b II
TRAITÉ
DE L'AMOUR
DE DIEU
IL
TRAITE
DE L'AMOUR
DE DIEU,
PAR SAI>"r-FRANCOIS DE SALES,
',
EVEQUE ET PRINCE DE GENEVE, INSTTTUTETTR DE L ORDRÏ
DE LA VISITATION DE SAINTE MARIE.
KOUYELLE ÉDITION,
Revue et légèreraent retoiîchee par M. l'abbé Bonvallet des
Brosses , de l'Acade'mle royale des belles - lettres de la
Rochelle.
On a mis à la Icle de chaque volume une taule alpliabétlque des raots Cl dies
expressions hoiâ d'usage, avec leur explication.
tV^lV^t^VtVKV^Mlfc^X^r^W^^^^^-tiOi^^l^WtV^^VX iVVV« *%V><» IXVkW
TOME SECOND.
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A PARIS,
CHEZ SAINTMICHEL, LIBRAIRE^
QVAI DES AUGUSTINS, ^« ig.
l8l3.
TRAITÉ
DE
L'AMOUR DE DIEU
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LIVRE SEPTIÈME.
De l'union de l'âme avec son Dieu, qui se
parfait en l'oraison.
CHAPITRE PREMIER.
Comme l'amour fait runion de lame avec Dieu en l'oraison.
jM ous ne parlons pas ici de runion ge'ne'rale du cœiiu
avec son Dieu, mais de certains actes et mouvemens
particuliers que l'âme recueillie en Dieu fait par ma-
nière d'oraison , afin de s'unir et joindre de plus en
plus a sa divine boute; car il y a, certes, différence
enlre unir et joindre une chose a l'autre, et serrer
ou presser une chose contre une autre ou sur une
autre, d'autant que pour joindre et unir, il n'est
besoin que d'une simple application d'i:ne chose k
l'autre, en sorte qu'elles se touchent et soient en-
semble , ainsi que nous joignons les vignes aux or-
meaux et les jasmins aux treilles des berceaux aue
IL 1
2 TBAÎTE DE L'AMOLR DE DIEU.
l'on fait ès-jardin':. Mais pour serrer et presser, il
faut faire une application forte qui accroisse et aug-
mente runion; de sorte queseiTcr, c'est intimement
fit fortement joindre, comme nous voyons que le lierre
se joint aux arbres j car il ne s'unit pas seulement,
mais il se presse et sert si fort a eux , que même il pé-
nètre et entre dans leurs écorces.
La comparaison de Tamour des petits enfay^s
envers leur mère ne doit point être abandonnée a
ca?i5e de son innoceccc et pureté. Voyons donc ce
beau petit enfant auquel sa mère assise présente :on
sein; il se jette de force entre les bras d'icclle, ra-
massant et pliant tout son petit coips dans ce girou
et sur cette poitrine aimable. Et voyez réciproquement
sa nr:ère, comme le recevant, elle le serre, et, par
manière de dire, le colle a son sein, et le baisant,
joint sa bouche a la sienne. Mais voyez derechef ce
petit poupon appâté des caresses maternelles , comme
de son oAt il coopère a cette union d'entre sa mère
et lui; car il se serre aussi et se presse , tant qu'il pei
par lui-mèrae, sur la poitrine et le visage de sa mère .
et semble qu'il se veuille tout enfoncer et cacher dans
ce sein agié^ble duquel il est exiraif.
Or alors, Tbéotimf', l'union e^t parfaire, fq;».; «•
n'étant qu'une, ne lai ?c pas de procéder de la mêro
et de l'enfant, en sorte néanmoins qu'elle dépend
toute de la Hière ; car elle a attiré a soi Tenfant, elle
l'a la première serré entre ses bras et pressé sur sa
poitiinc, et les forces du poupon ne sont pas si grandes
qu'il eût pu se serrer et preudic si foit a sa mère. Mais
toutefois tte pauvre pntil fait bien ce qu'il peut de
son côté, e( se joint de toute ?a force au sein ma-
iei;çcl , non scuieo.ent consentant a la douce unioi^
MVRE Vïl, CHAP. f. 3
que sa mère prnlique, mais y conlribiiant ses foibles'
eftoris de tout son canu-. Et je dis ses foibîes efforts,
parce qu'ils sont si imbifcilles qu'ils ressenibleut
presque pliilôt des essais d'union que non pas une
union.
Ainsi donc, Thcotinie , notre Seigneur montrant le
très-aimable sein de son dis in amour a Tâme de'vofe
il la tire toute a soi, la ramasse, et par manière de
dire , il replie toutes les puisances d'icelle dans le
^iron de sa douceur plus que maternelle; puis brû-
lant d'amour, il serre Pâme, il la joint, la presse et
colle sur ses lèvres de suavité et sur sa délicieuse poi-
trine,«la haisant du sacré baiser de sa hoiiclie , et
lui faisant savourer ses mamelles meilleures que le
vin. (Canl. Cajit. i. i.) Alors l'âme, amorc.'e des
délices de ses faveurs, non seulement consent et sô
prête a l'union que Dieu fait, mais de tout son pou-
voir elle coopère, s'efforcaut de se joindre et serrer de
plus en plus a la divine bonté; de sorte toutefois
qu'elle reconnoît bien q!ie son union et liaison a cette
î>ouveraine douceur dépend toute de l'opération di-
vine, sans laquelle elle ne pourroit seulement pas faire
le moindre essai du monde pour s'unir u icelle.
Quand oii voit une exquise beauté regardée avec
grande ardeur, ou une excellente mélodie écoutée
avec graïkle attention, ou imî rare discours entendu
avec grande contention, où dit que cette beaulé-Ik
lient collés sur soi les yeux des spectateurs, cme
cette musique tient attachées les oreilles, que ce dis-
cours ravit les cœurs des auditeurs. Qu'est-ce a dire
tenir collés les yeux, tenir attachées les oreilles ox
ravir les cœurs, sinon umr et joindre fort serré les
S€!n5 cl pu'ssancî^s dont on parle a leurs objets 'i'L'îiHé'
4 TPxAITE DÉ L'AMOUR DE DIEU.
<]onc se serre et se presse sur son objet, quand elle s'y
affectionne avec grande attention; car le serrement
n'est autre chose que le progrès et avancement de
l'union et conjonction. Nous usons même de ce mot
selon noire langage ès-choses morales. 11 me presse
de faire ceci ou cela, il me presse de demeurer, c'est-
à-dire il n'emploie pas seulement sa persuasion ou sa
prière, mais il l'emploie avec contention et effort,
comme firent les pèlerins en Emmaùs, qui non seu-
lement supplièrent notre Seigneur, mais le pressèrent
et serrèrent a force , le contraignant d'ime amou-
reuse violence d'arrêter au logis avec eux.
Or, en l'oraison, l'union se fuit souvent par ma-
nière de petits , mais fréquens élanceraens et avance-
mens de l'âme en Dieu. Et si vous prenez garde aux
petits enfans unis et joints au sein de leur mère,
vous verrez que de temps en temps ils se pressent et
serrent par de petits élans que le plaisir de téter leur
donne. Ainsi en l'oraison, le cœur uni a son Dieu fait
jnainiefois certaines recharges d'union par des mou-
veraens avec lesquels il se serre et presse davantage
en sa divine douceur : comme, par exemple, Tâme
avant longuement demeuré au sentiment d'union
par lequel elle savoure doucement conibien elle est
heureuse d'être a Dieu; enfin accroissant cette union
par un serrement et élan cordial : Oui, Seigneur,
dira-t-elle, je suis votre toute, toute, toute sans ex-
ception; ou bien : Eh! Seigneur, je le suis, certes,
et je le veux être toujours plus; ou bien , par manière
de prière : O doux JÉsis, chl tiicz-moi toujours plus
avant dans votre cœur, afin que votre amour m'en-
glouiis$e, et qne je sois du tout abhnée eo sa dou-
ceur!
LIVRE VII, CHAP. i. 6
Mais d'autres fois Tunion se fait, non par des élan-
cemens rëpéiés, ains par manière d'un continuel in-
sensible pressèrent et avancement du cœur en la
divii-e bonté; car comme nous voyons qu'une grande
et pesnn'e masse de plomb, d'airain, ou de pierre^
quoiqu'on ne la pousse point, se serre, enfonce et
presse tellement conire la terre sur laquelle elle est
posée, qu'enlin avec le temps on la trouve toute en -
terrée a cause de l'inclinalîon de son poids, qui par
sa pesanteur la fait toujours tendre au centre ;• ainsi
notre coeur étant une fois joint a son Dieu, s'il de-
meure en cette union et que rien ne l'en divertisse >
il va s'enfonçant coniinuelîeraent par un insensible
progrès d'union jusques h ce qu'il soit tout en Dieu ,
à cause de l'inclination sacrée que le saint amour lui
donne de s'unir toujours davantage a la souveraine
bonté; car, comme dit le grand apôtre de France,
l'amour est une vertu unitive, c'est-a-dire qui nous
porte a la parfaite union du souverain bien. Et puisque
c'est une vérité indubitable que le divin amour ,
tandis que nous sommes en ce monde, est un mou-
vemeut ou au moins une habitude active et tendante
au mouvement; lors même qu'il est parvenu a la
simple union, il ne laisse pas d'agir, quoique imper-
ceptiblement, pour l'accroître et perfectionner de plus
en plus.
Ainsi les arbres qui aiment d'être transplantés,
après qu'ils le sont , étendent leurs racines et se four-
rent bien avant dans le sein de la terre qui est leur
élément et aliment , nul ne s'apercevant de cela
tandis qu'il se fait, ains seulement quand il est fait.
Et le cœur humain transplanté du monde en Dieu
par le céUste amour; s'il s'exerce fort en l'oraison ,
i TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
certes il s'étendra contiDiidiement et se sefrera à la
divinité, s'unissant de plus en pUvs a sa bonté, mais
par des accroissemens imperceptibles, desquels on ne
jemarque pas bonnement le progrès tandis qu'il se
fait, ains quand il est fait. Si vous buvez quelque
exquise Ijqiieur, par exemple de l'eau impériale, la
simple union d'icelle avec vous se fera a mesure que
vous la recevrez j car la réception et l'union sont une
niême chose en cet endroit ; mais par après, petit a
petit, cette union s'agrandira par un progrès imper^
cepliblement sensible; car la vertu de cette eau^
pénétrant de toutes parts, confortera le cerveau, re-
vigorera le cœi'.r, et étendra sa force sur tous vos
esprits. Ainsi im sentiment de dilection, comme, par
exemple , que Dieu est bon ! étant entré dedans le
cœur, d'abord il fait l'union avec celte bonté, mais
étant entretenu un peu longuement comme un par-
fum précieux , il pénètre de tous côtés l'âme , il se
répand et dilate dans notre volonté, et, par manière
de dire, il s'incorpore avec notre esprit, se joignant et
serrant de toutes parts de plus en plus b nous, et nous
unissant a lui. Et c'est ce que nous enseigne le grand
David , quand il compare les sacrées paroles au miel'^
car qui ne sait que la douceur du miel s'unit de plus
.en plus a notre sens pai^ un progrès continuel de sovou-
remcnt, lorsque le tenant longuement en la bouche,
ou que l'avalant tout bellement , sa saveur pénètre
plus avant le sens de notre goût? Et de même, ce
sentiment de la bonté céleste exprimé par celte parole
de saint Bruno : O honti! ou par celle de saint
'l'Iiomas : Mon Seigneur cl mon Dieu 1 ou par celle
do Madeleine : 1^1 1 ! mon imilln' ! ou par celle de
>aiul François : Mon Dieu et mon tout! ce senti-:
LIVRE VII, CHAP. IL ?
ment, dis-je, demeurant un peu longueraent dedans
un cœur amoureux, il se dilate, il s'étend et s'en-
fonce par ui:e intime pénétration eu l'esprit, et de
pins en plus le détrempe tout de sa faveur, qui n'est
autre chose qu'accroître l'union, comme fait Ponguent
précieux ou le baume , qui, tombant sur le coton, sa
yiêle et s'unit tellement de plus en plus, petit a petit,
avec icelui, qu'enfin on ne sauroit plus dire si le
coton est parfumé, ou s'il est parfum; ni si le parfum
€st coton, ou le coton parfum. O qu'heureuse est
une âme, qui, en la tranquillité de son cœur, con-
serve amoureusement le sacré sentiment de la pré-
sence de Dieu ! car son union avec la divine bonté
croîtra perpétuellement, quoiqu'insensibleraent', et
détrempera toutTesprit d'icelui de son infinie suavité.
Or, quand je parle du sacré sentiment de la présence
de Dieu en cet endroit , je n'entends pas parler du
sentiment sensible, mais de celui qui réside en la cime
et suprême pointe de l'esprit, où le divin amour règne
et fait ses exercices principaux.
CHAPITRE II.
Des divers degrés de la sainte union qui se fait eu l'oraisoq.
Lj'union se fait quelquefois sans que nous y coopé-
rions, sinon par une simple suite; nous laissant unir
sans résistance a la divine bonté, comme un petit en-
fant amoureux du sein de sa mère , mais tellement
allangouri , qu'il ne peut faire aucun mouvement pour
y aller ni pour se serrer quand il y est , mais seule--
8 TRAITE DE L'AMOUR DE t)lEU.
jneDt est bien aise d'être pris et tiré entre les bras de
sa mère , et d'être pressé par elle sur sa poitrine.
Quelqiiefoisnous coopérons, lorsqn'étant tirés, nous
cornons volontiers pour seconder la douce force de la
bonté qui nous tire et nous serre a soi par son amour.
Quelquefois il nous semble que nous commençons
a nous joindre et serrer a Dieu avant qu'il se joi^^ne a
nous, parce que nous sentons l'action de Punion de
notre côté, sans sentir celle qui se fait de la pari de
Dieu; lequel toutefois sans doute nous prévient tou-
jours, bien que toujours nous ne sentions pas sa pré-
.vention : car s'il ne s'unissoit a nous, jamais nous ne
nous unirions a lui; il nous choi'^it et saisit toujours
avant quenous le choisissions ni saisissions. Mais quand
;suivant ses attraits impercep'ibles, nous commençons
•à nous unir a lui, il fait quelquefois le progrès de iintre
union, secourant notre imbécillité, et se serrant sen-
siblement lui même a nous , si que nous le sentons
qu'il entre et pénètre notre cœur par une suavité in-
comparable. Et quelquefois aussi comme il nous a at-
tirés insensiblement a l'union , il continue insensible-
ment a nous aider et secourir. Et nous ne savons
comme une si grande union se fait , mais nous savons
bien que nos forces ne sont pas assez i^randes pour le
luire, si que nous jugeons bien par-la que quelque
secrète puissance fait son insensible action en nous.
Comme les nochers qui portent du fer , lorsque sous
i\n vent fort foibie ils sentent leurs vaisseaux cingler
puissamment , connoissent qu'ils sont proche des mon-
tagnes de l'aimant, qui les tirent imperceptiblement,
et voyent en celte sorte un connoissable et perceptible
avancement provenant d'un moyen inconnu et imper-
LIVRE VII, CHAP. II. 9
Côptible. Car ainsi lorsque nous V030DS notre esprit
s'unir de plus en plus a Dieu sous de petits efforts que
notre volonté fait, nous jugeons bien que nous avons
trop peu de vent pour cingler si fort , et qu'il faut que
l'amant de nos âmes nous tire par l'influence secrète
de sa grâce, laquelle il veut nous ctre imperceptible,
afiu qu'elle nous soit plus admirable, et que sans nous
amusera sentir ses attraits , nous nous occupions plus
purement et simplement a nous unir a sa bonté.
Aucune fois cette union se fait si insensiblement ,
que notre cœur ne sent ni l'opération divine en nous,
ni notre coopéiation; ains il trouve la seule union in-
sensiblement toute faite, a Timitaiion de Jacob, qui
sans y penser, se trouva marié avec Lia, ou plutôt
comme un autve Sarason , mais plus heureux, il se
trouve lié et serré des cordes de la sainte union , sans
que nous nous en s"»yons aperçus.
D'autres fois nous sentons les serremens , l'unîcà
se faisant par des actions sensibles tant de la part de
Dieu que de la nôtre.
Quelquefois l'union se fait par la seule volonté et
en la seule volonté, et aucune fois Feuteudement y
a sa part, parce que la volonté le tire après soi et
l'applique a son objet, lui donnant un plaisir spécial
d'être fiché a le regarder; comme nous voyons que
l'amour répand une profonde et spéciale attention en
nos yeux corporels , pour les arrêter a voir ce que
nous aimons.
Quelquefois cette union se fait de toutes les facultés
de l'âme qui se ramassent toutes autour de la volonté;
non pour s'unir elles-mêmes a Dieu , car elles n'eu
sont pas toutes capables, mais pour donner plus de
commodité a la volonté de faire son union, Ca? si les
10 TRAITE DE L^UIOUR DE DIEU.
autres facultés étoient appliquées une chacune a son
objet propre , râaie opérant par icelles, ne poiuToit
pas si parfaitement s'employer a l'action par laquelle
l'union se fait avec Dieu. Telle est la variété tics
unions.
Voyez saint-Martial, ( car ce fut comme on dit,
Je bienheureux enfant duquel il est parlé en saint-
Marc ). Notre Seigneur le prit , le leva et le tint assez
longuement entre ses bras. O beau petit Martial ! que
TOUS êtes heureux d'être saisi , pris, porté, uni , joint
et serré sur la poitrine céleste du Sauveur et baisé de
sa bouche sacrée, sans que vous y coopériez , qu'en
De faisantpas résistance a recevoir ces divines caresses!
Au contraire, Saint-Siraéon embrasse et serre notre
Seigneur sur son sein , sans que notre Seigneur fasse
aucun semblant de coopérer à cette union; bien que,
comme chante la très-sainte Eglise, le J^ieiLlard por-
ioiiVenfantjinais V enfant gouvernoille Vieillard.
ÎSaint-Bonaventure touché d'une sainte humilité ^
îion seulement ne s'unissoit pas a notre Seigneur,
ains se reiiroit de sa présence réelle, c'est-a-dire,
du trèS'Saint sacrement de l'Eucharistie , quand un
jouroyant messe, notre Seigneur se vint unir a lui ,
lui portant son divin sacrement. Or cette union faite ,
eh Dieu l Théolime, pensez de quel amour cette sainte
âme serra son sauveur sur son cœur ! A Topposite ,
sainte Catherine de Sienne , désirant ardemment notre
Seigneur en lasjintccommuuion, pressant et poussant
son âme cl son affection devers lui, il se vint joindre
b elle, entrant en sa bouche avec mille bénédictions.
Ainsi notre Seigneur rouunenca l'union avec saint
Boiiavcnlure, et siaintc Catherine sembla couuuencer
celle qu'elle cm avec sou Sauveur. La sacrée au'.autc
LIVRE MI, CIIAP. if. Il
du Cantiqiie parle comme ayant pratiqué Fiine et
Fautre sorte d'union : Je suis toute à mon bien-
aimé, ce dit-elle, et son retout^ est devers moi y
( Cant. Cant. 7. 10. ) car c'est autant que si elle di-
soit : Je me suis unie a mon cher ami, et réciproque-
ment il se retourjie dcTers moi, pour, en s' unissant
de plus en plus a moi, se rendre aussi tout mien. Morz
cher ami in est un bouquet de myrrhe j il demeu-
rera sur moti sein , et je l'y sen erai comme uH bou-
quet de suavité. Mon dme, dit David, s'est .'terrée
à vous y ô mon Dieu î et potre main droite m'a em-
poigné el saisi. Mais ailleurs elle confesse d'être pré-
venue, disant : Âlon cher ami est tout à moi, et
moi je suis toute sienne ( Cant. Cant. 2. 16. ) 5 nous
faisons une sainte union par laquelle il se joint a moî
et moi je me joins a lui. Et pour montrer que toujours
toute l'union se fait par la grâce de Dieu qui nous
tire a soi, et par ses attraits émeut notre âme et anime
le mouvement de notre union envers lui, elle s'écrie
comme toute impuissante : Tirez-moi : mais pour
témoigner qu'elle ne se laissera pas tirer comme une
pierre ou comme un forçat , ains qu'elle coopérera de
son côté et mêlera son foible mouvement parmi les
puissans attraits de sou amant, nous courrons j dit-
elle, â l'odeur de vos parjums. Et afin qu'on sache
que si on la tire un peu fortement par la volonté^
toutes les puissances de l'âme se porteront a l'union :
Tirez-moi , dit-eîle , et nous courrons. L'époux
n'en tire qu^ine, et plusieurs courent a Tunion. La
volonté est la seule que Dieu veut, mais toutes les
autres puissances courent après elle pour être unies k
Dieu avec elle,
A celte ULion îe divin berger des âmes provoquoit
12 TKAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
sa chère Sulamlte. Me Liez -moi , disoit-il, comme
un sceau sur potre cœur y comme un cachet sur
votre bras. Pour bien imp*. iiuer un cachet sur la cire,
on ne le joint pas seulement , mais on le presse h'mn.
serré. Ainsi veut-il que nous nous unissions a lui d'une
union si forte et presse'e que nous demeurions marqués
de ses traits.
Le saint amour du Sauveurnous presse Ç 2 Ep,
ad Cor. 5. i4.) ODieu quel exemple d'union excel-
lente ! il s'étoit joint a notre nature humaine par grâce,
comme une vigne à son ormeau , pour la rendre aucu-
nement participante de son fruit. Mais voyant que
celte union s'étoit défaite par le péché d'Adam, il fit
une union plus serrée et pressante en l'incarnation ,
par laquelle ianature humaine demeure a jamais jointe
en unité de personne a la Divinité. Et afin que non
seulement la nature humaine, mais tous les hommes
pussent s'unir intimement à sa bonté, il institua le
Sacrement de la très-sainte Eucharistie, auquel un
chacun peut participer pour unir son Sauveur a soi-
jnême réellement et par manière de viande. Théotime,
cette union sacramentelle nous sollicite et nous aide
a la spirituelle de laquelle jaous parions.
CHAPITRE IIL
Du souverain degré d'union par la suspension et
ra\isscnicnt.
OOlT donc que l'union de notre nme avec Dieu se
fa^^so inipcrreptib'rment , soit iju'elle -^e fasse percep-
liblemeut, Dieu en est toujours Tauleur, et nul ne
LIVPxE VU, CHAP. III. i3
peut s'unir a lui , s'il ne va a lui : nul ne peut aller a
lui, s'il n'est tiré par lui , comme te'moigne le divin
e'poux , disant : Nul ne peut venir à moi , sinon que
mon père le tire, ce que sa ce'iesle épouse proteste
aussi , disant : Tirez-moi, nous courrons à l'odeur
de vos parfufns.
Or la perfection de cette union consiste en deux
points; qu'elle soit pure et qu'elle soit forte. Ne puis- je
pns m'approcher d'une personne pour lui parler, pour
lo mieux voir , pour obtenir quelque chose de lui, pour
odorer les parfums qu'il porte, pour m'appu^^er sur
lui ? Et lors je m'approche voirement de lui et me joins
à lui ; mais l'approchement et union n'est pas ma prin-
cipale prétention , ains je m'en sers seulement comme
d'un moyen et d'une disposition pour obtenir une autre
chose. Que si je m'approche de lui et me joins a lui ,
non pour aucune autre fin que pour être proche de
lui et jouir de cette prochaineté et union; c'est alors
un approchement d'union pure et simple.
Ainsi plusieurs s'aprrcclient de notre Seigneur, les
uns pour Pouïr , comme Madelaine; les autres pour
être guéris^ comme Pliemorroïsse ; les autres pour
Padorer, comme les Mages; les autres pour le servir ,
comme ^Marthe ; les autres pour vaincre le.n inciédu-
lité^ comme saint Thomas; les autres poiu le parfumer,
comme Madelaiue , Joseph, Nicodeme. Mais sa di-
vine Sulamite le chercLe pour le trouver, et l'ayant
-tfouvé ne veut autre chose que de le tenir bien serré_,
etle tenant, ne jamais le quitter. Je le tiens, dit-elle^
et ne V abandonnerai point. Jacob, dit saint Bernard,
tenant Dieu bien serré, le ve»it bien quiiîer pourvu
qu'il reçoive sa bénédiction ; mais la Sulamite ne le
quittera pas quelle bâieJiclion qu'il lui donne : car
i4 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
elle De veut pas les be'ncdictions de Dieu, elle veut
le Dieu des bénédictions, disant avec David: Qu'y
a-t-il au ciel pour moi, et que veux-je sur la terre ^
sinon (^oM6f?Vous ètesleDieu de mon cœur et mon
partage à toute éternité. ( Psalm, 62. 25. 26).
Ainsi fut la glorieuse juère auprès de la croix àe
son fils. Ehl que cherchez-vous, ômère de la vie, en
ce mont de calvaire et eu ce lieu de mort? Je cherche,
eût-elle dit, mon enfant qui est la vie de ma vie. Et
pourquoi le cherchez-vous? Pour être auprès de lui*
Mais maintenant il est parmi les tristesses de la mort.
Eh ! ce ne sont pas les allégresses que je cherche, c'est
lui-même , et partout mon cœur amoureux me fait
rechercher d'être unie a cet aimable enfant, mon cher
bien aimé. En somme la prétention de Tâme en cette
union n'est autre que d'être avec son amant.
Mais quand l'union de l'âme avec Dieu est grande-
ment très-étroite et très-serrée, elle est appelée par les
théologiens , inhésion ou adhésion , parce que par icelle
Tâme demeure prise, attachée, collée et affichée a la
divine majesté: en sorte que mal-aisément peut-elle
s'en déprendre et retirer. Voyez, je vous prie, cet
homme pris et serré par attention a la suavité d'une
harmonieuse musique, ou bien ( ce qui est extravagant)
a la niaiserie d'un jeu de cartes; vous l'en voulez reti-
rer et vous ne pouvez : quelles affaires qu'il ait au logis,
on ne le peut arracher , il en perd même le boire et le
manger. 0 Dieu ! Théotiiiie, combien plus doit être
attachée et serrée l'âme qui est amante de son Dieu,
quand elle est unie a la divinité de l'infinie douceur^
Cl cju'elle est prise et éprise en cet objet d'incompa-
rables perfections? Telle fut celle du grand vaisseau
d'élection j qui s'cuiuit: ylfin que je yiyc à Dieu^
LIVUE VIT, CHAP. IH. i5
je suis affiché à la croix avec Jésus-Christ ( Ep. ad
Gai 2. 19). Aussi proleste-t-il que rien^ non pns la
mort même , îie le peut séparer de son maître. El cet
effet de Tamourfut même pratiqué entre David et Jo-
nathas ; car il est dit que F âme de Jonathas fut collée
â cellecle David. Aussi esî-ceun axiome ce'lébré parles
anciens pères , que Tamitié qui peut finir , ne fut ja-
mais vraie amitié, ainsi que j'ai dit ailleurs.
Aboyez, je vous prie, Théotime , ce petit enfant
attaché au sein et au col de sa mère. Si on le veut ar-
racher de la pour le porter en son berceau , parce qu'il
est tejnps , il marchande et dispute tant qu'il peut pour
ce point quitter ce sein tant aimable. SI on le fait dé-
prendre d'une main , il s'accroche de l'autre, et si on
l'enlève du tout il se met a pleurer; et tenant son
cœur et ses yeux où il ne peut plus tenir son corps ,
il va réclamant sa chère mère, jusquesa ce qu'à force
de le bercer on l'ait endormi. Ainsi Tâme, laquelle,
par Texereice de l'union^ est parvenue jusqu'à de-
meurer prise et attachée a la divine bonté, n'en peut
êti e tirée presque que par force et avec beaucoup de
douleur; on ne la peut faire déprendre : si on détourne
sou imagination, elle ne laisse pas de se tenir prise par
50U entendement; que si on tire son entendement,
elle se tient attachée par la volonté , et si on la fait
encore abandonner de la volonté par quelque distrac-
tion violente, elle se retourne de moment en moment
du coté de son cher objet, duquel elle ne peut du tout
se déprendre, renouant tant qu'elle peut lesdoux liens
de son union avec lui par des fréquens retours qu'elle
fait comme a la dérobée, expérimentant en cela îa
peine de saint Paul : car elle est pressée de deux dé-
isirs, d'être délivrée d^ toute occup-ition €Xléfiiiu?«
i6 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
pour demeurer en son inte'rieur avec Jésus -Christ , et
d'allernéanmoins a l'œuvre de Tobéissance que ruoion
même avec Jésus-Christ lui enseigne être requise.
Or, la bienheureuse mère Thérèse dit excellemment
que l'union étant parvenue jusqu'à cette perfection
que de nous tenir pris et attachés avec notre Sei-
gneur, elle n'est point différente du ravissement,
suspension ou pendement d'esprit j mais qu'on l'ap-
pelle seulement union , ou suspension , ou pende-
ment, quand elle est courte 5 et quand elle est longue,
on l'appelle extase ou ravissement ; d'autant qu'en
effet l'âme attachée a son Dieu si fermement et si
serrée qu'elle n'en puisse pas aisément être deprise ,
elle n'est plus en soi-même, mais en Dieu : non plus
qu'un corps crucifié n'est plus en soi-même, mais en
la croix; et que le lierre attaché a la muraille n'est
plus en soi, mais en la muraille.
Mais afin d'éviter toute équivoque, sachez. Théo-
lime, que la charité est un lien, et un lien de per-
fection\ etqi:i a plus de charité, il est plus étroite-
ment uni et lié a Dieu. Or, nous nepailonspas de celte
union qiii est permanente en nous, par manière d'ha-
bitude; soit que nous dorniîons, soii que nous veil-
lions : nous parlons de l'union qui se frtit par l'action,
el qui est un des exercices de la charité et dilection.
Imaginez- vous donc que saint Paul, saint Denis,
saint Augustin, saint Bern;nd_, sa^nt François, sainte
Catherine de Gênes ou de Sienne, sont ei:COve en ce
monde, et qu'ils dortuent de l.ibsi'ude aoiès plusieurs
travaux pris poL,r lamour de Dieu. Représentez vous
d'autre part qut;lque bonne âjuc, mais non pas si
sainte conmie eux, qui fut en l'oraison d^inion k
nicme temps; je vou» demande, mou cher Thcotime,
LIVRE VIÎ, CHAP. III. 17
qui est plus uni, plus serré, plus attaché a Dieu,
ou ces grands saints qui dorment, ou cette âme qui
prie? Certes, ce sont ces admirables amans; car ils
ont pins de charité, et leurs affections, qnoiqu'en
certaine façon dormantes, sont tellement engagées et
prises a leurs maîtres, qu'elles en sont insépnrables.
Mais, ce me direz -vous, comme se peut -il faire
qu\me âme qui est en l'oraison d'union , et même
jusqu'à l'extase , soit moins unie a Dieu que ceux qui
dorment, pour saints qu'ils soient? Voici que je vous
dis, Théotime : celle-là est plus avant en l'exercice
de l'union, et ceux-ci sont plus avant en l'union;
ceux -ci sont unis et ne s'unissent pas, puisqu'ils dor-
ment; et celle-là s'unit, étant en l'exercice et pra-
tique actuelle de l'union.
Au demeurant, cet exercice de l'union avec Dieu
se peut même pratiquer par des courts et passagers ,
mais fréquens élans de notre cœur en Dieu par ma-
nière d'oraisons jaculatoires faites a cette intention.
Ah! JÉSUS, qui me donnera la grâce que je sois un
seul esprit avec vous! Enfin, Seigneur, rejetant la
multiplicité des créatures, je ne veux que votre unité.
0 Dieu, vous êtes le seul un et la seule unité néces-
saire a mon âme! Hélas, cher ami de mon cœur,
unissez ma pauvre unique âme a votre très-unique
bouté. Eh! vous êtes tout mien, quand serai- je tout
vôtre! L'aimant tire le fer et le serre. 0 Seigneur
JÉ^us, mcn amant, soyez mon tire-cœur, serrez,
pressez et unissez a jamais mon esprit sur votre pa-
ternelle poitrine ! Eh! puisque je suis fait pour vous,
pourquoi ne suis- je pas en vous? Abîmez cette goutte
d'esprit que vous m'avez donnée , dedans la mer de
votre bonté de laquelle elle procède. Ahî Seigneur,
i8 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
puisque votre cœur m'aime, que ne me ravit-il a soi,
puisque je le veux bien? Tirez-moi^ e\je couiTai â
la suite de vos attraits, pour me jeter entre vos bras
paternels, et n'en bouger jamais ès-siècles des siècles,
u4mer2.
CHAPITRE IV.
Du raTisscmcnl. et «le la première espèce iricciui.
JL'fxtase s'appelle ravissement, d'autant que par
jcelle Dieu nous attireet élève a soi , et le ravissement
s'appelle extase, en tant que par icelui nous sortons
et demeurons hors et au-dessus de nous-mêmes pour
nous unir a Dieu. Et bien que les attraits par lesquels
nous sommes attires de la part de Dieu , soyent admi-
rablement doux, suaves et délicieux; si est-ce qu'a
cause de la force que la beauté et bonté divine a pour
tirer a soi l'attention et application de l'esprit , il
semble que non seulement elle nous élève , mais
qu'elle nous ravit et emporte; comme au contraire k
raison du très -volontaire consentement et ardent
mouvemmt par lequel Pànie raNie s'écoule après les
attraits divins , il semble que non seulement elle
monte et s'élève , mais qu'elle se jette et s'élance
hors de soi en la divinité même. Et c'en est de même
en la très- infâme extase ou abominable ravissement
qui arrive a l'ànie, lorsque par les amorces des plaisirs
charnels elle est mise hois de si propre dii;nité spi-
rituelle, et au-dessous de sa cundition naturelle; car
en tant que volontairement elle suit cette malheureuse
volupté et se précipite hors de soi-même, c'est-î»-
LIVRE VIT, CHAP. IV. 19
-dire hors de l'ëtat spirituel : on dit qu'elle est en
Textase sensuelle, mais en tant que les appas sensuels
la tirent puissamment, et , par manière de dire, Fen-
traînent dans cette basse et vile condition 5 on dit
qu'elle est ravie et emportée hors de soi-même, parce
que cf s voliipte's grossières la de'meltent de l'usage de
Ja raison et intelligence avec une si furieu-^e violence,
que, comme dit l'un des plus grands philosophes,
l'homme étant en cet accident semble être tombé en
lépilepsie , tant l'esprit demeure absoibé et comme
perdu. 0 hommes! jusques a quand serez -vous si
insensés que de vouloir ravaler votre dignité natu-
relle , descendant volontairement et vous précipitant
en la condition des bêtes brutes?
^ Mais, mon cher Théotime, quant aux extases sa-
crées, elles sont de trois sortes. L'une est de l'enten-
dement , l'autre de l'affection, et la troisième de l'ac-
lion : l'une est en la splendeur, l'autre en la ferveur,
€t la troisième en l'œuvre; l'une se fait par l'admi-
ration, l'autre parla dévotion, et la troisième par
l'opriNition. L'admiration se fait en nous par la ren-
contre d'une ve'rité nouvelle que nous ne connois-
sions pas ni n'attendions pas de connoître. Et si a la
flouvelle vérité que nous rencontrons, est jointe la
beauté et bonté , l'admiration qui en provient est
grandement délicieuse. Ainsi la reine de Saba trou-
vant en Salomon plus de véritable sagesse qu'elle
■ n'avoit pensé, elle demeura toute pleine d'admiration;
et les Juifs, voyant en notre Sauveur une science
qu'ils n'eussent jamais cru , furent surpris d'un-e
grande admiration. Quand donc il plaît a la divine
Ijonté de donner h notre entendement quelque spé-
ciale clarté, par le moyen de laquelle il vint coa-
Qo TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
templer les mystères divins d'une contemplation ex-'
traordinaire et fort relevée; alors, voyant plus de
beauté en iceux qu'il n'avoit pu s'imaginer, il entre
en admiration.
Or, l'admiration des choses agréables attache et
colle fortement l'esprit a la chose admirée, tant a
raison de l'excellence de la beauté qn'clle lui dé-
couvre, qu'a raison de la nouveauté de cette excel-
lence , Tentendement ne 5e pouvant assez assouvir
de voir ce qu'il n'a encore point vu , et qui est si
agréable a voir. Et quelquefois , outre cela , Dieu
donne a l'âme une lumière non seulement claire, mais
croissante comme l'aube du jour, et alors comm^
ceux qui ont trouvé une minière d'or, fouillent tou-
jours plus avant pour trouver toujours davantage de
ce tant désiré métal, ainsi l'entendement va de plus
en plus s'enfonçant en la considération et admiration
de son divin objet; car ne plus ne moins que l'admi-
ration a causé la philosophie et attentive recherche
des choses naturelles , elle a aussi causé la contem-
plation et théologie mystique; et d'autant que cette
admiration, quand elle est forte, nous tient hors et
au-dessus de noiis-uiêmes par la >ive attention et
application de noire entendement aux choses cé-
lestes, elle nous porte par conséquent eu l'extase.
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CHAPITRE V.
De la seconde espèce de ravissement.
Dieu attire les esprits a soi par sa souveraine beauté
eu incompréhensible bonté : excellences qui toutes
LIVRE VII, CHAP. V. 21
deux ne sont néanmoins qu'une suprême divÎDitë
Irès-iiniquement belle et bonne tout ensemble. Tout
se fait pour le bon et pour le beau : toutes choses
regardent vers lui, sont mues et contenues par lui, et
pour l'amour de lui. Le bon et le beau est désirable ,
aimable et chérissable a tous : pour lui toutes choses
font et veulent tout ce qu'elles opèrent et veulent.
Et quant au beau, parce qu'il attire et rappellera soi
toutes choses, les Grecs l'appellent d'un nom qui est
tiré d'une parole qui veut dire appeler.
De même quant au bien , sa vraiejmage c'est la
lumière , surtout en ce que la lumière recueille ,
réduit et convertit a soi tout ce qui est, dont le soleil
entre les Grecs est nommé d'une parole , laquelle
montre qu'il fait que toutes choses soient ramassées
et serrées, rassemblant les dispersées , comme la bonté
convertit a soi toutes choses, étant non seulement
la souveraine uniié, mais souverainement unissante,
d'autant que toutes choses la désirent comme leur
principe , leur conservation et leur dernière fin • de
sorte qu'en somme le bon et le beau ne sont qu'u«e
même chose, d'autant que toutes choses désirent le
beau et le bon.
Ce discours, Théolime, est presque tout composé
des paroles du divin saint Denis Aréopagite. Et certes,
il est vrai que le soleil, source de la lumière corpo-
relle, est la vraie image du bon et du beau j car entre
I les créatures purement corporelles, il n'y a point de
' bonté ni de beauté égale a celle du soleil. Or, la beauté
et bonté du soleil consiste en sa lumière, sans laquelle
rien ne seroit beau et rien ne seroit bon en ce monde
corporel. Elle éclaire tout, comme belle; elle échauffe
et vivifie tout , comme bonne. En tant qu'elle est
3it TRAITE DE UA^rOUR DE DIEU.
belle et claire, el!ea!hre tons les yeiïx qui ont vue
au monde ; en tv^nt qu'elle est bonne et quelle échauffe,
el!e attire a soi tous les appétits et toutes les incli-
nations du nion^le corporel; car elle tire et éiève les
exhalations et vapeurs, elle tire et fait sortir les plantes
et les animaux de leurs origines, et ne se fait aucune
production a laquelle la chaleur vitale de ce grand
luminaire ne contribue. Ainsi Dieu, Père de toute
lumière, souverainement bon et beau par sa beauté',
attire notre entendement a le contempler, et par sa
bonté il attire notre volonté a l'aimer. Comme beau ,
comblant notre entendement de délices, il répand son
amour dans cotre volonté; comme bon, remplissant
liOire volonté de son amour, il excite notre entende-
ment a le contempler, l'amour nous provoquant a la
contemplation, et la contemplation a l'amour; dont
il s'ensuit que l'extase et le ravissement dépend tota-
lement de l'amour; car c'est l'amour qui porte l'en-
t-endement a la contemplation , et la volonté a l'union,
de manière qu'enfin il faut conclure avec le grand
saint Denis, que l'amour divin est extatique, no per-
n:eîtant pas que les amans soyent a eux-mêmrs, ains
U la chose aimée. A raison de quoi cet admirable
arôtrc, saint Paul, étant en la possession de ce divin
amour, et fait participant de sa chose extatique, d'une
bouche divinement inspirée : Je p/ôv, dit-il, non
plus moi, mais Jésus-C/irist i>it en moi. {Kp. ad
Cal, 3. 20.) Ainsi, comme un vrai amoureux sorti
hors de soi en Dieu , il \ivoit, non plus de sa propre
vie, mais de la vie de son bien aime, comme souverai-
nement aimable.
Or, ce ravissement d'amour se fait sur la volonté
en cette sorte. Dieu la touche par ces attraits de sua-
LIVRE Vil, CliAP. V. t5
Tité, et lors, comme ime aiguille touchée par l'ai-
mant se tourne et remue vers le pôle , s'oubliant tle
son insensible condition; ainsi la volonté, atteinte de
l'amour céleste , s'élance et porte en Dieu , quittant
toutes ses inclinations terrestres, entrant par ce moyen
en un ravissement, non de connoissance, mais de
jouissance; non d'admiration, mais d'affbction; non
de science, mais d'expérience; non de vue, mais de
goût et de savourement.
Il est vrai que, comme j'ai déjà signifié, l'enten-
dement entre quelquefois en admiration , voyant la
sacrée délectation que la volonté a en son extase^
comme la volonté reçoit souvent de la délectation,
apercevant rentendeinent en admiration; de sorte
que ces deux facultés s'entrecommuniquent leurs ra-
\issemeiis, le regard de la beauté nous la faisant
aimer, et l'amour nous la faisant reirarder. On n'est
guère souvent écliaufFé des rayons du soleil qu'on
n'en soit éclairé, ni 4ilairé qu'on n'en soit échauffé.
L'amour fait facilement admirer, et l'admiration fa-
cilement aimer.
Toutefois les deux extases de l'entendement et de
la volonté ne sont pas tellement appartenantes l'une
k l'autre, que Tune ne soii bien souvent sans l'autre;
car comme les philosophes ont eu plus de la connois-
sance qtie de l'amour du créateur , aussi les bons
cbrétiens en ont maintefois plus d'amour que de con-
noissance, et par conséquent l'excès de la connois-
sance n'est pas toujours suivi de celui de l'amour,
non plus que l'excès de l'amour n'est pas toujours
accompagné de celui de la connoissance, ainsi que
j'ai remarqué ailleurs. Or, l'extase de l'admiration
étant seule ne nous fait pas meiljeurs, suivant ce
2i TRAITE DE UAMOUR DE DIEU.
qu'en dit celui qui avoit e'të ravi en extase jusqu'au
troisième ciel : Si je connoissois , A\iA\ ^ tous les
mystères et toute la science , et je n ai pas la cha-
rité '.je ne suis rien ; (i, Ep. ad Cor. i3. 2.) et par-
tant le malin esprit peut extasier, s'il faut ainsi parler,
et ravir Tenteudement, lui représentant des merveil-
leuses intelligences qui le tiennent e'ievé et suspendu
au-dessus de ses forces naturelles, et par telles clarte's,
il peut encore donner a la volonté quelque sorte d'a-
mour vain, mou, tendre et imparfait, par manière de
^complaisance , satisfaclion et consolation sensible.
Mais de donner la vraie extase de la volonté , par la-
quelle elle s'attache uniquement et puissamment a la
bonté divine , cela n'appartient qu'a cet esprit sou-
verain, ^ar lequel la charité de Dieu est répandue
dedans nos cœurs,
CHAPITRE VI.
Des marques du bon ravissement, cl de la troisième espèce
d'icelui,
JliN effet, Théotime, on a vu en notre âge plusieurs
personnes qui croyoient elles-mêmes, et chacun avec
elles, qu'elles fassent fort souvent ravies divinement
en extase; et enfin toutefois on découvroit que ce n'é-
t oientqii'illusions et amusemcnsdiaboliques. Un certain
prêtre du temps de saint Augustin, se mettoit en ex-
tase toujours quand il vouloit, (hantant ou faisant
chanter certains airs lugubres et pitoyables, et ce
pour seulement contenter la curiosité de ceux qui de-
siroicnt voir ce spectacle. Mais ce qui est admirable,
LIVRE VII, CHAP. VI. 25
c'est que son extase passoit si avant, qu'il ne senloit
même pas quand on lui appliquoit le feu, sinon après
qu'il e'ioit revenu a soi : et néanmoins si quelqu'un
parloit un peu fort et a voix claire, il l'entendoit
comme de loin, et n'avoit aucune respiration. Les
philosophes mêmes ont reconnu certaines espèces d'ex-
tases naturelles faites par la véhémente a ppl cation de
l'esprit a la considération des choses pkis relevées»
C'est pourquoi il ne se faut pas étonner si le ma-
lin esprit, pour faire le singe, tromper lésâmes,
scandaliser les foibles, et se U-ansfonner en esprit
de lumière (2 ad Cor, 9. li), opère desravissemens
en quelques âmes peu solidement instruites en la vraie
piété.
Afin donc qu'on puisse discerner les extases divines
d'avec les humaines et diaboliques, les serviteurs de
Dieu ont laissé plusieurs documeos. Mais quant a moi,
il me suffira pour mon propos de vous proposer deux
inarques de la bonne et sainte extase. L'une est que
Texlase sacrée ne se prend ni attache jamais tant k
Fentendement qu'a la volonté, lar:'elle elle émeut ^
échauffe et remplit d'une puissante affection envers
Dieu ; de manière que si l'extase est plus belle que
bonne, plus lumineuse que chaleureuse, plus spécu-
lative qu'affective, elle est grandement douteuse et
digne de soupçon. Je ne dis pas qu'on ne puisse avoiu
des ravissemens, des visions .' tme prophétiques, sans
avoir la charité : car je sais bien que comme on peut
avoir la charité sans être ravi et sans prophétiser,
aussi peut-on être ravi et prophétiser sans avoir la
charité; mais je dis que celui qui ea son ravisse-
ment a plus de clarté en l'entendement pour admi-
rer Dieu , que de chaleur en la voloDté pour Tuimer,
IL 2
26 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
il doit être sur ses gardes , car il y a danger nue cette
extase ne soit fausse, et ne rende l'esprit plus erflé
qu'édifié, le mettant voirement comme Saill^ Balaam
etCaiphe, entre les prophètes ^maisle laissant néaii'
moins entre les réprouvés.
La seconde marque des vraies extases consiste en
la troisième espèce d'extases que nous avons marquée
ci-dessus; extase toute sainte, toute aimable, et qui
couronne les deux autres: et c'est l'extase de Pœuvre
et de la vie. L'entière observation des commandemens
de Dieu n'est pas dans l'enclos des forces humaines,
mais elle est bien pourtant dans les confins de l'ins-
tinct de l'esprit humain, comme très-conforme a la
raison et lumière naturelle : de sorte que vivant selon
les commandemens de Dieu , nous ne sommes pas
pour cela hors de jjotre inclination naturelle. Mais
outre les commandemens divins, il y a des inspirations
célestes pour l'exécution desquelles il ne faut pas
seulement que Dieu nous élève au-dessus de nos forces,
mais aussi qu'il nous tire au-dessus des instincts et
des inclinations (Z-t notre nature , d'autant qu'encore
que ces inspirations ne sont par. contraires a la raison
humaine, elles l'excèdent toutefois, la surmontent, et
sont au-dessus d'icelle : de sorte que lors nous ne vi-
vons pas seulement une vie civile, honnête et chré-
tienne, mais une vie sur-humaine, spirituelle, dévole
et extatique, c'est-a-dire,*une vie qui est en toute façon
hors et au-dessus de notre condition naturelle.
Ne point dérober, ne point mentir, ne point com-
mettre de luxure, prier Dieu, ne point jlirer en vain,
aimer et honorer son père, ne point tuer; c'est vivre
selon la raison natiuelle de l'homme. Mais quittée
tous nos biens, aimer la pauvreté, l'appeler et tenir
LIVRE Vri, CliÂP. M. 27
en qualité de très- délicieuse maîtresse, tenir les op-
probres, mf'prîs, abjections, persécutions, martyres
pour des félicites et béatitudes; se contenir dans les
termes d'une absolue chasteté, et enfin vivre emmi le
monde et en cette vie mortelle contre toutes les opi-
nions et maximes du monde, et outre le courant dti
fleuve de cette vie, par des ordinaires résignations,
renoncemens et- abnégations de nous mêmes : ce n'est
pas vivre humainement, mais sur-humaiaement j ce
n'est pas vivre en nous, mais hors de nous et au-dessus
de nous. Et parce que nul ne peut sortir en cette fa-
çon au-dessus de soi-même , si le Père éternel ne le
tire , partant cette sorte de vie doit être un ravisse-
ment continuel et une extase perpétuelle d'action et
d'opération.
Vous êtes morts ^ disoit le grand apôtre aux Co-
lossiens, et votre vie est, cachée avec Jésus -CJirist
en Dieu {Ep. ad Coloss. 5. 3). La mort fait que l'àme
ne vit plus en son corps ni en l'enclos d'icelui. Que
veut donc dire, Théolime, cette parole de Tapotre :
Vous êtes mortsl C'est comme s'il eût dit : Vous ne
vivez plus en vous-mêmes , ni dedans l'enclos de votre
propre condition naturelle 5 votre âme ne vit plus selon
elle-même, mais au-dessus d'elle-même. Le phénix
est phénix, en cela qu'il anéantit sa propre vie
\ la faveur des rayons du soleil, pour en avoir une
plus douce et vigoureuse , cachant, par manière
de dire, sa vie soue les cendres. Les bigats et
vers a soie changent leur être, et de vers se font
! papillons; les abeilles naissent vers, puis devien-
nent nymphes, marchant sur leurs pieds, et enfin de-
I viennent mouches volantes. Nous en faisoL'sdemême,
ThéotiuiC; si nous sommes spirituels : carnousquittons
2'6 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
notre vie humaine pour vivre d'une autre vie plus
éminente au-dessus de nous-mêmes, cachant toute
celte vie nouvelle en Dieu avec Jésus-Christ ^ qui
seul la voit, la connoît et la donne. Notre vie nou-
velle, c'est l'amour céleste qui vivifie et anime notre
àrae, et cet amour est tout caché en Dieu , et ès-
choses divines avec Jésus-Christ. Car .puisque ,
comme disent les lettres sacre'es de l'Evangile, après
que Je'sus -Christ se fut un peu laissé voir a ses disci-
ples en montant la haut au Ciel, enfin unenuèeWix-
\'ironna, qui Vota et cacha de devant leurs yeux»
Jésus-Christ donc est caché au ciel en Dieu : or, Jé-
sus-Christ est notre amour, et notre amour est la vie
de notre âme : donc notre vie est cachée en Dieu
avec Jésus- Christ \ ei quand Jésus- Christ qui est
notre amour, et par conséquent notre vie spirituelle,
viendra paraître au jour du jugement, alors nous
apparoîtrons avec lui en gloire {Ep. ad Coloss,
3. 4); c'est-a-dire, Jésus Christ notre amour nous
glorifiera, nous communiquant sa félicité et splendeur.
CHAPITRE VIL
Comme Tamour est la vie de l'âme, et suite du discours de
la vie extatique.
JL'ame est le premier acte el principe de tous les
roouvemens vitaux de l'homme; et, comme parle
Aristote, elle est le principe par lequel nous vivons,
sentons et entendons* dont il s'ensuit que nous con-
noissons la diversité des vies, selon la diversité des
moiivemcDsj en sorte même que les animaux qui u'oat
LIVRE VII, CHAP. VIT. 29
point de mouvement naturel , sont du tout sans
vie. Ainsi, Théolime, l'amour est le premier acte
et principe de notre vie de'vote ou spirituelle par
lequel nous vivons, sentons et nous émouvons;
et notre vie spirituelle est telle que sont nos mou-
vemens affectifs ; et un cœur qui n^a point de
mouvement et d'affection, il n'a point d'amour;
comme au contraire un coeur qui a de l'amour, n'est
point sans mouvement affectif. Quand donc nous
avons colloque notre amour en Jésus-Christ, nous
avons par conséquent mis en lui notre vie spirituelle.
Or, il est caché m.aiutenant en Dieu au ciel, comme
Dieu fut caché en lui tandis qu'il étoit en terre. C'est
pourquoi notre vie est cachée en lui; et quanS il pa-
roîtra en gloire, notre vie et notre amour paroîtra de'
même avec lui en Dieu. Ainsi saint Ignace, au rap-.
port de saint Denis, disoit que son amour éloit cru-
cifié, comme s'il eût voulu diic : Mon amour naturel
et humain , avec toutes les passions qui en dépendent ,
est attaché sur la croix : je l'ai fait mourir comme un
amour mortel qui faisoit vivre mon cœur d'une vie
mortelle : et comme mon Sauveur fut crucifié et mou-
rut selon sa vie mortelle pour ressusciter a Timmor-
telle j aussi je suis mort avec lui sur la croix selon
mon amour naturel qui étoit la vie mortelle de mon
umC;, afin que je ressuscitasse a la vie surnaturelle dim
amour qui pouvant être exercé au ciel, est aussi par
conséquent immortel.
Quand donc on voit une pers'onne qui, en l'orai-
son, a des ravissemens par lesquels elle sort et monte
au-dessus de soi-même en Dieu, et néanmoins n'a
point d'extase en sa vie, c'est-a-dire, ne fait point
une vie relevée et attachée a Dieu par abaé-
5o TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
gation des convoitises mondaines, et mortification
des volontés et inclinations naturelles par ime inté-
rieure douceur, simplicité, humilité, et surtout par
une continuelle charité; croyez, Théotime, que tous
ces ravisseraenssont grandement douteux et périlleux j
ce sont ravisseraen»- propres à faire admirer les
hommes, mais non pas a les sanctifier. Car quel bien
peut avoir une âme d'être ra^ic )i Dieu par l'oraison^
si en sa conversation et en sa vie elle est ravie des af-
fections terrestres, basses et naturelles? Etre au -dessus
de soi-même en l'oraison, et au-dessous de soi en la
vie et opération , être angélique en la méditation,
et bestial en la conversation, c'est clocher de part et
d'autre, jurer en Dieu ^ et jurer en Melchon'^ et
en somme, c'est une vraie marque que telsravisseraens
et telles extases ne sont que des amusemens et trom-
peries du malin esprit. Bienheureux sont ceux qui
vivent une vie sur-humaine, extatique, relevée au-
dessus d'eux-mêmes, quoiqu'ils ne soient point ravis
au-dessus d'eux-mêmes en l'oraison. Plusieurs saints
sont au ciel, qui jamais ne furent en extase ou ravis-
ijt!inent de contemplation 5 car combien de martyrs et
de grands saints et saintes voj^ons-nous en riiistoire
n'avoir jamais eu en l'oraison autre privilège que celui
de la dévotion et ferveur? Mais il n'y eut jamais saint
qui n'ait eu l'extase et ravissement de la vie et de
lopération, se surmontant soi-même et ses inclina-
tions naturelles.
ï^t qui ne voit, Théotime, je vous prie, que c'est
l'extase de la vie et opération de laquelle le grand
apôtre parle principalement quand il dit : Je <V*,mais
non plus moi., ains Jésus-Christ vit en moi? {Ep.
ad Cal. 'i. 20. ) Car il l'explique lui-même en autres
LIVRE VII, CHAP. VII. 5i
termes aux Romains, disant que notre vieil homme
est crucifié ensemhlement avec Jésus - Christ ,
(Ep. ad Rom. 6. 6.) que nous sommes morts au
péché avec lui , et que de même nous sommes res-
suscites avec lui poiiv marcher en nouveauté de
vie^ afin de ne plus servir au péché. Voila deux
hommes représente's en un chacun de nous, Théo-
time, et par conséquent deux vies : l'une du vieil
homme, qui est une vieille vie, comme on dit de
l'aigle, qui, étant devenue vieille, va traînant ses
plmnes et ne peut plus prendre son vol j l'autre vie
est de l'homme nouveau, qui est aussi une vie nou-
velle, comme celle de l'aigle, laquelle déchargée de
ses vieilles plumes qu'elle a secouées dans la mer,
en prend des nouvelles, et s'étant rajeunie vole en la
nouveauté de ses forces.
En la première vie , nous vivons selon le vieil
homme, c'est- ci- dire selon les défauts, foihlesses et
infirmités que nous avons contractés par le péché de
notre premier père Adam, et partant nous vivons au
péché d'Adam^ et notre vie «st une vie mortelle,
ains la mort même. En la seconde vie, nous vi-
vons selon l'homme nouveau , c'est-a-dire selon les
grâces, faveurs, ordonnances volontés de notre Sau-
veur, et par conséquent nous vivons au salut et a la
rédemption, et cette nouvelle vie est une vie vive,
vilale et vivifiante. Mais quiconque vent parvenir a
la nouvelle vie, il faut qu'il passe par la mort de la
vieille, crucifiant sa chair avec tous les vices et
toutes les convoitises d'icelle, et l'ensevelissant sous
les eaux du saint baptême ou delà pénitence; comme
Naaman qui noya et ensevelit dans les eaux du Jour-
dain sa vieille vie lépreuse et infecte, pour vivre une
52 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
y'ie Douveile, saine et nette; car on pouvoit bien
ciire de cet homme qu'il n'étoit plus le vieux Naaman
lépreux et infect, ains un Naaman nouveau, net,
sain et honnête, parce qu'il e'toit mort a la lèpre, et
vivoit a la santé et netteté.
Or, quiconque est ressuscité b cette nouvelle vie*
du Sauveur, il ne vit plus ni a soi , ni pour soi, ni en
soi, ains a son Sauveur, en son Sauveur et pour son
Sauveur. Estimez , dit saint Paul , que vous êtes
vraiment jnorts au péché , et vivans à Dieu en
Jésus-Christ notre Seigiieur. {Ep. ad Rom. 6.
11.)
CHAPITRE VIII.
Admirable exhortation de saint Paul à la yie txtalique et
sur-humait:e.
JVIais ecfiîi saint Paul fait le plus fort , le plus pres»-
saut et le plus admirable argument qui fut jamais fait,
ce me semble, pour nous porter tous a l'extase et ra-
vissement de la vie et opération. Oyez, Théolime,
je vous prie, soyez attentif et pesez la force et efficace
des ardentes et célestes paroles de cet apôtre tout
ravi et transporté de l'amour de son maître. Parlant
donc de soi-même (et il en faut autant dire d'un cha-
cun de nous) ; La charité^ dit-il, de Jésus-Christ
nous presse. (2. ad Cor, 5. i4.) Oui, Théotime, rien
ne presse tant le cœur de l'homme que l'amour. Si
un homme sait d'être aimé de qui que ce soit, il
est pressé d'aimer réciproquement 5 mais si c'est un
homme vulgaire qui est aimé d'un grand seigneur,
LIVRE VIT, CHAP. VIII. 53
certes il est bien plus presse; mais si c'est d'un grand
monarque, combien est-ce qu'il est pressé davantage?
Et maintenant , je vous prie , sachant que Jësus-
Christ, vrai Dieu e'ternel, tout-puissant, nous a aimés
jusqu'à vouloir soufFiir pour nous la mort, et la mort
de la croix; ô mou cher Théolime, n'est-ce pas cela
avoir nos cœurs sous le pressoir, et les sentir presser
de force et en exprimer de l'amour par une violence
et contrainte qui est d'autant plus violente qu'elle
est toute aimable et amiable? Mais comme est-ce
q.ue ce divin amant nous presse? La charité de
Jésus -Christ nous presse, dit son saint apôtre,
estimant ceci. Qu'est-ce a dire estimant ceci? C'est-
à-dire que la charité du Sauveur nous presse, lors
principalement que nous estimons, considérons, pe-
sons, méditons et sommes attentifs à cette résolution
de la foi. Mais quelle résolution? Vo3^ez, je vous
prie, Théotime, comme il va gravement, fichant et
poussant sa conception dans nos cœurs : estimant
ceci^ dit-il. Et quoi? Que siun est mort pour tous,
donc tous sont morts , et Jésus-Christ est riiort
pour tous. Il est vrai, certes, si un Jésus-Christ est
mort pour tous, donc tous sont morts en la peisoiine
de cet unique Sauveur qui est mort pour eux , et sa
mort leur doit être imputée, puisqu'elle a été en-
durée pour eux et en leur considération.
Mais que s'ensuit-il de cela? Il m'e^t advis que
j'oye cette bouche apostolique comme un tonnerre
qui exclame aux oreilles de nos cœurs; il s'ensuit
donc, ô chrétiens! ce que Jésus-Christ a désiré de
nous en mourant pour nous. Mais qu'est-ce qu'il a
désiré de nous, sinon que nous nous conformassions
à luip afin y dit l'apôtre, que ceux qui vivent ne
2 *
U TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
^ii>ent plus désormais à eux-mêmes , ains à celui
qui est mort et ressuscité pour eux. Vrai Dieu ,
Théolinie , que celte conséquence est forte en ma-
tière d'amour! Je'sus-Christ est mort pour nous, il
ne us a donné la vie par sa mort, nous ne vivons
que parce qu'il est mort; il est mort pour nous, a nous
et en nous. Notre vie n'est donc plus nôtre, mais k
celui qui nous l'a acquise par sa mort : nous ne de-
vons doue plus vivre a nous, mais a lui ; non en nous,
mais en lui; non pour nous, mais pour lui. Une jeune
fille de nie de Sestos avoit nourri une petite aigle avec
' le soin que les enfans ont accoutumé d'employer en
telles occupations; l'aiijle devenue grande commença
petit a petit k voler et chasser aux oiseaux selon son
instinct naturel ; puis_, s'élant rendue plus forte, elle
se rua sur les bêtes sauvages, sans jamais manquer
d'apporter toujours fidèlement sa proie a sa obère
inaîtresse; comme en reconnoissance de la nourriture
qu'elle avoit reçue d'icelle. Or, advint que cette
jeune demoiselle mourut un jour, tandis que la pauvre
îiigle étoit au pourchas, et son corps, selon la cou-
tume de ce temps et de ce pays-la , fut mis sur un
bûcber en public pour être brûlé; mais ainsi que la
llamme du feu commençoit a le saisir, l'aigle survint
à grands traits d'ailes, et voyant cet inopiné et triste
spectacle, outrée de douleur, elle lâche ses serres,
et, abandonnant sa proie, se vînt jeter sur sa pauvre
chère maîtresse, et la couvrant de ses ailes, comme
pour la défendre du feu , ou pour Pembrasser de pitié,
elle demeura ferme et immobile, mouraut et brûlant
courageusement avec elle; l'ardeur de son aflVciion
ne pouvant céder la place aux flimmes et ardeurs
du fe;^ ; y our se rcûdre viclimc et holooausie de son
. LIVRE VII, CHAP. VIII. 3S
brave çt prodigieux amour, comme sa maîtresse Tetoit
de la mort et des flammes.
Ah! Tlie'otime, quel essor nous fait prendre cette
aigle I Le Sauveur nous a nourris dès noire tendre
jeunesse, ains il nous a formés et reçus comme une
aimable nourrice, entre les bras de sa divine Provi-
vidence dès l'instant de notre conception. Il nous a
rendus siens par le baptême, et nous a nourris ten-
drement, selon le cœur et selon le corps, par un
amour incompréhensible ; et pour nous acque'rir la
vie, il a supporté la mort, et nous a repus de sa
propre' chair et de son propre sang. Eh, quereste-t-il
donc, quelle conclusion avons-nous plus a prendre,
mon cher Tliéotime, sinon que ceux qui vicient ne
viuent plus à eux-mêmes ^ ains à celai qui est.
mort pour ewx? (2. ad Cor. 5. i5. ) C'est-a-dire
que nous consacrions au divin amour de la mort de
notre Sauveur tous les momens de notre vie, rappor-
tant a sa gloire toutes nos proies, toutes nos con-
quêtes , toutes nos œuvres , toutes nos actions ,
toutes nos pensées et toutes nos affections. Voyez-le,
Tlie'otime, ce divin Rédempteur étendu sur la croix,
comaie sur son bûcher d'iionneur, où il meurt d'a-
mour pour nous, mais d'un amour plus douloureux
que la mort même, ou d'une mort plus amoureuse
que l'amour même. Eh! que ne nous jetons-nous en
esprit sur lui pour mourir sur la croix avec lui, qui,
pour l'amour de nous, a bien voulu mourir? Je le
tiendrai , devrions-nous dire si nous avions la gé-
nérosité de l'aigle, et ne le quiiterai jamais ; je mour-
rai avec lui et brûlerai dedans les flammes de son
amour : un même feu consumera ce divin Créateur
et sa cliéiive créature! Mon Jésus est touC mien et
5G TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
je suis toute sienne ^ je vivrai et mourrai sur sa
poitrine, ni la mort ni la vie ne me séparera de
lui. Ainsi donc se fait la sainte extase du vrai amour
quand nous ne vivons plus selon les raisons et incli-
nations humaines, mais au-dessus d'icelles, selon
les irispiratioiis et instincts du divin Sauveur de nos
âmes,
CHAPITRE IX.
Du suprême effet de l'amour affectif qui estla mort des amans,
et premièrement de ceux qui moururent en amour.
xJ AMOUn est fort comme la mort ( Cant. Cant,
8. 6). La mort se'pare l'âme du mourant d'avec son
corps et d'avec toutes les choses du monde : l'amour
sacré sépare l'âme de l'amant d'avec son corps et d'avec
toutes les choses du monde; et il n'y a point d'autre
différence , sinon en ce que la mort fait toujours par
effet ce que l'amour ne fait ordinairement que par
l'affection. Or je dis ordinairement, Théotime, parce
que quelquefois l'amour sacré est bien si violent, que
même par effet il cause la séparation du corps et de
3'âme, faisant mourir les amans d'une mort très heu-
reuse qui vaut mieux que cent vies.
Comme c'est le propre des réprouvés de mourir en
péché, aussi esl-ce le propre des élus de mourir en
l'amour et grâce de Dieu 5 mais cela toutefois advient
«lifféremment. Le juste ne meurt jamais a l'imprévu :
< ar c'est avoir bien pensé à sa mort, que d'avoir per-
^^éveré en la justice chrétienne jusqu'à la fin. Mais il
lueurtbien quelquefois demort suhiieousoudaine. C'est
pourquoi l'église toute 5oge ne nous fait pas simplement
LIVRE Vil, CHAP. IX. 5;
requérir, ès-litanies, d'être délivré de mort soudaine
mais de mort soudaine et imprévue : pour être sou-
daine , elle n'en est pas pire , sinon qu'elle soit
encore imprévue. Si des esprits foibles et vulgaires
eussent vu le feu du ciel tomber sur saint Si-
meon Stylite, et le tuer, qu'eussent-ils pensé, sinon
des pensées de scandale ? Mais l'on en doit toute-
fois point faire d'autre , sinon que ce grand saint s'é-
tant immolé très-parfaitement a Dieu en son cœur
déjà tout consumé d'amour, le feu vint du ciel pour
faire l'holocauste et le brûler du tout : car l'abbé Ju-
lien, éloigné d'une journée, vit l'âme d'icelui mon-
tant au ciel , et fit jeter de l'encens a même heure
pour en rendre grâces a Dieu. Le bienheureux Hom-
mebon , crémonois, ovant un jour la sainte messe
planté sur ses deux genoux en extrême dévotion , ne
se leva point a l'évangile, selon la coutume; et pour
cela ceux qui étoient autour de lui le regardèrent, et
virent qu'il était trépassé. Il y a eu de notre âge de
très-grands personnages en vertu et doctrine que l'on
a trouvé morts, les uns en un confessionnal, les autres
oyant le sermon ; et même on en a vu quelques-uns
tomber morts au sortir de la chaire où ils avoient prê-
ché avec grande ferveur; morts toutes soudaines,
mais non imprévues. Et combien degens de bien voit-
on mourir apoplectiques, léthargiques, et en mille
sortes fort subiiemement, et des autres mourir en rê-
veries et frénésie , hors de Pusage de raison ? Et tous
ceux-ci, avec les enfans baptisés, sont décédés en
grâce, et par conséquent en l'amour de Dieu. Mais
comme pou voient-ils décéder en l'amour de Dieu^
puisque même ils ne pensoient pas en Dieu lois de
leur trépas ?
38 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
Les sa vans hommes, Théotime, ne perdent pas
leur science en dormant : autrement ils seroient igno-
rans a leur re'veil, et faiidroit qu'ils retournassent a
l'e'cole. Or c'en est de Hiême de toutes les habitudes
de prudence, de tempérance, de foi, d'espérance ^ de
charité; elles sont toujours dedans l'esprit des justes,
bien qu'il n'en fassent pas toujours les actions. En un
hommedormantjilsemble que toutes ses habitudes dor-
ment avec lui, et qu'elles se réveillent aussi avec lui,
Ainsi donc l'homme juste mourant subitement , ou ac-
cablé d'une maison qui tombe dessus kii , ou tué par
la foudre, ou suffoqué d'un catharre, ou bien mourant
hors de son bon sens par la violence de quelque fièvre
chaude, il ne meurt certes pas en l'exercice de l'a-
mour divin , mais il meurt néanmoins en l'amour d'i-
celui , dont le sage a dit : Le juste ^ s'il est prévenu
de la mort^ il sera en réfrigère ( Sap. 4. 7. ) : car
il suffit, pour obtenir la vie éternelle, de mourir en
l'état et habitude de l'amour et charité.
Plusieurs saints néanmoins sont morts non seule-
ment en charité et avec l'habitude de l'amour céleste
mais aussi en l'action et pratique d'icelui. Saint- Au-
gustin mourut en l'exercice delà sainte contrition,
qui n'est pas sans amour. Saint Jérôme exhortant ses
chers enfans a l'amour de Dieu , du prochain et de la
vertu : saint Ambroise, tout ravi, devisant douce-
ment avec son Sauveur soudain après avoir reçu le
très-divin sacrem'^ni de l'Autel : saint Antoine de Pa-
doue, après avoirrécité un hymne a la glorieuse vierge
Mère , et parlant en grande joie avec le Sauveur :
sainV Thomas d'Aquin joignant les mains, élevant ses
yeux au ciel , haussant foriement sa voix , et pronon-
çant, par manière d'élans, avec grande feiYeur ces
LIVRE Vil, CHAP. IX. 5^
faroles du cantique qui étoient les dernières qu'il
avoit exposées : Venez ^ 6 mon cher hienabné ^ et
sortons ensemble aux champs (Cant, Caiit.'j. 1 1).
Tous les apôtres et presque tous les martyrs sont morts
priant Dieu : le bienheureux et vénérable Bede ayant
su par révélation l'heure de son trépas , alla a Vê-
pres ( et c'étoit le jour de l'Ascension ), et se tenant
debout, appuyé seulement aux accoudoirs de son
siège, sans maladie quelconque , finit sa vie au même
instant qu'il finit de chanter vêpres, comme juste-
ment pour suivre son maître montant au ciel , afin d'y
jouir du beau matin de l'éternité qui n"a point de vê-
pres. Jean Gerson ^ chancelier de l'université de Paris,
homme si docte et si pieux, que connue dit Sixtus
Senensis, on ne peut discerner s'il a surpassé sa doc-
trine par la piété, ou sa piété parla doctrine, ayant
expliqué les cinquante propriétés de l'amour divin
marquées au Cantique des Cantiques; trois jour||pprès
montrant un visage et un cœur fort vifs, expira, pro-
nonçant et répétant plusieurs fois, par manière d'o-
raison jaculatoire, ces saintes paroles tirées du même
cantique : ô Dieu ! votre dileclion est forte comme
la mort. Saint Martin, comme chacun sait, mourut
si attentif a l'exercice de dévotion qu'il ne se peut
rien dire de plus. vSaint Louis , ce grand roi entre les
saints, et grand saint entre les rois, frappé de pes-
tilence, ne cessa jamais de prier : puis ayant reçu le
divin viatique, étendant les bras en croix, les yeux
fichés au ciel, expira, soupirant ardemment ces pa-
roles d'jine pai faite confiance amoureuse : Eh! Sei-
gneur , j' entrer al en votre maison^ je vous adorerai
en votre saint Tetnple^ et bénirai votre noiyi^Ps,
5. 8^. St. Picne Célesiin^ toutùéirenipé eu des cnielies
4o TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
afflictions qu'on ne peut bonnement dire, étant arrivé
k la fin de ses jours, se mit a chanter comme un cygne
sacré le dernier des psaumes, et acheva son chant et
sa vie en ces amoureuses paroles : Que tout esprit
loue le Seiiffieur, L'admirable et sainte Eusebe, sur-
Dommëe l'Etrangère, mourut 'a genoux en une fervente
prière. Saint Pierre le martyr y écrivant avec son
doigt et de son propre sang la confession de la foi pour
laquelle il mouroit , et disant ces paroles : Seigneur,
je recommande mon esprit en vo& mains. Et le
grand apôtre des Japonois, François Xavier, teflant
et baisant Fimage du crucifix, et répétant a tout coup
ces élans d'esprit : ô Jésus ^ le Dieu de mon cœur !
CHAPITRE X.
De Aux qui moururent par ramour et pour l'amour dWin.
1 ous les martyrs, Théotime, moururent pour l'amour
divin : car quand on dit que plusieurs sont morts pour
la foi , on ne doit pas entendre que c'ait été pour la
foi morte, ains pour la foi vivante, c'est-h-dire ani-
mée de la charité. Aussi la confession de la foi n'est
pas tant un acte de l'entendement et de la foi, comme
c'est un acte de la volonté et de l'amour de Dieu. Et '
c'est pourquoi le grand saint Pierre, gardant la foi
dans son âme au jour de la passion, perdit néanmoins
la charité , ne voulant pas avouer de bouche pour son
maître celui qu'il rcconnoissoit pour tel en son cœur.
Mais pourtant il y a eu des martyrs qui moururent ex-
pressément pour la charité seule: c^mnie le grnnd pré-
curseur du Sauveur, qui fut martyrisé pour la cor-
LIVRE VII, CIÎAP. X. 4i
rection fraternelle : et les glorieux princes des Apôtres^
Saint Pierre et Saint Paul, mais principalement saint
Paul, moururent pour avoir converti a la sainteté et
chasteté les femmes que l'infâme Ne'ron avoit débau-
chées; les saints cvêques Stanislas et Thomas de Can-
torbéry furent aussi tués pour un sujet qui ne regardoit
pas la foi, mais la charité. Et enfin une grande partie
des saintes vierges et martyres furent massacrées pour
le zèle qu'elles eurent a garder la chasteté, que la
charité leur avoit fait dédier a l'époux céleste.
Mais il y en a entre les amans sacrés qui s'aban-
donnent si absolument aux exercices de l'amour divin,
que ce saint feu les dévore et consume leur vie. Le re-
gret quelquefois empêche si longuement les affligés
de boire, de manger, de dorrair, qu'enfin afibiblis et
allangouris ils meurent •, et lors le vulgaire dit qu'ils
sont morts de regret; mais ce n'est pas la vérité, car
ils meurent de défaillance de forces et d'inanition. H est
vrai que cette défaillance leur étant arrivée a cause
du regret, il faut avouer que s'ils ne sont pas morts de
regret, ils sont morts a cause du regret et parle regret.
Ainsi, mon cher Théotime, quand l'ardeur du saint
nmour est grande^ elle donne t^nt d'assauts au cœur,
elle le blesse si souvent, elle lui cause tant de lan-
gueurs, elle le fond si extraordinaireraent , elle le
porte en des extases et ravissemens si fréquens , que
par ce moyen l'âme presque toute occupée en Dieu ,
ne pouvant fournir assez d'assistance a la nature pour
faire la digestion et nourriture convenable, les forces
animales et vitales commencent a manquerpelit à petit;
la vie s'accourcit, et le trépas arrive.
0 Dieu! Théotime, que cette mort est heureuse !
Que douce est cette amoureuse sagette, qui nous
42 TRAITE DE UAMOUR DE DIEU.
blessant de cette plaie incurable delà sacre'e dilection,
nous rend pour jamais langiiissans et malades d'un
battement de cœur si pressant, qu'enfin il faut mourir.
De combien pensez-vous que ces sacre'es langueurs, et
les travaux supportés pour la charité, avançassent les
jours aux divins amans , comme k sainte Catherine de
Sienne, a saint François, au petit Stanislas Kosika ,
a saint Charles , et a plusieurs centaines d'autres, qui
moururent si jeunes? Certes , qtjant a saint François _,
dès qu'il eut reçu les saints stigmates de son maître ,
il eut de si fortes et pénibles douleurs , tranchées, con-
vulsions et maladies, qu'il ne lui demeura que la peau
et les os, et scmbloit plutôt une analomie, ou uoe
image de la mort, qu'un homme vivant et respirant
encore.
CHAPITRE XI.
Que quelques-uns entre les divins amans moururent encore
d'amour.
lousles élus donc5-Théotime, meurent en l'habi-
tude de l'amour sacré, mais quelques-uns, outre
cela , meurent en l'exercice de ce saint amour ; les
autres pour cet amour, et d'autres par ce même amour.
Mais ce qui appartient an souverain degré d'amour,
c'est que quelques-uns meurent d'amour, et c'est
lorsque non seuleuint l'amour blesse l'âme, en sorte
qu'il la met en langueur , mais quand il la transperce,
donnant son coup droit dans le milieu du cœur, et si
fortement qu'il pousse Tâme dehors de son corps; ce
qui se fait ainsi. L'àme attirée puissamment par les
LIVRE VII, CHAP. XI. 45
suavités divines de son bien-aime', pour correspondre
de son côte'a ses doux attraits , elle s élance de fo;cG
et tant qu'elle peut devers ce désirable ami attrayant;
et ne pouvant tirer son corps après soi, plutôt que de
s'arrêter avec lui parmi les misères de cette vie: elle
le quitte et se sépare, volant seule comme une belle co-
lombelle dans le sein de'licieux de son célesie e'poux.Elle
s'e'lance en son bien- aimé, et son bien-aimé la tire et
ravit a soi : et comme l'e'poux quitte père et mère
^our se Joindre a sa biea-aimëej ainsi cette cbnste
épouse quitte la chair pour s"unlr a son bien-aimc. Or
c'est le plus violent effet que l'amour fasse en une âme ,
et qui requiert auparavant une grande nudité de toutes
les affections qui peuvent tenir le cœur attaché ou au
monde, ou au corps; ensorte que comme le feu ayant
séparé petit a petit Tessence de sa masse, et Payant du
tout épurée , fait enfin sortir la quintessence; aussi
le saint amour ayant retiré 'le cœur humain de toutes
humeurs , inclinations et passions , autant qu'il se peut ;
il en fait par après sortir l'âme, afin que par cette
mort précieuse aux yeux divins, elle passe en la gloire
immortelle.
Le grand saint François, qui en ce sujet de l'a-
mour céleste me revient toujours devant les yeux, ne
pou voit pas échapper qu'il ne mourût par Tamour, a
cause de la multitude et grandeur des langueurs, ex-
tases et défaillances que sa dilection envers Dieu lui
doauoit; mais outre cela Dieu qui l'avoit exposé a la
vue de tout le monde, comme un miracle d'amour j
voulut que non seulement il mourût pour Tamour,
ains qu'il mourût encore d'amour. Car voyez, je vous
supplie, Théolime, son trépas. Se voyant sur le point
de son départ, il se fit mettre nu sur la terre, puis
44 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
ayant reçu un habit en aumône, duquel on le ve'iit, il
harangua ses frères, les animant a l'amour et crainte
de Dieu et de l'Eglise; fit lire la passion du Sauveur,
puis commença avec une ardeur extrême a prononcer
le psaume i4 1 . J'ai crié de ma voix au Seigneur :
j'ai supplié de ma voix le Seigneur [Psaume i4i.
2); et ayant prononcé ces dernières paroles : O Sei-
gneur, tirez mon âme de la prison ^ afin que je
bénisse votre saint nom'^ les justes m'attendent
jusques à ce que vous me guerdonniez , il expira
l'an quarante-cinquième de son âge. Qui ne voit,
je vous prie, Théotime, que cet homme séraphique,
qui avoit tant de'siré d'être martyrisé et de mourir
pour l'amour, mourut enfin d'amour , ainsi que je Tai
expliqué ailleurs?
Sainte Madeleine, ayant, l'espace de trente ans,
demeuré en la grotte que l'on voit encore en Pro-
vence, ravie tous les jours sept fois, et élevée en l'air
par les anges, comme pour aller chanter le sept heures
canoniques en leur chœur; enfin un jour de dimanche
elle vint a l'église, en laquelle son cher évêque saint
Maximin la trouvant en contemplation , les yeux
pleins de larmes et les bras élevés, il la communia, et
tôt après elle rendit son bienheureux esprit, qui de-
rechef alla pour j^amais aux pieds de son Sauveur jouir
de la meilleure part qu'elle avoit déjà choisie en ce
monde.
Saint Basile avoit fait une étroite amitié avec un
grand médecin, juif de nation et de religion, en in-
tention de l'attirer a la foi de notre Seigneur : ce que
toutefois il ne put onc faire, jusques a ce que rompu
de jeûnes, veilles et travaux, étant arrivé a l'article
de la mort il s'enquii du médecin quelle opinion il
LIVRE VII , CHAP. XL 45
avoit de sa santé, le conjurant de lui dire franchement ;
ce que le me'decin fit , et lui ayant tàté le pouls : Il
n'y a plus, dit-il , aucun remède; devant que le soleil
soit couché, vous trépasserez. Mais que direz-vous,
re'pliqua alors le malade, si je suis encore demain en
■vie? Je me ferai chrétien, je vous le promets, dit le
médecin. Le saint pria donc Dieu, et impétra la pro-
longation de sa vie corporelle en faveur de la spiri-
tuelle de son médecin, lequel ayant vu cette mer-
veille, se convertit; et saint Basile se levant coura-
geusement du lit, alla a l'église, et le baptisa avec
toute sa famille; puis étant revenu en sa chambre et
remis dans son lit, après s'être assez longuement en-
tretenu par l'oraison avec notre Seigneur, il exhorta
saintement les assistans a servir Dieu de tout leur
coeur; et enfin voyant les anges venir a lui, pronon-
çant avec extrême suavité ces paroles : Mon Dieu, je
vous recommande mon âme et la remets entre vos
mains, il expira; et le pauvre médecin converti le
voyant trépassé, l'embrassant et fondant en larmes
sur icelui : 0 grand Basile, serviteur de Dieu, dit-il,
en vérité si vous eussiez voulu, vous ne fussiez non
plus mort aujourd'hui qu'hier. Qui ne voit que
cette mort fut toute d'amour? Et la bienheureuse
mère Thérèse de Jésus révéla, après son trépas,
qu'elle étoit morte d'uu assaut et impétuosité d'a-
mour qui avoit été si violent, que la nature ne le pou-
vant supporter, l'àme s'en étoit allée vers le bien-aimé
objet de ses afifections.
46 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
VVVVVVfcV«<«.V«/«.'«rV\'lVV\;«VV'V%VVVV%V\.t/'VV«/V'VVV'VVVVVVV'VVVVVVVV%V«<l/VVVV«ltA^X«/«.VVVVV«
I
CHAPITRE Xll.
Histoire merveilleuse du trépas d'un gentilhomme qui mourut
d'amour sur le mont d'Olivet.
vJuTRE ce qui a été dit, j'ai trouvé une histoire, la-
quelle pour être extrêmement admirable, n'en est
que plus croyable aux amans sacrés; puisque, comme
dit le saint apôtre, la charité crvil très-volontiers
toutes cJioseSj c'est-a-dire, elle ne pense pas aisé-
ment qu'on mente; et s'il n'y a des marques appa-
rentes de fausseté en ce qu'on lui représente, elle ne
fait pas difficulté de les croire, mais surtout quand
ce sont choses qui exaltent et magnifient l'amour de
Dieu envers les hommes, ou l'amour des hommes en-
vers Dieu; d'autant que la charité qui est reine sou-
veraine des vertus, se plaît a la façon des princes, es-
choses qui servent a la gloire de son empire et domi-
nation. Et bien que le récit que je veux faire, ne soit
ni tant publié, ni si bien lémoigné, comme la gran-
deiu- de la merveille qu'il contient la requerroit, il ne
perd pas pour cela sa vérité : car, comme dit excel-
lemment saint Augustin, h peine sait-on les miracles,
pour magnifiques qu'ils soient, au lieu même où ils se
font» et encore que ceux qui les ont vus les racontent,
on a peine de les croire ; mais i's ne laissent pas pour
cela d'être véritables; et en nialière de religion les
âmes bien faites ont plus de suaviié a croire les
choses ès-quelles il y a plus de difficulté et d'admira-
tion.
Un fort illustre et vertueux Chevalier alla donc
LIVRE VII, CHAP. XII. 47
un jour outre nitr eu Palestine , pour vi iter les saints
lieux 5 èsquels notre Seigneur avoit fait les œuvres de
notre rédemption; et pour commencer dignement ce
saint exercice, avant toutes choses, il se confessa et
communia dévotement; puis alla en premier lieu en
la ville de Nazareth où l'ange annonça a la Vierge
très-sainte la très-sacre'e Incarnation, et oii se fit la
très-adorable Conception du Verbe éternel ; et là ce
digne pèlerin se mit a contempler l'abîme de la bonté
céleste qui avoit daigné prendre chair humaine poïu-
retirer l'homme de perdition. De la il passa en Beth-
léem au lieu de la Nativité, où l'on ne sauroit dire
combien de larmes il répandit, contemplant celles des-
quelles le Fils de Dieu, petit enfant de la Vierge,
avoit arrosé ce saint étable, baisant et rebaisant cent
fois cette terre sacrée, et léchant la poussière sur la-
quelle la première enfance du divin poupon avoit été
reçue. De Bethléem il alla en Bethabara, et passa jus-
qu'au peut lieu de B jthanie, où se ressouvenant que
notre Seigneur s'éfoit dévêtu pour être baptisé, il se
dépouilla aussi lui-même , et enuani dans le Jourdain ,
se lavant et buvant des eanx d'icelui, il lui étoit avis
d'y voir son Sauveur recevant !e baptême par la main
de son précrirseur, et le Saint-Esprit descendant vi-
siblement sur icelui sous la forme de colombe, avec
les cieux encore ouverts, d'où, ce lui sembloit, des-
cendoit la voix du Père éternel , disanî : Celui-ci est
mon fils hien-auné ^ auquel je me complais. De
Béthanie il va dans le désert , et y voit , des yeux de
son esprit, le Sauveur jeûnant, combattant et vain-
quant l'ennemi, puis les anges qui le servent de
viandes admirables. De la il va sur la uiontagne de
Thaboî-j où il voit le Sauveur transfiguré; puis en !a
43 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
montagne de Sion où il voit, ce lui semble encore,
notre Seigneur agenouille' dans le Cénacle, lavant les
pieds aux disciples, et leur distribuant par après son
divin corps en la sacrée Eucharistie. Il passe le torrent
de Cedron, et va au jardin de Gethsemani, où son
cœur se fond ès-larmes d'une très^aimable douleur, lors-
qu'il s'y représente son cher Sauveur suer le sang en
cette extrême agonie qu'il y souiTroit*, puis tôt après,
lié , garrotté et mené en Jérusalem où il s'achemine
aussi, suivant partout les traces de son bien-aimé, et
le voit , en imagination , traîné ça et la chez Anne ,
chez Caïphe, chez Pilate, chez Hérodes, fouetté,
baffoué, craché, couronné d'épines, présenté au peu-
ple, condamné a mort, chargé de sa croix, laquelle
il porte, et h portant fait la pitoyable rencontre de
sa mère toute détrempée de douleur, et des dames de
Jérusalem pleurantes sur lui. Si monte enfin ce dévot
pèlerin sur le mont Calvaire, où il voit en esprit la
croix étendue sur terre, et notre Seigneur que l'on
renverse et que l'on cloue pieds et mains sur iceile
très-cruellement. Il contemple de suite comme on lève
la croix et le crucifie en l'air, et le sang qui ruisselle
de tous les endroits de son divin corps. H regarde la
pauvre sacrée Vierge toute transpercée du glaive de
douleur j puis il tourne les yeux sur le Sauveur cru- I
cifié, duquel il écoute les sept paroles avec un amour
nonjpareil ; et enfin le voit mourant , puis mort , puis
recevant le coup de lance, et montrant par l'ouver-
ture de la plaie son cœur divin; puis ôté de la croix <
et porté au sépulcre, où il va le suivant, jetant une
mer de larmes sur lesHeux détrempés du sang de son
rédempteur; si qu'il entre dans le sépulcre et ensevelit
son cœur auprci du corps de son maître; puis resussci
LIVRE Vlî, CIÎAP. Xîî. 4^
tant avec lui ii va en Eiiimaus, et voit tout ce qni s©
passe entre !e Seigneur et les deux disciples; et enfin
revenant sur le mont Olivet où se fit le mystère do
l'Ascension, et Ta vojant les dernières marques et
vestiges des p'eds du divin Saiiv;eur, prosterne' suc
icelles, et les baisant mille et mille fois avec des sou-
pirs d'un amour infini, il comiiicnça a reiinr a soi
toutes les forces des ses affections, comme un archer
retire la corde de son arc quand il veut dccocher sa
flèche ; puis se relevant, les yeux et les mains tendus
au ciel; O Jésus, dit-il, mon doux Jésus, je ne sais
■plus où vous chercher et suivre en terre. Eh ! Jésus, Jé-
sus, mon amour, accordez donc a ce coeur qu'il vous
suive et s'en aille après vous la-haut; et avec.ces ar-
dentes paroles il lança quant et quant s(xi âme au ciel,
comme une sacrée sagette, que comme divin archer il
tira au blanc de son très-heureux objet.
Mais ses compagnons et serviteurs qui virent ainsi
subitement tomber comme mort ce pauvre amant,
étonné de cet accideiK , coururent de force au méde- -
C'n, qui veoant trouva qu'en efiel ilétoit trépnssé; et
pour faire jugement assuré des causes d'une mort
tant inopinée, s^enquiert de quelle compiexion, de
quelles mœurs et de quelle humeur étoit le défunt ; et
il apprit qu'il étoit d'un naturel tout doux, aimable,
dévot a merveilles, et grandement ardent en l'amour
de Dieu. Sur quoi, sans doute, dit le médecin, son
cœur s'est donc éclaté d'excès et de ferveur d'amour.
Et afin de mieux affermir son jugement, il le voulut
ouvrir, et trouva ce brave cœur ouvert avec ce sacré
mot gravé au-dedans d'icelui : Jésus mon amour î
L'amour donc fit en ce cœur l'office de la mort, sé-
^^irant l'àuie du corps sars concurrence d'aucune
So TRAITE DE UAMOUR DE DIEU-
autre cause. Et c'est saint Bernardin de Sienne, auteur
fort docte et fort saint , qui fait ce re'cit au premier de
ses Sermons de l'Ascension.
Certes, un autie auteur presque du même âge, qui
a celé son nom par- humilité, mais qui seroit néan-
moins digne d'être nommé, en un livre qu'il a inîitulé:
3Iifoir des Spirituels ^ raconte une autre histoire
encore plus admirable. Car il dit qu'ès-quartiers de
Provence, il y a voit un Seigneur grandement adonné
a l'amour de Dieu et a la dévotion du très- saint Sa-
crement de l'autel. Or, un jour étant extrêmement
affligé d^me maladie qui lui donnoit des vomissemens
continuels^ on lui apporta la divine communion; la-
quelle n'osant recevoir a cause du danger qu'il y avoit
de la rejeter, il supplia son curé de la lui mettre sur
la poitrine, et le signer avec icelle du signe de la croix,
ce qui fut fait; et en un moment cette poitriuç en-
flammée du saint amour se fendit, et tira dedans ^oi
le céleste aliment dans lequel étoit le bien aimé, et k
même temps expira. Je vois bien a la vérité que cette
histoire est grandement extraordinaire, et qui méri-
teroit un témoignage de^plus grand poids; mais après
la très-véritable histoire du cœur fendu de sainte
Claire de Montfalcon , que tout le monde peut voir i
encore maintenant, et celle des stigmates de saint
François qui est très-assurée, mon âme ne trouve
rien de malaisé k croire parmi les effets du divia
amour.
LIVRE VII, CHAP. XIII. 5i
CHAPITRE XIII.
Que la très-sacrée Vierge mère de Dieu mourut d'amour
pour son fils.
On ne peut quasi bnimement donter que le grand
saint Joseph ne fût tie'passé avant la passion et mort
du Sauveur, qui sans cela n'eût pas recommandé sa
mère h saint Jean. Et comme pourroit-on donc ima-
giner que le cher enfant de son cœi:r. son nourrisson
hien-aiméne l'assistât a l'heure de son passage? 5/e/z-
Jieureux sont les miséricordieux , car ils ohtien^
dront miséricorde (Matéh. 5. 7). Hélas! combien
de douceur, de chariië et de miséricorde furent exer-
cées par ce bon père nourricier envers le Sauveur
lorsqu'il naquit petit enfant au monde. Et qui pour—
roit donc croire qu'icelui sortant de ce monde, ce
divin Fiîs ne lui rendît la pareille au centuple, le
comblant de suavités célestes? Les cigognes sont ua
vrai portrait de la mutuelle pitié des enfans envers les
pères, et des pères envers les enfans : car comme ce
sont des oiseaux passagers, elles portent leurs pères et
mères vieux en leurs passages, ainsi qu'étant encore
peliies leurs pères et mères les avoient portées en
même occasion. Quand le Sauveur étoit encore petit,
legr^nd Jos:'plison père nourricier, et la très-glorieuse
Vierge sa mère Ta voient porté maiutefois , et spécia-
leme.it au passage qu'ils firent de Judée en Egypte,
et d'Egypte en Judée. Eh! qui doutera donc que ce
saint père, parvenu a la fin de ses jours, n'ait réci-
proquement été porté par son divin nourrisson au pas-
52 TRAITE DE L'AMOUî\ DE DIEU.
sage de ce monde en l'autre dans le sein d'Abraham,
pour de-la le transporter dans le sien a la gloire , le
jour de son Ascension? Un saint qui a voit tant aimé*
rn sa \ie, ne pou voit mourir que d'amour; car son
âme ne pouvant a souhait aimer son cher Je'sus entre
les distractions de cette vie, et ayant achevé le ser-
vice qui étoit requis au bas âge d'icelui, que restoit-
jl, sinon qu'il dît au Père e'ternel : O Père y fai
accompli l'œuvre que vous in aviez donnée en
charge (Joan. 17. -t). Et puis au Fils : 0 mon enfant,
comme votre Père céleste remit votre coips entre mes
mains au jour de votre venue en ce monde, ainsi en
ce jour de mon départ de ce monde je remets mon
esprit entre les vôtres.
Telle, comme je pense ^ fut la mort de ce granc}^
patriarche, honime choisi pour faire les plus tendres
et amoureux offices qui furent ni seront jamais faits \
l'endroit du Fils de Dieu, après ceux qui furent pra-
tiqués par sa céleste épouse, vraie mère naturelle de
ce même Fils, de laquelle il est impossible d'imaginer
qu'elle soit morte d'autre sorte de mort que de celîe
d'amour, mort la plus noble de toutes, et due par
conséquent a la plus noble vie qui fut onc entre les
créatures, mort de laquelle les anges mêmes dési-»
reroient de mourir s'ils étoient capables de mor^ Si
les premiers chrétiens furent dits n'avoir qu'w^z cœur
et une âme, h cause de leur parfaite mutuelle dilection j
si saint Paul ne vivoit plus lui-même, ains Jéius-
Christ vivoit ea lui , h raison de l'extrême union de
son cœur U celui de sou maître, par laquelle son àme
étoit comme morte en son cœur qu'elle animoit pour
vivre dans le cœur du Sauveur qu'elle animoit^ ô
vrai Dieu! combien est-il plus véritable que la sacrée
I
LIVRE Vlî, CHAP. XIÎÎ. 55
tîerge et son fils n^avoient qu'une âme, qu'an cœur
. et qu'une vie 5 ensorte que cette sacre'e mère, vivant,
ne vivoit pas elle, mais son fils vivoit en elle. IMèie
la plus amante et la plus aime'e qui pouvoit jamais
être , mais amante et aimée d'un amour incompara-
blement plus éininent que celui de tous les ordies des
aiii^t's et des hommes, a mesure que les noms de mère
unique et de fils unique sont aussi des noms au- dessus
de tous autres nom's en malière d'amour. Et je dis de
mère unique et d'enfant unique, parce que tous les
autres enf:ins des homuies partagent la reconnoissance
de leur produclion entre le père et la mère. Mais en
celui-ci, comme toute sa naissance humaine d. 'pendit
de sa seule mère, laquelle seule contribua , ce qui
éîoit requis a la vertu du Saint-Esprit, pour la con-
ception de ce divin enfant , aussi a elle seule fut
■ dii et rendu tout Tamoiir qui provient de la produc-
tion ; de sorte que ce fils et celte mère furent unis
d'une uiiion d autant plus excellente, qu'elle a un
nom diiTérent en amour par-dessus tous les autres
nom?; car a qui de tous les séraphins appartient- il de
de dire au Sauveur : Vous êtes mou vrai fils, et je
vous nime comme mon vrai fils? Et a qui de toutes
les créatures fut il jamais dit par le Sauveur : Vous
êtes ma vraie mère, et je vous aime coiiune ma vraie
mère; vous êtes ma vraie mère tor.te mienne, et je
suis votre vrai fils tout vôtre? Si donc un serviteur
amant osa bien dire, et le dit en vérité, qu'il n'a voit
point d'autre vie que celle de son maître, hélas!
combien hardiment et ardemment devoit exclamer
cette mère ; Je n'ai point d'au lie vie que la vie de
mon fils, ma vie est toute en la sienne, et la sienne
toi.le eifti mienne! Car ce n'éioiî plus union, ains
54 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
unité de cœur ^ d'âme et de vie entre cette mère et
ce fils.
Or, si cette mère vécut de la vie de son fils, elle
mourut aussi de la mort de son fils 5 car quelle est la
vie, telle est la mort. Le phénix, comme on dît,
étant fort envieilli ramasse sur le haut d'une mon-
tagne une quantité de bois aromatiques, sur lesquels,
comme sur son lit d'honneur, il va finir ses jours j
car lorsque le soleil au fort de «son midi jette ses
rayons plus ardeus, ce tout unique ciseau, pour con-
tiibuer a Fardeur du soleil un surcroit d'action , ne
cesse point de battre des ailes sur son bûcher jusqu'à
ce qu'il lui ait fait prendre feu_, et, brûlant avec
icelui, il se consume et meurt entre ces flammes odo-
rantes. De même, Théotirae, la vierge mère ayant
assemblé en son esprit, par une vive et coiitinueile
mémoire, tous les plus aimables mystères de la vie
€t mort de son fils, et recevant toujours a droit fil
parmi cela les plus ardentes inspirations que son fils ,
soleil de justice, jetât sur les humains au plus fort
du midi de sa charité; puis d'ailleurs faisant aussi de
son côté un perpétuel mouvement de contemplation;
enfin le feu sacré de ce divin amour la consuma
toute comme un holocauste de suavité, de sorte qu'elle
en mourut : son âme étant toute ravie et transportée
entre les bras de la dilociion de son fils. O mort
amoureusement vitale! ô amour vitalcmenl mortel !
Plusieurs amans sacrés furent préseiis a la mort du
Sauveur, entre lesquels ceux qui eurent le plus d'à-
mour eurent le plus de douleur : car l'amour alors
éîoit tout détrempé en la douleur, et la douleur en
l'amour; et tous ceux qui pour leur Sauveur étoient
passiounés d'amour, furent amoureux de at passion
LIVRE VII, CHAP. XIV. ^5
et douleur; mais la douce mère, qui aimoit pltis que
tous, fut plus que tous out/epercée du glaive de
douleur. La douleur du fiis fut alors une épce tran-
chante qui passa au travers du cœur de la mère,,
d'autant que ce cœur de mère étoit collé, joint et uni
h son fils d'une union si parfaite que rien ne pouvoit
blesser l'un qu'il ne navrât aussi vivement l'anire. Or,
cette poitrine maternelle é:ant ainsi bl-.^sse'e d'amour,
non seulement ne chercha pas la guérison de sa
blessure, mnis aima sa blessure p'us que tOMî^ o^^^~
rison, gardant chèrc^nent les traits de douleur qu't^lîe
avoit reçus a cause de l'amour qui les avoit décochés
à-ms son cœur, et de'sirant continuellement d'en
mourir, puisque son fils en était mort, qui, comme
dit toute l'Ecriture Sainte et tous les docteurs, mourut
entre les flammes de la chanté, holocauste parfait pour
tous les péchés du monde.
i
CHAPITRE XIV.
Que la glorieuse Vierge mou'-nt d'im amour extrêmement
doux et traDr|uiIie.
On dit d'un côté que Notre-Dame révéla a sainte
Matilde que la maladie de laquelle elle mourut ne
fut autre chose qu'un assaut impétueux du divia
amour; mais sainte Brigite et saint Jean Damascène
témoignent qu'elle mourut d'une mort extrêmement
paisible, et l'un et l'autre est vrai, ïhéotime.
Les étoiles sont merveilleusement belles a voir,
et jettent des clartés agréables j mais si vous y avez
pris garde , c'est par briilemens , étincelleuieas et
r
6 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
élans qu'elles produisent leurs raj'ons, comme si elles
eiifantoieiit la lumière avec efifoit a diverses reprises,
£ok que leur clarté était foible ne puisse pas agir si
continuellement avec e'galité, soit que nos yeux im-
Le'cilles ne fassent pas leur vue constante et ferme a
eause de la grande distance qui est entre eux et ces
astres. Ainsi pour l'ordinaire les saints qui moururent
d'amour semirent nne grande variété d'accidens et
symptômes de dilection avant qiie d'en venir au tré-
pas, force élans j force assauts, force extases, force
Jangueurs, force agonies ^ et sembloit que leur amour
«nfantât par efibrt et a plusieurs reprises leur bien-
heureuse mort ; ce qui se fit a cause de la débilité de
leur amour, non encore absolument parfait, qui ne
pou voit pas continuer sa dileciion avec une égale
fermeté.
Mais ce fut tonte atitre chose en la très-sainteVierge;
car comme nous voyons croître la belle aube du jour,
non a diverses reprises et par secousses, ains par une
certaine dilatation et croissance continue , qui est
presque insensiblement sensible, en sorte que vraiment
on la voit croître en clarté , mais si également que
nul n'aperçoit aucune interruption , séparation ou
discontiiuiation de ses accroissemens; ainsi le divin
amour croissoit a chaque moment dans le cœur vir-
ginal de notre glorieuse darrte, mais par dos crois-
sances douces, paisibles et coniiuucs, sans agitation,
ni secousse, ni violence quelconque. Ah ! non, Théo'
time, il ne faut pas mettre une impétuosité d'agitation
en ce céleste amour du cœur maternel do la vierge;
car l'amour de soi-même est doux, gracieux , paisible
et tranquille. Que s'il fait quelquefois des assauts, s'il
donne des secousses h l'ospiit, c'est parce qu'il y
LIVRE VU, CHAP. XIV. 57
trouve de la résistance. Mais quand les passages de
l'àrue lui sont ouverts sans opposition ni coutraricie',
il fait ses progrès paisiblement avec une suavité nom-"
pareille. Ainsi donc la sainte dileciion employoit sa
force dans le coeur virginal de sa mère sacre'e, sans
effort ni violente impe'tuosiié , d'autant .qii'elle ne
trouvoit ni re'sistance ni euipêclicment quelconque;
car comme l'on voit les grands fleuves faire des
bouillons et rejaillissemens avec grand bruit ès-
endroits raboteux, ès-quels les rocbers font des bancs
et e'cueils, qui s'opposent et empêchent re'coulemeiit
des eaux, où au contraire se trouvant en la plaine ils
Ciiulent et iloltent doucement sans effort; de même
le divin amour trouvant ès-âmes humaines plusieurs
empêchemens et re'sistances, comme a la vérité' toutes
en ont , quoique différemment, il 3' fait des violences,
combâltant les mauvaises inclinations , frappant le
cœur, poussant la volonté par diverses agitai ions et
diurf'rens efforts, afin de se faire faire place, ou du
mî'ins outrepasser ces obstacles.
JMais en la \ ierge sacrée, tout favorisoit et secon-
doit le cours de l'amour céleste. Les progrès et ac-
cioissemens d'icelui se faisoient incomparablement
plus grands qu'en tout le reste des créatures, progrès
n.-anmoins infiniment doux, paisibles et tranquilles.
jNon, eilene pâma pas d'amour ni de compassion au-
près de la croix de son Fils, encore qu'elle eût alors
le plus ardent et douloureux accès d^amour qu'oa
puisse imaginer : car bien que l'accès fut extrême, si
fut-il toutefois également fort et doux tout ensemble,
puissant et tranquille, acûfet paisible, composé d'une
chaleur aiguë, mais suave.
Je ne dis pas, Théotime; qu'en l'âme de la très-
5 *
58 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
sainte Vierge il n'y eût deux portions, et par consé-
quent deux appe'tits: l'un selon l'esprit et la raison su-
périeure, l'autre selon les sens et la raison inférieure;
en sorte qu'elle pouvoit sentir des répugnances et
conîrarie'te's de l'un a l'autre appétit, car ce travail se
trouva même en notre Seigneur son Fils-, mais je dis
qu'en celte céleste mère toutes les affections étoientsi
bien rangées et ordonnées que le divin amour exer-
çoit en elle son empire et sa domination très-paisible-
ment, sans être troublée par la diversité des volontés
ou appétits, ni par la contrariété des sens; parce que
les répugnances de l'appétit naturel, ni les mouvemens
des sens n'arrivoient jamais jusqiies au péché, non
pas même jusques au péché véniel; ains au contraire
tout cela étoit saintement et fidèlement employé au
service du saint amour pour l'exercice des autres ver-
tus, lesquelles pour la plupart ne peuvent être prati-
quées qu'entre les difiûcultés, oppositions et contra-
dictions.
Les épines, selon l'opinion vidgaîre, sont non seu-
lement différentes, mais aussi contraires aux fleurs; et
semble que, s'il n'y en a voit point au monde , la chose
en iroit mieux; qui a fait penser a saint Ambroiseque
£ansle péché il n'enseroit point. Mais toutefois, puis-
qu'il y en a, le bon laboureur les rend utiles, et en
fait des haies et clôtures autour des champs et jeunes
arbres auxquels elles servent de défenses et remparts
contre les animaux. Ainsi la glorieuse Vierge ayant eu
part a toutes les misères du genre humain, excepté
celles qui tendent immédiatement au péché, elle les
employa très- utilement pour l'exercice et accroisse-
ment des saintes vertus de force, tempérance, jus-
tice et prudence, pauvreté'; humilité, souffrance,
LIVRE VII, CHAP. XIV. 5g
compassion; de sorte qu'elles ne donnoient aucun em-
pêchemcnf, aîns beaucoup d'occasion a l'amour ce-
leste de se renforcer par des cowlinuels exercices et
avancemens; et chez elle, Madeleine ne se dlverlit
point de l'attention avec laquelle elle reçoit les impres-
sions amoureuses du Sauveur, pour toute Fardeur et
sollicitude que Marthe peut avoir. Elle a choisi l'a-
mour de son fils, et rien ne le lui ôte.
L'aimant, comme chacun sait, The'otime, tire na-
turellement a soi le fer par une vertu secrète et très-
aduiirable; mais pourtant ciuq choses empêchent cette
opération j i . la trop grande distance de l'un a l'autre ;
2. S'il y a quelque diamant entre deux; 3. si le fer est
engraisse'; 4. s'il est frotté d'un ail; 5. si le fer est
trop pesant. Notre cœur est iait pour Dieu qui l'al-
lèche continuellement, et ne cesse de jeter en lui les
attraits de son céleste amour. Mais cinq choses empê-
chent la sainte attraction d'opérer; i. le péché qui
BOUS éloigne de Dieu; 2. l'affection aux richesses; 3.
les plaisirs sensuels; 4. l'orgueil et vanité; Ô.i'amour-
propre avec la multitude des passions déréglées qu'il
produit, et qui sont en nous un pesant fardeau lequel
nous accable. Or, nul de ces empêchemens n'eut lieu
au cœur de la glorieuse Vierge : i. toujours préservée
de tout péché, 2. toujours très-pauvre de cœur, 3,
toujours très-pure, 4. toujours très-hurnble, 5. tou-
jours maîtresse paisible de toutes ses passion?, et toute
exempte de la rébellion queTamour-propre fait a Ta-
mour de Dieu. Et c'est pourquoi, comme le fer, s'il
étoit quitte de tous empêchemens et même de sa pe-
santeur, seroit attiré fortement, mais doucement et
d'une attraction égale par l'aimant, en sorte néan-
moins que i'attraçlion sercit toujours plus active et
6o TRAITÉ DE rA.MOUPv DE DIEU.
plus forte a mesure que rnn seroit pkisprës de l'autre,
et que le mouvemeiU seroit pins proche de sa fin;
aiusi la trùs-sainte iNIère n'ayaut rien en soi qui em-
pêcliât l'ope'raiion du divin amour de son lils, elle
s'uuissoil ave, icelui d'uue union incomparable, par
des extases douces, paisiblei et sans efforts; extases
ès-quelks la partie sensible ne laissoit pas de faire ses
actions, sans donner pour cela aucune incommodiié
à l'union de l'tsprit : comme re'ciproquement la par-
faite application de son esprit ne donnoit pas fort
grand divertissement aux sens. Si que la mort de cette
Vierge fut plus douce qu'on ne se peut imaginer, son
fils l'attirant suavement à l'odeurde ses parfums',
et elle s'ëcouîaut très-amiablement après la senteur
sacrée d'iceux dedans le seiu de la bonté de son Fils.
Et bien que cette sainte âme aimât extrêmement son
très-saint, très- pur et très-aimable corpsj si le quittâ-
t-elle ne'anmoins sans peine ni résistance quelconque,
comme la chaste Judith, quoiqu'elle aimât grande-
ment les habits de pénitence et de viduité, les quitta
néanmoins et s'en dépouilla avec plaisir pour se re-
vêtir de ses habifs nuptiaux quand elle alla i=e reiidre
victorieuse d'Holopherne ; 014 comme Jonathas ,
quand , pour l'amour de David, il se dépouilla de ses
-vêtement. L'amour avoit donné près de la croix k
cette divine épouse les suprêmes douleurs de la mort;
certes il ctoit raisonnable qiAmfmla mort lui donnât
les souveraines délices de l'amour.
FIN DU 5EPT1KME LIVRE.
LIVRE Vlil, CHAP. I. 6i
LIVRE HUITIÈME.
De Famoiir de conroriiûté, par lequel nous
unissons notre volonté à* celle de Dieu,
qui nous est signifiée par ses commande-
inenSj conseils et inspirations.
CHAPITRE PREMIER.
De Tamour de conformité proyenaat de la sacrée
comolaisance.
I^OMME la bonne /é>rre avant reçu le Q-rain^ le rend
en sa saison au centuple'^ ainsi le Cva-ur qui a yjris de
la complaisance en Dieu, ne se peut empêcher de
vouloir reciproquemeul donner a Dieu une autre com-
plaisance. Nul ne nous plaît a qui nous ne désirions
de plaire. Le vin frais rafraîchit pour un temps ceux
qui le boivent : mais soudain qu'il a ét<^ échauffé par
Testomac dans lequel il entre, il l'échauffé récipio-
quemcnt; et plus resioniac lui donne de chaleur, plus
il lui en rend. Le véritable amour n'esî j-iraais ingrat,
il tâche de complaire a ceux ès-quels il se complaît : et
de la vient la conformité des amans q'>i nous fait être
tels que ce que nous aimons Le t-ès-dévol et tres-
sage roi Salomon devint'idelâireet fol ^ quand il aima
les femmes idolâtres et folios^, eteut autant d idoles qi;e
ses femmes en avoienl. L'écriture appelle pour cela
62 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
efifeminës les hommes qui aiment éperdiiement les
femmes pour leur sexe, parce que l'amour les trans- j
forme d'hommes en femmes quant aux mœurs et hu- |
meurs.
Or cette transformation se fait insensiblement par
la complaisance^ laquelle étant entrée en nos cœurs, 3
en engendre une autre pour donner a celui de qui nous
l'avons reçue. On dit qu'il y a ès-Indes un petit ani-
mal terrestre qui se plaît tant avec les poissons et dans la
mer , qu'a force de venir souvent nager avec eux enfin
il devient poisson , et d'animal terrestre il est rendu
tout-a-fait animal marin. Ainsi h force de se plaire en
Dieu on devient conforme a Dieu , et notre volonté
se transforme en celle de la divine majesté parla corn- J
plaisance qu'elle y prend. L'amour jditsaiut Chr}sos-
tôme, ou il trouve , ou il fait la ressemblance; l'exem-
ple de ceux que nous aimons, a un doux et imper-
ceptible empire et une autorité insensible sur nous;
il est force ou de les quitter ou de les imiter. Celui qui,
attiré de la suavité des parfums , entre en la boutique
d'un parfumeur, en recevant le plaisir qu'il prend a
sentir ces odeurs , il se parfume soi-même, et au sortir
de la il donne part aux autres du plaisir qu'il a reçu,
répandant eutr'eux la senteur des parfums qu'il a con-
tractée. Avec le plaisir que notre cœur prend en la
chose aimée , il tire a soi les qualités d'icelle : car la
délectation ouvre le cœur , comme la tristesse le res-
serre, dont PEcriture sacrée use souvent du mot de
dilater, en lieu de celui de réjouir. Or, le cœur se
trouvant ouvert par le plaisir, les impressions des
qujiliiés desquelles le plaisir dépend, entrent aisément
en l'esprit; et avec c'ies les autres encore qui sont au
même sujet, bien qu'elles nous déplaisent, ne laissent
LIVRE Vlïl, CHAP. î. 65
pas d'enlrer en nous parmi la presse du plaisir; comme
celui qui sans robe nuptiale entra au festin parmi
ceux qui e'toient parés. Ainsi les disciples d'Aristote
se plaisoient a parler bègue comme lui, et ceux de
Platon tenoient les épaules courbe'es à son imitation.
En somme, le plaisir que l'on a en la chose, est un
certain fourrier, qui fourre dans le coeur amant les
qualités de la chose qui plait. Et pour cela la sacre'e
complaisance nous transforme en Dieu que nous ai-
mons; et a mesure qu'elle est grande, la transformation
est plus parfaite. Ainsi les Saints qui ont grandement
aime', ont e'të fort vitement et parfaitement transfor-
més, l'amour transportant et transmettant les mœurs
et humeurs de l'im des cœurs eu l'autre.
Chose étrange, mais véritable j s'il y a deux luths
«nîsones, c'est-a-dire , de même son et accord, l'un
près de Tautie; et que l'on joue d'un d'iceux, l'autre,
quoiqu'on ne le touche point, ne laissera pas de ré-
sonner comme celui duquel on joue, la convenance
de l'un a Tautre, comme par un amour naturel , faisant
cette correspondance. Nous avons répugnance d'i-
miter ceux que nous haïssons, ès-choses mêmes qui
sont bonnes, et les Lacédémoniens ne voulurent pas
suivre le bon conseil d'un méchant homme, sinon
après qu'un homme de bien l'auioit prononcé. Au
contraire, on ne peut s'empêcher de se conformera ce
qu'on aime. Le grand apôtre dit, comme je pense en
ce sens, que la loi n est point mise aux justes : car,
en vériîéj le juste n'est juste, sinon parce qu'il a le saint
amour; et s'il a l'amour, il n'a pas besoin qu'on le presse
parla rjgueur.de la loi, puisque l'amour est le plus pres-
sant docteur et solliciteur pour persuader au cœur
qu'il possèdej l'obéissance aux volontés et intentions
61 TRAiTE DE UAMOUR DE DIEU.
da bien- aimé. L'amour est un mai^istral qui exerce sa
puissance sans bruit, sans pre'vôts ni sergens; par
luutuelle compl-jisani e par laquelle, comme nous nous
plaisons en Dieu, nous désirons anssi réciproquement
de lui plaire. L'amour est l'abr.'gé de toute la théolo-
gie, qui rend très-saintement docte l'ignorance des
Paiil_, des Antoine, des Hilarion, des Siméon, des
François, sans livres, sans précepteurs, sans art. En
vertu de cet amour^la bien-aimée peut dire en assu-
rance : Mon hiefi-aimé est tout ni'œn^ par la com-
plaisance de laquelle il me plaît et me paît; et moi je
suis toute à tui par bienveillance de laquelle je lui
plais et le repais. Mon cœur se paît de se plaire en
lui, et le sien se paît de quoi je lui plais pour lui; tout
ainsi qu'un sacié berger il me paît, comme sa chère
b.ebisjCntre les lis de ses perfections èsquelles je plais;
et pour moi , comme sa chère brebis je le pas du lait
de mes affections, par lesquelles je lui veux plaire.
Quiconque se plaît -véritablement en Dieu, désire de
plaire fidèlement a Dieu, et pour lui plaire, de se
conformer a lui. *
CHAPITRE IL
De la conformité de soumis'^ion qui proce'dc de Pamour de
bicnveillauce.
J^A complai'^nnce atiiiC donc en nous les traits di^s
perfertioiîs divines, selon que nous sonnnes capables
de hs recevoir, comme le miroir reçoit la rcssem-
Ll ince du soleil , noîi selon ^excellence et grandeur
de ce grand et admirable luminaire, mais* selon ta ca-
LIVRE VIII, CHàP. II. 65
pacite et mesure de sa glace, si que nous sommes aiusi
rendus conformes a Dieu.
Mais outre cela l'amour de bienveillance nous
i donne cette sainte conformité par «ue antre voie. L'a-
mour de complaisance tiie Dieu dedans nos ennui s j
mais l'amour debienveillancejelte nos cœurs en Dieu,
et par conséquent toutes nos ctctions et afTections, les
lui dédiant et consacrant très-amonreiisement : cr.r la
bienveillance désire a Dieu tout l'honneur, toute la
gloire et toute la reconnoissance qu'il est po^^sib'e de
lui rendre , comme un certain bien extérieur oui
est dii a sa bonté.
Or, ce désir se pratique selon la complaisance qîie
nous avons en Dieu, en la façon (pii s'ensuit. No! s
avons eu une extrême complaisance a voir qre Dieu
est souverainement bon; et partant nous désirons,
par l'amour de bienveillance, que tous les amours
qu'il nous est possible d'imaginer, soient employés à
bien aimer celte bonté. Nous nous sommes plus en la
souveraine excellence de la perfecrion de Dieu; en-
suite de cela nous désirons qu'il soit souverainement
loué, honoré et adoré. Nous nous sommes délectés a
considérer comme Dieu est non seulement le premier
principe, mis aussi ladernière fin, auteur, conserva-
teur et seigneur de toutes choses, a raison de q[ioi
nous souhaitons que tout lui soit soumis par une soi;-
veraiue obéissance. Nous voyons la volonté de Dieu
souverainement parfaite, droite , juste et équitcible , et
cl cette considération nous désirons qu'elle soit la règ'e
et la loi souveraine de toutes choses, et qu'elle soit
suivie, servie et cbéie par toutes les autres ^o~•
Ion lés.
Mais notez, Théotime, que je ne traite pas ici de
66 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
l'obéissance qui est due a Dieu , parco qu'il est notre
Seigneur et maître , notre père et bienfaiteur : car cette
sorte d'obéissance appartient a la vertu de justice , et
non pas a l'amour. Non, ce n'est pas cela dont je
parle a présent : car encore qu'il n'y eût ni enfer pour
punir les rebelles , ni paradis po'ir récompenser les
bon?, et que nous n'eussions nulle sorte d'obligations
ni de devoir a Dieu : (et ceci soit dit par imagination
de chose impossible, et qui n'est presque pas imagi-
nable), si est-ce toutefois que l'amour de bienveil-
lance nous j orteroit a rendie toute obéissance et sou-
mission a Dieu par élection et incîii^ation, voire même
par une d^uce violence amoureuse, en considération
de la souveraine bonté, justice et droiture delà di-
\ine volonté,
Voyons-Doiis pas, Tbéotîme, qu'une fille, par une
libre ( lection qui procède de l'amour de bienveillance ,
s'assujétit a un époux, auquel d'ailleurs elle n'avoit
aucun devoir; ou qu'un gentilhomme se soumet au
service d'un prince étranger, ou bien jette sa volonté
es mains du supérieur de quelque Ordre de religion
auquel il se rangera?
Ainsi donc se fait la conformité de notre cœur avec
celui de Dieu, lorsque par la sainte bienveillance
BOUS jetons toutes nos affections entre les mains de la
divine volonté, afin qu'elles soient par icelle pliées et
maniées a son gré, moulées et formées selon son bon
plaisir. El en ce pi)int consiste la très-profonde obéis-
sance d'amour, laquelle n'a pas besoin d'être excitée
par menaces ou récompenses, ni paraucune loi ou par
quelque comniauden>cnt; car elle prévient tout cela,
se soumettant h Dieu pour la seule Irès-parfaite bonté
qui est eu lui, a raison de laquelle il mérite que toute
LIVRE VITI, CHAP. III. 67
volonté lui soit obéissante, sujette et soumise , se con-
formant et unissant a jamais eu tout et pailout a ses
intentions divines.
CHAPITRE III.
Comme nous nous devons conformer à la divine volonté^
que Ton appelle signifie'e.
JNous considérons quelquefois la volonté de Dieu en
elle-même; et la voyant toute sainte et toute bonne,
il nous est aisé de la louer, bénir et adrrer, et de sa-
crifier notre volonté et toutes celles des autres créa-
tures a son obéissance, par cette divine exclamation :
T^otre volonté soit faite en la terre comme au ciel
(JSIattli, 6. I oj. D'autres fois nous couriderons la vo-
lonté de Dieu en ses effets particuliers, comme ès-
évéuemens qui nous touchent, et es occurrences qui
nous arrivent 3 et finalement en la déclaration et ma*
nifestation de ses intentions. Et bien qu'en véiité sa
divine majesté n'ait qu'une très-unique et très-simple
volonté, si est-ce que nous la marquons de noms dif-
férens, suivant la variété des moyens par lesquels nous
la connoissons; variété selon laquelle nous sommes
aussi diversement obligés de nous conduire a
icelle.
La doctrine chrétienne nous propose clairement les-
ventés que Dieu veut que nous croyons, les biens
qu'il veut que nous espérions, les peines qu'il veut
que nous craignions, ce qu'il veut que nous aimions,
les comîuandemens qu'il veut que nous fassions, et
les coijseib qu'il désire que dous suivions. El tout cela
€8 TRAITE DE TAMOUR DE DIEU.
I
s'appelle la volonté signifie'e de Dieu, parce qu'il nous
a signifié et manifesté qu'il veut et entend que tout
cela soit cru , espéré, craint, aimé et pratiqué.
Or, d'autant que cette volonté signifiée de Dieu
pn)cèdepar manière de dt'sir, et non par manière de
vouloir absolu , nous pouvons on la suivre pnr obéis-
sance, ou lui résister par désobéissance; car Dieu fait
troii) actes de sa volonté pour ce rej^ard: il vent que
B0U5 puissions résis.ter, il désire que nous ne rt'sis-
tiuns pas, et permet néanmoins que nous résistions si
BOUS voulons. Que nous puissions résister, cela dé-
pend de notre naturelle condition et liberté; que nous
résistions, cela dépend de notre malice; que nous ne
résistions pas, c'est selon le désir de la divine bonté.
Quand donc nous résistons, Dieu ne contribue rien
a noire désobéissance; ains laissant notre volonté
en la main de son. franc-arbitre, il permet qu'elle
choisisse le mal.. Mais quand nous obéissons. Dieu
-contribue son secours, son inspiration eî sa grâce. Car
la permission est une action de la volonté, qui de
soi-même est brehaigne, stérile, inféconde, et par
manière de dire, c'est une action passive, qui ne fait
rien, ains laisse faire. Au contraire, le désir est une
action acîive, féconde, f(Mti!c, qui excite, semond et
presse. C'est pourquoi Dieu désirant que nous sui-
vions sa volonté signifiée, il nous sollicite, exhorte,
incite, inspire, aide et secourt; mais permet lant que
nous résistions, il ne fait autre chose que de simple-
ment nous laisî^er faire ce que nous voulons, selon notre
libr ' élection, contre son désir et intention. Et tou-
tefois ce désir est un vrai désir : car comme p'nit-on
exp'iuier plus n;ri\cment le dé^ir qm\ l'on a qu'un
ami fasse bonne chôiC, que de piépnrer un bon et ex-
UVRE Vai, CIÎAP. ITÏ. 69
collent festin, goithmc fiL ce roi de la parabole évaa-
gcliquo, puis l'inviter , presser et pieeque contraindrç
pnr prières, exhortations et poursuites dî venir s'as-
seoir il table et fie manger? Certes, celui qui, a vive
force, onvriroit la bouche a un ami, lui fonrreroit
la viaiitle dans le gosier et la lui fcroit avaler, il ne
lui donneroit pas un festin de courtoisie, maisletrai-r
tcroit en bète, et comme un chnpon qu'on veut en-
graisser. Cette es[;èce de bienfait vent être offert par
semonces, remontrances et sollicitations, et non vio-
lemment et forcément exerce. C'est pourquoi il se
fait pur manière de désir, et non de vouloir absolu.
Oi 5 c'en est de même de la voîonlésigniliée de Dieu;
car par icelle Dieu désire d'un vrai désir, que nous
fussions ce qu'il dc'claie; et^cette occasion il nous
foiu'nit tout ce qui est requis, ^ous exhortant et pres-
sant de remployer. En ce genre de fav^eur on ne peut
rien désirer de plus. Et comme les rayons du soleil
ne laissent pas d'être vrais rayons, quand ils sont re-
jeiés et repousses par quelque obstacle ; aussi la
lonté signifiée de Dieu ne laisse pas d'être vraie vo-
lonté de Dieu, encore qu'on lui rési-te, et bien
qu'elle ne faàse pas tant d'effets comme si on la secon-
doit.
La conformité donc de notre coeur a la volonté si-
gnifiée de Dieu , consiste en ce que nous voulions tout
ce que la divine bonté nous signifie être de sou inten-
tion, croyant selon sa doctrine, espérant selon ses me-
naces, aimant et vivant selon ses ordonnances et
avertissemens, a quoi tendent les protestations que si
souvent nous en faisons es- saintes cérémonies ecclé-
siastiques. Car pour cela nous demeurons debout , tan-
dis qu'on lit les leçons de rÇvangile; comme prêts
70 TRAITE DÉ U AMOUR DE 'DIEU.
d'obéir a la sainte signification de la volonté de Dieu
que l'Evangile contient. Pour cela nous baisons le
livre a l'endroit de l'Evangile , comme adorant la
sainte parole qui déclare la volonté céleste. Pour cela
plusieurs saints et spîntes portoient sur leurs poitrines
anciennement l'Evangile en écrit, comme un épi-
thème d'amour, ainsi qu'on lit de sainte Cécile; et
de fait on trouva celui de saint Mathieu sur !e cœur
de saint Barnabe tiépassé, écrit de sa propre main.
Ensuite de quoi, es anciens conciles, on mettoit ait
milieu de Tassemb'ée de tous les évêqnes un grand
trône, et sur icelui le livre des saints Evangiles qui
représentoit la personne du Sauveur, roi, docteur,
diiecieur, esprit et unique cœur des conciles et de
toute riglise : tant Ap honoroit la signification de
]a volonté de Dieu exprimée en ce divin livre. Certes
le grand miroir de l'ordre pastoral, saint Charles,
archevrqne de Milan , n'étudioit jamais dans l'Ecri-
ture sainte, qu'il ne se mît a genoux et tête nue,
pour témoigner le respect avec lequel il falloit en-
tendre et lire la volonté de Dieu signifiée.
CHAPITRE IV.
De la conformité de notre volonté avec celle que Dieu a de
nous sauver.
JL)iEU nous a signifié en tant de sortes et par tant
de moyens qu'il vouloit que nous fussions tous sauvés,
que nul ne le peut ignorer. A celte intention, il nous
a fait a son ini.jge et semblance par la création, et
s'est fait k notre image et semblauce par riucarnation j
LIVRE VIlî, CHAP. IV. 71
après Inquelle il a souffert la mort pour racheter
toute la race des hommes et la sauver : ce qu'il fit
avec tant d'amour, qu'e comme raconte le grand Siint
Denis, apôtre de la France, il dit un jour au saint
homme Carpus , qu'il étoit prêt de pâtir encore une
fois pour sauver les hommes, et que cela lui seroit
a^re'ahle, s'il se pouvoit faire sans pëché d'aucun
homme.
Or, bien que tous ne se sauvent pas, cette volonté
néanmoins ne laisse pas d'être une vraie volonté de
Dieu, qui agit en nous selon la condition de sa na-
ture et de la nôfre : car sa bonté le porte a nous com-
muniquer libéralement le secours de sa grâce, afin
que nous pai venions au bonheur de sa gloire; mais
notre nature requiert que sa libéralité nous laisse en
liberté de nous en prévaloir pour nous sauver, ou de
les mépriser pour nous perdre.
J'ai demandé une chose y disoit le prophète, et
c'est celle-là que je requerrai à jamais : que je
voie la volupté du Seigneur^ et que je %*isite son
temple {Ps. 26, 4). Mais quelle est la voliinte de
la souveraine bonté , sinon de se répandre et com-
muniquer ses perfections? Certes ses délices sont
détre avec les enfans des hommes , pour verser
ses grâces sur eux. Rien n'est si agréable et délicieux
aux agens libres que de faire leur volonté. Notre
sanctification est la volonté de Dieu , et notre saUit
son bon plaisir : or il n y a nulle différence entre le
bon plaisir et la bonne volupté, ni par conséquent
donc entre la bonne volupté et la bonne volonté di-
vine; ains la volonté que Dieu a pour le bien des
hommes est appelée bonne, parce qu'elle est amiable,
propice, favorable, agréable, délicieuse î et comme
72 TRAITE DE L'AMOUR DE DIFU
les Grrcs, après saint Paul, ont dif, c'est une vraî|ft
philantrnpie , c'est-a-dire , une bienveillance ou vo-
lonté toute amoureuse envers Ifs hommes.
Tout le temple céleste de l'Eglise triomphante et
militante résonne de toutes parts les cantiques de ce
doux amour de Dieu envers nous. Et le corps trcs-
sacré du Sauveur, comme un temple très-saint de sa
divini'é , est tout paré de marques et enseignes de
cette bienveillance. C'est pourquoi, en visitant le
temple divin, nous vovr^n^ ces aimables délices que
son cœur prend a nous favoriser.
Regardons donc cent fois le jour cette amoureuse
volonté de Dieu ; et fvondant notre volonté dans
icelle, écrions dévotement : ô bonté d'infinie dou-
ceur, que votre volonté est amiable! que vos faveurs
sont désirables! Vous nous avez créés pour la vie
étcrrie'le ; et votre poitrine maternelle enflée des ma-
melles sacrées d'un amour incomparable, abonde en
lait de misTicorde, soit pour pardonner aux péni-
tens , soit pour perfectionner les justes. Hé ! pour-
quoi donc ne cr>llons-nous pas nos volontés a la
votre, couunc les petits enfans s'attachent au sein
de leiu' mère, pour sucer le lait de vos éternelles
bénédictions ?
Théoliiue, nous devons vouloir notre salut, ainsi
que Dieu le veut : or, il veut notre salut par manière
de désir, et nous le devons aussi incessamment dé-
sirer ensuite de son d^ir. Non seulement il veut,
mais en effet, il nous donnr; tous les moyens requis
pour nous faire parvenir au salut ',^1 nous, ensuite
du dé^.ir que nous avons d'être sauvés, nous devons
non seulement vouloir, mais en effet accepter loutPS
les glaces qu'il nous a préparées et qu'il nous offre.
I
LIVRE VIII, CHAP. IV. 7?)
II suffit de dire : je désire d'être sauve' ; mais il ne
suffit pas de dire : je de'sire embrasser les moyens con-
venables pour y parvenir 5 ains il faut d'une re'solutiou
absolue vouloir et embrasser les grâces que Dieu nous
départ : car il faut que notre volonté corresponde a
celle de Dieu. Et d'autant qu'elle nous donne les
moyens de nous sauver, nous les devons recevoir comme
nous devons désirer le salut, ainsi qu'elle le nous dé-
sire, et parce qu'elle le désire.
Mais il arrive raaintefois que les moj^ens de par-
venir au salut, considérés en bloc ou en général, sont
agréables a notre cœur; et regardés en détail etparlicu-
lier, ils lui sont effroyables. Car n'avons-nous pas vu le
pauvre saint Pierre disposé a recevoir en général
toutes sortes de peines, et la mort même, pour suivre
son maîîre? Et néanmoins quand ce vint au fait et au
prendre , pâlir, trembler et renier son raaîue a la voix
d'une simple servante? Cbacun pense pouvoir hoire
le calice de notre Seigneur avec luij mais quand on
le nous présente par effet, on s'enfuit, on quiî;c tout.
Les choses représentées parliculièremenl font une im-
pression plus forte, et blessent plus sensiblement
l'imagination. C'est pourquoi en Tlntroduction nous
avons donné par avis qu'après les affections générales
on fit les résolutions particulièies en la sainte oraison.
David acceploit en particulier les affliclions comme
un acheminement a sa perfection, quand il cbantoit
en cette sorte : O qu'zV 7n est bon, Seigneiir^, que
vous ma^ez liiuniUé^ afin que j'apprenne vos
justifications! [Psaum. 118. 71.) Ainsi furent les
apôtresyoyewA7 ès-tribulations, de «quoi ils avaient la
faveur d^ endurer des ignominies pour le nom de
leur Sauveur.
f^i TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
CHAPITRE V.
De la conformité de notre volonté à celle de Dieu, qui nous
est signifiée par ses coramandemens.
JLe désir que Dieu a de nous faire observer ses com-
jnandemens, est extrême, ainsi que tonte l'Ecriture
te'moigne. Et comme le pom oit-il m'eux exprimer qne
par les grandes re'compenses qu'il propose aux obser-
vateurs de sa loi;, et les e'tranges supplices dont il me-
jiace les violateurs d^icelle? C'est pourquoi David
exclame : O Seigneur, vous avez ordonné que vos
comniandemens soient trop plus observés {JPsauni,
118. 4.)
Or, l'amour de complaisance regardant ce de'sir
divin , veut complaire a Dieu en l'observant : l'amour
de bienveillance, qui veut tout soumettre a Dieu,
soumet par conséquent nos désirs et nos volontés k
celle-ci que Dieu nous a signifiée; et de Ih provient
non seulement Inobservation, mais aussi l'amour des
commandemens que David exalte d'un style extraor-
dinaire au Psaume 118, qu'il semble n'avoir fait qiie
pour ce sujet.
Que j'aime votre loi d'un trosardcnt amour!
C'est tout mon entretien, j'on parle tout le jour.
O Seigneur, je chciis vos Irrs-saints irm^ignages
Plus que l'or et l'eVlat du topaze dore'.
Que doux à mon pnlais s uU vos sacres langages!
pour moi fade est lo raifl, s'il leur est compare.
Mais pour exciter ce saint et salutoirc amour des
LÎVRE VÎT, CIIAP. V. ^5
commamîemeiis , nous devons contempler leur beauté,
laquelle est admirable. Car comme il y a des œuvres
qui sont mauvaise^^^ parce qu'elles sont défendues;
et des autres qui sont défendues, parce qu'elles sont
mauvaises : aussi y en a-t-il qui sont bonnes, parce
qu'elles sont commandées; et des autres qui sont
commandées, parce qu'elles sont bonnes et très-
utiles : de soite que toutes sont très- bonnes et très-
aimables , parce que le commantlement donne la
bonté aux unes qui n'en auraient point autrement,
et donne un surcroît de bonté aux autres, oui sans
être commandées ne laisseraient pas d'être bonnes.
Nous ne recevons pas le bien en bonne part ,
quand il nous est présenté pai^ une main ennemie.
Les Lacédémoniens ne voulurent pas suivre un fort
saio et salutaire conseil d'un mécliant homme, jus-
qu'à ce qu'un homme de bien leur redît. Au con-
traire, le présent n'est jamais qu'agréable quand un
ami le fait: les plus doux commandemens deviennent
âpres, si un cœur tyran et cruel les impose; et ils
deviennent très -aimables, quand l'amour les or-
donne : le service de Jacob lui sembloit une royauté,
pflrce qu'il procédoit de l'amour. O que doux et dé-
sirable est le joug de la loi céleste, qu'un roi tant
aimable a établie sur nous!
Plusieurs observent les commandemens, comme
on avale les médecines, plus crainte de mourir dam-
nés que pour le plaisir de vîvtc au gré du Sauveur.
Ains comme il y a des personnes qui pour agréable
que soit un médicament, ont du contre -cœur k le
prendre, seulement parce qu'il porte le nom de mé-
dicament; aussi y a-t-il des âmes qui ont en horreur
les actions commandées, seulement parce qu'elles sont
76 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
coraraandëes : et s'est trouvé tel homme, ce dit-on,
<jji ayant doucement ve'cu dans la grande ville de
Paris l'espace de 80 ans, sans en sortir; soudain qu'on
lui eut enjoint de par le roi d'y demeurer encore le
reste de ses jours, il alla dehors voir les champs que
cle sa vie il n'avait de'sirés.
Au contraire, le cœur amoureux aime les com-
ïnandemens ; et plus ils sont de chose difficile, plus
51 les trouve doux et agréables j parce qu'il complaît
plus parfaitement au bien -aimé, et lai rend plus
il'honneur. H lance et chante des hymnes d'allé-
gresse, quand Dieu lui enseigne ses commande-
inens et Justifications. El con.me le pèlerin qui va
gaiement chantant e^ son voyage, ajoute voirement
la peine du chant a celle du marcher, et néanmoins
en eÔet par surcroît de peine il se désennuie et allège
du travail du chemin; aussi l'amant sacré trouve
tant de suavilé aux commandemens, que rien ne lui
donne tant d'haleine et de soulagement en cette vie
moitclle que la gracieuse charge des préceptes de
£on Dieu. Dont le saint psalmiste s'écrie : 0 Seigneur,
vos justifications ou commandemens me sont des
douces chansons en ce lieu de mon pèlerinage.
On dit que les mulets et chevaux chargés de figues
succombent incontinent au faix, et perdent toute
leur force. Plus douce que les figues est la loi du
Scigueur; mais Thoujmç brutal qui sVst rendu comme
Je cheval et mulet, cs-quels il ny a point d^enien-
dément^ perd le courage, et ne peut trouver des
forces pour porter cet aimable faix. Au contraire ,
comme une branche d'Agnus-castus empêche de las-
situde le voyageur qui la porte; aussi la croix, la
mortification j le joug, la loi du Sauveur, qui est le
LIVRE vm, CHAP. V. ^7
vrai agneau chaste, est une charge qui délasse, qui
soulage et recrée les cœurs qui aiment sa divine ma-
jesté. On n'a point de travail en ce qui est aimé; 0!i
s'il y a du travail, c'est un travail bien aimé : ]e
travail mêlé du saint amour est un certain aigre-doux
plus agréable au goût qu'une pure douceur.
Le divin amour nous rend donc ainsi conformes a
la volonté de Dieu, et nous fait soigneusement ob-
server ses conunandemens en qualité de désir absolu
de sa majesté a laquelle nous voulons plaire. Si que
cette complaisance prévient par sa douce et aimable
violence la nécessité d'obéir que la loi nous imposa ,
convertissant cette nécessité en vertu de dileclion,
et toute la difficulté en délectation.
CHAPITRE VL
De la conformité Je noire volonté à celle que Dieu nous a
signifiée par ses conseils.
XjE commandement témoigne une volonté fort en-
lière et pressante de celui qui ordonne : mais le con-
seil ne nous représente qu'une volonté de souhait. Le
commandement nous oblige j le conseil nous incite
seulement. Le commandement rend coupables les
transgresseurs ; le conseil rend seulement moins loua-
bles ceux qui ne le suivent pas. Les violateurs des
commandemens méritent d'être damnés; ceux qui
négligent les conseils, méritent seulement d'être moins
glorifiés. Il y a diflférence entre commander et re-
commander. Quand on commande, on use d'autorité
pour obliger; quand on recommande, on use d'amitié
^a TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
pour Jûdiiire et provoquer. Le commandement im-
pose nécessite 3 le conseil et recommandation nous
incite a ce qui est de plus grande utilité'. Au com-
inandement correspond l'obe'i.ssance, et la créance au
conseil. On suit le conseil afin de plaire, et le com-
mandement pour ne pas déplaire. C'est pourquoi
l'amour de complaisance qui nous oblige de plaire
au bien-aimé, nous porte par conséquent a la suite
de ses conseils ; et Pamoiur de bienveillance qui
veut que toutes les volontés et affections lui soient
soumises, fait que nous voulons, non seulement ce
qu'il ordonne, mais ce qu'il conseille et a quoi il
exhorte. Ainsi que l'amour et respect qu'un enfant
fidèle porte a son bon père, le fait résoudre de vivre,
non seulement selon les commandemens qu'il im-
pose, mais encore selon les désirs et inclinations qu'il
manifeste.
Le conseil se donne voirement en faveur de celui
qu'on conseille , afin qu'il soit parfait. Si tu veux
être parfait y dit le Sauveur, va , vends tout ce que
tu as, et le donnes aux pauvres y et rue suis»
{Matth. 19, 21.)
Mais le cœur amoureux ne reçoit pas le conseil
pour son utilité, ains pour se conformer au désir de
celui qui conseille, et rendre l'hommage qui est du
9 sa volonté. Et partant il ne reçoit les conseils,
sjnon ainsi que Dieu le veut; et Dieu ne veut pas
.qu'un chacun observe tous les conseils, ains seidc-
ment ceux qui sont convenjibles selon la diversité
des personnes, des temps, des occasions et drs for*
ces, ainsi que la charité le rcfjuîcrt : car c'est elle
qui, comme rhino de toutes les vertus, de tous les
vommaudemcns^ de tous les conseils, et on somme
LIVRE YII, CHAP. V. fg
de toutes les lois et de toutes les actions cbre'tiennes,
leur donne k tons et a toutes le rang, l'ordre ^ le temps
et la valeur.
Si ton père ou ta mère ont une vraie nécessite de
ton assistance pour vivre, il n'est pas temps alors de
pratiquer le conseil de la retraite en un rrmnastère:
caria charité t'ordonne que tu ailles en effet exécu-
ter ce commandement Alionorer^ servir, aider et
secourir ion père ou ta mère. Tu es un prince, par
la postérité duquel les sujets de la couronne qui t'ap-
partient, doivent être conservés en paix, et assuré^
contre la tyrannie, sédition et guerre civile : l'oc-
casion donc d'un si grand bien t'oblige de produire
en un saint mariage des légitimes successeurs. Ce
n'est pas perdre la chasteté, ou au moins c'ebt la
perdre chastement, que de la sacrifier au bien public
en faveur de la charité. As-tu une santé fojble, in-
constante, qui a besoin de grands supports? Ne te
charge pas donc volontairement de la pauvreté effec-
tuelle ; car la charité te le défend. Non seulement la
charité ne permet pas aux pères de famille de tout
vendre pour donner aux pauvres, mais leur ordonne
d'assembler honnêtement ce qui est requis pour l'édu-
cation et sustentation de la femme, des enfans et ser-
viteurs; comme aussi aux rois et princes d'avoir (ks
trésors qui, provenus d'une juste épargne, et non
de tyranniques inventions, servent comme de salu-
taires préservatifs contre les ennemis visibles. Saint
Paul ne conseille- t-il pas aux mariés, passé le temps
de l'oraison , de retourner au train bien réglé du de-
voir nuptial?
Les conseils sont tous donnés pour la perfection
du peuple chrétien, mais non pas pour celk dj&
^o TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
chaque Chrétien en particuher. Il y a des circons-
tances qui les rendent quelquefois impossibles, quel-
quefois inutiles , quelquefois peVilleux , quelquefois'
nuis'blesa quelques-uns, qui est une des intentions
pour lesquelles notre Seigneur dit de Tun d'iceux ce
qu'il veut être entendu de tojis : Qui le peut pren-
dre, qu'il le prenne i (Maitli. 19 , 12. ) comme s'il
diôoit, ainsi que saint Je'rôme expose: qui peut ga-
gner et emporter l'honneur de la chasteté comme un
prix de réputation , qjj'il le prenne; car il est exposé
k ceux qui courront vrilîamment. Tous donc ne peu-
vent pas, c'est-a-dire, il n'est pas expédient a tous
d'observer toujours tous les conseil", lesquels étant
donnés en faveur de la charité, elle sert de règle et
de mesure a l'exécution d'iceux.
Quand donc la charité l'ordonne, on lire les moi-
nes et religieux des cloîtres, pour en faire des cardi-
naux , des ptélc'its, des curés; voire même on les
réduit qifelquefois au mariage pour le repos des
royaumes, ainsi que j'ai dit ci -dessus. Que si la
charité fait sortir des cloîtres ceux qui, par vœu
solennel, s'y étoient attachés; a plus forte raison,
et pour moindre sujet, on peut , par l'autorité de cette
même charité, conseiller a plusieurs de demeurer
cîicz eux, garder leurs moyens, se marier, voire de
prendre les armes et aller a la guerre qui est une pro-
fession si dangereuse.
Or, quand la charité porte les uns a la pauvreté,
et qu'elle en relire les autres : quand elle en pousse
les uns au mariage, les autres h la continence : qu'elle
enferme l'un dans le cloître, et eu fait sortir l'autre,
elle n'a point bcFoiri d'en rendre raison Iv personne :
car elle a la plénitude de la puissance en la loi cluér
LIVRE VIII, CHAP. V. 81
tienne , selon qu'il est e'crit : Lia charité peut toutes
choses j elle a le comble de la prudence , selon qu'il
est dit : La charité ne fait rien en vain. Que si
quelqu'un veut contester, et lui demander pourquoi
elle fait ainsi; elle répondra hardiment : Parce que
le Seigneur en a besoin. \ tout est fait pour la cha-
rité, et la charité pour Dieu; tout doit servir a la
charité, et elle a personne, non pas même a son bien-
aimé, duquel elle n^est pas servante, mais épouse.*
Pour cela on doit prendre d'elle l'ordre de Pexercice
des conseils : car aux uns elle ordonnera la chasteté,
et non la pauvreté; aux autres l'obéissance, et non
la chasteté; aux autres le jeûne, et non l'aumône;
' aux autres l'aumône, et non le jeûne; aux autres la
solitude, et non la charge pastorale; aux autres la
conversation, et non la solitude. En somme, c'est
ime eau sacrée par laquelle le jardin de l'Eglise est
fécondé; et bien qu'elle n'ait qu'une couleur sans
couleur, les fleurs néanmoins qu'elle fait croître ne
laissent pas d'avoir une chacune sa couleur différente^
Elle fait des martyre plus vermeils que la rose , des
vierges plus blanches que le lis : aux uns elle donne
le fin violet de la mortification, aux autres le jaune
des soucis du mariage ; employant diversement les
conseils pour la perfection des âmes qui sont si heu-
reuses que de vivre sous sa conduite.
8:? TRÂIJÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
*nn^v\i>nn/\/%nnnnniv%/^i%/vw%n/*iv%ni^t^-v^tv%nniv\ni*/»/\rki\nn/^M^vvKn/v^*^
CHAPITRE VII.
Q^e rançinur d« la voloDté de Dieu signiGée èsrcopamaqdc-
mens, nous porle à Tamour des coosiils.
ij Théotime, que cette volonté' divine est ainjable f
q qu'elle est amiable et désirable? ô loi toute d'amour
et toute pour l'amour I Les Hébreux , par le mot do
paix, entendent l'assembbjge et comble de tous bien?,
ç'est-a-dire , la féliciîe' ; et le Psalmiste s'écrie : Qu'w/ze
paix plantureuse abofide â ceux qui aiment la lai
4e Dieu, e/ que nul cJioppe ment ne leur arrive^
comme s'il vouloit dire : 0 Seigneur, que de suavités
en l'amour de vos sacrés cominandemens î toute
douceur délicieuse saisit le cœur qui est saisi de la
dilection de votre loi. Certes ce grand roi qui avoit
son cœur fait selon le cœur de Dieu , savouroit si
fbrt la parfaite excellence des ordonnances divines y
qu'il semble que ce soit un amoureux épris de labeautë
de celte loi, comme de la chaste épouse et reine de
son cœur, ainsi qu'il appert parles conlinuelleslouanges
qu'il lui donne.
Quand l'épouse céleste veut exprimer l'infinie sua-
vité des parfums de son divin époux : ^otre nom ,
lui dit-elle, est un otigucnt n'pandu ; comme si
elle disoil : vous êtes si exct'llemnjcnt |)arfumé, quM
semble que vous so\ez tout parfum, et qu'il soit h
propos de vous appeler ongueut et parfum , plutôt
qu'oint et parfumé. Ainsi i'ame qui aime Dieu, est
telleminl transform('e en la volonté divine, qu'elle
mérite plutôt d'çlic nommée volonté de Dieu , qu'o-
LIVRE VII, CHAP. Vît ^5
béissaiiteon sujeLlea la volonté diviue, dont Dieu dit
par Isa'ie qu'il appellera l'ëglise chrétienne à'un nom
nouveau, que la bouche du Seigneur no^^nieray
marquera et gravera dans le cœur de ses Fidèles; puis
expliquant ce nom , il dit que ce sera ma volonté en
icelle; cooirae s'il disoit qu'entre ceux qui ne sont pas
chrétiens, un chacun a sa volonté propre au milieu
de son cœur : mais parmi les vrais enfans du Sauveur,
chacun quittera sa volonté, et il n'y aura plus qu'une
volonté maîtresse, régente et universelle, qui ani-
mera , gouvernera et dressera toutes les âmes , tous
les cœurs et toutes les volontés-, et le nom d'honneur
des chrétiens ne sera autre chose, sinon la volonté de
Dieu en eux : volonté qui régnera sur toutes les vo-
lontés, et les transformera toutes en soi; de sorte que
les volontés des chrétiens et la volonté de notre Sei-
gneur ne soient plus qu'une seule volonté. Ce qui fut
parfaitement vérifié en la primitive église, lorsque ,
comme dit le glorieux saint Luc , en la multitude
des croyans Un y avoit qu'un cœur et qu'une âme:
car il n'entend pas parler du cœur qui fait vivre nos
corps, ni de l'âme qui anime ces cœurs d'une vie hu-
maine, mais il parle du cœur qui donne la vie céleste
a nos âmes, et de l'âme qui anime nos cœurs de la
vie surnaturelle : cœur et âme très-unique des vrais
chrétiens, qui n'est autre chose que la volonté de Dieu.
La vie, dit le Psahnisle, est en la volo?ité de Dieu ^
non seulement parce que notre vie temporelle dépend
de la volonté divine, mais aussi d'autant que notre vie
spirituelle gît en Texécution d'icelle,par laquelle Dieu
vit et règne en nous , et nous fait vivre et subsister
en lui. Au contraire, le méchant, dès lenècle , c'est-
à-diie toujours, a rompu le jou^ de la loi de D.cu ,
84 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
et a dit : Je ne aei^virai point. C'est pourquoi Dieu
dit qu'il l'a appelé^ dès le ventre de sa mère , trans-
gresseur et rebelle; et parlant au roi de Tyr, il lui
reproche qu'il avait mis son cœur comme le cœur
de Dieu : car l'esprit re'volté veut que son cœur soit
maître de soi-même, et que sa propre volonté' soit
souveraine comme la volonté de Dieu. Il ne veut pas
que la volonté divine règne sur la sienne, ains veut
être absolu et sans dépendance quelconque. O Sei-
gneur éternel^ ne le permettez pas; ains faites que
jamais 7na volonté ne soit faite , mais la vôtre,
( IjUc 22. 42. ) Hélas! nous sommes en ce monde,
non point pour laire nos volontés, mais celle de votre
bonté qui nous y a mis. Il fut écrit de vous, ô Sau-
veur de mon âme, que vous^'**/^z la volonté de
votre Père éternel ; et par le premier vouloir humain
de votre âme , a l'instant de votre conception , vous
embrassâtes amoureusement cette loi de la volonté
divine, et la mîtes au milieu de votre cœur pour y
régner et dominer éternellement. Eh .'qui fera la grâce
à mon âme , qu'elle n'ait point de volonté que la vo-
lonté de Dieu?
Or quand notre amour est extrême k l'endroit de
la volonté de Dieu , nous ne nous contentons pas de
faire seuliMuent la volonté divine qui nous est signifiée
ès-commandemens, mais nous nous rangeons encore
a l'obtîisssance des conseils , lesquels ne nous sont
donnés que pour plus parfaitement observer lescom-
uiandemcns; auxquels aussi ils se rapportent , ainsi
que dit excellenuu^nt saint Thomas. O combien excel-
lente est Tobservaiion de la défense des ii)justes vo-
luptés en celui qui a même renoncé aux plus justes
cl légitimes dOliccs ! 0 couibieu celui-lh est éloigné
LIVRE VIIL CHAP. VII. 85
•-'
de convoiter le bien d'aiitrui, qui rejette toutes ri-
chesses , et celles mêmes que saintement il pourroit
garder ! Que celui-ci est bien éloigné de vouloir pré-
férer sa volonté a celle de Dieu , qui , pour faire la vo-
lonté de Dieu , s'assujétit a celle d^m homme !
David étoit un jour en son préside, et la garnison
des Philistins en Bethléem. Or il fit un souhait , disant:
O si quelqu'un me donnoil à boire de Ueau de la
citerne quiest à la porte de Bethléem ( 2 K~eg. 25.
i5. ) ! Et voila qu'il n'eiit pas plutôt dit le mot, que
trois vaillans chevaliers partent de la , main et tête
baissée , traversent Tarmée ennemie , vont a la citerne
de Bethléem, puisent de l'eau, et l'apportent a David:
lequel voyant le hasard auquel ces gentilshommes s'é-
toient mis pour contenter sou appétit, ne voulutpoint
boire cette eau conquise au péril de leur sang et de
leur vie, ains la répandit en ablation au Père éternel^
Eh ! voj'cz , je vous prie, Théolime, quelle ardeur
de ces chevaliers au service et contentement de leur
maître ! ils volent et fendent la presse des ennemis
avec mille dangers de se perdre, pour assouvir un seul
simple souhait que le roi leur témoigne. Le Sauveur
étant en ce monde déclara sa volonté en plusieurs
choses par manière de commandement , et en plusieurs
autres il la signifia seulement par manière de souhait:
car il loua fort la chasteté, la pauvreté, l'obéissance
et résignation parfiiite, l'abnégation de la propre vo-
lonté, la viduité, le jeune , la priëi^e ordinaire; et ce
qu'il dit de la chasteté , que qui en pourroit emporter
le prix qu'il le print , ill'a assez dit de tous le? autres
conseils. A ce souhait, les plus vaillans chrétiens se
sont m.is a la cours-^, et forçant toutes les répugnances,
convoitises et difficultés; ont alteiut a la sainte per-
86 TRAITE DE L'AMOUR DE DIlU.
fectioD , se raDceant a l'étroite observance des désirs
de leur roi , obtenant par ce moyen la couronne de
gloire.
Certes, ainsi que témoigne le divin Psalmiste ,
Dieu n'exauce pas seulement Toraison de ses fidèles,
ains 'l'eiauce même encore le seul désir d'iceux, et la
seule préparaticn qu'ils font e?i leurs cœurs pour
prier : tant il est favorable et propice a faire la volonté
de ceui qui l'aiment. Et pourquoi donc réciproque-
naept ne serons-nous si jaloux de suivre la sacrée vo-
lonté de notre Seigneur , que nous fassions non seu-
lement ce qu'il commande, mais encore ce qu'il té-
moigne d'agréer et souhniter ? Les âmes nobles n'ont
pas besoin d'un plus fort motif pour embrasser un des-
sein , qne de savoir que le bien-aîmé le désire. 3/o/2
âme, dii l'une d'icelleSj s^est écoulée soudain que
jnon ami a parlé. ( CanL Cant. 5.6.)
CHAPITRE VIIJ.
Que le mépris des cosseils éTasgcliqaes est os grand
péché.
Le.s paroles par l«"5qnelles notre Seigneur nousexboile
de tendre et prétendre a la perfection, sont si fortes
et pressantes, que nous ne saurions dissimuler l'obli-
g.'iiion que nous avons de nous engagera ce dessein.
i>o\ez maints ^ dii-il, parce que je suis saint. Qui
fsl sai/tt, quH soit encore davantage sanctifié '^ et
qui est Juste y qu'il soit encore plus jusltjiè. Soyez
purfitit, ainsi que voire père céleste est parjcit.
Math, 5. 'i8. 1 Pour cela, le grand saint Bcrnaid
LIVRE VII , CHAR VIIÎ. 8;
ëçrivant au glorieux saint Guarin, abbé d'Aux, du-
quel la vie et les miracles ont tant rendu de bonne
odeur en ce diocèse : l'homme juste, dit-il, ne dit ja-
mais, c'est assez; il a toujours faim et soif de la justice.
Certes, Tbéoiime, quant aux biens temporels, rieq.
' ne suffit a celui auquel ce qui suffit ne suffit pas : car
qu'est-ce qui peut suffire a un cœur auquel la suffisance
n'est pas suffisante ? Mais quant aux biens spirituels,
cehii n'en a pas ce qui lui suffit , auquel il suffit d'avoir
ce qui lui suffit ; et la suffisance n'est pas suffisante ,
parce que la vraie suffisance es choses divines consiste
en partie au désir de Paffluence. Dieu, au commen-
cement du monde , commanda a la terre de germer
VJierhe verdoyante faisant sa semence , et touù
arbre fruitier faisant ^on fruit f un chacun selon
. ^on espèce j qui eût aussi sa semence en soi-même»
( Genès, 1. 11. )
Et ne voyons- nous pas par expérience que les
plantes et fruits n'ont pas leur juste croissance et ma-
turité, que quand elles portent leurs graines et pe-
\ pins , qui leur servent de génilure pour la production
de plantes et d'arbres de pareille sorte. Jamais nos
vertus n'ont leur juste stature et suffisance, qu'elles ne
produisent en nous des désirs de fiire progiès; qui ,
comme semences spirituelles , servent en la production
de nouveaux degrés de vertus. Et me semble que la
terre de notre cœur a commandement de germer les
plantes des vertus qui portent les fruirs des saintes
oeuvres, une chacune selon son genre, ci qui ait les
semences des désirs et desseins de toujours multi-
plier et avancer en perfection. Et la vertu qui n'a
point la graine ou le pepiii de ces désirs , elle n'est
pas en sa suffisance et maturité. « 0 donc, dit saint
S8 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
« Bernard an fainéant, tu ne veux pas t'avancer en
<(la perfection? Non. Et tu ne veux pas non plus
«empirer? Non de vrai. Et quoi donc tu ne veux
«être ni pire ni meilleur? Hélas! pauvre homme,
« tu veux être ce qui ne peut être. Rien voirement
(( n'est stable ni ferme en ce monde ; mais de l'homme
« il en est dit encore plus particulièrement c^nt jamais
« il ne demeure en un état. Il faut donc ou qu'il
« s'avance , ou qu'il retourne en arrière. »
Or, je ne dis pas, non plus que saint Bernard,
que ce soit péché de ne pratiquer pas les conseils.
Non certes, Théotime : car c'est la propre différence
du commandement au conseil, que le commandement
nous oblige sous peine de péché, et le conseil nous invite
sans peine de péché. Néanmoins je dis bien que c'est
un grand péché de mépriser la prétention k la per-
fection chrétienne , et encore phis de mépriser la
semonce par laquelle notre Seigneur nous y appelle :
mais c'est une impiété insupportable de mépriser \ts
conseils et moyens d'y parvenir, que notre Seigneur
nous marque. C'est une hérésie de dire que notre
Seigneur ne nous a pas bien conseillés , et un blas-
phème de dire k Dieu : Retire- toi de nous, nous
ne voulons pas la science de tes voies. Mais c'est
une irrévérence horrible contre celui qui avec tant
d'amour et de suavité nous invite h la perfection,
de dire : je ne veux pas être saint ni parfait, ni avoir
plus de part en votre bienveillance, ni suivre les
conseils que vous me donnez pour faire progrès en
icelle.
On peut bien, sans pécher, ne suivre pas les con-
seils poiu' l'affi'ctiou que Ton a ailleurs : comme, par
exemple, on peut bien ne vendre pas ce que l'on a,
LIVRE VIII, CHAP. VIII. 89
et ne le donner pas aux pauvres, parce qu'on n'a pas
Je courage de faire un si grand renoncement : on
p-'iit Lien aussi se marier, parce qu'on aime une
femm;?, ou qu'on n'a pas assez de force en l'âme
pour enlreprendi'e la guerre qu'il faut faire a la chair.
Mais de faire profession de ne vouloir point suivre
les conseils, ni aucun d'iceux, cela ne se peut faire
sans mépris de cehii qui les donne. De ne suivre pas
le conseil de virginité afin de se marier, cela n'est
pas mal Hiit; maif> de se marier pour préférer le ma-
riage a la chasteté, comme font les hérétiques, c'est
un grand mépris ou du conseiller, ou du conseil.
Boire du vin contre l'avis du médecin , quand on est
vaincu de la soif ou de la fantaihie d'en boire, ce
n'est pas proprement mépriser le médecin ni son avis;
mais d're, je ne veux point suivre l'avis du médecin,
il faut que cela provienne d'une mauvaise estime
qu'on a de lui. Or, quant aux hommes, on peut sou-
vent mépriser leur conseil, et ne mépriser pas ceux
qui le donnent, parce que ce n'est pas mépriser un
homme d'estimer qu'il ait erré. Mais quant a Dieu,
rejeter son conseil et le mépriser, cela ne peut pro-,
venir que de l'estime que l'on fait , qu'il n'a pas bien
conseillé : ce qui ne peut être pensé que par esprit de
blasphème ; comme si Dieu n'était pas assez sage pour
savoir, ou assez bon pour vouloir bien conseiller. Et
c'en est de même des conseils de l'église, laqueHe, a
raison de la continuelle assistance du Saint-Esprit
qui l'enseigne et conduit en toute vérité, ne peut
jamais donner des mauvais avis.
90 TRAITE DE I/AIMOUR DE DIEU.
CHAPITRE IX.
Suite du discours commencé. Comme chacun doit aimer ,
quoique non pas pratiquer tous les conseils évangeliqnes j
et comme néanmoins chacun doit pratiquer ce qu'il peut.
IIncore que toiisles conseils ne puissent, ni doivent
être pratiques par chaque chiéiien en particulier , si
est-ce qu'un chacun est obligé de les aimer tous ^
parce qu'ils sont tous très-bons. Si vous avez la mi-
graine, et que Todeur du musc vous nuise, laisserez-
>ous pour cela d'avouer que cette senteur soit bonne
et agréable? Si une robe d'or ne vous est pas adve-
ijante, direz-vous qu'elle ne vaut rien? Si une bague
ïi'est pas pour votre doigt, la jetterez-vous pour cela
dans la boue? Louez donc, Thëolime, et aimez
ehèremeai tous les conseils que Dieu a donnés aux
tommes. O que béui soit a jamais l'ange du grand
conseil, avec fous les avis qu'il donne, et les exhor-
lations qu'il fait aux humains ! Le cœur est réjoui'
par les onguens et bonnes senteurs^ dit Salomon,'
et par les bons conseils de Vanii , Idrne est adoii^^
de. {Prov. 27. 9.) Mais de quel ami et de quels'
conseils parlons-nous? O Dieu! c'est de l'ami des'
amis, et ses conseils sont pins aimables que le miel.'
L'ami, c'est le Sauveur : ses conseils sont pour le'
salut.
Rcjonissons-uons, Théotime, quand nous verrons
des personnes entrop cudie la suife dos conseils que
nous ne pouvr«ns ou ne devons pas observer: prions
pour eux, béiiissons-les, favorisons-les et les aidons j.
I
LIVRE VII, CHAP. ÏX. 91
par la charité nous oblige de n'aimer pas seulement
pe qui est bon pour nous, mais d'aimer encore ce
qui est bon pour le prochain.
Nous témoignerons assez d'aimer tous les conseils,
quand nous observerons dévotement ceux qui nous
seront convenables; car tout ainsi que celui qui croit
\m article de foi, d'autant que Dieu l'a révélé par sa
parole annoncée et déclarée par l'église, ne sauroit
jnécroire les autres , et celui qui observe un comman-
dement pour le vrai amour de Dieu , est tout prêt
jlJ'observer les autres quand l'occasion s'en présen-
tera; de même celui qui aime et estime un conseil
i pvangélique, parce que Dieu l'a donné, il ne peut
qu'il n'estime consécutivement tous les autres, puis-
qu'ils sont aussi de Dieu. Or , nous pouvons aisé-
ment en pratiquer plusieurs, quoique non pas tous
< ensemble, car Dieu en a donné plusieurs, afin que
• chacun en puisse observer quelques-uus, et il n'y a
j jour que nous n'en ayons quelque occasion.
La charité requiert-elle que pour secourir votre
père ou votre mère , vous demeuriez chez eux? Con-
§ervez néanmoins l'amour et l'aifection k votre re-
; traite, ne tenez votre cœur au logis paternel qu'au -
1 tant qu'il faut pour y faire ce que la charité vous
( ordonne. N'est-il pas expédient , a cause de votre
qualité, que vous gardiez la parfaite chasteté? Gar-
. dez-en donc au moins ce que, sans faire tort a la
charité, vous en pourrez garder. Qui ne peut faire
le tout, qu'il fasse quelque partie. Vous n'êtes pas
obligé de rechercher celui qui vous a offensé , car
c'est jj lui de 1 evenir a soi , et venir a vous pour vous
: donner satisfaction , puisqu'il vous a prévenu par in*
jure et outrage j ni^i^ îilles néanmoins, TWoiiine^^
92 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
faites ce que le Sauveur vous conseille, prévenez-îe
au bien , rendez-lui bien pour mal , jetez sur sa
tête et sur son cœur un brasier ardent de témoi*-
gnage de chaiiié, qui le biùle tout, et le force de
vous aimer. Vous n'êtes pas obligé par la rigueur de
la loi de donner a tous les pauvres que vous rencon-
trez, ains seulement a ceux qui en ont un très grand
besoin ; mais ne laissez pas pour cela , suivant le
conseil du Sauveur, de donner volontiers h tous les
iudigens que vous trouverez, autant que votre con-
dition et que les véritables nécessités de vos affaires
le permettront. Vous n'êtes pas obligé de faire aucun
vœu, mais faites en pourtant quelques-uns qui seront
jugés propres par votre père spirituel , pour votre
avancement en l'amour divin. Vous pouvez librement
user du vin dans les termes de la bienséance, mais,
selon le conseil de saint Paul a Timothée , n'en pre-
. nez que ce qu'il faut pour soulager votre estomac.
Il y a divers degrés de perfections ès-conseils : de
prêter aux pauvres, bors la très-grande nécessité, c'est
le premier degré du conseil de l'aumône, et c'est un
degré plus haut de leur donner, plus haut encore de
donner tout, et enfin encore plus haut de donner sa
persoune, la vouant au service des pauvres. L'hos-
pitalité, hors l'extrême nécessité, est un conseil : re-
cevoir l'étranger est le premier degré d'icelui^ mais
aller sur les avenues des chemins pour le semondre ,
comme faisoit Abraham, c'est \\n degré plus haut;
et encore plus de se loger ès-lieux périlleux, pour re-
tirer, aider et servir les passans; en quoi excella ce
grand saint Bernard de Mcnthon , originaire de ce
diocèse, lequel, étant issu d'une maison fort illustre,
habita plusieurs années entre les jougs et cimes de
LIVRE VIII, CHAP. IX. gS
nos Alpes , y assembla plusieurs compagnons , pour
attendre, loger, secourir, de'livrer des dangers de la
tourmente les voyageurs et passans. qui mouraient
souvent entre les orages, les neiges et froidures, sans
les hôpitaux que ce grand ami de Dieu établit et
fonda ès-deux monts, qui pour cela sont appelés de
son nom : Grand-Saint-Bernard au diocèse de Sion,
et Petit-SaintBernard en celui de Tareutaise. Visiter
les malades qui ne sont pas en extrême ne'cessité, c'est
ime louable charité; les servir est encore meilleur :
mais se dédier a leur service, c'est l'excellence de
ce conseil que les clercs de la Visitation des infirmes
exercent par leur propre institut, et plusieurs dames
en divers lieux , a l'imitation de ce grand saint San-
son . gentilhomme et médecin romain, qui, en la ville
de Constantinople, où il fut fait piètre , se dédia tout-
à-fait, avec une admirable charité, au service des
malades, en un hôpital qu'il y commença, et que
l'empereur Justinien éleva et paracheva : a Timitation
des saintes Catherine de Sienne et de Gènes, de
sainte Eh'zabeth de Hongrie, et des glorieux amis de
Dieu saint François et le bienheureux Ignace de
Loyola, qui, au commencement de leurs ordres, firent
cet exercice avec ardeur et utilité spirituelle incompa-
rable.
Les vertus oiit donc une certaine étendue de per-
fection : et pour Tordinaire nous ne S'jmmes pas obli-
gés de les pratiquer en l'extrémité de leur excellence;
il suffit d'entrer si avant en l'exercice d'icelles, qu'en
effet on y soit. Mais de passer outre, et s'avancer en
la perfection , c'est un conseil; les actes héroïques des
vertus n'étant pas pour l'ordinaire commandés, alns
seulement conseillés. Que si; en quelque occasion.
§4 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
fions fions trouvons obligés de les exercer, cela ar-
rive pour des occurrences rares el extraordinaires, qui
Jes rendent ne'cessaires a la conversation de la grâce
de Dieu. Le bienheureux portier de la prison de Se-
baste, voyant l'un des quarante qui etoieut lors mar-
tyrisés, perdre le courage et la couronne du martyre, se
hiil en sa place sans que personne le poursuivît, et
fut ainsi îe quarantième de ces glorieux et triomphans
soldats de notre Seigneur. Saint Adauctus voyant que
Ton conduisoit saint Félix au martyre; et moi, dit-il,
sans être pressé de personne, je suis aussi bien chré-
tien que celui-ci, adorant le même Sauveur; puis bai-
sant saint Félix, s'achemina avec lui au martyre, et
eut la tê(e tranchée. Mille des anciens martyrs en fiient
de même; et pouvant également éviter et subir le
martyre sans pécher, ils choisirent de le subir géné-
reusement plutôt que de l'éviter loisiblement. En ceux-
ci donc le martyre fut un acte héroïque de la force et
constance qu'un saint excès d'amour leur donna. Mais
quand il est force d'endurer le martyre, ou renoncer
a la foi, le martyre ne laisse pas d'être martyre, et un
excellent acte d'amour et de force; néanmoins je ne
sais s*il le faut nommer acte héroïque, n'étant pas
choisi par aucun excès d'amour, aius par la nécessité
de la loi, qui en ce cas le commande. Or, en la pra-
tique des actes héroïques de la vertu , consiste la par-
faite imitation du Sauveur, qui comme dit le grand
saint Thomas, eut dèsTinstant de sa conception toute*»
les vertus en un degré héroïque; et certes je dirois
volontiers plus qu'héroïque , puisqu'il n'étoit pas
simplement plus qu'honunc , mais infiniment plus
qu'homme, c'est-k-dire , vrai Dieu.
LIVRE VIÏ, ClIAP. X. 95
CHAPITRE X.
Comme il se faut conformer à la volonté divine qui nons est
signifiée |)ar les inspirations 5 et premièrement de la vaiiJlé
des moyens par lesquels Dieu uous inspire.
J_jES rayons du soleil éclaireut en échauffant, et
ëchauffeot en e'clairant. L'inspiration est un rayon cé-
leste qui porte dans nos cœurs une lumière chaleureuse,
par laqîielle il nous fait voir le bien, et nous e'chauffe
au pourchas d'icelui. Tout ce qui a vie sur terre,
s'engourdit au froid de Ihiverj mais au retour de la
chaleur vitale du printemps tout reprend son mouve-
ment. Les animaux terrestres courent plus vitement,
les oiseaux volent plus hautement et chantent plus
sçaiement, et les plantes poussent leurs feuilles et leurs
fleurs très agréablement. Sans l'inspiration , nos âmes
vivroient paresseuses, percluses et inutiles; mais a
l'arrivée des divins rayons de l'inspiration, nous sen-
tons une lumière mêlée d'une chaleur vivifiante, la-
quelle éclaire cotre eutcndemeni^ réveille et anime
notre vo'onté, lui donnant la force de vouloir et faiie
le bien appartenant au salut e'ternel. Dieu ayant formé
le corps humain dit limon de la terre ^ ainsi que dit
Moïse, il inspira en icelui la respiration de vie ^ et
il fut fait en âme vivante j c^est-a-dire, en âme q;»!
donnoit vie, mouvement et opération au corps; et ce
racme Dieu éternel souffle et pousse les inspirations de
la vie sui naturelle en nos âmes, afin que, comme dit
le grand apôtre , elles soient faites en esprit vivi-
fiant^ c'est-a-dire, en esprit qui nous fasse vivre^
^S TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
mouvoir, sentir et ouvrer les œuvres <ie la grâce; en
sorte que celui qui nous a donné l'être, nous donne
aussi Topération. L'haleine de Phomme e'chauffe les
choses ès-quelles elle entre, témoin l'enfant delà Su-
Daniite, sur la bouche duquel le prophète Hélisée
ayant mis la sienne, et halené sur icelui, sa chair s'é-
chaufTa; et l'expérience est toute manifeste. Mais
quant au souffle de Dieu, non seulement il échauffe ,
ains il éclaire parfaitement; d'autant que l'esprit di-
vin est une lumière infinie, duquel le souffle vital est
appelé inspiration; d'autant que par 'celui cette su-
prême bonté halene et inspire en nous les désirs et in-
tentions de son cœur.
Or, les moyens d'inspirer dont elle use, sont infinis.
S'iint Antoine, saint François, saint Anselme, et
mille autres, recevoient souvent des inspirations par
la vue des créatures. Le moyen ordinaire, c'est la
prédication; mais quelquefois ceux auxquels la parole
ne profite pas, sont instruits par la tribulation , selon
le dire du prophète : U affliclion donnera intelli-
gence à f ouie , c'est-a-dire ceux qui par l'ouïe des
menaces célestes sur les méchans ne se corrigent pas,
apprcndionl la vérité par l'événement et les effets, et
deviendront sages sentant l'affliclion. Sainte Marie
Egyptienne fut inspirée par la vue d'une image de
notre Dame; saint Antoine, oyant l'Evangile qu'on
lit a la messe; saint Augustin , oyant le récit de la vie
de saint Antoine; le duc de Candie, voyant l'impé-
ratrice morte; saint Pachôme, voyant un exemple
de chanté; le bienheureux Ignace de L^oyola, lisant
la vie des saints; saint Cyprien ( cti n'est pas le grand
évêque de Carlhage, aii^ un autre qui fut laïc, mais
glorieux martyr), fut touché voyant le diable coufcs-
LIVRE YIII, CHAP. X. 97
ser son impuissance sur ceux qui se confient en Dieu.
Loisqiie i'e'tois jeuno, a Paris, deux écoliers, dont
l'un éloit hérétique, passant la nuit au faubourg saint
Jacques en nue débauche, ouïrent sonner les matines
des Chartreux j et l'hérétique dv mandant a l'autre a
quelle occasion on sonnoit, ii lui (it entendre avec
qdelle dévotion on célébroit les offices sacrés en ce
saint monasère : O Dieu, dit-il, qr-elexercice de ces
religieux est différent du nôtre! ils font celui déman-
ges, et nous celui des bêtes brutes*, et voulant voir
par expéiience, le jour suivant , ce qu'il a voit appris
par le, récit de son compagnon, il trouva ces pères
dans leurs formes , rangés comme des statues de mar-
bre en une suite de niches, immobiles a toute autre
ac:ion qu'a celle de la psalmodie, qu'ils faisoient avec
une attention et dévotion vraiment angélique, selon
la coutume de ce saint ordre; si que ce pauvre jeune
homme, tout ravi d'admiration, deu:ieura pris en la
consolation extrême qu'il eut de voir Dieu si bien ado-
ré parmi les catholiques, et se résolut, comme il fit
pir après, de se ranger dans le giron dePéglise, vraie
et unique épouse de celui qui Pavait visité de son
inspiration , dans l'iafàme litière de l'abomination en
en laquelle il étoit.
O que bienheureux sont ceux qui tiennent leurs
cœurs ouverts aux saintes inspirations! car jamais ils
ne manquent de celles qui leur sont nécessaires pour
I bien et dévotement vivre en leurs conditions , et
I pour saintement exercer les charges de leurs profes-
' sîons. Car comme Dieu donne, par l'entremise de la
! nature, a chaque animal les instincts qui lui sont
j requis pour sa conservation et pour l'exercice de ses
I propriétés naturelles 3 aussi , si nous ne résistons j;as
IL 5
98 TRAITE DÉ L'AMOUR DE DIEU.
a la grâce de Dieu , il donne a im chacun de nous
les inspirations nécessaires pour vivre, ope'rer, et
pous conserver en la vie spirituelle. He' ! Seigneur^
disoit le fidèle Eliezer, voici que je suis près de cette
fontaine d'eaw-, et les filles de cette cité sortiront
pour puiser de Vedu. La jeune fille donc à la-
quelle je dirais penchez votre cruche^ afin que je
boive 'y et elle répondra : buviez, ains je donnerai
encofe à boire à vos cJiavieaux*j c'est celle-là que
vous avez préparée pour votre serviteur Isaac
(Genès. 24. 12, ij , i4.) Tbe'otime, Eliezer ne se
laisse entendre de de'sirer de Teau que pour sa per-
sonne : mais la belle Rebecca obéissant a l'inspira-
tion que Dieu et sa de'bonnaîreté lui donnoient ,
s'offre d'abreuver encore les chameaux. Pour cela
elle fut rendue épouse du saint Isaac, belle-fille du
grand Abraham, et grand -mère du Sauveur. Les
âmes certes qui ne se contentent pas de faii a ce que
par les commandemeiis et conseils le divin époux re-
quiert d'elles, mais sont promptes a suivre les sacrées
inspirations , ce sont celles que le Père éternel a pré-
parées pour être épouses de son Fils bien-aimé. Et
quant a son Eliezer, parce qu'il ne peut autiement
discerner entre les filles de Haran , ville de Nachor,
celle qui étoit destinée au fils de son maître, Dieu le
lui fait connoîtrc par inspiration. Quand nous ne sa-
vons que faire, et que l'assistance humaine nous
manque en nos perplexités , Dieu alors nous inspire.
Et si nous sommes humblement obéissans, il ne per-
met point qtie nous errions. Or, je ne dis rien de plus
de ces inspirations nécessaires, pour en avoir souvent
parlé en cet œuvre , et encore eu l'Introduclion h la
vie dévole.
LIVRE VIII, CHAP. XL, 99
CHAPITRE XL •
De l'union <îe noire volonté à celle de Dieu, ès-inspîratioa?
qui sont données pour la pratique extraordinaire des vertus j
et de la persévérance en la vocation , première marque dp
rinspiralioQ.
Il y a des inspirations qui tenrient seulement a une
extraordinaire perfection des exercices ordinaires de
la vie chrétienne. La charité envers les pauvres ma-
lades est un exercice ordinaire des vrais chrétiens;
mais exercice ordinaire qui fut pratiqué en perfection
extraordinaire par saint François et sainte Catherine de
Sienne, quand ils léclioient et suçoient les ulcères des
lépreux et chancreux; et par le glorieux saint Louis,
quand il servoit a genoux et tète nue les malades,
dont ufi abbé de Citeaux demeura tout éperdu d'ad-
miration, le voyant en cette posture manier et agen-
cer un misérable ulcéré de plaies horribles et chan-
creuses. Comme «encore c'étoit une pratique bien
extraordinaire de ce saint monarque de servir k
table les pauvres les plus vils et abjects , et manger les
restes de leurs potages. Saint Je'rôme recevant en
son hôpital de Beihléem les pèlerins d'Europe qui
fuyoient la persécution des Goths, ne leur la voit pas
seulement les pieds, mais s'abaissoît jusque-la que de
laver encore et frotter les jambes de leurs chameaux;
a l'exemple de Rébecca dont nous parlions naguères,
qui non seulement puisa de l'eau pour Eliezer, mais
aussi pour ses chameaux. Saint François ne fut pas
seulement extrême en la pratique de la pauvreté,
couime chacun sait, mais il le fut encoie en celle de
3 00 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
la simplicité. Il racheta un agneau ^ de peur qu'on ne
le luàt, parce qu'il repre'sentoit notre Seigneur. Il
pcrtoit respex:t presque a toutes créatures, en contem-
plation de leur Créateur, par une non accoutumée,
mais très prudente simplicité. Telles fois il s'€st amusé
2L retirer les vermisseaux du chemin , afin que quel-
qu'un ne les foulât au passage; ressouvenant que son
Sauveur s'étoit parangonné au vermisseau. Ilappeloit
les créatures ses frèies et sœurs, par certaine considé-
ration adjuirable que le saint amour lui suggéroit.
Saint Alexis, seigneur de très noble extraction, pra-
tiqua excellemment l'abjection de soi-même, demeu-
rant dix -sept ans inconnu chez son propre père a
Rome en qualité de pauvre pèlerin. Toutes ces ins-
pirations furent, pour des exercices ordinaires, pra-
tiquées néanmoins en perfection extraordinaire. Or,
en cette sorte d'inspiration il faut observer les règles
que nous avons données pour les désirs en notre In-
troduction. Il ne faut pas vouloir suivre plusieurs
exercices à la fois et tout a coup : car souvent l'en-
nemi tâche de nous faire enlreprci;dre et commencer
plusieurs desseins, afin qu'accablés de trop de be-
sogne , nous n'achevions rien , et laissions tout impar-
fait. Quelquefois mcmement il nous suggère la volonté
d'entreprendre de connnencer quelqu'excellente be-
sogne, laquelle il prévoit que nous n'accompHrons
pas, pour nous détourner d'en poursuivre une moins
excellente que nous eussions aisément achevée ; car
il ne se soucie point qu'on fasse force desseins et com-
mcncemens, pouvu qu'on n'achève rien. Il ne veut
p.'is empêcher, non plus que Pharaon, que les nivs-
tiques femmes d'Israël, c'est-a-dire, les Ames chrc-
lieunes enfanleut des mâles, pourvu qu'ayant qu'ils
LIVRE VIÎI, CHâP. XI. 101
croissent on les Ui^ Au contraire, dit le grand saint
Je'rôine, entre les chrétiens on n'a pas tant d'ëgard au
commencement qn^a la fin. Il ne faut pas tant avaler
de viande qu'on ne puisse faire la digestion de ce que
l'on en prend. L'esprit séducteur nous arrête au com-
mencement, et nous fait contenter du printemps fleuri .•
mais l'esprit divin ne nous fait regarder le commence-
ment que pour parvenir a la fin, et ne nous fait réjouir
d.*s fleu^'s du printemps que pour la prétention de
jouir des fruits de Véiéet de l'antonne.
Le grand saint Thomas est d'opinion, qu'il n'est
pas expédient de beaucoîip consulter et longuement
délibérer sur l'inclination que Ton a d'elitrer dans une
boiMie et bien formée religion; et il a raison : car la re-
ligion étant conseillée par notre S/igneur en FEvan-
gile, qu'est-il besoin de beaucoup de consuhations?!!
suffit d'en faire une bonne avec quelque peu de per-
sonnes , qui soient bien prudentes et capables de telle
affaire, et qui nous puissent aider a prendre une courte
et solide résolution. Mais dès que nous avons délibéré
et résolu, et en ce sujet , et en tout autre qui regarde
le service de Dieu, il faut être fermes et invariables,
sans se laisser nullement ébranler par aucune sorte
d'apparence de plus grand bien : car bien souvent, dit
le glorieux saint Bernard, le malin esprit nous donne le
change; et pour nous détourner d'achever un bien, il
nous en propose un autre , qui semble meilleur ; lequel
après que nous avons commencé, pour nous divertir
de le parfaire, il en présente un troisième; se conten-
tant que nous fassions plusieurs commencemens, pour vu
que nous ne fassions point de fin. Il ne faut pas même
passer d'une religion en une autre j sans des motifs
J02 TRAITE DE TAMOUR DE DIEU.
grandement considérables, dit saint Thomas après
TabbéNestori us rapporte' par Cassian.
J'emprunte du grand saint Anselme, écrivant U
Lauzon, une belle similitude. Comme un arbrisseau
souvent transplanté ne sauroit prendre racine, ni par
conséquent venir a sa perfection , et rendre le fruit
désiré; ainsi l'âme qui transplante son cœur de dessein,
ne sauroit profiter ni prendre la juste croissance de sa
perfection, puisque la perfection ne consiste pas en
commenceraens, mais en accomplissemens. Les ani-
maux sacrés d'Ezéchiel alloient où V impétuosité de
l esprit les portoit, et ne se retour?ioient point en
marchant^ niais un chacun s'avançoit , cheminant
devant sa face. (Ezech. /. /2.) Il faut aller où l'ins-
piration nous pousse, et ne point se re virer ni retour-
ner en arrière, ains marcher du côté où Dieu a con-
tourné notre face, sans changer de visée. Qui est en bon
chemin, qu'il se sauve. Il arrive que l'on quitte quel-
quefois le bien pour chercher le mieux, et que laissant
l'un, on ne trouve pas l'autre. Mieux vaut la posses-
sion d'un petit trésor trouvé, que la prétention d'un
plus grand qu'il faut aller chercher.
L'inspiration est suspecte qui nous pousse a quitter
un vrai bien que nous avons présent; pour en pour-
chasser un meilleur a venir. Un jeune homme portu-
gais, nommé François Bassus, étoit admirable, non
seulement en éloquence divine, mais en la pratique
des vertus, sous la discipline du bienheureux Philippe
Nerius, en la congrégation de l'Oratoire de Rome.
Or, il crut d'être inspiré de quitter cette sainte so-
ciété pour se rendre en une religion formelle, et enfin
se résolut k cela. Mais le bicnhciueux Philippe assis-
LIVRE VIÎI, <:HAP. XÎ. ]o3
m
tint a sa réception en l'oicire de saint Dominique,
pleuroit amèrement ; dont e'tant interrogé par Fran-
çois Marie Taunise, qni depuis fut archevêque de
Sienne, et cardinal, pourquoi il jetoit des larmes : Je
déplore, dit-il, la perte de tant de vertus. Et de fait,
ce jeune homme si excellemment sage et dévot en la
congrégation, sitôt qu'il fut en la religion , devint tel-
lement inconstant et volage, qu'agité de divers désirs
de nouveautés et chnngemens, il donna par après de
grands et fâcheux scandales.
Si l'oiseleur va droit au nid de la perdrix, elle se
présentera b lui, et contrefera l'errenée et boiteuse,, et
se lançant comme pour faire grand vol^ se laissera
tout k coup tomber, comme si elle n'en poiivoitplns,
afin que le chasseur s'am.usant après elle, et croyant
qu'il la pourra aisément prendre, soit diverti de ren-
contrer ses petits hors du nid; puis comme il Ta quel-
que temps suivie, etqu'il cui Je l'attraper, elle prend
l'air et s'échappe. Ainsi notre ennemi voj'ant un homme
qui, inspiré de Dieu, entreprend une profession et
manière de vivre propre a son avancement en l'amour
céleste, il lui persuade de prendre une autre voie de
plus grande perfection en apparence; et Payant dé-
voyé (le son premier chemin , il lui rend petit a petit
impossible la suite du second; et lui en propose un
troisième, afin que l'occupant en la recherche conti-
nuelle de divers et nouveaux moyens pour se perfec-
tionner, il l'empêche d'en employer aucun, et par
conséquent de parvenir \\ la fin pour laquelle il les
cherche, qui est la perfection. Les jeunes chiens a tous
rencontres quittent la meute, et tirent au change;
mais les vieux qui sont sages, ne prennent jamais le
change, ains suivent toujours ks erres sur lesquelles
Toi TRAITE^DE L'AMOUR DE DIEU.
ils sont. Qu'un chacun donc ayant trouvé la très-sainte
volonté de Dieu en sa vocation , demeure saintement
et amoureusement en icelle^ y pratiquant les exer-
cices convenables selon l'ordre de sa discrétion , et
avec le zèle de la perfection.
CHAPITRE XII.
De Punion de la volonté humaine à celle de Dieu ès-inspira-
tîons qni sont contre les lois ordinaires 5 et de la paix el
douceur de cœur, seconde marque di; l'inspiration.
Il se faut donc comporter ainsi, Théolime, ès-însnîra-
lions qr.i ce sont exiraordiu lires que d'autant qu'elles
nous iiicilent a pratiquer avec nue extraordinaire fer-
veur et peifcctionles exercices ordina'res du chréîien.
Mais il y a d'autres iwspiraîi'/Hs que Von appelle ex-
traordinaires, nonseu]ci".ent parce qu'elles font avan-
cer l'ame au delà du train ordinaire, mais aussi parce
qu'elles la portent k des actions contraires aux lois,
règles el coutumes communes de la très-saute églis'",
et qui parlant sont plus admirables qu'imitables. J,a
sainte demoiscll-" que les historiens appellent Eusc!:e
Tétrangère, quitta Rome, sa patrie, et s'habillant en
garçon avec deux autres filles, s'embarqua pour aller
outre mer, et passa en Alexandrie , et de-lh en l'île de
Cô; où se voyant en assurance, elle reprit les babils
de son sexe, el se remettant sur mer elle alla au pays
de Carie en la ville de Myssala, où le grand Paul qui
Favoit trouvée en Cô, et l'ayant prise sous sa con-
duite spirituelle, la mena; et où par après étaflt de-
venu évèquCjil la gouverna si saintement qu'elle
LIVRE VIII, CHAP. XIT. io5
dressa un monastère, ets'employa au service de l'église
en l'office qu'en ce lenips-la on appeloit de diacresse,
avec tant de charité' qu'elle mourut enfin tonte sainte,
et fut reconnue pour telle, par une grande multitude
de miracles que Dieu fit par ses répliques et interces-
•sions. De s'habiller des habits de sexe duquel on n'est
pas, et s'exposer ainsi déguisée au voyage avec des
hommes, cela est non seulement au-delà, mais con-
traire aux règles ordinaires de la modestie chre'tienne.
Un jeune homme donna un coup de pied a sa mère,
et toujours de vive repentance s'en vint confesser a
saint Antoine de Padoue, qui pour lui imprimer plus
vivement en Pâme l'horreur de son pe'che'^ lui dit en-
tr'autres choses : Mon enfant, le pied qui a servi
d'instrumentra votre malice, pour un si grand forfait,
me'riteroit d'être coupé j ce que le garçon prit si a
cœur, qu'étant de retour chez sa mère, ravi du sen-
timent de sa contrition, il se coupa le.nied. Les pa-
roles du saint n'eussent pas eu cette force selon leur
portée oï'dinaire, si Dieu n'y eîn ajouté son inspira-
tion; mais inspiration si extraordinaire qu'on croiroit
que ce fut plutôt une tentation • si le miracle de la
réunion de ce pied coupé, fait par la bénédiction du
saint, ne Tei^it autorisée. Saint Paul, premier her-
mite , saint Antoine, sainte Marie Egypliaque, ne se
sont pas abîmés en ces vastes solitudes, privp's d'ouïr
la messe, de communier et de se confesser, et privés,
jeunes gens qu'ils étoient encore, de conduite et de
toute assistance, sans une forte inspiration. Le grand
Siuiéou Stylite fit une vie qu'homme du monde n'eût
pu penser ni entreprendre, sans l'instinct et l'assis-
tance c leste. Saint Jean, évêque, surnommé !e Si-
lentiaire, quittant son évêché a Tinsu de tout son
io6 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
clergé, alla passer le reste de ses jours au monastère de
Laiira, sans qu'on pût onc avoir de ses nouvelles :
cela n'étoit-ce pas contre les règles de la très-sainte
jésidence? Elle grand saint Paulin, qui se vendit
pour racheter Fenfant d'une pauvre veuve, comme le
pouvoit-il faire selon les lois ordinaire*, puisqu'il
n'e'toir pas sien, ainsa son église et au public par la
conse'cration ppiscopale? Ces filles et femmes qui pour-
suivies pour leur beauté, défigurèrent leurs visages
par des blessures volontaires, afin de garder leur
chasteté, sous la faveur d'une sainte laideur, ne
fiaisoient-elles pas chose, ce semble, défendue?
Or , une des meilleures marques de la bonté de
toutes les inspirations, et particulièrement des ex-
traordinaires, c'est la paix et la tranquillité du cœur
qui les reçoit ; car Pesprit divin est voireraent vio -
lent, mais d'une violence douce, suave et paisible. 11
vient comme un i^ent impétueux et comme un fou-
dre céleste, mais il ne renverse point les apôtres, il ne
les trojible point : la frayeur qu'ils reçoivent de son
bruit est momentanée, et se trouve soudain suivie
d'uue douce assurance. C'est pourquoi ce feu s'as^
sied sur un chacun d^iceuxj comme y prenant et
donnant son sacré repos; et comme le Sauveur est
appelé paisible ou pacifique Salomon, aussi son épouse
est appelée Sulamite , tranquille et fille de paix : et
la voix, c'est-k-dire, l'inspiration de Tépoux ne l'a-
gite ni la trouble nullement; ains l'attire si suavement
qu'il la fait doucement fondre, et comme écouler son
âme en lin' : Mon dme^ dit-elle, s'est fondue^ quand
mon bie/i-aï/né a parlé. (Cant. Cant, T). G. ) Et
bien qfi'elle soit bc1li(|ucuse et guerrière , si est-ce
que tout ensemble elle est lelleiuçut paisible, qu'em-
LIVRE VIII, ClIAP. Xîï. J07
nii les armées et batailles, elle continue les accords
d'une me'lodie nompareille. Que verre z-vous , dit-
elle en la Sulamite , sinon les chœurs des années?
Ses armées sont des chœurs , c'est-a-dire, des accords
des chantres; et ses chœurs sont des armées, parce
que les armes de Téglise et de Fâme dévote ne sont
autre chose qwe les oraisons; les hymnes, les cantiques
et les psaumes. Ainsi les serviteurs de Dieu qui ont eu
les plus hautes et relevées inspirations ^ ont été les
plus doux et paisibles de l'univers; Abraham, Isaac
et Jacob. Moïse est qualifié le plus débonnaire de
tous les hommes : David est recommandé par sa man-
suétude.
Au contraire, l'esprit malin est turbulent, âpre,
renjuant; et ceux qui suivent les suggestions inror-
nales, cuidans que ce soient inspirations célestes, sont
ordinairement connoissables, parce qu'ils sont inquiets,
têtus, fiers, entrepreneurs et rcmueurs d'aflfaires, qui,
sous le prétexte de zèle, renversent tont sens dessus
dessous, censurent tout le monde, tancent un chacun,
blâment toutes choses; gens sans conduite, sans con-
descendance, qui ne supportent rien, exerçant les
passions de Tamour-propre sous le nom de la jalousie
dt* l'honneur divin.
•
CHAPITRE XIII.
Troisième marque de l'inspiration, qui est la sainte obéissance
/ à TËglise et aux supérieurs.
A. la paix et douceur dvi cœur est inséparablement
conjointe la très -sainte humilité. Mais je n'appelle
io8 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
pas humilité ce cérémonieux assemblage de paroles,
de gestes, de baisement de terre, de révérences,
d'iuclina'ions, quand il se fait, comme il advient sou-
vent, sans aucun sentiment intéiieur de sa propre ab-
jection et de la juste estime du prochain. Car tout
cela n'est qu'un vain amusement des foibles esprits,
et doit plutôt être nommé fantôme d'humilité, qu'hu-
milité.
Je parle d'une humilité noble, réelle, moelleuse,
solide, qui nous rend souples a la correction, ma-
niables et prompts a l'obéissance. TaLdis que l'incom-
parable Siinéon Stylite étoit encore novice a Tolède,
il se rendit impliable' a l'avis de ses supérieurs qui le
vouloient empêcher de pratiquer tant d'étranges ri-
gueurs, par lesquelles il sévissoit désordonnément
contre soi-même; si que enfin il fut pour cela chassé
du monastère, comme peu susceptible de la mortifi-
cation du cœur, et trop adonné a celle du corps.
Mais élant par après rappelé et devenu plus dévot et
plus sage en la vie spirituelle, il se comporta bien
d'une autre facgn , ainsi qu'il témoigna en l'action sui-
Tante. Car lorsque les hermilesépars parmi les déserts
voisins d'Antioche surent la vie extraordinaire qu'il
faisoit sur sa colonne, en laquelle il sembloit êH'e ou
lin ange terrestre, ou un homme céleste, ils lui en-
voyèrent un fli'puté d'entr''"ux, auquel ils donnèrent
ordre de lui parler de leur part en cette sorte : Pour-
quoi est ce, Siméon, que laissant le grand chemin de
la vie dévole frayé par tant de grands et saints devan-
ciers, ^ous en suivez un autre inconnu aux honimrs,
et tant éloigné de fout ce qui a été vu et ouï jusqu'à
présent? Quittez, Siméon, celte colonne, et rangez-
vous mcsLui avec les autres a la façon do vivre et
LIVRE VIII, CHAP. XIII. 109
la méthode de servir Dieu iisite'e par les bons a
pères pre'de'cesseiirs. Que si Siméon acquiesçoit à
leur avis , et pour condescendre a leur volonté
se monlroil prompt a vouloir descendre, ils don-
nèrent cliarge au de'puté de lui laisser la liberté de
persévérer en ce genre de vie ja commencée; d'au-
tant que par son obéissance, disoient ces bons pères ,
on pourra bien connoîtie qu'il a entrepris cette sorte
de vie par l'inspiration divine 5 mais si au contraire il
résistoit, et que, méprisant leur exhortation, il vou-
lut suivre sa propre volonté, ils résolurent qu'il le
falloit retirer par force, et lui faire abandonner sa co-
lonne. Le député donc étant venu a la colonne, il
n'eut pas sitôt fait son ambassade, que le grand Si-
méon, sans délai, sans réserve, sans réplique qnel-
coiique, se print a vouloir descendre avec une obéis-
sauce et humilité digne da sa rare sainteté. Ce que
voyant le délégué : arrêtez, dit-il , ô Siméon, demeu-
rez la , persévérez constamment , et ayez bon courage,
poursuivez vaillamm^it votre entreprise, votre séjour
sur cette colonne est de Dieu.
Mais voyez, Théotime, je vous prie, comme ces
anciens et saints anachorètes, en leur assemblée géné-
rale, ne trouvent point de marque plus assurée de
l'inspiration céleste en un sujet si extraordinaire ,
comme fut la vie de ce sr.int stylite, que de le voir
simple, doux et maniable sous les lois de la très- -
sainte obéissance; aussi Dieu , bénissant la soumission
de ce g> and homme , lui donna la grâce de persévérer
trente ans entiers sur une colonne haute de trente six
coudées, après avoir déjh été sept ans sur les autres
colonnes de six, de douze et de vingt pieds d^ hau-
teur, et ayant auparavant été dix ans sur une petite
1 10 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
pointe de rocher au lieu appelé la Mandre. Ainsi cet
oiseau de paradis, vivant en l'air sans toucher terre,
fut un spectacle d'amour pour les anges, et d'admi-
ration pour les humains. Tout est assuré en l'obéis-
sance, tout est suspect hors de l'obéissance.
Quand Dieu jette des inspirations dans un cœur,
la première qu'il répand c'est celle de l'obéissance.
Mais y eut-il jamais une plus illustre et sensible ins-
piration que celle qui fut donnée au gloiieux saint
Paul? Or, le chef principal d'icelle fut qu'il allât en
la cité en laquelle il apprendroit par la bouche d'A-
nanie ce qu'il avait a faire; et cet Ananie, homme
grandement célèbre, étoit, comme dit saint Doro-
thée, évéqiie de Damas. Quiconque dit qu'il est ins-
piré, et refuse d'obéir aux supérieurs et suivre leurs
avis, il est un imposteur. Tous les prophètes et pré-
dicateurs, qui ont été inspirés de-Dieu, ont toujours
aimé l'église, toujours adhéré a sa doctrine, toujours
aussi été approuvés par icelle , et n'ont jamais rien
annoncé si fortemement que ^ile vérité , que les
lèvres du prêtre gardaient la science,^ et qu'on
devoit requérir la loi de sa bouche. ( Malach. 2. 7.)
De sorte que les missions extraordinaires sont des
illusions diaboliques, et non des inspirations célestes^
si elles ne sont reconnues et approuvées par les pas-
teurs qui sont de la mission ordinaire; car ainsi s'ac-
cordent Moïse et les prophètes. Saint François, saint
Dominique, et les aiitres pères des ordres religieux ,
vinrent au service des âmes par une inspiration ex-
traordinaire, maïs ils se soumirent d'autant plus hum-
blement '"t cordialement a la sacré hiérarchie de l'é-
glise. Jln somme les trois meilleures et plus assurées
marques des légitimes inspirations; sont la persévérance
LIVRE VIII, CHAP. XIII. m
contre l'inconstance et le'gèrete', la paix et douceur
I de cœur contre les inquiétudes et empressemens ,
l'humble obéissance contre l'opiniâtreté et bigear-
' rerie.
I Et pour conclure tout ce que nous avons dit de
l'union de notre volonté a celle de Dieu, qu'on ap-
pelle signifiée , presque toutes les herbes qui ont les
fleurs jaunes, et même la chicorée sauvage qui les a
bleues, les tournent toujours du côté du soleil, et
suivent ainsi son contour; mais l'hehotrope ne con-
tourne pas seulement ses fleurs, ains encore toutes
ses fleurs a la suite de ce grand luminaire; de même
tous les élus tourmentent la fleur de leur cœur, qui
est l'obéissance aux commandemens , du côté de la
volonté divine; mais les âmes vivement éprises du
saint amour ne regardent pas seulement cette divine
bonté par Pobéissance aux commandemens , ains aussi
par l'union de toutes leurs afiections^ suivant le con-
tour de ce divin soleil en tout ce qu'il leur commande,
conseille et inspire sans réserve ni exception quel-
conque, dont elles peuvent dire avec le sacré Psal-
miste : Seigneur, vous avez empoigné ma main
droite, et iri'avez conduit en votre volonté^ et.
in avez recueilli avec beaucoup àe gloire. Tai été
fait comme un cheval envers vous ^ et je suis tou-
jours avec vous'y (Ps. 62. 24.) car comme un
cheval bien dressé se manie aisément, doucement et
justement, en toutes façons, par l'écuyerqui le monte ;
aussi l'âme amante est si souple a la volonté de Dieu,
qu'il en fait tout ce qu'il veut.
112 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
CHAPITRE XIV.
Briève mélhode pour 'îonnoître la volonté de Dieu.
OAINT Basile dit que la volonté de Dieu nous est
témoigne'e par ses oidoniiaiices ou commandemens,
et que lors il n'y a rien a délibérer ; car il faut faire
simplement ce 4]ui est ordonné ; mais que pour le
reste il est en notre liberté de choisir a notre gré ce
que bon nous semblera , bien qu'il ne faille pas faire
tout ce qui est loisible, ains seulement ce qui est
expédient; et qu'enfin^pour bien discerner ce qui
est convenable, il faut ouïr Ta vis du sage père spi-
rituel.
Mais, Thcotime, je vous avertis d'une tentation
ennuyeuse qui arrive maintefois aux âmes qui ont un
grand débir de suivre en toutes choses ce qui est plus
selon la volonté de Dieu ; car Tenuemi, en toutes oc-
currences, les met en doute si c'est la volonté de Dieu
qu'elles fassent une chose plutôt qu'une autre; comme
par exemple si c'est la volonté de Dieu qu'elles man-
gent avec l'ami, ou qu'elle? ne mangent pas; qu'elles
prennent des habits gris ou noirs, qu'elles jeûnent le
vendredi ou I'J samedi, ipi'cllcs aillent a la récréation
ou qu'elles s'en abstiennent , en quoi elles consument
beaucoup de temps; et taudis qu'elles s'occupent et
emliarrasscnt a vouloir discerner ce qui est meilleur,
elles perdent iiiutilemeut le loisir de faire ])lusieurs
biens, desquels l'exf'culion seroit plus a la gloire de
Dieu, que ne s;»uroit èlre le discernement du bien et
du mieux auquel elles se sont amusées.
LIVRE Vni, CIUP. XIV. ii3
On n'a pas accoutume de peser la menue monnaie,
ains seulement les pièces d'importance. Le trafic se-
roit trop ennuyeux et man2;e;oit trop de temps, s'il
falloit peser les sols, 'es deniers et les pites. Ainsi ne
doit -on pas peser tfuiîi^s sortes de menues actions
pour «-avoir s; elles valent mieux que les autres. 11 y
amêmeLien souvent de la superstition a vouloir f;iire
cet examen; car a quel propos mettra-t-on eu diffi-
culté, s'il est mieux d'ouïr la messe en une e'gîise
qu'en une autre? O n'est pns bien servir un maître
d'employer autant de temps a conside'ier ce qu'il faut
faire, f omme a faire ce qui est requis. Il faut m.esurer
notre atiention a l'importauce r^e ce que nous f^n-
treprenons : ce seroit un soin de'i e'glé de prendre au-
tant de peine a délibérer pour faire un voyage d'une
journe'e, comme pour celui de trois ou quatre cents
lieues.
Le choix de la vocation, le desse'n de quelque
affaire de grande consrquence , de L^iieique œiîvre
de longue haleine, ou de quelque dépense bieti grande,
le changement de séjour, l'élection des conversations,
et telles •semblables chos:^s, m.éiitent qu'on pense sé-
rieusement ce qui est plus selon- la volonté divine.
Mais ès-menues actions journalières, ès-quelles même
l.t faute n'est ni de conséquence, ni irréparable^
qu'est- il besoin de faire Tembesogné, l'attentif et
l'empêché à f^u*re des importunes consultations? A
quel propos me mettrai je en d^^'pense pour apprendre
si Dieu aime mieux qu^je dise le rosaire ou Pof-
fice de Notre-Dame, puisqu'il ne sauroit y avoir
tant de différence entre l'un et l'autre, qu'il faille pour
cela faire une grande enquête? que j'aille plutôt a
ii4 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
l'hôpital Yisiter les malades, qu'a vêpres; qiie j'aille
pliilGt au sermon qu'en une église oii ily a indulgence?
Il n'y a rien pour l'ordinaire de si apparemment re-
marquable en l'un plus qu'en l'autre, qu'il faille pour
cela entrer en grande délibération. Il faut aller tout k
la bonne foi et sans subtilité en telles occurences, et,
comme dit saint Basile , faire librement ce que bon
nous semblera, pour ne point lasser notre esprit,
perdre le temps, et nous mettre en danger d'inquié-
tude, scrupule et superstition. Or, j'entends toujours,
quand il n'y a pas grande disproportion entre une j
œuvre et l'autre, et qu'il ne se rencontre point de '
circonstance considérable d'une part plus que de
l'autre.
Es- choses mêmes de conséquence, il faut être bien
humble et ne point penser trouver la volonté de
Dieu k force d'examen et de subtilité de discours.
Mais après avoir demandé la lumière du Saint-Esprit,
appliqué notre (considération a la recherche de son
bon plaisir, pris le conseil de notre directeur, et,
s'il y échoit, de deux ou trois autres personnee spi-
rituelles , il se faut résoudre et détermineV au nom
de Dieu, et ne faut plus par après révoquer en doute
notre choix , mais le cultiver et soutenir dévotement ,
paisiblement et constamment. Et bien que les diffi-
cultés, tentations et diversités d'évéuemcns q»ii se
rencontrent au progrès de l'exécution de notre des-
sein, nous pourroient donner quelque défiance d*a-
voir bien choisi, il faut néanmoins demeurer fermes, I
et ne point regarder tout cela , ains considérer que si
nous eussions fait un autre choix, nous eussions peut- '
être trouvé cent fois pis; outre que nous ne savons pas
LIVRE IX, CHAP. XIV. ii5
si Dieu vent que nous soyons exerces en la consola-
lion ou en la tribulalion, en la paix ou en la guerre.
La re'solulion étant saintement prise, il ne faut jamais
douter de la sainteté de l'exécution, car, s'il ne tient
a nous, elle ne peut manquer : faire autrement, c'est
une marque d'un grand amour-propre ou d'eufance,
foiblesse ou niaiserie d'esprit.
FIN DV HUITIEME LIVRE,
ii6 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
LIVRE NEUVIÈME.
De l'amour de soumission, par lequel notre
yolonté s'unit au bon plaisir de Dieu.
I
CHAPITRE PREMIER.
De l'union de notre volonie' avec la \'t)lonté divine, qu'on
appelle "volonlë de bon plaisir.
liliEN ne se fait , hormis le pe'cLé, que par la volonté i
de Dieu , qu'on appelle volonté absolue et de bon
plaisir, que personne ne peut empêcher, et laquelle
ne nous est point connue que par les effets, qui,
étant ai rives, nous manifestent que Dieu les a voulus
et de'sîgnés. ^
1°. Considérons en bloc, The'otime, tout ce qui a
été, qui est et qui seraj et tout ravi d\'tonnement ,
nous serons contraints d'exclamer, à Pimitation du
Psalmisle : O Seigtieiu^^V vous louerai, parce que
vous êtes excessivefnent niagnijlê : uos œuvrts sont
merveilleuses y et mon unie le reconnoit trop plus,
V^otre science est admirable au-dessus de juoiy
elle prévaut, et je ne puis y atteindre ( Psaurfi.
i58. i4. ) Et de la nous passerons a la très-sainte
complaisance, nous rejouissant de quoi Dieu est si
infini en sagesse, puissance etbonté, qui sont les trois
propriétés divines , desquelles l'univers n'est qu'un
petit essai et comme une montre.
É
LIVRE IX, CHAP. I. 117
2®. Voyons les hommes et les anges, et toute cette
varie'té de uatm^es, de qiialite's, conditions , faculie's ,
affections; passions, grâces et privilèges que !a su-
prême Providence a établies en la muhitude innom-
brable de ces intelligences célestes et des personnes
humaines, ès-quelles est si admirablemeni exercée la
justiccel miséricorde divine ; et nous ne pourrons nous
contenir de chanter avec une joie pleine de respect et
de crainte amoureuse :
J'ai pour objet de mon cantique
La justice et le jugement,
Je vous coosacre ma musique,
0 Dieu tout juste et tout cle'raent.
Théotime, nous devons avoir une extrême complai-
sance de voir comme Dieu exerce sa miséricorde par
tant de diverses faveurs qu'il distribue aux anges et
aux hommes, au ciel et en la terre; et comme il pra-
tique sa justice par une infinie variété de peines et
chàtimens : car sa justice et sa miséricorde sont égale-
ment aimables et admirables en elles-mêmes, puisque
Pune et l'autre ne sont autre chose qu'une même très-
unique bonté et divinité. Mais d'autant que les effets
de sa justice nous sont après et pleins d'cimertume , il
les adoucit toujours par le mélange de ceux de sa
miséricorde, et fait qu'emnii les eaux du déluge de
sa juste indignation j l'olive verdoyaifte soit conservée;
et que Pâme dévote, comme uno chaste coloiobe, l'y
puisse enfin trouver, si toutefois elle veut bien amou-
reusement m<'diîer a la façon des colonsbes. yVinsi la
mort, les afflictions, les sueurs, les travaux dont
notre vie abonde, qr.i, par la jîiste ordonnance de
Dieu, sont les peines dupécLé, sont aussi, par sa
îi8 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
douce miséricorde , des échelons pour monter au ciel,
des moyens pour profiter en la grâce , et des mérites
pour obtenir la gloire. Bienheureuses sont la pauvreté,
k faim, la soif, la tristesse, la maladie, la mort, la
persécution : car ce sont voirement des équitables pu-
nitions de nos fautes; mais punitions tellement tempé-
rées, et comme parlent les médecins , tellement aro-
matisées de la suavité , débonnaireté et clémence
divine, que leur amertume est très-aimable. Chose
étrange, mais véritable, Théotime ! si les damnés
n'étoient aveuglés de leur obstination et de la haine
qu'ils ont contre Dieu, ils trouveroient de la conso-
lation en leurs peines, et verroient la miséricorde di-
vine admirablement mêlée avec les flammes qui les
brijlent éternellement. Si que les saints considérant ,
d'une part , les tourmens des damnés si horribles et
effroyables, ils en louent la justice divine, et s'écrient:
\'ous êtes juste , ô Dieu , vous êtes équitable j
La justice à jamais règne en vos jugemens.
Mais voyant d'autre part que ces peines , quoiqiu
éternelles et incompréhensibles, sont toutefois moindn
de beaucoup que les coulpes et crimes poiu- lesquels
elles sont infligées , ravis de l'infinie miséricorde dcj
Dieu : ô Seigneur, diront-ils, que vous êtes bon ! puis-
que au plus fort de votre ire , vous ne pouvez contenir^
le torrent de vqs miséricordes, qu'elles n'écoulent
leurs eaux dans les impétueuses flammes de l'enfer.
Vous n'avez oublie' la bonté de votre âme ,
Non pas même jetant les ilamnés dans la ilamrae
De l'enfer Aerncl , emmi votre fureur.
Vous n'av. z su garder votre sainte douceur
Pc r«'pjindrc les iieiits de sa compassion,
Euinii Ks justes coups de lu piiuiiioa.
LIVRE IX, CHAP. IL 119
5*. Venons par après à nous-mêmes en particulier,
et voj^ons une quantité de biens intérieurs et exté-
rieurs, comme aussi un nombre trës'grand de peines
intérieures et extérieures que la providence divine
nous a préparées selon sa sainte justice et miséricorde;
et comme ouviant les bras de notre consentement,
embrassons tout cela très-amoureusement, acquiesçant
î( sa très-sainte volonté , et chantant a Dieu, par ma-
nière d'un hymne d'éternel acquiescement : Votre
volonté soit faite en la terre comme au cieL {Matth,
6. 10.) Oui Seigneur, votre volonté soit faite en la
terre, où nous n'avons point de plaisir sans mélange
de quelque douleur, point de roses sans épines , point
de jour sans la suite d'une nuit, point de printemps
sansqu'il soit précédé de l'hiver; en la terre, Seigneur,
où les consolations sont rares , et les travaux inom-
brables. ODieu! néanmoins que votre volonté soit
faite, non- seulement en l'exécution de vos comman-
demens_, conseils et inspirations qui doivent être pra-
tiqués par nous, mais aussi en la souflfrance des afflic-
tions et peines qui doivent être reçues en nous, afin
que votre volonté fasse par nous , en nous et de nous
tout ce qu'il lui plaira..
CHAPITRE IL
Que l'union de notre volonté an bon plaisir de Dieu se fait
principalement es- tribulations.
J_;ES peines considérées en elles-mêmes ne peuvent
être aimées : mais regardées en leur origine , c'est-a-
dire, en la providence et volonté divine qui les or-
120 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
donne , elles sont infiniment aimables. Voyez Ja verge
de Moïse en terre , c'est un serpent etîVoyable : voyez-
la en la main de. Muïse , c'est ime baguelte de mer-
veilles. Voyez les tribulations en elles-mêmes, elles
sont affreuses : voyez-les en la volonié de Dieu , elles
sont des craoïirs et desdolices. Combien de fois nous
est-if arrivé d'avoir a contre-cœur les remèdes et
me'dicomeus , tandis que le me'deciu ou Tapotbicaire
les présentoit; et q-ie nous étant offerts par quelque
main bien-aimëe, l'amour surmontant l'horreur, nous
les recevions avec joie? Certes, ou l'amour ôte Tâpreté
du travail, ou il rend le sentiment aimable. On dit
qu'en Béolie il y a un fleuve dans lequel les poissons
paroissent tout d'or 5 mais ôtez-les de ces eaux qi;
sont le lieu de leur origine, ils ont la couleur natu-
relle des autres poissons. Les afflictions sont comme
cela Si nous les regardons hors de la volonté de Dieu,
elles ont leur amertume naturelle : mais qui les con-
sidère en ce bon plaisir éternel , elles sont toutes d'or,
aimables et précieuses plus qu'il ne se peut dire.
Si le grand Abraham eut vu la nécessité de tuer
son fils hors la volonté de Dieu, pensez, Théolime,
combien de peines et de convulsions de cœur il eut
souffert : mais la voyant dans le bon plaisir de Dieu ,
elle lui est toute d'or , et il l'embrasse tendrement. Si
les martyrs eussent vu leurs tourmens hors ce bon
plaisir, comment e^issent-ils pu chanter entre les fers
et les flammes? Le cœur vraiment amoureux aime le
bon plaisir divin , non seulement ès-consola lions, mais
aus.-i ès-afflictions; ains il Faime plus en la croix ès-
peines et travaux, parce qucn^'e^t la principale vertu
de l'amoui de faire souffrir l'amanl pour la chose
aimée.
LIVRE IX, CHAP. II. 121
Les Stoïciens , particulièrement le bon Epictcte ,
colloqiioient toute leur philosophie a s'abstenir et sou-
tenir, a se de'porter et supporter, a s'abstenir et se
déporter desp'aisirs, volupte's et honneurs terrestres,
a soutenir et supporter les injures , travaux et incom-
modités. Mais la doctrine chrétienne, qui est la seule
\Taie philosophie, a trois principes sur lesquels elle
établit tout son exercice; l'abnégation de soi-même,
qui est bien plus que de s'abstenir des plaisirs; porter
sa croix , qui est bien plus que de la supporter; suivre
notre Seigneur , non seulement en ce qui est de renon-
cer a soi-même et porter sa croix, mais aussi en ce qui
est de la pratique de toutes sortes de bonnes œuvres.
Mais toutefois on ne témoigne point tant d'amour en
l'abnégation ni en l'action, comme on fait en la pas-
sion. Certes , le Saint-Esprit marque en l'écriture
sainte le plus haut point de l'amour de notre Seigneur
envers nous en la mort et passion qu'il a soufferte
1 pour nous.
1°. Aimer la volonté de Dieu ès-con^olatîons, c'est
un bon amour, quand en vérité on aime la volonté
de Dieu , et non pas la consolation en laquelle elle e>t ;
; néanmoins c'est un amour sans contradiction , sans
l'j répugnance, et sans effort : car qui n'aimeroit une si
i digne volonté en un sujet si agréable?
L| 2®. Aimer la volonté divine en ses commandemens,
5 conseils et inspirations ^ c'est un second degré d'amour
i plus parfait : car il nous porte a renoncer et quitter
5 notre propre volonté , et nous fait abstenir et déporter
- de plusieurs voluptés, mais non pas de toutes.
3°. Aimer les souffrances et afflictions pour l'amour
• de Dieu , c'est le haut point de la très sainte charité :
j car en cela il n'y arien d'aimable que la seule volonté
122 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
divine; il y a une grande contradiction de la part de
•liotre nature : et non seuleraenl on quitte toutes les
volupte's; mais on embrasse les tourmens et travaux.
Le maliii ennemi sa voit bien que c'étoit le dernier
affîuement de l'amour, quand après avoir ouï de la
bouche de Dieu que Job étoit juste, droiturier. crai-
£;nant Dieu , fuyant le pe'ché et ferme en l'innocence,
il estima tout cela peu de chose, en comparaison de
k souffrance des afflictions par lesquelles il fit le der-
nier et plus grand essai de Pamour de ce grand servi-
teur de Dieu 5 et pour les rendre extrêmes, il les
composa de la perte de tous ses biens et de ions ses
enfans, de Tabandomiement de tous ses amis , d'une
arrogante contradiction de ses plus grands confédérés
et de sa femme, mais contradiction pleine de mépris,
moqueries et reproches; a quoi il ajouta l'assemblage
de presque toutes les maladies humaines, notammeni
ime plaie universelle, cruelle, infecte, horrible.
Or voila toutefois le grand Job , comme roi des mi-
sérables de la terre, assis sur un fumier, comme sur
le trône de la misère, paré de plaies, d'ulcères, de
pourriture, comme de vêlemens royaux assortissant a
la qiialiié de sa royauté, avec une si grande abjection
et anéantissement, que s'il n'eut parlé, on ne pouvoit
discerner si Job étoit un homme réduit en fumier, ou
si le fumier étoit une pourriture en forme d'homme.
Or le voila, dis-je, le grand Job qui s'écrie :*S/ noua
avons reçu des biens de la main de Dieu , pourquoi
nen recevrons- nous pas aussi bien les maux?
( Job. 2. 10. ) O Dieu , que cette parole est de grand
amour! Il pense, Théotime, que c'est de la main de
Dieu qu'il a reçu les biens, témoignant qu'il n'avoit
pas laut estimé les biens, parce qu'ijs cioient bien*,
LIVRE IX, CHAP. I. l'o;,
comme parce qu'ils proveuoient de la mam du Sei-
gneur. Cequ'éiant ainsi il conclut que doue il faut
supporter amoureusement les adversite's , puisqu'elles
procèdent de la même main du Seigneur, e'galement
aimable, lorsqu'elle distribue les afflictions, comme
quand elle donne les consolations. Les biens sont vo-
lontiers reçus de tous; mais de recevoir les maux, il
n'appartient qu'a l'amour parfait, qui les aime d'au-
tant plus, qu'ils ne sont aimables que pour le respect
de la main qui les donne.
Le voyageur qui a peur de faillir le droit chemin ,
marchant en doute, va regardant ca et la le pays où
il est, et s'amuse presque a chaque bout de champ a
considérer s'il ne se fourvoie point. Mais celui qui est
assure de sa route, va gaîment, hardiment et vite-
iiient. Ainsi certes, l'amour voulant aller a la volonté
de Dieu parmi les consolations, il va toujours en
crainte , de peur de prendre le change , et qu'eu lieu
d'aimer le bon plaisir de Dieu, il n'aime le plaisir
propre qui est en la consolation. Mais l'amour qui tire
chemin devers la volonté' de Dieu en l'affliction, il
marche en assurance : car Taffliction n'étant nulle-
ment aimable en elle-même, il est bien aisé de ne
l'aimer que pour le respect de la main qui la donne.
Les chiens sont a tous coups en défaut au printemps,
et n'ont quasi nul sentiment , parce que les herbes et
fleurs poussent alors si fortement leur senteur, qu'elle
outrepasse celle du cerf ou du lièvre. Parmi le prin-
temps des consolations, Tamour n'a presque mille
rec'jnnoissance du bon plaisir de Dieu, parce que le
plaisir sensible de la consolation jette tant d'attrails
dedims le cœur, qu'il en est diverti de l'attention
au'il devrait avoir à la volonté de Dieu. Notre Stî-
124 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
gneur ayant donné le choix a sainte Catherine de
Sienne d'une couronne d'or et d'une couronne d'é-
pines, elle choisit celle-ci comme plus conforme a
Paniour. C'est une marque assure'e de l'amour, dit la
bienheureuse Angéle de Foligoi, que de vouloir souf-
frir, et le grand apôlre s'écrie qu'iZ ne se glorifie
qiûenla croix ^ en l infirmité^ en la persécution.
CHAPITRE III.
De l'union de notre volonté au bon plaisir divin, és-afili«-
tions spirituelles, par la rt'signatioa.
.L'amour de la croix nous fait entreprendre des af-
flictions volontaires,, comme, par exemple, des jeunes,
veilles, cilices et autres macérations de la chair, et
lîous fait renoncer aux plaisirs , honneurs et richesses ,
l'amour en ces exercices est tout agréable au bien-
aimé. Toutefois ill'est encore davantage, quand nous
recevons avec impatience , doucement et agréable-
ment les peines, tourmens et tribulations, en considé-
ration de la volonté divine qui nous les envoyé- Mais
l'amour est alors en son excellence , quand nous ne
recevons pas seulement avec douceur et patience les
afflictions, ains nous les chérissons, nous les aimons et"
les caressons a cause du bon plaisir divin duquel elles
procèdent.
Or, entre tous les essais de l'amour parfait , celui
qui se fait par l'acquiescement de l'esprit aux tribula-
tions spirituelles, est sans doute le plus fui et le plus
relevé. La bienheureuse Angéle de Foligny fait unej
admirable desciipiion des peixies intérieures, ès-quelU
LIVRE IX, CHAP. III. 125
quelquefois elle s'e'toit trouve'ej disant que son âme
^toit ea tourment, comme un homme qui, pieds et
mains lies, seroit pendu par le col , et ne seroit pom-
tant pas étranglé, mais demeureroit en cet e'tat entre
mort et vif, sans espérance de secours , ne pouvant
ni se soutenir de ses pieds, ni s'aider des mains, ni
crier de la bouche, ni même soupirer ou plaindre.
Il est ainsi, The'otime. L'àme est quelquefois telle-^
ment pressée d'afflictions intérieures, que toutes ses
facultés et puissances en sont accablées par la priva-
lion de tout ce qui la peut alléger, et par l'appré-
bension et impression de tout ce qui la peut attrister.
Si qu'a l'imitation de son Sauveur, elle commence à
a" ennuyer ^ à craindre ^ a s'épouvanter, puis à s'at-
trister d'une tristesse pareille a celle des mourans ,
dont elle peut bien dire : Mon âme est t rit: te jus que s
à la mort; et du consentement de tout son intérieur
elle désire , demande et supplie, que , s'il est pos-
sible, ce calice soit éloigné d'elle, ne lui restant
plus que la fine suprême pointe de l'esprit , laquelle
attachée an cœur et bon plaisir de Dieu , dit par un
très-simple acquiescement : ô Père- éternel , mais
toutefois ma volonté ne soit pas faite , ains la,
vôtre. Et c'est l'importance que l'âme fait cette rési-
gnation parmi tant de trouble, entre tant de contra-
dictions et répugnances, qu'elle ce s'aperçoit pres-
que pas-de la faire; au moins lui est-il advis que c'est
si languidement, que ce ne soit pas de bon cœur, ni
comme il est convenable , puisque ce qui se passe
alors pour le bon plaisir divin, se fait non seulement
sans plaisir et contentement, mais contre tout le plai-
sir et contentement de tout le reste du cœur , auquel
l'amour permet bien de se plaindre , au moins de ce
120 TRAÎTE DE L"AMOUR DE DIEU.
qu'il ne se peut pas plaindre , et de dire toutes les la-
mentations de Job et de Je'rémie, mais a la charc;e
que toujours le sacré acquiescement se fasse dans le
fond de l'âme , en la suprême et plus délicate pointe
de l'esprit, et cet acquiescement n'est pas tendre, ni
doux, ni presque pas sensible, bien qu'il soit véritab^e,
fort, indomptable et tiës-amoureux , et semble qu'il
?oit retiré au fin bout de l'esprit comme dans le don-
jon de la forteresse où il demeure courageux, quoi-
que tout le reste soit pris et pressé de tristesse. Et plus
l'amour en cet état est dénué de tout secours, aban-
donné de toute l'assistance des vertus et facultés de
l'âme, plus il en est estimable de garder si constam-
ment sa fidélité.
Cette union et conformité au bon plaisir divin se
fait ou par la sainte résignation, ou par la très-sainte
indifférence. Or, la résignation se pratique par ma-
nière d'effort et de soumission : on voudroit bien vivre
au lieu de mourir; néanmoins, puisque c'est le bon
plaisir de Dieu qu'on meure , on acquiesce. On vou-
droit vivre, s'il plaisoit h Dieu, et de plus on vou-
droit qu'il pKita Dieu de faire vivre. On meurt de
bon cœur, mais on vivroit encore plus volontiers; on
passe d'assez bonne volonté , mais on demeureroit
encore plus affertionnément. Job en ses travaux fait
l'acre de résignation : Si 120119 avons reçu les biens ^^
dit-il, de la inain de Dieu , pourcjuoine sojilien-
drons-iious les peines Qi tra\aux qu'il nous envoyé?
Voyez, Théotime, qu'il parle de soutenir, supporter,
endurer. Comme il a plu au Seigneur^ ainsi a-tH
Hé fait : le nom du Seigneur soit béni. Ce sont des
paroles de résignation et acception , par manière de
souflVanceet de patience.
LIVRE IX, CHAP. IV. 127
chapitrp: IV.
De Tunion de notre volonté au bon plaisir de Dieu , par
l'indifférence.
La résignation préfère la volonté de Dieu a toutes
choses; mais elle ne laisse pas d'aimer beaucoup
d'autres choses outre la volonté de Dieu. Or, i'indif-,
férence est au-dessus de la résignation : car elle n'aime
rien, sinon pour l'amour de la volonté de Dieu. Cer-
tes, le cœur le plus indifférent du monde peut être
touché de quelque affection, tandis qu'il ne savoit en-
core pas où est la volonté de Dieu. Eliézer étant ar-
rivé a la fontaine de Haram, vit bien la vierge Ré-
becca , et la trouva sans doute trop plus belle et
agréable y mais pourtant il demeura en indifférence,
jusqu'à ce que, par le signe que Dieu lui avoit ins-
piré, il connût que la volonté divine Ta voit prépa-
rée au fils de son maître'^ car alo.s il lui donna les
pendans d'oreilles et les bracelets d'or. Au con-
traire, si Jacob n'eut aimé en Rachel que l'alliance
de Laban, a laquelle son père Isaac l'avoit obligé, il
eût autant aimé Lia que Rachel, puisque l'une et
l'autre étoit également filie de Lnban , et pr«r consé-
quent la volonté de son përe eût éîé Jiussi bien ac-
complie en l'une comme en l'autre. Mais parce que,
outre la volonté de son père, il vouloit satisfaire a son
goût particulier, amorcé de la beauté et gentillesse de
Rachel , il se fâcha d'épouser Lia , et la print k contre-
cœur par rcsignaticn, *
128 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
Le cœur indiffèrent n'est pas comme cela : car sa-
chant que la tribulation, qiioic|a'e11e soit laide comme
une autre Lia , ne laisse pas d'être fille, et fille bien-
aime'edu bon plaisir divin ; il l'aime autant que la con-
solation, laquelle néanmoins en elle-même est plus
agréable; ains il aime encore plus la tribula! ion, parce
qu'il ne voit rien d'aimable en elle que la marque de
la volonté' de Dieu. Si je ne veux que leau pure, que
m'importe -t-il qu'elle me soit apportée dans un vase
d'or ou dans un verre , puisqu'aussi bien ne prendrar-
je que l'eau? Ains je l'aimerai mieux dans le verre,
parce ou'il n'a point d'autre couleur que celle de
l'eau même, laquelle j'y vois aussi beaucoup mieux.
Qu'importe-t-il que la volonté de Dieu me soit pré-
sentée en la tribulation ou en la consolation, puis-
qu'en l'une et en l'autre je ne veux ni ne cherche
autre chose que la volonté divine, laquelle y paroît
d'autant mieux qu'il n'y a point d'autre beauté en
icelle que celle de ce très-saint bon plaisir éternel.
Héroïqjie, ains plus qu'héroïque rindifférence de
l'incomparable saint Paul : Je suis pressé , dit-il
aux Philîppieus, de deux côtés y ayant désir d'être
délivré de ce corps ^ et d'êlre avec Jésus- Christ ,
cJiose trop înedleure'^ mais aussi de demeurer en
cette vie pour vous. (Ep. ad Plnlipp. i. 23. 2i.)
En quoi il fut imité par le grand cvèque saint Martin,
qui, parvenu a la fin de la vie, pressé d'un extrême
désir d'aller a son Dieu, ne laissa pas pou i tant de té-
moigner qu'il demeurcroit aussi volontiers entre les
travaux de sa charge, pour le bien de son cher trou-
peau , comme si après avoir chanté ce cantique :
LIVRE IX, CliAP. IV. 129
Que vos pavillons souhaitables,
O Dieu des armées redoutables,
Hélas! à bon droit sont aiuies!
]^ToIl âme fond u'ardenr Fxlrèinc ,
Et mes sens se pâment de même
Après vos par\is réclames ;
IVlon cœur bondit , ma chair ravis
Saute après vous. Dieu de la vie.
il vint par après faire cette exclamation : 0 Seigneur,
néanmoins si je suis encore requis au service du salut
de voire peuple, je ne refuse point le travail : votre
volonté soit faiie. Admirable indiiFérence de l'apôtre!
admirable celle de cet homme apostolique ! Ils
voient le paradis ouvert pour euic, ils voient mille
travaux en terre , l'un et l'autre leur est indifférent au
choix, il n'y a que la volonté de Dieu qui puisse don-
ner le contrepoids a leurs c«tui5. Lé paradis n'est
point plus aimable que les misères de ce monde, si le
bon plaisir divin est égalemeat Ta et ici. Les travaux
leur sont un paradis, si la volonté divine se trouve en
iceux; et le paradis un travail, si la volonté de Dieu
n'y est pas. Car, comme dit David, iis ne demandent
ni au ciel ni en la terre que de voir le bon plaisir de
Dieu accompli. O Seigneur, quy ct-til au ciel pour
Tnoij ou que veux-je en terre ^ sinon vous'^. [Ps,
72. 25).
Le cœur indifTe'rent est comme une boule de cire
entre les mains de son Dieu , pour recevoir semblable-
ment toutes ies impressions du bon plais'r éternel :uii
cœur sans choix, également disposé a tout, sans au-
cun autre objet de sa volonté que la vofonlé de son
Dieu, qui ne met point son amour es choses que Dieu
veut, ains en la volonté de Dieu qui les veut. C'est
pourquoi; quand la velouté d^ Di^^u est en plusieurs
6. * .
j3o traité de L'AMOUR DE DIEU.
choses, il choisit , a quelque prix que ce soit, celle où
il y en a pins. Le bon plaisir de Dieu est au mariage et
en la virginite';mais parce qu'il estplus en la virginité',
Je cœur indifférent choisit la virginité, quand elle lui
devroit coûter la vie, comnie elle fit a la chère fille
îipirituelle de saint Paul, sainte Tliecle , a sainte Cé-
cile, a sainte Agathe, et mille autres. La volonté de
Dieu est au service du pauvre et du riche, mais un
peu plus en celui du pauvre; le cœur indiffèrent
choisira ce parti. La volonté de Dieu est en la modes-
lie exercée entre les consolations, et en la patience
pratique'e entre les tribulations 5 rindifTérent préfère
celle ci, car il y a plus de la volonté de Dieu. En
somme, le bon plaisir de Dieu est le souverain objet
de l'âme indifférente, partout où ellele voit, elle court
à r odeur de ses parfums^ et cherche toujours l'en-
droit où il y en a plus, sans considération d'aucune
autre chose. Il est conduit par la divine volonté
comme par un lien très aimable 5 et partout où elle
va, il la suit: il aimeroit mieux l'enfer avec la vo-
lonté de Dieu , que le paradis sans la volonté de Dieu.
Oui mêuie il préféreroit l'enfer au paradis, s'il sa voit
qii'en celui-lh il y eût un peu plus du bon plaisir di-
vin qu'en celui ci : en sorte que si, par imagination
de chose impossible, il savoit que sa damnntion fût un
peu plus agréable a Dieu que sa salvation, ilquilieroit
sa salvation et courroit a sa damnation.
LIVRE ÏX, CHAP. V. i5i
CHAPITRE V.
Que la sainte indiiFereoce s'étend à toutes choses.
Ju'iNDiFFÉRENCE sc doit pratiquer ès-cho?es qui re-
gardent la vie naturelle, comme la santé, la maladie,
la beauté, la laideur, la foiblesse, la force j ès-cho&es
de la vie civile, pour les honneurs, rangs, richesses j
ès-variétés de la vie S|)irîtuelle, comme sécheresses,
consolations, goûts, aridités j ès-aciions, ès-soufîYan-
ces, et en somme en toutes sortes d'évcnemens. Job,
quanta la vie naturelle, fut ulcéré d'une plaie la
plus horrible qu'on eût vue. Quant a la vie civile, ii
fut moqué, bafoué, vilipandé et par ses plus proches :
en la vie spirituelle, il fut accablé de langueurs, pres-
sures, convulsions, angoisses, Irnèbrcs, et de toutes
sortes d'intolérables douleurs intérieures, ainsi que
ses plaintes et lamentations font foi. Le grand apôtre
nous annonce une générale indifférence, pour nous
montrer vrais serçiieurs de Dieu, en fort grande
patience ès-iribulations, ès-nécessités ^ ès-ajigois-
ses, ès-hlessures y ès-prisojis , ès-séditionsy es tra-
vaux, ès-veilles, es-jeûnes \en chasteté , en science y
en longanimité et suavité au Saint-Esprit, en
charité non feinte , en parole de vérité, en la vertu
de Dieu ^ par les armes de justice à droite et à
gauche , par la gloire et par V abjection, par V in-
famie et bonne renommée', comme séduchurs , et
néanmoins véritables; comme inconnus ^ et tou-
tefois 7'econnus', comme mouraiis, et toutefois
vi^ans-^ comme châtiés^ et toutefois îion tués y
1^2 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
comme tristes, et ton ti fois toujours joyeux ^
CQTnm,e pauvres , et toutefois enrichissans plu-
sieurs; comme n'ayant rien ^ et toutefois possè-
dant toutes cJioses. (Cor. 6. 4.)
Voyez, je vous prie, The'oiime, comme la rie des
apôtres et oit affligée; selon le corps, par les blessures;
selon le cœur, par les angoisses; selon le monde, par
l'infamie et les prisons; et parmi tout cela, ô Dieu,
quelle indifférence! leur tristesse est joyeuse, leur
pauvreté est riche, leurs morts sont vitales^ et leurs
déshonneurs honorables : c'est-a-dire, ils sont joyeux
d'être triâtes, contens d'être pauvres, revigorés de
vivre entre les périls de la mort, et glorieux d'être
avilis, parce que telle étoit la volonté de Dieu.
Et parce qu'elle étoit plus reconnue ès-soufFrances
qu'ès-actions des autres vertus, il met l'exercice de
la patience le premier, disant : Farcissons en toutes
choses comme serviteurs de Dieu^ en beaucoup de
patience j es- tribulations^ ès-nécessitésj ès-angois-
ses, et puis enfin en chasteté, enprude?ice^ en lon-
ganimité, [i. Ad Cor, 6. 4. 6.)
Ainsi notre divin Sauveur fut affligé incompara-
blement en 5a vie civile, condamné comme ciiminel
de Icse-majesié divine et -humaine, battu, fouetté,
bafoué et tourmen-ié avec une ignominie extraordi-
iiaiie; en sa vie naturelle, mourant entre les plus
cruels et sensibles tourmensque l'on puisse imaginer;
en sa vie spirituelle, soufflant de:^ tristesses, craintes,
cpouvantemeiis, angoisses, délaissemens et oppres-
sions iuté. jpures qui n'en curent ni n'en auront j;nnais
de pareilles. Car encore que 'a suprême portion de
son âme fût souverainement jouissante de la gloire
éternelle; si est-ce que ramoiir ejnpcchoit celle gloire
LIVRE IX, CHAP. V. i33
de répandre ses de'lices ni ès-sentiinens, ni en l'iina-
gination, ni en la raison inférieure, laissant ainsi tout
le cœur exposé a la merci de la tribtesse et angoisse.
Ezéchiel vit le simulacre cViine main qui le saisit
par un seul Jioccjuet des cheveux de sa iéte, rele-
vant entre le ciel et la terre. [Ezech. 5. 3.) Notre
Seigneur aussi élevé en la croix entre la terre er
le ciel, n'étoit, ce semble, tenu de la main deson
père que par l'extrême pointe de l'esprit, et, par ma-
nière dire, par un seul cheveu de sa tête, qui touché
de la douce main du Père éternel, recevoit une soii-
\eraine aiïluence de félicité, tout le reste demeurant
abîmé dans la tristesse et ennui. C^est pourquoi il
s'écrie : Moîi Dieu, m.on Dieu ^ pourquoi m'as-tu
délaissé? (Matth, 2'j. 4:6.)
On dit que le poisson qu'on appelle lanterne de
mer, au plu? fort des tempêtes, tient sa langue hors
des ondes, laquelle est si fort luisante, rayonnante et
claire, qu'elle sert de phare et flambeau aux nochers.
Ainsi emmi la mer des passions dont notre Seigneur
fut accablé, toutes les facultés de son âme demeurè-
rent comme englouties et ensevelies dans la tourmente
de tant de peines, hormis la pointe de l'esprit qui,
exempte de tout travail, é;oit toute claire et resplen-
dissante de gloire et félicité. 0 que bienheureux est
Pamour qui règne dans la cime de l'esprit des fidèles,
tandis qu'ils sont entre les vagues et les flots des tribu-
lations intérieures !
lU TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
*^'*'**niv^0t/vki\M%.'%/tnniv>M*nn/\%.-%i%My\nt%nniytn/si%nnn/y»/%n/v\t%i%'Vkn^^
CHAPITRE VI.
D« la pratique de l'indifférence amoureuse ès-choses du
service de Dieu.
kJs ne connoît presque point le bon plaisir divin que
]>cjr les e'vénemens, et taudis qu'il nous est inconnu,
il nous faut attacher le plus fort qu'il nous est possil)Ie
a la volonté de Dieu, qui nous est manisfeste'e ou
signifie'e. Mais soudain que le bon plaisir de sa divine
majesté comparoît, il faut aiissiiôt se ranger amou-
reusement a son obéissance.
Ma mère ou moi même (car c'est tout un ) , sommes
au lit malades; que sais je si Dieu veut que la moit
s'ensuive? Certes, je n'en sais rien ; mais je sais bien
pourtant qu'en attendant Te'vénement que son bon
plaisir a ordonné , il \eut par la velouté déclarée que
l'emploie les remèdes convenables )\ la guérison. Je le
ferai donc fidèlement, sans rien oublier de ce que
bonnement je pourrai contribuer b cette intention.
Mais si c'est le bou plaisir divin que le mal, victo-
rieux des remèdes, apporte enfin la mort, soudain
que j'en serai certifié par l'événement, j'acquiescerai
amoui'Misement en la pointe de mou esprit, nonobs-
tant toute h répugnance des pui^^sances de mon âme.
Om/, Seigneur, je le veux bien, ce dirai- je, parce
que tel a élè votre bon plaisir; il vous a ainsi plu ,
et il uip plaît ainsi a moi qui suis tiès-bumble servi-
teui de votre ^ olonté.
Mais si le bon plai.sir divin m'étoit déclaré avant
Févénomeul d'icelui , coinipe au grand saint Pieiie
LiVRi: ÎX, CHàP. Yï. i35
la façon de sa mort^, au grand saint Paul ses liens et
prisons, a Hie'rémie la destruction de sa chère Hic-
rusalem , a David la mort de son fils; alors il faudroit
iHiir h l'instant notre volonté a celle de Dieu , li
lexemple du grand Abraham, et comme lui, s'il
nous étoit commande', entreprendre l'exécution du
décret éternel en la mort même de nos enfans. Ad-
mirable union de la volonté de ce patriarche avec
celle de Dieu ! qui croyant que ce fut le bon plaisir
divin qu'il sacrifiât son enfant, le voulut et entreprit
si fortemement : admirable celle de la volonté de
Tenfant qui se soumit si doucement au ç;laive paternel,
pour faire vivre le bon plaisir de son Dien au prix de
sa propre mort.
Mais notez, Théotime , nn trait de la parfaite
union d'un cœur indifférent avec le bon plaisir divin.
Voyez Abraham l'épée au poing, le bras relevé, prêt
à donner le coup de mort a son cher unique enfant.
Il fait cela pour plaire a la volonté divine, et voyez
à même temps un ange qui de la part de celte même
volonté, l'arrête tout court, et soudain il retient son
coup; également prêt a sacrifier son fils et a ne le sa-
crifier pas, la vie et la mort d'icelui lui étant indif-
férente en la présence de Dieu. Quand Dieu lui or*
donne de saciifier cet enfant , il ne s'attriste point;
quand il Pen dispense, il ne s'en réjouit point. Tout
est pareil a ce grand cœur, pourvu que la volonté
de son Dieu soit servie.
Oui, Théotiine; car Dieu bien souvent, pour nous
exercer en cette sainte indifférence, nous inspire des
desseins fort relevés, desquels pourtant il ne veut pas
le succès, et lors, conmc il nous faut hardiM)ent ,
courageusement et cooslatniueiit coiniiicncer et suivre
i56 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
Pouvrage tandis qu'il se peut, aussi faut-il acquiescer
doucement et tiauqailleinent a l'e've'neraent de l'en-
treprise, tel qu'il plaît a Dieu nous le donner. Saint
Louis, par inspiration , passe la mer pour conquérir
la Terre -Sainte ; le succès fut contraire, et il acquiesce
doucement. J'estime plus la tranquillité' de cetacquies-
cement que la magnanimité' du dessein. Saint François
va en Egypte pour y convertir les infidèles, ou mou-
rir martyr entre les infidèles, telle fut la volonté de
Dieu ; il revient ne'anmoins sans avoir fait ni l'un ni
l'autre, et telle fut aussi la volonté de Dieu. Ce fut
également la volonté de Dieu que saint Antoine de
Padoue désirât le martyre, et qu'il ne l'obtînt pas.
Le bienheureux Ignace de Loyola ayant, avec tant
de travaux , mis sur pied la compagnie de Jésus, de
laquelle il voyoit tant de beaux fruits, et en prévoyoit
encore de plus beaux a l'avenir, eut néanmoins le
courage de se promettre que^ s'il la voyoit dissiper,
qui seroit le plus âpre déplaisir, dans demi -heure
après il en seroit résolu et s'accoiseroit en la volonté
de Dieu. Ce docte et saint prédicateur d'Andalousie,
Jean Avila, ayant dessein de dresser une compagnie
de prêtres réformés pour le service de la gloire de
Dieu, en quoi il avoit déjà fait un grand progrès,
lorsqu'il vit celle des Jésuites eu campagne , qui lui
sembla suffire pour cette saison-la , il airètà coiu'tson
dessein avec une douceur et une humilité uonipareillc.
Oque bienheureuses sont toiles âmes, hr.rdieset fortes
aux entreprises que Dieu leur inspire , souples et
douci's a les quitter, quand Dieu en dispose ainsi. Ce
sont des traits d'une indiiférence très parfaite de cesser
de faire un bien quand il plaît a Dieu , et de s'en re-
louiuci' d^i moitié cheuiiii; quand lu volonté de Dieu,
LIVRE IX, CHAP. VT. iS;
qui est notre guide, rordoone. Certes , Jouas eut
grand tort de s'attrister de quoi , a son avis, Dieu
n'accompiissoit pas sa prophétie sur Ninive: njais il
mêla sou intérêt et sa volf)uté propue avec celle de
Dieu; c'est pourquoi, quand il voit que Di'^u n'exe'- '
cuîe pas sa pre'dicîion selo i la rigueur des paroles
dont il nvoit usé en l'nnnoncant, il s'en fàclie et mur-
mure indignenient. Que s'il eût eu pour seul motifde
ses actions le bon plaisir de la divine volonté, il eut
été aussi content de le voir accompli en la rémission
de la peine que Ninive avoit méritée , comme de le
voir satifhit en la punition de la cou'pe que Ninive
avoit commise. Nous voulons que ce que nous entre-
prenons et manions réussisse; mois il n'est pas raison-
nable que Dieu fasse toutes choses a notre gré. S'il
veut que Ninive soit menacée, et que néanmoins ePe
ne soit pas renversée, puisque la menace suffit a la
coiriger, pourquoi Jcnas s'en plaint-il?
Mais si cela est ainsi, il ne faudra donc rien affec-
tionner, ains laisser les affaires à la merci des événe-
mens? Pardonnez-moi, Théotime ; il ne faut rien ou-
blier de tout ce qui est requis pour faire bien rélissir
les entreprises que Dieu nous met en main ; mais a la
charge que , si l'événement est contraire, nous le re-
cevrons doucement et tranquillement, car nous avons
commandement d'avoir un grand soin des choses qui
regardent la gloire de Dieu , et qui sont en notre
charge ^ mais nous ne sommes pas obligés ni chargés
de l'évéjiement, car il n'est pas en notre pouvoir.
Ayez soin de lui^ fut-il dit au maître d'éîabîe , en
la parabole du pauvre homme mi-mort entre Hiéru-
salem et Hiéiico. 11 n'est pas dit^ remarque saint Ber-
nard : Guéris-le j mais : Ayes soin de lui. Ainsi, les
iô8 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
apôtres, avec une affection nompareille, prêchërrnt
premièrement aux Juifs, bien qu'ils sussent qu'enfin il
les faudroit quitter comme une terre infructneîise, tt
se retourner du côté des Gentils. C'est a nous de bit^u
planter et bien arroser-^ mais de donjier Vaccroisse-
itieni^ cela n'appartient qu'a Dieu.
Le grand Psalmiste fait cette prière au Snuveur,
comme par une acclamation de joie et de présage do
victoire : O Seigneur, /?ar votre beauté et bonne
grâce, bafidtz votre arc ^ marchez lieureuse-
ment, (Ps. ^4. 5.) et montez h cheval: comme s'il
vouloit dire, que par les traits de son saint amour,
décochés dans les cœurs humains, il se rendvoit maître
des hommes, pour les manier a son gré, tout ainsi
qu'un cheval bien dressé. 0 Seigneur, vous êtes le
chevalier royal, qui tournez a toutes mains les esprits
de vos fidèles amans; vous les poussez quelquefois a
toute bride , et ils courent a toute outrance ès-entre-
pijses que vous leur inspirez; et puis, quand il vous
semble bon , vous les faites oarer au milieu de la car-
rière au plus fort de leur course.
Mais derechef, si l'entreprise faite par inspiratiou
périt parla faute de ceux a qui elle étoit confiée,
comme peut-on dire alors qu'il faut acquiescer a la
volonté de Dieu? Car, médira quelqu'un, ce n'est
pas la volonté de Dieu qui empêche l'événeiuent ,
aîns ma faute, de laquelle la volonté divine n'est pas
la cause. 11 est vrai , mon enfant , ta faute ne t'est
pas advenue par la volonté de Dieu, car Dieu n'est
pas auteur du péché; mais c'est bien pourtant la vo-
lonté divine que la faute soit suivie de la défaite et
du manquement de ton entreprise en punition de ta
faute; car si sa bonté ne lui peut permettre de vou-
LIVRK IX, CHâP. VII. i39
loir ta faute, sa justice fait qu'il veut la peine que tu
en souffres. Ainsi Dieu ne fut pas cause que David
pe'chât , mais il lui infligea bien la peine due a sou
pécbe'. Il ne fut pas la cause du pe'cbé de Saiil, mai*
oui bien^q-i'en punition la victoire pérît entre les
mains d"icelui.
Quand donc il arrive que les desseins sacrés ne
réussissent pas en punition de nos fautes, il faut éga-
lement détester la faute par une solide repentance,
et accepter la peine que nous en avons; car comme
le péché est contre la volonté de Dieu , aussi la peine
est selon sa volonté.
CHAPITRE VII.
De rindiiFerence que nous devons pratiquer eu ce qni regarde
notre avancement ès-verlus.
jJiEU nous a ordonné de faire tout ce que nous
poiuTons pour acquérir les snintes vertus : n'oubiioiis
donc rien pour bien réussir dans cette sainte entre-
prise. Mais après que nous anvons pla?ité et arrosé ^
sachons que c'est a Dieu de donner V accroissement
aux arbres de nos bonnes inclinations et habitudes.
C'est pourquoi il faut attendre le fruit de nos désirs ( t
travaux de sa divine providence. Que si nous i e
sentons pas le progrès et avancement de nos esprits
en la vie dévote, tel que nous voudrions, ne nous
troublons point, demeurons en paix, que toujours !a
tranquillité règne dans nos coeurs. C'est a nous c^e
bien cultiver nos âmes, et partant il y faut fidèlement
i4o TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
vaquer. Mais quant a rabondance de la prise et de
la moisson , ', issons-en !e soin h noire Seigneur. Le
laboureur ne se. a jamais lancé s'il n'a pas belle cueil-
lette i. ais o;ii bien s'il n'a pas bien labouré et ense-
mence' ses terres. Ne nous inquiétons point pour nous
voir toujours novices en l'exercice des vertus; car au
monastère de la vie dévote chacun s'estime toujours
novice, et toute la vie y est destine'e a la probation,
n'y ayant point de plus évidente marque d'être non
seulement novice , mais digne d'expulsion et réproba-
tion, que de penser et se tenir pour profès; car selon
la règle de cet ordre-la, non la solennité, mais l'ac-
complissement des vœux rend les novices profès. Or,
les vœux ne sont jamais accomplis, tandis qu'il y a
quelque chose a faire pour l'observance d'iceirx ; et
l'obligation de servir Dieu, et faire progrès en son
amour, dure toujours jusques a la mort. Voire mais,
me dira quelqu'un , si je connois que c'est par ma
faute que mon avancement es -vertus est retardé,
comme pourrai-je m'empêcher de m'en attrister et
inquiéter? J'ai dit ceci en l'introduction h la vie dé-
vote; mais je le redis volontiers, parce qu'il ne peut
jamais assez être dit. Il se faut attrister pour les fautes
commises d'une repentance forte, rassise, constante,
tranquille, mais non turbulente, non inquiète, non
découragée. Connoissez-vous que votre retardement
au chemin des vertus est provenu de votre coulpe?
Or sus, humiliez-vous devant Dieu, implorez sa mi-
séricorde, prosternez-vous devant la face de sa bonté,
et demandez-lui en ])ardon, confessez votre faute,
et criez-hn" merci a l'oreille même de votre confesseur,
pour en recevoir TabsolutioD ; mais cela fait, demeu-
LIVRE IX, CHAP. VIL i4i
rez en paix , et ayant de'teste' ToiFense , embrassez
amonreusenient rabjection qui est en vous pour le
retardement de votre avancement au bien.
Hélas! mon Théotime, les âmes qui sont en pur-
gatoire, y sont sans doute pour leurs pèches, pc'che's
qu'elles ont détestes et détestent souverainement;
mais quant a l'abjectiou et peine qui leur en reste
d'être arrêtées en ce lieu-la, et privées pour un temps
de la jouissance de Tamour bienheureux du paradis ,
elles la souffrent amoureusement, et prononcent dé-
votement le cantique de la justice divine : Vous êtes
juste ^ Seigneur^ et votre jugement équitable.
ÇPs. 118. 107.) Attendons donc en patience notre
avancement, et en lieu de nous inquiéter d^en avoir
si peu fait par le passé, procurons avec diligence d'en
faire plus a l'avenir.
Voyez cette bonne âme , je vous prie ; elle a gran-
dement désiré et tâché de s'affranchir de la colère,
en quoi Dieu l'a favorisée; car il Ta rendu quitte de
tous les péchés qui procèdent de la colère. Elle mour-
roit plutôt que de dire un seul mot injurieux, ou de
lâcher un seul trait de haine. Néanmoins elle est en-
core sujette aux assauts et premiers mouvemens de
cette passion, qui sont certains élans, ébranlemens
et saillies du cœur irrité , que la paraphrase chaldaïque
appelle trémoussemens, disant: Trémoussez-%^ous ,
et ne veuillez point pécher'^ oii notre sacrée version
a dit : Courroucez-vous ^ et ne veuillez point pé-"
cher j qui est en efifet une même chose; car le pro-
phète ne veut dire , sinon que le courroux nous sur-
prend, excitant en nos cœurs les premiers trémous-
semens de la colère, nous nous gardions bien de nous
laisser emporter plus ayant en cette passion, d^autant
i42 TRMTE DE L'AMOUR DE DIEU.
que nom jjéche rions. Or, bien que ces premiers élans
et trémoussemens ne soient aucunement péché, néan-
mt)ins la panvre àme, qui en est souvent atteinte, se
trouble, s'afflige, s'inquiète , et pense bien faire de
s'attrister, comme si c'étoit l'amour de Dieu qui U
provoquât a cette tristesse , et cependant , Théotime j
ce n'est pas l'amour céleste qui fait ce trouble, car
il ne se fâche que pour le péché; c'est notre amour-
propre qui voudroit que nous fussions exempts de la
peine et du travail que les a:-.sautsde l'ire nous donnent.
Ce n'est pas la coulpe qui nous déplaît en ces élans de
la colère, car il n'y a du tout point de péché 3 c'est
Ja peine d'y résister qui nous inquiète.
Ces rébellions de l'appétit sensuel, tant en l'ire
qu'en la convoitise, sont laissées en nous pour notre
exercice, afin que nous pratiquions la vaillance spi-
rituelle en leur résistant. C'est le Philistin que les vrais
Isra:'lites doivent toujours combattre, sans que jamais
ils le puissent abattre 5 ils le peuvent affoiblir, mais
non pas anéantir. 11 ne meurt jamais qu'avec nous ,
et vit toujours avec nous; il est certes exécrable et
détestable, d'autant qu'il est issu du péché et tend
perpétuellement au péché. C'est pourquoi comme
nous sommes appelés Terre ^ parce que nous sonunes
extraits de la terre , et que nous retournerons en
/erre' ainsi celte rébellion est appelée par le grand
apôtre f)éché, comme provenue du péché et tendante
au péché, quoiqu'elle ne nous rende nullement cou-
pables, sinon quand nous la secondons et lui obéis-
sons^Dont le même npotre nous avertit de faire en
sorte que ce mal-lh ne règne point en notre corps
mortel poi/r obéir aux convoitises d'icelui. Il ne
nous défend pa§ de sentir le péché, ma^s seulement
LIVIU: IX, CIIAP. VII. i43
d'y con-entir; il n'ordonne pas que nous empêchions
le pe'che de venir en nous et d"y être , mais il com-
mande qu'il n'y règne [)as. 11 est en nous quand nous
sentons la rébellion de l'appétit sensuel, mais il ne
règne pas en nous^ sinon quand wous y consentons.
T e médecin n'ordonnera jamais au fébiicitant de n'a-
voir pas soif; car ce seroit une impertinence trop
grande j mais il lui dira bien qu'il s'abstienne déboire,
encore qu'il ait soif. Jamais on ne dira a une femme
enceinte qu'elie n'ait pas envie de manger des choses
extraordinaires, car cela n'est pas en pouvoir 5 mais
on lui dira bien qu'elle dise ses appétits; afin que,
s'il sont de chose nuisible , on divertisse son imagi-
nation, et que telle fantaisie ne règne pas en sa cer-
velle.
L'aiguillon de la chair j messager de Satan ^
piquoii rudement le grand saint Paul pour le faire
précipiter au péchc. Le pauvre apôtre souffroit cela
comme une injure honteuse et infâme, c'est pourquoi
il l'appeloit un souffletlement et bafouement , et
prioit Dieu qu'il lui plût de l'en délivrer; mais Dieu
lui répondit : 0 Paul, ma grâce te siijpt ^ car ma
force se perfectionne en Vinjirmité\ a quoi ce grand
saint homme acquiesçant : Donc, dit-il, volontiers
je me glorifierai en mes infirmités , afin que la
vertu de Jésus^ Chris habite en moi. Mais, remar-
quez, de grâce, que la rébellion sensuelle est en cet
admirable vaisseau d'élection, lequel, recourant au
remède de Toraison _, nous montre qu'il nous faut
combattre par ce même moyen les tentations que nous
sentons. Remarquez encore que si notre Seigneur per-
met ces cruelles révoltes en l'homme , ce n'est pis
toujours pour le punir de quelque péché, aius pour
i44 TRAITÉ DE UAMOUR DE DIEU.
manifester la force et vertu de l'assistance et grâce
divine, et remarquez enfin que non seulement nous
ne devons pas nous inquiéter en nos tentations ni en
nos infirmités, mais nous devons nous glorifier d'être
infirmes, afin que la vertu divine paroisse en nous,
soutenant notre foiblesse contre l'effort de la sugges-
tion et tentation; car le glorieux apôtre appelle ses
infirmiiès les élans et rejetons d'impureté qu'il sen-
toit, et dit qu'il se glorifioit en icelles , parce que si
bien il les sentoit par sa misère , néaumonis par la
miséricorde de Dieu il n'y consentoit pas.
Certes, comme j'ai dit ci-dessus, l'Eglise condamna
Terreur de certains solitaires, qui disoient qu'en ce
monde nous pouvions être parfaitement exempts des ,
passions d'iie, de convoitise, de crainte et autres *
semblables. Dieu veut que nous ayons des ennemis,
Dieu veut que nous les repoussions. Vivons donc
courageusement entre l'une et l'autre volonté divine ,
souffrant avec patience d'être assaillis, et tâchons
avec vaillance de faire tête et résister aux assaillans.
CHAPITRE VIII.
Comme nous devons unir notre volonté à celle de Dieu eu
la permission des péchés.
Dieu hait souverainement le péché, et néanmoins il
le permet très-sagement pour laisser agir la créature
raisonnable selon la condition de la nature, et rendre
les bons plus recommandables, quand, pouvant vio-
ler la loi , ils ne la violent pas. Adorons donc et bénis -
sons celle sainte permission. Mais puisque la Provi-
LIVRE IX, CIÎAP. VIII. i45
dcace qui permet le péclié le hait infiniment, détes-
tons-le avec elle, haïssons-le; désirant de tout notre
pouvoir que le pe'ché permis ne soit poiut commis : et
e:-suite de ce désir empîoj'ons tous les remèdes qu'il
nous sera possible pour empêcher la naissance, le pro-
grès et le règne du péché, a l'imi talion de notre Sei-
gneur qui ne cesse d'exhorter, promettre, menacer,
défendre, commander et inspirer parmi nous, pour
détourner notre propre volonté du péché en tant
qu'il le peut faire, sans lui ôter sa liberté.
Mais quand le péché est commis, faisons tout ce
qui est en nous, afin qu'il soit effacé : comn:ïe notre
Seigneur qui assura Carpus, ainsi qu'il a été ci-devant
Doté, que s'il étoit requis, il subiroit de rechef la
mort pour délivrer une seule âme de péché. Que si
1^ p 'cheur s'obstine, pleiirons, Théotime, soupirons,
prions pour lui avec le Sauveur de nos âmes; qui
ayant jeté maintes larmes toute sa vie sur les pé-
cheurs, et sur ceux qui les représentoient, mourut
enfin les yeux couverts de pleurs, et son corps tout
détrempé de sang, regre^tnnt la perte des pécheurs.
Cette affection toucha si vivement David, qu'il en
tomba à cœur failli. La pcuiioison ^ dit-il, jiia sai^
si pour les pécheurs abandonnant votre loi: i^Ps»
118.53.); et le grand apôtre proteste qu'il a au,
cœur une douleur continuelle j pour l*obstinatioJ5.
des Juifs.
Cependant pour obstinés que les pécheurs pusseiit
être, ne perdons pas courage de les aider et servir :
car que savons-nous si par aventure ils feront péni-
tence et seront sauves? Bienheureux est celui qui
peut dire a ses prochains j coimnç saint Paul : Je n'ai
IL f
i46 TRAITE DE rAMOUR DE DIEU.
cessé ni jour ni nuit, en vous admonétant un
chacun de vous avec larmes. Et pa riant je suis
net du san'g de tous : car je ne me suis point
épargné que je ne vous aye annoncé tout le bon
plaisir de Dieu, (^Act. 20. 3 1.) Tandis que nous
sommes dans les bornes de l'espérance que le pécheur
se puisse amender, qui sont toujours de même éten-
due que celle de sa vie, il ne faut jamais le rejeier,
ains prier pour lui , et l'aider autant que son malheur
le permettra.
Mars en fin finale, après que nous avons pleuré sur
les obstinés, et que nous leur avons rendu le devoir
de charité pour essayer de les retirer de perdition, il
faut imiter notre Seigneur et les apôtres, c'est-a-dire,
divertir notre esprit de là , le retourner sur d'autres
objets et a d'autres occupations plus utiles a la gloire
de Dieu. Ilfalloit, disent les apôtres aux Juifs, vous
annoncer premièrement la parole de Dieu [Act,
i5. 46); mais d'autant que vous la rejetez y et
vous tenez pour indignes du règne de Jésus-Christ,
voici que nous nous retournons du coté des Gen-
tils. On vous ôtera y dit le Sauveur, le royaume
de Dieu j et il seradonné à une nation qui en jera
du fruit, (Matih. 21. 43.) Car on ne sauroit s'amu-
ser a pleurer trop longuement les uns, que ce ne fût
enperdantlc temps propre et requis 'a procurer le sa-
lut des autres. L'apôtre, certes, dit qu'il a une dou^
leur continuelle pour la perte des Juifs; mais c'est,
comme nous disons, que nous bénissons Dieu en tout
temps : car cela ne veut dire autre chose, sinon que
nous le bénissons fort souvent et en toutes occasions: et
de mciiiG îegloricu:^ saint Paul avoit une continuelle
LIVRE IX, CHAP. Vllï. 147
douleur en son cœur^ a cause de la réprobation des
Juifs, parce qu'a toutes occasions il regrettoit leur
malheur.
Au reste, il faut adorer, aimer et louer a jamais la
justice vengeresse et punissante de notre Dieu , comme
nous aimons sa miséricorde ; parce que l'une et l'autre
est fille de sa bonté. Car par sa grâce il nous veut faire
bons, comme très-bon, ains souverainement bon
qu'il est; par sa justice il v€ut châtier le pe'ché, parce
qu'il le hait: or, il le hait, parce qu'étant souverai-
nement bon il déteste le souverain mal, qui est l'ini-
quité. Et notez pour conclusion que jamais Dieu ne
retire sa miséricorde de nous quepar Féquitable ven-
geance de sa justice punissante, et jamais nous n'é-
chappons a la rigueur de sa justice que par sa miséri-
corde justifiante, et toujours, ou punissant, ou grati-
fiant, son bon plaisir est adorable, aimable et digne
d'éternelle bénédiction. Ainsi le juste qui chante les
louanges de sa miséricorde pour ceux qui seront sau-
vés, se réjouira de même quand il verra la vengeance;
les bienheureux approuveront avec allégresse le ju-
gement de la damnation des réprouvés, comme celui
du salut des élus; et les anges ayant exercé leur cha-
rité envers les hommes qu'ils ont en garde^ demeure-
ront en paix, les voyant obstinés ou même damnés.
Il faut donc acquiescer a la volonté divine, et lui
baiser avec une dilection et révérence égale la main
droite de sa miséiicorde et la main grjuche de sa
i ustice.
i4B TRAITE DÉ L'AMOUR DE DIEU.
CHAPITRE IX.
Comme la pureté de l'indifFérence se doit pratiquer ès-actions
de l'amour sacré.
Un musicien des plus excellens de Funivers, et qui
jouoit paiTuiiement du luth , devint en peu de temps
si extrêmement sourd, qu'il ne lui resta plus ancun
«sage de l'ouïe; ne'anmoins il ne laissa pas pour cela
de clianler et mauier son luth délicatement a mer-
Teilles, a cause de la grande habitude qu'il en avoit,
et que sa surdité ue lui avoit pas ôlée. Mais parce
qu'il n'avoit aucun plaisir en son chant, ni au son du
luth, d'autant qu'étant privé de l'ouïe il n'en poiivoit
apercevoir la douceur et la beauté , il ne chantoit plus
ni ne sonnoit du luth que pour contenter un prince,
duquel il éloit né sujet, et auquel il avcit une ex-
trême inclination de complaire , accompagnée d'une
jnGnie oblie;ation pour avoir été nourri dès sa jeunesse
chez lui. C'est pourquoi il avoit un plaisir nompareil
de lui plaire; et quand son prince lui témoignoit d'a-
gréer son chant, il étoit tout ravi de contentement.
Mais il arrivoit quelquefois que le prince, [)0ur essayer
l'amour de cet aimable uuisicien, \u\ commandoit do
chanter, et soudain le laissant la en sa chambre il s'en
albiil a la chasse ; mais le désir que le chantre avoit de
suivre ceux desonmaîîre, lui faisoit continuer aussi
attentivement son chant ^ comme si le prince efit été
présent, quoiqu'en vt'rité il n'avoit aucun plaisir h
chanter: car il n'avoit ni le plaisir de la mélodie, du-
quel sa surdilc le privoit, ni celui déplaire au prince,
LIVRE IX, CHAP. IX. i49
puisque le prince e'iaiit absent ne jouissoit pas de la
douceur des beaux airs cpi'il cbantoit*
INion cœur est prêt, Seigneur, mon cœur est clisnosc
De sonner un cantijue à ion los compose :
Mon ànie et mon esprit volontaire ss range
A chanter ta louange.
Sus donc, ma gloire , il se faut réveiller i
llar[)e et psallerion , cessez de sommeiller.
Certes le cœur humain est le vrai diantre du cantique
deranioursacre%.ctil est lui-même la harpe et lepsal-
leVion. Or, ce cbaiitre s'écoute soi-même pour l'ordi*
iiaire, et prend un grand plaisir d'oiiïr la mélodie da
son cantique; c'est-a-dite 5 notre cœur aimant Dieu
savoure les délices de cet amour, et prend un conten-
tement nompareil d'aimer un objet tant aimable.
Voyez, jevoiisprie, Théotime, ce que je veux dire.
Les jeunes jietits rossignols s'essayent de chanter au
commencement pour imiter les grands; mais étant fa-
çonne's et devenus maîtres, ils chantent pour le plai-
sir qu'ils prennent en leur propre gazouillement, et
s'affectionnent si passionnément a celle délectation ,
ainsi que j'ai dit ailleurs, qu'a force de pousser leur
voix, leur gosier s'éclate, dont ils meurent. Ainsi nos
cœiiis^ au commencement de leur d Motion, aiment
Dieu pour s'unir a lui, lui être agréables, et l'imitec
en ce qu'il nous a aimés éternellement; mais petit 9
petit étant diiicts et exercés au saint amour, ilsprennent
imperceptiblement le change, et en lieu d'aimer Dieu
pour plaire a Dieu , ils commencent d'aimer pour le
plaisir qu'ils ont eux-mêmes cs-exercîces du saint
amour; et en lieu qu'ils éîoient amoureux de Dieu, iîs
deviennent amoureux de l'amour qu'ils lui portent , ils
sont affeclionués a leurs affuc'ioos, et ne se plaisent
i5o TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
plus en Dieu , mais au plaisir qu'ils ont en son amour,
.se contentant en cet amour, en tant qu'il est a eux,
qu'il est dans leur esprit, et qu'il en procède. Car
encore que cet amour sacre s'appelle amour de Dieu,
parce que Dieu est aimé par icelui, il ne laisse pas
d'être nôtre, parce que nous sommes les amans qui
aimons p^r icelui. El c'est Ta le sujet du change : car
en lieu d'aimer ce saint amour, parce qu'il tend a
Dieu qui est l'aimé, nous l'aimons parce qu'il procède
de nous qui sommes les amans. Or, qui ne voit qu'ainsi
faisant ce n'est plus Dieu que nous cherchons , ains
que nous revenons a nous mêmes, aimant l'amour en
lieu d'aimer le bien-aimé; aimant, dis-je, cet amour,
non pour le bon plaisir et contentement de Dieu,
mais pour le plaisir et conîentementque nous en tirons
nous-mêmes. Ce ch.intre donc qui chantoitau com-
niencementa Dieu et pour Dieu, chante maintenant
plus a soi-même et pour soi-même que pour Dieu ; et
,s'ii prend plaisir a chanter, ce n'est plus tant pour
contenter l'oreille de son Dieu, que pour contenter
la sienne. Et d'autant que le cantique de l'amour
divin est le plus excellent de tous, il l'aime aussi da-
vantage , non a cause de l'excellence divine qui
y est louée, mais parce que Tair du chant en est
plus délicieux et agréable.
LIVRE IX, CHAP. X. i5i
CHAPITRE X.
Moyen de conaoître le change au sujet de ce saint amouru
Vous connoîtrez bien cela, Théotime : car si ce
rossignol mystique chante pour contenter Dieu , il
chantera le cantique qu'il saura être lephis agréable "a
la divine providence. Mais s'il chante pour le plaisir
que lui-même prend en la mélodie de son chant ^ il ne
chantera pas le cantique qui est le plus agiéable a
la bonté céleste, ains celui qui est plus a son gré
de lui-même, et duquel il pense tirer plus de plaisir.
De deux cantiques qui seront voirement Pun et l'autre
divins, il se peut bien faire que l'un sera chanté parce
qu'il est divin , et l'autre parce qu'il est agréable.
Rachel el Lia sont également épouses de Jacob; mais
l'une est aimée de lui en qualité dépouse seulement,
et l'autre en qualité de belle. Le cantique est divin ;
mais le mol if qui nous le fait chanter, c'est la délec
tation spirituelle que nous en prétendons.
Ne vois-tu pas, dira- t-on a cet évêque , que Dieu
veut que tu chantes le cantique pastoral de sadilection
emmi ton troupeau , lequel en vertu de son saint
amour il te recommande par trois fois de paître eu la
personne du grand saint Pierre qui fat le premier des
pasteurs? Que me répondras-tu ? Qu'a Rome, qu'a
Paris il y a plus de délices spirituelles, et qu'on y peut
pratiquer le divin amour avec plus de suavité. O
Dieul ce n'est donc pas pour vous plaire que cet
homme veut chanter, c'est pour le plaisir qu'il prend
a cela : ce n'est pas vous qu'il cherche eu l'amour ,
j52 traite de L'AMOUR DE DIEU.
t'est le contentement qu'il a ès-exercices du saint
amour. Les religieux voudroient chanter le cantique
des pasteurs, et les maries celui des religieux ; afin,
ce disent-ils, de pouvoir mieux aimer et servir Dieu.
Eh f vous vous trompez , mes chers amis ; ne dites pas
que c'est pour mieux aimer et servir Dieu : ô nenni
certes, c'est pour mfeux servir votre propre conten-
tejuentj lequel vous aimez plus que le contentement
de Dieu. La volonté de Dieu est en la maladie aussi
bien f t presqu'ordinairement mieux qu'en la santé.
Que si nous aimons mieux la santé , ne disons pas que
c'est potir tant mieux servir Dieu : car qui ne voit
que c'est la santé que nous cherchons en ta vo-
lonté de Dieu , et non pas la volonté de Dieu en
la snnié?
U est mal-aisé, je le confesse, de regarder longue-
ment et avec plaisir la beauté d'un miroir, qu'on ne
s*y regarde, ains qu'on ne se plaise a s'y regarder soi-
Miême; mais il y a pourtant de la différence entre le
plaisir que Ton prend a regarder un miroir , parce
qu'il est beau 5 et l'aise que Ton a de regarder dans un
ïiiiroir, parce qu'on s'y voit. Il est aussi sans doute
Kial-aisé d'aimer Dieu, qu'on aime quant cl quant
le plaisir que l'on prend en son amour : mais néan-
moins il y a bien a dire entre le contentement que
l'on a d'aimer Dieu> parce qu'il est beau, et celui
c| c l'on a de l'aimer, parce que son amour nous est
agréable. Or , il faut tacher de ne chercher en Dieu
que l'amour de sa beauté , et non le plaisir.qu'il y a en
la beauté de son amour. Celui qui priant Dieu s'a-
perçoit qu'il prie, n'est pas parfaitement attentif a
prier; car il divertit son attention de Die»i , lequel il
prie pour penser k la prière par laquelle i! |e prie. Le
LIVRE IX, CIIAP. X. i53
soin même que nous avons a n'avoir point de distrac-
tions, nous sert souvent de fort grande distraciion;
la simplicité ès-actions spirituelles est la plus recom-
mandable. Voulez-vous regarder Dieu? Pvega:dez-le
donc , et soyez altenlifk cela : car si vous re'fle'cîiissez
et retournez vos yeux de dessus vous-même pour voir
la contenance que vous tenez en le regardant, ce
n'est plus lui que vous regardez, c'est votre maintien;
c'est vous-même. Celui qui est en une fervente orai-
son, ne sait s'il est en oraison ou non ; car il ne peose
pas a Toraison qu'il fait , ains a Dieu auquel il la fait-
Qui est en l'ardeur de rau:iour sacre', il ne retourne
point son cœur sur soi-même pour regarder ce qu'il
fait, ains le tient arrêté et occupé en Dieu auquel il
applique son amour. Le chantre céleste prend tant de
plaisir de plaire a son Dieu, qu'il ne prend nul plaisir
en la mélodie de »a voix , sinon parce qu'elle pi ait a
sou Dieu.
Pourquoi pensez-vous, Théotime, qit'Amnon, uls
de David, aimât si éperdùment Thamar, que mêir.e
il cuida mourir d'amour? Estimez- vous que ce fut elle-
même qu'il aimât? Vous verrez bientôt que non. Car^
soudain qu'il eût assouvi son exécrable désir, il la
poussa cruellement dehors et la rejeta ignominieuse-
ment. S'il eiit aimé Thamar , il n'eut pas fait cela ^ car
Thamar étoit toujours Thamar : mais parce que ce
n'étoit pas Thamar qu'il aimoit, ains Tinfàme plaisir
qu'il prétendoit en elle, soudain qu'il eut ce qu'il
cherchoit, il la baffoua félonellement , et la traita
brutalement. Son plaisir étoit en Thamar, mais son
amour étoit au plaisir, et non pss en Thamar: c'est
pourquoi, le plaisir passé, il eut volontiers fait passer
Thamar. Vous verrez jThéolime ^ oel homme qui prie
-, -»
i5± TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
Dieu, ce'vous semble, avec tant de dévotion, et qui
est si ardent aux exercices de Tamour céleste; mais
attendez nn peu , et vous venez si c'est Dieu qu'il
§\me. Hélas! soudain que la suavité et satisfaction
qu'il prennoit en l'amour cessera, et que les sécheresses
arriveront, il quittera tout la, il ne priera plus qu'en
passant. Or, si c'étoit Dieu qu'il airaoit, pourquoi eût-
il cessé de l'aimer, puisque Dieu est toujours Dieu?
C'étoit donc la consolation de Dieu qu'il airaoit , et
non pas le Dieu de consolation. Plusieurs certes ne se
plaisent point en l'amour divin , sinon qu'il soit confit
au sucre de quelque suavité sensible , et feroicnt vo-
lontiers comme les petits enfans, auxquels quand on
donne du miel sur un morceau de pain , ils lèchent
et sucent le miel , et jettent par après le pain : car si
la suavité étoit séparable de l'amour, ils quitteroient
l'amour et tireroient la suavité. C'est pourquoi ils
suivent l'amour a cause de la suavité, laquelle quand
ils n'y rencontrent pas, ils ne tiennent compte de Ta-
Bîour. Mais tels gens sont exposés h beaucoup de
dangers, on de retourner en arrière quand les goûts
et consolations leur manquent , ou de s'amuser a des
vaines suavités bien éloignées du véritable amour, et
lie prendre le miel d'IIéraclée pour celui de Nai bonne.
CHAPITRE XL '
De la perplexité du cœar qui airae, sans savoir quMI plivît
au bien-aimé.
l_jT. chantre duquel j'ai parlé, étant devenu sourd,
ii'avoit nul contcuiemcnt a chanter , que celui de voir
LIVRE IX, CHAI\ XL i55
aucunes fois son prince attentif a l'ouïr et y prendrtr
plaisir. 0 que bienheureux est le cœur qui aime Dieu ,.
sans aucun autre plaisir que celui qu'il prend de plaire
a Dieu! car quel plaisir peut-on jamais avoir plus
pur et plus parfait que celui que l'on prend dans le
plaisir de la divinité? Ne'anmoins ce plaisir de plaire
à Dieu n'est pas, a proprement parler, Paraour di-
vin, ains seulement un fruit dicelui, qui en peut êlre
se'paré, ainsi qu'un citron de son citronnier. Car,,
comme j'ai dit, noire musicien chantoit toujours, sans
tirer aucun plaisir de son chant, puisque la surdite
l'en empêchoit; et maintefois il chantoit aussi sans
avoir le plaisir de plaire a son prince, parce que le
prince lui ayant commande' de chanter, se reiiroit ou
alloit a la chasse^ sans prendre ni le loisir ni le plaisir
de l'oiiïr»
Tandis, ô Dieu ! que je vois votre douce face qui
te'moigne d^agréer le chant de mon amour , hélas ! que
je suis consolé ! car y a-t-il aucun plaisir qui égale le-
plaibir de bien plaire a son Dieu? Mais quand vou.'î
retirez vos yeux de moi, et que je n'aperçois plus la
douce faveur de la complaisance que vous preniez en
mon cantique, vrai Dieu, que mon âme est en grande
peine! mais sans cesser pourtant de vous aimer fidè-
lement, et de chanter continuellement Fhyran€ de sa
dileçtion, non pour aucun piaisir qu'elle y trouve,
car elle n'en a point , ains chante pour le pur amouï"
de votre volonté.
On a vu <el enfant malade manger courageusement,
avec un incroyable détjoût, ce que sa mère lui dou-
noit, pour le seul désir qu'il avoit delà contenter j et
alors il mangeoit sans prendre aucun pla3^î^ en la
viande, mais non pas sans un autre plaisir plus esii-
i56 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
niable et relevé , qui étoit le plaisir de plaire a la mère
et de la voir contente. Mais l'autre qui, sans voir sa
mère , pour la seule connoîssance qu'il avoit de sa vo-
lonté, prenoit tout ce qu'on lui apportoit de sa part,
il m:ingeoit sans aucun plaisir : car il o'avoit ni le
piiiisir de manger, ni le contentement de voir le plaisir
de sa mère, ains mangeoit simplement et purement
poiir faire la volonté d'icelle. La seule satisfaction d'un
prince pi ésentjOu de quelque personne fortement aimée,
fait délicieuses les veillées, les peines, les sueurs, et
rend les hasards désirables : mais il n'}^ a rien de si triste
que de servir un maître qui n'en sait rien, ou s'il le
sait, ne fait nul semblant d'en savoir gré; et faut bien
en ce cas-Ia queraraoursoîtpuissant, puisqu'il se sou-
tient lui seul j sans être appuyé d'aucun plaisir ni d'au-
cune prétention.
Ainsi arrive- 1- il quelquefois que nous n'avons
nulle consolation ès-exercices de l'amour sacré, d'au-
tant que, comme chantres sourds, nous n'oyons pas
notre propi'e voix, ni ne pouvons jouir de 'a suavité
de notre chant; ains au contraire otitre cela nous
sommes pressés' de mille craintes, troublés de raille
tifitamarcs que l'eiinemi fait autour de notre cœur,
jcus suggérant que peut-être ne sommes-nous poiut
; gréables a notre mnîtie, et que notre amour est inii-
ù-c, oui même qu'il est faux et vain, puisqu'i-l ne
jf^ioduit point de consolation. Or alors, Thcotirac,
nc.us tiavaillons non seulement sans plaisir, mais
îjvcc un extrême ennui, ne voyant ni Fe bien de
i.otre tjavail, ni le contentement de celui pour qui
ïious travaillons.
allais ce qui accroît le mal en occurrence, c'est que
Tcrpiit et suprêu.c pointe de la laison ne nous peut
LIVRE IX, CHAP. XI. i5/
donner aucune sorte d'allo'gera^t : car cette pauvre
portion supérieure de la raison étant toute environ-
nc'c des suggestions que Fennemi lui fait , elle est
luême toute alarme'e, et se trouve assez embesogne'e
a se garder d'être surprise d'aucun consentement au
mal; de sorte qu'elle ne peut faire aucune sortie pour
désengager la portion inférieure de l'esprit. Et biea
qu'elle n'ait pas perdu le courage, elle est pourtant
si terriblement atiaquée, que si elle est sans coulpe,
elle n'est pas sans peine : car pour comble de son
ennui elle est privée de la générale consolation que
l'on a presque toujours en tous les autres maux de
ce monde , qui est l'espérance qu'ils ne seront pas
pcrdurables, et que l'on en verra la fin, si que le
cœur en ces ennuis spirituels tombe en une certaine
impuissance de peuser a leur fin, et par conséquent
d'être allégé par Tespérance. La foi certes résidente
en la cime de l'esprit nous assure bien que ce trouble
finira, et que nous jouirons un jour du repos : mais
la grandetir du bruit et des cris que Tennemi fait dans
le reste de l'âme en la raison inférieure, empêchent
que les avis et remontrances de la foi ne sont presque
point entendues, et ne nous demeure en l'imagina-
lion que ce triste présage : hélas! je ne serai jamais-
joyeux.
G Dieu ! mon cher Théotime, mais c'est alors qu'il
faut témoii^ner une invincible fidélité envers le Sau—
veur, le servant puiement pour l'amour de sa vo-
lonté, non seulement sans plaisir, mais parmi ce
déluge de tristesses, dhorreni^, de frayeurs d'atta-
ques, comme fit sa glorieuse mère et saint Jean au
jour de sa passion ^^ qui entre taat de blasphèmes, de
i58 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
douleurs et de déties&es morteiles, demeurèrent fer-
mes en l'amour, lois même que le Sauveur aj^ant
relire' toute sa sainte joie dacs la cime de son esprit,
ne répandoit ni alle'j^resse ni consolation quelconque
en son diviu visage, et que ses yeux allaûgouris et i
couverts des ténèbres de la mort ne jeloient plus
que des regards de douleur _, comme aussi le soleil des
rayons d'horreur et d'affreuses lënèbres.
CHAPITRE XII.
Comme, entre ces travaux intérieurs, l'âme ne connoît pas
l'amour qu%]le porte à son Dieu , et du tre'pas très-aimable
de la Tolontc'.
JuF. grand saint Pierre étant b la veille d'être mar-
tyrisé , Pange vint en la prison qu'il remplit foute
de splendeur, éveilla saint Pierre, le fit lever, cein-
dre, chausser, vêtir, lui ota les liens et menottes, le
tira hors de la prison, et le mena au travers de la
première et seconde garde jusqu'à la porte de fer qui
mcnoit en la ville, laquelle s'ouvrit devant eux; et
ayant passé une rue, l'ange laissa la le glorieux saint
Pierre en pleine liberté. Voila une grande variété
d'actions fort sensibles : et saint Pierre n»'anmoins qui
avoil été éveillé avant tontes choses , ne pensoit pas que
ce qui se faisoit par Pange fût vrai , ains estimoit que ce
fût T.me vision imap;innire. Il étoit éveillé , et ne pensoit
pas l'être; il s'étoit ch?>ussé et vêtu , et ne savoit pas
qti'il l'eût fait; il marchoit, et n'cstimoit pas de mar-
cher; et éloit délivré, et ne le croyoit pas: et cela d'au-
tant que la merveille de sa délivrance fut si grande
LIVRE IX, CIÎAP. XII. i59
qu'elle occiipoit son esprit, en telle sorte qu'encore qu'il
eût assez de sentiment et de connoissance pour faire
ce qu'il faisoit, néanmoins il n'en avoit pas assez pour
connoître qu'il le faisoit lëellement et tout de bon : il
voyoit bipHrange^ mais il ne s'apercevoit pas que ce
fût d'une vraie et naturelle vision : c'est pourquoi il
n'avoit nulle consolation de sa délivrance; jusqu'à ce
qu'en revenant a soi, maintenant , dit-il, je connais
en vérité que Dieu a envoyé son ange , et m'a dé-'
livi'é de la main d' Hé rodes et de toute V attente du
peuple Juif. {Act* 1 1.)
Or il en est de même, Théotime, d^ine âme qui est
grandement chargée d'ennuis intérieurs. Car bien
qu'elle ait le pouvoir de croire , d'espérer et d'aimer
Dieu, et qu'en vérité elle le fasse; toutefois elle n'a
pas la force de bien discerner si elle croit, espère et
chérit son Dieu, d'autant que la détresse l'occupe et
accable si fort qu'elle ne peut faire aucun retour sur
soi-même pour voir ce qu'elle fait; et c'est pourquoi il
lui est avis qu'elle n'a ni foi , ni espérance , ni charité,
ains seulement des fantômes et inutiles impressions de
ces vertus-la qu'elle sent presque sans les sentir, et
comme étrangères, non comme domestiques de son
âme. Que si vous y prenez garde, vous trouverez que
nos esprits sont toujours en pareil état quand ils sont
puissamment occupés de quelque violente passion :
car ils font plusieurs actions comme en songe, et des-
quelles ils ont si peu de sentiment, qu'il ne leur est
presque pas avis que ce soit en vérité que les choses
se passent. C'est pourquoi le sacré Psalmiste exprime
la grandeur de la consolation que les Israélites eurent
au retour de la captivité de Babylone, en ces pa-
r oies :
i6o TRAITÉ DE L^ AMOUR DE DIEU.
LorsquMl plut au Seigneur , de Sîon le servage
En liberté changer,
tJn tel ravissement surprit notre courage,
Que nous pensions songer. ^^^
Et comme porte la sainte version latine après les
Septante : I^ous fumes faits comme consolés ;
c'est-a-dire, l'admiration de la grandeur du bien qui
nous arriva étoit si excessive , qu'elle nous empèchoit
de bien sentir la consolation que nous reçûmes; et
nous étoit avis que nous ne fussions pas ve'ritablement
console's, et que nous n'eussions pas une consolation
en ve'rité, ains seulement en figure et en songe.
Tels donc sont les sentimens de Pâme, laquelle est
entre les angoisses spirituelles qui rendent Faniour exr
trêmement pur et net : car, étant privé de tout plaisir
par lequel il puisse être attaché a son Dieu, il nous
joint et unit h Dieu immédiatement, volonté a volonté,
cœur a cœur, sans aucune entremise de contentement
ou prévention. Hélas! Théotime, que le pauvre cœur
est affligé, quand, comme abandonné de l'amour, il
regarde partout et ne le trouve point , ce lui semble î
11 ne le trouve point ès-sens extérieurs, car ils n'en
sont pas capables; ni en l'imagination qui est cruelle-
ment tourinentée de divej'ses impressions, ni en la
raison troublée de mille obscurités de discoiirs et ap-
préhensions étranges : et bien qu'enfin elle le trouve
en la cime et suprême pointe de l'esprit où cette divijc
dilcclion léaide, si est-ce néanmoins qu'elle lemécon-
noît, et lui est avis que ce n'est pas lui; parce que
la graiideiu' des ennuis et des ténèbies l'einpêche de
sentir sa douceur. Elle le voit sans le voir, et le ren-
couire sans le conuoiuc, cummc i?i c'Jloit enron^ect
LIVRE ÎX, CHAP. XIÎ. i6i
en image. Ainsi Madeleine ayant rencontré son cher
ir.aîlre, n'en reçoit aucnn allégement, d'autant qu'elle
ne pensoit pas que ce fîit lui, ains seulement le jar-
dinier.
Mais que peut donc faire l'âme qui est en cet état ?
Théotime, elle ne sait plus comme se maintenir entre
tant d'ennuis, et n'a pluîî de force que pour laisser
mourir sa volonté entre les maiss de la volonté de
Dieu, a l'imitation du doux Jésus, ([iii étant arrivé
au corable des peines de la croix qae le père
lui avoit préfiG;ées, et ne pouvant plus résister k
l'extrémité de ses douleurs, fit comme le cerf, qui
hors d'haleine et accablé de la meute, se rendant a
l'hcrame, jette les derniers abois de larme a Toeil,
Car ainsi ce divin Sauveur, proche de si mort et je-
tant les derniers soupirs avec un grand cri et force
larmes : hélas I dit-il, ô mon Pet e^ je recommande
mon esprit en vos ?nains ^ parole, Ttiéoti'ue, qui
fut la dernière de toutes , et par laquelle le fiis hleû^
aimé donna le souverain témoignage de -on amour
envers son père. Quand donc tout nous défaut , quand
nos ennuis sont en leur extrémité, cette parole, ce senti-
ment , ce renoncement de notre âme entre les mains de
notre San veur ne nous peut manquer. Le filsrecomman-
dason esprit au Père en cette deruièie et incomparable
détresse; et nous, lorsque les convulsions des peines
sp'Tituelles nous ôtpnt toute autre sorte d'allégemens
c- de moyens de résister, recommandons notre esprit
ès-maius de ce fils éternel qui est notre vrai Père; et
baissant la tête de notre acquiescement a son boa
plaisir j consignons lui toute noire volonté.
iG2 TRAITE DE L'AMOUPx DE DIEU.
CHAPITRE XIII.
Comme la voloolë étant morte à soi, vit purement en la
\oloQtc de Dieu.
IN ous parlons avec une proprie'té toute particulière
de la mort des horaineseii notre hmgage françois, car
nous l'appelons tre'pas, et les niorîs Ire'passe's^ signi-
fiant que la mort entre les hommes n'est qu'im pas-
sage d'une vie a Taulre , et que mouiir n'est autre
chose sinon outrepasser les confins de cette vie mor-
telle pour aller k l'immortelle. Certes notre volonté
ne peut jamais mourir, non plus que notre esprit ,
mais elle outrepasse quelquefois les limites de sa \ie
ordinaire 5 pour vivie toute eu la volonté divine.
C'est lorsqu'elle ne sait ni ne veut plus rien vouloir,
âins elle s'aLandonne totalement et sans réserve au
bon plaisir de la divine Providence , se mêlant et dé-
trempant tellement avec ce bon plaisir qu'elle ne pa-
roît plus, mais est toute cachée avec Jésus-Christ en
Dieu, où elle vit, non plus elle-même, ains la vo-
lonté de Dieu vit en elle.
Que devient la clarté des étoiles, quand le soleil
paroit sur noire horizon? Elle ne pirit certes pas,
mais elle est ravie et euglouiie dans la souveraine lu-
jaiicre du soleil, avec laquelle elle est heureusement
mêlée et conjointe. Et que devient la volonté humaine,
^uand elle est entièrement abandonnée au bon plaisir
divin? Elle ne péril pas toul-b-fait, mais elle est
tellement abîmée et mêlée avec la volonté de Dieu ,
qu'elle ne paroît plus, et n'a plus aucun vouloir.^
LIVRE IX, CIÎAP. XIII. i65
paie de celui de Dieu. Imaginez-vous, Thcotime, le
glorieux, et non jamais assez loue', saint Louis^ qui
s'embarque et fait voile pour aller outre mer, et voyez
que la reine sa chère femme s'embarque avec sa ma-
jesté'. Or , qui eût demande' a cette brave princesse :
Où allez-vous, madame? elle eût sans doute re'pondu ;
Je vais où le roi va. Et qui eût derechef demandé :
Mais savez-vous bien, madame, où le roi va? elle
eût aussi re'pondu : Il me Fa dit en ge'néral, et ne'an-
moins je n'ai aucun souci de savoir où il va, ains seu-
lement d'aller avec lui. Que si on eût re'pliqué : Donc,
madame, vous n'avez point de dessein en ce voyage?
Non, eût-elle dit, je n'en ai point d'autre que d'être
avec mon cher Seigneur et mari. Voire mais, lui eût-
on pu dire, il va en Egypte pour passer en Palestine j
il logera a Damiette, dans Acre et plusieurs autres
lieux, n'avez-vous pas intention, madame, d'y aller
aussi? A cela elle eût répondu : Non vraiment , fe
n*ai nulle intention, sinon d'être auprès de mon roi,
et les lieux où il va me sont indifférens et de nulle
considération, sinon en tant qu'il y sera; je vais sans
de'sir d'aller, car je n'affectionne rien que la présence
du roi. C'est donc le roi qui va, et qui veut le voyage,
et quant a moi , je ne vais pas, je suis; je ne veux
pas le voyage, ains hi seule présence du roi; le sé-
jour , le voyage et toute sorte de diversités lîi'étant
tout-a-fiit indifférentes.
i Certes, si on demande a quelque serviteur qui est
a la suite de son maître, où il va, il ne doit pas ré-
pondre qu'il va en tel ou tel lieu, ains seulement qu'il
suit son maître ; car il ne va nulle part par sa volonté,
ains seulement par celle de son maître. Ainsi, mon
.Théolime, une volonté résignée en celle de son Dieu
i6t TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
ne doit avoir aucun vouloir, ains suivre simplemeot
celui de Dieu. Et comme celui qui est dans un navire,
ne se remue pas de son mouvement propre ^ ains se
laisse seulement mouvoir selon le mouvement du vais-
seau dans leouel il est; de même le cœur qui est em-
barqué dans le bon plaisir divin, ne doit avoir aucun
autre vouloir que celui de se laisser porter au vou-
loir de Dieu. Et lors le cœur ne dit plus : Voire vo-
lonté soit faite , et non la^miennex car il n^a pli s
aucune volonté' a renoncer; ains il dit ces paroles :
Seigneur, je remets ma volonté entre vos mains
comme si sa volonté n'était plus en sa disposition ,
ains en celle de la divine providence ; de sorte que ce
n'est pas proprement comme les serviteurs suivent
leurs maîtres ; car encore (]\\q le voya2:e se fasse par
la volonté de leur maître, leur suite toutefois se fait
par leur propre volonté particulière, bien (ju'elle soit
une volonté e^uivanie cl servante, soumise et assujettie
à celle de leur maître; si que tout ainsi que le maître
et le serviteur sont deux, aussi la volonté du maître
et celle du serviteur sont deux. Mais la volonté qui
est morte à soi-même pour vivre en celle de Dieji,
elle est sans aucun vouloir particulier , demeurant
non seulement conforme et sujette, mais toute anéan-
tie en elle-même et convertie en celle de Dieu;
connue on diroit d'un petit enfant qui n*a point en-
core Pusage de sa volonté, pour vouloir ni aimer
chose quelconque que le sein et le visage de sa
chère utère ; car il ne pense nullement k vouloir
être d'un côté ni d'autre , ni a vouloir ni aimer
chose quelconque , sinon d'être entre les bras de sa
mère, avec laquelle il pense être une même chose, et
Ij'est nullement en souci d^accommoder sa volonté k
LIVRE IX, CHAP. XIV. i65
celle de sa mère; car il ne sent point la sienne, et ne
cuide pas d'en avoir une , laissant le soin a sa mère
i'aller , de faire et de vouloir ce qu'elle trouvera bon
pour lui.
C'est , certes , la souveraine perfection de notre
volonté que d'être ainsi unie a celle de notre souve-
rain bien, comme fut celle du saint qui disoit : O
Seigneur y vous m avez conduit et mené à votre
volontéy car que vouloit-il dire, sinon qu'il n'avoit
nullement employé sa volonté pour se conduire, s'é-
tnnt simplement laissé guider et mener a celle de son
Dieu?
CHAPITRE XIV.
Eclaircissement de ce qui a été dit touchant le trépas de
notre volonté. «
Il est croyable que la très-sainte Vierge Notre-Dame
recevoit tant de contentement de porter son cher
petit Je'sus entre ses bras, que le contentement em-
pêchoit la lassitude , ou du moins rendoit la lassitude
agréable; car si de porter une branche d'agnus-castus
soulage les voyageurs et les délasse, quel allégement
ne recevoit pas la glorieuse mère de porter l'agneau
de Dieu immaculé? Que si parfois elle le laissoit
marcher sur ses pieds avec elle, le tenant par la main,
ce n'étoit pas qu'elle n'eût mieux aimé de l'avoir
pendant à son col sur sa poitrine ; mais elJe le fai^oit
pour l'exercer a former ses pas et a cheminer lui-
même. Et nous autres, Théotime, comme petits en-
fans du Père céleste, nous pouvons aller avec lui en
deux sortes 3 car nous pouvons aller premièrement.
i66 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
marchant des pas de notre propre vouloir, lequel nous
conformons au sien , tenant toujours de la main de
notre obe'issance celle de son intention divine, et la
suivant partout où elle nous conduit, qui pst ce que
Dieu requiert de nous par la signification de sa vo-
lonté'; car puisqu'il veut que je fasse ce qu'il m'or-
donne, il vent que j'aye le pouvoir de le faire. Dieu
m'a signifié qull voulait que j€ sanctifiasse le jour du
repos; puisqu'il veut que je le fasse, il veut donc que
je le veuille faire, et que pour cela j'aye mon propre
vouloir, par lequel je suive le sien, me conformant
et correspondant a icelui. Mais nous pouvons aussi
aller avec notre Seigneur sans avoir aucun vouloir
propre , nous laissant simplement porter a son bon
plaisir divin comme un petit enfant entre les bras de
sa mère, par une certaine sorte de consentement ad-
mirable qui se peut appeler union, ou pluiôt unité
de notre volonté avec celle de Dieu. Et c'est la façon
a\TC laquelle nous devons tâcher de nous comporter
en la volonté du bon plaisir divin, d'autant que les
effets de cette volonté du bon plaisir procèdent pure-
ment de sa Providence, et sans^que nous les fassions,
il nous arrivent. Il est vrai que nous pouvons bien
vouloir qu'ils arrivent selon la volonté de Dieu, et
ce vouloir est très-bon ; mais nous pouvons bien aussi
recevoir les événemens du bon plai.sir céleste par \mc
très-simple tranquillité de notre volonté, qui, né
voulant chose quelconque, acquiesce simplement k
tout ce que Dieu veut être fait en nous, sur nous et
de nous.
Si on eut demandé au doux enfant Jésus, étant
porté eniio les bras de ?a mère, où il alloit? n'eiit-il
pas eu raison de répondre : Je ne vais pas, c'est ma ^
LIVRE IX, CHAP. XIV. 167
mère qui va pour moi. Et qui lui eût demandé: Mais
au moins n'allez-vous pas avec votre mère? n'eiil-il
pas eu raison de dire : non, je ne vais nullement ; ou si
je vais la par où ma mère me porte , j'y n'y vais pas
avec elle ni par mes propres pas, ains je vais par les
pas de ma mère, par elle et en elle. Et qui lui eut
répliqué : mais au iiioins, ô très-cher divin enfant!
vous vous voulez bien laisser porter k votre douce
mère? Non fait certes, eut-il pu dire, je ne veux rien
fie tout cela 5 ains comme ma toute bonne mère marche
pour moi, aussi elle veut pour moi; je lui laisse éga-
lement le sain et d'aller et de vouloir aller pour moi
où bon lui semblera ; et comme je ne marche que par
ses pas, atïssi je ne veux que par son vouloir; et dès
que je me trouve entre ses bras , je n'ai aucune atten-
tion ni a vouloir, ni k ne vouloir pas, laissant tout
autre soin a ma mère, hormis celui d'être sur son sein,
de 5ucer ses sacrces mamelles, et de me tenir bien at-
taché a son col très-aimable pour la baiser amoureu-
sement des baisers de ma bouche ; et afin que vous
le sachiez, tandis que je suis parmi les délices de ces
saintes caresses qui surpassent toute suavité, il m'est
avis que naa mère est un arbre de vie, et que je suis
en elle comme son fruit, que je suis son propre cœur
au milieu de sa poitrine, ou son âme au milieu de son
cœur. C'est pourquoi comme son marcher suffit pour
elle et pour moi , sans que je me mêle de faire aucun
pas, aussi sa volonté suffit pour elle et pour moi, sans
que je fasse aucun vouloir pour ce qui est d'aller ou
de venir : aussi ne prends-je point garde sie'leva vite
ou tout bellement, ni si elle va d'un côté ou d'autre,
ni je ne m'enquiers nullement où elle veut aller; me -
coiucniant qite, comme que ce soit, je suis toujours
i68 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
entre ses bras, joignant ses amiables mamelles où je
me repais comme entre les lia, O divin enfant de
Marie! permettez a raa che'tive âme ces élans de di-
lection. Or, allez donc, ô cher petit enfant très-ai-
mable, ou plutôt n'allez pas, mais demeurez ainsi
saintement collé a la poitrine de votre douce mère;
allez toujours en elle et par elle, ou avec elle et n'al-
lez jamais sans elle, tandis que vous êtes enfant. O
que bienheureux est le sein qui vous a porté ^ et
les mamelles que vous avez sucées I {^Luc. 1 1. 27.)
Le Seigneur de nos âmes eut l'usage de raison dès
l'instant de sa conception au sein de sa mère, et pou-
voit faire tous ces discours , ouï même le glorieux saint
Jean, son précurseur, dès le jour de la sainte visita-
lion. Et bien que l'un et l'autre pendant ce temps -ik
et celui de l'enfance jouît de sa propre liberté pour
vouloir et ne vouloir pas les choses, si est-ce qu'ils
laissèrent le soin en ce qui étoit de leur conduite ex-
térieure, a leurs mères, de faire et vouloir pour eux
ce qui étoit requis.
Théotime, nous devons être comme cela, nous
rendant pliables et maniables au bon plaisir divin ,
comme si nous étions de cire; ne nous amusant point
a souhaiter et vouloir et faire a Dieu pour nous ainsi
qu'il lui plaira ; jetant en lui toute notre sollici-
tude ^ d autant qu'il a soin de nous, ainsi que le
saifit apôlre. Et notez qu'il dit , toute notre sollici^
tude ^ c'est adiré, autant celle que nous avons de
recevoir les évéuemens , connue celle de vouloir
ou ne vouloir pas : car il aura soin du succès de
nos affaires, et de vouloir pour nous ce qui sera le
lueillcur.
Cependant employons chèrement notre soin a bcnir .,
LIVRE IX, CHAP. XV. 169
Dieu de tout ce qu'il fera , à l'exemple de Job, disant :
Le Seigneur ni a c?o/z/2e beaucoup, le Seigneur me
la d/e; le nom du Seigneur soit béni [Joh, i. 21).
Non , Seigneur , je ne veux aucuns événemens : car
je les vous laisse vouloir pour moi tout h votre gré;
mais en lieu de vouloir les éve'oemens, je vous be'nis
de quoi voujâes aurez voulus, 0 The'otime ! que
cette occup^ron de notre volonté est excellente,
quand ellequittele soin de vouloir et choisir les effets
du bon plaisir divin, pour louer et remercier ce bon
plaisir de tels eff'ets,
CHAPITRE XV.
Du plus excellent exercice que nous puissions faire parmi les
peines inle'rieures et exte'rieures de celte vie, en suite de l'ia-
difFérence et trépas de la volonté.
xJéniR Dieu et le remercier pour tous les événemens
que sa providence ordonne, c'est a la vérité une oc-
cupation toute sainte; mais si tandis que nous laissons
le soin k Dieu de vouloir et faire ce qui lui plaît en
nous, et de nous, sans être attentifs a ce qui se passe
quoique nous le sentions bien, nous pouvions diver-
tir notre cœur et appliquer notre attention en la bonté
et douceur divine; la bénissant, non en ses effets ni
ès-événemens qu'elle ordonne, mais elle-même et en
sa propre excellence, nous ferions sans doute un
exercice beaucoup plus éminent.
Démétrius tenant le siège devant Rhodes, Proto-
gènes qui étoit en une petite maisou des faubourgs,
U. 8
3 70 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
jie cessa jamais de travailler, mais avec tant d'assu-
rance et de repos d'esprit, qu'encore qu'on lui tînt
presque toujours l'e'pée à la gorge, il fit Pexcellent
chef d'œuvre d'un Satyre admirable, qui s'égayoit a
jouer du flageolet. O Dieu! quelles âmes, qui, entre
toutes sortes d'accidens, tiennent toujours leur atten-
tion et affection sur la bonté éternelle, pour l'honorer
et chérira jamais !
La fille d'un excellent médecin et chirurgien,
étant en fièvre continue», et sachant que son père
l'aimoit uniquement , disoit k l'une de ses amies : je
sens beaucoup de peine, mais pourtant je ne pense
point aux remèdes; car je ne sais pas ce qui pourroit
servir h ma guérison. Je pourrois désirer une chose , et
il m'en faudrolt une autre. Ne gagné-je donc pas
mieux de laisser tout ce soin a mon père, qui sait,
qui peut et qui veut pour moi tout ce qui est requis
à ma santé? J'aurois tort d'y penser, car il y pensera
assez pour moi; j'aurois tort de vouloir quelque
chose, car il voudra assez tout ce qui me sera profi-
table. Seulement donc j'attendrai qu'il veuille ce qu'il
jugera expédient, et ne m'amuserai qu'a le regarder
quapd il sera près de moi, a lui témoigner mon
amour filial, et lui faire connoître ma confiance par-
faite. Et sur ces parcfles elle s'endormit, tandis que
son père jugeant a propos de la saigner , disposa ce
qui étoit requis, et venant b elle, ainsi qu'elle se ré-
veilla, apièii l'avoir interrogée comme elle se trouvoit
de son sommeil, il lui demanda si elle ne vouloil pas
bien être saignée pour guérir. Mon père, répondit-
elle, je suis vôtre : je ne sais ce que je dois vouloir
pour guérir, c'est a vous de vouloir et faire pour moi
i
LIVRE IX, CHAP. XV. 171
tout ce qui vous semblera bon : car quant a moi , il me
suffit de vous aimer et aimer et bouorer de tout mon
cœur comme je lais. Voila donc qu'on kii bande le
bras, et que le père même porte la lancette sur la
veine. Mais tandis qu'il donne le coup et que le sang
en sort, jamais cette aimable fille ne regarda son bras
piqué, ni son sang sortir de la veine; ains tenant les
yeux arrêtés sur le visnge de son père, elle ne disoit
autre chose,, sinon parfois tout doucement: Mon père
m'aime bien, et moi je suis toute sienne; et quand
tout fut fait, elle ne le remercia point, mais seule-
ment répéta encore une fois les mêmes paroles de son
élection et confiance filiale.
Or, dites moi maintenant, mon ami Tbéotime,
cette fille ne témoigria-t-elle pas un amour phîs at-
tentif et plus solide envers son père, que si eile eut
eu beaucoup de soin de lui demander des remèdes a
son mal, de regarder comme on lui ouvroitla veine,
ou comme le sang couloit, de lui dire beaucoup de
paroles de remercîraens? Il n'y a certes doute quel-
conque en cala : car si elle eut pensé a soi, qu'eiit elle
gagné, sinon d'avoir souci inutile, puisque son père
en a voit assez pour elle? Regardant son bras, qu'eût-
elle fait, sinon recevoir de la frayeur? Et remerciant
son pèie, qiielle vertu eùtelle pratiquée, sinon celle
de la gratiti';de? N'a-t-elle pas donc mieux fait de
s'occuper toute ès-démonstralionsde son amour filial,
infiiiiment plus agréable au père que toute autre
vertu?
Mes yeux sont toujours au Seigneur^ car il
désengagera mes pieds des filets et des pièges.
{Ps, 24. i5. )Es-lu touibé dans les filets des
172 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
adversités? eh! ne regarde pas ton aventure, ni les
pièges ès-quels tu es pris ; regarde Dieu , et le laisse
faire, il aura soin de toi. Jette ta pensée sur liii^ et
il te nourrira» [Ps. 5±. 23). Pourquoi te mêles-
tu de vouloir ou de ne vouloir pas les événemens et
accidens du monde, puisque tu ne sais pas ce que lu
dois vouloir, et que Dieu voudra toujours assez pour
toi tout ce que tu pourras vouloir sans que tu t'en
mettes en peine? Attends donc en repos d'esprit les
effets du bon plaisir divin, et que son vouloir te suf-
fise , puisqu'il est toujours très bon; car ainsi ordonna-
t-il a sa bien-aimée sainte Catherine de Sienne, pense
en moi, lui dit-il, et je penserai pour toi.
Il est fort mal-aisé de bien exprimer celte extrême
jndiffe'rence de la volonté humaine, qui e.^t ainsi re'-
duite fct trépassée en la volonté de Dieu : car il ne
faut pas dire, ce me semble, qu'elle acquiesce a celle
de Dieu, puisque Pacquiescement est un acte de l'âme
qui déclare son consentement. Il ne faut pas dire non
plus qu'elle accepte ni qu'elle reçoit, d'autant qu'ac-
cepter et recevoir sont certaines actions qu'on peut,
en certaine façon, appeler actions passives, par les-
quelles nous embrassons et prenons ce qui nous arrive.
Il ne faut pas dire aussi qu'elle permet, d'autant que
la permission est une action de la volonté, et par
conséquent un certain vouloir oisif qui ne veut voi-
reinent rien faire, mais veut pourtant laisser faire. Il
nie semble donc plutôt que l'àme qui est en cette in-
différence, et qui ne veut rien, ains laisse vouloir à
Dieu ce qui lui plaira, doit ê4k dite avoir sa volonté
en une simple et générale attente; d'autant qu'at-
tendre ce n'est pas faire ou agir , ains demeurer
LIVRE IX, CHAP. XV. 17P
exposé h qiiel{|^e événement. Et si vous y prei:.e'/i
garde, l'attente de l'àme est vraiment volontaiiej et
toutefois ce n'est pas une action , mais une simple
disposition h recevoir ce qui arrivera : et lorsque
les évéuemens sont arrivés et reçus , Tattente se
convertit en consentement ou acquiescement; mais
avant la venue d'iceux, en vérité l'âme est en nne
simple attente , indifférente a tout ce qu'il plaira à la
volonté divine d'ordonner.
Not»e Sauveur exprime ainsi l'extrême soumissîoTi
de sa volonté humaine a celle de son père éiernel :
Le Seigneur Dieu, dit il, a ouvert mon oreille^
c'est-b-dire m'a annoncé son bon plaisir touchant la
multitude des travaux que je dois souffrir; et moi;
dit-il par après ^je ne contredis point , je ne me re-
tire point en arrière. (Isa. 5o. 5.) Qu'est ce k dire,
Je ne contredis points je ne m,e retire point en
arriérée! sinon ma volonté est en une simple attente,
et demeure disposée a tout ce que celle de Dieu or-
donnera ; ensuite de quoiy'e baille et abandonne mon
corps à la merci de ceux qui le battront , et mes
joues à ceux qui les pèleixtnt^ préparé a tout ce
qu'ils voudront faire de moi. Mais voyez, je vous
prie, Théotirae, que tout ainsi que notre Sauveur,
après l'oraison de résignation qu'il fit au jardin des
Olives, et sa prise, se laissa manier et mener au gre'
de ceux qui le crucifièrenf , avec un abandonnement
admirable de son corps et de sa vie entre leurs mains ,
aussi mit-il son âme et sa volonté par une indifférence
très-parfaite ès-ma*DS de son père éternel. Car bien
qu'il dît : Mon Dieu , mon Dieu, pourquoi m^is-
tu ahandonnél ( Maiik, '2'j. 16.) ce fut pour nous
17^ TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
faire savoir les véritables amertumes jt peines de son
âme, et noii pour contrevenir a la tres-sainte indiffé-
rence en laquelle il étoit, ainsi qu'il montra bientôt
après, concluant toute sa vie et sa passion par ces in-
comparables paroles : Mon père , je remets mon
esprit entre vos mains. i^Luc 25. '±6.)
CHAPITRE XVI.
Da dépouillement parfait de l'âme unie à la volonté de
Dieu.
J1.EPRÉS ENTONS-NOUS le doux Jésus , Th^'otime ,
chez Piîate, où, pour l'amour de cous, les gens d'armes,
ministres de la mort, le dévêtirent de ses habits Pun
après Pautre; et non contens de cela, lui ôtèrent en-
core sa peaU;, la déchirant a coups de verges et de
fouets : comme par après son âme fut dépouillée de
son corps, et le corps de sa vie, par la mort qu'il
souffrit en la croix; mais trois jours passés, par sa
très-sainte résurrection, Pâme se revêtit de son corps
glorieux, et le corps de sa peau immortelle, et s'ha-
billa de vêteraens différens, ou en pèlerin, ou en jar-
dinier , ou d'autre sorte , selon que le salut des hommes
et la gloire de son père le requéroient. L'amour fit
tout cela, Théolime; et c'e'st l'amour aussi qui entrant
en une âme, afin de la faire heureusement mourir k
soi et revivre a Dieu, la fait dépouiller de tous les
désirs humains et de l'estime de soi-même, qui n'est
pas moins attachée a l'esprit que la peau \ la chair, et
la dénué enfin des affections plus aimables : comme
LIVRE IX, CHAP. XVÎ. i;^
sont celles qu'elle avoit aux consolations spirituelle* ,
aux exercices de pie'té, et a la perfection des vertus^
qui sembloient être la propre vie deFâuie dévote.
Alors, Theotime, J'âme a raison de s'écrier : J'ai
été mes habits, comme m en revêtir aijelJ' ai lave
mes pieds de toutes sortes d'affections, comme Ls
sa aille rois 'je de rechef? Nue je suis sortie de la
main de Dieu , et ntiejy retournerai. LeSeigneur
m' avoit û?o/z/2e beaucoup de désirs, le Seigneur me
les aotésy son saint no7n soit héjii. Oui, Théofiaie ,
le niêiue Seigneur qui nous fait désirer les vertus en
notre commencement, et qui nous les fait pratiquer
en toutes occurrences , c'est lui-même qui nous ôîé
l'affection des vertus et de tous les exercices spirituel?;
afin qu'avec plus de tranquillité', de pureté et de
simplicité, nous n'affectionnions rien que le bon plai»
sir de sa divine majesté. Car comme la belle et sage
Judith avoit voirement dans ses cabinets ses beaux
habits de fête, et néanmoins ne les affectionnoit point,
ni ne s'en para jamais en sa viduîté, sinon quand ins*
pirée de Dieu elle alla ruiner Holoferne; ainsi quoi-
que nous a^'ons appris la •pratique des vertus et les
exercices de dévotion, si est-ce que nous ne les de-
vons point affectionner, ni en revêtir notre cœur, si-
non a mesure que nQ,us savons que c'est le bon plaisir
de Dreu. Et comme Judith demeura toujours eu habits
de deuil, sinon en cette occasion en laquelle Dieu
voulut qu'elle se mît en pompe; aussi devons-nous
paisiblement demeurer revêtus de notre misère et ab-
jection parmi nos imperfections et foiblesses , jusqu'à
ce que Dieu nous exalte a la pratique des excellentes
ajctions.
176 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
On ne peiit longuement demeurer en cette privation,
dépouillé de toute sorte d'affcctious. C'est pourquoi ,
selon l'avis du salut Apôtre, après que nous avons
Ole les petemens du vieil Adam , il se faut revêtir dea
'*linhitsdu nouvel homme, c'est-à-dire , de Jésus-
Christ : car ayant tout renoncé, voire même les aifec-
lions des rertus, pour ne vouloir ni de celles-là, ni
«^'antres quelconques , qu'autant que le bon plaisir
divin portera; il nous faut revêtir derechef de plu-
sieurs affections , et peut-être des mêmes que nous
avons renoncées et résignées; mais il s'en faut de re-
chef revêtir, non plus parce qu'elles nous sont agréa-
bl:.^s, utiles, honorables, et propres a contenter l'amour
que nous avons pour nous-mêmes, ains parce qu'elles
sont agréables a Dieu, utiles k son honneur, et des-
tinées a sa gloire.
Eli^zcr pfvrioit despendans d^oreilles, des bracelets
et des vêtemens neufs pour la fille que Dieu avoit
préparée au fils de son maître; et par effet il les donna
à la vierge Rebecca, sitôt qu'il connut qu'elle étoit
celle-là. Il ftut des habits neufs pour l'épouse du Sau-
veur. Si pour l'amour deJui elle s'est dépouillée de
l'affection ancienne qu'elle avoit k ses parens, au
pays, a la maison , aux amis , il faut qu'elle en prenne
une toute nouvelle, affectionnait tout cela en son
rang, non plus selon les considérations humaines,
mais parce que l'Epoux céleste le veut , le commande
et l'entend , et qu'iZa mis un tel ordre en la charité.
Si on s'est dénué de la vieille afftxlion aux consola-
tions spirituelles, aux exercices de la dévotion, a la
pratique des vertus, voire même a notre propre avan-
cement en la peifjciion , il se faut revêtir d'une autre
LIVRE ÎX, CHAP. IX. 1^7
affection toute nouvelle, aimant toutes ces ^âces et
faveurs célestes, non plus parce qu'elles perfeclionnent
et ornent noire esprit, mais parce que le nom de notre
Seigneur en est sanctifié, que son royaume en est en-
richi , et son bon plaisir glorifié.
Ainsi saint Pierre s'habille dans la prison , non par
son élection, mais a mesure que l'ange le lui com-
mande. Il met sa ceinture, puis ses sandales , puis ses
autres vêtemens. Et le glorieux saint Paul , dépouillé
en un moment de toutes affections. Seigneur, dit- il,
cfim voulez-vous que je fasse ? c'est-a-dire , que
vous plaîl-il que j'affectionne; puisque me jetant a
terre, vous avez fait mourir ma volonté propre? Ebî
Seigneur^ mettez votre bon plaisir en sa place; et
in enseignez défaire votre volonté^ car vous êtes
mon Dieu. ( Ps. i42. 10. ) Tuéotime , quicon-
que a tout quitté pour Dieu, ne doit rien reprendre
que comme Dieu le veut; il ne nourrit plus son corps,
sinon comme Dieu l'ordonne, afin qu'il serve a l'es-
prit, il n'étudie plus que ponr servir le prochain et
sa propre âme. selon l'intertion divine; il pratique
les vertus , non selon qu'elles sont plus h son gré ,
mais selon que Dieu le désire.
Dieu commanda au prophète Isaïe de se dépouiller,
et il le fit; marchant et prêchant en cette sorte , ou
trois jours entiers, comme quelques-uns disent, ou
trois ans, comme les autres pensent : puis il 1 éprit
ses habits quand le terme que Dieu lui avoit préfigc
fut passé. Ainsi se faut il dénuer de toutes aftectious,
petites et grandes , et faut souvent examiner notre
cœur pour voir sïl est bien prêt a se dévêtir, comn.e
fit IsaiCj de tous ses habits; puis j éprendre aus.i,
8 '
178 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
quand il est temps les affections convenables «iu ser-
vice de la charité, afin de mourir en croix nus avec
notre divin Sauveur , et ressusciter par après en un
nouvel homme avec lui. U amour est fort comme
la mo?'t, pour nous faire tout quitter : il est magni-
fique comme la re'surrectionj poumons parer de gloire
€t d'honneur.
n.V DU NEUVIEME LIVRE.
I
LIVRE X, CHAP. I. 179
'lÊlttSi*ivv%/\i\/>i%\iv\ni%i\i\,xKy/\i^%i\r\n)\j\i\i%f%i\iv\i\i\niv\i\n/\i\fkni^^
LIVRE DIXIEME.
**, .
Du commandemei|t d'aimer Dieu sur toutes
Choses. "^
CHAPITRE PREMIER.
De la douceur du commandement que Dieu nous a fait de
Taimer sur toutes choses.
J^'homjvie est la perfection de Punivers; Pesprit est
la perfection de l'homme; l'amour, celle de Pesprit ,
et la charité, celle de l'amour. C'est pourquoi l'a-
mour de Dieu est la fin , la perfection et l'exellence
de l'univers. En cela, The'otime, consiste la gran-
deur et primauté du commandement de Paraour divin
que le Sauveur nomme le premier et le très-grand
commandement. Ce commandement est comme un
soleil qui dgnne le lustre et la dignité à toutes les lois
sacrées, a toutes les ordonnances divines^ et k toutes
les saintes 4critures. Tout est fait pour ce céleste
amour, et tout se rapporte k icelui. De l'arbre sacré
de ce commandement dépendent tous les conseils,
exhortations, inspirations et les autres coramacde-
inens, comme ses fleurs; et la vie éternelle, comme
son fruit; et tout ce qui ne tend point a Pamour éter-
nel, tend a la mort éternelle. Grand commandement
duquel la parfaite pratique dure en la vie éternelle j
Jiins n'est autre chose que la vie éternelle.
i6o TRAITÉ DE UAMOUR DE DIEU.
Mais voyez, Theotime, combien cette loi d'amour
est aimable. Eh I Seigneur J)ieu , ne siiffisoit-il pas
qu'il vous plût de nous permettre ce divin amour,
comme Laban permit celui^k Rachel a Jacob, sans
qu'il vous pliât encore de i4Bb y semondr.e par exhor-
tations, de nous y pousser pa^pros commandemens?
Mais non , bonté divine, afin que ni votre grandeur,
ni notre bassesse, ni prétexte quelconque ne nous re-
lardât de vous aimer, vous nous le commandez. Le
pauvre Appelles, ne se pouvant garder d'aimer, n'o-
soit toutefois aimer la belle Compaspé, parce qu'elle
apparienoit au grand Alexandre. Mais quand il eut
congé de l'aimer, combien s'en estima-t-il oblige k
celui qui le lui permettoit! Il ne savoit s'il devoit plus
aimer ou cette belle Compaspé qu'un si grand empe-
reur lui avoit quittée, ou ce grand empereur qui lui
avoit quitté une si belle Compaspé.
O vrai Dieu ! si nous le savions entendre, mon cher
Théolime, quelle obligation aurions-nolis a ce souve-
rain bien, qui non seulement nous permet, mais nSus
commande de l'aimer! Hélas, o Dieu! je ne sais pas
si je dois plus aimer votre infinie beauté qu'une si di-
vine bonté m'ordonne d'aimer, ou votre A'vine bonté
qui m'ordonne d'aimer une si très-infinie beauté. O
beauté, combien êtes-vous aimable^ ra'c%int octroyée
par une si immense bonté! 0 bonté, que vous êtes
aimable de me communiquer une si éminente beauté!
Dieu, an jour du jugement , imprimera ès-esprits
des damtiés ^appréhension de la perte qu'ils feront ,
en une façon admirable; car la divine majesté leur
fora clairement voir la souveraiie beauté de sa face
et les trésors de sa bonté, et h la vue de cet abîme
iiiûui de délices ; la volonté, par un effort extrême,
LIVRE X, CHAP. L iSi
se voudra laucer sur icelui , pour s'unir a lui et jouir
de son amour; mais ce sera pour néant, d'autant
qu'elle sera comme une femme qui , entre les dou-
leurs de l'enfantement , après avoir enduré des vio-
lentes tranchées , des convulsions cruelles et des
détresses ii)supporiab!es , meurt enfin sans pouvoir
enfanter; car a mesure que la claire et belle connois-
sance de la divine beauté aura pénétré les entende-
mcns de ces esprits infortunés, la divine justice ôtera
tellement la force a la volonté, qu'elle ne pourra
nullement aimer cet objet que Tentendement lui pro-
posera et représentera être tant aimable ; et cette vue,
qui (jji^oit engendrer un si grand amour en la volonté,
en lieu de cela, y fera naître une tristesse infinie,
laquelle sera rendue éternelle par la souvenance qui
demeurera k jamais en ces âmes perdues de la souve-
raine beauté qu'elles auront vue, souvenance stérile
de tout bien, ains fertile de travaux, de peines, de
tourmens et de désespoirs immortels; d'autant qu'en
la volonté se trouvera tout ensemble une impossi-
bilité, ains une efFrovable et éternelle aversion et
répugnance d'aimer cette tant désirable excellence;
si que les misérables damnés demeureront a jamais
en une rage désespérée de savoir une perfection si
souverainement aimable, sans en pouvoir jamais avoir
ni la jouissance, ni l'amour; parce que, tandis qu'ils
l'ont pu aimer, ils ne Pont pas voulu. Ils brûleront
d'une soif d'autant plus violente, que le souvenir
^e cette source des eaux de la vie éternelle aiguisera
leurs ardeurs; iîs mourront iiiimortellement, comme
des chiens , d'une faim, d'autant plus véhémente ,
tjiie leur mémoii^ en affinera rinsatiable cruauté par
k souvenii^ du festin duquel ils auront été privés.
i62 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
Car alors frémîssaDt de rage ,
Le pervers tout sec deviendra :
Mais , quoi que b?asse en son courage
Le méchant^ tout lui défaudra.
Certes, je ne voudrois pas assurer que celte vue de
la beauté de Dieu que les malheureux auront, comme
en e'ioïse, et a guise d'un éclair, doive être de même
clarté que celle des bienheureux 5 mais elle sera pour-
tant si claire, qu'zV* verront le Fih de l'homme
en sa majesté, ils verront celui qu'ils ont percéy
(Joa?i, 19. 37.) et par la vue de celte gloire, con-
Doîtront la grandeur de leur perle. Oh! si Dieu avoit
défendu a l'homme de l'aimer , que de regrets è^mes
généreuses î Que ne feiaient-elles pas pour en obtenir
la permission! David entra au hasard d'un combat
extrêmement rude pour avoir la fille du roi. Et qu'est-
ce que ne fit pas Jacob pour pouvoir épouser Rachel ,
et le prince Sichem pour avoir Dina en mariage? Les
damnés s'eslimeroient bienheureux , s'ils pensoient
de pouvoir quelquefois aimer Dieu , et les bienheu-
reux s'estimeroient damnés, s'ils croyoient de pou-
voir être une fois privés de cet amour sacré.
Eh! vrai Dieu! con^bien est désirable la suavité de
ce commandement, Théotime, puisque si la volonté
le faisoit aux damnés, ils seroieut en un moment dé-
livrés de leur plus grand malheur, et que les bien-
heureux ne sont bienheureux que par la pratique
d'icului?0 amour céleste, que vous êtes aimable a
nos âmes! et que bénie soit a jamais la bonté, laquelle
nous commande avec tant de soin qu'on l'aime ,
quoique son amour soit si désirable et nécessaire a
notre bonheur,' que sans icelui nou^ne puissions être
que malheureux.
LIVRE X, CHAP. II. i85
CHAPITRE II.
Que ce divin commandement de l'amour tend au ciel, mais
est toutefois donné aux fidèles de ce monde.
Oi aucune loi nest imposée au juste ^ parce que
pre'venant la loi, et sans avoir besoin d'être sollicité
par icelle, il fait la volonté de Dieu par l'instinct de
la charité qui règne en son âme; combien devons-nous
estimer les bienheureux de paradis, libres et exempts
de toute sorte de commandemens, puisque de la jouis-
sance en laquelle ils sont de l'a souveraine beauté et
bonté du bien-aimé , coule et procède une douce
mais inévitable nécessité en leurs esprits d'aimer éter-
nellement la très-sainte divinité.** Nous aimerons Dien
au ciel, Théotîme, non comme liés et obligés par la
loi, nRis comme attirés et ravis par la joie que cet
objet si parfaitement aimable donnera a nos cœurs.
Alors la force du commandement cessera pour faire
place a la force du contentement^ qui sera le fruit et
le comble de l'observation du commandement. Nous
sommes donc destinés au contentement qui nous est
promis en la vie immortelle, par ce commandement
qui nous est fait en cette vie mortelle, en laquelle
BOUS sommes a la vérité obligés de l'observer très-
étroitement, puisque c'est la loi fondamentale que le
roi Jésus a donnée aux citoyens de la Hiérusalem mi-
litante, ponr leur faire mériter la bourgeoisie et la joie
de la Hiérusalem triomphante.
Certes, la-haut au ciel, nous aurons un cœur tout
libre de passions, une âmç toute épurée de dislraç-
i8i TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
lions , un esprit affranchi de contradictions , et des
forces exeinptes de répugnances ; et partant nous y
aimerons Dieu par une perpe'tuelle et non jamais in-
terrompue dilection, ainsi qu'il est dit de ces quatre
animaux sacrés, qui, représentant les évangélistes,
sans cesser ni J9ur ni nuit y louoient continuellement
la divinité. O Dieu ! quelle joie, quand établis en ces
éternels tabernacles, nos e-^prits seront en ce mouve-
ment perpétuel , enimi lequel ils auront le repos tant
désiré de leur éternelle dilection !
Heureux qui loge en ta maison!
II te loue CD toute saison.
Mais il ne faut pas prétendre b cet amour sî extrê-
mement parfait en cette vie mortelle; car nous n*a-
vons pas encore ni le cœur ni Tàrae, ni l'esprit, ni
les forces des bienheureux. Il suffit que nous aimions
de tout coeur et de toirtes les forces que nous jvons.
Tandis que nous sommes petits enfans, nous parlons
en petits enfans, nous aimons comme petits enfans;
mais quand nous serons parfaits la-haiit au ciel, nous
serons quittes de notre enfance, et nous aimerons Dieu
parfaitement. Et ne faut pas non plus, Théotiuie, que
pendant l'enfance de notre vie mortelle nous laissions
de faire ce qui est en nous selon qu'il nous est com-
mandé, pïifsque non seulement nous le pouvons, maïs
il est très-aisé, tout ce commandement étant de Ta-
mour, tt de Tamour de Dieu, qui étant souveraine-
ment bon , est souverainement aimable.
LT\TIE X, CHAP. III. 18,
k»W«M«VW*««<V««i^A^MIV'V%\«%^kM«
CHAPITRE III.
Comme tout le cœur étant employé' en l'amour sacré, en pent
néanmoins aimer Dieu différemment, et aimer encore plu-
sieurs autres choses avec Dieu.
V^L'i dit tout, ne forclôt rien , et toutefois un homme
ne laissera pas d'être tout a Dieu , tout à son père ,
tout a sa mère, tout au prince, tout a la république,
tout à ses amis; ensorte qu'étant tout a un chacun,
il sera encore tout a tous. Or, cela est ainsi, d*autant
que le devoir par lequel qji est tout aux uns, n'est
pas contraire au devoir par lequel on est tout aux
autres.
L'homme se donne tout par l'araoûr^ et se donne
tout autant qu'il aime : il est donc souverainement
donné a Dieu, lorsqu'il aime souverainement sa di-
vine bouté. Et quand il s'est ainsi donné, il ne doit
rien aimer qui puisse ôter son cœur à Dieu. Or, ja-
ma's aucun amour n'ôte nos cœurs à Dieu , sinon
celui qui lui est contraire.
Sara ne se fâche point de voir Ismaëî autour du
cher Isaac, taudis qu'il ne se joue point a le heurter
et piquer; la divine bonté ne s'offense point de voir
en nous des autres amours auprès du sien , tandis
qu'ils conservent envers lui la révérence et soumission
qui lui est due.
Certes, Théotime , la -haut en paradis, Dieu se
donnera tout h nous, et non pas en partie, puisque
c'est un tout qui n'a point de partie; mais il se don-
nera pourtant diversement, et avec autant de diffé^
rences qu'il y aura de bienheureux j ce qui se feia
i86 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
ainsi , parce que se donnant tout 'a tous , et tout a un
chacun ; il ne se donnera jamais totalement ni 'a pas
un en particulier, ni a tous en ge'nëral. Or, nous nous
donnerons à lui selon la mesure qu^il se donnera a
nous; car nous le verrons voirementtous^^ce à face,
ainsi qu'il est en sa beauté, et Taimerons de cœur a
cœur, ainsi qu'il est en sa bonté'; mais tous toutefois
ne le verrons pas avec une égale clarté, ni ne l'aime-
rons pas avec une égale suavité; ains un chacun le
verra et l'aimera selon la particulière mesure de gloire
que la divine Providence lui a préparée. Nous aurons
tous également la plénitude de ce divin amour, mais
les plénitudes pourtant seront inégales en perfection.
Le miel de Narbonne est tout doux , si est bien celui
de Paris : tous deux sont pleins de douceur, mais l'un
néanmoins est pTein d'une meilleure, plus fine et plus
forte douceur; et bien que l'un et Tautre soit tout
doux, ni l'un ni l'autre n'est pas toutefois totalement
doux. Je fais hommage au prince souverain , et je le
fais encore au subalterne; j'engage donc envers l'un
et envers Tautre toute ma fidélité, et toutefois je ne
l'engage pas totalement ni k l'un ni a l'autre ; car en
celle que je prête au souverain, je n'exclus pas celle
du subalterne , et en celle du subalterne je ne com-
prends pas celle du souverain. Que si au ciel, où ces
paroles : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout
ton cœur f seront si excellemment pratiquées-, on
aura des grandes différences en l'amour^ ce n'est pas
merveille si en cette vie mortelle il y en a beaucoup.
Théotime, non seulement entre ceux qui aiment
Dieu de tout leur cœur, il y en a qui l'aiment plus,
et les autres moins; mais une même personne se sur-
passe maintefois soi-même en ce souverain exercice
LIVRE IX, CHAP. III. 187
de la dileclion de Dieu sur toutes choses. Appelles
laisoit mieux une fois qu'autre, il se surmontoit aucune
fois soi-même : car bien qu'il mît ordinairement tout
son art et toute son attention a peindre Alexandre-le-
Grand, si est-ce qu'il ne l'y mettoit pas toujours tota-
lement, ni si entièrement, qu'il ne lui restât des autres
efforts par lesquels il n'employoit pas , ni un plus grand
artifice, ni une plus grande aftection; mais il l'em-
ployoit plus vivement et parfaitement. Il appliquoit
toujours tout son esprit a bien faire ces tableaux d'A-
Jexandre, parce qu'il Tappliquoit sans re'serve; mais il
l'appliquoit aucune fois plus fortement et plus heureu-
sement. Qui ne sait que l'on profite en ce saint amour,
et que la fin des saints est comblée d'un plus paifait
amour que le commencement?
Or, selon la manière de parler des saintes e'critures,
faire quelque chose de tout son cœur, ne veut dire
autre chose, sinon la faire de bon cœur, sans réserve.
O Seigneur, disoit David , je vous ai cherché de
tout mon cœur. J'ai crié de tout mon cœur, Sei-
gneur, exaucez-moi (Ps. 1 18. 10, i45).Et lasacrée
parole témoigne que vraiment il avoit suivi Dieu de
tout son cœur; et nonobstant cela elle ne ne laisse pas
de dire qu'Ezéchias n^eut point son semblable entre
tous les rois de Juda, ni deuant, ni après lui :
qu'i7 s'unit à Dieu y et ne se détourna point de
lui; puis traitant de Josias, elle dit qu'î7 n^y eut au^
cu?i roi déviant lui qui lui fut semblable ^ qui se
retournât au Seigneur de tout son cœur , de toute
son âme , et de toute sa force, selon toute la laide
Moïse 'y nul aussi après lui ne s'éleva de semblable;
Voyez donc, Théotime, je vous prie, voyez comme
David, Ezécbiaset Josias aimèrent Dieu de toutleiir
i88 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU-
cœur, et que Déanmoins ils ne l'aiment pas tous trois
également; puisqu'aucun de ces trois n'eut son sem-
blable en cet amour, ainsi que dit le sacré texte. Tous
trois l'aimèrent un chacun de tout son cœur; mais pas
xm d'entr'eux, ni tous trois ensemble, ne l'aimèrent
totalement, ains chacun en sa façon particulière.; si
que, comme tous trois furent semblables en ce qu'ils
donnèrent un chacun tout son cœur, aussi furent-ils
dissemblables tous trois en la manière de le donner :
ains il n'y a point de doute que David pris a part ne
fût grandement dissemblable a soi- même en cet amour
et qu'avec son second cœur que Dieu créa net et pur
en lui , et avec son esprit droit que Dieu renouvela
en ses entrailles par la très-sainte pe'nitence, il ne
chantât beaucoup plus mélodieusement le cantique de
sa dilection , qu'il n'avoit jamais fait avec son cœur et
son esprit premier.
Tous les vrais amans sont égaux , en ce que tous
donnent tout leur cœur a Dieu et de toute leur
force; mais ils sont inégaux, en ce qu'ils le don-
nent tous diversement, et avec des différentes façons,
dont les uns donnent tout leur cœur, de toiite leur
force, moins parfaitement que les autres. Qui le donne
tout par le martyre, qui tout par la virginité, qui tout
parla pauvreté, qui tout par l'action, qui tout parla
contemplation, qtii tout par l'exercice pastoral : et
tous le donnant tous par l'observance des comman-
demens, les uns pourtant le donnent avec moins de
perfection que les autres.
Oui même Jacob qui étoit appelé le Saint de Dieu
en Daniel , et que Dieu proteste d'avoir aimé y con-
fesse lui-même qu'il avoit servi Laban de toutes ses
forces. Et pourquoi a voit-il servi Laban, sinon-poui
LIVRE ty CHAP. III. 189
atoir Racliel qu'il aimoit de Toutes ses forces? Il sert
Laban de toutes ses forces , il sert Dieu de toutes ses
forces : il aime Racliel de toutes ses forces , il airne
Dieu de toutes ses fowes; mais il u'aime pas pour cela
Racbel comme Dieu , ui Dieu comme Rachel. il aime
Dieu comme sou Dieu sur toutes choses, et plus que
soi-même ; il aime Rachel comme sa femme , sur
toutes les autres femmes, et comme lui-même. 11 aime
Dieu de l'amour absolument et souverainement su-
prême, et Rachel du suprême amour nuptial. Et Tua
des amours n'est point contraire a l'autre, puisque
celui de Rachel ne viole point le- privilèges et avan-
tages souverains de celui de Dieu.
De sorte, Théotime, que le prix de l'amour que
nous portons a Dieu, dépend de l'éminence et excel-
lence du motif pour lequel et selon lequel nous l'ai-
mous, en ce que nous l'aimons pour sa souveraine in-
finie bonté', comme Dieu et selon qu'il est Dieu. Or,
une goutte de cet amour vaut mieux, a plus de force,
et me'rite plus d'estime que tous les autres amours qui
jamais puissent être ès-cœurs des hommes, et parmi
les chœurs des anges: car tandis que cet amour vit,
il règne et tient le sceptre sur toutes affections, faisant
prétërer Dieu en sa volonté' a toutes choses indiffé-
remment, universellement et sans réserve.
190 TRAITÉ DE UAMOUR DE DIEU.
CHAPITRE IV.
De deux degrés de perfection, avec lesquels ce commande-
ment peut être observé en cette vie mortelle.
1 ANDis que le grand roi Salomon , jouissant encore
de l'esprit divin, composoit le sacré cantique des
Cantiques, il avoit^ selon la permission de ce temps-
là, une grande variété de dames et demoiselles dé-
diées a son amour, en diverses conditions et sous des
différentes qualités. Car premièrement, il y en avoit
une qui étoit uniquement Punique amie, toute par-
faite, toute rare, comme une singulière colombe avec
laquelle les autres n'entroieut point en comparaison ,
et que pour cela il appela de son nom , Sulamiie,
Secondement , il en avoit soixante, qui, après celle-là,
tenoient le premier degré d'honneur et d^estîme , et
qui furent nommées reines; outre lesquelles il y avoit
en troisième lieu , encore quatre-vingts dames qui
n'étoient voirement pas reines ^ mais qui pourtant
avoient part au lit royal en qualité d'honorables et
légitimes amies. Et finalement il y avoit de jeunes da-
juoiselles , sans nombre , réservées pour être mises
en la place des précédentes a mesure qu'elles vien-
droient b défaillir.
Or, sur ridée de ce qui se passoit en son palais, il
décrivit les diverses perfections des âmes, qui h Pave-
nir dévoient adorer, aimer et servir le grand roi paci-
fique Jésus-Christ notre Seigneur; entre lesquelles il
y en a qui étant nouvellement délivrées de leurs
péchés , et bien résolues d'aimer Dieu , sont néanmoins
encore novices, apprentisses, tendres et foiblcs; si
LIVRE X, CHÀP. TV. 19I
qu'elles aiment voirement la divine suavité , mais avec
mélange de tant d'autres différentes aff'.clions, que
leur amour sacré étant encore comme en son enfance,
elles iiiment avec notre Seigneur quantité de choses
. superflues, vaiiieset dangereuses. Et comme un phénix
nouvellement cclos de sa cendie, n'ayant encore que
dcb petites plumes fluettes et des poils follets, ne peut
fane que des petits élaus, par lesquels il doit être dit
sauter plutôt que voler; ainsi ces tendres jeunes âmes
nouvellement nées dans la cendre de leur pénitence,
ne peuvent encore pas prendre l'essor, et voler au plein
air de Tamour sacré, retenues dans une multitude de
mauvaises inclinations et habitudes dépravées que les
péchés de la vie passée leur ont laissées. Elles sont
néanmoins vivantes , animées et emplumées de l'amour,
et de l'amour vrai , autrement elles n'eussent pas
quitté le péché; mais amour néanmoins encore foible
t et jeune, qui environné d'une quanti ;é d'autres amours,
' ne peut pas produire tant de fruit , comme il feroit
s'il possédoit entièrement îe cœur.
Tel fut l'enfant prod'gue, quand quittant l'infâme
compagnie, ou la garde des pourceaux entre lesquels
il avoit vécu , il vint ès-bras de son père, a demi-nu
et tout souillé des ordures qu'il avoit contractées
parmi ces vilains animaux. Car qu'est-ce quitter les
pourceaux, sinon se retirer des péchés? Et qu'est-ce
venir tout déchiré, drilleux et infecté, sinon avoir
encore l'affeclion embarrassée des habitudes et inclina-
lions qui tendent au péché ? Mais cependant il avoit
la vie de l'âme qui est l'amour; et comme un phénix
I renaissant de sa cendre , il se trouva nouvellement
ressuscité : il ètoit 17101% dit sonpère,e^f7e5^ revenu
I p. vie^W est ravivé. Or j ces âmes sont nommées jeunes
192 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
filles au cantique, d'autant qu'ayant senti Podeur du
nom de Tépoux qui ne respire que salut et pardon ,
elles Pairaent d'un amour vrai : mais amour qui, comme
elles, est en sa tendre jeunesse; d'autant que tout
ainsi que les jeunes fillettes aiment voirement bien •
leurs e'poux, si elles en ont , mais ne laissent pas d'ai-
mer grandement les bagues et bagatelles, leurs com-
pagnes avec lesquelles elles s'amusent ëperdûment a
jouer , danser et folâtrer, s'entretenant , avec les petits
oiseaux, petits chiens, e'curieux , et autres tels jouets;
aussi ces âmes jeunes et novices aiment certes bien i
l'époux sacré, mais avec une multitude de distractions '
et divertissemens volontaires : de sorte que l'aimant
par-dessus toutes choses , elles ne laissent pas de s'a-
muser a plusieurs choses qu'elles n'aiment pas selon
lui , ains outre lui , hors de lui et sans lui. Certes
comme les menus déréglemens en paroles , en gestes,
en habits, en passe-temps et folât reries, ne sont pas, ■
b proprement parler, contre la volonté de Dieu; aussi (
ne sont-ils pas selon icelle, ains hors d'icelle et sans
icelle.
Mais il y a des âmes qui ayant déjà fait quelque
progrès en l'amour divin , ont retranché tout l'amour
qu'elles avoient aux choses dangereuses; et néan-
moins ne laissent pas d'avoir des amours dangereux
et superflus ; parce qu'elles affectionnent avec excès
et par un amour trop tendre et passionné ce que Dieu
veut qu'elles aiment. Dieu vouloit qu'Adam aimât
tendrement Eve , mais non pas aussi si tendrement ,
que pour lui complaire il violât l'ordre de sa divine
majesté lui avoit donné. Il n'aima donc pas une chose
superflue , ni de soi-même dangereuse; mais ill'aima
avec superfluiié et dangeiciisemeut. L'amour de nos |
LIVRE X, CHAP. IV. ig3
parens, amis, bienfaiteurs est de soi-même selon Dieu,
mais nous le pouvons aimer exccssivemeDtj comme
aussi nos vocations, pour spirituelles qu'elles soient,
et nos exercices de pieté ( que toutefois nous devons
tant afiectionner ) peuvent être aimés dérèglement ,
lorsque Ton les préfère a l'obéissance et au bien plus
universel, ou que Pou les affectionne en qualité de
dernière fin, bien qu'ils ne soient que dés moyens et:
açbeminemeus a notre filiale prétention , qui est le
divin amour. Et ces âmes qui n'aiment rien que ce
que Dieu veut qu'elles aiment , mais qui excèdent en
la façon d'aimer , aiment voirement la divine bonté
sur toutes cboses , mais non pas en toutes choses : car
les choses mêmes qu'il leur est non seulement permis ,
mais ordonné d'aimer selon Dieu , elles ne les aiment
pas seulement selon Dieu , ains pour des causes et
motifs qui ne sont pas certes contre Dieu , mais bien
hors de Dieu : de sorte qu'elles ressemblent au phénix,
qui aj'ant ses premières plumes, et commençant a se
renforcer, se guindé déjà en plein air , mais n'a pour-
tant pas encore assez de forces, pour demeurer lon-
guement au vol, dont il descend souvent prendre terre
pour s')^ reposer. Tel fut le pauvre jeune homnje , qui
ayant observé les commandeniens de Dieu dès son
bas âge ^ ne désiroit pas les biens d'autrui, mais il
aftectionnoit trop tendrement ceux qu'il avoit. C'est
pourquoi , quand notre Seigneur lui conseilla de les
donnez^ aux pauvres , il devint tout triste et mélan-
colique. Il n'aimoit rien que ce qu'il lui étoit loisible
d'aimer, mais il Taimoit d'un amour superflu et trop
serré. Ces âmes donc, Théotime, aii»ent voirement
trop ardemment et avec superfluitéj mais elles n'ai-
ment point les superflultés, ains seulement ce qu'iil
II. o
ic|4 TRAITÉ DE UAMOUR DE DIEU.
faut aîraer. Et pour cela elles jouissent du lit nuptial
du Saloraon céleste, c'est-a-dire, de^^unions, des
recueilleraens et des repos amoureux dont il a e'té
paile' aux Livres V et VI, mais elles n'en jouissent
pas en qualité d'épouses, parce que la superfluité avec
laquelle elles affectionnent les choses bonnes , fait
qu^elles n'entrent pas fort souvent en ces divines
unions de l'époux , étant occupées et diverlies pour
aimer hors de lui et sans lui ce qu^elles ne dévoient
aimer qu'en lui et pour lui.
CHAPITRE V.
De deux autres degrés de plus grande perfection avec lesquels
nous pouvons aimer Dieu sur toutes choses.
Or j iï y 21 <l^s autres âmes qui n'aiment ni les sii-
perfluités, ni avec superfluité; ains aiment seulement
ce que Dieu veut^ et comme Dieu vent. Ames heu-
reuses, puisqu'elles aiment Dieu et leurs amis en DieiT,
et leurs ennemis pour Dieu , mais pas une sinon en
Dieu el pour Dieu; c'est Dieu qu'elles aiment, non
seulement sur toutes choses, mais en toutes choses,
et toutes choses en Dieu ; semblables au phénix par-
faitement rajeuni et revigoré, que l'on ne voit jamais
qu'en l'air, ou sur les coupeaux des monts qui sont
en l'air. Car, ainsi ces âmes n'aiment rien, si ce n'est
en Dieu , quoique toutefois elles aiment plusieurs
choses avec Dieu, et Dieu avec plusieurs choses.
Saint. Luc récite que notre Seignetir invita à sa suite
un jeune homme qui l'aimoit voirement bien fort,
ujais il aimoit encore grandement son pcre, et pour
LIVRE X, CHAP. y. 395
cela voLiloit retourner k lui ; et notre Seigneur lui
retranche cette supeifluité d'amour, et Texcite a iiu
amour plus pur, afin que non seulement il aime
notre Seigneur plus que son père, mais qu'il n'aime
son père qu'en notre Seigneur. Laisse aux morts le
soin d'ensevelir leurs morts ; mais qu^iit à toi
(qiii as trouve la vie) va et annonce le royaume
de Dieu. Et ces âmes, comme vous voyez, Théo-
lime , ayant si grande union avec l'époux , elles me'-
ritent bien de participer a son rang, et d'être reines
comme il est roi, puisqu'elles lui sont toutes dédiées
sans division ni se'paration quelconque, n'aimant rien
hors de lui et sans lui, aius seulement en lui et
pour lui.
Mais enfin au-dessus de toutes ces âmes il y en a
une très-imiquement unique, qui est la reine des rei-
nes, la plus aimante, la plus aimable et la plus aimée
de toutes les amies du divin époux , qui non seulement
aime Dieu sur toutes choses et en toutes choses , mais
n'aime que Dieu en toutes choses : de sorte qu'elle
n'aime pas plusieurs choses, ains une seule chose qui
est Dieu. Et parce que c'est Dieu seul qu'elle aime en
tout ce qu'elle aime, elle l'aime également partout,
selon que le bon plaisir d'icelui le requiert , hors de
toutes choses et sans toutes choses. Si ce n'est qu'Es-
ther qu'As5uérus aime, pourquoi l'aimera-t-il plus
lorsqu'elle est parfumée et parée, que loisqu'elle est
en son habit ordinaire? Si ce n'est que mon Sauveur
que j'aime, pourquoi n'aimerai-je pas autant la mon-
tagne de Calvaire que celle de Thabor, puisqu'il est
aussi véritablement en l'une qu'en l'autre? Et pour-
quoi ne dirai -je pas aussi coidiatfement en Tune
£omme en l'autre , // est bon d'être ici? J'aime le
396 TRAITÉ DE L^AMOUR DE DIEU.
Sauveur en Egypte , sans aimer l'Egypte ; pourquoi
ne l'aimerai-je pas au festin de Simon le hé preux ^
sans aimer le festin ? Et si je l'aime entre les hlcis-
phèmes qu'on re'pand sur lui , sans aimer les blas-
phèmes; pourquoi ne l'airaerai-je pas parfumé de
Vonquent précieux de Madeleine, sans aimer ni l'on-
guent ni la senteur? C'egt le vrai signe que nous n'ai-
mons que Dieu en toutes choses, quand nous l'aimons
également en toutes choses; puisqu'élaut toujours égal
b soi-même, l'inëgaliié de notre amour envers lui ne
peut avoir origine que de la considération de quelque
chose qui n'est pas lui. Or, cette sacrée amante n'aime
non plus son roi avec tout l'univers, que s'il étoit tout
^ seul sans univers ; parce que tout ce qui est hors de
Dieu, et n'est pas Dieu, ne lui est rien. Ame toute
pure, qui n'aime pas même le paradis, sinon parce
que Tépoux y est aimé ; mais époux si souverainement
aimé en son paradis, que s'il n'y a voit point de para-
dis a donner, il n'en seroit ni moinsaimable, ni moins
aimé par cette courageuse amante qui ne sait pas ai-
mer le paradis de son époux ^ ains seulement son
époux de paradis, et qui ne prise pas moins le calvaire,
tandis que son époux y est crucifaé, que le ciel où il
est glorifié. Celui qui pèse une des petites boulettes du
cœur de sainte Claire de Montefalco, y trouve autant
de poids, comme il en trouve, les pesant toutes trois
ensemble. Ainsi le grand amour trouve Dieu autant
aimable lui seul, que toutes les créatures avec lui en-
semble, d'autant qu'il n'aime toutes les créatures
qu'en Dieu et pour Dieu.
De CCS âmes si parfaites, il y en a si peu, que cha-
cune d'icelles c^ appelée unique de sa 7«è/c,qui est
la ProviJtiUce divine. Elle est dite unique colombe ^
LIVRE X, CHAP. V. i^j
qui pour tout n'aime que son colombeau, Elie est
nomine'oj^ar/ai/e, parce qu'elle est rendue par amour
ime même chose avec la souveraine perfection, dent
elle peut dire avec une très-humble vérité' : Je ne suis
que pour inon bien-aimé , et son cœur est tourné
devers moi.
Or, il n'y a que la très-sainte Vierge notre dame,
qui soit parfaitement parvenue a ce degré d'excellence
en l'amour de son cher bien-aimé : car elle est une
colombe si uniquement unique en dilection, que
toutes les autres étant mises auprès d'elle en parangon,
méritent plutôt le nom de corneilles que de colombes,
Mais laissant cette nompareille reine en son incompa-
rable éminence, on a certes-vu des âmes qui se sont
tellement trouvées en Fétat de cet amour, qu'en com-
paraison des autres elles pouvoient tenir rang de
reines, de colombes uniques y et de parfaites amies
de l'époux. Car, je vous prie, Théotime, que devoit
être celui qui de tout son cœur chantoit a Dieu :
Dans le ciel, sinon loi, qui me peut être clicr,
Et que veux-je ici bas sinon toi rechercher?
Et celui qui s'écrioit : J'ai estimé toutes clioses boue
et fange , afin de m' acquérir Jésus-Christ [Phi-
Upp. 3. 8), ne témoigna t-il pas qu'il n'aimoit rien
hors de son maître, et qu'il aimoit son maître hors de
toutes choses? Et quel pouvoit être le sentiment de ce
grand amant qui soupiroit toute la nuit^ Mon Dieib
est pour moi toutes choses? Tels furent saint Au-
gustin, saint Bernard, les deux saintes Catherine de
Sienne et de Gènes, et plusieurs autres, a l'imitation
desquels un chacun peut aspirer a ce divin degré d'à-
juour. Ames rares et singulières q^iri n'ont plus aucune
198 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
ressemblance avec les oiseaux de ce monde, non pas
même avec le phe'nix qui est si uniquement rare , ains
sont seulement représentées par cet oiseau , que, pour
son excellente beauté et noblesse, on dit n'être pas de
ce monde, ains du paradis dont il porte le nom. Car
ce bel oiseau, dédaignant la terre ne la touche jamais,
vivant toujours en Pair: de sorte que lors même qu'il
veut se délasser, il ne s'attache aux arbres que par
des petits filets, auxquels il demeure suspendu en l'air,
hors duquel et sans lequel il ne peut ni voler ni re-
poser. Et de même ces grandes âmes n'aiment pas , a
proprement parler, les créatures en elles-mêmes, ains
en leur Créateur et leur Créateur en icelles. Que si elles
s'atltachentparla loi delà charité k quelque créature, ce
n'est que pour se reposer en Dieu, unique et fiuale
prétention de leur amour. Si que trouvant Dieu es-
créatures, et les créatures en Dieu, elles aiment Dieu,
et non les créatures, comme ceux qui pèchent aux
perles , trouvant les perles dans les huîtres , n'estiment
toutefois leur pêche que pour les seules perles.
Au demeurant, il n*y eut, comme je pense, jamais
créature mortelle qui aimât l'époux céleste de ce seul
îîmour si parfaitement pur, sinon la Vierge qui fut soQ
épouse et mère tout ensemble. Ains au contraire, *i
quant a la pratique de ces q?iatre dillerences d'a-
mvnir, on ne sauroit guère vivre qu'on ne passe de
l'un a Pautre. Les âmes qui , comme jeunes filles, sont
encore embarrassées de plusieurs; afieciions vaines et
dangereuses, ne laissent pas d'avoir quelquefois dea
sentimens de l'nmour plus pur et plus suprême; maiî
parce que ce ne sont que des éloïses et éclairs passa-'
gcrs, on ne peut pas dire que ces âmes soient pour
cela hors de l'état des jeunes filles novices et appren-
LIVRE X, CHAP. V. 199
lisses. Et Se même il arrive quelquefois aux âmes qui
Sont an rniig des uniques et parfaites amantes, qu'elles
se de'meitent et relâchent bien fort, voire même jus-
qu'à conunettre de grandes imperfections et des fa-
chpuTC péche's véniels, comme on voit en plusieurs
dî^rensions assez aigres survenues entre des grands ser-
viteurs de Dieu , oui même entre quelques-uns
des divins apôtres que l'on ne peut nier être tom-
bes en quelques imperfeciions, par lesquelles la cha-
rité' n'étoit pas certes viole'e, mais oui bien toutefois
la ferveur d'icelle. Or, d'autant néanmoins que ces
grandes âmes aimoient pour l'ordinaire Dieu de l'a-
"mour parfaitement pur, on ne doit laisser de dire
qu'elles ont e'te' en l'état de la parfaite dilection. Car
comme nous voyons que les bons arbres ne produisent
jamais aucun fruit véne'neux, mais oui bien du fruit
vert ou véreux et taié du gui et de îamous9e3 ainsi
les grands saints ne produisent jamais aucun péché
mortel, mais oui bien des actions inutiles, mal mûres,
âpres, rudes et mal assaisonnées : et lors il faut con--
f'SSCT que ces arbres sont fructueux , autrement ils ne
-seroieut pas bons; mais il ne faut pas nier non plus que
quelques-uns de leurs fruits ne soient infructueux? Et
qui niera que les menues colèies, et les petits excès
de joie, de risée, de vanité, et autres telles passions,
ne soient des mouvemens inutiles et illégitimes? Et
toutefois le Juste en produit sept fois ^ c'est-a-dire,
bien souvent.
200 TRAITE DE UAMOUR DE DIEU.
CHAPITRE VI.
Que l'amour de Dieu sur toutes choses est commua à tous
les amans,
Il Ayant tant de divers degrés d'amour entre les
vrais amans, il n'y a ne'anmoins qu\jn seul comman-
dement d'amour cjui oblige généralement et également
un chacun d^me tonte pareille el totalement égale
obligation , quoiqu'il soit obser^;^J[ifféreinment et
avec une infinie variété de perfections, n'y ayan(
peut-être point d'âmes en terre, non plus que d'an-]
ges au ciel, qui aient entr'elles une parfaite égalité'
«le dilection* puisque, comme une étoile est dlf-
férentq d'av>ec Vautre étoile en clarté^ ainsi en
^era-t-il parmi les bienheureux ressuscites, où chacun
chante un cantique de gloire, et reçoit un nom que
nul ne sait, sinon celui gui le reçoit. Mais quel est
?.onc le degré d'amour auquel le divin commandaBcnt
nous oblige tous également, universellement et tou-
jours?
C'a été un trait de la providence du Saint-Esprit,
qu'en noire version ordinaire que sa divine majesté a
canonisée et sanclific'e par le concile de Trente , le c^
leste commandement d'aimer est expiimé par le mot
de dilection, pUuot que par celui d'aimer. Car bien
que la dili^ction soit un amour, si est-ce qu'elle n'e^t
pas un simple amour, ains un amour accompagfié de
choix et de dilection , ainsi que la parole même le
porte, comme remarque le très gloiieux saint Thomas.
Car ce commandement nous enjoint un amour élu
LIVRE X, CHAP. VI. 201
entre mille , comme le blen-aimé de cet amour est
exquis entre mille, ainsi cjue la bieu-aiine'e Sula-
mite l'a remarqué au Cantique. C'est l'amour qui doiti
prévaloir sur tous nos amours, et régner sur toutes
nos passions. Et c'est ce que Dieu requiert de nous,
qu'entre tous nos amours le sien soit plus cordial, do-
minant sur tout notre cœur; le plus affectionné, oc-
cupant toute notre âme; le plus général, employant
toutes nos puissances; le plus relevé, remplissant tout
notre esprit; et le plus ferme, exerçant toute notre
force et vigueur. Et parce que par icelui nous choi-
sissons et élisons Dieu pour le souverain objet de notre
esprit, c'est un amour de souveraine élection ou une
élection de souverain amour.
Vous savez, Théotime, qu'il y a plusieurs espèces
d'amour paternel , filial , fraternel, nuptial, de société^
d'obligation, de dépendance, et cent autres, qui tous
sont différens en excellence, et tellemélM; proportion-
nés a leurs objets, qu'on ne peut bonnement les
adresser ou approprier aux autres. Qui aimeroit son
père d'un amour seulement fraternel, certes il ne l'ai-
meroit pas assez : qui aimeroit sa femme seulement
comme son père, il ne l'aimeroit pas convenablement :
qui aimeroit son laquais d'un amour filial, ilcommet-
troit une impertineuce. L'amour est comme l'honneur :
tout ainsi que les honneurs se diversifient selon la
variété des excellences pour lesquelles on honore,
aussi les amours sont différens selon la diversité
des bontés pour lesquelles on aime. Le souverain
honneur appartient a la souveraine excellence^ et le
souverain amour à la souveraine bonté. L'amour de
Dieu est l'amour sans pair , parce que la bonté de Dieu
est la bonté nompareille. Ecoute^ Israël -^ ion Dieu es à
^ ^
202 TRAITÉ DÉ L'AMOUR DE DIEU.
seul Seigneur.) et partant tu Vaimeras de tout ton
cœur ^ de toute ton âme y de tout ton entendement
et de toute ta force (Deut. 6. 4. 5). Parce que Dieu
est seul Seigneur, et que sa bonté est infiniment émi-
nente au-dessus de toute bonté, il le faut aimer d^m
amour relevé, excelleni et puissant au-dessus de toute
comparaison. C'est celte suprême dilection qui net
Dieu en telle estime dednns nos âmes, et fait que nous
prisons si hautement le bien de lui être agréélbles, c\ut
nous le préférons et affectionnons sur toutes choses.
Or, ne voyez-vous pas, Theotime, q^ue quiconque
aime Dieu de cette sorte, il a toute son âme et toute
sa force dédiée a Dieu, puisque toujours et a jamais
en toutes occurences il préférera la bonne grâce de
Dieu a toutes choses, et sera toujours prêt de quitter
tout Funivers pour conserver l'amour qu'il doit a la
divine bonté? Et c'est en somme lamour d'excellence,
©Il l'escelleno^îe l'amour qui est commandé a tous les
Bioriels en général, et \ chacun d'iceux en particulier,
dèirlors qu'ils ont le franc usage de la raison : amour
suffisant pour un chacun, et nécessaire a tous pour
être sauvés.
CHAPITRE VIL
Sclaircisseracnl du chapitre prtccdcDt.
On ne connoît pas toujours clairement ni jamais tout-
ii-fait certainement, au moins d'une certitude de foi,
si on a le vrai amour de Dieu requis pour être sauvé :
mais on ne laisse pns pourtant d*en avoir plusieui'S
marques, entre lesquelles la plus asSiu'ée et presque
LIVRE X, CHAP. VII. 2o3
infaillible paroît, quand (jiielque grand amoiir des
.Créatures s'oppose aux desseins de Pamour de Dieu.
Car alors si l'amour divin est en l'âme, il fait paroître
la grandeur du crédit et de l'a\Uorité qu'il a sur la vo-
lonté', montrant par effet que non seulement il n'a
point de maître, mais que même il n'a point de com-
pagnon j réprimant et renversant tout ce qui le con-
trarie, et se faisant obéir en ses in f entions. Quand la
malheureuse troupe des esprits diaboliques s'étaot ré-
voitée contre son créateur voulut attirer a sa faction
la sainte compagnie des esprits bienheureux, le glo-
rieux saint Michel animant ses compagnons a la fidé-
lité qu'ils dévoient a leur Dieu, crioit a haute voix,
(mais d'une façon angélique) parmi la céleste Jérusa-
lem : Quiestcomine Dieu? Et parce mot il renversa
le fél(îïi Lucifer avec sa suite, qui se vouloient égaler
h la divine majesté; et de la, comme on dit, le nom
fut imposé a saint Michel, puisque Michel ne veut
dire autre chose sinon, qui est camnie Dieu? Et
lorsque les amours des choses créées veulent tirer nos
esprits a leur parti pour nous rendre désobéissans a la
divine majesté, si le grand amour divin se trouve e»
Tâme, il fait tête, comme un autre saint Michel, et
assure les puissances et forces de Fâme au service de
Dieu par ce mot de fermeté, qui est comme Dieu'i
Quelle bonté y a-t-il ës-créatures , qui doive allirtrie
cœur humain a se rebeller contre la souveraine boulé
de son Dieu ?
Lorsque le saint et brave gentilhomme Joseph con-
nut que l'amour de sa maîtresse tendoit k la ruine de
celui qu'il devoit a son maître : Ah! dit-il, Dieu m'en
garde de violer le respect que je dois a mon maître
qui se cocûe tant en moi î Comment donc pourraL-je
2 oi TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
perpétrer ce crime ^ et pécher contre mon Dieu!
Tenez, Théotime, voila trois amours dans le cœur de
U<iimable Joseph; car il aime sa dame, son maître et
son Dieu : mais lorsque celui de sa dame s'oppose a
celui de son maître, il le quitte tout court et s'enfuir,
comme il eut aussi quitté celui de son maître, s'il eût
été contraire a celui de son Dieu. Entre tous les
amours, celui de Dieu doit être tellement préféré,
qu'on soit disposé a les quitter tous pour celui-ci
seul.
Sara donna sa servante Agar a son mari Abraham,
selon l'usage légitime de ce temps la : mais Agar étant
devenue mère^ méprisa grandement sa c?<2me5ara.
Jusques a cela on n'eut presque su discerner quel étoit
le plus grand amour en Abraham, ou celui qu'ici por-
toit k Sara, ou celui qu'il avoit pour Agar: cai^il en
iisoit avec Agar comme avec Sara, et de plus Agar
avoit l'avantage de la fertilité. Mais quand ce vint a
mettre ces deux amours en comparaison , le bon Abra-
ham fit biefi voir lequel étoit le plus fort. Car Sara
ne lui eut pas plutôt remontré que Agar la méprisoit,
qu'il lui répondit : Agar la chambrière est en tapiiis-
sance , fais-en comme tu voudras. Si que Sara af-
fligea dès-iors tellement cette pauvre Agar, qu'elle
fut contrainte de se retirer. La divine dilection veut
bien que nous ayons des autres amours, et souvent
on ne sauroit discerner quel est le principal amour de
notre cœur; car ce cœur humain tire maintefois très-
affectionnément danslelilde sa complaisance l'amour
des créatures : ains il airive souvent qu'il multiplie
beaucoup plus les actes de son affection envers la
créature, que ceux de la dileclion envers son créa-
teur. El la sacrée dileclion loulcfois ue laisse pas d'ex-
LIVRE X, CHAP. Vir. 2o5
celler au-dessus de tous les autres amours, ainsi que
Jes ë\ éoemens font voir quand la créature s'oppose au
cre'ateur : car alors nous prenons le parti de la dilec-
tion sacre'e j et lui soumettons toutes nos autres affec-
tions.
11 y a souvent diiTe'rence es- choses sacre'es entre
la grandeur et la bonté. Une des perles deCléopâtre
valoit mieux que le plus haut de nos rochers; mais
celui-ci est bien grand : l'un a plus de grandeur,
l'autre plus de valeur. On demande quelle est la \Ans
excellente gloire d'un prince, ou celle qu'il acquiert
en la guerre par les armes , ou celle qu'il mérite en
la paix par la justice; et il me semble que la gloire
militaire est plus grande et l'autre meilleure; ainsi
qu'entre les instrumens, les tambours et trompettes
font plus de bruit, mais les luihs et le^épiuettes font
plus de mélodie : le son des unes est plus fort, et
l'autre plus suave et spirituel. Une once de baume
ne répandra pas tant d'odeur qu'une livre d'huile
d'aspic, mais la senteur du baume sera toujours meil-
leure et plus aimable.
Il est vrai, Théotime, vous verrez une mère telle-
ment embesognée de son enfant, qu^il semble qu^elle
n'ait aucun autre amour que celui-là , elle n'a plus
dyenx que pour le voir, plus de bouche que pour le
baiser, plus de poitrine que pour l'allaiter, ni plus de
soin que pour l'élever, et semble que le mari ne lui
soit plus rien au prix de cet enfant. Mais s'il falloit
venir au choix de perdre l'un ou l'autre, on verroit
bien qu'elle estime plus le mari ; et que si bien l'amour
de l'enfant étoitle plus tendre, le plus pressant, le plus
pas.^ionné, l'autre néanmoins étoit le plus excellent,
le plus fort et le meilleur. Ainsi quand ud cœur aime
2o6 TRAITE DE UAMOUR DE DIEU.
Dieu en considération de son infinie bonté; pour peu
qu'il ait de cette excellente dilection^ il pre'férera la
volonté' de Dieu a toutes choses, et en toutes les oc-
casions qui se présenteront , il quittera tout pour se
conserver en la grâce de la souveraine bonté , sans
que chose quelconque l'en puisse séparer; de soi te
qu'encore^que ce divin amour ne presse ni n'atten-
drisse toujours pas tant le cœur comme les autres
amours , si est-ce qiî'ès-occurences il fait des actions
si relevées et si excellentes, qu'une seule vaut mieux
que dix millions d'autres. Les lapines ont une fertilité
incomparable , les éléphanîes ne font jamais qu'un
élt'phanteau ; mais ce seul é'ephanteau vaut mieux
que tous les lapins du monde. Les amours que l'on
a pour les créatures, foisonnent bien souvent en mul-
titude de prodtictions ; mais quand l'amour sacré fait
son œuvre, il le fait si éminent qu'il surpasse touf}
car il fait préférer Dieu k toutes choses sans réserve.
CHAPITRE VIIL
Histoire mémornble pour faire bien concevoir en quoi git la
force el excellence de Tamour sacré.
O MON cher Théotime, que la force de cet amour
de Dieu sur toutes choses doit donc avoir une grande
étendue! Il doit surpasser toutes les affections, vaincre
toutes les diffictdtés, et préférer l'honneur de la bien-
veillance de Dieu a toutes choses; mais je dis à
toutes choses, absolument, sans exception ni réserve
quelconque, et dis ainsi avec un grand soin, parce
qu'il se trouve des personnes qui quitteroient coura -
^i LIVRE X, CHAP. VIII. 207
geusemenl les biens, Thonneur et la vie propre pour
DOtre Seignenr, lesquelles néanmoins ne quitteroient
pas pour lui quelqu'aulre chose de beaucoup nioindie
conside'ratioik
Du temps des empereurs Valerianus et Galius, il
y a\oit h Antioche un prêtre nommé Saprîce, et un
homme séculier nommé Nicéphore , lesquels, a raison
de l'extrême et longue amitié qu'ils avoient eue en-
semble, éloient estimés hères 5 et néanmoins il advint
qu'enfin, pour je ne sais quel sujet, cette amitié dé-
faillit, et selon la coutume elle fut suivie d^me haine
encore plus ardente , laquelle régna quelque temps
entre eux , jusqu'à ce que Nicéphore , reconnoissant
sa faute, fit trois divers essais de se réconcilier avec
Saprice, auquel, tantôt par les uns, tantôt par les
autres de leurs amis communs, il faisoit porter de sa
part toutes les paroles de satisfaction et.de soumission
qu'on pou voit désirer. Mais Saprice, impliable a ses
semonces, refusa toujours la réconciliation avec autant
de fierté, comme Nicéphore la demandoit avec beau-
coup d'humilité; de manière qu'enfin le pauvre Ni-
I céphore, estimant que si Saprice le voyoit prosterné
( devant lui, et requérant le pardon , il en seroit plus
I vivement touché; il le va trouver chezJui,else je-
I tant courageusement a ses pieds ; Mon père, lui dit-
f il, eh! pardonnez-moi, je vous supplie, pour l'amour
t de notre Seigneur : mais cette humilité fut méprisée
' et rejetée comme les précédentes.
Cependant voilà une âpre persécution qui s'élève
contre les chrétiens ^ en laquelle Saprice , entr'autres,
?tant appréhendé , fit merveilles a souffrir mille et
mille tourmens pour la confession de la foi, et spé-
cialement lorsqu'il fut roulé et a^îté très -rudement
2oB TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
dans im instrument fait exprès a guise de la vis d'un •
pressoir, sans que jamais il perdît sa constance, dont
le gouverneur d'Antioche étant extrêmement irrite,
il le condamna a la mort ; ensuite de quoi il fut tiré ,
hors de la prison, en public, pour être mené au lieu
oii il devoit recevoir la glorieuse couronne du mar-
tyre. Ce que Nicéphore n'eut pas plutôt aperçu, que
soudain il accourut , et ayant rencontré son Saprice ,
se prosternant en terre : Hélas! crioit-il a haute voix ,
ô martyr de Jésus-Christ, pardonnez-moi, iîar je vous
ai offensé. De quoi Saprice ne tenant compte, le pauvre ;
Nicéphore gagna vitement le devant par une autre
ruç, vint de rechef en même humilité, le conjurant
de lui pardonner en ces termes : 0 martyr de Jésus-
Christ, pardonnez l'offense que je vous ai faite comme
homme que je suis, sujet a faillir j car voila que dé-
sormais une CQiU'onne vous est donnée par notre Sei-
gneur que vous n'avez point renié, ainsavez confessé,
son saint nom devant plusieurs témoins. Mais Saprice, :
continuant en sa fierté, ne lui répondit pas un seul,
mot; ains les bourreaux seulemement, admirant la,
persévérance de Nicéphore : One, lui dirent-ils, nous
ne vîmes un si grand fou; cet homme va mourir tout)
maintenant, tju'as-lu besoin de son pardon? A quoi
repondant Nicéphore : Vous ne savez pas, dit-il , ce
que je deraajide au confesseur de Jésus-Christ, miiis
Dieu le sait.
Or tandis, Saprice arriva au lien du supplice, où
Nicéphore de rechef s'étant jeté en terre devant lui :
Je vous supplie, disoit-il, ô martyr de Jésus-Christ ,
de me vouloir pardonner; car il est écrit '.Demandez^
et il \>ous sera octroyé', paroles lesquelles ne surent
OU.C flédiii Iç cœur fclon et rebelle du misérable Sa-
LIVRE X, CllAP. VII. 209
ppice, qui 5 relusant obstinëinent de faire misericortk
à son prochain , {\it aussi, par le juste jugemeut de
Dieu, privé de la très- glorieuse palrae du martyre j
car les bourreaux lui commandant de se mettre à ge-
noux, aHn de lui traucher la tête, il commença a
perdre courage, et de capituler avec eux, jusques a
leur faire en fin finale cette de'ploraljle et honteuse
soumission : Ehî de grâce, ne me coupez pas la tête,
je m'en vais faire ce que les empereurs ordonnent, et
sacrifier aux idoles. Ce que oyant le pauvre Nicé-
phore, la larme a l'œil, il se prit a crier : Ah ! mon
î cher frère, ne veuillez pas, je vous prie, né vemllez
pas transgresser la loi et renier Jésus -Christ; ne le
quittez pas, je vous supplie, et ne perdez pas la cé-
leste couronne que vous avez acquise par tant de tra-
%aux et de tourmens. Mais hélas ! ce lamentable prêtre,
venant à l'autel du martyre, pour y consacrer sa vie
a Dieu éternel , ne s'étoit pas souvenu de ce que le
prince des martyrs avoit dit : Si tu apportes ton of-
frande à r autel y et tu te ressout^iens y y étant y
que ion frère a quelque chose contre toi^ laisse
là ton offrande y et va premièrement te réconcilier
à ton frère ^ et alors revenant tu présenteras ton
oblation. [Matth. 5. 23, 2k.) C'est pourquoi Dieu
repoussa son présent, et retira sa miséricorde de lui,
permit que non seulement il perdît le souverain bon-
heur du martyre , mais qu'eitcore il se précipitât au
maUieur de ridolsttrie; tandis que Fhumble et doux
Kici'phoie, voyant celte couronne du martyre va-
cante par l'apustasie de l'endurci Saprice , touché
d'une excellente et extraordinaire inspiration , se
pousse hardiment pour l'obtenir, disant aux archers
et bourreaux : Je suis, mes anns, je suis en vérité
210 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU. I
chrétien, et crois en Je'siis - Christ , que celui-ci a
renie' ^ mettez-moi donc, je vous prie, en sa place,
et tranchez* moi la ^ête. De quoi les archers s'é-
tonnant infiniment, ils en portèrent la nouvelle au
gouverneur, qui ordonna que Saprice fût mis en li-
beité, et que JNice'phore fût supplicié, et cela advint
le 9 fe'vrier environ l'an 260 de notre salut , ainsi que
récitent Métaphraste et Suri us. Histoire effroyable et
digne d'être grandement pesée pour Je sujet dont nous
parlons; car avez-vous vu, mon cher Théotirae , ce
courageux Saprice, comme il étoit hardi et ardent a
maintenir la foi, comme il souffre milk tourmens,
comme il est immobile et ferme en la confession du
nom du Sauveur, tandis qu'on le roule el fracasse
dans cet instrument fait a mode de vis, et comme il
est tout prêt de recevoir le coup de la mort pour ac4(
coinplir le point le plus éminent de la loi divine, pré-
férant l'honneur de Dieu a sa propre vie. Et néan-
moins parce que d'ailleurs il préféra k la volonté
divine la satisfaction que son cruel courage prend en
la haine de Nicéphore, il demeure court en sa course;
et lorsqu'il est sur le point d'acconsuivre et gagner
le prix de la gloire par le martyre j, il s'abat malheu-
reusement , et se rompt le cou , donnant de la tèie
dans l'idolâtrie.
11 est do^c vrai, mon Thcotime, que ce ne nous
est pas avez d'aimer Dieu plus que notre propre vie,
si nous ne l'aimons généralement^ absolument, et
sans exception quelconque, plus que tout ce que nous
affectionnons ou pouvons afi'eciionner. Mais, ce me
direz-vous, notre Seigneur a-t-il pas assigné l'extré-
mité de l'amour qu'on peut avoir pour lui , quand on
dit qwepluà' grande cJuxrité ne peut-on j^cis ai>oir
LIVRE X, CHAP. VIII. 211
que d'exposer sa vie pour ses amis? (^Joan. i5.
a3.) 11 est certes' vrai , The'otime , qn^entre les parti-
culiers actes ot le'moignages deramourdivin,il n'y en
a point de si grand que de subir la mort pour la
gloire de Dieu. Néanmoins il est vrai aussi que ce
n'est qu'un seul acte et un seul témoignage qui est
voiiement le chef-d'œuvre de la charité, mais outre
lequel il y en a aussi plusieurs autres que la charité
requiert de nous, et les requiert d'autant plus ar-
demment et fortement, que ce sont des actes plus
iiisës,plu? communs et ordinaires a tous les amans,
et plus généralement nécessaires a la conservation de
l'amour sacré. O misérable Saprice! oseriez -vous bien
dire que vous aimiez Dieu comme il faut aimer Dieu,
puisque vous ne préfériez pas sa volonté a la passion
de la haine et rancune que vous aviez contre le pauvre
ïSicéphore? Vouloir mourir pour Dieu, c'est le plus
grand , mais non pas certes le seul acte de la dileclion
que nous devons a Dieu : et vouloir ce seul acte, en
! rejetant les autres, ce n'est pas charité c'est vanité,
La charité n'est point bizarre; et toutefois elle le
seroit extrêmement , si voulant plaire au bien-aimé
ès-choses d'extrême difficulté , elle permettoit qu'on
lui déplût ès-choses plus faciles. Comme peut vou-
loir mourir pour Dieu celui qui ne veut pas vivre
selon Dieu !
Un esprit bien réglé ayant volonté de subir la
mort pour un ami , subiroit sans doute toute autre
chose, puisque celui-là doit avoir tout méprisé, qui
aupnravant a méprisé la mort. Mais l'esprit humain
est foihle, inconstant et bizarre; c'est pourquoi quel-
quefois les hommes choisissent plutôt de mourir que
de svïnv d'autres peines beaucoup plus légères, et
212 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
donnent volontiers leur vie pour des satisfactions
extrêmement niaises, pue'riles et varines. Agrippiue
ayant appris que l'enfant qu'elle portoit seroit voire-
ment enapereur, mais qu'il le feroit par après mourir :
qu'il me tue, dit-elle, pourvu qu'il règne. Voyez, je
vous prie, le désordre de ce cœur follement maternel ,
elle préfère la dignité de son fils a sa vie. Caton et
Cléopâtre aimèrent mieux souftrir la mort que de
voir le contentement et la gloire de leurs ennemis
en leur prise; et Lucrèce choisit de se donner impi-
teusement la mort, plutôt que de supporter injuste^
ment la honte d'un fait auquel, ce semhle , elle
n'avoit point de coulpe. Combien y a-t-il de gens qui
mourroient volontiers pour leurs amis, qui néan-
moins ne voudroient pas vivre en leur service, et
obéir a leurs autres volontés? Tel expose sa vie, qui
n'exposeroit pas sa bourse. Et quoiqu'il s'en trouve
plusieurs, qui, pour la défense de l'ami, engagent
leurs vies, il ne s'en trouve qu'un en un siècle qui
voulût engager sa liberté, ou perdre une once de la
plus vaine et inutile réputation ou renommée du
monde pour qui que ce soit.
^ CHAPITRE IX.
Confirmation de ce qui a été dit par une comparaison notable
Vous savez, Théotime, quelle fut l'affeclion de
Jacob pour st Rachel. Et que ne fit-il pas pour en
témoigner la grandeur, la force et la fidélité, dès lors
qu'il Teut saluée aupivs du puits de l'abreuvoir? Car
jamais pncques pliis il ne cessa de l'aimer; et pour
LIVRF X, CHAP. IX. 2i3
J'avoir en mariage, il servit avec une ardeur nom-
pareille sept ans entiers _, lui e'tant encore avis que
ce ne fut rien , tant l'amour adoucissoit les travaux
qu'il supportoit pour cette bien-aimée, de laquelle
étant par après frustré, il servit encore de rechef sept
ans durant pour l'obtenir, tant il étoit constant, loyal
et courageux en sa dilection. Puis enfin l'ayant ob-
teniie, il négligea toutes autres affections, ne tenant
même presqti'aucun compte du devoir qu^il avoit a
Lia sa première épouse, femme de grand mérite, et
bien digne d'être chérie, et du mépris de laquelle
Dieu même eut compassion , tant il étoit remarquable.
Or, après tout cela qui suffisoit pour assujétir la
plus fière fille du monde a l'amour d'un amant si
fidèle , c'est une honte certes de voir la faiblesse que
Rachel fit paroître en l'affection qu'elle avoit pour
Jacob. La pauvre Lia n'avoit plus aucun lien d'amour
avec Jacob que celui de sa fertilité, par laquelle elle
lui avoit donné quatre enfans mâles, le premier des-
quels nommé Ruben , étant allé aux champs en temps
de moisson , il y trouva des mandragores, lesquelles
îl cueillit, et dont par après, étant de retour au logis,
îl fit présent a sa mèie. Ce que voyant Rachel,
Faites-moi part ^ dit-elle a Lia, je vous prie, ma
sœur, des mandragores que votre fils vous a don-
nées. h\d\s vous semble- t-ilj répondit Lia, que ce
soit pew d'avantage pour vous de nia^oir rav^i
mon mari, si vous navez encore les mandra-
gores de mon enfant \ Or sus, répliqua Rachel,
donnez - moi donc les mandragores , et quen
échange mon mari soit avec vous cette nuit. La
condition fut acceptée. Et comme Jacob revenoit des
champs sur le soir, Lia lui alla au-devant^ et puis
I •
2i4 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
toute comblée de joie: ce sera ce soir, lui dit-elle^
mon cher Seigneur, mon ami, que vous serez pour
moi : car j'ai acquis ce bonheur par le moyen des
mandragores de mon enfant ; et sur cela lui fit le récit
de la convention passée entre elle et sa sœur. Mais
Jacob, que l'on sache, ne sonna mot quelconque,
étonné, comme je pense, et saisi de cœur, entendant
Timbécillité et l'inconstance de Rachel , qui pour si
peu de chose avoit cédé a sa sœur l'honneur et la
douceur de sa présence.
Et toutefois revenant h nous, ô vrai Dieu, com-
bien de fois faisons-nous des élections infiniment plus
honteuses et misérables? Le grand saint Augustin
prit un jour plaisir de voir et contempler a loisir des
mandragores, pour mieux pouvoir discerner la cause
pour laquelle Rachel les avoit si ardemment désirées;
et il trouva qu'elles étoient voirement belles a la
vue et d'agréable senteur, mais du tout insipides et
sans goût. Or, Pline raconte que, qnand les chirur-
giens en présentent le jus a boire a ceux sur lesquels
ils veulent faire quelque incision, afin de leur rendre
le coup insensible, il arrive maintefois que là seule
odeur fait l'opération, et endort suffisamment les
patiens. C'est pourquoi la mandragore est une plante
charmeresse, qui enchante les yeux, les douleurs, les
regrets et toutes les passions par le sommeil. Au reste,
qui en prend trop longuement l'odeur, en devient
muet; et qui en boit largement, meurt sans remède.
Théotime, les pompes, richesses et délectai ions
mondaines peuvent -elles mieux être représentées?
Elles ont une apparence attrayante : mais qui mord
dans ces pommes, c'est-a-dire, qui fonde leur nature,
t'y trouve m ^oût ni conteûtemenl. Néanmoins elles
LIVRE IX, CHAP. IX. 21 5
charment et endorment a la vanité de leur odeur; et
h renomme'o que les enfans du monde leur donnent,
étourdit et assomme ceux qui s'y amusent trop atten-
tivement, ou qui les prennent trop abondamment.
Or, c'est pour de telles mandf agores , chimères et
fantômes de contentemens que nous quittions les
amours de l'epoiix ce'îeste. Et comment donc pou-
vons-nous dire que nous l'aimons sur toutes choses,
puisque nous préférons a sa grâce de si chétives
vanités?
N'est-ce pas une lamentable merveille de voir Da-
vid s" grand a surmonter la haine , si courageux k
pardonner l'injure, être néanmoins si furieusement
injurieux en Tamour , que non content de posséder
justement une grande multitude de femmes, il va ini-
quement usurper et ravir celle du pauvre Urie ; et par
une lâcheté insupportable, afin de prendre plus a soi
l'amour de la femme , il donne cruellement la mort au
mari? Qui n'admirera le cœur de saint Pierre, si hardi
entre les soldats armés, que lui seul de toute la troupe
de son maître met le fer au poin§ et frappe; puis peu
après est si couard entre les femmes, qu'a la seule
parole d'une servante, il renie et déteste son maître?
Et comme peut-on trouver si étrange que Rachel
quittât son Jacob pour des pommes de mandragores,
puisqu'Adam et Eve quittèrent bien la grâce pour une
pomme qu'un serpent leur offre k manger ?
En somme, Théotime, je vous dis ce mot digne
d'être noté. Les hérétiques sont hérétiques et en por-
tent le nom , parce qu'entre les articles de la foi ils
choisissent a leur goût et a leur gré ceux que bon leur
semble pour les croire, rejetant les autres et les dé-
savouant. Et les catholiques sont catholiques , parce
2i6 TRAITE DÇ L'AMOUR DE DIEU.
qiie sans choix et sans élection quelconque ils embras-
sent avec égale fermeté, et sans exception, toute la
foi de l'église. Or il en est de même es -articles de la
charité. C'est hérésie en la dilection sacrée de faire
choix entre les commandemens de Dieu, pour en
vouloir pratiquer les uns, et violer les autres. Celui
quia dit]: Tu ne seras point luxurieux^ a dit aussi
Tune tueras point. Que situ ne commets point'
la luxure, mais lu commets homicide^ ce n'est
donc pas pour l'amour de Dieu que tu n'es pas
luxurieux, aiïJS c'est par quelqu'autre motif qui te
fait choisir ce commandement plutôt que l'aufre :
choix qui fait l'hérésie en matière de charité. Si quel-
qu'un me disoit qu'il ne me veut pas couper un bras
pour l'amour qu'il me porte, et néanmoins me ve-
noit arracher un œil^ ou me rompre la tête, ou rae
percer de part en part. Eh ! ce dirois je, comme me
dites-vous que c'est par amour que vous ne me coupez
pas un bras, puisque vous m'arrachez un ncil qui ne
m'est pas moins précieux , ou que vous me donnez
votre épée a travers le corps , qui m'est encore plus
dangereux? C'est une vraie maxime, que le bien pro-
vient d'unecausevraîmententière, et le mal de chaque
défaut. Pour faire un acte de vraie charité, il. faut
qu'il procède d'un amour entier, général et universel,
qui s'étende a tous 1er. commandemens divins. Que si
nous manquons d'amour en un seul commandement,
notre amour ri^est plus entier ni universel ; et le cœur
dans lequel il est , ne peut être dit vraiment amant ,•
ni par conscquenl vraiment bon.
/
• LIVRE X, CIÏAP. X. 217
CHAPITRE X.
Comme nous devons aimer la divine boale' sonver aine ment
plus q«c nous-mômes.
Aristote a eu raison de dire que le bien est voi-
renient aimable, mais a un cbaciin piincipabuiient s%q
bien propre, de sorte que l'aiuour que nous avons
envers autrui provient de celui aue nous avons
envers nous-mêmes. Car comme pou voit dire autre
cbose un pbilosopbe , qui non seulement n'aima
pas Dieu, mais ne parla même presque jamais de l'a-
mour de Dieu ? Amour de Dieu néanmoins qui pré-
cède tout amour de nous-mêmes, voire selon l'incli-
nation naturelle de notre volonté, ainsi que j'ai dé-
claré au premier Livre.
La volonté certes est tellement dédiée , et s'il faut
ninsi dire, elle est tellement consacrée h la bonté, que
si une bonté infinie lui est montrée clairement, il est
impossible, sans miracle, qu'elle ne l'aime souverai-
nement. Ainsi les bienlieureux sont ravis et nécessités,
quwique non forcés, d'aimer Dieu, duquel ils vovenc
clairement la souveraine beauté 5 ce que l'écriture
montre assez , quand elle compare le contentement,
qui comble les cœurs de ces glorieux babltans de la
Jérusalem céleste, a un torrent Qi fleuve impétueux,
duquel on ne peut empècber les ondes qu'elles ne
s'épancbent sur les plaines qu'elles rencontrent.
^Mais en cette vie mortelle , TLéotime , nous ne
sommes pas nécessités Je l'aimer si souverâiuementj
U. 10
oi8 TKAITE DE L'AMOUR DE ClEU.
d'autant que nous ne le connoissons pas si clairement.
Au ciel où nous le verrous face a face, nous Faime-
î^ons cœur a cœur; c'est-a-dire, comme nous verrons
tous., un chacun selon sa mesure, rinfinité de sa beauté
d'une vue souverainement claire, aussi serons-nous
ravis en l'amour de son infinie bonté, d'un ravissement
souverainement fort, auquel nous ne voudrons ni ne
pourrons vouloir faire jamais aucune résistance. Mais
ici-bas en terre où nous ne voyons pas cette souve-
raine bonté en sa beauté, ains l'entrevoyons seule-
ment entre nos obscurités, nous sommes a la vérité
inclinés et alléchés, maisncn pas nécessités de l'aimer
plus quenoiis-mêmes; ains plutôt au contraire, quoi-
que nous ayons celte sainte ijjclination naturelle d'ai-
juer la divinité sur toutes choses , nous n'avons pas
néanmoins la force de la pratiquer, si cette même
divinité ne répand surnaturellement dans nos cœurs
ga très-sainte charité.
Or, il est vrai pourtant que, comme la claire vue
de la divinité produit infailliblement la nécessité de
l'aimer plus que nous-mêmes , aussi l'entrevue , c'cst-
h-dire la connoissance naturelle de la divinité produit
infailliblement l'inclination et tendiesse a l'aimer plus
que nous-mêmes. Eh! de grâce, Théotimc, la volonté
toute destinée a l'amour du bien, comme en pourroit-
elle tant soit peu connoître un souverain, sans être
de même tant soit peu inclinée a l'aimer souveraine-
tnent? Entre tous les biens qui ne sont pas infinis,
Iiotrc volonté préférera toujours en son amour celi.i
qui lui est plus proche, et surtout le sien propre : mais
il y a si peu de proportion entre l'infini et le fini ,
que notre volonté qui conuoît un bica infini, est sans
LIVRE X, CIIAP. X. 21^
cloute ébranlée, inclinée et incitée de préférer l'aiiiitié
de l'abîme de cette bonté infinie a toute sorte d'autre
amour, et a celui-là encore de nous-mêmes.
Mais surtout cette inclination est forte, parce que
nous sommes plus en Dieu qu'en nous-mêmes, nous
vivons plus en lui q-a'on nous, et sommes tellement
de lui , par lui , pour lui et à lui , que nous ne saurions,
de sens rassis, penser ce que nous lui sommes et ce
qu'il nous est, que nous ne soyons forcés de crier :
Je suis vôtre , Seigneur , et ne dois être qu'a vous :
mon âme est vôtre, et ne doit vivre que par vous :
ma volonté est vôtre, et ne doit aimer que pour vous:
mon amour est vôtre , et ne doit tendre qu'eu vous.
Je vous dois aimer comme mon premier principe,
puisque je suis de vous : je vous dois aimer comme
ma fin et mon repos , puisque je suis pour vous : je
vous dois aimer plus, que mon être , puisque mon être
subsiste par vous: je vous dois aimer plus que moi-
même, puisque je suis tout a vous et en vous.
Que sil y avoit ou pouvoit avoir quelque souve-
raine bonté de laquelle nous fussions indépendans ,
pourvu que nous pussions nous unir a elle par amour,
encore serions-nous incités a l'aimer plus que nous-
mêmes, puisque l'infinité de sa suavité seroit toujours
souverainement plus forte pour attirer notre volonté
a son amour que toutes les autres bontés, et même
que la nôtre propre.
Mais si, par imagination de chose impossible, il y
avoit une infinie bonté a laquelle nous n'eussions
nulle sorte d'appartenance , et avec laquelle nous ne
pussions avoir aucune union nicomînunication , nous
l'esiimerions certes plus qîie nous-mêmes : car nous
counoîtrions qu'étant infînio , elle seroit plus estimable
220 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
et airanble que nous; et par conséquent nous pour-
lions faire de simples souhaits de la pouvoir aimer.
Mais, a proprement parler, nous ne l'aimerions pas,
puisque Pamour regarde l'union ; et beaucoup moins
pourrions-nous avoir la charité envers elle, puisque
la chavi(é est une amitié', et l'amitié ne peut être que
réciproque , ayant pour fondement la communication,
et pour fin l'union. Ce que je dis ainsi pour certains
esprits chimériques et vains, qui sur des imnginations
impertinentes roulent bien souvent des discours mé-
lancoliques qui les affligent grandement. Mais quant a
nous, Théotime mon cher ami , nous voyons bien que
nous ne pouvons pas être vrais honmies sans avoir in-
clination d'aimer Dieu plus que nous-mêmes, ni vrais
chrétiens sans pratiquer cette inclination. Aimons
plus que nous-mêmes celui qui nous est plus que tout,
et plus que nous-mêmes. Amen : il est vrai.
•^liVV«/«n/%/V«IV^'VVUVV«>VVVVV>.VX(VV»/V«i^/VVtjVVVVV>AVVV^t/VVV«/VV'VVVV%VVV\VVV«l%IVVl*/VV\tA
CHAPITRE XI.
Comme la très-sainte chaiilc produit Tamour du prochain.
v><OMMr: Dieu créa riiomme à son image et sem-
'blanccj aussi a-t-il ordonné im amour pour l'homme
a l'image et semblance de l'amour (pii est du a sa di-
vinité. Tu rtime/'a*,dit-il , le Seigneur ton Dieu de
tout ton cœjCr : c*esl le prejuier et le plus grand
vomman dénient. Or le second est semblable à ice-
lui: Tu (limeras ton prochain comme toi-même,
( Mailh. 22. 57. et seq. ) Pourquoi aimons-nous
Dieu, Théotim'^ ? La cause pour laquelle on aime
JjlViilli Aj v.iA-1-ii. A. 22 1
Pîoii, dit saÎQt Bernard, c'est Dieu mè;ne : comme
5\\ disoit que nous aimojis Dieu , parce qu'il est la
. trcs-souvei'aine et trcs-infinie bonté. Pourquoi* nous
aimons-nous nous-mêmes en chariié ? Certes c'est
parce que nous sommes l'image et semblance de
Dieu. Et puisque tous les hommes ont cette même di-
gnité', nous les aimons aussi comme nous-mêmes,
o'est-a-dire, en qualité de très-saintes vivantes images
de la divinité. Car c'est en cette qualité-la ,Théotim'^,
que nous appartenons a Dieu d'une si étroite alliance
et d'une si aimable dépendance, qu'il ne fait nulle
difficulté de se dire notre père, et nous nommer sc^s
enfans. C'est encettequalité que nous soramescapables
d'être unis a sa divine essence par la jouissance de na
souveraine bonté et félicité; c'est en cette qualité qiie
nous recevons sa grâce, et que nos esprits sont asso'
cîés au sien très-saint^ rendus, par manière de diie,
participant de sa divine nature, comme dit saint Pierre.
Et c'est donc ainsi que la même chaiité , qui produit
les actes de l'amonr de Dieu, produit 'quant et quant
ceux de l'amour du prochain. Et tout ainsi que Jacob-
viL qu'une même échelle touchoit le ciel et la terre v
servant également aux anges pour descendre comme
pour monter , nous savons aussi qu'une même dilec-
lion s'étend a chérir Dieu et le prochain , nous rele-
vant a l'union de notiç esprit avec Dieu , et nous ra-
menant a l'amoureuse société des prochains. En sorte
toutefois que nous aimons le prochain en tant qu'il
est a l'image et semblance de Dieu , créé pour com-
muniquer avec la divine bonté, participer a sa grâce,
et jouir de sa gloire,
TJiéolirae, aimer le prochain par charité, c'est si-
mer Dieu en l'iiomme, ou l'homme en Dieu : c'est
222 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
chérir Dieu seul pour l'amour de lui-même , et la créa-
ture pour Pamoiird'icelui. Le jeune Tobie, accompa-
gné de l'ange Raphaël , a3^ant abordé Raguel son
parent, auquel néanmoins il étoit inconnu ; Raguel
ne l'eut pas plutôt regardé ^ dit l'écriture, que se re-
tournant devers Anne sa femme : Tenez, dit-il , voyez
combien cejeuneliomme est semblable à mon cou-
sin l El ayant dit cela ^ il les interrogea : D'où
étes-vous ^jeunes gens , mes chevs frères? A quoi
ils répondirent : i^ous sommes de la tribu de
Nephtali^ de la captivité de Ninive. Et il leur
dit : Connoissez vous Tobie mon frère ? Oui , nous
le connoissons^ dirent-ils. El Raguel s' étant mis à
dire beaucoup de bien d'icelui , T ange lui dit:
Tobie duquel vous vous enquérez , il est propre
père de celui-ci. Lors Raguel s avança , et le bai-
sant avec beaueoup de larmes, et pleurant sur le
toi d'icelui : Bénédiction sur toi, mon enfant, dit-
il y car tu es fils d^un bon et très-bon personnage,.
Et la bonne dame Anne , femme de Raguel, avec
Sara sa fille se mirent aussi à pleurer de tendreté
d'amour. Ne remarquez-vous pas q«ie Rngiiel, sans
connoître le petit Tobie, l'embrasse, le caresse, le
baise j pleure d'amour sur lui? D'où provient cet
amour, sinon de celui qu'il portoit au vieil Tobie le
père, que cet enfant ressembloit si ^on? Béni sois-tu^
dit-il. Mais pourquoi? Non point certes parce que tu
es un bon jeune homme, car cela je ne le sais pas
encore, mais parce que tu es fils et ressemble a tOQ
père , qui est un Irès-liomme de bien.
Eh, vrai Dieu! Théotime, quand nous voyons un
prochain cre'é b l'image et semblance de Dieu , ne dë-
Ti ions-nous pas dire les uns aux autres ; Tenez, voyez
LIVRE X , CIIAP. XI. 235
cette créature comme elle ressemble au cre'ateur? Ne
devrions-nous pas nous jeter sur son visage , la ca-
resser et pleurer d'amour pour elle? Ne devrions-
nous pas lui donner mille et mille be'nédictions ? Eî
quoi donC;, ^onr Pamour d*elle? Non certes; ciw
nous ne savons pas si elle est digne d'amour ou de
haine en elle-même. Et pourquoi donc, ô The'otime?
Pour l'amour de Dieu , qui Ta forme'e a son image et
semblance, et par conse'quent rendue capable de par-
ticiper a sa bonté, en la grâce et en la gloire. Pour
l'amour de Dieu, dis-jc , de qui elle est, a qui elle est,
par qui elle est , en qui elle est , pour qui elle est , et
qu'elle lui ressemble d'une façon toute particulière.
Et c'est pourquoi , non seulement le divin amour
commande maintefoîs l'amour du prochain, mais il
le produit et re'pand lui-même dans le cœur humain ,
comme sa ressemblance et son image; puisque tout
ainsi que l'homme est Timage de Dieu, de même l'a-
mour sacré de l'homme envers l'homme , est la vraie
image de l'amour céleste de l'homme envers Dieu-
Mais ce discours de l'amour du prochain requiert un
traité a part, que je supplie le souverain amant de^
hommes vouloir inspirer a quelqu'un de ses plus
excellens serviteurs, puisque le comble de l'amour
de la divine bonté du père céleste consiste en la per-
fection de l'amour de nos frères et compagnons.
224 TRAITE Ds^. L'AMOUR DE DIEU.
CHAPITRE XÎI.
Comme Tamour produit le zèl^
CjOMME l'amour tend au bien de la chose aimée, ou
s'y complaisant , si elle Pa, ou le lui désirant et pour-
chassant, si elle ne l'a pasj aussi il produit la haine
par laquelle il fuit le mal contraire a la chose aimce,
ou désirant et pourchassant de l'éloigner d'icelle , si
elle l'a déjà, ou le divertissant et empêchant de venir,
si elle ne l'a pas encore. Que si le mal ne peut ni
être empêché ni être éloigné, l'amour, au moins, ne
laisse pas de le faire haïr et détester. Quand donc
l'amour est ardent, et qu'il est parvenu jusques k vou-
loir ôler, éloigner et divertir ce qui est opposé a la
chose aimée , on l'appelle zèle ; de sorte que, k pro-
prement parler, le zèle n'est autre chose sinon l'a-
mour qui est en ardeur, ou plutôt l'ardeur qui est en
iuîiour. Et partant, quel est l'amour, tel, est le zèle
qui en est l'ardeur : si l'amour est bon, le zèle en est
bon; si l'amour est mauvais, le zèle en est mauvais.
Or, quand je parle du zèle, j'entends encore parler
cle la jalousie; car la jalousie est une espèce de zèle,
et si je ne me trompe, il n'y a que cette différence
entre l'un et l'autre, que le zèle regarde tout le bien
de la chose aimée, pour éloigner le mal contraire; et
la jalousie regarde le bien particulier de l'amitié, pour
rrj)ousser tout ce qui s'y oppose.
Ouand donc nous aimons ardemment les choses
mondaines cl temporelles, la beauté, les honneurs,
les richesses, les rangs, ce zèle, c'csl-h-dire l'ardeur
LIVRE X, CHAP. XII. 2>r^
de cet amour, se termine pour l'ordinaire en envie?
parce que ces basses choses sont si petites , parti-
culières , borne'es, finies et imparfaites, que quand
l'un les possède , Vautre ne les peut entièrement
posséder; de sorte qu'étant communique'es a plusieurs,
la communication en est moins parfaite pour un cha-
cun. Mais quand en particulier nous aimions ardeua-
ment d'être aimés, le zèle, eu bien Tardeur de cet
amour, devient jalousie 5 d'autant que l'amitié hu-
maine , quoiqu'elle soit vertu, si est-ce qu'elle a cette
imperfection a raison de notre iiiibé«iiiité, qu'étant
départie a plusieurs , la part d'un chacun en est
moindre. C'est pourquoi l'ardeur ou zèle que nous
avons d'être aimés , ne peut souffrir que nous ayons
des rivaux et compagnons; et si nous nous imaginons
d'en avoir, nou5 entrons soudain en la passion de ja-
lousie, laquelle, certes, abien quelque ressemblance
avec l'envie , mais ne laisse pas pour cela d'être fcvt
différente d'avec elle-
1,° L'envie est toujours injuste , mais la jalousi.^
est quelquefois juste, pourvu qu'elle soit modérée;
car les mariés, par exemple, n'ont-ils pas raison d'em-
pêcher que leur amitié ne reçoive diminution par l'e
partage ?
2." Par l'envfe nous nous attristons que le prochain
ait un bien pins grand ou pareil au nôtre , encore
qu'il ne nous ôte rien de ce que nous avons; en quoi
l'envie est déraisonnable, nous faisant estimer que le
bien du prochain soit notre mal. Mais la jalousie
n'est nullement marrie que le prochain ait du bien ,
pourvu que ce ne soit pas le nôtre j car le jaloux n^
seroit pas marri que son compagnon fût aimé des
autres femmes, pourvu que ce Le fut pas de la sienne.
TO.
2 2G TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
Voire même, a pvopremeDt parler, on n'est pas ja'oux
d'un rivnl, sinon après qu'on estime d'avoir requis
Tamilié de la personne aimëe; que si avant cela il
y a quelque passion , ce n'est pas jalousie , mais
envie.
3.° Nous ne pre'supposons pas de rimperfeclion en
celui que nous envions, ains an contraire nous l'esti-
mons avoir le bien que nous lui envions; mais nous
présupposons bien que la personne de laquelle nous
sommes jaloux, soit imparfaite, changeante, corrup-
tible et variable.
4.° La jalor.sie procède de l'amour : l'envie, au
coniraire, provient du manqucnieni d'amour.
5.° La jalousie n'est jamais qu'en matière d'amour,
mais l'envie s'ëtend en toutes matières de biens,
d'honneurs, de faveurs, de beauté. Que si qr.elque!ois
on est envieux de Tamour qui est porte' a quelqu'un,
• ce n'est pas pour l'amour, ains pour les fruils qui eu
de'pendent. Un envieux se soucie peu que son com-
pagnon soit aimé du prince, pourvu qu'il ne soit pas
favcfri:é ni gratifié ès-occurences.
CHAPITRE XIII.
Comme Dieu est jaloui Je nous.
^ DlETJ dit ainsi : Je suis le Seigneur ton Dieu fort
jaloux. Le Stîgneur a pour son ndrn Jaloux. Dieu
donc est jaloux, Théotime; mais quelle est sa jalousie?
Certes, elle sj^mble d'ahoid être une jn'ousie de con-
voitise, telle qu'est celh' desmtiris pour leurs femmes j
car il vent que nous sryons icllcment siens, que nous
LIVRE X, CHAP. XIII. 227
ne so3'Ons en façon quelconque a personne qu'a hiî.
Nul^ dit-il 5 ne peut servir deux maîtres. (^MattJu
6. 24.) Il demande tout notre cœur, toute notre âme,
tout notre esprit, toutes nos forces. Pour cela même
il s'appelle notre époux, et nos âmes ses e'pouses; et
nomme toutes sortes d'éloignemens de' lui, fornica"
tion, adultère. Et si il a raison, ce grnnd D'eu
tout iiniquementhon,de vouloir très-parfaitement notre
cœur. Car nous avons un coeur petit, qui ne peut pas
assez fournir d'aluour pour aimer dignement la divine
bonté; n'est-il pas donc convenable que ne lui pou-
vant donner tout Famour qu'il seroit requis, il lui
donne pour le moins tout celui qu'il peut? Le biea
qui est souverainement aimable, ne doit-il pas être
souverainement aimé? Or, aimer souverainement,
c'est aimer totalement.
Cette jalousie néanmoins que Dieu a pour nous,
n'est pas en effet une jalousie de convoitise, ains do
souveraine amitié; car ce n'es-t pas son intérêt que
nous l'aimions , c'est le nôtre. Notre amouf lui est
inutile, mais il nous est de grand profit, et s'il lui est
agréable, c'est parce qu'il nous est profitable; car
étant le souverain bien , il se plaît a se communiquer
par son amour, sans que bien quelconque lui en puisse
revenir, dont il s'écrie, se plaignant des pécheurs
par manière de jalousie : Ils rnont laissé ^ moi qui
suis la source d^eau vive ^ et se sont fouis des ci-
ternes , citernes dissipées et crevassées qui ne
peuvent retenir les eaux. Voyez un peu , Théotime,
je vous prie, comme ce divin amant exprime délica-
tement la noblese et générosité de sa jalousie. Ils
mont laissé y dit-il, moi qui suis la source d'eai^
228 TRAITE DE UAMOUR DE DIEU.
^we'^ comme s'il disoit : Je ne me plains pas de quoi
ils m'ont quitté pour ancun doînmnge que leur aban-
donnement me puisse apporter; car quel dommage
peut recevoir une source \ive, si on n'y vient pas
puiser de l'eau? laissera- t-elle pour cela de ruis-
seler et flotter'sur la terre? Mais je regieite leur mal-
Leur, de quoi m'ayant laissé, ils se sont amuse's a
des puits sans eaux. Que si par pense'e de chose im-
possible, ils eussent pu rencontrer quelqu'autre fon-
taine d'eau vivCj je supporterois aise'ment leur de'-
partie d'avec moi, puisque je n'ai nulle pve'tenlion en
leuraraour que celle de leur bonheur. Mais me quitter
pour périr , m'abandonner pour se précipiter, c'est
cela qui me fait étonner et fâcher sur leur folie. C'est
donc pour l'arnour do nous qu'il veut que nous l'ai-
mions, parce que nous ne pouvons cesser de l'aimer
sans commencer de nous perdre, et que tout ce que
nous lui ôtons de nos affections, nous le perdons.
Mets-moi, dit le divin berger a la Sulamite , mets-
moi cofnme un cachet sur ton cœur^ comme un
cachet sur ton bras. (Cant. Cant. 8. 6.) Sulamite,
*ertes, nvoit son cœur tout plein de l'amour céleste
de son cher amant, lequel, quoiqu'il ait tout , ne se
contente pas, mais par une sacrée défiance de jalousie
veut encore être sur le coeur qu'il possède , et le ca-^
chtter de soi-même, afin que rien ne sorte de l'amour
qui y est pour lui, et que rien n'y entre qui puisse
y faire du méldtige; car il n'est pas assouvi de l'affec-
lion dont famé de sa Sulamite est comblée , si elle
n'est invariable, toute pure, toute unique pour lui.
Et pour ne jouir pas seulement des afleclions de notre
cœur, aius aussi des effets et opéialions de nos mains,
LIVRE X, CHAP. XIII. 229
il veut être encore comme un cachet sur noire bras
droit, afin qu'il ne s'e'tendc et ne soit employé que
pour les œuvi'ts de son service.
Et la raison de cette demande de Tamant divin , est
que comme la mort est si forte, qu'elle se'pare l'âme
de toutes choses et de son corps même, aussi l'amour
sacré, parvenu jiisques au degré du zèle, divise et
éloigne l'àme de toutes autres affections , et l'épure
de tout mélange , d'autant qu'il n'est pas seulement
aussi firt que laniort, ains il est âpie, inexorable,
dure\. impiteux a châtier le tort qu'on lui fait, quand
on reçoit avec lui des rivaux, comme Vejifer est
violent a punir les damnés. Et tout ainsi que Fenfer,
plein (l^iorreur, de rage et de félonie, ne reçoit auciin
mélange d'amour; aussi l'amour jaloux ne reçoit au-
cun mélange d'autre affection , voulant que tout soit
pour le bien-aimé. Rien n'est si doux que le colom-
beau, mais rien si impétueux que lui envers sa colora-
belle, quand il a quelque jalousie. Si jamais vous y
avez pris garde, vous aurez vu. Théolime, que ce
débonnaire animal, revenant de l'essor, et trouvant
sa partie avec ses compagnons, il ne se peut empêcher
de ressentir un peu de défiance qui le rende âpre et
bîgearre: de sorte que d'abord il la vient environner,
grommelant, trépignant et la frappant k traits d'ailes,
quoiqu'il sache bien qu'elle est fidelle,et qu'il la vo^^e
toîite blanche d'innocence.
Un jour sainte Catherine de Sienne étoit-"en un
ravissement qui ne lui ôtoit pas l'usage des sens, et
tandis que Dieu lui faisoit voir des merveilles , un
sien frère passa près d'elle, qui faisant du bruit, la
divertit, ensorte qu'elle se retourna pour le regarder
un seul petit moment. Celte petite distraction, sur-
200 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
venue k l'inipreVii, ne fut pas un pèche' ni une infidé-
lité, ains une seule ombre de péché et une seule im^ge
d'infidclité. Et néanmoins la très-sainte mère de l'é-
poux céleste l'en tança si fort, et le glorieux saint
Paul lui en fit une si grande confusion, qu'elle pensa
fondre en larmes. Et David rétabli en grâce par un
parfait amour, comme fut-il traité pour le seul, péché
véniel qu'il commit, faisant faire le dénombrement
de son peuple ?
Mais, Théolime, qui veut voir cette jalousie déli-
catement et excellemment exprimée, il faut qu'on lise
les enseignemens que la séraphique sainte Catherine
de Gènes a faits pour déclarer les propriétés du pur
amour, entre lesquelles elle inculque et presse fort
celle-ci. Que l'amour parfait, c'est-a-dirc, l'amour
étant parvenu jusqu'au zèle, ne peut souffrir Pentre-
niise ou interposition, ni le mélange d'aucune autre
chose, non pas même des dons de Dieu, voire
jusqu'à cette rigueur, qu'il ne permet pas qu'on af-
fectionne le paratîîs, sinon pour y aimer plus parfaite-
ment la bonté de celui qui îe donne; de sorte que
les la?iipe\ de ce pur amour n'ont point d'huile, de
lumignon, ni de fuuiée, elles sont \o\\\ç%feu etjlamnie
que rien du monde ne peut éteindre : et ceux qui
ont ces lampes ardentes en leurs mains ^ ont la
très- sainte crainte des chastes épouses, non pas celle
des femmes adultères. Crlles-la craignent, et celles-cî
aussi , 'm.iis différemment , dit saint Augustin. La
chaste épouse craint l'absence de son époux , l'adul-
tère craint la présence du sien : celle Ih craint qu'il
s'en aille, et celle ci craint qu'il demeure : celle la est
si fort amoureuse qu'elle en est jalouse, et Ile-ci n'est
point jalouse, parce qu'elle n'est pas amoureuse :
LIVRE X, CHÀP. XIII. 23 1
celle-ci crnint d'être châtiée , et celle-là craint de
n'c;re pas aime'e. Ains en ve'rité elle ne craint pas, a
proprement parler, de n'être pas aime'e, comme font
les autres jalouses qui s'airaent elles-mêmes et veulent
être aimées, mais elle craint de n'aimer pas assez celui
qu'elle voit être tant aimable, qne nul ne le peut assez
dignement aimer selon la graadenr de Tamoiir qu'il
mrri:e, ainri que j'ai dit naguère. C'est pourquoi elle
n\st pas jalouse (l'une jalousie inte'ressée, mais d'une
jalousie pure qui ne procède d'aucune convoitise, ains
d'une noble et simple amitié; jalousie laquelle par
api es s'éiend jusqu'au prochain duquel elle procède.
Car puisque nous aimons le prochciin pour Dieu comme
nous mêmes, nous sommes aussi jaloux de lui pour
Dieu, comme nous le sommes de nous-mêmes; de
sorte que nous voudrions bien mouiir pour l'empêcher
de périr.
Or, comme le zèle est une ardeur enflammée, ou
une inflammation ardente de l'amour, il a aussi be-
soin d'être sagement et prudemment pratique'. Autre-
ment, sous prétexte d'icelui, on violeroit les termes
de la modestie ou discrétion, et seroît aisé de passer
du zèle a lacolère, et d'une juste affection a une ini-
que passion. C'est pourquoi n'étant pas ici le lieu de
m.rquer les conditions du zèle, mou Théotime, je
\ous avertis que pour l'exécution d'icelui vous ayez
toujours recours a celui que Dieu vous a donné pour
votre conduite en la vie dévote.
'î
232 TRAITÉ DE L'AUOLK DE DIEU.
CHAPITRE XIV.
Du zèle ou jalousie que nous avons pour notre Seigneur.
Un chevalier désira qu'un peintre fameux lui fît un
cheval courant ; et le peintre le lui ayant pre'senté sur
le dos , et comme se vautrant, le chevalier commençoit
a se courroucer, quand le peiiHre retournant l'image
sens dessus dessous : Ne vous fâchez pas, monsieur,
dit-il; pour changer la posture d'un cheval courant en
celle d'un cheval se vautrant, il ne faut que renverser
le tableau. Théotime, qui veut bien voir quel zèle ou
quelle jalousie nous devons avoir pour Dieu, il ne
fiiut sinon bien exprimer la jalousie que nous avons
pour les choses humaines, et puis la renverser; car
telle devra être celle que Dieu requiert de nous
pour lui.
Imaginez-vous, The'otime, la comparaison qu'il y
a entre ceux qui jouissent de la lumière du soleil , et
ceux qui n'ont que la petite clarté d'une lampe. Ceux-là
ne sont point envieux ni jaloux lesunsdesfintres:car ils
savent bien que cette lumière-la est très-sufhsante pour
tous, que la jouissance de l'un n'empêche point la
jouissance de l'autre, et que chacun ne la possède
pas moins, encore que tous la possèdent générale-
ment , que si un chacun lui seul la possédoit en parti-
cirlier. Mais quant h la clarté d'une lampe, parce
qu'elle est petite, courte et insuffisante pour plusieurs,
chacun la veut avoir en sa chambre; et qui l'a, est
envi é des autres. Le bien des choses mondaines est si
chétif et vil, que quand l'un en jouit, il faut que
LIVRE X, CHAP. XIV. 1^3 5
l'autre eu soit privé; et l'amilie humaine est si courte
€t infirme, qu'a uiesure qu'elle se communique aux
nns, elle s'uffoiblit d'autant pour les autres; c'est
pourquoi nous sommes jaloirx et fàche's, quand nous
y avons des co-rivaux et compagnons. Le cœur de
Dieu est si abondant en amour, son bien est si fort
infini, que tous le peuvent posséder, sans qu'un cha-
cun pour cela le possède moins; cette infinité ne pou-
vant être épuisée , quoiqu'elle remplisse tous les es-
prits de l'univers : car après que tout en est comblé,
son infinité lui demeure toujours toute entière^ sans
diminution quelconque. Le soleil ne regarde pas
moins une rose avec mille millions d'autres fleurs , que
s'il ne,regardoit qu'elle seule. Et Dieu ne répand pas
moins son amour sur une âme, encore qu'il en aime
une infinité d'autres, que s'il n'aimoit que celle-là seule,
la force de sa dilection ne diminuant point pour la
multitude des raj'ons qu'elle répand, ains demeurant
toujours toute pleine de son immensité.
Mais en quoi donc consiste le zèle ou- la jalousie
que nous devons avoir pour la divine bonté? Théo-
time, son office est premièrement de haïr, fuir, empê-
cher, détester, rejeter, combattre et abattre, si l'on
peut, tout ce qui est contraire a Dieu, c'est- a-dire,
h sa volonté, a sa gloire, eî a la sanctification de son
nom. J'ai haï Viniqidiè^ dil David, et Vai ahoini-
née. Ceux que vous haïssez^ 6 Seigneur, ne les
haïssois-je pas ? et ne séchoisje pas de regret sur
vos ennemis? Mon zèle ni'afail pâmer ^ parceque
mes ennemis ont oublié vos paroles. Au matin je
tu GIS tous les pécheurs de la terre j afin de ruiner
et exteiminer tous les ouvriers d'iniquité {Fs.
ioo, 8.) Voyez ; je vous prie, Théotime , ce
2U TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
grand roi, de quel zèle il est anime', et corome il em-
ploie les passions de son âme au service de la sainte
jalousie. Il ne hait pas simplement l'iniquité , mais
Vahomine , il sèche de détresse en la voyant, il tombe
en défaillance et déiinemcnt du coeur, iUaperse'cute,
il la renverse et Vextermine. Ainsi Phinee outré d'im
saint zèle, transperça saintement d'un coup de glaive
cet effronté Israélite et cette vilaine Madiani(e qu'il
trouva en l'infâme trafic de leur passion. Ainsi le zèle
qui dévoroit le cœurde notre Sauveur, fit qu'il éloigna,
et quant et quant vengea Tinévérence et profana-
tion que ces vendeurs et acheteurs faisoient dans le
Temple.
Le zèle en second lieu nous rend ardemm^t ja-
loux pour la pureté des âmes qui sont épouses de Jé-
sus-Christ; selon le dire du saint apôtre aux Corin-
thiens, Je suis jaloux de vous-^ de la jalousie de
Dieu ; car je vous ai promis à un honim.e , afin de
vous représenter comm,e une vierge chaste â Jésus-
Christ (2. Cor, 3. 1.) Eliczer eût été extrêmement
piqué de jalousie , s'il eût vu la chaste et belle Rébecca
qu'il conJuisoit pour être épousée au fils de son Sei-
gneur, en quelque péril ; et sans doute il eût pu dire a
celte sainte damoiselle; Je suis jaloux de vous, de
la jalousie que j'ai pour mon maître; car je vous ai
fiancée à un homme pour vous présenter comme
une vierge chaste au fils de mon seigneur Abraham.
Ainsi veut dire le glorieux saint Paul a ses Corinthiens :
j'ai été envoyé de Dieu a vos yeux pour traiter le ma-
riage d'ime éternelle union entre son Fils notre Sau-
veur et vous;/e vous ai promish \yn pour vous re-
présenter, ainsi qu'une vierge chaste, ^ ce divin
cpoux) cl voilb pourquoi y^ suis jaloux, non de ma
LIVRE X, CHAP. XIV. 255
jalousie, mais de la jalousie de Dieu, au nom du-
quel j'ai traité avec vous. Celte jalousie , Theotime ,
faisoit mourir et pâmer tous les jours ce saint apÔtre.
Je meurs ^ dit-il, tous les jours pour voire gloire.
Qui est injinne , que je ne sois aussi infirme? Qui
est scamlalisé, que je ne brûle? (2. ad Cor. 1 1. 29.)
Voyez, dibent les anciens, voyez quel amour, quel
soin et quelle jahousie une mèie poule a pour ses
poussins. (Car notre Seigneur n'a pas estimé celte
comparaison indigne de son évangile.) La poule est
une poule, c'est-k-dire, un animal sans courage ni
gtMiérusité quelconque, tandis qu'elle n'est pas mère;
mais quand elle l'est devenue, elle a un cœur de lion,
toujours la têie levée, toujours les yeux hagards, tou-
jours elle va roulant sa vue de toutes parts pour peu
qu'il y.ait apparence de péril pour ses petits; il n'y a
ennemi aux yeux duquel elle ne se jetie pour la dé-
fense de sa chère couvée, pour laquelle elle a souci
continuel qui la fait toujours aller glossant et plai-
gnant. Que si quelqu'un des poussins périt , quels re-
grets! quelle colère ! c'est la jalousie des pères etmères -
pour leurs eufan^, des pasfeurs pour leurs ouailles,
des fières pour leurs frères. Quel ^èle des enfans de
Jacob, quand ils surent que Dina avoit été déshono-
rée ! Quel zèle de Job , sur l'appréhension et crainte
qu'il avoit que ses enfans n'offensassent Dieu! Quel
zèle de saint Paul pour si's frères selon la chair ^ et
pour ses enfans selon Dieu , pour lesquels il avoit dé-
siré d'être exterminé comme criminel d^anathéme
et d'excommunication! Quel zèle de Moïse envers
son peuple, pour lequel il veut bien en certaine façon
être rayé du lii^re de v ie !
3."* En la jalousie humaioe nous craignons que la
û'5Q TRAITE DE L'AMOUR DE Î)IEU.
chose aimée ne soit possédée par qne^qii'aiitre; mais le
zèle que nous avon's envers Dieu, fait qu'au con-
traire nous redoutons sur toutes choses que nous ne
soyons pas assez entièrement possédés par icelui. La
jalousie humaine nous fait appréhender de n'être pas
assez aimés j la jalousie chrétienne nous met en peine de
n'aimer pas assez. C'est pourquoi la sainte Sulamite
s'écrioit : O le hien-aimé de mon âme ^ m^ontrez^
moi où vous reposez au midi, afin que je ne nié-
gare^X. que n'aille àja suite des troupeaux de vos
compagnons. Elle craint de n'être pas toute a son
sacré berger, et d'être tant soit peu amusée après
ceux qui se veulent rendre ses rivaux : car elle ne
veut qu'fn ffiçon du monde les plaisirs, les honneurs ^
et les biens extérieure puissent occuper un seul brin
de son amour qu'elle a tout dédié a son chec Sau-
veur.
CHAPITRE XV.
Avis pour la conduite du saii^ zèle.
JJ';VUTANT que lezclc est une ardeur ef véhémence
d'amour, il a btsoin d'ciic sagement conduit; autre-
ment il violeroit les terme s de la modestie et de la
discrétion. Non pas certes que le divin amour, pour
véhément qu'il soit, puisse être excessif en soi-
n)ême, ni ès-mouvemens ou inclinations qu!il donne
aux esprits, mais parce qu'il emploie a l'exécution
de ses projets Tentcndement, lui ordonnant de cher-
cher les moyens de les faire réussir; et la hardiesse
ou colère , poiu' surmonter les difficultés qu'il re:i-
LIVRE X, CHAP. XV. iZ'j
contre; il advient très- souvent que l'enlendement
propose et fait prendre dos voies trc^ âpres et vio-
lentes, et que la colère ou audace étant une fois
émue, et ne se pouvant contenir dans les limites de la
raison, emporte le cœur dans le désordre, en sorte
que le zèle est par ce moyen exercé indiscrètement
et dérèglement : ce qui le rend mauvais et blâ-
mable. David envoya Joab avec son armée contre
son déloyal et rebelle enfant Absalon , lequel il dé-
fendit sur toutes choses qu'on ne touchât point,
ordonnant qu'en toutes occurrences on eût soin de
le sauver. Mais Joab étant en besogne, échauôé a
la poursuite de la victoire, tua lui-mcme de sa maia
le pauvre Absalon, s^îus avoir égard a tout ce que
le roi lui avoit dit. Le zèle de même emploie la
colère contre le mal , et lui ordonne toujours très-
expressément qu'en détruisant Tiniquité et le^ péché,
elle sauve, s'il se peut, It; pécheur et Finique. Mais
elle étant une fois en fougue comme un cheval fort
en bouche et bizarre, elle se dérobe, emporte son
homme hors de la lice, et ne pare jamais qu'au dé-
faut d'haleine. Ce bon père de famille que notre Sei-
gneur décrit en l'Evangile, connut bien que les ser-
viteurs ardens et violens sont coutumiers d'outre-,
passer Tinlention de leur maître : car les si^ns s'of-
trant h lui pour aller sarcler son champ, afin d'eu
arracher l'ivraie : Ao7z, Içur dit-il, je ne le veux
pas, de peur que dapeniure a^ec l'ivraie vous ne
tiriez au ssile froment. Certes, Théotime, la colère
est un serviteur qui étant puissant , courageux et grand
entrepreneur, fait aussi d'abord beaucoup de besor
gîie : mais il est si ardent, si remuant, si inconsidéré
et impétueux, qu'il ne fait aucun bien que pour l'or-
258 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
dinaire il ne fasse quant et quant plusieurs maux".
Oi'j ce n'est pts bon ménage, disent nos gens des
champs, de tenir des paons en la maison : car encore
qu'ils chassent aux araigne'es et en défont le logis , ils
gâtent toutefois tant les couverts et les toits, que
leur utilité n'est pas comparable au grand dégât
qu'ils font. La colère est un secours donné de la na-
ture a la raison, et employé par la grâce au service
du zèle pour l'exécution de ses desseins; mais secours
dangereux et peu désirable : car si elle vient forte,
elle se rend maîtresse, renversant l'autorité de la
raison , et les lois amoureuses du zèle. Que si elle
vient foible, elle ne fait rien que le seul zèle ne fît
lui seul sans elle; et toujours elle tient eu une juste
crainte;, que se renforçant elle ne s'empare du cœur
et du zèle , les soumettant a sa tyrannie , tout ainsi
qu'un feu artificiel, qui en un moment embrase un
e'difice, et ne sait -on comme l'éteindre. C'est un
acte de désespoir de mettre dans une place un se-
cours étranger qui se peut rendre le plus fort.
L'amour - propre nous trompe souvent, et nous
donne le change , exerçant ses propres passions sous
le nom du zèle. Le zèle s'est jadis servi aucune fois
de la colère : et maintenant la colère se sert en contre-
change du nom de zèle, pour, sous icelui, tenir a
couvert son ignominieux dérèglement. Or, je dis
qu'elle se sert du nom dejièle, parce qu'elle ne sau-
roil se servir du zèlg en lui-même, d'autant que c'est
le propre de toutes les vertus, mais surtout de la
charité, de laquelle le zèle est une dépendance,
d*êlre si bonne que nul n'en peut abuser.
Un pécheur fameux vint un jour se jeter, aux
pieds d'im bon et digne prêtre , protestant avec beau-
LIVRE X, CHAP. XV. 2^9
coup de soumission qu'il venoit pour trouver le re-
mède a ses maux jc'est-a-dire, pour recevoir la sainte
absolution de ses fautes. Un certain moine nommé
Demopliile, estimant a son avis que ce pauvre péni-
tent s'approchât trop du saint autel, entra en une
colère si violente , que se ruant sur lui a grands coups
de pieds, il le poussa et chassa hors de-la 5 injuriant
oulrngeusement le bon prêtre, qui, selon son devoir,
a voit doucement recueilli ce pauvre repentant; puis
courant a l'autel, il en ôta les choses très-saintes qui
y étoient et les emporta , de peur, comme il vouloit
faire accroire , que par l'approcheraent du pécheur,
le lieu n'eût été profané. Or, ayant fait ce bel exploit
de zèle, il ne s'arrêta pas la, mais en fît grande fête
au grand saint Denis Aréopagite par une lettre qu'il
lui en écrivit , de laquelle il reçut une excellente ré-
ponse digne de l'esprit apostolique dont ce grand dis-
ciple de saint Paul étoit animé. Car il lui fit voir
clairement que son zèle avoit été indiscret, impru-
dent et impudent tout ensemble, d'autant qu'encore
que le zèle de l'honneur dix aux choses saintes soit
bon et louable, si est-ce qu'il avoit été pratiqué contre
toute raison , sans considération ni jugement quelcon-
que, puisqu'il avoit employé les coups de pieds, les
outrages, injures et reproches en un lieu , en une
occasion , et contre des personnes qu'il devoit honorer
aimer et respecter ; si que le zèle ne pou voit être bon,
étant exercé avec un si grand désordre. Mais en cette
même réponse ce grand saint récite un autre exem-
ple admirable d'un grand zèle procédé d'une âme fort
bonne , gâtée néanmoins et viciée par l'excès de la
colère qu'elle avoit excitée.
Un payen avoit séduit et fait retournera l'idolâtrie
2io TRAITE DE- L'AMOUR DE DIEU.
un chrétien Candiot, nouvellement converti a la foi.
Caipiis, homme ëminerit en pureté et sainteté de vie,
et lequel, il y a grande apparence, avoit été évêque
de Candie, en conçut un si grand courroux, qu'onc
il n'en avoit souffert de tel , et se laissa porter si avant
en cette passion, que s'étant levé a minuit pour prier
selon sa coutume, il concluoit a part soi qu'il n'étoit
pas raisonnable que les hommes impies vécussent da-
vantage, priant par grande indignation la divine jus-
tice de faire mourir d'un coup de foudre ces deux
pécheurs ensemble, le payen séducteur, et .le chrétien
séduit. Mais oyez, Théotime, ce que Dieu fit pour
corriger Tâprcté de la passion dont le pauvre Carpus
étoit outré. Premièrement, il lui fit voir comme a un
autre saint Etienne le ciel tout ouvert, et Jésus-Christ
notre Seigneur assis sur un grand trône, environné
d'une multitude d'anges qui lui assistoient en forme
humaine; puis il vit en bas la terre ouverte comme un
horrible et vaste goulTre, et les deux dévoyez auxquels
il avoit souhaité tant de mal, sur le bord de ce préci-
pice, tremblans et presijue pâmés d'efi'roi , a cause
qu'ils étoient prêts a tomber dedans, attirés d'un côté
par une multitude de serpens, qui sortant de l'abîme,
s'entortilloient b leurs jambes, et avec les queues les
chatouilloientetprovoquoicntk la chute 5 et de l'autre^
côté certainshommes lespoussoient et frappoient pour
les faire tomber, .si qu'ils sembloient être sur le point
d'être abîmés dans ce précipice. Or, considérez, je,
vous prie, mon Théolime, la violence de la passion
de Carpus. Car, comme il racontoit par apros lui-
même a saint Denis , il ne tonoil compte de contem-
pler noîie Seigneur cf les anges qui se montroienl au
ciel/ tant il picnoil plaisir de voir en bas la détresse
LIVRE X, CHAP. XV. 24 l
effrovaMe de ces deux misérables che'tifs, se fâchant
seulement de ce qu'ils tardoienttant a périr, et partant
s'essayoit de les pre'cipiler lui-même ;ce que ne pou-
vant sitôt faire il s'en de'pitoit et les maudissoit , jus-
qu'à ce qu'enfin levant les yeux au ciel , il vit le
doux et très -pitoyable Sauveur , qui, par une extrême
pitié' et compassion de ce qui sepassoit, se leva de
sontiône, et descendant jusqu'au lieu oii éloient ces
deux pauvres misérables, leur tendoit sa main secou-
rable, a même temps que les anges aussi qui d'uu
coté, qui d'autre, les retenoient pour les empê< ber de
tomber dans cet épouvantable gouffre : et pour con-
clusion, Tamiable et débonnaire Jésus s'adressant aii
courroucé Carpus: Tiens, Carpus, dit-il, frappe désor-
mais sur moij car je suis prêt de pâtir encore une fois
pour sauver les hommes , et cela me seroit agréable
s'il se pouvoit faire saus le péché des autres hommes.
Mais au surplus, avise ce qui te seroit meilleur, ou
d'être en ce gouffre avec les serpens, ou de demeurer
avec les anges qui sont si grands amis des hommes.
Théotime, le saiut homme Carpus avoit raison d'en-
trer en zèle pour ces deux hommes; et son zèle avoit
jusiemenl exciié la colère contre eux ; mais la colère
étant émi;e avoit laissé la raison et le zè'e en derrière,
outrepassant tontes les borues et limites du saint amour,
et par conséquent du zèle qui en est la ferveur. Elle
avoit conveiti la haine di péché en haine du pécheur,
et la très douce charité en une fcuieuse cruauté.
Ainsi y a t-il des personnes q;;i ue pCiiSent pas
qu'on puisse avoir beaucoup de zèle, si on n'a beau -
co".p de colère 5 n'estimant pas de pouvoir rien ac-
commoder s'ils ne gâtent tout , bien qu^au contraire
ie vra- zèle ne se serve presque jamais de la colère :
IL 11
242 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
car comme on n'applique pas le fer el le feu au5
malades que lorsqu'on ne peut faire autrement, aussi
le saint zèle n'emploie la colère qu es- extrêmes
ne'cessités.
CHAPITRE XVI.
Que l'exrrapîe de plusieurs saints, qui semblent aroir exercé
Jeur 7èle avec colère, ne fait rie a contre l'avis du chapitre
prcccdent.
Il est vrai certes, mon ami The'otime , que Moïse,
Phicée, Elie , Malhathias, et plusieurs grands ser-
viteurs de Dieu se servirent de la colère pour exercer
leur zèle on beaucoup d'occasions signalées; maisnotez,
je vous prie, que c'étoit aussi des grands personnages,
qui savoient bien manier leurs passions, et ranger
leur colère , pareils a ce brave capitaine de l'évangile,
qui disoità ses soldats , Allez , et ils alloient-, Ve-
nez, et ils venoient, [Malth, 8. 9,) Mais nous
autres qiû sommes presque tous des certaines petites
gens, nous n'avons pas tant de pouvoir sur nos mou-
vemens; noire cheval n'est pas si bien dressé , que
nous le puissions pousser el faire parer b notre guise.
Les chiens sages et bien appris tirent pays, ou re-
tournent sur eux-mêmes, selon que le piqueur leur
parle; mais les jeunes chiens apprentifs s'égarent et
sont dt'sobéissans. Les grands saints qui ont rendu
sigos leun> passions a fon^c de les mortiher par l'exer-
cice des vertus, peuvent aussi tourner leur colère h
toute main, la lancer et la tirer, ainsi que bon leur
>eaiblc. Mais nous autrçs qui avons des passions in-
LIVRP: X, CIIAP. XYI. ^in-
domptées, toutes jeunes, ou du moins mal apprises;
lions ne pouvons làciiei notre ire qu^avei: péril d<e
beaucoup de désordre ; parce qu'e'tant une tois en
•:ampague, on ne la peut plus retenir ni ranger, comme
ii seroit requis.
Saint Denis parlant h ce Demophile, qui vouloit
donner le nom de zèle a sa rage et furie : Celui, dit-
il, qui veut corriger les autres , doit premièrement
avoir soin d'empêcher que la colère ne déboute la
laîsonde Fempire et domination que Dieu lui a donné
enl'àme, et qu'elle n'excite une révolte, sédition et
confusion dans nous-mêmes. De façon que nous n'ap-
prouvons pas vos impétuosités poussées d'un zèle in-
discret , quand mille fois vous répéteriez Phinée et
Elie : car telles paroles ne plurent pas a Jésus Christ,
quand elles lui furent dites par ses disciples qui n'a-
voienl pas encore participé de ce doux et bénin espiit.
Phinée, Théotime, voyant un certain malheureux
Israélite olfenser Dieu avec une Moabite, il les tua
tous deux, Elie avoit prédit la mort d'Ochosias; le-
quel'iiidigné de cette prédiction envoya deux capi-
taines l'un après l'autre, avec chacun cinquante sol-
dats, pour le prendre; et l'homme de Dieu fit des-
cendre le feu du ciel qui les dévora. Or un'jour que
notre Seigneur passoit en Samarîe, il envoj^a en une
ville pour y faire prendre son logis ; mais les hé bltans
sachant que notre Seigneur étoit juif de nation, et
qji'il alloit en Jérusalem , ne le voulurent pas loger.
Ce que voyant saint Jean et saint Jacques^ ils di-
rent d notre Seigneur, Voulez-vous que nous com"
mandions au feu quildescen le et qu'il les brûle?
et notre Seigneur se retournant devers eux, le^
tança j disant : T^oas ne savez de quel esprit pou f;
544 TRAITÉ DE U AMOUR DE DIEU. |
êtes. Le fils de Vliomme n est pas venu pour perdre
lésâmes, mais pour les saui>er. [Luc 9. 54. et
seq. ) C'est cela donc , Théotime , que veut dire
saint Denis *à Demophile, qui alle'guoit l'exemple de
Pbine'e et d'Elie : car saint Jean et saint Jacques qui
vouloienl imiter Elie a faire descendre le feu du ciel
sur les hommes, furent repris par notre Seigneur , qui
leur fit entendre que son esprit et son zèle étoit doux,
débonnaire et gracieux ; qu'il n'employoit l'indigna-
tion ou le courroux que très-rarement, lorsqu'il n'y
^voit plus espe'rance de pouvoir profiter autrement.
Saint Thomas d'Aquin , ce grand astre de la the'o-
logie, étant malade de la maladie de laquelle il mourut
au monastère de Fosse-Neuve, ordre de Cîleaux; les
religieux le prièrent de leur faire une briève exposition
du sacré cantique des cantiques, a l'imitation de saint
Bernard. Et il leur répondit : mes chers pères , donnez-
moi l'esprit de saint Bernard , et j'interpréterai ce di-
vin cantique comme saint Bernard. De même certes,
si on nous dit k nous autres petits chrétiens , miséra-
bles imparfaits et chétifs: Servez -vous de l'ire et de
l'indignation a votre zèle, comme Pliinée, Elie, Ma-
tatliias, saint Pierre et saint Paul; nous devons ré-
pondre : Donnez -nous l'esprit de la perfection et du
pur zèle avec la lumière intérieure de ces grands saints,.
et nous nous animerons de colère comme eux. Ce
n'est pas le fait de tout le monde de savoir se cour-
roucer quand il faut et comme il faut.
Ces grands saints ctoient inspirés de Dieu immé-
diatement, et partant pouvoicnt bien employer leur
colère sans péril; car le même esprit qui les animoit h
CCS exploits, tenoit aussi les rênes de leur juste cour-
roux , afin qu'il n'outrepassât les limites qu'il leui
LIVRE X, CHAP. XVÏ. 245
avoit profigees. Une ire qui est inspire'e oiv excitée*
par le Saint-Esprit, n'est plus l'ire de Thomme, et
c'est Vire de l'homme qu'il faut fuir, puisque, comme
dit le £;loneux saint Jacqnes , jelle n opère point lu
justice de Dieu. Et d'effet, quand ces grands servi-
teurs de Dieu employoient la colère, c'étoit pour de,^
occurences si solennelles et des crimes si excessifs,
qu'il n'y avoit nul danger d'excéder la coiilpe par h
peine.
Parce qu'une fois le grand saint Paul appelle lep
Galates i?isensés , représente aux Candiots leurs
mauvaises inclinations, et résiste en face au glorieiit
saint Pierre, son supérieur, faut-il prendre la licence
d'injurier les pécheurs, blâmer les nations, contrôltr
et censurer nos conducteurs et prélats? Certes, chacun
n'est pas saint Paul pour savoir faire les choses a pro-
pos. Mais les esprits aigres, chagrins, présomptueux
et médisans, servant a leurs inclinations, humeurs,
aversions et outrecuidances, veulent couvrir leur in-
justice du manteau du zèle, et chacun, sous le nom
de ce feu sacré, se laisse brûlera ses propres passions.
Le zèle du salut, des âmes fait désirer la prélature, a
ce que dit cet ambitieux 5 fait courir ça et la le moine
destiné au chœur, a ce que dit cet esprit inquiet; fait
faire des rudes censures et murmurations contre les
)rélats de l'église et contre les princes temporels, a ce
que dit cet arrogant. Il ne se parle que de zèle , et
on ne voit point de zèle, ains seulement des médi-
sances, des colères, des haines, des envies et des in-
<p.iiétudes d'esprit et de langue.
On peut pratiquer le zèle eu trois façons. Pre-
mièrement, en faisant des grandes actions de justice
pour repousser le mal , et cela n'appartient qu'k
2l6 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
. ceux qui f nt les offices puLlics de corriger , cennt-
fer et repiendre en qualité de supérieurs, comme les
princes, nmgislrats, prélats, prédicateurs; mais parce
que cet office est respectable ^ chacun l'entreprend ,
chacun s'en veut mêler. Secondement, on use du zèle
en faisant des actions de grande vertu , pour donner
bon exemple, suggérant les remèdes au mal, exhor-
tant à les employer, opérant le bien opposé au mal
qu'on désire exterminer, ce qui appartient a un chacun,
et néanmoins peu de gens le veulent faire. Enfin , ou
exerce le zèle très-excellemment en soutout et pâ-
lissant beaucoup pour empêcher et détourner le mal,
et presque nul ne veut celte sorte de zèle. Le zèle
spécieux est ambitionné, c'est celui auquel chacun
>'eut employer son talent, sans prendre gnrde que ce
n'est pas le zèle que Ion y cheiche, mais la gloire et
l'assou virilement de l'outrecuidance, colère, chagrin
et autres passions.
Certes, le zèle de notre Seigneur parut principale-
ment a mourir sur la croix pour détruire la mort et
3e péché des hommes, en quoi il fut souverainement
imité par cet admirable vaisseau d'élection et de di-
lectirn, ainsi que le représente le grand saint Gré-
goiie Nnzianzène en paroles dorées; car, parlant de
ce saiut apôtre, « Il combat pour tous, dit-il, il ré-
<( pand des prières pour tous, il est passionné de ja-
« lousie envers tous, il est cnflnmmé pour tous; ains
4( même il a osé plus que cela pour ses frères selon la
« chair; en sorte que pour dire aussi moi-même ceci
*( fort hardiment , il désire par charité qu'iceux soyest
« mis en sa place auprès de Jésus-Chri>t. 0 excellence
«de courage et de ferveur d'esprit incroyable! Il
« itijite Jésus-Christ , qui pournous fut JaU maiér
LIVRE X, CUAP. XVI. 24;
(A diction y comprit nos infirmités et porta nos ma,-
« ladies, ou, afin que je parle plus sobrement, lui
« le premier, après le Sauveur, ne reiuse pns de
n soulTrir et d'être réputé impie a leur occasion. »
Ainsi donc, ïhéotime, comme notre Sauveur fut
fouetté, condamné, crucifié CD qualité d'homme "voué,
destiné et dédié a porter et supporter les opprobres ,
ignominies et punitions dues a tous les pécheurs du
monde, et a servir de sacrifice général pour le péché,
ayant été fait comme anathème , sépare et abandonné
de son père éternel; de même aussi , selon la véritable
doctrine de ce grand Nazianzène , le glorieux apôîre
saint Paul désira d'être comblé d'ignominie, crucifié,
séparé, abandonné et sacrifié pour le péché des Juifs,
afin de porter pour eux l'anathème et la peine qu'ils
raéritoient. Et comme notre Sauveur porta de sorte
les péchés du monde, et fut fait tellement anathème ,
sacrifié pour le péché, et délaissé de sou Père, qu'il
ne laissa pas d'être perpétuellement le Fils bien aimé
auquel le Fereprenoit son bon plaisir, aussi le saint
apôtre désira bien d'être anathème et séparé de sou
maître, pour être abandonné d'icelui, et délaissé h là
merci des opprobres et punitions dues aux Juifs;
mais il ne désira pas pourtant jamais d'être privé de
la charité et grâce de son Seigneur, de laquelle rien
aussi ne le pouvoir jamais séparer, c'est-a-dire il dé-
sira d'être traité comme un homme séparé de Dieu;
mais il ne désira pas d'en être par effet séparé j ni privé
de sa grâce j car cela ne peut être saiulemenl désiré.
Ainsi l'épouse céleste confesse que V amour étant /ô/-/:
comme la mort, laquelle sépare rûme du corps, le
zèle, qui est un amour ardent, est encore bien plus
fort-, car il ressemble a l'enfer qui sépare l'âme de
248 TRAITE DE L'AIMOUR DE DIEU.
la vue de notre Seigneur; mais jamais il n'est dit , ni
ne se peut dire, que l'amour ou le zèle soit semblable
aupe'ché, qui seul sépare de la grâce de Dieu. Et
comme se pourroit-il faire que l'ardeur de l'amour
pût faire de'sirer d'être se'paré de la grâce, puisque
l'amoUj; est la grâce même, ou du moins ne peut être
sans la grâce? Or, le zèle du grand' saint Paul fut
pratiqua en quelque sorte, cerne semble, par le petit
saint Paul, je veux dire saint Paulin, qui, pour oter
im esclave de son esclavage , se rendit esclave lui-
même, sacrifiant sa liberté pour la rendre a son pro-
chain.
O que bienheureux est, dit saint Ambroise, celui
qui sait la discipline du zèle! Très -facilement, dit
saint Bernard, le diable se jouera de ton zèle, si tu
négliges la science. Que donc ton zèle soit enflammé
de chai'ité, embelli de science, nffermi de constance.
Le vrai zèle est enfant de la charité , car c'en est
l'ardeur; c'est pourquoi, comme elle, il t^i patient ^
henin , sans trouble, sans contention, sans haine,
seins envie, se réjouissant de la vérité, (i. Cor, i5.
4. 6.) L'ardeur du vrai zèle est- pareille h celle du
-chasseur qui est dih'gent, soigneux, actif, laborieux
et très- affectionné au pourchas, mais sans colère,
sans ire, sans trouble; car si le travail des chasseurs
^toit colère^ ircux , chagrin, il ne seroil pas si aimé
ni affectionné. El de même le vrai zèle a des ardeurs
extrêmes, mais constantes, fermes, douces, labo-
rieuses, également aimables et infatigables. Tout au
contraire le faux zèle est turbulent, brouillon, inso-
lent, fier, colère, passager, également impétueux et
ÎDCODSlaDt.
I
LH^RE X, CHAP. XVII. 249
CHAPITRE XYII.
Comme noire Seigneur pratiqua tons les plus excellcns actes
de l'amour.
Ayant si longueraent parlé des actes sacre's fia
divin amour, afin que plus aise'ment et saintement
vous en conserviez la mémoire _, je vous en pre'sente
im recueil et abrégé. La chai^ité de Jésus-Clirisi
nous presse, dit le grand apôtre. Oui certes, Théo-
timc, elle nous force et violente par son infinie dou-
ceur, pratiquée en tout l'ouvrage de notre rédemption,
auquel s^est appome la hé?iignité et amour de
Dieu envers les hommes j car qu'est-ce que ce divin
amant ne fit pas en matière d'amour?
1° 11 nous aima demoiir de complaisance, car ses
délices furent d'être avec les enfans des hommes^
et d'attirer Tbomme a soi , se rendant homme lui-
même j 2° il nous aima d'amour de bienveillance, je-
tant sa propre divinité en Thomme; en sorte que
l'bomme fut Dieu 5 3° il s'unit a nous par une con-
' jonction incompréhensible, en laquelle À adhéra et se
; serra a notre nature si fortement , indissolublement et
infiniment, que jamais rien ne fut si étroitement joint
et pressé a Thumanité , qu'est maintenant la très-
■ sainte divinité en la personne du Fils de Dieu; 4° il
s'écoula tout en nous , et, par manière de dire, fondit sa
I grandeur pour la réduire a la forme et figure de notre
: petitesse dont il est appelé source d'eau vive, rosée et
^ plaie du ciel ; 5° ila éîé en extase, non seulen-eî.t eo ce
q^'.e, comme dit &aint Denis, a cause de Feycès de
li *
I
35o TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
•
de son amoureuse bonté, il devient en certaine façon
Lors de soi-même, étendant sa providence sur toutes
choses, et se trouvant eu toutes cboses j mais aussi en
ce que, comme dit saint Paul, il s'est en quelque sorte
quitté soi-même, il s'est vidé de soi-même, il s'est
épuisé de sa grandeur, de sa gloire, il s'est démis du
trône de son incompréhensible majesté, et, s'il faut
ainsi parler, il s^ est anéanti soi-même pour venir a
notre humanité, nous remplir de sa divinité, nous
combler de sa bonté, nous élever a sa dignité, et
nous donner le divin être d'enfans de Dieu. Et celui
duquel si souvent il est écrit : Je ^is moi-même , dit
Je Seigneur j il a pu dire par après , selon le langage de
son apôtre '.Je vis moi-même ^non plus m,ui-mê me,
mais l'homme vit en moi. Ma vie cest l'homme, et
mourir potn^ l'homme cest mon profil. Ma vie est
cachée avec rhonime en Dieu. Celui qui habiioit en
soi même, habite maintenant en'nous,et celui quiétoit
vivant ès-siècles dans le sein de son Pèie éterm 1, fut par
après mortel dans le giron de sa mère temporelle;
celui qui vivoit éternellement de sa vje divine, vécut
temporellement de la vie humaine, et celui qui jamais
éternellement n'avoit été que Dieu , sera éternelle-
ment b inmais" encore homme, tant l'amourde l'homme
a ravi Dieu et l'a tiré k l'extase; 6° il admira souvent
par dilection comme il fit le cenfenier et la cananée ;
7° il contempla le jeune homme qui a voit jusqu'h
l'heure £;ardé les coinmaudemens , et désiroit d'être
acheminé a la perfection; 8' il prit une amoTUCF:se
quiétude en U'mis, et même avec quelque suspension
de sens, emmi le sein de sjI mère et eu son enfnncc ;
9** il a eu des tendretés admirables envers les petits
enfans qu'il preooil entre ses bras el dorlôtoit amou-
f
LIVRE X, CHAP. XVII. 301
reiisement, envors Marthe et Madeleine, envers le
Lazare qu'il pleura, comme sur la cité de Hiërusalem ;
10° Il fui animé d'un zèle nompareil, qui, comme dit
saint Denis, se convertit en jalousie, détournant, en
tant qu'il fut en lui, tout mal de sa bien-aimce na-
dture humaine , au péi il , ains au prix de sa propre
vie, chassan-t le diable, prince de ce monde, qui
sembloit être son rival et compagnon; 11" il eut
mille et mille langueurs amoureuses, car d'où poii-
voient procéder ces divines paroles : Je dois être
haptUé de baptême , et coinirie suis-je angoissé et
pressé jusqu à ce que je V accomplisse 1 ( Luc, 12.
bo.) Il voyoit Theure d'être baptisé en son sang, et
languissoit jusques a ce qu'il le fût : Famour qu'il nous
pOi^toit le pressant, a6n de nous voir délivrés par sa
mort de la mort éternelle. Ainsi fut-iï triste et sua le
sang de détresse au jardin des Olives , non seulement
pour l'extrême douleur que son âme sentoit en la partie
inférieuie de sa raison , mais aussi pour l'extrême
amour qu'il nous portoit en la supérieure portion d'i-
celle : la douleur lui donnant horreur de la mort,
et l'amour lui donnant un extrême désir d'icelle; en
sorte qu'un très-âpre combat et une cruelle agonie
se fit entre le dési»' et l'horreur de la mort, jusques à
grande effusion de sang qui coula comme d'une
source, ruisselant jusques à terre.
12° Enfin, Théotime, ce divin amoureux mourut
entre les flammes et ardeurs de la dilecîiou, a c?)use
de l'infinie charité qu'il avoit envers nous, et par la
foiM:e et vertu de l'amour; c'est-a-dire , il mourut
eu l'amour , par l'amour, poiir l'amour et d'amour.
Car bien que les cruels supplices fussent très
ç52 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
suffisans pour faire moiiiir qui qi.e ce fut, si est-ce
que la mort ne pouvoit jamais entrer dans la vie
de celui qui tient les clefs de la vie et de la ?norlyS\
le divin amour qui manie ces clefs n'eût ouvert les
portes a la mort, afin qu'elle allât saccager ce divin
corps et lui ravir la vie j l'amour ne se contentant pas
de l'avoir rendu mortel pour nous, s'il ne le rendoit
mort. Ce fut par élection , et non par la force du mal ,
qu'il mourut. A^wZ ne môte ma \>ie , dit-il, mais je
lalaisse^i quitte moi-même. [Joan, lo. 18.) J'ai
puissance de la quitter et de la prendre de rechtf
rnoi-même. Il fut offert^ dit Isaïe, parce quil le
le voulut : el partant il n'est pas dit que son esprit
s'en alla, le quitta et se sépara de lui, mais au con-
traire qu'il mit son esprit dehors, l'expira, le rendit
et le remit ès-mains de son Père éternel 5 si que
saint Athanase remarque qu'il baissa la tête pour
mourir, afin de consentir et pencher a la venue de
inort, laquelle autrement n'eût osé s'approcher de
lui ; et criant à pleine voix , il remet son esprit a son
Père, pour montrer que, comme il avoit assez de
force et d'haleine pour ne point mourir, il avoit aussi
tant d'amour, qu'il ne pouvoit plus vivre sans faire
revivre par sa mort ceux qui sans cela ne pou voient
jamais éviter la mort, ni prétendre k la vraie vie.
C'est pourquoi la mort du Sauveur fut un vraisacrifice,
€t sacrifice d'holocauste que lui-même offrit a son
Père pour notre re'demption. Encore que Les peines et
douleurs de sa passion fusssent si grandes el fortes,
que tout autre homme en fut mort, si est-ce que
quant \ lui il n'en fût jamais mort s'il n'eût voulu, et
que le feu de sou infinie eharilé n'eût consumé sa vie-
LIVRE X, CHAP. XVII. 253
Il fut donc le sacrificateur lui-même qui s'offrit a son
Père, et s'immola en amour, a l'amour, parTamourj
pour l'amour, et d'amour.
M;iis, Théotime, gardez bien pourtant de dire que
cette mort amoureuse du Sauveur se soit faite par ma-
nière de ravissement. Car l'objet pour lequel sa cha-
rité le porta a la mort, n'étoit pas tant aimable qu'il
pût ravira soi cette divine âme^ laquelle sortit donc
de son corps par manière d'extase, poussée et lancée
par l'affluence et force de l'amour 5 comme l'on voit
la myrrhe pousser dehors sa première liqueur par sa
seule abondance , sans qu'on la presse ni tire aucune-
ment, selon ce que lui-même disoit, ainsi que nous
avons remarqué : Personne ne môte ni ravit mon
âme y m,ais je la donne volontairement (Joan. 10.
18.) O Dieu! Théotime , quel brasier pour nous en-
flammer a faire les exercices du saint amour pour le
Sauveur tout bon , voyant qu'il les a si amoureuse-
ment pratiqués pour nous qui sommes si mauvais!
Cette charité donc de Jésus-Christ nàuspresse.
FIN DU DIXIÈME LIVRE. 4
254 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
LIVRE ONZIÈME.
De la souveraine autorité que l'amour sacré
tient sur toutes les vertus, actions et per-
fections de râiue.
CHAPITRE PREMIER.
Combien toutes les vertus sont agréables à Dieu.
La vertu est si aimable de sa nature , que Dieu la
favorise partout où il la voit. Les païens, quoiqu'en-
neniis de sa divine majesté, pratiquoient parfois quel-
que vertus humaines et civiles, desquelles la condi-
tion n'e'toit pas au-dessus des forces de l'esprit raison-
nable. Or, vous pouvez penser, Théotime, combien
cela e'toit peu de chose. Certes, encore que ces vertus
eussent beaucoup d'apparence, si est-ce qu'en effet
elles éi'oienl de peu de valeur, a cause de la bassesse
de l'intention de ceux qui les piatiquoient ; qui ne tra-
vailloienr presque que pour l'honneur, ainsi que dit
saint Augustin, ou pour quelqu'autre prétention fort
légère, comme est celle de l'entretien de lasociété'ci-
vile', ou pour quelque petite inclination qu'ils avoient
au bien; laquelle ne rencontrant point de grande con-
trariété, les portoif a des menues actions de vertu,
conuue, par oxen^ple, a s'entre- saluer, \i secourir les,
amis, vivre sobrement , ne point dérober, servir fidè-
lement ks maîtres, p;i\er les ^^^'^cs aux ouvriers. Et
LIVRE X[, CHAP. I. 255
toutefois, quoique cela fut ainsi mince et environné
de plusieurs imperfections, Dieu en savoit ^ré a ces
pauvres gens, et les en récompensoit abondam-
ment.
Les sages -femmes auxquelles Pharaon donna
charge de faire pe'rir tous les mâles des Israélites,
e'toient sans doute Egyptiennes et païennes : cars'ex-
cur^ant de quoi elles n'a voient pas exe'ciué la volonté
du roi: Ijts femmes Héhreuses^ disoient-elles, ne
sont pas comme Egyptiennes^ car elles savent
Vartde recevoir les enfans; et devant que nous
allions à elles ^ elles ont enfanté. Excuse qui n'eût
pas e'té a propos, si ces sages- femmes eussent été Hé-
breusesj et n'est pas croyable que Pharaon eût donné
Tine commission si impiteuse contre les Hébreuses à
des femmes Hébreuses de même nation et religion : et
aussi Joseph témoigne qu'en effet elles étoient Egyp-
tiennes. Or, toutes Egyptiennes et païennes qu'elles
étoient, elles craignirent d'offenser Dieu par une
cruauté si barbare et dénaturée, comme eût été celle
du mass^re de tant de petits enfans. De quoi la di-
vine douceur leur sut si bon gré, qu'elle leur édifia
des maisons^ c'est-a-dire, les rendit plantureuses en
enfans et en biens temitorels.
Nabuchodonosor, roi de Babylone, nvoit combattu
en nue guerre juste conire la ville de Tyr que la jjis-
tice divine voiiloit châtier. Et Dieu dit a Ezécbiel,
qu'en récompense il donneroit V Egypte en proie à
Nahuchodonosor t\. a son diim'e'^ parce ^ dit Dieu,
qu ils ont travaillé pour moi. Donc, ajoute saint
J;TÔme au commentaire, nous apprenons q"e, si les
païens même font quelq le bien, ils ne sont point laissés
sanssaUire par le jugement de Dieu. Ainsi Daniel
256 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
exhorta Nabiichodonosor, ÎLfiJèle, de racheter ses
péchés par aumônes , c'est -a-dire, de se racheter
des peines temporelles dues a ses pécliés, dont il étoit
menacé. Voyez-vous donc, Théolime, combien il est
vrai que Dieu fait état des vertus, encore qu'elles
soient pratiquées par des personnes qui sont d'ailleurs
mauvaises? S'il n'eût agréé la miséricorde des sages-
femmes et la justice de la guerre des Babyloniens, eiit-il
pris le soin , je vous prie, de les salarier? Et si Daniel
n'eût su que l'infidélité de Nabuchodonosor n'erapê-
cheroit pas que Dieu n'agréât ses aumônes, pour-
quoi les lui^ût-il conseillées? Certes l'apôtre nous
assure que les païens qui n ont pas la loi , font na-
turellement ce qui appartient â la loi, El quand ils
le font, qui peut douter qu'ils ne fassent bien, et que
Dieu n'en fasse compte? Les païens connurent que le
mariage étoit bon et nécessaire, ils virent qu'il étoit
convenable d'élever les enfans ès-aris, en l'amour de
la patrie, en la vie civile, et ils le firent. Or, je vous
laisse a penser si Dieu ne trouvoit pas bon cela , puis-
qu'il avoit donné la lumière de la raison etTinslinct
naturel a celte inteniion,
Lh raison naturelle est un bon arbre que Dieu sl
planté en uousj les fruits qui e* proviennent, ne peu-
vent être que bons 5 fruits qui, en comparaison de
ceux qui procèdent de la grâce, sont k la vérité de
très- petit prix, mais non pas pourtant de nul prix ,
puisque Dieu les a prisés, et pour iceux a donné des
récompenses temporelles; ainsi que, selon le grand
saint Augustin, il salaria les vertus morales des llo-
niains, de la grande éleudue et magnifique réputatiou
de leur empire.
Le pécUc rend sans doute Pesprit malade, qui par-
LIVRE XI, CIIAP. I. 25;
tant ne pent pas faire des grandes et fortes opérations,
mais oui bien des petites; car toutes les actions des
malades ne sont pas malades, encore paile-t-on, en-
core voit-on, encore ouït-on , encore boit-on. L'âme
qui est en pcche' peutfaire des biens, qui étant naturels
sont re'conipensé.s de salaires naturels; c'iant civils,
sont paye's de raonnoie civile et humaine , c'est a-direj
par des commodités temporelles. I.e ilecheiir n'est pas
en la condition des diables, desquels la volonté est
tellement détrempée et incorpoiée au mal, qu'elle ne
peut vouloir aucun bien. Non, Tiiéotime, le pécheur
en ce monde n'est pas airjsi; il est la emmi le chemin
entre Jérusalem et Jéricho ^ blessé a mort, mais
non pas encore mort ; car, ditPEvangile, il esllaissé
à maillé vivant : et comme il est a moitié vif, il peut
aussi faire des actions a moitié vives. 11 ne sauroit voi-
rement marcher , ni s« lever , ni crier a l'aide , non pas
même parler, sinon languidement, a cause de son
cœur failli; mais il peut bien ouvrir les yeux, remuer
les doigts, soupirer, dire quelque parole de plainte;
actions foibles, et nonobstant lesquelles il mourroit
misérablement sur son sang, si le miséricordieux Sa-
maritain ne lui eut appliqué son huile et son vin,
et ne l'eût emporté au logis pour le faire panser et
traiter a ses propres dépens.
La naturelle raison est grandement blessée, et
comme à moitié morte par le péché : c'est pourquoi
ainsi mal en point, elle ne peut observer tous les com-
mandemens qu'elle voit bien pourtant être convena-
bles. Elle connoît son devoir, mais elle ne peut le
rendre; et ses yeux ont plus de clarté pour lui mon-
trer le chemin^ que ses jambes de force pour l'entre-
prendre.
258 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
Le pécheur peut voiremeDl bien observer quelques-
uns des commandemens par-ci, par-la, ains il peut
même les observer tous pour quelque peu de temps,
lorsqu'il ue se présente point de sujet relevé auquel il
faille pratiquer les vertus commandées, ou de tenta-
tion pressante de commettre le péché défendu; mais
que le pécheur puisse vivre long-temps en son péché
sans en ajouter des nouveaux, certes cela ne se peut
sans une spéciale protection de Dieu. Car les ennemis
de 1 homme sont ardens, remuans et en perpétuelle
action pour le précipiter; et quand ils voient qu'il
n'arrive point d'occasion de pratiquer les vertus or-
données, ils suscitent mille tentations pour nous faire
tomber ès-choses prohibées; et lors la nature sans la
grâce ne se peut garantir du précipice. Car si nous
vainquons, Dieu nous donne la picioire par Jésus-
Christ, ainsi que dlisaiini Paul» Veillez et priez,
afin que vous n entriez point en tentation (Afatth,
26. 4i.)Si notre Seigneur disoit seulement, Veillez j
Dous penserions pouvoir assez faire de nous-mêmes;
mais il ajoute. Priez, il montre que s'il regarde
nos âmes au temps delà tentation, en \fain veilleront
ceux qui les gardent,
CHAPITRE IL
Que Tamour sarré rend les vertus excclleranipnl pins agrtidbles
à Dieu qu'elles ne le sont par leur propre nature.
.Les maîtres des choses rustiques admirent la franche
innocence et pureté des petites fraises; parce qu'encore
qu'elles rampent sur la terre et soient continuellement
LIVRE XI, CIIAP. II. 259
foïilées par les serpens, lésards et autres bêtes veni-
meuses, si est-ce qu'elles ue reçoivent aucune im-
pression du venin, n'acquièrent aucune qualité ma-
ligne, signe qu'elles n'ont aucune affinité avec le
venin. Telles sont donc les vertus humaines, Théo-
time; lesquelles, quoiqu'elles soient en un cceur bas,
terrestre, et grandement occupé de péché, elles ne
sont néanmoins aucunement infectées de la malice^
d'icelui, étant d'une nature si franche et innocente ^
qu'elle ne peut être corrompue par la société de l'ini-
quité , selon qu'Aiistote même a dit , que la vertu
étoit une habitude de laquelle aucun ne peut abuser.
Que si les vertus éla'nt ainsi bonnes en elles-mêmes
ne sont pas récompensées d'un loyer éternel, lors-
qu'elles sont pratiquées par les infidèles ou par ceux qui
sont en péché, il ne s'en faut nullement étonner, puisque
le cœur duquel elles procèdent n'est pas capable du
bien éternel, s'étant d'ailleurs détourné de Dieu, et
que l'héiitage céleste appartenant au fils de Dieu,
nul n'y doit être associé qui ne soit en lui et son frère
adoptif; laissant a part que la convention par laquelle
Dieu promet le paradis, ne regarde que ceux qui sont
eu sa grâce, et que les vertus des pécheurs n'ont au-
cune dignité ni valeur que celle de leur nature , qui,
par conséquent, ne les peut relever au mérite des ré-
compenses surnaturelles, lesquelles pour cela même
sant appelées surnaturelles, d'autant que la nature et
tout ce qui en dépend ne peut ni les donner, ni les
mériter.
Mais les vertus qui se trouvent ès-amis de Dieu,
quoiqu'elles ne soient que morales et naturelles selon'
leur propre condition^ sont néanmoins annoblies et re-^
26o TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
levées a la dignité' d'œuvres saintes, a cause de l'ex-
cellence du cœur qui les produit.
C'est une des propriétés de l'amitié, qu'elle rend
agréable l'ami et tout ce qui est en hii de bon*et
d'honnête. L'amitié ié{)aîid sa grâce et faveur sur
toutes les actions de celui que l'on aiiue, pour peu
qu'elles en soient susceptibles : les aigreurs des amis
*6onl des doureurs, les douceurs des ennemis sont des
aigreurs. Toutes les oeuvres vertueuses d'un cœur
ami de Dieu sont dédiées a Dieu. Car le cœur qui
s'est donné soi-même, couîme n'a-t-il pas donné tout
ce qui dépend de lui-même? Qui donue l'arbre sans
réserve, ne donne-t-il pas aussi les feuilles, les fleurs
et les fruits? (^Le juste fleurira coTrnne la palme , il
croîtra comme le cèdre du Liban, Plantés en la
via ison du Seigneur^ ils fleuriront es-parpis de
la maison de notre Dieu (Ps, 91. i3. i4.) Puisque
le juste est planté en la m.aison de Dieu , ses feuilles,
ses fleurs et ses fruits y croissent, et sont dédiés au
service de sa majesté. Il est commue l'arbre planté
près le courant des eaux , qui porte son fruit en
son temps'^ ses feuilles mêmes ne tombent point ,
tout ce qu il fait prospérera (Ps. 1. ^,) Non seule-
ment les fruits de la charité et les fleurs des œuvres
qu'elle ordonne, mais lesjeuilles mêmes des vertus
morales et naturelles tirent une spéciale prospérité de
Pamour du cœur qui les produit. Si vous entez un ro-
sier, et que dedans la fente de la tige vous mettiez un
grain de musc, les roses qui en proviendront seront
toutes musquées. Fendez donc votre cœur par la sainte
pénitence, et mettez l'amour de Dieu dans la fente,
puis entant sur icelui telle vertu que vous voudrez ,
LIVRE IX, CHAP. II. 261
les (Tiivrer. qui en proviendront seront paiTume'es de
sainteté', 'sans qu'il soit besoin d'autre soin pour
cela.
Les Spartes a5^^nt ouï une très- belle ssntence de
la b(Mirhe d'un m'cbant homme, n'estimèrent pas
qu'elle dût être lerue, si premièrement elle n'e'toit
prononcée par la boucbe d'un homme de bien. Pour
donc la rendre digne de réception _, ils ne firent autre
^chose que de la faire de rechef profe'rer par un homme
vertueux. Si vous voulez rendre sainte la vertu hu-
maine et morale d'Epictète, de Socrate ou de De-
mades , faîtes-la seulement pratiquer par une âme
vraiment chrétienne, c'est-a-dire, qui ait l'amour de
Dieu. Ainsi Dieu regarda au bon Abcl première-
ment, et puis à ses offrandes; en sorte que les of-
frandes prirent leur grâce et dignité devant les yeux
de Dieu de la bonté et piété de celui qui les pr^'sen-
toit. O bonté souveraine de ce grand Dieu, laquelle
favoiise tant ses amans, qu'elle chéiit leurs moindres
petites actions, pour peu qu'elles soient bornes, et les
annoblit excellemment, leur donnant le titre t:t la qua-
lité de saintes ! Eh ! c'est en contemp'ation de sor fils
bien -aimé, duquel il veut honorer le.> enfans adoptife,
sanctifiant tout ce qui est de bon eu eux, les os, les
cheveux, les vêtemens, les sépulcres, et jusque s a
Vonihre de leurs corps, la foi, l'espéia.ce, l'amour,
la religion, oui même la sobriété, la courtoisie, l'af-
fabilité de leurs cœurs.
Donc ^ mes die rs frères ^ dit l'apôtre, soyez sta^
hles et imniohiles , ahondans en \ouie œuç're du
Seigneur^ sachant que potre trai'ail ne sevdi point
inutile en notre Seigneur ( 1 ad Cor. i5. 68.) Et
notez, Théotime, que toute œuvre vertueuse doit être
362 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
estimée œuvre du Seigneur^ \oire même quand elle
seroit pratiquée par un infidèle : car sa diviiie majesté
dit a Ezéchiel que Nabuchodonosor et sou armée
R\om\iiravdillé pour\\\\^ parce qu'ils avoient fait
une guerre légitimée! juste contre les Tyriens; raon-*
trant assez par la que la justice des injustes est sienne,
tend a lui et lui appartient; bien que les injustes qui
font la justice, ne soient pas siens, ne tendent pas a
lui et ne lui appartiennent pas. Car comme ce grand^
prophète et prince Job, quoiqu'il fût issu de race
païenne et habitant de La terre Hus, ne laissa pas
d'appartenir a Dieu ; ainsi les vertus morales, quoique
provenues d'un cœur pécheur, ne laissent pas d'ap-
partenir a Dieu. Mais quand ces mêmes vertus se
trouvent en un cœur vraiment chrétien, c'est-a-dire,
doué du saint amour, alors non seulement elles appar-
tiennent h Dieu, mais elles ne son\ point inutiles en
notre Seigneur^ ains sont rendues fructueuses et pré-
cieuses devant les yeux de sa bonté. Ajoutez à un
homme la charité, dit saint Augustin, tout profite;
ôtez-en la charité, .tout le reste ne profite plus. Et â
eux qui aiment Dieu, toutes choses coopèrent en
bien , dit l'apôtre.
CHAPITRE III.
Comme il y a des vcrlns f|uc la présence du divin amour relève
à une ^>lus liaute.cxcelleDce <|ue les auUes.
iVI A.1S 11 y a des vertus qui , a raison d<vle!ir nalu-
ïclle alli.uKC çt- correspondance ;ivec la charité, sont
aussi beauc(,up plus capables de recevoir la précieuse
LIVRE XI, CHAP- Iir. 263
influence de l'ainoiir sacre' , et par conse'qiienl la com-
luiinication delà dignité et valeur d'icelui. Telles sont
la foi et l'espérance ; qui avec la charité' regardent
immédiatement Dieu j et la religion avec la pénitence
et dévotion , qui s'emploient a Thonneur de sa divine
majesté. Car ces vertus , par leur propre condition ,
ont un si grand rapport a Dieu , et sont si susceptibles
des impressions de l'amour céleste, que, pour les faire
participer a la sainteté d'icelui , il ne faut sinon qu'elles
soient auprès de lui, c'est-a-dire , en un cœur qui
aime Dieu. Ainsi pour donner le goût de Tolive aux
raisins, il ne faut que planter la vigne entre les oli-
viers; car sans s'entre-toucher aucunement, parle seid
voisinage ces plantes feront un réciproque commerce
de leurs saveurs et propriétés : tant elles ont une
grande inclination et étroiie convenance l'une envers
l'autre.
Certes toutes les fleurs, si ce ne sont celles de l'ar-
bre triste, et quelques autres de naturel monstrueux,
toutes^ dis-je^ se réjouissent, épanouissent et s'em-
bellissent a la vue du soleil par la chaleur vitale qu'elles
reçoivent de ses rayons. Mais toutes les fleurs jaunes,
et surtout celle que les Grecs ont appelé héliotropium,
et nous tourne - soleil , non seulement reçoivent de
la joie et complaisance en la présence du soleil, mais
suivent par un amiable contour les attraits de ses
raj^ons, le regardant et se retournant devers lui de-
puis son levant jusques a son couchant. Ainsi toutes
les vertus reçoivent un nouveau lustre et une excel-
lente dignité par la présence de l'amour sacré : mais
la foi, l'espérance, la crainte de Dieu, la piété, la
pénitence , et toutes les autres vertus, qui d'elles-
mêmes tendent particulièrement a Dieu et a son bon-
264 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
neur , elles ne reçoivent pas seulement l'impression
du divin amour, pir laquelle elles sont élevées a une
grande valf^ur; mais elles se penchent totalement vers
lui, s'associaut avec lui , le suivant et servant en
toutes occasions. Car enfin, mon cher Tbéotime, la
parole sacrée attiibue une certaine propriété et force
de sauver, de sanctifier et de glorifier a la foi, a l'es-
pérance, a la piéié, a la crainte de Dieu, a la péni-
tence, qui témoigne bien que ce sont des verlus de
grand prix, et qu'étant pTaiiqiiées en un cœur qui a
l'amour do Dieu , elles se rendent excellemment plus
fructueuses et saintes que les autres, lesquelles de leur
cature n'ont pas une si grande convenance avec l'a-
mour sacre. Et celui qui s'écrie, si J*ai toute la
foif en sorte même quejeti^ansporte les montagnes,
et je n ai point la charité , je ne suis rien» ( i Cor.
i5. 2. ) Il montre bien certes qu'avec la charité cette
foi lui profiteroit grandement. La charité donc est
une vertu nompareille, qui n'embellit pas seulement
le cœur auquel elle se trouve, mais bénit et sanctifie
aussi toutes les vertus qu'elle rencontre en icelui, par
sa seule présence , les embaumant et parfumant de
son odeur céleste, par le moyen de laquelle elles sont
rendues de grand prix devant Dieu; ce qu'elle fait
néanmoins beaucoup plus excellemment en la foi , en
l'espérance , et ès-autres vertus qui d'elles-mêmes ont
une nature tendante a la piélé.
C'est pourquoi, Tbéotime, entre toutes les actions
vertueuses nous devons soigneusement pratiquer celles
de la religion et révérence envers les choses divines,
celles de la foi, de l'espérance et de la très-sainte
crainte de Dieu, parlant souvent des choses célestes,
pensant et aspiianl a l'cternité; hantant les églises et
LIVRE XI, CHAP. IV. 260
services sacrés , faisant, des Iccl lires dévotes, obser-
vant les core'nionios de la relii^iou chre'tienne : car le
saint amour se nourrit a son hait parmi ces exercices , .
et répand sur iceux plus abondamment ses grâces et
propricte's qu'il ne fait sur les actions des vertus sim-
plement humaines, ainsi que le bel arc-en ciel rend
odorantes toutes les plantes sur lesquelles il tombe ,
mais plus que toutes incouiparablemeat celles de i as-
palatus.
lA%XVVA.^.t.XX\V\XVXX'VVt.VW«l«/»AA<«Ar»IV«.XX\-LXXXXX>.V«,V-|.'\X>.\\l\X'LVVVX«.-W\-kVV«.\l.^.'t,-V't.'l^JK
chapitrp: IV.
Comme le cliviu amour sanctifie encore plus excellemment
les vertus, quand elles sont pratiquées par son ordonnance
et commandement.
^ xIachel, api es avoir grandement désire' d'êtte mère,
fut rendue fertile par deux moyens, dont elle eut aussi
des enfans de deux différentes façons. Car au com-
mencement de son mariage , se croyant stérile,, elle
employa sa servante Bala pour donner a sou cher
Jacob, lui disant : J'ai Bala Tiia chambrière ^ pre-
y nez'la e?i mariage , afin quelle enfante sur mes
'genoux y et que f aie des enfans d'elle. (Genês.
'> Zo. 5. ) Et il arriva selon son souhait : car Bala con-
' eut et mit au monde plusieurs enfans sur les genoux
deRacliel, qui les recevoit comme ve'rilablement
siens, d'autant qu'ils lui venoieiitde deux personnes,
dont la première lui appartenoit par la loi du ma-
riage, et Fautre par obligation de service, et d'au-
tant encore que ç'avoit e'té par son ordonnance et
volonté que sa servante Bala en étoit devenue mère.
II. 12
o66 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
Mais elle eut pir après deux autres enfans issus et pro-
crc'e's d'elle-même, a savoir Joseph et le cher Ben-
jamin.
Je vous dis maintenant, mon cher The'otime , que
la charité et dileclion sacrée, plus belle cent fois que
Rachel, mariée a l'esprit humain , souhaite sans cesse
de produire de saintes opérations. Que si au commen-
cement elle n'en peut avoir elle-même , de sa propre
extraction , par l'union sacrée qui lui est uniquement
propre , elle appelle les autres vertus comme ses fidèles
servantes, et les associe a son mariage, commandant
au cœur de les employer, afin que d'elle il fasse naître
des saintes opérations, mais opérations qu'elle ne
laisse pas d'adopter et estimer siennes, parce qu'elles
sont produites par son ordre et commandement , et
d'un cœur qui lui appartient ; d'autant que , comme
nous avons déclaré ailleurs, l'amour est maître du
cœur, et par conséquent de toutes les œuvres des
autres vertus faites par son consentement.
Mais outre cela cette divine dilection ne laisse pas
d'avoir deux acies issus proprement et extraits d'elle- •
même , dont l'une est l'amour effectif, qui, comme
un autre Joseph, usant de la plénitude de l'autorité
royale, soumet et range tout le peuple de nos facultés,
puissances , passions et affections k la volonté de Dieu,
utin qu'il soit aimé, obéi et servi sur toutes choses,
vendant par ce moyen exécuté le grand commande-
ment céleste : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu
de tout ton cœur y de toute ton dme ^ de tout ion
esprit , de toutes tes forces. L'autre est l'amour af-
i'eclif ou affectueux , qui comme un petit Benjamin,
est j^randeraent délicat, tendre, agréable et aimable;
mais eu cela plus heureux que Benjamin, que la cba-
LIVRE XI, CHAP. IV. 267
rite sa mère ne meurt pas en le produisant , aius
prend , ce semble , une nouvelle vie par la suavité
qu'elle en ressent.
Ainsi donc, The'otime, les actions vertueuses des
enfans de Dieu appartiennent toutes a la sacre'e di-
lection ; les unes, parée qu'elle-même les produit de
sa propre nature ; les autres, d'autant qu'elle lesstnc-
tifie par sa vitale présence, et les autres enfin par
l'autorité et le commandement dont elle use sur les
autres vertus, desquelles elle les fait naître. Et celles-
ci , comme elles ne sont pas a la véiité si éminentes
en dignité que les actions proprement et immédiate-
ment issues de la diiection , aussi excellent-elles in-
comparablement au dessus des actions qui ont toute
leur sainteté de la seule présence et société de la
charité.
Uu grand général d'armée ayant gagné une signalée
bataille aura sans doute tout Thonneur de la victoire ,
et non sans cause : car il aura combattu lui-même en
tête de l'armée, pratiquant plusieurs beaux faits d'ar-
mes^ et pour le reste il aura disposé Tr'îrmée, puis
ordonné et commandé tout ce qui aura été exécuté ;
si qu'il est estimé d'avoir tout fait , ou par soi-même
en combattant de ses propres mains, on par sa con-
duite en commandant aux autres. Que si même quel-
ques troupes amies surviennent a l'impourvue et s6
joignent a l'armée, on ne laissera pas que d'attribuer
l'honneur de leur action au général , parce qu'en-
core qu'elles n'aient pas reçu ses commandemens ,
elles l'ont néanmoins servi et suivi ses intentions.
Mais pourtant après qu'on lui a donné toute la gloire
en gros, on ne laisse pas d'en distribuer les pièces k
cliaque partie de rarmée, ea disant ce que l'avant-
o68 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
garde, le corps et rarriëre-garde ont fait; comme les
François, les Italiens, les Allemands, les Espagnols
se sont comportés : oui même on loue les particuliers
qui se seront sîgnale's au combat. Ainsi entre toutes
les vertus, mon cher The'otime, la gloire de notre
salut et de notre victoire siirl^enfer est de'fëre'e a Ta-
mftjF divin , qui comme prince et ge'ne'ral de toute
l'armée des vertus, fait tous les exploits par lesquels
i]ous obtenons le tiiomphe. Car l'amour sacré a ses
actions propres, issues et procédées de lui-même,
par lesquelles il fait des miracles d'armes sur nos en-
nemis; puis, outre cela, il dispose , commande et or-
donne les actions des autres vertus, qui pour cette
cause sont nommées actes commandés ou ordonnés
de l'amour. Que si enfin quelques verti;s font leurs
opérations sans son commandement pourvu qu'elles
servent a son intention, qui est Thonneur de Dieu , il
pe laisse pas que de les avouer siennes. Or , néanmoins,
quoiqu'en gros nous disions après le divin apôtre,
que la charité souffre tout , •lie croit tout , elle es-
jière iout^ elle supporte tout ( i Cor. i5. 7. ),
et en somme qu'elle fait tout; si est-ce que nous ne
laisfons pas de distribuer en particulier la louange du
salut des bienheureux aux autres vertus, selon qu'elles
ont excellé en un chacun : car nous disoas que la ibi
en a sauvé les uns, l'aumône quelques autres, la tem-
pérance, roraison,rhumilité, l'espérance, la chasteté,
Lis autres; parce que les actions de ces vertusont paru
avec hisîrc en ces saints. Mais toujours réciproquement
nussi après qu'on a élevé ces vertus particulières; il
faut rapporter tout leurhonneur a l'amoursacré , qui
h toutes donne la sainteté qu'elles ont. Car que vc
dire autre chosç le glorieux Apôtre, inculquant ^t
LIVRE XI, CIIAP. V. 2%
la charité est bénigne , patiente ^ (\\\ elle croit toiity
espère tout , supporte tout , sinon que la charité or-
donne et commande a la patience de patienter, et a
l'espérance d'espérer , et a la foi de croire ? Il est vrai,
Théotime, qu'avec cela il signifie encore que l'auionr
est l'âme et la vie de toutes les vertus, comme s'il
vouloit dire que la patience n'est pas assez patiente ,
ni la foi assez fidèle, ni l'espérance assez confiante, ni
la débonnairclé assez douce, si l'aniour ne les anime
et vivifie. Et c'est cela même que nous fait entendre ce
même {^aisseau d'élection , quand il dit que safis la
charité rien ne lui profite^ et, qu'il nest rien-, car
c'est comme s'il disoit que sans l'amour il n'est ni pa-
tient, ni débonnaire, ni constant, ni fidèle, ni espé-
rant, ainsi qu'il est convenable pour être serviteur de
Dieu, qui est le vrai et désirable être de riiomme.
CHAPITRE V.
Comme l'amour sacré mêle sa dignité' parmi les autres vertus,
en perfectionnant la leur particulière.
J'ai vu a Tivoli, dit Pline, un arbre enté de toutes
i les façons qu'on peut enter, qui portoit toutes sortes
de fruits : car en une branche on trou voit des cerises,
5 en une autre des noix, et ès-autres des raisins, des
1 figues, des grenades, des pommes, "et ge'néralement
I toutes espèces de fruits. Cela, Théotime. étoit ad-
mirable; mais il Test bien plus encore de voir ea
jrhomme Chrétien la divine dilection sur laquelle
\ toutes les vertus sont entées: de manière que comme
jpQn pouvoit dire de cet arbre, qu'il était cerisier,
370 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
pommier, noyer, grenadier; aussi l'on peut dire de
la charité qu'elle est patiente, douce, vaillante, jnste;
ou plutôt qu'elle est )a patience, la douceur et la
justice même.
Mais le pauvre arbre de Tivoli ne dura guère,
comme le même Pline te'moigne : car cette variété
de prod'ictions tarit incontinent son humeur radicale
et le dessécha, en sorte qu'il en mourut, 011 au
contraire la dilection se renforce et revigore de fuire
force fruits en l'exercice de toutes les vertus j ains,
comme ont remarqué nos saints Pères, elle est insa-
tiable en l'affection qu'elle a de fructifier, et ne cesse
de presser le cœur auquel elle se trouve, comme'
Rachel faisoit de son mari, disant : Donnez- moi
des enfans, autrement je mourrai (Genès. 3o. 1).
Or, les fruits des arbres entes sont toujours selon
le greffe : car si le greffe est de pommier, il jettera
des pommes ; s'il est de cerisier, il jettera des cerises:
en sorte ne'anmoins que toujours ces fruits- Ik tien-
nent du goût du tronc. Et de même, Théotime, nos
actes prennent leur nom et leur espèce des vertus
particulières desquelles ils sont issus, mais ils tirent
de la sacrée charité le goût de leur sainteté; aussi la
charité est la racine et source de toute sainteté en
l'homme. Et comme la tige communique sa saveur k
tous les fruits que les greffes produisent, en telle sorte
que chaque fruit ne laisse pas de garder ia propriété
naturelle du grefî'e duquel il est procédé; ainsi la cha-
rité répand tellement son excellence et dignité es- ac-
tions des autres vertus, que néanmoins elle laisse a
une chacune d'icellcs la valeur et bonté paiiiculicre
qu'elle a de sa condition naturelle.
Toutes les fleurs perdent l'usage de leur lustre et
LIVRE XI, CHAP. V. 271
^e leur grâce parmi les te'nèhres de la nuit; mais au
matin, le soleil rendant ces mêmes fleurs visibles et
agre'ables, n'e'galc pas lontcfois leurs beauîc's et leurs
grâces, et sa clarté, re'pandue e'galement sur toute?,
les fait Be'anmoins inégalement claires et éclatantes,
selon que plus ou moins elles se trouvent susceptibles
des effets de sa splendeur , et la lumière du soleil , pour
égale qu'elle soit sur la violette et sur la rose , n'égalera
jamais pourtant la beauté de celle-Ih a la beauté de
celle-ci, ni la grâce d'une marguerite a celle du lis.
Mais pourtant si la lumière du soleil étoit fort claire
sur la violette, et fort obscurcie par les brouillards
sur la rose, alors sans doute elle rendroit plus agrénble
aux yeux la violette que la rose. Ainsi, mon Tbéo-
time , si avec une égale charité Fun souffre la mort
du martyre, et l'autre la faim du jeûne, qui ne voit
que le prix de ce jeûne ne sera pas pour cela égal h
celui du martj^re? Non, Tbéotime j car qui oseroit
dire que le martyre en soi-même ne soit pas plus ex-
cellent que le jeûne? Que sil est plus excellent, la
charité survenante ne lui ôtant pas rexcellence qu'il
a, ains la perfectionnant, lui laissera par conséquent
les avantages qu'il avoit naturellement sur le jeûne.
Certes, nul homme de bon sens n'égalera la chasteté
nuptiale a la virginité, ni le bon usage des richesses
, k l'entière abnégation d'icelles. Et qui oseroit aussi
dire que la charité survenante a ces vertus leur ôtàt
leurs propriétés et privilèges , puisqu'elle n'est pas une
"vertu détruisante et appauvrissante, ains bonifiante,
vivifiante , et enrichissant tout ce qu'elle trouve de
bon ès-âmes qu'elle gouverne ? Ains tant s'en faut que
l'amour céleste ôte aux vertus les prééminences et di-
27 2 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
gnîtés qu'elles ont naturellement ^ qu'au contraire
ayant cette propriéié de perfectionner les perfections
qu'elle renconlie, a mesure 'qu'elle trouve des plus
grandes perfections, elle les perfectionne plus grande-
ment j comme le sucre ès-confiturcs assaisonne telle-
jnerit les fruits de sa douceur , que les adoucissant
tous, il les laisse néanmoins ine'gaux en goût et sua-
vité', selon qu'ils sont inégalement savoureux de leur
nature , et jamais il ne rend les pêches et les noix ni
si douces ni si agréables que les abricots cl les mira-
bolans.
Il est vrai toutefois que si la dilection est ardente, •*
puissante et excellente en un cœur, elle enrichira
et perfectionnera aussi davantage toutes les oeuvres
des vertus qjii en procéderont. On peut souffrir la
mort et le fv3u pour Dieu sans avoir la charité, ainsi
que saint Paul présuppose, et que je déclare ailleurs :
il plus forte raison on la peut souffrir avec une petite j
charité. Or je dis, Théotime, qu'il se peut bien fiire
qu'une fort petite vertu ait plus de valeur en une âme
où l'amour sacré règne ardemment, que le martyre
juême en une âme où l'amour est allangouri, foible et
lent. Ainsi les monues vertus de Notre-Dame, de
saint Jean et des autres grands saints, étoicnt de plus
grand prix devant Dieu , que les plus relevées de plu-
sieurs saints inférieurs; comme beaucoup des petits
élans amoureux des séraphins sont plus enflammés que
les plus relevés des anges du dernier ordre; ainsi que
le chant des rossignols apprentis est plus harmonieux
JnromparableincDt que celui des chardonnerets les
mieux appris.
Fircicus , k la fin de ses ans , ue peiguoit qu'e-n
LIVRE XI, CHAP. V. 275
petit volume et choses de peu, comme boutiques de
barbier, de cordonnier, petits ânes charges d'herbes,
et semblables menus fatras, ce qu'il faisoit, comme
Ph'ne pense , pour a?soupîr sa grande renomrac'e ,
dont enfin on l'appela peintre de basse étoile; et
ne'anmoins la grandeur de son art paroissoit tellement
en ses bas ouvrges, qu'on les vendoit plus qne les
■grandes besognes des autres. Ainsi, Théotime , les
petites simplicite's , abjections et humiliations, ès-
quelles les grands saints se sont tant plu pour se mus-
ser et mettre leur cœur a Tabri contre la vaine gloire y
ayant e'té faites avec une grande excellence de l'art
et de l'ardeur du céleste amour, ont été trouvées plus
agréables devant Dieu que les grandes ou illustres
besognes de plusieurs autres qui furent faites avec
peu de charité et de dévotion.
L'épouse sacrée blesse son époux avec an seul
de ses cheveux ^ desquels il fait tant d'état, qu'il les
compare aux troupeaux des chèvres de Galaady
et n'a par. plutôt loué les yeux de sa dévote amante,
qui sont les parties les plus nobles de tout le visage,
que soudain il loue la chevelure qui est la plus frêle,
vile et abjecte, afin que l'on sut qu'en une âme éprise
du -divin amour, les exercices qui" semblent fort chétifs,
sont néanmoins grandement agréables a sa divine
majesté.
12
irj± TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
CHAPITRE VI.
De l'excellence da prix cjue Vamonr sacré donne anx actions
issues de lui-même, et à celles qui procèdent des aiures
vertus.
JVIais, ce me direz-voiis, quelle est celte valeur,
je vous prie, que le saint amour donne a nos aclions?
O mon Dieu! Throtime, certes, je n'aurois pas l'as-
surance de le dire, si le Saint-Esprit ne Pavoit lui-
même de'claré en termes fort exprès, par le grand
apôtre saint Paul , qui parle ainsi : Ce qui à présent
est momentané et léger de notre tribu lalion ,
opère en nous sans mesure en la sublimité un
poids éternel de gloire, (2. Cor, 4. 17.) Pour Dieu
pesons ces paroles : Nos tribulations^ qui sont si lé^
gères qu'elles passent en un moment , opèrent en
nous h poids solide et s;ab!e de la gloire, \oyez, de
grâce, ces meiveilles! La tribulation produit la
gloire^ la légèreté donne ]e poids, et les momens
vipërenl réternilé'^ mais qui peut donner tant de vertu
a ces momens pnssjigcrs et à ces tribulations si lé"
gères ? LV'carlale et la pourpre, ou fin cramoisi violet,
est un drap gr.iudemcnt preVieux et royal ; mais ce n'est
pas h raison de la laine, ains a cause de la teinture.
Les œuvres des bons chn'tiens -sont de si grande va-
leur, que pour iccllcs on nous donne le ciel ; mais,
Thé(>tin)c , ce n'est pas parce quelles procèdent de
nous, et sont la laine de nos cœurs, ains parce qu'elles
sont teintes au san^ du Fils de Dieu 5 je veux dire
LIVRE XI, CHAP. VI. 2;5
que c'est d'autant que le Sauveur sanctifie nos œu-
Trcs par le mérite de son sang.
Le sarment, uni et joint au cep, porte du fruit,
non en sa propre vertu , mais eij la vertu du cep. Or,
nous sommes unis par la charité a notre rédempteur,
comme les membres au chef; c'est pourquoi nos fruits
et bonnes œuvres , tirant leur valeur dicelui , mé-
ritent la vie éternelle. La baguette d'Aaron étoit
scche, incapable de fructifier d'elle-même; mais
lorsque le nom du grand prêtre fut écrit sur icelle,
eu une nuit elle jeta ses feuilles ^ ses fleurs et ses
fruits. Nous sommes, quaut a nous, branches sèches,
inutiles, infructueuses, qui ne sommes pas suffisant
de penser quelque chose de nous-rné/nos , cojnme
de nous-mêmes'., mais toute notre suffisance es£
de Dieu , qui nous a rendus officiers idoines et
capables de sa volonté ; et partant soudain que par
le saint amour le nom du Sauveur, grand cvéque de
nos âmes ^ est gwïvé en nos cœurs, nous commen-
çons a porter des fruits délicieux pour la vie éter-
nelle. Et comme les graines qui ne produiroient
d'elles-mêmes que des melons de goût fade , en pro-
duisent des sucrins et muscats , si elles sont détrem-
p'es en l'eau sucrée ou musquée; ninsi nos cœurs,
qui ne sauroient pas projeter une seule bonne pensée
pour le service de Dieu, étant détrempés en la sacrée
dileciion par le Saint-Esprit qui hobite en nous_, ils
produisent des actions sacrées qui tendent et nous
portent a la gloire immortelle. Nos œuvres, comme
provenantes de nous, ne sont que des ehétifs roseaux^
Riais ces roseaux deviennent d'or par la charité, et
avec iceux on arpente la Hiêrusalem céleste qu'on
nous donne a ceiîO mesure 5 car tant aux hcmmes
2-6 TRAITE DE L'AMOUPt DE DIEU.
qu'aux auges, on distribue la gluii€ selon la chariié
€t les aciioijs d'icelle; de sorie qne la mesure de
Van^e est celle-là même de l homme , et Dieu a
rendu et rendra à un chacun seloji ses œuvres^
comme toute l'e'ciitiire divine nous enseigne, laquelle
Eous assigne la félicite' et joie éternelle du ciel pour
/e'conipense des travaux et bonnes actions que nons
' aurons pralique'es en terre.
Rccomp» m;e magnifique et qui ressent la grandeur
du maître q:ie nous servons, lequel a la ve'rité, Théo-
time;^pou\oit, s'il lui eut }>lii, exiger très-justement
de nous notre obe'issance et service , sans nous pro-
poser aucun loyer ni salaire, puisque nous sommes
sîeijs par mille titres très-li'gitimes, et que nous ne
pnuvDns rien faire qui vaille qu'en lui, par lui , pour
lui, et qui ne soit de lui. AUii-. sa bouté néanmoins
n'eu a pas ainsi disposé; ains^ en considération de son
Fils notic Sauveur , a voulu tjaiter avec nous de
prix fait, nous recevant a gage, et s'engageant de pro-
messes vers nous, qu'il nous salariera, selon nos
œuvres, de salaires éternels. Or, ce n'est pas que
notre service l(u" soit ni nécessîiiie ni utile, car après
que nous n\ons fail tout ce cju'n nous a commandé^
nous de\ons néanmoiïis avouv-r par une trt;s-huHible
V élite ou véritable hunniité, qu'en effet nous sommes
senj'Ueurs Ues- inutiles et très-infructueux a notre
maître, qui, a cause de son essentielle surabondance
de biens, ne p^ut recevoir aucun profit do nous, ains
C(»nvcitiss int îoulcs nos œuvres a notre propre avan-
tage et conuiiodité,, il fait que Jious le s«r\ons autant
inulileikcnt pour lui, que très utilement pour nous,
qui par de si petits travaux ga^''^^^ de si grandes
léconjpciiscs.
LIVRE XI, CII\P. VI. 277
Il n'étoh donc pas oblige de nous payer notre ser-
vice, s'il ne Teut promis. Mais ne pensoz pas pourtant,
Tlie'oii'ue, qu'en cette promesse il ait tellement voulu
maiîisfester sa bon;é, qu'il ait oublié de glorifier sa
sagesse-, puisque au contraire il y a observé fort exac-
temont les règles de Téquiié , mêlant admirablement
la bienséance avec la libéralisé; car nos œuvres sont
voîrement extrêmement peîiles, et nullement compa-
rables a la gloire en leur qtiantitéj mais ell-.^s lui sont
néanmoins fort proporlionnées en qualité, a raison du
Saint Esprit, qui , habitant en nos coeurs par la cha-
rité, les fait en nous, par nous et pour nous, avec
un art si exquis, que les mêmes oeuvres, qui sont
toutes nôtres, sont encore mieux toutes siennes,
parce que comme ii les produit en nous, nous les
produisons réciproquement eu lui; comme il les fait
pour nous, nous les faisons pour lui, et comme il les
opère avec nous, nous coopérons aussi avec lui.
Or, le Saint-Esprit habite en nous, si nous sommes
membres vivans de Jésus-Christ, qui, a raison de
cela , disoit a ses disciples : Qui demeure en moi^
et moi en lui, icehii porte beaucoup de fruit. Et
c'est, Thootime , parce que qui demeure en lui, il
participe a son divin esprit, lequel est au milieu du
cœur humain comme une vive source qui rejaillit
et pousse ses esLWS. Jusqu'e^i la vie étemelle. \'n\û
V huile de bénédiction, versée sur le Sauveur comme
sur le cliefà^ l'église tant militante que triomphante,
se rép nd sur la: société des bienheureux, qui,
comme la barbe sacrée de ce divin maître, sonîtou-
i-'urs attachés a sa face glorieuse, et distille encore
sur la compagnie des fidèles, qui, comme vétemens ^
sont joints et unis par dilectioii a sa divine majesté;
278 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
Pune et l'autre troupe, comme compose'e àt frères
germains, ayant a cette occasion sujet de s'e'crier : O
que c'est une chose bonne et agréable de voir les
frères bien ensemble ! c est comme V onguent qui
descend en la baj^be^ la barbe d'Aaron^ etjusques
au bord de son vêtement. [Ps. i52. 2.)
Ainbi donc nos oeuvres, comme un petit grain de
moutarde, ne sont aucunement comparables en gran-
deur avec l'arbre de la gloire qu'elles produisent;
mais elles ont poui tant la vigueur et vertu de rope'rer,
parce quelles procèdent du Saint-Esprit, qui, par une
admirable infusion de sa gnlce en nos cœurs, rend
nos onivres siennes, les laissant nôtres tout ensemble,
d'autant que nous somn:es membres d'un chef duquel
il est Pesprit , et entes sur un arbre duquel il est la
divine humeur. Et parce qu'en celte sorte il agit en
nos oruvrrs, et qu'en certaine façon nous opérons ou
coopérons en son action, il nous lai^^se pour notre part
tout le me'rite et profit de nos services et bonnes
oeuvres, (t nous lui en laissons aussi tout l'honneur
et toute la louange, reconnoi-saut quv^ le commence-
ment, le progrès et la fin de tout le bien que nous
faisons, dt^pend de sa miséricorde, par laquelle il est
venu a nous, et nous a prévenus; il est venu en nous,
et nous a avssistés; il est venu avec nous, et nous a
conduits, arhrPiint ce qu'il avoit commence. Mais,
ô Dieu ' Théolîme , que cette bonté est miséricor-
dieuse sur nous en ce partage! Nous lui donnons la
gloire de nos louanges, lu'lasî et lui nous donne la
gloire de sa jouissance; et en somme, par ces légers
et passngiMs travaux, nous acquérons des biens per-
durables li toute éteroité. Ainsi soil-il.
LIVRE XI, CHAP. Vil. 279
CHAPITRE VIT.
Que les verlus parfaites ne sont jamais les unes sans le»
autres.
kJs dit quele cœiirest la première partie de Ihomme,
qui reçoit la vie par l'union de l'âme ; et l'oeil, la
dernière : comme, au contraire, quand on meurt na-
turellement, l'œil commence le premier a mourir^ et
le cœur le dernier. Or^ quand le coeur commence a
vivre avant que les autres parties soient animées _, sa
vie, certes, est fort débile, tendre et imparfaite; mais
b mesiue qu'elle s'établit plus entièrement dans le
r^ste du corps, elle est Sussi plus vigoureuse en cha-
que partie^ et particulièrement au cœur 5 et l'on voit
que la vie étant intéressée en quelque membre , elle
s'allangourit en tous les autres. Si un homme est navré
au pied ou au bras, tout le reste en est incommodé ,
ému, occupé et altéré. Si nous avons mal a l'esto-
mac, les yeux, la voix , tout le visage s'en ressent^
tant il y a de convenance entre toutes les parties de
l'homme pour la jouissance de !a vie naturelle.
Toutes les vertus ne s'acquièrent par ensemblement
en un instant, ains les unes après les autres, a me-
sure que la raison, qui est comme l'àme de notre cœur,
s'empare tantôt d'une passion , tantôt de l'autre, pour
la modérer et gotjverner. Et pour l'ordinaire CPtte vie
de notre âme prend son conimencenjent dans le cœur
de nos passions, qui est Pamour^ et s'p'tendant sur
toutes les autres , elle vivifie enfin l'entendement
même p^r la contemplation ; comme au contraire îa
o8o TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
mort morale ou spirituelle fait sa première entrée en
l'àme parj'iDCorsidératioD. La mort entre par les
fenêtres , dit le sacre' texte, et son dernier efifet con-
siste a ruiner le bon amour; lequel périssant, toute
la vie morale est morte en nous.
Encore bien donc qu'on puisse avoir quelques ver-
tus séparées des autres, si est ce néanmoins que ce
ne peut être que des vertus languissantes, imparfaites
et débiles; d'autant que la raison, qui est la vie de
notre âme, n'est jamais satisfaite ni a son aise dans une
âme, qu'elle n'occupe et possède toutes les facultés et
passions dicclle; et lorsqu'elle est offensée et blessée
eu quelqu'une de nos passions ou affections, toutes
les autres pevdentleur force etvigueur , et s'allangou-
risseut étrangement.
Voyez-vous, Tliéotinie? t<futes les vertus sont ver-
tus pnr convenance ou conformité qu'elles ont a la rai-
son 5 ei une action ne peut être dite vertueuse, si elle ne
procède de l'-iffLClion que le cœur porte a Thonnêieté et
beauté de la raison. Si Tamour de la raison possède et
anime un esprit, il fera tout ce que la raison voudra eu
toutesoccurrences, et parconséqiieniilpraliquera toutes
les vertus. Si Jacob aimoil Rachel, en considération
de ce qu'elle étoit fille de Laban, pourquoi méprisoit-
11 Lia,quiétoit non seulement fille, aius fille aînée de
Laban? Mais parce qu'il aimoit Rachel a cause de la
beauté qu'il trouva en elle, jamais il ne sut tant ai-
mer la pauvre Lia, quoique féconde et sage lilîe,
d'autant qu'elle n'étoit pas si belle k son^ gré Qui
aime une vertu pour l'amour de la raison cl honnêteté
qui reluit, il 1rs 'aimera toutes, puisqu'on foules il
trouvera ce même sujcl ; rt les aimera plis ou moins ,
chacune selon que la raison y paroîtia plus ou moins
LIVRE XI, CHAP. VII. 284
TCsplcnclissante. Qri aime la libëi alité, et n'aime pas
la chasteté, il moutre bien qu'il n'âime pas la libe'ra-
liie' pour la beauté' de la raison : car cette beauté est
encore plus grande en la chasteté; et où la cause est
plus foi te, les effets devroient être pins forts. C'est
donc un signe évident que ce cœur-Ia n'est pas porté
â la libéralité par le motif et la considération de la
raison; dont il s'ensuit que cette libéralité, qui semble
être vertu, n'en a quel'apparence, puisqu'elle ne pro-
cède pas de la raison qui est le vrai motif des vertus,
ainsde quelqu'autre motif étranger. Il suffit bien vrai-
ment a un enfant d'être né dans le mariage, pour
porter parmi le monde le nom, les armes et les qua-
lités du mari de sa mère; mais pour en porter le sang
et la nature, il faut que non seulement il soit né dans
le mariage, aius aussi du mariage. Les actions ont le
nom, les armes et marques des vertus, parce que,
naissant d'un cœur doué de raison, il est avis qu'elles
soient raisonnables; mais pourtant elles n'en ont ni la
substance ni la vigueur, si elles proviennent d'un mo-
tif étranger et adultère, et non de la raison. Il se peut
donc bien faire que quelques vertus soient en un
homme j auquel les autres manqueront; mais ce se-
ront ou des vertus naissantes, encore toutes tendres et
comme des fleurs en bouton , ou des vertus périssantes,
mourantes, et comme des fleurs flétrissantes : car en
somme les vertus ne peuvent avoir leur vraie intégrité
et suffisance , qu'elles ne soient toutes ensemble ,
ainsi que toute la philosophie et la théologie nous as-
sure.
I Je vous prie, Théotime, quelle prudence peut
avoir un homme intempérant, injuste et poltron,
puisqu'il choisit le vice, et laisse la vertu? Et comme
2S2 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
peut- on être juste, sans être prudent, fort et tempé-
rant; puisque la justice n'est autre chose qu'une per-
pe'tuelle, forte et constante volonté de rendre a cha-
cun ce qui lui appartient; et que la science par laquelle
le droit s^administre, est nommée jurisprudence; et
que pour rendre a chacun ce quiluiappariient, il nous
fyut vivre sagement et modestement; et empêcher les
de'sordres de ^intempérance en nous , afin de nous
rendre ce qui nous appartient a nous-mêmes? Et le
mot Verluw^ signifie-l-il pns une force et vigueur ap-
partenante a l'âme en propriété', ainsi que l'on dit les
herbes et pierres précieuses avoir telle et telle vertu ou
propriété?
INIais la prudence est-elle pas imprudente en l'homme
inlonipérnnt ? La force sans prudence , justice et tem- \
pérauce, n'est pas une force, mais une forcenerie; et •
la justice est injuste en l'homme poltron, qui ne l'ose
pas rendre; en l'intempérant, qui se laisse emporter
aux passions ; et en l'imprudent, qui ne sait pas discerner
en're le droit et le tort. La justice n'est pas justice, si
elle n'est prudente, "forte et tempérante; ni la pru-
dence n'est pas prudence, si elle n'est tempérante, j
juste et forte; ui la force n'est pas force, si elle n'est
juste, prudente et tempérante; ni la tempérance n'est
pas tempérance, si elle n'est prudente, forte et juste :
et en somme une vertu n'est pas vertu parfaite, si
elle n'est accompagnée de toutes les autres.
11 est bien vrai, Théotime, qu'on ne peut pas exer-
cer toutes les veilus ensemble, parce que les sujets
ne s'en présentent pas toiit-a-coup; ains il y a des
vertus que quelques-uns des plus saints n'ont jamais eu
occasion de pratiquer. Car saint Paul, premier her-
mite^ par exemple, quel sujet pou voit-il avoir d'cxer-
LIVRE XI, CIIAP. VIL 285
cer le pardon des injures, raffabilité, la magnificence,
la débonnaireté? Mais toiUefois telles âmes ne laissent
pas d'être tellement affectionnées a l'lK)Duêteté de la
raison, qu'encore qu'elles n'aient pas toutes les vertus
quant a l'effet, elles les ont toutes quant a l'affection ,
étant prêtes et disposées de suivre et servir la raison
en toutes occurences, sans exception ni réserve.
Il y a certaines inclinations qui sont estimées vertus,
et ne le sont pas, ains des faveurs et avantages de la
nature. Combien y a-t-il de personnes qui , par leur
condition naftirelle, sont sobres, simples, douces, ta-
citurnes, voire même chastes jet honnêtes? Or_, tout
cela semble être vertu, et n'en a toutefois pas le mé-
rite; non plus que les mauvaises inclinations ne sont
digues d'aucun blâuie, jusques a ce que sur telles hu-
meurs naturelles nous ayons enté le libre et volontaire
consentement. Ce n'est pas vertu de ne manger guère
par nature, mais oui bien de s'abstenir par élection :
ce n'est pas vertu d'être taciturne par inclination,
mais oui bien de se taire par raison. Plusieurs pensent
avoir les vertus quand ils n'exercent pas les vices con-
traires. Celui qui ne fut onc assailli, se peut voirement
vanter de n'avoir pas été fuyard, mais non pas d'avoir
été vaillant : celui qui n'est pas affligé, se peut louer
de n'être pas impatient, mais non pas d'être patient.
Ainsi semble-t-il a plusieurs d'avoir des vertus, qui
n'ont toutefois que des bonnes inclinations; et pavce
que CCS inclinations sont les unes sans les autres, il est
avis que les vertus le soient aussi.
Certes, le grand saint Augusîin, en une épître
qu'il écrit a saint Jérôme, montre que nous pouvons
avoir quelque sorte de vertu, sans avoir les autres j et
2B4 TRAITÉ DE L'xVMOUR DE DTEU.
que néanmoins nous n'en pouvons point avoir de par-
faites, sans les avoir toutes; mais que quant aux vices,
on peut avoir les uns; ains il est impossible da les
avoir tous ensemble : de sorte qu'il ne s'ensuit pas que
qui a perdu toutes les vertus, ait par conse'quent tous
les vices; puisque presque toutes les vertus ont deux
"vices oppose's, non seulement contraires a la vertu,
mais aussi contraires entre eux-mêmes. Qui a perdu la
vaillance par la te'méiité, ne peut avoir a même temps
le vice de couardise; et qui a perdu la libe'ralité par
la prodigalité, ne peut aussi a même tem^ être blâmé
de cbicheté. Catilina, dit saint Augusun, étoit sobre,
"vigilant , patient a souffrir le froid , le cband et la faim ;
c'est pourquoi il lui e'toit avis, et a ses complices,
qu'il fût grandement constant; mais celte force n'étoit
pas prudente, puisqu'il cboisissoil le mal en lieu du
bien ; elle n'étoit pas tempérante^ car il se relâchoit a
de vilaines ordures; elle n'étoit pas juste, puisqu'il
conjuroit contre sa patrie; elle n'étoit donc pas une
constance, mais une opiniâtreté, laquelle, pour trom-
per les sots, portoit le nom de constance.
CHAPITRE VIIÏ.
Comme la charilc comprend toulcs les vertus.
Us feuue sorloil du lieu de délices pour arroser
le paradis terrestre , et de là se sêparult en quatre
cliefs. {Genès. '2. lo.) Or, Tbomme est en un lieu de
délices, où Dieu fait soudre le fleuve de la raison et
lumière naturelle pour arroser tout le paradis de notre
LIVRE XI, CHAP. VIII. 255
cœnr et ce fleuve se divise en q»iatre chefs, c'est-a—
diiC, prend quatre courans selon les quatre re'gionsde *
l'âme.
Car, premièrement, sur l'entendement qu'on ap-
pelle pratique, c'est-a-dire, qui discerne des actions
qu'il convient faire on fuir, la lumièie naturelle ré-
pand la prudence qui incline notre esprit b sageinent
juger du mal que nous devons éviter et chasser, et
du bien que nous devons faiie et pourchasser.
Secondement , sur notre volonté elle fait saillir la
justice, qui n'est autre chose qu'un perpétuel et
ferme vouloir de rendre a chacun ce qui lui est dû.
Troisièmement, sur l'appétit de convoitise, elle fait
couler la tempérance qui modère les passions qui y
sont.
Quatrièmement, et sur l'appétit irascible, ou de la
colère, elle fait flotter la force qifi biide et manie tous
les mouvemenû de l'ire.
Or, ces quatre fleuves ainsi séparés se divisent
par après en plusieurs autres , afin que toutes
les actions humaines puissent être bien dressées a
l'honnêteté et félicité naturelle. Mais outre cela,
Dieu voulant enrichir les chrétiens d'une spéciale
faveur, il fait sourdre sur la cime de la partie su-
périeure de leur esprit une fontaine surnaturelle ,
que nous appelons grâce, laquelle comprend voiie-
ment la foi et l'espérance, njais qui consiste toutefois
en la charité qui purifie l'âme de tous péchés, puis
l'orne et l'embellit d'une beauté très délectable, et
enfin épanche ses eaux sur toutes les facultés et opé-
rations d'icelle, pour donner a l'entendement une
prudence céleste , a la volonté une sainte justice, a
l'appétit de convoitise luie tempérance sacrée j et k
286 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
Pappëlit irascible une force de'vote-, aGn que tout le
cœur hiimaÎD tende a l'honnêeté et félicité surnatu-
relle j, qui consiste en l'union avec Dieu. Que si ces
quatre courans et fleuves de la charité rencontrent en
une âme quelqu'une des quatre vertus naturelles,
ils là réduisent a leur obéissance; se mêlant avec elle
pour la perfectionner, comme l'eau de senteur perfec-
tionne l'eau naturelle quand elles sont mêlées ensemble»
Mais si la sainte dilecîion ainsi répandue ne trouve
point les vertus naturelles en l'âme, alors elle-même
fait toutes les opérations selon que les occasions le re-
quièrent.
Ainsi l'amour céleste trouvant plusieurs vertus en
saint Paul, saint Ambroise, saint Denis, saint Pacômç,
il répandit sur icelles une agréable clarté, les rédui-
sant toutes a son service. Mais en la Madeleine, en
sainte Marie Egypyaque, au bon larron, et en cent
autres tels péuitens qui avoient été grands pécheurs j
le divin amour ne trouvant aucune vertu, fit la fonc-
tion et les œuvres de toutes les vertus, se rendant en
iceux'patient, doux, humble etlibéral.Noussemons è$-
jardins une grande variété de graines, et les couvrons
toutes de terre, connue les ensevelissant jusquesa ce
que le soleil plus fort les fasse lever, et, par manière
de dire , ressusciter ; lorsqu'elles produisent leurs
feuilles et leurs fleurs, avec de nouvelles i^raines, une
chacune selon son espèce; en sorte qu^une seule cha-
leur céleste fait toute la diversité de ces productions
par les semences qu'elle trouve cachées dans le sein
delà terre.
Certes, mon Théolime, Dieu a répandu en nos
âmes les semences de toutes les vertus , lesquelles
néamuoifli sont tellement couvertes de notre imper-
LI\TIE XI, CHAP. Mil. 287
feciion et foiblesse qu'elles ne paroissent point , ou
fort peu 3 jusqu'à ce que la vitale chaleur de la dilec-
tioii sacre'e les vienne animer et res5usci:er ; pro-
dui'ïanl par icelles les actions de toutes les vertus; si
que comme la manne contencît en soi la varie'té des
saveurs de toutes les viandes , et en excitoit le goût
dans la bouche des Israélites, ainsi l'amour ce'leste
comprend en soi !a diversité' des perfections de toutes
les vertus , dune façon si ëminente et si relevée
qu'elle en produit toutes les actions en temps et lieu
selon les occurrences. Josué défît certes vaillamment
les ennemis de Dieu par la bonne conduite des armées
qu'il ^ut en charge; mais Samson les défaisoit encore
plus glorieusement, qui de sa propre main avec des
tiàchoires d'ânes en tuoit a milliers. Josué par son
commandement et bon ordre , employant la valeur de
ses troupes _, faisoit des merveilles^ mais Samson par
sa propre force, sans employer aucun autre, faisoit
des miracles. Josué avoit les forces de pinceurs soldats
sous soi; mais Samson les avoit en soi, et pou voit
lui seul autant que Josué et plusieurs soldats avec lui,
eussent pu tous ensemble. L'amour céleste excelle en
Pune et l'autre façon : car trouvant des vertus en une
âme ( et pour l'ordinaire au moins y trouve-t-il lu
foi, l'espérance et la pénitence,) il les anime, il leur
commande, et les emploie heureusement au service
de Dieu; et pour le reste des vertus qu'il ne trouve
pas, il fait lui-même leurs fonctions, ayant autant et
plus de force lui seul qu'elles ne sauroient avoir toutes
ensemble.
Certes le grand apôtre ne dit pas seulement que la
charité nous donne la patience, bénignité, constance;
\ simplicité, mais il dit qu'elle-même elle est patiente.
288 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
bénigne, constante 5 et c'est le propre des siiptêmes
vertus entre les anges et les hommes de pouvoir, non
seulement ordonner aux inférieures qu'elles opèrent,
rnais aussi de pouvoir elles-mêmes faire ce qu'elles
commandent aux autres. L^évêque donne les charges
de toutes les fonctions ecclési jstiqiics, d'ouvrir l'église,
d'y lire, exorciser; éclairer, pièclier, baptiser , sacri-
fier, communier, absoudre; et lui-même aussi peut
faire et fait tout cela, ayant en soi une vertu éminente
qui comprend toutes les autres inférieures. Ainsi saint
Thomas en considération de ce que saint Paul assure
que la charité est patiente, bénigne et forte : La cha-
rité, dit-il, fait et accomplit les œuvres de toutes les
ve*tus. Et saint Ambroise écrivant a Dcmétrins, appelle
la patience et les autres vertus, membres de la cha-
rité; et le grand saint «Augustin dit que l'amour de
Dieu comprend toutes les vertus et fait toutes leurs
opérations en nous. Voici ses paroles : « fie qu'on dit
(( que la vertu est divisée en quatre, (il entend les
« quatre vertus cardinales , ) on le dit, ce me semble,
(( a raison des diverses affections qui proviennent de
« l'amour : de manière que je ne ferai nul doute de
<c définir ces quatre vertus ; en sorte que la tempérance
«soit l'amour qui se donne tout entier a Dieu, la
« force un amour qui supporte volontiers toutes
« choses pour Dieu^ la justice une force servante k
u Dieu seul, et pour cela commandant droitement k
atout ce qui est sujet h Thomme; la prudence un
« amour qui choisit ce qui lui est profitable pour s*unir
« avec Dieu, et rejette ce qui lui est nuisible » Celui ,
donc qui a la charité, a son espiit revêtu d'une belle
robe nuptiîile, laquelle, cOmme celle de Joseph , est
parsemée de toulc la variété des vertus; ou plutôt il
LIVRE XI, CHAP. IX. 285
a une perfection qui contient la verUi de tontes les
perfections, ou la |>effection de toutes les vertus: et
par ainsi la cliarUé est patiente^ bénigne ^ elle nest
point envieuse , mais honteuse ; elle ne fait poitit
de légèretés , ains elle est prudente ; elle ne s'enfle
point d'orgueil, ains est humble; e/Ze n'est point
ambitieuse ou dédaigneuse, ains aimable et affable;
elle n'est point pointilleuse à x^ouloir ce qui lui ap-
partient ^ ains franche et condescendante; elle ne
s'irrite points ains est paisible ; elle ne pense aucun
Tfialj ains est débonnaire; elle ne se réjouit point
sur le mal , ains se réjouit avec la vérité et en la
vérités elle souffre tout^ elle croit aisément tout ce
qu^on lui dît de bien, sans aucune opiniâtreté, con-
tention ni défiance; elle espère tout\À.t\\ du prochain,
sans jamais perdre courage de lui procurer sou sakit ;
elle soutient tout ^ attendant sans inquiétude ce qui
lui est promis. Et pour couclurion la charité est le
fin or et enflammé que notre Seigneur conseilloit a
l'évêque de Laodicée d'acheter, lequel contient le
prix de toutes choses, qui peut tout et qui fait tout.
CHAPITRE IX.
Que les vertus tirent leur perfection de l'amour sacré.
Là charité est àonc le lien de perfection^ puisqu'en
elle et par elle sont contenues et assemblées toutes
les piTfeciions de l'âme, et que snns elle non seule-
ment on ne sauroit avoir l'assemblage entier des ver-
iis, maison ne peut même sans elle avoir la pcifec-
ion d'aucune veitu. Sans le cimeal Qt mortier qui lie
IL i3
»c)o TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
les pierres et mur;iilles, tout l'ëdifice se dissout : sans
Ils nerfs , muscles et tendons, tout le corps seroit dé-
fait; et sans la charité les vertus ne peuvent s'entre-
tenir les unes aux autres. Notre Seigneur lie toujours
l'accomplissenient des commandemens a la charité.
Qui a mes commandemens ^ dit-il, et les observe^
c'est celui qui m'aime. Celui qui^ ne m'aime pas ,
ne garde pas mes commandemens. Si quelqu un
m'aime, il gardera mes paroles. Ce que répétant
le disciple bien-aimé : Qui obseri>e les commande^
mens de Dieu, dit-il, la charité de Dieu est par-'
faite en icelui ; et celle-ci est la charité de Dieu y
que nous gardions ses commandemens. Or qui
auroit toutes les vertus , ganleroit tous les comman-
demens : car , qui auroit la vertu de religion , obser-
vero:t les trois premiers commandemens: qui auroit la
piété, observeroit le quatrième commandement; qui
auroit la mansuétude et débounaireté , observeroit le
cinquième ; par la chasteté on garderoit le sixième ;
parla libéralité on éviteroit de violer le septième;
par la vérité on feroit le huitième; et par la parci-
monie et pudicité on observeroit le neuvième et
dixième. Que si on ne peut garder les commandemens
sans la charité , a plus forte raison ne peut-on sans
icelle avoir toutes les vertus.
On peut certes bien avoir quelque vertu et demeu-
rer quelque peu de temps sans oficnser Dieu , encore
(pie l'on n^ait pas le divin amour. Mais tout ainsi que
nous voyons parfois des arbres arraches de terre faire
quelques productions, non toutefois parfaites ni pour
long-temps; de même un cœur séparé de la charité
peut voirement produire quelques actes de vertu ^
mais non pas longuemcut.
LIVRE XI, CîîAP. IX. 29 L
Toutes les vertus sépare'es de la cliarile' sont fort
imparfaites, puisqu'elles ne peuvent srhs icelles par-
venir a leur fin, qui est de rendre l'homme heureux.
Les abeilles sont en leur nnissance des petits chadocs
et vermisseaux sans pieds, sans ailes et sans formes j
mais par succession de temps elles se changent et de-
viennent petites mouches; puis enfin quand elles sont
fortes et qu'elles ont leur croissance, alors on dit
qu'elles sontavettes forme'es, faites et parfaites, parce
qu'elles ont ce qui faut pour voler et faire le miel.
Les vertus ont leur commencement , leurs progrès et
leur perfection , et je ne nie pas que sans la charité
elles ne puissent naître, voire même faire progrès :
mais qu'elles aient leur perfection pour porter le titre
de vertus faites , formées et accomplies, cela dépend
de la charité qui leur donue la force de voler en Dieu
et recueiîlir de la miséricorde d'iceli.i le miel du vrai
mérite et de la sanctification des cœurs es- quels elles
se trouvent.
lia charité est entre les vertus , tomme le sole'l
entre les étoiles : elle leur distribue a toutes leur
clarté et beauté. La foi, l'espérance, la crainte et pé-
nitence viennent ordinairement devant elle en l'âme
pour lui préparer le logis ; et comme elle est arrivée,
elles lui obéissent et la servent comme tout le reste des
vertns, et elle les anime, les orne et vivifie toutes
par sa présence.
Les autres vertus se peuvent réciproquement ea-
tr'aider et s'exciter mutuellement en leurs œuvres et
exercices : car qui ne sait que la chasteté requiert et
excite la sobriété , et que l'obéissance nous porte a la
libéralité, a l'oraison, a l'humilité ? Or, par cette
communication qu'elles oui eatr'elles, elles partici-
292 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
pent aux perfections les unes des autres : car la chas-
teté observée par obéssance, a double dignité , k
savoir la sienne pi opre et celle de l'obcissance ; ains
elle a plus de celle de l'obéissance que de la sienne
propre. Car comme Arîslote dit que celui qui déro-
boit pour pouvoir coiumettie la fornication , éioit plus
fornicateur que larron , d'autant que son affection
tenduit toute a la fornication, et ne se servoit du lar-
cin que comme d'un passage pour y parvenir ; ainsi
qui observe la chasteté pour obéir, il est plus obéis-
sant que chaste, puisqu'il emploie la chasteté au ser-
vice de l'obéissance : mais pourtant du mélgnge de ,,
l'obéissance avec la chasteté ne peut réussir une vertu-
accomplie et parfaite, puisque la deriiière perfection ,
nui est l'amour, leur manque a toutes deux: de sorte m
que si même il se pouvoit faire que toutes les vertus ,
se trouvassent ensemble en un homme, et que la seule .
charité lui manquât , cet assemblage de vertus scroit ,^
voiremcnt un corps très- parfaitement accompli de
toutes SCS parties , tel que fut celui d'Ai^am, quand *
Dieu de sa uiaii> maîtresse le forma du limon de la
terre : mais ccrj^s néanmoins qui seroit sans mouve-
ineut_, sans vie et sans grâce, jusqu'h ce que Dieu
inspirai en icelui le spiracle de vie , c'est-a-dire
la sacrée charité, sans laquelle rien ne nous profile.
Au demeurant , la perfection de l'amoiir divin est
si souveraine, qu'elle perfectionne toutes les vertus ,
et ne peut être perfectionnée par icclles^ non pas
même par l'obéissance, qui est celle laquelle peut le
plus répandre de perfection snrles autres. Car, encore
bien que l'amoiir soit commandé, et qu'en aimant
nous pratiquions l'obéissance, si est-ce néanmoins
que ramour ne lire pas sa perfection de l'obcissance,
LIVRE XI, CHAP. IX. 293
ains (le la bonté de celui qu'il aime ; d'autant que l'a*
iiioiu' n'est pas excellent parce qu'il est obéissant^
mais parce qu'il aime un bien excellent. Certes , ea
aimant nous obe'issons, comme en obéissant nous ai-
mons; mais si celte obéissance est si excellemment
aimable, c'est parce c|n'elle tend a Texcellence de
l'amour : et sa perfection dépend , non de ce qu'en
aimant nous obéissons , mais de ce qu'en obéissant
nous aimons. Desor.te que tout ainsi que Dieu est éga*
lement la dernière fin de tout ce qui est bon comme
il en est la preinière source, de même l'amour qui est
l'origine de toute bonne affection , en est pareillement
la dernière fin et perfection.
CHAPITRE X.
Digression sur l'imperfcclion des vertus des Païens.
VuES anciens sages du monde firent jadis des magni-
fiques discours a l'honneur des vertus morales, oui
même en faveur de la rel'gion. Mais ce que Plutarque
a observé ès-Stoïciens, est encore plus a propos pour
tout le reste des païens. Nous voj^ons , dit-il, des
navires qui portent des inscriptions fort illustres. Il y
en a qu'on appelle Victoire, les autres Vaillance, les
autres Soleil : mais pour cela elles ne laissent pas
d'être sujettes aux vents et aux vagues. Ainsi les Stoï-
ciens se vantent d'être exempts de passions , sans peur,
sans tristesse, sans ire , gens immuables et invariables;
mais en efiet ils sont sujets au trouble, a l'inquiétude,
à rimpnuosité, et autres impertinences.
Pour Dieuj Théotime, je vous prie^ quelle vertu
29^ TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
poiivoient avoir ces gens-la, qui volontairement, et
comme a prix fait, renversoient toutes les lois delà
religion? SéDèqueavoit fait un livre contre les supers-
titions , clans lequel il avoit repris Fimpie'té païenne
avec beaucoup de liberté'. Or, celte liberté, dit le
grand saint Augustin , se trouva en ces écrits, et non
pas en sa vie, puisque même il conseilla que l'on re-
jetât de cœur la buperstition, mais qu'on ne laissât pas
de la pratiquer es- actions 5 car voici ses paroles :
«Lesquelles superstitions le sage observera comme
c( commandées par les lois, non pas comme agréables
« aux dieux. Comme pouvoient être vertueux ceux
«qui, comme rapporte saint Augustin, estimoient
<c que le sage se devoit tuer, quand il ne pouvoit ou
« ne devoit plus supporter les calamités de cette vie,
:<f et toutefois ne vouloient pas avouer que les cala-
« mites fussent misémbles , ni les misères calami-
« tcuscs, aiusniaintenoient que le sage étoit toujours
« heureux et sa vie bienheureuse? O quelle viebien-
« heureuse, dit saint Augustin, pour laquelle éviter
c( on a même recours a la mort ! Si elle est bienheu-
« reuse , que n'y dcmeur;z-vous ? » Aussi celui
d'entre les Stoïciens et capitaines, qui, pour s'être
tué soi-même en la ville d'Ulique, afin d'éviter une
calamité qu'il cslimoit indigne do sa vie, a été tant
loue par les ccrvi Iles profanes, lit cette action avec
si peu de véritable vertu, que, comme dit saint Au-
f^ustin , il ne témoigna pas un courage qui voulut
éviter la déshonnêlcté , mais une àme infirme qui
ïi'cut pas l'assurance d'attendre l'adversité; car, s'il
eût estimé chose infâme de vivre sous la victoire de
César, pourquoi eût-il commandé d'espérer en la
douceur de César? Comme n'eût-il conseillé k son
LIVRE Xr, CHAP. X. 29Ô
flls-de mourir avec lui , si la mort éioit meilleure et
plus honnête que la vie? 11 se tua donc, ou parce
qu'il envia a César la gloire qu'il eût eue de lui donner
la vie , ou parce qu'il apprcfhenda la honte de vivre
sous un vainqueur qu'il liaissoit; enjquoi il peut être
JQui d'un gros et, encore a l'aventure, grand cou-
rage, mais non pas d'un sage, vertueux et constant
esprit. La cruauté' qui se pratique sans e'moiion et de
sang froid, est la pins cruelle de toutes, et c'en est
de même du de'sespoirj car celui qui est le plus lent,
le plus dëlibe're' , le plus résolu , est ausr.i le moins ex-
cusable et le plus de'sespe'ré.
■ Et quant a Lucrèce (afin que nous a'oublions pas
aussi les valeurs du sexe moins courageux) , ou elle
fut chaste parmi la violence et le forcement du fils de
Tarquinius, ou elle ne le fut pas. Si Lucrèce ne fut
pas chaste, pourquoi loue-ton donc la chasteté de
Lucrèce; si Lucrèce fut chaste et innocente en cet
accident-la, Lucrèce ne fit- elle pas méchante de
tuer l'innocente Lucrèce? Si elle fut adultère, pour-
quoi est-elle tant louée? Si elle fut pudique, pour-
quoi fut- elle tuée? Mais elle craignoit Popprobre et
la honte de ceux qui eussent pu croire que la dés-
honnêteté qu'elle avoit soufferte violemment tandis
qu'elle étoit en vie, eiit aussi été souffeite volontai-
rement , si après icelle elle fut demeurée en vie ; elle
eut peur qu'on Testimât complice du péché _, si ce
qui avoit été fait en elle vilainement étoit snpporté
patiemment. Eh donc! faut-il pour fuir la honte et
l'opprobre qui "dépend de l'opinion des hommes, ac-
cabler l'innocent et tuer le juste? Faut-il maintenir
Phonneur aux dépens de la vertu, et la réputation au
29^ TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
péril de réquité? Telles fureut les vertus des plus
vertueux païens envers Dieu et envers eiix-mènies.
Et pour les vertus qui regardent le prochain, ils
foulèrent aux pieds et fort effronte'ment , par leurs
lois mêmes, la principale qui est la piété'; car Aristote,
le plus grand cerveau d'entre eux, prononce celje
horrible et très-inipiteuse seutence : « Touchant l'ex-
« position, c'est-a-dire l'abandonnement des enfans,
« la loi soit telle : Qu'il ne faiit rien nourrir de ce
n qui est privé de quelque membre. Et quant aux
a autres cnfaiis, si les lois et coutumes de la cité dé-
a fendent qu'on n'abandonne pas les enfans , et que
« le nombre^dcs enfans se multiplie a quelqu'un, en
« sorte qu'il en ait déjà au double de la portée de ses
« facultés, il faut prévenir et procurer i'avortement.
<( Sénèque , ce sage tant loué , nous tuons , dit-il , les
H monstres, et nos enfans^ s'il sont manques, débiles,
a imparfaits ou monstrueux , nous les rejetons et
« abandonnons. » De sorte que ce n'est pas sans cause
queTertulien reproche aux Romains qu'ils exposoient
Jeurs enfans aux ondes, au froid, a la faim et aux
chiens, et cela non par force de pauvreté, car, comme
il dit, les présidens niêmos et magistrats pratiquoient
cette dénaturée cruauté. O vrai Dieu , Tliéotime ,
quels V(^rtu(^ux voila ! et quels sages pouvoient être
ces gens qui enseignoient une si cruelle et brutale sa-
gesse? Hélas! dit le grand apôtre, croyant d être
sages , ils ont été faits insensés , et leur fol esprit
a été obscurci^ gens abandonnés au sens l'éprouvé.
(Rom. 1. 22. 21. 28.) Ah! quelle horreur qu'un si
grand philosophe conseille I'avortement; c'est devan-
cer rhoiuicide, dit Terlulien, d'empêcher un homme
LIVRE XI, CHAP. X. 297
conçu de naître; et saint Ambroise, reprenant les
païens de celle mèrae barbarie : On ôte , dit-il , en
cette sorte la vie aux enfans avant qu'on la leur ait
donne'e.
Certes, si les païens ont pratiqué quelques vertus,
c'a été pour la plupart en faveur de la gloire du
monde, et par conséquent ils n'ont eu de la vertu que
l'action; et non pas le motif et l'intention. Or, îa
vertu n'est pas vraie vertu , si elle n'a la vraie
intention. La convoitise humaine a fait la force des
païens, dit le concile d'A mange, et la charité divine
a fait celle des chrétien?. Les vertus des païens, dit
saint Augustin , ont été non vraies , niais vraisem-
blables, parce qu'elles ne furent pas exercées pour îa
fin convenable, mais pour des fins péiissabîes. Fabri-
cius sera moins puni que Caiilina , non pas que celLii-
la fût bon, mais parce que celui-ci fut p-re; non que
Fabricius eût des vraies vertus, mais parce qu'il ne
fut pas si éloigné des vrai^^s vertus. Si qu'au jour du
jugement les vertus des pjïens les défendront _, non
afin qu'ils soient sauvés , mais afin qu'ils ne soient
pas tant damnés. Un vice étoit ôté par un autre vice
entre les païeus; les vices se faisant place les uns aux
autres, sans en laisser aucune a ]a vertu, et pour ce
seul unique vice de la vaine gloire^, ils réprimoienÉ
l'avarice et plusieurs autres vices. Voire même quel*
quefois ils méprisoient la vanité par vaniié, dont Tua
d'entre eux qui sembloit le plus éloigné de la vanité ^
foulant aux pieds le lit bien pnré de Platon : Que
fais-tu, Diogëne? lui dit Platon. Je foule, répondit-
il , le fiiste de Platon. Il est vrai, répliqua Platon _^tiii
k foules, mais par un autie fiste. Si Sénèque fut valu,
on le peut recueillir de ses dernieis p:opos; car ïa im
i3 *
298 TRAITÉ DE L'AMOL'R DE DIEU.
couronue l'œuvre, et la dernière heure les juge toutes.
Quelle Vcinitd, je vous prie! e'tant sur le point de
mourir, il dit a ses amis, qu'il n'avoit pu jusqu'à
l'heure les remeicier assez dignement, et que parlant
il leur vouloit laisser un légat de ce qu'il a voit en
soi de plus agre'able et de plus beau , et que s'ils le
gardoient soigneusement, ils en recevroientde grandes
louanges, ajoutant que ce magnifique légat n'étoit
autre chose que l'image de sa vie. Voyez-vous, Théo-
tiine, comme les abois de cet homme sont puans de
vanité. Ce ne fut pas l'amour de Thonnêteté , mais
l'amour de l'honneur, qui poussa ces sages mondains
k l'exercice des vertus, et leurs vertus de même fu-
rent aussi différentes des vraies vertus, comme l'a-
mour de l'honnêteté et l'amour du méritti d'avec
l'araour de la récompense. Ceux qui servent les
princes pour l'intérêt, font ordinairement des services
plus empressés , plus ardens et sensibles; mais ceux
cjui servent par amour, les font plus uobles, plus
généreux, et par conséquent plus estimables.
Les escnrboucles et rubis sont appelés par les
Grecs de deux noms contraires, car ils les nomment
piropcs et apiropes, c'est-a-dire de feu et sans fcji ,
ou bien enflammés et sans flamme; ils les nomment
Ignées, de feu, charbons ou escarboucles, parce qu'ils
ressemblent au feu en lueur et splendeur; mais ils les
appellent sans feu, ou, pour dire ainsi, ininflam-
n)a!)les, parce que non seulement leur lueur n'a nulle
f-haleur, mais ils ne sont nullement suscej)tibles de
chaleur, et n'y a feu qui les pui*^se échauffer. Ainsi
nos anciens pères ont appelé les veitus des païens
•vertus et non veitus tout ensemble; vertus, parce
qu'elles ea ont la lueur et rapparonce ; non vcrUis,
V . LIVRE XI, CHAP. X. 299
parce non seulement elles n'ont pas eu cette chaleur
vitale de Famour de Dieu , qui seiile les pouvoit
perfectionner, mais elles n^en ëloient pas susceptibles,
puisqu'elles ëtoient en des sujets infidèles. Y ayant de
ce temps- la, dit saint Augustin, deux Romains grands
en vertu, Cësar et Caton; la vertu de Caton fut de
beaucoup plus approchante de la vraie vertu que
celle de Ce'sar. Et ayant dit en quelque lieu que leS
philosophes destitues de la vraie pie é avoient res-
plendi en lumière de vertu, il s'en de'Jit au livre de
ses re'tractations , estimant que cette louange ëtoit
trop grande pour des vertus si imparfaites , comme
furent celles des païens, qui ea vérité ressemblent k
ces vers a feu et îuisans, qui ne sont luisans qu'erami
la nuit, et le jour venu perdent leur lueur; car de
même ces vertus païennes ne sont vertus qu'en com-
paraison des vices, mais en comparaison des vertus
des vrais chre'tiens, ne méritent nullement le nom de
vertus.
Parce néanm.oins qu'elles ont quelque chose de
bon, elles peuvent être comparées aux pommes vé-
reuses; car elles ont la couleur et ce peu de substance
qui leur reste, aussi bonnes que les vertus entières;
mais le ver de la vanité e^t au milieu qui les gâte.
C'est pourquoi qui en veut user, doit séparer le bon
d'avec le mauvais. Je veux bien, Théotime, qu'il y
eût quelque fermeté de courage en Caton , et que
cette fermeté fût louable en soi; mais qui veut se
prévaloir de son exemple, il faut q\ie ce soit en un
juste et bon sujet, non pas se donnant la mort, mais
la souffi'ant lorsque la vraie vertu le requiert , non
pour la vanité de la gloire, mais pour la gloire de la
vëritéj comme il advint u nos martp's, qui, avec deg
w
5oo TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
courages invincibles , firent tant de miracles de cons
laD<;e et valeur, que lesCaton , les Horace, Seuèque
les Lucrèce, les Ai rie ne méritent certes nulle consi
de'ration en conipaiaison ; te'moins les Laurent, le
.Vincent, les Vitaux, les Erasme, les Eugène, les Se
bastion, les Agathe, les Agnès, Catherine*, Perpétue
Félic'tp, Symphorose, Natalie, et mille milliers d'au
très qui me font tous les jours admirer les adnu'rateur
des \ ertus païennes, non tant parce qu'ils adn.iren
désordonnément les vertus imparfaites des païens
comine parce qn'ils n'admirent point les vertus très- 1
parfaites des chrétiens ; vertus cent f(^is plus dignes
d'admiration, et seules digues d'imitation. 1,
1
CHAPITRE XL ,i
Comme les actions humaines sont sans valeur, lorsqu'elles
sont faites sans le divin amour. ,
• I
I
J_jE grand ami de Dieu Abraham n'eut de Sara, sa
femme principale, que son très-cher fils unique Isaaç,
qui seul aussi fut son héritier universel; et bien qu'il
eût encore Ismaol d'Agar, et plusieurs autres enfans
de Cetiira, ses femmes servantes et moins pi iueipalcs,
si e.st-ce toutefois qu'il ne leur donna, sinon qu( Ique.S
prébcns et légats pour les déjeter (;t exhéréd.M , d'au-
tant q<ie n'é(aut p:is avoués de la femme piiiieipale,
ils ne pou voient pas aussi lui succéder. Or, ils ne fu-
rent pas avoués, [)arce que, quatit aux enfans de Cc-
tura, ils i aquireni tous après la mort de Sara; et pour
le regard d'l.smaël , quoique sa mère Agar rcùl conçu
par l'aulojiiié de Sara, $a maîtresse, toutefois se
LIVRE XT, CHAP; XI. 5o*i
^ voyant grosse, elle la méprisa , et ne mit pas cet en-
'faiit au monde sur les j;enoux d'icelle, comme Bala
mit les siens sur les eenoiix de Raclicl. Tlie'otime, il
n'y a que les enfans, c'est-a-dire, les actes de la
très-sainte chaiite', qui soient héritiers de Dieuj
^'co- hé ri tiers de Jésus-Christ \ et les enfans ou actes
que les auties vertus conçoivent et enfantent sur ses
genoux par son commandement, ou au moins sous les
lailes et la faveur de sa pre'sence. Mais quand les ver-
'tus morales, ou même les vertus surnaturelles, pro-
duisent leurs actions en l'absence de la chniilé, comme
elles font entre les schismatiques, au rapport de saint
Augustin, et quelquefois parmi les mauvais catholi-
ques; elles n'ont, nulle valeur pour le paradis, non
pas même ranraône, quand elle nous portoroit à dis-
tribuer toute substance aux pauvres 'y ni le mar-
tyre non plus, quand nous livrerions notre co/p* aux
ûnwmes pour être brûlés. Non, Th^'oiime, sans la
charité j dit l'apôtie, tout cela ?ie servirait de riejZy
ainsi q!:e nous montrons plus amplement ailleurs.
L Or, il y a de plus, quand, en la production des
vertus mor lies, la volonté se lend désob issante a sa
dame, q'ii es' l.i charité, comme quand par l'oigiieil,
la vani é_, Tintérêt temporel, ou par quelqu'autre
mauvais motif, les verti.s sont détournées de leur
propre nat'ire; cerles, alors ces aclioLssont chassées
et bannies de la maison d'Abraham et de la société
de Sara, c'est-a dire, elles sont privées du fruit et
des privléges de la charité , et par conséquent
deîueurent satis valeur ni mérite. Car ces actions- la
ainsi infectées d'une mauvaise intention, sont en effet
pins vicieu5es que ver'ueuses, puisqu'elles n'ont de
la vertu que le corps e^iWncur, 1 iniérieur appaite-
5o2T RAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
nant au vice qui leur sert de motif; te'moins les jeu- i
nés, offrandes et autres actions du Pharisien. |
Mais enfin outre tout cela, comme les Israélites
vc'curenî paisiblement en Egypte durant la vie de Jo-
seph, et soudain après la mort de Levi fuient tyranni-
• quement r-^'duits en servitude, d'où provient le proverbe
des Juifs : L'un des frères trépasse', les autres sont op-
presés ; selon qu'il est rapporte' en la grande chronologie
des Hébreux publiée par le savant archevêque d'Aix,
Gilbert Genebrard, que je nomme par honneur et avec
consolation, pour avoir été son disciple, quoiqu'inulile-
ment , lorsqu'il étoit lecteur royal a Paris , et qu'il expo-
soil le Cantique des Cantiques; de même les mérite et
fruits des vertus tant morales que chrétiennes subsis-
tent très-doucement et tranquillement enTâmc, tan-
dis que la sacrée dilection y vit et règne; mais a même
que la dilection divine y meurt, tous les mérites et
fruits des autres venus meurent quant et quant; et ce
sont ces œuvres que les théologiens appellent morti-
fiées, parce qu'étant nées en vie sous la faveur de la
dileciion, et comme un Ismaël en la famille d'Abra-
ham, elles perdent par après la vie et le droit d'héri-
ter par la d'sobéissance et rébellion suivante 'de la
Tolonté humaine qui est leur mère.
O Dieu, Tliéotiiue, quel malheur! Si le Juste se
détourne de sa justice , et qu'il fasse V iniquité ,
on rCaura plus mémoire de toutes ses justices , il
mourra en son péché (^Ezéch. 18. 24), dit notre
Seigneur eu Ezéchiel. De sorte que le péché mortel
ruine tout le nuû'ile des vertus : car quant a celles
qu'on pratique tandis qu*il règne en Tàmc, ollesnaîs-
sent icUcmcnl mortes qu'ellrs sont h jamais inutiles
pour la pictcnlion de la vie éternelle ; et quant a celles
LIVRE Xï, CHAP. XI. 5o5
que Ton a pratiquées avant qu'il fut commis, c'est-à-
dire , taudis que la dilection sacre'e vivoit en Tàine^
leur valeur et me'rite périt et meurt soudain a son ar-
rivée, ne pouvant conserver leur vie après la mort de
la charité qui la leur avoit donnée. Le lac que les
profanes appellent communémoat Asphaltite, et les
auteurs sacrés Mer morte, a une malédiction si grande
que rien ne peut vivre de ce que l'on y met. Quand
les poissons du fleuve Jordain l'approchent, ils meu-
rent prorapfement, s'ils ne rebroussent contre mont;
les arbres de son rivage ne produisent rien dérivant,
et bien que leurs fruits aient l'apparence et forme ex-
térieure pareille aux fruits des autres contrées, néan-
moins quand on les veut arracher on trouve que ce ne
sont qu'écorces pleines de cendres qui s'en vont au
vent; marque des infâmes péchés pour la pimition
desquels cette contrée peuplée de quatre cités plan-
teureuses fut jadis convertie en cet abîme de puanteur
et d'infection ; et rien aussi ne peut, ce semble, mieux
représenter le malheur du péché que ce lac abomi-
Dable qui prit son oi:-,ine du plus exécrable désordre
que la chair humaine puisse commettre. Le péché
donc^ comme une mer morte et mortelle, tue tout ce
qui Taborde : rien n'est vivant de t^ut ce qui naît en
Pâme qu'il occupe, ni de tout ce qui croît autour de
lui. O Dieu, nullement, Théotime! car non seulement
le péché est une œuvre morte , mais elle est tellement
pétulante et vénéneuse que les plus excellentes vertus
de l'âu.e pécheresse ne produisent aucune action vi-
vante; et quoique quelquefois les actions des pécheurs
aient une grande ressemblance avec les actions des
justes^ ce ne sont toutefois qu'écorces pleines de vent
5o4 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
et de poussière., regardées voirement, et même ré-
compensées par la boute' divine de quelques presens
temporels qui leur sont donue's comme aux enfans des
chimbrières; mais éeorces pourtant qui ne sont ni ne
peuvent être savourées ni goûtées par la divine justice
pour être salariées de loyer éternel ; elles périssent sur
leurs arbres, et ne peuvent être conservées en la
main de Dieu, parce qu'elles sont vides de vraie va-
leur, comme il est dit en l'Apocalypse a l'évêque de
Sardes, lequel etoit esiuné un arbre \>wcint^ a cause
de plusieurs vertus qu'il praiiquoit; et néanmoins il
ëtoit tnort^ parce qu'étant en péché, ses vertus n'é-
toient pas des vrais fruits vivans, mais des éeorces
mortes et des amusemens pour les yeux , non des
pommes savoureuses utiles a manger. De sorte que
nous pouvons tous lancer cette véiitable voix, a Ti-
mitatioD du saint apôtre : Sans la charité je ne suis
rien, rien ne me profite \ et celle ci avec saint Au-
gustin : Mettez dans un cœur la charité, tout profite 5
ôtpz du cœur la charité, rien ne profite.
Or, je dis, rien ne profite ;',our la vie éteinelle,
quoique, couune nous disons ailleurs, les œuvres ver-
tueuses des pécbcin.sne soient pis inutiles pour la \\^
temporelle; m lis^Th-^'otime, mon ami. Que profite^
t-ilà l homme s il ffa^rne tout le mond" temporel-
lement, et qu il perde son dme élcrncllemeut?
LIVRE XI, CHAP. Xn. 5o5
CHAPITRE XII.
Comme le saint amour revenant en Târae fait revivre toutes
les œuvres que le péché avoil l'ait périr.
JLjes œuvres donc que le pe'cheiir fait tandis qu'il est
privé du saint amour , ne profitent jamais pour la vie
éternelle, et pour cela sont appelo'es œuvres mories;
mais les bonnes œuvres du pisle sont au contraire nom-
mées vives, d'autant que le divin amour les anime et
vivifie de sa dignité. Que si par après elles perdent
leur vie et valeur par le péché survenant, elles sont
dites œuvres amorties, éteintes, ou mortifi'ées seule-
irent , mais non pas œuvres mortes, si principalement
on a égard aux élus. Car comme le Sauveur parlant
de la petite Thalite, fille de Jaïrus, dit qu'elle n'étoit
pas îjiorte, ains donnoit seulement j parce que de-
vant êtra soudain ressuscitée, sa mort seroit de si peu
de durée qu'elle ressembleroit plutôt un sommeil
qu'une vraie mort* ainsi les œuvres cjes justes, et sur-
tout des élus, que le péché survenu fait mourir, ne
sont pas dites œuvres mortes , aies seidement amorties,
mortifiées, assoupies ou pâmées* parce qu'au prochaia
retour de la sainte dilection elles doivent, ou du
moins peuvent bientôt revivre et ressusciter. Le re-
tour du péché ôte la vie au cœur et a toutes ses œuvres,
le retour de la grâce rend la vie au cœur et a toutes
ses œuvres. Un hiver rigoureux amortit toutfs les
plantes de la campagne; en sorte que s'il duioit tou-
jours, elles aî.:ssi toujours demeureroient en cet état
de mort. Le péché, triste et très-effroyable hiver de
5o6 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
l'âme ^ amortit toutes les saintes œuvres qu'il y trouve;
et s'il duroit toujours , jamais rien ne reprendroit ni
vie ni vigueur. Mais comme au retour du beau prin-
temps non seulement les nouvelles semences qu'on
jette en terre a la friveiir de cette belle et féconde
saison, germent et bourgeonnent agre'ablement cha-
cune selon sa qualité ; mais aussi les vieilles plantes
que l'âprete' de l'hiver précédent avoit flétries, dessé-
chées et amorties, reverdissent, se revigorent et re-
prennent leur vertu et leur vie : de même le péché
étant aboU , et la grâce du divin amour revenant en
l'âme , non seulement les nouvelles affections que le
retour de ce sacré printemps apporte , germent et pro-
duisent beaucoup de mériteset de bénédictions; mais
les œuvres fanées et flétries sous la ligueur de l'hiver
du péché passé , comme délivrées de leur ennemi
mortel, reprennent leurs forces, se revigorent, et
comme ressuscitées fleurissent de rechef ^ et fructifient
en mérites pour la vie éternelle. Telle est la toute
puissance du céleste amour, ou i'amour de ki céleste
toute puissance. Si limpie se déloiirne de son iî7i~
piété f et qu il fasse jugement et Justice , il vivi-
fiera son dnie. Convertissez-vous et faites péni-
tence de vos iniquités^ et l'iniquité ne vous sera
point à ruine y dit le Seigneur tout puissant. Et
qu'er.t-ce a dire , L'iniquité ne vous sera point à
ruine? sinon que les ruines qu'elle avoit faites ^ se-
ront réparées. Ainsi, outre mille dresses que l'enfant
prodigue reçut de sou père, il fiit rétabli avec avan-
tage en tous ses ornemens et en toutes les grâces , fa-
veurs et dignités qu'il avoit perdues. Et Job, image
innocentedu pécheur pénitent, reçoit enfin au double
de tout ce qu il avoit eu. Coites le trcs-sainl concile
LIVRE XI , CHAP. XIT. 507
tle Trente veut que Ton anime les pe'nitens retournés
en la s-icrée di'ection de Dieu e'iernel, par ces paroles
de Tapôlre : Abomhz en tout bbn œm^re , sachant
giie votre travail n est point inutile en notre Sei^
gneur : car Dieu n'est pas injuste , pour oublier
votre œuvre et la dilection que vous avez montrée
en son nom. Dieu donc n'oublie pas les œuvres de
ceux qui ayant perdu la dilection par le pèche' , la
recouvrent par la pénitence. Or, Dieu oublie les
œuvres quand elles perdent leur mérite et leur sainteté
par le péché survenant, et il s'en ressouvient quand
elles retournent en vie et valeur par la présence du
saint amour. De sorte même qu'afin que les fidèles
soient récompensés de leurs bonnes œuvres, tant par
l'accroissement de la grâce et de la gloire future , que
par Feffectuelle jouissance de la vie éternelle , il n'est
pas nécessaire que Ton ne retombe point au péché ,
ains suffit^ selon le sacré concile , que Ton repasse en
la grâce et charité de Dieu.
Dieu a promis des récompenses éternelles aux œu-
vres de Thomme juste : mais si le juste se détourne
d^ sa justice par le péché, Dieu n'aura plus nié"
moire des justices et bonnes œuvres quil avoit
faites. Que si néanmnius par après ce pauvre homme
tombé en péché se relève et retourne eu Tamour di-
vin par pénitence, Dieu ne se ressouviendra plus de
son péché; et s'il ne se ressouvient plus du péché, il
se ressouviendra donc des bonnes œuvres précédentes,
et de la récompense qu'il leur avoit promise ; puisque
le péché , qui seul les avoit ôtc'es de la mémoire di-
vine, est totalement effacé, aboli, anéanûj si qu'alors
la justice de Dieu oblige sa miséricorde , ou plutôt la
miséricorde de Dieu oblige sa justice de regarder de
5u8 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU. ,
rechef les bonnes œuvres passe'es, comme si jamais
il ce les avoit oubliées : aulrementJe sacre' pénitent
n'eût pas osé dire a»son maître : Rendez-moi l'al-
légresse de voire salutaire ^ et me confirmez de
votre esprit principal. ( Ps, C-o. i4. ) Car, comme
vous voyez, non seiileaient il requiert une nouveauté
à^e&prit et de cœur^ mais il prétend qu'on lui rende
V allégresse que le pécbc lui a voit ravie. Or, celte
allégresse n'est nuire chose que le vin du céleste
amour, qui réjouit le cœur de V homme.
Il n'est pas du péclié en cet endroit comme des
œuvres de charité. Car les oeuvres du juste ne sont
pas eiTacées, î.boliesou anéanties par le péché surve-
nant, aius elles sont seulement oubliées. Mais le pé-
cbé du méchant n'est pas seulement oublié , ains il
est elTacé, nettoyé, aboli , anéanti par la sainte péni-
tence : c'est poiuquoi le péché survenant au juste ne
fait pa'> revivre les péchés autrefois pardonnes, d'au-
tant qu'ils ont été tout-a-fait anéantis; mais l'amour
revenant en l'âme du pénitent , fait bien revivre les
saintes œuvres d'autrefois , parce qu'elles n'étoient
pas abolies, ains seulement oubliées. Et cet oubli des
bonnes œuvres des justes, après qu'ils ont quitté leur
justice et dilection , consiste en ce qu^elles nous sont
rcmlues inutiles, tandis que le [)éché nous rend inca-
pables de la vie éternelle qui est leur fruit : et partant
sitôt que par le retour de la charité nous sonnnes
remis au rang des enfins de Dieu, et par conséquent
rendus susceptibles de la gloire inunorttdie, Dieu se
ressouvient de nos bonnes œuvres anciennes , et elles
nous sont de rechef rendues fructueuses. Il ^u'tsi pas
rai onnahle quj le péché ait autant de force v^outre la
charité, comme la charité en a coulie le péché : car
LIVRE XI, CHAP. XII. 3( 9
le pëchë procède de noire foiblesse , et la charité de la
puis.saijce divine. Si le péché abonde en malice pour
ruiner, la grâce surabonde pour re'parer; et la^nil-
séricorde àç. Dieu, par laquelle il efface le pêche',
s'exalte toujours, et se rend £;lorieusement triom- *
phante contre la rigueur du jugement pnr lequel
Dieu a voit oublié les bonnes œuvres qui pre'cédoient
le ppché. \insi toujours ès-guérisous corporelles que
notre Scigtjeur donnoit par miracle, non seiileuient
il rendbit la sanle', mais il ajoutoif des bëuediciions
nouvelles, faisant exceller la guéiison au-dessus de
la maladie, t;int il est bon envers h s hommes..
Que les guêpes, taons ou mouchons et tels petits
animaux nuisibles, étant morts, puissent revivre et
ressusciter, je ne l'ni jamais ni lu , ni ouï dire : mais
que les chères avettes, mouclies si vertueuses, puis-
sent ressusciter, chacun le dit, et je l'ai maintefois
lu. On dit (ce sont les paroles de Pline ) que gardant
les corps morts des mouches a miel qu'on a noyées •
dans la maison, tout l'hiver, et les remeltaiit au soleil
le printemps suivant couvertes de cendre de figuier,
elles ressusciteront et seront bonnes comme aupara-
vant. Que les iniquités et œuvres malignes puissent
revivre après que par la pénitence elles ont été noyées
et abolies; certes, mon Théolime, jamais l'éciitnre
ni aucun tliéologien ne l'a dit, que je sache : ains le
contraire est autorisé par la sacrée parole et par le
commun consentement de tous les docteurs. Mais que
les œuvres saintes, qui, comme douces abeilles, font
le miel du méiite, étant noyées dans le péché , pids-
sent par après revivre, quand couvei tes des cendres de
la pénitence on les remet au soleil de la grâce et cha-
■ rite, tous les théologiens le disent et enseignent bieu
5 10 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
clairement : et lors il ne faut pas douter qu'elles ne
soient utiles et fructueuses comme avant le péché.
Lorsque Nabuzardan détruisit Jérusalem , et qu'Israël
fut mené en captivité ,' le feu sacré de l'autel fut ca-
ché dans un puits , où il se convertit en boue : mais
cette boue tirée du puits et remise au soleil lors du
retour de la captivité, le feu mort ressuscita, et cette
boue fut convertie en flammes. Quand l'homme juste
est rendu esclave du péché, toutes les bonnes œuvres
qu'il avoit faites sont misérablement oubliées et ré-
duites en boue , mais au sortir de la captivité , lors-
que par U pénitence il retourne en la grâce de la di-
lection divine, ses bonnes œuvres précédentes sont
tirées du puits de l'oubli , et touchées des rayons de
la miséricorde céleste elks revivent et se convertissent
en flammes aussi claires que jamais elles furent pour
être remises sur l'autel sacré de la divine approbation
et avoir leur première dignité , leur premier prix et
leur première valeur.
CHAPITRE XIII.
Comme nous devons réduire toute la pratique des vertus
et de nos actions au saint amour.
Lr.s botes ne pouvant connoîtrc la fin de leurs ac-
tions, tendent voiiemont a leur fin, mais n'y préten-
dent pas; car protendre, c'est tendre b une chose pav
dessein avant que d'y tendre par efiot : elles jettent
leurs actions a leur fin, mais elles ne projettent point,
ains suivent leurs instincts sans élection ni intention.
I^laib rho»uuie est tellement maître de ses acliops hu-
LIVRE XI, CHAP. XIII. 5u
maines et raisonnables, qu'il les fait toutes pour quel-
que fin, et les peut destiner a une ou plusieurs fins
particulières, ainsi que bon lui semble : car il peut
changer la fin naturelle d'une action , comme quand il
jure pour tromper, puisqu'aii contraire la fin du ser-
ment est d'empêcher la tromperie; et peut ajoutera
la fin naturelle d'une action quelqu'autre sorte de fin,
comme quand outre l'intention de secourir le pauvre
a laquelle Taumône tend, il ajoute l'intention d'obli-
ger l'indigent a la pareille.
Or, nous ajoutons quelquefois une fin de moindre
perfection que n'est celiede notre action; quelquefois
aussi nous ajoutons une fin d'e'gale ou semblable per-
fection, et parfois encore une fin plus e'minente et
plus reîeve'e. Car outre le secours du souffreteux au-
quel l'aumône tend spécialement, ne peut-on paspré-
tendre, premièrement, d'acquérir son amitié; secon-
dement, d'édifier le prochain; tiercement, de plaire
a Dieu? qui sont trois diverses fins, dont la première
est moindre , la seconde n'est pas presque plus excel-
lente, et la troisième est beaucoup plus excellente que
la fin ordinaire de l'aumône : si que nous pouvons,
comme vous voyez, donner diverses perfections a ucs
actions, selon la variété des motifs, fins et intentions
que nous prenons en les faisant.
Soyez bons changeurs ^ dit le Sauveur. Prenons
donc bien garde, Tiiéotime, de ne point changer les
motifs et la fin de nos actions qu'avec avantage et
profit, et de ne rien faire en ce trafic que p.u- boa
ordre et raison. Tenez, voila cet homme qui entre en
charge pour servir le public et pour acquérir de l'hoa-
nem' : s'il a plus de prétention de s'honorer (jue de
5 12 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
servir la chose publique, ou qu'il soit e'galenient dé-
sireux de l'un et de l'autre^ il a tort, et ne laisse pas
d'être ambitieux; car il renverse l'ordre de la raison,
égalant ou préférant son intérêt au bien public.
Mais si prétendant pour sa fin principale de servir le
public, il est bien aise aussi parmi cela d'accroîlre
l'honneur de sa famille, certes, on ne le satiroit blâ-
mer; parce que non seulement ses deux prétentions
sont honnêtes, mais elles sont bien rmgées. Cet autre
se comniunie a Pâques pour ne point être blâmé de
sou voisinage et 'pour obéir a Dieu : qui doute qu'il ne
fasse bien? Mais s'il se communie autant, ou plus
pour é'itcr le blâme que pour obéir a Dieu; qui
doute qu'il ne fasse impertinemment, égalant ou pré-
férant le respect humain a l'obéissance qu'il doit k
Dieu? Je puis jeûner le carême, ou par charité, afin
de plaire a Dieu ; ou par obéissance, parce que l'Eglise
l'ordonne, ou par sobriété ou par diligence, pour
mieux étudier; ou par prudence, afin de faire quel-
qu'épargne requise; ou par chasteté, afin de tromper
le corps; ou par religion, pour mieux prier. Or, si je
veux , je puis asseud)ler toutes ces intentions et jeûner
pour tout cela; mais en ce cas il faut tenir bonne po-
lice a ranger ses motifs. Car si je jeùnois principale-
ment pour épargner plus que pourobéub l'Eglise,
plus pour bien étudier que pour plaire a Dieu ; qui ne
voit que je pervertis le droit et l'ordre, préférant mon
intérêt a l'obéissance de l'Eglise et au contentement
de mon Dieu? Jeûner pour épargner est bon, jeûner
pour obéir h l'Eglise est meilleur; jeûner pour plaire k
Dieu est très-bon; mais encore qu'il semble que de
tfois bicDS on ne puisse pas composer un mal, si est-.
n >
LIVRE XI, CHAP. XIII. 5i5
ce que qui les coUoqueroit en désordre, prefe'rant le
moindre au meilleur, il feroit sans doute un dérègle-
ment blâmable.
Un homme qui n'invite qu'un de ses amis , n'of-
fense nulloment les autresj mais s'il les invite tous,
et qu'il donne les premières se'ances aux moindres,
reculaiît les plus honorables au bas bout, n'offense-t-
il pas ceux-ci et ceux-là tout ensemble ? ceux-ci , parce
qu'il les déprime contre la raison; ceux-là, parce
qu'il les fait paroître sots. Ainsi faire une action pour
un seul motif raisonnable, pour petit qu'il soit, la
raison n'en est point offeiise'e ; mais q»ii veut avoir
plusieurs motifs, il les doit ranger selon leurs qualile'sj
autreiueu'. il commet pe'che'; car le de'sordre est na
pèche', comme le pe'ché est un désordre. Qui veut
plaire a Dieu et a Notre Dame fait très-bien 5 mais
qui voudroit plaire a Notre-Dame également ou plus
qu'a Dieu, il commetiroit un dcTèglement insuppor-
table ; et on lui pourroit dire ce qui fut dit à Caïn : Si
vous avez bien oflert, mais avez mal partagé, cessez,
vous avez péché. Il faut donner a chaque fin le rang
qui lui convient, et par conséquent le souverain a
celle de plaire a Dieu.
Or, le souverain motif de nos actions, qui est celui
du céleste amour, a cette souveraine propriété, qu'é-
tant plus pur il'rend Faction qui en provient plus
pure; si que les anges et saints du paradis n'aiment
chose aucune pour autre fin quelconque que pour
celle de l'amour de la divine bonté, et par le motif de
lui vouloir plaire. Ils s'enti-'a'ment voirément tous
tiès-ardemraent, ils nous aiment aussi , ils aiment les
vertus, mais tout cela pour plaire a Dieu seulement.
•Ils suivent et pratiquent les vertus, nou en tant qu'elles
TT
5ii TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
sont belles et agn'ables a Dieu. Ils aiment leur félicité,
lion en tant qu'elle est a eux, mais en tant qu'elle
plaît a Dieu. Oui même ils aiment Tamour duquel
ils aiment Dieu , non parce qu'il est en eux , mais
parce qu'il tend a Dieu ; non parce qu'il leur est
doux , mais parce qu'il plaît a Dieu ; non parce
qu'ils Tout et le possèdent, mais parce que Dieu le
leur donne, et qu'il y prend son bon plaisir.
CHAPITRE XIV.
Pratique de ce qui a e'té dit au chapitre pre'çe'dent.
PuRiFioNis donc, The'otime, tant que nous pour*
ions, toutes nos intentions, et puisque nous pouvons
jëpandre sur toutes les actions des vertus le motif
sacré du divin amour, pourquoi ne le ferons-nous
pas, rejetant es -occurrences toutes sortes de motifs
vicieux, comme la vaine gloire et Pinte'rêt propre, et
conside'rant tous les bons motifs que nous pouvons
avoir d'entreprendre Faction qui se pre'sente alors,
afin de choisir celui du saint amour qui est le plus
excellent de tous, pour eu arroser et de'tremper tous
les autres? Par exemple, si je yeux m'exposer vail-
lamment aux hasards de la guerre, je le puis, consi-
de'rant divers motifs 5 car le motif naturel de cette
action c'est celui de la force et vaillance a laquelle il
appartient de faire entreprendre par r^son les choses
périlleuses j mais outre celui- (,i, j'en puis avoir plu-
sieurs autres , comme celui d'obéir au prince que je
sers, celui de l'amour envers le public, celui de la
piagnanimité qui me fait p.JiAM'C en la grandeur de
il
LIVRE XI, CIIAP. XIV. 5i5
cette actiou.Orj venant donc a l'action, je me pousse
au péril pour tous ces motifs; mais pour les. relever
tous au degré de l'amour divin, et les purifier parfai-
tement, je dirai en mon âme de tout mon cœur : O
Dieu éternel, quiètes le très-cher amour de mes affec-
tions, si la vaillance, l'obéissance au prince, J'amour
de la patrie et la magnaniuu'té ne vous étoient agréa-
bles , je ne suivrois jamais leurs mouvemens qu^ je
sens maintenant; mais parce que ces vertus vous
plaisent, j'embrasse cette occasion de les pratiquer,
et ne veux seconder leur instinct et inclination , sinon
parce que vous les aimez et qiie vous le voulez.
Vous voyez bien , mon cher Théotime , qu'eu ce
retour d'esprit nous parfumons tous les autres motifs
de Todeur et sainte suavité de l'amour, puisque nous
ne les suivons pas en qualité de motifs simplemeiit
vertueux, mais en qualité de motifs voulus, agréés,
aimés et chéris- de Dieu. Qui dérobe pour ivrogner, il
est plus ivrogne que larron , selon- Arîstote, et celui
donc qui exerce la vaillance, l'obéissance , l'affection
envers sa patrie, la magnanimité pour plaire a Dieu ,
il est plus amoureux divin, que vaillant, obéissant,
bon citoyen et magnanime , parce que toute sa vo-
lonté en cet exercice aboutit et vient fondre dans Ta-
mour de Dieu , n'employant tous les autres motifs
que pour parvenir a cette fin. Nous ne disons pas
que nous allons a Lyon, mais a Paris, quand nous
n'allons a Lyon que pour aller a Paris; ni que nous"
allons chanter , mais que nous allons servir Dieu
quand nous n'allons chanter que pour servir Dieu.
Qi;e si quelquefois nous sommes touchés de quelque
motif particulier, comme, par exemple, s'il nous ad-
"venoit d'aimer la chas|€té a cause de sa belle et tant
5i6 TFvAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
agréable pureté, soiiclain sur ce motif il faiil repanclre
celui du divin araour en cette sorte : 0 très-honnête
et délicieuse blancheur de la chasteté, que vous êtes
aimable, puisque vous êtes tant aimée par la divine
bonté ! Puis se retournant vers le créateur : Eh Sei-
gneur! je vous requiers une seiile chose, c'est celle
que. je recherche en îa ch;isle'é, de voir et pratiquer
en icelle votre bon plaisir et les délices que vous y
prenez. Et lorsque nous entrons es -exercices des
vorlus, nous devons souvent dire de tout notre cœur :
Otii, Père éierncl , je le ferai, /?a/'ce qiC ainsi a-l-il
été agréable de toute éternité devant vous.
En cette sorte faut-il animer toutes nos actions de
ce bon plaisir céleste, aimant principalement Thonnê*
teté et beauté des vertus, parce qu'elle est agréable
a Dieu; car, mon cher Théotime, il se trouve des
bommes qui aiment éperdnment la beauté de quelques
vertus, non seulement sans aimer la charité, mais
nvec mépris de la charité. Origèue , certes, et Tertu-
lieu aimcrçnt tellement la blancheur de la chasteté,
cîu'ils vio'èicnt les plus grandes règles de hi cliarité;
l'un avant choisi de commettre Tidôlàtrie plutôt que
de souffrir une horrible violence, de laquelle les ty-
rans voiiloieut souiller son corps; l'autre se séparant
de la frès-chfiste église catholique sa mère, pour
mieux établir selon son gré la chasteté de sa femme.
Qui ne sait qu'il y a eu des pauvres de Lyon qui,
poiir louer aver: excès la mendicité , se firent hérc-
t>:nies, et de niendians devinrent de faux bélîtres?
Qui ne sait la vanité des Enthousiastes, Messaherjs;
Eiichitop, qui quittèrent la dileclion pour vanter To-
raison? Qui ne sait qu'il y a C!i des hérétiques, qui,
pour exalter la charité envers les pauvres^ de'pri-
LIVRE XI, CIÎAP. XV. 5i7
nioîenl la cliarilë envers Dieu, attribuant tout le salut
des homiues a la vertu de Paurnône, selon que saint
Augustin le te'moigne, quoique le saint apôtre exclame
que qui donne tcui son bien aux pauvres^ etna
pas la charité^ cela ne lui profite point ^
Dieu a mis sur moi V étendard de sa charité ^
dit la sacrée Sulamite. L'amour , Thc'otîme , est
l'ëteudard en Tannée des vertus ; elles se doivent
toutes ranger a lui, c'est le seul drapeau sous lequel
tiotre Seigneur les fait combattre, lui qui est le vrai
générai de l'armée. Réduisons donc toutes les vcrti;s
a Tobéissance de la chaiité 5 aimons les vertus parti-
culières , mais principalement parce qu'elles sont
agréables a Dieu ; aimons excellemment les vertus
plus excellentes, non parce qu'elles sont excellentes,
mais parce que Dieu les aime plus excellemment.
Ainsi le saint amour vivifiera toutes les vertus, les
rendant toutes amantes, aimables et suraimables.
CHAPITRE XV.
Comme la charité comprend en soi les dons du Sainl-E>piit.
Afin que l'esprit humain suive aisément les mou-
veuîcns et instincts de la raison , pour parvenir au
bonheur naturel qu'il peut prétendre , vivant seloa
les lois de l'honnêteté 5 il a besoin prenjièrement de
la tempérance, pour réprimer les inclinations inso-
lentes de la sensualité; secondement^ de la justice,
pour rendie b Dieu , au prochain et a soi-même ce
qu'il est obligé; tierceinenf , de la force , pour vaincre
les difficultés qu'on sent a faire le bien et repousser
5iî3 TRAÎTE DE L'AMOUR DE DlEtF.
Je mal; quatrièmement, de la prudence pour discer-
ner quels sont les moyens plus propres pour parvenir
au bien et a la vertu; cinquièmement, de la science ,
pour connoîlre le vrai bien auquel il faut aspirer» et
]e vrai mal qu'il faut rejeter; sixièmement, de Pen-
tendement pour bien pénétrer les premiers et princi-
paux fondemens ou principes de la beauté et excel-
lence de l'honnêteté; septièmement et en fin finale,
de la sapience pour contempler la divinité, premièie
source de tout bien. Telles sont les qualités par les-
quelles Tesprit est rendu doux , obéissant et pliable
♦lUx lois de la raison naturelle qui est en nous.
Ainsi, ïhéolime , le Saint-Esprit qui habite en
BOUS, voulant rendre notre âme souple, maniable et
obéissante a &es divins mouvemens et célestes inspi-
jalions, qui sont les lois de sou amour, en l'obser-
>'ation desquelles consiste la félicité surnaturelle de
eette vie présente, il nous donne sept propriétés et
perfections pareilles presque aux sept que nous ve-
BODs Je réciter, qui, eu Técriture sainte et es-livres
des théologiens, sont appelées dons du Saint-Esprit.
Or, ils ne sont pas seulement inséparables de la
charité, ains toutes choses bien considérées, et a
proprement parler, ils sont les principales vertus,
propriétés et qualités de la charité; car, i° la sa-
pience n'est autre chose en effet que l'amour qui sa-
voure, goûte et expérimente combien Dieu est doux
et suave ; 2° l'entendement n'est autre chose que
l'amour attentif a considérer et pénétrer la bcaulë
des vérités de la foi, pour y connoître Dieu en lui-
niême, et puis de lU en descendant le considérer ès-
créaiures; 5° la science au contraire n'est autre chose
que ic même amour qui nous lient attentifs h nous
LIVIIE XI, CHAP. XV. 5i9
connoîire nous-mêmes et les ci éat lires , pour nous
faire remonter a une plus parfaite connoissance du
service que nous devons a Dieu ; 4" le conseil est aussi
l'amour, en tant qu'il nous rend soigneux, attentifs
et habiles pour bien choisir les moyens propres a servir
Dieu saintement; 6° la force est l'amour qui encou-
rage et anime le cœur pour exécuter ce que le conseil .
a de'terminc devoir être fait ; 6° la piété est l'amour
qui adoucit le travail et nous fait cordialement, agréa-
blement et d'une affection filiale employer aux œuvres
qui plaisent a Dieu notre Père j et ^° pour conclusion
la crainte n'est autre chose que Pamour en tant qu'il
nous fait fuir et éviter ce qui est désagréable a la di-
vine majesté.
Ainsi, Tbéotime , la cbarité nous sera une autre
échelle de Jacob, composée des sept dons du Saint-
• Esprit, comme autant d'échelons sacrés par lesquels
les hommes angéliqnes monteront de la terre au ciel
pour s'aller unir a la poitrine de Dieu tout -puissant ,
et descendront du ciel en terre pour venir prendre
le prochain par la main et le conduire au ciel j car eu
montant au premier échelon, la crainte nous fait
quitter le mal; au deuxième, la piété nous excite k
vouloir faire le bien; au troisième, la science nous *
fait connoître le bien qu'il faut faire et le mal qu'il
faut fuir; au quatrième, par la force nous prenons
courage contre toutes les difficultés qu'il y a en notre
entreprise; au cinquième, par le conseil nous choi-
sissons les moyens propres a cela; au sixième, nous
unissons notre entendement a Dieu , pour voir et
pénétrer les traits de son infinie beauté; et au sep-
tième, nous joignons notre volonté a Dieu, pour sa-
vourer et expérimenter les douceurs de son incompré-
320 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
kensible bonté j car sur le sommet de cette e'chelle,
Dieu étant penché devers nous, il nous doune le
baiser d'amour et nous fait téter les sacrées mamelles
de sa suavité, meilleures que le vin.
Mais si ayant délicieusement joui de ces amoureuses
faveurs, nous voulons retourner en terre pour tirer
le procliain ;j ce même bonhear, du premier et plus
haut degré oii nous avons rempli notre volonté d'un
ïèle très-ardent, et avons parfumé notre âme des
parfums de la charité souveraine de Dieu , nous des-
cendons au second degré , où notre entendement
prend une clarté lîompareîlle , et fait provision des
conceptions et maximes pUis excellentes pour la gloire
de la beauté et bonié divines 5 de la nous venons au
troisième, 011, par le don du conseil nous avisons par
quels moyens nous inspirerons dans Tesprit des pro-
chains le goût et l'esthne de la divine suavité; au qua-
trième, nous nous encourageons, recevant une sainte
force pour surmonter les difficultés qui peuvent être
«n ce dessein ; au cinquième , nous commençons k
piècher par le don de science, exhortant les âmes a
ja suite des vertus et a la fuite des vices; au sixième,
nous tâchons de leur imprimer la sainte piété, afin
'que rcconnoissant Dieu pour Père très- aimable, ils
lui obéissent avec une crainte filiale; et au dernier
degré, nous les pressons de craindre les jngemens de
Dieu , afin que, mêlant cette crainte d'être damnés
avec la révérence iiliale, ils quittent plus ardemment
la terre pour monter au ciel avec nous.
La charité cepend-int comprend les sept dons et
ressemble a une b<*llc fleur de lis qui a six fein'llesplus
blanches que la neige, el au juilieu les beaux marte-
lels d'or de la sapience , qui poussent en nos cœurs
LIVRE XI, CHAP. W. 52i
les goûts et savouremens amoureux de la Bonté' du
Père notre Créateur, de la mise'ricorde du Fils notre
Rëdempieur, et de la suavité du Saint-Esprit notre
Sauciificateur. El je mets ainsi cette double crainte
ès-deux degrés, pour accorder toutes les traductions
avec la sainte et sacrée édition ordinaire; car, si en
l'hébreu le mot de crainte est répété par deux fois,
ce n'est pas sans mystère, ains pour montrer qu'il v
a un don de crainte filiale qui n'est autre chose que
le don de piété, et un don de la crainte sei vile qui est
le commencement de tout noire acheminement a la
souverame sagesse.
CHAPITRE XVI.
De la crainte amoureuse des épouses : suite du discours
cocamencé.
A-H I Jonathas, mon frère, dîsoit David, tu étois
aimable sur V amour des femmes. Et c'est comme
s'il eût dit.; ïu méritois un plus grand amour qfie
celui des femmes envers leurs maris. Toutes choses
excellentes sont rares. Imaginez-vous, Tbéotime, ime
épouse de coeur colombin, qui ait la perfection de
Pamour nuptial; son amour est incomparable, non
seulement en excellence, mais aussi en une grande
variété de belles affections et qualités qui l'accompa-
gnent. Il est non seulement chaste, mais pudique ; il
est fort, mais gracieux; il est violent , mais tendie j
il est ardent , mais respectueux j généreux , mais crain-
tif; hardi, mais obéissant-, et sa crainte est toute
mêlée d'une déliciense conriunce.
022 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
Telle certes est la crainte de Tàme qui a l'excellente
dilection : car elle s'assure tant de la souveraine bonté
de son ëpoux, qu'elle ne craint pas de le perdre^
mais elle craint bien toutefois de ne jouir pas assez de
sa di\iiie présence, et que quelqu'occassion ne le
fasse absentej- pour un seul moment : elle a bien con-
fiance de ne lui déplaire jamais, mais elle craint de
ne lui plaire pas autant que Tamour le requiert : son
amour est trop courageux pour entrer voire même au
seul soupçon d'être jamais en sa disgrâce, mais il est
aussi si attentif qu'elle craint de ne lui être pas assez
unie : oui même l'àme arrive quelquefois a tant de
perfection , qu'elle ne craint plus de n'être pas ass-'Z
unie à lui, son amour l'assurant qu'elle lésera touj -urs;
mais elle craint que cette union ne soit pas si pure,
simple et attentive , comme son amour lui fait pré-
tendre. C'est cette admirable amante qui voudroit ne
point aimer les goùls , les délices, les vertus et les
consolations spirituelles, de peur d'être divertie pour
peu que ce soit de l'unique amour qu'elle porte a son
I)icn aimé , protestant que c'est lui-même et non ses
biens, qu'elle recherche, et criant a cett^ intention :
Eh! montrez-moi^ m.on blen-aimé,où vous paissez
et reposez au /nidi, afin que Je ne me divertisse
point après les plaisirs qui sont hors de vous.
De celle sacrée crainte des divines épouses ftuent
touchées ces grandes âmes de saint Paul , saint Fran-
çois, sainie Catherine de Gênes, et autres, qui ne
vouloient aucun ro!*lange en leurs amours, ains tà-
ohoient de le rendre si pur, si simple, si parfait, que
jii les consolations ni les vertus mêmes ne linsseîit au-
cune place entre leur cœur et Oieu ; en soric qu'elles
poa\ oient dire : Je r/ç, mais non plus inoi-uiême ,
LIVRE XI, CHAP. XVI. 523
ains Jcsns-Cbrist vit en moi ; mon Dieu ni est toutes
choses. Ce qui n'est point Dieu , ne m'est rien : Jésus-
Christ est ma vie : mon amour est cruciliéj et telles
autres paroles d'im sentiment extatique.
Or, la crainte initiale, ou des opprentîfs, procède
du "vrai amour; mais amour encore tendre, ibible et
commençant. La crainte filiale procède de l'amour
ferme, solide et déjà tendant a la perfection; mais la
crainte des épouses provient de l'exellenc€ et perfec*
lion amoureuse déjà toute acquise : et quant aux
craintes serviles et mercenaires, elles ne procèdent
voirement pas de l'amour , mais elles précèdent ordi-
nairement l'amour pour lui servir de fourrier; ainsi
que nous avons dit ailleurs, et sont bien souvent très-
utiles a son service. Vous verrez toutefois, Théotime,
une honnête dame qui ne voulant pas tnanger son
pain en oisweté, non plus que celle que Salomon a
tant louée , couchera la soie en une belle variété de
couleurs sur un satih bien blanc pour faire une brode-
rie de plusieurs belles fleurs, qu'elle rehaussera par
après fort richemenr d'or et d'argent selon les assor-
timens convenables. Cet ouvrage se fait a l'aiguille
qu'elle passe partout où elle veut coucher la soie,
l'or et l'argent; mais néanmoins l'aiguille n'est point
mise dans le satin pour y être laissée^ ains seulement
pour y introduire la soie , l'or et l'argent, et leur faire
passage : de façon qu'a mesure que ces choses entrent
dans le fond', faiguille en est tirée et en sort. Ainsi
la divine bonté voulant coucheren l'âme humaine une
grande diversité de vertus, et les rehausser enfin de
son amour sacré, il se sert de Taiguille de la crainte
servile et mercenaire de laquelle pour l'ordinaire nos
cœurs sont premièrement piq^iés, mais pourtant elle
52t TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
n'y est pas laissée ; ains a mesure que les verUis sont
liiëes et couchées en l'ame ^ la craiute servile et mer-
cenaire en sort, selon le dire du Lien-ainié disciple,
que la charité parfaite pousse la crainte dehors*
[\ Joan. 4. 18.) Oui de vrai, Théotiniej car les
craintes d'être damné et perdre le paradis sont ef-
froyables et angoisseuses, et comme sauroient-elles
demeurer avec la sacrée dileclion qui est toute douce,
toute suave ?
CHAPITRE XVIL
Comme la crainte servile demeure avec le divin amour.
loUTEFOis encore que la dame dont nous avons
parlé) ne veuille pas laisser l'aiguille en 1 ouvrage
quand iî sera fait ; si est-ce que tandis qu'elle y a
quelque chose h faire , si elle est contrainte de se di-
vertir pour quelqu'autre occurrence , elle laissera
l'aiguille j)iquée dans l'œillet, la rose ou la peusée
qu'elle brode, pour la trouver plus h propos quand
elle retournera pour ouvrer. De même, Tbéotime,
tandis que la providence divine fait la broderie des
v(^rtus et Pouvrage de son saint amour en rw^s âmes,
elle y laisse toujours la crainte servile ou mercenaire,
jusqu'à ce que la chaïité élaiit parfaite, elle ôle cotte
aiguille piquante, et ha remet, par manière de dire,
en soin peloton. En celte vie donc en Itiquclle noire
ebarilé ne sera jamais'si parfaite qu'elle soit exempte
êtÇ péril, nous avons toujours besoin de la crainte j
et lorsque nous tressaillons de joie paramoin-, nous
^cvouji trembler d'appréhension par la crainte.
LIVRE XI, CHAP. XVII. jjS
•
Prenez instruction de ce qu'il vous faut faire :
En crainte , et sans orgueil, servez le Tout- Puissant j
Egayez-vous en lui; mais vous e.'>jouissant ,
Que voire cœur soumis en irerablanl le révère.
Le grand père Abraham envoya son serviteur
Elie'zer pour prendre une femme a son enfant unique
Isaac. Elie'zer va, et par inspiration céleste fit choix
de la belle et chaste Rebecca, laquelle 11 amena avec
soi; ma'S cette sage demoiselle quitta Eliézer, sitôt
qu'elle eut rencontré Isaac, et étant introdui:e en la
chambre de Sara, elle demeura son épouse a jamais.
Dieu envoie souvent la crainte servile , comme un
autre Eliézer, (Eliézer aussi veut dire aide de Dieu)
pour tr^iiter le mariage entre elle et Famour sacré.
Que si Tâme vient sons la conduite de la crainte, ce
D'est pas qu'elle la veuille épouser : car en effet, sitôt
que l'âme rencontre l'amour , elle s'unit a lui , et quitte
la crainte.
Mais comme Elie'zer étant Je retour demeura dans
la maison au service d'Isaac et Rebecca; de même la
crainte nous ayant amenés au saint amour, elle de-
meure avec nous pour servir es- occurrences et l'amour
et l'âme amoureuse. Car Tâme, quoique juste, se voit
inaintefois attaquée par des tentations extrêîfles; et
l'amour tout courageux qu'il est, a fort a faire a se
bien maintenir , a raison de la condition de la place
en laquelle il se trouve , qui est fe cœuF humain, va-
riable et sujet a la mutinerie des passions. Alors donc,
Théotime, l'apiour emploie la crainte au combat , et
s'en sert pour repousser l'ennemi. Le brave prince
Jonathas allant a la charge sur les Philisiins, emmî
les ténèbre^ de la nuit, voulut avoir son écuver avec
foij et ceux qu'il i;e luoit pasp son écujer les tuoii*
326 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
Et raraour en voulant faire quelq')'entreprise hardie ^
il ne se sert pas seulement de ses propres motifs, ains
aussi des motifs de la crainte servile et mercenaire.
Et les tentations que l'amour ne défait pas , la crainte
d'être damne' les renverse. SI la tentation d'orgueil ,
d'avarice, ou de quelque plaisir voluptueux m'attaque:
Eh! ce diiai-je, seroii-il bien possible que pour des
choses si vaines , mon cœur voulût quitter la grâce de
son hien-aime'? Mais si cela ne suffit pas, l'amour
excitera la crainte. Eh ! ne vois-tu pas , mise'rable
cœur, que secondant cette tentation^ les effroyables
flammes d'enfer t'attendent , et que tu perds TheVitage
e'ternel du paradis? On se sert de tout ès-extrêraes
lîécessite's, comme le même Jonathas fit , quand pas-
sant ces âpres rochers qui étoient entre lui et les Phi-
listins, il ne se servoit pas seulement de ses pieds ,
mais gravissoit et grimpoit a belles mains comme il
pouvoit.
Tout ainsi donc que les nochers qui partent sous
un vent favorable en une saison propice , n'oublient
pourtant jamais les cordages, ancres et autres choses
requises en temps de fortune et parmi la tempête j
aussi quoique le serviteur de Dieu jouisse du repos et
de la douceur du saint amour, il ne doit jamais être
de'pourvu de la crainte des jugemens divins, pour
s'en servir entre les orages et assauts des tentations.
Outre que, comme la pelure d'une pomme qui est de
peu d'estime en soi-mêrme , sert toutefois grandement I
a conserver la pomme qu'elle couvre; aussi la crainte
servile qui est de peu de prix en sa propre condition,
au regard de l'auîdur, lui est ne'anuioins grandement
utile a sa conservation penchant les busards d(j cette!
vié'mortellc. Et comme celui qui donne une grcnadel
LIVRE XI, CIÎAP. XVÏI. 527
la donne voirement pour les grains et le suc qu'elle
a au-dedans , mais ne laisse pas pourtant de donner
aussi récorce comme une dépendance d'icelle^ de
même, bien que le Saint Esprit, entre ses dons sacre's,
confère celui de la crainte amoureuse aux âmes des
siens _, afin qu'elles craignent Dieu en pie'té, comme
leur père et leur e'poux , si est-ce toutefois qu'il ne
laisse pas de leur donner encore la crainte servile et
mercenaire, comme un accessoire de l'autre plus ex-
cellente. Ainsi Joseph em^oyant a son père plusieurs
charges de toutes les richesses d'Egypte, ne lui donna
pas seulement les tre'sors comme principaux pre'sens ,
mais aussi les ânes qui les portoient.
Or, bien que la crainte servile et mercenaire soit
grandement utile pour cette vie mortelle, si est-ce
qu'elle estiiidîgne d'avoir place en l'éternelle, en la-
quelle il y aura une assurance sans crninte, une paix
sans défiance, un repos sans souci. Mais les services
néanmoins que ces craintes servantes et mercenaires
auront rendu a l'amour, y seront récompensés : de
sorte que si ces craintes , comme des autres Moïse et
Aaron, n'entrent pas en la terre de promissîon, leur pos-
térité néanmoins etleursouvragesy entreront. Et quant
aux craintes des enfnns et des épouses, elles y îiee-
dront leur rang et leur grad^^, non pour donner aucune
défiance ou perplexité a l'âme, mais pour lui faire
admirer et révérer avec soumission Tincompréhensible
maiesté de ce père tout puissant et de cet époux de
gloire. •'
Le respect au Seigneur porté
Est saint, rempli de pureté :
Sa crainte en tout siècl«" est durable ,
Tout ainsi que sa majesté
Est à jamais trcs-aJorablc
52 8 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
CHAPITRE XVIIl.
Comme l'amour se sert de la crainte naturelle, servile et
mercenaire. ^
LjES éclairs, tonnerres, foudres, tempêtes, inonda-
tions, tiemble-terre , et autres tels accidens inopinés
excitent même les plas indévots a craindre Dieuj et
la nature prévenant le discours en telles occurrences,
pousse le coeur, les yeux et les mains mêmes devers
le ciel pour réclamer le secours de la très sainte di-
vinité, selon le sentiment commun dn genre humain,
qui est, dit Tite-Live, que ceux qui servent la divi-
nité prospèrent, et ceux qiûla méprisent sont affligés.
En la tourmente qui fit pciiller Jonas, les mariniers
craignirent cV une grande crainte ^ et crièrent soU'
dain un chacun à son dieu» Us igiioroient, dit saint
Jérôme, la vérité, mais ils reconnoissoient la provi-
dence, et crurent que c'étoit par jugement céleste
qii'ils se trouvoient en ce danger j comme les Maltoîs,
lorsqu'ils vii eut saint Puni échappé du naufrage, être
attaqué par la vipère, crurent que c'étoit par v^en-
geançe divinç. Aussi les tonnerres, tempêtes, foudres
sont app'lés voix du Seigneur par le Psalmiste; qui
dit de plas ([\iç\\qs font la parole d'icelui^ parce
qu'elles ;innoijcenl .^a crainte, et sont comme ministres
de sa jusiic. El ailleurs souhaitant que la diivine ma-
jesté se fusse redoutera ses ennemis, Lancez , dit-
il, des éclaira^ et vous les dissiperez '^ décochez
vos dards f et vous les troublerez^ où il appelle les
foudres sagctlcs cl dards du Scign'nir. Et devant Iç
LIVRE XI, CH\P. XVIII. 5 19
Psaliniste la boune mère de Samuel avoit de'ja chanté
que le^ ennemis mêmes de Dieu le craindraient ,
d'autant qu'iV tonnerait sur eux dès le cieL (1 Rt^g-
2. 10. ) Certes , Platon en son Gorgias et ailleurs té-
œoigue qu'entre les païens il y avoit quelque sentiment
de crainte , non seulement pour les châlimensque la
souveraine justice de Dieu pratique en ce monde ,
mais aussi pour les punitions qu'il exerce en l'autre
vie sur les âmes de ceux qui ont des péchés incurables.
Tant Tinstinct de craindre la divinité est gravé pro-
fondément en la nature humaine.
Mais cette crainte toutefois pratiquée par manière
d'élan, om sentiment naturel, n'est ni louable ni vi-
tupérable en nous, puisqu'elle ne procède pasde notre
éîeciion. Elle est néanmoins un efîet d'une très-bonne
cause, et cause d'un tiès-bon effet ; car elle provient
de la connoissance naturelle que Dieu nous a donnée
de sa proviîence, et nous fait reconcoître con»biea
nous de'pendons de la toute- puissance souveraine,
nous iucilant a i'irrplorer; et se trouvant en une âme
fidelle, elle lui (ail beaucoup de biens. Les chrétiens,
parmi les étonnemens que les tonnerres, tempères et
auîres périls naturels leur apportent, invoquent le
noîu sacré de Jésus et de M\rie, font le signe de
la croix, se prosternent devant Dieu ,et font plusieurs
bous actes de foi, d'espérance et de reli£;iou. Le glo-
rieux saint Thomas d'Aquin étant naturellement sujet
a s'eff: aycr quand il tonnoit , souloit dire , par manière
d'oraison jaculatoire, les divines paroles que l'église
estime tant. Le Verhe a été fait chair, [Joan*
1. 14. ) Sur cette craînte donc le divin anaour fait
înaintefois des actes de complaisance el de bienveiU
lance: Je vous Bé/iirai, Seigneur, car cous êtes
S3o TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
terribleinent magnifié. Que chacun vous craigne ^
ô Seigneur I ô grands de la ferre , entendez^ servez
Dieu en crainte ^ et tressaillez pour lui en trem-
hleinent. (Ps, 2. 10. 11.)
Maïs il y a une autre crainte qui prend origine de
la foi, laquelle nous apprend qu'âpres cette vie nioF'-
telle il y a des supplices effroyablement éiernels, ou
éternellement effroyables ponr ceux qui en ce monde
auront offensé la divine majesté' , et seront décéde's
sans s'être reconciliés avec elle, qu'a l'heure de la
mort les âmes seront jugées du jugement particuh'er ^
et a la fin du monde toirs comparoîtront ressuscites
pour être de recbef jugés du jugement universel. Car
ces vérités chrétiennes, Théotime, frappent le coeur
qui les considère d'un épouvanlement extrême. Et
comme pourroit-on se représenter ces horreurs éter-
nelles sans frémir et trembler d'appréhension ? Or ,
quand ces sentîmens de crainte prennent tellement
place dans nos cœurs, qu'ils en bnnnissent et chassent
l'affection et volonté du péché, comme le sacré con-
cile de Trente parle; certes ils sont grandement salu-
taires. N^ous avons conçu de votre crainte, ô Dieu,
et enfanté V esprit de salut, est-il dit en Isaïe : c'est-
b-dire, votre face courroucée nous a épouvantés, et
BOUS a fait concevoir et enfanter l'esprit de pénitence
qui est l'esprit de salut, ainsi que le Psalmisie avoit
dit : Mes os n'ont point de paix ^ ains tremblent
devant la face de votre ire.
Notre Seigneur qui éloit venu pour nous apporter
la loi d'amour, ne laisse pas de nous inculquer cette
crainte : Craignez^ dit- il, celui qui peut jeter le
corps et Vdme en la géhenne, {Matth, 10. 28. )
Les Niniyites , par les menaces de leur subversion
LIVRE XI, CHAP. XVIÎI. 35i
et damnation, firent pénitence, et leur pe'nitence fut
agre'able h Dieu ; et en somme cette crainte est com-
prise ès-dons du Saint Efprit, comme plusieurs an-
ciens pères ont remarqué.
Que si la crainte ne forclôt pas la volonté' de pé-
cher , ni r.^ffection au péché, certes elle est méchante
et pareille a celle des diables, qui -cessent S'ouvent
de nuire de peur d'être tourmentés par l'exorcisme ,
sans cesser néanmoins de désirer et vouloir le mal
qu'ils méditent a jamais ^ pareille a celle du misérable
forçat , qui voudroit manger le cœur du Comité ,
quoiqu'il n'ose quitter la rame de peur d'être battu;
pareille a h crainte de ce grand hérésiarque du siècle
passé, qui confesse d'avoir haï Dieu, d'autant qu'il
punissoit les méchans. Certes celui qui aime le péché
et le voudroit volontiers commettre, malgré la volonté
de Dieu, encore qu'il ne le veuille commettre, crai-
gnant seulement d'être damné^^il a une crainte hor-
rible et détestable. Car bien qu'il n'ait pas la volonté
de venir a l'exécution du péché, il a néanmoins Texé-
cutiou en sa volonté, puisqu'il le voudroit faire , si la
crainte ne le tenoit ; et c'est comme par force qu'il
n'en vient pas aux effets.
A cette crainte on en peut ajouter une autre,
certes moins malicieuse, mais autant inutile; comme
fut celle du juge Félix ^ qui oyant parler du juge-
ment divin, fut toutépoup'ajité, et toutefois nelaissa
pas pour cela de continuer en son avarice; et celle
de Balihaznr, qui voyant cette mai?! prodigieuse qui
écrivoits^ condamnation contre la paroi ^ fut telle-
ment effiayé qu'il changea de visage , et les join-
tures de ses reins se desséroient^ et ses genoux
iiémo\\iSixns>s^e?îtr€-heurtoie7ii l'un à Vautre^ etnéan-
532 TRAIllî DE L'AMOUR DE DIEU.
moins ne fit point pénitence. Or, de quoi sert-il de
craindre le mal , si par la crainte on ne se résoud de
l'éviter?
La crainte donc de ceux qui, comme esclaves,
observent la loi de Dieu pour éviter Peufer, est fort
bonne. Mais beaucoup plus noble et désirable est la
crainte des Chi^tieus mercenaires, qui comme servi-
teurs a g'iges, travaillent fidèlement; non pas certes
principalement pour aucun amour qu'ils aient encore
envers leurs maîtres, mais pour être salariés de la
récompense qui leur est promise. O si Vœil pouvoit
voir^ si V oreille ^oiwoii ouïr, ou qu'il put monte?''
au cœur de V homme ce que Dieu a préparé à
ceux qui le servent ! eh quelle appréhension auroil-
on de violer les commandemens divins, de peur de
perdre ces récompenses immoriellesî Quelles larmes,
quels gémissemens jetteroit on, quand par le péché
on les auroir perdues ! Or, cette crainte néanmoins
scroii blâmable, si elle enfrrmoit en soi l'exclusion
du saint amour. Car qui diroit : je ne veux point
servir Dieu pour aucun amour que je lui veuille
porter, mais seulement pour avoir les récompenses
qu'il promet, il feroit un blasphème, préférant la ré-
compense au maire, le bienf; it nu bienfaiteur, Pbé-
ritage au père, et son propre profil à Dieu toul-pmis-
saut; ainsi que nous avons plus amplement montré
au livre second.
Mais enfin qiiand nous craignons d'offenser Dieu ,
non point pour éviter la peine de Penfcr ou la j)erte
du paradis , mais seuh ment parce que Dieu étant
notre tiè^ bon Père, nous lui devons honneur, res-
pect , obéissance; alors notre crainte est filiale, d'au-
tant qu'un enfant bien né n'obéit pas a son père ea
LIVRE XI, CHAP. XVIIÏ. 535
considération du pouvoir qu'il a de punir sa désobéis-
sance, ui aussi parce qu'il le peut exhércder , ains
simplement parce qu'il est son père, en sorte qu'eu-
core que le père seroit vieux, foible et pauvre, il ne
laisseroit pas de le servir avec égale diligence j aius
comme la pieuse cigogne, il l'assisteroit avec plus de
soin et d'affection, ainsi que Joseph vo3^ant le bon
homme Jacob son père, vieux, nécessiteux et réduit
sous son sceptre, il ne laissa pas de l'honorer, servir
et révérer avec une tendreté plus que filiale, et telle
que ses fières l'ayant reconnu , estimèrent qu'elle opé-
reroit encoie apiès sa mort, et leuiployèrent pour
obtenir pardon de lui, disant : T^otre -père nous a
cofnrî-iandè que nous disions de sa part : Je i^vus
prie d^ oublier le crime de \^os frères ^ et le péché
et malice qu'ils ont exerces envers vous j ce
qu'ayant ouï, il se print à pleurer^ tant son cœur
filial fut attendu", les désirs et volontés de son père
décédé lui étant représentés. Ceux-là donc craiguent
Dieu d'une affection filiale qui ont peur de lui dé-
plaire pureaient et simplement , parce qu'il est leur
père très-doux, irès-benin et très-aimable.
Toutefois quand il arrive que cette crainte filiale
est jointe, mêlée et détrempée avec la crainte servilc
de la damnation éternelle, ou bien a\ec la crainte
mercenaire de perdre le paradis , elle ne laisse pas
d'être fort agréable a Dieu , et s'appelle crainte initiale,
c'est-a dire crainte des apprentis qui entrent es- exer-
cices de l'amour divin: car comme les jeunes garçons
qui commencent a monter a cheval, quand ils sentent
leur cheval porter un peu phis haut, ne scTrent pas
seulement les genoux , n'n<î «se prennent a hellesiuain's
BV la selle ^ mab quand ils sont un peu plus exercés^
5.U TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
ils se tiennent seulement en leurs serres ; de même
les novices et apprentis au service de Dieu se trou-
vant éperdus parmi les assauts que leurs ennemis
leur livrent au commencement, ils ne 5e servent pas
seulement de la crainte fib'ale, mais aussi de la mer-
cenaire et senile, et se tiennent comme ils peuvent
pour ne point décheoir de leur prétention.
CHAPITRE XIX.
Ccmnse l'amonr «acre comprend les douze frniti du Saint-
Fsprit arec les huit be'aiitudes de rEvangiîc.
I .E glorieux saint Paul dit ainsi : Or, le fruit de
r esprit est la charité^ la joie , la paix, la patience y
la bénignité ^ la bonté ^ la longanimité ^ la man"
êuétude ^ la foi, la modestie^ la continence ^ la
cliastetè. Gai. 5. 22. 20.) Mais, voyez, Théotime,
que ce divin apôtre comptant ces douze fruits da
Saint-Esprit, il ne les met que pour un seul fruit; car
il ne dit pas : Les fruits de l'esprit sont la charité ,
la joie:, mais seulement : Le fruit de V esprit est la
charité , la joie. Or, voici le mystère de cette faç«^
de parler : Ixi charité de Dieu est répandue en ni
cœurs par le Saint-Esprit qui nous est dont.
[Rom. 5. 5.) Certes, la charité est Tunique fm
du Saint-Esprit; mais parce que ce fruit a une infi-l
nité d'excellentes propriétés, l'apôtre qui en veut rr -
préienter quelques-unes par manière de monstre,
parle de cet unique fruit comme de plusieurs, a cause
de la multitude des propriétés qu'il contient en sor
unité, et parle réciproquement de tous ces frui
LIVRE Xî, CHAP. XIX. 355
comme d\m seul , a cause de l'unité en laquelle est
comprise cette variété. Ainsi qui diioit : Le fruit (1«
la vigne c'est le raisin, le moût, le vin, Teau-de vie,
la liqueur réjouissant le cœur de riiomnie , le
breuvage confortant l'estomac , il ne voudioit pas dire
que ce fussent des fruits de différentes espèces, ains
feulement qu'encore que ce ne soit qu\iD seul fniit,
il a néanmoins une quantité de diverses propiictés
selon qu'il est employé diversement.
L'apôtre donc ne veut dire autre chose, sinon que
le fruit du Saint-Esprit est la charité _, laquelle est
joyeuse, paisible, patiente, benigue, honteuse, lon-
ganime, douce, fidèle, modeste, continente, chaste,
c'est-a-dire que le divin amour donne une joie et
consolation intérieure avec une grande paix de cceur
qui se conserve entre les adversùés par la patience,
et qui nous rend gracieux et bénins a secourir le pro-
chain par une bonté cordiale envers icelui, bonté qui
n'est point variable, aies constante et persévérante,
d'autant qu'elle nous donne un courage de longue
étendue, au moyen de quoi nous sommes rendus
doux, affables et condescendans envers tous, sup-
portant leurs humeurs et imperfections , et leur gar-
dant une loyauté parfaite, témoignant une simplicité
accompagnée de confiance, tant eu nos paroles qu'en
nos actions, vivant modestement et humblement, re-
tranchant toutes superfluitës et tous désordres au
boire, manger, vêtir, coucher , jeux, passe-temps et
autres telles convoitises voluptueuses par une sainte
continence, et réprimant surtout les inclinations et
séditions de la chair par une soigneuse chasteté, afin
que toute notre pei'SQUue soit occupée en lu divine
536 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
dilectîon, tant intéiieurement par la joie, paix, pa-
tience, longanimité', bonté et loyauté, comme aussi
extérieurement par la bénignité, mansuétude, mo-
destie, continence et chasteté.
Or, la dilection est appelée fruit, en tant qu'elle
nous délecte et que nous jouissons de sa délicieuse
suavité comme d'une vraie pomme de paradis, ro^
cueillie de l'arbre de vie^, qui est le Saint-Esprit enlé
sur nos esprits humains , et habitant en nous par sa
miséricorde infinie. Mais quand non seulement nous
nous réjouissons en cette divine dilection, et jouissons
de sa d<'lîcieuse douceur, ains que nouB établissons
toute notre gloire en icelle comme en la couronne de
notre bonheur ; alors elle n'est pas seulement un
fruit doux a notre gosier; mais elle est une béatitude
et félicité très-désiinble j non seulement parce qu'elle
nous assure la félicité de l'autre vie , mais parce
qu'en celle-ci elle nous donne un contentement d'i-
nestimable valeur, contentement lequel est si fort
que les eaux des tribulalions et les fleuves des persé-
cutions ne le peuvent éteindre; ains non seulement il
ne pérît pas, mais il s'enrichit parmi les pauvretés,
il s'agrandit ès-ahjcctions et humilités, il se réjouit
entre les larmes, il se renforce d'être abandonné de
la justice et privé de l'assistance d'icelle, lorsque, la
réclamant, nul ne lui en donne ; il se récrée emmi la
compassion et commîséralion , lorsqu'il est envi-
ronné des miséiablcs et souHrcteux; il se délecte de
renoncer h toutes sortes de délices sensuelles et mon-
daines pour obtenir la pureté et netteté de cœur; il
fait vaillance d'assoupir les guerres, noises et dissen-
sions, et de mépriser les grandeurs et réputations
LIVRE XI, CHAP. XÎX. So;
temporelles; il se revigore d'endurer toutes sortes de
soiififiances, et tient que sa vraie vie<:onsisle à mourir
pour le bien-aimé.
De sorte, Thëotime , qu'en somme la très-sainte
dilection est une vertu , un don , un fruit et une be'a-
titude. En qualité de vertu, elle nous rend obJ-ssant
aux inspirations intérieures que Dieu nous donne par
ses commandemens et conseils , eu l'exe'cution des-
quels on pratique îOKtes vertus, dont la dileclion
est la vertu de toutes les vertus. En qualité' de don , la
dilection nous rend souples et maniables aux inspira-
tions intéiieures, qui sont comme les conmiandeiiiens
et conseils secreil de Dieu , a l'exécution dv.*sqne]s sont
employés les sei^t dons du Saint Espiit; si que la di-
lection est le don des dons. En qualiié de IVuit, elle
nous donne un goiit et plaisir extrême en la pratique
de la vie dévote, qui se sent ès-douze fruits du Sniot-
Esprifc^ et partant elle est le fruit des fruits. En qua-
lité de béatitude , elle nous fait prendie a faveur ex-
trême et singulier honneur les affronts, calomnies,
vitupères et opprobres que le monde nous fait, et
nous fait quitter, renoncer et rejeter toute autre
gloire, sinon celle qui procède du bien-aimé cruciOx,
pour laquelle nous nous glorifions en l'abjection ,
f abnégation et anéantissement de nous- mêmes ^ ne
. voulant autres marques de majesté que la couronne
d'épines du crucifix , le sceptre de son roseau , le
, inautelet de mépris qui lui fut imposé, et le trône de
sa croix, sur lequel les amoureux sacrés ont plus de
. contentement, de joie, de gloire et de félicité que
jamais Salomon n'eût sur son trône d'ivoire.
Ainsi la dilection est maiutefois représentée par Ja.
U. x5 \^
338 TRAITÉ DE UAMOUTl DE DIEU.
grenade, qui, tirant ses proprie'lés du grenadier,
pent être dite la vertu d'icelui , comme encore elle
seiubie être son don qu'il ofFi e a Thomme par amour,
et sou fruit, puisqu'elle est mangée pour recréer le
goût de Thorame , et enfin elle est , par manière de
dire, sa gloire et béatitude, puisqu'elle porte la cou-
ronne et diadème. •
CHAPITRE XX.
Comme le divio amour emploie tontes les passions et afflic-
tions èe rame , el les réduit à son obéissance.
J_j'amour est la vie de notre coeur. Et comme le
contre-poids donne le mouvement a toutes les pièces
mobiles d'un horloge, aussi Famour donne a l'âme
tous les mouvemens qu'elle a. Toutes nos àfl^ttions
suivent notre amour, et selon icelui nous désirons,
nous nous délectons, nous espérons et désespérons,
nous craignons, nous nous encourageons, nous haïs-
sons, nous fuyons, nous nous attristons, nous entrons
en colère 3 nous triomphons. Ne voyons-nous pas les
hommes qui ont donné leur cœur en proie k l'amour
vil et abject des femmes, comme ils ne désirent que
selon cet amour, ils n'ont plaisir qu'en cet amour,
ils n'espèrent ni désespèrent q»ie pour ce sujet, ils
ne craignent ni n'entreprennent que pour cela, ils
n'ont a conire-ccpur ni ne fuyent que ce qui les en,
détourne, ils ne s'attiistent que do ce qui les en prive,
ils n'ont de colère que par jalousie, ils ne triomphent
que paj' cette infamie. C'en est de même des amateurs
LIVRE XI, CHAP. XX. 559
des richesses et des ambitieux de l'honneur; car ils
sont rendus esclaves de ce qti'ils aiment, et n'ont
plus de cœurs en leur poitrine , ni d'âme en leurs
cœurs, ni d'affection en leur âme que pour cela.
Quand donc le divin amour règne dans nos cœurs,
il assujétit royalement tous les autres amours de la
volonté' , et par conse'quent toutes les affections d'i-
celle, parce que naturellement elles suivent les amours j
puis il dompte l'amour sensuel , et le réduisant a son
obéissance, il tire aus^i après icelui toutes les passions
sensuelles, car, en somme, cette sacrée dilection est
l'eau salutaire de laquelle notre Seigneur disoit : Celui
qui boira de l'eau que je lui donnerai^ il naura
jamais soif, [Joan. 4. 18.) Non vraiment, Théo-
time, qui aura l'amour de Dieu un peu abondamment,
il^n'aura plus ni désir, ni crainte, ni espérance, ni
courage , ni joie que pour Dieu , et tous ses mouve-
mens seront accoîsés en ce seul amour ccTeste.
L'amour divin et l'amour-propre sont dedans notre
^œur, comme Jacob et Esaii dans le sein de Rébecca ;
ils ont une antipathie et répugnance fort grande Tua
\ l'autre, et s' entre-clioquent dedans le cœur conti-
nuellement, dont la pauvre âme s'écrie : Hélas! moi
misérable^ qui me délivrera du corps de cette
Tnort, [Ad Ro7n, 7. 24. ) afin que le sei4 amour de
mon Dieu règne paisiblement en moi? Mais il faut
pourtant que nous ayons courage, espérant eu la pa-
role du Seigneur qui promet en commandant , et
commande en promeiaut la victoire a son amour, et
semble qu'il dit a i'àme ce qu'il fit dire \ Rébecca :
.Deux nations sont en ton sein^ et deux peuples
seront séparés dans tes entrailles , et lun des
54o TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
peuples surmontera Vautre , et l'aîné servira au
moindre , car comme Rëbecca n'a voit que deux
onfans en son sein , mais parce que d'iceux dévoient
ïjnître deux peuples, il est dit qu'elle avoit deux na-
tions en son sein. Aussi l'àme, ayant dedans son cœur
^txvyi amours, a par conséquent deux grandes peu-
plades de mouvemens, affections et passions ; et comme
les deux enfans de Rébecca , par la contrariëlé de
leurs raouvemens, lui donnoient des grandes convul-
sions et douleurs d'entrailles 5 aussi les deux amours
de notre âme donnent des grands travaux a notre
cœur; et comme il fut dit qu'entre les deux enfans
de cette dame le plus grand seroit le moindre ^ aussi
a-t-il e'té ordonné que les deux amours de notre cœur
le senstiel servira le spirituel , c*est-a-<iire que raïuour-
propre servira l'amour de Dieu.
Mais qn^nd fut-ce que Taîné des peuples qui e'toient
dans le sein de Rébecca servit le puîné? Certes, ce ne
fut jamais que lorsque David subjugua en guerre les
Idiuiiéens, et que Salomon les maîtiisa en paix. O
quand sera-ce donc que Pamour sensuel servira l'a-
inour divin? Ce sera lors, Théoiime, que Tamour
armé, parvenu jusqu'au zèle, asservira nos passions
par la mortification , et bien plus, lorsque Ik-liaut au
ciel l'amftr bienheureux possédera toute notre âme !
en paix.
Or, la faron avec laquelle l'amour divin doit sub-
juguer l'appétit sensuel est pareille a celle dont Jacob
usa , quand pour bon présage et commencement de
ce qui devoit arriver par après, Esafi sortant du seia
de 8.1 mère, Jacob V empoigna par le pied ^ comme
pourTcnjambcrj supplauterct tenir sujet, ou, coivinie
LIVPxE XI, CHAP. XX. SU
on à'ilj Pattacher par le pied, h gnise d'un oiseau de.
proie, tel qu'Esaii fut en qualité de chasseur et ter-
rible homme ; car ainsi l'amour divin voyant naître
l^n nous quelque passion ou affection naturelle , il
doit soudain la prendre par le pied et la ranger à son
service. Mais qu'est-ce a dire la prendre par le pied?
C'est la lier etassujétir au dessein du service de Dieu.
Ne voyez-vons pas comme Moïse transformoit le ser-
pent en baguette, le saisissant seulement parla queue?
Certes, de même donnant une bonne fin a nos pas-
sions, elles prennent la qualité' des vertus.
Mais donc quelle méthode doit-on tenir pour ran-
ger les affections et passions au service du divin amour?
Les médecins méthodiques ont toujours en bouche
cette maxime :Que les contraires sont guéris par leurs
contraires, et les Spagyriques célèbrent une sentence
opposée k celle-là , disant que les semblables sont
guéris par leurs semblables. Or, comme que c'en soit,
nous savons que deux choses font disparoître la lu-
mière des étoiles , l'obscurité des brouillards de la
nuit , et la plus grande lumière du soleil; et de même
,no*is combattons les passions, ou leur opposant des
passions contraires, ou leur opposant des plus grandes
affections de leur sorte. S'il m'arrive quelque vainc
espérance, je puis résister, lui opposant ce juste dé-
couragement : 0 homme insensé ! sur quels fonde-
mens bâtis-tu cette espérance? Ne vois-tu pas que ce
grand auquel tu espères est aussi prêt de la mort que
loi-même? Ne connois-tu pas l'instabilité, foiblesse
et imbécillité des esprits humains? Aujourd'hui ce
cœur duquel tu prétends^ est a toi, demain un autre
l'empoi tera pour soi 3 en quoi donc prends-tu cette
y±'2 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
espérance? Je puis aussi résistera celte espérance,
lui en opposant une plus solide ; Espère en Dieu, ô
mon âmeî car c^est lui qui délii^rera les pieds du
piège. Jamais nul mUespéra en lui qui ait été con-^
fondu. Jette tes prétentions ès-choses éternelles et
perdurables. Ainsi je puis combattre le désir des ri-
chesses et voluptés mortelles, ou par le mépris qu'elles
méritent , ou par le désir des immortelles ; et par ce
moyen Pamour sensuel et terrestre sera ruiné par Pa-
mour céleste, on comme le feu est éteint par l'eau k
«ause de ses qualités contraires, ou comme il est éteint
par le ieu du ciel a cause de ses qualités plus fortes et
prédominantes.
Notre Seigneur use de Tune et de Taulre méthode
€n ses guérisoDs spirituelles. Il guérit ses disciples de
la crainte mondaine, leur imprimant dans le cœur
une crainte supérieure : Ne craignez pas ^ dit-il ^
€eux qui tuent le corps , mais craignez celui qui
peut damner famé et le corps pour la géhenne.
Voulant une autre fois les guérir d'une basse joie, il
leur en assigne une plus relevée: JVe vous réjouissez
pas j dit- il, de quoi les esprits malins vous s6ni
sujets , mais de quoi vos noms sont écrits au ciel^
(JLuc. 10.20.) et lui-même aussi rejette la joie par
la tristesse : Malheur a vous qui riez , car vous
pleu7^erez. Ainsi donc le divin amour supplante et
assujéiii les alfeclions et passions, les détournant de
la fin h laquelle l'amoiir-propre les veut pnrier, et
les contournant a sa prétention spiritu»*lle. Et comme
Facc-en-ciel, touchant Taspalntus, lui ôte son odeur
et lui en donne une phis excellente, aussi l'amour
sacré, louchant nos passions, leur ôte leur fin lerreslrej
LIVRE Xî, CHAP. XX. tîi3
el leur en donne une céleste. L'appétit de manger est
rendu grandement spirituel si avant que de le pratiquer
on lui donne le motif de Tamour. Eh! non Seigneur, ce
n'est pas pour contenter cette chétive nature, ni pour
assouvir cet appétit que je vais a tahle, mais pour,
selon votre Providence , entretenit ce corps que vous
m'avez donné sujet a cette misère. 0//ï, Seigneur,
parce qu'ainsi il vous a plu. Si j'espère l'assistance
d\m ami, ne puis-je pas dire : Vous avez établi notre
vie en sorte , Seigneur, que nous ayons a prendre
secours, soulagement et consolation les uns des antres 5
et parce qu'il vous plaît, j'implorerai donc cet homme
duquel vous m'avez donné l'amitié a cette intention.
Y a-t-il quelque juste sujet de crainte? Vous voulez,
ô Seigneur, que je craigne , afin que je prenne les
moyens convenables pour éviter cet inconvénient , je
le ferai. Seigneur, puisque tel est votre bon plaisir.
Si la crainte est excessive , eh ! Dieu , Père éternel ,
qu'est-ce que peuvent craindre vos enfans , et les
poussins qui vivent sous vos ailes? Or sus, je ferai ce
qui est convenable pour éviter le mal que je crains;
mais après cela. Seigneur, ye suis vôtre ^ sauwez-^
moij s'il vous plaît, et ce qui m'ar rivera, je l'accep-
terai, parce que telle sera votre bonne volonté. 0
sainte et sacrée r-lchimie ! ô divine poudre de projec-
tion, par laquelle tous les métaux de nos passions,
affections et actions sont convertis en l'or très-pur de
la céleste dilection.
5 'A TBAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
CHAPITRE XXi;
Que la trislesse est presque toujours inutile, ains contraire
au service du saint amour.
•
On ne peut enter un grcile de chêne sur un poirier;
tant ces deux arbres sont de contraire humeur Pun
â l'autre : on ne sauroit certes non phis enter l'ire,
ni la colère, ni de'sespoir sur la charité, au moins
seroit-il très difficile. Pour l'ire, nous l'avons vu au
discours du zèle ; pour le désespoir , sinon qu'on le
réduise a la juste dr'fiance de nous-mêmes, ou bien
au sentiment que nous devons avoir de la vanilé,
foiblesse et inconstance des faveurs , assistances et
promesses du monde , je ne vois pas quel service le
divin amour en peut tirer.
Et quant a la tristesse, comme peut-elle être utile
à la sainte charité, puisqu'cntie lesfriiilsdu Saint-
Esprit la joie est mise en rang, joignant la charité?
Néanmoins le grand apôtre dit ainsi : Ija tristesse
qui est selœi Dieu , opère la pénitence stable
en salut ; mais la tristesse du jnonde opcre la
jnort. (2. Cor, f. 10.) Il y a donc une tristesse
selon Dieu y laquelle s'exerce ou bien par les pé-
cheurs en la pénitence, ou par les bons en la com-
passion pour les misères temporelles du prochain , ou
par les parfjiits en la déploration, com[)]ainte et con-
doléance pour les calamités spirituelles des âmes; car
David, saint Pierre , la Madeleine pleurèrent pour
leurs péchés, Agar pleura voyant son lils presque mort
do soif, Uiéréiuic sur la ruine de lliérusalem, notre
Seigneur sur les Juifs^ et son grand apôtre gémissant ,
LIVRE XI, CHAP. XXI. Si:»
dit ces paroles : Plusieurs marclient , lesquels je
vous ai souvent dit y et le vous dis derechef^ qu'ils
sont enjieniis de la croix de Jésus-Christ. (Pliil.
5. 18.)
Il Y a donc une tristesse de ce inonde qui provient
pareillement de trois causes;
Car, 1° elle provient quelquefois de l'ennemi in-
fernal, qui, par raille suggestions tristes, mélanco-
liques et fâcheuses, obscmcit l'entendement ,allan-
gor.rit la volonté, et trouble toute l'ame. Et comme
un brouillard épais remplit la tète et la poitrine de
rhum^ , et par ce moyen leiid U respiration diffic-ie,
et met en perplexité le voyageur; ainsi le malin rem-
plissant l'esprit humain de tristes pensées, il lui ôte
la facilité d'aspirer en Dieu , ef lui donne un ennui
et découragement extrême, afin de le désespérer et le
perdre. On dit qu'il y a un poisson nommé pêcheteau,
et surnommé diable de mer, qui , émouvant et pous-?
sant ca et la le limon . trouble l'eau tout autour de
soi^ pour se tenir en icelle comme dans l'embiiche ,
de laquelle soudain qu'il aperçoit les pauvres petits
poissons, il se rue sur eux, les brigande et les dévore,
d'où peut-être est venu le mot de pécher en eau
trouble^ duquel on use communément. Or, c'est de
jiiême du diable d'enfer comme du diable de mer^
car il fait ses embiiches dans la tristesse, lorsqu'ayant
rendu Tàrae troublée par une multitude d'ennuyeuses
pensées jetées ça et la dans l'entendement, il se rue
par après sur les affections, les accablant de défiances,
jaiofisies, aversions, envies, appréhensions superflues
des péchés passés, et fournissant une quantité de sub-
tilités vaines, aigres et mélancoliques, afin qu'on re-
jette toutes sortes de raisons et consolations.
t5 ^
5i6 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DI£U.
2** Lîi tristesse procède aussi d'autres fois de la
condition uaturelle , quand l'humeur mélancolique
domine en nous , et celle-ci n'est pas voirement vi-
cieuse en soi-même, mais notre ennemi pourtant s'en
sert grandement pour ourdir et tramer mille tentations
en nos âmes; car comme les araignées ne font jamais
presque leurs îoiles que quand le temps est blafàtre
et le c el nubileux; de même cet esprit malin n'a
jamais tant d'aisance pour tendre les filets de ses
suggestions ès-esprits doux , bénins et gais, comme
il en a ès-esprits mornes, tristes et mélancoliques;
car il les agite aisément de chagrins, de soupçons,
de haines , de murmurations, censures, envies, pa-
resse et d'engourdissement spirituel.
3° Finalement, il y a une iristes?e que la variété
des accidens humains nous apporte. Quelle joie
puis-je avoir j disoit Tobie, ne pouvant voir la
lumière du ciel? Ainsi fut iris'e Jacob sur la nou-
velle de la mort de son Joseph , et David pour
celle de son Absalon. Or , cetre tristesse est com-
mune aux bons et aux mauvais, mais aux bons
elle est modérée par Tacquiescement et résignation
en la volonté de Dieu 5 couime on vil en Tobie, qui,
de toutes les adversiiés dont il fut touché, rendit
grâces a la divine majesté, et en Joh, qui en bénit le
riom du Seigneur, et en Daniel , qui «onverlii ses
douleurs en cantiques. Au contraire, quant aux mon-
dains, celle tristesse leur est ordin.are, et se change
en regrets, désespoirs et étourdissemens d'esprits 5
car ils sont semblables aux guenons et marmots, les-
quels sont toujours mornes, tristes et fà'heux au dé-
faut de la lune; conmie au contiare, au renouvelle-
ment d'icelle, ils sautent, dansent el font leuis sin-
LIVRE XI, CIIAP. XXr. 5^>
gerîefi. Le mondain est hargneux, maussade, amer ^
et mélanco'ique au défaut des prospriîe's terrestres ,
et e:i j'affluencc il est presque taujours bravache ,
ébaiidi et insolent.
Certes, la tristesse delà vraie pénitence ne doit pas
tant être nommée tristesse que déplaisir, ou sentiment
et détestation du mal , tristesse qui n'est jamais ni
ennuyeuse ni chagrine,, tristesse qui n'engourdit point
l'esprit, ains qui le rend actif, prompt et diigent j
tristesse qui n'abat point le cœur, ains le relève par
la prière et l'espérance , et lui tait faii e les t'ians de la
ferveur de dévotion^ tristesse laquelle au fort de ses
amertumes produit toujours la douceur d'une incom-
parable consolation , suivant Iç précepte du grand
saint Augustin : Que le pénitent s'attriste toujours, ,
mî^is que toujours il se réjouisse de fe' tristesse. La
tristesse, dit Cassian , qui opère la solide pénitence
et l'agrc'able repentance , de laquelle on ne se rep^nt
jamais, elle est obéissante, arfable, humble, débon-
naire, souefve, patiente j comme étaut issue et des-
cendue de la charité. Si qjie, s'étendant a toute dou-
leur de corps et contrition d'esprit, elle est, en cer-
taine façon, joj^euse, animée et revigorée de l'espé-
rance de son prolit , elie retient toute la suavité de
l'affabilité et longanimité, ayant en eil^-même les
fruits du Saint-Esprit que le saint apôtre raconte. Or^
les fruits du, Saint-Esprit sont charité, joie , paix ,
longanimité ^ bonté , bénignité •> foi, mansuétude,
continence. [Gai. 5* 22. 20.) Telle est la vraie
pénitence, et telle la bonne tristesse, qui certes n'est
pas proprement triste ni méiancolit|UC, ains seule-
ment attentive et alïectioQuée a détester, rejeter ei
empêcher le mal du péché pour le pa$sé et pour i'a-
3iS TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
venir. Nous voyons aussi mainlefois des pénitences
fort empress'es, troublées, impatientes, pleureuses,
ainères, soupirantes, inquiètes, ij;ranclement âpres et
mélaiicoliques , lesquelles enfin se trouvent infruc-
tueuses et sans suite d'aucun véritable amendement ,
parce qu'elles ne |:rocèdent pas des vrais motifs^ de
la vertu de pénitence, mais de Pamour- propre et
naturel.
L(i tristesse du monde opère la mort , dit Tapôtre.
Théotime, il la faut donc bien éviter et rejeter seloa
notre pouvoir. Si elle est naturelle, nous la devons
repoiisser, contrevenant a ses mouveniens , la diver-
tissant par exercices propres a cela, et usant des re-
mèdes et façon de vivre que les médecins mêmes ju-
geront ^d pro^. Si elle provient de tentation, il faut
bien découvrir son cœur au père spirituel, lequel
nous prescrira les moyens de la vaincre, selon ce que
nous en avons dit en la quatrième partie de l'intro-
duction a la vie dévote. Si elle est accidentelle , nous
recourrons k ce qui est marqué au huitième Livre,
afin de voir combien les tribulations sont aimables
aux enfans de Dieu et que la grandeur de nos espé-
rançes'cn la vie éternelle doit rendre presque incon-
sidérables tous les événemeus passagers de la tem-
porelle.
Au reste, parmi toutes les mélancolies qui nous
peuvent arriver, nous devons employer Pauiorité de
la volonté supérieure pour faire tout ce qui se peut
en faveur du divin amour. Certes il y a des actions
qui dépendent tellement de la disposition et com-
plcxion corporelle, qu'il n'est pas en notre pou-
voir de les faire a notre gré. Car un mélancolique ne
sauroit tenir ni ses yeux, ni sa parole, ni son visage
\
\
LIVRE XI, CHAP. XXI. S^j)
en la même grâce et suavité qu'il auroit s'il étoit dé-
chargé de cette mauvaise humeur : mais il peut bien ,
quoique sans grâce , dire des paroles gracieuses , hon-
teuses et courtoises , et malgré sou inclination faire
par raison les choses convenables en paroles et en
œuvres de chanté, douceur et condescendance. On
est excusable de n'être pas toujours gai , car on n\ st
pas maître de la gaîté pour l'avoir quand on veut j
maison n'est pas excusable de n'être pas toujours hon-
teux maniable et condescendant, car cela est toujours
au pouvoir de notre volonté, et ne faut sinon se ré-
soudre de surmonter l'humeur et inclination contraire.
FIN DU ONZIEME LIVRE.
55o THATTE DE L'AMOUR DE DIEU.
•VWllt/VVVVVV««/VVV%VV%VM/lWVVVVVVVVVVVVVV%lVVV««VV«VVVV«A/V«»/VV%«/l/\W«/V«V«VI^
LIVRE DOUZIÈME.
Contenant quelques avis pour le progrès
de Tâme au saint Amour.
CHAPITFxE PREMIER.
Que le proi^rès au saint amour ne dépend pas de la compîexîon
nalureill.
L'N grancî religieux tle notre âge a e'crît qne la dis-
position naturelle sert de beaucoup a l'amour con-
templatif, et que les personnes de complexion affec-
tive y sont plus propres. Or, je ne pense pas qu'il
veuille dire que l'amour sacré soit dislrihué aux
hommes ni aux angfs, ensuite, et moins encore en
vertu des conditions naturelles, ni qu'il veuille dire
que la distribution de l'amour divin soit faite aux
hommes selon leurs qualités et hal)ilité3 naturelles :
car ce sproit démentir l'écriture, et violer la règle
eccJésiasticjue par laquelle les Péiagiens furent décla-
rés hérétiques.
Pour moi, je parle en ce Traité de Pamour siirna-
tnrol que Dieu répand en nos cœurs par sa bonté , et
diujuel la réndence est en la suprême pointe de l'es-
prit : pointe qui est au-dos'^us <le tout le reste de
notre ànie , cl qui est indépendante de toute cnm-
plrxion natuielK». Et puis, bien que les âmes enclines
à la dilccliou aitDl d\\Q culc quelque disposilion qui
t
LIVRE XII, CHAP. I. 35t
les rend plus propres a vouloir aimer Dieu ; d'antre
part toutefois elles sont si sujettes h s'atiacher par affec-
tion aux cre'ntures aimables, que leur inclination les
met autnnt en pe'iil de se divertir de la pureté' de l'a-
mour sacré par le mélange des autres^ comme elles
ont de facilité a vouloir aimer Dieu ; car le danger de
mal aimer est attaché à la fîcilité d'aimer.
11 est pourtant vrai que ces âmes ainsi faites , étant
une fois bien purifiées de Tamour des créatures, fout •
des merveilles en la dilection Scjinte , l'amour trou-
vant une grande aisance k se dilater en toutes les
facultés du cceur : çt de la procède une Irès-agrénble
suavité , laquelle ne paroît pas en ceux qui oui iàme
aigre, âpre, mélancolique et revêche.
Néanmoins si deux personnes, dont l'une est ai-
mante et douce, l'autre chog;iine et amère, par con-
dit'on naturelle, ont une charité é^ale; elles ai ueront
sans doute également Dieu, mais non pas s(^n!)lable-
ment. Le cœur de naturel doux aimera plus .àiséjuent,
plus amiablement, plus doucement , mais non pas
plus solidement ni plus parfaitement; ains l'amour
qui naîtra emmi les épines ef répugnances d'un na-
turel âpre et sec, sera plus brave et plus glorieux;
comme TauTe sera aussi plus délicieux et gr^ieux.
Il importe donc peu que l'on S(»it naturellement dis- .
posé a 1 amour, quand il s'agij^ d'un amoiir surnaturel
et par lequel on i/agit que siiruaturelleiuent. Seu-
lement , Th^'otime , j« dkois v^jlonticrs a tous les
hommes : ô mortels , si vous avez le cœur enclin a
l'amour, eh! pourquoi ne piétendez-\ous pas au cé-
leste et divin? Mais si vous êtes rudes et amers de
cœurs, hJlas ! pauvres gens, puisque vous êtes pr'vés
de l'amour naturel; pourquoi n'aspirez vous a l'a-
552 TRAITE DE UAMOUR DE DIEU.
moiir surnaturel qui vous sera amoureusement donné
par celui qui vous appelle si saintement a l'aimer.
CHAPITRE IL
Qu'il faut aroir un désir continuel d'aimer.
L HESAUniSEZ des trésors au ciel. ( Mat th.
6. 20. ) Un trésor ne suffit pas au gré de ce divin
amant; ains il veut que nous ayons tant de trésors
que notre trésor soit composé dje plusieurs tr<^sorsj
c'est-a-dire , Tliéotime, qu'il faut avoir un désir in-
satiable d'aimer Dieu , pour joindre toujours dilection
a dilection. Qu'est-ce qui presse si fort les avettes
d'accroître leur miel , sinon l'amour qu'elles ont pour
lui? 0 cœur de mon âme, qui es créé pour aimer le
bien infini, quel amour peux-lu désirer, sinon cet
amour qui est le plus désirable de tous les amours?
Hélas! ô âme de mon cœur! quel désir peux-tu aimer,
sinon le plus aimable de tous les désirs? O amour des
désirs sacrés! ô désirs du saint amour! ô que y" 'ai
conpoiié de désirer vos perfections î \
. Letraalade dégoûté n'a pas a[)pélit de manger ,
mais il souhaite d'avoir appétit; il ne désiie pas la
viande, mais il désire de la désirer, Théotinie , de
savoir si nous aimons Dieu sur toutes choses, il n'est
pas en notre pouvoir, si Dieu mcme ne le nf)us révèle;
mais nous pouvons bien savoir si nous désirons de
l'aimer; et quand nous sentons en nous le désir de
Tamour sacré , nous savons que nous commençons
d'aiuuT. C'est notre parlie sensuelle et animale qui
demande a manger , mais c'est notre pnrtie raison-r
LIVRE XII, ClIAP. îî. 555
nahlc qnl cî^'sire cet appëiil, et d'autant (jne In partie
sensuelle n'obéit pas toujours a la partie raisonnable,
il arrive mainteibis que nous de'siron* l'appéliletnele
pouvons pas avoir.
Mais le désir d'aimer et l'amour dépendent de la
même volonté ; c'est pourquoi soudain que nous avons
formé le vrai désir d'aimer, nous commençons d'avoir
de l'amour : et a mesure que ce désir va croissant,
l'amour aussi va s'augmentant. Qui désire ardemment
l'amour, aimera bientôt avec ardeur. 0 Dieu qui
nous fera la grâce , Théotime , que nous brûlions
de ce désir, qui est le désir des pauvres et lapré-
jjaratlon de leur cœur que Dieu exauce volontiers?
Qui n'est pas assuré d'aimer Dieu , il est pauvre; et
s'il 'désire de l'aimer, il est mendiant , mais mendiant
de l'heureuse mendicité, de laquelle le Sauveur a dii:
Bienheureux sont les mendians d'esprit; car à
eux appartient le royaume des Vieux. ( Matth»
5. 3. )
Tel fut saint Augustin, quand il s'écria : 0 aimer!
b marcher ! ô mourir h soi-même! ô parvenir a Dieu !
Tel saint François, disant : que je meure de ton amour ,
ô Fami de mon cœur qui as daigné mourir pour mon
amour. Telles sainte Catherine de Gènes et la bien-
heureuse mère Thérèse, qitand comme biches spiri-
tuelles , pantelantes et mourantes de la ?oif du divin
amour, elles lancoient cette voix : Eh! Seis-neur .
donnez-moi cette eau !
L'avarice temporelle, par laquelle on désire avi-
dement les trésors terrestres, est la racine de tous
Tnnux'y mais l'avarice spirituelle par laquelle on sou-
haite incessamment le fin or de l'amour sacré , est /a
racine de tous biens. Qui bien désire la dilection ,
55 i TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
bien la cherche ; qui bien la cherche , bien la trouve ;
qui bien la trouve, il a trouvé b source de la vie de
laquelle il puisera le salut du Seigneur. Crions nuit
et jour, Tliéotime : Venez, ô Saint Esprit , remplissez
les cœurs de vos fidèles, et allumez en iceux le feu
de votre amour. 0 amour ce'leste , quand comblerez-
vous mon âme ?
CHAPITRE III.
Que pour avoir le désir de Tamour sacré , ii faut retrancher
les autres désirs.
Jl ouRQUoi pensez-vous, Théoîîme, q!ie les chiens ,
en la saison printannière, perdent plus souvent qu'en
autre temps la trace et piste de la bête? C'est parce,
disent les chasseurs et les philosophes, que les heibes
et fleurs sont alors ea leur vigueur ; si que la varie'té
des odeurs qu'elles re'pandent, étouffe tellement le
sentiment des chiens , qu'ils ne savent ni choisir ni
suivre la senteur de la proie entre tant de diverses
senteursque la tcne exhale. Certes, ces Ames qui foi-
sonnent conlinuelleîneut en désirs, desseins et projets,
ne désirent jaranis comme il faut le saint amour cé-
leste , ni ne peuvent bien sentir la trace amoureuse
et piste du divin bien aimé, qui est comparé au chc'
vreuil et peut fan de biche.
I.e lis n'a point de saison, ains fleurit tôt ou tard
selon qu'on le plante plus ou moins avant en terre:
car fi ou ne le pousse que de trois doigts en terre , il
fleurira incontinent ; mais si on le pousse six ou neuf
doigts, il fleurira aussi toujours plus tard k même pro-
LIVRE XII, CHAP. III. 565
portion. Si le cœur qui prétend a ramour divin, est
tort enfoncé dans les affaires terrestres et temporelles,
il fleurira tard et difficilement; mais s'il n'est dans le
monde que justement autant que sa condition le re-
quiert, vous le verrez bientôt fleurir eu dilection , et
répandre son odeur agréable.'
Pour cela les saints se retirèrent ès-solitudes, afin
que dëpris des sollicitudes mondaines, ils vacassent
plus ardeuiment au céleste amour. Pour cela l'épouse
sacrée fermoit Vun de ses yeux , afin d'unir plus for-
tement sa vue en l'autre seul, et viser plus justement
par ce moyen au milieu du coeur de son bien-airaé
q i'elle veut biûler d'amour. Pour cela elle-même
lient sa perruque tellement plissée et ramassée dans sa
tresse, q(\'elle sembloit n'avoir qu'w/z seul aheueu ^
duquel elle se sert comme d'une chaîne pour lier et
ravir le cœur de son époux qu'elle rend esclave de sa
dilection.
T Les âmes qui désirent tout de bon d'aimer Dieu /
ferment leurs tntciideuiens aux discours des choses
mondaines pour l'employer plus ardemment ès-médi-
tatious des choses divines, et ramassent toutes leurs
piéientions sous Punique intention qu'elles ont d'ai*
mer uni(|ueQieiit Dieu. Quiconque désire quelque
chose qu'il ne désire pas pour Dieu , il en désire moins
Dieii.
Uu religieux demanda au bienheureux Gilles ce
qu'il pourroit faire de p'iis agréiible a Dieu. Il lui ré-
pondit en chantant : Une a un , une a un-, c'est-a-dire,
une seule âme a un seul Dieu. Tant de désirs et d'a-
mour en un cœur sont comme p^isieurs enfans sur
une mamelle, qui ne pouvant téter tous ensemble,
la pressent tantôt Pun, tantôt l'autre, a l'euvi , 'et la
356 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
font enfin îarir et dessécher. Qui pre'tend au divin
amour, doit soigneusement réserver son loisir ^ son
esprit et ses affections pour cela.
CHAPITRE IV.
Que les occupations légitimes ne nous empêchent point
de pratiquer le divin amour.
Xj A curiosité, l'ambition, l'inquiétude avecrinad-
vertance et inconsidération de la fin pour laquelle
nous sommes en ce monde, sont cause que nous avons
mille fois plus d'empêcbemens que d'affaires, plus de
tracas qued'œuvre, plus d'occupation que de be-
sogne. Et ce sont ces embarrasseraens , Théotime,
c'e^l-a-dire , les niaises, v^jines et superflues occu-
pations desquelles nous nous chargeons , qui nous
divertissent de Famour de Dieu , et non pas vrais et
légitimes exercices de nos vocations. David, et après
lui saint Louis, parmi tant de hasards, de travaux et
d'affaires qu'ils eurent, soit en pjiix, soit en guerre,
• ne laissoieut pas de chanter en vérité :
Que veut moti cœur sinon Dieu,
I")c ce qu'au ciel on admire?
Qu^est-ce qu^cmmi ce bas lieu
Sinon Dieu mon cœur respire?
Saint Bernard ne pcrdoit rien du progrès qu'il dé-
siroit faire en ce saint amour, quoiqu'il fiit es-cours et
armées des grands princes où il s'employoit a réduire
les affaires d'état au service de la gloire de Dieu : il,
cliaDgcoil de lieu , mais il ncchangcoit point de cœur
LIVRE Xir, CHAP. IV. 55;
ni son cœur d'amour, ni son amour d'objet; et pour
parler son propre langage , ces mutatious te faisoient
en lui, mais non pas de lui, puisque bien que ses
occupations fussent fort ditFereutes , il étoit iiiditTérent
à tontes occupations, et différent de toutes occupations,
lie recevant pas la couleur des afifaiieset des conversa-
tions, comme le caméléon celle des lieux où ilse trouve,
ains demeurant toujours uni a Dieu, toujours blanc
en pnieté, toujours vermeil de charité et toujours
plein d'humilité.
Je sais bien , Théotime, Tavis des sages.
Celui fuie la cour et quitte ie palais,
Qui veut vivre dëvot : rarement ès-arme'es
On voit de piété les âmes animées.
La foi, la sainteté sont filles de la pais.
Et les Israélites avoient raison de s'excuser aux
Babyloniens, qui les pressoient de chauler ie sacré
cantique de Sion :
Hélas! mais en quelle musique,
£n ce triste bannissement, ^^
Pourrions-nous chanter saintement
Du Seigneur le sacré cantique?
Mais ne voyez-vous pas aussi que ces pauvres gens
étoient non seulement parmi les Babyloniens, ains
encore captifs des Babyloniens. Quiconque est esclave
des faveurs de la cour , du succès du palais , de l'hon-
neur de la guerre, ô Dieu , c'en est fait, il ne sauroit
cJiaiiterle cantique de Famour divin Mais celui qui
n'est en cour, en ^erre, au palais que par devoir,
: Dieu l'assiste, et la douceur céleste lui sert d'épitbème
sur le ccour pour le préserver de la peste qui règne
.- -en ces lieux- la.
558 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
Lorsque la peste affligea les Milanois _, saint Charles
ne fit jamais difficulté de hanter les maisons et toucher
les personnes empestées : mais, Théotime, il les hau-
toit aussi , et touchoit seulement et justement autant
que la nécessité du service de Dieu le requéroit , et
pour rien il ne fût allé au danger sans la vraie néces-
sité , de peur de commettre le péché de tenter Dieu.
Ainsi ne fut il atteint d'aucun mal, la divine provi-
dence conservant cekii qui avoit en elle une confiance
si pure qu'elle n'étoit mêlée ni de timidité, ni de té-
mérité. Dieu a soin de même de ceux qui ne vont a
la cour, au palais, a la guerre sinon par la nécessité
de leur devoir : et ne faut en cela ni être si craintif
que l'on abandonne les bonnes et justes affaires faute
d'y aller, ni si outrecuidé et présomptueux que d'y
aller ou demeurer sans l'expresse nécessité du devoir
et des affaires.
CHAPITRE V.
9 Exemple très^amiable sur ce sujet.
JLliEU est innocent à Vinnocent , bon au bon, cor-
dial au cordial, tendre envers les tendres; et son
amour le porte quelquefois a faire des traits J'une
sacrée et sainte mignardise pour les âmes qui, par
une amoureuse puieié et simplicité , se rendent comme
petitsenfins auprès de lui.
Un jour saillie Françoise disoit l'office de Notre
Dame, et comme il advient ordinairement que, s'il
n'y a qu'une affaire en toute la journée , c'est au
temps de l'oraison que la presse en arrive , cette sainte
danic fut appelée de la part de son mari pour ud ser-
LIVRE XII, CHAP. VI. SSg
\ice domestique; et par quatre diverses fois pensant
reprendre le fil de son office , elle fui rappele'e et
contrainte de couper un même verset, jusques a ce
que cette be'nite affaire pour laquelle on avoit si em-
pressement diverti sa prière, étant enfin acheve'e,
revenariiason office , elle trouva ce verset, si souvent
laissé par obéissance, et si souvent recommencé par
dévotion, tout écrit en beaux caractères d'or, que
sa dévote compagne madame Vannocie, jura d'avoir
vu écrire par le cher ange gardien de la sainte, a la-
quelle par après saint Paul \e révéla.
Quelle suavité , Théotime, de cet épofix céleste en-
vers celte douce et fidèle amante! Mais vous vovez
cependant que les occupations nécessaires a unchacua
selon sa vocation ne di.ninuent point l'amour divin ,
ains l'accroissent , et dorent, p^ir manière de dire ,
To^ivrage de la dévotion. Le rossignol n'aim^^- pas
moins sa m^'lodie quand il fait ses pauses, qdc quand
il chante: les cœurs dévots n'aiment pas moins l'amour
quand il se divertit pour les nécessités extérieures , que
quand il prie : leur silence et leur voix, leur contem-
plation , leur occupation et leur repos chantent éga-
lement en eux le cantique de leur dileclion.
CHAPITRE VL
Qu'il faut employer toutes les occasions pre'sentes en la
pratique du divia amour.
Il y a des âmes qui font de grands projets de faire
des exccUens services a notre Seigneur par de? ac-
tions éminentes et 'des souffi-ances extraordinaires 5
I
56o TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
mais actions et souffrances desquelles Toccasion n'est
pas présente, ni ne se présentera peut-être jamais,
et sur cela pensent d'avoir fait un traité de grond
amour; en quoi elles se trompent fort souvent, comme
il appert, en ce qu'embrassant par souhait, ce leur
semble, des grandes croix futures, elles fuient ar-
demment la charge des présentes qui sont moindres.
N'est-ce pas une extrême tentation d'être si vaillant
en imagination , et si lâche en l'exécution?
Eh ! Dieu nous garde de ces ardeurs imaginaires
qui nourrissent bien souvent dans le fond de nos
cœurs la vaine et secrète estime de nous-mêmes! Les
grandes œuvres ne sont pas toujours en notre chemin,
mais nous pouvons a toutes heures en faire des petites
excellemment , c'est-a-dire avec un grand amour.
Voyez ce saint, je vous prie, qui donne un verre ;
d'eau pour Dieu au pauvre passager altéré; il fait
peu de chose, ce semble , mais l'intention, la don— i
ceur, la dilectiou dont il anime son œuvre, est si.ex-
cellente, qu'elle convertit cette simple eau en eau de
vie, et de vie éternelle.
Les avettes picotent dans les lis, les flambes et les'
roses ; mais elles ne font pas moins de butin sur les
menues petites fleurs du romarin et du thym ; ains
elles y cueillent non seulement plus de miel , mais
encore de meilleur miel ; parce que dedans ces petits
vases le miel se trouvant plus serré, s'y conserve
aussi bien miçux. C'^tes, ès-bns et menus exercices
de dévotion, la charte se pratique non seulement
plus fréquoimnout, mais aussi pour l'orilinaire plus
• humblement , et par conséquent phis utilement et
saintement.
Ces condescendances auji humeurs d'aGlriii , ce
LIVRE XII, CHAP. VII. 5^1
support des actions et façons agrestes et ennuyeuses
du prochain , ces victoires sur nos propres humeurs
et passions , ce renoncement a nos menues inclina-
tions, cet effort contre nos aversions et répugnances,
ce Cordial et doux aveu de nos imperfections, cette
peine continuelle que nous prenons de tenir nos âmes en
e'galile', cet amour de notre abjection, ce bénin et
î-racieux accueil que nous fnisons au mépris et censure
de notre condition, de notre vie, de notre conver-
sation, de nos actions; Théotime, tout cela est plus
fructueux a nos âmes que nous né saurions penser,
pourvu que la céleste dilectlou le ménage; mais nous
l'avons déjà dit a l'hilothée. ^ >
CHAPITRE VII.
Qu'il faut avoir soia de faire nos actions fort parfaitement.
JMoTRE Seigneur, au rapport des anciens, souloit
dire aux siens : Soyez bons monnoyeurs. Si l'écii
n'est de bon or, s'il n'a son poids, s'il n'est battu au
coin légitime, on le rejette comme nonrecevable. Si
une œuvre n'est de bonne espèce, si elle n'est ornée
de la charité, si l'intention n'est pieuse , elle ne sera
point reçue entre les bonnes œuvres. Si je jeûne, mais
pour épargner, mon jeûne n'est pas de bonne espèce;
si c'est par tempérance, mais que j'aye quelque pèche'
mortel en mon âme, le poids manque a cette œuvre,
car c'est la charité qui donne le poids a tout ce que
nous faisons; si c'est seulement par conversation et
pour ra'accommoder a mes compagnons, cette œuvre
n'est pas marquée au cola d'uae intention approuvée.
II. i6
562 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
Mais si je jeûne par tempe'iance, et que je sois en la
grâce lie Dieu, et que j'aye intention de plaire a sa
divine majesté par cette tempérance , l'œuvre sera
une bonne monnoie propre pour accroître en moi le
tre'sor de la charité'.
C'est faire excellemment les actions petites, que
de les faire avec beaucoup de pureté d'inlentiou, et
une forte volonté de plaire, a Dieu ; et lors elles nous
sanctifient grandement. Il y a des personnes qui man-
gent beaucoup, et sont toujours maigres, exténuées
et allangouries, parce qu'elles n'ont pas la force di-
gestive bonne; il y en a d'autres qui mangent peu ,
et sont toujours en bon point et vigoureuses, parce
qu'elles ont l'estomac bon. Ainsi y a-t-il des âmes qui
font beaucoup de bonnes reuvres, et croissent fort
peu en charité, parce qu'elles les font ou froidement
et lâchement , ou par instinct et inclination de natui e ,
plus que par inspiration de Dieu ou ferveur céleste;
et au contraire il y en a qui font peu de besogne, mais
avec une volonté et intention si sainte, qu'elles font
un progrès extrême en dilection ; elles ont peu de la-
lent, mais elles le ménagent si fidèlement, que le Sei-
gneur les eu récompense largement.
CHAPITRE VIII.
Moyen gunoral pour appliquer nos oeuvres au service do
Dieu.
1 OUT ce que pous faites ^ et quoi que vous fassiez
en paroles et en œuvres ^ faites le tout au nom
de Jésus-Clirist. Soit que vous mangiez, soie que
LIVRE Xïl, CHAP. Vlir. 563
i^oiis buviez j ou que vous fassiez quelque autre
chose y fuites le tout à la gloire de Dieu. ( i. Cor,
10. 3i.) Ce sont les paroles propres du divin apôtre,
lesquelles, comme dit le grand saint Thomas en les
expliquant, sont suffisamment pratiquées quand nous
avons l'habitude de la très-sainte r.haiite', par laquelle,
bien que nous n'ayons pas une expresse et attentive
intention de faire chaque œuvre pour Dieu , cette
intention ne'anmoins est contenue couvertement en
l'union et communion que nous avons avec Dieu ^
par laquelle tout ce que nous pouvons faire de bon
est dédie' avec nous a sa divine bonf^. Il n*est pas be-
soin qu'un enfant , demeurant en la maison et puis-
sance de son père , déclare que ce qu'il acquiert est
acquis à son père; car sa personne étant a son père,
tout ce qui en dépend lui appartient aussi. Il suffit
aussi que nous soyons enfans de Dieu par dilection ,
pour rendre tout ce que nous faisons entièrement
destiné a sa gloire.
Il est donc vrai, Théotime, que comme nous avions
dit ailleurs, tout ainsi que l'olivier pl.in.é près de la
vigne lui donne sa saveur; de même la charité se
trouvant auprès des autres vertus, elle leur commu-
nique sa perfection. Mais comme il est vrai aussi que
si l'on ente la vigne sur l'olivier, il ne lui commu-
nique pas seulenii^nt plus parfaitement son goiit, mais
la rend encore participante de son suc; ne vous
contentez pas aussi d'avoir la charité, et avec elle la
3ratique des vertus , mais faites que ce soit par et
3our elle que vous les pratiquiez , afin qu'elles lui
ouissent être justement aitiibuées.
Quand un peintre tient et conduit la main de lap-
5G4 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
prentif, le Irait qui en provient est principalement
attribue' au peintre, parce qu'encore que l'appreniif
ait contribue' le mouvement de sa main et l'applica-
tion du pinceau , si est-ce que le maître a aussi de sa
part tellement mêlé «on mouvement avec celui de
l'appreniif, qu'imprimant en icelui, l'honneur de ce
qui est bien au trait il lui est spe'cialement de'fe'ré ,
encore qu'on ne laisse pas de louer l'apprenti a cause
de la souplesse avec laquelle il a accommodé son
mouvement a la conduite du maître. 0 que les ac-
tions des vertus sont excellentes , quand le divin
amour leur imprtme son sacré mouvement ! c'est-a-
dire lorsqu'elles se font par le motif de la dileclion ;
mais cela se fait différemment-
Le motif de la divine charité répand une influence
de perfection particulière sur les actions vertueuses
de ceux qui se sont spécialement dédiés a Dieu pour
le servir a jamais. Tels sont les évêqnes et prêtres,
qui, par une consécration sacramentelle, et par un
caractère spirituel, qui ne peut être effacé, se vouent,
comme cerfs stigmatisés et marqués au perpétuel ser-
vice de Dieu. Tels les religieux, qui, par leurs vœux,
ou solennels ou simples , sont immolés a Dieu en
qualité à^/iosties vii^antes et raUonnables. Tels;
tous ceux qui se rangent aux congrégations pieuses^
déiliés a jamais a la gloire divine. Tels tous ceux en-
core qui h dessein se procurent des profondes et puis-*
santés résolutions de suivre la volonté de Dieu, faisant
pour cela des retraites de quelques jours, afin d'ex-^.
citer leurs Ames par divers exercices spirituels a l'en-,
tièrc déformation de leur vie, méthode sainte , fami-
liale aux anciens chrétiens , mais depuis prcsqu
LIVRE XII, CHAP. VllI. 565
tout-h fait délaissée, jusqu'à ce que le grand servi-
teur de Dieu , Ignace de Loj^ola, la remit en usage du
temps de nos pères.
Je sais que quelques-uns n'estiment pas que cette
oblation si générale de nous-mêmes étende sa vertu
et porte soikinfluence sur les actions que nous prati-
quons par après , sinon a mesure qu'en l'exercice
d'icelles nous appliquons en particulier le motif de la
dilection , les dédiant spécialement a la gloire de
Dieu. Mais tous confessent néanmoins avec saint Bo-
naventure, loué d'un chacun en ce sujet, que si j'ai
résolu en mon cœur de donner cent écus pour Dieu ,
quoique par après fe fasse a loisir la distribution de
celte somme, ayant l'esprit distrait et sans attention,
toute la distribution néanmoins ne laissera pas d'être
faite par amour, a cause qu'elle procède du premier
objet que le divin amour me fit faire de donner tout
cela.
Mais de grâce, Théolime, quelle différence y a-
t-il entre celui qui offre cent écus a Dieu, et celui
qui offre toutes ses actions? Certes, il n'y en a point,
sinon que l'un offre une somme d'argent, et l'autre
nue somme d'actions. Et pourquoi donc , je vous
prie, ne seront-ils l'un comme l'autre estimés faire
la distribution des pièces de leurs sommes , en vertu
de leurs premiers propos et fondamentales résolutions?
Et si l'un distribuant ses écus sans attention, ne laisse
pas de jouir de Finfluence de son premier dessein,
pourquoi l'autre, distribuant ses actions , ne jouira-
t-il pas du fruit de sa première intention ? Celui
q!U destin ément s'est rendu esclave amiable de la
divine bonté, lui a par conséquent dédié toutes ses
actions.
566 TRAITE DE UAMOUR DE DIEU.
Sur cette vérité chacun devroit une fois en sa \ie
faire une bonne retraite, pour en icelle bien purger
son âme de tout pe'che', pour ensuite faire une intime
et solide re'solution de vivre tout a Dien, selon que
nous avons enseigné en la première partie de l'Intro-
duction a la vie dévote; puis au moins un© fois Tannée
faire la revue de sa conscience, et le renouvellement
de la piemière résolution que nous avons marqué en
la cinquième partie de ce livre-la j auquel pour ce re-
gard je vous renvoyé.
Certes, saint Bonaventnre avoue qu'un homme
qui s'est acquis une si grande inclination et coutume
de bien faire^ que souvent il le fait sans spéciale
attention, ne laisse pas de mériter beaucoup par
telles attions, lesquelles sont annoblies par la dilec-
tion de laquelle elles proviennent comme la racine et
source originaire de celte heureuse habitude, facilité
et promptitude.
CHAPITRE IX.
De quelques autres moyens pour appliquer plus parlîculié-
munt nos œuvres à l'amour de Dieu.
v^UAND les paonnesses couvent en des lieux bien
blancs, les poulets sont aussi tout blancs; et quand
nos intentions sont en Tamour de Dieu , lorsque
nous projetons quelque bonne œuvre, ou que nous
nous jetons en quoique vacation, toutes les actions
qiii s'en ensuivent prennent leur valeur et tirent leur
noblesse de la dilection de la(|ucl!e elles ont leur ori-
giucj car qui ne voit que les actions qui sont propres
LIVRE XIÎ, CHAP. IX. 56;
a ma vocation , ou requises a mon dessein, de'pen-
dent de cette première élection et résolution que j'ai
faite.
Mais, The'otime, il ne se faut pas arrêter la ; ains
pour faire un excellent progrès en la de'votion, il faut
noH seulement au commencement de notre conver-
sion , et puis tous les ans destiner notre vie et toutes
DOS actions a Dieu; mais aussi il les lui faut offrir
tous les jours , selon Texercice du matin que nous
avons enseigné a Philolhoe; car en ce renouvellement
journalier de notre oblaiion , nous répandons sur nos
actions la vigueur et vertu de la dilection par une
nouvelle application de notre cœur b la gloire di-
vine, au moyen de quoi il est toujours plus sanctifié.
Oa're cela, appliquons cent et cent fois le jour
notre vie au divin amour par la pratique des oraisons
jaculatoires , élévalions de cœur et retraites spiri-
tuelles; car ces saints exercices lançant et jetant con-
tinuellement nos esprits en Dieu, y portent ensuite
toutes nos actions. Et comme se pourroit-il faire, je
vous prie , qu'une âme , laquelle a tous momens s'é-
lance en la divine bonté, et soupire incessamment des
paroles de dilection pour tenir toujours son cœur dans
le sein de ce Père céleste, ne fût pas estimée faire
toutes ses bonnes actions en Dieu et pour Dieu?
Celle qui dit : Eh! Seigneur ,ye suis vôtre: Mon
hien-aiméest tout niien^ et jnoije suis toute sienne :
Mon Dieu, vous êtes mon tout : 0 Jésus, vous êtes
ma vie : Eh ! qui me fera la grâce que je meure a moi-
même, afin qne je ne vive qu'kvous?OaimerI ôs'ache-
miner! ô mourir a soi-même î ô vivre a Dieu î ô êtreen
Dieu! 0 Dieu , ce qui n'est pas vous-même, ne m'est
rien : celle-Ia^dis je,ne dédie-t-elle pas continuellement
568 TRAITE DE UAMOUR DE DIEU.
ses actions au céleste e'poux? O que bienheureuse est
l'âme qui a une fois bien fait le dépouillement et la
parfaite résignation de soi-même entre les mains de
Dieu , dont nous avons parlé ci-dessus! car par après
elle n'a a faire qu'un petit soupir et regard eu Dieu
pour renouveler et confirmer son "dépouillement ,
sa résignation et son oblation , avec la protestation
qu'elle ne veut rien que Dieu et pour Dieu , et qu'elle
ne s'aime, ni chose du monde, qu'en Dieu et pour
l'amour de Dieu.
Or, cet exercice de continuelles aspirations est
donc fort propre pour appliquer toutes nos œuvres a
Ta dileclion; mais principalement il suffit très-abon-
damment pour les menues et ordinaires actions de
notre vie ; car quant aux œuvres relevées et de consé-
quence, il est expédient _, pour faire un profit d'im-
portance, d'user de la méthode suivante, ainsi que
j^ai déjà touché ailleurs.
Elevons en ces offcurences nos cœurs et nos es-
prits en Dieu, enfonçons notre considération et éten-
dons notre pensée dans la très-sainte et glorieuse
éternité, voyons qu'en icelle la divine bonté nous
chérissoit tendremant , destinant pour notre salut
tous les moyens convenables a notre progrès en sa di-
leclion, et particulièrement la commodité de faire le
bien qui se présente alors a nous, ou de sDufliirlc
jnal qui nous ar.ive. Cela fait, déployant, s'il faut
ainsi dire, et élevant le bras de notre consentement,
embrassons chèrement , ardemment et très-amoureu-
sement, soit le bien qui se présente k faire, soit le
mal qu'il nous faut souft'i ir , en considération Je ce
que Dieu l'a voulu éternellement, pour lui complaire
et obéir a sa providence.
LIVRE Xîî, CIÎAP, iX. 5%
, Voyez le grand saint Charles, lorsque la peste at-
taqua son diocèse. Il releva son courage en Dieu,
et regarda attentivement qu'en re'teniité de la Pro-
vidence divine ce fle'au e'toit préparé et destiné a son
peuple, et que emmi ce fléau, cette même Providence
avoit ordonné qu'il eût un soin très-amoureux de
servir, soulager et assister cordialement les affligés,
puisqu'en celte occasion il se trouvoit le père spiri-
tuel, pasteui' et évèque de cette province -Im. C'est
pourquoi se représentant la grandeur des peines, tra-
vaux et hasards qu'il lui seroit force de subir pour ce
sujet, il s'immola en esprit au bon plaisir de Dieu , et
baisant tendrement cette croix, il s'écria du fond de
son cœur , a l'imitation de saint André : Je te salue,
ô croix précieuse! je te salue, ô tribulatîon bienheu-
reuse! 0 affliction sainte, que tu es aimable, puisque
tu es issue du sein aimable de ce Père d'éternelle misé-
ricorde, qui t'a voulu de toute éternité et t'a destinée
pour ce cher peuple et pour moi ! 0 croix ! mon cœur te
veut^ puisque celui de mon Dieu t'a voulu. O croix !
n^on âme te chérit et t'embrasse de toute sa di-
lection.
En cette sorte devons-nous entreprendre les plus
grandes affaires et les plus âpres tribulations qui nous
puissent arriver. Mais quand elles seront de longue
haleine, il faudra de temps en temps, et fort souvent,
répéter cet exercice , pour continuer plus utilement
notre union a la volonté et bon plaisir de Dieu, pro-
nonçant cette briève, mais toute divine protestation
de son fils : Oui^ o Père éternel ! je le veux de tout
mon cœ\\Y.f parce qu'ainsi a-til été agr^êahle devant
vous. (Matth, 11. 26.) 0 Dieu^ Théotime, que de
Uésors en cette pratique î
î6 *
570 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
CHAPITRE X.
Eihorlation au sacrifice que nous devons faire à Dieu de
notre franc arbitre.
J'ajoute au sacrifice de saint Charles celui du
grand patriarche Abraham, comme une vive image
du plus fort et loyal amour qu'on puisse imaginer en
créature quelconque.
Il sacrifia certes toutes les plus fortes affections na-
turelles qu'il pou voit avoir, lorsque oyant la voix de
Dieu qui lui disoit : Sors de ton pays et de ta
parenté y et viens au pays que je te montrerai* Il
sortit soudain, et se mit promplement en chemin,
sans savoir où il iroit. Le doux amour de la patrie ,
la suavité' de la conversation des proches, les délices
de la maison paternelle ne l'ébranlèrent point; il part
liardinient et ardemment ; et va où il plaira ci Dieu de
le conduire. Quelle abnéi^alion, Théotime ! quel re-
noncement! On ne peut aimer Dieu parfiiitemenl , si
l'on ne quitte les jtffeciions aux choses périssables.
Mais r.eci n'est rien en comparaison de ce qu'il fit
par aptè^, qu;in(l Dieu V appelant par deux fois; et
ayant vu 5a prou)|)titude à répondre, il lui dit :
Prends Isaac ton enfant unique ^lequel tu aimes j
et va en la terre de vision , où tu l offriras en ho-
locauste sur Vun des monts que je te montrerai y
( Gènes. 22. i. 2 et seq.) c;»r voila ce grand homme
qui paît soudain avec ce tant aimé et tant aimable
fi!s, fait trois journées de chemin, arrive au pied de
lamoniaguc, laisse lu ses valets et Vimej charge son
LIVRE XII, CHÂP. X. 3;i
fils ïsaac du bois requis a l'holocauste, se réservant de
porter lui-même le glaive et le feu; et comme il va
moDtoni , ce cher enfant lui dit : Mon père ^ et il lui
répond : Que veux-tu, mon fils? folci, dit l'en-
fant , voici le bois et le feu '^ mais où est la victime
de lliolocaustel A quoi le père répondit : Dieu se
pourvoiera de la victime de Vholocauste , m.07i
enfant. Et \di\n\\s ils arrivent sur le mont destiné?
oii soudain Abraham construit un autel^ arrange
le bois sur icelui , lie son Isaac et le colloque sur
le bûcher '.f il étend sa main droite, empoigne et
tire a soi le glaive ^ il hausse le bras, et comme il est
prêt de déchai ger le coup ponr immoler cet enfant ,
Vange crie d'en haut : Abrahain , Abraham , qui
répond : Me voici y e^ l'ange lui dit : iVe tue pas
V enfant y c'en est asssez; maintenant je cannois
que tu crains Dieu, et n as pas épargné ton fila
pour Vamour^de m.oL Sur cela Isaac est délié ,
Abraham prend un bélier ^ qu'il voit pris par les
cornes aux ronces d'u?i buisson, et l'immole.
Théotime, qui voit la femme de son prochain
pour la convoiter., il a déjà adultéré en son cœur*.,
et qui lie son fils pour l'immoler, il l'a déjà sacrifié
en son cœur. Eh! voj^ez donc de grâce, quel holo-
causte ce saint homme fit en son cœur ! Sacrifice in-
comparable I sacrifice qu'on ne peut assez estimer!
sacrifice qu'on ne peut assez louer! 0 Dieu! qui sau-
roit discerner quelle des deux dilections fut la plus
grande, ou celle d'Abraham qui pour plaire a Dieu
immole cet enfant tant aimable; ou celle de cet enfant
qui pour plaire a Dieu vent bien être immolé, et
pour cela se laisser lier et étendre sur le bois, et
572 TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
comme un doux agnelet attend paisiblement le coup
de mort de la chère main de son hon père?
Pour m.oi, je preTère le père en la longanimité;
mais aussi je donne hardiment le prix de la mas^na-
nimité au fils. Car d'un côté c'est voireraent une
merveille, mais non pas si grande, de voir qu'Abra-
ham déjà vieil et consommé en la science d'aimer
Dieu, et fortifié de la récente vision et parole di-
vine, fasse ce dernier eôbrt de loyauté et dilection
envers un maître duquel il avoit si souvent senti et
savouré la suavité et providence. Mais de voir Isaac
au printemps de son âge^ encore tout novice et ap-
prentif en l'art d'aimer son Dieu, s'offrir sur la seule
parole de son père au glaive et au feu , pour être
un holocauste d'obéissance a la divine volonléj c'est
chose qui surpasse toute admiration.
D'autre part néanmoins, ne voyez-vous pas, Théo-
time, qu'Abraham remâche et roule plus de trois
jours dans son âme l'araère pensée et résolution de
cet âpre sacrifice? N'avez -vous poirU de pitié de
son cœur paternel , quand montant seul avec son fils,
cet enfant, plus simple qu'une colou'bi^, lui disoit :
]\don père ^ où est la victime'^ et qu'il lui répon-
doit : Dieu y pourvoira^ mon fils. Ne pensez-vous
point que la douceur de cet enfant , portant le bois
sur ses épaules et l'entassant par après sur l'autel ,
fit fondre en fcndreté les entrailles de ce père? O
cœur que les anges admirent, et que Dieu magnifie!
Eh, Seigneur Jésus! quand sera-ce donc que vous
ayant sacrifié tout ce que nous avons, nous vous im-
molerons tout ce que nous sommes? Q;iand vous
offrirons- nous en holocauste notre fiauc arbitre,
LÎVRE Xlf, CHAP. X. 575
unique enfant de notre esprit? Quand sera-ce que
1Î0U3 le lierons et éiendrons sur le bûcher de votre
croix , de vos e'pines , de votre lance ; afin que
comme une brebiette il soit victime agre'abie de votre
bon plaisir, pour mourir et biûler du feuet du glaive
de votre saint amour?
O franc arbitre de mon cœur! que ce vous sera
chose bonne d'être lie' et e'iendu sur la croix du divin
Sauveur! Que ce vous est chose désirable de mourir
à vous-même, pour ardre a jamais en holocauste au
Seigneur! The'otime , notre franc aibitre n'est jamais
;si franc que quand il est esclave de la volonté' de
Dieu, comme il n'est jamais si serf que quand il sert
k notre propre volonté : jamais il n'a tant de vie que
quand il meurt 'a soi-même, et jamais il n'a tant de
mort que quand il vit a soi.
Nous avons la liberté de faire le bien et le mal :
mais de choisir le mal , ce n'est pas user, ains abuser
de cette liberté. Renonçons a cette malheureuse li-
berté; et assujettissons pour jamais notre franc ar-
bitre au parti de l'amour céleste : rendons-uous es-
claves de la dilection, de laquelle les serfs sont plus
heureux que les rois. Que si jamais notre âme vou-
loit employer sa liberté contre nos résolutions de
servir Dieu éternellement et sans réserve 5 o alors
pour Dieu sacrifions ce franc arbitre, et le faisons
mourir a soi, afin qu'il vive a Dieu. Quile poudra
garderiponr l'amour propre en ce monde _, \e perdi^a
pour l'amour éternel en l'autre ; et qui le perdra
pour l'amour de Dieu 'en ce monde, il le conser-
vera pour le même amour en l'autre. Qui lui don-
nera la liberté en ce monde, l'aura serf et esclave en
|l*autie3 et qui l'asservira a la crtix en ce monde.
3yi TRAITE DE L'AMOUR DE DIEU.
Paiira libre en l'autre, où e'tant abîmé en la jouis-
sance de la divine bonté, sa libeité se trouvera con- ,
vertie en amon', et l'amour en liberté; mais liberté '■.
de douceur infi}jp_, sans effort, sans peine et sans
répugnance quelconque : nous aimerons invariable-
ment a jamais le Créateur et Sauveur de nos âmes.
CHAPITRE XI.
Des molifâ que nous avons pour le saint amour.
OAiNT B )NAVENTURE, le père Louis de Grenade,
le père Louis du Pont, F. Dicgue de Stella , ont suf-
fi amment disco iru sur ce sujet : je me contenterai
de marquer seulement les points que j'en ai touchés
en ce Traité.
La bonté divine considérée en elle-même n'est pas
seulement le premier motif de tous , mais le plus
noble et le plus puissant : car c'est celui qui ravit les
bicnheiueux , et comble leur félicité. Comme peut on
avoir un cœur, et n'aimer pas une si infinie bonté?
Or ce sujet est aucunement proposé au cbap. i et
2 du serond livre, et dès le clinp. 8 du troisième livre
jusiju'a la fin , et au chnp 9 du livre dixième.
Le second motif est celui de la providence natu-
relle de i^icu envers nous, de la création et conser-
valiiu) , selon que nous disons au cbap. 3 du second
livre.
Le troisième motifo:^t cebii de la providence sur-
naturelle de Dieu envers nous, et de la rédemptionj
qu'il nous a prépr«rée, ainsi qu'il est expliqué aiir
cbap. 4, 5, 6 et 7 du second livre.
LIVRE XIÏ, CHAP. XII. 576
Le quatrième motif c^est de conside'rer comme
Dieu pratique cette providence et rédempliou, four-
nissant a un chacun toutes les grâces et assistances
requises a notre salut; de quoi nous traitons au second
livre dès le chapitre 8, et au livre troisième dès le
commencement jusqu'au chapitre 6.
Le cinquième motif est la gloire éternelle que ]a
divine bonté nous a destinée, qui est le comble des
bienfaits de Dieu envers nous, dont il est aucunement
discouru dès le chapitre 9 jusqu'à la lin du livre troi-
sième.
CHAPITRE XII.
Méthode très-ut'le pour employer cts motifs.
vJr. pour rerevoir de ces motifs une profonde et puis-
sante chaleur de dileclion , il faut, 1°. qu'après en
avoir considéré l'un en général , nous l'appliqin'ons
en particulier a nous-mêmes. Par exemple : 0 qu'ai-
mable est ce grand Dieu , qui par son infinie bonté a
donné son fils en rédemption pour tout le monde.
Hélas! oui pour tous en général, mais en particulier
encore pour moi qui suis le premier des pécheurs.
Ah! il ma ai?nè ; je dis , il m'a aimé moi, mais je
dis moi-même tel que je suis, et s^est livré a la pas-
sion/70wr moi.
2°. H faut considérer les bénéfices divins en leur
origine première et éternelle. O Dieu ! mon Théotime,
quelle assez digne dilection pourrions nous avoir pour
l'infinie bonté de notre créateur, qui de tonte éter-
Bilé a projeté de nous créer, conserver, gouverner,
576 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
racheter, sauver et glorifier tous en général et en par-
ticulier ! Eh! qui étois je, lorsque je n'étoîs pas ? moi,
dis-je, qui étant maintenant quelque chose, ne suis
rien qu'un simple chétif vermisseau de terre ? et ce-
pendant Dieu dès l'abîme de son éternité pensolt
pour moi des pensées de bénédiciions! Il médiloit et
désignoit, ains déterminoit l'heure de ma naissance,
de mon baptême, de toutes les inspirations qu'il me
donneroit, et en somme tous les bienfaits qu'il me
feroit et offriroit, Hélas ! y a-t-il une douceur pareille
à cette douceur !
3°. 11 faut considérer les bienfaits divins en kur
seconde source méritoire. Car ne savez-vous pas ,
Théotime, que le grand prêtre de la loi portoit sur
ses épaules et sur sa poitrine les noms des enfaus
d'Israël , c'est-a-dire , des pierres précieuses , ès-
quelles les noms des chefs d'Israël étoient gravés? Eh!
voyez Jésus, notre grand évêque , et regardez-le dès
Pinstant de. sa conception , considérez qu'il nous por-
toit sur ses épaules , acceptant la charge de nous r.î—
cheter par sa mort, et la mort de la croix, O Tht o-
time, Théotime ! cette iime du Sauveur nous connois-
soit tous par nom et par surnom ; mais surtout au
jour de sa passion, lorsqu'il oflioit ses larmes, ses
prières , son sang et sa vie pour tous , il lancoit en par-
ticulier pour vous ces pensées de dilection : Hé!as!
ô mon père éternel, je prends 'k moi et me charge de
tous les péché du pauvre Théotime pour souffiir les
tourmens et la uiort , afin qu'il en demeure quitte et
qu'il ne périsse poiut, mais qu'il vive. Que je meure,
pourvu qu'il vive; qnc je sois crucifié, pourvu qu'il
soit glorifié. O amour souverain du cœur de Jésus,
quel coQur le Lcuii a jamais assez dévotement !
LIVRE XII, CHAP. XIII. 577
Ainsi dedans sa poitrine maternelle son coeur divin
pre'voyoit , disposoit , me'ritoit, impétroit tous les bien-
faits que nous avons, non seulement en géne'ral pour
tous, mais en particulier pour un chacun 5 et ses ma-
melles de douceur nous pre'paroient le lait de sesmou-
vemens , de ses attraits , de ses inspirations et des sua-
vités par lesquelles il lire , conduit et nourrit nos cœurs
a la vie éternelle. Les bienfaits ne nous échauffent
point, si nous ne regardons la volonté éternelle quî
les nous destine, et le cœur du Sauveur qui les nous
a mérités par tant de peines, et surtout en sa mort et
passion.
CHAPITRE XIII.
Que le mont Calvaire est la vraie académie de la dilection.
Or, enfin, pour conclusion, la morl et la passion
de notre Seigneur est le motif le plus doux et plus
violent qui puisse animer nos cœurs en cette vie mor-
telle; et c'est la vérité, que les abeilles mystiques
font leur plus excellent miel dans les plaies de ce
Lion de la tribu de Juda, égorgé^ mis en pièces et
déchiré sur le mont du calvaire : et les enfans de la
croix le glorifient en leur admirable problème que le
monde n'entend pas. De la mort qui dévore tout, est
sortie la viande de notre consolation ; et de la mort
plus/br^e que tout, est issue la douceur di\ miel de
notre amour. 0 Jésus mon Sauveur ! que votre mort
est amiable, puisqu'elle est le souverain effet de votre
amour !
Aussi la- haut en la gloire céleste, après le motif de
578 TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU.
la honte divine connue et considére'e en elle-même ,
celui de la mort du Sauveur sera le plus puissant pour
ravir les espriis bienheureux en la elilection de Dieu;
en signe de quoi , en la transfiguration, qui fut un
échantillon de la gloire, Moïse et EVie parlaient avec
notre Seigneur de l'excès qu'il devait accomplir en
Jérusalem. Mais de quel excès, sinon de cet excès
d'amour par lequel la vie fut ravie a l'amant ponr être
donne'e a la bien-aîmée? Si que au cantique e'ternei
je m'imagine qu'on répétera à tous momens cette
joyeuse acclamation :
Vive Jésus , tluquel la mort
Montra combi?;D l'amour est fort.
Tliéotime , le mont Calvaire est le mont des amans.
Tout auiour qui ne prend son origine de la passion
du Sauveur es! frivole et périlleux. Malheureuse est
la mort sans Tamour du Sauveur : malheureux est
l'amour sans la mort du Sauveur. L'amour et la mort
sont tellement mêles ensemble en la passion du Sau-
veur, qu'on ne peut avoir au cœur l'un sans l'autre.
Sur le Calvaire on ne peut avoir la vie sans l'amour,
ni l'amour sans la mort du réilempteur. Mais hors de
Ih tout est ou mort éternelle, ou amour éternel : et
toute la sagesse chrétienne consiste a bien choisir; et
pour vous aider a cela , j'ai dressé cet écrit , mon
Théotirae.
II faut choisir, o mortel ,
En cette vie raoïlelle ,
Ou bien raniour éternel ,
Ou bien la mort éternelle :
L'ordonnance du j;raQd Oictt
^e UUse point de milieu.
LIVRE XII, CIIAP. XIII. 5-9
O amour éternel ! mon âme vous requiert et vous
clioisit e'ternellement. Eli ! venez , Saint Esprit , et
enflammez nos cœurs de votre dileclion. Ou aimer ou
mourir : mourir et aimer. Mourir a tout autre amour,
pour vivre a celui de Jésus, afin que nous ne mourions
point éternellement ; ains que vivans en votre amour
éternel , ô Sauveur de nos âmes, nous chantions éter-
nellement : Vive Jésus! J'aime Jésus: vive Jésus que
j'aime. J'aime Jésus qui vit et règne ès-siècles des
siècles. Amen.
Ces clxoses, Théotime , qui par la grâce et faveur
de la charité ont été écrites a votre charité , puissent
tellement s'arrêter en votre cœur , que cette charité
trouve en vous le fruit des saintes œuvres, non les
feuilles des louanges. Amen. Dieu soit béni. Je ferme
donc ainsi tout ce Traité par ces paroles par lesquelles
saint Augustin finit un sermon admirable de la cha-
rité qu'il fit devant une illustre assemblée.
FIN.
APPROBATION.
Le beau titre de ce livre, la belle répulalion et
la sainte doctrine du rëve'rendissime Prélat, auteur
d'icelui , le grand profit qu'en rapporteront les belles
et cbréllennes âmes de toutes qualités de personnes,
et le temps qui s'est écoulé depuis qu'on a désiré qu'il
vît le jour, font qu'il le doit voir, et il le mérite :
car ce n'est rien que doctrine orthodoxe et catholique
qu'il enseigne. ^
Fait a Lyon, ce 20 mai 1616. " ^
Fr. Robert Berthelot,
évêque de Damas.
TABLE DES CHAriTREë.
TABLE DES CHAPITRES,
LIVRE SEPTIÈME.
De Foraison de rânie avec son Dieu, qui se parfait
en l'oraison.
CHAP. 1. V4 OM M E Famour fait l'union Je i'àoie avec
Dieu en Toraison. I^^S'^ *
II. Des divers degrés de la sainte union qui se (ail
en l'oraison. 'J
III. Du souverain degré d'union par la suspension
et ravissement. la
IV. Du ravisseaient , et de la première espèce
d'icelni. iS
V. De la seconde espèce de ravissement. 20
VI. Des marques du bon ravissement, et de la troi-
sième espèce d'icelni. :?|
VII. Comme l'amour est la vie de l'ame, et suite du
discours de la vie extatique. 28
VIII. Admirable exliortation de saint Paul à la vie ex-
tatique et sur-humair.e. 32
IX. Du suprême effet de l'amour afFcctif qui est la
mort des amans, et premièrement de ceux
qui moururent en amour. 3^
X. De ceux qui moururent par l'amour et pour
l'amour divin. 4®
XI. Qne quelques-uns entre les divins amans mou-
rurent encore d'amour. 4*
XII. Histoire merveilleuse du trépas d'un gentil-
homme qui mourut d'amour sur le mont d'O-
livet. 45
XIII. Que la très-sacrée Vierge mère de Ditu mourut
d'amour pour son C\\^. 5t
XIV. Que la glorieuse Vierge mourut d'un amor.r
cxtrémemenl doux et tranquille. 55
U. 17
582 TAILLE
LIVRE HUITIEME.
De Paraonr de confonnilé,.par lequel nous unissons
notre volonté b celie de Dieu , qui nous est sîgnifie'e
par ses commandemens, conseils et inspirations.
GHAP. I. De l'amour de conformité provenant de la sacre'e
complaisance. 6i
II. De la coi)formilc de soumission qui procède de
l'amour de bienveillance. 6|
m. Comme nous nous devons conformer à la divine
volonté , que l'on appelle signifiée. 67
IV. De la conformité de notre volonté avec celle
que Dieu a <Ie nous sauver. ^o
V. De la conformité de notre volonté à celle de
Dieu, qui nous est signifiée par ses com-
maudemens. r.^^
VI. De la conformité de notre volonté à celle que
Dieu qui nous a'sii^nifi'C par ses conseils. ^7
VII. Que l'amour de la volonté de Dieu signifiée ès-
commandemens, nous porte à l'amour des
conseils. , 82
VJII. Que le mépris des conseils évangéliques est un
grand péché. 86
IX. Suite du discours commencé. Comme chacun
doit aimer, quoique non pas pratiquer tous
les conseils évangéliques j et comme néan-
moins chacun doit pratiquer ce qu'il peut. 90
X. Comme il se finit conformer à la volonté Sivine
qui nous t\st signifiée jpar les inspirations j et
{; premièrement de la variété dos moyens par
lesquels Dieu nous inspire. gS
XI. De Tunion de notre volonté à celle de Dieu,
ès-inspiraiions qui sont données pour la pra-
tique exlraordirtairc des vertus j et de la per-
sévfLTance en la vocation , première marque
do l'inspiration. 99
XII. De l'union de la volonté humaine h celle de
Dieu ès-iuspirations qui sont contre les lois
ordinaires j et de la p.iix et douceur de cœur,
seconde marque du l'iDspiration. io4
DES MATIÈRES. 583
XIII. Troisième marque de l'inspiration, qui est la
sainte obcissance à l'Eglise et aux supérieurs.
XIV. Biitvc raJtUode pour conuoître la volonté de
Dieu. 112
LIVRE NEUVIEME.
De l'amoul' de soumission, par lequel notre volonlé
s'unit au bon plaisir de Dieu.
CHAP. I. De l'union de notre volonté avec la volonté
divine, qu'on appelle volonté de bon plaisir. 116
II. Qu<- l'union de notre volonté au bon plaisir de
Dieu se fait principalement es- tribulations. 116
m. De l'union de notre Yoloiitc au bon plaisir divin,
ès-afflictions spirituelles, par la résignation. 124
IV. De l'union de noire volonté au bon plaisir de
Dieu , par l'indifférence. 127
V. Que la sainte intliffi renée s'étend à toutes choses. i5r
VI. De la pratique de l'indifTérence amoureuse ès-
choses du service de Dieu. i34
VII. De l'indifférence que nous devons pratiquer en
ce qui regarde notre avancement ès-vertus. ï5g
VIII. Comme n.uis devons unir notre volonté à celle
de Dieu en la permission des péchés. l44
IX. Comme la pureté de l'indiffc'rence se doit pra-
tiquer ès-actions de l'amour sacré. i48
X. Moyen de connoître le change nu sujet de ce
saint amour. i5i
XI. De la perplexité du cœur qui aime, sans savoir
qu'il plaît au bien -aimé. i54
XII. Comme, entre ces travaux intérieurs, l'amené
connoît pas l'amour qu'elle porte à son Dieu,
et du trépas très-aimable de la volonté. i58
XIII. Comme la volonté étant morte à soi, vit pure-
ment en la volonté de Dieu. 162
XIV. Eclaircissement de ce qui a été dit touchant
le trépas de notre volonté. i65
XV. Du plus excellent exercice que nous puissions
faire parmiles peines intérieureset extérieures
de celte vie, en suite de l'indifférence et
trépas de la volonté. lC>$
58 t TABLE
XVI. Du dépouillement parfait de l'ànie unie à la
volonté de Dieu. l'^i
LIVRE DIXIEME.
Du commandement d'aimer Dieu sur tontes choses.
CHAP. I. De la douceur du commandemsnt que Dieu
nous a fait de l'aimer sur toutes choses. 17^
II. Que ce divin commandement de l'amour tend
au ciel , mais est toutefois donné aux fidèles
de ce monde. i83
III. Comme tout le cœur étant employé en l'amour
sacré, on peut néanmoins aimer Dieu diffé-
remment, et aimer encore plusieurs autres
choses avec Dieu. i85
IV. De 'deux degrés de perfection, avec lesquels
ce commandement peut être observé en cette
vie mortelle. 190
V. De deux autres degrés de plus grande perfection
avec lesquels nous pouvons aimer Dieu sur
toutes choses. 19^
VI. Que l'amour de Dieu sur toutes choses est
commun à tous les amans. 300
VII. Eclaircissement du chapitre précédent. aosi
VIII. Histoire mémorable pour faire bien concevoir
en quoi gît la force et excellence de l'amour
sacré. 2o5
IX. Confirmation de ce qui a été dit par une com-
paraison notable. aia
X. Comme nous devons aimer la divine bonté
souverainement plus que nous-mêmes. 217
XI. Comme la très-sainte charité produit l'amour
du prochain. 220
XII. Comme l'amour produit le zèle. 224
XIII. Comme Dieu est jaloux de nous. 22G
XIV. Du zèle ou jalousie (jue nous avons pour notre
Seigneur. ^32
XV. Avis pour la conduite du saint zèle. 236
XVI. Que l'exemple de plusieurs saints, qui semblent
avoir exercé leur zèle avec colère , ne fait rien
contre ('avis du chapitre prcccdent. ^4^
DES MATIÈRES. 585
XV'II. Comme notre Seigneur pratiqua tons les plus
excellcns actes de l'amour. a.|9
LIVRE ONZIEME.
De la souveraine autorité que l'amour sacre' tient sur
toutes les vertus, actions et perfections de Tânie.
^ CHAP. I. C«rahit'n toutes les vertus sont agre'ablcs à Dieu. aSJ
( II. Que l'amour sacré rend les vertus excellemment
plus agréables à Dieu qu'elles ne le sont par
leur propre nature. 258
III. Comme il y a Ses vertus que la présence du
divin amour relève à une plus haute excel-
lence que les autres. 26a
IV. Comme le diviu amour sanctifie encore plus ex-
cellemment les vertus, quand elles sont pra-
tiquées par son ordonnar.ceet commandement, 263
V. Comme l'amour sacré mêle sa dignité parnai les
autres yertus, en perfectionnant la leur par-
ticulière. 26g
VI. De l'excellence du prix que Tamonr sarré donne
aux actions issues de lui-même, et à celles
qui procèdent des autres vertus. . 37 f
VII. Que les vertus parfaites ne sont jamais les unes
sans les autres. 279
VIII. Comme la charité comprend toutes les vertus. 28 i
IX. Que les vertus tirent leur perfection de l'amour
sacré. - /a^^9
X. Digression sur l'imperfection des vertus dœ ^
Païens. agS
XI. Comme les actions humaines sont sans valeur,
lorsqu'elles sr»nt faites sans le divin amour. 3o»
XII. Comme le saint amour revenant en Tâme fait
revivre toutes les œuvres que le péché avoit
fait périr. 5o5
XIII. Comme nous devons réduire tonte la pratique
des vertus et de nos actions au saint amour. 3 10
XIV. Pratique de ce quia été ditau chapitre précédent 3i4
XV. CAmrae la charité comprend en soi les dons du
Saînl-Esp-.it. 317
n. 18
386. TABLE DES MATIÈRES,
XVI. De la crainte amoureuse des épouses : fuite du
discours commencé. 3a*
XVII. Comme la crainte servile demeure avec le divin
amour. 324
XVIII. Comme l'amour se sert delà crainte naturelle,
servile et mercenaire. 3aS
XIX. Comme l'araour sacré comprend les douze fruits
du Saint-Esprit avec les béatitudes de l'E-
vangile. 334
XX. Comme le divin amour emploie toutes les pas-
sions et afflictions de l'âme , et les réduit à
son obéissance. SSS»
XXI. Que la tristesse est presque toujours inutile ,aiDS
contraire au ser ice du saint amour. 34^
LIVRE DOUZIÈME.
Contenant quelques avis pour le progrès de Tâme au
saint Amour.
CHAP. I. Que le progrès au saint amour ne dépend pas
de la coraplexion naturelle. 35o
Il Qu'il faut avoir un désir conlinnel d'aimer. 35a
III. Que pour avoir le désir de l'amour sacré , 'l faut
retrancher les antres désirs. 35^
IV. Que les occup; lions légitimes ne nous empê-
chent point de pratiquer le divin amour. 356
V. Fxtmple très-amiable sur ce sujet. 358
VI. Qu'il faut employer toutes les occasions pré-
, Si nlos en la pralicjuc du divLu amour. 35^
"VU. Qu'il faut avoir soin de faire nos actions f 't par-
lement. ^^*
Vin. Moyen général pour appliquer nos œuvres au
service de Dieu. 30a
IX. De cpitlqucs autres nioyens pour appliquer plus j
parlicidièrement nos œu rcsà l'amoiu de Ditu. 366
X. ExIiutHÙDji au sacrilice que nous dt-vous faire
à Dieu de noire franc arbitre. 370
X. Des motifs que n^-us avons pour lo Siiii^l amour. 37/f
XII Mélljodc Uès-ulilc p )ur eniplt.y. r ces m lils. 3^5
XIU. Que le mont Calvaire csl la vr.ue a.adéuiie de
la dilection. • ^7-
Fit» DE L\ TABLE DU S}XO»D VOLUME.
jduction à la vie dévote, r
^is de Sales, évoque de Gent^ .
î avons déjà r '"^
"i -rise vr'