
Depuis, il est resté vraiment un peu malade :
La fièvre du mystère est son état normal.
s A INT-VICTOK, derrière le saur, à voii bassP.
Pst!...
(i K RM \ I \ .
Un s'impatiente.
ROSETTE, rentrant dans la maison.
Eh ! vite... ton signal.
Aloi , je vais me cacher derrière la persienne.
(> Kit MAIN, frappant trois coups dans ses mains.
Il m'a chassé du lit... 11 faut qu'il s'en souvienne.
SCÈNE 11.
GElîMAl.X, SAlNT-VICTOn.
SAlNT-\ ICTOR, entrant s»r la point» dn pied en affer-taul un
grand mystère.
Personne ne t'a vu'?
GER MAI\.
Personne.
SAI\T-\ ICTOn.
Entendu '?
GERMAIN.
Non!
SAINT-VICTOR.
Bravo I... Je puis alors, à l'abri du balcon.
Accomplir mon projet... Toi, fais bien sentinelle.
GERMAIN, feignant de sortir.
A la porte, je cours ainsi qu'un chien tidèle.
(A part.)
Allons nous préparer Ji tromper son es|)oir.
(Il entre dans la maison sans que Saint-Victor s'en apen^oive.)
SCÈNE m.
SAl.\'l'-\ Mil Oli, ^eul, puis GKU.MAIiN, dans la mai.son.
SAINT-VICTOR.
Tout répond à mes vœux... Enfin, je vais pouvoir.
Grâce à l'obscurité, lui dévoiler ma flamme...
Puis, dans un an ou deux, elle s('ra ma femme.
Marchons tout doucement... plaçons-nous près du mur...
En amour comme en ^jucrn-, il n'est qu'un moyen sur :
Le mystère ! Vraiment, que dirait Amélie,
h'IS LA MANIK DU MVSTKUM.
Si (11! ]iaiici' tout, liant je faisais la folie'.'...
I5estai)t racliL', ji> suis beaucoup plus dan;^crc,ux ,
J'occupe ses penscrs sans elïrayer ses yeux.
(Ici, on ouvre une fenêtre au premier. Saint-Victor, au bruit,
lève la tète.)
Ali! c'est elle sans doute... Kssayons uia romance,
Tout prût au moindre bruit à fuir avec i)rudence.
(Il chante à mi-voix.)
Je me dérobe à tous les yeux,
Mon Amélie, oui, pour te i)laire;
J'observe la loi du mystère.
Pour que tu me connaisses mieux.
La nuit, mon bonheur est extrême.
Je puis m'expliquer sans effroi.
J'ose enfin dire que je t'aime :
Tu m'entends, je suis près de toi.
GERMAIN, à la fenêtre à droite du balcon, imitant la
voix de Valmon.
La peste du chanteur! et de sa sotte envie...
Je voudrais l'assommer.
s AiNT-v icTOR, s'entuvant.
Le père d'Amélie !
SaLivons-nous...
SCÈNE IV.
GERMAIN, ROSETTK.
(Le jour paraît. )
GERMAIN, sortant de la maison.
Quelle peur!... il est di'jà bien loin.
ROSETTE, sortant de la maison.
En t'écoutarit gronder, je riais dans mon coin...
On aurait dit Naluioii... c'était à s'y méprendre.
GER MA 1\.
Maintenant qu'un no peut ai'i'iver nous surpriMidre,
Profitons des instants... Rosette, écoute-moi...
Un secret...
nos ET TE.
Dis-le vite.
GERMAIN.
On peut compter sur toi?
11 s'agit d'un complot.
LA MANIK I)L MYSTÈIÎi:. 1,-20
ROSETTE.
Est-ce contre ton inuitn;?
(. i; I! M A 1 \ .
Tout jnst(\
liOSKTTK.
Kh bien '. j"cii suis.
ci;r.MAi\.
Avant (le !(• runiiaiiii' ?
no SKTTE.
Sans (loiiti;! et quel en est l'auteur?
GEIIM AIN.
Monsieur Firmin.
nOSETTE.
Que ton maître aime peu...
G 1: 1! M AIN.
Quoiqu'il soit son cousin.
r. OSETT E.
Aussi prompt à parler...
Que mon maître à se taire.
nosETTi:.
Kt proclamant les riens...
(illIlM AI.N'.
Dont monsieur fait mystiVe.
nOSETTE.
Mais quel est ce complot?
V, E II M u \ .
C'est de
le niaiiiT.
ROSETTE.
Et ixjurqudj, s'il vous plait ?
(lEItM A 1 \.
Pour
I' ((Hitrarii r.
IlOSETTE.
N'raiiiiont... cl jidiir sa f(>mmi', en cl
Mlisil...
(il r. M \ 1 N.
Ta iiiailri'sse.
liOSl.r,TE.
Fort hicn... Mais fiainin'uii'iil , quel
iiitiM-iM vous presse?
;i30
LA M A Ml-: DU MYSTKIU:.
r. EBM Al%.
Es-tu discrète au moins?
ROSKTTi;.
Mais tu dois lo, savoir...
Je suis femme do chambre, et comprends mon devoir.
n En MA I N.
Apprends donc que Firmiu et mon singulier maître
Ont un oncle plus fou que tous les deux peut-ôtre.
Cet oncle, vieux garçon, riche comme un (Irésus,
A promis à chacun plus de cent mille écus,
Pourvu que, dans l'année, un des deux se marie,
Sinon pas un denier.
UOSETTE.
C'est triste... Je parie,
A coup sur, que l'année approche de sa fin.
GERMAIN.
Il nous reste trois jours... oui, ti'ois... Monsieur Firmin
Espérait que mon maître , amoureux et plus sage ,
Se cliargerait du soin de gagner Théritage.
Vain espoir! Dans trois jours, il est déshérité
Si mon maître à l'autel ne s'est pas présenté.
ROSETTE.
Eh! que n'a-t-il songé lui-même au mariage?
GERMAIN.
11 passerait plutùt l'Océan à la nage !
ROSETTE.
Madame aime ton maître, à te dire le vrai...
Oui, Saint-Victor la charme. Elle y pense en secret
Malgré tous ses travers ; mais je jure, à sa place,
Que je mépriserais cet amoureux de glace,
El que monsieur Firmin me plairait bcaucouj) mieux.
GERMAIN.
Chut ! le voici.
SCÈNE V.
Les Mêmes, FIRMIN.
EIRM I \.
Bonjour, ma Rosette aux doux yeux.
Je reviens d'un fiouper... Pur la porte entr'ouverte,
Je vous ai vus causant... Vous conjurez sa perte,
A ce cher Saint-Victoi'... C'est lui mari tout fait!
LA MA.MK 1)1 .MVSTÈIU-:
:3i
Ah ! que j'ai bien soiipr... le cliampagnc coulait;
Sur les lèvres chacun conservait un sourire;
Quel essaim de beautés et quel charmant dOliic :
Je n'estime vraiment que ce facile amour...
Esclave d'une nuit, aux premiers feux du jour.
On rejette le joug, et, libre, on se retrouve!
G E n M Al \ .
Prêt à reconimcncor...
nOSITTE.
Moi, je vous désapprouve.
Comment n'êtes-vous pas las de tous ces plaisirs?...
A votre place, moi, je mettrais mes désirs
A gagner un seul cœur: c'est le bonheur suprême.
Pourquoi donc marier un autre que vous-même?
I' I n M [ \.
M'enchaîner à jamais!
ROSEtTE.
Vous n'y pensez donc pas?
Ma maîtresse à vos yeux est-elle sans appas?
IIRMIX.
D'honneur, ma chère enfant, je la trouve charmante.
Et pour preuve, j'en fais aujourd'hui... ma parente.
r.nsi-.Ti i;.
Pourquoi donc dédaiiïner un titi'e hit'u plus doux?
l'n rien qui m'autorise, et je plaide pour vous!
Kr RMI \, riant.
Mais, de me marier, où prends-tu cette rage?
Je ne vois rien en moi qui sente le ménage.
Aurais-je par hasard l'air triste et solennel.
Réponds, ou quelque chose enfin de paternel?
Tu veux rire... non, non, de mes belles années
Je dois au bien public les libres destinées.
Me marier, c'était ne convertir que moi,
Et j'ai su me créer un bien plus noble emploi :
Je prêche mes amis, je leur choisis des femmes.
Ma parole fait naître un remords dans leurs ilmes.
Je les traîne à l'autel et prouve à tout Paiis
Qu'avec des libertins, on fait de bons maris!...
Adieu, petite espiègle...
(Il va ponr sdilir, rovcnaiil. )
Ah! Germain, un service.
Suis-moi... Rosette, un mot... ;i nos vmu\ suis jiropice,
Je te fais épouser, avec un capital,
/,32 LA M AME DL .M\STEUl::.
(Montrant (iernniin.)
Cet ingénu ro(|nin, ce fripon fort loyal...
Mais surtout, mon enfant, ne commets pas la fanlo
De louer Saint-Victor... Kn estime trop haute,
La suivante tient-elle un pauvre prétendant,
Sa maîtresse aussitôt le met au dernier ran^ :
C'est ainsi qu'au caprice abandonnant l'empire,
La femme met sa joie à toujours contredire.
(Il sort avec Germain. )
.se KM-: VL
r.OSKTTE, AMKLIM, paraissant snr le kilccn.
r.oSETTE, regardant Amélie.
Eh! quoi, c'est vous, madame?
AMKLI E.
Oui, je n'ai pu dormir.
nOSETTE.
C'est ce chanteur, je gage, on n'y saurait tenir.
AMÉI.1I-.
Attends-moi , je descends.
nosETTE, à Amélie qni entre on scène,
.l'ai su le nxonnaitre.
A M É I, 1 1;.
Qui donc?
RO SETTE.
Le beau chanteur qui, sous votre fenêtre.
D'une timide voix soupirait son ardeur.
Et n'a que des chansons pour triompher d'un cœur.
Vous savez qui ?
AMÉLIE.
Mais non !
ROSETTE.
Quelle plaisanterie!
A M É 1. 1 F.
Bien plus, de le savoir, je ne sens nulle envie.
Je hais l'expression de ces faux sentiments,
Ces manières d'aiïir qu'on emprunte aux romans.
ROSETTE.
Bon, je vous prends au mot... cet homme romanesque.
Ce nocturne chanteur que vous maudissez presque ,
Cet amant sans amour, ce fou que vous blâmez...
LA MANIF. DU MYSTHIIK. /,33
AMELIE.
Eh liieii !...
n o s i: T T I'. .
r>«;t jii?;tPnioiit cv\\ù <\uo vous :iiiiie/. !
A M F, I, I E.
S;iint-\'irt(ir I
n 0 s E T T E.
Oui, lui-niùnie!
A M ÉI.IK.
Il fatit que j'en coiiviomio .
Rosette, ii)a surprise égale au moins la tienne.
Eli quoi! mon père et moi l'accueillons sans détour,
Mille fois il a pu découvrir son amour:
Il s'est tu cependant, et cette retenue...
ROSETTE.
Fait qu'il s'est déclaré du milieu de la rue.
Allons, madame, allons, un généreux courroux
Doit chasser de votre âme un sentiment trop doux ;
Et puisqu'il fait céder l'amour à sa folie.
Vous allez l'en punir.
A M É LI E.
Il vaut mieux que j'en rie.
ROSETTE, ironiquement.
Faites plus... approuvez dans ce discret amant
Ce que vous condamniez dans un autre, à l'instant ;
Qufii ! vous pouvez aimer Saint-Victor de la soi'te !
A M ÉI.IE.
Je suis sûre qu'il m'aime !
ROSETTE.
Il vous aime! eh! qu'importe!
Il ne vous l'a pas dit. Si jamais ses liiscmu's...
A M K 1. 1 E.
11 altiMul le momcut.
ROSETTE.
Il attiMidi'a toujours.
A M I. Il I ■
'l'ii ne lui jiasscs rien.
nos i;tt e.
De lui, tout vous onrliaiilc.
A M É I, I E.
Un si léger travers n'a rien qui m'épouvante.
Ml.
l'iOSKTTK.
Votre premier époux était l)ien dilTérent,
l'A pourt;int vous raimiez.
A 51 i': L I E.
Quoi, cela te surprend?
On peut aimer deux fois à notre âge, Hosetle,
Sans qu'aux mêmes dehors notre pencliant s'arrête.
Je connais Saint-Victor, et je réponds de lui.
Il était autrefois ce qu'il est aujourd'hui...
De honne heure lancé dans la diplomatie,
(;'est là que du mystère il a pris la manie.
nOSF.TTE.
Si bien qu'à toute chose appliquant cette humour,
Il vous épousera, mais par ambassadeur.
Je reconnais bien là notre humeur ordinaire :
Un homme raisonnable est peu fait pour nous plaire.
AMÉLIE.
Puis-je donc me fâcher, Rosette , quand sa voix
M'exprime son amour pour la première fois?
ROSETTE.
Vraiment, choisir la rue et la nuit la plus brune,
Afin de se cacher même aux yeux de la lune.
Vous appelez cela déclarer son amour !
Sans moi , le sauriez-vous !
A MÊME, froidement.
Rosette, de ce jour.
Songez que vos avis ne font que me déplaire.
Et ne m'en donnez plus.
(Elle rentre dans la maison.)
ROSETTE, senk'.
Mon Dieu! quel air sévère!...
Monsieur Firniin disait tantôt la vérité :
J'ai servi Saint-Victor par mon hostilité.
Bien mieux que par un lourd et sot panégyrique.
De contradiction l'esprit humain se pique :
Le féminin surtout !
SCÈNE VII.
ROSRTTR, GERMAIN, puis SAINT-VICTOR.
GERMAIN.
Ah ! que je suis content !
ROSETTE.
Pourquoi?
LA MANIE DU MYSTÈRE.
/|35
Kirmin promet trois mille écus comptant.
Si mon muitrc aujourd'hui s'unit à ta maîtresse.
B O s K T T K.
Eli I qu'y pouvons-nous faire?
(. KR MAIN.
Il faut avec adresse
Éveiller dans son cœur un sentiment jaloux,
Le forcer de parler, de tomber à genoux ,
Et d'avouer qu'il aime en dt-pit du mystère.
ROSETTE.
Va, mon pauvre Germain, ton maître est une pierre...
Estimé de Valmon, il n'a, depuis un an.
Rien su lui faire entendre... il en est désolant !
i; E n M A 1 \.
Crois-moi, la jalousie est un moyen suhliiiic.
I! OSETTE.
Marchez, je reste neutre... vin mari cacochyme
Ne peut m'avoir pour lui : je jugerai les coups.
GERMAIN.
Mais tu ne veux donc pas de Germain pour époux ?
lî OSETTE.
Sois tranciuille, Germain, (jue ton front se déride :
Tu sais bien que le sort, pour les sots, se décide.
Dans tous les cas, je t'aime.
GERMAIN, l'embrassant.
A la bonne heure.
ROSETTE, apercevant Saint-Viclor.
Adieu !
Ton maître nous a vus, tu vas avoir beau jeu !
(Elle rentre dans la maison.)
SAINT-VICTOR, entrant en regardant autour de Ini, et
s'approcliant lentement de Germain.
Je ne te blâme pas d'embrasser ta Hosette,
Tu le poux; luais, du moins, que ce soit en cachet h'.
Tout sera pour le mieux si l'on ne t'entend pas.
CER MAIN.
Qu'on m'entende !... ce bruit a pour moi des appas :
Voluptueusement, à l'oreille il résonne.
Et je ne veux cacher mon amour h personne.
Ce n'est pas cdinme vous... \fius rirs trop disnci.
/,3(3 LA MAMK DU MVSTKl
Nous aimiv,, vous linili'z, niais qui ilduc le croirait?...
l'as iiiOiiK^ la licautt': (lui vous cliarinc,
SAINT-VlCTOn.
Silence !
r. Kini AIN.
C'est aussi , par trop loin , pousser votre prudence.
Plus d'un an i^coulé de sourde passion
Exige de vos fcu\ la drclaration.
s AINT-VlCTOn.
Te tairas-tu, bavard !
(;i;nM AIN.
Je ne saurais me taire,
Kt nie lasse à la lin de tout ce beau mystère.
Heureusement pour vous, je connais votre amour,
Et d'autres le sauront avant la fin du jour.
SAINT-VICrOIi.
Ciel ! je serais perdu !
GERMAIN.
C'est sauvé qu'il faut dire !
Car le cœur d'Amélie en vain pour vous soupire :
Une attente si longue a de quoi la fâcher,
i:t peut très-bien de vous enfin la détacher,
llosette, voyez-vous, m'a glissé la nouvelle
Que le jeune Firmin prétend à votre belle
Plaire en moins de trois jours!
SAINT-VICTOR.
Lui, Firmin, amoureux 1
CET. MAIN.
Il le jure, et répond qu'en serrant de doux nœuds
11 va subitement se transformer en sage.
SA I \T- VICTOR.
Si tu crains mon courroux, n'en dis pas davantage.
GERMAIN.
Si j'étais moins honnête et plus intéressé.
Je garderais soudain un silence empressé;
Mais j'ai pour vous, Monsieur, un dévoùment sincère.
Tremblez que d'Amélie une juste colère.
Rendant son cœur sensible aux discours de Firmin,
La jette par dépit dans les bras d'un cousin
Aussi charmant qu'habile à jouer la tendresse.
Vous l'auriez pour cousine et non pas pour maîtresse...
LA .M AME DU MYSTÈliE. /,o7
Est-co là vdtrc but? Je me tuis à rinstant ,
Sans vous inipoi ttiiUT d(,' num l'ionncmont.
SAINT-VICTOR.
Ciel 1 faut-il vivre avec un bavard de ta sorte.
Sans prendre le plaisir de le mettre à la porte !
GERMAIN, continuant.
Sans doute, quelquefois, le mystère a du bon ;
Mais, dans le cas présent, c'est de la déraison.
Car d'un projet d'iiymcn que sert-il qu'on se cache?
Quand on prend une femme, il faut qu'elle le sache.
SAiNT-v iCTOR, furieiix.
Va-t'en !
GERMAIN.
Oh ! j'obéis.
SAi\T-v iCTOR, avec nifnace.
Mais garde mon secret.
GERMAIN, bâillant.
Je vais donc me couclior, de peur d'être indiscret.
Allons, adieu. Monsieur, pesez bien mes paroles:
Firmin est séduisant, et les femmes sont folles.
( Il s'enfuit. )
SCÈNE VIII.
S.\INT-V1CT0H, ^eiil.
A son impertinence a-t-on rien vu d'égal !
Je dois me résigner, puisque j'ai fait le mal.
Je recueille aujourd'hui le fruit de ma sottise...
Pourquoi d'être amoureux faut-il que je m'avise?
N'ai-je pas vu partout, en toute occasion.
Les femmes se livrer à l'indiscrétion?
Des défauts de son sexe Amélie est coupable,
Je n'en saurais douter, et je la trouve aimable,
Et je l'aime !.. Imprudent I si (|uelqu'un nreiilmilaii...
(En élevant la voi.\.)
Non , je ne l'aime pas...
(Après avoir refranlé autour de lui.)
l'ersonne n'écoutait.
Mais Germain peut parler. Que dirait ma maîtresse
Si, j)ar une autre bouche, ai)prenant ma tendresse...
Courons... Quel contre-temps! C'est le traître l'innin.
;,38 LA MANIE DU \nSTEnL:.
SCKNK IN..
SAIM'-VICTOR, Kl H MIN.
I IKMIN, à part.
Commençons notre attaque.
(Haut.)
Kh ! bonjour, mon cousin.
Tu semblés m'accueillir avec un front sévère.
Je suis sûr que tu crois qu'une fàclicuse affaire
M'oblige en ce moment de recourir à toi.
Tu peux être tranquille et calmer ton émoi :
La grâce m'a touché, c'en est fait, je me range.
s AINT-V ICTOR.
Ce discours de ta part me semble assez étrange,
Un sage comme toi doit être curieux.
FI RM IN.
Tu ris. Eh bien ! apprends que je suis amoureux.
s AI NT- VICTOR.
Amoureux!... Ce sont là tes preuves de sagesse?
FI R MIN.
L'autre jour, dans un bal...
SAINT-VICTOR , l'iiitei rompant.
Un bal, une maîtresse...
Certes, c'est pour le mieux, et l'on ne peut, je croi,
Se montrer plus rangé ni plus sage que toi.
Fl RM IN.
Je veux me marier.
SAINT-VICTOR.
Encore une folie !
F I R M I N.
Non , car celle que j'aime est aimable et jolie.
SAINT-VICTOR.
C'est sans doute en valsant que tu jugeas son cœur?
FIRM IN.
Tu las dit, en valsant j'ai trouvé mon vainqueur.
Ma foi, vive le bal et le bonheur qu'il donne !
Le goût qu'on a pour lui n'a rien dont je m'étonne.
Le mouvement, le bruit et la variété,
Font du moindre salon un endroit enchanté.
Le mélange ondoyant des plus fraîches parures,
La gaîté qui sourit sur toutes les figures.
LA M AME DU MYSTKRK. /,39
La lumière sans ombre habile à rajeunir.
L'entraînante musique appelant au plaisir,
Les douces privautés permises par la danse;
Tout charme notre cœur, éperdu, sans défense !
Tout, jusqu'à la fatigue, est une volupté.
Qui nous livre en esclave au joug de la beauté :
A fonder son pouvoir, c'est là qu'elle travaille ,
Et le bal en un mot est son champ de bataille !
Mais tu connais, mon cher, les yeux qui m'ont blessé;
Et de t'ouvrir mon cœur, si je me suis pressé.
C'est qu'on m'a presque dit que, pour la même belle.
Un autre soupirait, depuis longtemps fidèle...
Je puis à mon rival ne pas cacher son nom.
suNT-vicTon, troublé.
Ton rival ?
riiiMi.\.
C'est enfin la fillo do Valmon.
s AlIMT -VICTOR.
Amélie !
iinMi N.
Elle-même.
SAi>iT- v iCTOii , avec éniotiou.
Amélie est aimable.
Mais quant à mon amour...
FIRMIIV.
Eh bien !
SAINT-VICTOR, ;u cc effort.
C'est une faille.
1' I R 11 1 \. «
Tu ne l'aimes donc pas?
SAINT- VICTOR.
Non, sans doute.
il RM I \.
Ah ! tant iiiicnx ;
Car je voulais pour toi renoiirer à mes feux.
SAINT- V ICTOH.
Le trait est admirable.
(A part.)
Il pensait un' sui'|)rendiv.
Kl RMIN, à put.
Le cousin, je le vois, ii'i.'st pas prêt à si' rendre.
s MNT-\ ICTO R.
J"eii suis viaimenl touché.
/j/|0
LA MANIE DU MYSTEKK.
Fin Ml \.
Te voyant clui'iui' JDiir
Assidu chez Valmon, je croyais que l'aiinuif
Y roiuliiisait tes pas...
s \ IM-V ICTOr,.
Amélie, à vrai dire,
Peut très-bien sur un cœur exercer son empire;
Mais mon assiduité n'a pour seule raison
Qu'un attrait délicat de conversation.
Son père est fort instruit, c'est lui que je visite,
Il daigne faire cas de mon faible mérite.
Sa fille par hasard écoute nos discours,
Les trouble quelquefois, les comprend à rebours,
Nous fatigue plutôt qu'elle ne nous amuse,
Et n'éveille en moi rien de ce dont on m'accuse.
(A part, su frottant les mains.)
Le voilà dépisté... Je m'en applaudis fort.
F I n M I N , à part.
D'être si diplomate, il a ma foi bien tort.
S.\INT-V ICTOR.
Mais toi, d'où te vient donc ce goût pour Amélie?
FiniiiN.
Elle ne m'avait pas encor paru jolie.
Ce n'est que dans ce bal, où je la rencontrai.
Que ce qu'elle a d'attraits à mes yeux s'est montré.
Ne sais-tu pas de plus que certain héritage
Impose à l'un de nous un heureux inariage,
Et comme le délai va bientôt expirer...
SAINT-VICTOn, iroui(jiiempnt.
Je comprends le motif qui te fait soiii)irer.
Fin M IN.
Ah ! tu me jugi's mal... ou peut aimer l'aisance
Et sa femme... à sou oncle on doit obéissance.
S.\ I NT-VICI OR.
Et peut-on demander si, blessée à son tour,
Amélie à Firmin rend amour pour amour'.'
FI p. MIN.
Je puis de mes secrets te faire conlidence ;
Mais du secret d'autrui !...
s A I N T - V I C T G I! .
Tu plaisantes, je pense.
LA MANIK DU MYSTÈRE. /,/,!
II RM IN.
Non, car si je mo tai'^, c'est que je ne sais rien.
SAINT-VICTOR, avpc Ironic.
Modeste!... en vi'Titr, tu tcranfies, Kirniin.
Il r.MiN.
Ne va pas te presser de me proclamer sjp:e ,
Tu ne dois méjuger qu'après le mariage.
C'est quand je ne l'ai pas que je mérite un cœur:
Le charme d'Amélie est pour moi sa froideur,
C'est par là que mon cunir reconnaît sa i)uissancp,
Kt je suis amoureux de son indifférence!
SAINT-V I CTOR.
C'est très-original !
(A part.)
Je puis me rassurer.
i- 1 lui 1 \ , :"i paît.
Le cousin enchanté commence à respirer,
Mais il n'est pas au bout.
(Haut.)
Le noble sacrifice
Que je t'offrais, d»; toi mérite un bon otlice.
SAi NT- V k; ro r. .
I,.'qi:cl?
Il i; XI i\.
l'iès de Valmon, je sais tout ton crédit :
11 faut en ma faveur disposer son esprit;
D(! sa lille, aujourd'hui, fais pour moi la dcmaudc,
lit grâce à tes ell'orts qu'à mes vœux il se rende.
SAIMT-VICTOK, Irès-troublé.
Mais il est iiiijtosNiiilc...
l'IItM IN.
Oh ! je n'éi'oult! rien.
Il faut s'exécuter... et rappelle-toi bifu
Que si je n'obtiens pas ce soir celle «pn^ j'aime.
Je la viens, dès demain, demander |)our toi-mèini',
(Moiivfiijiciit (le Saint-Victor.)
Le dilemme est pressant... Je vois Imi rmi.arra^' :
Si lu m'as abusé, tu ne parleras pas,
lit inni , sans balancer, instruit par tiui silnice.
Je pourrai sans remords te fairi' vii)l(ince.
s \ 1 NI -\ ir.Toit, à p.iit.
(allument un' d(''ilari'r dans le trimblc où je >*uis'.'
:i{\
hh2
LA M AME 1)L M\STKHK.
SCKNi: \.
Lts Mêmes, UOSKTTE.
ROSETTE, i Saint-Viclor.
Monsieur I
SAINT- V 1 CTO R, voulant s'éloigner.
Quo me veux-tu?... laisse-moi, je no puis..
ROSETTE.
Cependant...
s .M \ T - V 1 C T 0 r. . revenant .
Ah 1 dis-moi, peut-on voir ta maîtresse?
ROSETTE.
Nous voulez lui parler?
SAINT-VICTOR.
Réponds, le temps me presse.
ROSETTE.
Oui, monsieur.
s.A I N T -V I CT 0 R , prêt à entrer chez Valmon.
Il suffit.
(Revenant.;
Ne lui fais pas savoir
Que je tai demandé si je pouvais la voir.
( Il entre dans la maison.)
SCKNE \I.
I.F- Mêmes, eicepté SAINT-VICTOR.
Kl RM IN, riani.
Ah ! qu'il est amusant 1
ROSETTE.
Qu'avez-vous donc à rire ?
FIRMIX.
Ce pamTe Saint-Victor, comme il doit me maudire!
Il faut , sans hésiter, qu'il demande aujourd'hui
L'objet de son amour pour moi-même ou pour lui.
R OSKTTE.
L'alternative est dure et la ruse cruelle!
K 1 R M I N .
Frunchem.'iU, ta maîtresse au fond raimerait-elle?
Sont-ils bien amoureux ?
ROSETTE.
Eh ! mais... comme des fous.
LA MANIE DL MYSTÈHE. ^3
riRMlN.
J'en suis ravi... pour eu\l
ROSETTE.
Dites plutôt pour vous.
FI RM IN.
Ail 1 leur bonheur m'est cher, Rosette, je te jure.
ROSETTE.
Et le bien de votre oncle, à ce que l'on assure...
F I n M I N.
Friponne, ton Germain t'a vendu mon secret!...
Mais je puis l'avouer, sans honte, s'il me plaît:
De mes soins, Saint-Victor peut-il vraiment se plaindre?
11 devrait me chérir au lieu de tant me craindre.
Si je dois justement partager avec lui
D'un oncle bien-aimé la fortune et l'appui ,
Je cède à son amour, sans y vouloir prétendre.
Le précieux trésor d'une âme pure et tendre !
Il est si maladroit que si je voulais bien ,
Amélie... Ah ! c'est elle!... au moins, ne lui dis rien.
(Il disparaît. )
SCJiNK \11
r.OSETTK, AMÉLIE.
Du plus juste courroux tu me vois agitée.
Rosette. J'en conviens, oui, je m'étais flattée...
J'ai cru que Saint-Victor était prêt à céder.
Ou, du moins, j'ai voulu me le persuader.
Eh bien! non. Son travers ira jusqu'au délire,
Et l'amour sur son cfi'ur n'aura jamais d'empire.
ROSETTE.
Ainsi donc, un moment a changé votre humeur.
Mais qu'cst-il arrivé?
A M K 1. 1 E.
Je suis blessée au cœur.
Écoute, et juge un peu de son extravagance.
Mon père travaillait dans un profond silence ;
Moi, je lisais. 11 entre, il s'approche, et sa voix
En me parlant tremblait |)Our la première fois.
Chaque mot s'arrêtait dans sa bouche timide.
A dire son amour, je crois tiu'il se décide,
hkh L^ MANIK DU MVSTKIU':.
Kl ([iriin siiK-rTo aveu va sortir de son tscin ,
Lorsque j'entends ces mots : « Nons danserons demain.
Il Souffre/, que je vous prie alors pour la première. »
11 sinclinc et, confus, court parler à mon père.
no sFTTi:.
\oil;i toiill... il vous aime, (;t l)ien |)ius que jamais.
A M K 1. 1 E.
Moi, je me haïrais, je ri-ois, si je l'aimais.
i!(>si:Tri;.
Voulrz-vDus doue sitôt cesser d'être indulgente?
AMÉLIE.
Tu me l'as conseillé, Rosette, sois contente.
nOSETTE.
Xraiment, vous avez tort, il pliera le i:enou.
liicn plus ((u(! sou travers, son amour le rond fou.
A M Él.l E.
Rosette, croirais-tu que j'avais la faiblesse
De ressentir pour lui déjà quelque tendresse?
Ne devait-il donc pas poursuivre l'entretien.
S'expliquer?... Quel dommage! il cominençait si bien.
Surprise d'un langage aussi nouveau que tendre,
D'un secret intérêt je voulais me défendre,
Lui cacher le plaisir qu'en éprouvait mon cœur :
Mes yeux me trahissaient ainsi que ma rougeur...
ROSETTE, regardant du côté do la maison.
Le voilà qui descend suivi de votre père.
A M É I, I E.
Viens, car je ne pourrais leur cacher ma colère.
SCÈNE XIII.
Les Mêmes, VALMON, SAINT- VICTOR.
SAii\T-viCTOn. à Amélie.
Eh I ({uoi, vous nous fuyez?
AMÉLIE.
Je crains de vous gêner.
Vous avez une aiïaire ensemble à terminer.
VALMON.
Une affaire!... Ah ! j'y suis. 11 brûlait de me dire
Que Potier l'autre jour l'avait beaucoup fait rire.
SAINT-VICTOr,.
Je vois ciu'à [plaisanter monsieur Valmon s'entend.
LA MANIE DU MYSTÈRE. i,/,5
AMKI.IE, ironiquement.
Le motif qui m'appelle est non moins important.
11 s'agit d'une robe.
VAL M ON.
Avant tout, la toilette !
\MKl.I E , à paît.
Il reste confondu... ma revanche est complète.
( Elle rentre dans la maison avec Rosette.)
SCÈNE XIV.
VALMOiN, SAl.M-VlCTOr,, ims FI inil.N.
VA l,M()\.
Lorsque ma tille et toi, vous u'Otes pas d'accord.
Je ne demande pas lequel des deux a tort.
SAINT- VICTOR.
C'est moi, sans contredit.
V Ar.MON.
11 faut alors bien vite
Effacer par tes soins ce dont clic s'irrite.
A te dire le vrai, je crois qu'elle a pour toi
Une grande amitié... J'en suis contient, ma foi.
SAINT- VICTOR, embarrassé.
Je devrais... Je ne puis... Votre fille est aimable.
Mais...
l'iRMiN, paraissant et faisant signe à Saint-Victor île parler pour
lui à Valmon.
lli'im ! lieim!
SAINT- vie toi; , à part,
(licl ! Kirniin !
Il r. M I.\, à liii-nièine.
Voyons s'il est capable...
Ileim I lieiiiil
SAINT- VICTOR , à part.
Ah ! le bourreau , si je ne parle pas ,
Il [Ku-lc... Me voilà dans un bol embarras...
VALMON, â Saint-Victor.
Que dis-tu?
s A I N T - V I G T O U .
Moi, rien.
Il 11 M I \ , plus fort.
Ileim :
m LA MANIE DU MYSTÈRE.
s AI\T- viCTOi;, troublé, à Valmon.
Vous avez une fille.
VM.MON.
Tu m'en fais confidence?
s A I N T - V 1 ('. T O U , (le IiK'mP.
Elle est jeune et gentille.
V ALMO\.
N'est-ce que d'aujourd'hui que tu t'en aperçois?
SAINT- VICTOR, de même.
Vous connaissez Firniin.
F I R M 1 N , à part, avec effroi.
Il va parler, je crois.
Sauvons-nous.
(Il rentre dans la coulisse.)
VALMON, étonné.
Hepronds-tu tes accès de folie?
Oui, je connais Firmin et ma fille Amélie...
Après.
SAINT-VICTOR, regardant derrière lui et ne voyant plus Firmin.
Eh! bien, sachez... que je ne sais quel jour.
Il in'a semblé... J'ai vu qu'il lui faisait la cour;
Et vous en conviendrez, jamais deux caractères
IN'ont montré de tout point des penchants plus contraires.
V ALiMON.
Tu me conseilles donc si, par hasard, Firmin
De ma fille venait me demander la main.
De le refuser net.
SAiNT-viGTOU, voyant Firmin reparaître.
Firmin est très-aimable...
Il danse on ne peut mieux, sa voix est agréable.
Et par lui la romance est chantée à ravir.
FIRMIN, disparaissant avec impatience.
Qu'entends-je? mon éloge! Ah! c'est là me trahir.
SAINT-VICTOR, ne le voyant plus.
Mais qu'est-ce en vérité que ces talents futiles?
Pour plaire dans le monde, ils peuvent être utiles.
Mais jamais du foyer ils n'ont fait le bonheur...
(Apercevant Firmin qui reparaît.)
Un gendre comme lui peut pourtant faire honneur.
Et je vous garantis qu'il séduira sa femme.
LA MANIE DU MYSTÈRE. /,^7
I in MI. \, ;i paît.
(]nniinc pour me servir le clicr cousin s'enflamiiu'!
Mais puis-je me fier à sa sincérité'?...
Pour en être bien sûr, passons de ce coté.
(Il entre dans le bosquet à droite.
V A LM 0 \ , impatienté.
Parleras-tu bientôt d'une façon plus claire?
Firmin est-il parfait, est-ce tout le contraire?
Vantes-tu son mérite ou veux-tu le nier?
De tes deux plaidoyers, auquel croire?
s.\i\T-ViCTOr>, ne voyant plus Firmin.
Au dernier I
K I R ;« I N , à part.
Écoutons.
SAlNT-VICTOli.
Je crains trop pour vous quelque surprise.
Kn vain mon cœur résiste, il faut que je le dise :
Firmin ne vous convient en aucune façon.
Entre nous, c'est je crois un assez bon garçon,
Mais il est aussi fou qu'on peut l'être à son âge,
Et mille fois plus fou s'il songe au mariage.
V M.MO\.
11 faudra donc...
SAINT-VICTOR.
Agir tout comme il vous plaira.
v.M,Mo\, à part.
Le pauvre sot jamais no se dt'cidera!
i'iRMi\, à part.
Ah! je suis fou, vraiment!... nous verrons tout à l'iieurc
Si ce n'est ])as au fou que le succès demeure.
(11 sort.)
VALMON, à Saint-Victor.
Je t'aime malgré moi, malgré tous tes travers,
Et voudrais t'éviter des chagrins trop amers.
Le silence à la longue impatiente et fiche,
On craint de se tromper, l'intérêt se relâche.
Et des doux sentiments qu'on croyait ressentir
On voit un beau matin les germes se tli'irir.
Je n'en puis dire plus, ù toi de me comprendre :
Trop tard est un vieux mot (|u'il c^t liirn dur d'eiitiMidre.
SAl \T-VlCTOn.
La pariile est d'argent, et le silence est d'or.
/)/j8 LA MANIE DU M^STKiit:.
VAI.MO\.
A ton aiso, niorblcii, cniisorvc ce tri'snr :
('■'l'st (Ml vain ([u'oii voudrait au destin te sonstrairo...
Vions-tu pas déjeuner'.'
SAINT-V ICTOR.
Kxcuscz... une afVairo...
V AI, MON.
Attendrais-tu quelqu'un ?...
(Avec ironie.)
Que je suis indiscret!...
.fe rentre et ne veux point surprendre ton secret.
(11 rentre dans la maison.)
SAINT-VICTOn, srlll.
Ah! que faui-ii résoudre?
SCÈNE XV.
SAlNT-VIGTOr. , FIP.MIN.
Fin M I \.
F.li bien! cher diplomate,
D'un séduisant espoii' faut-il (pie je nie (latte?
Je connais ta manie et te crois mon rival :
As-tu pu l'oublier en cet instant fatal ,
As-tu servi mes feux?
SAINT-VICTO n.
Dis donc... ton héritage.
FI RM IN.
Le nôtre, cher cousin, car jamais un vrai sage,
D"un oncle généreux, n'a refusé le bien.
s A I iV T - V I C. T G R .
Tu peux parler pour toi, je n'y prétends plus rien.
FIRMl N.
niche, tu ne l'es pas?
SAI1\T-VICT0R.
Non, mais j'ai ma cliimi"'re.
FI RM IN.
Quoi, tu veux!...
SAI XT-VICTOI!.
Être heureux, et non millionnaire.
FI KM IN.
L'un n'empêche pas l'autre, et je le prouverai;
LA MANIE DU MYSTÈRE. ^/,9
Mais c'est toi, clier cousin, à qui je le devrai,
Si tu m'as appuyé près du futur beau-père.
A propos, consent-il ?
SAINT -VICTOR, troiiblé.
Je ne sais... Je l'espère.
FinMi\.
Ah! je suis trop heureux! et sans plus de retard,
A notre oncle surpris je cours en fajre pai't.
SAINT-VICTOIt, plus troublé.
A notre oncle!...
FIRMIN.
Sans doute... Amélie est si belle
Qa"il aura de la joie à savoir la nouvelle!
(Il sorl.)
SCÈNE XVI.
SAINT-VICTOR, AMÉLIE, ROSETTE.
SAiNT-ViCTon, à lui-même.
Il ne me laisse pas le loisir d'hésiter;
Je n'ai plus qu'un moment... tâchons d'en profiter.
J'entends du bruit, Ton vient... c'est elle!... sa présence
Double mon embarras...
AMÉLIE, basa Rosette, qui va s'asseoir au fonJ du théàti'P
et y reste pendant toute la scène suivante.
Rompra-t-ii le silence?
SAINT- VICTOR, s'avançant vers Amélie.
Amélie, aujourd'hui, voudrez-vous m'cxcuser?...
J'aurais à vous parler... Mais je crains d'abuser...
Je le sais; contre moi, vous Êtes en colère.
Je ferais beaucoup mieux peut-être de me taire.
AMÉLIE.
C'est comme il vous plaira.
SAINT- VICTOR.
Mon malheur est complet :
Je ne le vois que trop, tout en moi vous déplaît!
AMÉLIE.
Vous vous trompez, Monsieur, et jusqu'ici, je pense
N'avoir senti pour vous que de l'indifférence.
SAINT-VICTOU.
Ah! Je ne savais pas vous déplaire h. ce point.
650 LA MANIK DU MYSTEHE.
AMÉLIi:.
Qui parle do ccki? vous ne m'entendez point.
s AiM- vie, TO n.
Je vous ontonds trop bien, cruelle!
A Al KI.IK.
C'est-à-dire
Qu'il faudrait deviner ce que Monsieur désire.
SAINTi-VICTOR.
Ah ! qu'il est des secrets qu'on devine aisément!
Mais vous ne voulez pas m'cntendreen ce moment.
Quoi! la discrétion n'a donc rien qui vous touche.
Vous niez le respect qui me ferme la bouche,
Et lorsque dans mon cœur le plus doux senlimcnt...
AMÉLIE, l'interrompant.
Vous êtes amoureux, vous! et de qui vraiment?
Ah! vous me permettrez d'en douter et d'en rire.
SAIl\T-VICTOU.
Non, un tendre retour est le bien où j'aspire.
A M i'; L I E.
Allons, vous plaisantez, à moins qu'en ce moment ,
Cet amour ne s'éveille un peu soudainement.
SAINT-VICTOn.
Ah ! c'est trop écouter une importune crainte !
Connaissez tout l'amour dont mon âme est atteinte;
Sachez que dès longtemps j'ai reconnu vos lois ,
Plus épris chaque jour, plus timide à la fois.
Mes regards et mes soins aui-aient dû vous l'apprendre ,
Et pour être entendu...
AMÉLIE.
Sachez vous faire entendre.
SAINT-VICÏOJl.
N'ôtes-vous pas sensible à l'aveu le plus doux?
A AI É L I E.
Vous m'aimez donc. Monsieur?
(Interrompant Saint-Victor qui mol la main
sur son cœur et va parler.)
Répondez à genoux.
s A I A T - v I C T 0 n , montrant Rosette.
Ciel! devant un témoin, se peut-il qu'on exige!...
Quoi! vous voulez me voir...
AMÉLIE.
.Te veux voir ce prodige.
LA M AME DU MYSTÈRE. Zi51
s AINT-V ICTOn.
Mais vous ne songez pas que Rosette à l'instant...
A MKME, avec ironiiî.
Toml)er îi mes genoux... L'effort est surprenant.
SAINT-VICTOR.
Souffrez que mon amour devant elle se caclie.
A M i: I, I K.
Vous prétendez m'aimcr et craignez qu'on le sache!
SAINT-VICTOR.
Ah ! pouvez-vous douter du pouvoir de vos yeux!
Le véritable amour n'est pas audacieux.
Quand je pense au bonheur de vous avoir pour femme,
J'ai peine h respirer, et je tremble. Madame.
Mais parlez, Amélie, obtiendrai-jc un tel bien?
A M i';i, lE.
Vous m'avez entendue, et je n'ajoute rien.
SAINT-VICTOR, à part.
Ahl ([iiolle violence! elle me désespère!
Mais clic ordonne, allons, il faut souffrir pour i^laire.
AMÉLIE.
Vous balancez longtemps.
SAI\T-VICTOR.
Non , je n'hésite plus.
Soyez contente.
(11 tom à ses genoux.)
AMi'LiE, le regardant avec tendresse.
Enfin!... Ne soyez pas confus.
Je pourrais me venger de votre long silence.
Vous punir justement de votre résistance;
Mais, puisque vous cédez, je dois tout pardonner.
SAINT-ViCTOn, se relevant et baisant la inain d'Anirlie.
En vous, tant de bonté ne saurait m'étonncr.
Vous avez triomphé de mon humeur irbellc,
Vous m'aimez, Amélie, et mon amour lidiMe
Malgré tous mes travers a touché votre cœur...
Mais...
ROSETTE, à pari.
l'arions qu"il va sounicr sur sou lidnluMir.
SAIN 'r-\ ICI ou.
Puisque vous consentez à couronner mn IImiu ,
Zi52 LA MAISIE DU MYSTÈRE.
Sans crainte, laissez- moi vous dévoiler mon âme.
Vous comprendrez alors que ma timidité
N'est qu'horreur de la foule en sa brutalité.
Connaissez tout entier celui qui vous adore...
RO SETïK , à part.
Quelle grosse sottise a-t-il à dire encore?
AMKLIE.
Je crois à votre amour, et pour moi, c'est assez.
SAINT-VICTOn.
Et moi, je ne sais pas tout ce que vous pensez.
Dans le monde, Amélie, il est certains usages,
Respectés par les fous et bravés par les sages.
Qui transforment souvent le plus aimable jour
En jour de désespoir pour un sincère amour!
A M !■; LIE.
Je ne vous comprends pas.
s AIM-VICTOR.
Cependant, Amélie,
\'ous avez vu souvent comment on se marie :
Les noms avec éclat par trois fois publiés;
Puis, le jour de l'hj'mcn, tous les amis priés
Qui, de vous tourmenter se faisant une fête,
Ne vous épargnent pas le bon mot le plus béie;
L'église préparée et remplie, en entier.
Des femmes, des oisifs de tout votre quartier;
Ils ouvrent de grands yeux et, groupés au passage,
Présagent vos destins d'après votre visage:
Celui-ci de l'époux souhaite l'heureux sort,
Celui-là plaint la femme et jure qu'elle a tort.
Ce n'est pas tout. Bientôt, à la cérémonie.
Succède un long repas et sa monotonie.
Au dessert, on s'anime, un couplet effronté
Pour honorer l'hymen fait rougir la beauté.
On se résignerait si, du moins, la soirée
A de plus doux plaisirs s'écoulait consacrée.
Mais non, il faut danser imperturbablement.
Et toujours au supplice, être toujours charmant.
L'heure avance, on entend d'odieux bavardages,
Et l'on frémit de honte à ces libertinages
De pensée et d'esprit qui, souillant votre amour.
Ne laisseront en vous que dégoût de ce jour!
Pour moi, depuis longtemps, ce spectacle m'irrite;
Je méprise ce bruit, cette joie illicite.
LA MANIE DU MYSTÈRE.
/i53
Et ne veux pas, suivant la rAgle d'aujourd'hui,
Me marier surtout pour le plaisir d'autrui !
AMÉLIE.
Je ne sais pas comment on pourrait s'y soustraire.
Et, sans désapprouver votre grande colère,
Je pense qu'il vaut mieux ne pas tant se fâcher,
Et supporter un mal qu'on ne peut empêcher.
SAIM-\ IC TOR.
Qu'on ne peut empêcher!... Ah! qu'il serait facile.
Si votre âme à mes vœux daignait itrp docile.
D'échapper l'un et l'autre à ce supplice affreux!
A M K 1. 1 E.
Et comment, je vous prie?
SAlM-VICTOn.
Il est près de ces lieux,
Dans un hameau voisin, une simple chapelle;
Par mes soins prévenu, son desservant fidèle.
Si vous y consentez, ce soir peut nous unir.
AMÉLIE.
Que me proposez-vous?
SAlNT-VICTOIt.
Quel heureux avenir,
A mes yeux enchantés, se déroule d'avance !
Nous partons tous les deux dans une heure, en silence;
Seuls, Rosette et Germain accompagnent nos pas.
Dans vos regards baissés, quel charmant embarras
Marque le doux instant où, pour toute la vie,
Un serment solennel l'un à l'autre nous lie!
Bientôt, nous revenons, protégés par la nuit ;
Dans votre appartement, vous pénétrez sans bruit.
Et moi, toujours soumis aux lois de la prudence,
Le cœur rempli d'amour et de reconnaissance.
Je m'éloigne, content de posséder un bien
Auprès duquel, pour moi, les autres ne sont rien.
AMÉLIK.
Eh quoi! vous prétendez que, môme pour mon père...
s A I NT- v I CTO B , l'inlerrompaiil.
Que, pour le monde entier, nos nœuds soient un mystèn
Le bonheur n'est parfait que s'il est ignoré.
Quel plaisir d'être unis par un lieu sacré.
Et de rester à peine amants aux yeux du mond'-;
De voir mille rivaux s'agiiaut à la ronde.
/j5/,
LA MANIE DL' MYSTERE.
S'i^puiser cliaquo jour en pITorts superflus
Pour obtenir un bien qu'on n'accordera plus;
De se glisser tremblant, quand la nuit est venue.
Aux lieux où votre amie, ainsi que vous émue.
Vous attend et frémit au doux bruit de. vos pas.
Comme si sa vertu ne la rassurait pas.
Ah ! de grilcc, cédez h ma plus chère envie!
Dans une heure, venez, de Rosette suivie,
Recevoir le serment de me voir près de vous
Vivre toujours amant, pour être heureux époux!
A MK.r.iE, à part.
Ce dernier trait m'apprend enfin à le connaître;
Mais, pour mieux le punir, ne faisons rien paraître.
SAINT-VICTOR.
Ne m'aiiprouvez-vous pas?
AMKLIE , avec ironie.
Comment donc! ce projet
Ne peut que me charmer et me charme en eftet.
Femme et fille à la fois, je n'aurai point d'entraves;
A mes pieds prosternés, je verrai dix esclaves
S'empresser à l'envi de mériter mon cœur :
Je pourrai leur répondre... et môme sans rigueur.
s A IX T- VICTOR , vivement.
Un seul de vos regards rassurera mon àme...
AM ÉLiE, à part.
Je ne puis contenir le courroux qui m'enflamme.
SAINT-VICTOR.
Mais c'est pour plaisanter que vous parlez ainsi.
De me rendre jaloux, n'ayez aucun souci :
L'amant qui , le matin, s'échappe plein d'ivresse,
Ne peut croire, le soir, qu'on trahit sa tendresse...
Ne consentez-vous pas au secret de nos nœuds?
A M É 1. 1 E , avec ironip.
Pouvcz-vous (>n douter?
s AINT-VI CTOR.
Ah! je suis trop heureux.
Et je cours à l'instant pour que tout se dispose.
(Il sort vivement.
SCÈNE XVII.
AMÉLIE, ROSETTE, puis FIRMIN.
A II É I, I V. , à ello-même.
Oui, puisque la raison à mon penchant s'oppose.
Vengeons-nous de l'ingrat.,, plus dliymcn entre nous.
J'accepterais plutôt son cousin pour époux.
ri IlM IN, à part.
Mon cousin sort d'ici... Si j'en crois son visago,
Son amour à la fin s'est armé de courage
Et n'a ([u'à se louer de sa témérité.
AMÉLIE, sans voir Pirmin.
Jamais ressentiment fut-il mieux mérité !
Oser me proposer... me faire un tel outrage...
F 1 n M I N , à part.
Oui , je puis sans danger présenter mon hommage.
En refusant ma main, on me dira pourquoi...
Et mon très-cher cousin me vaudra mon renvoi.
.\pproclions.
(Haut.)
Amélie...
AMÉLIE, surprise.
Ah !
FIRMIX.
Je vous importuno.
AMÉLIE.
Je ne vous vov-iis pas.
FIRMI \.
Mon heureuse fortune
De vous voir seule enfin m'accorde la faveur.
Souffrez que j'en profite, et lisez dans mon cœur.
Peut-être avez-vous cru ma flaniinc un peu lOgi^ro;
Mais si j'ai badiné, c'est que je voulais plaire.
Et si pour mériter le nom de votre époux ,
Il faut vous adorer, je suis digne de vous.
( A part.)
Comme l'on est hardi quand le cœur est tranquille,
Et qu'un galant mensonge alors devient facile!
AMÉLIE, à part.
Je me le suis promis... Je tiendrai mon serment.
(Haut.)
Vous m'honorez. Monsieur, par un tel sentiment;
Mais mon destin dépend des volontés d'un père.
FIT. M IN , :i [Mil.
Qu'cntends-jc? ce discours ne fait i)as mon aiïairo.
On m'accepte, je crois... Olil mais, entendons-nous '.
(Haiil.j
.Mon cousin Saint-Victor... il était ave vous...
/i56 LA MANIE DU MYSTÈRE.
.\Mi;i, ii:.
11 vient (le vous servir on ne peut davantage,
Et si vous m'obtenez de mon père...
nnsKTTK, ù part.
Il enrage.
r lUMiN, ;i purt.
Au diable le cousin! morbleu, scrais-jc pris,
Et faudra-t-il grossir le nombre des maris.
(ILiul.)
Vous me comblez de joie et de reconnaissance.
AlIl'lLlE.
Vous ne m'en devez point, et je vous en dispense.
FI RM IN.
Ah! je suis trop heureux.
(A part.)
Peste soit du bonheur!
(Regardant vers la maison.)
Bon! le père à présent! c'est jouer de malheur.
Il ne me manquait plus que sa chère présence.
Mais pour([uoi m'clTraycrl et quel père en démenci'.
Pour sa fille aujourd'hui voudrait m'acccpter... moi!
Cette réflexion dissipe mon effroi ,
Je puis parler.
SCÈNE XVIII.
Les Mêmes, VALMON.
FiniiiN, allant au-devant dfiValmon.
Monsieur, terminez mon martyre.
Mon sort est dans vos mains...
p. osETTE, à part.
Mon Dieu! comme il soupire!
FIRMI\, continuant.
Votre fille Amélie est l'objet de mes vœux :
Daignez parler, un mot est tout ce que je veux.
VALMON.
On ne peut s'exprimer d'une façon plus claire,
Firmin, et vous allez rondement en affaire.
Mais Amélie est veuve... et, sur elle, mes droits
Ne peuvent d'un époux lui commander le choix.
LA MAME DU MVSTKRR. ^,57
ri RM IX, à p,irt.
0 ciel, il nrabandonno! adieu, mon espérance...
Et moi qui, bonnement, comptais sur sa prudence.
VA i,MON, à part.
Elle aime Saint-Victor et ne peut consentir...
F m M IN, ;\ part.
D'un pareil embarras il faut pourtant sortir.
(Haut, à Amélie.)
Des maris vous aurez en moi le plus aimable.
Surtout le moins gênant... Oh! je suis raisonnable.
Et j'entends que ma femme ait pleine liberté,
Pourvu que je sois libre aussi de mon côté.
Se voir le moins qu'on peut, pour s'aimer davantage,
Voilà le vrai moyen d"(Mrc heureux en ménage.
VALMON, à sa fille, ai-cc ironie.
Ma fdle, je n'ai pas besoin de te guider...
De semblables discours doivent te décider.
SCÈNE XIX.
Les Mêmes, SAINT-VICTOR, GERMAIN.
SAINT-VICTOR, entrant avec mystère.
Tout est prôt...
(Voyant Firrain baiser la main d'Amélie.)'
Qu'ai-je vu?
FI RM IN, à Amélie.
Couronnez ma constance.
AMÉLIE, à clle-mùme.
Mon Dieu! que vais-jc n\irc?... Et faut-il par vengeance.
VAI.MON, à Amélie.
Parle vite.
AMÉLIE, troublée.
Mon père...
SAINT-VICTOR, sc précipitant entre Amélie et Fiiiiiiii.
Ah! VOUS me trahisse* !
Est-ce do mon amour que vous me punissez?
Je me jette à vos pieds, jugez si je vous aime;
Et devant... vingt témoins j'y tomberais de mùmo.
Allez-vous prononcer, injuste pour tous deux,
Cruelle aussi pour vous, un arrôt rigoureux?
Non, Firniin, j'en suis sur, no vous a pas su plaire:
III. 58
/j58
LA MANIE DU MYSTERE.
C'est moi que vous aimez, à qui vous êtes cht-re,
Qui ne peux être heureux, maliieureux que par vous ,
Et que vous allez voir mourir à vos genoux,
Si vous tardez encore à m'ôtre favorable.
Consultez votre cœur... Suis-je donc si coupable?
FIRMIN, à part.
S'il pouvait parvenir à se justifier !
AMÉLIE, à Saint-Victor.
Et comment voulez-vous que je puisse oublier...
SAINÏ-VICTOU.
Ah! ne rappelez plus des torts que je déteste.. .
Écoutez mon amour, oubliez tout le reste.
AMÉLIE, à Valinou.
Mon père, je ne sais si je dois pardonner.
VALMON.
Chère fille, on n'a plus de pardon à donner.
Lorsqu'on consulte tant...
AMÉLIE, souriant.
S'il est guéri, j'oublie.
SAiM'-viCTOR, tendremeu t.
Rien ne me guérira... Mais d'une autre folie.
FiRMiN, à part.
Enfin, je suis sauvé! mais, il faut l'avouer,
Dans les bras de l'hymen j'ai manqué d'échouer.
GERMAIN, has à Rosette.
Un moment, j'ai tremblé pour nous-mêmes, Rosette.
Madame, heureusement, n'est pas une coquette.
ROSETTE, demème.
Laisse donc, gros nigaud! quand l'amour a parlé ,
Quelle main peut briser son lien endiablé?
SAiiNT-viCTOR, à Firmin.
D'un peu de fausseté souftVequeje m'accuse...
VALMON.
Firmin voudra-t-il bien recevoir mon excuse?
Oh! ses droits sont sacrés, il sait plaire, et Firmin
Ne devait pas troubler l'amour de son cousin.
Au reste, autant qu'à lui son bonheur me profite.
11 satisfait notre oncle, il épouse et j'hérite ;
LA MANIE DU MYSTERE. fj59
Nous héritons tous deux et, sans cette union.
Je perdais la moitié d'un petit million.
(Joignant les mains de Saint-Yictor et d'Amélie.)
Soyez heureux!
VALMON.
Venez, assistés du notaire,
Dans mon appartement terminer cette affaire.
Tâchons de regagner par notre activité
Le temps qu'il a perdu par sa duplicité.
GERMAIN, ù Rosette.
Je ne me cache pas pour te dire : je t'aime.
ROSETTE, à Germain,
Je ne me cache pas pour répondre de môme.
SAINT-VICTOR, retenant Talmon.
Ne permettrez-vous pas que sans bruit, sans retard ,
Supprimant bal, festin, lettres de faire part?...
VALMON.
Je ne te ferai pas grâce d'une visite.
SAINT-VICTOR, à part.
Feignons de nous soumettre et, marié bien vite,
Courons loin de ces lieux, libre dans mon humeur,
Pour mieux le savourer cacher tout mon bonheur.
FIN DE LA MANIE DU MYSTERE.
REPERTOIRE GÉNÉRAL
THEATRE D'ALEXIS DE COMBEROUSSE
Le CocHF.ri de fiacue, drame en trois actes.
En collaboration avec MM. B. Antier et liuben.
Théâtre de l'Ambigu-Comique, 25 août 1825.
PolM, 1825.
Le Pauybe de l'Hôtel-Dieu, drame en trois actes
En collaboration avec M. B. Antier.
Théâtre de la Gaîté, IG août 1820.
Quoy, 182G.
Le Fou, drame en trois actes.
En collaboration avec G. Drouineau et A. Bv-
raud.
Théâtre de l'Ambigu-Comique, 12 mars 1829.
Barba, 1829; présente édition, t. I, p. W.
La Maîtresse, comédie-vaudeville en deux actes.
En collaboration avec Merville et H. Leroux.
Théâtre de Madame, 0 mai 1829.
Bezou, 1829; présente édition, t. I, p. 2ri.
Le Frère et l'Amvnt, comédie en trois actes, en
prose.
En collaboration avec FuUjence.
Théâtre de TOdéon, 14 septembre 1829.
Présente édition, t. I, p. 1.
Le Fils de Louison, drame en trois actes.
En collaboration avec M. B. Antier.
Théâtre de la Gaîté, 19 décembre 1829.
Quoy, ISiiO; pri'sentc édition, t. I, |). 81.
JoACiiiM MiKvr, drame en (piatre actes et m'iif
tableaux.
EncoUaIjoration arecMM. B. Antier et Naiueon.
Théâtre, de rAmbigu-Coniique, 12 février |8:tl.
Qnoy, 18:51.
Les FRi;REs Faucher ou les Jumeaux de La Héoli:,
drame en trois actes et sept tableaux.
En collaboration avec de Bouiiemont : vnisiiine
de Casimir Gide.
Théâtre d(îs Nouveautés, 22 février !8:tl.
Quoy. 18:M ; présente édition, t. 1, p. l-V.).
L'Incendiaire ou la Core et l'Archevêché, drame
en trois actes et sept tableaux.
En collaboraiion avec M. B. .\ntier.
Théâtre de la Porte Saint-Martin, 21 mars 1831.
Barba et Bezou, 1831; présente édition, t. I,
p. 127.
L'Espion du Mari, comédie en un acte, en prose.
En collaboration arec Fulijenre.
Théâtre-Français, 28 septcmbn' |83|.
Présente édition, t. I, p. 111.
L'Abolition de la Peine de Mort, drame en trois
actes et huit tableaux.
En collaboration avec MM. B. Antier et Brienne.
Théâtre de r.\mbigu-Comiquc, 22 février 1832.
Riga, 1832; présente édition, t. I, p. 251.
Le Serrurier, comédie en un acte, mêlée de cou-
plets.
En collaboration avec J.-F. Bayard et E. Van-
derburch.
Théâtre du Gymnase-Dramaticpie , 2 avril 1832.
Barba, 1832; présente édition, t. I, p. 195.
La Nuit d'avant, comédie-vaudeville en deux acti-s.
En collaboration avec Ancelot.
Théâtre du Palais-Uoyal, 23 avril 1832; théâtre
du Gymnase-Dramatique, 22 juin 1833.
Barba, 1832; présente édition, t. I, p. 233.
Une BONNE Fortune, comédie-vaudevillf en un acte.
En collaboration avec J.-F. Bayard.
Théâtre du (^lymnase-Dramatiiiui', {"■juin 1832.
Bréaulé, 1832; présente édition, t. I, p. 213.
La PRi:rÉRE\CE d'une Mi-;nE, drame en trois nrles.
En collaboration avec M. B. Antier.
Théâtre df rAmbigu-Co.miqui;, 30 septembre
1832.
L\ Fille du Soi.Dvr, comédie- vaudevilli* en deux
actes,
/:»i collabm'ation avec .\nrel(il.
Théâtre du Gymnase- Dram»ti(|ue, 21 rulobrc
1832.
Marcliunl. 1832.
/|G2
RÉPERTOIRK f.ÉNÉRAL
Madame d'Egmont ou Sont-elles dei x? rnmi'tlic en
trois actes, môltîc de chants.
En collaboration avec Ancelot.
Thiîâtre dos Xariétt's, t»'. avril 1833.
Marchant et Barba, 1S33; présente édition,
tome I , pape 3'2 1 .
La Consigne, comédie-vaudeville en un acte
En collaboration avec Ancelot,
' Thé.ltre des Variétés, 10 juin 1833.
Marchant et Barba, 1833; présente édition.
t. I, p. 3r.3.
L'Aspirant de Mahink , opéra-comique en deux
actes.
En collaboration avec M. Bochefort; musique (h
Th. Labarre.
Théâtre de rOpéra-Comi([ue, IJ juin 4833.
Marchant et Barba, 1834.
La Salle he Bains, vaudeville en deux actes.
En collaboration avec M. B. Antier.
Théiltrc des Variétés, 21 août 1833.
Marchant et Barba, 1833.
Louis XI EN Goguettes, comédie en un acte, mêlée
de couplets.
En collaboration avec Fulgence.
Théâtre du Gymnase-Dramatique, 29 août 1833.
Marchant et fiark», 1833; présente édition, 1. 1,
p. 280.
La Foi\èt a vendre, vaudeville en un acte.
En collaboration avec Brazier.
Théâtre du Palais-Royal, 6 novembre 1833.
Être aimé et mourir , drame en trois actes.
En collaboration avec M. B. Antier.
Théâtre de l'Ambigu -Comique, \" décembi'e
1833.
Les Suites d'une séparation, comédie en un acte,
mêlée de couplets.
En collaboration avec M. P. Duporl.
Théâtre du Gymnase-Dramatique, 7 décembre
1833.
Marchant et Barba, 1833; présente édition, 1. 1,
p. 303.
Le Domino rose, comédie-vaudeville en deux actes.
En collaboration avec Ancelot.
Théâtre des Variétés, 20 février 1834.
Marchant et Barba, 1834; présente édition,
t. II, p. G3.
Salvoisv ou l'Amoureux iie la reine, comédie-vau-
deville en deux actes.
En collaboration avec Scribe et de Bouoemont.
Théâtre du Gymnase-Dramatique, 18 avril 1834.
Duvernois, 1834; présente édition, t. I, p. 371.
Le Dernier de la famille, comédie-vaudeville en
un acte.
En collaboration avec Ancelot.
Théâtre du Vaudeville, 7 mai 1834.
Marchant et Barba. 1834; présente édition, 1. 1,
p. 395.
IJN Secret de famille, drame en quatre actes.
En collaboration avec Ancelot.
Théâtre du Vaudeville, 2 juillet 1834.
Marchant et Barba, 1834; présente édition, 1. 11,
p. 37.
Le Capitaine de vaisseau ou la Salamandre, co-
médie-vaudeville en deux actes, précédée de
la Carotte cVor, prologue.
En collaboration avec MM. Mélesville et B. An-
tier.
Théâtre du Gymnase-Dramatique, 24juillet 1834.
Marchant et Barba, 1834; présente édition, 1. 1,
p. 417.
1/Ami Grandet, comédie en trois actes, en prose.
En collaboration avec Ancelot.
Théâtre du Vaudeville, 24 octobre 1834; théâtre,
de l'Odéon, 2 décembre 1847.
Marchant et Barba, 1834; présente édition,
t. II, p. 1.
Les Tours de Notre-Dame, anecdote du temps de
Charles VII.
En collaboration avec M. B. Antier.
Théâtre des Variétés, 3 novembre 1834.
Marchant et Barba, 1834.
Frétillon ou la Bonne fille, comédie-vaudeville
en cinq actes.
En collaboration avec J.-F. Bayard.
Théâtre du Palais-Royal, 13 décembre 1834.
Marchant et Barba, 1834; présente édition,
t. II, p. 83.
Le Tapissier, comédie en trois actes, mêlée de
chants.
En collaboration avec Ancelot.
Théâtre des Variétés, .5 janvier 1835.
Marchant et Barba, 183.').
L'Autorité dans l'emharras, comédie-vaudeville
en un acte.
En collaboration avec M. Jaime.
Théâtre des Variétés, 14 janvier 1835.
Marchant et Barba, 1835.
Les Deux nourrices , comédie-vaudeville en un
acte.
En collaboration avec J.-F. Bayard.
Théâtre du Palais-Royal, 3 février 1835.
Marchant et Barba, 1835; présente édition,
t. II, p. 107.
Le PicRE Goriot, drame-vaudeville en 3 actes.
En collaboration avec M^f. Thèaulon et Jaime.
Théâtre des Variétés, 12 avril 1835.
Marchant et Barba, 1835.
Le Violon de l'Opéra, comédie-vaudeville en un
acte.
En collaboration avec M. de Lauzanne.
Théâtre du Gymnase-Dramatique, 3 juillet 1835.
Barba et Marchant, 1835; présente édition,
t. II, p. 123.
DU THÉATHK D'ALEXIS DE CUMBEUOLSSE.
/i63
La Fille mal Ét.EVÉE, comédie en deux actes, mê-
lée de couplets.
En collaboration, avec M. d'Épagiuj.
Théâtre du Gymnase - Dramatique , 21 juillet
18J5.
Marchant et Barba, 1833; présente édition,
t. Il, p. lil.
La Liste des .\OTAiiLES, comédie en deux actes,
mêlée de couplets.
En collaboration avec M. Ch. Dupeuty.
Théâtre du Vaudeville, il mai 1830; théâtre des
Variétés, 1.5 février 1841.
Marchant, 1830; présente édition, t. II, p. 209.
La Reine d'l'n jocn, chronique mauresque en deux
actes.
En collaboration avec M. B. Antier.
Théâtre de l'Ambigu-Comique, 10 mai 1830.
Marchant, 183G.
Le Colleur, comédie-vaudeville en un acte.
En collaboration avec M. B. Antier.
Théâtre du Palais-Royal, 20 août 1830.
Barba, 1836; présente édition, t. II, p. 233.
L'Hérétique, drame fantastique en trois actes.
En collaboration avec J.-F. Bayurd.
Théâtre du Gymnase-Dramutiquc, 31 août 1830.
Avis Atx coquettes ou l'Amant singulier, comé-
die-vaudeville en deux actes.
En collaboration avec Scribe.
Théâtre du Gymnase-Dramatique, 29 octobre 1830.
Nobis, 1836; présente édition, t. II. p. 185.
Vive le galop, folie-vaudeville en un acte.
En collaboration avec MM. Cogniard et Lubize.
Théâtre des Folies-Dramatiques, 7 février 1837.
Nobis, 1837.
Vouloir, c'est pouvoir, comédie en deux actes,
mêlée de chants.
En collaboration avec Ancelot.
Théâtre du Vaudeville, 24 juin 1837.
Marchant, 1837; présente édition, t. 11, p. 2W.
U.N MALHEUR DE FAMILLE, comédic-vaudeville en
deux actes.
Théâtre du Gymnase-Dramatique, I8juillct 1837.
Le Serment de collège, comédie en un acte, mêlée
de couplets.
Tliéâlre du Vaudeville, 8 janvier 1838,
Barba, 1838; présente édition, t. 11, p. 277.
Midi a quatok/e iiei iies, comédie-vaii(l(!ville en un
acte.
En collaboration avec .incelot.
Théâtre des Variétés, 15 mars 1838.
l^K Tireur de cartes, vaudeville en nn acte.
En roHaboraliou arec M. liorhc
Théâtre du l'aluis-Royal, 25 mai 1838.
Barba, 1838.
Un Frère de quinze ans, comédie-vaudeville en un
acte.
En collaboration avec M. A. Hartois.
Théâtre dos Variétés, 2 juin !«38.
Marchant, 1838; présente édition, t. II, p. 297.
Les Maris vengés, comédic-vaudeville en clnqactes.
En collaboration avec M.)I. Etienne Arayo et
Boche.
Théâtre du Vaud<-ville, 5 février 183'.).
Barba, 1839; présente édition, t. II, p, 31.5.
Le Marché de Saint-Pierre, drame en cinq actes.
En collaboration avec M. B. Antier.
Théâtre do la Gaité, 20 juillet 1839.
Marchant, 1839; présente édition, t. II, p. 309,
Le Cheval de Créqui, comédie en 2 actes, mêlée
de chants.
En collaboration avec L. d'Amboise.
Théâtre du Vaudeville, 20 octobre 1839.
Mifliez, 1840; présente édition, t. Il, p. 345.
LTIoNNEUR d'une FEMME, dramc en trois actes.
En collaboration avec M. B. Antier.
Théâtre de l'Ambigu-Comique, 14 juin |X»0.
Ifenriot, 1840.
La Grisette de Bordeaux, comédie-vaudeville en
un acte.
En collaboration avec .M. Boche.
Théâtre des Variétés, 10 août 1840.
Henriot, 1840.
Lne Journée chez Mazarin, comédie en un acte,
mêlée de couplets.
En collaboration avec MM. EnUjence et Théo-
dore Muret.
Théâtre du Palais-Royal, 12 décembre I8i0.
Henriot, 18il ; présen-te édition, t. II, p. 405.
La Fée aux Perles, opéra lyrique en deux actes.
En vollaboration avec M. P. Deshinlra: mu-
sique de Carlini.
Théâtre de la Renaissance, 30 janvier I8U.
\ an-Bruck, rentier, comédie-vaudeville en deux
actes.
En collaboration avec M. X. Eournier.
Théâtre du Gymnase-Dramatique, 31 juillet 1811.
Marchant. ISH.
Les Filets de Sain t-Cloud, drame en cinq actes.
En collaborât imi avec M. li. .\nlier.
Tbéâtnî di; la (Jaité, 17 février 18'i2.
Marchant, 1812.
TounouLic I.E Cruel, vaudeville en un acte.
Théâtre du Naudeville, 8 avril 1813.
Berli, 1813.
Le VovA(;k impossible, vaudi>ville en un acte.
I!n colhtboration arec M. Saintiiie.
Théâtre du Vaudeville, 10 mars |8',i.
La Polka en provinci:, folie-vaudeville en nu arie.
En collaboralum avec J. Cordin:
Théâtre du \andi-ville, 0 avril ISiî.
BecI;, 1811; présente édition, t. Il, p. lll
k6k
RÉPERTOlHb: GK.M:HAL
Lk MYSTi-nF, comédie en deux actes, mùléc de
couplets.
Théâtre du Vaudeville, 0 juillet I8ii.
Bcrk, \Ui.
La SAl^■r^:-Cl•;clI.K, opéra-roniiquc en trois actes.
En collaboration avei- Ancelot.
Théâtre de rOpéra-(;onii(|iie, 19 septembre 184i.
Beck, 18i4; présente édition, t. III, p. I.
U.Mî Soirée a VAioinARD, fdlic-vaudcvillc en un
acte.
En collaboration avec J. Conlier.
Théâtre du Xaudeville, 23 février 18i5.
JtANiTA OU Voi.tf.-Faci:, comédie-vaudeville en
deux actes.
En collaboration avec J.-F. Baijard.
Théâtre du Gymnase-Dramatique, 'ilMuai '18i().
Léi'ij, lSi6; présente édition, t. III, p. '27.
La Carottf, d"or, comédie-vaudeville en un acte.
En collaboration avec MM. Mélcsville et B. An-
tier.
Théâtre des Variétés, "2 juin 18-iO,
Lévy, 1846.
L'Homme qui se cherche , comédie-vaudeville en
un acte.
En collaboration avec M. Roche.
Théâtre du Vaudeville, 27 décembre 184G.
Beck, 1846; présente édition, t. III, p. 53.
L\ Vapeur d'éther ou Sa.ns douleir, folie-vaude-
ville en un acte.
En collaboration avec M. H. Lefebvre.
Théâtre des Célestins, à Lyon, 16 avril 18i7.
Bey, Lyon, I8i7.
Le Chapeau cris ou Les Obstacles, comédie-vau-
deville en un acte.
En collaboration avec M. Ed. Brisebarre.
Théâtre du Vaudeville, 15 juillet 18i7.
Beck, 1847; présente édition, t. 111, p. 71.
Les Quatre filles Aymon, vaudeville en un acte.
En collaboration avec M. A. LaJiure.
Théâtre des Variétés, 10 février 1850.
U.\ Amant qui ne veut pas être heureux, vaude-
ville en un acte.
En collaboration avec M. Lubizc.
Théâtre du Gymnase-Dramatique, 14 septembre
1850.
Giraud et Dagneau, 1850.
Les trois coups de pieu, fantaisie-vaudeville en
denx actes.
En collaboration avec M. Lockroy.
TlK'àtre des Variétés, 9 janvier 1851.
Lévy, 1851; présente édition, t. III, p. 91.
Le Péché vé.mel, opéra-cornique en un acte.
Théâtre des Célestins, à Lyon, 6 septembre
1851.
(EUY.RES INÉDITES.
Le Marquis de Po^TA^CES, drame en deux actes,
en prose.
Présente édition, t. III, p. 117.
La Gouttière, comédie-vaudeville en un acte.
Présente édition, t. III, p. 141.
Impéria, drame en deux actes, en prose.
Grangeneuve, drame en deux actes, en prose.
Mourir pour vivre, comédie en deux actes, en
prose.
En collaboration avec M. B*****.
Présente édition, t. III. p. 159.
Fasiis ou Est-ce vous? folie-vaudcvillc en un acte.
Le Balafré, drame en trois actes, en prose.
En collaboration avec C. Delanoue.
Un Duel a mort, drame en deux actes, en prose.
Difficile a marier, comédie en un acte, en prose.
En collaboration avec J.-F. Uayard.
Présente édition, t. III, p. 179.
Giu.t.\a-grki-,x, comédie en trois actes, en prose.
En collaboration avec M. Chauffer.
Un Amour d'autrefois, drame en deux actes, en
prose.
Présente édition , t. III, p. 199.
Chaaipfleury, opéra-comique en trois actes.
En collaboration avec M. P. Deslandes.
La Jeune tante , comédie en un acte, en prose.
Les Petites voitures, opéra-bouffe en un acte.
Au Bénéfice des pauvres, comédie en trois actes,
en prose.
Présente édition, t. III, p. 223.
Serpentine, folie-vaudeville en un acte.
Le Harem et le Couvent, opéra-comique on trois
actes.
En collaboration avec M. B. Antier.
Madame Agnès de Picardie, comédie-vaudeville en
deux actes.
En collaboration avec Ancelot.
Présente édition; t. III, p. 253.
Un Juge, comédie en deux actes, en prose.
En collaboration avec L. Lurine.
Le Monsieur d'en face, folie-vaudeville en un acte.
En collaboration avec M, Tli. Muret.
DU THEATRE D'ALEXIS DE COMBEHOUSSE.
^65
PiEKRE LiLAS, comédio-vaudcvillc en uu acte.
Les Informations, comédie en un acte, en prose.
Le Diable siRMMÉr.Air.E, comédie en un acte, en
prose.
Le Combat des Trente, drame on trois actes, en
prose.
En collaboration avec L. d'Aiyiboise.
Présente édition, t. III, p. 27î>.
Bonneval-Pacii A, comédie-vaudeville on doux actes.
En collaboration avec ,1/. R. de Beauvoir.
La Niit, tol's les Chats sont gris, comédic-van-
deville on un acte.
En collaboration avec Fulgence.
Vait.elas, comédie en un acte, en prose.
Présente édition, t. III, p. 305.
L'Escarboucle, opéra-féerie en trois actes.
En collaboration avec M. B'"".
La Jeune femme, comédie-vaudeville en un acte.
En collaboration avec M. Ouvert.
Le Chevalier de Saint-Louis, comédie-vaudeville
en deux actes.
En collaboration avec M. Roche.
Présente édition , t. III, p. 325.
Le Colporteur, drame en cinq actes.
La Femme qui plume une oie, comédie-vaudeville
en un acte.
Dix ans en un jour, opéra-comique en deux actes.
En collaboration avec M. de Leuven.
Le Capon, comédie-vaudeville en un acte.
En collaboration avec M. de Brie.
La Fanfare, comédie-vaudeville on un acte.
En collaboration avec M. de Brie.
Le Carillon de Dunkehque, folie-vaudeville en
cinq actes.
En collaboration avec M. Moreau.
Antoine, drame en trois actes.
FoscARiNi, drame en cinq actes.
Li: Vieil Artiste, comédie en deux actes, on proso.
Le Songe de Tartim, opéra-comique en un acte.
En collaboration avec M. M
A vieux Pierrot, jeune Cassandre, opéra-bouffe
en un acte.
Les Lunettes bleues, comédie-vaudeville en un
acte.
En collaboration avec Fulgence.
Le Thlégraphe, drame en trois actes.
En collaboration avec Hyacinthe De Comb,^-
rousse.
L'Invasion , drame en trois actes.
En collaboration avec Hyacinthe De Combe-
rousse.
Jeunesse oisive, comédie en cinq actes, en prose.
Présente édition, t. III, p. 351.
WiLKET ou la Gloire et le succi:s , comédie en
cinq actes, en prose.
En collaboration avec M. Philarète Chastes.
Le Lutrin, opéra-comique en trois actes.
En collaboration avec }fM. Roche et C
Présente édition, t. IIF, p. 393.
MiLA, comédie en deux actes, en prose.
L'Hallucination, opéra-comique en trois actes.
La Chartreuse de Parme, drame en cinq actes.
Le Comte de Bercy, drame en cinq actes.
Le Fiacre jaune, comédie en un acte, en proso.
En collaboration avec H. de Latouche.
La Dot d'une jeune fille, comédie en un acte, en
prose.
En collaboration avec H. de Latouche,
Le Banquier amoureux , comédie en deux actes ,
en prose.
L'Intérieur d'un Palais ou le Nouvel Lcimiaiu»,
comédie en trois actes, en vers,
La Manie du mvstk;re, comédie en un acte, en
vers.
Présente édition, l. IH, p. t'23.
Monsieur Cent mille Livres de rkntf, coniédio
on trois actes, en proso.
m.
59
TABLE
DU TROISIEME VOLUME.
r*gr.,
La SAIMt-CKClLK I
JUANITA OU VoLTE-EaCE .J-J
L'Homme qli se cherche y^
Le Chapeai; guis ou Les Oiistacles 7f
Les trois Coups de pied <j|
()I-:UVRES INÉDITES.
Le Marquis de Poma.xges 117
La Gouttièrk IH
Mourir pour Vivre l.V.»
Difficile a Marier 179
Un Amour d'Autrefois 100
Ad Bénéfice des Pauvres 2*2:{
Madame Agnès de Picardie 253
Le Combat des Trente 270
Vaugelas 305
Le Chevalier de Saint-Louis 325
Jeunesse Oisive 351
Le Lutrin 303
La Manie du Mystère 423
Il PKiiTOir.K f;i:M;i;Ai. im tiikmhi' h'Ai.exis de Com ii i' iidu^m lui
FIN I>II T ROI SI KM K I.T 1> F, UN IKK VOt, rMF.
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