*
TRAITÉ DE MORALE
AUTRES OUVRAGES DE M. H. JOLY
L'Instinct, ses rapports avec la vie et avec l'intel-
ligence, deuxième édition, ouvrage couronné par l'Aca-
démie française, un volume in-8°, Thorin (Prix ; ? fr. 50.)
I/Homme et l'animal, ouvrage couronné par l'Académie
des sciences morales et politiques. \ vol. in-8. Hachette.
L'Imagination, 1 vol. in-ti, Hachette.
Cours de philosophie, septième édition, un volume in-12,
Delalain.
Études sur les ouvrages philosophiques de l'ensei-
gnement classique, quatrième édition, un volume in-
12, Delalain.
Éléments de morale, un volume in-12, Delalain.
IK?PTME«IS OinÉJ>AÎ.B PS CHATILLON-8DR-98IRB. — JIA!»7TI ROIIST.
SEP
71972
TRAITÉ
DE MORALE
DE MALEBRANCHE
RÉIMPRIMÉ D'APRÈS L'ÉDITION DE 1707, AVEC LES VARIANTFS
DES ÉDITIONS DE 1684 ET 1097,
F.T AVEC UNE INTRODUCTION ET DES NOTES
HENRI JOLY
Professeur suppléant à la Faculté des lettres de Paris.
PARIS
ERNEST THORIN, ÉDITEUR
Libraire du Collège de France, de l'École normale supérieur*,
des Écoles françaises d'Athènes et de Rome.
7, RUE DE MÉDICIS, 7
1882
B1BLIOTHECA
4
'fît
4SJÏ
INTRODUCTION.
Dans une thèse des plus distinguées, soutenue en 18(32
près de la Faculté des lettres de Paris, M. l'abbé Blampi-
gnon parlait dans les termes suivants du Traité de Mo-
rale de Malebranche :
« Ecrit d'un style plus soutenu, plus sérieux, mais
plus ému que celui de la Recherche de la Vérité, ce livre
doit être regardé comme un des chefs-d'œuvre de cet au-
teur et comme un ouvrage excellent. Il est donc à re-
gretter sincèrement que l'éditeur récent des œuvres de
Malebranche ail laissé de côté ce beau travail devenu rare,,
tandis qu'il a réimprimé la Recherche de la Vérité dont
on avait de nombreuses éditions. C'eût été un véritable
service à rendre aux lettres et à la philosophie, que de
donner un écrit dont les erreurs ne sont plus à craindre,
et où l'on peut puiser de grandes et fructueuses leçons. »
L'importance philosophique du Traité de Morale de
VI INTRODUCTION.
Malebraoche a reçu, depuis cette époque, une consécra-
tion en quelque sorte officielle et publique. Le Traité de
Morale a figuré à mainte reprise, il figure en 1882 sur
le programme de l'agrégation de philosophie, parmi les
textes à expliquer. Si les candidats ont pu apprécier la
valeur du livre, ils ont pu en constater aussi la rareté.
Nous n'avons donc pas, ce nous semble, à justifier l'op-
portunité de la présente réimpression.
Nous avons eu sous les yeux et nous avons collationné
avec soin, trois éditions :
1° La première édition : Traité de Morale, par l'auteur
de la Recherche de la Vérité, en 2 parties : 237-218 pages.
Chez Reinier Leers, Rotterdam, 1684.
2° Traité de Morale, nouvelle édition, augmentée
dans le corps de l'ouvrage et d'un Traité de l'amour de
Dieukh fin, par le P. Malebranche, prêtre de l'Oratoire,
2 vol. in-12. A Lyon, chez Léonard Plaignard, 1697.
Cette édition, imprimée par les soins de l'abbé de Gui-
gnes, est recommandée par Malebranche dans l'avertisse-
ment à la 5e édition, 1710, de h Recherche de la Vérité1.
3° Idem, 1707. Cette dernière édition est aussi recom-
mandée par Malebranche dans l'avertissement à l'édition
de la Recherche de la Vérité de 1712. « Comme il s'est
fait plusieurs éditions différentes de mes livres, dont la
1. Bibliographie de Malebranche, par M. l'abbé Blampignon, extrait
de la bibliographie oratorierme.
INTRODUCTION. yj,
plupart sont imparfaites et très peu correctes, et sur les-
quelles néanmoins on a fait des traductions en langue
étrangère, je crois devoir avertir que de toutes celles qui
sont venues à ma connaissance, les plus exactes pour le
sens (car je ue parle pas des fautes qui ne le troublent
pasetque le lecteur peut corriger, comme celles de ponc-
tuation et d'orthographe, et quelques autres) sont:...
Le Traité de Morale imprimé à Lyon en 1707. .,
C'est cette édition de 1707 que nous réimprimons.
Mais nous donnons en variantes les leçons différentes
des éditions de 1684 et de 1097 : elles sontinléressanles,
car elles permettent de se rendre compte des scrupules
qu'éprouvaient chez Malehranche, le théologien, le philo-
sophe et l'écrivain. Nous n'avons cru devoir respecter ni
l'orthographe, souvent hésitante, ni la ponctuation très
compliquée et fatigante par la multiplication des virgu-
les, qu'on trouve dans les éditions du temps.
Les différentes éditions qui ont servi de hase à la
présente réimpression sont accompagnées de lett.es d'en-
voi, d'avertissements et d'avis que nous n'avons pas
trouvé utile de reproduire en entier. Malehranche y ex-
prime cette opinion (bien connue de ceux qui l'ont prati-
qué) que « n'ayant point une idée claire de l'âme, c'est
une nécessité que la plupart des termes de morale' n'ex-
priment que des sentiments confus. » Il y explique aussi
qu'ayant voulu s'adresser au commun des hommes et
VIII INTRODUCTION.
mettre, comme il convient, son livre à leur portée, il
n'a pas pu expliquer « trop scrupuleusement et trop ri-
goureusement les termes » dont il se sert. Nous n'avons
pas besoin de faire observer à quel point cette crainte
était exagérée. L'avertissement de 1697 se termine par
l'analyse suivante :
u Ce traité est divisé en deux parties. Dans le premier,
l'auteur prouve que la vertu consiste précisément dans
l'amour habituel et dominant de l'Ordre immuable. Il ex-
plique ensuite les deux qualités principales qui sont
nécessaires pour acquérir et conserver la vertu, savoir
la force et la liberté' de l'esprit. Après cela il fait connaître
quelles sont les causes occasionnelles de la lumière et des
sentiments, c'est-à-dire des secours actuels sans lesquels
on ne peut acquérir l'amour de l'Ordre. Enfin il fait re-
marquer les causes occasionnelles de certains sentiments
qui résistent à l'efficace de la Grâce, afin qu'on ait un
soin particulier de les éviter. De sorte qu'il n'oublie
rien de ce qu'il faut savoir en général pour devenir par-
faitement homme de bien. Dans la seconde partie, il ex-
plique les devoirs selon la division ordinaire, mais
d'une manière qui n'est pas commune. La nécessité de
se faire entendre distinctement lui a fait éviter les noms
des vertus et des vices qui, selon lui, ne réveillent sou-
vent dans l'esprit que des sentiments confus et favori-
sent d'ailleurs des erreurs très dangereuses, à cause que
INTRODUCTION. IX
la corruption du siècle et les préjugés ont attaché de
fausses idées et tout à fait païennes à ces noms magnifi-
ques, dont on se sert ordinairement sans se mettre en
peine de les expliquer. »
Nous demandons maintenant à dire quelques mots de
l'ouvrage et à le replacer dans le milieu philosophique
où il a paru. Il est assez de mode de dire : il manque
au Cartésianisme une morale. Tels sont même très exacte-
ment les mots par lesquels déhute une thèse présentée
tout récemment à la Faculté des lettres de Paris. Il est
certain que Descartes se vante en quelque sorte de n'a-
voir point écrit sur la morale : « Je n'ai point cru, dit-
il. être obligé d'en écrire. » Et il ajoute : « Car pour ce
qui touche les mœurs, chacun ahonde si fort en son sens,
qu'il se pourrait trouver autant de réformateurs que de
têtes, s'il était permis à d'autres qu'à ceux que Dieu a
élahlis pour souverains sur ses peuples, ou bien auxquels
il a donné assez de grâce ou de zèle pour être prophètes,
d'entreprendre d'y rien changer... 1 » Ce texte est inté-
ressant : car il exprime très bien la façon dont le dix-
septième siècle comprenait ce que nous appelons aujour-
d'hui le problème de. la morale. On le divisait en deux
parties : on mettait d'un côté les relations extérieures
des hommes, tout ce qui concerne leurs intérêts tempo-
1. Discours de la Méthode, 6e partie.
X INTRODUCTION.
rels, le droit et la justice ; on en faisait l'objet du Droit
naturel, et on estimait que la règle en devait ê'.re cher-
chée dans les lois établies par « le roi dans son royaume. »
On mettait de l'autre côté l'ensemble des actes dont l'au-
torité temporelle ne se préoccupe pas, mais dont l'indi-
vidu doit compte à Dieu ; et l'on trouvait qu'ici la mo-
rale chrétienne avait tout prévu, tout réglé. Ainsi scin-
dée en deux parties presque étrangères l'une à l'autre
et dont aucune n'avait d'existence autonome, la morale
n'existait donc pas à l'état de science. Ceux mêmes qui,
en présence de la volonté divine interprétée tout à la fois
par leur conscience et par l'Eglise, apportaient dans
l'examen de leurs devoirs les scrupules les plus délicats,
ne pensaient point à discuter le fondement de leurs obli-
gations, pas plus qu'ils ne discutaient le droit des princes
à régler souverainement les rapports de leurs sujets. Ils
s'appliquaient h chercher, pour eux et pour les autres,
les moyens les meilleurs de se mettre en état d'accom-
plir le devoir : ou bien ils étudiaient soigneusement les
cas particuliers, pour résoudre les difficultés pratiques
qui s'y rattachaient. J3e là l'importance considérable que
la direction de conscience et la casuistique avaient prise
au dix-septième siècle : mais encore une fois, on ne voit
pas que la morale y fut généralement considérée comme
une science à part, ni même comme une partie impor-
tante de la métaphysique.
INTRODUCTION. XI
Telle paraît au premier abord avoir été l'opinion de
Descartes, d'après le texte que nous venons de citer. Mais
Descartes prend soin de distinguer ce que « l'autorité peut
sur ses actions, » de ce que « sa propre raison peut sur
ses pensées; » et s'il n'a pas écrit sur les mœurs, il a
du moins, dit-il, tâché de régler les siennes par les raisons
que lui fournissaient ses « notions spéculatives. » Qui
croira devoir l'imiter le fera. C'est bien certainement là
l'un de ces biais si familiers à l'auteur du Discours de la
Méthode pour proposer une explication, quelquefois pour
constituer une science entière, tout en protestant que
c'est là une tentative purement personnelle, une hypo-
thèse qu'on est libre de rejeter.
Quelles sont donc ces notions spéculatives par les-
quelles Descartes veut régler ses mœurs? On a dit qu'elles
étaient toutes empruntées au stoïcisme? Est-ce exact?
Le point de départ de Descartes se compose en effet de
trois maximes toutes semblables à celles des stoïciens.
La première est que notre pensée seule est à nous et que
seule elle dépend de nous ; la seconde, que cette pensée,
quand elle voit clairement où est son bien, s'y porte in-
failliblement, et qu'il suffitpar conséquent de bien juger
pour bien faire ; la troisième est que, comme la pensée
voit dans la science une suite continuelle de vérités qui se
tiennent, ainsi la volonté aura d'autant plus de chance
de bien agir qu'elle sera plus conséquente avec elle-même :
XII INTRODUCTION.
c'est le cura ut comtes tibi de Sénèque et de tous les au-
tres sages du Portique.
Mais la morale de Descartes ne se borne pas à ces
maximes. Déjà, cette idée fondamentale de la pensée '
maîtresse d'elle-même et régulatrice de ses démarches est
entendue chez lui dans un sens plus positif et plus actif
que ne l'entendaient Épictète et Marc-Aurèle. Il ne s'agit
pas pour lui de se réfugier dans l'impassibilité, de sup-
porter tout et de s'abstenir de tout. Il s'agit de chercher
en toutes choses la vérité claire et distincte, et de la cher-
cher par le travail suivi d'une pensée confiante en l'ef-
ficacité de ses efforts. C'est un devoir de chercher celte
vérité, parce que l'état de l'intelligence humaine n'est pas
toujours un état nettement tranché ou de science ou d'i-
gnorance, de science impeccable et sans mérite, ou d'i-
gnorance involontaire et innocente. Si l'on voyait claire-
ment le mal. on ne le ferait pas. Mais il arrive qu'on le
voit confusément, ou qu'on se souvient de l'avoir vu tel
autrefois et qu'on ne le voit plus actuellement, c'est-à-
dire qu'on ne fait plus attention aux raisons qui le prou-
vent *. Cela suffit pour mal faire et pour en avoir la res-
ponsabilité. Par contre, c'est une bonne action de faire
attention et de se mettre en état de voir clairement et
1. « Travaillons donc à bien penser ; c'est là le fondement de la
morale. » (Pascal, Pensées.)
2. Lettre 48, tome iv, des œuvres philosophiques, édit. Garnier.
INTRODUCTION. XIII
distinctement, ici le bien, là le mal, de telle sorte que
notre volonté s'habitue à suivre toujours « la lumière de
notre entendement. »
La pensée a donc des devoirs envers elle-même, parce
qu'elle peut agir sur elle-même et qu'elle peut, par la
lucidité acquise de ses idées, conduire dans le droit che-
min la volonté qui lui est unie. Mais après avoir dit que
la pensée ne dispose que d'elle, Descartes modifie ou
étend singulièrement le sens de cette maxime. Pour les
stoïciens, la pensée acceptait le monde tel qu'il était:
pour Descartes, elle le conquiert, parce que nous en fai-
sant connaître toutes les forces « comme nous sont con-
nus les métiers de nos artisans, elle peut nous rendre
comme maîtres et possesseurs de la nature. » Ainsi avec
l'attention, mère des idées claires et distinctes et de la
vertu, la science nous donnera la possession d'une foule
de biens qui contribueront à la commodité de la vie; et
quiconque coopère à une telle œuvre, travaille au bien
de l'humanité. Mais la science est encore d'une autre fa-
çon l'auxiliaire de la vertu. Grâce à lunité des lois du
monde, la connaissance du mécanisme universel doit
nous révéler les secrets de la vie et les conditions de la
santé. Or « l'esprit dépend si fort, dit Descartes, du tem-
pérament et des dispositions des organes du corps, que,
s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende
communément les hommes plus sages et plus habiles
H
XIV INTRODUCTION.
qu'ils n'ont été jusqu'ici, je crois que c'est dans la méde-
cine qu'on doit le chercher \ »
C'est ainsi qu'en donnant une méthode « pour bien
conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, »
Descartes a cru donner du même coup une morale; car
selon lui, cette méthode donne à la pensée : 1° le moyen
de se conduire elle-même infailliblement par ses idées
claires et distinctes; 2° le moyen de gouverner par la
science la nature physique, en vue de l'amélioration du
sort de l'humanité ; 3° le moyen de rendre l'homme plus
habile et plus sage par la connaissance et la pratique de
la médecine.
Énoncés en quelques phrases très courtes, ces résul-
tats n'attirèrent pas beaucoup l'attention : il est probable
que ce qui fut pris au sérieux par tout le monde, c'est
la déclaration par laquelle Descartes proteste que les
Rois et les prophètes ont seuls qualité pour entreprendre
de rien réformer dans la morale. Aussi quand Leibniz
entreprit2 de ramener le droit naturel, le droit politique,
le droit des gens et la morale à des principes communs
puisés dans la philosophie, son premier travail fut-il de
combattre les théories négatives qui, séparant ces sciences
lesunes desautres, leur enlevaient par là même toute force
1. Discours de la Méthode, 6e partie.
2. En 1667 et 1688, daDS ses ouvrages : Nova methodus discend*
docendseque jurisprudentiœ ; et Corporis juris reconcinnandi ratio.
INTRODUCTION. XV
et toute dignité. On voit en effet qu'il attache une grande
importance à réfuter les auteurs (tels que Grotius et
Puffendorf) qui soutiennent : que le devoir n'est que la
nécessité d'obéir à un supérieur, — que le droit naturel
n'embrasse que les actes extérieurs, — qu'il n'intéresse
que la vie présente, — que les préceptes de la morale dé-
pendent de la pure et arbitraire volonté de Dieu, et que
les hommes, par eux-mêmes et par les seules forces de
la nature, sont incapables de vertu. — Il faut qu'il soit
juste, de par les règles d'une justice préalable d'obéir aux
ordres d'un supérieur, et il faut que ce supérieur lui-
même commande des choses justes. « Or la justice suit
certaines règles d'égalité et de proportion qui ne sont
pas moins fondées dans la nature immuable des choses et
clans les idées de l'entendement divin que les principes
de l'arithmétique et de la géométrie. »
Cette affirmation de l'unité des sciences morales et
des liens qui les rattachent à la philosophie ne suffit pas
à Leibniz : et plus tard x. dans la suite de ses écrits, il a
donné çà et là les linéaments d'une synthèse où tout un
système de morale est esquissé.
Leibniz ne condamne rien, ne néglige rien dans les
tendances primitives de- notre nature. En premier lieu, il
1. Voyez surtout ses derniers écrits dans le tome V, de l'édition
Dutens, et dans le tome I de ses Lettres et opuscules inédits, par
Foncher de Careil, un opuscule daté de 1708 (page 134.)
XVI INTRODUCTION.
fait appel au sentiment naturel de bienveillance que les
hommes éprouvent les uns pour les autres, au souci
qu'ils ont de leur conservation et de leur bonheur, au
plaisir que leur causent le bon ordre et l'harmonie, au
déplaisir que leur donne le spectacle des violences, etc.:
car tous ces sentiments peuvent déjà servir à fonder une
certaine morale.
Après la sensibilité vient le calcul et la réflexion. Ap-
pliqué à la bonté naturelle pour la régler, le raisonne-
ment produira la justice qui n'est que « la charité du
sage. » Il préservera aussi des écarts en inspirant des ha
bitudes d'ordre: et la prudence, la prévoyance, l'ambi-
tion même pourront être aisément tournées au perfec-
tionnement moral de l'individu.
Enfin, la considération de Dieu met le comble à la mo-
rale, d'abord parce que Dieu proclamé, tout a enfin son
principe immuable: parce que notre amour ne peut qu'ê-
tre élargi par l'idée des perfections divines auxquelles
tous les autres êtres, auxquelles nos ennemis, comme nos
amis, participent; parce que l'existence de Dieu nous
donne la certitude que l'ordre universel n'est pas un
rêve, et qu'un jour ou l'autre, grâce à la Providence et
à l'immortalité de l'âme « tout droit passe en fait \ »
1. Toutes ces idées ?e trouvent réunies daus une appréciation que
Leibniz fait, sur la fin de sa carrière, de la morale de Shaftesbury,
« Sbaftesbury, dit-il, a très bien fait voir que les affections que la
nature nous a données nous portent non seulement à chercher notre
INTRODUCTION. XVII
C'est un lieu commun de dire que Malebranche est un
intermédiaire entre Descartes et Spinoza. C'est une vé-
rité moins répandue, mais non moins évidente, qu'il est,
sur plus d'un point très important, un intermédiaire en-
tre Descartes et Leibniz.
En morale, qu'a-t-il retenu de Descartes ?
Il en a retenu que la conduite de l'homme doit être
gouvernée par des « notions spéculatives, » que c'est
« la lumière et l'évidence » qui doivent régler ses mœurs
comme ses opinions, ses résolutions comme ses juge-
ments; que la recherche des idées claires et distinctes
est donc le principe de la moralité comme elle est le
principe de la science ; que pour acquérir de telles idées
il faut avant tout pratiquer le doute méthodique, éviter
la précipitation et la prévention, suspendre son jugement
propre bien, mais encore à trouver celui de nos relations et même
de la société..., qu'on est heureux quand on agit selon ses inclina-
tions naturelles. Il me semble que je concilierais cela fort aisément
avec mon langage. En effet, nos affections naturelles font notre
contentement; et plus on est dans le naturel, plus on est porté à
trouver son plaisir dans le bien d'autrui, ce qui est le fond de la
bienveillance universelle, de la charité, de la justice ; car la justice,
dans le fond, n'est qu'une charité conforme à la sagesse.
» La divinité, ajoute-t-il cependant, n'a pas assez de place dans
'le cours de l'ouvrage. On peut dire qu'il y a un certain degré de
bonne morale indépendante de la divinité; mais que la considération
de la providence de Dieu et de l'immortalité de l'âme porte la morale
à son comble et fait que chez les sages, les qualités morales sont
tout à fait réalisées et l'honnête identifié avec l'utile, sans qu'il y ait
ni exception, ni échappatoire. »
XVIII INTRODUCTION.
et refuser son consentement, tant qu'on n'y est pas con-
traint par l'évidence.
La liberté d'esprit ainsi acquise prend chezMalebran-
che une importance morale considérable. Faire taire son
imagination et ses passions et n'accorder son consente-
ment qu'aux idées claires, c'est en effet le plus sûr moyen
de s'abstenir des « biens particuliers, » qui nous « sé-
duisent, » et d'éviter les jugements précipités, téméraires
et faux que nous portons sur les autres hommes : c'est
se mettre à l'abri de ces deux formes par excellence de
l'immoralité, la concupiscence et l'injustice : car c'est se
préserver des jugements qui nous portent vers les faux
biens (faux par cela seul qu'ils sont particuliers et in-
complets) et de ces jugements contraires à la charité,
qui mettent la division, la haine et la guerre parmi les
hommes.
Il y a là, nous dira Malebranche, des dangers d'autant
plus redoutables que, comme l'a confirmé le mécanisme
de Descartes, tout se tient dans la nature, qu'elle est
gouvernée par des lois très simples, dont Dieu même
ne peut, tant que dure l'ordre actuel du monde, arrêler
les effets. Une fois donc que ie mouvement est imprimé
dans un certain sens aux esprits animaux, la passion suit
fatalement son cours. La maladie n'est pas sans remède,
assurément; mais une fois qu'elle a éclaté, il faut qu'elle
se développe selon les lois de notre propre nature, et
INTRODUCTION. XIX
nous ne sommes jamais sûrs d'avoir la force de résister
jusqu'au bout : c'est ainsi « qu'un regard indiscret est
capable de nous précipiter dans les enfers. » Il faut donc
se défier constamment et de ses sens et de la précipita-
tion avec laquelle nous consentons à suivre les fantômes
dont ils nous obsèdent.
N'est-ce pas là, dira-t-on, une morale bien négative ?
Mais il faut se rappeler que pour Malebranche, l'action
positive, c'est Dieu qui l'exerce en nous. Qu'avons-nous
donc à faire? Xe pas amortir, ne pas arrêter trop tôt, ne
pas détourner et dévier l'action divine ! Car notre libre
arbitre, c'est surtout ce misérable pouvoir de pécher par
le consentement aux faux biens. Suspendons le plus que
nous pouvons notre consentement, nous jouirons alors
de la véritable liberté, car nous aurons préparé la place
nette à l'action victorieuse d'une charité libératrice.
C'est bien ici « la création continuée » de Descartes,
mais complétée par cette création nouvelle qui nous
« réforme, » nous voulons dire celle de la grâce.
En ceci déjà, Malebranche dépassait l'enseignement
philosophique de Descartes ; mais voyons dans leur en-
semble les progrès ou les changements qu'on peut lui at-
tribuer.
Malebranche se plaint à mainte reprise 1 que la morale
soit une science délaissée ou méconnue. Elle est mécon-
1. Tl s'en était plaint déjà dans la Rrrherrlm dp In Vérité, IV, n, 3.
XX INTRODUCTION.
nueà ce point, suivant lui, qu'elle « change selon les pays
et les temps1, » qu'elle change même d'un ordre religieux
à un autre; et pourquoi? parce que « la paresse des infé-
rieurs et l'orgueil de ceux qui commandent » conspirent
pour mettre la vertu dans une aveugle obéissance. Ce à
quoi Descartes feint de se résigner, comme on l'a vu,
dans le Discours de la méthode, Malebranche le dénonce
et le combat avec une vigueur métaphysique et une élo-
quence aussi admirables l'une que l'autre.
Mais asseoir la morale sur un fondement rationnel,
c'est là chez Malebranche un travail qui fait partie d'une
entreprise beaucoup plus vaste. La raison n'est pas seu-
lement le principe de la morale; c'est aussi le principe
de la religion ■ car la religion n'est qu'une forme secon-
daire et passagère (passagère autant et dans la même me-
sure que l'humanité terrestre) de la métaphysique. Male-
branche professe donc sous mille formes différentes ce
que Leibniz résumera dans cette courte formule : « La
nature, dans ce qu'elle a de bon, est une grâce ordinaire
de Dieu, comme la grâce acquise par Jésus-Christ est un
surcroît extraordinaire de la nature. »
Dans cette synthèse universelle, le plaisir a aussi sa
place. S'il n'est pas la lin de nos actions, il en est le mo-
tif naturel et « invincible. » D'ailleurs, le vouloir com-
plet, absolu et éternel, c'est l'épurer, en le rapprochant
1. Traité de Morale^ lre partie n, 7.
INTRODUCTION. XXI
jusqu'à le confondre avec lui, du souverain bien lui-
même.
Par cette part faite au plaisir, Malebranche s'éloigne du
stoïcisme sans aller vers Epicure. Il s'élève encore au-
dessus du stoïcisme par sa distinction de l'ordre naturel
et de l'ordre immuable dont nous parlerons tout à l'heure
et par sa confiance dans la possibilité d'un redressement de
la nature, mais par des voies autres que celles que Des-
cartes indiquait. Celui-ci demandait surtout à la science
l'amélioration du sort de l'homme et de sa constitution
physique; son disciple demande à la grâce de réformer
la nature déchue, et c'est cette œuvre de la grâce qui
seule lui fait de l'optimisme une vérité.
Mais il est surtout un dernier point par lequel Male-
branche s'éloigne de Descartes et devance Leibniz; c'est
dans la reconnaissance d'un ordre immuable, indépen-
dant de la pure volonté de Dieu, et auquel Dieu lui-même
est soumis. Sans cet ordre éternel, il ne verrait ni science
ni morale. C'est cet ordre qu'il va invoquer d'un bout à
l'autre de son traité; c'est l'amour de cet ordre qu'il va
ériger en vertu maîtresse et capitale.
A-t-il, comme Jouffroy le lui reproche, laissé dans le
vague cette idée de l'ordre, ainsi que l'idée de perfec-
tion ?
La perfection, c'est pour lui, comme pour Leibniz,
comme pour tous les métaphysiciens, la quantité d'être ou
XXII INTRODUCTION.
d'essence. Il y a plus d'être et plus de perfection dans les
esprits que dans les corps, dans l'esprit incréé que dans
les esprits créés ; par suite, il va plus de perfection à
aimer ce qui a plus d'être qu'à aimer ce qui en a moins.
Malebranche et Leibniz estiment que rien ne saurait être
plus clair que ces principes.
Qu'est-ce maintenant qui constitue l'ordre? La hiérar-
chie des existences rangées d'après leur quantité respec-
tive d'être et d'essence, d'après leur perfection. Il n'est
donc pas difficile de savoir ce que Dieu veut: car Dieu
veut que le plus grand ordre possible soit réalisé. Donc
dans ses desseins éternels, les corps sont faits pour les
esprits, ce qui veut dire qu'ils sont faits pour les servir,
puis pour les éprouver, pour leur donner les moyens de
mériter une existence purement spirituelle. Les esprits,
à leur tour sont faits pour Dieu : la vie présente est
faite pour la vie future, la société temporelle pour la so-
ciété éternelle qui la doit suivre; et l'ordre exige que les
intérêts de la vie actuelle soient subordonnés, sacriliés,
s'il le faut, aux intérêts de la vie future, laquelle est pré-
parée pour la gloire de Dieu ou la manifestation défini-
tive de ses adorables perfections. Quel que soit le trouble
apporté dans la nature par les passions humaines et par
la chute, voilà l'ordre immuable, l'ordre que Dieu veut,
alors même qu'il renonce pour un temps à en assurer la
réalisation.
INTRODUCTION. XXIII
Quant aux rapports de la morale de Malebranche avec
celle de Spinoza, chacun la trouve aisément dans la
ressemblance de leurs doctrines sur la liberté morale,
que compromettent également la métaphysique de l'un
et celle de l'autre. Chez Spinoza cette négation du libre
arbitre est réfléchie et voulue. Malgré tout, il ne croit
pas être inconséquent en donnant des préceptes de mo-
rale. C'est à celui qui a des pensées claires à faire con-
naître aux autres tout le bonheur et toute la perfection
qu'il y trouve : son enseignement fera partie de cet en-
chaînement nécessaire des choses qui modifie continuel-
lement l'état de l'humanité. Ainsi Epictète disait : « Si
j'étais un rossignol, je ferais le métier d'un rossignol. Je
suis un être raisonnable, il me faut chanter Dieu : voilà
mon métier et je le fais. » Ainsi encore le janséniste, qui
croyait à une prédestination absolue, n'en était pas moins
empressé dans le travail de la conversion et de la direc-
tion des âmes. Je suis peut-être, se disait-il, un de ces
moyens que la Providence s'est réservés pour opérer le
salut de ce pécheur. Et il ajoutait avec une noble et tou-
chante humilité : Que Dieu me fasse la grâce de n'en res-
sentir aucun orgueil ! car, une fois mon œuvre achevée,
je serai peut-être brisé comme un instrument inutile.
Ces idées qui, malgré bien des différences, sont au fond
des théories des Stoïciens, de Spinoza et des Jansénistes,
sont-elles aussi au fond de la morale de Malebranche? On
XXIV INTRODUCTION.
est tenté de le croire, et, à coup sûr, il en a subi lin-
fluence. Mais il faut observer ici deux choses : la pre-
mière, c'est qu'il croyait fermement au libre arbitre, et
qu'il se flattait même de le sauver des périls où le je-
taient les autres théories: la seconde, c'est qu'à la diffé-
rence d'Epictète et de Spinoza, il croyait à un Dieu
personnel, et qu'à la différence des jansénistes il croyait
à un Dieu voulant sauver tous les hommes. Quel que fût
donc, même pour lui, le mystère inévitable de ces pro-
blèmes, il avait la confiance raisonnée que tout homme
peut, s'il le veut, faire son devoir et s'assurer par là le
bonheur éternel. C'est, en dépit de ses inconséquences,
ce qui donne à sa prédication morale un accent plus pres-
sant, plus ému, plus persuasif, qu'à tous ceux, dont nous
venons de le rapprocher.
Henri JOLY.
TRAITÉ DE MORALE.
PREMIÈRE PARTIE.
DE LÀ VERTU '.
CHAPITRE PREMIER.
La raison universelle est la Sagesse de Dieu même. Nous avons tous
par elle commerce avec Dieu. Le vrai et le faux, le jusle et l'in-
juste est tel à l'égard de toutes les intelligences, et à l'égard de
Dieu même. Ce que c'est que la Vérité et l'Ordre, et ce qu'il faut
faire pour éviter l'erreur et le péché. Dieu est essentiellement juste.
Il aime ses créatures à proportion qu'elles sont aimables, ou
qu'elles lui ressemblent. Pour être heureux il faut être parfait. La
vertu ou la perfection de l'homme consiste dans la soumission à
l'Ordre immuable, et nullement à suivre l'Ordre de la nature. Er-
reur de quelques Philosophes anciens sur ce sujet, fondée sur
l'ignorance où ils étaient de la simplicité, et de l'immutabilité de
la conduite Divine.
I. La Raison ~ qui éclaire l'homme 3 est le Verbe ou la Sagesse
de Dieu môme. Car toute créature est un Etre particulier, et
1. Cette division n'était pas indiquée dans l'édition de 1684.
2. Je préviens une fois pour toutes que les mots en italiques sont ainsi imprimés
dans les éditions de 1697 et de 1ÎG7.
3. Var. La raison de l'homme. (1684.)
1
2 TRAITE DE MORALE.
la raison qui éclaire l'esprit de 'l'homme ' est universelle 2.
II. Si mon propre esprit était ma Raison, ou ma lumière,
mon esprit serait la Raison de toutes les intelligences : car je
suis sûr que ma Raison ou la lumière qui m'éclaire est com-
mune à toutes les intelligences5. Personne ne peut sentir ma
propre douleur : tout homme peut voir la Vérité que je contem-
ple. C'est donc que ma douleur est une modification de ma
propre substance, et que la Vérité est un bien commun à tous
les esprits.
III. Ainsi par le moyen de la liaison, j'ai, ou je puis avoir
quelque société avec Dieu, et avec tout ce qu'il y a d'intelli-
gences; puisque tous les esprits ont avec moi un bien com-
mun ou une même loi S la liaison.
IV. Cette société spirituelle consiste dans une participation de
la même substance intelligible du Verbe, de laquelle tous les esprits
peuvent se nourrir. En contemplant cette Divine substance, je
puis voir une partie de ce que Dieu pense ; car Dieu voit toutes
les vérités, p et j'en puis voir quelques-unes. Je puis aussi décou-
vrir quelque chose de ce que Dieu veut : car Dieu ne veut que
selon l'Ordre, et l'Ordre ne m'est pas entièrement inconnu. Cer-
tainement Dieu aime les choses à proportion qu'elles sont ai-
mables ; et je puis découvrir qu'il y a des choses plus parfaites,
plus estimables, plus aimables 6 les unes que les autres ".
V. Il est vrai que je ne puis, en contemplant le Verbe, ou en
consultant la Raison, m'assurer si Dieu produit quelque chose
au dehors. Car nulle créature ne procède nécessairement du
Verbe : le monde n'est point une émanation nécessaire de la
Divinité : Dieu se suffit pleinement à lui-même. L'idée de l'Etre
1. Var. Et la raison de l'homme. (1684.) — On voit par ces deux corrections jus-
qu'où vont les scrupules de Malebranclie et sa crainte de paraître trop accorder à
la nature humaine.
2. Voyez la ire et la 2e des Méditations chrétiennes et \' Eclaircissement sur la
nature des idées, dans la Recherche de la vérité ou dans les deux premiers Entre-
tiens sur la métaphysique. (Note marginale de M.)
3. Var. Car je suis sûr que ma raison éclaire toutes les intelligences. (1684.) —
Car je suis sûr que ma raison ou ma lumière éclaire toutes les intelligences. (1697.)
On sait que cette expression, empruntée de saint Augustin, revient très souvent
dans Malebranche. « L'homme ne peut être à lui-même sa propre lumière. »
4. Var. Les mots : ou une même loi. ne sont pas dans l'édition de 1684.
5. Var. Car Dieu voit toute vérité. (1684.)
G. Var. Et par conséquent plus aimables. (1684.)
T. Voyez la 11« des Méditations chrétiennes qui a pour titre : On peut connaître
quelque chose des desseins de Dieu en consultant la souveraine raison.
PREMIERE PARTIE.— DE LA VERTU. 3
infiniment parfait se peut concevoir toute seule. Les créatures
supposent donc en Dieu des décrets libres qui leur donnent
l'être l. Ainsi, le Verbe précisément - en tant que Raison uni-
verselle des esprits ne renfermant point leur existence, on ne
peut, en le contemplant, s'assurer de ce que Dieu fait. Mais
supposé que Dieu agisse, je puis savoir quelque chose de la
manière dont il agit, et m'assurer qu'il n'agit point de telle et
de telle manière 5. Car ce qui règle sa manière d'agir, sa Loi
inviolable, c"est le Verbe, la Sagesse Eternelle, la Raison4 qui me
rend raisonnable, et que je puis en partie contempler selon mes
désirs.
VI. En supposant que l'homme soit raisonnable, certaine-
ment on ne peut lui contester qu'il sache quelque chose de ce
que Dieu pense, et de la manière dont Dieu agit. Car en con-
templant la substance intelligible 5 du Verbe, qui seule me
rend raisonnable, et tout ce qu'il y a d'intelligences, je vois
clairement les rapports de grandeur, qui sont entre les idées in-
telligibles qu'il renferme : et ces rapports sont les mômes vérités
éternelles que Dieu voit. Car Dieu voit aussi bien que moi, que
2 fois 2 font 4, et que les triangles qui ont même base et qui
sont entre mêmes parallèles sont égaux. Je puis aussi décou-
vrir, du moins confusément, les rapports de perfection, qui sont
l'Ordre immuable que Dieu consulte quand il agit : Ordre qui
doit aussi régler l'estime et l'amour de toutes les intelligences6.
J. Par volonté pratique, j'entends un décret, ou une volonté exécutrice d'un
dessein arrêté, qui suppose en Dieu la connaissance et le choix des manières
les plus dignes ce lui. » 'Traité de la nature et de la grâce, dernière édition. Rot-
terdam. 1703, p. 306.) Toutes choses, suivant Malebranche, ne supposent pas éga-
lement de tels décrets. Par exemple, contrairement à l'opinion de Descari
vérités et les lois éternelles ne dépendent pas de la volonté de Dieu. (8e et 10° Éclair-
cissements de la Recherche de la vérité.) C'est uniquement la création des êtres
soumis à ces lois qui en dépend. Cette distinction se retrouve très largement déve-
loppée dans Leibniz. (Cf. plus bas même livre, ch. xx.)
2. Var. Le mot : précisément, n'est pas dans l'édition de 16S4, pas plus que les
mots qui vont suivre : en tant que raison universelle des esprits.
3. Var. D'une telle ou telle manière. (1684.)
4. Var. La raison universelle. (1684.)
5. Var. Intelligible, n'était pas dans l'édition de 1684.
6. Voyez sur cette question la 4e des Méditations chrétiennes, et particulièrement
les passages suivants :
« 7. Les rapports de grandeur sont entre les idées des êtres de même nature,
comme entre l'idée d'une toise et l'idée d'un pied. Les rapports de perfection sont
entre les idées des êtres ou des manières d'être de différente nature, comme entre
le corps et l'esprit, entre la rondeur et le plaisir.
4 TRAITE DE MORALE.
VII. De là il est évident qu'il y a du vrai * et du faux, du
juste et de l'injuste, et cela à l'égard de toutes les intelligences :
que ce qui est vrai à l'égard de l'homme est vrai à l'égard de
l'Ange, et à l'égard de Dieu même : que ce qui est injustice ou
dérèglement à l'égard de l'homme est aussi tel à l'égard de
Dieu même. Car tous les esprits contemplant la même substance
intelligible, y découvrent nécessairement les mêmes rapports
de grandeur, ou les mêmes vérités spéculatives. Ils y découvrent
aussi les mêmes vérités de pratique, les mêmes lois, le même
ordre, lorsqu'ils voient les rapports de perfection qui sont entre
les êtres intelligibles que renferme cette même substance du
Verbe : substance 2 qui seule est l'objet immédiat de toutes nos
connaissances.
VIII. Je dis, lorsqu'ils voient les rapports de perfection ou de
grandeur, et non lorsqu'ils en jugent : Car la vérité seule ou
les rapports réels se voient, et l'on ne doit juger que de ce que
Ion voit. Lorsqu'on juge avant que de voir, ou de plus de choses
qu'on n'en voit, on se trompe; ou du moins on juge mal, quoi-
qu'il arrive par hasard qu'on ne se trompe pas. Car juger des
choses par hasard, aussi bien que par passion ou par intérêt,
c'est en mal juger, puisque ce n'est pas en juger par évidence
et par lumière. C'est en juger par soi-même, et non par la Rai-
son, ou selon les lois de la Raison universelle, Raison dis-je
seule supérieure aux esprits, et qui seule a droit de prononcer
sur les jugements qu'ils forment 3.
IX. Comme l'esprit de l'homme est fini, il ne voit pas tous
les rapports qu'ont entre eux les objets de ses connaissances. Il
peut donc se tromper en jugeant des rapports qu'il ne voit pas.
Mais, s'il ne jugeait précisément que de ce qu'il voit, ce que sans
doute il peut faire, certainement quoiqu'esprit fini, quoiqu'i-
gnorant, quoique sujet à l'erreur par sa nature, il ne se trom-
perait jamais a. Car ce ne serait pas tant lui que la raison uni-
8. Les rapports de grandeur sont des vérités toutes pures, abstraites, métaphy-
siques: et les rapports de perfection sont des vérités et en même temps des lois im-
muables et nécessaires; ce sont les règles inviolables de tous les mouvements de
l'esprit. Ainsi ces vérités sont l'ordre que Dieu même consulte dans toutes ses opé-
rations. »
1. « Les vérités ne sont que des rapports, mais des rapports réels et intelligibles. »
(Ibid.)
2. Ce mot n'était pas dans l'édition de 16S4.
3. Var. Qui seule a droit déjuger sur les jugements qu'ils prononcent. (1684.)
4. Toutes les fois que je retiens tellement ma volonté dans les bornes de ma
PREMIÈRE PARTIE.- DE LA VERTU. 5
versellequi prononcerait en lai-même les jugements 1 qu'il for-
merait.
X. Mais Dieu est infaillible par sa nature : il ne peut être
sujet à l'erreur ni au péché ; car il est à lui-même sa lumière
et sa loi. La Raison lui est consubstantielle : il la connaît par-
faitement, il l'aime invinciblement. Étant infini, il découvre tous
les rapports que renferme la substance intelligible du Verbe.
Il ne peut donc pas juger de ce qu'il ne voit point. Et, comme
il s'aime invinciblement, il ne peut s'empêcher d'estimer et
d'aimer les choses à proportion qu'elles sont estimables, à pro-
portion qu'elles sont aimables, selon l'Ordre immuable de ses pro-
pres perfections, car les êtres ne sont plus ou moins parfaits que
parce qu'ils participent plus ou moins aux perfections Divines 2.
XI. Apparemment les Anges et les Saints, quoique par leur
nature sujets à l'erreur, ne se trompent jamais: car la moindre
attention de l'esprit leur représente clairement les idées et leurs
rapports. Ils ne jugent que de ce qu'ils voient. Ils suivent la
lumière, et ne la précèdent pas. Ils obéissent à la loi, et ne s'é-
lèvent pas. La Raison seule juge en eux souverainement et sans
appel. Mais l'homme, tel que je m'éprouve, se trompe souvent,
parce que le travail de l'attention le fatigue extrêmement : et
quoique son application soit forte et pénible, il ne voit d'ordi-
naire que confusément les objets, il n'aperçoit que confusément
les idées 3. Ainsi l'homme fatigué et peu éclairé se repose dans
la vraisemblance, content pour quelque temps du faux bien
dont il jouit. Et, parce qu'il s'en * dégoûte bientôt, il recom-
mence ses recherches, jusqu'à ce que lassé et séduit de nouveau,
il prenne quelque repos, pour recommencer faiblement3 ses re-
cherches difficiles 6.
connaissance, qu'elle ne fait aucun jugement que des choses qui lui sont cla rement
et distinctement représentées par l'entendement, il ne se peut faire que je me
trompe. » (Descartes, 4e méditation, parag. 17.)
1. Var. Qui prononcerait en lui les mêmes jugements ('1684).
2. Var. Toute cette fin de phrase, à partir des mots : selon l'ordre immuable...,
ne se trouvait pas dans l'édition de 16S4.
3. Var. Ce dernier membre de phrase : il n'aperçoit... , n'était ni dans l'édition
de 1684, ni dans celle de 1697. '
4. Var. Se dégoûte. (1684.)
5. Var. Froidement. (1697.)
6. « Il vaut infiniment mieux chercher avec inquiétude la vérité et le bonheur
qu'on ne possède pas, que de demeurer dans un faux repos en se contentant des
mensonges et des faux biens dont on se repait ordinairement. » Recherche de la
vérité', liv. IV, ch. m, sur la curiosité.;
6 TRAITE DE MORALE.
XII. Puisque les vérités spéculatives et pratiques ne sont que
des rapports de 'grandeur et de perfection, il est évident que la
fausseté n'est rien de réel. Il est vrai que 2 fuis 2 font 4, ou que
2 fois 2 ne font pas .'i : parce qu'il y a un rapport légalité entre
2 fois 2 et i, et un d'inégalité entre 2 fois 2 et '■>. Et celui qui
voit ces rapports, voit des vérités, parce que ces rapports sont
réels. Mais il est faux que 2 fois 2 soient 5, ou que 2 fois 2 ne
soient pas 4 : parce qu'il n'y a point de rapport d'égalité entre
2 fois 2 et 'i, ni de rapport d'inégalité entre 2 fois 2 et 4. Et
celui qui voit, ou plutôt celui qui croit voir ces rapports, voit
des faussetés. 11 voit des rapports qui ne sont point. Il croit
voir, mais effectivement il ne voit point. Car la vérité est intel-
ligible, mais la fausseté par elle-même est absolument incom-
préhensible.
XIII. De même il est vrai qu'une bête est plus estimable
qu'une pierre, et moins estimable qu'un homme, parce qu'il
y a un plus grand rapport de perfection de la bête à la pierre,
que de la pierre à la bête, et qu'il y a un moindre rapport de
perfection .Mitre la bête comparée à l'homme, qu'entre l'homme
comparé à la bête. Et celui qui voit ces rapports de perfection,
voit des vérités qui doivent régler son estime, et par conséquent
cette espèce d'amour que l'estime détermine. Mais celui qui es-
time plus son cheval que son cocher, ou qui croit qu'une
pierre en elle-même est plus estimable qu'une mouche ou que
le plus petit des corps organisés, ne voit point ce que peut-être
il pense voir l. Ce n'est point la Raison universelle, mais sa
raison particulière qui le porte à juger comme il fait. Ce n'e^
point l'amour de l'Ordre, mais l'amour-propre, qui le porte à
aimer comme il aime. Ce qu'il pense voir, n'est ni visible, ni
intelligible ; c'est un faux rapport, un rapport imaginaire : et
celui qui règle sur ce rapport, ou de semblables, son estime ou
son amour, tombe nécessairement dans l'erreur et dans le dérè-
glement.
XIV. Puisque la Vérltr et l'Ordre sont des rapports de gran-
deur et de perfection réels, immuables, nécessaires, rapports
que renferme la substance du Verbe Divin : celui qui voit ces
rapports, voit ce que Dieu voit : celui qui règle son amour
sur ces rapports, suit une loi que Dieu aime invinciblement.
Il y a donc entre Dieu et lui une conformité parfaite d'esprit et
1. Comparez Méditations chrétiennes, xr.
PREMIERE PARTIE. — DE LA VERTU. 7
de volonté. En un mot puisqu'il connaît et aime ce que Dieu
connaît et ce qu'il aime, il est semblable à Dieu autant qu'il en
est capable. Ainsi comme Dieu s'aime invinciblement, il ne
peut qu'il n'estime et qu'il n'aime son image. Et comme il aime
les choses à proportion qu'elles sont aimables, il ne peut qu'il
ne la préfère à tous les êtres, qui par leur nature ou par leur
corruption, sont bien éloignés de lui ressembler.
XV. L'homme est libre ', je suppose les secours nécessaires ;
il peut à l'égard de la Vérité, la rechercher, malgré la peine
qu'il trouve à méditer. A l'égard de l'Ordre, il peut le suivre
malgré les elï'orts de la concupiscence. Il peut sacrifier son re-
pos à la vérité, et les plaisirs à l'Ordre : il peut aussi préférer
son bonheur actuel à ses devoirs, et tomber dans l'erreur et
dans le dérèglement. Il peut en un mot mériter et démériter.
Or Dieu est juste : il aime ses créatures à proportion qu'elles
sont aimables, à proportion qu'elles lui ressemblent. Il veut
donc que tout mérite soit récompensé et tout démérite puni :
que celui qui a fait bon usage de sa liberté, et qui par là s'est
en partie rendu parfait et semblable à Dieu, soit en partie heu-
reux comme Dieu, et au contraire, etc.
XVI 2. Dieu seul agit sur les créatures: du moins peut-il agir
en elles, et en faire ce qu'il lui plaît. Il peut donc rendre les es-
prits heureux, ou malheureux : heureux par la jouissance des
plaisirs, malheureux par la souffrance des douleurs. Il peut
élever les justes et les parfaits au-dessus des autres. Il peut leur
communiquer sa puissance en exécutant leurs désirs, et les
établir ainsi causes occasionnelles pour agir par eux en mille
manières. Dieu peut aussi abaisser les pécheurs et l'es soumettre
à l'action des derniers des êtres; l'expérience le fait assez con-
naître, car nous dépendons tous, à cause que nous sommes pé-
cheurs 3, de l'action des objets sensibles.
XVII. Ainsi celui qui travaille à sa perfection, à se rendre
semblable à Dieu, travaille h son bonheur, travaille à sa gran-
1. Voyez les trois discours du Traité de la nature et de la grâce. (Note margi-
nale de M.) Voyez notamment la lre partie du 3ediscours. — Malebranche affirme
ici très nettement la liberté morale. Mais chez lui, comme chez beaucoup d'antres
philosophes, il faut distinguer les passages où il l'affirme et ceux où il en donne
une explication qui la compromet ou la détruit.
t. Voyez l'éclaircissement sur la prétendue efficace des causes secondes en les
5e et 6e Méditations chrétiennes. (Note marginale de M.)
3. Var. Comme pécheurs. (1684.) La première rédaction semblait moins accuser
et surtout étendre moins loin notre dépendance.
8 TRAITE DE MORALE.
deur. S'il fait1 ce qui dépend en quelque sorte de lui, c'est-à-
dire s'il mérite en se rendant parfait, Dieu fera en lui ce qui
n'en dépend en aucune manière, en le rendant heureux. Car
Dieu aimant les êtres à proportion qu'ils sont aimables, et les
plus parfaits étant les plus aimables, les plus parfaits seront
les plus puissants, les plus heureux, les plus contents. Celui
qui consulte sans cesse la Raison, celui qui aime l'Ordre, ayant
part à la perfection de Dieu, aura donc part à son bonheur, à
sa gloire, à sa grandeur, f
XVIII. L'homme est capable de trois choses, de connaître,
d'aimer, de sentir; de connaître le vrai bien, de l'aimer, d'en
jouir. Il dépend beaucoup de lui de connaître le bien, et de
l'aimer ; et il ne dépend nullement de lui d'en jouir. Mais, Dieu
étant juste, celui qui le connaît et l'aime, en jouira. Dieu étant
juste, il est nécessaire qu'il fasse sentir le plaisir de la jouissance,
et par là qu'il rende heureux celui, qui par son application
pénible recherche la connaissance de la vérité, et qui par le
bon usage de la liberté et par la force de son courage, se con-
forme à la loi, l'Ordre immuable -, malgré les efforts de la con-
cupiscence : supportant les douleurs, méprisant les plaisirs, et
rendant cet honneur à la Raison de la croire sur sa parole, et
de se consoler sur ses promesses. Chose étrange, l'homme sait
bien qu'il ne dépend point immédiatement de ses désirs de
jouir du plaisir, ni d'éviter la douleur : il sent au contraire
qu'il dépend de lui de bien penser et d'aimer de bonnes choses;
que la lumière de la vérité se répand en lui lorsqu'il le sou-
haite, et qu'il dépend de lui d'aimer et de suivre l'Ordre. (Je
suppose encore un coup les secours nécessaires qui ne manquent
à ceux qui ont la foi, que par leur négligence 3.) Et cependant
l'homme ne cherche que le plaisir, et il néglige le principe de
son bonheur éternel, la connaissance et l'amour semblables à la
connaissance et à l'amour de Dieu, la connaissance de la vérité
et l'amour de l'Ordre : car comme j'ai déjà dit, celui-là. connaît
1. Var. S'il fait en lui. (16S4.)
2. Var. Et sa raison. (16S4.) Cette correction rappelle celle que nous avons si-
gnalée à la première ligne du traité.
3. « On est en ce siècle si chagrin ou si délicat, qu'il y a des choses qu'il ne suffit
pas de ne point dire, il faut assurer et même plus d'une fois qu'on ne les dit point.
Qu'on me pardonne s'il semble que je me défie de l'équité de mes lecteurs. » (Note
marginale de M.) On ne peut s'empêcher d'admirer, en souriant, la candeur de
Malebranehe, craignant qu'on ne l'accuse d'exagérer la force de la créature.
PREMIERE PARTIE. — DE LA VERTU. 9
et aime, comme Dieu connaît et aime, qui connaît la Vérité et
qui aime l'Ordre.
XIX. Voici donc le principal de nos devoirs, celui pour lequel
Dieu nous a créés : l'amour duquel est la vertu mère, la vertu
universelle, la vertu fondamentale : vertu qui nous rend justes *
et parfaits, vertu qui nous rendra quelque jour heureux. Nous
sommes raisonnables, notre vertu, notre perfection c'est d'aimer
la Raison, ou plutôt c'est d'aimer l'Ordre. Car la connaissance
des vérités spéculatives ou des rapports de grandeur ne règle
point nos devoirs. C'est principalement la connaissance et l'a-
mour des rapports de perfection ou des vérités pratiques, qui
fait notre perfection. Appliquons-nous donc à connaître, h ai-
mer, à suivre l'Ordre : travaillons à notre perfection. A l'égard
de notre bonheur, laissons-le entre les mains de Dieu, dont il
dépend uniquement. Dieu est juste, il récompense nécessaire-
ment la vertu. Tout le bonheur que nous aurons mérité, n'en
doutons point, nous ne manquerons pas de le recevoir.
XX. C'est l'obéissance que l'on rend à l'Ordre, c'est la soumis-
sion à la Loi Divine qui est vertu en tout sens. La soumission à
la nature, aux suites des décrets Divins - ou à la puissance de
Dieu est plutôt nécessité que vertu. On peut suivre la nature et
se dérégler, car maintenant • la nature est déréglée 4. On peut
au contraire résister à l'action de Dieu, sans contrevenir à ses
ordres : car souvent l'action particulière de Dieu est tellement
déterminée par les causes secondes ou occasionnelles, qu'en un
sens elle n'est point conforme à l'Ordre 5. Il est vrai que Dieu
ne veut que selon l'Ordre : mais souvent il agit en quelque ma-
nière 6 contre l'Ordre. Car l'Ordre même voulant que Dieu,
comme cause générale, agisse d'une manière uniforme et con-
1. Les théologiens entendent le plus souvent par ce mot un homme qui a passé
de l'état de péché à l'état de grâce.
2. Var. La soumission aux décrets divins. (1684.) Malebranche a voulu expliquer
brièvement, dans sa 2e édition, que les décrets divins dont il est ici question sont
ceux qui ont constitué la nature. Cf. plus haut, paragr. 5 : « Les créatures sup-
posent donc en Dieu des décrets libres qui leur donnent l'être. »
3. Var. Ce mot : maintenant*, n'était pas dans l'édition de 1684.
4. Ainsi le corps n'est plus subordonné à l'âme comme l'ordre voulait qu'il le
fût. La chute a introduit du désordre dans le plan divin, mais la Rédemption et
la grâce nous aident à rétablir l'ordre. Voyez le 4e des Entretiens métaphysi-
ques.
5. Voyez la 7« et la 8e des Méditations chrétiennes. (Note marginale de M.)
6. Var. Les mots : en quelque manière, n'étaient pas dans l'édition de 1684.
i.
10 TRAITE DE MORALE.
stante, en conséquence des lois générales qu'il a établies, il
produit des effets contraires à l'Ordre. Il forme des monstres,
et comme dit un prophète, il sert maintenant à l'injustice des
hommes *, à cause de la simplicité des voies par lesquelles il
exécute ses desseins. De sorte que celui qui prétendrait obéir à
Dieu en se soumettant à sa puissance, en suivant et respectant
la nature 2, blesserait l'Ordre, et tomberait à. tous moments dans
la désobéissance.
XXI. Si Dieu remuait les corps par des volontés particulières,
ce serait un crime que d'éviter par la fuite les ruines d'une
maison qui s'écroule : car on ne peut sans injustice refuser de
rendre à Dieu la vie qu'il nous a donnée, lorsqu'il la rede-
mande. Ce serait insulter à la sagesse de Dieu, que de corriger
le cours des rivières, et de les conduire dans des lieux qui
manquent d'eau : il faudrait suivre la nature et demeurer en
repus. Mais, Dieu agissant en conséquence des lois générales
qu'il a établies, on corrige son ouvrage, sans blesser sa sagesse:
on résiste à son action, sans résister à sa volonté: parce qu'il
ne veut pas positivement et directement tout ce qu'il fait. Cer-
tainement il ne veut point 5 les actions injustes, les meurtres
par exemple, quoiqu'il remue le bras de ceux qui les com-
mettent *; et quoiqu'il n'y ait que lui qui répande les pluies,
il est permis à tout homme de se mettre à couvert, lorsqu'il
pleut. Car Dieu ne remue notre bras qu'en conséquence 5 des
lois générales de l'union de l'âme et du corps; lois qu'il n'a pas
établies afin que les hommes s'entretuassent 6. Il ne répand la
pluie que par une suite nécessaire des lois du mouvement;
lois qu'il n'a pas faites, afin que tel en fût tout percé 7, mais
pour de plus grands desseins, plus dignes de sa sagesse et de
sa bonté. S'il pleut sur les hommes, s'il pleut dans la mer et
sur les sablons, c'est que Dieu ne doit pas changer l'uniformité
1. Var. Et sert maintenant à... (1697.. haïe, xliij. 24. (Note marginale de M.)
t. On pourrait ajouter : et en approuvant tous les événements de l'Histoire. Il est
regrettable que Malebranche n'ait pas pas suivi ainsi la comparaison, nous y eus-
sions gagné une page éloquente.
3. Var. Il ne veut point, par exemple, directement les actions injustes. (168 'i et
1697.)
4. Var. Quoiqu'il n'y ait que lui qui donne le mouvement à ceux qui les com-
mettent. (1684.)
5. Var. Car Dieu ne répand la pluie que par une suite nécessaire. (1684.)
6. Var. Afin que tel en fut tout percé. (1684.)
7. Var. Tout ce commencement de phrase manque dans l'édition de 1684.
PREMIÈRE PARTIE. — DE LA VERTU. H
de sa conduite, à cause qu'il en arrive des suites ou inutiles ou
fâcheuses *.
XXII. II n'en est pas de Dieu comme des hommes, de la cause
générale comme des causes particulières. Lorsqu'on résiste à
l'action des hommes, on les offense : car, comme ils n'agissent
que par des volontés particulières, on ne peut résister à leur
action sans résister à leurs desseins. Mais lorsqu'on résiste à
l'action de Dieu, on ne l'offense nullement, et souvent môme on
favorise ses desseins; parce que Dieu suivant constamment les
lois générales qu'il s'est prescrites, la combinaison des effets,
qui en sont des suites nécessaires, ne peut pas toujours être
conforme à l'ordre, ni propre à l'exécution du plus excellent
ouvrage -. Ainsi il est permis aux hommes d'empêcher les
effets naturels, non seulement lorsque ces effets peuvent leur
donner la mort, mais môme lorsqu'ils les incommodent ou qu'ils
leur déplaisent. Notre devoir consiste donc à nous soumettre à
la Loi de Dieu et à suivre l'Ordre : ce nous sera une nécessité
de nous soumettre à sa puissance absolue. Nous pouvons con-
naître l'Ordre par l'union avec le Verbe Eternel, avec la Raison
universelle. Il peut donc être notre loi, il peut nous conduire 3.
Mais les Décrets Divins nous sont absolument inconnus, n'en
faisons donc point notre règle. Laissons aux sages de la Grèce
et aux Stoïciens * cette vertu chimérique de suivre Lieu ou la
nature. Pour nous, consultons la Raison, aimons et suivons
l'Ordre en toutes choses. Car c'est véritablement suivre Dieu,
que de se soumettre à la loi qu'il aime invinciblement, et qu'il
suit inviolablement 5.
XXIII. Néanmoins, quoique l'ordre de la nature ne soit point
précisément notre loi, et que la soumission à cet ordre ne soit
nullement une vertu, il faut observer que souvent on doit y
avoir égard. Mais c'est toujours parce que l'ordre immuable et
1. « Dieu ayant prévu tout ce qui devait suivre des lois naturelles, avant même
leur établissement, il ne devait pas les établir, s'il devait les renverser. • Trait*
de la nature et de la grâce, édition citée p. 37.)
~Z. Var. A l'exécution de son. ouvrage. (1684.)
3. Var. Nous pouvons connaître l'ordre par l'union avec le Verbe. L'ordre im-
muable peut donc être notre loi, il peut nous conduire. (1684.)
4. « Ne demande jamais que les choses soient comme tu veux; tâche de les vou-
loir comme elles sont, et sans peine tu couleras ta vie. — Ne souhaite de voir ar-
river que ce qui arrive, de ne voir vainqueurs que ceux qui sont vainqueurs en
effet, et ainsi rien ne te troublera. » (Épictète, Manuel, VIII et XXXI11.
Tj. Var. Ces cinq derniers mots n'étaient pas dans l'édition de 1684.
12 TRAITÉ DE MORALE.
nécessaire ' Je demande, et non point parce que l'ordre de la
nature est un effet de la puissance de Dieu. Un homme qui est
dans la persécution, ou plutôt qui souffre les douleurs de la
goutte, est obligé de souffrir avec patience et avec humili:é,
parce qu'étant pécheur, l'Ordre immuable 2 veut qu'il souffre,
et pour d'autres raisons qu'il n'est pas nécessaire de dire ici.
Mais si l'homme n'était point pécheur, et que l'Ordre 3 ne de-
mandât point qu'il souffrît pour mériter sa récompense, cer-
tainement il pourrait, et devrait même chercher ses aises, et
fuir toute sorte d'incommodités, quoique persécuté, s'il était
possible dans cette supposition *, par la rigueur des saisons et
par les misères que le péché a introduites dans le monde. Et
même l'homme 5, quoique pécheur, peut se mettre à couvert
de la pluie et du vent, et éviter l'action d'un Dieu vengeur :
parce que l'Ordre veut que l'homme conserve sa force et sa
santé, et principalement la liberté de son esprit pour méditer
ses devoirs et rechercher la vérité; et que la pluie et le vent
étant des suites des lois générales de l'ordre de la nature, il ne
paraît pas clairement que Dieu veuille positivement qu'on
souffre cette incommodité particulière. Car ce serait un crime
énorme que d'éviter la pluie dans le temps que Dieu ferait
pleuvoir exprès pour nous mouiller et pour nous punir: de
même que de manger un fruit, c'a été un crime épouvantable
au premier homme, à cause de la défense expresse et de la
désobéissance formelle. Mais, si la vertu consistait précisément
à vivre dans l'état où l'on se trouve en conséquence de l'ordre
de la nature, celui qui naît au milieu des plaisirs et dans l'a-
bondance, serait vertueux sans peine : la nature lui étant heu-
reusement favorable, il la suivrait avec plaisir. Cependant la
vertu doit présentement être pénible, afin qu'elle soit généreuse
et méritoire. L'homme doit se sacrifier soi-même pour posséder
Dieu : le plaisir est la récompense du mérite, il n'en peut être
le principe, comme je le ferai voir dans la suite 6. En un mot la
1. Var. Les mots : et nécessaire, n'étaient pas dans l'édition de 1684.
2. Var. Le mot : immuable, n'était pas dans l'édition de 1684.
3. Var. L'ordre immuable. (1684.)
4. Var. Les mots : dans cette supposition, n'étaient pas dans l'édition de 1684.
5. Var. Et l'bomme même. (1684.)
6. Malebrancbe distingue ici le principe et la récompense (nous dirions la sanc-
tion). Plus loin (ch. vjiij il distinguera le motif et la fin. Le plaisir qui est indiqué
ici comme la récompense, sera donné comme étant le motif inévitable de nos actes
PREMIÈRE PARTIE-. DE LA VERTU. 13
Vérité même nous apprend que tel pour être parfait, doit ven-
dre son bien, et le distribuer aux pauvres, ce qui est changer
d'état et de condition. La perfection ou la vertu ne consiste
donc pas à suivre l'ordre de la nature, mais à se soumettre en
toutes choses à -l'Ordre immuable et nécessaire, loi inviolable
de toutes les intelligences et de Dieu même '.
(car nous voulons invinciblement èlre heureux). En mi'me temps, la perfection dans
l'ordre, qui est ici le principe du mérite, sera donnée comme la fin suprrme des
actes humains. Les mots différeront légèrement : le sens de la pensée restera le
même.
1. Var. Les mots : et de Dieu rm-me, n'étaient pas dans l'édition de 1G84.
CHAPITRE DEUXIEME.
Il n'y a point d'autre verlu que l'amour de l'Ordre '. Sans cet amour
toutes les vertus sont fausses. Il ne faut pas confondre les devoirs
avec la vertu. Un peut sans vertu s'acquitter de ses devoirs. C'est
faute de consulter la Raison, qu'on approuve et qu'on suit des cou-
tumes damnables. La foi sert ou conduit à la Raison, car la Rai-
son est la loi souveraine et universelle - de toutes les intelligences.
I. L'Amour de l'Ordre n'est pas seulement la principale des
vertus Morales, c'est l'unique vertu : c'est la vertu mère, fon-
damentale, universelle; Vertu qui seule rend vertueuses les ha-
bitudes ou les dispositions des esprits. Celui qui donne son
bien aux pauvres ou par vanité, ou par une compassion na-
turelle, n'est point libéral, parce que ce n'est point la Raison
qui le conduit, ni l'ordre qui le règle; ce n'est qu'orgueil, ou
que disposition de machine 3. Les officiers, qui s'exposent vo-
lontairement aux dangers, ne sont point généreux, si c'est
l'ambition qui les anime; ni les soldats, si c'est l'abondance
des esprits et la fermentation du sang *. Celte prétendue noble
ardeur n'est que vanité ou jeu de machine : il ne faut souvent
qu'un peu de vin pour en produire beaucoup. Celui qui souffre
les outrages qu'on lui fait, n'est souvent ni modéré ni patient 5.
C'est sa paresse qui le rend immobile, et sa fierté ridicule et
1. Var. Et de la Raison. (1684.)
2. Var. Les mots : et universelle, n'étaient pas dans l'édition de 1684.
3. Var. Ou que machine. (1684.) — Sous une rédaction comme sous l'autre, il
n'en faut pas moins remarquer cette expression <i cartésienne.
4. Même observation à faire ici.
.j. A rapprocher de La Rochefoucauld.
PREMIÈRE PARTIE.— DE LÀ VERTU. In
stoïcienne ! qui le console, et qui le met en idée au-dessus de
ses ennemis: ce n'est encore que disposition de machine, di-
setté^t'esprits, froideur de sang, mélancolie 2. Il en est de même
de toutes les vertus. Si l'amour de l'Ordre n'en est le principe,
elles sont fausses et vaines, indignes en toutes manières d'une
nature raisonnable, qui porte l'image de Dieu même, et qui
par la Raison 5 a société avec lui. Elles tirent leur origine de
la disposition du corps 4. L'Esprit-Saint ne les forme point : et
quiconque en fait l'objet de ses désirs et le sujet de sa gloire, a
l'àme basse, l'esprit petit, le cœur corrompu. Mais, quoiqu'en
pense une imagination révoltée, ce n'est ni bassesse, ni servi-
tude que de se soumettre à la loi de Dieu même. Rien nest
plus juste que de se conformer à l'Ordre. Rien n'est plus grand
que d'obéir à Dieu. Rien n'est plus généreux que de suivre
constamment, fidèlement, inviolablement le parti de la Raison;
non seulement lorsqu'on le peut suivre avec honneur, mais
principalement lorsque les circonstances des temps et des lieux
sont telles, qu'on ne le peut suivre que couvert de confusion
et de honte 3. Car celui qui passe pour fou en suivant la Rai-
son, l'aime véritablement 6. Mais, celui qui ne suit l'Ordre que
lorsqu'il brille aux yeux du monde, ne recherche que la gloire;
et quoique alors il paraisse lui-même tout éclatant aux yeux
des hommes, il est en abomination devant Dieu.
II. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu'il y a
bien des gens qui ne connaissent guère la véritable vertu; et
que ceux mêmec qui ont écrit sur la Morale, n'ont pas toujours
parlé fort clairement et fort juste. Certainement tous ces grands
noms qu'on donne aux vertus et aux vices, réveillent plutôt
dans l'esprit des sentiments confus que des idées claires. Mais,
i. Comparer. Recherche de la vérité, liv. IV. ch. n. — ■< Ainsi les stoïciens n'ont
pas raison, et peut-être se raillent-ils de nous, lorsqu'ils nous prêchent de n'être
point affligés de la mort d'un père, de la perte de nos biens, d'un exil, d'une pri-
son et de choses semblables, et de ne point nous réjouir dans l'heureux succès de
nos affaires... » Tout le passage est à lire.
2. Var. Et peut-être sur le tout quelque trait contagieux d'une imagination do-
minante. (1684.) On se demande pourquoi Malebranche a supprimé dans la 2e édi-
tion une phrase où une partie do ses idées se trouvait résumée avec une si piquante
vivacité.
3. Les mots : par la Raison, n'étaient pas dans l'édition de 1684.
4. Var. Elles ne tirent que du corps leur origine. (1684.;
5. N'est-ce pas une allusion à toutes les critiques auxquelles Malebranche était
si sensible, aux censures dont il a été l'objet?
6. Var. Aime la Raison plus que lui-mèmo. (1684.)
16 TRAITE DE MORALE.
comme ces sentiments touchent .l'âme, et que les idées abstraites,
quoique claires en elles-mêmes, ne répandent la lumière que
dans les esprits attentifs, les hommes demeurent presque tou-
jours très contents de ces mots qui flattent les sens et les pas-
sions, et qui laissent l'esprit dans les ténèbres. Ils s'imaginent
qu'un discours est d'autant plus solide qu'il frappe plus vive-
ment l'imagination, et ils regardent comme des spectres ou des
illusions ces raisonnements exacts, qui disparaissent dès que
l'attention nous manque : semblables aux enfants, qui jugeant
des objets par l'impression qu'ils font sur leurs sens, s'imagi-
nent qu'il y a plus de matière dans la glace que dans l'eau, et
dans l'or et les métaux pesants et durs que dans l'air qui les
environne sans se faire presque sentir.
III. D'ailleurs tout ce qui est familier ne surprend point, on
ne s'en défie point !, on ne l'examine point. On croit toujours
bien concevoir ce qu'on a dit, ou ce qu'on a ouï dire plusieurs
fois, quoiqu'on ne l'ait jamais examiné. Mais les vérités les
plus solides et les plus claires donnent toujours de la défiance
lorsqu'elles sont nouvelles 2. Ainsi, un mot obscur et confus
paraît clair, quelque équivoque qu'il soit, pourvu que l'usage
l'autorise: et un terme qui ne renferme aucune équivoque, pa-
raît obscur et dangereux, lorsqu'on ne l'a pas ouï dire à des
personnes pour lesquelles on a de l'amitié ou de l'estime. Cela
est cause que les termes de Morale sont les plus obscurs et les
plus confus; et ceux-là principalement qu'on regarde comme
les plus clairs, à cause qu'ils sont les plus communs. Tout le
monde par exemple s'imagine entendre bien la signification de
ces termes, aimer, craindre, honorer, charité, humilité, générosité,
orgueil, envie, amour-propre. Et si on voulait même attacher des
idées claires à ces termes, et à tous les noms qu'on donne aux
vertus et aux vices, outre que cela suppose plus de connais-
sance qu'on ne croit, on prendrait assurément la voie la plus
confuse et la plus embarrassée de traiter la Morale. Car on
verra dans la suite que pour bien définir ces termes, il faut
déjà comprendre clairement les principes de cette science, et
même être savant dans la connaissance de l'homme.
IV. Un des plus grands défauts qui se remarque dans les
livres de morale de certains Philosophes, c'est qu'ils confon-
1. Var. Les mots : on ne s'en défie point, n'étaient pas dans l'édition de 1684.
2. Voyez la Recherche de la vérité, livre IV. des Inclinations, ch. n.
PREMIÈRE PARTIE. —DE LA VERTU. 17
dent les devoirs avec les vertus, ou qu'ils donnent des noms de
vertus aux simples devoirs: de sorte que, quoiqu'il n'y ait pro-
prement qu'une vertu, l'amour de l'Ordre, ils en produisent
une infinité. Cela met la confusion partout, et embarrasse tel-
lement cette science, qu'il est assez difficile de bien comprendre
ce qu'il faut faire pour être parfaitement homme de bien.
V. Il est visible que la vertu doit rendre vertueux celui qui
la possède; et cependant un homme peut s'acquitter de ses de-
voirs, faire avec facilité des actions d'humilité, de générosité,
de libéralité, sans avoir aucune de ces vertus. La disposition à
s'acquitter de tel de ces devoirs n'est donc pas proprement
vertu, sans l'amour de l'Ordre. Lorsqu'on s'acquitte de ses de-
voirs, on est vertueux aux yeux des hommes : lorsqu'on fait
part de son bien à son ami, on parait libéral et généreux.
Mais on n'est pas toujours tel qu'on parait: et celui qui ne
manque jamais aux devoirs extérieurs de l'amitié, que l'Ordre,
qui seul est notre loi inviolable *, ne l'en empêche, quoiqu'il
paraisse quelquefois ami infidèle, il est plus véritable et plus
fidèle ami, ou du moins il est plus vertueux et plus aimable
que ces amis emportés, qui sacrifient aux passions de leurs
amis leurs parents, leur vie, leur salut éternel.
VI. 11 ne faut donc pas confondre la vertu avec les devoirs
par la conformité des noms. Gela trompe les hommes. Il y en a
qui s'imaginent suivre la vertu, quoiquils ne suivent que le
penchant naturel 2 qu'ils ont à remplir 3 certains devoirs; et
comme ce n'est nullement la Raison qui les conduit, ils sont
effectivement vicieux dans l'excès, lorsqu'ils pensent être des
Héros en vertu. Mais la plupart, trompés par cette même con-
fusion de termes et par la magnificence des noms, se confient
en eux-mêmes, s'estiment sans sujet, et jugent souvent très
mal des personnes les plus vertueuses: parce qu'il ne se peut
pas faire que les gens de bien suivent longtemps ce que l'Ordre
leur prescrit, sans manquer selon les apparences à quelque
devoir essentiel. Car enfin pour être prudent, honnête, chari-
table aux yeux des hommes, il faut quelquefois louer le vice,
ou presque toujours se taire, lorsqu'on l'entend louer. Pour
être estimé libéral, il faut être prodigue. Si l'on n'est téméraire,
1. Var. Que l'ordre inviolable. (1684.)
2. Il faut faire attention ici au sens théologique du mot.
3. Var. Rendre. (1684 et 1607
18 TRAITE DE MORALE.
on ne passe guère pour vaillant ho ni me; et celui qui n'est
point superstitieux ou crédule 1, quelque piété qu'il ait, pas-
sera sans cloute pour un libertin dans les esprits superstitieux
ou trop crédules '-.
VIL Certainement, la Raison universelle est toujours la
même : l'Ordre est immuable: et cependant la Morale change
selon les pays, et selon les temps 5. C'est vertu chez les Alle-
mands que de savoir boire: on ne peut avoir de commerce
avec eux si l'on ne s'enivre. Ce n'est point la Raison, c'est le
vin qui lie les sociétés, qui termine les accommodements, qui
fait les contrats, "est générosité parmi la noblesse, que de ré-
pandre le sang de celui qui leur a fait quelque injure. Le duel
a été longtemps une action permise: et comme si la Raison
n'était pas diLrne de régler nos différends, on les terminait par
la force : on préférait a la loi de Dieu même, la loi des brutes,
ou le sort. Et il ne faut pas s'imaginer que cette coutume ne
fut en usage que parmi des gens de guerre, elle était presque
générale; et <i les Ecclésiastiques ne se battaient pas, par res-
pect pour leur caractère, ils avaient de bravo champions qui
les représentaient, et qui soutenaient leur bon droit en versant
le sang des parties. Ils s'imaginaient même que Dieu approuvait
leur conduite ; et, soit qu'on terminât les différends par le duel *,
ou par sort, ils ne doutaient point que Dieu ne présidât au ju-
gement, et qu'il ne donnât gain de cause à celui qui avait rai-
son. Car, supposé que Dieu agisse par des volontés particulières,
ce que croit le commun du monde, quelle impiété que de
craindre 5, ou qu'il favorise l'injustice, ou que sa providence
ne s'étende pas à toutes choses.
VIII. Mais sans aller chercher des coutumes damnables dans
les siècles passés, que chacun juge à la lumière de la Raison
des coutumes qui s'observent maintenant parmi nous, ou plu-
tôt qu'on fasse seulement attention à la conduite de ceux
1. Var. Et celui qui n'est ni superstitieux ni crédule. (1684.)
2. Var. Dans l'esprit des autres. (1684.) Malebranche a trouvé cette expression
trop générale, l'addition qu'il y a faite en atlénue l'amertume. Sa théorie des voies
générales de la Providence devait le faire paraître en effet, aux yeux de beaucoup
de gens, comme « trop peu superstitieux et trop peu crédule. »
3. « Il n'y a point de science qui ait tant de rapport à nous que !a morale... Ce-
pendant il y a six mille ans qu'il y a des hommes, et cette science est encore fort
imparfaite. « (Recherche de la vérité', 1. IV. c. m.)
4. Var. Par le fer. los4.
3. Var. Que de croire. (1684.
PREMIERE PARTIE. — DE LA VERTU. 19
mêmes qui sont établis pour conduire les antres. Sans doute
on trouvera souvent que chacun a sa Morale particulière, sa
dévotion propre, sa vertu favorite * : que tel ne parle que de
pénitence et de mortification: tel n'estime que les devoirs de
charité: tel autre enfin que l'étude et la prière. Mais d'où peut
venir cette diversité, si la Piaison de l'homme est toujours la
môme? C'est sans doute qu'on cesse de la consulter, c'est qu'on
se laisse conduire à l'imagination son ennemie. C'est qu'au lieu
de regarder l'Ordre immuable comme sa loi inviolable et natu-
relle, on se forme des idées de vertu conformes du moins en
quelque chose k ses inclinations. Car il y a des vertus, ou plu-
tôt des devoirs qui ont rapport k nos humeurs: des vertus
éclatantes, propres aux âmes tières et hautaines: des vertus
basses et humiliantes, propres à des esprits timides et craintifs;
des vertus molles, pour ainsi dire, et qui s'accommodent bien
avec la paresse et l'inaction.
IX. Il est vrai qu'on demeure assez d'accord que l'Ordre est
la loi inviolable des esprits, et que rien n'est réglé s'il n'y est
conforme. Mais on soutient un peu trop que les esprits sont in-
capables de consulter cette loi; et quoiqu'elle soit gravée dans
le cœur de l'homme, et qu'il ne faille que rentrer en soi-même
pour s'en instruire, on pense, comme les Juifs grossiers et char-
nels, qu'il est aussi difficile de la découvrir que de monter
dans les cieux ou descendre dans les enfers, comme parle ré-
criture -.
X. J'avoue néanmoins que l'Ordre immuable n'est pas de fa-
cile accès : il habite en nous, mais nous sommes toujours ré-
pandus au dehors. Nos sens répandent notre âme dans 3 toutes
les parties de notre corps: et notre imagination et nos passions
la répandent dans tous les objets qui nous environnent, et sou-
vent même dans un monde qui n'a pas plus de réalité que les
espaces imaginaires : cela esi incontestable. Mais il faut tâcher
de faire taire ses sens, son imagination et ses passions, et ne
pas s'imaginer qu'on puisse être raisonnable sans consulter la
Raison *. L'Ordre, qui doij nous réformer, est une forme trop
1. C'était là sans doute un résultat de la multiplicité excessive des ordres reli-
gieux. Malebranche n'en avait que pius raison en proclamant la nécessité de la
philosophie devant cette variété d'interprétations et do pratiques.
2. Deutéron., xxx, 12. (Note marginale de M.)
'.). Nos sens unissent notre âme à... I
4. Ces mots rappellent ceux de Fénelon : « Comme si nous portions en dedans
de nous un principe plus raisonnable que la raison même
20 TRAITÉ DE MORALE.
abstraite pour servir de modèle aux esprits grossiers. Je le veux.
Qu'on lui donne donc du corps, qu'on le rende sensible, qu'on
le revête en plusieurs manières pour le rendre aimable à des
hommes charnels : qu'on l'incarne, pour ainsi dire', mais qu'il
soit toujours reconnaissable. Qu'on accoutume les hommes à
discerner la vraie vertu du vice, des vertus apparentes, des sim-
ple: devoirs, dont on peut souvent s'acquitter sans vertu; et
qu'on ne leur propose pas des fantômes et des idoles, qui atti-
rent leur admiration et leurs respects par l'éclat sensible et ma-
jestueux qui les environne. Car enfin si la Raison ne nous con-
duit pas, si l'amour de l'Ordre ne nous anime pas, quelque fi-
dèles que nous soyons dans nos devoirs, nous ne serons jamais
solidement vertueux.
XI. Mais, dit-on, la Raison est corrompue : elle est sujette à
l'erreur, il faut qu'elle soit soumise à la foi. La philosophie
n'est que la servante. Il faut se défier de ses lumières. Perpé-
tuelles équivoques. L'homme n'est point à lui-même sa Raison
et sa lumière 2. La Religion, c'est la vraie philosophie. Ce n'est
pas, je l'avoue, la philosophie des païens, ni celle des discou-
reurs, qui disent ce qu'ils ne conçoivent pas, qui parlent aux
autres avant que la Vérité leur ait parlé à eux-mêmes. La Rai-
son dont je parle est infaillible, immuable, incorruptible3. Elle
doit toujours être la maîtresse : Dieu même la suit. En un mot,
il ne faut jamais fermer les yeux à la lumière : mais il faut s'ac-
coutumer à la discerner des ténèbres ou des fausses lueurs,
des sentiments confus, des idées sensibles, qui paraissent lu-
mières vives et éclatantes à ceux qui ne sont pas accoutumés à
discerner le vrai du vraisemblable, l'évidence de l'instinct, la
Raison de l'imagination son ennemie. L'évidence, l'intelligence
est préférable à la foi *. Car la foi passera, mais l'intelligence sub-
sistera éternellement 5. La foi est véritablement un grand bien,
mais c'est qu'elle conduit à l'intelligence; et que même sans elle
1. « La lumière qui éclaire tous les hommes luisait dans leurs ténèbres sans les
dissiper, ils ne pouvaient même la regarder: il fallait que la lumière intelligible se
voilât et se rendit visible, il fallait que le Verbe se fit chair, et que la sagesse ca-
chée et inaccessible aux hommes charnels les instruisît d'une manière charnelle.
carnaliter dit saint Bernard. » {Recherche de la vérité, 1. IV, eh. m.)
2. Var. L'homme n'est point sa lumière à soi-même. (1684.)
3. Var. La Raison est immuable, incorruptible, infaillible. (1684.)
4. Var. Certainement l'intelligence est préférable à la foi. (1684.)
5. Au g., De lib. arb., 1. IL eh. ri. (Note marginale de M.
PREMIÈRE PARTIE. -DE LA VERTU. 21
on ne peut mériter l'intelligence de certaines vérités nécessai-
res, essentielles, sans lesquelles on ne peut acquérir ni la solide
vertu, ni la félicité éternelle. Néanmoins la foi sans intelligence,
je ne parle pas ici des mystères, 1 dont on ne peut avoir d'idée
claire; la foi, dis-je, sans aucune lumière, si cela est possible,
ne peut rendre solidement vertueux. C'est la lumière qui per-
fectionne l'esprit et le cœur : et si la foi n'éclairait l'homme et
ne le conduisait à quelque intelligence de la vérité et à la con-
naissance de ses devoirs , assurément elle n'aurait pas les effets
qu'on lui attribue. Mais la foi est un terme aussi équivoque
que celui de Raison, de philosophie, de science humaine 2.
XII. Je demeure donc d'accord que ceux qui n'ont point as-
sez de lumière pour se conduire, peuvent acquérir la vertu,
aussi bien que ceux qui savent le mieux 3 rentrer en eux-mêmes
pour consulter la Raison et contempler la beauté de l'Ordre;
parce que la grâce de sentiment ou la délectation prévenante
peut suppléer à la lumière * et les tenir fortement attachés à
leur devoir. Mais je soutiens premièrement que, toutes choses
égales, celui qui rentre le plus en lui-même, et qui écoute la
vérité intérieure dans un plus grand silence de ses sens, de son
imagination et de ses passions, est le plus solidement vertueux.
En second lieu, je soutiens 5 que l'amour de l'Ordre qui a pour
principe plus de raison que de foi, je veux dire plus de lumière
que de sentiment 6, est plus solide, plus méritoire, plus estima-
ble qu'un autre amour que je lui suppose égal. Car dans le
1. Var. Cette virgule a été ajoutée à la 2e édition. Malebranche a craint de faire
une distinction entre les mystères.
2. Var. De sciences humaines. (16S4.)
3. Var. Les mots : le mieux, n'étaient pas dans l'éd. de 1684.
4. Sur la grâce de lumière et la grâce de sentiment, Voyez le Traité de la nature
et de la grâce et les chapitres v et suivants du présent Traité.
5. Var. En second lieu, que l'amour... (1684 et 1697.)
6. Var. Que de plaisir. (1684 et 1697.) « Je ne sais que deux principes qui déter-
minent directement et par eux-mêmes les mouvements de notre amour: la lumière
et le plaisir. La lumière qui nous découvre nos divers biens, le plaisir qui nous les
fait goûter. » {Traité de la nature et de la grâce, 2e discours, 2e partie, édit. citée
p. 158.) Le plaisir dont il est question ici est évidemment le plaisir de sentiment
produit par la délectation victorieuse de la grâce. — Comparer le passage de Pas-
cal, sur Y Art de persuader : « Je sais qu'il (Dieu; a voulu qu'elles (les vérités di-
vines) entrent du cœur dans l'esprit, et non pas de l'esprit dans le cœur, pour hu-
milier celte superbe pussance du raisonnement, qui prétend devoir être juge des
eboses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui s'est toute
corrompue par ses sales attachements. »
22 TRAITE DE MURALE.
fond le vrai bien de l'esprit devrait s'aimer par Raison, et nul-
lement par l'instinct du plaisir. Mais l'état où le péché nous a
réduits rend la grâce de la délectation néesssaire pour contre-
balancer l'effort continuel de notre concupiscence. Enfin je sou-
tiens que celui qui ne rentrerait jamais en lui-même, je dis ja-
mais *, sa foi prétendue lui serait entièrement inutile. Car le
Verbe ne s'est rendu sensible et visible que pour rendre la vé-
rité intelligible 2. La Raison ne s'est incarnée que pour con-
duire par les sens les hommes à la Raison; et celui qui ferait
même et souffrirait ce qu'a fait et souffert Jésus-Christ, ne se-
rait ni raisonnable ni Chrétien, s'il ne le faisait dans l'esprit de
Jésus-Christ, esprit d'Ordre et de Raison. Mais cela n'est nulle-
ment à craindre : car c'est une chose absolument impossible,
que l'homme soit réellement séparé de la Raison, qu'il ne ren-
tre jamais en lui-même pour la consulter. Car, quoique bien
des gens ne sachent peut-être point ce que c'est de que rentrer en
eux-mêmes, il n'est pas possible qu'ils n'y rentrent, ou qu'ils
n'écoutent quelquefois la voix delà vérité, malgré le bruit con-
tinuel de leurs sens et de leurs passions. Il n'est pas possible
qu'ils n'aient quelque idée et quelque amour de l'Ordre, ce
que certainement ils ne peuvent avoir que de celui qui habite
en eux, et qui les rend en cela justes 3 et raisonnables. Car nul
homme n'est à lui-même ni le principe de son amour, ni l'esprit
qui l'inspire, qui l'anime et qui le conduit ".
XIII. Tout le monde se pique de Raison, et tout le monde y
renonce: cela parait se contredire, mais rien n'est plus vrai.
Tout le monde se pique de Raison, parce que tout homme porte
écrit dans le fond de son être que d'avoir part à la Raison, c'est
un droit essentiel à notre nature. Mais tout le monde y renonce,
parce que l'on ne peut s'unir à la Raison, et recevoir d'elle la
lumière et l'intelligence, sans une espèce de travail fort déso-
lant, à cause qu'il n'a rien qui flatte les sens. Ainsi les hom-
mes voulant invinciblement être heureux, ils laissent là3 le tra-
vail de l'attention, qui les rend actuellement malheureux. Mais
1. Var. Enfin, je soutiens que celui qui ne rentrerait jamais, je dis jamais, en
lui-mi'-me. (1684.
2. Aug.. Confess.. 1. II. ch. vin. (Note marginale de M.)
3. Ce mot est [iris dans son sens ordinaire ou philosophique.
4. C'est pour cela, veut dire ici Malebranche. que nous ne pouvons manquer com-
plètement ni de raison ni d'amour, puisque c*est l'action divine qui est en nous le
principe, sans cesse agissant, de l'un et de l'autre.
5. Ils laissent tous. (1684.)
PREMIERE PARTIE.— DE LA VERTU. 23
s'ils le laissent, ils prétendent ordinairemant que c'est par Rai-
son. Le voluptueux croit devoir préférer les plaisirs actuels à
une vue sèche et abstraite de la vérité, qui coûte néanmoins beau-
coup de peine. L'ambitieux prétend que l'objet de la passion est
quelque chose de réel, et que les biens intelligibles ne sont qu'il-
lusions et que fantômes; car d'ordinaire on juge de la solidité
des biens par l'impression qu'ils font sur l'imagination et sur
les sens. 11 y a même des personnes de piété, qui prouvent par
Raison qu'il faut renoncer à la Raison, que ce n'est point la
lumière, mais la foi seule qui doit nous conduire, et que l'obéis-
sance aveugle est la principale vertu des Chrétiens. La paresse
des inférieurs et leur esprit flatteur s'accommode souvent de
cette vertu prétendue; et l'orgueil de ceux qui commandent
en est toujours très content. De sorte qu'il se trouvera peut-
être des gens qui seront scandalisés, que je fasse cet honneur
à la Raison, de l'élever au-dessus de toutes les puissances, et
qui s'imagineront que je me révolte contre les autorités légiti-
mes, à cause que je prends son parti, et que je soutiens que c'est
à elle à décider et à régner. Mais que les voluptueux suivent
leurs sens : que les ambitieux se laissent emporter à leurs pas-
sions : que le commun des hommes vive d'opinion, ou se laisse
aller où sa propre imagination le conduit. Pour nous, tâchons
de faire cesser ce bruit confus, qu'excitent en nous les objets
sensibles. Rentrons en nous-mêmes, consultons la Vérité inté-
rieure. Mais prenons bien garde a ne pas confondre ses réponses
avec les inspirations secrètes ' de notre imagination corrompue.
Car il vaut beaucoup mieux, il vaut infiniment mieux obéir
aux passions de ceux qui ont droit de commander ou de con-
duire, que d'être uniquement son maître, suivre ses propres pas-
sions 2, s'aveugler volontairement en prenant dans l'erreur un
air de confiance pareil à celui que la vue seule de la vérité doit
donner. J'ai expliqué ailleurs les règles qu'il faut observer pour
ne pas tomber dans ce défaut, mais j'en parlerai encore dans
la suite; car sans cela on ne peut être vertueux solidement et
par raison.
1. Var. Avec les inspirations malignes. (1684.
2. Ce passage ne contredit en rien la belle page, si philosophique et si éloquente,
qu'on vient de lire. Mais, du moment où on abandonne la raison et où l'on se sou-
met à la passion, alors, passions pour passions, il vaut encore mieux avoir le mé-
rite de renoncer aux siennes et d'obéir à celles des supérieurs qui disposent d'une
légitime autorité. Les passions personnelles d'ailleurs, sont incontestablement plus
dangereuses, parce qu'on s'y abandonne toujours avec plus d'emportement ou de
complaisance. Telle est la pensée de Malebranche.
CHAPITRE TROISIÈME.
Lainour de l'Ordre ne diffère point de la charité. Deux amours, l'un
d'union, l'autre de bienveillance. Celui-là n'est dû qu'à la puissance,
qu'à Dieu seul : celui-ci doit être proportionné au mérite person-
nel, comme nos devoirs au mérite relatif. L'amour-propre éclairé
m est point contraire à l'amour d'union. L'amour de l'Ordre est
commun à tous les hommes. Espèces d'amour de l'Ordre, naturel,
libre, actuel, habituel l. Il n'y a maintenant que celui qui est libre,
habituel et dominant qui nous justifie -. Ainsi la vertu ne consiste
que dans l'amour libre, habituel et dominant de l'Ordre immuable.
Quoique je n'aie point exprimé la principale des vertus ou la
vertu mère par le nom authentique àeCharitc, il ne faut pas croire
que je prétende proposer aux hommes d'autre vertu que colle
que Jésus-Christ a canonisée 5 par ces paroles : Toute la loi et les
Prophètes dépendent de ces devx commandements : Vous aimekez
le Seigneur votre Dieu de tout votre corur, et de toutes
VOS FORCES, ET VOTRE PROCHAIN COMME VOUS-MÊME " ; et dont
saint Paul a fait l'éloge dans ce chapitre admirable de la pre-
mière Épître aux Corinthiens, qui commence ainsi 5 : Quand je
parlerais toutes les langues, et même le langage des Anges, si je
n'avais point la Charité, je ne serais que comme de V airain son-
nant ou une cymbale retentissante. On parle diversement selon
les personnes. L'Écriture, qui est faite pour tout le monde, n'ex-
1. Var. Naturel et libre, actuel et habituel. 1684.
2. Var. Qui nous rende justes devant Dieu. (1684.)
3. Erigée en règle sacrée.
4. Matth., xxn. (Note marginale de M.)
5. Ch. xiii. (Id.)
PREMIERE PARTIE. — DE LA VERTU. 25
prime les vérités que par des termes que l'usage le plus com-
mun autorise l. Mais celui qui veut convaincre et éclairer les
personnes les plus entêtées, j'entends les prétendus esprits forts,
et ceux qu'on appelle philosophes, gens qui trouvent des diffi-
cultés partout, il doit tâcher d'expliquer ses sentiments avec
des termes qui soient, autant que cela se peut, exempts d'équi-
voque.
II. Ces paroles, Vous aimerez Dieu de toutes vos forces, et votre
prochain comme vous-même, sont claires : mais c'est principale-
ment à ceux qu'enseigne intérieurement l'onction de l'esprit;
car à l'égard des autres hommes, elles sont plus obscures qu'un
ne s'imagine. Ce 2mot aimer est équivoque : il signifie deux
choses entre plusieurs autres, s'unir de volonté à quelque objet
comme à son bien ou à la cause de son bonheur, et souhaiter
à quelqu'un le bien dont il a besoin 3. On peut aimer Dieu dans
le premier sens, et son prochain dans le second. Mais ce serait
impiété, ou du moins stupidité et ignorance, que d'aimer Dieu
dans le second sens; car il est essentiel à la divinité de se suf-
fire à elle-même. Vous êtes mon Dieu, dit le Prophète, car vous
n'avez pas besoin de mes biens *. Et ce serait une espèce d'ido-
lâtrie que d'aimer son prochain dans le premier sens: car c'est
en Dieu seul que se trouve la puissance d'agir dans les esprits
et de les rendre heureux 3.
III. De même ce mot Dieu est équivoque, et infiniment plus
qu'on ne croit : et tel s'imagine aimer Dieu, qui n'aime effecti-
vement qu'un certain fantôme immense qu'il s'est formé. Il
croit aimer Dieu en vivant dans le désordre, ou sans aimer
l'Ordre sur toutes choses. Il se trompe. Bien loin d'aimer Dieu,
il ne le connaît seulement pas. Car celui qui dit qu'il connaît Dieu
et n'observe pas ses commandements, est un menteur, et la vérité
1. « Comme l'Ecriture est faite pour tout le monde, pour les simples aussi bien
que pour les savants, elle est pleine d'Anthropologies, a [Traité de la nature et de la
grâce, 1er discours, éd. citée p. 92.)
2. Var. Le mot. (1684.)
3. Var. Ou souhaiter du bien à quelqu'un. (1684.)
4. Var. Toute cette fin de phrase, depuis les mots : car il est essentiel... n'était
pas de l'éd. de 1684.
5. Même observation pour la fin de phrase, depuis les mots : car c'est en Dieu...
Malebranche ne veut pas que nous considérions notre semblable comme pouvant
être la cause de notre bonheur. Au sens absolu, il a raison. Il est vrai cependant
que notre semblable contribue à notre bonheur. On peut comparer ces définitions
avec celle de Leibniz : Amare est delectari felicitate aliéna.
2
26 TRAITE DE MORALE.
n'est point en lui : mais celui qui les observe, aime Dieu parfaite-
ment. Vere in hoc Charitas Dei perfecta est : dit saint Jean ',
In hoc scimus, quoniam cognovimus eum si mandata ejus observe-
mus. Cest en cela que nous savons bien que 7ious coymaissons Dieu,
si nous observons ses commandements.
IV. Vous aimerez Dieu de toutes vos forces. Toutes est assez
clair, mais vos forces peut donner sujet d'erreur à ceux qui
n'ont pas d'humilité, ou qui en ont une fausse. Les premiers
peuvent en tirer quelque sujet de vanité, et les autres d'une
négligence criminelle. Et votre prochain comme vous-même, Jé-
sus-Christ nous apprend dans la parabole du Samaritain que
tous les hommes sont notre prochain. Ce terme Prochain, n'est
donc pas trop clair : aussi les Juifs grossiers et charnels ■ Font-
ils toujours pris dans un faux sens. Comme vous-même : Certai-
nement ceux qui aiment les vrais biens, sont les seuls qui ac-
complissent3 ce commandement, en aimant leur prochain comme
eux-mêmes. Car un père qui aime son fils avec la dernière
tendresse, et qui lui procure avec soin tous les biens sensibles,
quelque amour qu'il ait pour lui, il est encore bien éloigné de
l'aimer comme Dieu veut qu'on aime son prochain.
V. Ces paroles, Vous aimerez l)i>u, et le reste, peuvent donc
paraître obscures4. Mais ce n'est effectivement qu'à ceux ! qui
veulent chicaner, ou qui ne rentrent point en eux-mêmes, pour
y voir ce commandement écrit de la main de Dieu. Elles ne
sont obscures 6 qu'à ceux que l'onction du Saint-Esprit n'a
point instruits, pour lesquels l'Ecriture sainte est un livre
fermé 7. Car les personnes de piété les plus grossières et les plus
stupides entendent bien ce précepte. Ils savent que toute l'ap-
plication de l'esprit et tous les mouvements du cœur doivent
tendre vers Dieu : qu'il ne faut s'occuper que de lui, autant
que cela est possible : que ce n'est point l'aimer véritablement
«lue de manquer de délicatesse sur son devoir: et que blesser
l'Ordre de la justice, ou l'Ordre immuable, c'est offenser effec-
1. Ep. I. ch. n. (Note marginale de M.
2. Var. Les mots : grossiers et charnels, n'étaient pas de féd. de 1684.
3. Var. Certainement il n'y a que ceux qui aiment les vrais biens qui accomplis-
sent. 4684.)
4. Var. Sont donc obscures. (1684.)
5. Var. Que pour ceux. (1684.)
G. Var. Ce n'est que pour ceux. (1684.;
7. Ép. de saint Jean, cb. n. (Note marginale de M.)
PREMIERE PARTIE.— DE LA VERTU. 27
tivemcnt la Majesté Divine. Bien loin d'aimer les hommes
comme capables de leur faire du bien, ils appréhendent l'appro-
che des grands, et ne se plaisent que parmi ceux qui ont be-
soin de leur secours. Ils aiment' les hommes, non comme leur
bien, ni comme capables de jouir ensemble des biens qui pas-
sent, biens qui ne sont propres qu'à mettre la division par-
tout : mais ils les aiment comme cohéritiers des vrais biens.
Vrais biens parce qu'on les possède sans les partager, qu'on en
jouit sans s'en dégoûter, qu'on les aime sans appréhender qu'ils
s'échappent, comme les plaisirs de la vie présente. Le Père
aime son fils : mais il aimerait mieux le voir contrefait, que de
le voir déréglé. Il aimerait mieux le voir malade, le voir mort,
le voir attaché au gibet, que de le voir mort aux yeux de celai
qui n'a jamais eu de spectacle plus agréable que celui de son
fils unique attaché en croix pour rétablir Tordre dans l'univers.
Les personnes de piété entendent bien la loi de Dieu, parce
qu'ils sont instruits par le môme esprit qui Ta dictée. Mais,
comme je parle principalement aux Philosophes, et qu'il n'est
point en mon pouvoir de donner cette onction sainte, qui ré-
pand la lumière dans les esprits, je crois devoir tâcher de prou-
ver par raison, et expliquer autant que je pourrai par des
termes clairs, des vérités dont ils ne sont peut-être pas assez
convaincus.
VI. Je crois donc devoir dire que la charité justifiante l, ou la
vertu qui rend véritablement justes et vertueux ceux qui la
possèdent, est proprement l'amour dominant de l'Ordre immua-
ble. Mais il faut encore expliquer ces termes, afin de dissiper
les obscurités qui accompagnent ordinairement les idées abs-
traites.
VIL J'ai déjà dit 2 que Vordre immuable ne consiste que clans
les rapports de perfection, qui sont entre les idées intelligibles que
renferme la substance du Verbe Etemel. Or on ne doit estimer
et aimer que la perfection. Donc l'estime et l'amour doivent
être conformes à l'Ordre. Je veux dire qu'il doit y avoir môme
rapport entre deux amours qu'entre la perfection ou la réalité
des objets qui les excitent ; car si la proportion 3 n'y est pas, ils
1. C'est-à-dire, en langage théologique, faisant passer l'homme de l'étal de péché
à l'état de grâce, le rendant agréable à Dieu et digne de la vie éternelle.
2. Ch. i. (Note marginale de M.) .
3. Var. Si la même proportion. (16S4.)
28 TRAITE DE MORALE.
ne sont point conformes à l'Ordre. De là il est évident que la
charité ou l'amour de Dieu est une suite de l'amour de l'Ordre;
et qu'il faut estimer et aimer Dieu, non seulement plus que
toute choses, mais infiniment plus que toutes choses, parce
qu'entre l'infini et le fini il ne peut y avoir de rapport fini.
VIII. Or il y a deux principales espèces d'amour, un amour
de bienveillance, et un amour qu'on peut appeler d'union. Un
brutal aime l'objet de sa passion d'un amour d'union : parce
que regardant cet objet comme la cause de son bonheur, il
souhaite d'y être uni, afin que cet objet •agisse en lui et le
rende heureux. Il s'en approche par le mouvement de son
coeur, ou par s us, aussi bien que parle mouvement
de son corp>. On aime les gens de mérite d'un amour de bien-
veillance, car on les aime dans le temps même qu'ils ne sont
point en état de nous faire du bien : on les aime parce qu'ils
ont plus de perfection et de vertu que les autres. Ainsi la puis-
sance de nous faire du bien, ou cette espèce de perfection qui
a rapport à notre bonheur; en un mot la bonté excite en nous
l'amour d'union, et les autres perfections l'amour d'estime et de
bienveillance *.Or Dien seul est bon, il a seul la puissance* d'agir
en nous. Il ne communique point réellement aux créatures
cette perfection : il les établit seulement causes occasionnelles
peur produire quelques effets, car la véritable puissance est
incommunicable. Donc tout l'amour d'union doit tendre vers
Dieu.
IX. On peut par exemple s'approcher 4 du feu, car le feu est
la cause occasionnelle de la chaleur. Mais oo ne peut point l'ai-
mer d'un amour d'union sans blesser l'ordre, car le feu n'a
nulle puissance, bien loin d'en avoir sur ce qui est en nous
capable d'aimer. C'est la même chose des auires créatures, des
Anges mêmes 5 et des démons: il ne les faut point aimer6 d'un
amour d'union ; d'un amour qui honore la puissance : car toutes
étant absolument impuissantes, il ne les faut nullement aimer.
Quand je dis aimer, j'entends aussi craindre, j'entends haïr,
j'entends que l'âme doit demeurer immobile en leur présence.
1. Var. Afin qu'il agisse en lui. [1684.
2. Var. L'amour d'estime et de bienveillant-
3. Var. Il il seul puissance. 1 -
4. Var. Approcher ?on corps. ,1684.)
5. Var. Des anges. 1697.)
G. Var. Il n'en faut aimer aucune. 1684
PREMIÈRE PARTIE. — DE LÀ VERTU. 29
Que le corps par le mouvement local s'approche du feu ou
évite une maison qui s'écroule : cela est permis. Mais que
l'âme n'aime et ne craigne que Dieu seul, du moins d'un amour
libre, d'un amour de choix, d'un amour de raison : car l'union
de l'âme et du corps s'étant changée en dépendance, il n'est
presque plus en notre pouvoir d'empêcher que les biens sensi-
bles n'excitent en nous quelque amour pour eux. Les mouve-
ments de l'âme répondent naturellement à ceux du corps : et
l'objet qui nous met en fuite ou qui nous attire, nous inspire
presque toujours ou de l'aversion ou de l'amour.
X. Il n'en est pas de môme de l'amour d'estime ou de bien-
veillance, comme de l'amour d'union. Dieu est infiniment plus
aimable de cette espèce d'amour que toutes ses créatures en-
semble. Mais comme il leur a communiqué réellement quelque
perfection ; comme il y en a qui sont capables de jouir avec
nous d'un même bonheur1, elles sont effectivement estimables
et aimables. L'Ordre même demande qu'on les estime et qu'on
les aime à proportion de la perfection, soit naturelle, soit morale,
qu'elles possèdent, du moins autant que ces perfections nous
sont connues -. Car de les estimer et de les aimer justement à
proportion qu'elles sont aimables, cela est absolument impossi-
ble, puisque souvent leurs perfections nous sont inconnues , et
que même nous ne connaissons jamais exactement les rapports
qui sont entre les perfections, comme nous connaissons ceux
qui sont entre les grandeurs, et que nous pouvons exprimer
par des nombres, ou par des lignes incommensurables 3. Néan-
moins la foi diminue bien des difficultés sur cela. Car comme
le lini par le rapport qu'il a avec l'infini, acquiert un prix in-
fini , on voit bien qu'il faut aimer infiniment plus les créatures,
qui ont, ou qui peuvent avoir beaucoup de rapport avec Dieu,
que toutes celles qui ne sont point à son image, ou qui n'ont
point comme nous" d'union ou de rapport avec lui. On voit
bien toutes choses égales, qu'un juste, qu'un membre de Jésus-
Christ est plus aimable de cette espèce d'amour, que mille im-
pies: et que Dieu juste juge de la valeur de ses créatures, pré-
1. Var. Comme elles sont capables de bonheur. (1684.)
2. Var. A proportion de la perfection qu'elles possèdent et que nous connaissons
en elles. (1684.)
3. Var. Car nous ne pouvons les exprimer ni par des nombres, ni par des lignes
incommensurables. (1684.)
4. Var. Ou qui n'ont point immédiatement. (16S4.)
2.
30 TRAITE DE MORALE.
fère un de ses enfants adoptifs à tontes les nations de la terre.
XL II est certain que c'est l'amour d'estime ou de bienveil-
lance qui doit régler les devoirs. Mais il ne faut pas pourtant
s'imaginer qu'on doive toujours rendre plus de devoirs aux jus-
tes qu'aux pécheurs, aux fidèles qu'aux hérétiques et qu'aux
païens mômes. Car il faut prendre garde qu'il y a des perfec-
tions de plusieurs sortes : des perfections personnelles ou abso-
lues, et des perfections relatives. Les perfections personnelles
doivent être l'objet immédiat de l'amour d'estime et de bien-
veillance : mais les perfections relatives ne sont pas dignes de
cet amour ni d'aucun autre ; c'est seulement l'objet auquel ces
perfections se rapportent L 11 faut aimer et honorer le mérite
partout où on le trouve : car le mérite est une perfection per-
sonnelle, qui doit régler l'amour d'estime et de bienveillance.
Mais il ne doit pas toujours régler la grandeur et la qualité des
devoirs. Il faut au contraire rendre beaucoup de devoirs à son
Prince, à son père, à tous ceux qui ont l'autorité : car l'auto-
rité est nécessaire pour conserver dans les états l'ordre,
qui est la chose du monde la plus estimable. Mais l'hon-
neur qu'on leur rend, l'amour qu'on leur porte, doit se termi-
ner à Dieu seul ; Sicut Domino et non hominibus, dit S. Paul 2.
C'est à Dieu et non à des hommes que se rapporte l'honneur
qu'on rend à la puissance, car la puissance d'agir ne se trouve
qu'en Dieu. De même si un homme a des talents naturels, utiles
à la conversion des autres, quand il n'aurait ni 'vertu, ni mé-
rite, on doit l'aimer d'un amour d'estime qui se rapporte ail-
leurs, et lui rendre cà lui-même bien plus de devoirs, qu'à tel
qui a beaucoup de mérite personnel et ne peut être utile à per-
sonne. Mais je m'expliquerai ailleurs plus au long. Je ne dis
ceci que pour empêcher que l'esprit du lecteur n'aille sans y
penser où je ne veux pas le conduire.
XII. L'amour-propre, ennemi irréconciliable de la vertu ou
de l'amour dominant de l'Ordre immuable, peut s'accommoder
avec l'amour d'union, qui répond et qui rend honneur à la
puissance capable d'agir en nous: car il suffit pour cela que
cet amour-propre soit éclairé. L'homme veut invinciblement
être heureux : il voit clairement que Dieu seul peut le rendre
heureux. Cela supposé, et le reste exclu dont je ne parle pas,
1. Var. Ont rapport. (1684.)
2. Lph. vi. 7. Note marginale de M
PREMIÈRE PARTIE.- DE LA VERTU- 31
il est évident qu'il peut désirer d'être uni à Dieu. Car pour
ôter toute équivoque, je ne parle pas d'un homme qui sait que
Dieu ne récompense que le mérite, et qui n'en trouve aucun en
soi. Je parle d'un homme qui ne fait attention qu'à la puissance
et à la bonté de Dieu , ou à qui ie témoignage de sa conscience
et sa foi lui donnent pour ainsi dire libre accès pour s'appro-
cher de Dieu et se joindre à lui.
XIII. Mais il n'en est pas de même de l'amour d'estime ou de
bienveillance qu'on doit se porter à soi-même : l'amour-propre
le dérègle presque toujours. L'Ordre immuable de la justice
veut que la récompense soit proportionnée au mérite, le bon-
heur à la vertu, a la perfection de l'esprit l; et l'amour-propre
ne souffre pas volontiers 2 de bornes à son bonheur et à sa gloire.
Quelque éclairé que soit cet amour % s'il n'est juste, il est né-
cessairement contraire à l'Ordre, et il ne peut être juste sans di-
minuer ou sans se détruire. Néanmoins lorsque l'amour-pro-
pre est éclairé 4, lorsqu'il est réglé, lorsqu'il est d'accord avec
l'amour de l'ordre 3, on est dans la plus grande perfection dont
on soit capable. Car certainement un homme qui se met tou-
jours dans le rang qui lui convient, qui ne veut être heureux
qu'autant qu'il mérite de l'être, qui cherche son bonheur dans
la justice qu'il attend du juste juge, qui vit de sa fui et de-
meure content, ferme et patient dans l'espérance et L'avant-goût
des vrais biens : celui-là, dis-je, est solidement homme de bien,
quoique ce soit l'amour qu'il a pour lui-même qui soit le prin-
cipe naturel, mais réglé et corrigé par la grâce, de l'amour de
l'Ordre sur toutes choses.
XIV. Il ne faut pas s'imaginer que l'amour de l'Ordre soit
semblable à ces vertus, ou plutôt à ces dispositions particulières
qu'on peut perdre ou acquérir. Car l'Ordre immuable 6 n'est
point une créature particulière7 qu'on puisse commencer ou ces-
ser entièrement 8 d'aimer. Il est en Dieu et il s'imprime sans
• 1. Var. Le bonheur à la perfection de l'esprit acquise par le bon usage de la I
berté. (1684.;
2. Var. Ne peut souffrir. (1684. >
3. Var. Quelque éclairé qu'il soit. (1684.)
4. Var. Éclairé et juste. (1684.)
5. Var. Soit qu'il soit détruit ou confondu avec l'amour de l'ordre. 168 i.
6. Var. Car l'ordre. (1684.)
7. Ghap. précéd. (Note marginale do M
8. Var. Ou cesser. (1684
32 TRAITÉ DE MORALE.
cesse en nous. C'est une loi écrite en caractères ineffaçables.
C'est le Verbe Divin, objet naturel et nécessaire de toutes les
pensées et de tous les mouvements des esprits '. On peut com-
mencer ou cesser d*aimer une créature, car l'homme n'est pas
fait pour elles. Mais on ne peut entièrement renoncer à la Rai-
son, on ne peut cesser d'aimer l'Ordre: car l'homme est fait
pour vivre de raison, pour vivre selon 'l'Ordre. Ainsi l'amour
de l'Ordre règne naturellement partout où l'amour-propre ne
lui est point contraire. Il règne même souvent quoique l'a-
mour-propre ou la concupiscence lui résiste, je ne dis pas seu-
lement dans les Justes, dans ceux où il règne - absolument,
mais même dansles méchants, où l'amour-propre est souverain.
Car la beauté de la justice touche souvent les injustes mêmes,
de manière que l'amour-propre trouve son compte à se confor-
mer à l'Ordre 3.
XV. Certainement l'homme ne voit que parce que Dieu ré-
claire : il ne veut que parce que Dieu l'anime ou le fait aimer".
Or Dieu n'éclaire que par son Verbe, il n'anime 5 que par l'a-
mour qu'il se porte à lui-même. Car Dieu ne peut pas éclairer
l'homme par une fausse raison, ni lui imprimer un amour con-
traire au sien. Toute la lumière vient donc du Verbe, tout le
mouvement vient donc de l'Esprit saint: puisque enfin Dieu
seul agit, et qu'il n'agit que par la sagesse qui l'éclairé et par
l'amour qu'il se porte à lui-même. Donc, tant que l'homme
pensera, tant qu'il aimera, il ne sera point séparé de la Raison,
il ne sera point sans amour pour l'Ordre 6. Car, pour tomber
dans l'erreur, il faut mal user de la Raison, mais il en faut
user; puisque celui qui ne voit rien ne peut juger de rien, ne
peut tomber dans l'erreur. De même pour aimer le mal, il faut
aimer le bien : car on ne peut aimer le mal, que parce qu'on
le regarde comme un bien, que par l'impression naturelle qu'on
1. Var. C'est le Verbe, objet naturel de tous les mouvements des esprits. (16S4.)
~. Var. Dans les justes où il règne. (16S4.)
3. Var. Cette dernière phrase n'était pas dans Tél. de 1684. Elle est accompa-
gnée, ilans les éditions de Lyon, d'un renvoi marginal à S. Aug., De Trin., 1. XIV.
B. XV.
4. Var. On l'agite. (1684.)
5. Var. Il n'agite. (1684.)'
6. C'est dans ce reste indéfectible de raison et d'amour de l'ordre que Malebran-
che voit la réalité du libre arbitre : si faible qu'il soit chez beaucoup d'hommes,
il le juge suffisant pour établir la responsabilité, le mérite et le démérite, car il per-
met de faire effort pour demander, mériter et obtenir une liberté plus grande.
PREMIÈRE PARTIE. — DE LA VERTU. 33
a pour le bien *. Ainsi l'amour-propre n'anéantit pas l'amour
de l'Ordre : il ne fait que le corrompre en rapportant à soi-
même ce qui n'y a point de rapport 2 nécessaire, ou plutôt en
faisant préférer le bonheur actuel à la perfection de son être, à
la vertu, et à la félicité future qui en sera la récompense. Car
l'homme, soit qu'il aime les objets par rapport à soi ou autre-
ment, il aime toujours ceux qui sont ou qui paraissent les
meilleurs : parce que l'amour de l'Ordre ou des biens à pro-
portion de leur perfection ou de leur bonté, est un amour na-
turel et inviolable 5.
XVI. Je dis ceci principalement afin que les méchants sa-
chent du moins qu'ils sont tels, et que les justes se défient de
leur vertu. Car, comme les hommes, quelque misérables qu'ils
soient, sentent en eux-mêmes quelque droiture, ou qu'ils ont
quelque amour naturel pour l'Ordre, ils s'imaginent avoir vé-
ritablement de la vertu. Mais, pour posséder la vertu, il ne suf-
fit pas d'aimer l'Ordre d'un amour naturel, il faut encor l'aimer
d'un amour libre, éclairé, raisonnable. Mais de plus il ne suffit
pas de l'aimer, lorsqu'il s'accommode actuellement avec notre
amour-propre 4; il faut lui sacrifier tout ce qu'il exige de
nous \ notre bonheur actuel, et s'il le demandait ainsi, notre
être propre : car la vertu ne consiste que dans l'amour domi-
nant de l'Ordre immuable. Notre cœur n'est parfaitement bien
réglé 6, que lorsqu'il est disposé à se conformer à l'Ordre en
toutes choses ; et celui, qui voudrait que dans quelques occa-
sions l'Ordre se conformât à ses inclinations particulières, au-
rait en cela l'esprit faux et le cœur corrompu. Il n'y a point
d'homme, quelque méchant qu'il soit, qui ne trouve quelque-
fois dans l'Ordre une beauté qui le charme. Apparemment les
démons mêmes ont encore quelque amour 7 pour Tordre. Ils
sont prêts à s'y conformer, lorsqu'il n'exige rien qui soit con-
traire à leur amour-propre; et peut-être y en a-t-il qui lui ofïri-
1. Var. Cette fia de phrase, depuis les mots : que par l'impression naturelle,
n'était pas dans l'édition de 1684.
2. Var. Ici s'arrêtait la phrase dans l'édition de 1684.
3. Var. Et invincible. (1684.)
4. Var. Mais pour posséder la vertu, il ne suffit pas d'aimer l'ordre d'un amour
naturel . (1684.)
5. Var. Il faut lui sacrifier toutes choses. (1684.)
6. Var. Notre cœur n'est réglé. (1684.)
7. Var. On! quelque amour. (16S4 )
34 TRAITÉ DE MORALE.
raient volontiers quelque léger sacrifice. Ils ne sont pas tous
également méchants : ils ne sont donc pas tous également op-
posés à l'Ordre. Judas était un misérable que l'avarice domi-
nait : néanmoins on peut croire, que pour délivrer de la mort
le meilleur de ses amis, il aurait bien sacrifié quelque peu d'ar-
gent. Il vendit le Sauveur pour trente deniers : mais peut-être
qu'il ne l'aurait pas livré si la somme eût été plus petite. Pour
être vertueux, il ne suffit donc pas d'aimer l'ordre : il faut l'ai-
mer plus que toutes choses; il faut avoir une résolution ferme
de le suivre partout, quoi qu'il en coûte. Il faut être prêt à lui
sacrifier, non quelques petits plaisirs, ou quelques légères dou-
leurs, mais son bonheur, sa réputation, la vie présente 1, dans
l'espérance de recevoir de Dieu une récompense digne de lui.
XVII. Je crois même devoir ajouter à tout cela qu'une simple
résolution, quelque forte qu'elle soit, de suivre l'Ordre en tou-
tes choses, ne justifie pas devant Dieu. Car Dieu, juste Juge des
dispositions des esprits, ne juge pas une âme sur des mouve-
ments actuels et passagers : il la juge sur ce qu'il trouve en
elle de stable et de permanent. Les actes passent; et celui qui
se trouvant tout ému de la beauté de l'Ordre, prend une sainte
résolution de lui sacrifier toutes choses, doit encore craindre
pour lui-même. Car il n'arrive presque jamais qu'un acte seul
forme la plus grande des habitudes, et que le mouvement ac-
tuel de l'esprit détruise une disposition invétérée d'obéir aux
mouvements 2 de l'amour-propre. Au contraire les habitudes
sont stables ; et quoique le juste tombe sept fois 3, qu'il se
console : Dieu connaît le fond de son cœur. Mais qu'il prenne
garde que la concupiscence ne le séduise * et ne le corrompe,
et que les objets sensibles, faisant à tous moments des impres-
sions dangereuses sur son imagination, elle ne se révolte quel
que jour ouvertement contre les lois sévères qui la désolent.
Car l'habitude 5 de la charité est bien plus délicate, bien plus
difficile à acquérir et à conserver que les habitudes criminel
les: parce qu'un 6 seul acte délibéré, un seul péché mortel la
1. Var. Son bonheur, sa réputation, son être, propre (16S4). Malebranche a
trouvé, non sans raison, que cette dernière expression était excessive.
2. Var. Aux inclinations. (1684.)
3. Var. Sept fois le jour. (16S4.)
4. Séduire (se ducere), mener hors des chemins de la vérité et du devoir.
5. Var. Car il faut bien remarquer que l'habitude... (1684.)
6. Var. Car. (1684.)
PREMIERE PARTIE. -DE LA VERTU. 35
dissipe toujours. Dont la raison principale est que nous ne pou-
vons point aimer Dieu sans le secours de la grâce, auquel se-
cours il est juste que nous perdions droit par notre infidélité
volontaire; et que d'ailleurs la concupiscence ne nous quitte
point quoique nous lui résistions volontairement *. Un homme
est juste devant Dieu, lorsque son cœur est véritablement plus
disposé à aimer le bien que le mal d'un amour libre et rai-
sonnable, soit que cette disposition soit acquise par des actes
d'amour libres et raisonnables, ou autrement. Mais, comme on
ne sent pas ses habitudes -, comme on ne connaît que ce qui se
passe actuellement dans l'âme, et que la charité ne se fait pas
sentir comme la concupiscence, qui est souvent excitée, on ne
peut s'assurer de l'état où l'on est. Ainsi un doit toujours se
défier de soi-même, sans se décourager, et travailler jusqu'à
la mort à détruire l'amour-propre ou la concupiscence qui se
renouvelle sans cesse, et à fortifier l'amour de l'Ordre qui s'af-
faiblit ou se corrompt, dès qu'on ne veille point sur soi-même.
XVIII. Il faut bien remarquer pour la suite, qu'il y a des
actes d'amour de deux sortes ; des actes d'amour naturels ou
purement volontaires, et des actes libres. Tout plaisir produit
immanquablement dans l'âme le mouvement naturel de l'amour,
ou fait que Ton aime d'un amour naturel, nécessaire, ou pure-
ment volontaire, l'objet qui cause ou qui semble causer ce plai-
sir. Mais tout plaisir ne produit pas l'amour libre : car l'amour
libre ne se conforme pas toujours à l'amour naturel. Cet amour
ne dépend pas uniquement du plaisir : il dépend de la Raison,
de la liberté, de la force qu'a l'âme de résister au mouvement
qui la presse. C'est le consentement de la volonté qui fait la dif-
férence essentielle de cette espèce d'amour. Or ces deux actes
différents d'amour forment des habitudes, chacun de leur es-
pèce. L'amour naturel laisse dans l'âme une disposition d'a-
mour naturel : l'amour de choix laisse une habitude d'amour
de choix. Car quand on a souvent consenti à l'amour d'un
bien, on a une pente ou facilité à y consentir de nouveau.
XIX. On doit donc remarquer que toute disposition d'amour,
soit naturel, soit libre, corrompt l'âme, et la rend digne de la
1. Var. Toute cette phrase depuis : dont la raison principale, n'était ni de
l'édition de 1684, ni de celle de 1697.
2. Var. Ces mots : comme on ne sent pas ses habitudes, n'étaient pas dans l'édi-
tion de 1684.
36 TRAITE DE MORALE.
,
haine de Dieu, si son objet est la créature; et la rend juste e:
agréable à Dieu, si c'est le Créateur : pourvu néanmoins que
la disposition d'amour naturel soit seule dans le cœur. Car s'il
\ a dans un cœar deux amours habituels de différente espèce,
Dieu n'a point d'égard à l'amour naturel, mais a l'amour li-
bre.
XX. Par exemple, un enfant qui vient au monde est pécheur
et digne de la colère de Dieu, parce que Dieu aime l'Ordre, et
que le cœur de cet enfant est déréglé, ou tourné vers les corps,
par une disposition habituelle d'un amour naturel, nécessaire,
ou purement volontaire, qu'il tire ' de ses parents sans consen-
tement de sa part. Adam, au premier instant de sa création,
était juste, parce que son cœur était disposé à aimer Dieu, quoi-
que alors il n'eût point encore acquis l'habitude de consentir à
cet amour. La disposition ou l'habitude naturelle, lorsqu'elle
est seule, corrompt donc ou justifie L'âme. Car lorsqu'il n'y a
dans un cœur qu'un amour habituel, et que cet amour est bon,
il n'y a rien que d'aimable aux yeux de celui qui aime l'ordre :
et c'est le contraire si cet amour est mauvais. Mais lorsqu'il y
a deux habitudes d'amour de différente espèce, Dieu n'a d'é-
gard qu'à celle qui est libre. Apparemment les justes ont beau-
coup plus de facilité et de disposition naturelle a aimer les corps
qu'à aimer les vrais biens. Les plaisirs sensibles étant presque
continuels, et la délectation prévenante de la grâce étant beau-
coup plus rare, ils sont plus disposés, de cette espèce d'habitude
qui est une suite naturelle du plaisir, à aimer les objets sensi-
bles que les vrais biens. Cela est évident par ce qui leur arrive
durant le s:>mmeil, ou lorsqu'ils ne sont point sur leurs gar-
des et qu'ils agissent sans réflexion; car ils suivent alors pres-
que toujours les mouvements de la concupiscence. Or ces dérè-
glements ne les corrompent point, et Dieu ne les regarde point
comme des pécheurs, 2 parce que l'habitude de la vertu n'en est
point changée 5; les actes qui ne sont point libres ne pouvant
changer les habitudes libres, mais seulement les habitudes de
même espèce. Il est donc visible par tout ce que nous avons dit,
que Varnour de V Ordre qui nous justifie devant Dieu, doit être un
1. Voyez le ehap. vu du 2e vol. de la Recherche de la vérité, et l'éclaircissement
sur ce même chapitre. Note marginale de M.)
2. Var. Le membre de phrase : et Dieu..., n'était ni de l'édition de 1684, ni de
celle de 1697.
3. Var. N'est point changée. (16S4.)
PREMIERE PARTIE. DE LA VERTU. 37
amour habituel, libre et dominant 1 de l'ordre immuable. Ainsi,
lorsque je parlerai dans la suite de l'amour de l'Ordre, j'enten-
drai ordinairement cet amour habituel, et non point l'amour
actuel, ni l'habituel naturel -, ni l'amour qui n'est point domi-
nant, ni aucun autre mouvement, ou disposition de l'âme.
1. Libre, c'est-à-dire raisonné, éclairé, un amour « de choix » : dominant., e'est-à-
dire ayant sur la décision et sur l'action une influence plus grande que tout autre
motif : car les motifs se mêlent les uns aux autres, et l'amour-propre concourt
presque toujours avec l'amour de l'ordre, mais il faut que ce dernier soit dominant.
2. Par opposition à l'habituel acquis par l'obéissance constante à la Raison et
par la recherche persévérante de l'ordre immuable.
CHAPITRE QUATRIÈME.
Deux vérités fondamentales de ce traité. La première: les actes pro-
duisent les habitudes, et les habitudes les actes. La seconde : l'unie
ne produit pas toujours les actes de son habitude dominante.
Ainsi le pécheur peut ne point commettre tel péché, et le juste
peut perdre la charité : parce qu'il n'y a point de pécheur sans
amour pour l'ordre, ni de juste saus amour-propre. On ne peut
devenir juste devant Dieu par les forces du libre arbitre. En géné-
ral moyens pour acquérir et conserver la charité. Ordre que je
suivrai dans l'explication de ces moyens.
I. Pour expliquer nettement les moyens d'acquérir et de con-
server l'amour dominant de l'Ordre immuable, il faut suppo-
ser deux vérités fondamentales de la première partie de ce
traité. La première, qu'ordinairement les vertus s'acquièrent et
se fortifient par les actes. La seconde, que lorsqu'on agit, on
ne produit pas toujours les actes de la vertu qui domine : ce
que je dis de la vertu, je l'entends de toutes les habitudes
bonnes ou mauvaises, et même des passions qui nous sont na-
turelles.
II. Tous les hommes sont assez convaincus par leur propre
expérience, que les actes forment et conservent les habitudes
qui ont quelque rapport au corps. Par exemple, tout le monde
demeure d'accord que l'on peut acquérir par des actes l'habi-
tude de danser, de jouer des instruments, de parler une langue.
Plusieurs sont persuadés qu'à force de boire on devient ivrogne,
que le commerce des femmes rend mou et efféminé, et qu'avec
des gens de guerre on devient ordinairement vaillant ou bru-
tal. Mais il y a peu de gens qui fassent sérieusement réflexion,
0
lifï'
PREMIÈRE PARTIE. DE LA VERTU. 39
que l'àme même par ses propres actes prend des habitudes,
dont elle ne peut pas facilement se défaire. Un Mathématicien
s'imagine aisément qu'il dépend de lui de ne point aimer les
Mathématiques et d'en abandonner l'étude. Un ambitieux se
persuade follement qu'il n'est point esclave de sa passion ; et
chacun croit, quoique misérablement asservi à quelque mau-
vaise habitude, qu'il ne dépend que de lui de rompre tout d'un
coup les liens qui le captivent. C'est môme sur ce principe qu'on
remet toujours à se convertir. Car, comme pour se convertir, il
ne faut que mépriser des biens qu'on reconnaît vains et mépri-
sables, et aimer Dieu, qui certainement mérite seul d'être aimé,
chacun se persuade qu'il a, et qu'il aura toujours assez de rai-
son et de force pour former et pour exécuter un dessein si juste
et si raisonnable.
III. De plus, comme la volonté n'est jamais forcée, on s'ima-
gine que tout ce qu'on veut, on le veut précisément parce
qu'on le veut. On ne pense point que nos volontés s'excitent en
nous en conséquence de nos dispositions intérieures: parce
qu'en effet ces dispositions étant des modifications de notre
être propre, qui nous sont inconnues, elles nous font vouloir
de manière qu'il semble que cela ne dépende que de nous :
car nous voulons si gaiement, que nous croyons que rien ne
nous oblige à vouloir. Il est vrai qu'alors rien ne nous oblige
à vouloir, que nous-mêmes. Mais notre nous-même n'est point
notre être purement naturel, ou parfaitement libre pour le bien
et pour le mal : c'est notre être disposé à l'un ou à l'autre par
des modifications qui le corrompent ou le perfectionnent, et
qui nous rendent aux yeux de Dieu ou justes ou pécheurs.
Et ce sont ces dispositions-là qu'il faut ou augmenter ou dé-
truire par les actes \ qui sont les causes naturelles des habi-
tudes.
IV. Mais pour cela il faut encore supposer cette autre vérité
importante, que l'âme ne produit pas toujours les actes de l'ha-
bitude qui domine en elle. Car il est évident que si celui dont
la disposition dominante est l'avarice, n'agissait jamais que par
quelque mouvement d'avarice, bien loin de devenir libéral, son
vice augmenterait sans cesse : selon le principe que nous ve-
nons d'exposer, que les actes produisent et fortifient les habi-
tudes. Il faut même qu'il soit au pouvoir de l'homme corrompu
1. Var. Cette virgule n'était pas dans l'édition de 1684.
40 TRAITE DE MORALE.
de produire des actes de vertu, afin qu'il paisse se défaire de
ses mauvaises habitudes, et devenir homme de bien : mais
celte proposition doit être expliquée.
V. Je dis donc à l'égard des habitudes particulières, premiè-
rement qu'an avare, par exemple, peut agir par un mouve-
ment d'ambition : et cela n'est ni difficile à croire, ni difficile
à prouver. Je dis en second lieu qu'un avare peui môme faire
une action contraire à l'avarice qui le domine. Car un avare
peut aussi être ambitieux. Cela supposé, si la passion pour les
richesses n'est point excitée, et que son ambition le soit ; ou si
s«m avarice est moins excitée que son ambition dans une pro-
portion réciproque de la force de ces deux passions, il est cer-
tain que l'avare fera une action de libéralité, si dans ce mo-
ment il se détermine à agir, ce qui certainement est en son
pouvoir. Car enfin on ne peut vouloir que le bien, et dans ce
moment l'avare trouvera meilleur de faire cette action de libé-
ralité que de ne la pas faire, et de sacrifier ' l*amour qu'il a
pour l'argent à celui qu'il a pour la gloire. Ainsi il est évident
que le pécheur peut, par des raisons d'amour-propre, ne pas
suivre tel mouvement de ses passions qu'on voudra déterminer,
s'il peut réveiller quelques passions contraires, et suspendre
jusque-là le consentement de sa volonté. Mais cela ne suffit
pas encore pour faire comprendre que celui qui pèche peut ne
point pécher, que le pécheur peut se défaire de ses mauvaises
habitudes, et le juste perdre la charité.
VI. En effet il n'en est pas des habitudes particulières de
l'avarice ou de la libéralité, comme de l'amour de l'Ordre ou
de l'amour-propre : et quoiqu'on demeure peut-être d'accord
qu'un avare peut faire une action de libéralité, on me contes-
tera sans doute qu'un païen puisse faire une action conforme
à l'Ordre, et par amour pour l'Ordre. Mais pour moi je ne veux
point contester. Je vas tâcher d'expliquer nettement ma pen-
sée. Que chacun suive ce que l'évidence de la Raison et l'auto-
rité de la foi l'obligent à croire, et m'abandonne moi, s'il re-
connaît que je m'écarte 2du chemin qui me doit conduire dans
la recherche de la vérité.
VIL Si les pécheurs ou les païens n'avaient nul amour pour
l'Ordre, ils seraient incorrigibles en toutes manières : si les
1. Var. 11 sacrifiera. (1684.
2. Var. Si je m'écarte. (1684.)
PREMIERE PARTIE. DE LA VERTU. H
justes n'avaient plus d'amour-propre, ils seraient impeccables.
Car les actes forment et conservent les habitudes selon le prin-
cipe que je viens d'expliquer. Or le pécheur l n'a que de l'a-
mour-propre, on le suppose. 11 ne peut dune agir que par
amour-propre. Toutes ses actions augmentent donc la corrup-
tion de son cœur. Le juste au contraire n'a de l'amour que
pour l'ordre, on le suppose. Une peut donc agir que par amour
pour l'Ordre. Toutes ses actions augmentent donc sa vertu.
Le pécheur est donc incorrigible, et le juste impeccable, dans
la supposition que le pécheur ou le païen n'a que de l'amonr-
propre, et le juste que de l'amour pour l'Ordre. Mais je crois
avoir suffisamment prouvé dans le chapitre précédent, que
dans les plus grands pécheurs il y a toujours quelque dispo-
sition à aimer Tordre; et je ne pense pas qu'on puisse douter
que les plus gens de bien ne conservent toujours quelque reste 2
de l'amour-propre.
VIII. Il est vrai qu'un païen ne peut jamais acquérir la cha-
rité 3, ni faire d'action qui mérite les secours nécessaires pour
acquérir la charité ou l'amour dominant h de l'Ordre im-
muable : mais il peut faire des actions conformes à l'ordre des
actions bonnes et méritoires. Car un païen a toujours quelque
idée de l'ordre 3. Cette idée est ineffaçable. Cn païen a toujours
quelque amour pour l'ordre0. Cet amour est naturel et immor-
tel. Or tout amour est agissant, lorsqu'il est excité 7. Donc si l'a-
mour-propre ne s'oppose à l'action de l'amour pour l'Ordre,
l'amour de l'Ordre excité produira ses actes et agira. Et même,
quoique l'amour-propre s'oppose à l'amour de l'Ordre, si l'a-
mour de l'Ordre est plus excité que l'amour-propre, en propor-
1. Var. Le pécheur. (1684.)
2. Var. Quelques restes. (1684.)
3. Ce mot de charité est pris ici. comme en beaucoup d'autres endroits, dans son
sens théologique. Cf. Pascal. « La distance infinie des corps aux esprits figure la
distam-e infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. »
(Ed. Havet, xvn, 1.) « On n'entre dans la vérité que par là charité. •> dit encore
Pascal. (Art de persuader.) Mais il faut remarquer l'étroite union des idées méta-
physiques et des idées théologiques dans Malebranche. Pour lui. la charité n'est pas
seulement d'une façon générale fa : our de Dieu et l'obéissance à sa volonté, c'est
l'amour dominant de l'ordre immuable.
4. Var. Pour- acquérir l'amour dominant... (1GS4.;
5. Ch. i. (Note marginale de M.
6. Ch. m. (M.)
7. Cette phrase est un des nombreux exemples de la confusion de l'amour et de
la volonté dans Malebranche.
42 TRAITÉ DE MORALE.
tion réciproque de la grandeur de ces deux amours habituels
et de leur mouvement actuel, l'amour pour l'Ordre surmontera
l'amour-propre, si dans ce moment on se détermine à agir.
IX. ■ On conduit par exemple un innocent au supplice. L'Ordre
le défend, un païen le sait, et peut en disant une parole em-
pêcher ce désordre. La mort ou la vie de cet homme ne touche
point à son amour-propre, je le suppose. Certainement il em-
pêchera, ou du moins il aura assez de force et de raison pour
parler et empêcher ce désordre. Pour moi je ne doute nulle-
ment qu'il ne l'empêchât dans la supposition telle que je la
fais, car naturellement tous les hommes aiment l'Ordre ; et ils
y sont tellement unis, qu'on ne peut blesser l'Ordre sans les
offenser eux-mêmes en quelque manière 2. Les mêmes choses
supposées, quoique cet homme soit avare, si sa passion est un
peu endormie, ou quoique excitée, si on ne lui demande qu'un
sou par exemple pour délivrer cet homme de la mort, certaine-
ment il fera, ou du moins il pourra faire une action opposée à
son amour-propre; parce qu'effectivement elle lui est peu oppo-
sée, et que l'ordre qu'il est disposé naturellement à aimer se-
rait extrêmement blessé, s'il ne faisait pas ce petit sacrifice.
X. Or ces actions sont bonnes, parce qu'elles sont conformes
à l'Ordre; et elles sont méritoires, parce qu'el es sont accom-
pagnées du sacrifice qu'on fait de l'amour-propre à l'amour de
l'Ordre. Mais ces actions ne sont point méritoires des vrais biens,
ni de rien qui conduise à leur possession : parce qu'outre qu'elles
ne sont que de légers sacrifices, elles procèdent 3 d'un cœur
corrompu, d'un cœur où l'amour-propre aveugle et déréglé *
est absolument le maître 3.
XI. On ne peut avoir droit aux vrais biens, qu'on ne soit
1. Voyez le ch. vi. art. 15 et 16 ci-dessous. (Note marginale de M.)
2. Ils ne souffrent donc de cette violation de l'ordre qu'en tant qu'elle les aff-cle
eux-mêmes, en vertu de cette union. Voilà comment, dans la nature païenne et
dans la nature déchue qui redevient païenne, l'amour-propre ae mêle à tout et cor-
rompt tout, même les sacrifices partiels et momentanés qu'il parait faire à l'ordre.
int de vue est absolument le même que celui de La Rochefoucauld.
3. Var. Parce qu'elles ne sont que de légers sacrifices et qu'elles procèdent.
[1684 et 1697.)
4. Var. Les mots : aveugle et déréglé, n'étaient ni de l'édition de 1684 ni de celle
de 1697.
5. La première et la seconde partie de ce paragraphe semblent difficiles à con-
cilier entre elles. Si l'amour-propre est absolument le maitre dans de telles âmes,
comment peut-il s'y sacrifier à l'amour de l'ordre? Malebranche veut trop dimi-
nuer, dans la seconde partie, le mér.te qu'il a reconnu dans la première.
PREMIÈRE PARTIE. — DE LA VERTU. 43
juste aux yeux de Dieu : et l'on ne peut être juste devant Dieu,
qu'on n'ait plus de disposition à aimer l'Ordre que toute autre
chose, et que soi-même; ou ce qui revient au même, qu'on ne
soit disposé * à ne s'aimer que selon l'Ordre, à ne vouloir être
heureux qu'autant qu'on le mérite 2. Ainsi, quand même on
supposerait qu'un païen aimerait d'un amour actuel l'Ordre
plus que toutes choses, ce qui ne se peut faire que par le mou-
vement de la grâce ; Dieu qui ne juge pas l'âme sur ce qu'il
trouve en elle de passager, mais sur ses dispositions stables et
permanentes, ne pourrait pas la regarder comme juste et sainte.
Car un acte d'amour de Dieu sur toutes choses ne peut pas na-
turellement changer l'habitude invétérée de l'amour-propre.
Cela ne se peut sans l'usage des Sacrements que Jésus-Christ a
institués pour notre justification 3, pour donner à un seul acte
d'amour de Dieu la force d'en produire l'habitude, laquelle
seule donne droit aux vrais biens. Ainsi nul Philosophe, ni So-
crate, ni Platon, niEpictète, quelque éclairés qu'ils aient été sur
leurs devoirs, ni même ceux qu'on peut supposer avoir ré-
pandu leur sang pour l'Ordre de la justice, ne peuvent être
sauvés, s'ils n'ont reçu la grâce que la foi seule obtient : puis-
que Dieu juste juge ne les a pu juger que sur la disposition
permanente de leur volonté ; et que quand il serait naturelle-
ment possible de tendre le cou au bourreau par un mouvement
actuel d'amour pour la justice, cela seul ne changerait pas la
disposition naturelle et invétérée de l'amour-propre : disposi-
tion confirmée et augmentée à tous moments par le mouvement
de la concupiscence durant tout le cours de la vie.
XII. Néanmoins comme les païens conservent toujours
quelque amour pour l'Ordre, ils peuvent éviter le péché qu'ils
commettent, en réveillant cet amour, en évitant ce qui excite
l'amour-propre, et en ne consentant point avant que d'être
forcés à consentir, comme j'expliquerai dans la suite. Mais vé-
ritablement ils ne peuvent point accomplir les commandements
de Dieu. Ils ne peuvent aimer l'ordre plus qu'eux-mêmes en
toutes occasions. La Raison nous en doit convaincre; et la foi
nous apprend qu'ils ne le -peuvent jamais. Il n'y a que ceux
qui ont la foi qui le puissent : et même entre ceux-là, tous n'en
1. Var. Ou qu'on ne soit disposé. (1684.)
2. Var. Cette fin de phrase, depuis : à ne vouloir..., n'était pas dans l'édition
de 1684.
3. J'expliquerai ceci dans le ch. vin. (Note marginale de M.)
44 TRAITÉ DE MORALE.
ont pas un égal pouvoir. Il n'y a que les justes a qui rien ne
manque. Pour les autres, ils peuvent prier, s'ils connaissent
leur faiblesse et s'ils veulent en être guéris l. Ils peuvent par le
secours de leur foi, et en conséquence des promesses de Jésus-
Christ, et non par la nécessité de l'Ordre immuable de la jus-
tice, mériter le pouvoir prochain d'observer en toutes occasions
les commandements de Dieu 2.
XIII. Je reprends en peu de paroles les vérités essentielles que
je viens de prouver, et qui sont nécessaires pour la suite. Les
habitudes s'acquièrent et se fortifient par les actes. Or l'habi-
tude qui domine, n'agit pas toujours : on peut faire des actes
qui n'y ont nul rapport, et quelquefois qui lui sont opposés.
L'homme peut doncchanger d'habitudes.
XIV. De plus il n'y a point d'homme, quelque corrompu qu'il
soit, qui n'ait quelque disposition à aimer l'Ordre. Tout homme
libre et raisonnable peut donc se corriger, je ne dis pas se
rendre juste 3.
XV. Mais en supposant les secours a de la grâce, tout homme
peut se rendre juste. Car l'amour dominant de l'Ordre immua-
ble qui nous justifie devant Dieu, est une disposition stable et
permanente, c'est une habitude. Or on peut acquérir cette ha-
bitude par le secours de la grâce : non seulement parce qu'on
peut par le moyen de la grâce actuelle former librement tant
d'actes d'amour de l'Ordre sur toutes choses, ou de si fervents,
que l'habitude en résultera; mais plus facilement et plus sû-
rement, parce qu'on peut s'approcher des Sacrements dans le
1. Var. Los mots : et s'ils veulent on être guéris, n'étaient pas dans l'édition
de 16S4.
2. Finalement, Malebranche semble bien danner tous les païens, y compris So-
crate et Platon, qui évidemment n'ont pu « faire usage des sacrements institués par
Jésus-Cbrist pour notre justification. » Cette doctrine est bien celle des jansénistes,
aux yeux de qui Jésus-Christ n'était pas mort pour tous les hommes. Les théolo-
giens orthodoxes enseignent : que la Rédemption est aussi ancienne que le péché
d'Adam, qu'elle a commencé à produire ses effets au moment même de la condam-
nation du premier coupable, que par l'effet de cette Rédemplion. les païens et les
infidèles ont reçu et reçoivent encore « des grâces de salut » auxquelles il leur ap-
partient de correspondre; enfin, que celui-là seul est vraiment hors des voies du
salut qui y est par sa faute, culpabiliter. Malebranche corrigera plus tard la dureté
de la doctrine janséniste, au moins en ce qui concerne les hommes nés après Jé-
sus-Christ. Ici, et en ce qui concerne les païens, il est bien, ce semble, avec elle.
3. En d'autres termes, ce libre arbitre est suffisant pour rendre un homme quel-
conque humainement, naturellement vertueux ou coupable : il ne suffit pas pour
le justifier, au sens théologique (qui a été déjà plusieurs fois expliqué .
4. Var. Le secours. (1684.)
PREMIERE PARTIE.— DE LA VERTU. 45
mouvement de cet amour, et que les Sacrements de la nouvelle
alliance répandent dans les cœurs la charité justifiante.
XVI. Tout ce qu'il y a donc à faire pour acquérir et pour
conserver l'amour dominant de l'Ordre immuable ou, pour
abréger les termes, l'amour de l'Ordre, consiste à rechercher
avec soin, quelles sont les choses qui réveillent cet amour et
qui lui font produire ses actes, et quelles sont celles qui peu-
vent empêcher le mouvement actuel de l'amour-propre. Or je
ne vois que deux principes qui déterminent le mouvement na-
turel de la volonté, et qui excitent les habitudes, savoir la lu-
mière et le sentiment !. Sans l'un ou l'autre de ces deux prin-
cipes il ne se forme point naturellement d'habitude, et celles
qui sont formées demeurent sans action. Si l'on fait attention 2
au sentiment intérieur qu'on a de soi-même, on se persuadera
facilement que la volonté n'aime jamais actuellement le bien,
que la lumière ne le découvre, ou que le plaisir ne le rende
présent à l'âme. Et si on consulte la raison, on reconnaîtra que
cela doit être ainsi: car autrement l'auteur de la nature impri-
merait dans la volonté des mouvements inutiles.
XVII. Il n'y a donc que la lumière et le plaisir qui excitent
dans l'àme quelque mouvement actuel : la lumière qui lui dé-
couvre le bien qu'elle aime par une impression invinci-
ble: le plaisir qui l'assure qu'il est actuellement présent.
Car jamais l'âme n'est mieux convaincue de la présence de
son bien, que lorsqu'elle se trouve actuellement touchée
du plaisir qui la rend heureuse. Cherchons maintenant les
moyens par lesquels nous pouvons faire que la lumière se
répande dans nos esprits, et que nos cœurs soient touchés par
des sentiments propres a notre dessein, qui est d'exciter en nous
des actes de l'amour de l'Ordre, et 3 de nous empêcher de for-
mer ceux de l'amour-propre ; car il est évident que tous les
préceptes de la Morale dépendent absolument de ces moyens.
Voici l'ordre que je garderai dans cette recherche.
XVIII. J'examinerai d'abord les moyens que nous avons pour
devenir éclairés sur nos devoirs. La lumière doit toujours pas-
ser la première, outre qu'il dépend beaucoup plus de nous de
voir le bien que de le goûter. Car ordinairement nos volontés
1. V. plus haut ch. ir, 12, page 21, note 6.
2. Var. Si l'on prend la peine de consulter le. (1684.)
3. Var. Ou. (1684.)
4o TRAITÉ DE MORALE.
sont les causes • occasionnelles directes et immédiates de nos
connaissances, et elles ne le sont jamais de nos sentiments.
Ensuite j'examinerai quelles sont les causes occasionnelles de
nos sentiments, et le pouvoir que nous avons sur elles, afin
que par leur moyen nous puissions déterminer l'Auteur de la
grâce et de la nature à nous toucher, de manière que l'amour
de l'Ordre se réveille et nous anime, et que l'amour-propre ou
la concupiscence demeure sans mouvement.
XIX. Je commencerai par les sentiments que Dieu produit en
conséquence de l'Ordre de la grâce, parce que ceux-là peuvent
exciter en nous des actes d'amour de l'ordre, capables d'en for-
mer l'habitude. Ensuite je parlerai des sentiments que Dieu
produit en nous en conséquence de l'ordre de la nature : senti-
ments qui ne peuvent qu'indirectement affaiblir nos mauvaises
habitudes, et qu'il est presque toujours à propos d'éviter, pour
conserver à l'àme le pouvoir et la liberté d'aimer les vrais
biens, et de vivre selon l'Ordre. Car les diverses manières
dont on se prive de ces sentimenis sont une des principales
parties de la Morale2; et la plupart des noms de vertu ne sont
inventés que pour exprimer les dispositions qu'on acquiert «à
éviter ces sentiments, qui ébranlent et dérèglent l'tàme 3.
1. Var. Sont causes. (1684.)
2. Var. La fin de phrase : qui ébranlent.... n'élait pas de l'édition de 1ÔS4.
3. Car notre action personnelle ne consiste trop souvent, d'après Malebranche,
qu'à affaiblir et à ralentir en nous l'action divine.
CHAPITRE CINQUIEME.
De la force de l'esprit. Nos désirs sont les causes occasionnelles de
nos connaissances. Il est difficile de contempler les idées abstrai-
tes, et la force de l'esprit consiste dans l'habitude qu'on a prise de
supporter le travail de l'attention. Moyens pour acquérir cette
force d'esprit. Il faut faire taire ses sens, son imagination etses pas-
sions, régler ses études, ne méditer que sur des idées claires. Etc.
I. La foi et la raison nous assurent que Dieu seul est la cause
véritable de toutes choses : mais l'expérience nous apprend
qu'il n'agit que selon certaines lois qu'il s'est faites *, et qu'il
suit constamment. Par exemple c'est Dieu seul qui meut les
corps : il faudrait peut-être bien du discours pour en convain-
cre certaines gens. Mais, cela supposé, comme ayant été prouvé
ailleurs 2, il est évident par l'expérience, que Dieu ne meut les
corps, que lorsqu'ils sont choqués. Ainsi on peut dire que le
choc des corps est la cause occasionnelle qui détermine infailli-
blement l'efficace de la loi générale par laquelle Dieu produit
dans son ouvrage mille mouvements divers.
II. Il n'y a aussi que Dieu qui répande la lumière dans les es-
prits : c'est une vérité que j'ai déjà suffisamment expliquée 3.
Mais il ne faut point chercher ailleurs qu'en nous-mêmes la
cause occasionnelle qui le détermine à nous la communiquer.
Dieu par une loi générale,' qu'il suit constamment et dont il a
1. Var. Qu'il s'est fait. (1684.)
2. Eclaircissements sur le ch. ni de la 2e partie du 6e livre de la Recherche de
la vérité. (Note marginale de M.)
3. Entretiens sur la métaphysique, 7e Entretien. Recherche de la vérité, liv. III,
partie 2. (Note marginale de M.)
48 TRAITÉ DE MORALE.
prévu toutes les suites, a attaché la présence des idées à l'atten-
tion de l'esprit : car lorsqu'on est le maître de son attention, et
qu'on en fait usage, la lumière ne manque pas de se répandre
en nous à proportion de notre travail. Cela est si vrai, que
l'homme ingrat et stupide s'en fait un sujet de vanité : il s'i-
magine être la cause de ses connaissances, à cause de la fidélité
avec laquelle Dieu exauce ses désirs. Car, ayant un sentiment
intérieur de son attention, et n'ayant aucune connaissance de
l'opération de Dieu en lui 4, il regarde l'effort de ses désirs, qui
devrait le convaincre de son impuissance, comme la cause vé-
ritable des idées qui accompagnent cet effort.
III. Or Dieu a dû établir eu nous les causes occasionnelles de
nos connaissances pour bien des raisons, dont la principale est,
que sans cela nous n'eussions pas été les maîtres de nos volon-
tés. Car, comme nos volontés doivent être éclairées pour être
excitées, s'il n'était nullement en notre puissance de penser, il
n'y serait pas de vouloir. Nous ne serions donc point libres d'une
parfaite liberté, ni par conséquent en état de mériter les vrais
biens pour lesquels nous sommes faits.
IV. L'attention de l'esprit est donc une prière naturelle, par
laquelle nous obtenons que la Raison nous éclaire. Mais depuis
le péché l'esprit se trouve souvent dans des sécheresses effroya-
bles. Il ne peut prier : le travail de l'attention le fatigue et le
désole. En effet ce travail est grand d'abord, et la récompense
fort médiocre; et d'ailleurs on se sent à tous moments sollicité
et pressé, agité par l'imagination et les passions, dont il doux
de suivre l'inspiration et les mouvements 2. Cependant c'est une
nécessité; il faut invoquer la Raison pour en être éclairé. Il
n'y a point d'autre voie pour obtenir la lumière et l'intelligence
que le travail de l'attention. La foi est un don de Dieu, qui ne
se mérite point : mais l'intelligence ne se donne ordinairement
qu'aux mérites. La foi est pure grâce en tous sens : mais l'in-
telligence de la vérité est tellement grâce, qu'il faut la mériter
par le travail ou la coopération à la grâce.
V. Or ceux qui sont faits à ce travail, et qui sont toujours at-
1. Les mots : en lui, n'étaient ni de l'édition de 1684 ni de celle de 1697.
2. Non seulement à cause des satisfactions où elles tendent, mais parce que leur
mouvement même et leur agitation nous remplissent d'une certaine joie, confuse
et mélangée, mais assez vive pour que notre âme s'y complaise. On retrouve cette
idée dans Pascal ; on la retrouve surtout dans le 3e livre de la Recherche de la vé
rite, et dans mainte autre page de Malebranche.
PREMIÈRE PARTIE. — DE LA VERTU. 49
tentifs a la vérité qui les doit conduire, ont une disposition qui
mériterait sans doute un nom plus magnifique que ceux qu'on
donne aux vertus les plus éclatantes. Mais, quoique cette ha-
bitude ou cette vertu soit inséparable de l'amour de l'Ordre, elle
est si peu connue parmi nous, que je ne sais si nous lui avons
fait l'honneur de lui donner un nom particulier. Qu'il me soit
donc permis de la désigner par le nom équivoque de force d'es-
prit.
VI. Pour acquérir cette véritable force par laquelle l'esprit sup-
porte letravail de l'attention, il faut commencer de bonne heure à
travailler. Car naturellement on ne peut acquérir les habitudes
que par les actes : on ne peut se fortifier que par l'exercice. Mais
c'est peut-être la difficulté que de commencer. On se souvient
qu'on a commencé, et qu'on a été obligé de cesser. De là on se
décourage ■ on se croit inhabile à la méditation : on renonce à
la Raison. Si cela est, quoiqu'on dise pour justifier sa paresse
et sa négligence, on renonce à la vertu, du moins en partie.
Car, sans letravail de l'attention, on ne comprendra jamais la
grandeur de la Religion, la sainteté de la Morale, la petitesse
de tout ce qui n'est pas Dieu, le ridicule des passions et toutes
ses misères intérieures. Sans ce travail, l'âme vivra dans l'a-
veuglement et dans le désordre, puisqu'il n'y a point naturel-
lement d'autre voie pour obtenir la lumière qui doit nous con-
duire, On sera éternellement dans l'inquiétude et dans un em-
barras étrange : car on craint tout lorsqu'on marche dans les
ténèbres et qu'on se croit environné de précipices. Il est vrai
que la foi conduit et soutient, mais c'est parce qu'elle produit
toujours quelque lumière par l'attention qu'elle excite en nous :
car il n'y a que la lumière qui puisse bien rassurer les esprits,
lorsqu'ils ont autant d'ennemis à craindre que nous en avons.
VII. Que faire donc pour commencer sans se rebuter? Voyons
ce qui nous rebute. On médite avec peine et sans récompense.
D'un côté la peine désole : de l'autre la récompense ne console
point assez. 11 faut donc diminuer la peine et augmenter la ré-
compense. Cela est clair. Mais rien n'est plus difficile. Cela
même est impossible à l'égard de la plupart des hommes : et
c'est pour cela qu'il nous fallait une voie abrégée de nous as-
surer de la vérité, et que l'autorité visible de l'Église était né-
cessaire pour nous conduire. Car ceux mêmes qui ont le plus
d'esprit, s'ils s'écartent de la foi, ou s'ils s'abandonnent à l'analo-
gie de la foi, ils s'écartent du chemin qui mène à l'intelligence.
50 TRAITE DE MORALE.
Ils rompent l'enchaînement des vérités, qui toutes se tiennent
de manière, qu'une seule fausse vérité étant supposée, on peut
renverser toutes les sciences, si l'on sait raisonner conséquem-
ment 4.
VIII. Pour diminuer la peine qu'on trouve dans la médita-
tion, il faut éviter tout ce qui partage inutilement la capacité
de l'esprit: et comme rien ne le partage davantage que ce qui
le touche, que ce qui le frappe, que ce qui l'agite, il est vi-
sible qu'on doit éviter avec soin tous les objets qui flattent les
sens et qui réveillent les passions. Les sentiments et les pas-
sions étant des modifications vives et sensibles 2 de la substance
propre de l'âme, il est nécessaire que toutes les idées intelligi-
bles qui ne la modifient que légèrement, se dissipent à la pré-
sence des objets sensibles, quelque effort qu'on fasse pour re-
tenir ces idées et en reconnaître les rapports. De plus on est
persuadé qu'il dépend de nous.de rappeler les idées intellec-
tuel les, et l'expérience apprend que nos volontés ne sont point
les causes occasionnelles de nos sentiments. Ainsi, on s'arrête
volontiers aux sentiments, par lesquels on jouit des biens qui
passent et qu'on ne peut rappeler; et on laisse là les idées
pures, dans lesquelles on découvre la vérité qui demeure, et
que l'on peut contempler dès que l'on souhaite 5. Car il faut se
déterminer promptement sur les biens qui nous échappent, et
on peut remettre à examiner ceux qui sont stables et toujours
présents. Entin on veut être actuellement heureux : on ne veut
jamais être malheureux *. Le plaisir actuel rend actuellement
heureux, et la douleur 3 malheureux. Donc tout sentiment, qui
participe ou du plaisir ou de la douleur, occupe l'esprit. Tout
mouvement de l'àme, qui a le bien ou le mal actuel pour ob-
jet, domine la volonté. Ainsi, il faut faire de très grands efforts
pour contempler la vérité, lorsque nos sens sont frappés et
nos passions émues: et comme l'expérience nous apprend que
ces efforts sont alors assez inutiles, il n'est pas possible que
l'àme fatiguée ne se chagrine et ne se rebute. C'est pour cela
que ceux qui traitent de l'oraison donnent cet avis important,
qu'il faut travailler sans cesse à la mortification de ses sens,
1. Il n'est pas besoin de faire remarquer combien ceci est cartésien.
2. Var. Les mots : vives et sensibles, n'étaient pas dans l'édition de 1684.
3. Var. Dès qu'on le souhaite. (16S4.J
4. Var. Être actuellement malheureux. (1684.)
5. Var. Et la douleur actuelle. (1684.)
PREMIERE PARTIE. - DE LA VERTU. fil
ne point se mêler des affaires qui ne nous regardent pas, et qui
peuvent dans la suite, à cause de notre engagement indiscret,
exciter en nous mille mouvements importuns.
IX. La seconde chose qu'il y a à faire, c'est d'éviter autant
^u'on le peut toutes les sciences et tous les emplois qui n'ont
^ue de l'éclat, les sciences où la mémoire seule travaille, l'é-
tude et l'emploi où l'imagination s'exerce trop. Lorsque l'homme
i la tête pleine, content de ses richesses prétendues et enflé
l'orgueil, il méprise le travail de l'attention; ou s'il en recon-
lait la nécessité, il faudrait faire de trop grands efforts pour
îloigner toutes les fausses idées que sa mémoire lui fournit. Et
orsque l'imagination s'est trop exercée, l'évidence de la vérité
îe nous touche plus vivement : parce qu'effectivement rien n'est
)lus opposé à la Raison qu'une imagination trop instruite,
rop délicate, trop agissante, ou plutôt maligne et corrompue.
,ar l'imagination doit toujours se taire, lorsque la Raison pro-
îonce; ei quand on a coutume de l'exercer, elle interrompt et
;e révolte sans cesse. Aussi, voyons-nous que les savants dont
e parle n'ont guère de piété, ni les prétendus esprits forts de
Religion: parce qu'effectivement il n'y a point de plus grand
iveuglement que celui dont les uns et les autres sont frappés,
^'orgueil éteint en eux toutes les lumières; parce qu'étant tou-
ours très satisfaits d'eux-mêmes, rassasiés ou plutôt sans faim
)our la vérité, ils ne peuvent pas se résoudre à gagner à la
lueur de leur front le pain de l'âme, nourriture dont ils ne
)euvent pas goûter la saveur.
X. L'homme doit travailler de l'esprit pour gagner la vie de
'esprit, c'est une nécessité absolue. Mais, travailler de l'esprit
jour gagner de l'or, pour acquérir de l'honneur, rien n'est
)lus servile. Qu'un artisan travaille du corps, pour gagner la
Fie du corps, pour avoir du pain, cela est dans l'ordre : du
noins peut-il en remuant son corps se nourrir l'esprit et l'oc-
îuper de bonnes pensées. Mais qu'un magistrat, qu'un homme
l'affairés, qu'un marchand prodigue la force de son esprit
)our acquérir du bien, inutile souvent à la vie de son corps, et
uujours dangereux à celle de son esprit, c'est une insigne fo-
ie. Il faut donc en troisième lieu éviter tous les emplois qui
itent la liberté de l'esprit, si Dieu n'y engage par une vocation
jxtraordinaire. Car, si la charité, l'ordre de l'état où l'on vit,
ious y oblige, et que nous ne prenions de charge qu'autant
lue nous en pouvons porter, Dieu suppléera en nous l'équiva-
5-2 TRAITE DE MORALE.
lent de ce que nous eussions pu obtenir par le travail de la
méditation. Nous trouverons même toujours assez de temps
pour nous examiner sur nos devoirs, si ce n'est point l'ambi-
tion ou L'intérêt qui nous anime dans l'exercice de notre em-
ploi.
XI. Tout le monde sait assez quelles sont les choses qui l'a-
gitent et qui le dissipent : ou du moins chacun peut s'en ins-
truire en consultant l'expérience ou le sentiment intérieur
qu'on a de soi-même. De sorte que je ne m'arrêterai 4 pas ici à
marquer en détail ce que l'on doit faire pour faciliter la médi-
tation. Il n'y a que le corps qui appesantisse l'esprit: voilà le
principe de notre stupidité. Or, tous les objets sensibles n'a-
gissent en nous que par notre corps. Ainsi, on voit bien qu'il
n'y a qu'à faire taire ses sens, son imagination et ses passions]
en un mot le bruit confus que le corps excite en nous, pour
entendre sans peine les réponses de la Vérité intérieure. Cha-
cun sait2 par sa propre expérience que le corps est assez calme,
quand rien ne l'ébranlé au dehors ou ne l'a déjà trop ébranlé.
Car. comme il conserve longtemps les traces et les mouve-
ments qu'il a reçus des objets sensibles, j'avoue que l'imagina-
tion demeure salie et blessée, lorsqu'on a été assez indiscret
pour se familiariser avec les plaisirs. Néanmoins, la plaie se
refermera, le cerveau se rétablira, si l'on évite avec soin l'ac-
tion des objets qui frappent nos sens, ce qu'on peut toujours,
du moins en partie. Je suppose pour cela les secours néces-
saires. Qu'on fasse de son côté ce qu'on peut: et bien loin de
méditer avec dégoût, on se trouvera si bien récompensé qu'on
ne se repentira pas de son travail; pourvu néanmoins qu'on
observe la règle q ne je vas donner, ^ans laquelle quoi qu'on
médite, on ne recevra jamais pour récompense la vue claire de
la vérité. Je ne prétends pas expliquer ici l'art de penser, ni
donner toutes les règles sur lesquelles l'esprit doit régler toutes
ses démarches dans la recherche de la vérité. Je traite de la
Morale, science nécessaire à tous les hommes, et je laisse la
logique, que ceux-là seuls sont obligés d'étudier a fond, qui
veulent être en état de découvrir la vérité sur toutes sortes de
sujets.
XII. La seule règle que je souhaite qu'on observe avec soin,
1. Var. Aussi je ne m'arrêterai pas. (1684.
2. Var. Or, chacun sait. (16S4.)
PREMIERE PARTIE. — DE LA VERTU. 53
c'est de ne méditer que sur des idées claires et des expériences
incontestables. Méditer sur des sentiments confus et sur des
expériences douteuses, travail inutile: c'est contempler des
fantômes et suivre l'erreur. L'Ordre immuable et nécessaire, la
loi divine est aussi notre loi : ce doit être le principal sujet de
nos méditations. Mais 1, rien n'est plus abstrait et moins sen-
sible que cet Ordre. J'avoue que l'Ordre rendu sensible et visi-
ble par les actions et les préceptes de Jésus-Christ, peut aussi
nous conduire. Mais c'est qu'effectivement cet ordre sensible
élève l'esprit à la connaissance de l'ordre intelligible : car le
Verbe fait chair n'est notre modèle que pour nous conformer
à la Raison, modèle indispensable de toutes les intelligences,
modèle sur lequel le premier homme a été formé, modèle sur
lequel nous devons être réformés par la folie apparente de la
foi 2, qui nous conduit par nos sens à notre Raison, à la con-
templation de notre modèle intelligible.
XIII. L'homme renversé par terre s'appuie sur la terre, mais
c'est pour se relever. Jésus-Christ s'accommode a notre faiblesse,
mais c'est pour nous en tirer. La foi ne parle à l'esprit que par
le corps, il est vrai; mais c'est afin que l'homme n'écoute plus
son corps, qu'il rentre en lui-même, qu'il contemple les véri-
tables idées des choses, et fasse taire ses sens, son imagination,
et ses passions. C'est afin qu'il commence sur la terre a faire
de son esprit l'usage qu'il en fera dans le Ciel, où l'intelligence
succédera à ia foi, où le corps sera soumis à l'esprit, où la
Raison seule sera la maîtresse. Car le corps de lui-même ne
parle à l'esprit que pour le bien du corps3; c'est une vérité
essentielle dont on ne peut trop se convaincre.
XIV. La Vérité et l'ordre ne consistent que dans les rapports
de grandeur et de perfection que les choses ont entre elles.
Mais, comment découvrir ces rapports avec évidence, lorsqu'on
manque d'idées claires? Comment donnera-t-on à chaque chose
le rang qui lui convient, si l'on n'estime rien que par rapport
à soi? Certainement, si on se regarde comme le centre de l'u-
nivers, sentiment que le corps inspire sans cesse, tout l'ordre
se renverse, toutes les vérités changent de nature. Un flambeau
devient plus grand qu'une étoile : un fruit plus estimable que
le salut de l'état. La terre que les Astronomes regardent comme
1. Var. Or. (16S4.)
2. Var. Par la folie de la foi. (16S4.)
3. Var. Que pour le corps. (1684.)
5* TRAITÉ DE MORALE.
un point, par rapport à l'univers, est l'univers même. Mais,
cet univers n'est encore qu'an point par rapport à notre Être
propre *. Dans certains moments que le corps parle, et que les
passions sont émues, on est prêt, si cela se pouvait, à le sacri-
fier à sa gloire et à ses plaisirs.
XV. Par idées claires, dont je fais le principal objet de ceui
qui veulent connaître et aimer l'ordre, je n'entends pas seule-
ment celles entre lesquelles l'esprit peut découvrir des rapports
exacts et précis, comme sont toutes celles qui sont l'objet des
Mathématiques, et qui peuvent s'exprimer par nombres ou se
représenter par des lignes: j'entends généralement par des
idées claires toutes celles qui répandent quelque lumière dans
l'esprit de ceux qui les contemplent, ou desquelles on peut
tirer des conséquences certaines. Ainsi, je mets au nombre des
idées claires, non seulement les simples idées, mais les vérités
qui renferment les rapports qui sont entre les idées. Je mets
de ce nombre les notions communes, les principes de Morale,
en un mot toutes les vérités claires, soit par elles-mêmes, soit
par démonstration, soit même par une autorité infaillible, quoi-
que à parler exactement ces dernières vérités soient plutôt cer-
taines que claires et évidentes.
XVI Par expériences incontestables j'entends principalement
les faits que la foi nous enseigne, et ceux dont nous sommes
convaincus par le sentiment intérieur que nous avons de ce
qui se passe en nous. Si nous voulions nous conduire par les
exemples et juger des choses par l'opinion, nous nous trompe-
rions à tous moments. Car il n'y a rien de plus équivoque et
de plus confus que les actions des hommes, et souvent rien de
plus faux que ce qui passe pour certain chez des peuples
entiers. Au reste, il est fort inutile de méditer sur ce qui se
passe en nous, si c'est dans le dessein d'en découvrir la nature.
Car nous n'avons point d'idée claire ni de notre Être, ni d'au-
cune de ses modifications 2; et on ne découvre jamais la nature
des èîres qu'en contemplant les idées claires qui les représen-
tent. Mais nous ne pouvons faire trop de réflexions sur nos
sentiments et nos mouvements intérieurs, atin d'en découvrir
les liaisons et les rapports et les causes naturelles ou occasion-
1. C'est la comparaison de Pascal renversée.
2. Recherche de la vérité, 1. III, p. 2, ch. n, et les éclaircissements. (Note mar-
ginale de M.
PREMIÈRE PARTIE. — DE LA VERTU. 55
nelles qui les excitent. Car cela est d'une conséquence infinie
pour la Morale.
XVII. La connaissance de l'homme est de toutes les sciences
la plus nécessaire à notre sujet. Mais ce n'est qu'une science
expérimentale *, qui résulte de la réflexion qu'on fait sur ce
qui se passe en soi-même. Réflexion qui ne nous fait point con-
naître la nature des deux substances dont nous sommes com-
posés: mais qui nous apprend les lois de l'union de l'àmeet du
corps, et qui nous sert à établir ces grands principes de Morale
sur lesquels nous devons régler notre conduite -.
XVJII. La connaissance de Dieu tout au contraire n'est point
expérimentale. On découvre la nature et les attributs Divins,
lorsqu'on sait contempler avec attention l'idée vaste et immense
de l'Être infiniment parfait : car à l'égard de Dieu, il n'en faut
juger que sur l'idée claire qu'on a de lui. C'est à quoi on ne
prend point assez garde, car la plupart des hommes jugent de
Dieu par rapport à eux. Ils le font semblable à eux en plusieurs
manières : ils se consultent au lieu de consulter uniquement
l'idée de l'Être infiniment parfait 3. Ainsi, ils lui ôtent les attri-
buts Divins qu'ils ont peine à reconnaître, et lui attribuent une
sagesse, une puissance, une conduite, en un mot des senti-
ments semblables, du moins en quelque chose, à ceux qui leur
senties plus familiers 4. Cependant, la connaissance de nos de-
voirs suppose celle des attributs Divins; et notre conduite ne
peut être sûre, si elle n'est établie et réglée sur celle que Dieu
tient dans l'exécution de ses desseins.
1. C'est-à-dire, pour Malebranche, d'un ordre inférieur. — Malebranche s'atta-
che à établir ici que la morale est une science rationnelle dans ses principes et dans
sa forme, expérimentale dans sa matière ; mais la partie formelle est de beaucoup
la plus importante, la plus considérable à ses yeux, quoique l'analyse qu'il fait de
la partie matérielle témoigne d'une finesse exquise et le range parmi les moralistes
les plus piquants de notre littérature.
2. Dans la Recherche de la vérité (IV, vi, 2), après avoir dit que « la plupart des
sciences sont fort incertaines et fort inutiles, ■> Malebranche prononce que ce-
pendant « la science de l'homme est de soi-même une science que l'on ne peut
raisonnablement mépr.ser... ■> Sa principale utilité est de nous faire connaître noire
dépendance à l'égard de Dieu; « même dans nos actions les plus ordinaire-;, elle
nous découvre manifestement la corruption de notre nature; elle nous dispose à
recourir à celui qui seul peut nous guérir, à nous attacher à lui, à nous défaire et
à nous détacher de nous-mêmes... »
3. Ce que nous appelons aujourd'hui la conscience est donc pour Malebranche
une faible autorité. C'est dans la Raison, c'est en Dieu, que nous voyons tout ce
que nous voyons de clair et de distinct.
4. C'est ce que, dans le Traité de la nature et de la grâce, il appelle de Y anthro-
pologie.
TRAITÉ DE MORALE.
XIX. La connaissance de Tordre, qui est notre loi indispensa-
ble, est mêlée d'idées claires et de sentiments intérieurs. Tout
homme sait qu'il vaut mieux erre juste que riche, que souve-
rain, que conquérant. Mais tout homme ne le voit pas par idée
claire. Les enfants et les ignorants savent bien quand ils font
mal. Mais c'est le reproche secret de la Raison qui les reprend :
ce n'est pas toujours que la lumière les éclaire. Car l'ordre,
pris spéculativement et précisément en tant qu'il renferme les
rapports de perfection, éclaire l'esprit sans l'ébranler * : et l'or-
dre, considéré comme la loi de Dieu, comme la loi de tous les
esprits, considéré précisément en tant qu'il a force de loi, car
Dieu aime et veut invinciblement qu'on aime l'Ordre, ou toutes
choses à proportion qu'elles sont aimables : l'ordre, dis-je,
comme principe et règle naturelle et nécessaire de tous les
mouvements de lame, touche, pénètre, convainc l'esprit sans
l'éclairer*. Ainsi on peut voirl'ordre par idée claire, mais on le
connaît aussi par sentiment: parce que Dieu aimant l'Ordre, et
nous imprimant sans cesse un amour, un mouvement pareil au
sien, il est nécessaire que nous soyons instruits par la voie
courte et sûre du sentiment, quand nous suivons ou abandon-
nons l'Ordre immuable.
XX. Mais il faut prendre garde que le péché qui a introduit
la concupiscence, rend souvent peu sûre la voie de discerner
l'Ordre par sentiment ou par instinct, parce que les inspira-
tions secrètes des passions sont de môme nature que ce senti-
ment intérieur. Car, quand on agit contre l'opinion et la cou-
tume, on sent souvent des reproches intérieurs assez semblables
à ceux de la Raison et de l'Ordre3. Avant le péché, le sentiment
du reproche intérieur n'était point un signe équivoque : car
alors il n'y avait que ce sentiment qui parlât en maître. Mais
depuis le péché, les inspirations secrètes des passions ne sont
point soumises à nos volontés. Ainsi il est facile de les confondre
avec kjs inspirations de la Vérité intérieure, lorsque l'esprit
n'est point éclairé de quelque lumière. C'est pour cela qu'il y a
1. Sans le mettre en mouvement pour le faire agir.
%. Et « c'est cette impression continuelle de Dieu qui fait la volonté des hom-
mes. • l Méditations chrétiennes, xv.)
1. Assez semblables. Le sont-ils tout à fait ? N'y a-t-il aucun moyen de les dis-
cerner pour une conscience sincère? Remarquez une fois de plus à quel point, lors-
qu'il s'agit de la nature humaine, abandonnée à elle-même et à ses propres forces,
diminuées par la chute, Malebranche, tout comme Pascal et La Rochefoucauld, est
d'accord avec Montaigne.
PREMIÈRE PARTIE-— DE LA VERTU. 57
tant de personnes qui de bonne foi défendent des erreurs abo-
minables. Une fausse idée de Religion et de Morale qui s'ac-
commode avec leurs intérêts et leurs passions leur paraît la vé-
rité môme : et convaincus par le sentiment intérieur qui jus-
tifie leurs excès, ils poussent leur zèle indiscret 1 et téméraire
avec tout le mouvement de l'amour-propre.
XXI. Rien n'est donc plus sûr que la lumière : on ne peut
trop s'arrêter aux idées claires ; et quoiqu'on puisse se laisser
animer par le sentiment, il ne faut jamais s'y laisser conduire.
Il faut contempler l'Ordre en lui-même, et souffrir seulement
que le sentiment soutienne notre attention par le mouvement
qu'il excite en nous. Autrement nos méditations ne seront point
récompensées de la vue claire de la vérité : le dégoût nous
prendra à tous moments ; et toujours inconstants, incertains,
embarrassés, nous nous laisserons conduire aveuglément à no-
tre caprice.
XXII. Il est vrai que lorsque le cœur est corrompu, on n'est
guère en état de contempler l'Ordre en lui-même : on ne con-
sidère avec plaisir que les rapports imaginaires que les choses
ont avec soi, et on méprise les rapports réels qu'elles ont entre
elles. On peut alors aimer les Mathématiques : mais c'est qu'on
s'en fait honneur, ou qu'on en tire du profit. C'est que les Ma-
thématiques n'examinent que les rapports de grandeur, et que
l'Ordre ne consiste que dans des rapports de perfection. L'évi-
dence de la vérité est toujours agréable, lorsqu'elle ne blesse
point notre amour-propre : maison n'aime point naturellement
une lumière qui éclaire nos désordres cachés, une lumière qui
nous condamne, qui nous punit, qui nous couvre de confusion
et de honte 2. Car l'Ordre, la loi Divine est une loi terrible, me-
naçante, inexorable. Nul homme ne peut la contempler sans
crainte et sans horreur, dans le temps qu'il ne veut point lui
obéir. Tout cela est vrai. Mais quoique le cœur soit corrompu,
l'amour-propre éclairé peut quelquefois arrêter ou diminuer le
mouvement des passions. On n'aime point le désordre pour le
1. Mot pris dans la plénitude de son acception, un peu usée et effacée au-
jourd'hui.
2. On connaît le célèbre passage de la Recherche de la vérité, (IV, n, 3). « Si,
outre une vue confuse et imparfaite de cette proposition fondamentale de géomé-
trie, ils avaient encore quelque intérêt que les côtés des triangles semblables ne
fussent pas proportionnels, ils pourraient bien faire des paralogismes aussi absur-
des en géométrie qu'en matière de morale... »
58 TRAITE DE MORALE.
désordre l; et Ton peut désirer sa conversion, lorsqu'on espère
par là augmenter ses plaisirs, assurer son bonheur -. Enfin, je
suppose toujours les secours nécessaires : car j'avoue que sani
le secours de la Grâce, on ne peut travailler comme il faut à sa
conversion, ni même avoir aucune bonne pensée, qui puisse
contribuer à la imérison de nos maux.
1. Leibniz dira plu* : « N'esl-il pas pos nif'-me naturel qu'un hommi
trouve du plaisir dans le bon ordre parmi le< hommes, comme on en trouve dans
les ordre? des colonnes d'architecture .' Lettres et opuscules médits, publ. par
Foncher de CareQ.
2. Var. Les mots : assurer son bonheur, n'étaient pas dans l'édition de 1684.
CHAPITRE SIXIEME.
De la liberté de l'esprit. La grande règle, c'est de suspendre son con-
sentement autant qu'on le peut. C'est par l'usage de cette règle *
qu'on peut éviter l'erreur et le péché, comme c'est par la force de
l'esprit qu'on se délivre de l'ignorance. La liberté de l'esprit aussi
bien que sa force est une habitude qui se fortifie par l'usage qu'on
en fait. Exemples de l'utilité de son usage dans la physique, dans
la Morale, dans la vie civile.
I. On ne peut découvrir la vérité sans le travail de l'attention,
parce qu'il n'y a que le travail de l'attention qui ait la lumière
pour récompense. Afin de supporter et de continuer le travail
de l'attention, il faut avoir acquis quelque force d'esprit, et quel-
que autorité sur son corps, pour imposer silence à ses sens, à son
imagination, à ses passions, ainsi quej'aidit dans le chapitre pré-
cédent. Mais quelque force d'esprit qu'on ait acquise, on ne peut
point travailler sans cesse : et quand cela se pourrait, il y a des sujets
si obscurs, qu'il n'y a point d'esprit qui les puisse pénétrer. Ainsi,
afin que l'homme ne tombe point dans l'erreur, il ne suffit pas
qu'il ait l'esprit fort pour supporter le travail : il faut de plus
qu'il ait une autre vertu, que je ne puis encore mieux désigner
que par le nom équivoque de Liberté d'esprit, par laquelle
l'homme retient toujours son consentement, jusqu'à ce qu'il
soit invinciblement porté à le donner.
II. Lorsqu'on examine une questfon fort composée, et que
l'esprit se trouve environné de toutes parts de fort grandes dif-
ficultés, la Raison permet bien qu'on abandonne le travail :
1. Var. C'est par la liberté de l'esprit. (1684.)
60 TRAITÉ DE MORALE.
mais elle ordonne indispensablement qu'on suspende son con-
sentement, et qu'on ne juge de rien, puisque rien n'est évident.
Faire usa'je de sa liberté, autant qu'on le peut, c'est le précepte
essentiel et indispensable de la Logique et de la Morale. Car il
ne faut jamais croire avant que l'évidence y oblige : il ne faut
jamais aimer ce qu'on peut sans remords s'empêcher d'aimer.
Je parle de l'homme raisonnable, ou de l'homme l qui se conduit
uniquement par raison. Car le fidèle en tant que fidèle, a d'au-
tres principes que la lumière et l'évidence. Le politique même,
le citoyen, le religieux, le soldat a ses principes: et il est rai-
sonnable qu'il les suive, quoiqu'il ne voie pas encore clairement
et évidemment qu'ils soient conformes à la Raison. Mais quand
la Foi ne décide rien, il ne faut croire que ce qu'on voit. Quand
la coutume ne prescrit rien, il ne faut suivre que la Foi et la
Raison : et quoi que l'autorité humaine décide, et que la cou-
tume autorise, si Ton reconnaît clairement et évidemment
qu'on se trompe, il vaut mieux renoncer à tout qu'à la Raison 2.
Je dis à la Raison, et non aux sentiments, à l'imagination, aux
inspirations secrètes des passions : qu'on y prenne garde. Je
parle aussi de l'autorité sujette à l'erreur, et non pas de l'auto-
rité infaillible de l'Eglise, qui ne put jamais se trouver contraire
à la Raison. Car Jésus-Christ ne peut jamais être contraire à
lui-môme, la Vérité incarnée à la Vérité intelligible, le chef qui
conduit l'Eglise à la Raison universelle qui éclaire tous les es-
prits.
III. La force de l'esprit est à la recherche de la vérité ce que
la liberté de l'esprit est à la possession de la môme vérité, ou
du moins à l'infaillibilité ou à l'exemption de l'erreur. Car, par
l'usage qu'on fait de la force de son esprit, on découvre la vé-
rité, et par l'usage qu'on fait de la liberté de son esprit, on
s'exempte de l'erreur. Comme l'esprit manquait de force et
d'étendue, la liberté lui était nécessaire, afin qu'il pût éviter
l'erreur en suspendant son consentement, et que l'auteur de
son être ne le fût point de ses désordres. Car la liberté supplée
à la faiblesse et à la limitation de l'esprit humain : et celui qui
est assez libre pour suspendre toujoursson consentement, quoi-
qu'il ne puisse pas se délivrer de l'ignorance, mal nécessaire à
1. Var. Ou l'homme. (1684 et 1697.)
2. « La Raison commande plus impérieusement qu'un maître. » (Pascal.) C'est
bien ce que faisaient tous les fiers chrétiens de cette époque vigoureuse : toute
l'histoire de Port-Royal le prouve assez éloquemment.
PREMIÈRE PARTIE. — DE LA VERTU. 61
tout esprit fini, il peut se délivrer de l'erreur * et du péché qui
rendent l'homme digne de mépris et sujet à la peine.
IV. Certainement si l'on faisait toujours usage de sa liberté
autant qu'on le peut, on ne consentirait jamais qu'à l'évidence,
qui seule ne trompe point, ainsi que je l'ai prouvé ailleurs, et
qui seule aussi oblige la volonté à consentir. Car lorsque l'es-
prit voit clair, il ne peut pas douter qu'il ne voie : lorsque
l'esprit a examiné tout ce qu'il y avait à examiner pour décou-
vrir les rapports ou les vérités qu'il cherche, il est nécessaire
qu'il se repose 2et qu'il cesse ses recherches. De môme à l'é-
gard du péché, celui qui n'aime que ce qu'il reconnaît évi-
demment pour vrai bien, que ce qu'il ne peut point s'empêcher
d'aimer, n'est point déréglé dans son amour. Il n'aime que Dieu3,
car il n'y a que Dieu qu'on ne puisse sans remords s!empècher
d'aimer. Il n'y a que lui qu'on reconnaisse clairement et évi-
demment pour le vrai bien, pour la cause véritable du bonheur,
pour l'être infiniment parfait, pour un objet capable de contenter
l'âme, qui, étant faite pour le bien universel 4, peut suspendre
le consentement de son amour h l'égard de ce qui ne renferme
pas tous les biens, ou de tout ce qui peut limiter son bonheur 5.
V. La force et la liberté de l'esprit sont donc deux vertus,
qu'on peut appeler générales, ou cardinales, pour me servir du
mot ordinaire. Car, comme on ne doit jamais ni aimer, ni agir,
sans y avoir bien pensé, il faut à tous moments faire usage de
la force et de la liberté de son esprit. Et ces deux vertus, de la
manière dont je les considère, ne sont point des facultés natu-
relles, communes à tous les hommes : rien n*est plus rare, et
personne ne les possède parfaitement. Je sais bien que l'homme
est naturellement capable de quelque travail d'esprit, mais il
n'a pas pour cela l'esprit fort. L'homme peut aussi suspendre
son consentement, mais il n'a pas pour cela naturellement l'es-
prit libre de la manière dont je l'entends. La force et la liberté
d'esprit dont je parle, sont des vertus qui s'acquièrent par l'u-
1. Voyez Descartes, 4e méditation.
2. Qu'il acquiesce (ad quiescere). Cf. Recherche de la vérité, I, u, 1. « C'est la
volonté seule qui juge véritablement en acquiesçant à ce que l'entendement lu: re-
présente et en s'y reposant volontairement. »
3. Et ce qui tient de lui et lui ressemble, à proportion qu'il lui ressemble...
4. Var. Pour tout bien. (1684.)
5. Var. La fin de phrase : Ou de tout ce qui ue peut pas. ., n'était pas dans l'édi-
tion de 1684.
4
62 TRAITÉ DE MORALE.
sage. Mais comme ces vertus perfectionnent l'âme et la remet-
tent en partie dans son état naturel, car avant le péché l'esprit
était fort et libre en toutes manières, on ne les regarde pas or-
dinairement comme des vertus : car on s'imagine que la vertu
doit changer la nature ou la détruire, au lieu de la réparer. Il
y a même des personnes qui pensent que la force et la liberté
d'esprit sont des facultés de l'âme, qui consistent dans une es-
pèce d'indivisible " : et jugeant des autres par eux-mêmes, ils
s'imaginent qu'on ne peut se rendre attentif aux sujets qui les
rebutent, et que c'est opiniâtreté que de ne pas consentir aux
vraisemblances qui les trompent.
VI. Mais la force et la liberté d'esprit sont inégales dans tous
les hommes. Il n'y a pas même deux personnes également pro-
pres à rentrer en eux-mêmes, ni également en état de suspendre
leur consentement. Que dis-je? La même personne ne conserve
pas longtemps la force et la liberté de son esprit dans le même
état. Si elles n'augmentent par l'usage qu'on en fait, il est né-
cessaire qu'elles diminuent : parce qu'il n'y a point de vertus
plus combattues, et plus contraires aux mouvements continuels
de la concupiscence. La plupart des vertus s'accommodent assez
avec l'amour-propre : car on peut souvent avec plaisir et par
amour- propre rendre certains devoirs. Mais on ne peut guère
méditer sans peine, et beaucoup moins suspendre son consente-
ment ou le jugement qui détermine les mouvements de l'esprit
et du corps. Lorsque le bien se découvre à l'âme et l'attire par
sa douceur, elle n'est point en repos si elle demeure immobile :
car alors le cours des esprits est trop violent, elle s'y laisse
aller 2. Il n'y a point de plus grand travail, que d'être ferme
dans les courants ; dès qu'on cesse d'agir, on est emporté.
VIL Aussi voyons-nous qu'il n'y a presque personne qui mé-
dite, et que ceux qui entreprennent de rechercher la vérité,
manquent souvent de force et de courage pour arriver jusqu'au
lieu où la vérité habite. Fatigués et rebutés, ils tâchent de se
1. Les points sur lesquels Malebranche n'est pas d'accord avec Descartes n'étant
pas très nombreux, il est important de les relever. Voici ce qu'on lit dans la 4e mé-
ditation de Descartes (13). « Je n'ai pas aussi sujet de me plaindre de ce qu'il m'a
donné une volonté plus ample que l'entendement, puisque la volonté ne consistant
que dans une seule cbose et comme dans un indivisible, il semble que sa nature
est telle qu'on ne lui saurait rien ôter sans la détruire, et certes, plus elle a d'éten-
due, et plus ai-je à remercier la bonté de celui qui me l'a donnée. »
2. Ce membre de pbrase : alors le cours des esprits..., n'était ni dans l'édition
de 1684, ni de celle de 169".
PREMIÈRE PARTIE. - DE LA VERTU. H3
contenter de ce qu'ils possèdent : ou peut-être se consolent-ils
par un mépris ridicule, ou par un désespoir de lâcheté et de
bassesse d'esprit. S'ils sont trompés, ils deviennent trompeurs;
et s'ils sont fatigués, ils inspirent la nonchalance et la paresse :
il suffit de les voir pour se sentir comme eux rebuté du travail
et dégoûté de la vérité. Car les hommes sont faits de manière,
qu'ils aiment beaucoup mieux se tromper les uns les autres,
que de consulter leur maître commun : et ils sont si crédules à
l'égard de leurs amis, et si incrédules ou si peu attentifs aux
réponses de la vérité intérieure, que l'opinion et le parti sont la
règle ordinaire de leurs sentiments et de leur conduite.
VIII. Afin d'acquérir quelque liberté d'esprit et s'accoutumer
à suspendre son consentement, il faut sans cesse faire réflexion
sur les préjugés des hommes et sur les causes de ces pré-
jugés. On croit bien comprendre les choses dès qu'on
cesse de les admirer *; et la familiarité nous délivrant de
toute appréhension, Tesprit consent volontiers, parce que
l'intérêt ne le retient point 5. Il est inutile de suspendre
son consentement 3, si l'on n'a dessein d'examiner, car
qu'importe de tomber dans l'erreur? Mais il est grand et agréa-
ble de juger de tout. Or on ne peut examiner sans peine. Du
moins pour examiner, faut-il employer du temps, que l'àme
faite pour être heureuse, croit perdu, lorsque le plaisir, la va-
nité et l'intérêt ne la sollicitent point. C'est pour cela que le
langage ordinaire n'est qu'un galimatias perpétuel. Car tout le
monde croit bien savoir ou ce qu'il dit, ou ce qu'il entend dire,
1. Et on ne les comprend pas, précisément parce que l'étude cesse en même temps
que l'admiration. Comme dit ailleurs Malebranche, <- l'admiration est très utile
dans les sciences, parce qu'elle applique et éclaire l'esprit... Ceux qui sont capa-
bles d'admiration sont plus propres à l'étude que ceux qui n'en sont pas suscepti-
bles; ils sont ingénieux et les autres sont stupides. >> (Recherche de la vérité, V,
vin. — Voyez le paragraphe qui va suivre.)
2. « Il ne faut jamais abréger ses idées que lorsqu'on se les est rendues très claires
et très distinctes par une grande application d'esprit, et non pas comme l'on fait
ordinairement des passions et de toutes les choses sensibles, lorsqu'on se les est
rendues familières par des sentiments et par l'action seule de l'imagination qui
trompe l'esprit... Les idées pures de l'esprit sont claires et distinctes, mais il est
difficile de se les rendre familières. Les sensations et les é notions de l'àme sont
au contraire très familières, mais il est impossible de les connaître clairement et
distinctement. » (Recherche de la vérité, V, x.) On voit par ces rapprochements
que Malebranche veut parler ici d'idées qui nous sont devenues familières, qui
n'excitent donc en nous ni étonnement, ni crainte, ni admiration, ni appréhension,
mais par là même nous communiquent une sécurité trompeuse.
3. On le donne donc tout de suite, snns examen.
64 TRAITÉ DE MORALE.
lorsqu'il l'a déjà dit, ou ouï dire plusieurs fois. Il n'y a que les
termes nouveaux qui fassent peine, et qui réveillent l'attention:
Et ces termes nouveaux, quoique clairs et exempts d'équivo-
que, sont toujours suspects : parce que tout le monde est capa-
ble d'appréhension ', et peu d'une attention suffisante pour
découvrir la vérité, et se délivrer d'appréhension 2. Je rempli-
rais des volumes entiers d'exemples de ces expressions reçues
de tout le monde, et dont le sens est indéterminé et confus.
Mais chacun doit se faire un plaisir d'attacher, s'il le peut, des
idées claires aux discours ordinaires; car il y a peu d'occupa-
tions plus agréables, plus propres à nous délivrer de nos pré-
jugés, et à nous donner cette liberté d'esprit dont je parle ici8.
IX. Parle même principe la plupart des hommes s'imaginent
connaître assez bien la cause des effets naturels qui sont ordi-
naires: et lorsqu'on leur en demande la raison, ils croient
qu'on doit être content, quoiqu'ils ne disent que ce qu'on sait
déjà bien *. C'est qu'on croit devoir cesser ses recherches dès
qu'on cesse d'admirer; et qu'il faut consentir à tout, pourvu
qu'on n'ait rien à craindre, ou à espérer. D'où vient que d'un
œuf il en sort un poulet? C'est la chaleur de la poule qui le
couve: cela est clair. Rien n'est plus commun; il en faut de-
meurer la. D'où vient qu'un grain de blé germe, et perce la
terre pour y répandre ses racines, et en faire sortir l'épi. C'est
la pluie qui fait tout cela: il n'en faut pas davantage. Ou, si
vous n'êtes pasconteni de ces réponses, ou de semblables, ceux
qui passent pour philosophes vous diront que Vhumiditè et la
chakiir, termes fort clairs, sont les principes féconds de la gé-
nération et de la corruption de toutes choses. Us vous diront
que les petits animaux s'engendrent de corruption et de "pourri-
ture, que les grands conservent leur espèce par certaines vertus
séminales ou prolifiques, qui forment et arrangent toutes les
parties du fœtus : mais que le soleil et la lune président à tout,
ou peut-être un premier mobile qui donne le mouvement à
tous les corps qu'il renferme. On a ouï dire ces belles choses,
1. C'est-à-dire, ici, de ce sentiment de crainte éveillé par des mots qui « font
peine » et qui sont « suspects. »
2. On s'en délivre par « la vue claire de la vérité immuable. »
3. Var. Et à nous donner quelque liberté d'esprit. (1684 et 1697.)
4. Quaud ils disent, par exemple, que l'opium fait dormir parce qu'il aune vertu
dormitive ; c'est précisément ce genre d'explications que Malebranche a en vue. On
va d'ailleurs le voir plus clairement dans ce qui suit.
PREMIERE PARTIE. — DE LA VERTU. 65
ou de semblables éiant enfant, à des hommes graves, qu'on
appelait ses maîtres. Il fallait alors, pour être docile, croire sans
examen, bien retenir et bien redire. On a donc cru et répété
tant de fois ces fadaises qu'on ne peut plus s'empêcher de les
croire et de les apprendre aux autres.
X. Si un bœuf, ou quelque animal d'une nouvelle espèce
tombait des nues, tous les esprits étonnés 1 et curieux feraient
mille réflexions sur un fait de lui-même assez peu digne 2 de
leur application. Mais que tous les animaux sortent du sein de
leurs mères d'une manière uniforme, et par des lois infiniment
sages, cela est trop ordinaire pour être le sujet de leurs ré-
flexions et de leurs recherches. C'est la nature qui fait ces mer-
veilles. Ce grand mot explique tout : on en demeure content.
On ne suspend point son jugement : on croit. Mais que croit-
on? Que la nature fait tout : rien n'est plus clair. Doutera-t-on,
examinera-t-on des choses que l'on a dites, ou ouï dire mille et
mille fois? Et où n'en serions-nous point réduits? Méditer, il en
coûte trop. Devenir écolier, il n'est plus temps. On nous con-
sulte; c'est donc à nous à répondre et à jager.
XI. Où seraient les athées et les libertins, si les hommes fai-
saient quelque réflexion, je ne dis pas sur eux-mêmes, je dis
sur les ouvrages de Dieu les moins estimables, sur une feuille,
une graine, un moucheron 5. Mais ils ont vu ces merveilles
étant enfants: ils y sont accoutumés avant qu'ils pussent pen-
ser par ordre, réfléchir, suspendre leur consentement. On leur
en a inspiré du mépris. Ainsi ils sont environnés d'ouvrages
admirables, sans qu'ils s'en aperçoivent. Ils sont eux-mêmes,
pour ainsi dire, le chef-d'œuvre4 des ouvrages de Dieu: et ils
pensent moins à examiner ce qu'ils sont qu'à toute autre chose.
XII. Mais il est bien plus utile de suspendre son consente-
ment dans les sujets de Morale, qu'en toute autre rencontre.
Car ce qui a rapport aux mœurs est très peu connu et très
difficile à connaître exactement, à cause que les principes et les
1. Il faut convenir qu'il y aurait de quoi. L'exemple est singulier.
2. Var. Sur un fait assez peu digne (1684). Car il serait isolé, hors de la science.
3. On sait que Malebranche était beaucoup plus curieux d'histoire naturelle que
de toute autre science, et par exemple d'astronomie. « Le moindre moucheron ma-
nifeste davantage la sagesse et la puissance de Dieu, à ceux qui le considèrent
avec attention, et sans être préoccupés de sa petitesse, que tout ce que les astro-
nomes savent des cieux. » (Recherche de la vérité, IV, vu.)
4. Var. Ils sont eux-mêmes le chef-d'œuvre (1684), les chefs-d'œuvre (1697).
66 TRAITÉ DE MORALE.
idées que nous avons de cette matière sont obscurcies par les
passions, qui ne nous laissent quelque liberté d'esprit qu'à
L'égard des vérités qui nous touchent peu. Ainsi dans les sujets
de Morale, on évite l'erreur presque autant de fois qu'on sus-
pend son consentement : et ces erreurs sont toujours de consé-
quence. Ce n'est pas que souvent on ne soit obligé d'agir, avant
que d'avoir connu clairement ce qu'on doit faire l. Mais, quoi-
qu'on doive agir, on ne doit jamais croire avant que l'évidence
y oblige. Je ne prétends pas non plus qu'il faille toujours de-
meurer dans le doute. Car entre douter et croire il y a des dif-
férences infinies, qui n'ont point de nom particulier. On doute,
lorsque tout est également vraisemblable. On croit, lorsque
tout est évident. Mais, comme il y a des vraisemblances plus
grandes et plus petites à l'infini, l'esprit doit mettre chaque
chose dans son rang pour être bon juge : et c'est toujours la
lumière et l'évidence qui doivent régler ses décisions. Car
quoiqu'un principe ne soit pas évident, il est peut-être évident
que ce principe est vraisemblable. Ainsi l'àme doit suspendre
son consentement et l'examiner, si le temps le permet. Elle doit
le regarder comme vraisemblable, et lui attribuer le degré de
vraisemblance que la lumière et l'évidence lui donnent. Car
enfin les jugements de la volonté ne doivent pas avoir plus
d'étendue que les perceptions de l'esprit : il faut suivre pas a
pas ta lumière, et ne pas la prévenir. Dès qu'on juge précisé-
ment, parce qu'on le veut, et avant qu'on y soit obligé par
l'évidence, ce jugement venant de notre fond, et non de l'action
de Dieu en nous, est sujet à l'erreur: et quoique par hasard il
soit juste, il n'est point justement rendu, parce qu'il faut faire
usage de sa liberté 2, autant qu'on le peut, ainsi que j'ai déjà dit
plusieurs fois.
XIII. Qu'un homme passe seulement un an dans le commerce
du monde, entendant tout ce qu'on dit, et n'en croyant rien;
rentrant en soi-même à tous moments, pour écouter si la vérité
intérieure lient le même langage, et suspendant toujours son
consentement jusqu'à ce que la lumière paraisse î Je le tiens
plus savant qu'Aristote, plus sage que Socrate, plus éciairé que
le Divin Platon. Mais j'estime encore plus la facilité qu'il aura
i. « El ainsi les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c'est une vé-
rité très certaine que. lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies
opinions, nous devons suivre les plus probables. » (Descartes. Met h.. II le partie.)
2. Qui est maîtresse de ne juger qu'à bon escient.
PREMIÈRE PARTIE.— DE LA VERTU. 67
de méditer et de suspendre son consentement que toutes les
vertus des plus grands hommes de l'antiquité païenne : parce
que s'il cultive un fonds qui ne soit point ingrat, il aura ac-
quis par son travail plus de force et de liberté d'esprit, qu'on
ne peut se l'imaginer. Qu'il y a de différence entre la Raison et
l'opinion: entre le maître intérieur qui convainc par l'évidence,
et les hommes qui persuadent par l'instinct \ par le geste, par
le ton, par l'air et les manières: entre les hommes et trompés et
trompeurs, et la Sagesse éternelle, la Vérité même ! Que ceux
qui n'ont point fait de réflexion sur ces choses, me condamnent,
et commencent par renoncer à la Raison.
XIV. Si les hommes voulaient bien suspendre leur consente-
ment à l'égard même des faits, desquels on ne peut s'instruire
en consultant la vérité intérieure, et sur lesquels il semble
qu'on soit obligé de croire ce qu'on en dit, de combien d'erreurs 2
et d'inquiétudes se délivreraient-ils, en faisant quelque usage de
leur liberté? Rien ne fait plus de mal dans le monde que l'opi-
nion qu'on a des choses ; mais l'opinion qu'on a des personnes
excite encore une infinité de passions. La médisance, la calom-
nie, les faux rapports sont souvent la cause de l'oppression des
innocents, des haines irréconciliables, et quelquefois même des
combats et des guerres sanglantes. Il ne faut qu'un mot mal
entendu et plus mal interprété pour mettre aux champs un es-
prit léger. On ne veut point d'éclaircissement : mais si l'on en
veut, les gens ne sont pas toujours en humeur d'en donner. Que
faire à cela? Ne rien croire de ce qu'on dit, suspendre son con-
sentement et se souvenir de ces paroles du Sage : Qui crédit
cito levis est corde, et minorabitur 5. Car la plus grande marque
de petitesse d'esprit, c'est de croire légèrement toutes eh
Quoi, ne doit-on pas savoir que la plupart des hommes empoi-
sonnent les paroles et les actions les plus innocentes : je ne dis
pas par une malice noire, mais par intérêt, par divertissement,
parce qu'on appelle esprit4, par une malignité naturelle? Ne
doit-on pas avoir remarqué que presque tous les bruits qui
1. Var. Par instinct. (1684.)
2. « L'erreur, comme nous avons déjà dit plusieurs fois, ne consiste donc que dans
un consentement précipité de la volonté, qui se laisse éblouir à quelques fausses
lueurs, et qui, au lieu de conserver sa liberté autant qu'elle le peut, se repose avec
négligence dans l'apparence de la vérité. » {Recherche de la vérité, \T° partie, 11.)
3. Eccl. xix, 4. (Note marginale de
4. Var. Par esprit. (1684.)
68 TRAITÉ DE MORALE.
courent, se trouvent faux dans la suite: et que lorsque les
gens de parti ont intérêt que tel soit honnête ou malhonnête
homme, la renommée le déguise et le transforme en un mo-
ment? Que chacun fasse réflexion sur soi-même. Combien a-t-on
porté de jugements faux et téméraires surtout ce qu'on a ouï
dire des personnes qu'on n'aime pas? cependant qu'on y prenne
garde, si on se laisse une fois aller à croire le mal qu'on entend
dire, l'imagination et les passions ne se tairont pas et en feront
croire encore beaucoup davantage. Car l'imagination et les pas
sions ne manquent jamais de répandre sur les objets qui les
excitent leurs dispositions et leur malignité; de même que les
sens répandent sur les corps les qualités sensibles dont ils sont
touchés: car autrement comment les passions pourraient-elles
justifier leurs emportements et leurs injustices 4? Il ne faut
pas toujours attribuer aux autres ce que nous sentons en nous-
mêmes : et comme ce défaut est ordinaire, dès qu'on nous parle
de quelqu'un, nous pouvons craindre qu'on y tombe, et que
celui qui nous parle ne nous dit pas tant la vérité, que ce qu'il
croit véritable. De sorte que pour ne se point tromper dans l'opi-
nion qu'on a des personnes, il faut suspendre son consentement,
et regarder ce qu'on en dit seulement comme vraisemblable.
On doit se défier des hommes et toujours être sur ses gardes
contre leur malignité : la prudence le veut ainsi. Mais il n'est
pas permis de les condamner en soi-même : 11 faut laisser à
Dieu seul la qualité de juge et de scrutateur des cœurs, si l'on
ne veut se mettre au hasard de commettre mille injustices.
XV. Pour faire clairement comprendre la nécessité qu'il y a
de travailler à acquérir quelque liberté d'esprit ou quelque fa
cilité à suspendre le consentement de la volonté, il faut savoir
que lorsque deux ou plusieurs biens sont actuellement présents
à l'esprit, et qu'il se détermine k leur égard, il ne manque ja-
mais de choisir celui qui dans ce moment lui paraît le meilleur
je suppose égalité dans tout le reste. Car Luinme l'âme n'est ca-
pable d'aimer que par le mouvement naturel qu'elle a vers le
bien, elle aime infailliblement ce qui lui paraît avoir, dans le
moment qu'elle se déterminera 2, plus de conformité avec ce
qu'elle aime invinciblement.
1. V. Jiecherche de la vérité, V, xi.
!'. Var. Ce qui a plus de conformité avec ce qu'elle aime invinciblement. (1684
et 1697.)
PREMIÈRE PARTIE.— DE Là VERTU. 69
XVI. Mais il faut prendre garde qu'elle peut toujours suspen-
dre son consentement, et ne pas se déterminer dans le temps
même qu'elle se détermine, principalement à l'égard de faux
biens. (Je suppose que la capacité ! qu'elle a de penser ne soit
point remplie par quelques sentiments ou mouvements trop vio-
lents.) Car enfin on peut retenir son consentement jusqu'à ce
que l'évidence oblige à le donner. Or on ne peut jamais voir
évidemment que les faux biens soient de vrais biens, puisqu'on
ne voit jamais évidemment ce qui n'est pas. Ainsi, quoiqu'on
ne puisse s'empêcher de se déterminer vers les biens les plus
apparents, on peut, en suspendant son consentement, n'aimer
que les plus solides. Car on ne peut suspendre son jugement
sans réveiller son attention 2. Or l'attention de l'esprit fait éva-
nouir toutes les vaines apparences et les vraisemblances qui
séduisent les négligents, les esprits faibles, les âmes servîtes, ven-
dues au plaisir, ceux qui ne combattent point pour la conser-
vation et l'augmentation de leur liberté, ceux en un mot qui
ne pouvant supporter le travail de l'examen, consentent impru-
demment à tout ce qui flatte leur concupiscence. Il n'y a donc
rien de plus nécessaire que la liberté de l'esprit pour n'aimer
que les vrais biens, pour vivre selon l'Ordre, pour obéir invio-
lablement à la Raison, pour acquérir la vraie et la solide vertu.
Et toutes les occupations qui peuvent contribuer à donner
à l'esprit quelque facilité de suspendre son consentement, jus-
qu'à ce que la lumière de la vérité paraisse, sont toujours très
utiles aux hommes, qui ont une inclination naturelle à juger
promptementet cavalièrement de touteschoses,etparconséquent
un penchant extrême à tomber dans l'erreur et dans le désor-
dre 3.
1. Celte expression et la métaphore qui suit, sont très fréquentes dans Male-
branche et dans Pascal.
2. Ceux qui ne suspendent pas leur consentement jugent avec précipitation. Ceux
qui le suspendent sont ceux qui veulent trouver la vérité claire et distincte.
3. Cette nécessité des idées claires et distinctes pour la pratique du bien, et cette
moralité de l'attention et du doute méthodique érigées en vertus, tout cela est
dans Descartes. (Voyez notamment Lettre XLVIII, éd. Garnier.)
CHAPITRE SEPTIEME.
De l'obéissance à l'Ordre. Moyens pour acquérir la disposition stable
et dominante de lui obéir. Cela ne se peut sans la grâce. Combien
le bon usage de la force et de la liberté de l'esprit y contribue par
la lumière qu'il fait naître en nous, par le mépris qu'il nous ins-
pire pour nos passions, par la pureté qu'il conserve et qu'il réta-
blit dans notre imagination.
I. La facilité qu'on a acquise l de se rendre attentif, et celle de
retenir son consentement jusqu'à ce que l'évidence oblige à le
donner, sont des habitudes nécessaires à ceux qui veulent être
solidement vertueux. Mais la solide vertu, la vertu accomplie
en toutes manières ne consiste pas seulement dans ces deux
grandes et rares dispositions d'esprit : il faut y ajouter une obéis-
sance exacte à la loi divine, une délicatesse générale sur tous
ses devoirs, une disposition stable et dominante de régler sur
l'ordre connu tous les mouvements de son cœur et toutes les
démarches de sa conduite, en un mot l'amour de l'Ordre. Car à
quoi sert à l'homme d'avoir assez de force et de liberté d'esprit
pour découvrir les vérités les plus cachées, et pour éviter jus-
qu'aux moindres erreurs, s'il ne vit pas selon ses lumières, s'il
combat ou s'il abandonne la vérité connue, et s'il se soustrait
de l'obéissance qu'il doit à l'Ordre, loi inviolable, loi éternelle,
loi divine. Certainement cela ne peut servir qu'à le rendre
plus criminel et plus coupable aux yeux de celui qui aime
l'Ordre invinciblement et qui punit indispensablement tout dé-
sordre.
Var. La facilité- qu'on a.
PREMIERE PARTIE. — DE LA VERTU. 71
II. Mais comment acquérir cette disposition stable et domi-
nante de régler sur l'ordre connu tous les mouvements de son
coeur et toutes les démarches de sa conduite? Ce qu'il faut faire
pour cela est évident par le quatrième chapitre. Les actes for-
ment les habitudes : il faut donc prendre souvent des résolu-
tions fermes et constantes d'obéir à l'Ordre, et de lui sacrifier
toutes choses : car en réitérant souvent ces résolutions actuel-
les, et en les suivant du moins en partie, on pourra peu à peu
s'en faire quelque disposition habituelle. Cela est assez facile à
concevoir : mais cela n'est nullement facile à faire. Car com-
ment prendre cette résolution héroïque de sacrifier à la loi di-
vine jusqu'à sa passion dominante? Certainement cela n'est pas
possible sans le secours de la grâce. Un homme sans la grâce
peut se donner la mort; il peut désirer de rentrer dans le néant.
Mais le néant n'est point si terrible que cet état désolant de vi-
vre sans ce qu'on aime. Le néant est un milieu entre le bon-
heur et le malheur. On peut donc souhaiter de n'être point, lors-
qu'on est malheureux et désespéré dans son malheur. Mais on
ne peut souhaiter d'être malheureux, parce qu'on veut invinci-
blement être heureux. Ainsi sans une foi ferme, sans l'espé-
rance de trouver un bonheur plus solide que celui qu'on quitte,
Tamour-propre quelque éclairé qu'il soit, ne peut pas seulement
prendre le dessein de sacrifier sa passion dominante: cela ne se
peut contester.
III. Or cette foi et cette espérance sont des dons de Dieu pour
plusieurs raisons, dont la principale, ce me semble, est que na-
turellement il n'est pas possible qu'un homme dissipé sans cesse
par les objets qui flattent ses sens et qui excitent ses passions,
puisse assez prendre sur lui-même, pour examiner les vérités
de la Religion, avec autant d'attention et de persévérance qu'il
en faut, pour s'en convaincre pleinement et pour s'y soumettre,
si Dieu par une grâce particulière ne lui fait trouver du goût
dans cette sorte d'application. Néanmoins comme on peut faire
servir la nature à la grâce en mille manières, on doit, par un
principe d'amour-propre éclairé, faire effort pour rentrer en
soi-même, pour affermir sa foi et augmenter son espérance. Il
faut expliquer ces vérités 'plus au long.
IV. Tout homme veut invinciblement être heureux, mais d'un
bonheur solide et durable. Nul homme ne veut être trompé, et
principalement dans une chose d'aussi grande conséquence
qu'est le salut éternel. Ainsi tout homme, qui a déjà acquis
72 TRAITÉ DE MORALE.
quelque force et quelque liberté d'esprit, ou même qui n'est point
tellement vendu au péché et asservi au plaisir actuel, qu'il ne
puisse encore faire quelque réflexion sur le chemin qui conduit
à la vie, doit et peut s'assurer une bonne fois si son Êire est
immortel, s'il y a un Dieu jaloux et inexorable, si l'Ordre est
une loi inviolable, et si toute action conforme ou contraire à
cette loi sera infailliblement récompensée ou punie. L'amour-
propre éclairé, le désir d'être solidement heureux est sans doute
une grâce suffisante pour le porter à quelque examen des vé-
rités de la Religion. Il peut se priver pour un moment d'un plai-
sir léger, pour chercher la jouissance d'un plaisir solide et vé-
ritable. Car vouloir cesser d'èjre pour quelque temps actuelle-
ment heureux, pour l'être solidement pendant toute l'éternité,
rien n'est plus raisonnable et conforme a l'amour-propre éclairé.
V. il oe dépend point de l'homme que l'Évangile lui soit an-
noncé : il ne dépend point de lui de tomber dans une conversa-
tion, ou sur un livre qui puissent le convaincre et le convertir,
à cause i\<-< circonstances favorables de la grâce et de son état
présent. Mais il dépend de lui, ou il en a dépendu de conserver
quelque force et quelque liberté d'esprit, et de ne pas laisser
corrompre son imagination, de manière que la grâce lui étant
donnée, elle soit infructueuse; de manière, dis-je, que le goût
des vrais biens, la délectation spirituelle ne se fasse presque
plus sentir, à cause de l'abondance, de la vivacité et de la force
des plaisirs sensibles qui le troublent et qui le captivent. Car,
comme j'ai déjà dit, c'est par le moyen de cette délectation spi-
rituelle, que les verilés de la Religion frappent vivement l'es-
prit. Sans elle on lit l'Écriture comme les Juifs, un voile dessus
les yeux. Le prédicateur parle aux oreilles: les miracles et les
prodiges étonnent les sens : mais Dieu ne parle point au cœur.
C'est l'attention qui est la cause naturelle de la lumière; mais
d'ordinaire dès que le plaisir cesse, a^silôl l'attention se dis-
sipe ', du moins cette espèce d'attention favorable, qui rend
agréable la lumière, et qui la fait aimer, cette espèce d'atten-
tion, qui prépare L'âme au mouvement vers le bien, à cause
que le plaisir est le caractère naturel du bien, et que l'àme en
tout temps veut invinciblement être heureuse.
VI. Néanmoins, comme l'on veut être solidement heureux, on
peut sacrifier en partie les faux plaisirs, quoique présents, aux
1. Var. Manque. .
PREMIERE PARTIE.— DE LA VERTU. 73
piaisirs solides quoique futurs. On peut même rechercher ceux-
ci, plutôt que ceux-là, lorsque l'espérance et la crainte du fu-
tur nous y sollicitent l. Le plaisir actuel n'est pas toujours le
maître absolu du cœur 2. L'expérience nous apprend ces véri-
tés : car souvent on quitte un plaisir léger, lorsqu'on a quelque
espérance d'en posséder un plus solide. Mais comme on veut in-
vinciblement être heureux, et actuellement heureux, on ne peut
résister longtemps à l'attrait actuel et continuel des plaisirs
sensibles, quelque force et quelque liberté d'esprit qu'on aitac-
quises. On nepeutvouloir remettre àêtre heureux après la mort,
qui paraît à l'imagination un anéantissement véritable, à l'i-
magination, dis-je, toujours sans la grâce, et souvent même
avec la grâce 3, maîtresse de la raison, gouvernante des passions,
principe intérieur de tous les grands mouvements qui ébran-
lent l'àme. Ainsi on voit bien que d'un côté, celui qui pèche et
qui ne travaille pas à conserver la force et la liberté de son es-
prit, mérite d'être puni: et de l'autre que la loi et la philsophie
la plus éclairée ne peuvent donner à l'àme, corrompue et af-
faiblie par le péché originel, assez de force et de santé *, pour
marcher dans le chemin qui conduit au bonheur, ce que
S. Paul fait voir dans toute l'Épitre aux Romains.
VII. Il faut donc que l'homme capable de raison, capable de
bonheur, fasse usage de toute la force et de toute la liberté
d'esprit qui lui reste, pour s'instruire de ce qui peut augmen-
ter sa foi et fortifier son espérance, par lesquelles il peut tendre
à son bonheur, et sans lesquelles je viens de faire voir qu'il
n'est pas possible de prendre seulement le dessein de sacrifier
sa passion dominante. Mais quoi ? sacrifier sa passion domi-
nante pour devenir heureux, cela se contredit; du moins cela
est-il effrayant et rebutant. Il est vrai ; mais c'est lorsque la
passion a ses charmes : il faut donc les lui ôter. Je ne prétends
pas qu'on la sacrifie avec tous les ornements qui la déguisent.
Au contraire, puisqu'on ne veut pas être trompé, puisqu'on
veut être solidement heureux, je prétends qu'on doit lâcher de
la reconnaître telle qu'elle est, et d'en découvrir le ridicule qui
1. Var. Lorsque l'espérance et l'apparence actuelle du bien sont en proportion
réciproque. (1684.)
2. Cette phrase n'était pas dans l'édition de 1684.
3. Var. Ces mots : et souvent même avec la grâce, n'étaient pas dans l'édition
de 1684.
4. Var. Assez de santé et de force. (1684.)
5
74 TRAITE DE MORALE.
la fasse mépriser, ou le dérèglement qui en donne de l'horreur.
Je prétends qu'on doit et qu'on peut se mettre l'esprit en tel
état, par la force de son espérance et de sa foi, qu'il puisse, par
le secours de la grâce, faire avec plaisir, ou du moins avec
joie, ce sacrifice qui lui paraissait si terrible. Au reste c'est né-
cessité, il faut ou périr sans ressource avec nos richesses pré-
tendues, ou s'en décharger pour arriver heureusement au port,
où nous retrouverons des biens solides, des biens qui ne seront
plus sujets aux tempêtes et aux orages.
VIII. Pour cela il faut étudier l'homme, se connaître soi-même,
sa grandeur, ses faiblesses, ses perfections, ses inclinations * :
examiner avec soin la différence des deux parties dont l'homme
est composé, et les lois admirables de leur union: de là s'élever
à l'Auteur de ces lois, et à la cause véritable de tout ce qui se
passe en nous et dans les objets qui nous environnent; contem-
pler Dieu dans les attributs que renferme l'idée vaste et immense
de l'Etre infiniment parfait, et n'en juger jamais par rapport
à soi, mais soutenir, s'il est nécessaire, la vue de son esprit sur
un sujet si abstrait et si profond, par les effets visibles de la
cause universelle: surtout examiner les rapports de la con-
duite de Dieu aux attributs divins, et reconnaître comment
cette conduite doit nécessairement être la règle de la nôtre; pé-
nétrer enfin dans ses desseins éternels, et reconnaître du moins,
qu'il est lui-même la lîn de son ouvrage, et que l'Ordre immua-
ble est sa loi et la notre -: revenir à soi-même, se comparer à
l'Ordre, et se reconnaître tout corrompu: sentir ses inclinations
basses et indignes, et demeurer confus; se condamner comme
criminel, comme ennemi de son Dieu, comme n'entrant point
dans ses desseins, et n'obéissant point à sa loi, mais sans cesse
a la loi honteuse de la chair et du sang : humble et tremblant
devant un Dieu jaloux de sa gloire, et vengeur des crimes,
craindre la mort et l'enfer, sa juste et terrible vengeance; cher-
cher avec empressement un médiateur, et trouver enfin Jésus-
Christ, Fils unique de Dieu, victime sur la croix pour les pé-
chés du monde, et maintenant assis à la droite du Dieu vivant,
établi Seigneur de toutes choses, et consacré souverain Prêtre
des vrais biens : jadis mis à mort hors de Jérusalem comme un
1. Var. L'édition de 16S4 disait de plus : El se bien convaincre de l'immorlaUé
de son être.
t. Var. Et l'ordre immuable sa loi. (lôbi.j
PREMIÈRE PARTIE.- DE LA VERTU. 7o
criminel, et aujourd'hui dans le Temple, dans le Saint des
Saints, devant la face de son Père, toujours vivant pour inter-
céder pour les pécheurs et les combler de bénédictions et de
grâces : mais enfin leur juge inexorable au jour des vengeances
du Seigneur, jour éternel qui finira tous les temps, et qui ré-
glera pour jamais et les biens et Jes maux.
IX. Peut-on penser k ces grandes vérités, en être convaincu
par de fréquentes méditations, et trouver toujours ses passions
tout k fait les mômes? Ce faste sensible et ces charmes qui les
environnent, peuvent-ils supporter la lumière vive et péné-
trante qui se répand dans l'esprit, lorsqu'on pense à la mort, k
l'enfer, à ce monde futur, cette Jérusalem céleste, éclairée des
splendeurs de Dieu môme, et environnée du torrent de ses vo-
luptés : lorsqu'on pense qu'il s'agit maintenant de la jouissance
éternelle de la Divinité même, et qu'on sait bien que la substance
divine est seule la vie et la nourriture des esprits: lorsqu'on
pense enfin k ces ténèbres extérieures dont Jésus-Christ nous
menace, ténèbres éternelles, pleines d'horreur pour tous ceux
qui savent un peu ce que c'est *. Certainement la seule pensée
de la mort change la face de toutes choses dans ceux qui ont
encore quelque reste de sentiment, quelque force et quelque
liberté d'esprit. Mais cette alternative de deux éternités si con-
traires qui succèdent aux derniers moments, rompt tous les des-
seins et efface toutes les idées que les passions nous présentent :
du moins n'est-il pas possible que les passions justifient -
leurs excès et leurs dérèglements dans ce temps de réflexion.
X. Que si l'on ajoute aux vérités3 que la raison découvre,
lorsqu'elle est conduite par la foi, ce que la seule raison ap-
prend de la différence de l'âme et du corps et des lois de l'union
de ces deux substances, on reconnaîtra visiblement la mali-
gnité des passions, et l'on méprisera plus aisément 4 ces ca-
resses flatteuses qui séduisent invinciblement les esprits faibles.
Car enfin, lorsqu'on a fait de sérieuses réllexions sur le jeu de
sa machine, on aime quelquefois mieux la conduire que de
s'en laisser emporter : et quand on s'est bien convaincu que
tout l'éclat et les charmes des objets sensibles dépendent uni-
1. Tout ce développement, depuis les mots: lorsqu'on pense qu'il s'agit main-
tenant..., n'était ni dans l'édition de 1684, ni dans celle de 1697.
2. Var. Qu'elles justifient. (1684 et 1697.)
3. Var. A ces vérités. (1684.)
4. Var. Il ne sera pas si difficile de reconnaitre et de mépriser. (1684.)
76 TRAITE DE MORALE,
quementde la manière dont la fermentation des humeurs et du
sang les fait regarder, le désir qu'on a d'être solidement heu-
reux porte ailleurs nos pensées, et répand quelquefois le dégoût
et l'horreur sur ces vains objets. Vains sans doute et méprisa-
bles, puisque leur éclat cesse dès que la fermentation diminue
ou que la circulation du sang fournit le cerveau d'esprits tout
nouveaux. Vains par mille autres raisons, qu'il est inutile d'ex-
>nt, et cela sut'iit : mais ils passent de manière
qu'ils entraînent et qu'ils perdent pour l'éternité ceux qui s'y
attachent.
XL Ou'un chacun examine donc sa passion dominante sur
les principes que la vraie Philosophie fournit, et sur les vérités
de la foi, dont il a dû se convaincre par le 1» in usage de la
et de sa liberté : car rien n'est plus raisonnable que la
Religion, quoiqu'il faille du secours pour la bien comprendre
ir s'y soumettre : Qu'un chacun, dis-je, examine à la lu-
mière de la Raison et de la foi, la passion qui le captive, et il
se trouvera du moins dans quelque désir d'être délivré .
tyrannie. Peu à peu les charmes qui l'enchantaient se dissipe-
ront. Il aura honte de lui-même de s'être laissé sottement sê-
duire : et si la fermentation du sanget des humeurs cesse pour
quelque temps, et que les esprits animaux changent de route,
il se trouvera en tel état, que chagrin contre l'objet de ses in-
clinations, il ne pourra pas même en supporter la présence.
XII. Néanmoins qu'on ne cesse pas de veiller sur soi-même,
défier Me ses forces, et de méditer les sujets qui rendent
les passi >ns ridicules et méprisables : car il ne faut pas s'ima-
giner d'être en liberté, parce qu'on n'est point actuellement
maltraité. L'imagination demeurera longtemps salie par l'im-
pression de la passion qui a régné : car les plaies que le cer-
veau a reçues par l'action des objets et le mouvement des es-
prits, ne se guérissent pas facilement. Gomme les esprits ani-
maux passent naturellement dans les endroits du cerveau les
plus ouverts ou les plus exposés a leur cours, il est impossible
que les blessures de l'imagination se guérissent, si l'on ne dé-
tourne sans cesse le cours des esprits qui les renouvelle. Car il
n'est pas possible de refermer une plaie, lorsqu'on y enfonce à
tous moments le poignard qui l'a faite ou quelque chose qui
la renouvelle et qui l'aigrisse.
XIII. Mais les esprits ne vont pas seulement d'eux-mêmes et
comme par hasard dans les plaies que le cerveau a reçues par
PREMIERE PARTIE. — DE LA VERTU. 77
l'action des objets sensibles : ils sont déterminés à y passer
sans cesse par le plaisir que l'âme en reçoit, et surtout par la
construction admirable de la machine qui joue son jeu sans at-
tendre les ordres de la volonté, et souvent môme, à cause du
péché, contre ses ordres. Ainsi dès qu'on cesse de résister et de
faire diversion dans les esprits, les passions se renouvellent
et se fortifient. Or, il n'y a point d'autre moyen de faire diver-
sion et révulsion dans les esprits, que de se mettre à la présence
de certains objets, et de s'occuper de pensées auxquelles diffé-
rents cours d'esprits animaux sont attachés par les lois de l'u-
nion de l'àme et du corps. Car dans les passions le cours des
esprits * ne dépend point immédiatement de nos volontés : il
n'en dépend, que parce que les pensées qui déterminent le
mouvement de ces esprits en dépendent 2. Il n'est donc pas pos-
sible de se délivrer de ses passions, si l'on évite avec soin les
objets qui les excitent, et si l'on ne s'occupe l'esprit de pensées
propres à les rendre ridicules et méprisables. Mais j'explique-
rai cela encore plus particulièrement dans la suite.
XIV. Afin qu'on fasse encore davantage réflexion3 sur les vé-
rités que je viens d'exposer, je crois devoir dire en particulier
que ni la prière 4, ni les bonnes œuvres, ni même la grâce de
Jésus-Christ ne guérissent point les blessures que le cerveau
reçoit par le mouvement violent et déréglé que les passions
excitent dans les esprits. Non, la grâce de Jésus-Christ la plus
sublime, celle du Baptême, celle que reçoit une âme qui com-
munie avec les dispositions les plus saintes, ne guérit point
sans miracle ces sortes de maux. Il est vrai que la grâce de la
justification nous donne droit aux secours nécessaires pour ré-
sister à l'effort actuel des passions: mais elle ne nous délivre
point de leurs attaques, parce qu'elle ne referme pointles plaies
que le cerveau a reçues par l'action des objets sensibles. Dieu ne
fait point de miracles sur notre corps dans le temps qu'il nous
justifie, il nous laisse toutes nos laiblesses. Le Baptême ne nous
délivre point de notre concupiscence; et le nouveau Chrétien
que la goutte incommode, ou que quelque passion inquiète, ne
se trouve point guéri de ces maux fâcheux : il reçoit seulement
les secours nécessaires pour supporter patiemment la douleur
1. Var. Car le cours des esprits... (1684.)
2. Var. Ainsi que j'ai fait voir dans le chapitre v. (1684.)
3. Var. Davantage de réflexion. (1684.)
4. Var. Ni la prière de l'invocation. (1684.)
78 TRAITE DE MORALE.
qui le maltraite, et impatiemment, mais généreusement les
caresses de la passion qui le sollicite et qui le cajole.
XV. Il faut dire à peu près la même chose des prières et des
bonnes œuvres. Elles obtiennent de Dieu les secours nécessai-
res au combat, mais elles ne nous délivrent point de nos mi-
sères; si ce n'est qu'à force de combattre et de résister, on
fasse prendre naturellement un autre cours aux esprits, car
alors nos plaies se guérissent et se referment : parce que pour
guérir les blessures du cerveau aussi bien que celles des antres
parties de notre corps, il suffit que rien n'empêche les fibres1
séparées de se rejoindre.
XVI. Or la raison pour laquelle la grâce ne nous délivre point
de nos passions, ni le Baptême de l'effort continuel de notre
concupiscence, c'est que la puissance de la grâce de Jésus-
Christ paraît bien davantage par les victoires continuelles que
les justes remportent contre leurs ennemis domestiques: c'est
que le mérite des Saints en devient et plus pur et plus grand :
c'est enfin que la gloire répondant aux mérites, la cité sainte,
le temple éternel, le grand ouvrage de Jésus-Christ en reçoit
mille et mille beautés qu'il n'aurait pas, si nos passions ne
nôns livraient sans cesse mille et mille combats. Saint Paul
était juste : mais il sentait dans sa chair une loi opposée à celle
de l'esprit qui l'animait. Il demanda souvent à Jésus-Christ,
qu'il le délivrât de ce qu'il appelle, écrivant aux Corinthiens :
Aiguillon de sa chair-. Mais Jésus-Christ lui répondit : ma grâce
cous doit suffire: car c'est dans les faiblesses que ma puissance
parait, et que la vertu se purifie. Aussi saint Paul se glorifiait-il
dans les infirmités, les persécutions, les outrages, afin dit-il,
que la puissance de Jésus-Christ habitât en lui.
XVII. Qu'on ne soit donc pas surpris si l'usage des Sacre-
ments laisse le corps tel qu'il le trouve, et ne fortifie que
l'homme intérieur, duquel on n'a point de parfaite connais-
sance : et qu'on ne se désespère pas de ce qu'on se voit toujours
insulté et maltraité par des passions criminelles, pourvu qu'on
soit toujours ferme dans sa foi, content de ses espérances, et
par )k inébranlable dans la résolution de sacrifier à Dieu toutes
choses. Que si on veut, comme on le doit, car on doit toujours
éviter les dangers, si on veut, dis-je se délivrer des mouvements
1. Var. Les parties. (1684.)
2. TI Ep. xii. 9. (Note marginale de M.)
PREMIERE PARTIE. - DE LÀ VERTU. 79
importuns que les passions excitent, il faut absolument se ser-
vir du remède que je viens d'expliquer. Il faut éviter avec soin
les objets qui les réveillent S et remplir son esprit de pensées
qui fassent diversion et révulsion dans les esprits. En un mot,
il faut rendre les passions ridicules et méprisables : il n'y a
point d'autre moyen de s'en délivrer -. Mais que ceux qui par
un esprit philosophique, ou par le mouvement de l'amour-
propre éclairé, condamnent les passions comme des criminelles,
ne s'imaginent pourtant pas être déjà justes aux yeux de Dieu,
et ne se préfèrent point trop promptement à leurs frères. Il faut
autant qu'on le peut, faire servir la nature à la grâce. Mais
qu'on se souvienne toujours que la nature ne justifie pas; et
que souvent la grâce opère dans les esprits et les convertit,
sans qu'on y aperçoive de changement sensible ; car je parle
seulement ici de ces dispositions intérieures qui dépendent de
celles de notre corps 3.
1. Var. Ce commencement de phrase n'était pas dans l'édition de 1684.
2. Var. Il n'y a pas d'autre moyen. (1684.)
.'!. Var. Le mot : sensible, ni la phrase qui suit, n'étaient dans les édifions de 1684
et dû 1697. — Voyez, dans la Recherche de la vérité, le livre V. des Passions,
particulièrement les chap. iv et vm.
CHAPITRE HUITIÈME.
Des moyens que la Religion fournit pour acquérir et conserver l'a-
mour de l'Ordre. Jésus-Christ est la cause occasionnelle de la
grâce : il faut l'invoquer avec confiance. Lorsqu'on s'approche des
Sacrements, l'amour actuel de l'Ordre se change en amour habi-
tuel, en conséquence des désirs permanents de Jésus-Christ. Preuve
de cette vérité essentielle à la conversion des pécheurs. La craiute
de l'enfer est un aussi bon motif que le désir de la félicité éter-
nelle. Il ne faut point confondre le motif avec la tin. Le désir d'être
heureux ou l'ainour-propre doit nous conformer à l'Ordre ou
nous assujettir à la loi divine.
1. On ne peut acquérir et conserver la vertu ou l'amour de
l'Ordre que par des résolutions actuelles de lui sacrifier toutes
choses : car naturellement ce sont les actes qui produisent et
conservent les habitudes. Or on ne peut former la résolution
de sacrilier sa passion dominante sans une foi vive et une
ferme espérance, surtout lorsque la passion paraît avec ses
charmes et ses attraits. Ainsi, comme la lumière éclaire la foi ,
comme elle affermit l'espérance, et qu'elle fait paraître 1 à l'es-
prit le ridicule et le dérèglement des passions, nous devons mé-
diter sans cesse sur les vrais biens, rechercher et conserver
chèrement dans notre mémoire les motifs qui peuvent nous
porter à les aimer et à mépriser ceux qui passent; et cela
avec d'autant plus de soin que la lumière est soumise à nos
volontés, et que si nous vivons dans l'aveuglement, c'est pres-
1. Var. Ainsi, comme la lumière éclaire la foi. affermit l'espérance et fait pa-
raître... (1684.)
PREMIÈRE PARTIE. — DE LA VERTU. 81
que toujours uniquement nuire faute. Je crois avoir prouvé
suffisamment ces vérités.
II. Mais lorsque la foi n'est point assez vive, ni l'espérance
assez ferme pour nous faire résoudre à sacrifier une passion,
qui s'est rendue tellement la maîtresse de notre cœur, qu'elle
corrompt à tous moments notre esprit en sa faveur; tout ce
que nous devons, et pouvons peut-être faire alors, c'est de cher-
cher dans la crainte de l'enfer • ce que nous ne trouvons point
dans l'espérance d'une félicité éternelle. C'est de prier avec ar-
deur, dans le mouvement que cette crainte inspire, le Sauveur
des pécheurs, qu'il augmente notre foi et notre confiance en
lui, sans cesser de méditer sur les vérités de la Religion et de
la Morale, et sur la vanité des biens qui passent : car sans cela
on ne pense pas même à ses misères, ni à invoquer son Libéra-
teur. Enfin lorsque nous sentons en nous assez de force pour
former actuellement la résolution de sacrifier nos passions à
l'amour de l'ordre ; alors, quoique selon les principes que j'ai
établis dans les chapitres précédents, nous puissions absolu-
ment par le secours de la uràce, en réitérant de semblables ac-
tes, acquérir la charité ou l'amour habituel et dominant de
l'Ordre immuable, il vaut mieux sans différer s'approcher des
Sacrements, et venir, par ce mouvement actuel de l'amour de
l'Ordre que le Saint-Esprit nous inspire, laver ses péchés par
la pénitence. C'est assurément la voie la plus courte et la plus
sûre de changer l'acte en habitude: l'acte, dis-je, qui passe et
ne convertit point, en l'habitude qui demeure et qui nous jus-
tifie 2. Car Dieu ne juge pas des âmes sur ce qui est en elles
d'actuel et de passager, mais sur leurs dispositions habituelles
et permanentes. Et par les Sacrements de la nouvelle loi, on
reçoit la grâce justifiante, ou la charité habituelle 3 qui donne
droit aux vrais biens et aux secours nécessaires pour les obte-
nir. Ce sont là des vérités que je dois maintenant expliquer
par des principes certains, par l'évidence et par la foi 4.
III. Je crois avoir démontré en plusieurs endroits3 et en
1. Var. Et de la juste colère d'un Dieu vengeur. (1684.)
2. Var. Et qui justifie. (1684 et 1697.)
3. Var. On reçoit la charité justifiante. (1684.)
4. Var. Ou par l'évidence ou par la foi. (1684.)
5. Recherche de la vérité, Eclaircissement si/r l'efficace des causes secondes, En-
tretiens Te, ge et 10e sur la métaphysique, Méditations chrétiennes, 6e et Te, etc.
(Note marginale de M.)
5.
82 TRAITE DE MORALE.
plusieurs manières que Dieu exécute toujours ses desseins par
les luis générales, dont l'efficace est déterminée par l'action des
causes occasionnelles. J'ai prouvé cette vérité par les effets
dont les causes secondes nous sont connues : et je crois l'avoir
démontrée par ridée de Dieu même, parce, que son action duit
porter le caractère de ses attributs. On peut voir sur cela mes
autres écrits. .Mais, si la raison ne pouvait point nous conduire
à cette vérité, l'Ecriture sainte ne nous permettrait pas d'en
douter, à l'égard du sujet dont je traite. Elle nous apprend que
Jésus-Christ comme homme n'est pas seulement la cause méri-
toire, mais encore la cause distributive ou occasionnelle de
toutes les grâces, car Jésus-Christ par ses mérites et par son
sacrifice a acquis droit sur toutes les nations de la terre, pour
lui servir de matériaux à la construction du Temple spirituel
de l'Eglise, dont le Temple superbe de Salomon n'était que
l'ombre et la figure; et c'esl maintenant, et depuis le jour de
son Ascension, qu'il use pleinement de ce droit \ et qu'il élève
à la gloire de son Père le Temple éternel -'.
Jésus-Christ est le chef de l'Eglise '• : il influe sans cesse dans
les membres qui la comp isent l'esprit qui lui donne la vie et la
sainteté. C'esl ' ['Avocat, le •'■ Médiateur, le 6 Sauveur des pé-
cheurs. C'est notre souverain Prêtre : il est dans le Saint i\c>
Saints, toujours vivant pour ~ [ntercédkb pour nous, et toutes
prières ou ses désirs sont exaucés. En un mot, Jésus-Christ
lui-même nous apprend que9 toute puissance lui a et donnée
1 ciel et sur la terre. Or il n'a pas reçu cette puissance
comme Dieu égal au Père, mais en tant qu'homme semblable à
nous : et Dieu ne communique sa puissance aux créatures, que
parce qu'il exécute leurs volontés et par elles ses propres des-
seins. Car Dieu seul est cause véritable de tout ce qui se fait
1. Var. Et que maintenant, et depuis le jour de son ascension, ilusedeson droit.
1684.
2. Var. Par la puissance qu"il a reçue de lui au jour de ses victoires, lorsqu'il a
été souverain prêtre des vrais biens, selon l'ordre irrévocable de Melehisédee. 1684.
3. Ephes. iv. 15, 16. Note marginale de M.) Dans les éditions précédentes, il n'y
a point ici d'alinéa nouveau.
4. Joan. h. 1.
5. II Tim. xx. 5.
S. Eph. v. 23.
7. Beb. vii, 25.
S. Joan. xi. 42.
9. Mat. xxvm. 18. — Joan. xm. 3. (Notes marginales de M.)
PREMIÈRE PARTIE. —DE LA VERTU. 83
dans la grâce aussi bien que dans la nature '. Ainsi il est cer-
tain par l'Ecriture sainte, que Jésus-Christ comme homme, est
la cause occasionnelle qui détermine par ses prières ou par ses
désirs l'efficace de la loi générale, par laquelle Dieu veut sauver
tousles hommes enson FilsetparsonFils. Carencoreun coup, si
personne ne vient au Père que par le Fils ; s'il est certain, ce que di t
Jésus-Christ à ses Apôtres, d'une part, que c'est lui qui les a choi-
sis, et de l'autre, que c'est son Père qui les luia donnes ; s'il est vrai
en un mot que Jésus-Christ est le vrai Salomon, qui doit cons-
truire le Temple éternel dont nous sommes les pierres vivantes,
on ne peut nier qu'il soit la cause occasionnelle de la grâce :
car c'est là précisément l'idée que ce mot réveille dans l'esprit
de ceux pour qui j'écris 2.
IV. Il est nécessaire de se bien convaincre de cette vérité es-
sentielle à la Religion, parla lecture du Nouveau Testament, et
principalement de l'Epitre aux Hébreux; et comme je crois l'a-
voir suffisamment prouvée dans le Traité de la Nature et de la
Grâce, et dans les Méditations Chrétiennes, je ne m'y arrêterai
pas davantage. J'écris pour des philosophes, mais des philoso-
phes chrétiens, qui reçoivent l'Ecriture et la tradition infailli-
ble de l'Eglise universelle; et je tâche d'expliquer les vérités
de la foi, par des termes clairs et exempts d'équivoques : car
c'est pour cette raison que je dis que Jésus-Christ, comme
homme, est Souverain Prêtre des vrais biens, et cause occasion-
nelle de la Grâce. Je pourrais dire naturelle, instrumentelle, se-
conde, distributive, ou me servir de quelque autre terme plus
commun : mais les termes les plus communs ne sont pas tou-
jours les plus clairs. Quoiqu'on s'imagine les bien entendre,
on ne sait pas trop ce qu'on dit, lorsqu'on les prononce. Et si
on veut se donner la peine d'examiner ceux-ci, on verra bien
que le mot de cause naturelle réveille une fausse idée, que celui
iï instrumentelle est obscur, que celui de seconde est si général,
qu'il ne dit rien de distinct à l'esprit, et que celui de distributive
est du moins équivoque et confus. Pour celui de cause occasion-
nelle de la grâce, il n'a, ce me semble, aucun de ces défauts, du
moins par rapport aux personnes pour lesquelles uniquement
j'ai écrit le Traité de la Nature et de la Grâce ; duquel néanmoins
plusieurs autres ont voulu juger, qui n'entendent pas trop les
1. Var. Dans la nature et dans la grâce. ^1684.)
2. Var. Toute cette fin de paragraphe, depuis : car encore un coup..., n'étaitpas
dans l'édition de 1684.
84 TRAITE DE MORALE.
principes que j'ai supposés. Car ce terme marque précisément
que Dieu qui fait tout comme cause véritable, ainsi que je crois
l'avoir démontré en plusieurs endroits, ne donne sa grâce que
par Jésus-Christ victime immolée sur la croix, et maintenant
clarifiée ei consommée en Dieu, maintenant Souverain Prêtre
des biens futurs, Chef de l'Eglise, Architecte du Temple
éternel. 11 fait comprendre clairement que la loi générale de
l'ordre de la grâce, c'est que Dieu veut sauver tous les hom-
mes en son Fils et par son Fils : vérité que saint Paul répète
à tous moments, comme étant le fondement de la Religion
que nous professons. Peut-être que le mot propre pour ex-
primer clairement ce que la foi nous enseigne de Jésus-Christ
m'est échappé. Mais qu'on ne se chagrine point contre moi : je
suis docile : je ne disputerai jamais avec chaleur et avec entê-
tement pour des termes. Dès qu'on m'en donnera de meilleurs,
je m'en servirai. Mais j'estime que les meilleurs sont les plus
clairs, qu'on y prenne garde : car les mots ne sont inventés
que pour exprimer les pensées : de sorte que ceux qui expri-
ment plus distinctement nos idées sont préférables à tous les
autres ■ ; principalement quand on parle comme je fais dans le
dessein d'expliquer et de prouver clairement des vérités que
les philosophes mêmes ne conçoivent pas trop bien.
V. Au reste je prie qu'on me fasse la justice, ou qu'on ail
pour moi la charité de croire, que ce n'est ni chagrin contre
les personnes, ni désir de justifier mes sentiments ou mes ma-
nières, que je réveille maintenant certaines idées. Je crois que
ceux qui ne m'ont pas rendu justice, n'ont eu aucun dessein de
m'oiïenser; et que s'ils ont jugé un peu trop promptement de
mes opinions sur des termes qu'ils n'entendaient pas 2, c'est l'a-
mour qu'ils ont eu pour la Religion qui les y a sollicités: amour
qui ne peut être trop grand, et qu'il est difficile de retenir, lors-
qu'il est aussi ardent que je le reconnais dans quelques-uns de
mes adversaires. Qu'on me pardonne ce petit écart, je re-
viens 3.
1. Var. De sorte que ceux qui expriment clairement de fausses pensées, sont en
eux-mêmes préférables à ceux qui expriment confusément les pensées les plus so-
lides. .1684.)
2. Var. Qu'ils n'entendent pas. (1684.)
3. On sait que la polémque à laquelle Malebranche fait allusion est celle que lui
suscita avec Bossuet, avec Fénelon. mais surtout avec Arnauld et tout Port -
Royal, son Traité de la nature et de la grâce, paru en 1680. Voir l'intéressante
Étude sur Malebranche. par M. l'abbé Blampignon, i" partie, cb. n.
PREMIERE PARTIE. - DE LA VERTU. 85
VI. Dieu n'agit jamais sans raison, et il n'a que deux raisons
générales qui le déterminent à agir : l'Ordre qui est sa loi in-
violable, et les lois générales qu'il a établies et qu'il suit cons-
tamment, afin que sa conduite porte le caractère de ses attri-
buts. Ainsi, comme il n'arrive rien dans les créatures, que
Dieu ne le fasse en elles, et qu'à l'égard des pécheurs l'Ordre
immuable de la justice n'exige pas que Dieu leur fasse aucun
bien; le pécheur ne peut rien obtenir et surtout la grâce,
qu'il n'ait recours à la cause occasionnelle qui détermine la cause
véritable à la communiquer aux hommes. C'est donc une espèce
de nécessité de savoir distinctement quelle est précisément cette
cause occasionnelle, afin de s'en approcher avec confiance, et
obtenir les secours sans lesquels j'ai fait voir qu'il n'est pas
possible de prendre seulement la résolution de sacrifier à la loi
de Dieu sa passion dominante.
VII. Lorsqu'un malade craint la mort, qu'il est pleinement
convaincu qu'il n'y a qu'un certain fruit capable de lui rendre
la santé, sa crainte suffit, afin qu'il fasse quelque effort * pour
en recouvrer. Le premier homme n'était immortel, que parce
qu'il savait que le fruit de l'arbre de la vie conservait la vi-
gueur et donnait l'immortalité, et qu'il était en son pouvoir
de s'en nourrir. Ainsi lorsqu'on craint l'enfer, et qu'on sait dis-
tinctement que Jésus-Christ est l'arbre de vie, dont le fruit
donne l'immortalité : ou pour parler clairement et sans équi-
voque aux Philosophes, lorsqu'on sait que Jésus-Christ est la
cause occasionnelle de la Grâce, la crainte actuelle de la mort
éternelle suffit pour l'invoquer, afin qu'il forme par rapport à
nous quelques désirs qui déterminent Dieu comme cause véri-
table à nous délivrer de nos maux.
VIII. Or, encore un coup, car on ne peut trop imprimer cette
vérité dans les esprits, Jésus-Christ, comme homme, est seul la
cause occasionnelle de la Grâce : et il est plus certain et plus
sûr que ses désirs ou ses prières influent l'esprit qui nous vi-
vifie, qu'il n'est sûr que le Soleil répandra demain la lumière,
et le feu la chaleur et le mouvement. Le feu a respecté - le
corps des Martyrs : le Soleil s'éclipse souvent, et la nuit il nous
laisse dans les ténèbres. Mais Jésus-Christ n'a jamais prié en
vain. Car, si Jésus-Christ, avant que de consommer son sacri-
1. Var. Quelques efforts. (1684.)
2. Var. Le feu respecte. (1684.)
86 TRAITÉ DE MORALE.
fice par lequel il a mérité la gloire qu'il possède présentement,
parlant à son Père, disait de soi : Je savais bien, mon Père, que
vous ni exaucez toujours ■; certainement aujourd'hui qu'il est
entré par son Sang dans le Saint de Saints, et qu'il est établi
souverain Prêtre des biens véritables, ce serait être bien infi-
dèle, que de manquer de confiance en lui. Mais, dira-t-on, le
feu communique la chaleur par la nécessité des lois naturel-
les : on ne peut s'en approcher sans ressentir son action, et il
dépend au contraire de Jésus-Christ de prier pour ceux qui
l'invoquent. Cette différence est véritable. Mais quoi! doutera-
t-on de la bonté de Jésus-Christ? Oubliera-t-on qu'il porte la
qualité de Sauveur des pécheurs? Vous le nommerez Jésus, dit
l'Ange à saint Joseph, car il délivrera son peuple de leurs péchés -.
Se défiera-t-on des promesses qu'il nous a faites en tant d'en-
droits de son Evangile? Qu'on se souvienne que nous avons
en lui un Pontife, qui a éprouvé nos maux et qui compatit à nos
faiblesses 3 : qu'il ne souhaite rien tant que d'achever son grand
ouvrage, le temple éternel, dont nous devons être les pierres
vil an tes; et que, comme il le dit lui-même, Tout < st en joie dans
le ciel, lorsqu'un pécheur se convertit * : et que dans ces pensées,
on s'approche avec confiance du trône de sa grâce, du vrai pro-
pitiatoire que Dieu a établi en sa personne 5. Qu'on demande,
on recevra : qu'on cherche, on trouvera : qu'un frappe, et on
aura enfin la liberté d'entrer. Quiconque invoquera le nom du
Seigneur sera sauvé0, l'Ecriture nous apprend ces vérités.
IX. Ainsi, supposé qu'un homme craigne les jugements terri-
bles du Dieu vivant, croie en Jésus-Christ, et l'invoque comme
son Sauveur: et qu'enfin il reçoive de lui assez de force pour
former cette résolution héroïque de renoncer tout à fait à sa
passion dominante '• (laquelle résolution renferme l'amour ac-
tuel de la justice s'il hait véritablement son péché, car haïr le
désordre c'est aimer l'ordre 8); ce qu'il doit' faire en cet état,
c'est de venir, sans différer, se jeter aux pieds du Prêtre, afin
1. Jean. n. 42. (Note marginale de M
2. Matt. i, 21. (Note marginale de M.
3. Heb. iv, 17. 15: v, 15. 16. [Id.
i. Luc. xv. (Id.)
5. Var. Et qu'on s'approche dans les pensées du trùne de sa grâce, du vrai Pro-
pitiatoire avec confiance. (1684.)
6. Rom. x, 13. (Note marginale de M.)
T. Var. De renoncer à sa passion dominante. (1684.)
8. Var. Toute cette parenthèse n'était pas dans l'édition de 1684.
première partie. - de la vertu. st
de recevoir par le Sacrement de pénitence l'absolution de ses
péchés et la charité justifiante, que les pécheurs reçoivent par
ce Sacrement, lorsqu'ils s'en approchent par le mouvement
qu'inspire le Saint-Esprit, quoiqu'il n'habite pas encore en eux.
Voici la preuve de ce que j'avance.
X. Jésus-Christ après sa résurrection, apparut à ses Apô-
tres, et leur dit : La paix soit avec vous; comme mon Père m'a
envoyé, je vous envoie aussi de même : et ayant dit ces paroles, il
souffla sur eux, et leur dit : Recevez le Saint-Esprit. Les péchés
seront pardonnes à ceux à qui vous les pardonnerez i, etc. D'où il
est clair premièrement, que les Apôtres, et les Prêtres par con-
séquent, ont le pouvoir de remettre les péchés : et cela ne peut
guère se contester; en second lieu, que ce Sacrement, et même
tous ceux de la nouvelle alliance, pour d'autres raisons que
celles que je donne présentement, confèrent la charité justi-
fiante ou l'amour habituel et dominant de l'Ordre immuable.
Comme 2 Dieu ne juge point d'une âme sur ce qu'il connaît en
elle de passager et d'actuel, mais sur ses dispositions stables et
sur ses habitudes permanentes 3, donc * l'amour actuel de l'ordre
ne justifie pas, mais l'amour habituel : car Dieu qui aime l'or-
dre invinciblement 5 ne peut pas aimer un cœur déréglé, un
cœur plus disposé au mal qu'au bien. Or le Prêtre a le pou-
voir de remettre les péchés. Donc il a celui de rendre le pécheur
agréable à Dieu. Son absolution change donc l'acte en habitude,
en disposition permanente. Car enfin le Prêtre ne peut pas ju-
ger de l'état du pénitent, mais seulement de sa résolution ac-
tuelle. Il ne peut juger du pénitent que par 6 la déclaration que
le pénitent lui fait : et le pénitent lui-même ne peut savoir si
l'amour qu'il a pour l'ordre est habituel ou non. Car on ne peut
juger de soi que par le sentiment intérieur qu'on en a, et ce
sentiment ne représente que les actes qu'on sent actuellement,
et nullement les habitudes, si elles ne sont excitées. Ainsi le
Prêtre ayant le pouvoir d'absoudre, et ne pouvant former son
jugement que sur les dispositions connues du Pénitent, il faut
de nécessité que l'absolution change l'acte en habitude puis-
1. Jean, xx, 21.
2. Var. Car. (Et sans nouvel alinéa.) (1684 et 1697.)
3. Var. Sur ses dispositions stables et permanentes. (1684
4. Var. Donc, n'est pas dans le* éditions précédente*.
5. Var. Inviolablement. (1684.)
6. Var. Sur. (1684.)
88 TRAITÉ DE MORALE.
qu'il n'y a que l'habitude qui justifie devant Dieu et que les
sacrements de la nouvelle alliance répandent la grâce justi-
fiante l.
XI. Do là il est évident que c'est une erreur très pernicieuse
de croire que l'absolution du Prêtre ne délivre le pénitent quç|
de la peine éternelle due au péché. Car le Prêtre n'ayant aucun
moyen de reconnaître moralement qu'un pénitent soit juste aux
\eux de Dieu, il ne pourrait jamais s'assurer qu'il lui remet
ses péchés, ni le pénitent qu'il en reçoit l'absolution 2, si le Sa-
crement ne changeait pas l'acte, ou la résolution actuelle dont
on a sentiment intérieur, en disposition habituelle qui ne se
fait point sentir. Mais de plus 5, est-ce avoir le pouvoir de re-
mettre les péchés que de laisser le pécheur dans la mort du
péché, et ne faire du bien qu'aux justes, que de ne remettre
les péchés qu'à ceux à qui ils sont déjà remis dans le ciel •? Il
faut donc qu'il y ait en Jésus-Christ un désir permanent et eU
ficace, en conséquence de la puissance que Dieu lui a donnée,
lorsqu'il l'a établi 5 cause occasionnelle de la grâce, que l'étal
du pénitent change par l'absolution du Prêtre, et qu'il soit dé-
livré de la coulpe du péché aussi bien que de la peine éternelle
qui lui est due.
XII. Certainement, quand on compare ensemble les deux
alliances de Dieu avec les hommes pour en découvrir les rap-
ports, les biens promis par la loi6, avec ceux que Jésus-Christ
nous a mérités, et dont il est le dispensateur; on voit bien que
l'auteur de la loi donnant droit par ses promesses aux biens
temporels, Jésus-Christ médiateur de la nouvelle alliance doit
aussi donner droit aux vrais biens, aux biens éternels : et
qu'ainsi nos Sacrements doivent opérer la grâce ou la charité
justifiante dans ceux qui les reçoivent, laquelle seule donne
droit à ces vrais biens. Car il est certain que Dieu, qui aime
l'Ordre, ne peut pas donner le ciel à ceux qui sont plus disposés
au mal qu'au bien, à ceux qui sont actuellement dans le désor-
1. Var. La fin de phrase : et que les sacrements..., n'était point dans les édi-
tions précédentes.
2. Var. 11 ne pourrait jamais donner l'absolution qu'au hasard. (1684 et 1697.)
3. Var. De plus. (1684.)
4. Var. La fin de phrase : que de De remettre les péchés..., n'était pas dans les
éditions précédentes.
5. Var. En l'établissant. (1684.)
6. La loi ancienne, la loi mosaïque.
PREMIERE PARTIE.— DE Là VERTU. 89
dre. Au reste le Concile de Trente a défini ce que je viens d'é-
tablir. C'est un article de notre foi que les Sacrements de la
nouvelle alliance opèrent la grâce ou la charité justifiante l; et
que le pécheur qui s'approche du Sacrement de pénitence par
le mouvement que lui inspire le Saint-Esprit, mouvement qui
ne le justifie point, car le Saint-Esprit n'habite point encore en
lui, comme le dit le Concile, et pour les raisons que je viens
d'expliquer, que ce pécheur, dis-je, reçoit véritablement la cha-
rité habituelle de la justification, par l'efficace du Sacrement
que le Sauveur des pécheurs a établi, pour les délivrer sûre-
ment 2 de la captivité du péché.
XIII. Il est donc évident que le pécheur contrit par quelque
motif que ce puisse être, car il n'importe, lorsqu'il se sent tou-
ché de repentir, et qu'il a obtenu par ses prières, ou autrement,
assez de force pour former la résolution généreuse de ne plus
pécher, et de renoncer à sa 3 passion dominante, doit prompte-
ment avoir recours à la pénitence, pour recevoir par ce Sacre-
ment la charité habituelle, ce que " peut être il ne pourrait
pas obtenir par ses prières ordinaires.
XIV. Je sais bien que plusieurs personnes condamnent la
crainte de l'enfer, comme un motif d'amour-propre, qui ne
peut produire rien de bon : motif néanmoins que j'ai pris
comme étant le plus vif et le plus ordinaire pour s'exciter à
faire les choses qui peuvent nous conduire à la justification. Je
sais, dis-je, qu'ils rejettent ce motif comme inutile, et qu'ils ap-
prouvent au contraire l'espérance de la récompense éternelle
comme un motif saint et raisonnable, et dont les plus gens de
bien s'animent à la vertu, selon ces paroles de David toujours
si rempli d'ardeur et de charité : Inclinavi cor meurn ad faciendas
justifïcationes tuas in seternum propter retributionem. Cependant
vouloir être heureux, ou ne vouloir pas être malheureux, c'est
la même chose, l'un n'est pas moins bon que l'autre 5. La crainte
de la douleur, le désir du plaisir ne sont l'un et l'autre que des
mouvements d'amour-propre. Mais l'amour-propre en lui-même
n'est pas mauvais : Dieu le produit sans cesse en nous. Il nous
porte invinciblement au bien; et par ce même mouvement, il
1. Sess. 7, can. 8. — Sess. 14. chap. iv, cari. 5.
2. Var. Pour les délivrer. (1684.) '
3. Var. Ou. (1684.)
4. Var. Pour recevoir par ce sacrement ce que... (1684 et 1697
5. Var. C'est la mèrne chose, rien n'est plus facile à comprendre. (1684 )
90 TRAITÉ DE MORALE.
nous détourne invinciblement du mal. Nous ne pouvons point
qoos empêcher de souhaiter d'être heureux, et par conséquent
de n'être point malheureux. Ainsi la crainte de l'enfer ou
L'espérance du paradis sont deux motifs égaux, aussi bons l'un
que l'autre : si ce n'est que celui de la crainte a cet avantage
sur l'autre, que c'est le plus vif, le plus fort, le plus efficace;
parce qu'ordinairement, toutes choses égales, on craint plus la
douleur qu'on ne souhaite les plaisirs. Chacun peut sur cela se
consulter soi-même. Et qu'on ne dise pas que la récompense
éternelle renferme la vue de Dieu, et que c'est par cette raison-
là que l'espérance de la récompense est un bon motif : car il
en est de même de la crainte. L'enfer de son côté exclut la vue
de Dieu, et la crainte de ne point posséder Dieu est la même
chose que le désir ou l'espérance de le posséder. Ainsi, soit
qu'on compare la douleur au plaisir, Dieu perdu avec Dieu
lé, la crainte est aussi bonne que le désir ou l'espérance.
Mais de plus la crainte des peines éternelles a cet avantage
qu'elle est propre à réveiller les plus assoupis et les plus slupi-
des; el c'esl pour cela que l'Ecriture et les Pères °e servent a
tout moment de ce motif l. Car enfin on devrait y prendre garde,
ce n'est point proprement le motif qui règle le emur, c'est l'a-
mour de l'Ordre. Rien ne nous rend justes que l'amour de la
justice essentielle et primitive, que la conformité de la volonté
à la loi divine. Le désir d'être heureux, la crainte de l'enfer sont
naturels et nécessaires. Ce sont des motifs physiquement bons;
mais ils n'ont ni bonté ni malice pris en eux-mêmes -. Tout
motif est naturellement et nécessairement fondé 5 sur L'amour-
propre ou sur le désir invincible d'être heureux, j'entends
solidement heureux, sur le mouvement que Dieu imprime
sans cesse en nous pour le bonheur et la perfection de notre
être, en un mot sur * la volonté propre, car nous ne pouvons
aimer que par notre volonté. Et celui qui brûlerait d'ardeur de
1. L'édition de 1681 donnait ici une noie marginale ainsi eonoue : « Par motif
j'entends ce qui excite dans l'âme quelque mouvement actuel de cette espèce
d'amour que j'ai appelé auparavant amour d'union. »
2. Var. Ces trois phrases, depuis : Rien ne nous rend justes.... ne se trouvaient
pas dans les éditions précédentes.
3. Var. Tout motif est fondé (1684): est naturellement et. ce me semble, néces-
sairement fondé (16
4. Var. Sur le désir invincible d'être heureux, que Dipu inspire sans cesse en
nous pour le boirheur. en un mot sur... (1684).
PREMIÈRE PARTIE.— DE LA VERTU. 91
jouir de la présence de Dieu pour contempler ses perfections
et avoir part à la félicite des Saints, serait toujours digne de
l'enfer, s'il avait le cœur déréglé et refusait do sacrifier à l'Or-
ire sa passion dominante. Car il faut aimer Dieu tel qu'il est
comme juste aussi bien que puissant. Et au contraire celui qui
serait indifférent, si cela se pouvait ainsi, pour le bonheur éter-
nel, mais d'ailleurs rempli de charité ou de l'amour de l'Ordre,
5ui renferme la charité ou l'amour de Dieu sur toutes choses,
serait juste et solidement vertueux; parce que comme j'ai déjà
prouvé fort au long, la vraie vertu, la conformité avec la volonté
ie Dieu consiste précisément dans l'amour habituel et domi-
nant de la loi éternelle et divine, l'ordre immuable.
XV *. Il y a de la différence entre les motifs et la fin, comme
entre les effets et leurs causes 2. On est excité 3 par les motifs à
agir pour la fin *, Dieu se faisant connaître, se faisant goûter
il se fait aimer. Dieu est la fin, et son action en nous est le
motif de notre amour. La vue des perfections divines est le mo-
tif de l'amour de bienveillance ou de complaisance ; et le goût
des bontés divines est le motif de l'amour d'union. Mais ôtez à
l'esprit tout amour-propre, tout désir d'être heureux et parfait;
que rien ne lui plaise, que les perfections divines ne le touchent
plus : le voilà sans doute incapable de tout amour 5. Si rien ne
lui fait plaisir, comment se plaira-t-ilen Dieu? Si la beauté de
l'Ordre ne le louche pas, comment pourra-t-il l'aimer? Il est
vrai qu'il pourra préférer Dieu à tous les êtres : mais ce ne sera
là qu'un jugement spéculatif ou de pure estime. Toute concu-
piscence suppose l'amour-propre : et selon saint Augustin la
charité est une sainte concupiscence G. Il n'est point défendu de
vouloir être heureux, ce commandement serait impossible :
mais il est défendu de s'aimer ou quelque créature que ce soit
1. Var. Dans l'édition de 1684, ce passage commençait par la page qui a fait
dans l'édition de 1697 et dans celle de 1707. le début du chap. xvi, depuis les
mots : L'homme doit aimer Dieu non seulement plus que la vie présente..., jus-
qu'à : et lui rendre une exacte obéissance.
2. Var. Ces mots : Comme entre les effets et les causes, n'étaient pas dans l'édi-
tion de 1684.
?.. Var. On s'excite. (1684.)
4. Ce qui suit ici du chapitre xv, n'était pas dans l'édition de 1684.
r>. On sait que Malebranche fut toujours opposé aux doctrines du quiétisme, qu'il
les combattit même publiquement, par exemple dans son Traité de V amour de Dieu,
on l'on retrouve la plupart des idées développées dans le présent chapitre.
G. De Spir. et littera. (Note marginale de M.)
92 TRAITE DE MORALE.
comme sa fin ou la cause de sa perfection et de son bonheur.
Celui qui se connaît bien et les êtres créés, voit clairement que
Dieu seul est aimable. Et bien loin que le dçsir d'être heureux
fasse qu'il rapporte à soi-même la cause de sou bonheur, bien
loin que les plaisirs dont Dieu comble les Saints dans le ciel
puissent faire qu'ils s'aiment plus que Dieu, que c'est au con-
traire ce qui fait qu'ils s'oublient et qu'ils se perdent heureuse-
ment dans la divinité : car l'amour transforme, pour ainsi dire,
celui qui aime en l'objet aimé, en celui qui fait toute sa félicité,
parce qu'effectivement la félicité vaut mieux que l'être. Car
l'être ■ est comme un milieu entre le bien-être et le mal être;
milieu de soi assez indifférent à la volonté, qui n'aime ou ne
hait l'être qu'autant qu'il est ou peut être bien ou mal ; car il
n'y a point d'homme qui n'aimât mieux n'être point que de
souffrir éternellement des douleurs quoique légères, et sans
avoir jamais la moindre consolation. Ainsi l'on oublie aisément
son être, pour ne s'occuper que de celui qui fait le bien-être, de
celui dont la Jouissance fait toute notre félicité.
XVI2. L'homme doit donc aimer Dieu, non seulement plus
que la vie présente, mais plus que son être propre. L'Ordre le
demande ainsi. Mais il ne peut être excité à cet amour que
par l'amour naturel et invincible qu'il a pour le bonheur et la
perfection de son être 8. L'homme ne peut trouver en lui-même
son bonheur et sa perfection : il ne peut les trouver qu'en Dieu;
puisqu'il n'y a que Dieu capable d'agir en lui et de le rendre
heureux et parfait 4. De plus, il vaut mieux n'être point, que
d'être malheureux B. Il vaut donc mieux n'être point que d'être
mal avec Dieu. Il faut donc aimer Dieu plus que soi-même, et
1. L'être pur et simple. Toutes ces expressions demeurent ici assez équivoques.
Il n'est pas à croire que pour Malebranche les suints veuillent perdre et perdent
en effet réellement leur être propre, leur personnalité, leur conscience. 11 ne fau-
drait cependant pas presser bien fortement son langage pour en faire sortir cette
forme de panthéisme.
2. Chap. xv de L'édition de 1684.
3. Var. Ces mots : Et la perfection de son être, n'étaient pas dans l'édition de
16S4. Mais la phrase s'y continuait ainsi : Il ne peut amener que par l'amour du
bien, que par sa volonté.
4. Var. L'homme ne peut trouver son bonheur en lui-même : il ne peut le trou-
ver qu'en Dieu, puisqu'il n'y a que Dieu capable d'agir en lui et de le rendre heu-
reux. ; ■
5. Soit : Mais pour être heureux et pour avoir le bien-être, il faut au moins con-
server Y être et l'être pei-sonnel :
PREMIERE PARTIE. — DE LA VERTU. 93
lui rendre une exacte obéissance *. C'est le dernier des crimes
que de mettre sa fin dans soi-même. C'est la folie du Sage des
Stoïciens, dont le bonheur ne dépendait point des Dieux. Con-
vaincu de son impuissance et de celle des créatures, il faut ten-
dre vers le Créateur de toutes ses forces 2. Il faut tout faire
pour Dieu. Toutes nos actions se doivent rapporter à celui de
qui seul nous tenons la force de les faire : autrement nous bles-
sons l'Ordre, nous offensons Dieu, nous commettons une injus-
tice. Cela est incontestable. Mais nous devons chercher dans
l'amour invincible que Dieu nous donne pour le bonheur, des
motifs qui nous fassent aimer l'Ordre : car enfin, Dieu étant
juste, on ne peut être solidement heureux, si l'on n'est soumis à
l'Ordre, et celui-là hait son âme qui aime V iniquité 3. Que ces
motifs soient de crainte ou d'espérance, il n'importe, pourvu
qu'ils nous animent et qu'ils nous soutiennent. Les meilleurs
sont les plus vifs et les plus forts, les plus solides et les plus
durables.
XVII. 11 y a des personnes qui se font mille suppositions ex-
travagantes, et qui faute d'avoir une idée juste de la divinité 4
supposeront, par exemple, que Dieu a eu 5 dessein de les rendre
éternellement malheureux. Et dans cette supposition ils se
croient obligés d'aimer plus que toutes choses ce fantôme de
leur imagination ; ce qui les embarrasse extrêmement 6. 11 est
visible néanmoins qu'il y a contradiction dans cette supposition
ou d'autres semblables, car l'Ordre veut que tout mérite soit
récompensé. Or c'est une action méritoire s'il en fut jamais,
c'est le plus grand sacrifice qu'on puisse faire que de choisir
une éternité malheureuse pour plaire à Dieu : et selon la sup-
position celte action ne pourrait être récompensée. Il est donc
clair que Dieu, qui a l'Ordre pour sa loi inviolable, ne peut or-
donner que l'homme choisisse d'être malheureux, si ce n'est
pour un temps, afin qu'il puisse le récompenser, et dédomma-
1. Var. Ici se plaçaient dans l'édition de 1684, ces deux lignes, qui clans l'édition
de 1697 ont formé, comme on l'a vu, le début du chapitre xv : Il y a de la différence
entre les motifs et la fin, on s'excite par les motifs à agir pour la fin.
2. Var. Ces deux phrases, depuis : c'est la folie des stoïciens..., n'étaient pas
dans l'édition de 1684.
3. Var. Cette citation n'était pas dans l'édition de 1684.
4. Var. De Dieu. (1684.)
5. Var. Ait eu. (1684.)
6. Var. Tout ce qui suit jusqu'à : car enfin les moyens d'aimer Dieu..., n'était
pas dans l'édition de 1684.
H TRAITE DE MORALE.
ger un amour-propre juste et légitime, et dont on ne peut se
dépouiller, parce qu'on ne peut pas vouloir être malheureux,
et que le désir de la félicité est naturel et invincible. Car enfin
le moyen d'aimer Dieu, lorsqu'on s'ôte tous les motifs raison-
nables de l'aim t, ou plutôt lorsqu'au lieu de lui, on présente à
l'esprit une idole terrible, et qui n'a rien d'aimable? Dieu veut
qu'on l'aime tel qu'il est, et non pas tel qu'il est impossible qu'il
soit. 11 faut aimer l'Etre infiniment parfait, et non pas un fan-
tôme épouvantable, un Dieu injuste, un Dieu puissant à la vé-
rité, absolu, souverain, tel que les hommes souhaitent d'être,
mais sans sagesse et sans bonté, qualités qu'ils n'estiment
guère. Car le principe de ces imaginations extravagantes qui
font peur à ceux qui 1rs forment, c'est que les hommes ju
de Dieu par le sentiment intérieur qu'ils ont d'eux-mêmes, et
pensent sans réflexion que Dieu peut former des desseins qu'ils
se sentent capables de prendre. Mais qu'ils n'aient rien à crain-
dre. S'il y avait un Dieu tel qu'ils se l'imaginent, le vrai Dieu,
jaloux de sa gloire, nous défendrait de l'adorer et de l'aimer;
et qu'ils tachent de se convaincre qu'il y a peut-être plus de
danger d'offenser Dieu, lorsqu'on lui donne une forme si hor-
rible, que de mépriser ce fantôme. 11 faut sans cesse chercher
des motifs qui conservent et qui augmentent en nous l'amour
de Dieu, tels que sont les menaces et les promesses qui se rap-
portent cà l'Ordre immuable : motifs propres pour des créatures
qui veulent invinciblement être heureuses, et dont aussi l'E-
criture est remplie. 11 ne faut pas retrancher 1 ces justes motifs,
ni rendre odieux le principe de tout bien. Car enfin la raison
pour laquelle les démons ne peuvent plus aimer Dieu, c'est
qu'effectivement ils n'ont plus maintenant par leur faute aucun
motif de l'aimer. C'est qu'il est arrêté, et ils le savent, que Dieu
ne sera jamais bon à leur égard. Car comme on ne peut aimer
que le bien d'un amour d'union, que ce qui est capable de
rendre heureux *, iis'h'ont plus aucun motif d'aimer Dieu de
cette espèce d'amour 3. Mais ils en ont de le haïr de toutes leurs
forces, comme la cause véritable, mais très juste, des maux
qu'ils souffrent *. Mais d'ailleurs comme ils sont corrompus, la
1. Var. Et ne pas retrancher.
2. Var. Car comme ou ne peut aimer que le bien, que ce qui est capable de ren-
dre heureux. (1684.)
Lî. Var. Les mots : de cette espèce d'amour, n'étaient pas dans l'édition de 1684.
4. Les deux phrases qui suivent, n'étaient pas dans l'édition de 1684.
PREMIERE PARTIE.- DE LA VERTU. 95
beauté de l'Ordre ne les touche plus, du moins dans ce qui
blesse leur amour-propre. Elle leur fait horreur, parce que
c'est la loi qui les condamne. Ainsi ils ne peuvent aimer Dieu
en aucun sens, ni sa puissance, ni sa justice, ni sa sagesse, et
ils y sont obligés», parce que l'Ordre le demande; l'Ordre,
dis-je, loi indispensable 2 de toutes les intelligences en quelque
état qu'elles puissent être, heureuses ou malheureuses. Comme
ils méritent 3 ce qu'ils endurent, ils sont déréglés, et seront in-
corrigibles dans leur malice pendant toute l'éternité. Tout ceci
n'est que pour faire comprendre que tout ce qui peut nous
faire aimer Dieu, recourir à Jésus-Christ, vivre dans l'Ordre,
ne peut être mauvais et ne doit point être rejeté. Si je me
trompe, je demande qu'on m'éclaire, car cette matière est de
conséquence. Mais il est très difficile de Téclaircir, parce qu'on
n'a point d'idée claire de l'àme et qu'on ne la connaît que par
sentiment intérieur 4.
1. Var. Ils ne peuvent aimer Dieu, et ils y sont obligés. (1684.)
2. Var. Loi inviolable. (1684.)
3. Var. Ainsi comme ils méritent. (1684.)
4. Cette dernière pbrasc n'était pas dans l'édition de 1684.
CHAPITRE NEUVIEME.
L'Eglise dans ses prières s'adresse au Père par le Fils, et pourquoi.
Il faut prier la sainte Vierge, les Anges et les Saints, non pas
néanmoins comme causes occasionnelles de la grâce intérieure.
Les Anges et les démons * ont pouvoir sur les corps en qualité de
causes occasionnelles. Ainsi les démons peuvent nous tenter, et
les Anges favoriser l'efficace de la Grâce.
I. Jésus-Christ considéré selon sa nature humaine, étant seul
le vrai propitiatoire, ou la cause occasionnelle de la Grâce, ainsi
que j'ai fait voir dans le chapitre précédent, il est clair que
c'est de lui seul dont il faut s'approcher pour l'obtenir. Néan-
moins on peut invoquer Dieu, et môme il n'y a que lui qu'on
doive adorer ou invoquer comme cause véritable de nos biens.
On peut aussi prier la sainte Vierge, les Anges et les Saints,
non pas comme des causes véritables, ni occasionnelles ou distri-
buées de la Grâce, mais comme amis de Dieu ou intercesseurs
auprès de Jésus Christ. On peut môme enfin prier les Anges,
comme nos protecteurs contre le démon, ou comme causes oc-
casionnelles de certains effets, qui peuvent nous disposer à re-
cevoir utilement la grâce intérieure. Mais il faut que j'explique
ces vérités plus au long, car elles sont de la dernière consé-
quence pour régler nos prières, notre culte, tous nos devoirs.
II. L'Eglise conduite par TEsprit de vérité, adresse ordinai-
rement ses prières au Père par le Fils : et si 2 elle s'adresse au
Fils, c'est qu'elle le considère comme égal au Père : et par con-
1. Var. Et môme les démons. (1684.)
2. Var. Et lorsqu'. (1684.)
PREMIÈRE PARTIE. — DE LA VERTU. 97
séquent ce n'est point simplement en tant qu'homme qu'elle
l'invoque, mais en tant qu'Homme-Dieu. Cela est évident par
les conclusions ordinaires des prières : Ver Dominum nostrum
Jesum Christum : ou Qui vivis et régnas Deus, etc. Comme il n'y
a que Dieu qui soit cause véritable, et qui, par son eflicace pro-
pre, puisse faire ce que nous souhaitons, il est nécessaire que
la plupart de nos prières et tout notre culte se rapporte à lui.
Mais, comme il n'agit ordinairement * que lorsque les causes
occasionnelles qu'il a établies déterminent l'efficace de ses lois,
il est aussi à propos que notre manière de l'invoquer soit con-
forme à ce sentiment.
III. Si Jésus-Christ comme homme n'intercède pour les pé-
cheurs, c'est en vain qu'ils invoquent Dieu. Car Dieu n'agit
que lorsque l'ordre immuable de la justice l'exige, ou que les
causes occasionnelles ou particulières le demandent 2. Or la
Grâce n'étant point donnée aux mérites, l'Ordre immuable de
la justice n'oblige point Dieu à l'accorder aux pécheurs qui
l'invoquent. Il faut donc que ce soit la cause occasionnelle qui
l'oblige à cela, en conséquence de la puissance qui lui a été
donnée par l'établissement des lois générales de la Grâce 3,
c'est-à-dire par le décret de Dieu dont parle David dans le se-
cond psaume. Je suis établi Roi sur Sion, dit Jésus-Christ, et
voici ce que Dieu a ordonné. Le Seigneur m'a dit, tu es mon Fils.
Je t'ai engendré aujourd'hui. Demande-moi, et je te donnerai tou-
tes les Nations de la terre. Il faut que Jésus-Christ comme Sou-
verain Prêtre demande, avant que Dieu nous donne à lui par
sa grâce, puisque personne ne vient à Jésus-Christ que son Père
ne L'attire. Mais, quoique Jésus-Christ seul, en tant qu'homme,
soit la cause particulière des biens que nous recevons, si les
prières de l'Eglise s'adressaient toujours directement à lui, cela
pourrait donner aux hommes quelque occasion d'erreur, et les
porter peut-être à l'aimer précisément en tant qu'homme i, de
celte espèce d'amour qui n'est dû qu'a la puissance véritable,
et même à l'adorer sans rapport à la personne divine en qui
1. Var. Le mot : ordinairement, -n'était pas dans l'édition de 1684.
2. Ni cette phrase m la suivante n'étaient pas dans l'édition de 1684.
3. Var. L'édition de 1684 continuait ici par la phrase suivante : parce qu'enfin
Dieu n'agit que lorsque l'ordre immuable le demande, ou que les causes occasion-
nelles ou particulières l'exigent ainsi que j'ai déjà dit. — Puis venait immédiate-
ment la phrase qu'on trouvera plus loin : Mais quoique Jésus-Christ seul...
4. Var. A l'aimer en tant qu'homme. (1684.)
6
TRAITE DE MORALE.
sa nature humaine subsiste. Or l'adoration et l'amour d'union
qui honore la puissajice ne sont dus qu'au Tout-Puissant, car
Jésus-Christ même ne mérite nos adorations et cette espèce
d'amour, que parce qu'il est en môme temps Dieu et homme.
IV. Ainsi l'Eglise a très grande raison d'adresser ses prières
à Dieu, cause unique et véritable, par Jésus-Christ néanmoins,
en qui se trouve la cause occasionnelle et distributive des biens
que nous demandons. Car, encore que les pécheurs ne reçoi-
vent la Grâce, que lorsque Jésus-Christ, comme homme, prie
par ses désirs actuels ou habituels, passagers ou permanents;
il faut qu'on sache toujours, qu'il n'y a que Dieu qui la donne
comme cause véritable, afin qu'il soit seul le terme de notre
amour et de notre culte. Néanmoins quoiqu'on s'adresse à la
cause véritable et générale, c'est de même que si l'on s'adressait
a la canse particulière et distributive; parce que Jésus-Christ,
comme homme, étant le Sauveur des pécheurs, l'Ordre veut
qu'il soit averti de leurs invocations, et que bien Loin d'être ja-
luux de la gloire qu'un rend à Dieu, que lui-même en tant
qu'homme, reconnaît sans cesse son impuissance et sa dépen-
dance. Il n'exaucera ' jamais ceux, qui semblables aux Eu-
tychiens, regardent sa nature humaine comme transformée en
la Divine *, et lui ôtent ainsi les qualités d'Avocat, de Média-
teur, de Chef de l'Eglise, en un mot, de souverain Prêtre des
biens véritables. Ainsi on Voit bien d'un côté, que pour prier
utilement, il n'est pas absolument nécessaire de savoir si pré-
cisément et .->i distinctement les ventés que je viens d'expliquer :
et de l'autre, que la conduite de l'Eglise s'accommode parfaite-
ment avec les fondements de la Religion et de la Morale, qui
sont que Dieu seul est la lin de toutes choses, et qu'on ne peut
avoir accès auprès de lui que par Jésus-Christ notre Seigneur.
Je crois que l'on conviendra assez de tout ceci.
V. Mais à l'égard de la sainte Vierge, des Anges et des Saints,
il y a plus de difficulté. Néanmoins le sentiment de l'Eglise est
1. Var. Et qu'il n'exaucera. (1684.)
2. Eutydiès, moine d'un monastère de Constantinople (ve siècle), par aversion
pour le nestorianisme (qui niait que dans la double nature de Jésus-Christ il y eût
union substantielle entre la nature humaine et la nature divine) ne voulut ad-
mettre en Jésus-Christ qu'une seule nature. Il prétendit qu'après l'Incarnation, tout
au moins, la nature humaine de Jésus avait été comme absorbée par sa divinité
de même qu'une goutte de miel, tombant dans la mer, ne périrait pas, mais serait
engloutie. Il fut condamné par le concile de Chalcédoine.
PREMIERE PARTIE. - DE LA VERTU. 99
qu'ils savent nos besoins lorsque nous les invoquons ; et que,
comme ils sont en grâce avec Dieu et unis à Jésus-Christ leur
Chef, ils peuvent le solliciter par leurs prières et par leurs dé-
sirs à nous délivrer de nos misères. Cela parait môme incontes-
table par l'exemple de saint Paul et de tous les Saints, qui se
sont toujours recommandés aux prières les uns des autres. Car
enfin si les Saints sur la terre, remplis encore d'imperfection,
peuvent par leurs prières être utiles à leurs amis, je ne vois
pas qu'il y ait de bonnes raisons pour ôter aux Saints ce pou-
voir. Ce qu'il faut seulement observer, c'est qu'ils ne sont point
causes occasionnelles de la grâce intérieure : car cette puissance
n'a été donnée qu'à Jésus-Christ comme Architecte du Temple
Eternel, Chef de l'Eglise, Médiateur nécessaire , en un mot,
cause particulière ou occasionnelle 1 des vrais biens.
VI. Ainsi on peut prier la sainte Vierge, les Anges et les
Saints, qu'ils sollicitent pour nous la charité de Jésus-Christ.
Apparemment il y a de certains temps de faveur. pour chaque
Saint, comme les jours auxquels l'Eglise solennise leurs fêtes.
Il se peut même faire qu'ils aient en qualité de causes occasion-
nelles, le pouvoir de produire ces effets que nous appelons mi-
raculeux , parce que 2 nous n'en connaissons pas la cause, et
que Dieu ne fait pas toujours par des volontés particulières :
tels que sont la guérison des maladies, l'abondance des mois-
sons, ou d'autres changements extraordinaires dans l'arrange-
ment des corps, substances inférieures aux esprits, et sur les-
quelles il semble que l'Ordre demande, ou du moins permette,
qu'ils aient quelque pouvoir, pour récompenser ou plutôt pour
faire admirer leur vertu, et la faire embrasser aux autres hom-
mes 3. Mais quoique cela ne soit pas certain a à l'égard des Saints,
je crois que cela est indubitable à l'égard des Anges. Cette vé-
rité est de si grande conséquence pour plusieurs raisons, que
je crois la devoir expliquer en peu de mots par 3 la conduite que
Dieu a tenue pour l'exécution de ses desseins.
VIL Dieu ne pouvant agir que pour sa gloire, et n'en trou-
1. Var. Distributive. (1684 et 1G97.)
2. Var. A cause que. (16S4.)
3. On sait que Malebranche s'efforce le plus qu'il peut de diminuer le nombre et
l'importance des miracles ou de les ramener à des effets éternellement prérus de vo-
lontés générales.
ï. Var. Tout a fait certain. (1684.)
5. Var. Dans. (1684.) j^0w35S
BIBLIOTHECA
iOO TRAITÉ DE MORALE.
vant qu'en Jésus-Christ une digne de lui, il a certainement
tout fait par rapport à son Fils. Cette vérité est si claire, qu'il
n'est pas possible d'en douter, lorsqu'on y fait quelque ré-
flexion.Car quel rapport entre l'action de Dieu el son ouvrage,
si l'on sépare cet ouvrage de Jésus-Christ qui le sanctifie1 ?Quel
rapport entre un monde profane, qui n'a rien de divin, et l'ac-
tion de Dieu toute divine, en un mot, entre le fini et l'infini?
Et peut-on concevoir que Dieu, qui ne peut agir que par sa
volonté, que par l'amour qu'il se porte à lui-même, puisse agir
pour ne rien faire qui suit digne de lui , puisse agir pour faire
un monde qui n'ait point de rapport à lui ou qui ne vaille
point l'action par laquelle il est produit.
VIII. Apparemment donc les Anges immédiatement après leur
création, étonnés de se voir sans Chef, -ans Jésus-Christ, et ne
pouvant justifier le dessein de Dieu de les avoir créés, les mé-
chants crurent valoir quelque chose par rapport à Dieu, et
L'orgueil les perdit. Ou, supposé, ce qui parait plus vraisem-
blable, que le Verbe Eternel, pour justifier dans leur esprit la
sse de la conduite de Dieu, leur eût appris qu'il avait des-
sein de former l'homme et de s'unir aux deux substances, es-
prit et corps, qui le composent, pour sanclilier en lui tout l'ou-
vrage de Dieu qui n'est aussi composé que de ces deux genres
d'êtres : les méchants s'opposèrent à ce dessein, et ne voulurent
point adorer Jésus-Christ, ni se soumettre à celui qu'ils croyaient
leur être égal ou même inférieur par sa nature, quelque rele-
vée qu'elle dûl être par l'union hypostatique -. Alors il se lit
deux partis opposés dans l'ouvrage de Dieu, saint Michel et ses
Anges, Satan et ses ministres, principes des deux cités éter-
nelles, Jérusalem et Babylone.
IX 5. 11 est certain que Dieu a donné aux Anges pouvoir sur
1. Voyez le 9e et dernier Entretien sur la métaphysique. (Note marginale de M.)
2. Les théologiens désignent par là l'union substantielle et personnelle de la na-
ture humaine et de la nature divine dans la personne du Verbe.
?,. Var. Dans l'édition de I«>s4. le commencement de ce chapitre était ainsi ré-
digé : Les anges ayant donc pouvoir sur les corps, ou par le droit de leur nature,
à cause qu'il semble que l'ordre demande que les èlres supérieurs agissent sur
ceux qui sont au-dessous d'eux ; ou plutôt par le décret que Dieu avait formé d'exé-
cuter par eux, comme causes occasionnelles de certains effets, ses propres des
construire la cité sainte, la Jérusalem céleste, son grand ouvrage, dont les Anges
sont ministres, sons le sage et unique architecte, Jésus-Christ Notre-Seiprneur. se-
lon les saintes Ecritures: et faire ainsi paraître la puissance de son Fils bien-aimé
à qui il fallait des ennemis à combattre et à vaincre : laquelle puissance n'a jamais
éclaté davantage, que lorsqu'il a détrôné le prince rebelle qui avait assujetti ù ses
PREMIERE PARTIE. — DE LA VERTU. I(M
les corps. 1[ semble en effet que l'Ordre demande que les êtres
supérieurs puissent agir sur ceux qui sont au-dessous d'eux.
Comme Dieu se voulait servir des Anges fidèles pour conduire
le peuple juif, pour le récompenser et pour le punir par des
biens et des maux temporels que la loi leur propose, et même
pour travailler sous Jésus-Christ à son grand ouvrage, il était
nécessaire qu'ils eussent du moins pouvoir sur les corps. Et il
parait assez que les Démons mêmes n'ont pas été tout à fait
privés de ce pouvoir après leur chute ; puisque c'est unique-
ment parla qu'ils agissent sur les esprits, et qu'ils se sontren-
dus maîtres du monde. Dieu par la puissance qu'il a donnée à
saint Michel 1 sur son peuple a voulu figurer celle de Jésus-
Christ : et il a permis que le démon régnât sur le reste du
monde, afin que son Fils eût des ennemis à combattre et à vain-
cre, et qu'il fît paraître sa puissance en détrônant le Prince re-
belle qui avait assujetti à ses lois toute la terre. Car jamais la
puissance du libérateur ne parait davantage, que lorsque l'en-
nemi s'est rendu absolument le maître, qu'on n'a plus aucun
pouvoir de lui résister, et qu'on gémit depuis longtemps sous
la tyrannie. Les Anges, ayant donc un pouvoir immédiat sur
les corps, et par eux pouvoir 2 indirect sur les esprits, dès que
les premiers hommes furent formés, les méchants tentèrent la
femme de la manière qu'on sait; en la flattant apparemment
sur le dessein connu de Dieu, que le Verbe s'unirait à l'homme3
pour le sanctifier, selon ces paroles : Eritis sicut Du, scientes
bonum et malurn. Car je ne vois pas que des esprits éclairés pus-
sent avoir d'autre motif d'obéir au Démon " , que celui d'être
tirés de leur état profane à un état divin et digne de Dieu :
lois toute la terre. — Puis le texte continuait comme à partir de la phrase qu'on
trouvera plus loin : Car jamais la puissance du libérateur, etc.
1. Pour diminuer le nombre des volontés particulières «le Dieu, qui l'embarras-
saient beaucoup, Malebranche rapportait à la seule intervention de saint Michel,
choisi une fois pour toutes dans les desseins de Dieu, ce qu'on appelle les miracles
de l'ancienne loi. Encore ajoutait-il, rapporte Nicole, que Dieu n'avait choisi saint
Michel que parce qu'il avait prévu que cet ange serait le plus ménagé en matière
de miracles. « C'est comme s'il disait que Dieu a donné le peuple juif à gouverner
aux anges au rabais des miracles, £t qu'ayant trouvé que saint Michel s'en acquit-
tait à meilleur marché, il le préféra à tous les autres. » Il parait que Malebranche
avoua que, raillerie à part, le mot de Nicole rendait exactement son système sur
les voies générales de la grâce.
2. Var. Un pouvoir. (1684.)
3. Var. A l'àme de l'homme. (1684.)
i Var De désobéir formellement à Dieu. (1684.)
6.
102 TRAITÉ DE MORALE.
Eritis sicut DU ; et cela par une union particulière avec la Rai-
son universelle, le Verbe Eternel \ avec celui de qui toutes
les intelligences reçoivent ce qu'elles ont de lumière : Scientes
bonum et malum. Comme ils étaient seuls sur la terre, et chefs
de la postérité qu'ils pouvaient avoir (supposé qu'ils sussent
quelque chose de l'Incarnation du Verbe), ils avaient quelque
sujet de croire que c'était en eux que ce mystère devait s'ac-
complir. Ainsi les Démons les ayant trompés les vainquirent, et
s'en rendirent maîtres, et de tous leurs descendants : et par là,
quoiqu'ils favorisassent le dessein de l'Incarnation du Verbe,
puisque le péché du premier homme la rend nécessaire en plu-
sieurs manières, ils crurent l'avoir renversé. Car apparemment
ces esprits superbes s'imaginaient s que l'union avec Dieu se
pouvait mériter par une obéissance exacte à ses ordres.
X. Il faut savoir, par des raisons que j'ai dites ailleurs 3, que
le premier homme ayant péché, il était nécessaire en consé-
quence des lois de l'union de l'âme et du corps, et conforme à
l'ordre immuable de la justice 4 que sa chair se révoltât contre
son esprit : et même que la concupiscence se transmît dans
tous ses enfants, mais par d'autres raisons que j'ai expliquées
fort au long dans la Recherche de la vérité 5. Or la concupiscence
est cet instrument universel de l'iniquité, laquelle a inondé
toute la terre. Car étant entre les mains du démon, qui peut
l'exciter en mille manières par le pouvoir qu'il a sur les corps,
il a régné par elle jusqu'à la venue de Jésus-Christ, jusques au
temps du souverain Prêtre des vrais biens 6, ou de la cause oc-
casionnelle de la délectation intérieure, qui seule peut contre-
balancer le poids de la concupiscence, et rendre inutile au Dé-
mon cet instrument de ses conquêtes. Car ' l'homme voulant
invinciblement être heureux, rien ne peut guérir son cœur
corrompu par les plaisirs sensibles, que l'onction de la grâce,
1. Var. Dans l'édition de 1684, la suite est ainsi rédigée : Pour lequel ils Bavaient
bien qu'iis avaient été formés et sur lequel ils devaient <Hre reformés, eux qui étaient
seuls sur la terre, et chefs de la postérité qu'ils pourraient avoir. Ainsi les démons
les vainquirent.... et la suite comme plus bas.
2. Var. Car apparemment ils s'imaginaient (16S4).
3. 2e partie du 1er Éclaircissement. (Note marginale de M. dans l'éd. de 1684.)
4. Et de l'immutabilité de l'ordre. (1684.)
5. Voyez Y Éclaircissement sur le péché originel. (Note marginale de M.
6. Var. De Jésus-Christ, qui par son sacrifice a mérité la qualité de souverain
Pr-'-tre...
7. Var. Parce que. (1684.1
PREMIERE PARTIE.— DE LA VERTU. 103
le goût ou l'avant-goût des vrais biens. Les bons Anges *, ne
pouvant répandre dans le cœur de l'homme la grâce de senti-
ment ou la délectation intérieure 2, et les méchants pouvant ex-
citer en eux la concupiscence , c'était une nécessité que le
péché régnât, je ne dis pas parmi les idolâtres, je dis même
parmi les Juifs. Aussi sait-on que ce peuple était fort charnel
et fort grossier, toujours porté à l'idolâtrie, et qu'il y retombait
souvent, malgré les miracles extraordinaires que saint Michel
et ses Anges faisaient en leur faveur, malgré les promesses et
les menaces des biens et des maux temporels, qui étaient l'objet
de leur concupiscence. Car les Anges mêmes ne conservaient le
culte du vrai Dieu, et ne retenaient dans le devoir le peuple
soumis à leur conduite, que par des motifs d'amour-propre, en
leur promettant des biens que les vrais Chrétiens croient en
toutes manières indignes de leur amour.
XI. La loi ne devait point promettre les vrais biens 3, car
l'Ange par qui Dieu l'a donnée n'avait pas le pouvoir de répan-
dre la grâce intérieure sans laquelle on ne peut les mériter.
Gela était réservé à Jésus-Christ. Outre que ces sortes de biens
ne pouvant être l'objet de la concupiscence, la connaissance et
le culte du vrai Dieu auraient bientôt été détruits parmi les
Juifs. Cette nation choisie aurait été réduite à une poignée de
gens qui appartenaient à Jésus-Christ, et que la grâce intérieure
a sanctifiés en chaque siècle. Or il fallait que la connaissance
du vrai Dieu se conservât avec quelque éclat chez les Juifs,
peuple prophétique, et témoin irréprochable des vérités de la
Religion, malgré la puissance et les artifices du Prince du
monde: jusqu'à ce qu'enfin le Fils unique de Dieu, pour lequel
et par lequel toutes choses ont été faites, descendit du ciel pour
changer la face de toute la terre, et commencer ce dénouement
surprenant et admirable de la conduite de Dieu 4 : dénouement
qui finira par le nœud indissoluble de l'Epoux et de l'Epouse,
qui jouiront dans le ciel d'une félicité éternelle au milieu des
splendeurs divines, chantant sans cesse des cantiques de
1. Var. Car enfin les bons Anges.- (1684.)
2. Var. Ces quatre derniers mots n'étaient pas dans l'édition de 1684.
3. Var. L'édition de 1684 continuait ainsi : pour plusieurs raisons. Mais une des
principales, c'est que ces sortes de biens..., et la suite comme plus loin.
4. « L'Incarnation du Verbe est le premier et le principal des desseins de Dieu,
c'est ce qui justifie sa conduite, le seul dénouement de mille et mille difficultés, de
mille et mille contradictions apparentes. » (9e Entretien métaphysique.)
404 TRAITÉ DE MORALE.
louange à la gloire de celai qui aura réduit leurs ennemis
sous leurs pieds parla puissance invincible de son bras, et par
des voies parfaitement dignes de sa sagesse et de ses autres at-
tributs.
XII. Ces grandes vérités mériteraient sans doute d'être prou-
el expliquées plus au long, mais ce n'en est pas ici le
lieu. M.011 dessein est principalement de faire comprendre que
les Anges sont Ministres de Jésus-Christ, et qu'ils sont en\
comme dit saint Paul, pour exercer leur ministèn en faveur de
ceux qui douent hériter du ciel l : et qu'ainsi ils ont en qualité de
causes occasion car Mien ne communique point sa puis-
sance aux créatures d'une autre manière, qu'ils ont8, dis-je, le
pouvoir, non de donner la grâce intérieure, mais de produire
dans les corps, et par eux dans les âmes qui leur sont unies,
certains effets qui peuvent favoriser l'efficace de la Grâce, et
empêcher que les hommes ne trouvent à tous moments ces su-
jets de chut»' que les démons leur proposent. Car comme dit le
Prophète : II a ordonné à ses Anges de vous protéger dans toutes
fieront sur leurs mains a\ peur que votn
ne rencontrt quelque pierrt qui vous fasse choir*.
XIII. on peut donc prier les Anges et leur demander leur
protection contre ce lion rugissant 8 qui, comme dit saint Pierre,
tourn ■ tir -/'■ nous pour nous >b i . ,- r " : ou pour par-
ler comme saint Paul, contre ces puissances invisibles, ces princi-
pautés, ces Princes du monde, remplis d'erreur et d> ténèbres, ces
malins esprits répandas dans l'air ; car ce n'est pas s< ulement con-
tre la chair et k $any que nous avons à combattre. Mais il ne faut
pas regarder les Anges comme causes distributives de la grâce,
ni leur rendre le culte qui n'est dû qu'à Jésus-Christ. Ne vous
laissez pas séduirt ', dit saint Paul, par ceux qui s' humilient de-
vant l .s Anges et leur en uni un culte superstitieux, qui se mè-
lent des choses qu ils n'entendent point, éblouis lines ima-
ginations d> leur es\ rit propn : au lieu de demeurer attaches au
chef duquel tout le corps de PE-jlise reçoit l'esprit qui lui donne
1. H<>b. i. 14. (Note marginale de M
2. Ie et 12e Entretint* sur la métaphysique, n. 16 et 17. (Note marginale de M.;
3. Var. 11? ont. 1684.)
4. Ps. xl. v. 12. Note marginale de M.
5. I Pet. v. 8. Note marginale de M.)
6. E/jhes. vi, 12. (Note marginale de M
". I Coloss. n, 18, 19. (/rf.)
PREMIÈRE PARTIE. —DE LA VERTU. 105
l'accroissement et la vie l ; à Jésus-Christ, qui ayant désarmé les
principautés et les puissances, après les avoir vaincues par sa
croix, les a fait servir publiquement à la gloire de son triomphe.
Qui expolians principatus et potestates, traduxit confidenter palam
triumphans illos in semetipso 2.
1. Ibid. 15. (Id.)
2. Sur cette idée, indiquée dans le présent chapitre, que l'Incarnation pouvait
seule rendre le monde digne de Dieu, voyez surtout le 9e des Entretiens méta-
physiques. — Sur les volontés générales et les miracles, voyez la 8e des Médita-
tions chrétiennes, et dans le Traité de la nature et de la grâce, le dernier Éclair-
cissement, ayant pour titre : Les miracles fréquents de l'ancienne loi ne marquent
nullement que Dieu agisse par des volontés particulières.
CHAPITRE DIXIÈME.
Des causes occasionnelles des sentiments et des mouvements de l'âme
qui résistent à l'efficace de la grâce soit de lumière soit de senti-
ment. L'union de l'esprit à Dieu est immédiate, et non celle de
l'esprit au corps. Explication de quelques lois générales de l'union
de l'âme et du corps, nécessaires pour entendre ' la suite.
I. Dans les chapitres 5, 6 et 7, j'ai parié assez au long de la
cause occasionnelle de la lumière: et dans les deux précédents
j'ai tâché de faire comprendre quelle est la cause occasionnelle
de la grâce de sentiment, et ce qn'il y a à faire pour l'obtenir.
Ainsi, comme il n'y a que la lumière et le sentiment qui déter-
minent la volonté ou le mouvement naturel qu'a l'âme vers le
bien en général, tout ce qui me reste présentement à expliquer,
par rapport aux moyens d'acquérir ou de conserver l'amour
habituel et dominant de l'Ordre immuable, ne sont que les lois
de l'union de l'âme et du corps, ou les causes occasionnelles de
tous ces sentiments vifs et confus et de tous ces mouvements
indélibérés, qui nous unissent à notre corps, et par notre corps
à tous les objets qui nous environnent. Car, pour aimer l'Ordre
et acquérir la vertu, il ne suffit pas d'obtenir la grâce de sen-
timent, qui seule ébranle l'âme et la met en mouvement vers
le vrai bien, il faut faire en sorte 2 que cette grâce agisse dans
nos cœurs selon toute son efficace. Ainsi il faut éviter avec soin
les causes occasionnelles des sentiments et des mouvements qui
résistent à l'action de la grâce, et qui la rendent quelquefois
1. Var. Pour bien entendre. (1684.)
2. Var. Il faut de plu* faire en sort
sorte. (1G85.)
PREMIERE PARTIE. — DE LA VERTU. 107
entièrement inutile à notre sanctification *. Voici le principe le
plus général de tout ce que je dirai dans la suite de la première
partie de cet ouvrage.
II. L'Esprit de l'homme a deux rapports essentiels et natu-
rels : à Dieu, cause véritable de tout ce qui se passe en lui: à
son corps, cause occasionnelle de toutes les pensées qui ont rap-
port aux objets sensibles. Dieu ne parle immédiatement à l'es-
prit que pour l'unir à lui : le corps ne parle à l'esprit que pour
le corps, que pour l'attacher aux objets sensibles. Dieu ne parle
à l'esprit que pour l'éclairer, et le rendre parfait : le corps ne
parle à l'esprit que pour l'aveugler et le corrompre en sa fa-
veur. Dieu par la lumière conduit l'esprit à sa félicité : le corps
par le plaisir entraîne et précipite l'homme dans son malheur.
En un mot, quoique Dieu fasse tout, et que 1(3 corps ne puisse
agir sur l'esprit, non plus que l'esprit sur le corps, que comme
cause occasionnelle en conséquence des lois de l'union de l'âme
et du corps, union que le péché a changée en dépendance 2;
néanmoins on peut dire que c'est le corps qui aveugle l'esprit
et qui corrompt le cœur : parce que c'est le rapport de l'esprit
au corps qui est la cause de toutes les erreurs et de tous les
désordres dans lesquels on tombe.
III. Cependant il faut être bien convaincu, et n'oublier ja-
mais, que l'esprit ne peut avoir de rapport immédiat qu'à Dieu
seul, qu'il ne peut être uni directement qu'à lui : car enfin
l'esprit ne peut être uni au corps, que parce qu'il est uni à
Dieu même. Il est certain par mille et mille raisons que si je
souffre par exemple la douleur d'une piqûre, c'est que Dieu
agit en moi, en conséquence néanmoins des lois de l'union de
l'âme et du corps : lois efficaces par l'action des volontés divi-
nes qui seules sont capables d'agir en moi. Mais le corps par
lui-même ne peut être uni à l'esprit, ni l'esprit au corps. Ils
1. Var. Entièrement inutile. (1684.) — « Comme la concupiscence n'a point en-
tièrement détruit la liberté de l'homme, la grâce de Jésus-Christ, quelque efficace
qu'elle ait, n'est point absolument invincible. » (De la nature et de la grâce, 3e dis-
cours, 2e partie, édil. citée p. 225.) La seconde des cinq propositions résumant la
doctrine janséniste était au contraipe ainsi formulée : « Dans l'état de nature tom-
bée, on ne résiste jamais à la grâce inférieure. » Malebranche croit que nous y
résistons quand nous sommes retenus par des plaisirs contraires, c'est-à-dire par
ceux de la concupiscence. La délectation de la grâce n'est invincible que quand
elle est « sans rapport à un plaisir contraire. » (Ibid.)
2. Var. Et en punition du péché qui, sans toucher à ces lois, a changé l'union en
dépendance. (1684 et 1697.)
108 TRAITÉ DE MORALE.
n'ont nul rapport entre eux, ni nulle créature à quelque autre :
je parle des rapports de causalité tels que sont ceux qui dépen-
dent de l'union de l'àme et du corps. C'est Dieu qui fait tuut.
Sa volonté est le lien de toutes les unions *. Les moditications
des substances ne dépendent que de celui qui leur donne, et
qui leur conserve L'être. C'est une vérité essentielle que je crois
avoir démontrée suffisamment dans mes autres écrits-1.
IV. Mais quoique l'esprit ne puisse être uni immédiatement
qu'à Dieu, il peut l'être encore aux créatures par la volonté de
Dieu, qui leur communique sa puissance, lorsqu'il les établit
causes occasionnelles pour produire certains effets. Mon âme
est unie à mon corps, parce que d'un côté ma volonté est éta-
blie cause occasionnelle de quelques changements que Dieu
seul produit en lui : et de l'autre que les changements qui se
■nt dans mon corps, sont établis causes occasionnelles de
quelques-uns de ceux qui arrivent à mon esprit.
V. Or Dieu a établi ces lois pour plusieurs raisons qui nous
sont inconnues. Mais entre celles qui nous sont connues, c'est
premièrement parce qu'en les suivant, Dieu agit d'une manière
uniforme et constante, par des lois générales, par les voies les
plus simples et les plus sages, en un mot d'une manière qui
porte 5 le caractère de ses attributs. En second lieu parce que
le corps de l'homme est sa propre victime : car il semble qu'il
se sacrifie lui-même par la douleur, et qu'il s'anéantisse par la
mort. L âme est en épreuve dans son corps : et Dieu voulant
être mérité en quelque manière, voulant proportionner les ré-
compenses aux: mérites, il nous fournit par les lois de l'union
de lame et du corps, voie simple, générale, uniforme et cons-
tante, mille moyens de nous sacrifier et de mériter par sa grâce
la récompense éternelle *. J'ai expliqué ailleurs ces vérités, mais
il faut qu'on s'en souvienne 5.
VI. Cette espèce d'union de l'esprit avec Dieu, laquelle n'a
nul rapport aux créatures, passe dans l'esprit de bien des gens
pour une imagination sans fondement. Car comme l'opération
1. Var. Sa volonté est Tunion de toutes les unions. (1684.)
2. Var. Que je crois avoir ailleurs suffisamment démontrée. (1684.) — Voyez En-
tretiens sur la métaphysique et sur la religion. Entretien Te. Note marginale de
Védition de 1707.)
3. Var. Qui porte admirablement. (1684.)
4. Var. Et de mériter les vrais biens. (16S4.;
5. Voyez le 4e Entretien métaphysique, par. 12.
PREMIERE PARTIE.- DE LA VERTU. 109
de Dieu en nous * n'a rien de sensible, ou croit se répondre à
soi-même et se faire des reproches, lorsque la Raison univer-
selle nous répond et nous reprend dans le plus secret de nous-
mêmes. Certainement celui qui ne connaît point ce que c'est
que la vérité et l'Ordre, ne connaît point cette union, quoique
peut-être elle agisse en lui : de même que celui qui n'aime point
la vérité et qui n'obéit point à l'ordre, ne profite point de cette
union, quoique peut-être il la connaisse.
VII. Pour cette espèce d'union de l'esprit avec Dieu, laquelle
a rapport aux créatures, on la croit réelle, mais on la conçoit
mal : car on s'imagine recevoir des objets ce qui ne vient que
de Dieu seul. La cause de ce préjugé est la même du précé-
dent 2. Comme l'opération divine n'est pas visible, on attribue
aux objets qui frappent les sens tout ce qu'on sent en leur
présence; quoiqu'ils ne soient eux-mêmes présents à l'âme, que
parce que Dieu, plus présenta nous que nous-mêmes, nous les
représente dans sa propre substance : substance, dis-je, qui
seule est intelligible, seule capable d'agir en nous et d'y pro-
duire toutes ces sensations qui rendent sensibles les idées intel-
lectuelles et nous font juger confusément, non seulement qu'il
y a des corps, mais encore que ce sont ces corps qui agissent
en nous et qui nous rendent heureux. Et c'est ce qui est 3 la
cause de tous nos désordres.
VIII. Car les hommes en tout temps veulent être heureux,
ils ne veulent jamais être malheureux. Le plaisir actuel rend
actuellement heureux, et la douleur malheureux. Or on sent
du plaisir et de la douleur à la présence des corps, et on croit
qu'ils en sont la cause véritable. C'est donc une espèce de néces-
sité qu'on les craigne et qu'on les aime. Et même quoiqu'on
soit convaincu par des démonstrations métaphvsiques et certai-
nes, que Dieu seul en est cause véritable, cela'ne donne pas la
force de les mépriser, lorsqu'on en jouit. Car les jugements des
sens agissent plus sur nous que les raisons les plus solides;
parce que ce n'est pas tant la lumière que le plaisir qui ébranle
l'âme et la met en mouvement.
IX. Ainsi il est visible que pour conserver l'amour dominant
de l'Ordre immuable, il faut d'un côté faire tous ses efforts
pour augmenter cette espèce d'union de l'esprit avec Dieu, la-
1. Var. Les mots : En nous, n'étaient pas dans l'édition de 1684.
2. Var. La même que du précédent. (1684.)
3. Var. Ce qui est. (1684.)
I 10 TRAITE DE MORALE.
quelle n'a point de rapport aux objets sensibles : et de l'autre
diminuer autant qu'il est possible cette autre espèce d'union
qui a rapport aux corps, substances inférieures à la nôtre, et
qui bien loin de pouvoir nous rendre parfaits, ne peuvent par
eux-mêmes agir ■ en nous. Et s'ils peuvent nous corrompre, c'est
que le péché 2 du premier homme a introduit la concupiscence,
qui suit uniquement de la perte ' que nous avons faite du pou-
voir d'arrêter ou de suspendre les lois des communications des
mouvements, par lesquelles les corps qui nous environnent
agissent sur celui que nous animons, et par lui sur notre es-
prit, en conséquence des lois de l'union de l'àme et du corps 4.
X. J'ai déjà, ce me semble, suffisamment prouvé 5, du moins
à l'égard de certaines personnes, que tout le mouvement de i
l'àme dépendant de la lumière et des sentiments b, il est néces-
saire, pour exciter en nous ce mouvement qui nous approche:
de Dieu, et qui nous y tient unis, de s'exercer sans cesse dans
le travail de l'attention, cause occasionnelle de la lumière, et
d'invoquer souvent Jésus-Christ cause occasionnelle de la grâce
de sentiment. Je dois maintenant expliquer les moyens de di-
minuer l'union qui est entre nous et les créatures, et faire en
>i»rt'j qu'elles ne partagent point avec Dieu notre esprit et notre
cœur. Car nous sommes tellement situés entre Dieu et les corps,
que nous ne pouvons nous approcher des corps sans nouséloi-i
gner de Dieu, et qu'il suffit de rompre le commerce que nousj
avons avec eux, pour se trouver uni à Dieu, à cause de l'in-
fluence continuelle que Jésus-Christ répand dans ses membres.
XI. Assurément tout ce que je vas dire n'est pas fort néced
saire à ceux qui ont lu et médité les principes que j'ai établi!
dans la Recherche de la vérité : et si tes hommes avaient tous
assez de raison pour étudier par ordre, ou du moins assez d'é-J
quitépour croire qu'un auteur a peut-être plus pensé qu'eux
1. Var. Ne peuvent agir. «1684 et 1697.)
2. Var. Ni nous corrompre que parc.' que le péché. (i684 et i
3. Var. Qui consiste uniquement dans la perte. 1684 et 1697. )
Or la concupiscence ne consiste que dans une suite continuelle de scnli||
luents et de mouvements qui préviennent la Raison et qui n'y sont point soumis;
de plaisirs qui paraissant se répandre vers nous des objets qui nous environnent
nous en inspirent l'amour; de douleurs qui rendant l'exercice de la vertu dur
pénible, nous en donnent de l'horreur. » (De la nature et de la grâce, 2e discours
2e partie, édit. citée p. 153. j
5. Méditations chrétiennes, 13e. 14e. etc. ;.N"ote marginale de M. de l'édition d
lo%4.
6. Var. Et du sentiment. (1684.)
PREMIERE PARTIE. - DE LA VERTU. iil
au sujet qu'il traite, je ne serais pas obligé de répéter eu gé-
néral ce que j'ai déjà dit et prouvé ailleurs en plusieurs ma-
nières. Personne ne lit Apollonius ou Archimède sans savoir
son Euclide : parce qu'on n'entend rien dans les Sections co-
niques, si l'on ne sait la Géométrie ordinaire ; et qu'en matière
de Géométrie, quand on n'entend pas, on sait bien qu'on n'en-
tend pas. Mais en matière de Morale et de Religion, chacun se
croit assez en état de bien concevoir tout ce que les livres en
disent '. Ainsi chacun en juge sans prendre garde que la Mo-
rale par exemple, j'entends la Morale démontrée ou expliquée
par principes, est à la connaissance de l'homme ce qu'est la
science des lignes courbes à celle des lignes droites.
XII. Je me crois donc obligé de faire ici quelques supposi-
tions des principes que j'ai prouvés ailleurs, et qui sont néces-
saires pour la suite : cela éclaircira peut-être bien des choses
que j'ai déjà dites, et que je crains fort qu'on n'ait pas bien
entendues. Mais ces suppositions ne sont point pour ceux qui
Dnl médité les principes que j'ai expliqués ailleurs, ou qui ont
bien compris tout ce que j'ai dit jusqu'ici. Ils peuvent passer
au chapitre suivant et s'épargner une lecture inutile.
XIII. Je suppose premièrement qu'on soit bien convaincu,
^ue pour unir l'àme au corps, il ne faut pas confondre les
idées de ces deux substances : comme font la plupart des
hommes, qui pour faire cette union, répandent 2 l'àme dans
toutes les parties du corps, et attribuent au corps tous les sen-
timents qui n'appartiennent qu'à l'àme. L'union de l'àme et du
iorps consiste dans l'action mutuelle et réciproque de ces deux
îtres, en conséquence de l'efficace de volontés Divines, qui
seules peuvent changer les modifications des substances. L'àme
pense et n'est point étendue, le corps est étendu et ne pense
point. On ne peut donc unir l'àme au corps par l'étendue, mais
par la pensée : ni le corps à l'àme par des sentiments, mais par
les situations et des mouvements. Le corps est piqué, l'àme le
>ent; l'àme craint un mal, le corps le suit. L'àme veut remuer
e bras ; il se remue aussitôt, et l'àme est avertie de ce mouve-
ment 3. Ainsi il y a une correspondance mutuelle entre certaines
pensées de l'àme et certaines modifications du corps, en consé-
quence de quelques lois naturelles que Dieu a établies et qu'il
1. Var. Je n'ose dire pourquoi, ajoutait l'édition de 16S4.
2. Var. Étendent. (1684.)
3. Var. Et l'àme le voit et le 9ent. (1684.)
H2 TRAITE DE MORALE.
suit constamment '.C'est là ce qui fait l'union de l'âme et du
corps. L'imagination peut fournir d'autres idées de tout ceci.
Mais cette correspondance est incontestable, et elle me suffit
pour la suite. Ainsi je ne veux et je ne dois point bâtir sur des
fondements peu sûrs et différents de ceux-ci -.
XIV. Je suppose en second lieu qu'on sache que l'âme n'est
point immé liaternent unie à toutes les parties du corps, mais à
celle qui leur répond à toutes, et que j'appelle sans la connaître
la partie principale. Ainsi 3 nonobstant les lois de l'union de
l'âme et du corps, on peut bien couper le bras à un homme sans
qu'il résulte dans son âme aucune pensée qui y réponde; mais
il n'est pas p tssible qu'il arrive le moindre changement dans
la principale partie du cerveau, qu'il n'en arrive aussi dans
l'âme. L'expérience prouve ces vérités : car quelquefois on
coupe des parties sans qu'on le sente, parce que l'ébranlement
de la coupure ne se communique point alors â la partie prin-
cipale. Et au contraire ceux qui ont perdu un bras sentent
souvent une douleur très réelle dans ce liras imaginaire4:
parce qu'il se passe dans le cerveau le môme ébranlement que
que si on avait mal au bras.
XV. Le premier homme avant son péché avait sur son corps
un pouvoir absolu. Du moins empèchait-il, dès qu'il le voulait,
que le mouvement ou l'action des objets ne se communiquât
des organes des sens qui en pouvaient être frappés jusques à la
partie principale du cerveau : et cela apparemment par une
espèce de révulsion, semblable en quelque chose à celle qu'on
fait, quand on se veut rendre attentif â des pensées que la
présence des objets sensibles fait évanouir.
XVI. Mais je suppose en troisième lieu que maintenant nous
n'avons plus ce pouvoir : et qu'ainsi, pour avoir quelque li-
berté d'esprit, penser à ce qu'on veut, aimer ce qu'on doit, il
est nécessaire que la partie principale qui répond aux organes
des sens extérieurs 5 soit calme et sans agitation ; ou du moins
1. V,n conséquence de ['harmonie préétablie, dira Leibniz. Sur cette intéressante
question des rapports de la théorie des causes occasionnelles avec celle de l'har-
monie préétablie, voyez la correspondance de Leibniz avec Arnauld, particulière-
ment page 624 et suivantes de l'édition P. Janet. Œuvres philosophiques de Leib-
niz, tome Ier.
2. Var. Ces cinq derniers mots n'étaionl pas duns l'édition dt-
3. Var. Et qu'ainsi. 1684.
4. Var. Dans ce bras qu'ils n'ont plus. H6S4.
ô. Var. Aux sens. 1684 et 1697.
PREMIÈRE PARTIE.— DE LA VERTU. H3
qu'on puisse encore l'arrêter on la fléchir du côté qu'on le dé-
sire. Notre attention dépend de nos volontés, mais elle dépend
beaucoup plus de nos sentiments et de nos passions. Il faut
faire de grands efforts pour ne pas regarder ce qui frappe,
pour ne pas aimer ce qui plaît *, et l'âme ne se lasse jamais
plutôt, que lorsqu'elle combat contre les plaisirs et qu'elle se
rend en un sens 2 actuellement malheureuse.
XVII. En quatrième lieu je suppose qu'on sache que la partie
principale n'est jamais touchée ou ébranlée d'une manière
agréable ou désagréable, qu'il ne s'excite dans les esprits ani-
maux quelque mouvement propre à transporter le corps vers
l'objet qui agit en elle, ou à s'en séparer parla suite : et qu'ainsi
les ébranlements des fibres du cerveau qui ont rapport au
bien ou au mal, sont toujours suivis du cours des esprits qui
disposent le corps comme il le doit être par rapport à l'objet
présent ; et que même les sentiments de l'âme qui répondent
à ces ébranlements sont suivis des mouvements de la même
âme qui répondent au cours de ces esprits. Car les traces ou
les ébranlements du cerveau sont au cours des esprits animaux
ce que les sentiments de l'âme sont aux passions ; et les traces
du cerveau sont aux sentiments de l'âme 5 ce que le mouvement
des esprits animaux i est aux mouvements 3 des passions.
XVIII. En cinquième lieu je suppose que les objets ne
frappent jamais le cerveau, sans y laisser des marques de leur
action, ni les esprits animaux des traces de leurs cours : que
ces traces et ces blessures ne se referment ou ne s'effacent pas
facilement, lorsque le cerveau a été souvent ou rudement frappé,
et que le cours des esprits a été rapide ou a recommencé sou-
vent de la même manière : Que la mémoire et les habitudes
corporelles ne consistent que dans ces mêmes traces, qui donnent
au cerveau et aux autres parties du corps une facilité particu-
lière à obéir au cours des esprits : et qu'ainsi le cerveau est
blessé et l'imagination salie, lorsqu'on a joui des plaisirs et
qu'on n'a pas craint de se familiariser avec les objets sensibles 6.
1. Var. L'édition de 1684 ajoutai) ici : Ce qui frappe, dis-.je. et ce qui plaît au
cœur.
2. Var. Ces trois mots n'étaient pas dans l'édition de 1684.
3. Var. Aux sentiments. (1684.
4. Var. Des esprits. (1684.
5. Var. Au mouvement. (1684.)
6. V. Recherche de la vérité. 1. II. 2e partie, eh. v. sur la mémoire et les habi-
tudes.
1 14 TRAITE DE MORALE.
XIX. Enfin je suppose qu'on conçoive distinctement, que
lorsque plusieurs traces ont été formées dans le même temps,
on ne peut en ouvrir quelqu'une, sans entr ouvrir toutes les
autres : et qu'ainsi il y a toujours plusieurs idées accessoires
qui se présentent confusément à l'esprit, et qui ont rapport à
la principale à laquelle on s'applique particulièrement: et
aussi plusieurs sentiments confus et mouvements indirects qui
accompagnent la passion principale, celle qui ébranle l'âme et
la transporte vers quelque objet particulier. Rien n'est plus
certain que cette liaison des traces entre elles, et avec les diffé-
rents cours «les esprits1: des idées outre elles, et avec les sen-
timents et les passions. Pour pou qu'on connaisse l'homme et
qu'on fasse réflexion sur le sentiment intérieur qu'on a de ce
qui se pas< découvrira plus de ces vérités en
une heure que je n'en pourrais expliquer en un mois : pourvu
qu'on ne confonde point l'âme avec le corps pour les unir
entre eux, et qu'on distingue atec soin les propriétés dont la
substance qui pense est capable, de celles qui appartiennent à
la substance ('-tendue. Et je crois devoir avertir que ces sortes
de vérités sont d'une conséquence infinie, non seulement pour
concevoir distinctement ce que j'ai dit jusqu'ici et ce que je
dois dire dans la suite, mais pméralement pour toutes les
sciences qui ont quelque rapport à l'homme. Comme j'ai traité
ce sujet fort au long dans la Recherche de la vérité et principa-
lement dans le second livre, je n'ai pac cru devoir en parler
d'abord; et si même ces suppositions paraissent obscures et
n'ouvrent pas assez l'esprit pour faire clairement comprendre
ce que je dois dire ici, qu'on ait recours à ce même livre : car
je ne puis me résoudre a expliquer amplement une même
chose plusieurs fois.
1. Var. Et avec les sentiment? et le* payions. 1'
CHAPITRE ONZIÈME.
De quelle sorte de mort il faut mourir pour voir Dieu ou s'unir à la
Raison et se délivrer de la concupiscence. C'est la grâce de la foi
qui nous donne cette heureuse mort. Les Chrétiens sont morts au
péché par le Baptême, et vivants eu Jésus-Christ ressuscité. De la
mortification des sens et de l'usage qu'il en faut faire. On doit
s'unir aux corps ou s'en séparer, sans les aimer ni les craindre.
Mais le plus sûr, c'est même de rompre avec eux tout commerce,
autant que cela se peut.
I. La mort est une voie abrégée de se délivrer de la concu-
piscence et de rompre tout d'un coup cette union malheureuse
qui nous empêche de nous réunir à notre Principe. Mais il
n'est pas nécessaire que je prouve ici que se la procurer, c'est
commettre un crime qui, bien loin de nous réunir avec Dieu,
nous en sépare pour jamais. Il est permis de mépriser la vie,
et même de souhaiter la mort, comme saint Paul, pour être
avec Jésus-Christ : Desiderium habens dissolvi et esse cum Christo.
Mais on est obligé de conserver sa santé et sa vie ; et c'est la
grâce de Jésus-Christ qui doit nous délivrer de la concupiscence
ou de ce corps de mort qui nous attache aux créatures. Jnfelix
ego homo : Quis me liberabit de corpore mortis hujus, s'écrie le
même Apôtre, gratta Dei per Jesum Christum.
II. Certainement il faut mourir pour voir Dieu et s'unir à lui;
car personne ne peut le voir et vivre, dit l'Ecriture. Mais on
meurt véritablement à proportion qu'on quitte le corps, qu'on
se sépare du monde, qu'on fait taire ses sens, son imagination
et ses passions, par lesquelles on est uni à son corps, et par lui à
tous ceux qui l'environnent. On meurt à son corps et au monde
116 TRAITE DE MORALE.
à proportion qu'on rentre en soi-même, qu'on consulte la vérité
intérieure, qu'on s'unit et qu'on obéit à l'Ordre. La sagesse
Eternelle est cachée aux yeux de tous les vivants. Mais ceux qui
sont morts au Siècle et à eux-mêmes, ceux qui ont crucifié leur
chair avec ses désirs déréglés l : ceux qui sont crucifiés avec
Jésus Christ, et à l'égard desquels le monde est crucifié : en
un mot, ceux qui ont le cœur pur, Beati mundo corde quoniam
ipsiDeum videbunt*, et dont l'imagination n'est point salie, sont
en état de contempler la vérité. Maintenant ils ne voient Dieu
que confusément et imparfaitement ex parte, per spéculum, in
aenigmate*. Mais ils le voient véritablement, ils sont étroitement
et immédiatement unis à lui, et ils le verront quelque joui-
face à face , car il faut connaître et aimer Dieu dès cette ?ie
pour le posséder en l'autre.
III. Mais ceux qui vivent non seulement de la vie du corps,
mais encore de la vie du monde , ceux qui jouissent des plai-
sirs et se répandent dans tous les objets qui les environnent,
ne trouveront point la vérité. Car la sagesse n'habite point
avec ceux qui vivent dans les délices. Sapientoi non mveniturm
terra suaviter oiventium u. Il ne faut donc pas se donner la mort
qui tue le corps et linit la vie : mais il faut se donner la mort
qui abat le corps et diminue la vie, j'entends l'union de l'es-
prit au corps ou sa dépendance. Il faut commencer et continuer
son sacrifice, et en attendre de Dieu la consommation et la ré-
compense. Car la vie du Chrétien sur la terre est un Sacrifice
continuel, par lequel il immole sans cesse son corps, sa concu-
piscence, son amour-propre à l'amour de l'Ordre : et sa mort
précieuse aux yeux de Dieu est le jour de ses victoires et de
ses triomphes en Jésus-Christ ressuscité, le précurseur de notre
gloire, et le modèle de notre réformation éternelle.
IV. Saint Paul nous apprend que notre vieil homme a dpjà été
crucifié avec Jésus-Christ, parce qu'effectivement par le Sacrifice
que Jésus-Christ a offert sur la croix, il nous a mérité, à nous
particulièrement qui avons été lavés dans son sang par le
Baptême, toutes les grâces nécessaires pour contrebalancer et
même diminuer peu a peu le poids de la concupiscence, de
manière que le péché ne règne plus en nous que par notre
1. Job. xxviii. 21.
J Matth., v.
:>,. Cor. xiii. 12.
■'i. Job. xxvni. 13. (Notes marginales de M.
PREMIERE PARTIE. — DE LA VERTU. Îl7
faute. Ainsi ne nous imaginons pas pour justifier notre lâcheté,
que nous ne puissions point résistera la loi de la chair qui se
révolte sans cesse contre la loi de l'esprit. La loi du péché serait
la maîtresse absolue des mouvements de notre cœur, si Jésus-
Christ ne Pavait point détruite par sa Croix: mais nous, qui
sommes morts et ensevelis au péché par le Baptême, qui sommes
justifiés et ressuscites en Jésus-Christ glorifié, qui sommes ani-
més de l'influence de notre chef, de l'esprit de Jésus-Christ,
d'une force toute divine, nous ne devons pas croire que le ciel
nous abandonne dans les combats, et que si nous sommes
vaincus, c'est que le secours nous manque *. Jésus-Christ ne
néglige point ceux qui l'invoquent : c'est une impiété que de
le croire, car quiconque invoquera le Seigneur, sera sauve, disent
toutes les Ecritures.
V., Certainement nous ne serions point glorifiés et assis dans le
Ciel en Jésus-Christ : nous n'aurions point lavie éternelle résidente
en nous ; nous ne serions pas héritiers de Dieu et cohéritiers avec
Jésus-Christ, citoyens de la sainte cité et enfants adoptifs de Dieu
même, ce que les Apôtres disent des Chrétiens, si D.eu n'était
point fidèle dans ses promesses, eu permettant que nous fussions
tentés au-dessus de nos forces, ce que saint Paul nous défend
de croire. Mais on peut dire avec vérité que nous sommes déjà
glorifiés en Jésus-Christ, et le reste: parce qu'effectivement il
ne dépend plus que de nous de conserver par la grâce le droit
que la même grâce nous donne aux biens futurs: et que c'est
une espèce de brutalité, qui doit même surprendre les esprits,
que l'homme perde par sa faute des biens infinis et se damne
pour jamais par sa négligence.
VI. Cette vérité supposée comme incontestable, réveillons
notre foi et notre espérance : cherchons les moyens d'assurer
notre salut, et faisons en sorte que la grâce que Dieu ne peut
pas répandre sur nous dans un autre dessein que celui de nous
sanctifier et de nous sauver, nous sanctifie effectivement et
nous fasse mériter les vrais biens. Mortui enim estis, et vita
vestra abscondita est cum Christo in Deo. Mortificate ergo membra
1. Ceci est encore un point sur lequel Malebranche se sépare des jansénistes ou
du moins des propositions qui, selon bon nombre de leurs partisans d'alors, leur
étaient faussement attribuées. La première des cinq propositions condamnées et
qui, paraît-il, se retrouve mot pour mot dans Jansénius, était ainsi formulée :
« Quelques commandements de Dieu sont impossibles à des hommes justes qui
veulent les accomplir, et qui font à cet effet des efforts selon les forces présentes
qu'ils ont : la grâce qui les leur rendrait possibles leur manque. »
7.
H8 TRAITÉ DE MORALE.
i quae sunt super terram. Vous êtes morts, dit saint Paul,
et votre vie est cachée en Dieu avtc Jésus-Christ; mortifiez
donc les membres de votre corps. Nous sommes morts au pé-
ché, parce que vivants en Jésus-Christ notre Chef, nous devons
et pouvons par Sun influence donner la mort au vieil homme;
il ne tient qu'à nous. Mais pour exécuter ce dessein, il faut,
suivant le conseil de saint Paul ', travailler toute sa vie à la
mortification de ses sens, veiller avec soin à la pureté de son
imagination, régler sur l'Ordre tous les mouvements de ses pas-
sions : en un mot diminuer le poids du péché, qui, par les ef-
forts actuels de la concup scence excitée, est capable de contre-
balancer les g - les plus fortes et de nous séparer de Dieu *.
Mortificate eryo membra vest»a quse sunt super terram. Si nons
qs ce <pu dépend de nous, la iivîu-e agira selon toute son
efficace dans notre c eur : nons mourrons dans le sens de saint
Paul; et enfin noire vie cachet en l)i>n avec Jésus-Christ paraîtra
avec éclat, lorsque Jésus- I lui-même i iendra à paraître tout
environné dt gtoin > i de majesté.
VIII. De tous les exercices propres à favoriser l'efficace de la
grâce, il n'y en a point de pins nécessaire qne celui de la mor-
tification des sens : car ce a'esl nue par notre corps que nous
sommes unis ;i ceux qui nous environnent. C'est principale-
îiM'iit par le .sentiment 3 que l'âme s'étend pour ainsi dire dans
toutes les parties de son corps: et par l'imagination et les pas-
sions elle se transporte 4 au dehors, et se répand dans toutes
les créatures. Mais comme les sens présentent à l'esprit les ob-
jets, l'imagination et les passions supposent les sens et en dé-
pendent. Car il est certain que l'image corporelle d'un objet
sensible, (Il n'est pas question ici des figures qui sont l'objet
des mathématiques.) n'est que la trace et l'ébranlement que ce
même objet a produit dans le cerveau par le moyen des sens,
laquelle trace se renouvelle par l'action de l'imagination ou le
cours des esprits. A l'égard des passions elles ne peuvent aussi
être excitées que par le mouvement des esprits animaux, qui
1. Var. Mais pour exécuter ce dessein suivant le conseil que saint Paul donne
ici. il faut... (1684. ■
2. La délectation de la grâce est destinée à contrebalancer en nous la concupis-
cence; mais si nous laissons celle-ci devenir trop forte, le contrepoids sera insuffi-
sant et nous ne retrouverons pas l'équilibre. Ceci est longuement développé dans
le Traité de la nature et de la grâce, 2e et 3e discours.
o. Var. Par le sens. (16S4.)
4. Var. Qu'elle se transporte. (1684.)
PREMIERE PARTIE.— DE LÀ VERTU. H9
suppose toujours que le cerveau, réservoir de ces esprits, soit
ébranlé par les sens ou par l'imagination. Ainsi, celui qui mor-
tifie ses sens combat dans son principe l'union de l'esprit au
corps, ou plutôt sa dépendance l. Il diminue la vie animale, le
poids du péché, la concupiscence, et favorise l'efficace de la
grâce, qui seule peut nous réunir à notre principe 2.
VIII. Le sens le plus étendu, celui qui sert à tous les autres,
et sans lequel l'imagination et les passions seraient toutes lan-
guissantes, c'est la vue. Pour peu de réflexion qu'on fasse sur
soi-même et sur l'usage qu'on peut faire de ses yeux, on re-
connaîtra qu'ils nous exposent tous les jours à mille dangers.
Un regard indiscret est certainement capable de nous précipi-
ter dans les enfers. Il fit tomber David dans un adultère, qui
l'engagea ensuite dans un homicide. Eve se laissa tromper par
le démon, parce qu'elle osa bien regarder fixement le fruit dé-
fendu, et qu'elle le trouva fort agréable à la vue, Pulchrum
visu, aspectuque delectabile. Et s'ils avaient l'un et l'autre mé-
prisé leurs sens comme des trompeurs et s'étaient défiés de
leur témoignage, ils auraient apparemment conservé leur in-
nocence. 11 n'est pas fort à propos que je m'étende ici à prouver
par les mauvais effets de la vue, la nécessité qu'il y a de fer-
mer les yeux en bien des rencontres : il vaut mieux que j'ex-
plique les choses dans leur principe, et que je fasse voir l'usage
légitime qu'on doit faire généralement de tous les sens : ce qui
se réduira à l'usage le plus resserré qu'on en puisse faire.
IX. Voici le principe que je crois avoir démontré en plu-
sieurs manières dans le premier livre de Recherche de la vé-
rité. Les sens ne nous sont donnés que pour la conservation de
notre être sensible. Ils sont parfaitement bien réglés par rapport
à ce dessein : mais rien n'est plus faux, plus trompeur, plus
déréglé qu'eux par rapport à l'usage que le monde en fait : en
voici la preuve. Nous sommes composés d'un esprit et d'un
corps: nous avons aussi deux sortes de bien à rechercher, celui
de l'esprit et celui du corps. Le bien de l'esprit se reconnaît à
la lumière, car c'est le vrai bien : celui du corps se discerne
par sentiment, car c'est un faux bien ou plutôt ce n'est nulle-
1. En effet, l'union est dans l'ordre éternellement arrêté de la nature. La l'épen-
dance est un effet de la chute. La possibilité d'un retour à l'ordre est un effet de la
grâce.
2. Var. L'édition de 1684 ajoutait : Il se donne enfin cette espèce de mort, sans
aquelle il n'est pas possible de voir Dieu, comme le dit l'Écriture.
120 TRAITÉ DE MORALE.
ment un bien. Si l'homme connaissait les objets sensibles tels
qu'ils sont en eux-mêmes, sans y sentir ce qui n'y est pas, il
ne pourrait les rechercher et s'en nourrir sans chagrin et sans
une espèce d'horreur: et s'il sentait les vrais biens autrement
qu'ils sont, et sans les connaître, il les aimerait brutalement et
sans mérite. Car l'esprit ne peut et ne doit vivre que de la sub-
stance intelligible de la Raison : et il n'y a que les corps qui
puissent nourrir les corps et les faire croître. Les biens intelli-
gibles n'accommodent pas la machine; et les biens sensibles
dérèglent l'esprit. Ainsi, la lumière et l'évidence sont aux biens
de l'esprit, ce que le sentiment et l'instinct sont aux biens du
corps. Cela ne se peut contester.
X. La raison de tout ceci, c'est que Dieu n'a fait l'esprit que
pour lui: il ne l'a pas fait alin qu'il s'occupât des objets sensi-
bles, et qu'il conservât et conduisit par raison le corps qu'il
informe. Pour connaître distinctement et par raison les rapports
infinis que les corps qui nous environnent ont avec celui que
nous animons; pour savoir par exemple, quand on doit man-
ger, combien et quels fruits, afin d'entretenir sa santé et sa vie;
il faudrait s'appliquer tout entier à la physique, et assurément
on ne vivrait pas longtemps par ce moyen, du moins les enfants
qui sont sans expérience. Mais la faim avertit du besoin et
règle à peu près la quantité de la nourriture. Autrefois elle la
réglait juste; et elle la réglerait encore assez bien S si nous
mangions des fruits tels que Dieu les fait croître. Le goût est
une preuve courte et incontestable si certains corps sont ou
ne sont pas propres à la nourriture. Sans connaître la tissure
d'une pierre ou d'un fruit inconnu, il suffit de le présenter à
la langue, portier fidèle, du moins avant le péché, de tout ce
qui doit entrer dans la maison, pour s'assurer s'il n'y fera point
de désordres. C'est la même chose des autres organes de nos
sens. Rien n'est plus prompt que le toucher pour avertir qu'on
se brûle, lorsqu'on touche imprudemment un fer chaud. Ainsi,
l'esprit, laissant au sens la conduite du corps, il doit 2 s'appli-
quer à la recherche des vrais biens, contempler les perfections
et les ouvrages de son auteur, étudier la loi Divine, et régler
sur elle tous ses mouvements. Il faudrait seulement que ses
sens l'avertissent avec respect et cessassent de l'interrompre
1. Yar. Assez bien, n'était pas dans l'édition de 168^
2 Var. Il peut. (1684.
PREMIERE PARTIE-. DE LÀ VERTU. m
quand il leur imposerait silence. Cela était autrefois ainsi. Mais
le péché du premier homme a changé cet ordre admirable; et
l'union de l'esprit et du corps demeurant la même, l'esprit s'est
trouvé malheureusement gourmande1 par les sens, à cause de
la perte qu'il a faite du pouvoir de leur commander, ainsi que
j'ai déjà dit tant de fois.
XI. Les sens sont donc institués afin de fournir à l'homme
des voies courtes et sûres pour discerner les corps par rapport
à la conservation de la santé et de la vie. Qu'on s'en serve donc
pour s'unir par le corps aux objets sensibles ou pour s'en sé-
parer : cela est dans l'ordre. Je dis s'unir, ou se séparer: je
ne dis point aimer, je ne dis pas craindre: car l'amour et la
haine sont des mouvements de l'àme qui ne doivent jamais être
déterminés par des sentiments confus. C'est la raison et non
pas l'instinct qui la doit conduire. Que l'esprit arme ou n'aime
pas le pain, cela est indifférent au corps. Si l'on en mange sans
l'aimer, le corps ne laissera pas de s'en nourrir; et si on l'aime
sans en manger, le corps n'en deviendra pas plus robuste : mais
d'un autre côté l'âme se corrompra et se déréglera. Car tout
mouvement de l'âme qui, au lieu de tendre vers celui qui l'im-
prime sans cesse en elle, afin qu'elle l'aime uniquement, tend
vers les corps, substances mortes, inférieures, inefficaces, est
aveugle, déréglé, brutal. Ce ne sont point là des abstractions
chimériques: ce sont des vérités nécessaires, des lois immua-
bles, des obligations indispensables.
XII. Mais quoi! peut-on s'unir aux corps sans les aimer?
peut-on fuir son persécuteur sans le craindre? Oui, sans doute,
on le peut : car je parle principalement des mouvements libres,
qui certainement peuvent n'être pas conforme.; aux mouve-
ments naturels. Mais qu'on ne le puisse pas, je le veux. Qu'en
doit-on conclure? Que le cœur de l'homme est tellement cor-
rompu que son mal est incurable, et qu'il ne peut faire usage
de ses sens, qu'il n'aigrisse et ne renouvelle ses plaies; et
qu'ainsi la mortification des sens est la chose du monde la plus
nécessaire dans l'état où l'homme est réduit. Car enfin, dou-
tera-t-on que Dieu n'agit que pour lui, qu'il n'imprime à l'âme
du mouvement que pour lui, que tout amour des corps est dé-
réglé, en un mol qu'on est indispensablement obligé d'aimer
Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces..
1. Var. S'est trouvé dépendant et gourmande. i'1684.
«22 TRAITE DE MORALE.
XJII. Quand l'âme est pénétrée de la présence de Dieu, et
qu'elle le regarde en opérant sans cesse dans les objets qui
frappent les sens; quand l'esprit est actuellement convaincu de
l'impuissance générale des créatures, et appliqué à régler son
cœur selon ses lumières, sans doute il peut dans ce moment
s'unir au corps ou s'en séparer sans les aimer ni les craindre.
Mais il est vrai que ce temps de réflexion ne peut pas durer.
L'esprit se fatigue par son attention à ses devoirs; et les sens
venant à être touchés par quelque objet qui les Hatte, l'àme,
surprise et contente d'abord par l'apparence dubien, ne manque
pas de suivre, par le mouvement qui lui est propre, celui des
humeurs et du sang. Tout plaisir excite et détermine le mouve-
ment naturel de l'àme; et comme en tout temps on veut être
heureux, le mouvement libre de la volonté se conforme volon-
tiers à ce mouvement naturel qu'excitent les sens. Il faut ré-
sister pour ne pas suivre ce mouvement. Mais en résistant on
;e, on perd le repos qu'on aime: on se rend malheureux
dès qu'on cesse de suivre l'attrait du plaisir qui rend heureux.
XIV. Il vaut mieux sortir d'un courant qui nous entraîne,
si nous cessons un moment d'y résister, que d'y demeurer dans
une action continuelle : du moins c'est là le plus sûr. Il vaut
donc mieux, autant que nous le pouvons, rompre le commerce
que nmis avons par les sens aveu les objets sensibles, que de
s'exposer à mille et mille dangers en se fiant sur ses propres
Forces : forces certainement ' vaines et trompeuses. Que L'imagi-
nation les exalte, que l'orgueil humain les défende, l'expérience
les confond, la foi les condamne et les rend méprisables. Du
moins prenons le plus sûr. Il s'agit de l'éternité, de l'alterna-
tive épouvantable de la félicité t\i'> Saints, et ih^ supplices des
démons pour des siècles infinis. Nous pouvons heureusement
boucher les avenues par lesquelles s'entretient ce commerce dan-
gereux des sens avec les faux biens. Le mouvement des pieds
et des mains est soumis à nos volontés. Il dépend de nous de
baisser la vue, de tourner la tète, de prendre la fuite. Nous
pouvons ainsi é\iter le coup fatal que porte un objet infâme.
Mais ce coup étant reçu, le cerveau en demeure blessé, l'ima-
gination salie, le cœur pénétré et corrompu. Tout ce qui se
produit par la force de ce coup dans le cerveau et dans les
nerfs qui excitent les passions, n'est nullement soumis a nos
1. Var. Di9-je. 1684.
PREMIÈRE PARTIE— DE LA VERTU. 123
volontés. De sorte que nous pouvons sans beaucoup de peine
empêcher le mal par la mortification de nos sens, mais nous
ne pouvons point le guérir sans des combats infinis. Heureux,
trop heureux, si, sages à nos dépens, nous empêchons qu'il
n'augmente et ne nous précipite dans les enfers.
XV. Tâchons donc de nous bien convaincre que nos sens
sont des faux témoins, qui portent sans cesse le témoignage
contre nous en faveur de nos passions; et que s'il est permis dp
les écouter pour le bien du corps, rien n"est plus dangereux
que de les consulter pour le bien de l'âme. Que s'il est par
exemple fort ridicule de prouver par raison que l'or ou les
pierres précieuses ne sont pas propres à la nourriture, c'est
agir contre l'ordre et le bon sens q.ue d'examiner par le senti-
ment du goût, si le vin est un objet digne de notre amour et
de notre application. Comprenons bien * que c'est la lumière
qui doit régler les mouvements de l'âme, et le plaisir ceux du
corps 2 : que la lumière ne trompe jamais, et qu'elle laisse l'es-
prit libre sans le pousser au bien qu'elle lui présente, afin
qu'il l'aime librement et par raison: que le plaisir au contraire
trompe toujours, qu'il ôte ou diminue la liberté de l'esprit, et
le pousse naturellement, non vers Dieu qui le produit, mais
vers l'objet sensible qui semble le produire. Souvenons-nous
de ces principes et tirons-en cette conséquence, que la mortifi-
cation des sens est l'exercice le plus nécessaire à celui qui pré-
tend vivre de Raison, suivre l'ordre, travailler à la perfection,
s'assurer un bonheur solide, une félicité éternelle.
XVI. Gomme j'ai prouvé fort au long dans le premier livre de
la Recherche de la vérité, que nos sens nous trompent générale-
ment en toutes choses, je ne crois pas devoir m'arrêter davan-
tage à démontrer ce que je viens d'exposer. Je crains plutôt
que ceux qui ont lu et médité mes autres écrits, ne trouvent
à redire que je répète souvent les mêmes choses. Mais écrivant
pour tout le monde, cela ne se peut autrement, car toutes ces
vérités sont enchaînées et ont rapport les unes aux autres. Il
faut connaître l'homme et ses maladies, du moins en partie,
pour en comprendre les remèdes, et savoir la Morale par prin-
cipes. Si je supposais pour connues toutes les vérités que j'ai
1. Var. Ces deux mots, n'étaient pas dans l'édition de 1684 et la même phrase se
continuait.
2. Var. Et le plaisir et l'instinct, les mouvements et la situation du corps. (1684.)
124 TRAITE DE MORALE.
prouvées ailleurs, tout le monde n'entendrait pas trop bien ce
que je veux dire: plusieurs pourraient s'en effrayer, el ce
livre aurait apparemment le même sort que l'infortuné Traité
de la Nature et ai la Grâce, que je n'avais composé que pour
ceux qui savaient distinctement les vérités que j'avais déjà
suffisamment expliquées, ainsi que j'en avais averti: contre le-
quel néanmoins on s*est déchaîné de manière, qu'on m'a im-
puté les hérésies mêmes que j'y détruis dans leurs principes '.
1. Ainsi ou repro ;he a Malebranche de détruire la liberté de l'homme, et il pré-
tend q locUioe qui la sauvi l'action ton
linuelle de Dieu peut seule libérer notre volonté. 1
point, l'illusion de Malebranche. Le :
quences qu'en tire immédiatement le dogme chrétien,
eoors de la grâce, venant contrebalancer l'effet de la concupiscence, peut son]
à l'homme .«a liberté. Ma - ce n'est pas tant la doctrine théologique de
Malebranche qui compromet le libre arbitre (Le présent chapitre vient <!•• noua
montrer qu'en cette matière il entendait se séparer des - : c'est bien
plutôt sa métaphysique, nonnelles, de
seule cause véritable, créant continuellement on nous l'être et l<*^ manières
etc. Voyez plus bas - 150, 153 155 i I
CHAPITRE DOUZIEME.
De l'imagination. Ce terme est obscur et confus. En général ce que
c'est que l'imagination. Différentes sortes d'imagination. Ses effets
sont danger.eux. De ce qu'on appelle dans le monde le bel esprit.
Cette qualité est fort opposée à la grâce de Jésus-Christ. Elle est
fatale à ceux qui la possèdent et à ceux qui l'estiment et l'admi-
rent dans les autres sans la posséder.
Quoique les sens soient le premier principe de nos désordres
ou l'origine de l'union de l'esprit et du corps, qui maintenant
désunit l'esprit d'avec Dieu, néanmoins il ne suffit pas de ré-
gler leur usage afin que la grâce opère en nous selon toute son
efficace; il faut de plus faire taire l'imagination et les passions.
L'imagination dépend des sens aussi bien que les passions 1 :
mais elle a sa malignité particulière. Lorsque les sens l'ont
excitée, elle produit a des effets extraordinaires. Mais souvent,
quoique les sens ne l'ébranlenl point actuellement, elle agit
par ses propres forces. Elle jette le trouble 3 dans toutes les
idées de l'àme par les fantômes qu'elle produit, et quelquefois
ces fantômes sont si agréables ou si terribles, si vifs et si ani-
més qu'ils mettent en fureur4 les passions par la violence des
mouvements qu'ils excitent. Mais j'appréhende que quelques
personnes ne conçoivent pas clairement ces vérités, il faut que
je les explique plus distinctement.
1. Que les passions, il est vrai. 1684,
2. Var. Elle produit par elle-même. (1684.;
3. Var. Elle jette même quelquefois le trouble, 168$
4. Var. Et met on fureur. (1684.
126 TRAITE DE MORALE.
II. Ce terme, Imagination, est forl en usage dans le monde :
mais j'ai peine à croire que tous ceux qui le prononcent y atta-
chent une idée distincte. J" l'ai déjà dit et je le répète, car il
n'y a point de mal d'y penser plus d'une fois: les mots les plus
communs sont les plus confus, et le discours ordinaire n'est
souvent qu'un jeu de paroles vides de sens, qu'on écoute et
qu'on rend comme les échos la voix des bergers '. Pourvu
qu'on s'entretienne agréablement, qu'on se communique les
uns aux autres ses affections, qu'on se donne mutuellement
des marques d'estime, on sort content de la conversation. On
fait de la parole le même usa^re que de l'air et des manières:
on s'unit les uns aux ;mtres par les sens et les passions; et
souvent la raison n'a point d'autre part a la société que celle
d»' servir a la vanité et à l'injustice i\r< hommes. Car la vérité
n'est bonne à rien en ce monde. Ceux qui la recherchent sont
des visionnaires, îles esprits particuliers *, ^\^> personnes dan-
gereuses qu'il faut éviter comme l'air contagieux. Ainsi les pa-
roles, dont h- principal usage devrait être de représenter les
idées pures '!<• l'esprit, ne servent d'ordinaire qu'à exprimer
des idées sensibles, et les mouvements de rame, qui oe se
communiquent déjà que trop par les manières, l'air du visage,
le t<»n de la voix, la posture et le mouvement du corps.
III. Imagination est un de es termes que l'usage autorise et
n'éclaircit pas: car l'usage ordinaire n'éclaircit que les mots
qui réveillent les idées sensibles. Ceux qu'il substitue aux idées
pures sont tous on équivoques ou confus. Comme l'imagina-
tion n'est visible-" que par les effets, et qu'il est difficile d'en
connaître la nature, chacun prononce le même mot sans en
avoir la même idée: peut-être même que bien des gens n'en
ont nulle idée.
JV. L'imagination se peut considérer en deux manières : du
côté du corps, et du côté de l'àme. Du côté du corps, c'est un
cerveau capable de traces, et des esprits animaux propres à
former ces traces. Qu'on conçoive par esprits animaux tout ce
qu'on voudra s'imaginer, pourvu que ce soient des corps qui
par leur mouvement, puissent agir dans la substance de la prin-
cipale partie du cerveau. Du côté de l'esprit, ce sont des images
1. C'est ce que Leibniz appelle du psittacisme.
2. <Jui préfèrent leur sens particulier à la tradition et à l'orthodoxie. C'est encore
là une allusion à tous les reproches d'hérésie dont Malebranche était l'objet.
:;. Var. Sensible. (1684.)
PREMIÈRE PARTIE— DE LA VERTT. 127
qui répondent aux traces, et de l'attention capable de former ces
images ou ces idées sensibles. Car c'est notre attention qui, en
qualité de cause occasionnelle, détermine le cours des esprits, par
lequel les traces se forment, et auxquelles traces les idées sont
attachées. Tout cela en conséquence des lois de l'union de l'âme
et du corps.
V. Ces images ou ces traces, formées par la force de l'imagi-
nation, aussi bien que pnr l'action des objets, disposent le cer-
veau, réservoir des esprits, de manière que le cours de ces
mêmes esprits est déterminé vers certains nerfs, dont les
uns se répandent vers le cœur et les autres viscères, pour y
produire de la fermentation ou du refroidissement, en un mot
divers mouvements par rapport à l'objet présent aux sens ou
à l'imagination : et les autres nerfs répondent aux parties exté-
rieures du corps pour lui faire prendre la situation et le dispo-
ser au mouvement que demande ce même objet.
VI. Le cours des esprits animaux vers les nerfs qui répon-
dent aux parties intérieures du corps, est accompagné des
passions du côté de l'âme: et ces mêmes passions, produites
originairement par l'action de l'imagination, fortifient, par
une grande abondance d'esprits qu'elles font monter à la lête,
la trace et l'image de l'objet qui les a fait naître. Car les pas-
sions réveillent, soutiennent, fortifient l'attention, cause occa-
sionnelle du cours des esprits, qui forment la trace du cerveau,
laquelle détermine un autre cours des esprits vers le cœur et
les autres parties du corps pour entretenir les mêmes passions.
Tout cela encore par l'économie admirable des lois de l'union
de l'âme et du corps. Voilà une légère idée de l'imagination, et
du rapport qu'elle a avec les passions. J'ai expliqué ailleurs '
plus amplement cette matière. Mais je crois que cela suftit pour
faire comprendre en quelque manière aux personnes attentives
ce que j'entends en général par imagination, et en particulier
que:
VII. Par imagination salie ou corrompue, j'entends un cerveau
qui a reçu quelques traces assez profondes pour appliquer l'es-
prit et le corps par rapport à des objets indignes de l'homme;
et que par pureté d'imagination j'entends un cerveau sain et
entier ou sans ces traces criminelles qui corrompent Tesprit et
le cœur.
1. Recherche de la vérité, liv. If et V. (Note marginale de M.
128 TRAITÉ DE MORALE.
Par imagination faible et délicate, j'entends un cerveau dont
la partie principale, de laquelle dépend le cours des esprits, est
facile à pénétrer et à ébranler.
Par imagination fine et délicate, j'entends un cerveau dont les
fibres sont si délicates qu'elles reçoivent et conservent distinc-
tement les moindres traces que le cours des esprits grave
entre elles.
Par imagination vive, j'entends que les esprits animaux, qui
formenl les traces, sont trop agités par rapport à la consistance
des libres du cerveau.
Par imagination spacieuse, j'entends une abondance d'esprits
capable de tenir dans un même temps tout ouvertes plusieurs
traces du cerveau.
Par imagination régléi , j'entends qne les passions ou quelque
antre accident n'ait point forcé ou rompu quelque fibre de la
partie principale dn cerveau, qui doit obéir à l'attention de
l'esprit.
Par visionnaire, j'entends un homme dont l'attention déter-
mine ;i la vérité !•' cours des esprits, mais elle n'en peut pas
bien mesurer ' la force, oo retenir 1»' mouvement. Ainsi le vi-
sionnaire |H'n<>' à ce qu'il veut: mais il ne voit rien tel qu'il
est. Car les traces étant trop grandes ou trop profondes, il ne
voit rien dans son étal naturel: il faut toujours rabattre quel-
que chose il.' ci- qu'il dit. Tout le nmnde en ce sens est vision-
naire a l'égard de certains sujets: ceux qui le sont le moins -,
sont les plus sag
Par insensé, j'entends celui dont l'attention ne peut ni retenir
ni déterminer le cours des esprits.
Par imagination contagieuse >t dominante, j'entends une telle
abondance d'esprits animaux, et si agités, qu'ils répandent
sur tout le corps et principalement sur le visage un air de
conllance qui persuade les autres. Tous les hommes, lorsqu'ils
sont émus de quelque passion, et les visionnaires en tout temps
ont l'imagination contagieuse et dominante.
VIII. Comme la substance et la disposition des fibres du cer-
veau est différente dans différentes personnes, et dans les mêmes
en différents âges, et que les esprits animaux sont plus ou
moins subtils, plus ou moins abondants, plus ou moins agités;
1. Yar. Mais eile n'en peut mesurer. :
2. Var. Ceux qui \o «avent le mipux. (168 i.
PREMIÈRE PARTIE.— DE LA VERTU. 129
on peut bien juger qu'il y a beaucoup plus de sortes d'imagi-
nations que je n'en explique ici, et qu'il n'y a pas même assez
de termes pour marquer exactement leurs différences Car ce
terme imagination n'est pas seulement l'expression abrégée de
plusieurs idées, mais encore d'un nombre infini de rapports
qui résultent de la comparaison de ces idées, lesquels rapports
sont le caractère particulier des imaginations. Le cerveau seul
disposé de telle ou telle manière, considéré sans rapport au
mouvement, a l'abondance, à la solidité des esprits, ne fait
point une telle ou telle imagination: c'est le rapport qui ré-
sulte de la qualité des esprits avec la substance des fibres du
cerveau. Car celui qui a une grande abondance d'esprits fort
agités et fort solides, n'a pas pour cela l'imagination vive et
spacieuse, si d'ailleurs les fibres du cerveau sont trop solides,
trop humides, trop entrelacées les unes dans les autres.
IX. Ces vérités supposées, je dis que l'imagination a des effets
aussi dangereux qu'en ont les sens, et qu'ainsi il est nécessaire
de la tenir dans le silence, afin que la grâce opère en nous se-
lon toute son efficace.
X. Car premièrement l'imagination, aussi bien que les sens,
ne parle que pour le bien du corps : parce que naturellement,
tout ce qui vient à l'esprit par le corps n'est que pour le corps.
C'est un grand principe.
XI. Secondement l'imagination interrompt sans cesse l'esprit,
lorsqu'elle est échauffée, et elle le contraint souvent de lui ré-
pondre et de l'entretenir aux dépens de la Raison. De plus on
peut facilement éviter l'action des objets sensibles, et faire ainsi
taire ses sens: car il dépend de nous de fermer les yeux ou de
prendre la fuite. Mais on ne peut pas facilement dissiper les
fantômes qu'excite l'imagination, et c'est une nécessité que l'es-
prit contemple tout ce qui se passe dans le cerveau.
XII. Troisièmement, les sens représentent assez au naturel
les objets sensibles. Mais l'imagination les étend et les grossit,
les embellit ou les rend dilformes et terribles1, de manière que
souvent l'esprit en est tantôt charmé et tantôt épouvanté. Tel
a le cœur corrompu par des désirs déréglés, que l'imagination
toute seule a excités, qui 'se trouve guéri par l'accomplissement
de ces mômes désirs. La jouissance actuelle de l'objet de ses
désordres, par laquelle il a consommé son crime, le délivre du
1. Var. Ce membre de phrase c'était pas dan^ L'édition de 16î>4.
130 TRAITE DE MORALE.
moins pour quelque temps d'une passion qui devait à l'imagi-
nation toute sa force et tout son emportement '.
XIII. Quatrièmement, les sens ne s'attachent qu'à certains
objets qui nous environnent, el qui sont à leur portée: mais
l'imagination rend l'esprit esclave de toutes choses. Elle l'unit
au passé, au présent, an futur, aux réalités el aui chimères,
aux êtres possibles et à ceux que Dieu ne peut créer, et que
l'esprit ne peut comprendre. Elle lire de son propre fonds des
fantômes terribles, et elle s'en effraye. Elle en fait naître de
plaisants, et elle s'en réjouit. Elle change et détruit la sature
de tous les forme mille di sseins extravagants, dans le
monde qu'elle compose de réalités et de purs fantômes -'.
XIV. Enfin l'imagination, sans aller a la folie, trouble et
dissipe toutes les véritables idées, el corrompt le coeur en une
inlinité de manières. Je serais trop long à expliquer les diffé-
rents effets des diverses espèces d'imagination. Mais celle qui
est la [dus opposée à L'efficace de la grâce de Jésus-Christ, c'est
ce qu'on appelle dans le monde le bel esprit. Car, plus l'imagi-
nation est instruit!', pins elle est à craindre; la finesse, la dé-
licatesse, la vivacité, l'étendue de l'imagination, grandes qua-
lités aux yeux des hommes, étant le principe 1»- plus fécond et
le plus général de l'aveuglement de l'esprit et de la corruption
eur. Comme j'avance la un paradoxe, on oe me croira
pas sans preut
XV. L'esprit ne peut être raisonnable 3 que par la Raison :
il ne peut être réglé ; que par l'Ordre. Il ne tire sa perfection que
de l'union immédiate et directe qu'ii a avec Dieu. Au con-
traire, l'union de l'esprit au corps, le remplit de ténèbres, et le
jette dans. I»> désordre : parce que maintenant cette union ne
peut s'augmenter sans diminuer celle qui lui est opposée. Or,
c'est par l'imagination que l'esprit se répand dans les créatures :
car ce n'est que par les idées pures et exemptes de fantômes
qu'il s'unit à la vérité. Ainsi, plus l'imagination a de force, de
vivacité, d'étendue, plus l'esprit s'occupe des objets sensibles.
J'ai déjà dit tout ceci. Or, lorsque l'imagination est belle, fa-
1. C'est, avec beaucoup de grâce et de ûuesse, l'équivalent du proverbe popu-
laire : La possession tue la passion.
2. Var. Et d^ fantômes. lGSi.i Tout ce passage est à comparer avec les pages
res des Pensées de Pascal sur l'imagination.
:î. Var. N'est raisonnable. (1684.
4. Var. Il n'est réglé. (16S4j.
PREMIERE PARTIE. -DE LA VERTU. 131
cile, nette et vive, les fantômes qu'elle forme sont vifs, ani-
més, agréables, toujours au naturel, et au-dessus du naturel.
Ainsi, celui qui par la force de son imagination fait naître
dans son esprit mille objets différents, qui revêt ses fantômes
d'ornements toujours à la mode, et leur donne certains mou-
vements mesurés qui ébranlent agréablement tout le cerveau;
celui-là, dis-je, se laisse charmer par son propre ouvrage , et,
au lieu de contempler les choses en elles-mêmes, telles que
leurs idées les représentent, il se fait un plaisir continuel de
se donner la comédie, et d'applaudir aux fictions de' son es-
prit.
XVI. Tous les hommes1 cherchent naturellement des appro-
bateurs, et le bel esprit n'en manqua jamais. Lorsqu'il parle,
comme il parle bien, tout le monde l'écoute avec estime :
comme il parle agréablement, tout le monde l'écoute avec
plaisir : comme il n'avance que certaines vérités sensibles,
faussetés réelles, car ce qui est vrai aux sens est faux à l'esprit,
tout le monde lui applaudit. Mais un homme qui connaît, ou
plutôt un homme qui par l'air de ceux qui le regardent, sent
vivement qu'on l'admire, qu'on l'aime, qu'on l'honore, qu'on
le révère, peut-il se défier de ses pensées, se persuader qu'il se
trompe, et ne pas s'attacher, non seulement à ses propres vi-
sions qui l'enchantent, mais encore à ce monde qui lui applau-
dit, à ces amis qui le caressent, à ces disciples qui l'adorent,
peut-il être uni étroitement avec Dieu, ayant tant de liaisons
et de rapports aux créatures?
XVII. Le bel esprit est un homme d'honneur, j'y consens : il
peut néanmoins être fourbe, et il y en a pour le moins autant
de ce caractère que d'aucun autre. Il n'a point de vice, je. le
veux : il y en a néanmoins de débauchés et en grand nombre.
Mais, certainement le bel esprit tient au monde par une infinité
d'endroits, car comment pourrait-il être mort au monde, le
monde vivant si fort pour lui? Le bel esprit est agité sans
cesse par des mouvements de vanité, car tous ses commerces
ne font qu'irriter la concupiscence de l'orgueil. Le bel esprit,
j'entends principalement ici a ce bel esprit qui vit au milieu
du monde choisi, qui tend sans cesse à prendre dans les esprits
une situation avantageuse, ou qui par la réputation qu'il s'est
1. Var. Or. lous les hummes. (1684.
t. Var. J'entends toujours. (1684.)
132 TRAITE LiE MORALE.
déjà faite est devenu véritablement l'esclave de tous ceux qui
le regardent comme leur maître ; le bel esprit, di>-je, est donc
séparé de Dieu, plus qu'aucun autre, et il n'y a nulle appa-
rence de retour. Que la délectation «le la grâce se répande
dans son cœur dix fois le jour, elle trouvera toujours ce cœur
rempli de sentiments et de mouvements qui l'étoutTeront. Que
la lumière éclaire son esprit et dissipe ses fantômes, l'imagina-
tion saura bien les reproduire l. Il \ a trop de fers à briser et de
liaisons à rompre pour délivrer ce captif, mais ce captif aime
ses châines: il ne sent point sa servitude, il en fait gloire.
XVIII. Un débauché n'est pas toujours actuellement dans la
débauche: le sang et les humeurs n'\ pourraient pas suflire;
et lorsque la fermentation cesse, le débauché a bonté de ses
1res. Mais le sang fournit toujours assez d'esprits pour
entretenir la concupiscence il»' l'orgueil. Quel temps sera donc
favorable a l'efficace de la grâce? Le fourbe a continuellement
des remords qui le troublent et qui l'inquiètent : mais le bel
esprit n'a nul remords. Est-ce un crime, dira-t-il, que d'avoir
de l'esprit, et de mériter l'estime d^< honnêtes gens? Ce n'est
pas un crime que d'avoir de l'esprit: mais c'est une erreur que
de prendre l'imagination pour l'esprit. Ce n'est point un crime
que de mériter l'estime <\c> autres: mais c'est une illusion que
• le s'imaginer qu'on la mérite: je ne dis pas pour avoir dans sa
tète abondance d'esprits animaux ou une juste proportion des
libres du cerveau avec ces esprits, en quoi consiste le bel es-
prit 5 : mais même pour être uni avec la Haison de la manière
la plus pure et la plus étroite qui se puisse. On ne mérite aux
yeux île celui qui seul sait connaître et récompenser le mérite,
que par la conformité avec l'Ordre, que par le bon usage de sa
liberté : u>aue qu'on ne peut bien régler que par le secours de
la grâce, et dont celui qui se glorilie perd le mériie, parce qu'il
ne rend pas à Dieu seul la gloire qui lui est due. Dieu a-t-il
créé les autres hommes atin qu'ils s'occupent de nous et qu'ils
nous aiment, afin qu'ils se tournent vers nous et qu'ils nous
admirent, qu'ils courent après nous, qu'ils se lient A à nous?
1. Var. Le< produire. 1697.
t. Yar. Ces mots : En quoi consiste le bel esprit, n'étaient pas dans l'édition
de 16S4.
3. Et dans la science, on n'arrive à la vérité que par la méthode, non par l'abon-
dance et la vivacité des esprits.
4. Var. Se lient. 1684.
PREMIERE PARTIE. — DE LA VERTU. 133
Certainement Dieu veut être adoré de ses créatures. Mais quoi,
adoré? Qu'on se prosterne devant ses Autels, qu'on brûle de
l'encens en abondance, qu'on môle les voix avec les instruments
pour faire retentir les églises d'airs agréables composés à sa
louange? Non, sans doute. Dieu est esprit, et il veut être adoré
en esprit et en vérité. Il veut l'homme tout entier, ses pensées,
ses mouvements, ses actions. Mais le bel esprit plus qu'aucun
autre s'attire les regards et arrête sur lui les mouvements
des autres hommes. Au lieu de prendre lui-même la posture
d'un homme qui adore, et de tourner les esprits et les cœurs
vers celui-là seul qui doit être adoré, il s'élève dans l'esprit de
l'homme : il y prend une place honorable. Il entre jusque dans
le sanctuaire de ce Temple sacré, la demeure principale du
Dieu vivant: et par l'éclat et le faste sensible qui l'environne,
il prosterne les imaginations faibles à ses pieds, et se fait rendre
un culte véritable, un culte spirituel, un culte qui n'est dû qu'à
Dieu.
XIX. Mais celui qui cherche l'estime des hommes, et qui dé-
robe à Dieu ce qu'il estime le plus dans ses créatures, pourrait-
il attirer sur lui les grâces du Ciel? Dieu qui résiste aux superbes,
le préviendra-t-il de ses bénédictions? L'esprit de D:eu repose
volontiers sur ceux qui sont humbles et que le monde méprise,
ce sont des vérités certaines par l'Ecriture. Il éclaire ceux qui
rentrent en eux-mêmes, l'expérience l'apprend. Mais il aveugle
ces imaginations vives et éclatantes, qui se répandent sans cesse
au dehors : car la vérité habite en nous. De plus, la grâce, soit
de lumière, soit de sentiment, n'a point son effet dans l'esprit
et dans le cœur de ceux qui sont unis à tout ce qui les envi-
ronne : cela est évident par les choses que je viens de dire. Le
bel esprit qui cherche la gloire, n'en trouvera donc qu'une
vaine et passagère, et tombera pour jamais avec les esprits d'or-
gueil dans l'ignominie qui lui est due.
XX. Mais cette beauté d'esprit si fatale à ceux qui la possè-
dent, et qui s'en glorifient, est encore fort dangereuse pour
ceux qui l'estiment et qui l'admirent sans la posséder: c'est
une vérité qu'il faut savoir. Rien n'est plus contagieux que
l'imagination; et ceux qui l'ont vive et dominante, sont tou-
jours les maîtres de ceux qui les regardent fixement. Leur air
et leurs manières répandent, pour ainsi dire, la conviction et la
certitude dans tous ceux qui les considèrent: car ils passion-
nent si vivement toutes choses, que lorsqu'on ne rentre pas
134 TRAITÉ DE MURALE.
en soi-même puur confronter ce qu'ils disent avec les réponse!
de la vérité intérieure, ce qui est fort difficile à faire en leur
présence, on reçoit leurs sentiments, je ne dis pas sans en exa-
miner les preuves, je dis même sans comprendre ces senti-
ments <. On demeure convaincu, sans savoir précisément de
quoi on est convaincu, parce qu'on est pénétré, qu'on esj
ébloui, qu'on est dominé.
XXI. Néanmoins on doit savoir que de tous les hommes, ceux
(jui sont les plus sujets à l'erreur, ceux dont les sentiments sont
les plus dangereux, ceux dont les mouvements sont les moins
réglés, ce sont les imaginations vives et dominantes. Car, plus
le cerveau est rempli d'esprits, plus l'imagination se révolte,
plus les passions s'animent, plus le corps parle haut, qui ne
parla jamais qu'en faveur du corps, que pour unir et soumet-
tre l'esprit au corps et le séparer de celui qui seul peut don-
ner à l'àme - la perfection dont elle est capable. Il faut donc tra-
vailler à faire taire sa propre imagination et se mettre en garde
contre ceux qui la flattent et qui l'excitent, li faut éviter au-
tant que l'on peut le commerce du monde : car lorsque la con-
cupiscence, soit de l'orgueil, soit des plaisirs, est actuellement
excitée, la grâce n'opère point en nous selon toute son efficace.
XXII. Car enfin l'homme est sujet à deux espèces de concu-
piscence, a la concupiscence {\<'> plaisirs, et à la concupiscence
de l'élévation et de la grandeur. C'est à quoi on ne pense point
assez. Lorsque l'homme jouit des plaisirs sensibles, son imagi-
nation se salit; et la concupiscence charnelle s'excite et se for-
tifie. De même lorsqu'il se répand dans le monde, qu'il cherche
des établissements, qu'il l'ait des amis, qu'il acquiert de la ré-
putation, l'idée qu'il a de lui-même s'étend et se grossit dans
son imagination, et la concupiscence de l'orgueil se renouvelle
et s'augmente. Il y a naturellement dans le cerveau des traces
pour entretenir la société civile et travailler à l'établissement
de sa fortune, comme il y en a. qui ont rapport à la conserva-
tion de la x ie et à la propagation de l'espèce. Nous sommes
unis aux autres hommes en mille manières aussi réellement
qu'à notre corps : et toute union aux créatures nous désunit
maintenant d'avec Dieu, parce que les traces du cerveau ne
sont plus soumises à nos volontés.
1. Yar. Cette fin de phrase, depuis les mots : on reçoit leurs sentiments..., n'était
pas dans l'édition de 1684.
2. Var. A l'esprit. (1684.)
PREMIERE PARTIE.— DE LA VERTU. 135
XXIII. Tous les hommes reconnaissent assez bien le dérègle-
ment de la concupiscence charnelle. Ils s'en défient, ils en ont
quelque horreur, ils évitent en partie ce qui peut l'irriter. Mais
il y en a très peu qui fassent une sérieuse réflexion sur la con-
cupiscence de l'orgueil, et qui appréhendent de la réveiller et
de l'augmenter. Chacun s'abandonne indiscrètement dans le
commerce du monde et s'embarque sans crainte sur cette mer
orageuse, comme l'appelle saint Augustin. On se laisse con-
duire à l'esprit qui y règne, on aspire à la grandeur, on court
à la gloire. Car le moyen de demeurer immobile au milieu de
ce torrent de gens qui nous environnent et qui nous insultent
s'ils nous laissent derrière eux? Enfin on se fait un nom. mais
un nom qui rend d'autant plus esclave, qu'on a fait plus d'ef-
forts pour le mériter : un nom qui nous lie étroitement aux
créatures et qui nous sépare du Créateur : un nom illustre
dans l'estime des hommes, mais un nom d'orgueil que Dieu con-
fondra l.
i. On peut comparer ces dernières pages aux chapitres consacrés à 1 orgueil,
par Bossuet, dans son Traité de la concupiscence,
CHANTIiK TREIZIEME.
De.- jiassions. Ce que c'est. Leurs effets daugereux. Il faut les niodt
rer. Conclusion de la première partie de ce traité.
I. Les sens, l'imagination et les passions vont toujours de
compagnie : on ne peu! les examiner et les condamner séparé-
ment. Ce que j'ai «lit des sens et de l'imagination s'étend natu-
rellement aux passions. Ainsi on peut bien juger ce que je vais
dire, de ce que j'ai déjà dit : car je ne ferai qu'expliquer un
peu plus au Ion- ce que j'ai été obligé de dire en partie, à
de l'étroite union de toutes nos facultés1.
II. Par les passions je n'entends point les sens qui les produi-
sen . ni l'imagination qni ies excite et qui 1rs entretient. J en-
tends le mouvement de l'âme et des esprits causé par lessen< et
par l'imagination, et qui agit à son tour sur la cause qui les
produit : car tout cela n'est qu'une circulation continuelle - de
sentiments et de mouvements qui s'entretiennent et se reprodui-
sent. S. les sens produisent les passions, les passions en échange,
par le mouvement qu'elles exeitent dans le corps, unissent les
sens aux objets sensibles. Si l'imagination excite les passions,
les passions par le contrecoup du mouvement des esprits réveil-
lent l'imagination : et chacune de ces choses s'entretient, ou
est produite 5 par l'effet dont elle est la cause; tant est ad mi •
rnble l'économie du corps humain et la liaison mutuelle de
1. Yar. De toutes les parties de notre être. (1684.)
1'. Yar. J'entends le mouvement de l'urne et des esprits causé par une circulation
continuelle. :
:J. Yar. Reproduite. 1684
PREMIÈRE PARTIE. — DE LA VERTU. 137
toutes les parties qui le composent. Cela mérite d'être expliqué
plus au long à cause des conséquences qu'il en faut tirer.
III. Les passions sont des mouvements de l'âme qui accom-
pagnent celui des esprits et du sang, et qui produisent dans le
corps, par la construction de la machine, toutes les dispositions
nécessaires pour entretenir la cause qui les a fait naître. A la
vue d'un objet qui ébranle l'âme, supposons que cet objet suit
un bien, il se fait deux cours ou deux épanchements d'esprits
animaux du cerveau dans les autres parties du corps. Les uns
se répandent ou tendent à se répandre dans les membres ex-
térieurs, les pieds, les bras, et si les pieds et les bras sont hors
de service, dans les poumons et les organes de la voix, afin de
nous disposer et ceux qui sont avec nous à nous unir à cet
objet. L'autre partie des esprits s'insinue dans les nerfs qui ré-
pondent au cœur, aux poumons, au foie et aux autres viscères,
pour proportionner la fermentation et le cours du sang et des
humeurs par rapport au bien présent. De sorte que la trace
que la présence du bien ou l'imagination forme dans le cerveau,
et qui détermine ces deux épanchements d'esprits, est entrete-
nue par les nouveaux esprits que ce second épanchement hâte *
de fournir au cerveau, par les secousses réitérées et violentes
dont ils ébranlent les nerfs qui environnent les vaisseaux où
sont les humeurs et le sang, matière dont les esprits se forment
sans cesse.
IV. Gomme tout doit être plein d'esprits, depuis le cerveau,
origine des nerfs, jusqu'aux extrémités des mêmes nerfs et
que 2 la trace du bien répand 3 avec force les esprits dans tou-
tes les parties du corps, pour leur donner un mouvement vio-
lent et extraordinaire, ou leur faire prendre une posture forcée:
il est nécessaire que le sang monte à la tête promptement et
abondamment, par l'action des nerfs qui environnent, serrent
ou lâchent les vaisseaux qui le contiennent. Autrement le cer-
veau ne répandant point assez d'esprits dans les membres du
corps, on ne pourrait pas conserver longtemps l'air, la posture
et le mouvement nécessaire à l'acquisition du bien et à la fuite
du mal. On tomberait même en défaillance : car cela arrive
toujours, lorsque le cerveau manque d'esprits, et que se rompt
1. Var. Tâche. (1684.)
2. Var. Des mêmes nerfs, qui se distribuent clans lc« membres. ('1684.)
3. Var La tra.ce du bien répandant... (1684.)
8.
138 TRAITÉ DE MORALE.
la communication qu'il a par leur moyen avec les autres par-
ties du corps.
V. Ainsi le corps de l'homme est une machine admirable,
composée d'une infinité de canaux et de réservoirs qui ont
tous ensemble des rapports inlims. Et le jeu merveilleux de
celte machine dépend uniquement du cours des esprits, qui est
déterminé différemment par les ressorts qui se débandent et
les ouvertures qui se lâchent <'t se resserrent par l'action des
objets sur les sens, et par le mouvement de la parti»' principale
du cerveau : mouvement qui dépend en partie de la volonté, et
en partie du cours des esprits, excité par les traces de l'imagi-
nation et de la mémoire.
VI. Mais ce qu'il faut ici principal. ment remarquer, c'est
que le cours des esprits dans les nerfs qui répondent aux vis-
cères, et qui fait monter le sang dans la tète pour fournir les
esprit- res, afin de disposer les dehors du corps par
rapport à l'objet présent, agit avec choix, et ne fournit au cer-
veau que les humeurs propres a conserver la trace qui excite
la passion. Ou, si on le veut, car il n'importe, le sang et les
humeurs qui montent à la tête se séparent de manière, que ce
qui est propre à former les esprits convenables à la passion qui
domine, y demeure, et que le reste retourne par la circulation
aux lieux dont il a été tiré. Or ces esprits étant formés, ils sont
d'abord déterminés vers la trace, cause primitive de tous ces
remuements, pour l'entretenir, et réveiller même toutes les
traces accessoires capables de la fortifier l. Et c'est encore de
cette trace et des traces accessoires que ces nouveaux esprits
reçoivent leur direction, et sont déterminés comme les premiers
en deux éparichements, l'un pour le dehors 8 et l'autre pour
le dedans du corps. Car, tant que la passion dure, il se fait
sans cesse cette circulation admirable des esprits et du sang,
qui fait jouer la machine par rapport à l'objet présent aux sens
ou à l'imagination *, avec une justesse et un ordre merveil-
leux.
VII. De là on peut voir que les passions, qui sont très sage-
ment établies par rapport à leur fin, savoir la conservation de
la santé et de la vie, l'union de l'homme avec la femme, la so-
1. Premiers linéaments dune théorie mécanique de l'association des idées.
2. Var. Pour les dehors. (1684.)
3. Var. Par rapport à l'objet présent. (1684.)
PREMIÈRE PARTIE.— DE LA VERTU. 139
ciété, le commerce, l'acquisition des biens sensibles, sont extrê-
mement contraires à l'acquisition des vrais biens, des biens de
l'esprit, des biens dns à la vertu et au mérite.
VIII. Car 1°. Elles ne sont point soumises à nos volontés.
Rien n'est plus difficile que de les modérer à cause de la perte
que nous avons faite par le péché du pouvoir que nous de-
vrions avoir sur notre corps.
2o *. Tout le mouvement qu'elles excitent naturellement dans
Tàrne, n'est que pour le bien du corps, selon cette maxime, que
tout ce qui arrive à l'esprit par le corps n'est que pour le
corps.
3° Lorsqu'elles sont excitées, elles remplissent toute la capa-
cité de l'esprit et du cœur. Les traces et l'ébranlement du cer-
veau qu'elles entretiennent par la contribution qu'elles tirent
des viscères, et qu'elles font monter promptement et abondam-
ment dans la tête, troublent toutes nos idées : et le branle et
le mouvement qu'elles donnent à la volonté, par le sentiment
vif et agréable qui les accompagne, corrompt notre cœur et
nous fait tomber dans mille désordres.
4° Mais lorsqu'elles ont cessé de nous agiter, l'imagination
demeure salie par les traces qu'elles ont faites dans le cerveau,
dont les fibres ont été ou pliées ou rompues par la violence des
esprits qu'elles ont mis en mouvement. Ces traces dissipent sou-
vent l'attention de l'esprit et renouvellent ordinairement les
passions qui les ont produites, lorsque le sang s'est chargé de
nouveau de parties * propres à cette espèce de fermentation,
qui peut fournir abondance d'esprits convenables à cette même
passion.
5° Les passions par leur cours rapide se font un chemin glis-
sant et ouvert dans les nerfs qui vont au' cœur et aux autres
parties internes, pour y exciter les mouvements propres à les
faire renaître; de sorte que la moindre chose qui ébranle le
perveau est capable de les renouveler.
6o Enfin toutes les passions se justifient de manière qu'il
n'est pas possible, dans le temps qu'elles agitent l'esprit, de
1. Var. L'édition de 1684 comptait ici un alinéa de plus. Voici cet alinéa sup-
primé :
Elles sont si contraires à la vertu et au mérite qu'il faut les sacrifier et les anéan-
tir, pour mériter le nom et la récompense d'un homme solidement vertueux ou
d'un parfait chrétien.
2. Var. Des parties. (1684.)
! iO TRAITÉ DE MORALE.
juger solidement de l'objet qui les excite : car leur malignité
esi telle, qu'elles ne sunt point contentes, que la raison ne porte
des jugements qui les favorisent.
IX. Car \o Elles foni valoir le jugement des sens, quoique
faux témoins, bien loin de pouvoir passer pour juges devant
la liaison.
2o Elles ne représentent les objets que du côté faux et trom-
peur qui les accommode.
3o Elles réveillent toutes les trace- et les idées accessoires
qui entrent dans leur parti, et font taire tout le reste.
I ■ Elles couvrent d'apparences honorables de raison, de jus-
tice, de vertu, leur conduite déréglée et leurs desseins crimi-
nels. L'avaricieux, par exemple, se cache à soi-même la honte,
l'injustice, la cruauté de son avarice. Il se déguise sa passion
par des pensées de tempérance, de modération, de prudence, de
pénitence, et peut-être même de charité, de libéralité, de ma-
gnificence, par des desseins imaginaires, et qu'il n'exécutera
jamais. Car, les passions ont assez d adresse pour faire servir à
leur justification les vertus mêmes qui leur sont opposées. Enfin
les p tssions sont toujours accompagnées d'un certain sentiment
de douceur qui corrompt leur juge et le paie content s'il les
favorise : au lieu qu'elles le maltraitent cruellement *'il les
condamne à la mort. Car quel présent peut-on offrir plus a_
ble et plus charmant que le plaisir, à celui qui veut invinci-
blement être heureux; puisque c'est le plaisir actuel qui rend
actuellement heureux? Et quel traitement est plus rude que
celui que les passions font à l'esprit, lorsqu'il veut les sacrifier
à l'amour de l'ordre? Certainement il ne peut les frapper sans
se blesser. Car lorsqu'elles sont en défense, le même coup que
nous leur portons, et qui ne leur ôte souvent la vie que pour
peu de temps, nous donne la mort par contre-coup, ou plutôt
nous réduit dans un état qui nous parait pire que la mort
même.
X. Il est donc visible que ceux qui, bien loin de modérer
leurs passions, font tous leurs efforts pour les satisfaire, qui
vivent par humeur, qui agissent par inclination, qui jugent de
tout par fantaisie, en un mot qui suivent tous les mouvements
de la machine, et se laissent conduire sans savoir qui les con-
duit ni où on les mène; s'éloignent sans cesse de leur vrai
bien, le perdent peu à peu entièrement de vue, en effacent
même le souvenir, et courent en aveugles se précipiter dans
PREMIÈRE PARTIE. — DE LÀ VERTU. 141
l'abîme, où se trouvent tous les maux et la privation éternelle
de tous les biens.
XI. Il est vrai que quelquefois la grâce est assez forte pour
arrêter tout court celui qui s'abandonne aux mouvements de
ses passions, et que Dieu, par bonté, tonne, éclaire, parle dans
l'esprit d'une voix terrible, qui renverse l'homme et la passion
qui l'emporte. Mais Jésus-Christ fait rarement de semblables
faveurs; et celui-là est bien insensé qui se jette dans le préci-
pice, s'attendant que Dieu fasse un miracle pour le garantir de
la mort.
XII. Mais qu'y a-t-il à faire pour modérer ses passions? Je
l'ai déjà dit dans le septième chapitre, et ailleurs, mais le voici
en peu de mots.
Io II faut éviter les objets qui les excitent, et mortifier ses
sens.
2o II faut tenir son imagination dans le respect qu'elle doit
à la raison, ou faire sans cesse révulsion dans les esprits qui
par leur cours entretiennent les traces criminelles.
3° Il faut chercher les moyens de rendre ses passions ridicu-
les et méprisables, les éclairer par la lumière, les confronter à
l'ordre, et par quelque effort d'esprit en découvrir la honte,
l'injustice, le dérèglement, les suites malheureuses et pour cette
vie-ci et pour l'autre.
4o Ne point former de dessein lorsqu'elles sont excitées, et ne
faire jamais le premier pas dans une affaire par leur direction
et leur inspiration.
5o Prendre l'habitude et se faire une loi de consulter la Rai-
son en toutes choses : et lorsqu'on y a manqué par surprise ou
autrement, changer de conduite, et porter du moins la honte
_jtu/on jnérite, pour avoir agi en bête par la construction~èTTê~
mouvement de la machine, bien loin de justifier sa sotte démar-
che par une conduite injuste et criminelle.
G<> Travailler à augmenter la force et la liberté de son esprit
pour supporter le travail de l'attention et pour suspendre son
consentement jusqu'à ce que l'évidence l'emporte. Sans ces
deux qualités, on ne peut recevoir de la Raison des J règles
sûres de sa conduite.
Enfin pour suivre ces règles qui détruisent les passions, il
faut surtout avoir recours à la prière, et s'approcher avec con-
1. Var. Lo<. (1684.
142 TRAITE DE MORALE.
fiance et avec humilité de celui qui est venu nous délivrer par
la force de sa grâce de ce corps de mort ou de cette loi de la
chair qui se révolte à tous moments contre la loi de l'esprit.
Car la Raison toute seule et tous les moyens que la Philosophie
fournit ne peuvent sans l'influence du second Adam nous dé-
livrer de l'influence maligne du premier, ainsi que j'ai déjà dit
tant de fois, et que je ne crains point de répéter, parce que je
n'appréhende point qu'on y pense trop.
XIII. Voilà en général tout ce qui regarde la première partie
de cet essai de Morale. D'abord j'ai fait voir que la vertu con-
siste précisément dans l'amour habituel et dominant de Vordrr
immuable. Ensuite j'ai parlé d»'s deux qualités principales qui
sont nécessaires à l'acquisition de la vertu: savoir delà forer
et de la liberté de l'esprit. Après cela j'ai fait connaître les cau-
ses occasionnelles de la lumière et des sentiments, sans lesquels
on ne peut acquérir ni conserver l'amour de l'Ordre. Et enfin,
j'ai expliqué les causes occasionnelles de certains sentiments con-
traires à ceux de la grâce, et qui en diminuent l'efficace, afin
qu'on les évitât. Ainsi je ne pense pas avoir rien oublié de ce
qui est nécessaire en général pour acquérir et pour conserver
la vertu. Je viens donc à la seconde partie, qui doit être non
des vertus, mais des devoirs de la vertu. Car je ne reconnais
qu'une seule et unique vertu, qui rende solidement vertueux
ceux qui la possèdent: savoir l'amour dominant * de l'ordre
immuable.
i. Var. L'amour habituel et dominant. (I-
DEUXIÈME PARTIE.
DES DEVOIRS.
CHAPITRE PREMIER.
Les justes font souvent de méchantes actions. L'amour de l'ordre
doit être éclairé pour être réglé. Trois conditions pour rendre une
action parfaitement vertueuse. Il faut étudier les devoirs de
l'homme en général, et prendre un temps chaque jour pour en
examiner en particulier l'ordre et les circonstances.
I. Toutes les actions des personnes qui ont une solide vertu,
ne sont pas pour cela solidement vertueuses. Il s'y rencontre
presque toujours quelque défaut ou quelque imperfection ; et
souvent môme ce sont de véritables péchés. La raison de cela,
c'est que l'homme n'agit pas toujours par l'influence de son ha-
bitude dominante, mais par l'activité de la passion qui est ac-
tuellement excitée. Car, si l'habitude dominante dort, pour
ainsi dire, et que les autres soient réveillées, les actions d'un
homme de bien pourront être criminelles en plusieurs manières.
Mais de plus, quoique l'habitude dominante de l'amour de l'or-
dre soit actuellement excitée dans un homme juste, peut-être
arrivera-t-il dans ce même moment quil fera des actions dé-
lit TRAITE DE MORALE.
fectueuses et imparfaites, et môme directement opposées a
l'Ordre qu'il aime actuellement et qu'il prétend suivre. Car
outre qu'il est difficile de rendre une obéissance exacte à l'Or-
dre connu, souvent le zèle indiscret et mal réglé nous fait agir
contre l'Ordre que nous ne connaissons pas. Alin qu'une action
soit vertueuse en toutes manières, il ne suffit donc pas qu'elle
procède d'un homme de bien, ni d'un homme actuellement
ému de l'amour de l'Ordre, il faut qu'elle soit conforme à l'or-
dre dans toutes ses circonstances : et cela même, non par une
espèce de hasard qui détermine heureusement le mouvement
actuel de l'âme , mais par la force de la Raison, qui nous con-
duise de manière que nous remplissions tous nos devoirs.
II. Aussi, quoiqu'il suffise, pour être juste et agréable à Dieu,
que l'amour de l'Ordre soit notre habitude dominante , néan-
moins, pour être parfait, il faut savoir régler cet amour par la
connaissance exacte de ses devoirs. On peut même dire que
celui qui néglige ou méprise cette connaissance n'a nullement
le cœur droit, quelque zèle qu'il sente en lui-même pour l Or-
dre. Car enfin l'Ordre veut être aimé par raison, et non point
uniquement par l'ardeur de cet instinct qui remplit souvent
de zèle indiscret les imaginations trop vives, et tous ceux qui ',
n'étant point accoutumés à rentrer en eux-mêmes, prennent à
tout moment les inspirations secrètes de leurs passions pour les
réponses infaillibles de la vérité intérieure.
III. Il est vrai que ceux qui ont l'esprit si faible et les pas-
sions si fortes, qu'ils ne sont point en état de se conseiller eux-
mêmes ou plutôt de prendre conseil de celui qui éclaire tous les
hommes, sont excusables devant Dieu; pourvu que de bonne foi
ils demandent et suivent les avis de ceux qu'ils croient les plus
gens de bien et les plus sages. Mais ceux qui ont de l'esprit ou
assez de vanité pour se piquer d'en avoir, sont criminels devant
Dieu, s'ils entreprennent quelque dessein sans le consulter, je veux
dire sans consulter la Raison, quelque ardent que soit le zèle qui
les transporte. Car il faut s'accoutumer à discerner 2 les réponses
de la vérité intérieure, qui éclaire l'esprit par l'évidence de ses
lumières, du langage et des secrètes inspirations des passions
qui le troublent et le séduisent par des sentiments vifs et agréa-
bles, mais toujours obscurs et confus.
IV. L'amour de l'ordre exige donc trois conditions, afin
1. Var. Ceux qui (1684).
2. Car il faut discerner 16? 5 .
DEUXIEME PARTIE. - DES DEVOIRS. 145
qu'une actioD lui soit conforme. La première, qu'on examine
autant qu'on en est capable, l'action en elle-même et ses cir-
constances. La second.*, qu'on suspende son consentement, jus-
qua ce que l'évidence remporte, ou l'exécution jusqu'à ce
que la nécessité l'oblige à ne pas différer davantage. La troi-
sième, qu'on obéisse promptement, exactement, inviolable-
ment a l'ordre connu. La force de l'esprit doit faire porter cou-
rageusement le travail de l'attention. La liberté de l'esprit doit
prêter et régler sagement le désir du consentement. La soumis-
sion de l'esprit doit faire suivre pas à pas la lumière, sans ja-
mais ni la prévenir ni s'en écarter ». Et c'est l'amour de l'Ordre
qui doit animer ces trois puissances, par lesquelles, quoique
fcaché dans le fond du cœur, il se fait paraître aux veux du
ponde et sanctifie devant Dieu toutes nos démarches.
V. Mais, comme il n'est pas possible qu'un homme, qui ne
serait pas instruit dans la morale, pût dans des rencontres
imprévues reconnaître l'Ordre de ses devoirs, quelque force et
quelque liberté d'esprit qu'il eût: il est nécessaire de prévenir
ces 2 occasions, où le temps ne permet pas de rien examiner,
et par une sage prévoyance s'instruire en général de ses de-
voirs, ou des principes incontestables sur lesquels on doit ré-
gler sa conduite dans les occasions particulières. Cette étude de
ses devoirs doit sans doute être préférée à toutes les autres. Sa
tin, sa recompense, c'est l'éternité. Et celui qui s'applique aux
langues, aux mathématiques, aux affaires, au \im d'étudier
les règles générales de sa conduite, ressemble à un voyageur
insensé qui s'amuse ou s'égare, et que la nuit surprendra3 :
mais une nuit éternelle qui le privera pour jamais du séjour
de sa patrie, le remplira d'un immortel désespoir, et le laissera
exposé a la colère terrible de l'Agneau, au pouvoir des dénions,
ou plutôt a la justice d'un Dieu vengeur.
1. En lisant ce passage on se reporte naturellement aux propositions de Des-
caries: , Ma seconde maxime étail d'être le plus ferme el le plus résolu en mes
ions, que je pourra,s... Les actions de La vie ne souffranl souvent aucun délai
piler soigneusement la précipitationet la prévention... » (Discours de la méthode
2. Var. Les. (168 i.
3. 11 est inutile de relever ce qu'il y a d'excessif dans cette phrase : un injuste
mépris des sciences, d'abord; puis une idée exagérée des difficultés de la morale
Même au point de vue de l'honnêteté, il y a quelquefois plus de profit a agir qu'à
•demander avec des hésitations el des scrupules sans fin, commenl il faul qu'on
sse. Ce nest pas q„ ,] faille prendre absolument au pied de la lettre ce mol de
poerol : « On a toujours des mœurs quand ou passe les trois quarts de sa vie a
travailler; » mais la vérité est entre les deux.
9
146 TRAITE DE MORALE.
VI. Qui voudrait examiner en détail tous les devoirs des cern-
ait nns entreprendrait un ouvrage dont il ne verra, pas 1 ac-
complie" eut, quelque infatigable qu'il fût dans le travail
Pour mol je ne me sens pas assez de force pour m engager
dans un dessin si vaste et si difficile; et tout ce que je prétends
Ne maintenant, c'est de marquer en général' les devons que
ou immme doit rendre à Dieu, à son prochain et a so.-memd
"San -qu'il en est capable. C'est à chacun d'examiner ses de-
v i nar iculiers par rapport aux obligations générales et es-
n eue et selon les circonstances qui changent a tout mo-
ment iTaut prendre tous les jours quelque temps règle pour
cela et ne pas s'attendre de trouver dans les livres, m peut-
. e'daus les autres hommes, autant de sûreté et de lumière
l/uon en trouvera en soi-même, si de bonne , o. , dan le mou-
vement de l'amour de l'ordre, on consulte fidèlement la tente
intérieure '.
1. va,-. L'édition de 168. ajout»,. : El principalement pour Tnon milité partiej
'T Cette fln atténue l'exagération que non* ..on, ^-£^,^3
sion, d» paragraphe précédent. E.amtner chaque jour n. <^«'«°« jm„.
.. q„elq„e teenp. ., » «-*-»--» f »— £ ~£~ d-ab,nd„n3
tance» variées de la vie active, cela suffit ., e .u in« ,'CMufaiia« on la luétaptal
la science on les affaire», pour creuser indéfiniment la CMimiuqw
pique de la morale.
CHAPITRE DEUXIEME.
Nos devoirs envers Dieu se doivent rapporter à ses attributs, a sa
puissance, à sa sagesse, à son amour. Dieu seul est cause véritable
de toutes choses. Devoirs que nous devons rendre à sa puissance,
oui consistent principalement en des jugements clairs et dans des
mouvements réglés par ces jugements.
I. L'ordre immuable et nécessaire demande que la création dé-
pende du Créateur, que toute expression se rapporte à son mo-
dèle, et que l'homme fait à l'image de Dieu, vive soumis à Dieu,
uni à Dieu, semblable à Dieu en toutes les manières possibles :
soumis à sa puissance, uni à sa sagesse, parfaitement semblable
à lui dans tous les mouvements de son coeur. Soyez parfaits,
disait Jésus-Christ à ses disciples, comme votre père >:cl>.ste est
parfait. Estote ergo vos perfecti, . sicut et Pater vester cœlestis
perfectus est \ Il est vrai que nous ne serons véritablement
semblables à Dieu, que lorsque absorbés dans la contemplation
de son essence, nous serons tout 2 pénétrés de ses lumières el
de ses plaisirs. Mais c'est à cela que nous devons tendre. C'est
à cela que la foi nous donne droit d'espérer; c'est à cela qu'elle
nous conduit ; c'est ce qu'elle commence à faire par la réfor-
mation intérieure que la grâce de Jésus-Christ opère en nous.
Caria foi nous conduit a l'intelligence de la vérité et nous mé-
rite la charité. Or, l'intelligence et la charité sont les deux
traits essentiels qui réforment les esprits sur celui qui se dit
1. Cette citation était en marge dans l'édition de 16S4, avec le renvoi à S. Ma-
thieu, v, 4S.
2. Var. Tous. (1684; .
) 18 TRAITE DE MORALE.
vérité el charité dans les saintes Ecritures. Mes bien-aimés, dit
saint Jean \ nous sommes déjà enfants >{• Dieu, mais il ne parait
ce que nous serons quelque jour. Nous bacons néan-
moins que lorsqu'il paraîtra, nous lui serons semblabl
que nous le oerYons tel qu'il est. Et tous ceux qui ont <
notifiait pour être suints comme lui. //< ureuxt dit Jésus-
Christ même -, sont ceux qui ont le cœur pur, car ils orront
Dieu.
II. Pour découvrir Les devoirs que nous devons rendre à
Dieu, il faut considérer avec attention tous ses attributs essen-
tiels, el nous consulter nous-mêmes par rapport à eux. Il faut
surtout examiner sa puissance, sa A son amour, et de
notre part nos jugements et nos mouvements. Car ce n'est que
par des jugements et des mouvements, que les esprits rendent à
Dieu ce qu'il* lui doivent, ce culte spirituel que Dieu, qui est
esprit, demande de nous 5: et c'est uniquement à cause de 'la
puissance, de . et de l'amour de Dieu \ que nous lui
devons indispensablement de très grands devoirs.
III. Lorsqueen pensant à Dieu on ne voit encore qu'une réalité
ou une perfection infinie, on reconnaît que l'ordre veut qu'on
estime Dieu infiniment. Mais de cela seul on ne juge pas néces-
sairement qu'il le faille adorer, craindre, aimer 5 d'un amour
d'union, espérer en lui, et le reste. Dieu considéré seulemènten
lui-même, ou sans aucun rapport a nous, n'excite point les
mouvements de l'âme qui la transportent vers le bien ou la
cause de son bonheur, et qui lui donnent les dispositions pro-
pres pour en recevoir les influences. Rien n'est plus clair, que
l'être infiniment parfait doit être infiniment estimé. 1! n'y a
point d'esprit qui puisse refuser à Dieu ce devoir spéculatif :
car ce devoir ne consiste que dans un simple jugement qu'on
ne peut suspendre quand l'évidence est entière. Aussi les im-
pies, ceux qui n'ont point de religion, ceux qui nient la provi-
dence, rendent volontiers ce devoir à Dieu. Mais, comme ils
s'imaginent que Dieu ne se mêle point de nos affaires, et qu'il
1 . S. Jean, m, S. M.
g. Math.
3. Var. Cette fin de phrase depuis le-; mots : ce culte spirituel..., n'était pas dans
ledit ion de 1
4. Var. De l'amour divin. (1684.
5. Var. Ce mot est simplement suivi d'un etc., el le reste de la phrase manque
dans l'édition de 1
DEUXIÈME PARTIE.- DES DEVOIRS. 149
n'est point la cause véritable et immédiate ' de tout ce qui se
fait ici-bas, que nous ne pouvons point avoir de commerce de
société, d'union avec lui, ni par une raison, ni par une puis-
sance commune en quelque manière, ils suivent brutalement
tous les mouvements agréables de leurs passions, et rendent à
une nature aveugle les devoirs et l'attention que méritent uni-
quement la sagesse et la puissance du créateur.
IV. Les impies raisonnent assez conséquemment, mais ils pè-
chent dans le principe; et on ne peut pas facilement leur faire
comprendre que Dieu exige des devoirs de sa créature, lorsqu'on
ne les désabuse pas des fausses maximes dont ils sont remplis.
Que si Dieu, par exemple, se mêlait de nos affaires, le inonde
n'irait pas comme il va, l'injustice ne serait pas - sur le trône,
ni les corps arrangés aussi irrégulièrement qu'ils le sont : que
le monde défiguré comme il est, ne peut être l'ouvrage que
d'une nature aveugle : que Dieu n'exige pas de nous, viles
créatures, des honneurs indignes de lui ; que ce qui nous paraît
juste ne l'est point en lui-même ou ne l'est point devant Dieu,
qui, si cela était, punirait souvent celui qu'il doit récompenser:
car souvent les derniers malheurs nous surprennent dans le
temps même que nous faisons des bonnes œuvres. J'ai réfuté
ailleurs ces faux principes; et si on ne conçoit pas clairement
ce que je vais dire, on peut lire ce que j'ai écrit de la Provi-
dence dans les Entretvms sur la métaphysique et dans les Médi-
tations chrétiennes 3.
V. Pour reconnaître donc nos devoirs dans leur principe, il
ne suffit pas de considérer sans rapport ;i. nous l'Etre infiniment
parfait. Au contraire il faut surtout prendre garde que nous
dépendons de la puissance de Dieu; que nous sommes unis a
sa sagesse, et que nous n'avons de mouvement i que par son es-
prit, que par Yamour qu'il se porte à lui-même. Nous dépen-
dons de la puissance de Dieu : car nous n'existons que par elle,
nous n'agissons que par elle, nous ne pouvons rien que par elle.
Nous sommes unis à la sagesse de Dieu : car ce n'est qne par
elle que nous sommes éclairés, ce n'est qu'en elle que nous dé-
1. Donc, si vous niez la théorie des causes occasionnelles, il n*y a u\u- <]>■ de-
voirs envers Dieu : voilà bien l'espril «le système.
^. Var. Ne serait jamais. 1684.
:;. Var. On peut lu-e les huit premières Méditations chrétiennes. (1684.
4. Ce mouvement, c'est ce qui tait à la fois, selon Malebranche, l'inclination el
la volonté.
150 TRAITE DE MORALE.
couvrons la vérité, nous ne sommes raisonnables que par elle,
qui seule est la Raison universelle des intelligences. En lin
nous n'avons de mouvement que par l'esprit divin, que par
son amour. Car, comme Dieu n'agit que par sa volonté, comme
il n'agit que par l'amour qu'il se porte à lui-même, tout l'amour
que nous avons pour le bien n'est qu'une effusion ou qu'une
impression de l'amour par lequel Dieu s'aime. Nous n'aimons
insensiblement et naturellement que Dieu, parce que nous
n'aimons et nous rie pouvons aimer que le bien, et que le bien,
j'entends la cause du bonheur, ne se peut trouver qu'en Dieu,
nulle créature ne pouvant agir par elle-même dans les esprits.
Il faut encore expliquer tout ceci plus au long pour en tirer les
is de notre conduite. Je commence par la puissance et par
les d '\. irs qu'on lui doit rendre.
VI. C'est a Dieu seul que la gloire et l'honneur appartiennent,
vers lui seul que tous les mouvement- des esprits doivent
tendre, parée que c'est dans lui seul que réside la puisi
Toutes les volontés des créatures sont par elles-mêmes ineffi-
5. Il n'y a que celui qui donne l'être qui puisse donner les
manières de l'être1, puisque les manières des êtres ne sont que
les êtres mêmes de telle ou telle façon -. Rien u'esl plus évident
à celui qui sait consulter9 la vérité intérieure : car qu'y a-l-il
de plus évident, que si Dieu, par exemple, conserve un corps
toujours dans le même lieu, nulle créature ne pourra le mettre
dans un autre, et que Pnom me ne peut même remuer son bras,
que parce que Dieu veut bien s'accordera faire ce que l'homme
ingrat et stupide pense faire. C'est la même chose des manières
d'être des esprits. Si Dieu conserve ou crée l'âme dans une
manière d'être qui l'afflige, telle qu'est la douleur, nul espril
ne pourra l'en délivrer, ni lui faire sentir du plaisir, si Dieu
ne s'accorde avec lui pour exécuter ses désirs. Or c'est par ce!
accord et cette libéralité toute divine 4 que Dieu, sans rien
perdre de sa puissance, sans rien diminuer de sa grandeur,
sans rien retrancher de sa gloire 5, fait part aux créatures de
1. Que dit de plus Spinoza '.'
^. Ici. l'édition de lt>S4 donnait, dans une note marginale : Voyez la 5* et la 6e
■ - Méditations chrétiennes.
'.':. Var. L'édition de 16S4 ajoutait : Dans un grand silen
•'(. Var. Toute singulière. 1684.
ô. Le xv! - - - éoccupe beaucoup plus de ne rien retrancher de la toute-
ssanee de Dieu que «le porter atteinte à la liherte de l'homme.
DEUXIEME PARTIE. — DES DEVOIRS. loi
sa gloire, de sa grandeur, de sa puissance. Ego Dominus, hoc est
nomen meum, gloriam meam alteri non dabo Usait, xxxxi, 8 ,.)
VII. Dieu a soumis aux Anges le monde présent : ils agissent,
et c'est Dieu qui fait tout. Dieu a donné à Jésus-Christ, comme
chef de l'Eglise, une souveraine puissance sur toutes les nations
de la terre. C'est lui qui nous obtient les vrais biens -; mais
c'est Dieu seul qui les répand ; lui seul agit dans les âmes; lui
seul rompt la dureté des cœurs. Jésus-Christ, comme homme,
prie, intercède, désire, fait l'office d'avocat, de médiateur, de
souverain prêtre. Mais Dieu seul opère, Dieu seul a la puissance.
Lui seul est la cause et le principe de toutes choses : lui seul
aussi en doit être la fin. C'est vers lui que doivent tendre tous
les mouvements des esprits : c'est à lui seul que l'honneur et la
gloire appartiennent. Telle est la loi éternelle, nécessaire, in-
violable, que Dieu a établie par la nécessité même de son être,
par l'amour nécessaire qu'il se porte à lui-même, amour tou-
jours conforme à l'Ordre et qui fait même de l'Ordre la loi in-
violable de tous les esprits. Quand Dieu cessera de se connaître
tel qu'il est. quand il cessera de s'aimer autant qu'il le mérite,
quand il cessera d'agir selon ses lumières et par le mouvement
de son amour, quand il cessera de suivre cette loi, alors on
pourra impunément désirer la gloire ou la rendre a quelque
autre qu'à lui. Alors on pourra sans crainte se réjouir et se
consoler dans l'amitié des créatures. On pourra aimer et être
aimé, adorer et se faire adorer, se montrer au monde pour s'at-
tirer l'estime et l'amour du monde. On pourra s'élever et se
mettre en vue comme un objet digne d'occuper les esprits et
les cœurs que Dieu n'a faits que pour lui; on pourra s'occuper
soi-même ou de soi 3, ou de la puissance imaginaire des créa-
tures.
VIII. Oui sans doute, rien n'est plus chrétien, rien n'est plus
raisonnable que ce principe : Que Dieu seul fait tout, et qu'il ne
communique sa puissance aux créatures qu'en les établissant
causes occasionnelles, pour agir- par elles d'une manière qui porte
le caractère d'une sagesse infinie, d'une nature immuable, d'une
cause universelle : de telle manière que toute la gloire que mé-
rite l'ouvrage de la créature se rapporte uniquement au crea-
1. Cotte citation était en marge dans l'édition de 1684.
iJ. \ ar. C'est Jésus-Christ qui distribue les vrais biens. 1Gs4 et 1697.
'■'. Y:tr. Ou de soi-même, 1684
152 TRAITE DE MORALE.
teur, les créatures exécutant par nne puissance qu'elles n'ont
pas des desseins formés avant leur naissance. Qu'y a-t-il de
plus saint que ce principe qui fait clairement comprendre à
ceux qui sont capables de le bien entendre qu'il est souvent
permis de s'approcher des objets de nos sens par le mouvement
de notre corps, mais qu'il faut réserver pour Dieu seul tous les
mouvements de notre âme ? Car on peut, et souvent même on
doit s'approcher de la cause occasionnelle de nus sentiments,
mais on ne doit jamais l'aimer. On peut se lier aux autres
hommes, mais on ne doit point les adorer par le mouvement
de son amour comme nos biens, ou comme capables de nous
faire aucun bien. H ne faut aimer et craindre que, la cause
■bi. des lii-'ii< »'t des maux, il ne faut aimer, craindre que
Dieu dans les créatures. Heureux celui qui met son espérance
en Dieu, et maudit est celui qui met dans l'homme sa confiance.
Mil dictus homo qui confiait m homiru et ponite carnem brachium
suum. J> r. xvii, :;.»
IX. Apparemment c'était là la philosophie du généreux llar-
dochée, et qu'il avait apprise a Ésther, sa chère fille adoptive.
Car les Juifs avaient une philosophie plus sainte que celle que
nous ont laissée les païens. Certainement, c'est dans un mouve-
ment conforme aux principes de cette philosophie, qu'elle fait
à li -'ii cette prière en lu: exp sant les vrais sentiments de son
cœur. Délivrez . - igneur, par la forée de votre bras, et se-
courez-moi, qui ne cherchi qu'en <<jus le secours qui m'est n<
mire. Seigneur, qui $a\ z que je hais la
gloire des méchants et '/"■ je <lr!<st>- la couche des incirconcis et </'■
'?/./■ gui ne sont point de ma nation. Vous savez que c'est
pou/- moi iin> nécessité malheureuse, et \uej'ai en abomination la
mi' 'pic i' porte aux jours qui j< parais >n public, cette
marque funeste de ma grandeur et de ma gloire. Je Cai, Seigneur,
en urn extrême horreur, et je ne la porte jamais lorsque je suis à
moi-même. Je n'ai jamais mangé à la table d'Aman, et je n'ai ja-
mais pris 'h plaisir ilans les festins du Roi mime. Jamais votre
servante n'a pu df joie qu'en vous, Seigneur Dieu d'Abraham,
depuis que j'ai été transportée ici jusqu'à présent. Cette grande
reine prend Dieu à témoin qu'elle n'a jamais eu de joie qu'en
lui seul. Tu sois quod nunquam laetata sit ancilla tua, ex quo hue
translata snm usque in prœsentem diem, nisi in te, Domine, Deus
Abraham. Quoique femme d'un prince qui commandait à cent
vinirt-sept provinces, quoique parmi les plaisirs, elle n'a que
DEUXIEME PARTIE. — DES DEVOIRS. «53
des mépris pour la grandeur et que de l'horreur pour les dé-
bris d'une cour voluptueuse: elle demeure immobile au milieu
de tant d'attraits, et Dieu seul est l'objet de tous les mouve-
ments de son âme. Numquam laetata est outilla tua, nisi in te
Drus Abraham. Que de fermeté d*esprit, que de grandeur
d'àme ! c'est là ce qu'apprend la loi de Dieu! Mais c'est aussi
ce que démontre ce principe, que Dieu seul fait tout, et que les
créatures ne sont que les causes occasionnelles d 3 l'éclat qui
parait les environner et des plaisirs qu'ils semblent répandre.
Mais il faut expliquer plus en particulier les devoirs qu'on
doit rendre à la puissance, qui ne se trouve qu'en D;en seul.
X.Tous nos devoirs ne consistent proprement qu'en des juge-
ments et en des mouvements de l'âme, ainsi que j'ai déjà dit.
( ar Dieu est esprit, et il veut être adoré en esprit et en vérité, et
toutes les actions extérieures ne sont que les suites de l'action
de notre esprit. Cette perception claire que Dieu seul a la puis-
sance, nous oblige à former les jugements qui suivent.
1° Que Dieu seul est la cause véritable de notre être
2° Que lui seul est la cause de la durée de notre être ou de
notre temps.
3° Que lui seul est la cause de nos connaissances.
4,j Que lui seul est la cause des mouvements naturels de nos
volontés *.
1. Los mouvements naturels sont ceux qui constituent l'exercice même rie la vo-
lonté, a Le mouvement naturel que Dieu imprime sans ce«se en l'âme pour la por-
ter à l'aimer, ou pour me servir d'un terme qui abrège plusieurs idée-;... la vo-
lonté. " (De la nature et de la grâce, 3<= discours, Ire partie, v.) C'est le mouvement
qui " selon L'institution de la nature » devait nous laisser tous pleinement libres,
parce qu'il ne nous poussait invinciblement que vers le bien en général et non vers
aucun bien particulier. Le mouvement qui nous porte vers les biens particuliers
c'est-à-dire partiels, imparfaits, faux par conséquent), voilà ce qui est de non-.
abstraction laite de l'impulsion première, que nous détournons et déréglons ainsi :
« Le pouvoir q< e nous avons d'aimer différents biens est un pouvoir mûérable, pou-
voir dépêché. • Méditations chrétiennes, vj, 17.) Ou encore : <• Tu n'as ce pouvoir
rie consentir aux taux biens que [.ar l'amour que Dieu t'imprime sans cesse pour
le bien en général. Les consentements qui ne sont qu'erreur et que péché sont uni-
quement de toi ; car les consentements qui tendent au bien ne sont pas tant i i -
sentements que des mouvements qui continuent et que tu ne dissipes pas. Mè
dilations chrétiennes, vi, 19. ) Ainsi ce pouvoir misérable, ce pouvoir de péché,
ce qu'on appelle vulgairement le libre arbitre; et de quoi, selon Malebranche
le résultat? D'un affaiblissement! Car si nous ralentissons et dissipons en nous
L'action divine, ne croyons pas que ce soit l'effet d'une puissance réelle et positive-.
Non! « Selon l'institution de la nature tous les hommes sont également libres...
mais la concupiscence corrompt le cœur et la raison ; or ['homme ayant perdu le
9.
154 TRAITE DE MORALE.
Qae lai seul est la cause de nos sentiments, le plaisir, la
douleur, la faim, la soif, etc.
6° Que lui seul est la cause de tous les mouvements de notre
corps 1 .
7" Que ni les hommes, ni les anges, ni les démons, ni aucune
créature ne peut par elle-même nous faire ni bien ni mal :
qu'ils peuvent néanmoins, comme causes occasionnelles, déter-
miner Dieu, en conséquence de quelques lois générales, à nous
faire du bien et du mal. par le moyen du corps auquel nous
sommes unis.
^ Que nous mm plus, nous ne pouvons faire ni bien ni mal
à personne par nos propres forces, mais seulement obliger Dieu,
par nos désirs pratiques -, en conséquence des lois de l'union
de l'âme et du corps, a faire du bien et du mal aux autres
hommes. Car c'est nous qui voulons remuer noir,- bras et notre
langue, ma - l». lit el peut les remuer '.
r d'effacer let - sensibles et d'arrêter les mouvement* de la
COllCUy
i qœ la eon-
.,... De la nature et de la grâce. '.'><* dû
:•■•. com i e
le libre arbitre invoqué :■ . ■ -. esl uue maladie, la maladie uV l'àme
déchue, el q - qu'un étal de désordre, amené par l'abandon où
que Dieu nous - use, «lit en l7i>r>. le
'■-. guérit, applique et fait af/ir rt mouvoir la vo-
lonté. E il achèv< - aria comparaison suivante : La main vivante «lu
;■ el la mam morte de la fille «Je Jaïre, - - oble, sonl un symbole de
la grâce et delà volonté qui ? m mcourenl inséparablement à la jusiiii-
eation et aux bonnes œuvres par le consent' ment </ue la urace opère dan-: In volonté
el que la volonté donne par la grâce qui la ranime, la sanctifie, la meul et la fait
- . pour le P. <jm.-~ii.-1. nous - vraiment libres que quand noua
. .uloir par no - - et il va jusqu'à penser que cette suspension
de toute volonté personnelle vaul mieux que la liberté même dont A !am jouissait
avant la chute. •> Chef pour chef, le second Adam pour le premier: grâce pour
grâce excellente, efficace, puissante, divine, telle qu'est celle du Sauveur;
pour la grâce commune d'Adam, faible, périssable, soumise à la liberté, propor-
e à L'homme sain et innocent, et qui ne produisait que des n.érites hum
Malebranebe est-il ici bien éloigné de ces tbéories?
1. - >ns que par le concours de Dieu, et notre action, considérée
comme efficace et capable de produire quelque effet, n'est pas différente de celle
de Dieu. ■ 10e Éclaircissement sur la R^cherclie de la vérité.
;:. Nos désirs qui tendent à l'action sans y parvenir par eux-mèines el qui « n'obli-
gent ■ Dieu, que parce que Dieu s'est obligé lui-même à y répondre par un acte
- ..:ésirs pratiques, c'est ce que les autres philosophes appellent les vo-
lontés.
3. Ainsi en résumé : 1° Le mouvement initial de notre volonté vient de Dieu:
:id ce mouvement initial se continue e! nous porte vers le vrai bien, ce n'est
DEUXIEME PARTIE.- DES DEVOIRS. 155
XI. Ces jugements demandent de nous les mouvements qui sui-
vent.
1° N*aimer que Dieu d'un amour d'union ou d'attachement,
puisque lui seul est la cause de notre bonheur, petit ou grand,
passager ou durable. Je dis d'un amour d'union : car on doit
aimer son prochain, non comme son bien ou la cause de son
bonheur, mais comme capable de jouir avec nous ' du même
bonheur. Ce mot aimer est équivoque, on doit y prendre garde.
2u N'avoir de joie qu'en Dieu seul. Car celui qui se réjouit
en autre chose, juge que cette autre chose peut le rendre heu-
reux; ce qui est un faux jugement, qui ne peut causer qu'un
mouvement déréglé.
3° Ne s'unir jamais aux causes occasionnelles de son bonheur
contre la défense de la cause véritable; car ce serait obliger
Dieu, en conséquence de ses lois, à servir l'iniquité -.
4° Ne s'y point unir sans un besoin particulier, car le pé-
cheur doit éviter les plaisirs, puisque le plaisir rend actuelle-
ment heureux et que le bonheur est une récompense que le
pécheur ne mérite point: outre que le plaisir dont on jouit k
l'occasion des corps fortifie la concupiscence, trouble l'esprit et
corrompt le cœur en mille manières. C'est là le principe de la
nécessité de la pénitence.
pas parce que nous y coopérons, c'est parce que nous ne l'affaiblissons pas et que
nous ne le détournons pas: 3<> Quand nous L'affaiblissons et le détournons, c'est que
nous avons perdu le pouvoir de résister à la concupiscence et que la grâce ne l'a
pas réformée en nous; 4o Les désirs pratiques qui sont en nous viennent donc ou
d'un pouvoir supérieur (Dieu et sa grâce; ou d'une puissance inférieure à laquelle
nous ne résistons pas (la concupiscence): 5° Les actes qui suivent ces désirs prati-
ques ne sont pas de nous, pas plus que les sentiments qui les accompagnent, pas
plus que les effets qui en découlent.
1. Var. Ces deux mots : avec nous, n'étaient pas dans l'édition de 16S4.
2. Celte idée revient souvent dans Malehranclie. « N'abusons point de sa puis-
sance (de Dieuj. Malheur à ceux qui la font servir à des passions criminelles! Rien
n'esl plus sacré que la puissance, ri n n'est plus divin. C'est une espèce de sacrilège
que d'en faire des usages profanes : c'est, faire servir à l'iniquité le juste vengeur
des trimes. » (Entretiens métaphysiques, vu, 14.; « Le plaisir étant une récom-
pense, c'est faire une injustice que de produire dans son corps des mouvements
qui obligent Dieu en conséquence de sa première volonté ou des lois générales de
la nature, à nous faire sentir du plaisir lorsque nous n'en méritons pas... Dieu
étant juste, il ne peut se faire qu'il ne punisse un jour la violence qu'on lui fait.
quand on l'oblige de récompenser par le plaisir des actions criminelles que l'on
commet contre lui. Lorsque notre aine ne sera plus unie à notre corps. Dieu n'aura
plus l'obligation qu'il s'est imposée de nous donner des sentiments qui doivent ré-
poudre aux traces du cerveau, et. il aura toujours l'obligation de satisfaire à sa jus-
tice ! Ainsi, ce sera le temps de sa vengeance et de sa colère. " (Recherche de la
vérité, iv, 10.;
1",6 TRAITE DE MORALE.
5° Ne craindre que Dieu, puisque Dieu seul peut nous punir.
Il faut craindre Dieu en cette vie, pour ne le point offenser. Le
jour viendra qui, excluant le péché, bannira aussi toute
crainte.
6. N'avoir de tristesse que de son péché, puisqu'il n'y a que
le péché qui oblige un Dieu juste à nous rendre malheureux.
Celuiqui s'attriste de la perte d'un faux bien, lui rend honneur
et le regarde comme un vrai bien; et celui qui s'attriste d'un
malheur auquel il ne peut remédier se chagrine en vain.
L'amour-propre éclairé ne s'attriste que de ses désordres, et la
charité que de ceux des autres.
7° Quoique Dieu seul puisse nous rendre malheureux, on ne
doit point le haïr, mais il faut le craindre. Il n'y a que celui
qui est endurci dans son péché qui, par amour- propre, puisse
haïr Dieu; parce que, sentant bien qu'il ne veut point obéir à
Diea, ou sachant bien, comme les damnés, qu'il n'y a plus pour
lui ' d'accès ou de retour vers Dieu, l'amour invincible du
bonheur lui inspire sans cesse une haine invincible contre celui
qui seul peut être la cause du malheur.
8° On ne doit point ni haïr ni craindre les causes occasion-
nelles du mal physique ou du malheur. On peut s'en séparer;
mais il ne faut jamais s'en séparer contre la volonté de la cause
véritable, j'entends contre l'Ordre ou la loi divine.
9° L'homme ne doit vouloir faire que ce que Dieu veut; puis-
que l'homme ne peut faire que ce que Dieu fait. S'd n'a point
le pouvoir d'agir, il est visible qu'il ne doit point vouloir agir.
L'Ordre ou la loi divine doit être sa loi, ou la règle de ses désirs
et de ses actions, puisque ses désirs ne sont efficaces que par
la puissance et l'action de Dieu seul. Je ne puis remuer le bras
par ma propre force : je ne dois donc pas le remuer selon mes
propres désirs. La loi de Dieu doit régler tous les effets de la
puissance, non seulement en Dieu, mais encore dans toutes- les
créatures. L'Ordre ou la loi de Dieu est commun à tous les es-
prits : la puissance de Dieu est commune à toutes les causes. On
ne peut donc se dispenser de se soumettre à la loi de Dieu
puisqu'on ne peut agir que par l'efficace de la puissance.
10° L'homme néanmoins peut vouloir être heureux, il ne
peut pas même vouloir être malheureux. Mais il ne doit rien
vouloir ou faire pour devenir heureux, que ce que l'Ordre per-
1. Var. L'édition de 1684 ajoutait ici : Dans l'état où il se plaît.
DEUXIEME PARTIE.— DES DEVOIRS. loi
met. On ne trouvera jamais le bon heur,, si on le cherche par la
puissance de Dieu contre sa loi. C'est abuser de la puissance
que de s'en servir contre la volonté de celui qui la communi-
que. Et le voluptueux qui veut être heureux en ce monde le
sera peut-être en partie en conséquence des lois naturelles,
mais il sera éternellement malheureux dans l'autre en consé-
quence de l'ordre immuable de la justice, ou par la nécessité
de la loi divine, qui veut que tout abus d^ choses divines soit
éternellement puni par la puissance divine. Car rien n'est
plus saint, plus sacré, plus divin que la puissance; et celui qui
se l'attribue, celui qui la fait servir à ses plaisirs, à son orgueil,
a ses désirs particuliers, commet un crime dont Dieu seul peut
connaître et punir l'énormité.
11° C'est un injustice abominable que de tirer vanité de sa
noblesse, de sa dignité, de sa qualité, de sa science, de ses ri-
chesses et de toute autre chose. Que celui qui se glorifie le fasse
dans le Seigneur et lui rapporte toutes choses; puisque hors de
Dieu il n'y a ni grandeur ni puissance. L'homme peut s'estimer
quelque chose et se préférer à son cheval. Il peut et doit estimer
les autres hommes et généralement toutes les créatures : Dieu
leur a fait véritablement part de son être. Mais à parler exacte-
ment, il ne leur a point fait part de sa puissance et de sa gloire.
Dieu fait tout ce que l'homme croit faire: il mérite seul tout
l'honneur qu'on rend à ses créatures: il mérite seul tous les
mouvements des esprits. Ainsi celui qui veut être aimé, honoré,
craint des autres hommes sans rapport à Dieu, veut se mettre
à la place du Tout-Puissant et partager avec lui les devoirs
qu'on ne doit rendre qu'à la puissance, l'adoration intérieure
qui n'est qu'à celui qui est scrutateur des conirs '.
12° De même celui qui craint, aime, honore les créatures,
comme de véritables puissances, commet une espèce d'idolâtrie :
et sa faute devient très criminelle, lorsque sa crainte et son
amour vont jusqu'à cet excès, qu'ils dominent dans son cœur
sur la crainte et l'amour de Dieu. Lorsqu'il est moins disposé
à s'occuper du créateur que des créatures, par une disposition
acquise par choix ou par des actes libres, il est en abomination
devant Dieu.
13° Tout le temps qu'on perd ou qu'on n'emploie pas pour
1. Var. Cotte fin de phrase, depuis les mots : l'adoration intérieure..., n'était pas
dans l'édition de 1684. ni dans pelle de 1697.
158 TRAITE DE MORALE.
Dieu, qui seul est la cause de la durée de notre être, est un vol
ou plutôt une espèce de sacrilège. Dieu n'agit que pour sa
gloire et non pour notre plaisir: et alors du moins, autant qu'il
est en nous, nous rendons son action inutile à ses desseins.
14° Généralement tout don que Dieu nous fait et que nous
rendons inutile par rapport à sa gloire est un vol. Dieu, par la
nécessité de sa loi, nous en demandera compte.
15° La puissance en un mot par Laquelle Dieu nous crée à
tout moment »jt avec toutes nos facultés, lui donne un droit in-
dispensable sur tout ce que nous sommes, et sur ce qui nous
appartient, qui certainement ne nous appartient, qu'alin que
le rendant à Dieu avec toute la fidélité et la reconnaissance
possible, nous puissions mériter par ses dons de le posséder
lui-même par Jésus-Christ notre Seigneur et notre chef, qui nous
tir.' de notre état profane pour nous sanelilier et nous rendre
dignes d'honorer le Père el le Fils ' dans l'unité du Saint-Es-
prit, durant des siècles infinis 2.
1. Var. Nous rendre dignes d'entrer, comme enfants adoplifs, en société de biens
et le Fils. 1 1
•j. Malebranche i - mille endroits sur cette création continuelle Je
- par Tact nu .le Deu. Il l'a rarement l'ait avec plus d'<
qui- dans - - inl du Traité de la nature et de la grâce (3* discours,
ire partie, 1) : « Il n'y a rien de plus informe que la substance dee esprits
Dieu : car qu'est-ce qu'un esprit sans intelligence el Bans raison,
aouvemenf et sans amour? Cependant c'esl le Verbe cl la sagesse de Dieu
qui est la Raison univers* - 'amour par lequel Dieu s'aime
qui donne a l'âme tout le mouvement qu'elle a vers !>■ bien. L'espril ni' pi-ut
connaître la vérité que par la liaison naturelle el nécessaire avec 1 «
: il ne peut être raisonnable que par la l; : son : enfin il ne peut en nu
- t et intelligence que paire que sa propre substance est éclairée.
pénétrée, perfectionnée par la lumière dé Dieu mè ne,.. De n ème, la suh-
de lame n'est capable d'aimer le bien que par l'union naturelle el néd
avec l'amour naturel et substantiel du souverain bien : elle n'avance -
bien qu'autant que Dieu la transporte : elle n'est volonté que par le mouvement
que Dieu lui imprime sans cesse... »
CHAPITRE TROISIEME.
Des devoirs qu'on doit rendre à la sagesse de Dieu. Elle seule éclaire
l'esprit eu conséquence des lois naturelles dont nos désirs sont le?
causes occasionnelles qui déterminent leur efficace. Jugements et
devoirs des esprits à l'égard de la Raison universelle.
I. Après avoir reconnu les principaux devoirs que nous de-
vons rendre à la puissance de Dieu, il faut examiner ceux que
nous devons à sa sagesse, lesquels, quoique moins connus, ne
sont pas moins dus. Toute créature dépend essentiellement du
Créateur. Tout esprit aussi est uni essentiellement à la Raison.
Nulle créature ne peut agir par ses propres forces, nul esprit
aussi ne peut s'éclairer de ses propres lumières. Car toutes nos
idées claires viennent uniquement de la Raison universelle qui
les renferme : de môme que toute notre force vient uniquement
de l'efficace de la cause générale, qui seule a la puissance. Celui
qui croit être à lui-même sa lumière et sa raison, n'est pas
moins trompé que celui qui croit posséder véritablement la
puissance. Et celui qui rend grâces à son bienfaiteur pour les
fruits de la terre qui ne sont propres qu'à nourrir le corps, est
Lien ingrat, bien superbe, ou du moins bien stupide, s'il refuse
de reconnaître qu'il doit à Dieu les vrais biens, la nourriture de
l'esprit, la connaissance dé la vérité.
IL L'esprit de l'homme a deux rapports essentiels. Il est uni
à la Raison universelle, et par elle il a ou peut avoir commerce
avec toutes les intelligences et avec Dieu même. Il est uni à un
corps, et par lui il a ou peut avoir rapport avec toutes les créa-
tures sensibles. C'est la puissance de Dieu qui est uniquement
160 TRAITE DE MORALE.
le principe efficace ou le lien * 1 * * ces deux unions. Mais l'homme
impuissant et stupide s'imagine que c'est par l'efficace de st-s
propres volontés qu'il est sage et puissant, qu'il s'unit au monde
intelligible dont il contemple les rapports, et au monde visible
dont il admire les beautés.
III. Dieu seul, en conséquence des lois de l'union de l'âme et
du corps, fait dans l'homme tous les mouvements corporels,
qui l'approchent des objets sensibles ou qui l'en éloignent.
Mais comme la cause occasionnelle de ces mouvements ne sont
que les différents désirs de sa volonté, l'homme s'attribue le
pouvoir de faire ce qu'il n'y a que Dieu qui opère en lui. L'ef-
fort môme qui accompagne ses désirs, effort pénible, effort,
marque certaine d'impuissance et de dépendance, effort souvent
inefficace, effort que D'eu lui fait sentir pour abattre son or-
gueil, et lui faire mériter ses dons : cet effort, dis-je, sensible
et confus, lui persuade qu'il a de la force ou de l'efficace '.
Comme il sent bien qu'il veut remuer son bras, et qu'il ne voit
ni ne sent point en lui l'opération divine: d'autant plus que
Dieu est exact el fidèle a exécuter ses désirs, d'autant plus est-
il infidèle à reconnaître ses bontés.
IV. De même Dieu seul, en conséquence des lois naturelles
de l'union de l'esprit avec la liaison, découvre à l'homme toutes
les idées qui l'éclairent et le promène pour ainsi dire, dans le
pays de la vérité où habite l'âme, pour lui en montre:' l'ordre
et les merveilles. Mais comme la cause occasionnelle de la pré-
sence ou de l'éloignement des idées ne sont que les différents
désirs de nos volontés, nous nous attribuons indiscrètement le
pouvoir de faire ce qu'il n'y a que Dieu qui opère en nous. Et
l'effort même, qui accompagne notre attention, effort pénible,
marque certaine d'impuissance etdedependar.ee, effort souvent
1. Malehranebe est revenu plusieurs fois, notamment dans les Entretiens méta-
physiques, v, G. sur ce caractère trompeur, suivant lui. de l'effort. L'illusion par
laquelle il se trompe lui-même esl visible. Toutes nos facultés, la mémoire, l'ima-
gination, le lan^a^e. le raisonnement, le libre arbitre, ont ainsi un aspect négatif,
marque de notre imperfection, qu'il est toujours aisé de mettre en relief. Ainsi on
a dit de nos jours : a L'effort suppose obstacle, limitation, et se ramène au désir :
ee qui le constitue, c'est la limite de l'être, c'est le non-être. » (Fouillée. Philoso-
phie de Platon, tome II. p. 531.) On pourrait dire de m^me que l'impossib lité d'une
intuition immédiate et complète esl ce qui « constitue » le raisonnement. Ce sérail
vrai en partie, mais en parti.' seulement. Il faut voir ce qu'il y a de positif et.
comme on disait au xvn* siècle, de perfection, dans cf* acles ainsi arrêtés et li-
mités.
DEUXIÈME PARTIE. — DES DEVOIRS. 161
inefficcace, effort que Dieu nous fait sentir pour punir notre
orgueil et nous faire mériter ses dons : cet effort, dis-je, sensible
et confus, nous persuade comme celui que nous faisons pour
remuer les membres de notre corps, que nous sommes l'auteur
des connaissances qui accompagnent nos désirs. Car comme
l'opération de Dieu en nous l n'a rien de sensible, et que nous
avons sentiment intérieur de notre propre attention; nous re-
gardons cette même attention comme la cause véritable des ef-
fets qui l'accompagnent ou qui la suivent avec une fidélité in-
violable; parla même raison que nous attribuons à nos volon-
tés la puissance de' mouvoir les corps, et aux objets les qualités
sensibles dont nous sommes touchés à leur occasion.
V. Celui qui par le mouvement de son corps, s'approche ou
s'éloigne des objets sensibles, se sentant lui-même frappé par
les corps qu'il choque, croit bien qu'il est la cause du transport
de son propre corps, mais du moins ne croit-il pas donner
l'être à ceux qui l'environnent. Mais celui, qui par l'application
de son esprit, quitte, pour ainsi dire, le corps et s'unit unique-
ment à la Raison, il s'imagine tirer de son propre fonds les vé-
rités qu'il contemple. Il croît donner l'être aux idées qu'il dé-
couvre, et former pour ainsi dire de sa propre substance le
monde intelligible dans lequel il se perd. Comme les choses
qu'il voit alors ne le touchent point ou ne frappent point ses
sens, il s'imagine qu'elles n'ont point hors de lui de réalité vé-
ritable. Car chacun juge de la réalité des êtres, comme de la
solidité des corps, par l'impression qu'ils font sur les sens.
VI. Certainement l'homme n'est point à lui-même sa sagesse,
sa lumière. Il y a une Raison universelle qui éclaire tous les
esprits, une substance intelligible commune à toutes les intel-
ligences, substance immuable, nécessaire, éternelle. Tous les
esprits la contemplent sans s'empêcher les uns les autres : tous
la possèdent sans se nuire les uns aux autres : tous s'en nour-
rissent, sans rien diminuer de son abondance. Elle se donne à
tons, et tout entière à chacun d'eux. Car tous les esprits peu-
vent pour ainsi dire embrasser une même idée dans un même
temps et différents lieux, tous la posséder également, tous la
pénétrer ou en être pénétrés.
VII. Deux hommes ne peuvent pas se nourrir d'un même
fruit, embrasser le même corps et, s'ils sont éloignés, entendre
1. Var. Les doux mots : en nous, n'éla'enl pas dans l'édition de 168 i
162 TRAITE DE MORALE.
ta même voix, ni même souvent regarder les mêmes objets.
Toutes les créatures sont des êtres particuliers, qui ne peuvent
être un bien général et commun. Ceux qui possèdent ces biens
particuliers, en privent les autres, et par là les irritent et en
t'ont des ennemis ou des envieux l. Mais la Raison est un bien
commun, qui unit d'une amitié parfaite et durable ceux qui la
possèdent. Car c'est un bien qui ne se divise point par la pos-
session, qui ne s'enferme point dans un espace, qui ne se cor-
rompt point par l'usage. La vérité est indivisible, immense,
éternelle, immuable, incorruptible: Numquam marcescit sapien-
tia, inextinguibile est lumen illius, dit l'Ecriture.
VIII. Or cette sagesse commune et immuable, cette Raison
universelle, c'est la sagesse de Dieu même, celle par laquelle et
pour laquelle nous sommes faits. Car Dieu nous a crée- par sa
puissance pour nous unir à sa sagesse, et par elle nous faire
cet honneur de pouvoir lier avec lui une société éternelle,
avoir communion de pensées et de désirs, et par là lui devenir
semblables autant qu'en est capable une créature. In se perma-
ii< us sapientia omnia innovât, dit le sage, etper nationet in ani-
mas sanctas se transfert, arnicas Dei et Prophetas constitua : ne-
minem enim diligit Deus, nisieum qui cum sapientia habitat*. La
sagesse, quoique immuable en elle-même, renouvelle toutes
choses. C'est elle qui nous rend amis de Dieu : parce que Dieu
n'aime que celui qui habite avec la sagesse. Car enfin nous
n'avons de société avec lui que par son Fils, son Verbe, la Rai-
son universelle des intelligences, incarnée dans le temps et
rendue visible pour éclairer des esprits grossiers et charnels,
et les conduire par leurs sens, par une autorité sensible, jusqu'à
l'intelligence de la vérité 5, mais toujours Raison, toujours sa-
gesse, toujours lumière et vérité. Car celui qui renonce à la
liaison universelle, renonce à l'auteur de la foi, qui est la Rai-
son même rendue sensible et proportionnée à la faiblesse des
hommes, qui n'écoutent que leurs sens. Rien sans doute n'est
plus conforme à la Raison que ce que la foi nous enseigne :
plus on y pense, plus on s'en convainc, pourvu que la foi con-
duise toutes les démarches de l'esprit, et que l'imagination ne
1. N'y aurait-il pas là une réminiscence de la théorie de Hobbes, peut-être même
une allusion réfléchie? Malebraaeae devait tendre à croire, comme Pascal, que
cette théorie pouvait être vraie de la nature déchue et abandonnée à elle-même.
' 2. Sap. \n. 27, 88. M
J. Var. Les mots : de la vérité, n'étaient pas dans l'édition de 1684.
DEUXIÈME PARTIE. — DES DEVOIRS. {63
vienne point à la traverse dissiper par de vains fantômes ou
des pensées humaines, la lumière que cette même f-_i répand en
nous.
IX. Pour reconnaître donc nos devoirs envers Dieu, comme
sagesse ou Raison universelle des intelligences, il ne suflit pas
d'être convaincu en toutes manières de l'union de l'esprit avec
Dieu, il faut encore examiner avec soin les lois de l'union de
l'âme et du corps : parce que nous sommes tellement situés
entre Dieu et les corps, que plus l'union de l'esprit et du corps
s'augmente et se fortifie, plus l'union de l'esprit avec Dieu s'af-
faiblit et diminue; et au contraire moins le corps agit sur l'es-
prit, plus l'esprit consulte librement la Vérité intérieure. Je
n'expliquerai point ici en particulier quelles sont les lois de l'u-
nion et de l'esprit et du corps, on doit s'en être instruit ailleurs.
Qu'on se souvienne du moins en général, que nos sentiments
répandent notre âme dans notre corps, et la rendent attentive
à ses besoins : et que notre imagination et nos passions la ré-
pandent dans tous ceux qui nous environnent : que le corps
ne parle jamais à (l'esprit que pour le corps, et qu'il nous tire
insolemment de la présence de notre maître intérieur, qui ne
nous parle jamais que pour le bien ou la perfection de notre
être : en un mot que notre union avec la Raison est maintenant
si faible et si délicate, que le moindre sentiment qui nous
frappe, la rompt actuellement, quelque effort que nous fassions
pour rentrer en nous-mêmes et retenir nos idées qui se dissi-
pent.
X. Jugements qu'on doit former en ï honneur de la Raison uni-
verselle.
1° 11 n'y a point plusieurs sagesses, ou plusieurs Raisons.
*2o L'homme n'est pas à lui-même, ni a nul autre, sa sagesse
et sa lumière, ni nulle intelligence à aucune autre.
'■*><> Dieu par sa puissance est la cause de nos perceptions ou de
nos connaissances claires, en conséquence de nos désirs ou de
notre attention. Mais c'est uniquement la substance intelligible
et commune de la vérité qui en est la forme, l'idée, l'objet im-
médiat. L'esprit séparé de la Raison ne peut connaître aucune
vérité. Il peut bien par l'action de Dieu sur lui sentir sa dou-
leur, son plaisir ], et toutes les autres modifications particu-
lières dont sa substance est capable : mais il ne peut connaître
1. Var, L'édition de 1GS4 ajoutail ici : sa perception.
164 TRAITÉ DE MORALE.
en lui-même des vérités communes a tous les esprits. Car
l'homme qui dépend de la puissant de D ieu pour être heureux
et puissant, doit encore être uni à sa sagesse pour devenir rai-
sonnable, sage, juste, parfait en imites manières.
i Nous ne tirons dune point des objets les idées que nous en
avons.
Les hommes que nous appelons nos maîtres, ne sont donc
que des moniteurs '.
60 Et lorsque nous rentrons en nous-mêmes, pour découvrir
quelque vérité que ce soit, ce n'est pas nous qui nous répon-
dons, mais c'est I»' maître intérieur qui habite en nous, celui
qui préside immédiatement à tous les esprits, et leur rend à
tous les mêmes réponses 3.
XI. Tout cela se réduil à cette proposition générale de Jésus-
Christ, que nous n'avons qu'un Maître, Jésus-Christ lui-même,
qui nous éclaire par l'évidence de ses lumières, quand nous
rentrons en nous-mêmes; el qui nous instruit sûrement par la
fois, lorsque nous consultons l'autorité visible et infaillible de
l'Eglise, qui conserve le sacré dépôt de sa parole «'ente ou non
écrite.
XII. De ce grand principe naissent les devoirs qui suivent.
1<> Ne point tirer vanité de ses connaissances, mais en re-
mercier humblement celui qui en est le principe et l'auteur.
•J- Rentrer en soi-même autant qu'on le peut : écouter plus
volontiers la liaison, que les hommes.
:i Ne se rendre qu'à l'évidence, et a l'autorité infaillible 4.
i Lorsque les bommes parlent, ne pas manquer de confron-
ter ce qu'ils disent a nos oreilles, avec ce que la lia son répond
à notre esprit : ne les croire jamais que sur des faits, et encore
comme par provision.
.'i" Ne leur parler jamais, du moins avec un air de confiance,
avant que la liaison nous ait parlé à nous-mêmes par son évi-
dence.
6° Leur parler toujours en moniteurs, el non en maîtres : les
1. [die souvent développée par Malebranche. Voyez particulièrement Médita-
tions chrétiennes, II, 1T).
•i. Var. Kt lorsque nous rentrons pnnous-m'me«. nous ne nous répondons pas,
mai- le maître intérieur... 1684.
.'.. fei, l'édition de 1684 donnait la noie marginale suivante : Vos autem nolite
voeari Rabbi : unus est enim Magister oester, xxiii, 8. — Voyez le livre de saint Au-
gustin, De rnayistrn.
A. Var. L'édition d.- 1684 ajoutai! : De l'Église.
DEUXIEME PARTIE. — DES DEVOIRS. I6o
interroger souvent, et par diverses manières les mener insensi-
blement an Maître, à la Raison universelle, en les obligeant de
rentrer en eux-mêmes. On ne les instruit que par cette voie.
7° Ne disputer jamais pour disputer: et ne proposer môme
jamais la vérité aux autres, lorsque la compagnie, la passion,
ou quelque autre raison fait assez connaître qu'on ne rentrera
pas en soi-même pour écouter la décision du juste juge.
80 Ne consulter la Raison que sur des sujets dignes d'elle, et
qui nous soient utiles, soit pour nous porter au bien ou pour
nous unir à la vérité; soit pour nous régler le cœur ou pour
acquérir quelque force et 1 quelque liberté d'esprit.
9° Ne conserver chèrement dans sa mémoire, autant que
cela se peut, que des principes certains et féconds en consé-
quences, que des vérités nécessaires, que les réponses précieu-
ses de la vérité intérieure.
10« Négliger ordinairement les faits, ceux-là principalement
qui n'ont point de règle certaine 2, tels que sont les actions
des hommes : cela n'éclaire point l'esprit, et corrompt souvent
le cœur 3.
il» Notre loi inviolable c'est l'Ordre : ce n'est point la cou-
tume, souvent opposée à l'Ordre et à la Raison *. Suivre
l'exemple sans le confronter avec l'Ordre, c'est agir en bête, et
uniquement par machine. Encore vaut-il mieux, ce qui ne
vaut rien du tout, faire sa loi de son plaisir, que d'obéir sotte-
ment k de méchantes et fâcheuses coutumes. Il faut que notre
vie ou notre conduite rende honneur à notre Raison, et soit
digne des grandes qualités que nous portons.
12° Mépriser la délicatesse, la beauté, la force même de l'i-
magination et toutes les études qui cultivent cette partie de
nous-mêmes qui nous rend si estimables et si agréables aux
yeux du monde. Une imagination trop délicate ou trop ins-
truite ne se soumet pas volontiers à la Raison. C'est toujours le
corps qui parle par l'imagination: et lorsque le corps parle,
c'est une nécessité malheureuse, il faut que la Raison se taise
ou soit négligée.
1. Var. Ou. (1684.)
2. Var. De règles certaines. (1684.
3. Comparez les phrases de Descartes sur l'histoire, dans la lre partie du Dis-
cours de la méthode.
4. Malebranche n'admet pas. comme Déscartes, une morale provisoire, s'en rap-
portant à la coutume tant que la science certaine n'est pas fondée.
[66 TRAITÉ DE M ORALE.
i:t" Pour se fortifier dans ce mépris, il faut souvent et avec
unejapplication particulière, comparer à la lumière intérieure
ce qui brille à l'imagination, afin de faire évanouir l'éclat trom-
peur et charmant dentelle couvre ses folles pensées : il ne faut
presque jamais avoir égard aux manières dont on se paie dans
Je monde.
I4« Fermer avec soin les avenues par lesquelles l'âme sort de
la présence de son Dieu et se répand dans les créatures. In
esprit dissipé sans cesse par l'action des objets sensibles ne peut
rendre ;'i la Raison le respect et l'assiduité qui lui sont t\\\>.
C'est mépriser la Raison que de donner à ses sens toute li-
berté.
I."»" Aimer ardemment la vérité, la sagesse, la Raison uni —
verselle. Regarder comme un grain de sable par rapport à elle,
tout l'or du Pérou. Onmc aurum in comparatione illius arena est
exiçua ', dit le Sage. La prier sans cesse par son attention -': faire
son plaisir de la consulter, d'entendre ses réponses, de lui obéir,
comme elle fait elle-même - s -/■ licés de converser parmi nous ;,
et toujours au milieu de nous.
1 . Sap. vu, N arginale de M.
2. On se rappelle la définition donnée ;ilu* Ii.mii, Ire partie v. i. L'attention de
l'esprit t'-i une prière naturelle par laquelle nous obtenons que ia Raison noua
éclain
. lxxxiii, 1. / •'.
CHAPITRE QUATRIÈME.
Des devoirs dus à l'amour Divin. Notre volonté n'est qu'une impres-
sion continuelle de l'amour que Dieu se porte à lui-même, qui seul
est le bien véritable. On ne peut aimer le mal, mais on peut pren-
dre pour un mal ce qui n'est ni bien ni mal. De même ou ne peut
haïr le bien, mais le vrai bien • est effectivement le mal des mé-
chants ou la cause véritable de leurs misères. Afin que Dieu soit
bon à notre égard, il faut que notre amour soit semblable au sien
ou toujours soumis à la loi Divine. Mouvements ou devoirs.
I. Nous dépendons de la puissance de Dieu, et nous ne fai-
sons rien que par son efficace : nous sommes unis à sa sagesse.
et nous ne connaissons rien que par sa lumière : mais nous
sommes encore tellement animés par son amour, que nous ne
sommes capables d'aimer aucun bien que par l'impression con-
tinuelle de l amour qu'il se porte à lui-même. C'est ce qu'il faut
maintenant expliquer pour marquer en général nos devoirs
envers Dieu.
II. Certainement Dieu ne peut agir que pour lui-môme : il
n'a point d'autre motif que son amour-propre : il ne peut vou-
loir 2 que par sa volonté: et sa volonté n'est point, comme en
nous, une impression qui lui vienne d'ailleurs et qui le porte
ailleurs. Comme il est à lui-même son bien, son amour ne peut
être qu'amour-propre : sa fin c'est lui-même, et ne peut être
que lui-même. Ainsi Dieu ne donne point aux esprits un amour
qui tende où ne tend pas le sien : puisque l'amour du bien dans
1. Var. Mais c'est que le vrai bien... (1684.)
2. Var. Dieu ne peut vouloir. (1684.)
168 TRAITE DE MORALE.
les esprits n'est produit que par la volonté de Dieu, laquelle
n'est autre ehose que l'amour qu'il se porte à lui-même. L'a-
mour en Dieu ne doit tendre que vers lui. car Dieu se suflit à
lui-même. Mais l'amour des créatures ne doit point s'arrêter
aux créatures, il doit tendre uniquement à Dieu '. Car il n'y
a point "2 deux ou plusieurs biens véritables : il n'y en a qu'un
seul, puisqu'il n'\ a s qu'une eause véritable. Il n'y a donc
que Dieu d'aimable, j'entends d'un amour d'union. Ainsi,
comme Dieu ne peut pas vouloir qu'on aune ce qui n'est point
amiable ni qu'on n'aime pas ce qui est aimable, supposé qu'on
soit capable damier, c'est une nécessité que noire amour ve-
nant de Dieu, tende' uniquement vers lui, et se rapporte à lui
dans la première institution de la nature.
III. Dieu créant donc les esprits, et voulant les rendre heu-
reux, il leur imprime sans cesse l'amour du bien : et comme il
n'agît que pour lui, et que le bien n'est et ne peut être qu'en
lui, cet amour naturel du bien ne les porte par lui-même que
ver- Dieu : car cet amour est semblable a celui que Dieu se
porte à lui-même. Cet amour aussi est invincible, puisque c'est
une impression puissante et continuelle de l'amour Divin; et il
n'est point dillérent de notre volonté, puisque ce n'est que par
les différentes déterminations de cet amour que nous pouvons
aimer tous les objets qui ont l'apparence du bien4.
IV. De la il est clairque nous ne pouvons point aimer le mal,
et que nous n'avons point pour cela de mouvement. Néanmoins
nous pouvons par erreur prendre le mal pour le bien, et aimer
alors le mal par choix 5, en aimant le bien d'un amour natu-
rel. Nous pouvons0 aimer le mal, ou plutôt ce qui n'eM ni bien
ni mal, par un abus abominable du bon amour, que Dieu im-
prime sans cesse en nous, pour se faire aimer de nous, comme
étant seul noire bien ou capable de nous rendre heureux. Car
nous devons surtout prendre garde que toutes les créatures,
quoique parfaites ou bonnes en elles-mêmes, ne sont ui bonnes
1. Var. Ces deux phrases, depuis : L'amour eu Dieu, n'étaieni pas dans ['édition
de 1684
2. Var. Mais de plus il n'y a point... 1684.
3. Var. Car il n'y a. I
4. Voyez dans la Recherche de lu vérité, le 4e livre <ks Inclinations, eh. i et n.
5. Var. Et aimer alors le mal en aimant le bien; aimer le mal par choix, en ai-
mant le bien... l-ix i.
0. Var. Dans l'édition de 1684, les mois : nous ponçons, manquaient, et la même
phrase se continuait.
DEUXIEME PARTIE. —DES DEVOIRS. I b'J
ni mauvaises par rapport à nous, puisqu'elles n'ont point vé-
ritablement la puissance de nous faire ni bien ni mal. Comme
elles sont causes occasionnelles du bien ou du mal, du plaisir
ou de la douleur, nous pouvons nous y unir uu nous en sépa-
rer par le mouvement de notre corps : mais nous ne pouvons
raisonnablement ni les aimer ni les craindre, parce que tout
mouvement qui ne tend point vers Dieu, qui en est le principe
et la lin, est déréglé, et mérite d'être puni s'il est libre.
V. Il est clair aussi que nous ne pouvons pas haïr le bien,
puisque, voulant invinciblement être heureux, nous ne pouvons
pas nous séparer de celui qui nous rend heureux. Néanmoins
nous pouvons par erreur prendre le bien pour le mal, et alors
haïr le bien par la haine que nous avons pour le mal. Mais
cette haine dans le fond n'est qu'un mouvement d'amour. Nous
ne fuyons le mal que par le mouvement d'amour que nous
avons pour le bien. Car, Dieu nous ayant faits pour être heu-
reux eu l'aimant, il ne nous a pas donné de mouvement pour
nous séparer de lui, mais pour nous unir à lui. Les pécheurs
ou les damnés haïssent Dieu d'une haine invincible et irrécon-
ciliable, mais c'est par l'amour même que Dieu leur a donné
pour l'aimer. Car Dieu n'étant plus leur bien, mais leur mal,
ou la cause de leurs supplices, selon ces paroles de l'Ecriture :
Curn electo electus eris, et cum peroerso perverteris ' ; ils le haïssent
par le mouvement invincible que Dieu, toujours immuable
dans sa conduite, leur donne pour le bonheur.
VI. Pour bien comprendre cela, il suffit d'observer que c'est
le plaisir actuel qui rend actuellement et formellement heu-
reux, et la douleur malheureux. Or, un damné sent la dou-
leur, un pécheur endurci la craint. Le damné connaît que
Dieu seul en est la cause véritable, le pécheur le croit, ou du
moins il l'appréhende -. Il faut donc, par le désir même qu'ils
ont d'être heureux, qu'ils abusent l'un et l'autre du mouvement
que Dieu leur donne pour les unir à lui, et qu'ils s'en sépa-
rent : puisque, plus ils sont unis à Dieu, plus Dieu agit en eux,
plus aussi éprouvent-ils qu'ils sont malheureux. Les bienheu-
reux au contraire, et par une raison semblable, ne peuvent
cesser d'aimer Dieu. Et ceux qui ont accès auprès de Dieu,
1. P-. xvii. 27. (Note marginale de M.
2. Var. Le damné connaît que Dieu seul en est la cause : le pécheur le croit
(1684.) L'édition de 1697 ne contient pas non plus : ou du moins il l'appréhende.
10
170 TRAITE DE MORALE.
ceux qui espèrent de trouver en lui leur bonheur, les pécheurs,
qui par la foi en Jésus-Christ ont espérance de retour et de
grâce, peuvent par le désir invincible de leur bonheur, aimer
et craindre Dieu. C'est là l'état où nous sommes réduits en
cette vie.
vu. Or. afin que l'amour naturel que Dieu imprime sans
en nous, demeure amour et ne se change point en haine:
afin que l'amour du bonheur nous rende heureux, qu'il nous
porte et nous unisse à Dieu, au lieu de nous en séparer: en
un mot alin que Dieu soit ou demeure bien à notre égard, et
ne devienne point un mal. il faut que notre amour soit tou-
jours conforme ou semblable à l'amour Divin : il faut que nous
aimions la perfection, aussi bien que la félicité! Il faut que
nous demeurions unis à la sagesse de Dieu, aussi bien qu'à sa
puissance. Car Dieu en créant L'homme, lui a donné, dans l'a-
mour du bien, et par l'impression de l'amour qu'il se porte à
lui-même, comme deux amours, celui de la félicité et celui de
la perfection. Par l'amour de la félicité il l'a uni à sa puissance,
qui seule peut le rendre heureux: et par l'amour de la perfec-
tion il l'a uni à sa sagesse, qui seule le peut rendre parfait et
qui doit le conduire ' comme sa loi inviolable. Dieu est pour
ainsi dire, divinement animé de ces deux amours, ils sont in-
séparables en lui, et ils ne peuvent se séparer en nous, sans
nous perdre entièrement. Car la puissance de Dieu est sage et
juste: sa sagesse est toute-puissante: et celui qui prétend con-
server en lui l'amour de sa félicité sans celui de sa perfection,
s'unir à la puissance pour être heureux, sans se former sur la
- ss pour être parfait, corrompt cet amour de la félicite qui
ne servira ■ qu'à le rendre éternellement malheureux. Car l'a-
mour de Dieu sur toutes choses en tant que puissant, en tant
que cause unique de notre félicité, n'est pas précisément ce
qui nous justifie. C'est l'amour de Dieu, en tant que vérité et
justice, c'est l'amour de l'ordre immuable, l'amour de la loi
Divine. On ne peut plaire à Dieu, si l'on ne veut, si l'on n'aime
ce qu'il veut et ce qu'il aime. L'ordre immuable qui est la Loi
de toutes les volontés Divines, doit donc être aussi la nôtre 5.
1. Var. A sa sagesse, qui seule doit le conduire... (1684.)
2. Var. Et celui qui prétend conserver en lui l'amour de la félicité, sans celai de,
la perfection, l'amour de la sagesse, de la justice, de l'ordre immuable; cet amour
de la félicite ne servira... 1684.
3. Var. Les quatre dernières phrases, depuis les mots : Car l'amour de Dieu sur
toutes choses..., n'étaient pas dans l'édition de 1684.
DEUXIÈME PARTIE. — DES DEVOIRS. 171
Dieu par sa puissance ne fera pas le bien des hommes, mais
leur mal, si par sa sagesse il n'est point leur loi un le principe
de leur réformation intérieure. Car le bonheur est une récom-
pense. lJour le posséder, il ne suffit pas de le désirer, il faut le
mériter : et l'on ne peut le mériter, si l'on ne règle les mouve-
ments de son eo'iir sur la lui inviolable de toutes les intelli-
gences, sur celui sur lequel l'homme a été formé et sur lequel
il doit être réformé. En un mot l'amour de l'ordre immuable
de la justice doit toujours être joint k l'amour d'union, qui se
rapporte k la puissance de Dieu l, afin que notre amour étant
semblable à l'amour Divin, il nous conduise à toute la félicité
et k toute la perfection dont nous sommes capables.
VIII. Car il faut observer que dans l'état où nous sommes
maintenant, il arrive souvent que notre bonheur et notre per-
fection se combattent, et qu'il est nécessaire de prendre parti:
ou de sacrifier sa perfection à son bonheur, ou son bonheur à
sa pertection: ou l'amour de l'ordre à son plaisir, ou son plai-
sir k l'amour de l'ordre. Or, quand on sacrifie son bonheur à
sa perfection, son plaisir à l'amour de l'ordre, on mérite. Car
on obéit à la Loi Divine, k ses propies dépens, et par là on
prononce hautement que Dieu est juste et puissant: jugement
conforme k celui que Dieu porte de lui-même. Car nos actions
ne sont méritoires que lorsqu'elles expriment les jugements
que Dieu porte de ses attributs l. On abandonne k Dieu ce qui
dépend uniquement de lui, notre félicité, et par cette soumis-
sion on rend honneur k sa puissance. Il dépend 3 en partie de
nous d'obéir a la Loi Divine; et il n'en dépend nullement de
jouir du bonheur. Ainsi, nous devons remettre entre les mains
de Dieu notre propre félicité, et nous appliquer uniquement k
noire perfection: faisant cet honneur k Dieu de le croire k sa
parole *, de se confier a sa justice et k sa bouté, et de vivre
contents par la foi dans la fermelé de notre espérance; selon
1. War. En un mot, l'amour de conformité, qui se rapporte à l'ordre immuable,
à la sagesse de Dieu, doit toujours être joint à l'amour d'union, qui se rapporte à
sa puissance. (1684.)
'I. Var. Après les n ots : à ses propres dépens, le texte de l'édition de 1684 était
ainsi rédigé : Et par là ou rend honneur à la sagesse de Dieu, à la Raison univer-
selle; on abandonne à Dieu...
3. Var. Car il dépend. (1684.
4. Comparez plus haul 1^ partie, i, 18. ■■ Faisant cet honneur à la Raison de la
croire sur parole ei de se consoler sur ses promesses.
172 TRAITÉ DE MORALE.
ces paroles: Justus meus ex fuie vieil *. Dieu est certainement
juste et fidèle : il nous donnera tout le bonheur que nous au-
rons mérité; notre patience ne sera point infructueuse. Mais
quelque grand que soit notre disir et notre application à la re-
cherche de notre bonheur, il ne sera 2 point cause que Dieu
nous en fasse jouir, sans l'avoir mérite. Ce désir excessif nous
en rendra peut-être indignes 3, selon ces paroles admirables de
Jésus-Christ : Si quelqu'un veut me suivre, qu'il renonce à lui-
. qu'U se charge de sa croix et vienne avec moi, car '■■■lui
qui se voudra sauver se p< rdra ; et celui qui se p< rdra pour l'amour
de moi, se sauvera \
IX. Or, cette contrariété qui se trouve maintenant entre
aolre bonheur et notre perfection, vient de l'union de L'esprit
et du corps, qui s'est changée en dépendance, en punition du
péché. Car ce sont les ébranlements involontaires des libres de
la partie principale du cerveau qui sont les causes occasion-
nelles de nos sentiments agréables ou pénibles, et par consé-
quent de notre bonheur ou de notre malheur présent '*. Le corps
auquel nous sommes unis n'a pas les mêmes intérêts que la
Raison. Il a ses besoins particuliers: il les demande avec hau-
teur, et il maltraite l'âme qui les lui refuse. Et la raison au
contraire ne fait que des menaces et des reproches, qui ne sont
point ni si vifs, ni si pressants que le plaisir et que la douleur
actuelle. Ainsi, il faut se résoudre généreusement à être mal-
heureux en cette vie pour conserver sa perfection et sa justice:
et sacrifier son corps, ou plutôt sou bonheur actuel, pour de-
meurer inséparablement uni à la raison, et soumis a la Loi Di-
vine : content de l'avant-goût des vrais biens et ferme dans
l'espérance que cette même loi Divine, cette même Raison in-
carnée, sacrifiée, glorifiée dans notre nature, ou notre nature
en elle, saura bien nous rendre tout ce que nous aurons perdu
pour lui obéir.
X. Ce principe 6 que notre volonté, ou le mouvement natu-
rel et nécessaire de notre amour n'est qu'une impression conti-
nuelle de l'amour de Dieu, qui nous unit à sa puissance pour
1. Eeh. x. 38. Note marginale de M.
2. Var. Cela ne sera. [684.
.'» Var. Peut-être un jour indignes.
i. Math, xvi, 24. C'est |p, texte latin qni était cité dans l'édition de 1684.
."). Var. De notre bonheur ou <le notre malheur. 1684.
6. Var. Cette perception claire. (1684.
DEUXIEME PARTIE. - DES DEVOIRS. 173
nous conduire à sasagesse oa nous conformera sa loi f, est fécond
en conséquences; en voici quelques-unes des plus générales 2.
1° Tout mouvement d'amour qui ne tend point vers Dieu
est inutile et vain; car lès créatures sont impuissantes. Mais de
plus, il conduit au mal ou fait de la cause de notre bien celle
de notre mal. Ainsi, tout plaisir qui ne vient à l'âme que par
le corps est trompeur, puisqu'il détermine vers les corps, sub-
stances ineflicaces, le mouvement naturel de notre amour pour
Dieu. Le voluptueux se trompe. La nature, qu'il fait injuste-
ment servir à ses désirs, n'est point une nature aveugle dont
on puisse abuser impunément 3.
2° Tout mouvement d'amour qui n'est point conforme à
Tordre immuable, qui est la loi inviolable des créatures et
même du Créateur, est déréglé; et Dieu étant juste, ce mouve-
ment l'obligera tôt ou tard a devenir i notre mal ou la cause
de notre misère.
3° On ne peut s'unir à Dieu comme à son bien, si on ne se
conforme à Dieu comme à sa loi. Et la converse 3 est vraie :
On ne peut se conformer à la loi Divine, et par cette conformité
devenir parfait, sans s'unir a sa puissance, et par cette raison
devenir heureux, car Dieu est essentiellement juste 6.
XI. Cette vérité peut encore s'exprimer ainsi, selon l'analogie
de la foi. Nous n'avons accès auprès de Dieu, société avec Dieu,
part à la félicité de Dieu, que par la Raison universelle, la sa-
gesse éternelle, le Verbe divin qui s'est fait chair, à cause que
l'homme est devenu charnel, et par sa chair s'est fait victime,
à cause que l'homme est devenu pécheur, et par le sacrifice
de sa victime, s'est fait médiateur, la Raison purement intelli-
gible n'étant plus, dans l'homme corrompu qui ne peut plus ni
la consulter ni la suivre, le lien de la société entre Dieu et lui.
Mais il faut remarquer sur toutes choses que la Raison en
s'incarnant n'a rien changé de sa nature, ni rien perdu de sa
puissance. Elle est immuable et nécessaire : elle est seule la loi
1. Var. Pour nous conformer à sa sagesse ou à sa loi. L68 i
2. Var. Nous oblige à former ces jugements. il684.)
3. Var. Cet alinéa 1° renfermait simplement la phrase suivante dans l'édition de
1684 : Tout mouvement d'amour qui ne tend point vers Dieu, est inutile et con-
duit au mal, ou fa t de la cause de notre bien celle de notre mal.
4. Var. Ce mouvement l'oblige à devenir. (1684
5. La proposition dans laquelle on a renversé l'ordre des termes.
G. Var. Cette fin de phrase : Car Dieu..., n'était pas dans les éd. de 1684 et de
1697.
10.
174 TRAITE DE MORALE.
inviolable des esprits : elle seule a le droit de commander. La foi
n'est point contraire à l'intelligence de la vérité : elle y conduit,
elle unit l'esprit à la Raison et rétablit par elle pour jamais
notre société avec Dieu. Il faut se conformer au Verbe fait chair;
parce que le Verbe intelligible, le Verbe sans la chair est main-
tenant une forme trop abstraite, trop sublime et trop pure,
pour former ou réformer des esprits grossiers et des cœurs
corrompus; des esprits qui ne trouvent point de prise sur tout
ce qui n'a point de corps, et que tout ce qui ne les touche point
les rebute. Mais l'intelligence succédera à la foi; et le Verbe
quoique uni pour toujours a notre chair, nous éclairera un
jour d'une lumière purement intelligible *.
Le Verbe s'est fait victime, parce que le Verbe sans victime
n'a rien qu'il puisse ofl'rir : il ne peut être Pontife2, il ne
peut donner à des pécheurs de société avec Dieu sans récon-
ciliation et sans sacrifice. Et nous devons aussi nous confor-
mer à lui en cet état; parce qu'outre que c'est nous qui
sommes les criminels, nous faisons partie de la victime qui
doit être purifiée, consacrée et sacrifiée, avant que d'être cla-
rifiée et consommée en Dieu pour l'éternité. Mais la vie de Jé-
sus-Christ n'est notre modèle, que parce qu'elle est conforme
a l'ordre, notre modèle indispensable et notre loi inviolable. Il
faut suivre Jésus-Christ jusqu'à la croix, parce que l'Ordre
veut que ce corps de péché soit anéanti en l'honneur de la
Raison, à la gloire de celui dont il nous sépare. L'Ordre veut
que nous méritions par des peines volontaires dont le corps e>i
l'occasion, le bonheur dont Dieu seul est la cause véritable :: et
dont nous avons été justement privés à cause des plaisirs in-
justes que nous avons indignement exigés d'un Dieu juste *'.
Voilà des vérités bien rebattues, mais ce sont des vérités bien
nécessaires.
XII. Mouvements ou dccoirs.
i" N'aimons donc que Dieu d'un amour d'union; et lorsque
nous sentons s'exciter en nous quelque amour pour la créature,
quelque joie dans la créature, étouffons ces sentiments ; recon-
1. Var. Cette phrase, depuis : Mais l'intelligence..., n'était pas dans l'édition
de 16S4.
2. Omnis Pontifex ad offèrendum muneraet hostias eonstituitur ;unde necesse est
et hune Christu fiabere aliquid quod offerat. Heb. vm. 3. (Note marginale de M.J
3. Var. Est la cause, (lfii
4. Voyez plus haut 2c partie, eh. n. 11. 3°. et les divers textes cités dans la note.
DEUXIEME PARTIE.— DES DEVOIRS. 175
naissons que Dieu seul a la puissance, et qu'il ne nous anime
de son amour que pour nous unir à lui.
2« Fuyons les plaisirs, car ils nous séduisent et nous cor-
rompent. Le plaisir est le caractère du bien : et Dieu seul peut
nous en faire sentir !. Mais son opération n'ayant rien de vi-
sible, nous regardons les objets qui ne sont que les occasions
de nos sentiments, comme s'ils en étaient la cause, et nous les
aimons comme nos biens: ou du moins nous n'aimons que
nous-mêmes , que notre propre bonheur, lorsque nous en
jouissons. Or tout plaisir qui nous porte à l'amour des corps,
substances inférieures à notre être, nous dérègle : et comme
l'àme n'est point à elle-même la cause de son bonheur, elle
est aveugle, elle est ingrate, elle est injuste, si elle aime son
propre plaisir, sans rendre à la véritable cause qui le produit
en elle, l'amour et le respect qui lui sont dus. Mais de plus,
peut-on aimer Dieu au milieu des plaisirs ? peut-on augmenter
actuellement sa charité, lorsqu'on irrite et qu'on fortifie sa
concupiscence en mille manières? Tout ce qui vient a lame
par le corps, n'est que pour le corps : le plaisir la séduit, la
corrompt, la tue â.
3° L'amour de la grandeur, de l'élévation, de l'indépendance
est abominable : celui qui désire qu'on l'estime et qu'on l'aime1,
fait horreur 5. Quoi ! les esprits faits pour contempler la Raison
universelle, pour aimer la puissance du vrai bien, s'occuperont
de nous, et nous aimeront! impuissants comme nous sommes,
nous voudrions des admirateurs, des imitateurs, des sectateurs 4?
Certainement celui qui ne voit pas l'injustice de l'orgueil, n'a
nul commerce avec la Raison: et celui-là y renonce entièrement
qui connaît cette injustice et ne craint point de la commettre.
4° Aimons l'Ordre, c'est la loi de Dieu, il le suit inviolable-
ment, il l'aime invinciblement. Pensons-nous pouvoir impuné-
ment nous dispenser de le suivre? Si nous l'abandonnons, la
1. Var. Nous en faire jouir. (1684.)
2. Var. Cette dernière phrase depuis : Tout ce qui vient à l'àme..., n'était pas
dans l'édil ion de 1684.
'.'>. Malebranche va ici plus loin encore que Pascal qui prononce également ré-
mois « fait horreur », a propos de ceux qui ne veulent pas laisser connaître leurs
misères, au moins a un confesseur; mais qui se borne à dire qu'il n'est pas juste
rie vouloir que les autres hommes nous estiment « plus que nous ne le méritons. ■
(V. Pensées, art. 2. parag. 8 de l'édition Havet.
4. Var. Impuissants comme nous sommes, nous souffririons des a iorateurs ! Cor-
rompus connue nous sommes, nous voudrions des... (1684 et 1697.
176 TRAITÉ DE MORALE.
justice impitoyable du Dieu vivant nous poursuivra. Mais si
notre amour se conforme a cette loi, nous serons heureux et
parfaits tout ensemble, nous aurons société a ver Dieu et part
à sa félicité et à sa gloire.
• S" On ne peut être raisonnable que parla Raison universelle :
on ne peut être sage que par la sagesse éternelle : on ne peut
être juste et saint que par la conformité avec l'Ordre immuable.
Contemplons donc incessamment la liaison, aimons ardemment
la sagesse, suivons inviolablement la loi divine. Réformons-
nous sur notre modèle : il s'est fait semblable ;i nous poumons
rendre semblables à lui. Il est maintenant à notre portée: il
est proportionné à notre faiblesse. H est pour ainsi dire encore
• levant nous l, ouvrons les yeux pour le voir. Il est au milieu
de nous : rentrons en nous-mêmes pour le consulter. Il nous
sollicite sans cesse : rendons-nous à sa voix, n'endurcissons
point nos cœurs. .Mais il est encore dans le Saint îles Saints éta-
bli Pontife selon l'Ordre de Melchisédech *, toujours vivant pour
intercéder pour nous, et nous donner les secours dont nous
avons un besoin extrême. Approcbons-nous avec confiance ;
du \iai propitiatoire • de J. sus-Christ, Sauveur des pécheurs;
Chef de l'Eglise, Architecte du Temple éternel: en un mot,
cause occasionnelle de la Grâce, sans laquelle nous sommes trop
corrompus et trop misérables, pour travailler a notre réfpr-
mation, estimer et goûter les vra;s biens, et même désirer
sincèrement d'être délivrés de nos maux.
1. Var. I! est devant □
2. C'est-à-dire prêtre éternel. Tu es saeerdomin œternnm secundum ordinem
Melchisedec, dit le Psanme. L'Écriture ne donnant pas La généalogie de Melchi-
lant le silence sur sa nais* - sa mort, son sacer "<■'■ -i été
imme étant la ligure du sacerdoee éternel de Jésus-Christ. Voyez saint
Paul. ép. aux Hébreux, c. v et vu.
'.'>. Var. Approchons-nous donc... loi
t. Le propitiatoire des Juifs était une sorte de trôn^ m île table en or, placée
au dessus de l'arche d'alliai C'est là que Dieu renda. sa présence sensible au
prêtre. Le mot est donc pris ici au figuré.
CHAPITRE CINQUIÈME.
Les trois personnes divines impriment chacune leur propre caractère
dans les esprits, et nos devoirs les honorent également tontes
trois. Car nos devoirs ne consistent que dans des mouvements in-
térieurs, qui doivent néanmoins paraître aa dehors à cause de la
société que nous avons avec les autres hommes.
I. Les trois personnes divines de la Trinité sainte impriment
chacune leur propre caractère dans les esprits qu'ils ont créés
à leur image. Le Père, à qui la puissance est attribuée, leur fait
part de son pouvoir, les ayant établis causes occasionnelles de
tous les effets qu'ils produisent. Le Fils leur communique sa
sagesse et leur découvre toutes les vérités l par l'union étroite
qu'ils ont avec la substance intelligible, qu'il renferme comme
Raison universelle. Le Saint-Esprit les anime et les sanctifie par
l'impression invincible qu'ils ont pour le bien et par la charité
ou l'amour de l'Ordre qu'il répand dans les cœurs. Comme le
Père engendre son Verbe, l'esprit de l'homme connaît qu'il
existe; mais de plus, par ses désirs il est la cause occasionnelle
de ses connaissances2 : et comme le fils est avec le Père principe
d'amour substantiel et divin, nos connaissances excitées par
nos désirs, qui seuls sont véritablement en notre puissance,
sont en nous le principe de tous les mouvements réglés de notrp
amour.
IL 11 est vrai que le Père engendre son Verbe de sa propre
1. Var. Toute vérité. (1684.)
Z. Var. L'esprit de l'homme par ses désirs est la cause occasionnelle de se? con-
naissances. 1684
178 TRAITE DE MORALE.
substance. Mais c'est que Dieu seul est à lai-même essentielle-
ment »jt substantiellement sa sagesse el sa lumière. Il est en-
core vrai que le Père et le Fils ont par eux-mêmes leur amour
mutuel: mais c'est que Dieu seul est uniquement à lui-même
et son bien et sa lui. Mais, comme nous ne pouvons point être
à nous-mêmes notre Raison, la lumière ne peut point être une
émanation naturelle de notre substance. Et comme nous ne
m .mines point à nous-mêmes ni notre bien ni notre loi, il faut
que tout le mouvement que nous avons, nous vienne d'ailleurs
rt nous porte ailleurs, nous unisse à notre bien et nous con-
forme à notre modèle.
III. Dieu a fait toutes choses par sa sagesse et dans le mou-
vement de son Esprit et de son amour : nous n'agissons aussi
jamais qu'avec connaissance et que par amour. Les trois per-
sonnes divines font également toutes choses : ce que nous fai-
sons au^si sans connaissance et sans une volonté pleine et
entière, ce n'est point proprement notre ouvrage. Le Père a
droit, pour ainsi dire, de mission sur son Fils: il dépend aussi
de nous de penser à ce que nous voulons '. Le Fils envoie le
Saint-Esprit qui procède de lui et du Père en unité de principe :
notre amour suppose aussi la lumière, il en procède, il en est
produit. Enfin l'amour, qui procède d'une connaissance claire,
s'aime soi-même et l'objet de sa connaissance et la connais-
sance même : comme l'amour substantiel aime infiniment la
substance divine, dans le Père qui engendre, dans le Verbe
engendré, et dans le Saint-Esprit lui-même procédant du Père
et du Fils.
IV. Tous les rapports de l'esprit de l'homme avec la Trinité
sainte ne sont que des ombres et des traits imparfaits, qui ne
peuvent imiter le principe de tous les êtres, qui par une pro-
priété incompréhensible de l'être infini, se communique sans se
diviser et forme une société de trois personnes différentes dans
l'unité d'une même substance. Mais, quoique l'image de la di-
vine Trinité que nous portons soit fort imparfaite par rapport
à notre principe, il n'y a rien de plus grand pour une pure
créature que cette faible, ressemblance. Nous ne travaillons à
notre perfection qu'autant que nous la rétablissons; et nous
n'assurons notre bonheur, qu'autant que nous nous réformons
1. Une fois que notre intelligence est donnée avec tonl ce qu'y met, y meut, y
dirige l'action divine.
DEUXIEME PARTIE. —DES DEVOIRS. 179
sur notre modèle. Tous nos jugements véritables et tous nos
mouvements. réglés, tous les devoirs que nous rendons à la sa-
gesse, à la puissance, et l'amour divin, sont autant de traits
qui nous reforment sur notre modèle * : et la disposition habi-
tuelle à former de ces jugements et de ces mouvements est la
véritable perfection de la créature, essentiellement dépendante
du souverain bien, et faite uniquement pour trouver dans sa
ressemblance avec Dieu 2, sa perfection et son bonheur. Cepen-
dant il faut l'avouer, et on le reconnaît assez, je n'ai fait que
bégayer dans la comparaison que je viens de faire de l'âme
avec la Trinité sainte. Ce mystère est incompréhensible, et
d'ailleurs je n'ai point d'idée claire de l'càme. Comment donc
pournis-je en marquer précisément les rapports? Dieu nous a
créés à son image et à sa ressemblance. Le fait est certain :
mais c'est une énigme réservée pour le ciel. Il est bon néan-
moins d'entrevoir cette grande vérité, afin que l'esprit pense à
l'excellence de son être, et qu'il souhaite de connaître claire-
ment ce qu'il aperçoit confusément 3.
V. Comme les trois personnes de la Trinité sainte ne font
qu'un même Dieu, ne sont qu'une môme substance, tous les de-
voirs qui semblent se rapporter particulièrement à une per-
sonne, honorent également les deux autres. Tout mouvement
réglé rend honneur à la puissance du Père, comme à son bien,
à la sagesse du Fils, comme à sa loi: à l'amour mutuel du Père
et du Fils, comme à son principe. Et au contraire tout péché
ou tout amour des créatures déshonore la puissance véritable,
choque la Raison universelle et résiste au Saint-Esprit : et c'est
pour cela qu'on ne peut séparer entièrement les devoirs qu'on
doit rendre à la puissance, de ceux qu'on doit rendre à la sa-
gesse et à l'amour substantiel et divin, ce qui m'a obligé de ré-
péter les mêmes choses en différentes manières dans les trois
chapitres précédents.
VI. Quoique tous les devoirs que les esprits doivent rendre à
Dieu, esprit pur, et qui veut être adoré en esprit et en vérité,
ne consistent que dans des jugements véritables et dans des
mouvements d'amour conformes à ces jugements; néanmoins
1. Var. Sont autant de pas qui nous approchent de la source de tous les biens.
(1684.]
2. Var. Dans ses devoirs. (1684.)
3. Var. La fin de ce paragraphe, depuis la phrase : Cependant il faut l'avouer,
et on le reconnaît assez..., n'était pas dans l'édition de 1684.
180 TBA1TÉ DE Mu RALE.
les hommes, étant composés d'esprit el de corps, vivant entre
eux en société, élevés dans un même culte extérieur de reli-
gion, et liés par là à certaines cérémonies, se trouvent obi
une infinité (Je devoir- particuliers, mais qui se rapportent tous
isai rement à ceux que je viens de marquer en général.
Tous ces devoirs sont arbitraires, du moins dans leur principe;
mais les devoirs spirituels sont par eux-mêmes absolument né-
res. On peut se dispenser des devoirs extérieurs, mais on
ne peut jamais se dispenser des autres. Ils dépendent d'une loi
inviolable, de l'Ordre immual sssaire. Les devoirs exté-
rieurs né sanctifient point par eux-mêmes celui qui les rend à
Dieu : ils ne reçoivent leur mérite et leur prix que des devoirs
spirituels qui les accompagnent. Mais tous les mouvements de
l'âme réglés sur des jugements véritables honorent directement
el par eux-mêmes les perfections divii
VII. C'est par exemple un devoir arbitraire dans son principe
qne d'entrer la tète nuedans une Égl - Mus entrer en la pré-
de Dien sans respect et sans quelque mouvement de re-
. •:. ce n'est point un devoir arbitraire, c'est un devoir
tiel. Celui qui pour quelque* raison particulière ne peut se
découvrir, peut assister couvert au sacrifice: les femmes sont
dispensées de ce devoir: et pourvu que l'on sache que ce n'est
point mépris, mais besoin, il ne faut point ordinairement de
dispense. Il n'\ a que ceux qui ont l'esprit faux, que les criti-
ques ou les faibles, qui \ puissent trouver à redire. Mais per-
sonne ne peut assister au sacrifice, et se dispenser d'y offrir à
Dieu le sacrifice de l'esprit et du cœur, des louanges et des
mouvements qui honorent Dieu. Celui qui se prosterne au pied
des autels, bien loin de mériter, bien loin d'honorer Dieu par
ce devoir extérieur, commet un crime énorme, si par cette
action il ne tend qu'à s'attirer l'estime du inonde. Mais celui
qui, bien qu'immobile au dehors, est agité au dedans par des
mouvements conformes a ce que la Foi et la Raison nous ap-
prennent des attributs divins, rend honneur à Dieu, s'approche
de lui et s'unit à lui, se conformant à la loi immuable par des
mouvements réglés, qui laissent après eux une habitude ou
une disposition de charité: il se purifie et se sanctilie vérita-
blement. Mais la Religion de bien des gens n'est point spiri-
tuelle: ils ne s'arrêtent souveut qu'à l'extérieur qui les frappe
et qui les détermine à faire par imitation ce qu'ils n'ont point
dessein de faire.
DEUXIEME PARTIE. -DES DEVOIRS. 181
VIII. Certainement c'est manquer an respect qu'on doit a la
Raison universelle, que de s'en séparer par l'usage du vin , on
que de sortir hors de soi-même, où elle habite et où elle rend
ses réponses, et se laisser transporter par ses passions dans un
monde où l'imagination est la maîtresse. En un mot s'éloigner
volontairement, sans quelque nécessité, de la présence de son
bien et de la Raison, c'est un mouvement qui déshonore la Ma-
jesté Divine, c'est manquer de religion et commettre une es-
pèce d'impiété. Mais les nommes ne jugent pas ainsi des choses.
Ils jugent du fond par l'extérieur et par les manières. Ils s'i-
magineront que c'est un grand crime que de faire dans un lieu
saint une action qui par elle-même n'est point indécente : et
ils ne pensent pas que rien n'est plus indécent, que de manquer
en quelque lieu qu'on soit, aux devoirs essentiels d'une créa-
ture raisonnable. Celui qui est religieux jusqu'à la superstition,
passe pour un saint dans leur esprit : et le philosophe chrétien
n'est qu'un impie, s'il n'abandonne la Raison pour entrer dans
leurs sentiments et observer religieusement leurs coutumes.
IX. Il est vrai que le philosophe se conduit mal, s'il néglige
les devoirs extérieurs et s'il scandalise les simples. Il vaudrait
mieux 'pour lui, qu'on lui attachât une pierre au cou, et qiïon le
jetât au milieu de la mer l. Tout homme par ses manières doit
rendre témoignage de sa foi, et porter les autres hommes, tou-
jours sensibles aux manières, à des mouvements qui honorent
Dieu. Il faut dans tout ce qui a rapport à Dieu prendre humble-
ment l'air ou la posture d'un homme qui adore : c'est du moins
faire le sot et le ridicule que de prendre un autre air. Mais
lorsque les manières sont superstitieuses, et portent les esprits
à des jugements et à des mouvements qui déshonorent les at-
tributs divins, alors c'est impiété que de les prendre. Ces ma-
nières sont peut-être pardonnables à ceux qui n'ont de Dieu
qu'une idée fort confuse. Mais celui qui est mieux instruit
dans la religion, et qui a une connaissance plus particulière
des perfections divines, ne doit rien faire, par respect humain,
qui démente ses lumières.
X. L'esprit n'est capable que de penser et de vouloir. Ainsi
le culte spirituel ne consiste que dans des jugements et des
mouvements de l'àme. Celui qui pense et qui aime comme Dieu
pense et comme il aime, celui qui juge des attributs divins
1. Math, xvili, 6. (Note marginale de M.
Il
18:! TRAITE DE MOKALE.
comme Dieu en juge, et qui règle ses mouvements comme Dieu
sur la loi divine l'Ordre immuable : celui-là, dis-je, honore
Dieu, et il est aimé de Dieu, parce qu'il lui ressemble. Certai-
nement si la Foi en Jésus-Christ nous justifie, c'est qu'elle met
notre esprit dans une situation qui adore Dieu, c'est que celui
qui proteste qu'on ne peut avoir d'accès auprès de Dieu ni de so-
ciété avec lui que par Jésus-Christ, juge de Dieu et des créatures
comme Dieu en juge. Il prononce par sa foi que Dieu est Dieu,
qu'il est intini, et que la créature par rapport à Dieu nest rien:
jugement qui s'accorde avec celui que Dieu porte de lui-même
et de ses créatures. Toute autre religion que la chrétienne est
impie : car toute autre prononce un faux jugement de la Di-
vinité. Le Déiste, le Mahométan, le Socinien * dit à Dieu qu'il
n'est pas Dieu, lorsqu'il prétend avoir accès auprès de Dieu
sans l'Homme-Dieu. Car l'attribut essentiel de la Divinité c'est
l'infinité; et du tini à l'infini, la distance est infinie, le rapport
est nul.
XI. La plupart des Chrétiens ont l'esprit juif: leur religion
n'est point spirituelle et par conséquent n'est point raisonna-
ble. La vie éternelle c'est (le connaître le vrai Dieu et Jésus-Christ
son fils unique : c'est d'avoir des sentiments dignes des attributs
divins et des mouvements conformes à ces sentiments. C'est de
connaître Jésus-Christ, qui seul nous donne accès auprès du
Père, et répand la charité dans nos cœurs. C'est de se bien con-
vaincre que lui seul est Souverain Prêtre des vrais biens ou la
cause occasionnelle de la Grâce, alin de s'approcher de lui avec
confiance, et par son secours exciter en soi des mouvements
conformes à la connaissance qu'il nous a donnée du vrai culte,
qui honore la Majesté Divine. Mais chacun se fait une théologie,
une religion, ou du moins une dévotion particulière, dont l'a-
mour-propre est le motif, les préjugés le principe et les biens
sensibles la fin. Le culte divin ne consiste souvent qu'en sacri-
lices extérieurs, en prières vocales, en cérémonies établies pour
élever à Dieu les esprits, et qui ne servent maintenant à la plu-
part qu'à consoler par leur magnificence l'imagination fatiguée
par le dégoût qu'ils trouvent à rendre à Dieu leurs devoirs. La
coutume, le respect humain, l'hypocrisie, transportent leurs
1. Sociniens (de Socin, mort en Pologne en 16S4) nom devenu commun à toutes
Les sectes du xvie et xvne siècle qui ont nié la divinité de Jésus-Christ et rejeté à
neu près tous les mystères. Ce n'est, disent les théologiens, qu'un déisme pallié ou
mitigé.
DEUXIEME PARTIE. - DES DEVOIRS. 183
corps dans l'Eglise. Mais leur esprit et leur cœur n'y entrent
point. Et si le prêtre offre Jésus-Christ à Dieu en leur présence,
ou plutôt si Jésus-Christ lui-même s'offre à son Père pour leurs
péchés Sur nos autels, iis sacrifient de leurcôlé à l'ambition, à
l'avarice, à la volupté, des sacrifices spirituels dans tous les
lieux où leur imagination les transporte.
CHAL'lTIil-; SIXIEME.
E . - devoirs delà société. Deux sortes de sociétés. Tout
dîI rapporter à la société éternelle. Di lié renies espèces d'amour
et 'Je respect '. Principe:- généraux de nus devoirs à l'égard des
hommes. Ces devoirs doivent être extérieure et relatifs. Danger
qu'il v a de rendre aux hommes les devoirs intérieurs, i e commerce
du niunde fort dangereux.
I. Après avuir expliqué en général les devoirs que nous de-
vons rendre a Dieu, il faut examiner ceux que nous devons
aux hommes, puisque Dieu nous a faits pour vivre en société
avec eux, sous une même loi, la Raison universelle, el par dé-
pendance d'une même puissance, celle du Roi des Uois et du
souverain Seigneur de toutes choses.
II. Nous i> mvons faire avec les nommes deux sortes de so-
ciétés : uni le quelques années, et une société éternelle:
une société de commerce, et une société de religion : je veux
dire une société animée par les passions, subsistante dans une
communion de biens particuliers et périssables, et dont la fin
soit la commodité et la conservation de la vie du corps 2, et une
société réglée par la Raison, soutenue par la foi, subsistante
dans la communion des vrais biens, et dont la lin soit une vie
bienheureuse pour l'éternité.
III. Lh «rrand dessein, ou plutôt Tunique dessein de Dieu,
c'est la Cité Sainte, la Jérusalem céleste, où habitent la vérité
et la justice. Les autres société; périront, quoique Dieu soit im-
1. Yar. Et d'honneur, [i
2. Yar. La conservation du corps. (106-i.j
DEUXIEME PARTIE. — DES DEVOIRS. 185
muablc dans ses desseins, marque certaine qu'elles ne sont
point son véritable ou principal dessein '. Mais rette société spi-
ritiielle subsistera éternellement; le royaume de Jésus-Christ
n'aura point de lin : son temple sera éternel, son sacerdoce ne
sera point changé par un autre : Dieu l'a confirmé par un ser-
ment solennel2. Juravit Dominus et non pœnitebit eum Ta es Sa-
cerdos in aeternum secundum ordinem Melehisedech. La maison
de Dieu se bâtit sur des fondements inébranlables, sur ce Fils
bien-aimé en qui Dieu a mis sa complaisance, et par qui toutes
choses subsisteront à la. gloire de celui qui leur donne l'être.
IV. Lorsque nous faisons quelque établissement ici-bas, ou
que nous en procurons à nos amis, nous bâtissons sur le sable,
nous logeons nos anus dans un bâtiment qui menace ruine.
Tout fondra sous nos pieds, du moins à la mort. Mais nous tra-
vaillons pour l'éternité, lorsque nous entrons dans l'édifice du
Temple du vrai Salomon, et lorsque nous y faisons entrer les
autres : cet ouvrage subsistera dans tous les siècles. C'est donc
là le bien que nous devons nous procurer, et aux autres hom-
mes : c'est là la fin principale de tous nos devoirs : c'est là la
sainte société que nous devons commencer ici-bas par la cha-
rité que nous sommes obligés d'avoir les uns pour les autres.
Car enfin, puisque le dessein de Dieu dans les sociétés périssa-
bles n'est que de fournir à Jésus-Christ, architecte du Temple
éternel, Jes matériaux propres à former son Eglise, il n'est pas
possible que nous manquions à des devoirs essentiels, lorsque
entrant dans les desseins de celui qui veut sauver tous les
hommes, nous faisons servir toutes nos puissances pour hâter
son grand ouvrage et procurer aux hommes les biens pour les-
quels Dieu les a faits.
V. En effet, ne nous imaginons pas que Jésus-Christ nous
commande absolument autre chose que de nous procurer mu-
tuellement les vrais biens, lorsqu'il nous ordonne de nous aimer
les uns les autres. Quels sont les biens dont il a comblé ses
Apôtres et ses Disciples? Leur a-t-il donné, comme ces faux
amis à ceux qui entrent dans leurs passions, des biens périssa-
bles? Les a-t-il toujours délivrés d'entre les mains de leurs
persécuteurs? Non, sans doute. Ce ne. sont donc pas là nos
principaux devoirs de charité. Il faut secourir son prochain, et
1. Var. Cotte Tin de phrase, depuis les mots : Marqua certaine.... n'était pas flans
les éditions de 1684 et de 1697.
2. Var. Cette phrase : Dieu l'a confirmé n'émit pas dans l'édition do 1'
186 TRAITÉ DE MORALE.
lui conserver la vie, comme on est obligé de conserver la
sienne propre : mais il faut préférer le salut du prochain et à
sa vie et à la nôtre.
VI. Aimer, ce terme est donc équivoque. Il signifie trois cho-
ses fort différentes, et qu'il faut distinguer avec soin ■. Il signi-
fie s'unir de volonté à un objet comme à son bien, ou à la cause
de son bonheur : se conformer à quelqu'un comme à son mo-
dèle ou à la règle de sa perfection : avoir de la bienveillance
pour quelqu'un, ou souhaiter qu'il soit et heureux et parfait.
L'amour à'union Ln'est dû qu'à la puissance de Dieu : l'amour
te conformité n'est dû qu'à la loi divine, l'ordre immuable.
Nulle créature n'est capable d'agir en nous : personne ne peut
être notre loi vivante ou notre parfait modèle. Jésus-Chris!
même quoique impeccable, quoique Raison incarnée, a fait des
choses que nous ne devons point faire : parce que les circons-
tances n'étant point les mêmes, la Raison intelligible nous le
défend, loi inviolable, modèle indispensable de toutes les intel-
ligenc
VII. Ainsi nous ne devons point aimer notre prochain d'un
amour d'union ni d'un amour de conformité. Mais nous pouvons
et devons l'aimer d'un amour de bienveillance. Nous devons
l'aimer en se sens, que nous devons lui désirer sa perfection et
son bonbeur; et comme nos désirs pratiques sont causes occa-
sionnelles de certains effets qui sont unies à ce dessein, nous
devons faire tous nos efforts pour leur procurer une solide
vertu, aiin qu'ils méritent les vrais biens qui en sont la récom-
pense. (Test véritablement à cela que nous oblige le comman-
dement que Jésus-Christ nous a fait dans l'Evangile, de nous
aimer les uns les autres, comme nous-mêmes, et comme il nous
a aimés lui-même.
VIII. Honorer, ce terme est encore équivoque. Il marque une
soumission d'esprit à la puissance véritable, un respect ou une
soumission extérieure à la cause occasionnelle, et une simple
estime qu'on fait de quelque chose, à cause de l'excellence de
son être ou de la perfection qu'elle possède ou qu'elle est ca-
pable de posséder.
IX. Il n'y a que Dieu seul à qui soit due cette espèce d'hon-
neur qui consiste dans la soumission de l'esprit à la puissance
1. Dan> la Ire partie, eh. ht. par. S, Malebranche ne distinguait que deux e-:-
pèces d'amour, l'amour rie bienveillance et l'amour d'union.
DEUXIÈME PARTIE. —DES DEVOIRS. 187
véritable. On ne doit honorer directement et absolument que
Dieu dans les puissances qu'il a établies : et quoiqu'on doive
rendre exactement aux supérieurs légitimes les honneurs et
les, soumissions extérieures que les lois ou les coutumes auto-
risent, et qu'on y doive joindre le respect intérieur, à cause de
la puissance qu'ils représentent ', toute la soumission de l'àme
doit se rapporter uniquement à Dieu seul. C'est bassesse d'es-
prit que de craindre la plus excellente des créatures : c'est Dieu
seul qu'il faut craindre en elle. Néanmoins on doit estimer
chaque chose à proportion de l'excellence de son être, ou de la
perfection qu'elle possède ou qu'elle est capable de posséder.
Ainsi l'amour de bienveillance, le respect et la soumission rela-
tive et extérieure, et la simple estime sont, que je sache, les
principes généraux auxquels se peuvent rapporter tous les de-
voirs qu'on doit rendre aux autres hommes.
X. 11 y a cette différence entre les devoirs que la Religion
nous oblige à rendre à Dieu et ceux que la société demande
que nous rendions aux autres hommes, que les principaux de-
voirs de la Religion sont intérieurs et spirituels, parce que Dieu
pénètre les cœurs, et qu'absolument parlant il n'a nul besoin
de ses créatures : et que les devoirs de la société sont presque
tous extérieurs. Car outre que les hommes ne peuvent savoir
nos sentiments à leur égard, si nous ne leur en donnons des
marques sensibles, ils ont tous besoin les uns des autres, soit
pour leur instruction particulière, soit enfin pour mille et mille
secours dont ils ne peuvent se passer.
XI. Ainsi exiger des autres hommes les devoirs intérieurs et
spirituels, qu'on ne doit qu'à Dieu, esprit pur, scrutateur des
cœurs, seul indépendant et suffisant à lui-même, c'est un or-
gueil de démon. C'est vouloir dominer sur les esprits : c'est s'at-
tribuer la qualité de scrutateur des cœurs; c'est en un mot
exiger ce qu'on ne nous doit point. Mais de plus c'est exiger ?
ce qui nous est entièrement inutile : car que fait aux autres
hommes notre adoration intérieure, et que nous fait la leur?
S'ils exécutent fidèlement nos volontés, de quoi pouvons-nous
nous plaindre? S'ils regardent Dieu même en notre personne,
s'ils l'aiment et le craignent en nous, certainement nous nous
attribuons la puissance et l'indépendance, si nous ne sommes
1. Ces deux membres de phrase, depuis : El qu'on y doive joindre.... n'étaient
pas dans l'édition de 1684.
2. Var. El exiger... 1684 et I'
188 TRAITE DE MORALE.
pas contents. Scrwi, 'lit saint Paul, obediteper omnia Dominis car-
naUbus, non ad oculum servientes, quasi hominibus placentes,
in simplieitate cordis, timentes Deum. C'est Dieu qu'il faut crain-
dre dans l'obéissance qu'on rend aux hommes. Timentes D
Il continue-. Quodcumque facitti, ex animo operamini vient uo-
mino et non hominibus. Il faut rendre service avec affection,
comme à Dieu qui connaît les cœurs, et non à des hommes : à
Dieu, qui a la puissance de nous récompenser, et non à des
hommes, dont toutes les volontés sont par elles-mêmes ineffi-
caces. Scientes, continue-t-il. quod a Domino accipialis retribu-
tionem hsereditatis. Domino Christ o servite, Servez le Seigneur
Jésus-Christ et ne vous rendez pas les esclaves des hommes.
3 avez été rachetés d'un grand prix. Pretio redempti estis,
noliti i hominum*.
XII. Comme il y a une étroite union entre l'âme et le corps,
et un rapport mutuel entre les mouvements de l'une et l'antre
de ces deux substances, il esl très difficile de s'approcher, par
le mouvement de son corps, d'un objet, cause occasionnelle du
plaisir, s.^ns s'y unir par le mouvement de son amour, comme
s'il en était la cause véritable. De même il est difficile que l'i-
magination, éblouie par l'éclat qui environne les grands, s'a-
batte et se prosterne devant eux, sans que l'âme elle-même
suive ce mouvement, ou du moins snns qu'elle s'abaisse. L'âme
effectivement doit alors s.' prosterner: mais c'est devant la
puissance du Dieu invisible, qu'elle doit honorer dans son
Prince où elle réside visiblement.
XIII. L'âme qui se sent en quelque manière heureuse par le
plaisir dont elle jouit, lorsque le corps se nourri! d'un fruit dé-
licieux, doit alors aimer; mais aimer Dieu seul, qui agil en
elle, et qui seul peut apir en elle. Mais nos sens, révoltes par
le péché, nous troublent l'esprit : ils nous retirent insolemment
de la présence de Dieu, et ne nous occupent que de cette mai
lière inefficace que nous tenons entre nos mains, et que nous
broyons sous nos dents. Ils nous forcent à croire que ce fruit
contient et répand la saveur agréable qui nous réjouit. Car -,
comme la puissance de Dieu ne paraît point â nos yeux, nous
ne voyons rien que ce fruit à quoi nous puissions attribuer la
cause de notre félicité passagère 5. Nos -eus ne nous sont don-
1. I Cor. vu. 23. (Note marginale de M.
2. Var. EL
:. De notre félicité prése
DEUXIEME PARTIE.— DES DEVOIRS. IS9
nés que pour la conservation de notre être sensible : que leur
importe donc d'où vienne ce fruit, pourvu qu'ils en aient : d'où
procède ce plaisir, pourvu qu'ils en goûtent?
XIV. De même notre imagination dissipe bientôt toutes ces
idées abstraites d'une puissance invisible, lorsqu'on est en pré-
sence de son Souverain. La loi divine, l'Ordre immuable, la
Raison, ce n'est qu'un fantôme qui s'évanouit et qui disparaît,
lorsque le prince ordonne, ou lorsqu'il parle avec empire. La
Majesté du Prince, l'éclat sensible de la grandeur, l'air respec-
tueux et craintif où est tout le monde, et où tout le monde doit
être, ébranlent de telle manière le cerveau d'un ambitieux et
de la plupart des hommes, en qui pour lors les passions sont
excitées, qu'il y a peu d'esprits assez fermes * pour consulter la.
loi divine, penser a la puissance du Dieu invisible, rentrer en
soi-même, et écouter les jugements que prononce en nous celui
qui préside immédiatement k tous les esprits.
XV. C'est à cause de cette étroite union de l'esprit et du
corps, qui par le péché s'est changée en dépendance, que rien
n'est plus dangereux que le commerce du grand monde, et
qu'il est nécessaire d'avoir une vocation particulière, des rai-
sons fortes et extraordinaires, pour s'y engager. On ne forme
là ordinairement que des sociétés dont l'ambition et la volupté
sont le principe et la fin, et qui n'étant point conduites ni par
la Raison ni par la Foi, mais par des passions toujours in-
constantes et toujours injustes, se rompent facilement, et pré-
cipitent les hommes dans les derniers malheurs. Enfin ceux
qui n'ont point assez de grandeur, de courage, ni de fermeté
d'esprit pour rendre à Dieu leurs devoirs, en présence du Prince,
dans l'embarras des affaires, lorsqu'ils sont en vue à trop de
gens, en un mot ceux qui se laissent éblouir, étourdir, renver-
ser par le commerce du monde, tel qu'il puisse être, doivent
l'éviter, et se mettre l'esprit en telle situation, qu'ils puissent
avec liberté honorer et aimer la puissance véritable, se con-
former k la loi divine, rendre à Dieu ses devoirs intérieurs et
spirituels. Ces devoirs sont indispensables, et certainement on
ne doit rien au prochain, si ce qu'on lui doit nous empêche de
rendre à Dieu ce que nous lui devons indispensablement.
XVI. Il n'y a presque jamais rien à gagner parmi les hom-
1. « Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre
homme le grand seigneur environné, dans son superbe sérail, de qunrante mille ja-
nissaires. » OPascal, Prnspps. art. 3.)
M.
190 TRAITÉ DE MORALE.
mes. Leur langage est corrompu comme leur cœur : il ne fait
naître dans l'esprit que de fausses idées, il n'inspire que l'a-
mour des objets sensibles. Mais leur exemple est encore plus
dangereux. Car, outre qu'il est moins conforme à la Raison que
le discours, c'est un langage vivant et animé, qui persuade in-
vinciblement tous ceux qui ne sont point sur leurs gardes.
L'homme écoute souvent ce qu'on dit, sans penser à le faire:
mais il est tellement porté à l'imitation qu'il fait machinalement
comme les autres. Rien n'oblige à faire ce qu'on entend dire
et qu'on ne fait pi tint. Mais c'est blesser la société, c'est se ren-
dre odieux ou ridicule, c'est se faire passer pour un esprit
bizarre et capricieux, en un mot, c'est faire une espèce de
schisme, que de condamner par une conduite particulière celle
que le monde suit.
XVII. Néanmoins la charité et notre constitution naturelle
nous obligent souvent à vivre en société. Tout le monde ne peut
pas porter la vie des solitaires, et principalement ceux à qui
le commerce du monde est le plus dangereux. Il faut qu'ils
voient et soient vus. qu'ils parlent et qu'ils entendent parler.
Le commerce sans passions délasse l'esprit et lui donne de la
force. Il faut donc vivre avec les hommes. Mais il en faut choi-
sir qui soient raisonnables, ou du moins capables d'entendre
raison et de se soumettre a la Foi, afin de travailler ensemble
à notre sanctification et à la leur. Car il faut maintenant bâtir
pour l'éternité, commencer ici-bas une société éternelle, se hâ-
ter pendant qu'il fait jour d'entrer dans le repos du Seigneur,
et d'y faire entrer les autres; afin que notre société soit avec
le Père et son Fils Jésus-Christ dans l'unité du Saint-Esprit par
une charité immortelle, qui procédera sans cesse par rapport a
nous de la puissance et de la sagesse de Dieu, dont l'intluence
continuelle sera la cause ■ de notre perfection et de notre féli-
cité éternelle.
1 Var. La muso efficace. t€8i rt I
CHAPITRE SEPTIEME.
Les devoirs d'estime sont dus à tout le monde, aux derniers des
hommes, aux plus grands pécheurs, à nos ennemis et à nos per-
sécuteurs, aux mérites aussi bien qu'aux natures. Il est difficile de
régler exactement ces sortes de devoirs ' et ceux de bienveillance,
ù cause de la différence des mérites personnels et relatifs et de
leurs combinaisons. Kègle générale et la plus sûre qu'on poisse
donner sur cette matière.
I. Les trois principes généraux, auxquels on peut rapporter
tous les devoirs particuliers que nous devons rendre aux hom-
mes, sont, ainsi que j'ai dit dans le chapitre précédent, la sim-
ple estime, qu'on doit proportionner à l'excellence et à la per-
fection de chaque être; le respect, ou la soumission relative de
l'esprit, qu'on doit proportionner à la puissance subalterne des
causes occasionnelles intelligentes ; et l'amour de bienveillance,
qui est dû à tous ceux qui sont capables de jouir des biens qui
peuvent nous être communs avec eux.
II. La simple estime est un devoir qu'on doit rendre à tous
les hommes. Le mépris est une injure, et la plus grande des
injures. Il n'y a que le néant de méprisable, car toute réalité
mérite de l'estime. L'homme étant la plus noble des créatures,
c'est un faux jugement, et un mouvement déréglé, que de le
mépriser, quel qu'il puisse être. Le dernier des hommes peut
être élevé à la souveraine puissance; et les premiers Rois que
Dieu a donnés aux Israélites ont été pour ainsi dire tirés de
la lie du peuple. Saùl, de la dernière famille, de la plus petite
i. Var. Ces devoirs. (1684.)
|9'2 TRAITÉ DE MORALE.
des douze tribus, trouve la royauté en cherchant les fin.
de son père. Numquid non filius jeminiego sum, de minima tribu
Israël, et cognotio mea novissima inter omnes familial de tribu
Benjamin, disait-il à Samuel, <|iii lui promettait le royaume.
Et David, le plus jeune des enfants d'isaïe, est pris, comme il
If dit lui-même, de derrière les troupeaux pour être mis à la
tête du peuple choisi de Dieu. De post fœtantes accepit eum pas-
Jacob servum suum, et Israël hasn litatem suam i.
III. Mais l'Evangile nous donne encore bien d'autres vues.
Il nous apprend que les pauvres sont les membres et les frères
de Jésus-Christ 2, que le royaume des cieux leur appartient8;
.■t qu'ils onl le pouvoir de recevoir leurs omis dans les taber-
nacles éternels ". Car, quoique les fiches parle baptême soient
lavés aussi bien que les pauvres dans le sang de l'Agneau, ils
se souillent en tant de manières dans la volupté qui les enivre,
et par l'ambition qui leur fait oublier leur qualité d'enfants de
Dieu, que Jésus-Christ toujours irrité contre eux les maudit
sans cesse dans l'Evangile. Malheur aux riches, car ils ont leur
consolation dansa m ma\ quisi renverse^ Qui le pauvre se glorifie
de sa grandeur 6 dit l'Apôtre saint Jacques. Qui h riefu au con-
traire s* humilit de sa bassesse, il passera comm> une fleur. Riches,
dit-il encore, pleurez, jetez des cris et des hurlements dans les
misères qui tomberont sur mus. Vos richesses sont corrompues par
la pourriture, la rouillun a consumé votre or et votre argent, et
cette rouillure portera témoignage contn vous-mêmes, et dévorera
votre chair comme an feu. Voila le trésor de colère gu> vous avez
amassé pour les derniers jours. Aude nunc divites, plorate ulu-
lantes in miseriis Destris quœ advenient vobis, divitix vestrx pu-
trefactx sunt, et le reste.
IV. Il ne faut p3s seulement estimer, et donner des marques
d'estime anx pauvres et aux derniers des hommes ; mais en-
core aux pécheurs et à ceux qui commettent les plus grands
crimes. Leur vie est abominable, leur conduite est méprisable,
et il ne faut jamais l'approuver, quelque éclat de grandeur qui
la relève. Mais leur personne mérite toujours de l'estime. Car
1. Ps. lxxix, 70. [Note marginale <1e M.)
2. Math, v, 3. (Td.)
3. Luc. xvi. 9. Id.
4. Luc. xvi. 9. Id.)
L. Luc. vi, 24. Id.
6. Jac. i. 10. Id.
DEUXIÈME PARTIE. — DES DEVOIRS. 193
rien n'esl digne de mépris que le néant et le péché, néant vé-
ritable qui corrompt la nature, qui anéantit le mérite, mais
qui ne détruit point l'excellence de la personne '. Le plus grand
des pécheurs peut devenir, par le secours du ciel, pur et saint
comme les Anges : il peut jouir éternellement avec nous des
vrais biens et nous précéder dans le royaume de Dieu. Il faut
avoir compassion de sa misère : non de celle qui l'afflige, mais
de celle qui le corrompt; non de ses douleurs, niais de ses dé-
sordres, qui le mettent hors d'état de posséder avec nous des
biens dont il peut jouir sans nous en priver.
V. Mais de plus, quel droit a-t-on déjuger des intentions se-
crètes? Dieu seul pénètre les cœurs. Celui qui commet un crime
le fait peut-être sans vouloir le faire. Son esprit faillie et trou-
blé, ses passions allumées l'ont peut-être privé dans ce moment
de l'usage de sa liberté. Mais qu'il ait agi librement, son cœur
contrit et humilié en a peut-être obtenu le pardon, ou l'obtien-
dra demain, jour heureux pour lui et peut-être fatal pour vous
par votre chute irréparable en punition de votre orgueil.
VI. Enfin le mépris qu'on fait des personnes n'est pas seule-
ment injuste; mais il met encore celui qui est assez imprudent
pour en donner des marques, hors d'état de lier un commerce
de charité avec la personne méprisée, et de pouvoir jamais lui
être utile. Car enfin les hommes ne forment point de société
avec ceux qui les méprisent. Un n'entre naturellement en so-
ciété avec les hommes, on ne leur fait du bien, que dans l'espé-
rance du retour. On ne se met point dans m commerce, quand
on s'attend d'y perdre toujours et de n'y gagner jamais rien,
et l'on ne s'attend pas de recevoir du secours des personnes
qui ont l'injustice de nous mépriser ; parce que le mépris n'est
pas seulement une preuve certaine qu'on manque actuellement
de charité et de bienveillance, mais encore qu'on se trouve fort
éloigné d'en avoir jamais.
Vil. A l'égard de nos ennemis et de nos persécuteurs, il est
certain que l'estime est un devoir plus général que celui de la
bienveillance. On peut ne pas vouloir de certains biens à ses
1. Malebranche n'attache certainement pas à ce mot de personne toute l'impor-
tance que la philosophie lui donne depuis Kant. Il s'agit bien cependant, et la
phrase qui va suivre achève de le prouver, de la personne considérée comme agent
moral, capable de mérite et de démérite, capable d'être « justifiée » et sauvée par
Dieu. D'accord ou non avec l'ensemble de sa doctrine, Malebranche croit ferme-
ment que.c'est là ce qui fait la valeur de la personne.
194 TRAITÉ DE MORALE.
ennemis, parce que l'amour que l'on se doit à soi-même oblige,
ou du moins permet de ne pas désirer qu'ils aient le pouvoir
de nous nuire. Ainsi nous pouvons en quelque manière man-
quer de bienveillance pour nos persécuteurs, sans manquer à
nos devoirs à leur égard. Car il n'y a que les vrais biens que
Ton doive toujours souhaiter à ses ennemis '. .Mais la persécu-
tion que nous font les gens ne doit point par elle-même dimi-
nuer l'estime que nous leur devons. Elle doit au contraire l'aug-
menter en ce sens, que nous devons leur en donner des mar-
ques plus sensibles el plus Fréquentes. On peut passer devant
son ami. ou même son père, sans le saluer, ce n'est point là
lui faire insulte. Mais on insulte à son ennemi lorsqu'on ne lui
rend point ce devoir, parce qu'il n'a pas pour nous les mêmes
sentiments que les autres hommes. Il a sujet de croire que c'est
mépris, et nos amis jugeront bien que c'est pure inadver-
tance 2.
Vîfî. Mais de plus, il n'y a rien qui désunisse si fort les
hommes que le mépris : car personne ne veut être compté pour
rien dans la société qu'il fait avec les autres : personne ne veut
faire la dernière partie du corps qu'il compose avec eux 3 Ainsi
des esprits déjà irrites, «les hommes déjà séparés par quelque
inimitié, ne peuvent jamais se rejoindre, quand le mépris est
évident. Mais par une raison contraire, les inimitiés mortelles
peuvent se dissiper lorsqu'on se rend mutuellement des de-
voirs d'estime, et que l'on marque par là que, bien loin de
prétendre un rang supérieur dans la société qui se veut for-
mer, on le défère volontiers aux autres, et qu'on leur rend
justice et à soi-même, selon le jugement qu'ils portent de notre
mérite et du leur. L'amour-propre et l'orgueil secret ne per-
mettent guère qu'on regarde longtemps comme ennemi celui
qui nous donne volontairement des marques qu'il est persuadé
de notre propre excellence.
IX. Si on manque aux devoirs d'estime à l'égard de ses en-
1. Cette phrase n'était pas dans l'édition de 1684.
•£. (juand nous ne le? saluons pas. eux. nos amis.
:ï. Lorsque nous considérons quelque chose comme partie de nou--mèmes. nu
que nous nous considérons comme partie de cette chose, nous jugeons que c'est
notre bien d'y être unis : nous avons de l'amour pour elle, et cet amour est d'au-
tant plus grand que la chose à laquelle nous nous considérons comme unis nous
parait une partie plus considérable du tout que nous composons avec elle. » Re-
cherche de la vérité, liv. V, chap. v.) Voyez aussi même ouvrage, liv. IV. ch. xin. 1.
DEUXIEME PARTIE. - DES DEVOIRS. fftS
nemis ou des personnes qui n'ont aucun lustre, on excède dans
ces mêmes devoirs à l'égard de ses amis ou des personnes qui
sont relevées par leur naissance, leurs richesses, ou quelque
autre qualité éclatante. Le cerveau est construit de manière,
pour le bien de chaque particulier et pour celui de la société,
par rapport à la vie présente, que le corps prend machinale-
ment un air d'estime et de respect pour tout ce qui part de nos
amis et de ceux qui sont en état de nous faire du bien. L'es-
time qu'on fait des personnes se répand sur tout ce qui les re-
garde. Dives locutus est, dit l'Ecriture, et ornnes tacuerunt, et
verbum illius usque ad nubes perducent', pauper locutus pst, et
dicunt, quis est hic '? Notre machine est montée sur ce ton-la.
Deux luths d'accord rendent un même son. Lorsqu'ils sont en
présence, on ne peut toucher l'un sans ébranler l'autre. Nos
amis sont aussi d'accord avec nous; qui touche l'un, ébranle
l'autre. Ceux dont nous avons intérêt de posséder les bonnes
grâces, ont toujours raison : ils nous ébranlent et nous les ébran-
lons. Ils nous trompent, et nous les trompons par une espèce
de contre-coup, sans qu'ils y prennent garde, ni nous non plus.
C'est la machine qui joue son jeu. Or le corps ne parle que
pour le corps, c'est à quoi on ne peut trop prendre garde. Car
l'opinion ou la contagion de l'imagination est le principe le
plus fécond des erreurs et des désordres qui ravagent le monde
chrétien -. Il faut à tous moments rentrer en soi-même, pour
confronter ce que les hommes disent avec les réponses de la
vérité intérieure. Il faut consulter la raison qui met chaque
chose en son rang, et qui ne confond point l'estime qu'on doit
aux personnes, avec le mépris qu'on doit avoir pour les sotti-
ses qu'ils avancent. L'approbation qu'on donne aux folles pen-
sées de ses amis les confirme dans leurs erreurs; et le respect
qu'on marque pour tout ce qui part des personnes de qualité,
leur enfle tellement le courage 3, qu'ils s'attribuent une espèce
d'infaillibilité et le droit de dire et de faire tout ce qu'il leur
1 Voyez dans La Bruyère les portraits du riche et du pauvre.
2. Voyez la Recherche de la vérité, liv. III, IV et V. et particulièrement le ch. in
du livre V.
3. Dans Rome où je naquis, ce malheureux, -visage
D'un chevalier romain captiva le courage,
dit Pauline, dans Polyeucte.
Ce mot est pris à chaque instant dans ce même sens, par Corneille et par Mo-
lière.
1!ïii TRAITE DE MORALE.
vient dans L'esprit. Ce n'est pas qu'il faille les reprendre ouver-
tement. Leur délicatesse est extrême : on ne peut guère les
toucher sans les blesser, sans les irriter. La prudence et la
charité doivent régler nus devoirs à leur égard. Mais il ne faut
pas les abuser par des bass°s tlatteries, après nous être laissés
tromper nous-mêmes par le rapport admirable que Died a mis
dans notre corps et dans ceux qui nous environnent, pour le
bien de la société : rapport qui de la part de l'âme s'est changé
en dépendance ;i cause du péché, mais rapport que la raison
doit régler, et dont il est nécessaire de^e délier ».
X. Afin que tous les jugements et les mouvements d'estime
soient conformes a la loi divine de l'ordre immuable, aussi
lien que les actions extérieures qui en sont les uiarqueset les
effets, il faut observer que non seulement les personnes, mais
encore leurs mérites exigent de nous de l'estime. A l'égard îles
personnes rien n'est plus facile que de s'acquitter de ce de-
voir; car il faut rendre égalité d'estime à l'égalité des natures.
Mais nen n'est plus difficile que de proportionner l'estime aux
mérites des hommes. Car, outre que les vrais mérites ne sont
connus que de Dieu seul, les mérites naturels ont tant de diffé-
rents rapports, qui doivent augmenter ou diminuer notre es-
time aussi bien que nos respects et notre bienveillance à leur
égard, qu'il n'est pas p issible ;i un esprit borné de connaître
précisément les devoirs qu'on doit leur rendre, et que souvent
on ne sait a quoi se déterminer.
XI. Les mérites en général peuvent se diviser en libres et en
naturels , en mérites d'État, et mérites de Religion. C'est le bon
usage qu'on fait de la liberté qui fait la nature des mérites
libres. Les mérites naturels consistent dans les qualités avan-
tageuses de l'esprit et du corps. Les mérites d'État et de Reli-
gion consistent dans les charges dont on est revêtu et dans les
qualités propres à s'acquitter de ses emplois, soit civils, soit
ecclésiastiques 2. Toute perfection est estimable en elle-même :
mais i! faut prendre garde, que souvent elle l'est beaucoup
plus par rapport. Un diamant n'est pas si parfait qu'un mou-
cberon; mais il est beaucoup plus estimable à cause de l'estime
1. Var. Rapport que la Raison doit régler, et, lorsqu'il est nécessaire, qu'elle
doit affaiblir, quelle doit gourmander. (1684.)
2. Le* «. sràces d'État » sont celles qui donnent la force nécessaire pour accom-
plir les devoirs spéciaux à l'état qu'on a embrassé.
DEUXIÈME PARTIE. — DES DEVOIRS. 197
que les hommes en font. Les êtres mômes qui n'ont point d'autre
perfection que celle de leur nature, sont préférables à ceux qui
en ont d'acquises. Un diamant brut n'a pas tant de beauté que
du verre bien taillé et bien poli, mais il mérite beaucoup plus
d'estime, les choses étant comme elles sont. De sorte, qu'un
homme passerait avec raison pour un fou, si, voulant faire le
philosophe, il préférait une mouche à une émerande, et regar-
dait comme un caillou un diamant brut de fort grand prix.
XII. Car il ne suffit pas, pour juger de l'estime qu'on doit
faire des choses et des personnes, de les considérer en elles-
mêmes : il faut que l'esprit s'étende aux différents rapports
qu'elles peuvent avoir avec d'autres beaucoup plus estimables.
Les bonnes grâces du Prince donnent du relief aux personnes
les plus viles, et l'estime que les hommes font des choses, doit
régler leur prix, et par conséquent notre estime extérieure et
relative, si nous ne sommes résolus à les mépriser eux-mêmes
et à nous rendre ridicules et méprisables. Ce qu'un doit seule-
ment observer, c'est de ne se pas laisser gâter l'esprit par les
jugements qu'on fait ordinairement des choses. Noire estime
ne doit être que relative, si le mérite n'est que relatif. Car,
quoique les hommes estiment davantage l'or et l'argent que le
cuivre et le fer ou que les corps organisés des moucherons, il
ne faut pas rendre ce devoir d'estime à l'or et à l'argent, mais
aux hommes qui en portent un faux jugement. Il ne faut pas
juger des personnes ou des choses comme les hommes en jugent
qui attribuent aux objets de leurs passions des perfections ima-
ginaires. Mais, qu'ils soient ou ne soient pas trompés dans
leurs jugements, il faut estimer d'une estime relative ce qu'ils
estiment peut-être sans raison, parce que dans la société c'est
l'estime générale qui ' règle le prix des choses.
XIII. Comme le mérite relatif est souvent beaucoup plus
grand que le mérite personnel, et que nos devoirs se doivent
régler aussi bien sur le mérite relatif que sur le mérite person-
nel, rien encore un coup n'est plus difficile que de juger de ce
qu'on doit faire dans les combinaisons infinies de ces dilïerents
mérites. C'est une nécessité dans telles ou telles circonstances:
il faut manquer à ce qu'on doit à un parent en tel degré, ou à
un homme qui nous a rendu tel service, ou qui dans la société
a tel emploi et qui rend tel service à l'État. Que faire9 Quelle
1. Var. Ces! ordinairement l'estime qui... [1684.)
198 TRAITE DE MORALE.
sera la mesure commune pour découvrir précisément la gran-
deur de nos devoirs? Certainement, quoique l'ordre immuable
la renferme, elle ne nous est point exactement connue : et quand
elle léserait, il y a souvent tant de rapports à comparer, qu'on
ne saurait encore ta quoi se résoudre, si on attendait que l'évi-
dence nous marquât précisément tout ce que nous devons
faire.
XIV. On sait bien que, toutes choses égales, il faut préférer
certains parents à d'autres, ses parents à ses amis, son prince
à son parent et à son ami. Mais faut-il préférer un parent à
quatre, ou huit amis; tel parent ennemi à tels amis en parti-
culier? C'esl là ce qui embarrasse. Car il faut dans un même
temps avoir éurard aux droits de la parenté, à ceux de l'amitié,
à ceux de la société. De sorte qu'il arrive souvent qu'on doit
préférer son ennemi ;i son ami : son ennemi, ami de ses parents,
considéré du prince, propre à servir l'État, à son ami, personne
assez inutile à l'État, ou qui n'a que de la froideur pour ceux
qui nous doivent être les plus chers. Ainsi., il n'y a point de
règle générale, et qui ne souffre mille et mille exceptions, pour
aduire âans les devoirs d'estime, de respect, de bienveil-
lance qu'on doit rendre aux autres hommes. Et cequi brouille
extrêmement tout ce qu'on pourrait dire sur cette matière,
c'est qu'autres sont les devoirs d'estime, autres ceux de res-
pect, autres enfin ceux de bienveillance, et que souvent, dans
une même espèce, on doit préférer tel, à l'égard des devoirs de
bienveillance, à tel autre à qui on doit absolument rendre les
devoirs d'estime et de respect.
XV. Comme ce sont donc les diverses circonstances qui chan-
gent et règlent l'ordre de nos devoirs, circonstances qu'il o'est
lias possible de prévoir, il faut que chacun les examine avec
soin, et qu'il rentre en soi-même pour consulter la loi immua-
ble, sans avoir égard à des faux intérêts que les passions re-
présentent sans cesse: et que dans l'incertitude, on s'adresse à
ceux qui sont plus savants que moi dans ces matières. Qu'on
consulte, dis-je, ceux qui ont beaucoup de charité, de prudence
et de capacité, plutôt que ceux qui ont la mémoire remplie de
certaines règles générales, insuffisantes pour décider dans des
circonstances particulières, et qui manquent souvent de bon
sens et de charité. La seule règle générale que je m'avance de
donner présentement, règle qu'on ne suit guère, et qui me
paraît néanmoins la plus sûre, c'est qu'il faut préférer les de-
DEUXIEME PARTIE. — DES DEVOIRS. 19!)
voirs de l'amitié en Jésus-Christ, et de la société éternelle, aux
devoirs ordinaires d'une amitié et d'une société qui doivent finir
avec la vie. Je m'explique.
XVI. Le fini, quelque grand qu'il puisse être, ne peut avoir
par lui-même aucun rapport à l'infini. Dix mille siècles par
rapport à l'éternité ne sont rien. Le rapport de l'étendue de
tout l'Univers à des espaces qui n'auraient point de bornes, ne
peut s'exprimer que par zéro. L'unité divisée par mille millions
de chiffres, dont la progression serait d'un à mille millions, au
lieu d'un à dix, serait encore une fraction infiniment trop grande
pour exprimer ce rapport, parce qu'effectivement ce rapport
est nul. C'est là mon principe. Or, on possède Dieu en l'autre
vie, et on le possède éternellement. Donc, la possession de l'em-
pire de l'univers par rapport à la possession des vrais biens,
le temps de la jouissance de cet empire par rapport à l'éternité
de la vie future, c'est zéro: leur rapport est nul. Tout s'éclipse
et s'anéantit à la vue de l'éternité. Les grandeurs humaines et
les plaisirs qui finissent avec la vie, joignez-y tout ce qu'il vous
plaira pour vous contenter, tout cela disparaît lorsqu'on y
pense, et qu'on sait qu'on est immortel. Tout cela n'est et ne
doit être compté pour rien. C'est de quoi aussi on demeure as-
sez d'accord.
XVII. Qu'on suive donc ce principe, et on verra que celui
qui est un sujet de chute à une seule personne, est plus cruel
que le très cruel Phalaris : qu'il est juste qu'il souffre, comme
ce misérable prince, le même feu où il fait tomber les autres,
et qu'il vaudrait mieux pour lui, comme le dit Jésus-Christ,
qu'on le précipitât dans la mer, une pierre au cou.
XVIII. On verra au contraire que celui qui travaille sous
Jésus-Christ k la construction du Temple éternel, le plus grand
architecte qui fut jamais ne lui est nullement comparable : son
ouvrage subsistera éternellement, et il ne paraît plus rien du
temple du grand Salomon, la demeure du Dieu vivant, la
gloire de tout un peuple.
XIX. On verra clairement qu'un corps difforme, un esprit
bizarre, une imagination vive et déréglée, un homme sans
honneur dans le monde, sans biens, sans amis, sans aucune
qualité avantageuse, mais qui dans le fond a de la piété, craint
et aime son Dieu, est infiniment plus digne de notre estime
que le plus bel homme du monde, le plus chéri, le plus honoré
pour ses qualités admirables, mais qui dans le fond a quelque
200 TRAITÉ DE MORALE.
peu moins de religion. Certainement, on n'oserait pas dire que
Dieu juste juge préfère celui-ci à celui-là. Nous sommes donc
obligés dp 1^ préférer nous-mêmes, supposé que nous soyons
suffisamment convaincus de la différence de leur piété.
XX. Qu'on ait plus d'estime de la qualité de médecin que de
celle d'avocat, cela est assez indifférent. Cela dépend des cou-
tnmes qui changent selon les lieux et selon les temps. Mais
qu'on ait plus d'estime de la qualité de prince que de celle de
chrétien, de la qualité de gentilhomme que celle de prêtre,
l'ordre du Fils de Dieu, cela n'e^t point indifférent Ce
n'est pas qu'il ne faille rendre à son prince bien d'autres de-
voirs qu'il son curé1. Il a la puissance souveraine : il faut lui
rendre les derniers respects et l'obéissance en toutes choses.
XXI. l'ai deux parents ou deux amis, dont l'un est un bon
y\ -h nnaire qui travaille utilement a l'édifice de l'Eglise;
l'autre est consommé dans les sciences humaines, grand .
mètre, savant philosophe : il sait les histoires de toutes les na-
tions et parle leurs langues. Mais je ne vois pas que sa science
ait des suites avant.-. _ ■ la société éternelle : il me semble
mémo que je vois le contraire. Lequel des deux est le plus es-
timable? L'un et l'autre ont besoin de mon secours, lequel sera
préféré? Certainement <■■ bon prêtre, ce bon catéchiste
que h' monde méprise, et non ce savant homme que le monde
adore, je puis bien donner à celui-ci des plus grandes marques
d'estime dans beaucoup de rencontres, de peur de blesser sa
délicatesse. Car ceux qui mit de grands talents selon les appa-
rences, ou selon le jugement des hommes, croient que tout
leur est dû : et pour ne point les olïenser, on peut quel-
quefois leur rendre des honneurs ■ qu'ils ne méritent point :
car c'est la chanté qui doit régler nos actions extérieures, et
quelquefois par condescendance aux faux jugements *\i^
honnie-. Mais pour mon estime et ma bienveillance, je la dois
à ceux qui ont le plus de rapport à la société éternelle préfé-
rablement à toute autre, fussent-ils mes ennemis déclarés, et
les derniers des hommes aux yeux du monde corrompu.
XXI L Dans telles et telles circonstances, c'est une nécessité de
scandaliser son prochain, ou de perdre l'honneur et la vie. On
ne peut bien défendre la vérité, sans rendre ridicule celui qui
l'attaque et son parti méprisable. On ne peut rendre service à
1. Vnr Leur friirp <ie« bonnen -. 16E
DEUXIEME PARTIE.- DES DEVOIRS. 201
sun ami ou même à son prince, sans blesser la charité qu'on
doit avoir en Jésus-Christ pour un étranger : on sera cause de
sa damnation '. A quoi se déterminer dans ces rencontres, et
dans une inanité de semblables? Rien n'est plus clair selon le
principe que j'ai posé. Car tout ce quia rapport à l'iniini, deve-
nant infini lui-même par ce rapport, il ne faut avoir nul égard
aux droits de l'amitié ou de la société passagère, lorsqu'il s'a-
git de la société éternelle.
XXIII. Néanmoins il faut prendre garde qu'en préférant l'a-
vantage spirituel à toute autre chose, on n'olfense point injus-
tement ses amis. Car il faut toujours rendre justice, avant que
d'exercer la charité -. Il n'est pas permis de dérober pour marier
une tille dont on appréhende la perte. La grâce de Jésus-Christ
peut remédier à ces désordres 3. Il ne faut pas donner à son ami
sujet de rompre avec nous, en manquant aux devoirs auxquels
il a droit de s'attendre, et blesser sa conscience pour guérir
celle d'un autre. Il faut que la prudence règle les devoirs de
charité, et tâcher de prévoir les suites de nos actions. Mais il
me semble pouvoir dire en général, qu'il n'y a point de prin-
cipe plus sur et plus étendu que celui-là, d'avoir toujours égard
aux droits de société éternelle, lorsqu'ils sont mêlés avec lus
autres, ce qui arrive presque toujours.
I. Ce -uni des cas hypothétiques, bien entendu.
;'. Il faut, remarquer ce court précepte, souvent repris et développe da
Traités de Morale de notre temps.
a. En nous donnant le surcroît de force nécessaire pour sortir d'une silnatio'n
difficile, c'est la sans doute ce que veut dire Malebranehe, et il sous-entend que
cette grâce il faut la demander
CHAPITRE HUITIÈME.
Des devoirs de bienveillance etde respect. Ou doit procurer Les vrais
biens a tuus les hommes, et Don pas les biens relatifs. Ouel est
celui qui sait s'acquitter des devoirs de bienveillance. Injustes
plaintes lu monde. Les devoirs de respect doivent être
proportionnés à la puissance participée.
I. La plupart des choses que j'ai dites touchant les devoirs
d'estime, se peuvent appliquer aux devoirs de bienveillance et
de respect. Néanmoins il esl à propos d'en dire encore ici
quelque chose, afin d'en faire connaître plus distinctement la
nature et les obligations.
II. A l'égard des devoirs de bienveillance ou de charité, on
les doit rendre généralement à tous les hommes, et quoiqu'il
y ait de certains biens particuliers, qu'on ne doive point sou-
haiter ni procurer à certaines personnes, ni dans certaines cir-
constances, les vrais biens qu'on peut donner sans s'en priver
et sans en priver les autres ne doivent jamais être refusés à
qui que ce soit. Il ne faut jamais cacher la vérité, nourriture
de l'esprit, à ceux qui sont en état de la recevoir. Il faut don-
ner bon exemple à tout le monde. Il ne faut jamais excepter
personne dans' ses prières et dans le sacrilice. Il ne faut jamais
refuser les sacrements à celui qui est bien disposé à les recevoir.
Ce sont là de vrais biens, et qui ont rapport à la société éter-
nelle. Et comme Dieu veut que tous les hommes soient sauvés
et viennent à la connaissance de la vérité, celui qui refuse de
rendre à quelqu'un les devoirs de la charité chrétienne, résiste
aux desseins de Dieu et blesse dans son principe la société que
nous avons avec lui par Jésus-Christ.
DEUXIEME PARTIE. — DES DEVOIRS. 203
III. Maiscamme les biens de la terre ne sont pas proprement
des biens, comme leur prix véritable dépend du rapport qu'ils
peuvent avoir avec les vrais biens, comme entin ce sont des
biens qui ne peuvent se communiquer sans se partager, il ar-
rive très souvent qu'on ne doit point en faire part à quelques
personnes. Par exemple, si un père trop tendre pour ses enfants
débauchés ou disposés à la débauche, leur donne de l'argent,
il est la cause de leurs désordres, et fait tort aux pauvres qui
auraient besoin de son secours; de même que celui qui présente
une épée à un fou ou à un homme transporté de colère, est
véritablement la cause du meurtre. Le prodigue vole les
pauvres, et tue par ses libéralités indiscrètes l'àme des com-
pagnons de ses débauches : et celui qui donne à un valet
ivrogne la liberté de boire à discrétion, lui fait un bien que dé-
fendent les devoirs de la charité et de la bienveillance. En un
mot, celui qui donne quelque puissance à des esprits impuis-
sants, qui ne peuvent ni consulter ni suivre la Raison, est la
cause de leur péché 1 et de tous les maux qui suivent de l'abus
de la puissance.
IV. Ces vérités sont incontestables, et la raison en est claire.
Comme l'argent, par exemple, n'est point proprement un bien,
puisqu'on ne peut véritablement le posséder ni en jouir, car
les esprits ne possèdent point les corps : comme c'est un bien
qu'on ne peut communiquer sans le partager, l'amour de bien-
veillance le doit distribuer de manière qu'il soit utile et de-
vienne un bien, ou plutôt un moyen propre pour acquérir le
bien, à l'égard de ceux qui le reçoivent. Car autrement on
manque doublement à ce qu'on doit au pfochain : on blesse la
personne à qui on donne cet argent, et tous ceux à qui on ne le
donne pas et qui par les lois de la charité y ont un droit véri-
table.
V. Mais la douleur et l'humiliation, qui en elles-mêmes sont
de vrais maux, deviennent biens en plusieurs rencontres : et
l'amour de bienveillance, qu'on doit avoir pour tous les hommes,
doit nous porter à affliger ceux qui le méritent, et sur lesquels
nous avons autorité, atin de les retirer de leurs désordres par
la crainte du châtiment. Une mère qui ne veut point souffrir
qu'on coupe le bras gangrené de son enfant, est une cruelle.
Mais celle-là l'est beaucoup plus, qui lui laisse corrompre l'es-
1. Var. De leur perte. (1684.)
204 TKA1TE DE MORALE.
prit et le cœur par les plaisirs et par la mollesse Un ami qui
souffre en silence qu'on détruise son ami par des intrigue- se-
crètes, nu qui entre lui-même par intérêt dans un commerce
désavantageai à l'amitié qu'il a jurée, c'est un ami infidèle,
c'est un homme indigne de la société des autres hommes, liais
bien plus infidèle ami est celui, qui de peur de nous contrisler
et de nous affliger, nous laisse tomber dans les enfers, ou qui
flattant nus passions, se joint aux seuls ennemis que nous
ayons pour nous aveugler et pour nous perdre.
VI. Qui peut donc rendre au prochain les devoirs de la cha-
rité onde la bienveillance? celui-là certainement qui connaît
la vanité (\v> biens qui [tassent et la solidité des biens futurs,
l'immobilité de la Jérusalem céleste, fondée sur le roc inébran-
lable, h- Fils bien-aimé du Tout-Puissant ; celui-là qui compare
le temps à l'éternité, et suivant le grand principe de la Morale
chrétienne, mesure les devoirs de l'amitié et de la société civile
sur ceux de la soc é é qui m' lie ici-bas par la grâce et se ci-
mente pour jamais dans le ciel, par une commuuion perpétuelle
d'un bien qui se donnera tout entier a tous. Celui-là enfin qui
pense sans cesse à la société toute divine que nous devons avoir
avec le Père par le Fils dans l'unité du Saint-Esprit, amour
mutuel du Père et du Fils, et principe de l'amour heureux qui
nous unira à Dieu dans tous les siècles, celui-là, mais celui-là
seul peul rendre à son prochain les devoirs de bienveillance.
Tout autre manque de charité : et bien loin qu'il nous aune de
cet am iurqui nous est dû, et qui est le second des plus grands
commandements de la loi des chrétiens, qu'il ne connaît pas en-
core ses obligations essentielles a notre égard. Le commerce
qu'il a avec nous, son amitié, sa société seront plutôt la cause
fatale de nos maux, que le principe heureux de notre repos et
de notre joie.
VII. Qu'on dise tant qu'on voudra qu'il faut séparer les lois
de la société civile de celles de la charité chrétienne, elles nu;
paraissent inséparables dans la' pratique. Le citoyen de ma
ville est déjà par la grâce citoyen de la sainte Cité : le sujet
de mon Prince est un domestique de la maison de Dieu, iam
non estis hospites et advenw, dit saint Paul, sud estis cices Sajic-
torum, etdomestici Dei, super xdificati super fundamentum Apos-
tolorum et Prophetarum, ipso summo anyularï lapide Christ o
Jesu : in quo omnis xdificatio constructa crescit in Temphtm sanc-
tuin Domino. Puis-je donc entrer dans les desseins d'un ami,
DEUXIEME PARTIE.- DES DEVOIRS. 205
qui pour se faire un établissement dans la ville, hasarde • celui
qu'il possède en Jésus-Christ dans le ciel? Puis-je par mes
conseils et par mes amis 2 favoriser son ambition, et le mettre,
lui qui manque de celte fermeté d'esprit et de cette intrépidité
nécessaire aux gouvernements subalternes, le mettre, dis-je,
dans une situation qui fait peur à toutes les personnes éclai-
rées? Un ami irembie pour son ami, lorsqu'il le voit au milieu
des dangers. Une mère s'effraye, lorsqu'elle voit son enfant
grimper sur des lieux élevés. Et moi, je ne craindrais point
pour un parent, pour un cher ami en Jésus-Christ que je vois
environné de tous côtés de précipices effroyables, et qui veut
encore monter dans un lieu où la tète tourne à ceux qui l'ont
la plus forte.
VIII. La vie présente se doit rapporter à celle qui suit, et qui
ne sera suivie d'aucune autre : et la société que nous formons
maintenant n'est durable, que parce que c'est le commence-
ment de celle qui n'aura jamais de tin. C'est pour cette seconde
société que la première est établie : c'est pour mériter le ciel
que nous vivons sur la terre. Je répèle souvent cette vérité,
parce qu'il faut s'en bien convaincre. Il faut la graver profondé-
ment dans sa mémoire. Il faut la repasser sans cesse dans son
esprit, de crainte que l'action continuelle des objets sensibles
ne nous en fasse perdre le souvenir. Si nous en sommes bien
convaincus, si nous en faisons la règle de nos jugements et de
nos désirs, nous ne trouverons point si mauvais qu'on ne nous
procure point des biens que nous n'estimerons guère. Nous
ne suivrons point une conduite, qui ne tend5 qu'à nous rendre
heureux sur la terre et avant le temps de la récompense. Nous
suivrons celle qui nous conduit où nous devons tendre, à cette
perfection qui nous rend agréables aux yeux de Dieu et dignes de
lier avec lui une sociétééternelle en Jésus-Christ notre Seigneur.
IX. Mais comme les hommes n'ont qu'une faible et abstraite
idée de la grandeur des biens futurs, ils y pensent rarement, et
ils y pensent sans mouvement. Car il n'y a que les idées sensi-
bles qui ébranlent l'âme; il n'y a que la présence du 'bien ou
du mal qui la touche, et qui la mette en mouvement. Et au
contraire comme l'imagination et les sens sont incessamment et
1. Var. Qui se fait un établissement dans la ville et hasarde. (1384 et 1697.)
2. C'est bien ce qu'on lit dans les trois éditions. .N'est-ce pas une faute d'im-
pression, pour avis ?
o. Var. (Jui ne va. (1684.
12
206 TRAITE DE MORALE.
vivement frappés par les objets qui nous environnent, nous y
pensons toujours, et toujours avec quelque mouvement de
passion. Et comme nous jugeons naturellement de la solidité
des biens par l'impression qu'ils font sur l'esprit, nous les re-
gardons avec estime, nous les désirons avec ardeur, nous les
embrassons avec plaisir. Ainsi nous croyons que ceux-là n'ont
point d'amitié pour nous, qui nous arrêtent dans notre course,
au lieu de se joindre avec nous pour attraper la proie qui nous
échappe.
X. Les chiens se font mutuellement mille caresses dès qu'ils
voient qu'on se prépare à la chasse. Ardents à la proie, ils
s'excitent machinalement les uns les autres, et souvent même
celui qui les conduit : et cela par des sauts, des bonds, des vire-
voltes qui en exigent de pareilles: toutes les machines, du
moins celles qui sont de même espèce, étant faites pour s'imiter
mutuellement l'une l'autre. On prend le plus ardent, celui
qui fait partir le gibier de trop loin : on le renferme et on s'en
va. Que de gémissements, que de hurlements, que de marques
sensibles d'une douleur très cruelle! Tout cela n'est que jeu de
machine. 11 en est de même de ceux qui ne connaissent point
les vrais biens et qui ont quelque passion en tête. Qu'on n'en-
tre point dans leurs desseins, qu'où ne les favorise point, qu'on
s'y oppose,- ils ne cesseront point de reprocher qu'on manque
aux devoirs de la société, de l'amitié, de la parenté, qu'on les
rend malheureux, et qu'on se déclare leur persécuteur. Si on
les convainc par raison , c'est qu'on veut faire le Caton. Si on
prétend les retenir par la religion, on fait le dévot, on devient
bigot. C'est la machine qui joue son jeu, et qui le jouera long-
temps Les dévots demeureront bizarres et capricieux, sans
honnêteté, sans amitié, sans complaisance. On les fuira toute
sa vie, comme des gens avec qui on ne peut lier de société,
parce qu'en effet on ne peut lier de société que dans l'espé-
rance de se procurer les mêmes biens. Or les personnes de
piété cherchent les vrais biens, pour lesquels ceux-là ne se
sentent aucune inclination, qui n'ont du goût et du sentiment
que pour les objets de leurs passions.
XI. Comme les gens de bien sont véritablement animés de la
charité, ils ne rompent jamais par ressentiment avec ceux qui
vivent dans le désordre. Ils espèrent toujours les en retirer par
leur exemple, leur patience, leurs conseils, favorisés de la
grâce. Comme ils sont convaincus de la vérité de leurs propres
DEUXIEME PARTIE. — DES DEVOIRS. 207
sentiments, et pénétrés de la douceur des vrais biens dont ils
jouissent déjà par une espèce d'avant-goût , ils ne pensent qu'à
faire voir aux autres ce qu'ils. voient eux-mêmes : ils voudraient
bien leur donner du goût pour la source féconde de tous les
plaisirs. L'horreur qu'ils ont du vice les anime, et les fait par-»
1er un langage qui désole ceux qui se trouvent heureux, lors-
qu'ils suivent le mouvement agréable de leurs passions. Tout
cela fait qu'un débauché, et par débauché j'entends tous ceux
qui ne regardent point l'Ordre immuable comme leur loi ou la
règle inviolable de leur conduite, ceux qui trouvent que la Rai-
son est un joug insupportable : tout cela fait, dis-je, qu'un dé-
bauché regarde ordinairement les gens réglés comme des per-
sécuteurs, qu'il évite leur conversation avec une espèce d'hor-
reur, et qu'il ne veut point former avec eux une espèce de so-
ciété, persuadé qu'il est intérieurement qu'ils ne quitteront pas
les biens solides pour entrer dans ses desseins et courir avec
lui après des fantômes qui se dissipent dans le moment qu'on
les embrasse.
XII. Mais ces sortes de gens ne manquent pas de se plaindre
qu'on confond les lois de la religion avec celles de la nature :
que les devoirs ne sont bons à rien dans le monde, que ce sont
des eniêtés, et de fort malhonnêtes gens. Ils veulent qu'on
agisse avec eux en bon parent, en bon ami, en bon citoyen, et
non point en homme prévenu, disent-ils, de sentiments qu'ils
ne goûtent et n'approuvent pas. Mais c'est ce qui n'est pas pos-
sible. On ne peut agir que selon ses lumières. Celui qui voit
clair laissera-t-il tomber un aveugle dans un précipice sans
s'écrier et le retenir? Et cet aveugle aurait-il raison de se plain-
dre du service qu'on lui rend, en disant à son ami : Laissez-
moi faire, pensez-vous voir mieux que moi? Nous sommes tous
des aveugles : croyez-moi, vous êtes prévenu. N'ai-je pas plus
d'intérêt que vous à ma conservation? Suivez-moi plutôt en
aveugle, de compagnie : je sens bien que je suis dans le plus
beau chemin du monde.
XIII. Si je rends service à mon ami selon ses désirs, je le
perds, et je me perds avec lui. Voilà le préjugé qui m'aveugle.
Peut-être a-t-il quelque raison de me plaindre. Mais il n'est
pas raisonnable, s'il s'imagine que je renonce à l'amitié, ou
s'il y renonce lui-même. Si cet ami n'était pas chrétien ni capa-
ble de le devenir, si la mort devait nous anéantir tous tant
que nous sommes, je pourrais peut-être lier avec lui une so-
208 TRAITE DE MORALE.
ciété telle qu'il souhaite, et avojr pour lui l'amitié qu'il a pour
moi. Je pourrais être bon parent, bon ami, bon citoyen, selon
l'idée qu'il a de ces qualités. Mais l'éternité change la face des
c s s, et c'est la dernière folie que de n'y avoir point d'égard.
XIV. Un chrétien, un prêtre, un gentilhomme, un ami, ne
sont point quatre personnes différentes. Lorsque le gentilhomme
sera en enter, o^ sera le prêtre et l'ami :' Os qualités étant in-
séparables dans une même personne, si le prêtre croit avoir
droit de faire le gentilhomme, il est évident qu'il se trompe; et
si je le conseille différemment selon ses diverses qualités, cer-
tainement je l'abuse. Quand des qualités sont inséparables,
c'esl la plus excellente qui doit tout régler : et quoiqu'on
puisse faire des abstractions lorsqu'il n'es! question que de
rais mneren l'air, il faut tout joindre ensemble quand on doit
agir.
XV. Soit donc qu'on fasse l'aumône aux pauvres, soit qu'on
visite les malades et les prisonniers, soit qu'on instruise les
ignorants, ou qu'on assiste ses amis de ses conseils, soit qu'on
toute autre action de charité ou de devoir; il faut tout
rapporter au salut du prochain, et penser sans cesse qu'on vit
avec >\c> chrétiens, et qu'ainsi on doit faire les actions qu'exige
de nous la société éternelle que nous avons tous en Jésus-
Chris!. Il faut assister les pécheurs, les hérétiques, les païens
mêmes, parce qu'ils peuvent entrer dans cette société bien-
heureuse ; et l'on doit beaucoup plus plaindre ceux qui en sont
exclus que ceux qui sont en servitude dans une terre étran-
On doit travailler avec plus d'ardeur à les y faire rentier,
qu'a conserver cette vie misérable : vie, dis-je, qu'on ne doit
beaucoup estimer, que parce que c'est un temps qui a rapport
ii l'éternité, et qui la peut mériter par la grâce que Jésus-
Christ souverain prêtre des vrais biens distribue aux hommes
pour les solliciter à entrer avec lui en communion d'une même
félicité.
XVI. À l'égard des devoirs de respect ou de soumission ex:é-
rieure et relative, comme ils sont dus à la puissance, il ne dé-
pend point de nous de les proportionner au mérite ' des per-
sonnes, ni de les régler selon nos lumières par rapport aux
besoins de la société éternelle que nous avons en Jésus-Christ.
Il faut suivre les coutumes et les lois de l'Etat, où Dieu nous a
I. Vir. Aux érites. (l
DEUXIÈME PARTIE. — DES DEVOIRS. 209
fait naître. C'est un devoir de justice, que de rendre le respect
et le tribut à ceux à qui Dieu a donné pouvoir sur nous. Qu'ils
soient ou ne soient pas gens de bien, ni même chrétiens :
qu'ils abusent ou n'abusent pas de nos contributions, cela
n'importe. La Raison en est que c'est Dieu qu'on honore dans
leur personne, parce que tout honneur est relatif, et ne doit
s'arrêter qu'à celui qui possède véritablement la puissance.
Ainsi, on commet une injustice contre son prince, lorsqu'on
refuse de lui rendre les respects qui lui sont dus, et c'est une
désobéissance formelle au Roi des Rois, que de refuser de se
soumettre et de donner des marques sensibles de la soumission
à ceux qu'il a établis pour tenir sa place dans le monde. Les
premiers chrétiens ont rendu aux empereurs romains, qui
môme persécutaient cruellement Jésus-Christ dans ses membres,
tout le respect, toute la soumission, tout l'honneur relatif qui
était dû à leur puissance participée : sachant bien que l'honneur
n'est proprement dû qu'à Dieu, et ne se rapporte qu'à lui selon
ces paroles de saint Paul : Régi sœculonim immortali et invisi-
bili, Soli Deo honor et gloria i ; sachant bien que les devoirs de
respect ne doivent point se proportionnera l'utilité de l'Eglise,
ou plutôt qu'ils s'y doivent rapporter, puisque c'est là le grand
ou plutôt l'unique dessein de Dieu, mais que cela ne se fait ja-
mais mieux, que lorsque les chrétiens les rendent avec toute
l'exactitude possible, parce qu'en effet c'est là le moyen que
les souverains, toujours jaloux de leur gloire et de leur auto-
rité, favorisent les chrétiens plutôt que les autres société-; de
leur empire. Mais il faut expliquer plus au long nos devoirs
par rapport aux différentes conditions de la société que nous
formons avec les hommes.
1. I Tim. i. (Note marginale de M.
12,
CHAPITRE NEUVIÈME.
Des devoirs dus aux souverains. Deux puissances souveraines. Leur
différence. Droits naturels de ces deux puissances. Droits de con-
cession. De l'obéissance des sujets.
I. Tous les devoirs qu'on doit rendre aux puissances parti-
cipées se réduisent en général aux. devoirs de respect et aux
devoirs d'obéissance. Les devoirs de respect dépendent des lois
et des coutumes observées dans l'Etat: ils consistent en cer-
taines marques sensibles et extérieures de la soumission que
l'esprit rend à Dieu en la personne des supérieurs. Ces devoirs
sont différents* selon les circonstances des lieux et des temps.
Quelquefois on se prosterne devant le souverain : quelquefois
on se met un genou en terre ou tout à fait à genoux : souvent
on ne fait que se baisser profondément, et demeurer décou-
vert; et quelquefois même on demeure couvert en sa présence,
sans perdre le respect qui lui est dû. Ce ne sont là que des
cérémonies arbitraires et qui sont réglées par l'usage.
II. Mais ce qui est essentiel à la morale, c'est que l'esprit
lui-même doit être dans le respect en la présence du prince,
image de la puissance véritable : et cela à proportion que le
prince exerce actuellement l'autorité 1 qu'il a reçue, ou qu'il se
revêt, pour ainsi dire, de la puissance et de la majesté de Dieu.
Car on doit plus de respect au Roi séant en son lit de justice,
qu'à lui-même dans mille autres circonstances: à l'évêque fai-
sant les fonctions épiscopales, qu'en toute autre rencontre.
1. Qu'il est. suivant le langage du droit contemporain, << dans l'exercice de ses
fonctions. »
DEUXIÈME PARTIE. — DES DEVOIRS. 21 1
Aussi se trouve-t-on nalurellement porté à mesurer le respect
dû à la grandeur et à la puissance, à proportion qu'elle se fait
sentir. Certainement lorsqu'on est en la présence du Tout-
Puissant, il faut que l'esprit se prosterne. Or quoiqu'on soit
toujours devant Dieu, on se met en sa présence d'une manière
particulière, lorsqu'on aborde son supérieur qui en est l'image.
11 ne suffit donc pas de prendre au dehors un air respectueux
et craintif. Mais il faut encore que l'esprit s'humilie, et respecte
la grandeur et la puissance de Dieu dans la majesté du prince.
III. Comme il n'en coûte guère de rendre aux Puissances les
devoirs de respect, et que même le cerveau est construit de ma-
nière que l'imagination s'abat volontiers à l'éclat qui les en-
vironne, il n'est pas fort nécessaire que j'en parle davantage.
Mais comme l'obéissance exacte à leurs ordres est un sacrifice
continuel, bien plus difficile à faire que celui d'égorger des vic-
times, l'amour-propre en est un ennemi irréconciliable. Peu de
gens s'acquittent chrétiennement de ce devoir, ou dans l'attente
que celui ! qu'on honore en la personne du Prince soit leur
unique récompense. Presque tous se dispensent autant qu'ils
peuvent, de rendre une obéissance qui les incommode; et
quelques-uns obéissent mal à propos à des commandements in-
justes, pour ne pas connaître exactement l'ordre de leurs de-
voirs. Car, comme les Puissances différentes 2 ont des droits
séparés, leurs différents intérêts se mêlent de manière qu'il y a
beaucoup de difficulté à reconnaître à qui il faut obéir; et dans
ces rencontres chacun suit son humeur ou son utilité particu-
lière, faute des principes qui règlent leurs actions. Je vais tâ-
cher d'en expliquer quelques-uns qui pourront donnerquelque
ouverture à l'esprit, pour reconnaître plus distinctement ces
devoirs.
IV. Il n'y a dans le monde que deux Souveraines Puissances,
la Civile et l'Ecclésiastique : le Prince dans les états Monar-
chiques 3, et l'Evêque : le Prince image de Dieu tout-puissant,
et son Ministre sur la terre, l'Evêque image de Jésus-Christ,
et son Vicaire dans l'Eglise. Le Prince ne tient que de Dieu
1. Dieu.
2. Var. Opposées. (1684.)
3. Dans les États non monarchiques, les représentants de la puissance civile va-
rient, selon lefe constitutions et les usages. Il est clair que Malebranche ne songe
pas à les exclure, et que l'exemple qu'il tire du « Prince ». n'est pas. comme on
dit, limitatif.
212 TRAITE DE MORALE.
seul ', non plus que l'Evoque, son autorité sur lès autres
hommes; et l'un »it l'autre n'en doivent user que comme Dieu
même, par rapport à l'Ordre immuable, la Raison universelle,
la loi inviolable de toutes les intelligences, et de Dieu môme. Le
Prince néanmoins a une puissance plus absolue que l'Evêque.
Il a l'autorité de faire des lois, et il n'y est point soumis 2. Il
peut agir avec empire, sans rendre raison de sa conduite à
personne : parc<> qu'il semble qu'il ait plus do rapport à Dieu,
comme puissance, que comme liaison : à Dieu revêtu de gloire
et de majesté, qu'à un Dieu fait homme et semblable à nous :
a Jésur -Christ dans sa gloire, qu'à Jésus-Christ humilié sur la
terre et revêtu de notre bassesse et de nos infirmités. Mais
l'Evêque a plus de rapport a Dieu, comme S mme Rai-
son incarnée et revêtue de nos faiblesses, qu'à Dieu comme
puissance absolue et indépendante: à Jésus-Christ sur la terre,
conversant Familièrement avec les hommes, qu'à Jésus-Christ
glorieai et établi Souverain Seigneur de toutes les nations du
monde. Vous savez s dît Jésus-Christ à ses Apôtres que les li>>is
de In terre agissent >>i maîtres, et que les grands traitent les
autres avec em\ ire %. Qu'ilrien soit pas de même parmivous. !.•■
Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais /«<?//■ rendre
service et répandri son sang pour le salut <i>s hommes. Ce n'est
1. Malebranche entend par là: 1° qu'il no la tient pas de l'autorité ecclésiastique,
du Pape; 2° qu'il ne la tienl pas mm pins du peuple qu'il gouverne. Huant à la
distinction de la nécessité absolue d'une puissance publique ci 'If la délégation de
tants, sou* certaines formes el conditio
terminées, Malebranche ne - l'avoir faite.
2. Il est inutile de relever ces théories, communes à Malebranche, à Bossuet, à
presque tous les écrivains du XVII* siècle.
:;. Math. x.\. 2:>. (Note marginale de M.
i. Ce lu gag guère à une approbation. Mais toute cette apologie
de la puissance absolue des princes n'est pas sans u.ne nuance de dédain. Ils sont
moins éclairés que -. et pourtant leur pouvoir esl plus étendu, voilà ce
que Malebranche semble dire. Et il faut observer qn\ ., fait, les théologiens du
xvii' siècle, à commencer par l'auteur du Trahi' de la nature et de la grâce, dis-
cutaient beaucoup plus avec L'autorité ecclésiastique qu'avec l'autorité civile. C'est
que pour eux la première est tenue d'avoir toujours raison, tandis qu'on n'en sau-
rait tant demander à la seconde. On abandonne donc à celle-ci le soin des intérêts
matériels, choses de « conjecture », « d'expérience », et ne valant jcuère la peine
qu'on résiste. A ce prix on a ou on espère avoir la paix, le seul des biens tempo-
rels qui ail quelque chose de la Valeur des spirituels. « Le plus grand des maux,
dit Pascal, est les guerres civiles. Le mal à craindre d'un sot. qui succède par droit
de naissance, n'est ni si grand, ni si -ûr. » «Pensées, art. v, 3. édition Havet.) —
Voyez plus haut ire partie, ch. it, par. 13. Voyez dans les Pensées de Pascal, ar-
ticle vi, fin du para^r. 7 et la note de M. Havet.
DEUXIEME PARTIE.- DES DEVOIRS. 213
pas encore un coup que les Souverains nient droit d'user sans
raison de leur autorité. Dieu même n'a pas ce droit misérable :
il est essentiellement juste, et la Raison universelle est sa loi
inviolable. Mais l'abus de l'autorité ecclésiastique est plus cri-
minel devant Dieu, que celui de l'autorité royale : non seule-
ment parce qu'il y a une différence infinie entre les biens spi-
rituels et les temporels, mais encore parce que la puissance
ecclésiastique, qui agit avec hauteur, dément le caractère
qu'elle porte de Jésus-Christ, toujours Raison, et Raison humi-
liée, et proportionnée à la capacité des hommes pour leur ins-
truction et pour leur salut,
V. La fin de l'établisssement de ces deux puissances est fort
différente. La puissance civile est pour conserver les sociétés
civiles. La puissance ecclésiastique est pour établir et conser-
ver la société céleste, qui se commence sur la ierre et qui ne
finira jamais. Le devoir du Prince regarde la paix de l'Etat, la
félicité des peuples 1 : celui de l'Evèque, la paix de l'Eglise de
Jésus-Christ. Le Prince doit conserver et augmenter les biens
nécessaires à la vie temporelle. L'Evoque doit par sa prédica-
tion et par ses exemples, éclairer les peuples, et comme Mi-
nistre de Jésus-Christ répandre par les Sacrements la grâce in-
térieure dans les membres de l'Eglise, et communiquer ainsi la
vie de l'esprit à ceux qui sont soumis à sa conduite. En un mot
la puissance du Prince est pour le temporel de ses sujets : celle
de l'Evèque pour le spirituel de ses enfants.
VI. Cela supposé pour le premier principe, il faut recevoir
pour le second, que comme Dieu est le maître absolu de toutes
choses, ses ordres donnent droit à tous les moyens nécessaires
et raisonnables de les exécuter. Un valet qui reçoit ordre de
son maître de porter promptement à son ami quelques nou-
velles de conséquence, n'a pas droit, pour exécuter cet ordre,
de prendre le cheval de son voisin, parce que son maître lui-
môme n'a pas ce droit. Mais comme Dieu est le Seigneur absolu
de toutes choses, lorsqu'il dit à saint Pierre : Pasee ores me as,
ou qu'il ordonne au Roi de conserver ses sujets en paix, il
donne (autant que l'Ordre le permet, car l'Ordre est une loi
inviolable - ;) il donne dis-je à ces deux puissances souveraines
un droit absolu sur toutes les choses qui sont nécessaires pour
i. Var. Le devoir du Prince ne regarde que la paix de l'Etat. (1684.
%. Cette parenthèse n'étail pas dans l'édition 'le 1684
214 TRAITE DE MORALE.
l'exécution de ses volontés. Ainsi les droits naturels essentiels et
primitifs de la souveraineté temporelle sont, autant que l'ordre
le permet, tous les moyens nécessaires à la conservation de
l'État : et les droits naturels de la puissance ecclésiastique sont
tous les movens nécessaires 1 à l'édifice de l'Eglise de Jésus-
Christ.
VII. Mais comme l'Eglise et l'Etat sont composés des marnes
personnes, qui sont en même temps Chrétiens et citoyens, en-
fants de l'Eglise et sujets du Prince, il n'est pas possible que
ces deux puissances, qui se doivent mutuellement respecter, et
qui doivent être absolues et indépendantes dans l'exécution do
leur charge, exercent leur juridiction et exécutent l'ordre de
leur maître commun, si elles ne sont parfaitement d'nccord, et
si même dan? certaines circonstances elles ne codent mutuelle-
ment l'une à l'autre quelque chose de leurs droits. C'est pour
cela que le Prince par concession de l'Église a droit à la nomi-
nation de plusieurs bénéfices, et que l'Église par concession
du Prince possède maintenant des biens temporels *. Ces sortes
de droits ne sont point naturels, parce que ce ne sont point des
suites nécessaires ou naturelles de l'Ordre que ces diverses puis-
sances ont reçu de Dieu. Ce sont des droits de concession qui
dépendent d'un accord mutuel, dont la (inné doit être que celle
que Dieu a eue dans l'établissement de ces deux puissances.
VIII. Comme l'Eglise de Jésus-Christ, le Temple éternel, est
le grand, ou plutôt l'unique dessein de Dieu, puisque les so-
ciétés et les royaumes de ce monde périront, dès que l'ouvrage
de celui qui seul est immuable dans ses desseins, sera achevé,
il est visible que l'Etat se rapporte et doit servir à l'Église,
plutôt que l'Église à la gloire et même à la conservation de
l'État : et qu'un des principaux devoirs d'un Prince chrétien,
c'est de fournir à Jésus-Christ les matériaux propres à être
sanctifiés par sa grâce, sous la conduite de l'Évèque, et à for-
mer l'édifice spirituel de l'Église 5. C'est principalement pour
1. Var. Tous les moyens légitimes qui sont nécessaires. (1684.)
2. Les théologiens, en reconnaissant que l'Église ne peut posséder de biens tem-
porels que par concession de la souveraineté temporelle, ajoutent que cette con-
- n n'est pas « une aumône qui n'oblige à rien, mais un salaire: >' non pas un
bienfait pur et gratuit, mais • une solde, un honoraire payé à titre de justice »
pour services ayant été ou devant être rendus à la société chrétienne.
3. Malebr-anche. comme ses contemporains, se place ici à ce double point de vue :
1° Que le Prince a sur ses sujets toute autorité: 2° qu'il est chrétien, et obligé de
tout faire «Mon son pouvoir or ce pouvoir est posé, sans discussion, comme ah-
DEUXIEME PARTIE. -DES DEVOIRS. lio
cela que le Prince doit conserver l'État en paix, ordonner qu'on
apprenne à ses sujets des sciences solides qui perfectionnent
l'esprit et règlent le cœur, et faire observer rigoureusement les
lois qui punissent les crimes et les injustices. Car un peuple
bien instruit et soumis à des 'lois raisonnables, est plus propre
à recevoir utilement l'inlluence de la grâce, qu'un peuple
brutal, vicieux et ignorant. C'est pour cela qu'il doit faire ser-
vir son autorité à l'observation des ordonnances des conciles,
et retenir les peuples dans l'obéissance qu'ils doivent à leur
mère l'Église de Jésus-Christ. Car enfin l'Église et l'État ont
ensemble une si étroite union, que celui qui trouble l'État
trouble l'Église composée des mêmes membres, et que celui qui
fait schisme dans l'Église est véritablement un perturbateur
du repos public *.
IX. Mais qu'un Prince ait ou n'ait point ce grand dessein de
se faire une gloire immortelle en travaillant pour l'éternité, en
travaillant à la construction d'un ouvrnge qui seul subsistera
éternellement, ce n'est pas aux particuliers à critiquer sa con-
duite. Et pourvu qu'il n'exige rien qu'en conséquence des
droits naturels, que lui donne la commission qu'il a de la part
de Dieu, on lui doit l'obéissance en toutes choses, quelque di-
gnité même qu'on ait dans l'Église.
X. Ce n'est point à moi à tirer, des principes certains que je
viens d'exposer, les conséquences dans lesquelles consistent en
particulier les devoirs de ceux qui ont droit de commander; et
il y a même en cela plus de difticulté qu'on ne pourrait croire.
Il faut avoir égard à bien des circonstances particulières, qui
changent ou déterminent ces devoirs. C'est aux souverains à
examiner leurs obligations devant Dieu à la lumière de l'Ordre
immuable et de la loi divine, plutôt que de s'en rapporter au
conseil des hommes, qui les flattent presque toujours 2. Ils
doivent aussi consulter les lois fondamentales de l'Etat 3, et les
soin) pour faire prospérer parmi ses sujets, comme le père dans sa famille, comme
le chef parmi ses membres, la religion qu'il croit la meilleure et qu'il professe. Ma-
lebranche ne parait pas même concevoir une situation où la souveraineté appar-
tiendrait à un peuple tout entier et à un peuple divisé dans ses croyances.
1. Et c'est à ce titre, pense Malebranche | comme beaucoup de théologiens;, que
le pouvoir séculier le frappe juste uent. C'est une su te du point de vue que nous
indiquions dans la note précédente.
2. On s'étonne que de tels esprits ne croient pouvoir rien trouver ni devoir rien
placer entre la conscience du souverain et les flatteurs.
3. Qui les établit? Qui a le droit de les modifier? Autant de questions que le
xvne siècle ne se pose pas.
2itJ TRAITE DE MORALE.
considérer comme les règles ordinaires de leur conduite. Les
Évoques de même sont obligés de suivre les règles de l'Église,
qu'ils ont promis d'observer dans leur consécration, s'ils ne
veulent abuser de leur autorité et de la puissance de Jésus-
Christ.
XI. Mais pour les sujets, il me paraît certain qu'ils doivent
obéir aveuglément, lorsqu'il n'y va que de leur propre intérêt ;
car, pourvu qu'en obéissant à une des deux puissances, on ne
manque point à ce qu'on doit à Dieu ou à la puissance opposée,
sans doute il faut obéir. C'est s'établir juge de son Souverain,
que de critiquer sa conduite. C'est s'attribuer une espèce d'in-
dépendance que de ne vouloir se rendre qu'à sa propre lu-
mière l. C'est mépriser la puissance et su révolter, que de pré-
tendre qu'elle doive rendre raison de ses actions à d'autres qu'à
celui qui l'a établie 2. Mais encore un coup, c'est lorsqu'on ne
nous commande rien contre Dieu même ou contre la puissance
qui le représente. Car comme l'obéissance qu'on rend au Sou-
verain n'est duc et ne se rapporte qu'à Dieu seul, il est clair
qu'on peut et qu'on doit lui désobéir, lorsqu'il commande ce
que Dieu défend, ou par lui-même, par la loi divine et im-
muable, ou par quelqu'une des puissances qu'il a établies.
XII. Mais lorsque la loi éternelle ne répond point par son
évidence a notre attention, ou que les lois écrites sont obscures,
et que les deux souveraines puissances nous donnent des ordres
opposés, c'est un-' nécessité de s!instruire de leurs droits .na-
turels, et d'eu tirer lt-s conséquences qui doivent régler notre
conduite. Il faut avoir recours aux personnes éclairées, et sur-
tout examiner avec soin les circonstances et les suites du com-
mandement qui nous est fait. Et enfin, lorsqu'on se voit obligé,
par l'obéissance qu'on doit à Dieu, de désobéir à quelqu'une
des puissances qui le représentent, il faut le faire généreuse-
ment et sans crainte, mais avec tout le respect qu'on doit rendre
1. Des principes établis plus haut (Voyez particulièrement lre partie, ch. il, pa-
. . il suit que notre propre lumière doit s'effacer devant la lumière supérieure
liaison universelle, mais devant celle-là seule. 11 semble qu'ici Malebranche
joue quelque peu sur les mots.
'2. Ces maximes, dans le sens où Malebranche les entend, nous paraissent au-
jourd'hui bien étonnantes. Elles n'uni cependant pas perdu toute vérité, li
vrai que ceux qui gouvernent doivent compte de leurs actes à Dieu, sans aucun
cloute, mais aussi à l'ensemble ou à la majorité du pays, en un mot à ceux « qui
les ont établis. » et qu'il ne dépend pas d'une fraction isolée de la nation de se
constituer souverainement juge du gouvernement voulu par tous.
DEUXIÈME PARTIE.— DES DEVOIRS. '217
aux personnes constituées en dignité. Car, quoiqu'il ne soit
pas toujours permis d'obéir aux puissances établies de Dieu,
qui ne sont nullement infaillibles, il n'arrive presque jamais
qu'il soit permis de leur perdre le respect, quelque abus qu'ils
fassent de leur autorité. Comme ils ne perdent point leur di-
gnité et leur caractère par des commandements injustes, il faut
toujours honorer Dieu en leur personne. Et les supérieurs de
leur côté doivent se souvenir qu'ils ont un maître qui les trai-
tera comme ils auront fait leurs sujets ; et qu'ils doivent aussi
bien qu'eux se soumettre à la loi divine, à laquelle pour ainsi
dire, Dieu même se soumet. Et quoiqu'ils soient peut-être per-
suadés du droit qu'ils ont de se faire obéir dans certaines cir-
constances difficiles et embarrassées, ils ne doivent point trou-
ver mauvais qu'on hésite, ou qu'on n'obéisse pas promptement.
Car il ne faut pas forcer les hommes à agir contre leur con-
science : ils ne peuvent pas avoir tous un même sentiment,
lorsqu'il y a de grandes difficultés à surmonter pour s'éclair-
cir de l'Ordre de leurs devoirs. Il faut les conduire par raison »,
et lorsqu'ils ne sont point assez éclairés pour le reconnaître, et
que d'ailleurs ils ne manquent pas aux devoirs qui leur sont
connus, certainement ils méritent qu'on ait pour eux de la
compassion et de la condescendance.
XIII. Ce que je viens de dire des puissances souveraines se
doit appliquer aux puissances subalternes. On doit à un Ma-
gistrat, à un Gouverneur, à quiconque exécute les ordres du
Prince, l'obéissance aussi bien qu'au Prince : de même qu'on
doit au Prince l'obéissance qu'on doit à Dieu, principe de
toute-puissance. On ne leur doit pas rendre un respect aussi
profond, ni une obéissance aussi générale et aussi aveugle
qu'au Souverain, de même qu'on ne doit pas obéir au Souve-
rain comme à la loi et à la puissance divine ; parce qu'ils ne
sont pas revêtus de toute la puissance du Prince, non plus que
le Prince de toute la puissance et de l'infaillibilité de Dieu.
Mais on leur doit l'obéissance à proportion de leurs pouvoirs et
de la connaissance qu'on a qu'ils exécutent les volontés de
leur maître et du nôtre. Si on est persuadé qu'ils fassent sur
nous des exactions ou nous obligent à des devoirs que le
Prince n'entend ou n'approuve pas, on peut s'en exempter par
1. Cela est très bien, mais peut-on conduire les hommes par raison sans raison-
ner avec eux et par conséquent sans admettre la liberté de la discussion?
13
218 TRAITE DE MORALE.
l'adresse l, ou par des voies qui ne blessent point le respect
qui leur est dû, à cause de la personne qu'ils représentent. On
doit séclaircir du Prince même de ses volontés; et s'il est inac-
cessible, on doit présumer qu'il s'en rapporte à ses Ministres;
et alors il faut humblement et sans murmure, faire à Dieu le
sacrifice des biens qui lui appartiennent et qu'il nous a donnés
pour les lui offrir, et parla en mériter de plus solides et que
nulle puissance ne pourra nous ravir. Il faut avec une géné-
rosité vraiment chrétienne marquer par une prompte obéissance
le mépris qu'on fait des biens qui passent, et regarder la Croix
de Jésus-Christ, non comme l'instrument de notre supplice,
mais comme le char de notre triomphe et de notre gloire. C'est
elle qui nous doit conduire, comme notre précurseur et notre
modèle, jusque sur les Trônes éternels, d'où nous jugerons
avec lui les grands de la terre, au jour qui les privera de leur
puissance, lorsque le feu dévorera leurs richesses et fera dis-
paraître toute leur grandeur 2.
1. La protestation pacifique, par voies Légales, comme aujourd'hui le pétitionne*
ment, -vaut certainement miens que cette « adresse », parente de la fraude
l. Ainsi, avec Malebranche, le chrétien se lave les mains de tuut ce qui louche
aux intérêts temporels de sa patrie : il n'a sur eux au. -un pouvoir, il n'en a don'-.
à aucun degré la responsabilité as, nous, que la Morale sociale nous
fait tous participer à la souveraineté : mais en même temps que notre pouvoir
s et nos Maleliranche
dirait-il aujourd'hui qu*au dernier jour chacun de nous «jugera non pas seulement
- _ nid? de la terre, mais soi-même, et devra un compte rigoureux de la ma-
nière dont il aura usé de sa lil«- droits dans l'intérêt de la jusl
pour le bien de ses concitoyens.
CHAPITRE DIXIEME.
Des devoirs domestiques du mari et de la femme. Principe de ces
devoirs. De ceux des pères à l'égard de leurs eûfants, par rapport
à la société éternelle, et à la société civile. De leur instruction
daûs les sciences et dans les mœurs. Les pères leur doivent l'exem-
ple, et les conduire par Raison. Ils n'ont point de droit de les
outrager. Les enfants leur doivent l'obéissance en toutes choses.
I. Comme ceux qui gouvernent l'Etat n'ont point un rapport
continuel à tous les particuliers qui le composent, et qu'il se
trouve bien des gens qui dans toute leur vie ne reçoivent au-
cun ordre de leur souverain ni de ses ministres, ce que je viens
de dire dans le chapitre précédent, n'est pas d'un si grand
usage que l'explication des devoirs mutuels d'une femme et
d'un mari, des enfants et des parents, des maîtres et des valets,
d'un juge et de ceux de son ressort, de la société des personnes
qui se voient à tous moments, et qui ont entre eux mille diffé-
rents rapports. Ainsi il faut s'instruire plus particulièrement
de ces devoirs domestiques. Je vais tâcher d'en établir les prin-
cipes, afin que chacun en puisse tirer facilement les consé-
quences.
II. L'union la plus étroite que les personnes puissent avoir
ensemble, c'est celle de l'homme et de la femme : parce que
cette union est figure expresse de l'union de Jésus-Christ avec
son Eglise. Cette union est indissoluble , parce que Dieu étant
immuable dans ses desseins, le mariage de Jésus-Christ et de
son Eglise subsistera éternellement l. Cette union est naturelle,
J. 11 ne faudrait pas croire qu'il n'y ait pas de raisons naturelles à alléguer en
faveur de l'indissolubilité de ce contrat, si éloigné de ressembler à tous les autres.
220 TRAITE DE MORALE.
el les deux sexes par leur construction particulière, et en con-
séquence des lois admirables de l'union de l'âme du corps, ont
Tan pour l'autre la plus violente des passions : parce que l'a-
mour de Jésus-Christ pour son Eglise, et celui de l'Eglise pour
son Seigneur, son Sauveur et son Époux, est le plus grand
amour qui se puisse imaginer. Cela esl clair par le cantique des
(•antiques. Car entin l'homme et la femme sont réciproquement
faits l'un pour l'autre *. Et si on peut concevoir que Dieu en
les formant n'ait pas eu dessein de les unir ensemble, on com-
prendra aussi que l'incarnation du Verbe n'est pas nécessaire.
On comprendra que le principal ou l'unique dessein de Dion,
qui est plus particulièrement ligure par le mariage de l'homme
et de la femme que par toute autre chose, n'est pas rétablisse-
ment de son Eglise en Jésus-Christ qui en est la base et le fon-
dement, en qui même l'univers subsiste, parce qu'il n'y a que
lui qui tire tout l'ouvrage de Dieu de son état profane, et qui
le rende par sa qualité de Fils, digne de la majesté du Père -'.
III. Ce principe fait assez comprendre que les devoirs mu-
tuels de Jésus-Christ et de l'Eglise sont le modèle de ceux des
femmes et des maris ; et que le mariage des chrétiens, à l'imi-
tation de celui des premiers nom mes} étant la ligure de celui
de Jésus-Christ et de l'Eglise, il ne doit point démentir par ses
suites et ses circonstances la réalité qu'il représente. C'est pour
cela que saint Paul tire de ce même principe les devoirs que
les femmes et les maris doivent mutuellement se rendre. Voici
ses paroh- :
IV. Que les femmes soient soumises " leurs maris comme au
Seigneur : parce que le mari est le chef de la femme, comme Jésus-
Christ est le chef de l'Eglise qui est sou corps, de laquelle il est
aussi le sauveur. Comme donc V Eglise est soumise à Jésus-Christ,
les femmes aussi doivent être soumises à leurs maris en toutes cho-
ses : Et cous maris, aimez vos femmes comme Jésus-Christ a aime
1. Indépendamment de toute figure et de tout symbolisme Idéologique, Male-
branche croit aux causes finales et affirme (contrairement à ])• ridence
de certaines causes finales dans la structure du corps humain. (Voyez la lie des
AI édita tiens ch rét iennes.)
. -ait à laquelle de ses grandes théories Malebranclie fait ici allusion; Ma-
lebranche professe que. sans l'Incarnation, le monde n'eût pas été digne de Dieu el
n'eût pas mérité do subsister. Les théologiens n'ont pas été plus satisfaits que les
philosophes, de cette conception qui rend le péché d'Adam nécessaire et enlève à
la pure nature toute dignité comme tout mérite. (Voyez le Traité de la nature et
de la grâce.)
o. Ephes. v. 22. 'A'ote marginale de M.)
DEUXIÈME PARTIE.— DES DEVOIRS. 221
l'Eglise, et s'est livre lui-même à la mort pour elle, afin de la
sanctifier après l'avoir purifiée dans le baptême de Veau par la
parole de vie; afin de la faire paraître devant lui dans la gloire,
n'ayant ni tache ni ride, ni d'autres semblables défauts, mais
toute sainte et toute pure. Ainsi les maris doivent aimer leurs
femmes comme leur propre corps. Celui qui aime sa femme, s'aime
soi-même. Or jamais personnen'eut de haine de sa propre chair;
au contraire on la nourrit et on la conserve avec soin comme Jésus-
Christ nourrit et conserve son Eglise, parce que nous sommes
les membres de son corps : nous faisons partie de sa chair et de
ses os. C'est pourquoi l homme laissera son père et sa nuire pour
s'attacher à sa femme : et ils ne seront tous deux qu'une même
chair. Ce sacrement est grand : et pour moi, je dis que c'est en
Jésus-Christ et en l'Eglise. Que chacun de vous aime donc sa femme
comme lui-même ; et que la femme craigne et respecte son mari.
V. De ces paroles admirables de saint Paul, on voit bien qu'un
mari doit nourrir sa femme et lui donner abondamment toutes
les choses nécessaires à sa conservation, qu'il doit l'ass-ster et
la conduire par ses sages conseils et la consoler dans ses pei-
nes et dans ses faiblesses; qu'il doit en un mot l'aimer comme
lui-même et, à l'exemple de Jésus-Christ, exposer sa vie pour
la défendre. Et que la femme de son côté doit obéir à son mari
comme à son Seigneur, le craindre et le respecter, ne penser à
plaire qu'à lui, et ne conduire sa famille que par dépendance
de son autorité et de ses desseins, pourvu que ses desseins se
rapportent, ou du moins ne soient point contraires à ceux de
Dieu.
VI. Or le dessein de Dieu dans l'établissement du mariage
n'est pas seulement de fournir à l'Etat des membres qui le com-
posent, qui le défendent, qui en soutiennent la gloire et la
grandeur; mais principalement de fournir à Jésus-Christ des
matériaux du Temple éternel, des membres de l'Eglise, des
adorateurs perpétuels de la Majesté Divine. Car les personnes
mariées ne sont pas seulement, les figures, mais encore les mi-
nistres naturels de Jésus-Christ et de l'Eglise. Dieu ne les a pas
conjoints seulement pour figurer son grand dessein, mais en-
core pour y servir. Il est vrai que depuis le pêche, ils n'engen-
drent que pour le démon, et par une action toute brutale; et
que sans Jésus-Christ notre médiateur, ce serait même un crime
épouvantable que de communiquer à une femme cette miséra-
ble fécondité, d'engendrer un ennemi de Dieu, do damner une
222 TRAITE DE MORALE.
âme pour jamais, de travailler à la gloire de Satan, et à l'éta-
blissement de la Babylone infernale *. Mais Jésus-Chris' est
venu remédier aux désordres du péché; et il est permis par le
sacrement, figure de son alliance éternelle, de donner, pour
ainsi dire, des enfants au démon, afin que Jésus-Christ ait la
gloire de les lui ravir, et de les faire entrer dans son édifice,
après les avoir lavés dans son sang.
VII. Or le principal devoir des parents, c'est d'élever leurs
enfants de manière qu'ils ne perdent point l'innocence et la
sainteté de leur baptême. Les personnes mariées peuvent vivre
en continence, comme Adam et Eve avant leur péché : Jésus-
Christ ne manqué point de matériaux pour construire son Tem-
ple. Combien encore de nations dans l'ignorance du mystère
de notre réconciliation 2! Mais que par leur ambition, leur ava-
rice, leurs désordres, leur mauvais exemple, et même seule-
ment par leur négligence à instruire leurs enfants, ils les pri-
vent de la possession des vrais biens, et les fassent retomber
dans la servitude dn démon, dans laquelle ils sont nés et dont
ils avaient été affranchis, c'est un des plus grands crimes :; que
les hommes soient capables de commettre.
VIII. Qu'un père fasse de ses enfants L'honneur de la famille,
le- délices de la ville, le soutien de l'Etat : qu'il leur laisse en
paix de grands biens et tout le lustre possible "! C'est un cruel,
et d'autant plus cruel, qu'il charme leurs maux, de manière
qu'ils ne les sentiront que lorsqu'il n'y aura plus de remède.
C'est un impie, et d'autant plus impie, que de ce qu'il détruit
du temple sacré duDieu vivant, il en bâtit la profane Babylone;
c'est un insensé, et d'autant plus, qu'il n'y eut jamais de plus
insigne folie, de stupidité plus grossière, de désespoir plus bru-
tal et plus enragé, que celui d'un père insensible à l'alterna-
tive' inévitable de deux éternités bien différentes qui succéde-
ront aux derniers moments, d'un père qui ne bâtit pour lui et
pour sa famille que sur le penchant d'un précipice, sujet aux
orages et aux tempêtes, et tout prêt à ensevelir pour toujours
le triste sujet de sa gloire et de ses plaisirs.
ns le rachat de l'humanité par Ji'sus-Christ, Malebranchejugerail te monde
et la vie comme le jugeront plu* tard les p< nières paroles font
penser à celles de Schopenhauer [mutatis mutandis .
t. El qui n'ont point de motifs, par conséquent, d'espérer pour les enfants qu'ils
mettent au monde la béatitude éternelle qne cette réconciliation peut seule donner.
3. Var. C'est le plus grand crime. 1684 el 1697.)
-'). Et qu'il - ist évidemment ce que sous-enlend Malebranche
DEUXIÈME PARTIE.— DES DEVOIRS. 223
IX. Afin qu'un père ou une mère conserve dans ses enfants
le droit inestimable qu'ils ont acquis parle baptême à l'héritage
de Jésus-Christ, il faut qu'il veille sans cesse à ôter de devant
leurs yeux les objets capables de les tenter. C'est^leur ange tu-
télaire, il doit lever de terre toutes les pierres qui peuvent les
faire tomber. C'est à lui à les instruire des mystères que la foi
nous enseigne, et par elle les conduire peu à peu jusqu'à l'in-
telligence des vérités fondamentales de la religion, pour les af-
fermir dans l'espérance des vrais biens et dans un généreux
mépris des grandeurs humaines. 11 doit aussi perfectionner leur
esprit, leur apprendre à en faire usage. C'est par la raison
qu'il doit les conduire, car il n'y a point de loi plus parfaite,
que celle que Dieu même suit inviolablement. Mais il faut com-
mencer par la Foi : parce que l'homme, et principalement les
jeunes gens, sont trop sensibles, trop charnels et trop répandus
au dehors, pour consulter la raison qui habite en eux. Il faut
qu'elle paraisse au dehors revêtue d'un corps qui frappe leurs
s<ms. Ils doivent se soumettre à une autorité visible, avant que
dp pouvoir contempler l'évidence des vérités intelligibles. Un
père ne doit aussi jamais rien accorder à ses enfants de ce qu'ils
désirent, mais toujours tout ce que la raison demande pour
eux : car la raison doit être la loi commune, la règle générale
de toutes nos volontés. Il faut accoutumer les enfants à la sui-
vre, aussi bien qu'à la consulter. Il faut qu'ils rendent raison
de leurs désirs bonne ou apparente; et on peut y condescendre,
quoique peu raisonnables, pourvu qu'on juge qu'ils aient des-
sein de suivre la raison. Il ne faut pas les chicaner, de peur
de les rebuter '. Mais c'est un précepte indispensable, on ne
doit agir que par raison. L'esprit ne doit jamais rien vouloir
par lui-même : car il n'est point à lui-même sa règle ou sa loi.
Il ne possède point la puissance : il n'est point indépendant. Il
ne doit vouloir que par dépendance de la loi immuable: parce
qu'il ne peut penser, agir, jouir du bien que par dépendance
de la puissance divine. C'est ce que les jeunes gens doivent sa-
voir : mais c'est peut-être ce que les vieillards ne savent pas :
c'est assurément ce que tous les hommes n'observent pas.
i. Ceci est très finement observé : dans leurs jeux, dans leurs démonstrations
d'amitié, d'ans leurs questions, dans leurs tentatives d'explication, les enfant* ont
un raisonnement, une logique à eux qu'il ne faut pas décourager; c'est la prépa-
ration, c'est l'ébauche d'une raison qu'ils ne peuvent pas encore entendre et qu'il
y aurait ou imprudence ou ridicule à vouloir- leur imposer prématurément.
224 TRAITÉ DE MORALE.
X. Il faut prendre garde à ne point charger la mémoire des
enfants de mille faits peu utiles, et qui ne sont propres qu'à
troubler et qu'à agiter un esprit qui n'a encore que très peu
de fermeté et d'étendue, et qui n'est déjà que trop troublé et
trop ému par l'action des objets sensibles. Mais il faut tâcher
de leur faire clairement comprendre les principes certains des
sciences solides : il faut les accoutumer à contempler les idées
claires: et surtout à distinguer l'âme du corps, et reconnaître
les propriétés et les modifications différentes de ces deux substan-
ces dont ils sont composés. Bien loin de confirmer leurs préjugés,
de prendre leurs sens pour juges de la vérité, de leur parler
des objets sensibles, comme de la véritable cause de leurs plai-
sirs et de leurs douleurs, il faut leur dire sans cesse que leurs
sens les séduisent, et s'en servir devant eux comme de faux
témoins qui se coupent, pour découvrir leurs illusions et leurs
tromperies.
XI. On meurt à dix ans, aussi bien qu'à cinquante ou à
soixante. Que deviendra donc à la mort un enfant dont le cœur
se trouvera déjà corrompu, tout plein de l'estime de sa qualité
et de l'amour des biens sensibles. A quoi lui servira dans l'au-
tre monde de savoir parfaitement la géographie de celui-ci, et
dans l'éternité les époques des temps? Toutes nos connaissances
périssent à la mort, et celles-ci ne conduisent à rien. Qu'il sache
décliner et conjuguer, qu'il entende parfaitement, si on le veut,
le grec et le latin : qu'il soit déjà, savant dans l'histoire et dans
les intérêts des princes : qu'il promette beaucoup pour le
monde, pour lequel il n'est pas fait. A quoi bon toutes ces va-
nités, dont on remplit son esprit et son cœur l? Y a-t-il dans le
ciel des récompenses solides pour do vaines études, des places
d'honneur destinées à ceux qui composent un thème sans
faute? Dieu jugera-t-il les enfants sur une autre loi que sur
l'ordre immuable, que sur les préceptes de l'Evangile, qu'ils
n'auront ni suivis ni connus? Les pères doivent-ils élever leurs
enfants pour l'Etat, et non pour le ciel; pour le prince, et non
pour Jésus-Christ; pour une société de quelques jours, et non
pour une société éternelle? Mais qu'on y prenne garde, ce sont
les mieux instruits dans ces vaines sciences qui corrompent
môme le plus l'Etat, et qui y excitent de plus furieuses tempè-
1. La réponse n'est pas difficile : à discipliner son esprit, à lui donner des idées
élevées, fortes, à orner et à polir la société dans laquelle il est obligé de vivre, etc.
DEUXIEME PARTIE.— DES DEVOIRS. 225
tes \ On peut apprendre ces sciences : mais c'est lorsque l'esprit
est formé, et qu'on est en état d'en faire un bon usage; et on
ne doit pas remettre à s'intruire des vérités essentielles dans un
temps où on ne sera plus, ou du moins où l'on ne sera plus
capable de les goûter, de les méditer et de s'en nourrir.
XII. Comme il n'y a que le travail de l'attention qui conduise
à l'intelligence de la vérité, un père doit se servir de mille
moyens - pour accoutumer ses enfants k se rendre attentifs.
Ainsi, je crois qu'il est à propos de leur apprendre ce qu'il y a
de plus sensible dans les mathématiques : non que ces sciences,
quoique préférables à beaucoup d'autres, soient fort estimables
en elles-mêmes, mais parce que l'étude de ces sciences est telle,
qu'on n'y profite qu'autant qu'on s'y rend attentif. Car, lors-
qu'on lit un livre de géométrie, si l'esprit par son attention ne
travaille point, on n'attrape rien. Or, il faut s'accoutumer dès
sa jeunesse au travail de l'esprit, car c'est pour lors que les
parties du cerveau sont capables de toutes sortes d'inflexions.
On peut alors acquérir facilement quelque habitude de se ren-
dre attentif. J'ai fait voir 5 que c'est dans cette habitude que
consiste toute la force de l'esprit. Ainsi, ceux qui se sont ac-
coutumés dès leur jeunesse à méditer des principes clairs, et à
rapporter les effets à leurs causes, sont capables non seulement
de toutes les sciences, mais encore de juger solidement de toutes
choses, de suivre des principes abstraits 4, de faire des décou-
vertes ingénieuses, de prévoir les conséquences et les événe-
ments des entreprises.
XII. Mais les sciences de mémoire confondent l'esprit, trou-
blent les idées claires, et fournissent sur toutes sortes de sujets
mille vraisemblances, dont on se paye, pour ne savoir pas dis-
tinguer, entrevoir et voir. Et c'est parce qu'on s'arrête à des
vraisemblances, qu'on dispute et qu'on querelle sans cesse 3.
Car, comme il n'y a que ia vérité qui soit une, indivisible, im-
muable, il n'y a qu'elle qui puisse unir les esprits étroitement
1. Var. Le plus de tempêtes. (1684.)
2. Et principalement île ceux que Malebranche traitait si dédaigneusement tout
à l'heure.
?>. Au chapitre v, dit une note marginale de l'édition de 1684.
4. U n'importe pas seulement i e « suivre des principes abstraits ». mais de s'ac-
coutumer à saisir dans sa complexité et son harmonie le concret des choses hu-
maines.
5. C'est pour i-ela que la rhétorique a été définie la dialectique des vraisem-
blances;
13.
226 TRAITÉ DE MORALE. ■
et pour toujours. Les sciences de mémoire inspirent aussi na-
turellement de l'orgueil; car l'âme se grossit et s'étend, pour
ainsi dire, par la multitude des faits dont on a la tête pleine '.
Et quoique l'esprit ne soit alors rempli que de vide ou de
choses assez inutiles, de la situation des corps, de la suite des
temps, des actions et des opinions des hommes, il s'imagine
avoir autant d'étendue, de durée, de réalité que les objets de
la science. 11 se répand dans toutes les parties du monde: ;1
remonte jusqu'aux siècles passés; et au lieu de penser à ce
qu'il est lui-même dans le temps présent, et à ce qu'il sera dans
l'éternité, il s'oublie et son propre pays, pour se perdre dans
un monde imaginaire, dans des histoires composées de réalités
qui ne sont plus, et de chimères qui ne furent jamais.
XIV. Ce n'est pas qu'il faille mépriser 1 histoire par exemple,
t-t n'étudier jamais que des sciences solides qui par elles-mêmes
perfectionnent L'esprit et règlent le cœur. Mais c'estqu'il faut
étudier les sciences dans leur rang. On peut étudier L'histoire
I rsqu'on se connaît soi-même, sa religion, ses devoirs; lors-
qu'on a l'esprit formé, et que par là on est en état de discerner,
du moins en partie, la vérité de l'histoire des imaginations de
l'historien. Il faut étudier les langues: mais c'est lorsqu'on est
philosophe, pour savoir ce que c'est qu'une langue, lors-
qu'on sait bieo celle de son pays, lorsque Le désir de savoir
les sentiments des anciens nous inspire celui de savoir leur
langage; parce qu'alors on apprend en un an ce qu'on ne peut
sans ce désir apprendre en dix. Il faut être homme, chrétien,
Français, avant que d'être grammairien, poète, historien, étran-
ger. Jl ne faut pas même être géomètre pour se remplir la tète
des propriétés des lignes , mais pour donner à son esprit la
force, l'étendue, la perfection dont il est capable. En un mot,
il faut commencer ses études par les sciences les plus néces-
saires, ou par celles qui peuvent le plus contribuer à la per-
fection de l'esprit et du cœur. Celui qui sait seulement distin-
guer l'âme du corps, et qui ne confond nullement ses pensées
et ses désirs avec les divers mouvements de sa machine, est par
la connaissance de cette seule vérité, plus solidement savant,
et plus en état de le devenir, que celui qui sait les histoires, les
coutumes, les langues de tous les peuples, mais d'ailleurs si
1. Ceci rappelle L'aphorisme de Montaigne, qu'il vaul mieux avoir la trie bien
faite que bien pleine.
DEUXIEME PARTIE. — DES DEVOIRS. 227
profondément enseveli, s'il est permis de parler ainsi, dans l'i-
gnorance de son être propre, qu'il se prend pour la plus sub-
tile partie de son corps et s'imagine que l'immortalité de l'âme
est une question qu'il n'est pas possible de résoudre.
XV. Je vois bien que je ne dis que des paradoxes, et qu'il
faudrait de grands discours pour persuader les autres hommes
de mes sentiments. Mais qu'on ouvre du moins les yeux. Quoi,
voit-on que ceux qui savent bien Virgile et Horace, soient- plus
sages que ceux qui entendent médiocrement saint Paul? C'est
l'expérience qui doit convaincre ceux qui ne veulent pas con-
sulter la Raison : quelle est donc l'expérience qui prouve que
la lecture de Cicéron est plus utile que celle des paroles toutes
divines de la sagesse éternelle? On fait lire Cicéron pour le la-
tin, dira-t-on. Mais que ne fait-on lire l'Évangile pour la Reli-
gion et pour la Morale? Pauvres enfants! on vous élève comme
des citoyens de l'ancienne Rome; vous en aurez le langage et
les mœurs. On ne pense point à faire de vous des hommes rai-
sonnables, de vrais Chrétiens, des habitants de la sainte cité.
Je me trompe. On y pense : on y travaille. Mais du moins c'est
la coutume de n'y point travailler assez. Saint Augustin s'en
est plaint ! inutilement, et c'est en vain que je m'en tourmente.
On verra toujours les jeunes gens à la sortie du collège, lors-
qu'ils devraient être savants, car ensuite presque tous n'étu-
dient plus, on les verra, dis-je, ignorants dans la connaissance
de l'homme, de la Religion et de la Morale. Car enfin connaît-
on l'homme, lorsqu'on ne sait pas seulement distinguer l'âme
du corps? A-t-on les premiers éléments de la Religion et de la
Morale, lorsqu'on n'est pas pleinement convaincu du péché ori-
ginel et de la nécessité d'un médiateur? Les enfants sont rem-
plis des préceptes de grammairiens. Ils savent par cœur le fa-
meux Despaustère et les termes mystérieux et inintelligibles
d'Aristote 2 le discoureur. Cela suffit : ils peuvent parler pour
et contre sur toutes sortes de sujets. L'estimable qualité de pou-
\. Confessions, liv. I. (Note marginale de l'édition de 1684.) Malebranche. qui
condamne si sévèrement et si étroitement les lettres profanes eût pu, dit M. l'abbé
Blampignon, lire dans son Saint Augustin cette phrase remarquable entre plusieurs
du même genre : Dies pœne totus tum in rébus 7*usticis ordinandis tum in recensio/ie
primi libri Yirgilii peractus fuit. (Acad.)
2. On sait que Malebranche fait remonter jusqu'à Aristote (qu'il ne connaissait
guère), la responsabilité des méthodes et des théories de la Scolastique : et que
cette dernière il ne la connaissait elle-même que dans sa décadence. C'est ce qui
explique la sévérité de ces jugements.
2-28 TRAITE DE MORALE-
voir également soutenir l'erreur el la vérité, sans les discerner
ni l'une ni l'autre! Mais quoi, il n'est pas juste que les enfants
en sachent plus que leurs parents : et il n'est pas à propos
qu'ils soient plus savants que quelques-uns de leurs maîtres.
XVI. Mais laissons aux précepteurs à consulter l'ordre de
leurs devoirs, et à les remplir. Car je veux que les parents ne
soient point obligés a instruire leurs enfants, puisque souvent
ils n'en sont pas capables, et qu'ils ont d'autres affaires, qu'on
ne lenr persuadera jamais être de moindre conséquence que
cette éducation. Mais que du moins ils tâchent de faire un bon
choix. Qu'ils ne s'imaginent pas qu'un jeune homme, qui ne
sait que du grec et du latin, et qui ne se connaît pas soi-même,
bien loin de pouvoir se conduire, suit en état d'instruire l'esprit
et de régler le cœur d'un enfant : et lorsqu'ils ont heureuse-
ment rencontré, qu'ils ne détruisent point par leurs exemples
ei par leurs manières ce qu'un précepteur a édifié par son as-
siduité et par son travail. Les enfants, à cause de leur faiblesse
et de leur dépendance, sont extrêmement sensibles au langage
de l'imagination et des sens, à l'air et aux manières, et princi-
palement de leurs parents. C'est un langage naturel qui per-
suade sans qu'on y pense, qui pénètre l'âme, et qui répand
agréablement dans l'esprit la conviction et la certitude, du
moins lorsqu'il part de ceux avec qui nous avons des liaisons
fort étroites '.
XVII. Un précepteur apprend à ses disciples à juger des
choses par des principes de Religion et de Raison, à faire taire
les sens, l'imagination et les passions, et mépriser les objets
sensibles, les grandeurs humaines, les plaisirs qui passent. Et
un père indiscret parle devant ses enfants de ces faux biens,
avec un air, un ton, des manières capables d'ébranler un esprit
ferme, et de mettre en mouvement ceux mêmes qui sont le
moins portés à l'imitation. Peut-être leur parlera-t-il aussi des
vrais biens : mais son discours sera si froid et si languissant,
qu'il n'en inspirera que du dégoût et du mépris. Il leur dira
cent fois le jour et avec force : Tenez-vous droit, ne balancez
point votre corps, ne badinez point. 11 leur applaudira s'ils ont
quelque grâce a déclamer des vers passionnés. Il marquera
sensiblement sa joie par l'air de son visage, s'il reconnaît en
1. Var. Le dernier membre de phrase : du moin? lorsqu'il part... n'était pas
dans l'édition de 11
DEUXIEME PARTIE. - DES DEVOIRS. 229
eux quelque qualité que le monde estime: et il ne fera que
rire et se divertir de leurs défauts essentiels, qui découvrent
à ceux qui connaissent l'homme une corruption épouvantable.
Et, si le précepteur plus chrétien et plus sensé veut éteindre
en eux l'orgueil et l'amour-propre, l'approbation du père l ou
d'une mère attendrie leur inspirera pour lui un mépris et une
aversion, qui le mettra hors d'état de pouvoir jamais leur être
utile. Maxima debetur puer o révèrent la, dit un auteur judicieux.
L'exemple et les manières persuadent invinciblement les jeunes
gens, lorsque cela s'accommode à la corruption de leur nature :
et celui qui sans rien dire fait le mal devant eux avec un air
joyeux et content, leur parle plus fortement que celui qui dis-
court froidement de la vertu, en les exhortant à la suivre. Rien
n'est plus digne de réflexion que cette pensée, par rapport a
l'instruction et l'éducation de la jeunesse.
XVIII. Il y a des pères qui traitent souvent leurs enfants
avec empire: ils ne leur rendent jamais justice : ils les outra-
gent sans sujet; au lieu de les soumettre à la Raison après les
en avoir éclairés, ils s'imaginent que la loi inviolable d'un en-
fant, c'est la volonté d'un père. Mais le père mort, quelle sera
la loi du (ils? Ce sera sans doute sa volonté propre; car on ne
lui aura point appris qu'il y a une loi immortelle, l'Ordre im-
muable : on ne l'aura point accoutumé à y obéir. Le fils n'at-
tendra pas même le décès du père, sa vieillesse, son impuis-
sance à le tenir dans la servitude, pour se faire à lui-même sa
loi. Il la trouvera naturellement dans ses plaisirs : car cette loi
injuste et brutale vaut peut-être encore mieux que les volontés
d'un père déraisonnable : du moins est-elle plus agréable et
plus commode. Un jeune homme en demeurera convaincu, dès
qu'il en aura goûté la douceur. Et alors, que le père soit mort
ou vivant, le jeune homme trouvera bien moyen d'obéir à cette
loi et de se soumettre à ses charmes. Il regardera son père
comme son ennemi et son tyran, s'il a encore assez de vigueur
et de fermeté pour le troubler dans ses plaisirs et l'inquiéter
dans ses débauches : et convaincu par 1 exemple et la conduite
du père, qu'il faut que tout obéisse à nos désirs, il fera servir
toutes ses puissances eUoutes les personnes a qui il aura droit
de commander à les satisfaire. Car encore un coup il se sentira
actuellement heureux en s'abandonnant aux plaisirs, et il
1. Var. D'un père décisif. (1684.)
230 TRAITÉ DE MORALE-
n'aura point assez d'éducation et d'expérience pour en appré-
hender les suites funestes. Il faut donc conduire les enfants par
Raison, autant qu'ils en sont capables. Ils ont tous les mêmes
inclinations que les hommes faits, quoique les objets de leurs
désirs soient différents; et ils ne seront jamais solidement ver-
tueux, s'ils ne sont accoutumés à obéir à une loi qui ne meurt
point, si leur esprit, formé sur la Raison universelle, n'est ré-
formé sur cette même Raison rendue sensible par la foi.
XIX. Qu'un père ne s'imagine pas que sa qualité de père
lui donne sur son fils une souveraineté absolue et indépendante.
Il n'est père que par L'efficace de la puissance de Dieu, il ne
doit lui commander que selon sa loi. Il n'est père qu'en consé-
quence d'une action brutale, dans laquelle il ne sait ce qu'il
fait : car ce n'est même que l'expérience qui lui apprend qu'en
satisfaisant à sa passion, il conserve son espèce. Quel droit peut
donner sur l'esprit et le cœur d'un autre homme, une-action
semblable à celle des bêtes, une action de laquelle on doit rou-
; dont j'ai honte de parler. Encore une mère porte-t-elle
son fruit avec bien des incommodités, et le donne-t-elle au
monde avec d'extrêmes douleurs. Mais ce n'est point elle qui
le forme et qui le fait croître : c'est encore moins elle qui donne
l'être à l'esprit qui l'anime. Aussi, n'a-t-elle point de droit de
commander a son tils que par dépendance de la Raison univer-
selle, comme elle n'a eu aucun pouvoir de l'engendrer que par
l'efficace de la puissance de Dieu.
XX. Néanmoins qu'un fils tremble lorsque ses parents sont
en colère contre lui : parce que Dieu, qui lui donne et qui lui
conserve l'être, Dieu qui peut le précipiter dans les enfers,
Dieu qui a sur lui toutes sortes de droits lui ordonne par sa
loi de leur obéir, et par ce commandement leur donne droit de
lui commander. Mais que les parents n'usent point de ce droit
contre la volonté de celui dont ils le reçoivent : qu'ils ne se l'at-
tribuent pas, comme une récompense d'une action criminelle,
ou du moins indécente et brutale. Qu'ils le fassent servir au
grand dessein de Dieu, le Temple éternel, la fin et le chef-
d'œuvre de tous ses ouvrages : et qu'ils travaillent par ce droit,
non pour le temps mais pour l'éternité, pour conserver dans
les membres de Jésus-Christ l'esprit de sainteté que leurs en-
fants ont reçu dans le baptême. Que les enfants de leur côté
obéissent à leurs parents comme à Dieu même, dont ils tien-
nent la place : qu'ils soient devant eux dans le respect, comme
DEUXIEME PARTIE. - DES DEVOIRS. ?31
étant en la présence- du Tout-Puissant; qu'ils Dépensent qu'à
leur plaire, et entrent dans leurs desseins autant que l'Ordre le
permet. Peul-étre ne vivront-ils pas pour cela longtemps sur
la terre, car c'est là la récompense des Juifs. Mais ils vivront
heureux éternellement dans le Ciel, avec le Fils bien-aimé du
Dieu vivant, qui a. été obéissant à son Père jusqu'il la mort, Pt
;i la mort infàmp pf cruelle* dp la croix.
CHAPITRE ONZIEME.
Origine de la diversité des conditions. La Raison seule devrait gou-
verner i. Mais la force est nécessaire à cause du péché -. Sou
usage légitime c'est de ranger les hommes à la Raison, loi primi-
tive '■'-. Devoirs des supérieurs et des inférieurs.
I. C'est une vérité certaine que la différence des conditions
est une suite nécessaire du péché originel, et que souvent la
qualité, les richesses, l'élévation tirent leur origine de l'injus-
tice, et de l'ambition de ceux a qui nos aïeuls doivent leur nais-
sance. Connue l'injustice de nos ancêtres est ensevelie dans
l'oubli, et que le lustre que leurs richesses et leurs dignités
ont laissé dans leur famille subsiste encore ; l'éclat de la qua-
lité, qui brille aux sens et qui frappe l'imagination, nous
éblouit; et l'injustice, qui en est peut-être le principe, ne se
faisant plus sentir, nous n'y pensons point.
II. Le commun des hommes, jugeant des choses par l'im-
pression qu'elles font sur leurs sens, regarde comme des demi-
dieux ceux qui se font traîner avec un équipage magnifique;
et au lieu de fermer la vue en présence d'un appartement su-
perbe, pour juger solidement du mérite personnel de celui qui
l'habite, ils ouvrent insensiblement les yeux à la beauté qui
les sollicite et qui les enchante, et unissent à la personne même
tout l'or et le marbre dont la maison est embellie. Mais un
philosophe chrétien regarde sans s'ébranler la magnificence
i. Var. Régner. (1684.)
2. Var. Les mots : à cause du péché, n'étaient pas dans l'édition de 1684
3. Var. Sur la loi primitive. (1684
DEUXIÈME PARTIE.- DES DEVOIRS. 233
qui étonne et qui prosterne les imaginations faibles : et per-
suadé qu'il est que ce qui nous appartient n'est pas nous, et que
la grandeur de i'àrue ne peut subsister avec l'injustice et l'abus
de la puissance , il ne trouve rien de plus difforme qu'une àme
basse et méprisable logée dans un bâtiment élevé et que tout
ie monde admire. Et soit qu'il se trouve * obligé lui-même par
sa qualité et par la coutume à se rendre tout éclatant aux: yeux
des autres, soit qu'il considère les vrais ornements dont les ri-
ches tâchent de couvrir leur misérable mortalité, il sent tou-
jours sa faiblesse et celle des autres : il se resserre et s'anéan-
tit en lui-même, et ne mesure les grands que sur le mérite qu'il
remarque en eux.
III. Mais, outre qu'il y a très peu de ces philosophes, quel-
que philosophe qu'on soit, on se laisse toujours surprendre k
l'impression sensible et aux mouvements imprévus de l'ima-
gination qui se révolte; et la vanité dont l'homme est tout
rempli favorise de telle manière les jugements naturels qui se
forment en nous, sans nous, touchant les grandeurs humaines,
qu'on a toujours jugé et qu'on jugera éternellement de l'estime
qu'on doit avoir pour les personnes, par le train, par la ma-
gnificence, la splendeur qui les environne. Or ce sont ces juge-
ments, que chacun prononce en faveur des personnes de qua-
lité, ou qui en ont l'apparence, que chacun, dis-je, prononce
beaucoup plus vivement et décisivement par son air soumis et
ses manières respectueuses, que par ses paroles, qui inspirent
l'orgueil aux hommes, et les entête de leur grandeur. C'est cela
qui les accoutume à mépriser la vertu et la Raison dans ceux
qui sont au-dessous d'eux, et à estimer sans discernement tout
ce qui reçoit du relief et de l'éclat par la qualité des personnes.
C'est cela qui fait qu'un seigneur brutal regarde ses vassaux
comme des hommes d'une espèce méprisable, et que des servi-
teurs écoutent leur maitre comme la vertu et la Raison incar-
née. C'est cela enfin qui fait que les supérieurs ne rendent point
a ceux qui leur sont soumis les devoirs qui sont dus à leur
nature , et que les inférieurs se font un mérite d'aller contre
la loi divine pour exécuter les commandements qu'on leur
fait.
IV. La nature humaine étant égale dans tous les hommes
et faite pour la Raison, il n'y a que le mérite qui devrait nous
1. Var. Qu'il se croie 168 i.
•2.U TRAITE DE MORALE.
distinguer et la Raison nous conduire. Mais le péché ayant
laissé la concupiscence dans ceux qui l'ont commis et dans
leurs descendants, les hommes, quoique naturellement tous
a, ont cessé de former entre eux une société d'égalité sous
une même loi, la Raison. La force, ou la loi des brutes, celle
qui a déféré au lion l'empire des animaux, est devenue la mai-
■ parmi les hommes: et l'ambition des uns et la née
des autres a obliiré tous les peuples à nbandonner pour ainsi
dire Dieu, leur Roi naturel et légitime, et la Raison universelle,
leur loi inviolable, pour choisir des protecteurs visibles, qui
passent par la force les défendre contre une force ennemie.
C'est donc le péché qui a introduit dans le monde la différence
des qualités ou des conditions l : car I-' péché ou la concupis-
cence supposée, c'est une nécessité qu'il y ait de ces différer
La Raison même le veut ainsi, parce que la force est une loi
qui doit ranger ceux qui ne suivent plus la Raison 3. Entin
Dieu même a approuvé ces différences comme il est évident
par les saintes Écritures.
Y. Mais la nécessité des remèdes marque la «rrandeur des
maux. On doit les négliger, lorsqu'on n'en a nul besoin : et
l'estime et l'usage qu'on doit faire de la force, n'est fondé que
sur la misérable nécessité où nous sommes réduits par le mé-
pris que nous avons tous pour la Raison. Ainsi il ne faut pas que
ceux qui ont droit de commander et de juger des différends, ti-
rent vanité de ce droit. Qu'ils appréhendent plutôt de profaner
la puissance en la faisant servir à leurs pas-ions. Rien n'est
plus sacré, rien n'est plus divin. Le Tout-Puissant, le Seigneur
naturel et légitime les traitera comme eux, puissances subal-
ternes, auront traité leurs sujets. Ils sont amovibles ad nutum*',
qu'ils y pensent sans cesse. Dieu peut les dépouiller de leur di-
gnité, s'ils ne travaillent point à faire régner la Raison. Et tôt
1. Aog., De eiv. Dei. 1. XIX. e. xv. N - aie de M.
'*■ Les différentes de conditions, soit ! Mais les différences de fonctions , qui cons-
tituent l'association et dans l'association même le gouvernement, ce n'est pas lu
„ bose qui soit si misérable et puisse paraître une punition du péché.
Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste. fût fort, on a fait que ce qui
est fort fùtjos . . Pensées, art. vi. para?. S. de l'édition HaVet.)
4. Par qui? Par Dieu seul, par son Église, par le chef de cette Eglise? Male-
hranche n'ose pas ou ne veut pas f - ions. Mais remarquez bien qu'il
ne s'agit pas ici de la mort naturelle : c'est dans la phrase >uivante qu'elle appa-
comme venant tôt ou tard, et comme étant, elle du moins, absolument iné-
vitable.
DETXIEME PARTIE.— DES DEVOIRS. 235
on tard, la mort, cette cruelle ennemie de leur puissance, de
leurs plaisirs, les rendra semblables aux autres hommes. Elle
les présentera devant ia loi vivante, qui pénètre les cœurs et
qui en éclaire tous les replis; et ils trouveront écrites dans l'ordre
immuable et nécessaire, en caractères éternels et ineffaçables, la
récompense ou la peine de leurs actions bonnes ou mauvaises.
Horren.de et cito, dit le Sage, apparebit vobis : quoniam judieium
durishimum his qui praesiint, fiet. Exiguo enim conceditur mise-
ricordia... patentes autem potentertormentapatientur. Fortioribus
fortior inslat cruciatio*. Les puissances seront puissamment tour-
mentées : les plus forts auront à souffrir de plus dures peines.
Que les supérieurs se regardent donc comme les vicaires, pour
ainsi dire de la Raison, loi primitive et indispensable, et n'u-
sent de leur autorité que contre ceux qui refusent d'obéir à
cette loi. Qu'ils ne se servent delà force, loi des brutes, qne
contre des brutes, que contre ceux qui ne connaissent point de
Raison et qui ne veulent point s'y soumettre : et qu'ils écoutent
favorablement, paisiblement, charitablement leurs inférieurs -.
Car s'ils confondent leurs propres désirs avec l'Ordre, et les
inspirations secrètes de leurs passions avec les réponses de la
vérité intérieure, encore un coup cette même vérité qu'ils mé-
prisent sera la loi sur laquelle ils seront jugés, et par laquelle
ils seront jugés, et par laquelle certainement ils seront con-
damnés, par l'efficace de laquelle ils seront éternellement tour-
mentés.
VI. Rectorem te posuerwii, dit l'Ecriture, noli extolli : esto in
Mis, quasi unus ex ipsis. On vous a choisi pour traiter les au-
tres : ne vous en glorifiez point. Vivez avec eux, un d'entre eux.
Curam illorum habe, et sic conside, continue le texte sacré : et
omni cura tua explicita reeumbe : ut Iseteris propter illos :\ Pour-
voyez à tout et ensuite prenez votre place, et réjouissez- vous
avec eux pour les réjouir eux-mêmes. Une famille, une com-
munauté, une société dont le chef ne s'applique fju'k y conser-
ver la paix et subvenir à ses besoins, est dans un festin eonti-
1. Sapient. vi. 6, 7. (Note marginale de M.)
2. Il semble bien qu'il y ait là encore quoique chose fie personnel. Malebranche
ne devait pas plus aimer que Eénelon que le pouvoir séculier intervînt dans les
discussions théologiques. Il esi vrai qu'il en sentait particulièremenl la bruta-
lité », quand il craignait de l'avoir contre lui ou quand il le voyail
sur des doctrines pet! éloi . ennes (comme celles de Port-Royal). C'est là
un tribut payé à la nature.
3 Eccles. xxxn, 1. i. '■'.. (Note marginale de M.
236 TRAITE DE MORALE-
nuel. Le supérieur ne doit prendre sa place d'honneur qu'a-
près avoir rempli ses devoirs , et ne se mettre à la tète des au-
jue pour les assurer et pour les défendre, que pour les
réunir entre eux et les réjouir par sa présence. Les supérieurs
et principalement les souverains sont appelés dans l'Ecriture
et dans les anciens auteurs, les pasteurs des peuples : et le Roi
du festin qui trouble la fête et interrompt la musique l, repré-
sente un chef qui rompt la corde et le concert agréable de tous
les membres du corps qu'il doit gouverner, qu'il doit entrete-
nir dans une parfaite union et dans une mutuelle correspon-
dance. La fin du gouvernement, quel qu'il puisse être, c'est la
paix et la charité : et les moyens de l'entretenir, c'est de faire
partout régner la Raison, parce qu'il n'y a que la Raison qui
paisse réunir les esprits et le* mettre d'accord et les faire agir
de cuncert. Car enfin la Raison est une loi naturelle et générale,
que peu de gens suivent en tout, mais que personn% n'ose mé-
priser ouvertement, et que tous les hommes font gloire de sui-
vre, dans le temps même qu'ils s'en éloignent.
VII. ainsi le juge d'une ville, le père, supérieur naturel de
la famille, le maître qui a sous lui des écoliers ou des apprentis,
tout supérieur doit inspirera ses inférieurs un esprit de raison,
de justice, et de charité. Il doit suivre la Raison, comme sa loi
inviolable et la leur. Il ne doit point s'attribuer d'autres droits
que les moyens propres pour la faire respecter et pour obliger
a s'y soumettre. Mais il ne doit point douter que tous ces
moyens ne soient véritablement ses droits naturels, à propor-
tion néanmoins de l'ordre qu'il a reçu de la puissance supé-
rieure. Car la puissance qui donne quelque commission, donne
en même temps droit i\ tous les moyens légitimes de l'exécuter
qu'a cette même puissance, si elle-même, ou la coutume, et
surtout la Raisonne prescrit rien de particulier sur ces mo\ eus.
Car le juge d'une ville ne peut punir les coupables que selon
les lois, quoiqu'il puisse empêcher le mal par mille moyensque
son autorité lui donne, et sur lesquels les lois ne prescrivent
rien. Un père peut fouetter ses enfants, et même en rigueur les
corriger avec le bâton : mais il ne peut les faire mourir, ni les
estropier, et par là les rendre inutiles à l'état, dont il dépend
lui-même et à qui ils appartiennent. Un maître peut fouetter
un enfant, mais il ne peut l'outrager, sans offenser le père, qui
1. Non impedia» musicam. ibid. Note marginale de l'édition de 1684.
DKUXIEME PARTIE.— DES DEVOIRS. 237
ne lui a pas donné ce droit, non plus que la coutume ni l'état.
Mais, excepté ce que la coutume, la Raison, la puissance supé-
rieure prescrivent, les maîtres peuvent regarder comme leurs
droits naturels tous les moyens propres à ranger, non à leur
volonté, mais à la Raison, tous ceux qui leur sont soumis : à
la Raison, dis-je et non à leur volonté ; car encore un coup, ni
les juges, ni les princes, ni le père, ni Dieu môme, si cela était
possible, si le Verbe ne lui était point consubstantiel, s'il pou-
vait s'empêcher de l'engendrer et de l'aimer, ni Dieu-même,
dis-je, n'a pas ce droit de se servir de sa puissance pour sou-
mettre les hommes, faits pour la Raison, à une volonté qui n'y
serait pas conforme.
VIII. Néanmoins un serviteur, un écolier, un sujet ne doit
point critiquer les volontés des supérieurs. Il doit leur faire
cet honneur de croire qu'ils sont raisonnables aussi bien que
lui, et beaucoup plus que lui : et lorsque l'évidence » ou le
commandement exprès de la loi de Dieu ne lui prescrit rien de
contraire, il est obligé d'obéir incessamment et sans murmure.
Souvent même il n'a pas droit de représenter ses raisons, pour
s'éclaircir de ses doutes. Car il ne le peut, que lorsque cette
espèce de liberté n'a nul air de mépris, et ne peut irriter la per-
sonne, en qui il doit 'craindre et respecter la puissance de Dieu
même. Mais il faut que les supérieurs de leur côté aient beau-
coup d'égards à la délicatesse des autres hommes. Qu'ils ne s'i-
maginent pas d'être infaillibles, et que par leurs manières d'a-
gir hautes et fières, ils ne portent point ceux qui leur sont
soumis à les craindre, au lieu de craindre Dieu en leur per-
sonne. Le Dieu invisible ne fait pas tant de peur aux imagina-
tions faibles, que l'air sensible et menaçant d'un père ou d'un
maître en colère : et souvent un supérieur animé et troublé
par quelque passion, fait commettre à ses inférieurs de plus
grands crimes qu'il n'en commet lui-même: parce qu'une pas-
sion imprévue l'ayant aveuglé, sa faute est moins volontaire ;
mais le crime de ceux qui lui obéissent contre la Raison est
énorme, à cause qu'ils oflensent Dieu librement, de peur de l'ar-
rêter lui, et de lui déplaire *.
1. Pour Malebranobc. le^ théories des eaus - telles, de L'optimisai
rapports de la nature et de la grâce, tels qu'il les conçoit, sont « évidentes » ; c'est
ce qui fait qu'il nobéit pas « incessamment et sans murmure » aux censures dont
elles sont l'objet.
2. On sait de quels scrupules Malebrancbe l'ut tourmenté pour avoir signé le
23H TRAITE DE MORALE.
IX. Ce n'est pas qu'un maître ne doive jamais agir avec em-
pire et se rendre redoutable. La Raison veut qu'il se mette
quelquefois en colère, afin que cette passion répandant machi-
nalement sur le visage quelque chose de terrible, son air im-
prime la crainte dans le cœur des méchants et les dispose à
l'obéissance ; et même si cela ne suffit pas, il faut y joindre des
menaces, et en venir enfin au châtiment, et à une espèce d'ex-
f d'outrage. Il f^ut absolument que la puissance soumette
les hommes à la Raison et les force d'y obéir, lorsque la Rai-
son elle-même, quoique connue, n'a pas pour eux assez de
charmes pour les attirer à la suivre. Les hommes regardent la
Raison comme impuissante et sans action, comme incapable de
récompenser ceux qui s'attachent à sa suite et de punir ceux
qui suivent le parti contraire. Il faut délivrer les hommes de
cette erreur, qui est confirmée par tous les préjugés des sens,
et leur faire vivement sentir par sa conduite à leur égard, qu'il
n'\ a point deux divinités différentes, la Raison et la puissance:
que le Tout-Puissant est essentiellement Raison, et que la Rai-
son universelle est toute-puissante. Il faut qu'entre les hommes,
ceux qui sont puissants et raisonnables » par le rapport parti-
culier - qu'ils ont a la puissance et à la Raison divine, obligent
par la force les esprits déraisonnables à redouter la Raison
qu'ils n'aiment point: de même qu'ils doivent par la Raison
porter ceux qui l'aiment à s'unir à la puissance et se réjouir
en elle, dans l'attente de leur bonheur, qui leur sera donné se-
lon les ordres que prescrit la même Raison. Il faut donc mena-
cer, punir, rendre malheureux ceux qui méprisent la Raison.
Car, comme il est encore moins incommode de lui obéir sans
plaisir, que de lui désobéir avec douleur ; peut-être que la
crainte du châtiment, faisant comprendre aux méchants la
formulaire contre Jansénius, sans avoir acquis personnellement la preuve que les
cinq propositions attaquées étaient vraiment dans Jansénius : << Je proleste donc,
écrivit-il plus tard, que je n'ai souscrit au formulaire, simplement et sans restric-
tion, principalement la dernière fois, qu'avec une extrême répugnance, par une
obéissance aveugle à mes supérieurs, par imitation et par d'autres considérations
humaines qui ont vaincu mes répugnances... » Voyez l'ensemble de cette rétracta-
tion dans M. Bonillier, Hist. de la Philos, cartes. 2* vol. eh. n. Elle esl signée de
septembre ISTo. Elle est donc antérieure au Traité de Morale, et il est visible que
Malebranche s'en est souvenu en écrivant ces lignes.
1. Mais ceux qui sont puissants sont-ils toujours aussi raisonnables que puis-
sauts '.'
2. 11 faudrait que ce rapport fût « adéquat. »
DEUXIÈME PAKTIE. — DES DEVOIRS. 239
grandeur des misères dont ils se délivreraient* s'ils devenaient
raisonnables, ils se trouveront plus disposés à suivre les mou-
vements de la grâce, sans laquelle on ne peut rendre à la loi
éternelle toute l'obéissance qui lui est due.
X. Les passions ne sont'point mauvaises en elles-mêmes. Rien
n'est mieux entendu, rien n'est plus utile pour entretenir la
société, pourvu que la Raison les excite et les conduise. Car
comme les hommes sont sensibles, il faut les instruire par leurs
sens, et les mener où ils doivent aller, par quelque chose qui
les frappe et les mette en mouvement. Ces maîtres sages ou
froids, sans vivacité et sans passion, n'avancent pas beaucoup
ceux qu'ils conduisent. Car les enfants ou les serviteurs, dont
l'esprit n'est point fait à la raison, marchent lentement vers la
vertu, si on ne les sollicite, si on ne les pique sans cesse. Mais
il ne faut jamais les frapper sans les éclairer, sans qu'ils sachent
ce qu'on leur demande , et qu'ils le puissent même exécuter
avec plus de facilité, que de supporter les maux dont on les af-
flige. Comme on ne peut se déterminer sans motif, il faut les
mettre en état de pouvoir choisir avec joie, et faire volontiers
ce qui ne vaut rien, s'il n'est volontaire. Il faut que leur esprit
s'instruise aussi bien que leur machine, et que la crainte des
maux ne serve qu'à les porter vers le bien, les approcher de la
lumière, les faire contempler la beauté de l'Ordre et la leur
faire aimer. C'est cette espèce d'affection qu'on fait souffrir aux
hommes, en présence et à l'honneur de la Raison qu'ils ont
méprisée, qui ouvre l'esprit et donne de l'intelligence : et non
des châtiments de brutaux, qui. ne sont propres qu'à former
des brutes, qu'à dresser des chevaux et des chiens, et qu'à ap-
prendre aux hommes à faire de leur volonté la règle inviolable
de leur conduite -.
I . S'il ne s'agissait que des criminels et «le ceux qui troublent la paix sociale, ou
pourrait admettre ces considérations, qui rappellent celles de Platon dans le Gor-
gias.
î. Malebranche crainl évidemment (il s'exprime sur ee point avec aulanl de no-
blesse que d'énergie) qu'on ne substitue an raisonnement et à la persuasion, l'em-
ploi de la force. Toutefois il admet celle-ci comme auxiliaire: il veut que ■
un auxiliaire subalterne, subordonné, ne faisant rien par lui-rnème; mais enfin il
l'admet. Et voici la question, entre autres, qu'il néglige
que celui qui dispose de la force ne la mette qu'au service de la raison, que non
seulement il en soit certain de bonne foi, mais qu'il en puisse donner' à tous les
hommes non prévenus la démonstration évidente et irréfutable. Il faudrait encore
que celui à qui on inflige le châtiment en sentit la justice et l'acceptât, disposition
•24<» TRAITE DE MORALE.
XI. Les inférieurs ne sont pas seulement obligés aune obéis-
sance prompte et exacte aux ordres que leur signifient leurs su-
périeurs, mais encore à leur volonté clairement connue quoique
non signifiée. Et bien que celui qui aitend l'ordre exprès d'un
supérieur pour lui obéir et lui satisfaire, ne méprise pas en
cela sa personne et ne se révolte pas contre lui, il ne respecte
point assez en lui la puissance et la majesté divine. Mais un
ministre qui se rend maître de l'esprit du souverain, qui s'at-
tire à lui l'autorité par les liaisons qu'il forme et par les créa-
tures qu'il se fait, et met son prince en état qu'il appréhende
de lui commander, mérite d'être traité comme un rebelle l. Un
valet insolent qui par la connaissance qu'il a des affaires de
son maître ou de la faiblesse de son esprit, lai ôte la liberté de
lui marquer ses volontés, est souvent plus coupable qu'un ser-
viteur paresseux et négligent qui n'exécute point les ordres
qu'on lui donne. Un tils, dans la force de son âge et de son es-
prit, ou qui a acquis beaucoup d'honneur et de biens dans le
monde, et qui par là s'est mis en état que son père humilié,
faible, impuissant, n'ose lui rien commander, manque aux de-
voirs de l'obéissance, si, connaissant la volonté de son père, il
ne la fait pas. l'ne femme qui se rend redoutable à son mari
trop bon et trop honnête, ou qui par son humeur fâcheuse le
met en état qu'il n'ose lui marquer sa volonté, est plus déso-
béissante, quoiqu'elle fasse exactement ce qu'il lui ordonne,
que celle qui craint son mari selon le précepte de l'Apôtre 2,
quoiqu'elle ne fasse pas toujours tout celui qui lui est com-
mandé. Un religieux qui par le crédit qu'il a acquis au
dehors, ou par ses qualités personnelles, ferme la bouche à ses
supérieurs 3, et ne fait point ce que certainement il sait bien
qui. à elle seule, rendrai! inutile l'usage de la forée. Mais si le coupable est en ré-
volte, en quoi le traitement qu'on lui inflige lui semblera-t-il autre chose qu'un
« châtiment brutal » et à quoi ce châtiment servira-t-il, sinon à le rendre plus
« brute? » L'emploi de la force n'est moral el n'est sans péril, à ce qu'il semble,
dans ni que lorsqu'il est indispensable pour obtenir l'obéissance à la
loi, paternelle ou sociale, sans laquelle ou l'éducation des enfants ou la sécurité et
la liberté des citoyens serait impossible. Encore faut-il que l'on s'efforce de réduire
toujours cet emploi à son minimum.
1. Cette impopularité des ministres substituant leur action à celle du roi est un
des traits curieux de l'ancien régime, avant le xvme siècle.
2. Mulier autem îimeat virum suu?n. Ephes. v, 33. (Note marginale des éditions
de 16S4 et 1697.;
3. Autrement qu'en ayant raison, veut sans aucun doute dire Malebranche. puis
que c'est la Raison qui est souveraine, comme il le répète si souvent.
DEUXIEME PARTIE. - DES DEVOIRS. 241
•
qu'ils demandent de lui, tombe dans la désobéissance. En un
mot celui-là sort de son rang et se révolte, qui se soustrait de
quelque manière que ce soit à l'obéissance qu'il doit aux autres ;
et quoiqu'il se mette en sûreté auprès des hommes, et selon les
luis de ceux qui ne pénètrent point les cœurs, il n'échappera
pas le jugement du juste juge, qui éclaire toutes les soup!.
de l'amour-propre. C'est qu'il n'est pas possible que celui qui
obéit aux hommes, comme à des hommes, et non point comme
à Dieu-même, ainsi que l'ordonne la Religion et la Raison,
remplisse tous les devoirs de l'obéissance : et au contraire le
désir de plaire à Dieu, en se soumettant aux hommes, nous
conduit si heureusement, que nous faisons naturellement tout
ce que l'esprit le plus éclairé pourrait nous prescrire.
14
CHAPITRE DOUZIEME.
Des devoirs entre personnes égales. Leur donner la place qu'ils sou-
haitent de remplir dans notre esprit et dans notre cœur. Marquer
nos bonnes dispositions à leur égard > par l'air et les manières,
par les services réels. Leur déférer la supériorité et l'excellence.
Le> amitiés les plus vives et les plus ardentes ne sont pas les plus
solides. Il ne faut avoir des amis qu'autant qu'on en peut entre-
tenir 2.
1. La plupart des devoirs que nous rendons aux autres hom-
mes, ne consistent que dans certaines marques sensibles, par
lesquelles nous leur faisons comprendre qu'ils ont dans notre
esprit et dans notre cœur une place honorable. Les hommes ne
peuvent apprendre, sans quelque émotion et quelque plaisir
qui les unisse à nous, que nous ayons pour leur mérite et leurs
qualités une estime particulière : et quelque respect que nous
leur rendions au dehors, ils ne peuvent découvrir, sans un
sensible déplaisir qui les éloigne de nous, que nous ne les pla-
çons pas dans notre esprit au lieu qu'ils souhaitent de rem-
plir 3. C'est que le lieu des esprits ne se trouve point parmi les
corps, et que leur appartement, leur trône, leur lit de repos
n'a nul rapport à la magnificence qui frappe les sens, et qui
n'est que l'ouvrage de la main des hommes. L'esprit habite
1. Var. Leur marquer nos dispositions avantageuses à leur égard. (1684.)
2. Var. Il ne faut pas se faire des amis particuliers plus qu'on n'en peut entre-
tenir. !
3. « Tl estime si grande la raison de l'homme, que. quelque avantage qu'il ait
sur la terre, s'il n'est placé avantageusement aussi dans la raison des hommes, il
n'est pas content. » (Pascal. Pensées, art. 1, parag. 5, de l'édition Havet.)
DEUXIÈME PARTIE. — DES DEVOIRS. 243
avec honneur dans les esprits mêmes de ceux qui l'honorent, et
se repose avec plaisir dans le cœur d'un ami tout plein d'ar-
deur pour son ami. Quelle gloire donc et quelle grandeur de
posséder l'estime de la raison universelle: et quel sera le repos
et la joie de ceux que Dieu placera dans son cœur et traitera
comme ses amis! La vanité des hommes doit faire naître en
nous ces pensées: et le fond d'orgueil que nous avons tous doit
nous élever l'esprit à cette félicité, d'avoir dans toutes les in-
telligences unies à la raison et dans la raison même une place
d'honneur, un tronc immobile et inébranlable, et d'être nous-
mêmes un Temple sacré, où Dieu habitera éternellement : car
Dieu esprit pur n'habite point non plus avec plaisir dans les
temples matériels, quelque magnifiques et somptueux qu'ils
puissent être.
If. C'est la sagesse éternelle, c'est l'ordre immuable de la
justice qui doit régler ces places spirituelles que les substan-
ces de même genre doivent remplir. Mais tant que nous som-
mes sur la terre, sujets à l'erreur et au péché, nous n'en méri-
tons aucune : du moins ne savons-nous point quelle est celle
que nous méritons. Ainsi nous devons toujours prendre la der-
nière, et attendre qu'on nous range selon l'ordre de notre vertu
et de nos mérites. Mais les hommes, sans se mettre en peine du
rang qu'ils tiennent dans la raison divine, règle indispensable
de celui qu'ils doivent posséder dans les esprits créés, ne
travaillent qu'à usurper une élévation qu'ils ne mériteut point.
Ils couvrent leurs défauts : ils se montrent par leur bel en-
droit : ils tâchent de séduire les autres pour acquérir une vaine
gloire. Et alors qu'ils les ont trompés, ou qu'ils se l'imaginent
ainsi, ils reçoivent avec un plaisir extrême les marques équi-
voques d'une estime, qui ne piut rendre véritablement et soli-
dement heureux ou content, que lorsqu'elle est réglée et soute-
nue par la Raison, seule, encore un coup, juge souverain du
mérite, seule toute-puissante à le récompenser pour jamais.
III. Quoique l'honneur et la gloire, absolument parlant, ne
soient dus qu'à Dieu, les esprits y peuvent prétendre par le
rapport qu'ils ont aux perfections divines, par la conformité
qu'ils ont avec celui sur lequel ils ont été formés. Nous avons
sujet de croire qu'ils sont du moins en partie conformes à leur
modèle. Nous sommes certains que l'image du Dieu invisible,
empreinte dans le fond de leur être, est ineffaçable. Nous pou-
vons donc, et même nous devons, tant que nous vivons avec
•244 TRAITE DE MORALE.
eux, leur donner des marques d'estime et de respect : et cela
d'autant plus que nous ne pouvons nous acquitter de l'obliga-
tion où nous sommes de conserver la charité avec eux, sans
leur rendre ces devoirs l.
IV. Car, comme les hommes veulent invinciblement Aire heu-
reux, ils ne peuvent sans une vertu extraordinaire se lier avec
tel qui les méprise; puisqu'en conséquence des lois établies
pour le bien de la société, ils sentent un extrême déplaisir,
lorsqu'ils découvrent qu'ils sont mal dans l'esprit des autres.
On fuit en hiver les lieux exposés aux vents et aux frimas,
parce qu'en conséquence des lois de l'union de l'âme et du corps,
rame es! malheureuse dans ces lieux. Comment donc pourrait
on, lorsqu'on fait sa loi de ses passions et de ses plaisirs, s'unir
à ceux dont le froid nous glace; à ceux qui nous affligent sen-
siblement par la place fâcheuse et désagréable qu'ils nous don-
nent dans leur esprit et dans leur cœur. Nous ne devons donc
point prétendre conserver la charité parmi les hommes, les rap-
procher de nous, les lier avec nous, ni leur être utiles, que
nous ne leur rendions des devoirs qui leur persuadent qu'avec
nous ils seront contents.
Y. Comme il ne dépend point de nous de répandre dans les
cœurs la grâce intérieure, qui seule apprend aux hommes à
sacrifier leur bonheur présent à l'amour de l'Ordre, nous som-
mes souvent obligés de nous servir de leur concupiscence ou
de leur amour-propre pour modérer leurs passions et favoriser
en eux L'efficace de la grâce de Jésus-Christ -. Car enfin, si dans
l'ancien Testament les anges pour conserver parmi les Juifs le
culte du vrai Dieu, ne les ont conduits que par des motifs d'a-
mour-propre, comme n'étant point eux-mêmes les dispensa-
teurs des vrais biens, ni de la grâce nécessaire pour les méri-
ter: certainement nous devons de notre part travailler à lacon-
1. Le devoir fondamental, dont tous ces devoirs particuliers dérivent, c'est donc
la charité: les autres n'en sonl que la conséquence et l'expression.
2. Et nous sommes obligés aussi de leur parler agréablement pour les persuader.
- ;e qui fait que Malebranche, si sévère comme Pascal) envers quiconque aime
L'imagination, la poésie, le style pour eux-mêmes, est si loin (comme Pascal en-
le dédaigner l'emploi des mots colorés, des peintures, des métaphores
0 J.-sus. dit-il en tête des Méditations chrétiennes, pénétrez mon esprit de l'éclat
d.- votre lumière: brûlez mon cœur de votre amour, et donnez-moi dans le cours
de cet ouvrage, que je compose uniquement pour votre gloire, des expressions
.•laires el véritables, cires et animées, en un mot dignes de vous, et telles qu'elles
peuvent augmenter en moi et dans tous ceux qui voudront méditer avec moi. la
..onnaissance de vos «randeurs et le sentiment de vos bienfait-
DEUXIEME PARTIE. -DES DEVOIhS. 245
version des hommes par les moyens naturels, que fournissent
les lois générales. Nous devons planter et arroser, et attendre
du ciel l'accroissement et la fécondité. Nous devons tâcher de
faire servir au bien l'instrument universel de l'iniquité, la con-
cupiscence de l'orgueil et des plaisirs, et flatter un peu l'amour-
propre pour le gagner et pour le régler. La grâce du Sauveur
venant au secours changera Ips cœurs, et fera marcher les
faibles dans les voies de la justice, que nous leur aurons en-
seignées en nous servant adroitement et charitablement des
moyens qui sont en notre pouvoir *.
VI. C'est donc une vérité certaine, que quoique nos devoirs
ne consistent pour la plupart qu'en quelques marques sensi-
bles, que les autres hommes ont dans notre esprit et dans notre
cœur une place qui contente leur amour-propre, nous devons
néanmoins les rendre exactement, dans le dessein de nous en
servir, non pour notre utilité particulière, ni pour entretenir
en eux la concupiscence que nous flattons par là en quelque
manière, mais pour l'anéantir et la sacrifier par le secours de
la grâce de Jésus-Christ.
VII. Ainsi, quoique les personnes qui nous sont égales ne
représentent point sensiblement la puissance et la majesté di-
vine, à laquelle est due la soumission de l'esprit, néanmoins
nous devons les traiter comme nos supérieurs et leur donner
des marques sensibles de notre respect intérieur: dans la pen-
sée que leur mérite, leur vertu, le rapport invisible qu'ils ont
avec Dieu, les rend dignes de ces devoirs ; ou que s'ils en sont
indignes, nous ne pouvons contribuer à les en rendre dignes,
qu'auparavant nous ne gagnions leur amitié et leurs bonnes
grâces.
VIII. A l'égard de ceux qui sont au-dessous de nous, il ne
faut point les traiter comme nos supérieurs, quoiqu'on puisse
les regarder comme tels, selon ces paroles générales de saint
Paul. Supefiores sibi invieem arbitrantes. Mais il faut souvent
les traiter comme nos égaux et nos amis. Car la tin principale
de nos devoirs, c'est de conserver la charité avec les hommes,
et de se lier avec eux d'une amitié tendre et durable, afin de
pouvoir leur être utiles, et qu'ils nous soient utiles eux-mêmes.
1. C'est à peu près ce que Pascal expose, quoique avec plus de hauteur et de
dédain, dans l'Art de pei-suader. où il conseille de chercher « les principes de plai-
sir » des hommes auxquels on s'adresse; caries hommes sont tous devenus inca-
pables d'être ramenés par la pure lumière.
14.
•246 TRAITE DE MORALE-
Or, pour cela il est nécessaire que nos devoirs soient sincères,
on du moins qu'il soit vraisemblable que nous placions les au-
tres hommes en nous-mêmes, comme nous nous en expliquons
au dehors. Ainsi, qu'un supérieur s'abaisse jusqu'à traiter d'é-
gaux ses inférieurs, ils seront contents : car il y a en cela quel-
que vraisemblance de sincérité. Mais, s'il se soumet à eux, ils
auront sujet de croire, s'ils le regardent comme un homme
d'esprit, mais d'une vertu médiocre, qu'il se moque d'eux et
qu'il les joue. Ils pourront croire que cette flatterie outrée n'est
qu'une feinte, qui couvre quelque dessein extraordinaire: ou
bien ils le mépriseront comme un petit esprit dans lequel,
quoiqu'on possède les premières places, on ne s'en trouve pas
plus élevé. Ils se regarderont tous comme sans chef, et vivront
;i ltjur fantaisie à cause de l'abaissement indiscret de celui qui
a droit de leur commander et de les conduire. Car, quand le
chef s'abaisse trop, on le méprise, et il ne peut se relever sans
irriter les esprits. Mais lorsqu'il ne traite que d'égaux ceux qui
lui sont soumis, on sent encore assez qu'on a un maître: et on
n'est point surpris de le voir reprendre le commandement et
l'autorité '.
IX. Lorsque nos égaux par vertu s'humilient devant nous,
et nous défèrent la supériorité, ils ne remplissent pas pour cela
leurs devoirs a notre égard. Il faut qu'ils nous défèrent l'ex-
cellence, et qu'ils nous donnent des marques véritables ou du
moins vraisemblables d'une estime et d'une amitié particulière.
Car, si nous ne pensons point que leur abaissement devant
nous soit une marque de l'estime qu'ils ont pour nous, notre
amour-propre ne peut être content. On peut par vertu se so -
mettre à une personne qu'on méprise. Or, celui qui nous obéit
en nous méprisant nous choque plus que celui qui nous com-
mande en nous donnant des marques véritables de son estime
et de son amitié. C'est souvent la nature qui nous donne des
raaitres. On peut obéir sans s'abaisser, sans se sacrifier, sans
s'anéantir : mais on ne peut aimer le mépris naturellement et
sans vertu. C'est de quoi Tamour-propre ne s'accommoda ja-
mais, quelque adresse qu'il ait pour ajuster toutes choses à ses
lins. Car on ne peut sans un chagrin mortel, se voir dépouil-
ler de son excellence et de sa grandeur dans l'esprit des au-
1. Il est impossible de ne pas s'arrêter pour admirer la force et la finesse de ces
rétlexions. également vraies en éducation, en politique, dans le cloître, dans la fa-
mille, dans l'État, dans toutP association avant besoin d'un commandement.
DEUXIÈME PARTIE.— DES DEVOIRS. 241
très ', dans le lieu même de ses vanités et de son faste. Peut-
être notre égal nous donne-t-il un grand exemple de vertu,
s'il veut bien se soumettre à nous. Nous pourrons admirer son
humilité : nous pourrons même l'imiter naturellement et par
orgueil, car souvent les plus orgueilleux sont les plus civils et
les plus honnêtes. Mais, s'il veut se faire aimer de nous, il faut
qu'il nous place honorablement dans son esprit et délicieuse-
ment dans son cœur : ii faut qu'il flatte notre injuste et su-
perbe concupiscence. Alors, quoique en apparence moins sou-
mis à nos volontés, il se fera plus propre à se lier d'amitié
avec nous : et il remplira parfaitement ses devoirs à notre
égard, s'il se sert de l'entrée que nous lui donnerons dans
notre esprit par la place qu'il nous donnera dans le sien, pour
sacrifier en nous notre concupiscence et y faire régner l'ordre
immuable de la justice.
X. Il n'est pas aussi facile qu'on pourrait se l'imaginer de
persuader les autres hommes qu'ils ont dans notre esprit et
dans notre cœur la place qu'ils souhaitent de remplir, ni de
découvrir les véritables sentiments qu'ils ont de nous. Ainsi,
il faut examiner quelles sont les marques les moins équivoques
et les plus sensibles des dispositions intérieures des esprits,
pour connaître le fond des cœurs et convaincre les autres de
notre respect pour eux et de notre amitié. Certainement, la pa-
role toute seule est un signe équivoque et trompeur dans la
bouche de la plupart des hommes. De plus, comme elle est
d'institution arbitraire, elle ne persuade pas vivement les véri-
tés qu'elle exprime. Il n'y a que les simples ou ceux qui ont
une grande opinion d'eux-mêmes, qui s'y laissent tromper,
peut-être encore ceux qui n'ont nulle expérience du monde.
Mais l'air et les manières sont un langage naturel, qui se fait
entendre sans qu'on y pense, qui persuade par une vive im-
pression et qui répand pour ainsi dire la conviction dans les
esprits. De plus, ce langage n'est point trompeur; du moins
l'est-il rarement, parce que c'est un effet naturel et comme né-
cessaire de la disposition actuelle de l'âme. Car enfin, l'âme
découvre ce qu'elle a de plus secret, par l'air qu'elle répand ma-
chinalement sur le visage; et lorsqu'on est sensible aux diffé-
rents airs, on voit dans le cœur de celui qui parle, les senti-
Var. Ce? mot« : dans l'esprit des mitres, n'étaient pas dan? l'édition de 1684.
218 TRAITÉ DE MORALE.
ments et les mouvements dont il est agité par rapport à nous •.
XI. Ainsi, pour bien persuader aux hommes qu'ils ont dans
notre estime et dans notre amitié le rang qu'ils souhaitent, il
faut véritablement les estimer et les aimer. Aussi bien y som-
mes-nous obligés. Il faut en leur présence exciter en nous des
mouvements qui se fassent naturellement sentir à eux par
l'air qu'ils répandront sur notre visage : et lorsque notre ima-
gination e>t froide sur leur sujet, parce qu'effectivement leur
mérite nous parait fort médiocre, il faut nous représenter quel-
ques motifs qui nous ébranlent, ou du moins faire en sorte que
les hommes puissent attribuera la froideur de notre tempéra-
ment ce froid qui les rebute, ces manières peu honnêtes et peu
gagnantes que nous avons en leur présence. Surtout, prenons
bien garde à ne point forcer notre air, pour en prendre un qui
>•' démente et ne puisse se soutenir, à cause qu'il ne peut nul-
lement s'accorder avec les dispositions actuelles de notre es-
prit. Rien n'est plus sensible ni plus choquant. Il vaut mieux
se taire que de louer les gens de cet air traître et flatteur, qui
ne trahit et ne flatte que les stupides et les insensibles. La Cha-
rité et la Religion peuvent suffire pour arrêter les mouvements
naturels de la machine : car la Charité et la Religion fournis-
sent assez de justes motifs pour honorer et aimer sincèrement
les hommes et nous mépriser nous-mêmes 2.
XII. Mais outre la parole et les manières, nous avons les ser-
vices réels qui sont les marques les plus sûres et les plus con-
vaincantes de l'estime et de l'amitié. C'est aussi par eux que
nous devons faire des amis, et éprouver ceux que nous avons
déjà. .Mais, comme de tous les devoirs ceux-ci sont les plus pé-
nibles, nous ne devons pas toujours croire que celui qui manque
de nous les rendre, manque pour nous d'amitié. Car, on doit
observer qu'il y a des personnes naturellement si faibles, si
languissantes, si retenues, en un mot si difficiles à remuer,
qu'ils ne font rien ou presque rien pour leurs' amis. Mais,
aussi ne font-ils rien pour eux-mêmes J. C'est à quoi il faut
1. « La politesse n'inspire pas toujours la bonté, l'équité, la complaisance, la
gratitude ; elle en donne du moins les apparences et fait paraître l'honnie au dehors
comme il devrait être intérieurement. » (La Bruyère, ch. De la société et de la con-
versation.
2. Ces chapitres sont à comparer avec Nicole. Des moyens de conserver la paix
parmi les hommes. Voyez en particulier la lre partie, ch. xv.
3. ijueDe connaissance des hommes et quelle délicatesse de touche dans l'art de
adrel
DEUXIÈME PARTIE. - DES DEVOIRS. 249
bien prendre garde : car, qui penserait qu'ils n'ont point d'a-
mitié, devrait croire qu'ils ne s'aiment point eux-mêmes. Au
reste, je crois devoir dire qu'il n'y a point d'ordinaire d'amilié
plus solide et plus durable, que celle de ces personnes qui sem-
blent en manquer, à cause qu'elles n'ont point cette vivacité
d'imagination et ce feu passager qui s'allume et qui s'enflamme
dès qu'on fait cet honneur aux gens de leur exposer le besoin
qu'on a de leur secours. En voici la raison.
XIII. C'est la fermentation du sang et l'abondance des esprits
qui échauffent l'imagination, et qui donnent aux hommes le
mouvement qui les anime et qui les ébranle. Or, ceux qui ont
des passions vives et l'imagination ardente, sont inconstants
plus qu'on ne saurait l'expliquer, parce que ce n'est point la
Raison qui les conduit, Raison qui demeure toujours la même,
mais des humeurs qui s'allument et qui se dissipent aussitôt;
des humeurs dont le bouillonnement excite chaque jour des
mouvements tout contraires. De plus, c'est presque toujours le
corps qui parle en eux, et le corps ne parlant que pour le corps
et pour les biens qui ont rapport au corps, le moindre intérêt
détermine a son utilité particulière le mouvement qui ne s'était
produit d'abord que pour l'utilité d'un ami, parce qu'on y
trouvait quelque avantage : car il est toujours agréable de se
faire et de se conserver des amis. Enfin, il n'y a point d'amitié
solide et durable que celle qui est fondée sur la Religion, forti-
fiée par la Raison, animée et soutenue par le doux plaisir d'une
mutuelle possession de la vérité. Religion, Raison, vérité, purs
fantômes à l'égard d'une imagination frappée et excitée par
d'autres objets, Tout cela n'a rien de sensible, tout cela n'a
donc rien de solide. Tout cela n'a nul rapport au corps et à la
société qui se forme par le corps, et pour le bien du corps :
tout cela n'a donc rien qui flatte l'imagination, laquelle ne
parle que pour le bien du corps, que pour celui qui l'anime,
qui la réjouit, qui lui donne et qui lui conserve l'être.
XIV. Lorsqu'un homme a ce malheureux dessein de faire
fortune, de se pousser et de s'élever en ce monde, qu'il cherche
pour amis ceux qui ont l'imagination forte et vive, qu'il les
ébranle et les mette en mouvement ! Leur mouvement le portera
peut-être jusqu'aux plus hautes dignités: c'est l'imagination
qui règne ici-bas, et qui distribue les richesses et les honneurs *.
1. « L'imagination dispose de tout; elle fait la beauté, la justice et le bonlieur,
250 TRAITE DE MORALE.
Il ne faut qu'un? imagination dominante pour placer un fat
honorablement dans tous les esprits, et pour couvrir de confu-
sion et de honte le plus sage, le plus savant, le plus vertueux
personnage de l'État. Que celui donc qui veut s'avancer, se
mette bien dans l'esprit de ceux qui ont du mouvement, qu'il
gagne leurs bonnes grâces, qu'il les excite, et qu'il les pique :
ils le mèneront bien loin, ils rélèveront bien haut! Mais qu'il
prenne garde à lui. Rien n'est plus incompréhensible, ni plus
intraitable que l'imagination. 11 est monté sur des machines
ombrageuses et difficiles à conduire. Il doit en bien connaître
les ressorts fantastiques * et journaliers : il doit les éprouver et
les manier adroitement. Autrement, ces amis qui l'ont élevé le
jetteront par terre, et le fouleront aux pieds avec d'autant plus
de colère et de rage, qu'ils lui auront donné davantage de
marques de faveur et d'amitié 2.
XV. Mais ceux qui, contents de leur fortune, veulent avoir
de bons et véritables amis, qu'ils en cherchent parmi les ama-
teurs de la vérité et de la justice : qu'ils établissent leurs, ami-
tiés sur une mutuelle communion des vrais biens , des biens
immuables qui rendent les amitiés fermes et constantes, des
biens inépuisables qui bannissent l'envie et la jalousie ; et qu'ils
se persuadent que les personnes qui paraissent les moins
exactes aux devoirs de l'amitié, sont les amis les plus fidèles et
les plus sincères, si c'est la froideur du tempérament qui en
soit la cause. Leur imagination n'est ni volage ni ombrageuse :
mais qu'elle soit telle qu'il vous plaira, ils savent la retenir et
la régler. Leurs passions ne sont ni vives ni emportées. Ils sa-
vent estimer et aimer par raison. Chez eux, l'amitié n'est point
une passion inconstante, c'est une vertu solide : et quoique
faute d'esprit :i et de feu, ils paraissent au dehors froids et
immobiles, ils ont pour nous tous les sentiments et les mouve-
ments qu'ils doivent avoir.
qui est le tout du monde... » (Pascal, Pensées, art. m, par. 3. de l'édition Havet.)
1. Var. Fantasques. 16S4.)
'2. Xam cupide conculcatur nimis ante metutum, dit Lucrèce. L'analyse de Male-
branclif est plus profonde et plus subtile. On en veut souvent aux antres, non pas
seulement de la frayeur qu'on a eue d'eux, mais des marques d'amitié par les-
quelles on croit s'être humilié devant leurs personnes.
.°». Var. D'esprits. il6S4 et 1697.) 11 est à croire que l'édition de 1707 donne : es-
prit, par faille d'impression plutôt qu'à dessein.
DEUXIEME PARTIE- — DES DEVOIRS. 251
XVI. Mais, quoique souvent nous devions être contents de
ceux qui ne nous donnent point de marques sensibles de leur
amitié, nous ne devons point être contents de nous-mêmes, si
nous ne faisons vivement sentir la nôtre. Car, la plupart des
hommes, étant plus sensibles que raisonnables, ils ne seront
jamais contents de nous, s'ils ne lisent sur notre visage, et s'ils
ne sont convaincus par nos services que leurs intérêts nous
sont chers. Nous sommes par devoir obligés à faire pour eux
des pas que nous ne ferions point pour nous-mêmes. Ils ne
sentent point la peine que le mouvement nous donne; car ils se
plaisent dans L'agitation. Ils n'ont peut-être pas le même senti-
ment que nous des biens de la vie présente, car leurs passions
les aveuglent. Ainsi, jugeant des autres par eux-mêmes, ils
croiront que nous manquons pour eux d'estime et d'amitié, si,
pour leur rendre service, nous ne quittons des occupations plus
saintes et plus importantes *, si nous ne faisons pour eux ce
que nous ne ferions pas pour nous-mêmes: et cette pensée ne
manquera pas d'exciter en eux quelques passions injustes et
peut-être criminelles.
XVII. C'est pour cela que la société est une pénible et fâ-
cheuse servitude, pour tous ceux qui n'y sont point nés et qui
peuvent se passer des autres. C'est peut-être la plus rude des
pénitences 2. C'est un commerce, où les personnes les plus
honnêtes et les plus équitables perdent souvent beaucoup plus
qu'ils n'y gagnent; ils y mettent beaucoup et retirent peu. Il
ne faut point faire de liaisons particulières qui obligent à des
devoirs, que la disposition de la machine ou d'autres raisons
ne nous permettent pas de rendre: car il ne faut point se faire
des amis pour les rendre ses ennemis. Rien n'est plus désolant
qu'un ennemi autrefois ami, et qui abuse des faveurs qu'on lui
a faites. Qu'un chacun examine donc ses forces, et ne se laisse
point surprendre au dangereux plaisir de connaître et d'être
connu; et ne lie de société qu'autant qu'il est en état et dans
1. C'est le contraire rie ceux dont Malebranche parlait plus haut, qui ne font rien
pour leurs amis parce qu'ils ne font rien pour eux-mêmes. Ce dont il parle ici avec
tant de finesse est surtout le propre des dissipateurs.
2. 11 ne faut pas oublier que c'est un religieux qui parle, et sachons que pour Ma-
lebranche, toute conversation avec un autre qu'avec le maitre intérieur, fut tou-
jours en effet une rude pénitence : on sait à quel point il lui était dur de conver-
ser avec un Leibniz et un Bossuet . et comment la fatigue que lui imposa une visite
de Berkeley hâta, dit-on, le dénoùment de sa dernière maladie.
252 TRAITE DE MORALE.
la volonté d*en remplir les devoirs, qu'autant quil peut être
utile aux autres sans se faire tort à soi-même, ou du moins
qu'autant qu'il peut se faire moins de tort qu'il ne rend de ser-
vice aux autres.
CHAPITRE TREIZIEME.
Continuation du même sujet. Pour se faire aimer, il faut se rendre
aimable. Règles pour la conversation. Des différents airs. Des
amitiés chrétiennes.
I. Quoiqu'il ne faille point lier de société particulière avec
toutes sortes de personnes, principalement lorsqu'on ne se sent
point assez de force et d'adresse pour l'entretenir, néanmoins
il faut se faire aimer généralement de tout le monde, afin qu'il
n'y ait personne à qui on ne puisse être utile. Or pour se faire
aimer, il faut se rendre aimable *. C'est une prétention injuste
et ridicule que d'exiger de l'amitié; et ceux qui ne se font
point aimer ne s'en doivent prendre qu'à eux-mêmes. Si on
ne rend pas toujours justice au mérite à cause qu'on ne le
connaît pas et qu'ordinairement on en juge mal, tout le monde
est sensible aux qualités aimables, et ceux qui les possèdent
ne manquent jamais d'amis. Le mérite des autres efface le nô-
tre: et quand on leur rend justice, il semble qu'on se fasse tort.
On ne peut les élever sans se rabaisser soi-même; et lorsqu'on
les met au-dessous de soi, on croit en être plus grand 2. Mais
quand on aime les gens, on ne se fait aucun tort. Il semble au
contraire que l'àme s'étende en se répandant dans les cœurs,
et qu'elle se revête et se pare de la gloire qui environne ses
amis. Ainsi on se fait toujours aimer, pourvu qu'on se rende
aimable : mais on ne se fait pas toujours estimer, quelque mé-
rite qu'on ait.
1. ... Ut ameris, amabilis esto. (Ovide.)
2. « On est d'ordinaire plus médisant par vanité que par malice, » dit La R.oche-
foucauld. Et d'autre part, comme l'observe Montesquieu, « l'admiration est le pro-
pre des grandes âmes. »
15
254 TRAITE DE MORALE.
II. Quelles sont donc les qualités qui nous rendent aimables?
Rien n'est plus facile que de les découvrir. Ce n'est point d'a-
voir de l'esprit, de la science, un beau visage, un corps bien
droit et bien formé, de la qualité, des richesses, ni même de la
vertu : ce n'est point précisément tout cela. Car on peut avoir
de l'aversion pour celui qui possède toutes ces qualités estima-
bles. Quoi donc? C'est de paraître tel, que les autres se persua-
dent qu'avec nous ils seront contents. Si celui qui a de grands
biens est avare, si celui qui a de l'esprit est superbe, si celui
qui a de la qualité est lier et brutal , si celui-là même qui a de
la venu et du mérite prétend que tout lui est dû; toutes ces
qualités, quelque estimables qu'elles soient, ne rendront point
aimables ceux qui les possèdent. Les hommes veulent invinci-
blement être heureux. Celui-là seul peut donc se faire aimer,
je ne dis pas estimer, qui est bon ou paraît tel. Or personne
n'est bon par rapport à nous, quelque parfait qu'il soit en lui-
même, s'il ne répand point sur nous les faveurs que Dieu lui
fait.
III. Ainsi le bel esprit qui raille toute la terre, se rend odieux
à tout le monde : et le savant qui fait parade de sa science,
s'habille en pédant ' et se travestit en ridicule. Ceux qui veu-
lent se faire aimer et qui ont bien de l'esprit, en doivent faire
part aux autres. Qu'ils fassent si bien valoir les bonnes choses
que les autres disent en leur présence 2, qu'avec eux chacun
soit content de soi-même. Que celui qui a de la science, n'en-
seigne point en maître les vérités dont il est convaincu. Mais
qu'il ail le secret de faire naître insensiblement la lumière dans
l'esprit de ceux quil'écoutent, de sorte que chacun s'en trouve
éclairé, sans la honte d'avoir été son disciple. Celui qui est li-
béral n'est point aimable, s'il s'élève ou se vante de ses libéra-
lités. En effet il reproche ses faveurs à celui à qui il les fait,
1. On sait que Malebranche manque rarement l'occasion de poursuivre les pé-
dants ou ceux qu'il croit tels, (comme Montaigne qu'il appelle si spirituellement
un ■ pédant à la cavalière. ») Voici le portrait qu'il trace du pédant en général,
dans la Recherche de la vérité, (livre III, 3<= partie, ch. v) : « Pédant est opposé à
raisonnable ; les pédants ne peuvent raisonner parce qu'ils ont l'esprit petit, et d'ail-
leurs rempli d'une fausse érudition; et ils ne veulent pas raisonner parce qu'ils
croient que certaines gens les respectent et les admirent davantage lorsqu'ils ci-
tent quelque auteur inconnu ou quelque sentence d'un ancien, que lorsqu'ils pré-
tendent raisonner. Les pédants sont donc vains et fiers, de grande mémoire et de
peu de jugement, heureux et forts en citations, malheureux en raisons. »
2. Var. Qu'ils fassent si bien valoir les bonnes choses qu'on dit. (1684.)
DEUXIÈME PARTIE.— DES DEVOIRS. 255
par la confusion dont il le couvre. Mais celui qui fait part aux
autres de son esprit et de sa science, aussi bien que de son ar-
gent et de sa grandeur, sans que personne s'en aperçoive, et
sans qu'il en tire aucun avantage, il gagne nécessairement
tous les cœurs par cette vertueuse libéralité : seule, dis-je,
vertueuse et charitable, seule généreuse et sincère. Car toute
autre libéralité n'est qu'un pur effet de l'amour-propre, toute
autre est intéressée ou du moins fort mal réglée '.
IV. Mais celui qui nous découvre sans cesse par les endroits
qui nous font honte, pour s'élever ou se divertir à nos dépens :
celui-là même, qui faute de respect pour nous, en use trop li-
brement, et nous traite trop cavalièrement; en un mot toutes
les malhonnêtes gens nous inspirent pour eux une horreur et
une aversion irréconciliable. Il n'y a peut-être point d'homme
également fort et robuste par toutes les parties qui le compo-
sent ; et alors qu'on sait que tel est faible par quelque endroit,
il ne faut jamais le prendre par là : on ne peut presque le tou-
cher sans le blesser. Il faut traiter les hommes avec respect et
charité, et craindre extrêmement de les heurter par ce qu'il y
a de sensible en eux. Néanmoins il ne faut pas que nos ma-
nières trop affectées leur reprochent leur extrême délicatesse.
On doit agir avec eux naturellement, autant que leur qualité,
leurs dispositions actuelles, leur humeur nous le permettent,
et ne pas trop appréhender de les attaquer du côté qu'ils ne
craignent rien. On leur fait plaisir de les battre par l'endroit
où ils sont forts, et la raillerie même les réjouit, lorsqu'ils sen-
tent bien qu'elle n'est pas capable de les offenser. L'homme
aime naturellement l'exercice de l'esprit, lorsqu'il en a, aussi
bien que celui du corps, lorsqu'il a de la vigueur. La résistance
qu'il fait, les victoires qu'il remporte, lui rendent témoignage
de^sa force et de son excellence, et la fait paraître aux autres :
et cela lui donne en lui-même une secrète complaisance. Car
enfin le mouvement nous réjouit et nous anime; et tel. qui
nous contredit mal à propos, nous choque moins que celui qui
ne nous donne aucun sujet de faire montre des qualités que
nous admirons sottement en nous et que nous souhaitons que
les autres admirent.
V. Les hommes sont bien plus sensibles et bien plus délicats
1. « Ce qu'on nomme libéralité n'est le plus souvent que la vanité de donner,
que nous aimons mieux que œ que nous donnons. » (La Rochefoucauld.)
256 TRAITÉ DE MORALE.
sur les qualités qu'on estime dans le monde, que sur celles qui
sont estimables en elles-mêmes; sur les qualités qui ont rapport
à leur état ou à leur emploi, que sur les perfections essentielles
à leur être ; sur celles enfin qu'ils n'ont pas, ou plutôt sur
celles qu'on ne croit pas trop qu'ils aient, soit qu'ils les aient
ou ne les aient pas, que sur aucune autre. Ainsi traiter de
poltron un homme de guerre qui n'a point encore donné trop
de marques de valeur, c'est l'outrager cruellement. Car on es-
time le courage dans le monde : de plus on le croit nécessaire
à un homme de guerre : enfin quand on en manque ou qu'on
appréhende de passer pour en manquer, on fait tous les efforts
pour cacher cette espèce de faiblesse: car on cache avec grand
soin tout ce qui, découvert, nous couvre de confusion et de
honte. C'est la même chose de toutes les autres conditions. Si
on fait connaître à un docteurou à un médecin ignorant qu'on
le croit tel, on ne sera jamais de ses amis, principalement si un
est assez indiscret pour dire librement aux autres ce qu'on en
pense, et que cela vienne jusqu'à lui. Si on donne sujet à une
femme de croire qu'on la trouve laide, on ne manquera pas de
l'irriter : car les femmes se piquent de beauté, comme les hom-
mes sur L'esprit ]. Je ne dis pas qu'elles ne se piquent point
d'esprit, ni même de science : car il y en a qui font étrange-
ment les savantes et les spirituelles, et qui le font môme plus
que quelques docteurs. Il faut connaître le monde pour lui
plaire : du moins faut-il converser avec tant de retenue, d'hon-
nêteté et de respect avec les gens, qu'ils attribuent à simplicité
ou à inadvertance le mal qu'on leur fait: autrement il n'est
pas possible de se faire aimer. Car effectivement on n'est point
aimable, lorsqu'on blesse ou qu'on incommode les autres -.
VI. Comme l'air et les manières parlent un langage bien plus
vif et bien plus sensible que le discours, et représentent au na-
turel nos dispositions intérieures à l'égard des autres, ainsi
que j'ai déjà dit, il faut avoir un soin particulier de prendre
l'air modeste et respectueux, et cela à proportion de la qualité
et du mérite connu des personnes à qui on parle: j'entends
l'air qui marque sensiblement que nous leur donnons la
droite chez nous, que nous leur accordons volontiers dans no-
1. Cette phrase, peu régulière, est bien ainsi rédigée dans les trois éditions, de
1684, 1697 et 1707.
2. Il faut au contraire s'incommoder soi-même, dit Pascal : « Le respect est : in-
commodez-vous! » (Pensées, art. v, par. 11, édition Havet.)
DEUXIÈME PARTIE. — DES DEVOIRS. 257
tre esprit et dans notre cœur la place qu'ils croient bien mé-
riter. L'air simple et négligé ne paraît agréable qu'aux infé-
rieurs, et il n'est supportable que devant nos égaux. Car quoi-
que cet air plaise, en ce qu'il marque'que nous ne nous occu-
pons guère de nous, il déplaît en ce qu'il fait sentir que nous
ne nous mettons guère en peine des autres. L'air grave in-
commode fort. Car outre qu'il fait comprendre que nous nous
estimons beaucoup, il fait penser que nous estimons peu les
autres. Cet air n'est permis qu'aux supérieurs; et il ne sied
tout à fait bien, que lorsqu'il représente actuellement la puis-
sance dont l'homme est revêtu, il sied bien à un souverain, à
un juge qui rend justice, à un prêtre à l'autel, à tout homme
qui, par son caractère ou autrement, met les autres en la pré-
sence de Dieu; mais il rend ridicule et méprisable celui qui le
prend mal à propos, et il inspire l'indignation et une secrète
aversion pour le sot et le glorieux qui s'en couvrent l. Mais pour
l'air fier et brutal, il irrite les esprits plus qu'on ne saurait le
dire, car il marque d'une manière très vive et très sensible
qu'on n'a pour les autres ni estime ni amitié. Un souverain qui
le prend se rend redoutable à tout le monde : mais un particu-
lier qui s'en couvre, paraît un monstre épouvantable et en
même temps ridicule, pour lequel naturellement on ne peut
avoir que le dernier mépris et qu'une haine irréconciliable'2.
VIL Tous les différents airs sont composés de ces quatre 3.
Ce sont tous des effets naturels et nullement libres de l'estime
que nous avons de nous-mêmes par rapport aux autres ; et
selon que notre imagination est frappée par l'apparence de la
qualité et du mérite de ceux qui nous environnent, nous pre-
nons sans y penser, et en conséquence des lois établies pour le
bien de la société, l'air qui est le plus propre pour nous con-
server, dans l'esprit des autres, la place que nous croyons mé-
riter, je veux dire que nous nous imaginons actuellement de
mériter. Car ce n'est point la Raison, mais l'imagination qui
agit dans ces rencontres. Ce n'est point une connaissance abs-
\ . «La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l'es-
prit. » (La Rochefoucauld.)
2. Malebranche ne prononce jamais le mot de brutal, quel que soit le sens pré-
cis dans lequel il le prenne, sans être saisi d'indignation et emporté par une sainte
colère.
3. L'air modeste et respectueux, l'air simple et négligé, l'air grave, l'air fier et
brutal,
45,
258 TRAITÉ DE MORALE.
traite de nos qualités par rapport à celles des autres : c'est une
vue sensible de leur grandeur et de leur bassesse, et le senti-
ment intérieur que nous avons de nous-mêmes, qui débande
les ressorts de la machine, pour donner aux dehors du corps
la posture, et répandre sur le visage les différents airs, qui dé-
couvrent aux hommes les dispositions actuelles de notre esprit
à leur égard. Ainsi il est évident que pour prendre naturelle-
ment, et sans qu'il paraisse de l'affectation, cet air modeste et
respectueux qui nous rend aimables à ceux-là principalement
qui ont beaucoup d'orgueil, il ne suffit pas de croire que les
autres ont plus de qualité et de mérite que nous , il faut que
notre imagination en soit actuellement émue, et qu'elle mette
en mouvement les esprits animaux, cause immédiate de tous
les changements qui arrivent dans notre corps et sur notre
corps.
VIII. Néanmoins l'imagination est si bizarre, et par consé-
quent l'esprit de ceux qui se laissent conduire à la disposition
et au mouvement actuel de leur machine, qu'il arrive souvent
que le même air fait dans deux personnes différentes, ou dans
la même en différents temps, des effets tout opposés. Cela dé-
pend de la manière dont l'imagination est montée, et de la
qualité des esprits animaux. Un air pitoyable excite la com-
passion dans les uns et la haine dans les autres, ou peut-être
le mépris ou la risée. Ainsi il faut ouvrir les yeux et regarder
les gens au visage, pour y lire l'effet que notre air produit en
eux, et former ou reformer son air sur le leur. C'est là le plus
sûr. Mais c'est aussi ce que chacun fait naturellement et sans
réflexion, principalement lorsqu'on a besoin du secours
des autres, et qu'on désire avec passion de gagner leurs bonnes
grâces. Il n'est pas à propos que j'explique davantage ce qu'il
faut faire pour s'accoutumer à prendre les airs qui nous ren-
dent aimables. Le monde est si flatteur et si corrompu, que je
craindrais fort qu'on en fit un méchant usage. On n'est déjà
que trop savant sur cette matière et le monde n'en va pas
mieux. Car jusqu'à ce que les hommes sachent bien consulter
la Raison et mépriser les manières, ils seront conduits et séduits
par l'imagination des esprits vifs et adroits : parce que c'est
l'imagination qui répand sur le visage et sur tout le corps les
différents airs qui flattent les plus sages, et qui ne manquent
jamais de tromper les simples.
IX. Lorsqu'on est riche et puissant, on n'est pas plus aima-
DEUXIÈME PARTIE.- DES DEVOIRS. 259
ble, si pour cela on n'en devient pas meilleur à l'égard des au-
tres par ses libéralités, et par la protection dont on les couvre.
Car rien n'est bon, rien n'est aimé comme tel, que ce qui fait
du bien, que ce qui rend heureux. Encore ne sais-je si on aime
véritablement les riches libéraux et les puissants protecteurs.
Car enfin ce n'est point ordinairement aux riches qu'on fait la
cour, c'est à leurs richesses. Ce n'est point les grands qu'on es-
time, c'est leur grandeur : ou plutôt c'est sa propre gloire
qu'on recherche, c'est son appui, son repos, ses plaisirs. Les
ivrognes n'aiment point le vin, mais le plaisir de s'enivrer. Cela
est clair : car s'il arrive que le vin leur paraisse amer ou les
dégoûte, ils n'en veulent plus. Dès qu'un débauché a contenté
sa passion, il n'a plus que de l'horreur pour l'objet qui l'a
excité; et s'il continue de l'aimer, c'est que sa passion vit en-
core. Tout cela, c'est que les biens périssables ne peuvent servir
de lien pour unir étroitement les cœurs. On ne peut former
des amitiés durables sur des biens passagers, par des passions
qui dépendent d'une chose aussi inconstante qu'est la circula-
tion des humeurs et du sang; ce n'est que par une mutuelle
possession du bien commun, la Raison. Il n'y a que ce bien
universel et inépuisable par la jouissance duquel on fasse des
amitiés constantes et paisibles. Il n'y a que ce bien qu'on puisse
posséder sans envie, et communiquer sans se faire tort. Il faut
s'exciter les uns les autres à l'acquisition de ce bien, et se join-
dre tous ensemble pour se le procurer mutuellement. Il faut
donner aux autres libéralement tout ce qu'on en possède déjà;
et ne point craindre de leur demander ce qu'ils ont conquis
par leur attention et par leur travail dans le pays de la vérité.
Il faut ainsi s'enrichir des trésors de la sagesse et de la Raison.
Car on possède d'autant mieux la vérité qu'on la communique
davantage. On fera de cette sorte des amis véritables, des amis
constants, généreux, sincères, des amis immortels. Car la Rai-
son ne meurt point, la Raison ne change point. Elle donne à
tous ceux qui la possèdent l'immortalité dans la vie, et l'im-
mutabilité dans la conduite.
X. Mais qui nous conduira à la Raison, qui nous soumettra
sous ses lois, qui nous rendra ses vrais disciples? Ce sera la
Raison elle-même: mais incarnée, humiliée, rendue visible et
sensible, proportionnée à notre faiblesse. Ce sera Jésus-Christ,
la sagesse du Père, la lumière naturelle et universelle des in-
telligences, et qui ne pouvant plus être celle de nos esprits
260 TRAITE DE MORALE.
plongés par le péché dans la chair et le sang, s'est fait péché
elle-même, et par la folie de la croix frappe vivement nos sens
et attire sur elle nos regards et nos réflexions. Oui, Jésus-Christ,
et Jésus-Christ seul, peut nous conduire à la Raison et nous
réunir en sa personne divine par le ministère de son humanité
clarifiée l. Notre nature subsiste en lui dans la Raison, et la
Raison régnera par lui dans nos esprits et dans nos cœurs. Car
enfin c'est pour la Raison que nous sommes faits : c'est par
elle que nous sommes intelligences : c'est sur elle que nous
avons été formés; et c'est encore sur elle que nous devons être
réformés. - Jésus-Christ attaché en croix est notre sainte victime,
et le parfait modèle du sacrifice que nous devons faire de l'a-
mour-propre h l'amour de l'ordre. Mais ressuscité, consommé
en Dieu, établi Pontife selon l'ordre éternel, dont Melchisédech
était la ligure, il est la source féconde de ces influences céles-
tes, qui seules peuvent nous apprendre à sacrifier, comme il a
fait, notre nature corrompue, et mériter par là un être tout
divin, une transformation glorieuse et incorruptible : mériter
par là de nous réunir parfaitement à notre principe, et de vivre
uniquement de la substance intelligible de la Raison par la
charité divine, dans une paix et une société éternelle.
XI. Si nous sommes ici-bas de vrais chrétiens, nous serons
des amis fidèles; et nous ne trouverons aussi jamais de fidèle
ami, que parmi ceux qui ont une piété solide. Car il n'y a
point d'amitié constante et véritable, que dans l'immutabilité
de la Raison: et on ne peut maintenant 3 suivre constamment
la Raison que par les forces que donne la Raison incarnée. On ne
peut sacrifier les intérêts aux lois de l'amitié que par une charité
inconnue à la nature, etqui ne tire son origineet son efficace que
du sanctuaire véritable où Jésus-Christ exerce la souveraine sa-
crificature. Cet ami libertin vous a toujours été fidèle, je le veux.
C'est qu'il y a toujours trouvé son compta, ou qu'il espère de
dédommager quelque jour son amour-propre. Comment cet
ami vous servirait-il à ses dépens, ou sans espérance de retour,
que4 les justes mêmes ne sont d'ordinaire excités à servir Dieu
ou les autres hommes, que dans l'espérance d'une récompense,
1. Glorifiée.
g. Malebranche écrit tantôt réformés, et tantôt reformés, non seulement d'une
édition à une autre, mais d'un chapitre à un autre dans une même édition
3. Depuis la chute.
4. Ainsi construit dans les trois éditions.
DEUXIEME PARTIE.— DES DEVOIRS. 261
qui tlatte d'autant plus leur amour-propre éclairé, qu'elle sur-
passe infiniment la grandeur de leurs services?
XII. Il n'y a point d'amis désintéressés : ceux-là seuls peu-
vent passer pour tels, qui n'attendent point de nous leur ré-
compense. Ceux-là donc peuvent seuls être véritablement nos
amis, qui ne souhaitent rien dans ce monde qui se renverse.
Ceux-là seuls sont nos bons amis, nos amis sincères, fidèles,
salutaires, qui nous rendent service parce que la Raison et
la charité l'ordonnent, et n'espèrent que de Dieu seul des biens
capables de flatter leur amour-propre, amour-propre seul
éclairé, généreux et légitime. Faisons donc choix de sembla-
bles amis ; et pour nos amitiés déjà faites, tâchons de les assu-
rer dans l'immutabilité de la Raison, et de les sanctifier dans
la sainteté de la religion. Ne nous rendons aimables nous-
mêmes que pour faire aimer la loi divine, et regardons le salut
de nos frères comme la récompense des services que nous leur
rendons. Cette récompense sera bientôt suivie d'une autre : et
notre gloire d'avoir travaillé sous Jésus-Christ à la construc-
tion de son ouvrage, subsistera éternellement. Le commerce
du monde ne doit tendre qu'à établir en Jésus-Christ une so-
ciété éternelle. Nous ne devons converser avec les hommes que
pour travailler à leur sanctification et qu'ils travaillent à la
nôtre. Certainement Dieu ne nous a mis au monde que dans ce
dessein. Heureux, mille fois plus heureux qu'on ne peut s'ima-
giner, si entrant dans ce juste dessein de notre maître commun,
nous nous rendons dignes, par Jésus-Christ notre précurseur,
d'entrer dans son repos, et de jouir pour jamais de sa gloire '
et de ses plaisirs !
1. C'est-à-dire de ses perfections, manifestées par toufes ses œuvres et tous ses
actes.
CHAPITRE QUATORZIÈME,
Des devoir? que chacun se doit à soi-même, qui consistent en gé-
néral à travailler à sa perfection et à son bonheur.
I. Les devoirs que chacun se doit à soi-même, aussi bien
que ceux que nous devons au prochain, peuvent se réduire en
général à travailler à notre bonheur et à notre perfection : à
notre perfection, qui consiste principalement dans une parfaite
conformité de notre volonté avec l'Ordre : à notre bonheur qui
consiste uniquement dans la jouissance des plaisirs, j'entends
de solides plaisirs et capables de contenter un esprit fait pour
posséder le souverain bien.
II. C'est dans la conformité de la volonté avec l'Ordre, que
consiste principalement la perfection de l'esprit. Car celui qui
aime l'ordre plus que toutes choses a de la vertu : celui qui
obéit à l'ordre en toutes choses a de la vertu; celui qui obéit
à l'ordre en toutes choses, remplit ses devoirs ; et celui-là mé-
rite un bonheur solide, la récompense légitime d'une vertu
éprouvée, qui sacrifie à l'ordre ses plaisirs présents, souffre les
douleurs, et se méprise soi-même par respect pour la loi divine.
Cette même loi toute-puissante et toute juste décidera de son
sort et le récompensera éternellement.
III. Chercher son bonheur, ce n'est point vertu, c'est néces-
sité ; car il ne dépend point de nous de vouloir être heureux,
et la vertu est libre. L'amour-propre, à parler exactement, n'est
point une qualité qu'on puisse augmenter ou diminuer. On ne
peut cesser de s'aimer : mais on peut cesser de se mal aimer,
on ne peut arrêter le mouvement de l'amour-propre, mais on
peut le régler sur la loi divine. On peut, par le mouvement
d'un amour-propre éclairé, d'un amour-propre soutenu par la
DEUXIÈME PARTIE.- DES DEVOIRS. 263
foi et par l'espérance et animé 1 par la charité, sacrifier ses
plaisirs présents aux plaisirs futurs, se rendre malheureux pour
un temps, atin d'éviter la vengeance éternelle du juste juge.
Car la grâce ne détruit point la nature. Le mouvement que
Dieu imprime sans cesse en nous pour le bien en général ne
s'arrête jamais. Le^ pécheurs et les justes veulent également
être heureux : ils courent également vers la source de leur féli-
cité. Mais le juste ne se laisse ni tromper ni corrompre par les
apparences qui le llattent : l'avant-goùt des vrais biens le sou-
tient dans sa course. Mais le pécheur, aveuglé par ses passions,
oublie Dieu, ses vengeances et ses récompenses, et emploie tout
le mouvement que Dieu lui donne pour le vrai bien à courir
après des fantômes.
IV. Ainsi l'amour-propre, le désir d'être heureux, n'est ni
vertu ni vice ; mais c'est le motif naturel de la vertu et qui
devient dans les pécheurs le motif du vice. Dieu seul est notre
tin : Dieu seul est notre bien : la Raison seule est notre loi : et
l'amour-propre ou le désir invincible d'être heureux est le mo-
tif qui doit nous faire aimer Dieu, nous unir à lui, nous sou-
mettre à sa loi. Car nous ne sommes point à nous-mêmes ni
notre bien ni notre loi. Dieu seul possède la puissance : lui
seul est donc aimable, lui seul est donc redoutable. Nous vou-
lons invinciblement être heureux, nous devons donc obéir in-
violablement à sa loi. Car enfin, on ne peut trop se mettre dans
l'esprit que le Tout-Puissant est juste, que toute désobéissance
sera punie et toute obéissance récompensée. Maintenant, on est
heureux dans le désordre : l'exercice de la vertu est dur et pé-
nible 2. Cela doit être pour éprouver notre foi et nous faire
acquérir des plaisirs légitimes. Mais cela ne peut et ne doit
continuer d'être. Il n'y a point de Dieu, si l'âme n'est immor-
telle et si l'univers ne change un jour de face : car un Dieu
injuste est une chimère. L'esprit voit clairement tout ceci. Et
qu'en doit conclure son amour-propre éclairé, son désir invin-
cible et insatiable de la félicité ? Qu'il faut se soumettre entiè-
rement à la loi divine, pour être solidement heureux. Cela est
de la dernière évidence.
1. Var, conduit. (1684.)
2. Malebranclie n'est donc pas épicurien, comme l'en accusèrent Arnauld, Ré-
gis et Ritter. Voyez sur ce point, Francisque Bouillier-, Histoire de la philosophie
cartésienne, tome II, ch. v, page 93 et suiv. de la 3e édition in-12. Il faut d'ailleurs
faire attention à'ia distinction que Malebranche a déjà faite, et qu'il renouvelle ici,
entre le motif et la fin.
264 TRAITÉ DE MORALE.
V. Notre amour-propre est donc le motif qui, secouru par la
grâce, nous unit à Dieu, comme à notre bien ou à la cause de
notre bonheur, et nous soumet à la Raison, comme à notre loi
ou au modèle de notre perfection. Mais il ne faut pas faire no-
tre lin ou notre loi de notre motif l. Il faut véritablement et sin-
cèrement aimer l'ordre et s'unir à Dieu par la Raison. Il faut
préférer à toutes choses la loi divine, parce qu'on ne peut la
mépriser et cesser de s'y conformer, sans perdre le libre accès
qu'on a par elle auprès de Dieu. Il ne faut pas désirer que
l'ordre s'accommode à nos volontés : cela n'est point possible,
l'ordre est immuable et nécessaire: ni que Dieu ne punisse point
nos désordres : Dieu est un juge incorruptible. Ces désirs nous
corrompent; ces désirs impertinents sont injurieux à la sain-
teté, à la justice, à l'immutabilité divine, ils blessent les attri-
buts essentiels de la divinité. Il faut haïr ses désordres et for-
mer sur l'ordre tous les mouvements de son cœur; il faut même
venger a ses dépens l'honneur de l'ordre offensé, ou du moins
se soumettre humblement à la vengeance divine. Car celui qui
voudrait bien que Dieu ne punit point l'injustice ou l'ivrogne-
rie, n'aime point Dieu : et quoique par la force de son amour-
propre éclairé il s'abstienne de voler et de s'enivrer, il n'est
point juste. Il fait la lin de ce qui ne doit être que le motif de
ses désirs. Qu'il invoque le sauveur des pécheurs, qui seul peut
changer son cœur. Mais celui qui aimerait mieux qu'il n'y eût
point de Dieu que d'y en avoir un qui se plaise à rendre éter-
nellement malheureux ceux-là mêmes qui aiment inviolable-
ment l'Ordre et la Raison 2, est juste: parce que ce Dieu fantas-
tique, injuste et cruel, n'est point aimable. La grâce même n'a-
néantit point l'amour-propre, comme je l'ai déjà dit: mais elle
se contente de le régler et de le soumettre à la loi divine. Elle
fait aimer le vrai Dieu et mépriser le désordre et l'injustice
que l'imagination déréglée peut attribuer à la divinité.
VI. De tout ceci il est manifeste, premièrement qu'il faut
1. Voyez plus haut Ire partie, ch. vin, parag. 14 et 15.
2. Malebranche croit donc que l'Ordre et la Raison ne sont point dépendants de
la volonté de Dieu. C'est encore un point sur lequel il se sépare de Descartes.
a Certainement si les vérités et les lois éternelles dépendaient de Dieu, si elles
avaient été établies par une volonté libre du Créateur, en un mot si la raison que
nou« consultons n'était pas nécessaire et indépendante, il me parait évident qu'il
n'y aurait point de science véritable... » (10e éclaircissement à la Recherche.) Voyez
aussi le 3e Entretien métaphysique.
DEUXIÈME PARTIE —DES DEVOIRS. 26o
éclairer son amour-propre, afin qu'il nous excite à la vertu: en
second lieu, qu'il ne faut jamais suivre uniquement le mouve-
ment de l'amour-propre ; en troisième lieu, qu'en suivant l'or-
dre inviolablement, on travaille solidement à contenter son
amour-propre ; en un mot, que Dieu seul étant la cause de nos
plaisirs, nous devons nous soumettre à sa loi et travailler à
notre perfection, laissant à sa justice et à sa bonté de propor-
tionner notre bonheur à nos mérites et à ceux de Jésus-Christ,
en qui les nôtres sont dignes d'une récompense infinie.
VII. J'ai expliqué dans la première partie de ce traité les
principales choses qui sont nécessaires pour travailler à sa per-
fection ou pour acquérir et conserver l'amour habituel et do-
minant de l'ordre immuable, en quoi consistent nos devoirs à
notre égard. Les voici en général.
VIII. Il faut s'accoutumer au travail de l'attention et acqué-
rir par là quelque force d'esprit. Il ne faut consentir qu'à l'évi-
dence et conserver ainsi la liberté de son esprit. Il faut étudier
sans cesse l'homme en général et soi-même en particulier, pour
se connaître parfaitement. 11 faut méditer jour et nuit la loi di-
vine, pour la suivre exactement. Qu'on se compare à l'ordre
pour s'humilier et se mépriser. Qu'on se souvienne de la jus-
tice divine pour la craindre et se réveiller. Qu'on pense à son
médiateur pour l'invoquer et se consoler. Regardons Jésus-
Christ comme notre modèle : avouons Jésus-Christ comme notre
sauveur : suivons Jésus-Christ comme notre force, notre sagesse,
le principe de notre félicité éternelle. Le monde nous séduit par
nos sens : il nous trouble l'esprit par notre imagination : il
nous entraîne et nous précipite dans les derniers malheurs par
nos passions. Il faut rompre le commerce dangereux que nous
avons avec lui par notre corps, si nous voulons augmenter l'u-
nion que nous avons avec Dieu par la Raison. Car ces deux
unions de l'esprit à Dieu, de l'esprit au corps, sont incompati-
bles. On ne peut s'unir parfaitement à Dieu, sans abandonner
les intérêts du corps, sans le mépriser, sans le sacrifier, sans le
perdre.
IX. Ce n'est pas qu'il soit permis de se donner la mort, ni
même de ruiner sa santé. Car notre corps n'est pas à nous :
il est à Dieu, il est à l'Etat, à notre famille, à nos amis Nous
devons le conserver dans sa force et dans sa vigueur, selon l'u-
sage que nous sommes obligés d'en faire. Mais nous ne devons
pas le conserver contre l'ordre de Dieu et aux dépens des autres
:6
266 TRAITÉ DE MORALE.
hommes. Il faut l'exposer pour le bien de l'Etat, etne point crain-
dre de l'affaiblir, de le ruiner, de le détruire, pour exécuter
les ordres de Dieu. C'est la même chose de notre honneur et
de nos biens. Tout esl à Dieu et à la charité, et doit être con-
servé, employé, sacrifié en l'honneur et par dépendance de la
loi divine, I Ordre immuable et nécessaire. Je n'entre point
dans le détail de tout ceci, parce que je n'ai prétendu exposer
que les principes généraux sur lesquels chacun est obligé de
régler sa conduite pour arriver heureusement au lieu véritable
de son repos et de ses plaisirs *.
1. 11 est clair que ces derniers mots doivent être entendu? dans un sens élevé
et i spirituel. ■>
FIN'
TABL2 DES MATIERES
PREMIERE PARTIE.
DE LA VERTU
CHAPITRE PREMIER.
La raisou universelle est la Sagesse de Dieu même. Nous avous tous
par elle commerce avec Dieu. Le vrai et le faux, le juste et l'in-
juste est tel à l'égard de toutes les intelligences, et à l'égard de
Dieu même. Ce que c'est que la Vérité et l'Ordre et ce qu'il faut
faire pour éviter l'erreur et le péché. Dieu est essentiellement juste.
Il aime ses créatures à proportion qu'elles sout aimables, ou
qu'elles lui ressemblent. Pour être heureux il faut être parfait. La
vertu ou la perfection de l'homme consiste dans la soumission à
l'Ordre immuable, et nullement à suivre l'Ordre de la nature. Er-
reur de quelques Philosophes anciens sur ce sujet, fondée sur
l'ignorance où ils étaient de la simplicité et de l'immutabilité de
la conduite Divine 1
CHAPITRE DEUXIÈME.
Il n'y a point d'autre vertu que l'amour de l'Ordre. Sans cet amour
toutes les vertus sont fausses. Il ne faut pas confondre les devoirs
avec la vertu. On peut sans vertu s'acquitter de ses devoirs. C'est
faute de consulter la Raison, qu'on approuve et qu'on suit des cou-
tumes damnables. La foi sert ou conduit à la Raison, car la Rai-
son est la loi souveraine et universelle de toutes les intelligences.
14
CHAPITRE TROISIÈME.
L'amour de l'Ordre ne diffère point de la charité. Deux amours, l'un
d'union, l'autre de bienveillance. Celui là n'est dû qu'à la puissance,
qu'à Dieu seul : celui-ci doit être proportionné au mérite person-
nel, comme nos devoirs au mérite relatif. L'amour-propre éclairé
n'est point contraire à l'amour d'union. L'amour de l'Ordre est
268 TABLE DES MATIÈRES.
commun à tous les hommes. Espèces d'amour de l'Ordre, naturel,
libre, actuel, habituel. Il n'y a maintenant que celui qui est libre,
habituel et dominant, qui nous justifie. Ainsi la vertu ne consiste
que dans l'amour libre, habituel et dominant de l'Ordre immuable.
CHAPITRE QUATRIÈME.
Deux vérités fondamentales de ce traité. La première : les actes pro-
duisent les habitudes, et les habitudes les actes. La seconde : l'âme
ne produit pas toujours les actes de son habitude dominante.
Ainsi le pécheur peut ne point commettre tel péché, et le juste
peut perdre la charité : parce qu'il n'y a point de pécheur sans
amour pour l'ordre, ni de juste sans amour-propre. Ou ne peut
devenir juste devant Dieu par les forces du libre arbitre. Eu gêné
rai moyens pojr acquérir et conserver la charité. Ordre que je
suivrai dans l'explication de ces moyens 38
CHAPITRE CINQUIÈME.
De la force de l'esprit. Nos désirs sont les causes occasionnelles de
nos connaissances. Il est difficile de contempler les idées abstrai-
tes, et la furce de l'esprit consiste dans l'habitude qu'on a prise de
supporter le travail de l'attention. Moyens pour acquérir cette
force d'esprit. Il faut faire taire ses sens, son imagination etses pas-
sions, régler ses études, ne méditer que sur des idées claires. Etc.
. . 47
CHAPITRE SIXIÈME.
De la liberté de l'esprit. La grande règ'e, c'est de suspendre son con-
sentement autant qu'on le peut. C'est par l'usage de cette règle
qu'on peut éviter l'erreur et le péché, comme c'est par la force de
l'esprit qu'on se délivre de l'ignorance. La liberté de l'esprit aussi
bien que sa force est une habitude qui se fortifie par l'usage qu'on
en fait. Exemples de l'utilité de son usage dans la physique, dans
la Morale, dans la vie civile 59
CHAPITRE SEPTIEME.
De l'obéissance à l'Ordre. Moyens pour acquérir la disposition stable
et dominante de lui obéir. Cela ne se peut sans la grâce. Combien
le bon usage de la force et de la liberté de l'esprit y contribue par
la lumière qu'il fait naître en nous, par le mépris qu'il nous ins-
pire pour nos passions, par la pureté qu'il conserve et qu'il réta-
blit dans notre imagination 70
TAULE DES MATIÈRES. 269
CHAPITRE HUITIÈME.
Des moyens que la Religion fournit pour acquérir et conserver l'a-
mour de l'Ordre. Jésus-Christ est la cause occasionnelle de la
■ grâce : il faut l'invoquer avec confiance. Lorsqu'on s'approche des
Sacrements, l'amour actuel de l'Ordre se change en amour habi-
tuel, en conséquence des désirs permanents de Jésus-Christ. Preuve
de cette vérité essentielle à la coDversion des pécheurs. La crainte
de l'enfer est un aussi bon motif que le désir de la félicité éter-
nelle. Il ne faut point confondre le motif avec la fin. Le désir d'être
heureux ou l'amour-propre doit nous conformera l'Ordre ou nous
assujettir à la loi divine 81
CHAPITRE NEUVIÈME.
L'Eglise dans ses prières s'adresse au Père par le Fils, et pourquoi.
Il faut prier la sainte Vierge, les Anges et les Saints, non pas
néanmoins comme causes occasionnelles de la grâce intérieure.
Les Auges et les démons ont pouvoir sur les corps en qualité de
causes occasionnelles. Ainsi les démons peuvent nous tenter, et
les Anges favoriser l'efficace de la Grâce 9G
CHAPITRE DIXIÈME.
Des causes occasionnelles des sentiments et des mouvements de l'âme
qui résistent à l'efficace de la grâce soit de lumière soit de senti-
ment. L'union de l'esprit à Dieu est immédiate, et non celle de
l'esprit au corps. Explication de quelques lois générales de l'union
de l'âme et du corps, nécessaires pour entendre la suite. . 106
CHAPITRE ONZIÈME.
De quelle sorte de mort il faut mourir pour voir Dieu ou s'unir à la
Raison et se délivrer de la concupiscence. C'est la grâce de la foi
qui nous donne cette beureuse mort. Les C.brétiens sont morts au
péché par le Bap'ême, et vivants en Jésus-Christ ressuscité. De la
mortification des sens et de l'usage qu'il en faut faire. On doit
s'unir aux corps ou s'en séparer, sans les aimer ni les craindre.
Mais le plus sur, c'est même de rompre avec eux tout commerce,
autant que cela se peut 115
CHAPITRE DOUZIEME.
De l'imagination. Ce terme est obscur et confus. En général ce que
c'est que l'imagination. Différentes sortes d'imagination. Ses effets
sont dangereux. De ce qu'on appelle dans le monde le bel esprit.
270 TABLE DES MATIÈRES.
Cette qualité est fart opposée à la grâce de Jésus-Christ. Elle est
fatale à ceux qui la possèdent et à ceux qui l'estiment et l'admi-
rent da'is les autres sans la posséder 123
CHAPITRE TREIZIÈME.
Des passions. Ce que c'est. Leurs effets dangereux. 11 faut les modé-
rer. Conclusion de la première partie de ce traité .... 136
DEUXIEME PARTIE.
Ii ES DEVOIRS.
CHAPITRE PREMIER.
Les justes font souvent de méchantes actions. L'amour de l'ordre
doit être éclairé pour être réglé. Trois conditions pour rendre une
action parfaitement vertueuse. Il faut étudier les devoirs de l'homme
en général, et prendre un temps chaque jour pour eu examiner eu
particulier l'ordre et les circonstances 143
CHAPITRE DEUXIÈME.
Nos devoirs envers Dieu se doivent rapporter à ses attrihuts, à sa
puissance, à sa sagesse, a son amour. Dieu seul est cause véritable
de toutes choses. Devoirs que nous devons rendre à sa puissance,
qui consistent principalement en des jugements clairs et dans des
mouvements réglés par ces jugements 147
CHAPITRE TROISIÈME.
Des devoirs qu'on doit rendre à la sagesse de Dieu. Elle seule éclaire
l'esprit en conséquence des lois naturelles dont nos désirs sont les
causes occasionnelles qui déterminent leur efficace. Jugements et
devoirs des esprits à l'égard de la Raison universelle. . . 159
CHAPITRE QUATRIÈME.
Des devoirs dus à l'amour Divin. Notre volonté n'est qu'une impres-
sion continuelle de l'amour que Dieu se porte à lui-même, qui seul
est le bien véritable. On ne peut aimer le mal. mais on peut pren-
dre pour un mal ce qui n'est ni bien ni mal. De même on ne peut
haïr le bien, mais le vrai bien est effectivement le mal des mé-
TABLE DES MATIERES. 271
chants ou la cause véritable de leurs misères. Afin que Dieu soit
bon à notre égard, il faut que notre amour soit semblable au sien
ou toujours soumis à la loi Divine. Mouvement? ou devoirs. 167
CHAPITRE CINQUIÈME.
Les trois personnes divines impriment chacune leur propre caractère
dans les esprits, et nos devoirs les honorent également toutes
trois. Car nos devoirs ne consistent que dans des mouvements in-
térieurs, qui doivent néanmoins paraître au dehors à cause de la
société que nous avons avec les autres hommes 177
CHAPITRE SIXIÈME.
En général des devoirs de la société. Deux sortes de sociétés. Tout
se doit rapporter à la société éternelle. Différentes espèces d'amour
et de respect. Principes généraux de nos devoirs à l'égard des
hommes. Ces devoirs doivent être extérieurs et relalifs. Danger
qu'il y a de rendre aux hommes les devoirs intérieurs. le commerce
du monde fort dangereux 184
CHAPITRE SEPTIÈME.
Les devoirs d'estime sont dus à tout le monde, aux derniers des
hommes, aux plus grands pécheurs, à nos enûemis et à nos per-
sécuteurs, aux mérites aussi bien qu'aux natures. Il est difficile de
régler exactement ces sortes de devoirs et ceux de bienveillance,
à cause de la différence des mérites personnels et relatifs et de
leurs combinaisons. Règle générale et la plus sûre qu'on puisse
donner sur cette matière 191
CHAPITRE HUITIÈME.
Des devoirs de bienveillance et de respect. On doit procurer les vrais
biens à tous les hommes, et non pas les biens relatifs. Quel est
celui qui sait s'acquitter des devoirs de bienveillance. Injustes
plaintes des gens du monde. Les devoirs de respect doivent être
proportionnés à la puissance participée 202
CHAPITRE NEUVIÈME.
Des devoirs dus aux souverains. Deux puissances souveraines. Leur
différence. Droits naturels de ces deux puissances. Droits de cou-
cession. De l'obéissance des sujets 210
272 TABLE DES MATIERES.
CHAPITRE DIXIEME.
Des devoirs domestiques du mari et de la femme. Principe de ces
devoirs. De ceux des pères à regard de leurs eufants, par rapport
à la société éternelle, et à la société civile. De leur instruction
daus les sciences et dans les mœurs. Les pères leur doivent l'exem-
ple, et les conduire par Raison. Ils n'uut point de droit de les
outrager. Les enfants leur doivent l'obéissance en toutes choses.
219
CHAPITRE ONZIÈME.
Origine de la diversité des conditions. La Raison seule devrait gou-
verner. Mais la force est nécessaire à cause du péché. Sou
usage légitime c'est de ranger les hommes à la Raison, loi primi-
tive. Devoirs des supérieurs et des inférieurs 232
CHAPITRE DOUZIEME.
Des devoirs entre personnes égales. Leur donner la place qu'ils sou-
haitent de remplir dans notre esprit et dans notre cœur. Marquer
nos bonnes dispositions à leur égard par l'air et les manières,
par les services réels. Leur déférer la supériorité et l'excellence.
Les amitiés les plus vives et les plus ardentes ne sont pas les plus
solides. Il ce faut avoir des amis qu'autant qu'on en peut entre-
tenir 242
CHAPITRE TREIZIÈME.
Continuation du même sujet. Pour se faire aimer, il faut se rendre
aimable. Règles pour la conversation. Des différents airs. Des
amitiés chrétiennes 253
CHAPITRE QUATORZIÈME.
Des devoirs que chacun se doit à soi-même, qui consistent en gé-
néral à travailler à sa perfection et à son bonheur .... 202
FIN DE LA TABLE
IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CBATflUH- SUR SBISR, JEAN.N8 RORBRT
CE B 1892
• A5J6 1882
COO NALtBRANCHF,
ACC# 1013207
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