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CAMILLE LEMONNIER
THEATRE
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THEATRE
ŒUVRES DE CAMILLE LEMONNIER
ROMANS ET NOUVELLES
Un Coin de Village. — Un Mâle. — Le Mort. — Thé-
rèse Monique. — L'Hystérique. — Happe-Chair. —
Ceux de la glèbe. — Noëls flamands. — Madame Lu-
par. — Le Possédé. — Dames de Volupté. — La Fin des
Bourgeois. — Claudine Lamour. — Le Bestiaire. —
L'Arche. — L'Ironique Amour. — L'Ile vierge. —
L'Homme en Amour. — La Vie Secrète. — Adam et
Eve.
CONTES POUR LES ENFANTS
Bébés et^ Joujoux. — Histoires de huit Bêtes et une
Poupée. — La Comédie des Jouets. — Les Jouets par-
lants.
CRITIQUES D'ART
Gustave Courbet et son Œuvre. — Mes Médailles. —
Histoire des Beaux-Arts en Belgique. — En Allemagne.
— Les Peintres de la Vie.
Les Charniers.
La Belgique.
DIVERS
THÉÂTRE
Un Mâle, 4 actes, en collaboration avec A. Bahieh et
J. Dubois.
Droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés
pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.
CAMILLE LEMONNIER
THÉÂTRE
LE MORT
LES MAINS
4
LES YEUX QUI ONT VU
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
société d'éditions littéraires et artistiques
LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
5o, CHAUSSÉE i>\\\n\, 5o
1899
Il a été tiré cinq exemplaires sur papier de Hol-
lande numérotés.
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FEB 6 1970
fa
(A*
1891-1896
Ces trois pièces furent écrites, — Le
Mort en 1891, — Les Mains tri 1892, —
Les Yeux qui ont vu en 1896. Ce sont
trois aspects successifs d'humanité mani-
festés par trois formes d'art différentes.
Le Mort, à travers le relief nerveux et
abrégé de la pantomime, se propose une
farce tragique dont le personnage essen-
tiel ne cesse pas d'être l'ironique destin
sous les apparences harcelantes du spectr e>
VI AVANT-PROPOS
Il s'est trouvé que le drame mimé, avec
ses masques nocturnes et muets, corres-
pondait à la condition de l'être impulsif,
muré dans ses silences intérieurs. Dans
Les Mains, la tragédie seule subsiste ; des
paysans y vocifèrent comme des rois an-
tiques ; et le protagoniste est devenu la
conscience.
Le Mort et Les Mains, la parodie et
le drame, concluent par une humble para-
bole où passent le berger et le fossoyeur,
où tout le monde regarde au loin, où la
vie arrive après la mort. Les Yeux qui ont
vu, c'est une pauvre femme des villages
qui, en mourant pour s'égaler .au sacrifice
de Christ, les ouvre aux clartés du Nouvel
Evangile. Des images naïves et solennelles
y imprègnent d'un air mystique les simples
réalités de l'existence ; et ces images se rap-
portent à la conjecture d'une humanité har-
AVANT-PROPOS VII
monieuse et libérée, après l'autre, obscure
encore et enchaînée. Il faut toujours mettre
quelque chose d'éternel dans ce qu'on écrit.
C'est du Peuple que sortira l'œuvre
d'art qui renouvellera les aspects sensibles
du monde. Il porte en lui la foi, la vérité
et la justice. C'est au Peuple que je dédie
ces essais d'une esthétique sociale impli-
quant des puissances de beauté qui se réa
Useront un jour.
C. L.
LE MORT
(«
F A IIC E TRAGIQUE POUR ÊTRE JOUÉE EN
PANTOMIME
TROIS ACTES
Représentée pour la première fois à Bruxelles, par la troupe
des Martiuetti, sur la scène de l'Alcazar, lo 20 avril 1894.
(1) Eu collaboration avec Léon Du Bois pour la musi-
que et Paul Martinetti pour la mise à la scène.
LES FRÈRES : BAST.
BALT.
HENDRIK, leur parent.
LE GARDE-CHAMPÊTRE.
LE MEUNIER.
LE GARÇON MEUNIER.
LE TABELLION.
LE FOSSOYEUR L
LE CLERC.
UN GENDARME.
KARINA, fille du meunier.
MADAME TIRE -MONDE *.
Créateurs des principaux rôles : MM. Paul Martinetti
(Bast), Alfred Martinetti (Balt), John HEARD(Hendrik),
E. Josset (le garde champêtre), Craig (le garçon meu-
nier), Crommelynck (le meunier), Ambréville. (le no-
taire), Mesdames Clara Martinetti (Karina), José-
phine Martinetti (une vieille fille).
1. Les rôles du fossoyeur et de madame Tire-Monde remplacent ici les
deux rôles de la première version, désignés : « Un Vieux Monsieur » et
« Une Vieille Fille ».
ACTE I
LE MORT
ACTE I
Chez les frères.
La scène représente : à droite un logis déla-
bré de paysans célibataires; table, chaises, un
bahut, une horloge, dans le fond deux grabats;
— à gauche, communiquant par une porte avec
le logis, la cour aux fumiers: haie au fond,
longée par un sentier; par delà le sentier, dans
le recul, les maisons du village et un clocher
d'église. Il fait nuit;4'ouragan ébranle les murs.
Baltj la force, et Bast, la ruse, sont assis dans
l'Aire, farouches et tristes; ils songent à la
terre, ils ont peur des Esprits.
LE MORT
Dans la campagne, quelqu'un tout à coup a
chanté. Qui ose chanter par une telle nuit d'é-
pouvante ? Un ivrogne, bien sûr.
m
La voix se rapproche. On heurte à la porte.
Perplexité des deux frères. Balt se décide à
ouvrir. C'est leur parent Hendrik. Il est joyeux,
un peu ivre. — « A boire ! » Mais ils sont ava-
res, ils haussent les épaules, bourrus. Hendrik
alors frappe sur sa poche et avec mystère leur
apprend la bonne nouvelle. Il a fait un héritage,
il est riche; il prendra femme, il s'achètera
une ferme.
Les frères se montrent incrédules : il fau-
drait voir pour croire. Mais il est prudent, il
s'assure d'abord que nul témoin indiscret ne
peut surprendre son secret; et ensuite il tire un
premier sac. Oh! ohl le. sac est ventru! Il le
caresse, heureux, plein de mépris pour leur
pauvreté de vieilles gens solitaires. Bon! font
les frères, un sac est un sac, voyons au moins
ce qu'il y a dedans !
LE MORT
La corde saute, l'or se répand. — « Hein!
qu'en dites-vous? Foin d'un logis misérable
comme le vôtre... J'aurai, moi, une maison de
seigneur... »
Balt et Bast se regardent. Balt pense : —
« Cet argent ferait bien mon affaire. Un vieux
paysan comme moi n'épouse pas une belle fille
comme Karina sans poignon. HumpfT ! humpiï ! »
Hendrik, pouffant de hâblerie et d'orgueil,
extrait de ses poches un second sac... — « Et
ce n'est pas tout, en voici encore... » Mainte-
nant il ouvre un portefeuille, en retire des bil-
lets qu'il étale. .. — « Il y en a là pour des cent
et des cent... »
Leur cupidité s'éveille. Les énormes pouces
de Hait s'agitent derrière son dos. Une force
aveugle le travaille, momentanément encore
enchaînée, niais que va décomprimer l'astu-
cieux Bast... — « Tout cet or serait à toi si
seulement..., » et il fait lo geste d'étrangler
leur nocturne visiteur.
LE MORT
— A boire ! fait Hendrik.
Ils trinquent. Balt lutte contre la tentation
diabolique. Mais le crime déjà est descendu
dans ses mains. Il lève les poings, les laisse
retomber, dominé par une suprême et passa-
gère défaillance.
— Pense à l'argent ! lui souffle le cauteleux
Bast.
Rapidement il va vers le manteau de la che-
minée, enlève le crucifix et le cache au fond du
bahut.
Cette fois l'esprit du mal l'emporte; Balt se
rue sur Hendrik et l'étrangle. Dix heures tin-
tent à l'horloge.
Le crime accompli, il demeure faible comme
un enfant, les yeux fixés sur les mains meur-
trières. Vainement il cherche à les maîtriser :
le meurtre est' resté en elles. Bast, lui, s'est
emparé de l'argent et l'a caché sous un des
carreaux du sol.
Une rafale ébranle la porte; ils se croient dé-
LE MORT 9
couverts. — « Non, dit Bast, ce n'était que
le vent... Personne jamais ne saura... Christ
lui- môme, regarde, je l'ai caché dans ce
hahut. »
A présent il faut faire disparaître le cadavre.
Où l'enfouir? Une idée! Dans la fosse aux fu-
miers. Les pailles bientôt, sous leur travail for-
cené, se haussent. Ils croient en être quittes avec
le Mort. Mais tout à coup, ô terreur î un bras
apparaît, puis deux pieds, puis la tête. Le
fourbe Bast se jette à genoux : — « Je t'en
supplie, bon Hendrik, fais bien le mort, sois
bien mort tout à fait... Nous ne t'en voulons
pas... Ce n'est qu'un mauvais mouvement qui
nous a passé... » La tête plonge, émerge de
nouveau. Eperdus, ils comblent la fosse de ra-
mées et de terre.
L'ouragan s'est apaisé. L'aube graduellement
blanchit le ciel. On entend tinter l'angelus au
clocher du village. Cette voix religieuse réveille
en Ba si l'ancienne piété, la foi des ancêtres. 11
10 LE MORT
commence le signe de la croix et n'ose l'ache-
ver. Les dernières ombres de la nuit se sont
dissipées; c'est bien le jour, et ils ont peur de
se regarder, ils se cachent l'un de l'autre.
< Un pas retentit dans le sentier. Entrée du
garde-champêtre. Le garde s'étonne de leur
travail matinal. Ils espèrent s'en débarrasser
en le bousculant. Mais il les retient par le bras,
leur demande s'ils n'ont pas vu passer un
homme bâti et accoutré selon le signalement
qu'il leur donne. — « Il avait été toucher un
héritage à la ville, il avait plusieurs sacs d'ar-
gent dans ses poches... Je crois bien qu'il a été
assassiné... »
— Oh! vraiment, assassiné? le pauvre! s'af-
flige hypocritement Bast. Il tire son mouchoir
et pleure.
Balt observe la fosse anxieusement. Ses
mains remuent comme après le crime, car le
meurtre est resté en elles et ne les quittera
plus.
LE MORT 11
— Tout cela n'est pas clair I pense le garde,
frappé de leur attitude équivoque. Et pour leur
donner le change, il bourre sa pipe et amicale-
ment leur demande du feu. Alors tous deux,
assurés «lavoir conjuré le danger, le flattent,
s'empressent.
Le garde parti, survient leur voisin le meu-
nier, tirant parla main sa fille Karina. Celle-ci,
du bout des doigts, envoie des baisers à quel-
qu'un qu'on n'aperçoit pas. Les deux frères,
penchés sur la fosse, ne les ont pas vus venir.
— Que diable pourraient-ils bien faire là ?
s'étonne le meunier.
Karina rit et se frappe le front.
— Sûrement ils ont là quelque chose.
Bast, entendant des voix, tressaille. Perdus,
cette fois! Il secoue Balt : tous deux à petites
fois se retournent. Tiens! le meunier et Karina !
Alors ils inventent une histoire. — « Les
fumiers empestaient au point qu'il nous a fallu
combler la fosse... Pouah! quelle odeur! »
12 LE MORT
Soudain la fosse remue : le Mort encore une
fois fait des siennes. Blêmes, affolés de peur,
ils se précipitent, se tassent sur lui.
Karina veut entraîner le meunier.
< — N'en doutez plus, mon père,, ils sont
ivres.
Le meunier demande une explication. —
« Qui de vous ou de moi a perdu la tête ? »
Bast rit.
— Karina a raison... nous avons bu hier
un petit coup de trop. Voilà!
Karina, profitant du colloque, est remontée
vers le fond. Un visage enfariné se dresse par
dessus la haie : c'est le garçon meunier. Très
vite ils se serrent les mains, échangent le ser-
ment de s'aimer toujours. Mais le meunier
s'aperçoit de la disparition de sa fille; il va la
prendre par le bras et la ramène vers Balt. Le
rude paysan un instant s'amollit et passe l'an-
neau au doigt de Karina. — « Votre père, ma
belle, vous donne à moi pour femme. »
LE MORT 13
— Oui, fait le meunier, mais donnant, don-
nant... A vous la femme, à elle la dot.
— Oh ! dit Balt étrangement, soyez tranquille,
l'argent ne me manque pas.
Mais Bast intervient.
— L'argent, hé? j'y ai bien quelque droit
aussi.
A la fin tout s'arrange. Karina, cédant aux
supplications paternelles, consent au mariage.
Mais, tandis qu'en signe d'accords, elle aban-
donne une de ses mains à Balt, elle livre l'au-
tre aux baisers du garçon meunier par delà la
haie... « Val tu seras toujours mon aimé, l'a-
mant de mon choix. »
Pendant toute cette scène, les deux frères ne
cessent pas de regarder du côté de la fosse. Le
.Mort n'aurait qu'à recommencer ses tours!
Enfin le meunier et Karina se retirent. Mais un
pauvre diable en loques, le visage masqué d'un
lambeau de feutre, débouche en huilant obli-
14 LE MORT
quement du sentier par lequel ils sont partis.
— L'aumône., s'il vous plaît. »
— Hors d'ici ! gronde Balt tressaillant sous
la main dont l'intrus lui a touché l'épaule.
"Le pauvre vivement relève la tête. Terrifiés,
ils reconnaissent le Mort.
— Oh ! dit Bast, c'est bien toi, le même qui
étais dans cette fosse?
— Oui, fait le Mort. C'est bien moi, l'homme
que... (regardant Balt) tu as étranglé... C'est
bien moi qu'à deux vous avez jeté dans la
fosse.
Il leur donne la chasse par la cour et la
maison,, la main toujours tendue.
— Eh bien, reprends ton argent, dit alors
Balt, nous n'en voulons plus.
— Laisse donc, insinue Bast... Que ferait-il
d'une aussi grosse somme, à présent qu'il est
mort?
Et lui donnant un sol :
— Tiens, prends... C'est de bon cœur.
LE MORT 15
Le Mort, en ricanant, accepte le sol. Mais
l'ironique générosité de Bast ne l'a pas dé-
sarmé : il continue à les poursuivre. Il leur
signifie qu'il les poursuivra ainsi à travers
l'éternité. Ils se sentent la proie de l'Inélucta-
ble. Bast s'abat sur le lit, la tête au fond des
draps. Balt détourne le visage, aplati contre
le mur.
ACTE II
ACTE II
Chez le tabellion.
Celui-ci est assis devant son bureau, attendant
l'arrivée de la noce. Près de lui, son clerc achève
les écritures. Du seuil quelques paysans endi-
manchés regardent au loin venir le cortège.
Tout à coup ils agitent les bras et rient, faisant
fête à un couple singulier dont l'approche
étonne le tabellion. C'est le fossoyeur et ma-
dame Tire-Monde, la sage-femme du village.
Le fossoyeur, en braies poudreuses et bras
de chemise, la bêche sur l'épaule et le goupil-
20 LE MORT
Ion dans les mains, se dandine d'un air jovial
et bourru. Il s'avance en faisant à la ronde des
signes d'intelligence. Madame Tire-Monde, des
plumes ridicules au chapeau, un vaste cabas
à' la main, d'abord affecte un geste cérémo-
nieux. Mais voilà qu'ils échangent tous deux
des poignées de mains amicales en clignant de
l'œil comme des personnages qu'on n'attend
pas et qui pourtant savent bien que tôt ou tard
on aura besoin de leur ministère. Ce sont de
vieilles connaissances : ils président dans les
hameaux à la mort et à la naissance ; ils sont
aux deux bouts opposés de la destinée des
hommes. Et gaîment ils se congratulent.
Cependant le tabellion s'est levé et va vers
le fossoyeur. Il lui demande raison de l'incon-
venance de son accoutrement.
Le fossoyeur rit et mime : « J'aurais beau
mettre des rubans, on me reconnaîtra tou-
jours à mon goupillon. Je suis celui qui
reste le dernier quand la noce est partie. »
LE MORT 21
Là-dessus il fait mine d'asperger avec son gou-
pillon le tabellion et l'assistance. Madame Tire-
Monde, en riant, le bourre d'un coup dans l'é-
paule. La gaîté devient générale. Le tabellion
_:ne son bureau.
Une musique bientôt se rapproche. Ce sont les
gens de la noce, précédés d'un ménétrier avec
sa pochette, d'une clarinette et d'un basson.
Le ménétrier scande de mouvements de tête le
rythme allègre. Il est coiffé d'un feutre bossue
sous lequel se masque à demi son visage. Un
entrain luron se dégage du personnage, vieux
drille habitué à griveler sur la joie publique.
Le basson et la clarinette s'avancent d'une
démarche raide d'aveugles.
Entrée de Balt tenant à son bras Karina.
Bast et le meunier viennent ensuite, avec les
garçons et les demoiselles d'honneur. Derrière
ceux ci apparaît le garde champêtre : il observe
les mouvements de liait et de Bast. Tous deux
sont inquiets et furtifs, l'œil aux aguets : ils
22 LE MORT
redoutent la rancune du Mort. Bast fait le geste
d'un homme travaillé par la colique. Balt es-
saie vainement de maintenir ses mains au repos.
A peine la noce, sur l'invitation du tabellion,
a pris place, Bast, soudainement relancé par
une secrète panique, se glisse parmi les rangs
et passe la revue des invités, les regardant
l'un après l'autre sous le nez. Le feutre qui
cache les traits du ménétrier surtout lui appa-
raît insolite : il tourne alentour et après une
courte hésitation, le soulève à demi. Balt le
suit des yeux, debout, la main sur sa chaise,
prêt à fuir. Emoi de l'assistance qui s'agite et
ne se rend pas compte de leur étrange attitude.
Bast, ayant reconnu le visage du ménétrier,
témoigne sa joie en riant et se frottant les
mains. Il regagne sa place, mais au moment
de l'atteindre, il aperçoit le fossoyeur avec
le goupillon. Ses dents claquent, il soup-
çonne quelque machination sournoise. Balt
à son tour approche et enjoint au fossoyeur de
LE MORT * 23
déguerpir. Mais le compère leur secoue au nez
son goupillon et gaîment leur signifie en rica-
nant et mimant les grimaces dernières : « Allez !
ne faites pas les fiers. Vous avez en moi un
ami qui ne vous manquera pas au dernier mo-
ment. » Ensuite ils se tapent amicalement au
creux des mains.
Quand le silence s'est refait, le tabellion de-
mande à Balt s'il est prêt à tenir ses promesses
et s'il a apporté l'argent. Le meurtre encore
une fois tremble aux mains de Balt. 11 s'efforce
vainement de tirer un sac de sa poche; Bast
est obligé de lui venir en aide. Mais Balt s'a-
perçoit que le fourbe et rapace Bast a ouvert
le sac et sournoisement glisse une pincée de
pièces d'or dans son gousset. Courte querelle.
Tout à coup une grande ombre se projette
devant eux. Ils courent après l'ombre, ils espè-
îcnt Kfl saisir. L'ombre les promène à sa pour-
suite en divers sens et enfin elle remonte le
long des murs. Personne ne l'a aperçue. Karina
24 LE MORT
se désole. Les invités se frappent le front, indi-
quant par là qu'ils les croient devenus fous.
Le tabellion, pendant cette scène, parle à son
clerc qui sort, revient un instant après avec un
registre, puis se rassied devant ses écritures.
Sur un signe du tabellion, Balt dépose son sac
sur le bureau. L'hilare fossoyeur se tourne
alors vers les musiciens et, levant son gou-
pillon, leur commande de jouer. Toute la noce
se lève en tumulte et se met à danser. Le fos-
soyeur bat un entrechat avec madame Tire-
Monde. Colère du tabellion qui fait mouliner
ses bras et enjoint aux invités de se rasseoir.
Entrée clandestine de l'amoureux et désolé
garçon meunier.
Le tabellion donne lecture du contrat. Mais
de nouveau le fossoyeur intime aux musiciens
l'ordre de jouer. Le violon, la clarinette et le
basson entament la ritournelle, la noce aussitôt
est debout et la danse recommence. Nouvelles
protestations du tabellion... « Voyons, c'est le
LE MORT 25
moment de signer... » Mais Balt montre ses
mains à Bast. « Vois comme elles tremblent.
Jamais je ne viendrai à bout de coucher là ma
signature. » Bast hausse les épaules... «Après
tout, tu l'as voulu. Maintenant que le vin est
tiré, il faut le boire. » Il le conduit lui-même
vers la table et demande au clerc de lui passer
la plume. Le clerc avance le haut du corps par
dessus la table et tend la plume à Balt. Leurs
visages se touchent; une seconde ils se .regar-
dent. Balt tout à coup jette la plume. Epou-
vantés, les deux frères ont reconnu le Mort.
Une bousculade terrible s'ensuit. Le spectre,
pourchassé par Balt, finit par se dérober der-
rière le cartonnier. Le cartonnier verse sur le
tabellion qui tombe ; Bast, de son côté, en cher-
chant à éviter la chute du cartonnier, fait tom-
ber madame Tire-Monde. Déroute générale
pendant laquelle le jovial fossoyeur, dans une
frénésie de gaîté, pelaudo l'assistance à coups
de goupillon. Cependant les deux frères, croyant
26 LE MORT
tenir enfin leur éternel ennemi, rossent le véri-
table clerc auquel le Mort n'a fait que se sub-
stituer un instant. Ils reconnaissent leur erreur.
Encore une fois la rancune de Hendrik s'est
jouée d'eux. Consternés et terrifiés, ils se re-
trouvent face à face avec l'Inéluctable. Cepen-
dant le garçon meunier court vers Karina. Elle
se jette dans ses bras. Il lui persuade de le
suivre. Tous deux disparaissent dans la con-
fusion de la scène.
Bast alors veut entraîner Balt. Mais sur le>
seuil, autoritaire et tragique, le Mort s'est dressé
sous les traits du pauvre du premier acte; im-
mobile, il leur tend la main. Cette fois ils se
sentent sans force pour conjurer sa poursuite.
L'horreur et l'effroi les pétrifient devant l'im-
muable vision.
ACTE III
ACTE III
Chez les frères.
Le mariage rompu, Bast et Balt rentrent à la
ferme. Voici qu'ils débouchent dans le sentier:
Balt apparaît le premier. Il fait nuit : une lune
livide recouvre la fosse comme d'une poussière
d'ossements. Ses terreurs à cette vue renaissent :
c'est là que l<i Mort vit! La clef de la maison,
vite 1 dit-il à Bast qui s'est attardé à fermer la clô-
ture, lias! arrive et à son tour aperçoit blanchir
la fosse. De frayeur, il laisse tomber la clef.
Balt D6 fera pas ud pas ; c'est à lui, Bast, à
2.*
30 LE MORT
réparer sa sottise. La clef a roulé par dessus
le Mort. Bast.. à genoux, s'allonge, tâtonne,
finit par se couler à plat ventre vers la fosse.
Enfin ses doigts rencontrent la clef.
Maintenant tous deux se ruent dans la mai-
son, dont ils barricadent sur eux la porte. Un
flambeau ! un flambeau ! Les ténèbres, mères
des épouvantes, se dissipent; ils reprennent
confiance et Bast repense à l'argent. — «Rends-
moi le sac, que je le remette sous le carreau. »
Balt tire le sac: — « Tiens, prends, j'en ai
horreur. » Ses mains s'agitent hideusement :
— « Vois, dit-il,, rien jamais n'arrêtera plus ce
tremblement, rien n'en fera plus sortir le
crime. »
Le sac enfoui, Bast, portant le flambeau, fait
le tour de la pièce, s'assure si les volets sont
bien clos. Mais, au moment où il passe devant
l'horloge, il tressaille : les aiguilles marquent
dix heures, l'heure du crime. Il frappe sur l'é-
paule de Balt. — « Regarde... » — « Oh! oh!
LE MORT 31
oh! fait Balt en reculant. Aucun des deux ne
peut détacher ses yeux de l'heure fatidique.
Bast enfin pousse Balt : — « Arrête les aiguil-
les. Que nous n'entendions plus jamais sonner
ces dix coups terribles ! » Balt à pas sournois
s'approche de l'horloge. Dans le cercle du ca-
dran ricane la tête du Mort. Et tout à coup, ô
effroi! l'heure tinte, comme si le Mort lui-
même sonnait son glas... Une, deux, trois,
cinq, huit, dix ! Balt s'est affalé sur la table,
Bast a roulé dans un coin. Quand ils se relè-
vent, le Mort a disparu...
— « Ce n'était qu'un mauvais rêve, dit Bast.
Il arrivera un temps où nous n'y penserons
plus. » — « Non, répond Balt, toujours je
le verrai là, étranglé... La malédiction de
Dieu est sur nous ! » Du bruit ! Quelqu'un
est dans la maison ! Sous les meubles, en tous
sens, ils cherchent. Rien. Bast hausse les épau-
les. « Ceci encore n'était qu'une idée... Oh!
combien le sommeil nous serait un doux et sûr
32 LE MORT
refuge 1 » Balt hoche la tête : — « Le sommeil
est-il encore possible pour nous? »
Il s'abat sur le lit tandis qu'une dernière
fois Bast promène à travers la chambre le
flambeau. Sur la cheminée, le Crucifix a été
replacé. Il l'aperçoit, baisse la tête en se si-
gnant, à son tour gagne son grabat. Mais bientôt
un cauchemar horrible relance Balt, qui se
dresse en sursaut.
— Quoi? Qu'y a-t-il? fait Bast.
Ils finissent par retomber sur l'oreiller, à
bout de lassitude et de peur. Le Mort alors sur-
git entre eux. Une blancheur de lune passe par
la lucarne et l'éclairé. Balt, croyant frapper le
Mort, frappe Bast. Le spectre a replongé, puis
de nouveau se dresse. Les frères, terrifiés,
s'imaginant toujours lutter contre l'apparition,
se portent des coups terribles. Le Mort a dis-
paru. Bast, dans son erreur, étrangle Balt qui
a perdu sa force.
11 se jette à bas du lit, court au flambeau,
LE MORT 33
revient secouer Balt : — « Réveille-toi... je
lui ai réglé son compte, il ne reviendra plus. »
Balt n'a pas fait un mouvement. Bast croit à
une ruse : « Si c'est l'argent qu'il te faut, je te
l'abandonne tout entier. Mais ne me laisse pas
seul à me débattre dans les angoisses de cette
nuit effrayante. » Il court "à la cachette, en re-
tire l'argent, le porte à Balt : « Tiens, prends-le,
il est à toi. » Balt n'a pas bougé. Alors il se jette
sur le corps, soulève la tête dont il ouvre les
paupières.
— Mort !
Il s'arrache les cheveux, berce le cadavre
dans un commencement de folie : « Pardonne...
J'avais cru étrangler celui qui tout à l'heure
était là entre nous. »
11 contemple ses mains, fait jouer ses pou-
ces, se souvient. Oh ! ces mains-là, les tragi-
ques et les fratricides ! Il les passe longuement
sur ses grègues, comme pour en effacer la
souillure...
34 LE MORT
Puis le souvenirs se lient : il chante la chan-
son de Hendrik, celle qu'ils entendirent venir
du bout du chemin à travers les rafales. Mais
il s'arrête dès les premières notes : il fait de
vains efforts pour se remémorer le reste. Voici
qu'il marche par la chambre en chancelant. La
cachette est restée découverte : il trébuche dans
le trou vide. Ah! c'est là qu'était l'argent! Il
implore son frère : il oublie dans son égarement
qu'il vient lui-même de prendre l'argent sous
le carreau. — « Voyons, où as-tu mis l'argent?
Je veux l'argent. » Et tout à coup il aperçoit
le sac resté aux côtés de Balt. — « Ah! ca-
naille ! tu voulais me voler mon argent, mon
pauvre argent ! » Il serre le trésor contre sa
poitrine, il le dorlote avec une passion ani-
male, comme une chose vivante. Cependant à
la vue du corps toujours immobile, les om-
bres, une suprême lueur de fraternité luttent,
alternent. Il puise une poignée de pièces d'or
dans le sac : — « Voilà pour toi... Hein, tu
LE MORT 35
n'es pas content? T'en faut-il plus? En voilà
encore. » Puis la folie le reprend, il s'accrou-
pit sur le sol, fait ruisseler l'or entre ses doigts,
l'épand en pluie musicale sur sa tête, d'une joie
amoureuse.
En ce moment, le garde-champêtre, accom-
pagné d'un gendarme et d'un brigadier, appa-
raît dans la clarté lunaire, sur le chemin. Tous
trois un instant s'arrêtent à écouter le tintement
de l'or. Le brigadier ensuite fait signe d'en-
foncer la porte. Le garde et le gendarme s'em-
parent d'un épieu et frappent dans l'ais. Au
second coup la porte vole en éclats, ils pénè-
trent dans le logis. Le garde avec satisfaction
exprime : « Ce sont bien les meurtriers, car
voilà l'argent de Hendrik : on ne trompe pas
un vieux renard comme moi. » Il marche vers
Bast, lui abat la main sur l'épaule. Allons, de-
bout ! Mais Hast le regarde en riant et continue
à jouer avec l'or. « A l'autre! dit le garde. » Il
court au lit de liait. « Debout, toi aussi ! »
36 LE MORT
Le corps lourdement oscille, déjà froid. Mou-
vement d'horreur et de stupéfaction. Alors à
trois ils contraignent Bast à se lever, l'entraî-
nent vers le lit. « Meurtrier de Hendrik, tu es
donc aussi le meurtrier de ton frère? » Bast,
un doigt sur la bouche, leur enjoint le silence.
« Chut! pas de bruit, il dort... » Doucement il
se remet à bercer le cadavre. « Dodo, ma
vieille ! » Le garde et le gendarme le poussent
vers la porte. « Marche! » Mais la vue de For
ravive en Bast le goût de son jeu cupide et
puéril. Il rit, se penche amoureusement sur le
tas. « Marche! Marche! » Courte lutte. D'un
bond Bast se jette vers la porte.
Le brigadier, qui est resté dehors, aperçu de
dos, son bicorne en travers des épaules, et
planté sur la fosse, fait trois pas immenses et
ouvre les bras. Bast enlacé se raidit, para-
lysé par une force surhumaine. Le bicorne
est tombé, il voit apparaître la face du Mort.
« Regarde-moi bien, c'est moi, l'heure de Fex-
LE MORT 37
piation est venue... » Leurs fixes yeux une
minute demeurent incrustés. Puis le gendarme et
le garde ont un mouvement, veulent s'emparer
de Hast. Mais leur ellïayant acolyte étend la
main : « Non, il est à moi dans l'éternité. »
Bast fait une dernière grimace, frappe Pair de
ses bras et roule aux pieds du Mort.
LES MAINS
TRAGÉDIE
CINQ ACTES
Représentée pour la première fois, à Bruxelles, sur la scène
du Nouveau Théâtre, le 7 avril Jj9Jk.
LES FRÈRES : BALT.
BAST.
HENDRIK, cousin des frères.
LE MARCHAND DE CORDES.
LE MARCHAND DE TOILE.
LE MARCHAND DE VULNÉRAIRES.
LE FOSSOYEUR.
LE TAILLEUR.
UN VOISIN.
LE MENUISIER
LE PRÊTRE.
LE CONDAMNÉ.
TONIA, femme du tailleur.
LES DEUX ENFANTS DE TONIA.
LES QUATRE VOISINES.
Pénitents, Soldats, Gens du peuple, Paysans.
La scène se passe en Flandre, dans un village près
d'une ville, vers 1850.
Créateurs des principaux rôles : MM. Henry Ckauss
(Balt), Tressy (Bast), Herbert (Hendrik), Zeller (le
Fossoyeur), Sermon, Murio, Dutet (les Marchands),
M™6 Bhnder (Tonia), Herdiès, Delville, Daughot,
Hofmann (les Voisines).
ACTE I
LES MAINS
ACTE I
Une pièce basse, noire, enfumée. A droite, cheminée à
manteau : dessus, un crucifix en cuivre. Au fond, vers
la droite, un réduit sombre où s'aperçoit un lit. Une
porte, à gauche, donne sur la cour de la ferme. Une fe-
nêtre basse près de la porte. Buffet près de la fenêtre.
Des fumerons charbonnent dans l'âtre. une chandelle
dans un flambeau de bois, sur la table, c'est la veillée
du jour des Morts. Grand vent dehors. Bruit lointain de
cloches.
Balt et Bast sont assis devant l'âtre, Bast toussant, gei-
gnant, passant ses mains sur ses reins.
44 LES MAINS
BALT.
Mon frère, prions pour les Ames... Ame de
Elias Joachim, notre père, soyez sauvée de
l'enfer. Je prie pour votre repos éternel. Amen.
BAST.
Ame de Anne Marie Micheline, notre mère,
soyez sauvée de l'enfer. Je prie pour votre re-
pos éternel. Amen.
BALT.
Ame de Jean Michel Elias, notre frère.,.
BAST.
Ame de Josèphe Céleste Micheline, notre
sœur...
BALT et BAST-
Soyez sauvées de l'enfer. Nous prions pour
votre repos éternel. Amen.
BALT.
Il y a une cloche qui sonne plus fort que les
LES MAINS 45
que les autres. Il y a une cloche qui ne cesse
pas de sonner.
BAST.
Han ! nos mains sont lourdes de péchés, Sei-
gneur Christ... Nos péchés sont en nous comme
nos vers, Seigneur Christ.
BALT.
Silence ! Maintenant que nous avons prié pour
les Ames, il vaut mieux nous taire. Les paroles
font du vent autour des maisons. Les paroles
attirent les Esprits. Il y a toujours quelqu'un
qui nous entend au-dessus de nous.
BAST.
Pas nous, non, pas nous ! Qui s'occupe de nous
là-haut? Nous ne faisons pas plus de bruit que
des taupes. Même quand nous crions du fond
de nos labours, personne ne nous entend. Les
miséricordes "-«ml trop haut, trop loin. Dieu
•l le diable; c'çsl l«»ut un pour nous.
3.
46 LES MAINS
BALT.
Ne blasphème pas les Saints Noms. Assez,
je te dis, assez. Le champ n'aurait qu'à nous
échapper, notre voisin aussi le guigne. Il est
plus riche que nous.
BAST.
0 Seigneur! Doux Seigneur! Qui oserait
douter de votre miséricorde? Nul n'a recours
à vous qui ne soit entendu... Faites seulement
que nous ayons le champ sans qu'il nous en
coûte trop, Seigneur, heu! heu!... Ou si le
voisin pouvait mourir de sa bonne mort cette
nuit !
BALT.
Mon frère, il ne faut souhaiter la mort de
personne. Il ne faut jamais parler de la mort.
Elle est peut-être derrière cette porte.
Après un temps.
Les grues l'autre mois ont passé... L'hiver
neigera tôt sur les hameaux. Et toute la cam-
LES MAINS 47
pu: ne encore à retourner! Les rameaux à couper
dans Le I lois ! Je ne suis pourtant pas un cheval.
BAST.
Tu es le cheval : moi. je suis le petit bœuf.
Les corvées, c'est pour nous autres en crever.
Il y en a qui font des métiers, y en a qui sont
bouchers, y en a qui sont médecins! Tailler
dans la chair vive, à la bonne heure! Et il
vous en revient de l'argent.
BALT.
La terre peut-être elle aussi est de la chair
vive ! La terre est comme une méchante femme-
qui a besoin d'être battue! Voilà, si les coups
de bêche pouvaient lui rendre au centuple le
mal qu'elle nous fait! 11 y a si longtemps qu'elle
nous tire le sang de dessus les os!
BAST, tendant l'oreille.
DTenténds-tu |»as une voix dans la rampa-
gne :' Quelqu'un vient par le sentier.
48 LES MAINS
BALT.
Qu'un arbre se casse en deux et l'écrase, ce-
lui-là, s'il n'est pas plus heureux que nous.
BAST.
La mort guette chacun aussi bien au coin de
l'âtre que sur les routes.
BALT.
Tu as raison, quelqu'un vient par ici. (On
entînd chanter.) Qui peut chanter ainsi la nuit des
Ames? (Le vent souffle avec violence, le bruit des clo-
ches a cessé.) On n'entend plus les cloches, on
n'entend plus que cette voix, (un temps.) Elle
s'est éloignée; elle a quitté le sentier.
La voix de nouveau se fait entendre.
BAST.
Voilà qu'elle revient. C'est bien la même voix.
C'est une voix comme je n'en ai jamais entendu
à personne, (n se lève.) Eh! bien, qu'il prenne à
LES MAINS 49
droite, qu'il prenne à gauche, il n'arrivera pas
moins là où il doit arriver.
BALT.
Oui, il faut le laisser crier et chanter jusqu'à
ce que la voix lui manque.
BAST.
Je te dis qu'il est là derrière la porte. Voilà
qu'il va frapper.
On frappe à la porte.
HENDRIK, au dehors.
Holà! lié! vous autres!
BAST.
Il ne faut point ouvrir, mon frère. Les Es-
prits mauvais rôdent dans la lande.
HENDRIK.
Holà ! Ho ! Ho ! Holà! Il n'y a donc personne
dans cette maison? (silence.) Voyons, il y a cer-
50 LES MAINS
tainement quelqu'un dans la maison. Holà ! ou-
vrez, c'est moi Hendrik, le cousin Hendrik.
BALT-
Vous savez, nous sommes couchés, il n'y a
rien à manger ici pour vous. Il vaudrait mieux
aller à l'auberge.
HENDRIK, frappant.
Mais ouvrez donc, il pleut. D'ailleurs, je ne
vous entends pas à cause du vent.
BAST.
Si c'est le cousin Hendrik comme il dit, nous
ne risquons rien. Attendez, nous allons venir.
(il enlève de la table le pain et la cafetière, les cache dans
le buffet.) Tant pis s'il a faim! Qu'il se serre le
ventre !
HENDRIK.
C'est cela, oui, ouvrez. J'apporte une bonne
nouvelle.
Balt ouvre. Hendrik est projeté impétueusement jus-
qu'au milieu de la pièce.
LES MAINS 51
BALT.
(Test bien lui, comme il l'a dit.
HENDRIK.
.Mon chapeau est trempé comme une éponge...
A présent ça m'est égal, j'en achèterai un neuf.
Ali ! vous faites des têtes, vous autres I Et pour-
tant c'est Hendrik qui vous parle ainsi, Hen-
drik le gueux. Hendrik qui logeait le vent dans
goussets.
BAST-
Gomme nous, cousin Hendrik.
BALT.
Comme nous, oui.
HENDRIK.
Je viens de la ville. J'ai fait les cent coups...
si effrayant tout le plaisir qu'on peut s'a-
cheter avec <l<' l'argent.
52 LES MAINS
BAST, à Balt.
11 dit qu'il a de l'argent !
HENDRIK.
Oh! pour vous, je serai toujours Hendrik
le bon enfant. Non, vous savez, ce n'est
pas quelques billets de mille qui me chan-
geront.
BALT, à Bast.
Qu'est-ce qu'il dit?
BAST.
Oui, il faudrait nous dire.
HENDRIK.
Ah! ça! Vous ne comprenez donc rien, vous
autres ? Mais oui, il y a maintenant un homme
riche dans la famille. N'est-ce pas honorable
pour tout le monde? Allons, qu'on fasse du
feu! Qu'on vide la huche! Qu'on verse à boire !
Je veux être traité avec considération.
LES MAINS 53
BAST) avançant une chaise.
Oui, certes, voilà une bonne nouvelle.
H KN DR IK, assis près de la table.
Amis, il règne ici une odeur de pauvre. Les
rats ne font pas bombance avec vos reliefs.
Mais Hendrik est en joie, la misère des autres
ne l'offense plus. Il ne tiendrait qu'à moi de
vous bâtir ici, à la place de cette cabane bran-
lante, une ferme haute et spacieuse.
BAST.
Hendrik a toujours le mot pour rire. C'est le
nu'illeur de nous tous. A l'école, il était déjà le
plus sage. Et comme ça, c'est donc vrai, tu as
tout cet argent sur toi ?I1 faut bien que les bon-
heurs arrivent à quelqu'un.
HENDRIK.
J'avais pris un billet à la loterie, un pauvre
petit billet. Comprenez, il est sorti, j'ai gagné
le gros lot. L'argent est là dans ma poche. Je
54 LES MAINS
sais bien à qui je le dis. Mais vous, silence,
pas un mot. On n'aurait qu'à me le voler sur
le chemin, (aiant.) Voler Hendrik! Ah! Ah!
maintenant je suis plus fort que la mort.
BALT.
Ne dites pas cela. La mort pourrait vous en-
tendre. Quand nous faisons un pas,, elle en fait
un derrière nous.
HENDRIK-
Il a raison... C'était pour rire. Mais là, vous
savez... Dix mille, c'est un denier! On a bien
le droit de dire des folies.
BALT.
Dix mille ! Il faudrait un mulet pour porter
pareille somme.
BASTj arrivant à lui et le caressant.
Il faut le croire puisqu'il le dit. Eh bien,
petit ami, s'il en est ainsi, buvons un coup
LES MAINS 55
ensemble. Toi. Balt, jette une souche dans le
feu.
Il va prendre la bouteille de genièvre, tire des verres
du buffet, les pose sur la table.
HENDRIK.
Voilà. A présent je vais reprendre un moulin
pour mon compte. Bon pour vous, vieux gri-
gouSj de crever de misère! Moi, je sais vivre.
Je prendrai femme. Je resterai au lit les di-
manches; il nous viendra de petits gromiauds
dodus. Ceux-là auront le bien après moi.
BAST.
Notre cousin s'entend à prendre la vie par
le bon bouti Mais nous sommes de vieilles
gens. non-, cousin Hendrik. De très vieilles
gens, heu! Nous sommes mariés avec la terre,
i nus n'avons pas d'enfants. Balt seul a maraudé
dans le verger de la femme. Tonia, la femme
du tailleur, va partout disant qu'elle l'aura
bientôt pour mari.
56 LES MAINS
BALT.
Tonia est libre de dire ce qu'elle veut. Le
tailleur n'est pas mort encore.
BASTj caressant Hendrik.
Venez ici, mon frère. Tâtez comme il est
gras, il est à point.
BALT, tressaillant après avoir regardé Bast.
Oui, c'est bien honorable pour la famille,
comme il dit.
HENDRIK.
Il y avait des filles dans cette maison. Il y en
avait bien cinq, Dieu me damne ! Elles étaient
luisantes et rebondies comme des tonnes de
saindoux, comme des poupées de kermesses,
comme de petites vierges dans des chapelles...
Vous en auriez séché d'envie, comme des loups
devant la bergerie, (n se frappe le front.) Minute!
la vieille m'aurait-elle rendu mon compte ?
Vous savez, un écu est vite escamoté, (n tire d'un
LES MAINS 57
sac de l'or et des billets.) Vingt, cinquante, cent,
( t encore cent. C'était un billet de 500 qu'il
m'a fallu changer. Elle m'a filouté d'un napo-
léon, la gueuse.
BAST.
Vous auriez mieux fait de penser à nous.
Nous no mangeons pas à notre faim tous les
jours.
HENDR1K, lui montrant un billet.
C'est doux comme l'amour d'une belle
femme, pas vrai? Hé! Je suis bon garçon, je
ne vous défends pas d'en prendre votre part.
(Mouvement de Bast.) Avec les yeux. (Tirant de sa
poche une liasse.) Il y en a là quatre de mille...
Il y en a encore autant là, sur ma peau. Sans
compter le reste. Avec cela, je serai le maître
partout où j'irai.
Balt et Bast se sont rapprochés. Ils regardent penchés
sur la table. On entend le souffle rauque de Balt.
58 LES MAINS
BAST, riant.
Hé! Hé! Hé! le luron! Vous m'en laisserez
bien palper un pour voir? (Hendrik lui avance un
des billets, que Bast regarde à la lumière.) Dites, c'est
comme du sang, du beau sang bleu à travers
une veine !
BALT.
Nous aurions le champ pour moins que le
tiers de ce qu'il y a là sur la table.
BAST.
Oui, pense à cela. A peine le tiers, Bail,
à peine le tiers. Tout le champ serait à nous.
HENDRIK.
Oh I oh ! Si la chance tournait contre vous,
vous n'auriez qu'à venir, il y aura toujours
un quignon et le pot de bière... Je ne compte
pas quand il s'agit des parents.
BAST, il regarde son frère en claquant des dents.
C'est qu'il ne compte pas, non Alors,
vois-tu, tu serais libre aussi de prendre cette
LES MAINS 59
Tonia pour femme sans que j'y trouve à re-
dire.
BALT.
Qu'est-ce qu'il a dit? Qu'est-ce qu'il a dit?
On l'aperçoit de dos, ses mains derrière lui commen-
cent à remuer.
HENDRIK.
J'aurais pu vous les montrer pour de l'argent.
Ça vaut bien ce qu'on voit dans les foires, je
pense.
BALT.
Il y a quelqu'un qui est entré ici avec Hen-
drik. Il y a quelqu'un derrière moi que je ne
reconnais pas.
Bast doucement s'avance vers la cheminée : il prend
le crucifix et va le serrer dans le buffet.
HENDRIK, rentrant ses billets.
Ii maintenant que vous avez vu, bonsoir...
Il y a du chemin d'ici à chez nous... Oh! oh!
60 LES MAINS
vous n'avez plus les mêmes yeux que tout à
l'heure.
BAST.
Pas encore... Encore un petit moment...
C'est déjà bien du plaisir d'avoir un homme
riche sous son toit. Voyons, encore un petit mo-
ment. Nous ne sommes pas comme les autres,
nous. Nous savons nous réjouir quand quel-
qu'un est plus heureux que nous.
BALT.
Non, non. il ne faut pas l'écouter. Allez-
vous-en.
BAST.
Nous parlons souvent de toi, bon Hendrik.
Nous t'avons toujours aimé comme un frère.
Pas vrai, Balt?
BALT-
Oui.
LES MAINS Cl
BAST.
Eh bien, buvons encore un coup ensemble.
Crois-moi, Balt, ça vous met une force étrange
au cœur. Et puis, pense au champ... Le tiers,
nen que le tiers de ce qu'il y a là! Mainte-
nant . bon Ilendrik, je bois à celle qui deviendra
t.» chère femme.
HENDRIK.
Pour celle-là, oui, je veux bien.
BAST.
Nous boirions ainsi jusqu'à demain. Oui,
c'est une grande joie pour nous... Encore un
petit verre.
BALT.
Faisons plutôt tous trois le signe de la croix.
Bast hausse les épaules. Il passe derrière Hendrik,
ouvre les mains, fait un geste comme s'il ne se sen-
tait pas la force.
BAST.
Ce n'est pas que tu aies le cou large, bon
4
62 LES MAINS
ami... C'est fondant comme du beurre... Je
comprends que les femmes aient du goût pour
toi... Tâte toi-même, mon frère.
BALT.
Non, je ne ferai plus un pas.
BAST.
Maintenant à toi, Hendrik, pour finir. A ta,
joie î à ta chance !
Ils heurtent leurs verres.
HENDRIK.
Oui, une dernière fois... Et tout de même,
j'en ai assez. La maison tourne. Où est mon ar-
gent?
BAST.
Ne te mets pas en peine. Nous te porterons
au lit. Nous te coucherons dans nos draps. Sois
tranquille : demain il n'y paraîtra plus. Crois-
moi, bon ami, c'est encore ce qu'il y a de
LES MAINS 63
mieux. Un petit somme, un léger petit somme
là-bas, dans notre lit.
IIENDRIK.
Un petit somme, oui.
BAST.
Prends-le sous l'épaule, Balt... Comme ça
oui. Et maintenant plus qu'un pas. (Bait pénètre
dans le réduit traînant Hendrik.) N'cst-CC pas déjà
comme si tu entrais en paradis, cousin Hen-
drik !
BALT, du fond du réduit.
Non, je ne veux pas. Sur mon salut, je ne
ferai pas cela.
HENDRIK.
Surtout prenez garde à l'argent. Mettez-le
sous ma tête.
BAST.
Suus ta tète, bon Hendrik? Tu l'entends,
64 LES MAINS
Bast? Il demande que tu lui mettes son argent
sous sa tête. Prends-lui doucement le cou. Et
pense au champ, Balt. Pense à Tonia. Il ne
faudrait que lui presser un peu la nuque.
BALT.
Ah!
Gris, lutte.
BAST? resté sur le seuil du réduit.
Aussi bien l'argent entre ses mains aurait
pu mal tourner. C'est déjà une consolation
pour lui qu'il en ait pu jouir un peu de temps.
BALT, passant le bras hors du réduit.
Donne-moi du genièvre. Il ne finit pas de
vivre.
Bast va prendre la bouteille sur la table et la lui
tend.
BAST.
Tiens, bois, (il se tourne vers le réduit.) Ca-
naille ! Ton argent criait vers nous ! Ce n'est
LES MAINS 65
pas trop de la mort pour expier une telle
chance.
Balt sort précipitamment du réduit.
BALT, regardant ses mains dont il cherche à comprimer
le tremblement.
Qu'est-ce qu'elles ont fait? Maintenant elles
ne pourront plus jamais toucher à la terre.
BAST, il rit.
Maintenant nous avons le champ. (Montrant la
place vide du crucifix.) Christ môme n'a rien vu,
je l'ai secrètement porté là. A quoi bon nous
inquiéter du reste ? Personne ne saura jamais
rien et l<i champ est à nous, toute la terre
jusque Là-bas, là-bas 1 (se tournant vers le réduit.)
Ilciulrik, bon petit cousin Hendrik, nous avons
été un peu vifs. Non, nous n'aurions pas du
faire cela. Mais nous irons trouver le curé,
hanl humpffl nous ferons dire une messe pour
le repos de ton âme. Tout s'arrangera pour le
mi jux.
4.
66 LES MAINS
BALT.
Il y aura toujours cette mort sur le champ,
Bast. (il fait quelques pas, trébuche, s'abat sur la chaise
que Hendrik occupait, se relevant aussitôt :) Non, pas
celle-là, mais à terre ! plus bas que la terre !
Bast sournoisement va vers le réduit, revient avec le
le sac et les billets. Une rafale violente ouvre la
porte et éteint la chandelle.
BAST, se reculant effrayé.
Ce n'est pas moi ! Ce n!est pas moi !
BALT.
Laisse-les entrer. Oui, qu'ils entrent. Nous
n'avons plus le droit de nous défendre.
BAST, jetant les bi'lets et le sac sur la table.
Prends l'argent, puisque aussi bien c'est toi
qui as fait le coup... (Après un temps.) Ce n'était
que le vent. (Reprenant l'argent.) J'en veux ma
part. Il est à moi comme à toi. Quand le blé
aura poussé dessus, nous ne nous occuperons
plus de savoir comment il nous est venu.
LES MAINS 67
BALT, s'efforçant de comprimer ses mains.
Elles ne cessent pas de remuer. Elles sont
comme des chiennes qui ont goûté au sang et
qu'on ne peut plus arrêter. Oh! oh! une telle
abomination a- t-elle pu être commise? Vois, je
te dis qu'elles ne cessent pas *de faire la chose.
Elles remueront ainsi jusqu'au jour du Juge-
ment .
BAST.
Pourquoi aussi nous a-l-il tentés? Il est
puni par où il a péché. Seigneur! Seigneur!
pardonnez-nous nos offenses. Nous n'oublie-
rons pas vos pauvres, Seigneur! Nous n'ou-
blierons pas votre sainte Mère. Son manteau,
l'an dernier, était déjà bien usé. On pourrait
peut-être s'entendre avec le mari de Tonia.
Un tailleur comme lui a pour état de remettre
des pièces.
BAL T.
Tais-toi. Maintenant, la prière est sortie de
68 LES MAINS
nos cœurs. La prière plus jamais n'approchera
de nos lèvres.
BAST.
Tu as raison. Il vaut mieux ne rien dire. Ils
pourraient nous entendre, là-haut. Nous som-
mes si petits, si petits, qu'en nous taisant, c'est
comme si nous n'existions plus. (Allant au réduit,
pleurant.) Il était là si vivant tout à l'heure !
Chaque pas que nous faisons nous rapproche de
notre mort, heu I et personne ne peut dire avec
quel visage elle nous apparaîtra.
BALT.
Oh! ces mains! Ces mains! Qui me délivrera
de ces mains?
BAST.
Ecoute, prends-lui la tête. Moi, je le soulè-
verai par les pieds. Nous le porterons ainsi
dans la fosse, nous tirerons les fumiers sur
lui.
LES MAINS 69
BALT.
Dans la fosse?
BAST.
Oui, doucement, très doucement.
BALT.
Ohl oh! oh! Est-ce qu'il serait vraiment
mort ? Est-ce qu'il n'y aurait plus d'espoir?
BAST.
Comprends donc. En admettant qu'il eût tré-
passé dans son lit, l'issue n'en eût pas été moins
la même pour lui. Et il- n'y aurait pas eu non
plus grande différence pour nous. Son héritage
nous eût fait riches tout de même.
BALT.
Dans la fosse... dans la fosse.
BAST.
Nous lui laisserons ses habits, il aura moins
70 LES MAINS
froid, (il va vers la porte, regarde dans la nuit.) Al-
lons, il n'y a personne.
Ils entrent dans le réduit et en sortent ensuite, por-
tant le cadavre. Ils se dirigent vers la porte.
ACTE II
ACTE II
Cour de ferme, entre f étable et la maison. A gauche,
près de l'étable, la fosse aux fumiers. Des labours, au
fond, s'exhaussent jusqu'à un groupe de fermes que
domine le clocher de l'église. Un chemin sur la pente.
L'aube commence à poindre.
BALT, dans la fosse, tassant la terre et les pailles.
Ici ! Ici !
BAST, au loin.
Quoi? Qu'y a-t-il?
Il apparaît, poussant une brouette de terre.
74 (.ES MAINS
BALT.
Je le sens bouger sous moi.
BAST.
Non, c'est la pluie. Le sol est trempé. Il des-
cend.
BALT.
Oh! Oh! Je te dis que je le sens bouger.
C'est comme s'il me tirait par la plante des
BAST> versant la terre dans la fosse.
Nous bâtirons sur lui dès l'avril. Nous bâti-
rons ici même notre grange. Quand il se sen-
tira sous de la brique, il se le tiendra pour dit.
BALT.
Tout le verger y passera sans pouvoir com-
bler ce trou.
BAST.
Un peu de terre et un peu de terre à la lon-
gue font une montagne. Aux brouettes !
Il s'en va avec la brouette.
LES MAINS 75
BALÏ, dans la fosse.
Basl ! Basl l
BAST, revenant avec une brouette chargée.
Hé?
BALT
Je t'assure que la terre vient encore de s'en-
foncer. Est-ce qu'il nous faudra voir encore
une fois passer ses pieds ?
BASTj versant la brouette.
Voilà de la terre. Piétine dessus... Crois-moi,
eneore l<à meilleur moyen.
BALT» dans la fosse.
Il est horrible de penser qu'un homme est
l.'i. un de nos semblables, mon frère.
BAST? penché sur la fosse.
si in veux dire qu'hier encore il ressemblait
à ûOUSj < , si vrai, A présent il n'y a pas de
76 LES MAINS
différence entre un chien crevé et lui. Mais va!
Plus fort, plus fort... Oui, comme cela.
BALT.
Je n'en peux plus. Je ne peux plus lever mes
sabots. Toute la profondeur de la terre est
pendue après mes sabots, Bast.
BAST.
Les minutes sont plus lourdes encore que la
terre. Hâte-toi. Hâte-toi.
BALT.
Non, c'est fini. Je n'ai plus de souffle. Tire-
moi de là. Il me semble que je ne pourrai plus
jamais sortir de là sans toi.
BAST.
Eh bien, prends ma main...
Le jour se lève.
BALT.
Oh! Oh! Voilà qu'il fait jour. Comment
LES MAINS 77
pourrons-nous encore nous regarder mainte-
nant que la nuit n'est plus là? Cache-toi
ile moi. Va-t'en avec la nuit, frère malheu-
reux.
BAST.
Tu as à présent un visage que je ne connais-
sais pas encore.
BALT.
Tu es comme quelqu'un que j'aurais connu
a nt rdois. Je voudrais être moi-même dans
cette fosse.
BAST.
Qu'est-ce que nous avons fa il î
LE MARCHAND DE CORDES, sur le chemin.
Holà ! bonnes gens!
BAST.
Qui nous appelle?
BALT.
i.Vsl quelqu'un qui vient par le sentier
78 LES MAINS
BAST.
Plongeons au fond du trou.
BALT.
Non, pas moi, pas moi, Bast.
LE MARCHAND DE CORDES.
Déjà au travail! Allez, vous n'êtes pas mé-
nagers de la peine, vous autres !
BAST.
Qu'est-ce qu'il dit? Je suis un peu sourd,
vous savez. Adressez-vous à mon frère. Parle-
lui, toi.
BALT.
Oh ! je crois bien qu'il a dit une chose ter-
rible.
LE MARCHAND DE CORDES.
Vous savez, c'est jour de marché. Je m'en
vais vendre mes cordes à la ville. Tout le monde
veut être servi à la fois. J'en ai de fines comme
des cheveux, de légères comme des serments
LES MAINS 79
d'amour. J'en ai de lourdes comme les liens
du mariage entre vieux époux.
BALT.
Non, ce nVst pas notre affaire.
LE MARCHANDS DE CORDES.
La \ ii' c'est aussi comme des brins de chau-
vir mis bouta bout. Et puis vient la mort qui
fait le dernier nœud. Vous faut-il pas de lacorde
à nœuds? On se pendrait après sans la casser.
BAST.
Pas encore, pas encore.
LE MARCHAND DE CORDES.
Vous regretterez un jour de ne pas m'en
avoir pris. (Dans le chemin.) C'est moi le mar-
chand de cordes. Qui veut de la belle corde, de
la corde de pendu ?
BAST, s'étanchant la sueur du front.
Plus tard, cela ne nous fera plus rien. J'ai
80 LES MAINS
€ru tomber sur place. Vois-tu, il ne faudrait
pas leur parler trop durement.
BALT.
Non, nous n'avons plus le droit d'élever la
voix. Eh ! bien, cours après lui. Prie-le de re-
venir. Ce n'est pas un méchant homme. Il est
plus pauvre que nous.
BAST.
Gela aussi serait mauvais. Crois-moi, pas
trop de paroles. Il faut se défier des paroles :
elles vont avec le vent comme la mauvaise
graine. Il faut coudre nos bouches. Il faut que
plus personne, n'entende le son de notre voix.
BALT.
Mais il y aura toujours mes mains, Bast. Elles
parleront pour moi. Oh! vois comme elles trem-
blent. Elles ne veulent pas se tenir en repos.
Qu'est-ce que je répondrai quand on me deman-
dera pourquoi mes mains ne cessent pas de
trembler? Oh! cours après cet homme. De-
LES MAINS 81
mande -lui de la corde afin de les attacher so-
lidement derrière mon dos.
BAST, montrant la fosse.
Il ne faudrait pas non plus le croire plus
rancunier que de raison, le pauvre garçon. De
son vivant, c'était un bon diable.
BALT.
Non, ne parle pas ainsi de lui. Ne me rap-
pelle pas qu'il a pu exister jamais. C'est cela
la chose, la chose effroyable. Il a été un homme
comme nous. Il faisait les gestes que nous fai-
sons. Il riait et pleurait comme nous. Il avait
dans la poitrine un cœur qui tout à coup s'est
arrêté. ♦
BAST.
Tais-tbi., puisque son argent vit là. N'est-ce
pas pour nous comme le battement de son
cœur? Il ne nous éjtait pas plus cher autre-
fois. %
5.
82 LES MAINS
BALT.
Si du moins une rixe nous avait affrontés
comme des taureaux furieux sur le chemin! Si
à coups de brocs, dans l'ardeur de la lutte, je
lui avais broyé le crâne contre les pavés !
BAST.
Il faut prendre le vent d'où il vient.
BALT.
C'est cela, oui, tu as raison. On n'est pas le
maître de sa destinée. D'autres, dans notre
cas, peut-être aussi ont fait ce que nous avons
fait. Il y a des mains vouées à toucher pieuse-
ment à la terre ; il y a des mains qui toute la
vie font sans remords le signe de la croix. Il y
en a d'autres qui dès le berceau sont liées à
quelque chose de terrible. Oh! est-il possible
que les miennes aient volontairement arrêté
dans son cours le sang impétueux de cet
homme?
LES MAINS 83
LE MARCHAND DE TOILES, dans le chemin.
Holà !
BAST.
Silence ! cette fois ne répondons pas.
LE MARCHAND DE TOILES-
Allfz. ne craignez rien. Je ne passe pas sou-
vent. Je ne passe qu'à l'heure où je suis at-
tendu. C'est moi le petit homme qui vend de
la toile. Il y en a pour tous les moments de
la vie. Il y en a pour les langes, il y en a
pour les lits de mariés. Il y en a pour les
suaire-.
BALT.
Ce n'est pas encore le moment.
LE MARCHAND DE TOILES-
.le suis comme l'araignée. J'accroche ma toile
à tous les toits. Tout le monde à la fin est pris
dans ma toile. Ma toile est plus solide que la
vie.
84 LES MAINS
BAST.
Nous vivons comme des loups. Nous n'avons
besoin de rien.
LE MARCHAND DE TOILES.
Allons, tant pis ! Ce sera pour une autre
fois. Il vient toujours un moment où on a be-
soin de moi.
Il s'en va.
BALT.
Voilà la misère. Nous n'oserons plus regar-
der en face un enfant de peur qu'il voie en
nous notre faute.
BAST.
Peuh ! quand nous marcherons avec nos sa-
bots dans le champ, quand nous l'aurons en-
fin à nous, ce champ, gras et vert, nous ne
penserons plus à rien. Laissons passer encore
un peu de temps. Il ne faut pas qu'on nous croie
riches trop vite. Et puis nous irons ensemble
chez le notaire; nous lui ferons une offre. Ils
croiront ensuite ce qu'ils voudront.
LES MAINS 85
BALT.
11 faudra donc toucher à cet argent, Bast ?
Rien que d'y penser, c'est comme si encore une
lois, je lui serrais le cou entre mes doigts...
Vois comme elles ont de la mémoire, mes
mains !
BAST.
Laisse donc. De près cela effraie encore. Mais
avec le temps...
BALT.
Non, te dis-je, nous aurons beau faire, ses
os repousseront sous nos pieds. Est-ce qu'il
n'a pas bougé?
LE MARCHAND DE VULNÉRAIRES, dans le
chemin.
Je suis la fièvre, je suis la colique, je suis le
mal de «lents, je suis la mort aux rats.
BAST.
Cette fois, c'est lini do nous.
86 LES MAINS
BALT.
Ils viendront tous. Il en viendra de tous les
hameaux !
LE MARCHAND DE VULNÉRAIRES.
C'est moi le marchand de santé. Je suis tous
les maux et je suis la bonne mort. Qui veut la
bonne mort ?
BAST.
Ne répondons pas tout de suite. Il doit y
avoir un sens caché dans ses paroles.
LE MARCHAND DE VULNÉRAIRES.
Je vois à vos yeux que vous êtes malades.
L'insomnie vous ronge. Vous tremblez de
fièvre. Vous êtes malades de quelque chose qui
ne peut pas sortir. Je suis celui qui vient avant
les sacrements, vous pouvez avoir confiance
en moi.
BALT.
C'est un piège qu'il nous tend.
LES MAINS «7
LE MARCHAND DE VULNÉRAIRES.
Je vends des herbes. J'ai un élixir qui ren-
drait la vie à un mort.
BALT.
Voilà, oui, ce qu'il faudrait.
LE MARCHAND DE VULNÉRAIRES.
J'ai aussi des poisons, des poisons sûrs qui
ne laissent pas de trace.
BAST.
Non, au point où nous sommes, cela ne
pourrait plus nous servir:
LE MARCHAND DE VULNÉRAIRES.
Eh l>ii'ii ! je repasserai : vous aurez réfléchi.
r le chemin.) Qui veut la bonne mort? Je gué-
ris do la vie.
BALT.
Happcllc-lo, rappelle-le. Vois- tu, c'est le vrai
remède. Il faut «l'abord guérir de la vie. Je
88 LES MAINS
t'assure, cet homme a vu dans notre con-
science.
BAST.
Il n'y a pas eu de témoins. Nous pouvons
jurer que ce n'est pas vrai.
BALT.
Que les chiens mé dévorent la bouche plu-
tôt que je fasse un tel serment !
On entend un pas sur le chemin.
BAST.
Un pas... un pas... La terre a reconnu un
pas qui la fait trembler.
BALT.
Ne bougeons plus. Il passera peut-être son
chemin.
LE FOSSOYEUR.
Allez! je vous vois bien. Mes yeux voient
jusque dans l'autre vie.
LES MAINS 89
BALT.
Qui est-ce <[ui nous parle?
LE FOSSOYEUR.
Mais c'est moi, vous ne connaissez que moi,
Le Mari de la Belle.
BAST.
C'est le fossoyeur. Qu'est-ce qu'il vient flai-
rer par ici ?
LE FOSSOYEUR.
Je me suis levé avant les cloches. Je fais mon
petit tour chez mes pratiques. Quand il leur
vient quelque chose de vert sous le nez, je
- qu'ils sont mûrs ; je passe prévenir le curé.
st bien le moins que chacun pense à sa bou-
tique.
BALT.
Dites-moi. De tous ceux pour qui vous tra
vaille/, jamais aucun n'est revenu?
90 LES MAINS
LE FOSSOYEUR.
Le tout est de les enterrer un peu profondé-
ment : il n'y a que les taupes qui sachent le
dernier mot de l'histoire.
BALT.
Oh! il n'y a jamais assez de terre pour les
morts (a. Bast.) Va à la fosse;, surveille-le.
LE FOSSOYEUR.
Entre nous, n'auriez-vous pas rencontré de
ces côtés un de mes paroissiens ? C'est de votre
cousin Hendrik que je parle. Tout le village
est allé l'attendre sur la route jusqu'à minuit
pour lui faire fête. Paraît qu'il avait gagné à
la loterie. Le gaillard m'a fait banqueroute. On
m'aura filouté sa peau.
BALT.
Hein?... (a Bast.) C'est comme si avec un ca-
bestan on m'arrachait les boyaux.
LE FOSSOYEUR.
Moi, j'ai mon idée. Il a quitté le cabaret de
LES MAINS 91
la Rose à huit heures. Corderoile menuisieret
son apprenti qui s'en revenaient de porter un
cercueil l'ont vu prendre le chemin qui longe
votre pré. C'est par ici qu'on a dû faire le
coup.
BALT.
Est-ce qu'ils l'auraient étranglé?
LE FOSSOYEUR.
si vous qui le dites.
BAST.
Non, je ne puis entendre cela. Ça me fend le
cœur, lu si loyal compagnon!
LE FOSSOYEUR.
Après tout, pour un de perdu, dix de re-
trouvés. Vous y passerez tous, mes petits
agneaux, vous y passerez tous.
Il s'en va.
BAST, riant.
11 ne Bai t rien. Personne jamais ne saura rien.
Qu'ils arrivenl tousà présent !
92 LES MAINS
BALT.
Assez, assez] il y a quelqu'un qui sait!
Il s'en va avec la brouette.
BASTj penché sur la fosse, mains jointes.
Voyons, ami, pourquoi nous ferais-tu de la
peine? Ce qui est fait est fait. Tu es sûrement
sur le chemin du paradis maintenant. N'est-ce
pas mieux que de trimer ici-bas sa pauvre vie
durant? Je te jure que le premier argent que
nous lèverons sur la somme sera pour te faire
dire une messe. Oui, même avant d'acheter le
champ, ami Hendrik, cela, je le jure. N'est-ce
pas là bien parler ?
Deux enfants, des garçons, arrivent par le chemin,
tous deux en lambeaux, pieds nus, tignasses ébou-
riffées. Ils font quelques pas, s'arrêtent à regarder
Bast parler au mort. L'un d'eux tousse.
BAST, se retournant effrayé.
Qu'est-ceque vous voulez? Qu'est-ce que vous
faites ici? Est-ce que j'ai dit quelque chose ?
LES MAINS 03
L'AINÊ DES GARÇONS.
Parler à celui qui s'appelle Balt.
BAST.
Mm frère n'est pas ici; il est là-bas dans le
jardin, qui charrie de la terre. Qu'est-ce que
vous lui voulez, à mon frère?
L'AINÉ.
C'est la mère qui nous envoie demander du
pain.
BAST.
Eh bien, allez lui en demander, du pain. Il
vous en donnera sûrement.
BALT,, rentrant avec la brouette.
Qu'est-ce qu'il y a? Pourquoi etes-vous entrés
ici?
L'AINÉ-
La mère nous envoie. 11 n'y a plutf de pain
à la maison.
BALT.
ce que j'en peux? Le tailleur n'a qu'à
travailler comme moi.
94 LES MAINS
L'AINE.
11 est dans son lit. Il ne travaille plus.
BAST, regardant Balt et1 riant.
Ils ont de grandes dents... Quand vous vous
serez mis en ménage avec la Tonia, ils vous man-
geront la peau sur les os.
BALT.
Allez-vous en. Il ne pousse pas de pain dans
notre champ. Dites-le à Tonia.
LES DEUX ENFANTS.
Du pain! Du pain!
BALT? allant vers eux, bas.
Elle n'a pas dit autre chose, votre mère?
L'AINÉ.
Elle a dit que le pèr 3 va sur sa fin, qu'il fal-
lait de l'argent.
LES MAINS 95
BALT.
Bon! lîon ! J'irai. Dites-lui que j'irai quand
j'en aurai uni avec l'autre.
L'AINÉ.
Avec quel auh <
BALT.
Allez-vous en, allez-vous en, graine de chien.
Je n ai rien dit. 11 n'y a ici que mon frère et
moi.
Les enfants s'en vont.
BAST.
Tu es l'étalon, toi. Moi, je vais seul comme
le bœuf. Il u*a pas de femme non plus. Il trime
du matin au soir. Il es1 sans joie. Toi, Balt,
tu prends «lu plaisir avec cette Tonia. Mais
('■route : il n'est pas bon qu'une femme entre
dans la maison ou il y a un secret. Le morl est
à nous deux el aussi l'argent. .!«' n'entends par
avec personne.
96 LES MAINS
BALT.
Eh bien, nous tirerons chacun de notre coté.
BAST.
Et qui de nous deux emportera celui qui
est là ?
BALT.
Maintenant je ne dis plus mot. Celui-là, Bast,
est la herse entrée dans notre chair vive.
BAST, ricanant.
Ha! Ha!
BALT.
Quoi?
BAST.
Je ris parce qu'il a suffi d'un mot pour te
rendre soumis comme un mouton.
Ils restent un instant sans parler.
BALT.
Ecoute, tu t'en iras avec l'argent. Je n'en
LES MAINS
veux plus. Emporte-le, sème-le sur les routes,
jette-le dans les puits. Ou fais-en de la terre,
du blé, des maisons : tu en es le maître. Moi je
veillerai ici auprès de la fosse. Mais attache ces
mains avec des cordes, attache-les fortement
comme le boucher lie les membres du porc qu'il
va égorger. Et puis prends la hache, abats-les
d'un coup.
BAST) rusant.
Qui a crié? Qui a poussé cet horrible cri?
Quelqu'un a crié vers nous du fond de la
terre
BALT.
N'est-ce pas un cri mou, comme quelqu'un
qui va mourir, un cri comme étranglé entre
des mains ?
BAST.
A présent il se tait, je ne l'entends plus.
BALT.
Oh 1 il recommencera tout à l'heure. Il ne fi-
6
98 LES MAINS
nira jamais de crier. Quand nous aurons le
champ, son ombre marchera près de nous, de-
vant la charrue.
BAST.
Eh bien, je ferai comme tu dis. Je m'en irai,
je te délivrerai de cet argent. Je le nouerai
dans mes hardes. je prendrai passage à bord
d'un navire. Tu n'entendras plus jamais parler
de lui ni de moi. Il faut bien qu'un de nous
deux accepte le sacrifice Oui, entre frères l'un
peut bien alléger à l'autre le poids d'une chose
comme celle-là.
BALT.
Non, non, ne fais pas cela. Il vaut mieux
que nous restions ensemble. Ce n'est pas trop
de nous deux pour garder un tel secret. Bast,
qu'as-tu fait de l'argent? Lui seul peut guérir
mes pauvres mains malades. J'ai soif et faim
à présent de cet argent; il nous a coûté assez
LES MAINS 99
cher. Dis, qu'as-tu fait de l'argent? Sur ta vie,
où as-tu caché Tari:» Mil ?
BAST.
Sous un carreau, dans la maison, profondé-
ment sous un carreau.
BALT.
Eh bien, allons le voir ensemble, le toucher
ensemble. Ensuite la force me reviendra comme
si j'avais touché aux Saintes Reliquejs. Allons
ensemble voir l'argent, Bast.
Ils se dirigent vers la maison.
ACTE III
ACTE III
Chez le tailleur. Une chambre basse, peinte à la chaux,
en désordre, au fond, vers la gauche, porte ouvrant sur
la rue près d'une fenêtre à travers les vitres de laquelle
on aperçoit les maisons de la place et l'église, a gau-
che, second plan, un poêle à long tuyau plat s'avançant
hors de l'âtre. Des fers à repasser sur le poêle. Devant la
fenêtre l'établi du tailleur. Chaises en bois. A droite, dans
le mur, une alcôve où le tailleur agonise. Aux murs des
modèles, des patrons, et accrochés à des clous, des pa-
quets de hardes. Un buffet.
Au lever du rideau, les deux enfants, à terre, près du
poêle, font de petits monts de sable.
Entre Balt furtivement. Il fait quelques pas. Les enfants
lèvent la tête et continuent à jouer.
Le jour commence à baisser.
104 LES MAINS
BALT.
La mère n'est pas là? .
L'AINÉ DES ENFANTS, sans répondre.
Celui-là ne donne jamais rien.
BALT.
Dites, Tonia n'est pas là?
L'AINÉ.
Non.
LE TAILLEUR.
Qui est là?
BALT.
Moi.
LE TAILLEUR, dans l'alcôve.
Est-ce le prêtre qui est là?
BALT.
Non, c'est moi.
LES MAINS 105
LE TAILLEUR.
Si c'est pour du travail, je ne peux pas. To-
n ia est allée...
La voix faible se perd dans une toux comme un râle.
BALT.
Bon, j'attendrai.
LE TAILLEUR.
st cela, prenez une chaise. Tonia...
Il tousse.
BALT.
Où est-elle, Tonia?
LE TAILLEUR.
Je ne sais pas, elle est allée chercher le prêtre.
Un silence. Balt s'est assis.
BALT, à l'aîné.
Est-ce qu'il va plus mal?
L'AINÉ-
Il ne va plus du tout.
106 LES MAINS
LE TAILLEUR.
Jean-Pierre, allez jusqu'au cabaret. Elle est
sûrement là à s'amuser.
l'aîné.
Non, elle est partie avec un homme.
BALT.
Quel homme?
L'AINÉ.
Un homme.
LE TAILLEUR.
A boire ! Je crève.
BALT, se levant.
Je ne sais pas où est l'eau, (a l'aîné.) Il de-
mande à boire. Où est l'eau?
L'AINÉ.
Il n'y a pas d'eau. Elle est gelée. Depuis
hier,, il n'y a plus de feu.
LES MAINS 107
BALT.
Si vous alliez voir au cabaret, hein? Puisqu'il
dit qu'elle est là ?
Les enfants ne répondent pas, il se rassied.
TONIA, dehors.
Oui, c'est cela, allez chercher le prêtre. S'il
peut venir tout de suite, il sera peut-être encore
temps. (Elle entre.) Tiens, Baltl
BALT.
Je passais, je suis entré.
TONIA.
lKy a du temps qu'on ne vous a plus vu. Je
croyais que c'était fini, (aux enfants.) Dehors,
vous ! Voyez, ils ont pris tout le sable. Il ne m'en
restera plus pour semer devant la porte quand
Ce Sera le moment. (Les enfants s'en vont.) Allez,
je suis bien à plaindre. Je ne sais plus comment
je vis.
108 LES MAINS
LE TAIL'LEUR.
C'est vous, Tonia? A boire! Je n'en peux
plus.
TONIA.
Bon, vous attendrez bien un moment, (a Bait.)
Il y a des mois déjà que ce n'est plus un homme.
Toujours couché dans son lit comme une
femme! (Lui jetant un bras autour du cou.) Un
homme comme vous aurait fait mon affaire.
Vous ne m'auriez laissée manquer de rien. Vous
m'auriez battue. Ce n'est pas vous que j'aurais
trompé.
BALT.
Oui, mais vous savez, je ne suis pas seul,
j'ai mon frère avec moi. Je ne suis pas heu-
reux non plus.
TONIA.
Eh bien, il aurait pris femme aussi. Vous
êtes assez riches tous deux pour vous payer des
LES MAINS 10!>
petits. Le tailleur, lui, n'avait pas un sou quand
nous nous sommes établis.
BALT.
Nous sommes de pauvres diables, Tonia.
Nous sommes maigres comme des clous. Nous
n'avons que notre peau sur le dos.
TONIA.
Oui, oui, je vous entends. Votre voisin va par-
tout disant que vous avez haussé sur le champ
dont il a envie lui-même.
BALT.
Le champ, Tonia, le champ... C'est là la
misère ! Jamais nous ne viendrons à bout de
nous payer de tout ce qu'il nous a coûté déjà.
Eh bien ! qu'il le prenne, le voisin.
TONIA.
On dit dans les villages que vous avez eu un
mort chez vous.
7
110 LES MAINS
BALÏ» violemment.
Ils en ont menti I
TONIA.
Que vous avez fait un héritage.
BALTj humblement.
Ne dites pas cela, Tonia. Pour l'amour de
Dieu, non. ne dites pas cela. Je vous assure que
nous n'avons pas eu de... Non, personne n'est
mort chez nous. Nous vivons dans la gêne; de-
puis un peu de temps, tout tourne contre nous.
Un de nos porcs est sur le flanc, il faudra
l'abattre. Et la vache a pris du mal, elle a
fondu de moitié.
LE TAILLEUR.
Tonia, êtes- vous là ? Est-ce qu'il est venu,
le prêtre ?
TONIA.
Non, il n'est pas venu, il viendra tout à
l'heure. Il ne peut pourtant pas se déranger
LES MAINS 111
comme ça constamment. Retenez-vous un peu
encore.
LE TAILLEUR.
C'est que c'est fini. Il viendra trop tard.
TONIA.
Voilà la vie qu'il me l'ait depuis hier, (a Bait.)
L'homme, me viendrez-vous pas en aide ? Il y
aura d'abord le cercueil et l'enterrement à
payer. Puis, c'est bien le moins que je mange,
moi et les enfants.
BALT.
Tonia, j'étais venu pour vous dire... Oui, j'a-
vais quelque chose à vous dire. Est-ce que vous
ne voyez pas là traîner quelque chose à terre?
Est-ce qu'il n'y a pas quelqu'un derrière moi
qui me fait signe ? .
TONIA.
Il n'y a personne.
112 LES MAINS
BALT, regardant vers la fenêtre.
Je t'assure, Tonia, il y a là-ba* deux yeux
qui me regardent.
TONIA, allant à la fenêtre.
Tout le monde est à se chauffer près du feu.
La rue est vide.
LE TAILLEUR.
A boire !
BALT.
Eh bien, faites. Il faut être secourable à
ceux qui vont passer.
TONIA.
Il n'y a plus d'eau. Il n'y a plus qu'un peu
d'eau-de-vie dans la bouteille. (Elle prend la
bouteille sur le buffet et entre dans l'alcôve.) Mais bu-
vez donc... Après, vous serez mieux pour vous
confesser.
LE TAILLEUR.
Non, non, assez, je brûle! Aia! miséricorde 1
Aia!
On entend quelque temps encore ses gémissements.
LES MAINS 113
TONIAj sortant de l'alcôve.
Sûrement il va rendre l'âme. Il sent déjà la
mort.
BALT.
Qui ça! qui sent la mort?
TONIA.
Lui donc.
BALT.
Ecoutez, ne parlez pas de la mort quand je
suis là. Cependant j'en vaux bien un autre.
TONIA.
Ce sont là des lubies. Une poule aura chanté
comme le coq à votre berceau, l'homme.
Une ombre en ce moment passe devant les vitres, on
voit Bast regarder dans la chambre.
BALT, se cachant derrière le poêle.
Restez là un instant, s'il vous plaît. Je suis
sni -à présent qu'il y a là quelqu'un qui ne doit
pas ni. ' voir ici.
114 LES MAINS
TONIA.
De qui parlez-vous ?
BALT.
Mon frère est là qui fait le guet. La vie est
devenue pénible entre nous. Nous restons des
jours sans parler.
TONIA» ouvrant la porte et puis la refermant.
Il est parti. Il a tourné l'angle de la place. Il
est petit et laid.
BALT.
Je voulais te dire ceci, Tonia...
TONIA, riant.
Oh ! c'est comme un puits d'où le seau ne
veut pas remonter... Eh bien, j'écoute.
BALT.
Un homme comme moi peut bien se confes-
ser à une femme comme toi, Tonia. Viens
LES MAINS 115
près de moi. Est-ce qu'il n'y a personne qui
[misse nous entendre?
LE TAILLEUR.
Tonia! Tonia!
BALT.
Va plutôt auprès de lui. Moi, j'ai bien le
temps.
TONIA.
Ce n'est pas lui qui doit te gêner. Au point
où il en est, il n'y a pas de danger qu'il en-
tende ce que tu as à me dire.
BALT.
Non, ce sera pour une autre fois. L'heure
n'est pas venue encore. Il faut que je traîne
cela encore un peu de temps après moi.
TONIA.
Tu as une peine, l'homme. Tu as quelque
chose «jui ne peut pas passer.
116 LES MAINS
BALT.
Oui, il est survenu quelque chose. Mais il
fait encore trop jour. Il y a des choses qu'on
ne peut dire que la nuit, quand on ne voit plus
la bouche qui les dit.
LE TAILLEUR.
A boire!
BALT.
Il ne cesse pas de demander à boire. Vous
ne pouvez pas cependant le laisser finir comme
un chien.
TONIA.
Il a assez bu dans sa vie, il a bien mérité de
se priver un peu à présent.
BALT.
Non, je ne veux pas avoir cette chose de
plus sur la conscience. Où est l'eau? J'irai la
lui porter.
LES MAINS 117
TONIA.
Elle est gelée, je vous dis.
BALT.
Eh bien, j'irai on prendre au puits.
TONIA.
Le puits aussi est gelé.
BALT.
Après tout, c'est votre mari. Cela ne me
regarde pas.
UNE VOISINE, entrant.
Le prêtre n'était pas là. Il était allé porter
les sacrements à un vieil homme mourant «tu
boni du village. Ça sera pour quand il ren-
trera .
TONIA* frappant ses genoux en gémissant.
Ali! mon pauvre homme! Il lui faudra
passer Bans les sacrements! Mais tout le monde
meurt donc dans le vill.i.
118 LES MAINS
BALT.
Hein? Qui encore vient de mourir?
TONIA, à la voisine.
Si vous vouliez me prendre au cabaret un
pot de bière, voisine ? Ah ! c'est un grand mal-
heur! mon pauvre homme! J'en suis toute
sèche, je n'ai plus de salive... L'homme que
voilà paiera.
BALTj tapant sur son gousset et riant.
Des écus ! Allez, j'en ai plein mes poches f
J'ai gagné le gros lot à la loterie ... (se repre-
nant.) Mais voyez-les donc : elles me lèchent des
yeux comme un morceau de sucre. Eh bien,
vous pouvez m'en croire, tout mon avoir c'est
quelques pauvres liards. (ri tire quelques sous.)
Voilà pour le pot de bière.
La voisine port.
TONIA.
Dites, mon cœur. Le tailleur une fois en
LES MAINS 119
terre, c'est vous qui serez le maître ici, pas
vrai ?
BALT.
Un pauvre maître, Tonia.
TONIA.
Je ne veux pas d'autre homme que vous.
Mettez votre main dans la mienne et jurez...
BALT.
Prenez garde. Ces mains-là... Je veux dire,
il ne faut pas se fier à ces mains-là. Autrefois,
j'abattais, avec, la besogne de quatre hommes.
Maintenant elles tremblent toujours, elles ne
cessent pas de trembler. Elles ne sont plus
bonnes qu'à... (u se met à rire.) Voyez, je ris. Et
cependant elles ont plus fait pour me damner
que tous mes autres membres.
TONIA.
Elles tremblent, c'est vrai. On dirait qu'elles
mit en «'Iles un mal qu'on n<' sail pas.
120 LES MAINS
BALT-
Oh ! prenez-les un instant entre ies vôtres,
ces horribles mains, Tonia... Je t'en prie, Tonia,
aie pitié de mes mains... mets-les dans la cha-
leur de ton corsage. Non, arrière I mes mains
sont à moi. Laisse-les. Je ne dirai rien, je n'ai
rien à te dire.
LE TAILLEUR, à l'agonie.
Le prêtre ! Heu ! Heu ! Han !
LA VOISINE, revenant.
Voilà la bière. Il y a le menuisier qui attend
dans le cabaret. 11 demande si on ne pourrait
déjà lui donner les mesures. 11 a beaucoup de
besogne. Il est pressé.
TONIA, allant vers l'alcôve et écoutant.
Il n'en a plus pour longtemps. Dites au me-
nuisier qu'il prenne patience.
La voisine sort»
LES MAINS 121
LE TAILLEUR.
ITuhan ! Hahan f
TONIA.
On a bien plus soif quand on a de la peine.
Elle boit coup sur coup.
BALT.
Non, non, je ne puis entendre cela plus long-
temps. J'ai entendu cela autrefois. Cela me tord
les entrailles. Mettez-lui un drap sur la bouche
pour que je n'entende plus ces gémissements
épouvantables. Et cependant, voyez, je ne puis
m'en aller. Quelque chose me retient ici, je
veux L'entendre mourir jusqu'au bout.
TONIA, près de l'alcôve, au tailleur.
Voyons, soyez raisonnable. Ne criez pas si
fort. Ou vous entendrait du bout de la place.
LE TAILLEUR, plus faiblement.
Banl Han!
122 LES MAINS
Balt et Tonia, immobiles, le cou tendu vers l'alcôve
écoutent tous deux.
BALT.
Voilà que ça cesse. Oh! dire que cela va
cesser! J'aime encore mieux qu'il crie.
TONIA.
Il n'était pas méchant au fond.
BALT.
Est-ce qu'il vit encore?
TONIA.
Je crois qu'il est mort.
BALT-
Je ne reste pas un instant de plus ici. Bon-
soir.
TONIA.
Mais venez donc voir quelle grimace il fait...
La langue lui pend hors de la bouche.
LES MAINS 123
BALT.
Vous êtes sûre que sa langue pend? Et,
n'est-ce pas, elle est noire comme du charbon ?
Elle est dure comme un caillou? Est-ce qu'il ne
ressemble pas maintenant à un homme qu'on
aurait étranglé ?
TONIA, dans l'alcôve.
J'avais un mari. Après tout nous avons eu
de bons moments. Tant qu'il a pu travailler, le
pain ne manquait pas, mes enfants n'étaient
pas obligés de mendier sur la route. A présent
que je l'ai perdu, qu'est-ce que je vais devenir?
BALT.
Bonsoir. Je n'aime pas voir cela. Quelqu'un
qui s'en va fait toujours penser à ceux qui
sont partis avant. Je reviendrai, Tonia, quand
il ne sera plus là.
TONIA» sortant de l'alcôve.
Je suis bien bote de pleurer. Le chien! à
124 LES MAINS
présent il va se payer du bon temps, il pourra
dormir tout son soûl. Et moi, il me laisse
toute seule à trimer avec les petits. (Elle se jette
au cou de Bait.) Ah! l'homme! n'aurez-vous pas
pitié de moi? Le cercueil, l'enterrement! Et
pas même une chemise pour l'ensevelir !
BALT.
Laissez-lui celle qu'il a sur le dos, il n'aura
pas froid. Quelqu'un une fois disait cela.
TONIA.
Ah ! mon Dieu ! Quel malheur ! un si bon
homme ! Un homme si vaillant ! (Allant vers la
porte et appelant.) Hé, voisine, voisine ! Mainte-
nant le menuisier peut entrer.
LA VOISINE, au dehors.
Je vais l'appeler.
TONIA.
Je ne le verrai plus jamais! (a Bait.) Voyons,
LES MAINS 125
vous me donncroz Lien do quoi lui faire dire
un»' messe?
BALT.
Il y en a d'autres qui attendent leur tour.
LE MENUISIER, entrant.
C'est donc fini enfin? Toute une heure de
perdue! Où est-il?
TONIA.
Là. Il ne pouvait pas s'en aller. Ce n'est pas
que la vie lui ait été commode cependant.
LE MENUISIER, son mètre à la main. Il pénètre
dans l'alcôve, en sort an bout d'un instant.
Un mètre soixante. . . J'aurai, je crois, l'affaire.
Ça uo fait rien que ce soit un peu juste, Tonia?
TONIA.
Il fa i sa il aussi quelquefois ses habits un peu
trop justes. Ah! quel malheur! (Elle va vers le pot
126 LES MAINS
de bière.) Et plus rien dans ce pot! J'aurais pour-
tant bien besoin de courage.
Quatre voisines entrent l'une après l'autre et vont s'asseoir
près de l'alcôve.
PREMIÈRE VOISINE.
Il est plus heureux comme cela.
DEUXIÈME VOISINE.
Son mal ne pouvait durer toujours.
TROISIÈME VOISINE.
Et pour vous-même, Tonia, c'est mieux. A
la longue, il vous devenait une charge.
QUATRIÈME VOISINE, montrant Balt.
D'ailleurs, il vous reste des amis.
BALT.
On étouffe ici. Il faut ouvrir la fenêtre. Il y a
une odeur qui ne s'en va pas.
LES MAINS 127
PREMIÈRE VOISINE.
C'est le moment, je crois, de l'ensevelir. Où
sont les draps ?
TONIA.
Il n'y a pas de draps.
DEUXIÈME VOISINE.
Peut-on prendre ceux du lit?
TONIA.
Il n'y a qu'une couverture au lit.
TROISIÈME VOISINE.
A la veillée, nous lui coudrons avec des piè-
ces de toile un suaire.
TONIA.
Oui, c'est cela, faites pour le mieux.
UN VOISIN, entrant après avoir secoué ses sabots sur
le seuil.
Vous savez, Tonia, j'aiderai à porter le corps
128 LES MAINS
Vous pouvez compter sur moi. Ayez seulement
à boire pour les porteurs. Ce n'est pas que le
tailleur soit lourd à porter,, mais on est ému,
les bras vous manquent. (Apercevant Bait.) Je
ne me trompe pas, c'est bien l'ami Balt que
voilà? Irez-vous à la ville voir "guillotiner
l'homme?
BALT, tressaillant.
On guillotine quelqu'un à la ville ?
LE VOISIN.
Oui, l'homme qui a tué son frère. Vous êtes
le seul à ne pas savoir cela.
BALT.
Voyons, est-ce possible ? Il n'a donc pu ca-
cher le cadavre ?
LE VOISIN.
Ce sera pour l'autre nuit, h l'aube. Il n'y a que
deux petites lieues. Tous les gens d'ici y vont.
LES MAINS 129
BALT, riant.
Eh bien, j'irai. Oui, je veux savoir comment
on s'y prend pour couper le cou à quelqu'un.
A L'aube, vous dites? Et sur la place du mar-
ché, n'est-ce pas? L'exécuteur est âgé, je crois,
il connaît son métier.
TONIA.
J'irai aussi. C'est bien le moins, pas vrai,
vous autres? que je me paie ce petit plai-
sir-là ? Allez, on n'a pas trop déjà l'occasion de
s'amuser, (a Bait.) Tu viendras me prendre 3
l'homme .'
BALT.
Oui, à moins que d'ici là...
Il sort. Le voisin va vers l'alcôve et joint les mains.
Tonia, à travers les vitres, suit des yeux Balt. Elle
a un mouvement de la tête vainqueur. Le soir est
tombé.
ACTE IV
ACTE IV
Une place publique. Au fond, toits couverts de neige.
Les rumeurs et les cris d'une grande foule : une partie,
au premier plan, est maintenue par un cordon de soldats.
L'autre semasse vers le fond, également maintenue par
la troupe. Entre elles un espace vide, vagues lueurs
d'aube. Tous les réverbères n'ont pas été éteints. Des
glas sonnent sans interruption dans la ville.
VOIX D'HOMMES et DE FEMMES, au premier
plan. Ils regardent vers la droite.
< hi lui coupe à présent les cheveux. — On
lui a lié les bras derrière le dos. — Le prêtre
8
134 LES MAINS
est là qui lui parle de Dieu. — Il a fait le coup,
c'est justice qu'il expie. — Vous ne voyez pas
encore s'ouvrir les portes de la prison? 11 pas-
sera là devant nous. — Vous entendrez ses
dents claquer. — Quelquefois les yeux leur
sortent de la tête, on croirait qu'ils vont mar-
cher dessus. — Mais ne poussez donc pas
comme cela. — Oh! moi, je ne ferais pas de
mal à une mouche. — Hé ! Petit Pierre, Petit
Pierre ! Qui a vu mon fils ?
VOIX, au fond.
A mort ! A mort !
VOIX» au premier plan.
Qu'est-ce qu'ils disent ? Ils aboient à la mort
comme des chiens. — Allez, il vaudrait mieux
dire des prières. — Moi, c'est déjà le sixième
que je vois raccourcir. Vous savez, on s'y fait. —
Après tout, ce n'est là qu'un petit moment à
passer.
LES MAINS 135
UNE VOIX, gémissante, au fond.
Seigneur!
VOIX> en divers sens.
3t une voix de femme. Elle a crié comme
ça toute la nuit. — On l'a vue cogner avec sa tète
la porte delà prison. — Allez-vous en, ne res-
tez pas là. — Qu'elle s'en aille! Qui est-ce?
— Si c'est sa femme, qu'on les lie ensemble. —
Le couteau, c'est trop court, il faudrait com-
mencer par Pécarteler — le plonger dans l'huile
bouillante, — l'écorcher vif comme une an-
guille.
Balt entre avec Tonia par la gauche.
TONIA.
Par ici ! Par ici !
BALT.
Sommes-nous assez près? Je voudrais voir
868 jreux quand il apercevra le couteau.
136 LES MAINS
VOIX> en divers sens.
Ne poussez pas. Il doit y en avoir pour tout
le monde... Mais ne poussez donc pas, vous
autres ! Il fallait venir plus tôt; nous étions ici
avant minuit. — On dit que ses enfants sont
venus pour le voir mourir... Ça lui donnera
du courage... On meurt mieux en famille. —
Il fait glacé. On grelotte. — Qu'on en finisse t
Voilà la neige qui va recommencer à tomber.
— On a balayé le pavé pour qu'il ne glisse
pas. — Vous le verrez sautiller comme un
poulet sur la tôle rougie. — Hé ! Petit-Pierre!
Monte sur la borne.
BALT.
Il me semble que c'est moi qui vais passer
là. Tonia, je voudrais te dire cela tout bas à
toi d'abord. Ensuite, tu pourras le crier aux
autres... Mais voilà déjà le jour. Regarde-moi,
LES MAINS 137
Tonia. Est-ce que je n'ai pas, moi aussi, la tôte
d'un homme qui va...
VOIX, autour de Balt.
Mais gardez donc vos mains en paix, brave
homme. C'est insupportable. Vous avez l'air de
secouer un prunier.
Tous rient.
BALT-
Je ne peux pas, je ne peux pas. Il y a quel-
que chose dans mes mains qui ne veut pas s'en
aller. Elles auraient cassé les cordes du cor-
dier. Pourtant je suis très faible, très faible.
Un enfant me mettrait à terre.
LA VOIX, au fond.
Seigneur ! Seigneur!
Gris. Tumulte.
VOIX, au second plan.
Mais emmenez-la donc, qu'on l'entraîne! —
Tenez; la voilà, elle crie, on voit ses bras qu'elle
lève vers le ciel.
8.
138 LES MAINS
BALT.
Qu'est-ce qu'on fait de la tête,, ensuite ? Est-
ce qu'elle continue à vivre, la tête. (Rires). Je
voudrais la tenir un instant entre mes mains,
cette tête.
Il fait un mouvement pour s'avancer par delà les
soldats.
UN SOLDAT.
Holà ! Arrière !
BALT.
Je dois aller. Laissez-moi passer, que je
vous dis. J'ai autant de droits que l'homme
à marcher là.
TONIA, riant.
Ne l'écoutez pas, il a bu un coup de trop.
Nous avons fait ensemble les cabarets de la
route.
BALT.
Je t'en prie, Tonia, ne ris pas de moi. J'ai
LES MAINS 139
toute ma raison. Je sais ce que je dis. Et pour-
tant, c'est vrai, j'ai l'air d'un homme qui dé-
raisonne.
Bast est outré. Apercevant son frère et Tonia, il a un
mouvement, se dissimule. Eux ne l'ont pas aperçu.
UNE VOIX, près de Balt.
Les frères avaient fait un héritage. L'homme,
une nuit, est entré dans la chamhre où dormait
L'aîné. Alors il a pris un maillet.
BAST, se rapprochant.
Vous dites, un maillet?
BALT, sans voir Bast.
Il y avait peut-être un secret entre eux. Ils
avaient peut-être tué quelqu'un.
LA VOIX, au fond.
Seigneur! Seigneur! Seigneur!
VOIX, au premier plan.
Encore ce cri ! C'est un scandale. — On devrait
140 LES MAINS
épargner aux honnêtes gens de pareilles émo-
tions. — Est-ce que les portes ne s'ouvrent pas
encore? Est-ce qu'on songerait à le gracier?
— Pas de grâce ! Il nous faut l'homme ! La
mort ! La mort !
UN HOMME, à un autre.
Le vieux couche seul... Il n'y a pas de volets
à la fenêtre .. Je sais où l'argent est caché...
Un de nous deux ferait le guet. Rien qu'un
petit coup de surin.
BALT.
Voici la vérité, je la connais mieux que per-
sonne. L'homme était penché sur la table,
comptant son argent. Alors l'autre s'est appro-
ché, ses mains allaient devant lui. C'est comme
je vous le dis, il n'a fallu qu'un instant. Il n'y
a pas eu de sang.
UNE VOIX, près de Balt.
Qu'est-ce qu'il raconte? Il est fou. Mais si,
LES MAINS 141
puisque lo lit en était plein. Il y avait du sang
sur les murs. Il y avait du sang1 dans l'escalier.
Il y avait du sang jusque dans la rue.
BALT.
Est-ce que j'ai dit qu'il n'y avait pas de
sang? Que je meure si j'ai dit cela!
BAST, dan? la foule.
Cet homme sûrement divague. Il vaudrait
mieux l'attacher au pilier d'un cabanon.
VOIX» au premier plan.
Le voilà! Le voilà!
BALT.
Serait-ce vraiment lui qui vient, Tonia? Est-
ce que c'est déjà lui? Ecoutez, il faut l'empê-
cher d'avancer. Dites-lui qu'il s'accroche aux
pierres de la prison plutôt que d'avancer.
TONIA.
On n'aperçoit rien. La rue est noire de monde.
142 LES MAINS
BALT.
Ecoute, je ne resterai pas, je ne veux pas voir
cela. Ouvrez les rangs, faites-moi place. C'est
horrible de penser qu'une tête va rouler là.
VOIX» en tous sens.
Les portes s'ouvrent. — On ne l'aperçoit pas
encore. Il y a des hommes noirs devant la
prison. — Voisine, n'auriez-vous pas un petit
cordial sur vous? Au dernier moment, on dé-
faille. — Hé ! Petit Pierre, regarde bien la lu-
nette!
BALT.
Viens. Allons-nous en. Quand il passera, ce
sera trop tard.
TONIA.
Je crois qu'il arrive. Tu n'auras qu'à fermer
les yeux si le cœur te manque.
BALT.
Ah! Tonia, est-ce qu'il ne viendra pas un
temps où les mains seront délivrées de tout le
LES MAINS 143
mal qu'il y a en elles, où elles pourront tra-
vailler tranquillement à la terre?
UN OFFICIER.
Garde à vous! Sabre au clair!
Long cliquetis de sabres. Les commandements se ré-
pètent au loin, à gauche, clameurs de la foule.
On entend toujours les glas.
BALT.
Mes yeux volent vers l'homme comme les
mouches vers le bœuf qu'on égorge.
TOUTES LES VOIX, soulagées, heureuses.
Le voilà! Le voilà! Il arrive! — Ses che-
veux sont droits comme des poignards. — Il
est vert. — On le croirait déjà mort. N'est-ce
pas pitié, vous autres? — Nous serions volés
s'il tombait là tout à coup.
TONIA.
Je voudrais baiser ses lèvres froides tout à
l'heure.
144 LES MAINS
BALT.
Le ferais-tu aussi pour moi, Tonia, si un
jour... ?
Roulement à mesure rapproché des tambours à droite.
Apparaissent le juge, le greffier, la confrérie des
pénitents en cagoule, portant des cierges allumés.
Immense silence soudain de la foule.
LES PÉNITENTS, s'avançant deux par deux.
Chaque pénitent à son tour dit un des versets.
Nous sommes les fléaux. — La peste, la
famine et la guerre sont nos compagnons. —
Nous sommes le sang et les plaies. — Nous
sommes les mauvaises tentations. — Nous
sommes les mains homicides — qui versent le
poison — qui nouent les cordes — qui aigui-
sent les couteaux.
Nous sommes le remords et les sanglots. —
Nous fléchissons sous la colère de Dieu. —
Nos gorges sont sèches d'avoir lamenté vers
vous, Seigneur! — Nos pieds sont déchirés
LES MAINS 145
d'avoir marché par les chemins de la Péni-
tence ! — Sous nos cagoules nous cachons le
visage de Caïn. — Toute la terre est rouge du
Sang d'Aboi. — (Tous les pénitents ensemble.) NOUS
vous offrons en expiation, Seigneur, nos sueurs
d'agonie. Amenf
LE PRÊTREj s'avançant à reculons, les bras ouverts,
le crucifix dans l'une des mains.
Pensez à Dieu,, mon frère, élevez votre es-
poir vers celui qui pardonne.
Le condamné, les pieds ligotés, marche en sautillant
péniblement.
LA VOIX, au fond.
Seigneur! Seigneur! Pitié pour mon fils,
Seigneur !
La foule repousse le cordon de soldats,, déborde en tous
sens, regardant vers la gauche.
On entend le bruit sourd du couteau s'abattant. Un cri
immense part de la foule. Roulement prolongé de tam-
bours.
9
146 LES MAINS
Bast porte vivement ses mains à sa tête, puis essaie de
faire un signe de croix.
La place rapidement s'est vidée : il n'y a plus, au fond,
qu'un groupe qui continue à regarder vers l'échafaud.
Bourdonnement de la foule dans la coulisse. Piétinement
confus, cliquetis de sabres, commandements. Les glas ont
cessé.
BALT.
J'ai vu tomber la tête. Elle roulait comme
une boule à travers un jeu de quilles. Après
tout,, c'est l'affaire d'un instant ; maintenant
l'homme a payé sa dette. Il faut toujours en
venir là. Le plus tôt est le mieux.
BAST.
Viens, mon frère. Il ne faut pas rester ici un
instant de plus. Fuyons, fuyons.
BALT.
Qui est là? qui m'appelle?
BAST.
C'est moi, Bast. Fuyons, je te dis.
LES MAINS 147
BALT.
Qu'importe à présent? j'ai vu ce que je devais
voir. Il est trop tard pour s'en aller.
VOIX, au fond.
L'homme a fait une belle fin. — Il a em-
brassé le prêtre. 11 a regardé le couteau. —
Ça donnera du cœur aux autres. — Et puis,
voilà, il y a les journaux. C'est une consola-
tion pour la famille.
BAST.
Tu auras tout l'argent. Je n'en veux plus, je
te le laisse. Mais viens. La terre encore une
fois avait bougé quand je suis parti.
BALT.
L'homme aussi avait tué son frère pour de
l'argent. Pense à cela, Bast... Et, dis-moi, as-
tu vu ses yeux devant le couteau? Hendrik
avait des yeux comme cela.
148 LES MAINS
BAST.
Silence ! Silence !
TONIA.
Oh ! allez ! il* ne faut pas se gêner avec moi.
Votre frère, Bast, n'est pas un homme comme
les autres.
BALT.
Non, Tonia, à présent je ne suis plus comme
les autres hommes.
BAST.
Eh bien, emmenez-le, Tonia. 11 vaut mieux
qu'on ne nous voie pas trop longtemps ensemble.
Il s'éloigne.
TONIA.
Veux-tu que je te dise, pauvre homme ? Toi
aussi tu as l'air d'avoir quelque chose sur la
conscience.
BALT.
Sur la conscience, Tonia? Tu as dit, sur la
LES MAINS 149
conscience? Regarde- moi bien en face. Tant
que personne ne sait rien, je puis, moi aussi,
te regarder en face. Peut-être que je ressemble
à cet homme? Est-ce que je porte comme lui
la malédiction de Dieu sur mon front?
TONIA.
Je ne vaux pas cher et pourtant il me sem-
ble que tu as fait une chose que je n'aurais pas
faite, moi.
BALT.
C'est justement ça, Tonia, que je voulais te
dire. Maintenant il est trop tard encore une
fois, l'heure est passée. Je ne suis pas l'homme
que tu crois, Tonia.
Roulement, bruit de cavalerie s'éloignant.
VOIX, au fond.
C'est le fourgon. Le supplicié est dedans,
avec sa tète dans ses bras. — Courons voirdé-
monter la machine.
150 LES MAINS
Tous s'en vont. Le bourdonnement de la foule dé-
croît de plus en plus et puis cesse tout à fait.
BALT.
Me tête à moi, Tonia, tient toujours à mes
épaules. Ce que je t'ai dit, c'était pour plaisan-
ter. Allons-nous en, je veux boire jusqu'à
rouler sur le chemin. Il y aura toujours bien
un chariot qui passera.
TONIA.
Voilà le jour. Hâtons-nous. Les cloches son
neront pour l'enterrement du tailleur quand
nous arriverons.
Elle l'entraîne vers le fond à gauche. Le matin livide
éclaire la place. Des groupes d'ouvriers passent,
chargés d'outils.
BALT.
Tu as raison. C'est le jour, c'est encore une
fois le jour... Mais pas par là, Tonia. C'est par
là que le fourgon a passé.
LES MAINS 151
TONIA.
C'est étrange comme un peu de boisson peut
mettre un homme à bas.
BALT.
Ce n'est pas seulement la boisson. Vois-tu,
Tonia, il y a des hommes qui ont le crime
dans les mains. Ceux-là tuent comme il y en a
qui prient, comme ceux-là vont au travail. Et
puis ensuite il n'y a plus qu'à passer par là. To-
nia! promets-moi, Tonia... un baiser sur mes
lèvres froides, sur mes lèvres froides, quand
le moment sera venu.
TONIA.
Je ne voudrais pas être dans ta peau.
BALT.
Pourtant, Tonia, moi aussi j'avais une âme.
Un homme éteint les derniers réverbères.
ACTE V
ACTE V
Même décor qu'au premier. Le crucifix a été replacé
sur la cheminée. Balt est couché dans le réduit, au fond.
BAST, du dehors.
Balt! Balt!
Il rentre violemment, les yeux tournés vers la porte.
Balt!
BALT, du fond du réduit.
Pourquoi m'appelles-tu encore?
156 LES MAINS
BAST.
Je l'ai vu. J'ai vu sortir sa main. Aux brouet-
tes, Balt! Les terres encore une fois se sont
éboulées sur le chemin.
BALT.
Eh bien! qu'il sorte tout entier s'il veut. J'en
ai assez de toujours batailler contre lui. Aussi
bien il est le plus fort. C'est lui qui doit gagner
la partie.
BAST.
Miséricorde! Nous sommes perdus si nous
le laissons faire. Le dégel a entraîné les terres,
que je te dis. Lève-toi, Balt. Nous démolirons
le four, nous en précipiterons les briques dans
la fosse.
BALT.
Ce ne sont pas les eaux, c'est lui qui travaille
là-dessous. Il reviendra toujours à la surface,
il remontera toujours du fond de la fosse.
LES MAINS 157
BAST.
Du moment que tu le prends ainsi... Eh bien!
nous ferons doux parts de l'argent, je m'en
irai avec la mienne. Vous vous arrangerez en-
semble, lui et toi, pour le reste. Je m'en mo-
que.
BALT.
C'est cela, oui, laisse-moi. Vois-tu, ce n'est
pas tant la guillotine que de garder le secret
pour moi seul. Il faudrait faire une chose, je ne
sais pas, je ne sais pas. Et alors, le mieux est
de dormir. Aussi bien le grand jour arrivera
assez tôt. Alors il nous faudra rendre nos
comptes là-haut.
BAST.
Non, ne parle pas de cela. N'évoque pas ce
jour terrible. Mes dents claquent de peur. En-
core si nous avions le champ! Mais ils so sont
mis à trois à renchérir dessus.
158 LES MAINS
BALT.
Voilà, oui. C'est pour cette chienne de terre
que nous avons fait cela et maintenant le
champ passera à un autre.
BAST, du seuil.
Il est là, il est là. Je le vois . Tout est à re-
commencer. Aux brouettes!
il sort.
BALT.
Es- tu encore là, Bast? Je voudrais te de-
mander quelque chose. Va jusqu'au champ,
prends dans tes mains une poignée de terre et
apporte-la moi. Oui, orne dernière fois sentir
l'odeur de la terre, Bast ! tenir tout le champ
dans une petite poignée de terre !
on entend Bast revenir avec la brouette.
BAST, du dehors.
Voyons, sois raisonnable, bon ami Hendrik.
LES MAINS 159
Nous avons intérêt à vivre bien ensemble puis-
que la chose est faite. Heu! Heu! J'irai pieds
nus, un cierge à la main, intercéder pour le
repos de ton âme auprès de Notre-Dame des
miséricordes. Je t'ai promis aussi des messes,
Je n'oublierai rien. Je t'assure que je ne regar-
derai pas à la dépense. Non, je ne suis pas un
ingrat. Un autre, après tout, aurait pu faire
le coup et te voler le magot. Est-ce qu'il
n'est pas préférable pour tout le monde que
ce soit à nous, tes parents, que revienne l'au-
baine?
BALT-
Ecoute, hé, Bast, écoute. Si tu ne veux pas
aller jusqu'au champ, apporte-moi l'argent. Je
veux voir l'argent. C'est bien le moins puisque
je me suis damné pour lui. Si tu no viens pas
à l'instant, je me lèverai, j'irai le prendre de
force, (suppliant.) Apporte ici l'argent... Tu ai-
deras mes mains à le palper. Et ensuite tout
160 LES MAINS
sera dit, tu pourras l'emporter où tu voudras.
BAST> tassant la terre dans la fosse.
Tu l'entends, bon cousin? Il voudrait avoir
tout l'argent pour lui seul. Ça ne m'a guère
profité à moi... Je ne suis pour rien dans l'af-
faire.
BALT.
Eh bien, garde-le, cet argent exécrable. Il ne
valait pas la vie d'un homme.
BAST> rentrant précipitamment.
Hé! Balt, quelqu'un! J'ai vu quelqu'un arri-
ver par le sentier. Cette fois, nous sommes pris.
BALT.
Tire-toi de là comme tu pourras. Moi, je veux
dormir. Quand je dors, c'est déjà comme un
peu de la bonne mort.
TONIA, entrant.
C'est moi, Tonia. (Apercevant Bast.) Je viens
LES MAINS 161
pour quelqu'un qui n'a pas votre museau. Où
est Balt?Où est l'homme de mon cœur?
BAST.
J'entends bien. Mais vous auriez pu entrer
moins brusquement.
TONIA.
Dites, où est Balt?
BAST.
Au cabaret, à moins qu'il ne soit ailleurs. Il
n'y a plus rien de cqjnmun entre cet ivrogne
et moi. Vous feriez mieux de passer votre
chemin.
TONIA.
J'ai perdu mon mari. Depuis qu'on l'a mené
au cimetière, j'ai peur toute seule chez moi.
BAST.
Allez! il est en terre bénie. Y en a bien qui
n'ont pas cette chance.
162 LES MAINS
TONIA.
J'aurais voulu dire un mot à votre frère.
BAST.
Vous savez, son esprit bat la campagne.
Vous auriez grand tort de compter sur lui.
TONIA, regardant autour d'elle, riant.
Ce n'est pas qu'il fasse gai chez vous. Une
femme mettrait des rideaux à la fenêtre.
BAST.
Là où entre la femme, l'argent sort. D'ail-
leurs tout le monde peut regarder chez nous,
nous n'avons rien à cacher.
TONIA.
Je suis une très pauvre femme, Bast.
BAST.
Ecoutez, j'ai à faire dans le champ. Repassez
un autre jour.
LES MAINS 163
TONIA.
Le tailleur ne m'a rien laissé, le gueux ! Je
puis bien vous dire cela à vous, son frère :
Balt m'avait promis de me venir en aide.
BAST.
Qu'il paie son plaisir, s'il le veut, c'est son
affaire. Moi, je n'ai pas de femme. Je suis un
vieux cierge qui n'a jamais brûlé, Tonia. Hors
d'ici, je vous liais toutes, toi et tes pareilles. Je
n'aime que la terre, Tonia, la terre ! la terre !
TONIA, s'asseyant.
Chassez-moi un peu pour voir.
BAST, rusant.
Bon ! C'était pour rire !
Il va prendre sournoisement un bâton et le tient
derrière son dos.
Allez ! Balt est bien heureux d'avoir une
femme comme vous. Ah! Tonia, si ce n'était
pas mon frère I
164 LES MAINS
TONIA.
Vous êtes les deux fils d'une même mère et
pourtant vous ne vous ressemblez pas !
BAST.
Il a toujours été le plus grand, il était fort
comme un cheval. Moi, je suis petit, je suis le
petit bœuf. Ma mère m'a porté sur le tard. Et
comme ça, dites, il vous a promis le mariage ?
Il me faudra donc quitter la maison quand
vous y viendrez vivre à deux?
Il agite son bâton derrière lui.
TONIA.
Rien n'est fait. Ce n'est pas un homme qui
sait se décider comme vous. Sa langue est une
vieille roue de moulin lente à tourner. Elle
moud plus de vent que de farine.
BAST-
Je ne voulais pas vous le dire, mais il dort
là. Ecoutez comme il ronfle. (Riant.) Vous n'au-
LES MAINS 165
riez là qu'un débris d'homme, (u attire une chaise
et s'assied près d'elle.) C'est moi qui tiens l'argent.
TONIA.
Vous avez la peau plus fine que Balt. (Elle
aperçoit le bâton qu'il a caché derrière sa chaise.) Mon-
trez voir ce qu'il y a là.
BAST.
Là? Ce n'est rien, ce n'est qu'un bâton.
TONIA.
Donnez-le moi, je le veux.
BAST-
Voyez ce qu'une femme fait d'un homme,
Tonia. J'avais pris le bâton pour vous mettre
dehors. Eh bien, le voilà. C'est vous mainte-
nant qui auriez le droit de me battre. Ah!
Tonia, l'amour d'une femme a le goût d'un
beau fruit. Vous l'aimez bien, mon frère ?
TONIA» elle hausse les épaules.
Et puis, vous savez, il avait toujours
166 LES MAINS
quelque chose à vous dire et qui ne venait
pas.
BAST.
Dites, la femme, n'avez-vous pas entendu
gratter sous la terre? C'est effrayant! Quel-
qu'un a gratté là-dessous î
TONIA, faisant le mouvement d'aller vers la porte.
Toi aussi , tu es sujet aux lubies.
BAST.
Non, non, maintenant que tu es entrée, ne
Sors plus, Tonia. (il va vers la porte, regarde au de-
hors.) C'étaient les corneilles là-bas dans l'arbre.
Vois-tu, il y a quelque part ici assez d'argent
pour s'acheter une maison meilleure que celle-
ci. Et de la terre, Tonia! Il y aurait un che-
val à l'écurie. Mais garde cela pour toi, je t'en
prie. C'est à toi seule que je le dis.
TONIA.
A présent je puis bien vous dire aussi : il ne
LES MAINS 167
tenait guère à vous. S'il vous arrivait quel-
quefois une petite chose, si vous sentiez une
boule de feu à l'estomac, vous sauriez à qui
vous en prendre.
BAST.
Mon frère mort, j'aurais cherché une femme.
Nous aurions vécu dans l'abondance et la joie.
TONIA, lui caressant le menton.
Mon cœur ! c'était un homme comme toi qu'il
m'aurait fallu.
BAST.
Plus bas, plus bas... Mais voilà, il y en aura
toujours un de trop entre nous. Voilà, oui,
c'est le troisième qui est de trop.
TONIA.
Les choses souvent s'arrangent toute seules.
Le tailleur est mort, il n'est plus resté que Balt
et moi.
168 LES MAINS
BAST.
Pas toujours, Tonia. Les choses ne s'arran-
gent pas toujours comme on voudrait. Il faut
quelquefois bien un peu y mettre la main.
(Allant vers le réduit où est couché Balt.) Mais venez
donc voir comme il dort. Venez, Tonia. Main-
tenant il dort comme s'il ne devait plus jamais
s'éveiller.
TONIA.
Déjà depuis un petit temps ce n'était plus le
même homme. Quand il venait, c'était pour
s'étourdir en buvant du genièvre. Il a toujours
eu une peine qu'il ne voulait pas dire. Mais
tenez, voilà qu'il s'agite. Il a l'air de repousser
quelqu'un qu'on ne voit pas.
BALT? du fond du réduit.
Hendrik ! Hendrik !
BAST.
Non, non, ne reste pas là. Va-t'en. Quelque-
LES MAINS 169
lois. 6D dormant, il dit des choses singulières.
.Moi. j'y suis fait. Mais un autre pourrait s'ima-
giner ce qui n'est pas. Dis-moi, tu n'as pas en-
tendu le nom qu'il prononçait?
TONIA.
Il a dit une chose que je n'ai pas comprise.
BAST.
Vois-tu, cela vaut mieux. Bien que ce qu'il
dit soit sans rapport avec la réalité, il vaut
mieux ne pas comprendre. C'est une peine de
moins. Est-ce qu'il parle encore?
TONIA.
.le n'entends plus rien.
BAST.
Eh hien, viens par ici. Oui, écarte-toi un
peu. Viens avec moi de ce coté... Tonia ! Ah !
Tonia !
TONIA.
L'homme, vous avez d'étranges yeux.
10
170 LES MAINS
BAST.
C'est que, vois-tu... Non. je ne dirai plus
rien.
TONIA.
Tu as peur. Tu te défies de moi. Va, j'en ai
entendu bien d'autres.
BAST.
Je voulais te dire ceci, Tonia. Si Balt, une
supposition, ne s'éveillait plus, n'est-ce pas?
TONIA.
Oui.
BAST.
Si quelque chose arrivait qui l'empêchât de
s'éveiller jamais ?... Comprends-tu à présent?
TONIA.
Oui, oui, s'il ne devait plus s'éveiller jamais...
BAST.
Eh bien, regarde eeci. (il va prendre un maillet
LES MAINS 171
près de la cheminée.) Il n'y aurait qu'à lui laisser
tomber ça sur la tète.
TONIA.
Chut f plus bas !
BAST.
Rien qu'une fois, une seule petite fois... Mes
mains sont bien faibles. Je ne suis qu'un pau-
vre vieil homme.... Une seule petite fois, Tonia.
TONIA.
Et il y a là, tu dis, de quoi acheter un che-
val, de la terre?
BAST.
Oui, oui. Une maison aussi... Et puis pense à
cela. Il n'est pas ton frère, ce n'est pour toi qu'un
homme comme tous les hommes. Nous irions
nous marier à l'église, (il tourne le maillet et l'abat
dans le vide.) Comme ça, Tonia, comme ça.
TONIA.
Je vois bien, comme ça, oui...
172 LES MAINS
BAST, il lui met le maillet dans les mains et la pousse
vers le réduit.
Va, va... Rien qu'une petite fois, Tonia.
TONIA, laissant tomber le maillet.
Non, je ne peux pas, je ne veux pas. Nous
avons eu de bons moments ensemble.
BALT, apparaissant sur le seuil du réduit.
L'homme aussi avait tué son frère d'un coup
de maillet.
BAST.
Vois, ce n'est pas moi, c'est elle qui tenait le
maillet.
TONIA.
Ne le crois pas, Bast. Je ne suis qu'une fille
de plaisir et tout de môme je n'aurais pas fait
cette chose abominable.
BALT, montrant le crucifix.
Tu oublies celui qui est là, Bast. Il y a un té-
moin cette fois. Je te le dis sans colère. Ce
LES MAINS 173
que l'un a fait, l'autre peut bien le faire aussi.
Maintenant écoute, Tonia. Il n'y a plus de
raison pour que je ne te dise pas la chose que
je voulais te dire.
BAST.
Il ment.
BALT.
J'ai menti, oui, je n'ai pas cessé de mentir.
Je mentirai tant que la chose n'aura pas été
dite. On a la bouche fermée comme avec des
clous, on croit qu'on pourra toujours porter
cela au fond de soi, et il vient un jour où les
clous tombent, où la bouche s'ouvre d'elle-même
et alors quelqu'un va vers la porte et pousse un
grand cri.
BAST.
Va-t'en, Tonia. Il n'est pas bon pour toi que
tu demeures ici plus longtemps. Aucune créa-
ture humaine ne peut savoir ce qu'il y a de ter-
rible dans une minute comme celle-ci.
10.
174 LES MAINS
BALT.
Après tout, tu avais peut-être raison, mon
frère. Oui, comme tu disais : un petit coup de
maillet, rien qu'un petit coup. Tout aurait été
fini. Mais, voilà, c'est bien assez qu'un des
deux ait perdu son âme. Non, reste Tonia.
Encore un instant. Un homme a été étranglé
dans cette maison. Voici les mains qui furent
les étaux, voici les mains qui ont étouffé les
râles.
BAST.
Ne l'écoutez pas. Vous voyez bien qu'il a les
yeux d'un fou. Il ne sait ce qu'il dit.
BALT.
Il y a quelqu'un dans la fosse qui sait tout.
Il a de la terre dans la bouche et cependant il
n'a jamais cessé de crier en nous. Il est bien
plus vivant que nous ne le sommes à cette
heure, toi et moi. Bast. J'étais autrefois un chêne,
vigoureux et sain. Ma race aurait pu dormir
LES MAINS 175
à mon ombre. Regarde, Tonia, quelle ruine je
suis devenu.
BAST.
Ehl bien, croyez-le si vous voulez. Moi, je
n'ai rien lait. Sur mon salut éternel, je n'ai rien
fait.
BALT.
Je t'en prie, Tonia, viens ici. Tes mains ont
fait le mal, mais elles ont aussi remué des ber-
ceaux, elles ont pétri le pain, elles ont fermé
des yeux Eh ! bien, prends dans tes mains les
miennes. Oui, comme cela. Ohl elles n'ont ja-
mais cessé de trembler depuis cette nuit, cette
horrible nuit. Le mal était en elles, Tonia. Voilà,
oui elles étaient liées au mal, c'est bien cela : et
elles n'ont plus jamais fait le signe de la croix.
Aide-moi à porter mes mains à mon front. Il
est bien que ce soit une femme comme toi, To-
nia, « 1 1 1 ï lasse cela pour un homme comme moi...
Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit.
176 LES MAINS
TONIA.
Il est possible qu'il ait fait ce qu'il dit et pour-
tant celui-là vaut mieux que toi qui n'as rien
fait.
BAST, à Toaia.
Ecoute. Bien ou mal gagné, l'argent vient
toujours de quelqu'un. Celui-là est à nous. Il
n'y a plus personne pour nous le reprendre.
Reste avec nous, Tonia. Je te prendrai pour
femme. Nous serons à trois pour garder le se-
cret.
BALT.
Qu'il en soit de vous deux comme vous vou-
drez. Je sais ce que j'ai à faire; et cela, per-
sonne ne me l'a dit, je le ferai de mon propre
mouvement, comme un homme qui avait les
mains liées et qui a fini par casser les cordes.
A présent je suis libre. Je me sens délivré d'un
poids. Je crois qu'il me vient une conscience.
Le reste est affaire entre Dieu et moi.
Il fait un pas vers la porte.
LES MAINS 177
BAST.
Il ne faut pas qu'il sorte. Mets-toi devant la
porte avec moi, Tonia. De toutes nos forces
accrochons-nous à la porte.
TONIA
Non, non, laissez-le. Le tailleur, lui, n'avait
ni tué ni volé.
BALT.
Maintenant personne ne pourrait plus m'em-
pècher de faire ce qui doit être fait... Mes mains
ne tremblent plus. Je vais là où je dois aller
(Appelant du seuil.) Hé! laboureurs t bergers,
hommes du Saint Devoir! C'est moi, Balt,
votre voisin Balt. Je veux parler, je dois par-
ler.. Arrivez tous, les vieux et les jeunes, les
femmes, les enfants. Il n'y aura jamais assez
de monde pour entendre ce qui doit ôtre dit.
Les paysans accourent
TOUS LES PAYSANS.
Qu'est ce qu'il y a? Qu'est-ce qu'il nous veut?
178 LES MAINS
BALT-
J'étais un homme comme les autres hommes.
Je travaillais dans mon champ. Je gagnais mi-
sérablement mon pain avec les mains que voilà.
Un soir Hendrik est venu. C'était notre parent.
Il s'est assis là, il a mis son argent sur cette
table. Il était notre hôte confiant : son sang
joyeusement bourdonnait comme une ruche. Et
puis la porte ne s'est plus jamais rouverte sur
sa vie. Je l'ai conduit là vers le lit. Je l'ai cou-
ché sous moi. Je lui ai pris la gorge... comme
ça, comme ça... Je lui ai serré la gorge jus-
qu'à ce que la langue lui sortît des dents...
jusqu'à ce qu'il rendît le souffle.
UN DES PAYSANS-
S'il l'a fait comme il le dit...
BALT.
Comme je l'ai dit... Avec ces mains, oui.
C'est là la vérité. Je t'en demande pardon,
Tonia, je t'en demande pardon, mon frère,
LES MAINS 179
j'en demande pardon à tous les hommes .
LES PAYSANS.
A mort!
BALT.
Oui, c'est cela, à mort! Faites venir les gendar-
mes, qu'on me mène au juge. Chacun doit expier
selon sa faute. Toi, Tonia rappelle-toi. Sur mes
lèvres froides, sur mes lèvres froides, comme
tu l'as promis.
LES PAYSANS.
A mort ! A mort !
Ils l'entraînent.
LES YEUX
QUI ONT VU
UN ACTE
Représenté, pour la première fois, à Bruxelles, sur la scène
du Théâtre d'Art, le 14 avril 1897,
Avec un commentaire musical de Léon Du Bois.
11
NOE, vieux paysan paralytique.
BRUNO |
KASPARJ filsdeNoé.
NORA, femme de Noé.
DEUX VOISINES.
LE FOSSOYEUR.
LA VOIX DU CURÉ.
VOIX DANS LA CAMPAGNE.
Créateurs des principaux rôles : MM. Sermon (Noé),
Masquier (Bruno), Stàquet (Kaspar), Mlle Marie Denys
(Nora). Mesdames Herdies et Delville (les deux voi-
sines.)
LES
YEUX QUI ONT VU
En Flandre, le Vendredi-saint. Maison de paysan.
Contre le mur, au fond, un grand crucifix de bois, au
bois de la croix est fixée une herse faite de clous en fer.
Fenêtre par laquelle on aperçoit les champs. Porte à
côté de la fenêtre. Une horloge. Jour triste et bas au
dehors. Long silence. Noé et ses fils sont assis dans l'àtre
et tressent des paniers.
NOÉ, assis dans l'àtre avec ses fils.
.N'him... Efct-œ «j«i Vllr s 'est mise au lit, nies
iils 1
184 LES YEUX QUI ONT VU
NORA? devant le crucifix.
Je suis devant Christ. Je range les chan-
delles. Il n'y aura plus ensuite qu'à les allumer
quand l'heure sera là.
NOÉ.
Oui, quand l'heure sera là... Mais je ne vous
vois plus, Nora, il fait si noir. Il y a une
grande ombre sur les hommes.
NOT1A.
Là-bas, à la boutique, la lampe brûlait depuis
le matin. On n'aurait pas reconnu un sou d'un
écu. Tout le monde entrait, sortait. La mar-
chande n'avait jamais fini de servir la pratique.
Et à peine on se voyait.
NOÉ.
Tous aussi arrivaient acheter delà chandelle,
n'est-ce pas, Nora? C'est un bon jour pour
les boutiques.
LES YEUX QUI ONT VU 185
NORA-
Ils arrivaient ; ils mettaient leur argent sur
le comptoir, oui. Ah ! il y avait là de si pâles
visages ! Il y avait des gens qui n'avaient pas
mangé depuis deux jours pour faire le compte
des petits sous !
NOÉ.
Toi aussi, bonne femme... C'est à peine si tu
pouvais te traîner tout à l'heure.
NORA.
Le tout est d'accomplir le saint devoir, n'est-
ce pas? Et les voilà. Elles sont de cinq à la
livre. Il y en a ainsi une pour chaque plaie.
C'est le nombre. Dieu ne fait pas de diiïérencc
entre la petite lumière du pauvre et les beaux
luminaires du riche. Cependant, si tu le veux,
nous m Un nierons aussi le cierge de la petite
Lena. Il n'avait brûlé qu'à moitié quand on l'a
portée «Mi ti-rre.
186 LES YEUX QUI ONT VU
NOÉ.
Non, celui-là, il faut le garder, Nora. Il y a
toujours quelqu'un qui est sur le point de mou-
rir... Et maintenant, il faut attendre... Il n'y
a rien autre chose à faire qu'à attendre...
NORA.
C'est cela, oui, attendre. Toute la vie se
passe à attendre. Quand notre petite Lena a été
prise par les fièvres, le médecin aussi a dit
qu'il fallait attendre. Et puis les femmes sont
venues. On l'a ensevelie dans sa petite chemise
blanche.
NOÉ.
Notre Seigneur ressuscitera, Nora. C'est une
grande force dans notre misère de penser qu'il
ressuscitera.
NORA.
Mais notre petite Lena s'en est allée avec sa
branche de buis dans les doigts et n'a pas res-
suscité, pauvre homme!
LES YEUX QUI ONT VU 187
NOÉ.
Ne dites pas cela, no dites pas cela... La
petite Lena avait le péché en elle, comme nous
tous. Maintenant elle est là-haut avec des ailes,,
avec des ailes, Nora... Et comme ça, il faut
toujours que quelqu'un meure pour les autres.
NORA.
Voilà, tu dis là une chose à laquelle je n'ai
jamais cessé de penser. La nuit, je me réveillais
toute froide, je me disais : « Lena peut-être est
morte afin de racheter nos péchés, à nous tous
qui habitons cette maison. » Je n'avais plus
onvie de me rendormir ensuite.
NOÉ.
On ne saura jamais ce qu'il y a au fond de
tout cela. Un doigt nous appelle. On n'a le
temps de rien dire à ceux qui restent, (un silence.)
Mes fils, est-ce que vous n'entendez pas mar-
cher quelqu'un dans le champ ?
LES YEUX QUI ONT VU
KASPAR.
Nous n'entendons rien.
NOÉ.
Vous n'entendez ni ne voyez, vous autres.
Je vous assure qu'il y a un pas qui vient là.
NORA.
Oh! serait-ce déjà le fossoyeur?
NOÉ.
Je crois plutôt que c'est le berger avec son
troupeau.
KASPAR? allant à la fenêtre.
Il n'y a pas de fossoyeur. Il n'y a pas de
berger. C'est notre voisin qui bêche dans son
champ.
BRUNO, avec violence.
Mais personne ne doit toucher à la terre le
jour de la mort de Notre-Seigneur. C'est la loi.
NORA.
La bêche n'aurait qu'à blesser ses pauvres os!
LES YEUX QUI ONT VU 189
NOÉ.
Oui, c'est là un grand mystère. C'est une
chose qu'on ne comprend pas et qu'il faut croire,
cependant. Chaque parcelle de la terre est comme
un peu du corps de Christ après qu'on l'y a
descendu. Mais attendez, attendez. L'heure,
Bruno, n'est pas encore venue. Vous savez
bien qu'il doit d'abord être cloué sur la croix.
Ce n'est qu'ensuite... Alors, voyez- vous, si vous
entendez encore le bruit de la bêche, eh bien...
il faudra...
BRUNO.
Soyez tranquille, notre père, celui-là ne re-
commencera pas.
NOÉ.
Non, non, pas de violence... Il ne faut jamais
employer la violence. Christ n'aurait eu qu'à
lever le doigt, n'est-ce pas? Ehl bien, il ne l'a
11.
190 LES YEUX QUI ONT VU
pas voulu... Songez à cela... Et il est mort sur
la croix comme un de nous.
NORA.
C'est vrai, Christ a baissé la tête, il a poussé
un cri et il est mort.
NOÉ.
Et il meurt tous les ans, Nora, à la même
heure. Il n'a jamais fini de racheter nos pé
chés.
KASPAR.
Mais ce sont là des histoires : il n'y a que
des gens simples comme vous pour y croire
encore. Oui, cela est bon pour les gens de la
campagne. Quand j'étais chez le marchand de
vin là-bas, quelquefois il venait un homme avec
une grande barbe et il avait toujours des jour-
naux dans ses poches. Ah! il fallait l'entendre
parler de tout cela! Il y avait de quoi rire !
NORA.
Pendant des mois et des mois il m'a semblé
LES YEUX QUI ONT VU 191
que la petite Lena mourait tous les jours, à la
même heure. Elle mettait sa petite tête comme
ça et elle fermait les yeux. Alors aussi il est
venu des gens qui m'ont appelé un esprit simple
et qui ont ri de ma crédulité.
BRUNO.
Kaspar a été à la ville. Il a vu les hommes
danser et rire devant la croix. Il ne croit plus
à rien. Quand Christ ressuscite, c'est pour
mourir encore une fois après... Nous le savons
bien, nous qui sommes tristes. Voyons, notre
père, est-ce que les temps ne vont pas venir?
NOÉ.
Ne criez pas si fort! Aujourd'hui, il vaut
mieux parler bas comme on prie. Ce qu'ils ont
décidé là-haut doit être obéi. Et puis, Dieu est
si loin do nous, n'est-ce pas? On aurait beau
élever la voix : Il ne nous entendrait pas...
Nous sommes comme de petites taupes dans
un sillon.
193 LES YEUX QUI ONT VU
NORÀ.
Hélas! Sa pauvre chair nue! Pensez donc à
ola. Sa mère à Noël le tenait si gentiment sur
ses'genoux dans l'étable, entre l'âne et le bœuf!
Il y avait là les rois d'Orient dans leurs grands
manteaux. Les pâtres doucement soufflaient
dans leurs cornemuses. Et lui riait, ses petites
mains jouaient avec les rayons de l'Etoile. Ah!
Sainte Vierge! Les enfants pour les mères ont
toujours l'âge où ils étaient tout petits. Et
maintenant, ils vont le descendre dans l'horrible
terre glacée... Est-ce que ça ne fait pas san-
gloter?
NOÉ.
Mais la terre, Nora, aussi est nue. La terre
souffre aussi. La terre a ses plaies comme
Christ.
NORA.
Elle m'a pris ma petite Lena.
LES YEUX QUI ONT VU 193
BRUNO» il s'est avancé près de la fenêtre.
La terro va avec la mort comme le bœuf
avec la charrue. Tenez, notre Seigneur n'a pas
trépassé encore et déjà toute la campagne est
noire de corbeaux.
NORA.
Il y en a des milliers. Ils font entendre d'hor
ribles cris.
BRUNO.
Ils sont là depuis hier. Ils avaient l'air de
déchiqueter à coups de bec le soleil dans le
soir.
NORA.
Oh! ils ont toujours été là, Bruno! Ils ont
toujours été à la lisière du bois. Ils étaient déjà
dans le bois quand le charpentier est venu cou-
per l'arbre pour la croix.
NOÉ.
Ecoutez! Je voulais vous dire une chose...
194 LES YEUX QUI ONT VU
Nous regardons trop en nous-mêmes. Nous ne
regardons pas assez dans la campagne.
NORA.
C'est cependant par là qu'il viendra.
NOÉ.
Qui? Le berger, Nora?
NORA.
Je ne sais pas... Celui qui doit venir.
NOÉ.
Oh ! oh ! s'il pouvait ne plus tarder. 11 y a*
si longtemps que nous attendons.
Ici, entre la première voisine.
PREMIÈRE VOISINE.
Bonjour, bonnes âmes. Avez-vous allumé
déjà les chandelles? Je ne sais plus rien de
l'heure depuis que la pendule s'est arrêtée,
cette nuit. Le coq n'avait pas chanté qu'elle
LES YEUX QUI ONT VU 195
n'allait plus. J'avais pourtant remonté les poids .
Oh ! il y a à présent des choses si extraordi-
naires !
NORA.
Tout est prêt chez nous. Cependant, il est
inutile d'allumer avant le moment, n'est-ce
pas?
LA VOISINE.
Ce n'est qu'une petite dépense et pourtant
chaque larme de suif est un peu de notre ar-
gent qui coule. Le bon Dieu ne peut pas nous
en vouloir de songer aussi à notre propre mi-
sère; nous sommes si pauvres ! Et il y a la
grêle ; il y a les années sans blé ; il y a la
maladie. Rien d'heureux ne nous arrive à nous
autres.
NORA.
Ce n'est pas seulement à cause de l'argent,
mais, voyez-vous, cela s'est toujours fait
ainsi.
196 LES YEUX QUI ONT VU
LA VOISINE.
Nos pères le faisaient ainsi et les autres
avant nos pères. Tous les ans, il faut recom-
mencer à allumer les chandelles. Personne ne
peut savoir quand ça finira. N'est-ce pas une
chose triste ?
NOÉ.
Voisine, il en sera ainsi jusqu'au bout... Oui,
oui, tant que les hommes ne verront pas.
LA VOISINE.
Tout le monde a des yeux et personne ne
voit. Le mieux est d'en prendre son parti. On
n'aurait plus un bon moment s'il fallait tou-
jours penser à cela... On dit que le boucher a
encore augmenté le prix de la viande.
NORA.
Oh! vous ne manquez de rien, vous... Un
petit sou en moins ne doit pas vous gêner. Nous,
LES YEUX QUI ONT VU 197
nous ne mangeons que les pommes de terre de
notre champ.
LA VOISINE.
C'est vrai, je tâche de mettre à profit les
moments qui me restent. Ils passeront assez
vite. Et comme cela, un morceau de sucre
dans son café, un bon feu pétillant tandis qu'il
gèle dehors, ça nous fait un peu de douceur
sans compromettre notre salut, (un silence.) Je
vois que vous n'êtes pas en train de causer
aujourd'hui. Moi, vous savez, je n'aime pas
être seule au coin de mon âtre quand il y a un
mort quelque part. C'est pourquoi je traîne
un peu comme cela dans les maisons.
NORA.
Qu'est-ce qu'elle dit? Mais Notre-Seigneur
n'a pas trépassé encore !
LA VOISINE.
Soyez sûre qu'il n'en est pas loin.
198 LES YEUX QUI ONT VU
NOÉ.
Dites-moi, voisine, vous qui arrivez de là-
bas... Est-ce que le berger n'a pas encore ap-
paru dans la campagne ?
LA VOISINE.
Des moutons bêlaient a^i loin, mais je n'ai
pas vu le berger.
NOÉ.
Elle n'a pas vu le berger! Oh! Comprenez-
vous cela? Le berger n'est pas revenu! Il ne
reviendra donc jamais ? Ce sera toujours l'hiver ?
LA VOISINE.
Il n'y a pas encore assez d'herbe dans les
champs pour ses moutons.
NOÉ.
C'est cela. Il attend que l'herbe ait repoussé.
LA VOISINE.
Ce n'est pas pour vous faire de la peine. Mais
LES YEUX QUI ONT VU 199
il y a des maisons moins tristes que la vôtre.
Au revoir. Je m'en vais. Je vois bien que j'ai
encore un peu de temps.
NOÉ.
Où va-t-clle ? Voisine ! Voisine ! Où allez-
vous ?
LA VOISINE.
Je vais voir sur la route. Il y aura bien quel-
qu'un qui reviendra.
NOÉ.
Mais d'où? D'où?
LA VOISINE.
Bien! de là-bas, vous savez bien?
NORA.
Au revoir, et fermez bien la porte. Tout le_
monde claque des dents, dans cette maison.
Ici sort la voisine.
200 LES YEUX QUI ONT VU
NOÉ.
Tout le monde a la fièvre. C'est l'âge; c'est
la mort aussi. N'y a-t-il plus un peu de bois,
Kaspar?
KASPAR.
Du bois? si fait. Toute la souche n'a pas brûlé.
Il jette du bois dans le feu.
NOÉ.
Cela ne suffira pas à nous réchauffer. Il vaut
mieux prier. Nous ne sentirons pas le froid en
priant.
NORA.
Nous gémissons vers vous, Seigneur ! Pardon-
nez-nous nos offenses.
BRUNO.
Nous portons vos épines dans notre chair,
Seigneur !
NOÉ.
Nous aspirons à la résurrection, Seigneur !
LES YEUX QUI ONT VU 201
BRUNO.
Pourquoi ne dis-tu rien, toi? Celui-là n'est
pas de notre sang qui ne croit pas au sang de
Christ.
KASPAR.
Il faut cependant admettre que là-dessus
comme sur le reste, chacun a le droit de penser
comme il l'entend. Moi, je suis comme l'homme
a la barbe qui venait chez le marchand de vin.
Je veux toucher avec les mains avant de croire.
NORA.
Les clous sont entrés dans sa chair et n'ont
pas cru, Kaspar; sans cela, ils seraient tombés
d'eux-mêmes.
NOÉ.
Voilà, elle a raison. Il faut croire d'abord.
Celui là seul qui croit verra un jour.
Ici entre la seconde voisine.
202 LES YEUX QUI ONT VU
SECONDE VOISINE.
C'est moi. J'entre comme la petite souris;
ne faites pas attention.
KASPAR.
Vous savez, si c'est pour vous chauffer, il
vaut mieux passer chez le voisin.
NORA.
Il a raison. Il n'y a ici que de pauvres gens.
Tout le froid de la terre habite chez nous.
LA VOISINE.
Je venais voir si personne de vous ne va du
côté de l'église. Vous savez que c'est pour au-
jourd'hui. Ils l'ont condamné à mourir. A trois
heures, il sera cloué sur la croix.
NORA.
Je ne puis entendre cela. A trois heures ! Vous
êtes sûre que c'est à trois heures !
Elle lève les yeux vers l'horloge, et les autres à leur
tour regardant le cadran.
LES YEUX QUI ONT VU 203
LA VOISINE.
A trois heures comme les autres fois, oui....
Bruno fait un pas vers l'horloge et arrête les ai-
guilles.
KASPAR.
Mais ça ne sert à rien. Le temps marche
tout de même.
LA VOISINE.
Il n'y a pas moyen d'empêcher ce qui doit
être.
NORA.
Et cependant chacun le ferait pour son père
et sa mère, n'est-ce pas? On croit que l'heure
ne viendra jamais. Et puis elle vient; et il est
toujours temps alors d'éclater en sanglots.
LA VOISINE.
Mui j'y suis faite déjà. J'en ai tant vu mou-
rir, cela devient une habitude. J'avais dix ans
quand j*;ii perdu ma mère. C'est moi qui l'ai
mise dans ses draps. Déjà le goût m'était venu.
204 LES YEUX QUI ONT VU
Quand quelqu'un mourait autour de la maison,
c'est moi qu'on appelait. Je puis bien dire que
tout le village m'est passé par les mains. Mes
doigts ont gagné la crampe à -coudre toujours
des suaires.
NOÉ.
Allez ! la vie n'est pas drôle. Après qu'on a
fini de payer le maître et les impôts, faut tout
de même en venir là.
LA VOISINE.
A qui le dites-vous ?
NORA.
Est-ce que vous n'entendez pas pleurer quel-
qu'un sur le chemin?
LA VOISINE.
Moi, c'était toujours des cloches que j'enten-
dais. J'en avais la tête cassée. Ah! bon Dieu,
oui ! je parle des commencements. Et voilà,
cela est passé avec le reste.
LES YEUX QUI ONT VU 205
NORA.
Au lieu de bavarder comme une pie. vous
feriez mieux dépenser à sa pauvre mère. C'est
peut-être elle qu'on entend pleurer là-bas.
LA VOISINE.
Mais la douleur est la même pour tout le
momie .l'avais deux enfants; le plus grand est
mort le premier; j'aimais l'autre comme mon
petil .Jésus à moi. Il s'est mis à languir. J'étais
tous les jours à l'église, j'usais mes genoux à
prier. Et puis il est parti à son tour, c'est moi
qui l'ai cousu dans ses draps comme tous les
autres. Voyez-vous, c'est une grande consola-
tion de penser que la loi est la même pour tout
le monde. Il n'y a rien à faire à cela.
NOÉ.
C'est comme elle dit, il n'y a rien à faire.
KASPAIi.
Quand le maître vient et qu'il frappe des ta
12
206 LES YEUX QUI ONT VU
Ions dans la maison en réclamant son argent,
on se roule en boule comme le hérisson et on
dit aussi qu'il n'y a rien à faire.
LA VOISINE.
Mais ce n'est pas la même chose. D'ailleurs,
moi, je n'ai pas d'idées là-dessus. Je vous
laisse... Je vais à l'église. Mais n'auriez-vous
pas une petite chandelle à me prêter ? Vous sa-
vez, on peut toujours compter sur moi quand le
moment est là. Et j'apporte le fil et les aiguil-
les... C'était pour cela aussi que je suis venue...
NORA.
Nous en avons tout juste une pour chaque
plaie.
NOÉ.
Cette\femme a aussi ses péchés comme nous,
Nora. Donnez-lui ce qu'elle demande.
NORA.
Eh! bien, emportez celle-ci. Allez, il en a
LES YEUX QUI ONT VU 207
coûté gros de peine et d'épargne pour nous la
procurer.
Nora prend une des chandelles et la donne à la
voisine.
LA VOISINE.
Bien ! Bien ! Je ne vous oublierai pas dans
mes prières.
ici, sort la voisine.
NORA.
Elles viennent toutes aujourd'hui. Elles ont
mis leurs robes noires. Elles sont venues
comme cela aussi pour la petite Lena.
KASPAR.
Vous auriez eu beau, en ce temps, arrêter
l'horloge. La chose serait arrivée tout de même.
BRUNO.
C'est là, après tout, une parole sensée. C'est
vrai. 11 n'y a plus d'espoir. Il faut qu'il meure.
Eh bien! le plus tôt sera le mieux. Qu'on le
208 LES YEUX QUI ONT VU
cloue sur la croix, puisque aussi bien il est im-
possible qu'il en soit autrement. Ensuite, nous
pourrons respirer.
NORA.
0 misère ! entendre une pareille chose, et n'y
pouvoir rien! N'être qu'une pauvre créature
qui pleure... Bruno, avancez cette chaise près
de la fenêtre... Je suis si lasse, et pourtant il y
a là-bas quelque chose qui m'appelle.
Elle s'assied près de la fenêtre.
NOÉ.
Est-ce que, vous non plus, Nora, vous ne
voyez pas venir le berger ?
NORA.
Il n'y a que des gens qui courent en levant
les bras. Ils ont des yeux comme je n'en ai ja-
mais vu à personne. Est-ce qu'ils regarde
raient déjà passer Christ?
LES YEUX QUI ONT VU 200
NOÉ.
Non, non. ils ne peuvent voir cela, Nora. On
86 figure plus de choses qu'il n'en peut être.
NORA.
Il y a un boiteux qui court plus vite que les
autres; il agite ses béquilles au-dessus de sa
tête. Les infirmes vont donc se mettre à guérir
à présent ? Oh ! voilà : il a trop compté sur ses
forces; il tombe. Notre curé sort de la cure et
le relève.
NOÉ.
Il en a relevé tant d'autres qui sont tombés,
Nora ! Et, dites, est-ce qu'il porte avec lui les
sacrements? Est-ce qu'il n'y a pas quelqu'un
qui va mourir?
NORA.
Mais vous savez bien que c'est Notre Sei-
gneur qui doit mourir.
Elle se lève et va vers la porte.
12.
210 LES YEUX QUI ONT VU
Notre Pasteur, dites-nous, s'il vous plaît, où
ils en sont avec notre pauvre Sauveur?
' LA VOIX DU GURÉ, au loin.
Ils prirent donc Jésus et l'emmenèrent. Et
Jésus portant sa croix vint au lieu appelé Gol-
gotha.
NORA.
Oh ! se peut-il qu'on l'ait déjà traîné sur les
chemins?
noé.
Je ne reconnais plus la voix de notre Pas-
teur. Elle vient de si loin! C'est comme une
voix qu'on n'aurait plus entendue depuis long-
temps.
NORA.
Tout arrivera donc encore une fois comme
cela est toujours arrivé ? Oh ! dites, Notre Pas-
teur?
LES YEUX QUI ONT VU 211
LA VOIX DU CURÉ, au loin.
Christ est la mort et la résurrection. Pleurez
et espérez, bonnes gens.
NORA.
Oui, il faut toujours espérer. Notre Pasteur,
à présent, s'en va vers l'église. Oh! il y a en
moi une chose qui veut sortir et qui ne peut
pas.
NOÉ.
C'est la vie, Nora, nous sommes tous mala-
des de cela.
NORA.
Il n'y a plus personne sur la place... Ils sont
tous partis à travers la campagne.
BRUNO.
Il y aura toujours des gens qui iront pour
voir et qui ne verront jamais rien.
NORA.
Non, ce n'est pas cela. Croyez-moi, on veut
212 LES YEUX QUI ONT VU
être tout près pour toucher ses vêtements.
KASPAR.
Il fallait s'attendre à ce qu'elle dise une
parole aussi peu sensée.
NORA-
Oh! Oh!... Ecoutez! Ecoutez!
BRUNO.
Notre mère !
NOÉ.
Elle veut dire une chose certainement.
NORA? se passant la main sur les yeux.
Quoi? quoi? Qu'y a-t-il?
BRUNO.
Notre mère, vous aviez quelque chose à nous
dire?
NORA.
Moi?... Je ne sais pas, je ne sais pas.
Bruno doucement la rassied, ici, rentre la seconde
voisine.
LES YEUX QUI ONT VU 213
LA VOISINE.
Je l'ai vu à l'église portant sa croix. Ça fen-
dait le coeur I Je vous assure, c'est à présent
qu'on se sent l'âme lourde de péchés.
NORA.
Et. n'est-ce pas, quelquefois il s'appuyait
des mains à terre?
LA VOISINE.
Oui. si vous voulez. Il chancelait sous le
poids de sa croix, et il mettait sa main à terre
pour ne pas tomber, oui, c'est cela même.
NORA.
Et il y avait des soldats qui le frappaient?
El comment tenait-il la tôte ? Comme un homme
qui n'a plus que peu de temps à vivre, n'est-
« «' pas? <>h! voyez-vous, il faut tout me dire.
LA VOISINE.
Mon Dieu oui... On dirait qu'elle était là en
personne.
214 LES YEUX QUI ONT VU
NORA.
Oh ! il ne faut plus parler trop familièrement
à cette femme ! Elle a vu, Noé ! Cette femme a
vu, mes fils !
LA VOISINE.
Mais tout le monde aurait pu voir ce que j'ai
vu. On n'aurait eu qu'à lever les yeux en fai-
sant les stations de la Croix.
noé.
L'autre année encore elle parlait de cela
comme d'une joie surnaturelle... C'était pen-
dant le temps de sa grande maladie... Elle ne
s'en est jamais remise.
NORA, après un silence.
Il doit être maintenant à l'entrée du village.
LA VOISINE.
Qu'est-ce qu'elle dit?
NOÉ.
On ne peut pas toujours la comprendre Et
LES YEUX QUI ONT VU M5
cependant soyez sûre qu'il y a toujours quelque
chose de vrai dans ce qu'elle dit.
NORA, avec effroi et douleur.
Dites, vous autres, est-ce qu'on ne voit pas
encore revenir le monde?
LA VOISINE.
Mais personne n'est parti. Le charpentier et
le tisserand étaient assis près du feu, tout le
monde est assis près du feu et on attend. Il n'y
avait sur la place que des enfants qui chan-
taient une complainte. Il n'y avait que la vieille
femme qui depuis tant d'années gratte l'herbe
au parvis de l'église. Tous les autres sont dans
les maisons à manger des noix et ils atten-
dent.
BRUNO.
Notre mère avait une attire idée que nous ne
savons pas.
21C LES YEUX QUI ONT VU
NORA.
Quelqu'un ne pourrait-il me dire où on a
dressé la croix?
LA VOISINE.
Prenez attention qu'il ne lui en arrive quel-
que mal. Nos idées quelquefois nous font souf-
frir plus que la réalité. Il serait pourtant si
facile d'être un peu raisonnable. Enfin, quoi
qu'il arrive, vous savez que vous pouvez
compter sur moi. Là-dessus je rentre. J'avais
encore un peu de café qui bouillait sur le
feu.
Elle va vers la porte, puis revient.
J'oubliais le plus important. Un homme a
volé tout à l'heure un pain chez le boulanger.
Il s'est laissé prendre sans résistance. Après
tout, ce pain appartenait au boulanger. Il l'a
pétri avec sa farine, et sa farine, il l'a payée
de ses deniers.
LES YEUX QUI ONT VU 217
KASPAR.
Ah! Ali! tout s'explique. Nous savons à .pré-
sent où allaient les gens que notre mère, a vus
eourir là -bas sur la place.
NOÉ.
C<t homme peut-être n'avait pas mangé depuis
plusieurs jours. Il a peut-être des enfants.
LA VOISINE.
Non, cela ne serait rien encore. Mais il a
donné le pain à des gens qui avaient faim. On
dit aussi qu'il a tenu des discours contre la loi
et les riches. Personne ne le connaît. Il vient
on ne sait d'où. Il prétend que- nul n'a droit
à un pain entier si les autres en manquent.
i peut-être un de ces fous comme il y en a
tant et qui veulent changer le monde.
NOÉ.
Mais Christ aussi... Eh bien! oui, est-ce que
Christ?...
13
218 LES YEUX QUI ONT VU
LA VOISINE.
Moi,, je ne dis là que ce que les autres disent.
NORA.
Voisine!... Voisine !
LA VOISINE, du seuil.
Hé?
NORA.
Ne fermez pas la porte, s'il vous plaît. Lais-
sez-la plutôt ouverte... (La voisine sort.) Je Crois...
(Très lentement.) Je crois que je vais voir aussi
Elle marche vers la porte.
NOÉ.
Où est Nora? Je ne l'entends plus... Dites-
lui qu'elle me parle.
BRUNO.
Notre mère!
NOÉ.
Nora! Nora!
LES YEUX QUI ONT VU 219
BRUNO.
Elle ne répond pas.
NORA.
Toute la campagne est pleine d'agneaux
blancs qui saignent.
KASPAR.
C'est une idée. Il n'y a pas d'agneaux!
NOÉ.
Si! Si! Et ils saignent! Oh! oh! est-ce que
le boucher serait venu tout de suite après le
berger? Est-ce que tous les petits agneaux au-
raient été tués?
BRUNO.
C'est peut-être cela qu'elle a voulu dire.
NORA.
Attendez... Là-bas... Là-bas... Oh! il faut
que faille... il faut que je me traîne jusque-là...
sur mes genoux.
220 LES YEUX QUI ONT VU
NOÉ.
Mes fils, tenez- la doucement entre vos bras.
Ne lui faites pas de mal... Elle voit des choses
comme pendant l'agonie.
Péniblement, il s'est levé et fait un pas vers Nora.
NORA.
Jésus des rameaux et de la croix... C'est moi
la pauvre et la simple... C'est moi la pauvre
Nora, celle qui avait une petite enfant... Où est
mon Seigneur? Qui l'a vu? Mes yeux sont ma-
lades de ne pas le voir. Je ne vois que l'om-
bre de la croix. Oh! je vous en prie : laissez-
moi approcher... là, au bord du chemin... Oh!
les gens, est-ce qu'il n'y aura jamais personne
pour mourir à sa place ?
NOÉ.
Voilà, oui. Elle dit là, Nora, une chose juste.
Il faudrait bien... Oh ! il n'y aura donc jamais
personne ?
LUS YEUX QUI ONT VU 221
NORA.
Attendez! Voilà les petits enfants. Il y a tous
les petits enfants qui étaient partis... Vous sa-
vez, elle s'appelait Lena. Elle chantait toujours
une petite chanson... « Vole! vole! vole! »
Est-ce qu'on ne la voit pas encore venir ? Oh!
il y en a tant ! Il y en a tant ! . . . Celles-là, bon-
homme? mais vous voyez bien que ce sont les
mères... Il y a là toutes les mères comme Ma-
rie. Toutes les mères pleurent au bord du che-
min. Bonjour, Nèlc, bonjour, Rita, Griet et
Romie. Vous aussi, Marie-Madeleine, pauvre
fille?
BRUNO-
Mais nous ne voyons pas, nous.
KASPAR.
11 D'y ,i là-bas que de maisons.
NORA.
Le voilai Le voilà! G'esl lui! Oh.! qu'il est
222 LES YEUX QUI ONT VU
maigre! On lui voit les os sous la peau. Il est
las comme s'il avait marché des siècles. Il res-
semble au vieux Christ du carrefour. Sa barbe
est lourde de caillots. Le champ saigne sous
ses genoux. Il remue doucement les lèvres et
on n'entend rien ; tout le monde rit : il dit quel-
que chose qlie personne ne comprend...
KASPAR.
Il s'est rapproché de la fenêtre tandis que Nora continue
à regarder par la porte.
Cette fois, notre mère a raison. Oui, il s'élève
là-bas un grand bruit. Les gens sortent des
maisons, on les voit accourir de partout. Il y a
là le tailleur, le maçon, le tonnelier. Ahl Ah!
voilà le boucher qui sort à son tour; il aiguise
son couteau sur ses sabots. L'homme est parmi
eux. Il ne se défend pas. Il sourit doucement
sous les coups. Il regarde tendrement le bou-
cher. Il n'a qu'un brin d'osier dans les doigts.
Celui-là aussi ressemble au Christ du carrefour.
LES YEUX QUI ONT VU 223
Voici qu'il parle. Il dit qu'il n'a fait que rendre
aux pauvres ce qui est aux pauvres. On le
traîne par sa barbe. On lie ses bras avec des
cordes. Les femmes lui jettent de la boue au
visage. Les enfants lui mordent les mains par
derrière. Tous crient qu'il faut le clouer à la
porte de l'église .
NOÉ.
Non, non, Kaspar, c'est Christ qu'ils insul-
tent. Soyez sûr qu'elle l'a vu comme elle dit.
NORA.
Est-ce qu'on ne pourrait pas lui porter un
peu sa croix? Moi, je ne peux pas. Ah! il vient
enfin quelqu'un... Celui-là, je le reconnais.
C'est Simon, le vieux mendiant. Tout le monde
crie encore une fois... Il y en a qui frappent
avec des bâtons sur les mains de Jésus!... Ah!
non, pas sur ses mains, je vous en prie! Elles
ont si mal déjà, elles savent bien, ses pauvres
mains, qu'elles auront les clous tout à l'heure.
224 LES YEUX QUI ONT VU
BRUNO.
Les clous ! Elle parle des clous ! On les en
foncera à coups de marteau dans sa chair, c'est
vrai. Ils lui perceront les os.
NORA.
C'est bien moi, Seigneur Jésus, c'est moi, la
pauvre Nora. Votre regard est entré dans ma
vie comme une lance. Il m'a blessée délicieuse-
ment là...
Elle porte ses mains à son côté.
KASPAR.
L'homme a jeté un grand cri, on le frappe
avec des fléaux. Il a roulé dans le sang.
On 'dirait qu'il est mort. On l'entraîne. Tout
le village a disparu avec lui derrière les
arbres.
NORA.
Maintenant, ils sont partis avec Notre Sei
gneur. Il n'v a plus qu'une grande lumière sur
LES YEUX QUI ONT VU 225
le chemin. Il y a un grand arbre vert qui s'é-
tend comme une forêt pleine d'abeilles. Toute
la foret a repoussé du bois de la croix. On en-
tend sonner les bonnes cloches dans la campa-
gne. Qui donc était mort et a ressuscité? Le
champ a reverdi, les épis sont sortis du sang.
Il y a du pain et du miel; il y a de l'amour
pour ceux qui attendaient de l'autre côté de la
nuit. Toutes les âmes sont heureuses comme
des petits enfants dans le matin. Ah! je vois!
je vois! Les hommes se demandent pardon l'un
à l'autre et s'embrassent sur la bouche, c'est
comme un dimanche en paradis.
NOÉ.
0 Nora! est-ce possible? Qu'est-ce nous
allons [devenir, nous autres qui étions si ha-
bitués à souffrir!... Ramenez-la doucement...
Asseyez- la sur cette chaise... C'est un grand
bonheur pour elle d'avoir été choisie... C'est
cela... doucement...
226 LES YEUX QUI ONT VU
NORA) après un assez long temps, revenant à elle.
Vous savez, il y a si longtemps déjà que j'es-
pérais le voir. Il faut bien que quelqu'un voie
avant les autres, n'est-ce pas?
NOÉ.
Nora... C'est moi, Nora... Laissez- moi tou
cher avec mes mains vos yeux qui ont vu, vos
chers yeux immenses, Nora. Laissez-moi tou-
cher votre robe qu'éclaire le reflet de vos yeux,
ô femme sanctifiée! Peut-être il viendra un
jour où tous les hommes verront comme elle,
mes fils!
ici on entend un pas.
BRUNO.
Quelqu'un vient par là... Toute la maison a
tremblé. C'est un pas comme jamais encore on
n'en a entendu.
NOÉ.
Eh bien! fermez la porte. Personne ne doit
plus entrer ici... A moins que ce ne soit... (Avec
LES YEUX QUI ONT VU 227
un sentiment d'angoisse et d'espoir.) le berger. — Dé-
nia udez-lui si c'est enfin le berger qui est là.
Ici le fossoyeur pousse la porte que Bruno a fermée,
et entre.
LE FOSSOYEUR.
Ah! ça, qu'est-ce qu'ils ont là-dedans?
Voyons, vous ne me reconnaissez donc plus?
C'est moi, je ne viens qu'une fois. Je viens tou-
jours sans être attendu.
NOÉ.
Oui, oui, je le reconnais à présent. C'est bien
lui. C'est un ami. Et il ne vient qu'une fois,
quand c'est le moment, comme il Ta dit.
LE FOSSOYEUR.
Je passais vous dire d'allumer les chandelles.
Voilà l'heure. Ça ne peut plus tarder.
NORA.
Qui est là? Est-ce le Fossoyeu^ cette fois?
Dites-lui qu'il peut attendre encore un peu.
228 LES YEUX QUI ONT VU
Quand je l'ai vu, Notre Seigneur passait seule-
ment sur la place.
LE FOSSOYEUR.
De qui parle-t-elle? Est-ce de l'homme? On
lui a réglé son affaire.
NOÉ.
Non, c'est un miracle. Nora a vu passer No-
tre Seigneur il y a un instant.
LE FOSSOYEUR.
On ne me prend pas avec ces histoires-là.
NOÉ.
Vous savez, elle a perdu une petite fille. Elle
a beaucoup souffert.
LE FOSSOYEUR, riant.
Eh bien! je reviendrai. Mais qu'elle ne me
fasse pas signe avant l'heure! Je suis pressé. Il
y a toujours quelqu'un qui m'attend sur le che-
min. Jusque-là, soignez-la. Elle n'a jamais eu
LES YEUX QUI ONT VU 229
la tète bien d'aplomb... Et puis, il y a déjà ici
la petite odeur.
NOÉ.
Un petit momenl encore... Je voulais vous
demander... Le berger, dites-moi, le berger va
venir, lui aussi, n'est-ce pas?
LE FOSSOYEUR.
Il était là-bas dans la campagne. Il ne vient
jamais qu'après que je suis passé.
NOÉ.
0 Nora! le berger vient! le berger est là!
LE FOSSOYEUR.
Vous savez bien que la meilleure herbe est
« elle qui pousse sur les tombes... Là-dessus,
bonjour. Je passe frapper aux autres portes.
Le fossoyeur sort.
NORA.
Eh bien ! <|u'il aille, puisque aussi bien cela
doit être. Moi. je suis prèle, Seigneur, je suis
230 LES YEUX QUI ONT VU
prête... Mes fils, dites à votre père qu'il vienne
auprès de moi.
NOÉ.
Je suis tout près de vous, Nora; je vois bat-
tre votre cœur. Je tiens votre main dans les
miennes.
NORA.
Où êtes-vous tous? 11 y avait ici une pauvre
maison. Il y avait de si tristes visages.
BRUNO.
Nous sommes tous auprès de vous.
NOÉ.
Oh! il y a si loin d'elle à nous, maintenant!
NORA.
Voyez-vous, après cela, on ne peut plus voir
autre chose. Moi, une si humble femme, une
femme qui a travaillé à la terre !
NOÉ.
C'est à cause de cela, Nora. Christ a tou-
LES YEUX QUI ONT VU 231
jours été plus présides pauvres que des autres !
BRUNO.
Les pâtres ont vu l'Etoile avant tout le
monde.
KASPAR.
Si vous m'en croyez, nous porterons notro
mère au lit.
NORA.
Pas encore... non pas encore. C'est un si
grand bonheur qu'il y ait eu une fois quelqu'un...
Qui donc pleure dans la maison? Tant que mes
yeux seront ouverts, ils continueront à regar-
der. Comme vous êtes beaux, mes fils ! Oh ! ils
sont si gonflés de lumière qu'il vous en restera
aux doigts quand vous les fermerez. Et puis,
n'est-ce pas, toutes les âmes ressusciteront dans
la joie?
VOIX DANS LA CAMPAGNE-
Christ est morl !
232 LES YEUX QUI ONT VU
NOÉ.
Oh ! c'est l'heure ! C'est l'heure ! Maintenant,
je crois bien qu'il faut aller chercher le prêtre.
NORA.
Christ va renaître. Ouvrez la porte! Allu-
mez les chandelles ! Allumez le petit cierge de
Lena... C'est le printemps, c'est la vie, le ber-
ger vient là-bas avec ses moutons sur les pas de
mon Seigneur.
'Elle meurt. — Noé s'est agenouillé. — : Kaspar est
resté debout, les mains croisées. — Bruno com-
mence d'allumer les chandelles.
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