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Full text of "Traité de l'amour de Dieu"

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University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/traitdelamourdOObern 


7-  .-.vXO    ^ 


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BIBLIOTHEQUE   POSITIVISTE 


TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU 


PAR 


SAINT    BERNARD 


N.   iSy 

APOSTOLAT   POSITIVISTE   DU    BRÉSIL 

Ardere,  lucere,  et  dirigere. 

BIBLIOTHÈQ.UE    POSITIVISTE 


SAINT  BERNARD 


TRAITE 


DE 


L'AMOUR    DE    DIEU 

TRADUIT    EN   FRANÇAIS 

PAR 

ANTOINE    DE    SAINT-GABRIEL 


RIO    DE    JANEIRO 

/^U  SIÈGE  CENTRAL  DE  L'EGLISE  POSITIVISTE  DU  BRÉSIL 
Temple  de  IHumanité 

3o,     RUE     BENJAMIN -CONSTANT,     3o 
1895 

ANNÉE  GVU  DB  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE  ET  YII  DE  LA  RÉPUBLIdGE  BRÉSILIENNE 


> 


paR  f!     ^V'2 


AVERTISSEMENT  DES  ÉDITEURS. 


L'ADMIRABLE  opuscule  qiie  nous  reproduisons 
aujourd'hui^  en  nous  servant  pour  cela  de  la  tra- 
duction française  du  Père  Antoine  de  Saijit-Gabriel, 
a  été  placé  par  Auguste  Comte  dans  sa  Bibliothè- 
que Positiviste.  Cette  traduction,  réimprimée 
en  iSôj  par  les  soins  de  feu  M.  Pierre  Jannet, 
à  un  petit  nombre  d'exemplaires,  se  trouve  épuisée 
depuis  longtemps.  C'est  pourquoi  nous  avons  jugé 
utile  d'en  donner  une  nouvelle  édition,  de  manière 
à  la  mettre  à  la  portée  de  tous  ceux  qui  désirent 


C  AVERTISSEMENT    DES    ÉDITEURS. 

goûter  les  ouvrages  dont  la  lecture  a  été  conseillée 
par  notre  Maître,  et  qui  forment  la  Bibliothèque 
Positiviste. 

«  L'admission  dans  celte  Bibliothèque  extrê- 
mement restreinte  du  Traité  de  l'Amour  de  Dieu, 
a  écrit  M.  Pierre  Jannet,  s'explique  facilement  : 
ce  n'est  pas  seulement  V importance  historique  de 
Fourrage    qui  a  frappé  Auguste  Comte  :   c'est 
surtout  la    hauteur  d'inspiration   avec    laquelle 
Saint  Bernard  traite  son  sujet,  la  force  des  rai- 
sonnements â  l'aide  desquels  il  établit  que  l'homme 
doit  aimer  Dieu,  non  pour  les  biens  qu'il  en  reçoit, 
non  pour  la  crainte  des  châtiments,  mais  pour 
Dieu  lui-même,  et  uniquement  pour  Dieu.  Or  c'est 
ce  renoncement  à  soi-même,  cet  amour  actif  et 
désintéressé,  ou,  en  d'autres  termes,  la  prépondé- 
rance de  l'altruisme  sur  l'égoïsme,  qui  constitue 
le  but  final  de  la  religion  positive;  et  cette  religion, 
qui  rend  un  juste  hommage  à  toutes  celles  qui  font 
précédée,  qui  applaudit  au  bien  partout  où  elle 
le  trouve,  devait  un  éclatant  témoignage  de  véné- 
ration à  Saint  Bernard,  qu'elle  regarde  comme 
un  de  ses  plus  utiles  précurseurs.  » 


AVERTISSEMENT    DES    ÉDITEURS.  7 

Il  ne  nous  reste  qu'à  souhaiter  au  lecteur  les 
fruits  moraux  que  ces  pages  doivent  produire 
chei  toutes  les  âmes  vraiment  religieuses, 

Miguel  LEMOS, 
Directeur  de  l'Apostolat  Positiviste  du  Bre'sib 

Né  à  Niteroï,  le  25  novembre  1854. 

Rio,   Temple     de    THumanite',    le    4   César     107   (le 
26  Avril  1895). 


Nous  avo7is  cru  inutile  de  reproduire  la  dédicace 
du  traducteur  à  Madame  la  marquise  de  Senecey, 
ainsi  que  sa  longue  pré/ace.  Nous  n  avons  conservé 
9'//e /'Approbation  des  Docîquvs^  paîxe  qu'elle  est 
signée  du  grand  nom  de  Bossuet. 


APPROBATION    DES    DOCTEURS 


Saint  Bernard  s'est  acquis  tant  d'autorité'  dans  l'Église 
par  sa  vie,  par  ses  miracles  et  par  sa  doctrine,  que  c'est  à 
nous  à  puiser  dans  ses  ouvrages  de  quoi  appuyer  nos  sen- 
timents, et  non  à  donner  approbation  à  ses  excellents 
écrits.  Celui  qu'il  a  composé  de  l'Amour  de  Dieu  étant  un 
des  plus  admirables  que  cet  homme  Apostolique  nous 
ait  laissés,  et  le  R.  P.  Dom  Antoine  de  Saint-Gabriel, 
Provincial  de  la  Congrégation  des  Feuillans  en  France, 
en  ayant  fait  une  Traduction  si  digne  de  son  Original,  il 
ne  nous  reste  qu'à  exhorter  les  Fidèles  à  profiter  d'une 
lecture  si  sainte  et  si  fructueuse.  C'est  le  témoignage  que 
Nous  soussignés,  Docteurs  en  Théologie  delà  Faculté  de 
Paris,  rendons  à  cette  Version,  après  l'avoir  lue  et  examinée 
avec  toute  l'exactitude  possible. 

Fait  à  Paris,  ce  vingt-quatrième  jour  de  janvier  mil  six 
cent  soixante-sept. 

I.     B.     BOSSUET  G.     DE    LA    BrUNETJÎSRE 

Doyen  de  V Eglise  de  Archidiacre  et  grand  Vicaire 

Mets.  de  Paris. 

L.   DE  Lamet 
Chanoine  de  l'Église  de  Paris 


PRÉFACE 

A  MONSEIGNEUR  L'ILLUSTRISSIME 

MONSEIGNEUR    AYMERY 

DIACRE    ET   CHANCELIER 

De  la  Sainte  Église  Romaine 
BERNARD,    DIT    ABBÉ    DE    GLAIRVAUX 

Vivre  à  Dieu  et  mourir  en   lui. 


M 


ONSEIGNEUR, 


Vous  aviez  coutume  jusqu'à  présent  de  me  demander 
des  prières,  mais  non  pas  de  me  proposer  des  questions. 
Et  pour  moi,  je  ne  me  sens  pas  capable  de  l'un  ni  de  l'au- 
tre. Il  est  vrai  que  ma  profession  semble  m'y  inviter  en 
quelque  façon;  mais  les  occupations  continuelles  qui  me 
sont  inévitables  s'y  opposent  entièrement.  D'ailleurs, 
pour  vous  dire  la  vérité,  je  sais  que  je  n'ai  ni  le  temps  ni 
la  capacité  qui  me  seraient  tout  à  fait  nécessaires  pour 
m'en  acquitter  avec  quelque  succès.  J'avoue  pourtant  que 
j'ai  reçu  une  satisfaction  toute  particulière  de  ce  qu'au 
lieu  des  choses  de  la  Terre,  vous  n'exigez  de  moi  que  des 
entretiens  du  Ciel  ;  et  sans  doute  ma  joie  serait  parfaite  si 
vous  vous  étiez  adressé  à  quelque  autre  plus  éclairé  que 


12  PREFACE. 

moi.  Mais  parce  que  cette  sorte  d'excuse  est  commune  aux 
doctes  aussi  bien  qu'aux  ignorants,  et  qu'il  n'est  pas  fort 
aisé  de  connaitre  si  c'est  l'insuffisance  ou  la  modestie  qui 
s'en  veut  servir  à  moins  qu'on  ne  vienne  à  l'exe'cution  de 
ce  qui  est  ordonne',  je  vous  prie  d'agréer  ce  que  je  puis 
tirer  de  mon  indigence,  de  peur  que  mon  silence  ne  me 
fasse  passer  dans  votre  esprit  pour  tout  autre  que  je  ne 
suis.  Cependant  je  ne  vous  promets  pas  de  répondre  à 
toutes  vos  propositions;  je  me  contenterai  seulement  de 
satisfaire  à  la  question  que  vous  me  faites  de  l'Amour  de 
Dieu,  et  ne  vous  donnerai  que  ce  que  j'aurai  reçu  de  sa 
divine  Bonté.  Aussi  n'y  a-t-il  point,  à  mon  sens,  de  sujet 
qui  remplisse  l'âme  de  plus  de  douceur,  qui  se  traite  avec 
plus  de  certitude,  et  qui  s'entende  avec  plus  de  fruit  et 
d'utilité.  Quant  aux  autres  matières,  vous  les  réserverez, 
s'il  vous  plaît,  à  ceux  qui  auront  plus  de  loisir  que 
moi. 


DELAMOURDEDIEU.  2^ 

même  il  ne  se  trouvera  personne  qui  reconnaisse 
quelque  autre  dispensateur  des  belles  lumières  et 
de  la  science  que  celui  que  David  appelle  le 
Docteur  et  le  Maître  qui  enseigne  la  science  à 
riiomme  (r).  Enfin,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait 
quelqu'un  si  peu  éclairé  qui  s'imagine  avoir  reçu 
le  précieux  don  de  la  vertu,  ou  qui  le  puisse 
espérer  d'ailleurs  que  de  la  même  main  du  Sei- 
gneiir  des  vertus  (2).  Il  est  donc  vrai  de  dire  que 
rinfidèlemême  ne  peut  pas  s'excuser  d'aimer  Dieu 
pour  lui-même,  parce  que,  si  tant  est  qu'il  n'ait 
point  la  connaissance  de  Jésus-Christ,  il  ne  saurait 
toutefois  se  méconnaître  soi-même  ;  et  partant, 
il  faut  conclure  que  tout  homme,  quoique  privé 
des  lumières  de  la  foi,  ne  peut  prétendre  aucune 
excuse  légitime  s'il  manque  d'aimer  son  Seigneur 
et  son  Dieu  de  tout  son  cœur,  de  toute  son  âme 
et  de  toutes  ses  forces,  parce  qu'il  y  a  toujours  au 
dedans  de  lui-même  une  certaine  loi  naturelle  de 
justice  et  d'équité,  qui  n'est  pas  même  inconnue  à 
la  raison,  laquelle  crie  incessamment  à  ses  oreilles 
qu'il  doit  aimer  de  tout  soi-même  celui  auquel  il 
se  connaît  redevable  de  tout  soi-même.  Mais  cer- 
tainement il  est  bien  difficile,  je  dirai  même  im- 
possible, que  l'homme,  par  les  seules  forces  de  son 

(i)  Psalm.  g3.  —  (■>)  Psalm.  8. 


26  SAINT     BERNARD. 

franc-arbitre,  puisse  rapporter  si  parfaitement  à 
Dieu  tout  ce  qu'il  a  reçu  de  sa  bonté,  que  jamais 
il  n'en  fasse  le  moindre  retour  sur  soi-même,  vu 
qu'il  est  écrit  que  tout  le  monde  cherche  son  inté- 
rêt (i),  et  que  les  pensées  et  les  desseins  des  hommes 
se  laissent  aisément  aller  au  péché  (2). 


'  CHAPITRE  III 

Q^ue  les  Chrétiens  ont  des  motifs  d'aimer  Dieu 
bien  plus  puissants  que  les  Infidèles. 

Mais  nonobstant  tout  ce  que  dessus,  les  Fidèles 
ont  toujours  une  connaissance  parfaite  et  entière 
du  grand  besoin  qu'ils  ont  de  Jésus,  et  de 
JÉSUS  crucifié.  De  telle  sorte  que,  venant  à  consi- 
dérer avec  étonnement  et  embrasser  avec  plaisir 
cette  charité  suréminente  de  la  science  qui  est  en 
Jésus-Christ,  ils  deviennent  tout  confus  de  ne 
pas  rendre  au  moins  ce  peu  qu'ils  sont  pour  réci- 
proque et  pour  reconnaissance  d'un  si  grand 
amour  et  d'une  bonté  si  prodigieuse.  Ainsi  ceux 
qui  se  voient  les  plus  chéris  se  portent  ordinai- 
rement   à    aimer   avec    plus    d'ardeur,  où    au 

(I)  AdPhil.2.  —  (2)  Gènes, 8. 


DE     L  AMOUR    DE     DIEU.  27 

contraire  celui  qui  a  moins  reçu  rend  aussi  de  son 
côté  moins  d'amour  (i).  Mais  certes,  il  faut  avouer 
que  le  Juif  ni  le  Gentil  n'ont  point  de  si  puissants 
attraits  d'amour  que  ceux  dont  l'Église  expéri- 
mente la  force  quand  elle  s'écrie  :  Je  suis  blessée 
parles  traits  de  la  charité  (2),  ou  bien  lorsqu'elle 
demande  du  secours  par  ces  paroles  :  Soutenei- 
moi  par  la  suavité  des  fleurs,  et  m' environne:{ 
des  grenades,  parce  que  je  languis  d^ amour  [?>). 
Car  ce  qui  la  met  dans  cet  état,  c'est  qu'elle  voit  le 
roi  Salomon  ayant  en  tête  le  diadème  dont  sa 
mère  l'a  couronné.  Elle  voit  ce  Fils  unique  du 
Père  éternel  portant  sa  Croix  sur  ses  sacrées 
épaules.  Elle  voit  le  Dieu  de  Majesté  couvert  de 
plaies  et  souillé  de  crachats  ;  elle  voit  l'Auteur  de 
la  Vie  et  de  la  Gloire  attaché  avec  de  gros  clous, 
percé  d'un  coup  de  lance,  chargé  d'opprobres,  et 
qui  donne  enfin  sa  propre  Vie,  si  chère  et  si  pré- 
cieuse, pour  le  salut  de  ses  amis  ;  et  comme  elle 
voit  toutes  ces  marques  de  la  charité  suréminente 
de  son  Bien-Aimé,  son  âme  demeure  si  profon- 
dément navrée  de  ce  glaive  d'amour,  qu'elle  est 
contrainte  de  chercher  du  soulagement  et  de 
s'écrier  :  Soutenez-moi  de  fleurs  et  m'entoure^  de 
pommes^  parce  que  je  languis  d'amour  (4). 

(1)  Luc.  7.  —  (2)  Cant.  3.  —  (3)  Cant.  2.  —  (4)  Cant.  2. 


28  SAINT     BERNARD. 

Or,  CCS  pommes  de  grenades  sont  celles-là 
môme  que  l'Épouse  du  Bien-Aimé,  étant  entrée 
dans  son  Jardin,  cueille  de  ses  propres  mains  de 
Tarbre  de  Vie.  Pommes,  en  effet,  qui  sont  bien 
capables  de  la  fortifier,  depuis  qu'elles  ont 
emprunté  toute  leur  saveurdu  paincéleste  et  leur 
couleur  du  sang  de  Jésus-Christ. 

Mais  ce  qui  la  ravit  encore  davantage,  c'est 
qu'elle  voit  la  mort  entièrement  détruite,  et 
l'Auteur  même  de  la  mort  mené  honteusement  en 
triomphe.  Elle  voit  une  troupe  ancienne  de  captiis 
sortis  de  leur  captivité,  et  emmenés  des  enfers  sur 
la  terre,  et  de  la  terre  au  Ciel,  ajin  que  tous  les 
Esprits  du  Ciel^  de  la  Terre  et  des  Enfers 
fléchissent  le  genou,  et  rendent  leurs  hommages  au 
nom  adorable  de  Jésus  (i). 

Enfin,  elle  s'aperçoit  que  la  terre,  qui  ne  pro- 
duisait plus  que  des  chardons  et  des  épines,  à 
cause  de  la  malédiction  qui  fut  autrefois  fulminée 
contre  elle,  est  maintenant,  à  la  faveur  d'une  nou- 
velle Bénédiction,  toute  renouvelée  et  toute  char- 
gée de  fleurs  et  de  fruits  ;  et  parmi  toutes  ces 
belles  réflexions,  se  souvenant  de  ce  verset  du 
Psalmiste  :  Ma  chair  est  rejleurie,  c'est  pourquoi 
de  toute  ma  volonté  je  lui  chanterai  des  louanges 

(i)  Phiî.  2. 


DE     l'amour     de     dieu.  2Q 

immortelles  ([),  elle  souhaite  de  mêler  les  fleurs 
de  la  Résurrection  avec  les  fruits  de  la  Passion, 
qu'elle  avait  ci-devant  cueillis  sur  l'arbre  de  la 
Croix,  afin  que  par  la  bonne  odeur  de  ces  fleurs  et 
de  ces  fruits  elle  oblige  son  Époux  à  lui  rendre 
de  plus  fre'quentes  visites. 

C'est  pour  cela  qu'elle  dit  :  Ahl  que  vous  êtes 
beau,  mon  Bien- Aimé,  et  que  votre  face  est  ravis- 
sante !  Regarde^,   je  vous  prie,   notre  petit  lit, 
comme  il  est  charmant  et  tout  semé  de  fleurs  {2). 
C'est  assez  découvrir  sa  pensée,  que  de  montrer 
son  petit  lit  ;  mais,  ajoutant  aussitôt  qu'il  est  tout 
plein  de  fleurs,  elle  donne  bien  à  connaître  qu'elle 
ne   prétend  point  obtenir  l'accomplissement  de 
ses  désirs  par  ses  propres  mérites, mais  seulement 
par  lodeur  et  la  suavité  des  fleurs  de  ce  champ 
fertile  auquel   Dieu  a  donné  sa  bénédiction  (3). 
Et  ne  vous  étonnez  pas  si  Jésus-Christ  se  plaît  si 
fort  parmi  les  fleurs,  puisqu'il  a  voulu  être  conçu 
et    élevé    dans    Nazareth,   qui    en  porte  le  nom- 
En  effet,  l'Époux  céleste    se  plaît   merveilleu- 
sement dans  ces  douces  odeurs,  et  lorsqu'il  trouve 
un  cœur  embaumé   de  ces  fleurs  et  de  ces  fruits, 
un  cœur  tout  abîmé  et  toujours  absorbé  dans   la 
considération  des   grâces  de  sa    Passion  et  de  la 


(i)  Psahn.  27.  —  (2)  Cant.  i 


(3)  Gènes.  27. 


3o  SAINT     BERNARD. 

gloire  de  sa  Résurrection,  c'est  de  ce  cœur  ainsi 
parfumé  dont  il  fait  volontiers  son  lit  de  repos,  où 
il  établit  sa  demeure  ordinaire,  et  où  il  prend  ses 
plus  doux  plaisirs  et  ses  plus  chères  délices.  Voilà 
quels  sont  les  fleurs  et  les  fruits  si  avantageux  à 
l'Épouse  et  si  chéris  de  l'Époux.  Les  saints 
mystères  de  la  Passion  sont  comme  les  fruits  de 
l'année  précédente,  c'est-à-dire  de  tous  les  temps 
qui  se  sont  ci-devant  écoulés  sous  l'empire  de  la 
mort  et  du  péché,  lesquels  commencent  enfin  à  se 
montrer  et  à  paraître  dans  la  plénitude  des 
temps.  Et  les  glorieux  trophées  de  la  Résurrection 
sont  comme  de  nouvelles  fleurs  du  Printemps  à 
venir,  qui  fait  renaître  un  nouvel  Été  delà  Grâce, 
mais  dont  les  fruits,  qui  ne  flétriront  jamais,  ne 
se  cueilleront  qu'à  la  fin  des  temps^  en  la  résurrec- 
tion générale  de  tous;  les  corps.  Et  c'est  ce  que 
l'Époux  veut  dire  à  son  Épouse  dans  ce  langage 
du  Cantique  des  Cantiques  :  L'hiver  est  déjà 
passée  les  frimas  sont  cessés,  et  les  /leurs  ont 
commencé  de  paraître  dans  7iotre  Jardin  (i), 
voulant  lui  donner  à  entendre  qu'après  être 
passé  de  l'Hiver  de  la  mort  dans  l'agréable  Prin- 
temps d'une  vie  nouvelle,  il  avait  enfin  ramené 
quant  et  soi  le  beau  temps  de  l'Été.  Ce  qui  lui 

(i)  Cant.  2. 


DE   l'amour   de   dieu.  3i 

faisait  dire  qu'il  était  venu  f^enouveler  toutes 
choses  (i).  De  fait,  ce  corps  tout  de'figuré,  qui 
avait  été  semé  dans  la  mort,  est  maintenant  res- 
suscité glorieux  et  tout  fleurissant  dans  la  résur- 
rection, et  l'odeur  qu'il  répand  dans  cette  vallée 
de  misères  a  tant  de  force  et  de  douceur,  qu'il  est 
capable  de  rendre  ferventes  les  âmes  les  plus  lan- 
guissantes, d'échauffer  les  cœurs  tout  de  glace,  et 
de  ressusciter  les  morts. 

Mais  bien  davantage  :  le  Père  éternel  même, 
voyant  cet  agréable  renouvellement  de  toutes 
choses  opéré  par  son  Fils,  prend  un  singulier 
plaisir  dans  la  nouveauté  de  ces  fleurs  et  de  ces 
ruits,  et  dans  la  fécondité  de  ce  champ  très  odo- 
riférant, ainsi  qu'il  le  témoigne  par  ces  paroles  : 
Voilà  l'odeur  de  mon  Fils,  toute  semblable  à 
'odeur  d'un  champ  fertile  auquel  Dieu  a  donné  sa 
bénédiction  (2).  Champ  véritablement  fertile  et 
abondant,  puisque  nous  avons  tous  reçu  quelque 
partie  de  sa  plénitude,  mais  où  l'Épouse,  comme 
plus  familière  que  les  autres,  cueille  des  fruits  et 
des  fleurs,  à  sa  volonté,  pour  en  parfumer  le  petit 
lit  de  son  cœur,  afin  que  l'Époux,  venant  à  y  faire 
son  entrée,  se  trouve  d'abord  tout  embaumé  par 
l'odeur  de  ces   parfums.  Ainsi,  si   nous   voulons 

(i)  Apoc.  21.  —  (2)  Gènes.  27. 


32  SAINT     BERNARD. 

souvent  recevoir  Jésus-Christ  dans  notre  cœur,  et 
Tattirerà  y  faire  quelque  séjour,  il  faut,  à  l'exemple 
de  rÉpouse,que  nous  ayons  un  très  grand  soin  de 
le  tenir  toujours  rempli  de  ces  bonnes  odeurs  qui 
se  tirent  de  la  méditation  des  miséricordes  infinies 
d'un  Dieu  mourant,  et  de  la  puissance  admirable 
de  ce  même  Dieu  ressuscite.  Le  prophète  David 
nous  invite  particulièrement  à  cette  pratique, 
quand  il  dit  :  J\iî  appi^is  deux  choses  que  je  n'oublie- 
rai jamais^  qui  sont,  ô  mon  Dieu  !  votre  puissance 
et  votive  miséi^icorde  (i).  Certes,  personne  ne  peut 
plus  ignorer  ces  deux  grandes  vérités  :  que  Jésus- 
Christ  est  mort  pour  nos  péchés,  et  ressuscité 
pour  notre  justification;  qu'il  est  monté  au  Ciel 
pour  nous  y  servir  d'Avocat  et  de  Protecteur,  et 
qu'il  a  envoyé  son  Saint-Esprit  en  terre  pour  être 
notre  Consolateur  ;  et,  enfin,  puisqu'il  doit  un 
jour  retourner  en  notre  faveur,  pour  achever  en 
nous  par  la  Gloire  ce  qu'il  y  avait  commencé  par 
sa  Grâce.  Il  est  donc  vrai  qu'il  nous  a  donné  des 
preuves  invincibles  de  sa  miséricorde,  en  ce  qu'il 
a  voulu  mourir  pour  nous  donner  la  vie  ;  de  sa 
puissance,  en  ce  qu'il  est  ressuscité  pour  nous 
revCtir  de  son  immortalité;  et  de  l'une  et  de 
l'autre  tout  ensemble  dans  tout  ce  qu'il  a  opéré 
ensuite  pour  notre  amour. 

(i)  Psalm.  Gi . 


DE    l'amour   de   dieu.  33 

Ce  sont  là  ces  grenades  et  ces  fleurs  dont 
l'Épouse  (sachant  que  la  ferveur  de  son  amour 
viendrait  peu  à  peu  à  se  ralentir,  et  deviendrait 
toute  languissante  si  elle  n'était  continuellement 
fomentée  par  la  considération  de  ces  saints 
mystères)  demande  si  souvent  d'être  soutenue  et 
environnée,  jusqu'à  ce  qu'étant  introduite  dans 
la  chambre  de  son  Epoux,  et  jouissant  à  son  aise 
de  ses  doux  embrassements,  après  lesquels  elle 
soupire  depuis  si  longtemps,  elle  puisse  dire  avec 
plus  de  vérité  :  Ma  tête  est  soutenue  de  sa  main 
gauche,  et  il  me  tient  embrassée  de  sa  droite  (i). 
Ce  sera  pour  lors  qu'elle  connaîtra  par  sa  propre 
expérience  que  tous  les  témoignages  d'affection 
qu'elle  avait  reçus  comme  de  la  main  gauche  de 
son  Bien-Aimé  au  temps  de  son  premier  avène- 
ment sont  infiniment  au-dessous,  et  n'ont  du  tout 
rien  de  comparable  aux  douceurs  infinies  qu'elle 
ressent  des  chastes  embrassements  de  sa  main 
droite.  Elle  reconnaîtra  la  vérité  de  ce  qu'elle 
avait  entendu  dire  autrefois,  que  la  chair  ne 
profite  de  rien^  mais  que  c?est  Vesprit  qui 
vivifie  (2).  Enfin,  elle  apprendra  par  elle-même 
qu'elle  n'avait  jamais  rien  lu  de  plus  véritable  que 
ces  paroles  du  Sage  en  la  personne  de  son  Epoux: 

(i)  Cant,  2.  —  (2)  Joan.  G, 


34  SAINT     BERNARD. 

Mon   esprit  est  plus  doux  que  le  miel,  et   mon 
héritage  surpasse  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  déli- 
cieux (i).   Mais    quant    à  ce  qu'il    dit    ensuite  : 
Mo7i  souvenir  pivî^a  dans  les  générations  des  siècles 
à  venir  (2),  c'est  pour  nous   faire  connaître   que 
dans  cette  vie  présente,  où  toutes  choses  sont  dans 
une  vicissitude  continuelle,  les  âmes  prédestinées 
ne  sont  pas  entièrement  destituées  de  la  douceur 
de  ces  délices  du  Ciel  :  parce  que,  bien  qu'elles 
ne   soient  pas  encore  dans  l'heureux  état  de  la 
jouissance,  toutefois   le  souvenir  de  ces  plaisirs 
futurs  leur  sert  comme  d'un  avant-goût  dont  elles 
tirent  de  très  grands  sujets  de  joie  et  de  consola- 
tion. D'où  vient  qu'il  est  écrit  :  Ils  ne  s'entretient 
dront  que  du  souvenir  de   vos  douceurs,  et    de 
Vabondance  de  vos  suavités  (3),  entendant  parler 
sans  doute  de  ceux  desquels  il  avait  dit  auparavant; 
La  génération    et    la    génération   chantera    les 
louanges  de  vos  ouvrages  (4).  Maintenant  donc 
elles  n'ont  pour  leur  partage  que  le  souvenir  de 
ces  délices  éternelles,  et  n'en  auront  la  jouissance 
que  dans  le  Ciel;  et,  tandis  que  celles  qui    sont 
déjà  reçues  dans  cet  heureux  séjour  se  glorifient 
de  la  possession  de  ces  joies  inconcevables,  leur 
seul  souvenir  fait  toute  la  consolation  des  autres 

(i)  Eccl  6.  —  (2)  Ibid.  —  (3)  Psalm.  144.  —  (4)  Ibid. 


DE   l'amour   de   dieu.  35 

qui    sont  encore   ici-bas  dans  le  lieu     de  leur 
pèlerinage. 


CHAPITRE    IV 

Qui  sont  ceux  qui  trouvent  du  plaisir  à  penser  à  Dieu   et 
qui  sont  plus  capables  de  son  amour. 

Mais  il  est  important  de  savoir  quels  sont  ceux 
qui  trouvent  leur  consolation  dans  la  me'ditation 
des  vérités  Divines.  Car,  sans  doute,  ce  n'est  point 
cette  race  maudite  et  rebelle  à  qui  le  Fils  de  Dieu 
donne  sa  malédiction  par  ces  paroles  :  Malheur  à 
vous  qui  êtes  dans  rabondance  des  richesses  et  qui 
regorgei  des  plaisirs  de  la  terre  (i).  C'est  bien 
plutôt  celui  qui  peut  dire  en  vérité  :  Mon  âme  a 
refusé  toutes  les  consolations  de  ce  monde  (2),  et 
surtout  lorsqu'il  ajoute  :  Je  me  suis  souvenu  de 
mon  Dieu  et  mon  cœur  s'est  trouvé,  comblé  de  joies 
et  de  plaisirs  (3).  En  effet,  il  est  bien  juste  que 
ceux  qui  ne  veulent  point  tirer  leur  satisfaction 
des  choses  présentes  soient  consolés  par  la  consi- 
dération des  futures,  et  que,  méprisant  tous  les 
plaisirs  qu'ils  pourraient  prendre  dans  la  jouis- 

(i)  Luc.  6.  -  (2)  Psalm.  76.  -(3)  îbid. 


3(3  SAINT     BERNARD. 

sauce  des  biens  de  cette  vie,  ils  reçoivent  des  con- 
solations toutes  particulières  dans  le  souvenir  des 
délices  éternelles.  Et  c'est  ici  véritablement  cette 
heureuse  génération  de  ceux  qui  cherchent  le  Sei- 
gneur ,  comme  dit  David,  qui  cherchent  Jion  point 
leurs  propres  intérêts,  mais  bien  la  face  du  Dieu 
de  Jacob  (i).  Il  est  donc  vrai  que  ceux  qui  n'as- 
pirent et  ne  soupirent  qu'après  la  présence  de  leur 
Dieu  ressentent  beaucoup  de  douceurs  et  de  plai- 
sirs dans  le  seul  souvenir  de  ses  bontés,  non  pas 
à  la  vérité  que  cette  simple  vue  soit  capable  de  les 
rassasier    pleinement,   mais    bien   d'irriter    leur 
appétit  pour  souhaiter  avec  plus  d'ardeur  d'en 
être  bientôt  rassasiés.  Le  Fils  de  Dieu,  qui  s'est 
voulu  donner  lui-même  pour  leur  nourriture,  le 
témoigne  ainsi  par  ces  paroles  :  Celui    qui   me 
mange  aura  encore  faim  de  moi  (2).  Et  celui  qui  a 
été  nourri  de  cette  viande  divine  le  dit  en  d'autres 
termes  :  Je  serai  rassasié  lorsque  je  verrai  votre 
gloire  à  découvert  (3).  Mais  cette  satiété  pleine  et 
entière,  dont  on  ne  jouit  que  dans  le  Ciel,  n'em- 
pêche pas  toutefois  le  bonheur  de  ceux  qui  n'en 
ont  ici-bas  que  l'appétit  et  le  désir,  vu  qu'il  est 
écrit  :  Heureux  ceux  qui  ont  soif  et  qui  ont  faim 
de  la  justice, par  ce  qu'ils  seront  un  jour  pleinement 

(i)Psalm.  23.  -  (2)  EccL  24.  ^  (3)  Psalm.   16. 


TRAITE 

DE    L'AMOUR    DE    DIEU 


CHAPITRE  PREMIER 

Pourquoi  et  comment  on  doit  aimer  Dieu. 

C_>'est  donc  indispensablement  que  vous  voulez 
savoir  de  moi  pourquoi  et  comment  il  faut  aimer 
Dieu  î  Je  le  dis  en  deux  mots  :  la  raison  qui  nous 
doit  faire  aimer  Dieu,  c'est  Dieu  même  ;  la 
manière  de  l'aimer,  c'est  de  Taimer  sans  bornes  et 
sans  mesures.  Je  ne  sais  si  c'est  assez  dire  que 
cela  :  au  moins  n'en  faudrait-il  pas  davantage 
pour  celui  qui  a  l'intelligence  des  choses  dont  je 
parle.  Mais  comme  je  suis  aussi  redevable  aux 
simples  et  aux  idiots,  il  est  juste  qu'après  avoir 
parlé  pour  les  spirituels,  je  tache  encore  de  satis- 
faire aux  plus  grossiers,  et  c^est  en  leur  faveur 
que  je  ne  ferai  point  difficulté  de  m'étendre  sur  ce 
sujet,  plutôt  que  de  l'approfondir  davantage. 

Je  dis   donc  qu'il  y  a  deux  raisons  qui    nous 
obligent  d'aimer  Dieu   pour  lui-même  :    la  pre- 


14  SAINT     BERNARD. 

mière,  parce  qu'on  ne  peut  jamais  rien  aimer  avec 
plus  de  justice  ;  la  seconde,  parce  qu'on  ne  peut 
rien  aimer  avec  plus  d'avantage.  Et  de  là  vient 
que  cette  question  :  pourquoi  Dieu  doit  être 
aimé,  fait  naître  en  même  temps  deux  diffe'rentes 
pensées  dans  les  esprits,  à  cause  que  l'on  peut 
même  douter  du  sujet  principal  de  notre  doute. 
Car  on  peut  demander  le  sujet  qui  nous  oblige  à 
l'aimer,  ou  son  mérite,  ou  le  fruit  et  l'utilité  qui 
nous  en  peut  revenir.  Pour  moi,  je  n'ai  qu'une 
même  réponse  à  faire  pour  tous  les  deux,  puisque 
je  ne  saurais  trouver  de  plus  juste  sujet  ni  de 
cause  plus  légitime  d'aimer  Dieu,  que  Dieu  même. 
Mais,  premièrement,  traitons  de  son  mérite. 

Certainement,  c'est  bien  avoir  mérité  notre 
amour,  de  s'être  donné  lui-même  à  nous  sans  que 
jamais  nous  l'ayons  mérité.  Et  de  vrai,  que 
pouvait-il  nous  donner  de  meilleur  que  soi- 
même  ?  Si  on  veut  donc  savoir  en  quoi  il  a  mérité 
notre  amour,  je  dis  que  c'est  principalement  en 
ce  qu'il  nous  a  aimés  le  premier,  bien  digne, 
certes,  d'un  amour  réciproque,  surtout  si  nous 
considérons  avec  attention  qui  est  celui  qui  a 
aime',  qui  sont  ceux  qu'il  a  aimés,  et  combien  il 
les  a  aimés.  Quel  est,  à  votre  avis,  celui  qui  nous 
a  aimés?  N'est-ce  pas  celui  auquel  tout  esprit 
créé  rend  cet  aveu  public  par  la  bouche  du   Pro- 


DE   l'amour   de   dieu.  i5 

phète-Roi  :  Vous  êtes  mon  Dieu,  parce  que  vous 
n'aveipas  besoin  d'aucun  bien  que  je  possède  (i)  ? 
O  que  Tamour  de  cette  aimable  Majesté  est  solide, 
que  sa  charité  est  véritable,  puisqu'efFectivement 
ce  ne  sont  point  ses  propres  intérêts  qu'elle 
cherche  !  Mais  qui  sont  ceux  pour  qui  elle  a  tant 
d'amour  ?  Saint  Paul  nous  les  donne  à  connaître, 
écrivant  aux  Romains  :  Lors  même  que  nous 
étions  les  ennemis  de  Dieu^  dit  cet  Apôtre,  c'est  en 
ce  77iême  temps  que  nous  avojis  été  réconciliés  avec 
lui  (2).  Cest  donc  gratuitement  et  sans  intérêt,  et 
même  ce  sont  ses  propres  ennemis  que  Dieu  a 
aimés.  Mais  quelle  a  été  la  mesure  de  son  amour? 
Saint  Jean  nous  en  découvre  l'excès  par  ces 
paroles  :  Dieu  a  aimé  les  hommes  jusqu'à  ce  point 
qu'il  leur  a  donné  son  fils  unique  (3).  Saint  Paul 
n'en  dit  pas  moins  aux  Romains  :  Il  n'a  pas  épar- 
gné son  propre  Fils,  mais  il  Va  livré  à  la  mort 
pour  nous  (4).  Et  Jésus-Christ  a  confirmé  cette 
vérité  lorsqu'il  a  dit,  parlant  de  \m-m^mQ^  que  per- 
sonne ne  saurait  avoir  une  plus  grande  charité 
que  de  donner  sa  propre  vie  pour  ses  amis  (5). 
Voilà  ce  que  Tinnocent  a  fait  pour  le  coupable; 
voilà  ce  que  le  Souverain  a  mérité  de  son  sujet, 
et  le  Tout-Puissant   de  celui    qui  était  dans  la 

(i)  Psalm.  i5.  —  (2)  Rom.  5.  —  (3).  Joan.  3.  —  (4)  Rom.  8. 
—  (5)  Joan.  i5. 


l6  SAINT     BERNARD. 

dernière  impuissance.  Quelqu'un  dira  peut-être 
que  Dieu  a  fait  cela  pour  les  hommes,  mais  qu'il 
n'en  a  pas  tant  fait  pour  les  Anges.  Cela  est  vrai, 
parce  qu'effectivement  il  n'en  e'tait  pas  besoin. 
Mais  comme  il  a  secouru  les  hommes  dans  leur 
misère,  il  en  a  préservé  les  Anges  ;  et  comme  en 
aimant  les  hommes, lorsqu'ils  étaient  ses  ennemis, 
sa  bonté  les  a  tirés  d'un  état  si  misérable,  sa 
même  bonté  a  soutenu  les  Anges,  et  les  a  empê- 
chés de  tomber  dans  un  semblable  malheur. 


CHAPITRE  II 

Combien  Dieu  doit  être  aimé  de  .  l'homme,   à   cause  des 

biens  tant  du  corps  que  de  l'âme,  et  comment 

il   les  faut  posséder  sans   préjudice  du   Bienfaiteur. 

L>Eux  qui  ont  une  entière  connaissance  de  ces 
belles  vérités  ne  peuvent  pas  ignorer,  à  mon  avis, 
pourquoi  Dieu  doit  être  aimé  des  hommes.  Je 
veux  dire  les  grands  sujets  qu'ils  ont  de  lui  con- 
sacrer leur  amour.  Que  si  d'aventure  les  infidèles 
se  trouvent  privés  de  ces  lumières,  il  n'est  pour- 
tant que  trop  facile  à  Dieu  de  confondre  leur 
ingratitude  par  le  nombre  infini  de  ses  bienfaits, 
autant    communs    dans   leur    usage    qu'ils    sont 


DE     L  AMOUR     DE     DIEU.  I7 

connus  par  les  sens  mêmes.  N'est-ce  pas  lui 
seul  qui  fournit  d'aliment  à  tout  être  qui  se 
nourrit;  qui  donne  sa  lumière  à  celui  qui  voit  le 
jour,  et  qui  forme  Tair  pour  celui  qui  a  besoin  de 
respiration }  Mais  je  serais  ridicule  si  j'entre- 
prenais de  raconter  le  nombre  de  choses  que  je 
viens  de  dire  être  sans  nombre  ;  il  suffit,  pour 
conviction  de  cette  vérité,  que  nous  ayons  rap- 
porté l'exemple  du  pain,  du  soleil  et  de  l'air,  qui 
sont  les  choses  principales.  Je  les  nomme  princi- 
pales, non  pas  qu'elles  soient  les  plus  excellentes, 
mais  parce  qu'elles  sont  les  plus  nécessaires. 
Gela  s^entendpour  le  corps  ;  car,  pour  ce  qui  est 
de  Tâme,  il  faut  que  l'homme  reconnaisse  dans 
la  partie  supérieure  de  soi-même  d'autres  biens 
beaucoup  plus  relevés  et  plus  éminents,  qui  sont 
la  dignité,  la  science  et  la  vertu. 

J'appelle  dignité  dans  l'homme  son  franc-arbitre, 
par  le  moyen  duquel  il  a  cette  prérogative,  non 
seulement  d'être  élevé  par-dessus  tous  les  ani- 
maux de  la  Terre,  mais  encore  de  leur  com- 
mander comme  leur  Maître  et  leur  Roi.  J'appelle 
science  la  connaissance  qu'il  a  de  la  dignité  qui 
est  en  lui,  mais  qui  ne  vient  pas  de  lui.  Enfin, 
j'appelle  vertu  ce  qui  lui  fait  chercher  avec  ardeur 
le  principe  de  son  être,  et  l'attache  fortement  à 
lui, après  qu'il  a  été  assez  heureux  pour  le  trouver. 


l8  SAINT     BERNARD. 

Il }'  a  donc  deux  rétlcxions  à  fliirc  sur  chacun  de 
ces  trois  biens.  Car  la  dignité  de  l'homme  consiste 
et  dans  la  prééminence  de  sa  nature,  qui  l'clève 
par-dessus  toutes  les  autres  créatures  corporelles, 
et  dans  le  pouvoir  de  son  empire,  qui  le  rend 
redoutable  à  tous  les  animaux  de  la  Terre.  De 
même  sa  science  embrasse  deux  vérités  :  par  l'une 
il  doit  connaître  sa  propre  grandeur  et  tous  les 
autres  biens  qui  sont  en  lui,  et  par  l'autre  il  doit 
reconnaître  qu'ils  ne  sont  pas  de  lui.  Enfin,  sa 
vertu  doit  avoir  deux  propriétés  :  elle  doit  le 
porter  incessamment  à  la  recherche  de  l'Auteur 
de  ses  biens;  et,  après  qu'il  Ta  trouvé,  elle  le 
doit  attacher  inséparablement  à  lui  par  un  amour 
indissoluble.  Tant  il  est  vrai  que  la  dignité  de 
l'homme  sans  la  science  ne  lui  profite  de  rien,  et 
que  la  science  sans  la  vertu  lui  est  tout  à  fait 
nuisible;  ce  que  la  raison  suivante  nous  va  prou- 
ver très  clairement,  car,  je  vous  demande,  quelle 
gloire  y  a-t-il  de  posséder  un  bien  dont  vous  ne 
croyez  pas  avoir  la  jouissance  ?  Or,  de  savoir  que 
vous  le  possédez,  mais  ne  savoir  pas  que  ce  n'est 
point  de  vous-même  que  vous  le  possédez,  c'est 
une  chose,  à  la  vérité,  qui  peut  être  glorieuse, 
mais  non  pas  devant  Dieu.  C'est  pourquoi 
l'Apôtre  fait  un  juste  reproche  à  celui  qui  se  glo- 
rifie de  la  sorte,  en  lui  disant  :  Qu'est-ce  que  vous 


DE     L  AMOUR     DE     DIEU.  I9 

ave\  que  VOUS  n'aye^pas  reçu}  Et  si  vous  l'ave:; 
reçu,  pourquoi  vous  en  gloriJie:{'VOUs  comme  si 
vous  ne  Vavieipas  reçu  (i)?  Où  il  faut  bien  remar- 
quer que  Saint  Paul  ne  dit  pas  simplement  pour- 
quoi vous  glorijiei'vous^  mais  qu'il  ajoute  aussitôt 
comme  si  vous  ne  Vaviei  pas  reçu^  voulant  faire 
voir  par  là  que  tout  le  blâme  de  celui  qui  se  glo- 
rifie ne  vient  pas  de  ce  qu'il  se  glorifie  des  choses 
qu'il  possède,  mais  bien  de  ce  qu'il  en  veut  tirer 
la  gloire  comme  d'un  avantage  et  d'un  talent  qu'il 
n'aurait  pas  reçu  de  son  Créateur.  Et  c'est  pour 
cela  que  cette  sorte  de  vanité  est  fort  justement 
appelée  vaine  gloire,  comme  n'ayant  en  soi  aucun 
solide  fondement  de  vérité.  Aussi  l'Apôtre,  qui 
sait  faire  le  parfait  discernement  de  l'un  et  de 
l'autre,  nous  fait  bien  connaître  la  différence  de 
la  véritable  gloire  d'avec  celle  qui  n'en  a  que 
l'apparence.  Quiconque,  dit-il,  se  veut  glorifier^ 
qu'il  se  glorifie  en  Dieu  (2),  c'est-à-dire  dans  la 
vérité.  Dieu  étant  la  même  vérité.  Il  est  donc 
très  nécessaire  que  vous  connaissiez  parfaitement 
ces  deux  choses,  et  ce  que  vous  êtes,  et  que  ce 
n'est  point  de  vous-mêmes  que  vous  êtes,  de 
peur  que  cette  ignorance  ne  vous  donne  lieu,  ou 
de  ne  vous  glorifier  point  du  tout,  ou  de  vous 
glorifier  vainement  et  avec  fausseté. 

(i)  /.  Cor.  4.  —  (2)  I  Cor.  i. 


20  SAINT    BERNARD. 

C'est  sans  doute  cette  double  connaissance 
que  l'F.poux  demandait  à  son  Épouse  par  ces 
paroles  :  Si  vous  ne  vous  connaisseï  pas  bien  vous- 
même,  ô  mon  Epouse!  alle{  suivre  les  troupeaux 
de  vos  semblables  et  vous  range:[  avec  elles  (i). 
Ce  qui  arrive  en  cette  sorte  :  car  l'homme  ayant 
été  créé  dans  Thonneur,  lorsqu'il  vient  à  se  mé- 
connaître, et  à  ne  comprendre  pas  en  quoi  gît 
l'excellence  de  sa  condition,  il  mérite  très  juste- 
ment, en  punition  de  son  ignorance  criminelle, 
d'être  comparé  aux  bêtes  et  renvo^^é  avec  elles, 
comme  les  compagnes  de  son  état  présent  de 
corruption  et  de  mortalité.  Ainsi  il  arrive  que 
cette  noble  créature,  qui  était  si  hautement 
élevée  par  l'excellent  don  de  la  raison,  demeurant 
dans  l'ignorance  d'elle-même,  commence  d'être 
associée  au  rang  des  animaux  privés  de  la 
raison  ;  et  parce  qu'elle  ne  connaît  pas  que  sa 
propre  grandeur  est  toute  au  dedans  de  soi- 
même,  elle  se  laisse  emporter  au  dehors  par  la 
curiosité  de  ses  vains  désirs  ;  par  où  s'étant 
rendue  conforme  aux  créatures  qui  n'agissent 
que  par  les  sens,  elle  devient  enfin  comme 
une  d'entre  elles,  faute  de  connaître  qu'elle  a  reçu 
beaucoup  plus  que  toutes  les  autres. 

(i)  Cant.  I. 


I 


DE     L   AMOUR     DE     DIEU.  21 

Certainement,  il  faut  bien  prendre  garde  de  ne 
pas  tomber  dans  cette   iionteuse  ignorance,  qui 
nous  fait  avoir  des  sentiments  de  nous-mêmes  qui 
sont  trop  au-dessous  de  nous-mêmes.  Mais  celle 
qui  nous  en  donne  au-dessus  de  nous,  et  qui  nous 
fait  croire  faussement  que  tout  le  bien  qui  est  en 
nous  vient  de  nous,  celle-là,  dis-je,  n'est  pas  moins 
à  craindre,  et  est  infiniment  plus  dangereuse  que 
la  première.  Mais,  par-dessus  ces  deux  ignorances, 
il  en  faut  éviter  et  tout  ensemble  détester  une  troi- 
sième, qui  est  cette  malheureuse  présomption  par 
laquelle,  avec  pleine  connaissance  et  mûre  déli- 
bération,  vous  auriez  peut-être  assez  d'insolence 
pour  tirer  votre  propre  gloire  d'un  bien  qui  n'est 
pas  vôtre.  Et  quoique  persuadé  d'ailleurs  que  ce 
qui  est  en  vous  n'est  pas  de  vous,  vous  ne  laisseriez 
pourtant  pas  vainement   d'en  prendre   sujet   de 
ravir  la  gloire  qui  appartient  à  un  autre  qu'à  vous. 
La  première  ignorance,  à   la  vérité,  n'a  rien  de 
glorieux  ni  d'honorable.  La  seconde  a  bien  quel- 
que sorte  de  gloire,  mais  non  pas  devant  Dieu; 
mais  le  troisième  mal,  que  l'on  commet  avec  con- 
naissance de  cause,  est  un  horrible  attentat  et  une 
entreprise  criminelle   qui  se  forme  contre  Dieu 
même.  Or,   cette  présomption  est  d'autant  plus 
griève  et  dangereuse  que  la  seconde  ignorance, 
qu'elle  nous  jette  tout  à  fait  dans  le  mépris  de  Dieu, 


s  A I X  T     B  E  R  N  A  R  U  . 


OÙ  l'autre  ne  nous  rendait  coupable  que  de  mé- 
connaissance. Et  ce  qui  fait  qu'elle  est  encore  plus 
méchante  et  abominable  que  la  première,  c'est 
que  celle-là  nous  rabaissait  seulement  au  rang  des 
bètes,  au  lieu  que  celle-ci  nous  fait  semblables  aux 
démons^  et  nous  associe  avec  eux.  Partant,  c'est 
un  péché  de  superbe  des  plus  énormes.,  de  se  pré- 
valoir des  dons  qu'on  nous  a  faits  comme  s'ils 
venaient  de  notre  fonds,  et  de  s'attribuer  insolem- 
ment dans  les  biens  que  nous  avons  reçus  d'autrui 
toute  la  gloire  qui  n'est  due  qu'au  bienfaiteur. 

De  tout  ce  que  dessus,  il  est  aisé  de  reconnaître 
qu'outre  la  dignité  et  la  science,  l'homme  a  besoin 
nécessairement  de  la  vertu,  puisqu'elle  est  le  fruit 
des  deux  autres,  et  que  c'est  par  son  moyen  qu'on 
cherche  et  qu'on  embrasse  avec  ardeur  celui  qui 
est  TAuteur  et  le  Collateur  de  tous  ces  biens,  et 
qu'il  en  est  très  justement  glorifié.  Car  autrement, 
selon  qu'il  est  porté  dans  l'Evangile,  celui  qui  a  la 
connaissance  de  ce  qu'il  doit  faire,  et  qui  n'agit 
pas  conformément  à  icelle,  celui-là,  dis-Je,  mérite 
d'être  grièvement  puni.  Et  pourquoi  cela  ?  Parce 
que,  comme  dit  le  Prophète,  iln'apas  voulu  s'ap- 
pliquer à  la  connaissance  dont  il  avait  besoin  pour 
faire  le  bien^  et  n'a  pensé  dans  son  repos  qu'au  mal 
et  à  Vinjustice[i).  De  sorte  que,  connaissant  avec 
(i)  Psalm>  i5é 


DE     LA.MOUR     DE     DIEU.  2D 

certitude  par  le  don  de  la  science  que  les  biens 
qu'il  possède  ne  viennent  pas  de  lui,  il  n'a  pas 
laissé  néanmoins,  comme  un  serviteur  infidèle, 
de  s'en  attirer  et  attribuer  toute  la  gloire,  qu'il 
était  obligé  de  renvoyer  entièrement  à  son  bon 
Maître  et  Seigneur.  D'où  Ton  peut  voir  clairement, 
et  que  la  dignité  de  l'homme  sans  la  science  lui  est 
tout  à  fait  inutile,  et  que  la  science  sans  la  vertu 
ne  lui  peut  être  que  très  dommageable.  Mais  quant 
àcelui  qui  possède  la  vertu,  auquel  par  conséquent 
ladignitén'estpasmoinsavantageusequelascience 
lui  est  profitable,  celui-là,  dis-je,  s'écrie  à  Dieu  de 
tout  son  cœur  et  dans  un  humble  sentiment  de 
vérité  :  Ce  Ji' est  pas  à  noiis^  Seigneur^  non,  ce  fi'est 
pas  à  fîoiiSj  mais  à  î^otrc  nom  seul  que  vous  deve^ 
rendre  toute  la  gloire  (i).  Comme  voulant  dire  : 
Seigneur,  nous  n'avons  garde  de  nous  attribuer 
quelque  chose  de  ce  qui  est  en  nous;  rien  de  notre 
grandeur,  rien  de  notre  science  ne  nous  appar- 
tient; mais  nous  renvoyons  absolument  le  tout  à 
votre  saint  Nom,  qui  en  est  la  source  et  le  principe. 
Cependant  je  m'aperçois  que  nous  sommes 
presque  sortis  de  notre  sujet,  à  mesure  que  nous 
voulons  prouver  que  ceux-là  même  qui  n'ont  pas 
la  connaissance  de  Jésus-Christ  sont  suffisamment 

(1)  Psalm.  II 3. 


24  SAINT     BERNARD. 

convaincus  de  l'obligation  qu'ils  ont  d'aimer  Dieu 
pour  lui-même,  puisque  la  loi  naturelle  leur  com- 
munique assez  de  lumières  pour  ne  pas  ignorer 
les  grands  biens  qu'ils  ont  reçus  de  la  libéralité  de 
leur  Créateur,  et  au  corps  et  en  Tâme. 

Car,  pour  reprendre  en  peu  de  mots  tout  ce  que 
nous  avons  dit  jusqu'à  présent,  y  a-t-il  quelque 
infidèle  au  monde  qui  puisse  ne  pas  connaître  que 
toutes  les  choses  dont  nous  avons  parle  ci-dessus, 
qui  sont  absolument  nécessaires  pour  le  corps, 
savoir  est  :  le  pain  pour  le  faire  subsister,  le  soleil 
pour  réclairer,  et  l'air  pour  lui  aider  à  la  respira- 
tion; y  a-t-il  quelque  infidèle,  dis-je,qui  soit  assez 
ignorant  pour  croire  que  ce  soit  un  autre  qui  lui 
fournit  toutes  les  choses  susdites  que  celui-là  même 
qui  donne  la  nourr^itiire  à  tons  les  animaux  de  la 
terre f  qui  fait  luire  son  soleil  sur  les  bons  et  sur 
les  mauvais^  et  qui  fait  pleuvoir  sur  les  terres  des 
coupables  aussi  bien  que  des  innocents  (i)  ?  Que  si 
des  biens  du  corps  nous  passons  à  ceux  de  l'âme, 
il  n'est  point  d'impie  qui  puisse  se  persuader  qu'il 
y  ait  un  autre  Créateur  de  la  dignité  qui  brille 
avec  tant  d'éclat  dans  Tâme  raisonnable  que  celui- 
là  encore  qui  dit  de  soi  dans  la  Genèse  :  Faisons 
riiomme   à  notre  image    et    semblance    (2).    be 

(i)  Matth.  5.  —  (2)  Gènes,  i. 


DE     L   AMOUR     DE     DIEU.  :>'] 

j^assasiés  (i).  Heureux,  dis- je,  ces  faméliques  de  la 
sainteté,  mais  non  pas  ces  misérables  endurcis 
auxquels  on  fait  ce  reproche  :  Malheur  à  vous^ 
race  méchante  et  perfide  ('2)  !  malheur  à  vous^peuple 
aveugle  et  insensé  qui  méprise^  de  penser  à  votre 
Dieu^  et  qui  n'en  pouve^  supporter  la  présence 
qu'avec  horreur  et  tremblement  (3).  Et  ce  très  jus- 
tement; car,  puisqu'à  présent  vous  ne  voulez  pas 
être  délivrés  des  embûches  de  ceux  qui  ne  cher- 
chent que  votre  perte,  suivant  cette  parole  de 
l'Écriture  :  Ceux  qui  veulent  être  des  riches  de  ce 
monde  tomberont  infailliblement  dans  les  filets  du 
Démon  (4),  il  est  bien  juste  que  pour  lors  vous  ne 
puissiez  éviter  d'entendre  cette  horrible  parole  qui 
vous  sera  dite  au  jugement  universel  :  Alle^,  mau- 
dits, dans  le  feu  éternel  (5)  !  O  sentence  rigoureuse  ! 
ô  parole  épouvantable!  parole  certes  bien  plus 
rude  et  plus  insupportable  que  celles  que  l'Église 
fait  tous  les  jours  retentir  doucement  à  nos  oreilles 
en  mémoire  de  la  Passion  de  Jésus-Christ  :  Celui 
qui  mange  ma  chair  et  boit  mon  sang  a  en  soi  la 
vie  éternelle  (6)  ;  c'est-à-dire  :  celui  qui  pense  sou- 
vent à  mes  souffrances  et  à  ma  mort,  et  qui,  à  mon 
exemple,  s'étudie  souvent  à  la  mortification  de  sa 
chair,  celui-là  est  déjà  par  avance  en  possession 

(i)  Maith.  D.  —  {2)Eccl.  24.  —  {3)Psaîm.  16.—  (4)  /.  Tim.  6. 
—  (5)  Matth.  25,  —  (6)  Joan.  6. 


38  SAINT     BERNARD. 

de  la  vie  éternelle.  Ce  qui  veut  dire  en  un  mot  que 
si  vous  souffre^  ici-bas  arec  Jésus-Christ,  vous 
vègnerei  un  jour  avec  lui  dans  la  gloire.  Mais,  ce 
qui  est  de  plus  e'tonnant,  c'est  qu'aujourd'hui  la 
plupart,  ne  pouvant  goûter  ce  discours,  retournent 
en  arrière  et  répondent,  plus  par  œuvres  que  par 
paroles  :  0  que  ce  langage  est  difficile  à  supporter! 
et  qui  est  celui  qui  pourra  Vécouter  sans  hor- 
reur{i)  ?  De  sorte  que  ces  gens  qui  se  sont  éloignés 
du  droit  chemin^  et  qui  7i  ont  point  mis  leur  espé- 
rance en  Dieu^  mais  plutôt  dans  V inconstance  des 
richesses  de  cette  vie  (2),  ne  sauraient  entendre 
parler  de  la  Croix  et  des  souffrances  sans  en  res- 
sentir des  peines  indicibles;  et  le  souvenir  même 
de  la  Passion  du  Fils  de  Dieu  leur  devient  tout  à 
fait  insupportable.  Mais  comment  pourront-ils 
supporter  en  présence  de  leur  Juge  la  pesanteur 
excessive  de  cette  effro3^able  parole  :  Alle^^  mau- 
dits  y  dans  le  feu  éternel  qui  a  été  préparé  pour  le 
Diable  et  ses  Anges  (3).  Il  faut  dire  sans  doute, 
pour  parler  le  langage  de  FÉcriture,  que  celui  sur 
qui  tombera  cette  pierre  en  demeurera  tout  écrasé. 
Et  qu'au  contraire  les  âmes  justes  qui,  à  l'imita- 
tion du  grand  Apôtre,  ne  s'efforcent  que  de  plaire 
à  Dieu,  soit  qu^ils  en  soient  éloignés  ou  bien  qu'ils 

(i)  Joan,  6.  -  ,2)  Psalm.  77.  —  (3)  MaUh,  25. 


I 


DE     L  AMOUR     DE     DIEU.  OQ 

lui  soient  présents,  seront  comblés  de  bénédic- 
tions éternelles,  comme  ayant  mérité  justement 
d'entendre  de  sa  divine  bouche  :  Venei^  les  bénis 
de  mon  père,  enire^  en  possession  du  Rojaume  qui 
vous  a  été  préparé  dès  le  commencement  du 
monde  (i).  Ce  sera  pour  lors  que  cette  génération 
malheureuse, qui  n'a  point  voulu  tourner  sa  pensée 
ni  son  cœur  du  côté  de  son  Dieu,  reconnaîtra  par 
expérience,  mais  trop  tard  pour  elle,  combien  le 
joug  de  Jésus-Christ,  qu'elle  a  refusé  de  subir  par 
sa  superbe  et  son  endurcissement,  était  doux,  et 
son  fardeau  léger,  en  comparaison  des  tourments 
insupportables  qu'il  lui  faudra  souffrir  éternelle- 
ment. Non,  non,  malheureux  esclaves  des  riches- 
ses, ne  vous  y  trompez  point,  vous  ne  pouvez  pas 
servir  à  Dieu  et  au  monde  tout  à  la  fois.  Vous  ne 
pouvez  point  établir  votre  gloire  dans  la  Croix  de 
Notre  Seigneur  Jésus-Christ,  et  en  même  temps 
mettre  votre  espérance  dans  les  richesses  et  les 
trésors  de  la  terre.  Vous  ne  pouvez  point  vous 
attacher  aux  biens  périssables  de  cette  vie,  et  res- 
sentir tout  ensemble  combien  le  Seigneur  est  doux 
à  ceux  qui  l'aiment  ;  et  partant,  puisque  vous  n'avez 
point  voulu  goûter  à  présent  la  douceur  qu'il  y  a 
dans  son  souvenir,  vous  éprouverez  infailliblement 

(î)  Matth,  25, 


•4-0  SAINT     BERNARD. 

un  jour  la  rigueur  et  la  sévérité  redoutable  de  sa 
présence. 

Mais  quant  à  rame  fidèle,  elle  soupire  inces- 
samment après  cette  vision  bienheureuse,  et  se 
repose  doucement  dans  son  agréable  souvenir,  et 
jusqu'à  ce  qu'elle  se  trouve  en  état  de  voir  à  décou- 
vert la  gloire  de  son  Dieu,  elle  prend  toutes  ses 
délices  à  se  glorifier  dans  les  ignominies  de  sa 
Croix;  c'est  ainsi  véritablement  que  l'Épouse  et  la 
colombe  de  Jésus-Christ  se  tient  en  repos  et  dort 
en  assurance  au  milieu  des  combats,  d'autant,  ô 
mon  Seigneur  Jésus!  que  par  le  souvenir  de  vos 
douceurs  infinies,  elle  est  déjà  comme  parée  de  plu- 
mes argentées  [i)^SQ\on  le  langage  du  Prophète,  qui 
sont  la  candeur  de  son  innocence  et  de  sa  pureté; 
et  de  plus,  elle  espère  que  votre  présence  la  com-  ' 
blera  de  plaisirs,  lorsqu'étant  admise  dans  la  joie 
et  la  splendeur  des  Saints,  elle  se  trouvera  toute 
environnée  des  lumières  éclatantes  de  la  sagesse 
divine.  De  sorte  même  que  son  corps  en  deviendra 
tout  lumineux  et  tout  brillant  en  or  (2).  Ce  n'est 
donc  pas  sans  sujet  qu'elle  se  glorifie  dès  à  présent 
de  ce  que  la  main  gauche  de  son  Epoux  est  sous  sa 
tête,  et  quelle  est  embrassée  de  sa  main  droite  (3), 
entendant  par  sa  main  gauche  la  ressouvenance  de 

(i)  Psalm.  67.  —(2)  Ibid.  —  (3)  Cant.  2. 


41 

cette  charité  incomparable  qui  lui  a  fait  donner 
sa  propre  vie  pour  ses  amis,  et  par  la  droite,  la 
vision  be'atifique  qu'il  a  promise  à  ses  bien-aimés, 
avec  la  joie  surabondante  qu'ils  recevront  de  la 
pre'sence  de  sa  divine  Majesté'. 

C'est  aussi  avec  grande  raison  que  cette  vision 
Déifîque  et  cette  inestimable  joie  de  la  présence 
divine  est  établie  en  sa  main  droite,  suivant  cette 
agréable  parole  du  Psalmiste  :  Les  plaisirs  et  les 
joies  sont  en  votre  droite  jusqu'à  la  fin  des  siè- 
cles (i).  De  même  que  cette  admirable  charité  dont 
nous  venons  de  parler,  et  que  nous  ne  devons 
jamais  mettre  en  oubli,  est  justement  attribuée  à  la 
main  gauche,  puisque  c'est  sur  elle  que  l'Epouse 
s'appuie  et  se  repose  entièrement  jusqu^à  la  con- 
sommation de  la  malice  des  temps.  Il  est  donc 
bien  à  propos  que  la  gauche«de  l'Epoux  soit  au-, 
dessous  de  la  tête  de  TÉpouse,  puisque,  se  reposant 
sur  icelle,  elle  y  doit  soutenir  sa  tête,  c'est-à-dire 
rintention  de  son  esprit,  de  peur  qu'il  ne  succombe 
et  ne  se  laisse  aller  aux  désirs  terrestres  et  char- 
nels, suivant  ce  qui  est  écrit  dans  la  Sagesse,  que 
rame  est  appesantie  par  le  corps,  qui  est  sujet  à 
corruption,  et  que  cette  demeure  terrestre  rabaisse 
notre  esprit  par  la  multiplicité  des  soins  qu'il  lui 

(/)  Psalm.  i3. 


42  SAINT    BERNARD. 

faut  prendre  pour  les  affaires  de  ce  monde  (i).  En 
effet,  si  nous  venons  à  considérer  cette  infinie  et 
si  obligeante  mise'ricorde, cette  charité  sans  intérêt, 
dont  nous  avons  eu  tant  de  preuves,  cet  amour 
surprenant  et  inespéré,  cette  invincible  débonnai- 
reté  et  cette  douceur  inconcevable;  si,  dis^je,  nous 
venons    à    considérer    attentivement    toutes  ces 
choses,  que  ne  doivent-elles  pas  opérer  en  nous? 
Ne  faut-il  pas  qu'elles  retirent  absolument  notre 
âme  de  tout  amour  désordonné,  qu'elles  l'attirent 
et  l'attachent  à  soi  d'une  façon  extraordinaire,  et 
lui  fassent  mépriser  absolument  tout  ce  qui  ne  peut 
être  désiré  qu'à   leur  préjudice?  Aussi  est-ce  à 
l'odeur  de  ces  parfums  que  l'Épouse  court  avec 
allégresse,   qu'elle  aime   avec  ardeur,  et  que,  se 
voyant    aimée  de  la   sorte,   elle  croit  ne  rendre 
qu'un  amour  faible  et  très  petit,  lors  même  qu'elle 
s'est  toute  dévouée  et  consacrée  à  l'amour.  Senti- 
ment à  la  vérité  très  juste  ;  car,  en  effet,  qu'est-ce 
qu'un  peu  de  poussière,  quoique  tout  ramassé  en 
soi-même  pour  mieux  témoigner  son  amour,  peut 
faire  de  considérable  pour  réciproque  d'un  si  grand 
amour  et  d'une  Majesté  si  relevée,  qui  l'a  même 
prévenu  dans  son  amitié,et  qui s'esttoute  employée 
soi-même  pour  opérer  Touvrage  de  son   salut  ? 

(i)  Sap.  Q. 


DE   l'amour   de   dieu.  43 

Saint  Jean  ne  saurait  plus  fortement  exprimer  la 
grandeur  de  cet  Amour  divin  que  par  ces  paroles  : 
Dieu  a  tellement  aimé  le  monde  quil  a  donné  son 
Fils  unique  (i).  Où  sans  doute  il  parle  du  Père 
éternel,  de  même  que  le  prophète  Isaïe  dit  du 
Fils,  que  son  amour  lui  a  fait  livrer  son  âme  à  la 
mort  (2).  Et  pour  le  Saint-Esprit,  Jésus-Christ 
dit  lui-même  en  Saint  Jean  :  L'Esprit  consolateur 
que  mon  Père  enverra  en  mon  nom  vous  apprendra 
toutes  choses,  et  vous  inspirera  tout  ce  que  je  vous 
ai  déjà  enseigné  (3).  Il  est  donc  vrai  que  Dieu 
aime,  et  qu'il  aime  de  tout  soi-même,  puisque  c'est 
toute  la  Trinité  qui  aime,  si  toutefois  on  peut  user 
du  terme  de  tout  dans  un  sujet  infini,  incom- 
préhensible et  très  simple  dans  son  essence. 


CHAPITRE  V 

Combien  le  Chrétien  est  obligé  d'aimer  Dieu, 

C_>ELur  qui  fait  réflexion  sur  tout  ce  que  nous 
venons  de  dire  connaît  assez,  ce  me  semble, 
pourquoi  l'on   doit  aimer  Dieu,  c'est-à-dire  les 

(i)  Joan.  3.  —  (2)  Isa.  3.  —  (3)  Joan.  14. 


44  SAINT     BERNARD. 

sujets  pour  lesquels  il  mérite  d'être  aime.  Mais 
l'Infidèle,  qui  n'a  point  la  connaissance  du  Fils  ni 
du  Père,  ne  connaît  point  par  conséquent  le 
Saint-Esprit, parce  que,  comme  dit  Saint  Jean,  ce//// 
qui  ne  glorifie  point  le  Fils  ne  glorifie  point  aussi  le 
Père  qui  Va  envoyé, ni  pareillement  le  Saint-Esprit, 
qui  est  envoyé  <ie////(i).D'oùil  ne  faut  pas  s'étonner 
si,  ayant  moins  de  connaissance,  il  a  aussi  moins 
d'amour  ;  mais  celui  qui  reconnaît  Dieu  pour 
l'Auteur  de  tout  son  être  ne  peut  ignorer  qu'il  lui 
doit  un  hommage  absolu  de  tout  soi-même.  A 
quoi  donc  ne  serai-je  point  obligé,  moi  qui  sais 
que  Dieu  n'a  pas  eu  seulement  la  bonté  de  me 
donner  la  vie,  de  pourvoir  abondamment  à  tous 
mes  besoins,  de  me  consoler  amiablement  et  de 
prendre  un  soin  tout  particulier  de  ma  conduite, 
mais  encore  qui  le  reconnais  pour  mon  très  libé- 
ral Rédempteur,  et  pour  celui  qui  ne  veut  rien 
moins  que  me  conserver  et  me  combler  d'hon- 
neur et  de  gloire  dans  toute  l'éternité  ?  Toutes  ces 
aimables  qualités  nous  sont  fidèlement  exprimées 
dans  les  textes  suivants  de  l'Écriture.  David  dit  de 
lui  que  son  rachat  sera  très  abondant  [i) .  Saint- 
Paul  dit  qu'il  est  entré  une  fois  dans  le  Sanctuaire, 
oii  il  nous  a  mérité  une  rédemption  éternelle  (3). 

(i)  Joan.  5.  —  (2)  Psalm.  129.  —  (3)  Hebr.  9. 


I 


DE    l'amour     de     dieu.  46 

Le  même  Prophète  Royal,  parlant  de  la  conser- 
vation :  Il  n'abandonnera  points  dit-il,  ses  Elus  ; 
ils  seront  conservés  dans  toute  V Eternité  (i). 
Saint  Luc,  voulant  exprimer  ses  richesses  et  son 
abondance,  parle  en  cette  sorte  :  Ils  vous  donne- 
ront une  bonne  mesure,  si  pleine  et  si  comble 
qu'elle  s'épanchera  de  tous  côtés  (2).  Nous  lisons 
dans  Saint  Paul  que  Vœil  n'a  point  vu,  ni  Voreille 
entendu,  ni  le  cœur  de  V  homme  compris  ce  que 
Dieu  a  préparé  à  ceux  qui  Vaiment  (3).  Et  le 
même  Apôtre,  parlant  de  la  glorification  des 
Bienheureux,  s'écrie  :  Nous  attendons  Jésus- 
Christ,  Notre-Seigneur  et  Sauveur,  qui  changera 
heureusement  la  condition  de  ce  corps  vil  et  abject, 
et  le  transformera  en  la  splendeur  et  en  la  même 
gloire  du  sien  (4).  Et  ailleurs,  il  nous  assure  que 
les  souffrances  de  cette  vie  n'ont  rien  de  compa- 
rable à  cette  gloire  immortelle  de  laquelle  nous 
devons  un  jour  être  revêtus.  Et  enfin,  écrivant 
aux  Corinthiens  :  Quoique  les  afflictions  de  ce 
monde  soient  si  légères  qu'elles  passent  en  un 
moment,  elles  ne  laissent  pas  d'opérer  en  nous 
un  poids  de  gloire  éternelle ,  lorsque ,  sans 
nous  arrêter  aux  choses  sensibles,  nous  ne 
portons     notre    esprit    et     nos     cœurs     qu'aux 

(i)  Psalm.  36.  —  (2).  Luc.  G.  -  (3).  /.  Cor.  2  —  (4)  Phil.  3.  — 


46  SAINT     BERNARD. 

biens    spirituels   et   qui  sont  au-dessus    de  nos 
sens[\). 

Qu'est-ce  donc  que  je  rendrai  à  Dieu  pour  toutes 
ses  miséricordes  ?  La  raison  et  l'équité  naturelle 
veulent  que  celui-là  se  donne  tout  entier,  et 
qu'il  aime  de  toutes  ses  puissances  son  bienfai- 
teur duquel  il  tient  tout  ce  qu'il  est.  Mais,  certes, 
la  foi  me  fait  connaître  que  je  dois  d'autant  plus 
aimer  Dieu  qu'il  mérite  d'être  estimé  infiniment 
au-dessus  de  moi,  puisque  non  seulement  je  sais 
qu'il  m'a  donné  ce  que  je  suis,  mais  aussi  qu'il 
m'a  fait  un  présent  de  soi-même.  Et  ce  qui  est 
de  plus  considérable,  c'est  que  le  temps  de  la 
foi  n'était  pas  encore  arrivé.  Dieu  n'avait  point 
encore  paru  dans  la  chair,  il  n'était  point 
expiré  sur  la  croix,  ni  sorti  du  sépulcre,  ni 
retourné  à  son  Père;  il  ne  nous  avait  pas  même 
encore  donné  les  preuves  de  cette  charité  incom- 
parable de  laquelle  nous  avons  parlé  ci-dessus, 
lorsque  l'homme  avait  déjà  reçu  commandement 
d'aimer  son  Seigneur  et  son  Dieu  de  tout  son 
cœur,  de  toute  son  âme  et  de  toutes  ses  forces, 
c'est-à-dire  de  toute  l'étendue  de  son  être,  de  sa 
connaissance  et  de  son  pouvoir.  Cependant  il  n'y 
a  personne  qui  puisse  accuser  Dieu  d'injustice  de 

(1)  77.  Cor.  4. 


DE     L  AMOUR     DE     DIEU.  47 

rappeler  à  soi  son  ouvrage  et  ses  dons,  d'autant 
plus  que  l'ouvrage  ne  peut  jamais  s'excuser 
d'aimer  son  ouvrier  quand  il  le  peut.  Et  pourquoi 
ne  l'aimerait-il  pas  autant  qu'il  le  peut,  puisque 
c'est  de  sa  même  libéralité  qu'il  tient  son  pouvoir? 
Que  si  nous  ajoutons  à  tous  ces  témoignages  la 
considération  d'avoir  été  tiré  du  néant  et  élevé  à 
cette  haute  dignité  de  notre  condition  par  un  pur 
effet  de  sa  divine  bonté,  il  n'est  rien  qui  nous 
découvre  plus  évidemment  et  la  justice  de  celui 
qui  demande  notre  amour,  et  l'obligation  étroite 
que  nous  avons  de  l'aimer.  Mais  enfin,  combien 
cette  bonté  divine  parait-elle  suraimable  lorsque? 
par  une  surabondance  de  sa  miséricorde,  elle 
sauvei^a  et  les  hommes  et  les  bêtes  (i),  c'est-à-dire 
nous-mêmes,  qui  sommes  justement  appelés  du 
nom  de  bêtes,  puisque, selon  le  langage  de  David, 
nous  avons  changé  Hionneur  et  la  gloire  de  notre 
condition  en  la  ressemblance  d'une  bête  qui  ne  se 
repaît  que  de  foin  ^  et  que  par  notre  péché  nous 
avons  été  faits  semblables  aux  animaux  privés  de 
la  raison  (2).  Mais  si  je  suis  redevable  de  tout 
moi-même  pour  le  bénéfice  de  ma  création,  que 
pourrai-je  donner  de  surcroît  pour  celui  de  ma 
réparation,  et  surtout  d'une  telle  réparation  ?  Car 

(i)  Psalm.  35.  —  (2)  Psalm.  48. 


48  SAINT     BERNARD. 

ne  pensez  pas  que  j'ai  été  réparé  avec  autant  de 
facilité  que  j'avais  été  créé;  ce  n'est  pas  seule- 
ment de  moi,  c'est  aussi  de  toutes  les  autres 
créatures  qu'il  est  écrit  :  //  a  dit^  et  ils  ont  été 
faits  (i).  Mais  celui  qui  m'a  formé  en  disant  une 
seule  parole  ne  m'a  pas  reformé  à  si  peu  de  frais  ; 
il  a  fallu  que  pour  me  réparer  il  ait  dit  beaucoup  de 
choses,  qu'il  en  ait  fait  de  prodigieuses,  et  enduré 
de  très  pénibles  et  même  de  très  indignes.  Qz/'e^Z-ce 
donc  que  je  rendrai  à  Dieu  pour  tontes  ces  grâces 
que  f  ai  reçues  de  sa  Bonté  (2)  ?  Dans  le  premier 
bienfait  il  m'a  donné  à  moi-même,  et  dans  le 
second,  il  s'est  donné  à  moi  lui-même  ;  et  en 
même  temps  qu'il  s'est  donné  lui-même,  il  m'a 
rendu  à  moi-même.  Ainsi,  m'ayant  donné  une 
première  fois,  et  puis  rendu  une  seconde  à  moi- 
même,  je  me  dois  moi-même  pour  m.oi-même,  et 
je  me  dois  deux  fois.  Et  partant,  que  me  reste-t-il 
à  donner  à  Dieu  pour  lui-même,  puisque,  quand 
je  pourrais  me  donner  un  million  de  fois,  que 
suis-je,  moi,  en  comparaison  de  la  divine 
Majesté  ? 

(i)  Psalm.   148.  —  (2)  Psalm.   ii5. 


DE     L   AMOUR     DE     DIEU.  49 

CHAPITRE  VI 

Sommaire  des  choses  susdites. 

La  première  chose  que  vous  devez  considérer 
ici,  c'est  de  quelle  manière  Dieu  a  mérité  que 
nous  l'aimions,  ou  plutôt  comme  il  mérite  que 
nous  l'aimions,  sans  aucune  manière  ni  mesure. 
Car,  pour  réduire  en  peu  de  mots  ce  que  nous 
avons  déjà  traité  plus  au  long,  c'est  lui  qui  nous 
a  aimés  le  premier,  et  ce  sans  intérêt.  Un  Dieu 
d'une  Majesté  infinie,  de  si  chétives  créatures,  et 
avec  tant  d'excès,  des  sujets  qui  en  étaient  si 
indignes  !  Ainsi,  suivant  ma  première  pensée,  la 
véritable  manière  d'aimer  Dieu,  c'est  de  l'aimer 
sans  bornes  et  sans  limites.  D'ailleurs,  puisque 
l'amour  qui  se  porte  vers  Dieu  ne  peut  avoir 
qu'un  objet  immense  et  infini.  Dieu  ne  pouvant 
être  limité  ni  fini,  je  vous  demande  quel  devrait 
être  le  terme  ou  la  mesure  de  notre  amour  en 
son  endroit?  Mais  bien  davantage,  c'est  qu'il  n'est 
plus  en  nous  de  l'aimer  gratuitement,  l'amour  que 
nous  rendons  à  présent  étant  un  devoir  et  une 
dette  à  laquelle  nous  sommes  obligés  de  satisfaire. 
C'est  donc  l'immensité  qui  aime,  c'est  l'éternité, 


5o  SAINT     BERNARD. 

c'est  la  charité  suréminente  de  la  science;  en  un 
mot,  c'est  Dieu  même,  dont  la  grandeur  n'a  point 
de  limites  (i),  dont  la  sagesse  est  infinie  (2),  et 
dont  la  paix  surpasse  tout  entendement  a^éé  (3). 
Et  cependant  nous  penserons  lui  rendre  le  réci- 
proque avec  un  amour  limité?  Oui^  Seigneur^  je 
vous  aimerai,  vous  qui  êtes  ma  force,  mon  appui, 
mon  refuge^  mon  Sauveur  (4);  vous  enfin,  qui  êtes 
tout  ce  qui  peut  faire  l'objet  de  mes  désirs  et  de 
mon  amour.  Mon  Dieu  et  mon  aide,  je  vous 
aimerai  en  reconnaissance  de  vos  bienfaits,  d'une 
manière  à  la  vérité  bien  au-dessous  de  ce  que  je 
dois,  mais  non  pas  certes  au-dessous  de  ce  que  je 
peux,  puisque,  quand  je  le  pourrais  autant  que  je 
le  dois,  je  ne  le  saurais  pourtant  au  delà  de  mon 
pouvoir.  Mais  lorsqu'il  vous  plaira  me  donner 
plus  de  force,  je  le  pourrai  sans  doute  plus  forte- 
ment, quoique  ce  ne  sera  jamais  autant  que  vous 
le  méritez.  Vos  jeux  ont  vu  ma  faiblesse  et  mon 
défaut,  mais  je  sais  que  vous  écrirei  dans  votre 
Livre  tous  ceux  qui  font  ce  qu'ils  peuvent, quoiqu'ils 
ne  fassent  pas  ce  qu'ils  doivent  [b).  Tout  ce  que 
nous  venons  de  dire  fait  assez  connaître,  ce  me 
semble,  comment  il  faut  aimer  Dieu,  et  comme  il 
le  mérite.  Je  dis  comme  il  le  mérite,  car  de  dire 

(i)  Psalm.    144.    —    (2)    Psalm.     14G.    —    (3)    Phil.    4.    — 
(4)  Psalm.  17.  —  (5)  Psalm.  i38. 


DE   l'amour   de   dieu.  5i 

combien,  qui  est  celui  qui  le  peut  savoir?  Qui  le 
peut  dire  et  le  comprendre  ? 


CHAPITRE  VII 


Qti'ou  ne  peut  aimer  Dieu  sans  récompense,  et  que 

le  cœur  humain  ne  peut  être  rassasié 

des  biens  de  cette  vie. 

Voyons  maintenant,  je  vous  prie,  quel  avantage 
nous  pouvons  retirer  de  cet  Amour  divin.  Mais, 
hélas!  combien  la  connaissance  que  nous  en  avons 
est-elle  en  ceci  éloignée  de  la  vérité,  quoique  pour- 
tant nous  ne  devions  pas  taire  ce  peu  que  nous  en 
connaissons,  sous  ombre  que  nous  ne  le  connais- 
sons pas  tout  à  fait  de  la  façon  qu'il  est.  J'ai  dit  au 
commencement,  lorsqu'on  a  demandé  pourquoi 
et  comment  il  fallait  aimer  Dieu,  que  cette  ques- 
tion, ji;oz/r^//o/,  contenait  deux  divers  sens,  d'au- 
tant qu'on  pouvait  demander  par  là,  ou  quel  est 
le  mérite  en  Dieu  qui  nous  attire  à  son  Amour,  ou 
bien  quel  est  l'avantage  qui  nous  en  peut  revenir. 
Mais  comme  nous  avons  déjà  traité  du  mérite 
qui  est  en  Dieu,  non  pas  à  la  vérité  selon  son 
mérite,  mais   selon    la  grâce  qui   nous  en   a  été 


52  «  SAINT     BERNARD. 

donnée,  il  ne  reste  plus  maintenant  qu'à  parler 
de  l'avantage  qu'en  recevront  ceux  qui  l'aiment. 
Il  est  constant  qu'on  ne  saurait  aimer  Dieu  sans 
récompense;  néanmoins,  il  faut  bien  se  garder 
de  l'aimer  par  aucune  vue  de  récompense.  La  véri- 
table charité  ne  peut  jamais  être  privée  de  ce 
qu'elle  mérite  ;  mais  pourtant,  ne  cherchant  point 
ses  intéi^êts  (i),  elle  fait  bien  connaître  qu'elle 
n'est  point  mercenaire.  C'est  un  mouvement  de 
notre  cœur  très  libre,  et  non  pas  un  contrat 
d'obligation.  Son  acquisition  et  ses  gains  ne 
dépendent  point  d'aucune  convention  précédente. 
Elle  se  communique  très  volontairement  et 
engendre  cette  même  inclination  dans  tous  les 
autres.  Le  vrai  Amour  est  pleinement  satisfait 
de  soi-même.  Il  ne  veut  point  d'autre  récompense 
que  l'objet  qu'il  aime;  et  quelque  chose  que  vous 
paraissiez  aimer  pour  l'amour  d'une  autre,  il  est 
certain  que  vous  aimez  absolument  cette  autre, 
qui  est  le  but  et  la  fin  de  votre  amour,  et  non 
pas  la  première,  qui  ne  vous  sert  que  de  moyen 
pour  arriver  à  celle-ci.  Saint  Paul  ne  prêche  pas 
l'Évangile  afin  de  se  nourrir,  mais  il  se  nourrit 
afin  de  prêcher  l'Évangile,  parce  que  c'est  l'Évan- 
gile, et  non  pas  la  nourriture,  qu'il  aime.  Le  vrai 

(i)  /.  Cor.   i3. 


I 


DE   l'amour   de   dieu.  53 

Amour    ne  cherche    point   la    récompense,  il  la 
mérite  :  et  si  Ton  propose  le  prix  à  celui  qui  ne 
sait  pas  encore  aimer,  il  est  dû  à  l'Amour,  et  on 
le  donne  à    la  persévérance.    En   un  mot,  nous 
voyons  dans  les  choses  d'ici-bas  qu'on  se  sert  de 
promesses  et  de   récompenses  afin  de  persuader 
ceux  qui  témoignent  de  la  répugnance  à  quelque 
chose,  mais  non  pas  ceux  qui  s'y  portent  de  bonne 
volonté.  Jamais  on  ne  s'avisera  de  faire  de  grandes 
offres    pour    induire   quelqu'un  à  faire   ce  qu'il 
désire  de  lui-même  et  de  son  propre  mouvement. 
Par  exemple,  il  n'est  pas  besoin  de  convenir   de 
prix  avec  celui  qui  a  faim  ou  qui  a  soif  pour  le 
contraindre  de  manger  ou  de  boire,  ni  pour  obli- 
ger une  mère  de  donner  la  mamelle  à  son  poupon, 
qui  est  le  cher  fruit  de  ses  entrailles.  Qui  pour- 
rait croire  qu'il   fallût    gagner    un   homme  par 
prières  ou  par  argent  pour  lui  persuader  de  clore 
sa  vigne,   de  cultiver  ses  arbres,  ou  d'élever   le 
bâtiment  de  sa  maison  ?   Comment  donc  se  pour- 
rait-il faire  qu'une  âme  amoureuse  de  son  Dieu 
pût  chercher  quelque  autre   récompense    de  son 
amour  que  Dieu  même  ?   Si  cela  arrivait,   certai- 
nement il  faudrait  dire  que  ce  serait  cette  même 
récompense  qu'elle  aimerait,  et  non  pas  Dieu. 

C'est  un  sentiment  que  la  Nature  a  gravé  dans 
tous   les  êtres  doués  de  la  raison,  de  désirer  tou- 


54  SAINT     BERNARD. 

jours  ce  qu'ils  jugent  leur  ctrc  meilleur  et  plus 
convenable,  et  de  n'être  jamais  satisfaits  d'une 
chose  au-dessus  de  laquelle  ils  en  reconnaissent 
une  plus  parfaite  qui  leur  manque.  Celui  qui 
possède  une  belle  femme  ne  laisse  pas  d'en  regar- 
der une  plus  belle  d'un  œil  plein  de  passion. 
Celui  qui  porte  un  vêtement  précieux  en  souhaite 
encore  un  plus  riche,  et  quiconque  est  dans  l'abon- 
dance des  richesses  ne  saurait  voir  un  plus 
opulent  que  lui  sans  envie.  Combien  voyez-vous 
de  personnes  puissantes  en  possessions  et  en  héri- 
tages, qui  ne  laissent  pas  tous  les  jours  d'acquérir 
de  nouvelles  terres,  et  d'étendre  leurs  limites  par 
une  convoitise  qui  n'a  jamais  de  fin  ?  Vous  en 
verrez  d'autres  qui  sont  logés  dans  de  superbes 
palais  dont  la  grandeur  approche  de  la  magnifia 
cence  royale,  et  qui  néanmoins  achètent  conti- 
nuellement de  nouveaux  emplacements  pour 
accroître  leurs  édifices,  ne  faisant  autre  chose 
qu'édifier,  détruire  et  changer  incessamment, 
tantôt  des  ronds  en  carrés,  et  des  carrés  en  ronds, 
par  une  curiosité  importune  qui  ne  leur  donne 
point  de  repos.  Que  dirai-je  de  ceux  qui  sont 
élevés  dans  les  plus  grandes  charges?  Ne  voyons- 
nous  pas  que,  poussés  d'une  ambition  insatiable, 
ils  emploient  tout  ce  qu'ils  ont  de  force  et  d'indus- 
trie  pour   monter  encore  à  un  plus  haut  degré 


DE   l'amour   de   dieu.  55 

d'honneur?  En  un  mot,  on  ne  trouve  jamais  la 
fin  de  tous  ces  vains  désirs,  parce  qu'il  ne  se  ren- 
contre rien  en  eux  qui  soit  souverainement  et 
uniquement  bon.  Il  n'y  a  donc  pas  de  quoi 
s'étonner  si  celui  qui  ne  peut  trouver  son  repos 
hors  du  souverain  bien  demeure  toujours  dans 
le  trouble  et  dans  Tinquiétude  au  milieu  de  ces 
biens  défectueux  et  périssables.  Mais  ce  qui 
marque  une  extrême  folie,  c'est  de  souhaiter 
continuellement  des  choses  qui  ne  sont  pas 
seulement  incapables  de  rassasier,  mais  qui  ne 
peuvent  pas  même  arrêter  votre  appétit,  puisque 
la  jouissance  de  celles  que  vous  possédez  déjà 
n'empêche  point  que  vous  ne  désiriez  avec  ardeur 
les  autres  que  vous  ne  possédez  pas  encore,  et 
que  vous  ne  soupiriez  sans  cesse  et  sans  repos 
après  celles  qui  vous  manquent.  De  là  vient  que 
l'esprit  de  l'homme,  errant  et  vagabond,  se  tour- 
mente inutilement  après  la  poursuite  des  vains 
plaisirs  de  ce  monde  et  n'est  jamais  content,  parce 
que  tout  ce  que  son  avidité  lui  a  pu  faire  engloutir 
lui  semble  très  peu  de  chose  en  comparaison  de 
ce  qu'il  lui  reste  encore  à  dévorer,  et  parce  qu'il 
passionne  les  choses  qui  lui  manquent  avec  plus 
d'inquiétude  qu'il  n'a  de  plaisir  à  posséder  celles 
dont  il  a  déjà  la  jouissance.  Et  de  vrai,  qui  est  celui 
qui  peut  posséder  universellement  toutes  choses  ? 


56 


SAINT     BERNARD. 


!Mais  bien  davantage,  c'est  que  ce  peu  de  bien  que 
quelqu'un  a  gagné  par  tant  de  sueurs  et  de  peine 
qu'il  possède  avec  tant  de  peine  et  d'appréhension, 
il  sait  infailliblement  qu'il  le  lui  faudra  perdre 
dans  quelque  temps  avec  beaucoup  de  douleur, 
quoiqu'il  ne  sache  pas  au  vrai  le  jour  infortuné 
de  sa  perte.  Voilà  le  droit  chemin  que  la  volonté 
pervertie  de  l'homme  s'efforce  de  tenir  pour  arriver 
à  ce  qui  est  dç  plus  excellent;  voilà  de  quelle 
manière  elle  court  après  ce  qui  la  peut  rassasier  ; 
ou  plutôt  vous  voyez  comme  par  ces  détours  et 
ces  labyrinthes  la  vanité  se  joue  de  son  incons- 
tance, et  la  malice  est  trompée  par  elle-même. 
Mais  si  par  ce  moyen  vous  prétendez  l'accomplis- 
sement de  tous  vos  désirs,  je  veux  dire  si  vous 
croyez  rencontrer  un  bien  dont  la  possession  soit 
suffisante  pour  ne  plus  rien  désirer  autre  chose 
je  vous  demande,  pourquoi  donc  en  chercher  une 
infinité  d'autres  ?  Vous  courez  incessamment  par 
des  chemins  dangereux  et  difficiles,  et  vous  ne 
voyez  pas  que  la  mort  vous  surprendra  aupara- 
vant que  vous  puissiez  arriver  par  ces  détours  à 
la  fin  et  au  but  de  vos  prétentions. 

C'est  dans  ce  malheureux  cercle  que  les  impies 
marchent  toujours,  désirant  bien  naturellement 
ce  qui  est  capable  d'arrêter  leur  appétit,  mais 
rejetant  follement  ce  qui  les  peut  approcher  de  leur 


DE    l'amour   de    dieu.  Sy 

fin.  Je  dis  delà  fin  qui  est  le  comble  de  leur  perfec- 
tion, mais  non  pas  de  celle  qui  cause  leur  ruine  et 
leur  destruction.  Ceux-là,  donc  qui,  attire's  plutôt 
par  la  vaine  apparence  des  créatures  que  par  la 
beauté  réelle  du  Créateur,  cherchent  premièrement 
de  se  satisfaire  dans  la  poursuite  des  choses  d'ici- 
bas,  au  lieu  d'employer  tous  leurs  soins  pour  pos- 
séder le  Seigneur  de  toutes  les  créatures,  ceux-là, 
dis-je,  font  bien  voir  qu'ils  soupirent  continuelle- 
ment après  le  terme  de  leur  dernière  félicité;  mais 
en  prenant  le  change,  ils  se  consomment  dans  des 
travaux  infructueux,  qui  ne  leur  donneront  jamais 
l'accomplissement    de   leurs    désirs.   Il    est    vrai 
pourtant  qu'ils  pourraient  enfin  parvenir  à  cette 
heureuse  possession   de  Dieu,  s'ils  pouvaient  un 
jour  venir  à  bout  de   toutes  leurs  prétentions,  et 
qu'il  se  pût  trouver  un  homme  qui  possédât  lui 
seul  toutes  choses  sans  posséder  celui  qui  en  est 
l'auteur  et  le  principe.  Car,  suivant  cette  loi  de  sa 
convoitise  qui  lui  faisait  souhaiter  avec  ardeur 
les  choses  qu'il   n'avait  point,  sans  faire  cas  de 
celles  qu'il  avait  déjà,    et    qui    Tempêchait    de 
gouverner  celles  qu'il  possède  à   cause  qu'il  est 
privé  des  autres  qu'il  ne  possède  pas,  sans  doute 
que  se  voyant  en  possession  de  tout  ce  qui  est  au 
Ciel  et  en  laTerre^  et  n'en  faisant  aucune  estime, 
il  ne  songerait  plus  qu'à  l'acquisition  de  celui-là 


5'S  SAINT     BERNARD. 

scLil  qui  lui  manquerait,  qui  est  le  vrai  Dieu  et  le 
Souverain  de  toutes  choses  ;  sans  doute  qu'alors 
il  s'arrêterait  absolument,  parce  que,  comme 
hors  de  Dieu  il  n'aurait  trouvé  aucun  repos  qui 
fût  capable  de  l'arrêter,  aussi  ne  trouverait-il  au 
delà  du  même  Dieu  aucune  agitation  qui  le  pût 
troubler.  O  qu'il  dirait  bien  volontiers  avec  le 
Prophète- Roi  :  Tout  mon  bonheur  est  de  ni' atta- 
cher à  Dieu  (i)  !  Qu'il  dirait  avec  grande  ferveur  : 
Qu'y  a-t-îl  dans  le  Ciel  ou  sur  la  Terre  que  je 
puisse  désirer,  sinon  Vous^  ô  mon  Seigneur^  qui 
êtes  le  Dieu  de  mon  cœur  et  le  partage  de  mo7i 
âme  pour  toute  réternité  (2)  ?  Par  ce  moyen 
donc,  comme  nous  venons  de  dire,  les  plus  ardents 
parviendraient  à  la  jouissance  du  souverain  bien, 
si  auparavant  ils  pouvaient  posséder  tout  ce  qu'ils 
désirent  hors  de  ce  même  bien. 

Mais  parce  que  cette  possession  universelle 
n'est  pas  possible  à  un  seul  homme,  tant  à  cause 
de  la  brièveté  de  la  vie  que  pour  la  faiblesse  de 
ses  forces  et  le  grand  nombre  de  ses  compétiteurs, 
de  là  vient  que  ceux  qui  prétendent  à  la  jouissance 
de  tout  ce  qu^ils  désirent  travaillent  beaucoup, 
mais  en  vain,  et  ne  peuvent  jamais  arriver  à  la  fin 
de  toutes  leurs  prétentions.  Et  plût  à  Dieu  qu'ils 

(i)  Psaîm.  73.  —{2)Jbid. 


^9 

se  contentassent  de  posséder  toutes  choses  seule- 
ment en  esprit,  et  non  par  expérience!  De  cette 
sorte  ils  viendraient  aisément  à  bout  de  leurs 
desseins,  et  ne  perdraient  pas  toute  leur  peine. 
Aussi  l'esprit  de  l'homme,  qui  est  d'autant  plus 
prompt  qu'il  est  plus  subtil  que  les  sens  corpo- 
rels, lui  a  été  donné  expressément  afin  qu'il  les 
prévînt  en  toutes  choses,  et  qu'ils  ne  pussent  pas 
se  porter  à  quoi  que  ce  soit,  que  premièrement 
l'esprit  ne  l'eût  jugé  utile  et  profitable.  C'est  ce  que 
Saint  Paul  a  voulu  dire  par  ces  paroles  :  Exa- 
mine^  bien  toutes  les  choses,  et  puis  retene:{  ce  que 
vous  ape^jug-é  de  meilleur  (i).  Faisant  voir  par 
là  qu'il  appartient  à  l'esprit  d'ordonner  de  toutes 
choses  avec  prudence,  et  de  ne  permettre  pas 
que  les  sens  accomplissent  ce  qu'ils  désirent  que 
conformément  au  jugement  qu'il  en  aura  lui- 
même  porté.  Que  si  vous  en  usez  d'une  autre 
manière,  il  est  certain  que  vous  n'arriverez 
jamais  à  la  Montagne  du  Seigneur^  et  que  vous 
?ie  demcurere:;  point  dans  le  séjou?^  de  la  Sain- 
teté  (2),  puisque,  ne  vous  laissant  conduire  que 
par  les  sens,  à  la  façon  des  bêtes,  et  votre  raison 
devenant  tout  à  fait  oisive,  sans  leur  apporter  la 
moindre  résistance,  vous  faites  bien  connaître  que 

(1)  /,  Thés.  5.  —  (2)  Psalm.  23. 


6o  SAINT     BERNARD. 

VOUS  avez  reçu  en  vain  une  âme  si  noble  et  si 
excellente  par  le  don  de  la  raison  comme  est  la 
vôtre. 

Ainsi^  lorsque  la  raison  ne  prévient  point  les 
pas  de  ceux  qui  courent,  ils  s'écartent  toujours 
du  vrai  chemin  ;  et,  parce  qu'ils  ne  veulent  pas 
suivre  le  conseil  de  TApôtre,  ils  courent  en  vain 
et  n'emportent  jamais  le  prix  (i).  Et  quand 
est-ce,  en  effet,  qu'ils  pourraient  l'emporter, 
puisqu'ils  n'y  prétendent  qu'après  la  jouissance  de 
toutes  choses  ?  Or,  qui  ne  voit  que  de  prétendre 
premièrement  à  cette  possession  universelle, 
c'est  prendre  un  chemin  tout  à  fait  égaré,  et  se 
jeter  dans  un  labyrinthe  dont  on  ne  peut  jamais 
sortir  ? 

Certainement  l'homme  juste  ne  se  comporte  pas 
de  la  sorte;  car,  entendant  parler  de  la  mauvaise 
conduite  de  ceux  qui  s'arrêtent  dans  ces  détours 
(en  effet,  la  plupart  du  monde  marche  dans  la 
voie  large  qui  conduit  à  la  mort),  il  tient  toujours 
le  chemin  royal,  sans  se  détourner  ni  à  droite  ni 
à  gauche.  Ce  qui  est  conforme  au  sentiment  du 
prophète  Isaïe,  qui  dit  que  la  voie  du  juste  est 
droite,  et  que  le  chemiti  par  oii  il  marche  n'a 
point    de  détour  (2).  Ce  sont  ceux-là  qui,  ayant 

(I)  /.  Cor.  9.  -.  (2)  Isa,  26. 


DE   l'amour    de    dieu.  6i 

trouvé  une  voie  courte  et  salutaire,  ont  assez 
d'adresse  et  de  prudence  pour  éviter  ces  grands 
circuits  fâcheux  et  inutiles,  et  qui,  faisant  élection 
de  la  parole  abrégée  et  abrégeante,  bien  loin  de 
souhaiter  tout  ce  qui  se  présente  à  eux,  ne  songent 
plus  qu'à  vendre  ce  qu'ils  possèdent  et  le  donner 
aux  pauvres.  Heureux  véritablement  ces  pauvres 
de  r Evangile,  parce  que  le  Royaume  des  deux 
leur  appartient  (i).  Il  est  bien  vrai  que  tous 
s'efforcent  de  courir,  mais  il  y  a  grand  discerne- 
ment à  faire  entre  les  tenants  de  cette  lice.  Le 
Seigneur^  dit  le  Prophète,  connaît  la  voie  des 
Justes;  mais  le  chemin  des  impies  périra  (2).  Or, 
la  raison  pourquoi  la  médiocrité  est  plus  avan- 
tageuse à  riiomme  juste  que  Vabondance  des 
pêcheurs  (3),  c'est  que,  comme  dit  fort  bien  le 
Sage,  et  le  fol  même  l'expérimente,  celui  qui  aime 
les  richesses  n'en  sera  jamais  rassasié  (4),  mais 
ceux  qui  ont  faim  et  soif  de  la  justice  trouve- 
ront r assouvissement  de  leurs  appétits  (5).  En 
effet,  la  justice  est  Taliment  vital  et  naturel  de 
l'esprit  doué  de  la  raison,  mais  les  richesses  ne 
sont  point  capables  de  satisfaire  et  diminuer  son 
avidité, non  plus  que  le  vent  de  rassasier  le  ventre 
qui    est  pressé  de  la   faim.  Si  vous  voyiez  un 

{i)Matth.  5.  —{2)Psalm.  i.— (3)  Psalm.  36.  ~- {^)  Eccles.  5. 
—  (5)   MaUh.  5. 


02  SAINT     BERNARD. 

homme  la  bouche  ouverte  au  vent,  qui  s'efforçât 
d*humcr  l'air  à  pleines  gorgées  pour  apaiser  la 
faim  dont  il  serait  tourmenté,  il  est  certain  que 
vous  le  prendriez  pour  un  insensé.  Or,  ce  n'est 
pas  une  moindre  folie  de  croire  que  les  choses 
corporelles  soient  plus  capables  de  rassasier  que 
d'enfler  un  esprit  qui  est  doué  de  la  raison.  Et  de 
fait,  quel  rapport  y  a-t-il  du  corps  à  l'esprit  ?  Tout 
de  même  donc  que  celui-là  ne  peut  pas  se  repaître 
des  choses  spirituelles,  de  même  celui-ci  ne  saurait 
être  pleinement  satisfait  des  choses  corporelles. 
Mon  âmCy  s'écriait  David,  bénis  le  Seigneur  qui 
comble  tes  désirs  de  ses  biens  (i).  C'est  lui  effecti- 
vement qui  la  rassasie  de  biens,  qui  l'excite  au 
bien,  qui  la  conserve  dans  le  bien, qui  la  prévient, 
la  soutient  et  la  remplit.  En  un  mot,  c'est  lui- 
même  qui  est  le  principe  aussi  bien  que  l'objet  et 
le  terme  de  tous  ses  désirs. 

Quand  j'ai  dit  ci-dessus  que  la  cause  qui  nous 
devait  faire  aimer  Dieu  était  Dieu  même,  j'ai 
avancé  une  vérité  de  laquelle  on  ne  doit  nulle- 
ment douter,  puisqu'il  est  véritablement  et  la 
cause  efficiente  et  la  finale  de  cet  Amour.  C'est 
lui  qui  en  fournit  le  sujet,  qui  en  forme  Taffection 
et  qui  en  perfectionne   le    désir.  Il   a   fait  lui- 

(i)  Psalm,  102. 


DE   l'amour   de   dieu.  63 

même,  ou  plutôt  il  a  été  fait  l'objet  de  notre 
amour,  et  afin  qu'on  ne  l'ait  pas  aimé  en  vain, 
notre  espérance  s'attend  un  jour  de  l'aimer  encore 
avec  plus  de  bonheur.  C'est  son  amour  qui  pré- 
pare et  qui  récompense  le  nôtre,  qui  le  prévient 
par  sa  bonté,  qui  fait  qu'on  lui  réciproque  avec 
justice,  et  dont  l'attente  est  pleine  de  douceur  et 
de  suavité.  Il  est  riche  et  libéral  à  l'endroit  de 
tous  ceux  qui  l'invoquent,  quoiqu'il  ne  puisse 
donner  rien  de  meilleur  que  soi-même.  Il  s'est 
donné  pour  faire  notre  mérite  ;  il  se  réserve  pour 
être  notre  récompense;  il  se  présente  pour  servir 
de  nourriture  aux  âmes  saintes,  et  il  se  livre  soi- 
même  pour  retirer  les  esclaves  de  leur  captivité. 
0  Seigneur,  que  vous  êtes  bon  à  Vâme  qui  a  soin 
de  vous  chercher [\)\  Et  que  serez-vous  donc  à 
celle  qui  vous  aura  trouvé  ?  Mais  ce  qui  est  admi- 
rable en  ceci,  c'est  que  personne  ne  saurait  vous 
chercher  que  premièrement  il  ne  vous  ait  trouvé; 
de  sorte  que  vous  voulez  qu'on  vous  trouve  afin 
de  vous  chercher,  et  qu'on  vous  cherche  afin 
de  vous  trouver.  Il  est  vrai  qu'on  peut  bien  vous 
chercher  et  aussi  vous  trouver  ;  mais  on  ne 
saurait  vous  prévenir.  Car^  bien  que  nous  protes- 
tions avec  David  que  notre  pjHere  vous  ira 
trouver  dès  le  grand  matin  {2),  ce  ne  sera  pour- 

(i)  Thren.  3.  —(2)  Psaîm.Sj. 


64  SAINT     BERNARD. 

tant  qu'une  prière  toujours  tiède  et  languissante, 
JLisques  à  ce  qu'elle  ait  été  prévenue  de  votre  ins- 
piration. Mais  il  est  temps  de  parler  du  principe 
et  de  la  source  de  notre  amour,  puisque  jusqu'à 
présent  nous  n'avons  traité  que  de  sa  fin  et  de  sa 
consommation. 


CHAPITRE    VIII 

Du  commencement  de  notre  amour,  ou  du  premier  degré 
de  l'amour,  par  lequel  l'homme  s'aime  pour  soi-même. 

L'amour  est  une  des  quatre  passions  qui  nous 
sont  données  de  la  Nature,  lesquelles  étant  d'elles- 
mêmes  assez  connues,  il  serait  superflu  de  les 
nommer  chacune  enparticulier.  Mais  certainement 
il  serait  de  la  justice  même  que  les  premiers  usages 
de  la  Nature  fussent  employés  premièrement  à 
la  reconnaissance  et  au  service  de  l'Auteur  de 
la  Nature.  C'est  pour  cela  que  Jésus  -  Christ 
a  dit  dans  PEvangile  que  le  premier  et  le  plus 
grand  de  tous  les  commandements  était  celui 
de  l'amour  envers  Dieu.  Vous  aimerei,  dit-il,  le 
Seigneur  votre  Dieu  (i).   Cependant,  comme  la 

(i)  Matth.  22. 


Il 


DE    l'amour   de   dieu.  65 

Nature  est  fragile  et  faible,  il  faut  que  la  nécessité 
même  commande  de  lui  rendre  ce  premier  devoir. 
Ainsi  cet  amour  est  charnel,  par  lequel  l'homme 
avant  toutes  choses  s'aime  soi-même  pour  soi- 
même.  Et  c'est  ce  que  veut  dire  Saint  Paul  par 
ces  paroles  :  Premièrement^  ce  qui  est  animal  pré- 
cède,  puis  après  ce  qui  est  spirituel  (r).  Ce  n'est 
pas  pourtant  un  commandement  qui  nous  es 
donné,  mais  une  impression  secrète  qui  est  gravée 
dans  le  fond  de  la  nature;  car,  comme  dit  le 
même  Apôtre  :  Qiii  est  celui  qui  a  jamais  eu  de 
la  haine  pour  son  propre  corps  (2)  ?  Que  si  cet 
amour,  comme  il  arrive  souvent,  devient  excessif, 
et  que,  ne  voulant  pas  se  contenir  dans  les  bornes 
de  la  nécessité,  il  prenne  l'essor  et  se  jette  éper- 
dument  dans  les  vastes  campagnes  de  la  volupté, 
son  excès  se  trouve  aussitôt  réprimé  par  le  second 
commandement  qui  lui  est  fait  :  Vous  aimerei 
votre  prochain  comme  vous-même  ;  et  cela  fort 
justement,  n'étant  pas  raisonnable  que  celui  qui 
est  participant  de  sa  même  nature  ne  le  soit  pas 
aussi  de  sa  grâce,  et  surtout  de  celle  qui  lui  est 
connaturelle.  Or,  si  l'homme  se  trouve  surchargé, 
non  pas  d'assister  son  prochain  dans  ses  besoins, 
mais  de  le  servir  dans  ses  plaisirs,  il  faut  premiè- 

(i)  /.  Cor.  i5.  —  (2)  Ephes.  5. 


66  SAINT     BERNARD. 

rement  qu'il  travaille  lui-même  à  retrancher  les 
siens,  à  moins  qu'il  ne  veuille  passer  pour  trans- 
gresseur  de  la  Loi.  Je  veux  bien  qu'il  se  traite 
avec  toute  la  douceur  qu'il  lui  plaira,  pourvu  qu'il 
ne  s'oublie  pas  de  faire  un  pareil  traitement  à  son 
prochain.  Cependant,  ô  homme!  c'est  un  mer" 
veilleux  avantage  pour  toi,  de  ce  que  la  loi  de  la 
vie  et  de  la  conduite  te  donne  un  frein  de  tempé- 
rance et  de  modération,  de  peur  que,  suivant  tes 
conciipiscenses y  tu  ne  périsses,  et  que  tu  n'emploies 
les  biens  que  tu  as  reçus  de  la  Nature  pour  servir 
à  la  volupté,  qui  est  l'ennemie  mortelle  de   ton 
âme.  N'est-il  pas  bien  plus  juste  et  plus  honorable 
d'en  faire  part  à  ton  semblable,  je  veux  dire  à  ton 
prochain,  que  non  pas  à  ton  ennemi  ?  Que  si,  se- 
lon l'avis  du  Sage,  tn  renonces  à  tes  plaisirs  {i),  et 
que,  suivant  la  doctrine  de  l'Apôtre,  tu  te  contentes 
du  vivre  et  du  vêtir  (2},  sans  doute  tu  ne  trouveras 
pas  beaucoup  de  peine  à  retirer  ton  cœur,  peu  à 
peu  des  affections  charnelles,  qui  sont  absolument 
contraires  au  salut    de  ton  âme,    et  je  ne  crois 
pas  que   tu    fasses    difficulté    d'accorder    à   ton 
semblable   ce   que  tu  retranches  à  ton   ennemi. 
Ainsi  ton  amour  ne  sera  pas  seulement  tempérant, 
il  sera  encore  juste,  lorsque  tu  emploieras  aux 

(1)  Eccles.  18.—  (2)  /.   Tinu  6. 


67 

besoins  de  tes  Frères  ce  que  tu  soustrais  à  tes 
propres  plaisirs;  et  de  charnel  qu'il  était  aupara- 
vant, il  deviendra  raisonnable  à  mesure  qu'il  se 
rendra  plus  communicatif  et  libéral  envers  les 
autres.  Mais  si,  en  faisant  part  de  tes  biens  au 
prochain,  tu  viens  toi-même  à  manquer  des  choses 
qui  te  sont  nécessaires,  que  penses-tu  qu'il  faudra 
faire  en  cette  rencontre  ?  Saint  Jacques  te  Tapprend 
en  sa  première  Épître  :  Il  faut  f  adresser  à  Dieu 
avec  une  entière  confiance^  et  demander  à  celui 
qui  donne  à  tous  avec  profusion  et  sans  reproche^ 
qui  ouvre  les  mains  de  sa  toute-puissance,  et  rem- 
plit de  ses  bénédictions  tous  les  animaux  de  la 
terre  (i).  Car  d^  ne  peut  nullement  douter  que 
celui  qui  a  la  bonté  de  donner  à  plusieurs  les 
choses  dont  ils  se  peuvent  bien  passer,  puisse 
dénier  les  nécessaires  à  celui  qui  se  trouve  dans 
l'extrémité.  Mais,  pour  nous  donner  encore  plus 
d'assurance  de  cette  vérité,  il  nous  engage  sa 
parole  dans  l'Évangile,  et  promet  absolument  les 
choses  nécessaires  à  celui  qui  se  retranchera  des 
superflues,  et  qui  aimera  son  prochain.  Cherche"; 
premièrement^  dit-il,  le  Royaume  de  Dieu  et  sa 
justice,  et  toutes  ces  choses  vous  seront  infaillible- 
ment données  (2).  Or,  c'est  proprement  chercher  le 

(i)  Psalm.  144.  —  (2)  Luc.  12. 


68  SAINT     BERNARD. 

Ro3^aume  de  Dieu  et  sa  grâce  contre  la  tyrannie 
du  péché,  d'aimer  mieux  se  soumettre  aux  lois  de 
la  modestie  et  de  la  sobriété,  que  de  souffrir  la 
domination  du  péché  dans  votre  corps;  et  c'est 
aussi  chercher  la  justice,  de  faire  part  des  présents 
que  vous  avez  reçus  de  la  Nature  à  celui  qui  est 
participant  de  la  même  nature  que  vous.  . 

Mais  pour  arriver  à  la  perfection  de  la  justice 
dans  Tamour  du  prochain,  il  faut  nécessairement 
que  ce  soit  Dieu  même  qui  soit  le  motif  de  cet 
amour.  Et  en  effet,  comment  peut-on  Taimer  avec 
pureté  d'intention,  si  on  ne  l'aime  pas  en  Dieu? 
Et  comment  peut-on  l'aimer  en  Dieu,  à  moins  que 
Dieu  même  ne  soit  aimé?  Il  faut  donc  aimer  Dieu, 
premièrement  que  d'aimer  le  prochain  en  lui.  Or 
Dieu,  qui  est  l'auteur  de  tout  bien,  est  aussi  la 
cause  de  l'amour  que  nous  avons  pour  lui-même, 
et  voici  comment  :  c'est  que  celui  qui  est  Fauteur 
de  la  Nature  en  est  aussi  le  protecteur,  parce  qu'il 
l'a  tracée  de  telle  façon  que,  comme  elle  n'a  pu 
sortir  de  son  néant  que  par  lui,  aussi  ne  saurait- 
elle  subsister  absolument  sans  lui  :  d'où  vient 
qu'elle  a  besoin,  pour  se  conserver,  de  l'assistance 
continuelle,  de  celui  qui  lui  a  donné  son  premier 
Être.  Ainsi,  de  peur  que  la  créature  ne  vienne  à 
se  méconnaître,  et  s'attribuer  ce  qu'elle  n'a  reçu 
que  de  son  Créateur,  ce  même  Créateur,  par  un 


DE    l'amour    de     dieu.  69 

conseil  très  sage  et  salutaire  àTHomme,  veut  que 
cet  homme  soit  affligé  et  accueilli  de  traverses 
et  de  misères,  afin  que,  l'homme  venant  à  man- 
quer de  force  et  de  courage  et  se  voyant  secouru 
de  Dieu,  Dieu  soit  justement  honoré  par  l'homme 
qui  tient  sa  délivrance  de  sa  divine  Bonté.  C'est 
ce  qu'il  nous  enseigne  au  Psaume  49  :  Implore 
mon  assistance  au  jour  de  ton  affliction^  et  je  te 
délivrerai^  et  tu  m'honoreras.  Par  ce  moyen, 
l'homme  animal  et  charnel,  qui  ne  savait  ce  que 
c'était  que  d'aimer  un  autre  que  soi-même,  com- 
mence aussi  d'aimer  Dieu  pour  son  intérêt,  con- 
naissant par  sa  propre  expérience  que  c'est  en  lui 
seul  qu'il  peut  tout,  et  que  sans  lui  il  ne  peut  rien  ; 
ce  qui  lui  est  tout  à  fait  avantageux. 


CHAPITRE  IX 

Du  second  et  troisième  degré  de  l'Amour. 

Voila  donc  l'homme  qui  commence  déjà  d'aimer 
Dieu;  mais  ce  n'est  encore  que  pour  son  propre 
intérêt,  et  non  pas  pour  Dieu  même.  C'est  néan- 
moins quelque  espèce  de  sagesse  de  savoir  ce  que 
vous  pouvez  avec  la  grâce  de  Dieu,  et  d'avoir  soin 


yO  SAINT     BERNARD. 

de  ne  point  offenser  celui  qui  a  la  bonté  de  vous 
préserver  de  tout  mal.  Mais  si  vous  vous  trouvez 
souvent  attaqué  par  les  déplaisirs  et  les  afflictions 
de  cette  vie,  et  qu'autant  de  fois  que  vous  aurez 
eu  recours  à  Dieu,  vous  ayez  autant  de  fois  été 
délivré  par  sa  divine  miséricorde,  ne  faut-il  pas 
que  votre  cœur,  fût-il  de  bronze  ou  de  pierre, 
s'amollisse  à  la  vue  de  cette  Bonté  de  votre  Sau- 
veur, et  que  vous  l'aimiez  dorénavant,  non  plus 
pour  votre  intérêt  seulement,  mais  encore  pour 
l'amour  de  lui-même?  En  effet,  les  misères  conti- 
nuelles dont  l'homme  se  voit  nécessairement 
accueilli  l'obligent  sans  cesse  de  continuer  ses 
instances  envers  Dieu,  et  de  s'approcher  de  lui 
plus  fréquemment;  en  s'approchant  de  lui,  le 
goûter  plus  intimement  ;  et  en  le  goûtant,  éprouver 
combien  le  Seigneur  est  doux  à  ceux  qui  Taiment. 
Et  de  là  vient  que  cette  suavité  divine  que  nous 
avons  déjà  goûtée  a  souvent  beaucoup  plus  de  force 
pour  nous  attirer  à  aimer  Dieu  purement,  que 
non  pas  le  propre  besoin  qui  nous  presse;  si  bien 
qu'à  l'exemple  des  Samaritains,  qui  disaient  à 
cette  femme  de  Samarie  qui  leur  apporta  les  nou- 
velles de  la  venue  du  Messie  :  Nous  ne  croyons 
plus  à  cause  de  ce  que  tu  nous  en  as  rapporté,  mais 
nous  avons  entendu  nous-mêmes,  et  nous  savons 
assurément  que  c'est  lui  qui  est  le  vrai  Sauveur  du 


DE     L   AMOUR     DE     DIEU.  7I 

monde  (i).  A  leur  exemple,  dis-je,  nous  adressant 
à  notre  corps,  nous  devons  à  plus  juste  titre  lui 
tenir  ce  langage  :  Sache,  ô  misérable  chair!  que 
nous  aimons  Dieu,  non  plus  pour  le  besoin  que 
tu  as  de  son  assistance,  mais  parce  que  nous  avons 
goûté  en  personne,  et  que  nous  savons  par  nous- 
mêmes  que  c'est  un  Seigneur  plein  de  douceur  et 
de  bonté.  Certes,  la  nécessité  rend  souvent  la 
chair  éloquente,  et  elle  nous  raconte  avec  agrément 
le  bienfait  dont  elle  a  ressenti  la  douceur  par 
expérience;  mais  l'homme  qui  se  trouve  dans  cette 
heureuse  disposition  dont  nous  venons  de  parler 
n'aura  pas  grande  difficulté  d'accomplir  le  com- 
mandement qui  lui  est  fait  d'aimer  son  prochain, 
puisqu'aimant  Dieu  véritablement,  il  est  d'une 
conséquence  nécessaire  qu'il  aime  les  choses  qui 
appartiennent  à  Dieu.  Il  aime  chastement,  et  par 
conséquent  il  obéira  sans  peine  à  un  comman- 
dement tout  chaste,  s'éiiidiant,  comme  dit  Saint 
Pierre,  de  purifier  son  cœur  de  plus  en  plus  sous 
robéissafîce  de  la  charité  (2).  Il  aime  avec  justice, 
et  partant  il  ne  saurait  qu'il  n'embrasse  avec 
plaisir  une  loi  juste.  D'ailleurs,  si  cet  amour  est 
agréable^  ce  n'est  pas  sans  sujet,  puisqu'il  est  gra- 
tuit et  sans  intérêt.  Il  est  chaste,  parce  qu'il  n'est 

(1)  Joan,  4.  —  (2)  Pet.  2. 


72  SAINT    iu:rnard. 

pas  seulement  dans  les  paroles  et  sur  le  bord  des 
lèvres,  mais  il  se  fait  connaître  par  les  œuvres  et 
dans  la  vérité.  Il  est  juste,  parce  qu'il  est  rendu 
de  la  même  manière  qu'il  a  été  reçu,  n'étant  pas 
possible  que  celui  qui  aime  avec  justice  se  porte 
à  aimer  d'une  autre  façon  que  de  celle  dont  il  se 
voit  aimé,  de  sorte  qu'il  fait  tousses  efforts  pour 
rendre  le  réciproque;  et  comme  Jésus-Christ  n'a 
point  cherché  ses  intérêts,  mais  les  nôtres  et  nos 
propres  personnes,  ausssi  n'aime-t-il  que  les  inté- 
rêts de  Jésus-Christ  et  non  pas  les  siens.  C'est 
ainsi  qu^aime  celui  qui  dit  :  Bénisse^  le  Seignein^^ 
parce  qu'il  est  bon  (i).  Celui  qui  loue  le  Seigneur, 
non  pour  la  bonté  qu'il  lui  témoigne  par  ses 
bienfaits,  mais  pour  la  bonté  qu'il  possède  en  lui- 
même,  celui-là  vraiment  aime  Dieu  pour  Dieu 
même,  et  non  pour  son  intérêt.  Mais  celui-ci 
n'aime  pas  de  cette  sorte,  duquel  il  est  écrit  :  Il 
vous  bénira  lorsque  vous  luiferei  du  bien  (2).  Donc, 
le  troisième  degré  d'amour  est  celui  par  lequel  on 
vient  à  aimer  Dieu  pour  lui-même. 

(i)  Psalm.  117.  —  (2)  Psalm.  48. 


DE     l'amour     de     dieu.  70 


CHAPITRE  X 

Du  quatrième  degré  de  V Amour,  par  lequel  l'homme  ne 
s'aime  plus  que  pour  Dieu. 

liEUREUx  celui  qui  a  mérité  d'arriver  à  ce  qua- 
trième degré, où  l'homme  ne  s'aime  plus  soi-même 
que  pour  Dieu  !  C'était  dans  ce  sentiment  que 
David  disait  :  Votive  Justice,  Ô  mon  Dieu!  est  sem- 
blable aux  plus  hautes  montagnes  (i).  En  effet,  cet 
amour  est  une  montagne  pour  sa  hauteur,  mais 
une  montagne  de  Dieu  des  plus  élevées  (2).  Mon- 
tagne^  certes,  grasse  et  abondante  (3) .  O  qui  est 
est  celui  qui  pourra  monter  cette  jjwntagne  du 
Seigneur  (4)  ?  Qui  est-ce  qui  me  donnera  des  ailes 
de  colombe,  afin  que  fj  vole  et  que  j'y  prenne 
mon  repos,  puisque  c^est  un  lieu  tout  pacifique, 
une  vraie  demeure  de  Sion  et  un  séjour  de  paix  (5)  ? 
Ah  !  misérable  que  je  suis  I  pourquoi  faut-il  que  le 
temps  de  mon  exil  ait  été  prolongé  (6)  ?  Mais 
quand  est-ce  que  la  chair  et  le  sang,  que  ce  vase 
de  fange  et  de  boue,  et  ce  Tabernacle  de  terre 
pourra  comprendre  toutes  ces  merveilles  ?  Quand 

(i)  Psalm.    35.    —    (2)    Psalm.    67.    —    (3)    Psahn    23.     — 
(4)  Psalm.  44.   —  (5)  Psalm.  75.  —  (G)  Psalm,  119. 

3 


74  SAIxNT     BERNARD. 

est-ce  que  riiomnie  se  trouvera  dans  ces  amoureux 
transports,  en  sorte  que  son  esprit  demeure  si 
fort  enivré  de  l'Amour  divin,  qu'il  vienne  à  s'ou- 
blier soi-même  ?  que,  s'étant  comme  perdu  dedans 
soi-même,  il  n'ait  plus  de  pensée  que  pour  être 
tout  à  Dieu  ?  que,  s'unissant  parfaitement  à  lui, 
il  ne  soit  plus  qu'un  même  esprit  avec  lui  (i)?  et 
enfin,  qu'il  puisse  dire  comme  le  Prophète-Roi  : 
Ma  chair  et  mon  cœur  ont  été  comme  réduits  au 
néant ^  mais  vous  êtes  le  Dieu  dei7îon  cœur^  et  mon 
partage^  ô  Seigneur  !  pour  toute  V Éternité  {2)? 
Certainement,  celui  qui  a  eu  le  bonheur  de  res- 
sentir quelque  chose  de  semblable  en  cette  vie 
mortelle,  quand  ce  ne  serait  que  rarement,  ou 
même  une  seule  lois  et  en  passant,  et  moins  encore 
que  la  durée  d'un  moment,  celui-là,  dis-je,  peut 
être  avec  juste  raison  appelé  saint  et  bienheureux. 
Car,  en  effet,  vouloir  bien  vous  perdre  en  une 
certaine  manière  comme  si  vous  n'étiez  plus  ; 
devenir  tout  à  fait  insensible  en  vous-même^  être 
tellement  vide  de  vous-même  que  vous  soyez 
réduit  presque  au  néant,  ce  n'est  point  assuré- 
ment l'état  d'un  habitant  de  la  Terre,  mais  d'un 
citoyen  du  Ciel.  Que  si  d'aventure  il  se  trouve 
quelqu'un  de  ce  bas  monde  qui  soit  assez  heureux 

(i)  /.  Cor,  6.  —  (2)  Psaîm,  72* 


DE     L  AMOUR     DE     DIEU.  76 

pour  entrer  dans  cet  état,  quand  ce  ne  serait  qu'en 
passant  et  un  moment,  comme  nous  avons  dit,  en 
même  temps  la  perversité  du  siècle  devient  jalouse 
de  son  bonheur;  il  est  combattu  par  la  malice  du 
jour,  appesanti  par  le  faix  de  ce  corps  mortel, 
importuné  par  les  besoins  de  la  chair;  la  faiblesse 
de  la  corruption  ne  le  peut  suppçrter,  et  surtout 
la  charité  fraternelle  l'en  retire  par  une  violence 
encore  plus  inévitable.  Ainsi  il  est  contraint  de 
retourner  en  soi-même  ,  de  reprendre  ses  pre- 
mières brisées,  et  de  s'écrier  pitoyablement  avec 
le  prophète  Isaïe  :  Seigneur^  je  souffre  violence. 
Prenei^,  s' il  vous  plaît.,  ma  défense  en  main  (i);  ou 
bien  de  se  lamenter  avec  l'Apôtre  en  ces  termes  : 
Infortuné  que  je  suis^  qui  me  délivrera  de  ce  corps 
de  mort  (2)  ? 

Au  reste,  comme  l'Écriture  nous  apprend  que 
Dieu  a  fait  toutes  choses  pour  lui-même,  il  est 
certain  aussi  que  la  créature  viendra  un  jour  à  se 
conformer  et  entrer  dans  ce  même  sentiment  de 
son  Créateur.  Mais  il  faut  que  nous-mêmes  nous 
ayons  déjà  ce  désir  et  cette  affection,  et  que, 
comme  Dieu  a  voulu  que  toutes  choses  fussent 
créées  pour  sa  gloire,  qu'ainsi  nous  ne  voulions 
pas  nous-mêmes  vivre  en  ce  monde,   ni  chose 

(i)  ha,  38.  -  (2)  Rom.  7. 


-h  SAINT     BERNARD. 

aucune,  sinon    pour  Tamour  de  lui,  c'est-à-dirc 
pour  racconiplissement  de  sa  seule  volonté,  et  non 
pas  pour  la  recherche  de  notre  propre  satisfaction. 
Pour  lors,  toute  notre  joie  sera  non  pas  tant  d'aper- 
cevoir la  fin  de  nos  misères,  ou  le  commencement  de 
notre  bonheur,  comme  de  voir  sa  volonté  accom- 
plie en  nous  et  par  nous.  C'est  la  demande  que 
nous  lui  faisons  tous  les  jours  dans  l'Oraison  domi- 
nicale :  Seigneur,  que  votre  volonté  s'accomplisse 
en  la  Terre  comme  au  Ciel  (i).  O  amour  chaste  et 
saint!   ô  charité  douce  et  agréable!   ô  intention 
pure  et  désintéressée  delà  volonté  humaine!  mais 
certes    d'autant  plus  désintéressée  et  plus  pure, 
qu'elle  ne  retient  en  soi  aucun  mélange  de  pro- 
priété;   d'autant   plus   douce    et  plus  agréable, 
qu'elle  ne  ressent  plus  rien  que  de  divin.  Certai- 
nement c'est  être  tout  divinisé  que  de  se  trouver 
en  cet  état;  car  tout  de  même  qu'une  goutte  d'eau 
versée  dans   une  quantité  de  vin  semble  perdre 
tout  son  être   en  même  temps  qu^elle  prend  la 
saveur  et  la  couleur  du  vin;  de  même  qu'un  mor- 
ceau de  fer  tout  embrasé  et  tout  pénétré  du  feu, 
étant  dépouillé  de  sa  propre  et  première  forme,  res- 
semble parfaitement  au  même  feu  ;  et  de  même 
encore  que  l'air  de  toutes  parts  éclairé  de  la  lumière 

[i)Mattlu6. 


DE     L   AMOUR     DE     DIEU.  77 

du  soleil  devient  si  fort  semblable  à  cette  même 
clarté  de  la  lumière,  que  vous  le  prendriez  plutôt 
pour  la  lumière  même  que  pour  un  air  pénétré  de 
la  lumière,  ainsi  toute  la  volonté  humaine  dans 
les  Bienheureux,  par  une  certaine  manière  qui  ne 
se  peut  exprimer,  viendra  pour  lors  à  se  fondre  et 
se  perdre  en  elle-même,  et  deviendra  par  ce  moyen 
toute  transformée  en  la  volonté  de  Dieu.  Et  en 
effet,  si  cela  n'était  pas  de  la  sorte,  comment 
pourrait-on  dire  avec  vérité  que  Dieu  serait  toutes 
choses  en  tous,  s'il  restait  encore  dans  l'homme 
quelque  chose  du  même  homme  ?  Il  est  vrai  que 
la  même  substance  demeurera,  mais  elle  se  trou- 
vera dans  toute  une  autre  forme,  dans  une  autre 
gloire  et  dans  une  autre  puissance.  Mais  quand 
est-ce  que  se  fera  cet  heureux  changement?  Qui 
aura  le  bonheur  de  le  voir  ?  Qui  en  aura  la  jouis- 
sance? Quand  viendra  le  temps  que  je  paraîtrai 
devant  la  face  de  Dieu  (i)  ?  Mon  Seigneur  et  mon 
DieUj  vous  save\  les  désirs  de  mon  cœur  ;  il  vous  a 
dit  avec  quelles  ardeurs  ils  vous  cherchent^  et  f  es- 
père aussi  que  je  vous  trouverai  après  tant  de 
poursuites  (2).  Quoi  !  ne  verrai-je  point  votre  saint 
Temple?  Je  sais  à  la  vérité  que  ce  commandement 
d'amour,  vous  aimcre^  le  Seigneur  votre  Dieu  de 

(i)  Psalm.  41.  —  (2)  Psalm.  -iG. 


78  SAINT     BERNARD. 

tout  j'otre  cœur,  de  toute  j^otre  âme  et  de  toutes 
vos  forces  (i),  ne  pourra  jamais  s'accomplir  dans 
sa  dernière  perfection  jusqu'à  ce  que  le  cœur  de 
rhomme  ne  soit  plus  obligé  de  songer  à  son  corps, 
que  son  âme  cesse  de  s'occuper  après  lui  par  les 
soins  continuels  de  ses  ope'rations  vitales  et  sen- 
sitives,  et  que  sa  vertu,  étant  affranchie  de  ses  im- 
portunités  ordinaires,  se  trouve  entièrement  forti- 
fiée par  la  puissance  de  son  Dieu.  La  raison  est 
qu'il  n'est  pas  possible  de  recueillir  parfaitement 
toutes  ces  choses  en  Dieu,  et  les  tenir  toujours 
attachées  et  unies  à  sa  divine  présence,  tandis 
qu'elles  sont  nécessitées  de  soigner  et  de  servir  ce 
corps  mortel  dans  ses  infirmités  et  dans  ses  mi- 
sères. C'est  pourquoi,  comme  ce  quatrième  degré 
de  l'amour  ne  peut  s'obtenir  par  tous  les  efforts  de 
l'industrie  humaine,  mais  qu'il  est  donné  par  la 
puissance  de  Dieu,  qui  en  fait  présent  à  qui  lui 
plaît,  il  ne  faut  pas  que  l'âme  espère  de  le  posséder, 
ou  plutôt  d'y  être  possédée  de  Dieu,  sinon  après 
que  son  corps  sera  devenu  spirituel  et  immortel, 
jouissant  de  sa  perfection  dernière,  exempt  de  tous 
troubles  et  entièrement  soumis  à  l'esprit.  Pour 
lors,  dis-je,  elle  parviendra  aisément  à  ce  suprême 
degré,  lorsque,  sans  être  ni  retenue  par  les  plaisirs 

(i)  Luc.   10, 


DE   l'amour   de   dieu.  79 

des  sens,  ni  abattue  par  les  misères  de  la  vie,  elle 
n'emploiera  tous  ses  efforts  et  tous  ses  soins  que 
pour  entrer  dans  la  joie  de  son  Seigneur.  Mais 
n'aurions-nous  pas  sujet  de  croire  que  les  saints 
martyrs  ont  obtenu  cette  faveur,  au  moins  en 
partie,  lors  même  qu'ils  habitaient  encore  dans 
ces  corps  victorieux  et  triomphants  ?  Certes  il  fal- 
lait bien  que  l'amour  dont  ces  belles  âmes  étaient 
éprises  fût  extrêmement  puissant,  de  leur  faire  ainsi 
exposer  leurs  propres  corps  avec  un  mépris  si 
étrange  des  plus  horribles  tourments;  et  quoiqu'il 
ne  se  pût  faire  que  le  ressentiment  d'une  douleur 
très  aiguë  ne  troublât  quelquefois  la  sérénité  de 
leur  visage,  jamais  pourtant  'il  n'a  été  capable 
d'ébranler  leur  constance.  Mais  que  dirons-nous 
d'elles,  à  présent  qu'elles  sont  séparées  de  leurs 
corps?  Pour  moi,  je  crois  qu^elles  sont  toutes 
plongées  et  toutes  abîmées  dans  cet  océan  infini  de 
la  gloire  éternelle  et  de  l'éternité  glorieuse. 


CHAPITRE  XI 

Que  la  parfaite  béatitude  des  âmes  est  réservée 
au  temps  de  la  Résurrection. 

Mais  si  ces  âm.es,  comme  personne  ne  le  nie, 
voudraient  déjà  se  voir  réunies  à  leurs  corps,  ou 


8o  SAINT     BERNARD. 

si  elles  en  conservent  toujours  l'espérance  et  le 
de'sir,  c'est  une  preuve  manifeste  qu'elles  ne  sont 
pas  encore  arrivées  dans  le  dernier  état  de  leur 
perfection,puisqu'elles  retiennent  toujours  quelque 
inclination  secrète  qui  attire  et  leurs  pensées 
et  leurs  désirs  vers  l'objet  qu'elles  souhaitent; 
c'est  pourquoi,  jusques  à  ce  que  l'empire  de  la 
mort  ait  été  tout  à  fait  détruit  parla  victoire  des 
corps  glorieux,  et  que  cette  lumière  qui  ne  doit 
jamais  s'éclipser  ait  entièrement  occupé  les 
ombres  de  la  nuit  et  des  ténèbres,  en  rendant 
les  corps  ressuscites  tous  resplendissants  de  la 
gloire  immortelle,  il  ne  faut  pas  croire  que  les 
âmes  puissent  absolument  s'abandonner  et  se 
transformer  totalement  en  Dieu,  parce  que,  se 
trouvant  encore  attachées  à  leurs  corps,  sinon  par 
les  opérations  de  la  vie  et  des  sens,  au  moins  par 
les  liens  très  étroits  de  l'amour  naturel,  elles  ne 
veulent  ni  ne  peuvent  jouir  sans  eux  de  leur  par- 
faite béatitude.  Ainsi  ces  âmes,  n'étant  pas  plei- 
nement satisfaites,  ne  pourront  jamais  arriver  au 
terme  de  leur  félicité  achevée  qu'après  le  rétablis- 
sement de  leurs  corps  dans  la  gloire.  Et  certaine- 
ment l'esprit  ne  souhaiterait  pas  avec  tant  de 
passion  cette  compagnie  de  la  chair,  si  elle  ne  lui 
était  absolument  nécessaire  pour  jouir  parfaite- 
ment de  sa  dernière  béatitude;  mais  il  sait   bien 


DE   l'amour   de   dieu.  Si 

qu'il  ne  peut  quitter  ni  reprendre  son  corps  sans 
en  tirer  de  notables  avantages.  La  mo7^t  des  Saints^ 
dit  le  Prophète  Koy dX^est précieuse  devant  Dieu  (i). 
Que  si  la  mort  est  précieuse,  qu'est-ce  que  ne 
sera  point  la  vie,  et  une  vie  telle  que  celle  de 
l'éternité?  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  le  corps 
qui  est  déjà  dans  la  gloire  contribue  si  fort  à  la 
félicité  de  l'esprit,  puisqu'étant  encore  dans  l'infir- 
mité et  dans  la  corruption,  il  ne  lui  a  pas  peu 
servi  pour  arriver  à  son  bonheur  éternel.  O  que 
l'Apôtre  nous  apprend  une  belle  vérité  quand  il 
dit  que  toutes  choses  coopèrent  au  bien  de  ceux  qui 
aiment  Dieu  (2),  puisque  le  corps  dans  son  infir- 
mité ne  sert  pas  seulement  à  l'âme  qui  aime  Dieu^ 
mais  aussi  qu'étant  mort  et  ressuscité,  il  lui  est 
encore  nécessaire  pour  acquérir  sa  dernière  per- 
fection !  En  effet,  ne  voyons-nous  pas  que  dans 
l'état  de  ses  misères  il  lui  a  servi  avantageusement 
pour  opérer  des  fruits  dignes  de  pénitence  ;  que 
par  sa  mort  il  lui  a  procuré  son  repos,  et  enfin  que 
par  sa  résurrection,  il  doit  donner  le  dernier 
accomplissement  à  sa  béatitude  ?  Et  partant,  c'est 
avec  juste  raison  que  l'âme  ne  veut  point  jouir  de 
son  dernier  bonheur  tandis  qu'elle  se  voit  séparée 
de  celui  qui  a  si  fort  contribué  à  la  rendre  bien- 

(i)  Psalm.  ii5.  —  (2)  Rom.  S. 


82  SAINT     BERNARD. 

heureuse  dans  tous  les  états  où  ils  ont  été  de 
compagnie.  Certes,  il  faut  avouer  que  ce  corps  est 
un  bon  et  fidèle  coadjuteur  de  l'esprit  qui  se  porte 
au  bien,  puisqu'il  lui  est  ou  très  utile  lorsqu'il  lui 
esta  charge,  ou  qu'il  le  décharge  sitôt  qu'il  cesse 
de  lui  être  utile,  ou  bien  qu'il  le  sert  avec  avan- 
tage, quoiqu'il  ne  le  charge  aucunement.  Le  pre- 
mier état  est  pénible,  à  la  vérité,  mais  il  est  profi- 
table; le  second  est  stérile,  mais  il  n'est  pas 
onéreux,  et  le  troisième  est  tout  plein  de  bonheur 
et  de  gloire.  Ecoutez  un  peu  PÉpoux  qui  nous 
invite  à  ces  trois  différents  états,  dans  le  Cantique 
des  Cantiques  :  Mangei,  dit-il,  mes  amis  ;  buvei  et 
vous  empre:{,  mes  bien -aimés  (i).  Voyez  comme  il 
appelle  ceux  qui  travaillent  ici-bas  avec  leur  corps 
afin  de  recevoir  leur  nourriture  ;  comme  il  invite 
à  un  breuvage  délicieux  ceux  qui  ont  déjà  laissé 
leur  corps  dans  le  sépulcre,  et  comme  il  oblige 
même  de  s'enivrer  ceux  qui  reprennent  leur  corps 
après  la  Résurrection.  Aussi  est-ce  pour  cela 
qu'il  les  nomme  ses  très  chers  et  bien-aimés, 
c'est-à-dire  tous  remplis  d'amour  et  de  charité.  En 
effet,  il  y  a  cette  différence  entre  ceux  qu'il  appelle 
ses  très  chers  et  ceux  qu'il  nomme  simplement  ses 
amis,  que  ceux-ci,  qui  gémissent  encore  sous  le 

(i)  Cant.  5. 


DE   l'amour   de   dieu.  83 

faix  de  la  chair,  sont  appelés  amis,  à  cause  de 
l'amour  dont  leur  cœur  est  actuellement  épris,  au 
lieu  que  les  autres,  qui  sont  dégagés  de  ces  liens 
corporels,  se  voient  d'autant  plus  chéris  et  aimés 
qu'ils  sont  dans  un  état  bien  plus  avantageux  pour 
aimer  que  les  premiers  ;  mais  sur  tous  les  troi- 
sièmes, qui  sont  déjà  revêtus  de  la  seconde  Etole 
de  l'immortalité  par  la  reprise  de  leurs  corps  tout 
resplendissants  de  gloire,  méritent  justement 
d'être  appelés,  et  sont  effectivement,  très  chers, 
parce  que,  n'ayant  plus  rien  de  propre  en  eux  qui 
les  puisse  attirer  ni  retenir  ailleurs,  ils  se  trouvent 
dans  une  entière  et  parfaite  liberté  d'aimer  unique- 
ment leur  Souverain.  Or,  les  deux  précédents  états 
ne  peuvent  aucunement  s'attribuer  cet  avantage, 
puisque, danslepremier,resprit  se  trouvechargédu 
corps  qui  lui  fait  de  la  peine,  et  dans  le  second, qu'il 
conserve  toujours  pour  lui  une  inclination 
secrète  qui  lui  donne  un  désir  continuel  de  sa 
réunion. 

Dans  le  premier  état,  l'âme  juste  ne  manque 
pas  de  nourriture  ;  mais  hélas  !  elle  ne  la  gagne 
qu'à  la  sueur  de  soji  front  [\)^  parce  que,  demeu- 
rant encore  dans  la  chair,  elle  marche  toujours 
parmi  les    obscurités   de  la    foi,    laquelle  étant 

(i)  Gènes.  3. 


84  SAINT     BERNARD. 

morte  sans  les  œuvres,  il  faut  nécessairement 
qu'elle  travaille  par  les  mouvements  de  la  charité, 
dont  les  seules  actions  font  toute  sa  nourriture, 
suivant  cette  parole  du  Fils  de  Dieu  :  Ma  viande 
est  de  faire  la  volonté  de  mon  père  (r) . 

Dans  le  second  état,  l'âme,  se  trouvant 
dépouillée  de  son  corps,  n'est  plus  véritablement 
nourrie  du  pain  de  douleur  :  on  lui  permet,  après 
avoir  mangé,  de  boire  à  longs  traits  du  vin  de 
l'Amour  ;  mais  ne  pensez  pas  qu'elle  le  boive  tout 
pur;  il  est  encore  mélangé  comme  celui  de 
rÉpoux,  qui  dit  au  Cantique  des  Cantiques  ;  Tai 
bu  mon  vin  avec  mon  lait  (2).  La  raison  est  que, 
dans  cet  état,  l'âme  désirant  toujours  la  gloire  et 
la  réunion  de  son  corps,  elle  vient  à  mêler  la  dou- 
ceur de  son  affection  naturelle  avec  le  vin  du  divin 
Amour;  et,  pour  lors,  ce  délicieux  breuvage  du 
saint  Amour  la  fait  bien  entrer,à  la  vérité,  dans  de 
grands  transports,  mais  il  ne  la  porte  pas  encore 
jusqu'à  l'ivresse,  à  cause  que  le  mélange  de  ce 
lait  tempère  beaucoup  l'excès  de  ses  ardeurs.  Et 
ce  qui  fait  voir  qu'elle  n'est  pas  encore  dans  ce 
dernier  excès,  c'est  que  le  propre  de  Tivresse  est 
de  renverser  les  esprits  jusques  à  l'oubli  d'eux- 
mêmes.  Or,  on  ne  peut  pas  dire    que    celle  qui 

(i)  Joan,  4.  —  (2)  Cant.  5. 


DE     L   AMOUR     DE    DIEU. 

soupire  incessamment  après  le  rétablissement  de 
son  corps  se  soit  entièrement  oubliée  de  soi-même. 
Mais  quand  un  jour  elle  aura  obtenu  l'unique 
chose  qui  lui  manquait,  qu'est-ce  qui  pourra 
l'empêcher  alors  de  sortir  en  quelque  façon  d'elle- 
même  pour  s'abîmer  toute  en  Dieu,  et  se  voir 
d'autant  plus  dissemblable  à  ce  qu'elle  était  aupa- 
ravant, qu'elle  aura  le  bonheur  d'être  devenue 
entièrement  à  Dieu  même?  Enfin,  ce  n'est  pas 
merveille  si  cette  âme  étant  assez  heureuse  de 
participer  à  la  coupe  de  la  sagesse  divine,  de 
laquelle  il  est  écrit  :  O  que  mon  breuvage  est 
excellent,  puisquHl  est  capable  de  jeter  dans 
Vivresse  (i)  !  ce  n'est  pas  merveille,  dis-je,  si  pour 
lors  elle  se  trouve  enivrée  par  l'excessive  abon- 
dance de  la  maison  de  Dieu,  puisque,  déchargée 
de  tous  soins  et  jouissant  à  son  aise  de  ce  qu'elle 
avait  tant  souhaité,  elle  boit  ce  vin  tout  pur  et  tout 
nouveau  avec  Jésus-Christ  dans  le  royaume  de 
son  Père  (2).  Au  reste,  c'est  la  sagesse  divine  qui 
ordonne  ce  triple  festin  ;  mais  c'est  la  charité  seule 
qui  lui  donne  son  dernier  accomplissement  ;  elle 
seule  qui  donne  la  nourriture  à  ceux  qui  ont  été 
dans  la  peine  et  le  travail,  qui  abreuve  ceux  qui 
sont  à  présent  dans  le   repos,  et  qui   enivre    les 

(i)  Psalm.  11.  —  (2)  Prov.  9. 


86  SAINT     BERNARD. 

âmes  qui  doivent  régner  dans  l'Éternité.  Or,  tout 
de  même  que  dans  les  festins  corporels  on  présente 
à  manger  auparavant  que  de  donner  à  boire,  la 
nature  enseignant  cet  ordre  par  elle-même,  ainsi, 
avant  la  mort,  pendant  que  nous  vivons  encore 
dans  cette  chair  mortelle,  nous  mangeons  pre- 
mièrement les  travaux  de  nos  mains,  digérant  avec 
peine  ce  que  nous  voulons  avaler;  et,  après  la 
mort,  lorsque  la  vie  est  devenue  toute  spirituelle, 
nous  buvons  avec  une  suavité  non  pareille  ce  qui 
nous  est  présenté.  Mais, quand  par  la  résurrection 
de  nos  corps,  nous  jouirons  pleinement  de  l'im- 
mortalité de  la  vie,  c'est  pour  lors,  qu'étant 
comblés  de  cette  admirable  plénitude  qui  se  trouve 
dans  la  maison  du  Seigneur,  nous  nous  verrons 
tous  transportés  de  cette  sainte  et  divine  ivresse 
dont  l'Époux  nous  veut  parler  en  ces  termes  du 
Cantique  :  Mange^,  mes  amis  ;  buve:{  et  vous 
enivrei^  mes  bien-aimés[i).  Mangez  avant  la  mort, 
buvez  après  la  mort,  et  vous  enivrez  après  la 
Résurrection.  De  sorte  que  ce  n'est  pas  sans  rai- 
son que  ces  âmes  sont  si  fort  chéries  de  l'Époux, 
puisqu'elles  sont  enivrées  de  la  charité.  De  même 
que  celles-là  sont  véritablement  enivrées  qui  ont 
mérité  d'être  admises    aux   noces  de   TAgneau, 

(i)  Cant.  5. 


DE    l'amour     de     dieu.  87 

mangeant  et  buvant  à  sa  table  dans  son  Royaume^ 
ce  qui  s'accomplit  parfaitement, lorsqu'il  retire  à 
soi  son  Église  toute  pleine  de  gloire,  toute  belle, 
et  sans  aucune  tache  ni  défaut.  C'est  pour  lors 
qu'il  enivre  tout  à  fait  ses  bien-aimés  et  qu'il  les 
abreuve  du  torrent  de  ses  plaisirs  (i).  Et  c'est 
aussi  dans  ce  très  intime  et  très  chaste  embrasse- 
ment  de  l'Époux  et  de  l'Épouse  que  se  vérifie  la 
parole  de  David  :  L'abondance  de  ce  fleuve  fait 
toute  la  joie  de  la  Cité  de  Dieu  (2).  Car  ce  fleuve 
n'est  autre  que  le  Fils  de  Dieu,  qui  veut  bien  lui- 
même  servir  ses  Élus  (3),  comme  il  avait  promis 
dans  l'Évangile.  En  sorte  que  ces  âmes  bienheu- 
reuses demeurent  pleinement  rassasiées  et  se 
réjouissent  en  pj^ésence  de  la  divine  Majesté,  toutes 
comblées  de  plaisirs  et  de  délices  (4).  De  là  vient 
cette  parfaite  satiété  sans  dégoût,  cet  appétit  insa- 
tiable sans  inquiétude,  ce  désir  perpétuel  et 
inexplicable  parmi  l'abondance  de  toutes  choses, 
et  enfin  cette  sainte  ivresse  accompagnée  de 
sobriété  qui  remplit  les  Saints,  non  pas  d'un  breu- 
vage fâcheux  et  incommode,  mais  de  lumières  et 
de  vérités  éclatantes,  et  qui  ne  les  fait  pas  nager 
dans  le  vin,  mais  qui  les  rend  tous  brûlants  et 
tous  embrasés  du  divin  Amour.  Et  c'est  propre- 

(i)  Psaîm.     35.     —   [(2)   [Psalm.   46.    —     (3)   Luc.    12.    - 
(4)  Psalm.  67. 


88  SAINT     BERNARD. 

ment  dans  cet  état  que  l'on  possède  pour  toujours 
ce  quatrième  degré  de  l'Amour,  aimant  Dieu  sou- 
verainement et  uniquement, entelle  sorte  que  nous 
ne  nous  aimons  plus  nous-mêmes  que  pour  lui 
seul,  afin  qu'il  soit  lui-même  le  prix  et  la  récom- 
pense de  ceux  qui  l'aiment,  et  la  récompense 
éternelle  de  ceux  qui  Taimeront  éternellement. 


CHAPITRE  XII  (r) 

De  la  Charité. 

Je  me  souviens  d'avoir  autrefois  écrit  une  Lettre 
à  nos  très  saints  Frères  de  la  Grande-Chartreuse, 
dans  laquelle,  entre  autres  choses,  je  leur  parlai 
fort  amplement  des  degrés  de  la  Charité.  Il  se 
pourrait  faire  qu'en  ce  temps-là  j'aurai  traité  cette 
matière  d\me  façon  particulière.  C^est  pourquoi, 
comme  il  est  plus  aisé  de  transcrire  ce  que  l'on  a 
déjà  fait  que  de  travailler  à  quelque  chose  de  nou- 
veau, je  crois  qu'il  ne  sera  pas  inutile  de  reprendre 
quelques-unes  de  mes  premières   pensées    pour 

(i)  Ce  chapitre  est  tiré  de  l'Épître  XI  que  Saint  Bernard 
écrit  aux  Prieur  et  Religieux  de  la  Grande-Chartreuse.  {Note  de 
la  première  édition.) 


DE    l'amour     de     dieu.  89 

VOUS  en  faire  part  dans  ce  présent  entretien.  Je  dis 
donc  que  la  véritable  et  sincère  charité,  et  que 
l'on  doit  reconnaître  véritablement  partir  d'un 
cœur  pur,  d'une  bonne  conscience  et  d'une  can- 
deur exempte  de  toute  duplicité,  est  celle  qui  nous 
fait  aimer  le  bien  du  prochain  comme  le  nôtre 
même.  Car  celui  qui  n'aime  que  son  propre  avan- 
tage, et  qui  l'aime  plus  que  celui  d'un  autre,  est 
assez  convaincu  par  cela  même  de  n'avoir  pas  un 
amour  chaste  et  fidèle  pour  le  bien,  puisqu'il  ne 
l'aime  que  pour  son  intérêt,  et  non  pas  pour  lui- 
même.  Celui-là,  certes,  ne  suit  pas  le  conseil  du 
Prophète,  qui  dit  :  Loiieile  Seigneur^  parce  qu'il 
est  bon{\).  Il  le  loue  bien,  à  la  vérité,  parce  qu'il 
est  bon  en  son  endroit,  mais  non  pas  parce  qu'il 
est  bon  en  lui-même.  Et  ainsi,  c'est  proprement 
à  lui  que  le  même  Prophète  fait  ce  reproche  hon- 
teux :  //  vous  louera  quand  vous  lui  aure:{  fait  du 
bien  (2) . 

Il  y  a  donc  diverses  sortes  de  personnes  qui 
rendent  gloire  à  Dieu.  Il  y  en  a  qui  louent  Dieu 
parce  qu'il  est  tout-puissant;  d'autres,  parce  qu'il 
est  bon  à  leur  égard  ;  et  les  troisièmes,  parce  qu'il 
est  simplement  bon  en  lui-même  et  par  lui-même. 
Le  premier  genre  est  celui  des  serviteurs,  qui  ne 

(i)  Psalm.  117.  —  (2)  Psalm.  48. 


90  SAINT     BERNARD. 

se  conduisent  que  par  la  crainte  ;  le  second  est  des 
mercenaires,  qui  ne  sont  attirés  que  par  le  gain  ; 
et  le  troisième  est  celui  des  enfants  qui  n'agissent 
que  par  les  sentiments  d'honneur  et  de  respect 
qu'ils  ont  pour  leurs  pères.  Les  deux  premiers, 
savoir,  celui  qui  craint  et  celui  qui  ne  respire  que 
le  gain,  ne  travaillent  tous  deux  que  pour  eux- 
mêmes.  Il  n'y  a  que  la  seule  Charité  qui  réside 
dans  les  véritables  enfants,  laquelle  ne  cherche 
point  ses  propres  miérets  (i).  Aussi  je  crois  que 
c'est  d'elle  seule  qu'il  est  dit  chez  le  Psalmiste  : 
La  loi  du  Seigneur  est  parfaite  et  sans  aucun 
défaut^  et  il  n' appartient  qu''à  elle  de  travailler 
efficacement  à  la  conversion  des  âmes  (2).  En  effet, 
c'est  elle  seule  qui  déprend  l'âme  de  l'amour  de 
soi-même  et  du  monde,  et  qui  la  fait  tourner 
entièrement  du  côté  de  Dieu.  Ce  n'est  ni  la.crainte 
ni  l'amour-propre  qui  convertit  une  âme  à 
Dieu;  ils  peuvent  bien  quelquefois  donner  un  autre 
visage  à  ses  actions,  mais  son  amour  et  ses  incli- 
nations ne  changent  jamais.  Une  âme  servile  fait 
bien  parfois  des  actions  divines  et  surnaturelles  ; 
mais  comme  elle  n'agit  pas  de  son  bon  gré,  elle 
fait  aussitôt  paraître  sa  contrainte  et  son  insensi- 
bilité. Le  mercenaire  même  en  fait  aussi  quelques- 

(i)  /.  Cor.   i3.  —  (2)  Psalm.  ii8. 


9ï 

unes  de  cette  nature,  mais  on  reconnaît  en  même 
temps  qu'il  n'y  est  poussé  que  de  sa  propre  con- 
voitise, puisqu'il  ne  les  fait  point  gratuitement, 
ni  par  un  esprit  désintéressé.  Or,  la  propriété  est 
toujours  accompagnée  de  singularité  ;  la  singula- 
rité ne  manque  jamais  de  biais  et  de  détours;  et 
ces  petits  recoins  et  détours  sont  les  réceptacles 
ordinaires  de  l'ordure  et  des  immondices.  Je  veux 
donc  que  le  serviteur  aie  pour  loi  la  crainte  qui  le 
retient  ;  je  veux  que  celle  du  mercenaire  soit  sa 
convoitise,  qui  le  presse  et  le  tente  par  ses 
charmes  et  ses  attraits.  Il  est  certain  que  pas  une 
de  ces  deux  lois  n'est  sans  défaut,  et  ne  saurait  en 
aucune  façon  convertir  les  âmes  à  Dieu.  La 
Charité  seule  a  ce  pouvoir  de  convertir  les  âmes 
à  mesure  qu'elle  les  fait  agir  volontairement  et  de 
leur  bcn  gré. 

C'est  ce  qui  me  la  fait  appeler  toujours  pure  et 
sans  défaut,  parce  qu'elle  n'a  point  coutume  de 
retenir  quoi  que  ce  soit  de  propre  ni  de  particulier. 
Or,  il  est  constant  que  n'ayant  rien  en  soi  de 
propre,  il  faut  que  tout  ce  qu'elle  possède  soit  de 
Dieu,  dans  lequel  il  ne  se  peut  rien  trouver  de 
défectueux  ni  d'impur.  La  Charité  est  donc  cette 
loi  de  Dieu  immaculée^  laquelle  ne  cherche  que 
ce  qui  est  avantageux  aux  autres,  sans  se  soucier 
de  soi-même.  Elle  est  aussi  appelée  la  loi  du  Sei- 


92  SAINT     BERNARD. 

gneur.  soit  parce  qu'il  ne  vit  que  par  elle,  soit 
parce  que  personne  ne  la  peut  posséder  que  de  sa 
pure  libéralité.  Mais  ne  trouvez  pas  étrange  de  ce 
que  je  fais  vivre  Dieu  par  la  loi,  puisque  cette  loi 
n'est  autre  que  la  Charité.  N'est-ce  pas  elle  en 
effet  qui  maintient  inaltérablement  cette  souve- 
raine et  ineffable  unité  dans  la  très  sainte  et  très 
adorable  Trinité?  La  Charité  est  donc  une  loi,  et 
la  loi  même  du  Seigneur,  puisqu'elle  renferme  en 
quelque  façon  la  Trinité  dans  Tunité,  et  l'unit 
très  étroitement  par  le  nœud  sacré  d'une  paix 
éternelle. 

Mais  quand  je  parle  ici  de  la  Charité  qui  est  en 
Dieu,  il  ne  faut  pas  croire  que  je  la  prenne  pour 
une  qualité  ou  un  accident;  autrement  je  mettrais 
en  Dieu  quelque  chose  qui  n'est  pas  Dieu,  ce  qui 
est  un  blasphème.  J'en  parle  comme  de  la  subs- 
tance même  de  Dieu,  ce  qui  n'est  point  une  façon 
de  parler  fort  nouvelle  ni  extraordinaire,  puisque 
Saint  Jean  dit  en  termes  formels  que  Dieu  est 
Charité  (i).  Elle  est  donc  tout  ensemble  et  Dieu 
même  et  le  don  de  Dieu,  de  sorte  que  c'est  la 
charité*  qui  communique  la  charité,  et  la  charité 
qui  est  substantielle  en  Dieu,  laquelle  communique 
celle  qui  est  accidentelle  aux  hommes.  Quand  on 

(i)  /.  Joan.  4. 


DE     l'amour     de     dieu.  qS 

parle  de  celle  qui  donne,  elle  est  appelée  substance; 
et  quand  on  parle  du  don  qui  est  reçu,  elle  n'est 
pour  lors  qu'une  simple  qualité;  elle  est  cette  loi 
éternelle  qui  a  créé  l'univers  et  qui  le  gouverne, 
ayant  fait  toutes  choses  en  nombre,  poids  et 
mesure,  de  sorte  qu'il  n'y  a  rien  au  monde  qui  ne 
soit  soumis  à  la  loi  ;  et  quoiqu'elle  soit  elle- 
même  la  loi  de  toutes  les  créatures,  elle  n'est  pas 
toutefois  sans  loi,  étant  à  soi-même  sa  propre  loi, 
par  laquelle,  si  elle  ne  s'est  pas  faite,  au  moins 
elle  se  conduit  elle-même. 


CHAPITRE  XIII 

De  la  Loi  de  la  propre  volonté^  et  de  la  convoitise 
des  mercenaires  et  des  serviteurs. 

jCnfin,  le  serviteur  et  le  mercenaire  ont  tous 
deux  une  loi^  qu'ils  n'ont  pas  à  la  vérité  reçue  du 
Seigneur,  mais  qu'ils  se  sont  faite  à  eux-mêmes, 
l'un  en  n'aimant  pas  Dieu,  et  l'autre  en  aimant 
quelque  chose  plus  que  Dieu.  Ils  ont,  dis-je,  une 
loi  qui  n'est  pas  du  Seigneur,  mais  d'eux-mêmes, 
quoiqu'elle  soitpourtant  soumise  à  celle  de  Dieu. 
Il  est  vrai   que  chacun  d'eux  s'est  bien  pu  faire 


04  SAINT     BERNARD. 

une  loi,  mais  il  n'a  pas  cte  en  leur  pouvoir  de  la 
soustraire  à  l'ordre  immuable  de  la  loi  éternelle. 
Or,  je  dis  que  l'un  et  l'autre  s'est  établi  sa  propre 
loi,  en   même   temps  qu'il   a  préféré  sa   propre 
volonté  à  la  loi   commune  et  éternelle,  voulant, 
par  un  attentat  punissable,  se  rendre  semblable  à 
son  Créateur,  et,  comme  il  est  lui-même  sa  propre 
loi   sans    dépendre   de   personne,   se  gouverner 
aussi  soi-même  sans  reconnaître  d'autre  loi  que 
sa  propre  volonté,  volonté  propre  qui  est  le  plus 
pesant  joug  qu'on  ait  jamais  imposé  sur  tous  les 
enfants  d'Adam,  et  qui  nous  abaisse  si  fort  vers  la 
terre  qu'il  nous  fait  même  descendre  jusqu'aux 
portes  de  l'abîme.  Ah  !  malheureux  que  je  suis!  qui 
me  délivrera  de  ce  corps  mortel  (i),  qui  me  presse 
et  m'oppresse  avec  tant  de  rigueur,  que  si  Dieu 
ne  m'eût  assisté  très  particulièrement,  //  ne  s'en 
faudrait  presque  rien  que  mon  âme  ne  fût  déjà 
précipitée  dans  les  enfers  (2)  ?  Celui-là  sans  doute 
gémissait  sous  la  pesanteur  de  ce  fardeau,  qui 
parlait  en  ces  termes  :  Pourquoi  jnape^-vous  rendu 
contî^aire  à  vos  ordres^  et  insupportable  à  moi- 
même  (3)  }  Où  il  faut  remarquer  que  quand  il  dit 
qu'il  est  insupportable  à  soi-même,  il  veut  témoi- 
gner qu'il  n'avait  point  d'autre  loi  que  soi-même, 

(i)  Rom.  7.  —  (2)  Psaîm.  gS.  -  (3)  Job,  7. 


DE     L  AMOUR     DE     DIEU.  96 

et  que  lui  seul  avait  fait  tout  son  mal;  mais  quand 
il  parle  à  Dieu,  et  qu'il  se  plaint  à  lui  de  ce  qu^il 
Ta  rendu  contraire  à  ses  ordres,  il  fait  connaître 
clairement  que  tous  ses  efforts  n'ont  pu  le  dispen- 
ser de  la  loi  de  Dieu.  Certainement,  il  était  de  la 
justice  e'ternelle  de  Dieu  que  celui  qui  avait  refusé 
de  vivre  sous  la  douceur  de  la  loi  divine  fût,  par 
un  châtiment  rigoureux,  abandonné  à  sa  propre 
conduite,  et  qu'ayant  volontairement  secoué  le 
doux  joug  et  le  fardeau  léger  de  la  charité,  il  fut 
contraint  malgré  lui  de  subir  le  joug  insupportable 
de  sa  propre  volonté.  C'a  donc  été  par  un  dessein 
très  juste  et  tout  admirable  que  la  loi  éternelle  a 
ordonné  que  son  fugitif  lui  ait  été  contraire,  et  Fa 
néanmoins  retenu  toujours  sujet  à  son  empire, 
n'ayant  pas  voulu  permettre  qu'il  ait  échoppé  les 
ordres  de  sa  justice,  ni  qu'il  jouît  de  sa  lumière, 
de  son  repos  et  de  sa  gloire,  demeurant  tout 
ensemble  et  soumis  à  l'empire  de  son  Dieu,  et 
soustrait  à  sa  propre  félicité.  O  mon  Seigneur  et 
mon  Dieu^  pourquoi  ne  détruise:{'V0us  point  en 
moi  le  péché,  et  pourquoi  ne  me  délivrez-vous  point 
de  mes  iniquités  {i)^2iûn  qu'étant  une  fois  déchargé 
de  ce  pesant  fardeau  de  ma  propre  volonté,  je 
puisse  un  peu  respirer  sous  l'agréable,  joug  de  la 

(i)  Job.  7. 


QÔ  SAINT     BERNARD. 

charité  ;  que  je  ue  sois  plus  retenu  par  la  rigueur 
d'une  crainte  servilc,  ni  attiré  .par  l'espérance 
d'une  convoitise  mercenaire,  mais  que  je  sois 
animé  de  votre  même  Esprit  (i),  de  cet  Esprit  de 
liberté  qui  fait  agir  vos  légitimes  Enfants,  et  qui 
rende  cet  heureux  témoignage  à  mon  âme  que  je 
suis  véritablement  de  ce  nombre,  n'ayant  point 
d'autre  loi  que  la  vôtre,  et  ne  vivant  plus  sur  la 
terre  que  de  la  vie  même  qui  vous  fait  vivre  dans 
le  ciel?  En  effet, ceux  qui  accomplissent  le  conseil 
de  TApôtre,  quand  il  dit  :  A^^  soye:{  redevables  à 
perso7ine  sinon  de  la  charité  mutuelle  que  vous 
deve:{  avoir  les  uns  pour  les  autres  (2)  ;  ceux-là, 
dis-je,  sont  en  ce  monde  de  la  même  façon  que 
Dieu  y  est;  ils  ne  sont  ni  serviteurs  ni  merce- 
naires, mais  ils  sont  les  véritables  enfants  de 
Dieu,  vivants  comme  leur  père,  par  la  seule  loi 
de  la  charité. 


CHAPITRE  XIV 

De  la  loi  de  la  Charité  des  Enfants. 

1  L  est  donc  indubitable  que  les  enfants  mêmes  ne 
sontpointsansloi  en  ce  monde, si  ce  n'est  peut-être 

(i)  Rom.^.  —{2)Ibid.  i3. 


DE     L   AMOUR     DE     DIEU.  97 

que  quelqu'un  voulût  prendre  un  autre  sentiment 
au  sujet  de  ces  paroles  de  l'Apôtre  :  La  loi  JÙst 
point  établie  pour  les  justes  {i).  Mais  il  faut  remar- 
quer qu'il  y  a  deux  différentes  lois,  l'une  qui  a  été 
publiée  par  l'esprit  de  servitude  dans  la  crainte, 
l'autre  qui  a  été  donnée  par  l'esprit  de  liberté  dans 
la  douceur.  Or,  comme  l'on  ne  permet  point  aux 
enfants  de  vivre  sans  celle-ci,  aussi  ne  les  oblige- 
t-on  pas  à  vivre  sous  celle-là.  Voulez-vous  donc 
savoir  comment  la  loi  n'est  point  établie  pour  les 
justes?  Saint  Paul  nous  l'apprend  en  ces  termes  : 
Vous  n'ape^  point  reçu  un  esprit  de  servitude  dans 
la  crainte  (2).  Voulez-vous  aussi  entendre  com- 
ment toutefois  ils  ne  vivent  point  sans  la  loi  de 
charité?  Le  même  apôtre  continue  son  discours  : 
Alais  vous  ave:{  reçu  V esprit  d^ adoption  des 
enfants  (3).  Enfin,  pour  vous  lever  toute  difficulté 
sur  ce  sujet,  écoutez  parler  un  juste  qui  confesse 
l'une  et  l'autre  vérité  par  sa  propre  expérience. 
C'est  le  même  Saint  Paul,  qui  parle  ainsi  :  Je  me 
suis  comporté  avec  ceux  qui  étaient  sous  la  loi 
comme  si  f  eusse  été  moi-même  sous  la  loi^  quoi- 
qu^ effectivement  je  n'y  fusse  point  sujet,  et  avec 
ceux  qui  vivaient  sans  loi  j'ai  vécu  comme  si  je 
n  eusse  point  eu  de  loi^  encore  que  je  ne  fusse  point 


(i)  /.  Tim.   I.  —(2)  Rom.  8.  —  (3)  Ibid. 

3'* 


98  SAINT     BERNARD. 

sajis  la  loi  de  Dieu;  uuis  c'était  dans  la  loi  de 
Jésus-Christ  que  fêtais  engagé  (i).  Ce  n'est  donc 
pas  bien  parler  de  dire  que  les  justes  n'ont  point 
de  loi,  ou  bien  qu'ils  vivent  sans  loi,  mais  il  faut 
entendre  que  la  loi  n'est  point  imposée  aux 
justes  (2),  c'est-à-dire  qu'elle  ne  leur  est  point 
donnée  contre  leur  gré,  mais  bien  qu'ils  la  reçoi- 
vent avec  d'autant  plus  d'agrément  et  de  liberté, 
qu'elle  leur  est  donnée  dans  la  douceur  et  la  sua- 
vité. C'est  suivant  cette  même  pensée  que  Notre- 
Seigneur  leur  dit  fort  à  propos  :  Prenez  mon  joug 
sur  vous  (3),  comme  s'il  voulait  dire  :  Je  ne  vous 
oblige  pas  de  le  porter  malgré  vous;  il  est  en  votre 
choix  de  le  prendre  si  vous  le  voulez,  parce  qu'au- 
trement vous  y  trouveriez  de  la  peine  plutôt  que 
du  repos  et  de  la  satisfaction. 

C'est  donc  une  vérité  constante  que  la  charité  est 
une  loi  douce  et  agréable,  dont  le  joug  n'est  pas 
seulement  doux  et  léger,  mais  qui  rend  encore 
faciles  et  supportables  les  lois  des  serviteurs  et  des 
mercenaires,  auxquelles,  bien  loin  de  les  détruire, 
elle  fournit  des  moyens  très  aisés  pour  les  accom- 
plir, suivant  cette  parole  du  Fils  de  Dieu  :  Je  ne 
suis  point  venu  au  monde  pour  abolir  la  loi,  mais 
pour  V accomplir  {^),  La  chanté  modère  celle-là  et 

(i)  /. Cor. 9. -  (2)  /.  rim.  I.—  (3)  Matth,  i /.—  (4)  Maith.  5. 


DE     L  AMOUR     DE     DIEU.  99 

règle  celle-ci,  et  par  ce  moyen  elle  rend  Tune  et 
l'autre  faciles  et  légères. 

Ce  n'est  pas  que  la  charité  soit  jamais  sans  la 
crainte;  mais  c'est  une  crainte  chaste  et  respec- 
tueuse.'Elle  ne  se  trouve  point  sans  désirs,  mais  ce 
sont  des  désirs  raisonnables  et  bien  réglés.  Ainsi  la 
charité  accomplit  la  loi  du  serviteur  lorsqu'elle  lui 
inspire  des  sentiments  de  piété  et  de  tendresse. 
Elle  accomplit  aussi  la  loi  du  mercenaire,  en 
réglant  parfaitement  tous  ses  désirs  et  sa  convoi- 
tise. Or,  la  piété  étant  mêlée  de  la  sorte  avec  la 
crainte,  non  seulement  elle  ne  l'anéantit  pas,  mais 
elle  la  purifie.  Elle  lui  ôte  seulement  la  pensée  du 
châtiment,  sans  laquelle  elle  ne  pouvait  subsister 
dans  son  état  de  servitude,  et  néanmoins  il  lui  reste 
toujours  une  crainte,  mais  qui  est  pure  et 
filiale. 

Vous  me  direz  qu'il  est  écrit  que  la  charité 
parfaite  baiinit  absolument  toute  crainte  (i).  Mais 
l'Écriture  ne  veut  ici  parler  que  de  cette  vue  du 
châtiment  qui  est  inséparablement  attachée  à  la 
crainte  servile, comme  nous  l'avons  déjà  remarqué, 
usant  en  cette  rencontre  de  la  façon  ordinaire  de 
parler  qui  fait  prendre  souvent  la  cause  pour  son 
effet.  Enfin,  la  convoitise  du  mercenaire  se  trouve 

(i)  I.Joan.  4. 


100  SAINT     BERNARD, 


parfaitement  bien  réglée  par  la  charité  qui  vient 
à  son  secours,  lorsqu'elle  lui  fait  entièrement  rejeter 
le  mal,  préférer  le  plus  grand  bien  au  moindre,  et 
n'aimer  les  communs  que  par  rapport  aux  plus 
excellents.  Et  lorsque,  par  la  grâce  de  Dieu,  on 
sera  parvenu  à  cet  état  de  perfection,  ce  sera  pour 
lors  qu'on  n'aimera  le  corps  et  tous  les  biens  tem- 
porels que  pour  Tâme  seulement,  ni  l'âme  que 
pour  Dieu,  ni  Dieu  que  pour  lui-même. 


CHAPITRE  XV 

Des  quatre  dé  grés  de  l'Amour,  et  de  l'heureux  état 
des  âmes  qui  sont  dans  le  Ciel 

(cependant,  comme  nous  sommes  tous  charnels, 
et  que  nous  prenons  tous  naissance  de  la  concu- 
piscence de  la  chair,  il  ne  se  peut  faire  autrement 
que  nos  désirs  et  nos  affections  ne  commencent 
par  la  chair.  Mais  s'ils  viennent  à  se  régler  avec  le 
temps,  s'avançant  par  degrés  sous  la  conduite  de 
la  Grâce,  il  n^y  a  point  de  doute  qu'à  la  fin  ils  se 
verront  heureusement  consumés  par  l'esprit,  parce 
que  ,  selon  la  pensée  même  de  Saint  Paul,  ce?i'est 
pas  le  spirituel  qui  précède^  mais  Vanimal^  et 


LIRRARY  ^1 


DE     L   AMOUR     DE     DIEU.  lOI 

ensuite  ce  qui  est  spirituel  (i).  D'où  vient  qu'il 
faut  que  nous  portions  l'image  de  l'homme  ter- 
restre auparavant  que  d'exprimer  en  nous  l'image 
du  céleste» 

Il  estdoncvraique  l'hommes'aimepremièrement 
pour  soi-même,  parce  qu'étant  charnel  il  ne  peut 
rien  goûter  au  delà  de  soi-même.  Néanmoins, 
comme  il  voit  bien  qu'ilne  saurait  subsisterpar  soi- 
même,  venant  à  reconnaître  combien  Dieu  lui  est 
nécessaire,  il  commence  de  le  chercher  par  la  foi 
et  de  l'aimer.  Et  de  là  vient  qu'il  aime  Dieu  dans  le 
second  degré,  parce  qu'il  lui  est  utile,  et  non  pas 
parce  qu'il  est  aimable  en  lui-même.  Mais,  lors- 
qu'à raison  du  besoin  qu'il  a  de  Dieu,  il  a  com- 
mencé de  le  chercher  et  de  s'en  approcher  plus 
souvent  par  la  pensée,  par  la  lecture,  par  la  prière 
et  par  la  soumission  qu'il  rend  à  ses  ordres,  il 
s'engendre  de  là  une  certaine  familiarité  qui  lui 
donne  peu  à  peu  une  connaissance  plus  particu- 
lière de  ses  perfections;  en  suite  de  quoi  il  vient 
à  le  goûter,  et  ayant  expérimenté  combien  le  Sei- 
gneur est  doux,  il  passe  au  troisième  degré  de 
l'Amour,  qui  lui  fait  aimer  Dieu,  non  plus  pour 
son  propre  intérêt,  mais  pour  l'excellence  et  le 
mérite  de  la  nature  divine.  C'est  dans  ce  degré 

(i)  /.  Cor.  i3. 


102  SAINT    BERNARD. 

OÙ  Ton  fait  une  très  longue  pause,  et  je  ne  sais 
s'il  est  possible  à  quelqu'un  en  cette  vie  d'arriver 
jusqu'au  quatrième  degré,  dans  lequel  l'homme 
ne  s'aime  plus  du  tout  que  pour  Dieu.  Ceux  qui 
l'ont  éprouvé  le  peuvent  témoigner,  pour  moi,  je 
ne  le  crois  pas  possible  en  ce  monde.  Mais  il  le 
sera  sans  doute  lorsque  le  bon  et  fidèle  serviteur 
entrera  dans  la  joie  de  son  Seigneur,  et  se  verra 
tout  enivré  des  délices  excessives  qui  se  goûtent 
dans  la  Maison  de  Dieu.  Pour  lors,  se  trouvant 
dans  un  merveilleux  oubli  de  soi-même,  et  comme 
s'il  cessait  entièrement  d'être  à  soi,  il  se  trans- 
porte tout  en  Dieu;  si  bien  que,  n'ayant  plus 
d'attache  qu'à  Dieu  seul,  il  deviendra  un  même 
esprit  avec  lui.  Je  crois  que  le  Prophète  était  dans 
ce  sentiment  lorsqu'il  disait  :  Je  considérerai  les 
œuvres  merveilleuses  de  la  toute-puissance  du  Sei- 
gneur^ et  je  ne  penserai  plus^  ô  mon  Dieu^  qiCaux 
aimables  dispositiojis  de  votre  divine  justice  (i). 
Il  savait  assurément  que  dès  lors  qu'il  entrerait 
dans  ces  abîmes  de  la  toute-puissance  divine,  il 
devait  aussitôt  se  voir  délivré  de  toutes  ses  fai- 
blesses corporelles  ;  et  qu'ainsi,  n'étant  plus  obligé 
de  penser  aux  intérêts  de  son  corps,  tout  son  esprit 
ne  s'emploierait  plus  qu'à  la  contemplation  de  la 
justice  de  son  aimable  Souverain. 

(i)  Psalm,  70. 


DE   l'amour   de   dieu.  io3 

Alors  certainement  tous  les  membres  de  Jésus- 
Christ  pourront  dire  d'eux-mêmes  ce  que  Saint 
Paul  disait  de  leur  chef  mystique  :  Si  ?ious  avons 
autrefois  connu  Jésus-Christ  revêtu  d'un  corps 
mortel  et  sujet  aux  misères,  maintenant  jîous  le 
connaissons  dans  toute  ime  autre  manière  (i).  Car 
dans  le  Ciel  tous  les  Saints  ne  songeront  plus  à 
leurs  corps,  parce  que,  comme  dit  l'Apôtre,  la 
chair  et  le  sang  n' auront  point  départ  au  Royaume 
de  Dieu  (2).  Ce  n'est  pas  que  la  même  substance 
du  corps  ne  se  trouve  un  jour  dans  le  Paradis  : 
mais  il  n'y  aura  plus  d'affection  charnelle;  l'amour 
du  corps  sera  consumé  par  l'amour  de  l'esprit,  et 
il  se  fera  un  heureux  changement  de  toutes  les  fai* 
blesses  et  les  passions  humaines  en  des  transports 
et  des  ardeurs  toutes  divines.  Alors  cette  chanté 
qui  tend  ses  filets  à  présent  sur  le  vaste  océan  de 
ce  monde,  où  elle  ne  cesse  d'amasser  toute  sorte 
de  poissons,  étant  arrivée  au  bord,  jettera  dehors 
les  mauvais,  et  ne  réservera  que  les  bons.  Il  est 
vrai  que,  durant  cette  vie  elle  ouvre  libéralement 
son  sein,  et  y  reçoit  indifféremment  tous  les  pois- 
sons qui  s'y  viennent  rendre,  de  sorte  que,  s'ac- 
commodant  ici-bas  à  un  chacun  et  prenant  en  soi 
les  prospérités  et  les  disgrâces  des  uns  et  des  autres 

(i)i/.  Cor.  5.  -  (2)  I^Cor.  i5^ 


104  SAINT     BERNARD. 

qu'elle  regarde  comme  siennes,  elle  s'accoutume, 
non  seulement  de  se  réjouir  avec  ceux  gui  sont 
dans  la  consolation,  mais  aussi  de  pleurer  avec 
les  affligés  (i). 

Mais  quand  un  jour  elle  sera  parvenue  au  port, 
pour  lors  elle  rejettera  comme  de  mauvais  pois- 
sons tous  les  sujets  de  tristesses  et  de  souflrances, 
et  ne  retiendra  que  ce  qui  sera  capable  de  lui  donner 
de  la  joie  et  du  plaisir.  Quoi!  penseriez-vous 
que,  dans  cet  état  parfait.  Saint  Paul,  par  exemple, 
fût  touché  de  compassion  pour  les  malades,  ou 
animé  de  colère  avec  ceux  qui  souffrent  du  scan- 
dale, puisqu'il  n'y  aura  point  en  ce  lieu  ni  de  scan- 
dale, ni  de  misère,  ou  bien  qu'il  versât  des  larmes 
pour  ceux  qui  ne  voudront  point  faire  pénitence? 
Tant  s'en  faut.  Il  n'y  aura  pas  même  le  moindre 
ressentiment  pour  le  malheur  extrême  de  ceux  qui 
doivent  brûler  éternellement  dans  les  Enfers  avec 
le  Démon  et  ses  Anges.  Non,  il  ne  pleurera  aucu- 
nement leurs  misères  dans  cette  bienheureuse  Cité^ 
qui  est  comblée  de  foie  par  V  abondance  de  ce  fleuve^ 
dont  parle  le  Prophète-Roi,  et  dont  les  portes 
sont  infiniment  plus  chéries  de  Dieu  que  tous  les 
Pavillons  de  Jacob  (2).  La  raison  est  que  si  dans  les 
tentes  et  les  pavillons  on  y  jouit  quelquefois  des 

(i)  IL  Cor.  II.  —  (2)  Psalnu   8u. 


DE   l'amour   de   dieu.  io5 

douceurs  de  la  victoire,  on  y  ressent  aussi  les  tra- 
vaux des  combats,  et  souvent  on  s'y  trouve  en 
danger  de  la  vie.  Mais  dans  cette  céleste  patrie, 
les  disgrâces  et  les  afflictions  en  sont  bannies  pour 
toujours,  et  n'y  auront  jamais  aucune  entrée. 
Aussi  est-ce  de  cette  agre'able  Ville  de  laquelle  il 
est  dit  au  même  endroit  :  Tous  vos  citoyens  sont 
dans  les  délices  et  les  plaisirs  (i).  Et  le  prophète 
Isaïe  ajoute  :  7/^  posséderont  une  joie  éternelle  (2). 
Enfin,  comment  pourrait-on  encore  avoir  des 
pensées  de  miséricorde  dans  un  séjour  où  l'on  ne 
doit  plus  s'entretenir  que  de  la  justice  de  Dieu? 
Concluons  donc  que  puisque  dans  cet  état  il  n'y 
aura  plus  de  lieu  pour  la  misère,  ni  de  temps 
pour  la  miséricorde,  qu'il  ne  s'y  trouvera  plus 
aussi  aucun  sentiment  de  pitié  ni  de  compas- 
sion. 

(i)  Po^/m.  86.  —  (2)  Is2.Ç>i. 


FIN 


Le  Mans.  —  Typ.  Ed.  Monnoycr.  —  Octobre  95. 


TYPOGRAPHIE 
EDMOND      MONNOYER 


AU     MANS    (Sarthe 


533077 


1 


►x]  o  a\  w 


1 


-P- 


Hj  ça 

H-  pi 


Bernard  de  Clairvaux,  Saint      BQ 

Traité  de  l'amour  de  Dieu        .D5 

F7 


PONTIFICAL    INSTITUTE 
OF    MEDIAEVAL    STUOlgS 

59   que^n's    park 
Toronto   5,    Canada