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7- .-.vXO ^
,^
BIBLIOTHEQUE POSITIVISTE
TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU
PAR
SAINT BERNARD
N. iSy
APOSTOLAT POSITIVISTE DU BRÉSIL
Ardere, lucere, et dirigere.
BIBLIOTHÈQ.UE POSITIVISTE
SAINT BERNARD
TRAITE
DE
L'AMOUR DE DIEU
TRADUIT EN FRANÇAIS
PAR
ANTOINE DE SAINT-GABRIEL
RIO DE JANEIRO
/^U SIÈGE CENTRAL DE L'EGLISE POSITIVISTE DU BRÉSIL
Temple de IHumanité
3o, RUE BENJAMIN -CONSTANT, 3o
1895
ANNÉE GVU DB LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET YII DE LA RÉPUBLIdGE BRÉSILIENNE
>
paR f! ^V'2
AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS.
L'ADMIRABLE opuscule qiie nous reproduisons
aujourd'hui^ en nous servant pour cela de la tra-
duction française du Père Antoine de Saijit-Gabriel,
a été placé par Auguste Comte dans sa Bibliothè-
que Positiviste. Cette traduction, réimprimée
en iSôj par les soins de feu M. Pierre Jannet,
à un petit nombre d'exemplaires, se trouve épuisée
depuis longtemps. C'est pourquoi nous avons jugé
utile d'en donner une nouvelle édition, de manière
à la mettre à la portée de tous ceux qui désirent
C AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS.
goûter les ouvrages dont la lecture a été conseillée
par notre Maître, et qui forment la Bibliothèque
Positiviste.
« L'admission dans celte Bibliothèque extrê-
mement restreinte du Traité de l'Amour de Dieu,
a écrit M. Pierre Jannet, s'explique facilement :
ce n'est pas seulement V importance historique de
Fourrage qui a frappé Auguste Comte : c'est
surtout la hauteur d'inspiration avec laquelle
Saint Bernard traite son sujet, la force des rai-
sonnements â l'aide desquels il établit que l'homme
doit aimer Dieu, non pour les biens qu'il en reçoit,
non pour la crainte des châtiments, mais pour
Dieu lui-même, et uniquement pour Dieu. Or c'est
ce renoncement à soi-même, cet amour actif et
désintéressé, ou, en d'autres termes, la prépondé-
rance de l'altruisme sur l'égoïsme, qui constitue
le but final de la religion positive; et cette religion,
qui rend un juste hommage à toutes celles qui font
précédée, qui applaudit au bien partout où elle
le trouve, devait un éclatant témoignage de véné-
ration à Saint Bernard, qu'elle regarde comme
un de ses plus utiles précurseurs. »
AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS. 7
Il ne nous reste qu'à souhaiter au lecteur les
fruits moraux que ces pages doivent produire
chei toutes les âmes vraiment religieuses,
Miguel LEMOS,
Directeur de l'Apostolat Positiviste du Bre'sib
Né à Niteroï, le 25 novembre 1854.
Rio, Temple de THumanite', le 4 César 107 (le
26 Avril 1895).
Nous avo7is cru inutile de reproduire la dédicace
du traducteur à Madame la marquise de Senecey,
ainsi que sa longue pré/ace. Nous n avons conservé
9'//e /'Approbation des Docîquvs^ paîxe qu'elle est
signée du grand nom de Bossuet.
APPROBATION DES DOCTEURS
Saint Bernard s'est acquis tant d'autorité' dans l'Église
par sa vie, par ses miracles et par sa doctrine, que c'est à
nous à puiser dans ses ouvrages de quoi appuyer nos sen-
timents, et non à donner approbation à ses excellents
écrits. Celui qu'il a composé de l'Amour de Dieu étant un
des plus admirables que cet homme Apostolique nous
ait laissés, et le R. P. Dom Antoine de Saint-Gabriel,
Provincial de la Congrégation des Feuillans en France,
en ayant fait une Traduction si digne de son Original, il
ne nous reste qu'à exhorter les Fidèles à profiter d'une
lecture si sainte et si fructueuse. C'est le témoignage que
Nous soussignés, Docteurs en Théologie delà Faculté de
Paris, rendons à cette Version, après l'avoir lue et examinée
avec toute l'exactitude possible.
Fait à Paris, ce vingt-quatrième jour de janvier mil six
cent soixante-sept.
I. B. BOSSUET G. DE LA BrUNETJÎSRE
Doyen de V Eglise de Archidiacre et grand Vicaire
Mets. de Paris.
L. DE Lamet
Chanoine de l'Église de Paris
PRÉFACE
A MONSEIGNEUR L'ILLUSTRISSIME
MONSEIGNEUR AYMERY
DIACRE ET CHANCELIER
De la Sainte Église Romaine
BERNARD, DIT ABBÉ DE GLAIRVAUX
Vivre à Dieu et mourir en lui.
M
ONSEIGNEUR,
Vous aviez coutume jusqu'à présent de me demander
des prières, mais non pas de me proposer des questions.
Et pour moi, je ne me sens pas capable de l'un ni de l'au-
tre. Il est vrai que ma profession semble m'y inviter en
quelque façon; mais les occupations continuelles qui me
sont inévitables s'y opposent entièrement. D'ailleurs,
pour vous dire la vérité, je sais que je n'ai ni le temps ni
la capacité qui me seraient tout à fait nécessaires pour
m'en acquitter avec quelque succès. J'avoue pourtant que
j'ai reçu une satisfaction toute particulière de ce qu'au
lieu des choses de la Terre, vous n'exigez de moi que des
entretiens du Ciel ; et sans doute ma joie serait parfaite si
vous vous étiez adressé à quelque autre plus éclairé que
12 PREFACE.
moi. Mais parce que cette sorte d'excuse est commune aux
doctes aussi bien qu'aux ignorants, et qu'il n'est pas fort
aisé de connaitre si c'est l'insuffisance ou la modestie qui
s'en veut servir à moins qu'on ne vienne à l'exe'cution de
ce qui est ordonne', je vous prie d'agréer ce que je puis
tirer de mon indigence, de peur que mon silence ne me
fasse passer dans votre esprit pour tout autre que je ne
suis. Cependant je ne vous promets pas de répondre à
toutes vos propositions; je me contenterai seulement de
satisfaire à la question que vous me faites de l'Amour de
Dieu, et ne vous donnerai que ce que j'aurai reçu de sa
divine Bonté. Aussi n'y a-t-il point, à mon sens, de sujet
qui remplisse l'âme de plus de douceur, qui se traite avec
plus de certitude, et qui s'entende avec plus de fruit et
d'utilité. Quant aux autres matières, vous les réserverez,
s'il vous plaît, à ceux qui auront plus de loisir que
moi.
DELAMOURDEDIEU. 2^
même il ne se trouvera personne qui reconnaisse
quelque autre dispensateur des belles lumières et
de la science que celui que David appelle le
Docteur et le Maître qui enseigne la science à
riiomme (r). Enfin, je ne crois pas qu'il y ait
quelqu'un si peu éclairé qui s'imagine avoir reçu
le précieux don de la vertu, ou qui le puisse
espérer d'ailleurs que de la même main du Sei-
gneiir des vertus (2). Il est donc vrai de dire que
rinfidèlemême ne peut pas s'excuser d'aimer Dieu
pour lui-même, parce que, si tant est qu'il n'ait
point la connaissance de Jésus-Christ, il ne saurait
toutefois se méconnaître soi-même ; et partant,
il faut conclure que tout homme, quoique privé
des lumières de la foi, ne peut prétendre aucune
excuse légitime s'il manque d'aimer son Seigneur
et son Dieu de tout son cœur, de toute son âme
et de toutes ses forces, parce qu'il y a toujours au
dedans de lui-même une certaine loi naturelle de
justice et d'équité, qui n'est pas même inconnue à
la raison, laquelle crie incessamment à ses oreilles
qu'il doit aimer de tout soi-même celui auquel il
se connaît redevable de tout soi-même. Mais cer-
tainement il est bien difficile, je dirai même im-
possible, que l'homme, par les seules forces de son
(i) Psalm. g3. — (■>) Psalm. 8.
26 SAINT BERNARD.
franc-arbitre, puisse rapporter si parfaitement à
Dieu tout ce qu'il a reçu de sa bonté, que jamais
il n'en fasse le moindre retour sur soi-même, vu
qu'il est écrit que tout le monde cherche son inté-
rêt (i), et que les pensées et les desseins des hommes
se laissent aisément aller au péché (2).
' CHAPITRE III
Q^ue les Chrétiens ont des motifs d'aimer Dieu
bien plus puissants que les Infidèles.
Mais nonobstant tout ce que dessus, les Fidèles
ont toujours une connaissance parfaite et entière
du grand besoin qu'ils ont de Jésus, et de
JÉSUS crucifié. De telle sorte que, venant à consi-
dérer avec étonnement et embrasser avec plaisir
cette charité suréminente de la science qui est en
Jésus-Christ, ils deviennent tout confus de ne
pas rendre au moins ce peu qu'ils sont pour réci-
proque et pour reconnaissance d'un si grand
amour et d'une bonté si prodigieuse. Ainsi ceux
qui se voient les plus chéris se portent ordinai-
rement à aimer avec plus d'ardeur, où au
(I) AdPhil.2. — (2) Gènes, 8.
DE L AMOUR DE DIEU. 27
contraire celui qui a moins reçu rend aussi de son
côté moins d'amour (i). Mais certes, il faut avouer
que le Juif ni le Gentil n'ont point de si puissants
attraits d'amour que ceux dont l'Église expéri-
mente la force quand elle s'écrie : Je suis blessée
parles traits de la charité (2), ou bien lorsqu'elle
demande du secours par ces paroles : Soutenei-
moi par la suavité des fleurs, et m' environne:{
des grenades, parce que je languis d^ amour [?>).
Car ce qui la met dans cet état, c'est qu'elle voit le
roi Salomon ayant en tête le diadème dont sa
mère l'a couronné. Elle voit ce Fils unique du
Père éternel portant sa Croix sur ses sacrées
épaules. Elle voit le Dieu de Majesté couvert de
plaies et souillé de crachats ; elle voit l'Auteur de
la Vie et de la Gloire attaché avec de gros clous,
percé d'un coup de lance, chargé d'opprobres, et
qui donne enfin sa propre Vie, si chère et si pré-
cieuse, pour le salut de ses amis ; et comme elle
voit toutes ces marques de la charité suréminente
de son Bien-Aimé, son âme demeure si profon-
dément navrée de ce glaive d'amour, qu'elle est
contrainte de chercher du soulagement et de
s'écrier : Soutenez-moi de fleurs et m'entoure^ de
pommes^ parce que je languis d'amour (4).
(1) Luc. 7. — (2) Cant. 3. — (3) Cant. 2. — (4) Cant. 2.
28 SAINT BERNARD.
Or, CCS pommes de grenades sont celles-là
môme que l'Épouse du Bien-Aimé, étant entrée
dans son Jardin, cueille de ses propres mains de
Tarbre de Vie. Pommes, en effet, qui sont bien
capables de la fortifier, depuis qu'elles ont
emprunté toute leur saveurdu paincéleste et leur
couleur du sang de Jésus-Christ.
Mais ce qui la ravit encore davantage, c'est
qu'elle voit la mort entièrement détruite, et
l'Auteur même de la mort mené honteusement en
triomphe. Elle voit une troupe ancienne de captiis
sortis de leur captivité, et emmenés des enfers sur
la terre, et de la terre au Ciel, ajin que tous les
Esprits du Ciel^ de la Terre et des Enfers
fléchissent le genou, et rendent leurs hommages au
nom adorable de Jésus (i).
Enfin, elle s'aperçoit que la terre, qui ne pro-
duisait plus que des chardons et des épines, à
cause de la malédiction qui fut autrefois fulminée
contre elle, est maintenant, à la faveur d'une nou-
velle Bénédiction, toute renouvelée et toute char-
gée de fleurs et de fruits ; et parmi toutes ces
belles réflexions, se souvenant de ce verset du
Psalmiste : Ma chair est rejleurie, c'est pourquoi
de toute ma volonté je lui chanterai des louanges
(i) Phiî. 2.
DE l'amour de dieu. 2Q
immortelles ([), elle souhaite de mêler les fleurs
de la Résurrection avec les fruits de la Passion,
qu'elle avait ci-devant cueillis sur l'arbre de la
Croix, afin que par la bonne odeur de ces fleurs et
de ces fruits elle oblige son Époux à lui rendre
de plus fre'quentes visites.
C'est pour cela qu'elle dit : Ahl que vous êtes
beau, mon Bien- Aimé, et que votre face est ravis-
sante ! Regarde^, je vous prie, notre petit lit,
comme il est charmant et tout semé de fleurs {2).
C'est assez découvrir sa pensée, que de montrer
son petit lit ; mais, ajoutant aussitôt qu'il est tout
plein de fleurs, elle donne bien à connaître qu'elle
ne prétend point obtenir l'accomplissement de
ses désirs par ses propres mérites, mais seulement
par lodeur et la suavité des fleurs de ce champ
fertile auquel Dieu a donné sa bénédiction (3).
Et ne vous étonnez pas si Jésus-Christ se plaît si
fort parmi les fleurs, puisqu'il a voulu être conçu
et élevé dans Nazareth, qui en porte le nom-
En effet, l'Époux céleste se plaît merveilleu-
sement dans ces douces odeurs, et lorsqu'il trouve
un cœur embaumé de ces fleurs et de ces fruits,
un cœur tout abîmé et toujours absorbé dans la
considération des grâces de sa Passion et de la
(i) Psahn. 27. — (2) Cant. i
(3) Gènes. 27.
3o SAINT BERNARD.
gloire de sa Résurrection, c'est de ce cœur ainsi
parfumé dont il fait volontiers son lit de repos, où
il établit sa demeure ordinaire, et où il prend ses
plus doux plaisirs et ses plus chères délices. Voilà
quels sont les fleurs et les fruits si avantageux à
l'Épouse et si chéris de l'Époux. Les saints
mystères de la Passion sont comme les fruits de
l'année précédente, c'est-à-dire de tous les temps
qui se sont ci-devant écoulés sous l'empire de la
mort et du péché, lesquels commencent enfin à se
montrer et à paraître dans la plénitude des
temps. Et les glorieux trophées de la Résurrection
sont comme de nouvelles fleurs du Printemps à
venir, qui fait renaître un nouvel Été delà Grâce,
mais dont les fruits, qui ne flétriront jamais, ne
se cueilleront qu'à la fin des temps^ en la résurrec-
tion générale de tous; les corps. Et c'est ce que
l'Époux veut dire à son Épouse dans ce langage
du Cantique des Cantiques : L'hiver est déjà
passée les frimas sont cessés, et les /leurs ont
commencé de paraître dans 7iotre Jardin (i),
voulant lui donner à entendre qu'après être
passé de l'Hiver de la mort dans l'agréable Prin-
temps d'une vie nouvelle, il avait enfin ramené
quant et soi le beau temps de l'Été. Ce qui lui
(i) Cant. 2.
DE l'amour de dieu. 3i
faisait dire qu'il était venu f^enouveler toutes
choses (i). De fait, ce corps tout de'figuré, qui
avait été semé dans la mort, est maintenant res-
suscité glorieux et tout fleurissant dans la résur-
rection, et l'odeur qu'il répand dans cette vallée
de misères a tant de force et de douceur, qu'il est
capable de rendre ferventes les âmes les plus lan-
guissantes, d'échauffer les cœurs tout de glace, et
de ressusciter les morts.
Mais bien davantage : le Père éternel même,
voyant cet agréable renouvellement de toutes
choses opéré par son Fils, prend un singulier
plaisir dans la nouveauté de ces fleurs et de ces
ruits, et dans la fécondité de ce champ très odo-
riférant, ainsi qu'il le témoigne par ces paroles :
Voilà l'odeur de mon Fils, toute semblable à
'odeur d'un champ fertile auquel Dieu a donné sa
bénédiction (2). Champ véritablement fertile et
abondant, puisque nous avons tous reçu quelque
partie de sa plénitude, mais où l'Épouse, comme
plus familière que les autres, cueille des fruits et
des fleurs, à sa volonté, pour en parfumer le petit
lit de son cœur, afin que l'Époux, venant à y faire
son entrée, se trouve d'abord tout embaumé par
l'odeur de ces parfums. Ainsi, si nous voulons
(i) Apoc. 21. — (2) Gènes. 27.
32 SAINT BERNARD.
souvent recevoir Jésus-Christ dans notre cœur, et
Tattirerà y faire quelque séjour, il faut, à l'exemple
de rÉpouse,que nous ayons un très grand soin de
le tenir toujours rempli de ces bonnes odeurs qui
se tirent de la méditation des miséricordes infinies
d'un Dieu mourant, et de la puissance admirable
de ce même Dieu ressuscite. Le prophète David
nous invite particulièrement à cette pratique,
quand il dit : J\iî appi^is deux choses que je n'oublie-
rai jamais^ qui sont, ô mon Dieu ! votre puissance
et votive miséi^icorde (i). Certes, personne ne peut
plus ignorer ces deux grandes vérités : que Jésus-
Christ est mort pour nos péchés, et ressuscité
pour notre justification; qu'il est monté au Ciel
pour nous y servir d'Avocat et de Protecteur, et
qu'il a envoyé son Saint-Esprit en terre pour être
notre Consolateur ; et, enfin, puisqu'il doit un
jour retourner en notre faveur, pour achever en
nous par la Gloire ce qu'il y avait commencé par
sa Grâce. Il est donc vrai qu'il nous a donné des
preuves invincibles de sa miséricorde, en ce qu'il
a voulu mourir pour nous donner la vie ; de sa
puissance, en ce qu'il est ressuscité pour nous
revCtir de son immortalité; et de l'une et de
l'autre tout ensemble dans tout ce qu'il a opéré
ensuite pour notre amour.
(i) Psalm. Gi .
DE l'amour de dieu. 33
Ce sont là ces grenades et ces fleurs dont
l'Épouse (sachant que la ferveur de son amour
viendrait peu à peu à se ralentir, et deviendrait
toute languissante si elle n'était continuellement
fomentée par la considération de ces saints
mystères) demande si souvent d'être soutenue et
environnée, jusqu'à ce qu'étant introduite dans
la chambre de son Epoux, et jouissant à son aise
de ses doux embrassements, après lesquels elle
soupire depuis si longtemps, elle puisse dire avec
plus de vérité : Ma tête est soutenue de sa main
gauche, et il me tient embrassée de sa droite (i).
Ce sera pour lors qu'elle connaîtra par sa propre
expérience que tous les témoignages d'affection
qu'elle avait reçus comme de la main gauche de
son Bien-Aimé au temps de son premier avène-
ment sont infiniment au-dessous, et n'ont du tout
rien de comparable aux douceurs infinies qu'elle
ressent des chastes embrassements de sa main
droite. Elle reconnaîtra la vérité de ce qu'elle
avait entendu dire autrefois, que la chair ne
profite de rien^ mais que c?est Vesprit qui
vivifie (2). Enfin, elle apprendra par elle-même
qu'elle n'avait jamais rien lu de plus véritable que
ces paroles du Sage en la personne de son Epoux:
(i) Cant, 2. — (2) Joan. G,
34 SAINT BERNARD.
Mon esprit est plus doux que le miel, et mon
héritage surpasse tout ce qu'il y a de plus déli-
cieux (i). Mais quant à ce qu'il dit ensuite :
Mo7i souvenir pivî^a dans les générations des siècles
à venir (2), c'est pour nous faire connaître que
dans cette vie présente, où toutes choses sont dans
une vicissitude continuelle, les âmes prédestinées
ne sont pas entièrement destituées de la douceur
de ces délices du Ciel : parce que, bien qu'elles
ne soient pas encore dans l'heureux état de la
jouissance, toutefois le souvenir de ces plaisirs
futurs leur sert comme d'un avant-goût dont elles
tirent de très grands sujets de joie et de consola-
tion. D'où vient qu'il est écrit : Ils ne s'entretient
dront que du souvenir de vos douceurs, et de
Vabondance de vos suavités (3), entendant parler
sans doute de ceux desquels il avait dit auparavant;
La génération et la génération chantera les
louanges de vos ouvrages (4). Maintenant donc
elles n'ont pour leur partage que le souvenir de
ces délices éternelles, et n'en auront la jouissance
que dans le Ciel; et, tandis que celles qui sont
déjà reçues dans cet heureux séjour se glorifient
de la possession de ces joies inconcevables, leur
seul souvenir fait toute la consolation des autres
(i) Eccl 6. — (2) Ibid. — (3) Psalm. 144. — (4) Ibid.
DE l'amour de dieu. 35
qui sont encore ici-bas dans le lieu de leur
pèlerinage.
CHAPITRE IV
Qui sont ceux qui trouvent du plaisir à penser à Dieu et
qui sont plus capables de son amour.
Mais il est important de savoir quels sont ceux
qui trouvent leur consolation dans la me'ditation
des vérités Divines. Car, sans doute, ce n'est point
cette race maudite et rebelle à qui le Fils de Dieu
donne sa malédiction par ces paroles : Malheur à
vous qui êtes dans rabondance des richesses et qui
regorgei des plaisirs de la terre (i). C'est bien
plutôt celui qui peut dire en vérité : Mon âme a
refusé toutes les consolations de ce monde (2), et
surtout lorsqu'il ajoute : Je me suis souvenu de
mon Dieu et mon cœur s'est trouvé, comblé de joies
et de plaisirs (3). En effet, il est bien juste que
ceux qui ne veulent point tirer leur satisfaction
des choses présentes soient consolés par la consi-
dération des futures, et que, méprisant tous les
plaisirs qu'ils pourraient prendre dans la jouis-
(i) Luc. 6. - (2) Psalm. 76. -(3) îbid.
3(3 SAINT BERNARD.
sauce des biens de cette vie, ils reçoivent des con-
solations toutes particulières dans le souvenir des
délices éternelles. Et c'est ici véritablement cette
heureuse génération de ceux qui cherchent le Sei-
gneur , comme dit David, qui cherchent Jion point
leurs propres intérêts, mais bien la face du Dieu
de Jacob (i). Il est donc vrai que ceux qui n'as-
pirent et ne soupirent qu'après la présence de leur
Dieu ressentent beaucoup de douceurs et de plai-
sirs dans le seul souvenir de ses bontés, non pas
à la vérité que cette simple vue soit capable de les
rassasier pleinement, mais bien d'irriter leur
appétit pour souhaiter avec plus d'ardeur d'en
être bientôt rassasiés. Le Fils de Dieu, qui s'est
voulu donner lui-même pour leur nourriture, le
témoigne ainsi par ces paroles : Celui qui me
mange aura encore faim de moi (2). Et celui qui a
été nourri de cette viande divine le dit en d'autres
termes : Je serai rassasié lorsque je verrai votre
gloire à découvert (3). Mais cette satiété pleine et
entière, dont on ne jouit que dans le Ciel, n'em-
pêche pas toutefois le bonheur de ceux qui n'en
ont ici-bas que l'appétit et le désir, vu qu'il est
écrit : Heureux ceux qui ont soif et qui ont faim
de la justice, par ce qu'ils seront un jour pleinement
(i)Psalm. 23. - (2) EccL 24. ^ (3) Psalm. 16.
TRAITE
DE L'AMOUR DE DIEU
CHAPITRE PREMIER
Pourquoi et comment on doit aimer Dieu.
C_>'est donc indispensablement que vous voulez
savoir de moi pourquoi et comment il faut aimer
Dieu î Je le dis en deux mots : la raison qui nous
doit faire aimer Dieu, c'est Dieu même ; la
manière de l'aimer, c'est de Taimer sans bornes et
sans mesures. Je ne sais si c'est assez dire que
cela : au moins n'en faudrait-il pas davantage
pour celui qui a l'intelligence des choses dont je
parle. Mais comme je suis aussi redevable aux
simples et aux idiots, il est juste qu'après avoir
parlé pour les spirituels, je tache encore de satis-
faire aux plus grossiers, et c^est en leur faveur
que je ne ferai point difficulté de m'étendre sur ce
sujet, plutôt que de l'approfondir davantage.
Je dis donc qu'il y a deux raisons qui nous
obligent d'aimer Dieu pour lui-même : la pre-
14 SAINT BERNARD.
mière, parce qu'on ne peut jamais rien aimer avec
plus de justice ; la seconde, parce qu'on ne peut
rien aimer avec plus d'avantage. Et de là vient
que cette question : pourquoi Dieu doit être
aimé, fait naître en même temps deux diffe'rentes
pensées dans les esprits, à cause que l'on peut
même douter du sujet principal de notre doute.
Car on peut demander le sujet qui nous oblige à
l'aimer, ou son mérite, ou le fruit et l'utilité qui
nous en peut revenir. Pour moi, je n'ai qu'une
même réponse à faire pour tous les deux, puisque
je ne saurais trouver de plus juste sujet ni de
cause plus légitime d'aimer Dieu, que Dieu même.
Mais, premièrement, traitons de son mérite.
Certainement, c'est bien avoir mérité notre
amour, de s'être donné lui-même à nous sans que
jamais nous l'ayons mérité. Et de vrai, que
pouvait-il nous donner de meilleur que soi-
même ? Si on veut donc savoir en quoi il a mérité
notre amour, je dis que c'est principalement en
ce qu'il nous a aimés le premier, bien digne,
certes, d'un amour réciproque, surtout si nous
considérons avec attention qui est celui qui a
aime', qui sont ceux qu'il a aimés, et combien il
les a aimés. Quel est, à votre avis, celui qui nous
a aimés? N'est-ce pas celui auquel tout esprit
créé rend cet aveu public par la bouche du Pro-
DE l'amour de dieu. i5
phète-Roi : Vous êtes mon Dieu, parce que vous
n'aveipas besoin d'aucun bien que je possède (i) ?
O que Tamour de cette aimable Majesté est solide,
que sa charité est véritable, puisqu'efFectivement
ce ne sont point ses propres intérêts qu'elle
cherche ! Mais qui sont ceux pour qui elle a tant
d'amour ? Saint Paul nous les donne à connaître,
écrivant aux Romains : Lors même que nous
étions les ennemis de Dieu^ dit cet Apôtre, c'est en
ce 77iême temps que nous avojis été réconciliés avec
lui (2). Cest donc gratuitement et sans intérêt, et
même ce sont ses propres ennemis que Dieu a
aimés. Mais quelle a été la mesure de son amour?
Saint Jean nous en découvre l'excès par ces
paroles : Dieu a aimé les hommes jusqu'à ce point
qu'il leur a donné son fils unique (3). Saint Paul
n'en dit pas moins aux Romains : Il n'a pas épar-
gné son propre Fils, mais il Va livré à la mort
pour nous (4). Et Jésus-Christ a confirmé cette
vérité lorsqu'il a dit, parlant de \m-m^mQ^ que per-
sonne ne saurait avoir une plus grande charité
que de donner sa propre vie pour ses amis (5).
Voilà ce que Tinnocent a fait pour le coupable;
voilà ce que le Souverain a mérité de son sujet,
et le Tout-Puissant de celui qui était dans la
(i) Psalm. i5. — (2) Rom. 5. — (3). Joan. 3. — (4) Rom. 8.
— (5) Joan. i5.
l6 SAINT BERNARD.
dernière impuissance. Quelqu'un dira peut-être
que Dieu a fait cela pour les hommes, mais qu'il
n'en a pas tant fait pour les Anges. Cela est vrai,
parce qu'effectivement il n'en e'tait pas besoin.
Mais comme il a secouru les hommes dans leur
misère, il en a préservé les Anges ; et comme en
aimant les hommes, lorsqu'ils étaient ses ennemis,
sa bonté les a tirés d'un état si misérable, sa
même bonté a soutenu les Anges, et les a empê-
chés de tomber dans un semblable malheur.
CHAPITRE II
Combien Dieu doit être aimé de . l'homme, à cause des
biens tant du corps que de l'âme, et comment
il les faut posséder sans préjudice du Bienfaiteur.
L>Eux qui ont une entière connaissance de ces
belles vérités ne peuvent pas ignorer, à mon avis,
pourquoi Dieu doit être aimé des hommes. Je
veux dire les grands sujets qu'ils ont de lui con-
sacrer leur amour. Que si d'aventure les infidèles
se trouvent privés de ces lumières, il n'est pour-
tant que trop facile à Dieu de confondre leur
ingratitude par le nombre infini de ses bienfaits,
autant communs dans leur usage qu'ils sont
DE L AMOUR DE DIEU. I7
connus par les sens mêmes. N'est-ce pas lui
seul qui fournit d'aliment à tout être qui se
nourrit; qui donne sa lumière à celui qui voit le
jour, et qui forme Tair pour celui qui a besoin de
respiration } Mais je serais ridicule si j'entre-
prenais de raconter le nombre de choses que je
viens de dire être sans nombre ; il suffit, pour
conviction de cette vérité, que nous ayons rap-
porté l'exemple du pain, du soleil et de l'air, qui
sont les choses principales. Je les nomme princi-
pales, non pas qu'elles soient les plus excellentes,
mais parce qu'elles sont les plus nécessaires.
Gela s^entendpour le corps ; car, pour ce qui est
de Tâme, il faut que l'homme reconnaisse dans
la partie supérieure de soi-même d'autres biens
beaucoup plus relevés et plus éminents, qui sont
la dignité, la science et la vertu.
J'appelle dignité dans l'homme son franc-arbitre,
par le moyen duquel il a cette prérogative, non
seulement d'être élevé par-dessus tous les ani-
maux de la Terre, mais encore de leur com-
mander comme leur Maître et leur Roi. J'appelle
science la connaissance qu'il a de la dignité qui
est en lui, mais qui ne vient pas de lui. Enfin,
j'appelle vertu ce qui lui fait chercher avec ardeur
le principe de son être, et l'attache fortement à
lui, après qu'il a été assez heureux pour le trouver.
l8 SAINT BERNARD.
Il }' a donc deux rétlcxions à fliirc sur chacun de
ces trois biens. Car la dignité de l'homme consiste
et dans la prééminence de sa nature, qui l'clève
par-dessus toutes les autres créatures corporelles,
et dans le pouvoir de son empire, qui le rend
redoutable à tous les animaux de la Terre. De
même sa science embrasse deux vérités : par l'une
il doit connaître sa propre grandeur et tous les
autres biens qui sont en lui, et par l'autre il doit
reconnaître qu'ils ne sont pas de lui. Enfin, sa
vertu doit avoir deux propriétés : elle doit le
porter incessamment à la recherche de l'Auteur
de ses biens; et, après qu'il Ta trouvé, elle le
doit attacher inséparablement à lui par un amour
indissoluble. Tant il est vrai que la dignité de
l'homme sans la science ne lui profite de rien, et
que la science sans la vertu lui est tout à fait
nuisible; ce que la raison suivante nous va prou-
ver très clairement, car, je vous demande, quelle
gloire y a-t-il de posséder un bien dont vous ne
croyez pas avoir la jouissance ? Or, de savoir que
vous le possédez, mais ne savoir pas que ce n'est
point de vous-même que vous le possédez, c'est
une chose, à la vérité, qui peut être glorieuse,
mais non pas devant Dieu. C'est pourquoi
l'Apôtre fait un juste reproche à celui qui se glo-
rifie de la sorte, en lui disant : Qu'est-ce que vous
DE L AMOUR DE DIEU. I9
ave\ que VOUS n'aye^pas reçu} Et si vous l'ave:;
reçu, pourquoi vous en gloriJie:{'VOUs comme si
vous ne Vavieipas reçu (i)? Où il faut bien remar-
quer que Saint Paul ne dit pas simplement pour-
quoi vous glorijiei'vous^ mais qu'il ajoute aussitôt
comme si vous ne Vaviei pas reçu^ voulant faire
voir par là que tout le blâme de celui qui se glo-
rifie ne vient pas de ce qu'il se glorifie des choses
qu'il possède, mais bien de ce qu'il en veut tirer
la gloire comme d'un avantage et d'un talent qu'il
n'aurait pas reçu de son Créateur. Et c'est pour
cela que cette sorte de vanité est fort justement
appelée vaine gloire, comme n'ayant en soi aucun
solide fondement de vérité. Aussi l'Apôtre, qui
sait faire le parfait discernement de l'un et de
l'autre, nous fait bien connaître la différence de
la véritable gloire d'avec celle qui n'en a que
l'apparence. Quiconque, dit-il, se veut glorifier^
qu'il se glorifie en Dieu (2), c'est-à-dire dans la
vérité. Dieu étant la même vérité. Il est donc
très nécessaire que vous connaissiez parfaitement
ces deux choses, et ce que vous êtes, et que ce
n'est point de vous-mêmes que vous êtes, de
peur que cette ignorance ne vous donne lieu, ou
de ne vous glorifier point du tout, ou de vous
glorifier vainement et avec fausseté.
(i) /. Cor. 4. — (2) I Cor. i.
20 SAINT BERNARD.
C'est sans doute cette double connaissance
que l'F.poux demandait à son Épouse par ces
paroles : Si vous ne vous connaisseï pas bien vous-
même, ô mon Epouse! alle{ suivre les troupeaux
de vos semblables et vous range:[ avec elles (i).
Ce qui arrive en cette sorte : car l'homme ayant
été créé dans Thonneur, lorsqu'il vient à se mé-
connaître, et à ne comprendre pas en quoi gît
l'excellence de sa condition, il mérite très juste-
ment, en punition de son ignorance criminelle,
d'être comparé aux bêtes et renvo^^é avec elles,
comme les compagnes de son état présent de
corruption et de mortalité. Ainsi il arrive que
cette noble créature, qui était si hautement
élevée par l'excellent don de la raison, demeurant
dans l'ignorance d'elle-même, commence d'être
associée au rang des animaux privés de la
raison ; et parce qu'elle ne connaît pas que sa
propre grandeur est toute au dedans de soi-
même, elle se laisse emporter au dehors par la
curiosité de ses vains désirs ; par où s'étant
rendue conforme aux créatures qui n'agissent
que par les sens, elle devient enfin comme
une d'entre elles, faute de connaître qu'elle a reçu
beaucoup plus que toutes les autres.
(i) Cant. I.
I
DE L AMOUR DE DIEU. 21
Certainement, il faut bien prendre garde de ne
pas tomber dans cette iionteuse ignorance, qui
nous fait avoir des sentiments de nous-mêmes qui
sont trop au-dessous de nous-mêmes. Mais celle
qui nous en donne au-dessus de nous, et qui nous
fait croire faussement que tout le bien qui est en
nous vient de nous, celle-là, dis-je, n'est pas moins
à craindre, et est infiniment plus dangereuse que
la première. Mais, par-dessus ces deux ignorances,
il en faut éviter et tout ensemble détester une troi-
sième, qui est cette malheureuse présomption par
laquelle, avec pleine connaissance et mûre déli-
bération, vous auriez peut-être assez d'insolence
pour tirer votre propre gloire d'un bien qui n'est
pas vôtre. Et quoique persuadé d'ailleurs que ce
qui est en vous n'est pas de vous, vous ne laisseriez
pourtant pas vainement d'en prendre sujet de
ravir la gloire qui appartient à un autre qu'à vous.
La première ignorance, à la vérité, n'a rien de
glorieux ni d'honorable. La seconde a bien quel-
que sorte de gloire, mais non pas devant Dieu;
mais le troisième mal, que l'on commet avec con-
naissance de cause, est un horrible attentat et une
entreprise criminelle qui se forme contre Dieu
même. Or, cette présomption est d'autant plus
griève et dangereuse que la seconde ignorance,
qu'elle nous jette tout à fait dans le mépris de Dieu,
s A I X T B E R N A R U .
OÙ l'autre ne nous rendait coupable que de mé-
connaissance. Et ce qui fait qu'elle est encore plus
méchante et abominable que la première, c'est
que celle-là nous rabaissait seulement au rang des
bètes, au lieu que celle-ci nous fait semblables aux
démons^ et nous associe avec eux. Partant, c'est
un péché de superbe des plus énormes., de se pré-
valoir des dons qu'on nous a faits comme s'ils
venaient de notre fonds, et de s'attribuer insolem-
ment dans les biens que nous avons reçus d'autrui
toute la gloire qui n'est due qu'au bienfaiteur.
De tout ce que dessus, il est aisé de reconnaître
qu'outre la dignité et la science, l'homme a besoin
nécessairement de la vertu, puisqu'elle est le fruit
des deux autres, et que c'est par son moyen qu'on
cherche et qu'on embrasse avec ardeur celui qui
est TAuteur et le Collateur de tous ces biens, et
qu'il en est très justement glorifié. Car autrement,
selon qu'il est porté dans l'Evangile, celui qui a la
connaissance de ce qu'il doit faire, et qui n'agit
pas conformément à icelle, celui-là, dis-Je, mérite
d'être grièvement puni. Et pourquoi cela ? Parce
que, comme dit le Prophète, iln'apas voulu s'ap-
pliquer à la connaissance dont il avait besoin pour
faire le bien^ et n'a pensé dans son repos qu'au mal
et à Vinjustice[i). De sorte que, connaissant avec
(i) Psalm> i5é
DE LA.MOUR DE DIEU. 2D
certitude par le don de la science que les biens
qu'il possède ne viennent pas de lui, il n'a pas
laissé néanmoins, comme un serviteur infidèle,
de s'en attirer et attribuer toute la gloire, qu'il
était obligé de renvoyer entièrement à son bon
Maître et Seigneur. D'où Ton peut voir clairement,
et que la dignité de l'homme sans la science lui est
tout à fait inutile, et que la science sans la vertu
ne lui peut être que très dommageable. Mais quant
àcelui qui possède la vertu, auquel par conséquent
ladignitén'estpasmoinsavantageusequelascience
lui est profitable, celui-là, dis-je, s'écrie à Dieu de
tout son cœur et dans un humble sentiment de
vérité : Ce Ji' est pas à noiis^ Seigneur^ non, ce fi'est
pas à fîoiiSj mais à î^otrc nom seul que vous deve^
rendre toute la gloire (i). Comme voulant dire :
Seigneur, nous n'avons garde de nous attribuer
quelque chose de ce qui est en nous; rien de notre
grandeur, rien de notre science ne nous appar-
tient; mais nous renvoyons absolument le tout à
votre saint Nom, qui en est la source et le principe.
Cependant je m'aperçois que nous sommes
presque sortis de notre sujet, à mesure que nous
voulons prouver que ceux-là même qui n'ont pas
la connaissance de Jésus-Christ sont suffisamment
(1) Psalm. II 3.
24 SAINT BERNARD.
convaincus de l'obligation qu'ils ont d'aimer Dieu
pour lui-même, puisque la loi naturelle leur com-
munique assez de lumières pour ne pas ignorer
les grands biens qu'ils ont reçus de la libéralité de
leur Créateur, et au corps et en Tâme.
Car, pour reprendre en peu de mots tout ce que
nous avons dit jusqu'à présent, y a-t-il quelque
infidèle au monde qui puisse ne pas connaître que
toutes les choses dont nous avons parle ci-dessus,
qui sont absolument nécessaires pour le corps,
savoir est : le pain pour le faire subsister, le soleil
pour réclairer, et l'air pour lui aider à la respira-
tion; y a-t-il quelque infidèle, dis-je,qui soit assez
ignorant pour croire que ce soit un autre qui lui
fournit toutes les choses susdites que celui-là même
qui donne la nourr^itiire à tons les animaux de la
terre f qui fait luire son soleil sur les bons et sur
les mauvais^ et qui fait pleuvoir sur les terres des
coupables aussi bien que des innocents (i) ? Que si
des biens du corps nous passons à ceux de l'âme,
il n'est point d'impie qui puisse se persuader qu'il
y ait un autre Créateur de la dignité qui brille
avec tant d'éclat dans Tâme raisonnable que celui-
là encore qui dit de soi dans la Genèse : Faisons
riiomme à notre image et semblance (2). be
(i) Matth. 5. — (2) Gènes, i.
DE L AMOUR DE DIEU. :>']
j^assasiés (i). Heureux, dis- je, ces faméliques de la
sainteté, mais non pas ces misérables endurcis
auxquels on fait ce reproche : Malheur à vous^
race méchante et perfide ('2) ! malheur à vous^peuple
aveugle et insensé qui méprise^ de penser à votre
Dieu^ et qui n'en pouve^ supporter la présence
qu'avec horreur et tremblement (3). Et ce très jus-
tement; car, puisqu'à présent vous ne voulez pas
être délivrés des embûches de ceux qui ne cher-
chent que votre perte, suivant cette parole de
l'Écriture : Ceux qui veulent être des riches de ce
monde tomberont infailliblement dans les filets du
Démon (4), il est bien juste que pour lors vous ne
puissiez éviter d'entendre cette horrible parole qui
vous sera dite au jugement universel : Alle^, mau-
dits, dans le feu éternel (5) ! O sentence rigoureuse !
ô parole épouvantable! parole certes bien plus
rude et plus insupportable que celles que l'Église
fait tous les jours retentir doucement à nos oreilles
en mémoire de la Passion de Jésus-Christ : Celui
qui mange ma chair et boit mon sang a en soi la
vie éternelle (6) ; c'est-à-dire : celui qui pense sou-
vent à mes souffrances et à ma mort, et qui, à mon
exemple, s'étudie souvent à la mortification de sa
chair, celui-là est déjà par avance en possession
(i) Maith. D. — {2)Eccl. 24. — {3)Psaîm. 16.— (4) /. Tim. 6.
— (5) Matth. 25, — (6) Joan. 6.
38 SAINT BERNARD.
de la vie éternelle. Ce qui veut dire en un mot que
si vous souffre^ ici-bas arec Jésus-Christ, vous
vègnerei un jour avec lui dans la gloire. Mais, ce
qui est de plus e'tonnant, c'est qu'aujourd'hui la
plupart, ne pouvant goûter ce discours, retournent
en arrière et répondent, plus par œuvres que par
paroles : 0 que ce langage est difficile à supporter!
et qui est celui qui pourra Vécouter sans hor-
reur{i) ? De sorte que ces gens qui se sont éloignés
du droit chemin^ et qui 7i ont point mis leur espé-
rance en Dieu^ mais plutôt dans V inconstance des
richesses de cette vie (2), ne sauraient entendre
parler de la Croix et des souffrances sans en res-
sentir des peines indicibles; et le souvenir même
de la Passion du Fils de Dieu leur devient tout à
fait insupportable. Mais comment pourront-ils
supporter en présence de leur Juge la pesanteur
excessive de cette effro3^able parole : Alle^^ mau-
dits y dans le feu éternel qui a été préparé pour le
Diable et ses Anges (3). Il faut dire sans doute,
pour parler le langage de FÉcriture, que celui sur
qui tombera cette pierre en demeurera tout écrasé.
Et qu'au contraire les âmes justes qui, à l'imita-
tion du grand Apôtre, ne s'efforcent que de plaire
à Dieu, soit qu^ils en soient éloignés ou bien qu'ils
(i) Joan, 6. - ,2) Psalm. 77. — (3) MaUh, 25.
I
DE L AMOUR DE DIEU. OQ
lui soient présents, seront comblés de bénédic-
tions éternelles, comme ayant mérité justement
d'entendre de sa divine bouche : Venei^ les bénis
de mon père, enire^ en possession du Rojaume qui
vous a été préparé dès le commencement du
monde (i). Ce sera pour lors que cette génération
malheureuse, qui n'a point voulu tourner sa pensée
ni son cœur du côté de son Dieu, reconnaîtra par
expérience, mais trop tard pour elle, combien le
joug de Jésus-Christ, qu'elle a refusé de subir par
sa superbe et son endurcissement, était doux, et
son fardeau léger, en comparaison des tourments
insupportables qu'il lui faudra souffrir éternelle-
ment. Non, non, malheureux esclaves des riches-
ses, ne vous y trompez point, vous ne pouvez pas
servir à Dieu et au monde tout à la fois. Vous ne
pouvez point établir votre gloire dans la Croix de
Notre Seigneur Jésus-Christ, et en même temps
mettre votre espérance dans les richesses et les
trésors de la terre. Vous ne pouvez point vous
attacher aux biens périssables de cette vie, et res-
sentir tout ensemble combien le Seigneur est doux
à ceux qui l'aiment ; et partant, puisque vous n'avez
point voulu goûter à présent la douceur qu'il y a
dans son souvenir, vous éprouverez infailliblement
(î) Matth, 25,
•4-0 SAINT BERNARD.
un jour la rigueur et la sévérité redoutable de sa
présence.
Mais quant à rame fidèle, elle soupire inces-
samment après cette vision bienheureuse, et se
repose doucement dans son agréable souvenir, et
jusqu'à ce qu'elle se trouve en état de voir à décou-
vert la gloire de son Dieu, elle prend toutes ses
délices à se glorifier dans les ignominies de sa
Croix; c'est ainsi véritablement que l'Épouse et la
colombe de Jésus-Christ se tient en repos et dort
en assurance au milieu des combats, d'autant, ô
mon Seigneur Jésus! que par le souvenir de vos
douceurs infinies, elle est déjà comme parée de plu-
mes argentées [i)^SQ\on le langage du Prophète, qui
sont la candeur de son innocence et de sa pureté;
et de plus, elle espère que votre présence la com- '
blera de plaisirs, lorsqu'étant admise dans la joie
et la splendeur des Saints, elle se trouvera toute
environnée des lumières éclatantes de la sagesse
divine. De sorte même que son corps en deviendra
tout lumineux et tout brillant en or (2). Ce n'est
donc pas sans sujet qu'elle se glorifie dès à présent
de ce que la main gauche de son Epoux est sous sa
tête, et quelle est embrassée de sa main droite (3),
entendant par sa main gauche la ressouvenance de
(i) Psalm. 67. —(2) Ibid. — (3) Cant. 2.
41
cette charité incomparable qui lui a fait donner
sa propre vie pour ses amis, et par la droite, la
vision be'atifique qu'il a promise à ses bien-aimés,
avec la joie surabondante qu'ils recevront de la
pre'sence de sa divine Majesté'.
C'est aussi avec grande raison que cette vision
Déifîque et cette inestimable joie de la présence
divine est établie en sa main droite, suivant cette
agréable parole du Psalmiste : Les plaisirs et les
joies sont en votre droite jusqu'à la fin des siè-
cles (i). De même que cette admirable charité dont
nous venons de parler, et que nous ne devons
jamais mettre en oubli, est justement attribuée à la
main gauche, puisque c'est sur elle que l'Epouse
s'appuie et se repose entièrement jusqu^à la con-
sommation de la malice des temps. Il est donc
bien à propos que la gauche«de l'Epoux soit au-,
dessous de la tête de TÉpouse, puisque, se reposant
sur icelle, elle y doit soutenir sa tête, c'est-à-dire
rintention de son esprit, de peur qu'il ne succombe
et ne se laisse aller aux désirs terrestres et char-
nels, suivant ce qui est écrit dans la Sagesse, que
rame est appesantie par le corps, qui est sujet à
corruption, et que cette demeure terrestre rabaisse
notre esprit par la multiplicité des soins qu'il lui
(/) Psalm. i3.
42 SAINT BERNARD.
faut prendre pour les affaires de ce monde (i). En
effet, si nous venons à considérer cette infinie et
si obligeante mise'ricorde, cette charité sans intérêt,
dont nous avons eu tant de preuves, cet amour
surprenant et inespéré, cette invincible débonnai-
reté et cette douceur inconcevable; si, dis^je, nous
venons à considérer attentivement toutes ces
choses, que ne doivent-elles pas opérer en nous?
Ne faut-il pas qu'elles retirent absolument notre
âme de tout amour désordonné, qu'elles l'attirent
et l'attachent à soi d'une façon extraordinaire, et
lui fassent mépriser absolument tout ce qui ne peut
être désiré qu'à leur préjudice? Aussi est-ce à
l'odeur de ces parfums que l'Épouse court avec
allégresse, qu'elle aime avec ardeur, et que, se
voyant aimée de la sorte, elle croit ne rendre
qu'un amour faible et très petit, lors même qu'elle
s'est toute dévouée et consacrée à l'amour. Senti-
ment à la vérité très juste ; car, en effet, qu'est-ce
qu'un peu de poussière, quoique tout ramassé en
soi-même pour mieux témoigner son amour, peut
faire de considérable pour réciproque d'un si grand
amour et d'une Majesté si relevée, qui l'a même
prévenu dans son amitié,et qui s'esttoute employée
soi-même pour opérer Touvrage de son salut ?
(i) Sap. Q.
DE l'amour de dieu. 43
Saint Jean ne saurait plus fortement exprimer la
grandeur de cet Amour divin que par ces paroles :
Dieu a tellement aimé le monde quil a donné son
Fils unique (i). Où sans doute il parle du Père
éternel, de même que le prophète Isaïe dit du
Fils, que son amour lui a fait livrer son âme à la
mort (2). Et pour le Saint-Esprit, Jésus-Christ
dit lui-même en Saint Jean : L'Esprit consolateur
que mon Père enverra en mon nom vous apprendra
toutes choses, et vous inspirera tout ce que je vous
ai déjà enseigné (3). Il est donc vrai que Dieu
aime, et qu'il aime de tout soi-même, puisque c'est
toute la Trinité qui aime, si toutefois on peut user
du terme de tout dans un sujet infini, incom-
préhensible et très simple dans son essence.
CHAPITRE V
Combien le Chrétien est obligé d'aimer Dieu,
C_>ELur qui fait réflexion sur tout ce que nous
venons de dire connaît assez, ce me semble,
pourquoi l'on doit aimer Dieu, c'est-à-dire les
(i) Joan. 3. — (2) Isa. 3. — (3) Joan. 14.
44 SAINT BERNARD.
sujets pour lesquels il mérite d'être aime. Mais
l'Infidèle, qui n'a point la connaissance du Fils ni
du Père, ne connaît point par conséquent le
Saint-Esprit, parce que, comme dit Saint Jean, ce////
qui ne glorifie point le Fils ne glorifie point aussi le
Père qui Va envoyé, ni pareillement le Saint-Esprit,
qui est envoyé <ie////(i).D'oùil ne faut pas s'étonner
si, ayant moins de connaissance, il a aussi moins
d'amour ; mais celui qui reconnaît Dieu pour
l'Auteur de tout son être ne peut ignorer qu'il lui
doit un hommage absolu de tout soi-même. A
quoi donc ne serai-je point obligé, moi qui sais
que Dieu n'a pas eu seulement la bonté de me
donner la vie, de pourvoir abondamment à tous
mes besoins, de me consoler amiablement et de
prendre un soin tout particulier de ma conduite,
mais encore qui le reconnais pour mon très libé-
ral Rédempteur, et pour celui qui ne veut rien
moins que me conserver et me combler d'hon-
neur et de gloire dans toute l'éternité ? Toutes ces
aimables qualités nous sont fidèlement exprimées
dans les textes suivants de l'Écriture. David dit de
lui que son rachat sera très abondant [i) . Saint-
Paul dit qu'il est entré une fois dans le Sanctuaire,
oii il nous a mérité une rédemption éternelle (3).
(i) Joan. 5. — (2) Psalm. 129. — (3) Hebr. 9.
I
DE l'amour de dieu. 46
Le même Prophète Royal, parlant de la conser-
vation : Il n'abandonnera points dit-il, ses Elus ;
ils seront conservés dans toute V Eternité (i).
Saint Luc, voulant exprimer ses richesses et son
abondance, parle en cette sorte : Ils vous donne-
ront une bonne mesure, si pleine et si comble
qu'elle s'épanchera de tous côtés (2). Nous lisons
dans Saint Paul que Vœil n'a point vu, ni Voreille
entendu, ni le cœur de V homme compris ce que
Dieu a préparé à ceux qui Vaiment (3). Et le
même Apôtre, parlant de la glorification des
Bienheureux, s'écrie : Nous attendons Jésus-
Christ, Notre-Seigneur et Sauveur, qui changera
heureusement la condition de ce corps vil et abject,
et le transformera en la splendeur et en la même
gloire du sien (4). Et ailleurs, il nous assure que
les souffrances de cette vie n'ont rien de compa-
rable à cette gloire immortelle de laquelle nous
devons un jour être revêtus. Et enfin, écrivant
aux Corinthiens : Quoique les afflictions de ce
monde soient si légères qu'elles passent en un
moment, elles ne laissent pas d'opérer en nous
un poids de gloire éternelle , lorsque , sans
nous arrêter aux choses sensibles, nous ne
portons notre esprit et nos cœurs qu'aux
(i) Psalm. 36. — (2). Luc. G. - (3). /. Cor. 2 — (4) Phil. 3. —
46 SAINT BERNARD.
biens spirituels et qui sont au-dessus de nos
sens[\).
Qu'est-ce donc que je rendrai à Dieu pour toutes
ses miséricordes ? La raison et l'équité naturelle
veulent que celui-là se donne tout entier, et
qu'il aime de toutes ses puissances son bienfai-
teur duquel il tient tout ce qu'il est. Mais, certes,
la foi me fait connaître que je dois d'autant plus
aimer Dieu qu'il mérite d'être estimé infiniment
au-dessus de moi, puisque non seulement je sais
qu'il m'a donné ce que je suis, mais aussi qu'il
m'a fait un présent de soi-même. Et ce qui est
de plus considérable, c'est que le temps de la
foi n'était pas encore arrivé. Dieu n'avait point
encore paru dans la chair, il n'était point
expiré sur la croix, ni sorti du sépulcre, ni
retourné à son Père; il ne nous avait pas même
encore donné les preuves de cette charité incom-
parable de laquelle nous avons parlé ci-dessus,
lorsque l'homme avait déjà reçu commandement
d'aimer son Seigneur et son Dieu de tout son
cœur, de toute son âme et de toutes ses forces,
c'est-à-dire de toute l'étendue de son être, de sa
connaissance et de son pouvoir. Cependant il n'y
a personne qui puisse accuser Dieu d'injustice de
(1) 77. Cor. 4.
DE L AMOUR DE DIEU. 47
rappeler à soi son ouvrage et ses dons, d'autant
plus que l'ouvrage ne peut jamais s'excuser
d'aimer son ouvrier quand il le peut. Et pourquoi
ne l'aimerait-il pas autant qu'il le peut, puisque
c'est de sa même libéralité qu'il tient son pouvoir?
Que si nous ajoutons à tous ces témoignages la
considération d'avoir été tiré du néant et élevé à
cette haute dignité de notre condition par un pur
effet de sa divine bonté, il n'est rien qui nous
découvre plus évidemment et la justice de celui
qui demande notre amour, et l'obligation étroite
que nous avons de l'aimer. Mais enfin, combien
cette bonté divine parait-elle suraimable lorsque?
par une surabondance de sa miséricorde, elle
sauvei^a et les hommes et les bêtes (i), c'est-à-dire
nous-mêmes, qui sommes justement appelés du
nom de bêtes, puisque, selon le langage de David,
nous avons changé Hionneur et la gloire de notre
condition en la ressemblance d'une bête qui ne se
repaît que de foin ^ et que par notre péché nous
avons été faits semblables aux animaux privés de
la raison (2). Mais si je suis redevable de tout
moi-même pour le bénéfice de ma création, que
pourrai-je donner de surcroît pour celui de ma
réparation, et surtout d'une telle réparation ? Car
(i) Psalm. 35. — (2) Psalm. 48.
48 SAINT BERNARD.
ne pensez pas que j'ai été réparé avec autant de
facilité que j'avais été créé; ce n'est pas seule-
ment de moi, c'est aussi de toutes les autres
créatures qu'il est écrit : // a dit^ et ils ont été
faits (i). Mais celui qui m'a formé en disant une
seule parole ne m'a pas reformé à si peu de frais ;
il a fallu que pour me réparer il ait dit beaucoup de
choses, qu'il en ait fait de prodigieuses, et enduré
de très pénibles et même de très indignes. Qz/'e^Z-ce
donc que je rendrai à Dieu pour tontes ces grâces
que f ai reçues de sa Bonté (2) ? Dans le premier
bienfait il m'a donné à moi-même, et dans le
second, il s'est donné à moi lui-même ; et en
même temps qu'il s'est donné lui-même, il m'a
rendu à moi-même. Ainsi, m'ayant donné une
première fois, et puis rendu une seconde à moi-
même, je me dois moi-même pour m.oi-même, et
je me dois deux fois. Et partant, que me reste-t-il
à donner à Dieu pour lui-même, puisque, quand
je pourrais me donner un million de fois, que
suis-je, moi, en comparaison de la divine
Majesté ?
(i) Psalm. 148. — (2) Psalm. ii5.
DE L AMOUR DE DIEU. 49
CHAPITRE VI
Sommaire des choses susdites.
La première chose que vous devez considérer
ici, c'est de quelle manière Dieu a mérité que
nous l'aimions, ou plutôt comme il mérite que
nous l'aimions, sans aucune manière ni mesure.
Car, pour réduire en peu de mots ce que nous
avons déjà traité plus au long, c'est lui qui nous
a aimés le premier, et ce sans intérêt. Un Dieu
d'une Majesté infinie, de si chétives créatures, et
avec tant d'excès, des sujets qui en étaient si
indignes ! Ainsi, suivant ma première pensée, la
véritable manière d'aimer Dieu, c'est de l'aimer
sans bornes et sans limites. D'ailleurs, puisque
l'amour qui se porte vers Dieu ne peut avoir
qu'un objet immense et infini. Dieu ne pouvant
être limité ni fini, je vous demande quel devrait
être le terme ou la mesure de notre amour en
son endroit? Mais bien davantage, c'est qu'il n'est
plus en nous de l'aimer gratuitement, l'amour que
nous rendons à présent étant un devoir et une
dette à laquelle nous sommes obligés de satisfaire.
C'est donc l'immensité qui aime, c'est l'éternité,
5o SAINT BERNARD.
c'est la charité suréminente de la science; en un
mot, c'est Dieu même, dont la grandeur n'a point
de limites (i), dont la sagesse est infinie (2), et
dont la paix surpasse tout entendement a^éé (3).
Et cependant nous penserons lui rendre le réci-
proque avec un amour limité? Oui^ Seigneur^ je
vous aimerai, vous qui êtes ma force, mon appui,
mon refuge^ mon Sauveur (4); vous enfin, qui êtes
tout ce qui peut faire l'objet de mes désirs et de
mon amour. Mon Dieu et mon aide, je vous
aimerai en reconnaissance de vos bienfaits, d'une
manière à la vérité bien au-dessous de ce que je
dois, mais non pas certes au-dessous de ce que je
peux, puisque, quand je le pourrais autant que je
le dois, je ne le saurais pourtant au delà de mon
pouvoir. Mais lorsqu'il vous plaira me donner
plus de force, je le pourrai sans doute plus forte-
ment, quoique ce ne sera jamais autant que vous
le méritez. Vos jeux ont vu ma faiblesse et mon
défaut, mais je sais que vous écrirei dans votre
Livre tous ceux qui font ce qu'ils peuvent, quoiqu'ils
ne fassent pas ce qu'ils doivent [b). Tout ce que
nous venons de dire fait assez connaître, ce me
semble, comment il faut aimer Dieu, et comme il
le mérite. Je dis comme il le mérite, car de dire
(i) Psalm. 144. — (2) Psalm. 14G. — (3) Phil. 4. —
(4) Psalm. 17. — (5) Psalm. i38.
DE l'amour de dieu. 5i
combien, qui est celui qui le peut savoir? Qui le
peut dire et le comprendre ?
CHAPITRE VII
Qti'ou ne peut aimer Dieu sans récompense, et que
le cœur humain ne peut être rassasié
des biens de cette vie.
Voyons maintenant, je vous prie, quel avantage
nous pouvons retirer de cet Amour divin. Mais,
hélas! combien la connaissance que nous en avons
est-elle en ceci éloignée de la vérité, quoique pour-
tant nous ne devions pas taire ce peu que nous en
connaissons, sous ombre que nous ne le connais-
sons pas tout à fait de la façon qu'il est. J'ai dit au
commencement, lorsqu'on a demandé pourquoi
et comment il fallait aimer Dieu, que cette ques-
tion, ji;oz/r^//o/, contenait deux divers sens, d'au-
tant qu'on pouvait demander par là, ou quel est
le mérite en Dieu qui nous attire à son Amour, ou
bien quel est l'avantage qui nous en peut revenir.
Mais comme nous avons déjà traité du mérite
qui est en Dieu, non pas à la vérité selon son
mérite, mais selon la grâce qui nous en a été
52 « SAINT BERNARD.
donnée, il ne reste plus maintenant qu'à parler
de l'avantage qu'en recevront ceux qui l'aiment.
Il est constant qu'on ne saurait aimer Dieu sans
récompense; néanmoins, il faut bien se garder
de l'aimer par aucune vue de récompense. La véri-
table charité ne peut jamais être privée de ce
qu'elle mérite ; mais pourtant, ne cherchant point
ses intéi^êts (i), elle fait bien connaître qu'elle
n'est point mercenaire. C'est un mouvement de
notre cœur très libre, et non pas un contrat
d'obligation. Son acquisition et ses gains ne
dépendent point d'aucune convention précédente.
Elle se communique très volontairement et
engendre cette même inclination dans tous les
autres. Le vrai Amour est pleinement satisfait
de soi-même. Il ne veut point d'autre récompense
que l'objet qu'il aime; et quelque chose que vous
paraissiez aimer pour l'amour d'une autre, il est
certain que vous aimez absolument cette autre,
qui est le but et la fin de votre amour, et non
pas la première, qui ne vous sert que de moyen
pour arriver à celle-ci. Saint Paul ne prêche pas
l'Évangile afin de se nourrir, mais il se nourrit
afin de prêcher l'Évangile, parce que c'est l'Évan-
gile, et non pas la nourriture, qu'il aime. Le vrai
(i) /. Cor. i3.
I
DE l'amour de dieu. 53
Amour ne cherche point la récompense, il la
mérite : et si Ton propose le prix à celui qui ne
sait pas encore aimer, il est dû à l'Amour, et on
le donne à la persévérance. En un mot, nous
voyons dans les choses d'ici-bas qu'on se sert de
promesses et de récompenses afin de persuader
ceux qui témoignent de la répugnance à quelque
chose, mais non pas ceux qui s'y portent de bonne
volonté. Jamais on ne s'avisera de faire de grandes
offres pour induire quelqu'un à faire ce qu'il
désire de lui-même et de son propre mouvement.
Par exemple, il n'est pas besoin de convenir de
prix avec celui qui a faim ou qui a soif pour le
contraindre de manger ou de boire, ni pour obli-
ger une mère de donner la mamelle à son poupon,
qui est le cher fruit de ses entrailles. Qui pour-
rait croire qu'il fallût gagner un homme par
prières ou par argent pour lui persuader de clore
sa vigne, de cultiver ses arbres, ou d'élever le
bâtiment de sa maison ? Comment donc se pour-
rait-il faire qu'une âme amoureuse de son Dieu
pût chercher quelque autre récompense de son
amour que Dieu même ? Si cela arrivait, certai-
nement il faudrait dire que ce serait cette même
récompense qu'elle aimerait, et non pas Dieu.
C'est un sentiment que la Nature a gravé dans
tous les êtres doués de la raison, de désirer tou-
54 SAINT BERNARD.
jours ce qu'ils jugent leur ctrc meilleur et plus
convenable, et de n'être jamais satisfaits d'une
chose au-dessus de laquelle ils en reconnaissent
une plus parfaite qui leur manque. Celui qui
possède une belle femme ne laisse pas d'en regar-
der une plus belle d'un œil plein de passion.
Celui qui porte un vêtement précieux en souhaite
encore un plus riche, et quiconque est dans l'abon-
dance des richesses ne saurait voir un plus
opulent que lui sans envie. Combien voyez-vous
de personnes puissantes en possessions et en héri-
tages, qui ne laissent pas tous les jours d'acquérir
de nouvelles terres, et d'étendre leurs limites par
une convoitise qui n'a jamais de fin ? Vous en
verrez d'autres qui sont logés dans de superbes
palais dont la grandeur approche de la magnifia
cence royale, et qui néanmoins achètent conti-
nuellement de nouveaux emplacements pour
accroître leurs édifices, ne faisant autre chose
qu'édifier, détruire et changer incessamment,
tantôt des ronds en carrés, et des carrés en ronds,
par une curiosité importune qui ne leur donne
point de repos. Que dirai-je de ceux qui sont
élevés dans les plus grandes charges? Ne voyons-
nous pas que, poussés d'une ambition insatiable,
ils emploient tout ce qu'ils ont de force et d'indus-
trie pour monter encore à un plus haut degré
DE l'amour de dieu. 55
d'honneur? En un mot, on ne trouve jamais la
fin de tous ces vains désirs, parce qu'il ne se ren-
contre rien en eux qui soit souverainement et
uniquement bon. Il n'y a donc pas de quoi
s'étonner si celui qui ne peut trouver son repos
hors du souverain bien demeure toujours dans
le trouble et dans Tinquiétude au milieu de ces
biens défectueux et périssables. Mais ce qui
marque une extrême folie, c'est de souhaiter
continuellement des choses qui ne sont pas
seulement incapables de rassasier, mais qui ne
peuvent pas même arrêter votre appétit, puisque
la jouissance de celles que vous possédez déjà
n'empêche point que vous ne désiriez avec ardeur
les autres que vous ne possédez pas encore, et
que vous ne soupiriez sans cesse et sans repos
après celles qui vous manquent. De là vient que
l'esprit de l'homme, errant et vagabond, se tour-
mente inutilement après la poursuite des vains
plaisirs de ce monde et n'est jamais content, parce
que tout ce que son avidité lui a pu faire engloutir
lui semble très peu de chose en comparaison de
ce qu'il lui reste encore à dévorer, et parce qu'il
passionne les choses qui lui manquent avec plus
d'inquiétude qu'il n'a de plaisir à posséder celles
dont il a déjà la jouissance. Et de vrai, qui est celui
qui peut posséder universellement toutes choses ?
56
SAINT BERNARD.
!Mais bien davantage, c'est que ce peu de bien que
quelqu'un a gagné par tant de sueurs et de peine
qu'il possède avec tant de peine et d'appréhension,
il sait infailliblement qu'il le lui faudra perdre
dans quelque temps avec beaucoup de douleur,
quoiqu'il ne sache pas au vrai le jour infortuné
de sa perte. Voilà le droit chemin que la volonté
pervertie de l'homme s'efforce de tenir pour arriver
à ce qui est dç plus excellent; voilà de quelle
manière elle court après ce qui la peut rassasier ;
ou plutôt vous voyez comme par ces détours et
ces labyrinthes la vanité se joue de son incons-
tance, et la malice est trompée par elle-même.
Mais si par ce moyen vous prétendez l'accomplis-
sement de tous vos désirs, je veux dire si vous
croyez rencontrer un bien dont la possession soit
suffisante pour ne plus rien désirer autre chose
je vous demande, pourquoi donc en chercher une
infinité d'autres ? Vous courez incessamment par
des chemins dangereux et difficiles, et vous ne
voyez pas que la mort vous surprendra aupara-
vant que vous puissiez arriver par ces détours à
la fin et au but de vos prétentions.
C'est dans ce malheureux cercle que les impies
marchent toujours, désirant bien naturellement
ce qui est capable d'arrêter leur appétit, mais
rejetant follement ce qui les peut approcher de leur
DE l'amour de dieu. Sy
fin. Je dis delà fin qui est le comble de leur perfec-
tion, mais non pas de celle qui cause leur ruine et
leur destruction. Ceux-là, donc qui, attire's plutôt
par la vaine apparence des créatures que par la
beauté réelle du Créateur, cherchent premièrement
de se satisfaire dans la poursuite des choses d'ici-
bas, au lieu d'employer tous leurs soins pour pos-
séder le Seigneur de toutes les créatures, ceux-là,
dis-je, font bien voir qu'ils soupirent continuelle-
ment après le terme de leur dernière félicité; mais
en prenant le change, ils se consomment dans des
travaux infructueux, qui ne leur donneront jamais
l'accomplissement de leurs désirs. Il est vrai
pourtant qu'ils pourraient enfin parvenir à cette
heureuse possession de Dieu, s'ils pouvaient un
jour venir à bout de toutes leurs prétentions, et
qu'il se pût trouver un homme qui possédât lui
seul toutes choses sans posséder celui qui en est
l'auteur et le principe. Car, suivant cette loi de sa
convoitise qui lui faisait souhaiter avec ardeur
les choses qu'il n'avait point, sans faire cas de
celles qu'il avait déjà, et qui Tempêchait de
gouverner celles qu'il possède à cause qu'il est
privé des autres qu'il ne possède pas, sans doute
que se voyant en possession de tout ce qui est au
Ciel et en laTerre^ et n'en faisant aucune estime,
il ne songerait plus qu'à l'acquisition de celui-là
5'S SAINT BERNARD.
scLil qui lui manquerait, qui est le vrai Dieu et le
Souverain de toutes choses ; sans doute qu'alors
il s'arrêterait absolument, parce que, comme
hors de Dieu il n'aurait trouvé aucun repos qui
fût capable de l'arrêter, aussi ne trouverait-il au
delà du même Dieu aucune agitation qui le pût
troubler. O qu'il dirait bien volontiers avec le
Prophète- Roi : Tout mon bonheur est de ni' atta-
cher à Dieu (i) ! Qu'il dirait avec grande ferveur :
Qu'y a-t-îl dans le Ciel ou sur la Terre que je
puisse désirer, sinon Vous^ ô mon Seigneur^ qui
êtes le Dieu de mon cœur et le partage de mo7i
âme pour toute réternité (2) ? Par ce moyen
donc, comme nous venons de dire, les plus ardents
parviendraient à la jouissance du souverain bien,
si auparavant ils pouvaient posséder tout ce qu'ils
désirent hors de ce même bien.
Mais parce que cette possession universelle
n'est pas possible à un seul homme, tant à cause
de la brièveté de la vie que pour la faiblesse de
ses forces et le grand nombre de ses compétiteurs,
de là vient que ceux qui prétendent à la jouissance
de tout ce qu^ils désirent travaillent beaucoup,
mais en vain, et ne peuvent jamais arriver à la fin
de toutes leurs prétentions. Et plût à Dieu qu'ils
(i) Psaîm. 73. —{2)Jbid.
^9
se contentassent de posséder toutes choses seule-
ment en esprit, et non par expérience! De cette
sorte ils viendraient aisément à bout de leurs
desseins, et ne perdraient pas toute leur peine.
Aussi l'esprit de l'homme, qui est d'autant plus
prompt qu'il est plus subtil que les sens corpo-
rels, lui a été donné expressément afin qu'il les
prévînt en toutes choses, et qu'ils ne pussent pas
se porter à quoi que ce soit, que premièrement
l'esprit ne l'eût jugé utile et profitable. C'est ce que
Saint Paul a voulu dire par ces paroles : Exa-
mine^ bien toutes les choses, et puis retene:{ ce que
vous ape^jug-é de meilleur (i). Faisant voir par
là qu'il appartient à l'esprit d'ordonner de toutes
choses avec prudence, et de ne permettre pas
que les sens accomplissent ce qu'ils désirent que
conformément au jugement qu'il en aura lui-
même porté. Que si vous en usez d'une autre
manière, il est certain que vous n'arriverez
jamais à la Montagne du Seigneur^ et que vous
?ie demcurere:; point dans le séjou?^ de la Sain-
teté (2), puisque, ne vous laissant conduire que
par les sens, à la façon des bêtes, et votre raison
devenant tout à fait oisive, sans leur apporter la
moindre résistance, vous faites bien connaître que
(1) /, Thés. 5. — (2) Psalm. 23.
6o SAINT BERNARD.
VOUS avez reçu en vain une âme si noble et si
excellente par le don de la raison comme est la
vôtre.
Ainsi^ lorsque la raison ne prévient point les
pas de ceux qui courent, ils s'écartent toujours
du vrai chemin ; et, parce qu'ils ne veulent pas
suivre le conseil de TApôtre, ils courent en vain
et n'emportent jamais le prix (i). Et quand
est-ce, en effet, qu'ils pourraient l'emporter,
puisqu'ils n'y prétendent qu'après la jouissance de
toutes choses ? Or, qui ne voit que de prétendre
premièrement à cette possession universelle,
c'est prendre un chemin tout à fait égaré, et se
jeter dans un labyrinthe dont on ne peut jamais
sortir ?
Certainement l'homme juste ne se comporte pas
de la sorte; car, entendant parler de la mauvaise
conduite de ceux qui s'arrêtent dans ces détours
(en effet, la plupart du monde marche dans la
voie large qui conduit à la mort), il tient toujours
le chemin royal, sans se détourner ni à droite ni
à gauche. Ce qui est conforme au sentiment du
prophète Isaïe, qui dit que la voie du juste est
droite, et que le chemiti par oii il marche n'a
point de détour (2). Ce sont ceux-là qui, ayant
(I) /. Cor. 9. -. (2) Isa, 26.
DE l'amour de dieu. 6i
trouvé une voie courte et salutaire, ont assez
d'adresse et de prudence pour éviter ces grands
circuits fâcheux et inutiles, et qui, faisant élection
de la parole abrégée et abrégeante, bien loin de
souhaiter tout ce qui se présente à eux, ne songent
plus qu'à vendre ce qu'ils possèdent et le donner
aux pauvres. Heureux véritablement ces pauvres
de r Evangile, parce que le Royaume des deux
leur appartient (i). Il est bien vrai que tous
s'efforcent de courir, mais il y a grand discerne-
ment à faire entre les tenants de cette lice. Le
Seigneur^ dit le Prophète, connaît la voie des
Justes; mais le chemin des impies périra (2). Or,
la raison pourquoi la médiocrité est plus avan-
tageuse à riiomme juste que Vabondance des
pêcheurs (3), c'est que, comme dit fort bien le
Sage, et le fol même l'expérimente, celui qui aime
les richesses n'en sera jamais rassasié (4), mais
ceux qui ont faim et soif de la justice trouve-
ront r assouvissement de leurs appétits (5). En
effet, la justice est Taliment vital et naturel de
l'esprit doué de la raison, mais les richesses ne
sont point capables de satisfaire et diminuer son
avidité, non plus que le vent de rassasier le ventre
qui est pressé de la faim. Si vous voyiez un
{i)Matth. 5. —{2)Psalm. i.— (3) Psalm. 36. ~- {^) Eccles. 5.
— (5) MaUh. 5.
02 SAINT BERNARD.
homme la bouche ouverte au vent, qui s'efforçât
d*humcr l'air à pleines gorgées pour apaiser la
faim dont il serait tourmenté, il est certain que
vous le prendriez pour un insensé. Or, ce n'est
pas une moindre folie de croire que les choses
corporelles soient plus capables de rassasier que
d'enfler un esprit qui est doué de la raison. Et de
fait, quel rapport y a-t-il du corps à l'esprit ? Tout
de même donc que celui-là ne peut pas se repaître
des choses spirituelles, de même celui-ci ne saurait
être pleinement satisfait des choses corporelles.
Mon âmCy s'écriait David, bénis le Seigneur qui
comble tes désirs de ses biens (i). C'est lui effecti-
vement qui la rassasie de biens, qui l'excite au
bien, qui la conserve dans le bien, qui la prévient,
la soutient et la remplit. En un mot, c'est lui-
même qui est le principe aussi bien que l'objet et
le terme de tous ses désirs.
Quand j'ai dit ci-dessus que la cause qui nous
devait faire aimer Dieu était Dieu même, j'ai
avancé une vérité de laquelle on ne doit nulle-
ment douter, puisqu'il est véritablement et la
cause efficiente et la finale de cet Amour. C'est
lui qui en fournit le sujet, qui en forme Taffection
et qui en perfectionne le désir. Il a fait lui-
(i) Psalm, 102.
DE l'amour de dieu. 63
même, ou plutôt il a été fait l'objet de notre
amour, et afin qu'on ne l'ait pas aimé en vain,
notre espérance s'attend un jour de l'aimer encore
avec plus de bonheur. C'est son amour qui pré-
pare et qui récompense le nôtre, qui le prévient
par sa bonté, qui fait qu'on lui réciproque avec
justice, et dont l'attente est pleine de douceur et
de suavité. Il est riche et libéral à l'endroit de
tous ceux qui l'invoquent, quoiqu'il ne puisse
donner rien de meilleur que soi-même. Il s'est
donné pour faire notre mérite ; il se réserve pour
être notre récompense; il se présente pour servir
de nourriture aux âmes saintes, et il se livre soi-
même pour retirer les esclaves de leur captivité.
0 Seigneur, que vous êtes bon à Vâme qui a soin
de vous chercher [\)\ Et que serez-vous donc à
celle qui vous aura trouvé ? Mais ce qui est admi-
rable en ceci, c'est que personne ne saurait vous
chercher que premièrement il ne vous ait trouvé;
de sorte que vous voulez qu'on vous trouve afin
de vous chercher, et qu'on vous cherche afin
de vous trouver. Il est vrai qu'on peut bien vous
chercher et aussi vous trouver ; mais on ne
saurait vous prévenir. Car^ bien que nous protes-
tions avec David que notre pjHere vous ira
trouver dès le grand matin {2), ce ne sera pour-
(i) Thren. 3. —(2) Psaîm.Sj.
64 SAINT BERNARD.
tant qu'une prière toujours tiède et languissante,
JLisques à ce qu'elle ait été prévenue de votre ins-
piration. Mais il est temps de parler du principe
et de la source de notre amour, puisque jusqu'à
présent nous n'avons traité que de sa fin et de sa
consommation.
CHAPITRE VIII
Du commencement de notre amour, ou du premier degré
de l'amour, par lequel l'homme s'aime pour soi-même.
L'amour est une des quatre passions qui nous
sont données de la Nature, lesquelles étant d'elles-
mêmes assez connues, il serait superflu de les
nommer chacune enparticulier. Mais certainement
il serait de la justice même que les premiers usages
de la Nature fussent employés premièrement à
la reconnaissance et au service de l'Auteur de
la Nature. C'est pour cela que Jésus - Christ
a dit dans PEvangile que le premier et le plus
grand de tous les commandements était celui
de l'amour envers Dieu. Vous aimerei, dit-il, le
Seigneur votre Dieu (i). Cependant, comme la
(i) Matth. 22.
Il
DE l'amour de dieu. 65
Nature est fragile et faible, il faut que la nécessité
même commande de lui rendre ce premier devoir.
Ainsi cet amour est charnel, par lequel l'homme
avant toutes choses s'aime soi-même pour soi-
même. Et c'est ce que veut dire Saint Paul par
ces paroles : Premièrement^ ce qui est animal pré-
cède, puis après ce qui est spirituel (r). Ce n'est
pas pourtant un commandement qui nous es
donné, mais une impression secrète qui est gravée
dans le fond de la nature; car, comme dit le
même Apôtre : Qiii est celui qui a jamais eu de
la haine pour son propre corps (2) ? Que si cet
amour, comme il arrive souvent, devient excessif,
et que, ne voulant pas se contenir dans les bornes
de la nécessité, il prenne l'essor et se jette éper-
dument dans les vastes campagnes de la volupté,
son excès se trouve aussitôt réprimé par le second
commandement qui lui est fait : Vous aimerei
votre prochain comme vous-même ; et cela fort
justement, n'étant pas raisonnable que celui qui
est participant de sa même nature ne le soit pas
aussi de sa grâce, et surtout de celle qui lui est
connaturelle. Or, si l'homme se trouve surchargé,
non pas d'assister son prochain dans ses besoins,
mais de le servir dans ses plaisirs, il faut premiè-
(i) /. Cor. i5. — (2) Ephes. 5.
66 SAINT BERNARD.
rement qu'il travaille lui-même à retrancher les
siens, à moins qu'il ne veuille passer pour trans-
gresseur de la Loi. Je veux bien qu'il se traite
avec toute la douceur qu'il lui plaira, pourvu qu'il
ne s'oublie pas de faire un pareil traitement à son
prochain. Cependant, ô homme! c'est un mer"
veilleux avantage pour toi, de ce que la loi de la
vie et de la conduite te donne un frein de tempé-
rance et de modération, de peur que, suivant tes
conciipiscenses y tu ne périsses, et que tu n'emploies
les biens que tu as reçus de la Nature pour servir
à la volupté, qui est l'ennemie mortelle de ton
âme. N'est-il pas bien plus juste et plus honorable
d'en faire part à ton semblable, je veux dire à ton
prochain, que non pas à ton ennemi ? Que si, se-
lon l'avis du Sage, tn renonces à tes plaisirs {i), et
que, suivant la doctrine de l'Apôtre, tu te contentes
du vivre et du vêtir (2}, sans doute tu ne trouveras
pas beaucoup de peine à retirer ton cœur, peu à
peu des affections charnelles, qui sont absolument
contraires au salut de ton âme, et je ne crois
pas que tu fasses difficulté d'accorder à ton
semblable ce que tu retranches à ton ennemi.
Ainsi ton amour ne sera pas seulement tempérant,
il sera encore juste, lorsque tu emploieras aux
(1) Eccles. 18.— (2) /. Tinu 6.
67
besoins de tes Frères ce que tu soustrais à tes
propres plaisirs; et de charnel qu'il était aupara-
vant, il deviendra raisonnable à mesure qu'il se
rendra plus communicatif et libéral envers les
autres. Mais si, en faisant part de tes biens au
prochain, tu viens toi-même à manquer des choses
qui te sont nécessaires, que penses-tu qu'il faudra
faire en cette rencontre ? Saint Jacques te Tapprend
en sa première Épître : Il faut f adresser à Dieu
avec une entière confiance^ et demander à celui
qui donne à tous avec profusion et sans reproche^
qui ouvre les mains de sa toute-puissance, et rem-
plit de ses bénédictions tous les animaux de la
terre (i). Car d^ ne peut nullement douter que
celui qui a la bonté de donner à plusieurs les
choses dont ils se peuvent bien passer, puisse
dénier les nécessaires à celui qui se trouve dans
l'extrémité. Mais, pour nous donner encore plus
d'assurance de cette vérité, il nous engage sa
parole dans l'Évangile, et promet absolument les
choses nécessaires à celui qui se retranchera des
superflues, et qui aimera son prochain. Cherche";
premièrement^ dit-il, le Royaume de Dieu et sa
justice, et toutes ces choses vous seront infaillible-
ment données (2). Or, c'est proprement chercher le
(i) Psalm. 144. — (2) Luc. 12.
68 SAINT BERNARD.
Ro3^aume de Dieu et sa grâce contre la tyrannie
du péché, d'aimer mieux se soumettre aux lois de
la modestie et de la sobriété, que de souffrir la
domination du péché dans votre corps; et c'est
aussi chercher la justice, de faire part des présents
que vous avez reçus de la Nature à celui qui est
participant de la même nature que vous. .
Mais pour arriver à la perfection de la justice
dans Tamour du prochain, il faut nécessairement
que ce soit Dieu même qui soit le motif de cet
amour. Et en effet, comment peut-on Taimer avec
pureté d'intention, si on ne l'aime pas en Dieu?
Et comment peut-on l'aimer en Dieu, à moins que
Dieu même ne soit aimé? Il faut donc aimer Dieu,
premièrement que d'aimer le prochain en lui. Or
Dieu, qui est l'auteur de tout bien, est aussi la
cause de l'amour que nous avons pour lui-même,
et voici comment : c'est que celui qui est Fauteur
de la Nature en est aussi le protecteur, parce qu'il
l'a tracée de telle façon que, comme elle n'a pu
sortir de son néant que par lui, aussi ne saurait-
elle subsister absolument sans lui : d'où vient
qu'elle a besoin, pour se conserver, de l'assistance
continuelle, de celui qui lui a donné son premier
Être. Ainsi, de peur que la créature ne vienne à
se méconnaître, et s'attribuer ce qu'elle n'a reçu
que de son Créateur, ce même Créateur, par un
DE l'amour de dieu. 69
conseil très sage et salutaire àTHomme, veut que
cet homme soit affligé et accueilli de traverses
et de misères, afin que, l'homme venant à man-
quer de force et de courage et se voyant secouru
de Dieu, Dieu soit justement honoré par l'homme
qui tient sa délivrance de sa divine Bonté. C'est
ce qu'il nous enseigne au Psaume 49 : Implore
mon assistance au jour de ton affliction^ et je te
délivrerai^ et tu m'honoreras. Par ce moyen,
l'homme animal et charnel, qui ne savait ce que
c'était que d'aimer un autre que soi-même, com-
mence aussi d'aimer Dieu pour son intérêt, con-
naissant par sa propre expérience que c'est en lui
seul qu'il peut tout, et que sans lui il ne peut rien ;
ce qui lui est tout à fait avantageux.
CHAPITRE IX
Du second et troisième degré de l'Amour.
Voila donc l'homme qui commence déjà d'aimer
Dieu; mais ce n'est encore que pour son propre
intérêt, et non pas pour Dieu même. C'est néan-
moins quelque espèce de sagesse de savoir ce que
vous pouvez avec la grâce de Dieu, et d'avoir soin
yO SAINT BERNARD.
de ne point offenser celui qui a la bonté de vous
préserver de tout mal. Mais si vous vous trouvez
souvent attaqué par les déplaisirs et les afflictions
de cette vie, et qu'autant de fois que vous aurez
eu recours à Dieu, vous ayez autant de fois été
délivré par sa divine miséricorde, ne faut-il pas
que votre cœur, fût-il de bronze ou de pierre,
s'amollisse à la vue de cette Bonté de votre Sau-
veur, et que vous l'aimiez dorénavant, non plus
pour votre intérêt seulement, mais encore pour
l'amour de lui-même? En effet, les misères conti-
nuelles dont l'homme se voit nécessairement
accueilli l'obligent sans cesse de continuer ses
instances envers Dieu, et de s'approcher de lui
plus fréquemment; en s'approchant de lui, le
goûter plus intimement ; et en le goûtant, éprouver
combien le Seigneur est doux à ceux qui Taiment.
Et de là vient que cette suavité divine que nous
avons déjà goûtée a souvent beaucoup plus de force
pour nous attirer à aimer Dieu purement, que
non pas le propre besoin qui nous presse; si bien
qu'à l'exemple des Samaritains, qui disaient à
cette femme de Samarie qui leur apporta les nou-
velles de la venue du Messie : Nous ne croyons
plus à cause de ce que tu nous en as rapporté, mais
nous avons entendu nous-mêmes, et nous savons
assurément que c'est lui qui est le vrai Sauveur du
DE L AMOUR DE DIEU. 7I
monde (i). A leur exemple, dis-je, nous adressant
à notre corps, nous devons à plus juste titre lui
tenir ce langage : Sache, ô misérable chair! que
nous aimons Dieu, non plus pour le besoin que
tu as de son assistance, mais parce que nous avons
goûté en personne, et que nous savons par nous-
mêmes que c'est un Seigneur plein de douceur et
de bonté. Certes, la nécessité rend souvent la
chair éloquente, et elle nous raconte avec agrément
le bienfait dont elle a ressenti la douceur par
expérience; mais l'homme qui se trouve dans cette
heureuse disposition dont nous venons de parler
n'aura pas grande difficulté d'accomplir le com-
mandement qui lui est fait d'aimer son prochain,
puisqu'aimant Dieu véritablement, il est d'une
conséquence nécessaire qu'il aime les choses qui
appartiennent à Dieu. Il aime chastement, et par
conséquent il obéira sans peine à un comman-
dement tout chaste, s'éiiidiant, comme dit Saint
Pierre, de purifier son cœur de plus en plus sous
robéissafîce de la charité (2). Il aime avec justice,
et partant il ne saurait qu'il n'embrasse avec
plaisir une loi juste. D'ailleurs, si cet amour est
agréable^ ce n'est pas sans sujet, puisqu'il est gra-
tuit et sans intérêt. Il est chaste, parce qu'il n'est
(1) Joan, 4. — (2) Pet. 2.
72 SAINT iu:rnard.
pas seulement dans les paroles et sur le bord des
lèvres, mais il se fait connaître par les œuvres et
dans la vérité. Il est juste, parce qu'il est rendu
de la même manière qu'il a été reçu, n'étant pas
possible que celui qui aime avec justice se porte
à aimer d'une autre façon que de celle dont il se
voit aimé, de sorte qu'il fait tousses efforts pour
rendre le réciproque; et comme Jésus-Christ n'a
point cherché ses intérêts, mais les nôtres et nos
propres personnes, ausssi n'aime-t-il que les inté-
rêts de Jésus-Christ et non pas les siens. C'est
ainsi qu^aime celui qui dit : Bénisse^ le Seignein^^
parce qu'il est bon (i). Celui qui loue le Seigneur,
non pour la bonté qu'il lui témoigne par ses
bienfaits, mais pour la bonté qu'il possède en lui-
même, celui-là vraiment aime Dieu pour Dieu
même, et non pour son intérêt. Mais celui-ci
n'aime pas de cette sorte, duquel il est écrit : Il
vous bénira lorsque vous luiferei du bien (2). Donc,
le troisième degré d'amour est celui par lequel on
vient à aimer Dieu pour lui-même.
(i) Psalm. 117. — (2) Psalm. 48.
DE l'amour de dieu. 70
CHAPITRE X
Du quatrième degré de V Amour, par lequel l'homme ne
s'aime plus que pour Dieu.
liEUREUx celui qui a mérité d'arriver à ce qua-
trième degré, où l'homme ne s'aime plus soi-même
que pour Dieu ! C'était dans ce sentiment que
David disait : Votive Justice, Ô mon Dieu! est sem-
blable aux plus hautes montagnes (i). En effet, cet
amour est une montagne pour sa hauteur, mais
une montagne de Dieu des plus élevées (2). Mon-
tagne^ certes, grasse et abondante (3) . O qui est
est celui qui pourra monter cette jjwntagne du
Seigneur (4) ? Qui est-ce qui me donnera des ailes
de colombe, afin que fj vole et que j'y prenne
mon repos, puisque c^est un lieu tout pacifique,
une vraie demeure de Sion et un séjour de paix (5) ?
Ah ! misérable que je suis I pourquoi faut-il que le
temps de mon exil ait été prolongé (6) ? Mais
quand est-ce que la chair et le sang, que ce vase
de fange et de boue, et ce Tabernacle de terre
pourra comprendre toutes ces merveilles ? Quand
(i) Psalm. 35. — (2) Psalm. 67. — (3) Psahn 23. —
(4) Psalm. 44. — (5) Psalm. 75. — (G) Psalm, 119.
3
74 SAIxNT BERNARD.
est-ce que riiomnie se trouvera dans ces amoureux
transports, en sorte que son esprit demeure si
fort enivré de l'Amour divin, qu'il vienne à s'ou-
blier soi-même ? que, s'étant comme perdu dedans
soi-même, il n'ait plus de pensée que pour être
tout à Dieu ? que, s'unissant parfaitement à lui,
il ne soit plus qu'un même esprit avec lui (i)? et
enfin, qu'il puisse dire comme le Prophète-Roi :
Ma chair et mon cœur ont été comme réduits au
néant ^ mais vous êtes le Dieu dei7îon cœur^ et mon
partage^ ô Seigneur ! pour toute V Éternité {2)?
Certainement, celui qui a eu le bonheur de res-
sentir quelque chose de semblable en cette vie
mortelle, quand ce ne serait que rarement, ou
même une seule lois et en passant, et moins encore
que la durée d'un moment, celui-là, dis-je, peut
être avec juste raison appelé saint et bienheureux.
Car, en effet, vouloir bien vous perdre en une
certaine manière comme si vous n'étiez plus ;
devenir tout à fait insensible en vous-même^ être
tellement vide de vous-même que vous soyez
réduit presque au néant, ce n'est point assuré-
ment l'état d'un habitant de la Terre, mais d'un
citoyen du Ciel. Que si d'aventure il se trouve
quelqu'un de ce bas monde qui soit assez heureux
(i) /. Cor, 6. — (2) Psaîm, 72*
DE L AMOUR DE DIEU. 76
pour entrer dans cet état, quand ce ne serait qu'en
passant et un moment, comme nous avons dit, en
même temps la perversité du siècle devient jalouse
de son bonheur; il est combattu par la malice du
jour, appesanti par le faix de ce corps mortel,
importuné par les besoins de la chair; la faiblesse
de la corruption ne le peut suppçrter, et surtout
la charité fraternelle l'en retire par une violence
encore plus inévitable. Ainsi il est contraint de
retourner en soi-même , de reprendre ses pre-
mières brisées, et de s'écrier pitoyablement avec
le prophète Isaïe : Seigneur^ je souffre violence.
Prenei^, s' il vous plaît., ma défense en main (i); ou
bien de se lamenter avec l'Apôtre en ces termes :
Infortuné que je suis^ qui me délivrera de ce corps
de mort (2) ?
Au reste, comme l'Écriture nous apprend que
Dieu a fait toutes choses pour lui-même, il est
certain aussi que la créature viendra un jour à se
conformer et entrer dans ce même sentiment de
son Créateur. Mais il faut que nous-mêmes nous
ayons déjà ce désir et cette affection, et que,
comme Dieu a voulu que toutes choses fussent
créées pour sa gloire, qu'ainsi nous ne voulions
pas nous-mêmes vivre en ce monde, ni chose
(i) ha, 38. - (2) Rom. 7.
-h SAINT BERNARD.
aucune, sinon pour Tamour de lui, c'est-à-dirc
pour racconiplissement de sa seule volonté, et non
pas pour la recherche de notre propre satisfaction.
Pour lors, toute notre joie sera non pas tant d'aper-
cevoir la fin de nos misères, ou le commencement de
notre bonheur, comme de voir sa volonté accom-
plie en nous et par nous. C'est la demande que
nous lui faisons tous les jours dans l'Oraison domi-
nicale : Seigneur, que votre volonté s'accomplisse
en la Terre comme au Ciel (i). O amour chaste et
saint! ô charité douce et agréable! ô intention
pure et désintéressée delà volonté humaine! mais
certes d'autant plus désintéressée et plus pure,
qu'elle ne retient en soi aucun mélange de pro-
priété; d'autant plus douce et plus agréable,
qu'elle ne ressent plus rien que de divin. Certai-
nement c'est être tout divinisé que de se trouver
en cet état; car tout de même qu'une goutte d'eau
versée dans une quantité de vin semble perdre
tout son être en même temps qu^elle prend la
saveur et la couleur du vin; de même qu'un mor-
ceau de fer tout embrasé et tout pénétré du feu,
étant dépouillé de sa propre et première forme, res-
semble parfaitement au même feu ; et de même
encore que l'air de toutes parts éclairé de la lumière
[i)Mattlu6.
DE L AMOUR DE DIEU. 77
du soleil devient si fort semblable à cette même
clarté de la lumière, que vous le prendriez plutôt
pour la lumière même que pour un air pénétré de
la lumière, ainsi toute la volonté humaine dans
les Bienheureux, par une certaine manière qui ne
se peut exprimer, viendra pour lors à se fondre et
se perdre en elle-même, et deviendra par ce moyen
toute transformée en la volonté de Dieu. Et en
effet, si cela n'était pas de la sorte, comment
pourrait-on dire avec vérité que Dieu serait toutes
choses en tous, s'il restait encore dans l'homme
quelque chose du même homme ? Il est vrai que
la même substance demeurera, mais elle se trou-
vera dans toute une autre forme, dans une autre
gloire et dans une autre puissance. Mais quand
est-ce que se fera cet heureux changement? Qui
aura le bonheur de le voir ? Qui en aura la jouis-
sance? Quand viendra le temps que je paraîtrai
devant la face de Dieu (i) ? Mon Seigneur et mon
DieUj vous save\ les désirs de mon cœur ; il vous a
dit avec quelles ardeurs ils vous cherchent^ et f es-
père aussi que je vous trouverai après tant de
poursuites (2). Quoi ! ne verrai-je point votre saint
Temple? Je sais à la vérité que ce commandement
d'amour, vous aimcre^ le Seigneur votre Dieu de
(i) Psalm. 41. — (2) Psalm. -iG.
78 SAINT BERNARD.
tout j'otre cœur, de toute j^otre âme et de toutes
vos forces (i), ne pourra jamais s'accomplir dans
sa dernière perfection jusqu'à ce que le cœur de
rhomme ne soit plus obligé de songer à son corps,
que son âme cesse de s'occuper après lui par les
soins continuels de ses ope'rations vitales et sen-
sitives, et que sa vertu, étant affranchie de ses im-
portunités ordinaires, se trouve entièrement forti-
fiée par la puissance de son Dieu. La raison est
qu'il n'est pas possible de recueillir parfaitement
toutes ces choses en Dieu, et les tenir toujours
attachées et unies à sa divine présence, tandis
qu'elles sont nécessitées de soigner et de servir ce
corps mortel dans ses infirmités et dans ses mi-
sères. C'est pourquoi, comme ce quatrième degré
de l'amour ne peut s'obtenir par tous les efforts de
l'industrie humaine, mais qu'il est donné par la
puissance de Dieu, qui en fait présent à qui lui
plaît, il ne faut pas que l'âme espère de le posséder,
ou plutôt d'y être possédée de Dieu, sinon après
que son corps sera devenu spirituel et immortel,
jouissant de sa perfection dernière, exempt de tous
troubles et entièrement soumis à l'esprit. Pour
lors, dis-je, elle parviendra aisément à ce suprême
degré, lorsque, sans être ni retenue par les plaisirs
(i) Luc. 10,
DE l'amour de dieu. 79
des sens, ni abattue par les misères de la vie, elle
n'emploiera tous ses efforts et tous ses soins que
pour entrer dans la joie de son Seigneur. Mais
n'aurions-nous pas sujet de croire que les saints
martyrs ont obtenu cette faveur, au moins en
partie, lors même qu'ils habitaient encore dans
ces corps victorieux et triomphants ? Certes il fal-
lait bien que l'amour dont ces belles âmes étaient
éprises fût extrêmement puissant, de leur faire ainsi
exposer leurs propres corps avec un mépris si
étrange des plus horribles tourments; et quoiqu'il
ne se pût faire que le ressentiment d'une douleur
très aiguë ne troublât quelquefois la sérénité de
leur visage, jamais pourtant 'il n'a été capable
d'ébranler leur constance. Mais que dirons-nous
d'elles, à présent qu'elles sont séparées de leurs
corps? Pour moi, je crois qu^elles sont toutes
plongées et toutes abîmées dans cet océan infini de
la gloire éternelle et de l'éternité glorieuse.
CHAPITRE XI
Que la parfaite béatitude des âmes est réservée
au temps de la Résurrection.
Mais si ces âm.es, comme personne ne le nie,
voudraient déjà se voir réunies à leurs corps, ou
8o SAINT BERNARD.
si elles en conservent toujours l'espérance et le
de'sir, c'est une preuve manifeste qu'elles ne sont
pas encore arrivées dans le dernier état de leur
perfection,puisqu'elles retiennent toujours quelque
inclination secrète qui attire et leurs pensées
et leurs désirs vers l'objet qu'elles souhaitent;
c'est pourquoi, jusques à ce que l'empire de la
mort ait été tout à fait détruit parla victoire des
corps glorieux, et que cette lumière qui ne doit
jamais s'éclipser ait entièrement occupé les
ombres de la nuit et des ténèbres, en rendant
les corps ressuscites tous resplendissants de la
gloire immortelle, il ne faut pas croire que les
âmes puissent absolument s'abandonner et se
transformer totalement en Dieu, parce que, se
trouvant encore attachées à leurs corps, sinon par
les opérations de la vie et des sens, au moins par
les liens très étroits de l'amour naturel, elles ne
veulent ni ne peuvent jouir sans eux de leur par-
faite béatitude. Ainsi ces âmes, n'étant pas plei-
nement satisfaites, ne pourront jamais arriver au
terme de leur félicité achevée qu'après le rétablis-
sement de leurs corps dans la gloire. Et certaine-
ment l'esprit ne souhaiterait pas avec tant de
passion cette compagnie de la chair, si elle ne lui
était absolument nécessaire pour jouir parfaite-
ment de sa dernière béatitude; mais il sait bien
DE l'amour de dieu. Si
qu'il ne peut quitter ni reprendre son corps sans
en tirer de notables avantages. La mo7^t des Saints^
dit le Prophète Koy dX^est précieuse devant Dieu (i).
Que si la mort est précieuse, qu'est-ce que ne
sera point la vie, et une vie telle que celle de
l'éternité? Il ne faut donc pas s'étonner si le corps
qui est déjà dans la gloire contribue si fort à la
félicité de l'esprit, puisqu'étant encore dans l'infir-
mité et dans la corruption, il ne lui a pas peu
servi pour arriver à son bonheur éternel. O que
l'Apôtre nous apprend une belle vérité quand il
dit que toutes choses coopèrent au bien de ceux qui
aiment Dieu (2), puisque le corps dans son infir-
mité ne sert pas seulement à l'âme qui aime Dieu^
mais aussi qu'étant mort et ressuscité, il lui est
encore nécessaire pour acquérir sa dernière per-
fection ! En effet, ne voyons-nous pas que dans
l'état de ses misères il lui a servi avantageusement
pour opérer des fruits dignes de pénitence ; que
par sa mort il lui a procuré son repos, et enfin que
par sa résurrection, il doit donner le dernier
accomplissement à sa béatitude ? Et partant, c'est
avec juste raison que l'âme ne veut point jouir de
son dernier bonheur tandis qu'elle se voit séparée
de celui qui a si fort contribué à la rendre bien-
(i) Psalm. ii5. — (2) Rom. S.
82 SAINT BERNARD.
heureuse dans tous les états où ils ont été de
compagnie. Certes, il faut avouer que ce corps est
un bon et fidèle coadjuteur de l'esprit qui se porte
au bien, puisqu'il lui est ou très utile lorsqu'il lui
esta charge, ou qu'il le décharge sitôt qu'il cesse
de lui être utile, ou bien qu'il le sert avec avan-
tage, quoiqu'il ne le charge aucunement. Le pre-
mier état est pénible, à la vérité, mais il est profi-
table; le second est stérile, mais il n'est pas
onéreux, et le troisième est tout plein de bonheur
et de gloire. Ecoutez un peu PÉpoux qui nous
invite à ces trois différents états, dans le Cantique
des Cantiques : Mangei, dit-il, mes amis ; buvei et
vous empre:{, mes bien -aimés (i). Voyez comme il
appelle ceux qui travaillent ici-bas avec leur corps
afin de recevoir leur nourriture ; comme il invite
à un breuvage délicieux ceux qui ont déjà laissé
leur corps dans le sépulcre, et comme il oblige
même de s'enivrer ceux qui reprennent leur corps
après la Résurrection. Aussi est-ce pour cela
qu'il les nomme ses très chers et bien-aimés,
c'est-à-dire tous remplis d'amour et de charité. En
effet, il y a cette différence entre ceux qu'il appelle
ses très chers et ceux qu'il nomme simplement ses
amis, que ceux-ci, qui gémissent encore sous le
(i) Cant. 5.
DE l'amour de dieu. 83
faix de la chair, sont appelés amis, à cause de
l'amour dont leur cœur est actuellement épris, au
lieu que les autres, qui sont dégagés de ces liens
corporels, se voient d'autant plus chéris et aimés
qu'ils sont dans un état bien plus avantageux pour
aimer que les premiers ; mais sur tous les troi-
sièmes, qui sont déjà revêtus de la seconde Etole
de l'immortalité par la reprise de leurs corps tout
resplendissants de gloire, méritent justement
d'être appelés, et sont effectivement, très chers,
parce que, n'ayant plus rien de propre en eux qui
les puisse attirer ni retenir ailleurs, ils se trouvent
dans une entière et parfaite liberté d'aimer unique-
ment leur Souverain. Or, les deux précédents états
ne peuvent aucunement s'attribuer cet avantage,
puisque, danslepremier,resprit se trouvechargédu
corps qui lui fait de la peine, et dans le second, qu'il
conserve toujours pour lui une inclination
secrète qui lui donne un désir continuel de sa
réunion.
Dans le premier état, l'âme juste ne manque
pas de nourriture ; mais hélas ! elle ne la gagne
qu'à la sueur de soji front [\)^ parce que, demeu-
rant encore dans la chair, elle marche toujours
parmi les obscurités de la foi, laquelle étant
(i) Gènes. 3.
84 SAINT BERNARD.
morte sans les œuvres, il faut nécessairement
qu'elle travaille par les mouvements de la charité,
dont les seules actions font toute sa nourriture,
suivant cette parole du Fils de Dieu : Ma viande
est de faire la volonté de mon père (r) .
Dans le second état, l'âme, se trouvant
dépouillée de son corps, n'est plus véritablement
nourrie du pain de douleur : on lui permet, après
avoir mangé, de boire à longs traits du vin de
l'Amour ; mais ne pensez pas qu'elle le boive tout
pur; il est encore mélangé comme celui de
rÉpoux, qui dit au Cantique des Cantiques ; Tai
bu mon vin avec mon lait (2). La raison est que,
dans cet état, l'âme désirant toujours la gloire et
la réunion de son corps, elle vient à mêler la dou-
ceur de son affection naturelle avec le vin du divin
Amour; et, pour lors, ce délicieux breuvage du
saint Amour la fait bien entrer,à la vérité, dans de
grands transports, mais il ne la porte pas encore
jusqu'à l'ivresse, à cause que le mélange de ce
lait tempère beaucoup l'excès de ses ardeurs. Et
ce qui fait voir qu'elle n'est pas encore dans ce
dernier excès, c'est que le propre de Tivresse est
de renverser les esprits jusques à l'oubli d'eux-
mêmes. Or, on ne peut pas dire que celle qui
(i) Joan, 4. — (2) Cant. 5.
DE L AMOUR DE DIEU.
soupire incessamment après le rétablissement de
son corps se soit entièrement oubliée de soi-même.
Mais quand un jour elle aura obtenu l'unique
chose qui lui manquait, qu'est-ce qui pourra
l'empêcher alors de sortir en quelque façon d'elle-
même pour s'abîmer toute en Dieu, et se voir
d'autant plus dissemblable à ce qu'elle était aupa-
ravant, qu'elle aura le bonheur d'être devenue
entièrement à Dieu même? Enfin, ce n'est pas
merveille si cette âme étant assez heureuse de
participer à la coupe de la sagesse divine, de
laquelle il est écrit : O que mon breuvage est
excellent, puisquHl est capable de jeter dans
Vivresse (i) ! ce n'est pas merveille, dis-je, si pour
lors elle se trouve enivrée par l'excessive abon-
dance de la maison de Dieu, puisque, déchargée
de tous soins et jouissant à son aise de ce qu'elle
avait tant souhaité, elle boit ce vin tout pur et tout
nouveau avec Jésus-Christ dans le royaume de
son Père (2). Au reste, c'est la sagesse divine qui
ordonne ce triple festin ; mais c'est la charité seule
qui lui donne son dernier accomplissement ; elle
seule qui donne la nourriture à ceux qui ont été
dans la peine et le travail, qui abreuve ceux qui
sont à présent dans le repos, et qui enivre les
(i) Psalm. 11. — (2) Prov. 9.
86 SAINT BERNARD.
âmes qui doivent régner dans l'Éternité. Or, tout
de même que dans les festins corporels on présente
à manger auparavant que de donner à boire, la
nature enseignant cet ordre par elle-même, ainsi,
avant la mort, pendant que nous vivons encore
dans cette chair mortelle, nous mangeons pre-
mièrement les travaux de nos mains, digérant avec
peine ce que nous voulons avaler; et, après la
mort, lorsque la vie est devenue toute spirituelle,
nous buvons avec une suavité non pareille ce qui
nous est présenté. Mais, quand par la résurrection
de nos corps, nous jouirons pleinement de l'im-
mortalité de la vie, c'est pour lors, qu'étant
comblés de cette admirable plénitude qui se trouve
dans la maison du Seigneur, nous nous verrons
tous transportés de cette sainte et divine ivresse
dont l'Époux nous veut parler en ces termes du
Cantique : Mange^, mes amis ; buve:{ et vous
enivrei^ mes bien-aimés[i). Mangez avant la mort,
buvez après la mort, et vous enivrez après la
Résurrection. De sorte que ce n'est pas sans rai-
son que ces âmes sont si fort chéries de l'Époux,
puisqu'elles sont enivrées de la charité. De même
que celles-là sont véritablement enivrées qui ont
mérité d'être admises aux noces de TAgneau,
(i) Cant. 5.
DE l'amour de dieu. 87
mangeant et buvant à sa table dans son Royaume^
ce qui s'accomplit parfaitement, lorsqu'il retire à
soi son Église toute pleine de gloire, toute belle,
et sans aucune tache ni défaut. C'est pour lors
qu'il enivre tout à fait ses bien-aimés et qu'il les
abreuve du torrent de ses plaisirs (i). Et c'est
aussi dans ce très intime et très chaste embrasse-
ment de l'Époux et de l'Épouse que se vérifie la
parole de David : L'abondance de ce fleuve fait
toute la joie de la Cité de Dieu (2). Car ce fleuve
n'est autre que le Fils de Dieu, qui veut bien lui-
même servir ses Élus (3), comme il avait promis
dans l'Évangile. En sorte que ces âmes bienheu-
reuses demeurent pleinement rassasiées et se
réjouissent en pj^ésence de la divine Majesté, toutes
comblées de plaisirs et de délices (4). De là vient
cette parfaite satiété sans dégoût, cet appétit insa-
tiable sans inquiétude, ce désir perpétuel et
inexplicable parmi l'abondance de toutes choses,
et enfin cette sainte ivresse accompagnée de
sobriété qui remplit les Saints, non pas d'un breu-
vage fâcheux et incommode, mais de lumières et
de vérités éclatantes, et qui ne les fait pas nager
dans le vin, mais qui les rend tous brûlants et
tous embrasés du divin Amour. Et c'est propre-
(i) Psaîm. 35. — [(2) [Psalm. 46. — (3) Luc. 12. -
(4) Psalm. 67.
88 SAINT BERNARD.
ment dans cet état que l'on possède pour toujours
ce quatrième degré de l'Amour, aimant Dieu sou-
verainement et uniquement, entelle sorte que nous
ne nous aimons plus nous-mêmes que pour lui
seul, afin qu'il soit lui-même le prix et la récom-
pense de ceux qui l'aiment, et la récompense
éternelle de ceux qui Taimeront éternellement.
CHAPITRE XII (r)
De la Charité.
Je me souviens d'avoir autrefois écrit une Lettre
à nos très saints Frères de la Grande-Chartreuse,
dans laquelle, entre autres choses, je leur parlai
fort amplement des degrés de la Charité. Il se
pourrait faire qu'en ce temps-là j'aurai traité cette
matière d\me façon particulière. C^est pourquoi,
comme il est plus aisé de transcrire ce que l'on a
déjà fait que de travailler à quelque chose de nou-
veau, je crois qu'il ne sera pas inutile de reprendre
quelques-unes de mes premières pensées pour
(i) Ce chapitre est tiré de l'Épître XI que Saint Bernard
écrit aux Prieur et Religieux de la Grande-Chartreuse. {Note de
la première édition.)
DE l'amour de dieu. 89
VOUS en faire part dans ce présent entretien. Je dis
donc que la véritable et sincère charité, et que
l'on doit reconnaître véritablement partir d'un
cœur pur, d'une bonne conscience et d'une can-
deur exempte de toute duplicité, est celle qui nous
fait aimer le bien du prochain comme le nôtre
même. Car celui qui n'aime que son propre avan-
tage, et qui l'aime plus que celui d'un autre, est
assez convaincu par cela même de n'avoir pas un
amour chaste et fidèle pour le bien, puisqu'il ne
l'aime que pour son intérêt, et non pas pour lui-
même. Celui-là, certes, ne suit pas le conseil du
Prophète, qui dit : Loiieile Seigneur^ parce qu'il
est bon{\). Il le loue bien, à la vérité, parce qu'il
est bon en son endroit, mais non pas parce qu'il
est bon en lui-même. Et ainsi, c'est proprement
à lui que le même Prophète fait ce reproche hon-
teux : // vous louera quand vous lui aure:{ fait du
bien (2) .
Il y a donc diverses sortes de personnes qui
rendent gloire à Dieu. Il y en a qui louent Dieu
parce qu'il est tout-puissant; d'autres, parce qu'il
est bon à leur égard ; et les troisièmes, parce qu'il
est simplement bon en lui-même et par lui-même.
Le premier genre est celui des serviteurs, qui ne
(i) Psalm. 117. — (2) Psalm. 48.
90 SAINT BERNARD.
se conduisent que par la crainte ; le second est des
mercenaires, qui ne sont attirés que par le gain ;
et le troisième est celui des enfants qui n'agissent
que par les sentiments d'honneur et de respect
qu'ils ont pour leurs pères. Les deux premiers,
savoir, celui qui craint et celui qui ne respire que
le gain, ne travaillent tous deux que pour eux-
mêmes. Il n'y a que la seule Charité qui réside
dans les véritables enfants, laquelle ne cherche
point ses propres miérets (i). Aussi je crois que
c'est d'elle seule qu'il est dit chez le Psalmiste :
La loi du Seigneur est parfaite et sans aucun
défaut^ et il n' appartient qu''à elle de travailler
efficacement à la conversion des âmes (2). En effet,
c'est elle seule qui déprend l'âme de l'amour de
soi-même et du monde, et qui la fait tourner
entièrement du côté de Dieu. Ce n'est ni la.crainte
ni l'amour-propre qui convertit une âme à
Dieu; ils peuvent bien quelquefois donner un autre
visage à ses actions, mais son amour et ses incli-
nations ne changent jamais. Une âme servile fait
bien parfois des actions divines et surnaturelles ;
mais comme elle n'agit pas de son bon gré, elle
fait aussitôt paraître sa contrainte et son insensi-
bilité. Le mercenaire même en fait aussi quelques-
(i) /. Cor. i3. — (2) Psalm. ii8.
9ï
unes de cette nature, mais on reconnaît en même
temps qu'il n'y est poussé que de sa propre con-
voitise, puisqu'il ne les fait point gratuitement,
ni par un esprit désintéressé. Or, la propriété est
toujours accompagnée de singularité ; la singula-
rité ne manque jamais de biais et de détours; et
ces petits recoins et détours sont les réceptacles
ordinaires de l'ordure et des immondices. Je veux
donc que le serviteur aie pour loi la crainte qui le
retient ; je veux que celle du mercenaire soit sa
convoitise, qui le presse et le tente par ses
charmes et ses attraits. Il est certain que pas une
de ces deux lois n'est sans défaut, et ne saurait en
aucune façon convertir les âmes à Dieu. La
Charité seule a ce pouvoir de convertir les âmes
à mesure qu'elle les fait agir volontairement et de
leur bcn gré.
C'est ce qui me la fait appeler toujours pure et
sans défaut, parce qu'elle n'a point coutume de
retenir quoi que ce soit de propre ni de particulier.
Or, il est constant que n'ayant rien en soi de
propre, il faut que tout ce qu'elle possède soit de
Dieu, dans lequel il ne se peut rien trouver de
défectueux ni d'impur. La Charité est donc cette
loi de Dieu immaculée^ laquelle ne cherche que
ce qui est avantageux aux autres, sans se soucier
de soi-même. Elle est aussi appelée la loi du Sei-
92 SAINT BERNARD.
gneur. soit parce qu'il ne vit que par elle, soit
parce que personne ne la peut posséder que de sa
pure libéralité. Mais ne trouvez pas étrange de ce
que je fais vivre Dieu par la loi, puisque cette loi
n'est autre que la Charité. N'est-ce pas elle en
effet qui maintient inaltérablement cette souve-
raine et ineffable unité dans la très sainte et très
adorable Trinité? La Charité est donc une loi, et
la loi même du Seigneur, puisqu'elle renferme en
quelque façon la Trinité dans Tunité, et l'unit
très étroitement par le nœud sacré d'une paix
éternelle.
Mais quand je parle ici de la Charité qui est en
Dieu, il ne faut pas croire que je la prenne pour
une qualité ou un accident; autrement je mettrais
en Dieu quelque chose qui n'est pas Dieu, ce qui
est un blasphème. J'en parle comme de la subs-
tance même de Dieu, ce qui n'est point une façon
de parler fort nouvelle ni extraordinaire, puisque
Saint Jean dit en termes formels que Dieu est
Charité (i). Elle est donc tout ensemble et Dieu
même et le don de Dieu, de sorte que c'est la
charité* qui communique la charité, et la charité
qui est substantielle en Dieu, laquelle communique
celle qui est accidentelle aux hommes. Quand on
(i) /. Joan. 4.
DE l'amour de dieu. qS
parle de celle qui donne, elle est appelée substance;
et quand on parle du don qui est reçu, elle n'est
pour lors qu'une simple qualité; elle est cette loi
éternelle qui a créé l'univers et qui le gouverne,
ayant fait toutes choses en nombre, poids et
mesure, de sorte qu'il n'y a rien au monde qui ne
soit soumis à la loi ; et quoiqu'elle soit elle-
même la loi de toutes les créatures, elle n'est pas
toutefois sans loi, étant à soi-même sa propre loi,
par laquelle, si elle ne s'est pas faite, au moins
elle se conduit elle-même.
CHAPITRE XIII
De la Loi de la propre volonté^ et de la convoitise
des mercenaires et des serviteurs.
jCnfin, le serviteur et le mercenaire ont tous
deux une loi^ qu'ils n'ont pas à la vérité reçue du
Seigneur, mais qu'ils se sont faite à eux-mêmes,
l'un en n'aimant pas Dieu, et l'autre en aimant
quelque chose plus que Dieu. Ils ont, dis-je, une
loi qui n'est pas du Seigneur, mais d'eux-mêmes,
quoiqu'elle soitpourtant soumise à celle de Dieu.
Il est vrai que chacun d'eux s'est bien pu faire
04 SAINT BERNARD.
une loi, mais il n'a pas cte en leur pouvoir de la
soustraire à l'ordre immuable de la loi éternelle.
Or, je dis que l'un et l'autre s'est établi sa propre
loi, en même temps qu'il a préféré sa propre
volonté à la loi commune et éternelle, voulant,
par un attentat punissable, se rendre semblable à
son Créateur, et, comme il est lui-même sa propre
loi sans dépendre de personne, se gouverner
aussi soi-même sans reconnaître d'autre loi que
sa propre volonté, volonté propre qui est le plus
pesant joug qu'on ait jamais imposé sur tous les
enfants d'Adam, et qui nous abaisse si fort vers la
terre qu'il nous fait même descendre jusqu'aux
portes de l'abîme. Ah ! malheureux que je suis! qui
me délivrera de ce corps mortel (i), qui me presse
et m'oppresse avec tant de rigueur, que si Dieu
ne m'eût assisté très particulièrement, // ne s'en
faudrait presque rien que mon âme ne fût déjà
précipitée dans les enfers (2) ? Celui-là sans doute
gémissait sous la pesanteur de ce fardeau, qui
parlait en ces termes : Pourquoi jnape^-vous rendu
contî^aire à vos ordres^ et insupportable à moi-
même (3) } Où il faut remarquer que quand il dit
qu'il est insupportable à soi-même, il veut témoi-
gner qu'il n'avait point d'autre loi que soi-même,
(i) Rom. 7. — (2) Psaîm. gS. - (3) Job, 7.
DE L AMOUR DE DIEU. 96
et que lui seul avait fait tout son mal; mais quand
il parle à Dieu, et qu'il se plaint à lui de ce qu^il
Ta rendu contraire à ses ordres, il fait connaître
clairement que tous ses efforts n'ont pu le dispen-
ser de la loi de Dieu. Certainement, il était de la
justice e'ternelle de Dieu que celui qui avait refusé
de vivre sous la douceur de la loi divine fût, par
un châtiment rigoureux, abandonné à sa propre
conduite, et qu'ayant volontairement secoué le
doux joug et le fardeau léger de la charité, il fut
contraint malgré lui de subir le joug insupportable
de sa propre volonté. C'a donc été par un dessein
très juste et tout admirable que la loi éternelle a
ordonné que son fugitif lui ait été contraire, et Fa
néanmoins retenu toujours sujet à son empire,
n'ayant pas voulu permettre qu'il ait échoppé les
ordres de sa justice, ni qu'il jouît de sa lumière,
de son repos et de sa gloire, demeurant tout
ensemble et soumis à l'empire de son Dieu, et
soustrait à sa propre félicité. O mon Seigneur et
mon Dieu^ pourquoi ne détruise:{'V0us point en
moi le péché, et pourquoi ne me délivrez-vous point
de mes iniquités {i)^2iûn qu'étant une fois déchargé
de ce pesant fardeau de ma propre volonté, je
puisse un peu respirer sous l'agréable, joug de la
(i) Job. 7.
QÔ SAINT BERNARD.
charité ; que je ue sois plus retenu par la rigueur
d'une crainte servilc, ni attiré .par l'espérance
d'une convoitise mercenaire, mais que je sois
animé de votre même Esprit (i), de cet Esprit de
liberté qui fait agir vos légitimes Enfants, et qui
rende cet heureux témoignage à mon âme que je
suis véritablement de ce nombre, n'ayant point
d'autre loi que la vôtre, et ne vivant plus sur la
terre que de la vie même qui vous fait vivre dans
le ciel? En effet, ceux qui accomplissent le conseil
de TApôtre, quand il dit : A^^ soye:{ redevables à
perso7ine sinon de la charité mutuelle que vous
deve:{ avoir les uns pour les autres (2) ; ceux-là,
dis-je, sont en ce monde de la même façon que
Dieu y est; ils ne sont ni serviteurs ni merce-
naires, mais ils sont les véritables enfants de
Dieu, vivants comme leur père, par la seule loi
de la charité.
CHAPITRE XIV
De la loi de la Charité des Enfants.
1 L est donc indubitable que les enfants mêmes ne
sontpointsansloi en ce monde, si ce n'est peut-être
(i) Rom.^. —{2)Ibid. i3.
DE L AMOUR DE DIEU. 97
que quelqu'un voulût prendre un autre sentiment
au sujet de ces paroles de l'Apôtre : La loi JÙst
point établie pour les justes {i). Mais il faut remar-
quer qu'il y a deux différentes lois, l'une qui a été
publiée par l'esprit de servitude dans la crainte,
l'autre qui a été donnée par l'esprit de liberté dans
la douceur. Or, comme l'on ne permet point aux
enfants de vivre sans celle-ci, aussi ne les oblige-
t-on pas à vivre sous celle-là. Voulez-vous donc
savoir comment la loi n'est point établie pour les
justes? Saint Paul nous l'apprend en ces termes :
Vous n'ape^ point reçu un esprit de servitude dans
la crainte (2). Voulez-vous aussi entendre com-
ment toutefois ils ne vivent point sans la loi de
charité? Le même apôtre continue son discours :
Alais vous ave:{ reçu V esprit d^ adoption des
enfants (3). Enfin, pour vous lever toute difficulté
sur ce sujet, écoutez parler un juste qui confesse
l'une et l'autre vérité par sa propre expérience.
C'est le même Saint Paul, qui parle ainsi : Je me
suis comporté avec ceux qui étaient sous la loi
comme si f eusse été moi-même sous la loi^ quoi-
qu^ effectivement je n'y fusse point sujet, et avec
ceux qui vivaient sans loi j'ai vécu comme si je
n eusse point eu de loi^ encore que je ne fusse point
(i) /. Tim. I. —(2) Rom. 8. — (3) Ibid.
3'*
98 SAINT BERNARD.
sajis la loi de Dieu; uuis c'était dans la loi de
Jésus-Christ que fêtais engagé (i). Ce n'est donc
pas bien parler de dire que les justes n'ont point
de loi, ou bien qu'ils vivent sans loi, mais il faut
entendre que la loi n'est point imposée aux
justes (2), c'est-à-dire qu'elle ne leur est point
donnée contre leur gré, mais bien qu'ils la reçoi-
vent avec d'autant plus d'agrément et de liberté,
qu'elle leur est donnée dans la douceur et la sua-
vité. C'est suivant cette même pensée que Notre-
Seigneur leur dit fort à propos : Prenez mon joug
sur vous (3), comme s'il voulait dire : Je ne vous
oblige pas de le porter malgré vous; il est en votre
choix de le prendre si vous le voulez, parce qu'au-
trement vous y trouveriez de la peine plutôt que
du repos et de la satisfaction.
C'est donc une vérité constante que la charité est
une loi douce et agréable, dont le joug n'est pas
seulement doux et léger, mais qui rend encore
faciles et supportables les lois des serviteurs et des
mercenaires, auxquelles, bien loin de les détruire,
elle fournit des moyens très aisés pour les accom-
plir, suivant cette parole du Fils de Dieu : Je ne
suis point venu au monde pour abolir la loi, mais
pour V accomplir {^), La chanté modère celle-là et
(i) /. Cor. 9. - (2) /. rim. I.— (3) Matth, i /.— (4) Maith. 5.
DE L AMOUR DE DIEU. 99
règle celle-ci, et par ce moyen elle rend Tune et
l'autre faciles et légères.
Ce n'est pas que la charité soit jamais sans la
crainte; mais c'est une crainte chaste et respec-
tueuse.'Elle ne se trouve point sans désirs, mais ce
sont des désirs raisonnables et bien réglés. Ainsi la
charité accomplit la loi du serviteur lorsqu'elle lui
inspire des sentiments de piété et de tendresse.
Elle accomplit aussi la loi du mercenaire, en
réglant parfaitement tous ses désirs et sa convoi-
tise. Or, la piété étant mêlée de la sorte avec la
crainte, non seulement elle ne l'anéantit pas, mais
elle la purifie. Elle lui ôte seulement la pensée du
châtiment, sans laquelle elle ne pouvait subsister
dans son état de servitude, et néanmoins il lui reste
toujours une crainte, mais qui est pure et
filiale.
Vous me direz qu'il est écrit que la charité
parfaite baiinit absolument toute crainte (i). Mais
l'Écriture ne veut ici parler que de cette vue du
châtiment qui est inséparablement attachée à la
crainte servile, comme nous l'avons déjà remarqué,
usant en cette rencontre de la façon ordinaire de
parler qui fait prendre souvent la cause pour son
effet. Enfin, la convoitise du mercenaire se trouve
(i) I.Joan. 4.
100 SAINT BERNARD,
parfaitement bien réglée par la charité qui vient
à son secours, lorsqu'elle lui fait entièrement rejeter
le mal, préférer le plus grand bien au moindre, et
n'aimer les communs que par rapport aux plus
excellents. Et lorsque, par la grâce de Dieu, on
sera parvenu à cet état de perfection, ce sera pour
lors qu'on n'aimera le corps et tous les biens tem-
porels que pour Tâme seulement, ni l'âme que
pour Dieu, ni Dieu que pour lui-même.
CHAPITRE XV
Des quatre dé grés de l'Amour, et de l'heureux état
des âmes qui sont dans le Ciel
(cependant, comme nous sommes tous charnels,
et que nous prenons tous naissance de la concu-
piscence de la chair, il ne se peut faire autrement
que nos désirs et nos affections ne commencent
par la chair. Mais s'ils viennent à se régler avec le
temps, s'avançant par degrés sous la conduite de
la Grâce, il n^y a point de doute qu'à la fin ils se
verront heureusement consumés par l'esprit, parce
que , selon la pensée même de Saint Paul, ce?i'est
pas le spirituel qui précède^ mais Vanimal^ et
LIRRARY ^1
DE L AMOUR DE DIEU. lOI
ensuite ce qui est spirituel (i). D'où vient qu'il
faut que nous portions l'image de l'homme ter-
restre auparavant que d'exprimer en nous l'image
du céleste»
Il estdoncvraique l'hommes'aimepremièrement
pour soi-même, parce qu'étant charnel il ne peut
rien goûter au delà de soi-même. Néanmoins,
comme il voit bien qu'ilne saurait subsisterpar soi-
même, venant à reconnaître combien Dieu lui est
nécessaire, il commence de le chercher par la foi
et de l'aimer. Et de là vient qu'il aime Dieu dans le
second degré, parce qu'il lui est utile, et non pas
parce qu'il est aimable en lui-même. Mais, lors-
qu'à raison du besoin qu'il a de Dieu, il a com-
mencé de le chercher et de s'en approcher plus
souvent par la pensée, par la lecture, par la prière
et par la soumission qu'il rend à ses ordres, il
s'engendre de là une certaine familiarité qui lui
donne peu à peu une connaissance plus particu-
lière de ses perfections; en suite de quoi il vient
à le goûter, et ayant expérimenté combien le Sei-
gneur est doux, il passe au troisième degré de
l'Amour, qui lui fait aimer Dieu, non plus pour
son propre intérêt, mais pour l'excellence et le
mérite de la nature divine. C'est dans ce degré
(i) /. Cor. i3.
102 SAINT BERNARD.
OÙ Ton fait une très longue pause, et je ne sais
s'il est possible à quelqu'un en cette vie d'arriver
jusqu'au quatrième degré, dans lequel l'homme
ne s'aime plus du tout que pour Dieu. Ceux qui
l'ont éprouvé le peuvent témoigner, pour moi, je
ne le crois pas possible en ce monde. Mais il le
sera sans doute lorsque le bon et fidèle serviteur
entrera dans la joie de son Seigneur, et se verra
tout enivré des délices excessives qui se goûtent
dans la Maison de Dieu. Pour lors, se trouvant
dans un merveilleux oubli de soi-même, et comme
s'il cessait entièrement d'être à soi, il se trans-
porte tout en Dieu; si bien que, n'ayant plus
d'attache qu'à Dieu seul, il deviendra un même
esprit avec lui. Je crois que le Prophète était dans
ce sentiment lorsqu'il disait : Je considérerai les
œuvres merveilleuses de la toute-puissance du Sei-
gneur^ et je ne penserai plus^ ô mon Dieu^ qiCaux
aimables dispositiojis de votre divine justice (i).
Il savait assurément que dès lors qu'il entrerait
dans ces abîmes de la toute-puissance divine, il
devait aussitôt se voir délivré de toutes ses fai-
blesses corporelles ; et qu'ainsi, n'étant plus obligé
de penser aux intérêts de son corps, tout son esprit
ne s'emploierait plus qu'à la contemplation de la
justice de son aimable Souverain.
(i) Psalm, 70.
DE l'amour de dieu. io3
Alors certainement tous les membres de Jésus-
Christ pourront dire d'eux-mêmes ce que Saint
Paul disait de leur chef mystique : Si ?ious avons
autrefois connu Jésus-Christ revêtu d'un corps
mortel et sujet aux misères, maintenant jîous le
connaissons dans toute ime autre manière (i). Car
dans le Ciel tous les Saints ne songeront plus à
leurs corps, parce que, comme dit l'Apôtre, la
chair et le sang n' auront point départ au Royaume
de Dieu (2). Ce n'est pas que la même substance
du corps ne se trouve un jour dans le Paradis :
mais il n'y aura plus d'affection charnelle; l'amour
du corps sera consumé par l'amour de l'esprit, et
il se fera un heureux changement de toutes les fai*
blesses et les passions humaines en des transports
et des ardeurs toutes divines. Alors cette chanté
qui tend ses filets à présent sur le vaste océan de
ce monde, où elle ne cesse d'amasser toute sorte
de poissons, étant arrivée au bord, jettera dehors
les mauvais, et ne réservera que les bons. Il est
vrai que, durant cette vie elle ouvre libéralement
son sein, et y reçoit indifféremment tous les pois-
sons qui s'y viennent rendre, de sorte que, s'ac-
commodant ici-bas à un chacun et prenant en soi
les prospérités et les disgrâces des uns et des autres
(i)i/. Cor. 5. - (2) I^Cor. i5^
104 SAINT BERNARD.
qu'elle regarde comme siennes, elle s'accoutume,
non seulement de se réjouir avec ceux gui sont
dans la consolation, mais aussi de pleurer avec
les affligés (i).
Mais quand un jour elle sera parvenue au port,
pour lors elle rejettera comme de mauvais pois-
sons tous les sujets de tristesses et de souflrances,
et ne retiendra que ce qui sera capable de lui donner
de la joie et du plaisir. Quoi! penseriez-vous
que, dans cet état parfait. Saint Paul, par exemple,
fût touché de compassion pour les malades, ou
animé de colère avec ceux qui souffrent du scan-
dale, puisqu'il n'y aura point en ce lieu ni de scan-
dale, ni de misère, ou bien qu'il versât des larmes
pour ceux qui ne voudront point faire pénitence?
Tant s'en faut. Il n'y aura pas même le moindre
ressentiment pour le malheur extrême de ceux qui
doivent brûler éternellement dans les Enfers avec
le Démon et ses Anges. Non, il ne pleurera aucu-
nement leurs misères dans cette bienheureuse Cité^
qui est comblée de foie par V abondance de ce fleuve^
dont parle le Prophète-Roi, et dont les portes
sont infiniment plus chéries de Dieu que tous les
Pavillons de Jacob (2). La raison est que si dans les
tentes et les pavillons on y jouit quelquefois des
(i) IL Cor. II. — (2) Psalnu 8u.
DE l'amour de dieu. io5
douceurs de la victoire, on y ressent aussi les tra-
vaux des combats, et souvent on s'y trouve en
danger de la vie. Mais dans cette céleste patrie,
les disgrâces et les afflictions en sont bannies pour
toujours, et n'y auront jamais aucune entrée.
Aussi est-ce de cette agre'able Ville de laquelle il
est dit au même endroit : Tous vos citoyens sont
dans les délices et les plaisirs (i). Et le prophète
Isaïe ajoute : 7/^ posséderont une joie éternelle (2).
Enfin, comment pourrait-on encore avoir des
pensées de miséricorde dans un séjour où l'on ne
doit plus s'entretenir que de la justice de Dieu?
Concluons donc que puisque dans cet état il n'y
aura plus de lieu pour la misère, ni de temps
pour la miséricorde, qu'il ne s'y trouvera plus
aussi aucun sentiment de pitié ni de compas-
sion.
(i) Po^/m. 86. — (2) Is2.Ç>i.
FIN
Le Mans. — Typ. Ed. Monnoycr. — Octobre 95.
TYPOGRAPHIE
EDMOND MONNOYER
AU MANS (Sarthe
533077
1
►x] o a\ w
1
-P-
Hj ça
H- pi
Bernard de Clairvaux, Saint BQ
Traité de l'amour de Dieu .D5
F7
PONTIFICAL INSTITUTE
OF MEDIAEVAL STUOlgS
59 que^n's park
Toronto 5, Canada