Skip to main content

Full text of "Théâtre: Le mort; Les mains; Les yeux qui ont vu"

See other formats


■ 

> 

•y-XL 

1    ^^fcJW^^Îyi                JfejUl^^ 

ï&v*v 

léll 


CAMILLE   LEMONNIER 


THEATRE 


LfcJ  YfcU\  QUI  OT>T  vu 


THEATRE 


ŒUVRES  DE  CAMILLE  LEMONNIER 


ROMANS  ET  NOUVELLES 

Un  Coin  de  Village.  —  Un  Mâle.  —  Le  Mort.  —  Thé- 
rèse Monique.  —  L'Hystérique.  —  Happe-Chair.  — 
Ceux  de  la  glèbe.  —  Noëls  flamands.  —  Madame  Lu- 
par.  —  Le  Possédé.  —  Dames  de  Volupté.  —  La  Fin  des 
Bourgeois.  —  Claudine  Lamour.  —  Le  Bestiaire.  — 
L'Arche.  —  L'Ironique  Amour.  —  L'Ile  vierge.  — 
L'Homme  en  Amour.  —  La  Vie  Secrète.  —  Adam  et 
Eve. 

CONTES  POUR  LES  ENFANTS 

Bébés  et^ Joujoux.  —  Histoires  de  huit  Bêtes  et  une 
Poupée.  —  La  Comédie  des  Jouets.  —  Les  Jouets  par- 
lants. 

CRITIQUES  D'ART 

Gustave  Courbet  et  son  Œuvre.  —  Mes  Médailles.  — 
Histoire  des  Beaux-Arts  en  Belgique.  —  En  Allemagne. 
—  Les  Peintres  de  la  Vie. 


Les  Charniers. 
La  Belgique. 


DIVERS 


THÉÂTRE 


Un  Mâle,  4  actes,  en  collaboration  avec  A.  Bahieh  et 
J.  Dubois. 


Droits  de  reproduction,  de  traduction  et  de  représentation  réservés 
pour  tous  les  pays,  y  compris  la  Suède  et  la  Norvège. 


CAMILLE   LEMONNIER 


THÉÂTRE 

LE  MORT 
LES    MAINS 

4 

LES  YEUX    QUI    ONT   VU 


DEUXIÈME    ÉDITION 


PARIS 

société  d'éditions  littéraires  et  artistiques 
LIBRAIRIE    PAUL    OLLENDORFF 

5o,    CHAUSSÉE    i>\\\n\,    5o 

1899 


Il  a  été  tiré  cinq  exemplaires  sur  papier  de  Hol- 
lande numérotés. 


I    c 


V&  R  **  y 

FEB    6 1970 


fa 
(A* 


1891-1896 


Ces  trois  pièces  furent  écrites,  —  Le 
Mort  en  1891, —  Les  Mains  tri  1892,  — 
Les  Yeux  qui  ont  vu  en  1896.  Ce  sont 
trois  aspects  successifs  d'humanité  mani- 
festés par  trois  formes  d'art  différentes. 

Le  Mort,  à  travers  le  relief  nerveux  et 
abrégé  de  la  pantomime,  se  propose  une 
farce  tragique  dont  le  personnage  essen- 
tiel ne  cesse  pas  d'être  l'ironique  destin 
sous  les  apparences  harcelantes  du  spectr  e> 


VI  AVANT-PROPOS 

Il  s'est  trouvé  que  le  drame  mimé,  avec 
ses  masques  nocturnes  et  muets,  corres- 
pondait à  la  condition  de  l'être  impulsif, 
muré  dans  ses  silences  intérieurs.  Dans 
Les  Mains,  la  tragédie  seule  subsiste  ;  des 
paysans  y  vocifèrent  comme  des  rois  an- 
tiques ;  et  le  protagoniste  est  devenu  la 
conscience. 

Le  Mort  et  Les  Mains,  la  parodie  et 
le  drame,  concluent  par  une  humble  para- 
bole où  passent  le  berger  et  le  fossoyeur, 
où  tout  le  monde  regarde  au  loin,  où  la 
vie  arrive  après  la  mort.  Les  Yeux  qui  ont 
vu,  c'est  une  pauvre  femme  des  villages 
qui,  en  mourant  pour  s'égaler  .au  sacrifice 
de  Christ,  les  ouvre  aux  clartés  du  Nouvel 
Evangile.  Des  images  naïves  et  solennelles 
y  imprègnent  d'un  air  mystique  les  simples 
réalités  de  l'existence  ;  et  ces  images  se  rap- 
portent à  la  conjecture  d'une  humanité  har- 


AVANT-PROPOS  VII 

monieuse  et  libérée,  après  l'autre,  obscure 
encore  et  enchaînée.  Il  faut  toujours  mettre 
quelque  chose  d'éternel  dans  ce  qu'on  écrit. 
C'est  du  Peuple  que  sortira  l'œuvre 
d'art  qui  renouvellera  les  aspects  sensibles 
du  monde.  Il  porte  en  lui  la  foi,  la  vérité 
et  la  justice.  C'est  au  Peuple  que  je  dédie 
ces  essais  d'une  esthétique  sociale  impli- 
quant des  puissances  de  beauté  qui  se  réa 
Useront  un  jour. 

C.  L. 


LE  MORT 


(« 


F  A IIC  E     TRAGIQUE    POUR    ÊTRE    JOUÉE    EN 
PANTOMIME 

TROIS  ACTES 

Représentée   pour  la  première  fois  à  Bruxelles,  par  la   troupe 
des  Martiuetti,  sur  la  scène  de  l'Alcazar,  lo  20  avril  1894. 


(1)  Eu  collaboration  avec  Léon  Du  Bois  pour  la  musi- 
que et  Paul  Martinetti  pour  la  mise  à  la  scène. 


LES  FRÈRES  :  BAST. 
BALT. 
HENDRIK,  leur  parent. 
LE  GARDE-CHAMPÊTRE. 
LE  MEUNIER. 
LE  GARÇON  MEUNIER. 
LE  TABELLION. 
LE  FOSSOYEUR  L 
LE  CLERC. 
UN  GENDARME. 
KARINA,  fille  du  meunier. 
MADAME  TIRE -MONDE  *. 


Créateurs  des  principaux  rôles  :  MM.  Paul  Martinetti 
(Bast),  Alfred  Martinetti  (Balt),  John  HEARD(Hendrik), 
E.  Josset  (le  garde  champêtre),  Craig  (le  garçon  meu- 
nier), Crommelynck  (le  meunier),  Ambréville.  (le  no- 
taire), Mesdames  Clara  Martinetti  (Karina),  José- 
phine Martinetti  (une  vieille  fille). 

1.  Les  rôles  du  fossoyeur  et  de  madame  Tire-Monde  remplacent  ici  les 
deux  rôles  de  la  première  version,  désignés  :  «  Un  Vieux  Monsieur  »  et 
«  Une  Vieille  Fille  ». 


ACTE  I 


LE   MORT 


ACTE  I 

Chez  les  frères. 

La  scène  représente  :  à  droite  un  logis  déla- 
bré de  paysans  célibataires;  table,  chaises,  un 
bahut,  une  horloge,  dans  le  fond  deux  grabats; 
—  à  gauche,  communiquant  par  une  porte  avec 
le  logis,  la  cour  aux  fumiers:  haie  au  fond, 
longée  par  un  sentier;  par  delà  le  sentier,  dans 
le  recul,  les  maisons  du  village  et  un  clocher 
d'église.  Il  fait  nuit;4'ouragan  ébranle  les  murs. 
Baltj  la  force,  et  Bast,  la  ruse,  sont  assis  dans 
l'Aire,  farouches  et  tristes;  ils  songent  à  la 
terre,  ils  ont  peur  des  Esprits. 


LE  MORT 


Dans  la  campagne,  quelqu'un  tout  à  coup  a 
chanté.  Qui  ose  chanter  par  une  telle  nuit  d'é- 
pouvante ?  Un  ivrogne,  bien  sûr. 

m 

La  voix  se  rapproche.  On  heurte  à  la  porte. 
Perplexité  des  deux  frères.  Balt  se  décide  à 
ouvrir.  C'est  leur  parent  Hendrik.  Il  est  joyeux, 
un  peu  ivre.  —  «  A  boire  !  »  Mais  ils  sont  ava- 
res, ils  haussent  les  épaules,  bourrus.  Hendrik 
alors  frappe  sur  sa  poche  et  avec  mystère  leur 
apprend  la  bonne  nouvelle.  Il  a  fait  un  héritage, 
il  est  riche;  il  prendra  femme,  il  s'achètera 
une  ferme. 

Les  frères  se  montrent  incrédules  :  il  fau- 
drait voir  pour  croire.  Mais  il  est  prudent,  il 
s'assure  d'abord  que  nul  témoin  indiscret  ne 
peut  surprendre  son  secret;  et  ensuite  il  tire  un 
premier  sac.  Oh!  ohl  le.  sac  est  ventru!  Il  le 
caresse,  heureux,  plein  de  mépris  pour  leur 
pauvreté  de  vieilles  gens  solitaires.  Bon!  font 
les  frères,  un  sac  est  un  sac,  voyons  au  moins 
ce  qu'il  y  a  dedans  ! 


LE  MORT 


La  corde  saute,  l'or  se  répand.  —  «  Hein! 
qu'en  dites-vous?  Foin  d'un  logis  misérable 
comme  le  vôtre...  J'aurai,  moi,  une  maison  de 
seigneur...  » 

Balt  et  Bast  se  regardent.  Balt  pense  :  — 
«  Cet  argent  ferait  bien  mon  affaire.  Un  vieux 
paysan  comme  moi  n'épouse  pas  une  belle  fille 
comme  Karina  sans  poignon.  HumpfT  !  humpiï  !  » 
Hendrik,  pouffant  de  hâblerie  et  d'orgueil, 
extrait  de  ses  poches  un  second  sac...  —  «  Et 
ce  n'est  pas  tout,  en  voici  encore...  »  Mainte- 
nant il  ouvre  un  portefeuille,  en  retire  des  bil- 
lets qu'il  étale. ..  — «  Il  y  en  a  là  pour  des  cent 
et  des  cent...  » 

Leur  cupidité  s'éveille.  Les  énormes  pouces 
de  Hait  s'agitent  derrière  son  dos.  Une  force 
aveugle  le  travaille,  momentanément  encore 
enchaînée,  niais  que  va  décomprimer  l'astu- 
cieux Bast...  —  «  Tout  cet  or  serait  à  toi  si 
seulement...,  »  et  il  fait  lo  geste  d'étrangler 
leur  nocturne  visiteur. 


LE  MORT 


—  A  boire  !  fait  Hendrik. 

Ils  trinquent.  Balt  lutte  contre  la  tentation 
diabolique.  Mais  le  crime  déjà  est  descendu 
dans  ses  mains.  Il  lève  les  poings,  les  laisse 
retomber,  dominé  par  une  suprême  et  passa- 
gère défaillance. 

—  Pense  à  l'argent  !  lui  souffle  le  cauteleux 
Bast. 

Rapidement  il  va  vers  le  manteau  de  la  che- 
minée, enlève  le  crucifix  et  le  cache  au  fond  du 
bahut. 

Cette  fois  l'esprit  du  mal  l'emporte;  Balt  se 
rue  sur  Hendrik  et  l'étrangle.  Dix  heures  tin- 
tent à  l'horloge. 

Le  crime  accompli,  il  demeure  faible  comme 
un  enfant,  les  yeux  fixés  sur  les  mains  meur- 
trières. Vainement  il  cherche  à  les  maîtriser  : 
le  meurtre  est'  resté  en  elles.  Bast,  lui,  s'est 
emparé  de  l'argent  et  l'a  caché  sous  un  des 
carreaux  du  sol. 

Une  rafale  ébranle  la  porte;  ils  se  croient  dé- 


LE  MORT  9 


couverts.  —  «  Non,  dit  Bast,  ce  n'était  que 
le  vent...  Personne  jamais  ne  saura...  Christ 
lui- môme,  regarde,  je  l'ai  caché  dans  ce 
hahut.  » 

A  présent  il  faut  faire  disparaître  le  cadavre. 
Où  l'enfouir?  Une  idée!  Dans  la  fosse  aux  fu- 
miers. Les  pailles  bientôt,  sous  leur  travail  for- 
cené, se  haussent.  Ils  croient  en  être  quittes  avec 
le  Mort.  Mais  tout  à  coup,  ô  terreur  î  un  bras 
apparaît,  puis  deux  pieds,  puis  la  tête.  Le 
fourbe  Bast  se  jette  à  genoux  :  —  «  Je  t'en 
supplie,  bon  Hendrik,  fais  bien  le  mort,  sois 
bien  mort  tout  à  fait...  Nous  ne  t'en  voulons 
pas...  Ce  n'est  qu'un  mauvais  mouvement  qui 
nous  a  passé...  »  La  tête  plonge,  émerge  de 
nouveau.  Eperdus,  ils  comblent  la  fosse  de  ra- 
mées et  de  terre. 

L'ouragan  s'est  apaisé.  L'aube  graduellement 
blanchit  le  ciel.  On  entend  tinter  l'angelus  au 
clocher  du  village.  Cette  voix  religieuse  réveille 
en  Ba si  l'ancienne  piété,  la  foi  des  ancêtres.  11 


10  LE  MORT 


commence  le  signe  de  la  croix  et  n'ose  l'ache- 
ver. Les  dernières  ombres  de  la  nuit  se  sont 
dissipées;  c'est  bien  le  jour,  et  ils  ont  peur  de 
se  regarder,  ils  se  cachent  l'un  de  l'autre. 
<  Un  pas  retentit  dans  le  sentier.  Entrée  du 
garde-champêtre.  Le  garde  s'étonne  de  leur 
travail  matinal.  Ils  espèrent  s'en  débarrasser 
en  le  bousculant.  Mais  il  les  retient  par  le  bras, 
leur  demande  s'ils  n'ont  pas  vu  passer  un 
homme  bâti  et  accoutré  selon  le  signalement 
qu'il  leur  donne.  —  «  Il  avait  été  toucher  un 
héritage  à  la  ville,  il  avait  plusieurs  sacs  d'ar- 
gent dans  ses  poches...  Je  crois  bien  qu'il  a  été 
assassiné...  » 

—  Oh!  vraiment,  assassiné? le  pauvre!  s'af- 
flige hypocritement  Bast.  Il  tire  son  mouchoir 
et  pleure. 

Balt  observe  la  fosse  anxieusement.  Ses 
mains  remuent  comme  après  le  crime,  car  le 
meurtre  est  resté  en  elles  et  ne  les  quittera 
plus. 


LE   MORT  11 


—  Tout  cela  n'est  pas  clair  I  pense  le  garde, 
frappé  de  leur  attitude  équivoque.  Et  pour  leur 
donner  le  change,  il  bourre  sa  pipe  et  amicale- 
ment leur  demande  du  feu.  Alors  tous  deux, 
assurés  «lavoir  conjuré  le  danger,  le  flattent, 
s'empressent. 

Le  garde  parti,  survient  leur  voisin  le  meu- 
nier, tirant  parla  main  sa  fille  Karina.  Celle-ci, 
du  bout  des  doigts,  envoie  des  baisers  à  quel- 
qu'un qu'on  n'aperçoit  pas.  Les  deux  frères, 
penchés  sur  la  fosse,  ne  les  ont  pas  vus  venir. 

—  Que  diable  pourraient-ils  bien  faire  là  ? 
s'étonne  le  meunier. 

Karina  rit  et  se  frappe  le  front. 

—  Sûrement  ils  ont  là  quelque  chose. 
Bast,  entendant  des  voix,  tressaille.  Perdus, 

cette  fois!  Il  secoue  Balt  :  tous  deux  à  petites 
fois  se  retournent.  Tiens!  le  meunier  et  Karina  ! 
Alors  ils  inventent  une  histoire.  —  «  Les 
fumiers  empestaient  au  point  qu'il  nous  a  fallu 
combler    la  fosse...  Pouah!  quelle    odeur!  » 


12  LE  MORT 


Soudain  la  fosse  remue  :  le  Mort  encore  une 
fois  fait  des  siennes.  Blêmes,  affolés  de  peur, 
ils  se  précipitent,  se  tassent  sur  lui. 

Karina  veut  entraîner  le  meunier. 
<  —  N'en  doutez  plus,  mon   père,,  ils    sont 
ivres. 

Le  meunier  demande  une  explication.  — 
«  Qui  de  vous  ou  de  moi  a  perdu  la  tête  ?  » 

Bast  rit. 

—  Karina  a  raison...  nous  avons  bu  hier 
un  petit  coup  de  trop.  Voilà! 

Karina,  profitant  du  colloque,  est  remontée 
vers  le  fond.  Un  visage  enfariné  se  dresse  par 
dessus  la  haie  :  c'est  le  garçon  meunier.  Très 
vite  ils  se  serrent  les  mains,  échangent  le  ser- 
ment de  s'aimer  toujours.  Mais  le  meunier 
s'aperçoit  de  la  disparition  de  sa  fille;  il  va  la 
prendre  par  le  bras  et  la  ramène  vers  Balt.  Le 
rude  paysan  un  instant  s'amollit  et  passe  l'an- 
neau au  doigt  de  Karina.  —  «  Votre  père,  ma 
belle,  vous  donne  à  moi  pour  femme.  » 


LE   MORT  13 


—  Oui,  fait  le  meunier,  mais  donnant,  don- 
nant... A  vous  la  femme,  à  elle  la  dot. 

—  Oh  !  dit  Balt  étrangement,  soyez  tranquille, 
l'argent  ne  me  manque  pas. 

Mais  Bast  intervient. 

—  L'argent,  hé?  j'y  ai  bien  quelque  droit 
aussi. 

A  la  fin  tout  s'arrange.  Karina,  cédant  aux 
supplications  paternelles,  consent  au  mariage. 
Mais,  tandis  qu'en  signe  d'accords,  elle  aban- 
donne une  de  ses  mains  à  Balt,  elle  livre  l'au- 
tre aux  baisers  du  garçon  meunier  par  delà  la 
haie...  «  Val  tu  seras  toujours  mon  aimé,  l'a- 
mant de  mon  choix.  » 

Pendant  toute  cette  scène,  les  deux  frères  ne 
cessent  pas  de  regarder  du  côté  de  la  fosse.  Le 
.Mort  n'aurait  qu'à  recommencer  ses  tours! 
Enfin  le  meunier  et  Karina  se  retirent.  Mais  un 
pauvre  diable  en  loques,  le  visage  masqué  d'un 
lambeau   de  feutre,  débouche  en  huilant  obli- 


14  LE  MORT 


quement  du  sentier  par  lequel  ils  sont  partis. 
—  L'aumône.,  s'il  vous  plaît.  » 

—  Hors  d'ici  !  gronde  Balt  tressaillant  sous 
la  main  dont  l'intrus  lui  a  touché  l'épaule. 

"Le  pauvre  vivement  relève  la  tête.  Terrifiés, 
ils  reconnaissent  le  Mort. 

—  Oh  !  dit  Bast,  c'est  bien  toi,  le  même  qui 
étais  dans  cette  fosse? 

—  Oui,  fait  le  Mort.  C'est  bien  moi,  l'homme 
que...  (regardant  Balt)  tu  as  étranglé...  C'est 
bien  moi  qu'à  deux  vous  avez  jeté  dans  la 
fosse. 

Il  leur  donne  la  chasse  par  la  cour  et  la 
maison,,  la  main  toujours  tendue. 

—  Eh  bien,  reprends  ton  argent,  dit  alors 
Balt,  nous  n'en  voulons  plus. 

—  Laisse  donc,  insinue  Bast...  Que  ferait-il 
d'une  aussi  grosse  somme,  à  présent  qu'il  est 
mort? 

Et  lui  donnant  un  sol  : 

—  Tiens,  prends...  C'est  de  bon  cœur. 


LE    MORT  15 


Le  Mort,  en  ricanant,  accepte  le  sol.  Mais 
l'ironique  générosité  de  Bast  ne  l'a  pas  dé- 
sarmé :  il  continue  à  les  poursuivre.  Il  leur 
signifie  qu'il  les  poursuivra  ainsi  à  travers 
l'éternité.  Ils  se  sentent  la  proie  de  l'Inélucta- 
ble. Bast  s'abat  sur  le  lit,  la  tête  au  fond  des 
draps.  Balt  détourne  le  visage,  aplati  contre 
le  mur. 


ACTE    II 


ACTE  II 


Chez  le  tabellion. 

Celui-ci  est  assis  devant  son  bureau,  attendant 
l'arrivée  de  la  noce.  Près  de  lui,  son  clerc  achève 
les  écritures.  Du  seuil  quelques  paysans  endi- 
manchés regardent  au  loin  venir  le  cortège. 
Tout  à  coup  ils  agitent  les  bras  et  rient,  faisant 
fête  à  un  couple  singulier  dont  l'approche 
étonne  le  tabellion.  C'est  le  fossoyeur  et  ma- 
dame Tire-Monde,  la  sage-femme  du  village. 

Le  fossoyeur,  en  braies  poudreuses  et  bras 
de  chemise,  la  bêche  sur  l'épaule  et  le  goupil- 


20  LE  MORT 


Ion  dans  les  mains,  se  dandine  d'un  air  jovial 
et  bourru.  Il  s'avance  en  faisant  à  la  ronde  des 
signes  d'intelligence.  Madame  Tire-Monde,  des 
plumes  ridicules  au  chapeau,  un  vaste  cabas 
à'  la  main,  d'abord  affecte  un  geste  cérémo- 
nieux. Mais  voilà  qu'ils  échangent  tous  deux 
des  poignées  de  mains  amicales  en  clignant  de 
l'œil  comme  des  personnages  qu'on  n'attend 
pas  et  qui  pourtant  savent  bien  que  tôt  ou  tard 
on  aura  besoin  de  leur  ministère.  Ce  sont  de 
vieilles  connaissances  :  ils  président  dans  les 
hameaux  à  la  mort  et  à  la  naissance  ;  ils  sont 
aux  deux  bouts  opposés  de  la  destinée  des 
hommes.  Et  gaîment  ils  se  congratulent. 

Cependant  le  tabellion  s'est  levé  et  va  vers 
le  fossoyeur.  Il  lui  demande  raison  de  l'incon- 
venance de  son  accoutrement. 

Le  fossoyeur  rit  et  mime  :  «  J'aurais  beau 
mettre  des  rubans,  on  me  reconnaîtra  tou- 
jours à  mon  goupillon.  Je  suis  celui  qui 
reste   le    dernier  quand  la  noce  est  partie.  » 


LE  MORT  21 


Là-dessus  il  fait  mine  d'asperger  avec  son  gou- 
pillon le  tabellion  et  l'assistance.  Madame  Tire- 
Monde,  en  riant,  le  bourre  d'un  coup  dans  l'é- 
paule. La  gaîté  devient  générale.  Le  tabellion 
_:ne  son  bureau. 

Une  musique  bientôt  se  rapproche.  Ce  sont  les 
gens  de  la  noce,  précédés  d'un  ménétrier  avec 
sa  pochette,  d'une  clarinette  et  d'un  basson. 
Le  ménétrier  scande  de  mouvements  de  tête  le 
rythme  allègre.  Il  est  coiffé  d'un  feutre  bossue 
sous  lequel  se  masque  à  demi  son  visage.  Un 
entrain  luron  se  dégage  du  personnage,  vieux 
drille  habitué  à  griveler  sur  la  joie  publique. 
Le  basson  et  la  clarinette  s'avancent  d'une 
démarche  raide  d'aveugles. 

Entrée  de  Balt  tenant  à  son  bras  Karina. 
Bast  et  le  meunier  viennent  ensuite,  avec  les 
garçons  et  les  demoiselles  d'honneur.  Derrière 
ceux  ci  apparaît  le  garde  champêtre  :  il  observe 
les  mouvements  de  liait  et  de  Bast.  Tous  deux 
sont  inquiets   et  furtifs,  l'œil  aux  aguets  :  ils 


22  LE  MORT 


redoutent  la  rancune  du  Mort.  Bast  fait  le  geste 
d'un  homme  travaillé  par  la  colique.  Balt  es- 
saie vainement  de  maintenir  ses  mains  au  repos. 
A  peine  la  noce,  sur  l'invitation  du  tabellion, 
a  pris  place,  Bast,  soudainement  relancé  par 
une  secrète  panique,  se  glisse  parmi  les  rangs 
et  passe  la  revue  des  invités,  les  regardant 
l'un  après  l'autre  sous  le  nez.  Le  feutre  qui 
cache  les  traits  du  ménétrier  surtout  lui  appa- 
raît insolite  :  il  tourne  alentour  et  après  une 
courte  hésitation,  le  soulève  à  demi.  Balt  le 
suit  des  yeux,  debout,  la  main  sur  sa  chaise, 
prêt  à  fuir.  Emoi  de  l'assistance  qui  s'agite  et 
ne  se  rend  pas  compte  de  leur  étrange  attitude. 
Bast,  ayant  reconnu  le  visage  du  ménétrier, 
témoigne  sa  joie  en  riant  et  se  frottant  les 
mains.  Il  regagne  sa  place,  mais  au  moment 
de  l'atteindre,  il  aperçoit  le  fossoyeur  avec 
le  goupillon.  Ses  dents  claquent,  il  soup- 
çonne quelque  machination  sournoise.  Balt 
à  son  tour  approche  et  enjoint  au  fossoyeur  de 


LE   MORT  *  23 


déguerpir.  Mais  le  compère  leur  secoue  au  nez 
son  goupillon  et  gaîment  leur  signifie  en  rica- 
nant et  mimant  les  grimaces  dernières  :  «  Allez  ! 
ne  faites  pas  les  fiers.  Vous  avez  en  moi  un 
ami  qui  ne  vous  manquera  pas  au  dernier  mo- 
ment.  »  Ensuite  ils  se  tapent  amicalement  au 
creux  des  mains. 

Quand  le  silence  s'est  refait,  le  tabellion  de- 
mande à  Balt  s'il  est  prêt  à  tenir  ses  promesses 
et  s'il  a  apporté  l'argent.  Le  meurtre  encore 
une  fois  tremble  aux  mains  de  Balt.  11  s'efforce 
vainement  de  tirer  un  sac  de  sa  poche;  Bast 
est  obligé  de  lui  venir  en  aide.  Mais  Balt  s'a- 
perçoit que  le  fourbe  et  rapace  Bast  a  ouvert 
le  sac  et  sournoisement  glisse  une  pincée  de 
pièces  d'or  dans  son  gousset.  Courte  querelle. 

Tout  à  coup  une  grande  ombre  se  projette 
devant  eux.  Ils  courent  après  l'ombre,  ils  espè- 
îcnt  Kfl  saisir.  L'ombre  les  promène  à  sa  pour- 
suite en  divers  sens  et  enfin  elle  remonte  le 
long  des  murs.  Personne  ne  l'a  aperçue.  Karina 


24  LE  MORT 


se  désole.  Les  invités  se  frappent  le  front,  indi- 
quant par  là  qu'ils  les  croient  devenus  fous. 

Le  tabellion,  pendant  cette  scène,  parle  à  son 
clerc  qui  sort,  revient  un  instant  après  avec  un 
registre,  puis  se  rassied  devant  ses  écritures. 

Sur  un  signe  du  tabellion,  Balt  dépose  son  sac 
sur  le  bureau.  L'hilare  fossoyeur  se  tourne 
alors  vers  les  musiciens  et,  levant  son  gou- 
pillon, leur  commande  de  jouer.  Toute  la  noce 
se  lève  en  tumulte  et  se  met  à  danser.  Le  fos- 
soyeur bat  un  entrechat  avec  madame  Tire- 
Monde.  Colère  du  tabellion  qui  fait  mouliner 
ses  bras  et  enjoint  aux  invités  de  se  rasseoir. 
Entrée  clandestine  de  l'amoureux  et  désolé 
garçon  meunier. 

Le  tabellion  donne  lecture  du  contrat.  Mais 
de  nouveau  le  fossoyeur  intime  aux  musiciens 
l'ordre  de  jouer.  Le  violon,  la  clarinette  et  le 
basson  entament  la  ritournelle,  la  noce  aussitôt 
est  debout  et  la  danse  recommence.  Nouvelles 
protestations  du  tabellion...  «  Voyons,  c'est  le 


LE   MORT  25 


moment  de  signer...  »  Mais  Balt  montre  ses 
mains  à  Bast.  «  Vois  comme  elles  tremblent. 
Jamais  je  ne  viendrai  à  bout  de  coucher  là  ma 
signature.  »  Bast  hausse  les  épaules...  «Après 
tout,  tu  l'as  voulu.  Maintenant  que  le  vin  est 
tiré,  il  faut  le  boire.  »  Il  le  conduit  lui-même 
vers  la  table  et  demande  au  clerc  de  lui  passer 
la  plume.  Le  clerc  avance  le  haut  du  corps  par 
dessus  la  table  et  tend  la  plume  à  Balt.  Leurs 
visages  se  touchent;  une  seconde  ils  se  .regar- 
dent. Balt  tout  à  coup  jette  la  plume.  Epou- 
vantés, les  deux  frères  ont  reconnu  le  Mort. 

Une  bousculade  terrible  s'ensuit.  Le  spectre, 
pourchassé  par  Balt,  finit  par  se  dérober  der- 
rière le  cartonnier.  Le  cartonnier  verse  sur  le 
tabellion  qui  tombe  ;  Bast,  de  son  côté,  en  cher- 
chant à  éviter  la  chute  du  cartonnier,  fait  tom- 
ber madame  Tire-Monde.  Déroute  générale 
pendant  laquelle  le  jovial  fossoyeur,  dans  une 
frénésie  de  gaîté,  pelaudo  l'assistance  à  coups 
de  goupillon.  Cependant  les  deux  frères,  croyant 


26  LE  MORT 


tenir  enfin  leur  éternel  ennemi,  rossent  le  véri- 
table clerc  auquel  le  Mort  n'a  fait  que  se  sub- 
stituer un  instant.  Ils  reconnaissent  leur  erreur. 
Encore  une  fois  la  rancune  de  Hendrik  s'est 
jouée  d'eux.  Consternés  et  terrifiés,  ils  se  re- 
trouvent face  à  face  avec  l'Inéluctable.  Cepen- 
dant le  garçon  meunier  court  vers  Karina.  Elle 
se  jette  dans  ses  bras.  Il  lui  persuade  de  le 
suivre.  Tous  deux  disparaissent  dans  la  con- 
fusion de  la  scène. 

Bast  alors  veut  entraîner  Balt.  Mais  sur  le> 
seuil,  autoritaire  et  tragique,  le  Mort  s'est  dressé 
sous  les  traits  du  pauvre  du  premier  acte;  im- 
mobile, il  leur  tend  la  main.  Cette  fois  ils  se 
sentent  sans  force  pour  conjurer  sa  poursuite. 
L'horreur  et  l'effroi  les  pétrifient  devant  l'im- 
muable vision. 


ACTE  III 


ACTE  III 


Chez  les  frères. 

Le  mariage  rompu,  Bast  et  Balt  rentrent  à  la 
ferme.  Voici  qu'ils  débouchent  dans  le  sentier: 
Balt  apparaît  le  premier.  Il  fait  nuit  :  une  lune 
livide  recouvre  la  fosse  comme  d'une  poussière 
d'ossements.  Ses  terreurs  à  cette  vue  renaissent  : 
c'est  là  que  l<i  Mort  vit!  La  clef  de  la  maison, 
vite  1  dit-il  à  Bast  qui  s'est  attardé  à  fermer  la  clô- 
ture, lias!  arrive  et  à  son  tour  aperçoit  blanchir 
la  fosse.  De  frayeur,  il  laisse  tomber  la  clef. 
Balt  D6  fera  pas  ud   pas   ;  c'est  à  lui,  Bast,  à 

2.* 


30  LE  MORT 


réparer  sa  sottise.  La  clef  a  roulé  par  dessus 
le  Mort.  Bast..  à  genoux,  s'allonge,  tâtonne, 
finit  par  se  couler  à  plat  ventre  vers  la  fosse. 
Enfin  ses  doigts  rencontrent  la  clef. 

Maintenant  tous  deux  se  ruent  dans  la  mai- 
son, dont  ils  barricadent  sur  eux  la  porte.  Un 
flambeau  !  un  flambeau  !  Les  ténèbres,  mères 
des  épouvantes,  se  dissipent;  ils  reprennent 
confiance  et  Bast  repense  à  l'argent.  —  «Rends- 
moi  le  sac,  que  je  le  remette  sous  le  carreau.  » 
Balt  tire  le  sac:  —  «  Tiens,  prends,  j'en  ai 
horreur.  »  Ses  mains  s'agitent  hideusement  : 
—  «  Vois,  dit-il,,  rien  jamais  n'arrêtera  plus  ce 
tremblement,  rien  n'en  fera  plus  sortir  le 
crime.  » 

Le  sac  enfoui,  Bast,  portant  le  flambeau,  fait 
le  tour  de  la  pièce,  s'assure  si  les  volets  sont 
bien  clos.  Mais,  au  moment  où  il  passe  devant 
l'horloge,  il  tressaille  :  les  aiguilles  marquent 
dix  heures,  l'heure  du  crime.  Il  frappe  sur  l'é- 
paule de  Balt.  —  «  Regarde...  »  —  «  Oh!  oh! 


LE  MORT  31 


oh!  fait  Balt  en  reculant.  Aucun  des  deux  ne 
peut  détacher  ses  yeux  de  l'heure  fatidique. 
Bast  enfin  pousse  Balt  :  —  «  Arrête  les  aiguil- 
les. Que  nous  n'entendions  plus  jamais  sonner 
ces  dix  coups  terribles  !  »  Balt  à  pas  sournois 
s'approche  de  l'horloge.  Dans  le  cercle  du  ca- 
dran ricane  la  tête  du  Mort.  Et  tout  à  coup,  ô 
effroi!  l'heure  tinte,  comme  si  le  Mort  lui- 
même  sonnait  son  glas...  Une,  deux,  trois, 
cinq,  huit,  dix  !  Balt  s'est  affalé  sur  la  table, 
Bast  a  roulé  dans  un  coin.  Quand  ils  se  relè- 
vent, le  Mort  a  disparu... 

—  «  Ce  n'était  qu'un  mauvais  rêve,  dit  Bast. 
Il  arrivera  un  temps  où  nous  n'y  penserons 
plus.  »  —  «  Non,  répond  Balt,  toujours  je 
le  verrai  là,  étranglé...  La  malédiction  de 
Dieu  est  sur  nous  !  »  Du  bruit  !  Quelqu'un 
est  dans  la  maison  !  Sous  les  meubles,  en  tous 
sens,  ils  cherchent.  Rien.  Bast  hausse  les  épau- 
les. «  Ceci  encore  n'était  qu'une  idée...  Oh! 
combien  le  sommeil  nous  serait  un  doux  et  sûr 


32  LE   MORT 


refuge  1  »  Balt  hoche  la  tête  :  —  «  Le  sommeil 
est-il  encore  possible  pour  nous?  » 

Il  s'abat  sur  le  lit  tandis  qu'une  dernière 
fois  Bast  promène  à  travers  la  chambre  le 
flambeau.  Sur  la  cheminée,  le  Crucifix  a  été 
replacé.  Il  l'aperçoit,  baisse  la  tête  en  se  si- 
gnant, à  son  tour  gagne  son  grabat.  Mais  bientôt 
un  cauchemar  horrible  relance  Balt,  qui  se 
dresse  en  sursaut. 

—  Quoi?  Qu'y  a-t-il?  fait  Bast. 

Ils  finissent  par  retomber  sur  l'oreiller,  à 
bout  de  lassitude  et  de  peur.  Le  Mort  alors  sur- 
git entre  eux.  Une  blancheur  de  lune  passe  par 
la  lucarne  et  l'éclairé.  Balt,  croyant  frapper  le 
Mort,  frappe  Bast.  Le  spectre  a  replongé,  puis 
de  nouveau  se  dresse.  Les  frères,  terrifiés, 
s'imaginant  toujours  lutter  contre  l'apparition, 
se  portent  des  coups  terribles.  Le  Mort  a  dis- 
paru. Bast,  dans  son  erreur,  étrangle  Balt  qui 
a  perdu  sa  force. 

11  se  jette  à   bas  du  lit,  court  au  flambeau, 


LE  MORT  33 


revient  secouer  Balt  :  —  «  Réveille-toi...  je 
lui  ai  réglé  son  compte,  il  ne  reviendra  plus.  » 
Balt  n'a  pas  fait  un  mouvement.  Bast  croit  à 
une  ruse  :  «  Si  c'est  l'argent  qu'il  te  faut,  je  te 
l'abandonne  tout  entier.  Mais  ne  me  laisse  pas 
seul  à  me  débattre  dans  les  angoisses  de  cette 
nuit  effrayante.  »  Il  court  "à  la  cachette,  en  re- 
tire l'argent,  le  porte  à  Balt  :  «  Tiens,  prends-le, 
il  est  à  toi.  »  Balt  n'a  pas  bougé.  Alors  il  se  jette 
sur  le  corps,  soulève  la  tête  dont  il  ouvre  les 
paupières. 

—  Mort  ! 

Il  s'arrache  les  cheveux,  berce  le  cadavre 
dans  un  commencement  de  folie  :  «  Pardonne... 
J'avais  cru  étrangler  celui  qui  tout  à  l'heure 
était  là  entre  nous.  » 

11  contemple  ses  mains,  fait  jouer  ses  pou- 
ces, se  souvient.  Oh  !  ces  mains-là,  les  tragi- 
ques et  les  fratricides  !  Il  les  passe  longuement 
sur  ses  grègues,  comme  pour  en  effacer  la 
souillure... 


34  LE  MORT 


Puis  le  souvenirs  se  lient  :  il  chante  la  chan- 
son de  Hendrik,  celle  qu'ils  entendirent  venir 
du  bout  du  chemin  à  travers  les  rafales.  Mais 
il  s'arrête  dès  les  premières  notes  :  il  fait  de 
vains  efforts  pour  se  remémorer  le  reste.  Voici 
qu'il  marche  par  la  chambre  en  chancelant.  La 
cachette  est  restée  découverte  :  il  trébuche  dans 
le  trou  vide.  Ah!  c'est  là  qu'était  l'argent!  Il 
implore  son  frère  :  il  oublie  dans  son  égarement 
qu'il  vient  lui-même  de  prendre  l'argent  sous 
le  carreau.  —  «  Voyons,  où  as-tu  mis  l'argent? 
Je  veux  l'argent.  »  Et  tout  à  coup  il  aperçoit 
le  sac  resté  aux  côtés  de  Balt.  —  «  Ah!  ca- 
naille !  tu  voulais  me  voler  mon  argent,  mon 
pauvre  argent  !  »  Il  serre  le  trésor  contre  sa 
poitrine,  il  le  dorlote  avec  une  passion  ani- 
male, comme  une  chose  vivante.  Cependant  à 
la  vue  du  corps  toujours  immobile,  les  om- 
bres, une  suprême  lueur  de  fraternité  luttent, 
alternent.  Il  puise  une  poignée  de  pièces  d'or 
dans   le  sac  :   —  «  Voilà  pour  toi...   Hein,  tu 


LE   MORT  35 


n'es  pas  content?  T'en  faut-il  plus?  En  voilà 
encore.  »  Puis  la  folie  le  reprend,  il  s'accrou- 
pit sur  le  sol,  fait  ruisseler  l'or  entre  ses  doigts, 
l'épand  en  pluie  musicale  sur  sa  tête,  d'une  joie 
amoureuse. 

En  ce  moment,  le  garde-champêtre,  accom- 
pagné d'un  gendarme  et  d'un  brigadier,  appa- 
raît dans  la  clarté  lunaire,  sur  le  chemin.  Tous 
trois  un  instant  s'arrêtent  à  écouter  le  tintement 
de  l'or.  Le  brigadier  ensuite  fait  signe  d'en- 
foncer la  porte.  Le  garde  et  le  gendarme  s'em- 
parent d'un  épieu  et  frappent  dans  l'ais.  Au 
second  coup  la  porte  vole  en  éclats,  ils  pénè- 
trent dans  le  logis.  Le  garde  avec  satisfaction 
exprime  :  «  Ce  sont  bien  les  meurtriers,  car 
voilà  l'argent  de  Hendrik  :  on  ne  trompe  pas 
un  vieux  renard  comme  moi.  »  Il  marche  vers 
Bast,  lui  abat  la  main  sur  l'épaule.  Allons,  de- 
bout !  Mais  Hast  le  regarde  en  riant  et  continue 
à  jouer  avec  l'or.  «  A  l'autre!  dit  le  garde.  »  Il 
court  au  lit   de   liait.  «  Debout,  toi    aussi  !   » 


36  LE   MORT 


Le  corps  lourdement  oscille,  déjà  froid.  Mou- 
vement d'horreur  et  de  stupéfaction.  Alors  à 
trois  ils  contraignent  Bast  à  se  lever,  l'entraî- 
nent vers  le  lit.  «  Meurtrier  de  Hendrik,  tu  es 
donc  aussi  le  meurtrier  de  ton  frère?  »  Bast, 
un  doigt  sur  la  bouche,  leur  enjoint  le  silence. 
«  Chut!  pas  de  bruit,  il  dort...  »  Doucement  il 
se  remet  à  bercer  le  cadavre.  «  Dodo,  ma 
vieille  !  »  Le  garde  et  le  gendarme  le  poussent 
vers  la  porte.  «  Marche!  »  Mais  la  vue  de  For 
ravive  en  Bast  le  goût  de  son  jeu  cupide  et 
puéril.  Il  rit,  se  penche  amoureusement  sur  le 
tas.  «  Marche!  Marche!  »  Courte  lutte.  D'un 
bond  Bast  se  jette  vers  la  porte. 

Le  brigadier,  qui  est  resté  dehors,  aperçu  de 
dos,  son  bicorne  en  travers  des  épaules,  et 
planté  sur  la  fosse,  fait  trois  pas  immenses  et 
ouvre  les  bras.  Bast  enlacé  se  raidit,  para- 
lysé par  une  force  surhumaine.  Le  bicorne 
est  tombé,  il  voit  apparaître  la  face  du  Mort. 
«  Regarde-moi  bien,  c'est  moi,  l'heure  de  Fex- 


LE  MORT  37 


piation  est  venue...  »  Leurs  fixes  yeux  une 
minute  demeurent  incrustés.  Puis  le  gendarme  et 
le  garde  ont  un  mouvement,  veulent  s'emparer 
de  Hast.  Mais  leur  ellïayant  acolyte  étend  la 
main  :  «  Non,  il  est  à  moi  dans  l'éternité.  » 
Bast  fait  une  dernière  grimace,  frappe  Pair  de 
ses  bras  et  roule  aux  pieds  du  Mort. 


LES   MAINS 

TRAGÉDIE 
CINQ    ACTES 

Représentée  pour  la  première  fois,  à  Bruxelles,  sur  la   scène 
du  Nouveau  Théâtre,  le  7  avril Jj9Jk. 


LES  FRÈRES  :  BALT. 
BAST. 
HENDRIK,  cousin  des  frères. 
LE  MARCHAND  DE  CORDES. 
LE  MARCHAND  DE  TOILE. 
LE  MARCHAND  DE  VULNÉRAIRES. 
LE  FOSSOYEUR. 
LE  TAILLEUR. 
UN  VOISIN. 
LE  MENUISIER 
LE  PRÊTRE. 
LE  CONDAMNÉ. 
TONIA,  femme  du  tailleur. 
LES  DEUX  ENFANTS  DE  TONIA. 
LES  QUATRE  VOISINES. 

Pénitents,  Soldats,  Gens  du  peuple,  Paysans. 


La  scène  se  passe  en  Flandre,  dans  un  village  près 
d'une  ville,  vers  1850. 


Créateurs  des  principaux  rôles  :  MM.  Henry  Ckauss 
(Balt),  Tressy  (Bast),  Herbert  (Hendrik),  Zeller  (le 
Fossoyeur),  Sermon,  Murio,  Dutet  (les  Marchands), 
M™6  Bhnder  (Tonia),  Herdiès,  Delville,  Daughot, 
Hofmann  (les  Voisines). 


ACTE  I 


LES   MAINS 


ACTE  I 

Une  pièce  basse,  noire,  enfumée.  A  droite,  cheminée  à 
manteau  :  dessus,  un  crucifix  en  cuivre.  Au  fond,  vers 
la  droite,  un  réduit  sombre  où  s'aperçoit  un  lit.  Une 
porte,  à  gauche,  donne  sur  la  cour  de  la  ferme.  Une  fe- 
nêtre basse  près  de  la  porte.  Buffet  près  de  la  fenêtre. 
Des  fumerons  charbonnent  dans  l'âtre.  une  chandelle 
dans  un  flambeau  de  bois,  sur  la  table,  c'est  la  veillée 
du  jour  des  Morts. Grand  vent  dehors.  Bruit  lointain  de 
cloches. 

Balt  et  Bast  sont  assis  devant  l'âtre,  Bast  toussant,  gei- 
gnant, passant  ses  mains  sur  ses  reins. 


44  LES  MAINS 


BALT. 

Mon  frère,  prions  pour  les  Ames...  Ame  de 
Elias  Joachim,  notre  père,  soyez  sauvée  de 
l'enfer.  Je  prie  pour  votre  repos  éternel.  Amen. 

BAST. 

Ame  de  Anne  Marie  Micheline,  notre  mère, 
soyez  sauvée  de  l'enfer.  Je  prie  pour  votre  re- 
pos éternel.  Amen. 

BALT. 

Ame  de  Jean  Michel  Elias,  notre  frère.,. 

BAST. 

Ame  de  Josèphe  Céleste  Micheline,  notre 
sœur... 

BALT  et  BAST- 

Soyez  sauvées  de  l'enfer.  Nous  prions  pour 
votre  repos  éternel.  Amen. 

BALT. 

Il  y  a  une  cloche  qui  sonne  plus  fort  que  les 


LES  MAINS  45 


que  les  autres.  Il  y  a  une  cloche  qui  ne  cesse 
pas  de  sonner. 

BAST. 

Han  !  nos  mains  sont  lourdes  de  péchés,  Sei- 
gneur Christ...  Nos  péchés  sont  en  nous  comme 
nos  vers,  Seigneur  Christ. 

BALT. 

Silence  !  Maintenant  que  nous  avons  prié  pour 
les  Ames,  il  vaut  mieux  nous  taire.  Les  paroles 
font  du  vent  autour  des  maisons.  Les  paroles 
attirent  les  Esprits.  Il  y  a  toujours  quelqu'un 
qui  nous  entend  au-dessus  de  nous. 

BAST. 

Pas  nous,  non,  pas  nous  !  Qui  s'occupe  de  nous 

là-haut?  Nous  ne  faisons  pas  plus  de  bruit  que 

des  taupes.  Même  quand  nous  crions  du  fond 

de  nos  labours,  personne  ne  nous  entend.  Les 

miséricordes   "-«ml  trop  haut,  trop  loin.   Dieu 

•l  le  diable;  c'çsl  l«»ut  un  pour  nous. 

3. 


46  LES  MAINS 


BALT. 

Ne  blasphème  pas  les  Saints  Noms.  Assez, 
je  te  dis,  assez.  Le  champ  n'aurait  qu'à  nous 
échapper,  notre  voisin  aussi  le  guigne.  Il  est 
plus  riche  que  nous. 

BAST. 

0  Seigneur!  Doux  Seigneur!  Qui  oserait 
douter  de  votre  miséricorde?  Nul  n'a  recours 
à  vous  qui  ne  soit  entendu...  Faites  seulement 
que  nous  ayons  le  champ  sans  qu'il  nous  en 
coûte  trop,  Seigneur,  heu!  heu!...  Ou  si  le 
voisin  pouvait  mourir  de  sa  bonne  mort  cette 
nuit  ! 

BALT. 

Mon  frère,  il  ne  faut  souhaiter  la  mort  de 
personne.  Il  ne  faut  jamais  parler  de  la  mort. 
Elle  est  peut-être  derrière  cette  porte. 

Après  un  temps. 

Les  grues  l'autre  mois  ont  passé...  L'hiver 
neigera  tôt  sur  les  hameaux.  Et  toute  la  cam- 


LES  MAINS  47 


pu:  ne  encore  à  retourner!  Les  rameaux  à  couper 
dans  Le  I lois  !  Je  ne  suis  pourtant  pas  un  cheval. 

BAST. 

Tu  es  le  cheval  :  moi.  je  suis  le  petit  bœuf. 
Les  corvées,  c'est  pour  nous  autres  en  crever. 
Il  y  en  a  qui  font  des  métiers,  y  en  a  qui  sont 
bouchers,  y  en  a  qui  sont  médecins!  Tailler 
dans  la  chair  vive,  à  la  bonne  heure!  Et  il 
vous  en  revient  de  l'argent. 

BALT. 

La  terre  peut-être  elle  aussi  est  de  la  chair 
vive  !  La  terre  est  comme  une  méchante  femme- 
qui  a  besoin  d'être  battue!  Voilà,  si  les  coups 
de  bêche  pouvaient  lui  rendre  au  centuple  le 
mal  qu'elle  nous  fait!  11  y  a  si  longtemps  qu'elle 
nous  tire  le  sang  de  dessus  les  os! 

BAST,  tendant  l'oreille. 

DTenténds-tu  |»as  une  voix  dans  la  rampa- 
gne  :'  Quelqu'un  vient  par  le  sentier. 


48  LES  MAINS 


BALT. 


Qu'un  arbre  se  casse  en  deux  et  l'écrase,  ce- 
lui-là, s'il  n'est  pas  plus  heureux  que  nous. 


BAST. 

La  mort  guette  chacun  aussi  bien  au  coin  de 
l'âtre  que  sur  les  routes. 

BALT. 

Tu  as  raison,  quelqu'un  vient  par  ici.  (On 
entînd  chanter.)  Qui  peut  chanter  ainsi  la  nuit  des 

Ames?  (Le  vent  souffle  avec  violence,  le  bruit  des  clo- 
ches a  cessé.)  On  n'entend  plus  les  cloches,  on 
n'entend  plus  que  cette  voix,  (un  temps.)  Elle 
s'est  éloignée;  elle  a  quitté  le  sentier. 

La  voix  de  nouveau  se  fait  entendre. 

BAST. 

Voilà  qu'elle  revient.  C'est  bien  la  même  voix. 
C'est  une  voix  comme  je  n'en  ai  jamais  entendu 
à  personne,  (n  se  lève.)  Eh!  bien,  qu'il  prenne  à 


LES  MAINS  49 


droite,  qu'il  prenne  à  gauche,  il  n'arrivera  pas 
moins  là  où  il  doit  arriver. 

BALT. 

Oui,  il  faut  le  laisser  crier  et  chanter  jusqu'à 
ce  que  la  voix  lui  manque. 

BAST. 

Je  te  dis  qu'il  est  là  derrière  la  porte.  Voilà 
qu'il  va  frapper. 

On  frappe  à  la  porte. 
HENDRIK,  au  dehors. 

Holà!  lié!  vous  autres! 

BAST. 

Il  ne  faut  point  ouvrir,  mon  frère.  Les  Es- 
prits mauvais  rôdent  dans  la  lande. 

HENDRIK. 

Holà  !  Ho  !  Ho  !  Holà!  Il  n'y  a  donc  personne 
dans  cette  maison?  (silence.)  Voyons,  il  y  a  cer- 


50  LES  MAINS 


tainement  quelqu'un  dans  la  maison.  Holà  !  ou- 
vrez, c'est  moi  Hendrik,  le  cousin  Hendrik. 

BALT- 

Vous  savez,  nous  sommes  couchés,  il  n'y  a 
rien  à  manger  ici  pour  vous.  Il  vaudrait  mieux 
aller  à  l'auberge. 

HENDRIK,  frappant. 

Mais  ouvrez  donc,  il  pleut.  D'ailleurs,  je  ne 
vous  entends  pas  à  cause  du  vent. 

BAST. 

Si  c'est  le  cousin  Hendrik  comme  il  dit,  nous 
ne  risquons  rien.  Attendez,  nous  allons  venir. 

(il  enlève  de  la  table  le  pain  et  la  cafetière,  les  cache  dans 

le    buffet.)  Tant  pis  s'il  a  faim!  Qu'il  se  serre  le 
ventre  ! 

HENDRIK. 

C'est  cela,  oui,  ouvrez.  J'apporte  une  bonne 
nouvelle. 

Balt  ouvre.  Hendrik  est  projeté  impétueusement  jus- 
qu'au milieu  de  la  pièce. 


LES   MAINS  51 


BALT. 
(Test  bien  lui,  comme  il  l'a  dit. 
HENDRIK. 

.Mon  chapeau  est  trempé  comme  une  éponge... 
A  présent  ça  m'est  égal,  j'en  achèterai  un  neuf. 
Ali  !  vous  faites  des  têtes,  vous  autres  I  Et  pour- 
tant c'est  Hendrik  qui  vous  parle  ainsi,  Hen- 
drik  le  gueux.  Hendrik  qui  logeait  le  vent  dans 
goussets. 

BAST- 

Gomme  nous,  cousin  Hendrik. 

BALT. 

Comme  nous,  oui. 

HENDRIK. 

Je  viens  de  la  ville.  J'ai  fait  les  cent  coups... 
si  effrayant  tout  le  plaisir  qu'on  peut  s'a- 
cheter avec  <l<'  l'argent. 


52  LES  MAINS 


BAST,  à  Balt. 

11  dit  qu'il  a  de  l'argent  ! 

HENDRIK. 

Oh!  pour  vous,  je  serai  toujours  Hendrik 
le  bon  enfant.  Non,  vous  savez,  ce  n'est 
pas  quelques  billets  de  mille  qui  me  chan- 
geront. 

BALT,  à  Bast. 

Qu'est-ce  qu'il  dit? 

BAST. 

Oui,  il  faudrait  nous  dire. 

HENDRIK. 

Ah!  ça!  Vous  ne  comprenez  donc  rien,  vous 
autres  ?  Mais  oui,  il  y  a  maintenant  un  homme 
riche  dans  la  famille.  N'est-ce  pas  honorable 
pour  tout  le  monde?  Allons,  qu'on  fasse  du 
feu!  Qu'on  vide  la  huche!  Qu'on  verse  à  boire  ! 
Je  veux  être  traité  avec  considération. 


LES  MAINS  53 


BAST)  avançant  une  chaise. 
Oui,  certes,  voilà  une  bonne  nouvelle. 
H  KN  DR IK,  assis  près  de  la  table. 

Amis,  il  règne  ici  une  odeur  de  pauvre.  Les 
rats  ne  font  pas  bombance  avec  vos  reliefs. 
Mais  Hendrik  est  en  joie,  la  misère  des  autres 
ne  l'offense  plus.  Il  ne  tiendrait  qu'à  moi  de 
vous  bâtir  ici,  à  la  place  de  cette  cabane  bran- 
lante, une  ferme  haute  et  spacieuse. 

BAST. 

Hendrik  a  toujours  le  mot  pour  rire.  C'est  le 
nu'illeur  de  nous  tous.  A  l'école,  il  était  déjà  le 
plus  sage.  Et  comme  ça,  c'est  donc  vrai,  tu  as 
tout  cet  argent  sur  toi  ?I1  faut  bien  que  les  bon- 
heurs arrivent  à  quelqu'un. 

HENDRIK. 

J'avais  pris  un  billet  à  la  loterie,  un  pauvre 
petit  billet.  Comprenez,  il  est  sorti,  j'ai  gagné 
le  gros   lot.  L'argent  est  là  dans  ma  poche.  Je 


54  LES  MAINS 


sais  bien  à  qui  je  le  dis.  Mais  vous,  silence, 
pas  un  mot.  On  n'aurait  qu'à  me  le  voler  sur 
le  chemin,  (aiant.)  Voler  Hendrik!  Ah!  Ah! 
maintenant  je  suis  plus  fort  que  la  mort. 

BALT. 

Ne  dites  pas  cela.  La  mort  pourrait  vous  en- 
tendre. Quand  nous  faisons  un  pas,,  elle  en  fait 
un  derrière  nous. 

HENDRIK- 

Il  a  raison...  C'était  pour  rire.  Mais  là,  vous 
savez...  Dix  mille,  c'est  un  denier!  On  a  bien 
le  droit  de  dire  des  folies. 

BALT. 

Dix  mille  !  Il  faudrait  un  mulet  pour  porter 
pareille  somme. 

BASTj  arrivant  à  lui  et  le  caressant. 

Il  faut  le  croire  puisqu'il  le  dit.  Eh  bien, 
petit  ami,  s'il   en   est  ainsi,  buvons  un  coup 


LES  MAINS  55 


ensemble.  Toi.   Balt,  jette  une  souche  dans  le 
feu. 

Il  va  prendre  la  bouteille  de  genièvre,  tire  des  verres 
du  buffet,  les  pose  sur  la  table. 

HENDRIK. 

Voilà.  A  présent  je  vais  reprendre  un  moulin 
pour  mon  compte.  Bon  pour  vous,  vieux  gri- 
gouSj  de  crever  de  misère!  Moi,  je  sais  vivre. 
Je  prendrai  femme.  Je  resterai  au  lit  les  di- 
manches; il  nous  viendra  de  petits  gromiauds 
dodus.  Ceux-là  auront  le  bien  après  moi. 

BAST. 

Notre  cousin  s'entend  à  prendre  la  vie  par 
le  bon  bouti  Mais  nous  sommes  de  vieilles 
gens.  non-,  cousin  Hendrik.  De  très  vieilles 
gens,  heu!  Nous  sommes  mariés  avec  la  terre, 
i  nus  n'avons  pas  d'enfants.  Balt  seul  a  maraudé 
dans  le  verger  de  la  femme.  Tonia,  la  femme 
du  tailleur,  va  partout  disant  qu'elle  l'aura 
bientôt  pour  mari. 


56  LES  MAINS 


BALT. 

Tonia  est  libre  de  dire  ce  qu'elle  veut.  Le 
tailleur  n'est  pas  mort  encore. 

BASTj  caressant  Hendrik. 

Venez  ici,  mon  frère.  Tâtez  comme  il  est 
gras,  il  est  à  point. 

BALT,  tressaillant  après  avoir  regardé  Bast. 

Oui,  c'est  bien  honorable  pour  la  famille, 
comme  il  dit. 

HENDRIK. 

Il  y  avait  des  filles  dans  cette  maison.  Il  y  en 
avait  bien  cinq,  Dieu  me  damne  !  Elles  étaient 
luisantes  et  rebondies  comme  des  tonnes  de 
saindoux,  comme  des  poupées  de  kermesses, 
comme  de  petites  vierges  dans  des  chapelles... 
Vous  en  auriez  séché  d'envie,  comme  des  loups 
devant  la  bergerie,  (n  se  frappe  le  front.)  Minute! 
la  vieille  m'aurait-elle  rendu  mon  compte  ? 
Vous  savez,  un  écu  est  vite  escamoté,  (n  tire  d'un 


LES  MAINS  57 


sac  de  l'or  et  des  billets.)  Vingt,  cinquante,  cent, 
(  t  encore  cent.  C'était  un  billet  de  500  qu'il 
m'a  fallu  changer.  Elle  m'a  filouté  d'un  napo- 
léon, la  gueuse. 

BAST. 

Vous  auriez  mieux  fait  de  penser  à  nous. 
Nous  no  mangeons  pas  à  notre  faim  tous  les 
jours. 

HENDR1K,  lui  montrant  un  billet. 

C'est  doux  comme  l'amour  d'une  belle 
femme,  pas  vrai?  Hé!  Je  suis  bon  garçon,  je 
ne  vous  défends  pas  d'en  prendre  votre  part. 

(Mouvement  de  Bast.)  Avec  les  yeux.  (Tirant  de  sa 
poche  une  liasse.)  Il  y  en  a  là  quatre  de  mille... 
Il  y  en  a  encore  autant  là,  sur  ma  peau.  Sans 
compter  le  reste.  Avec  cela,  je  serai  le  maître 
partout  où  j'irai. 

Balt  et  Bast  se  sont  rapprochés.  Ils  regardent  penchés 
sur  la  table.  On  entend  le  souffle  rauque  de  Balt. 


58  LES  MAINS 


BAST,  riant. 

Hé!  Hé!  Hé!  le  luron!  Vous  m'en  laisserez 
bien  palper  un  pour  voir?  (Hendrik  lui  avance  un 
des  billets,  que  Bast  regarde  à  la  lumière.)  Dites,  c'est 

comme  du  sang,  du  beau  sang  bleu  à  travers 
une  veine  ! 

BALT. 
Nous  aurions  le  champ  pour  moins  que  le 
tiers  de  ce  qu'il  y  a  là  sur  la  table. 
BAST. 
Oui,  pense  à   cela.   A  peine  le   tiers,  Bail, 
à  peine  le  tiers.  Tout  le  champ  serait  à  nous. 

HENDRIK. 

Oh  I  oh  !  Si  la  chance  tournait  contre  vous, 
vous  n'auriez  qu'à  venir,  il  y  aura  toujours 
un  quignon  et  le  pot  de  bière...  Je  ne  compte 
pas  quand  il  s'agit  des  parents. 

BAST,  il  regarde  son  frère  en  claquant  des  dents. 

C'est  qu'il  ne  compte  pas,  non Alors, 

vois-tu,  tu  serais  libre  aussi  de  prendre  cette 


LES  MAINS  59 


Tonia  pour  femme  sans  que  j'y  trouve   à  re- 
dire. 

BALT. 
Qu'est-ce  qu'il  a  dit?  Qu'est-ce  qu'il  a  dit? 

On  l'aperçoit  de  dos,  ses  mains  derrière  lui  commen- 
cent à  remuer. 

HENDRIK. 

J'aurais  pu  vous  les  montrer  pour  de  l'argent. 
Ça  vaut  bien  ce  qu'on  voit  dans  les  foires,  je 
pense. 

BALT. 

Il  y  a  quelqu'un  qui  est  entré  ici  avec  Hen- 
drik.  Il  y  a  quelqu'un  derrière  moi  que  je  ne 
reconnais  pas. 

Bast  doucement  s'avance  vers  la  cheminée  :  il  prend 
le  crucifix  et  va  le  serrer  dans  le  buffet. 

HENDRIK,  rentrant  ses  billets. 

Ii  maintenant  que  vous  avez  vu,  bonsoir... 
Il  y  a  du  chemin  d'ici  à  chez  nous...  Oh!  oh! 


60  LES  MAINS 


vous  n'avez  plus  les  mêmes  yeux  que  tout  à 
l'heure. 

BAST. 

Pas  encore...  Encore  un  petit  moment... 
C'est  déjà  bien  du  plaisir  d'avoir  un  homme 
riche  sous  son  toit.  Voyons,  encore  un  petit  mo- 
ment. Nous  ne  sommes  pas  comme  les  autres, 
nous.  Nous  savons  nous  réjouir  quand  quel- 
qu'un est  plus  heureux  que  nous. 

BALT. 

Non,  non.  il  ne  faut  pas  l'écouter.  Allez- 
vous-en. 

BAST. 

Nous  parlons  souvent  de  toi,  bon  Hendrik. 
Nous  t'avons  toujours  aimé  comme  un  frère. 
Pas  vrai,  Balt? 

BALT- 

Oui. 


LES  MAINS  Cl 


BAST. 
Eh  bien,  buvons  encore  un  coup  ensemble. 
Crois-moi,  Balt,  ça  vous  met  une  force  étrange 
au  cœur.  Et  puis,  pense  au  champ...  Le  tiers, 
nen  que  le  tiers  de  ce  qu'il  y  a  là!  Mainte- 
nant .  bon  Ilendrik,  je  bois  à  celle  qui  deviendra 
t.»  chère  femme. 

HENDRIK. 

Pour  celle-là,  oui,  je  veux  bien. 

BAST. 
Nous    boirions   ainsi  jusqu'à  demain.  Oui, 
c'est  une  grande  joie  pour  nous...  Encore  un 
petit  verre. 

BALT. 

Faisons  plutôt  tous  trois  le  signe  de  la  croix. 

Bast  hausse  les  épaules.  Il  passe  derrière  Hendrik, 
ouvre  les  mains,  fait  un  geste  comme  s'il  ne  se  sen- 
tait pas  la  force. 

BAST. 

Ce  n'est  pas  que  tu  aies   le  cou  large,  bon 

4 


62  LES  MAINS 


ami...  C'est  fondant  comme  du  beurre...  Je 
comprends  que  les  femmes  aient  du  goût  pour 
toi...  Tâte  toi-même,  mon  frère. 

BALT. 

Non,  je  ne  ferai  plus  un  pas. 

BAST. 

Maintenant  à  toi,  Hendrik,  pour  finir.  A  ta, 
joie  î  à  ta  chance  ! 

Ils  heurtent  leurs  verres. 
HENDRIK. 

Oui,  une  dernière  fois...  Et  tout  de  même, 
j'en  ai  assez.  La  maison  tourne.  Où  est  mon  ar- 
gent? 

BAST. 

Ne  te  mets  pas  en  peine.  Nous  te  porterons 
au  lit.  Nous  te  coucherons  dans  nos  draps.  Sois 
tranquille  :  demain  il  n'y  paraîtra  plus.  Crois- 
moi,  bon  ami,    c'est   encore   ce    qu'il  y  a  de 


LES  MAINS  63 

mieux.  Un  petit  somme,  un  léger  petit  somme 
là-bas,  dans  notre  lit. 

IIENDRIK. 

Un  petit  somme,  oui. 

BAST. 

Prends-le   sous  l'épaule,  Balt...  Comme  ça 
oui.  Et  maintenant  plus  qu'un  pas.  (Bait  pénètre 

dans  le  réduit  traînant  Hendrik.)    N'cst-CC    pas  déjà 

comme  si  tu  entrais  en  paradis,  cousin  Hen- 
drik ! 

BALT,  du  fond  du  réduit. 

Non,  je  ne  veux  pas.  Sur  mon  salut,  je  ne 
ferai  pas  cela. 

HENDRIK. 

Surtout  prenez  garde  à   l'argent.  Mettez-le 
sous  ma  tête. 

BAST. 
Suus  ta  tète,    bon   Hendrik?  Tu    l'entends, 


64  LES  MAINS 


Bast?  Il  demande  que  tu  lui  mettes  son  argent 
sous  sa  tête.  Prends-lui  doucement  le  cou.  Et 
pense  au  champ,  Balt.  Pense  à  Tonia.  Il  ne 
faudrait  que  lui  presser  un  peu  la  nuque. 

BALT. 

Ah! 

Gris,  lutte. 
BAST?  resté  sur  le  seuil  du  réduit. 

Aussi  bien  l'argent  entre  ses  mains  aurait 
pu  mal  tourner.  C'est  déjà  une  consolation 
pour  lui  qu'il  en  ait  pu  jouir  un  peu  de  temps. 

BALT,  passant  le  bras  hors  du  réduit. 

Donne-moi  du  genièvre.  Il  ne  finit  pas  de 
vivre. 

Bast  va  prendre    la  bouteille  sur  la   table  et  la  lui 
tend. 

BAST. 

Tiens,  bois,  (il  se  tourne  vers  le  réduit.)  Ca- 
naille !  Ton  argent  criait  vers    nous  !  Ce  n'est 


LES  MAINS  65 


pas  trop  de  la  mort  pour  expier  une  telle 
chance. 

Balt  sort  précipitamment  du  réduit. 
BALT,  regardant  ses  mains  dont  il  cherche  à  comprimer 
le    tremblement. 

Qu'est-ce  qu'elles  ont  fait?  Maintenant  elles 
ne  pourront  plus  jamais  toucher  à  la  terre. 

BAST,  il  rit. 

Maintenant  nous  avons  le  champ.  (Montrant  la 
place  vide  du  crucifix.)  Christ  môme  n'a  rien  vu, 
je  l'ai  secrètement  porté  là.  A  quoi  bon  nous 
inquiéter  du  reste  ?  Personne  ne  saura  jamais 
rien  et  l<i    champ   est  à    nous,   toute  la  terre 

jusque  Là-bas,  là-bas  1  (se  tournant  vers  le  réduit.) 
Ilciulrik,  bon  petit  cousin  Hendrik,  nous  avons 
été  un  peu  vifs.  Non,  nous  n'aurions  pas  du 
faire  cela.  Mais  nous  irons  trouver  le  curé, 
hanl  humpffl  nous  ferons  dire  une  messe  pour 
le  repos  de  ton  âme.  Tout  s'arrangera  pour  le 

mi  jux. 

4. 


66  LES  MAINS 


BALT. 
Il  y  aura  toujours  cette  mort  sur  le  champ, 

Bast.  (il  fait  quelques  pas,  trébuche,  s'abat  sur  la  chaise 
que   Hendrik    occupait,   se  relevant  aussitôt  :)  Non,  pas 

celle-là,  mais  à  terre  !  plus  bas  que  la  terre  ! 

Bast  sournoisement  va  vers  le  réduit,  revient  avec  le 
le  sac  et  les  billets.  Une  rafale  violente  ouvre  la 
porte  et  éteint  la  chandelle. 

BAST,  se  reculant  effrayé. 

Ce  n'est  pas  moi  !  Ce  n!est  pas  moi  ! 

BALT. 
Laisse-les  entrer.  Oui,  qu'ils  entrent.  Nous 
n'avons  plus  le  droit  de  nous  défendre. 

BAST,  jetant  les  bi'lets  et  le  sac  sur  la  table. 

Prends  l'argent,  puisque  aussi  bien  c'est  toi 
qui  as  fait  le  coup...  (Après  un  temps.)  Ce  n'était 
que  le  vent.  (Reprenant  l'argent.)  J'en  veux  ma 
part.  Il  est  à  moi  comme  à  toi.  Quand  le  blé 
aura  poussé  dessus,  nous  ne  nous  occuperons 
plus  de  savoir  comment  il  nous  est  venu. 


LES  MAINS  67 


BALT,  s'efforçant  de  comprimer  ses  mains. 

Elles  ne  cessent  pas  de  remuer.  Elles  sont 
comme  des  chiennes  qui  ont  goûté  au  sang  et 
qu'on  ne  peut  plus  arrêter.  Oh!  oh!  une  telle 
abomination  a- t-elle  pu  être  commise?  Vois,  je 
te  dis  qu'elles  ne  cessent  pas  *de  faire  la  chose. 
Elles  remueront  ainsi  jusqu'au  jour  du  Juge- 
ment . 

BAST. 

Pourquoi  aussi  nous  a-l-il  tentés?  Il  est 
puni  par  où  il  a  péché.  Seigneur!  Seigneur! 
pardonnez-nous  nos  offenses.  Nous  n'oublie- 
rons pas  vos  pauvres,  Seigneur!  Nous  n'ou- 
blierons pas  votre  sainte  Mère.  Son  manteau, 
l'an  dernier,  était  déjà  bien  usé.  On  pourrait 
peut-être  s'entendre  avec  le  mari  de  Tonia. 
Un  tailleur  comme  lui  a  pour  état  de  remettre 
des  pièces. 

BAL  T. 

Tais-toi.  Maintenant,  la  prière  est  sortie  de 


68  LES  MAINS 


nos  cœurs.  La  prière  plus  jamais  n'approchera 
de  nos  lèvres. 

BAST. 

Tu  as  raison.  Il  vaut  mieux  ne  rien  dire.  Ils 
pourraient  nous  entendre,  là-haut.  Nous  som- 
mes si  petits,  si  petits,  qu'en  nous  taisant,  c'est 
comme  si  nous  n'existions  plus.  (Allant  au  réduit, 
pleurant.)  Il  était  là  si  vivant  tout  à  l'heure  ! 
Chaque  pas  que  nous  faisons  nous  rapproche  de 
notre  mort,  heu  I  et  personne  ne  peut  dire  avec 
quel  visage  elle  nous  apparaîtra. 

BALT. 

Oh!  ces  mains!  Ces  mains!  Qui  me  délivrera 
de  ces  mains? 

BAST. 

Ecoute,  prends-lui  la  tête.  Moi,  je  le  soulè- 
verai par  les  pieds.  Nous  le  porterons  ainsi 
dans  la  fosse,  nous  tirerons  les  fumiers  sur 
lui. 


LES  MAINS  69 


BALT. 
Dans  la  fosse? 

BAST. 

Oui,  doucement,  très  doucement. 

BALT. 

Ohl  oh!  oh!  Est-ce  qu'il  serait  vraiment 
mort  ?  Est-ce  qu'il  n'y  aurait  plus  d'espoir? 

BAST. 

Comprends  donc.  En  admettant  qu'il  eût  tré- 
passé dans  son  lit,  l'issue  n'en  eût  pas  été  moins 
la  même  pour  lui.  Et  il- n'y  aurait  pas  eu  non 
plus  grande  différence  pour  nous.  Son  héritage 
nous  eût  fait  riches  tout  de  même. 

BALT. 

Dans  la  fosse...  dans  la  fosse. 

BAST. 

Nous  lui  laisserons  ses  habits,  il  aura  moins 


70  LES  MAINS 


froid,    (il    va  vers  la  porte,  regarde  dans  la  nuit.)  Al- 
lons, il  n'y  a  personne. 

Ils   entrent  dans  le  réduit  et  en  sortent  ensuite,  por- 
tant le  cadavre.  Ils  se  dirigent  vers  la  porte. 


ACTE  II 


ACTE  II 


Cour  de  ferme,  entre  f  étable  et  la  maison.  A  gauche, 
près  de  l'étable,  la  fosse  aux  fumiers.  Des  labours,  au 
fond,  s'exhaussent  jusqu'à  un  groupe  de  fermes  que 
domine  le  clocher  de  l'église.  Un  chemin  sur  la  pente. 
L'aube  commence  à  poindre. 


BALT,  dans  la  fosse,  tassant  la  terre  et  les  pailles. 
Ici  !  Ici  ! 

BAST,  au  loin. 
Quoi?  Qu'y  a-t-il? 

Il  apparaît,  poussant  une  brouette  de  terre. 


74  (.ES    MAINS 


BALT. 
Je  le  sens  bouger  sous  moi. 

BAST. 
Non,  c'est  la  pluie.  Le  sol  est  trempé.  Il  des- 
cend. 

BALT. 
Oh!   Oh!  Je  te  dis  que  je   le  sens  bouger. 
C'est  comme    s'il  me  tirait  par  la  plante  des 


BAST>  versant  la  terre  dans  la  fosse. 

Nous  bâtirons  sur  lui  dès  l'avril.  Nous  bâti- 
rons ici  même  notre  grange.  Quand  il  se  sen- 
tira sous  de  la  brique,  il  se  le  tiendra  pour  dit. 
BALT. 
Tout  le  verger  y  passera  sans  pouvoir  com- 
bler ce  trou. 

BAST. 
Un  peu  de  terre  et   un  peu  de  terre  à  la  lon- 
gue font  une  montagne.  Aux  brouettes  ! 

Il  s'en  va  avec  la  brouette. 


LES  MAINS  75 


BALÏ,  dans  la  fosse. 

Basl  !  Basl  l 

BAST,  revenant  avec  une  brouette  chargée. 

Hé? 

BALT 

Je  t'assure  que  la  terre  vient  encore  de  s'en- 
foncer.  Est-ce  qu'il  nous  faudra  voir  encore 
une   fois  passer  ses  pieds  ? 

BASTj  versant  la  brouette. 

Voilà  de  la  terre.  Piétine  dessus...  Crois-moi, 
eneore  l<à  meilleur  moyen. 

BALT»  dans  la  fosse. 

Il  est  horrible  de  penser  qu'un  homme  est 
l.'i.  un  de  nos  semblables,  mon  frère. 

BAST?  penché  sur  la  fosse. 

si  in  veux  dire  qu'hier  encore  il  ressemblait 

à   ûOUSj  <  ,  si  vrai,  A  présent  il  n'y  a  pas  de 


76  LES  MAINS 


différence  entre  un  chien  crevé  et  lui.  Mais  va! 
Plus  fort,  plus  fort...  Oui,  comme  cela. 

BALT. 

Je  n'en  peux  plus.  Je  ne  peux  plus  lever  mes 
sabots.  Toute  la  profondeur  de  la  terre  est 
pendue  après  mes  sabots,  Bast. 

BAST. 

Les  minutes  sont  plus  lourdes  encore  que  la 
terre.  Hâte-toi.  Hâte-toi. 

BALT. 

Non,  c'est  fini.  Je  n'ai  plus  de  souffle.  Tire- 
moi  de  là.  Il  me  semble  que  je  ne  pourrai  plus 
jamais  sortir  de  là  sans  toi. 

BAST. 
Eh  bien,  prends  ma  main... 

Le  jour  se  lève. 
BALT. 
Oh!    Oh!    Voilà    qu'il   fait  jour.    Comment 


LES  MAINS  77 


pourrons-nous  encore   nous  regarder  mainte- 
nant que  la  nuit  n'est  plus  là? Cache-toi 

ile  moi.   Va-t'en   avec  la  nuit,  frère   malheu- 
reux. 

BAST. 
Tu  as  à  présent  un  visage  que  je  ne  connais- 
sais pas  encore. 

BALT. 

Tu  es  comme  quelqu'un  que  j'aurais  connu 
a nt rdois.  Je  voudrais  être  moi-même  dans 
cette  fosse. 

BAST. 
Qu'est-ce  que  nous  avons  fa  il  î 

LE  MARCHAND  DE  CORDES,  sur  le  chemin. 

Holà  !  bonnes  gens! 

BAST. 

Qui  nous  appelle? 

BALT. 
i.Vsl  quelqu'un  qui  vient  par  le  sentier 


78  LES  MAINS 


BAST. 
Plongeons  au  fond  du  trou. 

BALT. 

Non,  pas  moi,  pas  moi,  Bast. 

LE  MARCHAND    DE   CORDES. 

Déjà  au  travail!  Allez,  vous  n'êtes  pas  mé- 
nagers de  la  peine,  vous  autres  ! 

BAST. 

Qu'est-ce  qu'il  dit?  Je  suis  un  peu  sourd, 
vous  savez.  Adressez-vous  à  mon  frère.  Parle- 
lui,  toi. 

BALT. 
Oh  !  je  crois  bien  qu'il  a  dit  une  chose  ter- 
rible. 

LE  MARCHAND   DE   CORDES. 

Vous  savez,  c'est  jour  de  marché.  Je  m'en 
vais  vendre  mes  cordes  à  la  ville.  Tout  le  monde 
veut  être  servi  à  la  fois.  J'en  ai  de  fines  comme 
des  cheveux,  de  légères  comme  des  serments 


LES  MAINS  79 


d'amour.  J'en  ai  de  lourdes  comme  les  liens 
du  mariage  entre  vieux  époux. 

BALT. 

Non,  ce  nVst  pas  notre  affaire. 

LE    MARCHANDS  DE   CORDES. 

La  \  ii'  c'est  aussi  comme  des  brins  de  chau- 
vir mis  bouta  bout.  Et  puis  vient  la  mort  qui 
fait  le  dernier  nœud.  Vous  faut-il  pas  de  lacorde 
à  nœuds?  On  se  pendrait  après  sans  la  casser. 

BAST. 

Pas  encore,  pas  encore. 

LE  MARCHAND  DE   CORDES. 

Vous  regretterez  un  jour  de  ne  pas  m'en 
avoir  pris.  (Dans  le  chemin.)  C'est  moi  le  mar- 
chand  de  cordes.  Qui  veut  de  la  belle  corde,  de 
la  corde  de  pendu  ? 

BAST,  s'étanchant  la  sueur  du  front. 

Plus  tard,  cela  ne  nous  fera  plus  rien.  J'ai 


80  LES  MAINS 


€ru  tomber  sur  place.  Vois-tu,  il   ne  faudrait 
pas  leur  parler  trop  durement. 

BALT. 

Non,  nous  n'avons  plus  le  droit  d'élever  la 
voix.  Eh  !  bien,  cours  après  lui.  Prie-le  de  re- 
venir. Ce  n'est  pas  un  méchant  homme.  Il  est 
plus  pauvre  que  nous. 

BAST. 

Gela  aussi  serait  mauvais.  Crois-moi,  pas 
trop  de  paroles.  Il  faut  se  défier  des  paroles  : 
elles  vont  avec  le  vent  comme  la  mauvaise 
graine.  Il  faut  coudre  nos  bouches.  Il  faut  que 
plus  personne,  n'entende  le  son  de  notre  voix. 

BALT. 
Mais  il  y  aura  toujours  mes  mains,  Bast.  Elles 
parleront  pour  moi.  Oh!  vois  comme  elles  trem- 
blent. Elles  ne  veulent  pas  se  tenir  en  repos. 
Qu'est-ce  que  je  répondrai  quand  on  me  deman- 
dera pourquoi  mes  mains  ne  cessent  pas  de 
trembler?   Oh!  cours  après  cet  homme.  De- 


LES  MAINS  81 


mande -lui  de  la  corde  afin  de  les  attacher  so- 
lidement derrière  mon  dos. 

BAST,  montrant  la  fosse. 

Il  ne  faudrait  pas  non  plus  le  croire  plus 
rancunier  que  de  raison,  le  pauvre  garçon.  De 
son  vivant,  c'était  un  bon  diable. 

BALT. 

Non,  ne  parle  pas  ainsi  de  lui.  Ne  me  rap- 
pelle pas  qu'il  a  pu  exister  jamais.  C'est  cela 
la  chose,  la  chose  effroyable.  Il  a  été  un  homme 
comme  nous.  Il  faisait  les  gestes  que  nous  fai- 
sons. Il  riait  et  pleurait  comme  nous.  Il  avait 
dans  la  poitrine  un  cœur  qui  tout  à  coup  s'est 
arrêté.  ♦ 

BAST. 

Tais-tbi.,  puisque  son  argent  vit  là.  N'est-ce 
pas  pour  nous  comme  le  battement  de  son 
cœur?  Il  ne  nous  éjtait  pas  plus  cher  autre- 
fois. % 

5. 


82  LES   MAINS 


BALT. 

Si  du  moins  une  rixe  nous  avait  affrontés 
comme  des  taureaux  furieux  sur  le  chemin!  Si 
à  coups  de  brocs,  dans  l'ardeur  de  la  lutte,  je 
lui  avais  broyé  le  crâne  contre  les  pavés  ! 

BAST. 

Il  faut  prendre  le  vent  d'où  il  vient. 

BALT. 

C'est  cela,  oui,  tu  as  raison.  On  n'est  pas  le 
maître  de  sa  destinée.  D'autres,  dans  notre 
cas,  peut-être  aussi  ont  fait  ce  que  nous  avons 
fait.  Il  y  a  des  mains  vouées  à  toucher  pieuse- 
ment à  la  terre  ;  il  y  a  des  mains  qui  toute  la 
vie  font  sans  remords  le  signe  de  la  croix.  Il  y 
en  a  d'autres  qui  dès  le  berceau  sont  liées  à 
quelque  chose  de  terrible.  Oh!  est-il  possible 
que  les  miennes  aient  volontairement  arrêté 
dans  son  cours  le  sang  impétueux  de  cet 
homme? 


LES  MAINS  83 


LE  MARCHAND   DE    TOILES,  dans  le  chemin. 
Holà  ! 

BAST. 
Silence  !  cette  fois  ne  répondons  pas. 

LE  MARCHAND  DE  TOILES- 
Allfz.  ne  craignez  rien.  Je  ne  passe  pas  sou- 
vent.  Je  ne  passe  qu'à  l'heure  où  je  suis  at- 
tendu. C'est  moi  le  petit  homme  qui  vend  de 
la  toile.  Il  y  en  a  pour  tous  les  moments  de 
la  vie.  Il  y  en  a  pour  les  langes,  il  y  en  a 
pour  les  lits  de  mariés.  Il  y  en  a  pour  les 
suaire-. 

BALT. 
Ce  n'est  pas  encore  le  moment. 

LE  MARCHAND  DE  TOILES- 

.le  suis  comme  l'araignée.  J'accroche  ma  toile 
à  tous  les  toits.  Tout  le  monde  à  la  fin  est  pris 
dans  ma  toile.  Ma  toile  est  plus  solide  que  la 

vie. 


84  LES  MAINS 


BAST. 
Nous  vivons  comme  des  loups.  Nous  n'avons 
besoin  de  rien. 

LE  MARCHAND  DE  TOILES. 
Allons,  tant  pis  !  Ce   sera  pour    une   autre 
fois.  Il  vient  toujours  un  moment  où  on  a  be- 
soin de  moi. 

Il  s'en  va. 
BALT. 
Voilà  la  misère.  Nous  n'oserons  plus  regar- 
der en  face  un  enfant  de  peur  qu'il  voie  en 
nous  notre  faute. 

BAST. 

Peuh  !  quand  nous  marcherons  avec  nos  sa- 
bots dans  le  champ,  quand  nous  l'aurons  en- 
fin à  nous,  ce  champ,  gras  et  vert,  nous  ne 
penserons  plus  à  rien.  Laissons  passer  encore 
un  peu  de  temps.  Il  ne  faut  pas  qu'on  nous  croie 
riches  trop  vite.  Et  puis  nous  irons  ensemble 
chez  le  notaire;  nous  lui  ferons  une  offre.  Ils 
croiront  ensuite  ce  qu'ils  voudront. 


LES  MAINS  85 


BALT. 

11  faudra  donc  toucher  à  cet  argent,  Bast  ? 
Rien  que  d'y  penser,  c'est  comme  si  encore  une 
lois,  je  lui  serrais  le  cou  entre  mes  doigts... 
Vois  comme  elles  ont  de  la  mémoire,  mes 
mains  ! 

BAST. 

Laisse  donc.  De  près  cela  effraie  encore.  Mais 
avec  le  temps... 

BALT. 

Non,  te  dis-je,  nous  aurons  beau  faire,  ses 
os  repousseront  sous  nos  pieds.  Est-ce  qu'il 
n'a  pas  bougé? 

LE    MARCHAND    DE     VULNÉRAIRES,    dans  le 
chemin. 

Je  suis  la  fièvre,  je  suis  la  colique,  je  suis  le 
mal  de  «lents,  je  suis  la  mort  aux  rats. 

BAST. 

Cette  fois,  c'est  lini  do  nous. 


86  LES   MAINS 


BALT. 

Ils  viendront  tous.  Il  en  viendra  de  tous  les 
hameaux  ! 

LE  MARCHAND   DE   VULNÉRAIRES. 
C'est  moi  le  marchand  de  santé.  Je  suis  tous 
les  maux  et  je  suis  la  bonne  mort.  Qui  veut  la 
bonne  mort  ? 

BAST. 

Ne  répondons  pas  tout  de  suite.  Il  doit  y 
avoir  un  sens  caché  dans  ses  paroles. 

LE  MARCHAND  DE   VULNÉRAIRES. 

Je  vois  à  vos  yeux  que  vous  êtes  malades. 
L'insomnie  vous  ronge.  Vous  tremblez  de 
fièvre.  Vous  êtes  malades  de  quelque  chose  qui 
ne  peut  pas  sortir.  Je  suis  celui  qui  vient  avant 
les  sacrements,  vous  pouvez  avoir  confiance 
en  moi. 


BALT. 
C'est  un  piège  qu'il  nous  tend. 


LES  MAINS  «7 


LE  MARCHAND  DE  VULNÉRAIRES. 

Je  vends  des  herbes.  J'ai  un  élixir  qui  ren- 
drait la  vie  à  un  mort. 

BALT. 

Voilà,  oui,  ce  qu'il  faudrait. 

LE  MARCHAND  DE  VULNÉRAIRES. 

J'ai  aussi  des  poisons,  des  poisons  sûrs  qui 
ne  laissent  pas  de  trace. 

BAST. 

Non,   au  point    où  nous  sommes,    cela    ne 
pourrait  plus  nous  servir: 

LE   MARCHAND  DE  VULNÉRAIRES. 

Eh  l>ii'ii  !  je  repasserai  :  vous  aurez  réfléchi. 
r  le  chemin.)  Qui  veut  la  bonne  mort?  Je  gué- 
ris do  la  vie. 

BALT. 

Happcllc-lo,  rappelle-le.  Vois- tu,  c'est  le  vrai 
remède.  Il  faut   «l'abord  guérir   de  la  vie.  Je 


88  LES  MAINS 


t'assure,   cet  homme  a  vu    dans    notre    con- 
science. 

BAST. 

Il  n'y  a  pas   eu   de  témoins.  Nous  pouvons 
jurer  que  ce  n'est  pas  vrai. 

BALT. 

Que  les  chiens  mé  dévorent  la  bouche  plu- 
tôt que  je  fasse  un  tel  serment  ! 

On  entend  un  pas  sur  le  chemin. 
BAST. 

Un  pas...  un  pas...  La  terre  a  reconnu  un 
pas  qui  la  fait  trembler. 

BALT. 

Ne  bougeons  plus.  Il  passera  peut-être  son 
chemin. 

LE   FOSSOYEUR. 

Allez!  je  vous   vois  bien.  Mes  yeux  voient 
jusque  dans  l'autre  vie. 


LES  MAINS  89 


BALT. 

Qui  est-ce  <[ui  nous  parle? 

LE  FOSSOYEUR. 

Mais  c'est  moi,  vous  ne  connaissez  que  moi, 
Le  Mari  de  la  Belle. 

BAST. 

C'est  le  fossoyeur.  Qu'est-ce  qu'il  vient  flai- 
rer par  ici  ? 

LE  FOSSOYEUR. 

Je  me  suis  levé  avant  les  cloches.  Je  fais  mon 
petit  tour  chez  mes  pratiques.  Quand  il  leur 
vient  quelque   chose   de   vert  sous  le  nez,  je 

-  qu'ils  sont  mûrs  ;  je  passe  prévenir  le  curé. 
st  bien  le  moins  que  chacun  pense  à  sa  bou- 
tique. 

BALT. 

Dites-moi.  De  tous  ceux  pour  qui  vous  tra 
vaille/,  jamais  aucun  n'est  revenu? 


90  LES  MAINS 


LE  FOSSOYEUR. 

Le  tout  est  de  les  enterrer  un  peu  profondé- 
ment :   il  n'y  a  que  les  taupes   qui  sachent  le 
dernier  mot  de  l'histoire. 
BALT. 

Oh!  il  n'y  a  jamais  assez  de  terre  pour  les 
morts  (a.  Bast.)  Va  à  la  fosse;,  surveille-le. 

LE  FOSSOYEUR. 
Entre  nous,  n'auriez-vous  pas  rencontré  de 
ces  côtés  un  de  mes  paroissiens  ?  C'est  de  votre 
cousin  Hendrik  que  je  parle.  Tout  le  village 
est  allé  l'attendre  sur  la  route  jusqu'à  minuit 
pour  lui  faire  fête.  Paraît  qu'il  avait  gagné  à 
la  loterie.  Le  gaillard  m'a  fait  banqueroute.  On 
m'aura  filouté  sa  peau. 

BALT. 
Hein?...  (a  Bast.)  C'est  comme  si  avec  un  ca- 
bestan on  m'arrachait  les  boyaux. 
LE   FOSSOYEUR. 
Moi,  j'ai  mon  idée.  Il  a  quitté  le  cabaret  de 


LES  MAINS  91 


la  Rose  à  huit  heures.  Corderoile  menuisieret 
son  apprenti  qui  s'en  revenaient  de  porter  un 
cercueil  l'ont  vu  prendre  le  chemin  qui  longe 
votre  pré.  C'est  par  ici  qu'on  a  dû  faire  le 
coup. 

BALT. 

Est-ce  qu'ils  l'auraient  étranglé? 

LE    FOSSOYEUR. 
si  vous  qui  le  dites. 

BAST. 
Non,  je  ne  puis  entendre  cela.  Ça  me  fend  le 
cœur,  lu  si  loyal  compagnon! 
LE    FOSSOYEUR. 
Après   tout,    pour  un  de   perdu,  dix  de  re- 
trouvés.   Vous   y    passerez    tous,    mes  petits 
agneaux,  vous  y  passerez  tous. 

Il  s'en  va. 
BAST,  riant. 

11  ne  Bai  t  rien.  Personne  jamais  ne  saura  rien. 
Qu'ils  arrivenl  tousà  présent  ! 


92  LES  MAINS 


BALT. 
Assez,  assez]  il  y  a  quelqu'un  qui  sait! 

Il  s'en  va  avec  la  brouette. 
BASTj  penché  sur  la  fosse,  mains  jointes. 

Voyons,  ami,  pourquoi  nous  ferais-tu  de  la 
peine?  Ce  qui  est  fait  est  fait.  Tu  es  sûrement 
sur  le  chemin  du  paradis  maintenant.  N'est-ce 
pas  mieux  que  de  trimer  ici-bas  sa  pauvre  vie 
durant?  Je  te  jure  que  le  premier  argent  que 
nous  lèverons  sur  la  somme  sera  pour  te  faire 
dire  une  messe.  Oui,  même  avant  d'acheter  le 
champ,  ami  Hendrik,  cela,  je  le  jure.  N'est-ce 
pas  là  bien  parler  ? 

Deux  enfants,  des  garçons,  arrivent  par  le  chemin, 
tous  deux  en  lambeaux,  pieds  nus,  tignasses  ébou- 
riffées. Ils  font  quelques  pas,  s'arrêtent  à  regarder 
Bast  parler  au  mort.  L'un  d'eux  tousse. 

BAST,  se  retournant  effrayé. 

Qu'est-ceque  vous  voulez?  Qu'est-ce  que  vous 
faites  ici?  Est-ce  que  j'ai  dit  quelque  chose  ? 


LES  MAINS  03 


L'AINÊ  DES  GARÇONS. 
Parler  à  celui  qui  s'appelle  Balt. 

BAST. 
Mm  frère  n'est  pas  ici;  il  est  là-bas  dans  le 
jardin,  qui  charrie  de  la  terre.  Qu'est-ce  que 
vous  lui  voulez,  à  mon  frère? 
L'AINÉ. 
C'est  la   mère  qui  nous  envoie  demander  du 
pain. 

BAST. 

Eh  bien,  allez  lui  en  demander,  du  pain.  Il 
vous  en  donnera  sûrement. 

BALT,,  rentrant  avec  la  brouette. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a? Pourquoi  etes-vous  entrés 
ici? 

L'AINÉ- 
La  mère  nous  envoie.  11  n'y  a  plutf  de  pain 

à  la  maison. 

BALT. 
ce  que  j'en  peux?  Le  tailleur  n'a  qu'à 
travailler  comme  moi. 


94  LES  MAINS 


L'AINE. 

11  est  dans  son  lit.  Il  ne  travaille  plus. 

BAST,  regardant  Balt  et1  riant. 

Ils  ont  de  grandes  dents...  Quand  vous  vous 
serez  mis  en  ménage  avec  la  Tonia,  ils  vous  man- 
geront la  peau  sur  les  os. 

BALT. 

Allez-vous  en.  Il  ne  pousse  pas  de  pain  dans 
notre  champ.  Dites-le  à  Tonia. 

LES   DEUX  ENFANTS. 
Du  pain!  Du  pain! 

BALT?  allant  vers  eux,  bas. 

Elle  n'a  pas  dit  autre  chose,  votre  mère? 

L'AINÉ. 

Elle  a  dit  que  le  pèr  3  va  sur  sa  fin,  qu'il  fal- 
lait de  l'argent. 


LES  MAINS  95 


BALT. 

Bon!  lîon  !  J'irai.  Dites-lui  que  j'irai  quand 
j'en  aurai  uni  avec  l'autre. 

L'AINÉ. 

Avec  quel  auh  < 

BALT. 

Allez-vous  en,  allez-vous  en,  graine  de  chien. 
Je  n  ai  rien  dit.  11  n'y  a  ici  que  mon  frère  et 
moi. 

Les  enfants  s'en  vont. 
BAST. 

Tu  es  l'étalon,  toi.  Moi,  je  vais  seul  comme 
le  bœuf.  Il  u*a  pas  de  femme  non  plus.  Il  trime 
du  matin  au  soir.  Il  es1  sans  joie.  Toi,  Balt, 
tu  prends  «lu  plaisir  avec  cette  Tonia.  Mais 
('■route  :  il  n'est  pas  bon  qu'une  femme  entre 
dans  la  maison  ou   il  y  a  un  secret.  Le  morl  est 

à  nous  deux  el  aussi  l'argent.  .!«'  n'entends  par 
avec  personne. 


96  LES  MAINS 


BALT. 
Eh  bien,  nous  tirerons  chacun  de  notre  coté. 
BAST. 

Et  qui  de  nous   deux  emportera   celui  qui 
est  là  ? 

BALT. 

Maintenant  je  ne  dis  plus  mot.  Celui-là,  Bast, 
est  la  herse  entrée  dans  notre  chair  vive. 

BAST,  ricanant. 

Ha!  Ha! 

BALT. 

Quoi? 

BAST. 
Je   ris  parce  qu'il  a  suffi  d'un  mot  pour  te 
rendre  soumis  comme  un  mouton. 

Ils  restent  un  instant  sans  parler. 

BALT. 

Ecoute,  tu  t'en  iras  avec  l'argent.  Je  n'en 


LES  MAINS 


veux  plus.  Emporte-le,  sème-le  sur  les  routes, 
jette-le  dans  les  puits.  Ou  fais-en  de  la  terre, 
du  blé,  des  maisons  :  tu  en  es  le  maître.  Moi  je 
veillerai  ici  auprès  de  la  fosse.  Mais  attache  ces 
mains  avec  des  cordes,  attache-les  fortement 
comme  le  boucher  lie  les  membres  du  porc  qu'il 
va  égorger.  Et  puis  prends  la  hache,  abats-les 
d'un  coup. 

BAST)  rusant. 
Qui  a  crié?  Qui  a  poussé   cet  horrible  cri? 
Quelqu'un  a   crié    vers   nous  du    fond    de   la 
terre 

BALT. 
N'est-ce  pas  un  cri  mou,  comme  quelqu'un 
qui  va  mourir,  un  cri  comme   étranglé  entre 
des  mains  ? 

BAST. 

A  présent  il  se  tait,  je  ne  l'entends  plus. 

BALT. 

Oh  1  il  recommencera  tout  à  l'heure.  Il  ne  fi- 

6 


98  LES    MAINS 


nira  jamais  de  crier.  Quand  nous  aurons  le 
champ,  son  ombre  marchera  près  de  nous,  de- 
vant la  charrue. 

BAST. 

Eh  bien,  je  ferai  comme  tu  dis.  Je  m'en  irai, 
je  te  délivrerai  de  cet  argent.  Je  le  nouerai 
dans  mes  hardes.  je  prendrai  passage  à  bord 
d'un  navire.  Tu  n'entendras  plus  jamais  parler 
de  lui  ni  de  moi.  Il  faut  bien  qu'un  de  nous 
deux  accepte  le  sacrifice  Oui,  entre  frères  l'un 
peut  bien  alléger  à  l'autre  le  poids  d'une  chose 
comme  celle-là. 

BALT. 

Non,  non,  ne  fais  pas  cela.  Il  vaut  mieux 
que  nous  restions  ensemble.  Ce  n'est  pas  trop 
de  nous  deux  pour  garder  un  tel  secret.  Bast, 
qu'as-tu  fait  de  l'argent?  Lui  seul  peut  guérir 
mes  pauvres  mains  malades.  J'ai  soif  et  faim 
à  présent  de  cet  argent;  il  nous  a  coûté  assez 


LES  MAINS  99 


cher.  Dis,  qu'as-tu  fait  de  l'argent?  Sur  ta  vie, 
où  as-tu  caché   Tari:» Mil  ? 

BAST. 
Sous  un  carreau,  dans  la  maison,  profondé- 
ment sous  un  carreau. 

BALT. 

Eh  bien,  allons  le  voir  ensemble,  le  toucher 
ensemble.  Ensuite  la  force  me  reviendra  comme 
si  j'avais  touché  aux  Saintes  Reliquejs.  Allons 
ensemble  voir  l'argent,  Bast. 

Ils  se  dirigent  vers  la  maison. 


ACTE  III 


ACTE  III 


Chez  le  tailleur.  Une  chambre  basse,  peinte  à  la  chaux, 
en  désordre,  au  fond,  vers  la  gauche,  porte  ouvrant  sur 
la  rue  près  d'une  fenêtre  à  travers  les  vitres  de  laquelle 
on  aperçoit  les  maisons  de  la  place  et  l'église,  a  gau- 
che, second  plan,  un  poêle  à  long  tuyau  plat  s'avançant 
hors  de  l'âtre.  Des  fers  à  repasser  sur  le  poêle.  Devant  la 
fenêtre  l'établi  du  tailleur.  Chaises  en  bois.  A  droite,  dans 
le  mur,  une  alcôve  où  le  tailleur  agonise.  Aux  murs  des 
modèles,  des  patrons,  et  accrochés  à  des  clous,  des  pa- 
quets de  hardes.  Un  buffet. 

Au  lever  du  rideau,  les  deux  enfants,  à  terre,  près  du 
poêle,  font  de  petits  monts  de  sable. 

Entre  Balt  furtivement.  Il  fait  quelques  pas.  Les  enfants 
lèvent  la  tête  et  continuent  à  jouer. 

Le  jour  commence  à  baisser. 


104  LES  MAINS 


BALT. 
La  mère  n'est  pas  là?  . 

L'AINÉ  DES  ENFANTS,  sans  répondre. 
Celui-là  ne  donne  jamais  rien. 

BALT. 

Dites,  Tonia  n'est  pas  là? 

L'AINÉ. 
Non. 

LE  TAILLEUR. 
Qui  est  là? 

BALT. 
Moi. 

LE  TAILLEUR,  dans  l'alcôve. 
Est-ce  le  prêtre  qui  est  là? 

BALT. 
Non,  c'est  moi. 


LES  MAINS  105 


LE  TAILLEUR. 

Si  c'est  pour  du  travail,  je  ne  peux  pas.  To- 
n ia  est  allée... 

La  voix  faible  se  perd  dans  une  toux  comme  un  râle. 
BALT. 
Bon,  j'attendrai. 

LE  TAILLEUR. 
st  cela,  prenez  une  chaise.  Tonia... 

Il  tousse. 
BALT. 

Où  est-elle,  Tonia? 

LE  TAILLEUR. 
Je  ne  sais  pas,  elle  est  allée  chercher  le  prêtre. 
Un  silence.  Balt  s'est  assis. 

BALT,  à  l'aîné. 
Est-ce  qu'il  va  plus  mal? 
L'AINÉ- 
Il  ne  va  plus  du  tout. 


106  LES  MAINS 


LE  TAILLEUR. 

Jean-Pierre,  allez  jusqu'au  cabaret.  Elle  est 
sûrement  là  à  s'amuser. 

l'aîné. 

Non,  elle  est  partie  avec  un  homme. 

BALT. 

Quel  homme? 

L'AINÉ. 
Un  homme. 

LE  TAILLEUR. 
A  boire  !  Je  crève. 

BALT,  se  levant. 

Je  ne  sais  pas  où  est  l'eau,  (a  l'aîné.)  Il  de- 
mande à  boire.  Où  est  l'eau? 

L'AINÉ. 

Il  n'y  a  pas  d'eau.    Elle  est  gelée.  Depuis 
hier,,  il  n'y  a  plus  de  feu. 


LES  MAINS  107 


BALT. 

Si  vous  alliez  voir  au  cabaret,  hein?  Puisqu'il 
dit  qu'elle  est  là  ? 

Les  enfants  ne  répondent  pas,  il  se  rassied. 

TONIA,  dehors. 

Oui,  c'est  cela,  allez  chercher  le  prêtre.  S'il 
peut  venir  tout  de  suite,  il  sera  peut-être  encore 
temps.  (Elle  entre.)  Tiens,  Baltl 

BALT. 
Je  passais,  je  suis  entré. 

TONIA. 

lKy  a  du  temps  qu'on  ne  vous  a  plus  vu.  Je 
croyais  que  c'était  fini,  (aux  enfants.)  Dehors, 
vous  !  Voyez,  ils  ont  pris  tout  le  sable.  Il  ne  m'en 
restera  plus  pour  semer  devant  la  porte  quand 

Ce  Sera  le  moment.  (Les  enfants  s'en  vont.)  Allez, 
je  suis  bien  à  plaindre.  Je  ne  sais  plus  comment 
je  vis. 


108  LES  MAINS 


LE  TAIL'LEUR. 

C'est  vous,  Tonia?  A  boire!  Je  n'en  peux 
plus. 

TONIA. 

Bon,  vous  attendrez  bien  un  moment,  (a  Bait.) 
Il  y  a  des  mois  déjà  que  ce  n'est  plus  un  homme. 
Toujours    couché    dans    son    lit    comme    une 

femme!     (Lui  jetant    un    bras    autour   du   cou.)    Un 

homme  comme  vous  aurait  fait  mon  affaire. 
Vous  ne  m'auriez  laissée  manquer  de  rien.  Vous 
m'auriez  battue.  Ce  n'est  pas  vous  que  j'aurais 
trompé. 

BALT. 

Oui,  mais  vous  savez,  je  ne  suis  pas  seul, 
j'ai  mon  frère  avec  moi.  Je  ne  suis  pas  heu- 
reux non  plus. 

TONIA. 

Eh  bien,  il  aurait  pris  femme  aussi.  Vous 
êtes  assez  riches  tous  deux  pour  vous  payer  des 


LES  MAINS  10!> 


petits.  Le  tailleur,  lui,  n'avait  pas  un  sou  quand 
nous  nous  sommes  établis. 

BALT. 

Nous  sommes  de  pauvres  diables,  Tonia. 
Nous  sommes  maigres  comme  des  clous.  Nous 
n'avons  que  notre  peau  sur  le  dos. 

TONIA. 

Oui,  oui,  je  vous  entends.  Votre  voisin  va  par- 
tout disant  que  vous  avez  haussé  sur  le  champ 
dont  il  a  envie  lui-même. 

BALT. 

Le  champ,  Tonia,  le  champ...  C'est  là  la 
misère  !  Jamais  nous  ne  viendrons  à  bout  de 
nous  payer  de  tout  ce  qu'il  nous  a  coûté  déjà. 
Eh  bien  !  qu'il  le  prenne,  le  voisin. 

TONIA. 

On  dit  dans  les  villages  que  vous  avez  eu  un 
mort  chez  vous. 

7 


110  LES  MAINS 


BALÏ»  violemment. 

Ils  en  ont  menti  I 

TONIA. 
Que  vous  avez  fait  un  héritage. 
BALTj  humblement. 

Ne  dites  pas  cela,  Tonia.  Pour  l'amour  de 
Dieu,  non.  ne  dites  pas  cela.  Je  vous  assure  que 
nous  n'avons  pas  eu  de...  Non,  personne  n'est 
mort  chez  nous.  Nous  vivons  dans  la  gêne;  de- 
puis un  peu  de  temps,  tout  tourne  contre  nous. 
Un  de  nos  porcs  est  sur  le  flanc,  il  faudra 
l'abattre.  Et  la  vache  a  pris  du  mal,  elle  a 
fondu  de  moitié. 

LE  TAILLEUR. 

Tonia,  êtes- vous  là  ?  Est-ce  qu'il  est  venu, 
le  prêtre  ? 

TONIA. 
Non,    il   n'est  pas  venu,   il   viendra  tout  à 
l'heure.  Il  ne  peut  pourtant  pas  se  déranger 


LES  MAINS  111 


comme  ça  constamment.  Retenez-vous  un  peu 
encore. 

LE  TAILLEUR. 

C'est  que  c'est  fini.  Il  viendra  trop  tard. 

TONIA. 

Voilà  la  vie  qu'il  me  l'ait  depuis  hier,  (a  Bait.) 
L'homme,  me  viendrez-vous  pas  en  aide  ?  Il  y 
aura  d'abord  le  cercueil  et  l'enterrement  à 
payer.  Puis,  c'est  bien  le  moins  que  je  mange, 
moi  et  les  enfants. 

BALT. 

Tonia,  j'étais  venu  pour  vous  dire...  Oui,  j'a- 
vais quelque  chose  à  vous  dire.  Est-ce  que  vous 
ne  voyez  pas  là  traîner  quelque  chose  à  terre? 
Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  quelqu'un  derrière  moi 
qui  me  fait  signe  ?   . 

TONIA. 

Il  n'y  a  personne. 


112  LES   MAINS 


BALT,  regardant  vers  la  fenêtre. 

Je  t'assure,  Tonia,  il  y  a  là-ba*  deux  yeux 
qui  me  regardent. 

TONIA,  allant  à  la  fenêtre. 

Tout  le  monde  est  à  se  chauffer  près  du  feu. 
La  rue  est  vide. 

LE  TAILLEUR. 
A  boire  ! 

BALT. 

Eh  bien,  faites.   Il  faut   être  secourable   à 
ceux  qui  vont  passer. 

TONIA. 

Il  n'y  a  plus  d'eau.  Il  n'y  a  plus  qu'un  peu 
d'eau-de-vie   dans    la    bouteille.  (Elle  prend  la 

bouteille  sur  le  buffet  et  entre  dans  l'alcôve.)  Mais  bu- 

vez  donc...  Après,  vous  serez  mieux  pour  vous 
confesser. 

LE  TAILLEUR. 
Non,  non,  assez,  je  brûle!  Aia!  miséricorde  1 
Aia! 

On  entend  quelque  temps  encore  ses  gémissements. 


LES  MAINS  113 


TONIAj  sortant  de  l'alcôve. 

Sûrement  il  va  rendre  l'âme.  Il  sent  déjà  la 
mort. 

BALT. 
Qui  ça!  qui  sent  la  mort? 

TONIA. 
Lui  donc. 

BALT. 
Ecoutez,  ne  parlez  pas  de  la  mort  quand  je 
suis  là.  Cependant  j'en  vaux  bien  un  autre. 

TONIA. 

Ce  sont  là  des  lubies.  Une  poule  aura  chanté 
comme  le  coq  à  votre  berceau,  l'homme. 

Une  ombre  en  ce  moment  passe  devant  les  vitres,  on 
voit  Bast  regarder  dans  la  chambre. 

BALT,  se  cachant  derrière  le  poêle. 

Restez  là  un  instant,  s'il  vous  plaît.  Je  suis 
sni  -à  présent  qu'il  y  a  là  quelqu'un  qui  ne  doit 
pas  ni. '  voir  ici. 


114  LES    MAINS 


TONIA. 
De  qui  parlez-vous  ? 

BALT. 

Mon  frère  est  là  qui  fait  le  guet.  La  vie  est 
devenue  pénible  entre  nous.  Nous  restons  des 
jours  sans  parler. 

TONIA»  ouvrant  la  porte  et  puis  la  refermant. 

Il  est  parti.  Il  a  tourné  l'angle  de  la  place.  Il 
est  petit  et  laid. 

BALT. 

Je  voulais  te  dire  ceci,  Tonia... 

TONIA,  riant. 

Oh  !  c'est  comme  un  puits  d'où  le  seau  ne 
veut  pas  remonter...  Eh  bien,  j'écoute. 

BALT. 

Un  homme  comme  moi  peut  bien  se  confes- 
ser  à  une   femme   comme  toi,  Tonia.    Viens 


LES    MAINS  115 


près  de  moi.  Est-ce   qu'il  n'y  a  personne  qui 
[misse  nous  entendre? 

LE  TAILLEUR. 

Tonia!  Tonia! 

BALT. 

Va  plutôt  auprès  de  lui.  Moi,  j'ai  bien  le 
temps. 

TONIA. 

Ce  n'est  pas  lui  qui  doit  te  gêner.  Au  point 
où  il  en  est,  il  n'y  a  pas  de  danger  qu'il  en- 
tende ce  que  tu  as  à  me  dire. 

BALT. 

Non,  ce  sera  pour  une  autre  fois.  L'heure 
n'est  pas  venue  encore.  Il  faut  que  je  traîne 
cela  encore  un  peu  de  temps  après  moi. 

TONIA. 

Tu  as  une  peine,  l'homme.  Tu  as  quelque 
chose  «jui  ne  peut  pas  passer. 


116  LES  MAINS 


BALT. 

Oui,  il  est  survenu  quelque  chose.  Mais  il 
fait  encore  trop  jour.  Il  y  a  des  choses  qu'on 
ne  peut  dire  que  la  nuit,  quand  on  ne  voit  plus 
la  bouche  qui  les  dit. 

LE  TAILLEUR. 

A  boire! 

BALT. 

Il  ne  cesse  pas  de  demander  à  boire.  Vous 
ne  pouvez  pas  cependant  le  laisser  finir  comme 
un  chien. 

TONIA. 

Il  a  assez  bu  dans  sa  vie,  il  a  bien  mérité  de 
se  priver  un  peu  à  présent. 

BALT. 

Non,  je  ne  veux  pas  avoir  cette  chose  de 
plus  sur  la  conscience.  Où  est  l'eau?  J'irai  la 
lui  porter. 


LES  MAINS  117 


TONIA. 
Elle  est  gelée,  je  vous  dis. 

BALT. 

Eh  bien,  j'irai  on  prendre  au  puits. 

TONIA. 
Le  puits  aussi  est  gelé. 

BALT. 

Après  tout,  c'est  votre  mari.  Cela  ne  me 
regarde  pas. 

UNE  VOISINE,  entrant. 

Le  prêtre  n'était  pas  là.  Il  était  allé  porter 
les  sacrements  à  un  vieil  homme  mourant  «tu 
boni  du  village.  Ça  sera  pour  quand  il  ren- 
trera . 

TONIA*  frappant  ses  genoux  en  gémissant. 

Ali!  mon  pauvre  homme!  Il  lui  faudra 
passer  Bans  les  sacrements!  Mais  tout  le  monde 
meurt  donc  dans  le  vill.i. 


118  LES  MAINS 


BALT. 
Hein?  Qui  encore  vient  de  mourir? 

TONIA,  à  la  voisine. 

Si  vous  vouliez  me  prendre  au  cabaret  un 
pot  de  bière,  voisine  ?  Ah  !  c'est  un  grand  mal- 
heur! mon  pauvre  homme!  J'en  suis  toute 
sèche,  je  n'ai  plus  de  salive...  L'homme  que 
voilà  paiera. 

BALTj  tapant  sur  son  gousset  et  riant. 

Des  écus  !  Allez,  j'en  ai  plein  mes  poches  f 
J'ai  gagné  le  gros  lot  à  la  loterie  ...  (se  repre- 
nant.) Mais  voyez-les  donc  :  elles  me  lèchent  des 
yeux  comme  un  morceau  de  sucre.  Eh  bien, 
vous  pouvez  m'en  croire,  tout  mon  avoir  c'est 
quelques  pauvres  liards.  (ri  tire  quelques  sous.) 
Voilà  pour  le  pot  de  bière. 

La  voisine  port. 

TONIA. 
Dites,   mon    cœur.  Le    tailleur  une   fois  en 


LES  MAINS  119 


terre,  c'est  vous  qui  serez  le  maître  ici,  pas 
vrai  ? 

BALT. 

Un  pauvre  maître,  Tonia. 

TONIA. 

Je  ne  veux  pas  d'autre  homme  que  vous. 
Mettez  votre  main  dans  la  mienne  et  jurez... 

BALT. 

Prenez  garde.  Ces  mains-là...  Je  veux  dire, 
il  ne  faut  pas  se  fier  à  ces  mains-là.  Autrefois, 
j'abattais,  avec,  la  besogne  de  quatre  hommes. 
Maintenant  elles  tremblent  toujours,  elles  ne 
cessent  pas  de  trembler.  Elles  ne  sont  plus 
bonnes  qu'à...  (u  se  met  à  rire.)  Voyez,  je  ris.  Et 
cependant  elles  ont  plus  fait  pour  me  damner 
que  tous  mes  autres  membres. 

TONIA. 
Elles  tremblent,  c'est  vrai.  On  dirait  qu'elles 
mit  en  «'Iles  un  mal  qu'on  n<'  sail  pas. 


120  LES  MAINS 


BALT- 

Oh  !  prenez-les  un  instant  entre  ies  vôtres, 
ces  horribles  mains,  Tonia...  Je  t'en  prie,  Tonia, 
aie  pitié  de  mes  mains...  mets-les  dans  la  cha- 
leur de  ton  corsage.  Non,  arrière I  mes  mains 
sont  à  moi.  Laisse-les.  Je  ne  dirai  rien,  je  n'ai 
rien  à  te  dire. 

LE  TAILLEUR,  à  l'agonie. 

Le  prêtre  !  Heu  !  Heu  !  Han  ! 

LA  VOISINE,  revenant. 

Voilà  la  bière.  Il  y  a  le  menuisier  qui  attend 
dans  le  cabaret.  11  demande  si  on  ne  pourrait 
déjà  lui  donner  les  mesures.  11  a  beaucoup  de 
besogne.  Il  est  pressé. 

TONIA,  allant  vers  l'alcôve  et  écoutant. 

Il  n'en  a  plus  pour  longtemps.  Dites  au  me- 
nuisier qu'il  prenne  patience. 

La  voisine  sort» 


LES  MAINS  121 


LE  TAILLEUR. 
ITuhan  !  Hahan  f 

TONIA. 
On  a  bien  plus  soif  quand  on  a  de  la  peine. 

Elle  boit  coup  sur  coup. 

BALT. 

Non,  non,  je  ne  puis  entendre  cela  plus  long- 
temps. J'ai  entendu  cela  autrefois.  Cela  me  tord 
les  entrailles.  Mettez-lui  un  drap  sur  la  bouche 
pour  que  je  n'entende  plus  ces  gémissements 
épouvantables.  Et  cependant,  voyez,  je  ne  puis 
m'en  aller.  Quelque  chose  me  retient  ici,  je 
veux  L'entendre  mourir  jusqu'au  bout. 

TONIA,  près  de  l'alcôve,  au  tailleur. 

Voyons,  soyez  raisonnable.  Ne  criez  pas  si 
fort.  Ou  vous  entendrait  du  bout  de  la  place. 

LE  TAILLEUR,  plus  faiblement. 

Banl  Han! 


122  LES  MAINS 


Balt    et    Tonia,    immobiles,    le    cou  tendu   vers    l'alcôve 
écoutent  tous  deux. 

BALT. 

Voilà  que  ça   cesse.   Oh!    dire  que  cela  va 
cesser!  J'aime  encore  mieux  qu'il  crie. 

TONIA. 

Il  n'était  pas  méchant  au  fond. 

BALT. 
Est-ce  qu'il  vit  encore? 

TONIA. 
Je  crois  qu'il  est  mort. 

BALT- 

Je  ne  reste  pas  un  instant  de  plus  ici.  Bon- 
soir. 

TONIA. 

Mais  venez  donc  voir  quelle  grimace  il  fait... 
La  langue  lui  pend  hors  de  la  bouche. 


LES    MAINS  123 


BALT. 

Vous  êtes  sûre  que  sa  langue  pend?  Et, 
n'est-ce  pas,  elle  est  noire  comme  du  charbon  ? 
Elle  est  dure  comme  un  caillou?  Est-ce  qu'il  ne 
ressemble  pas  maintenant  à  un  homme  qu'on 
aurait  étranglé  ? 

TONIA,  dans  l'alcôve. 

J'avais  un  mari.  Après  tout  nous  avons  eu 
de  bons  moments.  Tant  qu'il  a  pu  travailler,  le 
pain  ne  manquait  pas,  mes  enfants  n'étaient 
pas  obligés  de  mendier  sur  la  route.  A  présent 
que  je  l'ai  perdu,  qu'est-ce  que  je  vais  devenir? 

BALT. 

Bonsoir.  Je  n'aime  pas  voir  cela.  Quelqu'un 
qui  s'en  va  fait  toujours  penser  à  ceux  qui 
sont  partis  avant.  Je  reviendrai,  Tonia,  quand 
il  ne  sera  plus  là. 

TONIA»  sortant  de  l'alcôve. 

Je  suis  bien  bote  de  pleurer.   Le  chien!  à 


124  LES  MAINS 


présent  il  va  se  payer  du  bon  temps,  il  pourra 
dormir  tout  son  soûl.  Et  moi,  il  me  laisse 
toute  seule  à  trimer  avec  les  petits.  (Elle  se  jette 
au  cou  de  Bait.)  Ah!  l'homme!  n'aurez-vous  pas 
pitié  de  moi?  Le  cercueil,  l'enterrement!  Et 
pas  même  une  chemise  pour  l'ensevelir  ! 

BALT. 

Laissez-lui  celle  qu'il  a  sur  le  dos,  il  n'aura 
pas  froid.  Quelqu'un  une  fois  disait  cela. 

TONIA. 

Ah  !  mon  Dieu  !  Quel  malheur  !  un  si  bon 
homme  !  Un  homme  si  vaillant  !  (Allant  vers  la 
porte  et  appelant.)  Hé,  voisine,  voisine  !  Mainte- 
nant le  menuisier  peut  entrer. 

LA  VOISINE,  au  dehors. 
Je  vais  l'appeler. 

TONIA. 
Je  ne  le  verrai  plus  jamais!  (a  Bait.)  Voyons, 


LES  MAINS  125 


vous  me  donncroz   Lien  do  quoi  lui  faire  dire 

un»'  messe? 

BALT. 

Il  y  en  a  d'autres  qui  attendent  leur  tour. 

LE   MENUISIER,  entrant. 

C'est  donc  fini   enfin?  Toute  une  heure  de 
perdue!  Où  est-il? 

TONIA. 

Là.  Il  ne  pouvait  pas  s'en  aller.  Ce  n'est  pas 
que  la  vie  lui  ait  été  commode  cependant. 

LE  MENUISIER,    son   mètre  à    la    main.  Il  pénètre 
dans  l'alcôve,    en  sort  an   bout  d'un  instant. 

Un  mètre  soixante. . .  J'aurai,  je  crois,  l'affaire. 
Ça  uo  fait  rien  que  ce  soit  un  peu  juste,  Tonia? 

TONIA. 

Il  fa  i  sa  il  aussi  quelquefois  ses  habits  un  peu 
trop  justes.  Ah!  quel  malheur!  (Elle  va  vers  le  pot 


126  LES  MAINS 


de  bière.)  Et  plus  rien  dans  ce  pot!  J'aurais  pour- 
tant bien  besoin  de  courage. 

Quatre  voisines  entrent  l'une  après  l'autre  et  vont  s'asseoir 
près  de  l'alcôve. 

PREMIÈRE  VOISINE. 

Il  est  plus  heureux  comme  cela. 

DEUXIÈME  VOISINE. 
Son  mal  ne  pouvait  durer  toujours. 
TROISIÈME  VOISINE. 

Et  pour  vous-même,  Tonia,  c'est  mieux.  A 
la  longue,  il  vous  devenait  une  charge. 

QUATRIÈME   VOISINE,  montrant  Balt. 

D'ailleurs,  il  vous  reste  des  amis. 

BALT. 

On  étouffe  ici.  Il  faut  ouvrir  la  fenêtre.  Il  y  a 
une  odeur  qui  ne  s'en  va  pas. 


LES  MAINS  127 


PREMIÈRE  VOISINE. 

C'est  le  moment,  je  crois,  de  l'ensevelir.  Où 
sont  les  draps  ? 

TONIA. 

Il  n'y  a  pas  de  draps. 

DEUXIÈME  VOISINE. 

Peut-on  prendre  ceux  du  lit? 

TONIA. 
Il  n'y  a  qu'une  couverture  au  lit. 

TROISIÈME   VOISINE. 

A  la  veillée,  nous  lui  coudrons  avec  des  piè- 
ces de  toile  un  suaire. 

TONIA. 
Oui,  c'est  cela,  faites  pour  le  mieux. 

UN  VOISIN,  entrant   après  avoir  secoué  ses  sabots  sur 
le  seuil. 

Vous  savez,  Tonia,  j'aiderai  à  porter  le  corps 


128  LES  MAINS 


Vous  pouvez  compter  sur  moi.  Ayez  seulement 
à  boire  pour  les  porteurs.  Ce  n'est  pas  que  le 
tailleur  soit  lourd  à  porter,,  mais  on  est  ému, 
les  bras  vous  manquent.  (Apercevant  Bait.)  Je 
ne  me  trompe  pas,  c'est  bien  l'ami  Balt  que 
voilà?  Irez-vous  à  la  ville  voir  "guillotiner 
l'homme? 

BALT,  tressaillant. 

On  guillotine  quelqu'un  à  la  ville  ? 

LE  VOISIN. 

Oui,  l'homme  qui  a  tué  son  frère.  Vous  êtes 
le  seul  à  ne  pas  savoir  cela. 

BALT. 

Voyons,  est-ce  possible  ?   Il  n'a  donc  pu  ca- 
cher le  cadavre  ? 

LE  VOISIN. 

Ce  sera  pour  l'autre  nuit,  h  l'aube.  Il  n'y  a  que 
deux  petites  lieues.  Tous  les  gens  d'ici  y  vont. 


LES  MAINS  129 


BALT,  riant. 

Eh  bien,  j'irai.  Oui,  je  veux  savoir  comment 
on  s'y  prend  pour  couper  le  cou  à  quelqu'un. 
A  L'aube,  vous  dites?  Et  sur  la  place  du  mar- 
ché, n'est-ce  pas?  L'exécuteur  est  âgé,  je  crois, 
il  connaît  son  métier. 

TONIA. 

J'irai  aussi.  C'est  bien  le  moins,  pas  vrai, 
vous  autres?  que  je  me  paie  ce  petit  plai- 
sir-là ?  Allez,  on  n'a  pas  trop  déjà  l'occasion  de 
s'amuser,  (a  Bait.)  Tu  viendras  me  prendre 3 
l'homme .' 

BALT. 

Oui,  à  moins  que  d'ici  là... 

Il  sort.  Le  voisin  va  vers  l'alcôve  et  joint  les  mains. 
Tonia,  à  travers  les  vitres,  suit  des  yeux  Balt.  Elle 
a  un  mouvement  de  la  tête  vainqueur.  Le  soir  est 
tombé. 


ACTE  IV 


ACTE  IV 

Une  place  publique.  Au  fond,  toits  couverts  de  neige. 
Les  rumeurs  et  les  cris  d'une  grande  foule  :  une  partie, 
au  premier  plan,  est  maintenue  par  un  cordon  de  soldats. 
L'autre  semasse  vers  le  fond,  également  maintenue  par 
la  troupe.  Entre  elles  un  espace  vide,  vagues  lueurs 
d'aube.  Tous  les  réverbères  n'ont  pas  été  éteints.  Des 
glas  sonnent  sans  interruption  dans  la  ville. 


VOIX    D'HOMMES   et    DE  FEMMES,    au  premier 
plan.  Ils  regardent  vers  la  droite. 

<  hi  lui  coupe  à  présent  les  cheveux.   —  On 
lui  a  lié  les  bras  derrière  le  dos.  —  Le  prêtre 

8 


134  LES  MAINS 


est  là  qui  lui  parle  de  Dieu.  —  Il  a  fait  le  coup, 
c'est  justice  qu'il  expie.  —  Vous  ne  voyez  pas 
encore  s'ouvrir  les  portes  de  la  prison?  11  pas- 
sera là  devant  nous.  —  Vous  entendrez  ses 
dents  claquer.  —  Quelquefois  les  yeux  leur 
sortent  de  la  tête,  on  croirait  qu'ils  vont  mar- 
cher dessus.  —  Mais  ne  poussez  donc  pas 
comme  cela.  —  Oh!  moi,  je  ne  ferais  pas  de 
mal  à  une  mouche.  —  Hé  !  Petit  Pierre,  Petit 
Pierre  !  Qui  a  vu  mon  fils  ? 

VOIX,  au  fond. 

A  mort  !  A  mort  ! 

VOIX»  au  premier  plan. 

Qu'est-ce  qu'ils  disent  ?  Ils  aboient  à  la  mort 
comme  des  chiens.  —  Allez,  il  vaudrait  mieux 
dire  des  prières.  —  Moi,  c'est  déjà  le  sixième 
que  je  vois  raccourcir.  Vous  savez,  on  s'y  fait.  — 
Après  tout,  ce  n'est  là  qu'un  petit  moment  à 
passer. 


LES  MAINS  135 


UNE  VOIX,  gémissante,  au  fond. 


Seigneur! 


VOIX>  en  divers  sens. 


3t  une  voix  de  femme.  Elle  a  crié  comme 
ça  toute  la  nuit.  —  On  l'a  vue  cogner  avec  sa  tète 
la  porte  delà  prison.  —  Allez-vous  en,  ne  res- 
tez pas  là.  —  Qu'elle  s'en  aille!  Qui  est-ce? 
—  Si  c'est  sa  femme,  qu'on  les  lie  ensemble. — 
Le  couteau,  c'est  trop  court,  il  faudrait  com- 
mencer par  Pécarteler  —  le  plonger  dans  l'huile 
bouillante,  —  l'écorcher  vif  comme  une  an- 
guille. 

Balt  entre  avec  Tonia  par  la  gauche. 

TONIA. 

Par  ici  !  Par  ici  ! 

BALT. 

Sommes-nous  assez  près?  Je  voudrais  voir 
868  jreux  quand  il  apercevra  le  couteau. 


136  LES  MAINS 


VOIX>  en  divers  sens. 

Ne  poussez  pas.  Il  doit  y  en  avoir  pour  tout 
le  monde...  Mais  ne  poussez  donc  pas,  vous 
autres  !  Il  fallait  venir  plus  tôt;  nous  étions  ici 
avant  minuit.  —  On  dit  que  ses  enfants  sont 
venus  pour  le  voir  mourir...  Ça  lui  donnera 
du  courage...  On  meurt  mieux  en  famille.  — 
Il  fait  glacé.  On  grelotte.  —  Qu'on  en  finisse  t 
Voilà  la  neige  qui  va  recommencer  à  tomber. 
—  On  a  balayé  le  pavé  pour  qu'il  ne  glisse 
pas.  —  Vous  le  verrez  sautiller  comme  un 
poulet  sur  la  tôle  rougie.  —  Hé  !  Petit-Pierre! 
Monte  sur  la  borne. 

BALT. 

Il  me  semble  que  c'est  moi  qui  vais  passer 

là.  Tonia,  je  voudrais  te  dire  cela  tout  bas  à 

toi  d'abord.  Ensuite,   tu  pourras  le  crier  aux 

autres...  Mais  voilà  déjà  le  jour.  Regarde-moi, 


LES  MAINS  137 


Tonia.  Est-ce  que  je  n'ai  pas,  moi  aussi,  la  tôte 
d'un  homme  qui  va... 

VOIX,  autour  de  Balt. 

Mais  gardez  donc  vos  mains  en  paix,  brave 
homme.  C'est  insupportable.  Vous  avez  l'air  de 
secouer  un  prunier. 

Tous  rient. 
BALT- 

Je  ne  peux  pas,  je  ne  peux  pas.  Il  y  a  quel- 
que chose  dans  mes  mains  qui  ne  veut  pas  s'en 
aller.  Elles  auraient  cassé  les  cordes  du  cor- 
dier.  Pourtant  je  suis  très  faible,  très  faible. 
Un  enfant  me  mettrait  à  terre. 

LA  VOIX,  au  fond. 

Seigneur  !  Seigneur! 

Gris.  Tumulte. 
VOIX,  au  second  plan. 

Mais  emmenez-la  donc,  qu'on  l'entraîne!  — 

Tenez;  la  voilà,  elle  crie,  on  voit  ses  bras  qu'elle 

lève  vers  le  ciel. 

8. 


138  LES  MAINS 


BALT. 

Qu'est-ce  qu'on  fait  de  la  tête,,  ensuite  ?  Est- 
ce  qu'elle  continue  à  vivre,  la  tête.  (Rires).  Je 
voudrais  la  tenir  un  instant  entre  mes  mains, 
cette  tête. 

Il    fait  un  mouvement    pour  s'avancer  par  delà  les 
soldats. 

UN  SOLDAT. 

Holà  !  Arrière  ! 

BALT. 

Je  dois  aller.  Laissez-moi  passer,  que  je 
vous  dis.  J'ai  autant  de  droits  que  l'homme 
à  marcher  là. 

TONIA,  riant. 

Ne  l'écoutez  pas,  il  a  bu  un  coup  de  trop. 
Nous  avons  fait  ensemble  les  cabarets  de  la 
route. 

BALT. 

Je  t'en  prie,  Tonia,  ne  ris  pas  de  moi.  J'ai 


LES  MAINS  139 


toute  ma  raison.  Je  sais  ce  que  je  dis.  Et  pour- 
tant, c'est  vrai,  j'ai  l'air  d'un  homme  qui  dé- 
raisonne. 

Bast  est  outré.  Apercevant  son  frère  et  Tonia,  il  a  un 
mouvement,  se  dissimule.  Eux  ne  l'ont  pas  aperçu. 

UNE    VOIX,  près  de  Balt. 

Les  frères  avaient  fait  un  héritage.  L'homme, 
une  nuit,  est  entré  dans  la  chamhre  où  dormait 
L'aîné.   Alors  il  a  pris  un  maillet. 

BAST,  se  rapprochant. 

Vous  dites,  un  maillet? 

BALT,  sans  voir  Bast. 

Il  y  avait  peut-être  un  secret  entre  eux.  Ils 
avaient  peut-être  tué  quelqu'un. 

LA    VOIX,  au  fond. 

Seigneur!  Seigneur!  Seigneur! 

VOIX,  au  premier  plan. 

Encore  ce  cri  !  C'est  un  scandale.  —  On  devrait 


140  LES  MAINS 


épargner  aux  honnêtes  gens  de  pareilles  émo- 
tions. —  Est-ce  que  les  portes  ne  s'ouvrent  pas 
encore?  Est-ce  qu'on  songerait  à  le  gracier? 
—  Pas  de  grâce  !  Il  nous  faut  l'homme  !  La 
mort  !  La  mort  ! 

UN  HOMME,  à  un  autre. 

Le  vieux  couche  seul...  Il  n'y  a  pas  de  volets 
à  la  fenêtre  ..  Je  sais  où  l'argent  est  caché... 
Un  de  nous  deux  ferait  le  guet.  Rien  qu'un 
petit  coup  de  surin. 

BALT. 

Voici  la  vérité,  je  la  connais  mieux  que  per- 
sonne. L'homme  était  penché  sur  la  table, 
comptant  son  argent.  Alors  l'autre  s'est  appro- 
ché, ses  mains  allaient  devant  lui.  C'est  comme 
je  vous  le  dis,  il  n'a  fallu  qu'un  instant.  Il  n'y 
a  pas  eu  de  sang. 

UNE   VOIX,  près  de  Balt. 

Qu'est-ce  qu'il  raconte?  Il  est  fou.  Mais  si, 


LES  MAINS  141 


puisque  lo  lit  en  était  plein.  Il  y  avait  du  sang 
sur  les  murs.  Il  y  avait  du  sang1  dans  l'escalier. 
Il  y  avait  du  sang  jusque  dans  la  rue. 

BALT. 

Est-ce  que  j'ai  dit  qu'il  n'y  avait  pas  de 
sang?  Que  je  meure  si  j'ai  dit  cela! 

BAST,  dan?  la  foule. 

Cet  homme  sûrement  divague.  Il  vaudrait 
mieux  l'attacher  au  pilier  d'un  cabanon. 

VOIX»  au    premier  plan. 

Le  voilà!  Le  voilà! 

BALT. 

Serait-ce  vraiment  lui  qui  vient,  Tonia?  Est- 
ce  que  c'est  déjà  lui?  Ecoutez,  il  faut  l'empê- 
cher d'avancer.  Dites-lui  qu'il  s'accroche  aux 
pierres  de  la  prison  plutôt  que  d'avancer. 

TONIA. 

On  n'aperçoit  rien.  La  rue  est  noire  de  monde. 


142  LES   MAINS 


BALT. 
Ecoute,  je  ne  resterai  pas,  je  ne  veux  pas  voir 
cela.  Ouvrez  les  rangs,  faites-moi  place.  C'est 
horrible  de  penser  qu'une  tête  va  rouler  là. 

VOIX»  en  tous  sens. 

Les  portes  s'ouvrent.  —  On  ne  l'aperçoit  pas 
encore.  Il  y  a  des  hommes  noirs  devant  la 
prison.  —  Voisine,  n'auriez-vous  pas  un  petit 
cordial  sur  vous?  Au  dernier  moment,  on  dé- 
faille. —  Hé  !  Petit  Pierre,  regarde  bien  la  lu- 
nette! 

BALT. 

Viens.  Allons-nous  en.  Quand  il  passera,  ce 
sera  trop  tard. 

TONIA. 
Je  crois  qu'il  arrive.  Tu  n'auras  qu'à  fermer 
les  yeux  si  le  cœur  te  manque. 
BALT. 
Ah!    Tonia,  est-ce  qu'il  ne  viendra  pas  un 
temps  où  les  mains  seront  délivrées  de  tout  le 


LES  MAINS  143 


mal  qu'il  y  a  en  elles,  où  elles  pourront  tra- 
vailler tranquillement  à  la  terre? 

UN   OFFICIER. 

Garde  à  vous!  Sabre  au  clair! 

Long  cliquetis  de  sabres.  Les  commandements  se  ré- 
pètent au  loin,  à  gauche,  clameurs  de  la  foule. 
On  entend  toujours  les  glas. 

BALT. 

Mes  yeux  volent  vers  l'homme  comme  les 
mouches  vers  le  bœuf  qu'on  égorge. 

TOUTES  LES  VOIX,  soulagées,  heureuses. 

Le  voilà!  Le  voilà!  Il  arrive!  —  Ses  che- 
veux sont  droits  comme  des  poignards.  —  Il 
est  vert.  —  On  le  croirait  déjà  mort.  N'est-ce 
pas  pitié,  vous  autres?  —  Nous  serions  volés 
s'il  tombait  là  tout  à  coup. 

TONIA. 
Je  voudrais  baiser  ses  lèvres  froides  tout  à 
l'heure. 


144  LES  MAINS 


BALT. 


Le  ferais-tu  aussi  pour  moi,  Tonia,  si  un 
jour...  ? 

Roulement  à  mesure  rapproché  des  tambours  à  droite. 
Apparaissent  le  juge,  le  greffier,  la  confrérie  des 
pénitents  en  cagoule,  portant  des  cierges  allumés. 
Immense  silence  soudain  de  la  foule. 

LES  PÉNITENTS,  s'avançant  deux  par  deux. 
Chaque  pénitent  à  son  tour  dit  un  des  versets. 

Nous  sommes  les  fléaux.  —  La  peste,  la 
famine  et  la  guerre  sont  nos  compagnons.  — 
Nous  sommes  le  sang  et  les  plaies.  —  Nous 
sommes  les  mauvaises  tentations.  —  Nous 
sommes  les  mains  homicides  —  qui  versent  le 
poison  —  qui  nouent  les  cordes  —  qui  aigui- 
sent les  couteaux. 

Nous  sommes  le  remords  et  les  sanglots.  — 
Nous  fléchissons  sous  la  colère  de  Dieu.  — 
Nos  gorges  sont  sèches  d'avoir  lamenté  vers 
vous,  Seigneur!   —  Nos  pieds  sont  déchirés 


LES   MAINS  145 


d'avoir  marché  par  les  chemins  de  la  Péni- 
tence !  —  Sous  nos  cagoules  nous  cachons  le 
visage  de  Caïn.  —  Toute  la  terre  est  rouge  du 

Sang  d'Aboi.   —  (Tous  les  pénitents  ensemble.)  NOUS 

vous  offrons  en  expiation,  Seigneur,  nos  sueurs 
d'agonie.  Amenf 

LE   PRÊTREj  s'avançant  à  reculons,  les  bras  ouverts, 
le  crucifix  dans  l'une  des  mains. 

Pensez  à  Dieu,,  mon  frère,  élevez  votre  es- 
poir vers  celui  qui  pardonne. 

Le  condamné,  les  pieds  ligotés,   marche  en  sautillant 
péniblement. 

LA  VOIX,  au  fond. 

Seigneur!  Seigneur!  Pitié  pour  mon  fils, 
Seigneur  ! 

La  foule  repousse  le  cordon  de  soldats,,  déborde  en  tous 
sens,  regardant  vers  la  gauche. 

On  entend  le  bruit  sourd  du  couteau  s'abattant.  Un  cri 
immense  part  de  la  foule.  Roulement  prolongé  de  tam- 
bours. 

9 


146  LES  MAINS 


Bast  porte  vivement  ses  mains  à  sa  tête,  puis  essaie  de 
faire  un  signe  de  croix. 

La  place  rapidement  s'est  vidée  :  il  n'y  a  plus,  au  fond, 
qu'un  groupe  qui  continue  à  regarder  vers  l'échafaud. 
Bourdonnement  de  la  foule  dans  la  coulisse.  Piétinement 
confus,  cliquetis  de  sabres,  commandements.  Les  glas  ont 
cessé. 

BALT. 
J'ai  vu  tomber  la  tête.  Elle  roulait  comme 
une  boule  à  travers  un  jeu  de  quilles.  Après 
tout,,  c'est  l'affaire  d'un  instant  ;  maintenant 
l'homme  a  payé  sa  dette.  Il  faut  toujours  en 
venir  là.  Le  plus  tôt  est  le  mieux. 

BAST. 

Viens,  mon  frère.  Il  ne  faut  pas  rester  ici  un 
instant  de  plus.  Fuyons,  fuyons. 

BALT. 
Qui  est  là?  qui  m'appelle? 

BAST. 

C'est  moi,  Bast.  Fuyons,  je  te  dis. 


LES  MAINS  147 


BALT. 

Qu'importe  à  présent?  j'ai  vu  ce  que  je  devais 
voir.  Il  est  trop  tard  pour  s'en  aller. 

VOIX,  au  fond. 

L'homme  a  fait  une  belle  fin.  —  Il  a  em- 
brassé le  prêtre.  11  a  regardé  le  couteau.  — 
Ça  donnera  du  cœur  aux  autres.  —  Et  puis, 
voilà,  il  y  a  les  journaux.  C'est  une  consola- 
tion pour  la  famille. 

BAST. 

Tu  auras  tout  l'argent.  Je  n'en  veux  plus,  je 
te  le  laisse.  Mais  viens.  La  terre  encore  une 
fois  avait  bougé  quand  je  suis  parti. 

BALT. 

L'homme  aussi  avait  tué  son  frère  pour  de 
l'argent.  Pense  à  cela,  Bast...  Et,  dis-moi,  as- 
tu  vu  ses  yeux  devant  le  couteau?  Hendrik 
avait  des  yeux  comme  cela. 


148  LES  MAINS 


BAST. 

Silence  !  Silence  ! 

TONIA. 

Oh  !  allez  !  il*  ne  faut  pas  se  gêner  avec  moi. 
Votre  frère,  Bast,  n'est  pas  un  homme  comme 
les  autres. 

BALT. 

Non,  Tonia,  à  présent  je  ne  suis  plus  comme 
les  autres  hommes. 

BAST. 

Eh  bien,  emmenez-le,  Tonia.  11  vaut  mieux 
qu'on  ne  nous  voie  pas  trop  longtemps  ensemble. 

Il  s'éloigne. 
TONIA. 

Veux-tu  que  je  te  dise,  pauvre  homme  ?  Toi 
aussi  tu  as  l'air  d'avoir  quelque  chose  sur  la 
conscience. 

BALT. 

Sur  la  conscience,  Tonia?  Tu  as  dit,  sur  la 


LES  MAINS  149 


conscience?  Regarde- moi  bien  en  face.  Tant 
que  personne  ne  sait  rien,  je  puis,  moi  aussi, 
te  regarder  en  face.  Peut-être  que  je  ressemble 
à  cet  homme?  Est-ce  que  je  porte  comme  lui 
la  malédiction  de  Dieu  sur  mon  front? 

TONIA. 

Je  ne  vaux  pas  cher  et  pourtant  il  me  sem- 
ble que  tu  as  fait  une  chose  que  je  n'aurais  pas 
faite,  moi. 

BALT. 

C'est  justement  ça,  Tonia,  que  je  voulais  te 
dire.  Maintenant  il  est  trop  tard  encore  une 
fois,  l'heure  est  passée.  Je  ne  suis  pas  l'homme 
que  tu  crois,  Tonia. 

Roulement,  bruit  de  cavalerie  s'éloignant. 
VOIX,  au  fond. 

C'est  le  fourgon.  Le  supplicié  est  dedans, 
avec  sa  tète  dans  ses  bras.  —  Courons  voirdé- 
monter  la  machine. 


150  LES  MAINS 


Tous  s'en  vont.  Le  bourdonnement  de  la  foule  dé- 
croît de  plus  en  plus  et  puis  cesse  tout  à  fait. 

BALT. 

Me  tête  à  moi,  Tonia,  tient  toujours  à  mes 
épaules.  Ce  que  je  t'ai  dit,  c'était  pour  plaisan- 
ter. Allons-nous  en,  je  veux  boire  jusqu'à 
rouler  sur  le  chemin.  Il  y  aura  toujours  bien 
un  chariot  qui  passera. 

TONIA. 

Voilà  le  jour.  Hâtons-nous.  Les  cloches  son 
neront   pour  l'enterrement  du  tailleur  quand 
nous  arriverons. 

Elle  l'entraîne  vers  le  fond  à  gauche.  Le  matin  livide 
éclaire  la  place.  Des  groupes  d'ouvriers  passent, 
chargés  d'outils. 

BALT. 

Tu  as  raison.  C'est  le  jour,  c'est  encore  une 
fois  le  jour...  Mais  pas  par  là,  Tonia.  C'est  par 
là  que  le  fourgon  a  passé. 


LES  MAINS  151 


TONIA. 
C'est  étrange  comme  un  peu  de  boisson  peut 
mettre  un  homme  à  bas. 

BALT. 

Ce  n'est  pas  seulement  la  boisson.  Vois-tu, 
Tonia,  il  y  a  des  hommes  qui  ont  le  crime 
dans  les  mains.  Ceux-là  tuent  comme  il  y  en  a 
qui  prient,  comme  ceux-là  vont  au  travail.  Et 
puis  ensuite  il  n'y  a  plus  qu'à  passer  par  là.  To- 
nia!  promets-moi,  Tonia...  un  baiser  sur  mes 
lèvres  froides,  sur  mes  lèvres  froides,  quand 
le  moment  sera  venu. 

TONIA. 

Je  ne  voudrais  pas  être  dans  ta  peau. 

BALT. 
Pourtant,  Tonia,  moi  aussi  j'avais  une  âme. 

Un  homme  éteint  les  derniers  réverbères. 


ACTE   V 


ACTE  V 


Même  décor  qu'au  premier.  Le  crucifix   a  été  replacé 
sur  la  cheminée.  Balt  est  couché  dans  le  réduit,  au  fond. 


BAST,  du  dehors. 
Balt!  Balt! 

Il  rentre  violemment,  les  yeux  tournés  vers  la  porte. 
Balt! 

BALT,  du  fond  du  réduit. 

Pourquoi  m'appelles-tu  encore? 


156  LES   MAINS 


BAST. 

Je  l'ai  vu.  J'ai  vu  sortir  sa  main.  Aux  brouet- 
tes, Balt!  Les  terres  encore  une  fois  se  sont 
éboulées  sur  le  chemin. 

BALT. 
Eh  bien!  qu'il  sorte  tout  entier  s'il  veut.  J'en 
ai  assez  de  toujours  batailler  contre  lui.  Aussi 
bien  il  est  le  plus  fort.  C'est  lui  qui  doit  gagner 
la  partie. 

BAST. 

Miséricorde!  Nous  sommes  perdus  si  nous 
le  laissons  faire.  Le  dégel  a  entraîné  les  terres, 
que  je  te  dis.  Lève-toi,  Balt.  Nous  démolirons 
le  four,  nous  en  précipiterons  les  briques  dans 
la  fosse. 

BALT. 

Ce  ne  sont  pas  les  eaux,  c'est  lui  qui  travaille 
là-dessous.  Il  reviendra  toujours  à  la  surface, 
il  remontera  toujours  du  fond  de  la  fosse. 


LES  MAINS  157 


BAST. 

Du  moment  que  tu  le  prends  ainsi...  Eh  bien! 
nous  ferons  doux  parts  de  l'argent,  je  m'en 
irai  avec  la  mienne.  Vous  vous  arrangerez  en- 
semble, lui  et  toi,  pour  le  reste.  Je  m'en  mo- 
que. 

BALT. 

C'est  cela,  oui,  laisse-moi.  Vois-tu,  ce  n'est 
pas  tant  la  guillotine  que  de  garder  le  secret 
pour  moi  seul.  Il  faudrait  faire  une  chose,  je  ne 
sais  pas,  je  ne  sais  pas.  Et  alors,  le  mieux  est 
de  dormir.  Aussi  bien  le  grand  jour  arrivera 
assez  tôt.  Alors  il  nous  faudra  rendre  nos 
comptes  là-haut. 

BAST. 

Non,  ne  parle  pas  de  cela.  N'évoque  pas  ce 
jour  terrible.  Mes  dents  claquent  de  peur.  En- 
core si  nous  avions  le  champ!  Mais  ils  so  sont 
mis  à  trois  à  renchérir  dessus. 


158  LES  MAINS 


BALT. 

Voilà,  oui.  C'est  pour  cette  chienne  de  terre 
que  nous  avons  fait  cela  et  maintenant  le 
champ  passera  à  un  autre. 

BAST,   du  seuil. 

Il  est  là,  il  est  là.  Je  le  vois  .  Tout  est  à  re- 
commencer. Aux  brouettes! 

il  sort. 
BALT. 

Es- tu  encore  là,  Bast?  Je  voudrais  te  de- 
mander quelque  chose.  Va  jusqu'au  champ, 
prends  dans  tes  mains  une  poignée  de  terre  et 
apporte-la  moi.  Oui,  orne  dernière  fois  sentir 
l'odeur  de  la  terre,  Bast  !  tenir  tout  le  champ 
dans  une  petite  poignée  de  terre  ! 

on  entend  Bast  revenir  avec  la  brouette. 
BAST,  du  dehors. 

Voyons,  sois  raisonnable,  bon  ami  Hendrik. 


LES  MAINS  159 


Nous  avons  intérêt  à  vivre  bien  ensemble  puis- 
que la  chose  est  faite.  Heu!  Heu!  J'irai  pieds 
nus,  un  cierge  à  la  main,  intercéder  pour  le 
repos  de  ton  âme  auprès  de  Notre-Dame  des 
miséricordes.  Je  t'ai  promis  aussi  des  messes, 
Je  n'oublierai  rien.  Je  t'assure  que  je  ne  regar- 
derai pas  à  la  dépense.  Non,  je  ne  suis  pas  un 
ingrat.  Un  autre,  après  tout,  aurait  pu  faire 
le  coup  et  te  voler  le  magot.  Est-ce  qu'il 
n'est  pas  préférable  pour  tout  le  monde  que 
ce  soit  à  nous,  tes  parents,  que  revienne  l'au- 
baine? 

BALT- 

Ecoute,  hé,  Bast,  écoute.  Si  tu  ne  veux  pas 
aller  jusqu'au  champ,  apporte-moi  l'argent.  Je 
veux  voir  l'argent.  C'est  bien  le  moins  puisque 
je  me  suis  damné  pour  lui.  Si  tu  no  viens  pas 
à  l'instant,  je  me  lèverai,  j'irai  le  prendre  de 
force,  (suppliant.)  Apporte  ici  l'argent...  Tu  ai- 
deras mes  mains  à  le  palper.  Et  ensuite  tout 


160  LES  MAINS 


sera  dit,  tu  pourras  l'emporter  où  tu  voudras. 

BAST>  tassant  la  terre  dans  la  fosse. 

Tu  l'entends,  bon  cousin?  Il  voudrait  avoir 
tout  l'argent  pour  lui  seul.  Ça  ne  m'a  guère 
profité  à  moi...  Je  ne  suis  pour  rien  dans  l'af- 
faire. 

BALT. 

Eh  bien,  garde-le,  cet  argent  exécrable.  Il  ne 
valait  pas  la  vie  d'un  homme. 

BAST>  rentrant  précipitamment. 

Hé!  Balt,  quelqu'un!  J'ai  vu  quelqu'un  arri- 
ver par  le  sentier.  Cette  fois,  nous  sommes  pris. 

BALT. 

Tire-toi  de  là  comme  tu  pourras.  Moi,  je  veux 
dormir.  Quand  je  dors,  c'est  déjà  comme  un 
peu  de  la  bonne  mort. 

TONIA,  entrant. 
C'est  moi,  Tonia.  (Apercevant  Bast.)  Je    viens 


LES  MAINS  161 


pour  quelqu'un  qui  n'a  pas  votre  museau.  Où 
est  Balt?Où  est  l'homme  de  mon  cœur? 

BAST. 

J'entends  bien.  Mais  vous  auriez  pu  entrer 
moins  brusquement. 

TONIA. 
Dites,  où  est  Balt? 

BAST. 

Au  cabaret,  à  moins  qu'il  ne  soit  ailleurs.  Il 
n'y  a  plus  rien  de  cqjnmun  entre  cet  ivrogne 
et  moi.  Vous  feriez  mieux  de  passer  votre 
chemin. 

TONIA. 

J'ai  perdu  mon  mari.  Depuis  qu'on  l'a  mené 
au  cimetière,  j'ai  peur  toute  seule  chez  moi. 

BAST. 

Allez!  il  est  en  terre  bénie.  Y  en  a  bien  qui 
n'ont  pas  cette  chance. 


162  LES  MAINS 


TONIA. 

J'aurais  voulu  dire  un  mot  à  votre  frère. 

BAST. 

Vous  savez,  son  esprit  bat  la  campagne. 
Vous  auriez  grand  tort  de  compter  sur  lui. 

TONIA,  regardant  autour  d'elle,  riant. 

Ce  n'est  pas  qu'il  fasse  gai  chez  vous.  Une 
femme  mettrait  des  rideaux  à  la  fenêtre. 

BAST. 

Là  où  entre  la  femme,  l'argent  sort.  D'ail- 
leurs tout  le  monde  peut  regarder  chez  nous, 
nous  n'avons  rien  à  cacher. 

TONIA. 
Je  suis  une  très  pauvre  femme,  Bast. 

BAST. 

Ecoutez,  j'ai  à  faire  dans  le  champ.  Repassez 
un  autre  jour. 


LES  MAINS  163 


TONIA. 

Le  tailleur  ne  m'a  rien  laissé,  le  gueux  !  Je 
puis  bien  vous  dire  cela  à  vous,  son  frère  : 
Balt  m'avait  promis  de  me  venir  en  aide. 

BAST. 

Qu'il  paie  son  plaisir,  s'il  le  veut,  c'est  son 
affaire.  Moi,  je  n'ai  pas  de  femme.  Je  suis  un 
vieux  cierge  qui  n'a  jamais  brûlé,  Tonia.  Hors 
d'ici,  je  vous  liais  toutes,  toi  et  tes  pareilles.  Je 
n'aime  que  la  terre,  Tonia,  la  terre  !  la  terre  ! 

TONIA,  s'asseyant. 

Chassez-moi  un  peu  pour  voir. 

BAST,  rusant. 
Bon  !  C'était  pour  rire  ! 

Il  va    prendre    sournoisement    un    bâton  et  le  tient 
derrière  son  dos. 

Allez  !  Balt  est  bien  heureux  d'avoir  une 
femme  comme  vous.  Ah!  Tonia,  si  ce  n'était 
pas  mon  frère  I 


164  LES  MAINS 


TONIA. 

Vous  êtes  les  deux  fils  d'une  même  mère  et 
pourtant  vous  ne  vous  ressemblez  pas  ! 

BAST. 

Il  a  toujours  été  le  plus  grand,  il  était  fort 
comme  un  cheval.  Moi,  je  suis  petit,  je  suis  le 
petit  bœuf.  Ma  mère  m'a  porté  sur  le  tard.  Et 
comme  ça,  dites,  il  vous  a  promis  le  mariage  ? 
Il  me  faudra  donc  quitter  la  maison  quand 
vous  y  viendrez  vivre  à  deux? 

Il  agite  son  bâton  derrière  lui. 

TONIA. 
Rien  n'est  fait.  Ce  n'est  pas  un  homme  qui 
sait  se  décider  comme  vous.  Sa  langue  est  une 
vieille  roue   de  moulin  lente  à    tourner.   Elle 
moud  plus  de  vent  que  de  farine. 

BAST- 

Je  ne  voulais  pas  vous  le  dire,  mais  il  dort 
là.  Ecoutez  comme  il  ronfle.  (Riant.)  Vous  n'au- 


LES  MAINS  165 


riez  là  qu'un  débris  d'homme,  (u  attire  une  chaise 
et  s'assied  près  d'elle.)  C'est  moi  qui  tiens  l'argent. 

TONIA. 

Vous  avez   la  peau  plus  fine  que  Balt.  (Elle 

aperçoit  le  bâton  qu'il  a  caché  derrière  sa  chaise.)  Mon- 
trez voir  ce  qu'il  y  a  là. 

BAST. 

Là?  Ce  n'est  rien,  ce  n'est  qu'un  bâton. 

TONIA. 

Donnez-le  moi,  je  le  veux. 

BAST- 

Voyez  ce  qu'une  femme  fait  d'un  homme, 
Tonia.  J'avais  pris  le  bâton  pour  vous  mettre 
dehors.  Eh  bien,  le  voilà.  C'est  vous  mainte- 
nant qui  auriez  le  droit  de  me  battre.  Ah! 
Tonia,  l'amour  d'une  femme  a  le  goût  d'un 
beau  fruit.  Vous  l'aimez  bien,  mon  frère  ? 

TONIA»  elle  hausse  les  épaules. 

Et   puis,    vous    savez,    il    avait    toujours 


166  LES  MAINS 


quelque   chose    à  vous  dire  et  qui  ne  venait 
pas. 

BAST. 

Dites,  la  femme,  n'avez-vous  pas  entendu 
gratter  sous  la  terre?  C'est  effrayant!  Quel- 
qu'un a  gratté  là-dessous  î 

TONIA,  faisant  le  mouvement  d'aller  vers  la  porte. 

Toi  aussi ,  tu  es  sujet  aux  lubies. 

BAST. 

Non,  non,  maintenant  que  tu  es  entrée,  ne 

Sors  plus,  Tonia.  (il  va  vers  la  porte,  regarde  au  de- 
hors.) C'étaient  les  corneilles  là-bas  dans  l'arbre. 
Vois-tu,  il  y  a  quelque  part  ici  assez  d'argent 
pour  s'acheter  une  maison  meilleure  que  celle- 
ci.  Et  de  la  terre,  Tonia!  Il  y  aurait  un  che- 
val à  l'écurie.  Mais  garde  cela  pour  toi,  je  t'en 
prie.  C'est  à  toi  seule  que  je  le  dis. 

TONIA. 

A  présent  je  puis  bien  vous  dire  aussi  :  il  ne 


LES   MAINS  167 


tenait  guère  à  vous.  S'il  vous  arrivait  quel- 
quefois une  petite  chose,  si  vous  sentiez  une 
boule  de  feu  à  l'estomac,  vous  sauriez  à  qui 
vous  en  prendre. 

BAST. 

Mon  frère  mort,  j'aurais  cherché  une  femme. 
Nous  aurions  vécu  dans  l'abondance  et  la  joie. 

TONIA,  lui  caressant  le  menton. 

Mon  cœur  !  c'était  un  homme  comme  toi  qu'il 
m'aurait  fallu. 

BAST. 

Plus  bas,  plus  bas...  Mais  voilà,  il  y  en  aura 
toujours  un  de  trop  entre  nous.  Voilà,  oui, 
c'est  le  troisième  qui  est  de  trop. 

TONIA. 

Les  choses  souvent  s'arrangent  toute  seules. 
Le  tailleur  est  mort,  il  n'est  plus  resté  que  Balt 
et  moi. 


168  LES  MAINS 


BAST. 

Pas  toujours,  Tonia.  Les  choses  ne  s'arran- 
gent pas  toujours  comme  on  voudrait.  Il  faut 
quelquefois    bien  un    peu  y    mettre  la    main. 

(Allant  vers  le  réduit  où  est  couché  Balt.)  Mais    venez 

donc  voir  comme  il  dort.  Venez,  Tonia.  Main- 
tenant il  dort  comme  s'il  ne  devait  plus  jamais 
s'éveiller. 

TONIA. 

Déjà  depuis  un  petit  temps  ce  n'était  plus  le 
même  homme.  Quand  il  venait,  c'était  pour 
s'étourdir  en  buvant  du  genièvre.  Il  a  toujours 
eu  une  peine  qu'il  ne  voulait  pas  dire.  Mais 
tenez,  voilà  qu'il  s'agite.  Il  a  l'air  de  repousser 
quelqu'un  qu'on  ne  voit  pas. 

BALT?  du  fond  du  réduit. 

Hendrik  !  Hendrik  ! 

BAST. 
Non,  non,  ne  reste  pas  là.  Va-t'en.  Quelque- 


LES  MAINS  169 


lois.  6D  dormant,  il  dit  des  choses  singulières. 
.Moi.  j'y  suis  fait.  Mais  un  autre  pourrait  s'ima- 
giner ce  qui  n'est  pas.  Dis-moi,  tu  n'as  pas  en- 
tendu le  nom  qu'il  prononçait? 

TONIA. 

Il  a  dit  une  chose  que  je  n'ai  pas  comprise. 

BAST. 

Vois-tu,  cela  vaut  mieux.  Bien  que  ce  qu'il 
dit  soit  sans  rapport  avec  la   réalité,  il  vaut 
mieux  ne  pas  comprendre.  C'est  une  peine  de 
moins.  Est-ce  qu'il  parle  encore? 
TONIA. 
.le  n'entends  plus  rien. 
BAST. 

Eh  hien,  viens  par  ici.  Oui,  écarte-toi  un 
peu.  Viens  avec  moi  de  ce  coté...  Tonia  !  Ah  ! 
Tonia  ! 

TONIA. 

L'homme,  vous  avez  d'étranges  yeux. 

10 


170  LES  MAINS 


BAST. 

C'est  que,  vois-tu...    Non.  je  ne    dirai  plus 
rien. 

TONIA. 

Tu  as  peur.  Tu  te  défies  de  moi.  Va,  j'en  ai 
entendu  bien  d'autres. 

BAST. 

Je  voulais  te    dire  ceci,  Tonia.  Si  Balt,  une 
supposition,  ne  s'éveillait  plus,  n'est-ce  pas? 

TONIA. 

Oui. 

BAST. 

Si  quelque  chose  arrivait  qui  l'empêchât  de 
s'éveiller  jamais  ?...  Comprends-tu  à  présent? 

TONIA. 

Oui,  oui,  s'il  ne  devait  plus  s'éveiller  jamais... 

BAST. 
Eh  bien,   regarde    eeci.  (il  va  prendre  un  maillet 


LES  MAINS  171 


près  de  la  cheminée.)  Il  n'y  aurait  qu'à  lui  laisser 
tomber  ça  sur  la  tète. 

TONIA. 

Chut  f  plus  bas  ! 

BAST. 

Rien  qu'une  fois,  une  seule  petite  fois...  Mes 
mains  sont  bien  faibles.  Je  ne  suis  qu'un  pau- 
vre vieil  homme....  Une  seule  petite  fois,  Tonia. 

TONIA. 

Et  il  y  a  là,  tu  dis,  de  quoi  acheter  un  che- 
val, de  la  terre? 

BAST. 

Oui,  oui.  Une  maison  aussi...  Et  puis  pense  à 
cela.  Il  n'est  pas  ton  frère,  ce  n'est  pour  toi  qu'un 
homme  comme  tous  les  hommes.  Nous  irions 
nous    marier  à  l'église,  (il  tourne  le  maillet  et  l'abat 

dans  le  vide.)  Comme  ça,  Tonia,  comme  ça. 

TONIA. 
Je  vois  bien,  comme  ça, oui... 


172  LES  MAINS 

BAST,  il  lui  met  le  maillet  dans  les  mains  et   la  pousse 
vers  le  réduit. 

Va,  va...  Rien  qu'une  petite  fois,  Tonia. 

TONIA,  laissant  tomber  le  maillet. 

Non,  je  ne  peux  pas,  je  ne  veux  pas.  Nous 
avons  eu  de  bons  moments  ensemble. 

BALT,  apparaissant  sur  le  seuil  du  réduit. 

L'homme  aussi  avait  tué  son  frère  d'un  coup 
de  maillet. 

BAST. 
Vois,  ce  n'est  pas  moi,  c'est  elle  qui  tenait  le 
maillet. 

TONIA. 
Ne  le  crois  pas,  Bast.  Je  ne  suis  qu'une  fille 
de  plaisir  et  tout  de  môme  je  n'aurais  pas  fait 
cette  chose  abominable. 

BALT,  montrant  le  crucifix. 

Tu  oublies  celui  qui  est  là,  Bast.  Il  y  a  un  té- 
moin cette  fois.    Je  te  le  dis  sans  colère.  Ce 


LES  MAINS  173 


que  l'un  a  fait,  l'autre  peut  bien  le  faire  aussi. 
Maintenant  écoute,  Tonia.  Il  n'y  a  plus  de 
raison  pour  que  je  ne  te  dise  pas  la  chose  que 
je  voulais  te  dire. 

BAST. 
Il  ment. 

BALT. 
J'ai  menti,  oui,  je  n'ai  pas  cessé  de  mentir. 
Je  mentirai  tant  que  la  chose  n'aura  pas  été 
dite.  On  a  la  bouche  fermée  comme  avec  des 
clous,  on  croit  qu'on  pourra  toujours  porter 
cela  au  fond  de  soi,  et  il  vient  un  jour  où  les 
clous  tombent,  où  la  bouche  s'ouvre  d'elle-même 
et  alors  quelqu'un  va  vers  la  porte  et  pousse  un 
grand  cri. 

BAST. 
Va-t'en,  Tonia.  Il  n'est  pas  bon  pour  toi  que 
tu  demeures  ici  plus  longtemps.  Aucune  créa- 
ture humaine  ne  peut  savoir  ce  qu'il  y  a  de  ter- 
rible dans  une  minute  comme  celle-ci. 

10. 


174  LES    MAINS 


BALT. 

Après  tout,  tu  avais  peut-être  raison,  mon 
frère.  Oui,  comme  tu  disais  :  un  petit  coup  de 
maillet,  rien  qu'un  petit  coup.  Tout  aurait  été 
fini.  Mais,  voilà,  c'est  bien  assez  qu'un  des 
deux  ait  perdu  son  âme.  Non,  reste  Tonia. 
Encore  un  instant.  Un  homme  a  été  étranglé 
dans  cette  maison.  Voici  les  mains  qui  furent 
les  étaux,  voici  les  mains  qui  ont  étouffé  les 
râles. 

BAST. 

Ne  l'écoutez  pas.  Vous  voyez  bien  qu'il  a  les 
yeux  d'un  fou.  Il  ne  sait  ce  qu'il  dit. 

BALT. 

Il  y  a  quelqu'un  dans  la  fosse  qui  sait  tout. 
Il  a  de  la  terre  dans  la  bouche  et  cependant  il 
n'a  jamais  cessé  de  crier  en  nous.  Il  est  bien 
plus  vivant  que  nous  ne  le  sommes  à  cette 
heure,  toi  et  moi.  Bast.  J'étais  autrefois  un  chêne, 
vigoureux  et  sain.  Ma  race  aurait  pu  dormir 


LES  MAINS  175 


à  mon  ombre.  Regarde,  Tonia,  quelle  ruine  je 
suis  devenu. 

BAST. 

Ehl  bien,  croyez-le  si  vous  voulez.  Moi,  je 
n'ai  rien  lait.  Sur  mon  salut  éternel,  je  n'ai  rien 
fait. 

BALT. 

Je  t'en  prie,  Tonia,  viens  ici.  Tes  mains  ont 
fait  le  mal,  mais  elles  ont  aussi  remué  des  ber- 
ceaux, elles  ont  pétri  le  pain,  elles  ont  fermé 
des  yeux  Eh  !  bien,  prends  dans  tes  mains  les 
miennes.  Oui,  comme  cela.  Ohl  elles  n'ont  ja- 
mais cessé  de  trembler  depuis  cette  nuit,  cette 
horrible  nuit.  Le  mal  était  en  elles,  Tonia.  Voilà, 
oui  elles  étaient  liées  au  mal,  c'est  bien  cela  :  et 
elles  n'ont  plus  jamais  fait  le  signe  de  la  croix. 

Aide-moi  à  porter  mes  mains  à  mon  front.  Il 
est  bien  que  ce  soit  une  femme  comme  toi,  To- 
nia, «  1 1 1  ï  lasse  cela  pour  un  homme  comme  moi... 

Au  nom  du  Père,  du  Fils,  et  du  Saint-Esprit. 


176  LES  MAINS 


TONIA. 
Il  est  possible  qu'il  ait  fait  ce  qu'il  dit  et  pour- 
tant celui-là  vaut   mieux  que  toi  qui  n'as  rien 
fait. 

BAST,  à  Toaia. 

Ecoute.  Bien  ou  mal  gagné,  l'argent  vient 
toujours  de  quelqu'un.  Celui-là  est  à  nous.  Il 
n'y  a  plus  personne  pour  nous  le  reprendre. 
Reste  avec  nous,  Tonia.  Je  te  prendrai  pour 
femme.  Nous  serons  à  trois  pour  garder  le  se- 
cret. 

BALT. 

Qu'il  en  soit  de  vous  deux  comme  vous  vou- 
drez. Je  sais  ce  que  j'ai  à  faire;  et  cela,  per- 
sonne ne  me  l'a  dit,  je  le  ferai  de  mon  propre 
mouvement,  comme  un  homme  qui  avait  les 
mains  liées  et  qui  a  fini  par  casser  les  cordes. 
A  présent  je  suis  libre.  Je  me  sens  délivré  d'un 
poids.  Je  crois  qu'il  me  vient  une  conscience. 
Le  reste  est  affaire  entre  Dieu  et  moi. 

Il  fait  un  pas  vers  la  porte. 


LES   MAINS  177 


BAST. 
Il  ne  faut  pas  qu'il  sorte.  Mets-toi  devant  la 
porte  avec  moi,  Tonia.  De  toutes  nos  forces 
accrochons-nous  à  la  porte. 

TONIA 

Non,  non,  laissez-le.  Le  tailleur,  lui,  n'avait 
ni  tué  ni  volé. 

BALT. 

Maintenant  personne  ne  pourrait  plus  m'em- 
pècher  de  faire  ce  qui  doit  être  fait...  Mes  mains 
ne  tremblent  plus.  Je  vais  là  où  je  dois  aller 
(Appelant  du  seuil.)  Hé!  laboureurs  t  bergers, 
hommes  du  Saint  Devoir!  C'est  moi,  Balt, 
votre  voisin  Balt.  Je  veux  parler,  je  dois  par- 
ler.. Arrivez  tous,  les  vieux  et  les  jeunes,  les 
femmes,  les  enfants.  Il  n'y  aura  jamais  assez 
de  monde  pour  entendre  ce  qui  doit  ôtre  dit. 

Les  paysans  accourent 
TOUS  LES  PAYSANS. 
Qu'est  ce  qu'il  y  a?  Qu'est-ce  qu'il  nous  veut? 


178  LES  MAINS 


BALT- 

J'étais  un  homme  comme  les  autres  hommes. 
Je  travaillais  dans  mon  champ.  Je  gagnais  mi- 
sérablement mon  pain  avec  les  mains  que  voilà. 
Un  soir  Hendrik  est  venu.  C'était  notre  parent. 
Il  s'est  assis  là,  il  a  mis  son  argent  sur  cette 
table.  Il  était  notre  hôte  confiant  :  son  sang 
joyeusement  bourdonnait  comme  une  ruche.  Et 
puis  la  porte  ne  s'est  plus  jamais  rouverte  sur 
sa  vie.  Je  l'ai  conduit  là  vers  le  lit.  Je  l'ai  cou- 
ché sous  moi.  Je  lui  ai  pris  la  gorge...  comme 
ça,  comme  ça...  Je  lui  ai  serré  la  gorge  jus- 
qu'à ce  que  la  langue  lui  sortît  des  dents... 
jusqu'à  ce  qu'il  rendît  le  souffle. 

UN  DES  PAYSANS- 
S'il  l'a  fait  comme  il  le  dit... 

BALT. 
Comme  je  l'ai    dit...   Avec  ces   mains,  oui. 
C'est  là  la  vérité.  Je   t'en   demande  pardon, 
Tonia,    je  t'en    demande  pardon,  mon  frère, 


LES  MAINS  179 


j'en   demande   pardon    à    tous   les    hommes . 

LES  PAYSANS. 
A  mort! 

BALT. 

Oui,  c'est  cela,  à  mort!  Faites  venir  les  gendar- 
mes, qu'on  me  mène  au  juge.  Chacun  doit  expier 
selon  sa  faute.  Toi,  Tonia  rappelle-toi.  Sur  mes 
lèvres  froides,  sur  mes  lèvres  froides,  comme 
tu  l'as  promis. 

LES  PAYSANS. 
A  mort  !  A  mort  ! 

Ils  l'entraînent. 


LES    YEUX 

QUI      ONT      VU 


UN    ACTE 

Représenté,  pour  la  première  fois,  à  Bruxelles,  sur  la  scène 

du  Théâtre  d'Art,  le  14  avril  1897, 

Avec  un  commentaire  musical  de  Léon  Du  Bois. 


11 


NOE,  vieux  paysan  paralytique. 

BRUNO    | 

KASPARJ      filsdeNoé. 

NORA,  femme  de  Noé. 

DEUX  VOISINES. 

LE  FOSSOYEUR. 

LA  VOIX  DU  CURÉ. 

VOIX  DANS  LA  CAMPAGNE. 


Créateurs  des  principaux  rôles  :  MM.  Sermon  (Noé), 
Masquier  (Bruno),  Stàquet  (Kaspar),  Mlle  Marie  Denys 
(Nora).  Mesdames  Herdies  et  Delville  (les  deux  voi- 
sines.) 


LES 

YEUX  QUI  ONT  VU 


En  Flandre,  le  Vendredi-saint.  Maison  de  paysan. 
Contre  le  mur,  au  fond,  un  grand  crucifix  de  bois,  au 
bois  de  la  croix  est  fixée  une  herse  faite  de  clous  en  fer. 
Fenêtre  par  laquelle  on  aperçoit  les  champs.  Porte  à 
côté  de  la  fenêtre.  Une  horloge.  Jour  triste  et  bas  au 
dehors.  Long  silence.  Noé  et  ses  fils  sont  assis  dans  l'àtre 
et  tressent  des  paniers. 


NOÉ,   assis  dans  l'àtre  avec  ses  fils. 
.N'him...    Efct-œ  «j«i  Vllr  s 'est    mise  au  lit,  nies 


iils  1 


184  LES  YEUX  QUI  ONT  VU 

NORA?  devant  le  crucifix. 

Je  suis  devant  Christ.  Je  range  les  chan- 
delles. Il  n'y  aura  plus  ensuite  qu'à  les  allumer 
quand  l'heure  sera  là. 

NOÉ. 

Oui,  quand  l'heure  sera  là...  Mais  je  ne  vous 
vois  plus,  Nora,  il  fait  si  noir.  Il  y  a  une 
grande  ombre  sur  les  hommes. 

NOT1A. 

Là-bas,  à  la  boutique,  la  lampe  brûlait  depuis 
le  matin.  On  n'aurait  pas  reconnu  un  sou  d'un 
écu.  Tout  le  monde  entrait,  sortait.  La  mar- 
chande n'avait  jamais  fini  de  servir  la  pratique. 
Et  à  peine  on  se  voyait. 

NOÉ. 

Tous  aussi  arrivaient  acheter  delà  chandelle, 
n'est-ce  pas,  Nora?  C'est  un  bon  jour  pour 
les  boutiques. 


LES  YEUX  QUI  ONT  VU       185 

NORA- 

Ils  arrivaient  ;  ils  mettaient  leur  argent  sur 
le  comptoir,  oui.  Ah  !  il  y  avait  là  de  si  pâles 
visages  !  Il  y  avait  des  gens  qui  n'avaient  pas 
mangé  depuis  deux  jours  pour  faire  le  compte 
des  petits  sous  ! 

NOÉ. 

Toi  aussi,  bonne  femme...  C'est  à  peine  si  tu 
pouvais  te  traîner  tout  à  l'heure. 

NORA. 

Le  tout  est  d'accomplir  le  saint  devoir,  n'est- 
ce  pas?  Et  les  voilà.  Elles  sont  de  cinq  à  la 
livre.  Il  y  en  a  ainsi  une  pour  chaque  plaie. 
C'est  le  nombre.  Dieu  ne  fait  pas  de  diiïérencc 
entre  la  petite  lumière  du  pauvre  et  les  beaux 
luminaires  du  riche.  Cependant,  si  tu  le  veux, 
nous  m  Un  nierons  aussi  le  cierge  de  la  petite 
Lena.  Il  n'avait  brûlé  qu'à  moitié  quand  on  l'a 
portée  «Mi  ti-rre. 


186  LES  YEUX  QUI  ONT  VU 

NOÉ. 
Non,  celui-là,  il  faut  le  garder,  Nora.  Il  y  a 
toujours  quelqu'un  qui  est  sur  le  point  de  mou- 
rir... Et  maintenant,  il  faut  attendre...   Il  n'y 
a  rien  autre  chose  à  faire  qu'à  attendre... 

NORA. 

C'est  cela,  oui,  attendre.  Toute  la  vie  se 
passe  à  attendre.  Quand  notre  petite  Lena  a  été 
prise  par  les  fièvres,  le  médecin  aussi  a  dit 
qu'il  fallait  attendre.  Et  puis  les  femmes  sont 
venues.  On  l'a  ensevelie  dans  sa  petite  chemise 
blanche. 

NOÉ. 

Notre  Seigneur  ressuscitera,  Nora.  C'est  une 
grande  force  dans  notre  misère  de  penser  qu'il 
ressuscitera. 

NORA. 

Mais  notre  petite  Lena  s'en  est  allée  avec  sa 
branche  de  buis  dans  les  doigts  et  n'a  pas  res- 
suscité, pauvre  homme! 


LES  YEUX  QUI  ONT  VU  187 

NOÉ. 

Ne  dites  pas  cela,  no  dites  pas  cela...  La 
petite  Lena  avait  le  péché  en  elle,  comme  nous 
tous.  Maintenant  elle  est  là-haut  avec  des  ailes,, 
avec  des  ailes,  Nora...  Et  comme  ça,  il  faut 
toujours  que  quelqu'un  meure  pour  les  autres. 

NORA. 

Voilà,  tu  dis  là  une  chose  à  laquelle  je  n'ai 
jamais  cessé  de  penser.  La  nuit,  je  me  réveillais 
toute  froide,  je  me  disais  :  «  Lena  peut-être  est 
morte  afin  de  racheter  nos  péchés,  à  nous  tous 
qui  habitons  cette  maison.  »  Je  n'avais  plus 
onvie  de  me  rendormir  ensuite. 

NOÉ. 

On  ne  saura  jamais  ce  qu'il  y  a  au  fond  de 
tout  cela.  Un  doigt  nous  appelle.  On  n'a  le 
temps  de  rien  dire  à  ceux  qui  restent,  (un  silence.) 
Mes  fils,  est-ce  que  vous  n'entendez  pas  mar- 
cher quelqu'un  dans  le  champ  ? 


LES  YEUX  QUI  ONT  VU 


KASPAR. 

Nous  n'entendons  rien. 

NOÉ. 

Vous  n'entendez  ni  ne  voyez,  vous  autres. 
Je  vous  assure  qu'il  y  a  un  pas  qui  vient  là. 

NORA. 

Oh!  serait-ce  déjà  le  fossoyeur? 

NOÉ. 
Je  crois  plutôt  que  c'est  le  berger  avec  son 
troupeau. 

KASPAR?    allant  à  la  fenêtre. 

Il  n'y  a  pas  de  fossoyeur.  Il  n'y  a  pas  de 
berger.  C'est  notre  voisin  qui  bêche  dans  son 
champ. 

BRUNO,    avec  violence. 

Mais  personne  ne  doit  toucher  à  la  terre  le 
jour  de  la  mort  de  Notre-Seigneur.  C'est  la  loi. 

NORA. 
La  bêche  n'aurait  qu'à  blesser  ses  pauvres  os! 


LES  YEUX  QUI  ONT   VU  189 

NOÉ. 

Oui,  c'est  là  un  grand  mystère.  C'est  une 
chose  qu'on  ne  comprend  pas  et  qu'il  faut  croire, 
cependant.  Chaque  parcelle  de  la  terre  est  comme 
un  peu  du  corps  de  Christ  après  qu'on  l'y  a 
descendu.  Mais  attendez,  attendez.  L'heure, 
Bruno,  n'est  pas  encore  venue.  Vous  savez 
bien  qu'il  doit  d'abord  être  cloué  sur  la  croix. 
Ce  n'est  qu'ensuite...  Alors,  voyez- vous,  si  vous 
entendez  encore  le  bruit  de  la  bêche,  eh  bien... 
il  faudra... 

BRUNO. 

Soyez  tranquille,  notre  père,  celui-là  ne  re- 
commencera pas. 

NOÉ. 

Non,  non,  pas  de  violence...  Il  ne  faut  jamais 

employer  la  violence.  Christ  n'aurait  eu  qu'à 

lever  le  doigt,  n'est-ce  pas?  Ehl  bien,  il  ne  l'a 

11. 


190  LES  YEUX  QUI  ONT  VU 

pas  voulu...  Songez  à  cela...  Et  il  est  mort  sur 
la  croix  comme  un  de  nous. 
NORA. 

C'est  vrai,  Christ  a  baissé  la  tête,  il  a  poussé 
un  cri  et  il  est  mort. 

NOÉ. 

Et  il  meurt  tous  les  ans,  Nora,  à  la  même 
heure.  Il  n'a  jamais  fini  de  racheter  nos  pé 
chés. 

KASPAR. 

Mais  ce  sont  là  des  histoires  :  il  n'y  a  que 
des  gens  simples  comme  vous  pour  y  croire 
encore.  Oui,  cela  est  bon  pour  les  gens  de  la 
campagne.  Quand  j'étais  chez  le  marchand  de 
vin  là-bas,  quelquefois  il  venait  un  homme  avec 
une  grande  barbe  et  il  avait  toujours  des  jour- 
naux dans  ses  poches.  Ah!  il  fallait  l'entendre 
parler  de  tout  cela!  Il  y  avait  de  quoi  rire  ! 

NORA. 

Pendant  des  mois  et  des  mois  il  m'a  semblé 


LES  YEUX  QUI  ONT   VU  191 

que  la  petite  Lena  mourait  tous  les  jours,  à  la 
même  heure.  Elle  mettait  sa  petite  tête  comme 
ça  et  elle  fermait  les  yeux.  Alors  aussi  il  est 
venu  des  gens  qui  m'ont  appelé  un  esprit  simple 
et  qui  ont  ri  de  ma  crédulité. 

BRUNO. 

Kaspar  a  été  à  la  ville.  Il  a  vu  les  hommes 
danser  et  rire  devant  la  croix.  Il  ne  croit  plus 
à  rien.  Quand  Christ  ressuscite,  c'est  pour 
mourir  encore  une  fois  après...  Nous  le  savons 
bien,  nous  qui  sommes  tristes.  Voyons,  notre 
père,  est-ce  que  les  temps  ne  vont  pas  venir? 

NOÉ. 

Ne  criez  pas  si  fort!  Aujourd'hui,  il  vaut 
mieux  parler  bas  comme  on  prie.  Ce  qu'ils  ont 
décidé  là-haut  doit  être  obéi.  Et  puis,  Dieu  est 
si  loin  do  nous,  n'est-ce  pas?  On  aurait  beau 
élever  la  voix  :  Il  ne  nous  entendrait  pas... 
Nous  sommes  comme  de  petites  taupes  dans 
un  sillon. 


193       LES  YEUX  QUI  ONT  VU 

NORÀ. 

Hélas!  Sa  pauvre  chair  nue!  Pensez  donc  à 
ola.  Sa  mère  à  Noël  le  tenait  si  gentiment  sur 
ses'genoux  dans  l'étable,  entre  l'âne  et  le  bœuf! 
Il  y  avait  là  les  rois  d'Orient  dans  leurs  grands 
manteaux.  Les  pâtres  doucement  soufflaient 
dans  leurs  cornemuses.  Et  lui  riait,  ses  petites 
mains  jouaient  avec  les  rayons  de  l'Etoile.  Ah! 
Sainte  Vierge!  Les  enfants  pour  les  mères  ont 
toujours  l'âge  où  ils  étaient  tout  petits.  Et 
maintenant,  ils  vont  le  descendre  dans  l'horrible 
terre  glacée...  Est-ce  que  ça  ne  fait  pas  san- 
gloter? 

NOÉ. 

Mais  la  terre,  Nora,  aussi  est  nue.  La  terre 
souffre  aussi.  La  terre  a  ses  plaies  comme 
Christ. 

NORA. 

Elle  m'a  pris  ma  petite  Lena. 


LES  YEUX  QUI  ONT  VU  193 

BRUNO»  il  s'est  avancé  près  de  la  fenêtre. 

La  terro  va  avec  la  mort  comme  le  bœuf 
avec  la  charrue.  Tenez,  notre  Seigneur  n'a  pas 
trépassé  encore  et  déjà  toute  la  campagne  est 
noire  de  corbeaux. 

NORA. 

Il  y  en  a  des  milliers.  Ils  font  entendre  d'hor 
ribles  cris. 

BRUNO. 

Ils  sont  là  depuis  hier.  Ils  avaient  l'air  de 
déchiqueter  à  coups  de  bec  le  soleil  dans  le 
soir. 

NORA. 

Oh!  ils  ont  toujours  été  là,  Bruno!  Ils  ont 
toujours  été  à  la  lisière  du  bois.  Ils  étaient  déjà 
dans  le  bois  quand  le  charpentier  est  venu  cou- 
per l'arbre  pour  la  croix. 

NOÉ. 
Ecoutez!  Je  voulais  vous  dire  une  chose... 


194  LES  YEUX  QUI  ONT  VU 

Nous   regardons  trop  en  nous-mêmes.  Nous  ne 
regardons  pas  assez  dans  la  campagne. 

NORA. 

C'est  cependant  par  là  qu'il  viendra. 

NOÉ. 

Qui?  Le  berger,  Nora? 

NORA. 
Je  ne  sais  pas...  Celui  qui  doit  venir. 

NOÉ. 

Oh  !  oh  !  s'il  pouvait  ne  plus  tarder.  11   y  a* 
si  longtemps  que  nous  attendons. 

Ici,  entre  la  première  voisine. 

PREMIÈRE  VOISINE. 

Bonjour,  bonnes  âmes.  Avez-vous  allumé 
déjà  les  chandelles?  Je  ne  sais  plus  rien  de 
l'heure  depuis  que  la  pendule  s'est  arrêtée, 
cette  nuit.  Le  coq  n'avait  pas  chanté  qu'elle 


LES  YEUX  QUI   ONT  VU  195 

n'allait  plus.  J'avais  pourtant  remonté  les  poids . 
Oh  !  il  y  a  à  présent  des  choses  si  extraordi- 
naires ! 

NORA. 

Tout  est  prêt  chez  nous.  Cependant,  il  est 
inutile  d'allumer  avant  le  moment,  n'est-ce 
pas? 

LA  VOISINE. 

Ce  n'est  qu'une  petite  dépense  et  pourtant 
chaque  larme  de  suif  est  un  peu  de  notre  ar- 
gent qui  coule.  Le  bon  Dieu  ne  peut  pas  nous 
en  vouloir  de  songer  aussi  à  notre  propre  mi- 
sère; nous  sommes  si  pauvres  !  Et  il  y  a  la 
grêle  ;  il  y  a  les  années  sans  blé  ;  il  y  a  la 
maladie.  Rien  d'heureux  ne  nous  arrive  à  nous 
autres. 

NORA. 
Ce  n'est  pas  seulement  à   cause  de  l'argent, 
mais,    voyez-vous,    cela    s'est    toujours    fait 
ainsi. 


196  LES  YEUX  QUI   ONT  VU 

LA  VOISINE. 

Nos  pères  le  faisaient  ainsi  et  les  autres 
avant  nos  pères.  Tous  les  ans,  il  faut  recom- 
mencer à  allumer  les  chandelles.  Personne  ne 
peut  savoir  quand  ça  finira.  N'est-ce  pas  une 
chose  triste  ? 

NOÉ. 

Voisine,  il  en  sera  ainsi  jusqu'au  bout...  Oui, 
oui,  tant  que  les  hommes  ne  verront  pas. 

LA  VOISINE. 

Tout  le  monde  a  des  yeux  et  personne  ne 
voit.  Le  mieux  est  d'en  prendre  son  parti.  On 
n'aurait  plus  un  bon  moment  s'il  fallait  tou- 
jours penser  à  cela...  On  dit  que  le  boucher  a 
encore  augmenté  le  prix  de  la  viande. 

NORA. 

Oh!  vous  ne  manquez  de  rien,  vous...  Un 
petit  sou  en  moins  ne  doit  pas  vous  gêner.  Nous, 


LES  YEUX  QUI  ONT   VU  197 


nous  ne  mangeons  que  les  pommes  de  terre  de 
notre  champ. 

LA  VOISINE. 

C'est  vrai,  je  tâche  de  mettre  à  profit  les 
moments  qui  me  restent.  Ils  passeront  assez 
vite.  Et  comme  cela,  un  morceau  de  sucre 
dans  son  café,  un  bon  feu  pétillant  tandis  qu'il 
gèle  dehors,  ça  nous  fait  un  peu  de  douceur 
sans  compromettre  notre  salut,  (un  silence.)  Je 
vois  que  vous  n'êtes  pas  en  train  de  causer 
aujourd'hui.  Moi,  vous  savez,  je  n'aime  pas 
être  seule  au  coin  de  mon  âtre  quand  il  y  a  un 
mort  quelque  part.  C'est  pourquoi  je  traîne 
un  peu  comme  cela  dans  les  maisons. 

NORA. 

Qu'est-ce  qu'elle  dit?  Mais  Notre-Seigneur 
n'a  pas  trépassé  encore  ! 

LA  VOISINE. 

Soyez  sûre  qu'il  n'en  est  pas  loin. 


198  LES  YEUX  QUI  ONT  VU 

NOÉ. 

Dites-moi,  voisine,  vous  qui  arrivez  de  là- 
bas...  Est-ce  que  le  berger  n'a  pas  encore  ap- 
paru dans  la  campagne  ? 

LA  VOISINE. 

Des  moutons  bêlaient  a^i  loin,  mais  je  n'ai 
pas  vu  le  berger. 

NOÉ. 

Elle  n'a  pas  vu  le  berger!  Oh!  Comprenez- 
vous  cela?  Le  berger  n'est  pas  revenu!  Il  ne 
reviendra  donc  jamais  ?  Ce  sera  toujours  l'hiver  ? 

LA  VOISINE. 

Il  n'y  a  pas  encore  assez  d'herbe  dans  les 
champs  pour  ses  moutons. 

NOÉ. 
C'est  cela.  Il  attend  que  l'herbe  ait  repoussé. 

LA  VOISINE. 
Ce  n'est  pas  pour  vous  faire  de  la  peine.  Mais 


LES  YEUX  QUI  ONT  VU  199 

il  y  a  des  maisons  moins  tristes  que  la  vôtre. 
Au  revoir.  Je  m'en  vais.  Je  vois  bien  que  j'ai 
encore  un  peu  de  temps. 

NOÉ. 

Où  va-t-clle  ?   Voisine  !  Voisine  !   Où  allez- 
vous  ? 

LA   VOISINE. 

Je  vais  voir  sur  la  route.  Il  y  aura  bien  quel- 
qu'un qui  reviendra. 

NOÉ. 
Mais  d'où?  D'où? 

LA  VOISINE. 
Bien!  de  là-bas,  vous  savez  bien? 

NORA. 

Au  revoir,  et  fermez  bien  la  porte.   Tout  le_ 
monde  claque  des  dents,  dans  cette  maison. 

Ici  sort  la  voisine. 


200  LES  YEUX  QUI  ONT  VU 

NOÉ. 
Tout  le  monde  a  la  fièvre.  C'est  l'âge;  c'est 
la  mort  aussi.  N'y  a-t-il  plus  un  peu  de  bois, 
Kaspar? 

KASPAR. 
Du  bois?  si  fait.  Toute  la  souche  n'a  pas  brûlé. 

Il  jette  du  bois  dans  le  feu. 
NOÉ. 

Cela  ne  suffira  pas  à  nous  réchauffer.  Il  vaut 
mieux  prier.  Nous  ne  sentirons  pas  le  froid  en 
priant. 

NORA. 

Nous  gémissons  vers  vous,  Seigneur  !  Pardon- 
nez-nous nos  offenses. 

BRUNO. 

Nous  portons  vos  épines  dans  notre  chair, 
Seigneur  ! 

NOÉ. 

Nous  aspirons  à  la  résurrection,  Seigneur  ! 


LES  YEUX  QUI  ONT  VU  201 

BRUNO. 

Pourquoi  ne  dis-tu  rien,  toi?  Celui-là  n'est 
pas  de  notre  sang  qui  ne  croit  pas  au  sang  de 
Christ. 

KASPAR. 

Il  faut  cependant  admettre  que  là-dessus 
comme  sur  le  reste,  chacun  a  le  droit  de  penser 
comme  il  l'entend.  Moi,  je  suis  comme  l'homme 
a  la  barbe  qui  venait  chez  le  marchand  de  vin. 
Je  veux  toucher  avec  les  mains  avant  de  croire. 

NORA. 

Les  clous  sont  entrés  dans  sa  chair  et  n'ont 
pas  cru,  Kaspar;  sans  cela,  ils  seraient  tombés 
d'eux-mêmes. 

NOÉ. 

Voilà,  elle  a  raison.  Il  faut  croire  d'abord. 
Celui  là  seul  qui  croit  verra  un  jour. 

Ici  entre  la  seconde  voisine. 


202  LES  YEUX  QUI  ONT   VU 

SECONDE   VOISINE. 

C'est  moi.  J'entre  comme  la  petite  souris; 
ne  faites  pas  attention. 

KASPAR. 

Vous  savez,  si  c'est  pour  vous  chauffer,  il 
vaut  mieux  passer  chez  le  voisin. 

NORA. 

Il  a  raison.  Il  n'y  a  ici  que  de  pauvres  gens. 
Tout  le  froid  de  la  terre  habite  chez  nous. 

LA   VOISINE. 

Je  venais  voir  si  personne  de  vous  ne  va  du 
côté  de  l'église.  Vous  savez  que  c'est  pour  au- 
jourd'hui. Ils  l'ont  condamné  à  mourir.  A  trois 
heures,  il  sera  cloué  sur  la  croix. 

NORA. 

Je  ne  puis  entendre  cela.  A  trois  heures  !  Vous 
êtes  sûre  que  c'est  à  trois  heures  ! 

Elle  lève  les  yeux  vers  l'horloge,  et  les  autres  à  leur 
tour  regardant  le  cadran. 


LES  YEUX  QUI  ONT  VU  203 

LA    VOISINE. 
A  trois  heures  comme  les  autres  fois,  oui.... 

Bruno  fait  un  pas  vers    l'horloge  et    arrête  les    ai- 
guilles. 

KASPAR. 

Mais  ça  ne  sert  à  rien.  Le  temps  marche 
tout  de  même. 

LA  VOISINE. 
Il  n'y  a  pas   moyen  d'empêcher  ce  qui  doit 
être. 

NORA. 
Et  cependant  chacun  le  ferait  pour  son  père 
et  sa  mère,  n'est-ce  pas?  On  croit  que  l'heure 
ne  viendra  jamais.  Et  puis  elle  vient;  et  il  est 
toujours  temps  alors  d'éclater  en  sanglots. 

LA  VOISINE. 

Mui  j'y  suis  faite  déjà.  J'en  ai  tant  vu  mou- 
rir, cela  devient  une  habitude.  J'avais  dix  ans 
quand  j*;ii  perdu  ma  mère.  C'est  moi  qui  l'ai 
mise  dans  ses  draps.  Déjà  le  goût  m'était  venu. 


204  LES  YEUX  QUI  ONT   VU 

Quand  quelqu'un  mourait  autour  de  la  maison, 
c'est  moi  qu'on  appelait.  Je  puis  bien  dire  que 
tout  le  village  m'est  passé  par  les  mains.  Mes 
doigts  ont  gagné  la  crampe  à -coudre  toujours 
des  suaires. 

NOÉ. 

Allez  !  la  vie  n'est  pas  drôle.  Après  qu'on  a 
fini  de  payer  le  maître  et  les  impôts,  faut  tout 
de  même  en  venir  là. 

LA    VOISINE. 

A  qui  le  dites-vous  ? 

NORA. 

Est-ce  que  vous  n'entendez  pas  pleurer  quel- 
qu'un sur  le  chemin? 

LA  VOISINE. 

Moi,  c'était  toujours  des  cloches  que  j'enten- 
dais. J'en  avais  la  tête  cassée.  Ah!  bon  Dieu, 
oui  !  je  parle  des  commencements.  Et  voilà, 
cela  est  passé  avec  le  reste. 


LES  YEUX  QUI  ONT  VU       205 

NORA. 

Au  lieu  de  bavarder    comme   une  pie.  vous 

feriez  mieux  dépenser  à  sa  pauvre  mère.  C'est 
peut-être  elle  qu'on  entend  pleurer  là-bas. 

LA    VOISINE. 

Mais  la  douleur  est  la  même  pour  tout  le 
momie  .l'avais  deux  enfants;  le  plus  grand  est 
mort  le  premier;  j'aimais  l'autre  comme  mon 
petil  .Jésus  à  moi.  Il  s'est  mis  à  languir.  J'étais 
tous  les  jours  à  l'église,  j'usais  mes  genoux  à 
prier.  Et  puis  il  est  parti  à  son  tour,  c'est  moi 
qui  l'ai  cousu  dans  ses  draps  comme  tous  les 
autres.  Voyez-vous,  c'est  une  grande  consola- 
tion de  penser  que  la  loi  est  la  même  pour  tout 
le  monde.  Il  n'y  a  rien  à  faire  à  cela. 

NOÉ. 
C'est  comme  elle  dit,  il  n'y  a  rien  à  faire. 

KASPAIi. 

Quand  le  maître  vient  et  qu'il  frappe  des  ta 

12 


206  LES  YEUX  QUI  ONT  VU 

Ions  dans  la  maison  en  réclamant  son  argent, 
on  se  roule  en  boule  comme  le  hérisson  et  on 
dit  aussi  qu'il  n'y  a  rien  à  faire. 

LA  VOISINE. 
Mais  ce  n'est  pas  la  même  chose.  D'ailleurs, 
moi,  je  n'ai  pas  d'idées  là-dessus.  Je  vous 
laisse...  Je  vais  à  l'église.  Mais  n'auriez-vous 
pas  une  petite  chandelle  à  me  prêter  ?  Vous  sa- 
vez, on  peut  toujours  compter  sur  moi  quand  le 
moment  est  là.  Et  j'apporte  le  fil  et  les  aiguil- 
les... C'était  pour  cela  aussi  que  je  suis  venue... 

NORA. 

Nous  en   avons  tout  juste  une  pour  chaque 

plaie. 

NOÉ. 

Cette\femme  a  aussi  ses  péchés  comme  nous, 
Nora.  Donnez-lui  ce  qu'elle  demande. 

NORA. 

Eh!  bien,  emportez  celle-ci.  Allez,   il  en  a 


LES  YEUX  QUI  ONT  VU  207 

coûté  gros  de  peine  et  d'épargne  pour  nous  la 
procurer. 

Nora  prend    une    des   chandelles  et    la    donne  à  la 

voisine. 

LA  VOISINE. 

Bien  !  Bien  !  Je  ne  vous  oublierai  pas  dans 
mes  prières. 

ici,  sort  la  voisine. 

NORA. 

Elles  viennent  toutes  aujourd'hui.  Elles  ont 
mis  leurs  robes  noires.  Elles  sont  venues 
comme  cela  aussi  pour  la  petite  Lena. 

KASPAR. 

Vous  auriez  eu  beau,  en  ce  temps,  arrêter 
l'horloge.  La  chose  serait  arrivée  tout  de  même. 

BRUNO. 

C'est  là,  après  tout,  une  parole  sensée.  C'est 
vrai.  11  n'y  a  plus  d'espoir.  Il  faut  qu'il  meure. 
Eh  bien!  le  plus  tôt  sera  le  mieux.  Qu'on  le 


208  LES  YEUX  QUI  ONT   VU 

cloue  sur  la  croix,  puisque  aussi  bien  il  est  im- 
possible qu'il  en  soit  autrement.  Ensuite,  nous 
pourrons  respirer. 

NORA. 

0  misère  !  entendre  une  pareille  chose,  et  n'y 
pouvoir  rien!  N'être  qu'une  pauvre  créature 
qui  pleure...  Bruno,  avancez  cette  chaise  près 
de  la  fenêtre...  Je  suis  si  lasse,  et  pourtant  il  y 
a  là-bas  quelque  chose  qui  m'appelle. 

Elle  s'assied  près  de  la  fenêtre. 
NOÉ. 

Est-ce  que,  vous  non  plus,  Nora,  vous  ne 
voyez  pas  venir  le  berger  ? 

NORA. 

Il  n'y  a  que  des  gens  qui  courent  en  levant 
les  bras.  Ils  ont  des  yeux  comme  je  n'en  ai  ja- 
mais  vu   à   personne.    Est-ce   qu'ils    regarde 
raient  déjà  passer  Christ? 


LES  YEUX  QUI  ONT    VU  200 

NOÉ. 

Non,  non.  ils  ne  peuvent  voir  cela,  Nora.  On 
86  figure  plus  de  choses  qu'il  n'en  peut  être. 

NORA. 

Il  y  a  un  boiteux  qui  court  plus  vite  que  les 
autres;  il  agite  ses  béquilles  au-dessus  de  sa 
tête.  Les  infirmes  vont  donc  se  mettre  à  guérir 
à  présent  ?  Oh  !  voilà  :  il  a  trop  compté  sur  ses 
forces;  il  tombe.  Notre  curé  sort  de  la  cure  et 
le  relève. 

NOÉ. 

Il  en  a  relevé  tant  d'autres  qui  sont  tombés, 
Nora  !  Et,  dites,  est-ce  qu'il  porte  avec  lui  les 
sacrements?  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  quelqu'un 
qui  va  mourir? 

NORA. 

Mais  vous  savez  bien  que  c'est  Notre  Sei- 
gneur qui  doit  mourir. 

Elle  se  lève  et  va  vers  la  porte. 
12. 


210  LES  YEUX  QUI  ONT   VU 

Notre  Pasteur,  dites-nous,  s'il  vous  plaît,  où 
ils  en  sont  avec  notre  pauvre  Sauveur? 

'  LA  VOIX  DU  GURÉ,  au  loin. 

Ils  prirent  donc  Jésus  et  l'emmenèrent.  Et 
Jésus  portant  sa  croix  vint  au  lieu  appelé  Gol- 
gotha. 

NORA. 

Oh  !  se  peut-il  qu'on  l'ait  déjà  traîné  sur  les 
chemins? 

noé. 

Je  ne  reconnais  plus  la  voix  de  notre  Pas- 
teur. Elle  vient  de  si  loin!  C'est  comme  une 
voix  qu'on  n'aurait  plus  entendue  depuis  long- 
temps. 

NORA. 

Tout  arrivera  donc  encore  une  fois  comme 
cela  est  toujours  arrivé  ?  Oh  !  dites,  Notre  Pas- 
teur? 


LES  YEUX   QUI  ONT  VU  211 

LA  VOIX  DU   CURÉ,  au  loin. 

Christ  est  la  mort  et  la  résurrection.  Pleurez 
et  espérez,  bonnes  gens. 

NORA. 

Oui,  il  faut  toujours  espérer.  Notre  Pasteur, 
à  présent,  s'en  va  vers  l'église.  Oh!  il  y  a  en 
moi  une  chose  qui  veut  sortir  et  qui  ne  peut 
pas. 

NOÉ. 

C'est  la  vie,  Nora,  nous  sommes  tous  mala- 
des de  cela. 

NORA. 

Il  n'y  a  plus  personne  sur  la  place...  Ils  sont 
tous  partis  à  travers  la  campagne. 

BRUNO. 
Il  y  aura  toujours  des  gens  qui  iront  pour 
voir  et  qui  ne  verront  jamais  rien. 

NORA. 
Non,  ce  n'est  pas  cela.  Croyez-moi,  on  veut 


212  LES  YEUX  QUI  ONT   VU 

être    tout    près   pour    toucher   ses  vêtements. 

KASPAR. 

Il   fallait   s'attendre  à    ce    qu'elle   dise    une 
parole  aussi  peu  sensée. 

NORA- 

Oh!  Oh!...  Ecoutez!  Ecoutez! 

BRUNO. 
Notre  mère  ! 

NOÉ. 

Elle  veut  dire  une  chose  certainement. 

NORA?  se  passant  la  main  sur  les  yeux. 

Quoi?  quoi?  Qu'y  a-t-il? 

BRUNO. 

Notre  mère,  vous  aviez  quelque  chose  à  nous 
dire? 

NORA. 
Moi?...  Je  ne  sais  pas,  je  ne  sais  pas. 

Bruno  doucement  la  rassied,  ici,  rentre   la  seconde 
voisine. 


LES  YEUX  QUI  ONT   VU  213 

LA   VOISINE. 

Je  l'ai  vu  à  l'église  portant  sa  croix.  Ça  fen- 
dait le  coeur  I  Je  vous  assure,  c'est  à  présent 
qu'on  se  sent  l'âme  lourde  de  péchés. 

NORA. 

Et.  n'est-ce  pas,  quelquefois  il  s'appuyait 
des  mains  à  terre? 

LA  VOISINE. 

Oui.  si  vous  voulez.  Il  chancelait  sous  le 
poids  de  sa  croix,  et  il  mettait  sa  main  à  terre 
pour  ne  pas  tomber,  oui,  c'est  cela  même. 

NORA. 

Et  il  y  avait  des  soldats  qui  le  frappaient? 
El  comment  tenait-il  la  tôte  ?  Comme  un  homme 
qui  n'a  plus  que  peu  de  temps  à  vivre,  n'est- 
«  «'  pas?  <>h!  voyez-vous,  il  faut  tout  me  dire. 

LA   VOISINE. 

Mon  Dieu  oui...  On  dirait  qu'elle  était  là  en 

personne. 


214  LES  YEUX  QUI  ONT  VU 

NORA. 

Oh  !  il  ne  faut  plus  parler  trop  familièrement 
à  cette  femme  !  Elle  a  vu,  Noé  !  Cette  femme  a 
vu,  mes  fils  ! 

LA  VOISINE. 

Mais  tout  le  monde  aurait  pu  voir  ce  que  j'ai 
vu.  On  n'aurait  eu  qu'à  lever  les  yeux  en  fai- 
sant les  stations  de  la  Croix. 

noé. 

L'autre  année  encore  elle  parlait  de  cela 
comme  d'une  joie  surnaturelle...  C'était  pen- 
dant le  temps  de  sa  grande  maladie...  Elle  ne 
s'en  est  jamais  remise. 

NORA,  après  un  silence. 

Il  doit  être  maintenant  à  l'entrée  du  village. 

LA  VOISINE. 
Qu'est-ce  qu'elle  dit? 

NOÉ. 
On  ne  peut  pas  toujours  la  comprendre    Et 


LES  YEUX  QUI   ONT   VU  M5 

cependant  soyez  sûre  qu'il  y  a  toujours  quelque 
chose  de  vrai  dans  ce  qu'elle  dit. 

NORA,  avec  effroi  et  douleur. 


Dites,  vous  autres,  est-ce  qu'on  ne  voit  pas 
encore  revenir  le  monde? 


LA  VOISINE. 

Mais  personne  n'est  parti.  Le  charpentier  et 
le  tisserand  étaient  assis  près  du  feu,  tout  le 
monde  est  assis  près  du  feu  et  on  attend.  Il  n'y 
avait  sur  la  place  que  des  enfants  qui  chan- 
taient une  complainte.  Il  n'y  avait  que  la  vieille 
femme  qui  depuis  tant  d'années  gratte  l'herbe 
au  parvis  de  l'église.  Tous  les  autres  sont  dans 
les  maisons  à  manger  des  noix  et  ils  atten- 
dent. 

BRUNO. 

Notre  mère  avait  une  attire  idée  que  nous  ne 
savons  pas. 


21C       LES  YEUX  QUI  ONT  VU 
NORA. 

Quelqu'un  ne  pourrait-il  me  dire  où  on  a 
dressé  la  croix? 

LA  VOISINE. 

Prenez  attention  qu'il  ne  lui  en  arrive  quel- 
que mal.  Nos  idées  quelquefois  nous  font  souf- 
frir plus  que   la  réalité.   Il  serait  pourtant  si 

facile  d'être  un  peu  raisonnable.  Enfin,  quoi 
qu'il  arrive,  vous  savez  que  vous  pouvez 
compter  sur  moi.  Là-dessus  je  rentre.  J'avais 
encore  un  peu  de  café  qui  bouillait  sur  le 
feu. 

Elle  va  vers  la  porte,  puis  revient. 

J'oubliais  le  plus  important.  Un  homme  a 
volé  tout  à  l'heure  un  pain  chez  le  boulanger. 
Il  s'est  laissé  prendre  sans  résistance.  Après 
tout,  ce  pain  appartenait  au  boulanger.  Il  l'a 
pétri  avec  sa  farine,  et  sa  farine,  il  l'a  payée 
de  ses  deniers. 


LES  YEUX  QUI  ONT  VU       217 
KASPAR. 

Ah!  Ali!  tout  s'explique.  Nous  savons  à .pré- 
sent où  allaient  les  gens  que  notre  mère,  a  vus 
eourir  là -bas  sur  la  place. 

NOÉ. 

C<t  homme  peut-être  n'avait  pas  mangé  depuis 
plusieurs  jours.  Il  a  peut-être  des  enfants. 

LA   VOISINE. 

Non,  cela  ne  serait  rien  encore.  Mais  il  a 
donné  le  pain  à  des  gens  qui  avaient  faim.  On 
dit  aussi  qu'il  a  tenu  des  discours  contre  la  loi 
et  les  riches.  Personne  ne  le  connaît.  Il  vient 
on  ne  sait  d'où.  Il  prétend  que- nul  n'a  droit 
à  un  pain  entier  si  les  autres  en  manquent. 
i  peut-être  un  de  ces  fous  comme  il  y  en  a 
tant  et  qui  veulent  changer  le  monde. 

NOÉ. 

Mais  Christ  aussi...  Eh  bien!  oui,  est-ce  que 

Christ?... 

13 


218  LES  YEUX  QUI  ONT  VU 

LA    VOISINE. 
Moi,,  je  ne  dis  là  que  ce  que  les  autres  disent. 

NORA. 

Voisine!...  Voisine  ! 

LA  VOISINE,  du  seuil. 

Hé? 

NORA. 

Ne  fermez  pas  la  porte,  s'il  vous  plaît.  Lais- 
sez-la plutôt  ouverte...  (La  voisine  sort.)  Je  Crois... 
(Très  lentement.)  Je  crois  que  je  vais  voir  aussi 

Elle  marche  vers  la  porte. 
NOÉ. 

Où  est  Nora?  Je  ne  l'entends  plus...  Dites- 
lui  qu'elle  me  parle. 

BRUNO. 
Notre  mère! 

NOÉ. 
Nora!  Nora! 


LES  YEUX  QUI  ONT  VU  219 

BRUNO. 
Elle  ne  répond  pas. 

NORA. 

Toute  la  campagne  est  pleine  d'agneaux 
blancs  qui  saignent. 

KASPAR. 

C'est  une  idée.  Il  n'y  a  pas  d'agneaux! 

NOÉ. 

Si!  Si!  Et  ils  saignent!  Oh!  oh!  est-ce  que 
le  boucher  serait  venu  tout  de  suite  après  le 
berger?  Est-ce  que  tous  les  petits  agneaux  au- 
raient été  tués? 

BRUNO. 
C'est  peut-être  cela  qu'elle  a  voulu  dire. 
NORA. 

Attendez...  Là-bas...  Là-bas...  Oh!  il  faut 
que  faille...  il  faut  que  je  me  traîne  jusque-là... 
sur  mes  genoux. 


220  LES  YEUX  QUI  ONT  VU 

NOÉ. 

Mes  fils,  tenez- la  doucement  entre  vos  bras. 
Ne  lui  faites  pas  de  mal...  Elle  voit  des  choses 
comme  pendant  l'agonie. 

Péniblement,  il  s'est  levé  et  fait  un  pas  vers  Nora. 
NORA. 

Jésus  des  rameaux  et  de  la  croix...  C'est  moi 
la  pauvre  et  la  simple...  C'est  moi  la  pauvre 
Nora,  celle  qui  avait  une  petite  enfant...  Où  est 
mon  Seigneur?  Qui  l'a  vu?  Mes  yeux  sont  ma- 
lades de  ne  pas  le  voir.  Je  ne  vois  que  l'om- 
bre de  la  croix.  Oh!  je  vous  en  prie  :  laissez- 
moi  approcher...  là,  au  bord  du  chemin...  Oh! 
les  gens,  est-ce  qu'il  n'y  aura  jamais  personne 
pour  mourir  à  sa  place  ? 

NOÉ. 

Voilà,  oui.  Elle  dit  là,  Nora,  une  chose  juste. 
Il  faudrait  bien...  Oh  !  il  n'y  aura  donc  jamais 
personne  ? 


LUS   YEUX  QUI   ONT   VU  221 

NORA. 

Attendez!  Voilà  les  petits  enfants.  Il  y  a  tous 
les  petits  enfants  qui  étaient  partis...  Vous  sa- 
vez, elle  s'appelait  Lena.  Elle  chantait  toujours 
une  petite  chanson...  «  Vole!  vole!  vole!  » 
Est-ce  qu'on  ne  la  voit  pas  encore  venir  ?  Oh! 
il  y  en  a  tant  !  Il  y  en  a  tant  ! . . .  Celles-là,  bon- 
homme? mais  vous  voyez  bien  que  ce  sont  les 
mères...  Il  y  a  là  toutes  les  mères  comme  Ma- 
rie. Toutes  les  mères  pleurent  au  bord  du  che- 
min. Bonjour,  Nèlc,  bonjour,  Rita,  Griet  et 
Romie.  Vous  aussi,  Marie-Madeleine,  pauvre 
fille? 

BRUNO- 

Mais  nous  ne  voyons  pas,  nous. 

KASPAR. 

11  D'y  ,i  là-bas  que  de    maisons. 

NORA. 

Le  voilai    Le  voilà!  G'esl  lui!    Oh.!  qu'il  est 


222  LES  YEUX  QUI  ONT   VU 

maigre!  On  lui  voit  les  os  sous  la  peau.  Il  est 
las  comme  s'il  avait  marché  des  siècles.  Il  res- 
semble au  vieux  Christ  du  carrefour.  Sa  barbe 
est  lourde  de  caillots.  Le  champ  saigne  sous 
ses  genoux.  Il  remue  doucement  les  lèvres  et 
on  n'entend  rien  ;  tout  le  monde  rit  :  il  dit  quel- 
que chose  qlie  personne  ne  comprend... 

KASPAR. 

Il  s'est  rapproché  de  la  fenêtre  tandis  que  Nora  continue 
à  regarder  par  la  porte. 

Cette  fois,  notre  mère  a  raison.  Oui,  il  s'élève 
là-bas  un  grand  bruit.  Les  gens  sortent  des 
maisons,  on  les  voit  accourir  de  partout.  Il  y  a 
là  le  tailleur,  le  maçon,  le  tonnelier.  Ahl  Ah! 
voilà  le  boucher  qui  sort  à  son  tour;  il  aiguise 
son  couteau  sur  ses  sabots.  L'homme  est  parmi 
eux.  Il  ne  se  défend  pas.  Il  sourit  doucement 
sous  les  coups.  Il  regarde  tendrement  le  bou- 
cher. Il  n'a  qu'un  brin  d'osier  dans  les  doigts. 
Celui-là  aussi  ressemble  au  Christ  du  carrefour. 


LES  YEUX  QUI  ONT  VU  223 

Voici  qu'il  parle.  Il  dit  qu'il  n'a  fait  que  rendre 
aux  pauvres  ce  qui  est  aux  pauvres.  On  le 
traîne  par  sa  barbe.  On  lie  ses  bras  avec  des 
cordes.  Les  femmes  lui  jettent  de  la  boue  au 
visage.  Les  enfants  lui  mordent  les  mains  par 
derrière.  Tous  crient  qu'il  faut  le  clouer  à  la 
porte  de  l'église . 

NOÉ. 

Non,  non,  Kaspar,  c'est  Christ  qu'ils  insul- 
tent. Soyez  sûr  qu'elle  l'a  vu  comme  elle  dit. 

NORA. 

Est-ce  qu'on  ne  pourrait  pas  lui  porter  un 
peu  sa  croix?  Moi,  je  ne  peux  pas.  Ah!  il  vient 
enfin  quelqu'un...  Celui-là,  je  le  reconnais. 
C'est  Simon,  le  vieux  mendiant.  Tout  le  monde 
crie  encore  une  fois...  Il  y  en  a  qui  frappent 
avec  des  bâtons  sur  les  mains  de  Jésus!...  Ah! 
non,  pas  sur  ses  mains,  je  vous  en  prie!  Elles 
ont  si  mal  déjà,  elles  savent  bien,  ses  pauvres 
mains,  qu'elles  auront  les  clous  tout  à  l'heure. 


224  LES  YEUX  QUI  ONT  VU 

BRUNO. 

Les  clous  !  Elle  parle  des  clous  !  On  les  en 
foncera  à  coups  de  marteau  dans  sa  chair,  c'est 
vrai.  Ils  lui  perceront  les  os. 

NORA. 

C'est  bien  moi,  Seigneur  Jésus,  c'est  moi,  la 
pauvre  Nora.  Votre  regard  est  entré  dans  ma 
vie  comme  une  lance.  Il  m'a  blessée  délicieuse- 
ment là... 

Elle  porte  ses  mains  à  son  côté. 
KASPAR. 

L'homme  a  jeté  un  grand  cri,  on  le  frappe 
avec  des  fléaux.  Il  a  roulé  dans  le  sang. 
On  'dirait  qu'il  est  mort.  On  l'entraîne.  Tout 
le  village  a  disparu  avec  lui  derrière  les 
arbres. 

NORA. 
Maintenant,  ils  sont  partis  avec  Notre  Sei 
gneur.  Il  n'v  a  plus  qu'une  grande  lumière  sur 


LES  YEUX  QUI  ONT  VU  225 

le  chemin.  Il  y  a  un  grand  arbre  vert  qui  s'é- 
tend comme  une  forêt  pleine  d'abeilles.  Toute 
la  foret  a  repoussé  du  bois  de  la  croix.  On  en- 
tend sonner  les  bonnes  cloches  dans  la  campa- 
gne. Qui  donc  était  mort  et  a  ressuscité?  Le 
champ  a  reverdi,  les  épis  sont  sortis  du  sang. 
Il  y  a  du  pain  et  du  miel;  il  y  a  de  l'amour 
pour  ceux  qui  attendaient  de  l'autre  côté  de  la 
nuit.  Toutes  les  âmes  sont  heureuses  comme 
des  petits  enfants  dans  le  matin.  Ah!  je  vois! 
je  vois!  Les  hommes  se  demandent  pardon  l'un 
à  l'autre  et  s'embrassent  sur  la  bouche,  c'est 
comme  un  dimanche  en  paradis. 

NOÉ. 

0  Nora!  est-ce  possible?  Qu'est-ce  nous 
allons  [devenir,  nous  autres  qui  étions  si  ha- 
bitués à  souffrir!...  Ramenez-la  doucement... 
Asseyez- la  sur  cette  chaise...  C'est  un  grand 
bonheur  pour  elle  d'avoir  été  choisie...  C'est 
cela...  doucement... 


226  LES  YEUX  QUI  ONT  VU 

NORA)  après  un  assez  long  temps,  revenant  à  elle. 

Vous  savez,  il  y  a  si  longtemps  déjà  que  j'es- 
pérais le  voir.  Il  faut  bien  que  quelqu'un  voie 
avant  les  autres,  n'est-ce  pas? 

NOÉ. 

Nora...  C'est  moi,  Nora...  Laissez- moi  tou 
cher  avec  mes  mains  vos  yeux  qui  ont  vu,  vos 
chers  yeux  immenses,  Nora.  Laissez-moi  tou- 
cher votre  robe  qu'éclaire  le  reflet  de  vos  yeux, 
ô  femme  sanctifiée!  Peut-être  il  viendra  un 
jour  où  tous  les  hommes  verront  comme  elle, 
mes  fils! 

ici  on  entend  un  pas. 

BRUNO. 

Quelqu'un  vient  par  là...  Toute  la  maison  a 
tremblé.  C'est  un  pas  comme  jamais  encore  on 
n'en  a  entendu. 

NOÉ. 
Eh  bien!  fermez  la  porte.  Personne  ne  doit 
plus  entrer  ici...  A  moins  que  ce  ne  soit...  (Avec 


LES  YEUX  QUI  ONT  VU  227 

un  sentiment  d'angoisse  et  d'espoir.)  le  berger.  — Dé- 
nia udez-lui  si  c'est  enfin  le  berger  qui  est  là. 

Ici  le  fossoyeur  pousse  la  porte  que  Bruno  a  fermée, 
et  entre. 

LE    FOSSOYEUR. 

Ah!  ça,  qu'est-ce  qu'ils  ont  là-dedans? 
Voyons,  vous  ne  me  reconnaissez  donc  plus? 
C'est  moi,  je  ne  viens  qu'une  fois.  Je  viens  tou- 
jours sans  être  attendu. 

NOÉ. 

Oui,  oui,  je  le  reconnais  à  présent.  C'est  bien 
lui.  C'est  un  ami.  Et  il  ne  vient  qu'une  fois, 
quand  c'est  le  moment,  comme  il  Ta  dit. 

LE   FOSSOYEUR. 

Je  passais  vous  dire  d'allumer  les  chandelles. 
Voilà  l'heure.  Ça  ne  peut  plus  tarder. 

NORA. 

Qui  est  là?  Est-ce  le  Fossoyeu^  cette  fois? 
Dites-lui   qu'il  peut    attendre  encore  un  peu. 


228  LES  YEUX  QUI  ONT  VU 

Quand  je  l'ai  vu,  Notre  Seigneur  passait  seule- 
ment sur  la  place. 

LE   FOSSOYEUR. 

De  qui  parle-t-elle?  Est-ce  de  l'homme? On 
lui  a  réglé  son  affaire. 

NOÉ. 

Non,  c'est  un  miracle.  Nora  a  vu  passer  No- 
tre Seigneur  il  y  a  un  instant. 

LE   FOSSOYEUR. 

On  ne  me  prend  pas  avec  ces  histoires-là. 

NOÉ. 

Vous  savez,  elle  a  perdu  une  petite  fille.  Elle 
a  beaucoup  souffert. 

LE  FOSSOYEUR,  riant. 

Eh  bien!  je  reviendrai.  Mais  qu'elle  ne  me 
fasse  pas  signe  avant  l'heure!  Je  suis  pressé.  Il 
y  a  toujours  quelqu'un  qui  m'attend  sur  le  che- 
min. Jusque-là,  soignez-la.  Elle  n'a  jamais  eu 


LES   YEUX  QUI  ONT   VU  229 

la  tète  bien  d'aplomb...  Et  puis,  il  y  a  déjà  ici 
la  petite  odeur. 

NOÉ. 

Un  petit  momenl  encore...  Je  voulais  vous 
demander...  Le  berger,  dites-moi,  le  berger  va 
venir,  lui  aussi,  n'est-ce  pas? 

LE  FOSSOYEUR. 

Il  était  là-bas  dans  la  campagne.  Il  ne  vient 
jamais  qu'après  que  je  suis  passé. 

NOÉ. 
0  Nora!  le  berger  vient!  le  berger  est  là! 

LE  FOSSOYEUR. 
Vous  savez  bien  que  la  meilleure  herbe  est 
«  elle  qui  pousse  sur  les  tombes...  Là-dessus, 
bonjour.  Je  passe  frapper  aux  autres  portes. 

Le  fossoyeur  sort. 
NORA. 

Eh  bien  !  <|u'il  aille,  puisque  aussi  bien  cela 
doit  être.  Moi.  je  suis  prèle,  Seigneur,  je  suis 


230  LES  YEUX  QUI  ONT   VU 

prête...  Mes  fils,  dites  à  votre  père  qu'il  vienne 
auprès  de  moi. 

NOÉ. 
Je  suis  tout  près  de  vous,  Nora;  je  vois  bat- 
tre votre   cœur.  Je  tiens   votre   main  dans  les 
miennes. 

NORA. 

Où  êtes-vous  tous?  11  y  avait  ici  une  pauvre 
maison.  Il  y  avait  de  si  tristes  visages. 

BRUNO. 
Nous  sommes  tous  auprès  de  vous. 

NOÉ. 
Oh!  il  y  a  si  loin  d'elle  à  nous,  maintenant! 

NORA. 
Voyez-vous,  après  cela,  on  ne  peut  plus  voir 
autre  chose.  Moi,   une  si  humble  femme,  une 
femme  qui  a  travaillé  à  la  terre  ! 

NOÉ. 
C'est  à   cause  de  cela,   Nora.  Christ  a  tou- 


LES  YEUX  QUI  ONT  VU  231 

jours  été  plus  présides  pauvres  que  des  autres  ! 
BRUNO. 

Les  pâtres  ont  vu  l'Etoile  avant  tout  le 
monde. 

KASPAR. 

Si  vous  m'en  croyez,  nous  porterons  notro 
mère  au  lit. 

NORA. 

Pas  encore...  non  pas  encore.  C'est  un  si 
grand  bonheur  qu'il  y  ait  eu  une  fois  quelqu'un... 
Qui  donc  pleure  dans  la  maison?  Tant  que  mes 
yeux  seront  ouverts,  ils  continueront  à  regar- 
der. Comme  vous  êtes  beaux,  mes  fils  !  Oh  !  ils 
sont  si  gonflés  de  lumière  qu'il  vous  en  restera 
aux  doigts  quand  vous  les  fermerez.  Et  puis, 
n'est-ce  pas,  toutes  les  âmes  ressusciteront  dans 
la  joie? 

VOIX  DANS  LA  CAMPAGNE- 
Christ  est  morl  ! 


232  LES  YEUX  QUI  ONT  VU 

NOÉ. 

Oh  !  c'est  l'heure  !  C'est  l'heure  !  Maintenant, 
je  crois  bien  qu'il  faut  aller  chercher  le  prêtre. 

NORA. 

Christ  va  renaître.  Ouvrez  la  porte!  Allu- 
mez les  chandelles  !  Allumez  le  petit  cierge  de 
Lena...  C'est  le  printemps,  c'est  la  vie,  le  ber- 
ger vient  là-bas  avec  ses  moutons  sur  les  pas  de 
mon  Seigneur. 

'Elle  meurt.  —  Noé  s'est  agenouillé.  — :  Kaspar  est 
resté  debout,  les  mains  croisées.  —  Bruno  com- 
mence d'allumer  les  chandelles. 


LIBRAIRIE    PAUL    OLLENDORFF 

5o,  Ch'aussée-d'Antin,  5o 


ABEL  HERMANT 

«Eljéâtre  des  ©eux-TOondes 3  50 

MAURICE  DONNAY 

ornants 3  50 

JULES  CASE  - 

Ha  Vassale       .   yfe?    .......     3  50 

JEAN    DE  GOUREL 

Comédies  pour  ^fjéâtre  ou  Salon.  3  50 

JULES  RENARD 


He  Plaisir  de  Pompre 


2      » 


MICHEL  PROVINS 

T/École  des  flirts 2     >> 

JULES  RENARD 

te  Pain  de  ITîénage    . 2     » 

ABEL  HERMANT 

Ha  Philippine 2     » 

ANDRÉ  PICARD 

franchise 2     » 

s: J '<  1 .  —  Paris.  —  Imp.  Hemmerlé  et  Cie 


PQ  Lemonnier,    Camille 

2337  Théâtre 

UA19 
1899 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


-fc*   ' 


m\i 


4 


\ 


* 


v: 


viri  ^-* 


Vt%