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Full text of "Traité de l'amour de Dieu"

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b  II 


TRAITÉ 

DE  L'AMOUR 

DE  DIEU 

IL 


TRAITE 

DE  L'AMOUR 

DE  DIEU, 

PAR  SAI>"r-FRANCOIS  DE  SALES, 


', 


EVEQUE  ET  PRINCE  DE  GENEVE,  INSTTTUTETTR  DE  L  ORDRÏ 
DE  LA  VISITATION  DE  SAINTE  MARIE. 

KOUYELLE    ÉDITION, 

Revue  et  légèreraent  retoiîchee  par  M.  l'abbé  Bonvallet  des 
Brosses  ,  de  l'Acade'mle  royale  des  belles  -  lettres  de  la 
Rochelle. 

On  a  mis  à  la  Icle  de  chaque  volume  une  taule  alpliabétlque  des  raots  Cl  dies 
expressions  hoiâ  d'usage,  avec  leur  explication. 


tV^lV^t^VtVKV^Mlfc^X^r^W^^^^^-tiOi^^l^WtV^^VX  iVVV«  *%V><»  IXVkW 


TOME  SECOND. 


i»**\*\*w»%\v»k%  wwwvi  t>vyvw>^vwv«wv^*^^k«vv\M^^^Vww 


A  PARIS, 

CHEZ  SAINTMICHEL,  LIBRAIRE^ 

QVAI   DES  AUGUSTINS,   ^«    ig. 
l8l3. 


TRAITÉ 


DE 


L'AMOUR  DE  DIEU 


l.VX\\VX\'VXX\'t/^««%V«n/ll%VW«rV\%%3bV«,'«VVVVK'l.'V%>\.-VVXVVVVVV\VV>/VVVVVII«/«l«VI/WVMk/«.'lJ«t^ 

LIVRE   SEPTIÈME. 

De  l'union  de  l'âme  avec  son  Dieu,  qui  se 
parfait  en  l'oraison. 


CHAPITRE    PREMIER. 

Comme  l'amour  fait  runion  de  lame  avec  Dieu  en  l'oraison. 

jM  ous  ne  parlons  pas  ici  de  runion  ge'ne'rale  du  cœiiu 
avec  son  Dieu,  mais  de  certains  actes  et  mouvemens 
particuliers  que  l'âme  recueillie  en  Dieu  fait  par  ma- 
nière d'oraison ,  afin  de  s'unir  et  joindre  de  plus  en 
plus  a  sa  divine  boute;  car  il  y  a,  certes,  différence 
enlre  unir  et  joindre  une  chose  a  l'autre,  et  serrer 
ou  presser  une  chose  contre  une  autre  ou  sur  une 
autre,  d'autant  que  pour  joindre  et  unir,  il  n'est 
besoin  que  d'une  simple  application  d'i:ne  chose  k 
l'autre,  en  sorte  qu'elles  se  touchent  et  soient  en- 
semble ,  ainsi  que  nous  joignons  les  vignes  aux  or- 
meaux et  les  jasmins  aux  treilles  des  berceaux  aue 
IL  1 


2         TBAÎTE  DE  L'AMOLR  DE  DIEU. 

l'on  fait  ès-jardin':.  Mais  pour  serrer  et  presser,  il 
faut  faire  une  application  forte  qui  accroisse  et  aug- 
mente runion;  de  sorte  queseiTcr,  c'est  intimement 
fit  fortement  joindre,  comme  nous  voyons  que  le  lierre 
se  joint  aux  arbres j  car  il  ne  s'unit  pas  seulement, 
mais  il  se  presse  et  sert  si  fort  a  eux ,  que  même  il  pé- 
nètre et  entre  dans  leurs  écorces. 

La  comparaison  de  Tamour  des  petits  enfay^s 
envers  leur  mère  ne  doit  point  être  abandonnée  a 
ca?i5e  de  son  innoceccc  et  pureté.  Voyons  donc  ce 
beau  petit  enfant  auquel  sa  mère  assise  présente  :on 
sein;  il  se  jette  de  force  entre  les  bras  d'icclle,  ra- 
massant et  pliant  tout  son  petit  coips  dans  ce  girou 
et  sur  cette  poitrine  aimable.  Et  voyez  réciproquement 
sa  nr:ère,  comme  le  recevant,  elle  le  serre,  et,  par 
manière  de  dire,  le  colle  a  son  sein,  et  le  baisant, 
joint  sa  bouche  a  la  sienne.  Mais  voyez  derechef  ce 
petit  poupon  appâté  des  caresses  maternelles ,  comme 
de  son  oAt  il  coopère  a  cette  union  d'entre  sa  mère 
et  lui;  car  il  se  serre  aussi  et  se  presse ,  tant  qu'il  pei 
par  lui-mèrae,  sur  la  poitrine  et  le  visage  de  sa  mère . 
et  semble  qu'il  se  veuille  tout  enfoncer  et  cacher  dans 
ce  sein  agié^ble  duquel  il  est  exiraif. 

Or  alors,  Tbéotimf',  l'union  e^t  parfaire,  fq;».;  «• 
n'étant  qu'une,  ne  lai  ?c  pas  de  procéder  de  la  mêro 
et  de  l'enfant,  en  sorte  néanmoins  qu'elle  dépend 
toute  de  la  Hière  ;  car  elle  a  attiré  a  soi  Tenfant,  elle 
l'a  la  première  serré  entre  ses  bras  et  pressé  sur  sa 
poitiinc,  et  les  forces  du  poupon  ne  sont  pas  si  grandes 
qu'il  eût  pu  se  serrer  et  preudic  si  foit  a  sa  mère.  Mais 
toutefois  tte  pauvre  pntil  fait  bien  ce  qu'il  peut  de 
son  côté,  e(  se  joint  de  toute  ?a  force  au  sein  ma- 
iei;çcl ,  non  scuieo.ent  consentant  a  la  douce  unioi^ 


MVRE  Vïl,    CHAP.  f.  3 

que  sa  mère  prnlique,  mais  y  conlribiiant  ses  foibles' 
eftoris  de  tout  son  canu-.  Et  je  dis  ses  foibîes  efforts, 
parce  qu'ils  sont  si  imbifcilles  qu'ils  ressenibleut 
presque  pliilôt  des  essais  d'union  que  non  pas  une 
union. 

Ainsi  donc,  Thcotinie  ,  notre  Seigneur  montrant  le 
très-aimable  sein  de  son  dis  in  amour  a  Tâme  de'vofe 
il  la  tire  toute  a  soi,  la  ramasse,  et  par  manière  de 
dire ,  il  replie  toutes  les  puisances  d'icelle  dans  le 
^iron  de  sa  douceur  plus  que  maternelle;  puis  brû- 
lant d'amour,  il  serre  Pâme,  il  la  joint,  la  presse  et 
colle  sur  ses  lèvres  de  suavité  et  sur  sa  délicieuse  poi- 
trine,«la  haisant  du  sacré  baiser  de  sa  hoiiclie ,  et 
lui  faisant  savourer  ses  mamelles  meilleures  que  le 
vin.  (Canl.  Cajit.  i.  i.)  Alors  l'âme,  amorc.'e  des 
délices  de  ses  faveurs,  non  seulement  consent  et  sô 
prête  a  l'union  que  Dieu  fait,  mais  de  tout  son  pou- 
voir elle  coopère,  s'efforcaut  de  se  joindre  et  serrer  de 
plus  en  plus  a  la  divine  bonté;  de  sorte  toutefois 
qu'elle  reconnoît  bien  q!ie  son  union  et  liaison  a  cette 
î>ouveraine  douceur  dépend  toute  de  l'opération  di- 
vine, sans  laquelle  elle  ne  pourroit  seulement  pas  faire 
le  moindre  essai  du  monde  pour  s'unir  u  icelle. 

Quand  oii  voit  une  exquise  beauté  regardée  avec 
grande  ardeur,  ou  une  excellente  mélodie  écoutée 
avec  graïkle  attention,  ou  imî  rare  discours  entendu 
avec  grande  contention,  où  dit  que  cette  beaulé-Ik 
lient  collés  sur  soi  les  yeux  des  spectateurs,  cme 
cette  musique  tient  attachées  les  oreilles,  que  ce  dis- 
cours ravit  les  cœurs  des  auditeurs.  Qu'est-ce  a  dire 
tenir  collés  les  yeux,  tenir  attachées  les  oreilles  ox 
ravir  les  cœurs,  sinon  umr  et  joindre  fort  serré  les 
S€!n5  cl  pu'ssancî^s  dont  on  parle  a  leurs  objets 'i'L'îiHé' 


4         TPxAITE  DÉ  L'AMOUR  DE  DIEU. 

<]onc  se  serre  et  se  presse  sur  son  objet,  quand  elle  s'y 
affectionne  avec  grande  attention;  car  le  serrement 
n'est  autre  chose  que  le  progrès  et  avancement  de 
l'union  et  conjonction.  Nous  usons  même  de  ce  mot 
selon  noire  langage  ès-choses  morales.  11  me  presse 
de  faire  ceci  ou  cela,  il  me  presse  de  demeurer,  c'est- 
à-dire  il  n'emploie  pas  seulement  sa  persuasion  ou  sa 
prière,  mais  il  l'emploie  avec  contention  et  effort, 
comme  firent  les  pèlerins  en  Emmaùs,  qui  non  seu- 
lement supplièrent  notre  Seigneur,  mais  le  pressèrent 
et  serrèrent  a  force ,  le  contraignant  d'ime  amou- 
reuse violence  d'arrêter  au  logis  avec  eux. 

Or,  en  l'oraison,  l'union  se  fuit  souvent  par  ma- 
nière de  petits  ,  mais  fréquens  élanceraens  et  avance- 
mens  de  l'âme  en  Dieu.  Et  si  vous  prenez  garde  aux 
petits  enfans  unis  et  joints  au  sein  de  leur  mère, 
vous  verrez  que  de  temps  en  temps  ils  se  pressent  et 
serrent  par  de  petits  élans  que  le  plaisir  de  téter  leur 
donne.  Ainsi  en  l'oraison,  le  cœur  uni  a  son  Dieu  fait 
jnainiefois  certaines  recharges  d'union  par  des  mou- 
veraens  avec  lesquels  il  se  serre  et  presse  davantage 
en  sa  divine  douceur  :  comme,  par  exemple,  Tâme 
avant  longuement  demeuré  au  sentiment  d'union 
par  lequel  elle  savoure  doucement  conibien  elle  est 
heureuse  d'être  a  Dieu;  enfin  accroissant  cette  union 
par  un  serrement  et  élan  cordial  :  Oui,  Seigneur, 
dira-t-elle,  je  suis  votre  toute,  toute,  toute  sans  ex- 
ception; ou  bien  :  Eh!  Seigneur,  je  le  suis,  certes, 
et  je  le  veux  être  toujours  plus;  ou  bien  ,  par  manière 
de  prière  :  O  doux  JÉsis,  chl  tiicz-moi  toujours  plus 
avant  dans  votre  cœur,  afin  que  votre  amour  m'en- 
glouiis$e,  et  qne  je  sois  du  tout  abhnée  eo  sa  dou- 
ceur! 


LIVRE  VII,  CHAP.  i.  6 

Mais  d'autres  fois  Tunion  se  fait,  non  par  des  élan- 
cemens  rëpéiés,  ains  par  manière  d'un  continuel  in- 
sensible pressèrent  et  avancement  du  cœur  en  la 
divii-e  bonté;  car  comme  nous  voyons  qu'une  grande 
et  pesnn'e  masse  de  plomb,  d'airain,  ou  de  pierre^ 
quoiqu'on  ne  la  pousse  point,  se  serre,  enfonce  et 
presse  tellement  conire  la  terre  sur  laquelle  elle  est 
posée,  qu'enlin  avec  le  temps  on  la  trouve  toute  en  - 
terrée  a  cause  de  l'inclinalîon  de  son  poids,  qui  par 
sa  pesanteur  la  fait  toujours  tendre  au  centre  ;•  ainsi 
notre  coeur  étant  une  fois  joint  a  son  Dieu,  s'il  de- 
meure en  cette  union  et  que  rien  ne  l'en  divertisse  > 
il  va  s'enfonçant  coniinuelîeraent  par  un  insensible 
progrès  d'union  jusques  h  ce  qu'il  soit  tout  en  Dieu  , 
à  cause  de  l'inclination  sacrée  que  le  saint  amour  lui 
donne  de  s'unir  toujours  davantage  a  la  souveraine 
bonté;  car,  comme  dit  le  grand  apôtre  de  France, 
l'amour  est  une  vertu  unitive,  c'est-a-dire  qui  nous 
porte  a  la  parfaite  union  du  souverain  bien.  Et  puisque 
c'est  une  vérité  indubitable  que  le  divin  amour  , 
tandis  que  nous  sommes  en  ce  monde,  est  un  mou- 
vemeut  ou  au  moins  une  habitude  active  et  tendante 
au  mouvement;  lors  même  qu'il  est  parvenu  a  la 
simple  union,  il  ne  laisse  pas  d'agir,  quoique  imper- 
ceptiblement, pour  l'accroître  et  perfectionner  de  plus 
en  plus. 

Ainsi  les  arbres  qui  aiment  d'être  transplantés, 
après  qu'ils  le  sont ,  étendent  leurs  racines  et  se  four- 
rent bien  avant  dans  le  sein  de  la  terre  qui  est  leur 
élément  et  aliment ,  nul  ne  s'apercevant  de  cela 
tandis  qu'il  se  fait,  ains  seulement  quand  il  est  fait. 
Et  le  cœur  humain  transplanté  du  monde  en  Dieu 
par  le  céUste  amour;  s'il  s'exerce  fort  en  l'oraison , 


i        TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

certes  il  s'étendra  contiDiidiement  et  se  sefrera  à  la 
divinité,  s'unissant  de  plus  en  pUvs  a  sa  bonté,  mais 
par  des  accroissemens  imperceptibles,  desquels  on  ne 
jemarque  pas  bonnement  le  progrès  tandis  qu'il  se 
fait,  ains  quand  il  est  fait.   Si  vous  buvez  quelque 
exquise  Ijqiieur,  par  exemple  de  l'eau  impériale,  la 
simple  union  d'icelle  avec  vous  se  fera  a  mesure  que 
vous  la  recevrez  j  car  la  réception  et  l'union  sont  une 
niême  chose  en  cet  endroit  ;  mais  par  après,  petit  a 
petit,  cette  union  s'agrandira  par  un  progrès  imper^ 
cepliblement  sensible;  car  la   vertu  de  cette  eau^ 
pénétrant  de  toutes  parts,  confortera  le  cerveau,  re- 
vigorera le  cœi'.r,  et  étendra  sa  force  sur  tous  vos 
esprits.  Ainsi  im  sentiment  de  dilection,  comme,  par 
exemple ,  que  Dieu  est  bon  !  étant  entré  dedans  le 
cœur,  d'abord  il  fait  l'union  avec  celte  bonté,  mais 
étant  entretenu  un  peu  longuement  comme  un  par- 
fum précieux ,  il  pénètre  de  tous  côtés  l'âme ,  il  se 
répand  et  dilate  dans  notre  volonté,  et,  par  manière 
de  dire,  il  s'incorpore  avec  notre  esprit,  se  joignant  et 
serrant  de  toutes  parts  de  plus  en  plus  b  nous,  et  nous 
unissant  a  lui.  Et  c'est  ce  que  nous  enseigne  le  grand 
David ,  quand  il  compare  les  sacrées  paroles  au  miel'^ 
car  qui  ne  sait  que  la  douceur  du  miel  s'unit  de  plus 
.en  plus  a  notre  sens  pai^  un  progrès  continuel  de  sovou- 
remcnt,  lorsque  le  tenant  longuement  en  la  bouche, 
ou  que  l'avalant  tout  bellement ,  sa  saveur  pénètre 
plus  avant  le  sens  de  notre  goût?  Et  de  même,  ce 
sentiment  de  la  bonté  céleste  exprimé  par  celte  parole 
de   saint  Bruno   :   O  honti!  ou   par  celle  de  saint 
'l'Iiomas  :  Mon  Seigneur  cl  mon  Dieu  1  ou  par  celle 
do  Madeleine  :  1^1 1  !  mon  imilln' !  ou  par  celle  de 
>aiul  François  :  Mon  Dieu  et  mon  tout!  ce  senti-: 


LIVRE  VII,    CHAP.  IL  ? 

ment,  dis-je,  demeurant  un  peu  longueraent  dedans 
un  cœur  amoureux,  il  se  dilate,  il  s'étend  et  s'en- 
fonce par  ui:e  intime  pénétration  eu  l'esprit,  et  de 
pins  en  plus  le  détrempe  tout  de  sa  faveur,  qui  n'est 
autre  chose  qu'accroître  l'union,  comme  fait  Ponguent 
précieux  ou  le  baume  ,  qui,  tombant  sur  le  coton,  sa 
yiêle  et  s'unit  tellement  de  plus  en  plus,  petit  a  petit, 
avec  icelui,  qu'enfin  on  ne  sauroit  plus  dire  si  le 
coton  est  parfumé,  ou  s'il  est  parfum;  ni  si  le  parfum 
€st  coton,  ou  le  coton  parfum.  O  qu'heureuse  est 
une  âme,  qui,  en  la  tranquillité  de  son  cœur,  con- 
serve amoureusement  le  sacré  sentiment  de  la  pré- 
sence de  Dieu  !  car  son  union  avec  la  divine  bonté 
croîtra  perpétuellement,  quoiqu'insensibleraent',  et 
détrempera  toutTesprit  d'icelui  de  son  infinie  suavité. 
Or,  quand  je  parle  du  sacré  sentiment  de  la  présence 
de  Dieu  en  cet  endroit ,  je  n'entends  pas  parler  du 
sentiment  sensible,  mais  de  celui  qui  réside  en  la  cime 
et  suprême  pointe  de  l'esprit,  où  le  divin  amour  règne 
et  fait  ses  exercices  principaux. 

CHAPITRE    II. 

Des  divers  degrés  de  la  sainte  union  qui  se  fait  eu  l'oraisoq. 

Lj'union  se  fait  quelquefois  sans  que  nous  y  coopé- 
rions, sinon  par  une  simple  suite;  nous  laissant  unir 
sans  résistance  a  la  divine  bonté,  comme  un  petit  en- 
fant amoureux  du  sein  de  sa  mère  ,  mais  tellement 
allangouri ,  qu'il  ne  peut  faire  aucun  mouvement  pour 
y  aller  ni  pour  se  serrer  quand  il  y  est ,  mais  seule-- 


8        TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  t)lEU. 

jneDt  est  bien  aise  d'être  pris  et  tiré  entre  les  bras  de 
sa  mère  ,  et  d'être  pressé  par  elle  sur  sa  poitrine. 

Quelqiiefoisnous  coopérons,  lorsqn'étant  tirés,  nous 
cornons  volontiers  pour  seconder  la  douce  force  de  la 
bonté  qui  nous  tire  et  nous  serre  a  soi  par  son  amour. 
Quelquefois  il  nous  semble  que  nous  commençons 
a  nous  joindre  et  serrer  a  Dieu  avant  qu'il  se  joi^^ne  a 
nous,  parce  que  nous  sentons  l'action  de  Punion  de 
notre  côté,  sans  sentir  celle  qui  se  fait  de  la  pari  de 
Dieu;  lequel  toutefois  sans  doute  nous  prévient  tou- 
jours, bien  que  toujours  nous  ne  sentions  pas  sa  pré- 
.vention  :  car  s'il  ne  s'unissoit  a  nous,  jamais  nous  ne 
nous  unirions  a  lui;  il  nous  choi'^it  et  saisit  toujours 
avant  quenous  le  choisissions  ni  saisissions.  Mais  quand 
;suivant  ses  attraits  impercep'ibles,  nous  commençons 
•à  nous  unir  a  lui,  il  fait  quelquefois  le  progrès  de  iintre 
union,  secourant  notre  imbécillité,  et  se  serrant  sen- 
siblement lui  même  a  nous  ,  si  que  nous  le  sentons 
qu'il  entre  et  pénètre  notre  cœur  par  une  suavité  in- 
comparable. Et  quelquefois  aussi  comme  il  nous  a  at- 
tirés insensiblement  a  l'union  ,  il  continue  insensible- 
ment a  nous  aider  et  secourir.  Et  nous  ne  savons 
comme  une  si  grande  union  se  fait ,  mais  nous  savons 
bien  que  nos  forces  ne  sont  pas  assez  i^randes  pour  le 
luire,  si  que  nous  jugeons  bien  par-la  que   quelque 
secrète  puissance  fait  son  insensible  action  en  nous. 
Comme  les  nochers  qui  portent  du  fer  ,  lorsque  sous 
i\n  vent  fort  foibie  ils  sentent  leurs  vaisseaux  cingler 
puissamment ,  connoissent  qu'ils  sont  proche  des  mon- 
tagnes de  l'aimant,  qui  les  tirent  imperceptiblement, 
et  voyent  en  celte  sorte  un  connoissable  et  perceptible 
avancement  provenant  d'un  moyen  inconnu  et  imper- 


LIVRE  VII,    CHAP.  II.  9 

Côptible.  Car  ainsi  lorsque  nous  V030DS  notre  esprit 
s'unir  de  plus  en  plus  a  Dieu  sous  de  petits  efforts  que 
notre  volonté  fait,  nous  jugeons  bien  que  nous  avons 
trop  peu  de  vent  pour  cingler  si  fort ,  et  qu'il  faut  que 
l'amant  de  nos  âmes  nous  tire  par  l'influence  secrète 
de  sa  grâce,  laquelle  il  veut  nous  ctre  imperceptible, 
afiu  qu'elle  nous  soit  plus  admirable,  et  que  sans  nous 
amusera  sentir  ses  attraits ,  nous  nous  occupions  plus 
purement  et  simplement  a  nous  unir  a  sa  bonté. 

Aucune  fois  cette  union  se  fait  si  insensiblement , 
que  notre  cœur  ne  sent  ni  l'opération  divine  en  nous, 
ni  notre  coopéiation;  ains  il  trouve  la  seule  union  in- 
sensiblement toute  faite,  a  Timitaiion  de  Jacob,  qui 
sans  y  penser,  se  trouva  marié  avec  Lia,  ou  plutôt 
comme  un  autve  Sarason  ,  mais  plus  heureux,  il  se 
trouve  lié  et  serré  des  cordes  de  la  sainte  union ,  sans 
que  nous  nous  en  s"»yons  aperçus. 

D'autres  fois  nous  sentons  les  serremens ,  l'unîcà 
se  faisant  par  des  actions  sensibles  tant  de  la  part  de 
Dieu  que  de  la  nôtre. 

Quelquefois  l'union  se  fait  par  la  seule  volonté  et 
en  la  seule  volonté,  et  aucune  fois  Feuteudement  y 
a  sa  part,  parce  que  la  volonté  le  tire  après  soi  et 
l'applique  a  son  objet,  lui  donnant  un  plaisir  spécial 
d'être  fiché  a  le  regarder;  comme  nous  voyons  que 
l'amour  répand  une  profonde  et  spéciale  attention  en 
nos  yeux  corporels  ,  pour  les  arrêter  a  voir  ce  que 
nous  aimons. 

Quelquefois  cette  union  se  fait  de  toutes  les  facultés 
de  l'âme  qui  se  ramassent  toutes  autour  de  la  volonté; 
non  pour  s'unir  elles-mêmes  a  Dieu ,  car  elles  n'eu 
sont  pas  toutes  capables,  mais  pour  donner  plus  de 
commodité  a  la  volonté  de  faire  son  union,  Ca?  si  les 


10       TRAITE  DE  L^UIOUR  DE  DIEU. 

autres  facultés  étoient  appliquées  une  chacune  a  son 
objet  propre  ,  râaie  opérant  par  icelles,  ne  poiuToit 
pas  si  parfaitement  s'employer  a  l'action  par  laquelle 
l'union  se  fait  avec  Dieu.  Telle  est  la  variété  tics 
unions. 

Voyez  saint-Martial,  (  car  ce  fut  comme  on  dit, 
Je  bienheureux  enfant  duquel  il  est  parlé  en  saint- 
Marc  ).  Notre  Seigneur  le  prit ,  le  leva  et  le  tint  assez 
longuement  entre  ses  bras.  O  beau  petit  Martial  !  que 
TOUS  êtes  heureux  d'être  saisi ,  pris,  porté,  uni ,  joint 
et  serré  sur  la  poitrine  céleste  du  Sauveur  et  baisé  de 
sa  bouche  sacrée,  sans  que  vous  y  coopériez  ,  qu'en 
De  faisantpas  résistance  a  recevoir  ces  divines  caresses! 
Au  contraire,  Saint-Siraéon  embrasse  et  serre  notre 
Seigneur  sur  son  sein ,  sans  que  notre  Seigneur  fasse 
aucun  semblant  de  coopérer  à  cette  union;  bien  que, 
comme  chante  la  très-sainte  Eglise,  le  J^ieiLlard  por- 
ioiiVenfantjinais V enfant gouvernoille  Vieillard. 
ÎSaint-Bonaventure   touché   d'une    sainte  humilité  ^ 
îion  seulement   ne  s'unissoit  pas  a  notre   Seigneur, 
ains  se  reiiroit  de  sa  présence   réelle,  c'est-a-dire, 
du  trèS'Saint  sacrement  de  l'Eucharistie  ,  quand  un 
jouroyant  messe,  notre  Seigneur  se  vint  unir  a  lui  , 
lui  portant  son  divin  sacrement.  Or  cette  union  faite , 
eh  Dieu  l  Théolime,  pensez  de  quel  amour  cette  sainte 
âme  serra  son  sauveur  sur  son  cœur  !  A  Topposite  , 
sainte  Catherine  de  Sienne ,  désirant  ardemment  notre 
Seigneur  en  lasjintccommuuion,  pressant  et  poussant 
son  âme  cl  son  affection  devers  lui,  il  se  vint  joindre 
b  elle,  entrant  en  sa  bouche  avec  mille  bénédictions. 
Ainsi   notre  Seigneur  rouunenca  l'union  avec  saint 
Boiiavcnlure,  et  siaintc  Catherine  sembla  couuuencer 
celle  qu'elle  cm  avec  sou  Sauveur.  La  sacrée   au'.autc 


LIVRE  MI,    CIIAP.  if.  Il 

du  Cantiqiie  parle   comme  ayant  pratiqué  Fiine  et 
Fautre  sorte  d'union  :  Je  suis  toute  à  mon  bien- 
aimé,  ce  dit-elle,  et  son  retout^  est  devers   moi  y 
(  Cant.  Cant.  7.  10.  )  car  c'est  autant  que  si  elle  di- 
soit  :  Je  me  suis  unie  a  mon  cher  ami,  et  réciproque- 
ment il  se  retourjie  dcTers  moi,  pour,  en  s' unissant 
de  plus  en  plus  a  moi,  se  rendre  aussi  tout  mien.  Morz 
cher  ami  in  est  un  bouquet  de  myrrhe  j  il  demeu- 
rera sur  moti  sein ,  et  je  l'y  sen  erai  comme  uH  bou- 
quet de  suavité.  Mon  dme,  dit  David,  s'est  .'terrée 
à  vous  y  ô  mon  Dieu  î  et  potre  main  droite  m'a  em- 
poigné el  saisi.  Mais  ailleurs  elle  confesse  d'être  pré- 
venue, disant  :  Âlon  cher  ami  est  tout  à  moi,  et 
moi  je  suis  toute  sienne  (  Cant.  Cant.  2. 16.  )  5  nous 
faisons  une  sainte  union  par  laquelle  il  se  joint  a  moî 
et  moi  je  me  joins  a  lui.  Et  pour  montrer  que  toujours 
toute  l'union  se  fait  par  la  grâce  de  Dieu  qui  nous 
tire  a  soi,  et  par  ses  attraits  émeut  notre  âme  et  anime 
le  mouvement  de  notre  union  envers  lui,  elle  s'écrie 
comme  toute  impuissante  :   Tirez-moi  :  mais  pour 
témoigner  qu'elle  ne  se  laissera  pas  tirer  comme  une 
pierre  ou  comme  un  forçat ,  ains  qu'elle  coopérera  de 
son  côté  et  mêlera  son  foible  mouvement  parmi  les 
puissans  attraits  de  sou  amant,  nous  courrons j  dit- 
elle,  â  l'odeur  de  vos  parjums.  Et  afin  qu'on  sache 
que  si  on  la  tire  un  peu  fortement  par  la  volonté^ 
toutes  les  puissances  de  l'âme  se  porteront  a  l'union  : 
Tirez-moi ,  dit-eîle ,    et  nous  courrons.  L'époux 
n'en  tire  qu^ine,   et  plusieurs  courent  a  Tunion.  La 
volonté  est  la  seule  que  Dieu  veut,  mais  toutes  les 
autres  puissances  courent  après  elle  pour  être  unies  k 
Dieu  avec  elle, 

A  celte  ULion  îe  divin  berger  des  âmes  provoquoit 


12      TKAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

sa  chère  Sulamlte.  Me  Liez -moi ,  disoit-il,  comme 
un  sceau  sur  potre  cœur  y  comme  un  cachet  sur 
votre  bras.  Pour  bien  imp*.  iiuer  un  cachet  sur  la  cire, 
on  ne  le  joint  pas  seulement ,  mais  on  le  presse  h'mn. 
serré.  Ainsi  veut-il  que  nous  nous  unissions  a  lui  d'une 
union  si  forte  et  presse'e  que  nous  demeurions  marqués 
de  ses  traits. 

Le  saint  amour  du  Sauveurnous presse Ç  2  Ep, 
ad  Cor.  5.  i4.)  ODieu  quel  exemple  d'union  excel- 
lente !  il  s'étoit  joint  a  notre  nature  humaine  par  grâce, 
comme  une  vigne  à  son  ormeau ,  pour  la  rendre  aucu- 
nement participante  de  son  fruit.  Mais  voyant  que 
celte  union  s'étoit  défaite  par  le  péché  d'Adam,  il  fit 
une  union  plus  serrée  et  pressante  en  l'incarnation , 
par  laquelle  ianature  humaine  demeure  a  jamais  jointe 
en  unité  de  personne  a  la  Divinité.  Et  afin  que  non 
seulement  la  nature  humaine,  mais  tous  les  hommes 
pussent  s'unir  intimement  à  sa  bonté,  il  institua  le 
Sacrement  de  la  très-sainte  Eucharistie,  auquel  un 
chacun  peut  participer  pour  unir  son  Sauveur  a  soi- 
jnême  réellement  et  par  manière  de  viande.  Théotime, 
cette  union  sacramentelle  nous  sollicite  et  nous  aide 
a  la  spirituelle  de  laquelle  jaous  parions. 

CHAPITRE    IIL 

Du  souverain  degré  d'union  par  la  suspension  et 
ra\isscnicnt. 

OOlT  donc  que  l'union  de  notre  nme  avec  Dieu  se 
fa^^so  inipcrreptib'rment ,  soit  iju'elle  -^e  fasse  percep- 
liblemeut,  Dieu  en  est  toujours  Tauleur,  et  nul  ne 


LIVPxE  VU,    CHAP.  III.  i3 

peut  s'unir  a  lui ,  s'il  ne  va  a  lui  :  nul  ne  peut  aller  a 
lui,  s'il  n'est  tiré  par  lui ,  comme  te'moigne  le  divin 
e'poux  ,  disant  :  Nul  ne  peut  venir  à  moi ,  sinon  que 
mon  père  le  tire,  ce  que  sa  ce'iesle  épouse  proteste 
aussi ,  disant  :  Tirez-moi,  nous  courrons  à  l'odeur 
de  vos  parfufns. 

Or  la  perfection  de  cette  union  consiste  en  deux 
points;  qu'elle  soit  pure  et  qu'elle  soit  forte.  Ne  puis- je 
pns  m'approcher  d'une  personne  pour  lui  parler,  pour 
lo  mieux  voir , pour  obtenir  quelque  chose  de  lui,  pour 
odorer  les  parfums  qu'il  porte,  pour  m'appu^^er  sur 
lui  ?  Et  lors  je  m'approche  voirement  de  lui  et  me  joins 
à  lui  ;  mais  l'approchement  et  union  n'est  pas  ma  prin- 
cipale prétention ,  ains  je  m'en  sers  seulement  comme 
d'un  moyen  et  d'une  disposition  pour  obtenir  une  autre 
chose.  Que  si  je  m'approche  de  lui  et  me  joins  a  lui , 
non  pour  aucune  autre  fin  que  pour  être  proche  de 
lui  et  jouir  de  cette  prochaineté  et  union;  c'est  alors 
un  approchement  d'union  pure  et  simple. 

Ainsi  plusieurs  s'aprrcclient  de  notre  Seigneur,  les 
uns  pour  Pouïr ,  comme  Madelaine;  les  autres  pour 
être  guéris^  comme  Pliemorroïsse ;  les  autres  pour 
Padorer,  comme  les  Mages;  les  autres  pour  le  servir  , 
comme  ^Marthe  ;  les  autres  pour  vaincre  le.n  inciédu- 
lité^  comme  saint  Thomas;  les  autres  poiu  le  parfumer, 
comme  Madelaiue  ,  Joseph,  Nicodeme.  Mais  sa  di- 
vine Sulamite  le  chercLe  pour  le  trouver,  et  l'ayant 
-tfouvé  ne  veut  autre  chose  que  de  le  tenir  bien  serré_, 
etle  tenant,  ne  jamais  le  quitter.  Je  le  tiens,  dit-elle^ 
et  ne  V  abandonnerai  point.  Jacob,  dit  saint  Bernard, 
tenant  Dieu  bien  serré,  le  ve»it  bien  quiiîer  pourvu 
qu'il  reçoive  sa  bénédiction  ;  mais  la  Sulamite  ne  le 
quittera  pas  quelle  bâieJiclion  qu'il  lui  donne  :  car 


i4      TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

elle  De  veut  pas  les  be'ncdictions  de  Dieu,  elle  veut 
le  Dieu  des  bénédictions,  disant  avec  David:  Qu'y 
a-t-il  au  ciel  pour  moi,  et  que  veux-je  sur  la  terre  ^ 
sinon  (^oM6f?Vous  ètesleDieu  de  mon  cœur  et  mon 
partage  à  toute  éternité.  (  Psalm,  62.  25.  26). 

Ainsi  fut  la  glorieuse  juère  auprès  de  la  croix  àe 
son  fils.  Ehl  que  cherchez-vous,  ômère  de  la  vie,  en 
ce  mont  de  calvaire  et  eu  ce  lieu  de  mort?  Je  cherche, 
eût-elle  dit,  mon  enfant  qui  est  la  vie  de  ma  vie.  Et 
pourquoi  le  cherchez-vous?  Pour  être  auprès  de  lui* 
Mais  maintenant  il  est  parmi  les  tristesses  de  la  mort. 
Eh  !  ce  ne  sont  pas  les  allégresses  que  je  cherche,  c'est 
lui-même  ,  et  partout  mon  cœur  amoureux  me  fait 
rechercher  d'être  unie  a  cet  aimable  enfant,  mon  cher 
bien  aimé.  En  somme  la  prétention  de  Tâme  en  cette 
union  n'est  autre  que  d'être  avec  son  amant. 

Mais  quand  l'union  de  l'âme  avec  Dieu  est  grande- 
ment très-étroite  et  très-serrée,  elle  est  appelée  par  les 
théologiens ,  inhésion  ou  adhésion ,  parce  que  par  icelle 
Tâme  demeure  prise,  attachée,  collée  et  affichée  a  la 
divine  majesté:  en  sorte  que  mal-aisément  peut-elle 
s'en  déprendre  et  retirer.  Voyez,  je  vous  prie,  cet 
homme  pris  et  serré  par  attention  a  la  suavité  d'une 
harmonieuse  musique,  ou  bien  (  ce  qui  est  extravagant) 
a  la  niaiserie  d'un  jeu  de  cartes;  vous  l'en  voulez  reti- 
rer et  vous  ne  pouvez  :  quelles  affaires  qu'il  ait  au  logis, 
on  ne  le  peut  arracher ,  il  en  perd  même  le  boire  et  le 
manger.  0  Dieu  !  Théotiiiie,  combien  plus  doit  être 
attachée  et  serrée  l'âme  qui  est  amante  de  son  Dieu, 
quand  elle  est  unie  a  la  divinité  de  l'infinie  douceur^ 
Cl  cju'elle  est  prise  et  éprise  en  cet  objet  d'incompa- 
rables perfections?  Telle  fut  celle  du  grand  vaisseau 
d'élection  j  qui  s'cuiuit:  ylfin  que  je  yiyc  à  Dieu^ 


LIVUE  VIT,    CHAP.  IH.  i5 

je  suis  affiché  à  la  croix  avec  Jésus-Christ  (  Ep.  ad 
Gai  2.  19).  Aussi  proleste-t-il  que  rien^  non  pns  la 
mort  même ,  îie  le  peut  séparer  de  son  maître.  El  cet 
effet  de  Tamourfut  même  pratiqué  entre  David  et  Jo- 
nathas  ;  car  il  est  dit  que  F  âme  de  Jonathas  fut  collée 
â  cellecle  David.  Aussi  esî-ceun  axiome  ce'lébré parles 
anciens  pères  ,  que  Tamitié  qui  peut  finir ,  ne  fut  ja- 
mais vraie  amitié,  ainsi  que  j'ai  dit  ailleurs. 

Aboyez,  je  vous  prie,  Théotime ,  ce  petit  enfant 
attaché  au  sein  et  au  col  de  sa  mère.  Si  on  le  veut  ar- 
racher de  la  pour  le  porter  en  son  berceau ,  parce  qu'il 
est  tejnps ,  il  marchande  et  dispute  tant  qu'il  peut  pour 
ce  point  quitter  ce  sein  tant  aimable.  SI  on  le  fait  dé- 
prendre d'une  main  ,  il  s'accroche  de  l'autre,  et  si  on 
l'enlève  du  tout  il  se  met  a  pleurer;  et  tenant  son 
cœur  et  ses  yeux  où  il  ne  peut  plus  tenir  son  corps , 
il  va  réclamant  sa  chère  mère,  jusquesa  ce  qu'à  force 
de  le  bercer  on  l'ait  endormi.  Ainsi  Tâme,  laquelle, 
par  Texereice  de  l'union^  est  parvenue  jusqu'à  de- 
meurer prise  et  attachée  a  la  divine  bonté,  n'en  peut 
êti  e  tirée  presque  que  par  force  et  avec  beaucoup  de 
douleur;  on  ne  la  peut  faire  déprendre  :  si  on  détourne 
sou  imagination,  elle  ne  laisse  pas  de  se  tenir  prise  par 
50U  entendement;  que  si  on  tire  son  entendement, 
elle  se  tient  attachée  par  la  volonté  ,  et  si  on  la  fait 
encore  abandonner  de  la  volonté  par  quelque  distrac- 
tion violente,  elle  se  retourne  de  moment  en  moment 
du  coté  de  son  cher  objet,  duquel  elle  ne  peut  du  tout 
se  déprendre, renouant  tant  qu'elle  peut  lesdoux  liens 
de  son  union  avec  lui  par  des  fréquens  retours  qu'elle 
fait  comme  a  la  dérobée,  expérimentant  en  cela  îa 
peine  de  saint  Paul  :  car  elle  est  pressée  de  deux  dé- 
isirs,  d'être  délivrée  d^  toute  occup-ition  €Xléfiiiu?« 


i6        TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

pour  demeurer  en  son  inte'rieur  avec  Jésus -Christ ,  et 
d'allernéanmoins  a  l'œuvre  de  Tobéissance  que  ruoion 
même  avec  Jésus-Christ  lui  enseigne  être  requise. 

Or,  la  bienheureuse  mère  Thérèse  dit  excellemment 
que  l'union  étant  parvenue  jusqu'à  cette  perfection 
que  de  nous  tenir  pris  et  attachés  avec  notre  Sei- 
gneur, elle  n'est  point  différente  du  ravissement, 
suspension  ou  pendement  d'esprit  j  mais  qu'on  l'ap- 
pelle seulement  union ,  ou  suspension ,  ou  pende- 
ment,  quand  elle  est  courte  5  et  quand  elle  est  longue, 
on  l'appelle  extase  ou  ravissement  ;  d'autant  qu'en 
effet  l'âme  attachée  a  son  Dieu  si  fermement  et  si 
serrée  qu'elle  n'en  puisse  pas  aisément  être  deprise , 
elle  n'est  plus  en  soi-même,  mais  en  Dieu  :  non  plus 
qu'un  corps  crucifié  n'est  plus  en  soi-même,  mais  en 
la  croix;  et  que  le  lierre  attaché  a  la  muraille  n'est 
plus  en  soi,  mais  en  la  muraille. 

Mais  afin  d'éviter  toute  équivoque,  sachez.  Théo- 
lime, que  la  charité  est  un  lien,  et  un  lien  de per- 
fection\  etqi:i  a  plus  de  charité,  il  est  plus  étroite- 
ment uni  et  lié  a  Dieu.  Or,  nous  nepailonspas  de  celte 
union  qiii  est  permanente  en  nous,  par  manière  d'ha- 
bitude; soit  que  nous  dorniîons,  soii  que  nous  veil- 
lions :  nous  parlons  de  l'union  qui  se  frtit  par  l'action, 
el  qui  est  un  des  exercices  de  la  charité  et  dilection. 
Imaginez- vous  donc  que  saint  Paul,  saint  Denis, 
saint  Augustin,  saint  Bern;nd_,  sa^nt  François,  sainte 
Catherine  de  Gênes  ou  de  Sienne,  sont  ei:COve  en  ce 
monde,  et  qu'ils  dortuent  de  l.ibsi'ude  aoiès  plusieurs 
travaux  pris  poL,r  lamour  de  Dieu.  Représentez  vous 
d'autre  part  qut;lque  bonne  âjuc,  mais  non  pas  si 
sainte  conmie  eux,  qui  fut  en  l'oraison  d^inion  k 
nicme  temps;  je  vou»  demande,  mou  cher  Thcotime, 


LIVRE  VIÎ,    CHAP.  III.  17 

qui  est  plus  uni,  plus  serré,  plus  attaché  a  Dieu, 
ou  ces  grands  saints  qui  dorment,  ou  cette  âme  qui 
prie?  Certes,  ce  sont  ces  admirables  amans;  car  ils 
ont  pins  de  charité,  et  leurs  affections,  qnoiqu'en 
certaine  façon  dormantes,  sont  tellement  engagées  et 
prises  a  leurs  maîtres,  qu'elles  en  sont  insépnrables. 
Mais,  ce  me  direz -vous,  comme  se  peut -il  faire 
qu\me  âme  qui  est  en  l'oraison  d'union  ,  et  même 
jusqu'à  l'extase ,  soit  moins  unie  a  Dieu  que  ceux  qui 
dorment,  pour  saints  qu'ils  soient?  Voici  que  je  vous 
dis,  Théotime  :  celle-là  est  plus  avant  en  l'exercice 
de  l'union,  et  ceux-ci  sont  plus  avant  en  l'union; 
ceux  -ci  sont  unis  et  ne  s'unissent  pas,  puisqu'ils  dor- 
ment; et  celle-là  s'unit,  étant  en  l'exercice  et  pra- 
tique actuelle  de  l'union. 

Au  demeurant,  cet  exercice  de  l'union  avec  Dieu 
se  peut  même  pratiquer  par  des  courts  et  passagers , 
mais  fréquens  élans  de  notre  cœur  en  Dieu  par  ma- 
nière d'oraisons  jaculatoires  faites  a  cette  intention. 
Ah!  JÉSUS,  qui  me  donnera  la  grâce  que  je  sois  un 
seul  esprit  avec  vous!  Enfin,  Seigneur,  rejetant  la 
multiplicité  des  créatures,  je  ne  veux  que  votre  unité. 
0  Dieu,  vous  êtes  le  seul  un  et  la  seule  unité  néces- 
saire a  mon  âme!  Hélas,  cher  ami  de  mon  cœur, 
unissez  ma  pauvre  unique  âme  a  votre  très-unique 
bouté.  Eh!  vous  êtes  tout  mien,  quand  serai- je  tout 
vôtre!  L'aimant  tire  le  fer  et  le  serre.  0  Seigneur 
JÉ^us,  mcn  amant,  soyez  mon  tire-cœur,  serrez, 
pressez  et  unissez  a  jamais  mon  esprit  sur  votre  pa- 
ternelle poitrine  !  Eh!  puisque  je  suis  fait  pour  vous, 
pourquoi  ne  suis- je  pas  en  vous?  Abîmez  cette  goutte 
d'esprit  que  vous  m'avez  donnée ,  dedans  la  mer  de 
votre  bonté  de  laquelle  elle  procède.  Ahî  Seigneur, 


i8        TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

puisque  votre  cœur  m'aime,  que  ne  me  ravit-il  a  soi, 
puisque  je  le  veux  bien?  Tirez-moi^  e\je  couiTai â 
la  suite  de  vos  attraits,  pour  me  jeter  entre  vos  bras 
paternels,  et  n'en  bouger  jamais  ès-siècles  des  siècles, 
u4mer2. 

CHAPITRE    IV. 

Du  raTisscmcnl.   et  «le  la  première  espèce  iricciui. 

JL'fxtase  s'appelle  ravissement,  d'autant  que  par 
jcelle  Dieu  nous  attireet  élève  a  soi ,  et  le  ravissement 
s'appelle  extase,  en  tant  que  par  icelui  nous  sortons 
et  demeurons  hors  et  au-dessus  de  nous-mêmes  pour 
nous  unir  a  Dieu.  Et  bien  que  les  attraits  par  lesquels 
nous  sommes  attires  de  la  part  de  Dieu ,  soyent  admi- 
rablement doux,  suaves  et  délicieux;  si  est-ce  qu'a 
cause  de  la  force  que  la  beauté  et  bonté  divine  a  pour 
tirer  a  soi   l'attention   et  application   de   l'esprit ,  il 
semble    que   non   seulement  elle  nous   élève  ,  mais 
qu'elle  nous  ravit  et  emporte;  comme  au  contraire  k 
raison    du   très -volontaire    consentement  et  ardent 
mouvemmt  par  lequel  Pànie  raNie  s'écoule  après  les 
attraits  divins ,  il  semble    que   non   seulement   elle 
monte  et  s'élève ,  mais  qu'elle  se  jette  et  s'élance 
hors  de  soi  en  la  divinité  même.  Et  c'en  est  de  même 
en  la  très- infâme  extase  ou  abominable  ravissement 
qui  arrive  a  l'ànie,  lorsque  par  les  amorces  des  plaisirs 
charnels  elle  est  mise  hois  de  si  propre  dii;nité  spi- 
rituelle, et  au-dessous  de  sa  cundition  naturelle;  car 
en  tant  que  volontairement  elle  suit  cette  malheureuse 
volupté  et  se  précipite  hors  de  soi-même,  c'est-î»- 


LIVRE  VIT,    CHAP.  IV.  19 

-dire  hors  de  l'ëtat  spirituel  :  on  dit  qu'elle  est  en 
Textase  sensuelle,  mais  en  tant  que  les  appas  sensuels 
la  tirent  puissamment,  et ,  par  manière  de  dire,  Fen- 
traînent  dans  cette  basse  et  vile  condition  5  on  dit 
qu'elle  est  ravie  et  emportée  hors  de  soi-même,  parce 
que  cf  s  voliipte's  grossières  la  de'meltent  de  l'usage  de 
Ja  raison  et  intelligence  avec  une  si  furieu-^e  violence, 
que,  comme  dit  l'un  des  plus  grands  philosophes, 
l'homme  étant  en  cet  accident  semble  être  tombé  en 
lépilepsie  ,  tant  l'esprit  demeure  absoibé  et  comme 
perdu.  0  hommes!  jusques  a  quand  serez -vous  si 
insensés  que  de  vouloir  ravaler  votre  dignité  natu- 
relle ,  descendant  volontairement  et  vous  précipitant 
en  la  condition  des  bêtes  brutes? 
^  Mais,  mon  cher  Théotime,  quant  aux  extases  sa- 
crées, elles  sont  de  trois  sortes.  L'une  est  de  l'enten- 
dement ,  l'autre  de  l'affection,  et  la  troisième  de  l'ac- 
lion  :  l'une  est  en  la  splendeur,  l'autre  en  la  ferveur, 
€t  la  troisième  en  l'œuvre;  l'une  se  fait  par  l'admi- 
ration, l'autre  parla  dévotion,  et  la  troisième  par 
l'opriNition.  L'admiration  se  fait  en  nous  par  la  ren- 
contre d'une  ve'rité  nouvelle  que  nous  ne  connois- 
sions  pas  ni  n'attendions  pas  de  connoître.  Et  si  a  la 
flouvelle  vérité  que  nous  rencontrons,  est  jointe  la 
beauté  et  bonté ,  l'admiration  qui  en  provient  est 
grandement  délicieuse.  Ainsi  la  reine  de  Saba  trou- 
vant en  Salomon  plus  de  véritable  sagesse  qu'elle 
■  n'avoit  pensé,  elle  demeura  toute  pleine  d'admiration; 
et  les  Juifs,  voyant  en  notre  Sauveur  une  science 
qu'ils  n'eussent  jamais  cru  ,  furent  surpris  d'un-e 
grande  admiration.  Quand  donc  il  plaît  a  la  divine 
Ijonté  de  donner  h  notre  entendement  quelque  spé- 
ciale clarté,  par  le  moyen  de  laquelle  il  vint  coa- 


Qo       TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

templer  les  mystères  divins  d'une  contemplation  ex-' 
traordinaire  et  fort  relevée;  alors,  voyant  plus  de 
beauté  en  iceux  qu'il  n'avoit  pu  s'imaginer,  il  entre 
en  admiration. 

Or,  l'admiration  des  choses  agréables  attache  et 
colle  fortement    l'esprit  a   la  chose  admirée,  tant  a 
raison  de  l'excellence  de  la  beauté  qn'clle  lui  dé- 
couvre, qu'a  raison  de  la  nouveauté  de  cette  excel- 
lence ,  Tentendement  ne  5e  pouvant  assez  assouvir 
de  voir  ce  qu'il  n'a  encore  point  vu  ,  et  qui  est  si 
agréable   a  voir.  Et  quelquefois ,  outre  cela ,  Dieu 
donne  a  l'âme  une  lumière  non  seulement  claire,  mais 
croissante  comme  l'aube  du  jour,  et  alors  comm^ 
ceux  qui  ont  trouvé  une  minière  d'or,  fouillent  tou- 
jours plus  avant  pour  trouver  toujours  davantage  de 
ce  tant  désiré  métal,  ainsi  l'entendement  va  de  plus 
en  plus  s'enfonçant  en  la  considération  et  admiration 
de  son  divin  objet;  car  ne  plus  ne  moins  que  l'admi- 
ration a  causé  la  philosophie  et  attentive  recherche 
des  choses  naturelles ,  elle  a  aussi  causé  la  contem- 
plation et  théologie  mystique;  et  d'autant  que  cette 
admiration,  quand  elle  est  forte,  nous  tient  hors  et 
au-dessus  de  noiis-uiêmes  par  la  >ive  attention  et 
application  de  noire   entendement   aux  choses  cé- 
lestes, elle  nous  porte  par  conséquent  eu  l'extase. 

*.».V*WVV\AXV%rt.\Vl\V^V».W».\<VVVV\iVVW«t»l\(VWV»,\W%W%W\'*\(»A/VVW»*)V»(V%<VV»i^V%(V*VW'W 

CHAPITRE    V. 

De  la  seconde  espèce  de  ravissement. 

Dieu  attire  les  esprits  a  soi  par  sa  souveraine  beauté 
eu  incompréhensible  bonté  :  excellences  qui  toutes 


LIVRE  VII,    CHAP.  V.  21 

deux  ne  sont  néanmoins  qu'une  suprême  divÎDitë 
Irès-iiniquement  belle  et  bonne  tout  ensemble.  Tout 
se  fait  pour  le  bon  et  pour  le  beau  :  toutes  choses 
regardent  vers  lui,  sont  mues  et  contenues  par  lui,  et 
pour  l'amour  de  lui.  Le  bon  et  le  beau  est  désirable , 
aimable  et  chérissable  a  tous  :  pour  lui  toutes  choses 
font  et  veulent  tout  ce  qu'elles  opèrent  et  veulent. 
Et  quant  au  beau,  parce  qu'il  attire  et  rappellera  soi 
toutes  choses,  les  Grecs  l'appellent  d'un  nom  qui  est 
tiré  d'une  parole  qui  veut  dire  appeler. 

De  même  quant  au  bien  ,  sa  vraiejmage  c'est  la 
lumière ,  surtout  en  ce  que  la  lumière  recueille  , 
réduit  et  convertit  a  soi  tout  ce  qui  est,  dont  le  soleil 
entre  les  Grecs  est  nommé  d'une  parole ,  laquelle 
montre  qu'il  fait  que  toutes  choses  soient  ramassées 
et  serrées,  rassemblant  les  dispersées ,  comme  la  bonté 
convertit  a  soi  toutes  choses,  étant  non  seulement 
la  souveraine  uniié,  mais  souverainement  unissante, 
d'autant  que  toutes  choses  la  désirent  comme  leur 
principe ,  leur  conservation  et  leur  dernière  fin  •  de 
sorte  qu'en  somme  le  bon  et  le  beau  ne  sont  qu'u«e 
même  chose,  d'autant  que  toutes  choses  désirent  le 
beau  et  le  bon. 

Ce  discours,  Théolime,  est  presque  tout  composé 
des  paroles  du  divin  saint  Denis  Aréopagite.  Et  certes, 
il  est  vrai  que  le  soleil,  source  de  la  lumière  corpo- 
relle, est  la  vraie  image  du  bon  et  du  beau  j  car  entre 
I  les  créatures  purement  corporelles,  il  n'y  a  point  de 
'  bonté  ni  de  beauté  égale  a  celle  du  soleil.  Or,  la  beauté 
et  bonté  du  soleil  consiste  en  sa  lumière,  sans  laquelle 
rien  ne  seroit  beau  et  rien  ne  seroit  bon  en  ce  monde 
corporel.  Elle  éclaire  tout,  comme  belle;  elle  échauffe 
et  vivifie  tout ,  comme  bonne.  En  tant  qu'elle  est 


3it      TRAITE  DE  UA^rOUR  DE  DIEU. 

belle  et  claire,  el!ea!hre  tons  les  yeiïx  qui  ont  vue 
au  monde  ;  en  tv^nt  qu'elle  est  bonne  et  quelle  échauffe, 
el!e  attire  a  soi  tous  les  appétits  et  toutes  les  incli- 
nations du  nion^le  corporel;  car  elle  tire  et  éiève  les 
exhalations  et  vapeurs,  elle  tire  et  fait  sortir  les  plantes 
et  les  animaux  de  leurs  origines,  et  ne  se  fait  aucune 
production  a  laquelle  la  chaleur  vitale  de  ce  grand 
luminaire  ne  contribue.  Ainsi  Dieu,  Père  de  toute 
lumière,  souverainement  bon  et  beau  par  sa  beauté', 
attire  notre  entendement  a  le  contempler,  et  par  sa 
bonté  il  attire  notre  volonté  a  l'aimer.  Comme  beau , 
comblant  notre  entendement  de  délices,  il  répand  son 
amour  dans  cotre  volonté;  comme  bon,  remplissant 
liOire  volonté  de  son  amour,  il  excite  notre  entende- 
ment a  le  contempler,  l'amour  nous  provoquant  a  la 
contemplation,  et  la  contemplation  a  l'amour;  dont 
il  s'ensuit  que  l'extase  et  le  ravissement  dépend  tota- 
lement de  l'amour;  car  c'est  l'amour  qui  porte  l'en- 
t-endement  a  la  contemplation ,  et  la  volonté  a  l'union, 
de  manière  qu'enfin  il  faut  conclure  avec  le  grand 
saint  Denis,  que  l'amour  divin  est  extatique,  no per- 
n:eîtant  pas  que  les  amans  soyent  a  eux-mêmrs,  ains 
U  la  chose  aimée.  A  raison  de  quoi  cet  admirable 
arôtrc,  saint  Paul,  étant  en  la  possession  de  ce  divin 
amour,  et  fait  participant  de  sa  chose  extatique,  d'une 
bouche  divinement  inspirée  :  Je  p/ôv,  dit-il,  non 
plus  moi,  mais  Jésus-C/irist  i>it  en  moi.  {Kp.  ad 
Cal,  3.  20.)  Ainsi,  comme  un  vrai  amoureux  sorti 
hors  de  soi  en  Dieu  ,  il  \ivoit,  non  plus  de  sa  propre 
vie,  mais  de  la  vie  de  son  bien  aime,  comme  souverai- 
nement aimable. 

Or,  ce  ravissement  d'amour  se  fait  sur  la  volonté 
en  cette  sorte.  Dieu  la  touche  par  ces  attraits  de  sua- 


LIVRE  Vil,    CliAP.   V.  t5 

Tité,  et  lors,  comme  ime  aiguille  touchée  par  l'ai- 
mant se  tourne  et  remue  vers  le  pôle ,  s'oubliant  tle 
son  insensible  condition;  ainsi  la  volonté,  atteinte  de 
l'amour  céleste ,  s'élance  et  porte  en  Dieu ,  quittant 
toutes  ses  inclinations  terrestres,  entrant  par  ce  moyen 
en  un  ravissement,  non  de  connoissance,  mais  de 
jouissance;  non  d'admiration,  mais  d'affbction;  non 
de  science,  mais  d'expérience;  non  de  vue,  mais  de 
goût  et  de  savourement. 

Il  est  vrai  que,  comme  j'ai  déjà  signifié,  l'enten- 
dement entre  quelquefois  en  admiration  ,  voyant  la 
sacrée  délectation  que  la  volonté  a  en  son  extase^ 
comme  la  volonté  reçoit  souvent  de  la  délectation, 
apercevant  rentendeinent  en  admiration;  de  sorte 
que  ces  deux  facultés  s'entrecommuniquent  leurs  ra- 
\issemeiis,  le  regard  de  la  beauté  nous  la  faisant 
aimer,  et  l'amour  nous  la  faisant  reirarder.  On  n'est 
guère  souvent  écliaufFé  des  rayons  du  soleil  qu'on 
n'en  soit  éclairé,  ni  4ilairé  qu'on  n'en  soit  échauffé. 
L'amour  fait  facilement  admirer,  et  l'admiration  fa- 
cilement aimer. 

Toutefois  les  deux  extases  de  l'entendement  et  de 
la  volonté  ne  sont  pas  tellement  appartenantes  l'une 
k  l'autre,  que  Tune  ne  soii  bien  souvent  sans  l'autre; 
car  comme  les  philosophes  ont  eu  plus  de  la  connois- 
sance qtie  de  l'amour  du  créateur  ,  aussi  les  bons 
cbrétiens  en  ont  maintefois  plus  d'amour  que  de  con- 
noissance, et  par  conséquent  l'excès  de  la  connois- 
sance n'est  pas  toujours  suivi  de  celui  de  l'amour, 
non  plus  que  l'excès  de  l'amour  n'est  pas  toujours 
accompagné  de  celui  de  la  connoissance,  ainsi  que 
j'ai  remarqué  ailleurs.  Or,  l'extase  de  l'admiration 
étant  seule  ne  nous  fait  pas  meiljeurs,  suivant  ce 


2i       TRAITE  DE  UAMOUR  DE  DIEU. 

qu'en  dit  celui  qui  avoit  e'të  ravi  en  extase  jusqu'au 
troisième  ciel  :  Si  je  connoissois ,  A\iA\  ^  tous  les 
mystères  et  toute  la  science ,  et  je  n  ai  pas  la  cha- 
rité '.je  ne  suis  rien  ;  (i,  Ep.  ad  Cor.  i3.  2.)  et  par- 
tant le  malin  esprit  peut  extasier,  s'il  faut  ainsi  parler, 
et  ravir  Tenteudement,  lui  représentant  des  merveil- 
leuses intelligences  qui  le  tiennent  e'ievé  et  suspendu 
au-dessus  de  ses  forces  naturelles,  et  par  telles  clarte's, 
il  peut  encore  donner  a  la  volonté  quelque  sorte  d'a- 
mour vain,  mou,  tendre  et  imparfait,  par  manière  de 
^complaisance ,  satisfaclion  et  consolation  sensible. 
Mais  de  donner  la  vraie  extase  de  la  volonté ,  par  la- 
quelle elle  s'attache  uniquement  et  puissamment  a  la 
bonté  divine  ,  cela  n'appartient  qu'a  cet  esprit  sou- 
verain, ^ar  lequel  la  charité  de  Dieu  est  répandue 
dedans  nos  cœurs, 

CHAPITRE    VI. 

Des  marques  du  bon  ravissement,  cl  de  la  troisième  espèce 

d'icelui, 

JliN  effet,  Théotime,  on  a  vu  en  notre  âge  plusieurs 
personnes  qui  croyoient  elles-mêmes,  et  chacun  avec 
elles,  qu'elles  fassent  fort  souvent  ravies  divinement 
en  extase;  et  enfin  toutefois  on  découvroit  que  ce  n'é- 
t  oientqii'illusions  et  amusemcnsdiaboliques.  Un  certain 
prêtre  du  temps  de  saint  Augustin,  se  mettoit  en  ex- 
tase toujours  quand  il  vouloit,  (hantant  ou  faisant 
chanter  certains  airs  lugubres  et  pitoyables,  et  ce 
pour  seulement  contenter  la  curiosité  de  ceux  qui  de- 
siroicnt  voir  ce  spectacle.  Mais  ce  qui  est  admirable, 


LIVRE  VII,    CHAP.  VI.  25 

c'est  que  son  extase  passoit  si  avant,  qu'il  ne  senloit 
même  pas  quand  on  lui  appliquoit  le  feu,  sinon  après 
qu'il  e'ioit  revenu  a  soi  :  et  néanmoins  si  quelqu'un 
parloit  un  peu  fort  et  a  voix  claire,  il  l'entendoit 
comme  de  loin,  et  n'avoit  aucune  respiration.  Les 
philosophes  mêmes  ont  reconnu  certaines  espèces  d'ex- 
tases naturelles  faites  par  la  véhémente  a ppl  cation  de 
l'esprit  a  la  considération  des  choses  pkis  relevées» 
C'est  pourquoi  il  ne  se  faut  pas  étonner  si  le  ma- 
lin esprit,  pour  faire  le  singe,  tromper  lésâmes, 
scandaliser  les  foibles,  et  se  U-ansfonner  en  esprit 
de  lumière  (2  ad  Cor,  9.  li),  opère  desravissemens 
en  quelques  âmes  peu  solidement  instruites  en  la  vraie 
piété. 

Afin  donc  qu'on  puisse  discerner  les  extases  divines 
d'avec  les  humaines  et  diaboliques,  les  serviteurs  de 
Dieu  ont  laissé  plusieurs  documeos.  Mais  quant  a  moi, 
il  me  suffira  pour  mon  propos  de  vous  proposer  deux 
inarques  de  la  bonne  et  sainte  extase.  L'une  est  que 
Texlase  sacrée  ne  se  prend  ni  attache  jamais  tant  k 
Fentendement  qu'a  la  volonté,  lar:'elle  elle  émeut  ^ 
échauffe  et  remplit  d'une  puissante  affection  envers 
Dieu  ;  de  manière  que  si  l'extase  est  plus  belle  que 
bonne,  plus  lumineuse  que  chaleureuse,  plus  spécu- 
lative qu'affective,  elle  est  grandement  douteuse  et 
digne  de  soupçon.  Je  ne  dis  pas  qu'on  ne  puisse  avoiu 
des  ravissemens,  des  visions  .'  tme  prophétiques,  sans 
avoir  la  charité  :  car  je  sais  bien  que  comme  on  peut 
avoir  la  charité  sans  être  ravi  et  sans  prophétiser, 
aussi  peut-on  être  ravi  et  prophétiser  sans  avoir  la 
charité;  mais  je  dis  que  celui  qui  ea  son  ravisse- 
ment a  plus  de  clarté  en  l'entendement  pour  admi- 
rer Dieu ,  que  de  chaleur  en  la  voloDté  pour  Tuimer, 
IL  2 


26       TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

il  doit  être  sur  ses  gardes ,  car  il  y  a  danger  nue  cette 
extase  ne  soit  fausse,  et  ne  rende  l'esprit  plus  erflé 
qu'édifié,  le  mettant  voirement  comme  Saill^  Balaam 
etCaiphe,  entre  les  prophètes  ^maisle  laissant  néaii' 
moins  entre  les  réprouvés. 

La  seconde  marque  des  vraies  extases  consiste  en 
la  troisième  espèce  d'extases  que  nous  avons  marquée 
ci-dessus;  extase  toute  sainte,  toute  aimable,  et  qui 
couronne  les  deux  autres:  et  c'est  l'extase  de  Pœuvre 
et  de  la  vie.  L'entière  observation  des  commandemens 
de  Dieu  n'est  pas  dans  l'enclos  des  forces  humaines, 
mais  elle  est  bien  pourtant  dans  les  confins  de  l'ins- 
tinct de  l'esprit  humain,  comme  très-conforme  a  la 
raison  et  lumière  naturelle  :  de  sorte  que  vivant  selon 
les  commandemens  de  Dieu ,  nous  ne  sommes  pas 
pour  cela  hors  de  jjotre  inclination  naturelle.  Mais 
outre  les  commandemens  divins,  il  y  a  des  inspirations 
célestes  pour  l'exécution  desquelles  il  ne  faut  pas 
seulement  que  Dieu  nous  élève  au-dessus  de  nos  forces, 
mais  aussi  qu'il  nous  tire  au-dessus  des  instincts  et 
des  inclinations  (Z-t  notre  nature ,  d'autant  qu'encore 
que  ces  inspirations  ne  sont  par.  contraires  a  la  raison 
humaine,  elles  l'excèdent  toutefois,  la  surmontent, et 
sont  au-dessus  d'icelle  :  de  sorte  que  lors  nous  ne  vi- 
vons pas  seulement  une  vie  civile,  honnête  et  chré- 
tienne, mais  une  vie  sur-humaine,  spirituelle,  dévole 
et  extatique,  c'est-a-dire,*une  vie  qui  est  en  toute  façon 
hors  et  au-dessus  de  notre  condition  naturelle. 

Ne  point  dérober,  ne  point  mentir,  ne  point  com- 
mettre de  luxure,  prier  Dieu,  ne  point  jlirer  en  vain, 
aimer  et  honorer  son  père,  ne  point  tuer;  c'est  vivre 
selon  la  raison  natiuelle  de  l'homme.  Mais  quittée 
tous  nos  biens,  aimer  la  pauvreté,  l'appeler  et  tenir 


LIVRE  Vri,    CliÂP.  M.  27 

en  qualité  de  très- délicieuse  maîtresse,  tenir  les  op- 
probres, mf'prîs,  abjections,  persécutions,  martyres 
pour  des  félicites  et  béatitudes;  se  contenir  dans  les 
termes  d'une  absolue  chasteté,  et  enfin  vivre  emmi  le 
monde  et  en  cette  vie  mortelle  contre  toutes  les  opi- 
nions et  maximes  du  monde,  et  outre  le  courant  dti 
fleuve  de  cette  vie,  par  des  ordinaires  résignations, 
renoncemens  et- abnégations  de  nous  mêmes  :  ce  n'est 
pas  vivre  humainement,  mais  sur-humaiaement  j  ce 
n'est  pas  vivre  en  nous,  mais  hors  de  nous  et  au-dessus 
de  nous.  Et  parce  que  nul  ne  peut  sortir  en  cette  fa- 
çon au-dessus  de  soi-même ,  si  le  Père  éternel  ne  le 
tire ,  partant  cette  sorte  de  vie  doit  être  un  ravisse- 
ment continuel  et  une  extase  perpétuelle  d'action  et 
d'opération. 

Vous  êtes  morts ^  disoit  le  grand  apôtre  aux  Co- 
lossiens,  et  votre  vie  est,  cachée  avec  Jésus -CJirist 
en  Dieu  {Ep.  ad  Coloss.  5.  3).  La  mort  fait  que  l'àme 
ne  vit  plus  en  son  corps  ni  en  l'enclos  d'icelui.  Que 
veut  donc  dire,  Théolime,  cette  parole  de  Tapotre  : 
Vous  êtes  mortsl  C'est  comme  s'il  eût  dit  :  Vous  ne 
vivez  plus  en  vous-mêmes ,  ni  dedans  l'enclos  de  votre 
propre  condition  naturelle  5  votre  âme  ne  vit  plus  selon 
elle-même,  mais  au-dessus  d'elle-même.  Le  phénix 
est  phénix,  en  cela  qu'il  anéantit  sa  propre  vie 
\  la  faveur  des  rayons  du  soleil,  pour  en  avoir  une 
plus  douce  et  vigoureuse  ,  cachant,  par  manière 
de  dire,  sa  vie  soue  les  cendres.  Les  bigats  et 
vers  a  soie  changent  leur  être,  et  de  vers  se  font 

!  papillons;  les  abeilles  naissent  vers,  puis   devien- 
nent nymphes,  marchant  sur  leurs  pieds,  et  enfin  de- 

I  viennent  mouches  volantes.  Nous  en  faisoL'sdemême, 
ThéotiuiC;  si  nous  sommes  spirituels  :  carnousquittons 


2'6       TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

notre  vie  humaine  pour  vivre  d'une  autre  vie  plus 
éminente  au-dessus  de  nous-mêmes,  cachant  toute 
celte  vie  nouvelle  en  Dieu  avec  Jésus-Christ ^  qui 
seul  la  voit,  la  connoît  et  la  donne.  Notre  vie  nou- 
velle, c'est  l'amour  céleste  qui  vivifie  et  anime  notre 
àrae,  et  cet  amour  est  tout  caché  en  Dieu ,  et  ès- 
choses  divines  avec  Jésus-Christ.  Car  .puisque  , 
comme  disent  les  lettres  sacre'es  de  l'Evangile,  après 
que  Je'sus -Christ  se  fut  un  peu  laissé  voir  a  ses  disci- 
ples en  montant  la  haut  au  Ciel,  enfin  unenuèeWix- 
\'ironna,  qui  Vota  et  cacha  de  devant  leurs  yeux» 
Jésus-Christ  donc  est  caché  au  ciel  en  Dieu  :  or,  Jé- 
sus-Christ est  notre  amour,  et  notre  amour  est  la  vie 
de  notre  âme  :  donc  notre  vie  est  cachée  en  Dieu 
avec  Jésus- Christ \  ei  quand  Jésus- Christ  qui  est 
notre  amour,  et  par  conséquent  notre  vie  spirituelle, 
viendra  paraître  au  jour  du  jugement,  alors  nous 
apparoîtrons  avec  lui  en  gloire  {Ep.  ad  Coloss, 
3.  4);  c'est-a-dire,  Jésus  Christ  notre  amour  nous 
glorifiera,  nous  communiquant  sa  félicité  et  splendeur. 

CHAPITRE    VIL 

Comme  Tamour  est  la  vie  de  l'âme,  et  suite  du  discours  de 
la  vie  extatique. 

JL'ame  est  le  premier  acte  el  principe  de  tous  les 
roouvemens  vitaux  de  l'homme;  et,  comme  parle 
Aristote,  elle  est  le  principe  par  lequel  nous  vivons, 
sentons  et  entendons*  dont  il  s'ensuit  que  nous  con- 
noissons  la  diversité  des  vies,  selon  la  diversité  des 
moiivemcDsj  en  sorte  même  que  les  animaux  qui  u'oat 


LIVRE  VII,    CHAP.  VIT.  29 

point  de  mouvement  naturel ,  sont  du  tout  sans 
vie.  Ainsi,  Théolime,  l'amour  est  le  premier  acte 
et  principe  de  notre  vie  de'vote  ou  spirituelle  par 
lequel  nous  vivons,  sentons  et  nous  émouvons; 
et  notre  vie  spirituelle  est  telle  que  sont  nos  mou- 
vemens  affectifs  ;  et  un  cœur  qui  n^a  point  de 
mouvement  et  d'affection,  il  n'a  point  d'amour; 
comme  au  contraire  un  coeur  qui  a  de  l'amour,  n'est 
point  sans  mouvement  affectif.  Quand  donc  nous 
avons  colloque  notre  amour  en  Jésus-Christ,  nous 
avons  par  conséquent  mis  en  lui  notre  vie  spirituelle. 
Or,  il  est  caché  m.aiutenant  en  Dieu  au  ciel,  comme 
Dieu  fut  caché  en  lui  tandis  qu'il  étoit  en  terre.  C'est 
pourquoi  notre  vie  est  cachée  en  lui;  et  quanS  il  pa- 
roîtra  en  gloire,  notre  vie  et  notre  amour  paroîtra  de' 
même  avec  lui  en  Dieu.  Ainsi  saint  Ignace,  au  rap-. 
port  de  saint  Denis,  disoit  que  son  amour  éloit  cru- 
cifié, comme  s'il  eût  voulu  diic  :  Mon  amour  naturel 
et  humain ,  avec  toutes  les  passions  qui  en  dépendent , 
est  attaché  sur  la  croix  :  je  l'ai  fait  mourir  comme  un 
amour  mortel  qui  faisoit  vivre  mon  cœur  d'une  vie 
mortelle  :  et  comme  mon  Sauveur  fut  crucifié  et  mou- 
rut selon  sa  vie  mortelle  pour  ressusciter  a  Timmor- 
telle  j  aussi  je  suis  mort  avec  lui  sur  la  croix  selon 
mon  amour  naturel  qui  étoit  la  vie  mortelle  de  mon 
umC;,  afin  que  je  ressuscitasse  a  la  vie  surnaturelle  dim 
amour  qui  pouvant  être  exercé  au  ciel,  est  aussi  par 
conséquent  immortel. 

Quand  donc  on  voit  une  pers'onne  qui,  en  l'orai- 
son, a  des  ravissemens  par  lesquels  elle  sort  et  monte 
au-dessus  de  soi-même  en  Dieu,  et  néanmoins  n'a 
point  d'extase  en  sa  vie,  c'est-a-dire,  ne  fait  point 
une  vie   relevée  et    attachée   a   Dieu   par    abaé- 


5o        TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

gation  des  convoitises  mondaines,  et  mortification 
des  volontés  et  inclinations  naturelles  par  ime  inté- 
rieure douceur,  simplicité,  humilité,  et  surtout  par 
une  continuelle  charité;  croyez,  Théotime,  que  tous 
ces  ravisseraenssont  grandement  douteux  et  périlleux  j 
ce  sont  ravisseraen»-  propres  à  faire  admirer  les 
hommes,  mais  non  pas  a  les  sanctifier.  Car  quel  bien 
peut  avoir  une  âme  d'être  ra^ic  )i  Dieu  par  l'oraison^ 
si  en  sa  conversation  et  en  sa  vie  elle  est  ravie  des  af- 
fections terrestres,  basses  et  naturelles?  Etre  au  -dessus 
de  soi-même  en  l'oraison,  et  au-dessous  de  soi  en  la 
vie  et  opération  ,  être  angélique  en  la  méditation, 
et  bestial  en  la  conversation,  c'est  clocher  de  part  et 
d'autre,  jurer  en  Dieu  ^  et  jurer  en  Melchon'^  et 
en  somme,  c'est  une  vraie  marque  que  telsravisseraens 
et  telles  extases  ne  sont  que  des  amusemens  et  trom- 
peries du  malin  esprit.  Bienheureux  sont  ceux  qui 
vivent  une  vie  sur-humaine,  extatique,  relevée  au- 
dessus  d'eux-mêmes,  quoiqu'ils  ne  soient  point  ravis 
au-dessus  d'eux-mêmes  en  l'oraison.  Plusieurs  saints 
sont  au  ciel,  qui  jamais  ne  furent  en  extase  ou  ravis- 
ijt!inent  de  contemplation  5  car  combien  de  martyrs  et 
de  grands  saints  et  saintes  voj^ons-nous  en  riiistoire 
n'avoir  jamais  eu  en  l'oraison  autre  privilège  que  celui 
de  la  dévotion  et  ferveur?  Mais  il  n'y  eut  jamais  saint 
qui  n'ait  eu  l'extase  et  ravissement  de  la  vie  et  de 
lopération,  se  surmontant  soi-même  et  ses  inclina- 
tions naturelles. 

ï^t  qui  ne  voit,  Théotime,  je  vous  prie,  que  c'est 
l'extase  de  la  vie  et  opération  de  laquelle  le  grand 
apôtre  parle  principalement  quand  il  dit  :  Je  <V*,mais 
non  plus  moi.,  ains  Jésus-Christ  vit  en  moi?  {Ep. 
ad  Cal.  'i.  20.  )  Car  il  l'explique  lui-même  en  autres 


LIVRE  VII,    CHAP.  VII.  5i 

termes  aux  Romains,  disant  que  notre  vieil  homme 
est  crucifié  ensemhlement  avec  Jésus  -  Christ , 
(Ep.  ad  Rom.  6.  6.)  que  nous  sommes  morts  au 
péché  avec  lui ,  et  que  de  même  nous  sommes  res- 
suscites avec  lui  poiiv  marcher  en  nouveauté  de 
vie^  afin  de  ne  plus  servir  au  péché.  Voila  deux 
hommes  représente's  en  un  chacun  de  nous,  Théo- 
time,  et  par  conséquent  deux  vies  :  l'une  du  vieil 
homme,  qui  est  une  vieille  vie,  comme  on  dit  de 
l'aigle,  qui,  étant  devenue  vieille,  va  traînant  ses 
plmnes  et  ne  peut  plus  prendre  son  vol  j  l'autre  vie 
est  de  l'homme  nouveau,  qui  est  aussi  une  vie  nou- 
velle, comme  celle  de  l'aigle,  laquelle  déchargée  de 
ses  vieilles  plumes  qu'elle  a  secouées  dans  la  mer, 
en  prend  des  nouvelles,  et  s'étant  rajeunie  vole  en  la 
nouveauté  de  ses  forces. 

En  la  première  vie ,  nous  vivons  selon  le  vieil 
homme,  c'est- ci- dire  selon  les  défauts,  foihlesses  et 
infirmités  que  nous  avons  contractés  par  le  péché  de 
notre  premier  père  Adam,  et  partant  nous  vivons  au 
péché  d'Adam^  et  notre  vie  «st  une  vie  mortelle, 
ains  la  mort  même.  En  la  seconde  vie,  nous  vi- 
vons selon  l'homme  nouveau ,  c'est-a-dire  selon  les 
grâces,  faveurs,  ordonnances  volontés  de  notre  Sau- 
veur, et  par  conséquent  nous  vivons  au  salut  et  a  la 
rédemption,  et  cette  nouvelle  vie  est  une  vie  vive, 
vilale  et  vivifiante.  Mais  quiconque  vent  parvenir  a 
la  nouvelle  vie,  il  faut  qu'il  passe  par  la  mort  de  la 
vieille,  crucifiant  sa  chair  avec  tous  les  vices  et 
toutes  les  convoitises  d'icelle,  et  l'ensevelissant  sous 
les  eaux  du  saint  baptême  ou  delà  pénitence;  comme 
Naaman  qui  noya  et  ensevelit  dans  les  eaux  du  Jour- 
dain sa  vieille  vie  lépreuse  et  infecte,  pour  vivre  une 


52        TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

y'ie  Douveile,  saine  et  nette;  car  on  pouvoit  bien 
ciire  de  cet  homme  qu'il  n'étoit  plus  le  vieux  Naaman 
lépreux  et  infect,  ains  un  Naaman  nouveau,  net, 
sain  et  honnête,  parce  qu'il  e'toit  mort  a  la  lèpre,  et 
vivoit  a  la  santé  et  netteté. 

Or,  quiconque  est  ressuscité  b  cette  nouvelle  vie* 
du  Sauveur,  il  ne  vit  plus  ni  a  soi ,  ni  pour  soi,  ni  en 
soi,  ains  a  son  Sauveur,  en  son  Sauveur  et  pour  son 
Sauveur.  Estimez ,  dit  saint  Paul ,  que  vous  êtes 
vraiment  jnorts  au  péché  ,  et  vivans  à  Dieu  en 
Jésus-Christ  notre  Seigiieur.  {Ep.  ad  Rom.  6. 

11.) 

CHAPITRE    VIII. 

Admirable  exhortation  de  saint  Paul  à  la  yie  txtalique  et 
sur-humait:e. 

JVIais  ecfiîi  saint  Paul  fait  le  plus  fort ,  le  plus  pres»- 
saut  et  le  plus  admirable  argument  qui  fut  jamais  fait, 
ce  me  semble,  pour  nous  porter  tous  a  l'extase  et  ra- 
vissement de  la  vie  et  opération.  Oyez,  Théolime, 
je  vous  prie,  soyez  attentif  et  pesez  la  force  et  efficace 
des  ardentes  et  célestes  paroles  de  cet  apôtre  tout 
ravi  et  transporté  de  l'amour  de  son  maître.  Parlant 
donc  de  soi-même  (et  il  en  faut  autant  dire  d'un  cha- 
cun de  nous)  ;  La  charité^  dit-il,  de  Jésus-Christ 
nous  presse.  (2.  ad  Cor,  5.  i4.)  Oui,  Théotime,  rien 
ne  presse  tant  le  cœur  de  l'homme  que  l'amour.  Si 
un  homme  sait  d'être  aimé  de  qui  que  ce  soit,  il 
est  pressé  d'aimer  réciproquement  5  mais  si  c'est  un 
homme  vulgaire  qui  est  aimé  d'un  grand  seigneur, 


LIVRE  VIT,    CHAP.  VIII.  53 

certes  il  est  bien  plus  presse;  mais  si  c'est  d'un  grand 
monarque,  combien  est-ce  qu'il  est  pressé  davantage? 
Et  maintenant ,  je  vous  prie ,  sachant  que  Jësus- 
Christ,  vrai  Dieu  e'ternel,  tout-puissant,  nous  a  aimés 
jusqu'à  vouloir  soufFiir  pour  nous  la  mort,  et  la  mort 
de  la  croix;  ô  mou  cher  Théolime,  n'est-ce  pas  cela 
avoir  nos  cœurs  sous  le  pressoir,  et  les  sentir  presser 
de  force  et  en  exprimer  de  l'amour  par  une  violence 
et  contrainte  qui  est  d'autant  plus  violente  qu'elle 
est  toute  aimable  et  amiable?  Mais  comme  est-ce 
q.ue  ce  divin   amant  nous  presse?  La  charité  de 
Jésus -Christ   nous  presse,  dit  son  saint  apôtre, 
estimant  ceci.  Qu'est-ce  a  dire  estimant  ceci?  C'est- 
à-dire  que  la  charité  du  Sauveur  nous  presse,  lors 
principalement  que  nous  estimons,  considérons,  pe- 
sons, méditons  et  sommes  attentifs  à  cette  résolution 
de  la  foi.   Mais  quelle  résolution?  Vo3^ez,  je  vous 
prie,  Théotime,  comme  il  va  gravement,  fichant  et 
poussant  sa  conception  dans  nos  cœurs  :  estimant 
ceci^  dit-il.  Et  quoi?  Que  siun  est  mort  pour  tous, 
donc  tous  sont  morts ,  et  Jésus-Christ  est  riiort 
pour  tous.  Il  est  vrai,  certes,  si  un  Jésus-Christ  est 
mort  pour  tous,  donc  tous  sont  morts  en  la  peisoiine 
de  cet  unique  Sauveur  qui  est  mort  pour  eux ,  et  sa 
mort  leur  doit  être  imputée,  puisqu'elle  a  été  en- 
durée pour  eux  et  en  leur  considération. 

Mais  que  s'ensuit-il  de  cela?  Il  m'e^t  advis  que 
j'oye  cette  bouche  apostolique  comme  un  tonnerre 
qui  exclame  aux  oreilles  de  nos  cœurs;  il  s'ensuit 
donc,  ô  chrétiens!  ce  que  Jésus-Christ  a  désiré  de 
nous  en  mourant  pour  nous.  Mais  qu'est-ce  qu'il  a 
désiré  de  nous,  sinon  que  nous  nous  conformassions 
à  luip  afin  y  dit  l'apôtre,  que  ceux  qui  vivent  ne 

2    * 


U      TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

^ii>ent  plus  désormais  à  eux-mêmes ,  ains  à  celui 
qui  est  mort  et  ressuscité  pour  eux.  Vrai  Dieu , 
Théolinie ,  que  celte  conséquence  est  forte  en  ma- 
tière d'amour!  Je'sus-Christ  est  mort  pour  nous,  il 
ne  us  a  donné  la  vie  par  sa  mort,  nous  ne  vivons 
que  parce  qu'il  est  mort;  il  est  mort  pour  nous, a  nous 
et  en  nous.  Notre  vie  n'est  donc  plus  nôtre,  mais  k 
celui  qui  nous  l'a  acquise  par  sa  mort  :  nous  ne  de- 
vons doue  plus  vivre  a  nous,  mais  a  lui  ;  non  en  nous, 
mais  en  lui; non  pour  nous,  mais  pour  lui.  Une  jeune 
fille  de  nie  de  Sestos  avoit  nourri  une  petite  aigle  avec 
'  le  soin  que  les  enfans  ont  accoutumé  d'employer  en 
telles  occupations;  l'aiijle  devenue  grande  commença 
petit  a  petit  k  voler  et  chasser  aux  oiseaux  selon  son 
instinct  naturel  ;  puis_,  s'élant  rendue  plus  forte,  elle 
se  rua  sur  les  bêtes  sauvages,  sans  jamais  manquer 
d'apporter  toujours  fidèlement  sa  proie  a  sa  obère 
inaîtresse;  comme  en  reconnoissance  de  la  nourriture 
qu'elle  avoit  reçue  d'icelle.  Or,  advint  que  cette 
jeune  demoiselle  mourut  un  jour,  tandis  que  la  pauvre 
îiigle  étoit  au  pourchas,  et  son  corps,  selon  la  cou- 
tume de  ce  temps  et  de  ce  pays-la ,  fut  mis  sur  un 
bûcber  en  public  pour  être  brûlé;  mais  ainsi  que  la 
llamme  du  feu  commençoit  a  le  saisir,  l'aigle  survint 
à  grands  traits  d'ailes,  et  voyant  cet  inopiné  et  triste 
spectacle,  outrée  de  douleur,  elle  lâche  ses  serres, 
et,  abandonnant  sa  proie,  se  vînt  jeter  sur  sa  pauvre 
chère  maîtresse,  et  la  couvrant  de  ses  ailes,  comme 
pour  la  défendre  du  feu ,  ou  pour  Pembrasser  de  pitié, 
elle  demeura  ferme  et  immobile,  mouraut  et  brûlant 
courageusement  avec  elle;  l'ardeur  de  son  aflVciion 
ne  pouvant  céder  la  place  aux  flimmes  et  ardeurs 
du  fe;^  ;  y our  se  rcûdre  viclimc  et  holooausie  de  son 


.  LIVRE  VII,    CHAP.  VIII.  3S 

brave  çt  prodigieux  amour,  comme  sa  maîtresse  Tetoit 
de  la  mort  et  des  flammes. 

Ah!  Tlie'otime,  quel  essor  nous  fait  prendre  cette 
aigle I  Le  Sauveur  nous  a  nourris  dès  noire  tendre 
jeunesse,  ains  il  nous  a  formés  et  reçus  comme  une 
aimable  nourrice,  entre  les  bras  de  sa  divine  Provi- 
vidence  dès  l'instant  de  notre  conception.  Il  nous  a 
rendus  siens  par  le  baptême,  et  nous  a  nourris  ten- 
drement, selon  le  cœur  et  selon  le  corps,  par  un 
amour  incompréhensible  ;   et  pour  nous  acque'rir  la 
vie,  il  a  supporté  la   mort,  et  nous  a  repus  de  sa 
propre' chair  et  de  son  propre  sang.  Eh,  quereste-t-il 
donc,  quelle  conclusion  avons-nous  plus  a  prendre, 
mon  cher  Tliéotime,  sinon  que  ceux  qui  vicient  ne 
viuent  plus  à  eux-mêmes  ^  ains  à  celai  qui  est. 
mort  pour  ewx?  (2.  ad  Cor.  5.  i5.  )  C'est-a-dire 
que  nous  consacrions  au  divin  amour  de  la  mort  de 
notre  Sauveur  tous  les  momens  de  notre  vie,  rappor- 
tant  a  sa  gloire  toutes  nos  proies,  toutes  nos  con- 
quêtes ,    toutes    nos   œuvres  ,   toutes   nos  actions  , 
toutes  nos  pensées  et  toutes  nos  affections.  Voyez-le, 
Tlie'otime,  ce  divin  Rédempteur  étendu  sur  la  croix, 
comaie  sur  son  bûcher  d'iionneur,  où  il  meurt  d'a- 
mour pour  nous,  mais  d'un  amour  plus  douloureux 
que  la  mort  même,  ou  d'une  mort  plus  amoureuse 
que  l'amour  même.  Eh!  que  ne  nous  jetons-nous  en 
esprit  sur  lui  pour  mourir  sur  la  croix  avec  lui,  qui, 
pour  l'amour  de  nous,  a  bien   voulu  mourir?  Je  le 
tiendrai ,  devrions-nous  dire  si  nous   avions  la  gé- 
nérosité de  l'aigle,  et  ne  le  quiiterai  jamais  ;  je  mour- 
rai avec  lui  et  brûlerai  dedans  les  flammes  de  son 
amour  :  un  même  feu  consumera  ce  divin  Créateur 
et  sa  cliéiive  créature!  Mon  Jésus  est  touC  mien  et 


5G       TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

je  suis  toute  sienne ^  je  vivrai  et  mourrai  sur  sa 
poitrine,  ni  la  mort  ni  la  vie  ne  me  séparera  de 
lui.  Ainsi  donc  se  fait  la  sainte  extase  du  vrai  amour 
quand  nous  ne  vivons  plus  selon  les  raisons  et  incli- 
nations humaines,  mais  au-dessus  d'icelles,  selon 
les  irispiratioiis  et  instincts  du  divin  Sauveur  de  nos 
âmes, 

CHAPITRE    IX. 

Du  suprême  effet  de  l'amour  affectif  qui  estla  mort  des  amans, 
et  premièrement  de  ceux  qui  moururent  en  amour. 

xJ AMOUn  est  fort  comme  la  mort  (  Cant.  Cant, 
8.  6).  La  mort  se'pare  l'âme  du  mourant  d'avec  son 
corps  et  d'avec  toutes  les  choses  du  monde  :  l'amour 
sacré  sépare  l'âme  de  l'amant  d'avec  son  corps  et  d'avec 
toutes  les  choses  du  monde;  et  il  n'y  a  point  d'autre 
différence  ,  sinon  en  ce  que  la  mort  fait  toujours  par 
effet  ce  que  l'amour  ne  fait  ordinairement  que  par 
l'affection.  Or  je  dis  ordinairement,  Théotime,  parce 
que  quelquefois  l'amour  sacré  est  bien  si  violent,  que 
même  par  effet  il  cause  la  séparation  du  corps  et  de 
3'âme,  faisant  mourir  les  amans  d'une  mort  très  heu- 
reuse qui  vaut  mieux  que  cent  vies. 

Comme  c'est  le  propre  des  réprouvés  de  mourir  en 
péché,  aussi  esl-ce  le  propre  des  élus  de  mourir  en 
l'amour  et  grâce  de  Dieu  5  mais  cela  toutefois  advient 
«lifféremment.  Le  juste  ne  meurt  jamais  a  l'imprévu  : 
<  ar  c'est  avoir  bien  pensé  à  sa  mort,  que  d'avoir  per- 
^^éveré  en  la  justice  chrétienne  jusqu'à  la  fin.  Mais  il 
lueurtbien quelquefois  demort  suhiieousoudaine. C'est 
pourquoi  l'église  toute  5oge  ne  nous  fait  pas  simplement 


LIVRE  Vil,    CHAP.  IX.  5; 

requérir,  ès-litanies,  d'être  délivré  de  mort  soudaine 
mais  de  mort  soudaine  et  imprévue  :  pour  être  sou- 
daine ,   elle  n'en  est   pas  pire  ,  sinon  qu'elle  soit 
encore  imprévue.  Si  des  esprits  foibles  et  vulgaires 
eussent   vu  le    feu  du  ciel  tomber  sur    saint   Si- 
meon  Stylite,  et  le  tuer,  qu'eussent-ils  pensé,  sinon 
des  pensées  de  scandale  ?  Mais  l'on  en  doit  toute- 
fois point  faire  d'autre  ,  sinon  que  ce  grand  saint  s'é- 
tant  immolé  très-parfaitement  a  Dieu  en  son  cœur 
déjà  tout  consumé  d'amour,  le  feu  vint  du  ciel  pour 
faire  l'holocauste  et  le  brûler  du  tout  :  car  l'abbé  Ju- 
lien, éloigné  d'une  journée,  vit  l'âme  d'icelui  mon- 
tant au  ciel ,  et  fit  jeter  de  l'encens  a  même  heure 
pour  en  rendre  grâces  a  Dieu.  Le  bienheureux  Hom- 
mebon  ,  crémonois,  ovant  un  jour  la  sainte  messe 
planté  sur  ses  deux  genoux  en  extrême  dévotion  ,  ne 
se  leva  point  a  l'évangile,  selon  la  coutume;  et  pour 
cela  ceux  qui  étoient  autour  de  lui  le  regardèrent,  et 
virent  qu'il  était  trépassé.  Il  y  a  eu  de  notre  âge  de 
très-grands  personnages  en  vertu  et  doctrine  que  l'on 
a  trouvé  morts,  les  uns  en  un  confessionnal,  les  autres 
oyant  le  sermon  ;  et  même  on  en  a  vu  quelques-uns 
tomber  morts  au  sortir  de  la  chaire  où  ils  avoient  prê- 
ché avec  grande  ferveur;  morts  toutes  soudaines, 
mais  non  imprévues.  Et  combien  degens  de  bien  voit- 
on  mourir  apoplectiques,  léthargiques,  et  en  mille 
sortes  fort  subiiemement,  et  des  autres  mourir  en  rê- 
veries et  frénésie ,  hors  de  Pusage  de  raison  ?  Et  tous 
ceux-ci,  avec  les  enfans  baptisés,  sont  décédés  en 
grâce,  et  par  conséquent  en  l'amour  de  Dieu.  Mais 
comme  pou  voient-ils  décéder   en  l'amour  de  Dieu^ 
puisque  même  ils  ne  pensoient  pas  en  Dieu  lois  de 
leur  trépas  ? 


38        TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

Les  sa  vans  hommes,  Théotime,   ne  perdent  pas 
leur  science  en  dormant  :  autrement  ils  seroient  igno- 
rans  a  leur  re'veil,  et  faiidroit  qu'ils  retournassent  a 
l'e'cole.  Or  c'en  est  de  Hiême  de  toutes  les  habitudes 
de  prudence,  de  tempérance,  de  foi,  d'espérance ^  de 
charité;  elles  sont  toujours  dedans  l'esprit  des  justes, 
bien  qu'il  n'en  fassent  pas  toujours  les  actions.  En  un 
hommedormantjilsemble  que  toutes  ses  habitudes  dor- 
ment avec  lui,  et  qu'elles  se  réveillent  aussi  avec  lui, 
Ainsi  donc  l'homme  juste  mourant  subitement ,  ou  ac- 
cablé d'une  maison  qui  tombe  dessus  kii ,  ou  tué  par 
la  foudre,  ou  suffoqué  d'un  catharre,  ou  bien  mourant 
hors  de  son  bon  sens  par  la  violence  de  quelque  fièvre 
chaude,  il  ne  meurt  certes  pas  en  l'exercice  de  l'a- 
mour divin  ,  mais  il  meurt  néanmoins  en  l'amour  d'i- 
celui ,  dont  le  sage  a  dit  :  Le  juste  ^  s'il  est  prévenu 
de  la  mort^  il  sera  en  réfrigère  (  Sap.  4.  7.  )  :  car 
il  suffit,   pour  obtenir  la  vie  éternelle,  de  mourir  en 
l'état  et  habitude  de  l'amour  et  charité. 

Plusieurs  saints  néanmoins  sont  morts  non  seule- 
ment en  charité  et  avec  l'habitude  de  l'amour  céleste 
mais  aussi  en  l'action  et  pratique  d'icelui.  Saint- Au- 
gustin mourut  en  l'exercice  delà   sainte  contrition, 
qui  n'est  pas  sans  amour.  Saint  Jérôme  exhortant  ses 
chers  enfans  a  l'amour  de  Dieu ,  du  prochain  et  de  la 
vertu  :  saint   Ambroise,  tout  ravi,   devisant  douce- 
ment avec  son  Sauveur  soudain  après  avoir   reçu  le 
très-divin  sacrem'^ni  de  l'Autel  :  saint  Antoine  de  Pa- 
doue,  après  avoirrécité  un  hymne  a  la  glorieuse  vierge 
Mère  ,  et  parlant  en  grande  joie  avec  le  Sauveur  : 
sainV Thomas  d'Aquin  joignant  les  mains,  élevant  ses 
yeux  au  ciel ,  haussant  foriement  sa  voix  ,  et  pronon- 
çant, par  manière  d'élans,  avec  grande  feiYeur  ces 


LIVRE  Vil,    CHAP.  IX.  5^ 

faroles  du  cantique  qui  étoient  les  dernières  qu'il 
avoit  exposées  :  Venez ^  6  mon  cher  hienabné ^  et 
sortons  ensemble  aux  champs  (Cant,  Caiit.'j.  1 1). 
Tous  les  apôtres  et  presque  tous  les  martyrs  sont  morts 
priant  Dieu  :  le  bienheureux  et  vénérable  Bede  ayant 
su  par  révélation  l'heure  de  son  trépas  ,  alla  a  Vê- 
pres (  et  c'étoit  le  jour  de  l'Ascension  ),  et  se  tenant 
debout,  appuyé  seulement  aux  accoudoirs  de  son 
siège,  sans  maladie  quelconque  ,  finit  sa  vie  au  même 
instant  qu'il  finit  de  chanter  vêpres,  comme  juste- 
ment pour  suivre  son  maître  montant  au  ciel ,  afin  d'y 
jouir  du  beau  matin  de  l'éternité  qui  n"a  point  de  vê- 
pres. Jean  Gerson  ^  chancelier  de  l'université  de  Paris, 
homme  si  docte  et  si  pieux,  que  connue  dit  Sixtus 
Senensis,  on  ne  peut  discerner  s'il  a  surpassé  sa  doc- 
trine par  la  piété,  ou  sa  piété  parla  doctrine,  ayant 
expliqué  les  cinquante  propriétés  de  l'amour  divin 
marquées  au  Cantique  des  Cantiques;  trois  jour||pprès 
montrant  un  visage  et  un  cœur  fort  vifs,  expira,  pro- 
nonçant et  répétant  plusieurs  fois,  par  manière  d'o- 
raison jaculatoire,  ces  saintes  paroles  tirées  du  même 
cantique  :  ô  Dieu  !  votre  dileclion  est  forte  comme 
la  mort.  Saint  Martin,  comme  chacun  sait,  mourut 
si  attentif  a  l'exercice  de  dévotion  qu'il  ne  se  peut 
rien  dire  de  plus.  vSaint  Louis ,  ce  grand  roi  entre  les 
saints,  et  grand  saint  entre  les  rois,  frappé  de  pes- 
tilence, ne  cessa  jamais  de  prier  :  puis  ayant  reçu  le 
divin  viatique,  étendant  les  bras  en  croix,  les  yeux 
fichés  au  ciel,  expira,  soupirant  ardemment  ces  pa- 
roles d'jine  pai faite  confiance  amoureuse  :  Eh!  Sei- 
gneur ,  j' entrer  al  en  votre  maison^  je  vous  adorerai 
en  votre  saint  Tetnple^  et  bénirai  votre  noiyi^Ps, 
5.  8^.  St.  Picne  Célesiin^  toutùéirenipé  eu  des  cnielies 


4o      TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

afflictions  qu'on  ne  peut  bonnement  dire,  étant  arrivé 
k  la  fin  de  ses  jours,  se  mit  a  chanter  comme  un  cygne 
sacré  le  dernier  des  psaumes,  et  acheva  son  chant  et 
sa  vie  en  ces  amoureuses  paroles  :  Que  tout  esprit 
loue  le  Seiiffieur,  L'admirable  et  sainte  Eusebe,  sur- 
Dommëe  l'Etrangère,  mourut  'a  genoux  en  une  fervente 
prière.  Saint  Pierre  le  martyr  y  écrivant  avec  son 
doigt  et  de  son  propre  sang  la  confession  de  la  foi  pour 
laquelle  il  mouroit ,  et  disant  ces  paroles  :  Seigneur, 
je  recommande  mon  esprit  en  vo&  mains.  Et  le 
grand  apôtre  des  Japonois,  François  Xavier,  teflant 
et  baisant  Fimage  du  crucifix,  et  répétant  a  tout  coup 
ces  élans  d'esprit  :  ô  Jésus ^  le  Dieu  de  mon  cœur  ! 

CHAPITRE   X. 

De  Aux  qui  moururent  par  ramour  et  pour  l'amour  dWin. 

1  ous  les  martyrs,  Théotime,  moururent  pour  l'amour 
divin  :  car  quand  on  dit  que  plusieurs  sont  morts  pour 
la  foi ,  on  ne  doit  pas  entendre  que  c'ait  été  pour  la 
foi  morte,  ains  pour  la  foi  vivante,  c'est-h-dire  ani- 
mée de  la  charité.  Aussi  la  confession  de  la  foi  n'est 
pas  tant  un  acte  de  l'entendement  et  de  la  foi,  comme 
c'est  un  acte  de  la  volonté  et  de  l'amour  de  Dieu.  Et  ' 
c'est  pourquoi  le  grand  saint  Pierre,  gardant  la  foi 
dans  son  âme  au  jour  de  la  passion,  perdit  néanmoins 
la  charité  ,  ne  voulant  pas  avouer  de  bouche  pour  son 
maître  celui  qu'il  rcconnoissoit  pour  tel  en  son  cœur. 
Mais  pourtant  il  y  a  eu  des  martyrs  qui  moururent  ex- 
pressément pour  la  charité  seule:  c^mnie  le  grnnd pré- 
curseur du  Sauveur,  qui  fut  martyrisé  pour  la  cor- 


LIVRE  VII,    CIÎAP.  X.  4i 

rection  fraternelle  :  et  les  glorieux  princes  des  Apôtres^ 
Saint  Pierre  et  Saint  Paul,  mais  principalement  saint 
Paul,  moururent  pour  avoir  converti  a  la  sainteté  et 
chasteté  les  femmes  que  l'infâme  Ne'ron  avoit  débau- 
chées; les  saints  cvêques  Stanislas  et  Thomas  de  Can- 
torbéry  furent  aussi  tués  pour  un  sujet  qui  ne  regardoit 
pas  la  foi,  mais  la  charité.  Et  enfin  une  grande  partie 
des  saintes  vierges  et  martyres  furent  massacrées  pour 
le  zèle  qu'elles  eurent  a  garder  la  chasteté,  que  la 
charité  leur  avoit  fait  dédier  a  l'époux  céleste. 

Mais  il  y  en  a  entre  les  amans  sacrés  qui  s'aban- 
donnent si  absolument  aux  exercices  de  l'amour  divin, 
que  ce  saint  feu  les  dévore  et  consume  leur  vie.  Le  re- 
gret quelquefois  empêche  si  longuement  les  affligés 
de  boire,  de  manger,  de  dorrair,  qu'enfin  afibiblis  et 
allangouris  ils  meurent  •,  et  lors  le  vulgaire  dit  qu'ils 
sont  morts  de  regret;  mais  ce  n'est  pas  la  vérité,  car 
ils  meurent  de  défaillance  de  forces  et  d'inanition.  H  est 
vrai  que  cette  défaillance  leur  étant  arrivée  a  cause 
du  regret,  il  faut  avouer  que  s'ils  ne  sont  pas  morts  de 
regret,  ils  sont  morts  a  cause  du  regret  et  parle  regret. 
Ainsi,  mon  cher  Théotime,  quand  l'ardeur  du  saint 
nmour  est  grande^  elle  donne  t^nt  d'assauts  au  cœur, 
elle  le  blesse  si  souvent,  elle  lui  cause  tant  de  lan- 
gueurs, elle  le  fond  si  extraordinaireraent ,  elle  le 
porte  en  des  extases  et  ravissemens  si  fréquens ,  que 
par  ce  moyen  l'âme  presque  toute  occupée  en  Dieu , 
ne  pouvant  fournir  assez  d'assistance  a  la  nature  pour 
faire  la  digestion  et  nourriture  convenable,  les  forces 
animales  et  vitales  commencent  a  manquerpelit  à  petit; 
la  vie  s'accourcit,  et  le  trépas  arrive. 

0  Dieu!  Théotime,  que  cette  mort  est  heureuse  ! 
Que  douce  est  cette  amoureuse  sagette,  qui  nous 


42       TRAITE  DE  UAMOUR  DE  DIEU. 

blessant  de  cette  plaie  incurable  delà  sacre'e  dilection, 
nous  rend  pour  jamais  langiiissans  et  malades  d'un 
battement  de  cœur  si  pressant,  qu'enfin  il  faut  mourir. 
De  combien  pensez-vous  que  ces  sacre'es  langueurs,  et 
les  travaux  supportés  pour  la  charité,  avançassent  les 
jours  aux  divins  amans ,  comme  k  sainte  Catherine  de 
Sienne,  a  saint  François,  au  petit  Stanislas  Kosika  , 
a  saint  Charles  ,  et  a  plusieurs  centaines  d'autres,  qui 
moururent  si  jeunes?  Certes ,  qtjant  a  saint  François _, 
dès  qu'il  eut  reçu  les  saints  stigmates  de  son  maître , 
il  eut  de  si  fortes  et  pénibles  douleurs ,  tranchées,  con- 
vulsions et  maladies,  qu'il  ne  lui  demeura  que  la  peau 
et  les  os,  et  scmbloit  plutôt  une  analomie,  ou  uoe 
image  de  la  mort,  qu'un  homme  vivant  et  respirant 
encore. 

CHAPITRE    XI. 

Que  quelques-uns  entre  les  divins  amans  moururent  encore 

d'amour. 

lousles  élus  donc5-Théotime,  meurent  en  l'habi- 
tude de  l'amour  sacré,  mais  quelques-uns,  outre 
cela ,  meurent  en  l'exercice  de  ce  saint  amour  ;  les 
autres  pour  cet  amour,  et  d'autres  par  ce  même  amour. 
Mais  ce  qui  appartient  an  souverain  degré  d'amour, 
c'est  que  quelques-uns  meurent  d'amour,  et  c'est 
lorsque  non  seuleuint  l'amour  blesse  l'âme,  en  sorte 
qu'il  la  met  en  langueur ,  mais  quand  il  la  transperce, 
donnant  son  coup  droit  dans  le  milieu  du  cœur,  et  si 
fortement  qu'il  pousse  Tâme  dehors  de  son  corps;  ce 
qui  se  fait  ainsi.  L'àme  attirée  puissamment  par  les 


LIVRE  VII,    CHAP.  XI.  45 


suavités  divines  de  son  bien-aime',  pour  correspondre 
de  son  côte'a  ses  doux  attraits ,  elle  s  élance  de  fo;cG 
et  tant  qu'elle  peut  devers  ce  désirable  ami  attrayant; 
et  ne  pouvant  tirer  son  corps  après  soi,  plutôt  que  de 
s'arrêter  avec  lui  parmi  les  misères  de  cette  vie:  elle 
le  quitte  et  se  sépare,  volant  seule  comme  une  belle  co- 
lombelle  dans  le  sein  de'licieux  de  son  célesie  e'poux.Elle 
s'e'lance  en  son  bien- aimé,  et  son  bien-aimé  la  tire  et 
ravit  a  soi  :  et  comme  l'e'poux  quitte  père  et  mère 
^our  se  Joindre  a  sa  biea-aimëej  ainsi  cette  cbnste 
épouse  quitte  la  chair  pour  s"unlr  a  son  bien-aimc.  Or 
c'est  le  plus  violent  effet  que  l'amour  fasse  en  une  âme , 
et  qui  requiert  auparavant  une  grande  nudité  de  toutes 
les  affections  qui  peuvent  tenir  le  cœur  attaché  ou  au 
monde,  ou  au  corps;  ensorte  que  comme  le  feu  ayant 
séparé  petit  a  petit  Tessence  de  sa  masse,  et  Payant  du 
tout  épurée  ,  fait  enfin  sortir  la  quintessence;  aussi 
le  saint  amour  ayant  retiré 'le  cœur  humain  de  toutes 
humeurs ,  inclinations  et  passions ,  autant  qu'il  se  peut  ; 
il  en  fait  par  après  sortir  l'âme,  afin  que  par  cette 
mort  précieuse  aux  yeux  divins,  elle  passe  en  la  gloire 
immortelle. 

Le  grand  saint  François,  qui  en  ce  sujet  de  l'a- 
mour céleste  me  revient  toujours  devant  les  yeux,  ne 
pou  voit  pas  échapper  qu'il  ne  mourût  par  Tamour,  a 
cause  de  la  multitude  et  grandeur  des  langueurs,  ex- 
tases et  défaillances  que  sa  dilection  envers  Dieu  lui 
doauoit;  mais  outre  cela  Dieu  qui  l'avoit  exposé  a  la 
vue  de  tout  le  monde,  comme  un  miracle  d'amour  j 
voulut  que  non  seulement  il  mourût  pour  Tamour, 
ains  qu'il  mourût  encore  d'amour.  Car  voyez,  je  vous 
supplie,  Théolime,  son  trépas.  Se  voyant  sur  le  point 
de  son  départ,  il  se  fit  mettre  nu  sur  la  terre,  puis 


44      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

ayant  reçu  un  habit  en  aumône,  duquel  on  le  ve'iit,  il 
harangua  ses  frères,  les  animant  a  l'amour  et  crainte 
de  Dieu  et  de  l'Eglise;  fit  lire  la  passion  du  Sauveur, 
puis  commença  avec  une  ardeur  extrême  a  prononcer 
le  psaume  i4 1 .  J'ai  crié  de  ma  voix  au  Seigneur  : 
j'ai  supplié  de  ma  voix  le  Seigneur  [Psaume  i4i. 
2);  et  ayant  prononcé  ces  dernières  paroles  :  O  Sei- 
gneur, tirez  mon  âme  de  la  prison  ^  afin  que  je 
bénisse  votre  saint  nom'^  les  justes  m'attendent 
jusques  à  ce  que  vous  me  guerdonniez ,  il  expira 
l'an  quarante-cinquième  de  son  âge.  Qui  ne  voit, 
je  vous  prie,  Théotime,  que  cet  homme  séraphique, 
qui  avoit  tant  de'siré  d'être  martyrisé  et  de  mourir 
pour  l'amour,  mourut  enfin  d'amour ,  ainsi  que  je  Tai 
expliqué  ailleurs? 

Sainte  Madeleine,  ayant,  l'espace  de  trente  ans, 
demeuré  en  la  grotte  que  l'on  voit  encore  en  Pro- 
vence, ravie  tous  les  jours  sept  fois,  et  élevée  en  l'air 
par  les  anges,  comme  pour  aller  chanter  le  sept  heures 
canoniques  en  leur  chœur;  enfin  un  jour  de  dimanche 
elle  vint  a  l'église,  en  laquelle  son  cher  évêque  saint 
Maximin  la  trouvant  en  contemplation  ,  les  yeux 
pleins  de  larmes  et  les  bras  élevés,  il  la  communia,  et 
tôt  après  elle  rendit  son  bienheureux  esprit,  qui  de- 
rechef alla  pour  j^amais  aux  pieds  de  son  Sauveur  jouir 
de  la  meilleure  part  qu'elle  avoit  déjà  choisie  en  ce 
monde. 

Saint  Basile  avoit  fait  une  étroite  amitié  avec  un 
grand  médecin,  juif  de  nation  et  de  religion,  en  in- 
tention de  l'attirer  a  la  foi  de  notre  Seigneur  :  ce  que 
toutefois  il  ne  put  onc  faire,  jusques  a  ce  que  rompu 
de  jeûnes,  veilles  et  travaux,  étant  arrivé  a  l'article 
de  la  mort  il  s'enquii  du  médecin  quelle  opinion  il 


LIVRE  VII ,    CHAP.  XL  45 

avoit  de  sa  santé,  le  conjurant  de  lui  dire  franchement  ; 
ce  que  le  me'decin  fit ,  et  lui  ayant  tàté  le  pouls  :  Il 
n'y  a  plus,  dit-il ,  aucun  remède;  devant  que  le  soleil 
soit  couché,  vous  trépasserez.   Mais  que  direz-vous, 
re'pliqua  alors  le  malade,  si  je  suis  encore  demain  en 
■vie?  Je  me  ferai  chrétien,  je  vous  le  promets,  dit  le 
médecin.  Le  saint  pria  donc  Dieu,  et  impétra  la  pro- 
longation de  sa  vie  corporelle  en  faveur  de  la  spiri- 
tuelle de  son  médecin,  lequel  ayant  vu  cette  mer- 
veille, se  convertit;  et  saint  Basile  se  levant  coura- 
geusement du  lit,  alla  a  l'église,  et  le  baptisa  avec 
toute  sa  famille;  puis  étant  revenu  en  sa  chambre  et 
remis  dans  son  lit,  après  s'être  assez  longuement  en- 
tretenu par  l'oraison  avec  notre  Seigneur,  il  exhorta 
saintement  les  assistans  a  servir  Dieu  de  tout   leur 
coeur;  et  enfin  voyant  les  anges  venir  a  lui,  pronon- 
çant avec  extrême  suavité  ces  paroles  :  Mon  Dieu,  je 
vous  recommande  mon  âme  et  la  remets  entre  vos 
mains,  il  expira;  et  le  pauvre  médecin  converti  le 
voyant  trépassé,  l'embrassant  et  fondant  en  larmes 
sur  icelui  :  0  grand  Basile,  serviteur  de  Dieu,  dit-il, 
en  vérité  si  vous  eussiez  voulu,  vous  ne  fussiez  non 
plus   mort   aujourd'hui    qu'hier.    Qui  ne   voit   que 
cette  mort  fut  toute  d'amour?  Et  la  bienheureuse 
mère  Thérèse   de  Jésus   révéla,  après  son  trépas, 
qu'elle  étoit  morte  d'uu  assaut  et  impétuosité  d'a- 
mour qui  avoit  été  si  violent,  que  la  nature  ne  le  pou- 
vant supporter,  l'àme  s'en  étoit  allée  vers  le  bien-aimé 
objet  de  ses  afifections. 


46        TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 


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I 


CHAPITRE    Xll. 

Histoire  merveilleuse  du  trépas  d'un  gentilhomme  qui  mourut 
d'amour  sur  le  mont  d'Olivet. 

vJuTRE  ce  qui  a  été  dit,  j'ai  trouvé  une  histoire,  la- 
quelle pour  être  extrêmement   admirable,  n'en  est 
que  plus  croyable  aux  amans  sacrés;  puisque,  comme 
dit   le  saint  apôtre,  la  charité  crvil  très-volontiers 
toutes  cJioseSj  c'est-a-dire,  elle  ne  pense   pas  aisé- 
ment qu'on  mente;  et  s'il  n'y  a  des  marques  appa- 
rentes de  fausseté  en  ce  qu'on  lui  représente,  elle  ne 
fait  pas  difficulté  de  les  croire,  mais  surtout  quand 
ce  sont  choses  qui  exaltent  et  magnifient  l'amour  de 
Dieu  envers  les  hommes,  ou  l'amour  des  hommes  en- 
vers Dieu;  d'autant  que  la  charité  qui  est  reine  sou- 
veraine des  vertus,  se  plaît  a  la  façon  des  princes,  es- 
choses  qui  servent  a  la  gloire  de  son  empire  et  domi- 
nation. Et  bien  que  le  récit  que  je  veux  faire,  ne  soit 
ni  tant  publié,  ni  si  bien  lémoigné,  comme  la  gran- 
deiu-  de  la  merveille  qu'il  contient  la  requerroit,  il  ne 
perd  pas  pour  cela  sa  vérité  :  car,  comme  dit  excel- 
lemment saint  Augustin,  h  peine  sait-on  les  miracles, 
pour  magnifiques  qu'ils  soient,  au  lieu  même  où  ils  se 
font»  et  encore  que  ceux  qui  les  ont  vus  les  racontent, 
on  a  peine  de  les  croire  ;  mais  i's  ne  laissent  pas  pour 
cela  d'être  véritables;  et  en  nialière  de  religion  les 
âmes  bien   faites  ont   plus  de   suaviié    a  croire  les 
choses  ès-quelles  il  y  a  plus  de  difficulté  et  d'admira- 
tion. 

Un  fort  illustre  et  vertueux  Chevalier  alla  donc 


LIVRE  VII,    CHAP.  XII.  47 

un  jour  outre  nitr  eu  Palestine  ,  pour  vi  iter  les  saints 
lieux  5  èsquels  notre  Seigneur  avoit  fait  les  œuvres  de 
notre  rédemption;  et  pour  commencer  dignement  ce 
saint  exercice,  avant  toutes  choses,  il  se  confessa  et 
communia  dévotement;  puis  alla  en  premier  lieu  en 
la  ville  de  Nazareth  où  l'ange  annonça  a  la  Vierge 
très-sainte  la  très-sacre'e  Incarnation,  et  oii  se  fit  la 
très-adorable  Conception  du  Verbe  éternel  ;  et  là  ce 
digne  pèlerin  se  mit  a  contempler  l'abîme  de  la  bonté 
céleste  qui  avoit  daigné  prendre  chair  humaine  poïu- 
retirer  l'homme  de  perdition.  De  la  il  passa  en  Beth- 
léem au  lieu  de  la  Nativité,  où  l'on  ne  sauroit  dire 
combien  de  larmes  il  répandit,  contemplant  celles  des- 
quelles le  Fils  de  Dieu,  petit  enfant  de   la  Vierge, 
avoit  arrosé  ce  saint  étable,  baisant  et  rebaisant  cent 
fois  cette  terre  sacrée,  et  léchant  la  poussière  sur  la- 
quelle la  première  enfance  du  divin  poupon  avoit  été 
reçue.  De  Bethléem  il  alla  en  Bethabara,  et  passa  jus- 
qu'au peut  lieu  de  B  jthanie,  où  se  ressouvenant  que 
notre  Seigneur  s'éfoit  dévêtu  pour  être  baptisé,  il  se 
dépouilla  aussi  lui-même , et  enuani  dans  le  Jourdain , 
se  lavant  et  buvant  des  eanx  d'icelui,  il  lui  étoit  avis 
d'y  voir  son  Sauveur  recevant  !e  baptême  par  la  main 
de  son  précrirseur,  et  le  Saint-Esprit  descendant  vi- 
siblement sur  icelui  sous  la  forme  de  colombe,  avec 
les  cieux  encore  ouverts,  d'où,  ce  lui  sembloit,  des- 
cendoit  la  voix  du  Père  éternel ,  disanî  :  Celui-ci  est 
mon  fils  hien-auné  ^  auquel  je  me  complais.  De 
Béthanie  il  va  dans  le  désert ,  et  y  voit ,  des  yeux  de 
son  esprit,  le  Sauveur  jeûnant,  combattant  et  vain- 
quant l'ennemi,   puis  les  anges  qui  le  servent  de 
viandes  admirables.  De  la  il  va  sur  la  uiontagne   de 
Thaboî-j  où  il  voit  le  Sauveur  transfiguré;  puis  en  !a 


43      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

montagne  de  Sion  où  il  voit,  ce  lui  semble  encore, 
notre  Seigneur  agenouille'  dans  le  Cénacle,  lavant  les 
pieds  aux  disciples,  et  leur  distribuant  par  après  son 
divin  corps  en  la  sacrée  Eucharistie.  Il  passe  le  torrent 
de  Cedron,  et  va  au  jardin  de  Gethsemani,  où  son 
cœur  se  fond  ès-larmes  d'une  très^aimable  douleur,  lors- 
qu'il s'y  représente  son  cher  Sauveur  suer  le  sang  en 
cette  extrême  agonie  qu'il  y  souiTroit*,  puis  tôt  après, 
lié ,  garrotté  et  mené  en  Jérusalem  où  il  s'achemine 
aussi,  suivant  partout  les  traces  de  son  bien-aimé,  et 
le  voit ,  en  imagination ,  traîné  ça  et  la  chez  Anne , 
chez  Caïphe,  chez  Pilate,  chez  Hérodes,  fouetté, 
baffoué,  craché,  couronné  d'épines,  présenté  au  peu- 
ple, condamné  a  mort,  chargé  de  sa  croix,  laquelle 
il  porte,  et  h  portant  fait  la  pitoyable  rencontre  de 
sa  mère  toute  détrempée  de  douleur,  et  des  dames  de 
Jérusalem  pleurantes  sur  lui.  Si  monte  enfin  ce  dévot 
pèlerin  sur  le  mont  Calvaire,  où  il  voit  en  esprit  la 
croix  étendue  sur  terre,  et  notre  Seigneur  que  l'on 
renverse  et  que  l'on  cloue  pieds  et  mains  sur  iceile 
très-cruellement.  Il  contemple  de  suite  comme  on  lève 
la  croix  et  le  crucifie  en  l'air,  et  le  sang  qui  ruisselle 
de  tous  les  endroits  de  son  divin  corps.  H  regarde  la 
pauvre  sacrée  Vierge  toute  transpercée  du  glaive  de 
douleur  j  puis  il  tourne  les  yeux  sur  le  Sauveur  cru-  I 
cifié,  duquel  il  écoute  les  sept  paroles  avec  un  amour 
nonjpareil  ;  et  enfin  le  voit  mourant ,  puis  mort ,  puis 
recevant  le  coup  de  lance,  et  montrant  par  l'ouver- 
ture de  la  plaie  son  cœur  divin;  puis  ôté  de  la  croix  < 
et  porté  au  sépulcre,  où  il  va  le  suivant,  jetant  une 
mer  de  larmes  sur  lesHeux  détrempés  du  sang  de  son 
rédempteur;  si  qu'il  entre  dans  le  sépulcre  et  ensevelit 
son  cœur  auprci  du  corps  de  son  maître;  puis  resussci 


LIVRE  Vlî,    CIÎAP.  Xîî.  4^ 

tant  avec  lui  ii  va  en  Eiiimaus,  et  voit  tout  ce  qni  s© 
passe  entre  !e  Seigneur  et  les  deux  disciples;  et  enfin 
revenant  sur  le  mont  Olivet  où  se  fit  le  mystère  do 
l'Ascension,  et  Ta  vojant  les  dernières  marques  et 
vestiges  des  p'eds  du  divin  Saiiv;eur,  prosterne'  suc 
icelles,  et  les  baisant  mille  et  mille  fois  avec  des  sou- 
pirs d'un  amour  infini,  il  comiiicnça  a  reiinr  a  soi 
toutes  les  forces  des  ses  affections,  comme  un  archer 
retire  la  corde  de  son  arc  quand  il  veut  dccocher  sa 
flèche  ;  puis  se  relevant,  les  yeux  et  les  mains  tendus 
au  ciel;  O  Jésus,  dit-il,  mon  doux  Jésus,  je  ne  sais 
■plus  où  vous  chercher  et  suivre  en  terre.  Eh  !  Jésus,  Jé- 
sus, mon  amour,  accordez  donc  a  ce  coeur  qu'il  vous 
suive  et  s'en  aille  après  vous  la-haut;  et  avec.ces  ar- 
dentes paroles  il  lança  quant  et  quant  s(xi  âme  au  ciel, 
comme  une  sacrée  sagette,  que  comme  divin  archer  il 
tira  au  blanc  de  son  très-heureux  objet. 

Mais  ses  compagnons  et  serviteurs  qui  virent  ainsi 
subitement  tomber  comme  mort  ce  pauvre  amant, 
étonné  de  cet  accideiK  ,  coururent  de  force  au  méde-  - 
C'n,  qui  veoant  trouva  qu'en  efiel  ilétoit  trépnssé;  et 
pour  faire  jugement  assuré  des  causes  d'une  mort 
tant  inopinée,  s^enquiert  de  quelle  compiexion,  de 
quelles  mœurs  et  de  quelle  humeur  étoit  le  défunt  ;  et 
il  apprit  qu'il  étoit  d'un  naturel  tout  doux,  aimable, 
dévot  a  merveilles,  et  grandement  ardent  en  l'amour 
de  Dieu.  Sur  quoi,  sans  doute,  dit  le  médecin,  son 
cœur  s'est  donc  éclaté  d'excès  et  de  ferveur  d'amour. 
Et  afin  de  mieux  affermir  son  jugement,  il  le  voulut 
ouvrir,  et  trouva  ce  brave  cœur  ouvert  avec  ce  sacré 
mot  gravé  au-dedans  d'icelui  :  Jésus  mon  amour  î 
L'amour  donc  fit  en  ce  cœur  l'office  de  la  mort,  sé- 
^^irant  l'àuie   du   corps  sars  concurrence  d'aucune 


So       TRAITE  DE  UAMOUR  DE  DIEU- 

autre  cause.  Et  c'est  saint  Bernardin  de  Sienne,  auteur 
fort  docte  et  fort  saint ,  qui  fait  ce  re'cit  au  premier  de 
ses  Sermons  de  l'Ascension. 

Certes,  un  autie  auteur  presque  du  même  âge,  qui 
a  celé  son  nom  par-  humilité,  mais  qui  seroit  néan- 
moins digne  d'être  nommé,  en  un  livre  qu'il  a  inîitulé: 
3Iifoir  des  Spirituels ^  raconte  une  autre  histoire 
encore  plus  admirable.  Car  il  dit  qu'ès-quartiers  de 
Provence,  il  y  a  voit  un  Seigneur  grandement  adonné 
a  l'amour  de  Dieu  et  a  la  dévotion  du  très- saint  Sa- 
crement de  l'autel.  Or,  un  jour  étant  extrêmement 
affligé  d^me  maladie  qui  lui  donnoit  des  vomissemens 
continuels^  on  lui  apporta  la  divine  communion;  la- 
quelle n'osant  recevoir  a  cause  du  danger  qu'il  y  avoit 
de  la  rejeter,  il  supplia  son  curé  de  la  lui  mettre  sur 
la  poitrine,  et  le  signer  avec  icelle  du  signe  de  la  croix, 
ce  qui  fut  fait;  et  en  un  moment  cette  poitriuç  en- 
flammée du  saint  amour  se  fendit,  et  tira  dedans  ^oi 
le  céleste  aliment  dans  lequel  étoit  le  bien  aimé,  et  k 
même  temps  expira.  Je  vois  bien  a  la  vérité  que  cette 
histoire  est  grandement  extraordinaire,  et  qui  méri- 
teroit  un  témoignage  de^plus  grand  poids;  mais  après 
la  très-véritable  histoire  du  cœur  fendu  de  sainte 
Claire  de  Montfalcon ,  que  tout  le  monde  peut  voir  i 
encore  maintenant,  et  celle  des  stigmates  de  saint 
François  qui  est  très-assurée,  mon  âme  ne  trouve 
rien  de  malaisé  k  croire  parmi  les  effets  du  divia 
amour. 


LIVRE  VII,    CHAP.  XIII.  5i 

CHAPITRE    XIII. 

Que  la  très-sacrée  Vierge  mère  de  Dieu  mourut  d'amour 
pour  son  fils. 

On  ne  peut  quasi  bnimement  donter  que  le  grand 
saint  Joseph  ne  fût  tie'passé  avant  la  passion  et  mort 
du  Sauveur,  qui  sans  cela  n'eût  pas  recommandé  sa 
mère  h  saint  Jean.  Et  comme  pourroit-on  donc  ima- 
giner que  le  cher  enfant  de  son  cœi:r.  son  nourrisson 
hien-aiméne  l'assistât  a  l'heure  de  son  passage?  5/e/z- 
Jieureux  sont  les  miséricordieux ,  car  ils  ohtien^ 
dront  miséricorde  (Matéh.  5.  7).  Hélas!  combien 
de  douceur,  de  chariië  et  de  miséricorde  furent  exer- 
cées par  ce  bon  père  nourricier  envers  le  Sauveur 
lorsqu'il  naquit  petit  enfant  au  monde.  Et  qui  pour— 
roit  donc  croire  qu'icelui  sortant  de  ce  monde,  ce 
divin  Fiîs  ne  lui  rendît  la  pareille  au  centuple,  le 
comblant  de  suavités  célestes?  Les  cigognes  sont  ua 
vrai  portrait  de  la  mutuelle  pitié  des  enfans  envers  les 
pères,  et  des  pères  envers  les  enfans  :  car  comme  ce 
sont  des  oiseaux  passagers,  elles  portent  leurs  pères  et 
mères  vieux  en  leurs  passages,  ainsi  qu'étant  encore 
peliies  leurs  pères  et  mères  les  avoient  portées  en 
même  occasion.  Quand  le  Sauveur  étoit  encore  petit, 
legr^nd  Jos:'plison  père  nourricier,  et  la  très-glorieuse 
Vierge  sa  mère  Ta  voient  porté  maiutefois ,  et  spécia- 
leme.it  au  passage  qu'ils  firent  de  Judée  en  Egypte, 
et  d'Egypte  en  Judée.  Eh!  qui  doutera  donc  que  ce 
saint  père,  parvenu  a  la  fin  de  ses  jours,  n'ait  réci- 
proquement été  porté  par  son  divin  nourrisson  au  pas- 


52       TRAITE  DE  L'AMOUî\  DE  DIEU. 

sage  de  ce  monde  en  l'autre  dans  le  sein  d'Abraham, 
pour  de-la  le  transporter  dans  le  sien  a  la  gloire  ,  le 
jour  de  son  Ascension?  Un  saint  qui  a  voit  tant  aimé* 
rn  sa  \ie,  ne  pou  voit  mourir  que  d'amour;  car  son 
âme  ne  pouvant  a  souhait  aimer  son  cher  Je'sus  entre 
les  distractions  de  cette  vie,  et  ayant  achevé  le  ser- 
vice qui  étoit  requis  au  bas  âge  d'icelui,  que  restoit- 
jl,  sinon  qu'il  dît  au  Père  e'ternel  :  O  Père  y  fai 
accompli  l'œuvre  que  vous  in  aviez  donnée  en 
charge  (Joan.  17.  -t).  Et  puis  au  Fils  :  0  mon  enfant, 
comme  votre  Père  céleste  remit  votre  coips  entre  mes 
mains  au  jour  de  votre  venue  en  ce  monde,  ainsi  en 
ce  jour  de  mon  départ  de  ce  monde  je  remets  mon 
esprit  entre  les  vôtres. 

Telle,  comme  je  pense ^  fut  la  mort  de  ce  granc}^ 
patriarche,  honime  choisi  pour  faire  les  plus  tendres 
et  amoureux  offices  qui  furent  ni  seront  jamais  faits  \ 
l'endroit  du  Fils  de  Dieu,  après  ceux  qui  furent  pra- 
tiqués par  sa  céleste  épouse,  vraie  mère  naturelle  de 
ce  même  Fils,  de  laquelle  il  est  impossible  d'imaginer 
qu'elle  soit  morte  d'autre  sorte  de  mort  que  de  celîe 
d'amour,  mort  la  plus  noble  de  toutes,  et  due  par 
conséquent  a  la  plus  noble  vie  qui  fut  onc  entre  les 
créatures,  mort  de  laquelle  les  anges  mêmes  dési-» 
reroient  de  mourir  s'ils  étoient  capables  de  mor^  Si 
les  premiers  chrétiens  furent  dits  n'avoir  qu'w^z  cœur 
et  une  âme,  h  cause  de  leur  parfaite  mutuelle  dilection  j 
si  saint  Paul  ne  vivoit  plus  lui-même,  ains  Jéius- 
Christ  vivoit  ea  lui ,  h  raison  de  l'extrême  union  de 
son  cœur  U  celui  de  sou  maître,  par  laquelle  son  àme 
étoit  comme  morte  en  son  cœur  qu'elle  animoit  pour 
vivre  dans  le  cœur  du  Sauveur  qu'elle  animoit^  ô 
vrai  Dieu!  combien  est-il  plus  véritable  que  la  sacrée 


I 


LIVRE  Vlî,    CHAP.  XIÎÎ.  55 

tîerge  et  son  fils  n^avoient  qu'une  âme,  qu'an  cœur 
.  et  qu'une  vie  5  ensorte  que  cette  sacre'e  mère,  vivant, 
ne  vivoit  pas  elle,  mais  son  fils  vivoit  en  elle.  IMèie 
la  plus  amante  et  la  plus  aime'e  qui  pouvoit  jamais 
être  ,  mais  amante  et  aimée  d'un  amour  incompara- 
blement plus  éininent  que  celui  de  tous  les  ordies  des 
aiii^t's  et  des  hommes,  a  mesure  que  les  noms  de  mère 
unique  et  de  fils  unique  sont  aussi  des  noms  au-  dessus 
de  tous  autres  nom's  en  malière  d'amour.  Et  je  dis  de 
mère  unique  et  d'enfant   unique,  parce  que  tous  les 
autres  enf:ins  des  homuies  partagent  la  reconnoissance 
de  leur  produclion  entre  le  père  et  la  mère.  Mais  en 
celui-ci,  comme  toute  sa  naissance  humaine  d. 'pendit 
de  sa  seule  mère,  laquelle  seule  contribua ,  ce  qui 
éîoit  requis  a  la  vertu  du  Saint-Esprit,  pour  la  con- 
ception de  ce  divin  enfant ,  aussi  a  elle   seule  fut 
■  dii  et  rendu  tout  Tamoiir  qui  provient  de  la  produc- 
tion ;  de  sorte  que  ce  fils  et  celte  mère  furent  unis 
d'une  uiiion  d  autant  plus  excellente,  qu'elle  a  un 
nom  diiTérent  en  amour  par-dessus  tous  les  autres 
nom?;  car  a  qui  de  tous  les  séraphins  appartient- il  de 
de  dire  au  Sauveur  :  Vous  êtes  mou  vrai  fils,  et  je 
vous  nime  comme  mon  vrai  fils?  Et  a  qui  de  toutes 
les  créatures  fut  il  jamais  dit  par  le  Sauveur  :  Vous 
êtes  ma  vraie  mère,  et  je  vous  aime  coiiune  ma  vraie 
mère;  vous  êtes  ma  vraie  mère  tor.te  mienne,  et  je 
suis  votre  vrai  fils  tout  vôtre?  Si  donc  un  serviteur 
amant  osa  bien  dire,  et  le  dit  en  vérité,  qu'il  n'a  voit 
point  d'autre  vie  que  celle  de   son   maître,   hélas! 
combien  hardiment  et  ardemment  devoit  exclamer 
cette  mère  ;  Je  n'ai  point  d'au  lie  vie  que  la  vie  de 
mon  fils,  ma  vie  est  toute  en  la  sienne,  et  la  sienne 
toi.le  eifti  mienne!  Car  ce  n'éioiî  plus  union,  ains 


54       TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

unité  de  cœur  ^  d'âme  et  de  vie  entre  cette  mère  et 
ce  fils. 

Or,  si  cette  mère  vécut  de  la  vie  de  son  fils,  elle 
mourut  aussi  de  la  mort  de  son  fils  5  car  quelle  est  la 
vie,  telle  est  la  mort.  Le  phénix,  comme  on  dît, 
étant  fort  envieilli  ramasse  sur  le  haut  d'une  mon- 
tagne une  quantité  de  bois  aromatiques,  sur  lesquels, 
comme  sur  son  lit  d'honneur,  il  va  finir  ses  jours j 
car  lorsque  le  soleil  au  fort  de  «son  midi  jette  ses 
rayons  plus  ardeus,  ce  tout  unique  ciseau,  pour  con- 
tiibuer  a  Fardeur  du  soleil  un  surcroit  d'action ,  ne 
cesse  point  de  battre  des  ailes  sur  son  bûcher  jusqu'à 
ce  qu'il  lui  ait  fait  prendre  feu_,  et,  brûlant  avec 
icelui,  il  se  consume  et  meurt  entre  ces  flammes  odo- 
rantes. De  même,  Théotirae,  la  vierge  mère  ayant 
assemblé  en  son  esprit,  par  une  vive  et  coiitinueile 
mémoire,  tous  les  plus  aimables  mystères  de  la  vie 
€t  mort  de  son  fils,  et  recevant  toujours  a  droit  fil 
parmi  cela  les  plus  ardentes  inspirations  que  son  fils , 
soleil  de  justice,  jetât  sur  les  humains  au  plus  fort 
du  midi  de  sa  charité;  puis  d'ailleurs  faisant  aussi  de 
son  côté  un  perpétuel  mouvement  de  contemplation; 
enfin  le  feu  sacré  de  ce  divin  amour  la  consuma 
toute  comme  un  holocauste  de  suavité,  de  sorte  qu'elle 
en  mourut  :  son  âme  étant  toute  ravie  et  transportée 
entre  les  bras  de  la  dilociion  de  son  fils.  O  mort 
amoureusement  vitale!  ô  amour  vitalcmenl  mortel  ! 

Plusieurs  amans  sacrés  furent  préseiis  a  la  mort  du 
Sauveur,  entre  lesquels  ceux  qui  eurent  le  plus  d'à- 
mour  eurent  le  plus  de  douleur  :  car  l'amour  alors 
éîoit  tout  détrempé  en  la  douleur,  et  la  douleur  en 
l'amour;  et  tous  ceux  qui  pour  leur  Sauveur  étoient 
passiounés  d'amour,  furent  amoureux  de  at  passion 


LIVRE  VII,  CHAP.  XIV.  ^5 

et  douleur;  mais  la  douce  mère,  qui  aimoit  pltis  que 
tous,  fut  plus  que  tous  out/epercée  du  glaive  de 
douleur.  La  douleur  du  fiis  fut  alors  une  épce  tran- 
chante qui  passa  au  travers  du  cœur  de  la  mère,, 
d'autant  que  ce  cœur  de  mère  étoit  collé,  joint  et  uni 
h  son  fils  d'une  union  si  parfaite  que  rien  ne  pouvoit 
blesser  l'un  qu'il  ne  navrât  aussi  vivement  l'anire.  Or, 
cette  poitrine  maternelle  é:ant  ainsi  bl-.^sse'e  d'amour, 
non  seulement  ne  chercha  pas  la  guérison  de  sa 
blessure,  mnis  aima  sa  blessure  p'us  que  tOMî^  o^^^~ 
rison,  gardant  chèrc^nent  les  traits  de  douleur  qu't^lîe 
avoit  reçus  a  cause  de  l'amour  qui  les  avoit  décochés 
à-ms  son  cœur,  et  de'sirant  continuellement  d'en 
mourir,  puisque  son  fils  en  était  mort,  qui,  comme 
dit  toute  l'Ecriture  Sainte  et  tous  les  docteurs,  mourut 
entre  les  flammes  de  la  chanté,  holocauste  parfait  pour 
tous  les  péchés  du  monde. 

i 

CHAPITRE    XIV. 

Que  la  glorieuse  Vierge  mou'-nt  d'im  amour  extrêmement 
doux  et  traDr|uiIie. 

On  dit  d'un  côté  que  Notre-Dame  révéla  a  sainte 
Matilde  que  la  maladie  de  laquelle  elle  mourut  ne 
fut  autre  chose  qu'un  assaut  impétueux  du  divia 
amour;  mais  sainte  Brigite  et  saint  Jean  Damascène 
témoignent  qu'elle  mourut  d'une  mort  extrêmement 
paisible,  et  l'un  et  l'autre  est  vrai,  ïhéotime. 

Les  étoiles  sont  merveilleusement  belles  a  voir, 
et  jettent  des  clartés  agréables  j  mais  si  vous  y  avez 
pris  garde ,  c'est  par  briilemens ,  étincelleuieas  et 


r 


6      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 


élans  qu'elles  produisent  leurs  raj'ons,  comme  si  elles 
eiifantoieiit  la  lumière  avec  efifoit  a  diverses  reprises, 
£ok  que  leur  clarté  était  foible  ne  puisse  pas  agir  si 
continuellement  avec  e'galité,  soit  que  nos  yeux  im- 
Le'cilles  ne  fassent  pas  leur  vue  constante  et  ferme  a 
eause  de  la  grande  distance  qui  est  entre  eux  et  ces 
astres.  Ainsi  pour  l'ordinaire  les  saints  qui  moururent 
d'amour  semirent  nne  grande  variété  d'accidens  et 
symptômes  de  dilection  avant  qiie  d'en  venir  au  tré- 
pas, force  élans j  force  assauts,  force  extases,  force 
Jangueurs,  force  agonies ^  et  sembloit  que  leur  amour 
«nfantât  par  efibrt  et  a  plusieurs  reprises  leur  bien- 
heureuse mort  ;  ce  qui  se  fit  a  cause  de  la  débilité  de 
leur  amour,  non  encore  absolument  parfait,  qui  ne 
pou  voit  pas  continuer  sa  dileciion  avec  une  égale 
fermeté. 

Mais  ce  fut  tonte  atitre  chose  en  la  très-sainteVierge; 
car  comme  nous  voyons  croître  la  belle  aube  du  jour, 
non  a  diverses  reprises  et  par  secousses,  ains  par  une 
certaine  dilatation  et  croissance  continue  ,  qui  est 
presque  insensiblement  sensible,  en  sorte  que  vraiment 
on  la  voit  croître  en  clarté ,  mais  si  également  que 
nul  n'aperçoit  aucune  interruption  ,  séparation  ou 
discontiiuiation  de  ses  accroissemens;  ainsi  le  divin 
amour  croissoit  a  chaque  moment  dans  le  cœur  vir- 
ginal de  notre  glorieuse  darrte,  mais  par  dos  crois- 
sances douces,  paisibles  et  coniiuucs,  sans  agitation, 
ni  secousse,  ni  violence  quelconque.  Ah  !  non,  Théo' 
time,  il  ne  faut  pas  mettre  une  impétuosité  d'agitation 
en  ce  céleste  amour  du  cœur  maternel  do  la  vierge; 
car  l'amour  de  soi-même  est  doux,  gracieux ,  paisible 
et  tranquille.  Que  s'il  fait  quelquefois  des  assauts,  s'il 
donne  des  secousses  h   l'ospiit,  c'est  parce  qu'il  y 


LIVRE  VU,    CHAP.  XIV.  57 

trouve  de  la  résistance.  Mais  quand  les  passages  de 
l'àrue  lui  sont  ouverts  sans  opposition  ni  coutraricie', 
il  fait  ses  progrès  paisiblement  avec  une  suavité  nom-" 
pareille.  Ainsi  donc  la  sainte  dileciion  employoit  sa 
force  dans  le  coeur  virginal  de  sa  mère  sacre'e,  sans 
effort  ni  violente  impe'tuosiié  ,  d'autant  .qii'elle  ne 
trouvoit  ni  re'sistance  ni  euipêclicment  quelconque; 
car  comme  l'on  voit  les  grands  fleuves  faire  des 
bouillons  et  rejaillissemens  avec  grand  bruit  ès- 
endroits  raboteux,  ès-quels  les  rocbers  font  des  bancs 
et  e'cueils,  qui  s'opposent  et  empêchent  re'coulemeiit 
des  eaux,  où  au  contraire  se  trouvant  en  la  plaine  ils 
Ciiulent  et  iloltent  doucement  sans  effort;  de  même 
le  divin  amour  trouvant  ès-âmes  humaines  plusieurs 
empêchemens  et  re'sistances,  comme  a  la  vérité'  toutes 
en  ont ,  quoique  différemment,  il  3'  fait  des  violences, 
combâltant  les  mauvaises  inclinations  ,  frappant  le 
cœur,  poussant  la  volonté  par  diverses  agitai  ions  et 
diurf'rens  efforts,  afin  de  se  faire  faire  place,  ou  du 
mî'ins  outrepasser  ces  obstacles. 

JMais  en  la  \  ierge  sacrée,  tout  favorisoit  et  secon- 
doit  le  cours  de  l'amour  céleste.  Les  progrès  et  ac- 
cioissemens  d'icelui  se  faisoient  incomparablement 
plus  grands  qu'en  tout  le  reste  des  créatures,  progrès 
n.-anmoins  infiniment  doux,  paisibles  et  tranquilles. 
jNon,  eilene  pâma  pas  d'amour  ni  de  compassion  au- 
près de  la  croix  de  son  Fils,  encore  qu'elle  eût  alors 
le  plus  ardent  et  douloureux  accès  d^amour  qu'oa 
puisse  imaginer  :  car  bien  que  l'accès  fut  extrême,  si 
fut-il  toutefois  également  fort  et  doux  tout  ensemble, 
puissant  et  tranquille,  acûfet  paisible,  composé  d'une 
chaleur  aiguë,  mais  suave. 

Je  ne  dis  pas,  Théotime;  qu'en  l'âme  de  la  très- 

5  * 


58       TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

sainte  Vierge  il  n'y  eût  deux  portions,  et  par  consé- 
quent deux  appe'tits:  l'un  selon  l'esprit  et  la  raison  su- 
périeure, l'autre  selon  les  sens  et  la  raison  inférieure; 
en  sorte  qu'elle  pouvoit  sentir  des  répugnances  et 
conîrarie'te's  de  l'un  a  l'autre  appétit,  car  ce  travail  se 
trouva  même  en  notre  Seigneur  son  Fils-,  mais  je  dis 
qu'en  celte  céleste  mère  toutes  les  affections  étoientsi 
bien  rangées  et  ordonnées  que  le  divin  amour  exer- 
çoit  en  elle  son  empire  et  sa  domination  très-paisible- 
ment, sans  être  troublée  par  la  diversité  des  volontés 
ou  appétits,  ni  par  la  contrariété  des  sens;  parce  que 
les  répugnances  de  l'appétit  naturel,  ni  les  mouvemens 
des  sens  n'arrivoient  jamais  jusqiies  au  péché,  non 
pas  même  jusques  au  péché  véniel;  ains  au  contraire 
tout  cela  étoit  saintement  et  fidèlement  employé  au 
service  du  saint  amour  pour  l'exercice  des  autres  ver- 
tus, lesquelles  pour  la  plupart  ne  peuvent  être  prati- 
quées qu'entre  les  difiûcultés,  oppositions  et  contra- 
dictions. 

Les  épines,  selon  l'opinion  vidgaîre,  sont  non  seu- 
lement différentes,  mais  aussi  contraires  aux  fleurs;  et 
semble  que,  s'il  n'y  en  a  voit  point  au  monde ,  la  chose 
en  iroit  mieux;  qui  a  fait  penser  a  saint  Ambroiseque 
£ansle  péché  il  n'enseroit  point.  Mais  toutefois,  puis- 
qu'il y  en  a,  le  bon  laboureur  les  rend  utiles,  et  en 
fait  des  haies  et  clôtures  autour  des  champs  et  jeunes 
arbres  auxquels  elles  servent  de  défenses  et  remparts 
contre  les  animaux.  Ainsi  la  glorieuse  Vierge  ayant  eu 
part  a  toutes  les  misères  du  genre  humain,  excepté 
celles  qui  tendent  immédiatement  au  péché,  elle  les 
employa  très- utilement  pour  l'exercice  et  accroisse- 
ment des  saintes  vertus  de  force,  tempérance,  jus- 
tice et  prudence,  pauvreté';  humilité,  souffrance, 


LIVRE  VII,    CHAP.  XIV.  5g 

compassion;  de  sorte  qu'elles  ne  donnoient  aucun  em- 
pêchemcnf,  aîns  beaucoup  d'occasion  a  l'amour  ce- 
leste  de  se  renforcer  par  des  cowlinuels  exercices  et 
avancemens;  et  chez  elle,  Madeleine  ne  se  dlverlit 
point  de  l'attention  avec  laquelle  elle  reçoit  les  impres- 
sions amoureuses  du  Sauveur,  pour  toute  Fardeur  et 
sollicitude  que  Marthe  peut  avoir.  Elle  a  choisi  l'a- 
mour de  son  fils,  et  rien  ne  le  lui  ôte. 

L'aimant,  comme  chacun  sait,  The'otime,  tire  na- 
turellement a  soi  le  fer  par  une  vertu  secrète  et  très- 
aduiirable;  mais  pourtant  ciuq  choses  empêchent  cette 
opération  j  i .  la  trop  grande  distance  de  l'un  a  l'autre  ; 
2.  S'il  y  a  quelque  diamant  entre  deux;  3.  si  le  fer  est 
engraisse';  4.  s'il  est  frotté  d'un  ail;  5.  si  le  fer  est 
trop  pesant.  Notre  cœur  est  iait  pour  Dieu  qui  l'al- 
lèche continuellement,  et  ne  cesse  de  jeter  en  lui  les 
attraits  de  son  céleste  amour.  Mais  cinq  choses  empê- 
chent la  sainte  attraction  d'opérer;  i.  le  péché  qui 
BOUS  éloigne  de  Dieu;  2.  l'affection  aux  richesses;  3. 
les  plaisirs  sensuels;  4.  l'orgueil  et  vanité;  Ô.i'amour- 
propre  avec  la  multitude  des  passions  déréglées  qu'il 
produit,  et  qui  sont  en  nous  un  pesant  fardeau  lequel 
nous  accable.  Or,  nul  de  ces  empêchemens  n'eut  lieu 
au  cœur  de  la  glorieuse  Vierge  :  i.  toujours  préservée 
de  tout  péché,  2.  toujours  très-pauvre  de  cœur,  3, 
toujours  très-pure,  4.  toujours  très-hurnble,  5.  tou- 
jours maîtresse  paisible  de  toutes  ses  passion?,  et  toute 
exempte  de  la  rébellion  queTamour-propre  fait  a  Ta- 
mour  de  Dieu.  Et  c'est  pourquoi,  comme  le  fer,  s'il 
étoit  quitte  de  tous  empêchemens  et  même  de  sa  pe- 
santeur, seroit  attiré  fortement,  mais  doucement  et 
d'une  attraction  égale  par  l'aimant,  en  sorte  néan- 
moins que  i'attraçlion  sercit  toujours  plus  active  et 


6o       TRAITÉ  DE  rA.MOUPv  DE  DIEU. 

plus  forte  a  mesure  que  rnn  seroit  pkisprës  de  l'autre, 
et  que  le  mouvemeiU  seroit  pins  proche  de  sa  fin; 
aiusi  la  trùs-sainte  iNIère  n'ayaut  rien  en  soi  qui  em- 
pêcliât  l'ope'raiion  du  divin  amour  de  son  lils,  elle 
s'uuissoil  ave,  icelui  d'uue  union  incomparable,  par 
des  extases  douces,  paisiblei  et  sans  efforts;  extases 
ès-quelks  la  partie  sensible  ne  laissoit  pas  de  faire  ses 
actions,  sans  donner  pour  cela  aucune  incommodiié 
à  l'union  de  l'tsprit  :  comme  re'ciproquement  la  par- 
faite application  de  son  esprit  ne  donnoit  pas  fort 
grand  divertissement  aux  sens.  Si  que  la  mort  de  cette 
Vierge  fut  plus  douce  qu'on  ne  se  peut  imaginer,  son 
fils  l'attirant  suavement  à  l'odeurde  ses  parfums', 
et  elle  s'ëcouîaut  très-amiablement  après  la  senteur 
sacrée  d'iceux  dedans  le  seiu  de  la  bonté  de  son  Fils. 
Et  bien  que  cette  sainte  âme  aimât  extrêmement  son 
très-saint,  très- pur  et  très-aimable  corpsj  si  le  quittâ- 
t-elle ne'anmoins  sans  peine  ni  résistance  quelconque, 
comme  la  chaste  Judith,  quoiqu'elle  aimât  grande- 
ment les  habits  de  pénitence  et  de  viduité,  les  quitta 
néanmoins  et  s'en  dépouilla  avec  plaisir  pour  se  re- 
vêtir de  ses  habifs  nuptiaux  quand  elle  alla  i=e  reiidre 
victorieuse  d'Holopherne  ;  014  comme  Jonathas  , 
quand ,  pour  l'amour  de  David,  il  se  dépouilla  de  ses 
-vêtement.  L'amour  avoit  donné  près  de  la  croix  k 
cette  divine  épouse  les  suprêmes  douleurs  de  la  mort; 
certes  il  ctoit  raisonnable  qiAmfmla  mort  lui  donnât 
les  souveraines  délices  de  l'amour. 


FIN   DU   5EPT1KME  LIVRE. 


LIVRE  Vlil,    CHAP.  I.  6i 

LIVRE   HUITIÈME. 

De  Famoiir  de  conroriiûté,  par  lequel  nous 
unissons  notre  volonté  à*  celle  de  Dieu, 
qui  nous  est  signifiée  par  ses  commande- 
inenSj  conseils  et  inspirations. 


CHAPITRE  PREMIER. 

De  Tamour  de  conformité  proyenaat  de  la  sacrée 
comolaisance. 


I^OMME  la  bonne  /é>rre  avant  reçu  le  Q-rain^  le  rend 
en  sa  saison  au  centuple'^  ainsi  le  Cva-ur  qui  a  yjris  de 
la  complaisance  en  Dieu,  ne  se  peut  empêcher  de 
vouloir  reciproquemeul  donner  a  Dieu  une  autre  com- 
plaisance. Nul  ne  nous  plaît  a  qui  nous  ne  désirions 
de  plaire.  Le  vin  frais  rafraîchit  pour  un  temps  ceux 
qui  le  boivent  :  mais  soudain  qu'il  a  ét<^  échauffé  par 
Testomac  dans  lequel  il  entre,  il  l'échauffé  récipio- 
quemcnt;  et  plus  resioniac  lui  donne  de  chaleur,  plus 
il  lui  en  rend.  Le  véritable  amour  n'esî  j-iraais  ingrat, 
il  tâche  de  complaire  a  ceux  ès-quels  il  se  complaît  :  et 
de  la  vient  la  conformité  des  amans  q'>i  nous  fait  être 
tels  que  ce  que  nous  aimons  Le  t-ès-dévol  et  tres- 
sage roi  Salomon  devint'idelâireet  fol  ^  quand  il  aima 
les  femmes  idolâtres  et  folios^,  eteut  autant  d  idoles  qi;e 
ses  femmes  en  avoienl.  L'écriture  appelle  pour  cela 


62       TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

efifeminës  les  hommes  qui  aiment  éperdiiement  les 
femmes  pour  leur  sexe,  parce  que  l'amour  les  trans-    j 
forme  d'hommes  en  femmes  quant  aux  mœurs  et  hu-    | 
meurs. 

Or  cette  transformation  se  fait  insensiblement  par 
la  complaisance^  laquelle  étant  entrée  en  nos  cœurs,  3 
en  engendre  une  autre  pour  donner  a  celui  de  qui  nous 
l'avons  reçue.  On  dit  qu'il  y  a  ès-Indes  un  petit  ani- 
mal terrestre  qui  se  plaît  tant  avec  les  poissons  et  dans  la 
mer ,  qu'a  force  de  venir  souvent  nager  avec  eux  enfin 
il  devient  poisson  ,  et  d'animal  terrestre  il  est  rendu 
tout-a-fait  animal  marin.  Ainsi  h  force  de  se  plaire  en 
Dieu  on  devient  conforme  a  Dieu ,  et  notre  volonté 
se  transforme  en  celle  de  la  divine  majesté  parla  corn-  J 
plaisance  qu'elle  y  prend.  L'amour  jditsaiut  Chr}sos- 
tôme,  ou  il  trouve ,  ou  il  fait  la  ressemblance;  l'exem- 
ple de  ceux  que  nous  aimons,  a  un  doux  et  imper- 
ceptible empire  et  une  autorité  insensible  sur  nous; 
il  est  force  ou  de  les  quitter  ou  de  les  imiter.  Celui  qui, 
attiré  de  la  suavité  des  parfums ,  entre  en  la  boutique 
d'un  parfumeur,  en  recevant  le  plaisir  qu'il  prend  a 
sentir  ces  odeurs ,  il  se  parfume  soi-même,  et  au  sortir 
de  la  il  donne  part  aux  autres  du  plaisir  qu'il  a  reçu, 
répandant  eutr'eux  la  senteur  des  parfums  qu'il  a  con- 
tractée. Avec  le  plaisir  que  notre  cœur  prend  en  la 
chose  aimée ,  il  tire  a  soi  les  qualités  d'icelle  :  car  la 
délectation  ouvre  le  cœur ,  comme  la  tristesse  le  res- 
serre, dont  PEcriture  sacrée  use  souvent  du  mot  de 
dilater,  en  lieu  de  celui  de  réjouir.  Or,  le  cœur  se 
trouvant  ouvert  par  le  plaisir,  les  impressions  des 
qujiliiés  desquelles  le  plaisir  dépend,  entrent  aisément 
en  l'esprit;  et  avec  c'ies  les  autres  encore  qui  sont  au 
même  sujet,  bien  qu'elles  nous  déplaisent,  ne  laissent 


LIVRE  Vlïl,    CHAP.  î.  65 

pas  d'enlrer  en  nous  parmi  la  presse  du  plaisir;  comme 
celui  qui  sans  robe  nuptiale  entra  au  festin  parmi 
ceux  qui  e'toient  parés.  Ainsi  les  disciples  d'Aristote 
se  plaisoient  a  parler  bègue  comme  lui,  et  ceux  de 
Platon  tenoient  les  épaules  courbe'es  à  son  imitation. 
En  somme,  le  plaisir  que  l'on  a  en  la  chose,  est  un 
certain  fourrier,  qui  fourre  dans  le  coeur  amant  les 
qualités  de  la  chose  qui  plait.  Et  pour  cela  la  sacre'e 
complaisance  nous  transforme  en  Dieu  que  nous   ai- 
mons; et  a  mesure  qu'elle  est  grande,  la  transformation 
est  plus  parfaite.  Ainsi  les  Saints  qui  ont  grandement 
aime',  ont  e'të  fort  vitement  et  parfaitement  transfor- 
més, l'amour  transportant  et  transmettant  les  mœurs 
et  humeurs  de  l'im  des  cœurs  eu  l'autre. 

Chose  étrange,  mais  véritable j  s'il  y  a  deux  luths 
«nîsones,  c'est-a-dire ,  de  même  son  et  accord,  l'un 
près  de  Tautie;  et  que  l'on  joue  d'un  d'iceux,  l'autre, 
quoiqu'on  ne  le  touche  point,  ne  laissera  pas  de  ré- 
sonner comme  celui  duquel  on  joue,  la  convenance 
de  l'un  a  Tautre,  comme  par  un  amour  naturel ,  faisant 
cette  correspondance.  Nous  avons  répugnance  d'i- 
miter ceux  que  nous  haïssons,  ès-choses  mêmes  qui 
sont  bonnes,  et  les  Lacédémoniens  ne  voulurent  pas 
suivre   le  bon  conseil  d'un  méchant  homme,  sinon 
après  qu'un  homme  de  bien   l'auioit  prononcé.  Au 
contraire,  on  ne  peut  s'empêcher  de  se  conformera  ce 
qu'on  aime.  Le  grand  apôtre  dit,  comme  je  pense  en 
ce  sens,  que  la  loi  n  est  point  mise  aux  justes  :  car, 
en  vériîéj  le  juste  n'est  juste,  sinon  parce  qu'il  a  le  saint 
amour;  et  s'il  a  l'amour,  il  n'a  pas  besoin  qu'on  le  presse 
parla  rjgueur.de  la  loi, puisque  l'amour  est  le  plus  pres- 
sant docteur  et   solliciteur  pour  persuader  au  cœur 
qu'il  possèdej  l'obéissance  aux  volontés  et  intentions 


61       TRAiTE  DE  UAMOUR  DE  DIEU. 

da  bien- aimé.  L'amour  est  un  mai^istral  qui  exerce  sa 
puissance  sans  bruit,  sans  pre'vôts  ni  sergens;  par 
luutuelle  compl-jisani  e  par  laquelle,  comme  nous  nous 
plaisons  en  Dieu,  nous  désirons  anssi  réciproquement 
de  lui  plaire.  L'amour  est  l'abr.'gé  de  toute  la  théolo- 
gie, qui  rend  très-saintement  docte  l'ignorance  des 
Paiil_,  des  Antoine,  des  Hilarion,  des  Siméon,  des 
François,  sans  livres,  sans  précepteurs,  sans  art.  En 
vertu  de  cet  amour^la  bien-aimée  peut  dire  en  assu- 
rance :  Mon  hiefi-aimé  est  tout  ni'œn^  par  la  com- 
plaisance de  laquelle  il  me  plaît  et  me  paît;  et  moi  je 
suis  toute  à  tui  par  bienveillance  de  laquelle  je  lui 
plais  et  le  repais.  Mon  cœur  se  paît  de  se  plaire  en 
lui,  et  le  sien  se  paît  de  quoi  je  lui  plais  pour  lui;  tout 
ainsi  qu'un  sacié  berger  il  me  paît,  comme  sa  chère 
b.ebisjCntre  les  lis  de  ses  perfections  èsquelles  je  plais; 
et  pour  moi ,  comme  sa  chère  brebis  je  le  pas  du  lait 
de  mes  affections,  par  lesquelles  je  lui  veux  plaire. 
Quiconque  se  plaît  -véritablement  en  Dieu,  désire  de 
plaire  fidèlement  a  Dieu,  et  pour  lui  plaire,  de  se 
conformer  a  lui.    * 

CHAPITRE    IL 

De  la  conformité  de  soumis'^ion  qui  proce'dc  de  Pamour  de 
bicnveillauce. 

J^A  complai'^nnce  atiiiC  donc  en  nous  les  traits  di^s 
perfertioiîs  divines,  selon  que  nous  sonnnes  capables 
de  hs  recevoir,  comme  le  miroir  reçoit  la  rcssem- 
Ll  ince  du  soleil ,  noîi  selon  ^excellence  et  grandeur 
de  ce  grand  et  admirable  luminaire,  mais* selon  ta  ca- 


LIVRE  VIII,    CHàP.  II.  65 

pacite  et  mesure  de  sa  glace,  si  que  nous  sommes  aiusi 
rendus  conformes  a  Dieu. 

Mais  outre  cela  l'amour  de  bienveillance  nous 
i  donne  cette  sainte  conformité  par  «ue  antre  voie.  L'a- 
mour de  complaisance  tiie  Dieu  dedans  nos  ennui  s  j 
mais  l'amour  debienveillancejelte  nos  cœurs  en  Dieu, 
et  par  conséquent  toutes  nos  ctctions  et  afTections,  les 
lui  dédiant  et  consacrant  très-amonreiisement  :  cr.r  la 
bienveillance  désire  a  Dieu  tout  l'honneur,  toute  la 
gloire  et  toute  la  reconnoissance  qu'il  est  po^^sib'e  de 
lui  rendre  ,  comme  un  certain  bien  extérieur  oui 
est  dii  a  sa  bonté. 

Or,  ce  désir  se  pratique  selon  la  complaisance  qîie 
nous  avons  en  Dieu,  en  la  façon  (pii  s'ensuit.  No!  s 
avons  eu  une  extrême  complaisance  a  voir  qre  Dieu 
est  souverainement  bon;  et  partant  nous    désirons, 
par  l'amour  de  bienveillance,  que  tous  les  amours 
qu'il  nous  est  possible  d'imaginer,  soient  employés  à 
bien  aimer  celte  bonté.  Nous  nous  sommes  plus  en  la 
souveraine  excellence  de  la  perfecrion  de  Dieu;  en- 
suite de  cela  nous  désirons  qu'il  soit  souverainement 
loué,  honoré  et  adoré.  Nous  nous  sommes  délectés  a 
considérer  comme  Dieu  est  non  seulement  le  premier 
principe,  mis  aussi  ladernière  fin,  auteur,  conserva- 
teur et  seigneur  de  toutes  choses,  a  raison  de  q[ioi 
nous  souhaitons  que  tout  lui  soit  soumis  par  une  soi;- 
veraiue  obéissance.  Nous  voyons  la  volonté  de  Dieu 
souverainement  parfaite,  droite ,  juste  et  équitcible ,  et 
cl  cette  considération  nous  désirons  qu'elle  soit  la  règ'e 
et  la  loi  souveraine  de  toutes  choses,  et  qu'elle  soit 
suivie,  servie  et  cbéie   par    toutes  les  autres   ^o~• 
Ion  lés. 

Mais  notez,  Théotime,  que  je  ne  traite  pas  ici  de 


66       TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

l'obéissance  qui  est  due  a  Dieu  ,  parco  qu'il  est  notre 
Seigneur  et  maître ,  notre  père  et  bienfaiteur  :  car  cette 
sorte  d'obéissance  appartient  a  la  vertu  de  justice ,  et 
non  pas  a  l'amour.  Non,  ce  n'est  pas  cela  dont  je 
parle  a  présent  :  car  encore  qu'il  n'y  eût  ni  enfer  pour 
punir  les  rebelles ,  ni  paradis  po'ir  récompenser  les 
bon?,  et  que  nous  n'eussions  nulle  sorte  d'obligations 
ni  de  devoir  a  Dieu  :  (et  ceci  soit  dit  par  imagination 
de  chose  impossible,  et  qui  n'est  presque  pas  imagi- 
nable), si  est-ce  toutefois  que  l'amour  de  bienveil- 
lance nous  j  orteroit  a  rendie  toute  obéissance  et  sou- 
mission a  Dieu  par  élection  et  incîii^ation,  voire  même 
par  une  d^uce  violence  amoureuse,  en  considération 
de  la  souveraine  bonté,  justice  et  droiture  delà  di- 
\ine  volonté, 

Voyons-Doiis  pas,  Tbéotîme,  qu'une  fille,  par  une 
libre  (  lection  qui  procède  de  l'amour  de  bienveillance , 
s'assujétit  a  un  époux,  auquel  d'ailleurs  elle  n'avoit 
aucun  devoir;  ou  qu'un  gentilhomme  se  soumet  au 
service  d'un  prince  étranger,  ou  bien  jette  sa  volonté 
es  mains  du  supérieur  de  quelque  Ordre  de  religion 
auquel  il  se  rangera? 

Ainsi  donc  se  fait  la  conformité  de  notre  cœur  avec 
celui  de  Dieu,  lorsque  par  la  sainte  bienveillance 
BOUS  jetons  toutes  nos  affections  entre  les  mains  de  la 
divine  volonté,  afin  qu'elles  soient  par  icelle  pliées  et 
maniées  a  son  gré,  moulées  et  formées  selon  son  bon 
plaisir.  El  en  ce  pi)int  consiste  la  très-profonde  obéis- 
sance d'amour,  laquelle  n'a  pas  besoin  d'être  excitée 
par  menaces  ou  récompenses,  ni  paraucune  loi  ou  par 
quelque  comniauden>cnt;  car  elle  prévient  tout  cela, 
se  soumettant  h  Dieu  pour  la  seule  Irès-parfaite  bonté 
qui  est  eu  lui,  a  raison  de  laquelle  il  mérite  que  toute 


LIVRE  VITI,     CHAP.  III.  67 

volonté  lui  soit  obéissante,  sujette  et  soumise ,  se  con- 
formant et  unissant  a  jamais  eu  tout  et  pailout  a  ses 
intentions  divines. 

CHAPITRE    III. 

Comme  nous  nous  devons  conformer  à  la  divine  volonté^ 
que  Ton  appelle  signifie'e. 

JNous  considérons  quelquefois  la  volonté  de  Dieu  en 
elle-même;  et  la  voyant  toute  sainte  et  toute  bonne, 
il  nous  est  aisé  de  la  louer,  bénir  et  adrrer,  et  de  sa- 
crifier notre  volonté  et  toutes  celles  des  autres  créa- 
tures a  son  obéissance,  par  cette  divine  exclamation  : 
T^otre  volonté  soit  faite  en  la  terre  comme  au  ciel 
(JSIattli,  6.  I  oj.  D'autres  fois  nous  couriderons  la  vo- 
lonté de  Dieu  en  ses  effets  particuliers,  comme  ès- 
évéuemens  qui  nous  touchent,  et  es  occurrences  qui 
nous  arrivent  3  et  finalement  en  la  déclaration  et  ma* 
nifestation  de  ses  intentions.  Et  bien  qu'en  véiité  sa 
divine  majesté  n'ait  qu'une  très-unique  et  très-simple 
volonté,  si  est-ce  que  nous  la  marquons  de  noms  dif- 
férens,  suivant  la  variété  des  moyens  par  lesquels  nous 
la  connoissons;  variété  selon  laquelle  nous  sommes 
aussi  diversement  obligés  de  nous  conduire  a 
icelle. 

La  doctrine  chrétienne  nous  propose  clairement  les- 
ventés  que  Dieu  veut  que  nous  croyons,  les  biens 
qu'il  veut  que  nous  espérions,  les  peines  qu'il  veut 
que  nous  craignions,  ce  qu'il  veut  que  nous  aimions, 
les  comîuandemens  qu'il  veut  que  nous  fassions,  et 
les  coijseib  qu'il  désire  que  dous  suivions.  El  tout  cela 


€8       TRAITE  DE  TAMOUR  DE  DIEU. 


I 


s'appelle  la  volonté  signifie'e de  Dieu,  parce  qu'il  nous 
a  signifié  et  manifesté  qu'il  veut  et  entend  que  tout 
cela  soit  cru  ,  espéré,  craint,  aimé  et  pratiqué. 

Or,  d'autant  que  cette  volonté  signifiée  de  Dieu 
pn)cèdepar  manière  de  dt'sir,  et  non  par  manière  de 
vouloir  absolu  ,  nous  pouvons  on  la  suivre  pnr  obéis- 
sance, ou  lui  résister  par  désobéissance;  car  Dieu  fait 
troii)  actes  de  sa  volonté  pour  ce  rej^ard:  il  vent  que 
B0U5  puissions  résis.ter,  il  désire  que  nous  ne  rt'sis- 
tiuns  pas,  et  permet  néanmoins  que  nous  résistions  si 
BOUS  voulons.  Que  nous  puissions  résister,  cela  dé- 
pend de  notre  naturelle  condition  et  liberté;  que  nous 
résistions,  cela  dépend  de  notre  malice;  que  nous  ne 
résistions  pas,  c'est  selon  le  désir  de  la  divine  bonté. 
Quand  donc  nous  résistons,   Dieu  ne  contribue  rien 
a  noire   désobéissance;  ains  laissant  notre  volonté 
en  la  main  de  son. franc-arbitre,  il  permet  qu'elle 
choisisse  le  mal..  Mais  quand   nous  obéissons.    Dieu 
-contribue  son  secours,  son  inspiration  eî  sa  grâce.  Car 
la  permission  est  une   action  de  la  volonté,  qui  de 
soi-même  est  brehaigne,  stérile,  inféconde,  et  par 
manière  de  dire,  c'est  une  action  passive,  qui  ne  fait 
rien,  ains  laisse  faire.   Au  contraire,  le  désir  est  une 
action  acîive,  féconde,  f(Mti!c,  qui  excite,  semond  et 
presse.   C'est  pourquoi  Dieu  désirant  que  nous  sui- 
vions sa  volonté  signifiée,  il  nous  sollicite,  exhorte, 
incite,  inspire,  aide  et  secourt;  mais  permet lant  que 
nous  résistions,  il  ne  fait  autre  chose  que  de  simple- 
ment nous  laisî^er  faire  ce  que  nous  voulons,  selon  notre 
libr  '  élection,  contre  son  désir  et  intention.  Et  tou- 
tefois ce  désir  est  un  vrai  désir  :  car  comme  p'nit-on 
exp'iuier  plus  n;ri\cment  le  dé^ir  qm\  l'on  a  qu'un 
ami  fasse  bonne  chôiC,  que  de  piépnrer  un  bon  et  ex- 


UVRE  Vai,    CIÎAP.  ITÏ.  69 

collent  festin,  goithmc  fiL  ce  roi  de  la  parabole  évaa- 
gcliquo,  puis  l'inviter ,  presser  et  pieeque  contraindrç 
pnr  prières,  exhortations  et  poursuites  dî  venir  s'as- 
seoir il  table  et  fie  manger?  Certes,  celui  qui,  a  vive 
force,  onvriroit  la  bouche  a  un  ami,  lui  fonrreroit 
la  viaiitle  dans  le  gosier  et  la  lui  fcroit  avaler,  il  ne 
lui  donneroit  pas  un  festin  de  courtoisie,  maisletrai-r 
tcroit  en  bète,  et  comme  un  chnpon  qu'on  veut  en- 
graisser. Cette  es[;èce  de  bienfait  vent  être  offert  par 
semonces,  remontrances  et  sollicitations,  et  non  vio- 
lemment et  forcément  exerce.  C'est  pourquoi  il  se 
fait  pur  manière  de  désir,  et  non  de  vouloir  absolu. 
Oi  5  c'en  est  de  même  de  la  voîonlésigniliée  de  Dieu; 
car  par  icelle  Dieu  désire  d'un  vrai  désir,  que  nous 
fussions  ce  qu'il  dc'claie;  et^cette  occasion  il  nous 
foiu'nit  tout  ce  qui  est  requis, ^ous  exhortant  et  pres- 
sant de  remployer.  En  ce  genre  de  fav^eur  on  ne  peut 
rien  désirer  de  plus.  Et  comme  les  rayons  du  soleil 
ne  laissent  pas  d'être  vrais  rayons,  quand  ils  sont  re- 
jeiés    et   repousses   par  quelque  obstacle  ;   aussi   la 
lonté  signifiée  de  Dieu  ne  laisse  pas  d'être  vraie  vo- 
lonté  de   Dieu,   encore  qu'on   lui  rési-te,  et  bien 
qu'elle  ne  faàse  pas  tant  d'effets  comme  si  on  la  secon- 
doit. 

La  conformité  donc  de  notre  coeur  a  la  volonté  si- 
gnifiée de  Dieu  ,  consiste  en  ce  que  nous  voulions  tout 
ce  que  la  divine  bonté  nous  signifie  être  de  sou  inten- 
tion, croyant  selon  sa  doctrine,  espérant  selon  ses  me- 
naces, aimant  et  vivant  selon  ses  ordonnances  et 
avertissemens,  a  quoi  tendent  les  protestations  que  si 
souvent  nous  en  faisons  es- saintes  cérémonies  ecclé- 
siastiques. Car  pour  cela  nous  demeurons  debout ,  tan- 
dis qu'on  lit  les  leçons  de  rÇvangile;  comme  prêts 


70      TRAITE  DÉ  U  AMOUR  DE 'DIEU. 

d'obéir  a  la  sainte  signification  de  la  volonté  de  Dieu 
que  l'Evangile  contient.  Pour  cela  nous  baisons  le 
livre  a  l'endroit  de  l'Evangile  ,  comme  adorant  la 
sainte  parole  qui  déclare  la  volonté  céleste.  Pour  cela 
plusieurs  saints  et  spîntes  portoient  sur  leurs  poitrines 
anciennement  l'Evangile  en  écrit,  comme  un  épi- 
thème  d'amour,  ainsi  qu'on  lit  de  sainte  Cécile;  et 
de  fait  on  trouva  celui  de  saint  Mathieu  sur  !e  cœur 
de  saint  Barnabe  tiépassé,  écrit  de  sa  propre  main. 
Ensuite  de  quoi,  es  anciens  conciles,  on  mettoit  ait 
milieu  de  Tassemb'ée  de  tous  les  évêqnes  un  grand 
trône,  et  sur  icelui  le  livre  des  saints  Evangiles  qui 
représentoit  la  personne  du  Sauveur,  roi,  docteur, 
diiecieur,  esprit  et  unique  cœur  des  conciles  et  de 
toute  riglise  :  tant  Ap  honoroit  la  signification  de 
]a  volonté  de  Dieu  exprimée  en  ce  divin  livre.  Certes 
le  grand  miroir  de  l'ordre  pastoral,  saint  Charles, 
archevrqne  de  Milan  ,  n'étudioit  jamais  dans  l'Ecri- 
ture sainte,  qu'il  ne  se  mît  a  genoux  et  tête  nue, 
pour  témoigner  le  respect  avec  lequel  il  falloit  en- 
tendre et  lire  la  volonté  de  Dieu  signifiée. 


CHAPITRE    IV. 

De  la  conformité  de  notre  volonté  avec  celle  que  Dieu  a  de 
nous  sauver. 

JL)iEU  nous  a  signifié  en  tant  de  sortes  et  par  tant 
de  moyens  qu'il  vouloit  que  nous  fussions  tous  sauvés, 
que  nul  ne  le  peut  ignorer.  A  celte  intention,  il  nous 
a  fait  a  son  ini.jge  et  semblance  par  la  création,  et 
s'est  fait  k  notre  image  et  semblauce  par  riucarnation  j 


LIVRE  VIlî,   CHAP.  IV.  71 

après  Inquelle  il  a  souffert  la  mort  pour  racheter 
toute  la  race  des  hommes  et  la  sauver  :  ce  qu'il  fit 
avec  tant  d'amour,  qu'e  comme  raconte  le  grand  Siint 
Denis,  apôtre  de  la  France,  il  dit  un  jour  au  saint 
homme  Carpus ,  qu'il  étoit  prêt  de  pâtir  encore  une 
fois  pour  sauver  les  hommes,  et  que  cela  lui  seroit 
a^re'ahle,  s'il  se  pouvoit  faire  sans  pëché  d'aucun 
homme. 

Or,  bien  que  tous  ne  se  sauvent  pas,  cette  volonté 
néanmoins  ne  laisse  pas  d'être  une  vraie  volonté  de 
Dieu,  qui  agit  en  nous  selon  la  condition  de  sa  na- 
ture et  de  la  nôfre  :  car  sa  bonté  le  porte  a  nous  com- 
muniquer libéralement  le  secours  de  sa  grâce,  afin 
que  nous  pai venions  au  bonheur  de  sa  gloire;  mais 
notre  nature  requiert  que  sa  libéralité  nous  laisse  en 
liberté  de  nous  en  prévaloir  pour  nous  sauver,  ou  de 
les  mépriser  pour  nous  perdre. 

J'ai  demandé  une  chose  y  disoit  le  prophète,  et 
c'est  celle-là  que  je  requerrai  à  jamais  :  que  je 
voie  la  volupté  du  Seigneur^  et  que  je  %*isite  son 
temple  {Ps.  26,  4).  Mais  quelle  est  la  voliinte  de 
la  souveraine  bonté ,  sinon  de  se  répandre  et  com- 
muniquer ses  perfections?  Certes  ses  délices  sont 
détre  avec  les  enfans  des  hommes ,  pour  verser 
ses  grâces  sur  eux.  Rien  n'est  si  agréable  et  délicieux 
aux  agens  libres  que  de  faire  leur  volonté.  Notre 
sanctification  est  la  volonté  de  Dieu ,  et  notre  saUit 
son  bon  plaisir  :  or  il  n  y  a  nulle  différence  entre  le 
bon  plaisir  et  la  bonne  volupté,  ni  par  conséquent 
donc  entre  la  bonne  volupté  et  la  bonne  volonté  di- 
vine; ains  la  volonté  que  Dieu  a  pour  le  bien  des 
hommes  est  appelée  bonne,  parce  qu'elle  est  amiable, 
propice,  favorable,  agréable,  délicieuse  î  et  comme 


72       TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIFU 

les  Grrcs,  après  saint  Paul,  ont  dif,  c'est  une  vraî|ft 
philantrnpie ,  c'est-a-dire ,  une  bienveillance  ou  vo- 
lonté toute  amoureuse  envers  Ifs  hommes. 

Tout  le  temple  céleste  de  l'Eglise  triomphante  et 
militante  résonne  de  toutes  parts  les  cantiques  de  ce 
doux  amour  de  Dieu  envers  nous.  Et  le  corps  trcs- 
sacré  du  Sauveur,  comme  un  temple  très-saint  de  sa 
divini'é ,  est  tout  paré  de  marques  et  enseignes  de 
cette  bienveillance.  C'est  pourquoi,  en  visitant  le 
temple  divin,  nous  vovr^n^  ces  aimables  délices  que 
son  cœur  prend  a  nous  favoriser. 

Regardons  donc  cent  fois  le  jour  cette  amoureuse 
volonté  de  Dieu  ;  et  fvondant  notre  volonté  dans 
icelle,  écrions  dévotement  :  ô  bonté  d'infinie  dou- 
ceur, que  votre  volonté  est  amiable!  que  vos  faveurs 
sont  désirables!  Vous  nous  avez  créés  pour  la  vie 
étcrrie'le  ;  et  votre  poitrine  maternelle  enflée  des  ma- 
melles sacrées  d'un  amour  incomparable,  abonde  en 
lait  de  misTicorde,  soit  pour  pardonner  aux  péni- 
tens ,  soit  pour  perfectionner  les  justes.  Hé  !  pour- 
quoi donc  ne  cr>llons-nous  pas  nos  volontés  a  la 
votre,  couunc  les  petits  enfans  s'attachent  au  sein 
de  leiu'  mère,  pour  sucer  le  lait  de  vos  éternelles 
bénédictions  ? 

Théoliiue,  nous  devons  vouloir  notre  salut,  ainsi 
que  Dieu  le  veut  :  or,  il  veut  notre  salut  par  manière 
de  désir,  et  nous  le  devons  aussi  incessamment  dé- 
sirer ensuite  de  son  d^ir.  Non  seulement  il  veut, 
mais  en  effet,  il  nous  donnr;  tous  les  moyens  requis 
pour  nous  faire  parvenir  au  salut ',^1  nous,  ensuite 
du  dé^.ir  que  nous  avons  d'être  sauvés,  nous  devons 
non  seulement  vouloir,  mais  en  effet  accepter  loutPS 
les  glaces  qu'il  nous  a  préparées  et  qu'il  nous  offre. 


I 


LIVRE  VIII,    CHAP.  IV.  7?) 

II  suffit  de  dire  :  je  désire  d'être  sauve'  ;  mais  il  ne 
suffit  pas  de  dire  :  je  de'sire  embrasser  les  moyens  con- 
venables pour  y  parvenir  5  ains  il  faut  d'une  re'solutiou 
absolue  vouloir  et  embrasser  les  grâces  que  Dieu  nous 
départ  :  car  il  faut  que  notre  volonté  corresponde  a 
celle  de  Dieu.  Et  d'autant  qu'elle  nous  donne  les 
moyens  de  nous  sauver,  nous  les  devons  recevoir  comme 
nous  devons  désirer  le  salut,  ainsi  qu'elle  le  nous  dé- 
sire, et  parce  qu'elle  le  désire. 

Mais  il  arrive  raaintefois  que  les  moj^ens  de  par- 
venir au  salut,  considérés  en  bloc  ou  en  général,  sont 
agréables  a  notre  cœur;  et  regardés  en  détail  etparlicu- 
lier,  ils  lui  sont  effroyables.  Car  n'avons-nous  pas  vu  le 
pauvre  saint    Pierre  disposé   a  recevoir  en  général 
toutes  sortes  de  peines,  et  la  mort  même,  pour  suivre 
son  maîîre?  Et  néanmoins  quand  ce  vint  au  fait  et  au 
prendre ,  pâlir,  trembler  et  renier  son  raaîue  a  la  voix 
d'une  simple  servante?  Cbacun  pense  pouvoir  hoire 
le  calice  de  notre  Seigneur  avec  luij  mais  quand  on 
le  nous  présente  par  effet,  on  s'enfuit,  on  quiî;c  tout. 
Les  choses  représentées  parliculièremenl  font  une  im- 
pression plus   forte,    et  blessent   plus  sensiblement 
l'imagination.  C'est  pourquoi  en  Tlntroduction  nous 
avons  donné  par  avis  qu'après  les  affections  générales 
on  fit  les  résolutions  particulièies  en  la  sainte  oraison. 
David  acceploit  en  particulier  les  affliclions  comme 
un  acheminement  a  sa  perfection,  quand  il  cbantoit 
en  cette  sorte  :  O  qu'zV  7n  est  bon,  Seigneiir^,  que 
vous  ma^ez  liiuniUé^   afin  que  j'apprenne  vos 
justifications!  [Psaum.  118.  71.)  Ainsi  furent  les 
apôtresyoyewA7  ès-tribulations,  de  «quoi  ils  avaient  la 
faveur  d^ endurer  des  ignominies  pour  le  nom  de 
leur  Sauveur. 


f^i       TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 


CHAPITRE   V. 

De  la  conformité  de  notre  volonté  à  celle  de  Dieu,  qui  nous 
est  signifiée  par  ses  coramandemens. 

JLe  désir  que  Dieu  a  de  nous  faire  observer  ses  com- 
jnandemens,  est  extrême,  ainsi  que  tonte  l'Ecriture 
te'moigne.  Et  comme  le  pom  oit-il  m'eux  exprimer  qne 
par  les  grandes  re'compenses  qu'il  propose  aux  obser- 
vateurs de  sa  loi;,  et  les  e'tranges  supplices  dont  il  me- 
jiace  les  violateurs  d^icelle?  C'est  pourquoi  David 
exclame  :  O  Seigneur,  vous  avez  ordonné  que  vos 
comniandemens  soient  trop  plus  observés  {JPsauni, 
118.  4.) 

Or,  l'amour  de  complaisance  regardant  ce  de'sir 
divin ,  veut  complaire  a  Dieu  en  l'observant  :  l'amour 
de  bienveillance,  qui  veut  tout  soumettre  a  Dieu, 
soumet  par  conséquent  nos  désirs  et  nos  volontés  k 
celle-ci  que  Dieu  nous  a  signifiée;  et  de  Ih  provient 
non  seulement  Inobservation,  mais  aussi  l'amour  des 
commandemens  que  David  exalte  d'un  style  extraor- 
dinaire au  Psaume  118,  qu'il  semble  n'avoir  fait  qiie 
pour  ce  sujet. 

Que  j'aime  votre  loi  d'un  trosardcnt  amour! 
C'est  tout  mon  entretien,  j'on  parle  tout  le  jour. 
O  Seigneur,  je  chciis  vos  Irrs-saints  irm^ignages 
Plus  que  l'or  et  l'eVlat  du  topaze  dore'. 
Que  doux  à  mon  pnlais  s  uU  vos  sacres  langages! 
pour  moi  fade  est  lo  raifl,  s'il  leur  est  compare. 

Mais  pour  exciter  ce  saint  et  salutoirc  amour  des 


LÎVRE  VÎT,    CIIAP.  V.  ^5 


commamîemeiis ,  nous  devons  contempler  leur  beauté, 
laquelle  est  admirable.  Car  comme  il  y  a  des  œuvres 
qui  sont  mauvaise^^^  parce  qu'elles  sont  défendues; 
et  des  autres  qui  sont  défendues,  parce  qu'elles  sont 
mauvaises  :  aussi  y  en  a-t-il  qui  sont  bonnes,  parce 
qu'elles  sont  commandées;  et  des  autres  qui  sont 
commandées,  parce  qu'elles  sont  bonnes  et  très- 
utiles  :  de  soite  que  toutes  sont  très- bonnes  et  très- 
aimables  ,  parce  que  le  commantlement  donne  la 
bonté  aux  unes  qui  n'en  auraient  point  autrement, 
et  donne  un  surcroît  de  bonté  aux  autres,  oui  sans 
être  commandées  ne  laisseraient  pas  d'être  bonnes. 

Nous  ne  recevons  pas  le  bien  en  bonne  part  , 
quand  il  nous  est  présenté  pai^  une  main  ennemie. 
Les  Lacédémoniens  ne  voulurent  pas  suivre  un  fort 
saio  et  salutaire  conseil  d'un  mécliant  homme,  jus- 
qu'à ce  qu'un  homme  de  bien  leur  redît.  Au  con- 
traire, le  présent  n'est  jamais  qu'agréable  quand  un 
ami  le  fait:  les  plus  doux  commandemens  deviennent 
âpres,  si  un  cœur  tyran  et  cruel  les  impose;  et  ils 
deviennent  très  -aimables,  quand  l'amour  les  or- 
donne :  le  service  de  Jacob  lui  sembloit  une  royauté, 
pflrce  qu'il  procédoit  de  l'amour.  O  que  doux  et  dé- 
sirable est  le  joug  de  la  loi  céleste,  qu'un  roi  tant 
aimable  a  établie  sur  nous! 

Plusieurs  observent  les  commandemens,  comme 
on  avale  les  médecines,  plus  crainte  de  mourir  dam- 
nés que  pour  le  plaisir  de  vîvtc  au  gré  du  Sauveur. 
Ains  comme  il  y  a  des  personnes  qui  pour  agréable 
que  soit  un  médicament,  ont  du  contre -cœur  k  le 
prendre,  seulement  parce  qu'il  porte  le  nom  de  mé- 
dicament; aussi  y  a-t-il  des  âmes  qui  ont  en  horreur 
les  actions  commandées,  seulement  parce  qu'elles  sont 


76      TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

coraraandëes  :  et  s'est  trouvé  tel  homme,  ce  dit-on, 
<jji  ayant  doucement  ve'cu  dans  la  grande  ville  de 
Paris  l'espace  de  80  ans,  sans  en  sortir;  soudain  qu'on 
lui  eut  enjoint  de  par  le  roi  d'y  demeurer  encore  le 
reste  de  ses  jours,  il  alla  dehors  voir  les  champs  que 
cle  sa  vie  il  n'avait  de'sirés. 

Au  contraire,  le  cœur  amoureux  aime  les  com- 
ïnandemens  ;  et  plus  ils  sont  de  chose  difficile,  plus 
51  les  trouve  doux  et  agréables  j  parce  qu'il  complaît 
plus  parfaitement  au  bien -aimé,  et  lai   rend  plus 
il'honneur.  H  lance  et  chante  des  hymnes  d'allé- 
gresse, quand  Dieu  lui  enseigne  ses  commande- 
inens  et  Justifications.  El  con.me  le  pèlerin  qui  va 
gaiement  chantant  e^  son  voyage,  ajoute  voirement 
la  peine  du  chant  a  celle  du  marcher,  et  néanmoins 
en  eÔet  par  surcroît  de  peine  il  se  désennuie  et  allège 
du  travail  du  chemin;   aussi  l'amant  sacré  trouve 
tant  de  suavilé  aux  commandemens,  que  rien  ne  lui 
donne  tant  d'haleine  et  de  soulagement  en  cette  vie 
moitclle  que  la  gracieuse  charge  des  préceptes  de 
£on  Dieu.  Dont  le  saint  psalmiste  s'écrie  :  0  Seigneur, 
vos  justifications  ou  commandemens  me  sont  des 
douces  chansons  en  ce  lieu  de  mon  pèlerinage. 
On  dit  que  les  mulets  et  chevaux  chargés  de  figues 
succombent   incontinent   au  faix,   et  perdent  toute 
leur  force.  Plus  douce  que  les  figues  est  la  loi  du 
Scigueur;  mais  Thoujmç  brutal  qui  sVst  rendu  comme 
Je  cheval  et  mulet,  cs-quels  il  ny  a  point  d^enien- 
dément^  perd  le  courage,  et  ne  peut  trouver  des 
forces  pour  porter  cet  aimable  faix.  Au  contraire , 
comme  une  branche  d'Agnus-castus  empêche  de  las- 
situde le   voyageur  qui  la  porte;   aussi  la  croix,  la 
mortification j  le  joug,  la  loi  du  Sauveur,  qui  est  le 


LIVRE  vm,   CHAP.  V.  ^7 

vrai  agneau  chaste,  est  une  charge  qui  délasse,  qui 
soulage  et  recrée  les  cœurs  qui  aiment  sa  divine  ma- 
jesté. On  n'a  point  de  travail  en  ce  qui  est  aimé;  0!i 
s'il  y  a  du  travail,  c'est  un  travail  bien  aimé  :  ]e 
travail  mêlé  du  saint  amour  est  un  certain  aigre-doux 
plus  agréable  au  goût  qu'une  pure  douceur. 

Le  divin  amour  nous  rend  donc  ainsi  conformes  a 
la  volonté  de  Dieu,  et  nous  fait  soigneusement  ob- 
server ses  conunandemens  en  qualité  de  désir  absolu 
de  sa  majesté  a  laquelle  nous  voulons  plaire.  Si  que 
cette  complaisance  prévient  par  sa  douce  et  aimable 
violence  la  nécessité  d'obéir  que  la  loi  nous  imposa , 
convertissant  cette  nécessité  en  vertu  de  dileclion, 
et  toute  la  difficulté  en  délectation. 

CHAPITRE    VL 

De  la  conformité  Je  noire  volonté  à  celle  que  Dieu  nous  a 
signifiée  par  ses  conseils. 

XjE  commandement  témoigne  une  volonté  fort  en- 
lière  et  pressante  de  celui  qui  ordonne  :  mais  le  con- 
seil ne  nous  représente  qu'une  volonté  de  souhait.  Le 
commandement  nous  oblige  j  le  conseil  nous  incite 
seulement.  Le  commandement  rend  coupables  les 
transgresseurs  ;  le  conseil  rend  seulement  moins  loua- 
bles ceux  qui  ne  le  suivent  pas.  Les  violateurs  des 
commandemens  méritent  d'être  damnés;  ceux  qui 
négligent  les  conseils,  méritent  seulement  d'être  moins 
glorifiés.  Il  y  a  diflférence  entre  commander  et  re- 
commander. Quand  on  commande,  on  use  d'autorité 
pour  obliger;  quand  on  recommande,  on  use  d'amitié 


^a      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

pour  Jûdiiire  et  provoquer.  Le  commandement  im- 
pose nécessite  3  le  conseil  et  recommandation  nous 
incite  a  ce  qui  est  de  plus  grande  utilité'.  Au  com- 
inandement  correspond  l'obe'i.ssance,  et  la  créance  au 
conseil.  On  suit  le  conseil  afin  de  plaire,  et  le  com- 
mandement pour  ne  pas  déplaire.  C'est  pourquoi 
l'amour  de  complaisance  qui  nous  oblige  de  plaire 
au  bien-aimé,  nous  porte  par  conséquent  a  la  suite 
de  ses  conseils  ;  et  Pamoiur  de  bienveillance  qui 
veut  que  toutes  les  volontés  et  affections  lui  soient 
soumises,  fait  que  nous  voulons,  non  seulement  ce 
qu'il  ordonne,  mais  ce  qu'il  conseille  et  a  quoi  il 
exhorte.  Ainsi  que  l'amour  et  respect  qu'un  enfant 
fidèle  porte  a  son  bon  père,  le  fait  résoudre  de  vivre, 
non  seulement  selon  les  commandemens  qu'il  im- 
pose, mais  encore  selon  les  désirs  et  inclinations  qu'il 
manifeste. 

Le  conseil  se  donne  voirement  en  faveur  de  celui 
qu'on  conseille ,  afin  qu'il  soit  parfait.  Si  tu  veux 
être  parfait  y  dit  le  Sauveur,  va ,  vends  tout  ce  que 
tu  as,  et  le  donnes  aux  pauvres  y  et  rue  suis» 
{Matth.  19,  21.) 

Mais  le  cœur  amoureux  ne  reçoit  pas  le  conseil 
pour  son  utilité,  ains  pour  se  conformer  au  désir  de 
celui  qui  conseille,  et  rendre  l'hommage  qui  est  du 
9  sa  volonté.  Et  partant  il  ne  reçoit  les  conseils, 
sjnon  ainsi  que  Dieu  le  veut;  et  Dieu  ne  veut  pas 
.qu'un  chacun  observe  tous  les  conseils,  ains  seidc- 
ment  ceux  qui  sont  convenjibles  selon  la  diversité 
des  personnes,  des  temps,  des  occasions  et  drs  for* 
ces,  ainsi  que  la  charité  le  rcfjuîcrt  :  car  c'est  elle 
qui,  comme  rhino  de  toutes  les  vertus,  de  tous  les 
vommaudemcns^  de  tous  les  conseils,  et  on  somme 


LIVRE  YII,    CHAP.  V.  fg 

de  toutes  les  lois  et  de  toutes  les  actions  cbre'tiennes, 
leur  donne  k  tons  et  a  toutes  le  rang,  l'ordre  ^  le  temps 
et  la  valeur. 

Si  ton  père  ou  ta  mère  ont  une  vraie  nécessite  de 
ton  assistance  pour  vivre,  il  n'est  pas  temps  alors  de 
pratiquer  le  conseil  de  la  retraite  en  un  rrmnastère: 
caria  charité  t'ordonne  que  tu  ailles  en  effet  exécu- 
ter ce  commandement  Alionorer^  servir,  aider  et 
secourir  ion  père  ou  ta  mère.  Tu  es  un  prince,  par 
la  postérité  duquel  les  sujets  de  la  couronne  qui  t'ap- 
partient, doivent  être  conservés  en  paix,  et  assuré^ 
contre  la  tyrannie,  sédition  et  guerre  civile  :  l'oc- 
casion donc  d'un  si  grand  bien  t'oblige  de  produire 
en  un  saint  mariage  des  légitimes  successeurs.  Ce 
n'est  pas  perdre  la  chasteté,  ou  au  moins  c'ebt  la 
perdre  chastement,  que  de  la  sacrifier  au  bien  public 
en  faveur  de  la  charité.  As-tu  une  santé  fojble,  in- 
constante, qui  a  besoin  de  grands  supports?  Ne  te 
charge  pas  donc  volontairement  de  la  pauvreté  effec- 
tuelle  ;  car  la  charité  te  le  défend.  Non  seulement  la 
charité  ne  permet  pas  aux  pères  de  famille  de  tout 
vendre  pour  donner  aux  pauvres,  mais  leur  ordonne 
d'assembler  honnêtement  ce  qui  est  requis  pour  l'édu- 
cation et  sustentation  de  la  femme,  des  enfans  et  ser- 
viteurs; comme  aussi  aux  rois  et  princes  d'avoir  (ks 
trésors  qui,  provenus  d'une  juste  épargne,  et  non 
de  tyranniques  inventions,  servent  comme  de  salu- 
taires préservatifs  contre  les  ennemis  visibles.  Saint 
Paul  ne  conseille- t-il  pas  aux  mariés,  passé  le  temps 
de  l'oraison ,  de  retourner  au  train  bien  réglé  du  de- 
voir nuptial? 

Les  conseils  sont  tous  donnés  pour  la  perfection 
du  peuple  chrétien,  mais  non  pas  pour  celk  dj& 


^o      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

chaque  Chrétien  en  particuher.  Il  y  a  des  circons- 
tances qui  les  rendent  quelquefois  impossibles,  quel- 
quefois inutiles  ,  quelquefois  peVilleux  ,  quelquefois' 
nuis'blesa  quelques-uns,  qui  est  une  des  intentions 
pour  lesquelles  notre  Seigneur  dit  de  Tun  d'iceux  ce 
qu'il  veut  être  entendu  de  tojis  :  Qui  le  peut  pren- 
dre,  qu'il  le  prenne  i  (Maitli.  19  ,  12.  )  comme  s'il 
diôoit,  ainsi  que  saint  Je'rôme  expose:  qui  peut  ga- 
gner et  emporter  l'honneur  de  la  chasteté  comme  un 
prix  de  réputation ,  qjj'il  le  prenne;  car  il  est  exposé 
k  ceux  qui  courront  vrilîamment.  Tous  donc  ne  peu- 
vent pas,  c'est-a-dire,  il  n'est  pas  expédient  a  tous 
d'observer  toujours  tous  les  conseil",  lesquels  étant 
donnés  en  faveur  de  la  charité,  elle  sert  de  règle  et 
de  mesure  a  l'exécution  d'iceux. 

Quand  donc  la  charité  l'ordonne,  on  lire  les  moi- 
nes et  religieux  des  cloîtres,  pour  en  faire  des  cardi- 
naux ,  des  ptélc'its,  des  curés;  voire  même  on  les 
réduit  qifelquefois  au  mariage  pour  le  repos  des 
royaumes,  ainsi  que  j'ai  dit  ci -dessus.  Que  si  la 
charité  fait  sortir  des  cloîtres  ceux  qui,  par  vœu 
solennel,  s'y  étoient  attachés;  a  plus  forte  raison, 
et  pour  moindre  sujet,  on  peut ,  par  l'autorité  de  cette 
même  charité,  conseiller  a  plusieurs  de  demeurer 
cîicz  eux,  garder  leurs  moyens,  se  marier,  voire  de 
prendre  les  armes  et  aller  a  la  guerre  qui  est  une  pro- 
fession si  dangereuse. 

Or,  quand  la  charité  porte  les  uns  a  la  pauvreté, 
et  qu'elle  en  relire  les  autres  :  quand  elle  en  pousse 
les  uns  au  mariage,  les  autres  h  la  continence  :  qu'elle 
enferme  l'un  dans  le  cloître,  et  eu  fait  sortir  l'autre, 
elle  n'a  point  bcFoiri  d'en  rendre  raison  Iv  personne  : 
car  elle  a  la  plénitude  de  la  puissance  en  la  loi  cluér 


LIVRE  VIII,    CHAP.  V.  81 

tienne ,  selon  qu'il  est  e'crit  :  Lia  charité  peut  toutes 
choses  j  elle  a  le  comble  de  la  prudence ,  selon  qu'il 
est  dit  :  La  charité  ne  fait  rien  en  vain.  Que  si 
quelqu'un  veut  contester,  et  lui  demander  pourquoi 
elle  fait  ainsi;  elle  répondra  hardiment  :  Parce  que 
le  Seigneur  en  a  besoin.  \  tout  est  fait  pour  la  cha- 
rité, et  la  charité  pour  Dieu;  tout  doit  servir  a  la 
charité,  et  elle  a  personne,  non  pas  même  a  son  bien- 
aimé,  duquel  elle  n^est  pas  servante,  mais  épouse.* 
Pour  cela  on  doit  prendre  d'elle  l'ordre  de  Pexercice 
des  conseils  :  car  aux  uns  elle  ordonnera  la  chasteté, 
et  non  la  pauvreté;  aux  autres  l'obéissance,  et  non 
la  chasteté;  aux  autres  le  jeûne,  et  non  l'aumône; 
'  aux  autres  l'aumône,  et  non  le  jeûne;  aux  autres  la 
solitude,  et  non  la  charge  pastorale;  aux  autres  la 
conversation,  et  non  la  solitude.  En  somme,  c'est 
ime  eau  sacrée  par  laquelle  le  jardin  de  l'Eglise  est 
fécondé;  et  bien  qu'elle  n'ait  qu'une  couleur  sans 
couleur,  les  fleurs  néanmoins  qu'elle  fait  croître  ne 
laissent  pas  d'avoir  une  chacune  sa  couleur  différente^ 
Elle  fait  des  martyre  plus  vermeils  que  la  rose ,  des 
vierges  plus  blanches  que  le  lis  :  aux  uns  elle  donne 
le  fin  violet  de  la  mortification,  aux  autres  le  jaune 
des  soucis  du  mariage  ;  employant  diversement  les 
conseils  pour  la  perfection  des  âmes  qui  sont  si  heu- 
reuses que  de  vivre  sous  sa  conduite. 


8:?       TRÂIJÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 


*nn^v\i>nn/\/%nnnnniv%/^i%/vw%n/*iv%ni^t^-v^tv%nniv\ni*/»/\rki\nn/^M^vvKn/v^*^ 


CHAPITRE    VII. 

Q^e  rançinur  d«  la  voloDté  de  Dieu  signiGée  èsrcopamaqdc- 
mens,  nous  porle  à  Tamour  des  coosiils. 

ij  Théotime,  que  cette  volonté'  divine  est  ainjable  f 
q  qu'elle  est  amiable  et  désirable?  ô  loi  toute  d'amour 
et  toute  pour  l'amour  I  Les  Hébreux  ,  par  le  mot  do 
paix,  entendent  l'assembbjge  et  comble  de  tous  bien?, 
ç'est-a-dire ,  la  féliciîe'  ;  et  le  Psalmiste  s'écrie  :  Qu'w/ze 
paix  plantureuse  abofide  â  ceux  qui  aiment  la  lai 
4e  Dieu,  e/  que  nul  cJioppe ment  ne  leur  arrive^ 
comme  s'il  vouloit  dire  :  0  Seigneur,  que  de  suavités 
en  l'amour  de  vos  sacrés  cominandemens  î  toute 
douceur  délicieuse  saisit  le  cœur  qui  est  saisi  de  la 
dilection  de  votre  loi.  Certes  ce  grand  roi  qui  avoit 
son  cœur  fait  selon  le  cœur  de  Dieu ,  savouroit  si 
fbrt  la  parfaite  excellence  des  ordonnances  divines  y 
qu'il  semble  que  ce  soit  un  amoureux  épris  de  labeautë 
de  celte  loi,  comme  de  la  chaste  épouse  et  reine  de 
son  cœur,  ainsi  qu'il  appert  parles  conlinuelleslouanges 
qu'il  lui  donne. 

Quand  l'épouse  céleste  veut  exprimer  l'infinie  sua- 
vité des  parfums  de  son  divin  époux  :  ^otre  nom  , 
lui  dit-elle,  est  un  otigucnt  n'pandu  ;  comme  si 
elle  disoil  :  vous  êtes  si  exct'llemnjcnt  |)arfumé,  quM 
semble  que  vous  so\ez  tout  parfum,  et  qu'il  soit  h 
propos  de  vous  appeler  ongueut  et  parfum  ,  plutôt 
qu'oint  et  parfumé.  Ainsi  i'ame  qui  aime  Dieu,  est 
telleminl  transform('e  en  la  volonté  divine,  qu'elle 
mérite  plutôt  d'çlic  nommée  volonté  de  Dieu  ,  qu'o- 


LIVRE  VII,    CHAP.  Vît  ^5 

béissaiiteon  sujeLlea  la  volonté  diviue,  dont  Dieu  dit 
par  Isa'ie  qu'il  appellera  l'ëglise  chrétienne  à'un  nom 
nouveau,  que  la  bouche  du  Seigneur  no^^nieray 
marquera  et  gravera  dans  le  cœur  de  ses  Fidèles;  puis 
expliquant  ce  nom ,  il  dit  que  ce  sera  ma  volonté  en 
icelle;  cooirae  s'il  disoit  qu'entre  ceux  qui  ne  sont  pas 
chrétiens,  un  chacun  a  sa  volonté  propre  au  milieu 
de  son  cœur  :  mais  parmi  les  vrais  enfans  du  Sauveur, 
chacun  quittera  sa  volonté,  et  il  n'y  aura  plus  qu'une 
volonté  maîtresse,  régente  et  universelle,  qui  ani- 
mera ,  gouvernera  et  dressera  toutes  les  âmes ,  tous 
les  cœurs  et  toutes  les  volontés-,  et  le  nom  d'honneur 
des  chrétiens  ne  sera  autre  chose,  sinon  la  volonté  de 
Dieu  en  eux  :  volonté  qui  régnera  sur  toutes  les  vo- 
lontés, et  les  transformera  toutes  en  soi;  de  sorte  que 
les  volontés  des  chrétiens  et  la  volonté  de  notre  Sei- 
gneur ne  soient  plus  qu'une  seule  volonté.  Ce  qui  fut 
parfaitement  vérifié  en  la  primitive  église,  lorsque  , 
comme  dit  le  glorieux  saint  Luc  ,  en  la  multitude 
des  croyans  Un  y  avoit  qu'un  cœur  et  qu'une  âme: 
car  il  n'entend  pas  parler  du  cœur  qui  fait  vivre  nos 
corps,  ni  de  l'âme  qui  anime  ces  cœurs  d'une  vie  hu- 
maine, mais  il  parle  du  cœur  qui  donne  la  vie  céleste 
a  nos  âmes,  et  de  l'âme  qui  anime  nos  cœurs  de  la 
vie  surnaturelle  :  cœur  et  âme  très-unique  des  vrais 
chrétiens,  qui  n'est  autre  chose  que  la  volonté  de  Dieu. 
La  vie,  dit  le  Psahnisle,  est  en  la  volo?ité  de  Dieu  ^ 
non  seulement  parce  que  notre  vie  temporelle  dépend 
de  la  volonté  divine,  mais  aussi  d'autant  que  notre  vie 
spirituelle  gît  en  Texécution  d'icelle,par  laquelle  Dieu 
vit  et  règne  en  nous ,  et  nous  fait  vivre  et  subsister 
en  lui.  Au  contraire,  le  méchant,  dès  lenècle ,  c'est- 
à-diie  toujours,  a  rompu  le  jou^  de  la  loi  de  D.cu , 


84       TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

et  a  dit  :  Je  ne  aei^virai point.  C'est  pourquoi  Dieu 
dit  qu'il  l'a  appelé^  dès  le  ventre  de  sa  mère ,  trans- 
gresseur  et  rebelle;  et  parlant  au  roi  de  Tyr,  il  lui 
reproche  qu'il  avait  mis  son  cœur  comme  le  cœur 
de  Dieu  :  car  l'esprit  re'volté  veut  que  son  cœur  soit 
maître  de  soi-même,  et  que  sa  propre  volonté'  soit 
souveraine  comme  la  volonté  de  Dieu.  Il  ne  veut  pas 
que  la  volonté  divine  règne  sur  la  sienne,  ains  veut 
être  absolu  et  sans  dépendance  quelconque.  O  Sei- 
gneur éternel^  ne  le  permettez  pas;  ains  faites  que 
jamais  7na  volonté  ne  soit  faite ,  mais  la  vôtre, 
(  IjUc  22.  42.  )  Hélas!  nous  sommes  en  ce  monde, 
non  point  pour  laire  nos  volontés,  mais  celle  de  votre 
bonté  qui  nous  y  a  mis.  Il  fut  écrit  de  vous,  ô  Sau- 
veur de  mon  âme,  que  vous^'**/^z  la  volonté  de 
votre  Père  éternel  ;  et  par  le  premier  vouloir  humain 
de  votre  âme ,  a  l'instant  de  votre  conception  ,  vous 
embrassâtes  amoureusement  cette  loi  de  la  volonté 
divine,  et  la  mîtes  au  milieu  de  votre  cœur  pour  y 
régner  et  dominer  éternellement.  Eh  .'qui  fera  la  grâce 
à  mon  âme ,  qu'elle  n'ait  point  de  volonté  que  la  vo- 
lonté de  Dieu? 

Or  quand  notre  amour  est  extrême  k  l'endroit  de 
la  volonté  de  Dieu  ,  nous  ne  nous  contentons  pas  de 
faire  seuliMuent  la  volonté  divine  qui  nous  est  signifiée 
ès-commandemens,  mais  nous  nous  rangeons  encore 
a  l'obtîisssance  des  conseils  ,  lesquels  ne  nous  sont 
donnés  que  pour  plus  parfaitement  observer  lescom- 
uiandemcns;  auxquels  aussi  ils  se  rapportent ,  ainsi 
que  dit  excellenuu^nt  saint  Thomas.  O  combien  excel- 
lente est  Tobservaiion  de  la  défense  des  ii)justes  vo- 
luptés en  celui  qui  a  même  renoncé  aux  plus  justes 
cl  légitimes  dOliccs  !  0  couibieu  celui-lh  est  éloigné 


LIVRE  VIIL    CHAP.  VII.  85 

•-' 

de  convoiter  le  bien  d'aiitrui,  qui  rejette  toutes  ri- 
chesses ,  et  celles  mêmes  que  saintement  il  pourroit 
garder  !  Que  celui-ci  est  bien  éloigné  de  vouloir  pré- 
férer sa  volonté  a  celle  de  Dieu ,  qui ,  pour  faire  la  vo- 
lonté de  Dieu ,  s'assujétit  a  celle  d^m  homme  ! 

David  étoit  un  jour  en  son  préside,  et  la  garnison 
des  Philistins  en  Bethléem.  Or  il  fit  un  souhait ,  disant: 
O  si  quelqu'un  me  donnoil  à  boire  de  Ueau  de  la 
citerne  quiest  à  la  porte  de  Bethléem  (  2  K~eg.  25. 
i5.  )  !  Et  voila  qu'il  n'eiit  pas  plutôt  dit  le  mot,  que 
trois  vaillans  chevaliers  partent  de  la  ,  main  et  tête 
baissée  ,  traversent  Tarmée  ennemie ,  vont  a  la  citerne 
de  Bethléem,  puisent  de  l'eau,  et  l'apportent  a  David: 
lequel  voyant  le  hasard  auquel  ces  gentilshommes  s'é- 
toient  mis  pour  contenter  sou  appétit,  ne  voulutpoint 
boire  cette  eau  conquise  au  péril  de  leur  sang  et  de 
leur  vie,  ains  la  répandit  en  ablation  au  Père  éternel^ 
Eh  !  voj'cz  ,  je  vous  prie,  Théolime,  quelle  ardeur 
de  ces  chevaliers  au  service  et  contentement  de  leur 
maître  !  ils  volent  et  fendent  la  presse  des  ennemis 
avec  mille  dangers  de  se  perdre, pour  assouvir  un  seul 
simple  souhait  que  le  roi  leur  témoigne.  Le  Sauveur 
étant  en  ce  monde  déclara  sa  volonté  en  plusieurs 
choses  par  manière  de  commandement ,  et  en  plusieurs 
autres  il  la  signifia  seulement  par  manière  de  souhait: 
car  il  loua  fort  la  chasteté,  la  pauvreté,  l'obéissance 
et  résignation  parfiiite,  l'abnégation  de  la  propre  vo- 
lonté, la  viduité,  le  jeune  ,  la  priëi^e  ordinaire;  et  ce 
qu'il  dit  de  la  chasteté ,  que  qui  en  pourroit  emporter 
le  prix  qu'il  le  print ,  ill'a  assez  dit  de  tous  le?  autres 
conseils.  A  ce  souhait,  les  plus  vaillans  chrétiens  se 
sont  m.is  a  la  cours-^, et  forçant  toutes  les  répugnances, 
convoitises  et  difficultés;  ont  alteiut  a  la  sainte  per- 


86      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIlU. 

fectioD  ,  se  raDceant  a  l'étroite  observance  des  désirs 
de  leur  roi ,  obtenant  par  ce  moyen  la  couronne  de 
gloire. 

Certes,  ainsi  que  témoigne  le  divin  Psalmiste  , 
Dieu  n'exauce  pas  seulement  Toraison  de  ses  fidèles, 
ains  'l'eiauce  même  encore  le  seul  désir  d'iceux,  et  la 
seule  préparaticn  qu'ils  font  e?i  leurs  cœurs  pour 
prier  :  tant  il  est  favorable  et  propice  a  faire  la  volonté 
de  ceui  qui  l'aiment.  Et  pourquoi  donc  réciproque- 
naept  ne  serons-nous  si  jaloux  de  suivre  la  sacrée  vo- 
lonté de  notre  Seigneur ,  que  nous  fassions  non  seu- 
lement ce  qu'il  commande,  mais  encore  ce  qu'il  té- 
moigne d'agréer  et  souhniter  ?  Les  âmes  nobles  n'ont 
pas  besoin  d'un  plus  fort  motif  pour  embrasser  un  des- 
sein ,  qne  de  savoir  que  le  bien-aîmé  le  désire.  3/o/2 
âme,  dii  l'une  d'icelleSj  s^est  écoulée  soudain  que 
jnon  ami  a  parlé.  (  CanL  Cant.  5.6.) 

CHAPITRE    VIIJ. 

Que  le  mépris  des  cosseils  éTasgcliqaes  est  os  grand 

péché. 

Le.s  paroles  par  l«"5qnelles  notre  Seigneur  nousexboile 
de  tendre  et  prétendre  a  la  perfection,  sont  si  fortes 
et  pressantes,  que  nous  ne  saurions  dissimuler  l'obli- 
g.'iiion  que  nous  avons  de  nous  engagera  ce  dessein. 
i>o\ez  maints  ^  dii-il,  parce  que  je  suis  saint.  Qui 
fsl  sai/tt,  quH  soit  encore  davantage  sanctifié '^  et 
qui  est  Juste  y  qu'il  soit  encore  plus  jusltjiè.  Soyez 
purfitit,  ainsi  que  voire  père  céleste  est  parjcit. 
Math,  5.  'i8.  1  Pour  cela,  le  grand  saint  Bcrnaid 


LIVRE  VII ,    CHAR  VIIÎ.  8; 

ëçrivant  au  glorieux  saint  Guarin,  abbé  d'Aux,  du- 
quel la  vie  et  les  miracles  ont  tant  rendu  de  bonne 
odeur  en  ce  diocèse  :  l'homme  juste,  dit-il,  ne  dit  ja- 
mais, c'est  assez;  il  a  toujours  faim  et  soif  de  la  justice. 
Certes,  Tbéoiime,  quant  aux  biens  temporels,  rieq. 

'  ne  suffit  a  celui  auquel  ce  qui  suffit  ne  suffit  pas  :  car 
qu'est-ce  qui  peut  suffire  a  un  cœur  auquel  la  suffisance 
n'est  pas  suffisante  ?  Mais  quant  aux  biens  spirituels, 
cehii  n'en  a  pas  ce  qui  lui  suffit ,  auquel  il  suffit  d'avoir 
ce  qui  lui  suffit  ;  et  la  suffisance  n'est  pas  suffisante  , 
parce  que  la  vraie  suffisance  es  choses  divines  consiste 
en  partie  au  désir  de  Paffluence.  Dieu,  au  commen- 
cement du  monde ,  commanda  a  la  terre  de  germer 
VJierhe  verdoyante  faisant  sa  semence  ,  et  touù 
arbre  fruitier  faisant  ^on  fruit  f  un  chacun  selon 

.  ^on  espèce  j  qui  eût  aussi  sa  semence  en  soi-même» 
(  Genès,  1.  11.  ) 

Et  ne  voyons- nous  pas  par  expérience  que  les 
plantes  et  fruits  n'ont  pas  leur  juste  croissance  et  ma- 
turité, que  quand  elles  portent  leurs  graines  et  pe- 

\  pins ,  qui  leur  servent  de  génilure  pour  la  production 
de  plantes  et  d'arbres  de  pareille  sorte.  Jamais  nos 
vertus  n'ont  leur  juste  stature  et  suffisance,  qu'elles  ne 
produisent  en  nous  des  désirs  de  fiire  progiès;  qui  , 
comme  semences  spirituelles ,  servent  en  la  production 
de  nouveaux  degrés  de  vertus.  Et  me  semble  que  la 
terre  de  notre  cœur  a  commandement  de  germer  les 
plantes  des  vertus  qui  portent  les  fruirs  des  saintes 
oeuvres,  une  chacune  selon  son  genre,  ci  qui  ait  les 
semences  des  désirs  et  desseins  de  toujours  multi- 
plier et  avancer  en  perfection.  Et  la  vertu  qui  n'a 
point  la  graine  ou  le  pepiii  de  ces  désirs ,  elle  n'est 
pas  en  sa  suffisance  et  maturité.  «  0  donc,  dit  saint 


S8      TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

«  Bernard  an  fainéant,  tu  ne  veux  pas  t'avancer  en 
<(la  perfection?  Non.  Et  tu  ne  veux  pas  non  plus 
«empirer?  Non  de  vrai.  Et  quoi  donc  tu  ne  veux 
«être  ni  pire  ni  meilleur?  Hélas!  pauvre  homme, 
«  tu  veux  être  ce  qui  ne  peut  être.  Rien  voirement 
((  n'est  stable  ni  ferme  en  ce  monde  ;  mais  de  l'homme 
«  il  en  est  dit  encore  plus  particulièrement  c^nt  jamais 
«  il  ne  demeure  en  un  état.  Il  faut  donc  ou  qu'il 
«  s'avance ,  ou  qu'il  retourne  en  arrière.  » 

Or,  je  ne  dis  pas,  non  plus  que  saint  Bernard, 
que  ce  soit  péché  de  ne  pratiquer  pas  les  conseils. 
Non  certes,  Théotime  :  car  c'est  la  propre  différence 
du  commandement  au  conseil,  que  le  commandement 
nous  oblige  sous  peine  de  péché,  et  le  conseil  nous  invite 
sans  peine  de  péché.  Néanmoins  je  dis  bien  que  c'est 
un  grand  péché  de  mépriser  la  prétention  k  la  per- 
fection chrétienne ,  et  encore  phis  de  mépriser  la 
semonce  par  laquelle  notre  Seigneur  nous  y  appelle  : 
mais  c'est  une  impiété  insupportable  de  mépriser  \ts 
conseils  et  moyens  d'y  parvenir,  que  notre  Seigneur 
nous  marque.  C'est  une  hérésie  de  dire  que  notre 
Seigneur  ne  nous  a  pas  bien  conseillés ,  et  un  blas- 
phème de  dire  k  Dieu  :  Retire- toi  de  nous,  nous 
ne  voulons  pas  la  science  de  tes  voies.  Mais  c'est 
une  irrévérence  horrible  contre  celui  qui  avec  tant 
d'amour  et  de  suavité  nous  invite  h  la  perfection, 
de  dire  :  je  ne  veux  pas  être  saint  ni  parfait,  ni  avoir 
plus  de  part  en  votre  bienveillance,  ni  suivre  les 
conseils  que  vous  me  donnez  pour  faire  progrès  en 
icelle. 

On  peut  bien,  sans  pécher,  ne  suivre  pas  les  con- 
seils poiu'  l'affi'ctiou  que  Ton  a  ailleurs  :  comme,  par 
exemple,  on  peut  bien  ne  vendre  pas  ce  que  l'on  a, 


LIVRE  VIII,    CHAP.  VIII.  89 

et  ne  le  donner  pas  aux  pauvres,  parce  qu'on  n'a  pas 
Je  courage  de  faire  un  si  grand  renoncement  :  on 
p-'iit  Lien  aussi  se  marier,  parce  qu'on  aime  une 
femm;?,  ou  qu'on  n'a  pas  assez  de  force  en  l'âme 
pour  enlreprendi'e  la  guerre  qu'il  faut  faire  a  la  chair. 
Mais  de  faire  profession  de  ne  vouloir  point  suivre 
les  conseils,  ni  aucun  d'iceux,  cela  ne  se  peut  faire 
sans  mépris  de  cehii  qui  les  donne.  De  ne  suivre  pas 
le  conseil  de  virginité  afin  de  se  marier,  cela  n'est 
pas  mal  Hiit;  maif>  de  se  marier  pour  préférer  le  ma- 
riage a  la  chasteté,  comme  font  les  hérétiques,  c'est 
un  grand  mépris  ou  du  conseiller,  ou  du  conseil. 
Boire  du  vin  contre  l'avis  du  médecin ,  quand  on  est 
vaincu  de  la  soif  ou  de  la  fantaihie  d'en  boire,  ce 
n'est  pas  proprement  mépriser  le  médecin  ni  son  avis; 
mais  d're,  je  ne  veux  point  suivre  l'avis  du  médecin, 
il  faut  que  cela  provienne  d'une  mauvaise  estime 
qu'on  a  de  lui.  Or,  quant  aux  hommes,  on  peut  sou- 
vent mépriser  leur  conseil,  et  ne  mépriser  pas  ceux 
qui  le  donnent,  parce  que  ce  n'est  pas  mépriser  un 
homme  d'estimer  qu'il  ait  erré.  Mais  quant  a  Dieu, 
rejeter  son  conseil  et  le  mépriser,  cela  ne  peut  pro-, 
venir  que  de  l'estime  que  l'on  fait ,  qu'il  n'a  pas  bien 
conseillé  :  ce  qui  ne  peut  être  pensé  que  par  esprit  de 
blasphème  ;  comme  si  Dieu  n'était  pas  assez  sage  pour 
savoir,  ou  assez  bon  pour  vouloir  bien  conseiller.  Et 
c'en  est  de  même  des  conseils  de  l'église,  laqueHe,  a 
raison  de  la  continuelle  assistance  du  Saint-Esprit 
qui  l'enseigne  et  conduit  en  toute  vérité,  ne  peut 
jamais  donner  des  mauvais  avis. 


90      TRAITE  DE  I/AIMOUR  DE  DIEU. 
CHAPITRE    IX. 

Suite  du  discours  commencé.  Comme  chacun  doit  aimer  , 
quoique  non  pas  pratiquer  tous  les  conseils  évangeliqnes  j 
et  comme  néanmoins  chacun  doit  pratiquer  ce  qu'il  peut. 

IIncore  que  toiisles  conseils  ne  puissent,  ni  doivent 
être  pratiques  par  chaque  chiéiien  en  particulier ,  si 
est-ce  qu'un  chacun  est  obligé  de  les  aimer  tous  ^ 
parce  qu'ils  sont  tous  très-bons.  Si  vous  avez  la  mi- 
graine, et  que  Todeur  du  musc  vous  nuise,  laisserez- 
>ous  pour  cela  d'avouer  que  cette  senteur  soit  bonne 
et  agréable?  Si  une  robe  d'or  ne  vous  est  pas  adve- 
ijante,  direz-vous  qu'elle  ne  vaut  rien?  Si  une  bague 
ïi'est  pas  pour  votre  doigt,  la  jetterez-vous  pour  cela 
dans  la  boue?  Louez   donc,  Thëolime,   et    aimez 
ehèremeai  tous  les  conseils  que  Dieu  a  donnés  aux 
tommes.  O  que  béui  soit  a  jamais  l'ange  du  grand 
conseil,  avec  fous  les  avis  qu'il  donne,  et  les  exhor- 
lations  qu'il  fait  aux  humains  !  Le  cœur  est  réjoui' 
par  les  onguens  et  bonnes  senteurs^  dit  Salomon,' 
et  par  les  bons  conseils  de  Vanii ,  Idrne  est  adoii^^ 
de.  {Prov.  27.  9.)  Mais   de  quel  ami  et  de  quels' 
conseils  parlons-nous?  O  Dieu!  c'est  de  l'ami  des' 
amis,  et  ses  conseils  sont  pins  aimables  que  le  miel.' 
L'ami,  c'est  le  Sauveur  :  ses  conseils  sont  pour  le' 
salut. 

Rcjonissons-uons,  Théotime,  quand  nous  verrons 
des  personnes  entrop  cudie  la  suife  dos  conseils  que 
nous  ne  pouvr«ns  ou  ne  devons  pas  observer:  prions 
pour  eux,  béiiissons-les,  favorisons-les  et  les  aidons  j. 

I 


LIVRE  VII,   CHAP.  ÏX.  91 

par  la  charité  nous  oblige  de  n'aimer  pas  seulement 
pe  qui  est  bon  pour  nous,  mais  d'aimer  encore  ce 
qui  est  bon  pour  le  prochain. 

Nous  témoignerons  assez  d'aimer  tous  les  conseils, 
quand  nous  observerons  dévotement  ceux  qui  nous 
seront  convenables;  car  tout  ainsi  que  celui  qui  croit 
\m  article  de  foi,  d'autant  que  Dieu  l'a  révélé  par  sa 
parole  annoncée  et  déclarée  par  l'église,  ne  sauroit 
jnécroire  les  autres  ,  et  celui  qui  observe  un  comman- 
dement pour  le  vrai  amour  de  Dieu ,  est  tout  prêt 
jlJ'observer  les   autres  quand  l'occasion  s'en  présen- 
tera; de  même  celui  qui  aime  et  estime  un  conseil 
i  pvangélique,  parce  que  Dieu  l'a  donné,  il  ne  peut 
qu'il  n'estime  consécutivement  tous  les  autres,  puis- 
qu'ils sont  aussi  de  Dieu.  Or ,  nous  pouvons  aisé- 
ment en  pratiquer  plusieurs,  quoique  non  pas  tous 
<  ensemble,  car  Dieu  en  a  donné  plusieurs,  afin  que 
•  chacun  en  puisse  observer  quelques-uus,  et  il  n'y  a 
j  jour  que  nous  n'en  ayons  quelque  occasion. 

La  charité  requiert-elle  que  pour  secourir  votre 

père  ou  votre  mère ,  vous  demeuriez  chez  eux?  Con- 

§ervez  néanmoins  l'amour  et  l'aifection  k  votre  re- 

;  traite,  ne  tenez  votre  cœur  au  logis  paternel  qu'au - 

1  tant  qu'il  faut  pour  y  faire  ce  que  la  charité  vous 

(  ordonne.  N'est-il  pas  expédient ,  a  cause  de  votre 

qualité,  que  vous  gardiez  la  parfaite  chasteté?  Gar- 

.  dez-en  donc  au  moins  ce  que,  sans  faire  tort  a  la 

charité,  vous  en  pourrez  garder.  Qui  ne  peut  faire 

le  tout,  qu'il  fasse  quelque  partie.  Vous  n'êtes  pas 

obligé  de  rechercher  celui  qui  vous  a  offensé ,  car 

c'est  jj  lui  de  1  evenir  a  soi ,  et  venir  a  vous  pour  vous 

:  donner  satisfaction ,  puisqu'il  vous  a  prévenu  par  in* 

jure  et  outrage j  ni^i^  îilles  néanmoins,  TWoiiine^^ 


92        TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

faites  ce  que  le  Sauveur  vous  conseille,  prévenez-îe 
au  bien ,  rendez-lui  bien  pour  mal ,  jetez  sur  sa 
tête  et  sur  son  cœur  un  brasier  ardent  de  témoi*- 
gnage  de  chaiiié,  qui  le  biùle  tout,  et  le  force  de 
vous  aimer.  Vous  n'êtes  pas  obligé  par  la  rigueur  de 
la  loi  de  donner  a  tous  les  pauvres  que  vous  rencon- 
trez, ains  seulement  a  ceux  qui  en  ont  un  très  grand 
besoin  ;  mais  ne  laissez  pas  pour  cela ,  suivant  le 
conseil  du  Sauveur,  de  donner  volontiers  h  tous  les 
iudigens  que  vous  trouverez,  autant  que  votre  con- 
dition et  que  les  véritables  nécessités  de  vos  affaires 
le  permettront.  Vous  n'êtes  pas  obligé  de  faire  aucun 
vœu,  mais  faites  en  pourtant  quelques-uns  qui  seront 
jugés  propres  par  votre  père  spirituel  ,  pour  votre 
avancement  en  l'amour  divin.  Vous  pouvez  librement 
user  du  vin  dans  les  termes  de  la  bienséance,  mais, 
selon  le  conseil  de  saint  Paul  a  Timothée ,  n'en  pre- 
.  nez  que  ce  qu'il  faut  pour  soulager  votre  estomac. 
Il  y  a  divers  degrés  de  perfections  ès-conseils  :  de 
prêter  aux  pauvres,  bors  la  très-grande  nécessité,  c'est 
le  premier  degré  du  conseil  de  l'aumône,  et  c'est  un 
degré  plus  haut  de  leur  donner,  plus  haut  encore  de 
donner  tout,  et  enfin  encore  plus  haut  de  donner  sa 
persoune,  la  vouant  au  service  des  pauvres.  L'hos- 
pitalité, hors  l'extrême  nécessité,  est  un  conseil  :  re- 
cevoir l'étranger  est  le  premier  degré  d'icelui^  mais 
aller  sur  les  avenues  des  chemins  pour  le  semondre  , 
comme  faisoit  Abraham,  c'est  \\n  degré  plus  haut; 
et  encore  plus  de  se  loger  ès-lieux  périlleux,  pour  re- 
tirer, aider  et  servir  les  passans;  en  quoi  excella  ce 
grand  saint  Bernard  de  Mcnthon  ,  originaire  de  ce 
diocèse,  lequel,  étant  issu  d'une  maison  fort  illustre, 
habita  plusieurs  années  entre  les  jougs  et  cimes  de 


LIVRE  VIII,    CHAP.  IX.  gS 

nos  Alpes ,  y  assembla  plusieurs  compagnons ,  pour 
attendre,  loger,  secourir,  de'livrer  des  dangers  de  la 
tourmente  les  voyageurs  et  passans.  qui  mouraient 
souvent  entre  les  orages,  les  neiges  et  froidures,  sans 
les  hôpitaux  que  ce  grand   ami  de  Dieu   établit  et 
fonda  ès-deux  monts,  qui  pour  cela  sont  appelés  de 
son  nom  :  Grand-Saint-Bernard  au  diocèse  de  Sion, 
et  Petit-SaintBernard  en  celui  de  Tareutaise.  Visiter 
les  malades  qui  ne  sont  pas  en  extrême  ne'cessité,  c'est 
ime  louable  charité;  les  servir  est  encore  meilleur  : 
mais  se  dédier  a  leur  service,   c'est  l'excellence  de 
ce  conseil  que  les  clercs  de  la  Visitation  des  infirmes 
exercent  par  leur  propre  institut,  et  plusieurs  dames 
en  divers  lieux ,  a  l'imitation  de  ce  grand  saint  San- 
son  .  gentilhomme  et  médecin  romain,  qui,  en  la  ville 
de  Constantinople,  où  il  fut  fait  piètre ,  se  dédia  tout- 
à-fait,  avec  une  admirable  charité,  au  service  des 
malades,  en  un  hôpital  qu'il  y  commença,  et  que 
l'empereur  Justinien  éleva  et  paracheva  :  a  Timitation 
des  saintes  Catherine   de  Sienne  et  de  Gènes,  de 
sainte  Eh'zabeth  de  Hongrie,  et  des  glorieux  amis  de 
Dieu    saint  François  et  le  bienheureux  Ignace  de 
Loyola,  qui,  au  commencement  de  leurs  ordres,  firent 
cet  exercice  avec  ardeur  et  utilité  spirituelle  incompa- 
rable. 

Les  vertus  oiit  donc  une  certaine  étendue  de  per- 
fection :  et  pour  Tordinaire  nous  ne  S'jmmes  pas  obli- 
gés de  les  pratiquer  en  l'extrémité  de  leur  excellence; 
il  suffit  d'entrer  si  avant  en  l'exercice  d'icelles,  qu'en 
effet  on  y  soit.  Mais  de  passer  outre,  et  s'avancer  en 
la  perfection ,  c'est  un  conseil;  les  actes  héroïques  des 
vertus  n'étant  pas  pour  l'ordinaire  commandés,  alns 
seulement  conseillés.  Que  si;  en  quelque  occasion. 


§4       TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

fions  fions  trouvons  obligés  de  les  exercer,  cela  ar- 
rive pour  des  occurrences  rares  el  extraordinaires,  qui 
Jes  rendent  ne'cessaires  a  la  conversation  de  la  grâce 
de  Dieu.  Le  bienheureux  portier  de  la  prison  de  Se- 
baste,  voyant  l'un  des  quarante  qui  etoieut  lors  mar- 
tyrisés, perdre  le  courage  et  la  couronne  du  martyre,  se 
hiil  en  sa  place  sans  que  personne  le  poursuivît,  et 
fut  ainsi  îe  quarantième  de  ces  glorieux  et  triomphans 
soldats  de  notre  Seigneur.  Saint  Adauctus  voyant  que 
Ton  conduisoit  saint  Félix  au  martyre;  et  moi,  dit-il, 
sans  être  pressé  de  personne,  je  suis  aussi  bien  chré- 
tien que  celui-ci,  adorant  le  même  Sauveur;  puis  bai- 
sant saint  Félix,  s'achemina  avec  lui  au  martyre,  et 
eut  la  tê(e  tranchée.  Mille  des  anciens  martyrs  en  fiient 
de  même;  et  pouvant  également  éviter  et  subir  le 
martyre  sans  pécher,  ils  choisirent  de  le  subir  géné- 
reusement plutôt  que  de  l'éviter  loisiblement.  En  ceux- 
ci  donc  le  martyre  fut  un  acte  héroïque  de  la  force  et 
constance  qu'un  saint  excès  d'amour  leur  donna.  Mais 
quand  il  est  force  d'endurer  le  martyre,  ou  renoncer 
a  la  foi,  le  martyre  ne  laisse  pas  d'être  martyre,  et  un 
excellent  acte  d'amour  et  de  force;  néanmoins  je  ne 
sais  s*il  le  faut  nommer   acte  héroïque,  n'étant  pas 
choisi  par  aucun  excès  d'amour,  aius  par  la  nécessité 
de  la  loi,  qui  en  ce  cas  le  commande.  Or,  en  la  pra- 
tique des  actes  héroïques  de  la  vertu  ,  consiste  la  par- 
faite imitation  du  Sauveur,  qui  comme  dit  le  grand 
saint  Thomas, eut  dèsTinstant  de  sa  conception  toute*» 
les  vertus  en  un   degré  héroïque;  et  certes  je  dirois 
volontiers   plus   qu'héroïque  ,  puisqu'il    n'étoit    pas 
simplement  plus   qu'honunc ,  mais   infiniment    plus 
qu'homme,  c'est-k-dire ,  vrai  Dieu. 


LIVRE  VIÏ,    ClIAP.  X.  95 

CHAPITRE    X. 

Comme  il  se  faut  conformer  à  la  volonté  divine  qui  nons  est 
signifiée  |)ar  les  inspirations  5  et  premièrement  de  la  vaiiJlé 
des  moyens  par  lesquels  Dieu  uous  inspire. 

J_jES  rayons  du  soleil  éclaireut  en  échauffant,  et 
ëchauffeot  en  e'clairant.  L'inspiration  est  un  rayon  cé- 
leste qui  porte  dans  nos  cœurs  une  lumière  chaleureuse, 
par  laqîielle  il  nous  fait  voir  le  bien,  et  nous  e'chauffe 
au  pourchas  d'icelui.  Tout  ce  qui  a  vie  sur  terre, 
s'engourdit  au  froid  de  Ihiverj  mais  au  retour  de  la 
chaleur  vitale  du  printemps  tout  reprend  son  mouve- 
ment. Les  animaux  terrestres  courent  plus  vitement, 
les  oiseaux  volent  plus  hautement  et  chantent  plus 
sçaiement,  et  les  plantes  poussent  leurs  feuilles  et  leurs 
fleurs  très  agréablement.  Sans  l'inspiration ,  nos  âmes 
vivroient  paresseuses,  percluses  et  inutiles;  mais  a 
l'arrivée  des  divins  rayons  de  l'inspiration,  nous  sen- 
tons une  lumière  mêlée  d'une  chaleur  vivifiante,  la- 
quelle éclaire  cotre  eutcndemeni^  réveille  et  anime 
notre  vo'onté,  lui  donnant  la  force  de  vouloir  et  faiie 
le  bien  appartenant  au  salut  e'ternel.  Dieu  ayant  formé 
le  corps  humain  dit  limon  de  la  terre ^  ainsi  que  dit 
Moïse,  il  inspira  en  icelui  la  respiration  de  vie ^  et 
il  fut  fait  en  âme  vivante  j  c^est-a-dire,  en  âme  q;»! 
donnoit  vie,  mouvement  et  opération  au  corps;  et  ce 
racme  Dieu  éternel  souffle  et  pousse  les  inspirations  de 
la  vie  sui naturelle  en  nos  âmes,  afin  que,  comme  dit 
le  grand  apôtre ,  elles  soient  faites  en  esprit  vivi- 
fiant^ c'est-a-dire,  en  esprit  qui  nous  fasse  vivre^ 


^S      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

mouvoir,  sentir  et  ouvrer  les  œuvres  <ie  la  grâce;  en 
sorte  que  celui  qui  nous  a  donné  l'être,  nous  donne 
aussi  Topération.  L'haleine  de  Phomme  e'chauffe  les 
choses  ès-quelles  elle  entre, témoin  l'enfant  delà  Su- 
Daniite,  sur  la  bouche  duquel  le  prophète  Hélisée 
ayant  mis  la  sienne,  et  halené  sur  icelui,  sa  chair  s'é- 
chaufTa;  et  l'expérience  est  toute  manifeste.  Mais 
quant  au  souffle  de  Dieu,  non  seulement  il  échauffe  , 
ains  il  éclaire  parfaitement;  d'autant  que  l'esprit  di- 
vin est  une  lumière  infinie,  duquel  le  souffle  vital  est 
appelé  inspiration;  d'autant  que  par  'celui  cette  su- 
prême bonté  halene  et  inspire  en  nous  les  désirs  et  in- 
tentions de  son  cœur. 

Or,  les  moyens  d'inspirer  dont  elle  use,  sont  infinis. 
S'iint  Antoine,  saint  François,  saint  Anselme,  et 
mille  autres,  recevoient  souvent  des  inspirations  par 
la  vue  des  créatures.  Le  moyen  ordinaire,  c'est  la 
prédication;  mais  quelquefois  ceux  auxquels  la  parole 
ne  profite  pas,  sont  instruits  par  la  tribulation  ,  selon 
le  dire  du  prophète  :  U affliclion  donnera  intelli- 
gence à  f  ouie ,  c'est-a-dire  ceux  qui  par  l'ouïe  des 
menaces  célestes  sur  les  méchans  ne  se  corrigent  pas, 
apprcndionl  la  vérité  par  l'événement  et  les  effets,  et 
deviendront  sages  sentant  l'affliclion.  Sainte  Marie 
Egyptienne  fut  inspirée  par  la  vue  d'une  image  de 
notre  Dame;  saint  Antoine,  oyant  l'Evangile  qu'on 
lit  a  la  messe;  saint  Augustin ,  oyant  le  récit  de  la  vie 
de  saint  Antoine;  le  duc  de  Candie,  voyant  l'impé- 
ratrice morte;  saint  Pachôme,  voyant  un  exemple 
de  chanté;  le  bienheureux  Ignace  de  L^oyola,  lisant 
la  vie  des  saints;  saint  Cyprien  (  cti  n'est  pas  le  grand 
évêque  de  Carlhage,  aii^  un  autre  qui  fut  laïc,  mais 
glorieux  martyr),  fut  touché  voyant  le  diable  coufcs- 


LIVRE  YIII,  CHAP.  X.  97 

ser  son  impuissance  sur  ceux  qui  se  confient  en  Dieu. 
Loisqiie  i'e'tois  jeuno,  a  Paris,  deux  écoliers,  dont 
l'un  éloit  hérétique,  passant  la  nuit  au  faubourg  saint 
Jacques  en  nue  débauche,  ouïrent  sonner  les  matines 
des  Chartreux  j  et  l'hérétique  dv  mandant  a  l'autre  a 
quelle  occasion  on  sonnoit,  ii  lui  (it  entendre  avec 
qdelle  dévotion  on  célébroit  les  offices  sacrés  en  ce 
saint  monasère  :  O  Dieu,  dit-il,  qr-elexercice  de  ces 
religieux  est  différent  du  nôtre!  ils  font  celui  déman- 
ges, et  nous  celui  des  bêtes  brutes*,  et  voulant  voir 
par  expéiience,  le  jour  suivant ,  ce  qu'il  a  voit  appris 
par  le,  récit  de  son  compagnon,  il  trouva  ces  pères 
dans  leurs  formes ,  rangés  comme  des  statues  de  mar- 
bre en  une  suite  de  niches,  immobiles  a  toute  autre 
ac:ion  qu'a  celle  de  la  psalmodie,  qu'ils  faisoient  avec 
une  attention  et  dévotion  vraiment  angélique,  selon 
la  coutume  de  ce  saint  ordre;  si  que  ce  pauvre  jeune 
homme,  tout  ravi  d'admiration,  deu:ieura  pris  en  la 
consolation  extrême  qu'il  eut  de  voir  Dieu  si  bien  ado- 
ré parmi  les  catholiques,  et  se  résolut,  comme  il  fit 
pir  après,  de  se  ranger  dans  le  giron  dePéglise,  vraie 
et  unique  épouse  de  celui  qui  Pavait  visité  de  son 
inspiration ,  dans  l'iafàme  litière  de  l'abomination  en 
en  laquelle  il  étoit. 

O  que  bienheureux  sont  ceux  qui  tiennent  leurs 

cœurs  ouverts  aux  saintes  inspirations!  car  jamais  ils 

ne  manquent  de  celles  qui  leur  sont  nécessaires  pour 

I    bien  et  dévotement   vivre  en   leurs  conditions  ,  et 

I    pour  saintement  exercer  les  charges  de  leurs  profes- 

'    sîons.  Car  comme  Dieu  donne,  par  l'entremise  de  la 

!     nature,  a  chaque  animal  les  instincts  qui  lui  sont 

j     requis  pour  sa  conservation  et  pour  l'exercice  de  ses 

I     propriétés  naturelles  3  aussi ,  si  nous  ne  résistons  j;as 

IL  5 


98       TRAITE  DÉ  L'AMOUR  DE  DIEU. 

a  la  grâce  de  Dieu ,  il  donne  a  im  chacun  de  nous 
les   inspirations  nécessaires  pour  vivre,    ope'rer,   et 
pous  conserver  en  la  vie  spirituelle.  He' !  Seigneur^ 
disoit  le  fidèle  Eliezer,  voici  que  je  suis  près  de  cette 
fontaine  d'eaw-,  et  les  filles  de  cette  cité  sortiront 
pour  puiser  de  Vedu.  La  jeune  fille  donc  à  la- 
quelle je  dirais  penchez  votre  cruche^  afin  que  je 
boive 'y  et  elle  répondra  :  buviez,  ains  je  donnerai 
encofe  à  boire  à  vos  cJiavieaux*j  c'est  celle-là  que 
vous  avez  préparée  pour  votre  serviteur  Isaac 
(Genès.  24.  12,  ij ,  i4.)  Tbe'otime,  Eliezer  ne  se 
laisse  entendre  de  de'sirer  de  Teau  que  pour  sa  per- 
sonne :  mais  la  belle  Rebecca  obéissant  a  l'inspira- 
tion que  Dieu  et  sa  de'bonnaîreté   lui   donnoient , 
s'offre  d'abreuver  encore  les  chameaux.  Pour  cela 
elle  fut  rendue  épouse  du  saint  Isaac,  belle-fille  du 
grand  Abraham,  et  grand -mère  du   Sauveur.  Les 
âmes  certes  qui  ne  se  contentent  pas  de  faii  a  ce  que 
par  les  commandemeiis  et  conseils  le  divin  époux  re- 
quiert d'elles,  mais  sont  promptes  a  suivre  les  sacrées 
inspirations ,  ce  sont  celles  que  le  Père  éternel  a  pré- 
parées pour  être  épouses  de  son  Fils  bien-aimé.  Et 
quant  a  son  Eliezer,  parce  qu'il  ne  peut  autiement 
discerner  entre  les  filles  de  Haran ,  ville  de  Nachor, 
celle  qui  étoit  destinée  au  fils  de  son  maître,  Dieu  le 
lui  fait  connoîtrc  par  inspiration.  Quand  nous  ne  sa- 
vons  que  faire,  et  que   l'assistance  humaine  nous 
manque  en  nos  perplexités ,  Dieu  alors  nous  inspire. 
Et  si  nous  sommes  humblement  obéissans,  il  ne  per- 
met point  qtie  nous  errions.  Or,  je  ne  dis  rien  de  plus 
de  ces  inspirations  nécessaires,  pour  en  avoir  souvent 
parlé  en  cet  œuvre ,  et  encore  eu  l'Introduclion  h  la 
vie  dévole. 


LIVRE  VIII,    CHAP.  XL,  99 

CHAPITRE    XL      • 

De  l'union  <îe  noire  volonté  à  celle  de  Dieu,  ès-inspîratioa? 
qui  sont  données  pour  la  pratique  extraordinaire  des  vertus  j 
et  de  la  persévérance  en  la  vocation ,  première  marque  dp 
rinspiralioQ. 

Il  y  a  des  inspirations  qui  tenrient  seulement  a  une 
extraordinaire  perfection  des  exercices  ordinaires  de 
la  vie  chrétienne.  La  charité  envers  les  pauvres  ma- 
lades est  un  exercice  ordinaire  des  vrais  chrétiens; 
mais  exercice  ordinaire  qui  fut  pratiqué  en  perfection 
extraordinaire  par  saint  François  et  sainte  Catherine  de 
Sienne,  quand  ils  léclioient  et  suçoient  les  ulcères  des 
lépreux  et  chancreux;  et  par  le  glorieux  saint  Louis, 
quand  il  servoit  a  genoux  et  tète   nue   les  malades, 
dont  ufi  abbé  de  Citeaux  demeura  tout  éperdu  d'ad- 
miration, le  voyant  en  cette  posture  manier  et  agen- 
cer  un  misérable  ulcéré  de  plaies  horribles  et  chan- 
creuses.    Comme  «encore  c'étoit  une    pratique  bien 
extraordinaire    de    ce    saint  monarque   de  servir    k 
table  les  pauvres  les  plus  vils  et  abjects ,  et  manger  les 
restes  de  leurs  potages.    Saint    Je'rôme  recevant  en 
son  hôpital  de  Beihléem  les  pèlerins   d'Europe   qui 
fuyoient  la  persécution  des  Goths,  ne  leur  la  voit  pas 
seulement  les  pieds,  mais  s'abaissoît  jusque-la  que  de 
laver  encore  et  frotter  les  jambes  de  leurs  chameaux; 
a  l'exemple  de  Rébecca  dont  nous  parlions  naguères, 
qui  non  seulement  puisa  de  l'eau  pour  Eliezer,  mais 
aussi  pour  ses  chameaux.   Saint  François  ne  fut  pas 
seulement  extrême  en   la  pratique  de  la  pauvreté, 
couime  chacun  sait,  mais  il  le  fut  encoie  en  celle  de 


3  00    TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

la  simplicité.  Il  racheta  un  agneau ^  de  peur  qu'on  ne 
le  luàt,  parce  qu'il  repre'sentoit  notre  Seigneur.  Il 
pcrtoit  respex:t  presque  a  toutes  créatures,  en  contem- 
plation de  leur  Créateur,  par  une  non  accoutumée, 
mais  très  prudente  simplicité.  Telles  fois  il  s'€st  amusé 
2L  retirer  les  vermisseaux  du  chemin ,  afin  que  quel- 
qu'un  ne  les  foulât  au  passage;  ressouvenant  que  son 
Sauveur  s'étoit  parangonné  au  vermisseau.  Ilappeloit 
les  créatures  ses  frèies  et  sœurs,  par  certaine  considé- 
ration adjuirable  que  le  saint  amour  lui  suggéroit. 
Saint  Alexis,  seigneur  de  très  noble  extraction,  pra- 
tiqua excellemment  l'abjection  de  soi-même,  demeu- 
rant dix -sept  ans  inconnu  chez  son  propre  père  a 
Rome  en  qualité  de  pauvre  pèlerin.  Toutes  ces  ins- 
pirations furent,  pour  des  exercices  ordinaires,  pra- 
tiquées néanmoins  en  perfection  extraordinaire.  Or, 
en  cette  sorte  d'inspiration  il  faut  observer  les  règles 
que  nous  avons  données  pour  les  désirs  en  notre  In- 
troduction. Il  ne  faut  pas  vouloir  suivre  plusieurs 
exercices  à  la  fois  et  tout  a  coup  :  car  souvent  l'en- 
nemi tâche  de  nous  faire  enlreprci;dre  et  commencer 
plusieurs  desseins,  afin  qu'accablés  de  trop  de  be- 
sogne ,  nous  n'achevions  rien  ,  et  laissions  tout  impar- 
fait. Quelquefois  mcmement  il  nous  suggère  la  volonté 
d'entreprendre  de  connnencer  quelqu'excellente  be- 
sogne, laquelle  il  prévoit  que  nous  n'accompHrons 
pas,  pour  nous  détourner  d'en  poursuivre  une  moins 
excellente  que  nous  eussions  aisément  achevée  ;  car 
il  ne  se  soucie  point  qu'on  fasse  force  desseins  et  com- 
mcncemens,  pouvu  qu'on  n'achève  rien.  Il  ne  veut 
p.'is  empêcher,  non  plus  que  Pharaon,  que  les  nivs- 
tiques  femmes  d'Israël,  c'est-a-dire,  les  Ames  chrc- 
lieunes  enfanleut  des  mâles,  pourvu  qu'ayant  qu'ils 


LIVRE  VIÎI,    CHâP.  XI.  101 

croissent  on  les  Ui^  Au  contraire,  dit  le  grand  saint 
Je'rôine,  entre  les  chrétiens  on  n'a  pas  tant  d'ëgard  au 
commencement  qn^a  la  fin.  Il  ne  faut  pas  tant  avaler 
de  viande  qu'on  ne  puisse  faire  la  digestion  de  ce  que 
l'on  en  prend.  L'esprit  séducteur  nous  arrête  au  com- 
mencement, et  nous  fait  contenter  du  printemps  fleuri  .• 
mais  l'esprit  divin  ne  nous  fait  regarder  le  commence- 
ment que  pour  parvenir  a  la  fin,  et  ne  nous  fait  réjouir 
d.*s  fleu^'s  du  printemps  que  pour  la  prétention  de 
jouir  des  fruits  de  Véiéet  de  l'antonne. 

Le  grand  saint  Thomas  est  d'opinion,  qu'il  n'est 
pas  expédient  de  beaucoîip  consulter  et  longuement 
délibérer  sur  l'inclination  que  Ton  a  d'elitrer  dans  une 
boiMie  et  bien  formée  religion;  et  il  a  raison  :  car  la  re- 
ligion étant  conseillée  par  notre  S/igneur  en  FEvan- 
gile,  qu'est-il  besoin  de  beaucoup  de  consuhations?!! 
suffit  d'en  faire  une  bonne  avec  quelque  peu  de  per- 
sonnes ,  qui  soient  bien  prudentes  et  capables  de  telle 
affaire,  et  qui  nous  puissent  aider  a  prendre  une  courte 
et  solide  résolution.  Mais  dès  que  nous  avons  délibéré 
et  résolu,  et  en  ce  sujet ,  et  en  tout  autre  qui  regarde 
le  service  de  Dieu,  il  faut  être  fermes  et  invariables, 
sans  se  laisser  nullement  ébranler  par  aucune  sorte 
d'apparence  de  plus  grand  bien  :  car  bien  souvent,  dit 
le  glorieux  saint  Bernard,  le  malin  esprit  nous  donne  le 
change;  et  pour  nous  détourner  d'achever  un  bien,  il 
nous  en  propose  un  autre ,  qui  semble  meilleur  ;  lequel 
après  que  nous  avons  commencé,  pour  nous  divertir 
de  le  parfaire,  il  en  présente  un  troisième;  se  conten- 
tant que  nous  fassions  plusieurs  commencemens,  pour  vu 
que  nous  ne  fassions  point  de  fin.  Il  ne  faut  pas  même 
passer  d'une  religion  en  une  autre  j  sans  des  motifs 


J02      TRAITE  DE  TAMOUR  DE  DIEU. 

grandement  considérables,  dit  saint  Thomas  après 
TabbéNestori us  rapporte'  par  Cassian. 

J'emprunte  du  grand  saint  Anselme,  écrivant  U 
Lauzon,  une  belle  similitude.  Comme  un  arbrisseau 
souvent  transplanté  ne  sauroit  prendre  racine,  ni  par 
conséquent  venir  a  sa  perfection ,  et  rendre  le  fruit 
désiré;  ainsi  l'âme  qui  transplante  son  cœur  de  dessein, 
ne  sauroit  profiter  ni  prendre  la  juste  croissance  de  sa 
perfection,  puisque  la  perfection  ne  consiste  pas  en 
commenceraens,  mais  en  accomplissemens.  Les  ani- 
maux sacrés  d'Ezéchiel  alloient  où  V impétuosité  de 
l  esprit  les  portoit,  et  ne  se  retour?ioient point  en 
marchant^  niais  un  chacun  s'avançoit ,  cheminant 
devant  sa  face.  (Ezech.  /.  /2.)  Il  faut  aller  où  l'ins- 
piration nous  pousse,  et  ne  point  se  re virer  ni  retour- 
ner en  arrière,  ains  marcher  du  côté  où  Dieu  a  con- 
tourné notre  face,  sans  changer  de  visée.  Qui  est  en  bon 
chemin,  qu'il  se  sauve.  Il  arrive  que  l'on  quitte  quel- 
quefois le  bien  pour  chercher  le  mieux,  et  que  laissant 
l'un,  on  ne  trouve  pas  l'autre.  Mieux  vaut  la  posses- 
sion d'un  petit  trésor  trouvé,  que  la  prétention  d'un 
plus  grand  qu'il  faut  aller  chercher. 

L'inspiration  est  suspecte  qui  nous  pousse  a  quitter 
un  vrai  bien  que  nous  avons  présent;  pour  en  pour- 
chasser un  meilleur  a  venir.  Un  jeune  homme  portu- 
gais, nommé  François  Bassus,  étoit  admirable,  non 
seulement  en  éloquence  divine,  mais  en  la  pratique 
des  vertus,  sous  la  discipline  du  bienheureux  Philippe 
Nerius,  en  la  congrégation  de  l'Oratoire  de  Rome. 
Or,  il  crut  d'être  inspiré  de  quitter  cette  sainte  so- 
ciété pour  se  rendre  en  une  religion  formelle,  et  enfin 
se  résolut  k  cela.  Mais  le  bicnhciueux  Philippe  assis- 


LIVRE  VIÎI,    <:HAP.  XÎ.  ]o3 

m 

tint  a  sa  réception  en  l'oicire  de  saint  Dominique, 
pleuroit  amèrement  ;  dont  e'tant  interrogé  par  Fran- 
çois Marie  Taunise,  qni  depuis  fut  archevêque  de 
Sienne,  et  cardinal,  pourquoi  il  jetoit  des  larmes  :  Je 
déplore,  dit-il,  la  perte  de  tant  de  vertus.  Et  de  fait, 
ce  jeune  homme  si  excellemment  sage  et  dévot  en  la 
congrégation, sitôt  qu'il  fut  en  la  religion  ,  devint  tel- 
lement inconstant  et  volage,  qu'agité  de  divers  désirs 
de  nouveautés  et  chnngemens,  il  donna  par  après  de 
grands  et  fâcheux  scandales. 

Si  l'oiseleur  va  droit  au  nid  de  la  perdrix,  elle  se 
présentera  b  lui,  et  contrefera  l'errenée  et  boiteuse,,  et 
se  lançant  comme  pour  faire  grand  vol^  se  laissera 
tout  k  coup  tomber,  comme  si  elle  n'en  poiivoitplns, 
afin  que  le  chasseur  s'am.usant  après  elle,  et  croyant 
qu'il  la  pourra  aisément  prendre,  soit  diverti   de  ren- 
contrer ses  petits  hors  du  nid;  puis  comme  il  Ta  quel- 
que temps  suivie,  etqu'il  cui Je  l'attraper,  elle  prend 
l'air  et  s'échappe.  Ainsi  notre  ennemi  voj'ant  un  homme 
qui,  inspiré  de  Dieu,  entreprend  une  profession  et 
manière  de  vivre  propre  a  son  avancement  en  l'amour 
céleste,  il  lui  persuade  de  prendre  une  autre  voie  de 
plus  grande  perfection  en  apparence;  et  Payant  dé- 
voyé (le  son  premier  chemin  ,  il  lui  rend  petit  a  petit 
impossible  la  suite  du  second;  et  lui  en  propose  un 
troisième,  afin  que  l'occupant  en  la  recherche  conti- 
nuelle de  divers  et  nouveaux  moyens  pour  se  perfec- 
tionner, il  l'empêche  d'en  employer  aucun,  et  par 
conséquent  de  parvenir  \\  la  fin  pour  laquelle  il  les 
cherche,  qui  est  la  perfection.  Les  jeunes  chiens  a  tous 
rencontres  quittent  la   meute,  et  tirent  au  change; 
mais  les  vieux  qui  sont  sages,  ne  prennent  jamais  le 
change,  ains  suivent  toujours  ks  erres  sur  lesquelles 


Toi     TRAITE^DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

ils  sont.  Qu'un  chacun  donc  ayant  trouvé  la  très-sainte 
volonté  de  Dieu  en  sa  vocation ,  demeure  saintement 
et  amoureusement  en  icelle^  y  pratiquant  les  exer- 
cices convenables  selon  l'ordre  de  sa  discrétion ,  et 
avec  le  zèle  de  la  perfection. 

CHAPITRE    XII. 

De  Punion  de  la  volonté  humaine  à  celle  de  Dieu  ès-inspira- 
tîons  qni  sont  contre  les  lois  ordinaires 5  et  de  la  paix  el 
douceur  de  cœur,  seconde  marque  di;  l'inspiration. 

Il  se  faut  donc  comporter  ainsi,  Théolime,  ès-însnîra- 
lions  qr.i  ce  sont  exiraordiu  lires  que  d'autant  qu'elles 
nous  iiicilent  a  pratiquer  avec  nue  extraordinaire  fer- 
veur et  peifcctionles  exercices ordina'res  du  chréîien. 
Mais  il  y  a  d'autres  iwspiraîi'/Hs  que  Von  appelle  ex- 
traordinaires,  nonseu]ci".ent  parce  qu'elles  font  avan- 
cer l'ame  au  delà  du  train  ordinaire,  mais  aussi  parce 
qu'elles  la  portent  k  des  actions  contraires  aux  lois, 
règles  el  coutumes  communes  de  la  très-saute  églis'", 
et  qui  parlant  sont  plus  admirables  qu'imitables.  J,a 
sainte  demoiscll-"  que  les  historiens  appellent  Eusc!:e 
Tétrangère,  quitta  Rome,  sa  patrie,  et  s'habillant  en 
garçon  avec  deux  autres  filles,  s'embarqua  pour  aller 
outre  mer,  et  passa  en  Alexandrie  ,  et  de-lh  en  l'île  de 
Cô;  où  se  voyant  en  assurance,  elle  reprit  les  babils 
de  son  sexe,  el  se  remettant  sur  mer  elle  alla  au  pays 
de  Carie  en  la  ville  de  Myssala,  où  le  grand  Paul  qui 
Favoit  trouvée  en  Cô,  et  l'ayant  prise  sous  sa  con- 
duite spirituelle,  la  mena;  et  où  par  après  étaflt  de- 
venu évèquCjil  la  gouverna  si  saintement  qu'elle 


LIVRE  VIII,    CHAP.  XIT.  io5 

dressa  un  monastère,  ets'employa  au  service  de  l'église 
en  l'office  qu'en  ce  lenips-la  on  appeloit  de  diacresse, 
avec  tant  de  charité'  qu'elle  mourut  enfin  tonte  sainte, 
et  fut  reconnue  pour  telle,  par  une  grande  multitude 
de  miracles  que  Dieu  fit  par  ses  répliques  et  interces- 
•sions.  De  s'habiller  des  habits  de  sexe  duquel  on  n'est 
pas,  et  s'exposer  ainsi  déguisée  au  voyage  avec  des 
hommes,  cela  est  non  seulement  au-delà,  mais  con- 
traire aux  règles  ordinaires  de  la  modestie  chre'tienne. 
Un  jeune  homme  donna  un  coup  de  pied  a  sa  mère, 
et  toujours  de  vive  repentance  s'en  vint  confesser  a 
saint  Antoine  de  Padoue,  qui  pour  lui  imprimer  plus 
vivement  en  Pâme  l'horreur  de  son  pe'che'^  lui  dit  en- 
tr'autres  choses  :  Mon  enfant,  le  pied  qui  a  servi 
d'instrumentra  votre  malice,  pour  un  si  grand  forfait, 
me'riteroit  d'être  coupé  j  ce  que  le  garçon  prit  si  a 
cœur,  qu'étant  de  retour  chez  sa  mère,  ravi  du  sen- 
timent de  sa  contrition,  il  se  coupa  le.nied.  Les  pa- 
roles du  saint  n'eussent  pas  eu  cette  force  selon  leur 
portée  oï'dinaire,  si  Dieu  n'y  eîn  ajouté  son  inspira- 
tion; mais  inspiration  si  extraordinaire  qu'on  croiroit 
que  ce  fut  plutôt  une  tentation  •  si  le  miracle  de  la 
réunion  de  ce  pied  coupé,  fait  par  la  bénédiction  du 
saint,  ne  Tei^it  autorisée.  Saint  Paul,  premier  her- 
mite  ,  saint  Antoine,  sainte  Marie  Egypliaque,  ne  se 
sont  pas  abîmés  en  ces  vastes  solitudes,  privp's  d'ouïr 
la  messe,  de  communier  et  de  se  confesser,  et  privés, 
jeunes  gens  qu'ils  étoient  encore,  de  conduite  et  de 
toute  assistance,  sans  une  forte  inspiration.  Le  grand 
Siuiéou  Stylite  fit  une  vie  qu'homme  du  monde  n'eût 
pu  penser  ni  entreprendre,  sans  l'instinct  et  l'assis- 
tance c  leste.  Saint  Jean,  évêque,  surnommé  !e  Si- 
lentiaire,  quittant  son  évêché  a  Tinsu  de  tout  son 


io6     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

clergé,  alla  passer  le  reste  de  ses  jours  au  monastère  de 
Laiira,  sans  qu'on  pût  onc  avoir  de  ses  nouvelles  : 
cela  n'étoit-ce  pas  contre  les  règles  de  la  très-sainte 
jésidence?  Elle  grand  saint  Paulin,  qui  se  vendit 
pour  racheter  Fenfant  d'une  pauvre  veuve,  comme  le 
pouvoit-il  faire  selon  les  lois  ordinaire*,  puisqu'il 
n'e'toir  pas  sien,  ainsa  son  église  et  au  public  par  la 
conse'cration  ppiscopale?  Ces  filles  et  femmes  qui  pour- 
suivies pour  leur  beauté,  défigurèrent  leurs  visages 
par  des  blessures  volontaires,  afin  de  garder  leur 
chasteté,  sous  la  faveur  d'une  sainte  laideur,  ne 
fiaisoient-elles  pas  chose,  ce  semble,  défendue? 

Or ,  une  des  meilleures  marques  de  la  bonté  de 
toutes  les  inspirations,  et  particulièrement  des  ex- 
traordinaires, c'est  la  paix  et  la  tranquillité  du  cœur 
qui  les  reçoit  ;  car  Pesprit  divin  est  voireraent  vio  - 
lent,  mais  d'une  violence  douce,  suave  et  paisible.  11 
vient  comme  un  i^ent  impétueux  et  comme  un  fou- 
dre céleste,  mais  il  ne  renverse  point  les  apôtres,  il  ne 
les  trojible  point  :  la  frayeur  qu'ils  reçoivent  de  son 
bruit  est  momentanée,  et  se  trouve  soudain  suivie 
d'uue  douce  assurance.  C'est  pourquoi  ce  feu  s'as^ 
sied  sur  un  chacun  d^iceuxj  comme  y  prenant  et 
donnant  son  sacré  repos;  et  comme  le  Sauveur  est 
appelé  paisible  ou  pacifique Salomon,  aussi  son  épouse 
est  appelée  Sulamite ,  tranquille  et  fille  de  paix  :  et 
la  voix,  c'est-k-dire,  l'inspiration  de  Tépoux  ne  l'a- 
gite ni  la  trouble  nullement;  ains  l'attire  si  suavement 
qu'il  la  fait  doucement  fondre,  et  comme  écouler  son 
âme  en  lin'  :  Mon  dme^  dit-elle,  s'est  fondue^  quand 
mon  bie/i-aï/né  a  parlé.  (Cant.  Cant,  T).  G.  )  Et 
bien  qfi'elle  soit  bc1li(|ucuse  et  guerrière ,  si  est-ce 
que  tout  ensemble  elle  est  lelleiuçut  paisible,  qu'em- 


LIVRE  VIII,    ClIAP.  Xîï.  J07 

nii  les  armées  et  batailles,  elle  continue  les  accords 
d'une  me'lodie  nompareille.  Que  verre z-vous ,  dit- 
elle  en  la  Sulamite ,  sinon  les  chœurs  des  années? 
Ses  armées  sont  des  chœurs ,  c'est-a-dire,  des  accords 
des  chantres;  et  ses  chœurs  sont  des  armées,  parce 
que  les  armes  de  Téglise  et  de  Fâme  dévote  ne  sont 
autre  chose  qwe  les  oraisons;  les  hymnes,  les  cantiques 
et  les  psaumes.  Ainsi  les  serviteurs  de  Dieu  qui  ont  eu 
les  plus  hautes  et  relevées  inspirations ^  ont  été  les 
plus  doux  et  paisibles  de  l'univers;  Abraham,  Isaac 
et  Jacob.  Moïse  est  qualifié  le  plus  débonnaire  de 
tous  les  hommes  :  David  est  recommandé  par  sa  man- 
suétude. 

Au  contraire,  l'esprit  malin  est  turbulent,  âpre, 
renjuant;  et  ceux  qui  suivent  les  suggestions  inror- 
nales,  cuidans  que  ce  soient  inspirations  célestes,  sont 
ordinairement  connoissables,  parce  qu'ils  sont  inquiets, 
têtus,  fiers,  entrepreneurs  et  rcmueurs  d'aflfaires,  qui, 
sous  le  prétexte  de  zèle,  renversent  tont  sens  dessus 
dessous,  censurent  tout  le  monde,  tancent  un  chacun, 
blâment  toutes  choses;  gens  sans  conduite,  sans  con- 
descendance, qui  ne  supportent  rien,  exerçant  les 
passions  de  Tamour-propre  sous  le  nom  de  la  jalousie 
dt*  l'honneur  divin. 

• 

CHAPITRE    XIII. 

Troisième  marque  de  l'inspiration,  qui  est  la  sainte  obéissance 
/  à  TËglise  et  aux  supérieurs. 

A.  la  paix  et  douceur  dvi  cœur  est  inséparablement 
conjointe    la  très -sainte  humilité.  Mais  je  n'appelle 


io8     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

pas  humilité  ce  cérémonieux  assemblage  de  paroles, 
de  gestes,  de  baisement  de  terre,  de  révérences, 
d'iuclina'ions,  quand  il  se  fait,  comme  il  advient  sou- 
vent, sans  aucun  sentiment  intéiieur  de  sa  propre  ab- 
jection et  de  la  juste  estime  du  prochain.  Car  tout 
cela  n'est  qu'un  vain  amusement  des  foibles  esprits, 
et  doit  plutôt  être  nommé  fantôme  d'humilité,  qu'hu- 
milité. 

Je  parle  d'une  humilité  noble,  réelle,  moelleuse, 
solide,  qui  nous  rend  souples  a  la  correction,  ma- 
niables et  prompts  a  l'obéissance.  TaLdis  que  l'incom- 
parable Siinéon  Stylite  étoit  encore  novice  a  Tolède, 
il  se  rendit  impliable'  a  l'avis  de  ses  supérieurs  qui  le 
vouloient  empêcher  de  pratiquer  tant  d'étranges  ri- 
gueurs, par  lesquelles  il  sévissoit  désordonnément 
contre  soi-même;  si  que  enfin  il  fut  pour  cela  chassé 
du  monastère,  comme  peu  susceptible  de  la  mortifi- 
cation du  cœur,  et  trop  adonné  a  celle  du  corps. 
Mais  élant  par  après  rappelé  et  devenu  plus  dévot  et 
plus  sage  en  la  vie  spirituelle,  il  se  comporta  bien 
d'une  autre  facgn ,  ainsi  qu'il  témoigna  en  l'action  sui- 
Tante.  Car  lorsque  les  hermilesépars  parmi  les  déserts 
voisins  d'Antioche  surent  la  vie  extraordinaire  qu'il 
faisoit  sur  sa  colonne,  en  laquelle  il  sembloit  êH'e  ou 
lin  ange  terrestre,  ou  un  homme  céleste,  ils  lui  en- 
voyèrent un  fli'puté  d'entr''"ux,  auquel  ils  donnèrent 
ordre  de  lui  parler  de  leur  part  en  cette  sorte  :  Pour- 
quoi est  ce,  Siméon,  que  laissant  le  grand  chemin  de 
la  vie  dévole  frayé  par  tant  de  grands  et  saints  devan- 
ciers, ^ous  en  suivez  un  autre  inconnu  aux  honimrs, 
et  tant  éloigné  de  fout  ce  qui  a  été  vu  et  ouï  jusqu'à 
présent?  Quittez,  Siméon,  celte  colonne,  et  rangez- 
vous  mcsLui  avec  les  autres  a  la  façon  do  vivre  et 


LIVRE  VIII,    CHAP.  XIII.  109 

la  méthode  de  servir  Dieu  iisite'e  par  les  bons  a 
pères  pre'de'cesseiirs.  Que  si  Siméon  acquiesçoit  à 
leur  avis ,  et  pour  condescendre  a  leur  volonté 
se  monlroil  prompt  a  vouloir  descendre,  ils  don- 
nèrent cliarge  au  de'puté  de  lui  laisser  la  liberté  de 
persévérer  en  ce  genre  de  vie  ja  commencée;  d'au- 
tant que  par  son  obéissance,  disoient  ces  bons  pères  , 
on  pourra  bien  connoîtie  qu'il  a  entrepris  cette  sorte 
de  vie  par  l'inspiration  divine 5  mais  si  au  contraire  il 
résistoit,  et  que,  méprisant  leur  exhortation,  il  vou- 
lut suivre  sa  propre  volonté,  ils  résolurent  qu'il  le 
falloit  retirer  par  force,  et  lui  faire  abandonner  sa  co- 
lonne. Le  député  donc  étant  venu  a  la  colonne,  il 
n'eut  pas  sitôt  fait  son  ambassade,  que  le  grand  Si- 
méon, sans  délai,  sans  réserve,  sans  réplique  qnel- 
coiique,  se  print  a  vouloir  descendre  avec  une  obéis- 
sauce  et  humilité  digne  da  sa  rare  sainteté.  Ce  que 
voyant  le  délégué  :  arrêtez,  dit-il ,  ô  Siméon,  demeu- 
rez la ,  persévérez  constamment ,  et  ayez  bon  courage, 
poursuivez  vaillamm^it  votre  entreprise,  votre  séjour 
sur  cette  colonne  est  de  Dieu. 

Mais  voyez,  Théotime,  je  vous  prie,  comme  ces 
anciens  et  saints  anachorètes,  en  leur  assemblée  géné- 
rale, ne  trouvent  point  de  marque  plus  assurée  de 
l'inspiration  céleste  en  un  sujet  si  extraordinaire  , 
comme  fut  la  vie  de  ce  sr.int  stylite,  que  de  le  voir 
simple,  doux  et  maniable  sous  les  lois  de  la  très-  - 
sainte  obéissance;  aussi  Dieu  ,  bénissant  la  soumission 
de  ce  g>  and  homme ,  lui  donna  la  grâce  de  persévérer 
trente  ans  entiers  sur  une  colonne  haute  de  trente  six 
coudées,  après  avoir  déjh  été  sept  ans  sur  les  autres 
colonnes  de  six,  de  douze  et  de  vingt  pieds  d^ hau- 
teur, et  ayant  auparavant  été  dix  ans  sur  une  petite 


1 10     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

pointe  de  rocher  au  lieu  appelé  la  Mandre.  Ainsi  cet 
oiseau  de  paradis,  vivant  en  l'air  sans  toucher  terre, 
fut  un  spectacle  d'amour  pour  les  anges,  et  d'admi- 
ration pour  les  humains.  Tout  est  assuré  en  l'obéis- 
sance, tout  est  suspect  hors  de  l'obéissance. 

Quand  Dieu  jette  des  inspirations  dans  un  cœur, 
la  première  qu'il  répand  c'est  celle  de  l'obéissance. 
Mais  y  eut-il  jamais  une  plus  illustre  et  sensible  ins- 
piration que  celle  qui  fut  donnée  au  gloiieux  saint 
Paul?  Or,  le  chef  principal  d'icelle  fut  qu'il  allât  en 
la  cité  en  laquelle  il  apprendroit  par  la  bouche  d'A- 
nanie  ce  qu'il  avait  a  faire;  et  cet  Ananie,  homme 
grandement  célèbre,  étoit,  comme  dit  saint  Doro- 
thée, évéqiie  de  Damas.  Quiconque  dit  qu'il  est  ins- 
piré, et  refuse  d'obéir  aux  supérieurs  et  suivre  leurs 
avis,  il  est  un  imposteur.  Tous  les  prophètes  et  pré- 
dicateurs, qui  ont  été  inspirés  de-Dieu,  ont  toujours 
aimé  l'église,  toujours  adhéré  a  sa  doctrine,  toujours 
aussi  été  approuvés  par  icelle ,  et  n'ont  jamais  rien 
annoncé  si  fortemement  que  ^ile  vérité  ,  que  les 
lèvres  du  prêtre  gardaient  la  science,^  et  qu'on 
devoit  requérir  la  loi  de  sa  bouche.  ( Malach.  2.  7.) 
De  sorte  que  les  missions  extraordinaires  sont  des 
illusions  diaboliques,  et  non  des  inspirations  célestes^ 
si  elles  ne  sont  reconnues  et  approuvées  par  les  pas- 
teurs qui  sont  de  la  mission  ordinaire;  car  ainsi  s'ac- 
cordent Moïse  et  les  prophètes.  Saint  François,  saint 
Dominique,  et  les  aiitres  pères  des  ordres  religieux  , 
vinrent  au  service  des  âmes  par  une  inspiration  ex- 
traordinaire, maïs  ils  se  soumirent  d'autant  plus  hum- 
blement '"t  cordialement  a  la  sacré  hiérarchie  de  l'é- 
glise. Jln  somme  les  trois  meilleures  et  plus  assurées 
marques  des  légitimes  inspirations;  sont  la  persévérance 


LIVRE  VIII,    CHAP.  XIII.  m 

contre  l'inconstance  et  le'gèrete',  la  paix  et  douceur 
I  de  cœur   contre   les  inquiétudes  et  empressemens , 
l'humble  obéissance  contre  l'opiniâtreté  et  bigear- 
'  rerie. 

I  Et  pour  conclure  tout  ce  que  nous  avons  dit  de 
l'union  de  notre  volonté  a  celle  de  Dieu,  qu'on  ap- 
pelle signifiée  ,  presque  toutes  les  herbes  qui  ont  les 
fleurs  jaunes,  et  même  la  chicorée  sauvage  qui  les  a 
bleues,  les  tournent  toujours  du  côté  du  soleil,  et 
suivent  ainsi  son  contour;  mais  l'hehotrope  ne  con- 
tourne pas  seulement  ses  fleurs,  ains  encore  toutes 
ses  fleurs  a  la  suite  de  ce  grand  luminaire;  de  même 
tous  les  élus  tourmentent  la  fleur  de  leur  cœur,  qui 
est  l'obéissance  aux  commandemens  ,  du  côté  de  la 
volonté  divine;  mais  les  âmes  vivement  éprises  du 
saint  amour  ne  regardent  pas  seulement  cette  divine 
bonté  par  Pobéissance  aux  commandemens ,  ains  aussi 
par  l'union  de  toutes  leurs  afiections^  suivant  le  con- 
tour de  ce  divin  soleil  en  tout  ce  qu'il  leur  commande, 
conseille  et  inspire  sans  réserve  ni  exception  quel- 
conque, dont  elles  peuvent  dire  avec  le  sacré  Psal- 
miste  :  Seigneur,  vous  avez  empoigné  ma  main 
droite,  et  iri'avez  conduit  en  votre  volonté^  et. 
in  avez  recueilli  avec  beaucoup  àe  gloire.  Tai  été 
fait  comme  un  cheval  envers  vous  ^  et  je  suis  tou- 
jours avec  vous'y  (Ps.  62.  24.)  car  comme  un 
cheval  bien  dressé  se  manie  aisément,  doucement  et 
justement,  en  toutes  façons,  par  l'écuyerqui  le  monte  ; 
aussi  l'âme  amante  est  si  souple  a  la  volonté  de  Dieu, 
qu'il  en  fait  tout  ce  qu'il  veut. 


112      TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 
CHAPITRE    XIV. 

Briève  mélhode  pour  'îonnoître  la  volonté  de  Dieu. 

OAINT  Basile  dit  que  la  volonté  de  Dieu  nous  est 
témoigne'e  par  ses  oidoniiaiices  ou  commandemens, 
et  que  lors  il  n'y  a  rien  a  délibérer  ;  car  il  faut  faire 
simplement  ce  4]ui  est  ordonné  ;  mais  que  pour  le 
reste  il  est  en  notre  liberté  de  choisir  a  notre  gré  ce 
que  bon  nous  semblera ,  bien  qu'il  ne  faille  pas  faire 
tout  ce  qui  est  loisible,  ains  seulement  ce  qui  est 
expédient;  et  qu'enfin^pour  bien  discerner  ce  qui 
est  convenable,  il  faut  ouïr  Ta  vis  du  sage  père  spi- 
rituel. 

Mais,  Thcotime,  je  vous  avertis  d'une  tentation 
ennuyeuse  qui  arrive  maintefois  aux  âmes  qui  ont  un 
grand  débir  de  suivre  en  toutes  choses  ce  qui  est  plus 
selon  la  volonté  de  Dieu  ;  car  Tenuemi,  en  toutes  oc- 
currences, les  met  en  doute  si  c'est  la  volonté  de  Dieu 
qu'elles  fassent  une  chose  plutôt  qu'une  autre;  comme 
par  exemple  si  c'est  la  volonté  de  Dieu  qu'elles  man- 
gent avec  l'ami,  ou  qu'elle?  ne  mangent  pas;  qu'elles 
prennent  des  habits  gris  ou  noirs,  qu'elles  jeûnent  le 
vendredi  ou  I'J  samedi,  ipi'cllcs  aillent  a  la  récréation 
ou  qu'elles  s'en  abstiennent ,  en  quoi  elles  consument 
beaucoup  de  temps;  et  taudis  qu'elles  s'occupent  et 
emliarrasscnt  a  vouloir  discerner  ce  qui  est  meilleur, 
elles  perdent  iiiutilemeut  le  loisir  de  faire  ])lusieurs 
biens,  desquels  l'exf'culion  seroit  plus  a  la  gloire  de 
Dieu,  que  ne  s;»uroit  èlre  le  discernement  du  bien  et 
du  mieux  auquel  elles  se  sont  amusées. 


LIVRE  Vni,    CIUP.  XIV.  ii3 

On  n'a  pas  accoutume  de  peser  la  menue  monnaie, 
ains  seulement  les  pièces  d'importance.  Le  trafic  se- 
roit  trop  ennuyeux  et  man2;e;oit  trop  de  temps,  s'il 
falloit  peser  les  sols,  'es  deniers  et  les  pites.  Ainsi  ne 
doit -on  pas  peser  tfuiîi^s  sortes  de  menues  actions 
pour  «-avoir  s;  elles  valent  mieux  que  les  autres.  11  y 
amêmeLien  souvent  de  la  superstition  a  vouloir  f;iire 
cet  examen;  car  a  quel  propos  mettra-t-on  eu  diffi- 
culté, s'il  est  mieux  d'ouïr  la  messe  en  une  e'gîise 
qu'en  une  autre?  O  n'est  pns  bien  servir  un  maître 
d'employer  autant  de  temps  a  conside'ier  ce  qu'il  faut 
faire,  f  omme  a  faire  ce  qui  est  requis.  Il  faut  m.esurer 
notre  atiention  a  l'importauce  r^e  ce  que  nous  f^n- 
treprenons  :  ce  seroit  un  soin  de'i  e'glé  de  prendre  au- 
tant de  peine  a  délibérer  pour  faire  un  voyage  d'une 
journe'e,  comme  pour  celui  de  trois  ou  quatre  cents 
lieues. 

Le  choix  de  la  vocation,  le  desse'n   de  quelque 
affaire  de  grande  consrquence  ,   de  L^iieique  œiîvre 
de  longue  haleine,  ou  de  quelque  dépense  bieti  grande, 
le  changement  de  séjour,  l'élection  des  conversations, 
et  telles  •semblables  chos:^s,  m.éiitent  qu'on  pense  sé- 
rieusement ce  qui  est  plus  selon-  la  volonté  divine. 
Mais  ès-menues  actions  journalières,  ès-quelles  même 
l.t   faute  n'est  ni  de   conséquence,  ni   irréparable^ 
qu'est- il  besoin  de    faire   Tembesogné,  l'attentif  et 
l'empêché  à  f^u*re  des  importunes  consultations?  A 
quel  propos  me  mettrai  je  en  d^^'pense  pour  apprendre 
si  Dieu  aime  mieux  qu^je  dise  le  rosaire  ou  Pof- 
fice  de  Notre-Dame,  puisqu'il  ne  sauroit  y  avoir 
tant  de  différence  entre  l'un  et  l'autre,  qu'il  faille  pour 
cela  faire  une  grande  enquête?  que  j'aille  plutôt  a 


ii4     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

l'hôpital  Yisiter  les  malades,  qu'a  vêpres;  qiie  j'aille 
pliilGt  au  sermon  qu'en  une  église  oii  ily  a  indulgence? 
Il  n'y  a  rien  pour  l'ordinaire  de  si  apparemment  re- 
marquable en  l'un  plus  qu'en  l'autre,  qu'il  faille  pour 
cela  entrer  en  grande  délibération.  Il  faut  aller  tout  k 
la  bonne  foi  et  sans  subtilité  en  telles  occurences,  et, 
comme  dit  saint  Basile ,  faire  librement  ce  que  bon 
nous  semblera,  pour  ne  point  lasser  notre  esprit, 
perdre  le  temps,  et  nous  mettre  en  danger  d'inquié- 
tude, scrupule  et  superstition.  Or,  j'entends  toujours, 
quand  il  n'y  a  pas  grande  disproportion  entre  une   j 
œuvre  et  l'autre,  et  qu'il  ne  se  rencontre  point  de    ' 
circonstance  considérable   d'une  part  plus  que  de 
l'autre. 

Es- choses  mêmes  de  conséquence,  il  faut  être  bien 
humble  et  ne  point  penser  trouver  la  volonté  de 
Dieu  k  force  d'examen  et  de  subtilité  de  discours. 
Mais  après  avoir  demandé  la  lumière  du  Saint-Esprit, 
appliqué  notre  (considération  a  la  recherche  de  son 
bon  plaisir,  pris  le  conseil  de  notre  directeur,  et, 
s'il  y  échoit,  de  deux  ou  trois  autres  personnee  spi- 
rituelles ,  il  se  faut  résoudre  et  détermineV  au  nom 
de  Dieu,  et  ne  faut  plus  par  après  révoquer  en  doute 
notre  choix ,  mais  le  cultiver  et  soutenir  dévotement , 
paisiblement  et  constamment.  Et  bien  que  les  diffi- 
cultés, tentations  et  diversités  d'évéuemcns  q»ii  se 
rencontrent  au  progrès  de  l'exécution  de  notre  des- 
sein, nous  pourroient  donner  quelque  défiance  d*a- 
voir  bien  choisi,  il  faut  néanmoins  demeurer  fermes,  I 
et  ne  point  regarder  tout  cela ,  ains  considérer  que  si 
nous  eussions  fait  un  autre  choix,  nous  eussions  peut-  ' 
être  trouvé  cent  fois  pis;  outre  que  nous  ne  savons  pas 


LIVRE  IX,  CHAP.  XIV.  ii5 

si  Dieu  vent  que  nous  soyons  exerces  en  la  consola- 
lion  ou  en  la  tribulalion,  en  la  paix  ou  en  la  guerre. 
La  re'solulion  étant  saintement  prise,  il  ne  faut  jamais 
douter  de  la  sainteté  de  l'exécution,  car,  s'il  ne  tient 
a  nous,  elle  ne  peut  manquer  :  faire  autrement,  c'est 
une  marque  d'un  grand  amour-propre  ou  d'eufance, 
foiblesse  ou  niaiserie  d'esprit. 


FIN  DV  HUITIEME  LIVRE, 


ii6     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

LIVRE   NEUVIÈME. 

De  l'amour  de  soumission,  par  lequel  notre 
yolonté  s'unit  au  bon  plaisir  de  Dieu. 


I 


CHAPITRE    PREMIER. 

De   l'union  de  notre  volonie'  avec  la   \'t)lonté  divine,  qu'on 
appelle  "volonlë  de  bon  plaisir. 

liliEN  ne  se  fait ,  hormis  le  pe'cLé,  que  par  la  volonté  i 
de  Dieu ,  qu'on  appelle  volonté  absolue  et  de  bon 
plaisir,  que  personne  ne  peut  empêcher,  et  laquelle 
ne  nous  est  point  connue  que  par  les  effets,  qui, 
étant  ai  rives,  nous  manifestent  que  Dieu  les  a  voulus 
et  de'sîgnés.  ^ 

1°.  Considérons  en  bloc,  The'otime,  tout  ce  qui  a 
été,  qui  est  et  qui  seraj  et  tout  ravi  d\'tonnement , 
nous  serons  contraints  d'exclamer,  à  Pimitation  du 
Psalmisle  :  O  Seigtieiu^^V  vous  louerai,  parce  que 
vous  êtes excessivefnent  niagnijlê  :  uos  œuvrts  sont 
merveilleuses  y  et  mon  unie  le  reconnoit  trop  plus, 
V^otre  science  est  admirable  au-dessus  de  juoiy 
elle  prévaut,  et  je  ne  puis  y  atteindre  (  Psaurfi. 
i58.  i4.  )  Et  de  la  nous  passerons  a  la  très-sainte 
complaisance,  nous  rejouissant  de  quoi  Dieu  est  si 
infini  en  sagesse,  puissance  etbonté,  qui  sont  les  trois 
propriétés  divines ,  desquelles  l'univers  n'est  qu'un 
petit  essai  et  comme  une  montre. 

É 


LIVRE  IX,    CHAP.  I.  117 

2®.  Voyons  les  hommes  et  les  anges,  et  toute  cette 
varie'té  de  uatm^es,  de  qiialite's,  conditions  ,  faculie's  , 
affections;  passions,  grâces  et  privilèges  que  !a  su- 
prême Providence  a  établies  en  la  muhitude  innom- 
brable de  ces  intelligences  célestes  et  des  personnes 
humaines,  ès-quelles  est  si  admirablemeni  exercée  la 
justiccel  miséricorde  divine  ;  et  nous  ne  pourrons  nous 
contenir  de  chanter  avec  une  joie  pleine  de  respect  et 
de  crainte  amoureuse  : 

J'ai  pour  objet  de  mon  cantique 
La  justice  et  le  jugement, 

Je  vous  coosacre  ma  musique, 

0  Dieu  tout  juste  et  tout  cle'raent. 

Théotime,  nous  devons  avoir  une  extrême  complai- 
sance de  voir  comme  Dieu  exerce  sa  miséricorde  par 
tant  de  diverses  faveurs  qu'il  distribue  aux  anges  et 
aux  hommes,  au  ciel  et  en  la  terre;  et  comme  il  pra- 
tique sa  justice  par  une  infinie  variété  de   peines  et 
chàtimens  :  car  sa  justice  et  sa  miséricorde  sont  égale- 
ment aimables  et  admirables  en  elles-mêmes,  puisque 
Pune  et  l'autre  ne  sont  autre  chose  qu'une  même  très- 
unique  bonté  et  divinité.  Mais  d'autant  que  les  effets 
de  sa  justice  nous  sont  après  et  pleins  d'cimertume ,  il 
les  adoucit  toujours  par  le  mélange  de  ceux  de  sa 
miséricorde,  et  fait  qu'emnii  les  eaux   du  déluge  de 
sa  juste  indignation  j  l'olive  verdoyaifte  soit  conservée; 
et  que  Pâme  dévote,  comme  uno  chaste  coloiobe,  l'y 
puisse  enfin  trouver,  si  toutefois  elle  veut  bien  amou- 
reusement m<'diîer  a  la  façon  des  colonsbes.  yVinsi  la 
mort,  les  afflictions,  les   sueurs,   les   travaux  dont 
notre  vie  abonde,  qr.i,  par  la  jîiste  ordonnance  de 
Dieu,  sont  les  peines  dupécLé,  sont  aussi,  par  sa 


îi8    TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

douce  miséricorde ,  des  échelons  pour  monter  au  ciel, 
des  moyens  pour  profiter  en  la  grâce ,  et  des  mérites 
pour  obtenir  la  gloire.  Bienheureuses  sont  la  pauvreté, 
k  faim,  la  soif,  la  tristesse,  la  maladie,  la  mort,  la 
persécution  :  car  ce  sont  voirement  des  équitables  pu- 
nitions de  nos  fautes;  mais  punitions  tellement  tempé- 
rées, et  comme  parlent  les  médecins ,  tellement  aro- 
matisées de   la   suavité  ,  débonnaireté  et   clémence 
divine,  que  leur  amertume  est  très-aimable.  Chose 
étrange,  mais  véritable,  Théotime  !  si  les   damnés 
n'étoient  aveuglés  de  leur  obstination  et  de  la  haine 
qu'ils  ont  contre  Dieu,  ils  trouveroient  de  la  conso- 
lation en  leurs  peines,  et  verroient  la  miséricorde  di- 
vine admirablement  mêlée  avec  les  flammes  qui  les 
brijlent  éternellement.  Si  que  les  saints  considérant , 
d'une  part ,  les  tourmens  des  damnés  si  horribles  et 
effroyables,  ils  en  louent  la  justice  divine,  et  s'écrient: 

\'ous  êtes  juste ,  ô  Dieu ,  vous  êtes  équitable  j 
La  justice  à  jamais  règne  en  vos  jugemens. 

Mais  voyant  d'autre  part  que  ces  peines ,  quoiqiu 
éternelles  et  incompréhensibles,  sont  toutefois  moindn 
de  beaucoup  que  les  coulpes  et  crimes  poiu-  lesquels 
elles  sont  infligées ,  ravis  de  l'infinie  miséricorde  dcj 
Dieu  :  ô  Seigneur,  diront-ils, que  vous  êtes  bon  !  puis- 
que au  plus  fort  de  votre  ire ,  vous  ne  pouvez  contenir^ 
le  torrent  de  vqs  miséricordes,  qu'elles  n'écoulent 
leurs  eaux  dans  les  impétueuses  flammes  de  l'enfer. 

Vous  n'avez  oublie'  la  bonté  de  votre  âme , 
Non  pas  même  jetant  les  ilamnés  dans  la  ilamrae 
De  l'enfer  Aerncl ,  emmi  votre  fureur. 
Vous  n'av.  z  su  garder  votre  sainte  douceur 
Pc  r«'pjindrc  les  iieiits  de  sa  compassion, 
Euinii  Ks  justes  coups  de  lu  piiuiiioa. 


LIVRE  IX,    CHAP.  IL  119 

5*.  Venons  par  après  à  nous-mêmes  en  particulier, 
et  voj^ons  une  quantité  de  biens  intérieurs  et  exté- 
rieurs, comme  aussi  un  nombre  trës'grand  de  peines 
intérieures  et  extérieures  que  la  providence  divine 
nous  a  préparées  selon  sa  sainte  justice  et  miséricorde; 
et  comme  ouviant  les  bras  de  notre  consentement, 
embrassons  tout  cela  très-amoureusement,  acquiesçant 
î(  sa  très-sainte  volonté  ,  et  chantant  a  Dieu,  par  ma- 
nière d'un  hymne  d'éternel  acquiescement  :  Votre 
volonté  soit  faite  en  la  terre  comme  au  cieL  {Matth, 
6.  10.)  Oui  Seigneur,  votre  volonté  soit  faite  en  la 
terre,  où  nous  n'avons  point  de  plaisir  sans  mélange 
de  quelque  douleur,  point  de  roses  sans  épines  ,  point 
de  jour  sans  la  suite  d'une  nuit,  point  de  printemps 
sansqu'il  soit  précédé  de  l'hiver;  en  la  terre,  Seigneur, 
où  les  consolations  sont  rares  ,  et  les  travaux  inom- 
brables.  ODieu!  néanmoins  que  votre  volonté  soit 
faite,  non- seulement  en  l'exécution  de  vos  comman- 
demens_,  conseils  et  inspirations  qui  doivent  être  pra- 
tiqués par  nous,  mais  aussi  en  la  souflfrance  des  afflic- 
tions et  peines  qui  doivent  être  reçues  en  nous,  afin 
que  votre  volonté  fasse  par  nous ,  en  nous  et  de  nous 
tout  ce  qu'il  lui  plaira.. 

CHAPITRE    IL 

Que  l'union  de  notre  volonté  an  bon  plaisir  de  Dieu  se  fait 
principalement  es- tribulations. 


J_;ES  peines  considérées  en  elles-mêmes  ne  peuvent 
être  aimées  :  mais  regardées  en  leur  origine ,  c'est-a- 
dire,  en  la  providence  et  volonté  divine  qui  les  or- 


120      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

donne  ,  elles  sont  infiniment  aimables.  Voyez  Ja  verge 
de  Moïse  en  terre  ,  c'est  un  serpent  etîVoyable  :  voyez- 
la  en  la  main  de.  Muïse  ,   c'est  ime  baguelte  de  mer- 
veilles. Voyez  les  tribulations  en  elles-mêmes,  elles 
sont  affreuses  :  voyez-les  en  la  volonié  de  Dieu  ,  elles 
sont  des  craoïirs  et  desdolices.  Combien  de  fois  nous 
est-if  arrivé  d'avoir  a  contre-cœur  les  remèdes  et 
me'dicomeus ,  tandis  que  le  me'deciu  ou  Tapotbicaire 
les  présentoit;  et  q-ie  nous  étant  offerts  par  quelque 
main  bien-aimëe,  l'amour  surmontant  l'horreur,  nous 
les  recevions  avec  joie? Certes,  ou  l'amour  ôte  Tâpreté 
du  travail,  ou  il  rend  le  sentiment  aimable.  On  dit 
qu'en  Béolie  il  y  a  un  fleuve  dans  lequel  les  poissons 
paroissent  tout  d'or  5  mais  ôtez-les  de  ces  eaux  qi; 
sont  le  lieu  de  leur  origine,  ils  ont  la  couleur  natu- 
relle des  autres  poissons.  Les  afflictions  sont  comme 
cela  Si  nous  les  regardons  hors  de  la  volonté  de  Dieu, 
elles  ont  leur  amertume  naturelle  :  mais  qui  les  con- 
sidère en  ce  bon  plaisir  éternel ,  elles  sont  toutes  d'or, 
aimables  et  précieuses  plus  qu'il  ne  se  peut  dire. 

Si  le  grand  Abraham  eut  vu  la  nécessité  de  tuer 
son  fils  hors  la  volonté  de  Dieu,  pensez,  Théolime, 
combien  de  peines  et  de  convulsions  de  cœur  il  eut 
souffert  :  mais  la  voyant  dans  le  bon  plaisir  de  Dieu  , 
elle  lui  est  toute  d'or  ,  et  il  l'embrasse  tendrement.  Si 
les  martyrs  eussent  vu  leurs  tourmens  hors  ce  bon 
plaisir,  comment  e^issent-ils  pu  chanter  entre  les  fers 
et  les  flammes?  Le  cœur  vraiment  amoureux  aime  le 
bon  plaisir  divin ,  non  seulement  ès-consola lions,  mais 
aus.-i  ès-afflictions;  ains  il  Faime  plus  en  la  croix  ès- 
peines  et  travaux,  parce  qucn^'e^t  la  principale  vertu 
de  l'amoui  de  faire  souffrir  l'amanl  pour  la  chose 
aimée. 


LIVRE  IX,    CHAP.  II.  121 

Les  Stoïciens ,  particulièrement  le  bon  Epictcte  , 
colloqiioient  toute  leur  philosophie  a  s'abstenir  et  sou- 
tenir, a  se  de'porter  et  supporter,  a  s'abstenir  et  se 
déporter  desp'aisirs,  volupte's  et  honneurs  terrestres, 
a  soutenir  et  supporter  les  injures ,  travaux  et  incom- 
modités. Mais  la  doctrine  chrétienne,  qui  est  la  seule 
\Taie  philosophie,  a  trois  principes  sur  lesquels  elle 
établit  tout  son  exercice;  l'abnégation  de  soi-même, 
qui  est  bien  plus  que  de  s'abstenir  des  plaisirs;  porter 
sa  croix ,  qui  est  bien  plus  que  de  la  supporter;  suivre 
notre  Seigneur ,  non  seulement  en  ce  qui  est  de  renon- 
cer a  soi-même  et  porter  sa  croix,  mais  aussi  en  ce  qui 
est  de  la  pratique  de  toutes  sortes  de  bonnes  œuvres. 
Mais  toutefois  on  ne  témoigne  point  tant  d'amour  en 
l'abnégation  ni  en  l'action,  comme  on  fait  en  la  pas- 
sion. Certes ,   le  Saint-Esprit  marque   en  l'écriture 
sainte  le  plus  haut  point  de  l'amour  de  notre  Seigneur 
envers  nous  en  la  mort  et  passion  qu'il  a  soufferte 
1  pour  nous. 

1°.  Aimer  la  volonté  de  Dieu  ès-con^olatîons,  c'est 
un  bon  amour,  quand  en  vérité  on  aime  la  volonté 
de  Dieu  ,  et  non  pas  la  consolation  en  laquelle  elle  e>t  ; 
;  néanmoins  c'est  un  amour  sans  contradiction ,  sans 
l'j répugnance,  et  sans  effort  :  car  qui  n'aimeroit  une  si 
i  digne  volonté  en  un  sujet  si  agréable? 
L|  2®.  Aimer  la  volonté  divine  en  ses  commandemens, 
5  conseils  et  inspirations  ^  c'est  un  second  degré  d'amour 
i  plus  parfait  :  car  il  nous  porte  a  renoncer  et  quitter 
5  notre  propre  volonté ,  et  nous  fait  abstenir  et  déporter 
-  de  plusieurs  voluptés,  mais  non  pas  de  toutes. 

3°.  Aimer  les  souffrances  et  afflictions  pour  l'amour 
•  de  Dieu ,  c'est  le  haut  point  de  la  très  sainte  charité  : 
j  car  en  cela  il  n'y  arien  d'aimable  que  la  seule  volonté 


122     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

divine;  il  y  a  une  grande  contradiction  de  la  part  de 
•liotre  nature  :  et  non  seuleraenl  on  quitte  toutes  les 
volupte's;  mais  on  embrasse  les  tourmens  et  travaux. 

Le  maliii  ennemi  sa  voit  bien  que  c'étoit  le  dernier 
affîuement  de  l'amour,  quand  après  avoir  ouï  de  la 
bouche  de  Dieu  que  Job  étoit  juste,  droiturier.  crai- 
£;nant  Dieu ,  fuyant  le  pe'ché  et  ferme  en  l'innocence, 
il  estima  tout  cela  peu  de  chose,  en  comparaison  de 
k  souffrance  des  afflictions  par  lesquelles  il  fit  le  der- 
nier et  plus  grand  essai  de  Pamour  de  ce  grand  servi- 
teur de  Dieu 5  et  pour  les  rendre  extrêmes,  il  les 
composa  de  la  perte  de  tous  ses  biens  et  de  ions  ses 
enfans,  de  Tabandomiement  de  tous  ses  amis ,  d'une 
arrogante  contradiction  de  ses  plus  grands  confédérés 
et  de  sa  femme,  mais  contradiction  pleine  de  mépris, 
moqueries  et  reproches;  a  quoi  il  ajouta  l'assemblage 
de  presque  toutes  les  maladies  humaines,  notammeni 
ime  plaie  universelle,  cruelle,  infecte,  horrible. 

Or  voila  toutefois  le  grand  Job ,  comme  roi  des  mi- 
sérables de  la  terre,  assis  sur  un  fumier,  comme  sur 
le  trône  de  la  misère,  paré  de  plaies,  d'ulcères,  de 
pourriture,  comme  de  vêlemens  royaux  assortissant  a 
la  qiialiié  de  sa  royauté,  avec  une  si  grande  abjection 
et  anéantissement,  que  s'il  n'eut  parlé,  on  ne  pouvoit 
discerner  si  Job  étoit  un  homme  réduit  en  fumier,  ou 
si  le  fumier  étoit  une  pourriture  en  forme  d'homme. 
Or  le  voila,  dis-je,  le  grand  Job  qui  s'écrie  :*S/  noua 
avons  reçu  des  biens  de  la  main  de  Dieu ,  pourquoi 
nen  recevrons- nous  pas  aussi  bien  les  maux? 
(  Job.  2.  10.  )  O  Dieu ,  que  cette  parole  est  de  grand 
amour!  Il  pense,  Théotime,  que  c'est  de  la  main  de 
Dieu  qu'il  a  reçu  les  biens,  témoignant  qu'il  n'avoit 
pas  laut  estimé  les  biens,  parce  qu'ijs  cioient  bien*, 


LIVRE  IX,    CHAP.  I.  l'o;, 

comme  parce  qu'ils  proveuoient  de  la  mam  du  Sei- 
gneur. Cequ'éiant  ainsi  il  conclut  que  doue  il  faut 
supporter  amoureusement  les  adversite's  ,  puisqu'elles 
procèdent  de  la  même  main  du  Seigneur,  e'galement 
aimable,  lorsqu'elle  distribue  les  afflictions,  comme 
quand  elle  donne  les  consolations.  Les  biens  sont  vo- 
lontiers reçus  de  tous;  mais  de  recevoir  les  maux,  il 
n'appartient  qu'a  l'amour  parfait,  qui  les  aime  d'au- 
tant plus,  qu'ils  ne  sont  aimables  que  pour  le  respect 
de  la  main  qui  les  donne. 

Le  voyageur  qui  a  peur  de  faillir  le  droit  chemin  , 
marchant  en  doute,  va  regardant  ca  et  la  le  pays  où 
il  est,  et  s'amuse  presque  a  chaque  bout  de  champ  a 
considérer  s'il  ne  se  fourvoie  point.  Mais  celui  qui  est 
assure  de  sa  route,  va  gaîment,  hardiment  et  vite- 
iiient.  Ainsi  certes,  l'amour  voulant  aller  a  la  volonté 
de  Dieu  parmi  les  consolations,  il  va  toujours  en 
crainte  ,  de  peur  de  prendre  le  change  ,  et  qu'eu  lieu 
d'aimer  le  bon  plaisir  de  Dieu,  il  n'aime  le  plaisir 
propre  qui  est  en  la  consolation.  Mais  l'amour  qui  tire 
chemin  devers  la  volonté'  de  Dieu  en  l'affliction,  il 
marche  en  assurance  :  car  Taffliction  n'étant  nulle- 
ment aimable  en  elle-même,  il  est  bien  aisé  de  ne 
l'aimer  que  pour  le  respect  de  la  main  qui  la  donne. 
Les  chiens  sont  a  tous  coups  en  défaut  au  printemps, 
et  n'ont  quasi  nul  sentiment ,  parce  que  les  herbes  et 
fleurs  poussent  alors  si  fortement  leur  senteur,  qu'elle 
outrepasse  celle  du  cerf  ou  du  lièvre.  Parmi  le  prin- 
temps des  consolations,  Tamour  n'a  presque  mille 
rec'jnnoissance  du  bon  plaisir  de  Dieu,  parce  que  le 
plaisir  sensible  de  la  consolation  jette  tant  d'attrails 
dedims  le  cœur,  qu'il  en  est  diverti  de  l'attention 
au'il  devrait  avoir  à  la  volonté  de  Dieu.  Notre  Stî- 


124     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

gneur  ayant  donné  le  choix  a  sainte  Catherine  de 
Sienne  d'une  couronne  d'or  et  d'une  couronne  d'é- 
pines, elle  choisit  celle-ci  comme  plus  conforme  a 
Paniour.  C'est  une  marque  assure'e  de  l'amour,  dit  la 
bienheureuse  Angéle  de  Foligoi,  que  de  vouloir  souf- 
frir, et  le  grand  apôlre  s'écrie  qu'iZ  ne  se  glorifie 
qiûenla  croix ^  en l  infirmité^  en  la  persécution. 

CHAPITRE    III. 

De  l'union  de  notre  volonté  au  bon  plaisir  divin,  és-afili«- 
tions  spirituelles,  par  la  rt'signatioa. 

.L'amour  de  la  croix  nous  fait  entreprendre  des  af- 
flictions volontaires,,  comme,  par  exemple,  des  jeunes, 
veilles,  cilices  et  autres  macérations  de  la  chair,  et 
lîous  fait  renoncer  aux  plaisirs ,  honneurs  et  richesses  , 
l'amour  en  ces  exercices  est  tout  agréable  au  bien- 
aimé.  Toutefois  ill'est encore  davantage,  quand  nous 
recevons  avec  impatience ,  doucement  et  agréable- 
ment les  peines,  tourmens  et  tribulations,  en  considé- 
ration de  la  volonté  divine  qui  nous  les  envoyé-  Mais 
l'amour  est  alors  en  son  excellence  ,  quand  nous  ne 
recevons  pas  seulement  avec  douceur  et  patience  les 
afflictions,  ains  nous  les  chérissons,  nous  les  aimons  et" 
les  caressons  a  cause  du  bon  plaisir  divin  duquel  elles 
procèdent. 

Or,  entre  tous  les  essais  de  l'amour  parfait ,  celui 
qui  se  fait  par  l'acquiescement  de  l'esprit  aux  tribula- 
tions spirituelles,  est  sans  doute  le  plus  fui  et  le  plus 
relevé.  La  bienheureuse  Angéle  de  Foligny  fait  unej 
admirable  desciipiion des peixies intérieures,  ès-quelU 


LIVRE  IX,    CHAP.  III.  125 

quelquefois  elle  s'e'toit  trouve'ej  disant  que  son  âme 
^toit  ea  tourment,  comme  un  homme  qui,  pieds  et 
mains  lies,  seroit  pendu  par  le  col ,  et  ne  seroit  pom- 
tant  pas  étranglé,  mais  demeureroit  en  cet  e'tat  entre 
mort  et  vif,  sans  espérance  de  secours  ,  ne  pouvant 
ni  se  soutenir  de  ses  pieds,  ni  s'aider  des  mains,  ni 
crier  de  la  bouche,  ni  même  soupirer  ou  plaindre. 
Il  est  ainsi,  The'otime.  L'àme  est  quelquefois  telle-^ 
ment  pressée  d'afflictions  intérieures,  que  toutes  ses 
facultés  et  puissances  en  sont  accablées  par  la  priva- 
lion  de  tout  ce  qui  la  peut  alléger,  et  par  l'appré- 
bension  et  impression  de  tout  ce  qui  la  peut  attrister. 
Si  qu'a  l'imitation  de  son  Sauveur,  elle  commence  à 
a" ennuyer  ^  à  craindre  ^  a  s'épouvanter,  puis  à  s'at- 
trister d'une  tristesse  pareille  a  celle  des  mourans  , 
dont  elle  peut  bien  dire  :  Mon  âme  est  t  rit:  te  jus  que  s 
à  la  mort;  et  du  consentement  de  tout  son  intérieur 
elle  désire  ,  demande  et  supplie,  que  ,  s'il  est  pos- 
sible, ce  calice  soit  éloigné  d'elle,  ne  lui  restant 
plus  que  la  fine  suprême  pointe  de  l'esprit ,  laquelle 
attachée  an  cœur  et  bon  plaisir  de  Dieu  ,  dit  par  un 
très-simple  acquiescement  :  ô  Père-  éternel  ,  mais 
toutefois  ma  volonté  ne  soit  pas  faite  ,  ains  la, 
vôtre.  Et  c'est  l'importance  que  l'âme  fait  cette  rési- 
gnation parmi  tant  de  trouble,  entre  tant  de  contra- 
dictions et  répugnances,  qu'elle  ce  s'aperçoit  pres- 
que pas-de  la  faire;  au  moins  lui  est-il  advis  que  c'est 
si  languidement,  que  ce  ne  soit  pas  de  bon  cœur,  ni 
comme  il  est  convenable  ,  puisque  ce  qui  se  passe 
alors  pour  le  bon  plaisir  divin,  se  fait  non  seulement 
sans  plaisir  et  contentement,  mais  contre  tout  le  plai- 
sir et  contentement  de  tout  le  reste  du  cœur ,  auquel 
l'amour  permet  bien  de  se  plaindre ,  au  moins  de  ce 


120     TRAÎTE  DE  L"AMOUR  DE  DIEU. 

qu'il  ne  se  peut  pas  plaindre  ,  et  de  dire  toutes  les  la- 
mentations de  Job  et  de  Je'rémie,  mais  a  la  charc;e 
que  toujours  le  sacré  acquiescement  se  fasse  dans  le 
fond  de  l'âme  ,  en  la  suprême  et  plus  délicate  pointe 
de  l'esprit,  et  cet  acquiescement  n'est  pas  tendre,  ni 
doux,  ni  presque  pas  sensible,  bien  qu'il  soit  véritab^e, 
fort,  indomptable  et  tiës-amoureux  ,  et  semble  qu'il 
?oit  retiré  au  fin  bout  de  l'esprit  comme  dans  le  don- 
jon de  la  forteresse  où  il  demeure  courageux,  quoi- 
que tout  le  reste  soit  pris  et  pressé  de  tristesse.  Et  plus 
l'amour  en  cet  état  est  dénué  de  tout  secours,  aban- 
donné de  toute  l'assistance  des  vertus  et  facultés  de 
l'âme,  plus  il  en  est  estimable  de  garder  si  constam- 
ment sa  fidélité. 

Cette  union  et  conformité  au  bon  plaisir  divin  se 
fait  ou  par  la  sainte  résignation,  ou  par  la  très-sainte 
indifférence.  Or,  la  résignation  se  pratique  par  ma- 
nière d'effort  et  de  soumission  :  on  voudroit  bien  vivre 
au  lieu  de  mourir;  néanmoins,  puisque  c'est  le  bon 
plaisir  de  Dieu  qu'on  meure ,  on  acquiesce.  On  vou- 
droit vivre,  s'il  plaisoit  h  Dieu,  et  de  plus  on  vou- 
droit qu'il  pKita  Dieu  de  faire  vivre.  On  meurt  de 
bon  cœur,  mais  on  vivroit encore  plus  volontiers;  on 
passe  d'assez  bonne  volonté  ,  mais  on  demeureroit 
encore  plus  affertionnément.  Job  en  ses  travaux  fait 
l'acre  de  résignation  :  Si  120119  avons  reçu  les  biens ^^ 
dit-il,  de  la  inain  de  Dieu  ,  pourcjuoine  sojilien- 
drons-iious  les  peines  Qi  tra\aux  qu'il  nous  envoyé? 
Voyez, Théotime,  qu'il  parle  de  soutenir,  supporter, 
endurer.  Comme  il  a  plu  au  Seigneur^  ainsi  a-tH 
Hé  fait  :  le  nom  du  Seigneur  soit  béni.  Ce  sont  des 
paroles  de  résignation  et  acception ,  par  manière  de 
souflVanceet  de  patience. 


LIVRE  IX,    CHAP.  IV.  127 

chapitrp:  IV. 

De  Tunion  de  notre  volonté  au  bon  plaisir  de  Dieu  ,  par 
l'indifférence. 

La  résignation  préfère  la  volonté  de  Dieu  a  toutes 
choses;  mais  elle  ne  laisse  pas  d'aimer  beaucoup 
d'autres  choses  outre  la  volonté  de  Dieu.  Or,  i'indif-, 
férence  est  au-dessus  de  la  résignation  :  car  elle  n'aime 
rien,  sinon  pour  l'amour  de  la  volonté  de  Dieu.  Cer- 
tes, le  cœur  le  plus  indifférent  du  monde  peut  être 
touché  de  quelque  affection,  tandis  qu'il  ne  savoit  en- 
core pas  où  est  la  volonté  de  Dieu.  Eliézer  étant  ar- 
rivé a  la  fontaine  de  Haram,  vit  bien  la  vierge  Ré- 
becca ,  et  la  trouva  sans  doute  trop  plus  belle  et 
agréable  y  mais  pourtant  il  demeura  en  indifférence, 
jusqu'à  ce  que,  par  le  signe  que  Dieu  lui  avoit  ins- 
piré, il  connût  que  la  volonté  divine  Ta  voit  prépa- 
rée au  fils  de  son  maître'^  car  alo.s  il  lui  donna  les 
pendans  d'oreilles  et  les  bracelets  d'or.  Au  con- 
traire, si  Jacob  n'eut  aimé  en  Rachel  que  l'alliance 
de  Laban,  a  laquelle  son  père  Isaac  l'avoit  obligé,  il 
eût  autant  aimé  Lia  que  Rachel,  puisque  l'une  et 
l'autre  étoit  également  filie  de  Lnban ,  et  pr«r  consé- 
quent la  volonté  de  son  përe  eût  éîé  Jiussi  bien  ac- 
complie en  l'une  comme  en  l'autre.  Mais  parce  que, 
outre  la  volonté  de  son  père,  il  vouloit  satisfaire  a  son 
goût  particulier,  amorcé  de  la  beauté  et  gentillesse  de 
Rachel ,  il  se  fâcha  d'épouser  Lia ,  et  la  print  k  contre- 
cœur par  rcsignaticn,  * 


128     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

Le  cœur  indiffèrent  n'est  pas  comme  cela  :  car  sa- 
chant que  la  tribulation,  qiioic|a'e11e  soit  laide  comme 
une  autre  Lia ,  ne  laisse  pas  d'être  fille,  et  fille  bien- 
aime'edu  bon  plaisir  divin  ;  il  l'aime  autant  que  la  con- 
solation, laquelle  néanmoins  en  elle-même  est  plus 
agréable;  ains  il  aime  encore  plus  la  tribula! ion,  parce 
qu'il  ne  voit  rien  d'aimable  en  elle  que  la  marque  de 
la  volonté'  de  Dieu.  Si  je  ne  veux  que  leau  pure,  que 
m'importe -t-il  qu'elle  me  soit  apportée  dans  un  vase 
d'or  ou  dans  un  verre  ,  puisqu'aussi  bien  ne  prendrar- 
je  que  l'eau?  Ains  je  l'aimerai  mieux  dans  le  verre, 
parce  ou'il  n'a  point  d'autre  couleur  que  celle  de 
l'eau  même,  laquelle  j'y  vois  aussi  beaucoup  mieux. 
Qu'importe-t-il  que  la  volonté  de  Dieu  me  soit  pré- 
sentée en  la  tribulation  ou  en  la  consolation,  puis- 
qu'en  l'une  et  en  l'autre  je  ne  veux  ni  ne  cherche 
autre  chose  que  la  volonté  divine,  laquelle  y  paroît 
d'autant  mieux  qu'il  n'y  a  point  d'autre  beauté  en 
icelle   que  celle  de  ce  très-saint  bon  plaisir  éternel. 

Héroïqjie,  ains  plus  qu'héroïque  rindifférence  de 
l'incomparable  saint  Paul  :  Je  suis  pressé ,  dit-il 
aux  Philîppieus,  de  deux  côtés  y  ayant  désir  d'être 
délivré  de  ce  corps  ^  et  d'êlre  avec  Jésus- Christ , 
cJiose  trop  înedleure'^  mais  aussi  de  demeurer  en 
cette  vie  pour  vous.  (Ep.  ad  Plnlipp.  i.  23.  2i.) 
En  quoi  il  fut  imité  par  le  grand  cvèque  saint  Martin, 
qui,  parvenu  a  la  fin  de  la  vie,  pressé  d'un  extrême 
désir  d'aller  a  son  Dieu,  ne  laissa  pas  pou i  tant  de  té- 
moigner qu'il  demeurcroit  aussi  volontiers  entre  les 
travaux  de  sa  charge,  pour  le  bien  de  son  cher  trou- 
peau ,  comme  si  après  avoir  chanté  ce  cantique  : 


LIVRE  IX,    CliAP.  IV.  129 

Que  vos  pavillons  souhaitables, 
O  Dieu  des  armées  redoutables, 
Hélas!  à  bon  droit  sont  aiuies! 
]^ToIl  âme  fond  u'ardenr  Fxlrèinc  , 
Et  mes  sens  se  pâment  de  même 
Après  vos  par\is  réclames  ; 
IVlon  cœur  bondit ,  ma  chair  ravis 
Saute  après  vous.  Dieu  de  la  vie. 

il  vint  par  après  faire  cette  exclamation  :  0  Seigneur, 
néanmoins  si  je  suis  encore  requis  au  service  du  salut 
de  voire  peuple,  je  ne  refuse  point  le  travail  :  votre 
volonté  soit  faiie.  Admirable  indiiFérence  de  l'apôtre! 
admirable  celle  de  cet  homme  apostolique  !  Ils 
voient  le  paradis  ouvert  pour  euic,  ils  voient  mille 
travaux  en  terre ,  l'un  et  l'autre  leur  est  indifférent  au 
choix,  il  n'y  a  que  la  volonté  de  Dieu  qui  puisse  don- 
ner le  contrepoids  a  leurs  c«tui5.  Lé  paradis  n'est 
point  plus  aimable  que  les  misères  de  ce  monde,  si  le 
bon  plaisir  divin  est  égalemeat  Ta  et  ici.  Les  travaux 
leur  sont  un  paradis,  si  la  volonté  divine  se  trouve  en 
iceux;  et  le  paradis  un  travail,  si  la  volonté  de  Dieu 
n'y  est  pas.  Car,  comme  dit  David,  iis  ne  demandent 
ni  au  ciel  ni  en  la  terre  que  de  voir  le  bon  plaisir  de 
Dieu  accompli.  O  Seigneur,  quy  ct-til  au  ciel  pour 
Tnoij  ou  que  veux-je  en  terre ^  sinon  vous'^.  [Ps, 
72.  25). 

Le  cœur  indifTe'rent  est  comme  une  boule  de  cire 
entre  les  mains  de  son  Dieu ,  pour  recevoir  semblable- 
ment  toutes  ies  impressions  du  bon  plais'r  éternel  :uii 
cœur  sans  choix,  également  disposé  a  tout,  sans  au- 
cun autre  objet  de  sa  volonté  que  la  vofonlé  de  son 
Dieu,  qui  ne  met  point  son  amour  es  choses  que  Dieu 
veut,  ains  en  la  volonté  de  Dieu  qui  les  veut.  C'est 
pourquoi;  quand  la  velouté  d^  Di^^u  est  en  plusieurs 

6.  *    . 


j3o      traité  de  L'AMOUR  DE  DIEU. 

choses,  il  choisit ,  a  quelque  prix  que  ce  soit,  celle  où 
il  y  en  a  pins.  Le  bon  plaisir  de  Dieu  est  au  mariage  et 
en  la  virginite';mais  parce  qu'il  estplus  en  la  virginité', 
Je  cœur  indifférent  choisit  la  virginité,  quand  elle  lui 
devroit  coûter  la  vie,  comnie  elle  fit  a  la  chère  fille 
îipirituelle  de  saint  Paul,  sainte  Tliecle  ,  a  sainte  Cé- 
cile, a  sainte  Agathe,  et  mille  autres.  La  volonté  de 
Dieu  est  au  service  du  pauvre  et  du  riche,  mais  un 
peu  plus  en  celui  du  pauvre;  le  cœur  indiffèrent 
choisira  ce  parti.  La  volonté  de  Dieu  est  en  la  modes- 
lie  exercée  entre  les  consolations,  et  en  la  patience 
pratique'e  entre  les  tribulations 5  rindifTérent  préfère 
celle  ci,  car  il  y  a  plus  de  la  volonté  de  Dieu.  En 
somme,  le  bon  plaisir  de  Dieu  est  le  souverain  objet 
de  l'âme  indifférente,  partout  où  ellele  voit,  elle  court 
à  r odeur  de  ses  parfums^  et  cherche  toujours  l'en- 
droit où  il  y  en  a  plus,  sans  considération  d'aucune 
autre  chose.  Il  est  conduit  par  la  divine  volonté 
comme  par  un  lien  très  aimable  5  et  partout  où  elle 
va,  il  la  suit:  il  aimeroit  mieux  l'enfer  avec  la  vo- 
lonté de  Dieu ,  que  le  paradis  sans  la  volonté  de  Dieu. 
Oui  mêuie  il  préféreroit  l'enfer  au  paradis,  s'il  sa  voit 
qii'en  celui-lh  il  y  eût  un  peu  plus  du  bon  plaisir  di- 
vin qu'en  celui  ci  :  en  sorte  que  si,  par  imagination 
de  chose  impossible,  il  savoit  que  sa  damnntion  fût  un 
peu  plus  agréable  a  Dieu  que  sa  salvation,  ilquilieroit 
sa  salvation  et  courroit  a  sa  damnation. 


LIVRE  ÏX,  CHAP.  V.  i5i 

CHAPITRE   V. 

Que  la  sainte  indiiFereoce  s'étend  à  toutes  choses. 

Ju'iNDiFFÉRENCE  sc  doit  pratiquer  ès-cho?es  qui  re- 
gardent la  vie  naturelle,  comme  la  santé,  la  maladie, 
la  beauté,  la  laideur,  la  foiblesse,  la  force  j  ès-cho&es 
de  la  vie  civile,  pour  les  honneurs,  rangs,  richesses  j 
ès-variétés  de  la  vie  S|)irîtuelle,  comme  sécheresses, 
consolations,  goûts,  aridités j  ès-aciions,  ès-soufîYan- 
ces,  et  en  somme  en  toutes  sortes  d'évcnemens.  Job, 
quanta  la  vie  naturelle,  fut  ulcéré  d'une  plaie  la 
plus  horrible  qu'on  eût  vue.  Quant  a  la  vie  civile,  ii 
fut  moqué,  bafoué,  vilipandé  et  par  ses  plus  proches  : 
en  la  vie  spirituelle,  il  fut  accablé  de  langueurs,  pres- 
sures, convulsions,  angoisses,  Irnèbrcs,  et  de  toutes 
sortes  d'intolérables  douleurs  intérieures,    ainsi  que 
ses  plaintes  et  lamentations  font  foi.  Le  grand  apôtre 
nous  annonce  une  générale  indifférence,  pour  nous 
montrer  vrais  serçiieurs  de  Dieu,  en  fort  grande 
patience  ès-iribulations,  ès-nécessités ^  ès-ajigois- 
ses,  ès-hlessures y  ès-prisojis ,  ès-séditionsy  es  tra- 
vaux, ès-veilles,  es-jeûnes  \en  chasteté ,  en  science  y 
en  longanimité  et   suavité  au  Saint-Esprit,  en 
charité  non  feinte ,  en  parole  de  vérité,  en  la  vertu 
de  Dieu  ^  par   les  armes  de  justice  à  droite  et  à 
gauche  ,  par  la  gloire  et  par  V  abjection,  par  V  in- 
famie et  bonne  renommée',  comme  séduchurs ,  et 
néanmoins  véritables;  comme  inconnus  ^  et  tou- 
tefois  7'econnus',  comme   mouraiis,   et  toutefois 
vi^ans-^  comme  châtiés^  et  toutefois  îion  tués  y 


1^2     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

comme  tristes,  et  ton ti fois  toujours  joyeux  ^ 
CQTnm,e  pauvres ,  et  toutefois  enrichissans  plu- 
sieurs; comme  n'ayant  rien  ^  et  toutefois  possè- 
dant  toutes  cJioses.  (Cor.  6.  4.) 

Voyez,  je  vous  prie,  The'oiime,  comme  la  rie  des 
apôtres  et  oit  affligée;  selon  le  corps,  par  les  blessures; 
selon  le  cœur,  par  les  angoisses;  selon  le  monde,  par 
l'infamie  et  les  prisons;  et  parmi  tout  cela,  ô  Dieu, 
quelle  indifférence!  leur  tristesse  est  joyeuse,  leur 
pauvreté  est  riche,  leurs  morts  sont  vitales^  et  leurs 
déshonneurs  honorables  :  c'est-a-dire,  ils  sont  joyeux 
d'être  triâtes,  contens  d'être  pauvres,  revigorés  de 
vivre  entre  les  périls  de  la  mort,  et  glorieux  d'être 
avilis,  parce  que  telle  étoit  la  volonté  de  Dieu. 

Et  parce  qu'elle  étoit  plus  reconnue  ès-soufFrances 
qu'ès-actions  des  autres  vertus,  il  met  l'exercice  de 
la  patience  le  premier,  disant  :  Farcissons  en  toutes 
choses  comme  serviteurs  de  Dieu^  en  beaucoup  de 
patience j  es- tribulations^  ès-nécessitésj  ès-angois- 
ses,  et  puis  enfin  en  chasteté,  enprude?ice^  en  lon- 
ganimité, [i.  Ad  Cor,  6.  4.  6.) 

Ainsi  notre  divin  Sauveur  fut  affligé  incompara- 
blement en  5a  vie  civile,  condamné  comme  ciiminel 
de  Icse-majesié  divine  et -humaine,  battu,  fouetté, 
bafoué  et  tourmen-ié  avec  une  ignominie  extraordi- 
iiaiie;  en  sa  vie  naturelle,  mourant  entre  les  plus 
cruels  et  sensibles  tourmensque  l'on  puisse  imaginer; 
en  sa  vie  spirituelle, soufflant  de:^  tristesses,  craintes, 
cpouvantemeiis,  angoisses,  délaissemens  et  oppres- 
sions iuté.  jpures  qui  n'en  curent  ni  n'en  auront  j;nnais 
de  pareilles.  Car  encore  que  'a  suprême  portion  de 
son  âme  fût  souverainement  jouissante  de  la  gloire 
éternelle;  si  est-ce  que  ramoiir  ejnpcchoit  celle  gloire 


LIVRE  IX,    CHAP.  V.  i33 

de  répandre  ses  de'lices  ni  ès-sentiinens,  ni  en  l'iina- 
gination,  ni  en  la  raison  inférieure,  laissant  ainsi  tout 
le  cœur  exposé  a  la  merci  de  la  tribtesse  et  angoisse. 

Ezéchiel  vit  le  simulacre  cViine  main  qui  le  saisit 
par  un  seul  Jioccjuet  des  cheveux  de  sa  iéte,  rele- 
vant entre  le  ciel  et  la  terre.  [Ezech.  5.  3.)  Notre 
Seigneur  aussi  élevé  en  la  croix  entre  la  terre  er 
le  ciel,  n'étoit,  ce  semble,  tenu  de  la  main  deson 
père  que  par  l'extrême  pointe  de  l'esprit, et,  par  ma- 
nière dire,  par  un  seul  cheveu  de  sa  tête,  qui  touché 
de  la  douce  main  du  Père  éternel,  recevoit  une  soii- 
\eraine  aiïluence  de  félicité,  tout  le  reste  demeurant 
abîmé  dans  la  tristesse  et  ennui.  C^est  pourquoi  il 
s'écrie  :  Moîi  Dieu,  m.on  Dieu ^  pourquoi  m'as-tu 
délaissé? (Matth,  2'j.  4:6.) 

On  dit  que  le  poisson  qu'on  appelle  lanterne  de 
mer,  au  plu?  fort  des  tempêtes,  tient  sa  langue  hors 
des  ondes,  laquelle  est  si  fort  luisante,  rayonnante  et 
claire,  qu'elle  sert  de  phare  et  flambeau  aux  nochers. 
Ainsi  emmi  la  mer  des  passions  dont  notre  Seigneur 
fut  accablé,  toutes  les  facultés  de  son  âme  demeurè- 
rent comme  englouties  et  ensevelies  dans  la  tourmente 
de  tant  de  peines,  hormis  la  pointe  de  l'esprit  qui, 
exempte  de  tout  travail,  é;oit  toute  claire  et  resplen- 
dissante de  gloire  et  félicité.  0  que  bienheureux  est 
Pamour  qui  règne  dans  la  cime  de  l'esprit  des  fidèles, 
tandis  qu'ils  sont  entre  les  vagues  et  les  flots  des  tribu- 
lations intérieures  ! 


lU     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 


*^'*'**niv^0t/vki\M%.'%/tnniv>M*nn/\%.-%i%My\nt%nniytn/si%nnn/y»/%n/v\t%i%'Vkn^^ 


CHAPITRE    VI. 

D«  la  pratique  de  l'indifférence  amoureuse  ès-choses  du 
service  de  Dieu. 

kJs  ne  connoît  presque  point  le  bon  plaisir  divin  que 
]>cjr  les  e'vénemens,  et  taudis  qu'il  nous  est  inconnu, 
il  nous  faut  attacher  le  plus  fort  qu'il  nous  est  possil)Ie 
a  la  volonté  de  Dieu,  qui  nous  est  manisfeste'e  ou 
signifie'e.  Mais  soudain  que  le  bon  plaisir  de  sa  divine 
majesté  comparoît,  il  faut  aiissiiôt  se  ranger  amou- 
reusement a  son  obéissance. 

Ma  mère  ou  moi  même  (car  c'est  tout  un  ) ,  sommes 
au  lit  malades;  que  sais  je  si  Dieu  veut  que  la  moit 
s'ensuive?  Certes,  je  n'en  sais  rien  ;  mais  je  sais  bien 
pourtant  qu'en  attendant  Te'vénement  que  son  bon 
plaisir  a  ordonné  ,  il  \eut  par  la  velouté  déclarée  que 
l'emploie  les  remèdes  convenables  )\  la  guérison.  Je  le 
ferai  donc  fidèlement,  sans  rien  oublier  de  ce  que 
bonnement  je  pourrai  contribuer  b  cette  intention. 
Mais  si  c'est  le  bou  plaisir  divin  que  le  mal,  victo- 
rieux des  remèdes,  apporte  enfin  la  mort,  soudain 
que  j'en  serai  certifié  par  l'événement,  j'acquiescerai 
amoui'Misement  en  la  pointe  de  mou  esprit,  nonobs- 
tant toute  h  répugnance  des  pui^^sances  de  mon  âme. 
Om/,  Seigneur,  je  le  veux  bien,  ce  dirai- je,  parce 
que  tel  a  élè  votre  bon  plaisir;  il  vous  a  ainsi  plu  , 
et  il  uip  plaît  ainsi  a  moi  qui  suis  tiès-bumble  servi- 
teui  de  votre  ^  olonté. 

Mais  si  le  bon  plai.sir  divin  m'étoit  déclaré  avant 
Févénomeul  d'icelui ,  coinipe  au  grand  saint  Pieiie 


LiVRi:  ÎX,     CHàP.  Yï.  i35 

la  façon  de  sa  mort^,  au  grand  saint  Paul  ses  liens  et 
prisons,  a  Hie'rémie  la  destruction  de  sa  chère  Hic- 
rusalem ,  a  David  la  mort  de  son  fils;  alors  il  faudroit 
iHiir  h  l'instant  notre  volonté  a  celle  de  Dieu ,  li 
lexemple  du  grand  Abraham,  et  comme  lui,  s'il 
nous  étoit  commande',  entreprendre  l'exécution  du 
décret  éternel  en  la  mort  même  de  nos  enfans.  Ad- 
mirable union  de  la  volonté  de  ce  patriarche  avec 
celle  de  Dieu  !  qui  croyant  que  ce  fut  le  bon  plaisir 
divin  qu'il  sacrifiât  son  enfant,  le  voulut  et  entreprit 
si  fortemement  :  admirable  celle  de  la  volonté  de 
Tenfant  qui  se  soumit  si  doucement  au  ç;laive  paternel, 
pour  faire  vivre  le  bon  plaisir  de  son  Dien  au  prix  de 
sa  propre  mort. 

Mais  notez,  Théotime  ,  nn  trait  de  la  parfaite 
union  d'un  cœur  indifférent  avec  le  bon  plaisir  divin. 
Voyez  Abraham  l'épée  au  poing,  le  bras  relevé,  prêt 
à  donner  le  coup  de  mort  a  son  cher  unique  enfant. 
Il  fait  cela  pour  plaire  a  la  volonté  divine,  et  voyez 
à  même  temps  un  ange  qui  de  la  part  de  celte  même 
volonté,  l'arrête  tout  court,  et  soudain  il  retient  son 
coup;  également  prêt  a  sacrifier  son  fils  et  a  ne  le  sa- 
crifier pas,  la  vie  et  la  mort  d'icelui  lui  étant  indif- 
férente en  la  présence  de  Dieu.  Quand  Dieu  lui  or* 
donne  de  saciifier  cet  enfant ,  il  ne  s'attriste  point; 
quand  il  Pen  dispense,  il  ne  s'en  réjouit  point.  Tout 
est  pareil  a  ce  grand  cœur,  pourvu  que  la  volonté 
de  son  Dieu  soit  servie. 

Oui,  Théotiine;  car  Dieu  bien  souvent,  pour  nous 
exercer  en  cette  sainte  indifférence,  nous  inspire  des 
desseins  fort  relevés,  desquels  pourtant  il  ne  veut  pas 
le  succès,  et  lors,  conmc  il  nous  faut  hardiM)ent , 
courageusement  et  cooslatniueiit  coiniiicncer  et  suivre 


i56     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

Pouvrage  tandis  qu'il  se  peut,  aussi  faut-il  acquiescer 
doucement  et  tiauqailleinent  a  l'e've'neraent  de  l'en- 
treprise, tel  qu'il  plaît  a  Dieu  nous  le  donner.  Saint 
Louis,  par  inspiration  ,  passe  la  mer  pour  conquérir 
la  Terre -Sainte  ;  le  succès  fut  contraire,  et  il  acquiesce 
doucement.  J'estime  plus  la  tranquillité' de  cetacquies- 
cement  que  la  magnanimité' du  dessein.  Saint  François 
va  en  Egypte  pour  y  convertir  les  infidèles,  ou  mou- 
rir martyr  entre  les  infidèles,  telle  fut  la  volonté  de 
Dieu  ;  il  revient  ne'anmoins  sans  avoir  fait  ni  l'un  ni 
l'autre,  et  telle  fut  aussi  la  volonté  de  Dieu.  Ce  fut 
également  la  volonté  de  Dieu  que  saint  Antoine  de 
Padoue  désirât  le  martyre,  et  qu'il  ne  l'obtînt  pas. 
Le  bienheureux  Ignace  de  Loyola  ayant,  avec  tant 
de  travaux  ,  mis  sur  pied  la  compagnie  de  Jésus,  de 
laquelle  il  voyoit  tant  de  beaux  fruits,  et  en  prévoyoit 
encore  de  plus  beaux  a  l'avenir,  eut  néanmoins  le 
courage  de  se  promettre  que^  s'il  la  voyoit  dissiper, 
qui  seroit  le  plus  âpre  déplaisir,  dans  demi -heure 
après  il  en  seroit  résolu  et  s'accoiseroit  en  la  volonté 
de  Dieu.  Ce  docte  et  saint  prédicateur  d'Andalousie, 
Jean  Avila,  ayant  dessein  de  dresser  une  compagnie 
de  prêtres  réformés  pour  le  service  de  la  gloire  de 
Dieu,  en  quoi  il  avoit  déjà  fait  un  grand  progrès, 
lorsqu'il  vit  celle  des  Jésuites  eu  campagne  ,  qui  lui 
sembla  suffire  pour  cette  saison-la  ,  il  airètà  coiu'tson 
dessein  avec  une  douceur  et  une  humilité  uonipareillc. 
Oque  bienheureuses  sont  toiles  âmes,  hr.rdieset  fortes 
aux  entreprises  que  Dieu  leur  inspire  ,  souples  et 
douci's  a  les  quitter,  quand  Dieu  en  dispose  ainsi.  Ce 
sont  des  traits  d'une  indiiférence  très  parfaite  de  cesser 
de  faire  un  bien  quand  il  plaît  a  Dieu ,  et  de  s'en  re- 
louiuci'  d^i  moitié  cheuiiii;  quand  lu  volonté  de  Dieu, 


LIVRE  IX,    CHAP.  VT.  iS; 

qui  est  notre  guide,  rordoone.  Certes  ,  Jouas  eut 
grand  tort  de  s'attrister  de  quoi ,  a  son  avis,  Dieu 
n'accompiissoit  pas  sa  prophétie  sur  Ninive:  njais  il 
mêla  sou  intérêt  et  sa  volf)uté  propue  avec  celle  de 
Dieu;  c'est  pourquoi,  quand  il  voit  que  Di'^u  n'exe'-  ' 
cuîe  pas  sa  pre'dicîion  selo  i  la  rigueur  des  paroles 
dont  il  nvoit  usé  en  l'nnnoncant,  il  s'en  fàclie  et  mur- 
mure indignenient.  Que  s'il  eût  eu  pour  seul  motifde 
ses  actions  le  bon  plaisir  de  la  divine  volonté,  il  eut 
été  aussi  content  de  le  voir  accompli  en  la  rémission 
de  la  peine  que  Ninive  avoit  méritée  ,  comme  de  le 
voir  satifhit  en  la  punition  de  la  cou'pe  que  Ninive 
avoit  commise.  Nous  voulons  que  ce  que  nous  entre- 
prenons et  manions  réussisse;  mois  il  n'est  pas  raison- 
nable que  Dieu  fasse  toutes  choses  a  notre  gré.  S'il 
veut  que  Ninive  soit  menacée,  et  que  néanmoins  ePe 
ne  soit  pas  renversée,  puisque  la  menace  suffit  a  la 
coiriger,  pourquoi  Jcnas  s'en  plaint-il? 

Mais  si  cela  est  ainsi,  il  ne  faudra  donc  rien  affec- 
tionner, ains  laisser  les  affaires  à  la  merci  des  événe- 
mens?  Pardonnez-moi,  Théotime  ;  il  ne  faut  rien  ou- 
blier de  tout  ce  qui  est  requis  pour  faire  bien  rélissir 
les  entreprises  que  Dieu  nous  met  en  main  ;  mais  a  la 
charge  que  ,  si  l'événement  est  contraire,  nous  le  re- 
cevrons doucement  et  tranquillement,  car  nous  avons 
commandement  d'avoir  un  grand  soin  des  choses  qui 
regardent  la  gloire  de  Dieu  ,  et  qui  sont  en  notre 
charge  ^  mais  nous  ne  sommes  pas  obligés  ni  chargés 
de  l'évéjiement,  car  il  n'est  pas  en  notre  pouvoir. 
Ayez  soin  de  lui^  fut-il  dit  au  maître  d'éîabîe ,  en 
la  parabole  du  pauvre  homme  mi-mort  entre  Hiéru- 
salem  et  Hiéiico.  11  n'est  pas  dit^  remarque  saint  Ber- 
nard :  Guéris-le  j  mais  :  Ayes  soin  de  lui.  Ainsi,  les 


iô8      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

apôtres,  avec  une  affection  nompareille,  prêchërrnt 
premièrement  aux  Juifs,  bien  qu'ils  sussent  qu'enfin  il 
les  faudroit  quitter  comme  une  terre  infructneîise,  tt 
se  retourner  du  côté  des  Gentils.  C'est  a  nous  de  bit^u 
planter  et  bien  arroser-^  mais  de  donjier  Vaccroisse- 
itieni^  cela  n'appartient  qu'a  Dieu. 

Le  grand  Psalmiste  fait  cette  prière  au  Snuveur, 
comme  par  une  acclamation  de  joie  et  de  présage  do 
victoire  :  O  Seigneur, /?ar  votre  beauté  et  bonne 
grâce,    bafidtz   votre  arc ^    marchez    lieureuse- 
ment,  (Ps.  ^4.  5.)  et  montez  h  cheval:  comme  s'il 
vouloit  dire,  que  par  les  traits  de  son  saint  amour, 
décochés  dans  les  cœurs  humains,  il  se  rendvoit  maître 
des  hommes,  pour  les  manier  a  son  gré,  tout  ainsi 
qu'un  cheval  bien  dressé.  0  Seigneur,  vous  êtes  le 
chevalier  royal,  qui  tournez  a  toutes  mains  les  esprits 
de  vos  fidèles  amans;  vous  les  poussez  quelquefois  a 
toute  bride  ,  et  ils  courent  a  toute  outrance  ès-entre- 
pijses  que  vous  leur  inspirez;  et  puis,  quand  il  vous 
semble  bon ,  vous  les  faites  oarer  au  milieu  de  la  car- 
rière  au  plus  fort  de  leur  course. 

Mais  derechef,  si  l'entreprise  faite  par  inspiratiou 
périt  parla  faute  de  ceux  a  qui  elle  étoit  confiée, 
comme  peut-on  dire  alors  qu'il  faut  acquiescer  a  la 
volonté  de  Dieu?  Car,  médira  quelqu'un,  ce  n'est 
pas  la  volonté  de  Dieu  qui  empêche  l'événeiuent , 
aîns  ma  faute,  de  laquelle  la  volonté  divine  n'est  pas 
la  cause.  11  est  vrai ,  mon  enfant ,  ta  faute  ne  t'est 
pas  advenue  par  la  volonté  de  Dieu,  car  Dieu  n'est 
pas  auteur  du  péché;  mais  c'est  bien  pourtant  la  vo- 
lonté divine  que  la  faute  soit  suivie  de  la  défaite  et 
du  manquement  de  ton  entreprise  en  punition  de  ta 
faute;  car  si  sa  bonté  ne  lui  peut  permettre  de  vou- 


LIVRK  IX,    CHâP.  VII.  i39 

loir  ta  faute,  sa  justice  fait  qu'il  veut  la  peine  que  tu 
en  souffres.  Ainsi  Dieu  ne  fut  pas  cause  que  David 
pe'chât ,  mais  il  lui  infligea  bien  la  peine  due  a  sou 
pécbe'.  Il  ne  fut  pas  la  cause  du  pe'cbé  de  Saiil,  mai* 
oui  bien^q-i'en  punition  la  victoire  pérît  entre  les 
mains  d"icelui. 

Quand  donc  il  arrive  que  les  desseins  sacrés  ne 
réussissent  pas  en  punition  de  nos  fautes,  il  faut  éga- 
lement détester  la  faute  par  une  solide  repentance, 
et  accepter  la  peine  que  nous  en  avons;  car  comme 
le  péché  est  contre  la  volonté  de  Dieu ,  aussi  la  peine 
est  selon  sa  volonté. 

CHAPITRE   VII. 

De  rindiiFerence  que  nous  devons  pratiquer  eu  ce  qni  regarde 
notre  avancement  ès-verlus. 

jJiEU  nous  a  ordonné  de  faire  tout  ce  que  nous 
poiuTons  pour  acquérir  les  snintes  vertus  :  n'oubiioiis 
donc  rien  pour  bien  réussir  dans  cette  sainte  entre- 
prise. Mais  après  que  nous  anvons pla?ité  et  arrosé ^ 
sachons  que  c'est  a  Dieu  de  donner  V accroissement 
aux  arbres  de  nos  bonnes  inclinations  et  habitudes. 
C'est  pourquoi  il  faut  attendre  le  fruit  de  nos  désirs  (  t 
travaux  de  sa  divine  providence.  Que  si  nous  i  e 
sentons  pas  le  progrès  et  avancement  de  nos  esprits 
en  la  vie  dévote,  tel  que  nous  voudrions,  ne  nous 
troublons  point,  demeurons  en  paix,  que  toujours  !a 
tranquillité  règne  dans  nos  coeurs.  C'est  a  nous  c^e 
bien  cultiver  nos  âmes,  et  partant  il  y  faut  fidèlement 


i4o     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

vaquer.  Mais  quant  a  rabondance  de  la  prise  et  de 
la  moisson ,  ',  issons-en  !e  soin  h  noire  Seigneur.  Le 
laboureur  ne  se.  a  jamais  lancé  s'il  n'a  pas  belle  cueil- 
lette i.  ais  o;ii  bien  s'il  n'a  pas  bien  labouré  et  ense- 
mence' ses  terres.  Ne  nous  inquiétons  point  pour  nous 
voir  toujours  novices  en  l'exercice  des  vertus;  car  au 
monastère  de  la  vie  dévote  chacun  s'estime  toujours 
novice,  et  toute  la  vie  y  est  destine'e  a  la  probation, 
n'y  ayant  point  de  plus  évidente  marque  d'être  non 
seulement  novice  ,  mais  digne  d'expulsion  et  réproba- 
tion, que  de  penser  et  se  tenir  pour  profès;  car  selon 
la  règle  de  cet  ordre-la,  non  la  solennité,  mais  l'ac- 
complissement des  vœux  rend  les  novices  profès.  Or, 
les  vœux  ne  sont  jamais  accomplis,  tandis  qu'il  y  a 
quelque  chose  a  faire  pour  l'observance  d'iceirx  ;  et 
l'obligation  de  servir  Dieu,  et  faire  progrès  en  son 
amour,  dure  toujours  jusques  a  la  mort.  Voire  mais, 
me  dira  quelqu'un  ,  si  je  connois  que  c'est  par  ma 
faute  que  mon  avancement  es -vertus  est  retardé, 
comme  pourrai-je  m'empêcher  de  m'en  attrister  et 
inquiéter?  J'ai  dit  ceci  en  l'introduction  h  la  vie  dé- 
vote; mais  je  le  redis  volontiers,  parce  qu'il  ne  peut 
jamais  assez  être  dit.  Il  se  faut  attrister  pour  les  fautes 
commises  d'une  repentance  forte,  rassise,  constante, 
tranquille,  mais  non  turbulente,  non  inquiète,  non 
découragée.  Connoissez-vous  que  votre  retardement 
au  chemin  des  vertus  est  provenu  de  votre  coulpe? 
Or  sus,  humiliez-vous  devant  Dieu,  implorez  sa  mi- 
séricorde, prosternez-vous  devant  la  face  de  sa  bonté, 
et  demandez-lui  en  ])ardon,  confessez  votre  faute, 
et  criez-hn"  merci  a  l'oreille  même  de  votre  confesseur, 
pour  en  recevoir  TabsolutioD  ;  mais  cela  fait,  demeu- 


LIVRE  IX,    CHAP.  VIL  i4i 

rez  en  paix ,  et  ayant  de'teste'  ToiFense ,  embrassez 
amonreusenient  rabjection  qui  est  en  vous  pour  le 
retardement  de  votre  avancement  au  bien. 

Hélas!  mon  Théotime,  les  âmes  qui  sont  en  pur- 
gatoire, y  sont  sans  doute  pour  leurs  pèches,  pc'che's 
qu'elles  ont  détestes  et  détestent  souverainement; 
mais  quant  a  l'abjectiou  et  peine  qui  leur  en  reste 
d'être  arrêtées  en  ce  lieu-la,  et  privées  pour  un  temps 
de  la  jouissance  de  Tamour  bienheureux  du  paradis , 
elles  la  souffrent  amoureusement,  et  prononcent  dé- 
votement le  cantique  de  la  justice  divine  :  Vous  êtes 
juste  ^  Seigneur^  et  votre  jugement  équitable. 
ÇPs.  118.  107.)  Attendons  donc  en  patience  notre 
avancement,  et  en  lieu  de  nous  inquiéter  d^en  avoir 
si  peu  fait  par  le  passé,  procurons  avec  diligence  d'en 
faire  plus  a  l'avenir. 

Voyez  cette  bonne  âme  ,  je  vous  prie  ;  elle  a  gran- 
dement désiré  et  tâché  de  s'affranchir  de  la  colère, 
en  quoi  Dieu  l'a  favorisée;  car  il  Ta  rendu  quitte  de 
tous  les  péchés  qui  procèdent  de  la  colère.  Elle  mour- 
roit  plutôt  que  de  dire  un  seul  mot  injurieux,  ou  de 
lâcher  un  seul  trait  de  haine.  Néanmoins  elle  est  en- 
core sujette  aux  assauts  et  premiers  mouvemens  de 
cette  passion,  qui  sont  certains  élans,  ébranlemens 
et  saillies  du  cœur  irrité ,  que  la  paraphrase  chaldaïque 
appelle  trémoussemens,  disant:  Trémoussez-%^ous , 
et  ne  veuillez  point  pécher'^  oii  notre  sacrée  version 
a  dit  :  Courroucez-vous  ^  et  ne  veuillez  point  pé-" 
cher j  qui  est  en  efifet  une  même  chose;  car  le  pro- 
phète ne  veut  dire ,  sinon  que  le  courroux  nous  sur- 
prend, excitant  en  nos  cœurs  les  premiers  trémous- 
semens de  la  colère,  nous  nous  gardions  bien  de  nous 
laisser  emporter  plus  ayant  en  cette  passion,  d^autant 


i42     TRMTE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

que  nom  jjéche rions.  Or,  bien  que  ces  premiers  élans 
et  trémoussemens  ne  soient  aucunement  péché,  néan- 
mt)ins  la  panvre  àme,  qui  en  est  souvent  atteinte,  se 
trouble,  s'afflige,  s'inquiète  ,  et  pense  bien  faire  de 
s'attrister,  comme  si  c'étoit  l'amour  de  Dieu  qui  U 
provoquât  a  cette  tristesse ,  et  cependant ,  Théotime  j 
ce  n'est  pas  l'amour  céleste  qui  fait  ce  trouble,  car 
il  ne  se  fâche  que  pour  le  péché;  c'est  notre  amour- 
propre  qui  voudroit  que  nous  fussions  exempts  de  la 
peine  et  du  travail  que  les  a:-.sautsde  l'ire  nous  donnent. 
Ce  n'est  pas  la  coulpe  qui  nous  déplaît  en  ces  élans  de 
la  colère,  car  il  n'y  a  du  tout  point  de  péché 3  c'est 
Ja  peine  d'y  résister  qui  nous  inquiète. 

Ces  rébellions  de  l'appétit  sensuel,  tant  en  l'ire 
qu'en  la  convoitise,  sont  laissées  en  nous  pour  notre 
exercice,  afin  que  nous  pratiquions  la  vaillance  spi- 
rituelle en  leur  résistant.  C'est  le  Philistin  que  les  vrais 
Isra:'lites  doivent  toujours  combattre,  sans  que  jamais 
ils  le  puissent  abattre 5  ils  le  peuvent  affoiblir,  mais 
non  pas  anéantir.  11  ne  meurt  jamais  qu'avec  nous  , 
et  vit  toujours  avec  nous;  il  est  certes  exécrable  et 
détestable,  d'autant  qu'il  est  issu  du  péché  et  tend 
perpétuellement  au  péché.  C'est  pourquoi  comme 
nous  sommes  appelés  Terre ^  parce  que  nous  sonunes 
extraits  de  la  terre ,  et  que  nous  retournerons  en 
/erre' ainsi  celte  rébellion  est  appelée  par  le  grand 
apôtre  f)éché,  comme  provenue  du  péché  et  tendante 
au  péché,  quoiqu'elle  ne  nous  rende  nullement  cou- 
pables, sinon  quand  nous  la  secondons  et  lui  obéis- 
sons^Dont  le  même  npotre  nous  avertit  de  faire  en 
sorte  que  ce  mal-lh  ne  règne  point  en  notre  corps 
mortel  poi/r  obéir  aux  convoitises  d'icelui.  Il  ne 
nous  défend  pa§  de  sentir  le  péché,  ma^s  seulement 


LIVIU:  IX,    CIIAP.  VII.  i43 

d'y  con-entir;  il  n'ordonne  pas  que  nous  empêchions 
le  pe'che  de  venir  en  nous  et  d"y  être ,  mais  il  com- 
mande qu'il  n'y  règne  [)as.  11  est  en  nous  quand  nous 
sentons  la  rébellion  de  l'appétit  sensuel,  mais  il  ne 
règne  pas  en  nous^  sinon  quand  wous  y  consentons. 
T  e  médecin  n'ordonnera  jamais  au  fébiicitant  de  n'a- 
voir pas  soif;  car  ce  seroit   une   impertinence   trop 
grande  j  mais  il  lui  dira  bien  qu'il  s'abstienne  déboire, 
encore  qu'il  ait  soif.  Jamais  on  ne  dira  a  une  femme 
enceinte  qu'elie  n'ait  pas  envie  de  manger  des  choses 
extraordinaires,  car  cela  n'est  pas  en  pouvoir 5  mais 
on  lui  dira  bien  qu'elle  dise  ses  appétits;  afin   que, 
s'il  sont  de  chose  nuisible  ,  on  divertisse  son  imagi- 
nation, et  que  telle  fantaisie  ne  règne  pas  en  sa  cer- 
velle. 

L'aiguillon  de  la  chair  j  messager  de  Satan  ^ 
piquoii  rudement  le  grand  saint  Paul  pour  le  faire 
précipiter  au  péchc.  Le  pauvre  apôtre  souffroit  cela 
comme  une  injure  honteuse  et  infâme,  c'est  pourquoi 
il  l'appeloit  un  souffletlement  et  bafouement  ,   et 
prioit  Dieu  qu'il  lui  plût  de  l'en  délivrer;  mais  Dieu 
lui  répondit  :  0  Paul,  ma  grâce  te  siijpt  ^  car  ma 
force  se  perfectionne  en  Vinjirmité\  a  quoi  ce  grand 
saint  homme  acquiesçant  :  Donc,  dit-il,  volontiers 
je  me  glorifierai  en  mes  infirmités ,  afin  que  la 
vertu  de  Jésus^ Chris  habite  en  moi.  Mais,  remar- 
quez, de  grâce,  que  la  rébellion  sensuelle  est  en  cet 
admirable  vaisseau  d'élection,  lequel,  recourant  au 
remède  de  Toraison  _,  nous  montre   qu'il  nous  faut 
combattre  par  ce  même  moyen  les  tentations  que  nous 
sentons.  Remarquez  encore  que  si  notre  Seigneur  per- 
met ces  cruelles  révoltes  en  l'homme  ,  ce  n'est  pis 
toujours  pour  le  punir  de  quelque  péché,  aius  pour 


i44    TRAITÉ  DE  UAMOUR  DE  DIEU. 

manifester  la  force  et  vertu  de  l'assistance  et  grâce 
divine,  et  remarquez  enfin  que  non  seulement  nous 
ne  devons  pas  nous  inquiéter  en  nos  tentations  ni  en 
nos  infirmités,  mais  nous  devons  nous  glorifier  d'être 
infirmes,  afin  que  la  vertu  divine  paroisse  en  nous, 
soutenant  notre  foiblesse  contre  l'effort  de  la  sugges- 
tion et  tentation;  car  le  glorieux  apôtre  appelle  ses 
infirmiiès  les  élans  et  rejetons  d'impureté  qu'il  sen- 
toit,  et  dit  qu'il  se  glorifioit  en  icelles ,  parce  que  si 
bien  il  les  sentoit  par  sa  misère  ,  néaumonis  par  la 
miséricorde  de  Dieu  il  n'y  consentoit  pas. 

Certes,  comme  j'ai  dit  ci-dessus,  l'Eglise  condamna 
Terreur  de  certains  solitaires,  qui  disoient  qu'en  ce 
monde  nous  pouvions  être  parfaitement  exempts  des  , 
passions  d'iie,  de  convoitise,  de  crainte  et  autres  * 
semblables.  Dieu  veut  que  nous  ayons  des  ennemis, 
Dieu  veut  que  nous  les  repoussions.  Vivons  donc 
courageusement  entre  l'une  et  l'autre  volonté  divine , 
souffrant  avec  patience  d'être  assaillis,  et  tâchons 
avec  vaillance  de  faire  tête  et  résister  aux  assaillans. 

CHAPITRE    VIII. 

Comme  nous  devons  unir  notre  volonté  à  celle  de  Dieu  eu 
la  permission  des  péchés. 

Dieu  hait  souverainement  le  péché,  et  néanmoins  il 
le  permet  très-sagement  pour  laisser  agir  la  créature 
raisonnable  selon  la  condition  de  la  nature,  et  rendre 
les  bons  plus  recommandables,  quand,  pouvant  vio- 
ler la  loi ,  ils  ne  la  violent  pas.  Adorons  donc  et  bénis  - 
sons  celle  sainte  permission.  Mais  puisque  la  Provi- 


LIVRE  IX,    CIÎAP.  VIII.  i45 

dcace  qui  permet  le  péclié  le  hait  infiniment,  détes- 
tons-le avec  elle,  haïssons-le;  désirant  de  tout  notre 
pouvoir  que  le  pe'ché  permis  ne  soit  poiut  commis  :  et 
e:-suite  de  ce  désir  empîoj'ons  tous  les  remèdes  qu'il 
nous  sera  possible  pour  empêcher  la  naissance,  le  pro- 
grès et  le  règne  du  péché,  a  l'imi talion  de  notre  Sei- 
gneur qui  ne  cesse  d'exhorter,  promettre,  menacer, 
défendre,  commander  et  inspirer  parmi  nous,  pour 
détourner  notre  propre  volonté  du  péché  en  tant 
qu'il  le  peut  faire,  sans  lui  ôter  sa  liberté. 

Mais  quand  le  péché  est  commis,  faisons  tout  ce 
qui  est  en  nous,  afin  qu'il  soit  effacé  :  comn:ïe  notre 
Seigneur  qui  assura  Carpus,  ainsi  qu'il  a  été  ci-devant 
Doté,  que  s'il  étoit  requis,  il  subiroit  de  rechef  la 
mort  pour  délivrer  une  seule  âme  de  péché.  Que  si 
1^  p 'cheur  s'obstine,  pleiirons,  Théotime,  soupirons, 
prions  pour  lui  avec  le  Sauveur  de  nos  âmes;  qui 
ayant  jeté  maintes  larmes  toute  sa  vie  sur  les  pé- 
cheurs, et  sur  ceux  qui  les  représentoient,  mourut 
enfin  les  yeux  couverts  de  pleurs,  et  son  corps  tout 
détrempé  de  sang,  regre^tnnt  la  perte  des  pécheurs. 
Cette  affection  toucha  si  vivement  David,  qu'il  en 
tomba  à  cœur  failli.  La pcuiioison ^  dit-il,  jiia  sai^ 
si  pour  les  pécheurs  abandonnant  votre  loi:  i^Ps» 
118.53.);  et  le  grand  apôtre  proteste  qu'il  a  au, 
cœur  une  douleur  continuelle  j  pour  l*obstinatioJ5. 
des  Juifs. 

Cependant  pour  obstinés  que  les  pécheurs  pusseiit 
être,  ne  perdons  pas  courage  de  les  aider  et  servir  : 
car  que  savons-nous  si  par  aventure  ils  feront  péni- 
tence et  seront  sauves?  Bienheureux  est  celui  qui 
peut  dire  a  ses  prochains  j  coimnç  saint  Paul  :  Je  n'ai 
IL  f 


i46    TRAITE  DE  rAMOUR  DE  DIEU. 

cessé  ni  jour  ni  nuit,  en  vous  admonétant  un 
chacun  de  vous  avec  larmes.  Et  pa  riant  je  suis 
net  du  san'g  de  tous  :  car  je  ne  me  suis  point 
épargné  que  je  ne  vous  aye  annoncé  tout  le  bon 
plaisir  de  Dieu,  (^Act.  20.  3 1.)  Tandis  que  nous 
sommes  dans  les  bornes  de  l'espérance  que  le  pécheur 
se  puisse  amender,  qui  sont  toujours  de  même  éten- 
due que  celle  de  sa  vie,  il  ne  faut  jamais  le  rejeier, 
ains  prier  pour  lui ,  et  l'aider  autant  que  son  malheur 
le  permettra. 

Mars  en  fin  finale,  après  que  nous  avons  pleuré  sur 
les  obstinés,  et  que  nous  leur  avons  rendu  le  devoir 
de  charité  pour  essayer  de  les  retirer  de  perdition,  il 
faut  imiter  notre  Seigneur  et  les  apôtres,  c'est-a-dire, 
divertir  notre  esprit  de  là ,  le  retourner  sur  d'autres 
objets  et  a  d'autres  occupations  plus  utiles  a  la  gloire 
de  Dieu.  Ilfalloit,  disent  les  apôtres  aux  Juifs,  vous 
annoncer  premièrement  la  parole  de  Dieu  [Act, 
i5.  46);  mais  d'autant  que  vous  la  rejetez  y  et 
vous  tenez  pour  indignes  du  règne  de  Jésus-Christ, 
voici  que  nous  nous  retournons  du  coté  des  Gen- 
tils. On  vous  ôtera  y  dit  le  Sauveur,  le  royaume 
de  Dieu  j  et  il seradonné  à  une  nation  qui  en  jera 
du  fruit,  (Matih.  21.  43.)  Car  on  ne  sauroit  s'amu- 
ser a  pleurer  trop  longuement  les  uns,  que  ce  ne  fût 
enperdantlc  temps  propre  et  requis  'a  procurer  le  sa- 
lut des  autres.  L'apôtre,  certes,  dit  qu'il  a  une  dou^ 
leur  continuelle  pour  la  perte  des  Juifs;  mais  c'est, 
comme  nous  disons,  que  nous  bénissons  Dieu  en  tout 
temps  :  car  cela  ne  veut  dire  autre  chose,  sinon  que 
nous  le  bénissons  fort  souvent  et  en  toutes  occasions:  et 
de  mciiiG  îegloricu:^  saint  Paul  avoit  une  continuelle 


LIVRE  IX,    CHAP.  Vllï.  147 

douleur  en  son  cœur^  a  cause  de  la  réprobation  des 
Juifs,  parce  qu'a  toutes  occasions  il  regrettoit  leur 
malheur. 

Au  reste,  il  faut  adorer,  aimer  et  louer  a  jamais  la 
justice  vengeresse  et  punissante  de  notre  Dieu ,  comme 
nous  aimons  sa  miséricorde  ;  parce  que  l'une  et  l'autre 
est  fille  de  sa  bonté.  Car  par  sa  grâce  il  nous  veut  faire 
bons,  comme  très-bon,  ains  souverainement  bon 
qu'il  est;  par  sa  justice  il  v€ut  châtier  le  pe'ché,  parce 
qu'il  le  hait:  or,  il  le  hait,  parce  qu'étant  souverai- 
nement bon  il  déteste  le  souverain  mal,  qui  est  l'ini- 
quité. Et  notez  pour  conclusion  que  jamais  Dieu  ne 
retire  sa  miséricorde  de  nous  quepar  Féquitable  ven- 
geance de  sa  justice  punissante,  et  jamais  nous  n'é- 
chappons a  la  rigueur  de  sa  justice  que  par  sa  miséri- 
corde justifiante,  et  toujours,  ou  punissant,  ou  grati- 
fiant, son  bon  plaisir  est  adorable,  aimable  et  digne 
d'éternelle  bénédiction.  Ainsi  le  juste  qui  chante  les 
louanges  de  sa  miséricorde  pour  ceux  qui  seront  sau- 
vés, se  réjouira  de  même  quand  il  verra  la  vengeance; 
les  bienheureux  approuveront  avec  allégresse  le  ju- 
gement de  la  damnation  des  réprouvés,  comme  celui 
du  salut  des  élus;  et  les  anges  ayant  exercé  leur  cha- 
rité envers  les  hommes  qu'ils  ont  en  garde^  demeure- 
ront en  paix,  les  voyant  obstinés  ou  même  damnés. 
Il  faut  donc  acquiescer  a  la  volonté  divine,  et  lui 
baiser  avec  une  dilection  et  révérence  égale  la  main 
droite  de  sa  miséiicorde  et  la  main  grjuche  de  sa 
i  ustice. 


i4B    TRAITE  DÉ  L'AMOUR  DE  DIEU. 
CHAPITRE    IX. 

Comme  la  pureté  de  l'indifFérence  se  doit  pratiquer  ès-actions 
de  l'amour  sacré. 

Un  musicien  des  plus  excellens  de  Funivers,  et  qui 
jouoit  paiTuiiement  du  luth ,  devint  en  peu  de  temps 
si  extrêmement  sourd,  qu'il  ne  lui  resta  plus  ancun 
«sage  de  l'ouïe;  ne'anmoins  il  ne  laissa  pas  pour  cela 
de  clianler  et  mauier  son  luth  délicatement  a  mer- 
Teilles,  a  cause  de  la  grande  habitude  qu'il  en  avoit, 
et  que  sa  surdité  ue  lui  avoit  pas  ôlée.  Mais  parce 
qu'il  n'avoit  aucun  plaisir  en  son  chant,  ni  au  son  du 
luth,  d'autant  qu'étant  privé  de  l'ouïe  il  n'en  poiivoit 
apercevoir  la  douceur  et  la  beauté ,  il  ne  chantoit  plus 
ni  ne  sonnoit  du  luth  que  pour  contenter  un  prince, 
duquel  il  éloit  né  sujet,  et  auquel  il  avcit  une  ex- 
trême inclination  de  complaire  ,  accompagnée  d'une 
jnGnie  oblie;ation  pour  avoir  été  nourri  dès  sa  jeunesse 
chez  lui.  C'est  pourquoi  il  avoit  un  plaisir  nompareil 
de  lui  plaire;  et  quand  son  prince  lui  témoignoit  d'a- 
gréer son  chant,  il  étoit  tout  ravi  de  contentement. 
Mais  il  arrivoit  quelquefois  que  le  prince,  [)0ur  essayer 
l'amour  de  cet  aimable  uuisicien,  \u\  commandoit  do 
chanter,  et  soudain  le  laissant  la  en  sa  chambre  il  s'en 
albiil  a  la  chasse  ;  mais  le  désir  que  le  chantre  avoit  de 
suivre  ceux  desonmaîîre,  lui  faisoit  continuer  aussi 
attentivement  son  chant  ^  comme  si  le  prince  efit  été 
présent,  quoiqu'en  vt'rité  il  n'avoit  aucun  plaisir  h 
chanter:  car  il  n'avoit  ni  le  plaisir  de  la  mélodie,  du- 
quel sa  surdilc  le  privoit,  ni  celui  déplaire  au  prince, 


LIVRE  IX,    CHAP.  IX.  i49 

puisque  le  prince  e'iaiit  absent  ne  jouissoit  pas  de  la 
douceur  des  beaux  airs  cpi'il  cbantoit* 

INion  cœur  est  prêt,  Seigneur,  mon  cœur  est  clisnosc 
De  sonner  un  cantijue  à  ion  los  compose  : 
Mon  ànie  et  mon  esprit  volontaire  ss  range 

A  chanter  ta  louange. 
Sus  donc,  ma  gloire  ,  il  se  faut  réveiller  i 
llar[)e  et  psallerion  ,  cessez  de  sommeiller. 

Certes  le  cœur  humain  est  le  vrai  diantre  du  cantique 
deranioursacre%.ctil  est  lui-même  la  harpe  et  lepsal- 
leVion.  Or,  ce  cbaiitre  s'écoute  soi-même  pour  l'ordi* 
iiaire,  et  prend  un  grand  plaisir  d'oiiïr  la  mélodie  da 
son  cantique;  c'est-a-dite 5  notre  cœur  aimant  Dieu 
savoure  les  délices  de  cet  amour,  et  prend  un  conten- 
tement nompareil  d'aimer  un  objet  tant  aimable. 
Voyez,  jevoiisprie,  Théotime,  ce  que  je  veux  dire. 
Les  jeunes  jietits  rossignols  s'essayent  de  chanter  au 
commencement  pour  imiter  les  grands;  mais  étant  fa- 
çonne's  et  devenus  maîtres,  ils  chantent  pour  le  plai- 
sir qu'ils  prennent  en  leur  propre  gazouillement,  et 
s'affectionnent  si  passionnément  a  celle  délectation  , 
ainsi  que  j'ai  dit  ailleurs,  qu'a  force  de  pousser  leur 
voix,  leur  gosier  s'éclate,  dont  ils  meurent.  Ainsi  nos 
cœiiis^  au  commencement  de  leur  d  Motion,  aiment 
Dieu  pour  s'unir  a  lui,  lui  être  agréables,  et  l'imitec 
en  ce  qu'il  nous  a  aimés  éternellement;  mais  petit  9 
petit  étant  diiicts  et  exercés  au  saint  amour,  ilsprennent 
imperceptiblement  le  change,  et  en  lieu  d'aimer  Dieu 
pour  plaire  a  Dieu ,  ils  commencent  d'aimer  pour  le 
plaisir  qu'ils  ont  eux-mêmes  cs-exercîces  du  saint 
amour;  et  en  lieu  qu'ils  éîoient  amoureux  de  Dieu,  iîs 
deviennent  amoureux  de  l'amour  qu'ils  lui  portent ,  ils 
sont  affeclionués  a  leurs  affuc'ioos,  et  ne  se  plaisent 


i5o     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

plus  en  Dieu ,  mais  au  plaisir  qu'ils  ont  en  son  amour, 
.se  contentant  en  cet  amour,  en  tant  qu'il  est  a  eux, 
qu'il  est  dans  leur  esprit,  et  qu'il  en  procède.  Car 
encore  que  cet  amour  sacre  s'appelle  amour  de  Dieu, 
parce  que  Dieu  est  aimé  par  icelui,  il  ne  laisse  pas 
d'être  nôtre,  parce  que  nous  sommes  les  amans  qui 
aimons  p^r  icelui.  El  c'est  Ta  le  sujet  du  change  :  car 
en  lieu  d'aimer  ce  saint  amour,  parce  qu'il  tend  a 
Dieu  qui  est  l'aimé,  nous  l'aimons  parce  qu'il  procède 
de  nous  qui  sommes  les  amans.  Or,  qui  ne  voit  qu'ainsi 
faisant  ce  n'est  plus  Dieu  que  nous  cherchons ,  ains 
que  nous  revenons  a  nous  mêmes,  aimant  l'amour  en 
lieu  d'aimer  le  bien-aimé;  aimant,  dis-je,  cet  amour, 
non  pour  le  bon  plaisir  et  contentement  de  Dieu, 
mais  pour  le  plaisir  et  conîentementque  nous  en  tirons 
nous-mêmes.  Ce  ch.intre  donc  qui  chantoitau  com- 
niencementa  Dieu  et  pour  Dieu,  chante  maintenant 
plus  a  soi-même  et  pour  soi-même  que  pour  Dieu  ;  et 
,s'ii  prend  plaisir  a  chanter,  ce  n'est  plus  tant  pour 
contenter  l'oreille  de  son  Dieu,  que  pour  contenter 
la  sienne.  Et  d'autant  que  le  cantique  de  l'amour 
divin  est  le  plus  excellent  de  tous,  il  l'aime  aussi  da- 
vantage ,  non  a  cause  de  l'excellence  divine  qui 
y  est  louée,  mais  parce  que  Tair  du  chant  en  est 
plus  délicieux  et  agréable. 


LIVRE  IX,    CHAP.  X.  i5i 

CHAPITRE   X. 

Moyen  de  conaoître  le  change  au  sujet  de  ce  saint  amouru 

Vous  connoîtrez  bien  cela,  Théotime  :  car  si  ce 
rossignol  mystique  chante  pour  contenter  Dieu ,  il 
chantera  le  cantique  qu'il  saura  être  lephis  agréable  "a 
la  divine  providence.  Mais  s'il  chante  pour  le  plaisir 
que  lui-même  prend  en  la  mélodie  de  son  chant  ^  il  ne 
chantera  pas  le  cantique  qui  est  le  plus  agiéable  a 
la  bonté  céleste,  ains  celui  qui  est  plus  a  son  gré 
de  lui-même,  et  duquel  il  pense  tirer  plus  de  plaisir. 
De  deux  cantiques  qui  seront  voirement  Pun  et  l'autre 
divins,  il  se  peut  bien  faire  que  l'un  sera  chanté  parce 
qu'il  est  divin  ,  et  l'autre  parce  qu'il  est  agréable. 
Rachel  el  Lia  sont  également  épouses  de  Jacob;  mais 
l'une  est  aimée  de  lui  en  qualité  dépouse  seulement, 
et  l'autre  en  qualité  de  belle.  Le  cantique  est  divin  ; 
mais  le  mol  if  qui  nous  le  fait  chanter,  c'est  la  délec 
tation  spirituelle  que  nous  en  prétendons. 

Ne  vois-tu  pas,  dira-  t-on  a  cet  évêque ,  que  Dieu 
veut  que  tu  chantes  le  cantique  pastoral  de  sadilection 
emmi  ton  troupeau ,  lequel  en  vertu  de  son  saint 
amour  il  te  recommande  par  trois  fois  de  paître  eu  la 
personne  du  grand  saint  Pierre  qui  fat  le  premier  des 
pasteurs?  Que  me  répondras-tu  ?  Qu'a  Rome,  qu'a 
Paris  il  y  a  plus  de  délices  spirituelles,  et  qu'on  y  peut 
pratiquer  le  divin  amour  avec  plus  de  suavité.  O 
Dieul  ce  n'est  donc  pas  pour  vous  plaire  que  cet 
homme  veut  chanter,  c'est  pour  le  plaisir  qu'il  prend 
a  cela  :  ce  n'est  pas  vous  qu'il  cherche  eu  l'amour , 


j52      traite  de  L'AMOUR  DE  DIEU. 

t'est  le  contentement  qu'il  a  ès-exercices  du  saint 
amour.  Les  religieux  voudroient  chanter  le  cantique 
des  pasteurs,  et  les  maries  celui  des  religieux  ;  afin, 
ce  disent-ils,  de  pouvoir  mieux  aimer  et  servir  Dieu. 
Eh  f  vous  vous  trompez ,  mes  chers  amis  ;  ne  dites  pas 
que  c'est  pour  mieux  aimer  et  servir  Dieu  :  ô  nenni 
certes,  c'est  pour  mfeux  servir  votre  propre  conten- 
tejuentj  lequel  vous  aimez  plus  que  le  contentement 
de  Dieu.  La  volonté  de  Dieu  est  en  la  maladie  aussi 
bien  f  t  presqu'ordinairement  mieux  qu'en  la  santé. 
Que  si  nous  aimons  mieux  la  santé ,  ne  disons  pas  que 
c'est  potir  tant  mieux  servir  Dieu  :  car  qui  ne  voit 
que  c'est  la  santé  que  nous  cherchons  en  ta  vo- 
lonté de  Dieu  ,  et  non  pas  la  volonté  de  Dieu  en 
la  snnié? 

U  est  mal-aisé,  je  le  confesse,  de  regarder  longue- 
ment et  avec  plaisir  la  beauté  d'un  miroir,  qu'on  ne 
s*y  regarde,  ains  qu'on  ne  se  plaise  a  s'y  regarder  soi- 
Miême;  mais  il  y  a  pourtant  de  la  différence  entre  le 
plaisir  que  Ton  prend  a  regarder  un  miroir  ,  parce 
qu'il  est  beau  5  et  l'aise  que  Ton  a  de  regarder  dans  un 
ïiiiroir,  parce  qu'on  s'y  voit.  Il  est  aussi  sans  doute 
Kial-aisé  d'aimer  Dieu,  qu'on  aime  quant  cl  quant 
le  plaisir  que  l'on  prend  en  son  amour  :  mais  néan- 
moins il  y  a  bien  a  dire  entre  le  contentement  que 
l'on  a  d'aimer  Dieu>  parce  qu'il  est  beau,  et  celui 
c|  c  l'on  a  de  l'aimer,  parce  que  son  amour  nous  est 
agréable.  Or ,  il  faut  tacher  de  ne  chercher  en  Dieu 
que  l'amour  de  sa  beauté ,  et  non  le  plaisir.qu'il  y  a  en 
la  beauté  de  son  amour.  Celui  qui  priant  Dieu  s'a- 
perçoit qu'il  prie,  n'est  pas  parfaitement  attentif  a 
prier;  car  il  divertit  son  attention  de  Die»i ,  lequel  il 
prie  pour  penser  k  la  prière  par  laquelle  i!  |e  prie.  Le 


LIVRE  IX,  CIIAP.  X.  i53 

soin  même  que  nous  avons  a  n'avoir  point  de  distrac- 
tions, nous  sert  souvent  de  fort  grande  distraciion; 
la  simplicité  ès-actions  spirituelles  est  la  plus  recom- 
mandable.  Voulez-vous  regarder  Dieu?  Pvega:dez-le 
donc  ,  et  soyez  altenlifk  cela  :  car  si  vous  re'fle'cîiissez 
et  retournez  vos  yeux  de  dessus  vous-même  pour  voir 
la  contenance  que  vous  tenez  en  le  regardant,  ce 
n'est  plus  lui  que  vous  regardez,  c'est  votre  maintien; 
c'est  vous-même.  Celui  qui  est  en  une  fervente  orai- 
son, ne  sait  s'il  est  en  oraison  ou  non  ;  car  il  ne  peose 
pas  a  Toraison  qu'il  fait ,  ains  a  Dieu  auquel  il  la  fait- 
Qui  est  en  l'ardeur  de  rau:iour  sacre',  il  ne  retourne 
point  son  cœur  sur  soi-même  pour  regarder  ce  qu'il 
fait,  ains  le  tient  arrêté  et  occupé  en  Dieu  auquel  il 
applique  son  amour.  Le  chantre  céleste  prend  tant  de 
plaisir  de  plaire  a  son  Dieu,  qu'il  ne  prend  nul  plaisir 
en  la  mélodie  de  »a  voix  ,  sinon  parce  qu'elle  pi  ait  a 
sou  Dieu. 

Pourquoi  pensez-vous,  Théotime,  qit'Amnon,  uls 
de  David,  aimât  si  éperdùment  Thamar,  que  mêir.e 
il  cuida  mourir  d'amour?  Estimez- vous  que  ce  fut  elle- 
même  qu'il  aimât?  Vous  verrez  bientôt  que  non.  Car^ 
soudain  qu'il  eût  assouvi  son  exécrable  désir,  il  la 
poussa  cruellement  dehors  et  la  rejeta  ignominieuse- 
ment. S'il  eiit  aimé  Thamar ,  il  n'eut  pas  fait  cela  ^ car 
Thamar  étoit  toujours  Thamar  :  mais  parce  que  ce 
n'étoit  pas  Thamar  qu'il  aimoit,  ains  Tinfàme  plaisir 
qu'il  prétendoit  en  elle,  soudain  qu'il  eut  ce  qu'il 
cherchoit,  il  la  baffoua  félonellement ,  et  la  traita 
brutalement.  Son  plaisir  étoit  en  Thamar,  mais  son 
amour  étoit  au  plaisir,  et  non  pss  en  Thamar:  c'est 
pourquoi,  le  plaisir  passé,  il  eut  volontiers  fait  passer 
Thamar.  Vous  verrez  jThéolime  ^  oel  homme  qui  prie 


-,   -» 


i5±      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

Dieu,  ce'vous  semble,  avec  tant  de  dévotion,  et  qui 
est  si  ardent  aux  exercices  de  Tamour  céleste;  mais 
attendez  nn  peu ,  et  vous  venez  si  c'est  Dieu  qu'il 
§\me.  Hélas!  soudain  que  la  suavité  et  satisfaction 
qu'il  prennoit  en  l'amour  cessera,  et  que  les  sécheresses 
arriveront,  il  quittera  tout  la,  il  ne  priera  plus  qu'en 
passant.  Or,  si  c'étoit  Dieu  qu'il airaoit, pourquoi  eût- 
il  cessé  de  l'aimer,  puisque  Dieu  est  toujours  Dieu? 
C'étoit  donc  la  consolation  de  Dieu  qu'il  airaoit ,  et 
non  pas  le  Dieu  de  consolation.  Plusieurs  certes  ne  se 
plaisent  point  en  l'amour  divin  ,  sinon  qu'il  soit  confit 
au  sucre  de  quelque  suavité  sensible  ,  et  feroicnt  vo- 
lontiers comme  les  petits  enfans,  auxquels  quand  on 
donne  du  miel  sur  un  morceau  de  pain ,  ils  lèchent 
et  sucent  le  miel ,  et  jettent  par  après  le  pain  :  car  si 
la  suavité  étoit  séparable  de  l'amour,  ils  quitteroient 
l'amour  et  tireroient  la  suavité.  C'est  pourquoi  ils 
suivent  l'amour  a  cause  de  la  suavité,  laquelle  quand 
ils  n'y  rencontrent  pas,  ils  ne  tiennent  compte  de  Ta- 
Bîour.  Mais  tels  gens  sont  exposés  h  beaucoup  de 
dangers,  on  de  retourner  en  arrière  quand  les  goûts 
et  consolations  leur  manquent ,  ou  de  s'amuser  a  des 
vaines  suavités  bien  éloignées  du  véritable  amour,  et 
lie  prendre  le  miel  d'IIéraclée  pour  celui  de  Nai  bonne. 

CHAPITRE    XL  ' 

De  la  perplexité  du  cœar  qui  airae,  sans  savoir  quMI  plivît 
au  bien-aimé. 

l_jT.  chantre  duquel  j'ai  parlé,  étant  devenu  sourd, 
ii'avoit  nul  contcuiemcnt  a  chanter ,  que  celui  de  voir 


LIVRE  IX,    CHAI\  XL  i55 

aucunes  fois  son  prince  attentif  a  l'ouïr  et  y  prendrtr 
plaisir.  0  que  bienheureux  est  le  cœur  qui  aime  Dieu ,. 
sans  aucun  autre  plaisir  que  celui  qu'il  prend  de  plaire 
a  Dieu!  car  quel  plaisir  peut-on  jamais  avoir  plus 
pur  et  plus  parfait  que  celui  que  l'on  prend  dans  le 
plaisir  de  la  divinité?  Ne'anmoins  ce  plaisir  de  plaire 
à  Dieu  n'est  pas,  a  proprement  parler,  Paraour  di- 
vin, ains  seulement  un  fruit  dicelui,  qui  en  peut  êlre 
se'paré,  ainsi  qu'un  citron  de  son  citronnier.  Car,, 
comme  j'ai  dit,  noire  musicien  chantoit  toujours,  sans 
tirer  aucun  plaisir  de  son  chant,  puisque  la  surdite 
l'en  empêchoit;  et  maintefois  il  chantoit  aussi  sans 
avoir  le  plaisir  de  plaire  a  son  prince,  parce  que  le 
prince  lui  ayant  commande' de  chanter,  se  reiiroit  ou 
alloit  a  la  chasse^  sans  prendre  ni  le  loisir  ni  le  plaisir 
de  l'oiiïr» 

Tandis,  ô  Dieu  !  que  je  vois  votre  douce  face  qui 
te'moigne  d^agréer  le  chant  de  mon  amour  ,  hélas  !  que 
je  suis  consolé  !  car  y  a-t-il  aucun  plaisir  qui  égale  le- 
plaibir  de  bien  plaire  a  son  Dieu?  Mais  quand  vou.'î 
retirez  vos  yeux  de  moi,  et  que  je  n'aperçois  plus  la 
douce  faveur  de  la  complaisance  que  vous  preniez  en 
mon  cantique,  vrai  Dieu,  que  mon  âme  est  en  grande 
peine!  mais  sans  cesser  pourtant  de  vous  aimer  fidè- 
lement, et  de  chanter  continuellement  Fhyran€  de  sa 
dileçtion,  non  pour  aucun  piaisir  qu'elle  y  trouve, 
car  elle  n'en  a  point ,  ains  chante  pour  le  pur  amouï" 
de  votre  volonté. 

On  a  vu  <el  enfant  malade  manger  courageusement, 
avec  un  incroyable  détjoût,  ce  que  sa  mère  lui  dou- 
noit,  pour  le  seul  désir  qu'il  avoit  delà  contenter  j  et 
alors  il  mangeoit  sans  prendre  aucun  pla3^î^  en  la 
viande,  mais  non  pas  sans  un  autre  plaisir  plus  esii- 


i56     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

niable  et  relevé ,  qui  étoit  le  plaisir  de  plaire  a  la  mère 
et  de  la  voir  contente.  Mais  l'autre  qui,  sans  voir  sa 
mère ,  pour  la  seule  connoîssance  qu'il  avoit  de  sa  vo- 
lonté, prenoit  tout  ce  qu'on  lui  apportoit  de  sa  part, 
il  m:ingeoit  sans  aucun  plaisir  :  car  il  o'avoit  ni  le 
piiiisir  de  manger,  ni  le  contentement  de  voir  le  plaisir 
de  sa  mère,  ains  mangeoit  simplement  et  purement 
poiir  faire  la  volonté  d'icelle.  La  seule  satisfaction  d'un 
prince  pi  ésentjOu  de  quelque  personne  fortement  aimée, 
fait  délicieuses  les  veillées,  les  peines,  les  sueurs,  et 
rend  les  hasards  désirables  :  mais  il  n'}^  a  rien  de  si  triste 
que  de  servir  un  maître  qui  n'en  sait  rien,  ou  s'il  le 
sait,  ne  fait  nul  semblant  d'en  savoir  gré;  et  faut  bien 
en  ce  cas-Ia  queraraoursoîtpuissant,  puisqu'il  se  sou- 
tient lui  seul  j  sans  être  appuyé  d'aucun  plaisir  ni  d'au- 
cune prétention. 

Ainsi  arrive- 1- il  quelquefois  que  nous  n'avons 
nulle  consolation  ès-exercices  de  l'amour  sacré,  d'au- 
tant que,  comme  chantres  sourds,  nous  n'oyons  pas 
notre  propi'e  voix,  ni  ne  pouvons  jouir  de  'a  suavité 
de  notre  chant;  ains  au  contraire  otitre  cela  nous 
sommes  pressés' de  mille  craintes,  troublés  de  raille 
tifitamarcs  que  l'eiinemi  fait  autour  de  notre  cœur, 
jcus  suggérant  que  peut-être  ne  sommes-nous  poiut 
;  gréables  a  notre  mnîtie,  et  que  notre  amour  est  inii- 
ù-c,  oui  même  qu'il  est  faux  et  vain,  puisqu'i-l  ne 
jf^ioduit  point  de  consolation.  Or  alors,  Thcotirac, 
nc.us  tiavaillons  non  seulement  sans  plaisir,  mais 
îjvcc  un  extrême  ennui,  ne  voyant  ni  Fe  bien  de 
i.otre  tjavail,  ni  le  contentement  de  celui  pour  qui 
ïious  travaillons. 

allais  ce  qui  accroît  le  mal  en  occurrence,  c'est  que 
Tcrpiit  et  suprêu.c  pointe  de  la  laison  ne  nous  peut 


LIVRE  IX,    CHAP.  XI.  i5/ 

donner  aucune  sorte  d'allo'gera^t  :  car  cette  pauvre 
portion  supérieure  de  la  raison  étant  toute  environ- 
nc'c  des  suggestions  que  Fennemi  lui  fait ,  elle  est 
luême  toute  alarme'e,  et  se  trouve  assez  embesogne'e 
a  se  garder  d'être  surprise  d'aucun  consentement  au 
mal;  de  sorte  qu'elle  ne  peut  faire  aucune  sortie  pour 
désengager  la  portion  inférieure  de  l'esprit.  Et  biea 
qu'elle  n'ait  pas  perdu  le  courage,  elle  est  pourtant 
si  terriblement  atiaquée,  que  si  elle  est  sans  coulpe, 
elle  n'est  pas  sans  peine  :  car  pour  comble  de  son 
ennui  elle  est  privée  de  la  générale  consolation  que 
l'on  a  presque  toujours  en  tous  les  autres  maux  de 
ce  monde ,  qui  est  l'espérance  qu'ils  ne  seront  pas 
pcrdurables,  et  que  l'on  en  verra  la  fin,  si  que  le 
cœur  en  ces  ennuis  spirituels  tombe  en  une  certaine 
impuissance  de  peuser  a  leur  fin,  et  par  conséquent 
d'être  allégé  par  Tespérance.  La  foi  certes  résidente 
en  la  cime  de  l'esprit  nous  assure  bien  que  ce  trouble 
finira,  et  que  nous  jouirons  un  jour  du  repos  :  mais 
la  grandetir  du  bruit  et  des  cris  que  Tennemi  fait  dans 
le  reste  de  l'âme  en  la  raison  inférieure,  empêchent 
que  les  avis  et  remontrances  de  la  foi  ne  sont  presque 
point  entendues,  et  ne  nous  demeure  en  l'imagina- 
lion  que  ce  triste  présage  :  hélas!  je  ne  serai  jamais- 
joyeux. 

G  Dieu  !  mon  cher  Théotime,  mais  c'est  alors  qu'il 
faut  témoii^ner  une  invincible  fidélité  envers  le  Sau— 
veur,  le  servant  puiement  pour  l'amour  de  sa  vo- 
lonté, non  seulement  sans  plaisir,  mais  parmi  ce 
déluge  de  tristesses,  dhorreni^,  de  frayeurs  d'atta- 
ques, comme  fit  sa  glorieuse  mère  et  saint  Jean  au 
jour  de  sa  passion  ^^  qui  entre  taat  de  blasphèmes,  de 


i58    TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

douleurs  et  de  déties&es  morteiles,  demeurèrent  fer- 
mes en  l'amour,  lois  même  que  le  Sauveur  aj^ant 
relire'  toute  sa  sainte  joie  dacs  la  cime  de  son  esprit, 
ne  répandoit  ni  alle'j^resse  ni  consolation  quelconque 
en  son  diviu  visage,  et  que  ses  yeux  allaûgouris  et  i 
couverts  des  ténèbres  de  la  mort  ne  jeloient  plus 
que  des  regards  de  douleur  _,  comme  aussi  le  soleil  des 
rayons  d'horreur  et  d'affreuses  lënèbres. 

CHAPITRE    XII. 

Comme,  entre  ces  travaux  intérieurs,  l'âme  ne  connoît  pas 
l'amour  qu%]le  porte  à  son  Dieu  ,  et  du  tre'pas  très-aimable 
de  la  Tolontc'. 

JuF.  grand  saint  Pierre  étant  b  la  veille  d'être  mar- 
tyrisé ,  Pange  vint  en  la  prison  qu'il  remplit  foute 
de  splendeur,  éveilla  saint  Pierre,  le  fit  lever,  cein- 
dre, chausser,  vêtir,  lui  ota  les  liens  et  menottes,  le 
tira  hors  de  la  prison,  et  le  mena  au  travers  de  la 
première  et  seconde  garde  jusqu'à  la  porte  de  fer  qui 
mcnoit  en  la  ville,  laquelle  s'ouvrit  devant  eux;  et 
ayant  passé  une  rue,  l'ange  laissa  la  le  glorieux  saint 
Pierre  en  pleine  liberté.  Voila  une  grande  variété 
d'actions  fort  sensibles  :  et  saint  Pierre  n»'anmoins  qui 
avoil  été  éveillé  avant  tontes  choses ,  ne  pensoit  pas  que 
ce  qui  se  faisoit  par  Pange  fût  vrai ,  ains  estimoit  que  ce 
fût  T.me  vision  imap;innire.  Il  étoit  éveillé ,  et  ne  pensoit 
pas  l'être;  il  s'étoit  ch?>ussé  et  vêtu  ,  et  ne  savoit  pas 
qti'il  l'eût  fait;  il  marchoit,  et  n'cstimoit  pas  de  mar- 
cher; et  éloit  délivré,  et  ne  le  croyoit  pas:  et  cela  d'au- 
tant que  la  merveille  de  sa  délivrance  fut  si  grande 


LIVRE  IX,    CIÎAP.  XII.  i59 

qu'elle  occiipoit  son  esprit,  en  telle  sorte  qu'encore  qu'il 
eût  assez  de  sentiment  et  de  connoissance  pour  faire 
ce  qu'il  faisoit,  néanmoins  il  n'en  avoit  pas  assez  pour 
connoître  qu'il  le  faisoit  lëellement  et  tout  de  bon  :  il 
voyoit  bipHrange^  mais  il  ne  s'apercevoit  pas  que  ce 
fût  d'une  vraie  et  naturelle  vision  :  c'est  pourquoi  il 
n'avoit  nulle  consolation  de  sa  délivrance;  jusqu'à  ce 
qu'en  revenant  a  soi,  maintenant ,  dit-il,  je  connais 
en  vérité  que  Dieu  a  envoyé  son  ange ,  et  m'a  dé-' 
livi'é  de  la  main  d' Hé  rodes  et  de  toute  V  attente  du 
peuple  Juif.  {Act*  1 1.) 

Or  il  en  est  de  même,  Théotime,  d^ine  âme  qui  est 
grandement  chargée  d'ennuis  intérieurs.  Car  bien 
qu'elle  ait  le  pouvoir  de  croire ,  d'espérer  et  d'aimer 
Dieu,  et  qu'en  vérité  elle  le  fasse;  toutefois  elle  n'a 
pas  la  force  de  bien  discerner  si  elle  croit,  espère  et 
chérit  son  Dieu,  d'autant  que  la  détresse  l'occupe  et 
accable  si  fort  qu'elle  ne  peut  faire  aucun  retour  sur 
soi-même  pour  voir  ce  qu'elle  fait;  et  c'est  pourquoi  il 
lui  est  avis  qu'elle  n'a  ni  foi ,  ni  espérance ,  ni  charité, 
ains  seulement  des  fantômes  et  inutiles  impressions  de 
ces  vertus-la  qu'elle  sent  presque  sans  les  sentir,  et 
comme  étrangères,  non  comme  domestiques  de  son 
âme.  Que  si  vous  y  prenez  garde,  vous  trouverez  que 
nos  esprits  sont  toujours  en  pareil  état  quand  ils  sont 
puissamment  occupés  de  quelque  violente  passion  : 
car  ils  font  plusieurs  actions  comme  en  songe,  et  des- 
quelles ils  ont  si  peu  de  sentiment,  qu'il  ne  leur  est 
presque  pas  avis  que  ce  soit  en  vérité  que  les  choses 
se  passent.  C'est  pourquoi  le  sacré  Psalmiste  exprime 
la  grandeur  de  la  consolation  que  les  Israélites  eurent 
au  retour  de  la  captivité  de  Babylone,  en  ces  pa- 
r  oies  : 


i6o     TRAITÉ  DE  L^ AMOUR  DE  DIEU. 

LorsquMl  plut  au  Seigneur ,  de  Sîon  le  servage 

En  liberté  changer, 
tJn  tel  ravissement  surprit  notre  courage, 

Que  nous  pensions  songer.  ^^^ 

Et  comme  porte  la  sainte  version  latine  après  les 
Septante  :  I^ous  fumes  faits  comme  consolés  ; 
c'est-a-dire,  l'admiration  de  la  grandeur  du  bien  qui 
nous  arriva  étoit  si  excessive ,  qu'elle  nous  empèchoit 
de  bien  sentir  la  consolation  que  nous  reçûmes;  et 
nous  étoit  avis  que  nous  ne  fussions  pas  ve'ritablement 
console's,  et  que  nous  n'eussions  pas  une  consolation 
en  ve'rité,  ains  seulement  en  figure  et  en  songe. 

Tels  donc  sont  les  sentimens  de  Pâme,  laquelle  est 
entre  les  angoisses  spirituelles  qui  rendent  Faniour  exr 
trêmement  pur  et  net  :  car,  étant  privé  de  tout  plaisir 
par  lequel  il  puisse  être  attaché  a  son  Dieu,  il  nous 
joint  et  unit  h  Dieu  immédiatement,  volonté  a  volonté, 
cœur  a  cœur,  sans  aucune  entremise  de  contentement 
ou  prévention.  Hélas!  Théotime,  que  le  pauvre  cœur 
est  affligé,  quand,  comme  abandonné  de  l'amour,  il 
regarde  partout  et  ne  le  trouve  point ,  ce  lui  semble  î 
11  ne  le  trouve  point  ès-sens  extérieurs,  car  ils  n'en 
sont  pas  capables;  ni  en  l'imagination  qui  est  cruelle- 
ment tourinentée  de  divej'ses  impressions,  ni  en  la 
raison  troublée  de  mille  obscurités  de  discoiirs  et  ap- 
préhensions étranges  :  et  bien  qu'enfin  elle  le  trouve 
en  la  cime  et  suprême  pointe  de  l'esprit  où  cette  divijc 
dilcclion  léaide,  si  est-ce  néanmoins  qu'elle  lemécon- 
noît,  et  lui  est  avis  que  ce  n'est  pas  lui;  parce  que 
la  graiideiu'  des  ennuis  et  des  ténèbies  l'einpêche  de 
sentir  sa  douceur.  Elle  le  voit  sans  le  voir,  et  le  ren- 
couire  sans  le  conuoiuc,  cummc  i?i  c'Jloit  enron^ect 


LIVRE  ÎX,    CHAP.  XIÎ.  i6i 

en  image.  Ainsi  Madeleine  ayant  rencontré  son  cher 
ir.aîlre,  n'en  reçoit  aucnn  allégement,  d'autant  qu'elle 
ne  pensoit  pas  que  ce  fîit  lui,  ains  seulement  le  jar- 
dinier. 

Mais  que  peut  donc  faire  l'âme  qui  est  en  cet  état  ? 
Théotime,  elle  ne  sait  plus  comme  se  maintenir  entre 
tant  d'ennuis,  et  n'a  pluîî  de  force  que  pour  laisser 
mourir  sa  volonté  entre  les  maiss  de  la  volonté  de 
Dieu,  a  l'imitation  du  doux  Jésus,  ([iii  étant  arrivé 
au  corable  des  peines  de  la  croix  qae  le  père 
lui  avoit  préfiG;ées,  et  ne  pouvant  plus  résister  k 
l'extrémité  de  ses  douleurs,  fit  comme  le  cerf,  qui 
hors  d'haleine  et  accablé  de  la  meute,  se  rendant  a 
l'hcrame,  jette  les  derniers  abois  de  larme  a  Toeil, 
Car  ainsi  ce  divin  Sauveur,  proche  de  si  mort  et  je- 
tant les  derniers  soupirs  avec  un  grand  cri  et  force 
larmes  :  hélas I  dit-il,  ô  mon  Pet e^  je  recommande 
mon  esprit  en  vos  ?nains  ^  parole,  Ttiéoti'ue,  qui 
fut  la  dernière  de  toutes ,  et  par  laquelle  le  fiis  hleû^ 
aimé  donna  le  souverain  témoignage  de  -on  amour 
envers  son  père.  Quand  donc  tout  nous  défaut ,  quand 
nos  ennuis  sont  en  leur  extrémité,  cette  parole,  ce  senti- 
ment ,  ce  renoncement  de  notre  âme  entre  les  mains  de 
notre  San  veur  ne  nous  peut  manquer.  Le  filsrecomman- 
dason  esprit  au  Père  en  cette  deruièie  et  incomparable 
détresse;  et  nous,  lorsque  les  convulsions  des  peines 
sp'Tituelles  nous  ôtpnt  toute  autre  sorte  d'allégemens 
c-  de  moyens  de  résister,  recommandons  notre  esprit 
ès-maius  de  ce  fils  éternel  qui  est  notre  vrai  Père;  et 
baissant  la  tête  de  notre  acquiescement  a  son  boa 
plaisir  j  consignons  lui  toute  noire  volonté. 


iG2     TRAITE  DE  L'AMOUPx  DE  DIEU. 
CHAPITRE    XIII. 

Comme  la  voloolë  étant  morte  à  soi,  vit  purement  en  la 
\oloQtc  de  Dieu. 

IN  ous  parlons  avec  une  proprie'té  toute  particulière 
de  la  mort  des  horaineseii  notre  hmgage  françois,  car 
nous  l'appelons  tre'pas,  et  les  niorîs  Ire'passe's^  signi- 
fiant que  la  mort  entre  les  hommes  n'est  qu'im  pas- 
sage d'une  vie  a  Taulre ,  et  que  mouiir  n'est  autre 
chose  sinon  outrepasser  les  confins  de  cette  vie  mor- 
telle pour  aller  k  l'immortelle.  Certes  notre  volonté 
ne  peut  jamais  mourir,  non  plus  que  notre  esprit , 
mais  elle  outrepasse  quelquefois  les  limites  de  sa  \ie 
ordinaire  5  pour  vivie  toute  eu  la  volonté  divine. 
C'est  lorsqu'elle  ne  sait  ni  ne  veut  plus  rien  vouloir, 
âins  elle  s'aLandonne  totalement  et  sans  réserve  au 
bon  plaisir  de  la  divine  Providence ,  se  mêlant  et  dé- 
trempant tellement  avec  ce  bon  plaisir  qu'elle  ne  pa- 
roît  plus,  mais  est  toute  cachée  avec  Jésus-Christ  en 
Dieu,  où  elle  vit,  non  plus  elle-même,  ains  la  vo- 
lonté de  Dieu  vit  en  elle. 

Que  devient  la  clarté  des  étoiles,  quand  le  soleil 
paroit  sur  noire  horizon?  Elle  ne  pirit  certes  pas, 
mais  elle  est  ravie  et  euglouiie  dans  la  souveraine  lu- 
jaiicre  du  soleil,  avec  laquelle  elle  est  heureusement 
mêlée  et  conjointe.  Et  que  devient  la  volonté  humaine, 
^uand  elle  est  entièrement  abandonnée  au  bon  plaisir 
divin?  Elle  ne  péril  pas  toul-b-fait,  mais  elle  est 
tellement  abîmée  et  mêlée  avec  la  volonté  de  Dieu , 
qu'elle  ne  paroît  plus,  et  n'a  plus  aucun  vouloir.^ 


LIVRE  IX,    CIÎAP.  XIII.  i65 

paie  de  celui  de  Dieu.  Imaginez-vous,  Thcotime,  le 
glorieux,  et  non  jamais  assez  loue',  saint  Louis^  qui 
s'embarque  et  fait  voile  pour  aller  outre  mer,  et  voyez 
que  la  reine  sa  chère  femme  s'embarque  avec  sa  ma- 
jesté'. Or ,  qui  eût  demande'  a  cette  brave  princesse  : 
Où  allez-vous,  madame?  elle  eût  sans  doute  re'pondu  ; 
Je  vais  où  le  roi  va.  Et  qui  eût  derechef  demandé  : 
Mais  savez-vous  bien,  madame,  où  le  roi  va?  elle 
eût  aussi  re'pondu  :  Il  me  Fa  dit  en  ge'néral,  et  ne'an- 
moins  je  n'ai  aucun  souci  de  savoir  où  il  va,  ains  seu- 
lement d'aller  avec  lui.  Que  si  on  eût  re'pliqué  :  Donc, 
madame,  vous  n'avez  point  de  dessein  en  ce  voyage? 
Non,  eût-elle  dit,  je  n'en  ai  point  d'autre  que  d'être 
avec  mon  cher  Seigneur  et  mari.  Voire  mais,  lui  eût- 
on  pu  dire,  il  va  en  Egypte  pour  passer  en  Palestine  j 
il  logera  a  Damiette,  dans  Acre  et  plusieurs  autres 
lieux,  n'avez-vous  pas  intention,  madame,  d'y  aller 
aussi?  A  cela  elle  eût  répondu  :  Non  vraiment ,  fe 
n*ai  nulle  intention,  sinon  d'être  auprès  de  mon  roi, 
et  les  lieux  où  il  va  me  sont  indifférens  et  de  nulle 
considération,  sinon  en  tant  qu'il  y  sera;  je  vais  sans 
de'sir  d'aller,  car  je  n'affectionne  rien  que  la  présence 
du  roi.  C'est  donc  le  roi  qui  va,  et  qui  veut  le  voyage, 
et  quant  a  moi ,  je  ne  vais  pas,  je  suis;  je  ne  veux 
pas  le  voyage,  ains  hi  seule  présence  du  roi;  le  sé- 
jour ,  le  voyage  et  toute  sorte  de  diversités  lîi'étant 
tout-a-fiit  indifférentes. 

i  Certes,  si  on  demande  a  quelque  serviteur  qui  est 
a  la  suite  de  son  maître,  où  il  va,  il  ne  doit  pas  ré- 
pondre qu'il  va  en  tel  ou  tel  lieu,  ains  seulement  qu'il 
suit  son  maître  ;  car  il  ne  va  nulle  part  par  sa  volonté, 
ains  seulement  par  celle  de  son  maître.  Ainsi,  mon 
.Théolime,  une  volonté  résignée  en  celle  de  son  Dieu 


i6t      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

ne  doit  avoir  aucun  vouloir,  ains  suivre  simplemeot 
celui  de  Dieu.  Et  comme  celui  qui  est  dans  un  navire, 
ne  se  remue  pas  de  son  mouvement  propre ^  ains  se 
laisse  seulement  mouvoir  selon  le  mouvement  du  vais- 
seau dans  leouel  il  est;  de  même  le  cœur  qui  est  em- 
barqué dans  le  bon  plaisir  divin,  ne  doit  avoir  aucun 
autre  vouloir  que  celui  de  se  laisser  porter  au  vou- 
loir de  Dieu.  Et  lors  le  cœur  ne  dit  plus  :  Voire  vo- 
lonté soit  faite ,  et  non  la^miennex  car  il  n^a  pli  s 
aucune  volonté'  a  renoncer;  ains  il  dit  ces  paroles  : 
Seigneur,  je  remets   ma  volonté   entre  vos  mains 
comme  si  sa  volonté  n'était  plus  en  sa  disposition , 
ains  en  celle  de  la  divine  providence  ;  de  sorte  que  ce 
n'est  pas  proprement  comme  les  serviteurs  suivent 
leurs  maîtres  ;  car  encore  (]\\q  le  voya2:e  se  fasse  par 
la  volonté  de  leur  maître,  leur  suite  toutefois  se  fait 
par  leur  propre  volonté  particulière,  bien  (ju'elle  soit 
une  volonté  e^uivanie  cl  servante,  soumise  et  assujettie 
à  celle  de  leur  maître;  si  que  tout  ainsi  que  le  maître 
et  le  serviteur  sont  deux,  aussi  la  volonté  du  maître 
et  celle  du  serviteur  sont  deux.  Mais  la   volonté  qui 
est  morte  à  soi-même  pour  vivre  en  celle  de  Dieji, 
elle  est  sans  aucun  vouloir  particulier  ,  demeurant 
non  seulement  conforme  et  sujette,  mais  toute  anéan- 
tie en  elle-même  et  convertie  en  celle  de  Dieu; 
connue  on  diroit  d'un  petit  enfant  qui  n*a  point  en- 
core Pusage  de  sa  volonté,  pour  vouloir  ni  aimer 
chose   quelconque   que  le  sein   et   le  visage  de   sa 
chère   utère  ;  car  il   ne  pense  nullement  k    vouloir 
être  d'un   côté  ni   d'autre ,  ni  a   vouloir  ni  aimer 
chose  quelconque ,  sinon  d'être  entre  les  bras  de  sa 
mère,  avec  laquelle  il  pense  être  une  même  chose,  et 
Ij'est  nullement  en  souci  d^accommoder  sa  volonté  k 


LIVRE  IX,    CHAP.  XIV.  i65 

celle  de  sa  mère;  car  il  ne  sent  point  la  sienne,  et  ne 
cuide  pas  d'en  avoir  une ,  laissant  le  soin  a  sa  mère 
i'aller ,  de  faire  et  de  vouloir  ce  qu'elle  trouvera  bon 
pour  lui. 

C'est ,  certes ,  la  souveraine  perfection  de  notre 
volonté  que  d'être  ainsi  unie  a  celle  de  notre  souve- 
rain bien,  comme  fut  celle  du  saint  qui  disoit  :  O 
Seigneur  y  vous  m  avez  conduit  et  mené  à  votre 
volontéy  car  que  vouloit-il  dire,  sinon  qu'il  n'avoit 
nullement  employé  sa  volonté  pour  se  conduire,  s'é- 
tnnt  simplement  laissé  guider  et  mener  a  celle  de  son 
Dieu? 

CHAPITRE   XIV. 

Eclaircissement  de  ce  qui  a  été  dit  touchant  le  trépas  de 
notre  volonté.  « 

Il  est  croyable  que  la  très-sainte  Vierge  Notre-Dame 
recevoit  tant  de  contentement  de  porter  son  cher 
petit  Je'sus  entre  ses  bras,  que  le  contentement  em- 
pêchoit  la  lassitude  ,  ou  du  moins  rendoit  la  lassitude 
agréable;  car  si  de  porter  une  branche  d'agnus-castus 
soulage  les  voyageurs  et  les  délasse,  quel  allégement 
ne  recevoit  pas  la  glorieuse  mère  de  porter  l'agneau 
de  Dieu   immaculé?  Que  si  parfois  elle  le  laissoit 
marcher  sur  ses  pieds  avec  elle,  le  tenant  par  la  main, 
ce  n'étoit  pas  qu'elle  n'eût  mieux  aimé  de  l'avoir 
pendant  à  son  col  sur  sa  poitrine  ;  mais  elJe  le  fai^oit 
pour  l'exercer  a  former  ses  pas  et  a  cheminer  lui- 
même.  Et  nous  autres,  Théotime,  comme  petits  en- 
fans  du  Père  céleste,  nous  pouvons  aller  avec  lui  en 
deux  sortes 3  car  nous  pouvons  aller  premièrement. 


i66    TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

marchant  des  pas  de  notre  propre  vouloir,  lequel  nous 
conformons  au  sien  ,  tenant  toujours  de  la  main  de 
notre  obe'issance  celle  de  son  intention  divine,  et  la 
suivant  partout  où  elle  nous  conduit,  qui  pst  ce  que 
Dieu  requiert  de  nous  par  la  signification  de  sa  vo- 
lonté'; car  puisqu'il  veut  que  je  fasse  ce  qu'il  m'or- 
donne, il  vent   que  j'aye  le  pouvoir  de  le  faire.  Dieu 
m'a  signifié  qull  voulait  que  j€  sanctifiasse  le  jour  du 
repos;  puisqu'il  veut  que  je  le  fasse,  il  veut  donc  que 
je  le  veuille  faire,  et  que  pour  cela  j'aye  mon  propre 
vouloir,  par  lequel  je  suive  le  sien,  me  conformant 
et  correspondant  a  icelui.  Mais  nous  pouvons  aussi 
aller  avec  notre  Seigneur  sans  avoir  aucun  vouloir 
propre ,  nous  laissant  simplement  porter  a  son  bon 
plaisir  divin  comme  un  petit  enfant  entre  les  bras  de 
sa  mère,  par  une  certaine  sorte  de  consentement  ad- 
mirable qui  se  peut  appeler  union,  ou  pluiôt  unité 
de  notre  volonté  avec  celle  de  Dieu.  Et  c'est  la  façon 
a\TC  laquelle  nous  devons  tâcher  de  nous  comporter 
en  la  volonté  du  bon  plaisir  divin,  d'autant  que  les 
effets  de  cette  volonté  du  bon  plaisir  procèdent  pure- 
ment de  sa  Providence,  et  sans^que  nous  les  fassions, 
il  nous  arrivent.  Il  est  vrai  que  nous  pouvons  bien 
vouloir  qu'ils  arrivent  selon  la  volonté  de  Dieu,  et 
ce  vouloir  est  très-bon  ;  mais  nous  pouvons  bien  aussi 
recevoir  les  événemens  du  bon  plai.sir  céleste  par  \mc 
très-simple  tranquillité  de  notre  volonté,  qui,  né 
voulant  chose  quelconque,  acquiesce  simplement  k 
tout  ce  que  Dieu  veut  être  fait  en  nous,  sur  nous  et 
de  nous. 

Si  on  eut  demandé  au  doux  enfant  Jésus,  étant 
porté  eniio  les  bras  de  ?a  mère,  où  il  alloit?  n'eiit-il 
pas  eu  raison  de  répondre  :  Je  ne  vais  pas,  c'est  ma  ^ 


LIVRE  IX,   CHAP.    XIV.  167 

mère  qui  va  pour  moi.  Et  qui  lui  eût  demandé:  Mais 
au  moins  n'allez-vous  pas  avec  votre  mère?  n'eiil-il 
pas  eu  raison  de  dire  :  non,  je  ne  vais  nullement  ;  ou  si 
je  vais  la  par  où  ma  mère  me  porte ,  j'y  n'y  vais  pas 
avec  elle  ni  par  mes  propres  pas,  ains  je  vais  par  les 
pas  de  ma  mère,  par  elle  et  en  elle.  Et  qui  lui  eut 
répliqué  :  mais  au  iiioins,  ô  très-cher  divin  enfant! 
vous  vous  voulez  bien  laisser  porter  k  votre  douce 
mère?  Non  fait  certes,  eut-il  pu  dire,  je  ne  veux  rien 
fie  tout  cela  5  ains  comme  ma  toute  bonne  mère  marche 
pour  moi,  aussi  elle  veut  pour  moi;  je  lui  laisse  éga- 
lement le  sain  et  d'aller  et  de  vouloir  aller  pour  moi 
où  bon  lui  semblera  ;  et  comme  je  ne  marche  que  par 
ses  pas,  atïssi  je  ne  veux  que  par  son  vouloir;  et  dès 
que  je  me  trouve  entre  ses  bras ,  je  n'ai  aucune  atten- 
tion ni  a  vouloir,  ni  k  ne  vouloir  pas,  laissant  tout 
autre  soin  a  ma  mère,  hormis  celui  d'être  sur  son  sein, 
de  5ucer  ses  sacrces  mamelles,  et  de  me  tenir  bien  at- 
taché a  son  col  très-aimable  pour  la  baiser  amoureu- 
sement des  baisers  de  ma  bouche  ;  et  afin  que  vous 
le  sachiez,  tandis  que  je  suis  parmi  les  délices  de  ces 
saintes  caresses  qui  surpassent  toute  suavité,  il  m'est 
avis  que  naa  mère  est  un  arbre  de  vie,  et  que  je  suis 
en  elle  comme  son  fruit,  que  je  suis  son  propre  cœur 
au  milieu  de  sa  poitrine,  ou  son  âme  au  milieu  de  son 
cœur.  C'est  pourquoi  comme  son  marcher  suffit  pour 
elle  et  pour  moi ,  sans  que  je  me  mêle  de  faire  aucun 
pas,  aussi  sa  volonté  suffit  pour  elle  et  pour  moi,  sans 
que  je  fasse  aucun  vouloir  pour  ce  qui  est  d'aller  ou 
de  venir  :  aussi  ne  prends-je  point  garde  sie'leva  vite 
ou  tout  bellement,  ni  si  elle  va  d'un  côté  ou  d'autre, 
ni  je  ne  m'enquiers  nullement  où  elle  veut  aller;  me - 
coiucniant  qite,  comme  que  ce  soit,  je  suis  toujours 


i68     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

entre  ses  bras,  joignant  ses  amiables  mamelles  où  je 
me  repais  comme  entre  les  lia,  O  divin  enfant  de 
Marie!  permettez  a  raa  che'tive  âme  ces  élans  de  di- 
lection.  Or,  allez  donc,  ô  cher  petit  enfant  très-ai- 
mable, ou  plutôt  n'allez  pas,  mais  demeurez  ainsi 
saintement  collé  a  la  poitrine  de  votre  douce  mère; 
allez  toujours  en  elle  et  par  elle,  ou  avec  elle  et  n'al- 
lez jamais  sans  elle,  tandis  que  vous  êtes  enfant.  O 
que  bienheureux  est  le  sein  qui  vous  a  porté  ^  et 
les  mamelles  que  vous  avez  sucées  I  {^Luc.  1 1.  27.) 
Le  Seigneur  de  nos  âmes  eut  l'usage  de  raison  dès 
l'instant  de  sa  conception  au  sein  de  sa  mère,  et  pou- 
voit  faire  tous  ces  discours ,  ouï  même  le  glorieux  saint 
Jean,  son  précurseur,  dès  le  jour  de  la  sainte  visita- 
lion.  Et  bien  que  l'un  et  l'autre  pendant  ce  temps -ik 
et  celui  de  l'enfance  jouît  de  sa  propre  liberté  pour 
vouloir  et  ne  vouloir  pas  les  choses,  si  est-ce  qu'ils 
laissèrent  le  soin  en  ce  qui  étoit  de  leur  conduite  ex- 
térieure, a  leurs  mères,  de  faire  et  vouloir  pour  eux 
ce  qui  étoit  requis. 

Théotime,  nous  devons  être  comme  cela,  nous 
rendant  pliables  et  maniables  au  bon  plaisir  divin  , 
comme  si  nous  étions  de  cire;  ne  nous  amusant  point 
a  souhaiter  et  vouloir  et  faire  a  Dieu  pour  nous  ainsi 
qu'il  lui  plaira  ;  jetant  en  lui  toute  notre  sollici- 
tude ^  d  autant  qu'il  a  soin  de  nous,  ainsi  que  le 
saifit  apôlre.  Et  notez  qu'il  dit ,  toute  notre  sollici^ 
tude ^  c'est  adiré,  autant  celle  que  nous  avons  de 
recevoir  les  évéuemens  ,  connue  celle  de  vouloir 
ou  ne  vouloir  pas  :  car  il  aura  soin  du  succès  de 
nos  affaires,  et  de  vouloir  pour  nous  ce  qui  sera  le 
lueillcur. 

Cependant  employons  chèrement  notre  soin  a  bcnir  ., 


LIVRE  IX,    CHAP.  XV.  169 

Dieu  de  tout  ce  qu'il  fera ,  à  l'exemple  de  Job,  disant  : 
Le  Seigneur  ni  a  c?o/z/2e  beaucoup,  le  Seigneur  me 
la  d/e;  le  nom  du  Seigneur  soit  béni  [Joh,  i.  21). 
Non ,  Seigneur ,  je  ne  veux  aucuns  événemens  :  car 
je  les  vous  laisse  vouloir  pour  moi  tout  h  votre  gré; 
mais  en  lieu  de  vouloir  les  éve'oemens,  je  vous  be'nis 
de  quoi  voujâes  aurez  voulus,  0  The'otime  !  que 
cette  occup^ron  de  notre  volonté  est  excellente, 
quand  ellequittele  soin  de  vouloir  et  choisir  les  effets 
du  bon  plaisir  divin,  pour  louer  et  remercier  ce  bon 
plaisir  de  tels  eff'ets, 

CHAPITRE    XV. 

Du  plus  excellent  exercice  que  nous  puissions  faire  parmi  les 
peines  inle'rieures  et  exte'rieures  de  celte  vie,  en  suite  de  l'ia- 
difFérence  et  trépas  de  la  volonté. 

xJéniR  Dieu  et  le  remercier  pour  tous  les  événemens 
que  sa  providence  ordonne,  c'est  a  la  vérité  une  oc- 
cupation toute  sainte;  mais  si  tandis  que  nous  laissons 
le  soin  k  Dieu  de  vouloir  et  faire  ce  qui  lui  plaît  en 
nous,  et  de  nous,  sans  être  attentifs  a  ce  qui  se  passe 
quoique  nous  le  sentions  bien,  nous  pouvions  diver- 
tir notre  cœur  et  appliquer  notre  attention  en  la  bonté 
et  douceur  divine;  la  bénissant,  non  en  ses  effets  ni 
ès-événemens  qu'elle  ordonne,  mais  elle-même  et  en 
sa  propre  excellence,  nous  ferions  sans  doute  un 
exercice  beaucoup  plus  éminent. 

Démétrius  tenant  le  siège  devant  Rhodes,  Proto- 
gènes qui  étoit  en  une  petite  maisou  des  faubourgs, 
U.  8 


3  70    TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

jie  cessa  jamais  de  travailler,  mais  avec  tant  d'assu- 
rance et  de  repos  d'esprit,  qu'encore  qu'on  lui  tînt 
presque  toujours  l'e'pée  à  la  gorge,  il  fit  Pexcellent 
chef  d'œuvre  d'un  Satyre  admirable,  qui  s'égayoit  a 
jouer  du  flageolet.  O  Dieu!  quelles  âmes,  qui,  entre 
toutes  sortes  d'accidens,  tiennent  toujours  leur  atten- 
tion et  affection  sur  la  bonté  éternelle,  pour  l'honorer 
et  chérira  jamais  ! 

La  fille  d'un  excellent  médecin  et  chirurgien, 
étant  en  fièvre  continue»,  et  sachant  que  son  père 
l'aimoit  uniquement ,  disoit  k  l'une  de  ses  amies  :  je 
sens  beaucoup  de  peine,  mais  pourtant  je  ne  pense 
point  aux  remèdes;  car  je  ne  sais  pas  ce  qui  pourroit 
servir  h  ma  guérison.  Je  pourrois  désirer  une  chose , et 
il  m'en  faudrolt  une  autre.  Ne  gagné-je  donc  pas 
mieux  de  laisser  tout  ce  soin  a  mon  père,  qui  sait, 
qui  peut  et  qui  veut  pour  moi  tout  ce  qui  est  requis 
à  ma  santé?  J'aurois  tort  d'y  penser,  car  il  y  pensera 
assez  pour  moi;  j'aurois  tort  de  vouloir  quelque 
chose,  car  il  voudra  assez  tout  ce  qui  me  sera  profi- 
table. Seulement  donc  j'attendrai  qu'il  veuille  ce  qu'il 
jugera  expédient,  et  ne  m'amuserai  qu'a  le  regarder 
quapd  il  sera  près  de  moi,  a  lui  témoigner  mon 
amour  filial,  et  lui  faire  connoître  ma  confiance  par- 
faite. Et  sur  ces  parcfles  elle  s'endormit,  tandis  que 
son  père  jugeant  a  propos  de  la  saigner ,  disposa  ce 
qui  étoit  requis,  et  venant  b  elle,  ainsi  qu'elle  se  ré- 
veilla, apièii  l'avoir  interrogée  comme  elle  se  trouvoit 
de  son  sommeil,  il  lui  demanda  si  elle  ne  vouloil  pas 
bien  être  saignée  pour  guérir.  Mon  père,  répondit- 
elle,  je  suis  vôtre  :  je  ne  sais  ce  que  je  dois  vouloir 
pour  guérir,  c'est  a  vous  de  vouloir  et  faire  pour  moi 


i 


LIVRE  IX,    CHAP.  XV.  171 

tout  ce  qui  vous  semblera  bon  :  car  quant  a  moi ,  il  me 
suffit  de  vous  aimer  et  aimer  et  bouorer  de  tout  mon 
cœur  comme  je  lais.  Voila  donc  qu'on  kii  bande  le 
bras,  et  que  le  père  même  porte  la  lancette  sur  la 
veine.  Mais  tandis  qu'il  donne  le  coup  et  que  le  sang 
en  sort,  jamais  cette  aimable  fille  ne  regarda  son  bras 
piqué,  ni  son  sang  sortir  de  la  veine;  ains  tenant  les 
yeux  arrêtés  sur  le  visnge  de  son  père,  elle  ne  disoit 
autre  chose,,  sinon  parfois  tout  doucement:  Mon  père 
m'aime  bien,  et  moi  je  suis  toute  sienne;  et  quand 
tout  fut  fait,  elle  ne  le  remercia  point,  mais  seule- 
ment répéta  encore  une  fois  les  mêmes  paroles  de  son 
élection  et  confiance  filiale. 

Or,  dites  moi  maintenant,  mon  ami  Tbéotime, 
cette  fille  ne  témoigria-t-elle  pas  un  amour  phîs  at- 
tentif et  plus  solide  envers  son  père,  que  si  eile  eut 
eu  beaucoup  de  soin  de  lui  demander  des  remèdes  a 
son  mal, de  regarder  comme  on  lui  ouvroitla  veine, 
ou  comme  le  sang  couloit,  de  lui  dire  beaucoup  de 
paroles  de  remercîraens?  Il  n'y  a  certes  doute  quel- 
conque en  cala  :  car  si  elle  eut  pensé  a  soi,  qu'eiit  elle 
gagné,  sinon  d'avoir  souci  inutile,  puisque  son  père 
en  a  voit  assez  pour  elle?  Regardant  son  bras,  qu'eût- 
elle  fait,  sinon  recevoir  de  la  frayeur?  Et  remerciant 
son  pèie,  qiielle  vertu  eùtelle  pratiquée,  sinon  celle 
de  la  gratiti';de?  N'a-t-elle  pas  donc  mieux  fait  de 
s'occuper  toute  ès-démonstralionsde  son  amour  filial, 
infiiiiment  plus  agréable  au  père  que  toute  autre 
vertu? 

Mes  yeux  sont  toujours  au  Seigneur^  car  il 
désengagera  mes  pieds  des  filets  et  des  pièges. 
{Ps,  24.   i5. )Es-lu   touibé   dans  les  filets  des 


172     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

adversités?  eh!  ne  regarde  pas  ton  aventure,  ni  les 
pièges  ès-quels  tu  es  pris  ;  regarde  Dieu ,  et  le  laisse 
faire,  il  aura  soin  de  toi.  Jette  ta  pensée  sur  liii^  et 
il  te  nourrira»  [Ps.  5±.  23).  Pourquoi  te  mêles- 
tu  de  vouloir  ou  de  ne  vouloir  pas  les  événemens  et 
accidens  du  monde,  puisque  tu  ne  sais  pas  ce  que  lu 
dois  vouloir,  et  que  Dieu  voudra  toujours  assez  pour 
toi  tout  ce  que  tu  pourras  vouloir  sans  que  tu  t'en 
mettes  en  peine?  Attends  donc  en  repos  d'esprit  les 
effets  du  bon  plaisir  divin,  et  que  son  vouloir  te  suf- 
fise ,  puisqu'il  est  toujours  très  bon;  car  ainsi  ordonna- 
t-il  a  sa  bien-aimée  sainte  Catherine  de  Sienne,  pense 
en  moi,  lui  dit-il,  et  je  penserai  pour  toi. 

Il  est  fort  mal-aisé  de  bien  exprimer  celte  extrême 
jndiffe'rence  de  la  volonté  humaine,  qui  e.^t  ainsi  re'- 
duite  fct  trépassée  en  la  volonté  de  Dieu  :  car  il  ne 
faut  pas  dire,  ce  me  semble,  qu'elle  acquiesce  a  celle 
de  Dieu,  puisque  Pacquiescement  est  un  acte  de  l'âme 
qui  déclare  son  consentement.  Il  ne  faut  pas  dire  non 
plus  qu'elle  accepte  ni  qu'elle  reçoit,  d'autant  qu'ac- 
cepter et  recevoir  sont  certaines  actions  qu'on  peut, 
en  certaine  façon,  appeler  actions  passives,  par  les- 
quelles nous  embrassons  et  prenons  ce  qui  nous  arrive. 
Il  ne  faut  pas  dire  aussi  qu'elle  permet,  d'autant  que 
la  permission  est  une  action  de  la  volonté,  et  par 
conséquent  un  certain  vouloir  oisif  qui  ne  veut  voi- 
reinent  rien  faire,  mais  veut  pourtant  laisser  faire.  Il 
nie  semble  donc  plutôt  que  l'àme  qui  est  en  cette  in- 
différence, et  qui  ne  veut  rien,  ains  laisse  vouloir  à 
Dieu  ce  qui  lui  plaira,  doit  ê4k  dite  avoir  sa  volonté 
en  une  simple  et  générale  attente;  d'autant  qu'at- 
tendre ce  n'est  pas  faire  ou  agir ,    ains  demeurer 


LIVRE  IX,    CHAP.  XV.  17P 

exposé  h  qiiel{|^e  événement.  Et  si  vous  y  prei:.e'/i 
garde,  l'attente  de  l'àme  est  vraiment  volontaiiej  et 
toutefois  ce  n'est  pas  une  action ,  mais  une  simple 
disposition  h  recevoir  ce  qui  arrivera  :  et  lorsque 
les  évéuemens  sont  arrivés  et  reçus  ,  Tattente  se 
convertit  en  consentement  ou  acquiescement;  mais 
avant  la  venue  d'iceux,  en  vérité  l'âme  est  en  nne 
simple  attente ,  indifférente  a  tout  ce  qu'il  plaira  à  la 
volonté  divine  d'ordonner. 

Not»e  Sauveur  exprime  ainsi  l'extrême  soumissîoTi 
de  sa  volonté  humaine  a  celle  de  son  père  éiernel  : 
Le  Seigneur  Dieu,  dit  il,  a  ouvert  mon  oreille^ 
c'est-b-dire  m'a  annoncé  son  bon  plaisir  touchant  la 
multitude  des  travaux  que  je  dois  souffrir;  et  moi; 
dit-il  par  après  ^je  ne  contredis  point ,  je  ne  me  re- 
tire point  en  arrière.  (Isa.  5o.  5.)  Qu'est  ce  k  dire, 
Je  ne  contredis  points  je  ne  m,e  retire  point  en 
arriérée!  sinon  ma  volonté  est  en  une  simple  attente, 
et  demeure  disposée  a  tout  ce  que  celle  de  Dieu  or- 
donnera ;  ensuite  de  quoiy'e  baille  et  abandonne  mon 
corps  à  la  merci  de  ceux  qui  le  battront ,  et  mes 
joues  à  ceux  qui  les  pèleixtnt^  préparé  a  tout  ce 
qu'ils  voudront  faire  de  moi.  Mais  voyez,  je  vous 
prie,  Théotirae,  que  tout  ainsi  que  notre  Sauveur, 
après  l'oraison  de  résignation  qu'il  fit  au  jardin  des 
Olives,  et  sa  prise,  se  laissa  manier  et  mener  au  gre' 
de  ceux  qui  le  crucifièrenf ,  avec  un  abandonnement 
admirable  de  son  corps  et  de  sa  vie  entre  leurs  mains , 
aussi  mit-il  son  âme  et  sa  volonté  par  une  indifférence 
très-parfaite  ès-ma*DS  de  son  père  éternel.  Car  bien 
qu'il  dît  :  Mon  Dieu  ,  mon  Dieu,  pourquoi  m^is- 
tu  ahandonnél  (  Maiik,  '2'j.  16.)  ce  fut  pour  nous 


17^     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 


faire  savoir  les  véritables  amertumes  jt  peines  de  son 
âme,  et  noii  pour  contrevenir  a  la  tres-sainte  indiffé- 
rence en  laquelle  il  étoit,  ainsi  qu'il  montra  bientôt 
après,  concluant  toute  sa  vie  et  sa  passion  par  ces  in- 
comparables paroles  :  Mon  père  ,  je  remets  mon 
esprit  entre  vos  mains.  i^Luc  25.  '±6.) 

CHAPITRE    XVI. 

Da  dépouillement  parfait  de  l'âme  unie  à  la  volonté  de 

Dieu. 

J1.EPRÉS ENTONS-NOUS  le  doux  Jésus  ,  Th^'otime  , 
chez  Piîate,  où,  pour  l'amour  de  cous,  les  gens  d'armes, 
ministres  de  la  mort,  le  dévêtirent  de  ses  habits  Pun 
après  Pautre;  et  non  contens  de  cela,  lui  ôtèrent  en- 
core sa  peaU;,  la  déchirant  a  coups  de  verges  et  de 
fouets  :  comme  par  après  son  âme  fut  dépouillée  de 
son  corps,  et  le  corps  de  sa  vie,  par  la  mort  qu'il 
souffrit  en  la  croix;  mais  trois  jours  passés,  par  sa 
très-sainte  résurrection,  Pâme  se  revêtit  de  son  corps 
glorieux,  et  le  corps  de  sa  peau  immortelle,  et  s'ha- 
billa de  vêteraens  différens,  ou  en  pèlerin,  ou  en  jar- 
dinier ,  ou  d'autre  sorte ,  selon  que  le  salut  des  hommes 
et  la  gloire  de  son  père  le  requéroient.  L'amour  fit 
tout  cela,  Théolime;  et c'e'st l'amour  aussi  qui  entrant 
en  une  âme,  afin  de  la  faire  heureusement  mourir k 
soi  et  revivre  a  Dieu,  la  fait  dépouiller  de  tous  les 
désirs  humains  et  de  l'estime  de  soi-même,  qui  n'est 
pas  moins  attachée  a  l'esprit  que  la  peau  \  la  chair,  et 
la  dénué  enfin  des  affections  plus  aimables  :  comme 


LIVRE  IX,    CHAP.  XVÎ.  i;^ 

sont  celles  qu'elle  avoit  aux  consolations  spirituelle* , 
aux  exercices  de  pie'té,  et  a  la  perfection  des  vertus^ 
qui  sembloient  être  la  propre  vie  deFâuie  dévote. 

Alors,  Theotime,  J'âme  a  raison  de  s'écrier  :  J'ai 
été  mes  habits,  comme  m  en  revêtir  aijelJ' ai  lave 
mes  pieds  de  toutes  sortes  d'affections,  comme  Ls 
sa  aille  rois 'je  de  rechef?  Nue  je  suis  sortie  de  la 
main  de  Dieu  ,  et  ntiejy  retournerai.  LeSeigneur 
m' avoit  û?o/z/2e  beaucoup  de  désirs,  le  Seigneur  me 
les  aotésy  son  saint  no7n  soit  héjii.  Oui,  Théofiaie  , 
le  niêiue  Seigneur  qui  nous  fait  désirer  les  vertus  en 
notre  commencement,  et  qui  nous  les  fait  pratiquer 
en  toutes  occurrences ,  c'est  lui-même  qui  nous  ôîé 
l'affection  des  vertus  et  de  tous  les  exercices  spirituel?; 
afin  qu'avec  plus  de  tranquillité',  de  pureté  et  de 
simplicité,  nous  n'affectionnions  rien  que  le  bon  plai» 
sir  de  sa  divine  majesté.  Car  comme  la  belle  et  sage 
Judith  avoit  voirement  dans  ses  cabinets  ses  beaux 
habits  de  fête,  et  néanmoins  ne  les  affectionnoit  point, 
ni  ne  s'en  para  jamais  en  sa  viduîté,  sinon  quand  ins* 
pirée  de  Dieu  elle  alla  ruiner  Holoferne;  ainsi  quoi- 
que nous  a^'ons  appris  la  •pratique  des  vertus  et  les 
exercices  de  dévotion,  si  est-ce  que  nous  ne  les  de- 
vons point  affectionner,  ni  en  revêtir  notre  cœur,  si- 
non a  mesure  que  nQ,us  savons  que  c'est  le  bon  plaisir 
de  Dreu.  Et  comme  Judith  demeura  toujours  eu  habits 
de  deuil,  sinon  en  cette  occasion  en  laquelle  Dieu 
voulut  qu'elle  se  mît  en  pompe;  aussi  devons-nous 
paisiblement  demeurer  revêtus  de  notre  misère  et  ab- 
jection parmi  nos  imperfections  et  foiblesses ,  jusqu'à 
ce  que  Dieu  nous  exalte  a  la  pratique  des  excellentes 
ajctions. 


176     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

On  ne  peiit  longuement  demeurer  en  cette  privation, 
dépouillé  de  toute  sorte  d'affcctious.  C'est  pourquoi , 
selon  l'avis  du  salut  Apôtre,  après  que  nous  avons 
Ole  les  petemens  du  vieil  Adam  ,  il  se  faut  revêtir  dea 
'*linhitsdu  nouvel  homme,  c'est-à-dire  ,  de  Jésus- 
Christ  :  car  ayant  tout  renoncé,  voire  même  les  aifec- 
lions  des  rertus,  pour  ne  vouloir  ni  de  celles-là,  ni 
«^'antres  quelconques ,  qu'autant  que  le  bon  plaisir 
divin  portera;  il  nous  faut  revêtir  derechef  de  plu- 
sieurs affections ,  et  peut-être  des  mêmes  que  nous 
avons  renoncées  et  résignées;  mais  il  s'en  faut  de  re- 
chef revêtir,  non  plus  parce  qu'elles  nous  sont  agréa- 
bl:.^s,  utiles,  honorables,  et  propres  a  contenter  l'amour 
que  nous  avons  pour  nous-mêmes,  ains  parce  qu'elles 
sont  agréables  a  Dieu,  utiles  k  son  honneur,  et  des- 
tinées a  sa  gloire. 

Eli^zcr  pfvrioit  despendans  d^oreilles,  des  bracelets 
et  des  vêtemens  neufs  pour  la  fille  que  Dieu  avoit 
préparée  au  fils  de  son  maître;  et  par  effet  il  les  donna 
à  la  vierge  Rebecca,  sitôt  qu'il  connut  qu'elle  étoit 
celle-là.  Il  ftut  des  habits  neufs  pour  l'épouse  du  Sau- 
veur. Si  pour  l'amour  deJui  elle  s'est  dépouillée  de 
l'affection  ancienne  qu'elle  avoit  k  ses  parens,  au 
pays,  a  la  maison  ,  aux  amis ,  il  faut  qu'elle  en  prenne 
une  toute  nouvelle,  affectionnait  tout  cela  en  son 
rang,  non  plus  selon  les  considérations  humaines, 
mais  parce  que  l'Epoux  céleste  le  veut ,  le  commande 
et  l'entend ,  et  qu'iZa  mis  un  tel  ordre  en  la  charité. 
Si  on  s'est  dénué  de  la  vieille  afftxlion  aux  consola- 
tions spirituelles,  aux  exercices  de  la  dévotion,  a  la 
pratique  des  vertus,  voire  même  a  notre  propre  avan- 
cement en  la  peifjciion ,  il  se  faut  revêtir  d'une  autre 


LIVRE  ÎX,    CHAP.  IX.  1^7 

affection  toute  nouvelle,  aimant  toutes  ces  ^âces  et 
faveurs  célestes,  non  plus  parce  qu'elles  perfeclionnent 
et  ornent  noire  esprit,  mais  parce  que  le  nom  de  notre 
Seigneur  en  est  sanctifié,  que  son  royaume  en  est  en- 
richi ,  et  son  bon  plaisir  glorifié. 

Ainsi  saint  Pierre  s'habille  dans  la  prison  ,  non  par 
son  élection,  mais  a  mesure  que  l'ange  le  lui  com- 
mande. Il  met  sa  ceinture,  puis  ses  sandales ,  puis  ses 
autres  vêtemens.  Et  le  glorieux  saint  Paul ,  dépouillé 
en  un  moment  de  toutes  affections.  Seigneur,  dit- il, 
cfim  voulez-vous  que  je  fasse  ?  c'est-a-dire  ,  que 
vous  plaîl-il  que  j'affectionne;  puisque  me  jetant  a 
terre,  vous  avez  fait  mourir  ma  volonté  propre?  Ebî 
Seigneur^  mettez  votre  bon  plaisir  en  sa  place;  et 
in  enseignez  défaire  votre  volonté^  car  vous  êtes 
mon  Dieu.  (  Ps.  i42.  10.  )  Tuéotime ,  quicon- 
que a  tout  quitté  pour  Dieu,  ne  doit  rien  reprendre 
que  comme  Dieu  le  veut;  il  ne  nourrit  plus  son  corps, 
sinon  comme  Dieu  l'ordonne,  afin  qu'il  serve  a  l'es- 
prit, il  n'étudie  plus  que  ponr  servir  le  prochain  et 
sa  propre  âme.  selon  l'intertion  divine;  il  pratique 
les  vertus ,  non  selon  qu'elles  sont  plus  h  son  gré , 
mais  selon  que  Dieu  le  désire. 

Dieu  commanda  au  prophète  Isaïe  de  se  dépouiller, 
et  il  le  fit;  marchant  et  prêchant  en  cette  sorte  ,  ou 
trois  jours  entiers,  comme  quelques-uns  disent,  ou 
trois  ans,  comme  les  autres  pensent  :  puis  il  1  éprit 
ses  habits  quand  le  terme  que  Dieu  lui  avoit  préfigc 
fut  passé.  Ainsi  se  faut  il  dénuer  de  toutes  aftectious, 
petites  et  grandes ,  et  faut  souvent  examiner  notre 
cœur  pour  voir  sïl  est  bien  prêt  a  se  dévêtir,  comn.e 
fit  IsaiCj  de  tous  ses  habits;  puis  j éprendre  aus.i, 

8  ' 


178    TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

quand  il  est  temps  les  affections  convenables  «iu  ser- 
vice de  la  charité,  afin  de  mourir  en  croix  nus  avec 
notre  divin  Sauveur  ,  et  ressusciter  par  après  en  un 
nouvel  homme  avec  lui.  U  amour  est  fort  comme 
la  mo?'t,  pour  nous  faire  tout  quitter  :  il  est  magni- 
fique comme  la  re'surrectionj  poumons  parer  de  gloire 
€t  d'honneur. 


n.V  DU   NEUVIEME  LIVRE. 


I 


LIVRE  X,   CHAP.  I.  179 


'lÊlttSi*ivv%/\i\/>i%\iv\ni%i\i\,xKy/\i^%i\r\n)\j\i\i%f%i\iv\i\i\niv\i\n/\i\fkni^^ 


LIVRE   DIXIEME. 

**,  . 

Du  commandemei|t  d'aimer  Dieu  sur  toutes 
Choses.  "^ 


CHAPITRE  PREMIER. 

De  la  douceur  du  commandement  que  Dieu  nous  a  fait  de 
Taimer  sur  toutes  choses. 

J^'homjvie  est  la  perfection  de  Punivers;  Pesprit  est 
la  perfection  de  l'homme;  l'amour,  celle  de  Pesprit , 
et  la  charité,  celle  de  l'amour.  C'est  pourquoi  l'a- 
mour de  Dieu  est  la  fin ,  la  perfection  et  l'exellence 
de  l'univers.  En  cela,  The'otime,  consiste  la  gran- 
deur et  primauté  du  commandement  de  Paraour  divin 
que  le  Sauveur  nomme  le  premier  et  le  très-grand 
commandement.  Ce  commandement  est  comme  un 
soleil  qui  dgnne  le  lustre  et  la  dignité  à  toutes  les  lois 
sacrées,  a  toutes  les  ordonnances  divines^  et  k  toutes 
les  saintes  4critures.  Tout  est  fait  pour  ce  céleste 
amour,  et  tout  se  rapporte  k  icelui.  De  l'arbre  sacré 
de  ce  commandement  dépendent  tous  les  conseils, 
exhortations,  inspirations  et  les  autres  coramacde- 
inens,  comme  ses  fleurs;  et  la  vie  éternelle,  comme 
son  fruit;  et  tout  ce  qui  ne  tend  point  a  Pamour  éter- 
nel, tend  a  la  mort  éternelle.  Grand  commandement 
duquel  la  parfaite  pratique  dure  en  la  vie  éternelle  j 
Jiins  n'est  autre  chose  que  la  vie  éternelle. 


i6o    TRAITÉ  DE  UAMOUR  DE  DIEU. 

Mais  voyez,  Theotime,  combien  cette  loi  d'amour 
est  aimable.  Eh  I  Seigneur  J)ieu ,  ne  siiffisoit-il  pas 
qu'il  vous  plût  de  nous  permettre  ce  divin  amour, 
comme  Laban  permit  celui^k  Rachel  a  Jacob,  sans 
qu'il  vous  pliât  encore  de  i4Bb  y  semondr.e  par  exhor- 
tations, de  nous  y  pousser  pa^pros  commandemens? 
Mais  non  ,  bonté  divine,  afin  que  ni  votre  grandeur, 
ni  notre  bassesse,  ni  prétexte  quelconque  ne  nous  re- 
lardât de  vous  aimer,  vous  nous  le  commandez.  Le 
pauvre  Appelles,  ne  se  pouvant  garder  d'aimer,  n'o- 
soit  toutefois  aimer  la  belle  Compaspé,  parce  qu'elle 
apparienoit  au  grand  Alexandre.  Mais  quand  il  eut 
congé  de  l'aimer,  combien  s'en  estima-t-il  oblige  k 
celui  qui  le  lui  permettoit!  Il  ne  savoit  s'il  devoit  plus 
aimer  ou  cette  belle  Compaspé  qu'un  si  grand  empe- 
reur lui  avoit  quittée,  ou  ce  grand  empereur  qui  lui 
avoit  quitté  une  si  belle  Compaspé. 

O  vrai  Dieu  !  si  nous  le  savions  entendre,  mon  cher 
Théolime,  quelle  obligation  aurions-nolis  a  ce  souve- 
rain bien,  qui  non  seulement  nous  permet,  mais  nSus 
commande  de  l'aimer!  Hélas,  o  Dieu!  je  ne  sais  pas 
si  je  dois  plus  aimer  votre  infinie  beauté  qu'une  si  di- 
vine bonté  m'ordonne  d'aimer,  ou  votre  A'vine  bonté 
qui  m'ordonne  d'aimer  une  si  très-infinie  beauté.  O 
beauté,  combien  êtes-vous  aimable^  ra'c%int  octroyée 
par  une  si  immense  bonté!  0  bonté,  que  vous  êtes 
aimable  de  me  communiquer  une  si  éminente  beauté! 

Dieu,  an  jour  du  jugement ,  imprimera  ès-esprits 
des  damtiés  ^appréhension  de  la  perte  qu'ils  feront , 
en  une  façon  admirable;  car  la  divine  majesté  leur 
fora  clairement  voir  la  souveraiie  beauté  de  sa  face 
et  les  trésors  de  sa  bonté,  et  h  la  vue  de  cet  abîme 
iiiûui  de  délices  ;  la  volonté,  par  un  effort  extrême, 


LIVRE  X,    CHAP.  L  iSi 

se  voudra  laucer  sur  icelui ,  pour  s'unir  a  lui  et  jouir 
de  son  amour;  mais  ce  sera  pour  néant,  d'autant 
qu'elle  sera  comme  une  femme  qui ,  entre  les  dou- 
leurs de  l'enfantement ,  après  avoir  enduré  des  vio- 
lentes tranchées  ,  des  convulsions  cruelles  et  des 
détresses  ii)supporiab!es ,  meurt  enfin  sans  pouvoir 
enfanter;  car  a  mesure  que  la  claire  et  belle  connois- 
sance  de  la  divine  beauté  aura  pénétré  les  entende- 
mcns  de  ces  esprits  infortunés,  la  divine  justice  ôtera 
tellement  la  force  a  la  volonté,  qu'elle  ne  pourra 
nullement  aimer  cet  objet  que  Tentendement  lui  pro- 
posera et  représentera  être  tant  aimable  ;  et  cette  vue, 
qui  (jji^oit  engendrer  un  si  grand  amour  en  la  volonté, 
en  lieu  de  cela,  y  fera  naître  une  tristesse  infinie, 
laquelle  sera  rendue  éternelle  par  la  souvenance  qui 
demeurera  k  jamais  en  ces  âmes  perdues  de  la  souve- 
raine beauté  qu'elles  auront  vue,  souvenance  stérile 
de  tout  bien,  ains  fertile  de  travaux,  de  peines,  de 
tourmens  et  de  désespoirs  immortels;  d'autant  qu'en 
la  volonté  se  trouvera  tout  ensemble  une  impossi- 
bilité, ains  une  efFrovable  et  éternelle  aversion  et 
répugnance  d'aimer  cette  tant  désirable  excellence; 
si  que  les  misérables  damnés  demeureront  a  jamais 
en  une  rage  désespérée  de  savoir  une  perfection  si 
souverainement  aimable,  sans  en  pouvoir  jamais  avoir 
ni  la  jouissance,  ni  l'amour;  parce  que,  tandis  qu'ils 
l'ont  pu  aimer,  ils  ne  Pont  pas  voulu.  Ils  brûleront 
d'une  soif  d'autant  plus  violente,  que  le  souvenir 
^e  cette  source  des  eaux  de  la  vie  éternelle  aiguisera 
leurs  ardeurs;  iîs  mourront  iiiimortellement,  comme 
des  chiens ,  d'une  faim,  d'autant  plus  véhémente  , 
tjiie  leur  mémoii^  en  affinera  rinsatiable  cruauté  par 
k  souvenii^  du  festin  duquel  ils  auront  été  privés. 


i62     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

Car  alors  frémîssaDt  de  rage , 
Le  pervers  tout  sec  deviendra  : 
Mais ,  quoi  que  b?asse  en  son  courage 
Le  méchant^  tout  lui  défaudra. 

Certes,  je  ne  voudrois  pas  assurer  que  celte  vue  de 
la  beauté  de  Dieu  que  les  malheureux  auront,  comme 
en  e'ioïse,  et  a  guise  d'un  éclair,  doive  être  de  même 
clarté  que  celle  des  bienheureux  5  mais  elle  sera  pour- 
tant si  claire,  qu'zV*  verront  le  Fih  de  l'homme 
en  sa  majesté,  ils  verront  celui  qu'ils  ont  percéy 
(Joa?i,  19.  37.)  et  par  la  vue  de  celte  gloire,  con- 
Doîtront  la  grandeur  de  leur  perle.  Oh!  si  Dieu  avoit 
défendu  a  l'homme  de  l'aimer ,  que  de  regrets  è^mes 
généreuses  î  Que  ne  feiaient-elles  pas  pour  en  obtenir 
la  permission!  David  entra  au  hasard  d'un  combat 
extrêmement  rude  pour  avoir  la  fille  du  roi.  Et  qu'est- 
ce  que  ne  fit  pas  Jacob  pour  pouvoir  épouser  Rachel , 
et  le  prince  Sichem  pour  avoir  Dina  en  mariage?  Les 
damnés  s'eslimeroient  bienheureux  ,  s'ils  pensoient 
de  pouvoir  quelquefois  aimer  Dieu ,  et  les  bienheu- 
reux s'estimeroient  damnés,  s'ils  croyoient  de  pou- 
voir être  une  fois  privés  de  cet  amour  sacré. 

Eh!  vrai  Dieu!  con^bien  est  désirable  la  suavité  de 
ce  commandement,  Théotime,  puisque  si  la  volonté 
le  faisoit  aux  damnés,  ils  seroieut  en  un  moment  dé- 
livrés de  leur  plus  grand  malheur,  et  que  les  bien- 
heureux ne  sont  bienheureux  que  par  la  pratique 
d'icului?0  amour  céleste,  que  vous  êtes  aimable  a 
nos  âmes!  et  que  bénie  soit  a  jamais  la  bonté,  laquelle 
nous  commande  avec  tant  de  soin  qu'on  l'aime  , 
quoique  son  amour  soit  si  désirable  et  nécessaire  a 
notre  bonheur,' que  sans  icelui  nou^ne  puissions  être 
que  malheureux. 


LIVRE  X,    CHAP.  II.  i85 

CHAPITRE    II. 

Que  ce  divin  commandement  de  l'amour  tend  au  ciel,  mais 
est  toutefois  donné  aux  fidèles  de  ce  monde. 

Oi  aucune  loi  nest  imposée  au  juste  ^  parce  que 
pre'venant  la  loi,  et  sans  avoir  besoin  d'être  sollicité 
par  icelle,  il  fait  la  volonté  de  Dieu  par  l'instinct  de 
la  charité  qui  règne  en  son  âme;  combien  devons-nous 
estimer  les  bienheureux  de  paradis,  libres  et  exempts 
de  toute  sorte  de  commandemens,  puisque  de  la  jouis- 
sance en  laquelle  ils  sont  de  l'a  souveraine  beauté  et 
bonté  du  bien-aimé  ,  coule  et  procède  une  douce 
mais  inévitable  nécessité  en  leurs  esprits  d'aimer  éter- 
nellement la  très-sainte  divinité.**  Nous  aimerons  Dien 
au  ciel,  Théotîme,  non  comme  liés  et  obligés  par  la 
loi,  nRis  comme  attirés  et  ravis  par  la  joie  que  cet 
objet  si  parfaitement  aimable  donnera  a  nos  cœurs. 
Alors  la  force  du  commandement  cessera  pour  faire 
place  a  la  force  du  contentement^  qui  sera  le  fruit  et 
le  comble  de  l'observation  du  commandement.  Nous 
sommes  donc  destinés  au  contentement  qui  nous  est 
promis  en  la  vie  immortelle,  par  ce  commandement 
qui  nous  est  fait  en  cette  vie  mortelle,  en  laquelle 
BOUS  sommes  a  la  vérité  obligés  de  l'observer  très- 
étroitement,  puisque  c'est  la  loi  fondamentale  que  le 
roi  Jésus  a  donnée  aux  citoyens  de  la  Hiérusalem  mi- 
litante, ponr  leur  faire  mériter  la  bourgeoisie  et  la  joie 
de  la  Hiérusalem  triomphante. 

Certes,  la-haut  au  ciel,  nous  aurons  un  cœur  tout 
libre  de  passions,  une  âmç  toute  épurée  de  dislraç- 


i8i     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

lions ,  un  esprit  affranchi  de  contradictions ,  et  des 
forces  exeinptes  de  répugnances  ;  et  partant  nous  y 
aimerons  Dieu  par  une  perpe'tuelle  et  non  jamais  in- 
terrompue dilection,  ainsi  qu'il  est  dit  de  ces  quatre 
animaux  sacrés,  qui,  représentant  les  évangélistes, 
sans  cesser  ni  J9ur  ni  nuit  y  louoient  continuellement 
la  divinité.  O  Dieu  !  quelle  joie,  quand  établis  en  ces 
éternels  tabernacles,  nos  e-^prits  seront  en  ce  mouve- 
ment perpétuel ,  enimi  lequel  ils  auront  le  repos  tant 
désiré  de  leur  éternelle  dilection  ! 

Heureux  qui  loge  en  ta  maison! 
II  te  loue  CD  toute  saison. 

Mais  il  ne  faut  pas  prétendre  b  cet  amour  sî  extrê- 
mement parfait  en  cette  vie  mortelle;  car  nous  n*a- 
vons  pas  encore  ni  le  cœur  ni  Tàrae,  ni  l'esprit,  ni 
les  forces  des  bienheureux.  Il  suffit  que  nous  aimions 
de  tout  coeur  et  de  toirtes  les  forces  que  nous  jvons. 
Tandis  que  nous  sommes  petits  enfans,  nous  parlons 
en  petits  enfans,  nous  aimons  comme  petits  enfans; 
mais  quand  nous  serons  parfaits  la-haiit  au  ciel,  nous 
serons  quittes  de  notre  enfance,  et  nous  aimerons  Dieu 
parfaitement.  Et  ne  faut  pas  non  plus,  Théotiuie,  que 
pendant  l'enfance  de  notre  vie  mortelle  nous  laissions 
de  faire  ce  qui  est  en  nous  selon  qu'il  nous  est  com- 
mandé, pïifsque  non  seulement  nous  le  pouvons,  maïs 
il  est  très-aisé,  tout  ce  commandement  étant  de  Ta- 
mour,  tt  de  Tamour  de  Dieu,  qui  étant  souveraine- 
ment bon  ,  est  souverainement  aimable. 


LT\TIE  X,  CHAP.  III.  18, 


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CHAPITRE    III. 

Comme  tout  le  cœur  étant  employé'  en  l'amour  sacré,  en  pent 
néanmoins  aimer  Dieu  différemment,  et  aimer  encore  plu- 
sieurs autres  choses  avec  Dieu. 

V^L'i  dit  tout,  ne  forclôt  rien ,  et  toutefois  un  homme 
ne  laissera  pas  d'être  tout  a  Dieu ,  tout  à  son  père , 
tout  a  sa  mère,  tout  au  prince,  tout  a  la  république, 
tout  à  ses  amis;  ensorte  qu'étant  tout  a  un  chacun, 
il  sera  encore  tout  a  tous.  Or,  cela  est  ainsi,  d*autant 
que  le  devoir  par  lequel  qji  est  tout  aux  uns,  n'est 
pas  contraire  au  devoir  par  lequel  on  est  tout  aux 
autres. 

L'homme  se  donne  tout  par  l'araoûr^  et  se  donne 
tout  autant  qu'il  aime  :  il  est  donc  souverainement 
donné  a  Dieu,  lorsqu'il  aime  souverainement  sa  di- 
vine bouté.  Et  quand  il  s'est  ainsi  donné,  il  ne  doit 
rien  aimer  qui  puisse  ôter  son  cœur  à  Dieu.  Or,  ja- 
ma's  aucun  amour  n'ôte  nos  cœurs  à  Dieu ,  sinon 
celui  qui  lui  est  contraire. 

Sara  ne  se  fâche  point  de  voir  Ismaëî  autour  du 
cher  Isaac,  taudis  qu'il  ne  se  joue  point  a  le  heurter 
et  piquer;  la  divine  bonté  ne  s'offense  point  de  voir 
en  nous  des  autres  amours  auprès  du  sien  ,  tandis 
qu'ils  conservent  envers  lui  la  révérence  et  soumission 
qui  lui  est  due. 

Certes,  Théotime  ,  la -haut  en  paradis,  Dieu  se 
donnera  tout  h  nous,  et  non  pas  en  partie,  puisque 
c'est  un  tout  qui  n'a  point  de  partie;  mais  il  se  don- 
nera pourtant  diversement,  et  avec  autant  de  diffé^ 
rences  qu'il  y  aura  de  bienheureux  j  ce  qui  se  feia 


i86      TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

ainsi ,  parce  que  se  donnant  tout  'a  tous ,  et  tout  a  un 
chacun  ;  il  ne  se  donnera  jamais  totalement  ni  'a  pas 
un  en  particulier,  ni  a  tous  en  ge'nëral.  Or,  nous  nous 
donnerons  à  lui  selon  la  mesure  qu^il  se  donnera  a 
nous;  car  nous  le  verrons  voirementtous^^ce  à  face, 
ainsi  qu'il  est  en  sa  beauté,  et  Taimerons  de  cœur  a 
cœur,  ainsi  qu'il  est  en  sa  bonté';  mais  tous  toutefois 
ne  le  verrons  pas  avec  une  égale  clarté,  ni  ne  l'aime- 
rons pas  avec  une  égale  suavité;  ains  un  chacun  le 
verra  et  l'aimera  selon  la  particulière  mesure  de  gloire 
que  la  divine  Providence  lui  a  préparée.  Nous  aurons 
tous  également  la  plénitude  de  ce  divin  amour,  mais 
les  plénitudes  pourtant  seront  inégales  en  perfection. 
Le  miel  de  Narbonne  est  tout  doux ,  si  est  bien  celui 
de  Paris  :  tous  deux  sont  pleins  de  douceur,  mais  l'un 
néanmoins  est  pTein  d'une  meilleure,  plus  fine  et  plus 
forte  douceur;  et  bien  que  l'un  et  Tautre  soit  tout 
doux,  ni  l'un  ni  l'autre  n'est  pas  toutefois  totalement 
doux.  Je  fais  hommage  au  prince  souverain ,  et  je  le 
fais  encore  au  subalterne;  j'engage  donc  envers  l'un 
et  envers  Tautre  toute  ma  fidélité,  et  toutefois  je  ne 
l'engage  pas  totalement  ni  k  l'un  ni  a  l'autre  ;  car  en 
celle  que  je  prête  au  souverain,  je  n'exclus  pas  celle 
du  subalterne ,  et  en  celle  du  subalterne  je  ne  com- 
prends pas  celle  du  souverain.  Que  si  au  ciel,  où  ces 
paroles  :  Tu  aimeras  le  Seigneur  ton  Dieu  de  tout 
ton  cœur f  seront  si  excellemment  pratiquées-,  on 
aura  des  grandes  différences  en  l'amour^  ce  n'est  pas 
merveille  si  en  cette  vie  mortelle  il  y  en  a  beaucoup. 
Théotime,  non  seulement  entre  ceux  qui  aiment 
Dieu  de  tout  leur  cœur,  il  y  en  a  qui  l'aiment  plus, 
et  les  autres  moins;  mais  une  même  personne  se  sur- 
passe maintefois  soi-même  en  ce  souverain  exercice 


LIVRE  IX,    CHAP.  III.  187 

de  la  dileclion  de  Dieu  sur  toutes  choses.  Appelles 
laisoit  mieux  une  fois  qu'autre,  il  se  surmontoit  aucune 
fois  soi-même  :  car  bien  qu'il  mît  ordinairement  tout 
son  art  et  toute  son  attention  a  peindre  Alexandre-le- 
Grand,  si  est-ce  qu'il  ne  l'y  mettoit  pas  toujours  tota- 
lement, ni  si  entièrement,  qu'il  ne  lui  restât  des  autres 
efforts  par  lesquels  il  n'employoit  pas ,  ni  un  plus  grand 
artifice,  ni  une  plus  grande  aftection;  mais  il  l'em- 
ployoit  plus  vivement  et  parfaitement.  Il  appliquoit 
toujours  tout  son  esprit  a  bien  faire  ces  tableaux  d'A- 
Jexandre, parce  qu'il  Tappliquoit  sans  re'serve;  mais  il 
l'appliquoit  aucune  fois  plus  fortement  et  plus  heureu- 
sement. Qui  ne  sait  que  l'on  profite  en  ce  saint  amour, 
et  que  la  fin  des  saints  est  comblée  d'un  plus  paifait 
amour  que  le  commencement? 

Or,  selon  la  manière  de  parler  des  saintes  e'critures, 
faire  quelque  chose  de  tout  son  cœur,  ne  veut  dire 
autre  chose,  sinon  la  faire  de  bon  cœur,  sans  réserve. 
O  Seigneur,  disoit  David ,  je  vous  ai  cherché  de 
tout  mon  cœur.  J'ai  crié  de  tout  mon  cœur,  Sei- 
gneur, exaucez-moi  (Ps.  1 18.  10,  i45).Et  lasacrée 
parole  témoigne  que  vraiment  il  avoit  suivi  Dieu  de 
tout  son  cœur;  et  nonobstant  cela  elle  ne  ne  laisse  pas 
de  dire  qu'Ezéchias  n^eut point  son  semblable  entre 
tous  les  rois  de  Juda,  ni  deuant,  ni  après  lui  : 
qu'i7  s'unit  à  Dieu  y  et  ne  se  détourna  point  de 
lui;  puis  traitant  de  Josias,  elle  dit  qu'î7  n^y  eut  au^ 
cu?i  roi  déviant  lui  qui  lui  fut  semblable ^  qui  se 
retournât  au  Seigneur  de  tout  son  cœur ,  de  toute 
son  âme ,  et  de  toute  sa  force,  selon  toute  la  laide 
Moïse 'y  nul  aussi  après  lui  ne  s'éleva  de  semblable; 
Voyez  donc,  Théotime,  je  vous  prie,  voyez  comme 
David,  Ezécbiaset  Josias  aimèrent  Dieu  de  toutleiir 


i88     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU- 

cœur,  et  que  Déanmoins  ils  ne  l'aiment  pas  tous  trois 
également;  puisqu'aucun  de  ces  trois  n'eut  son  sem- 
blable en  cet  amour,  ainsi  que  dit  le  sacré  texte.  Tous 
trois  l'aimèrent  un  chacun  de  tout  son  cœur;  mais  pas 
xm  d'entr'eux,  ni  tous  trois  ensemble,  ne  l'aimèrent 
totalement,  ains  chacun  en  sa  façon  particulière.;  si 
que,  comme  tous  trois  furent  semblables  en  ce  qu'ils 
donnèrent  un  chacun  tout  son  cœur,  aussi  furent-ils 
dissemblables  tous  trois  en  la  manière  de  le  donner  : 
ains  il  n'y  a  point  de  doute  que  David  pris  a  part  ne 
fût  grandement  dissemblable  a  soi- même  en  cet  amour 
et  qu'avec  son  second  cœur  que  Dieu  créa  net  et  pur 
en  lui ,  et  avec  son  esprit  droit  que  Dieu  renouvela 
en  ses  entrailles  par  la  très-sainte  pe'nitence,  il  ne 
chantât  beaucoup  plus  mélodieusement  le  cantique  de 
sa  dilection ,  qu'il  n'avoit  jamais  fait  avec  son  cœur  et 
son  esprit  premier. 

Tous  les  vrais  amans  sont  égaux ,  en  ce  que  tous 
donnent  tout  leur  cœur  a  Dieu  et  de  toute  leur 
force;  mais  ils  sont  inégaux,  en  ce  qu'ils  le  don- 
nent tous  diversement,  et  avec  des  différentes  façons, 
dont  les  uns  donnent  tout  leur  cœur,  de  toiite  leur 
force,  moins  parfaitement  que  les  autres.  Qui  le  donne 
tout  par  le  martyre,  qui  tout  par  la  virginité,  qui  tout 
parla  pauvreté,  qui  tout  par  l'action,  qui  tout  parla 
contemplation,  qtii  tout  par  l'exercice  pastoral  :  et 
tous  le  donnant  tous  par  l'observance  des  comman- 
demens,  les  uns  pourtant  le  donnent  avec  moins  de 
perfection  que  les  autres. 

Oui  même  Jacob  qui  étoit  appelé  le  Saint  de  Dieu 
en  Daniel ,  et  que  Dieu  proteste  d'avoir  aimé  y  con- 
fesse lui-même  qu'il  avoit  servi  Laban  de  toutes  ses 
forces.  Et  pourquoi  a  voit-il  servi  Laban,  sinon-poui 


LIVRE  ty    CHAP.  III.  189 

atoir  Racliel  qu'il  aimoit  de  Toutes  ses  forces?  Il  sert 
Laban  de  toutes  ses  forces  ,  il  sert  Dieu  de  toutes  ses 
forces  :  il  aime  Racliel  de  toutes  ses  forces ,  il  airne 
Dieu  de  toutes  ses  fowes;  mais  il  u'aime  pas  pour  cela 
Racbel  comme  Dieu ,  ui  Dieu  comme  Rachel.  il  aime 
Dieu  comme  sou  Dieu  sur  toutes  choses,  et  plus  que 
soi-même  ;  il  aime  Rachel  comme  sa  femme  ,  sur 
toutes  les  autres  femmes,  et  comme  lui-même.  11  aime 
Dieu  de  l'amour  absolument  et  souverainement  su- 
prême, et  Rachel  du  suprême  amour  nuptial.  Et  Tua 
des  amours  n'est  point  contraire  a  l'autre,  puisque 
celui  de  Rachel  ne  viole  point  le-  privilèges  et  avan- 
tages souverains  de  celui  de  Dieu. 

De  sorte,  Théotime,  que  le  prix  de  l'amour  que 
nous  portons  a  Dieu,  dépend  de  l'éminence  et  excel- 
lence du  motif  pour  lequel  et  selon  lequel  nous  l'ai- 
mous,  en  ce  que  nous  l'aimons  pour  sa  souveraine  in- 
finie bonté',  comme  Dieu  et  selon  qu'il  est  Dieu.  Or, 
une  goutte  de  cet  amour  vaut  mieux,  a  plus  de  force, 
et  me'rite  plus  d'estime  que  tous  les  autres  amours  qui 
jamais  puissent  être  ès-cœurs  des  hommes,  et  parmi 
les  chœurs  des  anges:  car  tandis  que  cet  amour  vit, 
il  règne  et  tient  le  sceptre  sur  toutes  affections,  faisant 
prétërer  Dieu  en  sa  volonté'  a  toutes  choses  indiffé- 
remment, universellement  et  sans  réserve. 


190     TRAITÉ  DE  UAMOUR  DE  DIEU. 
CHAPITRE    IV. 

De  deux  degrés  de  perfection,  avec  lesquels  ce  commande- 
ment peut  être  observé  en  cette  vie  mortelle. 

1  ANDis  que  le  grand  roi  Salomon ,  jouissant  encore 
de  l'esprit  divin,  composoit  le  sacré  cantique  des 
Cantiques,  il  avoit^  selon  la  permission  de  ce  temps- 
là,  une  grande  variété  de  dames  et  demoiselles  dé- 
diées a  son  amour,  en  diverses  conditions  et  sous  des 
différentes  qualités.  Car  premièrement,  il  y  en  avoit 
une  qui  étoit  uniquement  Punique  amie,  toute  par- 
faite, toute  rare,  comme  une  singulière  colombe  avec 
laquelle  les  autres  n'entroieut  point  en  comparaison  , 
et  que  pour  cela  il  appela  de  son  nom ,  Sulamiie, 
Secondement ,  il  en  avoit  soixante,  qui,  après  celle-là, 
tenoient  le  premier  degré  d'honneur  et  d^estîme  ,  et 
qui  furent  nommées  reines;  outre  lesquelles  il  y  avoit 
en  troisième  lieu  ,  encore  quatre-vingts  dames  qui 
n'étoient  voirement  pas  reines  ^  mais  qui  pourtant 
avoient  part  au  lit  royal  en  qualité  d'honorables  et 
légitimes  amies.  Et  finalement  il  y  avoit  de  jeunes  da- 
juoiselles ,  sans  nombre ,  réservées  pour  être  mises 
en  la  place  des  précédentes  a  mesure  qu'elles  vien- 
droient  b  défaillir. 

Or,  sur  ridée  de  ce  qui  se  passoit  en  son  palais,  il 
décrivit  les  diverses  perfections  des  âmes,  qui  h  Pave- 
nir  dévoient  adorer,  aimer  et  servir  le  grand  roi  paci- 
fique Jésus-Christ  notre  Seigneur;  entre  lesquelles  il 
y  en  a  qui  étant  nouvellement  délivrées  de  leurs 
péchés ,  et  bien  résolues  d'aimer  Dieu  ,  sont  néanmoins 
encore  novices,  apprentisses,  tendres  et  foiblcs;  si 


LIVRE  X,    CHÀP.  TV.  19I 

qu'elles  aiment  voirement  la  divine  suavité ,  mais  avec 
mélange  de  tant  d'autres  différentes  aff'.clions,  que 
leur  amour  sacré  étant  encore  comme  en  son  enfance, 
elles  iiiment  avec  notre  Seigneur  quantité  de  choses 

.  superflues,  vaiiieset  dangereuses.  Et  comme  un  phénix 
nouvellement  cclos  de  sa  cendie,  n'ayant  encore  que 
dcb  petites  plumes  fluettes  et  des  poils  follets,  ne  peut 
fane  que  des  petits  élaus,  par  lesquels  il  doit  être  dit 
sauter  plutôt  que  voler;  ainsi  ces  tendres  jeunes  âmes 
nouvellement  nées  dans  la  cendre  de  leur  pénitence, 
ne  peuvent  encore  pas  prendre  l'essor,  et  voler  au  plein 
air  de  Tamour  sacré,  retenues  dans  une  multitude  de 
mauvaises  inclinations  et  habitudes  dépravées  que  les 
péchés  de  la  vie  passée  leur  ont  laissées.  Elles  sont 
néanmoins  vivantes ,  animées  et  emplumées  de  l'amour, 
et  de  l'amour  vrai ,  autrement  elles  n'eussent  pas 
quitté  le  péché;  mais  amour  néanmoins  encore  foible 

t    et  jeune,  qui  environné  d'une  quanti ;é  d'autres  amours, 

'    ne  peut  pas  produire  tant  de  fruit ,  comme  il  feroit 
s'il  possédoit  entièrement  îe  cœur. 

Tel  fut  l'enfant  prod'gue,  quand  quittant  l'infâme 
compagnie,  ou  la  garde  des  pourceaux  entre  lesquels 
il  avoit  vécu  ,  il  vint  ès-bras  de  son  père,  a  demi-nu 
et  tout  souillé  des  ordures  qu'il  avoit  contractées 
parmi  ces  vilains  animaux.  Car  qu'est-ce  quitter  les 
pourceaux,  sinon  se  retirer  des  péchés?  Et  qu'est-ce 
venir  tout  déchiré,  drilleux  et  infecté,  sinon  avoir 
encore  l'affeclion  embarrassée  des  habitudes  et  inclina- 
lions  qui  tendent  au  péché  ?  Mais  cependant  il  avoit 
la  vie  de  l'âme  qui  est  l'amour;  et  comme  un  phénix 

I  renaissant  de  sa  cendre ,  il  se  trouva  nouvellement 
ressuscité  :  il  ètoit  17101%  dit  sonpère,e^f7e5^  revenu 

I  p.  vie^W  est  ravivé.  Or  j  ces  âmes  sont  nommées  jeunes 


192    TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

filles  au  cantique,  d'autant  qu'ayant  senti  Podeur  du 
nom  de  Tépoux  qui  ne  respire  que  salut  et  pardon  , 
elles  Pairaent  d'un  amour  vrai  :  mais  amour  qui,  comme 
elles,  est  en  sa  tendre  jeunesse;  d'autant  que  tout 
ainsi  que  les  jeunes  fillettes  aiment  voirement  bien  • 
leurs  e'poux,  si  elles  en  ont ,  mais  ne  laissent  pas  d'ai- 
mer grandement  les  bagues  et  bagatelles,  leurs  com- 
pagnes avec  lesquelles  elles  s'amusent  ëperdûment  a 
jouer ,  danser  et  folâtrer,  s'entretenant ,  avec  les  petits 
oiseaux,  petits  chiens,  e'curieux  ,  et  autres  tels  jouets; 
aussi  ces  âmes  jeunes  et  novices  aiment  certes  bien    i 
l'époux  sacré,  mais  avec  une  multitude  de  distractions    ' 
et  divertissemens  volontaires  :  de  sorte  que  l'aimant 
par-dessus  toutes  choses  ,  elles  ne  laissent  pas  de  s'a- 
muser a  plusieurs  choses  qu'elles  n'aiment  pas  selon 
lui ,  ains  outre  lui ,  hors  de  lui  et  sans  lui.  Certes 
comme  les  menus  déréglemens  en  paroles ,  en  gestes, 
en  habits,  en  passe-temps  et  folât reries,  ne  sont  pas,     ■ 
b  proprement  parler,  contre  la  volonté  de  Dieu;  aussi    ( 
ne  sont-ils  pas  selon  icelle,  ains  hors  d'icelle  et  sans 
icelle. 

Mais  il  y  a  des  âmes  qui  ayant  déjà  fait  quelque 
progrès  en  l'amour  divin  ,  ont  retranché  tout  l'amour 
qu'elles  avoient  aux  choses  dangereuses;  et  néan- 
moins ne  laissent  pas  d'avoir  des  amours  dangereux 
et  superflus  ;  parce  qu'elles  affectionnent  avec  excès 
et  par  un  amour  trop  tendre  et  passionné  ce  que  Dieu 
veut  qu'elles  aiment.  Dieu  vouloit  qu'Adam  aimât 
tendrement  Eve ,  mais  non  pas  aussi  si  tendrement , 
que  pour  lui  complaire  il  violât  l'ordre  de  sa  divine 
majesté  lui  avoit  donné.  Il  n'aima  donc  pas  une  chose 
superflue  ,  ni  de  soi-même  dangereuse;  mais  ill'aima 
avec  superfluiié  et  dangeiciisemeut.  L'amour  de  nos    | 


LIVRE  X,    CHAP.  IV.  ig3 

parens,  amis,  bienfaiteurs  est  de  soi-même  selon  Dieu, 
mais  nous  le  pouvons  aimer  exccssivemeDtj  comme 
aussi  nos  vocations,  pour  spirituelles  qu'elles  soient, 
et  nos  exercices  de  pieté  (  que  toutefois  nous  devons 
tant  afiectionner  )  peuvent  être  aimés  dérèglement , 
lorsque  Ton  les  préfère  a  l'obéissance  et  au  bien  plus 
universel,  ou  que  Pou  les  affectionne  en  qualité  de 
dernière  fin,  bien  qu'ils  ne  soient  que  dés  moyens  et: 
açbeminemeus  a  notre  filiale  prétention ,  qui  est  le 
divin  amour.  Et  ces  âmes  qui  n'aiment  rien  que  ce 
que  Dieu  veut  qu'elles  aiment ,  mais  qui  excèdent  en 
la  façon  d'aimer ,  aiment  voirement  la  divine  bonté 
sur  toutes  cboses ,  mais  non  pas  en  toutes  choses  :  car 
les  choses  mêmes  qu'il  leur  est  non  seulement  permis  , 
mais  ordonné  d'aimer  selon  Dieu  ,  elles  ne  les  aiment 
pas  seulement  selon  Dieu ,   ains  pour  des   causes  et 
motifs  qui  ne  sont  pas  certes  contre  Dieu ,  mais  bien 
hors  de  Dieu  :  de  sorte  qu'elles  ressemblent  au  phénix, 
qui  aj'ant  ses  premières  plumes,  et  commençant  a  se 
renforcer,  se  guindé  déjà  en  plein  air  ,  mais  n'a  pour- 
tant pas  encore  assez  de  forces,  pour  demeurer  lon- 
guement au  vol,  dont  il  descend  souvent  prendre  terre 
pour  s')^  reposer.  Tel  fut  le  pauvre  jeune  homnje ,  qui 
ayant  observé  les  commandeniens  de  Dieu  dès  son 
bas  âge  ^  ne  désiroit  pas  les  biens  d'autrui,  mais  il 
aftectionnoit  trop  tendrement  ceux  qu'il  avoit.  C'est 
pourquoi ,  quand  notre  Seigneur  lui  conseilla  de  les 
donnez^  aux  pauvres ,  il  devint  tout  triste  et  mélan- 
colique. Il  n'aimoit  rien  que  ce  qu'il  lui  étoit  loisible 
d'aimer,  mais  il  Taimoit  d'un  amour  superflu  et  trop 
serré.  Ces  âmes  donc,  Théotime,  aii»ent  voirement 
trop  ardemment  et  avec  superfluitéj  mais  elles  n'ai- 
ment point  les  superflultés,  ains  seulement  ce  qu'iil 
II.  o 


ic|4     TRAITÉ  DE  UAMOUR  DE  DIEU. 

faut  aîraer.  Et  pour  cela  elles  jouissent  du  lit  nuptial 
du  Saloraon  céleste,  c'est-a-dire,  de^^unions,  des 
recueilleraens  et  des  repos  amoureux  dont  il  a  e'té 
paile'  aux  Livres  V  et  VI,  mais  elles  n'en  jouissent 
pas  en  qualité  d'épouses,  parce  que  la  superfluité  avec 
laquelle  elles  affectionnent  les  choses  bonnes ,  fait 
qu^elles  n'entrent  pas  fort  souvent  en  ces  divines 
unions  de  l'époux ,  étant  occupées  et  diverlies  pour 
aimer  hors  de  lui  et  sans  lui  ce  qu^elles  ne  dévoient 
aimer  qu'en  lui  et  pour  lui. 

CHAPITRE   V. 

De  deux  autres  degrés  de  plus  grande  perfection  avec  lesquels 
nous  pouvons  aimer  Dieu  sur  toutes  choses. 

Or  j  iï  y  21  <l^s  autres  âmes  qui  n'aiment  ni  les  sii- 
perfluités,  ni  avec  superfluité;  ains  aiment  seulement 
ce  que  Dieu  veut^  et  comme  Dieu  vent.  Ames  heu- 
reuses, puisqu'elles  aiment  Dieu  et  leurs  amis  en  DieiT, 
et  leurs  ennemis  pour  Dieu ,  mais  pas  une  sinon  en 
Dieu  el  pour  Dieu;  c'est  Dieu  qu'elles  aiment,  non 
seulement  sur  toutes  choses,  mais  en  toutes  choses, 
et  toutes  choses  en  Dieu  ;  semblables  au  phénix  par- 
faitement rajeuni  et  revigoré,  que  l'on  ne  voit  jamais 
qu'en  l'air,  ou  sur  les  coupeaux  des  monts  qui  sont 
en  l'air.  Car,  ainsi  ces  âmes  n'aiment  rien,  si  ce  n'est 
en  Dieu ,  quoique  toutefois  elles  aiment  plusieurs 
choses  avec  Dieu,  et  Dieu  avec  plusieurs  choses. 
Saint.  Luc  récite  que  notre  Seignetir  invita  à  sa  suite 
un  jeune  homme  qui  l'aimoit  voirement  bien  fort, 
ujais  il  aimoit  encore  grandement  son  pcre,  et  pour 


LIVRE  X,    CHAP.  y.  395 

cela  voLiloit  retourner  k  lui  ;  et  notre  Seigneur  lui 
retranche  cette  supeifluité  d'amour,  et  Texcite  a  iiu 
amour  plus  pur,  afin  que  non  seulement  il  aime 
notre  Seigneur  plus  que  son  père,  mais  qu'il  n'aime 
son  père  qu'en  notre  Seigneur.  Laisse  aux  morts  le 
soin  d'ensevelir  leurs  morts  ;  mais  qu^iit  à  toi 
(qiii  as  trouve  la  vie)  va  et  annonce  le  royaume 
de  Dieu.  Et  ces  âmes,  comme  vous  voyez,  Théo- 
lime ,  ayant  si  grande  union  avec  l'époux ,  elles  me'- 
ritent  bien  de  participer  a  son  rang,  et  d'être  reines 
comme  il  est  roi,  puisqu'elles  lui  sont  toutes  dédiées 
sans  division  ni  se'paration  quelconque,  n'aimant  rien 
hors  de  lui  et  sans  lui,  aius  seulement  en  lui  et 
pour  lui. 

Mais  enfin  au-dessus  de  toutes  ces  âmes  il  y  en  a 
une  très-imiquement  unique,  qui  est  la  reine  des  rei- 
nes, la  plus  aimante,  la  plus  aimable  et  la  plus  aimée 
de  toutes  les  amies  du  divin  époux ,  qui  non  seulement 
aime  Dieu  sur  toutes  choses  et  en  toutes  choses ,  mais 
n'aime  que  Dieu  en  toutes  choses  :  de  sorte  qu'elle 
n'aime  pas  plusieurs  choses,  ains  une  seule  chose  qui 
est  Dieu.  Et  parce  que  c'est  Dieu  seul  qu'elle  aime  en 
tout  ce  qu'elle  aime,  elle  l'aime  également  partout, 
selon  que  le  bon  plaisir  d'icelui  le  requiert ,  hors  de 
toutes  choses  et  sans  toutes  choses.  Si  ce  n'est  qu'Es- 
ther  qu'As5uérus  aime,  pourquoi  l'aimera-t-il  plus 
lorsqu'elle  est  parfumée  et  parée,  que  loisqu'elle  est 
en  son  habit  ordinaire?  Si  ce  n'est  que  mon  Sauveur 
que  j'aime,  pourquoi  n'aimerai-je  pas  autant  la  mon- 
tagne de  Calvaire  que  celle  de  Thabor,  puisqu'il  est 
aussi  véritablement  en  l'une  qu'en  l'autre?  Et  pour- 
quoi ne  dirai -je  pas  aussi  coidiatfement  en  Tune 
£omme  en  l'autre ,  //  est  bon  d'être  ici?  J'aime  le 


396      TRAITÉ  DE  L^AMOUR  DE  DIEU. 

Sauveur  en  Egypte ,  sans  aimer  l'Egypte  ;  pourquoi 
ne  l'aimerai-je  pas  au  festin  de  Simon  le  hé  preux  ^ 
sans  aimer  le  festin  ?  Et  si  je  l'aime  entre  les  hlcis- 
phèmes  qu'on  re'pand  sur  lui ,  sans  aimer  les  blas- 
phèmes; pourquoi  ne  l'airaerai-je    pas   parfumé  de 
Vonquent  précieux  de  Madeleine,  sans  aimer  ni  l'on- 
guent ni  la  senteur?  C'egt  le  vrai  signe  que  nous  n'ai- 
mons que  Dieu  en  toutes  choses,  quand  nous  l'aimons 
également  en  toutes  choses;  puisqu'élaut  toujours  égal 
b  soi-même,  l'inëgaliié  de  notre  amour  envers  lui  ne 
peut  avoir  origine  que  de  la  considération  de  quelque 
chose  qui  n'est  pas  lui.  Or,  cette  sacrée  amante  n'aime 
non  plus  son  roi  avec  tout  l'univers,  que  s'il  étoit  tout 
^  seul  sans  univers  ;  parce  que  tout  ce  qui  est  hors  de 
Dieu,  et  n'est  pas  Dieu,  ne  lui  est  rien.  Ame  toute 
pure,  qui  n'aime  pas  même  le  paradis,  sinon  parce 
que  Tépoux  y  est  aimé  ;  mais  époux  si  souverainement 
aimé  en  son  paradis,  que  s'il  n'y  a  voit  point  de  para- 
dis a  donner,  il  n'en  seroit  ni  moinsaimable,  ni  moins 
aimé  par  cette  courageuse  amante  qui  ne  sait  pas  ai- 
mer  le  paradis  de  son  époux  ^  ains  seulement  son 
époux  de  paradis, et  qui  ne  prise  pas  moins  le  calvaire, 
tandis  que  son  époux  y  est  crucifaé,  que  le  ciel  où  il 
est  glorifié.  Celui  qui  pèse  une  des  petites  boulettes  du 
cœur  de  sainte  Claire  de  Montefalco,  y  trouve  autant 
de  poids,  comme  il  en  trouve,  les  pesant  toutes  trois 
ensemble.  Ainsi  le  grand  amour  trouve  Dieu  autant 
aimable  lui  seul,  que  toutes  les  créatures  avec  lui  en- 
semble, d'autant  qu'il   n'aime   toutes  les  créatures 
qu'en  Dieu  et  pour  Dieu. 

De  CCS  âmes  si  parfaites,  il  y  en  a  si  peu,  que  cha- 
cune d'icelles  c^  appelée  unique  de  sa  7«è/c,qui  est 
la  ProviJtiUce  divine.  Elle  est  dite  unique  colombe ^ 


LIVRE  X,    CHAP.  V.  i^j 

qui  pour  tout  n'aime  que  son  colombeau,  Elie  est 
nomine'oj^ar/ai/e,  parce  qu'elle  est  rendue  par  amour 
ime  même  chose  avec  la  souveraine  perfection,  dent 
elle  peut  dire  avec  une  très-humble  vérité'  :  Je  ne  suis 
que  pour  inon  bien-aimé ,  et  son  cœur  est  tourné 
devers  moi. 

Or,  il  n'y  a  que  la  très-sainte  Vierge  notre  dame, 
qui  soit  parfaitement  parvenue  a  ce  degré  d'excellence 
en  l'amour  de  son  cher  bien-aimé  :  car  elle  est  une 
colombe  si  uniquement  unique  en  dilection,  que 
toutes  les  autres  étant  mises  auprès  d'elle  en  parangon, 
méritent  plutôt  le  nom  de  corneilles  que  de  colombes, 
Mais  laissant  cette  nompareille  reine  en  son  incompa- 
rable éminence,  on  a  certes-vu  des  âmes  qui  se  sont 
tellement  trouvées  en  Fétat  de  cet  amour,  qu'en  com- 
paraison des  autres  elles  pouvoient  tenir  rang  de 
reines,  de  colombes  uniques  y  et  de  parfaites  amies 
de  l'époux.  Car,  je  vous  prie,  Théotime,  que  devoit 
être  celui  qui  de  tout  son  cœur  chantoit  a  Dieu  : 

Dans  le  ciel,  sinon  loi,  qui  me  peut  être  clicr, 
Et  que  veux-je  ici  bas  sinon  toi  rechercher? 

Et  celui  qui  s'écrioit  :  J'ai  estimé  toutes  clioses  boue 
et  fange ,  afin  de  m' acquérir  Jésus-Christ  [Phi- 
Upp.  3.  8),  ne  témoigna  t-il  pas  qu'il  n'aimoit  rien 
hors  de  son  maître,  et  qu'il  aimoit  son  maître  hors  de 
toutes  choses?  Et  quel  pouvoit  être  le  sentiment  de  ce 
grand  amant  qui  soupiroit  toute  la  nuit^  Mon  Dieib 
est  pour  moi  toutes  choses?  Tels  furent  saint  Au- 
gustin, saint  Bernard,  les  deux  saintes  Catherine  de 
Sienne  et  de  Gènes,  et  plusieurs  autres,  a  l'imitation 
desquels  un  chacun  peut  aspirer  a  ce  divin  degré  d'à- 
juour.  Ames  rares  et  singulières  q^iri  n'ont  plus  aucune 


198    TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

ressemblance  avec  les  oiseaux  de  ce  monde,  non  pas 
même  avec  le  phe'nix  qui  est  si  uniquement  rare ,  ains 
sont  seulement  représentées  par  cet  oiseau ,  que,  pour 
son  excellente  beauté  et  noblesse,  on  dit  n'être  pas  de 
ce  monde,  ains  du  paradis  dont  il  porte  le  nom.  Car 
ce  bel  oiseau,  dédaignant  la  terre  ne  la  touche  jamais, 
vivant  toujours  en  Pair:  de  sorte  que  lors  même  qu'il 
veut  se  délasser,  il  ne  s'attache  aux  arbres  que  par 
des  petits  filets,  auxquels  il  demeure  suspendu  en  l'air, 
hors  duquel  et  sans  lequel  il  ne  peut  ni  voler  ni  re- 
poser. Et  de  même  ces  grandes  âmes  n'aiment  pas  ,  a 
proprement  parler,  les  créatures  en  elles-mêmes,  ains 
en  leur  Créateur  et  leur  Créateur  en  icelles.  Que  si  elles 
s'atltachentparla  loi  delà  charité  k  quelque  créature,  ce 
n'est  que  pour  se  reposer  en  Dieu,  unique  et  fiuale 
prétention  de  leur  amour.  Si  que  trouvant  Dieu  es- 
créatures,  et  les  créatures  en  Dieu,  elles  aiment  Dieu, 
et  non  les  créatures,  comme  ceux  qui  pèchent  aux 
perles ,  trouvant  les  perles  dans  les  huîtres ,  n'estiment 
toutefois  leur  pêche  que  pour  les  seules  perles. 

Au  demeurant,  il  n*y  eut,  comme  je  pense,  jamais 
créature  mortelle  qui  aimât  l'époux  céleste  de  ce  seul 
îîmour  si  parfaitement  pur,  sinon  la  Vierge  qui  fut  soQ 
épouse  et  mère  tout  ensemble.  Ains  au  contraire,  *i 
quant  a  la  pratique  de  ces  q?iatre  dillerences  d'a- 
mvnir,  on  ne  sauroit  guère  vivre  qu'on  ne  passe  de 
l'un  a  Pautre.  Les  âmes  qui ,  comme  jeunes  filles,  sont 
encore  embarrassées  de  plusieurs;  afieciions  vaines  et 
dangereuses,  ne  laissent  pas  d'avoir  quelquefois  dea 
sentimens  de  l'nmour  plus  pur  et  plus  suprême;  maiî 
parce  que  ce  ne  sont  que  des  éloïses  et  éclairs  passa-' 
gcrs,  on  ne  peut  pas  dire  que  ces  âmes  soient  pour 
cela  hors  de  l'état  des  jeunes  filles  novices  et  appren- 


LIVRE  X,    CHAP.  V.  199 

lisses.  Et  Se  même  il  arrive  quelquefois  aux  âmes  qui 
Sont  an  rniig  des  uniques  et  parfaites  amantes,  qu'elles 
se  de'meitent  et  relâchent  bien  fort,  voire  même  jus- 
qu'à conunettre  de  grandes  imperfections  et  des  fa- 
chpuTC  péche's  véniels,   comme  on  voit  en  plusieurs 
dî^rensions  assez  aigres  survenues  entre  des  grands  ser- 
viteurs  de  Dieu  ,    oui    même    entre  quelques-uns 
des  divins  apôtres   que    l'on  ne  peut  nier  être  tom- 
bes en  quelques  imperfeciions,  par  lesquelles  la  cha- 
rité' n'étoit  pas  certes  viole'e,  mais  oui  bien  toutefois 
la  ferveur  d'icelle.  Or,  d'autant  néanmoins  que  ces 
grandes  âmes  aimoient  pour  l'ordinaire  Dieu  de  l'a- 
"mour  parfaitement  pur,  on  ne  doit  laisser  de  dire 
qu'elles  ont  e'te'  en  l'état  de  la  parfaite  dilection.  Car 
comme  nous  voyons  que  les  bons  arbres  ne  produisent 
jamais  aucun  fruit  véne'neux,  mais  oui  bien  du  fruit 
vert   ou  véreux  et  taié  du  gui  et  de  îamous9e3  ainsi 
les  grands  saints  ne  produisent   jamais  aucun  péché 
mortel,  mais  oui  bien  des  actions  inutiles,  mal  mûres, 
âpres,  rudes  et  mal  assaisonnées  :  et  lors  il  faut  con-- 
f'SSCT  que  ces  arbres  sont  fructueux  ,  autrement  ils  ne 
-seroieut  pas  bons;  mais  il  ne  faut  pas  nier  non  plus  que 
quelques-uns  de  leurs  fruits  ne  soient  infructueux?  Et 
qui  niera  que  les  menues  colèies,  et  les  petits  excès 
de  joie,  de  risée,  de  vanité,  et  autres  telles  passions, 
ne  soient  des  mouvemens  inutiles  et  illégitimes?  Et 
toutefois  le  Juste  en  produit  sept  fois  ^  c'est-a-dire, 
bien  souvent. 


200      TRAITE  DE  UAMOUR  DE  DIEU. 
CHAPITRE    VI. 

Que  l'amour  de  Dieu  sur  toutes  choses  est  commua  à  tous 
les  amans, 

Il  Ayant  tant  de  divers  degrés  d'amour  entre  les 
vrais  amans,  il  n'y  a  ne'anmoins  qu\jn  seul  comman- 
dement d'amour  cjui  oblige  généralement  et  également 
un  chacun  d^me  tonte  pareille  el  totalement  égale 
obligation  ,  quoiqu'il  soit  obser^;^J[ifféreinment  et 
avec  une  infinie  variété  de  perfections,  n'y  ayan( 
peut-être  point  d'âmes  en  terre,  non  plus  que  d'an-] 
ges  au  ciel,  qui  aient  entr'elles  une  parfaite  égalité' 
«le  dilection*  puisque,  comme  une  étoile  est  dlf- 
férentq  d'av>ec  Vautre  étoile  en  clarté^  ainsi  en 
^era-t-il  parmi  les  bienheureux  ressuscites,  où  chacun 
chante  un  cantique  de  gloire,  et  reçoit  un  nom  que 
nul  ne  sait,  sinon  celui  gui  le  reçoit.  Mais  quel  est 
?.onc  le  degré  d'amour  auquel  le  divin  commandaBcnt 
nous  oblige  tous  également,  universellement  et  tou- 
jours? 

C'a  été  un  trait  de  la  providence  du  Saint-Esprit, 
qu'en  noire  version  ordinaire  que  sa  divine  majesté  a 
canonisée  et  sanclific'e  par  le  concile  de  Trente ,  le  c^ 
leste  commandement  d'aimer  est  expiimé  par  le  mot 
de  dilection,  pUuot  que  par  celui  d'aimer.  Car  bien 
que  la  dili^ction  soit  un  amour,  si  est-ce  qu'elle  n'e^t 
pas  un  simple  amour,  ains  un  amour  accompagfié  de 
choix  et  de  dilection ,  ainsi  que  la  parole  même  le 
porte,  comme  remarque  le  très  gloiieux  saint  Thomas. 
Car  ce  commandement  nous  enjoint  un  amour  élu 


LIVRE  X,    CHAP.  VI.  201 

entre  mille  ,  comme  le  blen-aimé  de  cet  amour  est 
exquis  entre  mille,  ainsi  cjue  la  bieu-aiine'e  Sula- 
mite  l'a  remarqué  au  Cantique.  C'est  l'amour  qui  doiti 
prévaloir  sur  tous  nos  amours,  et  régner  sur  toutes 
nos  passions.  Et  c'est  ce  que  Dieu  requiert  de  nous, 
qu'entre  tous  nos  amours  le  sien  soit  plus  cordial,  do- 
minant sur  tout  notre  cœur;  le  plus  affectionné,  oc- 
cupant toute  notre  âme;  le  plus  général,  employant 
toutes  nos  puissances;  le  plus  relevé,  remplissant  tout 
notre  esprit;  et  le  plus  ferme,  exerçant  toute  notre 
force  et  vigueur.  Et  parce  que  par  icelui  nous  choi- 
sissons et  élisons  Dieu  pour  le  souverain  objet  de  notre 
esprit,  c'est  un  amour  de  souveraine  élection  ou  une 
élection  de  souverain  amour. 

Vous  savez,  Théotime,  qu'il  y  a  plusieurs  espèces 
d'amour  paternel ,  filial ,  fraternel,  nuptial,  de  société^ 
d'obligation,  de  dépendance,  et  cent  autres,  qui  tous 
sont  différens  en  excellence,  et  tellemélM;  proportion- 
nés a  leurs  objets,  qu'on  ne  peut  bonnement  les 
adresser  ou  approprier  aux  autres.  Qui  aimeroit  son 
père  d'un  amour  seulement  fraternel,  certes  il  ne  l'ai- 
meroit  pas  assez  :  qui  aimeroit  sa  femme  seulement 
comme  son  père,  il  ne l'aimeroit pas  convenablement  : 
qui  aimeroit  son  laquais  d'un  amour  filial,  ilcommet- 
troit  une  impertineuce.  L'amour  est  comme  l'honneur  : 
tout  ainsi  que  les  honneurs  se  diversifient  selon  la 
variété  des  excellences  pour  lesquelles  on  honore, 
aussi  les  amours  sont  différens  selon  la  diversité 
des  bontés  pour  lesquelles  on  aime.  Le  souverain 
honneur  appartient  a  la  souveraine  excellence^  et  le 
souverain  amour  à  la  souveraine  bonté.  L'amour  de 
Dieu  est  l'amour  sans  pair ,  parce  que  la  bonté  de  Dieu 
est  la  bonté  nompareille.  Ecoute^  Israël -^  ion  Dieu  es  à 


^  ^ 


202     TRAITÉ  DÉ  L'AMOUR  DE  DIEU. 

seul  Seigneur.)  et  partant  tu  Vaimeras  de  tout  ton 
cœur  ^  de  toute  ton  âme  y  de  tout  ton  entendement 
et  de  toute  ta  force  (Deut.  6.  4.  5).  Parce  que  Dieu 
est  seul  Seigneur,  et  que  sa  bonté  est  infiniment  émi- 
nente  au-dessus  de  toute  bonté,  il  le  faut  aimer  d^m 
amour  relevé,  excelleni  et  puissant  au-dessus  de  toute 
comparaison.  C'est  celte  suprême  dilection  qui  net 
Dieu  en  telle  estime  dednns  nos  âmes,  et  fait  que  nous 
prisons  si  hautement  le  bien  de  lui  être  agréélbles,  c\ut 
nous  le  préférons  et  affectionnons  sur  toutes  choses. 
Or,  ne  voyez-vous  pas,  Theotime,  q^ue  quiconque 
aime  Dieu  de  cette  sorte,  il  a  toute  son  âme  et  toute 
sa  force  dédiée  a  Dieu,  puisque  toujours  et  a  jamais 
en  toutes  occurences  il  préférera  la  bonne  grâce  de 
Dieu  a  toutes  choses,  et  sera  toujours  prêt  de  quitter 
tout  Funivers  pour  conserver  l'amour  qu'il  doit  a  la 
divine  bonté?  Et  c'est  en  somme  lamour  d'excellence, 
©Il  l'escelleno^îe  l'amour  qui  est  commandé  a  tous  les 
Bioriels  en  général,  et  \  chacun  d'iceux  en  particulier, 
dèirlors  qu'ils  ont  le  franc  usage  de  la  raison  :  amour 
suffisant  pour  un  chacun,  et  nécessaire  a  tous  pour 
être  sauvés. 

CHAPITRE   VIL 

Sclaircisseracnl  du  chapitre  prtccdcDt. 

On  ne  connoît  pas  toujours  clairement  ni  jamais  tout- 
ii-fait certainement,  au  moins  d'une  certitude  de  foi, 
si  on  a  le  vrai  amour  de  Dieu  requis  pour  être  sauvé  : 
mais  on  ne  laisse  pns  pourtant  d*en  avoir  plusieui'S 
marques,  entre  lesquelles  la  plus  asSiu'ée  et  presque 


LIVRE  X,    CHAP.  VII.  2o3 

infaillible  paroît,  quand  (jiielque  grand  amoiir   des 
.Créatures  s'oppose  aux  desseins  de  Pamour  de  Dieu. 
Car  alors  si  l'amour  divin  est  en  l'âme,  il  fait  paroître 
la  grandeur  du  crédit  et  de  l'a\Uorité  qu'il  a  sur  la  vo- 
lonté',  montrant  par  effet  que  non  seulement  il  n'a 
point  de  maître,  mais  que  même  il  n'a  point  de  com- 
pagnon j  réprimant  et  renversant  tout  ce  qui  le  con- 
trarie, et  se  faisant  obéir  en  ses  in f entions.  Quand  la 
malheureuse  troupe  des  esprits  diaboliques  s'étaot  ré- 
voitée  contre  son  créateur  voulut  attirer  a  sa  faction 
la  sainte  compagnie  des  esprits  bienheureux,  le  glo- 
rieux saint  Michel  animant  ses  compagnons  a  la  fidé- 
lité qu'ils  dévoient  a  leur  Dieu,  crioit  a  haute  voix, 
(mais  d'une  façon  angélique)  parmi  la  céleste  Jérusa- 
lem :  Quiestcomine  Dieu?  Et  parce  mot  il  renversa 
le  fél(îïi  Lucifer  avec  sa  suite,  qui  se  vouloient  égaler 
h  la  divine  majesté;  et  de  la,  comme  on  dit,  le  nom 
fut  imposé  a  saint  Michel,  puisque  Michel  ne   veut 
dire  autre  chose  sinon,  qui  est  camnie  Dieu?  Et 
lorsque  les  amours  des  choses  créées  veulent  tirer  nos 
esprits  a  leur  parti  pour  nous  rendre  désobéissans  a  la 
divine  majesté,  si  le  grand  amour  divin  se  trouve  e» 
Tâme,  il  fait  tête,  comme  un  autre  saint  Michel,  et 
assure  les  puissances  et  forces  de  Fâme  au  service  de 
Dieu  par  ce  mot  de  fermeté,  qui  est  comme  Dieu'i 
Quelle  bonté  y  a-t-il  ës-créatures ,  qui  doive  allirtrie 
cœur  humain  a  se  rebeller  contre  la  souveraine  boulé 
de  son  Dieu  ? 

Lorsque  le  saint  et  brave  gentilhomme  Joseph  con- 
nut que  l'amour  de  sa  maîtresse  tendoit  k  la  ruine  de 
celui  qu'il  devoit  a  son  maître  :  Ah!  dit-il,  Dieu  m'en 
garde  de  violer  le  respect  que  je  dois  a  mon  maître 
qui  se  cocûe  tant  en  moi  î  Comment  donc  pourraL-je 


2  oi    TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

perpétrer  ce  crime ^  et  pécher  contre  mon  Dieu! 
Tenez,  Théotime,  voila  trois  amours  dans  le  cœur  de 
U<iimable  Joseph;  car  il  aime  sa  dame,  son  maître  et 
son  Dieu  :  mais  lorsque  celui  de  sa  dame  s'oppose  a 
celui  de  son  maître,  il  le  quitte  tout  court  et  s'enfuir, 
comme  il  eut  aussi  quitté  celui  de  son  maître,  s'il  eût 
été  contraire  a  celui  de  son  Dieu.  Entre  tous  les 
amours,  celui  de  Dieu  doit  être  tellement  préféré, 
qu'on  soit  disposé  a  les  quitter  tous  pour  celui-ci 
seul. 

Sara  donna  sa  servante  Agar  a  son  mari  Abraham, 
selon  l'usage  légitime  de  ce  temps  la  :  mais  Agar  étant 
devenue  mère^  méprisa  grandement  sa  c?<2me5ara. 
Jusques  a  cela  on  n'eut  presque  su  discerner  quel  étoit 
le  plus  grand  amour  en  Abraham,  ou  celui  qu'ici  por- 
toit  k  Sara,  ou  celui  qu'il  avoit  pour  Agar:  cai^il  en 
iisoit  avec  Agar  comme  avec  Sara,  et  de  plus  Agar 
avoit  l'avantage  de  la  fertilité.  Mais  quand  ce  vint  a 
mettre  ces  deux  amours  en  comparaison  ,  le  bon  Abra- 
ham fit  biefi  voir  lequel  étoit  le  plus  fort.  Car  Sara 
ne  lui  eut  pas  plutôt  remontré  que  Agar  la  méprisoit, 
qu'il  lui  répondit  :  Agar  la  chambrière  est  en  tapiiis- 
sance ,  fais-en  comme  tu  voudras.  Si  que  Sara  af- 
fligea dès-iors  tellement  cette  pauvre  Agar,  qu'elle 
fut  contrainte  de  se  retirer.  La  divine  dilection  veut 
bien  que  nous  ayons  des  autres  amours,  et  souvent 
on  ne  sauroit  discerner  quel  est  le  principal  amour  de 
notre  cœur;  car  ce  cœur  humain  tire  maintefois  très- 
affectionnément  danslelilde  sa  complaisance  l'amour 
des  créatures  :  ains  il  airive  souvent  qu'il  multiplie 
beaucoup  plus  les  actes  de  son  affection  envers  la 
créature,  que  ceux  de  la  dileclion  envers  son  créa- 
teur. El  la  sacrée  dileclion  loulcfois  ue  laisse  pas  d'ex- 


LIVRE  X,    CHAP.  Vir.  2o5 

celler  au-dessus  de  tous  les  autres  amours,  ainsi  que 
Jes  ë\  éoemens  font  voir  quand  la  créature  s'oppose  au 
cre'ateur  :  car  alors  nous  prenons  le  parti  de  la  dilec- 
tion  sacre'e  j  et  lui  soumettons  toutes  nos  autres  affec- 
tions. 

11  y  a  souvent  diiTe'rence  es- choses  sacre'es  entre 
la  grandeur  et  la  bonté.  Une  des  perles  deCléopâtre 
valoit  mieux  que  le  plus  haut  de  nos  rochers;  mais 
celui-ci  est  bien  grand  :  l'un  a  plus  de  grandeur, 
l'autre  plus  de  valeur.  On  demande  quelle  est  la  \Ans 
excellente  gloire  d'un  prince,  ou  celle  qu'il  acquiert 
en  la  guerre  par  les  armes ,  ou  celle  qu'il  mérite  en 
la  paix  par  la  justice;  et  il  me  semble  que  la  gloire 
militaire  est  plus  grande  et  l'autre  meilleure;  ainsi 
qu'entre  les  instrumens,  les  tambours  et  trompettes 
font  plus  de  bruit,  mais  les  luihs  et  le^épiuettes  font 
plus  de  mélodie  :  le  son  des  unes  est  plus  fort,  et 
l'autre  plus  suave  et  spirituel.  Une  once  de  baume 
ne  répandra  pas  tant  d'odeur  qu'une  livre  d'huile 
d'aspic,  mais  la  senteur  du  baume  sera  toujours  meil- 
leure et  plus  aimable. 

Il  est  vrai,  Théotime,  vous  verrez  une  mère  telle- 
ment embesognée  de  son  enfant,  qu^il  semble  qu^elle 
n'ait  aucun  autre  amour  que  celui-là ,  elle  n'a  plus 
dyenx  que  pour  le  voir,  plus  de  bouche  que  pour  le 
baiser,  plus  de  poitrine  que  pour  l'allaiter,  ni  plus  de 
soin  que  pour  l'élever,  et  semble  que  le  mari  ne  lui 
soit  plus  rien  au  prix  de  cet  enfant.  Mais  s'il  falloit 
venir  au  choix  de  perdre  l'un  ou  l'autre,  on  verroit 
bien  qu'elle  estime  plus  le  mari  ;  et  que  si  bien  l'amour 
de  l'enfant  étoitle  plus  tendre,  le  plus  pressant,  le  plus 
pas.^ionné,  l'autre  néanmoins  étoit  le  plus  excellent, 
le  plus  fort  et  le  meilleur.  Ainsi  quand  ud  cœur  aime 


2o6    TRAITE  DE  UAMOUR  DE  DIEU. 

Dieu  en  considération  de  son  infinie  bonté;  pour  peu 
qu'il  ait  de  cette  excellente  dilection^  il  pre'férera  la 
volonté'  de  Dieu  a  toutes  choses,  et  en  toutes  les  oc- 
casions qui  se  présenteront ,  il  quittera  tout  pour  se 
conserver  en  la  grâce  de  la  souveraine  bonté ,  sans 
que  chose  quelconque  l'en  puisse  séparer;  de  soi  te 
qu'encore^que  ce  divin  amour  ne  presse  ni  n'atten- 
drisse toujours  pas  tant  le  cœur  comme  les  autres 
amours ,  si  est-ce  qiî'ès-occurences  il  fait  des  actions 
si  relevées  et  si  excellentes,  qu'une  seule  vaut  mieux 
que  dix  millions  d'autres.  Les  lapines  ont  une  fertilité 
incomparable ,  les  éléphanîes  ne  font  jamais  qu'un 
élt'phanteau  ;  mais  ce  seul  é'ephanteau  vaut  mieux 
que  tous  les  lapins  du  monde.  Les  amours  que  l'on 
a  pour  les  créatures,  foisonnent  bien  souvent  en  mul- 
titude de  prodtictions  ;  mais  quand  l'amour  sacré  fait 
son  œuvre,  il  le  fait  si  éminent  qu'il  surpasse  touf} 
car  il  fait  préférer  Dieu  k  toutes  choses  sans  réserve. 

CHAPITRE    VIIL 

Histoire  mémornble  pour  faire  bien  concevoir  en  quoi  git  la 
force  el  excellence  de  Tamour  sacré. 

O  MON  cher  Théotime,  que  la  force  de  cet  amour 
de  Dieu  sur  toutes  choses  doit  donc  avoir  une  grande 
étendue!  Il  doit  surpasser  toutes  les  affections,  vaincre 
toutes  les  diffictdtés,  et  préférer  l'honneur  de  la  bien- 
veillance de  Dieu  a  toutes  choses;  mais  je  dis  à 
toutes  choses,  absolument,  sans  exception  ni  réserve 
quelconque,  et  dis  ainsi  avec  un  grand  soin,  parce 
qu'il  se  trouve  des  personnes  qui  quitteroient  coura  - 


^i  LIVRE  X,    CHAP.  VIII.  207 

geusemenl  les  biens,  Thonneur  et  la  vie  propre  pour 
DOtre  Seignenr,  lesquelles  néanmoins  ne  quitteroient 
pas  pour  lui  quelqu'aulre  chose  de  beaucoup  nioindie 
conside'ratioik 

Du  temps  des  empereurs  Valerianus  et  Galius,  il 
y  a\oit  h  Antioche  un  prêtre  nommé  Saprîce,  et  un 
homme  séculier  nommé  Nicéphore  ,  lesquels,  a  raison 
de  l'extrême  et  longue  amitié  qu'ils  avoient  eue  en- 
semble, éloient  estimés  hères  5  et  néanmoins  il  advint 
qu'enfin,  pour  je  ne  sais  quel  sujet,  cette  amitié  dé- 
faillit, et  selon  la  coutume  elle  fut  suivie  d^me  haine 
encore  plus  ardente ,  laquelle  régna  quelque  temps 
entre  eux ,  jusqu'à  ce  que  Nicéphore ,  reconnoissant 
sa  faute,  fit  trois  divers  essais  de  se  réconcilier  avec 
Saprice,  auquel,  tantôt  par  les  uns,  tantôt  par  les 
autres  de  leurs  amis  communs,  il  faisoit  porter  de  sa 
part  toutes  les  paroles  de  satisfaction  et.de  soumission 
qu'on  pou  voit  désirer.  Mais  Saprice,  impliable  a  ses 
semonces,  refusa  toujours  la  réconciliation  avec  autant 
de  fierté,  comme  Nicéphore  la  demandoit  avec  beau- 
coup d'humilité;  de  manière  qu'enfin  le  pauvre  Ni- 
I  céphore,  estimant  que  si  Saprice  le  voyoit  prosterné 
(  devant  lui,  et  requérant  le  pardon  ,  il  en  seroit  plus 
I  vivement  touché;  il  le  va  trouver  chezJui,else  je- 
I  tant  courageusement  a  ses  pieds  ;  Mon  père,  lui  dit- 
f  il,  eh!  pardonnez-moi,  je  vous  supplie,  pour  l'amour 
t  de  notre  Seigneur  :  mais  cette  humilité  fut  méprisée 
'  et  rejetée  comme  les  précédentes. 

Cependant  voilà  une  âpre  persécution  qui  s'élève 
contre  les  chrétiens  ^  en  laquelle  Saprice ,  entr'autres, 
?tant  appréhendé ,  fit  merveilles  a  souffrir  mille  et 
mille  tourmens  pour  la  confession  de  la  foi,  et  spé- 
cialement lorsqu'il  fut  roulé  et  a^îté  très -rudement 


2oB     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

dans  im  instrument  fait  exprès  a  guise  de  la  vis  d'un  • 
pressoir,  sans  que  jamais  il  perdît  sa  constance,  dont 
le  gouverneur  d'Antioche  étant  extrêmement  irrite, 
il  le  condamna  a  la  mort  ;  ensuite  de  quoi  il  fut  tiré , 
hors  de  la  prison,  en  public,  pour  être  mené  au  lieu 
oii  il  devoit  recevoir  la  glorieuse  couronne  du  mar- 
tyre. Ce  que  Nicéphore  n'eut  pas  plutôt  aperçu,  que 
soudain  il  accourut ,  et  ayant  rencontré  son  Saprice  , 
se  prosternant  en  terre  :  Hélas!  crioit-il  a  haute  voix  , 
ô  martyr  de  Jésus-Christ,  pardonnez-moi,  iîar  je  vous 
ai  offensé.  De  quoi  Saprice  ne  tenant  compte,  le  pauvre  ; 
Nicéphore  gagna  vitement  le  devant  par  une  autre 
ruç,  vint  de  rechef  en  même  humilité,  le  conjurant 
de  lui  pardonner  en  ces  termes  :  0  martyr  de  Jésus- 
Christ,  pardonnez  l'offense  que  je  vous  ai  faite  comme 
homme  que  je  suis,  sujet  a  faillir  j  car  voila  que  dé- 
sormais une  CQiU'onne  vous  est  donnée  par  notre  Sei- 
gneur que  vous  n'avez  point  renié,  ainsavez  confessé, 
son  saint  nom  devant  plusieurs  témoins.  Mais  Saprice,  : 
continuant  en  sa  fierté,  ne  lui  répondit  pas  un  seul, 
mot;  ains  les  bourreaux  seulemement,  admirant  la, 
persévérance  de  Nicéphore  :  One,  lui  dirent-ils,  nous 
ne  vîmes  un  si  grand  fou;  cet  homme  va  mourir  tout) 
maintenant,  tju'as-lu  besoin  de  son  pardon?  A  quoi 
repondant  Nicéphore  :  Vous  ne  savez  pas,  dit-il ,  ce 
que  je  deraajide  au  confesseur  de  Jésus-Christ,  miiis 
Dieu  le  sait. 

Or  tandis,  Saprice  arriva  au  lien  du  supplice,  où 
Nicéphore  de  rechef  s'étant  jeté  en  terre  devant  lui  : 
Je  vous  supplie,  disoit-il,  ô  martyr  de  Jésus-Christ , 
de  me  vouloir  pardonner;  car  il  est  écrit  '.Demandez^ 
et  il  \>ous  sera  octroyé',  paroles  lesquelles  ne  surent 
OU.C  flédiii  Iç  cœur  fclon  et  rebelle  du  misérable  Sa- 


LIVRE  X,    CllAP.  VII.  209 

ppice,  qui  5  relusant  obstinëinent  de  faire  misericortk 
à  son  prochain  ,  {\it  aussi,  par  le  juste  jugemeut  de 
Dieu,  privé  de  la  très- glorieuse  palrae  du  martyre j 
car  les  bourreaux  lui  commandant  de  se  mettre  à  ge- 
noux,  aHn  de  lui  traucher  la  tête,  il  commença  a 
perdre  courage,  et  de  capituler  avec  eux,  jusques  a 
leur  faire  en  fin  finale  cette  de'ploraljle  et  honteuse 
soumission  :  Ehî  de  grâce,  ne  me  coupez  pas  la  tête, 
je  m'en  vais  faire  ce  que  les  empereurs  ordonnent,  et 
sacrifier  aux  idoles.  Ce  que  oyant  le  pauvre  Nicé- 
phore,  la  larme  a  l'œil,  il  se  prit  a  crier  :  Ah  !  mon 
î    cher  frère,  ne  veuillez  pas,  je  vous  prie,  né  vemllez 
pas  transgresser  la  loi  et  renier  Jésus -Christ;  ne  le 
quittez  pas,  je  vous  supplie,  et  ne  perdez  pas  la  cé- 
leste couronne  que  vous  avez  acquise  par  tant  de  tra- 
%aux  et  de  tourmens.  Mais  hélas  !  ce  lamentable  prêtre, 
venant  à  l'autel  du  martyre,  pour  y  consacrer  sa  vie 
a  Dieu  éternel ,  ne  s'étoit  pas  souvenu  de  ce  que  le 
prince  des  martyrs  avoit  dit  :  Si  tu  apportes  ton  of- 
frande à  r  autel  y  et  tu  te  ressout^iens  y  y  étant  y 
que  ion  frère  a  quelque  chose  contre  toi^  laisse 
là  ton  offrande  y  et  va  premièrement  te  réconcilier 
à  ton  frère  ^  et  alors  revenant  tu  présenteras  ton 
oblation.  [Matth.  5.  23,  2k.)  C'est  pourquoi  Dieu 
repoussa  son  présent,  et  retira  sa  miséricorde  de  lui, 
permit  que  non  seulement  il  perdît  le  souverain  bon- 
heur du  martyre ,  mais  qu'eitcore  il  se  précipitât  au 
maUieur  de  ridolsttrie;  tandis  que  Fhumble  et  doux 
Kici'phoie,  voyant  celte  couronne  du  martyre  va- 
cante par  l'apustasie   de  l'endurci  Saprice  ,   touché 
d'une    excellente   et  extraordinaire    inspiration ,   se 
pousse  hardiment  pour  l'obtenir,  disant  aux  archers 
et  bourreaux  :  Je  suis,  mes  anns,  je  suis  en  vérité 


210     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU.  I 

chrétien,  et  crois  en  Je'siis  -  Christ ,  que  celui-ci  a 
renie' ^  mettez-moi  donc,  je  vous  prie,  en  sa  place, 
et  tranchez* moi  la  ^ête.  De  quoi  les   archers  s'é- 
tonnant  infiniment,  ils  en  portèrent  la  nouvelle  au 
gouverneur,  qui  ordonna  que  Saprice  fût  mis  en  li- 
beité,  et  que  JNice'phore  fût  supplicié,  et  cela  advint 
le  9  fe'vrier  environ  l'an  260  de  notre  salut ,  ainsi  que 
récitent  Métaphraste  et  Suri  us.  Histoire  effroyable  et 
digne  d'être  grandement  pesée  pour  Je  sujet  dont  nous 
parlons;  car  avez-vous  vu,  mon  cher  Théotirae ,  ce 
courageux  Saprice,  comme  il  étoit  hardi  et  ardent  a 
maintenir  la  foi,  comme  il  souffre  milk  tourmens, 
comme  il  est  immobile  et  ferme  en  la  confession  du 
nom  du  Sauveur,  tandis  qu'on  le  roule  el  fracasse 
dans  cet  instrument  fait  a  mode  de  vis,  et  comme  il 
est  tout  prêt  de  recevoir  le  coup  de  la  mort  pour  ac4( 
coinplir  le  point  le  plus  éminent  de  la  loi  divine,  pré- 
férant l'honneur  de  Dieu  a  sa  propre  vie.  Et  néan- 
moins parce  que  d'ailleurs  il  préféra  k  la  volonté 
divine  la  satisfaction  que  son  cruel  courage  prend  en 
la  haine  de  Nicéphore,  il  demeure  court  en  sa  course; 
et  lorsqu'il  est  sur  le  point  d'acconsuivre  et  gagner 
le  prix  de  la  gloire  par  le  martyre j,  il  s'abat  malheu- 
reusement ,  et  se  rompt  le  cou ,  donnant  de  la  tèie 
dans  l'idolâtrie. 

11  est  do^c  vrai,  mon  Thcotime,  que  ce  ne  nous 
est  pas  avez  d'aimer  Dieu  plus  que  notre  propre  vie, 
si  nous  ne  l'aimons  généralement^  absolument,  et 
sans  exception  quelconque,  plus  que  tout  ce  que  nous 
affectionnons  ou  pouvons  afi'eciionner.  Mais,  ce  me 
direz-vous,  notre  Seigneur  a-t-il  pas  assigné  l'extré- 
mité de  l'amour  qu'on  peut  avoir  pour  lui ,  quand  on 
dit  qwepluà'  grande  cJuxrité  ne  peut-on  j^cis  ai>oir 


LIVRE  X,    CHAP.  VIII.  211 

que  d'exposer  sa  vie  pour  ses  amis?  (^Joan.  i5. 
a3.)  11  est  certes'  vrai ,  The'otime  ,  qn^entre  les  parti- 
culiers actes  ot  le'moignages  deramourdivin,il  n'y  en 
a  point  de  si  grand  que  de  subir  la  mort  pour  la 
gloire  de  Dieu.  Néanmoins  il  est  vrai  aussi  que  ce 
n'est  qu'un  seul  acte  et  un  seul  témoignage  qui  est 
voiiement  le  chef-d'œuvre  de  la  charité,  mais  outre 
lequel  il  y  en  a  aussi  plusieurs  autres  que  la  charité 
requiert  de  nous,  et  les  requiert  d'autant  plus  ar- 
demment et  fortement,  que  ce  sont  des  actes  plus 
iiisës,plu?  communs  et  ordinaires  a  tous  les  amans, 
et  plus  généralement  nécessaires  a  la  conservation  de 
l'amour  sacré.  O  misérable  Saprice!  oseriez -vous  bien 
dire  que  vous  aimiez  Dieu  comme  il  faut  aimer  Dieu, 
puisque  vous  ne  préfériez  pas  sa  volonté  a  la  passion 
de  la  haine  et  rancune  que  vous  aviez  contre  le  pauvre 
ïSicéphore?  Vouloir  mourir  pour  Dieu,  c'est  le  plus 
grand ,  mais  non  pas  certes  le  seul  acte  de  la  dileclion 
que  nous  devons  a  Dieu  :  et  vouloir  ce  seul  acte,  en 
!  rejetant  les  autres,  ce  n'est  pas  charité  c'est  vanité, 
La  charité  n'est  point  bizarre;  et  toutefois  elle  le 
seroit  extrêmement ,  si  voulant  plaire  au  bien-aimé 
ès-choses  d'extrême  difficulté ,  elle  permettoit  qu'on 
lui  déplût  ès-choses  plus  faciles.  Comme  peut  vou- 
loir mourir  pour  Dieu  celui  qui  ne  veut  pas  vivre 
selon  Dieu  ! 

Un  esprit  bien  réglé  ayant  volonté  de  subir  la 
mort  pour  un  ami ,  subiroit  sans  doute  toute  autre 
chose,  puisque  celui-là  doit  avoir  tout  méprisé,  qui 
aupnravant  a  méprisé  la  mort.  Mais  l'esprit  humain 
est  foihle,  inconstant  et  bizarre;  c'est  pourquoi  quel- 
quefois les  hommes  choisissent  plutôt  de  mourir  que 
de  svïnv  d'autres  peines  beaucoup  plus  légères,  et 


212     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

donnent  volontiers  leur  vie  pour  des  satisfactions 
extrêmement  niaises,  pue'riles  et  varines.   Agrippiue 
ayant  appris  que  l'enfant  qu'elle  portoit  seroit  voire- 
ment  enapereur,  mais  qu'il  le  feroit  par  après  mourir  : 
qu'il  me  tue,  dit-elle,  pourvu  qu'il  règne.  Voyez,  je 
vous  prie,  le  désordre  de  ce  cœur  follement  maternel , 
elle  préfère  la  dignité  de  son  fils  a  sa  vie.  Caton  et 
Cléopâtre  aimèrent  mieux  souftrir  la   mort  que  de 
voir  le  contentement  et  la  gloire  de  leurs  ennemis 
en  leur  prise;  et  Lucrèce  choisit  de  se  donner  impi- 
teusement  la  mort,  plutôt  que  de  supporter  injuste^ 
ment  la  honte  d'un  fait  auquel,  ce  semhle  ,   elle 
n'avoit  point  de  coulpe.  Combien  y  a-t-il  de  gens  qui 
mourroient  volontiers  pour  leurs  amis,   qui  néan- 
moins ne  voudroient  pas  vivre  en  leur  service,  et 
obéir  a  leurs  autres  volontés?  Tel  expose  sa  vie,  qui 
n'exposeroit  pas  sa  bourse.  Et  quoiqu'il  s'en  trouve 
plusieurs,  qui,  pour  la  défense  de  l'ami,  engagent 
leurs  vies,  il  ne  s'en  trouve  qu'un  en  un  siècle  qui 
voulût  engager  sa  liberté,  ou  perdre  une  once  de  la 
plus  vaine  et  inutile  réputation   ou  renommée  du 
monde  pour  qui  que  ce  soit. 

^  CHAPITRE    IX. 

Confirmation  de  ce  qui  a  été  dit  par  une  comparaison  notable 

Vous  savez,  Théotime,  quelle  fut  l'affeclion  de 
Jacob  pour  st  Rachel.  Et  que  ne  fit-il  pas  pour  en 
témoigner  la  grandeur,  la  force  et  la  fidélité,  dès  lors 
qu'il  Teut  saluée  aupivs  du  puits  de  l'abreuvoir?  Car 
jamais  pncques  pliis  il  ne  cessa  de  l'aimer;  et  pour 


LIVRF  X,    CHAP.  IX.  2i3 

J'avoir  en  mariage,  il  servit  avec  une  ardeur  nom- 
pareille  sept  ans  entiers _,  lui  e'tant  encore  avis  que 
ce  ne  fut  rien ,  tant  l'amour  adoucissoit  les  travaux 
qu'il  supportoit  pour  cette  bien-aimée,  de  laquelle 
étant  par  après  frustré,  il  servit  encore  de  rechef  sept 
ans  durant  pour  l'obtenir,  tant  il  étoit  constant,  loyal 
et  courageux  en  sa  dilection.  Puis  enfin  l'ayant  ob- 
teniie,  il  négligea  toutes  autres  affections,  ne  tenant 
même  presqti'aucun  compte  du  devoir  qu^il  avoit  a 
Lia  sa  première  épouse,  femme  de  grand  mérite,  et 
bien  digne  d'être  chérie,   et  du  mépris  de  laquelle 
Dieu  même  eut  compassion ,  tant  il  étoit  remarquable. 
Or,  après  tout  cela  qui  suffisoit  pour  assujétir  la 
plus  fière  fille  du  monde  a  l'amour  d'un  amant  si 
fidèle ,  c'est  une  honte  certes  de  voir  la  faiblesse  que 
Rachel  fit  paroître  en  l'affection  qu'elle  avoit  pour 
Jacob.  La  pauvre  Lia  n'avoit  plus  aucun  lien  d'amour 
avec  Jacob  que  celui  de  sa  fertilité,  par  laquelle  elle 
lui  avoit  donné  quatre  enfans  mâles,  le  premier  des- 
quels nommé  Ruben  ,  étant  allé  aux  champs  en  temps 
de  moisson ,  il  y  trouva  des  mandragores,  lesquelles 
îl  cueillit,  et  dont  par  après,  étant  de  retour  au  logis, 
îl  fit  présent  a  sa   mèie.  Ce  que  voyant  Rachel, 
Faites-moi  part ^  dit-elle  a  Lia,  je  vous  prie,  ma 
sœur,  des  mandragores  que  votre  fils  vous  a  don- 
nées. h\d\s  vous  semble- t-ilj  répondit  Lia,  que  ce 
soit  pew  d'avantage  pour  vous  de  nia^oir  rav^i 
mon  mari,  si  vous  navez  encore  les  mandra- 
gores de  mon  enfant  \  Or  sus,   répliqua   Rachel, 
donnez  -  moi  donc   les    mandragores  ,    et  quen 
échange  mon  mari  soit  avec  vous  cette  nuit.  La 
condition  fut  acceptée.  Et  comme  Jacob  revenoit  des 
champs  sur  le  soir,  Lia  lui  alla  au-devant^  et  puis 

I      • 


2i4     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

toute  comblée  de  joie:  ce  sera  ce  soir,  lui  dit-elle^ 
mon  cher  Seigneur,  mon  ami,  que  vous  serez  pour 
moi  :  car  j'ai  acquis  ce  bonheur  par  le  moyen  des 
mandragores  de  mon  enfant  ;  et  sur  cela  lui  fit  le  récit 
de  la  convention  passée  entre  elle  et  sa  sœur.  Mais 
Jacob,  que  l'on  sache,  ne  sonna  mot  quelconque, 
étonné,  comme  je  pense,  et  saisi  de  cœur,  entendant 
Timbécillité  et  l'inconstance  de  Rachel ,  qui  pour  si 
peu  de  chose  avoit  cédé  a  sa  sœur  l'honneur  et  la 
douceur  de  sa  présence. 

Et  toutefois  revenant  h  nous,  ô  vrai  Dieu,  com- 
bien de  fois  faisons-nous  des  élections  infiniment  plus 
honteuses  et  misérables?  Le  grand  saint  Augustin 
prit  un  jour  plaisir  de  voir  et  contempler  a  loisir  des 
mandragores,  pour  mieux  pouvoir  discerner  la  cause 
pour  laquelle  Rachel  les  avoit  si  ardemment  désirées; 
et  il  trouva  qu'elles  étoient  voirement  belles  a  la 
vue  et  d'agréable  senteur,  mais  du  tout  insipides  et 
sans  goût.  Or,  Pline  raconte  que,  qnand  les  chirur- 
giens en  présentent  le  jus  a  boire  a  ceux  sur  lesquels 
ils  veulent  faire  quelque  incision,  afin  de  leur  rendre 
le  coup  insensible,  il  arrive  maintefois  que  là  seule 
odeur  fait  l'opération,  et  endort  suffisamment  les 
patiens.  C'est  pourquoi  la  mandragore  est  une  plante 
charmeresse,  qui  enchante  les  yeux,  les  douleurs,  les 
regrets  et  toutes  les  passions  par  le  sommeil.  Au  reste, 
qui  en  prend  trop  longuement  l'odeur,  en  devient 
muet;  et  qui  en  boit  largement,  meurt  sans  remède. 

Théotime,  les  pompes,  richesses  et  délectai  ions 
mondaines  peuvent -elles  mieux  être  représentées? 
Elles  ont  une  apparence  attrayante  :  mais  qui  mord 
dans  ces  pommes,  c'est-a-dire,  qui  fonde  leur  nature, 
t'y  trouve  m  ^oût  ni  conteûtemenl.  Néanmoins  elles 


LIVRE  IX,    CHAP.  IX.  21 5 

charment  et  endorment  a  la  vanité  de  leur  odeur;  et 
h  renomme'o  que  les  enfans  du  monde  leur  donnent, 
étourdit  et  assomme  ceux  qui  s'y  amusent  trop  atten- 
tivement, ou  qui  les  prennent  trop  abondamment. 
Or,  c'est  pour  de  telles  mandf agores ,  chimères  et 
fantômes  de  contentemens  que  nous  quittions  les 
amours  de  l'epoiix  ce'îeste.  Et  comment  donc  pou- 
vons-nous dire  que  nous  l'aimons  sur  toutes  choses, 
puisque  nous  préférons  a  sa  grâce  de  si  chétives 
vanités? 

N'est-ce  pas  une  lamentable  merveille  de  voir  Da- 
vid s"  grand  a  surmonter  la  haine ,  si  courageux  k 
pardonner  l'injure,  être  néanmoins  si  furieusement 
injurieux  en  Tamour ,  que  non  content  de  posséder 
justement  une  grande  multitude  de  femmes,  il  va  ini- 
quement usurper  et  ravir  celle  du  pauvre  Urie  ;  et  par 
une  lâcheté  insupportable,  afin  de  prendre  plus  a  soi 
l'amour  de  la  femme ,  il  donne  cruellement  la  mort  au 
mari?  Qui  n'admirera  le  cœur  de  saint  Pierre,  si  hardi 
entre  les  soldats  armés,  que  lui  seul  de  toute  la  troupe 
de  son  maître  met  le  fer  au  poin§  et  frappe;  puis  peu 
après  est  si  couard  entre  les  femmes,  qu'a  la  seule 
parole  d'une  servante,  il  renie  et  déteste  son  maître? 
Et  comme  peut-on  trouver  si  étrange  que  Rachel 
quittât  son  Jacob  pour  des  pommes  de  mandragores, 
puisqu'Adam  et  Eve  quittèrent  bien  la  grâce  pour  une 
pomme  qu'un  serpent  leur  offre  k  manger  ? 

En  somme,  Théotime,  je  vous  dis  ce  mot  digne 
d'être  noté.  Les  hérétiques  sont  hérétiques  et  en  por- 
tent le  nom ,  parce  qu'entre  les  articles  de  la  foi  ils 
choisissent  a  leur  goût  et  a  leur  gré  ceux  que  bon  leur 
semble  pour  les  croire,  rejetant  les  autres  et  les  dé- 
savouant. Et  les  catholiques  sont  catholiques ,  parce 


2i6      TRAITE  DÇ  L'AMOUR  DE  DIEU. 

qiie  sans  choix  et  sans  élection  quelconque  ils  embras- 
sent avec  égale  fermeté,  et  sans  exception,  toute  la 
foi  de  l'église.  Or  il  en  est  de  même  es -articles  de  la 
charité.  C'est  hérésie  en  la  dilection  sacrée  de  faire 
choix  entre  les   commandemens  de  Dieu,   pour  en 
vouloir  pratiquer  les  uns,  et  violer  les  autres.  Celui 
quia  dit]:  Tu  ne  seras  point  luxurieux^  a  dit  aussi 
Tune  tueras  point.  Que  situ  ne  commets  point' 
la  luxure,   mais  lu  commets  homicide^  ce  n'est 
donc  pas   pour   l'amour  de   Dieu  que  tu   n'es  pas 
luxurieux,   aiïJS   c'est  par  quelqu'autre  motif  qui  te 
fait  choisir  ce  commandement  plutôt   que  l'aufre  : 
choix  qui  fait  l'hérésie  en  matière  de  charité.  Si  quel- 
qu'un me  disoit  qu'il  ne  me  veut  pas  couper  un  bras 
pour  l'amour  qu'il  me  porte,  et  néanmoins  me  ve- 
noit  arracher  un  œil^  ou  me  rompre  la  tête,  ou  rae 
percer  de  part  en  part.  Eh  !  ce  dirois  je,  comme  me 
dites-vous  que  c'est  par  amour  que  vous  ne  me  coupez 
pas  un  bras,  puisque  vous  m'arrachez  un  ncil  qui  ne 
m'est  pas  moins  précieux  ,  ou  que  vous  me  donnez 
votre  épée  a  travers  le  corps  ,  qui  m'est  encore  plus 
dangereux?  C'est  une  vraie  maxime,  que  le  bien  pro- 
vient d'unecausevraîmententière,  et  le  mal  de  chaque 
défaut.  Pour  faire  un  acte  de  vraie  charité,  il.  faut 
qu'il  procède  d'un  amour  entier,  général  et  universel, 
qui  s'étende  a  tous  1er.  commandemens  divins.  Que  si 
nous  manquons  d'amour  en  un  seul  commandement, 
notre  amour  ri^est  plus  entier  ni  universel  ;  et  le  cœur 
dans  lequel  il  est ,  ne  peut  être  dit  vraiment  amant  ,• 
ni  par  conscquenl  vraiment  bon. 


/ 


•    LIVRE  X,  CIÏAP.  X.  217 

CHAPITRE    X. 

Comme  nous  devons  aimer  la  divine  boale'  sonver  aine  ment 
plus  q«c  nous-mômes. 

Aristote  a  eu  raison  de  dire  que  le  bien  est  voi- 
renient  aimable,  mais  a  un  cbaciin  piincipabuiient  s%q 
bien  propre,  de  sorte  que  l'aiuour  que  nous  avons 
envers  autrui  provient  de  celui  aue  nous  avons 
envers  nous-mêmes.  Car  comme  pou  voit  dire  autre 
cbose  un  pbilosopbe  ,  qui  non  seulement  n'aima 
pas  Dieu,  mais  ne  parla  même  presque  jamais  de  l'a- 
mour de  Dieu  ?  Amour  de  Dieu  néanmoins  qui  pré- 
cède tout  amour  de  nous-mêmes,  voire  selon  l'incli- 
nation naturelle  de  notre  volonté,  ainsi  que  j'ai  dé- 
claré au  premier  Livre. 

La  volonté  certes  est  tellement  dédiée  ,  et  s'il  faut 
ninsi  dire,  elle  est  tellement  consacrée  h  la  bonté,  que 
si  une  bonté  infinie  lui  est  montrée  clairement,  il  est 
impossible,  sans  miracle,  qu'elle  ne  l'aime  souverai- 
nement. Ainsi  les  bienlieureux  sont  ravis  et  nécessités, 
quwique  non  forcés,  d'aimer  Dieu,  duquel  ils  vovenc 
clairement  la  souveraine  beauté  5  ce   que   l'écriture 
montre  assez  ,  quand  elle  compare  le  contentement, 
qui  comble  les  cœurs  de  ces  glorieux  babltans  de  la 
Jérusalem  céleste,  a  un  torrent  Qi  fleuve  impétueux, 
duquel  on  ne  peut  empècber  les  ondes  qu'elles  ne 
s'épancbent  sur  les  plaines  qu'elles  rencontrent. 

^Mais  en  cette  vie   mortelle  ,  TLéotime ,  nous  ne 
sommes  pas  nécessités  Je  l'aimer  si  souverâiuementj 
U.  10 


oi8     TKAITE  DE  L'AMOUR  DE  ClEU. 

d'autant  que  nous  ne  le  connoissons  pas  si  clairement. 
Au  ciel  où  nous  le  verrous  face  a  face,  nous  Faime- 
î^ons  cœur  a  cœur;  c'est-a-dire,  comme  nous  verrons 
tous.,  un  chacun  selon  sa  mesure,  rinfinité  de  sa  beauté 
d'une  vue  souverainement  claire,  aussi  serons-nous 
ravis  en  l'amour  de  son  infinie  bonté,  d'un  ravissement 
souverainement  fort,  auquel  nous  ne  voudrons  ni  ne 
pourrons  vouloir  faire  jamais  aucune  résistance.  Mais 
ici-bas  en  terre  où  nous  ne  voyons  pas  cette  souve- 
raine bonté  en  sa  beauté,  ains  l'entrevoyons  seule- 
ment entre  nos  obscurités,  nous  sommes  a  la  vérité 
inclinés  et  alléchés,  maisncn  pas  nécessités  de  l'aimer 
plus  quenoiis-mêmes;  ains  plutôt  au  contraire,  quoi- 
que nous  ayons  celte  sainte  ijjclination  naturelle  d'ai- 
juer  la  divinité  sur  toutes  choses ,  nous  n'avons  pas 
néanmoins  la  force  de  la  pratiquer,  si  cette  même 
divinité  ne  répand  surnaturellement  dans  nos  cœurs 
ga  très-sainte  charité. 

Or,  il  est  vrai  pourtant  que,  comme  la  claire  vue 
de  la  divinité  produit  infailliblement  la  nécessité  de 
l'aimer  plus  que  nous-mêmes ,  aussi  l'entrevue ,  c'cst- 
h-dire  la  connoissance  naturelle  de  la  divinité  produit 
infailliblement  l'inclination  et  tendiesse  a  l'aimer  plus 
que  nous-mêmes.  Eh!  de  grâce,  Théotimc,  la  volonté 
toute  destinée  a  l'amour  du  bien,  comme  en  pourroit- 
elle  tant  soit  peu  connoître  un  souverain,  sans  être 
de  même  tant  soit  peu  inclinée  a  l'aimer  souveraine- 
tnent?  Entre  tous  les  biens  qui  ne  sont  pas  infinis, 
Iiotrc  volonté  préférera  toujours  en  son  amour  celi.i 
qui  lui  est  plus  proche,  et  surtout  le  sien  propre  :  mais 
il  y  a  si  peu  de  proportion  entre  l'infini  et  le  fini , 
que  notre  volonté  qui  conuoît  un  bica  infini,  est  sans 


LIVRE  X,    CIIAP.  X.  21^ 

cloute  ébranlée,  inclinée  et  incitée  de  préférer  l'aiiiitié 
de  l'abîme  de  cette  bonté  infinie  a  toute  sorte  d'autre 
amour,  et  a  celui-là  encore  de  nous-mêmes. 

Mais  surtout  cette  inclination  est  forte,  parce  que 
nous  sommes  plus  en  Dieu  qu'en  nous-mêmes,  nous 
vivons  plus  en  lui  q-a'on  nous,  et  sommes  tellement 
de  lui ,  par  lui ,  pour  lui  et  à  lui ,  que  nous  ne  saurions, 
de  sens  rassis,  penser  ce  que  nous  lui  sommes  et  ce 
qu'il  nous  est,  que  nous  ne  soyons  forcés  de  crier  : 
Je  suis  vôtre  ,  Seigneur ,  et  ne  dois  être  qu'a  vous  : 
mon  âme  est  vôtre,  et  ne  doit  vivre  que  par  vous  : 
ma  volonté  est  vôtre,  et  ne  doit  aimer  que  pour  vous: 
mon  amour  est  vôtre ,  et  ne  doit  tendre  qu'eu  vous. 
Je  vous  dois  aimer  comme  mon  premier  principe, 
puisque  je  suis  de  vous  :  je  vous  dois  aimer  comme 
ma  fin  et  mon  repos ,  puisque  je  suis  pour  vous  :  je 
vous  dois  aimer  plus,  que  mon  être ,  puisque  mon  être 
subsiste  par  vous:  je  vous  dois  aimer  plus  que  moi- 
même,  puisque  je  suis  tout  a  vous  et  en  vous. 

Que  sil  y  avoit  ou  pouvoit  avoir  quelque  souve- 
raine bonté  de  laquelle  nous  fussions  indépendans , 
pourvu  que  nous  pussions  nous  unir  a  elle  par  amour, 
encore  serions-nous  incités  a  l'aimer  plus  que  nous- 
mêmes,  puisque  l'infinité  de  sa  suavité  seroit  toujours 
souverainement  plus  forte  pour  attirer  notre  volonté 
a  son  amour  que  toutes  les  autres  bontés,  et  même 
que  la  nôtre  propre. 

Mais  si,  par  imagination  de  chose  impossible,  il  y 
avoit  une  infinie  bonté  a  laquelle  nous  n'eussions 
nulle  sorte  d'appartenance  ,  et  avec  laquelle  nous  ne 
pussions  avoir  aucune  union  nicomînunication  ,  nous 
l'esiimerions  certes  plus  qîie  nous-mêmes  :  car  nous 
counoîtrions qu'étant  infînio ,  elle  seroit  plus  estimable 


220      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

et  airanble  que  nous;  et  par  conséquent  nous  pour- 
lions  faire  de  simples  souhaits  de  la  pouvoir  aimer. 
Mais,  a  proprement  parler,  nous  ne  l'aimerions  pas, 
puisque  Pamour  regarde  l'union  ;  et  beaucoup  moins 
pourrions-nous  avoir  la  charité  envers  elle,  puisque 
la  chavi(é  est  une  amitié',  et  l'amitié  ne  peut  être  que 
réciproque  ,  ayant  pour  fondement  la  communication, 
et  pour  fin  l'union.  Ce  que  je  dis  ainsi  pour  certains 
esprits  chimériques  et  vains,  qui  sur  des  imnginations 
impertinentes  roulent  bien  souvent  des  discours  mé- 
lancoliques qui  les  affligent  grandement.  Mais  quant  a 
nous,  Théotime  mon  cher  ami ,  nous  voyons  bien  que 
nous  ne  pouvons  pas  être  vrais  honmies  sans  avoir  in- 
clination d'aimer  Dieu  plus  que  nous-mêmes,  ni  vrais 
chrétiens  sans  pratiquer  cette  inclination.  Aimons 
plus  que  nous-mêmes  celui  qui  nous  est  plus  que  tout, 
et  plus  que  nous-mêmes.  Amen  :  il  est  vrai. 

•^liVV«/«n/%/V«IV^'VVUVV«>VVVVV>.VX(VV»/V«i^/VVtjVVVVV>AVVV^t/VVV«/VV'VVVV%VVV\VVV«l%IVVl*/VV\tA 

CHAPITRE    XI. 

Comme  la  très-sainte  chaiilc  produit  Tamour  du  prochain. 

v><OMMr:  Dieu  créa  riiomme  à  son  image  et  sem- 
'blanccj  aussi  a-t-il  ordonné  im  amour  pour  l'homme 
a  l'image  et  semblance  de  l'amour  (pii  est  du  a  sa  di- 
vinité. Tu  rtime/'a*,dit-il ,  le  Seigneur  ton  Dieu  de 
tout  ton  cœjCr  :  c*esl  le  prejuier  et  le  plus  grand 
vomman dénient.  Or  le  second  est  semblable  à  ice- 
lui:  Tu  (limeras  ton  prochain  comme  toi-même, 
(  Mailh.  22.  57.  et  seq.  )  Pourquoi  aimons-nous 
Dieu,  Théotim'^  ?  La  cause  pour  laquelle  on  aime 


JjlViilli    Aj      v.iA-1-ii.    A.  22  1 

Pîoii,  dit  saÎQt  Bernard,  c'est  Dieu  mè;ne  :  comme 
5\\  disoit  que  nous  aimojis  Dieu  ,   parce  qu'il    est  la 
.   trcs-souvei'aine  et  trcs-infinie  bonté.   Pourquoi*  nous 
aimons-nous  nous-mêmes  en  chariié  ?  Certes   c'est 
parce    que   nous  sommes  l'image  et    semblance  de 
Dieu.  Et  puisque  tous  les  hommes  ont  cette  même  di- 
gnité', nous  les  aimons    aussi   comme   nous-mêmes, 
o'est-a-dire,  en  qualité  de  très-saintes  vivantes  images 
de  la  divinité.  Car  c'est  en  cette  qualité-la  ,Théotim'^, 
que  nous  appartenons  a  Dieu  d'une  si  étroite  alliance 
et  d'une  si  aimable  dépendance,   qu'il  ne  fait  nulle 
difficulté  de  se  dire  notre  père,  et  nous  nommer  sc^s 
enfans.  C'est  encettequalité  que  nous  soramescapables 
d'être  unis  a  sa  divine  essence  par  la  jouissance  de  na 
souveraine  bonté  et  félicité;  c'est  en  cette  qualité  qiie 
nous  recevons  sa  grâce,  et  que  nos  esprits  sont  asso' 
cîés  au  sien  très-saint^  rendus,  par  manière  de  diie, 
participant  de  sa  divine  nature,  comme  dit  saint  Pierre. 
Et  c'est  donc  ainsi  que  la  même  chaiité ,  qui  produit 
les  actes  de  l'amonr  de  Dieu,  produit  'quant  et  quant 
ceux  de  l'amour  du  prochain.  Et  tout  ainsi  que  Jacob- 
viL  qu'une  même  échelle  touchoit  le  ciel  et  la  terre  v 
servant  également  aux  anges  pour  descendre  comme 
pour  monter ,  nous  savons  aussi  qu'une  même  dilec- 
lion  s'étend  a  chérir  Dieu  et  le  prochain  ,  nous  rele- 
vant a  l'union  de  notiç  esprit  avec  Dieu  ,  et  nous  ra- 
menant a  l'amoureuse  société  des  prochains.  En  sorte 
toutefois  que  nous  aimons   le  prochain  en  tant  qu'il 
est  a  l'image  et  semblance  de  Dieu ,  créé  pour  com- 
muniquer avec  la  divine  bonté,  participer  a  sa  grâce, 
et  jouir  de  sa  gloire, 

TJiéolirae,  aimer  le  prochain  par  charité,  c'est  si- 
mer  Dieu  en  l'iiomme,  ou  l'homme  en  Dieu  :  c'est 


222     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

chérir  Dieu  seul  pour  l'amour  de  lui-même  ,  et  la  créa- 
ture pour  Pamoiird'icelui.  Le  jeune  Tobie,  accompa- 
gné de  l'ange  Raphaël ,    a3^ant   abordé  Raguel  son 
parent,  auquel  néanmoins  il  étoit  inconnu  ;  Raguel 
ne  l'eut  pas  plutôt  regardé ^  dit  l'écriture,  que  se  re- 
tournant devers  Anne  sa  femme  :  Tenez,  dit-il ,  voyez 
combien  cejeuneliomme  est  semblable  à  mon  cou- 
sin l  El  ayant  dit  cela ^  il  les  interrogea  :  D'où 
étes-vous ^jeunes gens ,  mes  chevs frères?  A  quoi 
ils  répondirent  :  i^ous  sommes   de  la  tribu  de 
Nephtali^  de  la  captivité  de  Ninive.   Et  il  leur 
dit  :  Connoissez  vous  Tobie  mon  frère  ?  Oui ,  nous 
le  connoissons^  dirent-ils.  El  Raguel  s' étant  mis  à 
dire  beaucoup   de  bien  d'icelui ,  T  ange  lui  dit: 
Tobie  duquel  vous  vous  enquérez ,  il  est  propre 
père  de  celui-ci.  Lors  Raguel  s  avança ,  et  le  bai- 
sant avec  beaueoup  de  larmes,  et  pleurant  sur  le 
toi  d'icelui  :  Bénédiction  sur  toi,  mon  enfant,  dit- 
il  y  car  tu  es  fils  d^un  bon  et  très-bon  personnage,. 
Et  la  bonne  dame  Anne ,  femme  de  Raguel,  avec 
Sara  sa  fille  se  mirent  aussi  à  pleurer  de  tendreté 
d'amour.  Ne  remarquez-vous  pas  q«ie  Rngiiel,  sans 
connoître  le  petit  Tobie,  l'embrasse,  le  caresse,  le 
baise j  pleure  d'amour    sur  lui?  D'où  provient  cet 
amour,  sinon  de  celui  qu'il  portoit  au  vieil  Tobie  le 
père,  que  cet  enfant  ressembloit  si  ^on?  Béni  sois-tu^ 
dit-il.  Mais  pourquoi?  Non  point  certes  parce  que  tu 
es  un  bon  jeune  homme,   car  cela  je  ne  le  sais  pas 
encore,  mais  parce  que  tu  es  fils  et  ressemble  a  tOQ 
père  ,  qui  est  un  Irès-liomme  de  bien. 

Eh,  vrai  Dieu!  Théotime,  quand  nous  voyons  un 
prochain  cre'é  b  l'image  et  semblance  de  Dieu  ,  ne  dë- 
Ti  ions-nous  pas  dire  les  uns  aux  autres  ;  Tenez,  voyez 


LIVRE  X  ,    CIIAP.  XI.  235 

cette  créature  comme  elle  ressemble  au  cre'ateur?  Ne 
devrions-nous  pas  nous  jeter  sur  son  visage ,  la  ca- 
resser et  pleurer  d'amour  pour  elle?  Ne  devrions- 
nous  pas  lui  donner  mille  et  mille  be'nédictions  ?  Eî 
quoi  donC;,  ^onr  Pamour  d*elle?  Non  certes;  ciw 
nous  ne  savons  pas  si  elle  est  digne  d'amour  ou  de 
haine  en  elle-même.  Et  pourquoi  donc,  ô  The'otime? 
Pour  l'amour  de  Dieu ,  qui  Ta  forme'e  a  son  image  et 
semblance,  et  par  conse'quent  rendue  capable  de  par- 
ticiper a  sa  bonté,  en  la  grâce  et  en  la  gloire.  Pour 
l'amour  de  Dieu,  dis-jc ,  de  qui  elle  est,  a  qui  elle  est, 
par  qui  elle  est ,  en  qui  elle  est ,  pour  qui  elle  est ,  et 
qu'elle  lui  ressemble  d'une  façon  toute  particulière. 
Et  c'est  pourquoi ,  non  seulement  le  divin  amour 
commande  maintefoîs  l'amour  du  prochain,  mais  il 
le  produit  et  re'pand  lui-même  dans  le  cœur  humain , 
comme  sa  ressemblance  et  son  image;  puisque  tout 
ainsi  que  l'homme  est  Timage  de  Dieu,  de  même  l'a- 
mour sacré  de  l'homme  envers  l'homme  ,  est  la  vraie 
image  de  l'amour  céleste  de  l'homme  envers  Dieu- 
Mais  ce  discours  de  l'amour  du  prochain  requiert  un 
traité  a  part,  que  je  supplie  le  souverain  amant  de^ 
hommes  vouloir  inspirer  a  quelqu'un  de  ses  plus 
excellens  serviteurs,  puisque  le  comble  de  l'amour 
de  la  divine  bonté  du  père  céleste  consiste  en  la  per- 
fection de  l'amour  de  nos  frères  et  compagnons. 


224     TRAITE  Ds^.  L'AMOUR  DE  DIEU. 
CHAPITRE    XÎI. 

Comme  Tamour  produit  le  zèl^ 

CjOMME  l'amour  tend  au  bien  de  la  chose  aimée,  ou 
s'y  complaisant ,  si  elle  Pa,  ou  le  lui  désirant  et  pour- 
chassant, si  elle  ne  l'a  pasj  aussi  il  produit  la  haine 
par  laquelle  il  fuit  le  mal  contraire  a  la  chose  aimce, 
ou  désirant  et  pourchassant  de  l'éloigner  d'icelle ,  si 
elle  l'a  déjà,  ou  le  divertissant  et  empêchant  de  venir, 
si  elle  ne  l'a  pas  encore.  Que  si  le  mal  ne  peut  ni 
être  empêché  ni  être  éloigné,  l'amour,  au  moins,  ne 
laisse  pas  de  le  faire  haïr  et  détester.  Quand  donc 
l'amour  est  ardent,  et  qu'il  est  parvenu  jusques  k  vou- 
loir ôler,  éloigner  et  divertir  ce  qui  est  opposé  a  la 
chose  aimée ,  on  l'appelle  zèle  ;  de  sorte  que,  k  pro- 
prement parler,  le  zèle  n'est  autre  chose  sinon  l'a- 
mour qui  est  en  ardeur,  ou  plutôt  l'ardeur  qui  est  en 
iuîiour.  Et  partant,  quel  est  l'amour,  tel, est  le  zèle 
qui  en  est  l'ardeur  :  si  l'amour  est  bon,  le  zèle  en  est 
bon;  si  l'amour  est  mauvais,  le  zèle  en  est  mauvais. 
Or,  quand  je  parle  du  zèle,  j'entends  encore  parler 
cle  la  jalousie;  car  la  jalousie  est  une  espèce  de  zèle, 
et  si  je  ne  me  trompe,  il  n'y  a  que  cette  différence 
entre  l'un  et  l'autre,  que  le  zèle  regarde  tout  le  bien 
de  la  chose  aimée,  pour  éloigner  le  mal  contraire;  et 
la  jalousie  regarde  le  bien  particulier  de  l'amitié,  pour 
rrj)ousser  tout  ce  qui  s'y  oppose. 

Ouand  donc  nous  aimons  ardemment  les  choses 
mondaines  cl  temporelles,  la  beauté,  les  honneurs, 
les  richesses,  les  rangs,  ce  zèle,  c'csl-h-dire  l'ardeur 


LIVRE  X,  CHAP.  XII.  2>r^ 

de  cet  amour,  se  termine  pour  l'ordinaire  en  envie? 
parce  que  ces  basses  choses  sont  si  petites ,  parti- 
culières ,  borne'es,  finies  et  imparfaites,  que  quand 
l'un  les  possède  ,  Vautre  ne  les  peut  entièrement 
posséder;  de  sorte  qu'étant  communique'es  a  plusieurs, 
la  communication  en  est  moins  parfaite  pour  un  cha- 
cun. Mais  quand  en  particulier  nous  aimions  ardeua- 
ment  d'être  aimés,  le  zèle,  eu  bien  Tardeur  de  cet 
amour,  devient  jalousie  5  d'autant  que  l'amitié  hu- 
maine ,  quoiqu'elle  soit  vertu,  si  est-ce  qu'elle  a  cette 
imperfection  a  raison  de  notre  iiiibé«iiiité,  qu'étant 
départie  a  plusieurs  ,  la  part  d'un  chacun  en  est 
moindre.  C'est  pourquoi  l'ardeur  ou  zèle  que  nous 
avons  d'être  aimés ,  ne  peut  souffrir  que  nous  ayons 
des  rivaux  et  compagnons;  et  si  nous  nous  imaginons 
d'en  avoir,  nou5  entrons  soudain  en  la  passion  de  ja- 
lousie, laquelle,  certes,  abien  quelque  ressemblance 
avec  l'envie ,  mais  ne  laisse  pas  pour  cela  d'être  fcvt 
différente  d'avec  elle- 

1,°  L'envie  est  toujours  injuste ,  mais  la  jalousi.^ 
est  quelquefois  juste,  pourvu  qu'elle  soit  modérée; 
car  les  mariés,  par  exemple,  n'ont-ils  pas  raison  d'em- 
pêcher que  leur  amitié  ne  reçoive  diminution  par  l'e 
partage  ? 

2."  Par  l'envfe  nous  nous  attristons  que  le  prochain 
ait  un  bien  pins  grand  ou  pareil  au  nôtre ,  encore 
qu'il  ne  nous  ôte  rien  de  ce  que  nous  avons;  en  quoi 
l'envie  est  déraisonnable,  nous  faisant  estimer  que  le 
bien  du  prochain  soit  notre  mal.  Mais  la  jalousie 
n'est  nullement  marrie  que  le  prochain  ait  du  bien  , 
pourvu  que  ce  ne  soit  pas  le  nôtre  j  car  le  jaloux  n^ 
seroit  pas  marri  que  son  compagnon  fût  aimé  des 
autres  femmes,  pourvu  que  ce  Le  fut  pas  de  la  sienne. 

TO. 


2  2G      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

Voire  même,  a  pvopremeDt  parler,  on  n'est  pas  ja'oux 
d'un  rivnl,  sinon  après  qu'on  estime  d'avoir  requis 
Tamilié  de  la  personne  aimëe;  que  si  avant  cela  il 
y  a  quelque  passion  ,  ce  n'est  pas  jalousie  ,  mais 
envie. 

3.°  Nous  ne  pre'supposons  pas  de  rimperfeclion  en 
celui  que  nous  envions,  ains  an  contraire  nous  l'esti- 
mons avoir  le  bien  que  nous  lui  envions;  mais  nous 
présupposons  bien  que  la  personne  de  laquelle  nous 
sommes  jaloux,  soit  imparfaite,  changeante,  corrup- 
tible et  variable. 

4.°  La  jalor.sie  procède  de  l'amour  :  l'envie,  au 
coniraire,  provient  du  manqucnieni  d'amour. 

5.°  La  jalousie  n'est  jamais  qu'en  matière  d'amour, 
mais  l'envie  s'ëtend  en  toutes  matières  de  biens, 
d'honneurs,  de  faveurs,  de  beauté.  Que  si  qr.elque!ois 
on  est  envieux  de  Tamour  qui  est  porte'  a  quelqu'un, 
•  ce  n'est  pas  pour  l'amour,  ains  pour  les  fruils  qui  eu 
de'pendent.  Un  envieux  se  soucie  peu  que  son  com- 
pagnon soit  aimé  du  prince,  pourvu  qu'il  ne  soit  pas 
favcfri:é  ni  gratifié  ès-occurences. 

CHAPITRE    XIII. 

Comme  Dieu  est  jaloui  Je  nous. 

^  DlETJ  dit  ainsi  :  Je  suis  le  Seigneur  ton  Dieu  fort 
jaloux.  Le  Stîgneur  a  pour  son  ndrn  Jaloux.  Dieu 
donc  est  jaloux, Théotime;  mais  quelle  est  sa  jalousie? 
Certes,  elle  sj^mble  d'ahoid  être  une  jn'ousie  de  con- 
voitise, telle  qu'est  celh'  desmtiris  pour  leurs  femmes  j 
car  il  vent  que  nous  sryons  icllcment  siens,  que  nous 


LIVRE  X,   CHAP.  XIII.  227 

ne  so3'Ons  en  façon  quelconque  a  personne  qu'a  hiî. 
Nul^  dit-il  5  ne  peut  servir  deux  maîtres.  (^MattJu 
6.  24.)  Il  demande  tout  notre  cœur,  toute  notre  âme, 
tout  notre  esprit,  toutes  nos  forces.  Pour  cela  même 
il  s'appelle  notre  époux,  et  nos  âmes  ses  e'pouses;  et 
nomme  toutes  sortes  d'éloignemens  de'  lui,  fornica" 
tion,  adultère.  Et  si  il  a  raison,  ce  grnnd  D'eu 
tout  iiniquementhon,de  vouloir  très-parfaitement  notre 
cœur.  Car  nous  avons  un  coeur  petit,  qui  ne  peut  pas 
assez  fournir  d'aluour  pour  aimer  dignement  la  divine 
bonté;  n'est-il  pas  donc  convenable  que  ne  lui  pou- 
vant donner  tout  Famour  qu'il  seroit  requis,  il  lui 
donne  pour  le  moins  tout  celui  qu'il  peut?  Le  biea 
qui  est  souverainement  aimable,  ne  doit-il  pas  être 
souverainement  aimé?  Or,  aimer  souverainement, 
c'est  aimer  totalement. 

Cette  jalousie  néanmoins  que  Dieu  a  pour  nous, 
n'est  pas  en  effet  une  jalousie  de  convoitise,  ains  do 
souveraine  amitié;  car  ce  n'es-t  pas  son  intérêt  que 
nous  l'aimions ,  c'est  le  nôtre.  Notre  amouf  lui  est 
inutile,  mais  il  nous  est  de  grand  profit,  et  s'il  lui  est 
agréable,  c'est  parce  qu'il  nous  est  profitable;  car 
étant  le  souverain  bien ,  il  se  plaît  a  se  communiquer 
par  son  amour,  sans  que  bien  quelconque  lui  en  puisse 
revenir,  dont  il  s'écrie,  se  plaignant  des  pécheurs 
par  manière  de  jalousie  :  Ils  rnont  laissé ^  moi  qui 
suis  la  source  d^eau  vive  ^  et  se  sont  fouis  des  ci- 
ternes ,  citernes  dissipées  et  crevassées  qui  ne 
peuvent  retenir  les  eaux.  Voyez  un  peu ,  Théotime, 
je  vous  prie,  comme  ce  divin  amant  exprime  délica- 
tement la  noblese  et  générosité  de  sa  jalousie.  Ils 
mont  laissé  y  dit-il,  moi  qui  suis  la  source  d'eai^ 


228    TRAITE  DE  UAMOUR  DE  DIEU. 

^we'^  comme  s'il  disoit  :  Je  ne  me  plains  pas  de  quoi 
ils  m'ont  quitté  pour  ancun  doînmnge  que  leur  aban- 
donnement  me  puisse  apporter;  car  quel  dommage 
peut  recevoir  une  source  \ive,  si  on  n'y  vient  pas 
puiser  de  l'eau?  laissera- t-elle  pour  cela  de  ruis- 
seler et  flotter'sur  la  terre?  Mais  je  regieite  leur  mal- 
Leur,  de  quoi  m'ayant  laissé,  ils  se  sont  amuse's  a 
des  puits  sans  eaux.  Que  si  par  pense'e  de  chose  im- 
possible, ils  eussent  pu  rencontrer  quelqu'autre  fon- 
taine d'eau  vivCj  je  supporterois  aise'ment  leur  de'- 
partie  d'avec  moi,  puisque  je  n'ai  nulle  pve'tenlion  en 
leuraraour  que  celle  de  leur  bonheur.  Mais  me  quitter 
pour  périr ,  m'abandonner  pour  se  précipiter,  c'est 
cela  qui  me  fait  étonner  et  fâcher  sur  leur  folie.  C'est 
donc  pour  l'arnour  do  nous  qu'il  veut  que  nous  l'ai- 
mions, parce  que  nous  ne  pouvons  cesser  de  l'aimer 
sans  commencer  de  nous  perdre,  et  que  tout  ce  que 
nous  lui  ôtons  de  nos  affections,  nous  le  perdons. 

Mets-moi,  dit  le  divin  berger  a  la  Sulamite ,  mets- 
moi  cofnme  un  cachet  sur  ton  cœur^  comme  un 
cachet  sur  ton  bras.  (Cant.  Cant.  8.  6.)  Sulamite, 
*ertes,  nvoit  son  cœur  tout  plein  de  l'amour  céleste 
de  son  cher  amant,  lequel,  quoiqu'il  ait  tout  ,  ne  se 
contente  pas,  mais  par  une  sacrée  défiance  de  jalousie 
veut  encore  être  sur  le  coeur  qu'il  possède ,  et  le  ca-^ 
chtter  de  soi-même,  afin  que  rien  ne  sorte  de  l'amour 
qui  y  est  pour  lui,  et  que  rien  n'y  entre  qui  puisse 
y  faire  du  méldtige;  car  il  n'est  pas  assouvi  de  l'affec- 
lion  dont  famé  de  sa  Sulamite  est  comblée  ,  si  elle 
n'est  invariable,  toute  pure,  toute  unique  pour  lui. 
Et  pour  ne  jouir  pas  seulement  des  afleclions  de  notre 
cœur,  aius  aussi  des  effets  et  opéialions  de  nos  mains, 


LIVRE  X,    CHAP.  XIII.  229 

il  veut  être  encore  comme  un  cachet  sur  noire  bras 
droit,  afin  qu'il  ne  s'e'tendc  et  ne  soit  employé  que 
pour  les  œuvi'ts  de  son  service. 

Et  la  raison  de  cette  demande  de  Tamant  divin ,  est 
que  comme  la  mort  est  si  forte,  qu'elle  se'pare  l'âme 
de  toutes  choses  et  de  son  corps  même,  aussi  l'amour 
sacré,  parvenu  jiisques  au  degré  du  zèle,  divise  et 
éloigne  l'àme  de  toutes  autres  affections ,  et  l'épure 
de  tout  mélange ,  d'autant  qu'il  n'est  pas  seulement 
aussi  firt que  laniort,  ains  il  est  âpie,  inexorable, 
dure\.  impiteux  a  châtier  le  tort  qu'on  lui  fait,  quand 
on  reçoit  avec  lui  des  rivaux,  comme  Vejifer  est 
violent  a  punir  les  damnés.  Et  tout  ainsi  que  Fenfer, 
plein  (l^iorreur,  de  rage  et  de  félonie,  ne  reçoit  auciin 
mélange  d'amour;  aussi  l'amour  jaloux  ne  reçoit  au- 
cun mélange  d'autre  affection ,  voulant  que  tout  soit 
pour  le  bien-aimé.  Rien  n'est  si  doux  que  le  colom- 
beau,  mais  rien  si  impétueux  que  lui  envers  sa  colora- 
belle,  quand  il  a  quelque  jalousie.  Si  jamais  vous  y 
avez  pris  garde,  vous  aurez  vu.  Théolime,  que  ce 
débonnaire  animal,  revenant  de  l'essor,  et  trouvant 
sa  partie  avec  ses  compagnons,  il  ne  se  peut  empêcher 
de  ressentir  un  peu  de  défiance  qui  le  rende  âpre  et 
bîgearre:  de  sorte  que  d'abord  il  la  vient  environner, 
grommelant,  trépignant  et  la  frappant  k  traits  d'ailes, 
quoiqu'il  sache  bien  qu'elle  est  fidelle,et  qu'il  la  vo^^e 
toîite  blanche  d'innocence. 

Un  jour  sainte  Catherine  de  Sienne  étoit-"en  un 
ravissement  qui  ne  lui  ôtoit  pas  l'usage  des  sens,  et 
tandis  que  Dieu  lui  faisoit  voir  des  merveilles ,  un 
sien  frère  passa  près  d'elle,  qui  faisant  du  bruit,  la 
divertit,  ensorte  qu'elle  se  retourna  pour  le  regarder 
un  seul  petit  moment.  Celte  petite  distraction,  sur- 


200      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

venue  k  l'inipreVii,  ne  fut  pas  un  pèche'  ni  une  infidé- 
lité, ains  une  seule  ombre  de  péché  et  une  seule  im^ge 
d'infidclité.  Et  néanmoins  la  très-sainte  mère  de  l'é- 
poux céleste  l'en  tança  si  fort,  et  le  glorieux  saint 
Paul  lui  en  fit  une  si  grande  confusion,  qu'elle  pensa 
fondre  en  larmes.  Et  David  rétabli  en  grâce  par  un 
parfait  amour,  comme  fut-il  traité  pour  le  seul,  péché 
véniel  qu'il  commit,  faisant  faire  le  dénombrement 
de  son  peuple  ? 

Mais,  Théolime,  qui  veut  voir  cette  jalousie  déli- 
catement et  excellemment  exprimée,  il  faut  qu'on  lise 
les  enseignemens  que  la  séraphique  sainte  Catherine 
de  Gènes  a  faits  pour  déclarer  les  propriétés  du  pur 
amour,  entre  lesquelles  elle  inculque  et  presse  fort 
celle-ci.  Que  l'amour  parfait,  c'est-a-dirc,  l'amour 
étant  parvenu  jusqu'au  zèle,  ne  peut  souffrir  Pentre- 
niise  ou  interposition,  ni  le  mélange  d'aucune  autre 
chose,  non  pas  même  des  dons  de  Dieu,  voire 
jusqu'à  cette  rigueur,  qu'il  ne  permet  pas  qu'on  af- 
fectionne le  paratîîs,  sinon  pour  y  aimer  plus  parfaite- 
ment la  bonté  de  celui  qui  îe  donne;  de  sorte  que 
les  la?iipe\  de  ce  pur  amour  n'ont  point  d'huile,  de 
lumignon,  ni  de  fuuiée,  elles  sont  \o\\\ç%feu  etjlamnie 
que  rien  du  monde  ne  peut  éteindre  :  et  ceux  qui 
ont  ces  lampes  ardentes  en  leurs  mains ^  ont  la 
très- sainte  crainte  des  chastes  épouses,  non  pas  celle 
des  femmes  adultères.  Crlles-la  craignent,  et  celles-cî 
aussi ,  'm.iis  différemment  ,  dit  saint  Augustin.  La 
chaste  épouse  craint  l'absence  de  son  époux  ,  l'adul- 
tère craint  la  présence  du  sien  :  celle  Ih  craint  qu'il 
s'en  aille,  et  celle  ci  craint  qu'il  demeure  :  celle  la  est 
si  fort  amoureuse  qu'elle  en  est  jalouse,  et  Ile-ci  n'est 
point   jalouse,  parce  qu'elle   n'est   pas  amoureuse  : 


LIVRE  X,    CHÀP.  XIII.  23 1 

celle-ci  crnint  d'être  châtiée  ,  et  celle-là  craint  de 
n'c;re  pas  aime'e.  Ains  en  ve'rité  elle  ne  craint  pas,  a 
proprement  parler,  de  n'être  pas  aime'e,  comme  font 
les  autres  jalouses  qui  s'airaent  elles-mêmes  et  veulent 
être  aimées,  mais  elle  craint  de  n'aimer  pas  assez  celui 
qu'elle  voit  être  tant  aimable,  qne  nul  ne  le  peut  assez 
dignement  aimer  selon  la  graadenr  de  Tamoiir  qu'il 
mrri:e,  ainri  que  j'ai  dit  naguère.  C'est  pourquoi  elle 
n\st  pas  jalouse  (l'une  jalousie  inte'ressée,  mais  d'une 
jalousie  pure  qui  ne  procède  d'aucune  convoitise,  ains 
d'une  noble  et  simple  amitié;  jalousie  laquelle  par 
api  es  s'éiend  jusqu'au  prochain  duquel  elle  procède. 
Car  puisque  nous  aimons  le  prochciin  pour  Dieu  comme 
nous  mêmes,  nous  sommes  aussi  jaloux  de  lui  pour 
Dieu,  comme  nous  le  sommes  de  nous-mêmes;  de 
sorte  que  nous  voudrions  bien  mouiir  pour  l'empêcher 
de  périr. 

Or,  comme  le  zèle  est  une  ardeur  enflammée,  ou 
une  inflammation  ardente  de  l'amour,  il  a  aussi  be- 
soin d'être  sagement  et  prudemment  pratique'.  Autre- 
ment, sous  prétexte  d'icelui,  on  violeroit  les  termes 
de  la  modestie  ou  discrétion,  et  seroît  aisé  de  passer 
du  zèle  a  lacolère,  et  d'une  juste  affection  a  une  ini- 
que passion.  C'est  pourquoi  n'étant  pas  ici  le  lieu  de 
m.rquer  les  conditions  du  zèle,  mou  Théotime,  je 
\ous  avertis  que  pour  l'exécution  d'icelui  vous  ayez 
toujours  recours  a  celui  que  Dieu  vous  a  donné  pour 
votre  conduite  en  la  vie  dévote. 


'î 


232     TRAITÉ  DE  L'AUOLK  DE  DIEU. 
CHAPITRE    XIV. 

Du  zèle  ou  jalousie  que  nous  avons  pour  notre  Seigneur. 

Un  chevalier  désira  qu'un  peintre  fameux  lui  fît  un 
cheval  courant  ;  et  le  peintre  le  lui  ayant  pre'senté  sur 
le  dos ,  et  comme  se  vautrant,  le  chevalier  commençoit 
a  se  courroucer,  quand  le  peiiHre  retournant  l'image 
sens  dessus  dessous  :  Ne  vous  fâchez  pas,  monsieur, 
dit-il;  pour  changer  la  posture  d'un  cheval  courant  en 
celle  d'un  cheval  se  vautrant,  il  ne  faut  que  renverser 
le  tableau.  Théotime,  qui  veut  bien  voir  quel  zèle  ou 
quelle  jalousie  nous  devons  avoir  pour  Dieu,  il  ne 
fiiut  sinon  bien  exprimer  la  jalousie  que  nous  avons 
pour  les  choses  humaines,  et  puis  la  renverser;  car 
telle  devra  être  celle  que  Dieu  requiert  de  nous 
pour  lui. 

Imaginez-vous,  The'otime,  la  comparaison  qu'il  y 
a  entre  ceux  qui  jouissent  de  la  lumière  du  soleil ,  et 
ceux  qui  n'ont  que  la  petite  clarté  d'une  lampe.  Ceux-là 
ne  sont  point  envieux  ni  jaloux  lesunsdesfintres:car  ils 
savent  bien  que  cette  lumière-la  est  très-sufhsante  pour 
tous,  que  la  jouissance  de  l'un  n'empêche  point  la 
jouissance  de  l'autre,  et  que  chacun  ne  la  possède 
pas  moins,  encore  que  tous  la  possèdent  générale- 
ment ,  que  si  un  chacun  lui  seul  la  possédoit  en  parti- 
cirlier.  Mais  quant  h  la  clarté  d'une  lampe,  parce 
qu'elle  est  petite,  courte  et  insuffisante  pour  plusieurs, 
chacun  la  veut  avoir  en  sa  chambre;  et  qui  l'a,  est 
envi  é  des  autres.  Le  bien  des  choses  mondaines  est  si 
chétif  et  vil,  que  quand  l'un  en  jouit,  il  faut  que 


LIVRE  X,    CHAP.  XIV.  1^3  5 

l'autre  eu  soit  privé;  et  l'amilie  humaine  est  si  courte 
€t  infirme,  qu'a  uiesure  qu'elle  se  communique  aux 
nns,  elle  s'uffoiblit  d'autant  pour  les  autres;  c'est 
pourquoi  nous  sommes  jaloirx  et  fàche's,  quand  nous 
y  avons  des  co-rivaux  et  compagnons.  Le  cœur  de 
Dieu  est  si  abondant  en  amour,  son  bien  est  si  fort 
infini,  que  tous  le  peuvent  posséder,  sans  qu'un  cha- 
cun pour  cela  le  possède  moins;  cette  infinité  ne  pou- 
vant être  épuisée ,  quoiqu'elle  remplisse  tous  les  es- 
prits de  l'univers  :  car  après  que  tout  en  est  comblé, 
son  infinité  lui  demeure  toujours  toute  entière^  sans 
diminution  quelconque.  Le  soleil  ne  regarde  pas 
moins  une  rose  avec  mille  millions  d'autres  fleurs ,  que 
s'il  ne,regardoit  qu'elle  seule.  Et  Dieu  ne  répand  pas 
moins  son  amour  sur  une  âme,  encore  qu'il  en  aime 
une  infinité  d'autres,  que  s'il  n'aimoit  que  celle-là  seule, 
la  force  de  sa  dilection  ne  diminuant  point  pour  la 
multitude  des  raj'ons  qu'elle  répand,  ains  demeurant 
toujours  toute  pleine  de  son  immensité. 

Mais  en  quoi  donc  consiste  le  zèle  ou- la  jalousie 
que  nous  devons  avoir  pour  la  divine  bonté?  Théo- 
time,  son  office  est  premièrement  de  haïr,  fuir,  empê- 
cher, détester,  rejeter,  combattre  et  abattre,  si  l'on 
peut,  tout  ce  qui  est  contraire  a  Dieu,  c'est- a-dire, 
h  sa  volonté,  a  sa  gloire,  eî  a  la  sanctification  de  son 
nom.  J'ai  haï  Viniqidiè^  dil  David,  et  Vai  ahoini- 
née.  Ceux  que  vous  haïssez^  6  Seigneur,  ne  les 
haïssois-je  pas  ?  et  ne  séchoisje  pas  de  regret  sur 
vos  ennemis?  Mon  zèle  ni'afail pâmer ^  parceque 
mes  ennemis  ont  oublié  vos  paroles.  Au  matin  je 
tu  GIS  tous  les  pécheurs  de  la  terre  j  afin  de  ruiner 
et  exteiminer  tous  les  ouvriers  d'iniquité  {Fs. 
ioo,  8.)  Voyez  ;    je    vous  prie,    Théotime ,    ce 


2U     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

grand  roi,  de  quel  zèle  il  est  anime',  et  corome  il  em- 
ploie les  passions  de  son  âme  au  service  de  la  sainte 
jalousie.  Il  ne  hait  pas  simplement  l'iniquité ,  mais 
Vahomine ,  il  sèche  de  détresse  en  la  voyant,  il  tombe 
en  défaillance  et  déiinemcnt  du  coeur,  iUaperse'cute, 
il  la  renverse  et  Vextermine.  Ainsi  Phinee  outré  d'im 
saint  zèle,  transperça  saintement  d'un  coup  de  glaive 
cet  effronté  Israélite  et  cette  vilaine  Madiani(e  qu'il 
trouva  en  l'infâme  trafic  de  leur  passion.  Ainsi  le  zèle 
qui  dévoroit  le  cœurde  notre  Sauveur,  fit  qu'il  éloigna, 
et  quant  et  quant  vengea  Tinévérence  et  profana- 
tion que  ces  vendeurs  et  acheteurs  faisoient  dans  le 
Temple. 

Le  zèle  en  second  lieu  nous  rend  ardemm^t  ja- 
loux pour  la  pureté  des  âmes  qui  sont  épouses  de  Jé- 
sus-Christ; selon  le  dire  du  saint  apôtre  aux  Corin- 
thiens, Je  suis  jaloux  de  vous-^  de  la  jalousie  de 
Dieu  ;  car  je  vous  ai  promis  à  un  honim.e ,  afin  de 
vous  représenter  comm,e  une  vierge  chaste  â  Jésus- 
Christ  (2.  Cor,  3.  1.)  Eliczer  eût  été  extrêmement 
piqué  de  jalousie ,  s'il  eût  vu  la  chaste  et  belle  Rébecca 
qu'il  conJuisoit  pour  être  épousée  au  fils  de  son  Sei- 
gneur, en  quelque  péril  ;  et  sans  doute  il  eût  pu  dire  a 
celte  sainte  damoiselle;  Je  suis  jaloux  de  vous,  de 
la  jalousie  que  j'ai  pour  mon  maître;  car  je  vous  ai 
fiancée  à  un  homme  pour  vous  présenter  comme 
une  vierge  chaste  au  fils  de  mon  seigneur  Abraham. 
Ainsi  veut  dire  le  glorieux  saint  Paul  a  ses  Corinthiens  : 
j'ai  été  envoyé  de  Dieu  a  vos  yeux  pour  traiter  le  ma- 
riage d'ime  éternelle  union  entre  son  Fils  notre  Sau- 
veur et  vous;/e  vous  ai promish  \yn pour  vous  re- 
présenter,  ainsi  qu'une  vierge  chaste,  ^  ce  divin 
cpoux)  cl  voilb  pourquoi  y^  suis  jaloux,  non  de  ma 


LIVRE  X,    CHAP.  XIV.  255 

jalousie,  mais  de  la  jalousie  de  Dieu,  au  nom  du- 
quel j'ai  traité  avec  vous.  Celte  jalousie  ,  Theotime  , 
faisoit  mourir  et  pâmer  tous  les  jours  ce  saint  apÔtre. 
Je  meurs  ^  dit-il,  tous  les  jours  pour  voire  gloire. 
Qui  est  injinne ,  que  je  ne  sois  aussi  infirme?  Qui 
est  scamlalisé,  que  je  ne  brûle?  (2.  ad  Cor.  1 1.  29.) 
Voyez,  dibent  les  anciens,  voyez  quel  amour,  quel 
soin  et  quelle  jahousie  une  mèie  poule  a  pour  ses 
poussins.  (Car  notre  Seigneur  n'a  pas  estimé  celte 
comparaison  indigne  de  son  évangile.)  La  poule  est 
une  poule,  c'est-k-dire,  un  animal  sans  courage  ni 
gtMiérusité  quelconque,  tandis  qu'elle  n'est  pas  mère; 
mais  quand  elle  l'est  devenue,  elle  a  un  cœur  de  lion, 
toujours  la  têie  levée,  toujours  les  yeux  hagards,  tou- 
jours elle  va  roulant  sa  vue  de  toutes  parts  pour  peu 
qu'il  y.ait  apparence  de  péril  pour  ses  petits;  il  n'y  a 
ennemi  aux  yeux  duquel  elle  ne  se  jetie  pour  la  dé- 
fense de  sa  chère  couvée,  pour  laquelle  elle  a  souci 
continuel  qui  la  fait  toujours  aller  glossant  et  plai- 
gnant. Que  si  quelqu'un  des  poussins  périt ,  quels  re- 
grets! quelle  colère  !  c'est  la  jalousie  des  pères  etmères  - 
pour  leurs  eufan^,  des  pasfeurs  pour  leurs  ouailles, 
des  fières  pour  leurs  frères.  Quel  ^èle  des  enfans  de 
Jacob,  quand  ils  surent  que  Dina  avoit  été  déshono- 
rée !  Quel  zèle  de  Job ,  sur  l'appréhension  et  crainte 
qu'il  avoit  que  ses  enfans  n'offensassent  Dieu!  Quel 
zèle  de  saint  Paul  pour  si's  frères  selon  la  chair ^  et 
pour  ses  enfans  selon  Dieu ,  pour  lesquels  il  avoit  dé- 
siré d'être  exterminé  comme  criminel  d^anathéme 
et  d'excommunication!  Quel  zèle  de  Moïse  envers 
son  peuple,  pour  lequel  il  veut  bien  en  certaine  façon 
être  rayé  du  lii^re  de  v ie  ! 

3."*  En  la  jalousie  humaioe  nous  craignons  que  la 


û'5Q     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  Î)IEU. 

chose  aimée  ne  soit  possédée  par  qne^qii'aiitre;  mais  le 
zèle  que  nous  avon's  envers  Dieu,   fait   qu'au   con- 
traire nous  redoutons  sur  toutes  choses  que  nous  ne 
soyons  pas  assez  entièrement  possédés  par  icelui.  La 
jalousie  humaine  nous  fait  appréhender  de  n'être  pas 
assez  aimés  j  la  jalousie  chrétienne  nous  met  en  peine  de 
n'aimer  pas  assez.  C'est  pourquoi  la  sainte  Sulamite 
s'écrioit  :  O  le  hien-aimé  de  mon  âme ^  m^ontrez^ 
moi  où  vous  reposez  au  midi,  afin  que  je  ne  nié- 
gare^X.  que  n'aille  àja  suite  des  troupeaux  de  vos 
compagnons.  Elle  craint  de  n'être  pas  toute  a  son 
sacré   berger,  et  d'être  tant  soit  peu  amusée  après 
ceux  qui  se  veulent  rendre  ses  rivaux  :  car  elle  ne 
veut  qu'fn  ffiçon  du  monde  les  plaisirs,  les  honneurs  ^ 
et  les  biens  extérieure  puissent  occuper  un  seul  brin 
de  son  amour  qu'elle  a  tout  dédié  a  son  chec  Sau- 
veur. 

CHAPITRE    XV. 

Avis  pour  la  conduite  du  saii^  zèle. 

JJ';VUTANT  que  lezclc  est  une  ardeur  ef  véhémence 
d'amour,  il  a  btsoin  d'ciic  sagement  conduit;  autre- 
ment il  violeroit  les  terme  s  de  la  modestie  et  de  la 
discrétion.  Non  pas  certes  que  le  divin  amour,  pour 
véhément  qu'il  soit,  puisse  être  excessif  en  soi- 
n)ême,  ni  ès-mouvemens  ou  inclinations  qu!il  donne 
aux  esprits,  mais  parce  qu'il  emploie  a  l'exécution 
de  ses  projets  Tentcndement,  lui  ordonnant  de  cher- 
cher les  moyens  de  les  faire  réussir;  et  la  hardiesse 
ou  colère ,  poiu'  surmonter  les  difficultés  qu'il  re:i- 


LIVRE  X,    CHAP.  XV.  iZ'j 

contre;  il  advient  très- souvent  que  l'enlendement 
propose  et  fait  prendre  dos  voies  trc^  âpres  et  vio- 
lentes, et  que  la  colère  ou  audace  étant   une  fois 
émue,  et  ne  se  pouvant  contenir  dans  les  limites  de  la 
raison,  emporte  le  cœur  dans  le  désordre,  en  sorte 
que  le  zèle  est  par  ce  moyen  exercé  indiscrètement 
et   dérèglement   :   ce   qui  le  rend  mauvais    et   blâ- 
mable. David  envoya  Joab  avec  son  armée  contre 
son  déloyal  et  rebelle  enfant  Absalon ,  lequel  il  dé- 
fendit  sur   toutes   choses  qu'on  ne   touchât  point, 
ordonnant  qu'en  toutes  occurrences  on  eût  soin  de 
le  sauver.  Mais  Joab  étant  en  besogne,  échauôé  a 
la  poursuite  de  la  victoire,  tua  lui-mcme  de  sa  maia 
le  pauvre  Absalon,  s^îus  avoir  égard  a  tout  ce  que 
le  roi  lui  avoit   dit.   Le  zèle  de  même   emploie   la 
colère  contre  le  mal ,  et  lui  ordonne  toujours  très- 
expressément  qu'en  détruisant  Tiniquité  et  le^ péché, 
elle  sauve,  s'il  se  peut,  It;  pécheur  et  Finique.  Mais 
elle  étant  une  fois  en  fougue  comme  un  cheval  fort 
en  bouche  et  bizarre,  elle  se  dérobe,  emporte  son 
homme  hors  de  la  lice,  et  ne  pare  jamais  qu'au  dé- 
faut d'haleine.  Ce  bon  père  de  famille  que  notre  Sei- 
gneur décrit  en  l'Evangile,  connut  bien  que  les  ser- 
viteurs ardens  et  violens  sont  coutumiers  d'outre-, 
passer  Tinlention  de  leur  maître  :  car  les  si^ns  s'of- 
trant  h  lui  pour  aller  sarcler  son  champ,  afin  d'eu 
arracher  l'ivraie  :  Ao7z,  Içur  dit-il,  je  ne  le  veux 
pas,  de  peur  que  dapeniure  a^ec  l'ivraie  vous  ne 
tiriez  au ssile froment.  Certes,  Théotime,  la  colère 
est  un  serviteur  qui  étant  puissant ,  courageux  et  grand 
entrepreneur,  fait  aussi  d'abord  beaucoup  de  besor 
gîie  :  mais  il  est  si  ardent,  si  remuant,  si  inconsidéré 
et  impétueux,  qu'il  ne  fait  aucun  bien  que  pour  l'or- 


258     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

dinaire  il  ne  fasse  quant  et  quant  plusieurs  maux". 
Oi'j  ce  n'est  pts  bon  ménage,  disent  nos  gens  des 
champs,  de  tenir  des  paons  en  la  maison  :  car  encore 
qu'ils  chassent  aux  araigne'es  et  en  défont  le  logis ,  ils 
gâtent  toutefois  tant  les  couverts  et  les  toits,  que 
leur  utilité  n'est  pas  comparable   au  grand  dégât 
qu'ils  font.  La  colère  est  un  secours  donné  de  la  na- 
ture a  la  raison,  et  employé  par  la  grâce  au  service 
du  zèle  pour  l'exécution  de  ses  desseins;  mais  secours 
dangereux  et  peu  désirable  :  car  si  elle  vient  forte, 
elle  se  rend  maîtresse,  renversant  l'autorité  de  la 
raison ,  et  les  lois  amoureuses  du  zèle.  Que  si  elle 
vient  foible,  elle  ne  fait  rien  que  le  seul  zèle  ne  fît 
lui  seul  sans  elle;  et  toujours  elle  tient  eu  une  juste 
crainte;,  que  se  renforçant  elle  ne  s'empare  du  cœur 
et  du  zèle ,  les  soumettant  a  sa  tyrannie ,  tout  ainsi 
qu'un  feu  artificiel,  qui  en  un  moment  embrase  un 
e'difice,  et  ne  sait -on  comme  l'éteindre.  C'est  un 
acte  de  désespoir  de  mettre  dans  une  place  un  se- 
cours étranger  qui  se  peut  rendre  le  plus  fort. 

L'amour  -  propre  nous  trompe  souvent,  et  nous 
donne  le  change ,  exerçant  ses  propres  passions  sous 
le  nom  du  zèle.  Le  zèle  s'est  jadis  servi  aucune  fois 
de  la  colère  :  et  maintenant  la  colère  se  sert  en  contre- 
change  du  nom  de  zèle,  pour,  sous  icelui,  tenir  a 
couvert  son  ignominieux  dérèglement.  Or,  je  dis 
qu'elle  se  sert  du  nom  dejièle,  parce  qu'elle  ne  sau- 
roil  se  servir  du  zèlg  en  lui-même,  d'autant  que  c'est 
le  propre  de  toutes  les  vertus,  mais  surtout  de  la 
charité,  de  laquelle  le  zèle  est  une  dépendance, 
d*êlre  si  bonne  que  nul  n'en  peut  abuser. 

Un  pécheur  fameux  vint   un  jour  se  jeter,  aux 
pieds  d'im  bon  et  digne  prêtre ,  protestant  avec  beau- 


LIVRE  X,    CHAP.  XV.  2^9 

coup  de  soumission  qu'il  venoit  pour  trouver  le  re- 
mède a  ses  maux  jc'est-a-dire, pour  recevoir  la  sainte 
absolution  de  ses  fautes.  Un  certain  moine  nommé 
Demopliile,  estimant  a  son  avis  que  ce  pauvre  péni- 
tent s'approchât  trop  du  saint  autel,  entra  en  une 
colère  si  violente ,  que  se  ruant  sur  lui  a  grands  coups 
de  pieds,  il  le  poussa  et  chassa  hors  de-la 5  injuriant 
oulrngeusement  le  bon  prêtre,  qui,  selon  son  devoir, 
a  voit  doucement  recueilli  ce  pauvre  repentant;  puis 
courant  a  l'autel,  il  en  ôta  les  choses  très-saintes  qui 
y  étoient  et  les  emporta  ,  de  peur,  comme  il  vouloit 
faire  accroire  ,  que  par  l'approcheraent  du  pécheur, 
le  lieu  n'eût  été  profané.  Or,  ayant  fait  ce  bel  exploit 
de  zèle,  il  ne  s'arrêta  pas  la,  mais  en  fît  grande  fête 
au  grand  saint  Denis  Aréopagite  par  une  lettre  qu'il 
lui  en  écrivit ,  de  laquelle  il  reçut  une  excellente  ré- 
ponse digne  de  l'esprit  apostolique  dont  ce  grand  dis- 
ciple de  saint  Paul  étoit  animé.  Car  il  lui  fit  voir 
clairement  que  son  zèle  avoit  été  indiscret,  impru- 
dent et  impudent  tout  ensemble,  d'autant  qu'encore 
que  le  zèle  de  l'honneur  dix  aux  choses  saintes  soit 
bon  et  louable,  si  est-ce  qu'il  avoit  été  pratiqué  contre 
toute  raison ,  sans  considération  ni  jugement  quelcon- 
que, puisqu'il  avoit  employé  les  coups  de  pieds,  les 
outrages,  injures  et  reproches  en  un  lieu  ,  en  une 
occasion ,  et  contre  des  personnes  qu'il  devoit  honorer 
aimer  et  respecter  ;  si  que  le  zèle  ne  pou  voit  être  bon, 
étant  exercé  avec  un  si  grand  désordre.  Mais  en  cette 
même  réponse  ce  grand  saint  récite  un  autre  exem- 
ple admirable  d'un  grand  zèle  procédé  d'une  âme  fort 
bonne  ,  gâtée  néanmoins  et  viciée  par  l'excès  de  la 
colère  qu'elle  avoit  excitée. 

Un  payen  avoit  séduit  et  fait  retournera  l'idolâtrie 


2io     TRAITE  DE- L'AMOUR  DE  DIEU. 

un  chrétien  Candiot,  nouvellement  converti  a  la  foi. 
Caipiis,  homme  ëminerit  en  pureté  et  sainteté  de  vie, 
et  lequel,  il  y  a  grande  apparence,  avoit  été  évêque 
de  Candie,  en  conçut  un  si  grand  courroux,  qu'onc 
il  n'en  avoit  souffert  de  tel ,  et  se  laissa  porter  si  avant 
en  cette  passion,  que  s'étant  levé  a  minuit  pour  prier 
selon  sa  coutume,  il  concluoit  a  part  soi  qu'il  n'étoit 
pas  raisonnable  que  les  hommes  impies  vécussent  da- 
vantage, priant  par  grande  indignation  la  divine  jus- 
tice de  faire  mourir  d'un  coup  de  foudre  ces  deux 
pécheurs  ensemble,  le  payen  séducteur,  et  .le  chrétien 
séduit.  Mais  oyez,  Théotime,  ce   que   Dieu  fit  pour 
corriger  Tâprcté  de  la  passion  dont  le  pauvre  Carpus 
étoit  outré.  Premièrement,  il  lui  fit  voir  comme  a  un 
autre  saint  Etienne  le  ciel  tout  ouvert,  et  Jésus-Christ 
notre  Seigneur  assis  sur  un  grand  trône,   environné 
d'une  multitude  d'anges  qui  lui  assistoient  en  forme 
humaine;  puis  il  vit  en  bas  la  terre  ouverte  comme  un 
horrible  et  vaste  goulTre,  et  les  deux  dévoyez  auxquels 
il  avoit  souhaité  tant  de  mal,  sur  le  bord  de  ce  préci- 
pice, tremblans  et  presijue  pâmés  d'efi'roi  ,  a  cause 
qu'ils  étoient  prêts  a  tomber  dedans,  attirés  d'un  côté 
par  une  multitude  de  serpens,  qui  sortant  de  l'abîme, 
s'entortilloient  b  leurs  jambes,  et  avec  les  queues  les 
chatouilloientetprovoquoicntk  la  chute  5  et  de  l'autre^ 
côté  certainshommes  lespoussoient  et  frappoient  pour 
les  faire  tomber, .si  qu'ils  sembloient  être  sur  le  point 
d'être  abîmés  dans  ce  précipice.  Or,  considérez,  je, 
vous  prie,  mon  Théolime,  la  violence  de  la  passion 
de  Carpus.   Car,  comme  il  racontoit  par  apros  lui- 
même  a  saint  Denis  ,  il  ne  tonoil  compte  de  contem- 
pler noîie  Seigneur  cf  les  anges  qui  se  montroienl  au 
ciel/  tant  il  picnoil  plaisir  de  voir  en  bas  la  détresse 


LIVRE  X,    CHAP.  XV.  24  l 

effrovaMe  de  ces  deux  misérables  che'tifs,  se  fâchant 
seulement  de  ce  qu'ils  tardoienttant  a  périr,  et  partant 
s'essayoit  de  les  pre'cipiler  lui-même  ;ce  que  ne  pou- 
vant sitôt  faire  il  s'en  de'pitoit  et  les  maudissoit ,  jus- 
qu'à ce  qu'enfin  levant  les  yeux  au  ciel ,  il  vit  le 
doux  et  très -pitoyable  Sauveur ,  qui,  par  une  extrême 
pitié'  et  compassion  de  ce  qui  sepassoit,  se  leva  de 
sontiône,  et  descendant  jusqu'au  lieu  oii  éloient  ces 
deux  pauvres  misérables,  leur  tendoit  sa  main  secou- 
rable,  a  même  temps  que  les  anges  aussi  qui  d'uu 
coté,  qui  d'autre,  les  retenoient  pour  les  empê<  ber  de 
tomber  dans  cet  épouvantable  gouffre  :  et  pour  con- 
clusion, Tamiable  et  débonnaire  Jésus  s'adressant  aii 
courroucé  Carpus:  Tiens,  Carpus,  dit-il, frappe  désor- 
mais sur  moij  car  je  suis  prêt  de  pâtir  encore  une  fois 
pour  sauver  les  hommes ,  et  cela  me  seroit  agréable 
s'il  se  pouvoit  faire  saus  le  péché  des  autres  hommes. 
Mais  au  surplus,  avise  ce  qui  te  seroit  meilleur,  ou 
d'être  en  ce  gouffre  avec  les  serpens,  ou  de  demeurer 
avec  les  anges  qui  sont  si  grands  amis  des  hommes. 
Théotime,  le  saiut  homme  Carpus  avoit  raison  d'en- 
trer en  zèle  pour  ces  deux  hommes;  et  son  zèle  avoit 
jusiemenl  exciié  la  colère  contre  eux  ;  mais  la  colère 
étant  émi;e  avoit  laissé  la  raison  et  le  zè'e  en  derrière, 
outrepassant  tontes  les  borues  et  limites  du  saint  amour, 
et  par  conséquent  du  zèle  qui  en  est  la  ferveur.  Elle 
avoit  conveiti  la  haine  di  péché  en  haine  du  pécheur, 
et  la  très  douce  charité  en  une  fcuieuse  cruauté. 

Ainsi  y  a  t-il  des  personnes  q;;i  ue  pCiiSent  pas 
qu'on  puisse  avoir  beaucoup  de  zèle,  si  on  n'a  beau  - 
co".p  de  colère  5  n'estimant  pas  de  pouvoir  rien  ac- 
commoder s'ils  ne  gâtent  tout ,  bien  qu^au  contraire 
ie  vra-  zèle  ne  se  serve  presque  jamais  de  la  colère  : 
IL  11 


242      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

car  comme  on  n'applique  pas  le  fer  el  le  feu  au5 
malades  que  lorsqu'on  ne  peut  faire  autrement,  aussi 
le  saint  zèle  n'emploie  la  colère  qu  es- extrêmes 
ne'cessités. 

CHAPITRE    XVI. 

Que  l'exrrapîe  de  plusieurs  saints,  qui  semblent  aroir  exercé 
Jeur  7èle  avec  colère,  ne  fait  rie  a  contre  l'avis  du  chapitre 
prcccdent. 

Il  est  vrai  certes,  mon  ami  The'otime  ,  que  Moïse, 
Phicée,  Elie  ,  Malhathias,  et  plusieurs  grands  ser- 
viteurs de  Dieu  se  servirent  de  la  colère  pour  exercer 
leur  zèle  on  beaucoup  d'occasions  signalées;  maisnotez, 
je  vous  prie,  que  c'étoit  aussi  des  grands  personnages, 
qui  savoient  bien  manier  leurs  passions,  et  ranger 
leur  colère  ,  pareils  a  ce  brave  capitaine  de  l'évangile, 
qui  disoità  ses  soldats  ,  Allez ,  et  ils  alloient-,  Ve- 
nez,  et  ils  venoient,  [Malth,  8.  9,)  Mais  nous 
autres  qiû  sommes  presque  tous  des  certaines  petites 
gens,  nous  n'avons  pas  tant  de  pouvoir  sur  nos  mou- 
vemens;  noire  cheval  n'est  pas  si  bien  dressé  ,  que 
nous  le  puissions  pousser  el  faire  parer  b  notre  guise. 
Les  chiens  sages  et  bien  appris  tirent  pays,  ou  re- 
tournent sur  eux-mêmes,  selon  que  le  piqueur  leur 
parle;  mais  les  jeunes  chiens  apprentifs  s'égarent  et 
sont  dt'sobéissans.  Les  grands  saints  qui  ont  rendu 
sigos  leun>  passions  a  fon^c  de  les  mortiher  par  l'exer- 
cice des  vertus,  peuvent  aussi  tourner  leur  colère  h 
toute  main,  la  lancer  et  la  tirer,  ainsi  que  bon  leur 
>eaiblc.  Mais  nous  autrçs  qui  avons  des  passions  in- 


LIVRP:  X,    CIIAP.  XYI.  ^in- 

domptées, toutes  jeunes,  ou  du  moins  mal  apprises; 
lions  ne  pouvons  làciiei  notre  ire  qu^avei:  péril  d<e 
beaucoup  de  désordre  ;  parce  qu'e'tant  une  tois  en 
•:ampague,  on  ne  la  peut  plus  retenir  ni  ranger,  comme 
ii  seroit  requis. 

Saint  Denis  parlant  h  ce  Demophile,  qui  vouloit 
donner  le  nom  de  zèle  a  sa  rage  et  furie  :  Celui,  dit- 
il,  qui  veut  corriger  les  autres ,  doit  premièrement 
avoir  soin  d'empêcher  que  la  colère  ne  déboute  la 
laîsonde  Fempire  et  domination  que  Dieu  lui  a  donné 
enl'àme,  et  qu'elle  n'excite  une  révolte,  sédition  et 
confusion  dans  nous-mêmes.  De  façon  que  nous  n'ap- 
prouvons pas  vos  impétuosités  poussées  d'un  zèle  in- 
discret ,  quand  mille  fois  vous  répéteriez  Phinée  et 
Elie  :  car  telles  paroles  ne  plurent  pas  a  Jésus  Christ, 
quand  elles  lui  furent  dites  par  ses  disciples  qui  n'a- 
voienl  pas  encore  participé  de  ce  doux  et  bénin  espiit. 
Phinée,  Théotime,  voyant  un  certain  malheureux 
Israélite  olfenser  Dieu  avec  une  Moabite,  il  les  tua 
tous  deux,  Elie  avoit  prédit  la  mort  d'Ochosias;  le- 
quel'iiidigné  de  cette  prédiction  envoya  deux  capi- 
taines l'un  après  l'autre,  avec  chacun  cinquante  sol- 
dats, pour  le  prendre;  et  l'homme  de  Dieu  fit  des- 
cendre le  feu  du  ciel  qui  les  dévora.  Or  un'jour  que 
notre  Seigneur  passoit  en  Samarîe,  il  envoj^a  en  une 
ville  pour  y  faire  prendre  son  logis  ;  mais  les  hé  bltans 
sachant  que  notre  Seigneur  étoit  juif  de  nation,  et 
qji'il  alloit  en  Jérusalem ,  ne  le  voulurent  pas  loger. 
Ce  que  voyant  saint  Jean  et  saint  Jacques^  ils  di- 
rent d  notre  Seigneur,  Voulez-vous  que  nous  com" 
mandions  au  feu  quildescen  le  et  qu'il  les  brûle? 
et  notre  Seigneur  se  retournant  devers  eux,  le^ 
tança  j  disant  :  T^oas  ne  savez  de  quel  esprit  pou f; 


544     TRAITÉ  DE  U AMOUR  DE  DIEU.  | 

êtes.  Le  fils  de  Vliomme  n  est  pas  venu  pour  perdre 
lésâmes,  mais  pour  les  saui>er.  [Luc  9.  54.  et 
seq.  )  C'est  cela  donc  ,  Théotime  ,  que  veut  dire 
saint  Denis  *à  Demophile,  qui  alle'guoit  l'exemple  de 
Pbine'e  et  d'Elie  :  car  saint  Jean  et  saint  Jacques  qui 
vouloienl  imiter  Elie  a  faire  descendre  le  feu  du  ciel 
sur  les  hommes,  furent  repris  par  notre  Seigneur  ,  qui 
leur  fit  entendre  que  son  esprit  et  son  zèle  étoit  doux, 
débonnaire  et  gracieux  ;  qu'il  n'employoit  l'indigna- 
tion ou  le  courroux  que  très-rarement,  lorsqu'il  n'y 
^voit  plus  espe'rance  de  pouvoir  profiter  autrement. 
Saint  Thomas  d'Aquin  ,  ce  grand  astre  de  la  the'o- 
logie,  étant  malade  de  la  maladie  de  laquelle  il  mourut 
au  monastère  de  Fosse-Neuve,  ordre  de  Cîleaux;  les 
religieux  le  prièrent  de  leur  faire  une  briève  exposition 
du  sacré  cantique  des  cantiques,  a  l'imitation  de  saint 
Bernard.  Et  il  leur  répondit  :  mes  chers  pères ,  donnez- 
moi  l'esprit  de  saint  Bernard ,  et  j'interpréterai  ce  di- 
vin cantique  comme  saint  Bernard.  De  même  certes, 
si  on  nous  dit  k  nous  autres  petits  chrétiens ,  miséra- 
bles imparfaits  et  chétifs:  Servez -vous  de  l'ire  et  de 
l'indignation  a  votre  zèle,  comme  Pliinée,  Elie,  Ma- 
tatliias,  saint  Pierre  et  saint  Paul;  nous  devons  ré- 
pondre :  Donnez -nous  l'esprit  de  la  perfection  et  du 
pur  zèle  avec  la  lumière  intérieure  de  ces  grands  saints,. 
et  nous  nous  animerons  de  colère  comme  eux.  Ce 
n'est  pas  le  fait  de  tout  le  monde  de  savoir  se  cour- 
roucer quand  il  faut  et  comme  il  faut. 

Ces  grands  saints  ctoient  inspirés  de  Dieu  immé- 
diatement, et  partant  pouvoicnt  bien  employer  leur 
colère  sans  péril;  car  le  même  esprit  qui  les  animoit  h 
CCS  exploits,  tenoit  aussi  les  rênes  de  leur  juste  cour- 
roux ,  afin  qu'il  n'outrepassât  les  limites  qu'il  leui 


LIVRE  X,    CHAP.  XVÏ.  245 

avoit  profigees.  Une  ire  qui  est  inspire'e  oiv  excitée* 
par  le  Saint-Esprit,  n'est  plus  l'ire  de  Thomme,  et 
c'est  Vire  de  l'homme  qu'il  faut  fuir,  puisque,  comme 
dit  le  £;loneux  saint  Jacqnes  ,  jelle  n  opère  point  lu 
justice  de  Dieu.  Et  d'effet,  quand  ces  grands  servi- 
teurs de  Dieu  employoient  la  colère,  c'étoit  pour  de,^ 
occurences  si  solennelles  et  des  crimes  si  excessifs, 
qu'il  n'y  avoit  nul  danger  d'excéder  la  coiilpe  par  h 
peine. 

Parce  qu'une  fois  le  grand  saint  Paul  appelle  lep 
Galates  i?isensés ,  représente  aux  Candiots  leurs 
mauvaises  inclinations,  et  résiste  en  face  au  glorieiit 
saint  Pierre,  son  supérieur,  faut-il  prendre  la  licence 
d'injurier  les  pécheurs,  blâmer  les  nations,  contrôltr 
et  censurer  nos  conducteurs  et  prélats?  Certes,  chacun 
n'est  pas  saint  Paul  pour  savoir  faire  les  choses  a  pro- 
pos. Mais  les  esprits  aigres,  chagrins,  présomptueux 
et  médisans,  servant  a  leurs  inclinations,  humeurs, 
aversions  et  outrecuidances,  veulent  couvrir  leur  in- 
justice du  manteau  du  zèle,  et  chacun,  sous  le  nom 
de  ce  feu  sacré,  se  laisse  brûlera  ses  propres  passions. 
Le  zèle  du  salut, des  âmes  fait  désirer  la  prélature,  a 
ce  que  dit  cet  ambitieux  5  fait  courir  ça  et  la  le  moine 
destiné  au  chœur,  a  ce  que  dit  cet  esprit  inquiet;  fait 
faire  des  rudes  censures  et  murmurations  contre  les 
)rélats  de  l'église  et  contre  les  princes  temporels,  a  ce 
que  dit  cet  arrogant.  Il  ne  se  parle  que  de  zèle ,  et 
on  ne  voit  point  de  zèle,  ains  seulement  des  médi- 
sances, des  colères,  des  haines,  des  envies  et  des  in- 
<p.iiétudes  d'esprit  et  de  langue. 

On  peut  pratiquer  le  zèle  eu  trois  façons.  Pre- 
mièrement, en  faisant  des  grandes  actions  de  justice 
pour  repousser   le  mal ,  et  cela  n'appartient  qu'k 


2l6     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

.  ceux  qui  f  nt  les  offices  puLlics  de  corriger ,  cennt- 
fer  et  repiendre  en  qualité  de  supérieurs,  comme  les 
princes,  nmgislrats,  prélats,  prédicateurs;  mais  parce 
que  cet  office  est  respectable  ^  chacun  l'entreprend , 
chacun  s'en  veut  mêler.  Secondement,  on  use  du  zèle 
en  faisant  des  actions  de  grande  vertu ,  pour  donner 
bon  exemple,  suggérant  les  remèdes  au  mal,  exhor- 
tant à  les  employer,  opérant  le  bien  opposé  au  mal 
qu'on  désire  exterminer,  ce  qui  appartient  a  un  chacun, 
et  néanmoins  peu  de  gens  le  veulent  faire.  Enfin  ,  ou 
exerce  le  zèle  très-excellemment  en  soutout  et  pâ- 
lissant beaucoup  pour  empêcher  et  détourner  le  mal, 
et  presque  nul  ne  veut  celte  sorte  de  zèle.  Le  zèle 
spécieux  est  ambitionné,  c'est  celui  auquel  chacun 
>'eut  employer  son  talent,  sans  prendre  gnrde  que  ce 
n'est  pas  le  zèle  que  Ion  y  cheiche,  mais  la  gloire  et 
l'assou virilement  de  l'outrecuidance,  colère,  chagrin 
et  autres  passions. 

Certes,  le  zèle  de  notre  Seigneur  parut  principale- 
ment a  mourir  sur  la  croix  pour  détruire  la  mort  et 
3e  péché  des  hommes,  en  quoi  il  fut  souverainement 
imité  par  cet  admirable  vaisseau  d'élection  et  de  di- 
lectirn,  ainsi  que  le  représente  le  grand  saint  Gré- 
goiie  Nnzianzène  en  paroles  dorées;  car,  parlant  de 
ce  saiut  apôtre,  «  Il  combat  pour  tous,  dit-il,  il  ré- 
<(  pand  des  prières  pour  tous,  il  est  passionné  de  ja- 
«  lousie  envers  tous,  il  est  cnflnmmé  pour  tous;  ains 
4(  même  il  a  osé  plus  que  cela  pour  ses  frères  selon  la 
«  chair;  en  sorte  que  pour  dire  aussi  moi-même  ceci 
*(  fort  hardiment ,  il  désire  par  charité  qu'iceux  soyest 
«  mis  en  sa  place  auprès  de  Jésus-Chri>t.  0  excellence 
«de  courage  et  de  ferveur  d'esprit  incroyable!  Il 
«  itijite  Jésus-Christ ,  qui  pournous  fut  JaU  maiér 


LIVRE  X,    CUAP.  XVI.  24; 

(A  diction  y  comprit  nos  infirmités  et  porta  nos  ma,- 
«  ladies,  ou,  afin  que  je  parle  plus  sobrement,  lui 
«  le  premier,  après  le  Sauveur,  ne  reiuse  pns  de 
n  soulTrir  et  d'être  réputé  impie  a  leur  occasion.  » 
Ainsi  donc,  ïhéotime,  comme  notre  Sauveur  fut 
fouetté,  condamné,  crucifié  CD  qualité  d'homme  "voué, 
destiné  et  dédié  a  porter  et  supporter  les  opprobres , 
ignominies  et  punitions  dues  a  tous  les  pécheurs  du 
monde,  et  a  servir  de  sacrifice  général  pour  le  péché, 
ayant  été  fait  comme  anathème ,  sépare  et  abandonné 
de  son  père  éternel;  de  même  aussi ,  selon  la  véritable 
doctrine  de  ce  grand  Nazianzène  ,  le  glorieux  apôîre 
saint  Paul  désira  d'être  comblé  d'ignominie,  crucifié, 
séparé,  abandonné  et  sacrifié  pour  le  péché  des  Juifs, 
afin  de  porter  pour  eux  l'anathème  et  la  peine  qu'ils 
raéritoient.  Et  comme  notre  Sauveur  porta  de  sorte 
les  péchés  du  monde,  et  fut  fait  tellement  anathème  , 
sacrifié  pour  le  péché,  et  délaissé  de  sou  Père,  qu'il 
ne  laissa  pas  d'être  perpétuellement  le  Fils  bien  aimé 
auquel  le  Fereprenoit  son  bon  plaisir,  aussi  le  saint 
apôtre  désira  bien  d'être  anathème  et  séparé  de  sou 
maître,  pour  être  abandonné  d'icelui,  et  délaissé  h  là 
merci  des  opprobres  et  punitions  dues  aux  Juifs; 
mais  il  ne  désira  pas  pourtant  jamais  d'être  privé  de 
la  charité  et  grâce  de  son  Seigneur,  de  laquelle  rien 
aussi  ne  le  pouvoir  jamais  séparer,  c'est-a-dire  il  dé- 
sira d'être  traité  comme  un  homme  séparé  de  Dieu; 
mais  il  ne  désira  pas  d'en  être  par  effet  séparé  j  ni  privé 
de  sa  grâce  j  car  cela  ne  peut  être  saiulemenl  désiré. 
Ainsi  l'épouse  céleste  confesse  que  V amour  étant  /ô/-/: 
comme  la  mort,  laquelle  sépare  rûme  du  corps,  le 
zèle,  qui  est  un  amour  ardent,  est  encore  bien  plus 
fort-,  car  il  ressemble  a  l'enfer  qui  sépare  l'âme  de 


248     TRAITE  DE  L'AIMOUR  DE  DIEU. 

la  vue  de  notre  Seigneur;  mais  jamais  il  n'est  dit ,  ni 
ne  se  peut  dire,  que  l'amour  ou  le  zèle  soit  semblable 
aupe'ché,  qui  seul  sépare  de  la  grâce  de  Dieu.  Et 
comme  se  pourroit-il  faire  que  l'ardeur  de  l'amour 
pût  faire  de'sirer  d'être  se'paré  de  la  grâce,  puisque 
l'amoUj;  est  la  grâce  même,  ou  du  moins  ne  peut  être 
sans  la  grâce?  Or,  le  zèle  du  grand' saint  Paul  fut 
pratiqua  en  quelque  sorte,  cerne  semble,  par  le  petit 
saint  Paul,  je  veux  dire  saint  Paulin,  qui,  pour  oter 
im  esclave  de  son  esclavage ,  se  rendit  esclave  lui- 
même,  sacrifiant  sa  liberté  pour  la  rendre  a  son  pro- 
chain. 

O  que  bienheureux  est,  dit  saint  Ambroise,  celui 
qui  sait  la  discipline  du  zèle!  Très -facilement,  dit 
saint  Bernard,  le  diable  se  jouera  de  ton  zèle,  si  tu 
négliges  la  science.  Que  donc  ton  zèle  soit  enflammé 
de  chai'ité,  embelli  de  science,  nffermi  de  constance. 
Le  vrai  zèle  est  enfant  de  la  charité ,  car  c'en  est 
l'ardeur;  c'est  pourquoi,  comme  elle,  il  t^i patient ^ 
henin ,  sans  trouble,  sans  contention,  sans  haine, 
seins  envie,  se  réjouissant  de  la  vérité,  (i.  Cor,  i5. 
4.  6.)  L'ardeur  du  vrai  zèle  est- pareille  h  celle  du 
-chasseur  qui  est  dih'gent,  soigneux,  actif,  laborieux 
et  très- affectionné  au  pourchas,  mais  sans  colère, 
sans  ire,  sans  trouble;  car  si  le  travail  des  chasseurs 
^toit  colère^  ircux ,  chagrin,  il  ne  seroil  pas  si  aimé 
ni  affectionné.  El  de  même  le  vrai  zèle  a  des  ardeurs 
extrêmes,  mais  constantes,  fermes,  douces,  labo- 
rieuses, également  aimables  et  infatigables.  Tout  au 
contraire  le  faux  zèle  est  turbulent,  brouillon,  inso- 
lent, fier,  colère,  passager,  également  impétueux  et 

ÎDCODSlaDt. 


I 


LH^RE  X,    CHAP.  XVII.  249 

CHAPITRE    XYII. 

Comme  noire  Seigneur  pratiqua  tons  les  plus  excellcns  actes 

de  l'amour. 

Ayant  si  longueraent  parlé  des  actes  sacre's  fia 
divin  amour,  afin  que  plus  aise'ment  et  saintement 
vous  en  conserviez  la  mémoire  _,  je  vous  en  pre'sente 
im  recueil  et  abrégé.  La  chai^ité  de  Jésus-Clirisi 
nous  presse,  dit  le  grand  apôtre.  Oui  certes,  Théo- 
timc,  elle  nous  force  et  violente  par  son  infinie  dou- 
ceur, pratiquée  en  tout  l'ouvrage  de  notre  rédemption, 
auquel  s^est  appome  la  hé?iignité  et  amour  de 
Dieu  envers  les  hommes  j  car  qu'est-ce  que  ce  divin 
amant  ne  fit  pas  en  matière  d'amour? 

1°  11  nous  aima  demoiir  de  complaisance,  car  ses 
délices  furent  d'être  avec  les  enfans  des  hommes^ 
et  d'attirer  Tbomme  a  soi ,  se  rendant  homme  lui- 
même  j  2°  il  nous  aima  d'amour  de  bienveillance,  je- 
tant sa  propre   divinité  en  Thomme;  en  sorte  que 
l'bomme  fut  Dieu  5  3°  il  s'unit  a  nous  par  une  con- 
'     jonction  incompréhensible,  en  laquelle  À  adhéra  et  se 
;     serra  a  notre  nature  si  fortement ,  indissolublement  et 
infiniment,  que  jamais  rien  ne  fut  si  étroitement  joint 
et  pressé  a  Thumanité ,  qu'est  maintenant  la  très- 
■     sainte  divinité  en  la  personne  du  Fils  de  Dieu;  4°  il 
s'écoula  tout  en  nous ,  et,  par  manière  de  dire,  fondit  sa 
I     grandeur  pour  la  réduire  a  la  forme  et  figure  de  notre 
:     petitesse  dont  il  est  appelé  source  d'eau  vive,  rosée  et 
^     plaie  du  ciel  ;  5°  ila  éîé  en  extase,  non  seulen-eî.t  eo  ce 
q^'.e,  comme  dit  &aint  Denis,  a  cause  de  Feycès  de 

li  * 


I 


35o      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

• 

de  son  amoureuse  bonté,  il  devient  en  certaine  façon 
Lors  de  soi-même,  étendant  sa  providence  sur  toutes 
choses,  et  se  trouvant  eu  toutes  cboses  j  mais  aussi  en 
ce  que,  comme  dit  saint  Paul,  il  s'est  en  quelque  sorte 
quitté  soi-même,  il  s'est  vidé  de  soi-même,  il  s'est 
épuisé  de  sa  grandeur,  de  sa  gloire,  il  s'est  démis  du 
trône  de  son  incompréhensible  majesté,  et,  s'il  faut 
ainsi  parler,  il  s^ est  anéanti  soi-même  pour  venir  a 
notre  humanité,  nous  remplir  de  sa  divinité,  nous 
combler  de  sa  bonté,  nous  élever  a  sa  dignité,  et 
nous  donner  le  divin  être  d'enfans  de  Dieu.  Et  celui 
duquel  si  souvent  il  est  écrit  :  Je  ^is  moi-même ,  dit 
Je  Seigneur  j  il  a  pu  dire  par  après ,  selon  le  langage  de 
son  apôtre  '.Je  vis  moi-même  ^non  plus  m,ui-mê me, 
mais  l'homme  vit  en  moi.  Ma  vie  cest  l'homme,  et 
mourir  potn^  l'homme  cest  mon  profil.  Ma  vie  est 
cachée  avec  rhonime  en  Dieu.  Celui  qui  habiioit  en 
soi  même, habite  maintenant  en'nous,et  celui  quiétoit 
vivant  ès-siècles  dans  le  sein  de  son  Pèie  éterm  1,  fut  par 
après  mortel  dans  le  giron  de  sa  mère  temporelle; 
celui  qui  vivoit  éternellement  de  sa  vje  divine,  vécut 
temporellement  de  la  vie  humaine,  et  celui  qui  jamais 
éternellement  n'avoit  été  que  Dieu ,  sera  éternelle- 
ment b  inmais"  encore  homme,  tant  l'amourde  l'homme 
a  ravi  Dieu  et  l'a  tiré  k  l'extase;  6°  il  admira  souvent 
par  dilection  comme  il  fit  le  cenfenier  et  la  cananée  ; 
7°  il  contempla  le  jeune  homme  qui  a  voit  jusqu'h 
l'heure  £;ardé  les  coinmaudemens ,  et  désiroit  d'être 
acheminé  a  la  perfection;  8'  il  prit  une  amoTUCF:se 
quiétude  en  U'mis,  et  même  avec  quelque  suspension 
de  sens,  emmi  le  sein  de  sjI  mère  et  eu  son  enfnncc  ; 
9**  il  a  eu  des  tendretés  admirables  envers  les  petits 
enfans  qu'il  preooil  entre  ses  bras  el  dorlôtoit  amou- 


f 


LIVRE  X,    CHAP.  XVII.  301 

reiisement,  envors  Marthe  et  Madeleine,  envers  le 
Lazare  qu'il  pleura,  comme  sur  la  cité  de  Hiërusalem  ; 
10°  Il  fui  animé  d'un  zèle  nompareil,  qui,  comme  dit 
saint  Denis,  se  convertit  en  jalousie,  détournant,  en 
tant  qu'il  fut  en  lui,  tout  mal  de  sa  bien-aimce  na- 
dture  humaine  ,  au  péi  il ,  ains  au  prix  de  sa  propre 
vie,  chassan-t  le  diable,  prince  de  ce  monde,  qui 
sembloit  être  son  rival  et  compagnon;  11"  il  eut 
mille  et  mille  langueurs  amoureuses,  car  d'où  poii- 
voient  procéder  ces  divines  paroles  :  Je  dois  être 
haptUé  de  baptême ,  et  coinirie  suis-je  angoissé  et 
pressé  jusqu  à  ce  que  je  V accomplisse  1  (  Luc,  12. 
bo.)  Il  voyoit  Theure  d'être  baptisé  en  son  sang,  et 
languissoit  jusques  a  ce  qu'il  le  fût  :  Famour  qu'il  nous 
pOi^toit  le  pressant,  a6n  de  nous  voir  délivrés  par  sa 
mort  de  la  mort  éternelle.  Ainsi  fut-iï  triste  et  sua  le 
sang  de  détresse  au  jardin  des  Olives ,  non  seulement 
pour  l'extrême  douleur  que  son  âme  sentoit  en  la  partie 
inférieuie  de  sa  raison  ,  mais  aussi  pour  l'extrême 
amour  qu'il  nous  portoit  en  la  supérieure  portion  d'i- 
celle  :  la  douleur  lui  donnant  horreur  de  la  mort, 
et  l'amour  lui  donnant  un  extrême  désir  d'icelle;  en 
sorte  qu'un  très-âpre  combat  et  une  cruelle  agonie 
se  fit  entre  le  dési»'  et  l'horreur  de  la  mort,  jusques  à 
grande  effusion  de  sang  qui  coula  comme  d'une 
source,  ruisselant  jusques  à  terre. 

12°  Enfin,  Théotime,  ce  divin  amoureux  mourut 
entre  les  flammes  et  ardeurs  de  la  dilecîiou,  a  c?)use 
de  l'infinie  charité  qu'il  avoit  envers  nous,  et  par  la 
foiM:e  et  vertu  de  l'amour;  c'est-a-dire ,  il  mourut 
eu  l'amour ,  par  l'amour,  poiir  l'amour  et  d'amour. 
Car    bien   que    les   cruels    supplices    fussent    très 


ç52     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

suffisans  pour  faire  moiiiir  qui  qi.e  ce  fut,  si  est-ce 
que  la  mort  ne  pouvoit  jamais  entrer  dans  la  vie 
de  celui  qui  tient  les  clefs  de  la  vie  et  de  la  ?norlyS\ 
le  divin  amour  qui  manie  ces  clefs  n'eût  ouvert  les 
portes  a  la  mort,  afin  qu'elle  allât  saccager  ce  divin 
corps  et  lui  ravir  la  vie  j  l'amour  ne  se  contentant  pas 
de  l'avoir  rendu  mortel  pour  nous,  s'il  ne  le  rendoit 
mort.  Ce  fut  par  élection ,  et  non  par  la  force  du  mal , 
qu'il  mourut.  A^wZ  ne  môte  ma  \>ie ,  dit-il,  mais  je 
lalaisse^i  quitte  moi-même.  [Joan,  lo.  18.)  J'ai 
puissance  de  la  quitter  et  de  la  prendre  de  rechtf 
rnoi-même.  Il  fut  offert^  dit  Isaïe,  parce  quil  le 
le  voulut  :  el  partant  il  n'est  pas  dit  que  son  esprit 
s'en  alla,  le  quitta  et  se  sépara  de  lui,  mais  au  con- 
traire qu'il  mit  son  esprit  dehors,  l'expira,  le  rendit 
et  le  remit  ès-mains  de  son  Père  éternel 5  si  que 
saint  Athanase  remarque  qu'il  baissa  la  tête  pour 
mourir,  afin  de  consentir  et  pencher  a  la  venue  de 
inort,  laquelle  autrement  n'eût  osé  s'approcher  de 
lui  ;  et  criant  à  pleine  voix ,  il  remet  son  esprit  a  son 
Père,  pour  montrer  que,  comme  il  avoit  assez  de 
force  et  d'haleine  pour  ne  point  mourir,  il  avoit  aussi 
tant  d'amour,  qu'il  ne  pouvoit  plus  vivre  sans  faire 
revivre  par  sa  mort  ceux  qui  sans  cela  ne  pou  voient 
jamais  éviter  la  mort,  ni  prétendre  k  la  vraie  vie. 
C'est  pourquoi  la  mort  du  Sauveur  fut  un  vraisacrifice, 
€t  sacrifice  d'holocauste  que  lui-même  offrit  a  son 
Père  pour  notre  re'demption.  Encore  que  Les  peines  et 
douleurs  de  sa  passion  fusssent  si  grandes  el  fortes, 
que  tout  autre  homme  en  fut  mort,  si  est-ce  que 
quant  \  lui  il  n'en  fût  jamais  mort  s'il  n'eût  voulu,  et 
que  le  feu  de  sou  infinie  eharilé  n'eût  consumé  sa  vie- 


LIVRE  X,    CHAP.  XVII.  253 

Il  fut  donc  le  sacrificateur  lui-même  qui  s'offrit  a  son 
Père,  et  s'immola  en  amour,  a  l'amour,  parTamourj 
pour  l'amour,  et  d'amour. 

M;iis,  Théotime,  gardez  bien  pourtant  de  dire  que 
cette  mort  amoureuse  du  Sauveur  se  soit  faite  par  ma- 
nière de  ravissement.  Car  l'objet  pour  lequel  sa  cha- 
rité le  porta  a  la  mort,  n'étoit  pas  tant  aimable  qu'il 
pût  ravira  soi  cette  divine  âme^  laquelle  sortit  donc 
de  son  corps  par  manière  d'extase,  poussée  et  lancée 
par  l'affluence  et  force  de  l'amour 5  comme  l'on  voit 
la  myrrhe  pousser  dehors  sa  première  liqueur  par  sa 
seule  abondance  ,  sans  qu'on  la  presse  ni  tire  aucune- 
ment,  selon  ce  que  lui-même  disoit,  ainsi  que  nous 
avons  remarqué  :  Personne  ne  môte  ni  ravit  mon 
âme  y  m,ais  je  la  donne  volontairement  (Joan.  10. 
18.)  O  Dieu!  Théotime ,  quel  brasier  pour  nous  en- 
flammer a  faire  les  exercices  du  saint  amour  pour  le 
Sauveur  tout  bon ,  voyant  qu'il  les  a  si  amoureuse- 
ment pratiqués  pour  nous  qui  sommes  si  mauvais! 
Cette  charité  donc  de  Jésus-Christ  nàuspresse. 


FIN   DU   DIXIÈME  LIVRE.  4 


254    TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

LIVRE   ONZIÈME. 

De  la  souveraine  autorité  que  l'amour  sacré 
tient  sur  toutes  les  vertus,  actions  et  per- 
fections de  râiue. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Combien  toutes  les  vertus  sont  agréables  à  Dieu. 

La  vertu  est  si  aimable  de  sa  nature ,  que  Dieu  la 
favorise  partout  où  il  la  voit.  Les  païens,  quoiqu'en- 
neniis  de  sa  divine  majesté,  pratiquoient  parfois  quel- 
que vertus  humaines  et  civiles,  desquelles  la  condi- 
tion n'e'toit  pas  au-dessus  des  forces  de  l'esprit  raison- 
nable. Or,  vous  pouvez  penser,  Théotime,  combien 
cela  e'toit  peu  de  chose.  Certes,  encore  que  ces  vertus 
eussent  beaucoup  d'apparence,  si  est-ce  qu'en  effet 
elles  éi'oienl  de  peu  de  valeur,  a  cause  de  la  bassesse 
de  l'intention  de  ceux  qui  les  piatiquoient  ;  qui  ne  tra- 
vailloienr  presque  que  pour  l'honneur,  ainsi  que  dit 
saint  Augustin,  ou  pour  quelqu'autre  prétention  fort 
légère,  comme  est  celle  de  l'entretien  de  lasociété'ci- 
vile',  ou  pour  quelque  petite  inclination  qu'ils  avoient 
au  bien;  laquelle  ne  rencontrant  point  de  grande  con- 
trariété, les  portoif  a  des  menues  actions  de  vertu, 
conuue,  par  oxen^ple,  a  s'entre- saluer,  \i  secourir  les, 
amis,  vivre  sobrement ,  ne  point  dérober,  servir  fidè- 
lement ks  maîtres,  p;i\er  les  ^^^'^cs  aux  ouvriers.  Et 


LIVRE  X[,    CHAP.  I.  255 

toutefois,  quoique  cela  fut  ainsi  mince  et  environné 
de  plusieurs  imperfections,  Dieu  en  savoit  ^ré  a  ces 
pauvres  gens,  et  les  en  récompensoit  abondam- 
ment. 

Les  sages -femmes  auxquelles  Pharaon  donna 
charge  de  faire  pe'rir  tous  les  mâles  des  Israélites, 
e'toient  sans  doute  Egyptiennes  et  païennes  :  cars'ex- 
cur^ant  de  quoi  elles  n'a  voient  pas  exe'ciué  la  volonté 
du  roi:  Ijts  femmes  Héhreuses^  disoient-elles,  ne 
sont  pas  comme  Egyptiennes^  car  elles  savent 
Vartde  recevoir  les  enfans;  et  devant  que  nous 
allions  à  elles ^  elles  ont  enfanté.  Excuse  qui  n'eût 
pas  e'té  a  propos,  si  ces  sages- femmes  eussent  été  Hé- 
breusesj  et  n'est  pas  croyable  que  Pharaon  eût  donné 
Tine  commission  si  impiteuse  contre  les  Hébreuses  à 
des  femmes  Hébreuses  de  même  nation  et  religion  :  et 
aussi  Joseph  témoigne  qu'en  effet  elles  étoient  Egyp- 
tiennes. Or,  toutes  Egyptiennes  et  païennes  qu'elles 
étoient,  elles  craignirent  d'offenser  Dieu  par  une 
cruauté  si  barbare  et  dénaturée,  comme  eût  été  celle 
du  mass^re  de  tant  de  petits  enfans.  De  quoi  la  di- 
vine douceur  leur  sut  si  bon  gré,  qu'elle  leur  édifia 
des  maisons^  c'est-a-dire,  les  rendit  plantureuses  en 
enfans  et  en  biens  temitorels. 

Nabuchodonosor,  roi  de  Babylone,  nvoit  combattu 
en  nue  guerre  juste  conire  la  ville  de  Tyr  que  la  jjis- 
tice  divine  voiiloit  châtier.  Et  Dieu  dit  a  Ezécbiel, 
qu'en  récompense  il  donneroit  V Egypte  en  proie  à 
Nahuchodonosor  t\.  a  son  diim'e'^  parce  ^  dit  Dieu, 
qu  ils  ont  travaillé  pour  moi.  Donc,  ajoute  saint 
J;TÔme  au  commentaire,  nous  apprenons  q"e,  si  les 
païens  même  font  quelq  le  bien, ils  ne  sont  point  laissés 
sanssaUire  par  le  jugement  de  Dieu.   Ainsi  Daniel 


256      TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

exhorta  Nabiichodonosor,  ÎLfiJèle,  de  racheter  ses 
péchés  par  aumônes ,  c'est -a-dire,  de  se  racheter 
des  peines  temporelles  dues  a  ses  pécliés,  dont  il  étoit 
menacé.  Voyez-vous  donc,  Théolime,  combien  il  est 
vrai  que  Dieu  fait  état  des  vertus,  encore  qu'elles 
soient  pratiquées  par  des  personnes  qui  sont  d'ailleurs 
mauvaises?  S'il  n'eût  agréé  la  miséricorde  des  sages- 
femmes  et  la  justice  de  la  guerre  des  Babyloniens,  eiit-il 
pris  le  soin  ,  je  vous  prie,  de  les  salarier? Et  si  Daniel 
n'eût  su  que  l'infidélité  de  Nabuchodonosor  n'erapê- 
cheroit  pas  que  Dieu  n'agréât  ses  aumônes,  pour- 
quoi les  lui^ût-il  conseillées?  Certes  l'apôtre  nous 
assure  que  les  païens  qui  n  ont  pas  la  loi ,  font  na- 
turellement ce  qui  appartient  â  la  loi,  El  quand  ils 
le  font,  qui  peut  douter  qu'ils  ne  fassent  bien,  et  que 
Dieu  n'en  fasse  compte?  Les  païens  connurent  que  le 
mariage  étoit  bon  et  nécessaire,  ils  virent  qu'il  étoit 
convenable  d'élever  les  enfans  ès-aris,  en  l'amour  de 
la  patrie,  en  la  vie  civile,  et  ils  le  firent.  Or,  je  vous 
laisse  a  penser  si  Dieu  ne  trouvoit  pas  bon  cela ,  puis- 
qu'il avoit  donné  la  lumière  de  la  raison  etTinslinct 
naturel  a  celte  inteniion, 

Lh  raison  naturelle  est  un  bon  arbre  que  Dieu  sl 
planté  en  uousj  les  fruits  qui  e*  proviennent,  ne  peu- 
vent être  que  bons 5  fruits  qui,  en  comparaison  de 
ceux  qui  procèdent  de  la  grâce,  sont  k  la  vérité  de 
très- petit  prix,  mais  non  pas  pourtant  de  nul  prix , 
puisque  Dieu  les  a  prisés,  et  pour  iceux  a  donné  des 
récompenses  temporelles;  ainsi  que,  selon  le  grand 
saint  Augustin,  il  salaria  les  vertus  morales  des  llo- 
niains,  de  la  grande  éleudue  et  magnifique  réputatiou 
de  leur  empire. 

Le  pécUc  rend  sans  doute  Pesprit  malade,  qui  par- 


LIVRE  XI,  CIIAP.  I.  25; 

tant  ne  pent  pas  faire  des  grandes  et  fortes  opérations, 
mais  oui  bien  des  petites;  car  toutes  les  actions  des 
malades  ne  sont  pas  malades,  encore  paile-t-on,  en- 
core voit-on,  encore  ouït-on  ,  encore  boit-on.  L'âme 
qui  est  en  pcche'  peutfaire  des  biens,  qui  étant  naturels 
sont  re'conipensé.s  de  salaires  naturels;  c'iant  civils, 
sont  paye's  de  raonnoie  civile  et  humaine ,  c'est  a-direj 
par  des  commodités  temporelles.  I.e  ilecheiir  n'est  pas 
en  la  condition  des  diables,  desquels  la  volonté  est 
tellement  détrempée  et  incorpoiée  au  mal,  qu'elle  ne 
peut  vouloir  aucun  bien.  Non,  Tiiéotime,  le  pécheur 
en  ce  monde  n'est  pas  airjsi;  il  est  la  emmi  le  chemin 
entre  Jérusalem  et  Jéricho ^  blessé  a  mort,  mais 
non  pas  encore  mort  ;  car,  ditPEvangile,  il  esllaissé 
à  maillé  vivant  :  et  comme  il  est  a  moitié  vif,  il  peut 
aussi  faire  des  actions  a  moitié  vives.  11  ne  sauroit  voi- 
rement  marcher ,  ni  s«  lever ,  ni  crier  a  l'aide ,  non  pas 
même  parler,  sinon  languidement,  a  cause  de  son 
cœur  failli;  mais  il  peut  bien  ouvrir  les  yeux,  remuer 
les  doigts,  soupirer,  dire  quelque  parole  de  plainte; 
actions  foibles,  et  nonobstant  lesquelles  il  mourroit 
misérablement  sur  son  sang,  si  le  miséricordieux  Sa- 
maritain ne  lui  eut  appliqué  son  huile  et  son  vin, 
et  ne  l'eût  emporté  au  logis  pour  le  faire  panser  et 
traiter  a  ses  propres  dépens. 

La  naturelle  raison  est  grandement  blessée,  et 
comme  à  moitié  morte  par  le  péché  :  c'est  pourquoi 
ainsi  mal  en  point,  elle  ne  peut  observer  tous  les  com- 
mandemens  qu'elle  voit  bien  pourtant  être  convena- 
bles. Elle  connoît  son  devoir,  mais  elle  ne  peut  le 
rendre;  et  ses  yeux  ont  plus  de  clarté  pour  lui  mon- 
trer le  chemin^  que  ses  jambes  de  force  pour  l'entre- 
prendre. 


258     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

Le  pécheur  peut  voiremeDl  bien  observer  quelques- 
uns  des  commandemens  par-ci,  par-la,  ains  il  peut 
même  les  observer  tous  pour  quelque  peu  de  temps, 
lorsqu'il  ue  se  présente  point  de  sujet  relevé  auquel  il 
faille  pratiquer  les  vertus  commandées,  ou  de  tenta- 
tion pressante  de  commettre  le  péché  défendu;  mais 
que  le  pécheur  puisse  vivre  long-temps  en  son  péché 
sans  en  ajouter  des  nouveaux,  certes  cela  ne  se  peut 
sans  une  spéciale  protection  de  Dieu.  Car  les  ennemis 
de  1  homme  sont  ardens,  remuans  et  en  perpétuelle 
action  pour  le  précipiter;  et  quand  ils  voient  qu'il 
n'arrive  point  d'occasion  de  pratiquer  les  vertus  or- 
données, ils  suscitent  mille  tentations  pour  nous  faire 
tomber  ès-choses  prohibées;  et  lors  la  nature  sans  la 
grâce  ne  se  peut  garantir  du  précipice.  Car   si  nous 
vainquons,  Dieu  nous  donne  la  picioire  par  Jésus- 
Christ,  ainsi  que  dlisaiini  Paul»   Veillez  et  priez, 
afin  que  vous  n  entriez  point  en  tentation  (Afatth, 
26.  4i.)Si  notre  Seigneur  disoit  seulement,  Veillez  j 
Dous  penserions  pouvoir  assez  faire  de  nous-mêmes; 
mais  il  ajoute.  Priez,  il  montre  que  s'il  regarde 
nos  âmes  au  temps  delà  tentation,  en  \fain  veilleront 
ceux  qui  les  gardent, 

CHAPITRE    IL 

Que  Tamour  sarré  rend  les  vertus  excclleranipnl  pins  agrtidbles 
à  Dieu  qu'elles  ne  le  sont  par  leur  propre  nature. 

.Les  maîtres  des  choses  rustiques  admirent  la  franche 
innocence  et  pureté  des  petites  fraises;  parce  qu'encore 
qu'elles  rampent  sur  la  terre  et  soient  continuellement 


LIVRE  XI,    CIIAP.  II.  259 

foïilées  par  les  serpens,  lésards  et  autres  bêtes  veni- 
meuses, si  est-ce  qu'elles  ue  reçoivent  aucune  im- 
pression du  venin,  n'acquièrent  aucune  qualité  ma- 
ligne, signe  qu'elles  n'ont   aucune   affinité   avec   le 
venin.  Telles  sont  donc  les  vertus  humaines,  Théo- 
time;  lesquelles,   quoiqu'elles  soient  en  un  cceur  bas, 
terrestre,  et  grandement  occupé  de  péché,   elles  ne 
sont  néanmoins  aucunement  infectées  de  la  malice^ 
d'icelui,  étant  d'une  nature  si  franche  et  innocente ^ 
qu'elle  ne  peut  être  corrompue  par  la  société  de  l'ini- 
quité ,  selon  qu'Aiistote   même  a  dit ,  que   la  vertu 
étoit  une  habitude  de  laquelle  aucun  ne  peut  abuser. 
Que  si  les  vertus  éla'nt  ainsi  bonnes  en  elles-mêmes 
ne  sont  pas  récompensées  d'un  loyer  éternel,   lors- 
qu'elles sont  pratiquées  par  les  infidèles  ou  par  ceux  qui 
sont  en  péché,  il  ne  s'en  faut  nullement  étonner,  puisque 
le  cœur  duquel  elles  procèdent  n'est  pas  capable  du 
bien  éternel,  s'étant  d'ailleurs  détourné  de  Dieu,  et 
que  l'héiitage  céleste  appartenant   au  fils   de  Dieu, 
nul  n'y  doit  être  associé  qui  ne  soit  en  lui  et  son  frère 
adoptif;  laissant  a  part  que  la  convention  par  laquelle 
Dieu  promet  le  paradis,  ne  regarde  que  ceux  qui  sont 
eu  sa  grâce,  et  que  les  vertus  des  pécheurs  n'ont  au- 
cune dignité  ni  valeur  que  celle  de  leur  nature  ,  qui, 
par  conséquent,  ne  les  peut  relever  au  mérite  des  ré- 
compenses surnaturelles,  lesquelles  pour  cela  même 
sant  appelées  surnaturelles,  d'autant  que  la  nature  et 
tout  ce  qui  en  dépend  ne  peut  ni  les  donner,  ni  les 
mériter. 

Mais  les  vertus  qui  se  trouvent  ès-amis  de  Dieu, 
quoiqu'elles  ne  soient  que  morales  et  naturelles  selon' 
leur  propre  condition^  sont  néanmoins  annoblies  et  re-^ 


26o     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

levées  a  la  dignité'  d'œuvres  saintes,  a  cause  de  l'ex- 
cellence du  cœur  qui  les  produit. 

C'est  une  des  propriétés  de  l'amitié,  qu'elle  rend 
agréable  l'ami  et  tout  ce  qui  est  en  hii  de  bon*et 
d'honnête.  L'amitié  ié{)aîid  sa  grâce  et  faveur  sur 
toutes  les  actions  de  celui  que  l'on  aiiue,  pour  peu 
qu'elles  en  soient  susceptibles  :  les  aigreurs  des  amis 
*6onl  des  doureurs,  les  douceurs  des  ennemis  sont  des 
aigreurs.  Toutes  les  oeuvres  vertueuses  d'un  cœur 
ami  de  Dieu  sont  dédiées  a  Dieu.  Car  le  cœur  qui 
s'est  donné  soi-même,  couîme  n'a-t-il  pas  donné  tout 
ce  qui  dépend  de  lui-même?  Qui  donue  l'arbre  sans 
réserve,  ne  donne-t-il  pas  aussi  les  feuilles,  les  fleurs 
et  les  fruits?  (^Le  juste  fleurira  coTrnne  la  palme ,  il 
croîtra  comme  le  cèdre  du  Liban,  Plantés  en  la 
via  ison  du  Seigneur^  ils  fleuriront  es-parpis  de 
la  maison  de  notre  Dieu  (Ps,  91.  i3.  i4.)  Puisque 
le  juste  est  planté  en  la  m.aison  de  Dieu ,  ses  feuilles, 
ses  fleurs  et  ses  fruits  y  croissent,  et  sont  dédiés  au 
service  de  sa  majesté.  Il  est  commue  l'arbre  planté 
près  le  courant  des  eaux ,  qui  porte  son  fruit  en 
son  temps'^  ses  feuilles  mêmes  ne  tombent  point , 
tout  ce  qu  il  fait  prospérera  (Ps.  1.  ^,)  Non  seule- 
ment les  fruits  de  la  charité  et  les  fleurs  des  œuvres 
qu'elle  ordonne,  mais  lesjeuilles  mêmes  des  vertus 
morales  et  naturelles  tirent  une  spéciale  prospérité  de 
Pamour  du  cœur  qui  les  produit.  Si  vous  entez  un  ro- 
sier, et  que  dedans  la  fente  de  la  tige  vous  mettiez  un 
grain  de  musc,  les  roses  qui  en  proviendront  seront 
toutes  musquées.  Fendez  donc  votre  cœur  par  la  sainte 
pénitence,  et  mettez  l'amour  de  Dieu  dans  la  fente, 
puis  entant  sur  icelui  telle  vertu  que  vous  voudrez , 


LIVRE  IX,    CHAP.  II.  261 

les  (Tiivrer.  qui  en  proviendront  seront  paiTume'es  de 
sainteté',  'sans  qu'il  soit  besoin  d'autre  soin  pour 
cela. 

Les  Spartes  a5^^nt  ouï  une  très- belle  ssntence  de 
la  b(Mirhe   d'un   m'cbant  homme,  n'estimèrent  pas 
qu'elle  dût  être  lerue,  si  premièrement  elle  n'e'toit 
prononcée  par  la  boucbe  d'un  homme  de  bien.  Pour 
donc  la  rendre  digne  de  réception  _,  ils  ne  firent  autre 
^chose  que  de  la  faire  de  rechef  profe'rer  par  un  homme 
vertueux.  Si  vous  voulez  rendre  sainte  la  vertu  hu- 
maine et  morale  d'Epictète,  de  Socrate  ou  de  De- 
mades  ,  faîtes-la   seulement  pratiquer  par  une  âme 
vraiment  chrétienne,  c'est-a-dire,  qui  ait  l'amour  de 
Dieu.  Ainsi  Dieu  regarda  au  bon  Abcl  première- 
ment, et  puis  à  ses  offrandes;  en  sorte  que  les  of- 
frandes prirent  leur  grâce  et  dignité  devant  les  yeux 
de  Dieu  de  la  bonté  et  piété  de  celui  qui  les  pr^'sen- 
toit.  O  bonté  souveraine  de  ce  grand  Dieu,  laquelle 
favoiise  tant  ses  amans,  qu'elle  chéiit  leurs  moindres 
petites  actions,  pour  peu  qu'elles  soient  bornes,  et  les 
annoblit  excellemment,  leur  donnant  le  titre  t:t  la  qua- 
lité de  saintes  !  Eh  !  c'est  en  contemp'ation  de  sor  fils 
bien -aimé,  duquel  il  veut  honorer  le.>  enfans  adoptife, 
sanctifiant  tout  ce  qui  est  de  bon  eu  eux,  les  os,  les 
cheveux,  les  vêtemens,  les  sépulcres,  et  jusque  s  a 
Vonihre  de  leurs  corps,  la  foi,   l'espéia.ce,  l'amour, 
la  religion,  oui  même  la  sobriété,  la  courtoisie,  l'af- 
fabilité de  leurs  cœurs. 

Donc  ^  mes  die rs  frères ^  dit  l'apôtre,  soyez  sta^ 
hles  et  imniohiles ,  ahondans  en  \ouie  œuç're  du 
Seigneur^  sachant  que  potre  trai'ail  ne  sevdi  point 
inutile  en  notre  Seigneur  (  1  ad  Cor.  i5.  68.)  Et 
notez,  Théotime,  que  toute  œuvre  vertueuse  doit  être 


362      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

estimée  œuvre  du  Seigneur^  \oire  même  quand  elle 
seroit  pratiquée  par  un  infidèle  :  car  sa  diviiie  majesté 
dit  a  Ezéchiel  que   Nabuchodonosor   et  sou  armée 
R\om\iiravdillé pour\\\\^  parce  qu'ils  avoient  fait 
une  guerre  légitimée!  juste  contre  les  Tyriens;  raon-* 
trant  assez  par  la  que  la  justice  des  injustes  est  sienne, 
tend  a  lui  et  lui  appartient;  bien  que  les  injustes  qui 
font  la  justice,  ne  soient  pas  siens,  ne  tendent  pas  a 
lui  et  ne  lui  appartiennent  pas.  Car  comme  ce  grand^ 
prophète  et   prince  Job,  quoiqu'il  fût  issu   de  race 
païenne  et  habitant  de  La  terre  Hus,  ne  laissa  pas 
d'appartenir  a  Dieu  ;  ainsi  les  vertus  morales,  quoique 
provenues  d'un  cœur  pécheur,  ne  laissent  pas  d'ap- 
partenir a  Dieu.  Mais   quand  ces  mêmes  vertus  se 
trouvent  en  un  cœur  vraiment  chrétien,  c'est-a-dire, 
doué  du  saint  amour,  alors  non  seulement  elles  appar- 
tiennent h  Dieu,  mais  elles  ne  son\ point  inutiles  en 
notre  Seigneur^  ains  sont  rendues  fructueuses  et  pré- 
cieuses devant  les  yeux  de  sa  bonté.  Ajoutez  à  un 
homme  la  charité,  dit  saint  Augustin,  tout  profite; 
ôtez-en  la  charité, .tout  le  reste  ne  profite  plus.  Et  â 
eux  qui  aiment  Dieu,  toutes  choses  coopèrent  en 
bien ,  dit  l'apôtre. 

CHAPITRE    III. 

Comme  il  y  a  des  vcrlns  f|uc  la  présence  du  divin  amour  relève 
à  une  ^>lus  liaute.cxcelleDce  <|ue  les  auUes. 

iVI  A.1S  11  y  a  des  vertus  qui  ,  a  raison  d<vle!ir  nalu- 
ïclle  alli.uKC  çt- correspondance ;ivec  la  charité,  sont 
aussi  beauc(,up  plus  capables  de  recevoir  la  précieuse 


LIVRE  XI,    CHAP-  Iir.  263 

influence  de  l'ainoiir  sacre' ,  et  par  conse'qiienl  la  com- 
luiinication  delà  dignité  et  valeur  d'icelui.  Telles  sont 
la  foi  et  l'espérance  ;  qui  avec  la  charité'  regardent 
immédiatement  Dieu  j  et  la  religion  avec  la  pénitence 
et  dévotion ,  qui  s'emploient  a  Thonneur  de  sa  divine 
majesté.  Car  ces  vertus  ,  par  leur  propre  condition  , 
ont  un  si  grand  rapport  a  Dieu ,  et  sont  si  susceptibles 
des  impressions  de  l'amour  céleste,  que,  pour  les  faire 
participer  a  la  sainteté  d'icelui ,  il  ne  faut  sinon  qu'elles 
soient  auprès  de  lui,  c'est-a-dire ,   en  un  cœur  qui 
aime  Dieu.  Ainsi  pour  donner  le  goût  de  Tolive  aux 
raisins,  il  ne  faut  que  planter  la  vigne  entre  les  oli- 
viers; car  sans  s'entre-toucher  aucunement,  parle  seid 
voisinage  ces  plantes  feront  un  réciproque  commerce 
de  leurs  saveurs  et  propriétés  :  tant  elles  ont  une 
grande  inclination  et  étroiie  convenance  l'une  envers 
l'autre. 

Certes  toutes  les  fleurs,  si  ce  ne  sont  celles  de  l'ar- 
bre triste,  et  quelques  autres  de  naturel  monstrueux, 
toutes^  dis-je^  se  réjouissent,  épanouissent  et  s'em- 
bellissent a  la  vue  du  soleil  par  la  chaleur  vitale  qu'elles 
reçoivent  de  ses  rayons.  Mais  toutes  les  fleurs  jaunes, 
et  surtout  celle  que  les  Grecs  ont  appelé  héliotropium, 
et  nous  tourne  -  soleil ,  non  seulement  reçoivent   de 
la  joie  et  complaisance  en  la  présence  du  soleil,  mais 
suivent  par  un  amiable  contour  les  attraits  de  ses 
raj^ons,  le  regardant  et  se  retournant  devers  lui  de- 
puis son  levant  jusques  a  son  couchant.  Ainsi  toutes 
les  vertus  reçoivent  un  nouveau  lustre  et  une  excel- 
lente dignité  par  la  présence  de  l'amour  sacré  :  mais 
la  foi,  l'espérance,  la  crainte  de  Dieu,   la  piété,  la 
pénitence  ,  et  toutes  les  autres  vertus,   qui  d'elles- 
mêmes  tendent  particulièrement  a  Dieu  et  a  son  bon- 


264     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

neur  ,  elles  ne  reçoivent  pas  seulement  l'impression 
du  divin  amour,  pir  laquelle  elles  sont  élevées  a  une 
grande  valf^ur;  mais  elles  se  penchent  totalement  vers 
lui,  s'associaut  avec  lui  ,   le  suivant   et  servant  en 
toutes  occasions.  Car  enfin,  mon  cher  Tbéotime,  la 
parole  sacrée  attiibue  une  certaine  propriété  et  force 
de  sauver,  de  sanctifier  et  de  glorifier  a  la  foi,  a  l'es- 
pérance, a  la  piéié,  a  la  crainte  de  Dieu,  a  la  péni- 
tence, qui  témoigne  bien  que  ce  sont  des  verlus  de 
grand  prix,  et  qu'étant  pTaiiqiiées  en  un  cœur  qui  a 
l'amour  do  Dieu  ,  elles  se  rendent  excellemment  plus 
fructueuses  et  saintes  que  les  autres,  lesquelles  de  leur 
cature  n'ont  pas  une  si  grande  convenance  avec  l'a- 
mour sacre.  Et  celui  qui  s'écrie,  si  J*ai  toute  la 
foif  en  sorte  même  quejeti^ansporte  les  montagnes, 
et  je  n  ai  point  la  charité ,  je  ne  suis  rien»  (  i  Cor. 
i5.  2.  )  Il  montre  bien  certes  qu'avec  la  charité  cette 
foi   lui  profiteroit  grandement.  La  charité  donc   est 
une  vertu  nompareille,  qui  n'embellit  pas  seulement 
le  cœur  auquel  elle  se  trouve,  mais  bénit  et  sanctifie 
aussi  toutes  les  vertus  qu'elle  rencontre  en  icelui,  par 
sa  seule  présence ,  les  embaumant  et  parfumant  de 
son  odeur  céleste,  par  le  moyen  de  laquelle  elles  sont 
rendues  de  grand  prix  devant  Dieu;  ce  qu'elle  fait 
néanmoins  beaucoup  plus  excellemment  en  la  foi ,  en 
l'espérance ,  et  ès-autres  vertus  qui  d'elles-mêmes  ont 
une  nature  tendante  a  la  piélé. 

C'est  pourquoi,  Tbéotime,  entre  toutes  les  actions 
vertueuses  nous  devons  soigneusement  pratiquer  celles 
de  la  religion  et  révérence  envers  les  choses  divines, 
celles  de  la  foi,  de  l'espérance  et  de  la  très-sainte 
crainte  de  Dieu,  parlant  souvent  des  choses  célestes, 
pensant  et  aspiianl  a  l'cternité;  hantant  les  églises  et 


LIVRE  XI,    CHAP.  IV.  260 

services  sacrés  ,  faisant,  des  Iccl  lires  dévotes,  obser- 
vant les  core'nionios  de  la  relii^iou  chre'tienne  :  car  le 
saint  amour  se  nourrit  a  son  hait  parmi  ces  exercices  , . 
et  répand  sur  iceux  plus  abondamment  ses  grâces  et 
propricte's  qu'il  ne  fait  sur  les  actions  des  vertus  sim- 
plement humaines,  ainsi  que  le  bel  arc-en  ciel  rend 
odorantes  toutes  les  plantes  sur  lesquelles  il  tombe  , 
mais  plus  que  toutes  incouiparablemeat  celles  de  i  as- 
palatus. 

lA%XVVA.^.t.XX\V\XVXX'VVt.VW«l«/»AA<«Ar»IV«.XX\-LXXXXX>.V«,V-|.'\X>.\\l\X'LVVVX«.-W\-kVV«.\l.^.'t,-V't.'l^JK 

chapitrp:  IV. 

Comme  le  cliviu  amour  sanctifie  encore  plus  excellemment 
les  vertus,  quand  elles  sont  pratiquées  par  son  ordonnance 
et  commandement. 

^  xIachel,  api  es  avoir  grandement  désire'  d'êtte  mère, 
fut  rendue  fertile  par  deux  moyens,  dont  elle  eut  aussi 
des  enfans  de  deux  différentes  façons.   Car  au  com- 
mencement de  son  mariage  ,  se  croyant  stérile,,  elle 
employa  sa  servante  Bala   pour   donner  a  sou  cher 
Jacob,  lui  disant  :  J'ai  Bala  Tiia  chambrière  ^  pre- 
y  nez'la  e?i  mariage  ,  afin  quelle  enfante  sur  mes 
'genoux  y  et  que  f  aie  des  enfans  d'elle.  (Genês. 
'>  Zo.  5.  )  Et  il  arriva  selon  son  souhait  :  car  Bala  con- 
'  eut  et  mit  au  monde  plusieurs  enfans  sur  les  genoux 
deRacliel,   qui  les  recevoit   comme   ve'rilablement 
siens,  d'autant  qu'ils  lui  venoieiitde  deux  personnes, 
dont  la  première  lui  appartenoit  par  la  loi  du  ma- 
riage, et  Fautre  par  obligation  de  service,  et  d'au- 
tant encore  que  ç'avoit  e'té  par  son   ordonnance  et 
volonté  que  sa  servante  Bala  en  étoit  devenue  mère. 
II.  12 


o66     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

Mais  elle  eut  pir  après  deux  autres  enfans  issus  et  pro- 
crc'e's  d'elle-même,  a  savoir  Joseph  et  le  cher  Ben- 
jamin. 

Je  vous  dis  maintenant,  mon  cher  The'otime  ,  que 
la  charité  et  dileclion  sacrée,  plus  belle  cent  fois  que 
Rachel,  mariée  a  l'esprit  humain  ,  souhaite  sans  cesse 
de  produire  de  saintes  opérations.  Que  si  au  commen- 
cement elle  n'en  peut  avoir  elle-même ,  de  sa  propre 
extraction  ,  par  l'union  sacrée  qui  lui  est  uniquement 
propre  ,  elle  appelle  les  autres  vertus  comme  ses  fidèles 
servantes,  et  les  associe  a  son  mariage,  commandant 
au  cœur  de  les  employer,  afin  que  d'elle  il  fasse  naître 
des  saintes  opérations,  mais  opérations  qu'elle  ne 
laisse  pas  d'adopter  et  estimer  siennes,  parce  qu'elles 
sont  produites  par  son  ordre  et  commandement ,  et 
d'un  cœur  qui  lui  appartient  ;  d'autant  que  ,  comme 
nous  avons  déclaré  ailleurs,  l'amour  est  maître  du 
cœur,  et  par  conséquent  de  toutes  les  œuvres  des 
autres  vertus  faites  par  son  consentement. 

Mais  outre  cela  cette  divine  dilection  ne  laisse  pas 
d'avoir  deux  acies  issus  proprement  et  extraits  d'elle-  • 
même ,  dont  l'une  est  l'amour  effectif,  qui,  comme 
un  autre  Joseph,  usant  de  la  plénitude  de  l'autorité 
royale,  soumet  et  range  tout  le  peuple  de  nos  facultés, 
puissances ,  passions  et  affections  k  la  volonté  de  Dieu, 
utin  qu'il  soit  aimé,  obéi  et  servi  sur  toutes  choses, 
vendant  par  ce  moyen  exécuté  le  grand  commande- 
ment céleste  :  Tu  aimeras  le  Seigneur  ton  Dieu 
de  tout  ton  cœur  y  de  toute  ton  dme  ^  de  tout  ion 
esprit ,  de  toutes  tes  forces.  L'autre  est  l'amour  af- 
i'eclif  ou  affectueux  ,  qui  comme  un  petit  Benjamin, 
est  j^randeraent  délicat,  tendre,  agréable  et  aimable; 
mais  eu  cela  plus  heureux  que  Benjamin,  que  la  cba- 


LIVRE  XI,    CHAP.  IV.  267 

rite  sa  mère  ne  meurt  pas  en  le  produisant  ,  aius 
prend  ,  ce  semble ,  une  nouvelle  vie  par  la  suavité 
qu'elle  en  ressent. 

Ainsi  donc,  The'otime,  les  actions  vertueuses  des 
enfans  de  Dieu  appartiennent  toutes  a  la  sacre'e  di- 
lection  ;  les  unes,  parée  qu'elle-même  les  produit  de 
sa  propre  nature  ;  les  autres,  d'autant  qu'elle  lesstnc- 
tifie  par  sa  vitale  présence,  et  les  autres  enfin  par 
l'autorité  et  le  commandement  dont  elle  use  sur  les 
autres  vertus,  desquelles  elle  les  fait  naître.  Et  celles- 
ci  ,  comme  elles  ne  sont  pas  a  la  véiité  si  éminentes 
en  dignité  que  les  actions  proprement  et  immédiate- 
ment issues  de  la  diiection  ,  aussi  excellent-elles  in- 
comparablement au  dessus  des  actions  qui  ont  toute 
leur  sainteté  de  la  seule  présence  et  société  de  la 
charité. 

Uu  grand  général  d'armée  ayant  gagné  une  signalée 
bataille  aura  sans  doute  tout  Thonneur  de  la  victoire , 
et  non  sans  cause  :  car  il  aura  combattu  lui-même  en 
tête  de  l'armée,  pratiquant  plusieurs  beaux  faits  d'ar- 
mes^ et  pour  le  reste  il  aura  disposé  Tr'îrmée,  puis 
ordonné  et  commandé  tout  ce  qui  aura  été  exécuté  ; 
si  qu'il  est  estimé  d'avoir  tout  fait ,  ou  par  soi-même 
en  combattant  de  ses  propres  mains,  on  par  sa  con- 
duite en  commandant  aux  autres.  Que  si  même  quel- 
ques troupes  amies  surviennent  a  l'impourvue  et  s6 
joignent  a  l'armée,  on  ne  laissera  pas  que  d'attribuer 
l'honneur  de  leur  action  au  général ,  parce  qu'en- 
core qu'elles  n'aient  pas  reçu  ses  commandemens , 
elles  l'ont  néanmoins  servi  et  suivi  ses  intentions. 
Mais  pourtant  après  qu'on  lui  a  donné  toute  la  gloire 
en  gros,  on  ne  laisse  pas  d'en  distribuer  les  pièces  k 
cliaque  partie  de  rarmée,  ea  disant  ce  que  l'avant- 


o68      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

garde,  le  corps  et  rarriëre-garde  ont  fait;  comme  les 
François,  les  Italiens,  les  Allemands,  les  Espagnols 
se  sont  comportés  :  oui  même  on  loue  les  particuliers 
qui  se  seront  sîgnale's  au  combat.  Ainsi  entre  toutes 
les  vertus,  mon  cher  The'otime,  la  gloire  de  notre 
salut  et  de  notre  victoire  siirl^enfer  est  de'fëre'e  a  Ta- 
mftjF  divin ,  qui  comme  prince  et  ge'ne'ral  de  toute 
l'armée  des  vertus,  fait  tous  les  exploits  par  lesquels 
i]ous  obtenons  le  tiiomphe.  Car  l'amour  sacré  a  ses 
actions  propres,  issues  et  procédées  de  lui-même, 
par  lesquelles  il  fait  des  miracles  d'armes  sur  nos  en- 
nemis; puis,  outre  cela,  il  dispose  ,  commande  et  or- 
donne les  actions  des  autres  vertus,  qui  pour  cette 
cause  sont  nommées  actes  commandés  ou  ordonnés 
de  l'amour.  Que  si  enfin  quelques  verti;s  font  leurs 
opérations  sans  son  commandement  pourvu  qu'elles 
servent  a  son  intention,  qui  est  Thonneur  de  Dieu  ,  il 
pe  laisse  pas  que  de  les  avouer  siennes.  Or ,  néanmoins, 
quoiqu'en  gros  nous  disions  après  le  divin  apôtre, 
que  la  charité  souffre  tout ,  •lie  croit  tout ,  elle  es- 
jière  iout^  elle  supporte  tout  (  i  Cor.  i5.  7.  ), 
et  en  somme  qu'elle  fait  tout;  si  est-ce  que  nous  ne 
laisfons  pas  de  distribuer  en  particulier  la  louange  du 
salut  des  bienheureux  aux  autres  vertus,  selon  qu'elles 
ont  excellé  en  un  chacun  :  car  nous  disoas  que  la  ibi 
en  a  sauvé  les  uns,  l'aumône  quelques  autres,  la  tem- 
pérance, roraison,rhumilité,  l'espérance,  la  chasteté, 
Lis  autres;  parce  que  les  actions  de  ces  vertusont  paru 
avec  hisîrc  en  ces  saints.  Mais  toujours  réciproquement 
nussi  après  qu'on  a  élevé  ces  vertus  particulières;  il 
faut  rapporter  tout  leurhonneur  a  l'amoursacré  ,  qui 
h  toutes  donne  la  sainteté  qu'elles  ont.  Car  que  vc 
dire  autre  chosç  le  glorieux  Apôtre,  inculquant  ^t 


LIVRE  XI,    CIIAP.  V.  2% 

la  charité  est  bénigne  ,  patiente  ^  (\\\  elle  croit  toiity 
espère  tout ,  supporte  tout ,  sinon  que  la  charité  or- 
donne et  commande  a  la  patience  de  patienter,  et  a 
l'espérance  d'espérer ,  et  a  la  foi  de  croire  ?  Il  est  vrai, 
Théotime,  qu'avec  cela  il  signifie  encore  que  l'auionr 
est  l'âme  et  la  vie  de  toutes  les  vertus,  comme  s'il 
vouloit  dire  que  la  patience  n'est  pas  assez  patiente , 
ni  la  foi  assez  fidèle,  ni  l'espérance  assez  confiante,  ni 
la  débonnairclé  assez  douce,  si  l'aniour  ne  les  anime 
et  vivifie.  Et  c'est  cela  même  que  nous  fait  entendre  ce 
même  {^aisseau  d'élection  ,  quand  il  dit  que  safis  la 
charité  rien  ne  lui  profite^  et, qu'il  nest  rien-,  car 
c'est  comme  s'il  disoit  que  sans  l'amour  il  n'est  ni  pa- 
tient, ni  débonnaire,  ni  constant,  ni  fidèle,  ni  espé- 
rant, ainsi  qu'il  est  convenable  pour  être  serviteur  de 
Dieu,  qui  est  le  vrai  et  désirable  être  de  riiomme. 

CHAPITRE    V. 

Comme  l'amour  sacré  mêle  sa  dignité'  parmi  les  autres  vertus, 
en  perfectionnant  la  leur  particulière. 

J'ai  vu  a  Tivoli,  dit  Pline,  un  arbre  enté  de  toutes 
i  les  façons  qu'on  peut  enter,  qui  portoit  toutes  sortes 
de  fruits  :  car  en  une  branche  on  trou  voit  des  cerises, 
5  en  une  autre  des  noix,  et  ès-autres  des  raisins,  des 
1  figues,  des  grenades,  des  pommes,  "et  ge'néralement 
I  toutes  espèces  de  fruits.  Cela,  Théotime.  étoit  ad- 
mirable; mais  il  Test  bien  plus  encore  de  voir  ea 
jrhomme  Chrétien  la  divine  dilection  sur  laquelle 
\  toutes  les  vertus  sont  entées:  de  manière  que  comme 
jpQn  pouvoit  dire  de  cet  arbre,  qu'il  était  cerisier, 


370     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

pommier,  noyer,  grenadier;  aussi  l'on  peut  dire  de 
la  charité  qu'elle  est  patiente,  douce,  vaillante,  jnste; 
ou  plutôt  qu'elle  est  )a  patience,  la  douceur  et  la 
justice  même. 

Mais  le  pauvre  arbre  de  Tivoli  ne  dura  guère, 
comme  le  même  Pline  te'moigne  :  car  cette  variété 
de  prod'ictions  tarit  incontinent  son  humeur  radicale 
et  le  dessécha,  en  sorte  qu'il  en  mourut,  011  au 
contraire  la  dilection  se  renforce  et  revigore  de  fuire 
force  fruits  en  l'exercice  de  toutes  les  vertus  j  ains, 
comme  ont  remarqué  nos  saints  Pères,  elle  est  insa- 
tiable en  l'affection  qu'elle  a  de  fructifier,  et  ne  cesse 
de  presser  le  cœur  auquel  elle  se  trouve,  comme' 
Rachel  faisoit  de  son  mari,  disant  :  Donnez- moi 
des  enfans,  autrement  je  mourrai  (Genès.  3o.  1). 

Or,  les  fruits  des  arbres  entes  sont  toujours  selon 
le  greffe  :  car  si  le  greffe  est  de  pommier,  il  jettera 
des  pommes  ;  s'il  est  de  cerisier,  il  jettera  des  cerises: 
en  sorte  ne'anmoins  que  toujours  ces  fruits- Ik  tien- 
nent du  goût  du  tronc.  Et  de  même,  Théotime,  nos 
actes  prennent  leur  nom  et  leur  espèce  des  vertus 
particulières  desquelles  ils  sont  issus,  mais  ils  tirent 
de  la  sacrée  charité  le  goût  de  leur  sainteté;  aussi  la 
charité  est  la  racine  et  source  de  toute  sainteté  en 
l'homme.  Et  comme  la  tige  communique  sa  saveur  k 
tous  les  fruits  que  les  greffes  produisent,  en  telle  sorte 
que  chaque  fruit  ne  laisse  pas  de  garder  ia  propriété 
naturelle  du  grefî'e  duquel  il  est  procédé;  ainsi  la  cha- 
rité répand  tellement  son  excellence  et  dignité  es- ac- 
tions des  autres  vertus,  que  néanmoins  elle  laisse  a 
une  chacune  d'icellcs  la  valeur  et  bonté  paiiiculicre 
qu'elle  a  de  sa  condition  naturelle. 

Toutes  les  fleurs  perdent  l'usage  de  leur  lustre  et 


LIVRE  XI,    CHAP.  V.  271 

^e  leur  grâce  parmi  les  te'nèhres  de  la  nuit;  mais  au 
matin,  le  soleil  rendant  ces  mêmes  fleurs  visibles  et 
agre'ables,  n'e'galc  pas  lontcfois  leurs  beauîc's  et  leurs 
grâces,  et  sa  clarté,  re'pandue  e'galement  sur  toute?, 
les  fait  Be'anmoins  inégalement  claires  et  éclatantes, 
selon  que  plus  ou  moins  elles  se  trouvent  susceptibles 
des  effets  de  sa  splendeur ,  et  la  lumière  du  soleil ,  pour 
égale  qu'elle  soit  sur  la  violette  et  sur  la  rose ,  n'égalera 
jamais  pourtant  la  beauté  de  celle-Ih  a  la  beauté  de 
celle-ci,  ni  la  grâce  d'une  marguerite  a  celle  du  lis. 
Mais  pourtant  si  la  lumière  du  soleil  étoit  fort  claire 
sur  la  violette,  et  fort  obscurcie  par  les  brouillards 
sur  la  rose,  alors  sans  doute  elle  rendroit  plus  agrénble 
aux  yeux  la  violette  que  la  rose.  Ainsi,  mon  Tbéo- 
time ,  si  avec  une  égale  charité  Fun  souffre  la  mort 
du  martyre,  et  l'autre  la  faim  du  jeûne,  qui  ne  voit 
que  le  prix  de  ce  jeûne  ne  sera  pas  pour  cela  égal  h 
celui  du  martj^re?  Non,  Tbéotime  j  car  qui  oseroit 
dire  que  le  martyre  en  soi-même  ne  soit  pas  plus  ex- 
cellent que  le  jeûne?  Que  sil  est  plus  excellent,  la 
charité  survenante  ne  lui  ôtant  pas  rexcellence  qu'il 
a,  ains  la  perfectionnant,  lui  laissera  par  conséquent 
les  avantages  qu'il  avoit  naturellement  sur  le  jeûne. 
Certes,  nul  homme  de  bon  sens  n'égalera  la  chasteté 
nuptiale  a  la  virginité,  ni  le  bon  usage  des  richesses 
,  k  l'entière  abnégation  d'icelles.  Et  qui  oseroit  aussi 
dire  que  la  charité  survenante  a  ces  vertus  leur  ôtàt 
leurs  propriétés  et  privilèges ,  puisqu'elle  n'est  pas  une 
"vertu  détruisante  et  appauvrissante,  ains  bonifiante, 
vivifiante ,  et  enrichissant  tout  ce  qu'elle  trouve  de 
bon  ès-âmes  qu'elle  gouverne  ?  Ains  tant  s'en  faut  que 
l'amour  céleste  ôte  aux  vertus  les  prééminences  et  di- 


27  2      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

gnîtés  qu'elles  ont  naturellement  ^  qu'au  contraire 
ayant  cette  propriéié  de  perfectionner  les  perfections 
qu'elle  renconlie,  a  mesure 'qu'elle  trouve  des  plus 
grandes  perfections,  elle  les  perfectionne  plus  grande- 
ment j  comme  le  sucre  ès-confiturcs  assaisonne  telle- 
jnerit  les  fruits  de  sa  douceur ,  que  les  adoucissant 
tous,  il  les  laisse  néanmoins  ine'gaux  en  goût  et  sua- 
vité', selon  qu'ils  sont  inégalement  savoureux  de  leur 
nature  ,  et  jamais  il  ne  rend  les  pêches  et  les  noix  ni 
si  douces  ni  si  agréables  que  les  abricots  cl  les  mira- 
bolans. 

Il  est  vrai  toutefois  que  si  la  dilection  est  ardente,  •* 
puissante  et  excellente  en  un  cœur,  elle  enrichira 
et  perfectionnera  aussi  davantage  toutes  les  oeuvres 
des  vertus  qjii  en  procéderont.  On  peut  souffrir  la 
mort  et  le  fv3u  pour  Dieu  sans  avoir  la  charité,  ainsi 
que  saint  Paul  présuppose,  et  que  je  déclare  ailleurs  : 
il  plus  forte  raison  on  la  peut  souffrir  avec  une  petite  j 
charité.  Or  je  dis,  Théotime,  qu'il  se  peut  bien  fiire 
qu'une  fort  petite  vertu  ait  plus  de  valeur  en  une  âme 
où  l'amour  sacré  règne  ardemment,  que  le  martyre 
juême  en  une  âme  où  l'amour  est  allangouri,  foible  et 
lent.  Ainsi  les  monues  vertus  de  Notre-Dame,  de 
saint  Jean  et  des  autres  grands  saints,  étoicnt  de  plus 
grand  prix  devant  Dieu  ,  que  les  plus  relevées  de  plu- 
sieurs saints  inférieurs;  comme  beaucoup  des  petits 
élans  amoureux  des  séraphins  sont  plus  enflammés  que 
les  plus  relevés  des  anges  du  dernier  ordre;  ainsi  que 
le  chant  des  rossignols  apprentis  est  plus  harmonieux 
JnromparableincDt  que  celui  des  chardonnerets  les 
mieux  appris. 

Fircicus ,  k  la  fin  de  ses  ans ,  ue  peiguoit  qu'e-n 


LIVRE  XI,    CHAP.  V.  275 

petit  volume  et  choses  de  peu,  comme  boutiques  de 
barbier,  de  cordonnier,  petits  ânes  charges  d'herbes, 
et  semblables  menus  fatras,  ce  qu'il  faisoit,  comme 
Ph'ne  pense  ,  pour  a?soupîr  sa  grande  renomrac'e  , 
dont  enfin  on  l'appela  peintre  de  basse  étoile;  et 
ne'anmoins  la  grandeur  de  son  art  paroissoit  tellement 
en  ses  bas  ouvrges,  qu'on  les  vendoit  plus  qne  les 
■grandes  besognes  des  autres.  Ainsi,  Théotime  ,  les 
petites  simplicite's ,  abjections  et  humiliations,  ès- 
quelles  les  grands  saints  se  sont  tant  plu  pour  se  mus- 
ser  et  mettre  leur  cœur  a  Tabri  contre  la  vaine  gloire  y 
ayant  e'té  faites  avec  une  grande  excellence  de  l'art 
et  de  l'ardeur  du  céleste  amour,  ont  été  trouvées  plus 
agréables  devant  Dieu  que  les  grandes  ou  illustres 
besognes  de  plusieurs  autres  qui  furent  faites  avec 
peu  de  charité  et  de  dévotion. 

L'épouse  sacrée  blesse  son  époux  avec  an  seul 
de  ses  cheveux ^  desquels  il  fait  tant  d'état,  qu'il  les 
compare  aux  troupeaux  des  chèvres  de  Galaady 
et  n'a  par.  plutôt  loué  les  yeux  de  sa  dévote  amante, 
qui  sont  les  parties  les  plus  nobles  de  tout  le  visage, 
que  soudain  il  loue  la  chevelure  qui  est  la  plus  frêle, 
vile  et  abjecte,  afin  que  l'on  sut  qu'en  une  âme  éprise 
du -divin  amour,  les  exercices  qui"  semblent  fort  chétifs, 
sont  néanmoins  grandement  agréables  a  sa  divine 
majesté. 


12 


irj±     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 
CHAPITRE    VI. 

De  l'excellence  da  prix  cjue  Vamonr  sacré  donne  anx  actions 
issues  de  lui-même,  et  à  celles  qui  procèdent  des  aiures 
vertus. 

JVIais,  ce  me  direz-voiis,  quelle  est  celte  valeur, 
je  vous  prie,  que  le  saint  amour  donne  a  nos  aclions? 
O  mon  Dieu!  Throtime,  certes,  je  n'aurois  pas  l'as- 
surance de  le  dire,  si  le  Saint-Esprit  ne  Pavoit  lui- 
même  de'claré  en  termes  fort  exprès,  par  le  grand 
apôtre  saint  Paul ,  qui  parle  ainsi  :  Ce  qui  à  présent 
est  momentané  et  léger  de  notre  tribu lalion , 
opère  en  nous  sans  mesure  en  la  sublimité  un 
poids  éternel  de  gloire,  (2.  Cor,  4.  17.)  Pour  Dieu 
pesons  ces  paroles  :  Nos  tribulations^  qui  sont  si  lé^ 
gères  qu'elles  passent  en  un  moment ,  opèrent  en 
nous  h  poids  solide  et  s;ab!e  de  la  gloire,  \oyez,  de 
grâce,  ces  meiveilles!  La  tribulation  produit  la 
gloire^  la  légèreté  donne  ]e  poids,  et  les  momens 
vipërenl  réternilé'^  mais  qui  peut  donner  tant  de  vertu 
a  ces  momens  pnssjigcrs  et  à  ces  tribulations  si  lé" 
gères  ?  LV'carlale  et  la  pourpre,  ou  fin  cramoisi  violet, 
est  un  drap  gr.iudemcnt  preVieux  et  royal  ;  mais  ce  n'est 
pas  h  raison  de  la  laine,  ains  a  cause  de  la  teinture. 
Les  œuvres  des  bons  chn'tiens -sont  de  si  grande  va- 
leur, que  pour  iccllcs  on  nous  donne  le  ciel  ;  mais, 
Thé(>tin)c ,  ce  n'est  pas  parce  quelles  procèdent  de 
nous,  et  sont  la  laine  de  nos  cœurs,  ains  parce  qu'elles 
sont  teintes  au  san^  du  Fils  de  Dieu  5  je  veux  dire 


LIVRE  XI,  CHAP.  VI.  2;5 

que  c'est  d'autant  que  le  Sauveur  sanctifie  nos  œu- 
Trcs  par  le  mérite  de  son  sang. 

Le  sarment,  uni  et  joint  au  cep,  porte  du  fruit, 
non  en  sa  propre  vertu  ,  mais  eij  la  vertu  du  cep.  Or, 
nous  sommes  unis  par  la  charité  a  notre  rédempteur, 
comme  les  membres  au  chef;  c'est  pourquoi  nos  fruits 
et  bonnes  œuvres ,  tirant  leur  valeur  dicelui ,  mé- 
ritent la  vie  éternelle.  La  baguette  d'Aaron  étoit 
scche,  incapable  de  fructifier  d'elle-même;  mais 
lorsque  le  nom  du  grand  prêtre  fut  écrit  sur  icelle, 
eu  une  nuit  elle  jeta  ses  feuilles  ^  ses  fleurs  et  ses 
fruits.  Nous  sommes,  quaut  a  nous,  branches  sèches, 
inutiles,  infructueuses,  qui  ne  sommes  pas  suffisant 
de  penser  quelque  chose  de  nous-rné/nos ,  cojnme 
de  nous-mêmes'.,  mais  toute  notre  suffisance  es£ 
de  Dieu ,  qui  nous  a  rendus  officiers  idoines  et 
capables  de  sa  volonté  ;  et  partant  soudain  que  par 
le  saint  amour  le  nom  du  Sauveur,  grand  cvéque  de 
nos  âmes ^  est  gwïvé  en  nos  cœurs,  nous  commen- 
çons a  porter  des  fruits  délicieux  pour  la  vie  éter- 
nelle. Et  comme  les  graines  qui  ne  produiroient 
d'elles-mêmes  que  des  melons  de  goût  fade ,  en  pro- 
duisent des  sucrins  et  muscats ,  si  elles  sont  détrem- 
p'es  en  l'eau  sucrée  ou  musquée;  ninsi  nos  cœurs, 
qui  ne  sauroient  pas  projeter  une  seule  bonne  pensée 
pour  le  service  de  Dieu,  étant  détrempés  en  la  sacrée 
dileciion  par  le  Saint-Esprit  qui  hobite  en  nous_,  ils 
produisent  des  actions  sacrées  qui  tendent  et  nous 
portent  a  la  gloire  immortelle.  Nos  œuvres,  comme 
provenantes  de  nous,  ne  sont  que  des  ehétifs  roseaux^ 
Riais  ces  roseaux  deviennent  d'or  par  la  charité,  et 
avec  iceux  on  arpente  la  Hiêrusalem  céleste  qu'on 
nous  donne  a  ceiîO  mesure  5  car  tant  aux  hcmmes 


2-6     TRAITE  DE  L'AMOUPt  DE  DIEU. 

qu'aux  auges,  on  distribue  la  gluii€  selon  la  chariié 
€t  les  aciioijs  d'icelle;  de  sorie  qne  la  mesure  de 
Van^e  est  celle-là  même  de  l  homme ,  et  Dieu  a 
rendu  et  rendra  à  un  chacun  seloji  ses  œuvres^ 
comme  toute  l'e'ciitiire  divine  nous  enseigne,  laquelle 
Eous  assigne  la  félicite'  et  joie  éternelle  du  ciel  pour 
/e'conipense  des  travaux  et  bonnes  actions  que  nons 
'    aurons  pralique'es  en  terre. 

Rccomp»  m;e  magnifique  et  qui  ressent  la  grandeur 
du  maître  q:ie  nous  servons,  lequel  a  la  ve'rité,  Théo- 
time;^pou\oit,  s'il  lui  eut  }>lii,  exiger  très-justement 
de  nous  notre  obe'issance  et  service ,  sans  nous  pro- 
poser aucun  loyer  ni  salaire,  puisque  nous  sommes 
sîeijs  par  mille  titres  très-li'gitimes,  et  que  nous  ne 
pnuvDns  rien  faire  qui  vaille  qu'en  lui,  par  lui ,  pour 
lui,  et  qui  ne  soit  de  lui.  AUii-.  sa  bouté  néanmoins 
n'eu  a  pas  ainsi  disposé;  ains^  en  considération  de  son 
Fils  notic  Sauveur  ,  a  voulu  tjaiter  avec  nous  de 
prix  fait,  nous  recevant  a  gage,  et  s'engageant  de  pro- 
messes vers  nous,  qu'il  nous  salariera,  selon  nos 
œuvres,  de  salaires  éternels.  Or,  ce  n'est  pas  que 
notre  service  l(u"  soit  ni  nécessîiiie  ni  utile,  car  après 
que  nous  n\ons  fail  tout  ce  cju'n  nous  a  commandé^ 
nous  de\ons  néanmoiïis  avouv-r  par  une  trt;s-huHible 
V  élite  ou  véritable  hunniité,  qu'en  effet  nous  sommes 
senj'Ueurs  Ues- inutiles  et  très-infructueux  a  notre 
maître,  qui,  a  cause  de  son  essentielle  surabondance 
de  biens,  ne  p^ut  recevoir  aucun  profit  do  nous,  ains 
C(»nvcitiss  int  îoulcs  nos  œuvres  a  notre  propre  avan- 
tage et  conuiiodité,,  il  fait  que  Jious  le  s«r\ons  autant 
inulileikcnt  pour  lui,  que  très  utilement  pour  nous, 
qui  par  de  si  petits  travaux  ga^''^^^  de  si  grandes 
léconjpciiscs. 


LIVRE  XI,    CII\P.    VI.  277 

Il  n'étoh  donc  pas  oblige  de  nous  payer  notre  ser- 
vice, s'il  ne  Teut  promis.  Mais  ne  pensoz  pas  pourtant, 
Tlie'oii'ue,  qu'en  cette  promesse  il  ait  tellement  voulu 
maiîisfester  sa  bon;é,  qu'il  ait  oublié  de  glorifier  sa 
sagesse-,  puisque  au  contraire  il  y  a  observé  fort  exac- 
temont  les  règles  de  Téquiié  ,  mêlant  admirablement 
la  bienséance  avec  la  libéralisé;  car  nos  œuvres  sont 
voîrement  extrêmement  peîiles,  et  nullement  compa- 
rables a  la  gloire  en  leur  qtiantitéj  mais  ell-.^s  lui  sont 
néanmoins  fort  proporlionnées  en  qualité,  a  raison  du 
Saint  Esprit,  qui ,  habitant  en  nos  coeurs  par  la  cha- 
rité, les  fait  en  nous,  par  nous  et  pour  nous,  avec 
un  art  si  exquis,  que  les  mêmes  oeuvres,  qui  sont 
toutes  nôtres,  sont  encore  mieux  toutes  siennes, 
parce  que  comme  ii  les  produit  en  nous,  nous  les 
produisons  réciproquement  eu  lui;  comme  il  les  fait 
pour  nous,  nous  les  faisons  pour  lui,  et  comme  il  les 
opère  avec  nous,  nous  coopérons  aussi  avec  lui. 

Or,  le  Saint-Esprit  habite  en  nous,  si  nous  sommes 
membres  vivans  de  Jésus-Christ,  qui,  a  raison  de 
cela ,  disoit  a  ses  disciples  :  Qui  demeure  en  moi^ 
et  moi  en  lui,  icehii  porte  beaucoup  de  fruit.  Et 
c'est,  Thootime ,  parce  que  qui  demeure  en  lui,  il 
participe  a  son  divin  esprit,  lequel  est  au  milieu  du 
cœur  humain  comme  une  vive  source  qui  rejaillit 
et  pousse  ses  esLWS.  Jusqu'e^i  la  vie  étemelle.  \'n\û 
V huile  de  bénédiction,  versée  sur  le  Sauveur  comme 
sur  le  cliefà^  l'église  tant  militante  que  triomphante, 
se  rép  nd  sur  la:  société  des  bienheureux,  qui, 
comme  la  barbe  sacrée  de  ce  divin  maître,  sonîtou- 
i-'urs  attachés  a  sa  face  glorieuse,  et  distille  encore 
sur  la  compagnie  des  fidèles,  qui,  comme  vétemens ^ 
sont  joints  et  unis  par  dilectioii  a  sa  divine  majesté; 


278     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

Pune  et  l'autre  troupe,  comme  compose'e  àt  frères 
germains,  ayant  a  cette  occasion  sujet  de  s'e'crier  :  O 
que  c'est  une  chose  bonne  et  agréable  de  voir  les 
frères  bien  ensemble  !  c  est  comme  V onguent  qui 
descend  en  la  baj^be^  la  barbe  d'Aaron^  etjusques 
au  bord  de  son  vêtement.  [Ps.  i52.  2.) 

Ainbi  donc  nos  oeuvres,  comme  un  petit  grain  de 
moutarde,  ne  sont  aucunement  comparables  en  gran- 
deur avec  l'arbre  de  la  gloire  qu'elles  produisent; 
mais  elles  ont  poui  tant  la  vigueur  et  vertu  de  rope'rer, 
parce  quelles  procèdent  du  Saint-Esprit,  qui,  par  une 
admirable  infusion  de  sa  gnlce  en  nos  cœurs,  rend 
nos  onivres  siennes,  les  laissant  nôtres  tout  ensemble, 
d'autant  que  nous  somn:es  membres  d'un  chef  duquel 
il  est  Pesprit ,  et  entes  sur  un  arbre  duquel  il  est  la 
divine  humeur.  Et  parce  qu'en  celte  sorte  il  agit  en 
nos  oruvrrs,  et  qu'en  certaine  façon  nous  opérons  ou 
coopérons  en  son  action,  il  nous  lai^^se  pour  notre  part 
tout  le  me'rite  et  profit  de  nos  services  et  bonnes 
oeuvres,  (t  nous  lui  en  laissons  aussi  tout  l'honneur 
et  toute  la  louange,  reconnoi-saut  quv^  le  commence- 
ment, le  progrès  et  la  fin  de  tout  le  bien  que  nous 
faisons,  dt^pend  de  sa  miséricorde,  par  laquelle  il  est 
venu  a  nous,  et  nous  a  prévenus;  il  est  venu  en  nous, 
et  nous  a  avssistés;  il  est  venu  avec  nous,  et  nous  a 
conduits,  arhrPiint  ce  qu'il  avoit  commence.  Mais, 
ô  Dieu  '  Théolîme  ,  que  cette  bonté  est  miséricor- 
dieuse sur  nous  en  ce  partage!  Nous  lui  donnons  la 
gloire  de  nos  louanges,  lu'lasî  et  lui  nous  donne  la 
gloire  de  sa  jouissance;  et  en  somme,  par  ces  légers 
et  passngiMs  travaux,  nous  acquérons  des  biens  per- 
durables  li  toute  éteroité.  Ainsi  soil-il. 


LIVRE  XI,    CHAP.  Vil.  279 

CHAPITRE    VIT. 

Que  les  verlus  parfaites  ne  sont  jamais  les  unes  sans  le» 

autres. 

kJs  dit  quele  cœiirest  la  première  partie  de  Ihomme, 
qui  reçoit  la  vie  par  l'union  de  l'âme  ;  et  l'oeil,  la 
dernière  :  comme,  au  contraire,  quand  on  meurt  na- 
turellement, l'œil  commence  le  premier  a  mourir^  et 
le  cœur  le  dernier.  Or^  quand  le  coeur  commence  a 
vivre  avant  que  les  autres  parties  soient  animées _,  sa 
vie,  certes,  est  fort  débile,  tendre  et  imparfaite;  mais 
b  mesiue  qu'elle  s'établit  plus  entièrement  dans  le 
r^ste  du  corps,  elle  est  Sussi  plus  vigoureuse  en  cha- 
que partie^  et  particulièrement  au  cœur  5  et  l'on  voit 
que  la  vie  étant  intéressée  en  quelque  membre  ,  elle 
s'allangourit  en  tous  les  autres.  Si  un  homme  est  navré 
au  pied  ou  au  bras,  tout  le  reste  en  est  incommodé  , 
ému,  occupé  et  altéré.  Si  nous  avons  mal  a  l'esto- 
mac, les  yeux,  la  voix  ,  tout  le  visage  s'en  ressent^ 
tant  il  y  a  de  convenance  entre  toutes  les  parties  de 
l'homme  pour  la  jouissance  de  !a  vie  naturelle. 

Toutes  les  vertus  ne  s'acquièrent  par  ensemblement 
en  un  instant,  ains  les  unes  après  les  autres,  a  me- 
sure que  la  raison,  qui  est  comme  l'àme  de  notre  cœur, 
s'empare  tantôt  d'une  passion  ,  tantôt  de  l'autre,  pour 
la  modérer  et  gotjverner.  Et  pour  l'ordinaire  CPtte  vie 
de  notre  âme  prend  son  conimencenjent  dans  le  cœur 
de  nos  passions,  qui  est  Pamour^  et  s'p'tendant  sur 
toutes  les  autres ,  elle  vivifie  enfin  l'entendement 
même  p^r  la  contemplation  ;  comme  au  contraire  îa 


o8o     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

mort  morale  ou  spirituelle  fait  sa  première  entrée  en 
l'àme  parj'iDCorsidératioD.  La  mort  entre  par  les 
fenêtres ,  dit  le  sacre'  texte,  et  son  dernier  efifet  con- 
siste a  ruiner  le  bon  amour;  lequel  périssant,  toute 
la  vie  morale  est  morte  en  nous. 

Encore  bien  donc  qu'on  puisse  avoir  quelques  ver- 
tus séparées  des  autres,  si  est  ce  néanmoins  que  ce 
ne  peut  être  que  des  vertus  languissantes,  imparfaites 
et  débiles;  d'autant  que  la  raison,  qui  est  la  vie  de 
notre  âme,  n'est  jamais  satisfaite  ni  a  son  aise  dans  une 
âme,  qu'elle  n'occupe  et  possède  toutes  les  facultés  et 
passions dicclle;  et  lorsqu'elle  est  offensée  et  blessée 
eu  quelqu'une  de  nos  passions  ou  affections,  toutes 
les  autres  pevdentleur  force  etvigueur ,  et  s'allangou- 
risseut  étrangement. 

Voyez-vous,  Tliéotinie?  t<futes  les  vertus  sont  ver- 
tus  pnr  convenance  ou  conformité  qu'elles  ont  a  la  rai- 
son 5  ei  une  action  ne  peut  être  dite  vertueuse,  si  elle  ne 
procède  de  l'-iffLClion  que  le  cœur  porte  a  Thonnêieté  et 
beauté  de  la  raison.  Si  Tamour  de  la  raison  possède  et 
anime  un  esprit,  il  fera  tout  ce  que  la  raison  voudra  eu 
toutesoccurrences,  et  parconséqiieniilpraliquera  toutes 
les  vertus.  Si  Jacob  aimoil  Rachel,  en  considération 
de  ce  qu'elle  étoit  fille  de  Laban,  pourquoi  méprisoit- 
11  Lia,quiétoit  non  seulement  fille,  aius  fille  aînée  de 
Laban?  Mais  parce  qu'il  aimoit  Rachel  a  cause  de  la 
beauté  qu'il  trouva  en  elle,  jamais  il  ne  sut  tant  ai- 
mer la  pauvre  Lia,  quoique  féconde  et  sage  lilîe, 
d'autant  qu'elle  n'étoit  pas  si  belle  k  son^  gré  Qui 
aime  une  vertu  pour  l'amour  de  la  raison  cl  honnêteté 
qui  reluit,  il  1rs 'aimera  toutes,  puisqu'on  foules  il 
trouvera  ce  même  sujcl  ;  rt  les  aimera  plis  ou  moins , 
chacune  selon  que  la  raison  y  paroîtia  plus  ou  moins 


LIVRE  XI,    CHAP.  VII.  284 

TCsplcnclissante.  Qri  aime  la  libëi alité,  et  n'aime  pas 
la  chasteté,  il  moutre  bien  qu'il  n'âime  pas  la  libe'ra- 
liie'  pour  la  beauté'  de  la  raison  :  car  cette  beauté  est 
encore  plus  grande  en  la  chasteté;  et  où  la  cause  est 
plus  foi  te,  les  effets  devroient  être  pins  forts.   C'est 
donc  un  signe  évident  que  ce  cœur-Ia  n'est  pas  porté 
â  la  libéralité  par  le  motif  et   la  considération  de  la 
raison;  dont  il  s'ensuit  que  cette  libéralité,  qui  semble 
être  vertu,  n'en  a  quel'apparence,  puisqu'elle  ne  pro- 
cède pas  de  la  raison  qui  est  le  vrai  motif  des  vertus, 
ainsde  quelqu'autre  motif  étranger.  Il  suffit  bien  vrai- 
ment a  un  enfant  d'être  né  dans  le  mariage,   pour 
porter  parmi  le  monde  le  nom,  les  armes  et  les  qua- 
lités du  mari  de  sa  mère;  mais  pour  en  porter  le  sang 
et  la  nature,  il  faut  que  non  seulement  il  soit  né  dans 
le  mariage,  aius  aussi  du  mariage.  Les  actions  ont  le 
nom,  les  armes  et  marques  des  vertus,  parce  que, 
naissant  d'un  cœur  doué  de  raison,  il  est  avis  qu'elles 
soient  raisonnables;  mais  pourtant  elles  n'en  ont  ni  la 
substance  ni  la  vigueur,  si  elles  proviennent  d'un  mo- 
tif étranger  et  adultère,  et  non  de  la  raison.  Il  se  peut 
donc  bien  faire  que    quelques  vertus    soient  en  un 
homme j  auquel  les  autres  manqueront;  mais  ce  se- 
ront ou  des  vertus  naissantes,  encore  toutes  tendres  et 
comme  des  fleurs  en  bouton ,  ou  des  vertus  périssantes, 
mourantes,  et  comme  des  fleurs  flétrissantes  :  car  en 
somme  les  vertus  ne  peuvent  avoir  leur  vraie  intégrité 
et  suffisance  ,  qu'elles  ne  soient  toutes  ensemble  , 
ainsi  que  toute  la  philosophie  et  la  théologie  nous  as- 
sure. 

I  Je  vous  prie,  Théotime,  quelle  prudence  peut 
avoir  un  homme  intempérant,  injuste  et  poltron, 
puisqu'il  choisit  le  vice,  et  laisse  la  vertu?  Et  comme 


2S2     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

peut- on  être  juste,  sans  être  prudent,  fort  et  tempé- 
rant; puisque  la  justice  n'est  autre  chose  qu'une  per- 
pe'tuelle,  forte  et  constante  volonté  de  rendre  a  cha- 
cun ce  qui  lui  appartient;  et  que  la  science  par  laquelle 
le  droit  s^administre,  est  nommée  jurisprudence;  et 
que  pour  rendre  a  chacun  ce  quiluiappariient,  il  nous 
fyut  vivre  sagement  et  modestement;  et  empêcher  les 
de'sordres  de  ^intempérance  en  nous ,  afin  de  nous 
rendre  ce  qui  nous  appartient  a  nous-mêmes?  Et  le 
mot  Verluw^  signifie-l-il  pns  une  force  et  vigueur  ap- 
partenante a  l'âme  en  propriété',  ainsi  que  l'on  dit  les 
herbes  et  pierres  précieuses  avoir  telle  et  telle  vertu  ou 
propriété? 

INIais  la  prudence  est-elle  pas  imprudente  en  l'homme 
inlonipérnnt  ?  La  force  sans  prudence ,  justice  et  tem-    \ 
pérauce,  n'est  pas  une  force,  mais  une  forcenerie;  et    • 
la  justice  est  injuste  en  l'homme  poltron,  qui  ne  l'ose 
pas  rendre;  en  l'intempérant,  qui  se  laisse  emporter 
aux  passions  ;  et  en  l'imprudent,  qui  ne  sait  pas  discerner 
en're  le  droit  et  le  tort.  La  justice  n'est  pas  justice,  si 
elle  n'est  prudente,  "forte  et  tempérante;  ni  la   pru- 
dence n'est  pas  prudence,  si  elle  n'est   tempérante,   j 
juste  et  forte;  ui  la  force  n'est  pas  force,  si  elle  n'est 
juste,  prudente  et  tempérante;  ni  la  tempérance  n'est 
pas  tempérance,  si  elle  n'est  prudente,  forte  et  juste  : 
et  en  somme  une  vertu  n'est  pas  vertu  parfaite,  si 
elle  n'est  accompagnée  de  toutes  les  autres. 

11  est  bien  vrai,  Théotime,  qu'on  ne  peut  pas  exer- 
cer toutes  les  veilus  ensemble,  parce  que  les  sujets 
ne  s'en  présentent  pas  toiit-a-coup;  ains  il  y  a  des 
vertus  que  quelques-uns  des  plus  saints  n'ont  jamais  eu 
occasion  de  pratiquer.  Car  saint  Paul,  premier  her- 
mite^  par  exemple,  quel  sujet  pou  voit-il  avoir  d'cxer- 


LIVRE  XI,    CIIAP.  VIL  285 

cer  le  pardon  des  injures,  raffabilité,  la  magnificence, 
la  débonnaireté?  Mais  toiUefois  telles  âmes  ne  laissent 
pas  d'être  tellement  affectionnées  a  l'lK)Duêteté  de  la 
raison,  qu'encore  qu'elles  n'aient  pas  toutes  les  vertus 
quant  a  l'effet,  elles  les  ont  toutes  quant  a  l'affection , 
étant  prêtes  et  disposées  de  suivre  et  servir  la  raison 
en  toutes  occurences,  sans  exception  ni  réserve. 

Il  y  a  certaines  inclinations  qui  sont  estimées  vertus, 
et  ne  le  sont  pas,  ains  des  faveurs  et  avantages  de  la 
nature.  Combien  y  a-t-il  de  personnes  qui ,  par  leur 
condition  naftirelle,  sont  sobres,  simples,  douces,  ta- 
citurnes, voire  même  chastes  jet  honnêtes?  Or_,  tout 
cela  semble  être  vertu,  et  n'en  a  toutefois  pas  le  mé- 
rite; non  plus  que  les  mauvaises  inclinations  ne  sont 
digues  d'aucun  blâuie,  jusques  a  ce  que  sur  telles  hu- 
meurs naturelles  nous  ayons  enté  le  libre  et  volontaire 
consentement.  Ce  n'est  pas  vertu  de  ne  manger  guère 
par  nature,  mais  oui  bien  de  s'abstenir  par  élection  : 
ce  n'est  pas  vertu  d'être  taciturne  par  inclination, 
mais  oui  bien  de  se  taire  par  raison.  Plusieurs  pensent 
avoir  les  vertus  quand  ils  n'exercent  pas  les  vices  con- 
traires. Celui  qui  ne  fut  onc  assailli,  se  peut  voirement 
vanter  de  n'avoir  pas  été  fuyard,  mais  non  pas  d'avoir 
été  vaillant  :  celui  qui  n'est  pas  affligé,  se  peut  louer 
de  n'être  pas  impatient,  mais  non  pas  d'être  patient. 
Ainsi  semble-t-il  a  plusieurs  d'avoir  des  vertus,  qui 
n'ont  toutefois  que  des  bonnes  inclinations;  et  pavce 
que  CCS  inclinations  sont  les  unes  sans  les  autres,  il  est 
avis  que  les  vertus  le  soient  aussi. 

Certes,  le  grand  saint  Augusîin,  en  une  épître 
qu'il  écrit  a  saint  Jérôme,  montre  que  nous  pouvons 
avoir  quelque  sorte  de  vertu,  sans  avoir  les  autres  j  et 


2B4    TRAITÉ  DE  L'xVMOUR  DE  DTEU. 

que  néanmoins  nous  n'en  pouvons  point  avoir  de  par- 
faites, sans  les  avoir  toutes;  mais  que  quant  aux  vices, 
on   peut  avoir  les  uns;  ains  il  est  impossible  da  les 
avoir  tous  ensemble  :  de  sorte  qu'il  ne  s'ensuit  pas  que 
qui  a  perdu  toutes  les  vertus,  ait  par  conse'quent  tous 
les  vices;  puisque  presque  toutes  les  vertus  ont  deux 
"vices  oppose's,  non  seulement  contraires  a  la  vertu, 
mais  aussi  contraires  entre  eux-mêmes.  Qui  a  perdu  la 
vaillance  par  la  te'méiité,  ne  peut  avoir  a  même  temps 
le  vice  de  couardise;  et  qui  a  perdu  la  libe'ralité  par 
la  prodigalité,  ne  peut  aussi  a  même  tem^  être  blâmé 
de  cbicheté.  Catilina,  dit  saint  Augusun,  étoit  sobre, 
"vigilant ,  patient  a  souffrir  le  froid  ,  le  cband  et  la  faim  ; 
c'est  pourquoi  il  lui  e'toit  avis,  et  a  ses  complices, 
qu'il  fût  grandement  constant;  mais  celte  force n'étoit 
pas  prudente,  puisqu'il  cboisissoil  le  mal  en  lieu  du 
bien  ;  elle  n'étoit  pas  tempérante^  car  il  se  relâchoit  a 
de  vilaines  ordures;  elle  n'étoit  pas  juste,  puisqu'il 
conjuroit  contre  sa  patrie;  elle  n'étoit  donc  pas  une 
constance,  mais  une  opiniâtreté,  laquelle,  pour  trom- 
per les  sots,  portoit  le  nom  de  constance. 

CHAPITRE    VIIÏ. 

Comme  la  charilc  comprend  toulcs  les  vertus. 

Us  feuue  sorloil  du  lieu  de  délices  pour  arroser 
le  paradis  terrestre ,  et  de  là  se  sêparult  en  quatre 
cliefs.  {Genès.  '2.  lo.)  Or,  Tbomme  est  en  un  lieu  de 
délices,  où  Dieu  fait  soudre  le  fleuve  de  la  raison  et 
lumière  naturelle  pour  arroser  tout  le  paradis  de  notre 


LIVRE  XI,    CHAP.  VIII.  255 

cœnr  et  ce  fleuve  se  divise  en  q»iatre  chefs,  c'est-a— 
diiC,  prend  quatre  courans  selon  les  quatre  re'gionsde  * 
l'âme. 

Car,  premièrement,  sur  l'entendement  qu'on  ap- 
pelle pratique,  c'est-a-dire,  qui  discerne  des  actions 
qu'il  convient  faire  on  fuir,  la  lumièie  naturelle  ré- 
pand la  prudence  qui  incline  notre  esprit  b  sageinent 
juger  du  mal  que  nous  devons  éviter  et  chasser,  et 
du  bien   que  nous   devons   faiie   et  pourchasser. 

Secondement ,  sur  notre  volonté  elle  fait  saillir  la 
justice,  qui  n'est  autre  chose  qu'un  perpétuel  et 
ferme  vouloir  de  rendre  a  chacun  ce  qui  lui  est  dû. 

Troisièmement,  sur  l'appétit  de  convoitise,  elle  fait 
couler  la  tempérance  qui  modère  les  passions  qui  y 
sont. 

Quatrièmement,  et  sur  l'appétit  irascible,  ou  de  la 
colère,  elle  fait  flotter  la  force  qifi  biide  et  manie  tous 
les  mouvemenû  de  l'ire. 

Or,   ces  quatre    fleuves  ainsi  séparés  se  divisent 
par  après   en    plusieurs    autres  ,   afin    que    toutes 
les  actions  humaines  puissent  être  bien   dressées  a 
l'honnêteté  et   félicité  naturelle.    Mais   outre    cela, 
Dieu   voulant  enrichir  les   chrétiens   d'une  spéciale 
faveur,  il  fait  sourdre  sur   la   cime  de  la  partie  su- 
périeure de  leur  esprit  une    fontaine  surnaturelle  , 
que  nous  appelons  grâce,  laquelle  comprend  voiie- 
ment  la  foi  et  l'espérance,  njais  qui  consiste  toutefois 
en  la  charité  qui  purifie  l'âme  de  tous  péchés,  puis 
l'orne  et  l'embellit  d'une  beauté  très  délectable,  et 
enfin  épanche  ses  eaux  sur  toutes  les  facultés  et  opé- 
rations  d'icelle,  pour  donner  a  l'entendement   une 
prudence  céleste ,  a  la  volonté  une  sainte  justice,  a 
l'appétit  de  convoitise  luie  tempérance  sacrée  j  et  k 


286    TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

Pappëlit  irascible  une  force  de'vote-,  aGn  que  tout  le 
cœur  hiimaÎD  tende  a  l'honnêeté  et  félicité  surnatu- 
relle j,  qui  consiste  en  l'union  avec  Dieu.  Que  si  ces 
quatre  courans  et  fleuves  de  la  charité  rencontrent  en 
une  âme  quelqu'une  des  quatre  vertus  naturelles, 
ils  là  réduisent  a  leur  obéissance;  se  mêlant  avec  elle 
pour  la  perfectionner,  comme  l'eau  de  senteur  perfec- 
tionne l'eau  naturelle  quand  elles  sont  mêlées  ensemble» 
Mais  si  la  sainte  dilecîion  ainsi  répandue  ne  trouve 
point  les  vertus  naturelles  en  l'âme,  alors  elle-même 
fait  toutes  les  opérations  selon  que  les  occasions  le  re- 
quièrent. 

Ainsi  l'amour  céleste  trouvant  plusieurs  vertus  en 
saint  Paul, saint  Ambroise,  saint  Denis,  saint  Pacômç, 
il  répandit  sur  icelles  une  agréable  clarté,  les  rédui- 
sant toutes  a  son  service.  Mais  en  la  Madeleine,  en 
sainte  Marie  Egypyaque,  au  bon  larron,  et  en  cent 
autres  tels  péuitens  qui  avoient  été  grands  pécheurs  j 
le  divin  amour  ne  trouvant  aucune  vertu,  fit  la  fonc- 
tion et  les  œuvres  de  toutes  les  vertus,  se  rendant  en 
iceux'patient,  doux,  humble  etlibéral.Noussemons  è$- 
jardins  une  grande  variété  de  graines,  et  les  couvrons 
toutes  de  terre,  connue  les  ensevelissant  jusquesa  ce 
que  le  soleil  plus  fort  les  fasse  lever,  et,  par  manière 
de  dire  ,  ressusciter  ;  lorsqu'elles  produisent  leurs 
feuilles  et  leurs  fleurs,  avec  de  nouvelles  i^raines,  une 
chacune  selon  son  espèce;  en  sorte  qu^une  seule  cha- 
leur céleste  fait  toute  la  diversité  de  ces  productions 
par  les  semences  qu'elle  trouve  cachées  dans  le  sein 
delà  terre. 

Certes,  mon  Théolime,  Dieu  a  répandu  en  nos 
âmes  les  semences  de  toutes  les  vertus ,  lesquelles 
néamuoifli  sont  tellement  couvertes  de  notre  imper- 


LI\TIE  XI,    CHAP.  Mil.  287 

feciion  et  foiblesse  qu'elles  ne  paroissent  point  ,  ou 
fort  peu 3  jusqu'à  ce  que  la  vitale  chaleur  de  la  dilec- 
tioii  sacre'e  les  vienne  animer  et  res5usci:er  ;  pro- 
dui'ïanl  par  icelles  les  actions  de  toutes  les  vertus;  si 
que  comme  la  manne  contencît  en  soi  la  varie'té  des 
saveurs  de  toutes  les  viandes ,  et  en  excitoit  le  goût 
dans  la  bouche  des  Israélites,  ainsi  l'amour  ce'leste 
comprend  en  soi  !a  diversité'  des  perfections  de  toutes 
les  vertus  ,  dune  façon  si  ëminente  et  si  relevée 
qu'elle  en  produit  toutes  les  actions  en  temps  et  lieu 
selon  les  occurrences.  Josué  défît  certes  vaillamment 
les  ennemis  de  Dieu  par  la  bonne  conduite  des  armées 
qu'il  ^ut  en  charge;  mais  Samson  les  défaisoit  encore 
plus  glorieusement,  qui  de  sa  propre  main  avec  des 
tiàchoires  d'ânes  en  tuoit  a  milliers.  Josué  par  son 
commandement  et  bon  ordre ,  employant  la  valeur  de 
ses  troupes  _,  faisoit  des  merveilles^  mais  Samson  par 
sa  propre  force,  sans  employer  aucun  autre,  faisoit 
des  miracles.  Josué  avoit  les  forces  de  pinceurs  soldats 
sous  soi;  mais  Samson  les  avoit  en  soi,  et  pou  voit 
lui  seul  autant  que  Josué  et  plusieurs  soldats  avec  lui, 
eussent  pu  tous  ensemble.  L'amour  céleste  excelle  en 
Pune  et  l'autre  façon  :  car  trouvant  des  vertus  en  une 
âme  (  et  pour  l'ordinaire  au  moins  y  trouve-t-il  lu 
foi,  l'espérance  et  la  pénitence,)  il  les  anime,  il  leur 
commande,  et  les  emploie  heureusement  au  service 
de  Dieu;  et  pour  le  reste  des  vertus  qu'il  ne  trouve 
pas,  il  fait  lui-même  leurs  fonctions,  ayant  autant  et 
plus  de  force  lui  seul  qu'elles  ne  sauroient  avoir  toutes 
ensemble. 

Certes  le  grand  apôtre  ne  dit  pas  seulement  que  la 

charité  nous  donne  la  patience,  bénignité,  constance; 

\  simplicité,  mais  il  dit  qu'elle-même  elle  est  patiente. 


288    TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

bénigne,  constante 5  et  c'est  le  propre  des  siiptêmes 
vertus  entre  les  anges  et  les  hommes  de  pouvoir,  non 
seulement  ordonner  aux  inférieures  qu'elles  opèrent, 
rnais  aussi  de  pouvoir  elles-mêmes  faire  ce  qu'elles 
commandent  aux  autres.  L^évêque  donne  les  charges 
de  toutes  les  fonctions  ecclési  jstiqiics,  d'ouvrir  l'église, 
d'y  lire,  exorciser;  éclairer,  pièclier,  baptiser  ,  sacri- 
fier, communier,  absoudre;  et  lui-même  aussi  peut 
faire  et  fait  tout  cela,  ayant  en  soi  une  vertu  éminente 
qui  comprend  toutes  les  autres  inférieures.  Ainsi  saint 
Thomas  en  considération  de  ce  que  saint  Paul  assure 
que  la  charité  est  patiente,  bénigne  et  forte  :  La  cha- 
rité, dit-il,  fait  et  accomplit  les  œuvres  de  toutes  les 
ve*tus.  Et  saint  Ambroise  écrivant  a  Dcmétrins,  appelle 
la  patience  et  les  autres  vertus,  membres  de  la  cha- 
rité; et  le  grand  saint  «Augustin  dit  que  l'amour  de 
Dieu  comprend  toutes  les  vertus  et  fait  toutes  leurs 
opérations  en  nous.  Voici  ses  paroles  :  «  fie  qu'on  dit 
((  que  la  vertu  est  divisée  en  quatre,  (il  entend  les 
«  quatre  vertus  cardinales ,  )  on  le  dit,  ce  me  semble, 
((  a  raison  des  diverses  affections  qui  proviennent  de 
«  l'amour  :  de  manière  que  je  ne  ferai  nul  doute  de 
<c  définir  ces  quatre  vertus  ;  en  sorte  que  la  tempérance 
«soit  l'amour  qui   se  donne  tout  entier  a  Dieu,  la 
«  force    un  amour   qui  supporte    volontiers   toutes 
«  choses  pour  Dieu^  la  justice  une  force  servante  k 
u  Dieu  seul,  et  pour  cela  commandant  droitement  k 
atout  ce  qui  est  sujet  h  Thomme;  la  prudence  un 
«  amour  qui  choisit  ce  qui  lui  est  profitable  pour  s*unir 
«  avec  Dieu,  et  rejette  ce  qui  lui  est  nuisible  »   Celui  , 
donc  qui  a  la  charité,  a  son  espiit  revêtu  d'une  belle 
robe  nuptiîile,  laquelle,  cOmme  celle  de  Joseph  ,  est 
parsemée  de  toulc  la  variété  des  vertus;  ou  plutôt  il 


LIVRE  XI,    CHAP.  IX.  285 

a  une  perfection  qui  contient  la  verUi  de  tontes  les 
perfections,  ou  la  |>effection  de  toutes  les  vertus:  et 
par  ainsi  la  cliarUé  est  patiente^  bénigne  ^  elle  nest 
point  envieuse ,  mais  honteuse  ;  elle  ne  fait  poitit 
de  légèretés ,  ains  elle  est  prudente  ;  elle  ne  s'enfle 
point  d'orgueil,  ains  est  humble;  e/Ze  n'est  point 
ambitieuse  ou  dédaigneuse,  ains  aimable  et  affable; 
elle  n'est  point  pointilleuse  à  x^ouloir  ce  qui  lui  ap- 
partient ^  ains  franche  et  condescendante;  elle  ne 
s'irrite  points  ains  est  paisible  ;  elle  ne  pense  aucun 
Tfialj  ains  est  débonnaire;  elle  ne  se  réjouit  point 
sur  le  mal ,  ains  se  réjouit  avec  la  vérité  et  en  la 
vérités  elle  souffre  tout^  elle  croit  aisément  tout  ce 
qu^on  lui  dît  de  bien,  sans  aucune  opiniâtreté,  con- 
tention ni  défiance;  elle  espère  tout\À.t\\  du  prochain, 
sans  jamais  perdre  courage  de  lui  procurer  sou  sakit  ; 
elle  soutient  tout ^  attendant  sans  inquiétude  ce  qui 
lui  est  promis.  Et  pour  couclurion  la  charité  est  le 
fin  or  et  enflammé  que  notre  Seigneur  conseilloit  a 
l'évêque  de  Laodicée  d'acheter,  lequel  contient  le 
prix  de  toutes  choses,  qui  peut  tout  et  qui  fait  tout. 

CHAPITRE    IX. 

Que  les  vertus  tirent  leur  perfection  de  l'amour  sacré. 

Là  charité  est  àonc  le  lien  de  perfection^  puisqu'en 
elle  et  par  elle  sont  contenues  et  assemblées  toutes 
les  piTfeciions  de  l'âme,  et  que  snns  elle  non  seule- 
ment on  ne  sauroit  avoir  l'assemblage  entier  des  ver- 
iis,  maison  ne  peut  même  sans  elle  avoir  la  pcifec- 
ion  d'aucune  veitu.  Sans  le  cimeal  Qt  mortier  qui  lie 
IL  i3 


»c)o     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

les  pierres  et  mur;iilles,  tout  l'ëdifice  se  dissout  :  sans 
Ils  nerfs  ,  muscles  et  tendons,  tout  le  corps  seroit  dé- 
fait; et  sans  la  charité  les  vertus  ne  peuvent  s'entre- 
tenir les  unes  aux  autres.  Notre  Seigneur  lie  toujours 
l'accomplissenient  des  commandemens  a  la  charité. 
Qui  a  mes  commandemens ^  dit-il,  et  les  observe^ 
c'est  celui  qui  m'aime.  Celui  qui^  ne  m'aime  pas  , 
ne  garde  pas  mes  commandemens.  Si  quelqu  un 
m'aime,  il  gardera  mes  paroles.  Ce  que  répétant 
le  disciple  bien-aimé  :  Qui  obseri>e  les  commande^ 
mens  de  Dieu,  dit-il,  la  charité  de  Dieu  est  par-' 
faite  en  icelui  ;  et  celle-ci  est  la  charité  de  Dieu  y 
que  nous  gardions  ses  commandemens.  Or  qui 
auroit  toutes  les  vertus  ,  ganleroit  tous  les  comman- 
demens :  car ,  qui  auroit  la  vertu  de  religion  ,  obser- 
vero:t  les  trois  premiers  commandemens:  qui  auroit  la 
piété,  observeroit  le  quatrième  commandement;  qui 
auroit  la  mansuétude  et  débounaireté ,  observeroit  le 
cinquième  ;  par  la  chasteté  on  garderoit  le  sixième  ; 
parla  libéralité  on  éviteroit  de  violer  le  septième; 
par  la  vérité  on  feroit  le  huitième;  et  par  la  parci- 
monie et  pudicité  on  observeroit  le  neuvième  et 
dixième.  Que  si  on  ne  peut  garder  les  commandemens 
sans  la  charité ,  a  plus  forte  raison  ne  peut-on  sans 
icelle  avoir  toutes  les  vertus. 

On  peut  certes  bien  avoir  quelque  vertu  et  demeu- 
rer quelque  peu  de  temps  sans  oficnser  Dieu ,  encore 
(pie  l'on  n^ait  pas  le  divin  amour.  Mais  tout  ainsi  que 
nous  voyons  parfois  des  arbres  arraches  de  terre  faire 
quelques  productions,  non  toutefois  parfaites  ni  pour 
long-temps;  de  même  un  cœur  séparé  de  la  charité 
peut  voirement  produire  quelques  actes  de  vertu  ^ 
mais  non  pas  longuemcut. 


LIVRE  XI,    CîîAP.  IX.  29 L 

Toutes  les  vertus  sépare'es  de  la  cliarile'  sont  fort 
imparfaites,  puisqu'elles  ne  peuvent  srhs  icelles  par- 
venir a  leur  fin,  qui  est  de  rendre  l'homme  heureux. 
Les  abeilles  sont  en  leur  nnissance  des  petits  chadocs 
et  vermisseaux  sans  pieds,  sans  ailes  et  sans  formes  j 
mais  par  succession  de  temps  elles  se  changent  et  de- 
viennent petites  mouches;  puis  enfin  quand  elles  sont 
fortes  et  qu'elles  ont  leur  croissance,  alors  on  dit 
qu'elles  sontavettes  forme'es,  faites  et  parfaites,  parce 
qu'elles  ont  ce  qui  faut  pour  voler  et  faire  le  miel. 
Les  vertus  ont  leur  commencement ,  leurs  progrès  et 
leur  perfection ,  et  je  ne  nie  pas  que  sans  la  charité 
elles  ne  puissent  naître,  voire  même  faire  progrès  : 
mais  qu'elles  aient  leur  perfection  pour  porter  le  titre 
de  vertus  faites ,  formées  et  accomplies,  cela  dépend 
de  la  charité  qui  leur  donue  la  force  de  voler  en  Dieu 
et  recueiîlir  de  la  miséricorde  d'iceli.i  le  miel  du  vrai 
mérite  et  de  la  sanctification  des  cœurs  es- quels  elles 
se  trouvent. 

lia  charité  est  entre  les  vertus ,  tomme  le  sole'l 
entre  les  étoiles  :  elle  leur  distribue  a  toutes  leur 
clarté  et  beauté.  La  foi,  l'espérance,  la  crainte  et  pé- 
nitence viennent  ordinairement  devant  elle  en  l'âme 
pour  lui  préparer  le  logis  ;  et  comme  elle  est  arrivée, 
elles  lui  obéissent  et  la  servent  comme  tout  le  reste  des 
vertns,  et  elle  les  anime,  les  orne  et  vivifie  toutes 
par  sa  présence. 

Les  autres  vertus  se  peuvent  réciproquement  ea- 
tr'aider  et  s'exciter  mutuellement  en  leurs  œuvres  et 
exercices  :  car  qui  ne  sait  que  la  chasteté  requiert  et 
excite  la  sobriété ,  et  que  l'obéissance  nous  porte  a  la 
libéralité,  a  l'oraison,  a  l'humilité  ?  Or,  par  cette 
communication  qu'elles  oui  eatr'elles,  elles  partici- 


292     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

pent  aux  perfections  les  unes  des  autres  :  car  la  chas- 
teté observée  par  obéssance,  a   double   dignité  ,  k 
savoir  la  sienne  pi  opre  et  celle  de  l'obcissance  ;  ains 
elle  a  plus  de  celle  de  l'obéissance  que  de  la  sienne 
propre.  Car  comme  Arîslote  dit  que  celui  qui  déro- 
boit  pour  pouvoir  coiumettie  la  fornication ,  éioit  plus 
fornicateur   que  larron ,  d'autant   que  son  affection 
tenduit  toute  a  la  fornication,  et  ne  se  servoit  du  lar- 
cin que  comme  d'un  passage  pour  y  parvenir  ;  ainsi 
qui  observe  la  chasteté  pour  obéir,  il  est  plus  obéis- 
sant que  chaste,  puisqu'il  emploie  la  chasteté  au  ser- 
vice de  l'obéissance  :  mais  pourtant  du  mélgnge  de  ,, 
l'obéissance  avec  la  chasteté  ne  peut  réussir  une  vertu- 
accomplie  et  parfaite,  puisque  la  deriiière  perfection  , 
nui  est  l'amour,  leur  manque  a  toutes  deux:  de  sorte  m 
que  si  même  il  se  pouvoit  faire  que  toutes  les  vertus   , 
se  trouvassent  ensemble  en  un  homme,  et  que  la  seule    . 
charité  lui  manquât ,  cet  assemblage  de  vertus  scroit  ,^ 
voiremcnt  un   corps   très- parfaitement   accompli  de 
toutes  SCS  parties  ,  tel  que  fut  celui  d'Ai^am,  quand    * 
Dieu  de  sa  uiaii>  maîtresse  le  forma  du  limon  de  la 
terre  :  mais  ccrj^s  néanmoins  qui  seroit  sans  mouve- 
ineut_,  sans  vie  et  sans  grâce,  jusqu'h   ce  que  Dieu 
inspirai  en  icelui  le  spiracle  de  vie  ,   c'est-a-dire 
la  sacrée  charité,  sans  laquelle  rien  ne  nous  profile. 

Au  demeurant ,  la  perfection  de  l'amoiir  divin  est 
si  souveraine,  qu'elle  perfectionne  toutes  les  vertus  , 
et  ne  peut  être  perfectionnée  par  icclles^  non  pas 
même  par  l'obéissance,  qui  est  celle  laquelle  peut  le 
plus  répandre  de  perfection  snrles  autres.  Car,  encore 
bien  que  l'amoiir  soit  commandé,  et  qu'en  aimant 
nous  pratiquions  l'obéissance,  si  est-ce  néanmoins 
que  ramour  ne  lire  pas  sa  perfection  de  l'obcissance, 


LIVRE  XI,    CHAP.  IX.  293 

ains  (le  la  bonté  de  celui  qu'il  aime  ;  d'autant  que  l'a* 
iiioiu'  n'est  pas  excellent  parce  qu'il  est  obéissant^ 
mais  parce  qu'il  aime  un  bien  excellent.  Certes ,  ea 
aimant  nous  obe'issons,  comme  en  obéissant  nous  ai- 
mons; mais  si  celte  obéissance  est  si  excellemment 
aimable,  c'est  parce  c|n'elle  tend  a  Texcellence  de 
l'amour  :  et  sa  perfection  dépend ,  non  de  ce  qu'en 
aimant  nous  obéissons  ,  mais  de  ce  qu'en  obéissant 
nous  aimons.  Desor.te  que  tout  ainsi  que  Dieu  est  éga* 
lement  la  dernière  fin  de  tout  ce  qui  est  bon  comme 
il  en  est  la  preinière  source,  de  même  l'amour  qui  est 
l'origine  de  toute  bonne  affection  ,  en  est  pareillement 
la  dernière  fin  et  perfection. 

CHAPITRE   X. 

Digression  sur  l'imperfcclion  des  vertus  des  Païens. 

VuES  anciens  sages  du  monde  firent  jadis  des  magni- 
fiques discours  a  l'honneur  des  vertus  morales,  oui 
même  en  faveur  de  la  rel'gion.  Mais  ce  que  Plutarque 
a  observé  ès-Stoïciens,  est  encore  plus  a  propos  pour 
tout  le  reste  des  païens.  Nous  voj^ons  ,  dit-il,  des 
navires  qui  portent  des  inscriptions  fort  illustres.  Il  y 
en  a  qu'on  appelle  Victoire,  les  autres  Vaillance,  les 
autres  Soleil  :  mais  pour  cela  elles  ne  laissent  pas 
d'être  sujettes  aux  vents  et  aux  vagues.  Ainsi  les  Stoï- 
ciens se  vantent  d'être  exempts  de  passions ,  sans  peur, 
sans  tristesse,  sans  ire ,  gens  immuables  et  invariables; 
mais  en  efiet  ils  sont  sujets  au  trouble,  a  l'inquiétude, 
à  rimpnuosité,  et  autres  impertinences. 

Pour  Dieuj  Théotime,  je  vous  prie^  quelle  vertu 


29^     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

poiivoient  avoir  ces  gens-la,  qui  volontairement,  et 
comme  a  prix  fait,  renversoient  toutes  les  lois  delà 
religion?  SéDèqueavoit  fait  un  livre  contre  les  supers- 
titions ,  clans  lequel  il  avoit  repris  Fimpie'té  païenne 
avec  beaucoup  de  liberté'.  Or,  celte  liberté,  dit  le 
grand  saint  Augustin  ,  se  trouva  en  ces  écrits,  et  non 
pas  en  sa  vie,  puisque  même  il  conseilla  que  l'on  re- 
jetât de  cœur  la  buperstition,  mais  qu'on  ne  laissât  pas 
de  la  pratiquer  es- actions  5  car  voici  ses  paroles  : 
«Lesquelles  superstitions  le  sage  observera  comme 
c(  commandées  par  les  lois,  non  pas  comme  agréables 
«  aux  dieux.  Comme  pouvoient  être  vertueux  ceux 
«qui,  comme  rapporte  saint  Augustin,  estimoient 
<c  que  le  sage  se  devoit  tuer,  quand  il  ne  pouvoit  ou 
«  ne  devoit  plus  supporter  les  calamités  de  cette  vie, 
:<f  et  toutefois  ne  vouloient  pas  avouer  que  les  cala- 
«  mites  fussent  misémbles  ,  ni   les  misères  calami- 
«  tcuscs,  aiusniaintenoient  que  le  sage  étoit  toujours 
«  heureux  et  sa  vie  bienheureuse?  O  quelle  viebien- 
«  heureuse,  dit  saint  Augustin,  pour  laquelle  éviter 
c(  on  a  même  recours  a  la  mort  !  Si  elle  est  bienheu- 
«  reuse ,   que    n'y  dcmeur;z-vous  ?  »    Aussi    celui 
d'entre  les  Stoïciens  et  capitaines,  qui,  pour  s'être 
tué  soi-même  en  la  ville  d'Ulique,  afin  d'éviter  une 
calamité  qu'il  cslimoit  indigne  do  sa  vie,  a  été  tant 
loue  par  les  ccrvi  Iles  profanes,  lit  cette  action  avec 
si  peu  de  véritable  vertu,  que,  comme  dit  saint  Au- 
f^ustin  ,   il  ne  témoigna  pas  un  courage  qui  voulut 
éviter  la  déshonnêlcté  ,  mais  une  àme    infirme  qui 
ïi'cut  pas  l'assurance  d'attendre  l'adversité;  car,  s'il 
eût  estimé  chose  infâme  de  vivre  sous  la  victoire  de 
César,  pourquoi  eût-il  commandé  d'espérer  en  la 
douceur  de  César?  Comme  n'eût-il  conseillé  k  son 


LIVRE  Xr,    CHAP.  X.  29Ô 

flls-de  mourir  avec  lui ,  si  la  mort  éioit  meilleure  et 
plus  honnête  que  la  vie?  11  se  tua  donc,  ou  parce 
qu'il  envia  a  César  la  gloire  qu'il  eût  eue  de  lui  donner 
la  vie ,  ou  parce  qu'il  apprcfhenda  la  honte  de  vivre 
sous  un  vainqueur  qu'il  liaissoit;  enjquoi  il  peut  être 
JQui  d'un  gros  et,  encore  a  l'aventure,  grand  cou- 
rage, mais  non  pas  d'un  sage,  vertueux  et  constant 
esprit.  La  cruauté'  qui  se  pratique  sans  e'moiion  et  de 
sang  froid,  est  la  pins  cruelle  de  toutes,  et  c'en  est 
de  même  du  de'sespoirj  car  celui  qui  est  le  plus  lent, 
le  plus  dëlibe're' ,  le  plus  résolu ,  est  ausr.i  le  moins  ex- 
cusable et  le  plus  de'sespe'ré. 

■  Et  quant  a  Lucrèce  (afin  que  nous  a'oublions  pas 
aussi  les  valeurs  du  sexe  moins  courageux) ,  ou  elle 
fut  chaste  parmi  la  violence  et  le  forcement  du  fils  de 
Tarquinius,  ou  elle  ne  le  fut  pas.  Si  Lucrèce  ne  fut 
pas  chaste,  pourquoi  loue-ton  donc  la  chasteté  de 
Lucrèce;  si  Lucrèce  fut  chaste  et  innocente  en  cet 
accident-la,  Lucrèce  ne  fit- elle  pas  méchante  de 
tuer  l'innocente  Lucrèce?  Si  elle  fut  adultère,  pour- 
quoi est-elle  tant  louée?  Si  elle  fut  pudique,  pour- 
quoi fut- elle  tuée?  Mais  elle  craignoit  Popprobre  et 
la  honte  de  ceux  qui  eussent  pu  croire  que  la  dés- 
honnêteté  qu'elle  avoit  soufferte  violemment  tandis 
qu'elle  étoit  en  vie,  eiit  aussi  été  souffeite  volontai- 
rement ,  si  après  icelle  elle  fut  demeurée  en  vie  ;  elle 
eut  peur  qu'on  Testimât  complice  du  péché  _,  si  ce 
qui  avoit  été  fait  en  elle  vilainement  étoit  snpporté 
patiemment.  Eh  donc!  faut-il  pour  fuir  la  honte  et 
l'opprobre  qui  "dépend  de  l'opinion  des  hommes,  ac- 
cabler l'innocent  et  tuer  le  juste?  Faut-il  maintenir 
Phonneur  aux  dépens  de  la  vertu,  et  la  réputation  au 


29^     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

péril  de  réquité?  Telles  fureut   les  vertus  des  plus 
vertueux  païens  envers  Dieu  et  envers  eiix-mènies. 

Et  pour  les  vertus  qui  regardent  le  prochain,  ils 
foulèrent  aux  pieds  et  fort  effronte'ment  ,  par  leurs 
lois  mêmes,  la  principale  qui  est  la  piété';  car  Aristote, 
le  plus  grand  cerveau  d'entre  eux,  prononce  celje 
horrible  et  très-inipiteuse  seutence  :  «  Touchant  l'ex- 
«  position,  c'est-a-dire  l'abandonnement  des  enfans, 
«  la  loi  soit  telle  :  Qu'il  ne  faiit  rien  nourrir  de  ce 
n  qui  est  privé  de  quelque  membre.  Et  quant  aux 
a  autres  cnfaiis,  si  les  lois  et  coutumes  de  la  cité  dé- 
a  fendent  qu'on  n'abandonne  pas  les  enfans ,  et  que 
«  le  nombre^dcs  enfans  se  multiplie  a  quelqu'un,  en 
«  sorte  qu'il  en  ait  déjà  au  double  de  la  portée  de  ses 
«  facultés,  il  faut  prévenir  et  procurer  i'avortement. 
<(  Sénèque ,  ce  sage  tant  loué ,  nous  tuons ,  dit-il ,  les 
H  monstres,  et  nos  enfans^  s'il  sont  manques, débiles, 
a  imparfaits  ou  monstrueux  ,  nous  les  rejetons  et 
«  abandonnons.  »  De  sorte  que  ce  n'est  pas  sans  cause 
queTertulien  reproche  aux  Romains  qu'ils  exposoient 
Jeurs  enfans  aux  ondes,  au  froid,  a  la  faim  et  aux 
chiens,  et  cela  non  par  force  de  pauvreté,  car,  comme 
il  dit,  les  présidens  niêmos  et  magistrats  pratiquoient 
cette  dénaturée  cruauté.  O  vrai  Dieu  ,  Tliéotime  , 
quels  V(^rtu(^ux  voila  !  et  quels  sages  pouvoient  être 
ces  gens  qui  enseignoient  une  si  cruelle  et  brutale  sa- 
gesse? Hélas!  dit  le  grand  apôtre,  croyant  d être 
sages  ,  ils  ont  été  faits  insensés ,  et  leur  fol  esprit 
a  été  obscurci^  gens  abandonnés  au  sens  l'éprouvé. 
(Rom.  1.  22.  21.  28.)  Ah!  quelle  horreur  qu'un  si 
grand  philosophe  conseille  I'avortement;  c'est  devan- 
cer rhoiuicide,  dit  Terlulien,  d'empêcher  un  homme 


LIVRE  XI,    CHAP.  X.  297 

conçu  de  naître;  et  saint  Ambroise,  reprenant  les 
païens  de  celle  mèrae  barbarie  :  On  ôte ,  dit-il ,  en 
cette  sorte  la  vie  aux  enfans  avant  qu'on  la  leur  ait 
donne'e. 

Certes,  si  les  païens  ont  pratiqué  quelques  vertus, 
c'a  été  pour  la  plupart  en  faveur  de  la  gloire  du 
monde,  et  par  conséquent  ils  n'ont  eu  de  la  vertu  que 
l'action;  et  non  pas  le  motif  et  l'intention.  Or,  îa 
vertu  n'est  pas  vraie  vertu  ,  si  elle  n'a  la  vraie 
intention.  La  convoitise  humaine  a  fait  la  force  des 
païens,  dit  le  concile  d'A mange,  et  la  charité  divine 
a  fait  celle  des  chrétien?.  Les  vertus  des  païens,  dit 
saint  Augustin ,  ont  été  non  vraies ,  niais  vraisem- 
blables, parce  qu'elles  ne  furent  pas  exercées  pour  îa 
fin  convenable,  mais  pour  des  fins  péiissabîes.  Fabri- 
cius  sera  moins  puni  que  Caiilina  ,  non  pas  que  celLii- 
la  fût  bon,  mais  parce  que  celui-ci  fut  p-re;  non  que 
Fabricius  eût  des  vraies  vertus,  mais  parce  qu'il  ne 
fut  pas  si  éloigné  des  vrai^^s  vertus.  Si  qu'au  jour  du 
jugement  les  vertus  des  pjïens  les  défendront  _,  non 
afin  qu'ils  soient  sauvés  ,  mais  afin  qu'ils  ne  soient 
pas  tant  damnés.  Un  vice  étoit  ôté  par  un  autre  vice 
entre  les  païeus;  les  vices  se  faisant  place  les  uns  aux 
autres,  sans  en  laisser  aucune  a  ]a  vertu,  et  pour  ce 
seul  unique  vice  de  la  vaine  gloire^,  ils  réprimoienÉ 
l'avarice  et  plusieurs  autres  vices.  Voire  même  quel* 
quefois  ils  méprisoient  la  vanité  par  vaniié,  dont  Tua 
d'entre  eux  qui  sembloit  le  plus  éloigné  de  la  vanité  ^ 
foulant  aux  pieds  le  lit  bien  pnré  de  Platon  :  Que 
fais-tu,  Diogëne?  lui  dit  Platon.  Je  foule,  répondit- 
il ,  le  fiiste  de  Platon.  Il  est  vrai,  répliqua  Platon _^tiii 
k  foules,  mais  par  un  autie  fiste.  Si  Sénèque  fut  valu, 
on  le  peut  recueillir  de  ses  dernieis  p:opos;  car  ïa  im 

i3  * 


298    TRAITÉ  DE  L'AMOL'R  DE  DIEU. 

couronue  l'œuvre,  et  la  dernière  heure  les  juge  toutes. 
Quelle  Vcinitd,  je  vous  prie!  e'tant  sur  le  point  de 
mourir,  il  dit  a  ses  amis,  qu'il  n'avoit  pu  jusqu'à 
l'heure  les  remeicier  assez  dignement,  et  que  parlant 
il  leur  vouloit  laisser  un  légat  de  ce  qu'il  a  voit  en 
soi  de  plus  agre'able  et  de  plus  beau  ,  et  que  s'ils  le 
gardoient  soigneusement,  ils  en  recevroientde  grandes 
louanges,  ajoutant  que  ce  magnifique  légat  n'étoit 
autre  chose  que  l'image  de  sa  vie.  Voyez-vous,  Théo- 
tiine,  comme  les  abois  de  cet  homme  sont  puans  de 
vanité.  Ce  ne  fut  pas  l'amour  de  Thonnêteté  ,  mais 
l'amour  de  l'honneur,  qui  poussa  ces  sages  mondains 
k  l'exercice  des  vertus,  et  leurs  vertus  de  même  fu- 
rent aussi  différentes  des  vraies  vertus,  comme  l'a- 
mour de  l'honnêteté  et  l'amour  du  méritti  d'avec 
l'araour  de  la  récompense.  Ceux  qui  servent  les 
princes  pour  l'intérêt,  font  ordinairement  des  services 
plus  empressés  ,  plus  ardens  et  sensibles;  mais  ceux 
cjui  servent  par  amour,  les  font  plus  uobles,  plus 
généreux,  et  par  conséquent  plus  estimables. 

Les  escnrboucles  et  rubis  sont  appelés  par  les 
Grecs  de  deux  noms  contraires,  car  ils  les  nomment 
piropcs  et  apiropes,  c'est-a-dire  de  feu  et  sans  fcji , 
ou  bien  enflammés  et  sans  flamme;  ils  les  nomment 
Ignées,  de  feu,  charbons  ou  escarboucles,  parce  qu'ils 
ressemblent  au  feu  en  lueur  et  splendeur;  mais  ils  les 
appellent  sans  feu,  ou,  pour  dire  ainsi,  ininflam- 
n)a!)les,  parce  que  non  seulement  leur  lueur  n'a  nulle 
f-haleur,  mais  ils  ne  sont  nullement  suscej)tibles  de 
chaleur,  et  n'y  a  feu  qui  les  pui*^se  échauffer.  Ainsi 
nos  anciens  pères  ont  appelé  les  veitus  des  païens 
•vertus  et  non  veitus  tout  ensemble;  vertus,  parce 
qu'elles  ea  ont  la  lueur  et  rapparonce  ;  non  vcrUis, 


V       .  LIVRE  XI,   CHAP.  X.  299 

parce  non  seulement  elles  n'ont  pas  eu  cette  chaleur 
vitale  de  Famour  de  Dieu ,  qui  seiile  les  pouvoit 
perfectionner,  mais  elles  n^en  ëloient  pas  susceptibles, 
puisqu'elles  ëtoient  en  des  sujets  infidèles.  Y  ayant  de 
ce  temps- la,  dit  saint  Augustin,  deux  Romains  grands 
en  vertu,  Cësar  et  Caton;  la  vertu  de  Caton  fut  de 
beaucoup  plus  approchante  de  la  vraie  vertu  que 
celle  de  Ce'sar.  Et  ayant  dit  en  quelque  lieu  que  leS 
philosophes  destitues  de  la  vraie  pie  é  avoient  res- 
plendi en  lumière  de  vertu,  il  s'en  de'Jit  au  livre  de 
ses  re'tractations  ,  estimant  que  cette  louange  ëtoit 
trop  grande  pour  des  vertus  si  imparfaites ,  comme 
furent  celles  des  païens,  qui  ea  vérité  ressemblent  k 
ces  vers  a  feu  et  îuisans,  qui  ne  sont  luisans  qu'erami 
la  nuit,  et  le  jour  venu  perdent  leur  lueur;  car  de 
même  ces  vertus  païennes  ne  sont  vertus  qu'en  com- 
paraison des  vices,  mais  en  comparaison  des  vertus 
des  vrais  chre'tiens,  ne  méritent  nullement  le  nom  de 
vertus. 

Parce  néanm.oins  qu'elles  ont  quelque  chose  de 
bon,  elles  peuvent  être  comparées  aux  pommes  vé- 
reuses; car  elles  ont  la  couleur  et  ce  peu  de  substance 
qui  leur  reste,  aussi  bonnes  que  les  vertus  entières; 
mais  le  ver  de  la  vanité  e^t  au  milieu  qui  les  gâte. 
C'est  pourquoi  qui  en  veut  user,  doit  séparer  le  bon 
d'avec  le  mauvais.  Je  veux  bien,  Théotime,  qu'il  y 
eût  quelque  fermeté  de  courage  en  Caton  ,  et  que 
cette  fermeté  fût  louable  en  soi;  mais  qui  veut  se 
prévaloir  de  son  exemple,  il  faut  q\ie  ce  soit  en  un 
juste  et  bon  sujet,  non  pas  se  donnant  la  mort,  mais 
la  souffi'ant  lorsque  la  vraie  vertu  le  requiert ,  non 
pour  la  vanité  de  la  gloire,  mais  pour  la  gloire  de  la 
vëritéj  comme  il  advint  u  nos  martp's,  qui,  avec  deg 


w 


5oo     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

courages  invincibles ,  firent  tant  de  miracles  de  cons 
laD<;e  et  valeur,  que  lesCaton  ,  les  Horace,  Seuèque 
les  Lucrèce,  les  Ai  rie  ne  méritent  certes  nulle  consi 
de'ration  en  conipaiaison  ;  te'moins  les  Laurent,  le 
.Vincent,  les  Vitaux,  les  Erasme,  les  Eugène,  les  Se 
bastion,  les  Agathe,  les  Agnès,  Catherine*,  Perpétue 
Félic'tp,  Symphorose,  Natalie,  et  mille  milliers  d'au 
très  qui  me  font  tous  les  jours  admirer  les  adnu'rateur 
des  \  ertus  païennes,  non  tant  parce  qu'ils  adn.iren 
désordonnément  les   vertus  imparfaites  des  païens 
comine  parce  qn'ils  n'admirent  point  les  vertus  très- 1 
parfaites  des  chrétiens  ;  vertus  cent  f(^is  plus  dignes 
d'admiration,  et  seules  digues  d'imitation.  1, 

1 

CHAPITRE    XL  ,i 

Comme  les  actions  humaines  sont  sans  valeur,  lorsqu'elles 

sont  faites  sans  le  divin  amour.  , 

•    I 

I 

J_jE  grand  ami  de  Dieu  Abraham  n'eut  de  Sara,  sa 
femme  principale,  que  son  très-cher  fils  unique  Isaaç, 
qui  seul  aussi  fut  son  héritier  universel;  et  bien  qu'il 
eût  encore  Ismaol  d'Agar,  et  plusieurs  autres  enfans 
de  Cetiira,  ses  femmes  servantes  et  moins  pi  iueipalcs, 
si  e.st-ce  toutefois  qu'il  ne  leur  donna,  sinon  qu(  Ique.S 
prébcns  et  légats  pour  les  déjeter  (;t  exhéréd.M  ,  d'au- 
tant q<ie  n'é(aut  p:is  avoués  de  la  femme  piiiieipale, 
ils  ne  pou  voient  pas  aussi  lui  succéder.  Or,  ils  ne  fu- 
rent pas  avoués,  [)arce  que,  quatit  aux  enfans  de  Cc- 
tura,  ils  i  aquireni  tous  après  la  mort  de  Sara;  et  pour 
le  regard  d'l.smaël ,  quoique  sa  mère  Agar  rcùl  conçu 
par  l'aulojiiié   de   Sara,  $a  maîtresse,  toutefois  se 


LIVRE  XT,    CHAP; XI.  5o*i 

^  voyant  grosse,  elle  la  méprisa ,  et  ne  mit  pas  cet  en- 
'faiit  au  monde  sur  les  j;enoux  d'icelle,  comme  Bala 
mit  les  siens  sur  les  eenoiix  de  Raclicl.  Tlie'otime,  il 
n'y  a  que  les   enfans,   c'est-a-dire,   les  actes  de  la 
très-sainte  chaiite',  qui   soient  héritiers  de  Dieuj 
^'co- hé  ri  tiers  de  Jésus-Christ  \  et  les  enfans  ou  actes 
que  les  auties  vertus  conçoivent  et  enfantent  sur  ses 
genoux  par  son  commandement,  ou  au  moins  sous  les 
lailes  et  la  faveur  de  sa  pre'sence.  Mais  quand  les  ver- 
'tus  morales,  ou  même  les  vertus  surnaturelles,  pro- 
duisent leurs  actions  en  l'absence  de  la  chniilé,  comme 
elles  font  entre  les  schismatiques,  au  rapport  de  saint 
Augustin,  et  quelquefois  parmi  les  mauvais  catholi- 
ques; elles  n'ont,  nulle  valeur  pour  le  paradis,  non 
pas  même  ranraône,  quand  elle  nous  portoroit  à  dis- 
tribuer toute  substance  aux  pauvres 'y  ni  le   mar- 
tyre non  plus,  quand  nous  livrerions  notre  co/p* aux 
ûnwmes pour  être  brûlés.  Non,  Th^'oiime,  sans  la 
charité j  dit  l'apôtie,  tout  cela  ?ie  servirait  de  riejZy 
ainsi  q!:e  nous  montrons  plus  amplement  ailleurs. 
L    Or,  il  y  a  de  plus,  quand,  en  la  production  des 
vertus  mor  lies,  la  volonté  se  lend  désob  issante  a  sa 
dame,  q'ii  es'  l.i  charité,  comme  quand  par  l'oigiieil, 
la  vani  é_,    Tintérêt  temporel,   ou    par  quelqu'autre 
mauvais  motif,  les    verti.s   sont  détournées  de  leur 
propre  nat'ire;  cerles,  alors  ces  aclioLssont  chassées 
et  bannies  de  la  maison  d'Abraham  et  de  la  société 
de   Sara,  c'est-a  dire,  elles  sont  privées  du  fruit  et 
des  privléges    de  la  charité  ,    et    par    conséquent 
deîueurent  satis  valeur  ni  mérite.    Car  ces  actions- la 
ainsi  infectées  d'une  mauvaise  intention,  sont  en  effet 
pins  vicieu5es  que  ver'ueuses,  puisqu'elles  n'ont  de 
la  vertu  que  le  corps  e^iWncur,  1  iniérieur  appaite- 


5o2T    RAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

nant  au  vice  qui  leur  sert  de  motif;  te'moins  les  jeu-  i 
nés,  offrandes  et  autres  actions  du  Pharisien.  | 

Mais  enfin  outre  tout  cela,  comme  les  Israélites 
vc'curenî  paisiblement  en  Egypte  durant  la  vie  de  Jo- 
seph, et  soudain  après  la  mort  de  Levi  fuient  tyranni- 
•  quement  r-^'duits  en  servitude,  d'où  provient  le  proverbe 
des  Juifs  :  L'un  des  frères  trépasse',  les  autres  sont  op- 
presés  ;  selon  qu'il  est  rapporte'  en  la  grande  chronologie 
des  Hébreux  publiée  par  le  savant  archevêque  d'Aix, 
Gilbert  Genebrard,  que  je  nomme  par  honneur  et  avec 
consolation,  pour  avoir  été  son  disciple,  quoiqu'inulile- 
ment ,  lorsqu'il  étoit  lecteur  royal  a  Paris ,  et  qu'il  expo- 
soil  le  Cantique  des  Cantiques;  de  même  les  mérite  et 
fruits  des  vertus  tant  morales  que  chrétiennes  subsis- 
tent très-doucement  et  tranquillement  enTâmc,  tan- 
dis que  la  sacrée  dilection  y  vit  et  règne;  mais  a  même 
que  la  dilection  divine  y  meurt,  tous  les  mérites  et 
fruits  des  autres  venus  meurent  quant  et  quant;  et  ce 
sont  ces  œuvres  que  les  théologiens  appellent  morti- 
fiées, parce  qu'étant  nées  en  vie  sous  la  faveur  de  la 
dileciion,  et  comme  un  Ismaël  en  la  famille  d'Abra- 
ham, elles  perdent  par  après  la  vie  et  le  droit  d'héri- 
ter par  la  d'sobéissance  et  rébellion  suivante  'de  la 
Tolonté  humaine  qui  est  leur  mère. 

O  Dieu,  Tliéotiiue,  quel  malheur!  Si  le  Juste  se 
détourne  de  sa  justice ,  et  qu'il  fasse  V iniquité , 
on  rCaura  plus  mémoire  de  toutes  ses  justices ,  il 
mourra  en  son  péché  (^Ezéch.  18.  24),  dit  notre 
Seigneur  eu  Ezéchiel.  De  sorte  que  le  péché  mortel 
ruine  tout  le  nuû'ile  des  vertus  :  car  quant  a  celles 
qu'on  pratique  tandis  qu*il  règne  en  Tàmc,  ollesnaîs- 
sent  icUcmcnl  mortes  qu'ellrs  sont  h  jamais  inutiles 
pour  la  pictcnlion  de  la  vie  éternelle  ;  et  quant  a  celles 


LIVRE  Xï,    CHAP.  XI.  5o5 

que  Ton  a  pratiquées  avant  qu'il  fut  commis,  c'est-à- 
dire  ,  taudis  que  la  dilection  sacre'e  vivoit  en  Tàine^ 
leur  valeur  et  me'rite  périt  et  meurt  soudain  a  son  ar- 
rivée, ne  pouvant  conserver  leur  vie  après  la  mort  de 
la  charité  qui  la  leur  avoit  donnée.  Le  lac  que  les 
profanes  appellent  communémoat  Asphaltite,  et  les 
auteurs  sacrés  Mer  morte,  a  une  malédiction  si  grande 
que  rien  ne  peut  vivre  de  ce  que  l'on  y  met.  Quand 
les  poissons  du  fleuve  Jordain  l'approchent,  ils  meu- 
rent prorapfement,  s'ils  ne  rebroussent  contre  mont; 
les  arbres  de  son  rivage  ne  produisent  rien  dérivant, 
et  bien  que  leurs  fruits  aient  l'apparence  et  forme  ex- 
térieure pareille  aux  fruits  des  autres  contrées,  néan- 
moins quand  on  les  veut  arracher  on  trouve  que  ce  ne 
sont  qu'écorces  pleines  de  cendres  qui  s'en  vont  au 
vent;  marque  des  infâmes  péchés  pour  la  pimition 
desquels  cette  contrée  peuplée  de  quatre  cités  plan- 
teureuses  fut  jadis  convertie  en  cet  abîme  de  puanteur 
et  d'infection  ;  et  rien  aussi  ne  peut,  ce  semble,  mieux 
représenter  le  malheur  du  péché  que  ce  lac  abomi- 
Dable  qui  prit  son  oi:-,ine  du  plus  exécrable  désordre 
que  la  chair  humaine  puisse  commettre.  Le  péché 
donc^  comme  une  mer  morte  et  mortelle,  tue  tout  ce 
qui  Taborde  :  rien  n'est  vivant  de  t^ut  ce  qui  naît  en 
Pâme  qu'il  occupe,  ni  de  tout  ce  qui  croît  autour  de 
lui.  O  Dieu,  nullement,  Théotime!  car  non  seulement 
le  péché  est  une  œuvre  morte  ,  mais  elle  est  tellement 
pétulante  et  vénéneuse  que  les  plus  excellentes  vertus 
de  l'âu.e  pécheresse  ne  produisent  aucune  action  vi- 
vante; et  quoique  quelquefois  les  actions  des  pécheurs 
aient  une  grande  ressemblance  avec  les  actions  des 
justes^  ce  ne  sont  toutefois  qu'écorces  pleines  de  vent 


5o4      TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

et  de  poussière.,  regardées  voirement,  et  même  ré- 
compensées par  la  boute'  divine  de  quelques  presens 
temporels  qui  leur  sont  donue's  comme  aux  enfans  des 
chimbrières;  mais  éeorces  pourtant  qui  ne  sont  ni  ne 
peuvent  être  savourées  ni  goûtées  par  la  divine  justice 
pour  être  salariées  de  loyer  éternel  ;  elles  périssent  sur 
leurs  arbres,  et  ne  peuvent  être  conservées  en  la 
main  de  Dieu,  parce  qu'elles  sont  vides  de  vraie  va- 
leur, comme  il  est  dit  en  l'Apocalypse  a  l'évêque  de 
Sardes,  lequel  etoit  esiuné  un  arbre  \>wcint^  a  cause 
de  plusieurs  vertus  qu'il  praiiquoit;  et  néanmoins  il 
ëtoit  tnort^  parce  qu'étant  en  péché,  ses  vertus  n'é- 
toient  pas  des  vrais  fruits  vivans,  mais  des  éeorces 
mortes  et  des  amusemens  pour  les  yeux ,  non  des 
pommes  savoureuses  utiles  a  manger.  De  sorte  que 
nous  pouvons  tous  lancer  cette  véiitable  voix,  a  Ti- 
mitatioD  du  saint  apôtre  :  Sans  la  charité  je  ne  suis 
rien,  rien  ne  me  profite \  et  celle  ci  avec  saint  Au- 
gustin :  Mettez  dans  un  cœur  la  charité,  tout  profite  5 
ôtpz  du  cœur  la  charité,  rien  ne  profite. 

Or,  je  dis,  rien  ne  profite  ;',our  la  vie  éteinelle, 
quoique,  couune  nous  disons  ailleurs,  les  œuvres  ver- 
tueuses des  pécbcin.sne  soient  pis  inutiles  pour  la  \\^ 
temporelle;  m  lis^Th-^'otime,  mon  ami.  Que  profite^ 
t-ilà  l  homme  s  il  ffa^rne  tout  le  mond"  temporel- 
lement,  et  qu  il  perde  son  dme  élcrncllemeut? 


LIVRE  XI,    CHAP.  Xn.  5o5 

CHAPITRE    XII. 

Comme  le  saint  amour  revenant  en  Târae  fait  revivre  toutes 
les  œuvres  que  le  péché  avoil  l'ait  périr. 

JLjes  œuvres  donc  que  le  pe'cheiir  fait  tandis  qu'il  est 
privé  du  saint  amour  ,  ne  profitent  jamais  pour  la  vie 
éternelle,  et  pour  cela  sont  appelo'es  œuvres  mories; 
mais  les  bonnes  œuvres  du  pisle  sont  au  contraire  nom- 
mées vives,  d'autant  que  le  divin  amour  les  anime  et 
vivifie  de  sa  dignité.  Que  si  par  après  elles  perdent 
leur  vie  et  valeur  par  le  péché  survenant,  elles  sont 
dites  œuvres  amorties,  éteintes,  ou  mortifi'ées  seule- 
irent ,  mais  non  pas  œuvres  mortes,  si  principalement 
on  a  égard  aux  élus.  Car  comme  le  Sauveur  parlant 
de  la  petite  Thalite,  fille  de  Jaïrus,  dit  qu'elle  n'étoit 
pas  îjiorte,  ains  donnoit  seulement  j  parce  que  de- 
vant êtra  soudain  ressuscitée,  sa  mort  seroit  de  si  peu 
de  durée  qu'elle  ressembleroit  plutôt  un  sommeil 
qu'une  vraie  mort*  ainsi  les  œuvres  cjes  justes,  et  sur- 
tout des  élus,  que  le  péché  survenu  fait  mourir,  ne 
sont  pas  dites  œuvres  mortes  ,  aies  seidement  amorties, 
mortifiées,  assoupies  ou  pâmées*  parce  qu'au  prochaia 
retour  de  la  sainte  dilection  elles  doivent,  ou  du 
moins  peuvent  bientôt  revivre  et  ressusciter.  Le  re- 
tour du  péché  ôte  la  vie  au  cœur  et  a  toutes  ses  œuvres, 
le  retour  de  la  grâce  rend  la  vie  au  cœur  et  a  toutes 
ses  œuvres.  Un  hiver  rigoureux  amortit  toutfs  les 
plantes  de  la  campagne;  en  sorte  que  s'il  duioit  tou- 
jours, elles  aî.:ssi  toujours  demeureroient  en  cet  état 
de  mort.  Le  péché,  triste  et  très-effroyable  hiver  de 


5o6     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

l'âme  ^  amortit  toutes  les  saintes  œuvres  qu'il  y  trouve; 
et  s'il  duroit  toujours ,  jamais  rien  ne  reprendroit  ni 
vie  ni  vigueur.  Mais  comme  au  retour  du  beau  prin- 
temps non  seulement  les  nouvelles  semences  qu'on 
jette  en   terre  a  la  friveiir  de  cette  belle  et  féconde 
saison,  germent  et  bourgeonnent  agre'ablement  cha- 
cune selon  sa  qualité  ;   mais  aussi  les  vieilles  plantes 
que  l'âprete'  de  l'hiver  précédent  avoit  flétries,  dessé- 
chées et  amorties,  reverdissent,  se  revigorent  et  re- 
prennent leur  vertu  et  leur  vie  :  de  même  le  péché 
étant  aboU  ,  et  la  grâce  du  divin  amour  revenant  en 
l'âme ,  non  seulement  les  nouvelles  affections  que  le 
retour  de  ce  sacré  printemps  apporte ,  germent  et  pro- 
duisent beaucoup  de  mériteset  de  bénédictions;  mais 
les  œuvres  fanées  et  flétries  sous  la  ligueur  de  l'hiver 
du  péché  passé  ,  comme  délivrées  de  leur  ennemi 
mortel,  reprennent  leurs  forces,  se  revigorent,  et 
comme  ressuscitées  fleurissent  de  rechef ^  et  fructifient 
en  mérites  pour  la  vie  éternelle.  Telle  est  la  toute 
puissance  du  céleste  amour,  ou  i'amour  de  ki  céleste 
toute  puissance.  Si  limpie  se  déloiirne  de  son  iî7i~ 
piété  f  et  qu  il  fasse  jugement  et  Justice  ,  il  vivi- 
fiera son  dnie.  Convertissez-vous  et  faites  péni- 
tence de  vos  iniquités^  et  l'iniquité  ne  vous  sera 
point  à  ruine  y  dit  le  Seigneur  tout  puissant.    Et 
qu'er.t-ce  a  dire ,  L'iniquité  ne  vous  sera  point  à 
ruine?  sinon  que  les  ruines  qu'elle  avoit  faites ^  se- 
ront réparées.  Ainsi,  outre  mille  dresses  que  l'enfant 
prodigue  reçut  de  sou  père,  il  fiit rétabli  avec  avan- 
tage en  tous  ses  ornemens  et  en  toutes  les  grâces ,  fa- 
veurs et  dignités  qu'il  avoit  perdues.  Et  Job,  image 
innocentedu  pécheur  pénitent,  reçoit  enfin  au  double 
de  tout  ce  qu  il  avoit  eu.  Coites  le  trcs-sainl  concile 


LIVRE  XI ,    CHAP.  XIT.  507 

tle  Trente  veut  que  Ton  anime  les  pe'nitens  retournés 
en  la  s-icrée  di'ection  de  Dieu  e'iernel,  par  ces  paroles 
de  Tapôlre  :  Abomhz  en  tout  bbn  œm^re ,  sachant 
giie  votre  travail  n  est  point  inutile  en  notre  Sei^ 
gneur  :  car  Dieu  n'est  pas  injuste  ,  pour  oublier 
votre  œuvre  et  la  dilection  que  vous  avez  montrée 
en  son  nom.  Dieu  donc  n'oublie  pas  les  œuvres  de 
ceux  qui  ayant  perdu  la  dilection  par  le  pèche' ,  la 
recouvrent  par  la  pénitence.  Or,  Dieu  oublie  les 
œuvres  quand  elles  perdent  leur  mérite  et  leur  sainteté 
par  le  péché  survenant,  et  il  s'en  ressouvient  quand 
elles  retournent  en  vie  et  valeur  par  la  présence  du 
saint  amour.  De  sorte  même  qu'afin  que  les  fidèles 
soient  récompensés  de  leurs  bonnes  œuvres,  tant  par 
l'accroissement  de  la  grâce  et  de  la  gloire  future  ,  que 
par  Feffectuelle  jouissance  de  la  vie  éternelle ,  il  n'est 
pas  nécessaire  que  Ton  ne  retombe  point  au  péché , 
ains  suffit^  selon  le  sacré  concile ,  que  Ton  repasse  en 
la  grâce  et  charité  de  Dieu. 

Dieu  a  promis  des  récompenses  éternelles  aux  œu- 
vres de  Thomme  juste  :  mais  si  le  juste  se  détourne 
d^  sa  justice  par  le  péché,  Dieu  n'aura  plus  nié" 
moire  des  justices  et  bonnes  œuvres  quil  avoit 
faites.  Que  si  néanmnius  par  après  ce  pauvre  homme 
tombé  en  péché  se  relève  et  retourne  eu  Tamour  di- 
vin par  pénitence,  Dieu  ne  se  ressouviendra  plus  de 
son  péché;  et  s'il  ne  se  ressouvient  plus  du  péché,  il 
se  ressouviendra  donc  des  bonnes  œuvres  précédentes, 
et  de  la  récompense  qu'il  leur  avoit  promise  ;  puisque 
le  péché ,  qui  seul  les  avoit  ôtc'es  de  la  mémoire  di- 
vine, est  totalement  effacé,  aboli,  anéanûj  si  qu'alors 
la  justice  de  Dieu  oblige  sa  miséricorde  ,  ou  plutôt  la 
miséricorde  de  Dieu  oblige  sa  justice  de  regarder  de 


5u8    TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU.  , 

rechef  les  bonnes  œuvres  passe'es,  comme  si  jamais 
il  ce  les  avoit  oubliées  :  aulrementJe  sacre'  pénitent 
n'eût  pas  osé  dire  a»son  maître  :  Rendez-moi  l'al- 
légresse de  voire  salutaire ^  et  me  confirmez  de 
votre  esprit  principal.  (  Ps,  C-o.  i4.  )  Car,  comme 
vous  voyez,  non  seiileaient  il  requiert  une  nouveauté 
à^e&prit  et  de  cœur^  mais  il  prétend  qu'on  lui  rende 
V  allégresse  que  le  pécbc  lui  a  voit  ravie.  Or,  celte 
allégresse  n'est  nuire  chose  que  le  vin  du  céleste 
amour,  qui  réjouit  le  cœur  de  V homme. 

Il  n'est  pas  du  péclié  en  cet  endroit  comme  des 
œuvres  de  charité.  Car  les  oeuvres  du  juste  ne  sont 
pas  eiTacées,  î.boliesou  anéanties  par  le  péché  surve- 
nant, aius  elles  sont  seulement  oubliées.  Mais  le  pé- 
cbé  du  méchant  n'est  pas  seulement  oublié  ,  ains  il 
est  elTacé,  nettoyé,  aboli ,  anéanti  par  la  sainte  péni- 
tence :  c'est  poiuquoi  le  péché  survenant  au  juste  ne 
fait  pa'>  revivre  les  péchés  autrefois  pardonnes,  d'au- 
tant qu'ils  ont  été  tout-a-fait  anéantis;  mais  l'amour 
revenant  en  l'âme  du  pénitent  ,  fait  bien  revivre  les 
saintes  œuvres  d'autrefois  ,  parce  qu'elles  n'étoient 
pas  abolies,  ains  seulement  oubliées.  Et  cet  oubli  des 
bonnes  œuvres  des  justes,  après  qu'ils  ont  quitté  leur 
justice  et  dilection  ,  consiste  en  ce  qu^elles  nous  sont 
rcmlues  inutiles,  tandis  que  le  [)éché  nous  rend  inca- 
pables de  la  vie  éternelle  qui  est  leur  fruit  :  et  partant 
sitôt  que  par  le  retour  de  la  charité  nous  sonnnes 
remis  au  rang  des  enfins  de  Dieu,  et  par  conséquent 
rendus  susceptibles  de  la  gloire  inunorttdie,  Dieu  se 
ressouvient  de  nos  bonnes  œuvres  anciennes ,  et  elles 
nous  sont  de  rechef  rendues  fructueuses.  Il  ^u'tsi  pas 
rai  onnahle  quj  le  péché  ait  autant  de  force  v^outre  la 
charité,  comme  la  charité  en  a  coulie  le  péché  :  car 


LIVRE  XI,    CHAP.  XII.  3(  9 

le  pëchë  procède  de  noire  foiblesse  ,  et  la  charité  de  la 
puis.saijce  divine.  Si  le  péché  abonde  en  malice  pour 
ruiner,  la  grâce  surabonde  pour  re'parer;  et  la^nil- 
séricorde  àç.  Dieu,  par  laquelle  il  efface  le  pêche', 
s'exalte  toujours,  et  se  rend  £;lorieusement  triom- * 
phante  contre  la  rigueur  du  jugement  pnr  lequel 
Dieu  a  voit  oublié  les  bonnes  œuvres  qui  pre'cédoient 
le  ppché.  \insi  toujours  ès-guérisous  corporelles  que 
notre  Scigtjeur  donnoit  par  miracle,  non  seiileuient 
il  rendbit  la  sanle',  mais  il  ajoutoif  des  bëuediciions 
nouvelles,  faisant  exceller  la  guéiison  au-dessus  de 
la  maladie,  t;int  il  est  bon  envers  h  s  hommes.. 

Que  les  guêpes,  taons  ou  mouchons  et  tels  petits 
animaux  nuisibles,  étant  morts,  puissent  revivre  et 
ressusciter,  je  ne  l'ni  jamais  ni  lu ,  ni  ouï  dire  :  mais 
que  les  chères  avettes,  mouclies  si  vertueuses,  puis- 
sent ressusciter,  chacun  le  dit,  et  je  l'ai  maintefois 
lu.  On  dit  (ce  sont  les  paroles  de  Pline  )  que  gardant 
les  corps  morts  des  mouches  a  miel  qu'on  a  noyées  • 
dans  la  maison,  tout  l'hiver,  et  les  remeltaiit  au  soleil 
le  printemps  suivant  couvertes  de  cendre  de  figuier, 
elles  ressusciteront  et  seront  bonnes  comme  aupara- 
vant.  Que  les  iniquités  et  œuvres  malignes  puissent 
revivre  après  que  par  la  pénitence  elles  ont  été  noyées 
et  abolies;  certes,  mon  Théolime,  jamais  l'éciitnre 
ni  aucun  tliéologien  ne  l'a  dit,  que  je  sache  :  ains  le 
contraire  est  autorisé  par  la  sacrée  parole  et  par  le 
commun  consentement  de  tous  les  docteurs.  Mais  que 
les  œuvres  saintes,  qui,  comme  douces  abeilles,  font 
le  miel  du  méiite,  étant  noyées  dans  le  péché  ,  pids- 
sent  par  après  revivre,  quand  couvei  tes  des  cendres  de 
la  pénitence  on  les  remet  au  soleil  de  la  grâce  et  cha- 
■  rite,  tous  les  théologiens  le  disent  et  enseignent  bieu 


5 10    TRAITE  DE   L'AMOUR  DE  DIEU. 

clairement  :  et  lors  il  ne  faut  pas  douter  qu'elles  ne 
soient  utiles  et  fructueuses  comme  avant  le  péché. 
Lorsque  Nabuzardan  détruisit  Jérusalem ,  et  qu'Israël 
fut  mené  en  captivité ,' le  feu  sacré  de  l'autel  fut  ca- 
ché dans  un  puits ,  où  il  se  convertit  en  boue  :  mais 
cette  boue  tirée  du  puits  et  remise  au  soleil  lors  du 
retour  de  la  captivité,  le  feu  mort  ressuscita,  et  cette 
boue  fut  convertie  en  flammes.  Quand  l'homme  juste 
est  rendu  esclave  du  péché,  toutes  les  bonnes  œuvres 
qu'il  avoit  faites  sont  misérablement  oubliées  et  ré- 
duites en  boue ,  mais  au  sortir  de  la  captivité ,  lors- 
que par  U  pénitence  il  retourne  en  la  grâce  de  la  di- 
lection  divine,  ses  bonnes  œuvres  précédentes  sont 
tirées  du  puits  de  l'oubli ,  et  touchées  des  rayons  de 
la  miséricorde  céleste  elks  revivent  et  se  convertissent 
en  flammes  aussi  claires  que  jamais  elles  furent  pour 
être  remises  sur  l'autel  sacré  de  la  divine  approbation 
et  avoir  leur  première  dignité ,  leur  premier  prix  et 
leur  première  valeur. 

CHAPITRE    XIII. 

Comme  nous  devons  réduire  toute  la  pratique  des  vertus 
et  de  nos  actions  au  saint  amour. 

Lr.s  botes  ne  pouvant  connoîtrc  la  fin  de  leurs  ac- 
tions, tendent  voiiemont  a  leur  fin,  mais  n'y  préten- 
dent pas;  car  protendre,  c'est  tendre  b  une  chose  pav 
dessein  avant  que  d'y  tendre  par  efiot  :  elles  jettent 
leurs  actions  a  leur  fin,  mais  elles  ne  projettent  point, 
ains  suivent  leurs  instincts  sans  élection  ni  intention. 
I^laib  rho»uuie  est  tellement  maître  de  ses  acliops  hu- 


LIVRE  XI,    CHAP.  XIII.  5u 

maines  et  raisonnables,  qu'il  les  fait  toutes  pour  quel- 
que fin,  et  les  peut  destiner  a  une  ou  plusieurs  fins 
particulières,  ainsi  que  bon  lui  semble  :  car  il  peut 
changer  la  fin  naturelle  d'une  action ,  comme  quand  il 
jure  pour  tromper,  puisqu'aii  contraire  la  fin  du  ser- 
ment est  d'empêcher  la  tromperie;  et  peut  ajoutera 
la  fin  naturelle  d'une  action  quelqu'autre  sorte  de  fin, 
comme  quand  outre  l'intention  de  secourir  le  pauvre 
a  laquelle  Taumône  tend,  il  ajoute  l'intention  d'obli- 
ger l'indigent  a  la  pareille. 

Or,  nous  ajoutons  quelquefois  une  fin  de  moindre 
perfection  que  n'est  celiede  notre  action;  quelquefois 
aussi  nous  ajoutons  une  fin  d'e'gale  ou  semblable  per- 
fection, et  parfois  encore  une  fin  plus  e'minente  et 
plus  reîeve'e.  Car  outre  le  secours  du  souffreteux  au- 
quel l'aumône  tend  spécialement,  ne  peut-on  paspré- 
tendre,  premièrement,  d'acquérir  son  amitié;  secon- 
dement, d'édifier  le  prochain;  tiercement,  de  plaire 
a  Dieu?  qui  sont  trois  diverses  fins,  dont  la  première 
est  moindre ,  la  seconde  n'est  pas  presque  plus  excel- 
lente, et  la  troisième  est  beaucoup  plus  excellente  que 
la  fin  ordinaire  de  l'aumône  :  si  que  nous  pouvons, 
comme  vous  voyez,  donner  diverses  perfections  a  ucs 
actions,  selon  la  variété  des  motifs,  fins  et  intentions 
que  nous  prenons  en  les  faisant. 

Soyez  bons  changeurs  ^  dit  le  Sauveur.  Prenons 
donc  bien  garde,  Tiiéotime,  de  ne  point  changer  les 
motifs  et  la  fin  de  nos  actions  qu'avec  avantage  et 
profit,  et  de  ne  rien  faire  en  ce  trafic  que  p.u-  boa 
ordre  et  raison.  Tenez,  voila  cet  homme  qui  entre  en 
charge  pour  servir  le  public  et  pour  acquérir  de  l'hoa- 
nem'  :  s'il  a  plus  de  prétention  de  s'honorer  (jue  de 


5 12     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

servir  la  chose  publique,  ou  qu'il  soit  e'galenient  dé- 
sireux de  l'un  et  de  l'autre^  il  a  tort,  et  ne  laisse  pas 
d'être  ambitieux;  car  il  renverse  l'ordre  de  la  raison, 
égalant  ou  préférant  son  intérêt  au  bien  public. 
Mais  si  prétendant  pour  sa  fin  principale  de  servir  le 
public,  il  est  bien  aise  aussi  parmi  cela  d'accroîlre 
l'honneur  de  sa  famille,  certes,  on  ne  le  satiroit  blâ- 
mer; parce  que  non  seulement  ses  deux  prétentions 
sont  honnêtes,  mais  elles  sont  bien  rmgées.  Cet  autre 
se  comniunie  a  Pâques  pour  ne  point  être  blâmé  de 
sou  voisinage  et 'pour  obéir  a  Dieu  :  qui  doute  qu'il  ne 
fasse  bien?  Mais  s'il  se  communie  autant,  ou  plus 
pour  é'itcr  le  blâme  que  pour  obéir  a  Dieu;  qui 
doute  qu'il  ne  fasse  impertinemment,  égalant  ou  pré- 
férant le  respect  humain  a  l'obéissance  qu'il  doit  k 
Dieu?  Je  puis  jeûner  le  carême,  ou  par  charité,  afin 
de  plaire  a  Dieu  ;  ou  par  obéissance,  parce  que  l'Eglise 
l'ordonne,  ou  par  sobriété  ou  par  diligence,  pour 
mieux  étudier;  ou  par  prudence,  afin  de  faire  quel- 
qu'épargne  requise;  ou  par  chasteté,  afin  de  tromper 
le  corps;  ou  par  religion,  pour  mieux  prier.  Or,  si  je 
veux ,  je  puis  asseud)ler  toutes  ces  intentions  et  jeûner 
pour  tout  cela;  mais  en  ce  cas  il  faut  tenir  bonne  po- 
lice a  ranger  ses  motifs.  Car  si  je  jeùnois  principale- 
ment pour  épargner  plus  que  pourobéub  l'Eglise, 
plus  pour  bien  étudier  que  pour  plaire  a  Dieu  ;  qui  ne 
voit  que  je  pervertis  le  droit  et  l'ordre,  préférant  mon 
intérêt  a  l'obéissance  de  l'Eglise  et  au  contentement 
de  mon  Dieu?  Jeûner  pour  épargner  est  bon,  jeûner 
pour  obéir  h  l'Eglise  est  meilleur;  jeûner  pour  plaire  k 
Dieu  est  très-bon;  mais  encore  qu'il  semble  que  de 
tfois  bicDS  on  ne  puisse  pas  composer  un  mal,  si  est-. 


n  > 


LIVRE  XI,    CHAP.  XIII.  5i5 

ce  que  qui  les  coUoqueroit  en  désordre,  prefe'rant  le 
moindre  au  meilleur,  il  feroit  sans  doute  un  dérègle- 
ment blâmable. 

Un  homme  qui  n'invite  qu'un  de  ses  amis ,  n'of- 
fense nulloment  les  autresj  mais  s'il  les  invite  tous, 
et  qu'il  donne  les  premières  se'ances  aux  moindres, 
reculaiît  les  plus  honorables  au  bas  bout,  n'offense-t- 
il  pas  ceux-ci  et  ceux-là  tout  ensemble  ?  ceux-ci ,  parce 
qu'il  les  déprime  contre  la  raison;   ceux-là,  parce 
qu'il  les  fait  paroître  sots.  Ainsi  faire  une  action  pour 
un  seul  motif  raisonnable,  pour  petit  qu'il  soit,  la 
raison  n'en  est  point  offeiise'e  ;  mais  q»ii  veut  avoir 
plusieurs  motifs,  il  les  doit  ranger  selon  leurs  qualile'sj 
autreiueu'.  il  commet  pe'che';  car  le  de'sordre  est  na 
pèche',  comme  le  pe'ché  est  un  désordre.  Qui  veut 
plaire  a  Dieu  et  a  Notre  Dame  fait  très-bien  5  mais 
qui  voudroit  plaire  a  Notre-Dame  également  ou  plus 
qu'a  Dieu,  il  commetiroit  un  dcTèglement  insuppor- 
table ;  et  on  lui  pourroit  dire  ce  qui  fut  dit  à  Caïn  :  Si 
vous  avez  bien  oflert,  mais  avez  mal  partagé,  cessez, 
vous  avez  péché.  Il  faut  donner  a  chaque  fin  le  rang 
qui  lui  convient,  et  par  conséquent  le  souverain  a 
celle  de  plaire  a  Dieu. 

Or,  le  souverain  motif  de  nos  actions,  qui  est  celui 
du  céleste  amour,  a  cette  souveraine  propriété,  qu'é- 
tant plus  pur  il'rend  Faction  qui  en  provient  plus 
pure;  si  que  les  anges  et  saints  du  paradis  n'aiment 
chose  aucune  pour  autre  fin  quelconque  que  pour 
celle  de  l'amour  de  la  divine  bonté,  et  par  le  motif  de 
lui  vouloir  plaire.  Ils  s'enti-'a'ment  voirément  tous 
tiès-ardemraent,  ils  nous  aiment  aussi ,  ils  aiment  les 
vertus,  mais  tout  cela  pour  plaire  a  Dieu  seulement. 
•Ils  suivent  et  pratiquent  les  vertus,  nou  en  tant  qu'elles 


TT 


5ii    TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

sont  belles  et  agn'ables  a  Dieu.  Ils  aiment  leur  félicité, 
lion  en  tant  qu'elle  est  a  eux,  mais  en  tant  qu'elle 
plaît  a  Dieu.  Oui  même  ils  aiment  Tamour  duquel 
ils  aiment  Dieu ,  non  parce  qu'il  est  en  eux ,  mais 
parce  qu'il  tend  a  Dieu  ;  non  parce  qu'il  leur  est 
doux ,  mais  parce  qu'il  plaît  a  Dieu  ;  non  parce 
qu'ils  Tout  et  le  possèdent,  mais  parce  que  Dieu  le 
leur  donne,  et  qu'il  y  prend  son  bon  plaisir. 

CHAPITRE    XIV. 

Pratique  de  ce  qui  a  e'té  dit  au  chapitre  pre'çe'dent. 

PuRiFioNis  donc,  The'otime,  tant  que  nous  pour* 
ions,  toutes  nos  intentions,  et  puisque  nous  pouvons 
jëpandre  sur  toutes  les  actions  des  vertus  le  motif 
sacré  du  divin  amour,  pourquoi  ne  le  ferons-nous 
pas,  rejetant  es -occurrences  toutes  sortes  de  motifs 
vicieux,  comme  la  vaine  gloire  et  Pinte'rêt  propre,  et 
conside'rant  tous  les  bons  motifs  que  nous  pouvons 
avoir  d'entreprendre  Faction  qui  se  pre'sente  alors, 
afin  de  choisir  celui  du  saint  amour  qui  est  le  plus 
excellent  de  tous,  pour  eu  arroser  et  de'tremper  tous 
les  autres?  Par  exemple,  si  je  yeux  m'exposer  vail- 
lamment aux  hasards  de  la  guerre,  je  le  puis,  consi- 
de'rant divers  motifs  5  car  le  motif  naturel  de  cette 
action  c'est  celui  de  la  force  et  vaillance  a  laquelle  il 
appartient  de  faire  entreprendre  par  r^son  les  choses 
périlleuses j  mais  outre  celui- (,i,  j'en  puis  avoir  plu- 
sieurs autres ,  comme  celui  d'obéir  au  prince  que  je 
sers,  celui  de  l'amour  envers  le  public,  celui  de  la 
piagnanimité  qui  me  fait  p.JiAM'C  en  la  grandeur  de 


il 


LIVRE  XI,    CIIAP.  XIV.  5i5 


cette  actiou.Orj  venant  donc  a  l'action,  je  me  pousse 
au  péril  pour  tous  ces  motifs;  mais  pour  les. relever 
tous  au  degré  de  l'amour  divin,  et  les  purifier  parfai- 
tement, je  dirai  en  mon  âme  de  tout  mon  cœur  :  O 
Dieu  éternel,  quiètes  le  très-cher  amour  de  mes  affec- 
tions, si  la  vaillance,  l'obéissance  au  prince,  J'amour 
de  la  patrie  et  la  magnaniuu'té  ne  vous  étoient  agréa- 
bles ,  je  ne  suivrois  jamais  leurs  mouvemens  qu^  je 
sens  maintenant;  mais  parce  que  ces  vertus  vous 
plaisent,  j'embrasse  cette  occasion  de  les  pratiquer, 
et  ne  veux  seconder  leur  instinct  et  inclination ,  sinon 
parce  que  vous  les  aimez  et  qiie  vous  le  voulez. 

Vous  voyez  bien ,  mon  cher  Théotime  ,  qu'eu  ce 
retour  d'esprit  nous  parfumons  tous  les  autres  motifs 
de  Todeur  et  sainte  suavité  de  l'amour,  puisque  nous 
ne  les  suivons  pas  en  qualité  de  motifs  simplemeiit 
vertueux,  mais  en  qualité  de  motifs  voulus,  agréés, 
aimés  et  chéris- de  Dieu.  Qui  dérobe  pour  ivrogner,  il 
est  plus  ivrogne  que  larron ,  selon-  Arîstote,  et  celui 
donc  qui  exerce  la  vaillance,  l'obéissance  ,  l'affection 
envers  sa  patrie,  la  magnanimité  pour  plaire  a  Dieu  , 
il  est  plus  amoureux  divin,  que  vaillant,  obéissant, 
bon  citoyen  et  magnanime ,  parce  que  toute  sa  vo- 
lonté en  cet  exercice  aboutit  et  vient  fondre  dans  Ta- 
mour  de  Dieu ,  n'employant  tous  les  autres  motifs 
que  pour  parvenir  a  cette  fin.  Nous  ne  disons  pas 
que  nous  allons  a  Lyon,  mais  a  Paris,  quand  nous 
n'allons  a  Lyon  que  pour  aller  a  Paris;  ni  que  nous" 
allons  chanter ,  mais  que  nous  allons  servir  Dieu 
quand  nous  n'allons  chanter  que  pour  servir  Dieu. 

Qi;e  si  quelquefois  nous  sommes  touchés  de  quelque 

motif  particulier,  comme,  par  exemple,  s'il  nous  ad- 

"venoit  d'aimer  la  chas|€té  a  cause  de  sa  belle  et  tant 


5i6     TFvAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

agréable  pureté,  soiiclain  sur  ce  motif  il  faiil  repanclre 
celui  du  divin  araour  en  cette  sorte  :  0  très-honnête 
et  délicieuse  blancheur  de  la  chasteté,  que  vous  êtes 
aimable,  puisque  vous  êtes  tant  aimée  par  la  divine 
bonté  !  Puis  se  retournant  vers  le  créateur  :  Eh  Sei- 
gneur! je  vous  requiers  une  seiile  chose,  c'est  celle 
que. je  recherche  en  îa  ch;isle'é,  de  voir  et  pratiquer 
en  icelle  votre  bon  plaisir  et  les  délices  que  vous  y 
prenez.  Et  lorsque  nous  entrons  es -exercices  des 
vorlus,  nous  devons  souvent  dire  de  tout  notre  cœur  : 
Otii,  Père  éierncl ,  je  le  ferai,  /?a/'ce  qiC ainsi  a-l-il 
été  agréable  de  toute  éternité  devant  vous. 

En  cette  sorte  faut-il  animer  toutes  nos  actions  de 
ce  bon  plaisir  céleste,  aimant  principalement  Thonnê* 
teté  et  beauté  des  vertus,  parce  qu'elle  est  agréable 
a  Dieu;  car,  mon  cher  Théotime,  il  se  trouve  des 
bommes  qui  aiment  éperdnment  la  beauté  de  quelques 
vertus,  non  seulement  sans  aimer  la  charité,  mais 
nvec  mépris  de  la  charité.  Origèue  ,  certes,  et  Tertu- 
lieu  aimcrçnt  tellement  la  blancheur  de  la  chasteté, 
cîu'ils  vio'èicnt  les  plus  grandes  règles  de  hi  cliarité; 
l'un  avant  choisi  de  commettre  Tidôlàtrie  plutôt  que 
de  souffrir  une  horrible  violence,  de  laquelle  les  ty- 
rans voiiloieut  souiller  son  corps;  l'autre  se  séparant 
de  la  frès-chfiste  église  catholique  sa  mère,  pour 
mieux  établir  selon  son  gré  la  chasteté  de  sa  femme. 
Qui  ne  sait  qu'il  y  a  eu  des  pauvres  de  Lyon  qui, 
poiir  louer  aver:  excès  la  mendicité  ,  se  firent  hérc- 
t>:nies,  et  de  niendians  devinrent  de  faux  bélîtres? 
Qui  ne  sait  la  vanité  des  Enthousiastes,  Messaherjs; 
Eiichitop,  qui  quittèrent  la  dileclion  pour  vanter  To- 
raison?  Qui  ne  sait  qu'il  y  a  C!i  des  hérétiques,  qui, 
pour  exalter  la  charité  envers  les  pauvres^  de'pri- 


LIVRE  XI,    CIÎAP.  XV.  5i7 

nioîenl  la  cliarilë  envers  Dieu,  attribuant  tout  le  salut 
des  homiues  a  la  vertu  de  Paurnône,  selon  que  saint 
Augustin  le  te'moigne,  quoique  le  saint  apôtre  exclame 
que  qui  donne  tcui  son  bien  aux  pauvres^  etna 
pas  la  charité^  cela  ne  lui  profite  point  ^ 

Dieu  a  mis  sur  moi  V étendard  de  sa  charité  ^ 
dit  la  sacrée  Sulamite.  L'amour ,  Thc'otîme ,  est 
l'ëteudard  en  Tannée  des  vertus  ;  elles  se  doivent 
toutes  ranger  a  lui,  c'est  le  seul  drapeau  sous  lequel 
tiotre  Seigneur  les  fait  combattre,  lui  qui  est  le  vrai 
générai  de  l'armée.  Réduisons  donc  toutes  les  vcrti;s 
a  Tobéissance  de  la  chaiité  5  aimons  les  vertus  parti- 
culières ,  mais  principalement  parce  qu'elles  sont 
agréables  a  Dieu  ;  aimons  excellemment  les  vertus 
plus  excellentes,  non  parce  qu'elles  sont  excellentes, 
mais  parce  que  Dieu  les  aime  plus  excellemment. 
Ainsi  le  saint  amour  vivifiera  toutes  les  vertus,  les 
rendant  toutes  amantes,  aimables  et  suraimables. 

CHAPITRE    XV. 

Comme  la  charité  comprend  en  soi  les  dons  du  Sainl-E>piit. 

Afin  que  l'esprit  humain  suive  aisément  les  mou- 
veuîcns  et  instincts  de  la  raison  ,  pour  parvenir  au 
bonheur  naturel  qu'il  peut  prétendre ,  vivant  seloa 
les  lois  de  l'honnêteté  5  il  a  besoin  prenjièrement  de 
la  tempérance,  pour  réprimer  les  inclinations  inso- 
lentes de  la  sensualité;  secondement^  de  la  justice, 
pour  rendie  b  Dieu ,  au  prochain  et  a  soi-même  ce 
qu'il  est  obligé;  tierceinenf ,  de  la  force  ,  pour  vaincre 
les  difficultés  qu'on  sent  a  faire  le  bien  et  repousser 


5iî3      TRAÎTE  DE  L'AMOUR  DE  DlEtF. 

Je  mal;  quatrièmement,  de  la  prudence  pour  discer- 
ner quels  sont  les  moyens  plus  propres  pour  parvenir 
au  bien  et  a  la  vertu;  cinquièmement,  de  la  science , 
pour  connoîlre  le  vrai  bien  auquel  il  faut  aspirer»  et 
]e  vrai  mal  qu'il  faut  rejeter;  sixièmement,  de  Pen- 
tendement  pour  bien  pénétrer  les  premiers  et  princi- 
paux fondemens  ou  principes  de  la  beauté  et  excel- 
lence de  l'honnêteté;  septièmement  et  en  fin  finale, 
de  la  sapience  pour  contempler  la  divinité,  premièie 
source  de  tout  bien.  Telles  sont  les  qualités  par  les- 
quelles Tesprit  est  rendu  doux ,  obéissant  et  pliable 
♦lUx  lois  de  la  raison  naturelle  qui  est  en  nous. 

Ainsi,  ïhéolime  ,  le  Saint-Esprit  qui  habite  en 
BOUS,  voulant  rendre  notre  âme  souple,  maniable  et 
obéissante  a  &es  divins  mouvemens  et  célestes  inspi- 
jalions,  qui  sont  les  lois  de  sou  amour,  en  l'obser- 
>'ation  desquelles  consiste  la  félicité  surnaturelle  de 
eette  vie  présente,  il  nous  donne  sept  propriétés  et 
perfections  pareilles  presque  aux  sept  que  nous  ve- 
BODs  Je  réciter,  qui,  eu  Técriture  sainte  et  es-livres 
des  théologiens,  sont  appelées  dons  du  Saint-Esprit. 

Or,  ils  ne  sont  pas  seulement  inséparables  de  la 
charité,  ains  toutes  choses  bien  considérées,  et  a 
proprement  parler,  ils  sont  les  principales  vertus, 
propriétés  et  qualités  de  la  charité;  car,  i°  la  sa- 
pience n'est  autre  chose  en  effet  que  l'amour  qui  sa- 
voure, goûte  et  expérimente  combien  Dieu  est  doux 
et  suave  ;  2°  l'entendement  n'est  autre  chose  que 
l'amour  attentif  a  considérer  et  pénétrer  la  bcaulë 
des  vérités  de  la  foi,  pour  y  connoître  Dieu  en  lui- 
niême,  et  puis  de  lU  en  descendant  le  considérer  ès- 
créaiures;  5°  la  science  au  contraire  n'est  autre  chose 
que  ic  même  amour  qui  nous  lient  attentifs  h  nous 


LIVIIE  XI,    CHAP.  XV.  5i9 

connoîire  nous-mêmes  et  les  ci éat lires ,  pour  nous 
faire  remonter  a  une  plus  parfaite  connoissance  du 
service  que  nous  devons  a  Dieu  ;  4"  le  conseil  est  aussi 
l'amour,  en  tant  qu'il  nous  rend  soigneux,  attentifs 
et  habiles  pour  bien  choisir  les  moyens  propres  a  servir 
Dieu  saintement;  6°  la  force  est  l'amour  qui  encou- 
rage et  anime  le  cœur  pour  exécuter  ce  que  le  conseil  . 
a  de'terminc  devoir  être  fait  ;  6°  la  piété  est  l'amour 
qui  adoucit  le  travail  et  nous  fait  cordialement,  agréa- 
blement et  d'une  affection  filiale  employer  aux  œuvres 
qui  plaisent  a  Dieu  notre  Père  j  et  ^°  pour  conclusion 
la  crainte  n'est  autre  chose  que  Pamour  en  tant  qu'il 
nous  fait  fuir  et  éviter  ce  qui  est  désagréable  a  la  di- 
vine majesté. 

Ainsi,  Tbéotime  ,  la  cbarité  nous  sera  une  autre 
échelle  de  Jacob,  composée  des  sept  dons  du  Saint- 
•  Esprit,  comme  autant  d'échelons  sacrés  par  lesquels 
les  hommes  angéliqnes  monteront  de  la  terre  au  ciel 
pour  s'aller  unir  a  la  poitrine  de  Dieu  tout -puissant  , 
et  descendront  du  ciel  en  terre  pour  venir  prendre 
le  prochain  par  la  main  et  le  conduire  au  ciel  j  car  eu 
montant  au  premier  échelon,  la  crainte  nous  fait 
quitter  le  mal;  au  deuxième,  la  piété  nous  excite  k 
vouloir  faire  le  bien;  au  troisième,  la  science  nous  * 
fait  connoître  le  bien  qu'il  faut  faire  et  le  mal  qu'il 
faut  fuir;  au  quatrième,  par  la  force  nous  prenons 
courage  contre  toutes  les  difficultés  qu'il  y  a  en  notre 
entreprise;  au  cinquième,  par  le  conseil  nous  choi- 
sissons les  moyens  propres  a  cela;  au  sixième,  nous 
unissons  notre  entendement  a  Dieu  ,  pour  voir  et 
pénétrer  les  traits  de  son  infinie  beauté;  et  au  sep- 
tième, nous  joignons  notre  volonté  a  Dieu,  pour  sa- 
vourer et  expérimenter  les  douceurs  de  son  incompré- 


320      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

kensible  bonté  j  car  sur  le  sommet  de  cette  e'chelle, 
Dieu  étant  penché  devers  nous,  il  nous  doune  le 
baiser  d'amour  et  nous  fait  téter  les  sacrées  mamelles 
de  sa  suavité,  meilleures  que  le  vin. 

Mais  si  ayant  délicieusement  joui  de  ces  amoureuses 
faveurs,  nous  voulons  retourner  en  terre  pour  tirer 
le  procliain  ;j  ce  même  bonhear,  du  premier  et  plus 
haut  degré  oii  nous  avons  rempli  notre  volonté  d'un 
ïèle  très-ardent,  et  avons  parfumé  notre  âme  des 
parfums  de  la  charité  souveraine  de  Dieu ,  nous  des- 
cendons au  second  degré ,  où  notre  entendement 
prend  une  clarté  lîompareîlle  ,  et  fait  provision  des 
conceptions  et  maximes  pUis  excellentes  pour  la  gloire 
de  la  beauté  et  bonié  divines  5  de  la  nous  venons  au 
troisième,  011,  par  le  don  du  conseil  nous  avisons  par 
quels  moyens  nous  inspirerons  dans  Tesprit  des  pro- 
chains le  goût  et  l'esthne  de  la  divine  suavité;  au  qua- 
trième, nous  nous  encourageons,  recevant  une  sainte 
force  pour  surmonter  les  difficultés  qui  peuvent  être 
«n  ce  dessein  ;  au  cinquième ,  nous  commençons  k 
piècher  par  le  don  de  science,  exhortant  les  âmes  a 
ja  suite  des  vertus  et  a  la  fuite  des  vices;  au  sixième, 
nous  tâchons  de  leur  imprimer  la  sainte  piété,  afin 
'que  rcconnoissant  Dieu  pour  Père  très- aimable,  ils 
lui  obéissent  avec  une  crainte  filiale;  et  au  dernier 
degré,  nous  les  pressons  de  craindre  les  jngemens  de 
Dieu  ,  afin  que,  mêlant  cette  crainte  d'être  damnés 
avec  la  révérence  iiliale,  ils  quittent  plus  ardemment 
la  terre  pour  monter  au  ciel  avec  nous. 

La  charité  cepend-int  comprend  les  sept  dons  et 
ressemble  a  une  b<*llc  fleur  de  lis  qui  a  six  fein'llesplus 
blanches  que  la  neige,  el  au  juilieu  les  beaux  marte- 
lels  d'or  de  la  sapience ,  qui  poussent  en  nos  cœurs 


LIVRE  XI,    CHAP.  W.  52i 

les  goûts  et  savouremens  amoureux  de  la  Bonté'  du 
Père  notre  Créateur,  de  la  mise'ricorde  du  Fils  notre 
Rëdempieur,  et  de  la  suavité  du  Saint-Esprit  notre 
Sauciificateur.  El  je  mets  ainsi  cette  double  crainte 
ès-deux  degrés,  pour  accorder  toutes  les  traductions 
avec  la  sainte  et  sacrée  édition  ordinaire;  car,  si  en 
l'hébreu  le  mot  de  crainte  est  répété  par  deux  fois, 
ce  n'est  pas  sans  mystère,  ains  pour  montrer  qu'il  v 
a  un  don  de  crainte  filiale  qui  n'est  autre  chose  que 
le  don  de  piété,  et  un  don  de  la  crainte  sei  vile  qui  est 
le  commencement  de  tout  noire  acheminement  a  la 


souverame  sagesse. 


CHAPITRE    XVI. 

De  la  crainte  amoureuse  des  épouses  :  suite  du  discours 
cocamencé. 

A-H  I  Jonathas,  mon  frère,  dîsoit  David,  tu  étois 
aimable  sur  V  amour  des  femmes.  Et  c'est  comme 
s'il  eût  dit.;  ïu  méritois  un  plus  grand  amour  qfie 
celui  des  femmes  envers  leurs  maris.  Toutes  choses 
excellentes  sont  rares.  Imaginez-vous,  Tbéotime,  ime 
épouse  de  coeur  colombin,  qui  ait  la  perfection  de 
Pamour  nuptial;  son  amour  est  incomparable,  non 
seulement  en  excellence,  mais  aussi  en  une  grande 
variété  de  belles  affections  et  qualités  qui  l'accompa- 
gnent. Il  est  non  seulement  chaste,  mais  pudique  ;  il 
est  fort,  mais  gracieux;  il  est  violent ,  mais  tendie  j 
il  est  ardent ,  mais  respectueux  j  généreux ,  mais  crain- 
tif; hardi,  mais  obéissant-,  et  sa  crainte  est  toute 
mêlée  d'une  déliciense  conriunce. 


022      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

Telle  certes  est  la  crainte  de  Tàme  qui  a  l'excellente 
dilection  :  car  elle  s'assure  tant  de  la  souveraine  bonté 
de  son  ëpoux,  qu'elle  ne  craint  pas  de  le  perdre^ 
mais  elle  craint  bien  toutefois  de  ne  jouir  pas  assez  de 
sa   di\iiie   présence,  et  que  quelqu'occassion  ne  le 
fasse  absentej-  pour  un  seul  moment  :  elle  a  bien  con- 
fiance de  ne  lui  déplaire  jamais,  mais  elle  craint  de 
ne  lui  plaire  pas  autant  que  Tamour  le  requiert  :  son 
amour  est  trop  courageux  pour  entrer  voire  même  au 
seul  soupçon  d'être  jamais  en  sa  disgrâce,  mais  il  est 
aussi  si  attentif  qu'elle  craint  de  ne  lui  être  pas  assez 
unie  :  oui  même  l'àme  arrive  quelquefois  a  tant  de 
perfection ,  qu'elle  ne  craint  plus  de  n'être  pas  ass-'Z 
unie  à  lui,  son  amour  l'assurant  qu'elle  lésera  touj  -urs; 
mais  elle  craint  que  cette  union  ne  soit  pas  si  pure, 
simple  et  attentive ,  comme  son  amour  lui  fait  pré- 
tendre. C'est  cette  admirable  amante  qui  voudroit  ne 
point  aimer  les  goùls  ,  les  délices,  les  vertus  et  les 
consolations  spirituelles,  de  peur  d'être  divertie  pour 
peu  que  ce  soit  de  l'unique  amour  qu'elle  porte  a  son 
I)icn  aimé ,  protestant  que  c'est  lui-même  et  non  ses 
biens,  qu'elle  recherche,  et  criant  a  cett^ intention  : 
Eh!  montrez-moi^  m.on  blen-aimé,où  vous  paissez 
et  reposez  au  /nidi,  afin  que  Je  ne  me  divertisse 
point  après  les  plaisirs  qui  sont  hors  de  vous. 

De  celle  sacrée  crainte  des  divines  épouses  ftuent 
touchées  ces  grandes  âmes  de  saint  Paul ,  saint  Fran- 
çois, sainie  Catherine  de  Gênes,  et  autres,  qui  ne 
vouloient  aucun  ro!*lange  en  leurs  amours,  ains  tà- 
ohoient  de  le  rendre  si  pur,  si  simple,  si  parfait,  que 
jii  les  consolations  ni  les  vertus  mêmes  ne  linsseîit  au- 
cune place  entre  leur  cœur  et  Oieu  ;  en  soric  qu'elles 
poa\  oient  dire  :  Je  r/ç,  mais  non  plus  inoi-uiême , 


LIVRE  XI,   CHAP.  XVI.  523 

ains  Jcsns-Cbrist  vit  en  moi  ;  mon  Dieu  ni  est  toutes 
choses.  Ce  qui  n'est  point  Dieu ,  ne  m'est  rien  :  Jésus- 
Christ  est  ma  vie  :  mon  amour  est  cruciliéj  et  telles 
autres  paroles  d'im  sentiment  extatique. 

Or,  la  crainte  initiale,  ou  des  opprentîfs,  procède 
du  "vrai  amour;  mais  amour  encore  tendre,  ibible  et 
commençant.  La  crainte  filiale  procède  de  l'amour 
ferme,  solide  et  déjà  tendant  a  la  perfection;  mais  la 
crainte  des  épouses  provient  de  l'exellenc€  et  perfec* 
lion  amoureuse  déjà  toute  acquise  :  et  quant  aux 
craintes  serviles  et  mercenaires,  elles  ne  procèdent 
voirement  pas  de  l'amour ,  mais  elles  précèdent  ordi- 
nairement l'amour  pour  lui  servir  de  fourrier;  ainsi 
que  nous  avons  dit  ailleurs,  et  sont  bien  souvent  très- 
utiles  a  son  service.  Vous  verrez  toutefois,  Théotime, 
une  honnête  dame  qui  ne  voulant  pas  tnanger  son 
pain  en  oisweté,  non  plus  que  celle  que  Salomon  a 
tant  louée ,  couchera  la  soie  en  une  belle  variété  de 
couleurs  sur  un  satih  bien  blanc  pour  faire  une  brode- 
rie de  plusieurs  belles  fleurs,  qu'elle  rehaussera  par 
après  fort  richemenr  d'or  et  d'argent  selon  les  assor- 
timens  convenables.  Cet  ouvrage  se  fait  a  l'aiguille 
qu'elle  passe  partout  où  elle  veut  coucher  la  soie, 
l'or  et  l'argent;  mais  néanmoins  l'aiguille  n'est  point 
mise  dans  le  satin  pour  y  être  laissée^  ains  seulement 
pour  y  introduire  la  soie ,  l'or  et  l'argent,  et  leur  faire 
passage  :  de  façon  qu'a  mesure  que  ces  choses  entrent 
dans  le  fond',  faiguille  en  est  tirée   et  en  sort.  Ainsi 
la  divine  bonté  voulant  coucheren  l'âme  humaine  une 
grande  diversité  de  vertus,  et  les  rehausser  enfin  de 
son  amour  sacré,  il  se  sert  de  Taiguille  de  la  crainte 
servile  et  mercenaire  de  laquelle  pour  l'ordinaire  nos 
cœurs  sont  premièrement  piq^iés,  mais  pourtant  elle 


52t     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

n'y  est  pas  laissée  ;  ains  a  mesure  que  les  verUis  sont 
liiëes  et  couchées  en  l'ame  ^  la  craiute  servile  et  mer- 
cenaire en  sort,  selon  le  dire  du  Lien-ainié  disciple, 
que  la  charité  parfaite  pousse  la  crainte  dehors* 
[\  Joan.  4.  18.)  Oui  de  vrai,  Théotiniej  car  les 
craintes  d'être  damné  et  perdre  le  paradis  sont  ef- 
froyables et  angoisseuses,  et  comme  sauroient-elles 
demeurer  avec  la  sacrée  dileclion  qui  est  toute  douce, 
toute  suave  ? 

CHAPITRE    XVIL 

Comme  la  crainte  servile  demeure  avec  le  divin  amour. 

loUTEFOis  encore  que  la  dame  dont  nous  avons 
parlé)  ne  veuille  pas  laisser  l'aiguille  en  1  ouvrage 
quand  iî  sera  fait  ;  si  est-ce  que  tandis  qu'elle  y  a 
quelque  chose  h  faire ,  si  elle  est  contrainte  de  se  di- 
vertir pour  quelqu'autre  occurrence  ,  elle  laissera 
l'aiguille  j)iquée  dans  l'œillet,  la  rose  ou  la  peusée 
qu'elle  brode,  pour  la  trouver  plus  h  propos  quand 
elle  retournera  pour  ouvrer.  De  même,  Tbéotime, 
tandis  que  la  providence  divine  fait  la  broderie  des 
v(^rtus  et  Pouvrage  de  son  saint  amour  en  rw^s  âmes, 
elle  y  laisse  toujours  la  crainte  servile  ou  mercenaire, 
jusqu'à  ce  que  la  chaïité  élaiit  parfaite,  elle  ôle  cotte 
aiguille  piquante,  et  ha  remet,  par  manière  de  dire, 
en  soin  peloton.  En  celte  vie  donc  en  Itiquclle  noire 
ebarilé  ne  sera  jamais'si  parfaite  qu'elle  soit  exempte 
êtÇ  péril,  nous  avons  toujours  besoin  de  la  crainte  j 
et  lorsque  nous  tressaillons  de  joie  paramoin-,  nous 
^cvouji  trembler  d'appréhension  par  la  crainte. 


LIVRE  XI,    CHAP.  XVII.  jjS 

• 

Prenez  instruction  de  ce  qu'il  vous  faut  faire  : 

En  crainte  ,  et  sans  orgueil,  servez  le  Tout- Puissant  j 

Egayez-vous  en  lui;  mais  vous  e.'>jouissant , 

Que  voire  cœur  soumis  en  irerablanl  le  révère. 

Le  grand  père  Abraham  envoya  son  serviteur 
Elie'zer  pour  prendre  une  femme  a  son  enfant  unique 
Isaac.  Elie'zer  va,  et  par  inspiration  céleste  fit  choix 
de  la  belle  et  chaste  Rebecca,  laquelle  11  amena  avec 
soi;  ma'S  cette  sage  demoiselle  quitta  Eliézer,  sitôt 
qu'elle  eut  rencontré  Isaac,  et  étant  introdui:e  en  la 
chambre  de  Sara,  elle  demeura  son  épouse  a  jamais. 
Dieu  envoie  souvent  la  crainte  servile  ,  comme  un 
autre  Eliézer,  (Eliézer  aussi  veut  dire  aide  de  Dieu) 
pour  tr^iiter  le  mariage  entre  elle  et  Famour  sacré. 
Que  si  Tâme  vient  sons  la  conduite  de  la  crainte,  ce 
D'est  pas  qu'elle  la  veuille  épouser  :  car  en  effet,  sitôt 
que  l'âme  rencontre  l'amour ,  elle  s'unit  a  lui ,  et  quitte 
la  crainte. 

Mais  comme  Elie'zer  étant  Je  retour  demeura  dans 
la  maison  au  service  d'Isaac  et  Rebecca;  de  même  la 
crainte  nous  ayant  amenés  au  saint  amour,  elle  de- 
meure avec  nous  pour  servir  es- occurrences  et  l'amour 
et  l'âme  amoureuse.  Car  Tâme,  quoique  juste,  se  voit 
inaintefois  attaquée  par  des  tentations  extrêîfles;  et 
l'amour  tout  courageux  qu'il  est,  a  fort  a  faire  a  se 
bien  maintenir ,  a  raison  de  la  condition  de  la  place 
en  laquelle  il  se  trouve ,  qui  est  fe  cœuF  humain,  va- 
riable et  sujet  a  la  mutinerie  des  passions.  Alors  donc, 
Théotime,  l'apiour  emploie  la  crainte  au  combat ,  et 
s'en  sert  pour  repousser  l'ennemi.  Le  brave  prince 
Jonathas  allant  a  la  charge  sur  les  Philisiins,  emmî 
les  ténèbre^  de  la  nuit,  voulut  avoir  son  écuver  avec 
foij  et  ceux  qu'il  i;e  luoit  pasp  son  écujer  les  tuoii* 


326     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

Et  raraour  en  voulant  faire  quelq')'entreprise  hardie  ^ 
il  ne  se  sert  pas  seulement  de  ses  propres  motifs,  ains 
aussi  des  motifs  de  la  crainte  servile  et  mercenaire. 
Et  les  tentations  que  l'amour  ne  défait  pas  ,  la  crainte 
d'être  damne'  les  renverse.  SI  la  tentation  d'orgueil  , 
d'avarice,  ou  de  quelque  plaisir  voluptueux  m'attaque: 
Eh!  ce  diiai-je,  seroii-il  bien  possible  que  pour  des 
choses  si  vaines ,  mon  cœur  voulût  quitter  la  grâce  de 
son  hien-aime'?  Mais  si  cela  ne  suffit  pas,  l'amour 
excitera  la  crainte.  Eh  !  ne  vois-tu  pas ,  mise'rable 
cœur,  que  secondant  cette  tentation^  les  effroyables 
flammes  d'enfer  t'attendent ,  et  que  tu  perds  TheVitage 
e'ternel  du  paradis?  On  se  sert  de  tout  ès-extrêraes 
lîécessite's,  comme  le  même  Jonathas  fit ,  quand  pas- 
sant ces  âpres  rochers  qui  étoient  entre  lui  et  les  Phi- 
listins, il  ne  se  servoit  pas  seulement  de  ses  pieds , 
mais  gravissoit  et  grimpoit  a  belles  mains  comme  il 
pouvoit. 

Tout  ainsi  donc  que  les  nochers  qui  partent  sous 
un  vent  favorable  en  une  saison  propice ,  n'oublient 
pourtant  jamais  les  cordages,  ancres  et  autres  choses 
requises  en  temps  de  fortune  et  parmi  la  tempête  j 
aussi  quoique  le  serviteur  de  Dieu  jouisse  du  repos  et 
de  la  douceur  du  saint  amour,  il  ne  doit  jamais  être 
de'pourvu  de  la  crainte  des  jugemens  divins,  pour 
s'en  servir  entre  les  orages  et  assauts  des  tentations. 
Outre  que,  comme  la  pelure  d'une  pomme  qui  est  de 
peu  d'estime  en  soi-mêrme  ,  sert  toutefois  grandement  I 
a  conserver  la  pomme  qu'elle  couvre;  aussi  la  crainte 
servile  qui  est  de  peu  de  prix  en  sa  propre  condition, 
au  regard  de  l'auîdur,  lui  est  ne'anuioins  grandement 
utile  a  sa  conservation  penchant  les  busards  d(j  cette! 
vié'mortellc.  Et  comme  celui  qui  donne  une  grcnadel 


LIVRE  XI,  CIÎAP.  XVÏI.  527 

la  donne  voirement  pour  les  grains  et  le  suc  qu'elle 
a  au-dedans ,  mais  ne  laisse  pas  pourtant  de  donner 
aussi  récorce  comme  une  dépendance  d'icelle^  de 
même,  bien  que  le  Saint  Esprit,  entre  ses  dons  sacre's, 
confère  celui  de  la  crainte  amoureuse  aux  âmes  des 
siens  _,  afin  qu'elles  craignent  Dieu  en  pie'té,  comme 
leur  père  et  leur  e'poux ,  si  est-ce  toutefois  qu'il  ne 
laisse  pas  de  leur  donner  encore  la  crainte  servile  et 
mercenaire,  comme  un  accessoire  de  l'autre  plus  ex- 
cellente. Ainsi  Joseph  em^oyant  a  son  père  plusieurs 
charges  de  toutes  les  richesses  d'Egypte,  ne  lui  donna 
pas  seulement  les  tre'sors  comme  principaux  pre'sens , 
mais  aussi  les  ânes  qui  les  portoient. 

Or,  bien  que  la  crainte  servile  et  mercenaire  soit 
grandement  utile  pour  cette  vie  mortelle,  si  est-ce 
qu'elle  estiiidîgne  d'avoir  place  en  l'éternelle,  en  la- 
quelle il  y  aura  une  assurance  sans  crninte,  une  paix 
sans  défiance,  un  repos  sans  souci.  Mais  les  services 
néanmoins  que  ces  craintes  servantes  et  mercenaires 
auront  rendu  a  l'amour,  y  seront  récompensés  :  de 
sorte  que  si  ces  craintes ,  comme  des  autres  Moïse  et 
Aaron,  n'entrent  pas  en  la  terre  de  promissîon,  leur  pos- 
térité néanmoins  etleursouvragesy  entreront.  Et  quant 
aux  craintes  des  enfnns  et  des  épouses,  elles  y  îiee- 
dront  leur  rang  et  leur  grad^^,  non  pour  donner  aucune 
défiance  ou  perplexité  a  l'âme,  mais  pour  lui  faire 
admirer  et  révérer  avec  soumission  Tincompréhensible 
maiesté  de  ce  père  tout  puissant  et  de  cet  époux  de 
gloire.    •' 

Le  respect  au  Seigneur  porté 

Est  saint,  rempli  de  pureté  : 

Sa  crainte  en  tout  siècl«"  est  durable  , 

Tout  ainsi  que  sa  majesté 

Est  à  jamais  trcs-aJorablc 


52  8     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 
CHAPITRE    XVIIl. 

Comme  l'amour  se  sert  de  la  crainte  naturelle,  servile  et 
mercenaire.  ^ 

LjES  éclairs,  tonnerres,  foudres,  tempêtes,  inonda- 
tions, tiemble-terre ,  et  autres  tels  accidens  inopinés 
excitent  même  les  plas  indévots  a  craindre  Dieuj  et 
la  nature  prévenant  le  discours  en  telles  occurrences, 
pousse  le  coeur,  les  yeux  et  les  mains  mêmes  devers 
le  ciel  pour  réclamer  le  secours  de  la  très  sainte  di- 
vinité, selon  le  sentiment  commun  dn  genre  humain, 
qui  est,  dit  Tite-Live,  que  ceux  qui  servent  la  divi- 
nité prospèrent,  et  ceux  qiûla  méprisent  sont  affligés. 
En  la  tourmente  qui  fit  pciiller  Jonas,  les  mariniers 
craignirent  cV une  grande  crainte  ^  et  crièrent  soU' 
dain  un  chacun  à  son  dieu»  Us  igiioroient,  dit  saint 
Jérôme,  la  vérité,  mais  ils  reconnoissoient  la  provi- 
dence, et  crurent  que  c'étoit  par  jugement  céleste 
qii'ils  se  trouvoient  en  ce  danger  j  comme  les  Maltoîs, 
lorsqu'ils  vii  eut  saint  Puni  échappé  du  naufrage,  être 
attaqué  par  la  vipère,  crurent  que  c'étoit  par  v^en- 
geançe  divinç.  Aussi  les  tonnerres,  tempêtes,  foudres 
sont  app'lés  voix  du  Seigneur  par  le  Psalmiste;  qui 
dit  de  plas  ([\iç\\qs  font  la  parole  d'icelui^  parce 
qu'elles  ;innoijcenl  .^a  crainte,  et  sont  comme  ministres 
de  sa  jusiic.  El  ailleurs  souhaitant  que  la  diivine  ma- 
jesté se  fusse  redoutera  ses  ennemis,  Lancez  ,  dit- 
il,  des  éclaira^  et  vous  les  dissiperez '^  décochez 
vos  dards f  et  vous  les  troublerez^  où  il  appelle  les 
foudres  sagctlcs  cl  dards  du  Scign'nir.  Et  devant  Iç 


LIVRE  XI,    CH\P.  XVIII.  5 19 

Psaliniste  la  boune  mère  de  Samuel  avoit  de'ja  chanté 
que  le^  ennemis  mêmes  de  Dieu  le  craindraient , 
d'autant  qu'iV  tonnerait  sur  eux  dès  le  cieL  (1  Rt^g- 
2.  10.  )  Certes  ,  Platon  en  son  Gorgias  et  ailleurs  té- 
œoigue  qu'entre  les  païens  il  y  avoit  quelque  sentiment 
de  crainte  ,  non  seulement  pour  les  châlimensque  la 
souveraine  justice  de  Dieu  pratique  en  ce  monde  , 
mais  aussi  pour  les  punitions  qu'il  exerce  en  l'autre 
vie  sur  les  âmes  de  ceux  qui  ont  des  péchés  incurables. 
Tant  Tinstinct  de  craindre  la  divinité  est  gravé  pro- 
fondément en  la  nature  humaine. 

Mais  cette  crainte  toutefois  pratiquée  par  manière 
d'élan,  om  sentiment  naturel,  n'est  ni  louable  ni  vi- 
tupérable  en  nous,  puisqu'elle  ne  procède pasde  notre 
éîeciion.  Elle  est  néanmoins  un  efîet  d'une  très-bonne 
cause,  et  cause  d'un  tiès-bon  effet  ;  car  elle  provient 
de  la  connoissance  naturelle  que  Dieu  nous  a  donnée 
de  sa  proviîence,  et  nous  fait  reconcoître  con»biea 
nous  de'pendons  de  la  toute- puissance  souveraine, 
nous  iucilant  a  i'irrplorer;  et  se  trouvant  en  une  âme 
fidelle,  elle  lui  (ail  beaucoup  de  biens.  Les  chrétiens, 
parmi  les  étonnemens  que  les  tonnerres,  tempères  et 
auîres  périls  naturels  leur  apportent,   invoquent   le 
noîu  sacré  de  Jésus  et  de  M\rie,  font  le  signe  de 
la  croix,  se  prosternent  devant  Dieu  ,et  font  plusieurs 
bous  actes  de  foi,  d'espérance  et  de  reli£;iou.  Le  glo- 
rieux saint  Thomas  d'Aquin  étant  naturellement  sujet 
a  s'eff:  aycr  quand  il  tonnoit ,  souloit  dire ,  par  manière 
d'oraison  jaculatoire,  les  divines  paroles  que  l'église 
estime  tant.  Le    Verhe  a  été  fait  chair,  [Joan* 
1.  14.  )  Sur  cette  craînte  donc  le  divin  anaour  fait 
înaintefois  des  actes  de  complaisance  el  de  bienveiU 
lance:  Je  vous  Bé/iirai,  Seigneur,  car  cous  êtes 


S3o     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

terribleinent  magnifié.  Que  chacun  vous  craigne  ^ 
ô  Seigneur  I  ô  grands  de  la  ferre  ,  entendez^  servez 
Dieu  en  crainte  ^  et  tressaillez  pour  lui  en  trem- 
hleinent.  (Ps,  2.  10.  11.) 

Maïs  il  y  a  une  autre  crainte  qui  prend  origine  de 
la  foi,  laquelle  nous  apprend  qu'âpres  cette  vie  nioF'- 
telle  il  y  a  des  supplices  effroyablement  éiernels,  ou 
éternellement  effroyables  ponr  ceux  qui  en  ce  monde 
auront  offensé  la  divine  majesté' ,  et  seront  décéde's 
sans  s'être  reconciliés  avec  elle,  qu'a  l'heure  de  la 
mort  les  âmes  seront  jugées  du  jugement  particuh'er  ^ 
et  a  la  fin  du  monde  toirs  comparoîtront  ressuscites 
pour  être  de  recbef  jugés  du  jugement  universel.  Car 
ces  vérités  chrétiennes,  Théotime,  frappent  le  coeur 
qui  les  considère  d'un  épouvanlement  extrême.  Et 
comme  pourroit-on  se  représenter  ces  horreurs  éter- 
nelles sans  frémir  et  trembler  d'appréhension  ?  Or  , 
quand  ces  sentîmens  de  crainte  prennent  tellement 
place  dans  nos  cœurs,  qu'ils  en  bnnnissent  et  chassent 
l'affection  et  volonté  du  péché,  comme  le  sacré  con- 
cile de  Trente  parle;  certes  ils  sont  grandement  salu- 
taires. N^ous  avons  conçu  de  votre  crainte,  ô  Dieu, 
et  enfanté  V  esprit  de  salut,  est-il  dit  en  Isaïe  :  c'est- 
b-dire,  votre  face  courroucée  nous  a  épouvantés,  et 
BOUS  a  fait  concevoir  et  enfanter  l'esprit  de  pénitence 
qui  est  l'esprit  de  salut,  ainsi  que  le  Psalmisie  avoit 
dit  :  Mes  os  n'ont  point  de  paix  ^  ains  tremblent 
devant  la  face  de  votre  ire. 

Notre  Seigneur  qui  éloit  venu  pour  nous  apporter 
la  loi  d'amour,  ne  laisse  pas  de  nous  inculquer  cette 
crainte  :  Craignez^  dit- il,  celui  qui  peut  jeter  le 
corps  et  Vdme  en  la  géhenne,  {Matth,  10.  28.  ) 
Les  Niniyites ,  par  les  menaces  de  leur  subversion 


LIVRE  XI,    CHAP.  XVIÎI.  35i 

et  damnation,  firent  pénitence,  et  leur  pe'nitence  fut 
agre'able  h  Dieu  ;  et  en  somme  cette  crainte  est  com- 
prise ès-dons  du  Saint  Efprit,  comme  plusieurs  an- 
ciens pères  ont  remarqué. 

Que  si  la  crainte  ne  forclôt  pas  la  volonté'  de  pé- 
cher ,  ni  r.^ffection  au  péché,  certes  elle  est  méchante 
et  pareille  a  celle  des  diables,  qui  -cessent  S'ouvent 
de  nuire  de  peur  d'être  tourmentés  par  l'exorcisme , 
sans  cesser  néanmoins  de  désirer  et  vouloir  le  mal 
qu'ils  méditent  a  jamais  ^  pareille  a  celle  du  misérable 
forçat ,  qui  voudroit  manger  le  cœur  du  Comité  , 
quoiqu'il  n'ose  quitter  la  rame  de  peur  d'être  battu; 
pareille  a  h  crainte  de  ce  grand  hérésiarque  du  siècle 
passé,  qui  confesse  d'avoir  haï  Dieu,  d'autant  qu'il 
punissoit  les  méchans.  Certes  celui  qui  aime  le  péché 
et  le  voudroit  volontiers  commettre,  malgré  la  volonté 
de  Dieu,  encore  qu'il  ne  le  veuille  commettre,  crai- 
gnant seulement  d'être  damné^^il  a  une  crainte  hor- 
rible et  détestable.  Car  bien  qu'il  n'ait  pas  la  volonté 
de  venir  a  l'exécution  du  péché,  il  a  néanmoins  Texé- 
cutiou  en  sa  volonté,  puisqu'il  le  voudroit  faire  ,  si  la 
crainte  ne  le  tenoit  ;  et  c'est  comme  par  force  qu'il 
n'en  vient  pas  aux  effets. 

A  cette  crainte  on  en  peut  ajouter  une  autre, 
certes  moins  malicieuse,  mais  autant  inutile;  comme 
fut  celle  du  juge  Félix ^  qui  oyant  parler  du  juge- 
ment divin,  fut  toutépoup'ajité,  et  toutefois  nelaissa 
pas  pour  cela  de  continuer  en  son  avarice;  et  celle 
de  Balihaznr,  qui  voyant  cette  mai?!  prodigieuse  qui 
écrivoits^  condamnation  contre  la  paroi ^  fut  telle- 
ment effiayé  qu'il  changea  de  visage ,  et  les  join- 
tures de  ses  reins  se  desséroient^  et  ses  genoux 
iiémo\\iSixns>s^e?îtr€-heurtoie7ii  l'un  à  Vautre^  etnéan- 


532     TRAIllî  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

moins  ne  fit  point  pénitence.  Or,  de  quoi  sert-il  de 
craindre  le  mal ,  si  par  la  crainte  on  ne  se  résoud  de 
l'éviter? 

La  crainte  donc  de  ceux  qui,  comme  esclaves, 
observent  la  loi  de  Dieu  pour  éviter  Peufer,  est  fort 
bonne.  Mais  beaucoup  plus  noble  et  désirable  est  la 
crainte  des  Chi^tieus  mercenaires,  qui  comme  servi- 
teurs a  g'iges,  travaillent  fidèlement;  non  pas  certes 
principalement  pour  aucun  amour  qu'ils  aient  encore 
envers  leurs  maîtres,  mais  pour  être  salariés  de  la 
récompense  qui  leur  est  promise.  O  si  Vœil  pouvoit 
voir^  si  V oreille  ^oiwoii  ouïr,  ou  qu'il  put  monte?'' 
au  cœur  de  V homme  ce  que  Dieu  a  préparé  à 
ceux  qui  le  servent  !  eh  quelle  appréhension  auroil- 
on  de  violer  les  commandemens  divins,  de  peur  de 
perdre  ces  récompenses  immoriellesî  Quelles  larmes, 
quels  gémissemens  jetteroit  on,  quand  par  le  péché 
on  les  auroir  perdues  !  Or,  cette  crainte  néanmoins 
scroii  blâmable,  si  elle  enfrrmoit  en  soi  l'exclusion 
du  saint  amour.  Car  qui  diroit  :  je  ne  veux  point 
servir  Dieu  pour  aucun  amour  que  je  lui  veuille 
porter,  mais  seulement  pour  avoir  les  récompenses 
qu'il  promet,  il  feroit  un  blasphème,  préférant  la  ré- 
compense au  maire,  le  bienf;  it  nu  bienfaiteur,  Pbé- 
ritage  au  père,  et  son  propre  profil  à  Dieu  toul-pmis- 
saut;  ainsi  que  nous  avons  plus  amplement  montré 
au  livre  second. 

Mais  enfin  qiiand  nous  craignons  d'offenser  Dieu  , 
non  point  pour  éviter  la  peine  de  Penfcr  ou  la  j)erte 
du  paradis  ,  mais  seuh ment  parce  que  Dieu  étant 
notre  tiè^  bon  Père,  nous  lui  devons  honneur,  res- 
pect ,  obéissance;  alors  notre  crainte  est  filiale,  d'au- 
tant qu'un  enfant  bien  né  n'obéit  pas  a  son  père  ea 


LIVRE  XI,  CHAP.  XVIIÏ.  535 

considération  du  pouvoir  qu'il  a  de  punir  sa  désobéis- 
sance, ui  aussi  parce  qu'il  le  peut  exhércder ,  ains 
simplement  parce  qu'il  est  son  père,  en  sorte  qu'eu- 
core  que  le  père  seroit  vieux,  foible  et  pauvre,  il  ne 
laisseroit  pas  de  le  servir  avec  égale  diligence  j  aius 
comme  la  pieuse  cigogne,  il  l'assisteroit  avec  plus  de 
soin  et  d'affection,  ainsi  que  Joseph  vo3^ant  le  bon 
homme  Jacob  son  père,  vieux,  nécessiteux  et  réduit 
sous  son  sceptre,  il  ne  laissa  pas  de  l'honorer,  servir 
et  révérer  avec  une  tendreté  plus  que  filiale,  et  telle 
que  ses  fières  l'ayant  reconnu ,  estimèrent  qu'elle  opé- 
reroit  encoie  apiès  sa  mort,  et  leuiployèrent  pour 
obtenir  pardon  de  lui,  disant  :  T^otre  -père  nous  a 
cofnrî-iandè  que  nous  disions  de  sa  part  :  Je  i^vus 
prie  d^ oublier  le  crime  de  \^os  frères  ^  et  le  péché 
et    malice    qu'ils    ont  exerces    envers   vous  j    ce 
qu'ayant  ouï,  il  se  print  à  pleurer^  tant  son  cœur 
filial  fut  attendu",  les  désirs  et  volontés  de  son  père 
décédé  lui  étant  représentés.  Ceux-là  donc  craiguent 
Dieu  d'une  affection  filiale  qui  ont  peur  de  lui  dé- 
plaire pureaient  et  simplement  ,  parce  qu'il  est  leur 
père  très-doux,  irès-benin  et  très-aimable. 

Toutefois  quand  il  arrive  que  cette  crainte  filiale 
est  jointe,  mêlée  et  détrempée  avec  la  crainte  servilc 
de  la  damnation  éternelle,  ou  bien  a\ec  la  crainte 
mercenaire  de  perdre  le  paradis  ,  elle  ne  laisse  pas 
d'être  fort  agréable  a  Dieu  ,  et  s'appelle  crainte  initiale, 
c'est-a  dire  crainte  des  apprentis  qui  entrent  es- exer- 
cices de  l'amour  divin:  car  comme  les  jeunes  garçons 
qui  commencent  a  monter  a  cheval,  quand  ils  sentent 
leur  cheval  porter  un  peu  phis  haut,  ne  scTrent  pas 
seulement  les  genoux  ,  n'n<î  «se  prennent  a  hellesiuain's 
BV  la  selle ^  mab  quand  ils  sont  un  peu  plus  exercés^ 


5.U     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

ils  se  tiennent  seulement  en  leurs  serres  ;  de  même 
les  novices  et  apprentis  au  service  de  Dieu  se  trou- 
vant éperdus  parmi  les  assauts  que  leurs  ennemis 
leur  livrent  au  commencement,  ils  ne  5e  servent  pas 
seulement  de  la  crainte  fib'ale,  mais  aussi  de  la  mer- 
cenaire et  senile,  et  se  tiennent  comme  ils  peuvent 
pour  ne  point  décheoir  de  leur  prétention. 


CHAPITRE    XIX. 

Ccmnse  l'amonr  «acre  comprend  les  douze  frniti  du  Saint- 
Fsprit  arec  les  huit  be'aiitudes  de  rEvangiîc. 

I  .E  glorieux  saint  Paul  dit  ainsi  :  Or,  le  fruit  de 
r  esprit  est  la  charité^  la  joie ,  la  paix,  la  patience  y 
la  bénignité ^  la  bonté  ^  la  longanimité ^  la  man" 
êuétude ^   la  foi,  la  modestie^   la  continence ^  la 
cliastetè.    Gai.  5.  22.  20.)  Mais,  voyez,  Théotime, 
que  ce  divin  apôtre  comptant  ces  douze  fruits  da 
Saint-Esprit,  il  ne  les  met  que  pour  un  seul  fruit;  car 
il  ne  dit  pas  :  Les  fruits  de  l'esprit  sont  la  charité , 
la  joie:,  mais  seulement  :  Le  fruit  de  V  esprit  est  la 
charité ,  la  joie.  Or,  voici  le  mystère  de  cette  faç«^ 
de  parler  :  Ixi  charité  de  Dieu  est  répandue  en  ni 
cœurs  par  le  Saint-Esprit  qui  nous  est   dont. 
[Rom.  5.  5.)  Certes,  la  charité  est  Tunique  fm 
du  Saint-Esprit;  mais  parce  que  ce  fruit  a  une  infi-l 
nité  d'excellentes  propriétés,  l'apôtre  qui  en  veut  rr  - 
préienter  quelques-unes  par  manière  de  monstre, 
parle  de  cet  unique  fruit  comme  de  plusieurs,  a  cause 
de  la  multitude  des  propriétés  qu'il  contient  en  sor 
unité,  et   parle  réciproquement  de  tous  ces  frui 


LIVRE  Xî,    CHAP.  XIX.  355 

comme  d\m  seul ,  a  cause  de  l'unité  en  laquelle  est 
comprise  cette  variété.  Ainsi  qui  diioit  :  Le  fruit  (1« 
la  vigne  c'est  le  raisin,  le  moût,  le  vin,  Teau-de  vie, 
la  liqueur  réjouissant  le  cœur  de  riiomnie ,  le 
breuvage  confortant  l'estomac ,  il  ne  voudioit  pas  dire 
que  ce  fussent  des  fruits  de  différentes  espèces,  ains 
feulement  qu'encore  que  ce  ne  soit  qu\iD  seul  fniit, 
il  a  néanmoins  une  quantité  de  diverses  propiictés 
selon  qu'il  est  employé  diversement. 

L'apôtre  donc  ne  veut  dire  autre  chose,  sinon  que 
le  fruit  du  Saint-Esprit  est  la  charité  _,  laquelle  est 
joyeuse,  paisible,  patiente,  benigue,  honteuse,  lon- 
ganime,  douce,  fidèle,  modeste,  continente,  chaste, 
c'est-a-dire  que  le  divin  amour  donne  une  joie  et 
consolation  intérieure  avec  une  grande  paix  de  cceur 
qui  se  conserve  entre  les  adversùés  par  la  patience, 
et  qui  nous  rend  gracieux  et  bénins  a  secourir  le  pro- 
chain par  une  bonté  cordiale  envers  icelui,  bonté  qui 
n'est  point  variable,  aies  constante  et  persévérante, 
d'autant  qu'elle  nous  donne  un  courage  de  longue 
étendue,  au  moyen  de  quoi  nous  sommes  rendus 
doux,  affables  et  condescendans  envers  tous,  sup- 
portant leurs  humeurs  et  imperfections ,  et  leur  gar- 
dant une  loyauté  parfaite,  témoignant  une  simplicité 
accompagnée  de  confiance,  tant  eu  nos  paroles  qu'en 
nos  actions,  vivant  modestement  et  humblement,  re- 
tranchant toutes  superfluitës  et  tous  désordres  au 
boire,  manger,  vêtir,  coucher  ,  jeux,  passe-temps  et 
autres  telles  convoitises  voluptueuses  par  une  sainte 
continence,  et  réprimant  surtout  les  inclinations  et 
séditions  de  la  chair  par  une  soigneuse  chasteté,  afin 
que  toute  notre  pei'SQUue  soit  occupée  en  lu  divine 


536     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

dilectîon,  tant  intéiieurement  par  la  joie,  paix,  pa- 
tience, longanimité',  bonté  et  loyauté,  comme  aussi 
extérieurement  par  la  bénignité,  mansuétude,  mo- 
destie, continence  et  chasteté. 

Or,  la  dilection  est  appelée  fruit,  en  tant  qu'elle 
nous  délecte  et  que  nous  jouissons  de  sa  délicieuse 
suavité  comme  d'une  vraie  pomme  de  paradis,  ro^ 
cueillie  de  l'arbre  de  vie^,  qui  est  le  Saint-Esprit  enlé 
sur  nos  esprits  humains ,  et  habitant  en  nous  par  sa 
miséricorde  infinie.  Mais  quand  non  seulement  nous 
nous  réjouissons  en  cette  divine  dilection,  et  jouissons 
de  sa  d<'lîcieuse  douceur,  ains  que  nouB  établissons 
toute  notre  gloire  en  icelle  comme  en  la  couronne  de 
notre  bonheur  ;  alors   elle  n'est   pas  seulement   un 
fruit  doux  a  notre  gosier;  mais  elle  est  une  béatitude 
et  félicité  très-désiinble  j  non  seulement  parce  qu'elle 
nous  assure  la  félicité   de  l'autre  vie  ,  mais  parce 
qu'en  celle-ci  elle  nous  donne  un  contentement  d'i- 
nestimable valeur,  contentement  lequel  est  si   fort 
que  les  eaux  des  tribulalions  et  les  fleuves  des  persé- 
cutions ne  le  peuvent  éteindre;  ains  non  seulement  il 
ne  pérît  pas,  mais  il  s'enrichit  parmi  les  pauvretés, 
il  s'agrandit  ès-ahjcctions  et  humilités,  il  se  réjouit 
entre  les  larmes,  il  se  renforce  d'être  abandonné  de 
la  justice  et  privé  de  l'assistance  d'icelle,  lorsque,  la 
réclamant,  nul  ne  lui  en  donne  ;  il  se  récrée  emmi  la 
compassion  et  commîséralion ,    lorsqu'il    est    envi- 
ronné des  miséiablcs  et  souHrcteux;  il  se  délecte  de 
renoncer  h  toutes  sortes  de  délices  sensuelles  et  mon- 
daines pour  obtenir  la  pureté  et  netteté  de  cœur;  il 
fait  vaillance  d'assoupir  les  guerres,  noises  et  dissen- 
sions, et  de  mépriser  les  grandeurs  et  réputations 


LIVRE  XI,    CHAP.  XÎX.  So; 

temporelles;  il  se  revigore  d'endurer  toutes  sortes  de 
soiififiances,  et  tient  que  sa  vraie  vie<:onsisle  à  mourir 
pour  le  bien-aimé. 

De  sorte,  Thëotime ,  qu'en  somme  la  très-sainte 
dilection  est  une  vertu  ,  un  don ,  un  fruit  et  une  be'a- 
titude.  En  qualité  de  vertu,  elle  nous  rend  obJ-ssant 
aux  inspirations  intérieures  que  Dieu  nous  donne  par 
ses  commandemens  et  conseils  ,  eu  l'exe'cution  des- 
quels on  pratique  îOKtes  vertus,   dont  la  dileclion 
est  la  vertu  de  toutes  les  vertus.  En  qualité'  de  don  ,  la 
dilection  nous  rend  souples  et  maniables  aux  inspira- 
tions intéiieures,  qui  sont  comme  les  conmiandeiiiens 
et  conseils  secreil  de  Dieu ,  a  l'exécution  dv.*sqne]s  sont 
employés  les  sei^t  dons  du  Saint  Espiit;  si  que  la  di- 
lection est  le  don  des  dons.  En  qualiié  de  IVuit,  elle 
nous  donne  un  goiit  et  plaisir  extrême  en  la  pratique 
de  la  vie  dévote,  qui  se  sent  ès-douze  fruits  du  Sniot- 
Esprifc^  et  partant  elle  est  le  fruit  des  fruits.  En  qua- 
lité de  béatitude  ,  elle  nous  fait  prendie  a  faveur  ex- 
trême et  singulier  honneur  les  affronts,  calomnies, 
vitupères  et  opprobres  que  le  monde  nous  fait,  et 
nous  fait    quitter,  renoncer  et  rejeter  toute  autre 
gloire,  sinon  celle  qui  procède  du  bien-aimé  cruciOx, 
pour  laquelle  nous  nous  glorifions  en   l'abjection  , 
f  abnégation  et  anéantissement  de  nous- mêmes ^  ne 
.  voulant  autres  marques  de  majesté  que  la  couronne 
d'épines  du  crucifix ,   le  sceptre  de  son  roseau ,  le 
,  inautelet  de  mépris  qui  lui  fut  imposé,  et  le  trône  de 
sa  croix,  sur  lequel  les  amoureux  sacrés  ont  plus  de 
.  contentement,  de  joie,  de  gloire  et  de  félicité  que 
jamais  Salomon  n'eût  sur  son  trône  d'ivoire. 

Ainsi  la  dilection  est  maiutefois  représentée  par  Ja. 
U.  x5  \^ 


338    TRAITÉ  DE  UAMOUTl  DE  DIEU. 

grenade,  qui,  tirant  ses  proprie'lés  du  grenadier, 
pent  être  dite  la  vertu  d'icelui ,  comme  encore  elle 
seiubie  être  son  don  qu'il  ofFi  e  a  Thomme  par  amour, 
et  sou  fruit,  puisqu'elle  est  mangée  pour  recréer  le 
goût  de  Thorame ,  et  enfin  elle  est ,  par  manière  de 
dire,  sa  gloire  et  béatitude,  puisqu'elle  porte  la  cou- 
ronne et  diadème.    • 

CHAPITRE    XX. 

Comme  le  divio  amour  emploie  tontes  les  passions  et  afflic- 
tions èe  rame  ,  el  les  réduit  à  son  obéissance. 

J_j'amour  est  la  vie  de  notre  coeur.  Et  comme  le 
contre-poids  donne  le  mouvement  a  toutes  les  pièces 
mobiles  d'un  horloge,  aussi  Famour  donne  a  l'âme 
tous  les  mouvemens  qu'elle  a.  Toutes  nos  àfl^ttions 
suivent  notre  amour,  et  selon  icelui  nous  désirons, 
nous  nous  délectons,  nous  espérons  et  désespérons, 
nous  craignons,  nous  nous  encourageons,  nous  haïs- 
sons, nous  fuyons,  nous  nous  attristons,  nous  entrons 
en  colère  3  nous  triomphons.  Ne  voyons-nous  pas  les 
hommes  qui  ont  donné  leur  cœur  en  proie  k  l'amour 
vil  et  abject  des  femmes,  comme  ils  ne  désirent  que 
selon  cet  amour,  ils  n'ont  plaisir  qu'en  cet  amour, 
ils  n'espèrent  ni  désespèrent  q»ie  pour  ce  sujet,  ils 
ne  craignent  ni  n'entreprennent  que  pour  cela,  ils 
n'ont  a  conire-ccpur  ni  ne  fuyent  que  ce  qui  les  en, 
détourne,  ils  ne  s'attiistent  que  do  ce  qui  les  en  prive, 
ils  n'ont  de  colère  que  par  jalousie,  ils  ne  triomphent 
que  paj'  cette  infamie.  C'en  est  de  même  des  amateurs 


LIVRE  XI,    CHAP.  XX.  559 

des  richesses  et  des  ambitieux  de  l'honneur;  car  ils 
sont  rendus  esclaves  de  ce  qti'ils  aiment,  et  n'ont 
plus  de  cœurs  en  leur  poitrine  ,  ni  d'âme  en  leurs 
cœurs,  ni  d'affection  en  leur  âme  que  pour  cela. 

Quand  donc  le  divin  amour  règne  dans  nos  cœurs, 
il  assujétit  royalement  tous  les  autres  amours  de  la 
volonté' ,  et  par  conse'quent  toutes  les  affections  d'i- 
celle,  parce  que  naturellement  elles  suivent  les  amours  j 
puis  il  dompte  l'amour  sensuel ,  et  le  réduisant  a  son 
obéissance,  il  tire  aus^i  après  icelui  toutes  les  passions 
sensuelles,  car,  en  somme,  cette  sacrée  dilection  est 
l'eau  salutaire  de  laquelle  notre  Seigneur  disoit  :  Celui 
qui  boira  de  l'eau  que  je  lui  donnerai^  il  naura 
jamais  soif,  [Joan.  4.  18.)  Non  vraiment,  Théo- 
time,  qui  aura  l'amour  de  Dieu  un  peu  abondamment, 
il^n'aura  plus  ni  désir,  ni  crainte,  ni  espérance,  ni 
courage ,  ni  joie  que  pour  Dieu ,  et  tous  ses  mouve- 
mens  seront  accoîsés  en  ce  seul  amour  ccTeste. 

L'amour  divin  et  l'amour-propre  sont  dedans  notre 
^œur,  comme  Jacob  et  Esaii  dans  le  sein  de  Rébecca  ; 
ils  ont  une  antipathie  et  répugnance  fort  grande  Tua 
\  l'autre,  et  s' entre-clioquent  dedans  le  cœur  conti- 
nuellement, dont  la  pauvre  âme  s'écrie  :  Hélas!  moi 
misérable^  qui  me  délivrera  du  corps  de  cette 
Tnort,  [Ad  Ro7n,  7.  24.  )  afin  que  le  sei4  amour  de 
mon  Dieu  règne  paisiblement  en  moi?  Mais  il  faut 
pourtant  que  nous  ayons  courage,  espérant  eu  la  pa- 
role du  Seigneur  qui  promet  en  commandant ,  et 
commande  en  promeiaut  la  victoire  a  son  amour,  et 
semble  qu'il  dit  a  i'àme  ce  qu'il  fit  dire  \  Rébecca  : 
.Deux  nations  sont  en  ton  sein^  et  deux  peuples 
seront  séparés  dans  tes  entrailles ,  et  lun  des 


54o    TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

peuples  surmontera  Vautre ,  et  l'aîné  servira  au 
moindre  ,  car  comme  Rëbecca  n'a  voit  que  deux 
onfans  en  son  sein ,  mais  parce  que  d'iceux  dévoient 
ïjnître  deux  peuples,  il  est  dit  qu'elle  avoit  deux  na- 
tions en  son  sein.  Aussi  l'àme,  ayant  dedans  son  cœur 
^txvyi  amours,  a  par  conséquent  deux  grandes  peu- 
plades de  mouvemens,  affections  et  passions  ;  et  comme 
les  deux  enfans  de  Rébecca ,  par  la  contrariëlé  de 
leurs  raouvemens,  lui  donnoient  des  grandes  convul- 
sions et  douleurs  d'entrailles  5  aussi  les  deux  amours 
de  notre  âme  donnent  des  grands  travaux  a  notre 
cœur;  et  comme  il  fut  dit  qu'entre  les  deux  enfans 
de  cette  dame  le  plus  grand  seroit  le  moindre ^  aussi 
a-t-il  e'té  ordonné  que  les  deux  amours  de  notre  cœur 
le  senstiel  servira  le  spirituel ,  c*est-a-<iire  que  raïuour- 
propre  servira  l'amour  de  Dieu. 

Mais  qn^nd  fut-ce  que  Taîné  des  peuples  qui  e'toient 
dans  le  sein  de  Rébecca  servit  le  puîné?  Certes,  ce  ne 
fut  jamais  que  lorsque  David  subjugua  en  guerre  les 
Idiuiiéens,  et  que  Salomon  les  maîtiisa  en  paix.  O 
quand  sera-ce  donc  que  Pamour  sensuel  servira  l'a- 
inour  divin?  Ce  sera  lors,  Théoiime,  que  Tamour 
armé,  parvenu  jusqu'au  zèle,  asservira  nos  passions 
par  la  mortification  ,  et  bien  plus,  lorsque  Ik-liaut  au 
ciel  l'amftr  bienheureux  possédera  toute  notre  âme  ! 
en  paix. 

Or,  la  faron  avec  laquelle  l'amour  divin  doit  sub- 
juguer l'appétit  sensuel  est  pareille  a  celle  dont  Jacob 
usa ,  quand  pour  bon  présage  et  commencement  de 
ce  qui  devoit  arriver  par  après,  Esafi  sortant  du  seia 
de  8.1  mère,  Jacob  V empoigna  par  le  pied ^  comme 
pourTcnjambcrj  supplauterct  tenir  sujet,  ou,  coivinie 


LIVPxE  XI,    CHAP.  XX.  SU 

on  à'ilj  Pattacher  par  le  pied,  h  gnise  d'un  oiseau  de. 
proie,  tel  qu'Esaii  fut  en  qualité  de  chasseur  et  ter- 
rible homme  ;  car  ainsi  l'amour  divin  voyant  naître 
l^n  nous  quelque  passion  ou  affection  naturelle  ,  il 
doit  soudain  la  prendre  par  le  pied  et  la  ranger  à  son 
service.  Mais  qu'est-ce  a  dire  la  prendre  par  le  pied? 
C'est  la  lier  etassujétir  au  dessein  du  service  de  Dieu. 
Ne  voyez-vons  pas  comme  Moïse  transformoit  le  ser- 
pent en  baguette,  le  saisissant  seulement  parla  queue? 
Certes,  de  même  donnant  une  bonne  fin  a  nos  pas- 
sions, elles  prennent  la  qualité'  des  vertus. 

Mais  donc  quelle  méthode  doit-on  tenir  pour  ran- 
ger les  affections  et  passions  au  service  du  divin  amour? 
Les  médecins  méthodiques  ont  toujours  en  bouche 
cette  maxime  :Que  les  contraires  sont  guéris  par  leurs 
contraires,  et  les  Spagyriques  célèbrent  une  sentence 
opposée  k  celle-là ,  disant  que  les  semblables  sont 
guéris  par  leurs  semblables.  Or,  comme  que  c'en  soit, 
nous  savons  que  deux  choses  font  disparoître  la  lu- 
mière des  étoiles ,  l'obscurité  des  brouillards  de  la 
nuit ,  et  la  plus  grande  lumière  du  soleil;  et  de  même 
,no*is  combattons  les  passions,  ou  leur  opposant  des 
passions  contraires,  ou  leur  opposant  des  plus  grandes 
affections  de  leur  sorte.  S'il  m'arrive  quelque  vainc 
espérance,  je  puis  résister,  lui  opposant  ce  juste  dé- 
couragement :  0  homme  insensé  !  sur  quels  fonde- 
mens  bâtis-tu  cette  espérance?  Ne  vois-tu  pas  que  ce 
grand  auquel  tu  espères  est  aussi  prêt  de  la  mort  que 
loi-même?  Ne  connois-tu  pas  l'instabilité,  foiblesse 
et  imbécillité  des  esprits  humains?  Aujourd'hui  ce 
cœur  duquel  tu  prétends^  est  a  toi,  demain  un  autre 
l'empoi  tera  pour  soi  3  en  quoi  donc  prends-tu  cette 


y±'2     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

espérance?  Je  puis  aussi  résistera  celte  espérance, 
lui  en  opposant  une  plus  solide  ;  Espère  en  Dieu,  ô 
mon  âmeî  car  c^est  lui  qui  délii^rera  les  pieds  du 
piège.  Jamais  nul  mUespéra  en  lui  qui  ait  été  con-^ 
fondu.  Jette  tes  prétentions  ès-choses  éternelles  et 
perdurables.  Ainsi  je  puis  combattre  le  désir  des  ri- 
chesses et  voluptés  mortelles,  ou  par  le  mépris  qu'elles 
méritent ,  ou  par  le  désir  des  immortelles  ;  et  par  ce 
moyen  Pamour  sensuel  et  terrestre  sera  ruiné  par  Pa- 
mour  céleste,  on  comme  le  feu  est  éteint  par  l'eau  k 
«ause  de  ses  qualités  contraires,  ou  comme  il  est  éteint 
par  le  ieu  du  ciel  a  cause  de  ses  qualités  plus  fortes  et 
prédominantes. 

Notre  Seigneur  use  de  Tune  et  de  Taulre  méthode 
€n  ses  guérisoDs  spirituelles.  Il  guérit  ses  disciples  de 
la  crainte  mondaine,  leur  imprimant  dans  le  cœur 
une  crainte  supérieure  :  Ne  craignez  pas  ^  dit-il  ^ 
€eux  qui  tuent  le  corps ,  mais  craignez  celui  qui 
peut  damner  famé  et  le  corps  pour  la  géhenne. 
Voulant  une  autre  fois  les  guérir  d'une  basse  joie,  il 
leur  en  assigne  une  plus  relevée:  JVe  vous  réjouissez 
pas j  dit- il,  de  quoi  les  esprits  malins  vous  s6ni 
sujets ,  mais  de  quoi  vos  noms  sont  écrits  au  ciel^ 
(JLuc.  10.20.)  et  lui-même  aussi  rejette  la  joie  par 
la  tristesse  :  Malheur  a  vous  qui  riez  ,  car  vous 
pleu7^erez.  Ainsi  donc  le  divin  amour  supplante  et 
assujéiii  les  alfeclions  et  passions,  les  détournant  de 
la  fin  h  laquelle  l'amoiir-propre  les  veut  pnrier,  et 
les  contournant  a  sa  prétention  spiritu»*lle.  Et  comme 
Facc-en-ciel,  touchant  Taspalntus,  lui  ôte  son  odeur 
et  lui  en  donne  une  phis  excellente,  aussi  l'amour 
sacré,  louchant  nos  passions,  leur  ôte  leur  fin  lerreslrej 


LIVRE  Xî,  CHAP.  XX.  tîi3 

el  leur  en  donne  une  céleste.  L'appétit  de  manger  est 
rendu  grandement  spirituel  si  avant  que  de  le  pratiquer 
on  lui  donne  le  motif  de  Tamour.  Eh!  non  Seigneur,  ce 
n'est  pas  pour  contenter  cette chétive  nature,  ni  pour 
assouvir  cet  appétit  que  je  vais  a  tahle,  mais  pour, 
selon  votre  Providence ,  entretenit  ce  corps  que  vous 
m'avez  donné  sujet  a  cette  misère.  0//ï,  Seigneur, 
parce  qu'ainsi  il  vous  a  plu.  Si  j'espère  l'assistance 
d\m  ami,  ne  puis-je  pas  dire  :  Vous  avez  établi  notre 
vie  en  sorte ,  Seigneur,  que  nous  ayons  a  prendre 
secours,  soulagement  et  consolation  les  uns  des  antres  5 
et  parce  qu'il  vous  plaît,  j'implorerai  donc  cet  homme 
duquel  vous  m'avez  donné  l'amitié  a  cette  intention. 
Y  a-t-il  quelque  juste  sujet  de  crainte?  Vous  voulez, 
ô  Seigneur,  que  je  craigne ,  afin  que  je  prenne  les 
moyens  convenables  pour  éviter  cet  inconvénient ,  je 
le  ferai.  Seigneur,  puisque  tel  est  votre  bon  plaisir. 
Si  la  crainte  est  excessive ,  eh  !  Dieu ,  Père  éternel , 
qu'est-ce  que  peuvent  craindre  vos  enfans  ,  et  les 
poussins  qui  vivent  sous  vos  ailes?  Or  sus,  je  ferai  ce 
qui  est  convenable  pour  éviter  le  mal  que  je  crains; 
mais  après  cela.  Seigneur,  ye  suis  vôtre ^  sauwez-^ 
moij  s'il  vous  plaît,  et  ce  qui  m'ar rivera,  je  l'accep- 
terai, parce  que  telle  sera  votre  bonne  volonté.  0 
sainte  et  sacrée  r-lchimie  !  ô  divine  poudre  de  projec- 
tion, par  laquelle  tous  les  métaux  de  nos  passions, 
affections  et  actions  sont  convertis  en  l'or  très-pur  de 
la  céleste  dilection. 


5 'A    TBAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 
CHAPITRE    XXi; 

Que  la  trislesse  est  presque  toujours  inutile,  ains  contraire 
au  service  du  saint  amour. 

• 

On  ne  peut  enter  un  grcile  de  chêne  sur  un  poirier; 
tant  ces  deux  arbres  sont  de  contraire  humeur  Pun 
â  l'autre  :  on  ne  sauroit  certes  non  phis  enter  l'ire, 
ni  la  colère,  ni  de'sespoir  sur  la  charité,  au  moins 
seroit-il  très  difficile.  Pour  l'ire,  nous  l'avons  vu  au 
discours  du  zèle  ;  pour  le  désespoir ,  sinon  qu'on  le 
réduise  a  la  juste  dr'fiance  de  nous-mêmes,  ou  bien 
au  sentiment  que  nous  devons  avoir  de  la  vanilé, 
foiblesse  et  inconstance  des  faveurs ,  assistances  et 
promesses  du  monde ,  je  ne  vois  pas  quel  service  le 
divin  amour  en  peut  tirer. 

Et  quant  a  la  tristesse,  comme  peut-elle  être  utile 
à  la  sainte  charité,  puisqu'cntie  lesfriiilsdu  Saint- 
Esprit  la  joie  est  mise  en  rang,  joignant  la  charité? 
Néanmoins  le  grand  apôtre  dit  ainsi  :  Ija  tristesse 
qui  est  selœi  Dieu  ,  opère  la  pénitence  stable 
en  salut  ;  mais  la  tristesse  du  jnonde  opcre  la 
jnort.  (2.  Cor,  f.  10.)  Il  y  a  donc  une  tristesse 
selon  Dieu  y  laquelle  s'exerce  ou  bien  par  les  pé- 
cheurs en  la  pénitence,  ou  par  les  bons  en  la  com- 
passion pour  les  misères  temporelles  du  prochain  ,  ou 
par  les  parfjiits  en  la  déploration,  com[)]ainte  et  con- 
doléance pour  les  calamités  spirituelles  des  âmes;  car 
David,  saint  Pierre ,  la  Madeleine  pleurèrent  pour 
leurs  péchés,  Agar  pleura  voyant  son  lils  presque  mort 
do  soif,  Uiéréiuic  sur  la  ruine  de  lliérusalem,  notre 
Seigneur  sur  les  Juifs^  et  son  grand  apôtre  gémissant , 


LIVRE  XI,    CHAP.  XXI.  Si:» 

dit  ces  paroles  :  Plusieurs  marclient ,  lesquels  je 
vous  ai  souvent  dit  y  et  le  vous  dis  derechef^  qu'ils 
sont  enjieniis  de  la  croix  de  Jésus-Christ.  (Pliil. 
5.  18.) 

Il  Y  a  donc  une  tristesse  de  ce  inonde  qui  provient 
pareillement  de  trois  causes; 

Car,  1°  elle  provient  quelquefois  de  l'ennemi  in- 
fernal, qui,  par  raille  suggestions  tristes,  mélanco- 
liques et  fâcheuses,  obscmcit  l'entendement  ,allan- 
gor.rit  la  volonté,  et  trouble  toute  l'ame.  Et  comme 
un  brouillard  épais  remplit  la  tète  et  la  poitrine  de 
rhum^  ,  et  par  ce  moyen  leiid  U  respiration  diffic-ie, 
et  met  en  perplexité  le  voyageur;  ainsi  le  malin  rem- 
plissant l'esprit  humain  de  tristes  pensées,  il  lui  ôte 
la  facilité  d'aspirer  en  Dieu  ,  ef  lui  donne  un  ennui 
et  découragement  extrême,  afin  de  le  désespérer  et  le 
perdre.  On  dit  qu'il  y  a  un  poisson  nommé  pêcheteau, 
et  surnommé  diable  de  mer,  qui ,  émouvant  et  pous-? 
sant  ca  et  la  le  limon .  trouble  l'eau  tout  autour  de 
soi^  pour  se  tenir  en  icelle  comme  dans  l'embiiche , 
de  laquelle  soudain  qu'il  aperçoit  les  pauvres  petits 
poissons,  il  se  rue  sur  eux,  les  brigande  et  les  dévore, 
d'où  peut-être  est  venu  le  mot  de  pécher  en  eau 
trouble^  duquel  on  use  communément.  Or,  c'est  de 
jiiême  du  diable  d'enfer  comme  du  diable  de  mer^ 
car  il  fait  ses  embiiches  dans  la  tristesse,  lorsqu'ayant 
rendu  Tàrae  troublée  par  une  multitude  d'ennuyeuses 
pensées  jetées  ça  et  la  dans  l'entendement,  il  se  rue 
par  après  sur  les  affections,  les  accablant  de  défiances, 
jaiofisies,  aversions,  envies,  appréhensions  superflues 
des  péchés  passés,  et  fournissant  une  quantité  de  sub- 
tilités vaines,  aigres  et  mélancoliques,  afin  qu'on  re- 
jette toutes  sortes  de  raisons  et  consolations. 

t5  ^ 


5i6      TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DI£U. 

2**  Lîi  tristesse  procède  aussi  d'autres  fois  de  la 
condition  uaturelle  ,  quand  l'humeur  mélancolique 
domine  en  nous ,  et  celle-ci  n'est  pas  voirement  vi- 
cieuse en  soi-même,  mais  notre  ennemi  pourtant  s'en 
sert  grandement  pour  ourdir  et  tramer  mille  tentations 
en  nos  âmes;  car  comme  les  araignées  ne  font  jamais 
presque  leurs  îoiles  que  quand  le  temps  est  blafàtre 
et  le  c  el  nubileux;  de  même  cet  esprit  malin  n'a 
jamais  tant  d'aisance  pour  tendre  les  filets  de  ses 
suggestions  ès-esprits  doux  ,  bénins  et  gais,  comme 
il  en  a  ès-esprits  mornes,  tristes  et  mélancoliques; 
car  il  les  agite  aisément  de  chagrins,  de  soupçons, 
de  haines ,  de  murmurations,  censures,  envies,  pa- 
resse et  d'engourdissement  spirituel. 

3°  Finalement,  il  y  a  une  iristes?e  que  la  variété 
des  accidens  humains  nous  apporte.  Quelle  joie 
puis-je  avoir j  disoit  Tobie,  ne  pouvant  voir  la 
lumière  du  ciel?  Ainsi  fut  iris'e  Jacob  sur  la  nou- 
velle de  la  mort  de  son  Joseph  ,  et  David  pour 
celle  de  son  Absalon.  Or  ,  cetre  tristesse  est  com- 
mune aux  bons  et  aux  mauvais,  mais  aux  bons 
elle  est  modérée  par  Tacquiescement  et  résignation 
en  la  volonté  de  Dieu 5  couime  on  vil  en  Tobie,  qui, 
de  toutes  les  adversiiés  dont  il  fut  touché,  rendit 
grâces  a  la  divine  majesté,  et  en  Joh,  qui  en  bénit  le 
riom  du  Seigneur,  et  en  Daniel  ,  qui  «onverlii  ses 
douleurs  en  cantiques.  Au  contraire,  quant  aux  mon- 
dains, celle  tristesse  leur  est  ordin.are,  et  se  change 
en  regrets,  désespoirs  et  étourdissemens  d'esprits  5 
car  ils  sont  semblables  aux  guenons  et  marmots,  les- 
quels sont  toujours  mornes,  tristes  et  fà'heux  au  dé- 
faut de  la  lune;  conmie  au  contiare,  au  renouvelle- 
ment d'icelle,  ils  sautent,  dansent  el  font  leuis  sin- 


LIVRE  XI,    CIIAP.  XXr.  5^> 

gerîefi.  Le  mondain  est  hargneux,  maussade,  amer  ^ 
et  mélanco'ique  au  défaut  des  prospriîe's  terrestres , 
et  e:i  j'affluencc  il  est  presque  taujours  bravache  , 
ébaiidi  et  insolent. 

Certes,  la  tristesse  delà  vraie  pénitence  ne  doit  pas 
tant  être  nommée  tristesse  que  déplaisir,  ou  sentiment 
et  détestation  du  mal ,  tristesse  qui  n'est  jamais  ni 
ennuyeuse  ni  chagrine,,  tristesse  qui  n'engourdit  point 
l'esprit,  ains  qui  le  rend  actif,  prompt  et  diigent  j 
tristesse  qui  n'abat  point  le  cœur,  ains  le  relève  par 
la  prière  et  l'espérance  ,  et  lui  tait  faii  e  les  t'ians  de  la 
ferveur  de  dévotion^  tristesse  laquelle  au  fort  de  ses 
amertumes  produit  toujours  la  douceur  d'une  incom- 
parable consolation  ,  suivant  Iç  précepte  du  grand 
saint  Augustin  :  Que  le  pénitent  s'attriste  toujours,  , 
mî^is  que  toujours  il  se  réjouisse  de fe' tristesse.  La 
tristesse,  dit  Cassian  ,  qui  opère  la  solide  pénitence 
et  l'agrc'able  repentance  ,  de  laquelle  on  ne  se  rep^nt 
jamais,  elle  est  obéissante,  arfable,  humble,  débon- 
naire, souefve,  patiente  j  comme  étaut  issue  et  des- 
cendue de  la  charité.  Si  qjie,  s'étendant  a  toute  dou- 
leur de  corps  et  contrition  d'esprit,  elle  est,  en  cer- 
taine façon,  joj^euse,  animée  et  revigorée  de  l'espé- 
rance de  son  prolit ,  elie  retient  toute  la  suavité  de 
l'affabilité  et  longanimité,  ayant  en  eil^-même  les 
fruits  du  Saint-Esprit  que  le  saint  apôtre  raconte.  Or^ 
les  fruits  du,  Saint-Esprit  sont  charité,  joie ,  paix , 
longanimité  ^  bonté ,  bénignité  •>  foi,  mansuétude, 
continence.   [Gai.   5*  22.   20.)   Telle  est  la  vraie 
pénitence,  et  telle  la  bonne  tristesse,  qui  certes  n'est 
pas  proprement  triste  ni  méiancolit|UC,  ains  seule- 
ment attentive  et  alïectioQuée  a  détester,  rejeter  ei 
empêcher  le  mal  du  péché  pour  le  pa$sé  et  pour  i'a- 


3iS     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

venir.  Nous  voyons  aussi  mainlefois  des  pénitences 
fort  empress'es,  troublées,  impatientes,  pleureuses, 
ainères,  soupirantes,  inquiètes,  ij;ranclement  âpres  et 
mélaiicoliques ,  lesquelles  enfin  se  trouvent  infruc- 
tueuses et  sans  suite  d'aucun  véritable  amendement , 
parce  qu'elles  ne  |:rocèdent  pas  des  vrais  motifs^ de 
la  vertu  de  pénitence,  mais  de  Pamour- propre  et 
naturel. 

L(i  tristesse  du  monde  opère  la  mort ,  dit  Tapôtre. 
Théotime,  il  la  faut  donc  bien  éviter  et  rejeter  seloa 
notre  pouvoir.  Si  elle  est  naturelle,  nous  la  devons 
repoiisser,  contrevenant  a  ses  mouveniens  ,  la  diver- 
tissant par  exercices  propres  a  cela,  et  usant  des  re- 
mèdes et  façon  de  vivre  que  les  médecins  mêmes  ju- 
geront ^d  pro^.  Si  elle  provient  de  tentation,  il  faut 
bien  découvrir  son  cœur  au  père  spirituel,  lequel 
nous  prescrira  les  moyens  de  la  vaincre,  selon  ce  que 
nous  en  avons  dit  en  la  quatrième  partie  de  l'intro- 
duction a  la  vie  dévote.  Si  elle  est  accidentelle ,  nous 
recourrons  k  ce  qui  est  marqué  au  huitième  Livre, 
afin  de  voir  combien  les  tribulations  sont  aimables 
aux  enfans  de  Dieu  et  que  la  grandeur  de  nos  espé- 
rançes'cn  la  vie  éternelle  doit  rendre  presque  incon- 
sidérables  tous  les  événemeus  passagers  de  la  tem- 
porelle. 

Au  reste,  parmi  toutes  les  mélancolies  qui  nous 
peuvent  arriver,  nous  devons  employer  Pauiorité  de 
la  volonté  supérieure  pour  faire  tout  ce  qui  se  peut 
en  faveur  du  divin  amour.  Certes  il  y  a  des  actions 
qui  dépendent  tellement  de  la  disposition  et  com- 
plcxion  corporelle,  qu'il  n'est  pas  en  notre  pou- 
voir de  les  faire  a  notre  gré.  Car  un  mélancolique  ne 
sauroit  tenir  ni  ses  yeux,  ni  sa  parole,  ni  son  visage 


\ 


\ 

LIVRE  XI,    CHAP.  XXI.  S^j) 

en  la  même  grâce  et  suavité  qu'il  auroit  s'il  étoit  dé- 
chargé de  cette  mauvaise  humeur  :  mais  il  peut  bien  , 
quoique  sans  grâce ,  dire  des  paroles  gracieuses ,  hon- 
teuses et  courtoises ,  et  malgré  sou  inclination  faire 
par  raison  les  choses  convenables  en  paroles  et  en 
œuvres  de  chanté,  douceur  et  condescendance.  On 
est  excusable  de  n'être  pas  toujours  gai ,  car  on  n\  st 
pas  maître  de  la  gaîté  pour  l'avoir  quand  on  veut  j 
maison  n'est  pas  excusable  de  n'être  pas  toujours  hon- 
teux maniable  et  condescendant,  car  cela  est  toujours 
au  pouvoir  de  notre  volonté,  et  ne  faut  sinon  se  ré- 
soudre de  surmonter  l'humeur  et  inclination  contraire. 


FIN  DU   ONZIEME  LIVRE. 


55o      THATTE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

•VWllt/VVVVVV««/VVV%VV%VM/lWVVVVVVVVVVVVVV%lVVV««VV«VVVV«A/V«»/VV%«/l/\W«/V«V«VI^ 

LIVRE   DOUZIÈME. 

Contenant  quelques  avis  pour  le  progrès 
de  Tâme  au  saint  Amour. 


CHAPITFxE  PREMIER. 

Que  le  proi^rès  au  saint  amour  ne  dépend  pas  de  la  compîexîon 

nalureill. 

L'N  grancî  religieux  tle  notre  âge  a  e'crît  qne  la  dis- 
position naturelle  sert  de  beaucoup  a  l'amour  con- 
templatif, et  que  les  personnes  de  complexion  affec- 
tive y  sont  plus  propres.  Or,  je  ne  pense  pas  qu'il 
veuille  dire  que  l'amour  sacré  soit  dislrihué  aux 
hommes  ni  aux  angfs,  ensuite,  et  moins  encore  en 
vertu  des  conditions  naturelles,  ni  qu'il  veuille  dire 
que  la  distribution  de  l'amour  divin  soit  faite  aux 
hommes  selon  leurs  qualités  et  hal)ilité3  naturelles  : 
car  ce  sproit  démentir  l'écriture,  et  violer  la  règle 
eccJésiasticjue  par  laquelle  les  Péiagiens  furent  décla- 
rés hérétiques. 

Pour  moi,  je  parle  en  ce  Traité  de  Pamour  siirna- 
tnrol  que  Dieu  répand  en  nos  cœurs  par  sa  bonté ,  et 
diujuel  la  réndence  est  en  la  suprême  pointe  de  l'es- 
prit :  pointe  qui  est  au-dos'^us  <le  tout  le  reste  de 
notre  ànie  ,  cl  qui  est  indépendante  de  toute  cnm- 
plrxion  natuielK».  Et  puis,  bien  que  les  âmes  enclines 
à  la  dilccliou  aitDl  d\\Q  culc  quelque  disposilion  qui 


t 

LIVRE  XII,    CHAP.  I.  35t 

les  rend  plus  propres  a  vouloir  aimer  Dieu  ;  d'antre 
part  toutefois  elles  sont  si  sujettes  h  s'atiacher  par  affec- 
tion aux  cre'ntures  aimables,  que  leur  inclination  les 
met  autnnt  en  pe'iil  de  se  divertir  de  la  pureté'  de  l'a- 
mour sacré  par  le  mélange  des  autres^  comme  elles 
ont  de  facilité  a  vouloir  aimer  Dieu  ;  car  le  danger  de 
mal  aimer  est  attaché  à  la  fîcilité  d'aimer. 

11  est  pourtant  vrai  que  ces  âmes  ainsi  faites  ,  étant 
une  fois  bien  purifiées  de  Tamour  des  créatures,  fout  • 
des  merveilles  en  la  dilection  Scjinte  ,  l'amour  trou- 
vant une  grande  aisance  k  se  dilater  en  toutes  les 
facultés  du  cceur  :  çt  de  la  procède  une  Irès-agrénble 
suavité ,  laquelle  ne  paroît  pas  en  ceux  qui  oui  iàme 
aigre,  âpre,  mélancolique  et  revêche. 

Néanmoins  si  deux  personnes,  dont  l'une  est  ai- 
mante et  douce,  l'autre  chog;iine  et  amère,  par  con- 
dit'on  naturelle,  ont  une  charité  é^ale;  elles  ai  ueront 
sans  doute  également  Dieu,  mais  non  pas  s(^n!)lable- 
ment.  Le  cœur  de  naturel  doux  aimera  plus  .àiséjuent, 
plus  amiablement,  plus  doucement  ,  mais  non  pas 
plus  solidement  ni  plus  parfaitement;  ains  l'amour 
qui  naîtra  emmi  les  épines  ef  répugnances  d'un  na- 
turel âpre  et  sec,  sera  plus  brave  et  plus  glorieux; 
comme  TauTe  sera  aussi  plus  délicieux  et  gr^ieux. 

Il  importe  donc  peu  que  l'on  S(»it  naturellement  dis-  . 
posé  a  1  amour,  quand  il  s'agij^  d'un  amoiir  surnaturel 
et  par  lequel  on  i/agit  que  siiruaturelleiuent.  Seu- 
lement ,  Th^'otime ,  j«  dkois  v^jlonticrs  a  tous  les 
hommes  :  ô  mortels ,  si  vous  avez  le  cœur  enclin  a 
l'amour,  eh!  pourquoi  ne  piétendez-\ous  pas  au  cé- 
leste et  divin?  Mais  si  vous  êtes  rudes  et  amers  de 
cœurs,  hJlas  !  pauvres  gens,  puisque  vous  êtes  pr'vés 
de  l'amour  naturel;  pourquoi  n'aspirez  vous  a  l'a- 


552     TRAITE  DE  UAMOUR  DE  DIEU. 

moiir  surnaturel  qui  vous  sera  amoureusement  donné 
par  celui  qui  vous  appelle  si  saintement  a  l'aimer. 

CHAPITRE    IL 

Qu'il  faut  aroir  un  désir  continuel  d'aimer. 

L  HESAUniSEZ  des  trésors  au  ciel.  (  Mat  th. 
6.  20.  )  Un  trésor  ne  suffit  pas  au  gré  de  ce  divin 
amant;  ains  il  veut  que  nous  ayons  tant  de  trésors 
que  notre  trésor  soit  composé  dje  plusieurs  tr<^sorsj 
c'est-a-dire  ,  Tliéotime,  qu'il  faut  avoir  un  désir  in- 
satiable d'aimer  Dieu  ,  pour  joindre  toujours  dilection 
a  dilection.  Qu'est-ce  qui  presse  si  fort  les  avettes 
d'accroître  leur  miel ,  sinon  l'amour  qu'elles  ont  pour 
lui?  0  cœur  de  mon  âme,  qui  es  créé  pour  aimer  le 
bien  infini,  quel  amour  peux-lu  désirer,  sinon  cet 
amour  qui  est  le  plus  désirable  de  tous  les  amours? 
Hélas!  ô  âme  de  mon  cœur!  quel  désir  peux-tu  aimer, 
sinon  le  plus  aimable  de  tous  les  désirs?  O  amour  des 
désirs  sacrés!  ô  désirs  du  saint  amour!  ô  que  y" 'ai 
conpoiié  de  désirer  vos  perfections  î  \ 

.  Letraalade  dégoûté  n'a  pas  a[)pélit  de  manger  , 
mais  il  souhaite  d'avoir  appétit;  il  ne  désiie  pas  la 
viande,  mais  il  désire  de  la  désirer,  Théotinie  ,  de 
savoir  si  nous  aimons  Dieu  sur  toutes  choses,  il  n'est 
pas  en  notre  pouvoir,  si  Dieu  mcme  ne  le  nf)us  révèle; 
mais  nous  pouvons  bien  savoir  si  nous  désirons  de 
l'aimer;  et  quand  nous  sentons  en  nous  le  désir  de 
Tamour  sacré ,  nous  savons  que  nous  commençons 
d'aiuuT.  C'est  notre  parlie  sensuelle  et  animale  qui 
demande  a  manger ,  mais  c'est  notre  pnrtie  raison-r 


LIVRE  XII,    ClIAP.  îî.  555 

nahlc  qnl  cî^'sire  cet  appëiil,  et  d'autant  (jne  In  partie 
sensuelle  n'obéit  pas  toujours  a  la  partie  raisonnable, 
il  arrive  mainteibis  que  nous  de'siron*  l'appéliletnele 
pouvons  pas  avoir. 

Mais  le  désir  d'aimer  et  l'amour  dépendent  de  la 
même  volonté  ;  c'est  pourquoi  soudain  que  nous  avons 
formé  le  vrai  désir  d'aimer,  nous  commençons  d'avoir 
de  l'amour  :  et  a  mesure  que  ce  désir  va  croissant, 
l'amour  aussi  va  s'augmentant.  Qui  désire  ardemment 
l'amour,  aimera  bientôt  avec  ardeur.  0  Dieu  qui 
nous  fera  la  grâce  ,  Théotime ,  que  nous  brûlions 
de  ce  désir,  qui  est  le  désir  des  pauvres  et  lapré- 
jjaratlon  de  leur  cœur  que  Dieu  exauce  volontiers? 
Qui  n'est  pas  assuré  d'aimer  Dieu ,  il  est  pauvre;  et 
s'il 'désire  de  l'aimer,  il  est  mendiant ,  mais  mendiant 
de  l'heureuse  mendicité,  de  laquelle  le  Sauveur  a  dii: 
Bienheureux  sont  les  mendians  d'esprit;  car  à 
eux  appartient  le  royaume  des  Vieux.  (  Matth» 
5.  3.  ) 

Tel  fut  saint  Augustin,  quand  il  s'écria  :  0  aimer! 
b  marcher  !  ô  mourir  h  soi-même!  ô  parvenir  a  Dieu  ! 
Tel  saint  François,  disant  :  que  je  meure  de  ton  amour , 
ô  Fami  de  mon  cœur  qui  as  daigné  mourir  pour  mon 
amour.  Telles  sainte  Catherine  de  Gènes  et  la  bien- 
heureuse mère  Thérèse,  qitand  comme  biches  spiri- 
tuelles ,  pantelantes  et  mourantes  de  la  ?oif  du  divin 
amour,  elles  lancoient  cette  voix  :  Eh!  Seis-neur . 
donnez-moi  cette  eau  ! 

L'avarice  temporelle,  par  laquelle  on  désire  avi- 
dement les  trésors  terrestres,  est  la  racine  de  tous 
Tnnux'y  mais  l'avarice  spirituelle  par  laquelle  on  sou- 
haite incessamment  le  fin  or  de  l'amour  sacré ,  est  /a 
racine  de  tous  biens.  Qui  bien  désire  la  dilection , 


55  i     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

bien  la  cherche  ;  qui  bien  la  cherche ,  bien  la  trouve  ; 
qui  bien  la  trouve,  il  a  trouvé  b  source  de  la  vie  de 
laquelle  il  puisera  le  salut  du  Seigneur.  Crions  nuit 
et  jour,  Tliéotime  :  Venez,  ô  Saint  Esprit ,  remplissez 
les  cœurs  de  vos  fidèles,  et  allumez  en  iceux  le  feu 
de  votre  amour.  0  amour  ce'leste  ,  quand  comblerez- 
vous  mon  âme  ? 

CHAPITRE    III. 

Que  pour  avoir  le  désir  de  Tamour  sacré ,  ii  faut  retrancher 
les  autres  désirs. 

Jl  ouRQUoi  pensez-vous,  Théoîîme,  q!ie  les  chiens , 
en  la  saison  printannière,  perdent  plus  souvent  qu'en 
autre  temps  la  trace  et  piste  de  la  bête?  C'est  parce, 
disent  les  chasseurs  et  les  philosophes,  que  les  heibes 
et  fleurs  sont  alors  ea  leur  vigueur  ;  si  que  la  varie'té 
des  odeurs  qu'elles  re'pandent,  étouffe  tellement  le 
sentiment  des  chiens  ,  qu'ils  ne  savent  ni  choisir  ni 
suivre  la  senteur  de  la  proie  entre  tant  de  diverses 
senteursque  la  tcne  exhale.  Certes,  ces  Ames  qui  foi- 
sonnent conlinuelleîneut  en  désirs,  desseins  et  projets, 
ne  désirent  jaranis  comme  il  faut  le  saint  amour  cé- 
leste ,  ni  ne  peuvent  bien  sentir  la  trace  amoureuse 
et  piste  du  divin  bien  aimé,  qui  est  comparé  au  chc' 
vreuil  et  peut  fan  de  biche. 

I.e  lis  n'a  point  de  saison,  ains  fleurit  tôt  ou  tard 
selon  qu'on  le  plante  plus  ou  moins  avant  en  terre: 
car  fi  ou  ne  le  pousse  que  de  trois  doigts  en  terre  ,  il 
fleurira  incontinent  ;  mais  si  on  le  pousse  six  ou  neuf 
doigts,  il  fleurira  aussi  toujours  plus  tard  k  même  pro- 


LIVRE  XII,    CHAP.  III.  565 

portion.  Si  le  cœur  qui  prétend  a  ramour  divin,  est 
tort  enfoncé  dans  les  affaires  terrestres  et  temporelles, 
il  fleurira  tard  et  difficilement;  mais  s'il  n'est  dans  le 
monde  que  justement  autant  que  sa  condition  le  re- 
quiert, vous  le  verrez  bientôt  fleurir  eu  dilection  ,  et 
répandre  son  odeur  agréable.' 

Pour  cela  les  saints  se  retirèrent  ès-solitudes,  afin 
que  dëpris  des  sollicitudes  mondaines,  ils  vacassent 
plus  ardeuiment  au  céleste  amour.  Pour  cela  l'épouse 
sacrée  fermoit  Vun  de  ses  yeux ,  afin  d'unir  plus  for- 
tement sa  vue  en  l'autre  seul,  et  viser  plus  justement 
par  ce  moyen  au  milieu  du  coeur  de  son  bien-airaé 
q  i'elle  veut  biûler  d'amour.  Pour  cela  elle-même 
lient  sa  perruque  tellement  plissée  et  ramassée  dans  sa 
tresse,  q(\'elle  sembloit  n'avoir  qu'w/z  seul  aheueu  ^ 
duquel  elle  se  sert  comme  d'une  chaîne  pour  lier  et 
ravir  le  cœur  de  son  époux  qu'elle  rend  esclave  de  sa 
dilection. 

T  Les  âmes  qui  désirent  tout  de  bon  d'aimer  Dieu  / 
ferment  leurs  tntciideuiens  aux  discours  des  choses 
mondaines  pour  l'employer  plus  ardemment  ès-médi- 
tatious  des  choses  divines,  et  ramassent  toutes  leurs 
piéientions  sous  Punique  intention  qu'elles  ont  d'ai* 
mer  uni(|ueQieiit  Dieu.  Quiconque  désire  quelque 
chose  qu'il  ne  désire  pas  pour  Dieu ,  il  en  désire  moins 
Dieii. 

Uu  religieux  demanda  au  bienheureux  Gilles  ce 
qu'il  pourroit  faire  de  p'iis  agréiible  a  Dieu.  Il  lui  ré- 
pondit en  chantant  :  Une  a  un ,  une  a  un-,  c'est-a-dire, 
une  seule  âme  a  un  seul  Dieu.  Tant  de  désirs  et  d'a- 
mour en  un  cœur  sont  comme  p^isieurs  enfans  sur 
une  mamelle,  qui  ne  pouvant  téter  tous  ensemble, 
la  pressent  tantôt  Pun,  tantôt  l'autre,  a  l'euvi ,  'et  la 


356     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

font  enfin  îarir  et  dessécher.  Qui  pre'tend  au  divin 
amour,  doit  soigneusement  réserver  son  loisir  ^  son 
esprit  et  ses  affections  pour  cela. 

CHAPITRE    IV. 

Que  les  occupations  légitimes  ne  nous  empêchent  point 
de  pratiquer  le  divin  amour. 

Xj A  curiosité,  l'ambition,  l'inquiétude  avecrinad- 
vertance  et  inconsidération  de  la  fin  pour  laquelle 
nous  sommes  en  ce  monde,  sont  cause  que  nous  avons 
mille  fois  plus  d'empêcbemens  que  d'affaires,  plus  de 
tracas  qued'œuvre,  plus  d'occupation  que  de  be- 
sogne. Et  ce  sont  ces  embarrasseraens  ,  Théotime, 
c'e^l-a-dire  ,  les  niaises,  v^jines  et  superflues  occu- 
pations desquelles  nous  nous  chargeons ,  qui  nous 
divertissent  de  Famour  de  Dieu  ,  et  non  pas  vrais  et 
légitimes  exercices  de  nos  vocations.  David,  et  après 
lui  saint  Louis,  parmi  tant  de  hasards,  de  travaux  et 
d'affaires  qu'ils  eurent,  soit  en  pjiix,  soit  en  guerre, 
•  ne  laissoieut  pas  de  chanter  en  vérité  : 

Que  veut  moti  cœur  sinon  Dieu, 
I")c  ce  qu'au  ciel  on  admire? 
Qu^est-ce  qu^cmmi  ce  bas  lieu 
Sinon  Dieu  mon  cœur  respire? 

Saint  Bernard  ne  pcrdoit  rien  du  progrès  qu'il  dé- 
siroit  faire  en  ce  saint  amour,  quoiqu'il  fiit  es-cours  et 
armées  des  grands  princes  où  il  s'employoit  a  réduire 
les  affaires  d'état  au  service  de  la  gloire  de  Dieu  :  il, 
cliaDgcoil  de  lieu  ,  mais  il  ncchangcoit  point  de  cœur 


LIVRE  Xir,    CHAP.  IV.  55; 

ni  son  cœur  d'amour,  ni  son  amour  d'objet;  et  pour 
parler  son  propre  langage  ,  ces  mutatious  te  faisoient 
en  lui,  mais  non  pas  de  lui,  puisque  bien  que   ses 
occupations  fussent  fort  ditFereutes ,  il  étoit  iiiditTérent 
à  tontes  occupations,  et  différent  de  toutes  occupations, 
lie  recevant  pas  la  couleur  des  afifaiieset  des  conversa- 
tions, comme  le  caméléon  celle  des  lieux  où  ilse  trouve, 
ains  demeurant  toujours  uni  a  Dieu,  toujours  blanc 
en  pnieté,   toujours  vermeil  de  charité  et  toujours 
plein  d'humilité. 

Je  sais  bien ,  Théotime,  Tavis  des  sages. 

Celui  fuie  la  cour  et  quitte  ie  palais, 
Qui  veut  vivre  dëvot  :  rarement  ès-arme'es 
On  voit  de  piété  les  âmes  animées. 
La  foi,  la  sainteté  sont  filles  de  la  pais. 

Et  les  Israélites  avoient  raison  de  s'excuser  aux 
Babyloniens,  qui  les  pressoient  de  chauler  ie  sacré 
cantique  de  Sion  : 

Hélas!  mais  en  quelle  musique, 

£n  ce  triste  bannissement,  ^^ 

Pourrions-nous  chanter  saintement 

Du  Seigneur  le  sacré  cantique? 

Mais  ne  voyez-vous  pas  aussi  que  ces  pauvres  gens 
étoient  non  seulement  parmi  les  Babyloniens,  ains 
encore  captifs  des  Babyloniens.  Quiconque  est  esclave 
des  faveurs  de  la  cour  ,  du  succès  du  palais ,  de  l'hon- 
neur de  la  guerre,  ô  Dieu ,  c'en  est  fait,  il  ne  sauroit 
cJiaiiterle  cantique  de  Famour  divin  Mais  celui  qui 
n'est  en  cour,  en  ^erre,  au  palais  que  par  devoir, 

:  Dieu  l'assiste,  et  la  douceur  céleste  lui  sert  d'épitbème 
sur  le  ccour  pour  le  préserver  de  la  peste  qui  règne 

.-  -en  ces  lieux- la. 


558    TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

Lorsque  la  peste  affligea  les  Milanois  _,  saint  Charles 
ne  fit  jamais  difficulté  de  hanter  les  maisons  et  toucher 
les  personnes  empestées  :  mais,  Théotime,  il  les  hau- 
toit  aussi ,  et  touchoit  seulement  et  justement  autant 
que  la  nécessité  du  service  de  Dieu  le  requéroit ,  et 
pour  rien  il  ne  fût  allé  au  danger  sans  la  vraie  néces- 
sité ,  de  peur  de  commettre  le  péché  de  tenter  Dieu. 
Ainsi  ne  fut  il  atteint  d'aucun  mal,  la  divine  provi- 
dence conservant  cekii  qui  avoit  en  elle  une  confiance 
si  pure  qu'elle  n'étoit  mêlée  ni  de  timidité,  ni  de  té- 
mérité. Dieu  a  soin  de  même  de  ceux  qui  ne  vont  a 
la  cour,  au  palais,  a  la  guerre  sinon  par  la  nécessité 
de  leur  devoir  :  et  ne  faut  en  cela  ni  être  si  craintif 
que  l'on  abandonne  les  bonnes  et  justes  affaires  faute 
d'y  aller,  ni  si  outrecuidé  et  présomptueux  que  d'y 
aller  ou  demeurer  sans  l'expresse  nécessité  du  devoir 
et  des  affaires. 

CHAPITRE    V. 

9  Exemple  très^amiable  sur  ce  sujet. 

JLliEU  est  innocent  à  Vinnocent ,  bon  au  bon,  cor- 
dial au  cordial,  tendre  envers  les  tendres;  et  son 
amour  le  porte  quelquefois  a  faire  des  traits  J'une 
sacrée  et  sainte  mignardise  pour  les  âmes  qui,  par 
une  amoureuse  puieié  et  simplicité , se  rendent  comme 
petitsenfins auprès  de  lui. 

Un  jour  saillie  Françoise  disoit  l'office  de  Notre 
Dame,  et  comme  il  advient  ordinairement  que,  s'il 
n'y  a  qu'une  affaire  en  toute  la  journée ,  c'est  au 
temps  de  l'oraison  que  la  presse  en  arrive ,  cette  sainte 
danic  fut  appelée  de  la  part  de  son  mari  pour  ud  ser- 


LIVRE  XII,    CHAP.  VI.  SSg 

\ice  domestique;  et  par  quatre  diverses  fois  pensant 
reprendre  le  fil  de  son  office  ,  elle  fui  rappele'e  et 
contrainte  de  couper  un  même  verset,  jusques  a  ce 
que  cette  be'nite  affaire  pour  laquelle  on  avoit  si  em- 
pressement diverti  sa  prière,  étant  enfin  acheve'e, 
revenariiason  office  ,  elle  trouva  ce  verset,  si  souvent 
laissé  par  obéissance,  et  si  souvent  recommencé  par 
dévotion,  tout  écrit  en  beaux  caractères  d'or,  que 
sa  dévote  compagne  madame  Vannocie,  jura  d'avoir 
vu  écrire  par  le  cher  ange  gardien  de  la  sainte,  a  la- 
quelle par  après  saint  Paul  \e  révéla. 

Quelle  suavité  ,  Théotime,  de  cet  épofix  céleste  en- 
vers celte  douce  et  fidèle  amante!  Mais  vous  vovez 
cependant  que  les  occupations  nécessaires  a  unchacua 
selon  sa  vocation  ne  di.ninuent  point  l'amour  divin  , 
ains  l'accroissent ,  et  dorent,  p^ir  manière  de  dire  , 
To^ivrage  de  la  dévotion.  Le  rossignol  n'aim^^-  pas 
moins  sa  m^'lodie  quand  il  fait  ses  pauses,  qdc  quand 
il  chante:  les  cœurs  dévots  n'aiment  pas  moins  l'amour 
quand  il  se  divertit  pour  les  nécessités  extérieures ,  que 
quand  il  prie  :  leur  silence  et  leur  voix,  leur  contem- 
plation ,  leur  occupation  et  leur  repos  chantent  éga- 
lement en  eux  le  cantique  de  leur  dileclion. 

CHAPITRE    VL 

Qu'il  faut  employer  toutes  les  occasions  pre'sentes  en  la 
pratique  du  divia  amour. 

Il  y  a  des  âmes  qui  font  de  grands  projets  de  faire 
des  exccUens  services  a  notre  Seigneur  par  de?  ac- 
tions éminentes  et 'des  souffi-ances  extraordinaires  5 

I 


56o     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

mais  actions  et  souffrances  desquelles  Toccasion  n'est 
pas  présente,  ni  ne  se  présentera  peut-être  jamais, 
et  sur  cela  pensent  d'avoir  fait  un  traité  de  grond 
amour;  en  quoi  elles  se  trompent  fort  souvent,  comme 
il  appert,  en  ce  qu'embrassant  par  souhait,  ce  leur 
semble,  des  grandes  croix  futures,  elles  fuient  ar- 
demment la  charge  des  présentes  qui  sont  moindres. 
N'est-ce  pas  une  extrême  tentation  d'être  si  vaillant 
en  imagination  ,  et  si  lâche  en  l'exécution? 

Eh  !  Dieu  nous  garde  de  ces  ardeurs  imaginaires 
qui  nourrissent  bien  souvent  dans  le  fond  de  nos 
cœurs  la  vaine  et  secrète  estime  de  nous-mêmes!  Les 
grandes  œuvres  ne  sont  pas  toujours  en  notre  chemin, 
mais  nous  pouvons  a  toutes  heures  en  faire  des  petites 
excellemment ,  c'est-a-dire  avec  un  grand  amour. 
Voyez  ce  saint,  je  vous  prie,  qui  donne  un  verre  ; 
d'eau  pour  Dieu  au  pauvre  passager  altéré;  il  fait 
peu  de  chose,  ce  semble  ,  mais  l'intention,  la  don— i 
ceur,  la  dilectiou  dont  il  anime  son  œuvre,  est  si.ex- 
cellente,  qu'elle  convertit  cette  simple  eau  en  eau  de 
vie,  et  de  vie  éternelle. 

Les  avettes  picotent  dans  les  lis,  les  flambes  et  les' 
roses  ;  mais  elles  ne  font  pas  moins  de  butin  sur  les 
menues  petites  fleurs  du  romarin  et  du  thym  ;  ains 
elles  y  cueillent  non  seulement  plus  de  miel ,  mais 
encore  de  meilleur  miel  ;  parce  que  dedans  ces  petits 
vases  le  miel  se  trouvant  plus  serré,  s'y  conserve 
aussi  bien  miçux.  C'^tes,  ès-bns  et  menus  exercices 
de  dévotion,  la  charte  se  pratique  non  seulement 
plus  fréquoimnout,  mais  aussi  pour  l'orilinaire  plus 
•  humblement ,  et  par  conséquent  phis  utilement  et 
saintement. 

Ces  condescendances  auji  humeurs  d'aGlriii ,  ce 


LIVRE  XII,    CHAP.  VII.  5^1 

support  des  actions  et  façons  agrestes  et  ennuyeuses 
du  prochain  ,  ces  victoires  sur  nos  propres  humeurs 
et  passions  ,  ce  renoncement  a  nos  menues  inclina- 
tions, cet  effort  contre  nos  aversions  et  répugnances, 
ce  Cordial  et  doux  aveu  de  nos  imperfections,  cette 
peine  continuelle  que  nous  prenons  de  tenir  nos  âmes  en 
e'galile',  cet  amour  de  notre  abjection,  ce  bénin  et 
î-racieux  accueil  que  nous  fnisons  au  mépris  et  censure 
de  notre  condition,  de  notre  vie,  de  notre  conver- 
sation, de  nos  actions;  Théotime,  tout  cela  est  plus 
fructueux  a  nos  âmes  que  nous  né  saurions  penser, 
pourvu  que  la  céleste  dilectlou  le  ménage;  mais  nous 
l'avons  déjà  dit  a  l'hilothée.  ^      > 

CHAPITRE  VII. 

Qu'il  faut  avoir  soia  de  faire  nos  actions  fort  parfaitement. 

JMoTRE  Seigneur,  au  rapport  des  anciens,  souloit 
dire  aux  siens  :  Soyez  bons  monnoyeurs.  Si  l'écii 
n'est  de  bon  or,  s'il  n'a  son  poids,  s'il  n'est  battu  au 
coin  légitime,  on  le  rejette  comme  nonrecevable.  Si 
une  œuvre  n'est  de  bonne  espèce,  si  elle  n'est  ornée 
de  la  charité,  si  l'intention  n'est  pieuse  ,  elle  ne  sera 
point  reçue  entre  les  bonnes  œuvres.  Si  je  jeûne,  mais 
pour  épargner,  mon  jeûne  n'est  pas  de  bonne  espèce; 
si  c'est  par  tempérance,  mais  que  j'aye  quelque  pèche' 
mortel  en  mon  âme,  le  poids  manque  a  cette  œuvre, 
car  c'est  la  charité  qui  donne  le  poids  a  tout  ce  que 
nous  faisons;  si  c'est  seulement  par  conversation  et 
pour  ra'accommoder  a  mes  compagnons,  cette  œuvre 
n'est  pas  marquée  au  cola  d'uae  intention  approuvée. 
II.  i6 


562      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

Mais  si  je  jeûne  par  tempe'iance,  et  que  je  sois  en  la 
grâce  lie  Dieu,  et  que  j'aye  intention  de  plaire  a  sa 
divine  majesté  par  cette  tempérance  ,  l'œuvre  sera 
une  bonne  monnoie  propre  pour  accroître  en  moi  le 
tre'sor  de  la  charité'. 

C'est  faire  excellemment  les  actions  petites,  que 
de  les  faire  avec  beaucoup  de  pureté  d'inlentiou,  et 
une  forte  volonté  de  plaire,  a  Dieu  ;  et  lors  elles  nous 
sanctifient  grandement.  Il  y  a  des  personnes  qui  man- 
gent beaucoup,  et  sont  toujours  maigres,  exténuées 
et  allangouries,  parce  qu'elles  n'ont  pas  la  force  di- 
gestive  bonne;  il  y  en  a  d'autres  qui  mangent  peu  , 
et  sont  toujours  en  bon  point  et  vigoureuses,  parce 
qu'elles  ont  l'estomac  bon.  Ainsi  y  a-t-il  des  âmes  qui 
font  beaucoup  de  bonnes  reuvres,  et  croissent  fort 
peu  en  charité,  parce  qu'elles  les  font  ou  froidement 
et  lâchement ,  ou  par  instinct  et  inclination  de  natui  e , 
plus  que  par  inspiration  de  Dieu  ou  ferveur  céleste; 
et  au  contraire  il  y  en  a  qui  font  peu  de  besogne,  mais 
avec  une  volonté  et  intention  si  sainte,  qu'elles  font 
un  progrès  extrême  en  dilection  ;  elles  ont  peu  de  la- 
lent,  mais  elles  le  ménagent  si  fidèlement,  que  le  Sei- 
gneur les  eu  récompense  largement. 

CHAPITRE    VIII. 

Moyen  gunoral  pour  appliquer  nos  oeuvres  au  service  do 

Dieu. 

1  OUT  ce  que  pous  faites  ^  et  quoi  que  vous  fassiez 
en  paroles  et  en  œuvres ^  faites  le  tout  au  nom 
de  Jésus-Clirist.  Soit  que  vous  mangiez,  soie  que 


LIVRE  Xïl,  CHAP.  Vlir.  563 

i^oiis  buviez  j  ou  que  vous  fassiez  quelque  autre 
chose  y  fuites  le  tout  à  la  gloire  de  Dieu.  (  i.  Cor, 
10.  3i.)  Ce  sont  les  paroles  propres  du  divin  apôtre, 
lesquelles,  comme  dit  le  grand  saint  Thomas  en  les 
expliquant,  sont  suffisamment  pratiquées  quand  nous 
avons  l'habitude  de  la  très-sainte  r.haiite',  par  laquelle, 
bien  que  nous  n'ayons  pas  une  expresse  et  attentive 
intention  de  faire  chaque  œuvre  pour  Dieu ,  cette 
intention  ne'anmoins  est  contenue  couvertement  en 
l'union  et  communion  que  nous  avons  avec  Dieu  ^ 
par  laquelle  tout  ce  que  nous  pouvons  faire  de  bon 
est  dédie'  avec  nous  a  sa  divine  bonf^.  Il  n*est  pas  be- 
soin qu'un  enfant ,  demeurant  en  la  maison  et  puis- 
sance de  son  père ,  déclare  que  ce  qu'il  acquiert  est 
acquis  à  son  père;  car  sa  personne  étant  a  son  père, 
tout  ce  qui  en  dépend  lui  appartient  aussi.  Il  suffit 
aussi  que  nous  soyons  enfans  de  Dieu  par  dilection  , 
pour  rendre  tout  ce  que  nous  faisons  entièrement 
destiné  a  sa  gloire. 

Il  est  donc  vrai,  Théotime,  que  comme  nous  avions 
dit  ailleurs,  tout  ainsi  que  l'olivier  pl.in.é  près  de  la 
vigne  lui  donne  sa  saveur;  de  même  la  charité  se 
trouvant  auprès  des  autres  vertus,  elle  leur  commu- 
nique sa  perfection.  Mais  comme  il  est  vrai  aussi  que 
si  l'on  ente  la  vigne  sur  l'olivier,  il  ne  lui  commu- 
nique pas  seulenii^nt  plus  parfaitement  son  goiit,  mais 
la  rend  encore  participante  de  son  suc;  ne  vous 
contentez  pas  aussi  d'avoir  la  charité,  et  avec  elle  la 
3ratique  des  vertus  ,  mais  faites  que  ce  soit  par  et 
3our  elle  que  vous  les  pratiquiez ,  afin  qu'elles  lui 
ouissent  être  justement  aitiibuées. 

Quand  un  peintre  tient  et  conduit  la  main  de  lap- 


5G4     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

prentif,  le  Irait  qui  en  provient  est  principalement 
attribue'  au  peintre,  parce  qu'encore  que  l'appreniif 
ait  contribue'  le  mouvement  de  sa  main  et  l'applica- 
tion du  pinceau ,  si  est-ce  que  le  maître  a  aussi  de  sa 
part  tellement  mêlé  «on  mouvement  avec  celui  de 
l'appreniif,  qu'imprimant  en  icelui,  l'honneur  de  ce 
qui  est  bien  au  trait  il  lui  est  spe'cialement  de'fe'ré , 
encore  qu'on  ne  laisse  pas  de  louer  l'apprenti  a  cause 
de  la  souplesse  avec  laquelle  il  a  accommodé  son 
mouvement  a  la  conduite  du  maître.  0  que  les  ac- 
tions des  vertus  sont  excellentes ,  quand  le  divin 
amour  leur  imprtme  son  sacré  mouvement  !  c'est-a- 
dire  lorsqu'elles  se  font  par  le  motif  de  la  dileclion  ; 
mais  cela  se  fait  différemment- 

Le  motif  de  la  divine  charité  répand  une  influence 
de  perfection  particulière  sur  les  actions  vertueuses 
de  ceux  qui  se  sont  spécialement  dédiés  a  Dieu  pour 
le  servir  a  jamais.  Tels  sont  les  évêqnes  et  prêtres, 
qui,  par  une  consécration  sacramentelle,  et  par  un 
caractère  spirituel,  qui  ne  peut  être  effacé,  se  vouent, 
comme  cerfs  stigmatisés  et  marqués  au  perpétuel  ser- 
vice de  Dieu.  Tels  les  religieux,  qui,  par  leurs  vœux, 
ou  solennels  ou  simples ,  sont  immolés  a  Dieu  en 
qualité  à^/iosties  vii^antes  et  raUonnables.  Tels; 
tous  ceux  qui  se  rangent  aux  congrégations  pieuses^ 
déiliés  a  jamais  a  la  gloire  divine.  Tels  tous  ceux  en- 
core qui  h  dessein  se  procurent  des  profondes  et  puis-* 
santés  résolutions  de  suivre  la  volonté  de  Dieu,  faisant 
pour  cela  des  retraites  de  quelques  jours,  afin  d'ex-^. 
citer  leurs  Ames  par  divers  exercices  spirituels  a  l'en-, 
tièrc  déformation  de  leur  vie,  méthode  sainte  ,  fami- 
liale aux   anciens  chrétiens ,  mais  depuis   prcsqu 


LIVRE  XII,    CHAP.  VllI.  565 

tout-h  fait  délaissée,  jusqu'à  ce  que  le  grand  servi- 
teur de  Dieu ,  Ignace  de  Loj^ola,  la  remit  en  usage  du 
temps  de  nos  pères. 

Je  sais  que  quelques-uns  n'estiment  pas  que  cette 
oblation  si  générale  de  nous-mêmes  étende  sa  vertu 
et  porte  soikinfluence  sur  les  actions  que  nous  prati- 
quons par  après ,  sinon  a   mesure   qu'en  l'exercice 
d'icelles  nous  appliquons  en  particulier  le  motif  de  la 
dilection  ,   les   dédiant  spécialement  a  la  gloire  de 
Dieu.  Mais  tous  confessent  néanmoins  avec  saint  Bo- 
naventure,  loué  d'un  chacun  en  ce  sujet,  que  si  j'ai 
résolu  en  mon  cœur  de  donner  cent  écus  pour  Dieu  , 
quoique  par  après  fe  fasse  a  loisir  la  distribution  de 
celte  somme,  ayant  l'esprit  distrait  et  sans  attention, 
toute  la  distribution  néanmoins  ne  laissera  pas  d'être 
faite  par  amour,  a  cause  qu'elle  procède  du  premier 
objet  que  le  divin  amour  me  fit  faire  de  donner  tout 
cela. 

Mais  de  grâce,  Théolime,  quelle  différence  y  a- 
t-il  entre  celui  qui  offre  cent  écus  a  Dieu,  et  celui 
qui  offre  toutes  ses  actions?  Certes,  il  n'y  en  a  point, 
sinon  que  l'un  offre  une  somme  d'argent,  et  l'autre 
nue  somme  d'actions.  Et  pourquoi  donc  ,  je   vous 
prie,  ne  seront-ils  l'un  comme  l'autre  estimés  faire 
la  distribution  des  pièces  de  leurs  sommes ,  en  vertu 
de  leurs  premiers  propos  et  fondamentales  résolutions? 
Et  si  l'un  distribuant  ses  écus  sans  attention,  ne  laisse 
pas  de  jouir  de  Finfluence  de  son  premier  dessein, 
pourquoi  l'autre,  distribuant  ses  actions ,  ne  jouira- 
t-il   pas  du   fruit    de  sa  première  intention  ?   Celui 
q!U   destin ément  s'est  rendu  esclave  amiable  de   la 
divine  bonté,  lui  a  par  conséquent  dédié  toutes  ses 
actions. 


566     TRAITE  DE  UAMOUR  DE  DIEU. 

Sur  cette  vérité  chacun  devroit  une  fois  en  sa  \ie 
faire  une  bonne  retraite,  pour  en  icelle  bien  purger 
son  âme  de  tout  pe'che',  pour  ensuite  faire  une  intime 
et  solide  re'solution  de  vivre  tout  a  Dien,  selon  que 
nous  avons  enseigné  en  la  première  partie  de  l'Intro- 
duction a  la  vie  dévote;  puis  au  moins  un©  fois  Tannée 
faire  la  revue  de  sa  conscience,  et  le  renouvellement 
de  la  piemière  résolution  que  nous  avons  marqué  en 
la  cinquième  partie  de  ce  livre-la  j  auquel  pour  ce  re- 
gard je  vous  renvoyé. 

Certes,  saint  Bonaventnre  avoue  qu'un  homme 
qui  s'est  acquis  une  si  grande  inclination  et  coutume 
de  bien  faire^  que  souvent  il  le  fait  sans  spéciale 
attention,  ne  laisse  pas  de  mériter  beaucoup  par 
telles  attions,  lesquelles  sont  annoblies  par  la  dilec- 
tion  de  laquelle  elles  proviennent  comme  la  racine  et 
source  originaire  de  celte  heureuse  habitude,  facilité 
et  promptitude. 

CHAPITRE    IX. 

De  quelques  autres  moyens  pour  appliquer  plus  parlîculié- 
munt  nos  œuvres  à  l'amour  de  Dieu. 

v^UAND  les  paonnesses  couvent  en  des  lieux  bien 
blancs,  les  poulets  sont  aussi  tout  blancs;  et  quand 
nos  intentions  sont  en  Tamour  de  Dieu  ,  lorsque 
nous  projetons  quelque  bonne  œuvre,  ou  que  nous 
nous  jetons  en  quoique  vacation,  toutes  les  actions 
qiii  s'en  ensuivent  prennent  leur  valeur  et  tirent  leur 
noblesse  de  la  dilection  de  la(|ucl!e  elles  ont  leur  ori- 
giucj  car  qui  ne  voit  que  les  actions  qui  sont  propres 


LIVRE  XIÎ,    CHAP.  IX.  56; 

a  ma  vocation  ,  ou  requises  a  mon  dessein,  de'pen- 
dent  de  cette  première  élection  et  résolution  que  j'ai 
faite. 

Mais,  The'otime,  il  ne  se  faut  pas  arrêter  la  ;  ains 
pour  faire  un  excellent  progrès  en  la  de'votion,  il  faut 
noH  seulement  au  commencement  de  notre  conver- 
sion ,  et  puis  tous  les  ans  destiner  notre  vie  et  toutes 
DOS  actions  a  Dieu;  mais  aussi  il  les  lui  faut  offrir 
tous  les  jours ,  selon  Texercice  du  matin  que  nous 
avons  enseigné  a  Philolhoe;  car  en  ce  renouvellement 
journalier  de  notre  oblaiion ,  nous  répandons  sur  nos 
actions  la  vigueur  et  vertu  de  la  dilection  par  une 
nouvelle  application  de  notre  cœur  b  la  gloire  di- 
vine, au  moyen  de  quoi  il  est  toujours  plus  sanctifié. 

Oa're  cela,  appliquons  cent  et  cent  fois  le  jour 
notre  vie  au  divin  amour  par  la  pratique  des  oraisons 
jaculatoires ,  élévalions  de  cœur  et  retraites  spiri- 
tuelles; car  ces  saints  exercices  lançant  et  jetant  con- 
tinuellement nos  esprits  en  Dieu,  y  portent  ensuite 
toutes  nos  actions.  Et  comme  se  pourroit-il  faire,  je 
vous  prie ,  qu'une  âme  ,  laquelle  a  tous  momens  s'é- 
lance en  la  divine  bonté,  et  soupire  incessamment  des 
paroles  de  dilection  pour  tenir  toujours  son  cœur  dans 
le  sein  de  ce  Père  céleste,  ne  fût  pas  estimée  faire 
toutes  ses  bonnes  actions  en  Dieu  et  pour  Dieu? 

Celle  qui  dit  :  Eh!  Seigneur ,ye  suis  vôtre:  Mon 
hien-aiméest  tout  niien^  et  jnoije  suis  toute  sienne  : 
Mon  Dieu,  vous  êtes  mon  tout  :  0  Jésus,  vous  êtes 
ma  vie  :  Eh  !  qui  me  fera  la  grâce  que  je  meure  a  moi- 
même,  afin  qne  je  ne  vive  qu'kvous?OaimerI  ôs'ache- 
miner!  ô  mourir  a  soi-même  î  ô  vivre  a  Dieu  î  ô  êtreen 
Dieu!  0  Dieu  ,  ce  qui  n'est  pas  vous-même,  ne  m'est 
rien  :  celle-Ia^dis  je,ne  dédie-t-elle  pas  continuellement 


568    TRAITE  DE  UAMOUR  DE  DIEU. 

ses  actions  au  céleste  e'poux?  O  que  bienheureuse  est 
l'âme  qui  a  une  fois  bien  fait  le  dépouillement  et  la 
parfaite  résignation  de  soi-même  entre  les  mains  de 
Dieu  ,  dont  nous  avons  parlé  ci-dessus!  car  par  après 
elle  n'a  a  faire  qu'un  petit  soupir  et  regard  eu  Dieu 
pour  renouveler  et  confirmer  son  "dépouillement , 
sa  résignation  et  son  oblation  ,  avec  la  protestation 
qu'elle  ne  veut  rien  que  Dieu  et  pour  Dieu ,  et  qu'elle 
ne  s'aime,  ni  chose  du  monde,  qu'en  Dieu  et  pour 
l'amour  de  Dieu. 

Or,  cet  exercice  de  continuelles  aspirations  est 
donc  fort  propre  pour  appliquer  toutes  nos  œuvres  a 
Ta  dileclion;  mais  principalement  il  suffit  très-abon- 
damment pour  les  menues  et  ordinaires  actions  de 
notre  vie  ;  car  quant  aux  œuvres  relevées  et  de  consé- 
quence, il  est  expédient  _,  pour  faire  un  profit  d'im- 
portance, d'user  de  la  méthode  suivante,  ainsi  que 
j^ai  déjà  touché  ailleurs. 

Elevons  en  ces  offcurences  nos  cœurs  et  nos  es- 
prits en  Dieu,  enfonçons  notre  considération  et  éten- 
dons notre  pensée  dans  la  très-sainte  et  glorieuse 
éternité,  voyons  qu'en  icelle  la  divine  bonté  nous 
chérissoit  tendremant ,  destinant  pour  notre  salut 
tous  les  moyens  convenables  a  notre  progrès  en  sa  di- 
leclion, et  particulièrement  la  commodité  de  faire  le 
bien  qui  se  présente  alors  a  nous,  ou  de  sDufliirlc 
jnal  qui  nous  ar.ive.  Cela  fait,  déployant,  s'il  faut 
ainsi  dire,  et  élevant  le  bras  de  notre  consentement, 
embrassons  chèrement ,  ardemment  et  très-amoureu- 
sement, soit  le  bien  qui  se  présente  k  faire,  soit  le 
mal  qu'il  nous  faut  souft'i  ir ,  en  considération  Je  ce 
que  Dieu  l'a  voulu  éternellement,  pour  lui  complaire 
et  obéir  a  sa  providence. 


LIVRE  Xîî,    CIÎAP,  iX.  5% 

,    Voyez  le  grand  saint  Charles,  lorsque  la  peste  at- 
taqua son  diocèse.  Il  releva  son  courage  en  Dieu, 
et  regarda  attentivement  qu'en  re'teniité  de  la  Pro- 
vidence divine  ce  fle'au  e'toit  préparé  et  destiné  a  son 
peuple,  et  que  emmi  ce  fléau,  cette  même  Providence 
avoit  ordonné  qu'il  eût  un  soin  très-amoureux  de 
servir,  soulager  et  assister  cordialement  les  affligés, 
puisqu'en  celte  occasion  il  se  trouvoit  le  père  spiri- 
tuel, pasteui'  et  évèque  de  cette  province -Im.  C'est 
pourquoi  se  représentant  la  grandeur  des  peines,  tra- 
vaux et  hasards  qu'il  lui  seroit  force  de  subir  pour  ce 
sujet,  il  s'immola  en  esprit  au  bon  plaisir  de  Dieu ,  et 
baisant  tendrement  cette  croix,  il  s'écria  du  fond  de 
son  cœur  ,  a  l'imitation  de  saint  André  :  Je  te  salue, 
ô  croix  précieuse!  je  te  salue,  ô  tribulatîon  bienheu- 
reuse! 0  affliction  sainte,  que  tu  es  aimable,  puisque 
tu  es  issue  du  sein  aimable  de  ce  Père  d'éternelle  misé- 
ricorde, qui  t'a  voulu  de  toute  éternité  et  t'a  destinée 
pour  ce  cher  peuple  et  pour  moi  !  0  croix  !  mon  cœur  te 
veut^  puisque  celui  de  mon  Dieu  t'a  voulu.  O  croix  ! 
n^on  âme  te  chérit  et  t'embrasse  de  toute  sa  di- 
lection. 

En  cette  sorte  devons-nous  entreprendre  les  plus 
grandes  affaires  et  les  plus  âpres  tribulations  qui  nous 
puissent  arriver.  Mais  quand  elles  seront  de  longue 
haleine,  il  faudra  de  temps  en  temps,  et  fort  souvent, 
répéter  cet  exercice ,  pour  continuer  plus  utilement 
notre  union  a  la  volonté  et  bon  plaisir  de  Dieu,  pro- 
nonçant cette  briève,  mais  toute  divine  protestation 
de  son  fils  :  Oui^  o  Père  éternel  !  je  le  veux  de  tout 
mon  cœ\\Y.f  parce  qu'ainsi  a-til  été  agr^êahle  devant 
vous.  (Matth,  11.  26.)  0  Dieu^  Théotime,  que  de 

Uésors  en  cette  pratique  î 

î6  * 


570      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 
CHAPITRE    X. 

Eihorlation  au  sacrifice  que  nous  devons  faire  à  Dieu  de 
notre  franc  arbitre. 

J'ajoute  au  sacrifice  de  saint  Charles  celui  du 
grand  patriarche  Abraham,  comme  une  vive  image 
du  plus  fort  et  loyal  amour  qu'on  puisse  imaginer  en 
créature  quelconque. 

Il  sacrifia  certes  toutes  les  plus  fortes  affections  na- 
turelles qu'il  pou  voit  avoir,  lorsque  oyant  la  voix  de 
Dieu  qui  lui  disoit  :  Sors  de  ton  pays  et  de  ta 
parenté  y  et  viens  au  pays  que  je  te  montrerai*  Il 
sortit  soudain,  et  se  mit  promplement  en  chemin, 
sans  savoir  où  il  iroit.  Le  doux  amour  de  la  patrie , 
la  suavité'  de  la  conversation  des  proches,  les  délices 
de  la  maison  paternelle  ne  l'ébranlèrent  point;  il  part 
liardinient  et  ardemment  ;  et  va  où  il  plaira  ci  Dieu  de 
le  conduire.  Quelle  abnéi^alion,  Théotime  !  quel  re- 
noncement! On  ne  peut  aimer  Dieu  parfiiitemenl ,  si 
l'on  ne  quitte  les  jtffeciions  aux  choses  périssables. 

Mais  r.eci  n'est  rien  en  comparaison  de  ce  qu'il  fit 
par  aptè^,  qu;in(l  Dieu  V appelant  par  deux  fois;  et 
ayant  vu  5a  prou)|)titude  à  répondre,  il  lui  dit  : 
Prends  Isaac  ton  enfant  unique  ^lequel  tu  aimes  j 
et  va  en  la  terre  de  vision ,  où  tu  l  offriras  en  ho- 
locauste sur  Vun  des  monts  que  je  te  montrerai  y 
(  Gènes.  22.  i.  2  et  seq.)  c;»r  voila  ce  grand  homme 
qui  paît  soudain  avec  ce  tant  aimé  et  tant  aimable 
fi!s,  fait  trois  journées  de  chemin,  arrive  au  pied  de 
lamoniaguc,  laisse  lu  ses  valets  et  Vimej  charge  son 


LIVRE  XII,    CHÂP.  X.  3;i 

fils  ïsaac  du  bois  requis  a  l'holocauste,  se  réservant  de 
porter  lui-même  le  glaive  et  le  feu;  et  comme  il  va 
moDtoni ,  ce  cher  enfant  lui  dit  :  Mon  père ^  et  il  lui 
répond  :  Que  veux-tu,  mon  fils?  folci,  dit  l'en- 
fant ,  voici  le  bois  et  le  feu '^  mais  où  est  la  victime 
de  lliolocaustel  A  quoi  le  père  répondit  :  Dieu  se 
pourvoiera  de  la  victime  de  Vholocauste  ,  m.07i 
enfant.  Et  \di\n\\s  ils  arrivent  sur  le  mont  destiné? 
oii  soudain  Abraham  construit  un  autel^  arrange 
le  bois  sur  icelui ,  lie  son  Isaac  et  le  colloque  sur 
le  bûcher '.f  il  étend  sa  main  droite,  empoigne  et 
tire  a  soi  le  glaive ^  il  hausse  le  bras,  et  comme  il  est 
prêt  de  déchai  ger  le  coup  ponr  immoler  cet  enfant , 
Vange  crie  d'en  haut  :  Abrahain  ,  Abraham  ,  qui 
répond  :  Me  voici  y  e^  l'ange  lui  dit  :  iVe  tue  pas 
V enfant  y  c'en  est  asssez;  maintenant  je  cannois 
que  tu  crains  Dieu,  et  n  as  pas  épargné  ton  fila 
pour  Vamour^de  m.oL  Sur  cela  Isaac  est  délié , 
Abraham  prend  un  bélier ^  qu'il  voit  pris  par  les 
cornes  aux  ronces  d'u?i  buisson,  et  l'immole. 

Théotime,  qui  voit  la  femme  de  son  prochain 
pour  la  convoiter.,  il  a  déjà  adultéré  en  son  cœur*., 
et  qui  lie  son  fils  pour  l'immoler,  il  l'a  déjà  sacrifié 
en  son  cœur.  Eh!  voj^ez  donc  de  grâce,  quel  holo- 
causte ce  saint  homme  fit  en  son  cœur  !  Sacrifice  in- 
comparable I  sacrifice  qu'on  ne  peut  assez  estimer! 
sacrifice  qu'on  ne  peut  assez  louer!  0  Dieu!  qui  sau- 
roit  discerner  quelle  des  deux  dilections  fut  la  plus 
grande,  ou  celle  d'Abraham  qui  pour  plaire  a  Dieu 
immole  cet  enfant  tant  aimable;  ou  celle  de  cet  enfant 
qui  pour  plaire  a  Dieu  vent  bien  être  immolé,  et 
pour  cela  se  laisser  lier  et  étendre  sur  le  bois,  et 


572     TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

comme  un  doux  agnelet  attend  paisiblement  le  coup 
de  mort  de  la  chère  main  de  son  hon  père? 

Pour  m.oi,  je  preTère  le  père  en  la  longanimité; 
mais  aussi  je  donne  hardiment  le  prix  de  la  mas^na- 
nimité  au  fils.  Car  d'un  côté  c'est  voireraent  une 
merveille,  mais  non  pas  si  grande,  de  voir  qu'Abra- 
ham déjà  vieil  et  consommé  en  la  science  d'aimer 
Dieu,  et  fortifié  de  la  récente  vision  et  parole  di- 
vine, fasse  ce  dernier  eôbrt  de  loyauté  et  dilection 
envers  un  maître  duquel  il  avoit  si  souvent  senti  et 
savouré  la  suavité  et  providence.  Mais  de  voir  Isaac 
au  printemps  de  son  âge^  encore  tout  novice  et  ap- 
prentif  en  l'art  d'aimer  son  Dieu,  s'offrir  sur  la  seule 
parole  de  son  père  au  glaive  et  au  feu  ,  pour  être 
un  holocauste  d'obéissance  a  la  divine  volonléj  c'est 
chose  qui  surpasse  toute  admiration. 

D'autre  part  néanmoins,  ne  voyez-vous  pas,  Théo- 
time,  qu'Abraham  remâche  et  roule  plus  de  trois 
jours  dans  son  âme  l'araère  pensée  et  résolution  de 
cet  âpre  sacrifice?  N'avez -vous  poirU  de  pitié  de 
son  cœur  paternel ,  quand  montant  seul  avec  son  fils, 
cet  enfant,  plus  simple  qu'une  colou'bi^,  lui  disoit  : 
]\don  père  ^  où  est  la  victime'^  et  qu'il  lui  répon- 
doit  :  Dieu  y  pourvoira^  mon  fils.  Ne  pensez-vous 
point  que  la  douceur  de  cet  enfant ,  portant  le  bois 
sur  ses  épaules  et  l'entassant  par  après  sur  l'autel , 
fit  fondre  en  fcndreté  les  entrailles  de  ce  père?  O 
cœur  que  les  anges  admirent,  et  que  Dieu  magnifie! 
Eh,  Seigneur  Jésus!  quand  sera-ce  donc  que  vous 
ayant  sacrifié  tout  ce  que  nous  avons,  nous  vous  im- 
molerons tout  ce  que  nous  sommes?  Q;iand  vous 
offrirons- nous  en  holocauste  notre  fiauc  arbitre, 


LÎVRE  Xlf,    CHAP.  X.  575 

unique  enfant  de  notre  esprit?  Quand  sera-ce  que 
1Î0U3  le  lierons  et  éiendrons  sur  le  bûcher  de  votre 
croix ,  de  vos  e'pines ,  de  votre  lance  ;  afin  que 
comme  une  brebiette  il  soit  victime  agre'abie  de  votre 
bon  plaisir,  pour  mourir  et  biûler  du  feuet du  glaive 
de  votre  saint  amour? 

O  franc  arbitre  de  mon  cœur!  que  ce  vous  sera 
chose  bonne  d'être  lie'  et  e'iendu  sur  la  croix  du  divin 
Sauveur!  Que  ce  vous  est  chose  désirable  de  mourir 
à  vous-même,  pour  ardre  a  jamais  en  holocauste  au 
Seigneur!  The'otime ,  notre  franc  aibitre  n'est  jamais 
;si  franc  que  quand  il  est  esclave  de  la  volonté'  de 
Dieu,  comme  il  n'est  jamais  si  serf  que  quand  il  sert 
k  notre  propre  volonté  :  jamais  il  n'a  tant  de  vie  que 
quand  il  meurt  'a  soi-même,  et  jamais  il  n'a  tant  de 
mort  que  quand  il  vit  a  soi. 

Nous  avons  la  liberté  de  faire  le  bien  et  le  mal  : 
mais  de  choisir  le  mal ,  ce  n'est  pas  user,  ains  abuser 
de  cette  liberté.  Renonçons  a  cette  malheureuse  li- 
berté; et  assujettissons  pour  jamais  notre  franc  ar- 
bitre au  parti  de  l'amour  céleste  :  rendons-uous  es- 
claves de  la  dilection,  de  laquelle  les  serfs  sont  plus 
heureux  que  les  rois.  Que  si  jamais  notre  âme  vou- 
loit  employer  sa  liberté  contre  nos  résolutions  de 
servir  Dieu  éternellement  et  sans  réserve  5  o  alors 
pour  Dieu  sacrifions  ce  franc  arbitre,  et  le  faisons 
mourir  a  soi,  afin  qu'il  vive  a  Dieu.  Quile  poudra 
garderiponr  l'amour  propre  en  ce  monde _,  \e perdi^a 
pour  l'amour  éternel  en  l'autre  ;  et  qui  le  perdra 
pour  l'amour  de  Dieu 'en  ce  monde,  il  le  conser- 
vera pour  le  même  amour  en  l'autre.  Qui  lui  don- 
nera la  liberté  en  ce  monde,  l'aura  serf  et  esclave  en 
|l*autie3  et  qui  l'asservira  a  la  crtix  en  ce  monde. 


3yi      TRAITE  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

Paiira   libre  en  l'autre,  où  e'tant  abîmé  en  la  jouis- 
sance de  la  divine  bonté,  sa  libeité  se  trouvera  con-   , 
vertie  en  amon',  et  l'amour  en  liberté;  mais  liberté  '■. 
de  douceur  infi}jp_,  sans  effort,  sans  peine  et  sans 
répugnance  quelconque  :  nous  aimerons  invariable- 
ment a  jamais  le  Créateur  et  Sauveur  de  nos  âmes. 

CHAPITRE   XI. 

Des  molifâ  que  nous  avons  pour  le  saint  amour. 

OAiNT  B  )NAVENTURE,  le  père  Louis  de  Grenade, 
le  père  Louis  du  Pont,  F.  Dicgue  de  Stella  ,  ont  suf- 
fi amment  disco  iru  sur  ce  sujet  :  je  me  contenterai 
de  marquer  seulement  les  points  que  j'en  ai  touchés 
en  ce  Traité. 

La  bonté  divine  considérée  en  elle-même  n'est  pas 
seulement  le  premier  motif  de  tous  ,  mais  le  plus 
noble  et  le  plus  puissant  :  car  c'est  celui  qui  ravit  les 
bicnheiueux  ,  et  comble  leur  félicité.  Comme  peut  on 
avoir  un  cœur,  et  n'aimer  pas  une  si  infinie  bonté? 
Or  ce  sujet  est  aucunement  proposé  au  cbap.  i  et 
2  du  serond  livre,  et  dès  le  clinp.  8  du  troisième  livre 
jusiju'a  la  fin ,  et  au  chnp   9  du  livre  dixième. 

Le  second  motif  est  celui  de  la  providence  natu- 
relle de  i^icu  envers  nous,  de  la  création  et  conser- 
valiiu) ,  selon  que  nous  disons  au  cbap.  3  du  second 
livre. 

Le  troisième  motifo:^t  cebii  de  la  providence  sur- 
naturelle de  Dieu  envers  nous,  et  de  la  rédemptionj 
qu'il  nous  a  prépr«rée,  ainsi  qu'il  est  expliqué  aiir 
cbap.  4,  5,  6  et  7  du  second  livre. 


LIVRE  XIÏ,    CHAP.  XII.  576 

Le  quatrième  motif  c^est  de  conside'rer  comme 
Dieu  pratique  cette  providence  et  rédempliou,  four- 
nissant a  un  chacun  toutes  les  grâces  et  assistances 
requises  a  notre  salut;  de  quoi  nous  traitons  au  second 
livre  dès  le  chapitre  8,  et  au  livre  troisième  dès  le 
commencement  jusqu'au  chapitre  6. 

Le  cinquième  motif  est  la  gloire  éternelle  que  ]a 
divine  bonté  nous  a  destinée,  qui  est  le  comble  des 
bienfaits  de  Dieu  envers  nous,  dont  il  est  aucunement 
discouru  dès  le  chapitre  9  jusqu'à  la  lin  du  livre  troi- 
sième. 

CHAPITRE    XII. 

Méthode  très-ut'le  pour  employer  cts  motifs. 

vJr.  pour  rerevoir  de  ces  motifs  une  profonde  et  puis- 
sante chaleur  de  dileclion ,  il  faut,  1°.  qu'après  en 
avoir  considéré  l'un  en  général  ,  nous  l'appliqin'ons 
en  particulier  a  nous-mêmes.  Par  exemple  :  0  qu'ai- 
mable est  ce  grand  Dieu  ,  qui  par  son  infinie  bonté  a 
donné  son  fils  en  rédemption  pour  tout  le  monde. 
Hélas!  oui  pour  tous  en  général,  mais  en  particulier 
encore  pour  moi  qui  suis  le  premier  des  pécheurs. 
Ah!  il  ma  ai?nè  ;  je  dis ,  il  m'a  aimé  moi,  mais  je 
dis  moi-même  tel  que  je  suis,  et  s^est  livré  a  la  pas- 
sion/70wr  moi. 

2°.  H  faut  considérer  les  bénéfices  divins  en  leur 
origine  première  et  éternelle.  O  Dieu  !  mon  Théotime, 
quelle  assez  digne  dilection  pourrions  nous  avoir  pour 
l'infinie  bonté  de  notre  créateur,  qui  de  tonte  éter- 
Bilé  a  projeté  de  nous  créer,  conserver,  gouverner, 


576     TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

racheter,  sauver  et  glorifier  tous  en  général  et  en  par- 
ticulier !  Eh!  qui  étois  je,  lorsque  je  n'étoîs  pas  ?  moi, 
dis-je,  qui  étant  maintenant  quelque  chose,  ne  suis 
rien  qu'un  simple  chétif  vermisseau  de  terre  ?  et  ce- 
pendant Dieu  dès  l'abîme  de  son  éternité  pensolt 
pour  moi  des  pensées  de  bénédiciions!  Il  médiloit  et 
désignoit,  ains  déterminoit  l'heure  de  ma  naissance, 
de  mon  baptême,  de  toutes  les  inspirations  qu'il  me 
donneroit,  et  en  somme  tous  les  bienfaits  qu'il  me 
feroit  et  offriroit,  Hélas  !  y  a-t-il  une  douceur  pareille 
à  cette  douceur  ! 

3°.  11  faut  considérer  les  bienfaits  divins  en  kur 
seconde  source  méritoire.  Car  ne  savez-vous  pas , 
Théotime,  que  le  grand  prêtre  de  la  loi  portoit  sur 
ses  épaules  et  sur  sa  poitrine  les  noms  des  enfaus 
d'Israël  ,  c'est-a-dire  ,  des  pierres  précieuses  ,  ès- 
quelles  les  noms  des  chefs  d'Israël  étoient  gravés?  Eh! 
voyez  Jésus,  notre  grand  évêque ,  et  regardez-le  dès 
Pinstant  de.  sa  conception  ,  considérez  qu'il  nous  por- 
toit sur  ses  épaules  ,  acceptant  la  charge  de  nous  r.î— 
cheter  par  sa  mort,  et  la  mort  de  la  croix,  O  Tht  o- 
time,  Théotime  !  cette  iime  du  Sauveur  nous  connois- 
soit  tous  par  nom  et  par  surnom  ;  mais  surtout  au 
jour  de  sa  passion,  lorsqu'il  oflioit  ses  larmes,  ses 
prières ,  son  sang  et  sa  vie  pour  tous ,  il  lancoit  en  par- 
ticulier pour  vous  ces  pensées  de  dilection  :  Hé!as! 
ô  mon  père  éternel,  je  prends  'k  moi  et  me  charge  de 
tous  les  péché  du  pauvre  Théotime  pour  souffiir  les 
tourmens  et  la  uiort ,  afin  qu'il  en  demeure  quitte  et 
qu'il  ne  périsse  poiut,  mais  qu'il  vive.  Que  je  meure, 
pourvu  qu'il  vive;  qnc  je  sois  crucifié,  pourvu  qu'il 
soit  glorifié.  O  amour  souverain  du  cœur  de  Jésus, 
quel  coQur  le  Lcuii  a  jamais  assez  dévotement  ! 


LIVRE  XII,    CHAP.    XIII.  577 

Ainsi  dedans  sa  poitrine  maternelle  son  coeur  divin 
pre'voyoit ,  disposoit ,  me'ritoit,  impétroit  tous  les  bien- 
faits que  nous  avons,  non  seulement  en  géne'ral  pour 
tous,  mais  en  particulier  pour  un  chacun 5  et  ses  ma- 
melles de  douceur  nous  pre'paroient  le  lait  de  sesmou- 
vemens ,  de  ses  attraits ,  de  ses  inspirations  et  des  sua- 
vités par  lesquelles  il  lire ,  conduit  et  nourrit  nos  cœurs 
a  la  vie  éternelle.  Les  bienfaits  ne  nous  échauffent 
point,  si  nous  ne  regardons  la  volonté  éternelle  quî 
les  nous  destine,  et  le  cœur  du  Sauveur  qui  les  nous 
a  mérités  par  tant  de  peines,  et  surtout  en  sa  mort  et 
passion. 

CHAPITRE    XIII. 

Que  le  mont  Calvaire  est  la  vraie  académie  de  la  dilection. 

Or,  enfin,  pour  conclusion,  la  morl  et  la  passion 
de  notre  Seigneur  est  le  motif  le  plus  doux  et  plus 
violent  qui  puisse  animer  nos  cœurs  en  cette  vie  mor- 
telle; et  c'est  la  vérité,  que  les  abeilles  mystiques 
font  leur  plus  excellent  miel  dans  les  plaies  de  ce 
Lion  de  la  tribu  de  Juda,  égorgé^  mis  en  pièces  et 
déchiré  sur  le  mont  du  calvaire  :  et  les  enfans  de  la 
croix  le  glorifient  en  leur  admirable  problème  que  le 
monde  n'entend  pas.  De  la  mort  qui  dévore  tout,  est 
sortie  la  viande  de  notre  consolation  ;  et  de  la  mort 
plus/br^e  que  tout,  est  issue  la  douceur  di\  miel  de 
notre  amour.  0  Jésus  mon  Sauveur  !  que  votre  mort 
est  amiable,  puisqu'elle  est  le  souverain  effet  de  votre 
amour  ! 
Aussi  la- haut  en  la  gloire  céleste,  après  le  motif  de 


578      TRAITÉ  DE  L'AMOUR  DE  DIEU. 

la  honte  divine  connue  et  considére'e  en  elle-même  , 
celui  de  la  mort  du  Sauveur  sera  le  plus  puissant  pour 
ravir  les  espriis  bienheureux  en  la  elilection  de  Dieu; 
en  signe  de  quoi  ,  en  la  transfiguration,  qui  fut  un 
échantillon  de  la  gloire,  Moïse  et  EVie  parlaient  avec 
notre  Seigneur  de  l'excès  qu'il  devait  accomplir  en 
Jérusalem.  Mais  de  quel  excès,  sinon  de  cet  excès 
d'amour  par  lequel  la  vie  fut  ravie  a  l'amant  ponr  être 
donne'e  a  la  bien-aîmée?  Si  que  au  cantique  e'ternei 
je  m'imagine  qu'on  répétera  à  tous  momens  cette 
joyeuse  acclamation  : 

Vive  Jésus  ,  tluquel  la  mort 
Montra  combi?;D  l'amour  est  fort. 

Tliéotime ,  le  mont  Calvaire  est  le  mont  des  amans. 
Tout  auiour  qui  ne  prend  son  origine  de  la  passion 
du  Sauveur  es!  frivole  et  périlleux.  Malheureuse  est 
la  mort  sans  Tamour  du  Sauveur  :  malheureux  est 
l'amour  sans  la  mort  du  Sauveur.  L'amour  et  la  mort 
sont  tellement  mêles  ensemble  en  la  passion  du  Sau- 
veur, qu'on  ne  peut  avoir  au  cœur  l'un  sans  l'autre. 
Sur  le  Calvaire  on  ne  peut  avoir  la  vie  sans  l'amour, 
ni  l'amour  sans  la  mort  du  réilempteur.  Mais  hors  de 
Ih  tout  est  ou  mort  éternelle,  ou  amour  éternel  :  et 
toute  la  sagesse  chrétienne  consiste  a  bien  choisir;  et 
pour  vous  aider  a  cela ,  j'ai  dressé  cet  écrit ,  mon 
Théotirae. 

II  faut  choisir,  o  mortel , 
En  cette  vie  raoïlelle  , 
Ou  bien  raniour  éternel  , 
Ou  bien  la  mort  éternelle  : 
L'ordonnance  du  j;raQd  Oictt 
^e  UUse  point  de  milieu. 


LIVRE  XII,    CIIAP.  XIII.  5-9 

O  amour  éternel  !  mon  âme  vous  requiert  et  vous 
clioisit  e'ternellement.  Eli  !  venez  ,  Saint  Esprit ,  et 
enflammez  nos  cœurs  de  votre  dileclion.  Ou  aimer  ou 
mourir  :  mourir  et  aimer.  Mourir  a  tout  autre  amour, 
pour  vivre  a  celui  de  Jésus,  afin  que  nous  ne  mourions 
point  éternellement  ;  ains  que  vivans  en  votre  amour 
éternel ,  ô  Sauveur  de  nos  âmes,  nous  chantions  éter- 
nellement :  Vive  Jésus!  J'aime  Jésus:  vive  Jésus  que 
j'aime.  J'aime  Jésus  qui  vit  et  règne  ès-siècles  des 
siècles.  Amen. 

Ces  clxoses,  Théotime  ,  qui  par  la  grâce  et  faveur 
de  la  charité  ont  été  écrites  a  votre  charité ,  puissent 
tellement  s'arrêter  en  votre  cœur  ,  que  cette  charité 
trouve  en  vous  le  fruit  des  saintes  œuvres,  non  les 
feuilles  des  louanges.  Amen.  Dieu  soit  béni.  Je  ferme 
donc  ainsi  tout  ce  Traité  par  ces  paroles  par  lesquelles 
saint  Augustin  finit  un  sermon  admirable  de  la  cha- 
rité qu'il  fit  devant  une  illustre  assemblée. 


FIN. 


APPROBATION. 

Le  beau  titre  de  ce  livre,  la  belle  répulalion  et 
la  sainte  doctrine  du  rëve'rendissime  Prélat,  auteur 
d'icelui ,  le  grand  profit  qu'en  rapporteront  les  belles 
et  cbréllennes  âmes  de  toutes  qualités  de  personnes, 
et  le  temps  qui  s'est  écoulé  depuis  qu'on  a  désiré  qu'il 
vît  le  jour,  font  qu'il  le  doit  voir,  et  il  le  mérite  : 
car  ce  n'est  rien  que  doctrine  orthodoxe  et  catholique 
qu'il  enseigne.  ^ 

Fait  a  Lyon,  ce  20  mai  1616.  "    ^ 

Fr.  Robert  Berthelot, 
évêque  de  Damas. 


TABLE  DES  CHAriTREë. 


TABLE  DES  CHAPITRES, 


LIVRE   SEPTIÈME. 

De  Foraison  de  rânie  avec  son  Dieu,  qui  se  parfait 
en  l'oraison. 

CHAP.  1.  V4  OM  M  E  Famour  fait  l'union  Je  i'àoie  avec 

Dieu  en  Toraison.  I^^S'^       * 

II.  Des  divers  degrés  de  la  sainte  union  qui  se  (ail 

en  l'oraison.  'J 

III.  Du  souverain  degré  d'union  par  la  suspension 

et  ravissement.  la 

IV.  Du   ravisseaient  ,    et  de  la   première  espèce 

d'icelni.  iS 

V.  De  la  seconde  espèce  de  ravissement.  20 

VI.  Des  marques  du  bon  ravissement,  et  de  la  troi- 
sième espèce  d'icelni.  :?| 
VII.  Comme  l'amour  est  la  vie  de  l'ame,  et  suite  du 

discours  de  la  vie  extatique.  28 

VIII.  Admirable  exliortation  de  saint  Paul  à  la  vie  ex- 
tatique et  sur-humair.e.  32 
IX.  Du  suprême  effet  de  l'amour  afFcctif  qui  est  la 
mort  des  amans,    et  premièrement  de  ceux 
qui  moururent  en  amour.                                       3^ 
X.  De   ceux  qui    moururent  par  l'amour  et  pour 

l'amour  divin.  4® 

XI.  Qne  quelques-uns  entre  les  divins  amans  mou- 
rurent encore  d'amour.  4* 
XII.  Histoire    merveilleuse   du   trépas   d'un    gentil- 
homme qui  mourut  d'amour  sur  le  mont  d'O- 
livet.                                                                              45 

XIII.  Que  la  très-sacrée  Vierge  mère  de  Ditu  mourut 

d'amour  pour  son  C\\^.  5t 

XIV.  Que    la  glorieuse   Vierge  mourut  d'un    amor.r 

cxtrémemenl  doux  et  tranquille.  55 

U.  17 


582  TAILLE 

LIVRE   HUITIEME. 

De  Paraonr  de  confonnilé,.par  lequel  nous  unissons 
notre  volonté  b  celie  de  Dieu ,  qui  nous  est  sîgnifie'e 
par  ses  commandemens,  conseils  et  inspirations. 

GHAP.  I.  De  l'amour  de  conformité  provenant  de  la  sacre'e 

complaisance.  6i 

II.   De  la  coi)formilc  de  soumission  qui  procède  de 

l'amour  de  bienveillance.  6| 

m.  Comme  nous  nous  devons  conformer  à  la  divine 

volonté  ,  que  l'on  appelle  signifiée.  67 

IV.  De  la  conformité   de  notre  volonté   avec  celle 

que  Dieu  a  <Ie  nous  sauver.  ^o 

V.  De  la  conformité  de  notre  volonté  à  celle  de 
Dieu,  qui  nous  est  signifiée  par  ses  com- 
maudemens.  r.^^ 

VI.  De  la  conformité  de  notre  volonté  à  celle  que 

Dieu  qui  nous  a'sii^nifi'C  par  ses  conseils.  ^7 

VII.  Que  l'amour  de  la  volonté  de  Dieu  signifiée  ès- 
commandemens,  nous  porte  à  l'amour  des 
conseils.  ,  82 

VJII.  Que  le  mépris  des  conseils  évangéliques  est  un 

grand  péché.  86 

IX.  Suite  du   discours  commencé.  Comme  chacun 
doit   aimer,  quoique  non  pas  pratiquer  tous 
les   conseils  évangéliques  j    et  comme    néan- 
moins chacun  doit  pratiquer  ce  qu'il  peut.         90 
X.   Comme  il  se  finit  conformer  à  la  volonté  Sivine 
qui  nous  t\st  signifiée  jpar  les  inspirations  j  et 
{;  premièrement  de  la  variété  dos  moyens  par 
lesquels  Dieu  nous  inspire.  gS 

XI.  De  Tunion  de  notre  volonté  à  celle  de  Dieu, 
ès-inspiraiions  qui  sont  données  pour  la  pra- 
tique exlraordirtairc  des  vertus  j  et  de  la  per- 
sévfLTance  en  la  vocation  ,  première  marque 
do  l'inspiration.  99 

XII.  De  l'union  de  la  volonté  humaine  h  celle  de 
Dieu  ès-iuspirations  qui  sont  contre  les  lois 

ordinaires j  et  de  la  p.iix  et  douceur  de  cœur, 
seconde  marque  du  l'iDspiration.  io4 


DES  MATIÈRES.  583 

XIII.  Troisième  marque  de  l'inspiration,   qui  est  la 

sainte  obcissance  à  l'Eglise  et  aux  supérieurs. 

XIV.  Biitvc  raJtUode  pour  conuoître  la  volonté  de 

Dieu.  112 


LIVRE    NEUVIEME. 

De  l'amoul'  de  soumission,  par  lequel  notre  volonlé 
s'unit  au  bon  plaisir  de  Dieu. 

CHAP.  I.  De  l'union  de    notre  volonté  avec  la  volonté 

divine,  qu'on  appelle  volonté  de  bon  plaisir.   116 
II.   Qu<-  l'union  de  notre  volonté  au  bon  plaisir  de 

Dieu  se  fait  principalement  es- tribulations.      116 
m.  De  l'union  de  notre  Yoloiitc  au  bon  plaisir  divin, 

ès-afflictions  spirituelles,  par  la  résignation.   124 
IV.  De  l'union  de  noire   volonté  au  bon  plaisir  de 

Dieu  ,  par  l'indifférence.  127 

V.  Que  la  sainte  intliffi  renée  s'étend  à  toutes  choses.   i5r 
VI.  De  la  pratique  de  l'indifTérence  amoureuse  ès- 

choses  du  service  de  Dieu.  i34 

VII.  De  l'indifférence  que  nous  devons  pratiquer  en 

ce  qui  regarde  notre  avancement  ès-vertus.        ï5g 
VIII.   Comme  n.uis  devons  unir  notre  volonté  à  celle 

de  Dieu  en  la  permission  des  péchés.  l44 

IX.   Comme  la  pureté  de  l'indiffc'rence  se  doit  pra- 
tiquer ès-actions  de  l'amour  sacré.  i48 
X.  Moyen  de  connoître  le  change  nu  sujet  de  ce 

saint  amour.  i5i 

XI.  De  la  perplexité  du  cœur  qui  aime,  sans  savoir 

qu'il  plaît  au  bien -aimé.  i54 

XII.  Comme,  entre  ces  travaux  intérieurs,  l'amené 
connoît  pas  l'amour  qu'elle  porte  à  son  Dieu, 
et  du  trépas  très-aimable  de  la  volonté.  i58 

XIII.  Comme  la  volonté  étant  morte  à  soi,  vit  pure- 

ment en  la  volonté  de  Dieu.  162 

XIV.  Eclaircissement  de  ce   qui  a  été  dit  touchant 

le  trépas  de  notre  volonté.  i65 

XV.  Du  plus  excellent  exercice  que  nous  puissions 
faire  parmiles  peines intérieureset  extérieures 
de  celte  vie,  en  suite  de  l'indifférence  et 
trépas  de  la  volonté.  lC>$ 


58 t  TABLE 

XVI.  Du   dépouillement  parfait  de  l'ànie  unie  à   la 

volonté  de  Dieu.  l'^i 


LIVRE   DIXIEME. 

Du  commandement  d'aimer  Dieu  sur  tontes  choses. 

CHAP.  I.  De  la  douceur  du   commandemsnt  que  Dieu 

nous  a  fait  de  l'aimer  sur  toutes  choses.  17^ 

II.  Que  ce  divin  commandement  de  l'amour  tend 
au  ciel ,  mais  est  toutefois  donné  aux  fidèles 
de  ce  monde.  i83 

III.  Comme  tout  le  cœur  étant  employé  en  l'amour 

sacré,  on  peut  néanmoins  aimer  Dieu  diffé- 
remment, et  aimer  encore  plusieurs  autres 
choses  avec  Dieu.  i85 

IV.  De   'deux  degrés  de   perfection,  avec  lesquels 

ce  commandement  peut  être  observé  en  cette 
vie  mortelle.  190 

V.  De  deux  autres  degrés  de  plus  grande  perfection 
avec  lesquels  nous  pouvons  aimer  Dieu  sur 
toutes  choses.  19^ 

VI.  Que   l'amour  de  Dieu  sur  toutes  choses  est 

commun  à  tous  les  amans.  300 

VII.  Eclaircissement  du  chapitre  précédent.  aosi 

VIII.  Histoire  mémorable  pour  faire  bien  concevoir 
en  quoi  gît  la  force  et  excellence  de  l'amour 
sacré.  2o5 

IX.  Confirmation  de  ce  qui  a  été  dit  par  une  com- 
paraison notable.  aia 
X.  Comme    nous    devons    aimer  la  divine  bonté 

souverainement  plus  que  nous-mêmes.  217 

XI.  Comme  la  très-sainte  charité  produit  l'amour 

du  prochain.  220 

XII.  Comme  l'amour  produit  le  zèle.  224 

XIII.  Comme  Dieu  est  jaloux  de  nous.  22G 

XIV.  Du  zèle  ou  jalousie  (jue  nous  avons  pour  notre 

Seigneur.  ^32 

XV.  Avis  pour  la  conduite  du  saint  zèle.  236 

XVI.  Que  l'exemple  de  plusieurs  saints,  qui  semblent 
avoir  exercé  leur  zèle  avec  colère ,  ne  fait  rien 
contre  ('avis  du  chapitre  prcccdent.  ^4^ 


DES  MATIÈRES.  585 

XV'II.  Comme  notre  Seigneur  pratiqua  tons  les  plus 

excellcns  actes  de  l'amour.  a.|9 


LIVRE    ONZIEME. 

De  la  souveraine  autorité  que  l'amour  sacre'  tient  sur 
toutes  les  vertus,  actions  et  perfections  de  Tânie. 

^  CHAP.  I.  C«rahit'n  toutes  les  vertus  sont  agre'ablcs  à  Dieu.   aSJ 
(  II.  Que  l'amour  sacré  rend  les  vertus  excellemment 

plus  agréables  à  Dieu  qu'elles  ne  le  sont  par 
leur  propre  nature.  258 

III.   Comme  il  y  a  Ses  vertus  que  la  présence  du 
divin  amour  relève   à  une  plus  haute    excel- 
lence que  les  autres.  26a 
IV.  Comme  le  diviu  amour  sanctifie  encore  plus  ex- 
cellemment les  vertus,  quand  elles  sont  pra- 
tiquées par  son  ordonnar.ceet  commandement,  263 
V.  Comme  l'amour  sacré  mêle  sa  dignité  parnai  les 
autres  yertus,  en  perfectionnant  la  leur  par- 
ticulière. 26g 
VI.  De  l'excellence  du  prix  que  Tamonr  sarré  donne 
aux  actions  issues  de  lui-même,  et  à   celles 
qui  procèdent  des  autres  vertus.           .  37  f 

VII.  Que  les  vertus  parfaites  ne  sont  jamais  les  unes 
sans  les  autres.  279 

VIII.  Comme  la  charité  comprend  toutes  les  vertus.     28 i 
IX.  Que  les  vertus  tirent  leur  perfection  de  l'amour 

sacré.  -  /a^^9 

X.  Digression   sur    l'imperfection   des   vertus   dœ  ^ 

Païens.  agS 

XI.  Comme  les  actions  humaines  sont  sans  valeur, 
lorsqu'elles  sr»nt  faites  sans  le  divin  amour.       3o» 

XII.  Comme  le  saint  amour  revenant  en  Tâme  fait 
revivre  toutes  les  œuvres  que  le  péché  avoit 
fait  périr.  5o5 

XIII.  Comme  nous  devons  réduire  tonte  la  pratique 
des  vertus  et  de  nos  actions  au  saint  amour.     3 10 

XIV.  Pratique  de  ce  quia  été  ditau  chapitre  précédent   3i4 
XV.   CAmrae  la  charité  comprend  en  soi  les  dons  du 

Saînl-Esp-.it.  317 

n.  18 


386.  TABLE  DES  MATIÈRES, 

XVI.  De  la  crainte  amoureuse  des  épouses  :  fuite  du 

discours  commencé.  3a* 

XVII.  Comme  la  crainte  servile  demeure  avec  le  divin 

amour.  324 

XVIII.  Comme  l'amour  se  sert  delà  crainte  naturelle, 

servile  et  mercenaire.  3aS 

XIX.  Comme  l'araour  sacré  comprend  les  douze  fruits 
du  Saint-Esprit  avec  les  béatitudes  de  l'E- 
vangile. 334 
XX.  Comme  le  divin  amour  emploie  toutes  les  pas- 
sions et  afflictions  de  l'âme ,  et  les  réduit  à 
son  obéissance.                                                        SSS» 

XXI.  Que  la  tristesse  est  presque  toujours  inutile  ,aiDS 

contraire  au  ser  ice  du  saint  amour.  34^ 

LIVRE    DOUZIÈME. 

Contenant  quelques  avis  pour  le  progrès  de  Tâme  au 
saint  Amour. 

CHAP.  I.  Que  le  progrès  au  saint  amour  ne  dépend  pas 

de  la  coraplexion  naturelle.  35o 

Il    Qu'il  faut  avoir  un  désir  conlinnel  d'aimer.  35a 

III.  Que  pour  avoir  le  désir  de  l'amour  sacré  ,  'l  faut 

retrancher  les  antres  désirs.  35^ 

IV.  Que  les  occup;  lions  légitimes  ne  nous  empê- 

chent point  de  pratiquer  le  divin  amour.  356 

V.  Fxtmple  très-amiable  sur  ce  sujet.  358 
VI.  Qu'il   faut   employer  toutes  les  occasions  pré- 

,    Si  nlos  en  la  pralicjuc  du  divLu  amour.  35^ 

"VU.    Qu'il  faut  avoir  soin  de  faire  nos  actions  f 't  par- 
lement. ^^* 
Vin.  Moyen  général  pour   appliquer   nos  œuvres  au 

service  de  Dieu.  30a 

IX.  De  cpitlqucs  autres  nioyens  pour  appliquer  plus  j 

parlicidièrement  nos  œu  rcsà  l'amoiu  de  Ditu.  366 
X.  ExIiutHÙDji  au  sacrilice  que  nous  dt-vous  faire 

à  Dieu  de  noire  franc  arbitre.  370 

X.  Des  motifs  que  n^-us  avons  pour  lo  Siiii^l  amour.  37/f 
XII    Mélljodc  Uès-ulilc  p  )ur  eniplt.y.  r  ces  m  lils.      3^5 
XIU.  Que  le  mont  Calvaire  csl  la  vr.ue  a.adéuiie  de 

la  dilection.  •  ^7- 

Fit»    DE    L\    TABLE    DU    S}XO»D    VOLUME. 


jduction  à  la  vie  dévote,  r 
^is  de  Sales,  évoque  de  Gent^ . 
î  avons  déjà  r     '"^ 
"i        -rise  vr'