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Full text of "Traité de morale de Malebranche : réimprimé d'après l'édition de 1707, avec les variantes des éditions de 1684 et 1697"

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* 


TRAITÉ   DE    MORALE 


AUTRES  OUVRAGES  DE  M.  H.  JOLY 


L'Instinct,  ses  rapports  avec  la  vie  et  avec  l'intel- 
ligence, deuxième  édition,  ouvrage  couronné  par  l'Aca- 
démie française,  un  volume  in-8°,  Thorin    (Prix  ;  ?  fr.  50.) 

I/Homme  et  l'animal,  ouvrage  couronné  par  l'Académie 
des  sciences  morales  et  politiques.  \  vol.  in-8.  Hachette. 

L'Imagination,  1  vol.  in-ti,  Hachette. 

Cours  de  philosophie,  septième  édition,  un  volume  in-12, 
Delalain. 

Études  sur  les  ouvrages  philosophiques  de  l'ensei- 
gnement classique,  quatrième  édition,  un  volume  in- 
12,  Delalain. 

Éléments  de   morale,  un  volume  in-12,  Delalain. 


IK?PTME«IS    OinÉJ>AÎ.B    PS    CHATILLON-8DR-98IRB.    —   JIA!»7TI  ROIIST. 


SEP 


71972 


TRAITÉ 


DE  MORALE 


DE    MALEBRANCHE 

RÉIMPRIMÉ    D'APRÈS    L'ÉDITION     DE     1707,    AVEC    LES    VARIANTFS 

DES    ÉDITIONS    DE    1684    ET    1097, 

F.T    AVEC    UNE    INTRODUCTION    ET    DES    NOTES 


HENRI    JOLY 

Professeur  suppléant  à  la   Faculté   des  lettres  de  Paris. 


PARIS 

ERNEST  THORIN,  ÉDITEUR 

Libraire   du    Collège  de  France,  de  l'École  normale  supérieur*, 
des  Écoles  françaises  d'Athènes  et  de  Rome. 

7,    RUE   DE    MÉDICIS,    7 

1882 


B1BLIOTHECA 


4 

'fît 

4SJÏ 


INTRODUCTION. 


Dans  une  thèse  des  plus  distinguées,  soutenue  en  18(32 
près  de  la  Faculté  des  lettres  de  Paris,  M.  l'abbé  Blampi- 
gnon  parlait  dans  les  termes  suivants  du  Traité  de  Mo- 
rale de  Malebranche  : 

«  Ecrit  d'un  style  plus  soutenu,  plus  sérieux,  mais 
plus  ému  que  celui  de  la  Recherche  de  la  Vérité,  ce  livre 
doit  être  regardé  comme  un  des  chefs-d'œuvre  de  cet  au- 
teur et  comme  un  ouvrage  excellent.  Il  est  donc  à  re- 
gretter sincèrement  que  l'éditeur  récent  des  œuvres  de 
Malebranche  ail  laissé  de  côté  ce  beau  travail  devenu  rare,, 
tandis  qu'il  a  réimprimé  la  Recherche  de  la  Vérité  dont 
on  avait  de  nombreuses  éditions.  C'eût  été  un  véritable 
service  à  rendre  aux  lettres  et  à  la  philosophie,  que  de 
donner  un  écrit  dont  les  erreurs  ne  sont  plus  à  craindre, 
et  où  l'on  peut  puiser  de  grandes  et  fructueuses  leçons.  » 

L'importance  philosophique  du  Traité  de  Morale  de 


VI  INTRODUCTION. 

Malebraoche  a  reçu,  depuis  cette  époque,  une  consécra- 
tion en  quelque  sorte  officielle  et  publique.  Le  Traité  de 
Morale  a  figuré  à  mainte  reprise,  il  figure  en  1882  sur 
le  programme  de  l'agrégation  de  philosophie,  parmi  les 
textes  à  expliquer.  Si  les  candidats  ont  pu  apprécier  la 
valeur  du  livre,  ils  ont  pu  en  constater  aussi  la  rareté. 
Nous  n'avons  donc  pas,  ce  nous  semble,  à  justifier  l'op- 
portunité de  la  présente  réimpression. 

Nous  avons  eu  sous  les  yeux  et  nous  avons  collationné 
avec  soin,  trois  éditions  : 

1°  La  première  édition  :  Traité  de  Morale,  par  l'auteur 
de  la  Recherche  de  la  Vérité,  en  2  parties  :  237-218  pages. 
Chez  Reinier  Leers,  Rotterdam,  1684. 

2°  Traité  de  Morale,  nouvelle  édition,  augmentée 
dans  le  corps  de  l'ouvrage  et  d'un  Traité  de  l'amour  de 
Dieukh  fin,  par  le  P.  Malebranche,  prêtre  de  l'Oratoire, 
2  vol.  in-12.  A  Lyon,  chez  Léonard  Plaignard,  1697. 
Cette  édition,  imprimée  par  les  soins  de  l'abbé  de  Gui- 
gnes, est  recommandée  par  Malebranche  dans  l'avertisse- 
ment à  la  5e  édition,  1710,  de  h  Recherche  de  la  Vérité1. 

3°  Idem,  1707.  Cette  dernière  édition  est  aussi  recom- 
mandée par  Malebranche  dans  l'avertissement  à  l'édition 
de  la  Recherche  de  la  Vérité  de  1712.  «  Comme  il  s'est 
fait  plusieurs  éditions  différentes  de  mes  livres,  dont  la 


1.  Bibliographie  de  Malebranche,  par  M.  l'abbé  Blampignon,  extrait 
de  la  bibliographie  oratorierme. 


INTRODUCTION.  yj, 

plupart  sont  imparfaites  et  très  peu  correctes,  et  sur  les- 
quelles néanmoins  on  a  fait  des  traductions  en  langue 
étrangère,  je  crois  devoir  avertir  que  de  toutes  celles  qui 
sont  venues  à  ma  connaissance,  les  plus  exactes  pour  le 
sens  (car  je  ue  parle  pas  des  fautes  qui  ne  le  troublent 
pasetque  le  lecteur  peut  corriger,  comme  celles  de  ponc- 
tuation et  d'orthographe,  et  quelques  autres)  sont:... 
Le  Traité  de  Morale  imprimé  à  Lyon  en  1707.  ., 

C'est  cette  édition  de  1707  que  nous  réimprimons. 
Mais  nous  donnons  en  variantes  les  leçons  différentes 
des  éditions  de  1684  et  de  1097  :  elles  sontinléressanles, 
car  elles  permettent  de  se  rendre  compte  des  scrupules 
qu'éprouvaient  chez  Malehranche,  le  théologien,  le  philo- 
sophe et  l'écrivain.  Nous  n'avons  cru  devoir  respecter  ni 
l'orthographe,  souvent  hésitante,  ni  la  ponctuation  très 
compliquée  et  fatigante  par  la  multiplication  des  virgu- 
les, qu'on  trouve  dans  les  éditions  du  temps. 

Les  différentes  éditions  qui  ont  servi  de  hase  à  la 
présente  réimpression  sont  accompagnées  de  lett.es  d'en- 
voi, d'avertissements  et  d'avis  que  nous  n'avons  pas 
trouvé  utile  de  reproduire  en  entier.  Malehranche  y  ex- 
prime cette  opinion  (bien  connue  de  ceux  qui  l'ont  prati- 
qué) que  «  n'ayant  point  une  idée  claire  de  l'âme,  c'est 
une  nécessité  que  la  plupart  des  termes  de  morale' n'ex- 
priment que  des  sentiments  confus.  »  Il  y  explique  aussi 
qu'ayant  voulu  s'adresser  au  commun  des  hommes  et 


VIII  INTRODUCTION. 

mettre,  comme  il  convient,  son  livre  à  leur  portée,  il 
n'a  pas  pu  expliquer  «  trop  scrupuleusement  et  trop  ri- 
goureusement les  termes  »  dont  il  se  sert.  Nous  n'avons 
pas  besoin  de  faire  observer  à  quel  point  cette  crainte 
était  exagérée.  L'avertissement  de  1697  se  termine  par 
l'analyse  suivante  : 

u  Ce  traité  est  divisé  en  deux  parties.  Dans  le  premier, 
l'auteur  prouve  que  la  vertu  consiste  précisément  dans 
l'amour  habituel  et  dominant  de  l'Ordre  immuable.  Il  ex- 
plique ensuite  les  deux  qualités  principales  qui  sont 
nécessaires  pour  acquérir  et  conserver  la  vertu,  savoir 
la  force  et  la  liberté' de  l'esprit.  Après  cela  il  fait  connaître 
quelles  sont  les  causes  occasionnelles  de  la  lumière  et  des 
sentiments,  c'est-à-dire  des  secours  actuels  sans  lesquels 
on  ne  peut  acquérir  l'amour  de  l'Ordre.  Enfin  il  fait  re- 
marquer les  causes  occasionnelles  de  certains  sentiments 
qui  résistent  à  l'efficace  de  la  Grâce,  afin  qu'on  ait  un 
soin  particulier  de  les  éviter.  De  sorte  qu'il  n'oublie 
rien  de  ce  qu'il  faut  savoir  en  général  pour  devenir  par- 
faitement homme  de  bien.  Dans  la  seconde  partie,  il  ex- 
plique les  devoirs  selon  la  division  ordinaire,  mais 
d'une  manière  qui  n'est  pas  commune.  La  nécessité  de 
se  faire  entendre  distinctement  lui  a  fait  éviter  les  noms 
des  vertus  et  des  vices  qui,  selon  lui,  ne  réveillent  sou- 
vent dans  l'esprit  que  des  sentiments  confus  et  favori- 
sent d'ailleurs  des  erreurs  très  dangereuses,  à  cause  que 


INTRODUCTION.  IX 

la  corruption  du  siècle  et  les  préjugés  ont  attaché  de 
fausses  idées  et  tout  à  fait  païennes  à  ces  noms  magnifi- 
ques, dont  on  se  sert  ordinairement  sans  se  mettre  en 
peine  de  les  expliquer.  » 

Nous  demandons  maintenant  à  dire  quelques  mots  de 
l'ouvrage  et  à  le  replacer  dans  le  milieu  philosophique 
où  il  a  paru.  Il  est  assez  de  mode  de  dire  :  il  manque 
au  Cartésianisme  une  morale. Tels  sont  même  très  exacte- 
ment les  mots  par  lesquels  déhute  une  thèse  présentée 
tout  récemment  à  la  Faculté  des  lettres  de  Paris.  Il  est 
certain  que  Descartes  se  vante  en  quelque  sorte  de  n'a- 
voir point  écrit  sur  la  morale  :  «  Je  n'ai  point  cru,  dit- 
il.  être  obligé  d'en  écrire.  »  Et  il  ajoute  :  «  Car  pour  ce 
qui  touche  les  mœurs,  chacun  ahonde  si  fort  en  son  sens, 
qu'il  se  pourrait  trouver  autant  de  réformateurs  que  de 
têtes,  s'il  était  permis  à  d'autres  qu'à  ceux  que  Dieu  a 
élahlis  pour  souverains  sur  ses  peuples,  ou  bien  auxquels 
il  a  donné  assez  de  grâce  ou  de  zèle  pour  être  prophètes, 
d'entreprendre  d'y  rien  changer...  1  »  Ce  texte  est  inté- 
ressant :  car  il  exprime  très  bien  la  façon  dont  le  dix- 
septième  siècle  comprenait  ce  que  nous  appelons  aujour- 
d'hui le  problème  de. la  morale.  On  le  divisait  en  deux 
parties  :  on  mettait  d'un  côté  les  relations  extérieures 
des  hommes,  tout  ce  qui  concerne  leurs  intérêts  tempo- 

1.  Discours  de  la  Méthode,  6e  partie. 


X  INTRODUCTION. 

rels,  le  droit  et  la  justice  ;  on  en  faisait  l'objet  du  Droit 
naturel,  et  on  estimait  que  la  règle  en  devait  ê'.re  cher- 
chée dans  les  lois  établies  par  «  le  roi  dans  son  royaume.  » 
On  mettait  de  l'autre  côté  l'ensemble  des  actes  dont  l'au- 
torité temporelle  ne  se  préoccupe  pas,  mais  dont  l'indi- 
vidu doit  compte  à  Dieu  ;  et  l'on  trouvait  qu'ici  la  mo- 
rale chrétienne  avait  tout  prévu,  tout  réglé.  Ainsi  scin- 
dée en  deux  parties  presque  étrangères  l'une  à  l'autre 
et  dont  aucune  n'avait  d'existence  autonome,  la  morale 
n'existait  donc  pas  à  l'état  de  science.  Ceux  mêmes  qui, 
en  présence  de  la  volonté  divine  interprétée  tout  à  la  fois 
par  leur  conscience  et  par  l'Eglise,  apportaient  dans 
l'examen  de  leurs  devoirs  les  scrupules  les  plus  délicats, 
ne  pensaient  point  à  discuter  le  fondement  de  leurs  obli- 
gations, pas  plus  qu'ils  ne  discutaient  le  droit  des  princes 
à  régler  souverainement  les  rapports  de  leurs  sujets.  Ils 
s'appliquaient  h  chercher,  pour  eux  et  pour  les  autres, 
les  moyens  les  meilleurs  de  se  mettre  en  état  d'accom- 
plir le  devoir  :  ou  bien  ils  étudiaient  soigneusement  les 
cas  particuliers,  pour  résoudre  les  difficultés  pratiques 
qui  s'y  rattachaient.  J3e  là  l'importance  considérable  que 
la  direction  de  conscience  et  la  casuistique  avaient  prise 
au  dix-septième  siècle  :  mais  encore  une  fois,  on  ne  voit 
pas  que  la  morale  y  fut  généralement  considérée  comme 
une  science  à  part,  ni  même  comme  une  partie  impor- 
tante de  la  métaphysique. 


INTRODUCTION.  XI 

Telle  paraît  au  premier  abord  avoir  été  l'opinion  de 
Descartes,  d'après  le  texte  que  nous  venons  de  citer.  Mais 
Descartes  prend  soin  de  distinguer  ce  que  «  l'autorité  peut 
sur  ses  actions,  »  de  ce  que  «  sa  propre  raison  peut  sur 
ses  pensées;  »  et  s'il  n'a  pas  écrit  sur  les  mœurs,  il  a 
du  moins,  dit-il,  tâché  de  régler  les  siennes  par  les  raisons 
que  lui  fournissaient  ses  «  notions  spéculatives.  »  Qui 
croira  devoir  l'imiter  le  fera.  C'est  bien  certainement  là 
l'un  de  ces  biais  si  familiers  à  l'auteur  du  Discours  de  la 
Méthode  pour  proposer  une  explication,  quelquefois  pour 
constituer  une  science  entière,  tout  en  protestant  que 
c'est  là  une  tentative  purement  personnelle,  une  hypo- 
thèse qu'on  est  libre  de  rejeter. 

Quelles  sont  donc  ces  notions  spéculatives  par  les- 
quelles Descartes  veut  régler  ses  mœurs?  On  a  dit  qu'elles 
étaient  toutes  empruntées  au  stoïcisme?  Est-ce  exact? 

Le  point  de  départ  de  Descartes  se  compose  en  effet  de 
trois  maximes  toutes  semblables  à  celles  des  stoïciens. 
La  première  est  que  notre  pensée  seule  est  à  nous  et  que 
seule  elle  dépend  de  nous  ;  la  seconde,  que  cette  pensée, 
quand  elle  voit  clairement  où  est  son  bien,  s'y  porte  in- 
failliblement, et  qu'il  suffitpar  conséquent  de  bien  juger 
pour  bien  faire  ;  la  troisième  est  que,  comme  la  pensée 
voit  dans  la  science  une  suite  continuelle  de  vérités  qui  se 
tiennent,  ainsi  la  volonté  aura  d'autant  plus  de  chance 
de  bien  agir  qu'elle  sera  plus  conséquente  avec  elle-même  : 


XII  INTRODUCTION. 

c'est  le  cura  ut  comtes  tibi  de  Sénèque  et  de  tous  les  au- 
tres sages  du  Portique. 

Mais  la  morale  de  Descartes  ne  se  borne  pas  à  ces 
maximes.  Déjà,  cette  idée  fondamentale  de  la  pensée  ' 
maîtresse  d'elle-même  et  régulatrice  de  ses  démarches  est 
entendue  chez  lui  dans  un  sens  plus  positif  et  plus  actif 
que  ne  l'entendaient  Épictète  et  Marc-Aurèle.  Il  ne  s'agit 
pas  pour  lui  de  se  réfugier  dans  l'impassibilité,  de  sup- 
porter tout  et  de  s'abstenir  de  tout.  Il  s'agit  de  chercher 
en  toutes  choses  la  vérité  claire  et  distincte,  et  de  la  cher- 
cher par  le  travail  suivi  d'une  pensée  confiante  en  l'ef- 
ficacité de  ses  efforts.  C'est  un  devoir  de  chercher  celte 
vérité,  parce  que  l'état  de  l'intelligence  humaine  n'est  pas 
toujours  un  état  nettement  tranché  ou  de  science  ou  d'i- 
gnorance, de  science  impeccable  et  sans  mérite,  ou  d'i- 
gnorance involontaire  et  innocente.  Si  l'on  voyait  claire- 
ment le  mal.  on  ne  le  ferait  pas.  Mais  il  arrive  qu'on  le 
voit  confusément,  ou  qu'on  se  souvient  de  l'avoir  vu  tel 
autrefois  et  qu'on  ne  le  voit  plus  actuellement,  c'est-à- 
dire  qu'on  ne  fait  plus  attention  aux  raisons  qui  le  prou- 
vent *.  Cela  suffit  pour  mal  faire  et  pour  en  avoir  la  res- 
ponsabilité. Par  contre,  c'est  une  bonne  action  de  faire 
attention  et  de  se  mettre  en  état  de  voir  clairement  et 


1.  «  Travaillons  donc  à  bien  penser  ;  c'est  là  le  fondement   de  la 
morale.  »  (Pascal,  Pensées.) 

2.  Lettre  48,  tome  iv,  des  œuvres  philosophiques,  édit.  Garnier. 


INTRODUCTION.  XIII 

distinctement,  ici  le  bien,  là  le  mal,  de  telle  sorte  que 
notre  volonté  s'habitue  à  suivre  toujours  «  la  lumière  de 
notre  entendement.  » 

La  pensée  a  donc  des  devoirs  envers  elle-même,  parce 
qu'elle  peut  agir  sur  elle-même  et  qu'elle  peut,  par  la 
lucidité  acquise  de  ses  idées,  conduire  dans  le  droit  che- 
min la  volonté  qui  lui  est  unie.  Mais  après  avoir  dit  que 
la  pensée  ne  dispose  que  d'elle,  Descartes  modifie  ou 
étend  singulièrement  le  sens  de  cette  maxime.  Pour  les 
stoïciens,  la  pensée  acceptait  le  monde  tel  qu'il  était: 
pour  Descartes,  elle  le  conquiert,  parce  que  nous  en  fai- 
sant connaître  toutes  les  forces  «  comme  nous  sont  con- 
nus les  métiers  de  nos  artisans,  elle  peut  nous  rendre 
comme  maîtres  et  possesseurs  de  la  nature.  »  Ainsi  avec 
l'attention,  mère  des  idées  claires  et  distinctes  et  de  la 
vertu,  la  science  nous  donnera  la  possession  d'une  foule 
de  biens  qui  contribueront  à  la  commodité  de  la  vie;  et 
quiconque  coopère  à  une  telle  œuvre,  travaille  au  bien 
de  l'humanité.  Mais  la  science  est  encore  d'une  autre  fa- 
çon l'auxiliaire  de  la  vertu.  Grâce  à  lunité  des  lois  du 
monde,  la  connaissance  du  mécanisme  universel  doit 
nous  révéler  les  secrets  de  la  vie  et  les  conditions  de  la 
santé.  Or  «  l'esprit  dépend  si  fort,  dit  Descartes,  du  tem- 
pérament et  des  dispositions  des  organes  du  corps,  que, 
s'il  est  possible  de  trouver  quelque  moyen  qui  rende 
communément   les  hommes  plus  sages  et   plus  habiles 

H 


XIV  INTRODUCTION. 

qu'ils  n'ont  été  jusqu'ici,  je  crois  que  c'est  dans  la  méde- 
cine qu'on  doit  le  chercher  \  » 

C'est  ainsi  qu'en  donnant  une  méthode  «  pour  bien 
conduire  sa  raison  et  chercher  la  vérité  dans  les  sciences,  » 
Descartes  a  cru  donner  du  même  coup  une  morale;  car 
selon  lui,  cette  méthode  donne  à  la  pensée  :  1°  le  moyen 
de  se  conduire  elle-même  infailliblement  par  ses  idées 
claires  et  distinctes;  2°  le  moyen  de  gouverner  par  la 
science  la  nature  physique,  en  vue  de  l'amélioration  du 
sort  de  l'humanité  ;  3°  le  moyen  de  rendre  l'homme  plus 
habile  et  plus  sage  par  la  connaissance  et  la  pratique  de 
la  médecine. 

Énoncés  en  quelques  phrases  très  courtes,  ces  résul- 
tats n'attirèrent  pas  beaucoup  l'attention  :  il  est  probable 
que  ce  qui  fut  pris  au  sérieux  par  tout  le  monde,  c'est 
la  déclaration  par  laquelle  Descartes  proteste  que  les 
Rois  et  les  prophètes  ont  seuls  qualité  pour  entreprendre 
de  rien  réformer  dans  la  morale.  Aussi  quand  Leibniz 
entreprit2  de  ramener  le  droit  naturel,  le  droit  politique, 
le  droit  des  gens  et  la  morale  à  des  principes  communs 
puisés  dans  la  philosophie,  son  premier  travail  fut-il  de 
combattre  les  théories  négatives  qui,  séparant  ces  sciences 
lesunes  desautres,  leur  enlevaient  par  là  même  toute  force 


1.  Discours  de  la  Méthode,  6e  partie. 

2.  En  1667  et  1688,  daDS  ses  ouvrages  :  Nova  methodus  discend* 
docendseque  jurisprudentiœ ;  et  Corporis  juris  reconcinnandi  ratio. 


INTRODUCTION.  XV 

et  toute  dignité.  On  voit  en  effet  qu'il  attache  une  grande 
importance  à  réfuter  les  auteurs  (tels  que  Grotius  et 
Puffendorf)  qui  soutiennent  :  que  le  devoir  n'est  que  la 
nécessité  d'obéir  à  un  supérieur,  —  que  le  droit  naturel 
n'embrasse  que  les  actes  extérieurs,  —  qu'il  n'intéresse 
que  la  vie  présente,  —  que  les  préceptes  de  la  morale  dé- 
pendent de  la  pure  et  arbitraire  volonté  de  Dieu,  et  que 
les  hommes,  par  eux-mêmes  et  par  les  seules  forces  de 
la  nature,  sont  incapables  de  vertu.  —  Il  faut  qu'il  soit 
juste,  de  par  les  règles  d'une  justice  préalable  d'obéir  aux 
ordres  d'un  supérieur,  et  il  faut  que  ce  supérieur  lui- 
même  commande  des  choses  justes.  «  Or  la  justice  suit 
certaines  règles  d'égalité  et  de  proportion  qui  ne  sont 
pas  moins  fondées  dans  la  nature  immuable  des  choses  et 
clans  les  idées  de  l'entendement  divin  que  les  principes 
de  l'arithmétique  et  de  la  géométrie.  » 

Cette  affirmation  de  l'unité  des  sciences  morales  et 
des  liens  qui  les  rattachent  à  la  philosophie  ne  suffit  pas 
à  Leibniz  :  et  plus  tard  x.  dans  la  suite  de  ses  écrits,  il  a 
donné  çà  et  là  les  linéaments  d'une  synthèse  où  tout  un 
système  de  morale  est  esquissé. 

Leibniz  ne  condamne  rien,  ne  néglige  rien  dans  les 
tendances  primitives  de-  notre  nature.  En  premier  lieu,  il 


1.  Voyez  surtout  ses  derniers  écrits  dans  le  tome  V,  de  l'édition 
Dutens,  et  dans  le  tome  I  de  ses  Lettres  et  opuscules  inédits,  par 
Foncher  de  Careil,  un  opuscule  daté  de  1708  (page  134.) 


XVI  INTRODUCTION. 

fait  appel  au  sentiment  naturel  de  bienveillance  que  les 
hommes  éprouvent  les  uns  pour  les  autres,  au  souci 
qu'ils  ont  de  leur  conservation  et  de  leur  bonheur,  au 
plaisir  que  leur  causent  le  bon  ordre  et  l'harmonie,  au 
déplaisir  que  leur  donne  le  spectacle  des  violences,  etc.: 
car  tous  ces  sentiments  peuvent  déjà  servir  à  fonder  une 
certaine  morale. 

Après  la  sensibilité  vient  le  calcul  et  la  réflexion.  Ap- 
pliqué à  la  bonté  naturelle  pour  la  régler,  le  raisonne- 
ment produira  la  justice  qui  n'est  que  «  la  charité  du 
sage.  »  Il  préservera  aussi  des  écarts  en  inspirant  des  ha 
bitudes  d'ordre:  et  la  prudence,  la  prévoyance,  l'ambi- 
tion même  pourront  être  aisément  tournées  au  perfec- 
tionnement moral  de  l'individu. 

Enfin,  la  considération  de  Dieu  met  le  comble  à  la  mo- 
rale, d'abord  parce  que  Dieu  proclamé,  tout  a  enfin  son 
principe  immuable:  parce  que  notre  amour  ne  peut  qu'ê- 
tre élargi  par  l'idée  des  perfections  divines  auxquelles 
tous  les  autres  êtres,  auxquelles  nos  ennemis,  comme  nos 
amis,  participent;  parce  que  l'existence  de  Dieu  nous 
donne  la  certitude  que  l'ordre  universel  n'est  pas  un 
rêve,  et  qu'un  jour  ou  l'autre,  grâce  à  la  Providence  et 
à  l'immortalité  de  l'âme  «  tout  droit  passe  en  fait  \  » 

1.  Toutes  ces  idées  ?e  trouvent  réunies  daus  une  appréciation  que 
Leibniz  fait,  sur  la  fin  de  sa  carrière,  de  la  morale  de  Shaftesbury, 
«  Sbaftesbury,  dit-il,  a  très  bien  fait  voir  que  les  affections  que  la 
nature  nous  a  données  nous  portent  non  seulement  à  chercher  notre 


INTRODUCTION.  XVII 

C'est  un  lieu  commun  de  dire  que  Malebranche  est  un 
intermédiaire  entre  Descartes  et  Spinoza.  C'est  une  vé- 
rité moins  répandue,  mais  non  moins  évidente,  qu'il  est, 
sur  plus  d'un  point  très  important,  un  intermédiaire  en- 
tre Descartes  et  Leibniz. 

En  morale,  qu'a-t-il  retenu  de  Descartes  ? 

Il  en  a  retenu  que  la  conduite  de  l'homme  doit  être 
gouvernée  par  des  «  notions  spéculatives,  »  que  c'est 
«  la  lumière  et  l'évidence  »  qui  doivent  régler  ses  mœurs 
comme  ses  opinions,  ses  résolutions  comme  ses  juge- 
ments; que  la  recherche  des  idées  claires  et  distinctes 
est  donc  le  principe  de  la  moralité  comme  elle  est  le 
principe  de  la  science  ;  que  pour  acquérir  de  telles  idées 
il  faut  avant  tout  pratiquer  le  doute  méthodique,  éviter 
la  précipitation  et  la  prévention,  suspendre  son  jugement 


propre  bien,  mais  encore  à  trouver  celui  de  nos  relations  et  même 
de  la  société...,  qu'on  est  heureux  quand  on  agit  selon  ses  inclina- 
tions naturelles.  Il  me  semble  que  je  concilierais  cela  fort  aisément 
avec  mon  langage.  En  effet,  nos  affections  naturelles  font  notre 
contentement;  et  plus  on  est  dans  le  naturel,  plus  on  est  porté  à 
trouver  son  plaisir  dans  le  bien  d'autrui,  ce  qui  est  le  fond  de  la 
bienveillance  universelle,  de  la  charité,  de  la  justice  ;  car  la  justice, 
dans  le  fond,  n'est  qu'une  charité  conforme  à  la  sagesse. 

»  La  divinité,  ajoute-t-il  cependant,  n'a  pas  assez  de  place  dans 
'le  cours  de  l'ouvrage.  On  peut  dire  qu'il  y  a  un  certain  degré  de 
bonne  morale  indépendante  de  la  divinité;  mais  que  la  considération 
de  la  providence  de  Dieu  et  de  l'immortalité  de  l'âme  porte  la  morale 
à  son  comble  et  fait  que  chez  les  sages,  les  qualités  morales  sont 
tout  à  fait  réalisées  et  l'honnête  identifié  avec  l'utile,  sans  qu'il  y  ait 
ni  exception,  ni  échappatoire.  » 


XVIII  INTRODUCTION. 

et  refuser  son  consentement,  tant  qu'on  n'y  est  pas  con- 
traint par  l'évidence. 

La  liberté  d'esprit  ainsi  acquise  prend  chezMalebran- 
che  une  importance  morale  considérable.  Faire  taire  son 
imagination  et  ses  passions  et  n'accorder  son  consente- 
ment qu'aux  idées  claires,  c'est  en  effet  le  plus  sûr  moyen 
de  s'abstenir  des  «  biens  particuliers,  »  qui  nous  «  sé- 
duisent, »  et  d'éviter  les  jugements  précipités,  téméraires 
et  faux  que  nous  portons  sur  les  autres  hommes  :  c'est 
se  mettre  à  l'abri  de  ces  deux  formes  par  excellence  de 
l'immoralité,  la  concupiscence  et  l'injustice  :  car  c'est  se 
préserver  des  jugements  qui  nous  portent  vers  les  faux 
biens  (faux  par  cela  seul  qu'ils  sont  particuliers  et  in- 
complets) et  de  ces  jugements  contraires  à  la  charité, 
qui  mettent  la  division,  la  haine  et  la  guerre  parmi  les 
hommes. 

Il  y  a  là,  nous  dira  Malebranche,  des  dangers  d'autant 
plus  redoutables  que,  comme  l'a  confirmé  le  mécanisme 
de  Descartes,  tout  se  tient  dans  la  nature,  qu'elle  est 
gouvernée  par  des  lois  très  simples,  dont  Dieu  même 
ne  peut,  tant  que  dure  l'ordre  actuel  du  monde,  arrêler 
les  effets.  Une  fois  donc  que  ie  mouvement  est  imprimé 
dans  un  certain  sens  aux  esprits  animaux,  la  passion  suit 
fatalement  son  cours.  La  maladie  n'est  pas  sans  remède, 
assurément;  mais  une  fois  qu'elle  a  éclaté,  il  faut  qu'elle 
se  développe  selon  les  lois  de  notre   propre  nature,  et 


INTRODUCTION.  XIX 

nous  ne  sommes  jamais  sûrs  d'avoir  la  force  de  résister 
jusqu'au  bout  :  c'est  ainsi  «  qu'un  regard  indiscret  est 
capable  de  nous  précipiter  dans  les  enfers.  »  Il  faut  donc 
se  défier  constamment  et  de  ses  sens  et  de  la  précipita- 
tion avec  laquelle  nous  consentons  à  suivre  les  fantômes 
dont  ils  nous  obsèdent. 

N'est-ce  pas  là,  dira-t-on,  une  morale  bien  négative  ? 
Mais  il  faut  se  rappeler  que  pour  Malebranche,  l'action 
positive,  c'est  Dieu  qui  l'exerce  en  nous.  Qu'avons-nous 
donc  à  faire?  Xe  pas  amortir,  ne  pas  arrêter  trop  tôt,  ne 
pas  détourner  et  dévier  l'action  divine  !  Car  notre  libre 
arbitre,  c'est  surtout  ce  misérable  pouvoir  de  pécher  par 
le  consentement  aux  faux  biens.  Suspendons  le  plus  que 
nous  pouvons  notre  consentement,  nous  jouirons  alors 
de  la  véritable  liberté,  car  nous  aurons  préparé  la  place 
nette  à  l'action  victorieuse  d'une  charité  libératrice. 
C'est  bien  ici  «  la  création  continuée  »  de  Descartes, 
mais  complétée  par  cette  création  nouvelle  qui  nous 
«  réforme,  »  nous  voulons  dire  celle  de  la  grâce. 

En  ceci  déjà,  Malebranche  dépassait  l'enseignement 
philosophique  de  Descartes  ;  mais  voyons  dans  leur  en- 
semble les  progrès  ou  les  changements  qu'on  peut  lui  at- 
tribuer. 

Malebranche  se  plaint  à  mainte  reprise  1  que  la  morale 
soit  une  science  délaissée  ou  méconnue.  Elle  est  mécon- 

1.  Tl  s'en  était  plaint  déjà  dans  la  Rrrherrlm  dp  In  Vérité,  IV,  n,  3. 


XX  INTRODUCTION. 

nueà  ce  point,  suivant  lui,  qu'elle  «  change  selon  les  pays 
et  les  temps1,  »  qu'elle  change  même  d'un  ordre  religieux 
à  un  autre;  et  pourquoi?  parce  que  «  la  paresse  des  infé- 
rieurs et  l'orgueil  de  ceux  qui  commandent  »  conspirent 
pour  mettre  la  vertu  dans  une  aveugle  obéissance.  Ce  à 
quoi  Descartes  feint  de  se  résigner,  comme  on  l'a  vu, 
dans  le  Discours  de  la  méthode,  Malebranche  le  dénonce 
et  le  combat  avec  une  vigueur  métaphysique  et  une  élo- 
quence aussi  admirables  l'une  que  l'autre. 

Mais  asseoir  la  morale  sur  un  fondement  rationnel, 
c'est  là  chez  Malebranche  un  travail  qui  fait  partie  d'une 
entreprise  beaucoup  plus  vaste.  La  raison  n'est  pas  seu- 
lement le  principe  de  la  morale;  c'est  aussi  le  principe 
de  la  religion  ■  car  la  religion  n'est  qu'une  forme  secon- 
daire et  passagère  (passagère  autant  et  dans  la  même  me- 
sure que  l'humanité  terrestre)  de  la  métaphysique.  Male- 
branche professe  donc  sous  mille  formes  différentes  ce 
que  Leibniz  résumera  dans  cette  courte  formule  :  «  La 
nature,  dans  ce  qu'elle  a  de  bon,  est  une  grâce  ordinaire 
de  Dieu,  comme  la  grâce  acquise  par  Jésus-Christ  est  un 
surcroît  extraordinaire  de  la  nature.  » 

Dans  cette  synthèse  universelle,  le  plaisir  a  aussi  sa 
place.  S'il  n'est  pas  la  lin  de  nos  actions,  il  en  est  le  mo- 
tif naturel  et  «  invincible.  »  D'ailleurs,  le  vouloir  com- 
plet, absolu  et  éternel,  c'est  l'épurer,  en   le  rapprochant 

1.  Traité  de  Morale^  lre  partie  n,  7. 


INTRODUCTION.  XXI 

jusqu'à  le  confondre  avec  lui,  du  souverain  bien  lui- 
même. 

Par  cette  part  faite  au  plaisir,  Malebranche  s'éloigne  du 
stoïcisme  sans  aller  vers  Epicure.  Il  s'élève  encore  au- 
dessus  du  stoïcisme  par  sa  distinction  de  l'ordre  naturel 
et  de  l'ordre  immuable  dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure 
et  par  sa  confiance  dans  la  possibilité  d'un  redressement  de 
la  nature,  mais  par  des  voies  autres  que  celles  que  Des- 
cartes indiquait.  Celui-ci  demandait  surtout  à  la  science 
l'amélioration  du  sort  de  l'homme  et  de  sa  constitution 
physique;  son  disciple  demande  à  la  grâce  de  réformer 
la  nature  déchue,  et  c'est  cette  œuvre  de  la  grâce  qui 
seule  lui  fait  de  l'optimisme  une  vérité. 

Mais  il  est  surtout  un  dernier  point  par  lequel  Male- 
branche s'éloigne  de  Descartes  et  devance  Leibniz;  c'est 
dans  la  reconnaissance  d'un  ordre  immuable,  indépen- 
dant de  la  pure  volonté  de  Dieu,  et  auquel  Dieu  lui-même 
est  soumis.  Sans  cet  ordre  éternel,  il  ne  verrait  ni  science 
ni  morale.  C'est  cet  ordre  qu'il  va  invoquer  d'un  bout  à 
l'autre  de  son  traité;  c'est  l'amour  de  cet  ordre  qu'il  va 
ériger  en  vertu  maîtresse  et  capitale. 

A-t-il,  comme  Jouffroy  le  lui  reproche,  laissé  dans  le 
vague  cette  idée  de  l'ordre,  ainsi  que  l'idée  de  perfec- 
tion ? 

La  perfection,  c'est  pour  lui,  comme  pour  Leibniz, 
comme  pour  tous  les  métaphysiciens,  la  quantité  d'être  ou 


XXII  INTRODUCTION. 

d'essence.  Il  y  a  plus  d'être  et  plus  de  perfection  dans  les 
esprits  que  dans  les  corps,  dans  l'esprit  incréé  que  dans 
les  esprits  créés  ;  par  suite,  il  va  plus  de  perfection  à 
aimer  ce  qui  a  plus  d'être  qu'à  aimer  ce  qui  en  a  moins. 
Malebranche  et  Leibniz  estiment  que  rien  ne  saurait  être 
plus  clair  que  ces  principes. 

Qu'est-ce  maintenant  qui  constitue  l'ordre?  La  hiérar- 
chie des  existences  rangées  d'après  leur  quantité  respec- 
tive d'être  et  d'essence,  d'après  leur  perfection.  Il  n'est 
donc  pas  difficile  de  savoir  ce  que  Dieu  veut:  car  Dieu 
veut  que  le  plus  grand  ordre  possible  soit  réalisé.  Donc 
dans  ses  desseins  éternels,  les  corps  sont  faits  pour  les 
esprits,  ce  qui  veut  dire  qu'ils  sont  faits  pour  les  servir, 
puis  pour  les  éprouver,  pour  leur  donner  les  moyens  de 
mériter  une  existence  purement  spirituelle.  Les  esprits, 
à  leur  tour  sont  faits  pour  Dieu  :  la  vie  présente  est 
faite  pour  la  vie  future,  la  société  temporelle  pour  la  so- 
ciété éternelle  qui  la  doit  suivre;  et  l'ordre  exige  que  les 
intérêts  de  la  vie  actuelle  soient  subordonnés,  sacriliés, 
s'il  le  faut,  aux  intérêts  de  la  vie  future,  laquelle  est  pré- 
parée pour  la  gloire  de  Dieu  ou  la  manifestation  défini- 
tive de  ses  adorables  perfections.  Quel  que  soit  le  trouble 
apporté  dans  la  nature  par  les  passions  humaines  et  par 
la  chute,  voilà  l'ordre  immuable,  l'ordre  que  Dieu  veut, 
alors  même  qu'il  renonce  pour  un  temps  à  en  assurer  la 
réalisation. 


INTRODUCTION.  XXIII 

Quant  aux  rapports  de  la  morale  de  Malebranche  avec 
celle  de  Spinoza,  chacun  la  trouve  aisément  dans  la 
ressemblance  de  leurs  doctrines  sur  la  liberté  morale, 
que  compromettent  également  la  métaphysique  de  l'un 
et  celle  de  l'autre.  Chez  Spinoza  cette  négation  du  libre 
arbitre  est  réfléchie  et  voulue.  Malgré  tout,  il  ne  croit 
pas  être  inconséquent  en  donnant  des  préceptes  de  mo- 
rale. C'est  à  celui  qui  a  des  pensées  claires  à  faire  con- 
naître aux  autres  tout  le  bonheur  et  toute  la  perfection 
qu'il  y  trouve  :  son  enseignement  fera  partie  de  cet  en- 
chaînement nécessaire  des  choses  qui  modifie  continuel- 
lement l'état  de  l'humanité.  Ainsi  Epictète  disait  :  «  Si 
j'étais  un  rossignol,  je  ferais  le  métier  d'un  rossignol.  Je 
suis  un  être  raisonnable,  il  me  faut  chanter  Dieu  :  voilà 
mon  métier  et  je  le  fais.  »  Ainsi  encore  le  janséniste,  qui 
croyait  à  une  prédestination  absolue,  n'en  était  pas  moins 
empressé  dans  le  travail  de  la  conversion  et  de  la  direc- 
tion des  âmes.  Je  suis  peut-être,  se  disait-il,  un  de  ces 
moyens  que  la  Providence  s'est  réservés  pour  opérer  le 
salut  de  ce  pécheur.  Et  il  ajoutait  avec  une  noble  et  tou- 
chante humilité  :  Que  Dieu  me  fasse  la  grâce  de  n'en  res- 
sentir aucun  orgueil  !  car,  une  fois  mon  œuvre  achevée, 
je  serai  peut-être  brisé  comme  un  instrument  inutile. 

Ces  idées  qui,  malgré  bien  des  différences,  sont  au  fond 
des  théories  des  Stoïciens,  de  Spinoza  et  des  Jansénistes, 
sont-elles  aussi  au  fond  de  la  morale  de  Malebranche?  On 


XXIV  INTRODUCTION. 

est  tenté  de  le  croire,  et,  à  coup  sûr,  il  en  a  subi  lin- 
fluence.  Mais  il  faut  observer  ici  deux  choses  :  la  pre- 
mière, c'est  qu'il  croyait  fermement  au  libre  arbitre,  et 
qu'il  se  flattait  même  de  le  sauver  des  périls  où  le  je- 
taient les  autres  théories:  la  seconde,  c'est  qu'à  la  diffé- 
rence d'Epictète  et  de  Spinoza,  il  croyait  à  un  Dieu 
personnel,  et  qu'à  la  différence  des  jansénistes  il  croyait 
à  un  Dieu  voulant  sauver  tous  les  hommes.  Quel  que  fût 
donc,  même  pour  lui,  le  mystère  inévitable  de  ces  pro- 
blèmes, il  avait  la  confiance  raisonnée  que  tout  homme 
peut,  s'il  le  veut,  faire  son  devoir  et  s'assurer  par  là  le 
bonheur  éternel.  C'est,  en  dépit  de  ses  inconséquences, 
ce  qui  donne  à  sa  prédication  morale  un  accent  plus  pres- 
sant, plus  ému,  plus  persuasif,  qu'à  tous  ceux,  dont  nous 
venons  de  le  rapprocher. 

Henri    JOLY. 


TRAITÉ  DE  MORALE. 


PREMIÈRE    PARTIE. 

DE   LÀ  VERTU  '. 


CHAPITRE  PREMIER. 


La  raison  universelle  est  la  Sagesse  de  Dieu  même.  Nous  avons  tous 
par  elle  commerce  avec  Dieu.  Le  vrai  et  le  faux,  le  jusle  et  l'in- 
juste est  tel  à  l'égard  de  toutes  les  intelligences,  et  à  l'égard  de 
Dieu  même.  Ce  que  c'est  que  la  Vérité  et  l'Ordre,  et  ce  qu'il  faut 
faire  pour  éviter  l'erreur  et  le  péché.  Dieu  est  essentiellement  juste. 
Il  aime  ses  créatures  à  proportion  qu'elles  sont  aimables,  ou 
qu'elles  lui  ressemblent.  Pour  être  heureux  il  faut  être  parfait.  La 
vertu  ou  la  perfection  de  l'homme  consiste  dans  la  soumission  à 
l'Ordre  immuable,  et  nullement  à  suivre  l'Ordre  de  la  nature.  Er- 
reur de  quelques  Philosophes  anciens  sur  ce  sujet,  fondée  sur 
l'ignorance  où  ils  étaient  de  la  simplicité,  et  de  l'immutabilité  de 
la  conduite  Divine. 

I.  La  Raison  ~  qui  éclaire  l'homme  3  est  le  Verbe  ou  la  Sagesse 
de  Dieu  môme.  Car   toute  créature  est  un  Etre  particulier,  et 

1.  Cette  division  n'était  pas  indiquée  dans  l'édition  de  1684. 

2.  Je  préviens  une  fois  pour  toutes  que  les  mots  en  italiques  sont  ainsi  imprimés 
dans  les  éditions  de  1697  et  de  1ÎG7. 

3.  Var.  La  raison  de  l'homme.  (1684.) 

1 


2  TRAITE   DE   MORALE. 

la  raison  qui  éclaire  l'esprit  de  'l'homme  '  est  universelle  2. 

II.  Si  mon  propre  esprit  était  ma  Raison,  ou  ma  lumière, 
mon  esprit  serait  la  Raison  de  toutes  les  intelligences  :  car  je 
suis  sûr  que  ma  Raison  ou  la  lumière  qui  m'éclaire  est  com- 
mune à  toutes  les  intelligences5.  Personne  ne  peut  sentir  ma 
propre  douleur  :  tout  homme  peut  voir  la  Vérité  que  je  contem- 
ple. C'est  donc  que  ma  douleur  est  une  modification  de  ma 
propre  substance,  et  que  la  Vérité  est  un  bien  commun  à  tous 
les  esprits. 

III.  Ainsi  par  le  moyen  de  la  liaison,  j'ai,  ou  je  puis  avoir 
quelque  société  avec  Dieu,  et  avec  tout  ce  qu'il  y  a  d'intelli- 
gences; puisque  tous  les  esprits  ont  avec  moi  un  bien  com- 
mun ou  une  même  loi  S  la  liaison. 

IV.  Cette  société  spirituelle  consiste  dans  une  participation  de 
la  même  substance  intelligible  du  Verbe,  de  laquelle  tous  les  esprits 
peuvent  se  nourrir.  En  contemplant  cette  Divine  substance,  je 
puis  voir  une  partie  de  ce  que  Dieu  pense  ;  car  Dieu  voit  toutes 
les  vérités, p  et  j'en  puis  voir  quelques-unes.  Je  puis  aussi  décou- 
vrir quelque  chose  de  ce  que  Dieu  veut  :  car  Dieu  ne  veut  que 
selon  l'Ordre,  et  l'Ordre  ne  m'est  pas  entièrement  inconnu.  Cer- 
tainement Dieu  aime  les  choses  à  proportion  qu'elles  sont  ai- 
mables ;  et  je  puis  découvrir  qu'il  y  a  des  choses  plus  parfaites, 
plus  estimables,  plus  aimables  6  les  unes  que  les  autres  ". 

V.  Il  est  vrai  que  je  ne  puis,  en  contemplant  le  Verbe,  ou  en 
consultant  la  Raison,  m'assurer  si  Dieu  produit  quelque  chose 
au  dehors.  Car  nulle  créature  ne  procède  nécessairement  du 
Verbe  :  le  monde  n'est  point  une  émanation  nécessaire  de  la 
Divinité  :  Dieu  se  suffit  pleinement  à  lui-même.  L'idée  de  l'Etre 


1.  Var.  Et  la  raison  de  l'homme.  (1684.)  —  On  voit  par  ces  deux  corrections  jus- 
qu'où vont  les  scrupules  de  Malebranclie  et  sa  crainte  de  paraître  trop  accorder  à 
la  nature  humaine. 

2.  Voyez  la  ire  et  la  2e  des  Méditations  chrétiennes  et  \'  Eclaircissement  sur  la 
nature  des  idées,  dans  la  Recherche  de  la  vérité  ou  dans  les  deux  premiers  Entre- 
tiens sur  la  métaphysique.  (Note  marginale  de  M.) 

3.  Var.  Car  je  suis  sûr  que  ma  raison  éclaire  toutes  les  intelligences.  (1684.)  — 
Car  je  suis  sûr  que  ma  raison  ou  ma  lumière  éclaire  toutes  les  intelligences.  (1697.) 
On  sait  que  cette  expression,  empruntée  de  saint  Augustin,  revient  très  souvent 
dans  Malebranche.  «  L'homme  ne  peut  être  à  lui-même  sa  propre  lumière.  » 

4.  Var.  Les  mots  :  ou  une  même  loi.  ne  sont  pas  dans  l'édition  de  1684. 

5.  Var.  Car  Dieu  voit  toute  vérité.  (1684.) 

G.  Var.  Et  par  conséquent  plus  aimables.  (1684.) 

T.  Voyez  la  11«  des  Méditations  chrétiennes  qui  a  pour  titre  :  On  peut  connaître 
quelque  chose  des  desseins  de  Dieu  en  consultant  la  souveraine  raison. 


PREMIERE  PARTIE.—  DE   LA  VERTU.  3 

infiniment  parfait  se  peut  concevoir  toute  seule.  Les  créatures 
supposent  donc  en  Dieu  des  décrets  libres  qui  leur  donnent 
l'être  l.  Ainsi,  le  Verbe  précisément  -  en  tant  que  Raison  uni- 
verselle des  esprits  ne  renfermant  point  leur  existence,  on  ne 
peut,  en  le  contemplant,  s'assurer  de  ce  que  Dieu  fait.  Mais 
supposé  que  Dieu  agisse,  je  puis  savoir  quelque  chose  de  la 
manière  dont  il  agit,  et  m'assurer  qu'il  n'agit  point  de  telle  et 
de  telle  manière  5.  Car  ce  qui  règle  sa  manière  d'agir,  sa  Loi 
inviolable,  c"est  le  Verbe,  la  Sagesse  Eternelle,  la  Raison4  qui  me 
rend  raisonnable,  et  que  je  puis  en  partie  contempler  selon  mes 
désirs. 

VI.  En  supposant  que  l'homme  soit  raisonnable,  certaine- 
ment on  ne  peut  lui  contester  qu'il  sache  quelque  chose  de  ce 
que  Dieu  pense,  et  de  la  manière  dont  Dieu  agit.  Car  en  con- 
templant la  substance  intelligible  5  du  Verbe,  qui  seule  me 
rend  raisonnable,  et  tout  ce  qu'il  y  a  d'intelligences,  je  vois 
clairement  les  rapports  de  grandeur,  qui  sont  entre  les  idées  in- 
telligibles qu'il  renferme  :  et  ces  rapports  sont  les  mômes  vérités 
éternelles  que  Dieu  voit.  Car  Dieu  voit  aussi  bien  que  moi,  que 
2  fois  2  font  4,  et  que  les  triangles  qui  ont  même  base  et  qui 
sont  entre  mêmes  parallèles  sont  égaux.  Je  puis  aussi  décou- 
vrir, du  moins  confusément,  les  rapports  de  perfection,  qui  sont 
l'Ordre  immuable  que  Dieu  consulte  quand  il  agit  :  Ordre  qui 
doit  aussi  régler  l'estime  et  l'amour  de  toutes  les  intelligences6. 

J.  Par  volonté  pratique,  j'entends  un  décret,  ou  une  volonté  exécutrice  d'un 
dessein  arrêté,  qui  suppose  en  Dieu  la  connaissance  et  le  choix  des  manières 
les  plus  dignes  ce  lui.  »  'Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  dernière  édition.  Rot- 
terdam. 1703,  p.  306.)  Toutes  choses,  suivant  Malebranche,  ne  supposent  pas  éga- 
lement de  tels  décrets.  Par  exemple,  contrairement  à  l'opinion  de  Descari 
vérités  et  les  lois  éternelles  ne  dépendent  pas  de  la  volonté  de  Dieu.  (8e et  10°  Éclair- 
cissements de  la  Recherche  de  la  vérité.)  C'est  uniquement  la  création  des  êtres 
soumis  à  ces  lois  qui  en  dépend.  Cette  distinction  se  retrouve  très  largement  déve- 
loppée dans  Leibniz.  (Cf.  plus  bas  même  livre,  ch.  xx.) 

2.  Var.  Le  mot  :  précisément,  n'est  pas  dans  l'édition  de  16S4,  pas  plus  que  les 
mots  qui  vont  suivre  :  en  tant  que  raison  universelle  des  esprits. 

3.  Var.  D'une  telle  ou  telle  manière.  (1684.) 

4.  Var.  La  raison  universelle.  (1684.) 

5.  Var.  Intelligible,  n'était  pas  dans  l'édition  de  1684. 

6.  Voyez  sur  cette  question  la  4e  des  Méditations  chrétiennes,  et  particulièrement 
les  passages  suivants  : 

«  7.  Les  rapports  de  grandeur  sont  entre  les  idées  des  êtres  de  même  nature, 
comme  entre  l'idée  d'une  toise  et  l'idée  d'un  pied.  Les  rapports  de  perfection  sont 
entre  les  idées  des  êtres  ou  des  manières  d'être  de  différente  nature,  comme  entre 
le  corps  et  l'esprit,  entre  la  rondeur  et  le  plaisir. 


4  TRAITE  DE  MORALE. 

VII.  De  là  il  est  évident  qu'il  y  a  du  vrai  *  et  du  faux,  du 
juste  et  de  l'injuste,  et  cela  à  l'égard  de  toutes  les  intelligences  : 
que  ce  qui  est  vrai  à  l'égard  de  l'homme  est  vrai  à  l'égard  de 
l'Ange,  et  à  l'égard  de  Dieu  même  :  que  ce  qui  est  injustice  ou 
dérèglement  à  l'égard  de  l'homme  est  aussi  tel  à  l'égard  de 
Dieu  même.  Car  tous  les  esprits  contemplant  la  même  substance 
intelligible,  y  découvrent  nécessairement  les  mêmes  rapports 
de  grandeur,  ou  les  mêmes  vérités  spéculatives.  Ils  y  découvrent 
aussi  les  mêmes  vérités  de  pratique,  les  mêmes  lois,  le  même 
ordre,  lorsqu'ils  voient  les  rapports  de  perfection  qui  sont  entre 
les  êtres  intelligibles  que  renferme  cette  même  substance  du 
Verbe  :  substance  2  qui  seule  est  l'objet  immédiat  de  toutes  nos 
connaissances. 

VIII.  Je  dis,  lorsqu'ils  voient  les  rapports  de  perfection  ou  de 
grandeur,  et  non  lorsqu'ils  en  jugent  :  Car  la  vérité  seule  ou 
les  rapports  réels  se  voient,  et  l'on  ne  doit  juger  que  de  ce  que 
Ion  voit.  Lorsqu'on  juge  avant  que  de  voir,  ou  de  plus  de  choses 
qu'on  n'en  voit,  on  se  trompe;  ou  du  moins  on  juge  mal,  quoi- 
qu'il arrive  par  hasard  qu'on  ne  se  trompe  pas.  Car  juger  des 
choses  par  hasard,  aussi  bien  que  par  passion  ou  par  intérêt, 
c'est  en  mal  juger,  puisque  ce  n'est  pas  en  juger  par  évidence 
et  par  lumière.  C'est  en  juger  par  soi-même,  et  non  par  la  Rai- 
son, ou  selon  les  lois  de  la  Raison  universelle,  Raison  dis-je 
seule  supérieure  aux  esprits,  et  qui  seule  a  droit  de  prononcer 
sur  les  jugements  qu'ils  forment 3. 

IX.  Comme  l'esprit  de  l'homme  est  fini,  il  ne  voit  pas  tous 
les  rapports  qu'ont  entre  eux  les  objets  de  ses  connaissances.  Il 
peut  donc  se  tromper  en  jugeant  des  rapports  qu'il  ne  voit  pas. 
Mais,  s'il  ne  jugeait  précisément  que  de  ce  qu'il  voit,  ce  que  sans 
doute  il  peut  faire,  certainement  quoiqu'esprit  fini,  quoiqu'i- 
gnorant,  quoique  sujet  à  l'erreur  par  sa  nature,  il  ne  se  trom- 
perait jamais  a.  Car  ce  ne  serait  pas  tant  lui  que  la  raison  uni- 

8.  Les  rapports  de  grandeur  sont  des  vérités  toutes  pures,  abstraites,  métaphy- 
siques: et  les  rapports  de  perfection  sont  des  vérités  et  en  même  temps  des  lois  im- 
muables et  nécessaires;  ce  sont  les  règles  inviolables  de  tous  les  mouvements  de 
l'esprit.  Ainsi  ces  vérités  sont  l'ordre  que  Dieu  même  consulte  dans  toutes  ses  opé- 
rations. » 

1.  «  Les  vérités  ne  sont  que  des  rapports,  mais  des  rapports  réels  et  intelligibles.  » 
(Ibid.) 

2.  Ce  mot  n'était  pas  dans  l'édition  de  16S4. 

3.  Var.  Qui  seule  a  droit  déjuger  sur  les  jugements  qu'ils  prononcent.  (1684.) 

4.  Toutes  les  fois  que  je  retiens  tellement  ma  volonté  dans  les  bornes  de  ma 


PREMIÈRE  PARTIE.-  DE  LA  VERTU.  5 

versellequi  prononcerait  en  lai-même  les  jugements 1  qu'il  for- 
merait. 

X.  Mais  Dieu  est  infaillible  par  sa  nature  :  il  ne  peut  être 
sujet  à  l'erreur  ni  au  péché  ;  car  il  est  à  lui-même  sa  lumière 
et  sa  loi.  La  Raison  lui  est  consubstantielle  :  il  la  connaît  par- 
faitement, il  l'aime  invinciblement.  Étant  infini,  il  découvre  tous 
les  rapports  que  renferme  la  substance  intelligible  du  Verbe. 
Il  ne  peut  donc  pas  juger  de  ce  qu'il  ne  voit  point.  Et,  comme 
il  s'aime  invinciblement,  il  ne  peut  s'empêcher  d'estimer  et 
d'aimer  les  choses  à  proportion  qu'elles  sont  estimables,  à  pro- 
portion  qu'elles  sont  aimables,  selon  l'Ordre  immuable  de  ses  pro- 
pres perfections,  car  les  êtres  ne  sont  plus  ou  moins  parfaits  que 
parce  qu'ils  participent  plus  ou  moins  aux  perfections  Divines  2. 

XI.  Apparemment  les  Anges  et  les  Saints,  quoique  par  leur 
nature  sujets  à  l'erreur,  ne  se  trompent  jamais:  car  la  moindre 
attention  de  l'esprit  leur  représente  clairement  les  idées  et  leurs 
rapports.  Ils  ne  jugent  que  de  ce  qu'ils  voient.  Ils  suivent  la 
lumière,  et  ne  la  précèdent  pas.  Ils  obéissent  à  la  loi,  et  ne  s'é- 
lèvent pas.  La  Raison  seule  juge  en  eux  souverainement  et  sans 
appel.  Mais  l'homme,  tel  que  je  m'éprouve,  se  trompe  souvent, 
parce  que  le  travail  de  l'attention  le  fatigue  extrêmement  :  et 
quoique  son  application  soit  forte  et  pénible,  il  ne  voit  d'ordi- 
naire que  confusément  les  objets,  il  n'aperçoit  que  confusément 
les  idées  3.  Ainsi  l'homme  fatigué  et  peu  éclairé  se  repose  dans 
la  vraisemblance,  content  pour  quelque  temps  du  faux  bien 
dont  il  jouit.  Et,  parce  qu'il  s'en  *  dégoûte  bientôt,  il  recom- 
mence ses  recherches,  jusqu'à  ce  que  lassé  et  séduit  de  nouveau, 
il  prenne  quelque  repos,  pour  recommencer  faiblement3  ses  re- 
cherches difficiles  6. 


connaissance,  qu'elle  ne  fait  aucun  jugement  que  des  choses  qui  lui  sont  cla  rement 
et  distinctement  représentées  par  l'entendement,  il  ne  se  peut  faire  que  je  me 
trompe.  »  (Descartes,  4e  méditation,  parag.  17.) 

1.  Var.  Qui  prononcerait  en  lui  les  mêmes  jugements  ('1684). 

2.  Var.  Toute  cette  fin  de  phrase,  à  partir  des  mots  :  selon  l'ordre  immuable..., 
ne  se  trouvait  pas  dans  l'édition  de  16S4. 

3.  Var.  Ce  dernier  membre  de  phrase  :  il  n'aperçoit... ,  n'était  ni  dans  l'édition 
de  1684,  ni  dans  celle  de  1697.      ' 

4.  Var.  Se  dégoûte.  (1684.) 

5.  Var.  Froidement.  (1697.) 

6.  «  Il  vaut  infiniment  mieux  chercher  avec  inquiétude  la  vérité  et  le  bonheur 
qu'on  ne  possède  pas,  que  de  demeurer  dans  un  faux  repos  en  se  contentant  des 
mensonges  et  des  faux  biens  dont  on  se  repait  ordinairement.  »  Recherche  de  la 
vérité',  liv.  IV,  ch.  m,  sur  la  curiosité.; 


6  TRAITE   DE  MORALE. 

XII.  Puisque  les  vérités  spéculatives  et  pratiques  ne  sont  que 
des  rapports  de  'grandeur  et  de  perfection,  il  est  évident  que  la 
fausseté  n'est  rien  de  réel.  Il  est  vrai  que  2  fuis  2  font  4,  ou  que 
2  fois  2  ne  font  pas  .'i  :  parce  qu'il  y  a  un  rapport  légalité  entre 
2  fois  2  et  i,  et  un  d'inégalité  entre  2  fois  2  et  '■>.  Et  celui  qui 
voit  ces  rapports,  voit  des  vérités,  parce  que  ces  rapports  sont 
réels.  Mais  il  est  faux  que  2  fois  2  soient  5,  ou  que  2  fois  2  ne 
soient  pas  4  :  parce  qu'il  n'y  a  point  de  rapport  d'égalité  entre 
2  fois  2  et  'i,  ni  de  rapport  d'inégalité  entre  2  fois  2  et  4.  Et 
celui  qui  voit,  ou  plutôt  celui  qui  croit  voir  ces  rapports,  voit 
des  faussetés.  11  voit  des  rapports  qui  ne  sont  point.  Il  croit 
voir,  mais  effectivement  il  ne  voit  point.  Car  la  vérité  est  intel- 
ligible, mais  la  fausseté  par  elle-même  est  absolument  incom- 
préhensible. 

XIII.  De  même  il  est  vrai  qu'une  bête  est  plus  estimable 
qu'une  pierre,  et  moins  estimable  qu'un  homme,  parce  qu'il 
y  a  un  plus  grand  rapport  de  perfection  de  la  bête  à  la  pierre, 
que  de  la  pierre  à  la  bête,  et  qu'il  y  a  un  moindre  rapport  de 
perfection  .Mitre  la  bête  comparée  à  l'homme,  qu'entre  l'homme 
comparé  à  la  bête.  Et  celui  qui  voit  ces  rapports  de  perfection, 
voit  des  vérités  qui  doivent  régler  son  estime,  et  par  conséquent 
cette  espèce  d'amour  que  l'estime  détermine.  Mais  celui  qui  es- 
time plus  son  cheval  que  son  cocher,  ou  qui  croit  qu'une 
pierre  en  elle-même  est  plus  estimable  qu'une  mouche  ou  que 
le  plus  petit  des  corps  organisés,  ne  voit  point  ce  que  peut-être 
il  pense  voir  l.  Ce  n'est  point  la  Raison  universelle,  mais  sa 
raison  particulière  qui  le  porte  à  juger  comme  il  fait.  Ce  n'e^ 
point  l'amour  de  l'Ordre,  mais  l'amour-propre,  qui  le  porte  à 
aimer  comme  il  aime.  Ce  qu'il  pense  voir,  n'est  ni  visible,  ni 
intelligible  ;  c'est  un  faux  rapport,  un  rapport  imaginaire  :  et 
celui  qui  règle  sur  ce  rapport,  ou  de  semblables,  son  estime  ou 
son  amour,  tombe  nécessairement  dans  l'erreur  et  dans  le  dérè- 
glement. 

XIV.  Puisque  la  Vérltr  et  l'Ordre  sont  des  rapports  de  gran- 
deur et  de  perfection  réels,  immuables,  nécessaires,  rapports 
que  renferme  la  substance  du  Verbe  Divin  :  celui  qui  voit  ces 
rapports,  voit  ce  que  Dieu  voit  :  celui  qui  règle  son  amour 
sur  ces  rapports,  suit  une  loi  que  Dieu  aime  invinciblement. 
Il  y  a  donc  entre  Dieu  et  lui  une  conformité  parfaite  d'esprit  et 

1.  Comparez  Méditations  chrétiennes,  xr. 


PREMIERE  PARTIE.  — DE   LA  VERTU.  7 

de  volonté.  En  un  mot  puisqu'il  connaît  et  aime  ce  que  Dieu 
connaît  et  ce  qu'il  aime,  il  est  semblable  à  Dieu  autant  qu'il  en 
est  capable.  Ainsi  comme  Dieu  s'aime  invinciblement,  il  ne 
peut  qu'il  n'estime  et  qu'il  n'aime  son  image.  Et  comme  il  aime 
les  choses  à  proportion  qu'elles  sont  aimables,  il  ne  peut  qu'il 
ne  la  préfère  à  tous  les  êtres,  qui  par  leur  nature  ou  par  leur 
corruption,  sont  bien  éloignés  de  lui  ressembler. 

XV.  L'homme  est  libre  ',  je  suppose  les  secours  nécessaires  ; 
il  peut  à  l'égard  de  la  Vérité,  la  rechercher,  malgré  la  peine 
qu'il  trouve  à  méditer.  A  l'égard  de  l'Ordre,  il  peut  le  suivre 
malgré  les  elï'orts  de  la  concupiscence.  Il  peut  sacrifier  son  re- 
pos à  la  vérité,  et  les  plaisirs  à  l'Ordre  :  il  peut  aussi  préférer 
son  bonheur  actuel  à  ses  devoirs,  et  tomber  dans  l'erreur  et 
dans  le  dérèglement.  Il  peut  en  un  mot  mériter  et  démériter. 
Or  Dieu  est  juste  :  il  aime  ses  créatures  à  proportion  qu'elles 
sont  aimables,  à  proportion  qu'elles  lui  ressemblent.  Il  veut 
donc  que  tout  mérite  soit  récompensé  et  tout  démérite  puni  : 
que  celui  qui  a  fait  bon  usage  de  sa  liberté,  et  qui  par  là  s'est 
en  partie  rendu  parfait  et  semblable  à  Dieu,  soit  en  partie  heu- 
reux comme  Dieu,  et  au  contraire,  etc. 

XVI 2.  Dieu  seul  agit  sur  les  créatures:  du  moins  peut-il  agir 
en  elles,  et  en  faire  ce  qu'il  lui  plaît.  Il  peut  donc  rendre  les  es- 
prits heureux,  ou  malheureux  :  heureux  par  la  jouissance  des 
plaisirs,  malheureux  par  la  souffrance  des  douleurs.  Il  peut 
élever  les  justes  et  les  parfaits  au-dessus  des  autres.  Il  peut  leur 
communiquer  sa  puissance  en  exécutant  leurs  désirs,  et  les 
établir  ainsi  causes  occasionnelles  pour  agir  par  eux  en  mille 
manières.  Dieu  peut  aussi  abaisser  les  pécheurs  et  l'es  soumettre 
à  l'action  des  derniers  des  êtres;  l'expérience  le  fait  assez  con- 
naître, car  nous  dépendons  tous,  à  cause  que  nous  sommes  pé- 
cheurs 3,  de  l'action  des  objets  sensibles. 

XVII.  Ainsi  celui  qui  travaille  à  sa  perfection,  à  se  rendre 
semblable  à  Dieu,  travaille  h  son  bonheur,  travaille  à  sa  gran- 

1.  Voyez  les  trois  discours  du  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce.  (Note  margi- 
nale de  M.)  Voyez  notamment  la  lre  partie  du  3ediscours.  —  Malebranche  affirme 
ici  très  nettement  la  liberté  morale.  Mais  chez  lui,  comme  chez  beaucoup  d'antres 
philosophes,  il  faut  distinguer  les  passages  où  il  l'affirme  et  ceux  où  il  en  donne 
une  explication  qui  la  compromet  ou  la  détruit. 

t.  Voyez  l'éclaircissement  sur  la  prétendue  efficace  des  causes  secondes  en  les 
5e  et  6e  Méditations  chrétiennes.  (Note  marginale  de  M.) 

3.  Var.  Comme  pécheurs.  (1684.)  La  première  rédaction  semblait  moins  accuser 
et  surtout  étendre  moins  loin  notre  dépendance. 


8  TRAITE  DE  MORALE. 

deur.  S'il  fait1  ce  qui  dépend  en  quelque  sorte  de  lui,  c'est-à- 
dire  s'il  mérite  en  se  rendant  parfait,  Dieu  fera  en  lui  ce  qui 
n'en  dépend  en  aucune  manière,  en  le  rendant  heureux.  Car 
Dieu  aimant  les  êtres  à  proportion  qu'ils  sont  aimables,  et  les 
plus  parfaits  étant  les  plus  aimables,  les  plus  parfaits  seront 
les  plus  puissants,  les  plus  heureux,  les  plus  contents.  Celui 
qui  consulte  sans  cesse  la  Raison,  celui  qui  aime  l'Ordre,  ayant 
part  à  la  perfection  de  Dieu,  aura  donc  part  à  son  bonheur,  à 
sa  gloire,  à  sa  grandeur,  f 

XVIII.  L'homme  est  capable  de  trois  choses,  de  connaître, 
d'aimer,  de  sentir;  de  connaître  le  vrai  bien,  de  l'aimer,  d'en 
jouir.  Il  dépend  beaucoup  de  lui  de  connaître  le  bien,  et  de 
l'aimer  ;  et  il  ne  dépend  nullement  de  lui  d'en  jouir.  Mais,  Dieu 
étant  juste,  celui  qui  le  connaît  et  l'aime,  en  jouira.  Dieu  étant 
juste,  il  est  nécessaire  qu'il  fasse  sentir  le  plaisir  de  la  jouissance, 
et  par  là  qu'il  rende  heureux  celui,  qui  par  son  application 
pénible  recherche  la  connaissance  de  la  vérité,  et  qui  par  le 
bon  usage  de  la  liberté  et  par  la  force  de  son  courage,  se  con- 
forme à  la  loi,  l'Ordre  immuable  -,  malgré  les  efforts  de  la  con- 
cupiscence :  supportant  les  douleurs,  méprisant  les  plaisirs,  et 
rendant  cet  honneur  à  la  Raison  de  la  croire  sur  sa  parole,  et 
de  se  consoler  sur  ses  promesses.  Chose  étrange,  l'homme  sait 
bien  qu'il  ne  dépend  point  immédiatement  de  ses  désirs  de 
jouir  du  plaisir,  ni  d'éviter  la  douleur  :  il  sent  au  contraire 
qu'il  dépend  de  lui  de  bien  penser  et  d'aimer  de  bonnes  choses; 
que  la  lumière  de  la  vérité  se  répand  en  lui  lorsqu'il  le  sou- 
haite, et  qu'il  dépend  de  lui  d'aimer  et  de  suivre  l'Ordre.  (Je 
suppose  encore  un  coup  les  secours  nécessaires  qui  ne  manquent 
à  ceux  qui  ont  la  foi,  que  par  leur  négligence  3.)  Et  cependant 
l'homme  ne  cherche  que  le  plaisir,  et  il  néglige  le  principe  de 
son  bonheur  éternel,  la  connaissance  et  l'amour  semblables  à  la 
connaissance  et  à  l'amour  de  Dieu,  la  connaissance  de  la  vérité 
et  l'amour  de  l'Ordre  :  car  comme  j'ai  déjà  dit,  celui-là.  connaît 


1.  Var.  S'il  fait  en  lui.  (16S4.) 

2.  Var.  Et  sa  raison.  (16S4.)  Cette  correction  rappelle  celle  que  nous  avons  si- 
gnalée à  la  première  ligne  du  traité. 

3.  «  On  est  en  ce  siècle  si  chagrin  ou  si  délicat,  qu'il  y  a  des  choses  qu'il  ne  suffit 
pas  de  ne  point  dire,  il  faut  assurer  et  même  plus  d'une  fois  qu'on  ne  les  dit  point. 
Qu'on  me  pardonne  s'il  semble  que  je  me  défie  de  l'équité  de  mes  lecteurs.  »  (Note 
marginale  de  M.)  On  ne  peut  s'empêcher  d'admirer,  en  souriant,  la  candeur  de 
Malebranehe,  craignant  qu'on  ne  l'accuse  d'exagérer  la  force  de  la  créature. 


PREMIERE   PARTIE.  — DE   LA  VERTU.  9 

et  aime,  comme  Dieu  connaît  et  aime,  qui  connaît  la  Vérité  et 
qui  aime  l'Ordre. 

XIX.  Voici  donc  le  principal  de  nos  devoirs,  celui  pour  lequel 
Dieu  nous  a  créés  :  l'amour  duquel  est  la  vertu  mère,  la  vertu 
universelle,  la  vertu  fondamentale  :  vertu  qui  nous  rend  justes  * 
et  parfaits,  vertu  qui  nous  rendra  quelque  jour  heureux.  Nous 
sommes  raisonnables,  notre  vertu,  notre  perfection  c'est  d'aimer 
la  Raison,  ou  plutôt  c'est  d'aimer  l'Ordre.  Car  la  connaissance 
des  vérités  spéculatives  ou  des  rapports  de  grandeur  ne  règle 
point  nos  devoirs.  C'est  principalement  la  connaissance  et  l'a- 
mour des  rapports  de  perfection  ou  des  vérités  pratiques,  qui 
fait  notre  perfection.  Appliquons-nous  donc  à  connaître,  h  ai- 
mer, à  suivre  l'Ordre  :  travaillons  à  notre  perfection.  A  l'égard 
de  notre  bonheur,  laissons-le  entre  les  mains  de  Dieu,  dont  il 
dépend  uniquement.  Dieu  est  juste,  il  récompense  nécessaire- 
ment la  vertu.  Tout  le  bonheur  que  nous  aurons  mérité,  n'en 
doutons  point,  nous  ne  manquerons  pas  de  le  recevoir. 

XX.  C'est  l'obéissance  que  l'on  rend  à  l'Ordre,  c'est  la  soumis- 
sion à  la  Loi  Divine  qui  est  vertu  en  tout  sens.  La  soumission  à 
la  nature,  aux  suites  des  décrets  Divins  -  ou  à  la  puissance  de 
Dieu  est  plutôt  nécessité  que  vertu.  On  peut  suivre  la  nature  et 
se  dérégler,  car  maintenant  •  la  nature  est  déréglée  4.  On  peut 
au  contraire  résister  à  l'action  de  Dieu,  sans  contrevenir  à  ses 
ordres  :  car  souvent  l'action  particulière  de  Dieu  est  tellement 
déterminée  par  les  causes  secondes  ou  occasionnelles,  qu'en  un 
sens  elle  n'est  point  conforme  à  l'Ordre  5.  Il  est  vrai  que  Dieu 
ne  veut  que  selon  l'Ordre  :  mais  souvent  il  agit  en  quelque  ma- 
nière 6  contre  l'Ordre.  Car  l'Ordre  même  voulant  que  Dieu, 
comme  cause  générale,  agisse  d'une  manière  uniforme  et  con- 


1.  Les  théologiens  entendent  le  plus  souvent  par  ce  mot  un  homme  qui  a  passé 
de  l'état  de  péché  à  l'état  de  grâce. 

2.  Var.  La  soumission  aux  décrets  divins.  (1684.)  Malebranche  a  voulu  expliquer 
brièvement,  dans  sa  2e  édition,  que  les  décrets  divins  dont  il  est  ici  question  sont 
ceux  qui  ont  constitué  la  nature.  Cf.  plus  haut,  paragr.  5  :  «  Les  créatures  sup- 
posent donc  en  Dieu  des  décrets  libres  qui  leur  donnent  l'être.  » 

3.  Var.  Ce  mot  :  maintenant*,  n'était  pas  dans  l'édition  de  1684. 

4.  Ainsi  le  corps  n'est  plus  subordonné  à  l'âme  comme  l'ordre  voulait  qu'il  le 
fût.  La  chute  a  introduit  du  désordre  dans  le  plan  divin,  mais  la  Rédemption  et 
la  grâce  nous  aident  à  rétablir  l'ordre.  Voyez  le  4e  des  Entretiens  métaphysi- 
ques. 

5.  Voyez  la  7«  et  la  8e  des  Méditations  chrétiennes.  (Note  marginale  de  M.) 

6.  Var.  Les  mots  :  en  quelque  manière,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 

i. 


10  TRAITE   DE   MORALE. 

stante,  en  conséquence  des  lois  générales  qu'il  a  établies,  il 
produit  des  effets  contraires  à  l'Ordre.  Il  forme  des  monstres, 
et  comme  dit  un  prophète,  il  sert  maintenant  à  l'injustice  des 
hommes  *,  à  cause  de  la  simplicité  des  voies  par  lesquelles  il 
exécute  ses  desseins.  De  sorte  que  celui  qui  prétendrait  obéir  à 
Dieu  en  se  soumettant  à  sa  puissance,  en  suivant  et  respectant 
la  nature  2,  blesserait  l'Ordre,  et  tomberait  à.  tous  moments  dans 
la  désobéissance. 

XXI.  Si  Dieu  remuait  les  corps  par  des  volontés  particulières, 
ce  serait  un  crime  que  d'éviter  par  la  fuite  les  ruines  d'une 
maison  qui  s'écroule  :  car  on  ne  peut  sans  injustice  refuser  de 
rendre  à  Dieu  la  vie  qu'il  nous  a  donnée,  lorsqu'il  la  rede- 
mande. Ce  serait  insulter  à  la  sagesse  de  Dieu,  que  de  corriger 
le  cours  des  rivières,  et  de  les  conduire  dans  des  lieux  qui 
manquent  d'eau  :  il  faudrait  suivre  la  nature  et  demeurer  en 
repus.  Mais,  Dieu  agissant  en  conséquence  des  lois  générales 
qu'il  a  établies,  on  corrige  son  ouvrage,  sans  blesser  sa  sagesse: 
on  résiste  à  son  action,  sans  résister  à  sa  volonté:  parce  qu'il 
ne  veut  pas  positivement  et  directement  tout  ce  qu'il  fait.  Cer- 
tainement il  ne  veut  point  5  les  actions  injustes,  les  meurtres 
par  exemple,  quoiqu'il  remue  le  bras  de  ceux  qui  les  com- 
mettent *;  et  quoiqu'il  n'y  ait  que  lui  qui  répande  les  pluies, 
il  est  permis  à  tout  homme  de  se  mettre  à  couvert,  lorsqu'il 
pleut.  Car  Dieu  ne  remue  notre  bras  qu'en  conséquence  5  des 
lois  générales  de  l'union  de  l'âme  et  du  corps;  lois  qu'il  n'a  pas 
établies  afin  que  les  hommes  s'entretuassent  6.  Il  ne  répand  la 
pluie  que  par  une  suite  nécessaire  des  lois  du  mouvement; 
lois  qu'il  n'a  pas  faites,  afin  que  tel  en  fût  tout  percé  7,  mais 
pour  de  plus  grands  desseins,  plus  dignes  de  sa  sagesse  et  de 
sa  bonté.  S'il  pleut  sur  les  hommes,  s'il  pleut  dans  la  mer  et 
sur  les  sablons,  c'est  que  Dieu  ne  doit  pas  changer  l'uniformité 


1.  Var.  Et  sert  maintenant  à...  (1697..  haïe,  xliij.  24.  (Note  marginale  de  M.) 
t.  On  pourrait  ajouter  :  et  en  approuvant  tous  les  événements  de  l'Histoire.  Il  est 
regrettable  que  Malebranche  n'ait  pas  pas  suivi  ainsi  la  comparaison,  nous  y  eus- 
sions gagné  une  page  éloquente. 

3.  Var.  Il  ne  veut  point,  par  exemple,  directement  les  actions  injustes.  (168 'i  et 
1697.) 

4.  Var.  Quoiqu'il  n'y  ait  que  lui  qui  donne  le  mouvement  à  ceux  qui  les  com- 
mettent. (1684.) 

5.  Var.  Car  Dieu  ne  répand  la  pluie  que  par  une  suite  nécessaire.  (1684.) 

6.  Var.  Afin  que  tel  en  fut  tout  percé.  (1684.) 

7.  Var.  Tout  ce  commencement  de  phrase  manque  dans  l'édition  de  1684. 


PREMIÈRE  PARTIE.  — DE   LA  VERTU.  H 

de  sa  conduite,  à  cause  qu'il  en  arrive  des  suites  ou  inutiles  ou 
fâcheuses  *. 

XXII.  II  n'en  est  pas  de  Dieu  comme  des  hommes,  de  la  cause 
générale  comme  des  causes  particulières.  Lorsqu'on  résiste  à 
l'action  des  hommes,  on  les  offense  :  car,  comme  ils  n'agissent 
que  par  des  volontés  particulières,  on  ne  peut  résister  à  leur 
action  sans  résister  à  leurs  desseins.  Mais  lorsqu'on  résiste  à 
l'action  de  Dieu,  on  ne  l'offense  nullement,  et  souvent  môme  on 
favorise  ses  desseins;  parce  que  Dieu  suivant  constamment  les 
lois  générales  qu'il  s'est  prescrites,  la  combinaison  des  effets, 
qui  en  sont  des  suites  nécessaires,  ne  peut  pas  toujours  être 
conforme  à  l'ordre,  ni  propre  à  l'exécution  du  plus  excellent 
ouvrage  -.  Ainsi  il  est  permis  aux  hommes  d'empêcher  les 
effets  naturels,  non  seulement  lorsque  ces  effets  peuvent  leur 
donner  la  mort,  mais  môme  lorsqu'ils  les  incommodent  ou  qu'ils 
leur  déplaisent.  Notre  devoir  consiste  donc  à  nous  soumettre  à 
la  Loi  de  Dieu  et  à  suivre  l'Ordre  :  ce  nous  sera  une  nécessité 
de  nous  soumettre  à  sa  puissance  absolue.  Nous  pouvons  con- 
naître l'Ordre  par  l'union  avec  le  Verbe  Eternel,  avec  la  Raison 
universelle.  Il  peut  donc  être  notre  loi,  il  peut  nous  conduire  3. 
Mais  les  Décrets  Divins  nous  sont  absolument  inconnus,  n'en 
faisons  donc  point  notre  règle.  Laissons  aux  sages  de  la  Grèce 
et  aux  Stoïciens  *  cette  vertu  chimérique  de  suivre  Lieu  ou  la 
nature.  Pour  nous,  consultons  la  Raison,  aimons  et  suivons 
l'Ordre  en  toutes  choses.  Car  c'est  véritablement  suivre  Dieu, 
que  de  se  soumettre  à  la  loi  qu'il  aime  invinciblement,  et  qu'il 
suit  inviolablement  5. 

XXIII.  Néanmoins,  quoique  l'ordre  de  la  nature  ne  soit  point 
précisément  notre  loi,  et  que  la  soumission  à  cet  ordre  ne  soit 
nullement  une  vertu,  il  faut  observer  que  souvent  on  doit  y 
avoir  égard.  Mais  c'est  toujours  parce  que  l'ordre  immuable  et 


1.  «  Dieu  ayant  prévu  tout  ce  qui  devait  suivre  des  lois  naturelles,  avant  même 
leur  établissement,  il  ne  devait  pas  les  établir,  s'il  devait  les  renverser.  •  Trait* 
de  la  nature  et  de  la  grâce,  édition  citée  p.  37.) 

~Z.  Var.  A  l'exécution  de  son.  ouvrage.  (1684.) 

3.  Var.  Nous  pouvons  connaître  l'ordre  par  l'union  avec  le  Verbe.  L'ordre  im- 
muable peut  donc  être  notre  loi,  il  peut  nous  conduire.  (1684.) 

4.  «  Ne  demande  jamais  que  les  choses  soient  comme  tu  veux;  tâche  de  les  vou- 
loir comme  elles  sont,  et  sans  peine  tu  couleras  ta  vie. —  Ne  souhaite  de  voir  ar- 
river que  ce  qui  arrive,  de  ne  voir  vainqueurs  que  ceux  qui  sont  vainqueurs  en 
effet,  et  ainsi  rien  ne  te  troublera.  »  (Épictète,  Manuel,  VIII  et  XXXI11. 

Tj.  Var.  Ces  cinq  derniers  mots  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 


12  TRAITÉ   DE  MORALE. 

nécessaire  '  Je  demande,  et  non  point  parce  que  l'ordre  de  la 
nature  est  un  effet  de  la  puissance  de  Dieu.  Un  homme  qui  est 
dans  la  persécution,  ou  plutôt  qui  souffre  les  douleurs  de  la 
goutte,  est  obligé  de  souffrir  avec  patience  et  avec  humili:é, 
parce  qu'étant  pécheur,  l'Ordre  immuable  2  veut  qu'il  souffre, 
et  pour  d'autres  raisons  qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  dire  ici. 
Mais  si  l'homme  n'était  point  pécheur,  et  que  l'Ordre  3  ne  de- 
mandât point  qu'il  souffrît  pour  mériter  sa  récompense,  cer- 
tainement il  pourrait,  et  devrait  même  chercher  ses  aises,  et 
fuir  toute  sorte  d'incommodités,  quoique  persécuté,  s'il  était 
possible  dans  cette  supposition  *,  par  la  rigueur  des  saisons  et 
par  les  misères  que  le  péché  a  introduites  dans  le  monde.  Et 
même  l'homme  5,  quoique  pécheur,  peut  se  mettre  à  couvert 
de  la  pluie  et  du  vent,  et  éviter  l'action  d'un  Dieu  vengeur  : 
parce  que  l'Ordre  veut  que  l'homme  conserve  sa  force  et  sa 
santé,  et  principalement  la  liberté  de  son  esprit  pour  méditer 
ses  devoirs  et  rechercher  la  vérité;  et  que  la  pluie  et  le  vent 
étant  des  suites  des  lois  générales  de  l'ordre  de  la  nature,  il  ne 
paraît  pas  clairement  que  Dieu  veuille  positivement  qu'on 
souffre  cette  incommodité  particulière.  Car  ce  serait  un  crime 
énorme  que  d'éviter  la  pluie  dans  le  temps  que  Dieu  ferait 
pleuvoir  exprès  pour  nous  mouiller  et  pour  nous  punir:  de 
même  que  de  manger  un  fruit,  c'a  été  un  crime  épouvantable 
au  premier  homme,  à  cause  de  la  défense  expresse  et  de  la 
désobéissance  formelle.  Mais,  si  la  vertu  consistait  précisément 
à  vivre  dans  l'état  où  l'on  se  trouve  en  conséquence  de  l'ordre 
de  la  nature,  celui  qui  naît  au  milieu  des  plaisirs  et  dans  l'a- 
bondance, serait  vertueux  sans  peine  :  la  nature  lui  étant  heu- 
reusement favorable,  il  la  suivrait  avec  plaisir.  Cependant  la 
vertu  doit  présentement  être  pénible,  afin  qu'elle  soit  généreuse 
et  méritoire.  L'homme  doit  se  sacrifier  soi-même  pour  posséder 
Dieu  :  le  plaisir  est  la  récompense  du  mérite,  il  n'en  peut  être 
le  principe,  comme  je  le  ferai  voir  dans  la  suite 6.  En  un  mot  la 


1.  Var.  Les  mots  :  et  nécessaire,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 

2.  Var.  Le  mot  :  immuable,  n'était  pas  dans  l'édition  de  1684. 

3.  Var.  L'ordre  immuable.  (1684.) 

4.  Var.  Les  mots  :  dans  cette  supposition,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 

5.  Var.  Et  l'bomme  même.  (1684.) 

6.  Malebrancbe  distingue  ici  le  principe  et  la  récompense  (nous  dirions  la  sanc- 
tion). Plus  loin  (ch.  vjiij  il  distinguera  le  motif  et  la  fin.  Le  plaisir  qui  est  indiqué 
ici  comme  la  récompense,  sera  donné  comme  étant  le  motif  inévitable  de  nos  actes 


PREMIÈRE  PARTIE-.  DE  LA  VERTU.  13 

Vérité  même  nous  apprend  que  tel  pour  être  parfait,  doit  ven- 
dre son  bien,  et  le  distribuer  aux  pauvres,  ce  qui  est  changer 
d'état  et  de  condition.  La  perfection  ou  la  vertu  ne  consiste 
donc  pas  à  suivre  l'ordre  de  la  nature,  mais  à  se  soumettre  en 
toutes  choses  à  -l'Ordre  immuable  et  nécessaire,  loi  inviolable 
de  toutes  les  intelligences  et  de  Dieu  même  '. 


(car  nous  voulons  invinciblement  èlre  heureux).  En  mi'me  temps,  la  perfection  dans 
l'ordre,  qui  est  ici  le  principe  du  mérite,  sera  donnée  comme  la  fin  suprrme  des 
actes  humains.  Les  mots  différeront  légèrement  :  le  sens  de  la  pensée  restera  le 
même. 
1.  Var.  Les  mots  :  et  de  Dieu  rm-me,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1G84. 


CHAPITRE    DEUXIEME. 


Il  n'y  a  point  d'autre  verlu  que  l'amour  de  l'Ordre  '.  Sans  cet  amour 
toutes  les  vertus  sont  fausses.  Il  ne  faut  pas  confondre  les  devoirs 
avec  la  vertu.  Un  peut  sans  vertu  s'acquitter  de  ses  devoirs.  C'est 
faute  de  consulter  la  Raison,  qu'on  approuve  et  qu'on  suit  des  cou- 
tumes damnables.  La  foi  sert  ou  conduit  à  la  Raison,  car  la  Rai- 
son est  la  loi  souveraine  et  universelle  -  de  toutes  les  intelligences. 


I.  L'Amour  de  l'Ordre  n'est  pas  seulement  la  principale  des 
vertus  Morales,  c'est  l'unique  vertu  :  c'est  la  vertu  mère,  fon- 
damentale, universelle;  Vertu  qui  seule  rend  vertueuses  les  ha- 
bitudes ou  les  dispositions  des  esprits.  Celui  qui  donne  son 
bien  aux  pauvres  ou  par  vanité,  ou  par  une  compassion  na- 
turelle, n'est  point  libéral,  parce  que  ce  n'est  point  la  Raison 
qui  le  conduit,  ni  l'ordre  qui  le  règle;  ce  n'est  qu'orgueil,  ou 
que  disposition  de  machine  3.  Les  officiers,  qui  s'exposent  vo- 
lontairement aux  dangers,  ne  sont  point  généreux,  si  c'est 
l'ambition  qui  les  anime;  ni  les  soldats,  si  c'est  l'abondance 
des  esprits  et  la  fermentation  du  sang  *.  Celte  prétendue  noble 
ardeur  n'est  que  vanité  ou  jeu  de  machine  :  il  ne  faut  souvent 
qu'un  peu  de  vin  pour  en  produire  beaucoup.  Celui  qui  souffre 
les  outrages  qu'on  lui  fait,  n'est  souvent  ni  modéré  ni  patient 5. 
C'est  sa  paresse  qui  le  rend  immobile,  et  sa  fierté  ridicule  et 

1.  Var.  Et  de  la  Raison.  (1684.) 

2.  Var.  Les  mots  :  et  universelle,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 

3.  Var.  Ou  que  machine.  (1684.)  —  Sous  une  rédaction  comme  sous  l'autre,  il 
n'en  faut  pas  moins  remarquer  cette  expression  <i  cartésienne. 

4.  Même  observation  à  faire  ici. 

.j.  A  rapprocher  de  La  Rochefoucauld. 


PREMIÈRE  PARTIE.— DE  LÀ  VERTU.  In 

stoïcienne  !  qui  le  console,  et  qui  le  met  en  idée  au-dessus  de 
ses  ennemis:  ce  n'est  encore  que  disposition  de  machine,  di- 
setté^t'esprits,  froideur  de  sang,  mélancolie  2.  Il  en  est  de  même 
de  toutes  les  vertus.  Si  l'amour  de  l'Ordre  n'en  est  le  principe, 
elles  sont  fausses  et  vaines,  indignes  en  toutes  manières  d'une 
nature  raisonnable,  qui  porte  l'image  de  Dieu  même,  et  qui 
par  la  Raison  5  a  société  avec  lui.  Elles  tirent  leur  origine  de 
la  disposition  du  corps  4.  L'Esprit-Saint  ne  les  forme  point  :  et 
quiconque  en  fait  l'objet  de  ses  désirs  et  le  sujet  de  sa  gloire,  a 
l'àme  basse,  l'esprit  petit,  le  cœur  corrompu.  Mais,  quoiqu'en 
pense  une  imagination  révoltée,  ce  n'est  ni  bassesse,  ni  servi- 
tude que  de  se  soumettre  à  la  loi  de  Dieu  même.  Rien  nest 
plus  juste  que  de  se  conformer  à  l'Ordre.  Rien  n'est  plus  grand 
que  d'obéir  à  Dieu.  Rien  n'est  plus  généreux  que  de  suivre 
constamment,  fidèlement,  inviolablement  le  parti  de  la  Raison; 
non  seulement  lorsqu'on  le  peut  suivre  avec  honneur,  mais 
principalement  lorsque  les  circonstances  des  temps  et  des  lieux 
sont  telles,  qu'on  ne  le  peut  suivre  que  couvert  de  confusion 
et  de  honte  3.  Car  celui  qui  passe  pour  fou  en  suivant  la  Rai- 
son, l'aime  véritablement  6.  Mais,  celui  qui  ne  suit  l'Ordre  que 
lorsqu'il  brille  aux  yeux  du  monde,  ne  recherche  que  la  gloire; 
et  quoique  alors  il  paraisse  lui-même  tout  éclatant  aux  yeux 
des  hommes,  il  est  en  abomination  devant  Dieu. 

II.  Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  il  me  semble  qu'il  y  a 
bien  des  gens  qui  ne  connaissent  guère  la  véritable  vertu;  et 
que  ceux  mêmec  qui  ont  écrit  sur  la  Morale,  n'ont  pas  toujours 
parlé  fort  clairement  et  fort  juste.  Certainement  tous  ces  grands 
noms  qu'on  donne  aux  vertus  et  aux  vices,  réveillent  plutôt 
dans  l'esprit  des  sentiments  confus  que  des  idées  claires.  Mais, 

i.  Comparer.  Recherche  de  la  vérité,  liv.  IV.  ch.  n.  —  ■<  Ainsi  les  stoïciens  n'ont 
pas  raison,  et  peut-être  se  raillent-ils  de  nous,  lorsqu'ils  nous  prêchent  de  n'être 
point  affligés  de  la  mort  d'un  père,  de  la  perte  de  nos  biens,  d'un  exil,  d'une  pri- 
son et  de  choses  semblables,  et  de  ne  point  nous  réjouir  dans  l'heureux  succès  de 
nos  affaires...  »  Tout  le  passage  est  à  lire. 

2.  Var.  Et  peut-être  sur  le  tout  quelque  trait  contagieux  d'une  imagination  do- 
minante. (1684.)  On  se  demande  pourquoi  Malebranche  a  supprimé  dans  la  2e  édi- 
tion une  phrase  où  une  partie  do  ses  idées  se  trouvait  résumée  avec  une  si  piquante 
vivacité. 

3.  Les  mots  :  par  la  Raison,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 

4.  Var.  Elles  ne  tirent  que  du  corps  leur  origine.  (1684.; 

5.  N'est-ce  pas  une  allusion  à  toutes  les  critiques  auxquelles  Malebranche  était 
si  sensible,  aux  censures  dont  il  a  été  l'objet? 

6.  Var.  Aime  la  Raison  plus  que  lui-mèmo.  (1684.) 


16  TRAITE  DE  MORALE. 

comme  ces  sentiments  touchent  .l'âme,  et  que  les  idées  abstraites, 
quoique  claires  en  elles-mêmes,  ne  répandent  la  lumière  que 
dans  les  esprits  attentifs,  les  hommes  demeurent  presque  tou- 
jours très  contents  de  ces  mots  qui  flattent  les  sens  et  les  pas- 
sions, et  qui  laissent  l'esprit  dans  les  ténèbres.  Ils  s'imaginent 
qu'un  discours  est  d'autant  plus  solide  qu'il  frappe  plus  vive- 
ment l'imagination,  et  ils  regardent  comme  des  spectres  ou  des 
illusions  ces  raisonnements  exacts,  qui  disparaissent  dès  que 
l'attention  nous  manque  :  semblables  aux  enfants,  qui  jugeant 
des  objets  par  l'impression  qu'ils  font  sur  leurs  sens,  s'imagi- 
nent qu'il  y  a  plus  de  matière  dans  la  glace  que  dans  l'eau,  et 
dans  l'or  et  les  métaux  pesants  et  durs  que  dans  l'air  qui  les 
environne  sans  se  faire  presque  sentir. 

III.  D'ailleurs  tout  ce  qui  est  familier  ne  surprend  point,  on 
ne  s'en  défie  point  !,  on  ne  l'examine  point.  On  croit  toujours 
bien  concevoir  ce  qu'on  a  dit,  ou  ce  qu'on  a  ouï  dire  plusieurs 
fois,  quoiqu'on  ne  l'ait  jamais  examiné.  Mais  les  vérités  les 
plus  solides  et  les  plus  claires  donnent  toujours  de  la  défiance 
lorsqu'elles  sont  nouvelles  2.  Ainsi,  un  mot  obscur  et  confus 
paraît  clair,  quelque  équivoque  qu'il  soit,  pourvu  que  l'usage 
l'autorise:  et  un  terme  qui  ne  renferme  aucune  équivoque,  pa- 
raît obscur  et  dangereux,  lorsqu'on  ne  l'a  pas  ouï  dire  à  des 
personnes  pour  lesquelles  on  a  de  l'amitié  ou  de  l'estime.  Cela 
est  cause  que  les  termes  de  Morale  sont  les  plus  obscurs  et  les 
plus  confus;  et  ceux-là  principalement  qu'on  regarde  comme 
les  plus  clairs,  à  cause  qu'ils  sont  les  plus  communs.  Tout  le 
monde  par  exemple  s'imagine  entendre  bien  la  signification  de 
ces  termes,  aimer,  craindre,  honorer,  charité,  humilité,  générosité, 
orgueil,  envie,  amour-propre.  Et  si  on  voulait  même  attacher  des 
idées  claires  à  ces  termes,  et  à  tous  les  noms  qu'on  donne  aux 
vertus  et  aux  vices,  outre  que  cela  suppose  plus  de  connais- 
sance qu'on  ne  croit,  on  prendrait  assurément  la  voie  la  plus 
confuse  et  la  plus  embarrassée  de  traiter  la  Morale.  Car  on 
verra  dans  la  suite  que  pour  bien  définir  ces  termes,  il  faut 
déjà  comprendre  clairement  les  principes  de  cette  science,  et 
même  être  savant  dans  la  connaissance  de  l'homme. 

IV.  Un  des  plus  grands  défauts  qui  se  remarque  dans  les 
livres  de  morale  de  certains  Philosophes,  c'est  qu'ils  confon- 


1.  Var.  Les  mots  :  on  ne  s'en  défie  point,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 

2.  Voyez  la  Recherche  de  la  vérité,  livre  IV.  des  Inclinations,  ch.  n. 


PREMIÈRE  PARTIE. —DE  LA  VERTU.  17 

dent  les  devoirs  avec  les  vertus,  ou  qu'ils  donnent  des  noms  de 
vertus  aux  simples  devoirs:  de  sorte  que,  quoiqu'il  n'y  ait  pro- 
prement qu'une  vertu,  l'amour  de  l'Ordre,  ils  en  produisent 
une  infinité.  Cela  met  la  confusion  partout,  et  embarrasse  tel- 
lement cette  science,  qu'il  est  assez  difficile  de  bien  comprendre 
ce  qu'il  faut  faire  pour  être  parfaitement  homme  de  bien. 

V.  Il  est  visible  que  la  vertu  doit  rendre  vertueux  celui  qui 
la  possède;  et  cependant  un  homme  peut  s'acquitter  de  ses  de- 
voirs, faire  avec  facilité  des  actions  d'humilité,  de  générosité, 
de  libéralité,  sans  avoir  aucune  de  ces  vertus.  La  disposition  à 
s'acquitter  de  tel  de  ces  devoirs  n'est  donc  pas  proprement 
vertu,  sans  l'amour  de  l'Ordre.  Lorsqu'on  s'acquitte  de  ses  de- 
voirs, on  est  vertueux  aux  yeux  des  hommes  :  lorsqu'on  fait 
part  de  son  bien  à  son  ami,  on  parait  libéral  et  généreux. 
Mais  on  n'est  pas  toujours  tel  qu'on  parait:  et  celui  qui  ne 
manque  jamais  aux  devoirs  extérieurs  de  l'amitié,  que  l'Ordre, 
qui  seul  est  notre  loi  inviolable  *,  ne  l'en  empêche,  quoiqu'il 
paraisse  quelquefois  ami  infidèle,  il  est  plus  véritable  et  plus 
fidèle  ami,  ou  du  moins  il  est  plus  vertueux  et  plus  aimable 
que  ces  amis  emportés,  qui  sacrifient  aux  passions  de  leurs 
amis  leurs  parents,  leur  vie,  leur  salut  éternel. 

VI.  11  ne  faut  donc  pas  confondre  la  vertu  avec  les  devoirs 
par  la  conformité  des  noms.  Gela  trompe  les  hommes.  Il  y  en  a 
qui  s'imaginent  suivre  la  vertu,  quoiquils  ne  suivent  que  le 
penchant  naturel  2  qu'ils  ont  à  remplir  3  certains  devoirs;  et 
comme  ce  n'est  nullement  la  Raison  qui  les  conduit,  ils  sont 
effectivement  vicieux  dans  l'excès,  lorsqu'ils  pensent  être  des 
Héros  en  vertu.  Mais  la  plupart,  trompés  par  cette  même  con- 
fusion de  termes  et  par  la  magnificence  des  noms,  se  confient 
en  eux-mêmes,  s'estiment  sans  sujet,  et  jugent  souvent  très 
mal  des  personnes  les  plus  vertueuses:  parce  qu'il  ne  se  peut 
pas  faire  que  les  gens  de  bien  suivent  longtemps  ce  que  l'Ordre 
leur  prescrit,  sans  manquer  selon  les  apparences  à  quelque 
devoir  essentiel.  Car  enfin  pour  être  prudent,  honnête,  chari- 
table aux  yeux  des  hommes,  il  faut  quelquefois  louer  le  vice, 
ou  presque  toujours  se  taire,  lorsqu'on  l'entend  louer.  Pour 
être  estimé  libéral,  il  faut  être  prodigue.  Si  l'on  n'est  téméraire, 


1.  Var.  Que  l'ordre  inviolable.  (1684.) 

2.  Il  faut  faire  attention  ici  au  sens  théologique  du  mot. 

3.  Var.  Rendre.  (1684  et  1607 


18  TRAITE   DE   MORALE. 

on  ne  passe  guère  pour  vaillant  ho  ni  me;  et  celui  qui  n'est 
point  superstitieux  ou  crédule  1,  quelque  piété  qu'il  ait,  pas- 
sera sans  cloute  pour  un  libertin  dans  les  esprits  superstitieux 
ou  trop  crédules  '-. 

VIL  Certainement,  la  Raison  universelle  est  toujours  la 
même  :  l'Ordre  est  immuable:  et  cependant  la  Morale  change 
selon  les  pays,  et  selon  les  temps  5.  C'est  vertu  chez  les  Alle- 
mands que  de  savoir  boire:  on  ne  peut  avoir  de  commerce 
avec  eux  si  l'on  ne  s'enivre.  Ce  n'est  point  la  Raison,  c'est  le 
vin  qui  lie  les  sociétés,  qui  termine  les  accommodements,  qui 
fait  les  contrats,  "est  générosité  parmi  la  noblesse,  que  de  ré- 
pandre le  sang  de  celui  qui  leur  a  fait  quelque  injure.  Le  duel 
a  été  longtemps  une  action  permise:  et  comme  si  la  Raison 
n'était  pas  diLrne  de  régler  nos  différends,  on  les  terminait  par 
la  force  :  on  préférait  a  la  loi  de  Dieu  même,  la  loi  des  brutes, 
ou  le  sort.  Et  il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  cette  coutume  ne 
fut  en  usage  que  parmi  des  gens  de  guerre,  elle  était  presque 
générale;  et  <i  les  Ecclésiastiques  ne  se  battaient  pas,  par  res- 
pect  pour  leur  caractère,  ils  avaient  de  bravo  champions  qui 
les  représentaient,  et  qui  soutenaient  leur  bon  droit  en  versant 
le  sang  des  parties.  Ils  s'imaginaient  même  que  Dieu  approuvait 
leur  conduite  ;  et,  soit  qu'on  terminât  les  différends  par  le  duel  *, 
ou  par  sort,  ils  ne  doutaient  point  que  Dieu  ne  présidât  au  ju- 
gement, et  qu'il  ne  donnât  gain  de  cause  à  celui  qui  avait  rai- 
son. Car,  supposé  que  Dieu  agisse  par  des  volontés  particulières, 
ce  que  croit  le  commun  du  monde,  quelle  impiété  que  de 
craindre  5,  ou  qu'il  favorise  l'injustice,  ou  que  sa  providence 
ne  s'étende  pas  à  toutes  choses. 

VIII.  Mais  sans  aller  chercher  des  coutumes  damnables  dans 
les  siècles  passés,  que  chacun  juge  à  la  lumière  de  la  Raison 
des  coutumes  qui  s'observent  maintenant  parmi  nous,  ou  plu- 
tôt qu'on  fasse  seulement  attention  à  la  conduite  de    ceux 

1.  Var.  Et  celui  qui  n'est  ni  superstitieux  ni  crédule.  (1684.) 

2.  Var.  Dans  l'esprit  des  autres.  (1684.)  Malebranche  a  trouvé  cette  expression 
trop  générale,  l'addition  qu'il  y  a  faite  en  atlénue  l'amertume.  Sa  théorie  des  voies 
générales  de  la  Providence  devait  le  faire  paraître  en  effet,  aux  yeux  de  beaucoup 
de  gens,  comme  «  trop  peu  superstitieux  et  trop  peu  crédule.  » 

3.  «  Il  n'y  a  point  de  science  qui  ait  tant  de  rapport  à  nous  que  !a  morale...  Ce- 
pendant il  y  a  six  mille  ans  qu'il  y  a  des  hommes,  et  cette  science  est  encore  fort 
imparfaite.  «  (Recherche  de  la  vérité',  1.  IV.  c.  m.) 

4.  Var.  Par  le  fer.    los4. 

3.  Var.  Que  de  croire.  (1684. 


PREMIERE   PARTIE.  —  DE   LA  VERTU.  19 

mêmes  qui  sont  établis  pour  conduire  les  antres.  Sans  doute 
on  trouvera  souvent  que  chacun  a  sa  Morale  particulière,  sa 
dévotion  propre,  sa  vertu  favorite  *  :  que  tel  ne  parle  que  de 
pénitence  et  de  mortification:  tel  n'estime  que  les  devoirs  de 
charité:  tel  autre  enfin  que  l'étude  et  la  prière.  Mais  d'où  peut 
venir  cette  diversité,  si  la  Piaison  de  l'homme  est  toujours  la 
môme?  C'est  sans  doute  qu'on  cesse  de  la  consulter,  c'est  qu'on 
se  laisse  conduire  à  l'imagination  son  ennemie.  C'est  qu'au  lieu 
de  regarder  l'Ordre  immuable  comme  sa  loi  inviolable  et  natu- 
relle, on  se  forme  des  idées  de  vertu  conformes  du  moins  en 
quelque  chose  k  ses  inclinations.  Car  il  y  a  des  vertus,  ou  plu- 
tôt des  devoirs  qui  ont  rapport  k  nos  humeurs:  des  vertus 
éclatantes,  propres  aux  âmes  tières  et  hautaines:  des  vertus 
basses  et  humiliantes,  propres  à  des  esprits  timides  et  craintifs; 
des  vertus  molles,  pour  ainsi  dire,  et  qui  s'accommodent  bien 
avec  la  paresse  et  l'inaction. 

IX.  Il  est  vrai  qu'on  demeure  assez  d'accord  que  l'Ordre  est 
la  loi  inviolable  des  esprits,  et  que  rien  n'est  réglé  s'il  n'y  est 
conforme.  Mais  on  soutient  un  peu  trop  que  les  esprits  sont  in- 
capables de  consulter  cette  loi;  et  quoiqu'elle  soit  gravée  dans 
le  cœur  de  l'homme,  et  qu'il  ne  faille  que  rentrer  en  soi-même 
pour  s'en  instruire,  on  pense,  comme  les  Juifs  grossiers  et  char- 
nels, qu'il  est  aussi  difficile  de  la  découvrir  que  de  monter 
dans  les  cieux  ou  descendre  dans  les  enfers,  comme  parle  ré- 
criture -. 

X.  J'avoue  néanmoins  que  l'Ordre  immuable  n'est  pas  de  fa- 
cile accès  :  il  habite  en  nous,  mais  nous  sommes  toujours  ré- 
pandus au  dehors.  Nos  sens  répandent  notre  âme  dans  3  toutes 
les  parties  de  notre  corps:  et  notre  imagination  et  nos  passions 
la  répandent  dans  tous  les  objets  qui  nous  environnent,  et  sou- 
vent même  dans  un  monde  qui  n'a  pas  plus  de  réalité  que  les 
espaces  imaginaires  :  cela  esi  incontestable.  Mais  il  faut  tâcher 
de  faire  taire  ses  sens,  son  imagination  et  ses  passions,  et  ne 
pas  s'imaginer  qu'on  puisse  être  raisonnable  sans  consulter  la 
Raison  *.  L'Ordre,  qui  doij  nous  réformer,  est  une  forme  trop 

1.  C'était  là  sans  doute  un  résultat  de  la  multiplicité  excessive  des  ordres  reli- 
gieux. Malebranche  n'en  avait  que  pius  raison  en  proclamant  la  nécessité  de  la 
philosophie  devant  cette  variété  d'interprétations  et  do  pratiques. 

2.  Deutéron.,  xxx,  12.  (Note  marginale  de  M.) 
'.).  Nos  sens  unissent  notre  âme  à...    I 

4.  Ces  mots  rappellent  ceux  de  Fénelon  :  «  Comme  si  nous  portions  en  dedans 
de  nous  un  principe  plus  raisonnable  que  la  raison  même 


20  TRAITÉ  DE  MORALE. 

abstraite  pour  servir  de  modèle  aux  esprits  grossiers.  Je  le  veux. 
Qu'on  lui  donne  donc  du  corps,  qu'on  le  rende  sensible,  qu'on 
le  revête  en  plusieurs  manières  pour  le  rendre  aimable  à  des 
hommes  charnels  :  qu'on  l'incarne,  pour  ainsi  dire',  mais  qu'il 
soit  toujours  reconnaissable.  Qu'on  accoutume  les  hommes  à 
discerner  la  vraie  vertu  du  vice,  des  vertus  apparentes,  des  sim- 
ple: devoirs,  dont  on  peut  souvent  s'acquitter  sans  vertu;  et 
qu'on  ne  leur  propose  pas  des  fantômes  et  des  idoles,  qui  atti- 
rent leur  admiration  et  leurs  respects  par  l'éclat  sensible  et  ma- 
jestueux qui  les  environne.  Car  enfin  si  la  Raison  ne  nous  con- 
duit pas,  si  l'amour  de  l'Ordre  ne  nous  anime  pas,  quelque  fi- 
dèles que  nous  soyons  dans  nos  devoirs,  nous  ne  serons  jamais 
solidement  vertueux. 

XI.  Mais,  dit-on,  la  Raison  est  corrompue  :  elle  est  sujette  à 
l'erreur,  il  faut  qu'elle  soit  soumise  à  la  foi.  La  philosophie 
n'est  que  la  servante.  Il  faut  se  défier  de  ses  lumières.  Perpé- 
tuelles équivoques.  L'homme  n'est  point  à  lui-même  sa  Raison 
et  sa  lumière  2.  La  Religion,  c'est  la  vraie  philosophie.  Ce  n'est 
pas,  je  l'avoue,  la  philosophie  des  païens,  ni  celle  des  discou- 
reurs, qui  disent  ce  qu'ils  ne  conçoivent  pas,  qui  parlent  aux 
autres  avant  que  la  Vérité  leur  ait  parlé  à  eux-mêmes.  La  Rai- 
son dont  je  parle  est  infaillible,  immuable,  incorruptible3.  Elle 
doit  toujours  être  la  maîtresse  :  Dieu  même  la  suit.  En  un  mot, 
il  ne  faut  jamais  fermer  les  yeux  à  la  lumière  :  mais  il  faut  s'ac- 
coutumer à  la  discerner  des  ténèbres  ou  des  fausses  lueurs, 
des  sentiments  confus,  des  idées  sensibles,  qui  paraissent  lu- 
mières vives  et  éclatantes  à  ceux  qui  ne  sont  pas  accoutumés  à 
discerner  le  vrai  du  vraisemblable,  l'évidence  de  l'instinct,  la 
Raison  de  l'imagination  son  ennemie.  L'évidence,  l'intelligence 
est  préférable  à  la  foi  *.  Car  la  foi  passera,  mais  l'intelligence  sub- 
sistera éternellement  5.  La  foi  est  véritablement  un  grand  bien, 
mais  c'est  qu'elle  conduit  à  l'intelligence;  et  que  même  sans  elle 


1.  «  La  lumière  qui  éclaire  tous  les  hommes  luisait  dans  leurs  ténèbres  sans  les 
dissiper,  ils  ne  pouvaient  même  la  regarder:  il  fallait  que  la  lumière  intelligible  se 
voilât  et  se  rendit  visible,  il  fallait  que  le  Verbe  se  fit  chair,  et  que  la  sagesse  ca- 
chée et  inaccessible  aux  hommes  charnels  les  instruisît  d'une  manière  charnelle. 
carnaliter  dit  saint  Bernard.  »  {Recherche  de  la  vérité,  1.  IV,  eh.  m.) 

2.  Var.  L'homme  n'est  point  sa  lumière  à  soi-même.  (1684.) 

3.  Var.  La  Raison  est  immuable,  incorruptible,  infaillible.  (1684.) 

4.  Var.  Certainement  l'intelligence  est  préférable  à  la  foi.  (1684.) 

5.  Au  g.,  De  lib.  arb.,  1.  IL  eh.  ri.  (Note  marginale  de  M. 


PREMIÈRE  PARTIE. -DE  LA  VERTU.  21 

on  ne  peut  mériter  l'intelligence  de  certaines  vérités  nécessai- 
res, essentielles,  sans  lesquelles  on  ne  peut  acquérir  ni  la  solide 
vertu,  ni  la  félicité  éternelle.  Néanmoins  la  foi  sans  intelligence, 
je  ne  parle  pas  ici  des  mystères,  1  dont  on  ne  peut  avoir  d'idée 
claire;  la  foi,  dis-je,  sans  aucune  lumière,  si  cela  est  possible, 
ne  peut  rendre  solidement  vertueux.  C'est  la  lumière  qui  per- 
fectionne l'esprit  et  le  cœur  :  et  si  la  foi  n'éclairait  l'homme  et 
ne  le  conduisait  à  quelque  intelligence  de  la  vérité  et  à  la  con- 
naissance de  ses  devoirs ,  assurément  elle  n'aurait  pas  les  effets 
qu'on  lui  attribue.  Mais  la  foi  est  un  terme  aussi  équivoque 
que  celui  de  Raison,  de  philosophie,  de  science  humaine  2. 

XII.  Je  demeure  donc  d'accord  que  ceux  qui  n'ont  point  as- 
sez de  lumière  pour  se  conduire,  peuvent  acquérir  la  vertu, 
aussi  bien  que  ceux  qui  savent  le  mieux  3  rentrer  en  eux-mêmes 
pour  consulter  la  Raison  et  contempler  la  beauté  de  l'Ordre; 
parce  que  la  grâce  de  sentiment  ou  la  délectation  prévenante 
peut  suppléer  à  la  lumière  *  et  les  tenir  fortement  attachés  à 
leur  devoir.  Mais  je  soutiens  premièrement  que,  toutes  choses 
égales,  celui  qui  rentre  le  plus  en  lui-même,  et  qui  écoute  la 
vérité  intérieure  dans  un  plus  grand  silence  de  ses  sens,  de  son 
imagination  et  de  ses  passions,  est  le  plus  solidement  vertueux. 
En  second  lieu,  je  soutiens 5  que  l'amour  de  l'Ordre  qui  a  pour 
principe  plus  de  raison  que  de  foi,  je  veux  dire  plus  de  lumière 
que  de  sentiment 6,  est  plus  solide,  plus  méritoire,  plus  estima- 
ble qu'un  autre  amour  que  je  lui  suppose  égal.  Car  dans  le 


1.  Var.  Cette  virgule  a  été  ajoutée  à  la  2e  édition.  Malebranche  a  craint  de  faire 
une  distinction  entre  les  mystères. 

2.  Var.  De  sciences  humaines.  (16S4.) 

3.  Var.  Les  mots  :  le  mieux,  n'étaient  pas  dans  l'éd.  de  1684. 

4.  Sur  la  grâce  de  lumière  et  la  grâce  de  sentiment,  Voyez  le  Traité  de  la  nature 
et  de  la  grâce  et  les  chapitres  v  et  suivants  du  présent  Traité. 

5.  Var.  En  second  lieu,  que  l'amour...  (1684  et  1697.) 

6.  Var.  Que  de  plaisir.  (1684  et  1697.)  «  Je  ne  sais  que  deux  principes  qui  déter- 
minent directement  et  par  eux-mêmes  les  mouvements  de  notre  amour:  la  lumière 
et  le  plaisir.  La  lumière  qui  nous  découvre  nos  divers  biens,  le  plaisir  qui  nous  les 
fait  goûter.  »  {Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  2e  discours,  2e  partie,  édit.  citée 
p.  158.)  Le  plaisir  dont  il  est  question  ici  est  évidemment  le  plaisir  de  sentiment 
produit  par  la  délectation  victorieuse  de  la  grâce.  —  Comparer  le  passage  de  Pas- 
cal, sur  Y  Art  de  persuader  :  «  Je  sais  qu'il  (Dieu;  a  voulu  qu'elles  (les  vérités  di- 
vines) entrent  du  cœur  dans  l'esprit,  et  non  pas  de  l'esprit  dans  le  cœur,  pour  hu- 
milier celte  superbe  pussance  du  raisonnement,  qui  prétend  devoir  être  juge  des 
eboses  que  la  volonté  choisit,  et  pour  guérir  cette  volonté  infirme,  qui  s'est  toute 
corrompue  par  ses  sales  attachements.  » 


22  TRAITE  DE  MURALE. 

fond  le  vrai  bien  de  l'esprit  devrait  s'aimer  par  Raison,  et  nul- 
lement par  l'instinct  du  plaisir.  Mais  l'état  où  le  péché  nous  a 
réduits  rend  la  grâce  de  la  délectation  néesssaire  pour  contre- 
balancer l'effort  continuel  de  notre  concupiscence.  Enfin  je  sou- 
tiens que  celui  qui  ne  rentrerait  jamais  en  lui-même,  je  dis  ja- 
mais *,  sa  foi  prétendue  lui  serait  entièrement  inutile.  Car  le 
Verbe  ne  s'est  rendu  sensible  et  visible  que  pour  rendre  la  vé- 
rité intelligible  2.  La  Raison  ne  s'est  incarnée  que  pour  con- 
duire par  les  sens  les  hommes  à  la  Raison;  et  celui  qui  ferait 
même  et  souffrirait  ce  qu'a  fait  et  souffert  Jésus-Christ,  ne  se- 
rait ni  raisonnable  ni  Chrétien,  s'il  ne  le  faisait  dans  l'esprit  de 
Jésus-Christ,  esprit  d'Ordre  et  de  Raison.  Mais  cela  n'est  nulle- 
ment à  craindre  :  car  c'est  une  chose  absolument  impossible, 
que  l'homme  soit  réellement  séparé  de  la  Raison,  qu'il  ne  ren- 
tre jamais  en  lui-même  pour  la  consulter.  Car,  quoique  bien 
des  gens  ne  sachent  peut-être  point  ce  que  c'est  de  que  rentrer  en 
eux-mêmes,  il  n'est  pas  possible  qu'ils  n'y  rentrent,  ou  qu'ils 
n'écoutent  quelquefois  la  voix  delà  vérité,  malgré  le  bruit  con- 
tinuel de  leurs  sens  et  de  leurs  passions.  Il  n'est  pas  possible 
qu'ils  n'aient  quelque  idée  et  quelque  amour  de  l'Ordre,  ce 
que  certainement  ils  ne  peuvent  avoir  que  de  celui  qui  habite 
en  eux,  et  qui  les  rend  en  cela  justes  3  et  raisonnables.  Car  nul 
homme  n'est  à  lui-même  ni  le  principe  de  son  amour,  ni  l'esprit 
qui  l'inspire,  qui  l'anime  et  qui  le  conduit  ". 

XIII.  Tout  le  monde  se  pique  de  Raison,  et  tout  le  monde  y 
renonce:  cela  parait  se  contredire,  mais  rien  n'est  plus  vrai. 
Tout  le  monde  se  pique  de  Raison,  parce  que  tout  homme  porte 
écrit  dans  le  fond  de  son  être  que  d'avoir  part  à  la  Raison,  c'est 
un  droit  essentiel  à  notre  nature.  Mais  tout  le  monde  y  renonce, 
parce  que  l'on  ne  peut  s'unir  à  la  Raison,  et  recevoir  d'elle  la 
lumière  et  l'intelligence,  sans  une  espèce  de  travail  fort  déso- 
lant, à  cause  qu'il  n'a  rien  qui  flatte  les  sens.  Ainsi  les  hom- 
mes voulant  invinciblement  être  heureux,  ils  laissent  là3  le  tra- 
vail de  l'attention,  qui  les  rend  actuellement  malheureux.  Mais 

1.  Var.  Enfin,  je  soutiens  que  celui  qui  ne  rentrerait  jamais,  je  dis  jamais,  en 
lui-mi'-me.  (1684. 

2.  Aug..  Confess..  1.  II.  ch.  vin.  (Note  marginale  de  M.) 

3.  Ce  mot  est  [iris  dans  son  sens  ordinaire  ou  philosophique. 

4.  C'est  pour  cela,  veut  dire  ici  Malebranche.  que  nous  ne  pouvons  manquer  com- 
plètement ni  de  raison  ni  d'amour,  puisque  c*est  l'action  divine  qui  est  en  nous  le 
principe,  sans  cesse  agissant,  de  l'un  et  de  l'autre. 

5.  Ils  laissent  tous.  (1684.) 


PREMIERE  PARTIE.— DE  LA  VERTU.  23 

s'ils  le  laissent,  ils  prétendent  ordinairemant  que  c'est  par  Rai- 
son. Le  voluptueux  croit  devoir  préférer  les  plaisirs  actuels  à 
une  vue  sèche  et  abstraite  de  la  vérité,  qui  coûte  néanmoins  beau- 
coup de  peine.  L'ambitieux  prétend  que  l'objet  de  la  passion  est 
quelque  chose  de  réel,  et  que  les  biens  intelligibles  ne  sont  qu'il- 
lusions et  que  fantômes;  car  d'ordinaire  on  juge  de  la  solidité 
des  biens  par  l'impression  qu'ils  font  sur  l'imagination  et  sur 
les  sens.  11  y  a  même  des  personnes  de  piété,  qui  prouvent  par 
Raison  qu'il  faut  renoncer  à  la  Raison,  que  ce  n'est  point  la 
lumière,  mais  la  foi  seule  qui  doit  nous  conduire,  et  que  l'obéis- 
sance aveugle  est  la  principale  vertu  des  Chrétiens.  La  paresse 
des  inférieurs  et  leur  esprit  flatteur  s'accommode  souvent  de 
cette  vertu  prétendue;  et  l'orgueil  de  ceux  qui  commandent 
en  est  toujours  très  content.  De  sorte  qu'il  se  trouvera  peut- 
être  des  gens  qui  seront  scandalisés,  que  je  fasse  cet  honneur 
à  la  Raison,  de  l'élever  au-dessus  de  toutes  les  puissances,  et 
qui  s'imagineront  que  je  me  révolte  contre  les  autorités  légiti- 
mes, à  cause  que  je  prends  son  parti,  et  que  je  soutiens  que  c'est 
à  elle  à  décider  et  à  régner.  Mais  que  les  voluptueux  suivent 
leurs  sens  :  que  les  ambitieux  se  laissent  emporter  à  leurs  pas- 
sions :  que  le  commun  des  hommes  vive  d'opinion,  ou  se  laisse 
aller  où  sa  propre  imagination  le  conduit.  Pour  nous,  tâchons 
de  faire  cesser  ce  bruit  confus,  qu'excitent  en  nous  les  objets 
sensibles.  Rentrons  en  nous-mêmes,  consultons  la  Vérité  inté- 
rieure. Mais  prenons  bien  garde  a  ne  pas  confondre  ses  réponses 
avec  les  inspirations  secrètes  '  de  notre  imagination  corrompue. 
Car  il  vaut  beaucoup  mieux,  il  vaut  infiniment  mieux  obéir 
aux  passions  de  ceux  qui  ont  droit  de  commander  ou  de  con- 
duire, que  d'être  uniquement  son  maître,  suivre  ses  propres  pas- 
sions 2,  s'aveugler  volontairement  en  prenant  dans  l'erreur  un 
air  de  confiance  pareil  à  celui  que  la  vue  seule  de  la  vérité  doit 
donner.  J'ai  expliqué  ailleurs  les  règles  qu'il  faut  observer  pour 
ne  pas  tomber  dans  ce  défaut,  mais  j'en  parlerai  encore  dans 
la  suite;  car  sans  cela  on  ne  peut  être  vertueux  solidement  et 
par  raison. 

1.  Var.  Avec  les  inspirations  malignes.  (1684. 

2.  Ce  passage  ne  contredit  en  rien  la  belle  page,  si  philosophique  et  si  éloquente, 
qu'on  vient  de  lire.  Mais,  du  moment  où  on  abandonne  la  raison  et  où  l'on  se  sou- 
met à  la  passion,  alors,  passions  pour  passions,  il  vaut  encore  mieux  avoir  le  mé- 
rite de  renoncer  aux  siennes  et  d'obéir  à  celles  des  supérieurs  qui  disposent  d'une 
légitime  autorité.  Les  passions  personnelles  d'ailleurs,  sont  incontestablement  plus 
dangereuses,  parce  qu'on  s'y  abandonne  toujours  avec  plus  d'emportement  ou  de 
complaisance.  Telle  est  la  pensée  de  Malebranche. 


CHAPITRE  TROISIÈME. 


Lainour  de  l'Ordre  ne  diffère  point  de  la  charité.  Deux  amours,  l'un 
d'union,  l'autre  de  bienveillance.  Celui-là  n'est  dû  qu'à  la  puissance, 
qu'à  Dieu  seul  :  celui-ci  doit  être  proportionné  au  mérite  person- 
nel, comme  nos  devoirs  au  mérite  relatif.  L'amour-propre  éclairé 
m  est  point  contraire  à  l'amour  d'union.  L'amour  de  l'Ordre  est 
commun  à  tous  les  hommes.  Espèces  d'amour  de  l'Ordre,  naturel, 
libre,  actuel,  habituel  l.  Il  n'y  a  maintenant  que  celui  qui  est  libre, 
habituel  et  dominant  qui  nous  justifie  -.  Ainsi  la  vertu  ne  consiste 
que  dans  l'amour  libre,  habituel  et  dominant  de  l'Ordre  immuable. 


Quoique  je  n'aie  point  exprimé  la  principale  des  vertus  ou  la 
vertu  mère  par  le  nom  authentique  àeCharitc,  il  ne  faut  pas  croire 
que  je  prétende  proposer  aux  hommes  d'autre  vertu  que  colle 
que  Jésus-Christ  a  canonisée 5  par  ces  paroles  :  Toute  la  loi  et  les 
Prophètes  dépendent  de  ces  devx  commandements  :  Vous  aimekez 
le  Seigneur  votre  Dieu  de  tout  votre  corur,  et  de  toutes 

VOS   FORCES,    ET    VOTRE    PROCHAIN    COMME    VOUS-MÊME    "  ;    et    dont 

saint  Paul  a  fait  l'éloge  dans  ce  chapitre  admirable  de  la  pre- 
mière Épître  aux  Corinthiens,  qui  commence  ainsi  5  :  Quand  je 
parlerais  toutes  les  langues,  et  même  le  langage  des  Anges,  si  je 
n'avais  point  la  Charité,  je  ne  serais  que  comme  de  V airain  son- 
nant ou  une  cymbale  retentissante.  On  parle  diversement  selon 
les  personnes.  L'Écriture,  qui  est  faite  pour  tout  le  monde,  n'ex- 

1.  Var.  Naturel  et  libre,  actuel  et  habituel.    1684. 

2.  Var.  Qui  nous  rende  justes  devant  Dieu.  (1684.) 

3.  Erigée  en  règle  sacrée. 

4.  Matth.,  xxn.  (Note  marginale  de  M.) 

5.  Ch.  xiii.  (Id.) 


PREMIERE  PARTIE.  — DE   LA  VERTU.  25 

prime  les  vérités  que  par  des  termes  que  l'usage  le  plus  com- 
mun autorise  l.  Mais  celui  qui  veut  convaincre  et  éclairer  les 
personnes  les  plus  entêtées,  j'entends  les  prétendus  esprits  forts, 
et  ceux  qu'on  appelle  philosophes,  gens  qui  trouvent  des  diffi- 
cultés partout,  il  doit  tâcher  d'expliquer  ses  sentiments  avec 
des  termes  qui  soient,  autant  que  cela  se  peut,  exempts  d'équi- 
voque. 

II.  Ces  paroles,  Vous  aimerez  Dieu  de  toutes  vos  forces,  et  votre 
prochain  comme  vous-même,  sont  claires  :  mais  c'est  principale- 
ment à  ceux  qu'enseigne  intérieurement  l'onction  de  l'esprit; 
car  à  l'égard  des  autres  hommes,  elles  sont  plus  obscures  qu'un 
ne  s'imagine.  Ce  2mot  aimer  est  équivoque  :  il  signifie  deux 
choses  entre  plusieurs  autres,  s'unir  de  volonté  à  quelque  objet 
comme  à  son  bien  ou  à  la  cause  de  son  bonheur,  et  souhaiter 
à  quelqu'un  le  bien  dont  il  a  besoin  3.  On  peut  aimer  Dieu  dans 
le  premier  sens,  et  son  prochain  dans  le  second.  Mais  ce  serait 
impiété,  ou  du  moins  stupidité  et  ignorance,  que  d'aimer  Dieu 
dans  le  second  sens;  car  il  est  essentiel  à  la  divinité  de  se  suf- 
fire à  elle-même.  Vous  êtes  mon  Dieu,  dit  le  Prophète,  car  vous 
n'avez  pas  besoin  de  mes  biens  *.  Et  ce  serait  une  espèce  d'ido- 
lâtrie que  d'aimer  son  prochain  dans  le  premier  sens:  car  c'est 
en  Dieu  seul  que  se  trouve  la  puissance  d'agir  dans  les  esprits 
et  de  les  rendre  heureux  3. 

III.  De  même  ce  mot  Dieu  est  équivoque,  et  infiniment  plus 
qu'on  ne  croit  :  et  tel  s'imagine  aimer  Dieu,  qui  n'aime  effecti- 
vement qu'un  certain  fantôme  immense  qu'il  s'est  formé.  Il 
croit  aimer  Dieu  en  vivant  dans  le  désordre,  ou  sans  aimer 
l'Ordre  sur  toutes  choses.  Il  se  trompe.  Bien  loin  d'aimer  Dieu, 
il  ne  le  connaît  seulement  pas.  Car  celui  qui  dit  qu'il  connaît  Dieu 
et  n'observe  pas  ses  commandements,  est  un  menteur,  et  la  vérité 


1.  «  Comme  l'Ecriture  est  faite  pour  tout  le  monde,  pour  les  simples  aussi  bien 
que  pour  les  savants,  elle  est  pleine  d'Anthropologies,  a  [Traité  de  la  nature  et  de  la 
grâce,  1er  discours,  éd.  citée  p.  92.) 

2.  Var.  Le  mot.  (1684.) 

3.  Var.  Ou  souhaiter  du  bien  à  quelqu'un.  (1684.) 

4.  Var.  Toute  cette  fin  de  phrase,  depuis  les  mots  :  car  il  est  essentiel...  n'était 
pas  de  l'éd.  de  1684. 

5.  Même  observation  pour  la  fin  de  phrase,  depuis  les  mots  :  car  c'est  en  Dieu... 
Malebranche  ne  veut  pas  que  nous  considérions  notre  semblable  comme  pouvant 
être  la  cause  de  notre  bonheur.  Au  sens  absolu,  il  a  raison.  Il  est  vrai  cependant 
que  notre  semblable  contribue  à  notre  bonheur.  On  peut  comparer  ces  définitions 
avec  celle  de  Leibniz  :  Amare  est  delectari  felicitate  aliéna. 

2 


26  TRAITE   DE  MORALE. 

n'est  point  en  lui  :  mais  celui  qui  les  observe,  aime  Dieu  parfaite- 
ment. Vere  in  hoc  Charitas  Dei  perfecta  est  :  dit  saint  Jean  ', 
In  hoc  scimus,  quoniam  cognovimus  eum  si  mandata  ejus  observe- 
mus.  Cest  en  cela  que  nous  savons  bien  que  7ious  coymaissons  Dieu, 
si  nous  observons  ses  commandements. 

IV.  Vous  aimerez  Dieu  de  toutes  vos  forces.  Toutes  est  assez 
clair,  mais  vos  forces  peut  donner  sujet  d'erreur  à  ceux  qui 
n'ont  pas  d'humilité,  ou  qui  en  ont  une  fausse.  Les  premiers 
peuvent  en  tirer  quelque  sujet  de  vanité,  et  les  autres  d'une 
négligence  criminelle.  Et  votre  prochain  comme  vous-même,  Jé- 
sus-Christ nous  apprend  dans  la  parabole  du  Samaritain  que 
tous  les  hommes  sont  notre  prochain.  Ce  terme  Prochain,  n'est 
donc  pas  trop  clair  :  aussi  les  Juifs  grossiers  et  charnels  ■  Font- 
ils  toujours  pris  dans  un  faux  sens.  Comme  vous-même  :  Certai- 
nement ceux  qui  aiment  les  vrais  biens,  sont  les  seuls  qui  ac- 
complissent3 ce  commandement,  en  aimant  leur  prochain  comme 
eux-mêmes.  Car  un  père  qui  aime  son  fils  avec  la  dernière 
tendresse,  et  qui  lui  procure  avec  soin  tous  les  biens  sensibles, 
quelque  amour  qu'il  ait  pour  lui,  il  est  encore  bien  éloigné  de 
l'aimer  comme  Dieu  veut  qu'on  aime  son  prochain. 

V.  Ces  paroles,  Vous  aimerez  l)i>u,  et  le  reste,  peuvent  donc 
paraître  obscures4.  Mais  ce  n'est  effectivement  qu'à  ceux  !  qui 
veulent  chicaner,  ou  qui  ne  rentrent  point  en  eux-mêmes,  pour 
y  voir  ce  commandement  écrit  de  la  main  de  Dieu.  Elles  ne 
sont  obscures  6  qu'à  ceux  que  l'onction  du  Saint-Esprit  n'a 
point  instruits,  pour  lesquels  l'Ecriture  sainte  est  un  livre 
fermé  7.  Car  les  personnes  de  piété  les  plus  grossières  et  les  plus 
stupides  entendent  bien  ce  précepte.  Ils  savent  que  toute  l'ap- 
plication de  l'esprit  et  tous  les  mouvements  du  cœur  doivent 
tendre  vers  Dieu  :  qu'il  ne  faut  s'occuper  que  de  lui,  autant 
que  cela  est  possible  :  que  ce  n'est  point  l'aimer  véritablement 
«lue  de  manquer  de  délicatesse  sur  son  devoir:  et  que  blesser 
l'Ordre  de  la  justice,  ou  l'Ordre  immuable,  c'est  offenser  effec- 


1.  Ep.  I.  ch.  n.  (Note  marginale  de  M. 

2.  Var.  Les  mots  :  grossiers  et  charnels,  n'étaient  pas  de  féd.  de  1684. 

3.  Var.  Certainement  il  n'y  a  que  ceux  qui  aiment  les  vrais  biens  qui  accomplis- 
sent. 4684.) 

4.  Var.  Sont  donc  obscures.  (1684.) 

5.  Var.  Que  pour  ceux.  (1684.) 

G.  Var.  Ce  n'est  que  pour  ceux.  (1684.; 

7.  Ép.  de  saint  Jean,  cb.  n.  (Note  marginale  de  M.) 


PREMIERE  PARTIE.—  DE  LA  VERTU.  27 

tivemcnt  la  Majesté  Divine.  Bien  loin  d'aimer  les  hommes 
comme  capables  de  leur  faire  du  bien,  ils  appréhendent  l'appro- 
che des  grands,  et  ne  se  plaisent  que  parmi  ceux  qui  ont  be- 
soin de  leur  secours.  Ils  aiment' les  hommes,  non  comme  leur 
bien,  ni  comme  capables  de  jouir  ensemble  des  biens  qui  pas- 
sent, biens  qui  ne  sont  propres  qu'à  mettre  la  division  par- 
tout :  mais  ils  les  aiment  comme  cohéritiers  des  vrais  biens. 
Vrais  biens  parce  qu'on  les  possède  sans  les  partager,  qu'on  en 
jouit  sans  s'en  dégoûter,  qu'on  les  aime  sans  appréhender  qu'ils 
s'échappent,  comme  les  plaisirs  de  la  vie  présente.  Le  Père 
aime  son  fils  :  mais  il  aimerait  mieux  le  voir  contrefait,  que  de 
le  voir  déréglé.  Il  aimerait  mieux  le  voir  malade,  le  voir  mort, 
le  voir  attaché  au  gibet,  que  de  le  voir  mort  aux  yeux  de  celai 
qui  n'a  jamais  eu  de  spectacle  plus  agréable  que  celui  de  son 
fils  unique  attaché  en  croix  pour  rétablir  Tordre  dans  l'univers. 
Les  personnes  de  piété  entendent  bien  la  loi  de  Dieu,  parce 
qu'ils  sont  instruits  par  le  môme  esprit  qui  Ta  dictée.  Mais, 
comme  je  parle  principalement  aux  Philosophes,  et  qu'il  n'est 
point  en  mon  pouvoir  de  donner  cette  onction  sainte,  qui  ré- 
pand la  lumière  dans  les  esprits,  je  crois  devoir  tâcher  de  prou- 
ver par  raison,  et  expliquer  autant  que  je  pourrai  par  des 
termes  clairs,  des  vérités  dont  ils  ne  sont  peut-être  pas  assez 
convaincus. 

VI.  Je  crois  donc  devoir  dire  que  la  charité  justifiante l,  ou  la 
vertu  qui  rend  véritablement  justes  et  vertueux  ceux  qui  la 
possèdent,  est  proprement  l'amour  dominant  de  l'Ordre  immua- 
ble. Mais  il  faut  encore  expliquer  ces  termes,  afin  de  dissiper 
les  obscurités  qui  accompagnent  ordinairement  les  idées  abs- 
traites. 

VIL  J'ai  déjà  dit  2  que  Vordre  immuable  ne  consiste  que  clans 
les  rapports  de  perfection,  qui  sont  entre  les  idées  intelligibles  que 
renferme  la  substance  du  Verbe  Etemel.  Or  on  ne  doit  estimer 
et  aimer  que  la  perfection.  Donc  l'estime  et  l'amour  doivent 
être  conformes  à  l'Ordre.  Je  veux  dire  qu'il  doit  y  avoir  môme 
rapport  entre  deux  amours  qu'entre  la  perfection  ou  la  réalité 
des  objets  qui  les  excitent  ;  car  si  la  proportion  3  n'y  est  pas,  ils 


1.  C'est-à-dire,  en  langage  théologique,  faisant  passer  l'homme  de  l'étal  de  péché 
à  l'état  de  grâce,  le  rendant  agréable  à  Dieu  et  digne  de  la  vie  éternelle. 

2.  Ch.  i.  (Note  marginale  de  M.)   . 

3.  Var.  Si  la  même  proportion.  (16S4.) 


28  TRAITE  DE   MORALE. 

ne  sont  point  conformes  à  l'Ordre.  De  là  il  est  évident  que  la 
charité  ou  l'amour  de  Dieu  est  une  suite  de  l'amour  de  l'Ordre; 
et  qu'il  faut  estimer  et  aimer  Dieu,  non  seulement  plus  que 
toute  choses,  mais  infiniment  plus  que  toutes  choses,  parce 
qu'entre  l'infini  et  le  fini  il  ne  peut  y  avoir  de  rapport  fini. 

VIII.  Or  il  y  a  deux  principales  espèces  d'amour,  un  amour 
de  bienveillance,  et  un  amour  qu'on  peut  appeler  d'union.  Un 
brutal  aime  l'objet  de  sa  passion  d'un  amour  d'union  :  parce 
que  regardant  cet  objet  comme  la  cause  de  son  bonheur,  il 
souhaite  d'y  être  uni,  afin  que  cet  objet  •agisse  en  lui  et  le 
rende  heureux.  Il  s'en  approche  par  le  mouvement  de  son 
coeur,  ou  par  s  us,  aussi  bien  que  parle  mouvement 
de  son  corp>.  On  aime  les  gens  de  mérite  d'un  amour  de  bien- 
veillance,  car  on  les  aime  dans  le  temps  même  qu'ils  ne  sont 
point  en  état  de  nous  faire  du  bien  :  on  les  aime  parce  qu'ils 
ont  plus  de  perfection  et  de  vertu  que  les  autres.  Ainsi  la  puis- 
sance de  nous  faire  du  bien,  ou  cette  espèce  de  perfection  qui 
a  rapport  à  notre  bonheur;  en  un  mot  la  bonté  excite  en  nous 
l'amour  d'union,  et  les  autres  perfections  l'amour  d'estime  et  de 
bienveillance  *.Or  Dien  seul  est  bon,  il  a  seul  la  puissance*  d'agir 
en  nous.  Il  ne  communique  point  réellement  aux  créatures 
cette  perfection  :  il  les  établit  seulement  causes  occasionnelles 
peur  produire  quelques  effets,  car  la  véritable  puissance  est 
incommunicable.  Donc  tout  l'amour  d'union  doit  tendre  vers 
Dieu. 

IX.  On  peut  par  exemple  s'approcher  4  du  feu,  car  le  feu  est 
la  cause  occasionnelle  de  la  chaleur.  Mais  oo  ne  peut  point  l'ai- 
mer d'un  amour  d'union  sans  blesser  l'ordre,  car  le  feu  n'a 
nulle  puissance,  bien  loin  d'en  avoir  sur  ce  qui  est  en  nous 
capable  d'aimer.  C'est  la  même  chose  des  auires  créatures,  des 
Anges  mêmes  5  et  des  démons:  il  ne  les  faut  point  aimer6  d'un 
amour  d'union  ;  d'un  amour  qui  honore  la  puissance  :  car  toutes 
étant  absolument  impuissantes,  il  ne  les  faut  nullement  aimer. 
Quand  je  dis  aimer,  j'entends  aussi  craindre,  j'entends  haïr, 
j'entends  que  l'âme  doit  demeurer  immobile  en  leur  présence. 


1.  Var.  Afin  qu'il  agisse  en  lui.  [1684. 

2.  Var.  L'amour  d'estime  et  de  bienveillant- 

3.  Var.  Il  il  seul  puissance.    1    - 

4.  Var.  Approcher  ?on  corps.  ,1684.) 

5.  Var.  Des  anges.    1697.) 

G.  Var.  Il  n'en  faut  aimer  aucune.    1684 


PREMIÈRE  PARTIE.  — DE   LÀ  VERTU.  29 

Que  le  corps  par  le  mouvement  local  s'approche  du  feu  ou 
évite  une  maison  qui  s'écroule  :  cela  est  permis.  Mais  que 
l'âme  n'aime  et  ne  craigne  que  Dieu  seul,  du  moins  d'un  amour 
libre,  d'un  amour  de  choix,  d'un  amour  de  raison  :  car  l'union 
de  l'âme  et  du  corps  s'étant  changée  en  dépendance,  il  n'est 
presque  plus  en  notre  pouvoir  d'empêcher  que  les  biens  sensi- 
bles n'excitent  en  nous  quelque  amour  pour  eux.  Les  mouve- 
ments de  l'âme  répondent  naturellement  à  ceux  du  corps  :  et 
l'objet  qui  nous  met  en  fuite  ou  qui  nous  attire,  nous  inspire 
presque  toujours  ou  de  l'aversion  ou  de  l'amour. 

X.  Il  n'en  est  pas  de  môme  de  l'amour  d'estime  ou  de  bien- 
veillance, comme  de  l'amour  d'union.  Dieu  est  infiniment  plus 
aimable  de  cette  espèce  d'amour  que  toutes  ses  créatures  en- 
semble. Mais  comme  il  leur  a  communiqué  réellement  quelque 
perfection  ;  comme  il  y  en  a  qui  sont  capables  de  jouir  avec 
nous  d'un  même  bonheur1,  elles  sont  effectivement  estimables 
et  aimables.  L'Ordre  même  demande  qu'on  les  estime  et  qu'on 
les  aime  à  proportion  de  la  perfection,  soit  naturelle,  soit  morale, 
qu'elles  possèdent,  du  moins  autant  que  ces  perfections  nous 
sont  connues  -.  Car  de  les  estimer  et  de  les  aimer  justement  à 
proportion  qu'elles  sont  aimables,  cela  est  absolument  impossi- 
ble, puisque  souvent  leurs  perfections  nous  sont  inconnues  ,  et 
que  même  nous  ne  connaissons  jamais  exactement  les  rapports 
qui  sont  entre  les  perfections,  comme  nous  connaissons  ceux 
qui  sont  entre  les  grandeurs,  et  que  nous  pouvons  exprimer 
par  des  nombres,  ou  par  des  lignes  incommensurables  3.  Néan- 
moins la  foi  diminue  bien  des  difficultés  sur  cela.  Car  comme 
le  lini  par  le  rapport  qu'il  a  avec  l'infini,  acquiert  un  prix  in- 
fini ,  on  voit  bien  qu'il  faut  aimer  infiniment  plus  les  créatures, 
qui  ont,  ou  qui  peuvent  avoir  beaucoup  de  rapport  avec  Dieu, 
que  toutes  celles  qui  ne  sont  point  à  son  image,  ou  qui  n'ont 
point  comme  nous"  d'union  ou  de  rapport  avec  lui.  On  voit 
bien  toutes  choses  égales,  qu'un  juste,  qu'un  membre  de  Jésus- 
Christ  est  plus  aimable  de  cette  espèce  d'amour,  que  mille  im- 
pies: et  que  Dieu  juste  juge  de  la  valeur  de  ses  créatures,  pré- 

1.  Var.  Comme  elles  sont  capables  de  bonheur.  (1684.) 

2.  Var.  A  proportion  de  la  perfection  qu'elles  possèdent  et  que  nous  connaissons 
en  elles.  (1684.) 

3.  Var.  Car  nous  ne  pouvons  les  exprimer  ni  par  des  nombres,  ni  par  des  lignes 
incommensurables.  (1684.) 

4.  Var.  Ou  qui  n'ont  point  immédiatement.  (16S4.) 

2. 


30  TRAITE  DE  MORALE. 

fère  un  de  ses  enfants  adoptifs  à  tontes  les  nations  de  la  terre. 

XL  II  est  certain  que  c'est  l'amour  d'estime  ou  de  bienveil- 
lance qui  doit  régler  les  devoirs.  Mais  il  ne  faut  pas  pourtant 
s'imaginer  qu'on  doive  toujours  rendre  plus  de  devoirs  aux  jus- 
tes qu'aux  pécheurs,  aux  fidèles  qu'aux  hérétiques  et  qu'aux 
païens  mômes.  Car  il  faut  prendre  garde  qu'il  y  a  des  perfec- 
tions de  plusieurs  sortes  :  des  perfections  personnelles  ou  abso- 
lues, et  des  perfections  relatives.  Les  perfections  personnelles 
doivent  être  l'objet  immédiat  de  l'amour  d'estime  et  de  bien- 
veillance :  mais  les  perfections  relatives  ne  sont  pas  dignes  de 
cet  amour  ni  d'aucun  autre  ;  c'est  seulement  l'objet  auquel  ces 
perfections  se  rapportent  L  11  faut  aimer  et  honorer  le  mérite 
partout  où  on  le  trouve  :  car  le  mérite  est  une  perfection  per- 
sonnelle, qui  doit  régler  l'amour  d'estime  et  de  bienveillance. 
Mais  il  ne  doit  pas  toujours  régler  la  grandeur  et  la  qualité  des 
devoirs.  Il  faut  au  contraire  rendre  beaucoup  de  devoirs  à  son 
Prince,  à  son  père,  à  tous  ceux  qui  ont  l'autorité  :  car  l'auto- 
rité est  nécessaire  pour  conserver  dans  les  états  l'ordre, 
qui  est  la  chose  du  monde  la  plus  estimable.  Mais  l'hon- 
neur qu'on  leur  rend,  l'amour  qu'on  leur  porte,  doit  se  termi- 
ner à  Dieu  seul  ;  Sicut  Domino  et  non  hominibus,  dit  S.  Paul 2. 
C'est  à  Dieu  et  non  à  des  hommes  que  se  rapporte  l'honneur 
qu'on  rend  à  la  puissance,  car  la  puissance  d'agir  ne  se  trouve 
qu'en  Dieu.  De  même  si  un  homme  a  des  talents  naturels,  utiles 
à  la  conversion  des  autres,  quand  il  n'aurait  ni  'vertu,  ni  mé- 
rite, on  doit  l'aimer  d'un  amour  d'estime  qui  se  rapporte  ail- 
leurs, et  lui  rendre  cà  lui-même  bien  plus  de  devoirs,  qu'à  tel 
qui  a  beaucoup  de  mérite  personnel  et  ne  peut  être  utile  à  per- 
sonne. Mais  je  m'expliquerai  ailleurs  plus  au  long.  Je  ne  dis 
ceci  que  pour  empêcher  que  l'esprit  du  lecteur  n'aille  sans  y 
penser  où  je  ne  veux  pas  le  conduire. 

XII.  L'amour-propre,  ennemi  irréconciliable  de  la  vertu  ou 
de  l'amour  dominant  de  l'Ordre  immuable,  peut  s'accommoder 
avec  l'amour  d'union,  qui  répond  et  qui  rend  honneur  à  la 
puissance  capable  d'agir  en  nous:  car  il  suffit  pour  cela  que 
cet  amour-propre  soit  éclairé.  L'homme  veut  invinciblement 
être  heureux  :  il  voit  clairement  que  Dieu  seul  peut  le  rendre 
heureux.  Cela  supposé,  et  le  reste  exclu  dont  je  ne  parle  pas, 


1.  Var.  Ont  rapport.  (1684.) 

2.  Lph.  vi.  7.    Note  marginale  de  M 


PREMIÈRE  PARTIE.-  DE  LA  VERTU-  31 

il  est  évident  qu'il  peut  désirer  d'être  uni  à  Dieu.  Car  pour 
ôter  toute  équivoque,  je  ne  parle  pas  d'un  homme  qui  sait  que 
Dieu  ne  récompense  que  le  mérite,  et  qui  n'en  trouve  aucun  en 
soi.  Je  parle  d'un  homme  qui  ne  fait  attention  qu'à  la  puissance 
et  à  la  bonté  de  Dieu ,  ou  à  qui  ie  témoignage  de  sa  conscience 
et  sa  foi  lui  donnent  pour  ainsi  dire  libre  accès  pour  s'appro- 
cher de  Dieu  et  se  joindre  à  lui. 

XIII.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même  de  l'amour  d'estime  ou  de 
bienveillance  qu'on  doit  se  porter  à  soi-même  :  l'amour-propre 
le  dérègle  presque  toujours.  L'Ordre  immuable  de  la  justice 
veut  que  la  récompense  soit  proportionnée  au  mérite,  le  bon- 
heur à  la  vertu,  a  la  perfection  de  l'esprit l;  et  l'amour-propre 
ne  souffre  pas  volontiers  2  de  bornes  à  son  bonheur  et  à  sa  gloire. 
Quelque  éclairé  que  soit  cet  amour  %  s'il  n'est  juste,  il  est  né- 
cessairement contraire  à  l'Ordre,  et  il  ne  peut  être  juste  sans  di- 
minuer ou  sans  se  détruire.  Néanmoins  lorsque  l'amour-pro- 
pre est  éclairé  4,  lorsqu'il  est  réglé,  lorsqu'il  est  d'accord  avec 
l'amour  de  l'ordre  3,  on  est  dans  la  plus  grande  perfection  dont 
on  soit  capable.  Car  certainement  un  homme  qui  se  met  tou- 
jours dans  le  rang  qui  lui  convient,  qui  ne  veut  être  heureux 
qu'autant  qu'il  mérite  de  l'être,  qui  cherche  son  bonheur  dans 
la  justice  qu'il  attend  du  juste  juge,  qui  vit  de  sa  fui  et  de- 
meure content,  ferme  et  patient  dans  l'espérance  et  L'avant-goût 
des  vrais  biens  :  celui-là,  dis-je,  est  solidement  homme  de  bien, 
quoique  ce  soit  l'amour  qu'il  a  pour  lui-même  qui  soit  le  prin- 
cipe naturel,  mais  réglé  et  corrigé  par  la  grâce,  de  l'amour  de 
l'Ordre  sur  toutes  choses. 

XIV.  Il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  l'amour  de  l'Ordre  soit 
semblable  à  ces  vertus,  ou  plutôt  à  ces  dispositions  particulières 
qu'on  peut  perdre  ou  acquérir.  Car  l'Ordre  immuable  6  n'est 
point  une  créature  particulière7  qu'on  puisse  commencer  ou  ces- 
ser entièrement 8  d'aimer.  Il  est  en  Dieu  et  il  s'imprime  sans 


•  1.  Var.  Le  bonheur  à  la  perfection  de  l'esprit  acquise  par  le  bon  usage  de  la  I 
berté.  (1684.; 

2.  Var.  Ne  peut  souffrir.  (1684.  > 

3.  Var.  Quelque  éclairé  qu'il  soit.  (1684.) 

4.  Var.  Éclairé  et  juste.  (1684.) 

5.  Var.  Soit  qu'il  soit  détruit  ou  confondu  avec  l'amour  de  l'ordre.    168  i. 

6.  Var.  Car  l'ordre.  (1684.) 

7.  Ghap.  précéd.  (Note  marginale  do  M 

8.  Var.  Ou  cesser.  (1684 


32  TRAITÉ   DE   MORALE. 

cesse  en  nous.  C'est  une  loi  écrite  en  caractères  ineffaçables. 
C'est  le  Verbe  Divin,  objet  naturel  et  nécessaire  de  toutes  les 
pensées  et  de  tous  les  mouvements  des  esprits  '.  On  peut  com- 
mencer ou  cesser  d*aimer  une  créature,  car  l'homme  n'est  pas 
fait  pour  elles.  Mais  on  ne  peut  entièrement  renoncer  à  la  Rai- 
son, on  ne  peut  cesser  d'aimer  l'Ordre:  car  l'homme  est  fait 
pour  vivre  de  raison,  pour  vivre  selon  'l'Ordre.  Ainsi  l'amour 
de  l'Ordre  règne  naturellement  partout  où  l'amour-propre  ne 
lui  est  point  contraire.  Il  règne  même  souvent  quoique  l'a- 
mour-propre ou  la  concupiscence  lui  résiste,  je  ne  dis  pas  seu- 
lement dans  les  Justes,  dans  ceux  où  il  règne  -  absolument, 
mais  même  dansles  méchants,  où  l'amour-propre  est  souverain. 
Car  la  beauté  de  la  justice  touche  souvent  les  injustes  mêmes, 
de  manière  que  l'amour-propre  trouve  son  compte  à  se  confor- 
mer à  l'Ordre  3. 

XV.  Certainement  l'homme  ne  voit  que  parce  que  Dieu  ré- 
claire  :  il  ne  veut  que  parce  que  Dieu  l'anime  ou  le  fait  aimer". 
Or  Dieu  n'éclaire  que  par  son  Verbe,  il  n'anime  5  que  par  l'a- 
mour qu'il  se  porte  à  lui-même.  Car  Dieu  ne  peut  pas  éclairer 
l'homme  par  une  fausse  raison,  ni  lui  imprimer  un  amour  con- 
traire au  sien.  Toute  la  lumière  vient  donc  du  Verbe,  tout  le 
mouvement  vient  donc  de  l'Esprit  saint:  puisque  enfin  Dieu 
seul  agit,  et  qu'il  n'agit  que  par  la  sagesse  qui  l'éclairé  et  par 
l'amour  qu'il  se  porte  à  lui-même.  Donc,  tant  que  l'homme 
pensera,  tant  qu'il  aimera,  il  ne  sera  point  séparé  de  la  Raison, 
il  ne  sera  point  sans  amour  pour  l'Ordre  6.  Car,  pour  tomber 
dans  l'erreur,  il  faut  mal  user  de  la  Raison,  mais  il  en  faut 
user;  puisque  celui  qui  ne  voit  rien  ne  peut  juger  de  rien,  ne 
peut  tomber  dans  l'erreur.  De  même  pour  aimer  le  mal,  il  faut 
aimer  le  bien  :  car  on  ne  peut  aimer  le  mal,  que  parce  qu'on 
le  regarde  comme  un  bien,  que  par  l'impression  naturelle  qu'on 

1.  Var.  C'est  le  Verbe,  objet  naturel  de  tous  les  mouvements  des  esprits.  (16S4.) 
~.  Var.  Dans  les  justes  où  il  règne.  (16S4.) 

3.  Var.  Cette  dernière  phrase  n'était  pas  dans  Tél.  de  1684.  Elle  est  accompa- 
gnée, ilans  les  éditions  de  Lyon,  d'un  renvoi  marginal  à  S.  Aug.,  De  Trin.,  1.  XIV. 

B.    XV. 

4.  Var.  On  l'agite.  (1684.) 

5.  Var.  Il  n'agite.  (1684.)' 

6.  C'est  dans  ce  reste  indéfectible  de  raison  et  d'amour  de  l'ordre  que  Malebran- 
che  voit  la  réalité  du  libre  arbitre  :  si  faible  qu'il  soit  chez  beaucoup  d'hommes, 
il  le  juge  suffisant  pour  établir  la  responsabilité,  le  mérite  et  le  démérite,  car  il  per- 
met de  faire  effort  pour  demander,  mériter  et  obtenir  une  liberté  plus  grande. 


PREMIÈRE  PARTIE.  — DE  LA  VERTU.  33 

a  pour  le  bien  *.  Ainsi  l'amour-propre  n'anéantit  pas  l'amour 
de  l'Ordre  :  il  ne  fait  que  le  corrompre  en  rapportant  à  soi- 
même  ce  qui  n'y  a  point  de  rapport 2  nécessaire,  ou  plutôt  en 
faisant  préférer  le  bonheur  actuel  à  la  perfection  de  son  être,  à 
la  vertu,  et  à  la  félicité  future  qui  en  sera  la  récompense.  Car 
l'homme,  soit  qu'il  aime  les  objets  par  rapport  à  soi  ou  autre- 
ment, il  aime  toujours  ceux  qui  sont  ou  qui  paraissent  les 
meilleurs  :  parce  que  l'amour  de  l'Ordre  ou  des  biens  à  pro- 
portion de  leur  perfection  ou  de  leur  bonté,  est  un  amour  na- 
turel et  inviolable  5. 

XVI.  Je  dis  ceci  principalement  afin  que  les  méchants  sa- 
chent du  moins  qu'ils  sont  tels,  et  que  les  justes  se  défient  de 
leur  vertu.  Car,  comme  les  hommes,  quelque  misérables  qu'ils 
soient,  sentent  en  eux-mêmes  quelque  droiture,  ou  qu'ils  ont 
quelque  amour  naturel  pour  l'Ordre,  ils  s'imaginent  avoir  vé- 
ritablement de  la  vertu.  Mais,  pour  posséder  la  vertu,  il  ne  suf- 
fit pas  d'aimer  l'Ordre  d'un  amour  naturel,  il  faut  encor  l'aimer 
d'un  amour  libre,  éclairé,  raisonnable.  Mais  de  plus  il  ne  suffit 
pas  de  l'aimer,  lorsqu'il  s'accommode  actuellement  avec  notre 
amour-propre  4;  il  faut  lui  sacrifier  tout  ce  qu'il  exige  de 
nous  \  notre  bonheur  actuel,  et  s'il  le  demandait  ainsi,  notre 
être  propre  :  car  la  vertu  ne  consiste  que  dans  l'amour  domi- 
nant de  l'Ordre  immuable.  Notre  cœur  n'est  parfaitement  bien 
réglé  6,  que  lorsqu'il  est  disposé  à  se  conformer  à  l'Ordre  en 
toutes  choses  ;  et  celui,  qui  voudrait  que  dans  quelques  occa- 
sions l'Ordre  se  conformât  à  ses  inclinations  particulières,  au- 
rait en  cela  l'esprit  faux  et  le  cœur  corrompu.  Il  n'y  a  point 
d'homme,  quelque  méchant  qu'il  soit,  qui  ne  trouve  quelque- 
fois dans  l'Ordre  une  beauté  qui  le  charme.  Apparemment  les 
démons  mêmes  ont  encore  quelque  amour  7  pour  Tordre.  Ils 
sont  prêts  à  s'y  conformer,  lorsqu'il  n'exige  rien  qui  soit  con- 
traire à  leur  amour-propre;  et  peut-être  y  en  a-t-il  qui  lui  ofïri- 


1.  Var.  Cette  fia  de  phrase,  depuis  les  mots  :  que  par  l'impression  naturelle, 
n'était  pas  dans  l'édition  de  1684. 

2.  Var.  Ici  s'arrêtait  la  phrase  dans  l'édition  de  1684. 

3.  Var.  Et  invincible.  (1684.) 

4.  Var.  Mais  pour  posséder  la  vertu,  il  ne  suffit  pas  d'aimer  l'ordre  d'un  amour 
naturel .  (1684.) 

5.  Var.  Il  faut  lui  sacrifier  toutes  choses.  (1684.) 

6.  Var.  Notre  cœur  n'est  réglé.  (1684.) 

7.  Var.  On!  quelque  amour.  (16S4  ) 


34  TRAITÉ  DE  MORALE. 

raient  volontiers  quelque  léger  sacrifice.  Ils  ne  sont  pas  tous 
également  méchants  :  ils  ne  sont  donc  pas  tous  également  op- 
posés à  l'Ordre.  Judas  était  un  misérable  que  l'avarice  domi- 
nait :  néanmoins  on  peut  croire,  que  pour  délivrer  de  la  mort 
le  meilleur  de  ses  amis,  il  aurait  bien  sacrifié  quelque  peu  d'ar- 
gent. Il  vendit  le  Sauveur  pour  trente  deniers  :  mais  peut-être 
qu'il  ne  l'aurait  pas  livré  si  la  somme  eût  été  plus  petite.  Pour 
être  vertueux,  il  ne  suffit  donc  pas  d'aimer  l'ordre  :  il  faut  l'ai- 
mer plus  que  toutes  choses;  il  faut  avoir  une  résolution  ferme 
de  le  suivre  partout,  quoi  qu'il  en  coûte.  Il  faut  être  prêt  à  lui 
sacrifier,  non  quelques  petits  plaisirs,  ou  quelques  légères  dou- 
leurs, mais  son  bonheur,  sa  réputation,  la  vie  présente  1,  dans 
l'espérance  de  recevoir  de  Dieu  une  récompense  digne  de  lui. 
XVII.  Je  crois  même  devoir  ajouter  à  tout  cela  qu'une  simple 
résolution,  quelque  forte  qu'elle  soit,  de  suivre  l'Ordre  en  tou- 
tes choses,  ne  justifie  pas  devant  Dieu.  Car  Dieu,  juste  Juge  des 
dispositions  des  esprits,  ne  juge  pas  une  âme  sur  des  mouve- 
ments actuels  et  passagers  :  il  la  juge  sur  ce  qu'il  trouve  en 
elle  de  stable  et  de  permanent.  Les  actes  passent;  et  celui  qui 
se  trouvant  tout  ému  de  la  beauté  de  l'Ordre,  prend  une  sainte 
résolution  de  lui  sacrifier  toutes  choses,  doit  encore  craindre 
pour  lui-même.  Car  il  n'arrive  presque  jamais  qu'un  acte  seul 
forme  la  plus  grande  des  habitudes,  et  que  le  mouvement  ac- 
tuel de  l'esprit  détruise  une  disposition  invétérée  d'obéir  aux 
mouvements  2  de  l'amour-propre.  Au  contraire  les  habitudes 
sont  stables  ;  et  quoique  le  juste  tombe  sept  fois  3,  qu'il  se 
console  :  Dieu  connaît  le  fond  de  son  cœur.  Mais  qu'il  prenne 
garde  que  la  concupiscence  ne  le  séduise  *  et  ne  le  corrompe, 
et  que  les  objets  sensibles,  faisant  à  tous  moments  des  impres- 
sions dangereuses  sur  son  imagination,  elle  ne  se  révolte  quel 
que  jour  ouvertement  contre  les  lois  sévères  qui  la  désolent. 
Car  l'habitude  5  de  la  charité  est  bien  plus  délicate,  bien  plus 
difficile  à  acquérir  et  à  conserver  que  les  habitudes  criminel 
les:  parce  qu'un  6  seul  acte  délibéré,  un  seul  péché  mortel  la 


1.  Var.    Son  bonheur,    sa  réputation,   son    être,  propre  (16S4).  Malebranche  a 
trouvé,  non  sans  raison,  que   cette  dernière  expression  était  excessive. 

2.  Var.  Aux  inclinations.  (1684.) 

3.  Var.  Sept  fois  le  jour.  (16S4.) 

4.  Séduire  (se  ducere),  mener  hors  des  chemins  de  la  vérité  et  du  devoir. 

5.  Var.  Car  il  faut  bien  remarquer  que  l'habitude...  (1684.) 

6.  Var.  Car.  (1684.) 


PREMIERE  PARTIE. -DE  LA  VERTU.  35 

dissipe  toujours.  Dont  la  raison  principale  est  que  nous  ne  pou- 
vons point  aimer  Dieu  sans  le  secours  de  la  grâce,  auquel  se- 
cours il  est  juste  que  nous  perdions  droit  par  notre  infidélité 
volontaire;  et  que  d'ailleurs  la  concupiscence  ne  nous  quitte 
point  quoique  nous  lui  résistions  volontairement  *.  Un  homme 
est  juste  devant  Dieu,  lorsque  son  cœur  est  véritablement  plus 
disposé  à  aimer  le  bien  que  le  mal  d'un  amour  libre  et  rai- 
sonnable, soit  que  cette  disposition  soit  acquise  par  des  actes 
d'amour  libres  et  raisonnables,  ou  autrement.  Mais,  comme  on 
ne  sent  pas  ses  habitudes  -,  comme  on  ne  connaît  que  ce  qui  se 
passe  actuellement  dans  l'âme,  et  que  la  charité  ne  se  fait  pas 
sentir  comme  la  concupiscence,  qui  est  souvent  excitée,  on  ne 
peut  s'assurer  de  l'état  où  l'on  est.  Ainsi  un  doit  toujours  se 
défier  de  soi-même,  sans  se  décourager,  et  travailler  jusqu'à 
la  mort  à  détruire  l'amour-propre  ou  la  concupiscence  qui  se 
renouvelle  sans  cesse,  et  à  fortifier  l'amour  de  l'Ordre  qui  s'af- 
faiblit ou  se  corrompt,  dès  qu'on  ne  veille  point  sur  soi-même. 

XVIII.  Il  faut  bien  remarquer  pour  la  suite,  qu'il  y  a  des 
actes  d'amour  de  deux  sortes  ;  des  actes  d'amour  naturels  ou 
purement  volontaires,  et  des  actes  libres.  Tout  plaisir  produit 
immanquablement  dans  l'âme  le  mouvement  naturel  de  l'amour, 
ou  fait  que  Ton  aime  d'un  amour  naturel,  nécessaire,  ou  pure- 
ment volontaire,  l'objet  qui  cause  ou  qui  semble  causer  ce  plai- 
sir. Mais  tout  plaisir  ne  produit  pas  l'amour  libre  :  car  l'amour 
libre  ne  se  conforme  pas  toujours  à  l'amour  naturel.  Cet  amour 
ne  dépend  pas  uniquement  du  plaisir  :  il  dépend  de  la  Raison, 
de  la  liberté,  de  la  force  qu'a  l'âme  de  résister  au  mouvement 
qui  la  presse.  C'est  le  consentement  de  la  volonté  qui  fait  la  dif- 
férence essentielle  de  cette  espèce  d'amour.  Or  ces  deux  actes 
différents  d'amour  forment  des  habitudes,  chacun  de  leur  es- 
pèce. L'amour  naturel  laisse  dans  l'âme  une  disposition  d'a- 
mour naturel  :  l'amour  de  choix  laisse  une  habitude  d'amour 
de  choix.  Car  quand  on  a  souvent  consenti  à  l'amour  d'un 
bien,  on  a  une  pente  ou  facilité  à  y  consentir  de  nouveau. 

XIX.  On  doit  donc  remarquer  que  toute  disposition  d'amour, 
soit  naturel,  soit  libre,  corrompt  l'âme,  et  la  rend  digne  de  la 


1.  Var.  Toute   cette  phrase  depuis  :  dont  la  raison  principale,  n'était  ni   de 
l'édition  de  1684,  ni  de  celle  de  1697. 

2.  Var.  Ces  mots  :  comme  on  ne  sent  pas  ses  habitudes,  n'étaient  pas  dans  l'édi- 
tion de  1684. 


36  TRAITE  DE  MORALE. 


, 


haine  de  Dieu,  si  son  objet  est  la  créature;  et  la  rend  juste  e: 
agréable  à  Dieu,  si  c'est  le  Créateur  :  pourvu  néanmoins  que 
la  disposition  d'amour  naturel  soit  seule  dans  le  cœur.  Car  s'il 
\  a  dans  un  cœar  deux  amours  habituels  de  différente  espèce, 
Dieu  n'a  point  d'égard  à  l'amour  naturel,  mais  a  l'amour  li- 
bre. 

XX.  Par  exemple,  un  enfant  qui  vient  au  monde  est  pécheur 
et  digne  de  la  colère  de  Dieu,  parce  que  Dieu  aime  l'Ordre,  et 
que  le  cœur  de  cet  enfant  est  déréglé,  ou  tourné  vers  les  corps, 
par  une  disposition  habituelle  d'un  amour  naturel,  nécessaire, 
ou  purement  volontaire,  qu'il  tire  '  de  ses  parents  sans  consen- 
tement de  sa  part.  Adam,  au  premier  instant  de  sa  création, 
était  juste,  parce  que  son  cœur  était  disposé  à  aimer  Dieu,  quoi- 
que alors  il  n'eût  point  encore  acquis  l'habitude  de  consentir  à 
cet  amour.  La  disposition  ou  l'habitude  naturelle,  lorsqu'elle 
est  seule,  corrompt  donc  ou  justifie  L'âme.  Car  lorsqu'il  n'y  a 
dans  un  cœur  qu'un  amour  habituel,  et  que  cet  amour  est  bon, 
il  n'y  a  rien  que  d'aimable  aux  yeux  de  celui  qui  aime  l'ordre  : 
et  c'est  le  contraire  si  cet  amour  est  mauvais.  Mais  lorsqu'il  y 
a  deux  habitudes  d'amour  de  différente  espèce,  Dieu  n'a  d'é- 
gard qu'à  celle  qui  est  libre.  Apparemment  les  justes  ont  beau- 
coup plus  de  facilité  et  de  disposition  naturelle  a  aimer  les  corps 
qu'à  aimer  les  vrais  biens.  Les  plaisirs  sensibles  étant  presque 
continuels,  et  la  délectation  prévenante  de  la  grâce  étant  beau- 
coup plus  rare,  ils  sont  plus  disposés,  de  cette  espèce  d'habitude 
qui  est  une  suite  naturelle  du  plaisir,  à  aimer  les  objets  sensi- 
bles que  les  vrais  biens.  Cela  est  évident  par  ce  qui  leur  arrive 
durant  le  s:>mmeil,  ou  lorsqu'ils  ne  sont  point  sur  leurs  gar- 
des et  qu'ils  agissent  sans  réflexion;  car  ils  suivent  alors  pres- 
que toujours  les  mouvements  de  la  concupiscence.  Or  ces  dérè- 
glements ne  les  corrompent  point,  et  Dieu  ne  les  regarde  point 
comme  des  pécheurs, 2  parce  que  l'habitude  de  la  vertu  n'en  est 
point  changée  5;  les  actes  qui  ne  sont  point  libres  ne  pouvant 
changer  les  habitudes  libres,  mais  seulement  les  habitudes  de 
même  espèce.  Il  est  donc  visible  par  tout  ce  que  nous  avons  dit, 
que  Varnour  de  V Ordre  qui  nous  justifie  devant  Dieu,  doit  être  un 


1.  Voyez  le  ehap.  vu  du  2e  vol.  de  la  Recherche  de  la  vérité,  et  l'éclaircissement 
sur  ce  même  chapitre.    Note  marginale  de  M.) 

2.  Var.  Le  membre  de  phrase  :  et  Dieu...,  n'était  ni  de  l'édition  de  1684,  ni  de 
celle  de  1697. 

3.  Var.  N'est  point  changée.  (16S4.) 


PREMIERE   PARTIE.  DE   LA  VERTU.  37 

amour  habituel,  libre  et  dominant 1  de  l'ordre  immuable.  Ainsi, 
lorsque  je  parlerai  dans  la  suite  de  l'amour  de  l'Ordre,  j'enten- 
drai ordinairement  cet  amour  habituel,  et  non  point  l'amour 
actuel,  ni  l'habituel  naturel  -,  ni  l'amour  qui  n'est  point  domi- 
nant, ni  aucun  autre  mouvement,  ou  disposition  de  l'âme. 

1.  Libre,  c'est-à-dire  raisonné,  éclairé,  un  amour  «  de  choix  »  :  dominant.,  e'est-à- 
dire  ayant  sur  la  décision  et  sur  l'action  une  influence  plus  grande  que  tout  autre 
motif  :  car  les  motifs  se  mêlent  les  uns  aux  autres,  et  l'amour-propre  concourt 
presque  toujours  avec  l'amour  de  l'ordre,  mais  il  faut  que  ce  dernier  soit  dominant. 

2.  Par  opposition  à  l'habituel  acquis  par  l'obéissance  constante  à  la  Raison  et 
par  la  recherche  persévérante  de  l'ordre  immuable. 


CHAPITRE    QUATRIÈME. 


Deux  vérités  fondamentales  de  ce  traité.  La  première:  les  actes  pro- 
duisent les  habitudes,  et  les  habitudes  les  actes.  La  seconde  :  l'unie 
ne  produit  pas  toujours  les  actes  de  son  habitude  dominante. 
Ainsi  le  pécheur  peut  ne  point  commettre  tel  péché,  et  le  juste 
peut  perdre  la  charité  :  parce  qu'il  n'y  a  point  de  pécheur  sans 
amour  pour  l'ordre,  ni  de  juste  saus  amour-propre.  On  ne  peut 
devenir  juste  devant  Dieu  par  les  forces  du  libre  arbitre.  En  géné- 
ral moyens  pour  acquérir  et  conserver  la  charité.  Ordre  que  je 
suivrai  dans  l'explication  de  ces  moyens. 


I.  Pour  expliquer  nettement  les  moyens  d'acquérir  et  de  con- 
server l'amour  dominant  de  l'Ordre  immuable,  il  faut  suppo- 
ser deux  vérités  fondamentales  de  la  première  partie  de  ce 
traité.  La  première,  qu'ordinairement  les  vertus  s'acquièrent  et 
se  fortifient  par  les  actes.  La  seconde,  que  lorsqu'on  agit,  on 
ne  produit  pas  toujours  les  actes  de  la  vertu  qui  domine  :  ce 
que  je  dis  de  la  vertu,  je  l'entends  de  toutes  les  habitudes 
bonnes  ou  mauvaises,  et  même  des  passions  qui  nous  sont  na- 
turelles. 

II.  Tous  les  hommes  sont  assez  convaincus  par  leur  propre 
expérience,  que  les  actes  forment  et  conservent  les  habitudes 
qui  ont  quelque  rapport  au  corps.  Par  exemple,  tout  le  monde 
demeure  d'accord  que  l'on  peut  acquérir  par  des  actes  l'habi- 
tude de  danser,  de  jouer  des  instruments,  de  parler  une  langue. 
Plusieurs  sont  persuadés  qu'à  force  de  boire  on  devient  ivrogne, 
que  le  commerce  des  femmes  rend  mou  et  efféminé,  et  qu'avec 
des  gens  de  guerre  on  devient  ordinairement  vaillant  ou  bru- 
tal. Mais  il  y  a  peu  de  gens  qui  fassent  sérieusement  réflexion, 


0 

lifï' 


PREMIÈRE  PARTIE.  DE  LA  VERTU.  39 

que  l'àme  même  par  ses  propres  actes  prend  des  habitudes, 
dont  elle  ne  peut  pas  facilement  se  défaire.  Un  Mathématicien 
s'imagine  aisément  qu'il  dépend  de  lui  de  ne  point  aimer  les 
Mathématiques  et  d'en  abandonner  l'étude.  Un  ambitieux  se 
persuade  follement  qu'il  n'est  point  esclave  de  sa  passion  ;  et 
chacun  croit,  quoique  misérablement  asservi  à  quelque  mau- 
vaise habitude,  qu'il  ne  dépend  que  de  lui  de  rompre  tout  d'un 
coup  les  liens  qui  le  captivent.  C'est  môme  sur  ce  principe  qu'on 
remet  toujours  à  se  convertir.  Car,  comme  pour  se  convertir,  il 
ne  faut  que  mépriser  des  biens  qu'on  reconnaît  vains  et  mépri- 
sables, et  aimer  Dieu,  qui  certainement  mérite  seul  d'être  aimé, 
chacun  se  persuade  qu'il  a,  et  qu'il  aura  toujours  assez  de  rai- 
son et  de  force  pour  former  et  pour  exécuter  un  dessein  si  juste 
et  si  raisonnable. 

III.  De  plus,  comme  la  volonté  n'est  jamais  forcée,  on  s'ima- 
gine que  tout  ce  qu'on  veut,  on  le  veut  précisément  parce 
qu'on  le  veut.  On  ne  pense  point  que  nos  volontés  s'excitent  en 
nous  en  conséquence  de  nos  dispositions  intérieures:  parce 
qu'en  effet  ces  dispositions  étant  des  modifications  de  notre 
être  propre,  qui  nous  sont  inconnues,  elles  nous  font  vouloir 
de  manière  qu'il  semble  que  cela  ne  dépende  que  de  nous  : 
car  nous  voulons  si  gaiement,  que  nous  croyons  que  rien  ne 
nous  oblige  à  vouloir.  Il  est  vrai  qu'alors  rien  ne  nous  oblige 
à  vouloir,  que  nous-mêmes.  Mais  notre  nous-même  n'est  point 
notre  être  purement  naturel,  ou  parfaitement  libre  pour  le  bien 
et  pour  le  mal  :  c'est  notre  être  disposé  à  l'un  ou  à  l'autre  par 
des  modifications  qui  le  corrompent  ou  le  perfectionnent,  et 
qui  nous  rendent  aux  yeux  de  Dieu  ou  justes  ou  pécheurs. 
Et  ce  sont  ces  dispositions-là  qu'il  faut  ou  augmenter  ou  dé- 
truire par  les  actes  \  qui  sont  les  causes  naturelles  des  habi- 
tudes. 

IV.  Mais  pour  cela  il  faut  encore  supposer  cette  autre  vérité 
importante,  que  l'âme  ne  produit  pas  toujours  les  actes  de  l'ha- 
bitude qui  domine  en  elle.  Car  il  est  évident  que  si  celui  dont 
la  disposition  dominante  est  l'avarice,  n'agissait  jamais  que  par 
quelque  mouvement  d'avarice,  bien  loin  de  devenir  libéral,  son 
vice  augmenterait  sans  cesse  :  selon  le  principe  que  nous  ve- 
nons d'exposer,  que  les  actes  produisent  et  fortifient  les  habi- 
tudes. Il  faut  même  qu'il  soit  au  pouvoir  de  l'homme  corrompu 

1.  Var.  Cette  virgule  n'était  pas  dans  l'édition  de  1684. 


40  TRAITE   DE   MORALE. 

de  produire  des  actes  de  vertu,  afin  qu'il  paisse  se  défaire  de 
ses  mauvaises  habitudes,  et  devenir  homme  de  bien  :  mais 
celte  proposition  doit  être  expliquée. 

V.  Je  dis  donc  à  l'égard  des  habitudes  particulières,  premiè- 
rement qu'an  avare,  par  exemple,  peut  agir  par  un  mouve- 
ment d'ambition  :  et  cela  n'est  ni  difficile  à  croire,  ni  difficile 
à  prouver.  Je  dis  en  second  lieu  qu'un  avare  peui  môme  faire 
une  action  contraire  à  l'avarice  qui  le  domine.  Car  un  avare 
peut  aussi  être  ambitieux.  Cela  supposé,  si  la  passion  pour  les 
richesses  n'est  point  excitée,  et  que  son  ambition  le  soit  ;  ou  si 
s«m  avarice  est  moins  excitée  que  son  ambition  dans  une  pro- 
portion réciproque  de  la  force  de  ces  deux  passions,  il  est  cer- 
tain que  l'avare  fera  une  action  de  libéralité,  si  dans  ce  mo- 
ment il  se  détermine  à  agir,  ce  qui  certainement  est  en  son 
pouvoir.  Car  enfin  on  ne  peut  vouloir  que  le  bien,  et  dans  ce 
moment  l'avare  trouvera  meilleur  de  faire  cette  action  de  libé- 
ralité que  de  ne  la  pas  faire,  et  de  sacrifier  '  l*amour  qu'il  a 
pour  l'argent  à  celui  qu'il  a  pour  la  gloire.  Ainsi  il  est  évident 
que  le  pécheur  peut,  par  des  raisons  d'amour-propre,  ne  pas 
suivre  tel  mouvement  de  ses  passions  qu'on  voudra  déterminer, 
s'il  peut  réveiller  quelques  passions  contraires,  et  suspendre 
jusque-là  le  consentement  de  sa  volonté.  Mais  cela  ne  suffit 
pas  encore  pour  faire  comprendre  que  celui  qui  pèche  peut  ne 
point  pécher,  que  le  pécheur  peut  se  défaire  de  ses  mauvaises 
habitudes,  et  le  juste  perdre  la  charité. 

VI.  En  effet  il  n'en  est  pas  des  habitudes  particulières  de 
l'avarice  ou  de  la  libéralité,  comme  de  l'amour  de  l'Ordre  ou 
de  l'amour-propre  :  et  quoiqu'on  demeure  peut-être  d'accord 
qu'un  avare  peut  faire  une  action  de  libéralité,  on  me  contes- 
tera sans  doute  qu'un  païen  puisse  faire  une  action  conforme 
à  l'Ordre,  et  par  amour  pour  l'Ordre.  Mais  pour  moi  je  ne  veux 
point  contester.  Je  vas  tâcher  d'expliquer  nettement  ma  pen- 
sée. Que  chacun  suive  ce  que  l'évidence  de  la  Raison  et  l'auto- 
rité de  la  foi  l'obligent  à  croire,  et  m'abandonne  moi,  s'il  re- 
connaît que  je  m'écarte  2du  chemin  qui  me  doit  conduire  dans 
la  recherche  de  la  vérité. 

VIL  Si  les  pécheurs  ou  les  païens  n'avaient  nul  amour  pour 
l'Ordre,  ils  seraient  incorrigibles  en  toutes  manières  :  si  les 


1.  Var.  11  sacrifiera.  (1684. 

2.  Var.  Si  je  m'écarte.  (1684.) 


PREMIERE  PARTIE.  DE   LA  VERTU.  H 

justes  n'avaient  plus  d'amour-propre,  ils  seraient  impeccables. 
Car  les  actes  forment  et  conservent  les  habitudes  selon  le  prin- 
cipe que  je  viens  d'expliquer.  Or  le  pécheur  l  n'a  que  de  l'a- 
mour-propre,  on  le  suppose.  11  ne  peut  dune  agir  que  par 
amour-propre.  Toutes  ses  actions  augmentent  donc  la  corrup- 
tion de  son  cœur.  Le  juste  au  contraire  n'a  de  l'amour  que 
pour  l'ordre,  on  le  suppose.  Une  peut  donc  agir  que  par  amour 
pour  l'Ordre.  Toutes  ses  actions  augmentent  donc  sa  vertu. 
Le  pécheur  est  donc  incorrigible,  et  le  juste  impeccable,  dans 
la  supposition  que  le  pécheur  ou  le  païen  n'a  que  de  l'amonr- 
propre,  et  le  juste  que  de  l'amour  pour  l'Ordre.  Mais  je  crois 
avoir  suffisamment  prouvé  dans  le  chapitre  précédent,  que 
dans  les  plus  grands  pécheurs  il  y  a  toujours  quelque  dispo- 
sition à  aimer  Tordre;  et  je  ne  pense  pas  qu'on  puisse  douter 
que  les  plus  gens  de  bien  ne  conservent  toujours  quelque  reste  2 
de  l'amour-propre. 

VIII.  Il  est  vrai  qu'un  païen  ne  peut  jamais  acquérir  la  cha- 
rité 3,  ni  faire  d'action  qui  mérite  les  secours  nécessaires  pour 
acquérir  la  charité  ou  l'amour  dominant  h  de  l'Ordre  im- 
muable :  mais  il  peut  faire  des  actions  conformes  à  l'ordre  des 
actions  bonnes  et  méritoires.  Car  un  païen  a  toujours  quelque 
idée  de  l'ordre  3.  Cette  idée  est  ineffaçable.  Cn  païen  a  toujours 
quelque  amour  pour  l'ordre0.  Cet  amour  est  naturel  et  immor- 
tel. Or  tout  amour  est  agissant,  lorsqu'il  est  excité  7.  Donc  si  l'a- 
mour-propre ne  s'oppose  à  l'action  de  l'amour  pour  l'Ordre, 
l'amour  de  l'Ordre  excité  produira  ses  actes  et  agira.  Et  même, 
quoique  l'amour-propre  s'oppose  à  l'amour  de  l'Ordre,  si  l'a- 
mour de  l'Ordre  est  plus  excité  que  l'amour-propre,  en  propor- 

1.  Var.  Le  pécheur.  (1684.) 

2.  Var.  Quelques  restes.  (1684.) 

3.  Ce  mot  de  charité  est  pris  ici.  comme  en  beaucoup  d'autres  endroits,  dans  son 
sens  théologique.  Cf.  Pascal.  «  La  distance  infinie  des  corps  aux  esprits  figure  la 
distam-e  infiniment  plus  infinie  des  esprits  à  la  charité,  car  elle  est  surnaturelle.  » 
(Ed.  Havet,  xvn,  1.)  «  On  n'entre  dans  la  vérité  que  par  là  charité.  •>  dit  encore 
Pascal.  (Art  de  persuader.)  Mais  il  faut  remarquer  l'étroite  union  des  idées  méta- 
physiques et  des  idées  théologiques  dans  Malebranche.  Pour  lui.  la  charité  n'est  pas 
seulement  d'une  façon  générale  fa  :  our  de  Dieu  et  l'obéissance  à  sa  volonté,  c'est 
l'amour  dominant  de  l'ordre  immuable. 

4.  Var.  Pour- acquérir  l'amour  dominant...  (1GS4.; 

5.  Ch.  i.  (Note  marginale  de  M. 

6.  Ch.  m.  (M.) 

7.  Cette  phrase  est  un  des  nombreux  exemples  de  la  confusion  de  l'amour  et  de 
la  volonté  dans  Malebranche. 


42  TRAITÉ  DE  MORALE. 

tion  réciproque  de  la  grandeur  de  ces  deux  amours  habituels 
et  de  leur  mouvement  actuel,  l'amour  pour  l'Ordre  surmontera 
l'amour-propre,  si  dans  ce  moment  on  se  détermine  à  agir. 

IX.  ■  On  conduit  par  exemple  un  innocent  au  supplice.  L'Ordre 
le  défend,  un  païen  le  sait,  et  peut  en  disant  une  parole  em- 
pêcher ce  désordre.  La  mort  ou  la  vie  de  cet  homme  ne  touche 
point  à  son  amour-propre,  je  le  suppose.  Certainement  il  em- 
pêchera, ou  du  moins  il  aura  assez  de  force  et  de  raison  pour 
parler  et  empêcher  ce  désordre.  Pour  moi  je  ne  doute  nulle- 
ment qu'il  ne  l'empêchât  dans  la  supposition  telle  que  je  la 
fais,  car  naturellement  tous  les  hommes  aiment  l'Ordre  ;  et  ils 
y  sont  tellement  unis,  qu'on  ne  peut  blesser  l'Ordre  sans  les 
offenser  eux-mêmes  en  quelque  manière  2.  Les  mêmes  choses 
supposées,  quoique  cet  homme  soit  avare,  si  sa  passion  est  un 
peu  endormie,  ou  quoique  excitée,  si  on  ne  lui  demande  qu'un 
sou  par  exemple  pour  délivrer  cet  homme  de  la  mort,  certaine- 
ment il  fera,  ou  du  moins  il  pourra  faire  une  action  opposée  à 
son  amour-propre;  parce  qu'effectivement  elle  lui  est  peu  oppo- 
sée, et  que  l'ordre  qu'il  est  disposé  naturellement  à  aimer  se- 
rait extrêmement  blessé,  s'il  ne  faisait  pas  ce  petit  sacrifice. 

X.  Or  ces  actions  sont  bonnes,  parce  qu'elles  sont  conformes 
à  l'Ordre;  et  elles  sont  méritoires,  parce  qu'el  es  sont  accom- 
pagnées du  sacrifice  qu'on  fait  de  l'amour-propre  à  l'amour  de 
l'Ordre.  Mais  ces  actions  ne  sont  point  méritoires  des  vrais  biens, 
ni  de  rien  qui  conduise  à  leur  possession  :  parce  qu'outre  qu'elles 
ne  sont  que  de  légers  sacrifices,  elles  procèdent  3  d'un  cœur 
corrompu,  d'un  cœur  où  l'amour-propre  aveugle  et  déréglé  * 
est  absolument  le  maître  3. 

XI.  On  ne  peut  avoir  droit  aux  vrais  biens,  qu'on  ne  soit 

1.  Voyez  le  ch.  vi.  art.  15  et  16  ci-dessous.  (Note  marginale  de  M.) 

2.  Ils  ne  souffrent  donc  de  cette  violation  de  l'ordre  qu'en  tant  qu'elle  les  aff-cle 
eux-mêmes,  en  vertu  de  cette  union.  Voilà  comment,  dans  la  nature  païenne  et 
dans  la  nature  déchue  qui  redevient  païenne,  l'amour-propre  ae  mêle  à  tout  et  cor- 
rompt tout,  même  les  sacrifices  partiels  et  momentanés  qu'il  parait  faire  à  l'ordre. 

int  de  vue  est  absolument  le  même  que  celui  de  La  Rochefoucauld. 

3.  Var.  Parce  qu'elles  ne  sont  que  de  légers  sacrifices  et  qu'elles  procèdent. 
[1684  et  1697.) 

4.  Var.  Les  mots  :  aveugle  et  déréglé,  n'étaient  ni  de  l'édition  de  1684  ni  de  celle 
de  1697. 

5.  La  première  et  la  seconde  partie  de  ce  paragraphe  semblent  difficiles  à  con- 
cilier entre  elles.  Si  l'amour-propre  est  absolument  le  maitre  dans  de  telles  âmes, 
comment  peut-il  s'y  sacrifier  à  l'amour  de  l'ordre?  Malebranche  veut  trop  dimi- 
nuer, dans  la  seconde  partie,  le  mér.te  qu'il  a  reconnu  dans  la  première. 


PREMIÈRE   PARTIE.  —  DE  LA  VERTU.  43 

juste  aux  yeux  de  Dieu  :  et  l'on  ne  peut  être  juste  devant  Dieu, 
qu'on  n'ait  plus  de  disposition  à  aimer  l'Ordre  que  toute  autre 
chose,  et  que  soi-même;  ou  ce  qui  revient  au  même,  qu'on  ne 
soit  disposé  *  à  ne  s'aimer  que  selon  l'Ordre,  à  ne  vouloir  être 
heureux  qu'autant  qu'on  le  mérite  2.  Ainsi,  quand  même  on 
supposerait  qu'un  païen  aimerait  d'un  amour  actuel  l'Ordre 
plus  que  toutes  choses,  ce  qui  ne  se  peut  faire  que  par  le  mou- 
vement de  la  grâce  ;  Dieu  qui  ne  juge  pas  l'âme  sur  ce  qu'il 
trouve  en  elle  de  passager,  mais  sur  ses  dispositions  stables  et 
permanentes,  ne  pourrait  pas  la  regarder  comme  juste  et  sainte. 
Car  un  acte  d'amour  de  Dieu  sur  toutes  choses  ne  peut  pas  na- 
turellement changer  l'habitude  invétérée  de  l'amour-propre. 
Cela  ne  se  peut  sans  l'usage  des  Sacrements  que  Jésus-Christ  a 
institués  pour  notre  justification  3,  pour  donner  à  un  seul  acte 
d'amour  de  Dieu  la  force  d'en  produire  l'habitude,  laquelle 
seule  donne  droit  aux  vrais  biens.  Ainsi  nul  Philosophe,  ni  So- 
crate,  ni  Platon,  niEpictète,  quelque  éclairés  qu'ils  aient  été  sur 
leurs  devoirs,  ni  même  ceux  qu'on  peut  supposer  avoir  ré- 
pandu leur  sang  pour  l'Ordre  de  la  justice,  ne  peuvent  être 
sauvés,  s'ils  n'ont  reçu  la  grâce  que  la  foi  seule  obtient  :  puis- 
que Dieu  juste  juge  ne  les  a  pu  juger  que  sur  la  disposition 
permanente  de  leur  volonté  ;  et  que  quand  il  serait  naturelle- 
ment possible  de  tendre  le  cou  au  bourreau  par  un  mouvement 
actuel  d'amour  pour  la  justice,  cela  seul  ne  changerait  pas  la 
disposition  naturelle  et  invétérée  de  l'amour-propre  :  disposi- 
tion confirmée  et  augmentée  à  tous  moments  par  le  mouvement 
de  la  concupiscence  durant  tout  le  cours  de  la  vie. 

XII.  Néanmoins  comme  les  païens  conservent  toujours 
quelque  amour  pour  l'Ordre,  ils  peuvent  éviter  le  péché  qu'ils 
commettent,  en  réveillant  cet  amour,  en  évitant  ce  qui  excite 
l'amour-propre,  et  en  ne  consentant  point  avant  que  d'être 
forcés  à  consentir,  comme  j'expliquerai  dans  la  suite.  Mais  vé- 
ritablement ils  ne  peuvent  point  accomplir  les  commandements 
de  Dieu.  Ils  ne  peuvent  aimer  l'ordre  plus  qu'eux-mêmes  en 
toutes  occasions.  La  Raison  nous  en  doit  convaincre;  et  la  foi 
nous  apprend  qu'ils  ne  le -peuvent  jamais.  Il  n'y  a  que  ceux 
qui  ont  la  foi  qui  le  puissent  :  et  même  entre  ceux-là,  tous  n'en 

1.  Var.  Ou  qu'on  ne  soit  disposé.  (1684.) 

2.  Var.  Cette  fin  de  phrase,  depuis  :  à  ne  vouloir...,  n'était  pas  dans  l'édition 
de  1684. 

3.  J'expliquerai  ceci  dans  le  ch.  vin.  (Note  marginale  de  M.) 


44  TRAITÉ   DE  MORALE. 

ont  pas  un  égal  pouvoir.  Il  n'y  a  que  les  justes  a  qui  rien  ne 
manque.  Pour  les  autres,  ils  peuvent  prier,  s'ils  connaissent 
leur  faiblesse  et  s'ils  veulent  en  être  guéris  l.  Ils  peuvent  par  le 
secours  de  leur  foi,  et  en  conséquence  des  promesses  de  Jésus- 
Christ,  et  non  par  la  nécessité  de  l'Ordre  immuable  de  la  jus- 
tice, mériter  le  pouvoir  prochain  d'observer  en  toutes  occasions 
les  commandements  de  Dieu 2. 

XIII.  Je  reprends  en  peu  de  paroles  les  vérités  essentielles  que 
je  viens  de  prouver,  et  qui  sont  nécessaires  pour  la  suite.  Les 
habitudes  s'acquièrent  et  se  fortifient  par  les  actes.  Or  l'habi- 
tude qui  domine,  n'agit  pas  toujours  :  on  peut  faire  des  actes 
qui  n'y  ont  nul  rapport,  et  quelquefois  qui  lui  sont  opposés. 
L'homme  peut  doncchanger  d'habitudes. 

XIV.  De  plus  il  n'y  a  point  d'homme,  quelque  corrompu  qu'il 
soit,  qui  n'ait  quelque  disposition  à  aimer  l'Ordre.  Tout  homme 
libre  et  raisonnable  peut  donc  se  corriger,  je  ne  dis  pas  se 
rendre  juste  3. 

XV.  Mais  en  supposant  les  secours  a  de  la  grâce,  tout  homme 
peut  se  rendre  juste.  Car  l'amour  dominant  de  l'Ordre  immua- 
ble qui  nous  justifie  devant  Dieu,  est  une  disposition  stable  et 
permanente,  c'est  une  habitude.  Or  on  peut  acquérir  cette  ha- 
bitude par  le  secours  de  la  grâce  :  non  seulement  parce  qu'on 
peut  par  le  moyen  de  la  grâce  actuelle  former  librement  tant 
d'actes  d'amour  de  l'Ordre  sur  toutes  choses,  ou  de  si  fervents, 
que  l'habitude  en  résultera;  mais  plus  facilement  et  plus  sû- 
rement, parce  qu'on  peut  s'approcher  des  Sacrements  dans  le 

1.  Var.  Los  mots  :  et  s'ils  veulent  on  être  guéris,  n'étaient  pas  dans  l'édition 
de  16S4. 

2.  Finalement,  Malebranche  semble  bien  danner  tous  les  païens,  y  compris  So- 
crate  et  Platon,  qui  évidemment  n'ont  pu  «  faire  usage  des  sacrements  institués  par 
Jésus-Cbrist  pour  notre  justification.  »  Cette  doctrine  est  bien  celle  des  jansénistes, 
aux  yeux  de  qui  Jésus-Christ  n'était  pas  mort  pour  tous  les  hommes.  Les  théolo- 
giens orthodoxes  enseignent  :  que  la  Rédemption  est  aussi  ancienne  que  le  péché 
d'Adam,  qu'elle  a  commencé  à  produire  ses  effets  au  moment  même  de  la  condam- 
nation du  premier  coupable,  que  par  l'effet  de  cette  Rédemplion.  les  païens  et  les 
infidèles  ont  reçu  et  reçoivent  encore  «  des  grâces  de  salut  »  auxquelles  il  leur  ap- 
partient de  correspondre;  enfin,  que  celui-là  seul  est  vraiment  hors  des  voies  du 
salut  qui  y  est  par  sa  faute,  culpabiliter.  Malebranche  corrigera  plus  tard  la  dureté 
de  la  doctrine  janséniste,  au  moins  en  ce  qui  concerne  les  hommes  nés  après  Jé- 
sus-Christ. Ici,  et  en  ce  qui  concerne  les  païens,  il  est  bien,  ce  semble,  avec  elle. 

3.  En  d'autres  termes,  ce  libre  arbitre  est  suffisant  pour  rendre  un  homme  quel- 
conque humainement,  naturellement  vertueux  ou  coupable  :  il  ne  suffit  pas  pour 
le  justifier,  au  sens  théologique  (qui  a  été  déjà  plusieurs  fois  expliqué  . 

4.  Var.  Le  secours.  (1684.) 


PREMIERE  PARTIE.—  DE  LA  VERTU.  45 

mouvement  de  cet  amour,  et  que  les  Sacrements  de  la  nouvelle 
alliance  répandent  dans  les  cœurs  la  charité  justifiante. 

XVI.  Tout  ce  qu'il  y  a  donc  à  faire  pour  acquérir  et  pour 
conserver  l'amour  dominant  de  l'Ordre  immuable  ou,  pour 
abréger  les  termes,  l'amour  de  l'Ordre,  consiste  à  rechercher 
avec  soin,  quelles  sont  les  choses  qui  réveillent  cet  amour  et 
qui  lui  font  produire  ses  actes,  et  quelles  sont  celles  qui  peu- 
vent empêcher  le  mouvement  actuel  de  l'amour-propre.  Or  je 
ne  vois  que  deux  principes  qui  déterminent  le  mouvement  na- 
turel de  la  volonté,  et  qui  excitent  les  habitudes,  savoir  la  lu- 
mière et  le  sentiment  !.  Sans  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  prin- 
cipes il  ne  se  forme  point  naturellement  d'habitude,  et  celles 
qui  sont  formées  demeurent  sans  action.  Si  l'on  fait  attention  2 
au  sentiment  intérieur  qu'on  a  de  soi-même,  on  se  persuadera 
facilement  que  la  volonté  n'aime  jamais  actuellement  le  bien, 
que  la  lumière  ne  le  découvre,  ou  que  le  plaisir  ne  le  rende 
présent  à  l'âme.  Et  si  on  consulte  la  raison,  on  reconnaîtra  que 
cela  doit  être  ainsi:  car  autrement  l'auteur  de  la  nature  impri- 
merait dans  la  volonté  des  mouvements  inutiles. 

XVII.  Il  n'y  a  donc  que  la  lumière  et  le  plaisir  qui  excitent 
dans  l'àme  quelque  mouvement  actuel  :  la  lumière  qui  lui  dé- 
couvre le  bien  qu'elle  aime  par  une  impression  invinci- 
ble: le  plaisir  qui  l'assure  qu'il  est  actuellement  présent. 
Car  jamais  l'âme  n'est  mieux  convaincue  de  la  présence  de 
son  bien,  que  lorsqu'elle  se  trouve  actuellement  touchée 
du  plaisir  qui  la  rend  heureuse.  Cherchons  maintenant  les 
moyens  par  lesquels  nous  pouvons  faire  que  la  lumière  se 
répande  dans  nos  esprits,  et  que  nos  cœurs  soient  touchés  par 
des  sentiments  propres  a  notre  dessein,  qui  est  d'exciter  en  nous 
des  actes  de  l'amour  de  l'Ordre,  et 3  de  nous  empêcher  de  for- 
mer ceux  de  l'amour-propre  ;  car  il  est  évident  que  tous  les 
préceptes  de  la  Morale  dépendent  absolument  de  ces  moyens. 
Voici  l'ordre  que  je  garderai  dans  cette  recherche. 

XVIII.  J'examinerai  d'abord  les  moyens  que  nous  avons  pour 
devenir  éclairés  sur  nos  devoirs.  La  lumière  doit  toujours  pas- 
ser la  première,  outre  qu'il  dépend  beaucoup  plus  de  nous  de 
voir  le  bien  que  de  le  goûter.  Car  ordinairement  nos  volontés 


1.  V.  plus  haut  ch.  ir,  12,  page  21,  note  6. 

2.  Var.  Si  l'on  prend  la  peine  de  consulter  le.  (1684.) 

3.  Var.  Ou.  (1684.) 


4o  TRAITÉ  DE  MORALE. 

sont  les  causes  •  occasionnelles  directes  et  immédiates  de  nos 
connaissances,  et  elles  ne  le  sont  jamais  de  nos  sentiments. 
Ensuite  j'examinerai  quelles  sont  les  causes  occasionnelles  de 
nos  sentiments,  et  le  pouvoir  que  nous  avons  sur  elles,  afin 
que  par  leur  moyen  nous  puissions  déterminer  l'Auteur  de  la 
grâce  et  de  la  nature  à  nous  toucher,  de  manière  que  l'amour 
de  l'Ordre  se  réveille  et  nous  anime,  et  que  l'amour-propre  ou 
la  concupiscence  demeure  sans  mouvement. 

XIX.  Je  commencerai  par  les  sentiments  que  Dieu  produit  en 
conséquence  de  l'Ordre  de  la  grâce,  parce  que  ceux-là  peuvent 
exciter  en  nous  des  actes  d'amour  de  l'ordre,  capables  d'en  for- 
mer l'habitude.  Ensuite  je  parlerai  des  sentiments  que  Dieu 
produit  en  nous  en  conséquence  de  l'ordre  de  la  nature  :  senti- 
ments qui  ne  peuvent  qu'indirectement  affaiblir  nos  mauvaises 
habitudes,  et  qu'il  est  presque  toujours  à  propos  d'éviter,  pour 
conserver  à  l'àme  le  pouvoir  et  la  liberté  d'aimer  les  vrais 
biens,  et  de  vivre  selon  l'Ordre.  Car  les  diverses  manières 
dont  on  se  prive  de  ces  sentimenis  sont  une  des  principales 
parties  de  la  Morale2;  et  la  plupart  des  noms  de  vertu  ne  sont 
inventés  que  pour  exprimer  les  dispositions  qu'on  acquiert  «à 
éviter  ces  sentiments,  qui  ébranlent  et  dérèglent  l'tàme  3. 


1.  Var.  Sont  causes.  (1684.) 

2.  Var.  La  fin  de  phrase  :  qui  ébranlent....  n'élait  pas  de  l'édition  de  1ÔS4. 

3.  Car  notre  action  personnelle  ne  consiste  trop  souvent,  d'après  Malebranche, 
qu'à  affaiblir  et  à  ralentir  en  nous  l'action  divine. 


CHAPITRE    CINQUIEME. 


De  la  force  de  l'esprit.  Nos  désirs  sont  les  causes  occasionnelles  de 
nos  connaissances.  Il  est  difficile  de  contempler  les  idées  abstrai- 
tes, et  la  force  de  l'esprit  consiste  dans  l'habitude  qu'on  a  prise  de 
supporter  le  travail  de  l'attention.  Moyens  pour  acquérir  cette 
force  d'esprit.  Il  faut  faire  taire  ses  sens,  son  imagination  etses  pas- 
sions, régler  ses  études,  ne  méditer  que  sur  des  idées  claires.  Etc. 


I.  La  foi  et  la  raison  nous  assurent  que  Dieu  seul  est  la  cause 
véritable  de  toutes  choses  :  mais  l'expérience  nous  apprend 
qu'il  n'agit  que  selon  certaines  lois  qu'il  s'est  faites  *,  et  qu'il 
suit  constamment.  Par  exemple  c'est  Dieu  seul  qui  meut  les 
corps  :  il  faudrait  peut-être  bien  du  discours  pour  en  convain- 
cre certaines  gens.  Mais,  cela  supposé,  comme  ayant  été  prouvé 
ailleurs  2,  il  est  évident  par  l'expérience,  que  Dieu  ne  meut  les 
corps,  que  lorsqu'ils  sont  choqués.  Ainsi  on  peut  dire  que  le 
choc  des  corps  est  la  cause  occasionnelle  qui  détermine  infailli- 
blement l'efficace  de  la  loi  générale  par  laquelle  Dieu  produit 
dans  son  ouvrage  mille  mouvements  divers. 

II.  Il  n'y  a  aussi  que  Dieu  qui  répande  la  lumière  dans  les  es- 
prits :  c'est  une  vérité  que  j'ai  déjà  suffisamment  expliquée  3. 
Mais  il  ne  faut  point  chercher  ailleurs  qu'en  nous-mêmes  la 
cause  occasionnelle  qui  le  détermine  à  nous  la  communiquer. 
Dieu  par  une  loi  générale,'  qu'il  suit  constamment  et  dont  il  a 

1.  Var.  Qu'il  s'est  fait.  (1684.) 

2.  Eclaircissements  sur  le  ch.  ni  de  la  2e  partie  du  6e  livre  de  la  Recherche  de 
la  vérité.  (Note  marginale  de  M.) 

3.  Entretiens  sur  la  métaphysique,  7e  Entretien.  Recherche  de  la  vérité,  liv.  III, 
partie  2.  (Note  marginale  de  M.) 


48  TRAITÉ   DE   MORALE. 

prévu  toutes  les  suites,  a  attaché  la  présence  des  idées  à  l'atten- 
tion de  l'esprit  :  car  lorsqu'on  est  le  maître  de  son  attention,  et 
qu'on  en  fait  usage,  la  lumière  ne  manque  pas  de  se  répandre 
en  nous  à  proportion  de  notre  travail.  Cela  est  si  vrai,  que 
l'homme  ingrat  et  stupide  s'en  fait  un  sujet  de  vanité  :  il  s'i- 
magine être  la  cause  de  ses  connaissances,  à  cause  de  la  fidélité 
avec  laquelle  Dieu  exauce  ses  désirs.  Car,  ayant  un  sentiment 
intérieur  de  son  attention,  et  n'ayant  aucune  connaissance  de 
l'opération  de  Dieu  en  lui 4,  il  regarde  l'effort  de  ses  désirs,  qui 
devrait  le  convaincre  de  son  impuissance,  comme  la  cause  vé- 
ritable des  idées  qui  accompagnent  cet  effort. 

III.  Or  Dieu  a  dû  établir  eu  nous  les  causes  occasionnelles  de 
nos  connaissances  pour  bien  des  raisons,  dont  la  principale  est, 
que  sans  cela  nous  n'eussions  pas  été  les  maîtres  de  nos  volon- 
tés. Car,  comme  nos  volontés  doivent  être  éclairées  pour  être 
excitées,  s'il  n'était  nullement  en  notre  puissance  de  penser,  il 
n'y  serait  pas  de  vouloir.  Nous  ne  serions  donc  point  libres  d'une 
parfaite  liberté,  ni  par  conséquent  en  état  de  mériter  les  vrais 
biens  pour  lesquels  nous  sommes  faits. 

IV.  L'attention  de  l'esprit  est  donc  une  prière  naturelle,  par 
laquelle  nous  obtenons  que  la  Raison  nous  éclaire.  Mais  depuis 
le  péché  l'esprit  se  trouve  souvent  dans  des  sécheresses  effroya- 
bles. Il  ne  peut  prier  :  le  travail  de  l'attention  le  fatigue  et  le 
désole.  En  effet  ce  travail  est  grand  d'abord,  et  la  récompense 
fort  médiocre;  et  d'ailleurs  on  se  sent  à  tous  moments  sollicité 
et  pressé,  agité  par  l'imagination  et  les  passions,  dont  il  doux 
de  suivre  l'inspiration  et  les  mouvements 2.  Cependant  c'est  une 
nécessité;  il  faut  invoquer  la  Raison  pour  en  être  éclairé.  Il 
n'y  a  point  d'autre  voie  pour  obtenir  la  lumière  et  l'intelligence 
que  le  travail  de  l'attention.  La  foi  est  un  don  de  Dieu,  qui  ne 
se  mérite  point  :  mais  l'intelligence  ne  se  donne  ordinairement 
qu'aux  mérites.  La  foi  est  pure  grâce  en  tous  sens  :  mais  l'in- 
telligence de  la  vérité  est  tellement  grâce,  qu'il  faut  la  mériter 
par  le  travail  ou  la  coopération  à  la  grâce. 

V.  Or  ceux  qui  sont  faits  à  ce  travail,  et  qui  sont  toujours  at- 


1.  Les  mots  :  en  lui,  n'étaient  ni  de  l'édition  de  1684  ni  de  celle  de  1697. 

2.  Non  seulement  à  cause  des  satisfactions  où  elles  tendent,  mais  parce  que  leur 
mouvement  même  et  leur  agitation  nous  remplissent  d'une  certaine  joie,  confuse 
et  mélangée,  mais  assez  vive  pour  que  notre  âme  s'y  complaise.  On  retrouve  cette 
idée  dans  Pascal  ;  on  la  retrouve  surtout  dans  le  3e  livre  de  la  Recherche  de  la  vé 
rite,  et  dans  mainte  autre  page  de  Malebranche. 


PREMIÈRE  PARTIE.  — DE  LA  VERTU.  49 

tentifs  a  la  vérité  qui  les  doit  conduire,  ont  une  disposition  qui 
mériterait  sans  doute  un  nom  plus  magnifique  que  ceux  qu'on 
donne  aux  vertus  les  plus  éclatantes.  Mais,  quoique  cette  ha- 
bitude ou  cette  vertu  soit  inséparable  de  l'amour  de  l'Ordre,  elle 
est  si  peu  connue  parmi  nous,  que  je  ne  sais  si  nous  lui  avons 
fait  l'honneur  de  lui  donner  un  nom  particulier.  Qu'il  me  soit 
donc  permis  de  la  désigner  par  le  nom  équivoque  de  force  d'es- 
prit. 

VI.  Pour  acquérir  cette  véritable  force  par  laquelle  l'esprit  sup- 
porte letravail  de  l'attention,  il  faut  commencer  de  bonne  heure  à 
travailler.  Car  naturellement  on  ne  peut  acquérir  les  habitudes 
que  par  les  actes  :  on  ne  peut  se  fortifier  que  par  l'exercice.  Mais 
c'est  peut-être  la  difficulté  que  de  commencer.  On  se  souvient 
qu'on  a  commencé,  et  qu'on  a  été  obligé  de  cesser.  De  là  on  se 
décourage  ■  on  se  croit  inhabile  à  la  méditation  :  on  renonce  à 
la  Raison.  Si  cela  est,  quoiqu'on  dise  pour  justifier  sa  paresse 
et  sa  négligence,  on  renonce  à  la  vertu,  du  moins  en  partie. 
Car,  sans  letravail  de  l'attention,  on  ne  comprendra  jamais  la 
grandeur  de  la  Religion,  la  sainteté  de  la  Morale,  la  petitesse 
de  tout  ce  qui  n'est  pas  Dieu,  le  ridicule  des  passions  et  toutes 
ses  misères  intérieures.  Sans  ce  travail,  l'âme  vivra  dans  l'a- 
veuglement et  dans  le  désordre,  puisqu'il  n'y  a  point  naturel- 
lement d'autre  voie  pour  obtenir  la  lumière  qui  doit  nous  con- 
duire, On  sera  éternellement  dans  l'inquiétude  et  dans  un  em- 
barras étrange  :  car  on  craint  tout  lorsqu'on  marche  dans  les 
ténèbres  et  qu'on  se  croit  environné  de  précipices.  Il  est  vrai 
que  la  foi  conduit  et  soutient,  mais  c'est  parce  qu'elle  produit 
toujours  quelque  lumière  par  l'attention  qu'elle  excite  en  nous  : 
car  il  n'y  a  que  la  lumière  qui  puisse  bien  rassurer  les  esprits, 
lorsqu'ils  ont  autant  d'ennemis  à  craindre  que  nous  en  avons. 

VII.  Que  faire  donc  pour  commencer  sans  se  rebuter?  Voyons 
ce  qui  nous  rebute.  On  médite  avec  peine  et  sans  récompense. 
D'un  côté  la  peine  désole  :  de  l'autre  la  récompense  ne  console 
point  assez.  11  faut  donc  diminuer  la  peine  et  augmenter  la  ré- 
compense. Cela  est  clair.  Mais  rien  n'est  plus  difficile.  Cela 
même  est  impossible  à  l'égard  de  la  plupart  des  hommes  :  et 
c'est  pour  cela  qu'il  nous  fallait  une  voie  abrégée  de  nous  as- 
surer de  la  vérité,  et  que  l'autorité  visible  de  l'Église  était  né- 
cessaire pour  nous  conduire.  Car  ceux  mêmes  qui  ont  le  plus 
d'esprit,  s'ils  s'écartent  de  la  foi,  ou  s'ils  s'abandonnent  à  l'analo- 
gie de  la  foi,  ils  s'écartent  du  chemin  qui  mène  à  l'intelligence. 


50  TRAITE  DE  MORALE. 

Ils  rompent  l'enchaînement  des  vérités,  qui  toutes  se  tiennent 
de  manière,  qu'une  seule  fausse  vérité  étant  supposée,  on  peut 
renverser  toutes  les  sciences,  si  l'on  sait  raisonner  conséquem- 
ment  4. 

VIII.  Pour  diminuer  la  peine  qu'on  trouve  dans  la  médita- 
tion, il  faut  éviter  tout  ce  qui  partage  inutilement  la  capacité 
de  l'esprit:  et  comme  rien  ne  le  partage  davantage  que  ce  qui 
le  touche,  que  ce  qui  le  frappe,  que  ce  qui  l'agite,  il  est  vi- 
sible qu'on  doit  éviter  avec  soin  tous  les  objets  qui  flattent  les 
sens  et  qui  réveillent  les  passions.  Les  sentiments  et  les  pas- 
sions étant  des  modifications  vives  et  sensibles  2  de  la  substance 
propre  de  l'âme,  il  est  nécessaire  que  toutes  les  idées  intelligi- 
bles qui  ne  la  modifient  que  légèrement,  se  dissipent  à  la  pré- 
sence des  objets  sensibles,  quelque  effort  qu'on  fasse  pour  re- 
tenir ces  idées  et  en  reconnaître  les  rapports.  De  plus  on  est 
persuadé  qu'il  dépend  de  nous.de  rappeler  les  idées  intellec- 
tuel les,  et  l'expérience  apprend  que  nos  volontés  ne  sont  point 
les  causes  occasionnelles  de  nos  sentiments.  Ainsi,  on  s'arrête 
volontiers  aux  sentiments,  par  lesquels  on  jouit  des  biens  qui 
passent  et  qu'on  ne  peut  rappeler;  et  on  laisse  là  les  idées 
pures,  dans  lesquelles  on  découvre  la  vérité  qui  demeure,  et 
que  l'on  peut  contempler  dès  que  l'on  souhaite  5.  Car  il  faut  se 
déterminer  promptement  sur  les  biens  qui  nous  échappent,  et 
on  peut  remettre  à  examiner  ceux  qui  sont  stables  et  toujours 
présents.  Entin  on  veut  être  actuellement  heureux  :  on  ne  veut 
jamais  être  malheureux  *.  Le  plaisir  actuel  rend  actuellement 
heureux,  et  la  douleur  3  malheureux.  Donc  tout  sentiment,  qui 
participe  ou  du  plaisir  ou  de  la  douleur,  occupe  l'esprit.  Tout 
mouvement  de  l'àme,  qui  a  le  bien  ou  le  mal  actuel  pour  ob- 
jet, domine  la  volonté.  Ainsi,  il  faut  faire  de  très  grands  efforts 
pour  contempler  la  vérité,  lorsque  nos  sens  sont  frappés  et 
nos  passions  émues:  et  comme  l'expérience  nous  apprend  que 
ces  efforts  sont  alors  assez  inutiles,  il  n'est  pas  possible  que 
l'àme  fatiguée  ne  se  chagrine  et  ne  se  rebute.  C'est  pour  cela 
que  ceux  qui  traitent  de  l'oraison  donnent  cet  avis  important, 
qu'il  faut  travailler  sans  cesse  à  la  mortification  de  ses  sens, 

1.  Il  n'est  pas  besoin  de  faire  remarquer  combien  ceci  est  cartésien. 

2.  Var.  Les  mots  :  vives  et  sensibles,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 

3.  Var.  Dès  qu'on  le  souhaite.  (16S4.J 

4.  Var.  Être  actuellement  malheureux.  (1684.) 

5.  Var.  Et  la  douleur  actuelle.  (1684.) 


PREMIERE  PARTIE.  -  DE  LA  VERTU.  fil 

ne  point  se  mêler  des  affaires  qui  ne  nous  regardent  pas,  et  qui 
peuvent  dans  la  suite,  à  cause  de  notre  engagement  indiscret, 
exciter  en  nous  mille  mouvements  importuns. 

IX.  La  seconde  chose  qu'il  y  a  à  faire,  c'est  d'éviter  autant 
^u'on  le  peut  toutes  les  sciences  et  tous  les  emplois  qui  n'ont 
^ue  de  l'éclat,  les  sciences  où  la  mémoire  seule  travaille,  l'é- 
tude et  l'emploi  où  l'imagination  s'exerce  trop.  Lorsque  l'homme 
i  la  tête  pleine,  content  de  ses  richesses  prétendues  et  enflé 
l'orgueil,  il  méprise  le  travail  de  l'attention;  ou  s'il  en  recon- 
lait  la  nécessité,  il  faudrait  faire  de  trop  grands  efforts  pour 
îloigner  toutes  les  fausses  idées  que  sa  mémoire  lui  fournit.  Et 
orsque  l'imagination  s'est  trop  exercée,  l'évidence  de  la  vérité 
îe  nous  touche  plus  vivement  :  parce  qu'effectivement  rien  n'est 
)lus  opposé  à  la  Raison  qu'une  imagination  trop  instruite, 
rop  délicate,  trop  agissante,  ou  plutôt  maligne  et  corrompue. 
,ar  l'imagination  doit  toujours  se  taire,  lorsque  la  Raison  pro- 
îonce;  ei  quand  on  a  coutume  de  l'exercer,  elle  interrompt  et 
;e  révolte  sans  cesse.  Aussi,  voyons-nous  que  les  savants  dont 
e  parle  n'ont  guère  de  piété,  ni  les  prétendus  esprits  forts  de 
Religion:  parce  qu'effectivement  il  n'y  a  point  de  plus  grand 
iveuglement  que  celui  dont  les  uns  et  les  autres  sont  frappés, 
^'orgueil  éteint  en  eux  toutes  les  lumières;  parce  qu'étant  tou- 
ours  très  satisfaits  d'eux-mêmes,  rassasiés  ou  plutôt  sans  faim 
)our  la  vérité,  ils  ne  peuvent  pas  se  résoudre  à  gagner  à  la 
lueur  de  leur  front  le  pain  de  l'âme,  nourriture  dont  ils  ne 
)euvent  pas  goûter  la  saveur. 

X.  L'homme  doit  travailler  de  l'esprit  pour  gagner  la  vie  de 
'esprit,  c'est  une  nécessité  absolue.  Mais,  travailler  de  l'esprit 
jour  gagner  de  l'or,  pour  acquérir  de  l'honneur,  rien  n'est 
)lus  servile.  Qu'un  artisan  travaille  du  corps,  pour  gagner  la 
Fie  du  corps,  pour  avoir  du  pain,  cela  est  dans  l'ordre  :  du 
noins  peut-il  en  remuant  son  corps  se  nourrir  l'esprit  et  l'oc- 
îuper  de  bonnes  pensées.  Mais  qu'un  magistrat,  qu'un  homme 
l'affairés,  qu'un  marchand  prodigue  la  force  de  son  esprit 
)our  acquérir  du  bien,  inutile  souvent  à  la  vie  de  son  corps,  et 
uujours  dangereux  à  celle  de  son  esprit,  c'est  une  insigne  fo- 
ie. Il  faut  donc  en  troisième  lieu  éviter  tous  les  emplois  qui 
itent  la  liberté  de  l'esprit,  si  Dieu  n'y  engage  par  une  vocation 
jxtraordinaire.  Car,  si  la  charité,  l'ordre  de  l'état  où  l'on  vit, 
ious  y  oblige,  et  que  nous  ne  prenions  de  charge  qu'autant 
lue  nous  en  pouvons  porter,  Dieu  suppléera  en  nous  l'équiva- 


5-2  TRAITE   DE   MORALE. 

lent  de  ce  que  nous  eussions  pu  obtenir  par  le  travail  de  la 
méditation.  Nous  trouverons  même  toujours  assez  de  temps 
pour  nous  examiner  sur  nos  devoirs,  si  ce  n'est  point  l'ambi- 
tion ou  L'intérêt  qui  nous  anime  dans  l'exercice  de  notre  em- 
ploi. 

XI.  Tout  le  monde  sait  assez  quelles  sont  les  choses  qui  l'a- 
gitent et  qui  le  dissipent  :  ou  du  moins  chacun  peut  s'en  ins- 
truire en  consultant  l'expérience  ou  le  sentiment  intérieur 
qu'on  a  de  soi-même.  De  sorte  que  je  ne  m'arrêterai  4  pas  ici  à 
marquer  en  détail  ce  que  l'on  doit  faire  pour  faciliter  la  médi- 
tation. Il  n'y  a  que  le  corps  qui  appesantisse  l'esprit:  voilà  le 
principe  de  notre  stupidité.  Or,  tous  les  objets  sensibles  n'a- 
gissent en  nous  que  par  notre  corps.  Ainsi,  on  voit  bien  qu'il 
n'y  a  qu'à  faire  taire  ses  sens,  son  imagination  et  ses  passions] 
en  un  mot  le  bruit  confus  que  le  corps  excite  en  nous,  pour 
entendre  sans  peine  les  réponses  de  la  Vérité  intérieure.  Cha- 
cun sait2  par  sa  propre  expérience  que  le  corps  est  assez  calme, 
quand  rien  ne  l'ébranlé  au  dehors  ou  ne  l'a  déjà  trop  ébranlé. 
Car.  comme  il  conserve  longtemps  les  traces  et  les  mouve- 
ments qu'il  a  reçus  des  objets  sensibles,  j'avoue  que  l'imagina- 
tion demeure  salie  et  blessée,  lorsqu'on  a  été  assez  indiscret 
pour  se  familiariser  avec  les  plaisirs.  Néanmoins,  la  plaie  se 
refermera,  le  cerveau  se  rétablira,  si  l'on  évite  avec  soin  l'ac- 
tion des  objets  qui  frappent  nos  sens,  ce  qu'on  peut  toujours, 
du  moins  en  partie.  Je  suppose  pour  cela  les  secours  néces- 
saires. Qu'on  fasse  de  son  côté  ce  qu'on  peut:  et  bien  loin  de 
méditer  avec  dégoût,  on  se  trouvera  si  bien  récompensé  qu'on 
ne  se  repentira  pas  de  son  travail;  pourvu  néanmoins  qu'on 
observe  la  règle  q ne  je  vas  donner,  ^ans  laquelle  quoi  qu'on 
médite,  on  ne  recevra  jamais  pour  récompense  la  vue  claire  de 
la  vérité.  Je  ne  prétends  pas  expliquer  ici  l'art  de  penser,  ni 
donner  toutes  les  règles  sur  lesquelles  l'esprit  doit  régler  toutes 
ses  démarches  dans  la  recherche  de  la  vérité.  Je  traite  de  la 
Morale,  science  nécessaire  à  tous  les  hommes,  et  je  laisse  la 
logique,  que  ceux-là  seuls  sont  obligés  d'étudier  a  fond,  qui 
veulent  être  en  état  de  découvrir  la  vérité  sur  toutes  sortes  de 
sujets. 

XII.  La  seule  règle  que  je  souhaite  qu'on  observe  avec  soin, 


1.  Var.  Aussi  je  ne  m'arrêterai  pas.  (1684. 

2.  Var.  Or,  chacun  sait.  (16S4.) 


PREMIERE  PARTIE.  — DE   LA  VERTU.  53 

c'est  de  ne  méditer  que  sur  des  idées  claires  et  des  expériences 
incontestables.  Méditer  sur  des  sentiments  confus  et  sur  des 
expériences  douteuses,  travail  inutile:  c'est  contempler  des 
fantômes  et  suivre  l'erreur.  L'Ordre  immuable  et  nécessaire,  la 
loi  divine  est  aussi  notre  loi  :  ce  doit  être  le  principal  sujet  de 
nos  méditations.  Mais  1,  rien  n'est  plus  abstrait  et  moins  sen- 
sible que  cet  Ordre.  J'avoue  que  l'Ordre  rendu  sensible  et  visi- 
ble par  les  actions  et  les  préceptes  de  Jésus-Christ,  peut  aussi 
nous  conduire.  Mais  c'est  qu'effectivement  cet  ordre  sensible 
élève  l'esprit  à  la  connaissance  de  l'ordre  intelligible  :  car  le 
Verbe  fait  chair  n'est  notre  modèle  que  pour  nous  conformer 
à  la  Raison,  modèle  indispensable  de  toutes  les  intelligences, 
modèle  sur  lequel  le  premier  homme  a  été  formé,  modèle  sur 
lequel  nous  devons  être  réformés  par  la  folie  apparente  de  la 
foi  2,  qui  nous  conduit  par  nos  sens  à  notre  Raison,  à  la  con- 
templation de  notre  modèle  intelligible. 

XIII.  L'homme  renversé  par  terre  s'appuie  sur  la  terre,  mais 
c'est  pour  se  relever.  Jésus-Christ  s'accommode  a  notre  faiblesse, 
mais  c'est  pour  nous  en  tirer.  La  foi  ne  parle  à  l'esprit  que  par 
le  corps,  il  est  vrai;  mais  c'est  afin  que  l'homme  n'écoute  plus 
son  corps,  qu'il  rentre  en  lui-même,  qu'il  contemple  les  véri- 
tables idées  des  choses,  et  fasse  taire  ses  sens,  son  imagination, 
et  ses  passions.  C'est  afin  qu'il  commence  sur  la  terre  a  faire 
de  son  esprit  l'usage  qu'il  en  fera  dans  le  Ciel,  où  l'intelligence 
succédera  à  ia  foi,  où  le  corps  sera  soumis  à  l'esprit,  où  la 
Raison  seule  sera  la  maîtresse.  Car  le  corps  de  lui-même  ne 
parle  à  l'esprit  que  pour  le  bien  du  corps3;  c'est  une  vérité 
essentielle  dont  on  ne  peut  trop  se  convaincre. 

XIV.  La  Vérité  et  l'ordre  ne  consistent  que  dans  les  rapports 
de  grandeur  et  de  perfection  que  les  choses  ont  entre  elles. 
Mais,  comment  découvrir  ces  rapports  avec  évidence,  lorsqu'on 
manque  d'idées  claires?  Comment  donnera-t-on  à  chaque  chose 
le  rang  qui  lui  convient,  si  l'on  n'estime  rien  que  par  rapport 
à  soi?  Certainement,  si  on  se  regarde  comme  le  centre  de  l'u- 
nivers, sentiment  que  le  corps  inspire  sans  cesse,  tout  l'ordre 
se  renverse,  toutes  les  vérités  changent  de  nature.  Un  flambeau 
devient  plus  grand  qu'une  étoile  :  un  fruit  plus  estimable  que 
le  salut  de  l'état.  La  terre  que  les  Astronomes  regardent  comme 

1.  Var.  Or.  (16S4.) 

2.  Var.  Par  la  folie  de  la  foi.  (16S4.) 

3.  Var.  Que  pour  le  corps.  (1684.) 


5*  TRAITÉ  DE  MORALE. 

un  point,  par  rapport  à  l'univers,  est  l'univers  même.  Mais, 
cet  univers  n'est  encore  qu'an  point  par  rapport  à  notre  Être 
propre  *.  Dans  certains  moments  que  le  corps  parle,  et  que  les 
passions  sont  émues,  on  est  prêt,  si  cela  se  pouvait,  à  le  sacri- 
fier à  sa  gloire  et  à  ses  plaisirs. 

XV.  Par  idées  claires,  dont  je  fais  le  principal  objet  de  ceui 
qui  veulent  connaître  et  aimer  l'ordre,  je  n'entends  pas  seule- 
ment celles  entre  lesquelles  l'esprit  peut  découvrir  des  rapports 
exacts  et  précis,  comme  sont  toutes  celles  qui  sont  l'objet  des 
Mathématiques,  et  qui  peuvent  s'exprimer  par  nombres  ou  se 
représenter  par  des  lignes:  j'entends  généralement  par  des 
idées  claires  toutes  celles  qui  répandent  quelque  lumière  dans 
l'esprit  de  ceux  qui  les  contemplent,  ou  desquelles  on  peut 
tirer  des  conséquences  certaines.  Ainsi,  je  mets  au  nombre  des 
idées  claires,  non  seulement  les  simples  idées,  mais  les  vérités 
qui  renferment  les  rapports  qui  sont  entre  les  idées.  Je  mets 
de  ce  nombre  les  notions  communes,  les  principes  de  Morale, 
en  un  mot  toutes  les  vérités  claires,  soit  par  elles-mêmes,  soit 
par  démonstration,  soit  même  par  une  autorité  infaillible,  quoi- 
que à  parler  exactement  ces  dernières  vérités  soient  plutôt  cer- 
taines que  claires  et  évidentes. 

XVI  Par  expériences  incontestables  j'entends  principalement 
les  faits  que  la  foi  nous  enseigne,  et  ceux  dont  nous  sommes 
convaincus  par  le  sentiment  intérieur  que  nous  avons  de  ce 
qui  se  passe  en  nous.  Si  nous  voulions  nous  conduire  par  les 
exemples  et  juger  des  choses  par  l'opinion,  nous  nous  trompe- 
rions à  tous  moments.  Car  il  n'y  a  rien  de  plus  équivoque  et 
de  plus  confus  que  les  actions  des  hommes,  et  souvent  rien  de 
plus  faux  que  ce  qui  passe  pour  certain  chez  des  peuples 
entiers.  Au  reste,  il  est  fort  inutile  de  méditer  sur  ce  qui  se 
passe  en  nous,  si  c'est  dans  le  dessein  d'en  découvrir  la  nature. 
Car  nous  n'avons  point  d'idée  claire  ni  de  notre  Être,  ni  d'au- 
cune de  ses  modifications  2;  et  on  ne  découvre  jamais  la  nature 
des  èîres  qu'en  contemplant  les  idées  claires  qui  les  représen- 
tent. Mais  nous  ne  pouvons  faire  trop  de  réflexions  sur  nos 
sentiments  et  nos  mouvements  intérieurs,  atin  d'en  découvrir 
les  liaisons  et  les  rapports  et  les  causes  naturelles  ou  occasion- 


1.  C'est  la  comparaison  de  Pascal  renversée. 

2.  Recherche  de  la  vérité,  1.  III,  p.  2,  ch.  n,  et  les  éclaircissements.  (Note  mar- 
ginale de  M. 


PREMIÈRE  PARTIE.  —   DE  LA  VERTU.  55 

nelles  qui  les  excitent.  Car  cela  est  d'une  conséquence  infinie 
pour  la  Morale. 

XVII.  La  connaissance  de  l'homme  est  de  toutes  les  sciences 
la  plus  nécessaire  à  notre  sujet.  Mais  ce  n'est  qu'une  science 
expérimentale  *,  qui  résulte  de  la  réflexion  qu'on  fait  sur  ce 
qui  se  passe  en  soi-même.  Réflexion  qui  ne  nous  fait  point  con- 
naître la  nature  des  deux  substances  dont  nous  sommes  com- 
posés: mais  qui  nous  apprend  les  lois  de  l'union  de  l'àmeet  du 
corps,  et  qui  nous  sert  à  établir  ces  grands  principes  de  Morale 
sur  lesquels  nous  devons  régler  notre  conduite  -. 

XVJII.  La  connaissance  de  Dieu  tout  au  contraire  n'est  point 
expérimentale.  On  découvre  la  nature  et  les  attributs  Divins, 
lorsqu'on  sait  contempler  avec  attention  l'idée  vaste  et  immense 
de  l'Être  infiniment  parfait  :  car  à  l'égard  de  Dieu,  il  n'en  faut 
juger  que  sur  l'idée  claire  qu'on  a  de  lui.  C'est  à  quoi  on  ne 
prend  point  assez  garde,  car  la  plupart  des  hommes  jugent  de 
Dieu  par  rapport  à  eux.  Ils  le  font  semblable  à  eux  en  plusieurs 
manières  :  ils  se  consultent  au  lieu  de  consulter  uniquement 
l'idée  de  l'Être  infiniment  parfait 3.  Ainsi,  ils  lui  ôtent  les  attri- 
buts Divins  qu'ils  ont  peine  à  reconnaître,  et  lui  attribuent  une 
sagesse,  une  puissance,  une  conduite,  en  un  mot  des  senti- 
ments semblables,  du  moins  en  quelque  chose,  à  ceux  qui  leur 
senties  plus  familiers  4.  Cependant,  la  connaissance  de  nos  de- 
voirs suppose  celle  des  attributs  Divins;  et  notre  conduite  ne 
peut  être  sûre,  si  elle  n'est  établie  et  réglée  sur  celle  que  Dieu 
tient  dans  l'exécution  de  ses  desseins. 

1.  C'est-à-dire,  pour  Malebranche,  d'un  ordre  inférieur.  —  Malebranche  s'atta- 
che à  établir  ici  que  la  morale  est  une  science  rationnelle  dans  ses  principes  et  dans 
sa  forme,  expérimentale  dans  sa  matière  ;  mais  la  partie  formelle  est  de  beaucoup 
la  plus  importante,  la  plus  considérable  à  ses  yeux,  quoique  l'analyse  qu'il  fait  de 
la  partie  matérielle  témoigne  d'une  finesse  exquise  et  le  range  parmi  les  moralistes 
les  plus  piquants  de  notre  littérature. 

2.  Dans  la  Recherche  de  la  vérité  (IV,  vi,  2),  après  avoir  dit  que  «  la  plupart  des 
sciences  sont  fort  incertaines  et  fort  inutiles,  ■>  Malebranche  prononce  que  ce- 
pendant «  la  science  de  l'homme  est  de  soi-même  une  science  que  l'on  ne  peut 
raisonnablement  mépr.ser...  ■>  Sa  principale  utilité  est  de  nous  faire  connaître  noire 
dépendance  à  l'égard  de  Dieu;  «  même  dans  nos  actions  les  plus  ordinaire-;,  elle 
nous  découvre  manifestement  la  corruption  de  notre  nature;  elle  nous  dispose  à 
recourir  à  celui  qui  seul  peut  nous  guérir,  à  nous  attacher  à  lui,  à  nous  défaire  et 
à  nous  détacher  de  nous-mêmes...  » 

3.  Ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  la  conscience  est  donc  pour  Malebranche 
une  faible  autorité.  C'est  dans  la  Raison,  c'est  en  Dieu,  que  nous  voyons  tout  ce 
que  nous  voyons  de  clair  et  de  distinct. 

4.  C'est  ce  que,  dans  le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  il  appelle  de  Y  anthro- 
pologie. 


TRAITÉ   DE  MORALE. 


XIX.  La  connaissance  de  Tordre,  qui  est  notre  loi  indispensa- 
ble, est  mêlée  d'idées  claires  et  de  sentiments  intérieurs.  Tout 
homme  sait  qu'il  vaut  mieux  erre  juste  que  riche,  que  souve- 
rain, que  conquérant.  Mais  tout  homme  ne  le  voit  pas  par  idée 
claire.  Les  enfants  et  les  ignorants  savent  bien  quand  ils  font 
mal.  Mais  c'est  le  reproche  secret  de  la  Raison  qui  les  reprend  : 
ce  n'est  pas  toujours  que  la  lumière  les  éclaire.  Car  l'ordre, 
pris  spéculativement  et  précisément  en  tant  qu'il  renferme  les 
rapports  de  perfection,  éclaire  l'esprit  sans  l'ébranler  *  :  et  l'or- 
dre, considéré  comme  la  loi  de  Dieu,  comme  la  loi  de  tous  les 
esprits,  considéré  précisément  en  tant  qu'il  a  force  de  loi,  car 
Dieu  aime  et  veut  invinciblement  qu'on  aime  l'Ordre,  ou  toutes 
choses  à  proportion  qu'elles  sont  aimables  :  l'ordre,  dis-je, 
comme  principe  et  règle  naturelle  et  nécessaire  de  tous  les 
mouvements  de  lame,  touche,  pénètre,  convainc  l'esprit  sans 
l'éclairer*.  Ainsi  on  peut  voirl'ordre  par  idée  claire,  mais  on  le 
connaît  aussi  par  sentiment:  parce  que  Dieu  aimant  l'Ordre,  et 
nous  imprimant  sans  cesse  un  amour,  un  mouvement  pareil  au 
sien,  il  est  nécessaire  que  nous  soyons  instruits  par  la  voie 
courte  et  sûre  du  sentiment,  quand  nous  suivons  ou  abandon- 
nons l'Ordre  immuable. 

XX.  Mais  il  faut  prendre  garde  que  le  péché  qui  a  introduit 
la  concupiscence,  rend  souvent  peu  sûre  la  voie  de  discerner 
l'Ordre  par  sentiment  ou  par  instinct,  parce  que  les  inspira- 
tions secrètes  des  passions  sont  de  môme  nature  que  ce  senti- 
ment intérieur.  Car,  quand  on  agit  contre  l'opinion  et  la  cou- 
tume, on  sent  souvent  des  reproches  intérieurs  assez  semblables 
à  ceux  de  la  Raison  et  de  l'Ordre3.  Avant  le  péché,  le  sentiment 
du  reproche  intérieur  n'était  point  un  signe  équivoque  :  car 
alors  il  n'y  avait  que  ce  sentiment  qui  parlât  en  maître.  Mais 
depuis  le  péché,  les  inspirations  secrètes  des  passions  ne  sont 
point  soumises  à  nos  volontés.  Ainsi  il  est  facile  de  les  confondre 
avec  kjs  inspirations  de  la  Vérité  intérieure,  lorsque  l'esprit 
n'est  point  éclairé  de  quelque  lumière.  C'est  pour  cela  qu'il  y  a 

1.  Sans  le  mettre  en  mouvement  pour  le  faire  agir. 

%.  Et  «  c'est  cette  impression  continuelle  de  Dieu  qui  fait  la  volonté  des  hom- 
mes. •  l Méditations  chrétiennes,  xv.) 

1.  Assez  semblables.  Le  sont-ils  tout  à  fait  ?  N'y  a-t-il  aucun  moyen  de  les  dis- 
cerner pour  une  conscience  sincère?  Remarquez  une  fois  de  plus  à  quel  point,  lors- 
qu'il s'agit  de  la  nature  humaine,  abandonnée  à  elle-même  et  à  ses  propres  forces, 
diminuées  par  la  chute,  Malebranche,  tout  comme  Pascal  et  La  Rochefoucauld,  est 
d'accord  avec  Montaigne. 


PREMIÈRE  PARTIE-—  DE  LA  VERTU.  57 

tant  de  personnes  qui  de  bonne  foi  défendent  des  erreurs  abo- 
minables. Une  fausse  idée  de  Religion  et  de  Morale  qui  s'ac- 
commode avec  leurs  intérêts  et  leurs  passions  leur  paraît  la  vé- 
rité môme  :  et  convaincus  par  le  sentiment  intérieur  qui  jus- 
tifie leurs  excès,  ils  poussent  leur  zèle  indiscret  1  et  téméraire 
avec  tout  le  mouvement  de  l'amour-propre. 

XXI.  Rien  n'est  donc  plus  sûr  que  la  lumière  :  on  ne  peut 
trop  s'arrêter  aux  idées  claires  ;  et  quoiqu'on  puisse  se  laisser 
animer  par  le  sentiment,  il  ne  faut  jamais  s'y  laisser  conduire. 
Il  faut  contempler  l'Ordre  en  lui-même,  et  souffrir  seulement 
que  le  sentiment  soutienne  notre  attention  par  le  mouvement 
qu'il  excite  en  nous.  Autrement  nos  méditations  ne  seront  point 
récompensées  de  la  vue  claire  de  la  vérité  :  le  dégoût  nous 
prendra  à  tous  moments  ;  et  toujours  inconstants,  incertains, 
embarrassés,  nous  nous  laisserons  conduire  aveuglément  à  no- 
tre caprice. 

XXII.  Il  est  vrai  que  lorsque  le  cœur  est  corrompu,  on  n'est 
guère  en  état  de  contempler  l'Ordre  en  lui-même  :  on  ne  con- 
sidère avec  plaisir  que  les  rapports  imaginaires  que  les  choses 
ont  avec  soi,  et  on  méprise  les  rapports  réels  qu'elles  ont  entre 
elles.  On  peut  alors  aimer  les  Mathématiques  :  mais  c'est  qu'on 
s'en  fait  honneur,  ou  qu'on  en  tire  du  profit.  C'est  que  les  Ma- 
thématiques n'examinent  que  les  rapports  de  grandeur,  et  que 
l'Ordre  ne  consiste  que  dans  des  rapports  de  perfection.  L'évi- 
dence de  la  vérité  est  toujours  agréable,  lorsqu'elle  ne  blesse 
point  notre  amour-propre  :  maison  n'aime  point  naturellement 
une  lumière  qui  éclaire  nos  désordres  cachés,  une  lumière  qui 
nous  condamne,  qui  nous  punit,  qui  nous  couvre  de  confusion 
et  de  honte  2.  Car  l'Ordre,  la  loi  Divine  est  une  loi  terrible,  me- 
naçante, inexorable.  Nul  homme  ne  peut  la  contempler  sans 
crainte  et  sans  horreur,  dans  le  temps  qu'il  ne  veut  point  lui 
obéir.  Tout  cela  est  vrai.  Mais  quoique  le  cœur  soit  corrompu, 
l'amour-propre  éclairé  peut  quelquefois  arrêter  ou  diminuer  le 
mouvement  des  passions.  On  n'aime  point  le  désordre  pour  le 


1.  Mot  pris  dans  la  plénitude  de  son  acception,  un  peu  usée  et  effacée  au- 
jourd'hui. 

2.  On  connaît  le  célèbre  passage  de  la  Recherche  de  la  vérité,  (IV,  n,  3).  «  Si, 
outre  une  vue  confuse  et  imparfaite  de  cette  proposition  fondamentale  de  géomé- 
trie, ils  avaient  encore  quelque  intérêt  que  les  côtés  des  triangles  semblables  ne 
fussent  pas  proportionnels,  ils  pourraient  bien  faire  des  paralogismes  aussi  absur- 
des en  géométrie  qu'en  matière  de  morale...  » 


58  TRAITE  DE   MORALE. 

désordre  l;  et  Ton  peut  désirer  sa  conversion,  lorsqu'on  espère 
par  là  augmenter  ses  plaisirs,  assurer  son  bonheur  -.  Enfin,  je 
suppose  toujours  les  secours  nécessaires  :  car  j'avoue  que  sani 
le  secours  de  la  Grâce,  on  ne  peut  travailler  comme  il  faut  à  sa 
conversion,  ni  même  avoir  aucune  bonne  pensée,  qui  puisse 
contribuer  à  la  imérison  de  nos  maux. 


1.  Leibniz  dira  plu*  :  «  N'esl-il  pas  pos  nif'-me  naturel  qu'un  hommi 
trouve  du  plaisir  dans  le  bon  ordre  parmi  le<  hommes,  comme  on  en  trouve  dans 
les  ordre?  des  colonnes  d'architecture  .'  Lettres  et  opuscules  médits,  publ.  par 
Foncher  de  CareQ. 

2.  Var.  Les  mots  :  assurer  son  bonheur,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 


CHAPITRE    SIXIEME. 


De  la  liberté  de  l'esprit.  La  grande  règle,  c'est  de  suspendre  son  con- 
sentement autant  qu'on  le  peut.  C'est  par  l'usage  de  cette  règle  * 
qu'on  peut  éviter  l'erreur  et  le  péché,  comme  c'est  par  la  force  de 
l'esprit  qu'on  se  délivre  de  l'ignorance.  La  liberté  de  l'esprit  aussi 
bien  que  sa  force  est  une  habitude  qui  se  fortifie  par  l'usage  qu'on 
en  fait.  Exemples  de  l'utilité  de  son  usage  dans  la  physique,  dans 
la  Morale,  dans  la  vie  civile. 


I.  On  ne  peut  découvrir  la  vérité  sans  le  travail  de  l'attention, 
parce  qu'il  n'y  a  que  le  travail  de  l'attention  qui  ait  la  lumière 
pour  récompense.  Afin  de  supporter  et  de  continuer  le  travail 
de  l'attention,  il  faut  avoir  acquis  quelque  force  d'esprit,  et  quel- 
que autorité  sur  son  corps,  pour  imposer  silence  à  ses  sens,  à  son 
imagination,  à  ses  passions,  ainsi  quej'aidit  dans  le  chapitre  pré- 
cédent. Mais  quelque  force  d'esprit  qu'on  ait  acquise,  on  ne  peut 
point  travailler  sans  cesse  :  et  quand  cela  se  pourrait,  il  y  a  des  sujets 
si  obscurs,  qu'il  n'y  a  point  d'esprit  qui  les  puisse  pénétrer.  Ainsi, 
afin  que  l'homme  ne  tombe  point  dans  l'erreur,  il  ne  suffit  pas 
qu'il  ait  l'esprit  fort  pour  supporter  le  travail  :  il  faut  de  plus 
qu'il  ait  une  autre  vertu,  que  je  ne  puis  encore  mieux  désigner 
que  par  le  nom  équivoque  de  Liberté  d'esprit,  par  laquelle 
l'homme  retient  toujours  son  consentement,  jusqu'à  ce  qu'il 
soit  invinciblement  porté  à  le  donner. 

II.  Lorsqu'on  examine  une  questfon  fort  composée,  et  que 
l'esprit  se  trouve  environné  de  toutes  parts  de  fort  grandes  dif- 
ficultés, la  Raison  permet  bien  qu'on  abandonne  le  travail  : 

1.  Var.  C'est  par  la  liberté  de  l'esprit.  (1684.) 


60  TRAITÉ  DE  MORALE. 

mais  elle  ordonne  indispensablement  qu'on  suspende  son  con- 
sentement, et  qu'on  ne  juge  de  rien,  puisque  rien  n'est  évident. 
Faire  usa'je  de  sa  liberté,  autant  qu'on  le  peut,  c'est  le  précepte 
essentiel  et  indispensable  de  la  Logique  et  de  la  Morale.  Car  il 
ne  faut  jamais  croire  avant  que  l'évidence  y  oblige  :  il  ne  faut 
jamais  aimer  ce  qu'on  peut  sans  remords  s'empêcher  d'aimer. 
Je  parle  de  l'homme  raisonnable,  ou  de  l'homme  l  qui  se  conduit 
uniquement  par  raison.  Car  le  fidèle  en  tant  que  fidèle,  a  d'au- 
tres principes  que  la  lumière  et  l'évidence.  Le  politique  même, 
le  citoyen,  le  religieux,  le  soldat  a  ses  principes:  et  il  est  rai- 
sonnable qu'il  les  suive,  quoiqu'il  ne  voie  pas  encore  clairement 
et  évidemment  qu'ils  soient  conformes  à  la  Raison.  Mais  quand 
la  Foi  ne  décide  rien,  il  ne  faut  croire  que  ce  qu'on  voit.  Quand 
la  coutume  ne  prescrit  rien,  il  ne  faut  suivre  que  la  Foi  et  la 
Raison  :  et  quoi  que  l'autorité  humaine  décide,  et  que  la  cou- 
tume autorise,  si  Ton  reconnaît  clairement  et  évidemment 
qu'on  se  trompe,  il  vaut  mieux  renoncer  à  tout  qu'à  la  Raison  2. 
Je  dis  à  la  Raison,  et  non  aux  sentiments,  à  l'imagination,  aux 
inspirations  secrètes  des  passions  :  qu'on  y  prenne  garde.  Je 
parle  aussi  de  l'autorité  sujette  à  l'erreur,  et  non  pas  de  l'auto- 
rité infaillible  de  l'Eglise,  qui  ne  put  jamais  se  trouver  contraire 
à  la  Raison.  Car  Jésus-Christ  ne  peut  jamais  être  contraire  à 
lui-môme,  la  Vérité  incarnée  à  la  Vérité  intelligible,  le  chef  qui 
conduit  l'Eglise  à  la  Raison  universelle  qui  éclaire  tous  les  es- 
prits. 

III.  La  force  de  l'esprit  est  à  la  recherche  de  la  vérité  ce  que 
la  liberté  de  l'esprit  est  à  la  possession  de  la  môme  vérité,  ou 
du  moins  à  l'infaillibilité  ou  à  l'exemption  de  l'erreur.  Car,  par 
l'usage  qu'on  fait  de  la  force  de  son  esprit,  on  découvre  la  vé- 
rité, et  par  l'usage  qu'on  fait  de  la  liberté  de  son  esprit,  on 
s'exempte  de  l'erreur.  Comme  l'esprit  manquait  de  force  et 
d'étendue,  la  liberté  lui  était  nécessaire,  afin  qu'il  pût  éviter 
l'erreur  en  suspendant  son  consentement,  et  que  l'auteur  de 
son  être  ne  le  fût  point  de  ses  désordres.  Car  la  liberté  supplée 
à  la  faiblesse  et  à  la  limitation  de  l'esprit  humain  :  et  celui  qui 
est  assez  libre  pour  suspendre  toujoursson  consentement,  quoi- 
qu'il ne  puisse  pas  se  délivrer  de  l'ignorance,  mal  nécessaire  à 

1.  Var.  Ou  l'homme.  (1684  et  1697.) 

2.  «  La  Raison  commande  plus  impérieusement  qu'un  maître.  »  (Pascal.)  C'est 
bien  ce  que  faisaient  tous  les  fiers  chrétiens  de  cette  époque  vigoureuse  :  toute 
l'histoire  de  Port-Royal  le  prouve  assez  éloquemment. 


PREMIÈRE  PARTIE.  —  DE  LA  VERTU.  61 

tout  esprit  fini,  il  peut  se  délivrer  de  l'erreur  *  et  du  péché  qui 
rendent  l'homme  digne  de  mépris  et  sujet  à  la  peine. 

IV.  Certainement  si  l'on  faisait  toujours  usage  de  sa  liberté 
autant  qu'on  le  peut,  on  ne  consentirait  jamais  qu'à  l'évidence, 
qui  seule  ne  trompe  point,  ainsi  que  je  l'ai  prouvé  ailleurs,  et 
qui  seule  aussi  oblige  la  volonté  à  consentir.  Car  lorsque  l'es- 
prit voit  clair,  il  ne  peut  pas  douter  qu'il  ne  voie  :  lorsque 
l'esprit  a  examiné  tout  ce  qu'il  y  avait  à  examiner  pour  décou- 
vrir les  rapports  ou  les  vérités  qu'il  cherche,  il  est  nécessaire 
qu'il  se  repose  2et  qu'il  cesse  ses  recherches.  De  môme  à  l'é- 
gard du  péché,  celui  qui  n'aime  que  ce  qu'il  reconnaît  évi- 
demment pour  vrai  bien,  que  ce  qu'il  ne  peut  point  s'empêcher 
d'aimer,  n'est  point  déréglé  dans  son  amour.  Il  n'aime  que  Dieu3, 
car  il  n'y  a  que  Dieu  qu'on  ne  puisse  sans  remords  s!empècher 
d'aimer.  Il  n'y  a  que  lui  qu'on  reconnaisse  clairement  et  évi- 
demment pour  le  vrai  bien,  pour  la  cause  véritable  du  bonheur, 
pour  l'être  infiniment  parfait,  pour  un  objet  capable  de  contenter 
l'âme,  qui,  étant  faite  pour  le  bien  universel 4,  peut  suspendre 
le  consentement  de  son  amour  h  l'égard  de  ce  qui  ne  renferme 
pas  tous  les  biens,  ou  de  tout  ce  qui  peut  limiter  son  bonheur 5. 

V.  La  force  et  la  liberté  de  l'esprit  sont  donc  deux  vertus, 
qu'on  peut  appeler  générales,  ou  cardinales,  pour  me  servir  du 
mot  ordinaire.  Car,  comme  on  ne  doit  jamais  ni  aimer,  ni  agir, 
sans  y  avoir  bien  pensé,  il  faut  à  tous  moments  faire  usage  de 
la  force  et  de  la  liberté  de  son  esprit.  Et  ces  deux  vertus,  de  la 
manière  dont  je  les  considère,  ne  sont  point  des  facultés  natu- 
relles, communes  à  tous  les  hommes  :  rien  n*est  plus  rare,  et 
personne  ne  les  possède  parfaitement.  Je  sais  bien  que  l'homme 
est  naturellement  capable  de  quelque  travail  d'esprit,  mais  il 
n'a  pas  pour  cela  l'esprit  fort.  L'homme  peut  aussi  suspendre 
son  consentement,  mais  il  n'a  pas  pour  cela  naturellement  l'es- 
prit libre  de  la  manière  dont  je  l'entends.  La  force  et  la  liberté 
d'esprit  dont  je  parle,  sont  des  vertus  qui  s'acquièrent  par  l'u- 


1.  Voyez  Descartes,  4e  méditation. 

2.  Qu'il  acquiesce  (ad  quiescere).  Cf.  Recherche  de  la  vérité,  I,  u,  1.  «  C'est  la 
volonté  seule  qui  juge  véritablement  en  acquiesçant  à  ce  que  l'entendement  lu:  re- 
présente et  en  s'y  reposant  volontairement.  » 

3.  Et  ce  qui  tient  de  lui  et  lui  ressemble,  à  proportion  qu'il  lui  ressemble... 

4.  Var.  Pour  tout  bien.  (1684.) 

5.  Var.  La  fin  de  phrase  :  Ou  de  tout  ce  qui  ue  peut  pas.  .,  n'était  pas  dans  l'édi- 
tion de  1684. 

4 


62  TRAITÉ  DE  MORALE. 

sage.  Mais  comme  ces  vertus  perfectionnent  l'âme  et  la  remet- 
tent en  partie  dans  son  état  naturel,  car  avant  le  péché  l'esprit 
était  fort  et  libre  en  toutes  manières,  on  ne  les  regarde  pas  or- 
dinairement comme  des  vertus  :  car  on  s'imagine  que  la  vertu 
doit  changer  la  nature  ou  la  détruire,  au  lieu  de  la  réparer.  Il 
y  a  même  des  personnes  qui  pensent  que  la  force  et  la  liberté 
d'esprit  sont  des  facultés  de  l'âme,  qui  consistent  dans  une  es- 
pèce d'indivisible  "  :  et  jugeant  des  autres  par  eux-mêmes,  ils 
s'imaginent  qu'on  ne  peut  se  rendre  attentif  aux  sujets  qui  les 
rebutent,  et  que  c'est  opiniâtreté  que  de  ne  pas  consentir  aux 
vraisemblances  qui  les  trompent. 

VI.  Mais  la  force  et  la  liberté  d'esprit  sont  inégales  dans  tous 
les  hommes.  Il  n'y  a  pas  même  deux  personnes  également  pro- 
pres à  rentrer  en  eux-mêmes,  ni  également  en  état  de  suspendre 
leur  consentement.  Que  dis-je?  La  même  personne  ne  conserve 
pas  longtemps  la  force  et  la  liberté  de  son  esprit  dans  le  même 
état.  Si  elles  n'augmentent  par  l'usage  qu'on  en  fait,  il  est  né- 
cessaire qu'elles  diminuent  :  parce  qu'il  n'y  a  point  de  vertus 
plus  combattues,  et  plus  contraires  aux  mouvements  continuels 
de  la  concupiscence.  La  plupart  des  vertus  s'accommodent  assez 
avec  l'amour-propre  :  car  on  peut  souvent  avec  plaisir  et  par 
amour- propre  rendre  certains  devoirs.  Mais  on  ne  peut  guère 
méditer  sans  peine,  et  beaucoup  moins  suspendre  son  consente- 
ment ou  le  jugement  qui  détermine  les  mouvements  de  l'esprit 
et  du  corps.  Lorsque  le  bien  se  découvre  à  l'âme  et  l'attire  par 
sa  douceur,  elle  n'est  point  en  repos  si  elle  demeure  immobile  : 
car  alors  le  cours  des  esprits  est  trop  violent,  elle  s'y  laisse 
aller  2.  Il  n'y  a  point  de  plus  grand  travail,  que  d'être  ferme 
dans  les  courants  ;  dès  qu'on  cesse  d'agir,  on  est  emporté. 

VIL  Aussi  voyons-nous  qu'il  n'y  a  presque  personne  qui  mé- 
dite, et  que  ceux  qui  entreprennent  de  rechercher  la  vérité, 
manquent  souvent  de  force  et  de  courage  pour  arriver  jusqu'au 
lieu  où  la  vérité  habite.  Fatigués  et  rebutés,  ils  tâchent  de  se 

1.  Les  points  sur  lesquels  Malebranche  n'est  pas  d'accord  avec  Descartes  n'étant 
pas  très  nombreux,  il  est  important  de  les  relever.  Voici  ce  qu'on  lit  dans  la  4e  mé- 
ditation de  Descartes  (13).  «  Je  n'ai  pas  aussi  sujet  de  me  plaindre  de  ce  qu'il  m'a 
donné  une  volonté  plus  ample  que  l'entendement,  puisque  la  volonté  ne  consistant 
que  dans  une  seule  cbose  et  comme  dans  un  indivisible,  il  semble  que  sa  nature 
est  telle  qu'on  ne  lui  saurait  rien  ôter  sans  la  détruire,  et  certes,  plus  elle  a  d'éten- 
due, et  plus  ai-je  à  remercier  la  bonté  de  celui  qui  me  l'a  donnée.  » 

2.  Ce  membre  de  pbrase  :  alors  le  cours  des  esprits...,  n'était  ni  dans  l'édition 
de  1684,  ni  de  celle  de  169". 


PREMIÈRE  PARTIE.  -   DE  LA  VERTU.  H3 

contenter  de  ce  qu'ils  possèdent  :  ou  peut-être  se  consolent-ils 
par  un  mépris  ridicule,  ou  par  un  désespoir  de  lâcheté  et  de 
bassesse  d'esprit.  S'ils  sont  trompés,  ils  deviennent  trompeurs; 
et  s'ils  sont  fatigués,  ils  inspirent  la  nonchalance  et  la  paresse  : 
il  suffit  de  les  voir  pour  se  sentir  comme  eux  rebuté  du  travail 
et  dégoûté  de  la  vérité.  Car  les  hommes  sont  faits  de  manière, 
qu'ils  aiment  beaucoup  mieux  se  tromper  les  uns  les  autres, 
que  de  consulter  leur  maître  commun  :  et  ils  sont  si  crédules  à 
l'égard  de  leurs  amis,  et  si  incrédules  ou  si  peu  attentifs  aux 
réponses  de  la  vérité  intérieure,  que  l'opinion  et  le  parti  sont  la 
règle  ordinaire  de  leurs  sentiments  et  de  leur  conduite. 

VIII.  Afin  d'acquérir  quelque  liberté  d'esprit  et  s'accoutumer 
à  suspendre  son  consentement,  il  faut  sans  cesse  faire  réflexion 
sur  les  préjugés  des  hommes  et  sur  les  causes  de  ces  pré- 
jugés. On  croit  bien  comprendre  les  choses  dès  qu'on 
cesse  de  les  admirer  *;  et  la  familiarité  nous  délivrant  de 
toute  appréhension,  Tesprit  consent  volontiers,  parce  que 
l'intérêt  ne  le  retient  point  5.  Il  est  inutile  de  suspendre 
son  consentement  3,  si  l'on  n'a  dessein  d'examiner,  car 
qu'importe  de  tomber  dans  l'erreur?  Mais  il  est  grand  et  agréa- 
ble de  juger  de  tout.  Or  on  ne  peut  examiner  sans  peine.  Du 
moins  pour  examiner,  faut-il  employer  du  temps,  que  l'àme 
faite  pour  être  heureuse,  croit  perdu,  lorsque  le  plaisir,  la  va- 
nité et  l'intérêt  ne  la  sollicitent  point.  C'est  pour  cela  que  le 
langage  ordinaire  n'est  qu'un  galimatias  perpétuel.  Car  tout  le 
monde  croit  bien  savoir  ou  ce  qu'il  dit,  ou  ce  qu'il  entend  dire, 

1.  Et  on  ne  les  comprend  pas,  précisément  parce  que  l'étude  cesse  en  même  temps 
que  l'admiration.  Comme  dit  ailleurs  Malebranche,  <-  l'admiration  est  très  utile 
dans  les  sciences,  parce  qu'elle  applique  et  éclaire  l'esprit...  Ceux  qui  sont  capa- 
bles d'admiration  sont  plus  propres  à  l'étude  que  ceux  qui  n'en  sont  pas  suscepti- 
bles; ils  sont  ingénieux  et  les  autres  sont  stupides.  >>  (Recherche  de  la  vérité,  V, 
vin.  —  Voyez  le  paragraphe  qui  va  suivre.) 

2.  «  Il  ne  faut  jamais  abréger  ses  idées  que  lorsqu'on  se  les  est  rendues  très  claires 
et  très  distinctes  par  une  grande  application  d'esprit,  et  non  pas  comme  l'on  fait 
ordinairement  des  passions  et  de  toutes  les  choses  sensibles,  lorsqu'on  se  les  est 
rendues  familières  par  des  sentiments  et  par  l'action  seule  de  l'imagination  qui 
trompe  l'esprit...  Les  idées  pures  de  l'esprit  sont  claires  et  distinctes,  mais  il  est 
difficile  de  se  les  rendre  familières.  Les  sensations  et  les  é  notions  de  l'àme  sont 
au  contraire  très  familières,  mais  il  est  impossible  de  les  connaître  clairement  et 
distinctement.  »  (Recherche  de  la  vérité,  V,  x.)  On  voit  par  ces  rapprochements 
que  Malebranche  veut  parler  ici  d'idées  qui  nous  sont  devenues  familières,  qui 
n'excitent  donc  en  nous  ni  étonnement,  ni  crainte,  ni  admiration,  ni  appréhension, 
mais  par  là  même  nous  communiquent  une  sécurité  trompeuse. 

3.  On  le  donne  donc  tout  de  suite,  snns  examen. 


64  TRAITÉ  DE  MORALE. 

lorsqu'il  l'a  déjà  dit,  ou  ouï  dire  plusieurs  fois.  Il  n'y  a  que  les 
termes  nouveaux  qui  fassent  peine,  et  qui  réveillent  l'attention: 
Et  ces  termes  nouveaux,  quoique  clairs  et  exempts  d'équivo- 
que, sont  toujours  suspects  :  parce  que  tout  le  monde  est  capa- 
ble d'appréhension  ',  et  peu  d'une  attention  suffisante  pour 
découvrir  la  vérité,  et  se  délivrer  d'appréhension  2.  Je  rempli- 
rais des  volumes  entiers  d'exemples  de  ces  expressions  reçues 
de  tout  le  monde,  et  dont  le  sens  est  indéterminé  et  confus. 
Mais  chacun  doit  se  faire  un  plaisir  d'attacher,  s'il  le  peut,  des 
idées  claires  aux  discours  ordinaires;  car  il  y  a  peu  d'occupa- 
tions plus  agréables,  plus  propres  à  nous  délivrer  de  nos  pré- 
jugés, et  à  nous  donner  cette  liberté  d'esprit  dont  je  parle  ici8. 
IX.  Parle  même  principe  la  plupart  des  hommes  s'imaginent 
connaître  assez  bien  la  cause  des  effets  naturels  qui  sont  ordi- 
naires: et  lorsqu'on  leur  en  demande  la  raison,  ils  croient 
qu'on  doit  être  content,  quoiqu'ils  ne  disent  que  ce  qu'on  sait 
déjà  bien  *.  C'est  qu'on  croit  devoir  cesser  ses  recherches  dès 
qu'on  cesse  d'admirer;  et  qu'il  faut  consentir  à  tout,  pourvu 
qu'on  n'ait  rien  à  craindre,  ou  à  espérer.  D'où  vient  que  d'un 
œuf  il  en  sort  un  poulet?  C'est  la  chaleur  de  la  poule  qui  le 
couve:  cela  est  clair.  Rien  n'est  plus  commun;  il  en  faut  de- 
meurer la.  D'où  vient  qu'un  grain  de  blé  germe,  et  perce  la 
terre  pour  y  répandre  ses  racines,  et  en  faire  sortir  l'épi.  C'est 
la  pluie  qui  fait  tout  cela:  il  n'en  faut  pas  davantage.  Ou,  si 
vous  n'êtes  pasconteni  de  ces  réponses,  ou  de  semblables,  ceux 
qui  passent  pour  philosophes  vous  diront  que  Vhumiditè  et  la 
chakiir,  termes  fort  clairs,  sont  les  principes  féconds  de  la  gé- 
nération et  de  la  corruption  de  toutes  choses.  Us  vous  diront 
que  les  petits  animaux  s'engendrent  de  corruption  et  de  "pourri- 
ture, que  les  grands  conservent  leur  espèce  par  certaines  vertus 
séminales  ou  prolifiques,  qui  forment  et  arrangent  toutes  les 
parties  du  fœtus  :  mais  que  le  soleil  et  la  lune  président  à  tout, 
ou  peut-être  un  premier  mobile  qui  donne  le  mouvement  à 
tous  les  corps  qu'il  renferme.  On  a  ouï  dire  ces  belles  choses, 


1.  C'est-à-dire,  ici,  de  ce  sentiment  de  crainte  éveillé  par  des  mots  qui  «  font 
peine  »  et  qui  sont  «  suspects.  » 

2.  On  s'en  délivre  par  «  la  vue  claire  de  la  vérité  immuable.  » 

3.  Var.  Et  à  nous  donner  quelque  liberté  d'esprit.  (1684  et  1697.) 

4.  Quaud  ils  disent,  par  exemple,  que  l'opium  fait  dormir  parce  qu'il  aune  vertu 
dormitive  ;  c'est  précisément  ce  genre  d'explications  que  Malebranche  a  en  vue.  On 
va  d'ailleurs  le  voir  plus  clairement  dans  ce  qui  suit. 


PREMIERE  PARTIE.  —  DE  LA  VERTU.  65 

ou  de  semblables  éiant  enfant,  à  des  hommes  graves,  qu'on 
appelait  ses  maîtres.  Il  fallait  alors,  pour  être  docile,  croire  sans 
examen,  bien  retenir  et  bien  redire.  On  a  donc  cru  et  répété 
tant  de  fois  ces  fadaises  qu'on  ne  peut  plus  s'empêcher  de  les 
croire  et  de  les  apprendre  aux  autres. 

X.  Si  un  bœuf,  ou  quelque  animal  d'une  nouvelle  espèce 
tombait  des  nues,  tous  les  esprits  étonnés  1  et  curieux  feraient 
mille  réflexions  sur  un  fait  de  lui-même  assez  peu  digne  2  de 
leur  application.  Mais  que  tous  les  animaux  sortent  du  sein  de 
leurs  mères  d'une  manière  uniforme,  et  par  des  lois  infiniment 
sages,  cela  est  trop  ordinaire  pour  être  le  sujet  de  leurs  ré- 
flexions et  de  leurs  recherches.  C'est  la  nature  qui  fait  ces  mer- 
veilles. Ce  grand  mot  explique  tout  :  on  en  demeure  content. 
On  ne  suspend  point  son  jugement  :  on  croit.  Mais  que  croit- 
on?  Que  la  nature  fait  tout  :  rien  n'est  plus  clair.  Doutera-t-on, 
examinera-t-on  des  choses  que  l'on  a  dites,  ou  ouï  dire  mille  et 
mille  fois?  Et  où  n'en  serions-nous  point  réduits?  Méditer,  il  en 
coûte  trop.  Devenir  écolier,  il  n'est  plus  temps.  On  nous  con- 
sulte; c'est  donc  à  nous  à  répondre  et  à  jager. 

XI.  Où  seraient  les  athées  et  les  libertins,  si  les  hommes  fai- 
saient quelque  réflexion,  je  ne  dis  pas  sur  eux-mêmes,  je  dis 
sur  les  ouvrages  de  Dieu  les  moins  estimables,  sur  une  feuille, 
une  graine,  un  moucheron  5.  Mais  ils  ont  vu  ces  merveilles 
étant  enfants:  ils  y  sont  accoutumés  avant  qu'ils  pussent  pen- 
ser par  ordre,  réfléchir,  suspendre  leur  consentement.  On  leur 
en  a  inspiré  du  mépris.  Ainsi  ils  sont  environnés  d'ouvrages 
admirables,  sans  qu'ils  s'en  aperçoivent.  Ils  sont  eux-mêmes, 
pour  ainsi  dire,  le  chef-d'œuvre4  des  ouvrages  de  Dieu:  et  ils 
pensent  moins  à  examiner  ce  qu'ils  sont  qu'à  toute  autre  chose. 

XII.  Mais  il  est  bien  plus  utile  de  suspendre  son  consente- 
ment dans  les  sujets  de  Morale,  qu'en  toute  autre  rencontre. 
Car  ce  qui  a  rapport  aux  mœurs  est  très  peu  connu  et  très 
difficile  à  connaître  exactement,  à  cause  que  les  principes  et  les 


1.  Il  faut  convenir  qu'il  y  aurait  de  quoi.  L'exemple  est  singulier. 

2.  Var.  Sur  un  fait  assez  peu  digne  (1684).  Car  il  serait  isolé,  hors  de  la  science. 

3.  On  sait  que  Malebranche  était  beaucoup  plus  curieux  d'histoire  naturelle  que 
de  toute  autre  science,  et  par  exemple  d'astronomie.  «  Le  moindre  moucheron  ma- 
nifeste davantage  la  sagesse  et  la  puissance  de  Dieu,  à  ceux  qui  le  considèrent 
avec  attention,  et  sans  être  préoccupés  de  sa  petitesse,  que  tout  ce  que  les  astro- 
nomes savent  des  cieux.  »  (Recherche  de  la  vérité,  IV,  vu.) 

4.  Var.  Ils  sont  eux-mêmes  le  chef-d'œuvre  (1684),  les  chefs-d'œuvre  (1697). 


66  TRAITÉ  DE  MORALE. 

idées  que  nous  avons  de  cette  matière  sont  obscurcies  par  les 
passions,  qui  ne  nous  laissent  quelque  liberté  d'esprit  qu'à 
L'égard  des  vérités  qui  nous  touchent  peu.  Ainsi  dans  les  sujets 
de  Morale,  on  évite  l'erreur  presque  autant  de  fois  qu'on  sus- 
pend son  consentement  :  et  ces  erreurs  sont  toujours  de  consé- 
quence. Ce  n'est  pas  que  souvent  on  ne  soit  obligé  d'agir,  avant 
que  d'avoir  connu  clairement  ce  qu'on  doit  faire  l.  Mais,  quoi- 
qu'on doive  agir,  on  ne  doit  jamais  croire  avant  que  l'évidence 
y  oblige.  Je  ne  prétends  pas  non  plus  qu'il  faille  toujours  de- 
meurer dans  le  doute.  Car  entre  douter  et  croire  il  y  a  des  dif- 
férences infinies,  qui  n'ont  point  de  nom  particulier.  On  doute, 
lorsque  tout  est  également  vraisemblable.  On  croit,  lorsque 
tout  est  évident.  Mais,  comme  il  y  a  des  vraisemblances  plus 
grandes  et  plus  petites  à  l'infini,  l'esprit  doit  mettre  chaque 
chose  dans  son  rang  pour  être  bon  juge  :  et  c'est  toujours  la 
lumière  et  l'évidence  qui  doivent  régler  ses  décisions.  Car 
quoiqu'un  principe  ne  soit  pas  évident,  il  est  peut-être  évident 
que  ce  principe  est  vraisemblable.  Ainsi  l'àme  doit  suspendre 
son  consentement  et  l'examiner,  si  le  temps  le  permet.  Elle  doit 
le  regarder  comme  vraisemblable,  et  lui  attribuer  le  degré  de 
vraisemblance  que  la  lumière  et  l'évidence  lui  donnent.  Car 
enfin  les  jugements  de  la  volonté  ne  doivent  pas  avoir  plus 
d'étendue  que  les  perceptions  de  l'esprit  :  il  faut  suivre  pas  a 
pas  ta  lumière,  et  ne  pas  la  prévenir.  Dès  qu'on  juge  précisé- 
ment, parce  qu'on  le  veut,  et  avant  qu'on  y  soit  obligé  par 
l'évidence,  ce  jugement  venant  de  notre  fond,  et  non  de  l'action 
de  Dieu  en  nous,  est  sujet  à  l'erreur:  et  quoique  par  hasard  il 
soit  juste,  il  n'est  point  justement  rendu,  parce  qu'il  faut  faire 
usage  de  sa  liberté  2,  autant  qu'on  le  peut,  ainsi  que  j'ai  déjà  dit 
plusieurs  fois. 

XIII.  Qu'un  homme  passe  seulement  un  an  dans  le  commerce 
du  monde,  entendant  tout  ce  qu'on  dit,  et  n'en  croyant  rien; 
rentrant  en  soi-même  à  tous  moments,  pour  écouter  si  la  vérité 
intérieure  lient  le  même  langage,  et  suspendant  toujours  son 
consentement  jusqu'à  ce  que  la  lumière  paraisse  î  Je  le  tiens 
plus  savant  qu'Aristote,  plus  sage  que  Socrate,  plus  éciairé  que 
le  Divin  Platon.  Mais  j'estime  encore  plus  la  facilité  qu'il  aura 

i.  «  El  ainsi  les  actions  de  la  vie  ne  souffrant  souvent  aucun  délai,  c'est  une  vé- 
rité très  certaine  que.  lorsqu'il  n'est  pas  en  notre  pouvoir  de  discerner  les  plus  vraies 
opinions,  nous  devons  suivre  les  plus  probables.  »  (Descartes.  Met  h..  II  le  partie.) 

2.  Qui  est  maîtresse  de  ne  juger  qu'à  bon  escient. 


PREMIÈRE  PARTIE.—  DE   LA  VERTU.  67 

de  méditer  et  de  suspendre  son  consentement  que  toutes  les 
vertus  des  plus  grands  hommes  de  l'antiquité  païenne  :  parce 
que  s'il  cultive  un  fonds  qui  ne  soit  point  ingrat,  il  aura  ac- 
quis par  son  travail  plus  de  force  et  de  liberté  d'esprit,  qu'on 
ne  peut  se  l'imaginer.  Qu'il  y  a  de  différence  entre  la  Raison  et 
l'opinion:  entre  le  maître  intérieur  qui  convainc  par  l'évidence, 
et  les  hommes  qui  persuadent  par  l'instinct  \  par  le  geste,  par 
le  ton,  par  l'air  et  les  manières:  entre  les  hommes  et  trompés  et 
trompeurs,  et  la  Sagesse  éternelle,  la  Vérité  même  !  Que  ceux 
qui  n'ont  point  fait  de  réflexion  sur  ces  choses,  me  condamnent, 
et  commencent  par  renoncer  à  la  Raison. 

XIV.  Si  les  hommes  voulaient  bien  suspendre  leur  consente- 
ment à  l'égard  même  des  faits,  desquels  on  ne  peut  s'instruire 
en  consultant  la  vérité  intérieure,  et  sur  lesquels  il  semble 
qu'on  soit  obligé  de  croire  ce  qu'on  en  dit,  de  combien  d'erreurs  2 
et  d'inquiétudes  se  délivreraient-ils,  en  faisant  quelque  usage  de 
leur  liberté?  Rien  ne  fait  plus  de  mal  dans  le  monde  que  l'opi- 
nion qu'on  a  des  choses  ;  mais  l'opinion  qu'on  a  des  personnes 
excite  encore  une  infinité  de  passions.  La  médisance,  la  calom- 
nie, les  faux  rapports  sont  souvent  la  cause  de  l'oppression  des 
innocents,  des  haines  irréconciliables,  et  quelquefois  même  des 
combats  et  des  guerres  sanglantes.  Il  ne  faut  qu'un  mot  mal 
entendu  et  plus  mal  interprété  pour  mettre  aux  champs  un  es- 
prit léger.  On  ne  veut  point  d'éclaircissement  :  mais  si  l'on  en 
veut,  les  gens  ne  sont  pas  toujours  en  humeur  d'en  donner.  Que 
faire  à  cela?  Ne  rien  croire  de  ce  qu'on  dit,  suspendre  son  con- 
sentement et  se  souvenir  de  ces  paroles  du  Sage  :  Qui  crédit 
cito  levis  est  corde,  et  minorabitur  5.  Car  la  plus  grande  marque 
de  petitesse  d'esprit,  c'est  de  croire  légèrement  toutes  eh 
Quoi,  ne  doit-on  pas  savoir  que  la  plupart  des  hommes  empoi- 
sonnent les  paroles  et  les  actions  les  plus  innocentes  :  je  ne  dis 
pas  par  une  malice  noire,  mais  par  intérêt,  par  divertissement, 
parce  qu'on  appelle  esprit4,  par  une  malignité  naturelle?  Ne 
doit-on  pas  avoir  remarqué  que  presque  tous  les  bruits  qui 

1.  Var.  Par  instinct.  (1684.) 

2.  «  L'erreur,  comme  nous  avons  déjà  dit  plusieurs  fois,  ne  consiste  donc  que  dans 
un  consentement  précipité  de  la  volonté,  qui  se  laisse  éblouir  à  quelques  fausses 
lueurs,  et  qui,  au  lieu  de  conserver  sa  liberté  autant  qu'elle  le  peut,  se  repose  avec 
négligence  dans  l'apparence  de  la  vérité.  »  {Recherche  de  la  vérité,  \T°  partie,  11.) 

3.  Eccl.  xix,  4.  (Note  marginale  de 

4.  Var.  Par  esprit.  (1684.) 


68  TRAITÉ   DE   MORALE. 

courent,  se  trouvent  faux  dans  la  suite:  et  que  lorsque  les 
gens  de  parti  ont  intérêt  que  tel  soit  honnête  ou  malhonnête 
homme,  la  renommée  le  déguise  et  le  transforme  en  un  mo- 
ment? Que  chacun  fasse  réflexion  sur  soi-même.  Combien  a-t-on 
porté  de  jugements  faux  et  téméraires  surtout  ce  qu'on  a  ouï 
dire  des  personnes  qu'on  n'aime  pas?  cependant  qu'on  y  prenne 
garde,  si  on  se  laisse  une  fois  aller  à  croire  le  mal  qu'on  entend 
dire,  l'imagination  et  les  passions  ne  se  tairont  pas  et  en  feront 
croire  encore  beaucoup  davantage.  Car  l'imagination  et  les  pas 
sions  ne  manquent  jamais  de  répandre  sur  les  objets  qui  les 
excitent  leurs  dispositions  et  leur  malignité;  de  même  que  les 
sens  répandent  sur  les  corps  les  qualités  sensibles  dont  ils  sont 
touchés:  car  autrement  comment  les  passions  pourraient-elles 
justifier  leurs  emportements  et  leurs  injustices  4?  Il  ne  faut 
pas  toujours  attribuer  aux  autres  ce  que  nous  sentons  en  nous- 
mêmes  :  et  comme  ce  défaut  est  ordinaire,  dès  qu'on  nous  parle 
de  quelqu'un,  nous  pouvons  craindre  qu'on  y  tombe,  et  que 
celui  qui  nous  parle  ne  nous  dit  pas  tant  la  vérité,  que  ce  qu'il 
croit  véritable.  De  sorte  que  pour  ne  se  point  tromper  dans  l'opi- 
nion qu'on  a  des  personnes,  il  faut  suspendre  son  consentement, 
et  regarder  ce  qu'on  en  dit  seulement  comme  vraisemblable. 
On  doit  se  défier  des  hommes  et  toujours  être  sur  ses  gardes 
contre  leur  malignité  :  la  prudence  le  veut  ainsi.  Mais  il  n'est 
pas  permis  de  les  condamner  en  soi-même  :  11  faut  laisser  à 
Dieu  seul  la  qualité  de  juge  et  de  scrutateur  des  cœurs,  si  l'on 
ne  veut  se  mettre  au  hasard  de  commettre  mille  injustices. 

XV.  Pour  faire  clairement  comprendre  la  nécessité  qu'il  y  a 
de  travailler  à  acquérir  quelque  liberté  d'esprit  ou  quelque  fa 
cilité  à  suspendre  le  consentement  de  la  volonté,  il  faut  savoir 
que  lorsque  deux  ou  plusieurs  biens  sont  actuellement  présents 
à  l'esprit,  et  qu'il  se  détermine  k  leur  égard,  il  ne  manque  ja- 
mais de  choisir  celui  qui  dans  ce  moment  lui  paraît  le  meilleur 
je  suppose  égalité  dans  tout  le  reste.  Car  Luinme  l'âme  n'est  ca- 
pable d'aimer  que  par  le  mouvement  naturel  qu'elle  a  vers  le 
bien,  elle  aime  infailliblement  ce  qui  lui  paraît  avoir,  dans  le 
moment  qu'elle  se  déterminera  2,  plus  de  conformité  avec  ce 
qu'elle  aime  invinciblement. 


1.  V.  Jiecherche  de  la  vérité,  V,  xi. 
!'.  Var.  Ce  qui  a  plus  de  conformité  avec  ce  qu'elle  aime  invinciblement.  (1684 
et  1697.) 


PREMIÈRE  PARTIE.— DE  Là  VERTU.  69 

XVI.  Mais  il  faut  prendre  garde  qu'elle  peut  toujours  suspen- 
dre son  consentement,  et  ne  pas  se  déterminer  dans  le  temps 
même  qu'elle  se  détermine,  principalement  à  l'égard  de  faux 
biens.  (Je  suppose  que  la  capacité  !  qu'elle  a  de  penser  ne  soit 
point  remplie  par  quelques  sentiments  ou  mouvements  trop  vio- 
lents.) Car  enfin  on  peut  retenir  son  consentement  jusqu'à  ce 
que  l'évidence  oblige  à  le  donner.  Or  on  ne  peut  jamais  voir 
évidemment  que  les  faux  biens  soient  de  vrais  biens,  puisqu'on 
ne  voit  jamais  évidemment  ce  qui  n'est  pas.  Ainsi,  quoiqu'on 
ne  puisse  s'empêcher  de  se  déterminer  vers  les  biens  les  plus 
apparents,  on  peut,  en  suspendant  son  consentement,  n'aimer 
que  les  plus  solides.  Car  on  ne  peut  suspendre  son  jugement 
sans  réveiller  son  attention  2.  Or  l'attention  de  l'esprit  fait  éva- 
nouir toutes  les  vaines  apparences  et  les  vraisemblances  qui 
séduisent  les  négligents,  les  esprits  faibles,  les  âmes  servîtes,  ven- 
dues au  plaisir,  ceux  qui  ne  combattent  point  pour  la  conser- 
vation et  l'augmentation  de  leur  liberté,  ceux  en  un  mot  qui 
ne  pouvant  supporter  le  travail  de  l'examen,  consentent  impru- 
demment à  tout  ce  qui  flatte  leur  concupiscence.  Il  n'y  a  donc 
rien  de  plus  nécessaire  que  la  liberté  de  l'esprit  pour  n'aimer 
que  les  vrais  biens,  pour  vivre  selon  l'Ordre,  pour  obéir  invio- 
lablement  à  la  Raison,  pour  acquérir  la  vraie  et  la  solide  vertu. 
Et  toutes  les  occupations  qui  peuvent  contribuer  à  donner 
à  l'esprit  quelque  facilité  de  suspendre  son  consentement,  jus- 
qu'à ce  que  la  lumière  de  la  vérité  paraisse,  sont  toujours  très 
utiles  aux  hommes,  qui  ont  une  inclination  naturelle  à  juger 
promptementet  cavalièrement  de  touteschoses,etparconséquent 
un  penchant  extrême  à  tomber  dans  l'erreur  et  dans  le  désor- 
dre 3. 


1.  Celte  expression  et  la  métaphore  qui  suit,  sont  très  fréquentes  dans  Male- 
branche  et  dans  Pascal. 

2.  Ceux  qui  ne  suspendent  pas  leur  consentement  jugent  avec  précipitation.  Ceux 
qui  le  suspendent  sont  ceux  qui  veulent  trouver  la  vérité  claire  et  distincte. 

3.  Cette  nécessité  des  idées  claires  et  distinctes  pour  la  pratique  du  bien,  et  cette 
moralité  de  l'attention  et  du  doute  méthodique  érigées  en  vertus,  tout  cela  est 
dans  Descartes.  (Voyez  notamment  Lettre  XLVIII,  éd.  Garnier.) 


CHAPITRE    SEPTIEME. 


De  l'obéissance  à  l'Ordre.  Moyens  pour  acquérir  la  disposition  stable 
et  dominante  de  lui  obéir.  Cela  ne  se  peut  sans  la  grâce.  Combien 
le  bon  usage  de  la  force  et  de  la  liberté  de  l'esprit  y  contribue  par 
la  lumière  qu'il  fait  naître  en  nous,  par  le  mépris  qu'il  nous  ins- 
pire pour  nos  passions,  par  la  pureté  qu'il  conserve  et  qu'il  réta- 
blit dans  notre  imagination. 


I.  La  facilité  qu'on  a  acquise  l  de  se  rendre  attentif,  et  celle  de 
retenir  son  consentement  jusqu'à  ce  que  l'évidence  oblige  à  le 
donner,  sont  des  habitudes  nécessaires  à  ceux  qui  veulent  être 
solidement  vertueux.  Mais  la  solide  vertu,  la  vertu  accomplie 
en  toutes  manières  ne  consiste  pas  seulement  dans  ces  deux 
grandes  et  rares  dispositions  d'esprit  :  il  faut  y  ajouter  une  obéis- 
sance exacte  à  la  loi  divine,  une  délicatesse  générale  sur  tous 
ses  devoirs,  une  disposition  stable  et  dominante  de  régler  sur 
l'ordre  connu  tous  les  mouvements  de  son  cœur  et  toutes  les 
démarches  de  sa  conduite,  en  un  mot  l'amour  de  l'Ordre.  Car  à 
quoi  sert  à  l'homme  d'avoir  assez  de  force  et  de  liberté  d'esprit 
pour  découvrir  les  vérités  les  plus  cachées,  et  pour  éviter  jus- 
qu'aux moindres  erreurs,  s'il  ne  vit  pas  selon  ses  lumières,  s'il 
combat  ou  s'il  abandonne  la  vérité  connue,  et  s'il  se  soustrait 
de  l'obéissance  qu'il  doit  à  l'Ordre,  loi  inviolable,  loi  éternelle, 
loi  divine.  Certainement  cela  ne  peut  servir  qu'à  le  rendre 
plus  criminel  et  plus  coupable  aux  yeux  de  celui  qui  aime 
l'Ordre  invinciblement  et  qui  punit  indispensablement  tout  dé- 
sordre. 


Var.  La  facilité- qu'on  a. 


PREMIERE  PARTIE.  —  DE  LA  VERTU.  71 

II.  Mais  comment  acquérir  cette  disposition  stable  et  domi- 
nante de  régler  sur  l'ordre  connu  tous  les  mouvements  de  son 
coeur  et  toutes  les  démarches  de  sa  conduite?  Ce  qu'il  faut  faire 
pour  cela  est  évident  par  le  quatrième  chapitre.  Les  actes  for- 
ment les  habitudes  :  il  faut  donc  prendre  souvent  des  résolu- 
tions fermes  et  constantes  d'obéir  à  l'Ordre,  et  de  lui  sacrifier 
toutes  choses  :  car  en  réitérant  souvent  ces  résolutions  actuel- 
les, et  en  les  suivant  du  moins  en  partie,  on  pourra  peu  à  peu 
s'en  faire  quelque  disposition  habituelle.  Cela  est  assez  facile  à 
concevoir  :  mais  cela  n'est  nullement  facile  à  faire.  Car  com- 
ment prendre  cette  résolution  héroïque  de  sacrifier  à  la  loi  di- 
vine jusqu'à  sa  passion  dominante?  Certainement  cela  n'est  pas 
possible  sans  le  secours  de  la  grâce.  Un  homme  sans  la  grâce 
peut  se  donner  la  mort;  il  peut  désirer  de  rentrer  dans  le  néant. 
Mais  le  néant  n'est  point  si  terrible  que  cet  état  désolant  de  vi- 
vre sans  ce  qu'on  aime.  Le  néant  est  un  milieu  entre  le  bon- 
heur et  le  malheur.  On  peut  donc  souhaiter  de  n'être  point,  lors- 
qu'on est  malheureux  et  désespéré  dans  son  malheur.  Mais  on 
ne  peut  souhaiter  d'être  malheureux,  parce  qu'on  veut  invinci- 
blement être  heureux.  Ainsi  sans  une  foi  ferme,  sans  l'espé- 
rance de  trouver  un  bonheur  plus  solide  que  celui  qu'on  quitte, 
Tamour-propre  quelque  éclairé  qu'il  soit,  ne  peut  pas  seulement 
prendre  le  dessein  de  sacrifier  sa  passion  dominante:  cela  ne  se 
peut  contester. 

III.  Or  cette  foi  et  cette  espérance  sont  des  dons  de  Dieu  pour 
plusieurs  raisons,  dont  la  principale,  ce  me  semble,  est  que  na- 
turellement il  n'est  pas  possible  qu'un  homme  dissipé  sans  cesse 
par  les  objets  qui  flattent  ses  sens  et  qui  excitent  ses  passions, 
puisse  assez  prendre  sur  lui-même,  pour  examiner  les  vérités 
de  la  Religion,  avec  autant  d'attention  et  de  persévérance  qu'il 
en  faut,  pour  s'en  convaincre  pleinement  et  pour  s'y  soumettre, 
si  Dieu  par  une  grâce  particulière  ne  lui  fait  trouver  du  goût 
dans  cette  sorte  d'application.  Néanmoins  comme  on  peut  faire 
servir  la  nature  à  la  grâce  en  mille  manières,  on  doit,  par  un 
principe  d'amour-propre  éclairé,  faire  effort  pour  rentrer  en 
soi-même,  pour  affermir  sa  foi  et  augmenter  son  espérance.  Il 
faut  expliquer  ces  vérités 'plus  au  long. 

IV.  Tout  homme  veut  invinciblement  être  heureux,  mais  d'un 
bonheur  solide  et  durable.  Nul  homme  ne  veut  être  trompé,  et 
principalement  dans  une  chose  d'aussi  grande  conséquence 
qu'est  le  salut  éternel.  Ainsi  tout  homme,  qui  a  déjà  acquis 


72  TRAITÉ  DE   MORALE. 

quelque  force  et  quelque  liberté  d'esprit,  ou  même  qui  n'est  point 
tellement  vendu  au  péché  et  asservi  au  plaisir  actuel,  qu'il  ne 
puisse  encore  faire  quelque  réflexion  sur  le  chemin  qui  conduit 
à  la  vie,  doit  et  peut  s'assurer  une  bonne  fois  si  son  Êire  est 
immortel,  s'il  y  a  un  Dieu  jaloux  et  inexorable,  si  l'Ordre  est 
une  loi  inviolable,  et  si  toute  action  conforme  ou  contraire  à 
cette  loi  sera  infailliblement  récompensée  ou  punie.  L'amour- 
propre  éclairé,  le  désir  d'être  solidement  heureux  est  sans  doute 
une  grâce  suffisante  pour  le  porter  à  quelque  examen  des  vé- 
rités de  la  Religion.  Il  peut  se  priver  pour  un  moment  d'un  plai- 
sir léger,  pour  chercher  la  jouissance  d'un  plaisir  solide  et  vé- 
ritable. Car  vouloir  cesser  d'èjre  pour  quelque  temps  actuelle- 
ment heureux,  pour  l'être  solidement  pendant  toute  l'éternité, 
rien  n'est  plus  raisonnable  et  conforme  a  l'amour-propre  éclairé. 
V.  il  oe  dépend  point  de  l'homme  que  l'Évangile  lui  soit  an- 
noncé :  il  ne  dépend  point  de  lui  de  tomber  dans  une  conversa- 
tion, ou  sur  un  livre  qui  puissent  le  convaincre  et  le  convertir, 
à  cause  i\<-<  circonstances  favorables  de  la  grâce  et  de  son  état 
présent.  Mais  il  dépend  de  lui,  ou  il  en  a  dépendu  de  conserver 
quelque  force  et  quelque  liberté  d'esprit,  et  de  ne  pas  laisser 
corrompre  son  imagination,  de  manière  que  la  grâce  lui  étant 
donnée,  elle  soit  infructueuse;  de  manière,  dis-je,  que  le  goût 
des  vrais  biens,  la  délectation  spirituelle  ne  se  fasse  presque 
plus  sentir,  à  cause  de  l'abondance,  de  la  vivacité  et  de  la  force 
des  plaisirs  sensibles  qui  le  troublent  et  qui  le  captivent.  Car, 
comme  j'ai  déjà  dit,  c'est  par  le  moyen  de  cette  délectation  spi- 
rituelle, que  les  verilés  de  la  Religion   frappent  vivement  l'es- 
prit. Sans  elle  on  lit  l'Écriture  comme  les  Juifs,  un  voile  dessus 
les  yeux.  Le  prédicateur  parle  aux  oreilles:  les  miracles  et  les 
prodiges  étonnent  les  sens  :  mais  Dieu  ne  parle  point  au  cœur. 
C'est  l'attention  qui  est  la  cause  naturelle  de  la  lumière;  mais 
d'ordinaire  dès  que  le  plaisir  cesse,  a^silôl  l'attention  se  dis- 
sipe ',   du  moins  cette  espèce  d'attention  favorable,  qui  rend 
agréable  la  lumière,  et  qui  la  fait  aimer,  cette  espèce  d'atten- 
tion, qui  prépare  L'âme  au  mouvement  vers  le  bien,  à  cause 
que  le  plaisir  est  le  caractère  naturel  du  bien,  et  que  l'àme  en 
tout  temps  veut  invinciblement  être  heureuse. 

VI.  Néanmoins,  comme  l'on  veut  être  solidement  heureux,  on 
peut  sacrifier  en  partie  les  faux  plaisirs,  quoique  présents,  aux 

1.  Var.  Manque.    . 


PREMIERE  PARTIE.— DE  LA  VERTU.  73 

piaisirs  solides  quoique  futurs.  On  peut  même  rechercher  ceux- 
ci,  plutôt  que  ceux-là,  lorsque  l'espérance  et  la  crainte  du  fu- 
tur nous  y  sollicitent  l.  Le  plaisir  actuel  n'est  pas  toujours  le 
maître  absolu  du  cœur  2.  L'expérience  nous  apprend  ces  véri- 
tés :  car  souvent  on  quitte  un  plaisir  léger,  lorsqu'on  a  quelque 
espérance  d'en  posséder  un  plus  solide.  Mais  comme  on  veut  in- 
vinciblement être  heureux,  et  actuellement  heureux,  on  ne  peut 
résister  longtemps  à  l'attrait  actuel  et  continuel  des  plaisirs 
sensibles,  quelque  force  et  quelque  liberté  d'esprit  qu'on  aitac- 
quises.  On  nepeutvouloir  remettre  àêtre  heureux  après  la  mort, 
qui  paraît  à  l'imagination  un  anéantissement  véritable,  à  l'i- 
magination, dis-je,  toujours  sans  la  grâce,  et  souvent  même 
avec  la  grâce  3,  maîtresse  de  la  raison,  gouvernante  des  passions, 
principe  intérieur  de  tous  les  grands  mouvements  qui  ébran- 
lent l'àme.  Ainsi  on  voit  bien  que  d'un  côté,  celui  qui  pèche  et 
qui  ne  travaille  pas  à  conserver  la  force  et  la  liberté  de  son  es- 
prit, mérite  d'être  puni:  et  de  l'autre  que  la  loi  et  la  philsophie 
la  plus  éclairée  ne  peuvent  donner  à  l'àme,  corrompue  et  af- 
faiblie par  le  péché  originel,  assez  de  force  et  de  santé  *,  pour 
marcher  dans  le  chemin  qui  conduit  au  bonheur,  ce  que 
S.  Paul  fait  voir  dans  toute  l'Épitre  aux  Romains. 

VII.  Il  faut  donc  que  l'homme  capable  de  raison,  capable  de 
bonheur,  fasse  usage  de  toute  la  force  et  de  toute  la  liberté 
d'esprit  qui  lui  reste,  pour  s'instruire  de  ce  qui  peut  augmen- 
ter sa  foi  et  fortifier  son  espérance,  par  lesquelles  il  peut  tendre 
à  son  bonheur,  et  sans  lesquelles  je  viens  de  faire  voir  qu'il 
n'est  pas  possible  de  prendre  seulement  le  dessein  de  sacrifier 
sa  passion  dominante.  Mais  quoi  ?  sacrifier  sa  passion  domi- 
nante pour  devenir  heureux,  cela  se  contredit;  du  moins  cela 
est-il  effrayant  et  rebutant.  Il  est  vrai  ;  mais  c'est  lorsque  la 
passion  a  ses  charmes  :  il  faut  donc  les  lui  ôter.  Je  ne  prétends 
pas  qu'on  la  sacrifie  avec  tous  les  ornements  qui  la  déguisent. 
Au  contraire,  puisqu'on  ne  veut  pas  être  trompé,  puisqu'on 
veut  être  solidement  heureux,  je  prétends  qu'on  doit  lâcher  de 
la  reconnaître  telle  qu'elle  est,  et  d'en  découvrir  le  ridicule  qui 

1.  Var.  Lorsque  l'espérance  et  l'apparence  actuelle  du  bien  sont  en  proportion 
réciproque.  (1684.) 

2.  Cette  phrase  n'était  pas  dans  l'édition  de  1684. 

3.  Var.  Ces  mots  :  et  souvent  même  avec  la  grâce,  n'étaient  pas  dans  l'édition 
de  1684. 

4.  Var.  Assez  de  santé  et  de  force.  (1684.) 

5 


74  TRAITE  DE  MORALE. 

la  fasse  mépriser,  ou  le  dérèglement  qui  en  donne  de  l'horreur. 
Je  prétends  qu'on  doit  et  qu'on  peut  se  mettre  l'esprit  en  tel 
état,  par  la  force  de  son  espérance  et  de  sa  foi,  qu'il  puisse,  par 
le  secours  de  la  grâce,  faire  avec  plaisir,  ou  du  moins  avec 
joie,  ce  sacrifice  qui  lui  paraissait  si  terrible.  Au  reste  c'est  né- 
cessité, il  faut  ou  périr  sans  ressource  avec  nos  richesses  pré- 
tendues, ou  s'en  décharger  pour  arriver  heureusement  au  port, 
où  nous  retrouverons  des  biens  solides,  des  biens  qui  ne  seront 
plus  sujets  aux  tempêtes  et  aux  orages. 

VIII.  Pour  cela  il  faut  étudier  l'homme,  se  connaître  soi-même, 
sa  grandeur,  ses  faiblesses,  ses  perfections,  ses  inclinations  *  : 
examiner  avec  soin  la  différence  des  deux  parties  dont  l'homme 
est  composé,  et  les  lois  admirables  de  leur  union:  de  là  s'élever 
à  l'Auteur  de  ces  lois,  et  à  la  cause  véritable  de  tout  ce  qui  se 
passe  en  nous  et  dans  les  objets  qui  nous  environnent;  contem- 
pler Dieu  dans  les  attributs  que  renferme  l'idée  vaste  et  immense 
de  l'Etre  infiniment  parfait,  et  n'en  juger  jamais  par  rapport 
à  soi,  mais  soutenir,  s'il  est  nécessaire,  la  vue  de  son  esprit  sur 
un  sujet  si  abstrait  et  si  profond,  par  les  effets  visibles  de  la 
cause  universelle:  surtout  examiner  les  rapports  de  la  con- 
duite de  Dieu  aux  attributs  divins,  et  reconnaître  comment 
cette  conduite  doit  nécessairement  être  la  règle  de  la  nôtre;  pé- 
nétrer enfin  dans  ses  desseins  éternels,  et  reconnaître  du  moins, 
qu'il  est  lui-même  la  lîn  de  son  ouvrage,  et  que  l'Ordre  immua- 
ble est  sa  loi  et  la  notre  -:  revenir  à  soi-même,  se  comparer  à 
l'Ordre,  et  se  reconnaître  tout  corrompu:  sentir  ses  inclinations 
basses  et  indignes,  et  demeurer  confus;  se  condamner  comme 
criminel,  comme  ennemi  de  son  Dieu,  comme  n'entrant  point 
dans  ses  desseins,  et  n'obéissant  point  à  sa  loi,  mais  sans  cesse 
a  la  loi  honteuse  de  la  chair  et  du  sang  :  humble  et  tremblant 
devant  un  Dieu  jaloux  de  sa  gloire,  et  vengeur  des  crimes, 
craindre  la  mort  et  l'enfer,  sa  juste  et  terrible  vengeance;  cher- 
cher avec  empressement  un  médiateur,  et  trouver  enfin  Jésus- 
Christ,  Fils  unique  de  Dieu,  victime  sur  la  croix  pour  les  pé- 
chés du  monde,  et  maintenant  assis  à  la  droite  du  Dieu  vivant, 
établi  Seigneur  de  toutes  choses,  et  consacré  souverain  Prêtre 
des  vrais  biens  :  jadis  mis  à  mort  hors  de  Jérusalem  comme  un 

1.  Var.  L'édition  de  16S4  disait  de  plus  :  El  se  bien  convaincre  de  l'immorlaUé 
de  son  être. 
t.  Var.  Et  l'ordre  immuable  sa  loi.  (lôbi.j 


PREMIÈRE  PARTIE.- DE  LA  VERTU.  7o 

criminel,  et  aujourd'hui  dans  le  Temple,  dans  le  Saint  des 
Saints,  devant  la  face  de  son  Père,  toujours  vivant  pour  inter- 
céder pour  les  pécheurs  et  les  combler  de  bénédictions  et  de 
grâces  :  mais  enfin  leur  juge  inexorable  au  jour  des  vengeances 
du  Seigneur,  jour  éternel  qui  finira  tous  les  temps,  et  qui  ré- 
glera pour  jamais  et  les  biens  et  Jes  maux. 

IX.  Peut-on  penser  k  ces  grandes  vérités,  en  être  convaincu 
par  de  fréquentes  méditations,  et  trouver  toujours  ses  passions 
tout  k  fait  les  mômes?  Ce  faste  sensible  et  ces  charmes  qui  les 
environnent,  peuvent-ils  supporter  la  lumière  vive  et  péné- 
trante qui  se  répand  dans  l'esprit,  lorsqu'on  pense  à  la  mort,  k 
l'enfer,  à  ce  monde  futur,  cette  Jérusalem  céleste,  éclairée  des 
splendeurs  de  Dieu  môme,  et  environnée  du  torrent  de  ses  vo- 
luptés :  lorsqu'on  pense  qu'il  s'agit  maintenant  de  la  jouissance 
éternelle  de  la  Divinité  même,  et  qu'on  sait  bien  que  la  substance 
divine  est  seule  la  vie  et  la  nourriture  des  esprits:  lorsqu'on 
pense  enfin  k  ces  ténèbres  extérieures  dont  Jésus-Christ  nous 
menace,  ténèbres  éternelles,  pleines  d'horreur  pour  tous  ceux 
qui  savent  un  peu  ce  que  c'est  *.  Certainement  la  seule  pensée 
de  la  mort  change  la  face  de  toutes  choses  dans  ceux  qui  ont 
encore  quelque  reste  de  sentiment,  quelque  force  et  quelque 
liberté  d'esprit.  Mais  cette  alternative  de  deux  éternités  si  con- 
traires qui  succèdent  aux  derniers  moments,  rompt  tous  les  des- 
seins et  efface  toutes  les  idées  que  les  passions  nous  présentent  : 
du  moins  n'est-il  pas  possible  que  les  passions  justifient  - 
leurs  excès  et  leurs  dérèglements  dans  ce  temps  de  réflexion. 

X.  Que  si  l'on  ajoute  aux  vérités3  que  la  raison  découvre, 
lorsqu'elle  est  conduite  par  la  foi,  ce  que  la  seule  raison  ap- 
prend de  la  différence  de  l'âme  et  du  corps  et  des  lois  de  l'union 
de  ces  deux  substances,  on  reconnaîtra  visiblement  la  mali- 
gnité des  passions,  et  l'on  méprisera  plus  aisément  4  ces  ca- 
resses flatteuses  qui  séduisent  invinciblement  les  esprits  faibles. 
Car  enfin,  lorsqu'on  a  fait  de  sérieuses  réllexions  sur  le  jeu  de 
sa  machine,  on  aime  quelquefois  mieux  la  conduire  que  de 
s'en  laisser  emporter  :  et  quand  on  s'est  bien  convaincu  que 
tout  l'éclat  et  les  charmes  des  objets  sensibles  dépendent  uni- 

1.  Tout  ce  développement,  depuis  les  mots:  lorsqu'on  pense  qu'il  s'agit  main- 
tenant..., n'était  ni  dans  l'édition  de  1684,  ni  dans  celle  de  1697. 

2.  Var.  Qu'elles  justifient.  (1684  et  1697.) 

3.  Var.  A  ces  vérités.  (1684.) 

4.  Var.  Il  ne  sera  pas  si  difficile  de  reconnaitre  et  de  mépriser.  (1684.) 


76  TRAITE  DE  MORALE, 

quementde  la  manière  dont  la  fermentation  des  humeurs  et  du 
sang  les  fait  regarder,  le  désir  qu'on  a  d'être  solidement  heu- 
reux porte  ailleurs  nos  pensées,  et  répand  quelquefois  le  dégoût 
et  l'horreur  sur  ces  vains  objets.  Vains  sans  doute  et  méprisa- 
bles, puisque  leur  éclat  cesse  dès  que  la  fermentation  diminue 
ou  que  la  circulation  du  sang  fournit  le  cerveau  d'esprits  tout 
nouveaux.  Vains  par  mille  autres  raisons,  qu'il  est  inutile  d'ex- 
>nt,  et  cela  sut'iit  :  mais  ils  passent  de  manière 
qu'ils  entraînent  et  qu'ils  perdent  pour  l'éternité  ceux  qui  s'y 
attachent. 

XL  Ou'un  chacun  examine  donc  sa  passion  dominante  sur 
les  principes  que  la  vraie  Philosophie  fournit,  et  sur  les  vérités 
de  la  foi,  dont  il  a  dû  se  convaincre  par  le  1»  in  usage  de  la 
et  de  sa  liberté  :  car  rien  n'est  plus  raisonnable  que  la 
Religion,  quoiqu'il  faille  du  secours  pour  la  bien  comprendre 
ir  s'y  soumettre  :  Qu'un  chacun,  dis-je,  examine  à  la  lu- 
mière de  la  Raison  et  de  la  foi,  la  passion  qui  le  captive,  et  il 
se  trouvera  du  moins  dans  quelque  désir  d'être  délivré  . 
tyrannie.  Peu  à  peu  les  charmes  qui  l'enchantaient  se  dissipe- 
ront. Il  aura  honte  de  lui-même  de  s'être  laissé  sottement  sê- 
duire  :  et  si  la  fermentation  du  sanget  des  humeurs  cesse  pour 
quelque  temps,  et  que  les  esprits  animaux  changent  de  route, 
il  se  trouvera  en  tel  état,  que  chagrin  contre  l'objet  de  ses  in- 
clinations, il  ne  pourra  pas  même  en  supporter  la  présence. 

XII.  Néanmoins  qu'on  ne  cesse  pas  de  veiller  sur  soi-même, 
défier  Me  ses  forces,  et  de  méditer  les  sujets  qui  rendent 

les  passi  >ns  ridicules  et  méprisables  :  car  il  ne  faut  pas  s'ima- 
giner d'être  en  liberté,  parce  qu'on  n'est  point  actuellement 
maltraité.  L'imagination  demeurera  longtemps  salie  par  l'im- 
pression  de  la  passion  qui  a  régné  :  car  les  plaies  que  le  cer- 
veau a  reçues  par  l'action  des  objets  et  le  mouvement  des  es- 
prits, ne  se  guérissent  pas  facilement.  Gomme  les  esprits  ani- 
maux passent  naturellement  dans  les  endroits  du  cerveau  les 
plus  ouverts  ou  les  plus  exposés  a  leur  cours,  il  est  impossible 
que  les  blessures  de  l'imagination  se  guérissent,  si  l'on  ne  dé- 
tourne sans  cesse  le  cours  des  esprits  qui  les  renouvelle.  Car  il 
n'est  pas  possible  de  refermer  une  plaie,  lorsqu'on  y  enfonce  à 
tous  moments  le  poignard  qui  l'a  faite  ou  quelque  chose  qui 
la  renouvelle  et  qui  l'aigrisse. 

XIII.  Mais  les  esprits  ne  vont  pas  seulement  d'eux-mêmes  et 
comme  par  hasard  dans  les  plaies  que  le  cerveau  a  reçues  par 


PREMIERE   PARTIE.  —  DE   LA  VERTU.  77 

l'action  des  objets  sensibles  :  ils  sont  déterminés  à  y  passer 
sans  cesse  par  le  plaisir  que  l'âme  en  reçoit,  et  surtout  par  la 
construction  admirable  de  la  machine  qui  joue  son  jeu  sans  at- 
tendre les  ordres  de  la  volonté,  et  souvent  môme,  à  cause  du 
péché,  contre  ses  ordres.  Ainsi  dès  qu'on  cesse  de  résister  et  de 
faire  diversion  dans  les  esprits,  les  passions  se  renouvellent 
et  se  fortifient.  Or,  il  n'y  a  point  d'autre  moyen  de  faire  diver- 
sion et  révulsion  dans  les  esprits,  que  de  se  mettre  à  la  présence 
de  certains  objets,  et  de  s'occuper  de  pensées  auxquelles  diffé- 
rents cours  d'esprits  animaux  sont  attachés  par  les  lois  de  l'u- 
nion de  l'àme  et  du  corps.  Car  dans  les  passions  le  cours  des 
esprits  *  ne  dépend  point  immédiatement  de  nos  volontés  :  il 
n'en  dépend,  que  parce  que  les  pensées  qui  déterminent  le 
mouvement  de  ces  esprits  en  dépendent  2.  Il  n'est  donc  pas  pos- 
sible de  se  délivrer  de  ses  passions,  si  l'on  évite  avec  soin  les 
objets  qui  les  excitent,  et  si  l'on  ne  s'occupe  l'esprit  de  pensées 
propres  à  les  rendre  ridicules  et  méprisables.  Mais  j'explique- 
rai cela  encore  plus  particulièrement  dans  la  suite. 

XIV.  Afin  qu'on  fasse  encore  davantage  réflexion3  sur  les  vé- 
rités que  je  viens  d'exposer,  je  crois  devoir  dire  en  particulier 
que  ni  la  prière 4,  ni  les  bonnes  œuvres,  ni  même  la  grâce  de 
Jésus-Christ  ne  guérissent  point  les  blessures  que  le  cerveau 
reçoit  par  le  mouvement  violent  et  déréglé  que  les  passions 
excitent  dans  les  esprits.  Non,  la  grâce  de  Jésus-Christ  la  plus 
sublime,  celle  du  Baptême,  celle  que  reçoit  une  âme  qui  com- 
munie avec  les  dispositions  les  plus  saintes,  ne  guérit  point 
sans  miracle  ces  sortes  de  maux.  Il  est  vrai  que  la  grâce  de  la 
justification  nous  donne  droit  aux  secours  nécessaires  pour  ré- 
sister à  l'effort  actuel  des  passions:  mais  elle  ne  nous  délivre 
point  de  leurs  attaques,  parce  qu'elle  ne  referme  pointles  plaies 
que  le  cerveau  a  reçues  par  l'action  des  objets  sensibles.  Dieu  ne 
fait  point  de  miracles  sur  notre  corps  dans  le  temps  qu'il  nous 
justifie,  il  nous  laisse  toutes  nos  laiblesses.  Le  Baptême  ne  nous 
délivre  point  de  notre  concupiscence;  et  le  nouveau  Chrétien 
que  la  goutte  incommode,  ou  que  quelque  passion  inquiète,  ne 
se  trouve  point  guéri  de  ces  maux  fâcheux  :  il  reçoit  seulement 
les  secours  nécessaires  pour  supporter  patiemment  la  douleur 

1.  Var.  Car  le  cours  des  esprits...  (1684.) 

2.  Var.  Ainsi  que  j'ai  fait  voir  dans  le  chapitre  v.  (1684.) 

3.  Var.  Davantage  de  réflexion.  (1684.) 

4.  Var.  Ni  la  prière  de  l'invocation.  (1684.) 


78  TRAITE  DE  MORALE. 

qui  le   maltraite,  et  impatiemment,  mais  généreusement  les 
caresses  de  la  passion  qui  le  sollicite  et  qui  le  cajole. 

XV.  Il  faut  dire  à  peu  près  la  même  chose  des  prières  et  des 
bonnes  œuvres.  Elles  obtiennent  de  Dieu  les  secours  nécessai- 
res au  combat,  mais  elles  ne  nous  délivrent  point  de  nos  mi- 
sères; si  ce  n'est  qu'à  force  de  combattre  et  de  résister,  on 
fasse  prendre  naturellement  un  autre  cours  aux  esprits,  car 
alors  nos  plaies  se  guérissent  et  se  referment  :  parce  que  pour 
guérir  les  blessures  du  cerveau  aussi  bien  que  celles  des  antres 
parties  de  notre  corps,  il  suffit  que  rien  n'empêche  les  fibres1 
séparées  de  se  rejoindre. 

XVI.  Or  la  raison  pour  laquelle  la  grâce  ne  nous  délivre  point 
de  nos  passions,  ni  le  Baptême  de  l'effort  continuel  de  notre 
concupiscence,  c'est  que  la  puissance  de  la  grâce  de  Jésus- 
Christ  paraît  bien  davantage  par  les  victoires  continuelles  que 
les  justes  remportent  contre  leurs  ennemis  domestiques:  c'est 
que  le  mérite  des  Saints  en  devient  et  plus  pur  et  plus  grand  : 
c'est  enfin  que  la  gloire  répondant  aux  mérites,  la  cité  sainte, 
le  temple  éternel,  le  grand  ouvrage  de  Jésus-Christ  en  reçoit 
mille  et  mille  beautés  qu'il  n'aurait  pas,  si  nos  passions  ne 
nôns  livraient  sans  cesse  mille  et  mille  combats.  Saint  Paul 
était  juste  :  mais  il  sentait  dans  sa  chair  une  loi  opposée  à  celle 
de  l'esprit  qui  l'animait.  Il  demanda  souvent  à  Jésus-Christ, 
qu'il  le  délivrât  de  ce  qu'il  appelle,  écrivant  aux  Corinthiens  : 
Aiguillon  de  sa  chair-.  Mais  Jésus-Christ  lui  répondit  :  ma  grâce 
cous  doit  suffire:  car  c'est  dans  les  faiblesses  que  ma  puissance 
parait,  et  que  la  vertu  se  purifie.  Aussi  saint  Paul  se  glorifiait-il 
dans  les  infirmités,  les  persécutions,  les  outrages,  afin  dit-il, 
que  la  puissance  de  Jésus-Christ  habitât  en  lui. 

XVII.  Qu'on  ne  soit  donc  pas  surpris  si  l'usage  des  Sacre- 
ments laisse  le  corps  tel  qu'il  le  trouve,  et  ne  fortifie  que 
l'homme  intérieur,  duquel  on  n'a  point  de  parfaite  connais- 
sance :  et  qu'on  ne  se  désespère  pas  de  ce  qu'on  se  voit  toujours 
insulté  et  maltraité  par  des  passions  criminelles,  pourvu  qu'on 
soit  toujours  ferme  dans  sa  foi,  content  de  ses  espérances,  et 
par  )k  inébranlable  dans  la  résolution  de  sacrifier  à  Dieu  toutes 
choses.  Que  si  on  veut,  comme  on  le  doit,  car  on  doit  toujours 
éviter  les  dangers,  si  on  veut,  dis-je  se  délivrer  des  mouvements 


1.  Var.  Les  parties.  (1684.) 

2.  TI  Ep.  xii.  9.  (Note  marginale  de  M.) 


PREMIERE  PARTIE.  -  DE  LÀ  VERTU.  79 

importuns  que  les  passions  excitent,  il  faut  absolument  se  ser- 
vir du  remède  que  je  viens  d'expliquer.  Il  faut  éviter  avec  soin 
les  objets  qui  les  réveillent  S  et  remplir  son  esprit  de  pensées 
qui  fassent  diversion  et  révulsion  dans  les  esprits.  En  un  mot, 
il  faut  rendre  les  passions  ridicules  et  méprisables  :  il  n'y  a 
point  d'autre  moyen  de  s'en  délivrer  -.  Mais  que  ceux  qui  par 
un  esprit  philosophique,  ou  par  le  mouvement  de  l'amour- 
propre  éclairé,  condamnent  les  passions  comme  des  criminelles, 
ne  s'imaginent  pourtant  pas  être  déjà  justes  aux  yeux  de  Dieu, 
et  ne  se  préfèrent  point  trop  promptement  à  leurs  frères.  Il  faut 
autant  qu'on  le  peut,  faire  servir  la  nature  à  la  grâce.  Mais 
qu'on  se  souvienne  toujours  que  la  nature  ne  justifie  pas;  et 
que  souvent  la  grâce  opère  dans  les  esprits  et  les  convertit, 
sans  qu'on  y  aperçoive  de  changement  sensible  ;  car  je  parle 
seulement  ici  de  ces  dispositions  intérieures  qui  dépendent  de 
celles  de  notre  corps  3. 

1.  Var.  Ce  commencement  de  phrase  n'était  pas  dans  l'édition  de  1684. 

2.  Var.  Il  n'y  a  pas  d'autre  moyen.  (1684.) 

.'!.  Var.  Le  mot  :  sensible,  ni  la  phrase  qui  suit,  n'étaient  dans  les  édifions  de  1684 
et  dû  1697.  —  Voyez,  dans  la  Recherche  de  la  vérité,  le  livre  V.  des  Passions, 
particulièrement  les  chap.  iv  et  vm. 


CHAPITRE    HUITIÈME. 


Des  moyens  que  la  Religion  fournit  pour  acquérir  et  conserver  l'a- 
mour de  l'Ordre.  Jésus-Christ  est  la  cause  occasionnelle  de  la 
grâce  :  il  faut  l'invoquer  avec  confiance.  Lorsqu'on  s'approche  des 
Sacrements,  l'amour  actuel  de  l'Ordre  se  change  en  amour  habi- 
tuel, en  conséquence  des  désirs  permanents  de  Jésus-Christ.  Preuve 
de  cette  vérité  essentielle  à  la  conversion  des  pécheurs.  La  craiute 
de  l'enfer  est  un  aussi  bon  motif  que  le  désir  de  la  félicité  éter- 
nelle. Il  ne  faut  point  confondre  le  motif  avec  la  tin.  Le  désir  d'être 
heureux  ou  l'ainour-propre  doit  nous  conformer  à  l'Ordre  ou 
nous  assujettir  à  la  loi  divine. 


1.  On  ne  peut  acquérir  et  conserver  la  vertu  ou  l'amour  de 
l'Ordre  que  par  des  résolutions  actuelles  de  lui  sacrifier  toutes 
choses  :  car  naturellement  ce  sont  les  actes  qui  produisent  et 
conservent  les  habitudes.  Or  on  ne  peut  former  la  résolution 
de  sacrilier  sa  passion  dominante  sans  une  foi  vive  et  une 
ferme  espérance,  surtout  lorsque  la  passion  paraît  avec  ses 
charmes  et  ses  attraits.  Ainsi,  comme  la  lumière  éclaire  la  foi , 
comme  elle  affermit  l'espérance,  et  qu'elle  fait  paraître  1  à  l'es- 
prit le  ridicule  et  le  dérèglement  des  passions,  nous  devons  mé- 
diter sans  cesse  sur  les  vrais  biens,  rechercher  et  conserver 
chèrement  dans  notre  mémoire  les  motifs  qui  peuvent  nous 
porter  à  les  aimer  et  à  mépriser  ceux  qui  passent;  et  cela 
avec  d'autant  plus  de  soin  que  la  lumière  est  soumise  à  nos 
volontés,  et  que  si  nous  vivons  dans  l'aveuglement,  c'est  pres- 

1.  Var.  Ainsi,  comme  la  lumière  éclaire  la  foi.  affermit  l'espérance  et  fait  pa- 
raître... (1684.) 


PREMIÈRE   PARTIE.  — DE  LA  VERTU.  81 

que  toujours  uniquement  nuire  faute.  Je  crois  avoir  prouvé 
suffisamment  ces  vérités. 

II.  Mais  lorsque  la  foi  n'est  point  assez  vive,  ni  l'espérance 
assez  ferme  pour  nous  faire  résoudre  à  sacrifier  une  passion, 
qui  s'est  rendue  tellement  la  maîtresse  de  notre  cœur,  qu'elle 
corrompt  à  tous  moments  notre  esprit  en  sa  faveur;  tout  ce 
que  nous  devons,  et  pouvons  peut-être  faire  alors,  c'est  de  cher- 
cher dans  la  crainte  de  l'enfer  •  ce  que  nous  ne  trouvons  point 
dans  l'espérance  d'une  félicité  éternelle.  C'est  de  prier  avec  ar- 
deur, dans  le  mouvement  que  cette  crainte  inspire,  le  Sauveur 
des  pécheurs,  qu'il  augmente  notre  foi  et  notre  confiance  en 
lui,  sans  cesser  de  méditer  sur  les  vérités  de  la  Religion  et  de 
la  Morale,  et  sur  la  vanité  des  biens  qui  passent  :  car  sans  cela 
on  ne  pense  pas  même  à  ses  misères,  ni  à  invoquer  son  Libéra- 
teur. Enfin  lorsque  nous  sentons  en  nous  assez  de  force  pour 
former  actuellement  la  résolution  de  sacrifier  nos  passions  à 
l'amour  de  l'ordre  ;  alors,  quoique  selon  les  principes  que  j'ai 
établis  dans  les  chapitres  précédents,  nous  puissions  absolu- 
ment par  le  secours  de  la  uràce,  en  réitérant  de  semblables  ac- 
tes, acquérir  la  charité  ou  l'amour  habituel  et  dominant  de 
l'Ordre  immuable,  il  vaut  mieux  sans  différer  s'approcher  des 
Sacrements,  et  venir,  par  ce  mouvement  actuel  de  l'amour  de 
l'Ordre  que  le  Saint-Esprit  nous  inspire,  laver  ses  péchés  par 
la  pénitence.  C'est  assurément  la  voie  la  plus  courte  et  la  plus 
sûre  de  changer  l'acte  en  habitude:  l'acte,  dis-je,  qui  passe  et 
ne  convertit  point,  en  l'habitude  qui  demeure  et  qui  nous  jus- 
tifie 2.  Car  Dieu  ne  juge  pas  des  âmes  sur  ce  qui  est  en  elles 
d'actuel  et  de  passager,  mais  sur  leurs  dispositions  habituelles 
et  permanentes.  Et  par  les  Sacrements  de  la  nouvelle  loi,  on 
reçoit  la  grâce  justifiante,  ou  la  charité  habituelle  3  qui  donne 
droit  aux  vrais  biens  et  aux  secours  nécessaires  pour  les  obte- 
nir. Ce  sont  là  des  vérités  que  je  dois  maintenant  expliquer 
par  des  principes  certains,  par  l'évidence  et  par  la  foi  4. 

III.  Je  crois  avoir  démontré  en  plusieurs  endroits3  et  en 


1.  Var.  Et  de  la  juste  colère  d'un  Dieu  vengeur.  (1684.) 

2.  Var.  Et  qui  justifie.  (1684  et  1697.) 

3.  Var.  On  reçoit  la  charité  justifiante.  (1684.) 

4.  Var.  Ou  par  l'évidence  ou  par  la  foi.  (1684.) 

5.  Recherche  de  la  vérité,  Eclaircissement  si/r  l'efficace  des  causes  secondes,  En- 
tretiens Te,  ge  et  10e  sur  la  métaphysique,  Méditations  chrétiennes,  6e  et  Te,  etc. 
(Note  marginale  de  M.) 

5. 


82  TRAITE   DE   MORALE. 

plusieurs  manières  que  Dieu  exécute  toujours  ses  desseins  par 
les  luis  générales,  dont  l'efficace  est  déterminée  par  l'action  des 
causes  occasionnelles.  J'ai  prouvé  cette  vérité  par  les  effets 
dont  les  causes  secondes  nous  sont  connues  :  et  je  crois  l'avoir 
démontrée  par  ridée  de  Dieu  même,  parce,  que  son  action  duit 
porter  le  caractère  de  ses  attributs.  On  peut  voir  sur  cela  mes 
autres  écrits.  .Mais,  si  la  raison  ne  pouvait  point  nous  conduire 
à  cette  vérité,  l'Ecriture  sainte  ne  nous  permettrait  pas  d'en 
douter,  à  l'égard  du  sujet  dont  je  traite.  Elle  nous  apprend  que 
Jésus-Christ  comme  homme  n'est  pas  seulement  la  cause  méri- 
toire, mais  encore  la  cause  distributive  ou  occasionnelle  de 
toutes  les  grâces,  car  Jésus-Christ  par  ses  mérites  et  par  son 
sacrifice  a  acquis  droit  sur  toutes  les  nations  de  la  terre,  pour 
lui  servir  de  matériaux  à  la  construction  du  Temple  spirituel 
de  l'Eglise,  dont  le  Temple  superbe  de  Salomon  n'était  que 
l'ombre  et  la  figure;  et  c'esl  maintenant,  et  depuis  le  jour  de 
son  Ascension,  qu'il  use  pleinement  de  ce  droit  \  et  qu'il  élève 
à  la  gloire  de  son  Père  le  Temple  éternel  -'. 

Jésus-Christ  est  le  chef  de  l'Eglise  '•  :  il  influe  sans  cesse  dans 
les  membres  qui  la  comp  isent  l'esprit  qui  lui  donne  la  vie  et  la 
sainteté.  C'esl  '  ['Avocat,  le  •'■  Médiateur,  le  6  Sauveur  des  pé- 
cheurs. C'est  notre  souverain  Prêtre  :  il  est  dans  le  Saint  i\c> 
Saints,  toujours  vivant  pour  ~  [ntercédkb  pour  nous,  et  toutes 
prières  ou  ses  désirs  sont  exaucés.  En  un  mot,  Jésus-Christ 
lui-même  nous  apprend  que9  toute  puissance  lui  a  et  donnée 
1  ciel  et  sur  la  terre.  Or  il  n'a  pas  reçu  cette  puissance 
comme  Dieu  égal  au  Père,  mais  en  tant  qu'homme  semblable  à 
nous  :  et  Dieu  ne  communique  sa  puissance  aux  créatures,  que 
parce  qu'il  exécute  leurs  volontés  et  par  elles  ses  propres  des- 
seins. Car  Dieu  seul  est  cause  véritable  de  tout  ce  qui  se  fait 


1.  Var.  Et  que  maintenant,  et  depuis  le  jour  de  son  ascension,  ilusedeson  droit. 
1684. 

2.  Var.  Par  la  puissance  qu"il  a  reçue  de  lui  au  jour  de  ses  victoires,  lorsqu'il  a 
été  souverain  prêtre  des  vrais  biens,  selon  l'ordre  irrévocable  de  Melehisédee.    1684. 

3.  Ephes.  iv.  15,  16.    Note  marginale  de  M.)  Dans  les  éditions  précédentes,  il  n'y 
a  point  ici  d'alinéa  nouveau. 

4.  Joan.  h.  1. 

5.  II  Tim.  xx.  5. 
S.  Eph.  v.  23. 
7.  Beb.  vii,  25. 
S.  Joan.  xi.  42. 

9.  Mat.  xxvm.  18.  —  Joan.  xm.  3.  (Notes  marginales  de  M.) 


PREMIÈRE  PARTIE.  —DE  LA  VERTU.  83 

dans  la  grâce  aussi  bien  que  dans  la  nature  '.  Ainsi  il  est  cer- 
tain par  l'Ecriture  sainte,  que  Jésus-Christ  comme  homme,  est 
la  cause  occasionnelle  qui  détermine  par  ses  prières  ou  par  ses 
désirs  l'efficace  de  la  loi  générale,  par  laquelle  Dieu  veut  sauver 
tousles  hommes  enson  FilsetparsonFils.  Carencoreun  coup,  si 
personne  ne  vient  au  Père  que  par  le  Fils  ;  s'il  est  certain,  ce  que  di  t 
Jésus-Christ  à  ses  Apôtres,  d'une  part,  que  c'est  lui  qui  les  a  choi- 
sis, et  de  l'autre,  que  c'est  son  Père  qui  les  luia  donnes  ;  s'il  est  vrai 
en  un  mot  que  Jésus-Christ  est  le  vrai  Salomon,  qui  doit  cons- 
truire le  Temple  éternel  dont  nous  sommes  les  pierres  vivantes, 
on  ne  peut  nier  qu'il  soit  la  cause  occasionnelle  de  la  grâce  : 
car  c'est  là  précisément  l'idée  que  ce  mot  réveille  dans  l'esprit 
de  ceux  pour  qui  j'écris  2. 

IV.  Il  est  nécessaire  de  se  bien  convaincre  de  cette  vérité  es- 
sentielle à  la  Religion,  parla  lecture  du  Nouveau  Testament,  et 
principalement  de  l'Epitre  aux  Hébreux;  et  comme  je  crois  l'a- 
voir suffisamment  prouvée  dans  le  Traité  de  la  Nature  et  de  la 
Grâce,  et  dans  les  Méditations  Chrétiennes,  je  ne  m'y  arrêterai 
pas  davantage.  J'écris  pour  des  philosophes,  mais  des  philoso- 
phes chrétiens,  qui  reçoivent  l'Ecriture  et  la  tradition  infailli- 
ble de  l'Eglise  universelle;  et  je  tâche  d'expliquer  les  vérités 
de  la  foi,  par  des  termes  clairs  et  exempts  d'équivoques  :  car 
c'est  pour  cette  raison  que  je  dis  que  Jésus-Christ,  comme 
homme,  est  Souverain  Prêtre  des  vrais  biens,  et  cause  occasion- 
nelle de  la  Grâce.  Je  pourrais  dire  naturelle,  instrumentelle,  se- 
conde, distributive,  ou  me  servir  de  quelque  autre  terme  plus 
commun  :  mais  les  termes  les  plus  communs  ne  sont  pas  tou- 
jours les  plus  clairs.  Quoiqu'on  s'imagine  les  bien  entendre, 
on  ne  sait  pas  trop  ce  qu'on  dit,  lorsqu'on  les  prononce.  Et  si 
on  veut  se  donner  la  peine  d'examiner  ceux-ci,  on  verra  bien 
que  le  mot  de  cause  naturelle  réveille  une  fausse  idée,  que  celui 
iï instrumentelle  est  obscur,  que  celui  de  seconde  est  si  général, 
qu'il  ne  dit  rien  de  distinct  à  l'esprit,  et  que  celui  de  distributive 
est  du  moins  équivoque  et  confus.  Pour  celui  de  cause  occasion- 
nelle de  la  grâce,  il  n'a,  ce  me  semble,  aucun  de  ces  défauts,  du 
moins  par  rapport  aux  personnes  pour  lesquelles  uniquement 
j'ai  écrit  le  Traité  de  la  Nature  et  de  la  Grâce  ;  duquel  néanmoins 
plusieurs  autres  ont  voulu  juger,  qui  n'entendent  pas  trop  les 

1.  Var.  Dans  la  nature  et  dans  la  grâce.  ^1684.) 

2.  Var.  Toute  cette  fin  de  paragraphe,  depuis  :  car  encore  un  coup...,  n'étaitpas 
dans  l'édition  de  1684. 


84  TRAITE  DE  MORALE. 

principes  que  j'ai  supposés.  Car  ce  terme  marque  précisément 
que  Dieu  qui  fait  tout  comme  cause  véritable,  ainsi  que  je  crois 
l'avoir  démontré  en  plusieurs  endroits,  ne  donne  sa  grâce  que 
par  Jésus-Christ  victime  immolée  sur  la  croix,  et  maintenant 
clarifiée  ei  consommée  en  Dieu,  maintenant  Souverain  Prêtre 
des  biens  futurs,  Chef  de  l'Eglise,  Architecte  du  Temple 
éternel.  11  fait  comprendre  clairement  que  la  loi  générale  de 
l'ordre  de  la  grâce,  c'est  que  Dieu  veut  sauver  tous  les  hom- 
mes en  son  Fils  et  par  son  Fils  :  vérité  que  saint  Paul  répète 
à  tous  moments,  comme  étant  le  fondement  de  la  Religion 
que  nous  professons.  Peut-être  que  le  mot  propre  pour  ex- 
primer clairement  ce  que  la  foi  nous  enseigne  de  Jésus-Christ 
m'est  échappé.  Mais  qu'on  ne  se  chagrine  point  contre  moi  :  je 
suis  docile  :  je  ne  disputerai  jamais  avec  chaleur  et  avec  entê- 
tement pour  des  termes.  Dès  qu'on  m'en  donnera  de  meilleurs, 
je  m'en  servirai.  Mais  j'estime  que  les  meilleurs  sont  les  plus 
clairs,  qu'on  y  prenne  garde  :  car  les  mots  ne  sont  inventés 
que  pour  exprimer  les  pensées  :  de  sorte  que  ceux  qui  expri- 
ment plus  distinctement  nos  idées  sont  préférables  à  tous  les 
autres  ■  ;  principalement  quand  on  parle  comme  je  fais  dans  le 
dessein  d'expliquer  et  de  prouver  clairement  des  vérités  que 
les  philosophes  mêmes  ne  conçoivent  pas  trop  bien. 

V.  Au  reste  je  prie  qu'on  me  fasse  la  justice,  ou  qu'on  ail 
pour  moi  la  charité  de  croire,  que  ce  n'est  ni  chagrin  contre 
les  personnes,  ni  désir  de  justifier  mes  sentiments  ou  mes  ma- 
nières, que  je  réveille  maintenant  certaines  idées.  Je  crois  que 
ceux  qui  ne  m'ont  pas  rendu  justice,  n'ont  eu  aucun  dessein  de 
m'oiïenser;  et  que  s'ils  ont  jugé  un  peu  trop  promptement  de 
mes  opinions  sur  des  termes  qu'ils  n'entendaient  pas  2,  c'est  l'a- 
mour qu'ils  ont  eu  pour  la  Religion  qui  les  y  a  sollicités:  amour 
qui  ne  peut  être  trop  grand,  et  qu'il  est  difficile  de  retenir,  lors- 
qu'il est  aussi  ardent  que  je  le  reconnais  dans  quelques-uns  de 
mes  adversaires.  Qu'on  me  pardonne  ce  petit  écart,  je  re- 
viens 3. 

1.  Var.  De  sorte  que  ceux  qui  expriment  clairement  de  fausses  pensées,  sont  en 
eux-mêmes  préférables  à  ceux  qui  expriment  confusément  les  pensées  les  plus  so- 
lides. .1684.) 

2.  Var.  Qu'ils  n'entendent  pas.  (1684.) 

3.  On  sait  que  la  polémque  à  laquelle  Malebranche  fait  allusion  est  celle  que  lui 
suscita  avec  Bossuet,  avec  Fénelon.  mais  surtout  avec  Arnauld  et  tout  Port  - 
Royal,  son  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  paru  en  1680.  Voir  l'intéressante 
Étude  sur  Malebranche.  par  M.  l'abbé  Blampignon,  i"  partie,  cb.  n. 


PREMIERE  PARTIE.  -  DE  LA  VERTU.  85 

VI.  Dieu  n'agit  jamais  sans  raison,  et  il  n'a  que  deux  raisons 
générales  qui  le  déterminent  à  agir  :  l'Ordre  qui  est  sa  loi  in- 
violable, et  les  lois  générales  qu'il  a  établies  et  qu'il  suit  cons- 
tamment, afin  que  sa  conduite  porte  le  caractère  de  ses  attri- 
buts. Ainsi,  comme  il  n'arrive  rien  dans  les  créatures,  que 
Dieu  ne  le  fasse  en  elles,  et  qu'à  l'égard  des  pécheurs  l'Ordre 
immuable  de  la  justice  n'exige  pas  que  Dieu  leur  fasse  aucun 
bien;  le  pécheur  ne  peut  rien  obtenir  et  surtout  la  grâce, 
qu'il  n'ait  recours  à  la  cause  occasionnelle  qui  détermine  la  cause 
véritable  à  la  communiquer  aux  hommes.  C'est  donc  une  espèce 
de  nécessité  de  savoir  distinctement  quelle  est  précisément  cette 
cause  occasionnelle,  afin  de  s'en  approcher  avec  confiance,  et 
obtenir  les  secours  sans  lesquels  j'ai  fait  voir  qu'il  n'est  pas 
possible  de  prendre  seulement  la  résolution  de  sacrifier  à  la  loi 
de  Dieu  sa  passion  dominante. 

VII.  Lorsqu'un  malade  craint  la  mort,  qu'il  est  pleinement 
convaincu  qu'il  n'y  a  qu'un  certain  fruit  capable  de  lui  rendre 
la  santé,  sa  crainte  suffit,  afin  qu'il  fasse  quelque  effort  *  pour 
en  recouvrer.  Le  premier  homme  n'était  immortel,  que  parce 
qu'il  savait  que  le  fruit  de  l'arbre  de  la  vie  conservait  la  vi- 
gueur et  donnait  l'immortalité,  et  qu'il  était  en  son  pouvoir 
de  s'en  nourrir.  Ainsi  lorsqu'on  craint  l'enfer,  et  qu'on  sait  dis- 
tinctement que  Jésus-Christ  est  l'arbre  de  vie,  dont  le  fruit 
donne  l'immortalité  :  ou  pour  parler  clairement  et  sans  équi- 
voque aux  Philosophes,  lorsqu'on  sait  que  Jésus-Christ  est  la 
cause  occasionnelle  de  la  Grâce,  la  crainte  actuelle  de  la  mort 
éternelle  suffit  pour  l'invoquer,  afin  qu'il  forme  par  rapport  à 
nous  quelques  désirs  qui  déterminent  Dieu  comme  cause  véri- 
table à  nous  délivrer  de  nos  maux. 

VIII.  Or,  encore  un  coup,  car  on  ne  peut  trop  imprimer  cette 
vérité  dans  les  esprits,  Jésus-Christ,  comme  homme,  est  seul  la 
cause  occasionnelle  de  la  Grâce  :  et  il  est  plus  certain  et  plus 
sûr  que  ses  désirs  ou  ses  prières  influent  l'esprit  qui  nous  vi- 
vifie, qu'il  n'est  sûr  que  le  Soleil  répandra  demain  la  lumière, 
et  le  feu  la  chaleur  et  le  mouvement.  Le  feu  a  respecté  -  le 
corps  des  Martyrs  :  le  Soleil  s'éclipse  souvent,  et  la  nuit  il  nous 
laisse  dans  les  ténèbres.  Mais  Jésus-Christ  n'a  jamais  prié  en 
vain.  Car,  si  Jésus-Christ,  avant  que  de  consommer  son  sacri- 


1.  Var.  Quelques  efforts.  (1684.) 

2.  Var.  Le  feu  respecte.  (1684.) 


86  TRAITÉ  DE  MORALE. 

fice  par  lequel  il  a  mérité  la  gloire  qu'il  possède  présentement, 
parlant  à  son  Père,  disait  de  soi  :  Je  savais  bien,  mon  Père,  que 
vous  ni  exaucez  toujours  ■;  certainement  aujourd'hui  qu'il  est 
entré  par  son  Sang  dans  le  Saint  de  Saints,  et  qu'il  est  établi 
souverain  Prêtre  des  biens  véritables,  ce  serait  être  bien  infi- 
dèle, que  de  manquer  de  confiance  en  lui.  Mais,  dira-t-on,  le 
feu  communique  la  chaleur  par  la  nécessité  des  lois  naturel- 
les :  on  ne  peut  s'en  approcher  sans  ressentir  son  action,  et  il 
dépend  au  contraire  de  Jésus-Christ  de  prier  pour  ceux  qui 
l'invoquent.  Cette  différence  est  véritable.  Mais  quoi!  doutera- 
t-on  de  la  bonté  de  Jésus-Christ?  Oubliera-t-on  qu'il  porte  la 
qualité  de  Sauveur  des  pécheurs?  Vous  le  nommerez  Jésus,  dit 
l'Ange  à  saint  Joseph,  car  il  délivrera  son  peuple  de  leurs  péchés  -. 
Se  défiera-t-on  des  promesses  qu'il  nous  a  faites  en  tant  d'en- 
droits de  son  Evangile?  Qu'on  se  souvienne  que  nous  avons 
en  lui  un  Pontife,  qui  a  éprouvé  nos  maux  et  qui  compatit  à  nos 
faiblesses  3  :  qu'il  ne  souhaite  rien  tant  que  d'achever  son  grand 
ouvrage,  le  temple  éternel,  dont  nous  devons  être  les  pierres 
vil  an  tes;  et  que,  comme  il  le  dit  lui-même,  Tout  <  st  en  joie  dans 
le  ciel,  lorsqu'un  pécheur  se  convertit  *  :  et  que  dans  ces  pensées, 
on  s'approche  avec  confiance  du  trône  de  sa  grâce,  du  vrai  pro- 
pitiatoire  que  Dieu  a  établi  en  sa  personne  5.  Qu'on  demande, 
on  recevra  :  qu'on  cherche,  on  trouvera  :  qu'un  frappe,  et  on 
aura  enfin  la  liberté  d'entrer.  Quiconque  invoquera  le  nom  du 
Seigneur  sera  sauvé0,  l'Ecriture  nous  apprend  ces  vérités. 

IX.  Ainsi,  supposé  qu'un  homme  craigne  les  jugements  terri- 
bles du  Dieu  vivant,  croie  en  Jésus-Christ,  et  l'invoque  comme 
son  Sauveur:  et  qu'enfin  il  reçoive  de  lui  assez  de  force  pour 
former  cette  résolution  héroïque  de  renoncer  tout  à  fait  à  sa 
passion  dominante  '•  (laquelle  résolution  renferme  l'amour  ac- 
tuel de  la  justice  s'il  hait  véritablement  son  péché,  car  haïr  le 
désordre  c'est  aimer  l'ordre  8);  ce  qu'il  doit' faire  en  cet  état, 
c'est  de  venir,  sans  différer,  se  jeter  aux  pieds  du  Prêtre,  afin 

1.  Jean.  n.  42.  (Note  marginale  de  M 

2.  Matt.  i,  21.  (Note  marginale  de  M. 

3.  Heb.  iv,  17.  15:  v,  15.  16.  [Id. 
i.  Luc.  xv.  (Id.) 

5.  Var.  Et  qu'on  s'approche  dans  les  pensées  du  trùne  de  sa  grâce,  du  vrai  Pro- 
pitiatoire avec  confiance.  (1684.) 

6.  Rom.  x,  13.  (Note  marginale  de  M.) 

T.  Var.  De  renoncer  à  sa  passion  dominante.  (1684.) 

8.  Var.  Toute  cette  parenthèse  n'était  pas  dans  l'édition  de  1684. 


première  partie.  -  de  la  vertu.  st 

de  recevoir  par  le  Sacrement  de  pénitence  l'absolution  de  ses 
péchés  et  la  charité  justifiante,  que  les  pécheurs  reçoivent  par 
ce  Sacrement,  lorsqu'ils  s'en  approchent  par  le  mouvement 
qu'inspire  le  Saint-Esprit,  quoiqu'il  n'habite  pas  encore  en  eux. 
Voici  la  preuve  de  ce  que  j'avance. 

X.  Jésus-Christ  après  sa  résurrection,  apparut  à  ses  Apô- 
tres, et  leur  dit  :  La  paix  soit  avec  vous;  comme  mon  Père  m'a 
envoyé,  je  vous  envoie  aussi  de  même  :  et  ayant  dit  ces  paroles,  il 
souffla  sur  eux,  et  leur  dit  :  Recevez  le  Saint-Esprit.  Les  péchés 
seront  pardonnes  à  ceux  à  qui  vous  les  pardonnerez  i,  etc.  D'où  il 
est  clair  premièrement,  que  les  Apôtres,  et  les  Prêtres  par  con- 
séquent, ont  le  pouvoir  de  remettre  les  péchés  :  et  cela  ne  peut 
guère  se  contester;  en  second  lieu,  que  ce  Sacrement,  et  même 
tous  ceux  de  la  nouvelle  alliance,  pour  d'autres  raisons  que 
celles  que  je  donne  présentement,  confèrent  la  charité  justi- 
fiante ou  l'amour  habituel  et  dominant  de  l'Ordre  immuable. 

Comme 2  Dieu  ne  juge  point  d'une  âme  sur  ce  qu'il  connaît  en 
elle  de  passager  et  d'actuel,  mais  sur  ses  dispositions  stables  et 
sur  ses  habitudes  permanentes 3,  donc  *  l'amour  actuel  de  l'ordre 
ne  justifie  pas,  mais  l'amour  habituel  :  car  Dieu  qui  aime  l'or- 
dre invinciblement  5  ne  peut  pas  aimer  un  cœur  déréglé,  un 
cœur  plus  disposé  au  mal  qu'au  bien.  Or  le  Prêtre  a  le  pou- 
voir de  remettre  les  péchés.  Donc  il  a  celui  de  rendre  le  pécheur 
agréable  à  Dieu.  Son  absolution  change  donc  l'acte  en  habitude, 
en  disposition  permanente.  Car  enfin  le  Prêtre  ne  peut  pas  ju- 
ger de  l'état  du  pénitent,  mais  seulement  de  sa  résolution  ac- 
tuelle. Il  ne  peut  juger  du  pénitent  que  par  6  la  déclaration  que 
le  pénitent  lui  fait  :  et  le  pénitent  lui-même  ne  peut  savoir  si 
l'amour  qu'il  a  pour  l'ordre  est  habituel  ou  non.  Car  on  ne  peut 
juger  de  soi  que  par  le  sentiment  intérieur  qu'on  en  a,  et  ce 
sentiment  ne  représente  que  les  actes  qu'on  sent  actuellement, 
et  nullement  les  habitudes,  si  elles  ne  sont  excitées.  Ainsi  le 
Prêtre  ayant  le  pouvoir  d'absoudre,  et  ne  pouvant  former  son 
jugement  que  sur  les  dispositions  connues  du  Pénitent,  il  faut 
de  nécessité  que  l'absolution  change  l'acte  en  habitude  puis- 


1.  Jean,  xx,  21. 

2.  Var.  Car.  (Et  sans  nouvel  alinéa.)  (1684  et  1697.) 

3.  Var.  Sur  ses  dispositions  stables  et  permanentes.  (1684 

4.  Var.  Donc,  n'est  pas  dans  le*  éditions  précédente*. 

5.  Var.  Inviolablement.  (1684.) 

6.  Var.  Sur.  (1684.) 


88  TRAITÉ   DE  MORALE. 

qu'il  n'y  a  que  l'habitude  qui  justifie  devant  Dieu  et  que  les 
sacrements  de  la  nouvelle  alliance  répandent  la  grâce  justi- 
fiante  l. 

XI.  Do  là  il  est  évident  que  c'est  une  erreur  très  pernicieuse 
de  croire  que  l'absolution  du  Prêtre  ne  délivre  le  pénitent  quç| 
de  la  peine  éternelle  due  au  péché.  Car  le  Prêtre  n'ayant  aucun 
moyen  de  reconnaître  moralement  qu'un  pénitent  soit  juste  aux 
\eux  de  Dieu,  il  ne  pourrait  jamais  s'assurer  qu'il  lui  remet 
ses  péchés,  ni  le  pénitent  qu'il  en  reçoit  l'absolution  2,  si  le  Sa- 
crement ne  changeait  pas  l'acte,  ou  la  résolution  actuelle  dont 
on  a  sentiment  intérieur,  en  disposition  habituelle  qui  ne  se 
fait  point  sentir.  Mais  de  plus  5,  est-ce  avoir  le  pouvoir  de  re- 
mettre  les  péchés  que  de  laisser  le  pécheur  dans  la  mort  du 
péché,  et  ne  faire  du  bien  qu'aux  justes,  que  de  ne  remettre 
les  péchés  qu'à  ceux  à  qui  ils  sont  déjà  remis  dans  le  ciel  •?  Il 
faut  donc  qu'il  y  ait  en  Jésus-Christ  un  désir  permanent  et  eU 
ficace,  en  conséquence  de  la  puissance  que  Dieu  lui  a  donnée, 
lorsqu'il  l'a  établi  5  cause  occasionnelle  de  la  grâce,  que  l'étal 
du  pénitent  change  par  l'absolution  du  Prêtre,  et  qu'il  soit  dé- 
livré de  la  coulpe  du  péché  aussi  bien  que  de  la  peine  éternelle 
qui  lui  est  due. 

XII.  Certainement,  quand  on  compare  ensemble  les  deux 
alliances  de  Dieu  avec  les  hommes  pour  en  découvrir  les  rap- 
ports, les  biens  promis  par  la  loi6,  avec  ceux  que  Jésus-Christ 
nous  a  mérités,  et  dont  il  est  le  dispensateur;  on  voit  bien  que 
l'auteur  de  la  loi  donnant  droit  par  ses  promesses  aux  biens 
temporels,  Jésus-Christ  médiateur  de  la  nouvelle  alliance  doit 
aussi  donner  droit  aux  vrais  biens,  aux  biens  éternels  :  et 
qu'ainsi  nos  Sacrements  doivent  opérer  la  grâce  ou  la  charité 
justifiante  dans  ceux  qui  les  reçoivent,  laquelle  seule  donne 
droit  à  ces  vrais  biens.  Car  il  est  certain  que  Dieu,  qui  aime 
l'Ordre,  ne  peut  pas  donner  le  ciel  à  ceux  qui  sont  plus  disposés 
au  mal  qu'au  bien,  à  ceux  qui  sont  actuellement  dans  le  désor- 


1.  Var.  La  fin   de  phrase  :  et  que  les  sacrements...,  n'était  point  dans  les  édi- 
tions précédentes. 

2.  Var.  11  ne  pourrait  jamais  donner  l'absolution  qu'au  hasard.  (1684  et  1697.) 

3.  Var.  De  plus.  (1684.) 

4.  Var.  La  fin  de  phrase  :  que  de  De  remettre  les  péchés...,  n'était  pas  dans  les 
éditions  précédentes. 

5.  Var.  En  l'établissant.  (1684.) 

6.  La  loi  ancienne,  la  loi  mosaïque. 


PREMIERE  PARTIE.—  DE  Là  VERTU.  89 

dre.  Au  reste  le  Concile  de  Trente  a  défini  ce  que  je  viens  d'é- 
tablir. C'est  un  article  de  notre  foi  que  les  Sacrements  de  la 
nouvelle  alliance  opèrent  la  grâce  ou  la  charité  justifiante  l;  et 
que  le  pécheur  qui  s'approche  du  Sacrement  de  pénitence  par 
le  mouvement  que  lui  inspire  le  Saint-Esprit,  mouvement  qui 
ne  le  justifie  point,  car  le  Saint-Esprit  n'habite  point  encore  en 
lui,  comme  le  dit  le  Concile,  et  pour  les  raisons  que  je  viens 
d'expliquer,  que  ce  pécheur,  dis-je,  reçoit  véritablement  la  cha- 
rité habituelle  de  la  justification,  par  l'efficace  du  Sacrement 
que  le  Sauveur  des  pécheurs  a  établi,  pour  les  délivrer  sûre- 
ment 2  de  la  captivité  du  péché. 

XIII.  Il  est  donc  évident  que  le  pécheur  contrit  par  quelque 
motif  que  ce  puisse  être,  car  il  n'importe,  lorsqu'il  se  sent  tou- 
ché de  repentir,  et  qu'il  a  obtenu  par  ses  prières,  ou  autrement, 
assez  de  force  pour  former  la  résolution  généreuse  de  ne  plus 
pécher,  et  de  renoncer  à  sa  3  passion  dominante,  doit  prompte- 
ment  avoir  recours  à  la  pénitence,  pour  recevoir  par  ce  Sacre- 
ment la  charité  habituelle,  ce  que  "  peut  être  il  ne  pourrait 
pas  obtenir  par  ses  prières  ordinaires. 

XIV.  Je  sais  bien  que  plusieurs  personnes  condamnent  la 
crainte  de  l'enfer,  comme  un  motif  d'amour-propre,  qui  ne 
peut  produire  rien  de  bon  :  motif  néanmoins  que  j'ai  pris 
comme  étant  le  plus  vif  et  le  plus  ordinaire  pour  s'exciter  à 
faire  les  choses  qui  peuvent  nous  conduire  à  la  justification.  Je 
sais,  dis-je,  qu'ils  rejettent  ce  motif  comme  inutile,  et  qu'ils  ap- 
prouvent au  contraire  l'espérance  de  la  récompense  éternelle 
comme  un  motif  saint  et  raisonnable,  et  dont  les  plus  gens  de 
bien  s'animent  à  la  vertu,  selon  ces  paroles  de  David  toujours 
si  rempli  d'ardeur  et  de  charité  :  Inclinavi  cor  meurn  ad  faciendas 
justifïcationes  tuas  in  seternum  propter  retributionem.  Cependant 
vouloir  être  heureux,  ou  ne  vouloir  pas  être  malheureux,  c'est 
la  même  chose,  l'un  n'est  pas  moins  bon  que  l'autre  5.  La  crainte 
de  la  douleur,  le  désir  du  plaisir  ne  sont  l'un  et  l'autre  que  des 
mouvements  d'amour-propre.  Mais  l'amour-propre  en  lui-même 
n'est  pas  mauvais  :  Dieu  le  produit  sans  cesse  en  nous.  Il  nous 
porte  invinciblement  au  bien;  et  par  ce  même  mouvement,  il 

1.  Sess.  7,  can.  8.  —  Sess.  14.  chap.  iv,  cari.  5. 

2.  Var.  Pour  les  délivrer.  (1684.)  ' 

3.  Var.  Ou.  (1684.) 

4.  Var.  Pour  recevoir  par  ce  sacrement  ce  que...  (1684  et  1697 

5.  Var.  C'est  la  mèrne  chose,  rien  n'est  plus  facile  à  comprendre.  (1684  ) 


90  TRAITÉ  DE  MORALE. 

nous  détourne  invinciblement  du  mal.  Nous  ne  pouvons  point 
qoos  empêcher  de  souhaiter  d'être  heureux,  et  par  conséquent 
de  n'être  point  malheureux.  Ainsi  la  crainte  de  l'enfer  ou 
L'espérance  du  paradis  sont  deux  motifs  égaux,  aussi  bons  l'un 
que  l'autre  :  si  ce  n'est  que  celui  de  la  crainte  a  cet  avantage 
sur  l'autre,  que  c'est  le  plus  vif,  le  plus  fort,  le  plus  efficace; 
parce  qu'ordinairement,  toutes  choses  égales,  on  craint  plus  la 
douleur  qu'on  ne  souhaite  les  plaisirs.  Chacun  peut  sur  cela  se 
consulter  soi-même.  Et  qu'on  ne  dise  pas  que  la  récompense 
éternelle  renferme  la  vue  de  Dieu,  et  que  c'est  par  cette  raison- 
là  que  l'espérance  de  la  récompense  est  un  bon  motif  :  car  il 
en  est  de  même  de  la  crainte.  L'enfer  de  son  côté  exclut  la  vue 
de  Dieu,  et  la  crainte  de  ne  point  posséder  Dieu  est  la  même 
chose  que  le  désir  ou  l'espérance  de  le  posséder.  Ainsi,  soit 
qu'on  compare  la  douleur  au  plaisir,  Dieu  perdu  avec  Dieu 
lé,  la  crainte  est  aussi  bonne  que  le  désir  ou  l'espérance. 
Mais  de  plus  la  crainte  des  peines  éternelles  a  cet  avantage 
qu'elle  est  propre  à  réveiller  les  plus  assoupis  et  les  plus  slupi- 
des;  el  c'esl  pour  cela  que  l'Ecriture  et  les  Pères  °e  servent  a 
tout  moment  de  ce  motif  l.  Car  enfin  on  devrait  y  prendre  garde, 
ce  n'est  point  proprement  le  motif  qui  règle  le  emur,  c'est  l'a- 
mour de  l'Ordre.  Rien  ne  nous  rend  justes  que  l'amour  de  la 
justice  essentielle  et  primitive,  que  la  conformité  de  la  volonté 
à  la  loi  divine.  Le  désir  d'être  heureux,  la  crainte  de  l'enfer  sont 
naturels  et  nécessaires.  Ce  sont  des  motifs  physiquement  bons; 
mais  ils  n'ont  ni  bonté  ni  malice  pris  en  eux-mêmes  -.  Tout 
motif  est  naturellement  et  nécessairement  fondé  5  sur  L'amour- 
propre  ou  sur  le  désir  invincible  d'être  heureux,  j'entends 
solidement  heureux,  sur  le  mouvement  que  Dieu  imprime 
sans  cesse  en  nous  pour  le  bonheur  et  la  perfection  de  notre 
être,  en  un  mot  sur  *  la  volonté  propre,  car  nous  ne  pouvons 
aimer  que  par  notre  volonté.  Et  celui  qui  brûlerait  d'ardeur  de 


1.  L'édition  de  1681  donnait  ici  une  noie  marginale  ainsi  eonoue  :  «  Par  motif 
j'entends  ce  qui  excite  dans  l'âme  quelque  mouvement  actuel  de  cette  espèce 
d'amour  que  j'ai  appelé  auparavant  amour  d'union.  » 

2.  Var.  Ces  trois  phrases,  depuis  :  Rien  ne  nous  rend  justes....  ne  se  trouvaient 
pas  dans  les  éditions  précédentes. 

3.  Var.  Tout  motif  est  fondé  (1684):  est  naturellement  et.  ce  me  semble,  néces- 
sairement fondé  (16 

4.  Var.  Sur  le  désir  invincible  d'être  heureux,  que  Dipu  inspire  sans  cesse  en 
nous  pour  le  boirheur.  en  un  mot  sur...  (1684). 


PREMIÈRE  PARTIE.—  DE  LA  VERTU.  91 

jouir  de  la  présence  de  Dieu  pour  contempler  ses  perfections 
et  avoir  part  à  la  félicite  des  Saints,  serait  toujours  digne  de 
l'enfer,  s'il  avait  le  cœur  déréglé  et  refusait  do  sacrifier  à  l'Or- 
ire  sa  passion  dominante.  Car  il  faut  aimer  Dieu  tel  qu'il  est 
comme  juste  aussi  bien  que  puissant.  Et  au  contraire  celui  qui 
serait  indifférent,  si  cela  se  pouvait  ainsi,  pour  le  bonheur  éter- 
nel, mais  d'ailleurs  rempli  de  charité  ou  de  l'amour  de  l'Ordre, 
5ui  renferme  la  charité  ou  l'amour  de  Dieu  sur  toutes  choses, 
serait  juste  et  solidement  vertueux;  parce  que  comme  j'ai  déjà 
prouvé  fort  au  long,  la  vraie  vertu,  la  conformité  avec  la  volonté 
ie  Dieu  consiste  précisément  dans  l'amour  habituel  et  domi- 
nant de  la  loi  éternelle  et  divine,  l'ordre  immuable. 

XV  *.  Il  y  a  de  la  différence  entre  les  motifs  et  la  fin,  comme 
entre  les  effets  et  leurs  causes 2.  On  est  excité  3  par  les  motifs  à 
agir  pour  la  fin  *,  Dieu  se  faisant  connaître,  se  faisant  goûter 
il  se  fait  aimer.  Dieu  est  la  fin,  et  son  action  en  nous  est  le 
motif  de  notre  amour.  La  vue  des  perfections  divines  est  le  mo- 
tif de  l'amour  de  bienveillance  ou  de  complaisance  ;  et  le  goût 
des  bontés  divines  est  le  motif  de  l'amour  d'union.  Mais  ôtez  à 
l'esprit  tout  amour-propre,  tout  désir  d'être  heureux  et  parfait; 
que  rien  ne  lui  plaise,  que  les  perfections  divines  ne  le  touchent 
plus  :  le  voilà  sans  doute  incapable  de  tout  amour  5.  Si  rien  ne 
lui  fait  plaisir,  comment  se  plaira-t-ilen  Dieu?  Si  la  beauté  de 
l'Ordre  ne  le  louche  pas,  comment  pourra-t-il  l'aimer?  Il  est 
vrai  qu'il  pourra  préférer  Dieu  à  tous  les  êtres  :  mais  ce  ne  sera 
là  qu'un  jugement  spéculatif  ou  de  pure  estime.  Toute  concu- 
piscence suppose  l'amour-propre  :  et  selon  saint  Augustin  la 
charité  est  une  sainte  concupiscence  G.  Il  n'est  point  défendu  de 
vouloir  être  heureux,  ce  commandement  serait  impossible  : 
mais  il  est  défendu  de  s'aimer  ou  quelque  créature  que  ce  soit 


1.  Var.  Dans  l'édition  de  1684,  ce  passage  commençait  par  la  page  qui  a  fait 
dans  l'édition  de  1697  et  dans  celle  de  1707.  le  début  du  chap.  xvi,  depuis  les 
mots  :  L'homme  doit  aimer  Dieu  non  seulement  plus  que  la  vie  présente...,  jus- 
qu'à :  et  lui  rendre  une  exacte  obéissance. 

2.  Var.  Ces  mots  :  Comme  entre  les  effets  et  les  causes,  n'étaient  pas  dans  l'édi- 
tion de  1684. 

?..  Var.  On  s'excite.  (1684.) 

4.  Ce  qui  suit  ici  du  chapitre  xv,  n'était  pas  dans  l'édition  de  1684. 

r>.  On  sait  que  Malebranche  fut  toujours  opposé  aux  doctrines  du  quiétisme,  qu'il 
les  combattit  même  publiquement,  par  exemple  dans  son  Traité  de  V amour  de  Dieu, 
on  l'on  retrouve  la  plupart  des  idées  développées  dans  le  présent  chapitre. 

G.  De  Spir.  et  littera.  (Note  marginale  de  M.) 


92  TRAITE  DE   MORALE. 

comme  sa  fin  ou  la  cause  de  sa  perfection  et  de  son  bonheur. 
Celui  qui  se  connaît  bien  et  les  êtres  créés,  voit  clairement  que 
Dieu  seul  est  aimable.  Et  bien  loin  que  le  dçsir  d'être  heureux 
fasse  qu'il  rapporte  à  soi-même  la  cause  de  sou  bonheur,  bien 
loin  que  les  plaisirs  dont  Dieu  comble  les  Saints  dans  le  ciel 
puissent  faire  qu'ils  s'aiment  plus  que  Dieu,  que  c'est  au  con- 
traire ce  qui  fait  qu'ils  s'oublient  et  qu'ils  se  perdent  heureuse- 
ment dans  la  divinité  :  car  l'amour  transforme,  pour  ainsi  dire, 
celui  qui  aime  en  l'objet  aimé,  en  celui  qui  fait  toute  sa  félicité, 
parce  qu'effectivement  la  félicité  vaut  mieux  que  l'être.  Car 
l'être  ■  est  comme  un  milieu  entre  le  bien-être  et  le  mal  être; 
milieu  de  soi  assez  indifférent  à  la  volonté,  qui  n'aime  ou  ne 
hait  l'être  qu'autant  qu'il  est  ou  peut  être  bien  ou  mal  ;  car  il 
n'y  a  point  d'homme  qui  n'aimât  mieux  n'être  point  que  de 
souffrir  éternellement  des  douleurs  quoique  légères,  et  sans 
avoir  jamais  la  moindre  consolation.  Ainsi  l'on  oublie  aisément 
son  être,  pour  ne  s'occuper  que  de  celui  qui  fait  le  bien-être,  de 
celui  dont  la  Jouissance  fait  toute  notre  félicité. 

XVI2.  L'homme  doit  donc  aimer  Dieu,  non  seulement  plus 
que  la  vie  présente,  mais  plus  que  son  être  propre.  L'Ordre  le 
demande  ainsi.  Mais  il  ne  peut  être  excité  à  cet  amour  que 
par  l'amour  naturel  et  invincible  qu'il  a  pour  le  bonheur  et  la 
perfection  de  son  être  8.  L'homme  ne  peut  trouver  en  lui-même 
son  bonheur  et  sa  perfection  :  il  ne  peut  les  trouver  qu'en  Dieu; 
puisqu'il  n'y  a  que  Dieu  capable  d'agir  en  lui  et  de  le  rendre 
heureux  et  parfait  4.  De  plus,  il  vaut  mieux  n'être  point,  que 
d'être  malheureux  B.  Il  vaut  donc  mieux  n'être  point  que  d'être 
mal  avec  Dieu.  Il  faut  donc  aimer  Dieu  plus  que  soi-même,  et 


1.  L'être  pur  et  simple.  Toutes  ces  expressions  demeurent  ici  assez  équivoques. 
Il  n'est  pas  à  croire  que  pour  Malebranche  les  suints  veuillent  perdre  et  perdent 
en  effet  réellement  leur  être  propre,  leur  personnalité,  leur  conscience.  11  ne  fau- 
drait cependant  pas  presser  bien  fortement  son  langage  pour  en  faire  sortir  cette 
forme  de  panthéisme. 

2.  Chap.  xv  de  L'édition  de  1684. 

3.  Var.  Ces  mots  :  Et  la  perfection  de  son  être,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de 
16S4.  Mais  la  phrase  s'y  continuait  ainsi  :  Il  ne  peut  amener  que  par  l'amour  du 
bien,  que  par  sa  volonté. 

4.  Var.  L'homme  ne  peut  trouver  son  bonheur  en  lui-même  :  il  ne  peut  le  trou- 
ver qu'en  Dieu,  puisqu'il  n'y  a  que  Dieu  capable  d'agir  en  lui  et  de  le  rendre  heu- 
reux.   ;    ■ 

5.  Soit  :  Mais  pour  être  heureux  et  pour  avoir  le  bien-être,  il  faut  au  moins  con- 
server Y  être  et  l'être  pei-sonnel  : 


PREMIERE  PARTIE.  —  DE  LA  VERTU.  93 

lui  rendre  une  exacte  obéissance  *.  C'est  le  dernier  des  crimes 
que  de  mettre  sa  fin  dans  soi-même.  C'est  la  folie  du  Sage  des 
Stoïciens,  dont  le  bonheur  ne  dépendait  point  des  Dieux.  Con- 
vaincu de  son  impuissance  et  de  celle  des  créatures,  il  faut  ten- 
dre vers  le  Créateur  de  toutes  ses  forces  2.  Il  faut  tout  faire 
pour  Dieu.  Toutes  nos  actions  se  doivent  rapporter  à  celui  de 
qui  seul  nous  tenons  la  force  de  les  faire  :  autrement  nous  bles- 
sons l'Ordre,  nous  offensons  Dieu,  nous  commettons  une  injus- 
tice. Cela  est  incontestable.  Mais  nous  devons  chercher  dans 
l'amour  invincible  que  Dieu  nous  donne  pour  le  bonheur,  des 
motifs  qui  nous  fassent  aimer  l'Ordre  :  car  enfin,  Dieu  étant 
juste,  on  ne  peut  être  solidement  heureux,  si  l'on  n'est  soumis  à 
l'Ordre,  et  celui-là  hait  son  âme  qui  aime  V iniquité  3.  Que  ces 
motifs  soient  de  crainte  ou  d'espérance,  il  n'importe,  pourvu 
qu'ils  nous  animent  et  qu'ils  nous  soutiennent.  Les  meilleurs 
sont  les  plus  vifs  et  les  plus  forts,  les  plus  solides  et  les  plus 
durables. 

XVII.  11  y  a  des  personnes  qui  se  font  mille  suppositions  ex- 
travagantes, et  qui  faute  d'avoir  une  idée  juste  de  la  divinité  4 
supposeront,  par  exemple,  que  Dieu  a  eu  5  dessein  de  les  rendre 
éternellement  malheureux.  Et  dans  cette  supposition  ils  se 
croient  obligés  d'aimer  plus  que  toutes  choses  ce  fantôme  de 
leur  imagination  ;  ce  qui  les  embarrasse  extrêmement  6.  11  est 
visible  néanmoins  qu'il  y  a  contradiction  dans  cette  supposition 
ou  d'autres  semblables,  car  l'Ordre  veut  que  tout  mérite  soit 
récompensé.  Or  c'est  une  action  méritoire  s'il  en  fut  jamais, 
c'est  le  plus  grand  sacrifice  qu'on  puisse  faire  que  de  choisir 
une  éternité  malheureuse  pour  plaire  à  Dieu  :  et  selon  la  sup- 
position celte  action  ne  pourrait  être  récompensée.  Il  est  donc 
clair  que  Dieu,  qui  a  l'Ordre  pour  sa  loi  inviolable,  ne  peut  or- 
donner que  l'homme  choisisse  d'être  malheureux,  si  ce  n'est 
pour  un  temps,  afin  qu'il  puisse  le  récompenser,  et  dédomma- 

1.  Var.  Ici  se  plaçaient  dans  l'édition  de  1684,  ces  deux  lignes,  qui  clans  l'édition 
de  1697  ont  formé,  comme  on  l'a  vu,  le  début  du  chapitre  xv  :  Il  y  a  de  la  différence 
entre  les  motifs  et  la  fin,  on  s'excite  par  les  motifs  à  agir  pour  la  fin. 

2.  Var.  Ces  deux  phrases,  depuis  :  c'est  la  folie  des  stoïciens...,  n'étaient  pas 
dans  l'édition  de  1684. 

3.  Var.  Cette  citation  n'était  pas  dans  l'édition  de  1684. 

4.  Var.  De  Dieu.  (1684.) 

5.  Var.  Ait  eu.  (1684.) 

6.  Var.  Tout  ce  qui  suit  jusqu'à  :  car  enfin  les  moyens  d'aimer  Dieu...,  n'était 
pas  dans  l'édition  de  1684. 


H  TRAITE   DE  MORALE. 


ger  un  amour-propre  juste  et  légitime,  et  dont  on  ne  peut  se 
dépouiller,  parce  qu'on  ne  peut  pas  vouloir  être  malheureux, 
et  que  le  désir  de  la  félicité  est  naturel  et  invincible.  Car  enfin 
le  moyen  d'aimer  Dieu,  lorsqu'on  s'ôte  tous  les  motifs  raison- 
nables de  l'aim  t,  ou  plutôt  lorsqu'au  lieu  de  lui,  on  présente  à 
l'esprit  une  idole  terrible,  et  qui  n'a  rien  d'aimable?  Dieu  veut 
qu'on  l'aime  tel  qu'il  est,  et  non  pas  tel  qu'il  est  impossible  qu'il 
soit.  11  faut  aimer  l'Etre  infiniment  parfait,  et  non  pas  un  fan- 
tôme épouvantable,  un  Dieu  injuste,  un  Dieu  puissant  à  la  vé- 
rité, absolu,  souverain,  tel  que  les  hommes  souhaitent  d'être, 
mais  sans  sagesse  et  sans  bonté,  qualités  qu'ils  n'estiment 
guère.  Car  le  principe  de  ces  imaginations  extravagantes  qui 
font  peur  à  ceux  qui  1rs  forment,  c'est  que  les  hommes  ju 
de  Dieu  par  le  sentiment  intérieur  qu'ils  ont  d'eux-mêmes,  et 
pensent  sans  réflexion  que  Dieu  peut  former  des  desseins  qu'ils 
se  sentent  capables  de  prendre.  Mais  qu'ils  n'aient  rien  à  crain- 
dre. S'il  y  avait  un  Dieu  tel  qu'ils  se  l'imaginent,  le  vrai  Dieu, 
jaloux  de  sa  gloire,  nous  défendrait  de  l'adorer  et  de  l'aimer; 
et  qu'ils  tachent  de  se  convaincre  qu'il  y  a  peut-être  plus  de 
danger  d'offenser  Dieu,  lorsqu'on  lui  donne  une  forme  si  hor- 
rible, que  de  mépriser  ce  fantôme.  11  faut  sans  cesse  chercher 
des  motifs  qui  conservent  et  qui  augmentent  en  nous  l'amour 
de  Dieu,  tels  que  sont  les  menaces  et  les  promesses  qui  se  rap- 
portent cà  l'Ordre  immuable  :  motifs  propres  pour  des  créatures 
qui  veulent  invinciblement  être  heureuses,  et  dont  aussi  l'E- 
criture est  remplie.  11  ne  faut  pas  retrancher  1  ces  justes  motifs, 
ni  rendre  odieux  le  principe  de  tout  bien.  Car  enfin  la  raison 
pour  laquelle  les  démons  ne  peuvent  plus  aimer  Dieu,  c'est 
qu'effectivement  ils  n'ont  plus  maintenant  par  leur  faute  aucun 
motif  de  l'aimer.  C'est  qu'il  est  arrêté,  et  ils  le  savent,  que  Dieu 
ne  sera  jamais  bon  à  leur  égard.  Car  comme  on  ne  peut  aimer 
que  le  bien  d'un  amour  d'union,  que  ce  qui  est  capable  de 
rendre  heureux  *,  iis'h'ont  plus  aucun  motif  d'aimer  Dieu  de 
cette  espèce  d'amour  3.  Mais  ils  en  ont  de  le  haïr  de  toutes  leurs 
forces,  comme  la  cause  véritable,  mais  très  juste,  des  maux 
qu'ils  souffrent  *.  Mais  d'ailleurs  comme  ils  sont  corrompus,  la 

1.  Var.  Et  ne  pas  retrancher. 

2.  Var.  Car  comme  ou  ne  peut  aimer  que  le  bien,  que  ce  qui  est  capable  de  ren- 
dre heureux.  (1684.) 

Lî.  Var.  Les  mots  :  de  cette  espèce  d'amour,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 
4.  Les  deux  phrases  qui  suivent,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 


PREMIERE  PARTIE.-  DE  LA  VERTU.  95 

beauté  de  l'Ordre  ne  les  touche  plus,  du  moins  dans  ce  qui 
blesse  leur  amour-propre.  Elle  leur  fait  horreur,  parce  que 
c'est  la  loi  qui  les  condamne.  Ainsi  ils  ne  peuvent  aimer  Dieu 
en  aucun  sens,  ni  sa  puissance,  ni  sa  justice,  ni  sa  sagesse,  et 
ils  y  sont  obligés»,  parce  que  l'Ordre  le  demande;  l'Ordre, 
dis-je,  loi  indispensable  2  de  toutes  les  intelligences  en  quelque 
état  qu'elles  puissent  être,  heureuses  ou  malheureuses.  Comme 
ils  méritent 3  ce  qu'ils  endurent,  ils  sont  déréglés,  et  seront  in- 
corrigibles dans  leur  malice  pendant  toute  l'éternité.  Tout  ceci 
n'est  que  pour  faire  comprendre  que  tout  ce  qui  peut  nous 
faire  aimer  Dieu,  recourir  à  Jésus-Christ,  vivre  dans  l'Ordre, 
ne  peut  être  mauvais  et  ne  doit  point  être  rejeté.  Si  je  me 
trompe,  je  demande  qu'on  m'éclaire,  car  cette  matière  est  de 
conséquence.  Mais  il  est  très  difficile  de  Téclaircir,  parce  qu'on 
n'a  point  d'idée  claire  de  l'àme  et  qu'on  ne  la  connaît  que  par 
sentiment  intérieur  4. 


1.  Var.  Ils  ne  peuvent  aimer  Dieu,  et  ils  y  sont  obligés.  (1684.) 

2.  Var.  Loi  inviolable.  (1684.) 

3.  Var.  Ainsi  comme  ils  méritent.  (1684.) 

4.  Cette  dernière  pbrasc  n'était  pas  dans  l'édition  de  1684. 


CHAPITRE    NEUVIEME. 


L'Eglise  dans  ses  prières  s'adresse  au  Père  par  le  Fils,  et  pourquoi. 
Il  faut  prier  la  sainte  Vierge,  les  Anges  et  les  Saints,  non  pas 
néanmoins  comme  causes  occasionnelles  de  la  grâce  intérieure. 
Les  Anges  et  les  démons  *  ont  pouvoir  sur  les  corps  en  qualité  de 
causes  occasionnelles.  Ainsi  les  démons  peuvent  nous  tenter,  et 
les  Anges  favoriser  l'efficace  de  la  Grâce. 


I.  Jésus-Christ  considéré  selon  sa  nature  humaine,  étant  seul 
le  vrai  propitiatoire,  ou  la  cause  occasionnelle  de  la  Grâce,  ainsi 
que  j'ai  fait  voir  dans  le  chapitre  précédent,  il  est  clair  que 
c'est  de  lui  seul  dont  il  faut  s'approcher  pour  l'obtenir.  Néan- 
moins on  peut  invoquer  Dieu,  et  môme  il  n'y  a  que  lui  qu'on 
doive  adorer  ou  invoquer  comme  cause  véritable  de  nos  biens. 
On  peut  aussi  prier  la  sainte  Vierge,  les  Anges  et  les  Saints, 
non  pas  comme  des  causes  véritables,  ni  occasionnelles  ou  distri- 
buées de  la  Grâce,  mais  comme  amis  de  Dieu  ou  intercesseurs 
auprès  de  Jésus  Christ.  On  peut  môme  enfin  prier  les  Anges, 
comme  nos  protecteurs  contre  le  démon,  ou  comme  causes  oc- 
casionnelles de  certains  effets,  qui  peuvent  nous  disposer  à  re- 
cevoir utilement  la  grâce  intérieure.  Mais  il  faut  que  j'explique 
ces  vérités  plus  au  long,  car  elles  sont  de  la  dernière  consé- 
quence pour  régler  nos  prières,  notre  culte,  tous  nos  devoirs. 

II.  L'Eglise  conduite  par  TEsprit  de  vérité,  adresse  ordinai- 
rement ses  prières  au  Père  par  le  Fils  :  et  si  2  elle  s'adresse  au 
Fils,  c'est  qu'elle  le  considère  comme  égal  au  Père  :  et  par  con- 


1.  Var.  Et  môme  les  démons.  (1684.) 

2.  Var.  Et  lorsqu'.  (1684.) 


PREMIÈRE  PARTIE.  —  DE  LA  VERTU.  97 

séquent  ce  n'est  point  simplement  en  tant  qu'homme  qu'elle 
l'invoque,  mais  en  tant  qu'Homme-Dieu.  Cela  est  évident  par 
les  conclusions  ordinaires  des  prières  :  Ver  Dominum  nostrum 
Jesum  Christum  :  ou  Qui  vivis  et  régnas  Deus,  etc.  Comme  il  n'y 
a  que  Dieu  qui  soit  cause  véritable,  et  qui,  par  son  eflicace  pro- 
pre, puisse  faire  ce  que  nous  souhaitons,  il  est  nécessaire  que 
la  plupart  de  nos  prières  et  tout  notre  culte  se  rapporte  à  lui. 
Mais,  comme  il  n'agit  ordinairement  *  que  lorsque  les  causes 
occasionnelles  qu'il  a  établies  déterminent  l'efficace  de  ses  lois, 
il  est  aussi  à  propos  que  notre  manière  de  l'invoquer  soit  con- 
forme à  ce  sentiment. 

III.  Si  Jésus-Christ  comme  homme  n'intercède  pour  les  pé- 
cheurs, c'est  en  vain  qu'ils  invoquent  Dieu.  Car  Dieu  n'agit 
que  lorsque  l'ordre  immuable  de  la  justice  l'exige,  ou  que  les 
causes  occasionnelles  ou  particulières  le  demandent  2.  Or  la 
Grâce  n'étant  point  donnée  aux  mérites,  l'Ordre  immuable  de 
la  justice  n'oblige  point  Dieu  à  l'accorder  aux  pécheurs  qui 
l'invoquent.  Il  faut  donc  que  ce  soit  la  cause  occasionnelle  qui 
l'oblige  à  cela,  en  conséquence  de  la  puissance  qui  lui  a  été 
donnée  par  l'établissement  des  lois  générales  de  la  Grâce  3, 
c'est-à-dire  par  le  décret  de  Dieu  dont  parle  David  dans  le  se- 
cond psaume.  Je  suis  établi  Roi  sur  Sion,  dit  Jésus-Christ,  et 
voici  ce  que  Dieu  a  ordonné.  Le  Seigneur  m'a  dit,  tu  es  mon  Fils. 
Je  t'ai  engendré  aujourd'hui.  Demande-moi,  et  je  te  donnerai  tou- 
tes les  Nations  de  la  terre.  Il  faut  que  Jésus-Christ  comme  Sou- 
verain Prêtre  demande,  avant  que  Dieu  nous  donne  à  lui  par 
sa  grâce,  puisque  personne  ne  vient  à  Jésus-Christ  que  son  Père 
ne  L'attire.  Mais,  quoique  Jésus-Christ  seul,  en  tant  qu'homme, 
soit  la  cause  particulière  des  biens  que  nous  recevons,  si  les 
prières  de  l'Eglise  s'adressaient  toujours  directement  à  lui,  cela 
pourrait  donner  aux  hommes  quelque  occasion  d'erreur,  et  les 
porter  peut-être  à  l'aimer  précisément  en  tant  qu'homme  i,  de 
celte  espèce  d'amour  qui  n'est  dû  qu'a  la  puissance  véritable, 
et  même  à  l'adorer  sans  rapport  à  la  personne  divine  en  qui 

1.  Var.  Le  mot  :  ordinairement,  -n'était  pas  dans  l'édition  de  1684. 

2.  Ni  cette  phrase  m  la  suivante  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 

3.  Var.  L'édition  de  1684  continuait  ici  par  la  phrase  suivante  :  parce  qu'enfin 
Dieu  n'agit  que  lorsque  l'ordre  immuable  le  demande,  ou  que  les  causes  occasion- 
nelles ou  particulières  l'exigent  ainsi  que  j'ai  déjà  dit.  —  Puis  venait  immédiate- 
ment la  phrase  qu'on  trouvera  plus  loin  :  Mais  quoique  Jésus-Christ  seul... 

4.  Var.  A  l'aimer  en  tant  qu'homme.  (1684.) 

6 


TRAITE   DE   MORALE. 

sa  nature  humaine  subsiste.  Or  l'adoration  et  l'amour  d'union 
qui  honore  la  puissajice  ne  sont  dus  qu'au  Tout-Puissant,  car 
Jésus-Christ  même  ne  mérite  nos  adorations  et  cette  espèce 
d'amour,  que  parce  qu'il  est  en  môme  temps  Dieu  et  homme. 

IV.  Ainsi  l'Eglise  a  très  grande  raison  d'adresser  ses  prières 
à  Dieu,  cause  unique  et  véritable,  par  Jésus-Christ  néanmoins, 
en  qui  se  trouve  la  cause  occasionnelle  et  distributive  des  biens 
que  nous  demandons.  Car,  encore  que  les  pécheurs  ne  reçoi- 
vent la  Grâce,  que  lorsque  Jésus-Christ,  comme  homme,  prie 
par  ses  désirs  actuels  ou  habituels,  passagers  ou  permanents; 
il  faut  qu'on  sache  toujours,  qu'il  n'y  a  que  Dieu  qui  la  donne 
comme  cause  véritable,  afin  qu'il  soit  seul  le  terme  de  notre 
amour  et  de  notre  culte.  Néanmoins  quoiqu'on  s'adresse  à  la 
cause  véritable  et  générale,  c'est  de  même  que  si  l'on  s'adressait 
a  la  canse  particulière  et  distributive;  parce  que  Jésus-Christ, 
comme  homme,  étant  le  Sauveur  des  pécheurs,  l'Ordre  veut 
qu'il  soit  averti  de  leurs  invocations,  et  que  bien  Loin  d'être  ja- 
luux  de  la  gloire  qu'un  rend  à  Dieu,  que  lui-même  en  tant 
qu'homme,  reconnaît  sans  cesse  son  impuissance  et  sa  dépen- 
dance. Il  n'exaucera  '  jamais  ceux,  qui  semblables  aux  Eu- 
tychiens,  regardent  sa  nature  humaine  comme  transformée  en 
la  Divine  *,  et  lui  ôtent  ainsi  les  qualités  d'Avocat,  de  Média- 
teur, de  Chef  de  l'Eglise,  en  un  mot,  de  souverain  Prêtre  des 
biens  véritables.  Ainsi  on  Voit  bien  d'un  côté,  que  pour  prier 
utilement,  il  n'est  pas  absolument  nécessaire  de  savoir  si  pré- 
cisément et  .->i  distinctement  les  ventés  que  je  viens  d'expliquer  : 
et  de  l'autre,  que  la  conduite  de  l'Eglise  s'accommode  parfaite- 
ment avec  les  fondements  de  la  Religion  et  de  la  Morale,  qui 
sont  que  Dieu  seul  est  la  lin  de  toutes  choses,  et  qu'on  ne  peut 
avoir  accès  auprès  de  lui  que  par  Jésus-Christ  notre  Seigneur. 
Je  crois  que  l'on  conviendra  assez  de  tout  ceci. 

V.  Mais  à  l'égard  de  la  sainte  Vierge,  des  Anges  et  des  Saints, 
il  y  a  plus  de  difficulté.  Néanmoins  le  sentiment  de  l'Eglise  est 


1.  Var.  Et  qu'il  n'exaucera.  (1684.) 

2.  Eutydiès,  moine  d'un  monastère  de  Constantinople  (ve  siècle),  par  aversion 
pour  le  nestorianisme  (qui  niait  que  dans  la  double  nature  de  Jésus-Christ  il  y  eût 
union  substantielle  entre  la  nature  humaine  et  la  nature  divine)  ne  voulut  ad- 
mettre en  Jésus-Christ  qu'une  seule  nature.  Il  prétendit  qu'après  l'Incarnation,  tout 
au  moins,  la  nature  humaine  de  Jésus  avait  été  comme  absorbée  par  sa  divinité 
de  même  qu'une  goutte  de  miel,  tombant  dans  la  mer,  ne  périrait  pas,  mais  serait 
engloutie.  Il  fut  condamné  par  le  concile  de  Chalcédoine. 


PREMIERE   PARTIE.  -  DE  LA  VERTU.  99 

qu'ils  savent  nos  besoins  lorsque  nous  les  invoquons  ;  et  que, 
comme  ils  sont  en  grâce  avec  Dieu  et  unis  à  Jésus-Christ  leur 
Chef,  ils  peuvent  le  solliciter  par  leurs  prières  et  par  leurs  dé- 
sirs à  nous  délivrer  de  nos  misères.  Cela  parait  môme  incontes- 
table par  l'exemple  de  saint  Paul  et  de  tous  les  Saints,  qui  se 
sont  toujours  recommandés  aux  prières  les  uns  des  autres.  Car 
enfin  si  les  Saints  sur  la  terre,  remplis  encore  d'imperfection, 
peuvent  par  leurs  prières  être  utiles  à  leurs  amis,  je  ne  vois 
pas  qu'il  y  ait  de  bonnes  raisons  pour  ôter  aux  Saints  ce  pou- 
voir. Ce  qu'il  faut  seulement  observer,  c'est  qu'ils  ne  sont  point 
causes  occasionnelles  de  la  grâce  intérieure  :  car  cette  puissance 
n'a  été  donnée  qu'à  Jésus-Christ  comme  Architecte  du  Temple 
Eternel,  Chef  de  l'Eglise,  Médiateur  nécessaire ,  en  un  mot, 
cause  particulière  ou  occasionnelle  1  des  vrais  biens. 

VI.  Ainsi  on  peut  prier  la  sainte  Vierge,  les  Anges  et  les 
Saints,  qu'ils  sollicitent  pour  nous  la  charité  de  Jésus-Christ. 
Apparemment  il  y  a  de  certains  temps  de  faveur. pour  chaque 
Saint,  comme  les  jours  auxquels  l'Eglise  solennise  leurs  fêtes. 
Il  se  peut  même  faire  qu'ils  aient  en  qualité  de  causes  occasion- 
nelles, le  pouvoir  de  produire  ces  effets  que  nous  appelons  mi- 
raculeux ,  parce  que  2  nous  n'en  connaissons  pas  la  cause,  et 
que  Dieu  ne  fait  pas  toujours  par  des  volontés  particulières  : 
tels  que  sont  la  guérison  des  maladies,  l'abondance  des  mois- 
sons, ou  d'autres  changements  extraordinaires  dans  l'arrange- 
ment des  corps,  substances  inférieures  aux  esprits,  et  sur  les- 
quelles il  semble  que  l'Ordre  demande,  ou  du  moins  permette, 
qu'ils  aient  quelque  pouvoir,  pour  récompenser  ou  plutôt  pour 
faire  admirer  leur  vertu,  et  la  faire  embrasser  aux  autres  hom- 
mes 3.  Mais  quoique  cela  ne  soit  pas  certain a  à  l'égard  des  Saints, 
je  crois  que  cela  est  indubitable  à  l'égard  des  Anges.  Cette  vé- 
rité est  de  si  grande  conséquence  pour  plusieurs  raisons,  que 
je  crois  la  devoir  expliquer  en  peu  de  mots  par 3  la  conduite  que 
Dieu  a  tenue  pour  l'exécution  de  ses  desseins. 

VIL  Dieu  ne  pouvant  agir  que  pour  sa  gloire,  et  n'en  trou- 


1.  Var.  Distributive.  (1684  et  1G97.) 

2.  Var.  A  cause  que.  (16S4.) 

3.  On  sait  que  Malebranche  s'efforce  le  plus  qu'il  peut  de  diminuer  le  nombre  et 
l'importance  des  miracles  ou  de  les  ramener  à  des  effets  éternellement  prérus  de  vo- 
lontés générales. 

ï.  Var.  Tout  a  fait  certain.  (1684.)  

5.  Var.  Dans.  (1684.)  j^0w35S 

BIBLIOTHECA 


iOO  TRAITÉ   DE   MORALE. 

vant  qu'en  Jésus-Christ  une  digne  de  lui,  il  a  certainement 
tout  fait  par  rapport  à  son  Fils.  Cette  vérité  est  si  claire,  qu'il 
n'est  pas  possible  d'en  douter,  lorsqu'on  y  fait  quelque  ré- 
flexion.Car  quel  rapport  entre  l'action  de  Dieu  el  son  ouvrage, 
si  l'on  sépare  cet  ouvrage  de  Jésus-Christ  qui  le  sanctifie1  ?Quel 
rapport  entre  un  monde  profane,  qui  n'a  rien  de  divin,  et  l'ac- 
tion de  Dieu  toute  divine,  en  un  mot,  entre  le  fini  et  l'infini? 
Et  peut-on  concevoir  que  Dieu,  qui  ne  peut  agir  que  par  sa 
volonté,  que  par  l'amour  qu'il  se  porte  à  lui-même,  puisse  agir 
pour  ne  rien  faire  qui  suit  digne  de  lui  ,  puisse  agir  pour  faire 
un  monde  qui  n'ait  point  de  rapport  à  lui  ou  qui  ne  vaille 
point  l'action  par  laquelle  il  est  produit. 

VIII.  Apparemment  donc  les  Anges  immédiatement  après  leur 
création,  étonnés  de  se  voir  sans  Chef,  -ans  Jésus-Christ,  et  ne 
pouvant  justifier  le  dessein  de  Dieu  de  les  avoir  créés,  les  mé- 
chants crurent  valoir  quelque  chose  par  rapport  à  Dieu,  et 
L'orgueil  les  perdit.  Ou,  supposé,  ce  qui  parait  plus  vraisem- 
blable, que  le  Verbe  Eternel,  pour  justifier  dans  leur  esprit  la 
sse  de  la  conduite  de  Dieu,  leur  eût  appris  qu'il  avait  des- 
sein de  former  l'homme  et  de  s'unir  aux  deux  substances,  es- 
prit et  corps,  qui  le  composent,  pour  sanclilier  en  lui  tout  l'ou- 
vrage de  Dieu  qui  n'est  aussi  composé  que  de  ces  deux  genres 
d'êtres  :  les  méchants  s'opposèrent  à  ce  dessein,  et  ne  voulurent 
point  adorer  Jésus-Christ,  ni  se  soumettre  à  celui  qu'ils  croyaient 
leur  être  égal  ou  même  inférieur  par  sa  nature,  quelque  rele- 
vée qu'elle  dûl  être  par  l'union  hypostatique  -.  Alors  il  se  lit 
deux  partis  opposés  dans  l'ouvrage  de  Dieu,  saint  Michel  et  ses 
Anges,  Satan  et  ses  ministres,  principes  des  deux  cités  éter- 
nelles, Jérusalem  et  Babylone. 

IX  5.  11  est  certain  que  Dieu  a  donné  aux  Anges  pouvoir  sur 

1.  Voyez  le  9e  et  dernier  Entretien  sur  la  métaphysique.  (Note  marginale  de  M.) 

2.  Les  théologiens  désignent  par  là  l'union  substantielle  et  personnelle  de  la  na- 
ture humaine  et  de  la  nature  divine  dans  la  personne  du  Verbe. 

?,.  Var.  Dans  l'édition  de  I«>s4.  le  commencement  de  ce  chapitre  était  ainsi  ré- 
digé :  Les  anges  ayant  donc  pouvoir  sur  les  corps,  ou  par  le  droit  de  leur  nature, 
à  cause  qu'il  semble  que  l'ordre  demande  que  les  èlres  supérieurs  agissent  sur 
ceux  qui  sont  au-dessous  d'eux  ;  ou  plutôt  par  le  décret  que  Dieu  avait  formé  d'exé- 
cuter par  eux,  comme  causes  occasionnelles  de  certains  effets,  ses  propres  des 
construire  la  cité  sainte,  la  Jérusalem  céleste,  son  grand  ouvrage,  dont  les  Anges 
sont  ministres,  sons  le  sage  et  unique  architecte,  Jésus-Christ  Notre-Seiprneur.  se- 
lon les  saintes  Ecritures:  et  faire  ainsi  paraître  la  puissance  de  son  Fils  bien-aimé 
à  qui  il  fallait  des  ennemis  à  combattre  et  à  vaincre  :  laquelle  puissance  n'a  jamais 
éclaté  davantage,  que  lorsqu'il  a  détrôné  le  prince  rebelle  qui  avait  assujetti  ù  ses 


PREMIERE  PARTIE.  — DE  LA  VERTU.  I(M 

les  corps.  1[  semble  en  effet  que  l'Ordre  demande  que  les  êtres 
supérieurs  puissent  agir  sur  ceux  qui  sont  au-dessous  d'eux. 
Comme  Dieu  se  voulait  servir  des  Anges  fidèles  pour  conduire 
le  peuple  juif,  pour  le  récompenser  et  pour  le  punir  par  des 
biens  et  des  maux  temporels  que  la  loi  leur  propose,  et  même 
pour  travailler  sous  Jésus-Christ  à  son  grand  ouvrage,  il  était 
nécessaire  qu'ils  eussent  du  moins  pouvoir  sur  les  corps.  Et  il 
parait  assez  que  les  Démons  mêmes  n'ont  pas  été  tout  à  fait 
privés  de  ce  pouvoir  après  leur  chute  ;  puisque  c'est  unique- 
ment parla  qu'ils  agissent  sur  les  esprits,  et  qu'ils  se  sontren- 
dus  maîtres  du  monde.  Dieu  par  la  puissance  qu'il  a  donnée  à 
saint  Michel  1  sur  son  peuple  a  voulu  figurer  celle  de  Jésus- 
Christ  :  et  il  a  permis  que  le  démon  régnât  sur  le  reste  du 
monde,  afin  que  son  Fils  eût  des  ennemis  à  combattre  et  à  vain- 
cre, et  qu'il  fît  paraître  sa  puissance  en  détrônant  le  Prince  re- 
belle qui  avait  assujetti  à  ses  lois  toute  la  terre.  Car  jamais  la 
puissance  du  libérateur  ne  parait  davantage,  que  lorsque  l'en- 
nemi s'est  rendu  absolument  le  maître,  qu'on  n'a  plus  aucun 
pouvoir  de  lui  résister,  et  qu'on  gémit  depuis  longtemps  sous 
la  tyrannie.  Les  Anges,  ayant  donc  un  pouvoir  immédiat  sur 
les  corps,  et  par  eux  pouvoir  2  indirect  sur  les  esprits,  dès  que 
les  premiers  hommes  furent  formés,  les  méchants  tentèrent  la 
femme  de  la  manière  qu'on  sait;  en  la  flattant  apparemment 
sur  le  dessein  connu  de  Dieu,  que  le  Verbe  s'unirait  à  l'homme3 
pour  le  sanctifier,  selon  ces  paroles  :  Eritis  sicut  Du,  scientes 
bonum  et  malurn.  Car  je  ne  vois  pas  que  des  esprits  éclairés  pus- 
sent avoir  d'autre  motif  d'obéir  au  Démon  " ,  que  celui  d'être 
tirés  de  leur  état  profane  à  un  état  divin  et  digne  de  Dieu  : 

lois  toute  la  terre.  —  Puis  le  texte  continuait  comme  à  partir  de  la  phrase  qu'on 
trouvera  plus  loin  :  Car  jamais  la  puissance  du  libérateur,  etc. 

1.  Pour  diminuer  le  nombre  des  volontés  particulières  «le  Dieu,  qui  l'embarras- 
saient beaucoup,  Malebranche  rapportait  à  la  seule  intervention  de  saint  Michel, 
choisi  une  fois  pour  toutes  dans  les  desseins  de  Dieu,  ce  qu'on  appelle  les  miracles 
de  l'ancienne  loi.  Encore  ajoutait-il,  rapporte  Nicole,  que  Dieu  n'avait  choisi  saint 
Michel  que  parce  qu'il  avait  prévu  que  cet  ange  serait  le  plus  ménagé  en  matière 
de  miracles.  «  C'est  comme  s'il  disait  que  Dieu  a  donné  le  peuple  juif  à  gouverner 
aux  anges  au  rabais  des  miracles,  £t  qu'ayant  trouvé  que  saint  Michel  s'en  acquit- 
tait à  meilleur  marché,  il  le  préféra  à  tous  les  autres.  »  Il  parait  que  Malebranche 
avoua  que,  raillerie  à  part,  le  mot  de  Nicole  rendait  exactement  son  système  sur 
les  voies  générales  de  la  grâce. 

2.  Var.  Un  pouvoir.  (1684.) 

3.  Var.  A  l'àme  de  l'homme.  (1684.) 

i    Var    De  désobéir  formellement  à  Dieu.  (1684.) 

6. 


102  TRAITÉ  DE  MORALE. 

Eritis  sicut  DU  ;  et  cela  par  une  union  particulière  avec  la  Rai- 
son universelle,  le  Verbe  Eternel  \  avec  celui  de  qui  toutes 
les  intelligences  reçoivent  ce  qu'elles  ont  de  lumière  :  Scientes 
bonum  et  malum.  Comme  ils  étaient  seuls  sur  la  terre,  et  chefs 
de  la  postérité  qu'ils  pouvaient  avoir  (supposé  qu'ils  sussent 
quelque  chose  de  l'Incarnation  du  Verbe),  ils  avaient  quelque 
sujet  de  croire  que  c'était  en  eux  que  ce  mystère  devait  s'ac- 
complir. Ainsi  les  Démons  les  ayant  trompés  les  vainquirent,  et 
s'en  rendirent  maîtres,  et  de  tous  leurs  descendants  :  et  par  là, 
quoiqu'ils  favorisassent  le  dessein  de  l'Incarnation  du  Verbe, 
puisque  le  péché  du  premier  homme  la  rend  nécessaire  en  plu- 
sieurs manières,  ils  crurent  l'avoir  renversé.  Car  apparemment 
ces  esprits  superbes  s'imaginaient s  que  l'union  avec  Dieu  se 
pouvait  mériter  par  une  obéissance  exacte  à  ses  ordres. 

X.  Il  faut  savoir,  par  des  raisons  que  j'ai  dites  ailleurs  3,  que 
le  premier  homme  ayant  péché,  il  était  nécessaire  en  consé- 
quence des  lois  de  l'union  de  l'âme  et  du  corps,  et  conforme  à 
l'ordre  immuable  de  la  justice  4  que  sa  chair  se  révoltât  contre 
son  esprit  :  et  même  que  la  concupiscence  se  transmît  dans 
tous  ses  enfants,  mais  par  d'autres  raisons  que  j'ai  expliquées 
fort  au  long  dans  la  Recherche  de  la  vérité  5.  Or  la  concupiscence 
est  cet  instrument  universel  de  l'iniquité,  laquelle  a  inondé 
toute  la  terre.  Car  étant  entre  les  mains  du  démon,  qui  peut 
l'exciter  en  mille  manières  par  le  pouvoir  qu'il  a  sur  les  corps, 
il  a  régné  par  elle  jusqu'à  la  venue  de  Jésus-Christ,  jusques  au 
temps  du  souverain  Prêtre  des  vrais  biens  6,  ou  de  la  cause  oc- 
casionnelle de  la  délectation  intérieure,  qui  seule  peut  contre- 
balancer le  poids  de  la  concupiscence,  et  rendre  inutile  au  Dé- 
mon cet  instrument  de  ses  conquêtes.  Car  '  l'homme  voulant 
invinciblement  être  heureux,  rien  ne  peut  guérir  son  cœur 
corrompu  par  les  plaisirs  sensibles,  que  l'onction  de  la  grâce, 


1.  Var.  Dans  l'édition  de  1684,  la  suite  est  ainsi  rédigée  :  Pour  lequel  ils  Bavaient 
bien  qu'iis  avaient  été  formés  et  sur  lequel  ils  devaient  <Hre  reformés,  eux  qui  étaient 
seuls  sur  la  terre,  et  chefs  de  la  postérité  qu'ils  pourraient  avoir.  Ainsi  les  démons 
les  vainquirent....  et  la  suite  comme  plus  bas. 

2.  Var.  Car  apparemment  ils  s'imaginaient  (16S4). 

3.  2e  partie  du  1er  Éclaircissement.  (Note  marginale  de  M.  dans  l'éd.  de  1684.) 

4.  Et  de  l'immutabilité  de  l'ordre.  (1684.) 

5.  Voyez  Y  Éclaircissement  sur  le  péché  originel.  (Note  marginale  de  M. 

6.  Var.  De  Jésus-Christ,  qui  par  son  sacrifice  a  mérité  la  qualité  de  souverain 
Pr-'-tre... 

7.  Var.  Parce  que.  (1684.1 


PREMIERE  PARTIE.— DE  LA  VERTU.  103 

le  goût  ou  l'avant-goût  des  vrais  biens.  Les  bons  Anges  *,  ne 
pouvant  répandre  dans  le  cœur  de  l'homme  la  grâce  de  senti- 
ment ou  la  délectation  intérieure  2,  et  les  méchants  pouvant  ex- 
citer en  eux  la  concupiscence  ,  c'était  une  nécessité  que  le 
péché  régnât,  je  ne  dis  pas  parmi  les  idolâtres,  je  dis  même 
parmi  les  Juifs.  Aussi  sait-on  que  ce  peuple  était  fort  charnel 
et  fort  grossier,  toujours  porté  à  l'idolâtrie,  et  qu'il  y  retombait 
souvent,  malgré  les  miracles  extraordinaires  que  saint  Michel 
et  ses  Anges  faisaient  en  leur  faveur,  malgré  les  promesses  et 
les  menaces  des  biens  et  des  maux  temporels,  qui  étaient  l'objet 
de  leur  concupiscence.  Car  les  Anges  mêmes  ne  conservaient  le 
culte  du  vrai  Dieu,  et  ne  retenaient  dans  le  devoir  le  peuple 
soumis  à  leur  conduite,  que  par  des  motifs  d'amour-propre,  en 
leur  promettant  des  biens  que  les  vrais  Chrétiens  croient  en 
toutes  manières  indignes  de  leur  amour. 

XI.  La  loi  ne  devait  point  promettre  les  vrais  biens  3,  car 
l'Ange  par  qui  Dieu  l'a  donnée  n'avait  pas  le  pouvoir  de  répan- 
dre la  grâce  intérieure  sans  laquelle  on  ne  peut  les  mériter. 
Gela  était  réservé  à  Jésus-Christ.  Outre  que  ces  sortes  de  biens 
ne  pouvant  être  l'objet  de  la  concupiscence,  la  connaissance  et 
le  culte  du  vrai  Dieu  auraient  bientôt  été  détruits  parmi  les 
Juifs.  Cette  nation  choisie  aurait  été  réduite  à  une  poignée  de 
gens  qui  appartenaient  à  Jésus-Christ,  et  que  la  grâce  intérieure 
a  sanctifiés  en  chaque  siècle.  Or  il  fallait  que  la  connaissance 
du  vrai  Dieu  se  conservât  avec  quelque  éclat  chez  les  Juifs, 
peuple  prophétique,  et  témoin  irréprochable  des  vérités  de  la 
Religion,  malgré  la  puissance  et  les  artifices  du  Prince  du 
monde:  jusqu'à  ce  qu'enfin  le  Fils  unique  de  Dieu,  pour  lequel 
et  par  lequel  toutes  choses  ont  été  faites,  descendit  du  ciel  pour 
changer  la  face  de  toute  la  terre,  et  commencer  ce  dénouement 
surprenant  et  admirable  de  la  conduite  de  Dieu  4  :  dénouement 
qui  finira  par  le  nœud  indissoluble  de  l'Epoux  et  de  l'Epouse, 
qui  jouiront  dans  le  ciel  d'une  félicité  éternelle  au  milieu  des 
splendeurs    divines,    chantant    sans   cesse   des  cantiques   de 


1.  Var.  Car  enfin  les  bons  Anges.- (1684.) 

2.  Var.  Ces  quatre  derniers  mots  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 

3.  Var.  L'édition  de  1684  continuait  ainsi  :  pour  plusieurs  raisons.  Mais  une  des 
principales,  c'est  que  ces  sortes  de  biens...,  et  la  suite  comme  plus  loin. 

4.  «  L'Incarnation  du  Verbe  est  le  premier  et  le  principal  des  desseins  de  Dieu, 
c'est  ce  qui  justifie  sa  conduite,  le  seul  dénouement  de  mille  et  mille  difficultés,  de 
mille  et  mille  contradictions  apparentes.  »  (9e  Entretien  métaphysique.) 


404  TRAITÉ   DE  MORALE. 

louange  à  la  gloire  de  celai  qui  aura  réduit  leurs  ennemis 
sous  leurs  pieds  parla  puissance  invincible  de  son  bras,  et  par 
des  voies  parfaitement  dignes  de  sa  sagesse  et  de  ses  autres  at- 
tributs. 

XII.  Ces  grandes  vérités  mériteraient  sans  doute  d'être  prou- 
el  expliquées  plus  au  long,  mais  ce  n'en  est  pas  ici  le 

lieu.  M.011  dessein  est  principalement  de  faire  comprendre  que 
les  Anges  sont  Ministres  de  Jésus-Christ,  et  qu'ils  sont  en\ 
comme  dit  saint  Paul,  pour  exercer  leur  ministèn   en  faveur  de 
ceux  qui  douent  hériter  du  ciel  l  :  et  qu'ainsi  ils  ont  en  qualité  de 
causes  occasion  car  Mien  ne  communique  point  sa  puis- 

sance aux  créatures  d'une  autre  manière,  qu'ils  ont8,  dis-je,  le 
pouvoir,  non  de  donner  la  grâce  intérieure,  mais  de  produire 
dans  les  corps,  et  par  eux  dans  les  âmes  qui  leur  sont  unies, 
certains  effets  qui  peuvent  favoriser  l'efficace  de  la  Grâce,  et 
empêcher  que  les  hommes  ne  trouvent  à  tous  moments  ces  su- 
jets de  chut»'  que  les  démons  leur  proposent.  Car  comme  dit  le 
Prophète  :  II  a  ordonné  à  ses  Anges  de  vous  protéger  dans  toutes 

fieront  sur  leurs  mains  a\  peur  que  votn 
ne  rencontrt  quelque  pierrt  qui  vous  fasse  choir*. 

XIII.  on  peut  donc  prier  les  Anges  et  leur  demander  leur 
protection  contre  ce  lion  rugissant 8  qui,  comme  dit  saint  Pierre, 
tourn  ■  tir  -/'■  nous  pour  nous  >b  i . ,-  r  "  :  ou  pour  par- 
ler comme  saint  Paul,  contre  ces  puissances  invisibles,  ces  princi- 
pautés, ces  Princes  du  monde,  remplis  d'erreur  et  d>  ténèbres,  ces 
malins  esprits  répandas  dans  l'air  ;  car  ce  n'est  pas  s<  ulement  con- 
tre la  chair  et  k  $any  que  nous  avons  à  combattre.  Mais  il  ne  faut 
pas  regarder  les  Anges  comme  causes  distributives  de  la  grâce, 
ni  leur  rendre  le  culte  qui  n'est  dû  qu'à  Jésus-Christ.  Ne  vous 
laissez  pas  séduirt  ',  dit  saint  Paul,  par  ceux  qui  s' humilient  de- 
vant l .s  Anges  et  leur  en  uni  un  culte  superstitieux,  qui  se  mè- 
lent  des  choses  qu  ils  n'entendent  point,  éblouis  lines  ima- 
ginations d>  leur  es\  rit  propn  :  au  lieu  de  demeurer  attaches  au 
chef  duquel  tout  le  corps  de  PE-jlise  reçoit  l'esprit  qui  lui  donne 


1.  H<>b.  i.  14.  (Note  marginale  de  M 

2.  Ie  et  12e  Entretint*  sur  la  métaphysique,  n.  16  et  17.  (Note  marginale  de  M.; 

3.  Var.  11?  ont.    1684.) 

4.  Ps.  xl.  v.  12.    Note  marginale  de  M. 

5.  I  Pet.  v.  8.    Note  marginale  de  M.) 

6.  E/jhes.  vi,  12.  (Note  marginale  de  M 
".  I  Coloss.  n,  18, 19.  (/rf.) 


PREMIÈRE  PARTIE. —DE  LA  VERTU.  105 

l'accroissement  et  la  vie  l  ;  à  Jésus-Christ,  qui  ayant  désarmé  les 
principautés  et  les  puissances,  après  les  avoir  vaincues  par  sa 
croix,  les  a  fait  servir  publiquement  à  la  gloire  de  son  triomphe. 
Qui  expolians  principatus  et  potestates,  traduxit  confidenter  palam 
triumphans  illos  in  semetipso  2. 

1.  Ibid.  15.  (Id.) 

2.  Sur  cette  idée,  indiquée  dans  le  présent  chapitre,  que  l'Incarnation  pouvait 
seule  rendre  le  monde  digne  de  Dieu,  voyez  surtout  le  9e  des  Entretiens  méta- 
physiques. —  Sur  les  volontés  générales  et  les  miracles,  voyez  la  8e  des  Médita- 
tions chrétiennes,  et  dans  le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  le  dernier  Éclair- 
cissement, ayant  pour  titre  :  Les  miracles  fréquents  de  l'ancienne  loi  ne  marquent 
nullement  que  Dieu  agisse  par  des  volontés  particulières. 


CHAPITRE    DIXIÈME. 


Des  causes  occasionnelles  des  sentiments  et  des  mouvements  de  l'âme 
qui  résistent  à  l'efficace  de  la  grâce  soit  de  lumière  soit  de  senti- 
ment. L'union  de  l'esprit  à  Dieu  est  immédiate,  et  non  celle  de 
l'esprit  au  corps.  Explication  de  quelques  lois  générales  de  l'union 
de  l'âme  et  du  corps,  nécessaires  pour  entendre  '  la  suite. 


I.  Dans  les  chapitres  5,  6  et  7,  j'ai  parié  assez  au  long  de  la 
cause  occasionnelle  de  la  lumière:  et  dans  les  deux  précédents 
j'ai  tâché  de  faire  comprendre  quelle  est  la  cause  occasionnelle 
de  la  grâce  de  sentiment,  et  ce  qn'il  y  a  à  faire  pour  l'obtenir. 
Ainsi,  comme  il  n'y  a  que  la  lumière  et  le  sentiment  qui  déter- 
minent la  volonté  ou  le  mouvement  naturel  qu'a  l'âme  vers  le 
bien  en  général,  tout  ce  qui  me  reste  présentement  à  expliquer, 
par  rapport  aux  moyens  d'acquérir  ou  de  conserver  l'amour 
habituel  et  dominant  de  l'Ordre  immuable,  ne  sont  que  les  lois 
de  l'union  de  l'âme  et  du  corps,  ou  les  causes  occasionnelles  de 
tous  ces  sentiments  vifs  et  confus  et  de  tous  ces  mouvements 
indélibérés,  qui  nous  unissent  à  notre  corps,  et  par  notre  corps 
à  tous  les  objets  qui  nous  environnent.  Car,  pour  aimer  l'Ordre 
et  acquérir  la  vertu,  il  ne  suffit  pas  d'obtenir  la  grâce  de  sen- 
timent, qui  seule  ébranle  l'âme  et  la  met  en  mouvement  vers 
le  vrai  bien,  il  faut  faire  en  sorte  2  que  cette  grâce  agisse  dans 
nos  cœurs  selon  toute  son  efficace.  Ainsi  il  faut  éviter  avec  soin 
les  causes  occasionnelles  des  sentiments  et  des  mouvements  qui 
résistent  à  l'action  de  la  grâce,  et  qui  la  rendent  quelquefois 


1.  Var.  Pour  bien  entendre.  (1684.) 

2.  Var.  Il  faut  de  plu*  faire  en  sort 


sorte.  (1G85.) 


PREMIERE  PARTIE.  —  DE  LA  VERTU.  107 

entièrement  inutile  à  notre  sanctification  *.  Voici  le  principe  le 
plus  général  de  tout  ce  que  je  dirai  dans  la  suite  de  la  première 
partie  de  cet  ouvrage. 

II.  L'Esprit  de  l'homme  a  deux  rapports  essentiels  et  natu- 
rels :  à  Dieu,  cause  véritable  de  tout  ce  qui  se  passe  en  lui:  à 
son  corps,  cause  occasionnelle  de  toutes  les  pensées  qui  ont  rap- 
port aux  objets  sensibles.  Dieu  ne  parle  immédiatement  à  l'es- 
prit que  pour  l'unir  à  lui  :  le  corps  ne  parle  à  l'esprit  que  pour 
le  corps,  que  pour  l'attacher  aux  objets  sensibles.  Dieu  ne  parle 
à  l'esprit  que  pour  l'éclairer,  et  le  rendre  parfait  :  le  corps  ne 
parle  à  l'esprit  que  pour  l'aveugler  et  le  corrompre  en  sa  fa- 
veur. Dieu  par  la  lumière  conduit  l'esprit  à  sa  félicité  :  le  corps 
par  le  plaisir  entraîne  et  précipite  l'homme  dans  son  malheur. 
En  un  mot,  quoique  Dieu  fasse  tout,  et  que  1(3  corps  ne  puisse 
agir  sur  l'esprit,  non  plus  que  l'esprit  sur  le  corps,  que  comme 
cause  occasionnelle  en  conséquence  des  lois  de  l'union  de  l'âme 
et  du  corps,  union  que  le  péché  a  changée  en  dépendance  2; 
néanmoins  on  peut  dire  que  c'est  le  corps  qui  aveugle  l'esprit 
et  qui  corrompt  le  cœur  :  parce  que  c'est  le  rapport  de  l'esprit 
au  corps  qui  est  la  cause  de  toutes  les  erreurs  et  de  tous  les 
désordres  dans  lesquels  on  tombe. 

III.  Cependant  il  faut  être  bien  convaincu,  et  n'oublier  ja- 
mais, que  l'esprit  ne  peut  avoir  de  rapport  immédiat  qu'à  Dieu 
seul,  qu'il  ne  peut  être  uni  directement  qu'à  lui  :  car  enfin 
l'esprit  ne  peut  être  uni  au  corps,  que  parce  qu'il  est  uni  à 
Dieu  même.  Il  est  certain  par  mille  et  mille  raisons  que  si  je 
souffre  par  exemple  la  douleur  d'une  piqûre,  c'est  que  Dieu 
agit  en  moi,  en  conséquence  néanmoins  des  lois  de  l'union  de 
l'âme  et  du  corps  :  lois  efficaces  par  l'action  des  volontés  divi- 
nes qui  seules  sont  capables  d'agir  en  moi.  Mais  le  corps  par 
lui-même  ne  peut  être  uni  à  l'esprit,  ni  l'esprit  au  corps.  Ils 


1.  Var.  Entièrement  inutile.  (1684.)  —  «  Comme  la  concupiscence  n'a  point  en- 
tièrement détruit  la  liberté  de  l'homme,  la  grâce  de  Jésus-Christ,  quelque  efficace 
qu'elle  ait,  n'est  point  absolument  invincible.  »  (De  la  nature  et  de  la  grâce,  3e  dis- 
cours, 2e  partie,  édil.  citée  p.  225.)  La  seconde  des  cinq  propositions  résumant  la 
doctrine  janséniste  était  au  contraipe  ainsi  formulée  :  «  Dans  l'état  de  nature  tom- 
bée, on  ne  résiste  jamais  à  la  grâce  inférieure.  »  Malebranche  croit  que  nous  y 
résistons  quand  nous  sommes  retenus  par  des  plaisirs  contraires,  c'est-à-dire  par 
ceux  de  la  concupiscence.  La  délectation  de  la  grâce  n'est  invincible  que  quand 
elle  est  «  sans  rapport  à  un  plaisir  contraire.  »  (Ibid.) 

2.  Var.  Et  en  punition  du  péché  qui,  sans  toucher  à  ces  lois,  a  changé  l'union  en 
dépendance.  (1684  et  1697.) 


108  TRAITÉ  DE  MORALE. 

n'ont  nul  rapport  entre  eux,  ni  nulle  créature  à  quelque  autre  : 
je  parle  des  rapports  de  causalité  tels  que  sont  ceux  qui  dépen- 
dent de  l'union  de  l'àme  et  du  corps.  C'est  Dieu  qui  fait  tuut. 
Sa  volonté  est  le  lien  de  toutes  les  unions  *.  Les  moditications 
des  substances  ne  dépendent  que  de  celui  qui  leur  donne,  et 
qui  leur  conserve  L'être.  C'est  une  vérité  essentielle  que  je  crois 
avoir  démontrée  suffisamment  dans  mes  autres  écrits-1. 

IV.  Mais  quoique  l'esprit  ne  puisse  être  uni  immédiatement 
qu'à  Dieu,  il  peut  l'être  encore  aux  créatures  par  la  volonté  de 
Dieu,  qui  leur  communique  sa  puissance,  lorsqu'il  les  établit 
causes  occasionnelles  pour  produire  certains  effets.  Mon  âme 
est  unie  à  mon  corps,  parce  que  d'un  côté  ma  volonté  est  éta- 
blie cause  occasionnelle  de  quelques  changements  que  Dieu 
seul  produit  en  lui  :  et  de  l'autre  que  les  changements  qui  se 

■nt  dans   mon  corps,  sont  établis  causes  occasionnelles  de 
quelques-uns  de  ceux  qui  arrivent  à  mon  esprit. 

V.  Or  Dieu  a  établi  ces  lois  pour  plusieurs  raisons  qui  nous 
sont  inconnues.  Mais  entre  celles  qui  nous  sont  connues,  c'est 
premièrement  parce  qu'en  les  suivant,  Dieu  agit  d'une  manière 
uniforme  et  constante,  par  des  lois  générales,  par  les  voies  les 
plus  simples  et  les  plus  sages,  en  un  mot  d'une  manière  qui 
porte  5  le  caractère  de  ses  attributs.  En  second  lieu  parce  que 
le  corps  de  l'homme  est  sa  propre  victime  :  car  il  semble  qu'il 
se  sacrifie  lui-même  par  la  douleur,  et  qu'il  s'anéantisse  par  la 
mort.  L  âme  est  en  épreuve  dans  son  corps  :  et  Dieu  voulant 
être  mérité  en  quelque  manière,  voulant  proportionner  les  ré- 
compenses aux:  mérites,  il  nous  fournit  par  les  lois  de  l'union 
de  lame  et  du  corps,  voie  simple,  générale,  uniforme  et  cons- 
tante, mille  moyens  de  nous  sacrifier  et  de  mériter  par  sa  grâce 
la  récompense  éternelle  *.  J'ai  expliqué  ailleurs  ces  vérités,  mais 
il  faut  qu'on  s'en  souvienne  5. 

VI.  Cette  espèce  d'union  de  l'esprit  avec  Dieu,  laquelle  n'a 
nul  rapport  aux  créatures,  passe  dans  l'esprit  de  bien  des  gens 
pour  une  imagination  sans  fondement.  Car  comme  l'opération 


1.  Var.  Sa  volonté  est  Tunion  de  toutes  les  unions.  (1684.) 

2.  Var.  Que  je  crois  avoir  ailleurs  suffisamment  démontrée.  (1684.)  —  Voyez  En- 
tretiens sur  la  métaphysique  et  sur  la  religion.  Entretien  Te.    Note  marginale  de 

Védition  de  1707.) 

3.  Var.  Qui  porte  admirablement.  (1684.) 

4.  Var.  Et  de  mériter  les  vrais  biens.  (16S4.; 

5.  Voyez  le  4e  Entretien  métaphysique,  par.  12. 


PREMIERE   PARTIE.- DE   LA  VERTU.  109 

de  Dieu  en  nous  *  n'a  rien  de  sensible,  ou  croit  se  répondre  à 
soi-même  et  se  faire  des  reproches,  lorsque  la  Raison  univer- 
selle nous  répond  et  nous  reprend  dans  le  plus  secret  de  nous- 
mêmes.  Certainement  celui  qui  ne  connaît  point  ce  que  c'est 
que  la  vérité  et  l'Ordre,  ne  connaît  point  cette  union,  quoique 
peut-être  elle  agisse  en  lui  :  de  même  que  celui  qui  n'aime  point 
la  vérité  et  qui  n'obéit  point  à  l'ordre,  ne  profite  point  de  cette 
union,  quoique  peut-être  il  la  connaisse. 

VII.  Pour  cette  espèce  d'union  de  l'esprit  avec  Dieu,  laquelle 
a  rapport  aux  créatures,  on  la  croit  réelle,  mais  on  la  conçoit 
mal  :  car  on  s'imagine  recevoir  des  objets  ce  qui  ne  vient  que 
de  Dieu  seul.  La  cause  de  ce  préjugé  est  la  même  du  précé- 
dent 2.  Comme  l'opération  divine  n'est  pas  visible,  on  attribue 
aux  objets  qui  frappent  les  sens  tout  ce  qu'on  sent  en  leur 
présence;  quoiqu'ils  ne  soient  eux-mêmes  présents  à  l'âme,  que 
parce  que  Dieu,  plus  présenta  nous  que  nous-mêmes,  nous  les 
représente  dans  sa  propre  substance  :  substance,  dis-je,  qui 
seule  est  intelligible,  seule  capable  d'agir  en  nous  et  d'y  pro- 
duire toutes  ces  sensations  qui  rendent  sensibles  les  idées  intel- 
lectuelles et  nous  font  juger  confusément,  non  seulement  qu'il 
y  a  des  corps,  mais  encore  que  ce  sont  ces  corps  qui  agissent 
en  nous  et  qui  nous  rendent  heureux.  Et  c'est  ce  qui  est  3  la 
cause  de  tous  nos  désordres. 

VIII.  Car  les  hommes  en  tout  temps  veulent  être  heureux, 
ils  ne  veulent  jamais  être  malheureux.  Le  plaisir  actuel  rend 
actuellement  heureux,  et  la  douleur  malheureux.  Or  on  sent 
du  plaisir  et  de  la  douleur  à  la  présence  des  corps,  et  on  croit 
qu'ils  en  sont  la  cause  véritable.  C'est  donc  une  espèce  de  néces- 
sité qu'on  les  craigne  et  qu'on  les  aime.  Et  même  quoiqu'on 
soit  convaincu  par  des  démonstrations  métaphvsiques  et  certai- 
nes, que  Dieu  seul  en  est  cause  véritable,  cela'ne  donne  pas  la 
force  de  les  mépriser,  lorsqu'on  en  jouit.  Car  les  jugements  des 
sens  agissent  plus  sur  nous  que  les  raisons  les  plus  solides; 
parce  que  ce  n'est  pas  tant  la  lumière  que  le  plaisir  qui  ébranle 
l'âme  et  la  met  en  mouvement. 

IX.  Ainsi  il  est  visible  que  pour  conserver  l'amour  dominant 
de  l'Ordre  immuable,  il  faut  d'un  côté  faire  tous  ses  efforts 
pour  augmenter  cette  espèce  d'union  de  l'esprit  avec  Dieu,  la- 

1.  Var.  Les  mots  :  En  nous,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 

2.  Var.  La  même  que  du  précédent.  (1684.) 

3.  Var.  Ce  qui  est.  (1684.) 


I  10  TRAITE   DE   MORALE. 

quelle  n'a  point  de  rapport  aux  objets  sensibles  :  et  de  l'autre 
diminuer  autant  qu'il  est  possible  cette  autre  espèce  d'union 
qui  a  rapport  aux  corps,  substances  inférieures  à  la  nôtre,  et 
qui  bien  loin  de  pouvoir  nous  rendre  parfaits,  ne  peuvent  par 
eux-mêmes  agir  ■  en  nous.  Et  s'ils  peuvent  nous  corrompre,  c'est 
que  le  péché  2  du  premier  homme  a  introduit  la  concupiscence, 
qui  suit  uniquement  de  la  perte  '  que  nous  avons  faite  du  pou- 
voir d'arrêter  ou  de  suspendre  les  lois  des  communications  des 
mouvements,  par  lesquelles  les  corps  qui  nous  environnent 
agissent  sur  celui  que  nous  animons,  et  par  lui  sur  notre  es- 
prit, en  conséquence  des  lois  de  l'union  de  l'àme  et  du  corps  4. 

X.  J'ai  déjà,  ce  me  semble,  suffisamment  prouvé  5,  du  moins 
à  l'égard  de  certaines  personnes,  que  tout  le  mouvement  de  i 
l'àme  dépendant  de  la  lumière  et  des  sentiments  b,  il  est  néces- 
saire, pour  exciter  en  nous  ce  mouvement  qui  nous  approche: 
de  Dieu,  et  qui  nous  y  tient  unis,  de  s'exercer  sans  cesse  dans 
le  travail  de  l'attention,  cause  occasionnelle  de  la  lumière,  et 
d'invoquer  souvent  Jésus-Christ  cause  occasionnelle  de  la  grâce 
de  sentiment.  Je  dois  maintenant  expliquer  les  moyens  de  di- 
minuer l'union  qui  est  entre  nous  et  les  créatures,  et  faire  en 
>i»rt'j  qu'elles  ne  partagent  point  avec  Dieu  notre  esprit  et  notre 
cœur.  Car  nous  sommes  tellement  situés  entre  Dieu  et  les  corps, 
que  nous  ne  pouvons  nous  approcher  des  corps  sans  nouséloi-i 
gner  de  Dieu,  et  qu'il  suffit  de  rompre  le  commerce  que  nousj 
avons  avec  eux,  pour  se  trouver  uni  à  Dieu,  à  cause  de  l'in- 
fluence continuelle  que  Jésus-Christ  répand  dans  ses  membres. 

XI.  Assurément  tout  ce  que  je  vas  dire  n'est  pas  fort  néced 
saire  à  ceux  qui  ont  lu  et  médité  les  principes  que  j'ai  établi! 
dans  la  Recherche  de  la  vérité  :  et  si  tes  hommes  avaient  tous 
assez  de  raison  pour  étudier  par  ordre,  ou  du  moins  assez  d'é-J 
quitépour  croire  qu'un  auteur  a  peut-être  plus  pensé  qu'eux 

1.  Var.  Ne  peuvent  agir.  «1684  et  1697.) 

2.  Var.  Ni  nous  corrompre  que  parc.'  que  le  péché.  (i684  et  i 

3.  Var.  Qui  consiste  uniquement  dans  la  perte.    1684  et  1697. ) 

Or  la  concupiscence  ne  consiste  que  dans  une  suite  continuelle  de  scnli|| 
luents  et  de  mouvements  qui  préviennent  la  Raison  et  qui  n'y  sont  point  soumis; 
de  plaisirs  qui  paraissant  se  répandre  vers  nous  des  objets  qui  nous  environnent 
nous  en  inspirent  l'amour;  de  douleurs  qui  rendant  l'exercice  de  la  vertu  dur 
pénible,  nous  en  donnent  de  l'horreur.  »  (De  la  nature  et  de  la  grâce,  2e  discours 
2e  partie,  édit.  citée  p.  153. j 

5.  Méditations  chrétiennes,  13e.  14e.  etc.  ;.N"ote  marginale  de  M.  de  l'édition  d 
lo%4. 

6.  Var.  Et  du  sentiment.  (1684.) 


PREMIERE  PARTIE.  -  DE  LA  VERTU.  iil 

au  sujet  qu'il  traite,  je  ne  serais  pas  obligé  de  répéter  eu  gé- 
néral ce  que  j'ai  déjà  dit  et  prouvé  ailleurs  en  plusieurs  ma- 
nières. Personne  ne  lit  Apollonius  ou  Archimède  sans  savoir 
son  Euclide  :  parce  qu'on  n'entend  rien  dans  les  Sections  co- 
niques, si  l'on  ne  sait  la  Géométrie  ordinaire  ;  et  qu'en  matière 
de  Géométrie,  quand  on  n'entend  pas,  on  sait  bien  qu'on  n'en- 
tend pas.  Mais  en  matière  de  Morale  et  de  Religion,  chacun  se 
croit  assez  en  état  de  bien  concevoir  tout  ce  que  les  livres  en 
disent  '.  Ainsi  chacun  en  juge  sans  prendre  garde  que  la  Mo- 
rale par  exemple,  j'entends  la  Morale  démontrée  ou  expliquée 
par  principes,  est  à  la  connaissance  de  l'homme  ce  qu'est  la 
science  des  lignes  courbes  à  celle  des  lignes  droites. 

XII.  Je  me  crois  donc  obligé  de  faire  ici  quelques  supposi- 
tions des  principes  que  j'ai  prouvés  ailleurs,  et  qui  sont  néces- 
saires pour  la  suite  :  cela  éclaircira  peut-être  bien  des  choses 
que  j'ai  déjà  dites,  et  que  je  crains  fort  qu'on  n'ait  pas  bien 
entendues.  Mais  ces  suppositions  ne  sont  point  pour  ceux  qui 
Dnl  médité  les  principes  que  j'ai  expliqués  ailleurs,  ou  qui  ont 
bien  compris  tout  ce  que  j'ai  dit  jusqu'ici.  Ils  peuvent  passer 
au  chapitre  suivant  et  s'épargner  une  lecture  inutile. 

XIII.  Je  suppose  premièrement  qu'on  soit  bien  convaincu, 
^ue  pour  unir  l'àme  au  corps,  il  ne  faut  pas  confondre  les 
idées  de  ces  deux  substances  :  comme  font  la  plupart  des 
hommes,  qui  pour  faire  cette  union,  répandent  2  l'àme  dans 
toutes  les  parties  du  corps,  et  attribuent  au  corps  tous  les  sen- 
timents qui  n'appartiennent  qu'à  l'àme.  L'union  de  l'àme  et  du 
iorps  consiste  dans  l'action  mutuelle  et  réciproque  de  ces  deux 
îtres,  en  conséquence  de  l'efficace  de  volontés  Divines,  qui 
seules  peuvent  changer  les  modifications  des  substances.  L'àme 
pense  et  n'est  point  étendue,  le  corps  est  étendu  et  ne  pense 
point.  On  ne  peut  donc  unir  l'àme  au  corps  par  l'étendue,  mais 
par  la  pensée  :  ni  le  corps  à  l'àme  par  des  sentiments,  mais  par 
les  situations  et  des  mouvements.  Le  corps  est  piqué,  l'àme  le 
>ent;  l'àme  craint  un  mal,  le  corps  le  suit.  L'àme  veut  remuer 
e  bras  ;  il  se  remue  aussitôt,  et  l'àme  est  avertie  de  ce  mouve- 
ment 3.  Ainsi  il  y  a  une  correspondance  mutuelle  entre  certaines 
pensées  de  l'àme  et  certaines  modifications  du  corps,  en  consé- 
quence de  quelques  lois  naturelles  que  Dieu  a  établies  et  qu'il 

1.  Var.  Je  n'ose  dire  pourquoi,  ajoutait  l'édition  de  16S4. 

2.  Var.  Étendent.  (1684.) 

3.  Var.  Et  l'àme  le  voit  et  le  9ent.  (1684.) 


H2  TRAITE  DE   MORALE. 

suit  constamment  '.C'est  là  ce  qui  fait  l'union  de  l'âme  et  du 
corps.  L'imagination  peut  fournir  d'autres  idées  de  tout  ceci. 
Mais  cette  correspondance  est  incontestable,  et  elle  me  suffit 
pour  la  suite.  Ainsi  je  ne  veux  et  je  ne  dois  point  bâtir  sur  des 
fondements  peu  sûrs  et  différents  de  ceux-ci  -. 

XIV.  Je  suppose  en  second  lieu  qu'on  sache  que  l'âme  n'est 
point  immé  liaternent  unie  à  toutes  les  parties  du  corps,  mais  à 
celle  qui  leur  répond  à  toutes,  et  que  j'appelle  sans  la  connaître 
la  partie  principale.  Ainsi  3  nonobstant  les  lois  de  l'union  de 
l'âme  et  du  corps,  on  peut  bien  couper  le  bras  à  un  homme  sans 
qu'il  résulte  dans  son  âme  aucune  pensée  qui  y  réponde;  mais 
il  n'est  pas  p  tssible  qu'il  arrive  le  moindre  changement  dans 
la  principale  partie  du  cerveau,  qu'il  n'en  arrive  aussi  dans 
l'âme.  L'expérience  prouve  ces  vérités  :  car  quelquefois  on 
coupe  des  parties  sans  qu'on  le  sente,  parce  que  l'ébranlement 
de  la  coupure  ne  se  communique  point  alors  â  la  partie  prin- 
cipale.  Et  au  contraire  ceux  qui  ont  perdu  un  bras  sentent 
souvent  une  douleur  très  réelle  dans  ce  liras  imaginaire4: 
parce  qu'il  se  passe  dans  le  cerveau  le  môme  ébranlement  que 
que  si  on  avait  mal  au  bras. 

XV.  Le  premier  homme  avant  son  péché  avait  sur  son  corps 
un  pouvoir  absolu.  Du  moins  empèchait-il,  dès  qu'il  le  voulait, 
que  le  mouvement  ou  l'action  des  objets  ne  se  communiquât 
des  organes  des  sens  qui  en  pouvaient  être  frappés  jusques  à  la 
partie  principale  du  cerveau  :  et  cela  apparemment  par  une 
espèce  de  révulsion,  semblable  en  quelque  chose  à  celle  qu'on 
fait,  quand  on  se  veut  rendre  attentif  â  des  pensées  que  la 
présence  des  objets  sensibles  fait  évanouir. 

XVI.  Mais  je  suppose  en  troisième  lieu  que  maintenant  nous 
n'avons  plus  ce  pouvoir  :  et  qu'ainsi,  pour  avoir  quelque  li- 
berté d'esprit,  penser  à  ce  qu'on  veut,  aimer  ce  qu'on  doit,  il 
est  nécessaire  que  la  partie  principale  qui  répond  aux  organes 
des  sens  extérieurs  5  soit  calme  et  sans  agitation  ;  ou  du  moins 

1.  V,n  conséquence  de  ['harmonie  préétablie,  dira  Leibniz.  Sur  cette  intéressante 
question  des  rapports  de  la  théorie  des  causes  occasionnelles  avec  celle  de  l'har- 
monie préétablie,  voyez  la  correspondance  de  Leibniz  avec  Arnauld,  particulière- 
ment page  624  et  suivantes  de  l'édition  P.  Janet.  Œuvres  philosophiques  de  Leib- 
niz, tome  Ier. 

2.  Var.  Ces  cinq  derniers  mots  n'étaionl  pas  duns  l'édition  dt- 

3.  Var.  Et  qu'ainsi.    1684. 

4.  Var.  Dans  ce  bras  qu'ils  n'ont  plus.  H6S4. 
ô.  Var.  Aux  sens.    1684  et  1697. 


PREMIÈRE  PARTIE.— DE   LA  VERTU.  H3 

qu'on  puisse  encore  l'arrêter  on  la  fléchir  du  côté  qu'on  le  dé- 
sire. Notre  attention  dépend  de  nos  volontés,  mais  elle  dépend 
beaucoup  plus  de  nos  sentiments  et  de  nos  passions.  Il  faut 
faire  de  grands  efforts  pour  ne  pas  regarder  ce  qui  frappe, 
pour  ne  pas  aimer  ce  qui  plaît  *,  et  l'âme  ne  se  lasse  jamais 
plutôt,  que  lorsqu'elle  combat  contre  les  plaisirs  et  qu'elle  se 
rend  en  un  sens  2  actuellement  malheureuse. 

XVII.  En  quatrième  lieu  je  suppose  qu'on  sache  que  la  partie 
principale  n'est  jamais  touchée  ou  ébranlée  d'une  manière 
agréable  ou  désagréable,  qu'il  ne  s'excite  dans  les  esprits  ani- 
maux quelque  mouvement  propre  à  transporter  le  corps  vers 
l'objet  qui  agit  en  elle,  ou  à  s'en  séparer  parla  suite  :  et  qu'ainsi 
les  ébranlements  des  fibres  du  cerveau  qui  ont  rapport  au 
bien  ou  au  mal,  sont  toujours  suivis  du  cours  des  esprits  qui 
disposent  le  corps  comme  il  le  doit  être  par  rapport  à  l'objet 
présent  ;  et  que  même  les  sentiments  de  l'âme  qui  répondent 
à  ces  ébranlements  sont  suivis  des  mouvements  de  la  même 
âme  qui  répondent  au  cours  de  ces  esprits.  Car  les  traces  ou 
les  ébranlements  du  cerveau  sont  au  cours  des  esprits  animaux 
ce  que  les  sentiments  de  l'âme  sont  aux  passions  ;  et  les  traces 
du  cerveau  sont  aux  sentiments  de  l'âme  5  ce  que  le  mouvement 
des  esprits  animaux  i  est  aux  mouvements  3  des  passions. 

XVIII.  En  cinquième  lieu  je  suppose  que  les  objets  ne 
frappent  jamais  le  cerveau,  sans  y  laisser  des  marques  de  leur 
action,  ni  les  esprits  animaux  des  traces  de  leurs  cours  :  que 
ces  traces  et  ces  blessures  ne  se  referment  ou  ne  s'effacent  pas 
facilement,  lorsque  le  cerveau  a  été  souvent  ou  rudement  frappé, 
et  que  le  cours  des  esprits  a  été  rapide  ou  a  recommencé  sou- 
vent de  la  même  manière  :  Que  la  mémoire  et  les  habitudes 
corporelles  ne  consistent  que  dans  ces  mêmes  traces,  qui  donnent 
au  cerveau  et  aux  autres  parties  du  corps  une  facilité  particu- 
lière à  obéir  au  cours  des  esprits  :  et  qu'ainsi  le  cerveau  est 
blessé  et  l'imagination  salie,  lorsqu'on  a  joui  des  plaisirs  et 
qu'on  n'a  pas  craint  de  se  familiariser  avec  les  objets  sensibles  6. 

1.  Var.  L'édition  de  1684  ajoutai)  ici  :  Ce  qui  frappe,  dis-.je.  et  ce  qui  plaît  au 
cœur. 

2.  Var.  Ces  trois  mots  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 

3.  Var.  Aux  sentiments.  (1684. 

4.  Var.  Des  esprits.  (1684. 

5.  Var.  Au  mouvement.  (1684.) 

6.  V.  Recherche  de  la  vérité.  1.  II.  2e  partie,  eh.  v.  sur  la  mémoire  et  les  habi- 
tudes. 


1  14  TRAITE   DE   MORALE. 

XIX.  Enfin  je  suppose  qu'on  conçoive  distinctement,  que 
lorsque  plusieurs  traces  ont  été  formées  dans  le  même  temps, 
on  ne  peut  en  ouvrir  quelqu'une,  sans  entr  ouvrir  toutes  les 
autres  :  et  qu'ainsi  il  y  a  toujours  plusieurs  idées  accessoires 
qui  se  présentent  confusément  à  l'esprit,  et  qui  ont  rapport  à 
la  principale  à  laquelle  on  s'applique  particulièrement:  et 
aussi  plusieurs  sentiments  confus  et  mouvements  indirects  qui 
accompagnent  la  passion  principale,  celle  qui  ébranle  l'âme  et 
la  transporte  vers  quelque  objet  particulier.  Rien  n'est  plus 
certain  que  cette  liaison  des  traces  entre  elles,  et  avec  les  diffé- 
rents cours  «les  esprits1:  des  idées  outre  elles,  et  avec  les  sen- 
timents et  les  passions.  Pour  pou  qu'on  connaisse  l'homme  et 
qu'on  fasse  réflexion  sur  le  sentiment  intérieur  qu'on  a  de  ce 
qui  se  pas<  découvrira  plus  de  ces  vérités  en 

une  heure  que  je  n'en  pourrais  expliquer  en  un  mois  :  pourvu 
qu'on  ne  confonde  point  l'âme  avec  le  corps  pour  les  unir 
entre  eux,  et  qu'on  distingue  atec  soin  les  propriétés  dont  la 
substance  qui  pense  est  capable,  de  celles  qui  appartiennent  à 
la  substance  ('-tendue.  Et  je  crois  devoir  avertir  que  ces  sortes 
de  vérités  sont  d'une  conséquence  infinie,  non  seulement  pour 
concevoir  distinctement  ce  que  j'ai  dit  jusqu'ici  et  ce  que  je 
dois  dire  dans  la  suite,  mais  pméralement  pour  toutes  les 
sciences  qui  ont  quelque  rapport  à  l'homme.  Comme  j'ai  traité 
ce  sujet  fort  au  long  dans  la  Recherche  de  la  vérité  et  principa- 
lement dans  le  second  livre,  je  n'ai  pac  cru  devoir  en  parler 
d'abord;  et  si  même  ces  suppositions  paraissent  obscures  et 
n'ouvrent  pas  assez  l'esprit  pour  faire  clairement  comprendre 
ce  que  je  dois  dire  ici,  qu'on  ait  recours  à  ce  même  livre  :  car 
je  ne  puis  me  résoudre  a  expliquer  amplement  une  même 
chose  plusieurs  fois. 

1.  Var.  Et  avec  les  sentiment?  et  le*  payions.    1' 


CHAPITRE    ONZIÈME. 


De  quelle  sorte  de  mort  il  faut  mourir  pour  voir  Dieu  ou  s'unir  à  la 
Raison  et  se  délivrer  de  la  concupiscence.  C'est  la  grâce  de  la  foi 
qui  nous  donne  cette  heureuse  mort.  Les  Chrétiens  sont  morts  au 
péché  par  le  Baptême,  et  vivants  eu  Jésus-Christ  ressuscité.  De  la 
mortification  des  sens  et  de  l'usage  qu'il  en  faut  faire.  On  doit 
s'unir  aux  corps  ou  s'en  séparer,  sans  les  aimer  ni  les  craindre. 
Mais  le  plus  sûr,  c'est  même  de  rompre  avec  eux  tout  commerce, 
autant  que  cela  se  peut. 


I.  La  mort  est  une  voie  abrégée  de  se  délivrer  de  la  concu- 
piscence et  de  rompre  tout  d'un  coup  cette  union  malheureuse 
qui  nous  empêche  de  nous  réunir  à  notre  Principe.  Mais  il 
n'est  pas  nécessaire  que  je  prouve  ici  que  se  la  procurer,  c'est 
commettre  un  crime  qui,  bien  loin  de  nous  réunir  avec  Dieu, 
nous  en  sépare  pour  jamais.  Il  est  permis  de  mépriser  la  vie, 
et  même  de  souhaiter  la  mort,  comme  saint  Paul,  pour  être 
avec  Jésus-Christ  :  Desiderium  habens  dissolvi  et  esse  cum  Christo. 
Mais  on  est  obligé  de  conserver  sa  santé  et  sa  vie  ;  et  c'est  la 
grâce  de  Jésus-Christ  qui  doit  nous  délivrer  de  la  concupiscence 
ou  de  ce  corps  de  mort  qui  nous  attache  aux  créatures.  Jnfelix 
ego  homo  :  Quis  me  liberabit  de  corpore  mortis  hujus,  s'écrie  le 
même  Apôtre,  gratta  Dei  per  Jesum  Christum. 

II.  Certainement  il  faut  mourir  pour  voir  Dieu  et  s'unir  à  lui; 
car  personne  ne  peut  le  voir  et  vivre,  dit  l'Ecriture.  Mais  on 
meurt  véritablement  à  proportion  qu'on  quitte  le  corps,  qu'on 
se  sépare  du  monde,  qu'on  fait  taire  ses  sens,  son  imagination 
et  ses  passions,  par  lesquelles  on  est  uni  à  son  corps,  et  par  lui  à 
tous  ceux  qui  l'environnent.  On  meurt  à  son  corps  et  au  monde 


116  TRAITE  DE   MORALE. 

à  proportion  qu'on  rentre  en  soi-même,  qu'on  consulte  la  vérité 
intérieure,  qu'on  s'unit  et  qu'on  obéit  à  l'Ordre.  La  sagesse 
Eternelle  est  cachée  aux  yeux  de  tous  les  vivants.  Mais  ceux  qui 
sont  morts  au  Siècle  et  à  eux-mêmes,  ceux  qui  ont  crucifié  leur 
chair  avec  ses  désirs  déréglés  l  :  ceux  qui  sont  crucifiés  avec 
Jésus  Christ,  et  à  l'égard  desquels  le  monde  est  crucifié  :  en 
un  mot,  ceux  qui  ont  le  cœur  pur,  Beati  mundo  corde  quoniam 
ipsiDeum  videbunt*,  et  dont  l'imagination  n'est  point  salie,  sont 
en  état  de  contempler  la  vérité.  Maintenant  ils  ne  voient  Dieu 
que  confusément  et  imparfaitement  ex  parte,  per  spéculum,  in 
aenigmate*.  Mais  ils  le  voient  véritablement,  ils  sont  étroitement 
et  immédiatement  unis  à  lui,  et  ils  le  verront  quelque  joui- 
face  à  face  ,  car  il  faut  connaître  et  aimer  Dieu  dès  cette  ?ie 
pour  le  posséder  en  l'autre. 

III.  Mais  ceux  qui  vivent  non  seulement  de  la  vie  du  corps, 
mais  encore  de  la  vie  du  monde  ,  ceux  qui  jouissent  des  plai- 
sirs et  se  répandent  dans  tous  les  objets  qui  les  environnent, 
ne  trouveront  point  la  vérité.  Car  la  sagesse  n'habite  point 
avec  ceux  qui  vivent  dans  les  délices.  Sapientoi  non  mveniturm 
terra  suaviter  oiventium  u.  Il  ne  faut  donc  pas  se  donner  la  mort 
qui  tue  le  corps  et  linit  la  vie  :  mais  il  faut  se  donner  la  mort 
qui  abat  le  corps  et  diminue  la  vie,  j'entends  l'union  de  l'es- 
prit au  corps  ou  sa  dépendance.  Il  faut  commencer  et  continuer 
son  sacrifice,  et  en  attendre  de  Dieu  la  consommation  et  la  ré- 
compense. Car  la  vie  du  Chrétien  sur  la  terre  est  un  Sacrifice 
continuel,  par  lequel  il  immole  sans  cesse  son  corps,  sa  concu- 
piscence, son  amour-propre  à  l'amour  de  l'Ordre  :  et  sa  mort 
précieuse  aux  yeux  de  Dieu  est  le  jour  de  ses  victoires  et  de 
ses  triomphes  en  Jésus-Christ  ressuscité,  le  précurseur  de  notre 
gloire,  et  le  modèle  de  notre  réformation  éternelle. 

IV.  Saint  Paul  nous  apprend  que  notre  vieil  homme  a  dpjà  été 
crucifié  avec  Jésus-Christ,  parce  qu'effectivement  par  le  Sacrifice 
que  Jésus-Christ  a  offert  sur  la  croix,  il  nous  a  mérité,  à  nous 
particulièrement  qui  avons  été  lavés  dans  son  sang  par  le 
Baptême,  toutes  les  grâces  nécessaires  pour  contrebalancer  et 
même  diminuer  peu  a  peu  le  poids  de  la  concupiscence,  de 
manière  que  le  péché  ne  règne  plus  en  nous  que  par  notre 

1.  Job.  xxviii.  21. 

J    Matth.,  v. 

:>,.  Cor.  xiii.  12. 

■'i.  Job.  xxvni.  13.  (Notes  marginales  de  M. 


PREMIERE   PARTIE.  — DE   LA  VERTU.  Îl7 

faute.  Ainsi  ne  nous  imaginons  pas  pour  justifier  notre  lâcheté, 
que  nous  ne  puissions  point  résistera  la  loi  de  la  chair  qui  se 
révolte  sans  cesse  contre  la  loi  de  l'esprit.  La  loi  du  péché  serait 
la  maîtresse  absolue  des  mouvements  de  notre  cœur,  si  Jésus- 
Christ  ne  Pavait  point  détruite  par  sa  Croix:  mais  nous,  qui 
sommes  morts  et  ensevelis  au  péché  par  le  Baptême,  qui  sommes 
justifiés  et  ressuscites  en  Jésus-Christ  glorifié,  qui  sommes  ani- 
més de  l'influence  de  notre  chef,  de  l'esprit  de  Jésus-Christ, 
d'une  force  toute  divine,  nous  ne  devons  pas  croire  que  le  ciel 
nous  abandonne  dans  les  combats,  et  que  si  nous  sommes 
vaincus,  c'est  que  le  secours  nous  manque  *.  Jésus-Christ  ne 
néglige  point  ceux  qui  l'invoquent  :  c'est  une  impiété  que  de 
le  croire,  car  quiconque  invoquera  le  Seigneur,  sera  sauve,  disent 
toutes  les  Ecritures. 

V.,  Certainement  nous  ne  serions  point  glorifiés  et  assis  dans  le 
Ciel  en  Jésus-Christ  :  nous  n'aurions  point  lavie  éternelle  résidente 
en  nous  ;  nous  ne  serions  pas  héritiers  de  Dieu  et  cohéritiers  avec 
Jésus-Christ,  citoyens  de  la  sainte  cité  et  enfants  adoptifs  de  Dieu 
même,  ce  que  les  Apôtres  disent  des  Chrétiens,  si  D.eu  n'était 
point  fidèle  dans  ses  promesses,  eu  permettant  que  nous  fussions 
tentés  au-dessus  de  nos  forces,  ce  que  saint  Paul  nous  défend 
de  croire.  Mais  on  peut  dire  avec  vérité  que  nous  sommes  déjà 
glorifiés  en  Jésus-Christ,  et  le  reste:  parce  qu'effectivement  il 
ne  dépend  plus  que  de  nous  de  conserver  par  la  grâce  le  droit 
que  la  même  grâce  nous  donne  aux  biens  futurs:  et  que  c'est 
une  espèce  de  brutalité,  qui  doit  même  surprendre  les  esprits, 
que  l'homme  perde  par  sa  faute  des  biens  infinis  et  se  damne 
pour  jamais  par  sa  négligence. 

VI.  Cette  vérité  supposée  comme  incontestable,  réveillons 
notre  foi  et  notre  espérance  :  cherchons  les  moyens  d'assurer 
notre  salut,  et  faisons  en  sorte  que  la  grâce  que  Dieu  ne  peut 
pas  répandre  sur  nous  dans  un  autre  dessein  que  celui  de  nous 
sanctifier  et  de  nous  sauver,  nous  sanctifie  effectivement  et 
nous  fasse  mériter  les  vrais  biens.  Mortui  enim  estis,  et  vita 
vestra  abscondita  est  cum  Christo  in  Deo.  Mortificate  ergo  membra 

1.  Ceci  est  encore  un  point  sur  lequel  Malebranche  se  sépare  des  jansénistes  ou 
du  moins  des  propositions  qui,  selon  bon  nombre  de  leurs  partisans  d'alors,  leur 
étaient  faussement  attribuées.  La  première  des  cinq  propositions  condamnées  et 
qui,  paraît-il,  se  retrouve  mot  pour  mot  dans  Jansénius,  était  ainsi  formulée  : 
«  Quelques  commandements  de  Dieu  sont  impossibles  à  des  hommes  justes  qui 
veulent  les  accomplir,  et  qui  font  à  cet  effet  des  efforts  selon  les  forces  présentes 
qu'ils  ont  :  la  grâce  qui  les  leur  rendrait  possibles  leur  manque.  » 

7. 


H8  TRAITÉ  DE  MORALE. 

i  quae  sunt  super  terram.  Vous  êtes  morts,  dit  saint  Paul, 
et  votre  vie  est  cachée  en  Dieu  avtc  Jésus-Christ;  mortifiez 
donc  les  membres  de  votre  corps.  Nous  sommes  morts  au  pé- 
ché, parce  que  vivants  en  Jésus-Christ  notre  Chef,  nous  devons 
et  pouvons  par  Sun  influence  donner  la  mort  au  vieil  homme; 
il  ne  tient  qu'à  nous.  Mais  pour  exécuter  ce  dessein,  il  faut, 
suivant  le  conseil  de  saint  Paul  ',  travailler  toute  sa  vie  à  la 
mortification  de  ses  sens,  veiller  avec  soin  à  la  pureté  de  son 
imagination,  régler  sur  l'Ordre  tous  les  mouvements  de  ses  pas- 
sions :  en  un  mot  diminuer  le  poids  du  péché,  qui,  par  les  ef- 
forts actuels  de  la  concup  scence  excitée, est  capable  de  contre- 
balancer les  g  -  les  plus  fortes  et  de  nous  séparer  de  Dieu  *. 
Mortificate  eryo  membra  vest»a  quse  sunt  super  terram.  Si  nons 
qs  ce  <pu  dépend  de  nous,  la  iivîu-e  agira  selon  toute  son 
efficace  dans  notre  c  eur  :  nons  mourrons  dans  le  sens  de  saint 
Paul;  et  enfin  noire  vie  cachet  en  l)i>n  avec  Jésus-Christ  paraîtra 
avec  éclat,  lorsque  Jésus-  I   lui-même  i  iendra  à  paraître  tout 

environné  dt  gtoin  >  i  de  majesté. 

VIII.  De  tous  les  exercices  propres  à  favoriser  l'efficace  de  la 
grâce,  il  n'y  en  a  point  de  pins  nécessaire  qne  celui  de  la  mor- 
tification des  sens  :  car  ce  a'esl  nue  par  notre  corps  que  nous 
sommes  unis  ;i  ceux  qui  nous  environnent.  C'est  principale- 
îiM'iit  par  le  .sentiment  3  que  l'âme  s'étend  pour  ainsi  dire  dans 
toutes  les  parties  de  son  corps:  et  par  l'imagination  et  les  pas- 
sions elle  se  transporte  4  au  dehors,  et  se  répand  dans  toutes 
les  créatures.  Mais  comme  les  sens  présentent  à  l'esprit  les  ob- 
jets, l'imagination  et  les  passions  supposent  les  sens  et  en  dé- 
pendent. Car  il  est  certain  que  l'image  corporelle  d'un  objet 
sensible,  (Il  n'est  pas  question  ici  des  figures  qui  sont  l'objet 
des  mathématiques.)  n'est  que  la  trace  et  l'ébranlement  que  ce 
même  objet  a  produit  dans  le  cerveau  par  le  moyen  des  sens, 
laquelle  trace  se  renouvelle  par  l'action  de  l'imagination  ou  le 
cours  des  esprits.  A  l'égard  des  passions  elles  ne  peuvent  aussi 
être  excitées  que  par  le  mouvement  des  esprits  animaux,  qui 

1.  Var.  Mais  pour  exécuter  ce  dessein  suivant  le  conseil  que  saint  Paul  donne 
ici.  il  faut...  (1684.  ■ 

2.  La  délectation  de  la  grâce  est  destinée  à  contrebalancer  en  nous  la  concupis- 
cence; mais  si  nous  laissons  celle-ci  devenir  trop  forte,  le  contrepoids  sera  insuffi- 
sant et  nous  ne  retrouverons  pas  l'équilibre.  Ceci  est  longuement  développé  dans 
le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  2e  et  3e  discours. 

o.  Var.  Par  le  sens.  (16S4.) 

4.  Var.  Qu'elle  se  transporte.  (1684.) 


PREMIERE  PARTIE.—  DE   LÀ  VERTU.  H9 

suppose  toujours  que  le  cerveau,  réservoir  de  ces  esprits,  soit 
ébranlé  par  les  sens  ou  par  l'imagination.  Ainsi,  celui  qui  mor- 
tifie ses  sens  combat  dans  son  principe  l'union  de  l'esprit  au 
corps,  ou  plutôt  sa  dépendance  l.  Il  diminue  la  vie  animale,  le 
poids  du  péché,  la  concupiscence,  et  favorise  l'efficace  de  la 
grâce,  qui  seule  peut  nous  réunir  à  notre  principe  2. 

VIII.  Le  sens  le  plus  étendu,  celui  qui  sert  à  tous  les  autres, 
et  sans  lequel  l'imagination  et  les  passions  seraient  toutes  lan- 
guissantes, c'est  la  vue.  Pour  peu  de  réflexion  qu'on  fasse  sur 
soi-même  et  sur  l'usage  qu'on  peut  faire  de  ses  yeux,  on  re- 
connaîtra qu'ils  nous  exposent  tous  les  jours  à  mille  dangers. 
Un  regard  indiscret  est  certainement  capable  de  nous  précipi- 
ter dans  les  enfers.  Il  fit  tomber  David  dans  un  adultère,  qui 
l'engagea  ensuite  dans  un  homicide.  Eve  se  laissa  tromper  par 
le  démon,  parce  qu'elle  osa  bien  regarder  fixement  le  fruit  dé- 
fendu, et  qu'elle  le  trouva  fort  agréable  à  la  vue,  Pulchrum 
visu,  aspectuque  delectabile.  Et  s'ils  avaient  l'un  et  l'autre  mé- 
prisé leurs  sens  comme  des  trompeurs  et  s'étaient  défiés  de 
leur  témoignage,  ils  auraient  apparemment  conservé  leur  in- 
nocence. 11  n'est  pas  fort  à  propos  que  je  m'étende  ici  à  prouver 
par  les  mauvais  effets  de  la  vue,  la  nécessité  qu'il  y  a  de  fer- 
mer les  yeux  en  bien  des  rencontres  :  il  vaut  mieux  que  j'ex- 
plique les  choses  dans  leur  principe,  et  que  je  fasse  voir  l'usage 
légitime  qu'on  doit  faire  généralement  de  tous  les  sens  :  ce  qui 
se  réduira  à  l'usage  le  plus  resserré  qu'on  en  puisse  faire. 

IX.  Voici  le  principe  que  je  crois  avoir  démontré  en  plu- 
sieurs manières  dans  le  premier  livre  de  Recherche  de  la  vé- 
rité. Les  sens  ne  nous  sont  donnés  que  pour  la  conservation  de 
notre  être  sensible.  Ils  sont  parfaitement  bien  réglés  par  rapport 
à  ce  dessein  :  mais  rien  n'est  plus  faux,  plus  trompeur,  plus 
déréglé  qu'eux  par  rapport  à  l'usage  que  le  monde  en  fait  :  en 
voici  la  preuve.  Nous  sommes  composés  d'un  esprit  et  d'un 
corps:  nous  avons  aussi  deux  sortes  de  bien  à  rechercher,  celui 
de  l'esprit  et  celui  du  corps.  Le  bien  de  l'esprit  se  reconnaît  à 
la  lumière,  car  c'est  le  vrai  bien  :  celui  du  corps  se  discerne 
par  sentiment,  car  c'est  un  faux  bien  ou  plutôt  ce  n'est  nulle- 

1.  En  effet,  l'union  est  dans  l'ordre  éternellement  arrêté  de  la  nature.  La  l'épen- 
dance  est  un  effet  de  la  chute.  La  possibilité  d'un  retour  à  l'ordre  est  un  effet  de  la 
grâce. 

2.  Var.  L'édition  de  1684  ajoutait  :  Il  se  donne  enfin  cette  espèce  de  mort,  sans 
aquelle  il  n'est  pas  possible  de  voir  Dieu,  comme  le  dit  l'Écriture. 


120  TRAITÉ   DE   MORALE. 

ment  un  bien.  Si  l'homme  connaissait  les  objets  sensibles  tels 
qu'ils  sont  en  eux-mêmes,  sans  y  sentir  ce  qui  n'y  est  pas,  il 
ne  pourrait  les  rechercher  et  s'en  nourrir  sans  chagrin  et  sans 
une  espèce  d'horreur:  et  s'il  sentait  les  vrais  biens  autrement 
qu'ils  sont,  et  sans  les  connaître,  il  les  aimerait  brutalement  et 
sans  mérite.  Car  l'esprit  ne  peut  et  ne  doit  vivre  que  de  la  sub- 
stance intelligible  de  la  Raison  :  et  il  n'y  a  que  les  corps  qui 
puissent  nourrir  les  corps  et  les  faire  croître.  Les  biens  intelli- 
gibles n'accommodent  pas  la  machine;  et  les  biens  sensibles 
dérèglent  l'esprit.  Ainsi,  la  lumière  et  l'évidence  sont  aux  biens 
de  l'esprit,  ce  que  le  sentiment  et  l'instinct  sont  aux  biens  du 
corps.  Cela  ne  se  peut  contester. 

X.  La  raison  de  tout  ceci,  c'est  que  Dieu  n'a  fait  l'esprit  que 
pour  lui:  il  ne  l'a  pas  fait  alin  qu'il  s'occupât  des  objets  sensi- 
bles, et  qu'il  conservât  et  conduisit  par  raison  le  corps  qu'il 
informe.  Pour  connaître  distinctement  et  par  raison  les  rapports 
infinis  que  les  corps  qui  nous  environnent  ont  avec  celui  que 
nous  animons;  pour  savoir  par  exemple,  quand  on  doit  man- 
ger, combien  et  quels  fruits,  afin  d'entretenir  sa  santé  et  sa  vie; 
il  faudrait  s'appliquer  tout  entier  à  la  physique,  et  assurément 
on  ne  vivrait  pas  longtemps  par  ce  moyen,  du  moins  les  enfants 
qui  sont  sans  expérience.  Mais  la  faim  avertit  du  besoin  et 
règle  à  peu  près  la  quantité  de  la  nourriture.  Autrefois  elle  la 
réglait  juste;  et  elle  la  réglerait  encore  assez  bien  S  si  nous 
mangions  des  fruits  tels  que  Dieu  les  fait  croître.  Le  goût  est 
une  preuve  courte  et  incontestable  si  certains  corps  sont  ou 
ne  sont  pas  propres  à  la  nourriture.  Sans  connaître  la  tissure 
d'une  pierre  ou  d'un  fruit  inconnu,  il  suffit  de  le  présenter  à 
la  langue,  portier  fidèle,  du  moins  avant  le  péché,  de  tout  ce 
qui  doit  entrer  dans  la  maison,  pour  s'assurer  s'il  n'y  fera  point 
de  désordres.  C'est  la  même  chose  des  autres  organes  de  nos 
sens.  Rien  n'est  plus  prompt  que  le  toucher  pour  avertir  qu'on 
se  brûle,  lorsqu'on  touche  imprudemment  un  fer  chaud.  Ainsi, 
l'esprit,  laissant  au  sens  la  conduite  du  corps,  il  doit  2  s'appli- 
quer à  la  recherche  des  vrais  biens,  contempler  les  perfections 
et  les  ouvrages  de  son  auteur,  étudier  la  loi  Divine,  et  régler 
sur  elle  tous  ses  mouvements.  Il  faudrait  seulement  que  ses 
sens  l'avertissent  avec   respect  et  cessassent  de  l'interrompre 


1.  Yar.  Assez  bien,  n'était  pas  dans  l'édition  de  168^ 
2    Var.  Il  peut.  (1684. 


PREMIERE  PARTIE-.  DE   LÀ  VERTU.  m 

quand  il  leur  imposerait  silence.  Cela  était  autrefois  ainsi.  Mais 
le  péché  du  premier  homme  a  changé  cet  ordre  admirable;  et 
l'union  de  l'esprit  et  du  corps  demeurant  la  même,  l'esprit  s'est 
trouvé  malheureusement  gourmande1  par  les  sens,  à  cause  de 
la  perte  qu'il  a  faite  du  pouvoir  de  leur  commander,  ainsi  que 
j'ai  déjà  dit  tant  de  fois. 

XI.  Les  sens  sont  donc  institués  afin  de  fournir  à  l'homme 
des  voies  courtes  et  sûres  pour  discerner  les  corps  par  rapport 
à  la  conservation  de  la  santé  et  de  la  vie.  Qu'on  s'en  serve  donc 
pour  s'unir  par  le  corps  aux  objets  sensibles  ou  pour  s'en  sé- 
parer :  cela  est  dans  l'ordre.  Je  dis  s'unir,  ou  se  séparer:  je 
ne  dis  point  aimer,  je  ne  dis  pas  craindre:  car  l'amour  et  la 
haine  sont  des  mouvements  de  l'àme  qui  ne  doivent  jamais  être 
déterminés  par  des  sentiments  confus.  C'est  la  raison  et  non 
pas  l'instinct  qui  la  doit  conduire.  Que  l'esprit  arme  ou  n'aime 
pas  le  pain,  cela  est  indifférent  au  corps.  Si  l'on  en  mange  sans 
l'aimer,  le  corps  ne  laissera  pas  de  s'en  nourrir;  et  si  on  l'aime 
sans  en  manger,  le  corps  n'en  deviendra  pas  plus  robuste  :  mais 
d'un  autre  côté  l'âme  se  corrompra  et  se  déréglera.  Car  tout 
mouvement  de  l'âme  qui,  au  lieu  de  tendre  vers  celui  qui  l'im- 
prime sans  cesse  en  elle,  afin  qu'elle  l'aime  uniquement,  tend 
vers  les  corps,  substances  mortes,  inférieures,  inefficaces,  est 
aveugle,  déréglé,  brutal.  Ce  ne  sont  point  là  des  abstractions 
chimériques:  ce  sont  des  vérités  nécessaires,  des  lois  immua- 
bles, des  obligations  indispensables. 

XII.  Mais  quoi!  peut-on  s'unir  aux  corps  sans  les  aimer? 
peut-on  fuir  son  persécuteur  sans  le  craindre?  Oui,  sans  doute, 
on  le  peut  :  car  je  parle  principalement  des  mouvements  libres, 
qui  certainement  peuvent  n'être  pas  conforme.;  aux  mouve- 
ments naturels.  Mais  qu'on  ne  le  puisse  pas,  je  le  veux.  Qu'en 
doit-on  conclure?  Que  le  cœur  de  l'homme  est  tellement  cor- 
rompu que  son  mal  est  incurable,  et  qu'il  ne  peut  faire  usage 
de  ses  sens,  qu'il  n'aigrisse  et  ne  renouvelle  ses  plaies;  et 
qu'ainsi  la  mortification  des  sens  est  la  chose  du  monde  la  plus 
nécessaire  dans  l'état  où  l'homme  est  réduit.  Car  enfin,  dou- 
tera-t-on  que  Dieu  n'agit  que  pour  lui,  qu'il  n'imprime  à  l'âme 
du  mouvement  que  pour  lui,  que  tout  amour  des  corps  est  dé- 
réglé, en  un  mol  qu'on  est  indispensablement  obligé  d'aimer 
Dieu  de  tout  son  cœur,  de  toute  son  âme,  de  toutes  ses  forces.. 

1.  Var.  S'est  trouvé  dépendant  et  gourmande.  i'1684. 


«22  TRAITE   DE   MORALE. 

XJII.  Quand  l'âme  est  pénétrée  de  la  présence  de  Dieu,  et 
qu'elle  le  regarde  en  opérant  sans  cesse  dans  les  objets  qui 
frappent  les  sens;  quand  l'esprit  est  actuellement  convaincu  de 
l'impuissance  générale  des  créatures,  et  appliqué  à  régler  son 
cœur  selon  ses  lumières,  sans  doute  il  peut  dans  ce  moment 
s'unir  au  corps  ou  s'en  séparer  sans  les  aimer  ni  les  craindre. 
Mais  il  est  vrai  que  ce  temps  de  réflexion  ne  peut  pas  durer. 
L'esprit  se  fatigue  par  son  attention  à  ses  devoirs;  et  les  sens 
venant  à  être  touchés  par  quelque  objet  qui  les  Hatte,  l'àme, 
surprise  et  contente  d'abord  par  l'apparence  dubien,  ne  manque 
pas  de  suivre,  par  le  mouvement  qui  lui  est  propre,  celui  des 
humeurs  et  du  sang.  Tout  plaisir  excite  et  détermine  le  mouve- 
ment naturel  de  l'àme;  et  comme  en  tout  temps  on  veut  être 
heureux,  le  mouvement  libre  de  la  volonté  se  conforme  volon- 
tiers à  ce  mouvement  naturel  qu'excitent  les  sens.  Il  faut  ré- 
sister pour  ne  pas  suivre  ce  mouvement.  Mais  en  résistant  on 
;e,  on  perd  le  repos  qu'on  aime:  on  se  rend  malheureux 
dès  qu'on  cesse  de  suivre  l'attrait  du  plaisir  qui  rend  heureux. 

XIV.  Il  vaut  mieux  sortir  d'un  courant  qui  nous  entraîne, 
si  nous  cessons  un  moment  d'y  résister,  que  d'y  demeurer  dans 
une  action  continuelle  :  du  moins  c'est  là  le  plus  sûr.  Il  vaut 
donc  mieux,  autant  que  nous  le  pouvons,  rompre  le  commerce 
que  nmis  avons  par  les  sens  aveu  les  objets  sensibles,  que  de 
s'exposer  à  mille  et  mille  dangers  en  se  fiant  sur  ses  propres 
Forces  :  forces  certainement  '  vaines  et  trompeuses.  Que  L'imagi- 
nation les  exalte,  que  l'orgueil  humain  les  défende,  l'expérience 
les  confond,  la  foi  les  condamne  et  les  rend  méprisables.  Du 
moins  prenons  le  plus  sûr.  Il  s'agit  de  l'éternité,  de  l'alterna- 
tive épouvantable  de  la  félicité  t\i'>  Saints,  et  ih^  supplices  des 
démons  pour  des  siècles  infinis.  Nous  pouvons  heureusement 
boucher  les  avenues  par  lesquelles  s'entretient  ce  commerce  dan- 
gereux des  sens  avec  les  faux  biens.  Le  mouvement  des  pieds 
et  des  mains  est  soumis  à  nos  volontés.  Il  dépend  de  nous  de 
baisser  la  vue,  de  tourner  la  tète,  de  prendre  la  fuite.  Nous 
pouvons  ainsi  é\iter  le  coup  fatal  que  porte  un  objet  infâme. 
Mais  ce  coup  étant  reçu,  le  cerveau  en  demeure  blessé,  l'ima- 
gination salie,  le  cœur  pénétré  et  corrompu.  Tout  ce  qui  se 
produit  par  la  force  de  ce  coup  dans  le  cerveau  et  dans  les 
nerfs  qui  excitent  les  passions,  n'est  nullement  soumis  a  nos 

1.  Var.  Di9-je.    1684. 


PREMIÈRE  PARTIE— DE  LA  VERTU.  123 

volontés.  De  sorte  que  nous  pouvons  sans  beaucoup  de  peine 
empêcher  le  mal  par  la  mortification  de  nos  sens,  mais  nous 
ne  pouvons  point  le  guérir  sans  des  combats  infinis.  Heureux, 
trop  heureux,  si,  sages  à  nos  dépens,  nous  empêchons  qu'il 
n'augmente  et  ne  nous  précipite  dans  les  enfers. 

XV.  Tâchons  donc  de  nous  bien  convaincre  que  nos  sens 
sont  des  faux  témoins,  qui  portent  sans  cesse  le  témoignage 
contre  nous  en  faveur  de  nos  passions;  et  que  s'il  est  permis  dp 
les  écouter  pour  le  bien  du  corps,  rien  n"est  plus  dangereux 
que  de  les  consulter  pour  le  bien  de  l'âme.  Que  s'il  est  par 
exemple  fort  ridicule  de  prouver  par  raison  que  l'or  ou  les 
pierres  précieuses  ne  sont  pas  propres  à  la  nourriture,  c'est 
agir  contre  l'ordre  et  le  bon  sens  q.ue  d'examiner  par  le  senti- 
ment du  goût,  si  le  vin  est  un  objet  digne  de  notre  amour  et 
de  notre  application.  Comprenons  bien  *  que  c'est  la  lumière 
qui  doit  régler  les  mouvements  de  l'âme,  et  le  plaisir  ceux  du 
corps  2  :  que  la  lumière  ne  trompe  jamais,  et  qu'elle  laisse  l'es- 
prit libre  sans  le  pousser  au  bien  qu'elle  lui  présente,  afin 
qu'il  l'aime  librement  et  par  raison:  que  le  plaisir  au  contraire 
trompe  toujours,  qu'il  ôte  ou  diminue  la  liberté  de  l'esprit,  et 
le  pousse  naturellement,  non  vers  Dieu  qui  le  produit,  mais 
vers  l'objet  sensible  qui  semble  le  produire.  Souvenons-nous 
de  ces  principes  et  tirons-en  cette  conséquence,  que  la  mortifi- 
cation des  sens  est  l'exercice  le  plus  nécessaire  à  celui  qui  pré- 
tend vivre  de  Raison,  suivre  l'ordre,  travailler  à  la  perfection, 
s'assurer  un  bonheur  solide,  une  félicité  éternelle. 

XVI.  Gomme  j'ai  prouvé  fort  au  long  dans  le  premier  livre  de 
la  Recherche  de  la  vérité,  que  nos  sens  nous  trompent  générale- 
ment en  toutes  choses,  je  ne  crois  pas  devoir  m'arrêter  davan- 
tage à  démontrer  ce  que  je  viens  d'exposer.  Je  crains  plutôt 
que  ceux  qui  ont  lu  et  médité  mes  autres  écrits,  ne  trouvent 
à  redire  que  je  répète  souvent  les  mêmes  choses.  Mais  écrivant 
pour  tout  le  monde,  cela  ne  se  peut  autrement,  car  toutes  ces 
vérités  sont  enchaînées  et  ont  rapport  les  unes  aux  autres.  Il 
faut  connaître  l'homme  et  ses  maladies,  du  moins  en  partie, 
pour  en  comprendre  les  remèdes,  et  savoir  la  Morale  par  prin- 
cipes. Si  je  supposais  pour  connues  toutes  les  vérités  que  j'ai 


1.  Var.  Ces  deux  mots,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684  et  la  même  phrase  se 
continuait. 

2.  Var.  Et  le  plaisir  et  l'instinct,  les  mouvements  et  la  situation  du  corps.  (1684.) 


124  TRAITE   DE   MORALE. 

prouvées  ailleurs,  tout  le  monde  n'entendrait  pas  trop  bien  ce 
que  je  veux  dire:  plusieurs  pourraient  s'en  effrayer,  el  ce 
livre  aurait  apparemment  le  même  sort  que  l'infortuné  Traité 
de  la  Nature  et  ai  la  Grâce,  que  je  n'avais  composé  que  pour 
ceux  qui  savaient  distinctement  les  vérités  que  j'avais  déjà 
suffisamment  expliquées,  ainsi  que  j'en  avais  averti:  contre  le- 
quel néanmoins  on  s*est  déchaîné  de  manière,  qu'on  m'a  im- 
puté les  hérésies  mêmes  que  j'y  détruis  dans  leurs  principes  '. 

1.  Ainsi  ou  repro  ;he  a  Malebranche  de  détruire  la  liberté  de  l'homme,  et  il  pré- 
tend q  locUioe  qui  la  sauvi  l'action  ton 
linuelle  de  Dieu  peut  seule  libérer  notre  volonté.  1 
point,  l'illusion  de  Malebranche.  Le  : 
quences  qu'en  tire  immédiatement    le  dogme  chrétien, 

eoors  de  la  grâce,  venant  contrebalancer  l'effet  de  la  concupiscence,   peut  son] 
à  l'homme  .«a  liberté.  Ma  -  ce  n'est  pas  tant   la  doctrine   théologique  de 
Malebranche    qui  compromet   le  libre  arbitre  (Le  présent  chapitre  vient  <!••   noua 
montrer  qu'en  cette   matière  il    entendait    se  séparer  des  -  :  c'est  bien 

plutôt  sa  métaphysique,  nonnelles,  de 

seule    cause    véritable,  créant    continuellement    on    nous    l'être  et    l<*^    manières 
etc.  Voyez  plus  bas  -  150,  153   155  i  I 


CHAPITRE    DOUZIEME. 


De  l'imagination.  Ce  terme  est  obscur  et  confus.  En  général  ce  que 
c'est  que  l'imagination.  Différentes  sortes  d'imagination.  Ses  effets 
sont  danger.eux.  De  ce  qu'on  appelle  dans  le  monde  le  bel  esprit. 
Cette  qualité  est  fort  opposée  à  la  grâce  de  Jésus-Christ.  Elle  est 
fatale  à  ceux  qui  la  possèdent  et  à  ceux  qui  l'estiment  et  l'admi- 
rent dans  les  autres  sans  la  posséder. 


Quoique  les  sens  soient  le  premier  principe  de  nos  désordres 
ou  l'origine  de  l'union  de  l'esprit  et  du  corps,  qui  maintenant 
désunit  l'esprit  d'avec  Dieu,  néanmoins  il  ne  suffit  pas  de  ré- 
gler leur  usage  afin  que  la  grâce  opère  en  nous  selon  toute  son 
efficace;  il  faut  de  plus  faire  taire  l'imagination  et  les  passions. 
L'imagination  dépend  des  sens  aussi  bien  que  les  passions  1  : 
mais  elle  a  sa  malignité  particulière.  Lorsque  les  sens  l'ont 
excitée,  elle  produit  a  des  effets  extraordinaires.  Mais  souvent, 
quoique  les  sens  ne  l'ébranlenl  point  actuellement,  elle  agit 
par  ses  propres  forces.  Elle  jette  le  trouble  3  dans  toutes  les 
idées  de  l'àme  par  les  fantômes  qu'elle  produit,  et  quelquefois 
ces  fantômes  sont  si  agréables  ou  si  terribles,  si  vifs  et  si  ani- 
més qu'ils  mettent  en  fureur4  les  passions  par  la  violence  des 
mouvements  qu'ils  excitent.  Mais  j'appréhende  que  quelques 
personnes  ne  conçoivent  pas  clairement  ces  vérités,  il  faut  que 
je  les  explique  plus  distinctement. 


1.  Que  les  passions,  il  est  vrai.    1684, 

2.  Var.  Elle  produit  par  elle-même.  (1684.; 

3.  Var.  Elle  jette  même  quelquefois  le  trouble,    168$ 

4.  Var.  Et  met  on  fureur.  (1684. 


126  TRAITE   DE   MORALE. 

II.  Ce  terme,  Imagination,  est  forl  en  usage  dans  le  monde  : 
mais  j'ai  peine  à  croire  que  tous  ceux  qui  le  prononcent  y  atta- 
chent une  idée  distincte.  J"  l'ai  déjà  dit  et  je  le  répète,  car  il 

n'y  a  point  de  mal  d'y  penser  plus  d'une  fois:  les  mots  les  plus 
communs  sont  les  plus  confus,  et  le  discours  ordinaire  n'est 
souvent  qu'un  jeu  de  paroles  vides  de  sens,  qu'on  écoute  et 
qu'on  rend  comme  les  échos  la  voix  des  bergers  '.  Pourvu 
qu'on  s'entretienne  agréablement,  qu'on  se  communique  les 
uns  aux  autres  ses  affections,  qu'on  se  donne  mutuellement 
des  marques  d'estime,  on  sort  content  de  la  conversation.  On 
fait  de  la  parole  le  même  usa^re  que  de  l'air  et  des  manières: 
on  s'unit  les  uns  aux  ;mtres  par  les  sens  et  les  passions;  et 
souvent  la  raison  n'a  point  d'autre  part  a  la  société  que  celle 
d»'  servir  a  la  vanité  et  à  l'injustice  i\r<  hommes.  Car  la  vérité 
n'est  bonne  à  rien  en  ce  monde.  Ceux  qui  la  recherchent  sont 
des  visionnaires,  îles  esprits  particuliers  *,  ^\^>  personnes  dan- 
gereuses qu'il  faut  éviter  comme  l'air  contagieux.  Ainsi  les  pa- 
roles, dont  h-  principal  usage  devrait  être  de  représenter  les 
idées  pures  '!<•  l'esprit,  ne  servent  d'ordinaire  qu'à  exprimer 
des  idées  sensibles,  et  les  mouvements  de  rame,  qui  oe  se 
communiquent  déjà  que  trop  par  les  manières,  l'air  du  visage, 
le  t<»n  de  la  voix,  la  posture  et  le  mouvement  du  corps. 

III.  Imagination  est  un  de  es  termes  que  l'usage  autorise  et 
n'éclaircit  pas:  car  l'usage  ordinaire  n'éclaircit  que  les  mots 
qui  réveillent  les  idées  sensibles.  Ceux  qu'il  substitue  aux  idées 
pures  sont  tous  on  équivoques  ou  confus.  Comme  l'imagina- 
tion n'est  visible-"  que  par  les  effets,  et  qu'il  est  difficile  d'en 
connaître  la  nature,  chacun  prononce  le  même  mot  sans  en 
avoir  la  même  idée:  peut-être  même  que  bien  des  gens  n'en 
ont  nulle  idée. 

JV.  L'imagination  se  peut  considérer  en  deux  manières  :  du 
côté  du  corps,  et  du  côté  de  l'àme.  Du  côté  du  corps,  c'est  un 
cerveau  capable  de  traces,  et  des  esprits  animaux  propres  à 
former  ces  traces.  Qu'on  conçoive  par  esprits  animaux  tout  ce 
qu'on  voudra  s'imaginer,  pourvu  que  ce  soient  des  corps  qui 
par  leur  mouvement,  puissent  agir  dans  la  substance  de  la  prin- 
cipale partie  du  cerveau.  Du  côté  de  l'esprit,  ce  sont  des  images 

1.  C'est  ce  que  Leibniz  appelle  du  psittacisme. 

2.  <Jui  préfèrent  leur  sens  particulier  à  la  tradition  et  à  l'orthodoxie.  C'est  encore 
là  une  allusion  à  tous  les  reproches  d'hérésie  dont  Malebranche  était  l'objet. 

:;.  Var.  Sensible.  (1684.) 


PREMIÈRE  PARTIE— DE  LA  VERTT.  127 

qui  répondent  aux  traces,  et  de  l'attention  capable  de  former  ces 
images  ou  ces  idées  sensibles.  Car  c'est  notre  attention  qui,  en 
qualité  de  cause  occasionnelle,  détermine  le  cours  des  esprits,  par 
lequel  les  traces  se  forment,  et  auxquelles  traces  les  idées  sont 
attachées.  Tout  cela  en  conséquence  des  lois  de  l'union  de  l'âme 
et  du  corps. 

V.  Ces  images  ou  ces  traces,  formées  par  la  force  de  l'imagi- 
nation, aussi  bien  que  pnr  l'action  des  objets,  disposent  le  cer- 
veau, réservoir  des  esprits,  de  manière  que  le  cours  de  ces 
mêmes  esprits  est  déterminé  vers  certains  nerfs,  dont  les 
uns  se  répandent  vers  le  cœur  et  les  autres  viscères,  pour  y 
produire  de  la  fermentation  ou  du  refroidissement,  en  un  mot 
divers  mouvements  par  rapport  à  l'objet  présent  aux  sens  ou 
à  l'imagination  :  et  les  autres  nerfs  répondent  aux  parties  exté- 
rieures du  corps  pour  lui  faire  prendre  la  situation  et  le  dispo- 
ser au  mouvement  que  demande  ce  même  objet. 

VI.  Le  cours  des  esprits  animaux  vers  les  nerfs  qui  répon- 
dent aux  parties  intérieures  du  corps,  est  accompagné  des 
passions  du  côté  de  l'âme:  et  ces  mêmes  passions,  produites 
originairement  par  l'action  de  l'imagination,  fortifient,  par 
une  grande  abondance  d'esprits  qu'elles  font  monter  à  la  lête, 
la  trace  et  l'image  de  l'objet  qui  les  a  fait  naître.  Car  les  pas- 
sions réveillent,  soutiennent,  fortifient  l'attention,  cause  occa- 
sionnelle du  cours  des  esprits,  qui  forment  la  trace  du  cerveau, 
laquelle  détermine  un  autre  cours  des  esprits  vers  le  cœur  et 
les  autres  parties  du  corps  pour  entretenir  les  mêmes  passions. 
Tout  cela  encore  par  l'économie  admirable  des  lois  de  l'union 
de  l'âme  et  du  corps.  Voilà  une  légère  idée  de  l'imagination,  et 
du  rapport  qu'elle  a  avec  les  passions.  J'ai  expliqué  ailleurs  ' 
plus  amplement  cette  matière.  Mais  je  crois  que  cela  suftit  pour 
faire  comprendre  en  quelque  manière  aux  personnes  attentives 
ce  que  j'entends  en  général  par  imagination,  et  en  particulier 
que: 

VII.  Par  imagination  salie  ou  corrompue,  j'entends  un  cerveau 
qui  a  reçu  quelques  traces  assez  profondes  pour  appliquer  l'es- 
prit et  le  corps  par  rapport  à  des  objets  indignes  de  l'homme; 
et  que  par  pureté  d'imagination  j'entends  un  cerveau  sain  et 
entier  ou  sans  ces  traces  criminelles  qui  corrompent  Tesprit  et 
le  cœur. 

1.  Recherche  de  la  vérité,  liv.  If  et  V.  (Note  marginale  de  M. 


128  TRAITÉ   DE   MORALE. 

Par  imagination  faible  et  délicate,  j'entends  un  cerveau  dont 
la  partie  principale,  de  laquelle  dépend  le  cours  des  esprits,  est 
facile  à  pénétrer  et  à  ébranler. 

Par  imagination  fine  et  délicate,  j'entends  un  cerveau  dont  les 
fibres  sont  si  délicates  qu'elles  reçoivent  et  conservent  distinc- 
tement les  moindres  traces  que  le  cours  des  esprits  grave 
entre  elles. 

Par  imagination  vive,  j'entends  que  les  esprits  animaux,  qui 
formenl  les  traces,  sont  trop  agités  par  rapport  à  la  consistance 
des  libres  du  cerveau. 

Par  imagination  spacieuse,  j'entends  une  abondance  d'esprits 
capable  de  tenir  dans  un  même  temps  tout  ouvertes  plusieurs 
traces  du  cerveau. 

Par  imagination  régléi ,  j'entends  qne  les  passions  ou  quelque 
antre  accident  n'ait  point  forcé  ou  rompu  quelque  fibre  de  la 
partie  principale  dn  cerveau,  qui  doit  obéir  à  l'attention  de 
l'esprit. 

Par  visionnaire,  j'entends  un  homme  dont  l'attention  déter- 
mine ;i  la  vérité  !•'  cours  des  esprits,  mais  elle  n'en  peut  pas 
bien  mesurer  '  la  force,  oo  retenir  1»'  mouvement.  Ainsi  le  vi- 
sionnaire |H'n<>'  à  ce  qu'il  veut:  mais  il  ne  voit  rien  tel  qu'il 
est.  Car  les  traces  étant  trop  grandes  ou  trop  profondes,  il  ne 
voit  rien  dans  son  étal  naturel:  il  faut  toujours  rabattre  quel- 
que chose  il.'  ci-  qu'il  dit.  Tout  le  nmnde  en  ce  sens  est  vision- 
naire a  l'égard  de  certains  sujets:  ceux  qui  le  sont  le  moins  -, 
sont  les  plus  sag 

Par  insensé,  j'entends  celui  dont  l'attention  ne  peut  ni  retenir 
ni  déterminer  le  cours  des  esprits. 

Par  imagination  contagieuse  >t  dominante,  j'entends  une  telle 
abondance  d'esprits  animaux,  et  si  agités,  qu'ils  répandent 
sur  tout  le  corps  et  principalement  sur  le  visage  un  air  de 
conllance  qui  persuade  les  autres.  Tous  les  hommes,  lorsqu'ils 
sont  émus  de  quelque  passion,  et  les  visionnaires  en  tout  temps 
ont  l'imagination  contagieuse  et  dominante. 

VIII.  Comme  la  substance  et  la  disposition  des  fibres  du  cer- 
veau est  différente  dans  différentes  personnes,  et  dans  les  mêmes 
en  différents  âges,  et  que  les  esprits  animaux  sont  plus  ou 
moins  subtils,  plus  ou  moins  abondants,  plus  ou  moins  agités; 


1.  Yar.  Mais  eile  n'en  peut  mesurer.    : 

2.  Var.  Ceux  qui  \o  «avent  le  mipux.  (168  i. 


PREMIÈRE  PARTIE.—  DE  LA  VERTU.  129 

on  peut  bien  juger  qu'il  y  a  beaucoup  plus  de  sortes  d'imagi- 
nations que  je  n'en  explique  ici,  et  qu'il  n'y  a  pas  même  assez 
de  termes  pour  marquer  exactement  leurs  différences  Car  ce 
terme  imagination  n'est  pas  seulement  l'expression  abrégée  de 
plusieurs  idées,  mais  encore  d'un  nombre  infini  de  rapports 
qui  résultent  de  la  comparaison  de  ces  idées,  lesquels  rapports 
sont  le  caractère  particulier  des  imaginations.  Le  cerveau  seul 
disposé  de  telle  ou  telle  manière,  considéré  sans  rapport  au 
mouvement,  a  l'abondance,  à  la  solidité  des  esprits,  ne  fait 
point  une  telle  ou  telle  imagination:  c'est  le  rapport  qui  ré- 
sulte de  la  qualité  des  esprits  avec  la  substance  des  fibres  du 
cerveau.  Car  celui  qui  a  une  grande  abondance  d'esprits  fort 
agités  et  fort  solides,  n'a  pas  pour  cela  l'imagination  vive  et 
spacieuse,  si  d'ailleurs  les  fibres  du  cerveau  sont  trop  solides, 
trop  humides,  trop  entrelacées  les  unes  dans  les  autres. 

IX.  Ces  vérités  supposées,  je  dis  que  l'imagination  a  des  effets 
aussi  dangereux  qu'en  ont  les  sens,  et  qu'ainsi  il  est  nécessaire 
de  la  tenir  dans  le  silence,  afin  que  la  grâce  opère  en  nous  se- 
lon toute  son  efficace. 

X.  Car  premièrement  l'imagination,  aussi  bien  que  les  sens, 
ne  parle  que  pour  le  bien  du  corps  :  parce  que  naturellement, 
tout  ce  qui  vient  à  l'esprit  par  le  corps  n'est  que  pour  le  corps. 
C'est  un  grand  principe. 

XI.  Secondement  l'imagination  interrompt  sans  cesse  l'esprit, 
lorsqu'elle  est  échauffée,  et  elle  le  contraint  souvent  de  lui  ré- 
pondre et  de  l'entretenir  aux  dépens  de  la  Raison.  De  plus  on 
peut  facilement  éviter  l'action  des  objets  sensibles,  et  faire  ainsi 
taire  ses  sens:  car  il  dépend  de  nous  de  fermer  les  yeux  ou  de 
prendre  la  fuite.  Mais  on  ne  peut  pas  facilement  dissiper  les 
fantômes  qu'excite  l'imagination,  et  c'est  une  nécessité  que  l'es- 
prit contemple  tout  ce  qui  se  passe  dans  le  cerveau. 

XII.  Troisièmement,  les  sens  représentent  assez  au  naturel 
les  objets  sensibles.  Mais  l'imagination  les  étend  et  les  grossit, 
les  embellit  ou  les  rend  dilformes  et  terribles1,  de  manière  que 
souvent  l'esprit  en  est  tantôt  charmé  et  tantôt  épouvanté.  Tel 
a  le  cœur  corrompu  par  des  désirs  déréglés,  que  l'imagination 
toute  seule  a  excités,  qui 'se  trouve  guéri  par  l'accomplissement 
de  ces  mômes  désirs.  La  jouissance  actuelle  de  l'objet  de  ses 
désordres,  par  laquelle  il  a  consommé  son  crime,  le  délivre  du 

1.  Var.  Ce  membre  de  phrase  c'était  pas  dan^  L'édition  de  16î>4. 


130  TRAITE   DE  MORALE. 

moins  pour  quelque  temps  d'une  passion  qui  devait  à  l'imagi- 
nation toute  sa  force  et  tout  son  emportement  '. 

XIII.  Quatrièmement,  les  sens  ne  s'attachent  qu'à  certains 
objets  qui  nous  environnent,  el  qui  sont  à  leur  portée:  mais 
l'imagination  rend  l'esprit  esclave  de  toutes  choses.  Elle  l'unit 
au  passé,  au  présent,  an  futur,  aux  réalités  el  aui  chimères, 
aux  êtres  possibles  et  à  ceux  que  Dieu  ne  peut  créer,  et  que 
l'esprit  ne  peut  comprendre.  Elle  lire  de  son  propre  fonds  des 
fantômes  terribles,  et  elle  s'en  effraye.  Elle  en  fait  naître  de 
plaisants,  et  elle  s'en  réjouit.  Elle  change  et  détruit  la  sature 
de  tous  les  forme  mille  di  sseins  extravagants,  dans  le 
monde  qu'elle  compose  de  réalités  et  de  purs  fantômes  -'. 

XIV.  Enfin  l'imagination,  sans  aller  a  la  folie,  trouble  et 
dissipe  toutes  les  véritables  idées,  el  corrompt  le  coeur  en  une 
inlinité  de  manières.  Je  serais  trop  long  à  expliquer  les  diffé- 
rents effets  des  diverses  espèces  d'imagination.  Mais  celle  qui 
est  la  [dus  opposée  à  L'efficace  de  la  grâce  de  Jésus-Christ,  c'est 
ce  qu'on  appelle  dans  le  monde  le  bel  esprit.  Car,  plus  l'imagi- 
nation est  instruit!',  pins  elle  est  à  craindre;  la  finesse,  la  dé- 
licatesse, la  vivacité,  l'étendue  de  l'imagination,  grandes  qua- 
lités aux  yeux  des  hommes,  étant  le  principe  1»-  plus  fécond  et 
le  plus  général  de  l'aveuglement  de  l'esprit  et  de  la  corruption 

eur.  Comme  j'avance  la  un  paradoxe,  on  oe  me  croira 
pas  sans  preut 

XV.  L'esprit  ne  peut  être  raisonnable  3  que  par  la  Raison  : 
il  ne  peut  être  réglé  ;  que  par  l'Ordre.  Il  ne  tire  sa  perfection  que 
de  l'union  immédiate  et  directe  qu'ii  a  avec  Dieu.  Au  con- 
traire, l'union  de  l'esprit  au  corps,  le  remplit  de  ténèbres,  et  le 
jette  dans.  I»>  désordre  :  parce  que  maintenant  cette  union  ne 
peut  s'augmenter  sans  diminuer  celle  qui  lui  est  opposée.  Or, 
c'est  par  l'imagination  que  l'esprit  se  répand  dans  les  créatures  : 
car  ce  n'est  que  par  les  idées  pures  et  exemptes  de  fantômes 
qu'il  s'unit  à  la  vérité.  Ainsi,  plus  l'imagination  a  de  force,  de 
vivacité,  d'étendue,  plus  l'esprit  s'occupe  des  objets  sensibles. 
J'ai  déjà  dit  tout  ceci.  Or,  lorsque  l'imagination  est  belle,  fa- 

1.  C'est,  avec  beaucoup  de  grâce  et  de  ûuesse,  l'équivalent  du  proverbe  popu- 
laire :  La  possession  tue  la  passion. 

2.  Var.  Et  d^  fantômes.    lGSi.i  Tout  ce  passage  est  à  comparer  avec  les  pages 
res  des  Pensées  de  Pascal  sur  l'imagination. 

:î.  Var.  N'est  raisonnable.  (1684. 
4.  Var.  Il  n'est  réglé.  (16S4j. 


PREMIERE  PARTIE. -DE  LA  VERTU.  131 

cile,  nette  et  vive,  les  fantômes  qu'elle  forme  sont  vifs,  ani- 
més, agréables,  toujours  au  naturel,  et  au-dessus  du  naturel. 
Ainsi,  celui  qui  par  la  force  de  son  imagination  fait  naître 
dans  son  esprit  mille  objets  différents,  qui  revêt  ses  fantômes 
d'ornements  toujours  à  la  mode,  et  leur  donne  certains  mou- 
vements mesurés  qui  ébranlent  agréablement  tout  le  cerveau; 
celui-là,  dis-je,  se  laisse  charmer  par  son  propre  ouvrage  ,  et, 
au  lieu  de  contempler  les  choses  en  elles-mêmes,  telles  que 
leurs  idées  les  représentent,  il  se  fait  un  plaisir  continuel  de 
se  donner  la  comédie,  et  d'applaudir  aux  fictions  de' son  es- 
prit. 

XVI.  Tous  les  hommes1  cherchent  naturellement  des  appro- 
bateurs, et  le  bel  esprit  n'en  manqua  jamais.  Lorsqu'il  parle, 
comme  il  parle  bien,  tout  le  monde  l'écoute  avec  estime  : 
comme  il  parle  agréablement,  tout  le  monde  l'écoute  avec 
plaisir  :  comme  il  n'avance  que  certaines  vérités  sensibles, 
faussetés  réelles,  car  ce  qui  est  vrai  aux  sens  est  faux  à  l'esprit, 
tout  le  monde  lui  applaudit.  Mais  un  homme  qui  connaît,  ou 
plutôt  un  homme  qui  par  l'air  de  ceux  qui  le  regardent,  sent 
vivement  qu'on  l'admire,  qu'on  l'aime,  qu'on  l'honore,  qu'on 
le  révère,  peut-il  se  défier  de  ses  pensées,  se  persuader  qu'il  se 
trompe,  et  ne  pas  s'attacher,  non  seulement  à  ses  propres  vi- 
sions qui  l'enchantent,  mais  encore  à  ce  monde  qui  lui  applau- 
dit, à  ces  amis  qui  le  caressent,  à  ces  disciples  qui  l'adorent, 
peut-il  être  uni  étroitement  avec  Dieu,  ayant  tant  de  liaisons 
et  de  rapports  aux  créatures? 

XVII.  Le  bel  esprit  est  un  homme  d'honneur,  j'y  consens  :  il 
peut  néanmoins  être  fourbe,  et  il  y  en  a  pour  le  moins  autant 
de  ce  caractère  que  d'aucun  autre.  Il  n'a  point  de  vice,  je.  le 
veux  :  il  y  en  a  néanmoins  de  débauchés  et  en  grand  nombre. 
Mais,  certainement  le  bel  esprit  tient  au  monde  par  une  infinité 
d'endroits,  car  comment  pourrait-il  être  mort  au  monde,  le 
monde  vivant  si  fort  pour  lui?  Le  bel  esprit  est  agité  sans 
cesse  par  des  mouvements  de  vanité,  car  tous  ses  commerces 
ne  font  qu'irriter  la  concupiscence  de  l'orgueil.  Le  bel  esprit, 
j'entends  principalement  ici  a  ce  bel  esprit  qui  vit  au  milieu 
du  monde  choisi,  qui  tend  sans  cesse  à  prendre  dans  les  esprits 
une  situation  avantageuse,  ou  qui  par  la  réputation  qu'il  s'est 


1.  Var.  Or.  lous  les  hummes.  (1684. 
t.  Var.  J'entends  toujours.  (1684.) 


132  TRAITE   LiE   MORALE. 

déjà  faite  est  devenu  véritablement  l'esclave  de  tous  ceux  qui 
le  regardent  comme  leur  maître  ;  le  bel  esprit,  di>-je,  est  donc 
séparé  de  Dieu,  plus  qu'aucun  autre,  et  il  n'y  a  nulle  appa- 
rence de  retour.  Que  la  délectation  «le  la  grâce  se  répande 
dans  son  cœur  dix  fois  le  jour,  elle  trouvera  toujours  ce  cœur 
rempli  de  sentiments  et  de  mouvements  qui  l'étoutTeront.  Que 
la  lumière  éclaire  son  esprit  et  dissipe  ses  fantômes,  l'imagina- 
tion saura  bien  les  reproduire  l.  Il  \  a  trop  de  fers  à  briser  et  de 
liaisons  à  rompre  pour  délivrer  ce  captif,  mais  ce  captif  aime 
ses  châines:  il  ne  sent  point  sa  servitude,  il  en  fait  gloire. 

XVIII.  Un  débauché  n'est  pas  toujours  actuellement  dans  la 
débauche:  le  sang  et  les  humeurs  n'\  pourraient  pas  suflire; 
et  lorsque  la  fermentation  cesse,  le  débauché  a  bonté  de  ses 
1res.  Mais  le  sang  fournit  toujours  assez  d'esprits  pour 
entretenir  la  concupiscence  il»'  l'orgueil.  Quel  temps  sera  donc 
favorable  a  l'efficace  de  la  grâce?  Le  fourbe  a  continuellement 
des  remords  qui  le  troublent  et  qui  l'inquiètent  :  mais  le  bel 
esprit  n'a  nul  remords.  Est-ce  un  crime,  dira-t-il,  que  d'avoir 
de  l'esprit,  et  de  mériter  l'estime  d^<  honnêtes  gens?  Ce  n'est 
pas  un  crime  que  d'avoir  de  l'esprit:  mais  c'est  une  erreur  que 
de  prendre  l'imagination  pour  l'esprit.  Ce  n'est  point  un  crime 
que  de  mériter  l'estime  <\c>  autres:  mais  c'est  une  illusion  que 
•  le  s'imaginer  qu'on  la  mérite:  je  ne  dis  pas  pour  avoir  dans  sa 
tète  abondance  d'esprits  animaux  ou  une  juste  proportion  des 
libres  du  cerveau  avec  ces  esprits,  en  quoi  consiste  le  bel  es- 
prit 5  :  mais  même  pour  être  uni  avec  la  Haison  de  la  manière 
la  plus  pure  et  la  plus  étroite  qui  se  puisse.  On  ne  mérite  aux 
yeux  île  celui  qui  seul  sait  connaître  et  récompenser  le  mérite, 
que  par  la  conformité  avec  l'Ordre,  que  par  le  bon  usage  de  sa 
liberté  :  u>aue  qu'on  ne  peut  bien  régler  que  par  le  secours  de 
la  grâce,  et  dont  celui  qui  se  glorilie  perd  le  mériie,  parce  qu'il 
ne  rend  pas  à  Dieu  seul  la  gloire  qui  lui  est  due.  Dieu  a-t-il 
créé  les  autres  hommes  atin  qu'ils  s'occupent  de  nous  et  qu'ils 
nous  aiment,  afin  qu'ils  se  tournent  vers  nous  et  qu'ils  nous 
admirent,  qu'ils  courent  après  nous,  qu'ils  se  lient  A  à  nous? 

1.  Var.  Le<  produire.    1697. 

t.  Yar.  Ces  mots  :  En  quoi  consiste  le  bel  esprit,  n'étaient  pas  dans  l'édition 
de  16S4. 

3.  Et  dans  la  science,  on  n'arrive  à  la  vérité  que  par  la  méthode,  non  par  l'abon- 
dance et  la  vivacité  des  esprits. 

4.  Var.  Se  lient.    1684. 


PREMIERE  PARTIE. —  DE   LA  VERTU.  133 

Certainement  Dieu  veut  être  adoré  de  ses  créatures.  Mais  quoi, 
adoré?  Qu'on  se  prosterne  devant  ses  Autels,  qu'on  brûle  de 
l'encens  en  abondance,  qu'on  môle  les  voix  avec  les  instruments 
pour  faire  retentir  les  églises  d'airs  agréables  composés  à  sa 
louange?  Non,  sans  doute.  Dieu  est  esprit,  et  il  veut  être  adoré 
en  esprit  et  en  vérité.  Il  veut  l'homme  tout  entier,  ses  pensées, 
ses  mouvements,  ses  actions.  Mais  le  bel  esprit  plus  qu'aucun 
autre  s'attire  les  regards  et  arrête  sur  lui  les  mouvements 
des  autres  hommes.  Au  lieu  de  prendre  lui-même  la  posture 
d'un  homme  qui  adore,  et  de  tourner  les  esprits  et  les  cœurs 
vers  celui-là  seul  qui  doit  être  adoré,  il  s'élève  dans  l'esprit  de 
l'homme  :  il  y  prend  une  place  honorable.  Il  entre  jusque  dans 
le  sanctuaire  de  ce  Temple  sacré,  la  demeure  principale  du 
Dieu  vivant:  et  par  l'éclat  et  le  faste  sensible  qui  l'environne, 
il  prosterne  les  imaginations  faibles  à  ses  pieds,  et  se  fait  rendre 
un  culte  véritable,  un  culte  spirituel,  un  culte  qui  n'est  dû  qu'à 
Dieu. 

XIX.  Mais  celui  qui  cherche  l'estime  des  hommes,  et  qui  dé- 
robe à  Dieu  ce  qu'il  estime  le  plus  dans  ses  créatures,  pourrait- 
il  attirer  sur  lui  les  grâces  du  Ciel?  Dieu  qui  résiste  aux  superbes, 
le  préviendra-t-il  de  ses  bénédictions?  L'esprit  de  D:eu  repose 
volontiers  sur  ceux  qui  sont  humbles  et  que  le  monde  méprise, 
ce  sont  des  vérités  certaines  par  l'Ecriture.  Il  éclaire  ceux  qui 
rentrent  en  eux-mêmes,  l'expérience  l'apprend.  Mais  il  aveugle 
ces  imaginations  vives  et  éclatantes,  qui  se  répandent  sans  cesse 
au  dehors  :  car  la  vérité  habite  en  nous.  De  plus,  la  grâce,  soit 
de  lumière,  soit  de  sentiment,  n'a  point  son  effet  dans  l'esprit 
et  dans  le  cœur  de  ceux  qui  sont  unis  à  tout  ce  qui  les  envi- 
ronne :  cela  est  évident  par  les  choses  que  je  viens  de  dire.  Le 
bel  esprit  qui  cherche  la  gloire,  n'en  trouvera  donc  qu'une 
vaine  et  passagère,  et  tombera  pour  jamais  avec  les  esprits  d'or- 
gueil dans  l'ignominie  qui  lui  est  due. 

XX.  Mais  cette  beauté  d'esprit  si  fatale  à  ceux  qui  la  possè- 
dent, et  qui  s'en  glorifient,  est  encore  fort  dangereuse  pour 
ceux  qui  l'estiment  et  qui  l'admirent  sans  la  posséder:  c'est 
une  vérité  qu'il  faut  savoir.  Rien  n'est  plus  contagieux  que 
l'imagination;  et  ceux  qui  l'ont  vive  et  dominante,  sont  tou- 
jours les  maîtres  de  ceux  qui  les  regardent  fixement.  Leur  air 
et  leurs  manières  répandent,  pour  ainsi  dire,  la  conviction  et  la 
certitude  dans  tous  ceux  qui  les  considèrent:  car  ils  passion- 
nent si  vivement  toutes  choses,  que  lorsqu'on  ne  rentre  pas 


134  TRAITÉ   DE   MURALE. 

en  soi-même  puur  confronter  ce  qu'ils  disent  avec  les  réponse! 
de  la  vérité  intérieure,  ce  qui  est  fort  difficile  à  faire  en  leur 
présence,  on  reçoit  leurs  sentiments,  je  ne  dis  pas  sans  en  exa- 
miner les  preuves,  je  dis  même  sans  comprendre  ces  senti- 
ments <.  On  demeure  convaincu,  sans  savoir  précisément  de 
quoi  on  est  convaincu,  parce  qu'on  est  pénétré,  qu'on  esj 
ébloui,  qu'on  est  dominé. 

XXI.  Néanmoins  on  doit  savoir  que  de  tous  les  hommes,  ceux 
(jui  sont  les  plus  sujets  à  l'erreur,  ceux  dont  les  sentiments  sont 
les  plus  dangereux,  ceux  dont  les  mouvements  sont  les  moins 
réglés,  ce  sont  les  imaginations  vives  et  dominantes.  Car,  plus 
le  cerveau  est  rempli  d'esprits,  plus  l'imagination  se  révolte, 
plus  les  passions  s'animent,  plus  le  corps  parle  haut,  qui  ne 
parla  jamais  qu'en  faveur  du  corps,  que  pour  unir  et  soumet- 
tre l'esprit  au  corps  et  le  séparer  de  celui  qui  seul  peut  don- 
ner à  l'àme  -  la  perfection  dont  elle  est  capable.  Il  faut  donc  tra- 
vailler à  faire  taire  sa  propre  imagination  et  se  mettre  en  garde 
contre  ceux  qui  la  flattent  et  qui  l'excitent,  li  faut  éviter  au- 
tant que  l'on  peut  le  commerce  du  monde  :  car  lorsque  la  con- 
cupiscence, soit  de  l'orgueil,  soit  des  plaisirs,  est  actuellement 
excitée,  la  grâce  n'opère  point  en  nous  selon  toute  son  efficace. 

XXII.  Car  enfin  l'homme  est  sujet  à  deux  espèces  de  concu- 
piscence, a  la  concupiscence  {\<'>  plaisirs,  et  à  la  concupiscence 
de  l'élévation  et  de  la  grandeur.  C'est  à  quoi  on  ne  pense  point 
assez.  Lorsque  l'homme  jouit  des  plaisirs  sensibles,  son  imagi- 
nation se  salit;  et  la  concupiscence  charnelle  s'excite  et  se  for- 
tifie. De  même  lorsqu'il  se  répand  dans  le  monde,  qu'il  cherche 
des  établissements,  qu'il  l'ait  des  amis,  qu'il  acquiert  de  la  ré- 
putation, l'idée  qu'il  a  de  lui-même  s'étend  et  se  grossit  dans 
son  imagination,  et  la  concupiscence  de  l'orgueil  se  renouvelle 
et  s'augmente.  Il  y  a  naturellement  dans  le  cerveau  des  traces 
pour  entretenir  la  société  civile  et  travailler  à  l'établissement 
de  sa  fortune,  comme  il  y  en  a. qui  ont  rapport  à  la  conserva- 
tion de  la  x  ie  et  à  la  propagation  de  l'espèce.  Nous  sommes 
unis  aux  autres  hommes  en  mille  manières  aussi  réellement 
qu'à  notre  corps  :  et  toute  union  aux  créatures  nous  désunit 
maintenant  d'avec  Dieu,  parce  que  les  traces  du  cerveau  ne 
sont  plus  soumises  à  nos  volontés. 


1.  Yar.  Cette  fin  de  phrase,  depuis  les  mots  :  on  reçoit  leurs  sentiments...,  n'était 
pas  dans  l'édition  de  1684. 

2.  Var.  A  l'esprit.  (1684.) 


PREMIERE  PARTIE.—  DE  LA  VERTU.  135 

XXIII.  Tous  les  hommes  reconnaissent  assez  bien  le  dérègle- 
ment de  la  concupiscence  charnelle.  Ils  s'en  défient,  ils  en  ont 
quelque  horreur,  ils  évitent  en  partie  ce  qui  peut  l'irriter.  Mais 
il  y  en  a  très  peu  qui  fassent  une  sérieuse  réflexion  sur  la  con- 
cupiscence de  l'orgueil,  et  qui  appréhendent  de  la  réveiller  et 
de  l'augmenter.  Chacun  s'abandonne  indiscrètement  dans  le 
commerce  du  monde  et  s'embarque  sans  crainte  sur  cette  mer 
orageuse,  comme  l'appelle  saint  Augustin.  On  se  laisse  con- 
duire à  l'esprit  qui  y  règne,  on  aspire  à  la  grandeur,  on  court 
à  la  gloire.  Car  le  moyen  de  demeurer  immobile  au  milieu  de 
ce  torrent  de  gens  qui  nous  environnent  et  qui  nous  insultent 
s'ils  nous  laissent  derrière  eux?  Enfin  on  se  fait  un  nom.  mais 
un  nom  qui  rend  d'autant  plus  esclave,  qu'on  a  fait  plus  d'ef- 
forts pour  le  mériter  :  un  nom  qui  nous  lie  étroitement  aux 
créatures  et  qui  nous  sépare  du  Créateur  :  un  nom  illustre 
dans  l'estime  des  hommes,  mais  un  nom  d'orgueil  que  Dieu  con- 
fondra l. 


i.  On  peut  comparer  ces  dernières  pages  aux   chapitres   consacrés    à  1  orgueil, 
par  Bossuet,  dans  son  Traité  de  la  concupiscence, 


CHANTIiK  TREIZIEME. 


De.-  jiassions.  Ce  que  c'est.  Leurs  effets  daugereux.  Il  faut  les  niodt 
rer.  Conclusion  de  la  première  partie  de  ce  traité. 


I.  Les  sens,  l'imagination  et  les  passions  vont  toujours  de 
compagnie  :  on  ne  peu!  les  examiner  et  les  condamner  séparé- 
ment. Ce  que  j'ai  «lit  des  sens  et  de  l'imagination  s'étend  natu- 
rellement aux  passions.  Ainsi  on  peut  bien  juger  ce  que  je  vais 
dire,  de  ce  que  j'ai  déjà  dit  :  car  je  ne  ferai  qu'expliquer  un 
peu  plus  au   Ion-   ce  que  j'ai   été  obligé  de  dire  en  partie,  à 

de  l'étroite  union  de  toutes  nos  facultés1. 

II.  Par  les  passions  je  n'entends  point  les  sens  qui  les  produi- 
sen  .  ni  l'imagination  qni  ies  excite  et  qui  1rs  entretient.  J  en- 
tends le  mouvement  de  l'âme  et  des  esprits  causé  par  lessen<  et 
par  l'imagination,  et  qui  agit  à  son  tour  sur  la  cause  qui  les 
produit  :  car  tout  cela  n'est  qu'une  circulation  continuelle  -  de 
sentiments  et  de  mouvements  qui  s'entretiennent  et  se  reprodui- 
sent. S.  les  sens  produisent  les  passions,  les  passions  en  échange, 
par  le  mouvement  qu'elles  exeitent  dans  le  corps,  unissent  les 
sens  aux  objets  sensibles.  Si  l'imagination  excite  les  passions, 
les  passions  par  le  contrecoup  du  mouvement  des  esprits  réveil- 
lent l'imagination  :  et  chacune  de  ces  choses  s'entretient,  ou 
est  produite  5  par  l'effet  dont  elle  est  la  cause;  tant  est  ad  mi  • 
rnble  l'économie  du  corps  humain  et  la  liaison  mutuelle  de 


1.  Yar.  De  toutes  les  parties  de  notre  être.  (1684.) 

1'.  Yar.  J'entends  le  mouvement  de  l'urne  et  des  esprits  causé  par  une  circulation 
continuelle.    : 
:J.  Yar.  Reproduite.    1684 


PREMIÈRE  PARTIE.  —  DE  LA  VERTU.  137 

toutes  les  parties  qui  le  composent.  Cela  mérite  d'être  expliqué 
plus  au  long  à  cause  des  conséquences  qu'il  en  faut  tirer. 

III.  Les  passions  sont  des  mouvements  de  l'âme  qui  accom- 
pagnent celui  des  esprits  et  du  sang,  et  qui  produisent  dans  le 
corps,  par  la  construction  de  la  machine,  toutes  les  dispositions 
nécessaires  pour  entretenir  la  cause  qui  les  a  fait  naître.  A  la 
vue  d'un  objet  qui  ébranle  l'âme,  supposons  que  cet  objet  suit 
un  bien,  il  se  fait  deux  cours  ou  deux  épanchements  d'esprits 
animaux  du  cerveau  dans  les  autres  parties  du  corps.  Les  uns 
se  répandent  ou  tendent  à  se  répandre  dans  les  membres  ex- 
térieurs, les  pieds,  les  bras,  et  si  les  pieds  et  les  bras  sont  hors 
de  service,  dans  les  poumons  et  les  organes  de  la  voix,  afin  de 
nous  disposer  et  ceux  qui  sont  avec  nous  à  nous  unir  à  cet 
objet.  L'autre  partie  des  esprits  s'insinue  dans  les  nerfs  qui  ré- 
pondent au  cœur,  aux  poumons,  au  foie  et  aux  autres  viscères, 
pour  proportionner  la  fermentation  et  le  cours  du  sang  et  des 
humeurs  par  rapport  au  bien  présent.  De  sorte  que  la  trace 
que  la  présence  du  bien  ou  l'imagination  forme  dans  le  cerveau, 
et  qui  détermine  ces  deux  épanchements  d'esprits,  est  entrete- 
nue par  les  nouveaux  esprits  que  ce  second  épanchement  hâte  * 
de  fournir  au  cerveau,  par  les  secousses  réitérées  et  violentes 
dont  ils  ébranlent  les  nerfs  qui  environnent  les  vaisseaux  où 
sont  les  humeurs  et  le  sang,  matière  dont  les  esprits  se  forment 
sans  cesse. 

IV.  Gomme  tout  doit  être  plein  d'esprits,  depuis  le  cerveau, 
origine  des  nerfs,  jusqu'aux  extrémités  des  mêmes  nerfs  et 
que  2  la  trace  du  bien  répand  3  avec  force  les  esprits  dans  tou- 
tes les  parties  du  corps,  pour  leur  donner  un  mouvement  vio- 
lent et  extraordinaire,  ou  leur  faire  prendre  une  posture  forcée: 
il  est  nécessaire  que  le  sang  monte  à  la  tête  promptement  et 
abondamment,  par  l'action  des  nerfs  qui  environnent,  serrent 
ou  lâchent  les  vaisseaux  qui  le  contiennent.  Autrement  le  cer- 
veau ne  répandant  point  assez  d'esprits  dans  les  membres  du 
corps,  on  ne  pourrait  pas  conserver  longtemps  l'air,  la  posture 
et  le  mouvement  nécessaire  à  l'acquisition  du  bien  et  à  la  fuite 
du  mal.  On  tomberait  même  en  défaillance  :  car  cela  arrive 
toujours,  lorsque  le  cerveau  manque  d'esprits,  et  que  se  rompt 


1.  Var.  Tâche.  (1684.) 

2.  Var.  Des  mêmes  nerfs,  qui  se  distribuent  clans  lc«  membres.  ('1684.) 

3.  Var    La  tra.ce  du  bien  répandant...  (1684.) 

8. 


138  TRAITÉ   DE   MORALE. 

la  communication  qu'il  a  par  leur  moyen  avec  les  autres  par- 
ties du  corps. 

V.  Ainsi  le  corps  de  l'homme  est  une  machine  admirable, 
composée  d'une  infinité  de  canaux  et  de  réservoirs  qui  ont 
tous  ensemble  des  rapports  inlims.  Et  le  jeu  merveilleux  de 
celte  machine  dépend  uniquement  du  cours  des  esprits,  qui  est 
déterminé  différemment  par  les  ressorts  qui  se  débandent  et 
les  ouvertures  qui  se  lâchent  <'t  se  resserrent  par  l'action  des 
objets  sur  les  sens,  et  par  le  mouvement  de  la  parti»'  principale 
du  cerveau  :  mouvement  qui  dépend  en  partie  de  la  volonté,  et 
en  partie  du  cours  des  esprits,  excité  par  les  traces  de  l'imagi- 
nation et  de  la  mémoire. 

VI.  Mais  ce  qu'il  faut  ici  principal. ment  remarquer,  c'est 
que  le  cours  des  esprits  dans  les  nerfs  qui  répondent  aux  vis- 
cères, et  qui  fait  monter  le  sang  dans  la  tète  pour  fournir  les 
esprit-  res,  afin  de  disposer  les  dehors  du  corps  par 
rapport  à  l'objet  présent,  agit  avec  choix,  et  ne  fournit  au  cer- 
veau que  les  humeurs  propres  a  conserver  la  trace  qui  excite 
la  passion.  Ou,  si  on  le  veut,  car  il  n'importe,  le  sang  et  les 
humeurs  qui  montent  à  la  tête  se  séparent  de  manière,  que  ce 
qui  est  propre  à  former  les  esprits  convenables  à  la  passion  qui 
domine,  y  demeure,  et  que  le  reste  retourne  par  la  circulation 
aux  lieux  dont  il  a  été  tiré.  Or  ces  esprits  étant  formés,  ils  sont 
d'abord  déterminés  vers  la  trace,  cause  primitive  de  tous  ces 
remuements,  pour  l'entretenir,  et  réveiller  même  toutes  les 
traces  accessoires  capables  de  la  fortifier  l.  Et  c'est  encore  de 
cette  trace  et  des  traces  accessoires  que  ces  nouveaux  esprits 
reçoivent  leur  direction,  et  sont  déterminés  comme  les  premiers 
en  deux  éparichements,  l'un  pour  le  dehors  8  et  l'autre  pour 
le  dedans  du  corps.  Car,  tant  que  la  passion  dure,  il  se  fait 
sans  cesse  cette  circulation  admirable  des  esprits  et  du  sang, 
qui  fait  jouer  la  machine  par  rapport  à  l'objet  présent  aux  sens 
ou  à  l'imagination  *,  avec  une  justesse  et  un  ordre  merveil- 
leux. 

VII.  De  là  on  peut  voir  que  les  passions,  qui  sont  très  sage- 
ment établies  par  rapport  à  leur  fin,  savoir  la  conservation  de 
la  santé  et  de  la  vie,  l'union  de  l'homme  avec  la  femme,  la  so- 


1.  Premiers  linéaments  dune  théorie  mécanique  de  l'association  des  idées. 

2.  Var.  Pour  les  dehors.  (1684.) 

3.  Var.  Par  rapport  à  l'objet  présent.  (1684.) 


PREMIÈRE  PARTIE.— DE  LA  VERTU.  139 

ciété,  le  commerce,  l'acquisition  des  biens  sensibles,  sont  extrê- 
mement contraires  à  l'acquisition  des  vrais  biens,  des  biens  de 
l'esprit,  des  biens  dns  à  la  vertu  et  au  mérite. 

VIII.  Car  1°.  Elles  ne  sont  point  soumises  à  nos  volontés. 
Rien  n'est  plus  difficile  que  de  les  modérer  à  cause  de  la  perte 
que  nous  avons  faite  par  le  péché  du  pouvoir  que  nous  de- 
vrions avoir  sur  notre  corps. 

2o  *.  Tout  le  mouvement  qu'elles  excitent  naturellement  dans 
Tàrne,  n'est  que  pour  le  bien  du  corps,  selon  cette  maxime,  que 
tout  ce  qui  arrive  à  l'esprit  par  le  corps  n'est  que  pour  le 
corps. 

3°  Lorsqu'elles  sont  excitées,  elles  remplissent  toute  la  capa- 
cité de  l'esprit  et  du  cœur.  Les  traces  et  l'ébranlement  du  cer- 
veau qu'elles  entretiennent  par  la  contribution  qu'elles  tirent 
des  viscères,  et  qu'elles  font  monter  promptement  et  abondam- 
ment dans  la  tête,  troublent  toutes  nos  idées  :  et  le  branle  et 
le  mouvement  qu'elles  donnent  à  la  volonté,  par  le  sentiment 
vif  et  agréable  qui  les  accompagne,  corrompt  notre  cœur  et 
nous  fait  tomber  dans  mille  désordres. 

4°  Mais  lorsqu'elles  ont  cessé  de  nous  agiter,  l'imagination 
demeure  salie  par  les  traces  qu'elles  ont  faites  dans  le  cerveau, 
dont  les  fibres  ont  été  ou  pliées  ou  rompues  par  la  violence  des 
esprits  qu'elles  ont  mis  en  mouvement.  Ces  traces  dissipent  sou- 
vent l'attention  de  l'esprit  et  renouvellent  ordinairement  les 
passions  qui  les  ont  produites,  lorsque  le  sang  s'est  chargé  de 
nouveau  de  parties  *  propres  à  cette  espèce  de  fermentation, 
qui  peut  fournir  abondance  d'esprits  convenables  à  cette  même 
passion. 

5°  Les  passions  par  leur  cours  rapide  se  font  un  chemin  glis- 
sant et  ouvert  dans  les  nerfs  qui  vont  au'  cœur  et  aux  autres 
parties  internes,  pour  y  exciter  les  mouvements  propres  à  les 
faire  renaître;  de  sorte  que  la  moindre  chose  qui  ébranle  le 
perveau  est  capable  de  les  renouveler. 

6o  Enfin  toutes  les  passions  se  justifient  de  manière  qu'il 
n'est  pas  possible,  dans  le  temps  qu'elles  agitent  l'esprit,  de 


1.  Var.  L'édition  de  1684  comptait  ici  un  alinéa  de  plus.  Voici  cet  alinéa  sup- 
primé : 

Elles  sont  si  contraires  à  la  vertu  et  au  mérite  qu'il  faut  les  sacrifier  et  les  anéan- 
tir, pour  mériter  le  nom  et  la  récompense  d'un  homme  solidement  vertueux  ou 
d'un  parfait  chrétien. 

2.  Var.  Des  parties.  (1684.) 


!  iO  TRAITÉ   DE   MORALE. 

juger  solidement  de  l'objet  qui  les  excite  :  car  leur  malignité 
esi  telle,  qu'elles  ne  sunt  point  contentes,  que  la  raison  ne  porte 
des  jugements  qui  les  favorisent. 

IX.  Car  \o  Elles  foni  valoir  le  jugement  des  sens,  quoique 
faux  témoins,  bien  loin  de  pouvoir  passer  pour  juges  devant 
la  liaison. 

2o  Elles  ne  représentent  les  objets  que  du  côté  faux  et  trom- 
peur qui  les  accommode. 

3o  Elles  réveillent  toutes  les  trace-  et  les  idées  accessoires 
qui  entrent  dans  leur  parti,  et  font  taire  tout  le  reste. 

I  ■  Elles  couvrent  d'apparences  honorables  de  raison,  de  jus- 
tice, de  vertu,  leur  conduite  déréglée  et  leurs  desseins  crimi- 
nels. L'avaricieux,  par  exemple,  se  cache  à  soi-même  la  honte, 
l'injustice,  la  cruauté  de  son  avarice.  Il  se  déguise  sa  passion 
par  des  pensées  de  tempérance,  de  modération,  de  prudence,  de 
pénitence,  et  peut-être  même  de  charité,  de  libéralité,  de  ma- 
gnificence, par  des  desseins  imaginaires,  et  qu'il  n'exécutera 
jamais.  Car,  les  passions  ont  assez  d  adresse  pour  faire  servir  à 
leur  justification  les  vertus  mêmes  qui  leur  sont  opposées.  Enfin 
les  p  tssions  sont  toujours  accompagnées  d'un  certain  sentiment 
de  douceur  qui  corrompt  leur  juge  et  le  paie  content  s'il  les 
favorise  :  au  lieu  qu'elles  le  maltraitent  cruellement  *'il  les 
condamne  à  la  mort.  Car  quel  présent  peut-on  offrir  plus  a_ 
ble  et  plus  charmant  que  le  plaisir,  à  celui  qui  veut  invinci- 
blement être  heureux;  puisque  c'est  le  plaisir  actuel  qui  rend 
actuellement  heureux?  Et  quel  traitement  est  plus  rude  que 
celui  que  les  passions  font  à  l'esprit,  lorsqu'il  veut  les  sacrifier 
à  l'amour  de  l'ordre?  Certainement  il  ne  peut  les  frapper  sans 
se  blesser.  Car  lorsqu'elles  sont  en  défense,  le  même  coup  que 
nous  leur  portons,  et  qui  ne  leur  ôte  souvent  la  vie  que  pour 
peu  de  temps,  nous  donne  la  mort  par  contre-coup,  ou  plutôt 
nous  réduit  dans  un  état  qui  nous  parait  pire  que  la  mort 
même. 

X.  Il  est  donc  visible  que  ceux  qui,  bien  loin  de  modérer 
leurs  passions,  font  tous  leurs  efforts  pour  les  satisfaire,  qui 
vivent  par  humeur,  qui  agissent  par  inclination,  qui  jugent  de 
tout  par  fantaisie,  en  un  mot  qui  suivent  tous  les  mouvements 
de  la  machine,  et  se  laissent  conduire  sans  savoir  qui  les  con- 
duit ni  où  on  les  mène;  s'éloignent  sans  cesse  de  leur  vrai 
bien,  le  perdent  peu  à  peu  entièrement  de  vue,  en  effacent 
même  le  souvenir,  et  courent  en  aveugles  se  précipiter  dans 


PREMIÈRE  PARTIE.  —  DE  LÀ  VERTU.  141 

l'abîme,  où  se  trouvent  tous  les  maux  et  la  privation  éternelle 
de  tous  les  biens. 

XI.  Il  est  vrai  que  quelquefois  la  grâce  est  assez  forte  pour 
arrêter  tout  court  celui  qui  s'abandonne  aux  mouvements  de 
ses  passions,  et  que  Dieu,  par  bonté,  tonne,  éclaire,  parle  dans 
l'esprit  d'une  voix  terrible,  qui  renverse  l'homme  et  la  passion 
qui  l'emporte.  Mais  Jésus-Christ  fait  rarement  de  semblables 
faveurs;  et  celui-là  est  bien  insensé  qui  se  jette  dans  le  préci- 
pice, s'attendant  que  Dieu  fasse  un  miracle  pour  le  garantir  de 
la  mort. 

XII.  Mais  qu'y  a-t-il  à  faire  pour  modérer  ses  passions?  Je 
l'ai  déjà  dit  dans  le  septième  chapitre,  et  ailleurs,  mais  le  voici 
en  peu  de  mots. 

Io  II  faut  éviter  les  objets  qui  les  excitent,  et  mortifier  ses 
sens. 

2o  II  faut  tenir  son  imagination  dans  le  respect  qu'elle  doit 
à  la  raison,  ou  faire  sans  cesse  révulsion  dans  les  esprits  qui 
par  leur  cours  entretiennent  les  traces  criminelles. 

3°  Il  faut  chercher  les  moyens  de  rendre  ses  passions  ridicu- 
les et  méprisables,  les  éclairer  par  la  lumière,  les  confronter  à 
l'ordre,  et  par  quelque  effort  d'esprit  en  découvrir  la  honte, 
l'injustice,  le  dérèglement,  les  suites  malheureuses  et  pour  cette 
vie-ci  et  pour  l'autre. 

4o  Ne  point  former  de  dessein  lorsqu'elles  sont  excitées,  et  ne 
faire  jamais  le  premier  pas  dans  une  affaire  par  leur  direction 
et  leur  inspiration. 

5o  Prendre  l'habitude  et  se  faire  une  loi  de  consulter  la  Rai- 
son en  toutes  choses  :  et  lorsqu'on  y  a  manqué  par  surprise  ou 
autrement,  changer  de  conduite,  et  porter  du  moins  la  honte 
_jtu/on  jnérite,  pour  avoir  agi  en  bête  par  la  construction~èTTê~ 
mouvement  de  la  machine,  bien  loin  de  justifier  sa  sotte  démar- 
che par  une  conduite  injuste  et  criminelle. 

G<>  Travailler  à  augmenter  la  force  et  la  liberté  de  son  esprit 
pour  supporter  le  travail  de  l'attention  et  pour  suspendre  son 
consentement  jusqu'à  ce  que  l'évidence  l'emporte.  Sans  ces 
deux  qualités,  on  ne  peut  recevoir  de  la  Raison  des  J  règles 
sûres  de  sa  conduite. 

Enfin  pour  suivre  ces  règles  qui  détruisent  les  passions,  il 
faut  surtout  avoir  recours  à  la  prière,  et  s'approcher  avec  con- 

1.  Var.  Lo<.  (1684. 


142  TRAITE  DE  MORALE. 

fiance  et  avec  humilité  de  celui  qui  est  venu  nous  délivrer  par 
la  force  de  sa  grâce  de  ce  corps  de  mort  ou  de  cette  loi  de  la 
chair  qui  se  révolte  à  tous  moments  contre  la  loi  de  l'esprit. 
Car  la  Raison  toute  seule  et  tous  les  moyens  que  la  Philosophie 
fournit  ne  peuvent  sans  l'influence  du  second  Adam  nous  dé- 
livrer de  l'influence  maligne  du  premier,  ainsi  que  j'ai  déjà  dit 
tant  de  fois,  et  que  je  ne  crains  point  de  répéter,  parce  que  je 
n'appréhende  point  qu'on  y  pense  trop. 

XIII.  Voilà  en  général  tout  ce  qui  regarde  la  première  partie 
de  cet  essai  de  Morale.  D'abord  j'ai  fait  voir  que  la  vertu  con- 
siste précisément  dans  l'amour  habituel  et  dominant  de  Vordrr 
immuable.  Ensuite  j'ai  parlé  d»'s  deux  qualités  principales  qui 
sont  nécessaires  à  l'acquisition  de  la  vertu:  savoir  delà  forer 
et  de  la  liberté  de  l'esprit.  Après  cela  j'ai  fait  connaître  les  cau- 
ses occasionnelles  de  la  lumière  et  des  sentiments,  sans  lesquels 
on  ne  peut  acquérir  ni  conserver  l'amour  de  l'Ordre.  Et  enfin, 
j'ai  expliqué  les  causes  occasionnelles  de  certains  sentiments  con- 
traires à  ceux  de  la  grâce,  et  qui  en  diminuent  l'efficace,  afin 
qu'on  les  évitât.  Ainsi  je  ne  pense  pas  avoir  rien  oublié  de  ce 
qui  est  nécessaire  en  général  pour  acquérir  et  pour  conserver 
la  vertu.  Je  viens  donc  à  la  seconde  partie,  qui  doit  être  non 
des  vertus,  mais  des  devoirs  de  la  vertu.  Car  je  ne  reconnais 
qu'une  seule  et  unique  vertu,  qui  rende  solidement  vertueux 
ceux  qui  la  possèdent:  savoir  l'amour  dominant  *  de  l'ordre 
immuable. 

i.  Var.  L'amour  habituel  et  dominant.  (I- 


DEUXIÈME   PARTIE. 


DES  DEVOIRS. 


CHAPITRE  PREMIER. 


Les  justes  font  souvent  de  méchantes  actions.  L'amour  de  l'ordre 
doit  être  éclairé  pour  être  réglé.  Trois  conditions  pour  rendre  une 
action  parfaitement  vertueuse.  Il  faut  étudier  les  devoirs  de 
l'homme  en  général,  et  prendre  un  temps  chaque  jour  pour  en 
examiner  en  particulier  l'ordre  et  les  circonstances. 


I.  Toutes  les  actions  des  personnes  qui  ont  une  solide  vertu, 
ne  sont  pas  pour  cela  solidement  vertueuses.  Il  s'y  rencontre 
presque  toujours  quelque  défaut  ou  quelque  imperfection  ;  et 
souvent  môme  ce  sont  de  véritables  péchés.  La  raison  de  cela, 
c'est  que  l'homme  n'agit  pas  toujours  par  l'influence  de  son  ha- 
bitude dominante,  mais  par  l'activité  de  la  passion  qui  est  ac- 
tuellement excitée.  Car,  si  l'habitude  dominante  dort,  pour 
ainsi  dire,  et  que  les  autres  soient  réveillées,  les  actions  d'un 
homme  de  bien  pourront  être  criminelles  en  plusieurs  manières. 
Mais  de  plus,  quoique  l'habitude  dominante  de  l'amour  de  l'or- 
dre soit  actuellement  excitée  dans  un  homme  juste,  peut-être 
arrivera-t-il  dans  ce  même  moment  quil  fera  des  actions  dé- 


lit  TRAITE   DE   MORALE. 

fectueuses  et  imparfaites,  et  môme  directement  opposées  a 
l'Ordre  qu'il  aime  actuellement  et  qu'il  prétend  suivre.  Car 
outre  qu'il  est  difficile  de  rendre  une  obéissance  exacte  à  l'Or- 
dre  connu,  souvent  le  zèle  indiscret  et  mal  réglé  nous  fait  agir 
contre  l'Ordre  que  nous  ne  connaissons  pas.  Alin  qu'une  action 
soit  vertueuse  en  toutes  manières,  il  ne  suffit  donc  pas  qu'elle 
procède  d'un  homme  de  bien,  ni  d'un  homme  actuellement 
ému  de  l'amour  de  l'Ordre,  il  faut  qu'elle  soit  conforme  à  l'or- 
dre dans  toutes  ses  circonstances  :  et  cela  même,  non  par  une 
espèce  de  hasard  qui  détermine  heureusement  le  mouvement 
actuel  de  l'âme  ,  mais  par  la  force  de  la  Raison,  qui  nous  con- 
duise de  manière  que  nous  remplissions  tous  nos  devoirs. 

II.  Aussi,  quoiqu'il  suffise,  pour  être  juste  et  agréable  à  Dieu, 
que  l'amour  de  l'Ordre  soit  notre  habitude  dominante  ,  néan- 
moins, pour  être  parfait,  il  faut  savoir  régler  cet  amour  par  la 
connaissance  exacte  de  ses  devoirs.  On  peut  même  dire  que 
celui  qui  néglige  ou  méprise  cette  connaissance  n'a  nullement 
le  cœur  droit,  quelque  zèle  qu'il  sente  en  lui-même  pour  l  Or- 
dre. Car  enfin  l'Ordre  veut  être  aimé  par  raison,  et  non  point 
uniquement  par  l'ardeur  de  cet  instinct  qui  remplit  souvent 
de  zèle  indiscret  les  imaginations  trop  vives,  et  tous  ceux  qui  ', 
n'étant  point  accoutumés  à  rentrer  en  eux-mêmes,  prennent  à 
tout  moment  les  inspirations  secrètes  de  leurs  passions  pour  les 
réponses  infaillibles  de  la  vérité  intérieure. 

III.  Il  est  vrai  que  ceux  qui  ont  l'esprit  si  faible  et  les  pas- 
sions si  fortes,  qu'ils  ne  sont  point  en  état  de  se  conseiller  eux- 
mêmes  ou  plutôt  de  prendre  conseil  de  celui  qui  éclaire  tous  les 
hommes,  sont  excusables  devant  Dieu;  pourvu  que  de  bonne  foi 
ils  demandent  et  suivent  les  avis  de  ceux  qu'ils  croient  les  plus 
gens  de  bien  et  les  plus  sages.  Mais  ceux  qui  ont  de  l'esprit  ou 
assez  de  vanité  pour  se  piquer  d'en  avoir,  sont  criminels  devant 
Dieu,  s'ils  entreprennent  quelque  dessein  sans  le  consulter,  je  veux 
dire  sans  consulter  la  Raison,  quelque  ardent  que  soit  le  zèle  qui 
les  transporte.  Car  il  faut  s'accoutumer  à  discerner 2  les  réponses 
de  la  vérité  intérieure,  qui  éclaire  l'esprit  par  l'évidence  de  ses 
lumières,  du  langage  et  des  secrètes  inspirations  des  passions 
qui  le  troublent  et  le  séduisent  par  des  sentiments  vifs  et  agréa- 
bles, mais  toujours  obscurs  et  confus. 

IV.  L'amour  de  l'ordre  exige    donc  trois   conditions,    afin 

1.  Var.  Ceux  qui  (1684). 

2.  Car  il  faut  discerner    16?  5  . 


DEUXIEME   PARTIE.  -  DES  DEVOIRS.  145 

qu'une  actioD  lui  soit  conforme.  La  première,  qu'on  examine 
autant  qu'on  en  est  capable,  l'action  en  elle-même  et  ses  cir- 
constances. La  second.*,  qu'on  suspende  son  consentement,  jus- 
qua  ce  que  l'évidence  remporte,  ou  l'exécution  jusqu'à  ce 
que  la  nécessité  l'oblige  à  ne  pas  différer  davantage.  La  troi- 
sième, qu'on  obéisse  promptement,  exactement,  inviolable- 
ment  a  l'ordre  connu.  La  force  de  l'esprit  doit  faire  porter  cou- 
rageusement le  travail  de  l'attention.  La  liberté  de  l'esprit  doit 
prêter  et  régler  sagement  le  désir  du  consentement.  La  soumis- 
sion de  l'esprit  doit  faire  suivre  pas  à  pas  la  lumière,  sans  ja- 
mais ni  la  prévenir  ni  s'en  écarter  ».  Et  c'est  l'amour  de  l'Ordre 
qui  doit  animer  ces  trois  puissances,  par  lesquelles,  quoique 
fcaché  dans  le  fond  du  cœur,  il  se  fait  paraître  aux  veux  du 
ponde  et  sanctifie  devant  Dieu  toutes  nos  démarches. 

V.  Mais,  comme  il  n'est  pas  possible  qu'un  homme,  qui  ne 
serait  pas  instruit  dans  la  morale,  pût  dans  des  rencontres 
imprévues  reconnaître  l'Ordre  de  ses  devoirs,  quelque  force  et 
quelque  liberté  d'esprit  qu'il  eût:  il  est  nécessaire  de  prévenir 
ces  2  occasions,  où  le  temps  ne  permet  pas  de  rien  examiner, 
et  par  une  sage  prévoyance  s'instruire  en  général  de  ses  de- 
voirs, ou  des  principes  incontestables  sur  lesquels  on  doit  ré- 
gler sa  conduite  dans  les  occasions  particulières.  Cette  étude  de 
ses  devoirs  doit  sans  doute  être  préférée  à  toutes  les  autres.  Sa 
tin,  sa  recompense,  c'est  l'éternité.  Et  celui  qui  s'applique  aux 
langues,  aux  mathématiques,  aux  affaires,  au  \im  d'étudier 
les  règles  générales  de  sa  conduite,  ressemble  à  un  voyageur 
insensé  qui  s'amuse  ou  s'égare,  et  que  la  nuit  surprendra3  : 
mais  une  nuit  éternelle  qui  le  privera  pour  jamais  du  séjour 
de  sa  patrie,  le  remplira  d'un  immortel  désespoir,  et  le  laissera 
exposé  a  la  colère  terrible  de  l'Agneau,  au  pouvoir  des  dénions, 
ou  plutôt  a  la  justice  d'un  Dieu  vengeur. 

1.  En  lisant  ce  passage  on  se  reporte  naturellement  aux  propositions  de  Des- 
caries: ,  Ma  seconde  maxime  étail  d'être  le  plus  ferme  el  le  plus  résolu  en  mes 

ions,  que  je  pourra,s...  Les  actions  de  La  vie  ne  souffranl  souvent  aucun  délai 
piler  soigneusement  la  précipitationet  la  prévention...  »  (Discours  de  la  méthode 

2.  Var.  Les.  (168  i. 

3.  11  est  inutile  de  relever  ce  qu'il  y  a  d'excessif  dans  cette  phrase  :  un  injuste 
mépris  des  sciences,  d'abord;  puis  une  idée  exagérée  des  difficultés  de  la  morale 
Même  au  point  de  vue  de  l'honnêteté,  il  y  a  quelquefois  plus  de  profit  a  agir  qu'à 
•demander  avec  des  hésitations  el  des  scrupules  sans  fin,  commenl  il  faul  qu'on 

sse.  Ce  nest  pas  q„  ,]  faille  prendre  absolument  au  pied  de  la  lettre  ce  mol  de 
poerol  :  «  On  a  toujours  des  mœurs  quand  ou  passe  les  trois  quarts  de  sa  vie  a 
travailler;  »  mais  la  vérité  est  entre  les  deux. 

9 


146  TRAITE  DE  MORALE. 

VI.  Qui  voudrait  examiner  en  détail  tous  les  devoirs  des  cern- 
ait nns  entreprendrait  un  ouvrage  dont  il  ne  verra,   pas  1  ac- 
complie" eut,  quelque  infatigable  qu'il  fût  dans  le  travail 
Pour  mol  je  ne  me  sens  pas  assez  de  force  pour  m  engager 
dans  un  dessin  si  vaste  et  si  difficile;  et  tout  ce  que  je  prétends 
Ne  maintenant,  c'est  de  marquer  en  général'  les  devons  que 
ou   immme  doit  rendre  à  Dieu,  à  son  prochain  et  a  so.-memd 
"San -qu'il  en  est  capable.  C'est  à  chacun  d'examiner  ses  de- 
v  i     nar  iculiers  par  rapport  aux  obligations  générales  et  es- 
n  eue    et  selon  les  circonstances  qui  changent  a  tout  mo- 
ment iTaut  prendre  tous  les  jours  quelque  temps  règle  pour 
cela    et  ne  pas  s'attendre  de  trouver  dans  les  livres,  m  peut- 
.   e'daus  les  autres  hommes,  autant  de  sûreté  et  de  lumière 
l/uon  en  trouvera  en  soi-même,  si  de  bonne ,  o. ,  dan   le  mou- 
vement de  l'amour  de  l'ordre,  on  consulte  fidèlement  la  tente 
intérieure  '. 

1.  va,-.  L'édition  de  168.  ajout»,.  :  El  principalement  pour  Tnon  milité  partiej 

'T  Cette  fln  atténue  l'exagération  que  non*  ..on,  ^-£^,^3 
sion,  d»  paragraphe  précédent.  E.amtner  chaque  jour  n. <^«'«°«  jm„. 
..  q„elq„e  teenp.  .,  »  «-*-»--»  f  »—  £  ~£~  d-ab,nd„n3 
tance»  variées  de  la  vie  active,  cela  suffit .,  e .u in«  ,'CMufaiia«  on  la  luétaptal 
la  science  on  les  affaire»,  pour  creuser  indéfiniment  la  CMimiuqw 
pique  de  la  morale. 


CHAPITRE    DEUXIEME. 


Nos  devoirs  envers  Dieu  se  doivent  rapporter  à  ses  attributs,  a  sa 
puissance,  à  sa  sagesse,  à  son  amour.  Dieu  seul  est  cause  véritable 
de  toutes  choses.  Devoirs  que  nous  devons  rendre  à  sa  puissance, 
oui  consistent  principalement  en  des  jugements  clairs  et  dans  des 
mouvements  réglés  par  ces  jugements. 


I.  L'ordre  immuable  et  nécessaire  demande  que  la  création  dé- 
pende du  Créateur,  que  toute  expression  se  rapporte  à  son  mo- 
dèle, et  que  l'homme  fait  à  l'image  de  Dieu,  vive  soumis  à  Dieu, 
uni  à  Dieu,  semblable  à  Dieu  en  toutes  les  manières  possibles  : 
soumis  à  sa  puissance,  uni  à  sa  sagesse,  parfaitement  semblable 
à  lui  dans  tous  les  mouvements  de  son  coeur.  Soyez  parfaits, 
disait  Jésus-Christ  à  ses  disciples,  comme  votre  père  >:cl>.ste  est 
parfait.  Estote  ergo  vos  perfecti, .  sicut  et  Pater  vester  cœlestis 
perfectus  est  \  Il  est  vrai  que  nous  ne  serons  véritablement 
semblables  à  Dieu,  que  lorsque  absorbés  dans  la  contemplation 
de  son  essence,  nous  serons  tout 2  pénétrés  de  ses  lumières  el 
de  ses  plaisirs.  Mais  c'est  à  cela  que  nous  devons  tendre.  C'est 
à  cela  que  la  foi  nous  donne  droit  d'espérer;  c'est  à  cela  qu'elle 
nous  conduit  ;  c'est  ce  qu'elle  commence  à  faire  par  la  réfor- 
mation intérieure  que  la  grâce  de  Jésus-Christ  opère  en  nous. 
Caria  foi  nous  conduit  a  l'intelligence  de  la  vérité  et  nous  mé- 
rite la  charité.  Or,  l'intelligence  et  la  charité  sont  les  deux 
traits  essentiels  qui  réforment  les  esprits  sur  celui  qui  se  dit 

1.  Cette  citation  était  en  marge  dans  l'édition  de  16S4,  avec  le  renvoi  à  S.  Ma- 
thieu, v,  4S. 

2.  Var.  Tous.  (1684; . 


)  18  TRAITE   DE   MORALE. 

vérité  el  charité  dans  les  saintes  Ecritures.  Mes  bien-aimés,  dit 
saint  Jean  \  nous  sommes  déjà  enfants  >{•  Dieu,  mais  il  ne  parait 

ce  que  nous  serons  quelque  jour.  Nous  bacons   néan- 
moins  que  lorsqu'il  paraîtra,  nous  lui  serons  semblabl 
que  nous  le  oerYons  tel  qu'il  est.  Et  tous  ceux  qui  ont  < 

notifiait  pour  être  suints  comme  lui.  //<  ureuxt  dit  Jésus- 
Christ  même  -,  sont  ceux  qui  ont  le  cœur  pur,  car  ils  orront 
Dieu. 

II.  Pour  découvrir  Les  devoirs  que  nous  devons  rendre  à 
Dieu,  il  faut  considérer  avec  attention  tous  ses  attributs  essen- 
tiels, el  nous  consulter  nous-mêmes  par  rapport  à  eux.  Il  faut 
surtout  examiner  sa  puissance,  sa  A  son  amour,  et  de 
notre  part  nos  jugements  et  nos  mouvements.  Car  ce  n'est  que 
par  des  jugements  et  des  mouvements,  que  les  esprits  rendent  à 
Dieu  ce  qu'il*  lui  doivent,  ce  culte  spirituel  que  Dieu,  qui  est 
esprit,  demande  de  nous  5:  et  c'est  uniquement  à  cause  de  'la 
puissance,  de  .  et  de  l'amour  de  Dieu  \  que  nous  lui 
devons  indispensablement  de  très  grands  devoirs. 

III.  Lorsqueen  pensant  à  Dieu  on  ne  voit  encore  qu'une  réalité 
ou  une  perfection  infinie,  on  reconnaît  que  l'ordre  veut  qu'on 
estime  Dieu  infiniment.  Mais  de  cela  seul  on  ne  juge  pas  néces- 
sairement qu'il  le  faille  adorer,  craindre,  aimer  5  d'un  amour 
d'union,  espérer  en  lui,  et  le  reste.  Dieu  considéré  seulemènten 
lui-même,  ou  sans  aucun  rapport  a  nous,  n'excite  point  les 
mouvements  de  l'âme  qui  la  transportent  vers  le  bien  ou  la 
cause  de  son  bonheur,  et  qui  lui  donnent  les  dispositions  pro- 
pres pour  en  recevoir  les  influences.  Rien  n'est  plus  clair,  que 
l'être  infiniment  parfait  doit  être  infiniment  estimé.  1!  n'y  a 
point  d'esprit  qui  puisse  refuser  à  Dieu  ce  devoir  spéculatif  : 
car  ce  devoir  ne  consiste  que  dans  un  simple  jugement  qu'on 
ne  peut  suspendre  quand  l'évidence  est  entière.  Aussi  les  im- 
pies, ceux  qui  n'ont  point  de  religion,  ceux  qui  nient  la  provi- 
dence, rendent  volontiers  ce  devoir  à  Dieu.  Mais,  comme  ils 
s'imaginent  que  Dieu  ne  se  mêle  point  de  nos  affaires,  et  qu'il 


1 .  S.  Jean,  m,  S.    M. 
g.  Math. 

3.  Var.  Cette  fin  de  phrase  depuis  le-;  mots  :  ce  culte  spirituel...,  n'était  pas  dans 
ledit  ion  de  1 

4.  Var.  De  l'amour  divin.  (1684. 

5.  Var.  Ce  mot  est  simplement   suivi  d'un  etc.,  el  le  reste  de  la  phrase  manque 
dans  l'édition  de  1 


DEUXIÈME  PARTIE.-  DES  DEVOIRS.  149 

n'est  point  la  cause  véritable  et  immédiate  '  de  tout  ce  qui  se 
fait  ici-bas,  que  nous  ne  pouvons  point  avoir  de  commerce  de 
société,  d'union  avec  lui,  ni  par  une  raison,  ni  par  une  puis- 
sance commune  en  quelque  manière,  ils  suivent  brutalement 
tous  les  mouvements  agréables  de  leurs  passions,  et  rendent  à 
une  nature  aveugle  les  devoirs  et  l'attention  que  méritent  uni- 
quement la  sagesse  et  la  puissance  du  créateur. 

IV.  Les  impies  raisonnent  assez  conséquemment,  mais  ils  pè- 
chent dans  le  principe;  et  on  ne  peut  pas  facilement  leur  faire 
comprendre  que  Dieu  exige  des  devoirs  de  sa  créature,  lorsqu'on 
ne  les  désabuse  pas  des  fausses  maximes  dont  ils  sont  remplis. 
Que  si  Dieu,  par  exemple,  se  mêlait  de  nos  affaires,  le  inonde 
n'irait  pas  comme  il  va,  l'injustice  ne  serait  pas  -  sur  le  trône, 
ni  les  corps  arrangés  aussi  irrégulièrement  qu'ils  le  sont  :  que 
le  monde  défiguré  comme  il  est,  ne  peut  être  l'ouvrage  que 
d'une  nature  aveugle  :  que  Dieu  n'exige  pas  de  nous,  viles 
créatures,  des  honneurs  indignes  de  lui  ;  que  ce  qui  nous  paraît 
juste  ne  l'est  point  en  lui-même  ou  ne  l'est  point  devant  Dieu, 
qui,  si  cela  était,  punirait  souvent  celui  qu'il  doit  récompenser: 
car  souvent  les  derniers  malheurs  nous  surprennent  dans  le 
temps  même  que  nous  faisons  des  bonnes  œuvres.  J'ai  réfuté 
ailleurs  ces  faux  principes;  et  si  on  ne  conçoit  pas  clairement 
ce  que  je  vais  dire,  on  peut  lire  ce  que  j'ai  écrit  de  la  Provi- 
dence dans  les  Entretvms  sur  la  métaphysique  et  dans  les  Médi- 
tations chrétiennes  3. 

V.  Pour  reconnaître  donc  nos  devoirs  dans  leur  principe,  il 
ne  suffit  pas  de  considérer  sans  rapport  ;i.  nous  l'Etre  infiniment 
parfait.  Au  contraire  il  faut  surtout  prendre  garde  que  nous 
dépendons  de  la  puissance  de  Dieu;  que  nous  sommes  unis  a 
sa  sagesse,  et  que  nous  n'avons  de  mouvement  i  que  par  son  es- 
prit, que  par  Yamour  qu'il  se  porte  à  lui-même.  Nous  dépen- 
dons de  la  puissance  de  Dieu  :  car  nous  n'existons  que  par  elle, 
nous  n'agissons  que  par  elle,  nous  ne  pouvons  rien  que  par  elle. 
Nous  sommes  unis  à  la  sagesse  de  Dieu  :  car  ce  n'est  qne  par 
elle  que  nous  sommes  éclairés,  ce  n'est  qu'en  elle  que  nous  dé- 

1.  Donc,  si  vous  niez  la  théorie  des  causes  occasionnelles,  il  n*y  a  u\u-  <]>■  de- 
voirs envers  Dieu  :  voilà  bien  l'espril  «le  système. 

^.  Var.  Ne  serait  jamais.    1684. 

:;.  Var.  On  peut  lu-e  les  huit  premières  Méditations  chrétiennes.  (1684. 

4.  Ce  mouvement,  c'est  ce  qui  tait  à  la  fois,  selon  Malebranche,  l'inclination  el 
la  volonté. 


150  TRAITE   DE   MORALE. 

couvrons  la  vérité,  nous  ne  sommes  raisonnables  que  par  elle, 

qui  seule  est  la  Raison  universelle  des  intelligences.  En  lin 
nous  n'avons  de  mouvement  que  par  l'esprit  divin,  que  par 
son  amour.  Car,  comme  Dieu  n'agit  que  par  sa  volonté,  comme 
il  n'agit  que  par  l'amour  qu'il  se  porte  à  lui-même,  tout  l'amour 
que  nous  avons  pour  le  bien  n'est  qu'une  effusion  ou  qu'une 
impression  de  l'amour  par  lequel  Dieu  s'aime.  Nous  n'aimons 
insensiblement  et  naturellement  que  Dieu,  parce  que  nous 
n'aimons  et  nous  rie  pouvons  aimer  que  le  bien,  et  que  le  bien, 
j'entends  la  cause  du  bonheur,  ne  se  peut  trouver  qu'en  Dieu, 
nulle  créature  ne  pouvant  agir  par  elle-même  dans  les  esprits. 
Il  faut  encore  expliquer  tout  ceci  plus  au  long  pour  en  tirer  les 
is  de  notre  conduite.  Je  commence  par  la  puissance  et  par 
les  d  '\.  irs  qu'on  lui  doit  rendre. 
VI.  C'est  a  Dieu  seul  que  la  gloire  et  l'honneur  appartiennent, 
vers  lui  seul  que  tous  les  mouvement-  des  esprits  doivent 
tendre,  parée  que  c'est  dans  lui  seul  que  réside  la  puisi 
Toutes  les  volontés  des  créatures  sont  par  elles-mêmes  ineffi- 
5.  Il  n'y  a  que  celui  qui  donne  l'être  qui  puisse  donner  les 
manières  de  l'être1,  puisque  les  manières  des  êtres  ne  sont  que 
les  êtres  mêmes  de  telle  ou  telle  façon  -.  Rien  u'esl  plus  évident 
à  celui  qui  sait  consulter9  la  vérité  intérieure  :  car  qu'y  a-l-il 
de  plus  évident,  que  si  Dieu,  par  exemple,  conserve  un  corps 
toujours  dans  le  même  lieu,  nulle  créature  ne  pourra  le  mettre 
dans  un  autre,  et  que  Pnom me  ne  peut  même  remuer  son  bras, 
que  parce  que  Dieu  veut  bien  s'accordera  faire  ce  que  l'homme 
ingrat  et  stupide  pense  faire.  C'est  la  même  chose  des  manières 
d'être  des  esprits.  Si  Dieu  conserve  ou  crée  l'âme  dans  une 
manière  d'être  qui  l'afflige,  telle  qu'est  la  douleur,  nul  espril 
ne  pourra  l'en  délivrer,  ni  lui  faire  sentir  du  plaisir,  si  Dieu 
ne  s'accorde  avec  lui  pour  exécuter  ses  désirs.  Or  c'est  par  ce! 
accord  et  cette  libéralité  toute  divine  4  que  Dieu,  sans  rien 
perdre  de  sa  puissance,  sans  rien  diminuer  de  sa  grandeur, 
sans  rien  retrancher  de  sa  gloire  5,  fait  part  aux  créatures  de 


1.  Que  dit  de  plus  Spinoza  '.' 

^.  Ici.  l'édition  de  lt>S4  donnait,  dans  une  note  marginale  :  Voyez  la  5*  et  la  6e 
■  -  Méditations  chrétiennes. 

'.':.  Var.  L'édition  de  16S4  ajoutait  :  Dans  un  grand  silen 
•'(.  Var.  Toute  singulière.    1684. 

ô.  Le  xv!   -  -  -         éoccupe  beaucoup  plus  de  ne  rien  retrancher  de  la  toute- 

ssanee  de  Dieu  que  «le  porter  atteinte  à  la  liherte  de  l'homme. 


DEUXIEME  PARTIE.  —  DES   DEVOIRS.  loi 

sa  gloire,  de  sa  grandeur,  de  sa  puissance.  Ego  Dominus,  hoc  est 
nomen  meum,  gloriam  meam  alteri  non  dabo  Usait,  xxxxi,  8  ,.) 

VII.  Dieu  a  soumis  aux  Anges  le  monde  présent  :  ils  agissent, 
et  c'est  Dieu  qui  fait  tout.  Dieu  a  donné  à  Jésus-Christ,  comme 
chef  de  l'Eglise,  une  souveraine  puissance  sur  toutes  les  nations 
de  la  terre.  C'est  lui  qui  nous  obtient  les  vrais  biens  -;  mais 
c'est  Dieu  seul  qui  les  répand  ;  lui  seul  agit  dans  les  âmes;  lui 
seul  rompt  la  dureté  des  cœurs.  Jésus-Christ,  comme  homme, 
prie,  intercède,  désire,  fait  l'office  d'avocat,  de  médiateur,  de 
souverain  prêtre.  Mais  Dieu  seul  opère,  Dieu  seul  a  la  puissance. 
Lui  seul  est  la  cause  et  le  principe  de  toutes  choses  :  lui  seul 
aussi  en  doit  être  la  fin.  C'est  vers  lui  que  doivent  tendre  tous 
les  mouvements  des  esprits  :  c'est  à  lui  seul  que  l'honneur  et  la 
gloire  appartiennent.  Telle  est  la  loi  éternelle,  nécessaire,  in- 
violable, que  Dieu  a  établie  par  la  nécessité  même  de  son  être, 
par  l'amour  nécessaire  qu'il  se  porte  à  lui-même,  amour  tou- 
jours conforme  à  l'Ordre  et  qui  fait  même  de  l'Ordre  la  loi  in- 
violable de  tous  les  esprits.  Quand  Dieu  cessera  de  se  connaître 
tel  qu'il  est.  quand  il  cessera  de  s'aimer  autant  qu'il  le  mérite, 
quand  il  cessera  d'agir  selon  ses  lumières  et  par  le  mouvement 
de  son  amour,  quand  il  cessera  de  suivre  cette  loi,  alors  on 
pourra  impunément  désirer  la  gloire  ou  la  rendre  a  quelque 
autre  qu'à  lui.  Alors  on  pourra  sans  crainte  se  réjouir  et  se 
consoler  dans  l'amitié  des  créatures.  On  pourra  aimer  et  être 
aimé,  adorer  et  se  faire  adorer,  se  montrer  au  monde  pour  s'at- 
tirer l'estime  et  l'amour  du  monde.  On  pourra  s'élever  et  se 
mettre  en  vue  comme  un  objet  digne  d'occuper  les  esprits  et 
les  cœurs  que  Dieu  n'a  faits  que  pour  lui;  on  pourra  s'occuper 
soi-même  ou  de  soi  3,  ou  de  la  puissance  imaginaire  des  créa- 
tures. 

VIII.  Oui  sans  doute,  rien  n'est  plus  chrétien,  rien  n'est  plus 
raisonnable  que  ce  principe  :  Que  Dieu  seul  fait  tout,  et  qu'il  ne 
communique  sa  puissance  aux  créatures  qu'en  les  établissant 
causes  occasionnelles,  pour  agir-  par  elles  d'une  manière  qui  porte 
le  caractère  d'une  sagesse  infinie,  d'une  nature  immuable,  d'une 
cause  universelle  :  de  telle  manière  que  toute  la  gloire  que  mé- 
rite l'ouvrage  de  la  créature  se  rapporte  uniquement  au  crea- 


1.  Cotte  citation  était  en  marge  dans  l'édition  de  1684. 

iJ.   \  ar.  C'est  Jésus-Christ  qui  distribue  les  vrais  biens.    1Gs4  et  1697. 
'■'.  Y:tr.  Ou  de  soi-même,    1684 


152  TRAITE   DE   MORALE. 

teur,  les  créatures  exécutant  par  nne  puissance  qu'elles  n'ont 
pas  des  desseins  formés  avant  leur  naissance.  Qu'y  a-t-il  de 
plus  saint  que  ce  principe  qui  fait  clairement  comprendre  à 
ceux  qui  sont  capables  de  le  bien  entendre  qu'il  est  souvent 
permis  de  s'approcher  des  objets  de  nos  sens  par  le  mouvement 
de  notre  corps,  mais  qu'il  faut  réserver  pour  Dieu  seul  tous  les 
mouvements  de  notre  âme  ?  Car  on  peut,  et  souvent  même  on 
doit  s'approcher  de  la  cause  occasionnelle  de  nus  sentiments, 
mais  on  ne  doit  jamais  l'aimer.  On  peut  se  lier  aux  autres 
hommes,  mais  on  ne  doit  point  les  adorer  par  le  mouvement 
de  son  amour  comme  nos  biens,  ou  comme  capables  de  nous 
faire  aucun  bien.  H  ne  faut  aimer  et  craindre  que,  la  cause 
■bi.  des  lii-'ii<  »'t  des  maux,  il  ne  faut  aimer,  craindre  que 
Dieu  dans  les  créatures.  Heureux  celui  qui  met  son  espérance 
en  Dieu,  et  maudit  est  celui  qui  met  dans  l'homme  sa  confiance. 
Mil  dictus  homo  qui  confiait  m  homiru  et  ponite  carnem  brachium 
suum.  J>  r.  xvii,  :;.» 

IX.  Apparemment  c'était  là  la  philosophie  du  généreux  llar- 
dochée,  et  qu'il  avait  apprise  a  Ésther,  sa  chère  fille  adoptive. 
Car  les  Juifs  avaient  une  philosophie  plus  sainte  que  celle  que 
nous  ont  laissée  les  païens.  Certainement,  c'est  dans  un  mouve- 
ment conforme  aux  principes  de  cette  philosophie,  qu'elle  fait 
à  li  -'ii  cette  prière  en  lu:  exp  sant  les  vrais  sentiments  de  son 
cœur.  Délivrez  .  -  igneur,  par  la  forée  de  votre  bras,  et  se- 
courez-moi, qui  ne  cherchi  qu'en  <<jus  le  secours  qui  m'est  n< 
mire.  Seigneur,  qui  $a\   z  que  je  hais  la 

gloire  des  méchants  et  '/"■  je  <lr!<st>-  la  couche  des  incirconcis  et  </'■ 
'?/./■  gui  ne  sont  point  de  ma  nation.  Vous  savez  que  c'est 
pou/-  moi  iin>  nécessité  malheureuse,  et  \uej'ai  en  abomination  la 
mi'  'pic  i'  porte  aux  jours  qui  j<  parais  >n  public,  cette 
marque  funeste  de  ma  grandeur  et  de  ma  gloire.  Je  Cai,  Seigneur, 
en  urn  extrême  horreur,  et  je  ne  la  porte  jamais  lorsque  je  suis  à 
moi-même.  Je  n'ai  jamais  mangé  à  la  table  d'Aman,  et  je  n'ai  ja- 
mais pris  'h  plaisir  ilans  les  festins  du  Roi  mime.  Jamais  votre 
servante  n'a  pu  df  joie  qu'en  vous,  Seigneur  Dieu  d'Abraham, 
depuis  que  j'ai  été  transportée  ici  jusqu'à  présent.  Cette  grande 
reine  prend  Dieu  à  témoin  qu'elle  n'a  jamais  eu  de  joie  qu'en 
lui  seul.  Tu  sois  quod  nunquam  laetata  sit  ancilla  tua,  ex  quo  hue 
translata  snm  usque  in  prœsentem  diem,  nisi  in  te,  Domine,  Deus 
Abraham.  Quoique  femme  d'un  prince  qui  commandait  à  cent 
vinirt-sept  provinces,  quoique  parmi  les  plaisirs,  elle  n'a  que 


DEUXIEME   PARTIE.  — DES  DEVOIRS.  «53 

des  mépris  pour  la  grandeur  et  que  de  l'horreur  pour  les  dé- 
bris d'une  cour  voluptueuse:  elle  demeure  immobile  au  milieu 
de  tant  d'attraits,  et  Dieu  seul  est  l'objet  de  tous  les  mouve- 
ments de  son  âme.  Numquam  laetata  est  outilla  tua,  nisi  in  te 
Drus  Abraham.  Que  de  fermeté  d*esprit,  que  de  grandeur 
d'àme  !  c'est  là  ce  qu'apprend  la  loi  de  Dieu!  Mais  c'est  aussi 
ce  que  démontre  ce  principe,  que  Dieu  seul  fait  tout,  et  que  les 
créatures  ne  sont  que  les  causes  occasionnelles  d 3  l'éclat  qui 
parait  les  environner  et  des  plaisirs  qu'ils  semblent  répandre. 
Mais  il  faut  expliquer  plus  en  particulier  les  devoirs  qu'on 
doit  rendre  à  la  puissance,  qui   ne  se  trouve  qu'en  D;en  seul. 

X.Tous  nos  devoirs  ne  consistent  proprement  qu'en  des  juge- 
ments et  en  des  mouvements  de  l'âme,  ainsi  que  j'ai  déjà  dit. 
(  ar  Dieu  est  esprit,  et  il  veut  être  adoré  en  esprit  et  en  vérité,  et 
toutes  les  actions  extérieures  ne  sont  que  les  suites  de  l'action 
de  notre  esprit.  Cette  perception  claire  que  Dieu  seul  a  la  puis- 
sance, nous  oblige  à  former  les  jugements  qui  suivent. 

1°  Que  Dieu  seul  est  la  cause  véritable  de  notre  être 

2°  Que  lui  seul  est  la  cause  de  la  durée  de  notre  être  ou  de 
notre  temps. 

3°  Que  lui  seul  est  la  cause  de  nos  connaissances. 

4,j  Que  lui  seul  est  la  cause  des  mouvements  naturels  de  nos 
volontés  *. 


1.  Los  mouvements  naturels  sont  ceux  qui  constituent  l'exercice  même  rie  la  vo- 
lonté, a  Le  mouvement  naturel  que  Dieu  imprime  sans  ce«se  en  l'âme  pour  la  por- 
ter à  l'aimer,  ou  pour  me  servir  d'un  terme  qui  abrège  plusieurs  idée-;...  la  vo- 
lonté. "  (De  la  nature  et  de  la  grâce,  3<=  discours,  Ire  partie,  v.)  C'est  le  mouvement 
qui  "  selon  L'institution  de  la  nature  »  devait  nous  laisser  tous  pleinement  libres, 
parce  qu'il  ne  nous  poussait  invinciblement  que  vers  le  bien  en  général  et  non  vers 
aucun  bien  particulier.  Le  mouvement  qui  nous  porte  vers  les  biens  particuliers 
c'est-à-dire  partiels,  imparfaits,  faux  par  conséquent),  voilà  ce  qui  est  de  non-. 
abstraction  laite  de  l'impulsion  première,  que  nous  détournons  et  déréglons  ainsi  : 
«  Le  pouvoir  q<  e  nous  avons  d'aimer  différents  biens  est  un  pouvoir  mûérable,  pou- 
voir  dépêché.  •  Méditations  chrétiennes,  vj,  17.)  Ou  encore  :  <•  Tu  n'as  ce  pouvoir 
rie  consentir  aux  taux  biens  que  [.ar  l'amour  que  Dieu  t'imprime  sans  cesse  pour 
le  bien  en  général.  Les  consentements  qui  ne  sont  qu'erreur  et  que  péché  sont  uni- 
quement de  toi  ;  car  les  consentements  qui  tendent  au  bien  ne  sont  pas  tant  i  i  - 
sentements  que  des  mouvements  qui  continuent  et  que  tu  ne  dissipes  pas.  Mè 
dilations  chrétiennes,  vi,  19. )  Ainsi  ce  pouvoir  misérable,  ce  pouvoir  de  péché, 
ce  qu'on  appelle  vulgairement  le  libre  arbitre;  et  de  quoi,  selon  Malebranche 
le  résultat?  D'un  affaiblissement!  Car  si  nous  ralentissons  et  dissipons  en  nous 
L'action  divine,  ne  croyons  pas  que  ce  soit  l'effet  d'une  puissance  réelle  et  positive-. 
Non!  «  Selon  l'institution  de  la  nature  tous  les  hommes  sont  également  libres... 
mais  la  concupiscence  corrompt  le  cœur  et  la  raison  ;  or  ['homme  ayant  perdu  le 

9. 


154  TRAITE  DE   MORALE. 

Qae  lai  seul  est  la  cause  de  nos  sentiments,  le  plaisir,  la 
douleur,  la  faim,  la  soif,  etc. 

6°  Que  lui  seul  est  la  cause  de  tous  les  mouvements  de  notre 
corps  1 . 

7"  Que  ni  les  hommes,  ni  les  anges,  ni  les  démons,  ni  aucune 
créature  ne  peut  par  elle-même  nous  faire  ni  bien  ni  mal  : 
qu'ils  peuvent  néanmoins,  comme  causes  occasionnelles,  déter- 
miner Dieu,  en  conséquence  de  quelques  lois  générales,  à  nous 
faire  du  bien  et  du  mal.  par  le  moyen  du  corps  auquel  nous 
sommes  unis. 

^  Que  nous  mm  plus,  nous  ne  pouvons  faire  ni  bien  ni  mal 
à  personne  par  nos  propres  forces,  mais  seulement  obliger  Dieu, 
par  nos  désirs  pratiques  -,  en  conséquence  des  lois  de  l'union 
de  l'âme  et  du  corps,  a  faire  du  bien  et  du  mal  aux  autres 
hommes.  Car  c'est  nous  qui  voulons  remuer  noir,-  bras  et  notre 
langue,  ma  -  l».  lit  el  peut  les  remuer  '. 

r  d'effacer  let  -  sensibles  et  d'arrêter  les  mouvement*  de  la 

COllCUy 

i  qœ  la  eon- 

.,...        De  la  nature  et  de  la  grâce.  '.'><*  dû 
:•■•.  com  i  e 
le  libre  arbitre  invoqué  :■  .         ■  -.  esl  uue  maladie,  la  maladie  uV  l'àme 

déchue,  el  q  -    qu'un  étal  de  désordre,  amené  par  l'abandon  où 

que  Dieu   nous  -    use,  «lit  en  l7i>r>.  le 

'■-.  guérit,  applique  et  fait  af/ir  rt  mouvoir  la  vo- 
lonté. E  il  achèv<  -  aria  comparaison  suivante  :  La  main  vivante  «lu 
;■  el  la  mam  morte  de  la  fille  «Je  Jaïre,  -  -  oble,  sonl  un  symbole  de 
la  grâce  et  delà  volonté  qui  ?  m  mcourenl  inséparablement  à  la  jusiiii- 
eation  et  aux  bonnes  œuvres  par  le  consent' ment  </ue  la  urace  opère  dan-:  In  volonté 
el  que  la  volonté  donne  par  la  grâce  qui  la  ranime,  la  sanctifie,  la  meul  et  la  fait 

-  .  pour  le  P.  <jm.-~ii.-1.  nous  -  vraiment  libres  que  quand  noua 
.   .uloir  par  no     -             -     et  il  va  jusqu'à  penser  que  cette  suspension 

de  toute  volonté  personnelle  vaul  mieux  que  la  liberté  même  dont  A  !am  jouissait 

avant  la  chute.  •>  Chef  pour  chef,  le  second  Adam   pour  le  premier:    grâce    pour 

grâce  excellente,  efficace,  puissante,  divine,  telle  qu'est   celle  du  Sauveur; 

pour  la  grâce  commune  d'Adam,  faible,  périssable,  soumise  à  la  liberté,  propor- 

e  à  L'homme  sain  et  innocent,  et  qui  ne  produisait  que  des  n.érites  hum 
Malebranebe  est-il  ici  bien  éloigné  de  ces  tbéories? 

1.  -  >ns  que  par  le  concours  de  Dieu,  et  notre  action,  considérée 

comme  efficace  et  capable  de  produire  quelque  effet,  n'est  pas  différente  de  celle 
de  Dieu.   ■    10e  Éclaircissement  sur  la  R^cherclie  de  la  vérité. 

;:.  Nos  désirs  qui  tendent  à  l'action  sans  y  parvenir  par  eux-mèines  el  qui  «  n'obli- 
gent   ■  Dieu,  que  parce  que  Dieu  s'est  obligé  lui-même  à  y  répondre  par  un  acte 

-  ..:ésirs  pratiques,  c'est  ce  que  les  autres  philosophes  appellent  les  vo- 
lontés. 

3.  Ainsi  en  résumé  :  1°  Le  mouvement  initial  de  notre  volonté  vient  de  Dieu: 
:id  ce  mouvement  initial  se  continue  e!  nous  porte  vers  le  vrai  bien,  ce  n'est 


DEUXIEME   PARTIE.- DES  DEVOIRS.  155 

XI.  Ces  jugements  demandent  de  nous  les  mouvements  qui  sui- 
vent. 

1°  N*aimer  que  Dieu  d'un  amour  d'union  ou  d'attachement, 
puisque  lui  seul  est  la  cause  de  notre  bonheur,  petit  ou  grand, 
passager  ou  durable.  Je  dis  d'un  amour  d'union  :  car  on  doit 
aimer  son  prochain,  non  comme  son  bien  ou  la  cause  de  son 
bonheur,  mais  comme  capable  de  jouir  avec  nous  '  du  même 
bonheur.  Ce  mot  aimer  est  équivoque,  on  doit  y  prendre  garde. 

2u  N'avoir  de  joie  qu'en  Dieu  seul.  Car  celui  qui  se  réjouit 
en  autre  chose,  juge  que  cette  autre  chose  peut  le  rendre  heu- 
reux; ce  qui  est  un  faux  jugement,  qui  ne  peut  causer  qu'un 
mouvement  déréglé. 

3°  Ne  s'unir  jamais  aux  causes  occasionnelles  de  son  bonheur 
contre  la  défense  de  la  cause  véritable;  car  ce  serait  obliger 
Dieu,  en  conséquence  de  ses  lois,  à  servir  l'iniquité  -. 

4°  Ne  s'y  point  unir  sans  un  besoin  particulier,  car  le  pé- 
cheur doit  éviter  les  plaisirs,  puisque  le  plaisir  rend  actuelle- 
ment heureux  et  que  le  bonheur  est  une  récompense  que  le 
pécheur  ne  mérite  point:  outre  que  le  plaisir  dont  on  jouit  k 
l'occasion  des  corps  fortifie  la  concupiscence,  trouble  l'esprit  et 
corrompt  le  cœur  en  mille  manières.  C'est  là  le  principe  de  la 
nécessité  de  la  pénitence. 

pas  parce  que  nous  y  coopérons,  c'est  parce  que  nous  ne  l'affaiblissons  pas  et  que 
nous  ne  le  détournons  pas:  3<>  Quand  nous  L'affaiblissons  et  le  détournons,  c'est  que 
nous  avons  perdu  le  pouvoir  de  résister  à  la  concupiscence  et  que  la  grâce  ne  l'a 
pas  réformée  en  nous;  4o  Les  désirs  pratiques  qui  sont  en  nous  viennent  donc  ou 
d'un  pouvoir  supérieur  (Dieu  et  sa  grâce;  ou  d'une  puissance  inférieure  à  laquelle 
nous  ne  résistons  pas  (la  concupiscence):  5°  Les  actes  qui  suivent  ces  désirs  prati- 
ques ne  sont  pas  de  nous,  pas  plus  que  les  sentiments  qui  les  accompagnent,  pas 
plus  que  les  effets  qui  en  découlent. 

1.  Var.  Ces  deux  mots  :  avec  nous,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  16S4. 

2.  Celte  idée  revient  souvent  dans  Malehranclie.  «  N'abusons  point  de  sa  puis- 
sance (de  Dieuj.  Malheur  à  ceux  qui  la  font  servir  à  des  passions  criminelles!  Rien 
n'esl  plus  sacré  que  la  puissance,  ri  n  n'est  plus  divin.  C'est  une  espèce  de  sacrilège 
que  d'en  faire  des  usages  profanes  :  c'est,  faire  servir  à  l'iniquité  le  juste  vengeur 
des  trimes.  »  (Entretiens  métaphysiques,  vu,  14.;  «  Le  plaisir  étant  une  récom- 
pense, c'est  faire  une  injustice  que  de  produire  dans  son  corps  des  mouvements 
qui  obligent  Dieu  en  conséquence  de  sa  première  volonté  ou  des  lois  générales  de 
la  nature,  à  nous  faire  sentir  du  plaisir  lorsque  nous  n'en  méritons  pas...  Dieu 
étant  juste,  il  ne  peut  se  faire  qu'il  ne  punisse  un  jour  la  violence  qu'on  lui  fait. 
quand  on  l'oblige  de  récompenser  par  le  plaisir  des  actions  criminelles  que  l'on 
commet  contre  lui.  Lorsque  notre  aine  ne  sera  plus  unie  à  notre  corps.  Dieu  n'aura 
plus  l'obligation  qu'il  s'est  imposée  de  nous  donner  des  sentiments  qui  doivent  ré- 
poudre aux  traces  du  cerveau,  et.  il  aura  toujours  l'obligation  de  satisfaire  à  sa  jus- 
tice !  Ainsi,  ce  sera  le  temps  de  sa  vengeance  et  de  sa  colère.  "  (Recherche  de  la 
vérité,  iv,  10.; 


1",6  TRAITE   DE   MORALE. 

5°  Ne  craindre  que  Dieu,  puisque  Dieu  seul  peut  nous  punir. 
Il  faut  craindre  Dieu  en  cette  vie,  pour  ne  le  point  offenser.  Le 
jour  viendra  qui,  excluant  le  péché,  bannira  aussi  toute 
crainte. 

6.  N'avoir  de  tristesse  que  de  son  péché,  puisqu'il  n'y  a  que 
le  péché  qui  oblige  un  Dieu  juste  à  nous  rendre  malheureux. 
Celuiqui  s'attriste  de  la  perte  d'un  faux  bien,  lui  rend  honneur 
et  le  regarde  comme  un  vrai  bien;  et  celui  qui  s'attriste  d'un 
malheur  auquel  il  ne  peut  remédier  se  chagrine  en  vain. 
L'amour-propre  éclairé  ne  s'attriste  que  de  ses  désordres,  et  la 
charité  que  de  ceux  des  autres. 

7°  Quoique  Dieu  seul  puisse  nous  rendre  malheureux,  on  ne 
doit  point  le  haïr,  mais  il  faut  le  craindre.  Il  n'y  a  que  celui 
qui  est  endurci  dans  son  péché  qui,  par  amour- propre,  puisse 
haïr  Dieu;  parce  que,  sentant  bien  qu'il  ne  veut  point  obéir  à 
Diea,  ou  sachant  bien,  comme  les  damnés,  qu'il  n'y  a  plus  pour 
lui  '  d'accès  ou  de  retour  vers  Dieu,  l'amour  invincible  du 
bonheur  lui  inspire  sans  cesse  une  haine  invincible  contre  celui 
qui  seul  peut  être  la  cause  du  malheur. 

8°  On  ne  doit  point  ni  haïr  ni  craindre  les  causes  occasion- 
nelles du  mal  physique  ou  du  malheur.  On  peut  s'en  séparer; 
mais  il  ne  faut  jamais  s'en  séparer  contre  la  volonté  de  la  cause 
véritable,  j'entends  contre  l'Ordre  ou  la  loi  divine. 

9°  L'homme  ne  doit  vouloir  faire  que  ce  que  Dieu  veut;  puis- 
que l'homme  ne  peut  faire  que  ce  que  Dieu  fait.  S'd  n'a  point 
le  pouvoir  d'agir,  il  est  visible  qu'il  ne  doit  point  vouloir  agir. 
L'Ordre  ou  la  loi  divine  doit  être  sa  loi,  ou  la  règle  de  ses  désirs 
et  de  ses  actions,  puisque  ses  désirs  ne  sont  efficaces  que  par 
la  puissance  et  l'action  de  Dieu  seul.  Je  ne  puis  remuer  le  bras 
par  ma  propre  force  :  je  ne  dois  donc  pas  le  remuer  selon  mes 
propres  désirs.  La  loi  de  Dieu  doit  régler  tous  les  effets  de  la 
puissance,  non  seulement  en  Dieu,  mais  encore  dans  toutes- les 
créatures.  L'Ordre  ou  la  loi  de  Dieu  est  commun  à  tous  les  es- 
prits :  la  puissance  de  Dieu  est  commune  à  toutes  les  causes.  On 
ne  peut  donc  se  dispenser  de  se  soumettre  à  la  loi  de  Dieu 
puisqu'on  ne  peut  agir  que  par  l'efficace  de  la  puissance. 

10°  L'homme  néanmoins  peut  vouloir  être  heureux,  il  ne 
peut  pas  même  vouloir  être  malheureux.  Mais  il  ne  doit  rien 
vouloir  ou  faire  pour  devenir  heureux,  que  ce  que  l'Ordre  per- 

1.  Var.  L'édition  de  1684  ajoutait  ici  :  Dans  l'état  où  il  se  plaît. 


DEUXIEME  PARTIE.—  DES  DEVOIRS.  loi 

met.  On  ne  trouvera  jamais  le  bon  heur,, si  on  le  cherche  par  la 
puissance  de  Dieu  contre  sa  loi.  C'est  abuser  de  la  puissance 
que  de  s'en  servir  contre  la  volonté  de  celui  qui  la  communi- 
que. Et  le  voluptueux  qui  veut  être  heureux  en  ce  monde  le 
sera  peut-être  en  partie  en  conséquence  des  lois  naturelles, 
mais  il  sera  éternellement  malheureux  dans  l'autre  en  consé- 
quence de  l'ordre  immuable  de  la  justice,  ou  par  la  nécessité 
de  la  loi  divine,  qui  veut  que  tout  abus  d^  choses  divines  soit 
éternellement  puni  par  la  puissance  divine.  Car  rien  n'est 
plus  saint,  plus  sacré,  plus  divin  que  la  puissance;  et  celui  qui 
se  l'attribue,  celui  qui  la  fait  servir  à  ses  plaisirs,  à  son  orgueil, 
a  ses  désirs  particuliers,  commet  un  crime  dont  Dieu  seul  peut 
connaître  et  punir  l'énormité. 

11°  C'est  un  injustice  abominable  que  de  tirer  vanité  de  sa 
noblesse,  de  sa  dignité,  de  sa  qualité,  de  sa  science,  de  ses  ri- 
chesses et  de  toute  autre  chose.  Que  celui  qui  se  glorifie  le  fasse 
dans  le  Seigneur  et  lui  rapporte  toutes  choses;  puisque  hors  de 
Dieu  il  n'y  a  ni  grandeur  ni  puissance.  L'homme  peut  s'estimer 
quelque  chose  et  se  préférer  à  son  cheval.  Il  peut  et  doit  estimer 
les  autres  hommes  et  généralement  toutes  les  créatures  :  Dieu 
leur  a  fait  véritablement  part  de  son  être.  Mais  à  parler  exacte- 
ment, il  ne  leur  a  point  fait  part  de  sa  puissance  et  de  sa  gloire. 
Dieu  fait  tout  ce  que  l'homme  croit  faire:  il  mérite  seul  tout 
l'honneur  qu'on  rend  à  ses  créatures:  il  mérite  seul  tous  les 
mouvements  des  esprits.  Ainsi  celui  qui  veut  être  aimé,  honoré, 
craint  des  autres  hommes  sans  rapport  à  Dieu,  veut  se  mettre 
à  la  place  du  Tout-Puissant  et  partager  avec  lui  les  devoirs 
qu'on  ne  doit  rendre  qu'à  la  puissance,  l'adoration  intérieure 
qui  n'est  qu'à  celui  qui  est  scrutateur  des  conirs  '. 

12°  De  même  celui  qui  craint,  aime,  honore  les  créatures, 
comme  de  véritables  puissances,  commet  une  espèce  d'idolâtrie  : 
et  sa  faute  devient  très  criminelle,  lorsque  sa  crainte  et  son 
amour  vont  jusqu'à  cet  excès,  qu'ils  dominent  dans  son  cœur 
sur  la  crainte  et  l'amour  de  Dieu.  Lorsqu'il  est  moins  disposé 
à  s'occuper  du  créateur  que  des  créatures,  par  une  disposition 
acquise  par  choix  ou  par  des  actes  libres,  il  est  en  abomination 
devant  Dieu. 

13°  Tout  le  temps  qu'on  perd  ou  qu'on  n'emploie  pas  pour 


1.  Var.  Cotte  fin  de  phrase,  depuis  les  mots  :  l'adoration  intérieure...,  n'était  pas 
dans  l'édition  de  1684.  ni  dans  pelle  de  1697. 


158  TRAITE   DE   MORALE. 

Dieu,  qui  seul  est  la  cause  de  la  durée  de  notre  être,  est  un  vol 
ou  plutôt  une  espèce  de  sacrilège.  Dieu  n'agit  que  pour  sa 
gloire  et  non  pour  notre  plaisir:  et  alors  du  moins,  autant  qu'il 
est  en  nous,  nous  rendons  son  action  inutile  à  ses  desseins. 

14°  Généralement  tout  don  que  Dieu  nous  fait  et  que  nous 
rendons  inutile  par  rapport  à  sa  gloire  est  un  vol.  Dieu,  par  la 
nécessité  de  sa  loi,  nous  en  demandera  compte. 

15°  La  puissance  en  un  mot  par  Laquelle  Dieu  nous  crée  à 
tout  moment  »jt  avec  toutes  nos  facultés,  lui  donne  un  droit  in- 
dispensable sur  tout  ce  que  nous  sommes,  et  sur  ce  qui  nous 
appartient,  qui  certainement  ne  nous  appartient,  qu'alin  que 
le  rendant  à  Dieu  avec  toute  la  fidélité  et  la  reconnaissance 
possible,  nous  puissions  mériter  par  ses  dons  de  le  posséder 
lui-même  par  Jésus-Christ  notre  Seigneur  et  notre  chef,  qui  nous 
tir.' de  notre  état  profane  pour  nous  sanelilier  et  nous  rendre 
dignes  d'honorer  le  Père  el  le  Fils  '  dans  l'unité  du  Saint-Es- 
prit, durant  des  siècles  infinis  2. 


1.  Var.  Nous  rendre  dignes  d'entrer,  comme  enfants  adoplifs,  en  société  de  biens 

et  le  Fils.  1 1 
•j.  Malebranche     i         -  mille   endroits   sur  cette   création  continuelle  Je 

-   par   Tact  nu  .le  Deu.  Il  l'a  rarement   l'ait    avec  plus   d'< 
qui-  dans  -     -  inl  du    Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce  (3*  discours, 

ire  partie,  1)  :  «  Il  n'y  a  rien  de  plus  informe  que  la  substance  dee  esprits 

Dieu  :  car  qu'est-ce  qu'un  esprit  sans  intelligence   el    Bans   raison, 

aouvemenf  et  sans  amour?  Cependant  c'esl  le  Verbe  cl  la  sagesse  de   Dieu 

qui  est  la  Raison  univers*  -  'amour  par  lequel  Dieu  s'aime 

qui  donne  a  l'âme  tout   le   mouvement  qu'elle  a  vers  !>■    bien.  L'espril  ni'    pi-ut 

connaître    la   vérité    que    par    la    liaison    naturelle  el     nécessaire    avec  1  « 

:  il  ne  peut  être  raisonnable   que   par    la    l;  :  son  :  enfin    il  ne  peut  en    nu 
-      t  et  intelligence  que   paire  que  sa   propre   substance  est   éclairée. 
pénétrée,    perfectionnée  par   la  lumière  dé  Dieu  mè  ne,..   De   n  ème,  la  suh- 
de    lame   n'est  capable  d'aimer    le   bien    que   par   l'union  naturelle  el  néd 
avec    l'amour   naturel  et   substantiel    du    souverain    bien  :  elle    n'avance  - 
bien  qu'autant  que   Dieu  la  transporte  :  elle  n'est  volonté  que  par  le  mouvement 
que  Dieu  lui  imprime  sans  cesse...  » 


CHAPITRE    TROISIEME. 


Des  devoirs  qu'on  doit  rendre  à  la  sagesse  de  Dieu.  Elle  seule  éclaire 
l'esprit  eu  conséquence  des  lois  naturelles  dont  nos  désirs  sont  le? 
causes  occasionnelles  qui  déterminent  leur  efficace.  Jugements  et 
devoirs  des  esprits  à  l'égard  de  la  Raison  universelle. 


I.  Après  avoir  reconnu  les  principaux  devoirs  que  nous  de- 
vons rendre  à  la  puissance  de  Dieu,  il  faut  examiner  ceux  que 
nous  devons  à  sa  sagesse,  lesquels,  quoique  moins  connus,  ne 
sont  pas  moins  dus.  Toute  créature  dépend  essentiellement  du 
Créateur.  Tout  esprit  aussi  est  uni  essentiellement  à  la  Raison. 
Nulle  créature  ne  peut  agir  par  ses  propres  forces,  nul  esprit 
aussi  ne  peut  s'éclairer  de  ses  propres  lumières.  Car  toutes  nos 
idées  claires  viennent  uniquement  de  la  Raison  universelle  qui 
les  renferme  :  de  môme  que  toute  notre  force  vient  uniquement 
de  l'efficace  de  la  cause  générale,  qui  seule  a  la  puissance.  Celui 
qui  croit  être  à  lui-même  sa  lumière  et  sa  raison,  n'est  pas 
moins  trompé  que  celui  qui  croit  posséder  véritablement  la 
puissance.  Et  celui  qui  rend  grâces  à  son  bienfaiteur  pour  les 
fruits  de  la  terre  qui  ne  sont  propres  qu'à  nourrir  le  corps,  est 
Lien  ingrat,  bien  superbe,  ou  du  moins  bien  stupide,  s'il  refuse 
de  reconnaître  qu'il  doit  à  Dieu  les  vrais  biens,  la  nourriture  de 
l'esprit,  la  connaissance  dé  la  vérité. 

IL  L'esprit  de  l'homme  a  deux  rapports  essentiels.  Il  est  uni 
à  la  Raison  universelle,  et  par  elle  il  a  ou  peut  avoir  commerce 
avec  toutes  les  intelligences  et  avec  Dieu  même.  Il  est  uni  à  un 
corps,  et  par  lui  il  a  ou  peut  avoir  rapport  avec  toutes  les  créa- 
tures sensibles.  C'est  la  puissance  de  Dieu  qui  est  uniquement 


160  TRAITE   DE   MORALE. 

le  principe  efficace  ou  le  lien  *  1  *  *  ces  deux  unions.  Mais  l'homme 
impuissant  et  stupide  s'imagine  que  c'est  par  l'efficace  de  st-s 
propres  volontés  qu'il  est  sage  et  puissant,  qu'il  s'unit  au  monde 
intelligible  dont  il  contemple  les  rapports,  et  au  monde  visible 
dont  il  admire  les  beautés. 

III.  Dieu  seul,  en  conséquence  des  lois  de  l'union  de  l'âme  et 
du  corps,  fait  dans  l'homme  tous  les  mouvements  corporels, 
qui  l'approchent  des  objets  sensibles  ou  qui  l'en  éloignent. 
Mais  comme  la  cause  occasionnelle  de  ces  mouvements  ne  sont 
que  les  différents  désirs  de  sa  volonté,  l'homme  s'attribue  le 
pouvoir  de  faire  ce  qu'il  n'y  a  que  Dieu  qui  opère  en  lui.  L'ef- 
fort môme  qui  accompagne  ses  désirs,  effort  pénible,  effort, 
marque  certaine  d'impuissance  et  de  dépendance,  effort  souvent 
inefficace,  effort  que  D'eu  lui  fait  sentir  pour  abattre  son  or- 
gueil, et  lui  faire  mériter  ses  dons  :  cet  effort,  dis-je,  sensible 
et  confus,  lui  persuade  qu'il  a  de  la  force  ou  de  l'efficace  '. 
Comme  il  sent  bien  qu'il  veut  remuer  son  bras,  et  qu'il  ne  voit 
ni  ne  sent  point  en  lui  l'opération  divine:  d'autant  plus  que 
Dieu  est  exact  el  fidèle  a  exécuter  ses  désirs,  d'autant  plus  est- 
il  infidèle  à  reconnaître  ses  bontés. 

IV.  De  même  Dieu  seul,  en  conséquence  des  lois  naturelles 
de  l'union  de  l'esprit  avec  la  liaison,  découvre  à  l'homme  toutes 
les  idées  qui  l'éclairent  et  le  promène  pour  ainsi  dire,  dans  le 
pays  de  la  vérité  où  habite  l'âme,  pour  lui  en  montre:'  l'ordre 
et  les  merveilles.  Mais  comme  la  cause  occasionnelle  de  la  pré- 
sence ou  de  l'éloignement  des  idées  ne  sont  que  les  différents 
désirs  de  nos  volontés,  nous  nous  attribuons  indiscrètement  le 
pouvoir  de  faire  ce  qu'il  n'y  a  que  Dieu  qui  opère  en  nous.  Et 
l'effort  même,  qui  accompagne  notre  attention,  effort  pénible, 
marque  certaine  d'impuissance  etdedependar.ee,  effort  souvent 


1.  Malehranebe  est  revenu  plusieurs  fois,  notamment  dans  les  Entretiens  méta- 
physiques,  v,  G.  sur  ce  caractère  trompeur,  suivant  lui.  de  l'effort.  L'illusion  par 
laquelle  il  se  trompe  lui-même  esl  visible.  Toutes  nos  facultés,  la  mémoire,  l'ima- 
gination, le  lan^a^e.  le  raisonnement,  le  libre  arbitre,  ont  ainsi  un  aspect  négatif, 
marque  de  notre  imperfection,  qu'il  est  toujours  aisé  de  mettre  en  relief.  Ainsi  on 
a  dit  de  nos  jours  :  a  L'effort  suppose  obstacle,  limitation,  et  se  ramène  au  désir  : 
ee  qui  le  constitue,  c'est  la  limite  de  l'être,  c'est  le  non-être.  »  (Fouillée.  Philoso- 
phie de  Platon,  tome  II.  p.  531.)  On  pourrait  dire  de  m^me  que  l'impossib  lité  d'une 
intuition  immédiate  et  complète  esl  ce  qui  «  constitue  »  le  raisonnement.  Ce  sérail 
vrai  en  partie,  mais  en  parti.'  seulement.  Il  faut  voir  ce  qu'il  y  a  de  positif  et. 
comme  on  disait  au  xvn*  siècle,  de  perfection,  dans  cf*  acles  ainsi  arrêtés  et  li- 
mités. 


DEUXIÈME  PARTIE.  — DES  DEVOIRS.  161 

inefficcace,  effort  que  Dieu  nous  fait  sentir  pour  punir  notre 
orgueil  et  nous  faire  mériter  ses  dons  :  cet  effort,  dis-je,  sensible 
et  confus,  nous  persuade  comme  celui  que  nous  faisons  pour 
remuer  les  membres  de  notre  corps,  que  nous  sommes  l'auteur 
des  connaissances  qui  accompagnent  nos  désirs.  Car  comme 
l'opération  de  Dieu  en  nous  l  n'a  rien  de  sensible,  et  que  nous 
avons  sentiment  intérieur  de  notre  propre  attention;  nous  re- 
gardons cette  même  attention  comme  la  cause  véritable  des  ef- 
fets qui  l'accompagnent  ou  qui  la  suivent  avec  une  fidélité  in- 
violable; parla  même  raison  que  nous  attribuons  à  nos  volon- 
tés la  puissance  de' mouvoir  les  corps,  et  aux  objets  les  qualités 
sensibles  dont  nous  sommes  touchés  à  leur  occasion. 

V.  Celui  qui  par  le  mouvement  de  son  corps,  s'approche  ou 
s'éloigne  des  objets  sensibles,  se  sentant  lui-même  frappé  par 
les  corps  qu'il  choque,  croit  bien  qu'il  est  la  cause  du  transport 
de  son  propre  corps,  mais  du  moins  ne  croit-il  pas  donner 
l'être  à  ceux  qui  l'environnent.  Mais  celui,  qui  par  l'application 
de  son  esprit,  quitte,  pour  ainsi  dire,  le  corps  et  s'unit  unique- 
ment à  la  Raison,  il  s'imagine  tirer  de  son  propre  fonds  les  vé- 
rités qu'il  contemple.  Il  croît  donner  l'être  aux  idées  qu'il  dé- 
couvre, et  former  pour  ainsi  dire  de  sa  propre  substance  le 
monde  intelligible  dans  lequel  il  se  perd.  Comme  les  choses 
qu'il  voit  alors  ne  le  touchent  point  ou  ne  frappent  point  ses 
sens,  il  s'imagine  qu'elles  n'ont  point  hors  de  lui  de  réalité  vé- 
ritable. Car  chacun  juge  de  la  réalité  des  êtres,  comme  de  la 
solidité  des  corps,  par  l'impression  qu'ils  font  sur  les  sens. 

VI.  Certainement  l'homme  n'est  point  à  lui-même  sa  sagesse, 
sa  lumière.  Il  y  a  une  Raison  universelle  qui  éclaire  tous  les 
esprits,  une  substance  intelligible  commune  à  toutes  les  intel- 
ligences, substance  immuable,  nécessaire,  éternelle.  Tous  les 
esprits  la  contemplent  sans  s'empêcher  les  uns  les  autres  :  tous 
la  possèdent  sans  se  nuire  les  uns  aux  autres  :  tous  s'en  nour- 
rissent, sans  rien  diminuer  de  son  abondance.  Elle  se  donne  à 
tons,  et  tout  entière  à  chacun  d'eux.  Car  tous  les  esprits  peu- 
vent pour  ainsi  dire  embrasser  une  même  idée  dans  un  même 
temps  et  différents  lieux,  tous  la  posséder  également,  tous  la 
pénétrer  ou  en  être  pénétrés. 

VII.  Deux  hommes  ne  peuvent  pas  se  nourrir  d'un  même 
fruit,  embrasser  le  même  corps  et,  s'ils  sont  éloignés,  entendre 

1.  Var.  Les  doux  mots  :  en  nous,  n'éla'enl  pas  dans  l'édition  de  168  i 


162  TRAITE   DE   MORALE. 

ta  même  voix,  ni  même  souvent  regarder  les  mêmes  objets. 
Toutes  les  créatures  sont  des  êtres  particuliers,  qui  ne  peuvent 
être  un  bien  général  et  commun.  Ceux  qui  possèdent  ces  biens 
particuliers,  en  privent  les  autres,  et  par  là  les  irritent  et  en 
t'ont  des  ennemis  ou  des  envieux  l.  Mais  la  Raison  est  un  bien 
commun,  qui  unit  d'une  amitié  parfaite  et  durable  ceux  qui  la 
possèdent.  Car  c'est  un  bien  qui  ne  se  divise  point  par  la  pos- 
session, qui  ne  s'enferme  point  dans  un  espace,  qui  ne  se  cor- 
rompt point  par  l'usage.  La  vérité  est  indivisible,  immense, 
éternelle,  immuable,  incorruptible:  Numquam  marcescit  sapien- 
tia,  inextinguibile  est  lumen  illius,  dit  l'Ecriture. 

VIII.  Or  cette  sagesse  commune  et  immuable,  cette  Raison 
universelle,  c'est  la  sagesse  de  Dieu  même,  celle  par  laquelle  et 
pour  laquelle  nous  sommes  faits.  Car  Dieu  nous  a  crée-  par  sa 
puissance  pour  nous  unir  à  sa  sagesse,  et  par  elle  nous  faire 
cet  honneur  de  pouvoir  lier  avec  lui  une  société  éternelle, 
avoir  communion  de  pensées  et  de  désirs,  et  par  là  lui  devenir 
semblables  autant  qu'en  est  capable  une  créature.  In  se  perma- 
ii<  us  sapientia  omnia  innovât,  dit  le  sage,  etper  nationet  in  ani- 
mas sanctas  se  transfert,  arnicas  Dei  et  Prophetas  constitua  :  ne- 
minem  enim  diligit  Deus,  nisieum  qui  cum  sapientia  habitat*.  La 
sagesse,  quoique  immuable  en  elle-même,  renouvelle  toutes 
choses.  C'est  elle  qui  nous  rend  amis  de  Dieu  :  parce  que  Dieu 
n'aime  que  celui  qui  habite  avec  la  sagesse.  Car  enfin  nous 
n'avons  de  société  avec  lui  que  par  son  Fils,  son  Verbe,  la  Rai- 
son universelle  des  intelligences,  incarnée  dans  le  temps  et 
rendue  visible  pour  éclairer  des  esprits  grossiers  et  charnels, 
et  les  conduire  par  leurs  sens,  par  une  autorité  sensible,  jusqu'à 
l'intelligence  de  la  vérité  5,  mais  toujours  Raison,  toujours  sa- 
gesse, toujours  lumière  et  vérité.  Car  celui  qui  renonce  à  la 
liaison  universelle,  renonce  à  l'auteur  de  la  foi,  qui  est  la  Rai- 
son même  rendue  sensible  et  proportionnée  à  la  faiblesse  des 
hommes,  qui  n'écoutent  que  leurs  sens.  Rien  sans  doute  n'est 
plus  conforme  à  la  Raison  que  ce  que  la  foi  nous  enseigne  : 
plus  on  y  pense,  plus  on  s'en  convainc,  pourvu  que  la  foi  con- 
duise toutes  les  démarches  de  l'esprit,  et  que  l'imagination  ne 

1.  N'y  aurait-il  pas  là  une  réminiscence  de  la  théorie  de  Hobbes,  peut-être  même 
une  allusion  réfléchie?  Malebraaeae  devait  tendre  à  croire,  comme  Pascal,  que 
cette  théorie  pouvait  être  vraie  de  la  nature  déchue  et  abandonnée  à  elle-même. 
'  2.  Sap.  \n.  27,  88.    M 

J.  Var.  Les  mots  :  de  la  vérité,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 


DEUXIÈME  PARTIE.  — DES  DEVOIRS.  {63 

vienne  point  à  la  traverse  dissiper  par  de  vains  fantômes  ou 
des  pensées  humaines,  la  lumière  que  cette  même  f-_i  répand  en 
nous. 

IX.  Pour  reconnaître  donc  nos  devoirs  envers  Dieu,  comme 
sagesse  ou  Raison  universelle  des  intelligences,  il  ne  suflit  pas 
d'être  convaincu  en  toutes  manières  de  l'union  de  l'esprit  avec 
Dieu,  il  faut  encore  examiner  avec  soin  les  lois  de  l'union  de 
l'âme  et  du  corps  :  parce  que  nous  sommes  tellement  situés 
entre  Dieu  et  les  corps,  que  plus  l'union  de  l'esprit  et  du  corps 
s'augmente  et  se  fortifie,  plus  l'union  de  l'esprit  avec  Dieu  s'af- 
faiblit et  diminue;  et  au  contraire  moins  le  corps  agit  sur  l'es- 
prit, plus  l'esprit  consulte  librement  la  Vérité  intérieure.  Je 
n'expliquerai  point  ici  en  particulier  quelles  sont  les  lois  de  l'u- 
nion et  de  l'esprit  et  du  corps,  on  doit  s'en  être  instruit  ailleurs. 
Qu'on  se  souvienne  du  moins  en  général,  que  nos  sentiments 
répandent  notre  âme  dans  notre  corps,  et  la  rendent  attentive 
à  ses  besoins  :  et  que  notre  imagination  et  nos  passions  la  ré- 
pandent dans  tous  ceux  qui  nous  environnent  :  que  le  corps 
ne  parle  jamais  à  (l'esprit  que  pour  le  corps,  et  qu'il  nous  tire 
insolemment  de  la  présence  de  notre  maître  intérieur,  qui  ne 
nous  parle  jamais  que  pour  le  bien  ou  la  perfection  de  notre 
être  :  en  un  mot  que  notre  union  avec  la  Raison  est  maintenant 
si  faible  et  si  délicate,  que  le  moindre  sentiment  qui  nous 
frappe,  la  rompt  actuellement,  quelque  effort  que  nous  fassions 
pour  rentrer  en  nous-mêmes  et  retenir  nos  idées  qui  se  dissi- 
pent. 

X.  Jugements  qu'on  doit  former  en  ï honneur  de  la  Raison  uni- 
verselle. 

1°  11  n'y  a  point  plusieurs  sagesses,  ou  plusieurs  Raisons. 

*2o  L'homme  n'est  pas  à  lui-même,  ni  a  nul  autre,  sa  sagesse 
et  sa  lumière,  ni  nulle  intelligence  à  aucune  autre. 

'■*><>  Dieu  par  sa  puissance  est  la  cause  de  nos  perceptions  ou  de 
nos  connaissances  claires,  en  conséquence  de  nos  désirs  ou  de 
notre  attention.  Mais  c'est  uniquement  la  substance  intelligible 
et  commune  de  la  vérité  qui  en  est  la  forme,  l'idée,  l'objet  im- 
médiat. L'esprit  séparé  de  la  Raison  ne  peut  connaître  aucune 
vérité.  Il  peut  bien  par  l'action  de  Dieu  sur  lui  sentir  sa  dou- 
leur, son  plaisir  ],  et  toutes  les  autres  modifications  particu- 
lières dont  sa  substance  est  capable  :  mais  il  ne  peut  connaître 

1.  Var,  L'édition  de  1GS4  ajoutail  ici  :  sa  perception. 


164  TRAITÉ  DE  MORALE. 

en  lui-même  des  vérités  communes  a  tous  les  esprits.  Car 
l'homme  qui  dépend  de  la  puissant  de  D ieu  pour  être  heureux 
et  puissant,  doit  encore  être  uni  à  sa  sagesse  pour  devenir  rai- 
sonnable, sage,  juste,  parfait  en  imites  manières. 

i  Nous  ne  tirons  dune  point  des  objets  les  idées  que  nous  en 
avons. 

Les  hommes  que  nous  appelons  nos  maîtres,  ne  sont  donc 
que  des  moniteurs  '. 

60  Et  lorsque  nous  rentrons  en  nous-mêmes,  pour  découvrir 
quelque  vérité  que  ce  soit,  ce  n'est  pas  nous  qui  nous  répon- 
dons, mais  c'est  I»'  maître  intérieur  qui  habite  en  nous,  celui 
qui  préside  immédiatement  à  tous  les  esprits,  et  leur  rend  à 
tous  les  mêmes  réponses  3. 

XI.  Tout  cela  se  réduil  à  cette  proposition  générale  de  Jésus- 
Christ,  que  nous  n'avons  qu'un  Maître,  Jésus-Christ  lui-même, 
qui  nous  éclaire  par  l'évidence  de  ses  lumières,  quand  nous 
rentrons  en  nous-mêmes;  el  qui  nous  instruit  sûrement  par  la 
fois,  lorsque  nous  consultons  l'autorité  visible  et  infaillible  de 
l'Eglise,  qui  conserve  le  sacré  dépôt  de  sa  parole  «'ente  ou  non 
écrite. 

XII.  De  ce  grand  principe  naissent  les  devoirs  qui  suivent. 
1<>   Ne  point  tirer  vanité  de  ses  connaissances,  mais  en  re- 
mercier humblement  celui  qui  en  est  le  principe  et  l'auteur. 

•J-  Rentrer  en  soi-même  autant  qu'on  le  peut  :  écouter  plus 
volontiers  la  liaison,  que  les  hommes. 

:i   Ne  se  rendre  qu'à  l'évidence,  et  a  l'autorité  infaillible  4. 

i  Lorsque  les  bommes  parlent,  ne  pas  manquer  de  confron- 
ter ce  qu'ils  disent  a  nos  oreilles,  avec  ce  que  la  lia  son  répond 
à  notre  esprit  :  ne  les  croire  jamais  que  sur  des  faits,  et  encore 
comme  par  provision. 

.'i"  Ne  leur  parler  jamais,  du  moins  avec  un  air  de  confiance, 
avant  que  la  liaison  nous  ait  parlé  à  nous-mêmes  par  son  évi- 
dence. 

6°  Leur  parler  toujours  en  moniteurs,  el  non  en  maîtres  :  les 

1.  [die  souvent  développée  par  Malebranche.  Voyez  particulièrement  Médita- 
tions chrétiennes,  II,  1T). 

•i.  Var.  Kt  lorsque  nous  rentrons  pnnous-m'me«.  nous  ne  nous  répondons  pas, 
mai-  le  maître  intérieur...    1684. 

.'..  fei,  l'édition  de  1684  donnait  la  noie  marginale  suivante  :  Vos  autem  nolite 
voeari  Rabbi  :  unus  est  enim  Magister  oester,  xxiii,  8.  —  Voyez  le  livre  de  saint  Au- 
gustin, De  rnayistrn. 

A.  Var.  L'édition  d.-  1684  ajoutai!  :  De  l'Église. 


DEUXIEME  PARTIE.  —  DES  DEVOIRS.  I6o 

interroger  souvent,  et  par  diverses  manières  les  mener  insensi- 
blement an  Maître,  à  la  Raison  universelle,  en  les  obligeant  de 
rentrer  en  eux-mêmes.  On  ne  les  instruit  que  par  cette  voie. 

7°  Ne  disputer  jamais  pour  disputer:  et  ne  proposer  môme 
jamais  la  vérité  aux  autres,  lorsque  la  compagnie,  la  passion, 
ou  quelque  autre  raison  fait  assez  connaître  qu'on  ne  rentrera 
pas  en  soi-même  pour  écouter  la  décision  du  juste  juge. 

80  Ne  consulter  la  Raison  que  sur  des  sujets  dignes  d'elle,  et 
qui  nous  soient  utiles,  soit  pour  nous  porter  au  bien  ou  pour 
nous  unir  à  la  vérité;  soit  pour  nous  régler  le  cœur  ou  pour 
acquérir  quelque  force  et  1  quelque  liberté  d'esprit. 

9°  Ne  conserver  chèrement  dans  sa  mémoire,  autant  que 
cela  se  peut,  que  des  principes  certains  et  féconds  en  consé- 
quences, que  des  vérités  nécessaires,  que  les  réponses  précieu- 
ses de  la  vérité  intérieure. 

10«  Négliger  ordinairement  les  faits,  ceux-là  principalement 
qui  n'ont  point  de  règle  certaine  2,  tels  que  sont  les  actions 
des  hommes  :  cela  n'éclaire  point  l'esprit,  et  corrompt  souvent 
le  cœur  3. 

il»  Notre  loi  inviolable  c'est  l'Ordre  :  ce  n'est  point  la  cou- 
tume, souvent  opposée  à  l'Ordre  et  à  la  Raison  *.  Suivre 
l'exemple  sans  le  confronter  avec  l'Ordre,  c'est  agir  en  bête,  et 
uniquement  par  machine.  Encore  vaut-il  mieux,  ce  qui  ne 
vaut  rien  du  tout,  faire  sa  loi  de  son  plaisir,  que  d'obéir  sotte- 
ment k  de  méchantes  et  fâcheuses  coutumes.  Il  faut  que  notre 
vie  ou  notre  conduite  rende  honneur  à  notre  Raison,  et  soit 
digne  des  grandes  qualités  que  nous  portons. 

12°  Mépriser  la  délicatesse,  la  beauté,  la  force  même  de  l'i- 
magination et  toutes  les  études  qui  cultivent  cette  partie  de 
nous-mêmes  qui  nous  rend  si  estimables  et  si  agréables  aux 
yeux  du  monde.  Une  imagination  trop  délicate  ou  trop  ins- 
truite ne  se  soumet  pas  volontiers  à  la  Raison.  C'est  toujours  le 
corps  qui  parle  par  l'imagination:  et  lorsque  le  corps  parle, 
c'est  une  nécessité  malheureuse,  il  faut  que  la  Raison  se  taise 
ou  soit  négligée. 


1.  Var.  Ou.  (1684.) 

2.  Var.  De  règles  certaines.  (1684. 

3.  Comparez  les  phrases  de  Descartes   sur  l'histoire,  dans  la  lre  partie  du  Dis- 
cours de  la  méthode. 

4.  Malebranche  n'admet  pas.  comme  Déscartes,  une  morale  provisoire,  s'en  rap- 
portant à  la  coutume  tant  que  la  science  certaine  n'est  pas  fondée. 


[66  TRAITÉ   DE   M  ORALE. 

i:t"  Pour  se  fortifier  dans  ce  mépris,  il  faut  souvent  et  avec 
unejapplication  particulière,  comparer  à  la  lumière  intérieure 

ce  qui  brille  à  l'imagination,  afin  de  faire  évanouir  l'éclat  trom- 
peur et  charmant  dentelle  couvre  ses  folles  pensées  :  il  ne  faut 
presque  jamais  avoir  égard  aux  manières  dont  on  se  paie  dans 
Je  monde. 

I4«  Fermer  avec  soin  les  avenues  par  lesquelles  l'âme  sort  de 
la  présence  de  son  Dieu  et  se  répand  dans  les  créatures.  In 
esprit  dissipé  sans  cesse  par  l'action  des  objets  sensibles  ne  peut 
rendre  ;'i  la  Raison  le  respect  et  l'assiduité  qui  lui  sont  t\\\>. 
C'est  mépriser  la  Raison  que  de  donner  à  ses  sens  toute  li- 
berté. 

I."»"  Aimer  ardemment  la  vérité,  la  sagesse,  la  Raison  uni  — 
verselle.  Regarder  comme  un  grain  de  sable  par  rapport  à  elle, 
tout  l'or  du  Pérou.  Onmc  aurum  in  comparatione  illius  arena  est 
exiçua  ',  dit  le  Sage.  La  prier  sans  cesse  par  son  attention  -':  faire 
son  plaisir  de  la  consulter,  d'entendre  ses  réponses,  de  lui  obéir, 
comme  elle  fait  elle-même  -  s  -/■  licés  de  converser  parmi  nous  ;, 
et  toujours  au  milieu  de  nous. 

1 .  Sap.  vu,        N  arginale  de  M. 

2.  On  se  rappelle  la  définition  donnée  ;ilu*  Ii.mii,  Ire  partie  v.  i.  L'attention  de 
l'esprit  t'-i  une  prière  naturelle  par  laquelle  nous  obtenons  que  ia  Raison  noua 
éclain 

.  lxxxiii,  1.    / •'. 


CHAPITRE    QUATRIÈME. 


Des  devoirs  dus  à  l'amour  Divin.  Notre  volonté  n'est  qu'une  impres- 
sion continuelle  de  l'amour  que  Dieu  se  porte  à  lui-même,  qui  seul 
est  le  bien  véritable.  On  ne  peut  aimer  le  mal,  mais  on  peut  pren- 
dre pour  un  mal  ce  qui  n'est  ni  bien  ni  mal.  De  même  ou  ne  peut 
haïr  le  bien,  mais  le  vrai  bien  •  est  effectivement  le  mal  des  mé- 
chants ou  la  cause  véritable  de  leurs  misères.  Afin  que  Dieu  soit 
bon  à  notre  égard,  il  faut  que  notre  amour  soit  semblable  au  sien 
ou  toujours  soumis  à  la  loi  Divine.  Mouvements  ou  devoirs. 


I.  Nous  dépendons  de  la  puissance  de  Dieu,  et  nous  ne  fai- 
sons rien  que  par  son  efficace  :  nous  sommes  unis  à  sa  sagesse. 
et  nous  ne  connaissons  rien  que  par  sa  lumière  :  mais  nous 
sommes  encore  tellement  animés  par  son  amour,  que  nous  ne 
sommes  capables  d'aimer  aucun  bien  que  par  l'impression  con- 
tinuelle de  l  amour  qu'il  se  porte  à  lui-même.  C'est  ce  qu'il  faut 
maintenant  expliquer  pour  marquer  en  général  nos  devoirs 
envers  Dieu. 

II.  Certainement  Dieu  ne  peut  agir  que  pour  lui-môme  :  il 
n'a  point  d'autre  motif  que  son  amour-propre  :  il  ne  peut  vou- 
loir 2  que  par  sa  volonté:  et  sa  volonté  n'est  point,  comme  en 
nous,  une  impression  qui  lui  vienne  d'ailleurs  et  qui  le  porte 
ailleurs.  Comme  il  est  à  lui-même  son  bien,  son  amour  ne  peut 
être  qu'amour-propre  :  sa  fin  c'est  lui-même,  et  ne  peut  être 
que  lui-même.  Ainsi  Dieu  ne  donne  point  aux  esprits  un  amour 
qui  tende  où  ne  tend  pas  le  sien  :  puisque  l'amour  du  bien  dans 

1.  Var.  Mais  c'est  que  le  vrai  bien...  (1684.) 

2.  Var.  Dieu  ne  peut  vouloir.  (1684.) 


168  TRAITE   DE   MORALE. 

les  esprits  n'est  produit  que  par  la  volonté  de  Dieu,  laquelle 
n'est  autre  ehose  que  l'amour  qu'il  se  porte  à  lui-même.  L'a- 
mour en  Dieu  ne  doit  tendre  que  vers  lui.  car  Dieu  se  suflit  à 
lui-même.  Mais  l'amour  des  créatures  ne  doit  point  s'arrêter 
aux  créatures,  il  doit  tendre  uniquement  à  Dieu  '.  Car  il  n'y 
a  point  "2  deux  ou  plusieurs  biens  véritables  :  il  n'y  en  a  qu'un 
seul,  puisqu'il  n'\  a  s  qu'une  eause  véritable.  Il  n'y  a  donc 
que  Dieu  d'aimable,  j'entends  d'un  amour  d'union.  Ainsi, 
comme  Dieu  ne  peut  pas  vouloir  qu'on  aune  ce  qui  n'est  point 
amiable  ni  qu'on  n'aime  pas  ce  qui  est  aimable,  supposé  qu'on 
soit  capable  damier,  c'est  une  nécessité  que  noire  amour  ve- 
nant de  Dieu,  tende'  uniquement  vers  lui,  et  se  rapporte  à  lui 
dans  la  première  institution  de  la  nature. 

III.  Dieu  créant  donc  les  esprits,  et  voulant  les  rendre  heu- 
reux, il  leur  imprime  sans  cesse  l'amour  du  bien  :  et  comme  il 
n'agît  que  pour  lui,  et  que  le  bien  n'est  et  ne  peut  être  qu'en 
lui,  cet  amour  naturel  du  bien  ne  les  porte  par  lui-même  que 
ver-  Dieu  :  car  cet  amour  est  semblable  a  celui  que  Dieu  se 
porte  à  lui-même.  Cet  amour  aussi  est  invincible,  puisque  c'est 
une  impression  puissante  et  continuelle  de  l'amour  Divin;  et  il 
n'est  point  dillérent  de  notre  volonté,  puisque  ce  n'est  que  par 
les  différentes  déterminations  de  cet  amour  que  nous  pouvons 
aimer  tous  les  objets  qui  ont  l'apparence  du  bien4. 

IV.  De  la  il  est  clairque  nous  ne  pouvons  point  aimer  le  mal, 
et  que  nous  n'avons  point  pour  cela  de  mouvement.  Néanmoins 
nous  pouvons  par  erreur  prendre  le  mal  pour  le  bien,  et  aimer 
alors  le  mal  par  choix  5,  en  aimant  le  bien  d'un  amour  natu- 
rel. Nous  pouvons0  aimer  le  mal,  ou  plutôt  ce  qui  n'eM  ni  bien 
ni  mal,  par  un  abus  abominable  du  bon  amour,  que  Dieu  im- 
prime sans  cesse  en  nous,  pour  se  faire  aimer  de  nous,  comme 
étant  seul  noire  bien  ou  capable  de  nous  rendre  heureux.  Car 
nous  devons  surtout  prendre  garde  que  toutes  les  créatures, 
quoique  parfaites  ou  bonnes  en  elles-mêmes,  ne  sont  ui  bonnes 

1.  Var.  Ces  deux  phrases,  depuis  :  L'amour  eu  Dieu,  n'étaieni  pas  dans  ['édition 
de  1684 

2.  Var.  Mais  de  plus  il  n'y  a  point...    1684. 

3.  Var.  Car  il  n'y  a.    I 

4.  Voyez  dans  la  Recherche  de  lu  vérité,  le  4e  livre  <ks  Inclinations,  eh.  i  et  n. 

5.  Var.  Et  aimer  alors  le  mal  en  aimant  le  bien;  aimer  le  mal  par  choix,  en  ai- 
mant le  bien...    l-ix  i. 

0.  Var.  Dans  l'édition  de  1684,  les  mois  :  nous  ponçons,  manquaient,  et  la  même 
phrase  se  continuait. 


DEUXIEME   PARTIE.  —DES   DEVOIRS.  I  b'J 

ni  mauvaises  par  rapport  à  nous,  puisqu'elles  n'ont  point  vé- 
ritablement la  puissance  de  nous  faire  ni  bien  ni  mal.  Comme 
elles  sont  causes  occasionnelles  du  bien  ou  du  mal,  du  plaisir 
ou  de  la  douleur,  nous  pouvons  nous  y  unir  uu  nous  en  sépa- 
rer par  le  mouvement  de  notre  corps  :  mais  nous  ne  pouvons 
raisonnablement  ni  les  aimer  ni  les  craindre,  parce  que  tout 
mouvement  qui  ne  tend  point  vers  Dieu,  qui  en  est  le  principe 
et  la  lin,  est  déréglé,  et  mérite  d'être  puni  s'il  est  libre. 

V.  Il  est  clair  aussi  que  nous  ne  pouvons  pas  haïr  le  bien, 
puisque,  voulant  invinciblement  être  heureux,  nous  ne  pouvons 
pas  nous  séparer  de  celui  qui  nous  rend  heureux.  Néanmoins 
nous  pouvons  par  erreur  prendre  le  bien  pour  le  mal,  et  alors 
haïr  le  bien  par  la  haine  que  nous  avons  pour  le  mal.  Mais 
cette  haine  dans  le  fond  n'est  qu'un  mouvement  d'amour.  Nous 
ne  fuyons  le  mal  que  par  le  mouvement  d'amour  que  nous 
avons  pour  le  bien.  Car,  Dieu  nous  ayant  faits  pour  être  heu- 
reux eu  l'aimant,  il  ne  nous  a  pas  donné  de  mouvement  pour 
nous  séparer  de  lui,  mais  pour  nous  unir  à  lui.  Les  pécheurs 
ou  les  damnés  haïssent  Dieu  d'une  haine  invincible  et  irrécon- 
ciliable, mais  c'est  par  l'amour  même  que  Dieu  leur  a  donné 
pour  l'aimer.  Car  Dieu  n'étant  plus  leur  bien,  mais  leur  mal, 
ou  la  cause  de  leurs  supplices,  selon  ces  paroles  de  l'Ecriture  : 
Curn  electo  electus  eris,  et  cum  peroerso  perverteris  '  ;  ils  le  haïssent 
par  le  mouvement  invincible  que  Dieu,  toujours  immuable 
dans  sa  conduite,  leur  donne  pour  le  bonheur. 

VI.  Pour  bien  comprendre  cela,  il  suffit  d'observer  que  c'est 
le  plaisir  actuel  qui  rend  actuellement  et  formellement  heu- 
reux, et  la  douleur  malheureux.  Or,  un  damné  sent  la  dou- 
leur, un  pécheur  endurci  la  craint.  Le  damné  connaît  que 
Dieu  seul  en  est  la  cause  véritable,  le  pécheur  le  croit,  ou  du 
moins  il  l'appréhende  -.  Il  faut  donc,  par  le  désir  même  qu'ils 
ont  d'être  heureux,  qu'ils  abusent  l'un  et  l'autre  du  mouvement 
que  Dieu  leur  donne  pour  les  unir  à  lui,  et  qu'ils  s'en  sépa- 
rent :  puisque,  plus  ils  sont  unis  à  Dieu,  plus  Dieu  agit  en  eux, 
plus  aussi  éprouvent-ils  qu'ils  sont  malheureux.  Les  bienheu- 
reux au  contraire,  et  par  une  raison  semblable,  ne  peuvent 
cesser  d'aimer  Dieu.   Et  ceux  qui  ont  accès  auprès  de  Dieu, 


1.  P-.  xvii.  27.  (Note  marginale  de  M. 

2.  Var.  Le  damné  connaît  que  Dieu  seul  en  est  la  cause  :  le  pécheur  le  croit 
(1684.)  L'édition  de  1697  ne  contient  pas  non  plus  :  ou  du  moins  il  l'appréhende. 

10 


170  TRAITE   DE   MORALE. 

ceux  qui  espèrent  de  trouver  en  lui  leur  bonheur,  les  pécheurs, 
qui  par  la  foi  en  Jésus-Christ  ont  espérance  de  retour  et  de 
grâce,  peuvent  par  le  désir  invincible  de  leur  bonheur,  aimer 
et  craindre  Dieu.  C'est  là  l'état  où  nous  sommes  réduits  en 
cette  vie. 

vu.  Or.  afin  que  l'amour  naturel  que  Dieu  imprime  sans 
en  nous,  demeure  amour  et  ne  se  change  point  en  haine: 
afin  que  l'amour  du  bonheur  nous  rende  heureux,  qu'il  nous 
porte  et  nous  unisse  à  Dieu,  au  lieu  de  nous  en  séparer:  en 
un  mot  alin  que  Dieu  soit  ou  demeure  bien  à  notre  égard,  et 
ne  devienne  point  un  mal.  il  faut  que  notre  amour  soit  tou- 
jours conforme  ou  semblable  à  l'amour  Divin  :  il  faut  que  nous 
aimions  la  perfection,  aussi  bien  que  la  félicité!  Il  faut  que 
nous  demeurions  unis  à  la  sagesse  de  Dieu,  aussi  bien  qu'à  sa 
puissance.  Car  Dieu  en  créant  L'homme,  lui  a  donné,  dans  l'a- 
mour du  bien,  et  par  l'impression  de  l'amour  qu'il  se  porte  à 
lui-même,  comme  deux  amours,  celui  de  la  félicité  et  celui  de 
la  perfection.  Par  l'amour  de  la  félicité  il  l'a  uni  à  sa  puissance, 
qui  seule  peut  le  rendre  heureux:  et  par  l'amour  de  la  perfec- 
tion il  l'a  uni  à  sa  sagesse,  qui  seule  le  peut  rendre  parfait  et 
qui  doit  le  conduire  '  comme  sa  loi  inviolable.  Dieu  est  pour 
ainsi  dire,  divinement  animé  de  ces  deux  amours,  ils  sont  in- 
séparables en  lui,  et  ils  ne  peuvent  se  séparer  en  nous,  sans 
nous  perdre  entièrement.  Car  la  puissance  de  Dieu  est  sage  et 
juste:  sa  sagesse  est  toute-puissante:  et  celui  qui  prétend  con- 
server en  lui  l'amour  de  sa  félicité  sans  celui  de  sa  perfection, 
s'unir  à  la  puissance  pour  être  heureux,  sans  se  former  sur  la 

-  ss  pour  être  parfait,  corrompt  cet  amour  de  la  félicite  qui 
ne  servira  ■  qu'à  le  rendre  éternellement  malheureux.  Car  l'a- 
mour de  Dieu  sur  toutes  choses  en  tant  que  puissant,  en  tant 
que  cause  unique  de  notre  félicité,  n'est  pas  précisément  ce 
qui  nous  justifie.  C'est  l'amour  de  Dieu,  en  tant  que  vérité  et 
justice,  c'est  l'amour  de  l'ordre  immuable,  l'amour  de  la  loi 
Divine.  On  ne  peut  plaire  à  Dieu,  si  l'on  ne  veut,  si  l'on  n'aime 
ce  qu'il  veut  et  ce  qu'il  aime.  L'ordre  immuable  qui  est  la  Loi 
de  toutes  les  volontés  Divines,  doit  donc  être  aussi  la  nôtre  5. 

1.  Var.  A  sa  sagesse,  qui  seule  doit  le  conduire...  (1684.) 

2.  Var.  Et  celui  qui  prétend  conserver  en  lui  l'amour  de  la  félicité,  sans  celai  de, 
la  perfection,  l'amour  de  la  sagesse,  de  la  justice,  de  l'ordre  immuable;  cet  amour 
de  la  félicite  ne  servira...    1684. 

3.  Var.  Les  quatre  dernières  phrases,  depuis  les  mots  :  Car  l'amour  de  Dieu  sur 
toutes  choses...,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684. 


DEUXIÈME  PARTIE.  — DES  DEVOIRS.  171 

Dieu  par  sa  puissance  ne  fera  pas  le  bien  des  hommes,  mais 
leur  mal,  si  par  sa  sagesse  il  n'est  point  leur  loi  un  le  principe 
de  leur  réformation  intérieure.  Car  le  bonheur  est  une  récom- 
pense. lJour  le  posséder,  il  ne  suffit  pas  de  le  désirer,  il  faut  le 
mériter  :  et  l'on  ne  peut  le  mériter,  si  l'on  ne  règle  les  mouve- 
ments de  son  eo'iir  sur  la  lui  inviolable  de  toutes  les  intelli- 
gences, sur  celui  sur  lequel  l'homme  a  été  formé  et  sur  lequel 
il  doit  être  réformé.  En  un  mot  l'amour  de  l'ordre  immuable 
de  la  justice  doit  toujours  être  joint  k  l'amour  d'union,  qui  se 
rapporte  k  la  puissance  de  Dieu  l,  afin  que  notre  amour  étant 
semblable  à  l'amour  Divin,  il  nous  conduise  à  toute  la  félicité 
et  k  toute  la  perfection  dont  nous  sommes  capables. 

VIII.  Car  il  faut  observer  que  dans  l'état  où  nous  sommes 
maintenant,  il  arrive  souvent  que  notre  bonheur  et  notre  per- 
fection se  combattent,  et  qu'il  est  nécessaire  de  prendre  parti: 
ou  de  sacrifier  sa  perfection  à  son  bonheur,  ou  son  bonheur  à 
sa  pertection:  ou  l'amour  de  l'ordre  à  son  plaisir,  ou  son  plai- 
sir k  l'amour  de  l'ordre.  Or,  quand  on  sacrifie  son  bonheur  à 
sa  perfection,  son  plaisir  à  l'amour  de  l'ordre,  on  mérite.  Car 
on  obéit  à  la  Loi  Divine,  k  ses  propies  dépens,  et  par  là  on 
prononce  hautement  que  Dieu  est  juste  et  puissant:  jugement 
conforme  k  celui  que  Dieu  porte  de  lui-même.  Car  nos  actions 
ne  sont  méritoires  que  lorsqu'elles  expriment  les  jugements 
que  Dieu  porte  de  ses  attributs  l.  On  abandonne  k  Dieu  ce  qui 
dépend  uniquement  de  lui,  notre  félicité,  et  par  cette  soumis- 
sion on  rend  honneur  k  sa  puissance.  Il  dépend  3  en  partie  de 
nous  d'obéir  a  la  Loi  Divine;  et  il  n'en  dépend  nullement  de 
jouir  du  bonheur.  Ainsi,  nous  devons  remettre  entre  les  mains 
de  Dieu  notre  propre  félicité,  et  nous  appliquer  uniquement  k 
noire  perfection:  faisant  cet  honneur  k  Dieu  de  le  croire  k  sa 
parole  *,  de  se  confier  a  sa  justice  et  k  sa  bouté,  et  de  vivre 
contents  par  la  foi  dans  la  fermelé  de  notre  espérance;  selon 


1.  War.  En  un  mot,  l'amour  de  conformité,  qui  se  rapporte  à  l'ordre  immuable, 
à  la  sagesse  de  Dieu,  doit  toujours  être  joint  à  l'amour  d'union,  qui  se  rapporte  à 
sa  puissance.  (1684.) 

'I.  Var.  Après  les  n  ots  :  à  ses  propres  dépens,  le  texte  de  l'édition  de  1684  était 
ainsi  rédigé  :  Et  par  là  ou  rend  honneur  à  la  sagesse  de  Dieu,  à  la  Raison  univer- 
selle; on  abandonne  à  Dieu... 

3.  Var.  Car  il  dépend.  (1684. 

4.  Comparez  plus  haul  1^  partie,  i,  18.  ■■  Faisant  cet  honneur  à  la  Raison  de  la 
croire  sur  parole  ei  de  se  consoler  sur  ses  promesses. 


172  TRAITÉ   DE   MORALE. 

ces  paroles:  Justus  meus  ex  fuie  vieil  *.  Dieu  est  certainement 
juste  et  fidèle  :  il  nous  donnera  tout  le  bonheur  que  nous  au- 
rons mérité;  notre  patience  ne  sera  point  infructueuse.  Mais 
quelque  grand  que  soit  notre  disir  et  notre  application  à  la  re- 
cherche de  notre  bonheur,  il  ne  sera  2  point  cause  que  Dieu 
nous  en  fasse  jouir,  sans  l'avoir  mérite.  Ce  désir  excessif  nous 
en  rendra  peut-être  indignes  3,  selon  ces  paroles  admirables  de 
Jésus-Christ  :  Si  quelqu'un  veut  me  suivre,  qu'il  renonce  à  lui- 
.  qu'U  se  charge  de  sa  croix  et  vienne  avec  moi,  car  '■■■lui 
qui  se  voudra  sauver  se  p<  rdra  ;  et  celui  qui  se  p<  rdra  pour  l'amour 
de  moi,  se  sauvera  \ 

IX.  Or,  cette  contrariété  qui  se  trouve  maintenant  entre 
aolre  bonheur  et  notre  perfection,  vient  de  l'union  de  L'esprit 
et  du  corps,  qui  s'est  changée  en  dépendance,  en  punition  du 
péché.  Car  ce  sont  les  ébranlements  involontaires  des  libres  de 
la  partie  principale  du  cerveau  qui  sont  les  causes  occasion- 
nelles de  nos  sentiments  agréables  ou  pénibles,  et  par  consé- 
quent de  notre  bonheur  ou  de  notre  malheur  présent  '*.  Le  corps 
auquel  nous  sommes  unis  n'a  pas  les  mêmes  intérêts  que  la 
Raison.  Il  a  ses  besoins  particuliers:  il  les  demande  avec  hau- 
teur, et  il  maltraite  l'âme  qui  les  lui  refuse.  Et  la  raison  au 
contraire  ne  fait  que  des  menaces  et  des  reproches,  qui  ne  sont 
point  ni  si  vifs,  ni  si  pressants  que  le  plaisir  et  que  la  douleur 
actuelle.  Ainsi,  il  faut  se  résoudre  généreusement  à  être  mal- 
heureux en  cette  vie  pour  conserver  sa  perfection  et  sa  justice: 
et  sacrifier  son  corps,  ou  plutôt  sou  bonheur  actuel,  pour  de- 
meurer inséparablement  uni  à  la  raison,  et  soumis  a  la  Loi  Di- 
vine :  content  de  l'avant-goût  des  vrais  biens  et  ferme  dans 
l'espérance  que  cette  même  loi  Divine,  cette  même  Raison  in- 
carnée, sacrifiée,  glorifiée  dans  notre  nature,  ou  notre  nature 
en  elle,  saura  bien  nous  rendre  tout  ce  que  nous  aurons  perdu 
pour  lui  obéir. 

X.  Ce  principe  6  que  notre  volonté,  ou  le  mouvement  natu- 
rel et  nécessaire  de  notre  amour  n'est  qu'une  impression  conti- 
nuelle de  l'amour  de  Dieu,  qui  nous  unit  à  sa  puissance  pour 

1.  Eeh.  x.  38.    Note  marginale  de  M. 

2.  Var.  Cela  ne  sera.     [684. 

.'»  Var.  Peut-être  un  jour  indignes. 

i.  Math,  xvi,  24.  C'est  |p,  texte  latin  qni  était  cité  dans  l'édition  de  1684. 

.").  Var.  De  notre  bonheur  ou  <le  notre  malheur.    1684. 

6.  Var.  Cette  perception  claire.  (1684. 


DEUXIEME   PARTIE.  -  DES  DEVOIRS.  173 

nous  conduire  à  sasagesse  oa  nous  conformera  sa  loi f,  est  fécond 
en  conséquences;  en  voici   quelques-unes  des  plus  générales  2. 

1°  Tout  mouvement  d'amour  qui  ne  tend  point  vers  Dieu 
est  inutile  et  vain;  car  lès  créatures  sont  impuissantes.  Mais  de 
plus,  il  conduit  au  mal  ou  fait  de  la  cause  de  notre  bien  celle 
de  notre  mal.  Ainsi,  tout  plaisir  qui  ne  vient  à  l'âme  que  par 
le  corps  est  trompeur,  puisqu'il  détermine  vers  les  corps,  sub- 
stances ineflicaces,  le  mouvement  naturel  de  notre  amour  pour 
Dieu.  Le  voluptueux  se  trompe.  La  nature,  qu'il  fait  injuste- 
ment servir  à  ses  désirs,  n'est  point  une  nature  aveugle  dont 
on  puisse  abuser  impunément  3. 

2°  Tout  mouvement  d'amour  qui  n'est  point  conforme  à 
Tordre  immuable,  qui  est  la  loi  inviolable  des  créatures  et 
même  du  Créateur,  est  déréglé;  et  Dieu  étant  juste,  ce  mouve- 
ment l'obligera  tôt  ou  tard  a  devenir  i  notre  mal  ou  la  cause 
de  notre  misère. 

3°  On  ne  peut  s'unir  à  Dieu  comme  à  son  bien,  si  on  ne  se 
conforme  à  Dieu  comme  à  sa  loi.  Et  la  converse  3  est  vraie  : 
On  ne  peut  se  conformer  à  la  loi  Divine,  et  par  cette  conformité 
devenir  parfait,  sans  s'unir  a  sa  puissance,  et  par  cette  raison 
devenir  heureux,  car  Dieu  est  essentiellement  juste  6. 

XI.  Cette  vérité  peut  encore  s'exprimer  ainsi,  selon  l'analogie 
de  la  foi.  Nous  n'avons  accès  auprès  de  Dieu,  société  avec  Dieu, 
part  à  la  félicité  de  Dieu,  que  par  la  Raison  universelle,  la  sa- 
gesse éternelle,  le  Verbe  divin  qui  s'est  fait  chair,  à  cause  que 
l'homme  est  devenu  charnel,  et  par  sa  chair  s'est  fait  victime, 
à  cause  que  l'homme  est  devenu  pécheur,  et  par  le  sacrifice 
de  sa  victime,  s'est  fait  médiateur,  la  Raison  purement  intelli- 
gible n'étant  plus,  dans  l'homme  corrompu  qui  ne  peut  plus  ni 
la  consulter  ni  la  suivre,  le  lien  de  la  société  entre  Dieu  et  lui. 

Mais  il  faut  remarquer  sur  toutes  choses  que  la  Raison  en 
s'incarnant  n'a  rien  changé  de  sa  nature,  ni  rien  perdu  de  sa 
puissance.  Elle  est  immuable  et  nécessaire  :  elle  est  seule  la  loi 

1.  Var.  Pour  nous  conformer  à  sa  sagesse  ou  à  sa  loi.    L68  i 

2.  Var.  Nous  oblige  à  former  ces  jugements.  il684.) 

3.  Var.  Cet  alinéa  1°  renfermait  simplement  la  phrase  suivante  dans  l'édition  de 
1684  :  Tout  mouvement  d'amour  qui  ne  tend  point  vers  Dieu,  est  inutile  et  con- 
duit au  mal,  ou  fa  t  de  la  cause  de  notre  bien  celle  de  notre  mal. 

4.  Var.  Ce  mouvement  l'oblige  à  devenir.  (1684 

5.  La  proposition  dans  laquelle  on  a  renversé  l'ordre  des  termes. 

G.  Var.  Cette  fin  de  phrase  :  Car  Dieu...,  n'était  pas  dans  les  éd.  de  1684  et  de 
1697. 

10. 


174  TRAITE   DE   MORALE. 

inviolable  des  esprits  :  elle  seule  a  le  droit  de  commander.  La  foi 
n'est  point  contraire  à  l'intelligence  de  la  vérité  :  elle  y  conduit, 
elle  unit  l'esprit  à  la  Raison  et  rétablit  par  elle  pour  jamais 
notre  société  avec  Dieu.  Il  faut  se  conformer  au  Verbe  fait  chair; 
parce  que  le  Verbe  intelligible,  le  Verbe  sans  la  chair  est  main- 
tenant une  forme  trop  abstraite,  trop  sublime  et  trop  pure, 
pour  former  ou  réformer  des  esprits  grossiers  et  des  cœurs 
corrompus;  des  esprits  qui  ne  trouvent  point  de  prise  sur  tout 
ce  qui  n'a  point  de  corps,  et  que  tout  ce  qui  ne  les  touche  point 
les  rebute.  Mais  l'intelligence  succédera  à  la  foi;  et  le  Verbe 
quoique  uni  pour  toujours  a  notre  chair,  nous  éclairera  un 
jour  d'une  lumière  purement  intelligible  *. 

Le  Verbe  s'est  fait  victime,  parce  que  le  Verbe  sans  victime 
n'a  rien  qu'il  puisse  ofl'rir  :  il  ne  peut  être  Pontife2,  il  ne 
peut  donner  à  des  pécheurs  de  société  avec  Dieu  sans  récon- 
ciliation et  sans  sacrifice.  Et  nous  devons  aussi  nous  confor- 
mer à  lui  en  cet  état;  parce  qu'outre  que  c'est  nous  qui 
sommes  les  criminels,  nous  faisons  partie  de  la  victime  qui 
doit  être  purifiée,  consacrée  et  sacrifiée,  avant  que  d'être  cla- 
rifiée et  consommée  en  Dieu  pour  l'éternité.  Mais  la  vie  de  Jé- 
sus-Christ n'est  notre  modèle,  que  parce  qu'elle  est  conforme 
a  l'ordre,  notre  modèle  indispensable  et  notre  loi  inviolable.  Il 
faut  suivre  Jésus-Christ  jusqu'à  la  croix,  parce  que  l'Ordre 
veut  que  ce  corps  de  péché  soit  anéanti  en  l'honneur  de  la 
Raison,  à  la  gloire  de  celui  dont  il  nous  sépare.  L'Ordre  veut 
que  nous  méritions  par  des  peines  volontaires  dont  le  corps  e>i 
l'occasion,  le  bonheur  dont  Dieu  seul  est  la  cause  véritable  ::  et 
dont  nous  avons  été  justement  privés  à  cause  des  plaisirs  in- 
justes que  nous  avons  indignement  exigés  d'un  Dieu  juste  *'. 
Voilà  des  vérités  bien  rebattues,  mais  ce  sont  des  vérités  bien 
nécessaires. 

XII.  Mouvements  ou  dccoirs. 

i"  N'aimons  donc  que  Dieu  d'un  amour  d'union;  et  lorsque 
nous  sentons  s'exciter  en  nous  quelque  amour  pour  la  créature, 
quelque  joie  dans  la  créature,  étouffons  ces  sentiments  ;  recon- 

1.  Var.  Cette  phrase,  depuis  :  Mais  l'intelligence...,  n'était  pas  dans  l'édition 
de  16S4. 

2.  Omnis  Pontifex  ad  offèrendum  muneraet  hostias  eonstituitur  ;unde  necesse  est 
et  hune  Christu  fiabere  aliquid  quod  offerat.  Heb.  vm.  3.   (Note  marginale  de  M.J 

3.  Var.  Est  la  cause,  (lfii 

4.  Voyez  plus  haut  2c  partie,  eh.  n.  11.  3°.  et  les  divers  textes  cités  dans  la  note. 


DEUXIEME   PARTIE.—  DES  DEVOIRS.  175 

naissons  que  Dieu  seul  a  la  puissance,  et  qu'il  ne  nous  anime 
de  son  amour  que  pour  nous  unir  à  lui. 

2«  Fuyons  les  plaisirs,  car  ils  nous  séduisent  et  nous  cor- 
rompent. Le  plaisir  est  le  caractère  du  bien  :  et  Dieu  seul  peut 
nous  en  faire  sentir  !.  Mais  son  opération  n'ayant  rien  de  vi- 
sible, nous  regardons  les  objets  qui  ne  sont  que  les  occasions 
de  nos  sentiments,  comme  s'ils  en  étaient  la  cause,  et  nous  les 
aimons  comme  nos  biens:  ou  du  moins  nous  n'aimons  que 
nous-mêmes ,  que  notre  propre  bonheur,  lorsque  nous  en 
jouissons.  Or  tout  plaisir  qui  nous  porte  à  l'amour  des  corps, 
substances  inférieures  à  notre  être,  nous  dérègle  :  et  comme 
l'àme  n'est  point  à  elle-même  la  cause  de  son  bonheur,  elle 
est  aveugle,  elle  est  ingrate,  elle  est  injuste,  si  elle  aime  son 
propre  plaisir,  sans  rendre  à  la  véritable  cause  qui  le  produit 
en  elle,  l'amour  et  le  respect  qui  lui  sont  dus.  Mais  de  plus, 
peut-on  aimer  Dieu  au  milieu  des  plaisirs  ?  peut-on  augmenter 
actuellement  sa  charité,  lorsqu'on  irrite  et  qu'on  fortifie  sa 
concupiscence  en  mille  manières?  Tout  ce  qui  vient  a  lame 
par  le  corps,  n'est  que  pour  le  corps  :  le  plaisir  la  séduit,  la 
corrompt,  la  tue  â. 

3°  L'amour  de  la  grandeur,  de  l'élévation,  de  l'indépendance 
est  abominable  :  celui  qui  désire  qu'on  l'estime  et  qu'on  l'aime1, 
fait  horreur  5.  Quoi  !  les  esprits  faits  pour  contempler  la  Raison 
universelle,  pour  aimer  la  puissance  du  vrai  bien,  s'occuperont 
de  nous,  et  nous  aimeront!  impuissants  comme  nous  sommes, 
nous  voudrions  des  admirateurs,  des  imitateurs,  des  sectateurs  4? 
Certainement  celui  qui  ne  voit  pas  l'injustice  de  l'orgueil,  n'a 
nul  commerce  avec  la  Raison:  et  celui-là  y  renonce  entièrement 
qui  connaît  cette  injustice  et  ne  craint  point  de  la  commettre. 

4°  Aimons  l'Ordre,  c'est  la  loi  de  Dieu,  il  le  suit  inviolable- 
ment,  il  l'aime  invinciblement.  Pensons-nous  pouvoir  impuné- 
ment nous  dispenser  de  le  suivre?  Si  nous  l'abandonnons,  la 

1.  Var.  Nous  en  faire  jouir.  (1684.) 

2.  Var.  Cette  dernière  phrase  depuis  :  Tout  ce  qui  vient  à  l'àme...,  n'était  pas 
dans  l'édil ion  de  1684. 

'.'>.  Malebranche  va  ici  plus  loin  encore  que  Pascal  qui  prononce  également  ré- 
mois «  fait  horreur  »,  a  propos  de  ceux  qui  ne  veulent  pas  laisser  connaître  leurs 
misères,  au  moins  a  un  confesseur;  mais  qui  se  borne  à  dire  qu'il  n'est  pas  juste 
rie  vouloir  que  les  autres  hommes  nous  estiment  «  plus  que  nous  ne  le  méritons.  ■ 
(V.  Pensées,  art.  2.  parag.  8  de  l'édition  Havet. 

4.  Var.  Impuissants  comme  nous  sommes,  nous  souffririons  des  a  iorateurs  !  Cor- 
rompus connue  nous  sommes,  nous  voudrions  des...  (1684  et  1697. 


176  TRAITÉ   DE   MORALE. 

justice  impitoyable  du  Dieu  vivant  nous  poursuivra.  Mais  si 
notre  amour  se  conforme  a  cette  loi,  nous  serons  heureux  et 
parfaits  tout  ensemble,  nous  aurons  société  a  ver  Dieu  et  part 
à  sa  félicité  et  à  sa  gloire. 

•  S"  On  ne  peut  être  raisonnable  que  parla  Raison  universelle  : 
on  ne  peut  être  sage  que  par  la  sagesse  éternelle  :  on  ne  peut 
être  juste  et  saint  que  par  la  conformité  avec  l'Ordre  immuable. 
Contemplons  donc  incessamment  la  liaison,  aimons  ardemment 
la  sagesse,  suivons  inviolablement  la  loi  divine.  Réformons- 
nous  sur  notre  modèle  :  il  s'est  fait  semblable  ;i  nous  poumons 
rendre  semblables  à  lui.  Il  est  maintenant  à  notre  portée:  il 
est  proportionné  à  notre  faiblesse.  H  est  pour  ainsi  dire  encore 
•  levant  nous  l,  ouvrons  les  yeux  pour  le  voir.  Il  est  au  milieu 
de  nous  :  rentrons  en  nous-mêmes  pour  le  consulter.  Il  nous 
sollicite  sans  cesse  :  rendons-nous  à  sa  voix,  n'endurcissons 
point  nos  cœurs.  .Mais  il  est  encore  dans  le  Saint  îles  Saints  éta- 
bli Pontife  selon  l'Ordre  de  Melchisédech *,  toujours  vivant  pour 
intercéder  pour  nous,  et  nous  donner  les  secours  dont  nous 
avons  un  besoin  extrême.  Approcbons-nous  avec  confiance  ; 
du  \iai  propitiatoire  •  de  J.  sus-Christ,  Sauveur  des  pécheurs; 
Chef  de  l'Eglise,  Architecte  du  Temple  éternel:  en  un  mot, 
cause  occasionnelle  de  la  Grâce,  sans  laquelle  nous  sommes  trop 
corrompus  et  trop  misérables,  pour  travailler  a  notre  réfpr- 
mation,  estimer  et  goûter  les  vra;s  biens,  et  même  désirer 
sincèrement  d'être  délivrés  de  nos  maux. 


1.  Var.  I!  est  devant  □ 

2.  C'est-à-dire  prêtre  éternel.     Tu   es  saeerdomin   œternnm  secundum   ordinem 
Melchisedec,  dit  le  Psanme.    L'Écriture  ne  donnant   pas  La  généalogie  de  Melchi- 

lant  le  silence  sur  sa   nais*  -      sa  mort,    son  sacer  "<■'■  -i  été 

imme  étant  la  ligure  du  sacerdoee  éternel  de  Jésus-Christ.  Voyez  saint 
Paul.  ép.  aux  Hébreux,  c.  v  et  vu. 
'.'>.  Var.  Approchons-nous  donc...    loi 
t.  Le  propitiatoire  des  Juifs  était    une  sorte  de  trôn^  m  île  table  en  or,   placée 

au  dessus  de  l'arche  d'alliai C'est    là  que   Dieu  renda.     sa  présence  sensible  au 

prêtre.  Le  mot  est  donc  pris  ici  au  figuré. 


CHAPITRE    CINQUIÈME. 


Les  trois  personnes  divines  impriment  chacune  leur  propre  caractère 
dans  les  esprits,  et  nos  devoirs  les  honorent  également  tontes 
trois.  Car  nos  devoirs  ne  consistent  que  dans  des  mouvements  in- 
térieurs, qui  doivent  néanmoins  paraître  aa  dehors  à  cause  de  la 
société  que  nous  avons  avec  les  autres  hommes. 


I.  Les  trois  personnes  divines  de  la  Trinité  sainte  impriment 
chacune  leur  propre  caractère  dans  les  esprits  qu'ils  ont  créés 
à  leur  image.  Le  Père,  à  qui  la  puissance  est  attribuée,  leur  fait 
part  de  son  pouvoir,  les  ayant  établis  causes  occasionnelles  de 
tous  les  effets  qu'ils  produisent.  Le  Fils  leur  communique  sa 
sagesse  et  leur  découvre  toutes  les  vérités  l  par  l'union  étroite 
qu'ils  ont  avec  la  substance  intelligible,  qu'il  renferme  comme 
Raison  universelle.  Le  Saint-Esprit  les  anime  et  les  sanctifie  par 
l'impression  invincible  qu'ils  ont  pour  le  bien  et  par  la  charité 
ou  l'amour  de  l'Ordre  qu'il  répand  dans  les  cœurs.  Comme  le 
Père  engendre  son  Verbe,  l'esprit  de  l'homme  connaît  qu'il 
existe;  mais  de  plus,  par  ses  désirs  il  est  la  cause  occasionnelle 
de  ses  connaissances2  :  et  comme  le  fils  est  avec  le  Père  principe 
d'amour  substantiel  et  divin,  nos  connaissances  excitées  par 
nos  désirs,  qui  seuls  sont  véritablement  en  notre  puissance, 
sont  en  nous  le  principe  de  tous  les  mouvements  réglés  de  notrp 
amour. 

IL  11  est  vrai  que  le  Père  engendre  son  Verbe  de  sa  propre 

1.  Var.  Toute  vérité.  (1684.) 

Z.  Var.  L'esprit  de  l'homme  par  ses  désirs  est  la  cause  occasionnelle  de  se?  con- 
naissances.   1684 


178  TRAITE   DE   MORALE. 

substance.  Mais  c'est  que  Dieu  seul  est  à  lai-même  essentielle- 
ment »jt  substantiellement  sa  sagesse  el  sa  lumière.  Il  est  en- 
core vrai  que  le  Père  et  le  Fils  ont  par  eux-mêmes  leur  amour 

mutuel:  mais  c'est  que  Dieu  seul  est  uniquement  à  lui-même 
et  son  bien  et  sa  lui.  Mais,  comme  nous  ne  pouvons  point  être 
à  nous-mêmes  notre  Raison,  la  lumière  ne  peut  point  être  une 
émanation  naturelle  de  notre  substance.  Et  comme  nous  ne 
m  .mines  point  à  nous-mêmes  ni  notre  bien  ni  notre  loi,  il  faut 
que  tout  le  mouvement  que  nous  avons,  nous  vienne  d'ailleurs 
rt  nous  porte  ailleurs,  nous  unisse  à  notre  bien  et  nous  con- 
forme à  notre  modèle. 

III.  Dieu  a  fait  toutes  choses  par  sa  sagesse  et  dans  le  mou- 
vement de  son  Esprit  et  de  son  amour  :  nous  n'agissons  aussi 
jamais  qu'avec  connaissance  et  que  par  amour.  Les  trois  per- 
sonnes divines  font  également  toutes  choses  :  ce  que  nous  fai- 
sons au^si  sans  connaissance  et  sans  une  volonté  pleine  et 
entière,  ce  n'est  point  proprement  notre  ouvrage.  Le  Père  a 
droit,  pour  ainsi  dire,  de  mission  sur  son  Fils:  il  dépend  aussi 
de  nous  de  penser  à  ce  que  nous  voulons  '.  Le  Fils  envoie  le 
Saint-Esprit  qui  procède  de  lui  et  du  Père  en  unité  de  principe  : 
notre  amour  suppose  aussi  la  lumière,  il  en  procède,  il  en  est 
produit.  Enfin  l'amour,  qui  procède  d'une  connaissance  claire, 
s'aime  soi-même  et  l'objet  de  sa  connaissance  et  la  connais- 
sance même  :  comme  l'amour  substantiel  aime  infiniment  la 
substance  divine,  dans  le  Père  qui  engendre,  dans  le  Verbe 
engendré,  et  dans  le  Saint-Esprit  lui-même  procédant  du  Père 
et  du  Fils. 

IV.  Tous  les  rapports  de  l'esprit  de  l'homme  avec  la  Trinité 
sainte  ne  sont  que  des  ombres  et  des  traits  imparfaits,  qui  ne 
peuvent  imiter  le  principe  de  tous  les  êtres,  qui  par  une  pro- 
priété incompréhensible  de  l'être  infini,  se  communique  sans  se 
diviser  et  forme  une  société  de  trois  personnes  différentes  dans 
l'unité  d'une  même  substance.  Mais,  quoique  l'image  de  la  di- 
vine Trinité  que  nous  portons  soit  fort  imparfaite  par  rapport 
à  notre  principe,  il  n'y  a  rien  de  plus  grand  pour  une  pure 
créature  que  cette  faible,  ressemblance.  Nous  ne  travaillons  à 
notre  perfection  qu'autant  que  nous  la  rétablissons;  et  nous 
n'assurons  notre  bonheur,  qu'autant  que  nous  nous  réformons 

1.  Une  fois  que  notre  intelligence  est  donnée  avec  tonl  ce  qu'y  met,  y  meut,  y 
dirige  l'action  divine. 


DEUXIEME   PARTIE.  —DES  DEVOIRS.  179 

sur  notre  modèle.  Tous  nos  jugements  véritables  et  tous  nos 
mouvements. réglés,  tous  les  devoirs  que  nous  rendons  à  la  sa- 
gesse, à  la  puissance,  et  l'amour  divin,  sont  autant  de  traits 
qui  nous  reforment  sur  notre  modèle  *  :  et  la  disposition  habi- 
tuelle à  former  de  ces  jugements  et  de  ces  mouvements  est  la 
véritable  perfection  de  la  créature,  essentiellement  dépendante 
du  souverain  bien,  et  faite  uniquement  pour  trouver  dans  sa 
ressemblance  avec  Dieu  2,  sa  perfection  et  son  bonheur.  Cepen- 
dant il  faut  l'avouer,  et  on  le  reconnaît  assez,  je  n'ai  fait  que 
bégayer  dans  la  comparaison  que  je  viens  de  faire  de  l'âme 
avec  la  Trinité  sainte.  Ce  mystère  est  incompréhensible,  et 
d'ailleurs  je  n'ai  point  d'idée  claire  de  l'càme.  Comment  donc 
pournis-je  en  marquer  précisément  les  rapports?  Dieu  nous  a 
créés  à  son  image  et  à  sa  ressemblance.  Le  fait  est  certain  : 
mais  c'est  une  énigme  réservée  pour  le  ciel.  Il  est  bon  néan- 
moins d'entrevoir  cette  grande  vérité,  afin  que  l'esprit  pense  à 
l'excellence  de  son  être,  et  qu'il  souhaite  de  connaître  claire- 
ment ce  qu'il  aperçoit  confusément  3. 

V.  Comme  les  trois  personnes  de  la  Trinité  sainte  ne  font 
qu'un  même  Dieu,  ne  sont  qu'une  môme  substance,  tous  les  de- 
voirs qui  semblent  se  rapporter  particulièrement  à  une  per- 
sonne, honorent  également  les  deux  autres.  Tout  mouvement 
réglé  rend  honneur  à  la  puissance  du  Père,  comme  à  son  bien, 
à  la  sagesse  du  Fils,  comme  à  sa  loi:  à  l'amour  mutuel  du  Père 
et  du  Fils,  comme  à  son  principe.  Et  au  contraire  tout  péché 
ou  tout  amour  des  créatures  déshonore  la  puissance  véritable, 
choque  la  Raison  universelle  et  résiste  au  Saint-Esprit  :  et  c'est 
pour  cela  qu'on  ne  peut  séparer  entièrement  les  devoirs  qu'on 
doit  rendre  à  la  puissance,  de  ceux  qu'on  doit  rendre  à  la  sa- 
gesse et  à  l'amour  substantiel  et  divin,  ce  qui  m'a  obligé  de  ré- 
péter les  mêmes  choses  en  différentes  manières  dans  les  trois 
chapitres  précédents. 

VI.  Quoique  tous  les  devoirs  que  les  esprits  doivent  rendre  à 
Dieu,  esprit  pur,  et  qui  veut  être  adoré  en  esprit  et  en  vérité, 
ne  consistent  que  dans  des  jugements  véritables  et  dans  des 
mouvements  d'amour  conformes  à  ces  jugements;  néanmoins 

1.  Var.  Sont  autant  de  pas  qui  nous  approchent  de  la  source  de  tous  les  biens. 
(1684.] 

2.  Var.  Dans  ses  devoirs.  (1684.) 

3.  Var.  La  fin  de  ce  paragraphe,  depuis  la  phrase  :  Cependant  il  faut  l'avouer, 
et  on  le  reconnaît  assez...,  n'était  pas  dans  l'édition  de  1684. 


180  TBA1TÉ  DE  Mu  RALE. 

les  hommes,  étant  composés  d'esprit  el  de  corps,  vivant  entre 
eux  en  société,  élevés  dans  un  même  culte  extérieur  de  reli- 
gion, et  liés  par  là  à  certaines  cérémonies,  se  trouvent  obi 
une  infinité  (Je  devoir-  particuliers,  mais  qui  se  rapportent  tous 
isai rement  à  ceux  que  je  viens  de  marquer  en  général. 
Tous  ces  devoirs  sont  arbitraires,  du  moins  dans  leur  principe; 
mais  les  devoirs  spirituels  sont  par  eux-mêmes  absolument  né- 

res.  On  peut  se  dispenser  des  devoirs  extérieurs,  mais  on 
ne  peut  jamais  se  dispenser  des  autres.  Ils  dépendent  d'une  loi 
inviolable,  de  l'Ordre  immual  sssaire.  Les  devoirs  exté- 

rieurs né  sanctifient  point  par  eux-mêmes  celui  qui  les  rend  à 
Dieu  :  ils  ne  reçoivent  leur  mérite  et  leur  prix  que  des  devoirs 
spirituels  qui  les  accompagnent.  Mais  tous  les  mouvements  de 
l'âme  réglés  sur  des  jugements  véritables  honorent  directement 
el  par  eux-mêmes  les  perfections  divii 

VII.  C'est  par  exemple  un  devoir  arbitraire  dans  son  principe 
qne  d'entrer  la  tète  nuedans  une  Égl  -     Mus  entrer  en  la  pré- 

de  Dien  sans  respect  et  sans  quelque  mouvement  de  re- 
.    •:.   ce  n'est  point  un  devoir  arbitraire,    c'est  un    devoir 

tiel.  Celui  qui  pour  quelque* raison  particulière  ne  peut  se 
découvrir,  peut  assister  couvert  au  sacrifice:  les  femmes  sont 
dispensées  de  ce  devoir:  et  pourvu  que  l'on  sache  que  ce  n'est 
point  mépris,  mais  besoin,  il  ne  faut  point  ordinairement  de 
dispense.  Il  n'\  a  que  ceux  qui  ont  l'esprit  faux,  que  les  criti- 
ques ou  les  faibles,  qui  \  puissent  trouver  à  redire.  Mais  per- 
sonne  ne  peut  assister  au  sacrifice,  et  se  dispenser  d'y  offrir  à 
Dieu  le  sacrifice  de  l'esprit  et  du  cœur,  des  louanges  et  des 
mouvements  qui  honorent  Dieu.  Celui  qui  se  prosterne  au  pied 
des  autels,  bien  loin  de  mériter,  bien  loin  d'honorer  Dieu  par 
ce  devoir  extérieur,  commet  un  crime  énorme,  si  par  cette 
action  il  ne  tend  qu'à  s'attirer  l'estime  du  inonde.  Mais  celui 
qui,  bien  qu'immobile  au  dehors,  est  agité  au  dedans  par  des 
mouvements  conformes  a  ce  que  la  Foi  et  la  Raison  nous  ap- 
prennent des  attributs  divins,  rend  honneur  à  Dieu,  s'approche 
de  lui  et  s'unit  à  lui,  se  conformant  à  la  loi  immuable  par  des 
mouvements  réglés,  qui  laissent  après  eux  une  habitude  ou 
une  disposition  de  charité:  il  se  purifie  et  se  sanctilie  vérita- 
blement. Mais  la  Religion  de  bien  des  gens  n'est  point  spiri- 
tuelle: ils  ne  s'arrêtent  souveut  qu'à  l'extérieur  qui  les  frappe 
et  qui  les  détermine  à  faire  par  imitation  ce  qu'ils  n'ont  point 
dessein  de  faire. 


DEUXIEME   PARTIE. -DES  DEVOIRS.  181 

VIII.  Certainement  c'est  manquer  an  respect  qu'on  doit  a  la 
Raison  universelle,  que  de  s'en  séparer  par  l'usage  du  vin  ,  on 
que  de  sortir  hors  de  soi-même,  où  elle  habite  et  où  elle  rend 
ses  réponses,  et  se  laisser  transporter  par  ses  passions  dans  un 
monde  où  l'imagination  est  la  maîtresse.  En  un  mot  s'éloigner 
volontairement,  sans  quelque  nécessité,  de  la  présence  de  son 
bien  et  de  la  Raison,  c'est  un  mouvement  qui  déshonore  la  Ma- 
jesté Divine,  c'est  manquer  de  religion  et  commettre  une  es- 
pèce d'impiété.  Mais  les  nommes  ne  jugent  pas  ainsi  des  choses. 
Ils  jugent  du  fond  par  l'extérieur  et  par  les  manières.  Ils  s'i- 
magineront que  c'est  un  grand  crime  que  de  faire  dans  un  lieu 
saint  une  action  qui  par  elle-même  n'est  point  indécente  :  et 
ils  ne  pensent  pas  que  rien  n'est  plus  indécent,  que  de  manquer 
en  quelque  lieu  qu'on  soit,  aux  devoirs  essentiels  d'une  créa- 
ture raisonnable.  Celui  qui  est  religieux  jusqu'à  la  superstition, 
passe  pour  un  saint  dans  leur  esprit  :  et  le  philosophe  chrétien 
n'est  qu'un  impie,  s'il  n'abandonne  la  Raison  pour  entrer  dans 
leurs  sentiments  et  observer  religieusement  leurs  coutumes. 

IX.  Il  est  vrai  que  le  philosophe  se  conduit  mal,  s'il  néglige 
les  devoirs  extérieurs  et  s'il  scandalise  les  simples.  Il  vaudrait 
mieux  'pour  lui,  qu'on  lui  attachât  une  pierre  au  cou,  et  qiïon  le 
jetât  au  milieu  de  la  mer  l.  Tout  homme  par  ses  manières  doit 
rendre  témoignage  de  sa  foi,  et  porter  les  autres  hommes,  tou- 
jours sensibles  aux  manières,  à  des  mouvements  qui  honorent 
Dieu.  Il  faut  dans  tout  ce  qui  a  rapport  à  Dieu  prendre  humble- 
ment l'air  ou  la  posture  d'un  homme  qui  adore  :  c'est  du  moins 
faire  le  sot  et  le  ridicule  que  de  prendre  un  autre  air.  Mais 
lorsque  les  manières  sont  superstitieuses,  et  portent  les  esprits 
à  des  jugements  et  à  des  mouvements  qui  déshonorent  les  at- 
tributs divins,  alors  c'est  impiété  que  de  les  prendre.  Ces  ma- 
nières sont  peut-être  pardonnables  à  ceux  qui  n'ont  de  Dieu 
qu'une  idée  fort  confuse.  Mais  celui  qui  est  mieux  instruit 
dans  la  religion,  et  qui  a  une  connaissance  plus  particulière 
des  perfections  divines,  ne  doit  rien  faire,  par  respect  humain, 
qui  démente  ses  lumières. 

X.  L'esprit  n'est  capable  que  de  penser  et  de  vouloir.  Ainsi 
le  culte  spirituel  ne  consiste  que  dans  des  jugements  et  des 
mouvements  de  l'àme.  Celui  qui  pense  et  qui  aime  comme  Dieu 
pense  et  comme  il  aime,   celui  qui  juge  des  attributs  divins 

1.  Math,  xvili,  6.  (Note  marginale  de  M. 

Il 


18:!  TRAITE  DE   MOKALE. 

comme  Dieu  en  juge,  et  qui  règle  ses  mouvements  comme  Dieu 
sur  la  loi  divine  l'Ordre  immuable  :  celui-là,  dis-je,  honore 
Dieu,  et  il  est  aimé  de  Dieu,  parce  qu'il  lui  ressemble.  Certai- 
nement si  la  Foi  en  Jésus-Christ  nous  justifie,  c'est  qu'elle  met 
notre  esprit  dans  une  situation  qui  adore  Dieu,  c'est  que  celui 
qui  proteste  qu'on  ne  peut  avoir  d'accès  auprès  de  Dieu  ni  de  so- 
ciété avec  lui  que  par  Jésus-Christ,  juge  de  Dieu  et  des  créatures 
comme  Dieu  en  juge.  Il  prononce  par  sa  foi  que  Dieu  est  Dieu, 
qu'il  est  intini,  et  que  la  créature  par  rapport  à  Dieu  nest  rien: 
jugement  qui  s'accorde  avec  celui  que  Dieu  porte  de  lui-même 
et  de  ses  créatures.  Toute  autre  religion  que  la  chrétienne  est 
impie  :  car  toute  autre  prononce  un  faux  jugement  de  la  Di- 
vinité. Le  Déiste,  le  Mahométan,  le  Socinien  *  dit  à  Dieu  qu'il 
n'est  pas  Dieu,  lorsqu'il  prétend  avoir  accès  auprès  de  Dieu 
sans  l'Homme-Dieu.  Car  l'attribut  essentiel  de  la  Divinité  c'est 
l'infinité;  et  du  tini  à  l'infini,  la  distance  est  infinie,  le  rapport 
est  nul. 

XI.  La  plupart  des  Chrétiens  ont  l'esprit  juif:  leur  religion 
n'est  point  spirituelle  et  par  conséquent  n'est  point  raisonna- 
ble. La  vie  éternelle  c'est  (le  connaître  le  vrai  Dieu  et  Jésus-Christ 
son  fils  unique  :  c'est  d'avoir  des  sentiments  dignes  des  attributs 
divins  et  des  mouvements  conformes  à  ces  sentiments.  C'est  de 
connaître  Jésus-Christ,  qui  seul  nous  donne  accès  auprès  du 
Père,  et  répand  la  charité  dans  nos  cœurs.  C'est  de  se  bien  con- 
vaincre que  lui  seul  est  Souverain  Prêtre  des  vrais  biens  ou  la 
cause  occasionnelle  de  la  Grâce,  alin  de  s'approcher  de  lui  avec 
confiance,  et  par  son  secours  exciter  en  soi  des  mouvements 
conformes  à  la  connaissance  qu'il  nous  a  donnée  du  vrai  culte, 
qui  honore  la  Majesté  Divine.  Mais  chacun  se  fait  une  théologie, 
une  religion,  ou  du  moins  une  dévotion  particulière,  dont  l'a- 
mour-propre est  le  motif,  les  préjugés  le  principe  et  les  biens 
sensibles  la  fin.  Le  culte  divin  ne  consiste  souvent  qu'en  sacri- 
lices  extérieurs,  en  prières  vocales,  en  cérémonies  établies  pour 
élever  à  Dieu  les  esprits,  et  qui  ne  servent  maintenant  à  la  plu- 
part qu'à  consoler  par  leur  magnificence  l'imagination  fatiguée 
par  le  dégoût  qu'ils  trouvent  à  rendre  à  Dieu  leurs  devoirs.  La 
coutume,  le  respect  humain,  l'hypocrisie,  transportent  leurs 

1.  Sociniens  (de  Socin,  mort  en  Pologne  en  16S4)  nom  devenu  commun  à  toutes 
Les  sectes  du  xvie  et  xvne  siècle  qui  ont  nié  la  divinité  de  Jésus-Christ  et  rejeté  à 
neu  près  tous  les  mystères.  Ce  n'est,  disent  les  théologiens,  qu'un  déisme  pallié  ou 
mitigé. 


DEUXIEME  PARTIE.  -  DES  DEVOIRS.  183 

corps  dans  l'Eglise.  Mais  leur  esprit  et  leur  cœur  n'y  entrent 
point.  Et  si  le  prêtre  offre  Jésus-Christ  à  Dieu  en  leur  présence, 
ou  plutôt  si  Jésus-Christ  lui-même  s'offre  à  son  Père  pour  leurs 
péchés  Sur  nos  autels,  iis  sacrifient  de  leurcôlé  à  l'ambition,  à 
l'avarice,  à  la  volupté,  des  sacrifices  spirituels  dans  tous  les 
lieux  où  leur  imagination  les  transporte. 


CHAL'lTIil-;    SIXIEME. 


E     .  -  devoirs  delà  société.  Deux  sortes  de  sociétés.  Tout 

dîI  rapporter  à  la  société  éternelle.  Di  lié  renies  espèces  d'amour 

et  'Je  respect  '.  Principe:-  généraux  de  nus  devoirs  à  l'égard  des 
hommes.  Ces  devoirs  doivent  être  extérieure  et  relatifs.  Danger 
qu'il  v  a  de  rendre  aux  hommes  les  devoirs  intérieurs,  i  e  commerce 
du  niunde  fort  dangereux. 


I.  Après  avuir  expliqué  en  général  les  devoirs  que  nous  de- 
vons rendre  a  Dieu,  il  faut  examiner  ceux  que  nous  devons 
aux  hommes,  puisque  Dieu  nous  a  faits  pour  vivre  en  société 
avec  eux,  sous  une  même  loi,  la  Raison  universelle,  el  par  dé- 
pendance d'une  même  puissance,  celle  du  Roi  des  Uois  et  du 
souverain  Seigneur  de  toutes  choses. 

II.  Nous  i>  mvons  faire  avec  les  nommes  deux  sortes  de  so- 
ciétés :  uni  le  quelques  années,  et  une  société  éternelle: 
une  société  de  commerce,  et  une  société  de  religion  :  je  veux 
dire  une  société  animée  par  les  passions,  subsistante  dans  une 
communion  de  biens  particuliers  et  périssables,  et  dont  la  fin 
soit  la  commodité  et  la  conservation  de  la  vie  du  corps  2,  et  une 
société  réglée  par  la  Raison,  soutenue  par  la  foi,  subsistante 
dans  la  communion  des  vrais  biens,  et  dont  la  lin  soit  une  vie 
bienheureuse  pour  l'éternité. 

III.  Lh  «rrand  dessein,  ou  plutôt  Tunique  dessein  de  Dieu, 
c'est  la  Cité  Sainte,  la  Jérusalem  céleste,  où  habitent  la  vérité 
et  la  justice.  Les  autres  société;  périront,  quoique  Dieu  soit  im- 

1.  Yar.  Et  d'honneur,  [i 

2.  Yar.  La  conservation  du  corps.  (106-i.j 


DEUXIEME  PARTIE.  — DES  DEVOIRS.  185 

muablc  dans  ses  desseins,  marque  certaine  qu'elles  ne  sont 
point  son  véritable  ou  principal  dessein  '.  Mais  rette  société  spi- 
ritiielle  subsistera  éternellement;  le  royaume  de  Jésus-Christ 
n'aura  point  de  lin  :  son  temple  sera  éternel,  son  sacerdoce  ne 
sera  point  changé  par  un  autre  :  Dieu  l'a  confirmé  par  un  ser- 
ment solennel2.  Juravit  Dominus  et  non  pœnitebit  eum  Ta  es  Sa- 
cerdos  in  aeternum  secundum  ordinem  Melehisedech.  La  maison 
de  Dieu  se  bâtit  sur  des  fondements  inébranlables,  sur  ce  Fils 
bien-aimé  en  qui  Dieu  a  mis  sa  complaisance,  et  par  qui  toutes 
choses  subsisteront  à  la.  gloire  de  celui  qui  leur  donne  l'être. 

IV.  Lorsque  nous  faisons  quelque  établissement  ici-bas,  ou 
que  nous  en  procurons  à  nos  amis,  nous  bâtissons  sur  le  sable, 
nous  logeons  nos  anus  dans  un  bâtiment  qui  menace  ruine. 
Tout  fondra  sous  nos  pieds,  du  moins  à  la  mort.  Mais  nous  tra- 
vaillons pour  l'éternité,  lorsque  nous  entrons  dans  l'édifice  du 
Temple  du  vrai  Salomon,  et  lorsque  nous  y  faisons  entrer  les 
autres  :  cet  ouvrage  subsistera  dans  tous  les  siècles.  C'est  donc 
là  le  bien  que  nous  devons  nous  procurer,  et  aux  autres  hom- 
mes :  c'est  là  la  fin  principale  de  tous  nos  devoirs  :  c'est  là  la 
sainte  société  que  nous  devons  commencer  ici-bas  par  la  cha- 
rité que  nous  sommes  obligés  d'avoir  les  uns  pour  les  autres. 
Car  enfin,  puisque  le  dessein  de  Dieu  dans  les  sociétés  périssa- 
bles n'est  que  de  fournir  à  Jésus-Christ,  architecte  du  Temple 
éternel, Jes  matériaux  propres  à  former  son  Eglise,  il  n'est  pas 
possible  que  nous  manquions  à  des  devoirs  essentiels,  lorsque 
entrant  dans  les  desseins  de  celui  qui  veut  sauver  tous  les 
hommes,  nous  faisons  servir  toutes  nos  puissances  pour  hâter 
son  grand  ouvrage  et  procurer  aux  hommes  les  biens  pour  les- 
quels Dieu  les  a  faits. 

V.  En  effet,  ne  nous  imaginons  pas  que  Jésus-Christ  nous 
commande  absolument  autre  chose  que  de  nous  procurer  mu- 
tuellement les  vrais  biens,  lorsqu'il  nous  ordonne  de  nous  aimer 
les  uns  les  autres.  Quels  sont  les  biens  dont  il  a  comblé  ses 
Apôtres  et  ses  Disciples?  Leur  a-t-il  donné,  comme  ces  faux 
amis  à  ceux  qui  entrent  dans  leurs  passions,  des  biens  périssa- 
bles? Les  a-t-il  toujours  délivrés  d'entre  les  mains  de  leurs 
persécuteurs?  Non,  sans  doute.  Ce  ne.  sont  donc  pas  là  nos 
principaux  devoirs  de  charité.  Il  faut  secourir  son  prochain,  et 

1.  Var.  Cotte  Tin  de  phrase,  depuis  les  mots  :  Marqua  certaine....  n'était  pas  flans 
les  éditions  de  1684  et  de  1697. 

2.  Var.  Cette  phrase  :  Dieu  l'a  confirmé n'émit  pas  dans  l'édition  do  1' 


186  TRAITÉ  DE  MORALE. 

lui  conserver  la  vie,  comme  on  est  obligé  de  conserver  la 
sienne  propre  :  mais  il  faut  préférer  le  salut  du  prochain  et  à 
sa  vie  et  à  la  nôtre. 

VI.  Aimer,  ce  terme  est  donc  équivoque.  Il  signifie  trois  cho- 
ses fort  différentes,  et  qu'il  faut  distinguer  avec  soin  ■.  Il  signi- 
fie s'unir  de  volonté  à  un  objet  comme  à  son  bien,  ou  à  la  cause 
de  son  bonheur  :  se  conformer  à  quelqu'un  comme  à  son  mo- 
dèle ou  à  la  règle  de  sa  perfection  :  avoir  de  la  bienveillance 
pour  quelqu'un,  ou  souhaiter  qu'il  soit  et  heureux  et  parfait. 
L'amour  à'union  Ln'est  dû  qu'à  la  puissance  de  Dieu  :  l'amour 
te  conformité  n'est  dû  qu'à  la  loi  divine,  l'ordre  immuable. 
Nulle  créature  n'est  capable  d'agir  en  nous  :  personne  ne  peut 
être  notre  loi  vivante  ou  notre  parfait  modèle.  Jésus-Chris! 
même  quoique  impeccable,  quoique  Raison  incarnée,  a  fait  des 
choses  que  nous  ne  devons  point  faire  :  parce  que  les  circons- 
tances n'étant  point  les  mêmes,  la  Raison  intelligible  nous  le 
défend,  loi  inviolable,  modèle  indispensable  de  toutes  les  intel- 
ligenc 

VII.  Ainsi  nous  ne  devons  point  aimer  notre  prochain  d'un 
amour  d'union  ni  d'un  amour  de  conformité.  Mais  nous  pouvons 
et  devons  l'aimer  d'un  amour  de  bienveillance.  Nous  devons 
l'aimer  en  se  sens,  que  nous  devons  lui  désirer  sa  perfection  et 
son  bonbeur;  et  comme  nos  désirs  pratiques  sont  causes  occa- 
sionnelles de  certains  effets  qui  sont  unies  à  ce  dessein,  nous 
devons  faire  tous  nos  efforts  pour  leur  procurer  une  solide 
vertu,  aiin  qu'ils  méritent  les  vrais  biens  qui  en  sont  la  récom- 
pense. (Test  véritablement  à  cela  que  nous  oblige  le  comman- 
dement que  Jésus-Christ  nous  a  fait  dans  l'Evangile,  de  nous 
aimer  les  uns  les  autres,  comme  nous-mêmes,  et  comme  il  nous 
a  aimés  lui-même. 

VIII.  Honorer,  ce  terme  est  encore  équivoque.  Il  marque  une 
soumission  d'esprit  à  la  puissance  véritable,  un  respect  ou  une 
soumission  extérieure  à  la  cause  occasionnelle,  et  une  simple 
estime  qu'on  fait  de  quelque  chose,  à  cause  de  l'excellence  de 
son  être  ou  de  la  perfection  qu'elle  possède  ou  qu'elle  est  ca- 
pable de  posséder. 

IX.  Il  n'y  a  que  Dieu  seul  à  qui  soit  due  cette  espèce  d'hon- 
neur qui  consiste  dans  la  soumission  de  l'esprit  à  la  puissance 


1.  Dan>  la  Ire  partie,  eh.  ht.  par.  S,   Malebranche  ne  distinguait  que  deux  e-:- 
pèces  d'amour,  l'amour  rie  bienveillance  et  l'amour  d'union. 


DEUXIÈME  PARTIE. —DES  DEVOIRS.  187 

véritable.  On  ne  doit  honorer  directement  et  absolument  que 
Dieu  dans  les  puissances  qu'il  a  établies  :  et  quoiqu'on  doive 
rendre  exactement  aux  supérieurs  légitimes  les  honneurs  et 
les,  soumissions  extérieures  que  les  lois  ou  les  coutumes  auto- 
risent, et  qu'on  y  doive  joindre  le  respect  intérieur,  à  cause  de 
la  puissance  qu'ils  représentent  ',  toute  la  soumission  de  l'àme 
doit  se  rapporter  uniquement  à  Dieu  seul.  C'est  bassesse  d'es- 
prit que  de  craindre  la  plus  excellente  des  créatures  :  c'est  Dieu 
seul  qu'il  faut  craindre  en  elle.  Néanmoins  on  doit  estimer 
chaque  chose  à  proportion  de  l'excellence  de  son  être,  ou  de  la 
perfection  qu'elle  possède  ou  qu'elle  est  capable  de  posséder. 
Ainsi  l'amour  de  bienveillance,  le  respect  et  la  soumission  rela- 
tive et  extérieure,  et  la  simple  estime  sont,  que  je  sache,  les 
principes  généraux  auxquels  se  peuvent  rapporter  tous  les  de- 
voirs qu'on  doit  rendre  aux  autres  hommes. 

X.  11  y  a  cette  différence  entre  les  devoirs  que  la  Religion 
nous  oblige  à  rendre  à  Dieu  et  ceux  que  la  société  demande 
que  nous  rendions  aux  autres  hommes,  que  les  principaux  de- 
voirs de  la  Religion  sont  intérieurs  et  spirituels,  parce  que  Dieu 
pénètre  les  cœurs,  et  qu'absolument  parlant  il  n'a  nul  besoin 
de  ses  créatures  :  et  que  les  devoirs  de  la  société  sont  presque 
tous  extérieurs.  Car  outre  que  les  hommes  ne  peuvent  savoir 
nos  sentiments  à  leur  égard,  si  nous  ne  leur  en  donnons  des 
marques  sensibles,  ils  ont  tous  besoin  les  uns  des  autres,  soit 
pour  leur  instruction  particulière,  soit  enfin  pour  mille  et  mille 
secours  dont  ils  ne  peuvent  se  passer. 

XI.  Ainsi  exiger  des  autres  hommes  les  devoirs  intérieurs  et 
spirituels,  qu'on  ne  doit  qu'à  Dieu,  esprit  pur,  scrutateur  des 
cœurs,  seul  indépendant  et  suffisant  à  lui-même,  c'est  un  or- 
gueil de  démon.  C'est  vouloir  dominer  sur  les  esprits  :  c'est  s'at- 
tribuer la  qualité  de  scrutateur  des  cœurs;  c'est  en  un  mot 
exiger  ce  qu'on  ne  nous  doit  point.  Mais  de  plus  c'est  exiger  ? 
ce  qui  nous  est  entièrement  inutile  :  car  que  fait  aux  autres 
hommes  notre  adoration  intérieure,  et  que  nous  fait  la  leur? 
S'ils  exécutent  fidèlement  nos  volontés,  de  quoi  pouvons-nous 
nous  plaindre?  S'ils  regardent  Dieu  même  en  notre  personne, 
s'ils  l'aiment  et  le  craignent  en  nous,  certainement  nous  nous 
attribuons  la  puissance  et  l'indépendance,  si  nous  ne  sommes 

1.  Ces  deux  membres  de  phrase,  depuis  :  El  qu'on  y  doive  joindre....  n'étaient 
pas  dans  l'édition  de  1684. 

2.  Var.  El  exiger...    1684  et   I' 


188  TRAITE    DE   MORALE. 

pas  contents.  Scrwi,  'lit  saint  Paul,  obediteper  omnia  Dominis  car- 
naUbus,  non  ad  oculum  servientes,  quasi  hominibus  placentes, 
in simplieitate cordis,  timentes  Deum.  C'est  Dieu  qu'il  faut  crain- 
dre dans  l'obéissance  qu'on  rend  aux  hommes.  Timentes  D 
Il  continue-.  Quodcumque  facitti,  ex  animo  operamini  vient  uo- 
mino  et  non  hominibus.  Il  faut  rendre  service  avec  affection, 
comme  à  Dieu  qui  connaît  les  cœurs,  et  non  à  des  hommes  :  à 
Dieu,  qui  a  la  puissance  de  nous  récompenser,  et  non  à  des 
hommes,  dont  toutes  les  volontés  sont  par  elles-mêmes  ineffi- 
caces. Scientes,  continue-t-il.  quod  a  Domino  accipialis  retribu- 
tionem  hsereditatis.  Domino  Christ o  servite,  Servez  le  Seigneur 
Jésus-Christ  et  ne  vous  rendez  pas  les  esclaves  des  hommes. 
3  avez  été  rachetés  d'un  grand  prix.  Pretio  redempti  estis, 
noliti  i  hominum*. 

XII.  Comme  il  y  a  une  étroite  union  entre  l'âme  et  le  corps, 
et  un  rapport  mutuel  entre  les  mouvements  de  l'une  et  l'antre 
de  ces  deux  substances,  il  esl  très  difficile  de  s'approcher,  par 
le  mouvement  de  son  corps,  d'un  objet,  cause  occasionnelle  du 
plaisir,  s.^ns  s'y  unir  par  le  mouvement  de  son  amour,  comme 
s'il  en  était  la  cause  véritable.  De  même  il  est  difficile  que  l'i- 
magination, éblouie  par  l'éclat  qui  environne  les  grands,  s'a- 
batte et  se  prosterne  devant  eux,  sans  que  l'âme  elle-même 
suive  ce  mouvement,  ou  du  moins  snns  qu'elle  s'abaisse.  L'âme 
effectivement  doit  alors  s.'  prosterner:  mais  c'est  devant  la 
puissance  du  Dieu  invisible,  qu'elle  doit  honorer  dans  son 
Prince  où  elle  réside  visiblement. 

XIII.  L'âme  qui  se  sent  en  quelque  manière  heureuse  par  le 
plaisir  dont  elle  jouit,  lorsque  le  corps  se  nourri!  d'un  fruit  dé- 
licieux, doit  alors  aimer;  mais  aimer  Dieu  seul,  qui  agil  en 
elle,  et  qui  seul  peut  apir  en  elle.  Mais  nos  sens,  révoltes  par 
le  péché,  nous  troublent  l'esprit  :  ils  nous  retirent  insolemment 
de  la  présence  de  Dieu,  et  ne  nous  occupent  que  de  cette  mai 
lière  inefficace  que  nous  tenons  entre  nos  mains,  et  que  nous 
broyons  sous  nos  dents.  Ils  nous  forcent  à  croire  que  ce  fruit 
contient  et  répand  la  saveur  agréable  qui  nous  réjouit.  Car  -, 
comme  la  puissance  de  Dieu  ne  paraît  point  â  nos  yeux,  nous 
ne  voyons  rien  que  ce  fruit  à  quoi  nous  puissions  attribuer  la 
cause  de  notre  félicité  passagère  5.  Nos  -eus  ne  nous  sont  don- 

1.  I  Cor.  vu.  23.  (Note  marginale  de  M. 

2.  Var.  EL 

:.  De  notre  félicité  prése 


DEUXIEME   PARTIE.—  DES  DEVOIRS.  IS9 

nés  que  pour  la  conservation  de  notre  être  sensible  :  que  leur 
importe  donc  d'où  vienne  ce  fruit,  pourvu  qu'ils  en  aient  :  d'où 
procède  ce  plaisir,  pourvu  qu'ils  en  goûtent? 

XIV.  De  même  notre  imagination  dissipe  bientôt  toutes  ces 
idées  abstraites  d'une  puissance  invisible,  lorsqu'on  est  en  pré- 
sence de  son  Souverain.  La  loi  divine,  l'Ordre  immuable,  la 
Raison,  ce  n'est  qu'un  fantôme  qui  s'évanouit  et  qui  disparaît, 
lorsque  le  prince  ordonne,  ou  lorsqu'il  parle  avec  empire.  La 
Majesté  du  Prince,  l'éclat  sensible  de  la  grandeur,  l'air  respec- 
tueux et  craintif  où  est  tout  le  monde,  et  où  tout  le  monde  doit 
être,  ébranlent  de  telle  manière  le  cerveau  d'un  ambitieux  et 
de  la  plupart  des  hommes,  en  qui  pour  lors  les  passions  sont 
excitées,  qu'il  y  a  peu  d'esprits  assez  fermes  *  pour  consulter  la. 
loi  divine,  penser  a  la  puissance  du  Dieu  invisible,  rentrer  en 
soi-même,  et  écouter  les  jugements  que  prononce  en  nous  celui 
qui  préside  immédiatement  k  tous  les  esprits. 

XV.  C'est  à  cause  de  cette  étroite  union  de  l'esprit  et  du 
corps,  qui  par  le  péché  s'est  changée  en  dépendance,  que  rien 
n'est  plus  dangereux  que  le  commerce  du  grand  monde,  et 
qu'il  est  nécessaire  d'avoir  une  vocation  particulière,  des  rai- 
sons fortes  et  extraordinaires,  pour  s'y  engager.  On  ne  forme 
là  ordinairement  que  des  sociétés  dont  l'ambition  et  la  volupté 
sont  le  principe  et  la  fin,  et  qui  n'étant  point  conduites  ni  par 
la  Raison  ni  par  la  Foi,  mais  par  des  passions  toujours  in- 
constantes et  toujours  injustes,  se  rompent  facilement,  et  pré- 
cipitent les  hommes  dans  les  derniers  malheurs.  Enfin  ceux 
qui  n'ont  point  assez  de  grandeur,  de  courage,  ni  de  fermeté 
d'esprit  pour  rendre  à  Dieu  leurs  devoirs,  en  présence  du  Prince, 
dans  l'embarras  des  affaires,  lorsqu'ils  sont  en  vue  à  trop  de 
gens,  en  un  mot  ceux  qui  se  laissent  éblouir,  étourdir,  renver- 
ser par  le  commerce  du  monde,  tel  qu'il  puisse  être,  doivent 
l'éviter,  et  se  mettre  l'esprit  en  telle  situation,  qu'ils  puissent 
avec  liberté  honorer  et  aimer  la  puissance  véritable,  se  con- 
former k  la  loi  divine,  rendre  à  Dieu  ses  devoirs  intérieurs  et 
spirituels.  Ces  devoirs  sont  indispensables,  et  certainement  on 
ne  doit  rien  au  prochain,  si  ce  qu'on  lui  doit  nous  empêche  de 
rendre  à  Dieu  ce  que  nous  lui  devons  indispensablement. 

XVI.  Il  n'y  a  presque  jamais  rien  à  gagner  parmi  les  hom- 

1.  «  Il  faudrait  avoir  une  raison  bien  épurée  pour  regarder  comme  un  autre 
homme  le  grand  seigneur  environné,  dans  son  superbe  sérail,  de  qunrante  mille  ja- 
nissaires. »  OPascal,  Prnspps.  art.  3.) 

M. 


190  TRAITÉ    DE  MORALE. 

mes.  Leur  langage  est  corrompu  comme  leur  cœur  :  il  ne  fait 
naître  dans  l'esprit  que  de  fausses  idées,  il  n'inspire  que  l'a- 
mour des  objets  sensibles.  Mais  leur  exemple  est  encore  plus 
dangereux.  Car,  outre  qu'il  est  moins  conforme  à  la  Raison  que 
le  discours,  c'est  un  langage  vivant  et  animé,  qui  persuade  in- 
vinciblement tous  ceux  qui  ne  sont  point  sur  leurs  gardes. 
L'homme  écoute  souvent  ce  qu'on  dit,  sans  penser  à  le  faire: 
mais  il  est  tellement  porté  à  l'imitation  qu'il  fait  machinalement 
comme  les  autres.  Rien  n'oblige  à  faire  ce  qu'on  entend  dire 
et  qu'on  ne  fait  pi  tint.  Mais  c'est  blesser  la  société,  c'est  se  ren- 
dre odieux  ou  ridicule,  c'est  se  faire  passer  pour  un  esprit 
bizarre  et  capricieux,  en  un  mot,  c'est  faire  une  espèce  de 
schisme,  que  de  condamner  par  une  conduite  particulière  celle 
que  le  monde  suit. 

XVII.  Néanmoins  la  charité  et  notre  constitution  naturelle 
nous  obligent  souvent  à  vivre  en  société.  Tout  le  monde  ne  peut 
pas  porter  la  vie  des  solitaires,  et  principalement  ceux  à  qui 
le  commerce  du  monde  est  le  plus  dangereux.  Il  faut  qu'ils 
voient  et  soient  vus.  qu'ils  parlent  et  qu'ils  entendent  parler. 
Le  commerce  sans  passions  délasse  l'esprit  et  lui  donne  de  la 
force.  Il  faut  donc  vivre  avec  les  hommes.  Mais  il  en  faut  choi- 
sir qui  soient  raisonnables,  ou  du  moins  capables  d'entendre 
raison  et  de  se  soumettre  a  la  Foi,  afin  de  travailler  ensemble 
à  notre  sanctification  et  à  la  leur.  Car  il  faut  maintenant  bâtir 
pour  l'éternité,  commencer  ici-bas  une  société  éternelle,  se  hâ- 
ter pendant  qu'il  fait  jour  d'entrer  dans  le  repos  du  Seigneur, 
et  d'y  faire  entrer  les  autres;  afin  que  notre  société  soit  avec 
le  Père  et  son  Fils  Jésus-Christ  dans  l'unité  du  Saint-Esprit  par 
une  charité  immortelle,  qui  procédera  sans  cesse  par  rapport  a 
nous  de  la  puissance  et  de  la  sagesse  de  Dieu,  dont  l'intluence 
continuelle  sera  la  cause  ■  de  notre  perfection  et  de  notre  féli- 
cité éternelle. 

1    Var.  La  muso  efficace.   t€8i  rt  I 


CHAPITRE    SEPTIEME. 


Les  devoirs  d'estime  sont  dus  à  tout  le  monde,  aux  derniers  des 
hommes,  aux  plus  grands  pécheurs,  à  nos  ennemis  et  à  nos  per- 
sécuteurs, aux  mérites  aussi  bien  qu'aux  natures.  Il  est  difficile  de 
régler  exactement  ces  sortes  de  devoirs  '  et  ceux  de  bienveillance, 
ù  cause  de  la  différence  des  mérites  personnels  et  relatifs  et  de 
leurs  combinaisons.  Kègle  générale  et  la  plus  sûre  qu'on  poisse 
donner  sur  cette  matière. 


I.  Les  trois  principes  généraux,  auxquels  on  peut  rapporter 
tous  les  devoirs  particuliers  que  nous  devons  rendre  aux  hom- 
mes, sont,  ainsi  que  j'ai  dit  dans  le  chapitre  précédent,  la  sim- 
ple estime,  qu'on  doit  proportionner  à  l'excellence  et  à  la  per- 
fection de  chaque  être;  le  respect,  ou  la  soumission  relative  de 
l'esprit,  qu'on  doit  proportionner  à  la  puissance  subalterne  des 
causes  occasionnelles  intelligentes  ;  et  l'amour  de  bienveillance, 
qui  est  dû  à  tous  ceux  qui  sont  capables  de  jouir  des  biens  qui 
peuvent  nous  être  communs  avec  eux. 

II.  La  simple  estime  est  un  devoir  qu'on  doit  rendre  à  tous 
les  hommes.  Le  mépris  est  une  injure,  et  la  plus  grande  des 
injures.  Il  n'y  a  que  le  néant  de  méprisable,  car  toute  réalité 
mérite  de  l'estime.  L'homme  étant  la  plus  noble  des  créatures, 
c'est  un  faux  jugement,  et  un  mouvement  déréglé,  que  de  le 
mépriser,  quel  qu'il  puisse  être.  Le  dernier  des  hommes  peut 
être  élevé  à  la  souveraine  puissance;  et  les  premiers  Rois  que 
Dieu  a  donnés  aux  Israélites  ont  été  pour  ainsi  dire  tirés  de 
la  lie  du  peuple.  Saùl,  de  la  dernière  famille,  de  la  plus  petite 

i.  Var.  Ces  devoirs.  (1684.) 


|9'2  TRAITÉ   DE   MORALE. 

des  douze  tribus,  trouve  la  royauté   en  cherchant  les  fin. 
de  son  père.  Numquid  non  filius  jeminiego  sum,  de  minima  tribu 
Israël,  et  cognotio  mea  novissima   inter  omnes  familial  de  tribu 
Benjamin,  disait-il  à  Samuel,  <|iii  lui  promettait  le  royaume. 
Et  David,  le  plus  jeune  des  enfants  d'isaïe,  est  pris,  comme  il 
If  dit  lui-même,  de  derrière  les  troupeaux  pour  être  mis  à  la 
tête  du  peuple  choisi  de  Dieu.  De  post  fœtantes  accepit  eum  pas- 
Jacob  servum  suum,  et  Israël  hasn  litatem  suam  i. 
III.  Mais  l'Evangile  nous  donne  encore  bien  d'autres  vues. 
Il  nous  apprend  que  les  pauvres  sont  les  membres  et  les  frères 
de  Jésus-Christ 2,  que  le  royaume  des  cieux  leur  appartient8; 
.■t  qu'ils  onl  le  pouvoir  de  recevoir  leurs  omis  dans  les  taber- 
nacles éternels  ".  Car,  quoique  les  fiches  parle  baptême  soient 
lavés  aussi  bien  que  les  pauvres  dans  le  sang  de  l'Agneau,  ils 
se  souillent  en  tant  de  manières  dans  la  volupté  qui  les  enivre, 
et  par  l'ambition  qui  leur  fait  oublier  leur  qualité  d'enfants  de 
Dieu,  que  Jésus-Christ  toujours  irrité  contre  eux    les  maudit 
sans  cesse  dans  l'Evangile.  Malheur  aux  riches,  car  ils  ont  leur 
consolation  dansa  m  ma\  quisi  renverse^  Qui  le  pauvre  se  glorifie 
de  sa  grandeur  6  dit  l'Apôtre  saint  Jacques.  Qui   h  riefu  au  con- 
traire s*  humilit  de  sa  bassesse,  il  passera  comm>  une  fleur.  Riches, 
dit-il  encore,  pleurez,  jetez  des  cris  et  des  hurlements  dans  les 
misères  qui  tomberont  sur  mus.  Vos  richesses  sont  corrompues  par 
la  pourriture,  la  rouillun  a  consumé  votre  or  et  votre  argent,  et 
cette  rouillure  portera  témoignage  contn  vous-mêmes,  et  dévorera 
votre  chair  comme  an  feu.  Voila  le  trésor  de  colère  gu>  vous  avez 
amassé  pour  les  derniers  jours.  Aude  nunc  divites,  plorate  ulu- 
lantes in  miseriis  Destris  quœ  advenient  vobis,  divitix  vestrx  pu- 
trefactx  sunt,  et  le  reste. 

IV.  Il  ne  faut  p3s  seulement  estimer,  et  donner  des  marques 
d'estime  anx  pauvres  et  aux  derniers  des  hommes  ;  mais  en- 
core aux  pécheurs  et  à  ceux  qui  commettent  les  plus  grands 
crimes.  Leur  vie  est  abominable,  leur  conduite  est  méprisable, 
et  il  ne  faut  jamais  l'approuver,  quelque  éclat  de  grandeur  qui 
la  relève.  Mais  leur  personne  mérite  toujours  de  l'estime.  Car 


1.  Ps.  lxxix,  70.  [Note  marginale  <1e  M.) 

2.  Math,  v,  3.  (Td.) 

3.  Luc.  xvi.  9.    Id. 

4.  Luc.  xvi.  9.  Id.) 
L.  Luc.  vi,  24.  Id. 
6.  Jac.  i.  10.    Id. 


DEUXIÈME   PARTIE.  —  DES  DEVOIRS.  193 

rien  n'esl  digne  de  mépris  que  le  néant  et  le  péché,  néant  vé- 
ritable qui  corrompt  la  nature,  qui  anéantit  le  mérite,  mais 
qui  ne  détruit  point  l'excellence  de  la  personne  '.  Le  plus  grand 
des  pécheurs  peut  devenir,  par  le  secours  du  ciel,  pur  et  saint 
comme  les  Anges  :  il  peut  jouir  éternellement  avec  nous  des 
vrais  biens  et  nous  précéder  dans  le  royaume  de  Dieu.  Il  faut 
avoir  compassion  de  sa  misère  :  non  de  celle  qui  l'afflige,  mais 
de  celle  qui  le  corrompt;  non  de  ses  douleurs,  niais  de  ses  dé- 
sordres, qui  le  mettent  hors  d'état  de  posséder  avec  nous  des 
biens  dont  il  peut  jouir  sans  nous  en  priver. 

V.  Mais  de  plus,  quel  droit  a-t-on  déjuger  des  intentions  se- 
crètes? Dieu  seul  pénètre  les  cœurs.  Celui  qui  commet  un  crime 
le  fait  peut-être  sans  vouloir  le  faire.  Son  esprit  faillie  et  trou- 
blé, ses  passions  allumées  l'ont  peut-être  privé  dans  ce  moment 
de  l'usage  de  sa  liberté.  Mais  qu'il  ait  agi  librement,  son  cœur 
contrit  et  humilié  en  a  peut-être  obtenu  le  pardon,  ou  l'obtien- 
dra demain,  jour  heureux  pour  lui  et  peut-être  fatal  pour  vous 
par  votre  chute  irréparable  en  punition  de  votre  orgueil. 

VI.  Enfin  le  mépris  qu'on  fait  des  personnes  n'est  pas  seule- 
ment injuste;  mais  il  met  encore  celui  qui  est  assez  imprudent 
pour  en  donner  des  marques,  hors  d'état  de  lier  un  commerce 
de  charité  avec  la  personne  méprisée,  et  de  pouvoir  jamais  lui 
être  utile.  Car  enfin  les  hommes  ne  forment  point  de  société 
avec  ceux  qui  les  méprisent.  Un  n'entre  naturellement  en  so- 
ciété avec  les  hommes,  on  ne  leur  fait  du  bien,  que  dans  l'espé- 
rance du  retour.  On  ne  se  met  point  dans  m  commerce,  quand 
on  s'attend  d'y  perdre  toujours  et  de  n'y  gagner  jamais  rien, 
et  l'on  ne  s'attend  pas  de  recevoir  du  secours  des  personnes 
qui  ont  l'injustice  de  nous  mépriser  ;  parce  que  le  mépris  n'est 
pas  seulement  une  preuve  certaine  qu'on  manque  actuellement 
de  charité  et  de  bienveillance,  mais  encore  qu'on  se  trouve  fort 
éloigné  d'en  avoir  jamais. 

Vil.  A  l'égard  de  nos  ennemis  et  de  nos  persécuteurs,  il  est 
certain  que  l'estime  est  un  devoir  plus  général  que  celui  de  la 
bienveillance.  On  peut  ne  pas  vouloir  de  certains  biens  à  ses 


1.  Malebranche  n'attache  certainement  pas  à  ce  mot  de  personne  toute  l'impor- 
tance que  la  philosophie  lui  donne  depuis  Kant.  Il  s'agit  bien  cependant,  et  la 
phrase  qui  va  suivre  achève  de  le  prouver,  de  la  personne  considérée  comme  agent 
moral,  capable  de  mérite  et  de  démérite,  capable  d'être  «  justifiée  »  et  sauvée  par 
Dieu.  D'accord  ou  non  avec  l'ensemble  de  sa  doctrine,  Malebranche  croit  ferme- 
ment que.c'est  là  ce  qui  fait  la  valeur  de  la  personne. 


194  TRAITÉ  DE  MORALE. 

ennemis,  parce  que  l'amour  que  l'on  se  doit  à  soi-même  oblige, 
ou  du  moins  permet  de  ne  pas  désirer  qu'ils  aient  le  pouvoir 
de  nous  nuire.  Ainsi  nous  pouvons  en  quelque  manière  man- 
quer de  bienveillance  pour  nos  persécuteurs,  sans  manquer  à 
nos  devoirs  à  leur  égard.  Car  il  n'y  a  que  les  vrais  biens  que 
Ton  doive  toujours  souhaiter  à  ses  ennemis  '.  .Mais  la  persécu- 
tion que  nous  font  les  gens  ne  doit  point  par  elle-même  dimi- 
nuer l'estime  que  nous  leur  devons.  Elle  doit  au  contraire  l'aug- 
menter en  ce  sens,  que  nous  devons  leur  en  donner  des  mar- 
ques plus  sensibles  el  plus  Fréquentes.  On  peut  passer  devant 
son  ami.  ou  même  son  père,  sans  le  saluer,  ce  n'est  point  là 
lui  faire  insulte.  Mais  on  insulte  à  son  ennemi  lorsqu'on  ne  lui 
rend  point  ce  devoir,  parce  qu'il  n'a  pas  pour  nous  les  mêmes 
sentiments  que  les  autres  hommes.  Il  a  sujet  de  croire  que  c'est 
mépris,  et  nos  amis  jugeront  bien  que  c'est  pure  inadver- 
tance 2. 

Vîfî.  Mais  de  plus,  il  n'y  a  rien  qui  désunisse  si  fort  les 
hommes  que  le  mépris  :  car  personne  ne  veut  être  compté  pour 
rien  dans  la  société  qu'il  fait  avec  les  autres  :  personne  ne  veut 
faire  la  dernière  partie  du  corps  qu'il  compose  avec  eux  3  Ainsi 
des  esprits  déjà  irrites,  «les  hommes  déjà  séparés  par  quelque 
inimitié,  ne  peuvent  jamais  se  rejoindre,  quand  le  mépris  est 
évident.  Mais  par  une  raison  contraire,  les  inimitiés  mortelles 
peuvent  se  dissiper  lorsqu'on  se  rend  mutuellement  des  de- 
voirs d'estime,  et  que  l'on  marque  par  là  que,  bien  loin  de 
prétendre  un  rang  supérieur  dans  la  société  qui  se  veut  for- 
mer, on  le  défère  volontiers  aux  autres,  et  qu'on  leur  rend 
justice  et  à  soi-même,  selon  le  jugement  qu'ils  portent  de  notre 
mérite  et  du  leur.  L'amour-propre  et  l'orgueil  secret  ne  per- 
mettent guère  qu'on  regarde  longtemps  comme  ennemi  celui 
qui  nous  donne  volontairement  des  marques  qu'il  est  persuadé 
de  notre  propre  excellence. 

IX.   Si  on  manque  aux  devoirs  d'estime  à  l'égard  de  ses  en- 


1.  Cette  phrase  n'était  pas  dans  l'édition  de  1684. 

•£.  (juand  nous  ne  le?  saluons  pas.  eux.  nos  amis. 

:ï.  Lorsque  nous  considérons  quelque  chose  comme  partie  de  nou--mèmes.  nu 
que  nous  nous  considérons  comme  partie  de  cette  chose,  nous  jugeons  que  c'est 
notre  bien  d'y  être  unis  :  nous  avons  de  l'amour  pour  elle,  et  cet  amour  est  d'au- 
tant plus  grand  que  la  chose  à  laquelle  nous  nous  considérons  comme  unis  nous 
parait  une  partie  plus  considérable  du  tout  que  nous  composons  avec  elle.  »  Re- 
cherche de  la  vérité,  liv.  V,  chap.  v.)  Voyez  aussi  même  ouvrage,  liv.  IV.  ch.  xin.  1. 


DEUXIEME  PARTIE.  -  DES  DEVOIRS.  fftS 

nemis  ou  des  personnes  qui  n'ont  aucun  lustre,  on  excède  dans 
ces  mêmes  devoirs  à  l'égard  de  ses  amis  ou  des  personnes  qui 
sont  relevées  par  leur  naissance,  leurs  richesses,  ou  quelque 
autre  qualité  éclatante.  Le  cerveau  est  construit  de  manière, 
pour  le  bien  de  chaque  particulier  et  pour  celui  de  la  société, 
par  rapport  à  la  vie  présente,  que  le  corps  prend  machinale- 
ment un  air  d'estime  et  de  respect  pour  tout  ce  qui  part  de  nos 
amis  et  de  ceux  qui  sont  en  état  de  nous  faire  du  bien.  L'es- 
time qu'on  fait  des  personnes  se  répand  sur  tout  ce  qui  les  re- 
garde. Dives  locutus  est,  dit  l'Ecriture,  et  ornnes  tacuerunt,  et 
verbum  illius  usque  ad  nubes  perducent',  pauper  locutus  pst,  et 
dicunt,  quis  est  hic  '?  Notre  machine  est  montée  sur  ce  ton-la. 
Deux  luths  d'accord  rendent  un  même  son.  Lorsqu'ils  sont  en 
présence,  on  ne  peut  toucher  l'un  sans  ébranler  l'autre.  Nos 
amis  sont  aussi  d'accord  avec  nous;  qui  touche  l'un,  ébranle 
l'autre.  Ceux  dont  nous  avons  intérêt  de  posséder  les  bonnes 
grâces,  ont  toujours  raison  :  ils  nous  ébranlent  et  nous  les  ébran- 
lons. Ils  nous  trompent,  et  nous  les  trompons  par  une  espèce 
de  contre-coup,  sans  qu'ils  y  prennent  garde,  ni  nous  non  plus. 
C'est  la  machine  qui  joue  son  jeu.  Or  le  corps  ne  parle  que 
pour  le  corps,  c'est  à  quoi  on  ne  peut  trop  prendre  garde.  Car 
l'opinion  ou  la  contagion  de  l'imagination  est  le  principe  le 
plus  fécond  des  erreurs  et  des  désordres  qui  ravagent  le  monde 
chrétien  -.  Il  faut  à  tous  moments  rentrer  en  soi-même,  pour 
confronter  ce  que  les  hommes  disent  avec  les  réponses  de  la 
vérité  intérieure.  Il  faut  consulter  la  raison  qui  met  chaque 
chose  en  son  rang,  et  qui  ne  confond  point  l'estime  qu'on  doit 
aux  personnes,  avec  le  mépris  qu'on  doit  avoir  pour  les  sotti- 
ses qu'ils  avancent.  L'approbation  qu'on  donne  aux  folles  pen- 
sées de  ses  amis  les  confirme  dans  leurs  erreurs;  et  le  respect 
qu'on  marque  pour  tout  ce  qui  part  des  personnes  de  qualité, 
leur  enfle  tellement  le  courage  3,  qu'ils  s'attribuent  une  espèce 
d'infaillibilité  et  le  droit  de  dire  et  de  faire  tout  ce  qu'il  leur 


1   Voyez  dans  La  Bruyère  les  portraits  du  riche  et  du  pauvre. 

2.  Voyez  la  Recherche  de  la  vérité,  liv.  III,  IV  et  V.  et  particulièrement  le  ch.  in 
du  livre  V. 

3.  Dans  Rome  où  je  naquis,  ce  malheureux,  -visage 
D'un  chevalier  romain  captiva  le  courage, 

dit  Pauline,  dans  Polyeucte. 

Ce  mot  est  pris  à  chaque  instant  dans  ce  même  sens,  par  Corneille  et  par  Mo- 
lière. 


1!ïii  TRAITE   DE  MORALE. 

vient  dans  L'esprit.  Ce  n'est  pas  qu'il  faille  les  reprendre  ouver- 
tement. Leur  délicatesse  est  extrême  :  on  ne  peut  guère  les 
toucher  sans  les  blesser,  sans  les  irriter.  La  prudence  et  la 
charité  doivent  régler  nus  devoirs  à  leur  égard.  Mais  il  ne  faut 
pas  les  abuser  par  des  bass°s  tlatteries,  après  nous  être  laissés 
tromper  nous-mêmes  par  le  rapport  admirable  que  Died  a  mis 
dans  notre  corps  et  dans  ceux  qui  nous  environnent,  pour  le 
bien  de  la  société  :  rapport  qui  de  la  part  de  l'âme  s'est  changé 
en  dépendance  ;i  cause  du  péché,  mais  rapport  que  la  raison 
doit  régler,  et  dont  il  est  nécessaire  de^e  délier  ». 

X.  Afin  que  tous  les  jugements  et  les  mouvements  d'estime 
soient  conformes  a  la  loi  divine  de  l'ordre  immuable,  aussi 
lien  que  les  actions  extérieures  qui  en  sont  les  uiarqueset  les 
effets,  il  faut  observer  que  non  seulement  les  personnes,  mais 
encore  leurs  mérites  exigent  de  nous  de  l'estime.  A  l'égard  îles 
personnes  rien  n'est  plus  facile  que  de  s'acquitter  de  ce  de- 
voir; car  il  faut  rendre  égalité  d'estime  à  l'égalité  des  natures. 
Mais  nen  n'est  plus  difficile  que  de  proportionner  l'estime  aux 
mérites  des  hommes.  Car,  outre  que  les  vrais  mérites  ne  sont 
connus  que  de  Dieu  seul,  les  mérites  naturels  ont  tant  de  diffé- 
rents rapports,  qui  doivent  augmenter  ou  diminuer  notre  es- 
time aussi  bien  que  nos  respects  et  notre  bienveillance  à  leur 
égard,  qu'il  n'est  pas  p  issible  ;i  un  esprit  borné  de  connaître 
précisément  les  devoirs  qu'on  doit  leur  rendre,  et  que  souvent 
on  ne  sait  a  quoi  se  déterminer. 

XI.  Les  mérites  en  général  peuvent  se  diviser  en  libres  et  en 
naturels ,  en  mérites  d'État,  et  mérites  de  Religion.  C'est  le  bon 
usage  qu'on  fait  de  la  liberté  qui  fait  la  nature  des  mérites 
libres.  Les  mérites  naturels  consistent  dans  les  qualités  avan- 
tageuses de  l'esprit  et  du  corps.  Les  mérites  d'État  et  de  Reli- 
gion consistent  dans  les  charges  dont  on  est  revêtu  et  dans  les 
qualités  propres  à  s'acquitter  de  ses  emplois,  soit  civils,  soit 
ecclésiastiques  2.  Toute  perfection  est  estimable  en  elle-même  : 
mais  i!  faut  prendre  garde,  que  souvent  elle  l'est  beaucoup 
plus  par  rapport.  Un  diamant  n'est  pas  si  parfait  qu'un  mou- 
cberon;  mais  il  est  beaucoup  plus  estimable  à  cause  de  l'estime 


1.  Var.  Rapport  que  la  Raison  doit  régler,  et,   lorsqu'il  est  nécessaire,   qu'elle 
doit  affaiblir,  quelle  doit  gourmander.  (1684.) 

2.  Le*  «.  sràces  d'État  »  sont  celles  qui  donnent  la  force  nécessaire  pour  accom- 
plir les  devoirs  spéciaux  à  l'état  qu'on  a  embrassé. 


DEUXIÈME   PARTIE.  —  DES  DEVOIRS.  197 

que  les  hommes  en  font.  Les  êtres  mômes  qui  n'ont  point  d'autre 
perfection  que  celle  de  leur  nature,  sont  préférables  à  ceux  qui 
en  ont  d'acquises.  Un  diamant  brut  n'a  pas  tant  de  beauté  que 
du  verre  bien  taillé  et  bien  poli,  mais  il  mérite  beaucoup  plus 
d'estime,  les  choses  étant  comme  elles  sont.  De  sorte,  qu'un 
homme  passerait  avec  raison  pour  un  fou,  si,  voulant  faire  le 
philosophe,  il  préférait  une  mouche  à  une  émerande,  et  regar- 
dait comme  un  caillou  un  diamant  brut  de  fort  grand  prix. 

XII.  Car  il  ne  suffit  pas,  pour  juger  de  l'estime  qu'on  doit 
faire  des  choses  et  des  personnes,  de  les  considérer  en  elles- 
mêmes  :  il  faut  que  l'esprit  s'étende  aux  différents  rapports 
qu'elles  peuvent  avoir  avec  d'autres  beaucoup  plus  estimables. 
Les  bonnes  grâces  du  Prince  donnent  du  relief  aux  personnes 
les  plus  viles,  et  l'estime  que  les  hommes  font  des  choses,  doit 
régler  leur  prix,  et  par  conséquent  notre  estime  extérieure  et 
relative,  si  nous  ne  sommes  résolus  à  les  mépriser  eux-mêmes 
et  à  nous  rendre  ridicules  et  méprisables.  Ce  qu'un  doit  seule- 
ment observer,  c'est  de  ne  se  pas  laisser  gâter  l'esprit  par  les 
jugements  qu'on  fait  ordinairement  des  choses.  Noire  estime 
ne  doit  être  que  relative,  si  le  mérite  n'est  que  relatif.  Car, 
quoique  les  hommes  estiment  davantage  l'or  et  l'argent  que  le 
cuivre  et  le  fer  ou  que  les  corps  organisés  des  moucherons,  il 
ne  faut  pas  rendre  ce  devoir  d'estime  à  l'or  et  à  l'argent,  mais 
aux  hommes  qui  en  portent  un  faux  jugement.  Il  ne  faut  pas 
juger  des  personnes  ou  des  choses  comme  les  hommes  en  jugent 
qui  attribuent  aux  objets  de  leurs  passions  des  perfections  ima- 
ginaires. Mais,  qu'ils  soient  ou  ne  soient  pas  trompés  dans 
leurs  jugements,  il  faut  estimer  d'une  estime  relative  ce  qu'ils 
estiment  peut-être  sans  raison,  parce  que  dans  la  société  c'est 
l'estime  générale  qui  '  règle  le  prix  des  choses. 

XIII.  Comme  le  mérite  relatif  est  souvent  beaucoup  plus 
grand  que  le  mérite  personnel,  et  que  nos  devoirs  se  doivent 
régler  aussi  bien  sur  le  mérite  relatif  que  sur  le  mérite  person- 
nel, rien  encore  un  coup  n'est  plus  difficile  que  de  juger  de  ce 
qu'on  doit  faire  dans  les  combinaisons  infinies  de  ces  dilïerents 
mérites.  C'est  une  nécessité  dans  telles  ou  telles  circonstances: 
il  faut  manquer  à  ce  qu'on  doit  à  un  parent  en  tel  degré,  ou  à 
un  homme  qui  nous  a  rendu  tel  service,  ou  qui  dans  la  société 
a  tel  emploi  et  qui  rend  tel  service  à  l'État.  Que  faire9  Quelle 

1.  Var.  Ces!  ordinairement  l'estime  qui...  [1684.) 


198  TRAITE   DE   MORALE. 

sera  la  mesure  commune  pour  découvrir  précisément  la  gran- 
deur de  nos  devoirs?  Certainement,  quoique  l'ordre  immuable 
la  renferme,  elle  ne  nous  est  point  exactement  connue  :  et  quand 
elle  léserait,  il  y  a  souvent  tant  de  rapports  à  comparer,  qu'on 
ne  saurait  encore  ta  quoi  se  résoudre,  si  on  attendait  que  l'évi- 
dence nous  marquât  précisément  tout  ce  que  nous  devons 
faire. 

XIV.  On  sait  bien  que,  toutes  choses  égales,  il  faut  préférer 
certains  parents  à  d'autres,  ses  parents  à  ses  amis,  son  prince 
à  son  parent  et  à  son  ami.  Mais  faut-il  préférer  un  parent  à 
quatre,  ou  huit  amis;  tel  parent  ennemi  à  tels  amis  en  parti- 
culier? C'esl  là  ce  qui  embarrasse.  Car  il  faut  dans  un  même 
temps  avoir  éurard  aux  droits  de  la  parenté,  à  ceux  de  l'amitié, 
à  ceux  de  la  société.  De  sorte  qu'il  arrive  souvent  qu'on  doit 
préférer  son  ennemi  ;i  son  ami  :  son  ennemi,  ami  de  ses  parents, 
considéré  du  prince,  propre  à  servir  l'État,  à  son  ami,  personne 
assez  inutile  à  l'État,  ou  qui  n'a  que  de  la  froideur  pour  ceux 
qui  nous  doivent  être  les  plus  chers.  Ainsi.,  il  n'y  a  point  de 
règle  générale,  et  qui  ne  souffre  mille  et  mille  exceptions,  pour 

aduire  âans  les  devoirs  d'estime,  de  respect,  de  bienveil- 
lance qu'on  doit  rendre  aux  autres  hommes.  Et  cequi  brouille 
extrêmement  tout  ce  qu'on  pourrait  dire  sur  cette  matière, 
c'est  qu'autres  sont  les  devoirs  d'estime,  autres  ceux  de  res- 
pect, autres  enfin  ceux  de  bienveillance,  et  que  souvent,  dans 
une  même  espèce,  on  doit  préférer  tel,  à  l'égard  des  devoirs  de 
bienveillance,  à  tel  autre  à  qui  on  doit  absolument  rendre  les 
devoirs  d'estime  et  de  respect. 

XV.  Comme  ce  sont  donc  les  diverses  circonstances  qui  chan- 
gent et  règlent  l'ordre  de  nos  devoirs,  circonstances  qu'il  o'est 
lias  possible  de  prévoir,  il  faut  que  chacun  les  examine  avec 
soin,  et  qu'il  rentre  en  soi-même  pour  consulter  la  loi  immua- 
ble, sans  avoir  égard  à  des  faux  intérêts  que  les  passions  re- 
présentent sans  cesse:  et  que  dans  l'incertitude,  on  s'adresse  à 
ceux  qui  sont  plus  savants  que  moi  dans  ces  matières.  Qu'on 
consulte,  dis-je,  ceux  qui  ont  beaucoup  de  charité,  de  prudence 
et  de  capacité,  plutôt  que  ceux  qui  ont  la  mémoire  remplie  de 
certaines  règles  générales,  insuffisantes  pour  décider  dans  des 
circonstances  particulières,  et  qui  manquent  souvent  de  bon 
sens  et  de  charité.  La  seule  règle  générale  que  je  m'avance  de 
donner  présentement,  règle  qu'on  ne  suit  guère,  et  qui  me 
paraît  néanmoins  la  plus  sûre,  c'est  qu'il  faut  préférer  les  de- 


DEUXIEME  PARTIE.  — DES   DEVOIRS.  19!) 

voirs  de  l'amitié  en  Jésus-Christ,  et  de  la  société  éternelle,  aux 
devoirs  ordinaires  d'une  amitié  et  d'une  société  qui  doivent  finir 
avec  la  vie.  Je  m'explique. 

XVI.  Le  fini,  quelque  grand  qu'il  puisse  être,  ne  peut  avoir 
par  lui-même  aucun  rapport  à  l'infini.  Dix  mille  siècles  par 
rapport  à  l'éternité  ne  sont  rien.  Le  rapport  de  l'étendue  de 
tout  l'Univers  à  des  espaces  qui  n'auraient  point  de  bornes,  ne 
peut  s'exprimer  que  par  zéro.  L'unité  divisée  par  mille  millions 
de  chiffres,  dont  la  progression  serait  d'un  à  mille  millions,  au 
lieu  d'un  à  dix,  serait  encore  une  fraction  infiniment  trop  grande 
pour  exprimer  ce  rapport,  parce  qu'effectivement  ce  rapport 
est  nul.  C'est  là  mon  principe.  Or,  on  possède  Dieu  en  l'autre 
vie,  et  on  le  possède  éternellement.  Donc,  la  possession  de  l'em- 
pire de  l'univers  par  rapport  à  la  possession  des  vrais  biens, 
le  temps  de  la  jouissance  de  cet  empire  par  rapport  à  l'éternité 
de  la  vie  future,  c'est  zéro:  leur  rapport  est  nul.  Tout  s'éclipse 
et  s'anéantit  à  la  vue  de  l'éternité.  Les  grandeurs  humaines  et 
les  plaisirs  qui  finissent  avec  la  vie,  joignez-y  tout  ce  qu'il  vous 
plaira  pour  vous  contenter,  tout  cela  disparaît  lorsqu'on  y 
pense,  et  qu'on  sait  qu'on  est  immortel.  Tout  cela  n'est  et  ne 
doit  être  compté  pour  rien.  C'est  de  quoi  aussi  on  demeure  as- 
sez d'accord. 

XVII.  Qu'on  suive  donc  ce  principe,  et  on  verra  que  celui 
qui  est  un  sujet  de  chute  à  une  seule  personne,  est  plus  cruel 
que  le  très  cruel  Phalaris  :  qu'il  est  juste  qu'il  souffre,  comme 
ce  misérable  prince,  le  même  feu  où  il  fait  tomber  les  autres, 
et  qu'il  vaudrait  mieux  pour  lui,  comme  le  dit  Jésus-Christ, 
qu'on  le  précipitât  dans  la  mer,  une  pierre  au  cou. 

XVIII.  On  verra  au  contraire  que  celui  qui  travaille  sous 
Jésus-Christ  k  la  construction  du  Temple  éternel,  le  plus  grand 
architecte  qui  fut  jamais  ne  lui  est  nullement  comparable  :  son 
ouvrage  subsistera  éternellement,  et  il  ne  paraît  plus  rien  du 
temple  du  grand  Salomon,  la  demeure  du  Dieu  vivant,  la 
gloire  de  tout  un  peuple. 

XIX.  On  verra  clairement  qu'un  corps  difforme,  un  esprit 
bizarre,  une  imagination  vive  et  déréglée,  un  homme  sans 
honneur  dans  le  monde,  sans  biens,  sans  amis,  sans  aucune 
qualité  avantageuse,  mais  qui  dans  le  fond  a  de  la  piété,  craint 
et  aime  son  Dieu,  est  infiniment  plus  digne  de  notre  estime 
que  le  plus  bel  homme  du  monde,  le  plus  chéri,  le  plus  honoré 
pour  ses  qualités  admirables,  mais  qui  dans  le  fond  a  quelque 


200  TRAITÉ   DE  MORALE. 

peu  moins  de  religion.  Certainement,  on  n'oserait  pas  dire  que 
Dieu  juste  juge  préfère  celui-ci  à  celui-là.  Nous  sommes  donc 
obligés  dp  1^  préférer  nous-mêmes,  supposé  que  nous  soyons 
suffisamment  convaincus  de  la  différence  de  leur  piété. 

XX.  Qu'on  ait  plus  d'estime  de  la  qualité  de  médecin  que  de 
celle  d'avocat,  cela  est  assez  indifférent.  Cela  dépend  des  cou- 
tnmes  qui  changent  selon  les  lieux  et  selon  les  temps.  Mais 
qu'on  ait  plus  d'estime  de  la  qualité  de  prince  que  de  celle  de 
chrétien,  de  la  qualité    de  gentilhomme  que  celle  de  prêtre, 

l'ordre  du  Fils  de  Dieu,  cela  n'e^t  point  indifférent  Ce 
n'est  pas  qu'il  ne  faille  rendre  à  son  prince  bien  d'autres  de- 
voirs qu'il  son  curé1.  Il  a  la  puissance  souveraine  :  il  faut  lui 
rendre  les  derniers  respects  et  l'obéissance  en  toutes  choses. 

XXI.  l'ai  deux  parents  ou  deux  amis,  dont  l'un  est  un  bon 
y\  -h  nnaire  qui  travaille  utilement  a  l'édifice  de  l'Eglise; 
l'autre  est  consommé  dans  les  sciences  humaines,  grand  . 
mètre,  savant  philosophe  :  il  sait  les  histoires  de  toutes  les  na- 
tions et  parle  leurs  langues.  Mais  je  ne  vois  pas  que  sa  science 
ait  des  suites  avant.-.  _  ■  la  société  éternelle  :  il  me  semble 
mémo  que  je  vois  le  contraire.  Lequel  des  deux  est  le  plus  es- 
timable? L'un  et  l'autre  ont  besoin  de  mon  secours,  lequel  sera 
préféré?  Certainement  <■■  bon  prêtre,  ce  bon  catéchiste 
que  h'  monde  méprise,  et  non  ce  savant  homme  que  le  monde 
adore,  je  puis  bien  donner  à  celui-ci  des  plus  grandes  marques 
d'estime  dans  beaucoup  de  rencontres,  de  peur  de  blesser  sa 
délicatesse.  Car  ceux  qui  mit  de  grands  talents  selon  les  appa- 
rences, ou  selon  le  jugement  des  hommes,  croient  que  tout 
leur  est  dû  :  et  pour  ne  point  les  olïenser,  on  peut  quel- 
quefois leur  rendre  des  honneurs  ■  qu'ils  ne  méritent  point  : 
car  c'est  la  chanté  qui  doit  régler  nos  actions  extérieures,  et 
quelquefois  par  condescendance  aux  faux  jugements  *\i^ 
honnie-.  Mais  pour  mon  estime  et  ma  bienveillance,  je  la  dois 
à  ceux  qui  ont  le  plus  de  rapport  à  la  société  éternelle  préfé- 
rablement  à  toute  autre,  fussent-ils  mes  ennemis  déclarés,  et 
les  derniers  des  hommes  aux  yeux  du  monde  corrompu. 

XXI L  Dans  telles  et  telles  circonstances,  c'est  une  nécessité  de 
scandaliser  son  prochain,  ou  de  perdre  l'honneur  et  la  vie.  On 
ne  peut  bien  défendre  la  vérité,  sans  rendre  ridicule  celui  qui 
l'attaque  et  son  parti  méprisable.  On  ne  peut  rendre  service  à 

1.  Vnr   Leur  friirp  <ie«  bonnen  -.    16E 


DEUXIEME  PARTIE.-  DES  DEVOIRS.  201 

sun  ami  ou  même  à  son  prince,  sans  blesser  la  charité  qu'on 
doit  avoir  en  Jésus-Christ  pour  un  étranger  :  on  sera  cause  de 
sa  damnation  '.  A  quoi  se  déterminer  dans  ces  rencontres,  et 
dans  une  inanité  de  semblables?  Rien  n'est  plus  clair  selon  le 
principe  que  j'ai  posé.  Car  tout  ce  quia  rapport  à  l'iniini,  deve- 
nant infini  lui-même  par  ce  rapport,  il  ne  faut  avoir  nul  égard 
aux  droits  de  l'amitié  ou  de  la  société  passagère,  lorsqu'il  s'a- 
git de  la  société  éternelle. 

XXIII.  Néanmoins  il  faut  prendre  garde  qu'en  préférant  l'a- 
vantage spirituel  à  toute  autre  chose,  on  n'olfense  point  injus- 
tement ses  amis.  Car  il  faut  toujours  rendre  justice,  avant  que 
d'exercer  la  charité  -.  Il  n'est  pas  permis  de  dérober  pour  marier 
une  tille  dont  on  appréhende  la  perte.  La  grâce  de  Jésus-Christ 
peut  remédier  à  ces  désordres  3.  Il  ne  faut  pas  donner  à  son  ami 
sujet  de  rompre  avec  nous,  en  manquant  aux  devoirs  auxquels 
il  a  droit  de  s'attendre,  et  blesser  sa  conscience  pour  guérir 
celle  d'un  autre.  Il  faut  que  la  prudence  règle  les  devoirs  de 
charité,  et  tâcher  de  prévoir  les  suites  de  nos  actions.  Mais  il 
me  semble  pouvoir  dire  en  général,  qu'il  n'y  a  point  de  prin- 
cipe plus  sur  et  plus  étendu  que  celui-là,  d'avoir  toujours  égard 
aux  droits  de  société  éternelle,  lorsqu'ils  sont  mêlés  avec  lus 
autres,  ce  qui  arrive  presque  toujours. 


I.  Ce  -uni  des  cas  hypothétiques,  bien  entendu. 

;'.    Il   faut,  remarquer  ce   court  précepte,   souvent  repris  et  développe  da 
Traités  de  Morale  de  notre  temps. 

a.  En  nous  donnant  le  surcroît  de  force  nécessaire  pour  sortir  d'une  silnatio'n 
difficile,  c'est  la  sans  doute  ce  que  veut  dire  Malebranehe,  et  il  sous-entend  que 
cette  grâce  il  faut  la  demander 


CHAPITRE    HUITIÈME. 


Des  devoirs  de  bienveillance  etde  respect.  Ou  doit  procurer  Les  vrais 
biens  a  tuus  les  hommes,  et  Don  pas  les  biens  relatifs.  Ouel  est 
celui  qui  sait  s'acquitter  des  devoirs  de  bienveillance.  Injustes 
plaintes  lu  monde.  Les  devoirs  de  respect  doivent  être 

proportionnés  à  la  puissance  participée. 


I.  La  plupart  des  choses  que  j'ai  dites  touchant  les  devoirs 
d'estime,  se  peuvent  appliquer  aux  devoirs  de  bienveillance  et 
de  respect.  Néanmoins  il  esl  à  propos  d'en  dire  encore  ici 
quelque  chose,  afin  d'en  faire  connaître  plus  distinctement  la 

nature  et  les  obligations. 

II.  A  l'égard  des  devoirs  de  bienveillance  ou  de  charité,  on 
les  doit  rendre  généralement  à  tous  les  hommes,  et  quoiqu'il 

y  ait  de  certains  biens  particuliers,  qu'on  ne  doive  point  sou- 
haiter ni  procurer  à  certaines  personnes,  ni  dans  certaines  cir- 
constances, les  vrais  biens  qu'on  peut  donner  sans  s'en  priver 
et  sans  en  priver  les  autres  ne  doivent  jamais  être  refusés  à 
qui  que  ce  soit.  Il  ne  faut  jamais  cacher  la  vérité,  nourriture 
de  l'esprit,  à  ceux  qui  sont  en  état  de  la  recevoir.  Il  faut  don- 
ner bon  exemple  à  tout  le  monde.  Il  ne  faut  jamais  excepter 
personne  dans' ses  prières  et  dans  le  sacrilice.  Il  ne  faut  jamais 
refuser  les  sacrements  à  celui  qui  est  bien  disposé  à  les  recevoir. 
Ce  sont  là  de  vrais  biens,  et  qui  ont  rapport  à  la  société  éter- 
nelle. Et  comme  Dieu  veut  que  tous  les  hommes  soient  sauvés 
et  viennent  à  la  connaissance  de  la  vérité,  celui  qui  refuse  de 
rendre  à  quelqu'un  les  devoirs  de  la  charité  chrétienne,  résiste 
aux  desseins  de  Dieu  et  blesse  dans  son  principe  la  société  que 
nous  avons  avec  lui  par  Jésus-Christ. 


DEUXIEME   PARTIE.  —  DES  DEVOIRS.  203 

III.  Maiscamme  les  biens  de  la  terre  ne  sont  pas  proprement 
des  biens,  comme  leur  prix  véritable  dépend  du  rapport  qu'ils 
peuvent  avoir  avec  les  vrais  biens,  comme  entin  ce  sont  des 
biens  qui  ne  peuvent  se  communiquer  sans  se  partager,  il  ar- 
rive très  souvent  qu'on  ne  doit  point  en  faire  part  à  quelques 
personnes.  Par  exemple,  si  un  père  trop  tendre  pour  ses  enfants 
débauchés  ou  disposés  à  la  débauche,  leur  donne  de  l'argent, 
il  est  la  cause  de  leurs  désordres,  et  fait  tort  aux  pauvres  qui 
auraient  besoin  de  son  secours;  de  même  que  celui  qui  présente 
une  épée  à  un  fou  ou  à  un  homme  transporté  de  colère,  est 
véritablement  la  cause  du  meurtre.  Le  prodigue  vole  les 
pauvres,  et  tue  par  ses  libéralités  indiscrètes  l'àme  des  com- 
pagnons de  ses  débauches  :  et  celui  qui  donne  à  un  valet 
ivrogne  la  liberté  de  boire  à  discrétion,  lui  fait  un  bien  que  dé- 
fendent les  devoirs  de  la  charité  et  de  la  bienveillance.  En  un 
mot,  celui  qui  donne  quelque  puissance  à  des  esprits  impuis- 
sants, qui  ne  peuvent  ni  consulter  ni  suivre  la  Raison,  est  la 
cause  de  leur  péché  1  et  de  tous  les  maux  qui  suivent  de  l'abus 
de  la  puissance. 

IV.  Ces  vérités  sont  incontestables,  et  la  raison  en  est  claire. 
Comme  l'argent,  par  exemple,  n'est  point  proprement  un  bien, 
puisqu'on  ne  peut  véritablement  le  posséder  ni  en  jouir,  car 
les  esprits  ne  possèdent  point  les  corps  :  comme  c'est  un  bien 
qu'on  ne  peut  communiquer  sans  le  partager,  l'amour  de  bien- 
veillance le  doit  distribuer  de  manière  qu'il  soit  utile  et  de- 
vienne un  bien,  ou  plutôt  un  moyen  propre  pour  acquérir  le 
bien,  à  l'égard  de  ceux  qui  le  reçoivent.  Car  autrement  on 
manque  doublement  à  ce  qu'on  doit  au  pfochain  :  on  blesse  la 
personne  à  qui  on  donne  cet  argent,  et  tous  ceux  à  qui  on  ne  le 
donne  pas  et  qui  par  les  lois  de  la  charité  y  ont  un  droit  véri- 
table. 

V.  Mais  la  douleur  et  l'humiliation,  qui  en  elles-mêmes  sont 
de  vrais  maux,  deviennent  biens  en  plusieurs  rencontres  :  et 
l'amour  de  bienveillance,  qu'on  doit  avoir  pour  tous  les  hommes, 
doit  nous  porter  à  affliger  ceux  qui  le  méritent,  et  sur  lesquels 
nous  avons  autorité,  atin  de  les  retirer  de  leurs  désordres  par 
la  crainte  du  châtiment.  Une  mère  qui  ne  veut  point  souffrir 
qu'on  coupe  le  bras  gangrené  de  son  enfant,  est  une  cruelle. 
Mais  celle-là  l'est  beaucoup  plus,  qui  lui  laisse  corrompre  l'es- 

1.  Var.  De  leur  perte.  (1684.) 


204  TKA1TE  DE  MORALE. 

prit  et  le  cœur  par  les  plaisirs  et  par  la  mollesse  Un  ami  qui 
souffre  en  silence  qu'on  détruise  son  ami  par  des  intrigue-  se- 
crètes, nu  qui  entre  lui-même  par  intérêt  dans  un  commerce 
désavantageai  à  l'amitié  qu'il  a  jurée,  c'est  un  ami  infidèle, 
c'est  un  homme  indigne  de  la  société  des  autres  hommes,  liais 
bien  plus  infidèle  ami  est  celui,  qui  de  peur  de  nous  contrisler 
et  de  nous  affliger,  nous  laisse  tomber  dans  les  enfers,  ou  qui 
flattant  nus  passions,  se  joint  aux  seuls  ennemis  que  nous 
ayons  pour  nous  aveugler  et  pour  nous  perdre. 

VI.  Qui  peut  donc  rendre  au  prochain  les  devoirs  de  la  cha- 
rité onde  la  bienveillance?  celui-là  certainement  qui  connaît 
la  vanité  (\v>  biens  qui  [tassent  et  la  solidité  des  biens  futurs, 
l'immobilité  de  la  Jérusalem  céleste,  fondée  sur  le  roc  inébran- 
lable, h-  Fils  bien-aimé  du  Tout-Puissant  ;  celui-là  qui  compare 
le  temps  à  l'éternité,  et  suivant  le  grand  principe  de  la  Morale 
chrétienne,  mesure  les  devoirs  de  l'amitié  et  de  la  société  civile 
sur  ceux  de  la  soc  é  é  qui  m'  lie  ici-bas  par  la  grâce  et  se  ci- 
mente pour  jamais  dans  le  ciel,  par  une  commuuion  perpétuelle 
d'un  bien  qui  se  donnera  tout  entier  a  tous.  Celui-là  enfin  qui 
pense  sans  cesse  à  la  société  toute  divine  que  nous  devons  avoir 
avec  le  Père  par  le  Fils  dans  l'unité  du  Saint-Esprit,  amour 
mutuel  du  Père  et  du  Fils,  et  principe  de  l'amour  heureux  qui 
nous  unira  à  Dieu  dans  tous  les  siècles,  celui-là,  mais  celui-là 
seul  peul  rendre  à  son  prochain  les  devoirs  de  bienveillance. 
Tout  autre  manque  de  charité  :  et  bien  loin  qu'il  nous  aune  de 
cet  am  iurqui  nous  est  dû,  et  qui  est  le  second  des  plus  grands 
commandements  de  la  loi  des  chrétiens,  qu'il  ne  connaît  pas  en- 
core ses  obligations  essentielles  a  notre  égard.  Le  commerce 
qu'il  a  avec  nous,  son  amitié,  sa  société  seront  plutôt  la  cause 
fatale  de  nos  maux,  que  le  principe  heureux  de  notre  repos  et 
de  notre  joie. 

VII.  Qu'on  dise  tant  qu'on  voudra  qu'il  faut  séparer  les  lois 
de  la  société  civile  de  celles  de  la  charité  chrétienne,  elles  nu; 
paraissent  inséparables  dans  la'  pratique.  Le  citoyen  de  ma 
ville  est  déjà  par  la  grâce  citoyen  de  la  sainte  Cité  :  le  sujet 
de  mon  Prince  est  un  domestique  de  la  maison  de  Dieu,  iam 
non  estis  hospites  et  advenw,  dit  saint  Paul,  sud  estis  cices  Sajic- 
torum,  etdomestici  Dei,  super xdificati  super  fundamentum  Apos- 
tolorum  et  Prophetarum,  ipso  summo  anyularï  lapide  Christ o 
Jesu  :  in  quo  omnis  xdificatio  constructa  crescit  in  Temphtm  sanc- 
tuin  Domino.  Puis-je  donc  entrer  dans  les  desseins  d'un  ami, 


DEUXIEME  PARTIE.-  DES  DEVOIRS.  205 

qui  pour  se  faire  un  établissement  dans  la  ville,  hasarde  •  celui 
qu'il  possède  en  Jésus-Christ  dans  le  ciel?  Puis-je  par  mes 
conseils  et  par  mes  amis  2  favoriser  son  ambition,  et  le  mettre, 
lui  qui  manque  de  celte  fermeté  d'esprit  et  de  cette  intrépidité 
nécessaire  aux  gouvernements  subalternes,  le  mettre,  dis-je, 
dans  une  situation  qui  fait  peur  à  toutes  les  personnes  éclai- 
rées? Un  ami  irembie  pour  son  ami,  lorsqu'il  le  voit  au  milieu 
des  dangers.  Une  mère  s'effraye,  lorsqu'elle  voit  son  enfant 
grimper  sur  des  lieux  élevés.  Et  moi,  je  ne  craindrais  point 
pour  un  parent,  pour  un  cher  ami  en  Jésus-Christ  que  je  vois 
environné  de  tous  côtés  de  précipices  effroyables,  et  qui  veut 
encore  monter  dans  un  lieu  où  la  tète  tourne  à  ceux  qui  l'ont 
la  plus  forte. 

VIII.  La  vie  présente  se  doit  rapporter  à  celle  qui  suit,  et  qui 
ne  sera  suivie  d'aucune  autre  :  et  la  société  que  nous  formons 
maintenant  n'est  durable,  que  parce  que  c'est  le  commence- 
ment de  celle  qui  n'aura  jamais  de  tin.  C'est  pour  cette  seconde 
société  que  la  première  est  établie  :  c'est  pour  mériter  le  ciel 
que  nous  vivons  sur  la  terre.  Je  répèle  souvent  cette  vérité, 
parce  qu'il  faut  s'en  bien  convaincre.  Il  faut  la  graver  profondé- 
ment dans  sa  mémoire.  Il  faut  la  repasser  sans  cesse  dans  son 
esprit,  de  crainte  que  l'action  continuelle  des  objets  sensibles 
ne  nous  en  fasse  perdre  le  souvenir.  Si  nous  en  sommes  bien 
convaincus,  si  nous  en  faisons  la  règle  de  nos  jugements  et  de 
nos  désirs,  nous  ne  trouverons  point  si  mauvais  qu'on  ne  nous 
procure  point  des  biens  que  nous  n'estimerons  guère.  Nous 
ne  suivrons  point  une  conduite,  qui  ne  tend5  qu'à  nous  rendre 
heureux  sur  la  terre  et  avant  le  temps  de  la  récompense.  Nous 
suivrons  celle  qui  nous  conduit  où  nous  devons  tendre,  à  cette 
perfection  qui  nous  rend  agréables  aux  yeux  de  Dieu  et  dignes  de 
lier  avec  lui  une  sociétééternelle  en  Jésus-Christ  notre  Seigneur. 

IX.  Mais  comme  les  hommes  n'ont  qu'une  faible  et  abstraite 
idée  de  la  grandeur  des  biens  futurs,  ils  y  pensent  rarement,  et 
ils  y  pensent  sans  mouvement.  Car  il  n'y  a  que  les  idées  sensi- 
bles qui  ébranlent  l'âme;  il  n'y  a  que  la  présence  du 'bien  ou 
du  mal  qui  la  touche,  et  qui  la  mette  en  mouvement.  Et  au 
contraire  comme  l'imagination  et  les  sens  sont  incessamment  et 

1.  Var.  Qui  se  fait  un  établissement  dans  la  ville  et  hasarde.  (1384  et  1697.) 

2.  C'est  bien  ce  qu'on  lit  dans  les  trois  éditions.  .N'est-ce  pas  une  faute  d'im- 
pression, pour  avis  ? 

o.  Var.  (Jui  ne  va.  (1684. 

12 


206  TRAITE   DE   MORALE. 

vivement  frappés  par  les  objets  qui  nous  environnent,  nous  y 
pensons  toujours,  et  toujours  avec  quelque  mouvement  de 
passion.  Et  comme  nous  jugeons  naturellement  de  la  solidité 
des  biens  par  l'impression  qu'ils  font  sur  l'esprit,  nous  les  re- 
gardons avec  estime,  nous  les  désirons  avec  ardeur,  nous  les 
embrassons  avec  plaisir.  Ainsi  nous  croyons  que  ceux-là  n'ont 
point  d'amitié  pour  nous,  qui  nous  arrêtent  dans  notre  course, 
au  lieu  de  se  joindre  avec  nous  pour  attraper  la  proie  qui  nous 
échappe. 

X.  Les  chiens  se  font  mutuellement  mille  caresses  dès  qu'ils 
voient  qu'on  se  prépare  à  la  chasse.  Ardents  à  la  proie,  ils 
s'excitent  machinalement  les  uns  les  autres,  et  souvent  même 
celui  qui  les  conduit  :  et  cela  par  des  sauts,  des  bonds,  des  vire- 
voltes qui  en  exigent  de  pareilles:  toutes  les  machines,  du 
moins  celles  qui  sont  de  même  espèce,  étant  faites  pour  s'imiter 
mutuellement  l'une  l'autre.  On  prend  le  plus  ardent,  celui 
qui  fait  partir  le  gibier  de  trop  loin  :  on  le  renferme  et  on  s'en 
va.  Que  de  gémissements,  que  de  hurlements,  que  de  marques 
sensibles  d'une  douleur  très  cruelle!  Tout  cela  n'est  que  jeu  de 
machine.  11  en  est  de  même  de  ceux  qui  ne  connaissent  point 
les  vrais  biens  et  qui  ont  quelque  passion  en  tête.  Qu'on  n'en- 
tre point  dans  leurs  desseins,  qu'où  ne  les  favorise  point,  qu'on 
s'y  oppose,-  ils  ne  cesseront  point  de  reprocher  qu'on  manque 
aux  devoirs  de  la  société,  de  l'amitié,  de  la  parenté,  qu'on  les 
rend  malheureux,  et  qu'on  se  déclare  leur  persécuteur.  Si  on 
les  convainc  par  raison  ,  c'est  qu'on  veut  faire  le  Caton.  Si  on 
prétend  les  retenir  par  la  religion,  on  fait  le  dévot,  on  devient 
bigot.  C'est  la  machine  qui  joue  son  jeu,  et  qui  le  jouera  long- 
temps Les  dévots  demeureront  bizarres  et  capricieux,  sans 
honnêteté,  sans  amitié,  sans  complaisance.  On  les  fuira  toute 
sa  vie,  comme  des  gens  avec  qui  on  ne  peut  lier  de  société, 
parce  qu'en  effet  on  ne  peut  lier  de  société  que  dans  l'espé- 
rance de  se  procurer  les  mêmes  biens.  Or  les  personnes  de 
piété  cherchent  les  vrais  biens,  pour  lesquels  ceux-là  ne  se 
sentent  aucune  inclination,  qui  n'ont  du  goût  et  du  sentiment 
que  pour  les  objets  de  leurs  passions. 

XI.  Comme  les  gens  de  bien  sont  véritablement  animés  de  la 
charité,  ils  ne  rompent  jamais  par  ressentiment  avec  ceux  qui 
vivent  dans  le  désordre.  Ils  espèrent  toujours  les  en  retirer  par 
leur  exemple,  leur  patience,  leurs  conseils,  favorisés  de  la 
grâce.  Comme  ils  sont  convaincus  de  la  vérité  de  leurs  propres 


DEUXIEME  PARTIE.  — DES  DEVOIRS.  207 

sentiments,  et  pénétrés  de  la  douceur  des  vrais  biens  dont  ils 
jouissent  déjà  par  une  espèce  d'avant-goût ,  ils  ne  pensent  qu'à 
faire  voir  aux  autres  ce  qu'ils. voient  eux-mêmes  :  ils  voudraient 
bien  leur  donner  du  goût  pour  la  source  féconde  de  tous  les 
plaisirs.  L'horreur  qu'ils  ont  du  vice  les  anime,  et  les  fait  par-» 
1er  un  langage  qui  désole  ceux  qui  se  trouvent  heureux,  lors- 
qu'ils suivent  le  mouvement  agréable  de  leurs  passions.  Tout 
cela  fait  qu'un  débauché,  et  par  débauché  j'entends  tous  ceux 
qui  ne  regardent  point  l'Ordre  immuable  comme  leur  loi  ou  la 
règle  inviolable  de  leur  conduite,  ceux  qui  trouvent  que  la  Rai- 
son est  un  joug  insupportable  :  tout  cela  fait,  dis-je,  qu'un  dé- 
bauché regarde  ordinairement  les  gens  réglés  comme  des  per- 
sécuteurs, qu'il  évite  leur  conversation  avec  une  espèce  d'hor- 
reur, et  qu'il  ne  veut  point  former  avec  eux  une  espèce  de  so- 
ciété, persuadé  qu'il  est  intérieurement  qu'ils  ne  quitteront  pas 
les  biens  solides  pour  entrer  dans  ses  desseins  et  courir  avec 
lui  après  des  fantômes  qui  se  dissipent  dans  le  moment  qu'on 
les  embrasse. 

XII.  Mais  ces  sortes  de  gens  ne  manquent  pas  de  se  plaindre 
qu'on  confond  les  lois  de  la  religion  avec  celles  de  la  nature  : 
que  les  devoirs  ne  sont  bons  à  rien  dans  le  monde,  que  ce  sont 
des  eniêtés,  et  de  fort  malhonnêtes  gens.  Ils  veulent  qu'on 
agisse  avec  eux  en  bon  parent,  en  bon  ami,  en  bon  citoyen,  et 
non  point  en  homme  prévenu,  disent-ils,  de  sentiments  qu'ils 
ne  goûtent  et  n'approuvent  pas.  Mais  c'est  ce  qui  n'est  pas  pos- 
sible. On  ne  peut  agir  que  selon  ses  lumières.  Celui  qui  voit 
clair  laissera-t-il  tomber  un  aveugle  dans  un  précipice  sans 
s'écrier  et  le  retenir?  Et  cet  aveugle  aurait-il  raison  de  se  plain- 
dre du  service  qu'on  lui  rend,  en  disant  à  son  ami  :  Laissez- 
moi  faire,  pensez-vous  voir  mieux  que  moi?  Nous  sommes  tous 
des  aveugles  :  croyez-moi,  vous  êtes  prévenu.  N'ai-je  pas  plus 
d'intérêt  que  vous  à  ma  conservation?  Suivez-moi  plutôt  en 
aveugle,  de  compagnie  :  je  sens  bien  que  je  suis  dans  le  plus 
beau  chemin  du  monde. 

XIII.  Si  je  rends  service  à  mon  ami  selon  ses  désirs,  je  le 
perds,  et  je  me  perds  avec  lui.  Voilà  le  préjugé  qui  m'aveugle. 
Peut-être  a-t-il  quelque  raison  de  me  plaindre.  Mais  il  n'est 
pas  raisonnable,  s'il  s'imagine  que  je  renonce  à  l'amitié,  ou 
s'il  y  renonce  lui-même.  Si  cet  ami  n'était  pas  chrétien  ni  capa- 
ble de  le  devenir,  si  la  mort  devait  nous  anéantir  tous  tant 
que  nous  sommes,  je  pourrais  peut-être  lier  avec  lui  une  so- 


208  TRAITE  DE   MORALE. 

ciété  telle  qu'il  souhaite,  et  avojr  pour  lui  l'amitié  qu'il  a  pour 
moi.  Je  pourrais  être  bon  parent,  bon  ami,  bon  citoyen,  selon 
l'idée  qu'il  a  de  ces  qualités.  Mais  l'éternité  change  la  face  des 

c     s  s,  et  c'est  la  dernière  folie  que  de  n'y  avoir  point  d'égard. 

XIV.  Un  chrétien,  un  prêtre,  un  gentilhomme,  un  ami,  ne 
sont  point  quatre  personnes  différentes.  Lorsque  le  gentilhomme 
sera  en  enter,  o^  sera  le  prêtre  et  l'ami  :'  Os  qualités  étant  in- 
séparables dans  une  même  personne,  si  le  prêtre  croit  avoir 
droit  de  faire  le  gentilhomme,  il  est  évident  qu'il  se  trompe;  et 
si  je  le  conseille  différemment  selon  ses  diverses  qualités,  cer- 
tainement je  l'abuse.  Quand  des  qualités  sont  inséparables, 
c'esl  la  plus  excellente  qui  doit  tout  régler  :  et  quoiqu'on 
puisse  faire  des  abstractions  lorsqu'il  n'es!  question  que  de 
rais  mneren  l'air,  il  faut  tout  joindre  ensemble  quand  on  doit 
agir. 

XV.  Soit  donc  qu'on  fasse  l'aumône  aux  pauvres,  soit  qu'on 
visite  les  malades  et  les  prisonniers,  soit  qu'on  instruise  les 
ignorants,  ou  qu'on  assiste  ses  amis  de  ses  conseils,  soit  qu'on 

toute  autre  action  de  charité  ou  de  devoir;  il  faut  tout 
rapporter  au  salut  du  prochain,  et  penser  sans  cesse  qu'on  vit 
avec  >\c>  chrétiens,  et  qu'ainsi  on  doit  faire  les  actions  qu'exige 
de  nous  la  société  éternelle  que  nous  avons  tous  en  Jésus- 
Chris!.  Il  faut  assister  les  pécheurs,  les  hérétiques,  les  païens 
mêmes,  parce  qu'ils  peuvent  entrer  dans  cette  société  bien- 
heureuse ;  et  l'on  doit  beaucoup  plus  plaindre  ceux  qui  en  sont 
exclus    que  ceux  qui  sont   en  servitude  dans  une  terre  étran- 

On  doit  travailler  avec  plus  d'ardeur  à  les  y  faire  rentier, 
qu'a  conserver  cette  vie  misérable  :  vie,  dis-je,  qu'on  ne  doit 
beaucoup  estimer,  que  parce  que  c'est  un  temps  qui  a  rapport 
ii  l'éternité,  et  qui  la  peut  mériter  par  la  grâce  que  Jésus- 
Christ  souverain  prêtre  des  vrais  biens  distribue  aux  hommes 
pour  les  solliciter  à  entrer  avec  lui  en  communion  d'une  même 
félicité. 

XVI.  À  l'égard  des  devoirs  de  respect  ou  de  soumission  ex:é- 
rieure  et  relative,  comme  ils  sont  dus  à  la  puissance,  il  ne  dé- 
pend point  de  nous  de  les  proportionner  au  mérite  '  des  per- 
sonnes, ni  de  les  régler  selon  nos  lumières  par  rapport  aux 
besoins  de  la  société  éternelle  que  nous  avons  en  Jésus-Christ. 
Il  faut  suivre  les  coutumes  et  les  lois  de  l'Etat,  où  Dieu  nous  a 

I.  Vir.  Aux      érites.    (l 


DEUXIÈME   PARTIE.  —   DES  DEVOIRS.  209 

fait  naître.  C'est  un  devoir  de  justice,  que  de  rendre  le  respect 
et  le  tribut  à  ceux  à  qui  Dieu  a  donné  pouvoir  sur  nous.  Qu'ils 
soient  ou  ne  soient  pas  gens  de  bien,  ni  même  chrétiens  : 
qu'ils  abusent  ou  n'abusent  pas  de  nos  contributions,  cela 
n'importe.  La  Raison  en  est  que  c'est  Dieu  qu'on  honore  dans 
leur  personne,  parce  que  tout  honneur  est  relatif,  et  ne  doit 
s'arrêter  qu'à  celui  qui  possède  véritablement  la  puissance. 
Ainsi,  on  commet  une  injustice  contre  son  prince,  lorsqu'on 
refuse  de  lui  rendre  les  respects  qui  lui  sont  dus,  et  c'est  une 
désobéissance  formelle  au  Roi  des  Rois,  que  de  refuser  de  se 
soumettre  et  de  donner  des  marques  sensibles  de  la  soumission 
à  ceux  qu'il  a  établis  pour  tenir  sa  place  dans  le  monde.  Les 
premiers  chrétiens  ont  rendu  aux  empereurs  romains,  qui 
môme  persécutaient  cruellement  Jésus-Christ  dans  ses  membres, 
tout  le  respect,  toute  la  soumission,  tout  l'honneur  relatif  qui 
était  dû  à  leur  puissance  participée  :  sachant  bien  que  l'honneur 
n'est  proprement  dû  qu'à  Dieu,  et  ne  se  rapporte  qu'à  lui  selon 
ces  paroles  de  saint  Paul  :  Régi  sœculonim  immortali  et  invisi- 
bili,  Soli  Deo  honor  et  gloria  i  ;  sachant  bien  que  les  devoirs  de 
respect  ne  doivent  point  se  proportionnera  l'utilité  de  l'Eglise, 
ou  plutôt  qu'ils  s'y  doivent  rapporter,  puisque  c'est  là  le  grand 
ou  plutôt  l'unique  dessein  de  Dieu,  mais  que  cela  ne  se  fait  ja- 
mais mieux,  que  lorsque  les  chrétiens  les  rendent  avec  toute 
l'exactitude  possible,  parce  qu'en  effet  c'est  là  le  moyen  que 
les  souverains,  toujours  jaloux  de  leur  gloire  et  de  leur  auto- 
rité, favorisent  les  chrétiens  plutôt  que  les  autres  société-;  de 
leur  empire.  Mais  il  faut  expliquer  plus  au  long  nos  devoirs 
par  rapport  aux  différentes  conditions  de  la  société  que  nous 
formons  avec  les  hommes. 

1.  I  Tim.  i.  (Note  marginale  de  M. 


12, 


CHAPITRE    NEUVIÈME. 


Des  devoirs  dus  aux  souverains.  Deux  puissances  souveraines.  Leur 
différence.  Droits  naturels  de  ces  deux  puissances.  Droits  de  con- 
cession. De  l'obéissance  des  sujets. 


I.  Tous  les  devoirs  qu'on  doit  rendre  aux  puissances  parti- 
cipées se  réduisent  en  général  aux.  devoirs  de  respect  et  aux 
devoirs  d'obéissance.  Les  devoirs  de  respect  dépendent  des  lois 
et  des  coutumes  observées  dans  l'Etat:  ils  consistent  en  cer- 
taines marques  sensibles  et  extérieures  de  la  soumission  que 
l'esprit  rend  à  Dieu  en  la  personne  des  supérieurs.  Ces  devoirs 
sont  différents*  selon  les  circonstances  des  lieux  et  des  temps. 
Quelquefois  on  se  prosterne  devant  le  souverain  :  quelquefois 
on  se  met  un  genou  en  terre  ou  tout  à  fait  à  genoux  :  souvent 
on  ne  fait  que  se  baisser  profondément,  et  demeurer  décou- 
vert; et  quelquefois  même  on  demeure  couvert  en  sa  présence, 
sans  perdre  le  respect  qui  lui  est  dû.  Ce  ne  sont  là  que  des 
cérémonies  arbitraires  et  qui  sont  réglées  par  l'usage. 

II.  Mais  ce  qui  est  essentiel  à  la  morale,  c'est  que  l'esprit 
lui-même  doit  être  dans  le  respect  en  la  présence  du  prince, 
image  de  la  puissance  véritable  :  et  cela  à  proportion  que  le 
prince  exerce  actuellement  l'autorité  1  qu'il  a  reçue,  ou  qu'il  se 
revêt,  pour  ainsi  dire,  de  la  puissance  et  de  la  majesté  de  Dieu. 
Car  on  doit  plus  de  respect  au  Roi  séant  en  son  lit  de  justice, 
qu'à  lui-même  dans  mille  autres  circonstances:  à  l'évêque  fai- 
sant les  fonctions  épiscopales,  qu'en    toute  autre  rencontre. 

1.  Qu'il  est.  suivant  le  langage  du  droit  contemporain,  <<  dans  l'exercice  de  ses 
fonctions.  » 


DEUXIÈME  PARTIE.  — DES  DEVOIRS.  21  1 

Aussi  se  trouve-t-on  nalurellement  porté  à  mesurer  le  respect 
dû  à  la  grandeur  et  à  la  puissance,  à  proportion  qu'elle  se  fait 
sentir.  Certainement  lorsqu'on  est  en  la  présence  du  Tout- 
Puissant,  il  faut  que  l'esprit  se  prosterne.  Or  quoiqu'on  soit 
toujours  devant  Dieu,  on  se  met  en  sa  présence  d'une  manière 
particulière,  lorsqu'on  aborde  son  supérieur  qui  en  est  l'image. 
11  ne  suffit  donc  pas  de  prendre  au  dehors  un  air  respectueux 
et  craintif.  Mais  il  faut  encore  que  l'esprit  s'humilie,  et  respecte 
la  grandeur  et  la  puissance  de  Dieu  dans  la  majesté  du  prince. 

III.  Comme  il  n'en  coûte  guère  de  rendre  aux  Puissances  les 
devoirs  de  respect,  et  que  même  le  cerveau  est  construit  de  ma- 
nière que  l'imagination  s'abat  volontiers  à  l'éclat  qui  les  en- 
vironne, il  n'est  pas  fort  nécessaire  que  j'en  parle  davantage. 
Mais  comme  l'obéissance  exacte  à  leurs  ordres  est  un  sacrifice 
continuel,  bien  plus  difficile  à  faire  que  celui  d'égorger  des  vic- 
times, l'amour-propre  en  est  un  ennemi  irréconciliable.  Peu  de 
gens  s'acquittent  chrétiennement  de  ce  devoir,  ou  dans  l'attente 
que  celui  !  qu'on  honore  en  la  personne  du  Prince  soit  leur 
unique  récompense.  Presque  tous  se  dispensent  autant  qu'ils 
peuvent,  de  rendre  une  obéissance  qui  les  incommode;  et 
quelques-uns  obéissent  mal  à  propos  à  des  commandements  in- 
justes, pour  ne  pas  connaître  exactement  l'ordre  de  leurs  de- 
voirs. Car,  comme  les  Puissances  différentes  2  ont  des  droits 
séparés,  leurs  différents  intérêts  se  mêlent  de  manière  qu'il  y  a 
beaucoup  de  difficulté  à  reconnaître  à  qui  il  faut  obéir;  et  dans 
ces  rencontres  chacun  suit  son  humeur  ou  son  utilité  particu- 
lière, faute  des  principes  qui  règlent  leurs  actions.  Je  vais  tâ- 
cher d'en  expliquer  quelques-uns  qui  pourront  donnerquelque 
ouverture  à  l'esprit,  pour  reconnaître  plus  distinctement  ces 
devoirs. 

IV.  Il  n'y  a  dans  le  monde  que  deux  Souveraines  Puissances, 
la  Civile  et  l'Ecclésiastique  :  le  Prince  dans  les  états  Monar- 
chiques 3,  et  l'Evêque  :  le  Prince  image  de  Dieu  tout-puissant, 
et  son  Ministre  sur  la  terre,  l'Evêque  image  de  Jésus-Christ, 
et  son  Vicaire  dans  l'Eglise.   Le  Prince  ne  tient  que  de  Dieu 


1.  Dieu. 

2.  Var.  Opposées.  (1684.) 

3.  Dans  les  États  non  monarchiques,  les  représentants  de  la  puissance  civile  va- 
rient, selon  lefe  constitutions  et  les  usages.  Il  est  clair  que  Malebranche  ne  songe 
pas  à  les  exclure,  et  que  l'exemple  qu'il  tire  du  «  Prince  ».  n'est  pas.  comme  on 
dit,  limitatif. 


212  TRAITE    DE   MORALE. 

seul  ',  non  plus  que  l'Evoque,  son  autorité  sur  lès  autres 
hommes;  et  l'un  »it  l'autre  n'en  doivent  user  que  comme  Dieu 
même,  par  rapport  à  l'Ordre  immuable,  la  Raison  universelle, 
la  loi  inviolable  de  toutes  les  intelligences,  et  de  Dieu  môme.  Le 
Prince  néanmoins  a  une  puissance  plus  absolue  que  l'Evêque. 
Il  a  l'autorité  de  faire  des  lois,  et  il  n'y  est  point  soumis  2.  Il 
peut  agir  avec  empire,  sans  rendre  raison  de  sa  conduite  à 
personne  :  parc<>  qu'il  semble  qu'il  ait  plus  do  rapport  à  Dieu, 
comme  puissance,  que  comme  liaison  :  à  Dieu  revêtu  de  gloire 
et  de  majesté,  qu'à  un  Dieu  fait  homme  et  semblable  à  nous  : 
a  Jésur -Christ  dans  sa  gloire,  qu'à  Jésus-Christ  humilié  sur  la 
terre  et  revêtu  de  notre  bassesse  et  de  nos  infirmités.  Mais 
l'Evêque  a  plus  de  rapport  a  Dieu,  comme  S  mme  Rai- 

son incarnée  et  revêtue  de  nos  faiblesses,  qu'à  Dieu  comme 
puissance  absolue  et  indépendante:  à  Jésus-Christ  sur  la  terre, 
conversant  Familièrement  avec  les  hommes,  qu'à  Jésus-Christ 
glorieai  et  établi  Souverain  Seigneur  de  toutes  les  nations  du 
monde.  Vous  savez  s dît  Jésus-Christ  à  ses  Apôtres  que  les  li>>is 
de  In  terre  agissent  >>i  maîtres,  et  que  les  grands  traitent  les 
autres  avec  em\  ire  %.  Qu'ilrien  soit  pas  de  même  parmivous.  !.•■ 
Fils  de  l'homme  n'est  pas  venu  pour  être  servi,  mais  /«<?//■  rendre 
service  et répandri  son  sang  pour  le  salut  <i>s  hommes.  Ce  n'est 

1.  Malebranche  entend  par  là:  1°  qu'il  no  la  tient  pas  de  l'autorité  ecclésiastique, 
du  Pape;  2°  qu'il  ne  la  tienl  pas  mm  pins  du  peuple  qu'il  gouverne.  Huant  à  la 
distinction  de  la  nécessité  absolue  d'une  puissance  publique  ci  'If  la  délégation  de 

tants,  sou*  certaines  formes  el  conditio 
terminées,  Malebranche  ne  -  l'avoir  faite. 

2.  Il  est  inutile  de  relever  ces  théories,  communes  à  Malebranche,  à  Bossuet,  à 
presque  tous  les  écrivains  du  XVII*  siècle. 

:;.  Math.  x.\.  2:>.  (Note  marginale  de  M. 

i.  Ce  lu  gag  guère  à  une  approbation.  Mais  toute  cette  apologie 

de  la  puissance  absolue  des  princes  n'est  pas  sans  u.ne  nuance  de  dédain.  Ils  sont 
moins  éclairés  que  -.  et  pourtant  leur  pouvoir  esl  plus  étendu,  voilà  ce 

que  Malebranche  semble  dire.  Et  il  faut  observer  qn\  .,  fait,  les  théologiens  du 
xvii'  siècle,  à  commencer  par  l'auteur  du  Trahi'  de  la  nature  et  de  la  grâce,  dis- 
cutaient beaucoup  plus  avec  L'autorité  ecclésiastique  qu'avec  l'autorité  civile.  C'est 
que  pour  eux  la  première  est  tenue  d'avoir  toujours  raison,  tandis  qu'on  n'en  sau- 
rait tant  demander  à  la  seconde.  On  abandonne  donc  à  celle-ci  le  soin  des  intérêts 
matériels,  choses  de  «  conjecture  »,  «  d'expérience  »,  et  ne  valant  jcuère  la  peine 
qu'on  résiste.  A  ce  prix  on  a  ou  on  espère  avoir  la  paix,  le  seul  des  biens  tempo- 
rels qui  ail  quelque  chose  de  la  Valeur  des  spirituels.  «  Le  plus  grand  des  maux, 
dit  Pascal,  est  les  guerres  civiles.  Le  mal  à  craindre  d'un  sot.  qui  succède  par  droit 
de  naissance,  n'est  ni  si  grand,  ni  si  -ûr.  »  «Pensées,  art.  v,  3.  édition  Havet.)  — 
Voyez  plus  haut  ire  partie,  ch.  it,  par.  13.  Voyez  dans  les  Pensées  de  Pascal,  ar- 
ticle vi,  fin  du  para^r.  7  et  la  note  de  M.  Havet. 


DEUXIEME   PARTIE.-  DES  DEVOIRS.  213 

pas  encore  un  coup  que  les  Souverains  nient  droit  d'user  sans 
raison  de  leur  autorité.  Dieu  même  n'a  pas  ce  droit  misérable  : 
il  est  essentiellement  juste,  et  la  Raison  universelle  est  sa  loi 
inviolable.  Mais  l'abus  de  l'autorité  ecclésiastique  est  plus  cri- 
minel devant  Dieu,  que  celui  de  l'autorité  royale  :  non  seule- 
ment parce  qu'il  y  a  une  différence  infinie  entre  les  biens  spi- 
rituels et  les  temporels,  mais  encore  parce  que  la  puissance 
ecclésiastique,  qui  agit  avec  hauteur,  dément  le  caractère 
qu'elle  porte  de  Jésus-Christ,  toujours  Raison,  et  Raison  humi- 
liée, et  proportionnée  à  la  capacité  des  hommes  pour  leur  ins- 
truction et  pour  leur  salut, 

V.  La  fin  de  l'établisssement  de  ces  deux  puissances  est  fort 
différente.  La  puissance  civile  est  pour  conserver  les  sociétés 
civiles.  La  puissance  ecclésiastique  est  pour  établir  et  conser- 
ver la  société  céleste,  qui  se  commence  sur  la  ierre  et  qui  ne 
finira  jamais.  Le  devoir  du  Prince  regarde  la  paix  de  l'Etat,  la 
félicité  des  peuples  1  :  celui  de  l'Evèque,  la  paix  de  l'Eglise  de 
Jésus-Christ.  Le  Prince  doit  conserver  et  augmenter  les  biens 
nécessaires  à  la  vie  temporelle.  L'Evoque  doit  par  sa  prédica- 
tion et  par  ses  exemples,  éclairer  les  peuples,  et  comme  Mi- 
nistre de  Jésus-Christ  répandre  par  les  Sacrements  la  grâce  in- 
térieure dans  les  membres  de  l'Eglise,  et  communiquer  ainsi  la 
vie  de  l'esprit  à  ceux  qui  sont  soumis  à  sa  conduite.  En  un  mot 
la  puissance  du  Prince  est  pour  le  temporel  de  ses  sujets  :  celle 
de  l'Evèque  pour  le  spirituel  de  ses  enfants. 

VI.  Cela  supposé  pour  le  premier  principe,  il  faut  recevoir 
pour  le  second,  que  comme  Dieu  est  le  maître  absolu  de  toutes 
choses,  ses  ordres  donnent  droit  à  tous  les  moyens  nécessaires 
et  raisonnables  de  les  exécuter.  Un  valet  qui  reçoit  ordre  de 
son  maître  de  porter  promptement  à  son  ami  quelques  nou- 
velles de  conséquence,  n'a  pas  droit,  pour  exécuter  cet  ordre, 
de  prendre  le  cheval  de  son  voisin,  parce  que  son  maître  lui- 
môme  n'a  pas  ce  droit.  Mais  comme  Dieu  est  le  Seigneur  absolu 
de  toutes  choses,  lorsqu'il  dit  à  saint  Pierre  :  Pasee  ores  me  as, 
ou  qu'il  ordonne  au  Roi  de  conserver  ses  sujets  en  paix,  il 
donne  (autant  que  l'Ordre  le  permet,  car  l'Ordre  est  une  loi 
inviolable  -  ;)  il  donne  dis-je  à  ces  deux  puissances  souveraines 
un  droit  absolu  sur  toutes  les  choses  qui  sont  nécessaires  pour 


i.  Var.  Le  devoir  du  Prince  ne  regarde  que  la  paix  de  l'Etat.  (1684. 
%.  Cette  parenthèse  n'étail  pas  dans  l'édition  'le  1684 


214  TRAITE   DE   MORALE. 

l'exécution  de  ses  volontés.  Ainsi  les  droits  naturels  essentiels  et 
primitifs  de  la  souveraineté  temporelle  sont,  autant  que  l'ordre 
le  permet,  tous  les  moyens  nécessaires  à  la  conservation  de 
l'État  :  et  les  droits  naturels  de  la  puissance  ecclésiastique  sont 
tous  les  movens  nécessaires  1  à  l'édifice  de  l'Eglise  de  Jésus- 
Christ. 

VII.  Mais  comme  l'Eglise  et  l'Etat  sont  composés  des  marnes 
personnes,  qui  sont  en  même  temps  Chrétiens  et  citoyens,  en- 
fants de  l'Eglise  et  sujets  du  Prince,  il  n'est  pas  possible  que 
ces  deux  puissances,  qui  se  doivent  mutuellement  respecter,  et 
qui  doivent  être  absolues  et  indépendantes  dans  l'exécution  do 
leur  charge,  exercent  leur  juridiction  et  exécutent  l'ordre  de 
leur  maître  commun,  si  elles  ne  sont  parfaitement  d'nccord,  et 
si  même  dan?  certaines  circonstances  elles  ne  codent  mutuelle- 
ment l'une  à  l'autre  quelque  chose  de  leurs  droits.  C'est  pour 
cela  que  le  Prince  par  concession  de  l'Église  a  droit  à  la  nomi- 
nation de  plusieurs  bénéfices,  et  que  l'Église  par  concession 
du  Prince  possède  maintenant  des  biens  temporels  *.  Ces  sortes 
de  droits  ne  sont  point  naturels,  parce  que  ce  ne  sont  point  des 
suites  nécessaires  ou  naturelles  de  l'Ordre  que  ces  diverses  puis- 
sances ont  reçu  de  Dieu.  Ce  sont  des  droits  de  concession  qui 
dépendent  d'un  accord  mutuel,  dont  la  (inné  doit  être  que  celle 
que  Dieu  a  eue  dans  l'établissement  de  ces  deux  puissances. 

VIII.  Comme  l'Eglise  de  Jésus-Christ,  le  Temple  éternel,  est 
le  grand,  ou  plutôt  l'unique  dessein  de  Dieu,  puisque  les  so- 
ciétés et  les  royaumes  de  ce  monde  périront,  dès  que  l'ouvrage 
de  celui  qui  seul  est  immuable  dans  ses  desseins,  sera  achevé, 
il  est  visible  que  l'Etat  se  rapporte  et  doit  servir  à  l'Église, 
plutôt  que  l'Église  à  la  gloire  et  même  à  la  conservation  de 
l'État  :  et  qu'un  des  principaux  devoirs  d'un  Prince  chrétien, 
c'est  de  fournir  à  Jésus-Christ  les  matériaux  propres  à  être 
sanctifiés  par  sa  grâce,  sous  la  conduite  de  l'Évèque,  et  à  for- 
mer l'édifice  spirituel  de  l'Église  5.  C'est  principalement  pour 

1.  Var.  Tous  les  moyens  légitimes  qui  sont  nécessaires.  (1684.) 

2.  Les  théologiens,  en  reconnaissant  que  l'Église  ne  peut  posséder  de  biens  tem- 
porels que  par  concession  de  la  souveraineté  temporelle,  ajoutent  que  cette  con- 

-  n  n'est  pas  «  une  aumône  qui  n'oblige  à  rien,  mais  un  salaire:  >'  non  pas  un 
bienfait  pur  et  gratuit,  mais  •  une  solde,  un  honoraire  payé  à  titre  de  justice  » 
pour  services  ayant  été  ou  devant  être  rendus  à  la  société  chrétienne. 

3.  Malebr-anche.  comme  ses  contemporains,  se  place  ici  à  ce  double  point  de  vue  : 
1°  Que  le  Prince  a  sur  ses  sujets  toute  autorité:  2°  qu'il  est  chrétien,  et  obligé  de 
tout  faire  «Mon  son  pouvoir    or  ce  pouvoir  est   posé,  sans  discussion,  comme  ah- 


DEUXIEME  PARTIE.  -DES  DEVOIRS.  lio 

cela  que  le  Prince  doit  conserver  l'État  en  paix,  ordonner  qu'on 
apprenne  à  ses  sujets  des  sciences  solides  qui  perfectionnent 
l'esprit  et  règlent  le  cœur,  et  faire  observer  rigoureusement  les 
lois  qui  punissent  les  crimes  et  les  injustices.  Car  un  peuple 
bien  instruit  et  soumis  à  des  'lois  raisonnables,  est  plus  propre 
à  recevoir  utilement  l'inlluence  de  la  grâce,  qu'un  peuple 
brutal,  vicieux  et  ignorant.  C'est  pour  cela  qu'il  doit  faire  ser- 
vir son  autorité  à  l'observation  des  ordonnances  des  conciles, 
et  retenir  les  peuples  dans  l'obéissance  qu'ils  doivent  à  leur 
mère  l'Église  de  Jésus-Christ.  Car  enfin  l'Église  et  l'État  ont 
ensemble  une  si  étroite  union,  que  celui  qui  trouble  l'État 
trouble  l'Église  composée  des  mêmes  membres,  et  que  celui  qui 
fait  schisme  dans  l'Église  est  véritablement  un  perturbateur 
du  repos  public  *. 

IX.  Mais  qu'un  Prince  ait  ou  n'ait  point  ce  grand  dessein  de 
se  faire  une  gloire  immortelle  en  travaillant  pour  l'éternité,  en 
travaillant  à  la  construction  d'un  ouvrnge  qui  seul  subsistera 
éternellement,  ce  n'est  pas  aux  particuliers  à  critiquer  sa  con- 
duite. Et  pourvu  qu'il  n'exige  rien  qu'en  conséquence  des 
droits  naturels,  que  lui  donne  la  commission  qu'il  a  de  la  part 
de  Dieu,  on  lui  doit  l'obéissance  en  toutes  choses,  quelque  di- 
gnité même  qu'on  ait  dans  l'Église. 

X.  Ce  n'est  point  à  moi  à  tirer,  des  principes  certains  que  je 
viens  d'exposer,  les  conséquences  dans  lesquelles  consistent  en 
particulier  les  devoirs  de  ceux  qui  ont  droit  de  commander;  et 
il  y  a  même  en  cela  plus  de  difticulté  qu'on  ne  pourrait  croire. 
Il  faut  avoir  égard  à  bien  des  circonstances  particulières,  qui 
changent  ou  déterminent  ces  devoirs.  C'est  aux  souverains  à 
examiner  leurs  obligations  devant  Dieu  à  la  lumière  de  l'Ordre 
immuable  et  de  la  loi  divine,  plutôt  que  de  s'en  rapporter  au 
conseil  des  hommes,  qui  les  flattent  presque  toujours  2.  Ils 
doivent  aussi  consulter  les  lois  fondamentales  de  l'Etat 3,  et  les 

soin)  pour  faire  prospérer  parmi  ses  sujets,  comme  le  père  dans  sa  famille,  comme 
le  chef  parmi  ses  membres,  la  religion  qu'il  croit  la  meilleure  et  qu'il  professe.  Ma- 
lebranche  ne  parait  pas  même  concevoir  une  situation  où  la  souveraineté  appar- 
tiendrait à  un  peuple  tout  entier  et  à  un  peuple  divisé  dans  ses  croyances. 

1.  Et  c'est  à  ce  titre,  pense  Malebranche  | comme  beaucoup  de  théologiens;,  que 
le  pouvoir  séculier  le  frappe  juste  uent.  C'est  une  su  te  du  point  de  vue  que  nous 
indiquions  dans  la  note  précédente. 

2.  On  s'étonne  que  de  tels  esprits  ne  croient  pouvoir  rien  trouver  ni  devoir  rien 
placer  entre  la  conscience  du  souverain  et  les  flatteurs. 

3.  Qui  les  établit?  Qui  a  le  droit  de  les  modifier?  Autant  de  questions  que  le 
xvne  siècle  ne  se  pose  pas. 


2itJ  TRAITE   DE  MORALE. 

considérer  comme  les  règles  ordinaires  de  leur  conduite.  Les 
Évoques  de  même  sont  obligés  de  suivre  les  règles  de  l'Église, 
qu'ils  ont  promis  d'observer  dans  leur  consécration,  s'ils  ne 
veulent  abuser  de  leur  autorité  et  de  la  puissance  de  Jésus- 
Christ. 

XI.  Mais  pour  les  sujets,  il  me  paraît  certain  qu'ils  doivent 
obéir  aveuglément,  lorsqu'il  n'y  va  que  de  leur  propre  intérêt  ; 
car,  pourvu  qu'en  obéissant  à  une  des  deux  puissances,  on  ne 
manque  point  à  ce  qu'on  doit  à  Dieu  ou  à  la  puissance  opposée, 
sans  doute  il  faut  obéir.  C'est  s'établir  juge  de  son  Souverain, 
que  de  critiquer  sa  conduite.  C'est  s'attribuer  une  espèce  d'in- 
dépendance que  de  ne  vouloir  se  rendre  qu'à  sa  propre  lu- 
mière l.  C'est  mépriser  la  puissance  et  su  révolter,  que  de  pré- 
tendre qu'elle  doive  rendre  raison  de  ses  actions  à  d'autres  qu'à 
celui  qui  l'a  établie  2.  Mais  encore  un  coup,  c'est  lorsqu'on  ne 
nous  commande  rien  contre  Dieu  même  ou  contre  la  puissance 
qui  le  représente.  Car  comme  l'obéissance  qu'on  rend  au  Sou- 
verain n'est  duc  et  ne  se  rapporte  qu'à  Dieu  seul,  il  est  clair 
qu'on  peut  et  qu'on  doit  lui  désobéir,  lorsqu'il  commande  ce 
que  Dieu  défend,  ou  par  lui-même,  par  la  loi  divine  et  im- 
muable, ou  par  quelqu'une  des  puissances  qu'il  a  établies. 

XII.  Mais  lorsque  la  loi  éternelle  ne  répond  point  par  son 
évidence  a  notre  attention,  ou  que  les  lois  écrites  sont  obscures, 
et  que  les  deux  souveraines  puissances  nous  donnent  des  ordres 
opposés,  c'est  un-'  nécessité  de  s!instruire  de  leurs  droits  .na- 
turels, et  d'eu  tirer  lt-s  conséquences  qui  doivent  régler  notre 
conduite.  Il  faut  avoir  recours  aux  personnes  éclairées,  et  sur- 
tout examiner  avec  soin  les  circonstances  et  les  suites  du  com- 
mandement qui  nous  est  fait.  Et  enfin,  lorsqu'on  se  voit  obligé, 
par  l'obéissance  qu'on  doit  à  Dieu,  de  désobéir  à  quelqu'une 
des  puissances  qui  le  représentent,  il  faut  le  faire  généreuse- 
ment et  sans  crainte,  mais  avec  tout  le  respect  qu'on  doit  rendre 

1.  Des  principes  établis  plus  haut  (Voyez  particulièrement  lre  partie,  ch.  il,  pa- 
.  .  il  suit  que  notre  propre  lumière  doit  s'effacer  devant  la  lumière  supérieure 
liaison  universelle,  mais  devant  celle-là  seule.  11  semble  qu'ici  Malebranche 
joue  quelque  peu  sur  les  mots. 

'2.  Ces  maximes,  dans  le  sens  où  Malebranche  les  entend,  nous  paraissent  au- 
jourd'hui bien  étonnantes.  Elles  n'uni  cependant  pas  perdu  toute  vérité,  li 
vrai  que  ceux  qui  gouvernent  doivent  compte  de  leurs  actes  à  Dieu,  sans  aucun 
cloute,  mais  aussi  à  l'ensemble  ou  à  la  majorité  du  pays,  en  un  mot  à  ceux  «  qui 
les  ont  établis.  »  et  qu'il  ne  dépend  pas  d'une  fraction  isolée  de  la  nation  de  se 
constituer  souverainement  juge  du  gouvernement  voulu  par  tous. 


DEUXIÈME  PARTIE.—  DES   DEVOIRS.  '217 

aux  personnes  constituées  en  dignité.  Car,  quoiqu'il  ne  soit 
pas  toujours  permis  d'obéir  aux  puissances  établies  de  Dieu, 
qui  ne  sont  nullement  infaillibles,  il  n'arrive  presque  jamais 
qu'il  soit  permis  de  leur  perdre  le  respect,  quelque  abus  qu'ils 
fassent  de  leur  autorité.  Comme  ils  ne  perdent  point  leur  di- 
gnité et  leur  caractère  par  des  commandements  injustes,  il  faut 
toujours  honorer  Dieu  en  leur  personne.  Et  les  supérieurs  de 
leur  côté  doivent  se  souvenir  qu'ils  ont  un  maître  qui  les  trai- 
tera comme  ils  auront  fait  leurs  sujets  ;  et  qu'ils  doivent  aussi 
bien  qu'eux  se  soumettre  à  la  loi  divine,  à  laquelle  pour  ainsi 
dire,  Dieu  même  se  soumet.  Et  quoiqu'ils  soient  peut-être  per- 
suadés du  droit  qu'ils  ont  de  se  faire  obéir  dans  certaines  cir- 
constances difficiles  et  embarrassées,  ils  ne  doivent  point  trou- 
ver mauvais  qu'on  hésite,  ou  qu'on  n'obéisse  pas  promptement. 
Car  il  ne  faut  pas  forcer  les  hommes  à  agir  contre  leur  con- 
science :  ils  ne  peuvent  pas  avoir  tous  un  même  sentiment, 
lorsqu'il  y  a  de  grandes  difficultés  à  surmonter  pour  s'éclair- 
cir  de  l'Ordre  de  leurs  devoirs.  Il  faut  les  conduire  par  raison  », 
et  lorsqu'ils  ne  sont  point  assez  éclairés  pour  le  reconnaître,  et 
que  d'ailleurs  ils  ne  manquent  pas  aux  devoirs  qui  leur  sont 
connus,  certainement  ils  méritent  qu'on  ait  pour  eux  de  la 
compassion  et  de  la  condescendance. 

XIII.  Ce  que  je  viens  de  dire  des  puissances  souveraines  se 
doit  appliquer  aux  puissances  subalternes.  On  doit  à  un  Ma- 
gistrat, à  un  Gouverneur,  à  quiconque  exécute  les  ordres  du 
Prince,  l'obéissance  aussi  bien  qu'au  Prince  :  de  même  qu'on 
doit  au  Prince  l'obéissance  qu'on  doit  à  Dieu,  principe  de 
toute-puissance.  On  ne  leur  doit  pas  rendre  un  respect  aussi 
profond,  ni  une  obéissance  aussi  générale  et  aussi  aveugle 
qu'au  Souverain,  de  même  qu'on  ne  doit  pas  obéir  au  Souve- 
rain comme  à  la  loi  et  à  la  puissance  divine  ;  parce  qu'ils  ne 
sont  pas  revêtus  de  toute  la  puissance  du  Prince,  non  plus  que 
le  Prince  de  toute  la  puissance  et  de  l'infaillibilité  de  Dieu. 
Mais  on  leur  doit  l'obéissance  à  proportion  de  leurs  pouvoirs  et 
de  la  connaissance  qu'on  a  qu'ils  exécutent  les  volontés  de 
leur  maître  et  du  nôtre.  Si  on  est  persuadé  qu'ils  fassent  sur 
nous  des  exactions  ou  nous  obligent  à  des  devoirs  que  le 
Prince  n'entend  ou  n'approuve  pas,  on  peut  s'en  exempter  par 


1.  Cela  est  très  bien,  mais  peut-on  conduire  les  hommes  par  raison  sans  raison- 
ner avec  eux  et  par  conséquent  sans  admettre  la  liberté  de  la  discussion? 

13 


218  TRAITE   DE   MORALE. 

l'adresse  l,  ou  par  des  voies  qui  ne  blessent  point  le  respect 
qui  leur  est  dû,  à  cause  de  la  personne  qu'ils  représentent.  On 
doit  séclaircir  du  Prince  même  de  ses  volontés;  et  s'il  est  inac- 
cessible, on  doit  présumer  qu'il  s'en  rapporte  à  ses  Ministres; 
et  alors  il  faut  humblement  et  sans  murmure,  faire  à  Dieu  le 
sacrifice  des  biens  qui  lui  appartiennent  et  qu'il  nous  a  donnés 
pour  les  lui  offrir,  et  parla  en  mériter  de  plus  solides  et  que 
nulle  puissance  ne  pourra  nous  ravir.  Il  faut  avec  une  géné- 
rosité vraiment  chrétienne  marquer  par  une  prompte  obéissance 
le  mépris  qu'on  fait  des  biens  qui  passent,  et  regarder  la  Croix 
de  Jésus-Christ,  non  comme  l'instrument  de  notre  supplice, 
mais  comme  le  char  de  notre  triomphe  et  de  notre  gloire.  C'est 
elle  qui  nous  doit  conduire,  comme  notre  précurseur  et  notre 
modèle,  jusque  sur  les  Trônes  éternels,  d'où  nous  jugerons 
avec  lui  les  grands  de  la  terre,  au  jour  qui  les  privera  de  leur 
puissance,  lorsque  le  feu  dévorera  leurs  richesses  et  fera  dis- 
paraître toute  leur  grandeur  2. 


1.  La  protestation  pacifique,  par  voies  Légales,  comme  aujourd'hui  le  pétitionne* 
ment,  -vaut  certainement  miens  que  cette  «  adresse  »,  parente  de  la  fraude 

l.  Ainsi,  avec  Malebranche,  le  chrétien  se  lave  les  mains  de  tuut  ce  qui  louche 
aux  intérêts  temporels  de  sa  patrie  :  il  n'a  sur  eux  au. -un  pouvoir,  il  n'en  a  don'-. 
à  aucun  degré  la  responsabilité  as,  nous,  que  la  Morale  sociale  nous 

fait  tous  participer  à  la  souveraineté  :  mais  en  même   temps  que  notre  pouvoir 
s  et  nos  Maleliranche 

dirait-il  aujourd'hui  qu*au  dernier  jour  chacun  de  nous  «jugera    non  pas  seulement 

-  _    nid?  de  la  terre,  mais  soi-même,  et  devra  un  compte  rigoureux  de  la  ma- 
nière dont  il  aura  usé  de  sa  lil«-  droits  dans  l'intérêt  de  la  jusl 
pour  le  bien  de  ses  concitoyens. 


CHAPITRE  DIXIEME. 


Des  devoirs  domestiques  du  mari  et  de  la  femme.  Principe  de  ces 
devoirs.  De  ceux  des  pères  à  l'égard  de  leurs  eûfants,  par  rapport 
à  la  société  éternelle,  et  à  la  société  civile.  De  leur  instruction 
daûs  les  sciences  et  dans  les  mœurs.  Les  pères  leur  doivent  l'exem- 
ple, et  les  conduire  par  Raison.  Ils  n'ont  point  de  droit  de  les 
outrager.  Les  enfants  leur  doivent  l'obéissance  en  toutes  choses. 


I.  Comme  ceux  qui  gouvernent  l'Etat  n'ont  point  un  rapport 
continuel  à  tous  les  particuliers  qui  le  composent,  et  qu'il  se 
trouve  bien  des  gens  qui  dans  toute  leur  vie  ne  reçoivent  au- 
cun ordre  de  leur  souverain  ni  de  ses  ministres,  ce  que  je  viens 
de  dire  dans  le  chapitre  précédent,  n'est  pas  d'un  si  grand 
usage  que  l'explication  des  devoirs  mutuels  d'une  femme  et 
d'un  mari,  des  enfants  et  des  parents,  des  maîtres  et  des  valets, 
d'un  juge  et  de  ceux  de  son  ressort,  de  la  société  des  personnes 
qui  se  voient  à  tous  moments,  et  qui  ont  entre  eux  mille  diffé- 
rents rapports.  Ainsi  il  faut  s'instruire  plus  particulièrement 
de  ces  devoirs  domestiques.  Je  vais  tâcher  d'en  établir  les  prin- 
cipes, afin  que  chacun  en  puisse  tirer  facilement  les  consé- 
quences. 

II.  L'union  la  plus  étroite  que  les  personnes  puissent  avoir 
ensemble,  c'est  celle  de  l'homme  et  de  la  femme  :  parce  que 
cette  union  est  figure  expresse  de  l'union  de  Jésus-Christ  avec 
son  Eglise.  Cette  union  est  indissoluble  ,  parce  que  Dieu  étant 
immuable  dans  ses  desseins,  le  mariage  de  Jésus-Christ  et  de 
son  Eglise  subsistera  éternellement  l.  Cette  union  est  naturelle, 

J.  11  ne  faudrait  pas  croire  qu'il  n'y  ait  pas  de  raisons  naturelles  à  alléguer  en 
faveur  de  l'indissolubilité  de  ce  contrat,  si  éloigné  de  ressembler  à  tous  les  autres. 


220  TRAITE  DE   MORALE. 

el  les  deux  sexes  par  leur  construction  particulière,  et  en  con- 
séquence des  lois  admirables  de  l'union  de  l'âme  du  corps,  ont 
Tan  pour  l'autre  la  plus  violente  des  passions  :  parce  que  l'a- 
mour de  Jésus-Christ  pour  son  Eglise,  et  celui  de  l'Eglise  pour 
son  Seigneur,  son  Sauveur  et  son  Époux,  est  le  plus  grand 
amour  qui  se  puisse  imaginer.  Cela  esl  clair  par  le  cantique  des 
(•antiques.  Car  entin  l'homme  et  la  femme  sont  réciproquement 
faits  l'un  pour  l'autre  *.  Et  si  on  peut  concevoir  que  Dieu  en 
les  formant  n'ait  pas  eu  dessein  de  les  unir  ensemble,  on  com- 
prendra aussi  que  l'incarnation  du  Verbe  n'est  pas  nécessaire. 
On  comprendra  que  le  principal  ou  l'unique  dessein  de  Dion, 
qui  est  plus  particulièrement  ligure  par  le  mariage  de  l'homme 
et  de  la  femme  que  par  toute  autre  chose,  n'est  pas  rétablisse- 
ment de  son  Eglise  en  Jésus-Christ  qui  en  est  la  base  et  le  fon- 
dement, en  qui  même  l'univers  subsiste,  parce  qu'il  n'y  a  que 
lui  qui  tire  tout  l'ouvrage  de  Dieu  de  son  état  profane,  et  qui 
le  rende  par  sa  qualité  de  Fils,  digne  de  la  majesté  du  Père  -'. 

III.  Ce  principe  fait  assez  comprendre  que  les  devoirs  mu- 
tuels de  Jésus-Christ  et  de  l'Eglise  sont  le  modèle  de  ceux  des 
femmes  et  des  maris  ;  et  que  le  mariage  des  chrétiens,  à  l'imi- 
tation de  celui  des  premiers  nom  mes}  étant  la  ligure  de  celui 
de  Jésus-Christ  et  de  l'Eglise,  il  ne  doit  point  démentir  par  ses 
suites  et  ses  circonstances  la  réalité  qu'il  représente.  C'est  pour 
cela  que  saint  Paul  tire  de  ce  même  principe  les  devoirs  que 
les  femmes  et  les  maris  doivent  mutuellement  se  rendre.  Voici 
ses  paroh-  : 

IV.  Que  les  femmes  soient  soumises  "  leurs  maris  comme  au 
Seigneur  :  parce  que  le  mari  est  le  chef  de  la  femme,  comme  Jésus- 
Christ  est  le  chef  de  l'Eglise  qui  est  sou  corps,  de  laquelle  il  est 
aussi  le  sauveur.  Comme  donc  V Eglise  est  soumise  à  Jésus-Christ, 
les  femmes  aussi  doivent  être  soumises  à  leurs  maris  en  toutes  cho- 
ses  :  Et  cous  maris,  aimez  vos  femmes  comme  Jésus-Christ  a  aime 

1.  Indépendamment  de  toute  figure  et  de  tout  symbolisme  Idéologique,  Male- 
branche  croit  aux  causes  finales  et  affirme  (contrairement  à  ])•  ridence 

de  certaines  causes  finales  dans  la  structure  du  corps  humain.  (Voyez  la  lie  des 
AI  édita  tiens  ch  rét  iennes.) 

.  -ait  à  laquelle  de  ses  grandes  théories  Malebranclie  fait  ici  allusion;  Ma- 
lebranche  professe  que.  sans  l'Incarnation,  le  monde  n'eût  pas  été  digne  de  Dieu  el 
n'eût  pas  mérité  do  subsister.  Les  théologiens  n'ont  pas  été  plus  satisfaits  que  les 
philosophes,  de  cette  conception  qui  rend  le  péché  d'Adam  nécessaire  et  enlève  à 
la  pure  nature  toute  dignité  comme  tout  mérite.  (Voyez  le  Traité  de  la  nature  et 
de  la  grâce.) 

o.  Ephes.  v.  22.  'A'ote  marginale  de  M.) 


DEUXIÈME  PARTIE.— DES  DEVOIRS.  221 

l'Eglise,  et  s'est  livre  lui-même  à  la  mort  pour  elle,  afin  de  la 
sanctifier  après  l'avoir  purifiée  dans  le  baptême  de  Veau  par  la 
parole  de  vie;  afin  de  la  faire  paraître  devant  lui  dans  la  gloire, 
n'ayant  ni  tache  ni   ride,  ni  d'autres  semblables  défauts,  mais 

toute  sainte  et  toute  pure.  Ainsi  les  maris  doivent  aimer  leurs 
femmes  comme  leur  propre  corps.  Celui  qui  aime  sa  femme,  s'aime 
soi-même.  Or  jamais  personnen'eut  de  haine  de  sa  propre  chair; 

au  contraire  on  la  nourrit  et  on  la  conserve  avec  soin  comme  Jésus- 
Christ  nourrit  et  conserve  son  Eglise,  parce  que  nous  sommes 
les  membres  de  son  corps  :  nous  faisons  partie  de  sa  chair  et  de 
ses  os.  C'est  pourquoi  l  homme  laissera  son  père  et  sa  nuire  pour 
s'attacher  à  sa  femme  :  et  ils  ne  seront  tous  deux  qu'une  même 
chair.  Ce  sacrement  est  grand  :  et  pour  moi,  je  dis  que  c'est  en 
Jésus-Christ  et  en  l'Eglise.  Que  chacun  de  vous  aime  donc  sa  femme 
comme  lui-même  ;  et  que  la  femme  craigne  et  respecte  son  mari. 

V.  De  ces  paroles  admirables  de  saint  Paul,  on  voit  bien  qu'un 
mari  doit  nourrir  sa  femme  et  lui  donner  abondamment  toutes 
les  choses  nécessaires  à  sa  conservation,  qu'il  doit  l'ass-ster  et 
la  conduire  par  ses  sages  conseils  et  la  consoler  dans  ses  pei- 
nes et  dans  ses  faiblesses;  qu'il  doit  en  un  mot  l'aimer  comme 
lui-même  et,  à  l'exemple  de  Jésus-Christ,  exposer  sa  vie  pour 
la  défendre.  Et  que  la  femme  de  son  côté  doit  obéir  à  son  mari 
comme  à  son  Seigneur,  le  craindre  et  le  respecter,  ne  penser  à 
plaire  qu'à  lui,  et  ne  conduire  sa  famille  que  par  dépendance 
de  son  autorité  et  de  ses  desseins,  pourvu  que  ses  desseins  se 
rapportent,  ou  du  moins  ne  soient  point  contraires  à  ceux  de 
Dieu. 

VI.  Or  le  dessein  de  Dieu  dans  l'établissement  du  mariage 
n'est  pas  seulement  de  fournir  à  l'Etat  des  membres  qui  le  com- 
posent, qui  le  défendent,  qui  en  soutiennent  la  gloire  et  la 
grandeur;  mais  principalement  de  fournir  à  Jésus-Christ  des 
matériaux  du  Temple  éternel,  des  membres  de  l'Eglise,  des 
adorateurs  perpétuels  de  la  Majesté  Divine.  Car  les  personnes 
mariées  ne  sont  pas  seulement,  les  figures,  mais  encore  les  mi- 
nistres naturels  de  Jésus-Christ  et  de  l'Eglise.  Dieu  ne  les  a  pas 
conjoints  seulement  pour  figurer  son  grand  dessein,  mais  en- 
core pour  y  servir.  Il  est  vrai  que  depuis  le  pêche,  ils  n'engen- 
drent que  pour  le  démon,  et  par  une  action  toute  brutale;  et 
que  sans  Jésus-Christ  notre  médiateur,  ce  serait  même  un  crime 
épouvantable  que  de  communiquer  à  une  femme  cette  miséra- 
ble fécondité,  d'engendrer  un  ennemi  de  Dieu,  do  damner  une 


222  TRAITE   DE  MORALE. 

âme  pour  jamais,  de  travailler  à  la  gloire  de  Satan,  et  à  l'éta- 
blissement de  la  Babylone  infernale  *.  Mais  Jésus-Chris'  est 
venu  remédier  aux  désordres  du  péché;  et  il  est  permis  par  le 
sacrement,  figure  de  son  alliance  éternelle,  de  donner,  pour 
ainsi  dire,  des  enfants  au  démon,  afin  que  Jésus-Christ  ait  la 
gloire  de  les  lui  ravir,  et  de  les  faire  entrer  dans  son  édifice, 
après  les  avoir  lavés  dans  son  sang. 

VII.  Or  le  principal  devoir  des  parents,  c'est  d'élever  leurs 
enfants  de  manière  qu'ils  ne  perdent  point  l'innocence  et  la 
sainteté  de  leur  baptême.  Les  personnes  mariées  peuvent  vivre 
en  continence,  comme  Adam  et  Eve  avant  leur  péché  :  Jésus- 
Christ  ne  manqué  point  de  matériaux  pour  construire  son  Tem- 
ple. Combien  encore  de  nations  dans  l'ignorance  du  mystère 
de  notre  réconciliation  2!  Mais  que  par  leur  ambition,  leur  ava- 
rice, leurs  désordres,  leur  mauvais  exemple,  et  même  seule- 
ment par  leur  négligence  à  instruire  leurs  enfants,  ils  les  pri- 
vent de  la  possession  des  vrais  biens,  et  les  fassent  retomber 
dans  la  servitude  dn  démon,  dans  laquelle  ils  sont  nés  et  dont 
ils  avaient  été  affranchis,  c'est  un  des  plus  grands  crimes  :;  que 
les  hommes  soient  capables  de  commettre. 

VIII.  Qu'un  père  fasse  de  ses  enfants  L'honneur  de  la  famille, 
le-  délices  de  la  ville,  le  soutien  de  l'Etat  :  qu'il  leur  laisse  en 
paix  de  grands  biens  et  tout  le  lustre  possible  "!  C'est  un  cruel, 
et  d'autant  plus  cruel,  qu'il  charme  leurs  maux,  de  manière 
qu'ils  ne  les  sentiront  que  lorsqu'il  n'y  aura  plus  de  remède. 
C'est  un  impie,  et  d'autant  plus  impie,  que  de  ce  qu'il  détruit 
du  temple  sacré  duDieu  vivant,  il  en  bâtit  la  profane  Babylone; 
c'est  un  insensé,  et  d'autant  plus,  qu'il  n'y  eut  jamais  de  plus 
insigne  folie,  de  stupidité  plus  grossière,  de  désespoir  plus  bru- 
tal et  plus  enragé,  que  celui  d'un  père  insensible  à  l'alterna- 
tive' inévitable  de  deux  éternités  bien  différentes  qui  succéde- 
ront aux  derniers  moments,  d'un  père  qui  ne  bâtit  pour  lui  et 
pour  sa  famille  que  sur  le  penchant  d'un  précipice,  sujet  aux 
orages  et  aux  tempêtes,  et  tout  prêt  à  ensevelir  pour  toujours 
le  triste  sujet  de  sa  gloire  et  de  ses  plaisirs. 

ns  le  rachat  de  l'humanité  par  Ji'sus-Christ,  Malebranchejugerail  te  monde 
et  la  vie  comme  le  jugeront  plu*  tard  les  p<  nières  paroles  font 

penser  à  celles  de  Schopenhauer  [mutatis mutandis  . 

t.  El  qui  n'ont  point  de  motifs,  par  conséquent,  d'espérer  pour  les  enfants  qu'ils 
mettent  au  monde  la  béatitude  éternelle  qne  cette  réconciliation  peut  seule  donner. 

3.  Var.  C'est  le  plus  grand  crime.    1684  el   1697.) 

-').  Et  qu'il  -  ist  évidemment  ce  que  sous-enlend  Malebranche 


DEUXIÈME  PARTIE.—  DES  DEVOIRS.  223 

IX.  Afin  qu'un  père  ou  une  mère  conserve  dans  ses  enfants 
le  droit  inestimable  qu'ils  ont  acquis  parle  baptême  à  l'héritage 
de  Jésus-Christ,  il  faut  qu'il  veille  sans  cesse  à  ôter  de  devant 
leurs  yeux  les  objets  capables  de  les  tenter.  C'est^leur  ange  tu- 
télaire,  il  doit  lever  de  terre  toutes  les  pierres  qui  peuvent  les 
faire  tomber.  C'est  à  lui  à  les  instruire  des  mystères  que  la  foi 
nous  enseigne,  et  par  elle  les  conduire  peu  à  peu  jusqu'à  l'in- 
telligence des  vérités  fondamentales  de  la  religion,  pour  les  af- 
fermir dans  l'espérance  des  vrais  biens  et  dans  un  généreux 
mépris  des  grandeurs  humaines.  11  doit  aussi  perfectionner  leur 
esprit,  leur  apprendre  à  en  faire  usage.  C'est  par  la  raison 
qu'il  doit  les  conduire,  car  il  n'y  a  point  de  loi  plus  parfaite, 
que  celle  que  Dieu  même  suit  inviolablement.  Mais  il  faut  com- 
mencer par  la  Foi  :  parce  que  l'homme,  et  principalement  les 
jeunes  gens,  sont  trop  sensibles,  trop  charnels  et  trop  répandus 
au  dehors,  pour  consulter  la  raison  qui  habite  en  eux.  Il  faut 
qu'elle  paraisse  au  dehors  revêtue  d'un  corps  qui  frappe  leurs 
s<ms.  Ils  doivent  se  soumettre  à  une  autorité  visible,  avant  que 
dp  pouvoir  contempler  l'évidence  des  vérités  intelligibles.  Un 
père  ne  doit  aussi  jamais  rien  accorder  à  ses  enfants  de  ce  qu'ils 
désirent,  mais  toujours  tout  ce  que  la  raison  demande  pour 
eux  :  car  la  raison  doit  être  la  loi  commune,  la  règle  générale 
de  toutes  nos  volontés.  Il  faut  accoutumer  les  enfants  à  la  sui- 
vre, aussi  bien  qu'à  la  consulter.  Il  faut  qu'ils  rendent  raison 
de  leurs  désirs  bonne  ou  apparente;  et  on  peut  y  condescendre, 
quoique  peu  raisonnables,  pourvu  qu'on  juge  qu'ils  aient  des- 
sein de  suivre  la  raison.  Il  ne  faut  pas  les  chicaner,  de  peur 
de  les  rebuter  '.  Mais  c'est  un  précepte  indispensable,  on  ne 
doit  agir  que  par  raison.  L'esprit  ne  doit  jamais  rien  vouloir 
par  lui-même  :  car  il  n'est  point  à  lui-même  sa  règle  ou  sa  loi. 
Il  ne  possède  point  la  puissance  :  il  n'est  point  indépendant.  Il 
ne  doit  vouloir  que  par  dépendance  de  la  loi  immuable:  parce 
qu'il  ne  peut  penser,  agir,  jouir  du  bien  que  par  dépendance 
de  la  puissance  divine.  C'est  ce  que  les  jeunes  gens  doivent  sa- 
voir :  mais  c'est  peut-être  ce  que  les  vieillards  ne  savent  pas  : 
c'est  assurément  ce  que  tous  les  hommes  n'observent  pas. 

i.  Ceci  est  très  finement  observé  :  dans  leurs  jeux,  dans  leurs  démonstrations 
d'amitié,  d'ans  leurs  questions,  dans  leurs  tentatives  d'explication,  les  enfant*  ont 
un  raisonnement,  une  logique  à  eux  qu'il  ne  faut  pas  décourager;  c'est  la  prépa- 
ration, c'est  l'ébauche  d'une  raison  qu'ils  ne  peuvent  pas  encore  entendre  et  qu'il 
y  aurait  ou  imprudence  ou  ridicule  à  vouloir-  leur  imposer  prématurément. 


224  TRAITÉ  DE  MORALE. 

X.  Il  faut  prendre  garde  à  ne  point  charger  la  mémoire  des 
enfants  de  mille  faits  peu  utiles,  et  qui  ne  sont  propres  qu'à 
troubler  et  qu'à  agiter  un  esprit  qui  n'a  encore  que  très  peu 
de  fermeté  et  d'étendue,  et  qui  n'est  déjà  que  trop  troublé  et 
trop  ému  par  l'action  des  objets  sensibles.  Mais  il  faut  tâcher 
de  leur  faire  clairement  comprendre  les  principes  certains  des 
sciences  solides  :  il  faut  les  accoutumer  à  contempler  les  idées 
claires:  et  surtout  à  distinguer  l'âme  du  corps,  et  reconnaître 
les  propriétés  et  les  modifications  différentes  de  ces  deux  substan- 
ces dont  ils  sont  composés.  Bien  loin  de  confirmer  leurs  préjugés, 
de  prendre  leurs  sens  pour  juges  de  la  vérité,  de  leur  parler 
des  objets  sensibles,  comme  de  la  véritable  cause  de  leurs  plai- 
sirs et  de  leurs  douleurs,  il  faut  leur  dire  sans  cesse  que  leurs 
sens  les  séduisent,  et  s'en  servir  devant  eux  comme  de  faux 
témoins  qui  se  coupent,  pour  découvrir  leurs  illusions  et  leurs 
tromperies. 

XI.  On  meurt  à  dix  ans,  aussi  bien  qu'à  cinquante  ou  à 
soixante.  Que  deviendra  donc  à  la  mort  un  enfant  dont  le  cœur 
se  trouvera  déjà  corrompu,  tout  plein  de  l'estime  de  sa  qualité 
et  de  l'amour  des  biens  sensibles.  A  quoi  lui  servira  dans  l'au- 
tre monde  de  savoir  parfaitement  la  géographie  de  celui-ci,  et 
dans  l'éternité  les  époques  des  temps?  Toutes  nos  connaissances 
périssent  à  la  mort,  et  celles-ci  ne  conduisent  à  rien.  Qu'il  sache 
décliner  et  conjuguer,  qu'il  entende  parfaitement,  si  on  le  veut, 
le  grec  et  le  latin  :  qu'il  soit  déjà,  savant  dans  l'histoire  et  dans 
les  intérêts  des  princes  :  qu'il  promette  beaucoup  pour  le 
monde,  pour  lequel  il  n'est  pas  fait.  A  quoi  bon  toutes  ces  va- 
nités, dont  on  remplit  son  esprit  et  son  cœur  l?  Y  a-t-il  dans  le 
ciel  des  récompenses  solides  pour  do  vaines  études,  des  places 
d'honneur  destinées  à  ceux  qui  composent  un  thème  sans 
faute?  Dieu  jugera-t-il  les  enfants  sur  une  autre  loi  que  sur 
l'ordre  immuable,  que  sur  les  préceptes  de  l'Evangile,  qu'ils 
n'auront  ni  suivis  ni  connus?  Les  pères  doivent-ils  élever  leurs 
enfants  pour  l'Etat,  et  non  pour  le  ciel;  pour  le  prince,  et  non 
pour  Jésus-Christ;  pour  une  société  de  quelques  jours,  et  non 
pour  une  société  éternelle?  Mais  qu'on  y  prenne  garde,  ce  sont 
les  mieux  instruits  dans  ces  vaines  sciences  qui  corrompent 
môme  le  plus  l'Etat,  et  qui  y  excitent  de  plus  furieuses  tempè- 


1.  La  réponse  n'est  pas  difficile  :  à  discipliner  son  esprit,  à  lui  donner  des  idées 
élevées,  fortes,  à  orner  et  à  polir  la  société  dans  laquelle  il  est  obligé  de  vivre,  etc. 


DEUXIEME  PARTIE.— DES  DEVOIRS.  225 

tes  \  On  peut  apprendre  ces  sciences  :  mais  c'est  lorsque  l'esprit 
est  formé,  et  qu'on  est  en  état  d'en  faire  un  bon  usage;  et  on 
ne  doit  pas  remettre  à  s'intruire  des  vérités  essentielles  dans  un 
temps  où  on  ne  sera  plus,  ou  du  moins  où  l'on  ne  sera  plus 
capable  de  les  goûter,  de  les  méditer  et  de  s'en  nourrir. 

XII.  Comme  il  n'y  a  que  le  travail  de  l'attention  qui  conduise 
à  l'intelligence  de  la  vérité,  un  père  doit  se  servir  de  mille 
moyens  -  pour  accoutumer  ses  enfants  k  se  rendre  attentifs. 
Ainsi,  je  crois  qu'il  est  à  propos  de  leur  apprendre  ce  qu'il  y  a 
de  plus  sensible  dans  les  mathématiques  :  non  que  ces  sciences, 
quoique  préférables  à  beaucoup  d'autres,  soient  fort  estimables 
en  elles-mêmes,  mais  parce  que  l'étude  de  ces  sciences  est  telle, 
qu'on  n'y  profite  qu'autant  qu'on  s'y  rend  attentif.  Car,  lors- 
qu'on lit  un  livre  de  géométrie,  si  l'esprit  par  son  attention  ne 
travaille  point,  on  n'attrape  rien.  Or,  il  faut  s'accoutumer  dès 
sa  jeunesse  au  travail  de  l'esprit,  car  c'est  pour  lors  que  les 
parties  du  cerveau  sont  capables  de  toutes  sortes  d'inflexions. 
On  peut  alors  acquérir  facilement  quelque  habitude  de  se  ren- 
dre attentif.  J'ai  fait  voir  5  que  c'est  dans  cette  habitude  que 
consiste  toute  la  force  de  l'esprit.  Ainsi,  ceux  qui  se  sont  ac- 
coutumés dès  leur  jeunesse  à  méditer  des  principes  clairs,  et  à 
rapporter  les  effets  à  leurs  causes,  sont  capables  non  seulement 
de  toutes  les  sciences,  mais  encore  de  juger  solidement  de  toutes 
choses,  de  suivre  des  principes  abstraits  4,  de  faire  des  décou- 
vertes ingénieuses,  de  prévoir  les  conséquences  et  les  événe- 
ments des  entreprises. 

XII.  Mais  les  sciences  de  mémoire  confondent  l'esprit,  trou- 
blent les  idées  claires,  et  fournissent  sur  toutes  sortes  de  sujets 
mille  vraisemblances,  dont  on  se  paye,  pour  ne  savoir  pas  dis- 
tinguer, entrevoir  et  voir.  Et  c'est  parce  qu'on  s'arrête  à  des 
vraisemblances,  qu'on  dispute  et  qu'on  querelle  sans  cesse  3. 
Car,  comme  il  n'y  a  que  ia  vérité  qui  soit  une,  indivisible,  im- 
muable, il  n'y  a  qu'elle  qui  puisse  unir  les  esprits  étroitement 

1.  Var.  Le  plus  de  tempêtes.  (1684.) 

2.  Et  principalement  île  ceux  que  Malebranche  traitait  si  dédaigneusement  tout 
à  l'heure. 

?>.  Au  chapitre  v,  dit  une  note  marginale  de  l'édition  de  1684. 

4.  U  n'importe  pas  seulement  i  e  «  suivre  des  principes  abstraits  ».  mais  de  s'ac- 
coutumer à  saisir  dans  sa  complexité  et  son  harmonie  le  concret  des  choses  hu- 
maines. 

5.  C'est  pour  i-ela  que  la  rhétorique  a  été  définie  la  dialectique  des  vraisem- 
blances; 

13. 


226  TRAITÉ  DE  MORALE.    ■ 

et  pour  toujours.  Les  sciences  de  mémoire  inspirent  aussi  na- 
turellement de  l'orgueil;  car  l'âme  se  grossit  et  s'étend,  pour 
ainsi  dire,  par  la  multitude  des  faits  dont  on  a  la  tête  pleine  '. 
Et  quoique  l'esprit  ne  soit  alors  rempli  que  de  vide  ou  de 
choses  assez  inutiles,  de  la  situation  des  corps,  de  la  suite  des 
temps,  des  actions  et  des  opinions  des  hommes,  il  s'imagine 
avoir  autant  d'étendue,  de  durée,  de  réalité  que  les  objets  de 
la  science.  11  se  répand  dans  toutes  les  parties  du  monde:  ;1 
remonte  jusqu'aux  siècles  passés;  et  au  lieu  de  penser  à  ce 
qu'il  est  lui-même  dans  le  temps  présent,  et  à  ce  qu'il  sera  dans 
l'éternité,  il  s'oublie  et  son  propre  pays,  pour  se  perdre  dans 
un  monde  imaginaire,  dans  des  histoires  composées  de  réalités 
qui  ne  sont  plus,  et  de  chimères  qui  ne  furent  jamais. 

XIV.  Ce  n'est  pas  qu'il  faille  mépriser  1  histoire  par  exemple, 
t-t  n'étudier  jamais  que  des  sciences  solides  qui  par  elles-mêmes 
perfectionnent  L'esprit  et  règlent  le  cœur.  Mais  c'estqu'il  faut 
étudier  les  sciences  dans  leur  rang.  On  peut  étudier  L'histoire 
I  rsqu'on  se  connaît  soi-même,  sa  religion,  ses  devoirs;  lors- 
qu'on a  l'esprit  formé,  et  que  par  là  on  est  en  état  de  discerner, 
du  moins  en  partie,  la  vérité  de  l'histoire  des  imaginations  de 
l'historien.  Il  faut  étudier  les  langues:  mais  c'est  lorsqu'on  est 
philosophe,  pour  savoir  ce  que  c'est  qu'une  langue,  lors- 
qu'on sait  bieo  celle  de  son  pays,  lorsque  Le  désir  de  savoir 
les  sentiments  des  anciens  nous  inspire  celui  de  savoir  leur 
langage;  parce  qu'alors  on  apprend  en  un  an  ce  qu'on  ne  peut 
sans  ce  désir  apprendre  en  dix.  Il  faut  être  homme,  chrétien, 
Français,  avant  que  d'être  grammairien,  poète,  historien,  étran- 
ger. Jl  ne  faut  pas  même  être  géomètre  pour  se  remplir  la  tète 
des  propriétés  des  lignes ,  mais  pour  donner  à  son  esprit  la 
force,  l'étendue,  la  perfection  dont  il  est  capable.  En  un  mot, 
il  faut  commencer  ses  études  par  les  sciences  les  plus  néces- 
saires, ou  par  celles  qui  peuvent  le  plus  contribuer  à  la  per- 
fection de  l'esprit  et  du  cœur.  Celui  qui  sait  seulement  distin- 
guer l'âme  du  corps,  et  qui  ne  confond  nullement  ses  pensées 
et  ses  désirs  avec  les  divers  mouvements  de  sa  machine,  est  par 
la  connaissance  de  cette  seule  vérité,  plus  solidement  savant, 
et  plus  en  état  de  le  devenir,  que  celui  qui  sait  les  histoires,  les 
coutumes,  les  langues  de  tous  les  peuples,  mais  d'ailleurs  si 


1.  Ceci  rappelle  L'aphorisme  de  Montaigne,  qu'il  vaul  mieux  avoir  la  trie  bien 
faite  que  bien  pleine. 


DEUXIEME  PARTIE.  —  DES  DEVOIRS.  227 

profondément  enseveli,  s'il  est  permis  de  parler  ainsi,  dans  l'i- 
gnorance de  son  être  propre,  qu'il  se  prend  pour  la  plus  sub- 
tile partie  de  son  corps  et  s'imagine  que  l'immortalité  de  l'âme 
est  une  question  qu'il  n'est  pas  possible  de  résoudre. 

XV.  Je  vois  bien  que  je  ne  dis  que  des  paradoxes,  et  qu'il 
faudrait  de  grands  discours  pour  persuader  les  autres  hommes 
de  mes  sentiments.  Mais  qu'on  ouvre  du  moins  les  yeux.  Quoi, 
voit-on  que  ceux  qui  savent  bien  Virgile  et  Horace,  soient- plus 
sages  que  ceux  qui  entendent  médiocrement  saint  Paul?  C'est 
l'expérience  qui  doit  convaincre  ceux  qui  ne  veulent  pas  con- 
sulter la  Raison  :  quelle  est  donc  l'expérience  qui  prouve  que 
la  lecture  de  Cicéron  est  plus  utile  que  celle  des  paroles  toutes 
divines  de  la  sagesse  éternelle?  On  fait  lire  Cicéron  pour  le  la- 
tin, dira-t-on.  Mais  que  ne  fait-on  lire  l'Évangile  pour  la  Reli- 
gion et  pour  la  Morale?  Pauvres  enfants!  on  vous  élève  comme 
des  citoyens  de  l'ancienne  Rome;  vous  en  aurez  le  langage  et 
les  mœurs.  On  ne  pense  point  à  faire  de  vous  des  hommes  rai- 
sonnables, de  vrais  Chrétiens,  des  habitants  de  la  sainte  cité. 
Je  me  trompe.  On  y  pense  :  on  y  travaille.  Mais  du  moins  c'est 
la  coutume  de  n'y  point  travailler  assez.  Saint  Augustin  s'en 
est  plaint  !  inutilement,  et  c'est  en  vain  que  je  m'en  tourmente. 
On  verra  toujours  les  jeunes  gens  à  la  sortie  du  collège,  lors- 
qu'ils devraient  être  savants,  car  ensuite  presque  tous  n'étu- 
dient plus,  on  les  verra,  dis-je,  ignorants  dans  la  connaissance 
de  l'homme,  de  la  Religion  et  de  la  Morale.  Car  enfin  connaît- 
on  l'homme,  lorsqu'on  ne  sait  pas  seulement  distinguer  l'âme 
du  corps?  A-t-on  les  premiers  éléments  de  la  Religion  et  de  la 
Morale,  lorsqu'on  n'est  pas  pleinement  convaincu  du  péché  ori- 
ginel et  de  la  nécessité  d'un  médiateur?  Les  enfants  sont  rem- 
plis des  préceptes  de  grammairiens.  Ils  savent  par  cœur  le  fa- 
meux Despaustère  et  les  termes  mystérieux  et  inintelligibles 
d'Aristote  2  le  discoureur.  Cela  suffit  :  ils  peuvent  parler  pour 
et  contre  sur  toutes  sortes  de  sujets.  L'estimable  qualité  de  pou- 

\.  Confessions,  liv.  I.  (Note  marginale  de  l'édition  de  1684.)  Malebranche.  qui 
condamne  si  sévèrement  et  si  étroitement  les  lettres  profanes  eût  pu,  dit  M.  l'abbé 
Blampignon,  lire  dans  son  Saint  Augustin  cette  phrase  remarquable  entre  plusieurs 
du  même  genre  :  Dies  pœne  totus  tum  in  rébus  7*usticis  ordinandis  tum  in  recensio/ie 
primi  libri  Yirgilii  peractus  fuit.  (Acad.) 

2.  On  sait  que  Malebranche  fait  remonter  jusqu'à  Aristote  (qu'il  ne  connaissait 
guère),  la  responsabilité  des  méthodes  et  des  théories  de  la  Scolastique  :  et  que 
cette  dernière  il  ne  la  connaissait  elle-même  que  dans  sa  décadence.  C'est  ce  qui 
explique  la  sévérité  de  ces  jugements. 


2-28  TRAITE  DE   MORALE- 

voir  également  soutenir  l'erreur  el  la  vérité,  sans  les  discerner 
ni  l'une  ni  l'autre!  Mais  quoi,  il  n'est  pas  juste  que  les  enfants 
en  sachent  plus  que  leurs  parents  :  et  il  n'est  pas  à  propos 
qu'ils  soient  plus  savants  que  quelques-uns  de  leurs  maîtres. 

XVI.  Mais  laissons  aux  précepteurs  à  consulter  l'ordre  de 
leurs  devoirs,  et  à  les  remplir.  Car  je  veux  que  les  parents  ne 
soient  point  obligés  a  instruire  leurs  enfants,  puisque  souvent 
ils  n'en  sont  pas  capables,  et  qu'ils  ont  d'autres  affaires,  qu'on 
ne  lenr  persuadera  jamais  être  de  moindre  conséquence  que 
cette  éducation.  Mais  que  du  moins  ils  tâchent  de  faire  un  bon 
choix.  Qu'ils  ne  s'imaginent  pas  qu'un  jeune  homme,  qui  ne 
sait  que  du  grec  et  du  latin,  et  qui  ne  se  connaît  pas  soi-même, 
bien  loin  de  pouvoir  se  conduire,  suit  en  état  d'instruire  l'esprit 
et  de  régler  le  cœur  d'un  enfant  :  et  lorsqu'ils  ont  heureuse- 
ment rencontré,  qu'ils  ne  détruisent  point  par  leurs  exemples 
ei  par  leurs  manières  ce  qu'un  précepteur  a  édifié  par  son  as- 
siduité et  par  son  travail.  Les  enfants,  à  cause  de  leur  faiblesse 
et  de  leur  dépendance,  sont  extrêmement  sensibles  au  langage 
de  l'imagination  et  des  sens,  à  l'air  et  aux  manières,  et  princi- 
palement de  leurs  parents.  C'est  un  langage  naturel  qui  per- 
suade sans  qu'on  y  pense,  qui  pénètre  l'âme,  et  qui  répand 
agréablement  dans  l'esprit  la  conviction  et  la  certitude,  du 
moins  lorsqu'il  part  de  ceux  avec  qui  nous  avons  des  liaisons 
fort  étroites  '. 

XVII.  Un  précepteur  apprend  à  ses  disciples  à  juger  des 
choses  par  des  principes  de  Religion  et  de  Raison,  à  faire  taire 
les  sens,  l'imagination  et  les  passions,  et  mépriser  les  objets 
sensibles,  les  grandeurs  humaines,  les  plaisirs  qui  passent.  Et 
un  père  indiscret  parle  devant  ses  enfants  de  ces  faux  biens, 
avec  un  air,  un  ton,  des  manières  capables  d'ébranler  un  esprit 
ferme,  et  de  mettre  en  mouvement  ceux  mêmes  qui  sont  le 
moins  portés  à  l'imitation.  Peut-être  leur  parlera-t-il  aussi  des 
vrais  biens  :  mais  son  discours  sera  si  froid  et  si  languissant, 
qu'il  n'en  inspirera  que  du  dégoût  et  du  mépris.  Il  leur  dira 
cent  fois  le  jour  et  avec  force  :  Tenez-vous  droit,  ne  balancez 
point  votre  corps,  ne  badinez  point.  11  leur  applaudira  s'ils  ont 
quelque  grâce  a  déclamer  des  vers  passionnés.  Il  marquera 
sensiblement  sa  joie  par  l'air  de  son  visage,  s'il  reconnaît  en 

1.  Var.  Le  dernier  membre  de  phrase  :  du  moin?  lorsqu'il  part...  n'était  pas 
dans  l'édition  de  11 


DEUXIEME   PARTIE.  -  DES  DEVOIRS.  229 

eux  quelque  qualité  que  le  monde  estime:  et  il  ne  fera  que 
rire  et  se  divertir  de  leurs  défauts  essentiels,  qui  découvrent 
à  ceux  qui  connaissent  l'homme  une  corruption  épouvantable. 
Et,  si  le  précepteur  plus  chrétien  et  plus  sensé  veut  éteindre 
en  eux  l'orgueil  et  l'amour-propre,  l'approbation  du  père  l  ou 
d'une  mère  attendrie  leur  inspirera  pour  lui  un  mépris  et  une 
aversion,  qui  le  mettra  hors  d'état  de  pouvoir  jamais  leur  être 
utile.  Maxima  debetur  puer o  révèrent  la,  dit  un  auteur  judicieux. 
L'exemple  et  les  manières  persuadent  invinciblement  les  jeunes 
gens,  lorsque  cela  s'accommode  à  la  corruption  de  leur  nature  : 
et  celui  qui  sans  rien  dire  fait  le  mal  devant  eux  avec  un  air 
joyeux  et  content,  leur  parle  plus  fortement  que  celui  qui  dis- 
court froidement  de  la  vertu,  en  les  exhortant  à  la  suivre.  Rien 
n'est  plus  digne  de  réflexion  que  cette  pensée,  par  rapport  a 
l'instruction  et  l'éducation  de  la  jeunesse. 

XVIII.  Il  y  a  des  pères  qui  traitent  souvent  leurs  enfants 
avec  empire:  ils  ne  leur  rendent  jamais  justice  :  ils  les  outra- 
gent sans  sujet;  au  lieu  de  les  soumettre  à  la  Raison  après  les 
en  avoir  éclairés,  ils  s'imaginent  que  la  loi  inviolable  d'un  en- 
fant, c'est  la  volonté  d'un  père.  Mais  le  père  mort,  quelle  sera 
la  loi  du  (ils?  Ce  sera  sans  doute  sa  volonté  propre;  car  on  ne 
lui  aura  point  appris  qu'il  y  a  une  loi  immortelle,  l'Ordre  im- 
muable :  on  ne  l'aura  point  accoutumé  à  y  obéir.  Le  fils  n'at- 
tendra pas  même  le  décès  du  père,  sa  vieillesse,  son  impuis- 
sance à  le  tenir  dans  la  servitude,  pour  se  faire  à  lui-même  sa 
loi.  Il  la  trouvera  naturellement  dans  ses  plaisirs  :  car  cette  loi 
injuste  et  brutale  vaut  peut-être  encore  mieux  que  les  volontés 
d'un  père  déraisonnable  :  du  moins  est-elle  plus  agréable  et 
plus  commode.  Un  jeune  homme  en  demeurera  convaincu,  dès 
qu'il  en  aura  goûté  la  douceur.  Et  alors,  que  le  père  soit  mort 
ou  vivant,  le  jeune  homme  trouvera  bien  moyen  d'obéir  à  cette 
loi  et  de  se  soumettre  à  ses  charmes.  Il  regardera  son  père 
comme  son  ennemi  et  son  tyran,  s'il  a  encore  assez  de  vigueur 
et  de  fermeté  pour  le  troubler  dans  ses  plaisirs  et  l'inquiéter 
dans  ses  débauches  :  et  convaincu  par  1  exemple  et  la  conduite 
du  père,  qu'il  faut  que  tout  obéisse  à  nos  désirs,  il  fera  servir 
toutes  ses  puissances  eUoutes  les  personnes  a  qui  il  aura  droit 
de  commander  à  les  satisfaire.  Car  encore  un  coup  il  se  sentira 
actuellement  heureux  en  s'abandonnant   aux   plaisirs,   et  il 

1.  Var.  D'un  père  décisif.  (1684.) 


230  TRAITÉ   DE   MORALE- 

n'aura  point  assez  d'éducation  et  d'expérience  pour  en  appré- 
hender les  suites  funestes.  Il  faut  donc  conduire  les  enfants  par 
Raison,  autant  qu'ils  en  sont  capables.  Ils  ont  tous  les  mêmes 
inclinations  que  les  hommes  faits,  quoique  les  objets  de  leurs 
désirs  soient  différents;  et  ils  ne  seront  jamais  solidement  ver- 
tueux, s'ils  ne  sont  accoutumés  à  obéir  à  une  loi  qui  ne  meurt 
point,  si  leur  esprit,  formé  sur  la  Raison  universelle,  n'est  ré- 
formé sur  cette  même  Raison  rendue  sensible  par  la  foi. 

XIX.  Qu'un  père  ne  s'imagine  pas  que  sa  qualité  de  père 
lui  donne  sur  son  fils  une  souveraineté  absolue  et  indépendante. 
Il  n'est  père  que  par  L'efficace  de  la  puissance  de  Dieu,  il  ne 
doit  lui  commander  que  selon  sa  loi.  Il  n'est  père  qu'en  consé- 
quence d'une  action  brutale,  dans  laquelle  il  ne  sait  ce  qu'il 
fait  :  car  ce  n'est  même  que  l'expérience  qui  lui  apprend  qu'en 
satisfaisant  à  sa  passion,  il  conserve  son  espèce.  Quel  droit  peut 
donner  sur  l'esprit  et  le  cœur  d'un  autre  homme,  une-action 
semblable  à  celle  des  bêtes,  une  action  de  laquelle  on  doit  rou- 

;  dont  j'ai  honte  de  parler.  Encore  une  mère  porte-t-elle 
son  fruit  avec  bien  des  incommodités,  et  le  donne-t-elle  au 
monde  avec  d'extrêmes  douleurs.  Mais  ce  n'est  point  elle  qui 
le  forme  et  qui  le  fait  croître  :  c'est  encore  moins  elle  qui  donne 
l'être  à  l'esprit  qui  l'anime.  Aussi,  n'a-t-elle  point  de  droit  de 
commander  a  son  tils  que  par  dépendance  de  la  Raison  univer- 
selle, comme  elle  n'a  eu  aucun  pouvoir  de  l'engendrer  que  par 
l'efficace  de  la  puissance  de  Dieu. 

XX.  Néanmoins  qu'un  fils  tremble  lorsque  ses  parents  sont 
en  colère  contre  lui  :  parce  que  Dieu,  qui  lui  donne  et  qui  lui 
conserve  l'être,  Dieu  qui  peut  le  précipiter  dans  les  enfers, 
Dieu  qui  a  sur  lui  toutes  sortes  de  droits  lui  ordonne  par  sa 
loi  de  leur  obéir,  et  par  ce  commandement  leur  donne  droit  de 
lui  commander.  Mais  que  les  parents  n'usent  point  de  ce  droit 
contre  la  volonté  de  celui  dont  ils  le  reçoivent  :  qu'ils  ne  se  l'at- 
tribuent pas,  comme  une  récompense  d'une  action  criminelle, 
ou  du  moins  indécente  et  brutale.  Qu'ils  le  fassent  servir  au 
grand  dessein  de  Dieu,  le  Temple  éternel,  la  fin  et  le  chef- 
d'œuvre  de  tous  ses  ouvrages  :  et  qu'ils  travaillent  par  ce  droit, 
non  pour  le  temps  mais  pour  l'éternité,  pour  conserver  dans 
les  membres  de  Jésus-Christ  l'esprit  de  sainteté  que  leurs  en- 
fants ont  reçu  dans  le  baptême.  Que  les  enfants  de  leur  côté 
obéissent  à  leurs  parents  comme  à  Dieu  même,  dont  ils  tien- 
nent la  place  :  qu'ils  soient  devant  eux  dans  le  respect,  comme 


DEUXIEME   PARTIE.  -  DES  DEVOIRS.  ?31 

étant  en  la  présence-  du  Tout-Puissant;  qu'ils  Dépensent  qu'à 
leur  plaire,  et  entrent  dans  leurs  desseins  autant  que  l'Ordre  le 
permet.  Peul-étre  ne  vivront-ils  pas  pour  cela  longtemps  sur 
la  terre,  car  c'est  là  la  récompense  des  Juifs.  Mais  ils  vivront 
heureux  éternellement  dans  le  Ciel,  avec  le  Fils  bien-aimé  du 
Dieu  vivant,  qui  a.  été  obéissant  à  son  Père  jusqu'il  la  mort,  Pt 
;i  la  mort  infàmp  pf  cruelle*  dp  la  croix. 


CHAPITRE    ONZIEME. 


Origine  de  la  diversité  des  conditions.  La  Raison  seule  devrait  gou- 
verner i.  Mais  la  force  est  nécessaire  à  cause  du  péché  -.  Sou 
usage  légitime  c'est  de  ranger  les  hommes  à  la  Raison,  loi  primi- 
tive '■'-.  Devoirs  des  supérieurs  et  des  inférieurs. 


I.  C'est  une  vérité  certaine  que  la  différence  des  conditions 
est  une  suite  nécessaire  du  péché  originel,  et  que  souvent  la 
qualité,  les  richesses,  l'élévation  tirent  leur  origine  de  l'injus- 
tice, et  de  l'ambition  de  ceux  a  qui  nos  aïeuls  doivent  leur  nais- 
sance. Connue  l'injustice  de  nos  ancêtres  est  ensevelie  dans 
l'oubli,  et  que  le  lustre  que  leurs  richesses  et  leurs  dignités 
ont  laissé  dans  leur  famille  subsiste  encore  ;  l'éclat  de  la  qua- 
lité,  qui  brille  aux  sens  et  qui  frappe  l'imagination,  nous 
éblouit;  et  l'injustice,  qui  en  est  peut-être  le  principe,  ne  se 
faisant  plus  sentir,  nous  n'y  pensons  point. 

II.  Le  commun  des  hommes,  jugeant  des  choses  par  l'im- 
pression qu'elles  font  sur  leurs  sens,  regarde  comme  des  demi- 
dieux  ceux  qui  se  font  traîner  avec  un  équipage  magnifique; 
et  au  lieu  de  fermer  la  vue  en  présence  d'un  appartement  su- 
perbe, pour  juger  solidement  du  mérite  personnel  de  celui  qui 
l'habite,  ils  ouvrent  insensiblement  les  yeux  à  la  beauté  qui 
les  sollicite  et  qui  les  enchante,  et  unissent  à  la  personne  même 
tout  l'or  et  le  marbre  dont  la  maison  est  embellie.  Mais  un 
philosophe  chrétien  regarde  sans  s'ébranler  la   magnificence 


i.  Var.  Régner.  (1684.) 

2.  Var.  Les  mots  :  à  cause  du  péché,  n'étaient  pas  dans  l'édition  de  1684 

3.  Var.  Sur  la  loi  primitive.  (1684 


DEUXIÈME   PARTIE.-  DES  DEVOIRS.  233 

qui  étonne  et  qui  prosterne  les  imaginations  faibles  :  et  per- 
suadé qu'il  est  que  ce  qui  nous  appartient  n'est  pas  nous,  et  que 
la  grandeur  de  i'àrue  ne  peut  subsister  avec  l'injustice  et  l'abus 
de  la  puissance  ,  il  ne  trouve  rien  de  plus  difforme  qu'une  àme 
basse  et  méprisable  logée  dans  un  bâtiment  élevé  et  que  tout 
ie  monde  admire.  Et  soit  qu'il  se  trouve  *  obligé  lui-même  par 
sa  qualité  et  par  la  coutume  à  se  rendre  tout  éclatant  aux:  yeux 
des  autres,  soit  qu'il  considère  les  vrais  ornements  dont  les  ri- 
ches tâchent  de  couvrir  leur  misérable  mortalité,  il  sent  tou- 
jours sa  faiblesse  et  celle  des  autres  :  il  se  resserre  et  s'anéan- 
tit en  lui-même,  et  ne  mesure  les  grands  que  sur  le  mérite  qu'il 
remarque  en  eux. 

III.  Mais,  outre  qu'il  y  a  très  peu  de  ces  philosophes,  quel- 
que philosophe  qu'on  soit,  on  se  laisse  toujours  surprendre  k 
l'impression  sensible  et  aux  mouvements  imprévus  de  l'ima- 
gination qui  se  révolte;  et  la  vanité  dont  l'homme  est  tout 
rempli  favorise  de  telle  manière  les  jugements  naturels  qui  se 
forment  en  nous,  sans  nous,  touchant  les  grandeurs  humaines, 
qu'on  a  toujours  jugé  et  qu'on  jugera  éternellement  de  l'estime 
qu'on  doit  avoir  pour  les  personnes,  par  le  train,  par  la  ma- 
gnificence, la  splendeur  qui  les  environne.  Or  ce  sont  ces  juge- 
ments, que  chacun  prononce  en  faveur  des  personnes  de  qua- 
lité, ou  qui  en  ont  l'apparence,  que  chacun,  dis-je,  prononce 
beaucoup  plus  vivement  et  décisivement  par  son  air  soumis  et 
ses  manières  respectueuses,  que  par  ses  paroles,  qui  inspirent 
l'orgueil  aux  hommes,  et  les  entête  de  leur  grandeur.  C'est  cela 
qui  les  accoutume  à  mépriser  la  vertu  et  la  Raison  dans  ceux 
qui  sont  au-dessous  d'eux,  et  à  estimer  sans  discernement  tout 
ce  qui  reçoit  du  relief  et  de  l'éclat  par  la  qualité  des  personnes. 
C'est  cela  qui  fait  qu'un  seigneur  brutal  regarde  ses  vassaux 
comme  des  hommes  d'une  espèce  méprisable,  et  que  des  servi- 
teurs écoutent  leur  maitre  comme  la  vertu  et  la  Raison  incar- 
née. C'est  cela  enfin  qui  fait  que  les  supérieurs  ne  rendent  point 
a  ceux  qui  leur  sont  soumis  les  devoirs  qui  sont  dus  à  leur 
nature ,  et  que  les  inférieurs  se  font  un  mérite  d'aller  contre 
la  loi  divine  pour  exécuter  les  commandements  qu'on  leur 
fait. 

IV.  La  nature  humaine  étant  égale  dans  tous  les  hommes 
et  faite  pour  la  Raison,  il  n'y  a  que  le  mérite  qui  devrait  nous 

1.  Var.  Qu'il  se  croie     168  i. 


•2.U  TRAITE   DE   MORALE. 

distinguer  et  la  Raison  nous  conduire.  Mais  le  péché  ayant 
laissé  la  concupiscence  dans  ceux  qui  l'ont  commis  et  dans 
leurs  descendants,  les  hommes,  quoique  naturellement  tous 
a,  ont  cessé  de  former  entre  eux  une  société  d'égalité  sous 
une  même  loi,  la  Raison.  La  force,  ou  la  loi  des  brutes,  celle 
qui  a  déféré  au  lion  l'empire  des  animaux,  est  devenue  la  mai- 

■  parmi  les  hommes:  et  l'ambition  des  uns  et  la  née 
des  autres  a  obliiré  tous  les  peuples  à  nbandonner  pour  ainsi 
dire  Dieu,  leur  Roi  naturel  et  légitime,  et  la  Raison  universelle, 
leur  loi  inviolable,  pour  choisir  des  protecteurs  visibles,  qui 
passent  par  la  force  les  défendre  contre  une  force  ennemie. 
C'est  donc  le  péché  qui  a  introduit  dans  le  monde  la  différence 
des  qualités  ou  des  conditions  l  :  car  I-'  péché  ou  la  concupis- 
cence supposée,  c'est  une  nécessité  qu'il  y  ait  de  ces  différer 
La  Raison  même  le  veut  ainsi,  parce  que  la  force  est  une  loi 
qui  doit  ranger  ceux  qui  ne  suivent  plus  la  Raison  3.  Entin 
Dieu  même  a  approuvé  ces  différences  comme  il  est  évident 
par  les  saintes  Écritures. 

Y.  Mais  la  nécessité  des  remèdes  marque  la  «rrandeur  des 
maux.  On  doit  les  négliger,  lorsqu'on  n'en  a  nul  besoin  :  et 
l'estime  et  l'usage  qu'on  doit  faire  de  la  force,  n'est  fondé  que 
sur  la  misérable  nécessité  où  nous  sommes  réduits  par  le  mé- 
pris que  nous  avons  tous  pour  la  Raison.  Ainsi  il  ne  faut  pas  que 
ceux  qui  ont  droit  de  commander  et  de  juger  des  différends,  ti- 
rent vanité  de  ce  droit.  Qu'ils  appréhendent  plutôt  de  profaner 
la  puissance  en  la  faisant  servir  à  leurs  pas-ions.  Rien  n'est 
plus  sacré,  rien  n'est  plus  divin.  Le  Tout-Puissant,  le  Seigneur 
naturel  et  légitime  les  traitera  comme  eux,  puissances  subal- 
ternes, auront  traité  leurs  sujets.  Ils  sont  amovibles  ad  nutum*', 
qu'ils  y  pensent  sans  cesse.  Dieu  peut  les  dépouiller  de  leur  di- 
gnité, s'ils  ne  travaillent  point  à  faire  régner  la  Raison.  Et  tôt 


1.  Aog.,  De  eiv.  Dei.  1.  XIX.  e.  xv.    N  -     aie  de  M. 

'*■  Les  différentes  de  conditions,  soit  !  Mais  les  différences  de  fonctions ,  qui  cons- 
tituent l'association  et  dans  l'association  même  le  gouvernement,   ce  n'est  pas  lu 

„     bose  qui  soit  si  misérable  et  puisse  paraître  une  punition  du  péché. 

Et  ainsi  ne  pouvant  faire  que  ce  qui  est  juste. fût  fort,  on  a  fait  que  ce  qui 
est  fort  fùtjos  .  .  Pensées,  art.  vi.  para?.  S.  de  l'édition  HaVet.) 

4.  Par  qui?  Par  Dieu  seul,  par  son    Église,  par  le  chef  de  cette  Eglise?  Male- 
hranche  n'ose  pas  ou  ne  veut  pas  f  -  ions.  Mais  remarquez  bien  qu'il 

ne  s'agit  pas  ici  de  la  mort  naturelle  :  c'est  dans  la  phrase  >uivante  qu'elle  appa- 
comme  venant  tôt  ou  tard,  et  comme  étant,  elle  du  moins,  absolument  iné- 
vitable. 


DETXIEME   PARTIE.—  DES  DEVOIRS.  235 

on  tard,  la  mort,  cette  cruelle  ennemie  de  leur  puissance,  de 
leurs  plaisirs,  les  rendra  semblables  aux  autres  hommes.  Elle 
les  présentera  devant  ia  loi  vivante,  qui  pénètre  les  cœurs  et 
qui  en  éclaire  tous  les  replis;  et  ils  trouveront  écrites  dans  l'ordre 
immuable  et  nécessaire,  en  caractères  éternels  et  ineffaçables,  la 
récompense  ou  la  peine  de  leurs  actions  bonnes  ou  mauvaises. 
Horren.de  et  cito,  dit  le  Sage,  apparebit  vobis  :  quoniam  judieium 
durishimum  his  qui  praesiint,  fiet.  Exiguo  enim  conceditur  mise- 
ricordia...  patentes  autem  potentertormentapatientur.  Fortioribus 
fortior  inslat  cruciatio*.  Les  puissances  seront  puissamment  tour- 
mentées :  les  plus  forts  auront  à  souffrir  de  plus  dures  peines. 
Que  les  supérieurs  se  regardent  donc  comme  les  vicaires,  pour 
ainsi  dire  de  la  Raison,  loi  primitive  et  indispensable,  et  n'u- 
sent de  leur  autorité  que  contre  ceux  qui  refusent  d'obéir  à 
cette  loi.  Qu'ils  ne  se  servent  delà  force,  loi  des  brutes,  qne 
contre  des  brutes,  que  contre  ceux  qui  ne  connaissent  point  de 
Raison  et  qui  ne  veulent  point  s'y  soumettre  :  et  qu'ils  écoutent 
favorablement,  paisiblement,  charitablement  leurs  inférieurs  -. 
Car  s'ils  confondent  leurs  propres  désirs  avec  l'Ordre,  et  les 
inspirations  secrètes  de  leurs  passions  avec  les  réponses  de  la 
vérité  intérieure,  encore  un  coup  cette  même  vérité  qu'ils  mé- 
prisent sera  la  loi  sur  laquelle  ils  seront  jugés,  et  par  laquelle 
ils  seront  jugés,  et  par  laquelle  certainement  ils  seront  con- 
damnés, par  l'efficace  de  laquelle  ils  seront  éternellement  tour- 
mentés. 

VI.  Rectorem  te  posuerwii,  dit  l'Ecriture,  noli  extolli  :  esto  in 
Mis,  quasi  unus  ex  ipsis.  On  vous  a  choisi  pour  traiter  les  au- 
tres :  ne  vous  en  glorifiez  point. Vivez  avec  eux,  un  d'entre  eux. 
Curam  illorum  habe,  et  sic  conside,  continue  le  texte  sacré  :  et 
omni  cura  tua  explicita  reeumbe  :  ut  Iseteris  propter  illos  :\  Pour- 
voyez à  tout  et  ensuite  prenez  votre  place,  et  réjouissez- vous 
avec  eux  pour  les  réjouir  eux-mêmes.  Une  famille,  une  com- 
munauté, une  société  dont  le  chef  ne  s'applique  fju'k  y  conser- 
ver la  paix  et  subvenir  à  ses  besoins,  est  dans  un  festin  eonti- 

1.  Sapient.  vi.  6,  7.  (Note  marginale  de  M.) 

2.  Il  semble  bien  qu'il  y  ait  là  encore  quoique  chose  fie  personnel.  Malebranche 
ne  devait  pas  plus  aimer  que  Eénelon  que  le  pouvoir  séculier  intervînt  dans  les 
discussions  théologiques.  Il  esi  vrai  qu'il  en  sentait  particulièremenl  la  bruta- 
lité  »,  quand  il  craignait  de  l'avoir  contre  lui  ou  quand  il  le  voyail 

sur  des  doctrines  pet!  éloi  .  ennes  (comme  celles  de  Port-Royal).  C'est  là 

un  tribut  payé  à  la  nature. 
3    Eccles.  xxxn,  1.  i.  '■'..  (Note  marginale  de  M. 


236  TRAITE   DE   MORALE- 

nuel.  Le  supérieur  ne  doit  prendre  sa  place  d'honneur  qu'a- 
près avoir  rempli  ses  devoirs ,  et  ne  se  mettre  à  la  tète  des  au- 
jue  pour  les  assurer  et  pour  les  défendre,  que  pour  les 
réunir  entre  eux  et  les  réjouir  par  sa  présence.  Les  supérieurs 
et  principalement  les  souverains  sont  appelés  dans  l'Ecriture 
et  dans  les  anciens  auteurs,  les  pasteurs  des  peuples  :  et  le  Roi 
du  festin  qui  trouble  la  fête  et  interrompt  la  musique  l,  repré- 
sente un  chef  qui  rompt  la  corde  et  le  concert  agréable  de  tous 
les  membres  du  corps  qu'il  doit  gouverner,  qu'il  doit  entrete- 
nir dans  une  parfaite  union  et  dans  une  mutuelle  correspon- 
dance. La  fin  du  gouvernement,  quel  qu'il  puisse  être,  c'est  la 
paix  et  la  charité  :  et  les  moyens  de  l'entretenir,  c'est  de  faire 
partout  régner  la  Raison,  parce  qu'il  n'y  a  que  la  Raison  qui 
paisse  réunir  les  esprits  et  le*  mettre  d'accord  et  les  faire  agir 
de  cuncert.  Car  enfin  la  Raison  est  une  loi  naturelle  et  générale, 
que  peu  de  gens  suivent  en  tout,  mais  que  personn%  n'ose  mé- 
priser ouvertement,  et  que  tous  les  hommes  font  gloire  de  sui- 
vre, dans  le  temps  même  qu'ils  s'en  éloignent. 

VII.  ainsi  le  juge  d'une  ville,  le  père,  supérieur  naturel  de 
la  famille,  le  maître  qui  a  sous  lui  des  écoliers  ou  des  apprentis, 
tout  supérieur  doit  inspirera  ses  inférieurs  un  esprit  de  raison, 
de  justice,  et  de  charité.  Il  doit  suivre  la  Raison,  comme  sa  loi 
inviolable  et  la  leur.  Il  ne  doit  point  s'attribuer  d'autres  droits 
que  les  moyens  propres  pour  la  faire  respecter  et  pour  obliger 
a  s'y  soumettre.  Mais  il  ne  doit  point  douter  que  tous  ces 
moyens  ne  soient  véritablement  ses  droits  naturels,  à  propor- 
tion néanmoins  de  l'ordre  qu'il  a  reçu  de  la  puissance  supé- 
rieure. Car  la  puissance  qui  donne  quelque  commission,  donne 
en  même  temps  droit  i\  tous  les  moyens  légitimes  de  l'exécuter 
qu'a  cette  même  puissance,  si  elle-même,  ou  la  coutume,  et 
surtout  la  Raisonne  prescrit  rien  de  particulier  sur  ces  mo\  eus. 
Car  le  juge  d'une  ville  ne  peut  punir  les  coupables  que  selon 
les  lois,  quoiqu'il  puisse  empêcher  le  mal  par  mille  moyensque 
son  autorité  lui  donne,  et  sur  lesquels  les  lois  ne  prescrivent 
rien.  Un  père  peut  fouetter  ses  enfants,  et  même  en  rigueur  les 
corriger  avec  le  bâton  :  mais  il  ne  peut  les  faire  mourir,  ni  les 
estropier,  et  par  là  les  rendre  inutiles  à  l'état,  dont  il  dépend 
lui-même  et  à  qui  ils  appartiennent.  Un  maître  peut  fouetter 
un  enfant,  mais  il  ne  peut  l'outrager,  sans  offenser  le  père,  qui 

1.  Non  impedia»  musicam.  ibid.    Note  marginale  de  l'édition  de  1684. 


DKUXIEME   PARTIE.—  DES  DEVOIRS.  237 

ne  lui  a  pas  donné  ce  droit,  non  plus  que  la  coutume  ni  l'état. 
Mais,  excepté  ce  que  la  coutume,  la  Raison,  la  puissance  supé- 
rieure prescrivent,  les  maîtres  peuvent  regarder  comme  leurs 
droits  naturels  tous  les  moyens  propres  à  ranger,  non  à  leur 
volonté,  mais  à  la  Raison,  tous  ceux  qui  leur  sont  soumis  :  à 
la  Raison,  dis-je  et  non  à  leur  volonté  ;  car  encore  un  coup,  ni 
les  juges,  ni  les  princes,  ni  le  père,  ni  Dieu  môme,  si  cela  était 
possible,  si  le  Verbe  ne  lui  était  point  consubstantiel,  s'il  pou- 
vait s'empêcher  de  l'engendrer  et  de  l'aimer,  ni  Dieu-même, 
dis-je,  n'a  pas  ce  droit  de  se  servir  de  sa  puissance  pour  sou- 
mettre les  hommes,  faits  pour  la  Raison,  à  une  volonté  qui  n'y 
serait  pas  conforme. 

VIII.  Néanmoins  un  serviteur,  un  écolier,  un  sujet  ne  doit 
point  critiquer  les  volontés  des  supérieurs.  Il  doit  leur  faire 
cet  honneur  de  croire  qu'ils  sont  raisonnables  aussi  bien  que 
lui,  et  beaucoup  plus  que  lui  :  et  lorsque  l'évidence  »  ou  le 
commandement  exprès  de  la  loi  de  Dieu  ne  lui  prescrit  rien  de 
contraire,  il  est  obligé  d'obéir  incessamment  et  sans  murmure. 
Souvent  même  il  n'a  pas  droit  de  représenter  ses  raisons,  pour 
s'éclaircir  de  ses  doutes.  Car  il  ne  le  peut,  que  lorsque  cette 
espèce  de  liberté  n'a  nul  air  de  mépris,  et  ne  peut  irriter  la  per- 
sonne, en  qui  il  doit 'craindre  et  respecter  la  puissance  de  Dieu 
même.  Mais  il  faut  que  les  supérieurs  de  leur  côté  aient  beau- 
coup d'égards  à  la  délicatesse  des  autres  hommes.  Qu'ils  ne  s'i- 
maginent pas  d'être  infaillibles,  et  que  par  leurs  manières  d'a- 
gir hautes  et  fières,  ils  ne  portent  point  ceux  qui  leur  sont 
soumis  à  les  craindre,  au  lieu  de  craindre  Dieu  en  leur  per- 
sonne. Le  Dieu  invisible  ne  fait  pas  tant  de  peur  aux  imagina- 
tions faibles,  que  l'air  sensible  et  menaçant  d'un  père  ou  d'un 
maître  en  colère  :  et  souvent  un  supérieur  animé  et  troublé 
par  quelque  passion,  fait  commettre  à  ses  inférieurs  de  plus 
grands  crimes  qu'il  n'en  commet  lui-même:  parce  qu'une  pas- 
sion imprévue  l'ayant  aveuglé,  sa  faute  est  moins  volontaire  ; 
mais  le  crime  de  ceux  qui  lui  obéissent  contre  la  Raison  est 
énorme,  à  cause  qu'ils  oflensent  Dieu  librement,  de  peur  de  l'ar- 
rêter lui,  et  de  lui  déplaire  *. 

1.  Pour  Malebranobc.  le^  théories  des  eaus  -       telles, de  L'optimisai 
rapports  de  la  nature  et  de  la  grâce,  tels  qu'il  les  conçoit,  sont  «  évidentes  »  ;  c'est 
ce  qui  fait  qu'il  nobéit  pas  «  incessamment  et  sans  murmure  »  aux  censures  dont 
elles  sont  l'objet. 

2.  On  sait  de  quels  scrupules  Malebrancbe  l'ut  tourmenté  pour  avoir  signé  le 


23H  TRAITE   DE   MORALE. 

IX.  Ce  n'est  pas  qu'un  maître  ne  doive  jamais  agir  avec  em- 
pire et  se  rendre  redoutable.  La  Raison  veut  qu'il  se  mette 
quelquefois  en  colère,  afin  que  cette  passion  répandant  machi- 
nalement sur  le  visage  quelque  chose  de  terrible,  son  air  im- 
prime la  crainte  dans  le  cœur  des  méchants  et  les  dispose  à 
l'obéissance  ;  et  même  si  cela  ne  suffit  pas,  il  faut  y  joindre  des 
menaces,  et  en  venir  enfin  au  châtiment,  et  à  une  espèce  d'ex- 
f  d'outrage.  Il  f^ut  absolument  que  la  puissance  soumette 
les  hommes  à  la  Raison  et  les  force  d'y  obéir,  lorsque  la  Rai- 
son elle-même,  quoique  connue,  n'a  pas  pour  eux  assez  de 
charmes  pour  les  attirer  à  la  suivre.  Les  hommes  regardent  la 
Raison  comme  impuissante  et  sans  action,  comme  incapable  de 
récompenser  ceux  qui  s'attachent  à  sa  suite  et  de  punir  ceux 
qui  suivent  le  parti  contraire.  Il  faut  délivrer  les  hommes  de 
cette  erreur,  qui  est  confirmée  par  tous  les  préjugés  des  sens, 
et  leur  faire  vivement  sentir  par  sa  conduite  à  leur  égard,  qu'il 
n'\  a  point  deux  divinités  différentes,  la  Raison  et  la  puissance: 
que  le  Tout-Puissant  est  essentiellement  Raison,  et  que  la  Rai- 
son universelle  est  toute-puissante.  Il  faut  qu'entre  les  hommes, 
ceux  qui  sont  puissants  et  raisonnables  »  par  le  rapport  parti- 
culier -  qu'ils  ont  a  la  puissance  et  à  la  Raison  divine,  obligent 
par  la  force  les  esprits  déraisonnables  à  redouter  la  Raison 
qu'ils  n'aiment  point:  de  même  qu'ils  doivent  par  la  Raison 
porter  ceux  qui  l'aiment  à  s'unir  à  la  puissance  et  se  réjouir 
en  elle,  dans  l'attente  de  leur  bonheur,  qui  leur  sera  donné  se- 
lon les  ordres  que  prescrit  la  même  Raison.  Il  faut  donc  mena- 
cer, punir,  rendre  malheureux  ceux  qui  méprisent  la  Raison. 
Car,  comme  il  est  encore  moins  incommode  de  lui  obéir  sans 
plaisir,  que  de  lui  désobéir  avec  douleur  ;  peut-être  que  la 
crainte  du  châtiment,  faisant  comprendre    aux  méchants  la 


formulaire  contre  Jansénius,  sans  avoir  acquis  personnellement  la  preuve  que  les 
cinq  propositions  attaquées  étaient  vraiment  dans  Jansénius  :  <<  Je  proleste  donc, 
écrivit-il  plus  tard,  que  je  n'ai  souscrit  au  formulaire,  simplement  et  sans  restric- 
tion, principalement  la  dernière  fois,  qu'avec  une  extrême  répugnance,  par  une 
obéissance  aveugle  à  mes  supérieurs,  par  imitation  et  par  d'autres  considérations 
humaines  qui  ont  vaincu  mes  répugnances...  »  Voyez  l'ensemble  de  cette  rétracta- 
tion dans  M.  Bonillier,  Hist.  de  la  Philos,  cartes.  2*  vol.  eh.  n.  Elle  esl  signée  de 
septembre  ISTo.  Elle  est  donc  antérieure  au  Traité  de  Morale,  et  il  est  visible  que 
Malebranche  s'en  est  souvenu  en  écrivant  ces  lignes. 

1.  Mais  ceux  qui  sont  puissants    sont-ils    toujours  aussi  raisonnables  que   puis- 
sauts  '.' 

2.  11  faudrait  que  ce  rapport  fût  «  adéquat.  » 


DEUXIÈME  PAKTIE.  —  DES  DEVOIRS.  239 

grandeur  des  misères  dont  ils  se  délivreraient*  s'ils  devenaient 
raisonnables,  ils  se  trouveront  plus  disposés  à  suivre  les  mou- 
vements de  la  grâce,  sans  laquelle  on  ne  peut  rendre  à  la  loi 
éternelle  toute  l'obéissance  qui  lui  est  due. 

X.  Les  passions  ne  sont'point  mauvaises  en  elles-mêmes.  Rien 
n'est  mieux  entendu,  rien  n'est  plus  utile  pour  entretenir  la 
société,  pourvu  que  la  Raison  les  excite  et  les  conduise.  Car 
comme  les  hommes  sont  sensibles,  il  faut  les  instruire  par  leurs 
sens,  et  les  mener  où  ils  doivent  aller,  par  quelque  chose  qui 
les  frappe  et  les  mette  en  mouvement.  Ces  maîtres  sages  ou 
froids,  sans  vivacité  et  sans  passion,  n'avancent  pas  beaucoup 
ceux  qu'ils  conduisent.  Car  les  enfants  ou  les  serviteurs,  dont 
l'esprit  n'est  point  fait  à  la  raison,  marchent  lentement  vers  la 
vertu,  si  on  ne  les  sollicite,  si  on  ne  les  pique  sans  cesse.  Mais 
il  ne  faut  jamais  les  frapper  sans  les  éclairer,  sans  qu'ils  sachent 
ce  qu'on  leur  demande ,  et  qu'ils  le  puissent  même  exécuter 
avec  plus  de  facilité,  que  de  supporter  les  maux  dont  on  les  af- 
flige. Comme  on  ne  peut  se  déterminer  sans  motif,  il  faut  les 
mettre  en  état  de  pouvoir  choisir  avec  joie,  et  faire  volontiers 
ce  qui  ne  vaut  rien,  s'il  n'est  volontaire.  Il  faut  que  leur  esprit 
s'instruise  aussi  bien  que  leur  machine,  et  que  la  crainte  des 
maux  ne  serve  qu'à  les  porter  vers  le  bien,  les  approcher  de  la 
lumière,  les  faire  contempler  la  beauté  de  l'Ordre  et  la  leur 
faire  aimer.  C'est  cette  espèce  d'affection  qu'on  fait  souffrir  aux 
hommes,  en  présence  et  à  l'honneur  de  la  Raison  qu'ils  ont 
méprisée,  qui  ouvre  l'esprit  et  donne  de  l'intelligence  :  et  non 
des  châtiments  de  brutaux,  qui.  ne  sont  propres  qu'à  former 
des  brutes,  qu'à  dresser  des  chevaux  et  des  chiens,  et  qu'à  ap- 
prendre aux  hommes  à  faire  de  leur  volonté  la  règle  inviolable 
de  leur  conduite  -. 


I .  S'il  ne  s'agissait  que  des  criminels  et  «le  ceux  qui  troublent  la  paix  sociale,  ou 
pourrait  admettre  ces  considérations,  qui  rappellent  celles  de  Platon  dans  le  Gor- 
gias. 

î.  Malebranche  crainl  évidemment  (il  s'exprime  sur  ee  point  avec  aulanl  de  no- 
blesse que  d'énergie)  qu'on  ne  substitue  an  raisonnement  et  à  la  persuasion,  l'em- 
ploi de  la  force.  Toutefois  il  admet  celle-ci  comme  auxiliaire:  il  veut  que  ■ 
un  auxiliaire  subalterne,  subordonné,  ne  faisant  rien  par  lui-rnème;  mais  enfin  il 
l'admet.  Et  voici  la  question,  entre  autres,  qu'il  néglige 

que  celui  qui  dispose  de  la  force  ne  la  mette  qu'au  service  de  la  raison,  que  non 
seulement  il  en  soit  certain  de  bonne  foi,  mais  qu'il  en  puisse  donner' à  tous  les 
hommes  non  prévenus  la  démonstration  évidente  et  irréfutable.  Il  faudrait  encore 
que  celui  à  qui  on  inflige  le  châtiment  en  sentit  la  justice  et  l'acceptât,  disposition 


•24<»  TRAITE   DE  MORALE. 

XI.  Les  inférieurs  ne  sont  pas  seulement  obligés  aune  obéis- 
sance prompte  et  exacte  aux  ordres  que  leur  signifient  leurs  su- 
périeurs, mais  encore  à  leur  volonté  clairement  connue  quoique 
non  signifiée.  Et  bien  que  celui  qui  aitend  l'ordre  exprès  d'un 
supérieur  pour  lui  obéir  et  lui  satisfaire,  ne  méprise  pas  en 
cela  sa  personne  et  ne  se  révolte  pas  contre  lui,  il  ne  respecte 
point  assez  en  lui  la  puissance  et  la  majesté  divine.  Mais  un 
ministre  qui  se  rend  maître  de  l'esprit  du  souverain,  qui  s'at- 
tire à  lui  l'autorité  par  les  liaisons  qu'il  forme  et  par  les  créa- 
tures qu'il  se  fait,  et  met  son  prince  en  état  qu'il  appréhende 
de  lui  commander,  mérite  d'être  traité  comme  un  rebelle  l.  Un 
valet  insolent  qui  par  la  connaissance  qu'il  a  des  affaires  de 
son  maître  ou  de  la  faiblesse  de  son  esprit,  lai  ôte  la  liberté  de 
lui  marquer  ses  volontés,  est  souvent  plus  coupable  qu'un  ser- 
viteur paresseux  et  négligent  qui  n'exécute  point  les  ordres 
qu'on  lui  donne.  Un  tils,  dans  la  force  de  son  âge  et  de  son  es- 
prit, ou  qui  a  acquis  beaucoup  d'honneur  et  de  biens  dans  le 
monde,  et  qui  par  là  s'est  mis  en  état  que  son  père  humilié, 
faible,  impuissant,  n'ose  lui  rien  commander,  manque  aux  de- 
voirs de  l'obéissance,  si,  connaissant  la  volonté  de  son  père,  il 
ne  la  fait  pas.  l'ne  femme  qui  se  rend  redoutable  à  son  mari 
trop  bon  et  trop  honnête,  ou  qui  par  son  humeur  fâcheuse  le 
met  en  état  qu'il  n'ose  lui  marquer  sa  volonté,  est  plus  déso- 
béissante, quoiqu'elle  fasse  exactement  ce  qu'il  lui  ordonne, 
que  celle  qui  craint  son  mari  selon  le  précepte  de  l'Apôtre  2, 
quoiqu'elle  ne  fasse  pas  toujours  tout  celui  qui  lui  est  com- 
mandé. Un  religieux  qui  par  le  crédit  qu'il  a  acquis  au 
dehors,  ou  par  ses  qualités  personnelles,  ferme  la  bouche  à  ses 
supérieurs  3,  et  ne  fait  point  ce  que  certainement  il  sait   bien 

qui.  à  elle  seule,  rendrai!  inutile  l'usage  de  la  forée.  Mais  si  le  coupable  est  en  ré- 
volte, en  quoi  le  traitement  qu'on  lui  inflige  lui  semblera-t-il  autre  chose  qu'un 
«  châtiment  brutal  »  et  à  quoi  ce  châtiment  servira-t-il,  sinon  à  le  rendre  plus 
«  brute?  »  L'emploi  de  la  force  n'est  moral  el  n'est  sans  péril,  à  ce  qu'il  semble, 
dans  ni  que  lorsqu'il  est    indispensable   pour  obtenir   l'obéissance  à  la 

loi,  paternelle  ou  sociale,  sans  laquelle  ou  l'éducation  des  enfants  ou  la  sécurité  et 
la  liberté  des  citoyens  serait  impossible.  Encore  faut-il  que  l'on  s'efforce  de  réduire 
toujours  cet  emploi  à  son  minimum. 

1.  Cette  impopularité  des  ministres  substituant  leur  action  à  celle  du  roi  est  un 
des  traits  curieux  de  l'ancien  régime,  avant  le  xvme  siècle. 

2.  Mulier  autem  îimeat  virum  suu?n.  Ephes.  v,  33.  (Note  marginale  des  éditions 
de  16S4  et  1697.; 

3.  Autrement  qu'en  ayant  raison,  veut  sans  aucun  doute  dire  Malebranche.  puis 
que  c'est  la  Raison  qui  est  souveraine,  comme  il  le  répète  si  souvent. 


DEUXIEME  PARTIE.  -  DES  DEVOIRS.  241 

• 
qu'ils  demandent  de  lui,  tombe  dans  la  désobéissance.  En  un 
mot  celui-là  sort  de  son  rang  et  se  révolte,  qui  se  soustrait  de 
quelque  manière  que  ce  soit  à  l'obéissance  qu'il  doit  aux  autres  ; 
et  quoiqu'il  se  mette  en  sûreté  auprès  des  hommes,  et  selon  les 
luis  de  ceux  qui  ne  pénètrent  point  les  cœurs,  il  n'échappera 
pas  le  jugement  du  juste  juge,  qui  éclaire  toutes  les  soup!. 
de  l'amour-propre.  C'est  qu'il  n'est  pas  possible  que  celui  qui 
obéit  aux  hommes,  comme  à  des  hommes,  et  non  point  comme 
à  Dieu-même,  ainsi  que  l'ordonne  la  Religion  et  la  Raison, 
remplisse  tous  les  devoirs  de  l'obéissance  :  et  au  contraire  le 
désir  de  plaire  à  Dieu,  en  se  soumettant  aux  hommes,  nous 
conduit  si  heureusement,  que  nous  faisons  naturellement  tout 
ce  que  l'esprit  le  plus  éclairé  pourrait  nous  prescrire. 


14 


CHAPITRE    DOUZIEME. 


Des  devoirs  entre  personnes  égales.  Leur  donner  la  place  qu'ils  sou- 
haitent de  remplir  dans  notre  esprit  et  dans  notre  cœur.  Marquer 
nos  bonnes  dispositions  à  leur  égard  >  par  l'air  et  les  manières, 
par  les  services  réels.  Leur  déférer  la  supériorité  et  l'excellence. 
Le>  amitiés  les  plus  vives  et  les  plus  ardentes  ne  sont  pas  les  plus 
solides.  Il  ne  faut  avoir  des  amis  qu'autant  qu'on  en  peut  entre- 
tenir 2. 


1.  La  plupart  des  devoirs  que  nous  rendons  aux  autres  hom- 
mes, ne  consistent  que  dans  certaines  marques  sensibles,  par 
lesquelles  nous  leur  faisons  comprendre  qu'ils  ont  dans  notre 
esprit  et  dans  notre  cœur  une  place  honorable.  Les  hommes  ne 
peuvent  apprendre,  sans  quelque  émotion  et  quelque  plaisir 
qui  les  unisse  à  nous,  que  nous  ayons  pour  leur  mérite  et  leurs 
qualités  une  estime  particulière  :  et  quelque  respect  que  nous 
leur  rendions  au  dehors,  ils  ne  peuvent  découvrir,  sans  un 
sensible  déplaisir  qui  les  éloigne  de  nous,  que  nous  ne  les  pla- 
çons pas  dans  notre  esprit  au  lieu  qu'ils  souhaitent  de  rem- 
plir 3.  C'est  que  le  lieu  des  esprits  ne  se  trouve  point  parmi  les 
corps,  et  que  leur  appartement,  leur  trône,  leur  lit  de  repos 
n'a  nul  rapport  à  la  magnificence  qui  frappe  les  sens,  et  qui 
n'est  que  l'ouvrage  de  la  main  des  hommes.  L'esprit  habite 

1.  Var.  Leur  marquer  nos  dispositions  avantageuses  à  leur  égard.  (1684.) 

2.  Var.  Il  ne  faut  pas  se  faire  des  amis  particuliers  plus  qu'on  n'en  peut  entre- 
tenir.   ! 

3.  «  Tl  estime  si  grande  la  raison  de  l'homme,  que.  quelque  avantage  qu'il  ait 
sur  la  terre,  s'il  n'est  placé  avantageusement  aussi  dans  la  raison  des  hommes,  il 
n'est  pas  content.  »  (Pascal.  Pensées,  art.  1,  parag.  5,  de  l'édition  Havet.) 


DEUXIÈME  PARTIE.  —  DES  DEVOIRS.  243 

avec  honneur  dans  les  esprits  mêmes  de  ceux  qui  l'honorent,  et 
se  repose  avec  plaisir  dans  le  cœur  d'un  ami  tout  plein  d'ar- 
deur pour  son  ami.  Quelle  gloire  donc  et  quelle  grandeur  de 
posséder  l'estime  de  la  raison  universelle:  et  quel  sera  le  repos 
et  la  joie  de  ceux  que  Dieu  placera  dans  son  cœur  et  traitera 
comme  ses  amis!  La  vanité  des  hommes  doit  faire  naître  en 
nous  ces  pensées:  et  le  fond  d'orgueil  que  nous  avons  tous  doit 
nous  élever  l'esprit  à  cette  félicité,  d'avoir  dans  toutes  les  in- 
telligences unies  à  la  raison  et  dans  la  raison  même  une  place 
d'honneur,  un  tronc  immobile  et  inébranlable,  et  d'être  nous- 
mêmes  un  Temple  sacré,  où  Dieu  habitera  éternellement  :  car 
Dieu  esprit  pur  n'habite  point  non  plus  avec  plaisir  dans  les 
temples  matériels,  quelque  magnifiques  et  somptueux  qu'ils 
puissent  être. 

If.  C'est  la  sagesse  éternelle,  c'est  l'ordre  immuable  de  la 
justice  qui  doit  régler  ces  places  spirituelles  que  les  substan- 
ces de  même  genre  doivent  remplir.  Mais  tant  que  nous  som- 
mes sur  la  terre,  sujets  à  l'erreur  et  au  péché,  nous  n'en  méri- 
tons aucune  :  du  moins  ne  savons-nous  point  quelle  est  celle 
que  nous  méritons.  Ainsi  nous  devons  toujours  prendre  la  der- 
nière, et  attendre  qu'on  nous  range  selon  l'ordre  de  notre  vertu 
et  de  nos  mérites.  Mais  les  hommes,  sans  se  mettre  en  peine  du 
rang  qu'ils  tiennent  dans  la  raison  divine,  règle  indispensable 
de  celui  qu'ils  doivent  posséder  dans  les  esprits  créés,  ne 
travaillent  qu'à  usurper  une  élévation  qu'ils  ne  mériteut  point. 
Ils  couvrent  leurs  défauts  :  ils  se  montrent  par  leur  bel  en- 
droit :  ils  tâchent  de  séduire  les  autres  pour  acquérir  une  vaine 
gloire.  Et  alors  qu'ils  les  ont  trompés,  ou  qu'ils  se  l'imaginent 
ainsi,  ils  reçoivent  avec  un  plaisir  extrême  les  marques  équi- 
voques d'une  estime,  qui  ne  piut  rendre  véritablement  et  soli- 
dement heureux  ou  content,  que  lorsqu'elle  est  réglée  et  soute- 
nue par  la  Raison,  seule,  encore  un  coup,  juge  souverain  du 
mérite,  seule  toute-puissante  à  le  récompenser  pour  jamais. 

III.  Quoique  l'honneur  et  la  gloire,  absolument  parlant,  ne 
soient  dus  qu'à  Dieu,  les  esprits  y  peuvent  prétendre  par  le 
rapport  qu'ils  ont  aux  perfections  divines,  par  la  conformité 
qu'ils  ont  avec  celui  sur  lequel  ils  ont  été  formés.  Nous  avons 
sujet  de  croire  qu'ils  sont  du  moins  en  partie  conformes  à  leur 
modèle.  Nous  sommes  certains  que  l'image  du  Dieu  invisible, 
empreinte  dans  le  fond  de  leur  être,  est  ineffaçable.  Nous  pou- 
vons donc,  et  même  nous  devons,  tant  que  nous  vivons  avec 


•244  TRAITE   DE   MORALE. 

eux,  leur  donner  des  marques  d'estime  et  de  respect  :  et  cela 
d'autant  plus  que  nous  ne  pouvons  nous  acquitter  de  l'obliga- 
tion où  nous  sommes  de  conserver  la  charité  avec  eux,  sans 
leur  rendre  ces  devoirs  l. 

IV.  Car,  comme  les  hommes  veulent  invinciblement  Aire  heu- 
reux, ils  ne  peuvent  sans  une  vertu  extraordinaire  se  lier  avec 
tel  qui  les  méprise;  puisqu'en  conséquence  des  lois  établies 
pour  le  bien  de  la  société,  ils  sentent  un  extrême  déplaisir, 
lorsqu'ils  découvrent  qu'ils  sont  mal  dans  l'esprit  des  autres. 
On  fuit  en  hiver  les  lieux  exposés  aux  vents  et  aux  frimas, 
parce  qu'en  conséquence  des  lois  de  l'union  de  l'âme  et  du  corps, 
rame  es!  malheureuse  dans  ces  lieux.  Comment  donc  pourrait 
on,  lorsqu'on  fait  sa  loi  de  ses  passions  et  de  ses  plaisirs,  s'unir 
à  ceux  dont  le  froid  nous  glace;  à  ceux  qui  nous  affligent  sen- 
siblement par  la  place  fâcheuse  et  désagréable  qu'ils  nous  don- 
nent dans  leur  esprit  et  dans  leur  cœur.  Nous  ne  devons  donc 
point  prétendre  conserver  la  charité  parmi  les  hommes,  les  rap- 
procher de  nous,  les  lier  avec  nous,  ni  leur  être  utiles,  que 
nous  ne  leur  rendions  des  devoirs  qui  leur  persuadent  qu'avec 
nous  ils  seront  contents. 

Y.  Comme  il  ne  dépend  point  de  nous  de  répandre  dans  les 
cœurs  la  grâce  intérieure,  qui  seule  apprend  aux  hommes  à 
sacrifier  leur  bonheur  présent  à  l'amour  de  l'Ordre,  nous  som- 
mes souvent  obligés  de  nous  servir  de  leur  concupiscence  ou 
de  leur  amour-propre  pour  modérer  leurs  passions  et  favoriser 
en  eux  L'efficace  de  la  grâce  de  Jésus-Christ  -.  Car  enfin,  si  dans 
l'ancien  Testament  les  anges  pour  conserver  parmi  les  Juifs  le 
culte  du  vrai  Dieu,  ne  les  ont  conduits  que  par  des  motifs  d'a- 
mour-propre, comme  n'étant  point  eux-mêmes  les  dispensa- 
teurs des  vrais  biens,  ni  de  la  grâce  nécessaire  pour  les  méri- 
ter: certainement  nous  devons  de  notre  part  travailler  à  lacon- 

1.  Le  devoir  fondamental,  dont  tous  ces  devoirs  particuliers  dérivent,  c'est  donc 
la  charité:  les  autres  n'en  sonl  que  la  conséquence  et  l'expression. 

2.  Et  nous  sommes  obligés  aussi  de  leur  parler  agréablement  pour  les  persuader. 
-     ;e  qui  fait  que  Malebranche,  si  sévère  comme  Pascal)  envers  quiconque  aime 

L'imagination,  la  poésie,  le  style  pour  eux-mêmes,  est  si  loin  (comme  Pascal  en- 
le  dédaigner  l'emploi  des  mots  colorés,  des  peintures,  des  métaphores 
0  J.-sus.  dit-il  en  tête  des  Méditations  chrétiennes,  pénétrez  mon  esprit  de  l'éclat 
d.-  votre  lumière:  brûlez  mon  cœur  de  votre  amour,  et  donnez-moi  dans  le  cours 
de  cet  ouvrage,  que  je  compose  uniquement  pour  votre  gloire,  des  expressions 
.•laires  el  véritables,  cires  et  animées,  en  un  mot  dignes  de  vous,  et  telles  qu'elles 
peuvent  augmenter  en  moi  et  dans  tous  ceux  qui  voudront  méditer  avec  moi.  la 
..onnaissance  de  vos  «randeurs  et  le  sentiment  de  vos  bienfait- 


DEUXIEME   PARTIE.  -DES  DEVOIhS.  245 

version  des  hommes  par  les  moyens  naturels,  que  fournissent 
les  lois  générales.  Nous  devons  planter  et  arroser,  et  attendre 
du  ciel  l'accroissement  et  la  fécondité.  Nous  devons  tâcher  de 
faire  servir  au  bien  l'instrument  universel  de  l'iniquité,  la  con- 
cupiscence de  l'orgueil  et  des  plaisirs,  et  flatter  un  peu  l'amour- 
propre  pour  le  gagner  et  pour  le  régler.  La  grâce  du  Sauveur 
venant  au  secours  changera  Ips  cœurs,  et  fera  marcher  les 
faibles  dans  les  voies  de  la  justice,  que  nous  leur  aurons  en- 
seignées en  nous  servant  adroitement  et  charitablement  des 
moyens  qui  sont  en  notre  pouvoir  *. 

VI.  C'est  donc  une  vérité  certaine,  que  quoique  nos  devoirs 
ne  consistent  pour  la  plupart  qu'en  quelques  marques  sensi- 
bles, que  les  autres  hommes  ont  dans  notre  esprit  et  dans  notre 
cœur  une  place  qui  contente  leur  amour-propre,  nous  devons 
néanmoins  les  rendre  exactement,  dans  le  dessein  de  nous  en 
servir,  non  pour  notre  utilité  particulière,  ni  pour  entretenir 
en  eux  la  concupiscence  que  nous  flattons  par  là  en  quelque 
manière,  mais  pour  l'anéantir  et  la  sacrifier  par  le  secours  de 
la  grâce  de  Jésus-Christ. 

VII.  Ainsi,  quoique  les  personnes  qui  nous  sont  égales  ne 
représentent  point  sensiblement  la  puissance  et  la  majesté  di- 
vine, à  laquelle  est  due  la  soumission  de  l'esprit,  néanmoins 
nous  devons  les  traiter  comme  nos  supérieurs  et  leur  donner 
des  marques  sensibles  de  notre  respect  intérieur:  dans  la  pen- 
sée que  leur  mérite,  leur  vertu,  le  rapport  invisible  qu'ils  ont 
avec  Dieu,  les  rend  dignes  de  ces  devoirs  ;  ou  que  s'ils  en  sont 
indignes,  nous  ne  pouvons  contribuer  à  les  en  rendre  dignes, 
qu'auparavant  nous  ne  gagnions  leur  amitié  et  leurs  bonnes 
grâces. 

VIII.  A  l'égard  de  ceux  qui  sont  au-dessous  de  nous,  il  ne 
faut  point  les  traiter  comme  nos  supérieurs,  quoiqu'on  puisse 
les  regarder  comme  tels,  selon  ces  paroles  générales  de  saint 
Paul.  Supefiores  sibi  invieem  arbitrantes.  Mais  il  faut  souvent 
les  traiter  comme  nos  égaux  et  nos  amis.  Car  la  tin  principale 
de  nos  devoirs,  c'est  de  conserver  la  charité  avec  les  hommes, 
et  de  se  lier  avec  eux  d'une  amitié  tendre  et  durable,  afin  de 
pouvoir  leur  être  utiles,  et  qu'ils  nous  soient  utiles  eux-mêmes. 

1.  C'est  à  peu  près  ce  que  Pascal  expose,  quoique  avec  plus  de  hauteur  et  de 
dédain,  dans  l'Art  de  pei-suader.  où  il  conseille  de  chercher  «  les  principes  de  plai- 
sir »  des  hommes  auxquels  on  s'adresse;  caries  hommes  sont  tous  devenus  inca- 
pables d'être  ramenés  par  la  pure  lumière. 

14. 


•246  TRAITE  DE   MORALE- 

Or,  pour  cela  il  est  nécessaire  que  nos  devoirs  soient  sincères, 
on  du  moins  qu'il  soit  vraisemblable  que  nous  placions  les  au- 
tres hommes  en  nous-mêmes,  comme  nous  nous  en  expliquons 
au  dehors.  Ainsi,  qu'un  supérieur  s'abaisse  jusqu'à  traiter  d'é- 
gaux ses  inférieurs,  ils  seront  contents  :  car  il  y  a  en  cela  quel- 
que vraisemblance  de  sincérité.  Mais,  s'il  se  soumet  à  eux,  ils 
auront  sujet  de  croire,  s'ils  le  regardent  comme  un  homme 
d'esprit,  mais  d'une  vertu  médiocre,  qu'il  se  moque  d'eux  et 
qu'il  les  joue.  Ils  pourront  croire  que  cette  flatterie  outrée  n'est 
qu'une  feinte,  qui  couvre  quelque  dessein  extraordinaire:  ou 
bien  ils  le  mépriseront  comme  un  petit  esprit  dans  lequel, 
quoiqu'on  possède  les  premières  places,  on  ne  s'en  trouve  pas 
plus  élevé.  Ils  se  regarderont  tous  comme  sans  chef,  et  vivront 
;i  ltjur  fantaisie  à  cause  de  l'abaissement  indiscret  de  celui  qui 
a  droit  de  leur  commander  et  de  les  conduire.  Car,  quand  le 
chef  s'abaisse  trop,  on  le  méprise,  et  il  ne  peut  se  relever  sans 
irriter  les  esprits.  Mais  lorsqu'il  ne  traite  que  d'égaux  ceux  qui 
lui  sont  soumis,  on  sent  encore  assez  qu'on  a  un  maître:  et  on 
n'est  point  surpris  de  le  voir  reprendre  le  commandement  et 
l'autorité  '. 

IX.  Lorsque  nos  égaux  par  vertu  s'humilient  devant  nous, 
et  nous  défèrent  la  supériorité,  ils  ne  remplissent  pas  pour  cela 
leurs  devoirs  a  notre  égard.  Il  faut  qu'ils  nous  défèrent  l'ex- 
cellence, et  qu'ils  nous  donnent  des  marques  véritables  ou  du 
moins  vraisemblables  d'une  estime  et  d'une  amitié  particulière. 
Car,  si  nous  ne  pensons  point  que  leur  abaissement  devant 
nous  soit  une  marque  de  l'estime  qu'ils  ont  pour  nous,  notre 
amour-propre  ne  peut  être  content.  On  peut  par  vertu  se  so  - 
mettre  à  une  personne  qu'on  méprise.  Or,  celui  qui  nous  obéit 
en  nous  méprisant  nous  choque  plus  que  celui  qui  nous  com- 
mande en  nous  donnant  des  marques  véritables  de  son  estime 
et  de  son  amitié.  C'est  souvent  la  nature  qui  nous  donne  des 
raaitres.  On  peut  obéir  sans  s'abaisser,  sans  se  sacrifier,  sans 
s'anéantir  :  mais  on  ne  peut  aimer  le  mépris  naturellement  et 
sans  vertu.  C'est  de  quoi  Tamour-propre  ne  s'accommoda  ja- 
mais, quelque  adresse  qu'il  ait  pour  ajuster  toutes  choses  à  ses 
lins.  Car  on  ne  peut  sans  un  chagrin  mortel,  se  voir  dépouil- 
ler de  son  excellence   et  de  sa  grandeur  dans  l'esprit  des  au- 

1.  Il  est  impossible  de  ne  pas  s'arrêter  pour  admirer  la  force  et  la  finesse  de  ces 
rétlexions.  également  vraies  en  éducation,  en  politique,  dans  le  cloître,  dans  la  fa- 
mille, dans  l'État,  dans  toutP  association  avant  besoin  d'un  commandement. 


DEUXIÈME  PARTIE.—  DES  DEVOIRS.  241 

très  ',  dans  le  lieu  même  de  ses  vanités  et  de  son  faste.  Peut- 
être  notre  égal  nous  donne-t-il  un  grand  exemple  de  vertu, 
s'il  veut  bien  se  soumettre  à  nous.  Nous  pourrons  admirer  son 
humilité  :  nous  pourrons  même  l'imiter  naturellement  et  par 
orgueil,  car  souvent  les  plus  orgueilleux  sont  les  plus  civils  et 
les  plus  honnêtes.  Mais,  s'il  veut  se  faire  aimer  de  nous,  il  faut 
qu'il  nous  place  honorablement  dans  son  esprit  et  délicieuse- 
ment dans  son  cœur  :  ii  faut  qu'il  flatte  notre  injuste  et  su- 
perbe concupiscence.  Alors,  quoique  en  apparence  moins  sou- 
mis à  nos  volontés,  il  se  fera  plus  propre  à  se  lier  d'amitié 
avec  nous  :  et  il  remplira  parfaitement  ses  devoirs  à  notre 
égard,  s'il  se  sert  de  l'entrée  que  nous  lui  donnerons  dans 
notre  esprit  par  la  place  qu'il  nous  donnera  dans  le  sien,  pour 
sacrifier  en  nous  notre  concupiscence  et  y  faire  régner  l'ordre 
immuable  de  la  justice. 

X.  Il  n'est  pas  aussi  facile  qu'on  pourrait  se  l'imaginer  de 
persuader  les  autres  hommes  qu'ils  ont  dans  notre  esprit  et 
dans  notre  cœur  la  place  qu'ils  souhaitent  de  remplir,  ni  de 
découvrir  les  véritables  sentiments  qu'ils  ont  de  nous.  Ainsi, 
il  faut  examiner  quelles  sont  les  marques  les  moins  équivoques 
et  les  plus  sensibles  des  dispositions  intérieures  des  esprits, 
pour  connaître  le  fond  des  cœurs  et  convaincre  les  autres  de 
notre  respect  pour  eux  et  de  notre  amitié.  Certainement,  la  pa- 
role toute  seule  est  un  signe  équivoque  et  trompeur  dans  la 
bouche  de  la  plupart  des  hommes.  De  plus,  comme  elle  est 
d'institution  arbitraire,  elle  ne  persuade  pas  vivement  les  véri- 
tés qu'elle  exprime.  Il  n'y  a  que  les  simples  ou  ceux  qui  ont 
une  grande  opinion  d'eux-mêmes,  qui  s'y  laissent  tromper, 
peut-être  encore  ceux  qui  n'ont  nulle  expérience  du  monde. 
Mais  l'air  et  les  manières  sont  un  langage  naturel,  qui  se  fait 
entendre  sans  qu'on  y  pense,  qui  persuade  par  une  vive  im- 
pression et  qui  répand  pour  ainsi  dire  la  conviction  dans  les 
esprits.  De  plus,  ce  langage  n'est  point  trompeur;  du  moins 
l'est-il  rarement,  parce  que  c'est  un  effet  naturel  et  comme  né- 
cessaire de  la  disposition  actuelle  de  l'âme.  Car  enfin,  l'âme 
découvre  ce  qu'elle  a  de  plus  secret,  par  l'air  qu'elle  répand  ma- 
chinalement sur  le  visage;  et  lorsqu'on  est  sensible  aux  diffé- 
rents airs,  on  voit  dans  le  cœur  de  celui  qui  parle,  les  senti- 


Var.  Ce?  mot«  :  dans  l'esprit  des  mitres,  n'étaient  pas  dan?  l'édition  de  1684. 


218  TRAITÉ   DE   MORALE. 

ments  et  les  mouvements  dont  il  est  agité  par  rapport  à  nous  •. 

XI.  Ainsi,  pour  bien  persuader  aux  hommes  qu'ils  ont  dans 
notre  estime  et  dans  notre  amitié  le  rang  qu'ils  souhaitent,  il 
faut  véritablement  les  estimer  et  les  aimer.  Aussi  bien  y  som- 
mes-nous obligés.  Il  faut  en  leur  présence  exciter  en  nous  des 
mouvements  qui  se  fassent  naturellement  sentir  à  eux  par 
l'air  qu'ils  répandront  sur  notre  visage  :  et  lorsque  notre  ima- 
gination e>t  froide  sur  leur  sujet,  parce  qu'effectivement  leur 
mérite  nous  parait  fort  médiocre,  il  faut  nous  représenter  quel- 
ques motifs  qui  nous  ébranlent,  ou  du  moins  faire  en  sorte  que 
les  hommes  puissent  attribuera  la  froideur  de  notre  tempéra- 
ment ce  froid  qui  les  rebute,  ces  manières  peu  honnêtes  et  peu 
gagnantes  que  nous  avons  en  leur  présence.  Surtout,  prenons 
bien  garde  à  ne  point  forcer  notre  air,  pour  en  prendre  un  qui 
>•'  démente  et  ne  puisse  se  soutenir,  à  cause  qu'il  ne  peut  nul- 
lement  s'accorder  avec  les  dispositions  actuelles  de  notre  es- 
prit. Rien  n'est  plus  sensible  ni  plus  choquant.  Il  vaut  mieux 
se  taire  que  de  louer  les  gens  de  cet  air  traître  et  flatteur,  qui 
ne  trahit  et  ne  flatte  que  les  stupides  et  les  insensibles.  La  Cha- 
rité et  la  Religion  peuvent  suffire  pour  arrêter  les  mouvements 
naturels  de  la  machine  :  car  la  Charité  et  la  Religion  fournis- 
sent  assez  de  justes  motifs  pour  honorer  et  aimer  sincèrement 
les  hommes   et  nous  mépriser  nous-mêmes  2. 

XII.  Mais  outre  la  parole  et  les  manières,  nous  avons  les  ser- 
vices réels  qui  sont  les  marques  les  plus  sûres  et  les  plus  con- 
vaincantes de  l'estime  et  de  l'amitié.  C'est  aussi  par  eux  que 
nous  devons  faire  des  amis,  et  éprouver  ceux  que  nous  avons 
déjà.  .Mais,  comme  de  tous  les  devoirs  ceux-ci  sont  les  plus  pé- 
nibles, nous  ne  devons  pas  toujours  croire  que  celui  qui  manque 
de  nous  les  rendre,  manque  pour  nous  d'amitié.  Car,  on  doit 
observer  qu'il  y  a  des  personnes  naturellement  si  faibles,  si 
languissantes,  si  retenues,  en  un  mot  si  difficiles  à  remuer, 
qu'ils  ne  font  rien  ou  presque  rien  pour  leurs' amis.  Mais, 
aussi  ne  font-ils  rien  pour  eux-mêmes  J.  C'est  à  quoi  il  faut 

1.  «  La  politesse  n'inspire  pas  toujours  la  bonté,  l'équité,  la  complaisance,  la 
gratitude  ;  elle  en  donne  du  moins  les  apparences  et  fait  paraître  l'honnie  au  dehors 
comme  il  devrait  être  intérieurement.  »  (La  Bruyère,  ch.  De  la  société  et  de  la  con- 
versation. 

2.  Ces  chapitres  sont  à  comparer  avec  Nicole.  Des  moyens  de  conserver  la  paix 
parmi  les  hommes.  Voyez  en  particulier  la  lre  partie,  ch.  xv. 

3.  ijueDe  connaissance  des  hommes  et  quelle  délicatesse  de  touche  dans  l'art  de 

adrel 


DEUXIÈME  PARTIE.  -  DES  DEVOIRS.  249 

bien  prendre  garde  :  car,  qui  penserait  qu'ils  n'ont  point  d'a- 
mitié, devrait  croire  qu'ils  ne  s'aiment  point  eux-mêmes.  Au 
reste,  je  crois  devoir  dire  qu'il  n'y  a  point  d'ordinaire  d'amilié 
plus  solide  et  plus  durable,  que  celle  de  ces  personnes  qui  sem- 
blent en  manquer,  à  cause  qu'elles  n'ont  point  cette  vivacité 
d'imagination  et  ce  feu  passager  qui  s'allume  et  qui  s'enflamme 
dès  qu'on  fait  cet  honneur  aux  gens  de  leur  exposer  le  besoin 
qu'on  a  de  leur  secours.  En  voici  la  raison. 

XIII.  C'est  la  fermentation  du  sang  et  l'abondance  des  esprits 
qui  échauffent  l'imagination,  et  qui  donnent  aux  hommes  le 
mouvement  qui  les  anime  et  qui  les  ébranle.  Or,  ceux  qui  ont 
des  passions  vives  et  l'imagination  ardente,  sont  inconstants 
plus  qu'on  ne  saurait  l'expliquer,  parce  que  ce  n'est  point  la 
Raison  qui  les  conduit,  Raison  qui  demeure  toujours  la  même, 
mais  des  humeurs  qui  s'allument  et  qui  se  dissipent  aussitôt; 
des  humeurs  dont  le  bouillonnement  excite  chaque  jour  des 
mouvements  tout  contraires.  De  plus,  c'est  presque  toujours  le 
corps  qui  parle  en  eux,  et  le  corps  ne  parlant  que  pour  le  corps 
et  pour  les  biens  qui  ont  rapport  au  corps,  le  moindre  intérêt 
détermine  a  son  utilité  particulière  le  mouvement  qui  ne  s'était 
produit  d'abord  que  pour  l'utilité  d'un  ami,  parce  qu'on  y 
trouvait  quelque  avantage  :  car  il  est  toujours  agréable  de  se 
faire  et  de  se  conserver  des  amis.  Enfin,  il  n'y  a  point  d'amitié 
solide  et  durable  que  celle  qui  est  fondée  sur  la  Religion,  forti- 
fiée par  la  Raison,  animée  et  soutenue  par  le  doux  plaisir  d'une 
mutuelle  possession  de  la  vérité.  Religion,  Raison,  vérité,  purs 
fantômes  à  l'égard  d'une  imagination  frappée  et  excitée  par 
d'autres  objets,  Tout  cela  n'a  rien  de  sensible,  tout  cela  n'a 
donc  rien  de  solide.  Tout  cela  n'a  nul  rapport  au  corps  et  à  la 
société  qui  se  forme  par  le  corps,  et  pour  le  bien  du  corps  : 
tout  cela  n'a  donc  rien  qui  flatte  l'imagination,  laquelle  ne 
parle  que  pour  le  bien  du  corps,  que  pour  celui  qui  l'anime, 
qui  la  réjouit,  qui  lui  donne  et  qui  lui  conserve  l'être. 

XIV.  Lorsqu'un  homme  a  ce  malheureux  dessein  de  faire 
fortune,  de  se  pousser  et  de  s'élever  en  ce  monde,  qu'il  cherche 
pour  amis  ceux  qui  ont  l'imagination  forte  et  vive,  qu'il  les 
ébranle  et  les  mette  en  mouvement  !  Leur  mouvement  le  portera 
peut-être  jusqu'aux  plus  hautes  dignités:  c'est  l'imagination 
qui  règne  ici-bas,  et  qui  distribue  les  richesses  et  les  honneurs  *. 

1.  «  L'imagination  dispose  de  tout;  elle  fait  la  beauté,  la  justice  et  le  bonlieur, 


250  TRAITE  DE  MORALE. 

Il  ne  faut  qu'un?  imagination  dominante  pour  placer  un  fat 
honorablement  dans  tous  les  esprits,  et  pour  couvrir  de  confu- 
sion et  de  honte  le  plus  sage,  le  plus  savant,  le  plus  vertueux 
personnage  de  l'État.  Que  celui  donc  qui  veut  s'avancer,  se 
mette  bien  dans  l'esprit  de  ceux  qui  ont  du  mouvement,  qu'il 
gagne  leurs  bonnes  grâces,  qu'il  les  excite,  et  qu'il  les  pique  : 
ils  le  mèneront  bien  loin,  ils  rélèveront  bien  haut!  Mais  qu'il 
prenne  garde  à  lui.  Rien  n'est  plus  incompréhensible,  ni  plus 
intraitable  que  l'imagination.  11  est  monté  sur  des  machines 
ombrageuses  et  difficiles  à  conduire.  Il  doit  en  bien  connaître 
les  ressorts  fantastiques  *  et  journaliers  :  il  doit  les  éprouver  et 
les  manier  adroitement.  Autrement,  ces  amis  qui  l'ont  élevé  le 
jetteront  par  terre,  et  le  fouleront  aux  pieds  avec  d'autant  plus 
de  colère  et  de  rage,  qu'ils  lui  auront  donné  davantage  de 
marques  de  faveur  et  d'amitié  2. 

XV.  Mais  ceux  qui,  contents  de  leur  fortune,  veulent  avoir 
de  bons  et  véritables  amis,  qu'ils  en  cherchent  parmi  les  ama- 
teurs de  la  vérité  et  de  la  justice  :  qu'ils  établissent  leurs,  ami- 
tiés sur  une  mutuelle  communion  des  vrais  biens ,  des  biens 
immuables  qui  rendent  les  amitiés  fermes  et  constantes,  des 
biens  inépuisables  qui  bannissent  l'envie  et  la  jalousie  ;  et  qu'ils 
se  persuadent  que  les  personnes  qui  paraissent  les  moins 
exactes  aux  devoirs  de  l'amitié,  sont  les  amis  les  plus  fidèles  et 
les  plus  sincères,  si  c'est  la  froideur  du  tempérament  qui  en 
soit  la  cause.  Leur  imagination  n'est  ni  volage  ni  ombrageuse  : 
mais  qu'elle  soit  telle  qu'il  vous  plaira,  ils  savent  la  retenir  et 
la  régler.  Leurs  passions  ne  sont  ni  vives  ni  emportées.  Ils  sa- 
vent estimer  et  aimer  par  raison.  Chez  eux,  l'amitié  n'est  point 
une  passion  inconstante,  c'est  une  vertu  solide  :  et  quoique 
faute  d'esprit  :i  et  de  feu,  ils  paraissent  au  dehors  froids  et 
immobiles,  ils  ont  pour  nous  tous  les  sentiments  et  les  mouve- 
ments qu'ils  doivent  avoir. 


qui  est  le  tout  du  monde...  »  (Pascal,  Pensées,  art.  m,  par.  3.  de  l'édition  Havet.) 

1.  Var.  Fantasques.    16S4.) 

'2.  Xam  cupide  conculcatur  nimis  ante  metutum,  dit  Lucrèce.  L'analyse  de  Male- 
branclif  est  plus  profonde  et  plus  subtile.  On  en  veut  souvent  aux  antres,  non  pas 
seulement  de  la  frayeur  qu'on  a  eue  d'eux,  mais  des  marques  d'amitié  par  les- 
quelles on  croit  s'être  humilié  devant  leurs  personnes. 

.°».  Var.  D'esprits.  il6S4  et  1697.)  11  est  à  croire  que  l'édition  de  1707  donne  :  es- 
prit, par  faille  d'impression  plutôt  qu'à  dessein. 


DEUXIEME   PARTIE-  — DES  DEVOIRS.  251 

XVI.  Mais,  quoique  souvent  nous  devions  être  contents  de 
ceux  qui  ne  nous  donnent  point  de  marques  sensibles  de  leur 
amitié,  nous  ne  devons  point  être  contents  de  nous-mêmes,  si 
nous  ne  faisons  vivement  sentir  la  nôtre.  Car,  la  plupart  des 
hommes,  étant  plus  sensibles  que  raisonnables,  ils  ne  seront 
jamais  contents  de  nous,  s'ils  ne  lisent  sur  notre  visage,  et  s'ils 
ne  sont  convaincus  par  nos  services  que  leurs  intérêts  nous 
sont  chers.  Nous  sommes  par  devoir  obligés  à  faire  pour  eux 
des  pas  que  nous  ne  ferions  point  pour  nous-mêmes.  Ils  ne 
sentent  point  la  peine  que  le  mouvement  nous  donne;  car  ils  se 
plaisent  dans  L'agitation.  Ils  n'ont  peut-être  pas  le  même  senti- 
ment que  nous  des  biens  de  la  vie  présente,  car  leurs  passions 
les  aveuglent.  Ainsi,  jugeant  des  autres  par  eux-mêmes,  ils 
croiront  que  nous  manquons  pour  eux  d'estime  et  d'amitié,  si, 
pour  leur  rendre  service,  nous  ne  quittons  des  occupations  plus 
saintes  et  plus  importantes  *,  si  nous  ne  faisons  pour  eux  ce 
que  nous  ne  ferions  pas  pour  nous-mêmes:  et  cette  pensée  ne 
manquera  pas  d'exciter  en  eux  quelques  passions  injustes  et 
peut-être  criminelles. 

XVII.  C'est  pour  cela  que  la  société  est  une  pénible  et  fâ- 
cheuse servitude,  pour  tous  ceux  qui  n'y  sont  point  nés  et  qui 
peuvent  se  passer  des  autres.  C'est  peut-être  la  plus  rude  des 
pénitences  2.  C'est  un  commerce,  où  les  personnes  les  plus 
honnêtes  et  les  plus  équitables  perdent  souvent  beaucoup  plus 
qu'ils  n'y  gagnent;  ils  y  mettent  beaucoup  et  retirent  peu.  Il 
ne  faut  point  faire  de  liaisons  particulières  qui  obligent  à  des 
devoirs,  que  la  disposition  de  la  machine  ou  d'autres  raisons 
ne  nous  permettent  pas  de  rendre:  car  il  ne  faut  point  se  faire 
des  amis  pour  les  rendre  ses  ennemis.  Rien  n'est  plus  désolant 
qu'un  ennemi  autrefois  ami,  et  qui  abuse  des  faveurs  qu'on  lui 
a  faites.  Qu'un  chacun  examine  donc  ses  forces,  et  ne  se  laisse 
point  surprendre  au  dangereux  plaisir  de  connaître  et  d'être 
connu;  et  ne  lie  de  société  qu'autant  qu'il  est  en  état  et  dans 


1.  C'est  le  contraire  rie  ceux  dont  Malebranche  parlait  plus  haut,  qui  ne  font  rien 
pour  leurs  amis  parce  qu'ils  ne  font  rien  pour  eux-mêmes.  Ce  dont  il  parle  ici  avec 
tant  de  finesse  est  surtout  le  propre  des  dissipateurs. 

2.  11  ne  faut  pas  oublier  que  c'est  un  religieux  qui  parle,  et  sachons  que  pour  Ma- 
lebranche, toute  conversation  avec  un  autre  qu'avec  le  maitre  intérieur,  fut  tou- 
jours en  effet  une  rude  pénitence  :  on  sait  à  quel  point  il  lui  était  dur  de  conver- 
ser avec  un  Leibniz  et  un  Bossuet  .  et  comment  la  fatigue  que  lui  imposa  une  visite 
de  Berkeley  hâta,  dit-on,  le  dénoùment  de  sa  dernière  maladie. 


252  TRAITE   DE   MORALE. 

la  volonté  d*en  remplir  les  devoirs,  qu'autant  quil  peut  être 
utile  aux  autres  sans  se  faire  tort  à  soi-même,  ou  du  moins 
qu'autant  qu'il  peut  se  faire  moins  de  tort  qu'il  ne  rend  de  ser- 
vice aux  autres. 


CHAPITRE    TREIZIEME. 


Continuation  du  même  sujet.  Pour  se  faire  aimer,  il  faut  se  rendre 
aimable.  Règles  pour  la  conversation.  Des  différents  airs.  Des 
amitiés  chrétiennes. 


I.  Quoiqu'il  ne  faille  point  lier  de  société  particulière  avec 
toutes  sortes  de  personnes,  principalement  lorsqu'on  ne  se  sent 
point  assez  de  force  et  d'adresse  pour  l'entretenir,  néanmoins 
il  faut  se  faire  aimer  généralement  de  tout  le  monde,  afin  qu'il 
n'y  ait  personne  à  qui  on  ne  puisse  être  utile.  Or  pour  se  faire 
aimer,  il  faut  se  rendre  aimable  *.  C'est  une  prétention  injuste 
et  ridicule  que  d'exiger  de  l'amitié;  et  ceux  qui  ne  se  font 
point  aimer  ne  s'en  doivent  prendre  qu'à  eux-mêmes.  Si  on 
ne  rend  pas  toujours  justice  au  mérite  à  cause  qu'on  ne  le 
connaît  pas  et  qu'ordinairement  on  en  juge  mal,  tout  le  monde 
est  sensible  aux  qualités  aimables,  et  ceux  qui  les  possèdent 
ne  manquent  jamais  d'amis.  Le  mérite  des  autres  efface  le  nô- 
tre: et  quand  on  leur  rend  justice,  il  semble  qu'on  se  fasse  tort. 
On  ne  peut  les  élever  sans  se  rabaisser  soi-même;  et  lorsqu'on 
les  met  au-dessous  de  soi,  on  croit  en  être  plus  grand  2.  Mais 
quand  on  aime  les  gens,  on  ne  se  fait  aucun  tort.  Il  semble  au 
contraire  que  l'àme  s'étende  en  se  répandant  dans  les  cœurs, 
et  qu'elle  se  revête  et  se  pare  de  la  gloire  qui  environne  ses 
amis.  Ainsi  on  se  fait  toujours  aimer,  pourvu  qu'on  se  rende 
aimable  :  mais  on  ne  se  fait  pas  toujours  estimer,  quelque  mé- 
rite qu'on  ait. 

1.  ...  Ut  ameris,  amabilis  esto.  (Ovide.) 

2.  «  On  est  d'ordinaire  plus  médisant  par  vanité  que  par  malice,  »  dit  La  R.oche- 
foucauld.  Et  d'autre  part,  comme  l'observe  Montesquieu,  «  l'admiration  est  le  pro- 
pre des  grandes  âmes.  » 

15 


254  TRAITE   DE   MORALE. 

II.  Quelles  sont  donc  les  qualités  qui  nous  rendent  aimables? 
Rien  n'est  plus  facile  que  de  les  découvrir.  Ce  n'est  point  d'a- 
voir de  l'esprit,  de  la  science,  un  beau  visage,  un  corps  bien 
droit  et  bien  formé,  de  la  qualité,  des  richesses,  ni  même  de  la 
vertu  :  ce  n'est  point  précisément  tout  cela.  Car  on  peut  avoir 
de  l'aversion  pour  celui  qui  possède  toutes  ces  qualités  estima- 
bles. Quoi  donc?  C'est  de  paraître  tel,  que  les  autres  se  persua- 
dent qu'avec  nous  ils  seront  contents.  Si  celui  qui  a  de  grands 
biens  est  avare,  si  celui  qui  a  de  l'esprit  est  superbe,  si  celui 
qui  a  de  la  qualité  est  lier  et  brutal ,  si  celui-là  même  qui  a  de 
la  venu  et  du  mérite  prétend  que  tout  lui  est  dû;  toutes  ces 
qualités,  quelque  estimables  qu'elles  soient,  ne  rendront  point 
aimables  ceux  qui  les  possèdent.  Les  hommes  veulent  invinci- 
blement être  heureux.  Celui-là  seul  peut  donc  se  faire  aimer, 
je  ne  dis  pas  estimer,  qui  est  bon  ou  paraît  tel.  Or  personne 
n'est  bon  par  rapport  à  nous,  quelque  parfait  qu'il  soit  en  lui- 
même,  s'il  ne  répand  point  sur  nous  les  faveurs  que  Dieu  lui 
fait. 

III.  Ainsi  le  bel  esprit  qui  raille  toute  la  terre,  se  rend  odieux 
à  tout  le  monde  :  et  le  savant  qui  fait  parade  de  sa  science, 
s'habille  en  pédant  '  et  se  travestit  en  ridicule.  Ceux  qui  veu- 
lent se  faire  aimer  et  qui  ont  bien  de  l'esprit,  en  doivent  faire 
part  aux  autres.  Qu'ils  fassent  si  bien  valoir  les  bonnes  choses 
que  les  autres  disent  en  leur  présence  2,  qu'avec  eux  chacun 
soit  content  de  soi-même.  Que  celui  qui  a  de  la  science,  n'en- 
seigne point  en  maître  les  vérités  dont  il  est  convaincu.  Mais 
qu'il  ail  le  secret  de  faire  naître  insensiblement  la  lumière  dans 
l'esprit  de  ceux  quil'écoutent,  de  sorte  que  chacun  s'en  trouve 
éclairé,  sans  la  honte  d'avoir  été  son  disciple.  Celui  qui  est  li- 
béral n'est  point  aimable,  s'il  s'élève  ou  se  vante  de  ses  libéra- 
lités. En  effet  il  reproche  ses  faveurs  à  celui  à  qui  il  les  fait, 


1.  On  sait  que  Malebranche  manque  rarement  l'occasion  de  poursuivre  les  pé- 
dants ou  ceux  qu'il  croit  tels,  (comme  Montaigne  qu'il  appelle  si  spirituellement 
un  ■  pédant  à  la  cavalière.  »)  Voici  le  portrait  qu'il  trace  du  pédant  en  général, 
dans  la  Recherche  de  la  vérité,  (livre  III,  3<=  partie,  ch.  v)  :  «  Pédant  est  opposé  à 
raisonnable  ;  les  pédants  ne  peuvent  raisonner  parce  qu'ils  ont  l'esprit  petit,  et  d'ail- 
leurs rempli  d'une  fausse  érudition;  et  ils  ne  veulent  pas  raisonner  parce  qu'ils 
croient  que  certaines  gens  les  respectent  et  les  admirent  davantage  lorsqu'ils  ci- 
tent quelque  auteur  inconnu  ou  quelque  sentence  d'un  ancien,  que  lorsqu'ils  pré- 
tendent raisonner.  Les  pédants  sont  donc  vains  et  fiers,  de  grande  mémoire  et  de 
peu  de  jugement,  heureux  et  forts  en  citations,  malheureux  en  raisons.  » 

2.  Var.  Qu'ils  fassent  si  bien  valoir  les  bonnes  choses  qu'on  dit.  (1684.) 


DEUXIÈME  PARTIE.—  DES  DEVOIRS.  255 

par  la  confusion  dont  il  le  couvre.  Mais  celui  qui  fait  part  aux 
autres  de  son  esprit  et  de  sa  science,  aussi  bien  que  de  son  ar- 
gent et  de  sa  grandeur,  sans  que  personne  s'en  aperçoive,  et 
sans  qu'il  en  tire  aucun  avantage,  il  gagne  nécessairement 
tous  les  cœurs  par  cette  vertueuse  libéralité  :  seule,  dis-je, 
vertueuse  et  charitable,  seule  généreuse  et  sincère.  Car  toute 
autre  libéralité  n'est  qu'un  pur  effet  de  l'amour-propre,  toute 
autre  est  intéressée  ou  du  moins  fort  mal  réglée  '. 

IV.  Mais  celui  qui  nous  découvre  sans  cesse  par  les  endroits 
qui  nous  font  honte,  pour  s'élever  ou  se  divertir  à  nos  dépens  : 
celui-là  même,  qui  faute  de  respect  pour  nous,  en  use  trop  li- 
brement, et  nous  traite  trop  cavalièrement;  en  un  mot  toutes 
les  malhonnêtes  gens  nous  inspirent  pour  eux  une  horreur  et 
une  aversion  irréconciliable.  Il  n'y  a  peut-être  point  d'homme 
également  fort  et  robuste  par  toutes  les  parties  qui  le  compo- 
sent ;  et  alors  qu'on  sait  que  tel  est  faible  par  quelque  endroit, 
il  ne  faut  jamais  le  prendre  par  là  :  on  ne  peut  presque  le  tou- 
cher sans  le  blesser.  Il  faut  traiter  les  hommes  avec  respect  et 
charité,  et  craindre  extrêmement  de  les  heurter  par  ce  qu'il  y 
a  de  sensible  en  eux.  Néanmoins  il  ne  faut  pas  que  nos  ma- 
nières trop  affectées  leur  reprochent  leur  extrême  délicatesse. 
On  doit  agir  avec  eux  naturellement,  autant  que  leur  qualité, 
leurs  dispositions  actuelles,  leur  humeur  nous  le  permettent, 
et  ne  pas  trop  appréhender  de  les  attaquer  du  côté  qu'ils  ne 
craignent  rien.  On  leur  fait  plaisir  de  les  battre  par  l'endroit 
où  ils  sont  forts,  et  la  raillerie  même  les  réjouit,  lorsqu'ils  sen- 
tent bien  qu'elle  n'est  pas  capable  de  les  offenser.  L'homme 
aime  naturellement  l'exercice  de  l'esprit,  lorsqu'il  en  a,  aussi 
bien  que  celui  du  corps,  lorsqu'il  a  de  la  vigueur.  La  résistance 
qu'il  fait,  les  victoires  qu'il  remporte,  lui  rendent  témoignage 
de^sa  force  et  de  son  excellence,  et  la  fait  paraître  aux  autres  : 
et  cela  lui  donne  en  lui-même  une  secrète  complaisance.  Car 
enfin  le  mouvement  nous  réjouit  et  nous  anime;  et  tel.  qui 
nous  contredit  mal  à  propos,  nous  choque  moins  que  celui  qui 
ne  nous  donne  aucun  sujet  de  faire  montre  des  qualités  que 
nous  admirons  sottement  en  nous  et  que  nous  souhaitons  que 
les  autres  admirent. 

V.  Les  hommes  sont  bien  plus  sensibles  et  bien  plus  délicats 


1.  «  Ce  qu'on  nomme  libéralité  n'est  le  plus  souvent  que  la  vanité  de  donner, 
que  nous  aimons  mieux  que  œ  que  nous  donnons.  »  (La  Rochefoucauld.) 


256  TRAITÉ   DE  MORALE. 

sur  les  qualités  qu'on  estime  dans  le  monde,  que  sur  celles  qui 
sont  estimables  en  elles-mêmes;  sur  les  qualités  qui  ont  rapport 
à  leur  état  ou  à  leur  emploi,  que  sur  les  perfections  essentielles 
à  leur  être  ;  sur  celles  enfin  qu'ils  n'ont  pas,  ou  plutôt  sur 
celles  qu'on  ne  croit  pas  trop  qu'ils  aient,  soit  qu'ils  les  aient 
ou  ne  les  aient  pas,  que  sur  aucune  autre.  Ainsi  traiter  de 
poltron  un  homme  de  guerre  qui  n'a  point  encore  donné  trop 
de  marques  de  valeur,  c'est  l'outrager  cruellement.  Car  on  es- 
time le  courage  dans  le  monde  :  de  plus  on  le  croit  nécessaire 
à  un  homme  de  guerre  :  enfin  quand  on  en  manque  ou  qu'on 
appréhende  de  passer  pour  en  manquer,  on  fait  tous  les  efforts 
pour  cacher  cette  espèce  de  faiblesse:  car  on  cache  avec  grand 
soin  tout  ce  qui,  découvert,  nous  couvre  de  confusion  et  de 
honte.  C'est  la  même  chose  de  toutes  les  autres  conditions.  Si 
on  fait  connaître  à  un  docteurou  à  un  médecin  ignorant  qu'on 
le  croit  tel,  on  ne  sera  jamais  de  ses  amis,  principalement  si  un 
est  assez  indiscret  pour  dire  librement  aux  autres  ce  qu'on  en 
pense,  et  que  cela  vienne  jusqu'à  lui.  Si  on  donne  sujet  à  une 
femme  de  croire  qu'on  la  trouve  laide,  on  ne  manquera  pas  de 
l'irriter  :  car  les  femmes  se  piquent  de  beauté,  comme  les  hom- 
mes sur  L'esprit  ].  Je  ne  dis  pas  qu'elles  ne  se  piquent  point 
d'esprit,  ni  même  de  science  :  car  il  y  en  a  qui  font  étrange- 
ment les  savantes  et  les  spirituelles,  et  qui  le  font  môme  plus 
que  quelques  docteurs.  Il  faut  connaître  le  monde  pour  lui 
plaire  :  du  moins  faut-il  converser  avec  tant  de  retenue,  d'hon- 
nêteté et  de  respect  avec  les  gens,  qu'ils  attribuent  à  simplicité 
ou  à  inadvertance  le  mal  qu'on  leur  fait:  autrement  il  n'est 
pas  possible  de  se  faire  aimer.  Car  effectivement  on  n'est  point 
aimable,  lorsqu'on  blesse  ou  qu'on  incommode  les  autres  -. 

VI.  Comme  l'air  et  les  manières  parlent  un  langage  bien  plus 
vif  et  bien  plus  sensible  que  le  discours,  et  représentent  au  na- 
turel nos  dispositions  intérieures  à  l'égard  des  autres,  ainsi 
que  j'ai  déjà  dit,  il  faut  avoir  un  soin  particulier  de  prendre 
l'air  modeste  et  respectueux,  et  cela  à  proportion  de  la  qualité 
et  du  mérite  connu  des  personnes  à  qui  on  parle:  j'entends 
l'air  qui  marque  sensiblement  que  nous  leur  donnons  la 
droite  chez  nous,  que  nous  leur  accordons  volontiers  dans  no- 

1.  Cette  phrase,  peu  régulière,  est  bien  ainsi  rédigée  dans  les  trois  éditions,  de 
1684,  1697  et  1707. 

2.  Il  faut  au  contraire  s'incommoder  soi-même,  dit  Pascal  :  «  Le  respect  est  :  in- 
commodez-vous! »  (Pensées,  art.  v,  par.  11,  édition  Havet.) 


DEUXIÈME  PARTIE.  —   DES  DEVOIRS.  257 

tre  esprit  et  dans  notre  cœur  la  place  qu'ils  croient  bien  mé- 
riter. L'air  simple  et  négligé  ne  paraît  agréable  qu'aux  infé- 
rieurs, et  il  n'est  supportable  que  devant  nos  égaux.  Car  quoi- 
que cet  air  plaise,  en  ce  qu'il  marque'que  nous  ne  nous  occu- 
pons guère  de  nous,  il  déplaît  en  ce  qu'il  fait  sentir  que  nous 
ne  nous  mettons  guère  en  peine  des  autres.  L'air  grave  in- 
commode fort.  Car  outre  qu'il  fait  comprendre  que  nous  nous 
estimons  beaucoup,  il  fait  penser  que  nous  estimons  peu  les 
autres.  Cet  air  n'est  permis  qu'aux  supérieurs;  et  il  ne  sied 
tout  à  fait  bien,  que  lorsqu'il  représente  actuellement  la  puis- 
sance dont  l'homme  est  revêtu,  il  sied  bien  à  un  souverain,  à 
un  juge  qui  rend  justice,  à  un  prêtre  à  l'autel,  à  tout  homme 
qui,  par  son  caractère  ou  autrement,  met  les  autres  en  la  pré- 
sence de  Dieu;  mais  il  rend  ridicule  et  méprisable  celui  qui  le 
prend  mal  à  propos,  et  il  inspire  l'indignation  et  une  secrète 
aversion  pour  le  sot  et  le  glorieux  qui  s'en  couvrent l.  Mais  pour 
l'air  fier  et  brutal,  il  irrite  les  esprits  plus  qu'on  ne  saurait  le 
dire,  car  il  marque  d'une  manière  très  vive  et  très  sensible 
qu'on  n'a  pour  les  autres  ni  estime  ni  amitié.  Un  souverain  qui 
le  prend  se  rend  redoutable  à  tout  le  monde  :  mais  un  particu- 
lier qui  s'en  couvre,  paraît  un  monstre  épouvantable  et  en 
même  temps  ridicule,  pour  lequel  naturellement  on  ne  peut 
avoir  que  le  dernier  mépris  et  qu'une  haine  irréconciliable'2. 

VIL  Tous  les  différents  airs  sont  composés  de  ces  quatre  3. 
Ce  sont  tous  des  effets  naturels  et  nullement  libres  de  l'estime 
que  nous  avons  de  nous-mêmes  par  rapport  aux  autres  ;  et 
selon  que  notre  imagination  est  frappée  par  l'apparence  de  la 
qualité  et  du  mérite  de  ceux  qui  nous  environnent,  nous  pre- 
nons sans  y  penser,  et  en  conséquence  des  lois  établies  pour  le 
bien  de  la  société,  l'air  qui  est  le  plus  propre  pour  nous  con- 
server, dans  l'esprit  des  autres,  la  place  que  nous  croyons  mé- 
riter, je  veux  dire  que  nous  nous  imaginons  actuellement  de 
mériter.  Car  ce  n'est  point  la  Raison,  mais  l'imagination  qui 
agit  dans  ces  rencontres.  Ce  n'est  point  une  connaissance  abs- 


\ .  «La  gravité  est  un  mystère  du  corps  inventé  pour  cacher  les  défauts  de  l'es- 
prit. »  (La  Rochefoucauld.) 

2.  Malebranche  ne  prononce  jamais  le  mot  de  brutal,  quel  que  soit  le  sens  pré- 
cis dans  lequel  il  le  prenne,  sans  être  saisi  d'indignation  et  emporté  par  une  sainte 
colère. 

3.  L'air  modeste  et  respectueux,  l'air  simple  et  négligé,  l'air  grave,  l'air  fier  et 
brutal, 

45, 


258  TRAITÉ  DE  MORALE. 

traite  de  nos  qualités  par  rapport  à  celles  des  autres  :  c'est  une 
vue  sensible  de  leur  grandeur  et  de  leur  bassesse,  et  le  senti- 
ment intérieur  que  nous  avons  de  nous-mêmes,  qui  débande 
les  ressorts  de  la  machine,  pour  donner  aux  dehors  du  corps 
la  posture,  et  répandre  sur  le  visage  les  différents  airs,  qui  dé- 
couvrent aux  hommes  les  dispositions  actuelles  de  notre  esprit 
à  leur  égard.  Ainsi  il  est  évident  que  pour  prendre  naturelle- 
ment, et  sans  qu'il  paraisse  de  l'affectation,  cet  air  modeste  et 
respectueux  qui  nous  rend  aimables  à  ceux-là  principalement 
qui  ont  beaucoup  d'orgueil,  il  ne  suffit  pas  de  croire  que  les 
autres  ont  plus  de  qualité  et  de  mérite  que  nous  ,  il  faut  que 
notre  imagination  en  soit  actuellement  émue,  et  qu'elle  mette 
en  mouvement  les  esprits  animaux,  cause  immédiate  de  tous 
les  changements  qui  arrivent  dans  notre  corps  et  sur  notre 
corps. 

VIII.  Néanmoins  l'imagination  est  si  bizarre,  et  par  consé- 
quent l'esprit  de  ceux  qui  se  laissent  conduire  à  la  disposition 
et  au  mouvement  actuel  de  leur  machine,  qu'il  arrive  souvent 
que  le  même  air  fait  dans  deux  personnes  différentes,  ou  dans 
la  même  en  différents  temps,  des  effets  tout  opposés.  Cela  dé- 
pend de  la  manière  dont  l'imagination  est  montée,  et  de  la 
qualité  des  esprits  animaux.  Un  air  pitoyable  excite  la  com- 
passion dans  les  uns  et  la  haine  dans  les  autres,  ou  peut-être 
le  mépris  ou  la  risée.  Ainsi  il  faut  ouvrir  les  yeux  et  regarder 
les  gens  au  visage,  pour  y  lire  l'effet  que  notre  air  produit  en 
eux,  et  former  ou  reformer  son  air  sur  le  leur.  C'est  là  le  plus 
sûr.  Mais  c'est  aussi  ce  que  chacun  fait  naturellement  et  sans 
réflexion,  principalement  lorsqu'on  a  besoin  du  secours 
des  autres,  et  qu'on  désire  avec  passion  de  gagner  leurs  bonnes 
grâces.  Il  n'est  pas  à  propos  que  j'explique  davantage  ce  qu'il 
faut  faire  pour  s'accoutumer  à  prendre  les  airs  qui  nous  ren- 
dent aimables.  Le  monde  est  si  flatteur  et  si  corrompu,  que  je 
craindrais  fort  qu'on  en  fit  un  méchant  usage.  On  n'est  déjà 
que  trop  savant  sur  cette  matière  et  le  monde  n'en  va  pas 
mieux.  Car  jusqu'à  ce  que  les  hommes  sachent  bien  consulter 
la  Raison  et  mépriser  les  manières,  ils  seront  conduits  et  séduits 
par  l'imagination  des  esprits  vifs  et  adroits  :  parce  que  c'est 
l'imagination  qui  répand  sur  le  visage  et  sur  tout  le  corps  les 
différents  airs  qui  flattent  les  plus  sages,  et  qui  ne  manquent 
jamais  de  tromper  les  simples. 

IX.  Lorsqu'on  est  riche  et  puissant,  on  n'est  pas  plus  aima- 


DEUXIÈME  PARTIE.-  DES  DEVOIRS.  259 

ble,  si  pour  cela  on  n'en  devient  pas  meilleur  à  l'égard  des  au- 
tres par  ses  libéralités,  et  par  la  protection  dont  on  les  couvre. 
Car  rien  n'est  bon,  rien  n'est  aimé  comme  tel,  que  ce  qui  fait 
du  bien,  que  ce  qui  rend  heureux.  Encore  ne  sais-je  si  on  aime 
véritablement  les  riches  libéraux  et  les  puissants  protecteurs. 
Car  enfin  ce  n'est  point  ordinairement  aux  riches  qu'on  fait  la 
cour,  c'est  à  leurs  richesses.  Ce  n'est  point  les  grands  qu'on  es- 
time, c'est  leur  grandeur  :  ou  plutôt  c'est  sa  propre  gloire 
qu'on  recherche,  c'est  son  appui,  son  repos,  ses  plaisirs.  Les 
ivrognes  n'aiment  point  le  vin,  mais  le  plaisir  de  s'enivrer.  Cela 
est  clair  :  car  s'il  arrive  que  le  vin  leur  paraisse  amer  ou  les 
dégoûte,  ils  n'en  veulent  plus.  Dès  qu'un  débauché  a  contenté 
sa  passion,  il  n'a  plus  que  de  l'horreur  pour  l'objet  qui  l'a 
excité;  et  s'il  continue  de  l'aimer,  c'est  que  sa  passion  vit  en- 
core. Tout  cela,  c'est  que  les  biens  périssables  ne  peuvent  servir 
de  lien  pour  unir  étroitement  les  cœurs.  On  ne  peut  former 
des  amitiés  durables  sur  des  biens  passagers,  par  des  passions 
qui  dépendent  d'une  chose  aussi  inconstante  qu'est  la  circula- 
tion des  humeurs  et  du  sang;  ce  n'est  que  par  une  mutuelle 
possession  du  bien  commun,  la  Raison.  Il  n'y  a  que  ce  bien 
universel  et  inépuisable  par  la  jouissance  duquel  on  fasse  des 
amitiés  constantes  et  paisibles.  Il  n'y  a  que  ce  bien  qu'on  puisse 
posséder  sans  envie,  et  communiquer  sans  se  faire  tort.  Il  faut 
s'exciter  les  uns  les  autres  à  l'acquisition  de  ce  bien,  et  se  join- 
dre tous  ensemble  pour  se  le  procurer  mutuellement.  Il  faut 
donner  aux  autres  libéralement  tout  ce  qu'on  en  possède  déjà; 
et  ne  point  craindre  de  leur  demander  ce  qu'ils  ont  conquis 
par  leur  attention  et  par  leur  travail  dans  le  pays  de  la  vérité. 
Il  faut  ainsi  s'enrichir  des  trésors  de  la  sagesse  et  de  la  Raison. 
Car  on  possède  d'autant  mieux  la  vérité  qu'on  la  communique 
davantage.  On  fera  de  cette  sorte  des  amis  véritables,  des  amis 
constants,  généreux,  sincères,  des  amis  immortels.  Car  la  Rai- 
son ne  meurt  point,  la  Raison  ne  change  point.  Elle  donne  à 
tous  ceux  qui  la  possèdent  l'immortalité  dans  la  vie,  et  l'im- 
mutabilité dans  la  conduite. 

X.  Mais  qui  nous  conduira  à  la  Raison,  qui  nous  soumettra 
sous  ses  lois,  qui  nous  rendra  ses  vrais  disciples?  Ce  sera  la 
Raison  elle-même:  mais  incarnée,  humiliée,  rendue  visible  et 
sensible,  proportionnée  à  notre  faiblesse.  Ce  sera  Jésus-Christ, 
la  sagesse  du  Père,  la  lumière  naturelle  et  universelle  des  in- 
telligences, et  qui  ne  pouvant  plus  être  celle  de  nos  esprits 


260  TRAITE  DE  MORALE. 

plongés  par  le  péché  dans  la  chair  et  le  sang,  s'est  fait  péché 
elle-même,  et  par  la  folie  de  la  croix  frappe  vivement  nos  sens 
et  attire  sur  elle  nos  regards  et  nos  réflexions.  Oui,  Jésus-Christ, 
et  Jésus-Christ  seul,  peut  nous  conduire  à  la  Raison  et  nous 
réunir  en  sa  personne  divine  par  le  ministère  de  son  humanité 
clarifiée  l.  Notre  nature  subsiste  en  lui  dans  la  Raison,  et  la 
Raison  régnera  par  lui  dans  nos  esprits  et  dans  nos  cœurs.  Car 
enfin  c'est  pour  la  Raison  que  nous  sommes  faits  :  c'est  par 
elle  que  nous  sommes  intelligences  :  c'est  sur  elle  que  nous 
avons  été  formés;  et  c'est  encore  sur  elle  que  nous  devons  être 
réformés.  -  Jésus-Christ  attaché  en  croix  est  notre  sainte  victime, 
et  le  parfait  modèle  du  sacrifice  que  nous  devons  faire  de  l'a- 
mour-propre  h  l'amour  de  l'ordre.  Mais  ressuscité,  consommé 
en  Dieu,  établi  Pontife  selon  l'ordre  éternel,  dont  Melchisédech 
était  la  ligure,  il  est  la  source  féconde  de  ces  influences  céles- 
tes, qui  seules  peuvent  nous  apprendre  à  sacrifier,  comme  il  a 
fait,  notre  nature  corrompue,  et  mériter  par  là  un  être  tout 
divin,  une  transformation  glorieuse  et  incorruptible  :  mériter 
par  là  de  nous  réunir  parfaitement  à  notre  principe,  et  de  vivre 
uniquement  de  la  substance  intelligible  de  la  Raison  par  la 
charité  divine,  dans  une  paix  et  une  société  éternelle. 

XI.  Si  nous  sommes  ici-bas  de  vrais  chrétiens,  nous  serons 
des  amis  fidèles;  et  nous  ne  trouverons  aussi  jamais  de  fidèle 
ami,  que  parmi  ceux  qui  ont  une  piété  solide.  Car  il  n'y  a 
point  d'amitié  constante  et  véritable,  que  dans  l'immutabilité 
de  la  Raison:  et  on  ne  peut  maintenant  3  suivre  constamment 
la  Raison  que  par  les  forces  que  donne  la  Raison  incarnée.  On  ne 
peut  sacrifier  les  intérêts  aux  lois  de  l'amitié  que  par  une  charité 
inconnue  à  la  nature,  etqui  ne  tire  son  origineet  son  efficace  que 
du  sanctuaire  véritable  où  Jésus-Christ  exerce  la  souveraine  sa- 
crificature.  Cet  ami  libertin  vous  a  toujours  été  fidèle,  je  le  veux. 
C'est  qu'il  y  a  toujours  trouvé  son  compta,  ou  qu'il  espère  de 
dédommager  quelque  jour  son  amour-propre.  Comment  cet 
ami  vous  servirait-il  à  ses  dépens,  ou  sans  espérance  de  retour, 
que4  les  justes  mêmes  ne  sont  d'ordinaire  excités  à  servir  Dieu 
ou  les  autres  hommes,  que  dans  l'espérance  d'une  récompense, 


1.  Glorifiée. 

g.  Malebranche  écrit  tantôt  réformés,  et  tantôt  reformés,  non  seulement  d'une 
édition  à  une  autre,  mais  d'un  chapitre  à  un  autre  dans  une  même  édition 

3.  Depuis  la  chute. 

4.  Ainsi  construit  dans  les  trois  éditions. 


DEUXIEME  PARTIE.— DES  DEVOIRS.  261 

qui  tlatte  d'autant  plus  leur  amour-propre  éclairé,  qu'elle  sur- 
passe infiniment  la  grandeur  de  leurs  services? 

XII.  Il  n'y  a  point  d'amis  désintéressés  :  ceux-là  seuls  peu- 
vent passer  pour  tels,  qui  n'attendent  point  de  nous  leur  ré- 
compense. Ceux-là  donc  peuvent  seuls  être  véritablement  nos 
amis,  qui  ne  souhaitent  rien  dans  ce  monde  qui  se  renverse. 
Ceux-là  seuls  sont  nos  bons  amis,  nos  amis  sincères,  fidèles, 
salutaires,  qui  nous  rendent  service  parce  que  la  Raison  et 
la  charité  l'ordonnent,  et  n'espèrent  que  de  Dieu  seul  des  biens 
capables  de  flatter  leur  amour-propre,  amour-propre  seul 
éclairé,  généreux  et  légitime.  Faisons  donc  choix  de  sembla- 
bles amis  ;  et  pour  nos  amitiés  déjà  faites,  tâchons  de  les  assu- 
rer dans  l'immutabilité  de  la  Raison,  et  de  les  sanctifier  dans 
la  sainteté  de  la  religion.  Ne  nous  rendons  aimables  nous- 
mêmes  que  pour  faire  aimer  la  loi  divine,  et  regardons  le  salut 
de  nos  frères  comme  la  récompense  des  services  que  nous  leur 
rendons.  Cette  récompense  sera  bientôt  suivie  d'une  autre  :  et 
notre  gloire  d'avoir  travaillé  sous  Jésus-Christ  à  la  construc- 
tion de  son  ouvrage,  subsistera  éternellement.  Le  commerce 
du  monde  ne  doit  tendre  qu'à  établir  en  Jésus-Christ  une  so- 
ciété éternelle.  Nous  ne  devons  converser  avec  les  hommes  que 
pour  travailler  à  leur  sanctification  et  qu'ils  travaillent  à  la 
nôtre.  Certainement  Dieu  ne  nous  a  mis  au  monde  que  dans  ce 
dessein.  Heureux,  mille  fois  plus  heureux  qu'on  ne  peut  s'ima- 
giner, si  entrant  dans  ce  juste  dessein  de  notre  maître  commun, 
nous  nous  rendons  dignes,  par  Jésus-Christ  notre  précurseur, 
d'entrer  dans  son  repos,  et  de  jouir  pour  jamais  de  sa  gloire  ' 
et  de  ses  plaisirs  ! 

1.  C'est-à-dire  de  ses  perfections,  manifestées  par  toufes  ses  œuvres  et  tous  ses 
actes. 


CHAPITRE    QUATORZIÈME, 


Des  devoir?  que  chacun  se  doit  à  soi-même,  qui  consistent  en  gé- 
néral à  travailler  à  sa  perfection  et  à  son  bonheur. 


I.  Les  devoirs  que  chacun  se  doit  à  soi-même,  aussi  bien 
que  ceux  que  nous  devons  au  prochain,  peuvent  se  réduire  en 
général  à  travailler  à  notre  bonheur  et  à  notre  perfection  :  à 
notre  perfection,  qui  consiste  principalement  dans  une  parfaite 
conformité  de  notre  volonté  avec  l'Ordre  :  à  notre  bonheur  qui 
consiste  uniquement  dans  la  jouissance  des  plaisirs,  j'entends 
de  solides  plaisirs  et  capables  de  contenter  un  esprit  fait  pour 
posséder  le  souverain  bien. 

II.  C'est  dans  la  conformité  de  la  volonté  avec  l'Ordre,  que 
consiste  principalement  la  perfection  de  l'esprit.  Car  celui  qui 
aime  l'ordre  plus  que  toutes  choses  a  de  la  vertu  :  celui  qui 
obéit  à  l'ordre  en  toutes  choses  a  de  la  vertu;  celui  qui  obéit 
à  l'ordre  en  toutes  choses,  remplit  ses  devoirs  ;  et  celui-là  mé- 
rite un  bonheur  solide,  la  récompense  légitime  d'une  vertu 
éprouvée,  qui  sacrifie  à  l'ordre  ses  plaisirs  présents,  souffre  les 
douleurs,  et  se  méprise  soi-même  par  respect  pour  la  loi  divine. 
Cette  même  loi  toute-puissante  et  toute  juste  décidera  de  son 
sort  et  le  récompensera  éternellement. 

III.  Chercher  son  bonheur,  ce  n'est  point  vertu,  c'est  néces- 
sité ;  car  il  ne  dépend  point  de  nous  de  vouloir  être  heureux, 
et  la  vertu  est  libre.  L'amour-propre,  à  parler  exactement,  n'est 
point  une  qualité  qu'on  puisse  augmenter  ou  diminuer.  On  ne 
peut  cesser  de  s'aimer  :  mais  on  peut  cesser  de  se  mal  aimer, 
on  ne  peut  arrêter  le  mouvement  de  l'amour-propre,  mais  on 
peut  le  régler  sur  la  loi  divine.  On  peut,  par  le  mouvement 
d'un  amour-propre  éclairé,  d'un  amour-propre  soutenu  par  la 


DEUXIÈME  PARTIE.-  DES  DEVOIRS.  263 

foi  et  par  l'espérance  et  animé  1  par  la  charité,  sacrifier  ses 
plaisirs  présents  aux  plaisirs  futurs,  se  rendre  malheureux  pour 
un  temps,  atin  d'éviter  la  vengeance  éternelle  du  juste  juge. 
Car  la  grâce  ne  détruit  point  la  nature.  Le  mouvement  que 
Dieu  imprime  sans  cesse  en  nous  pour  le  bien  en  général  ne 
s'arrête  jamais.  Le^  pécheurs  et  les  justes  veulent  également 
être  heureux  :  ils  courent  également  vers  la  source  de  leur  féli- 
cité. Mais  le  juste  ne  se  laisse  ni  tromper  ni  corrompre  par  les 
apparences  qui  le  llattent  :  l'avant-goùt  des  vrais  biens  le  sou- 
tient dans  sa  course.  Mais  le  pécheur,  aveuglé  par  ses  passions, 
oublie  Dieu,  ses  vengeances  et  ses  récompenses,  et  emploie  tout 
le  mouvement  que  Dieu  lui  donne  pour  le  vrai  bien  à  courir 
après  des  fantômes. 

IV.  Ainsi  l'amour-propre,  le  désir  d'être  heureux,  n'est  ni 
vertu  ni  vice  ;  mais  c'est  le  motif  naturel  de  la  vertu  et  qui 
devient  dans  les  pécheurs  le  motif  du  vice.  Dieu  seul  est  notre 
tin  :  Dieu  seul  est  notre  bien  :  la  Raison  seule  est  notre  loi  :  et 
l'amour-propre  ou  le  désir  invincible  d'être  heureux  est  le  mo- 
tif qui  doit  nous  faire  aimer  Dieu,  nous  unir  à  lui,  nous  sou- 
mettre à  sa  loi.  Car  nous  ne  sommes  point  à  nous-mêmes  ni 
notre  bien  ni  notre  loi.  Dieu  seul  possède  la  puissance  :  lui 
seul  est  donc  aimable,  lui  seul  est  donc  redoutable.  Nous  vou- 
lons invinciblement  être  heureux,  nous  devons  donc  obéir  in- 
violablement  à  sa  loi.  Car  enfin,  on  ne  peut  trop  se  mettre  dans 
l'esprit  que  le  Tout-Puissant  est  juste,  que  toute  désobéissance 
sera  punie  et  toute  obéissance  récompensée.  Maintenant,  on  est 
heureux  dans  le  désordre  :  l'exercice  de  la  vertu  est  dur  et  pé- 
nible 2.  Cela  doit  être  pour  éprouver  notre  foi  et  nous  faire 
acquérir  des  plaisirs  légitimes.  Mais  cela  ne  peut  et  ne  doit 
continuer  d'être.  Il  n'y  a  point  de  Dieu,  si  l'âme  n'est  immor- 
telle et  si  l'univers  ne  change  un  jour  de  face  :  car  un  Dieu 
injuste  est  une  chimère.  L'esprit  voit  clairement  tout  ceci.  Et 
qu'en  doit  conclure  son  amour-propre  éclairé,  son  désir  invin- 
cible et  insatiable  de  la  félicité  ?  Qu'il  faut  se  soumettre  entiè- 
rement à  la  loi  divine,  pour  être  solidement  heureux.  Cela  est 
de  la  dernière  évidence. 

1.  Var,  conduit.  (1684.) 

2.  Malebranclie  n'est  donc  pas  épicurien,  comme  l'en  accusèrent  Arnauld,  Ré- 
gis et  Ritter.  Voyez  sur  ce  point,  Francisque  Bouillier-,  Histoire  de  la  philosophie 
cartésienne,  tome  II,  ch.  v,  page  93  et  suiv.  de  la  3e  édition  in-12.  Il  faut  d'ailleurs 
faire  attention  à'ia  distinction  que  Malebranche  a  déjà  faite,  et  qu'il  renouvelle  ici, 
entre  le  motif  et  la  fin. 


264  TRAITÉ  DE  MORALE. 

V.  Notre  amour-propre  est  donc  le  motif  qui,  secouru  par  la 
grâce,  nous  unit  à  Dieu,  comme  à  notre  bien  ou  à  la  cause  de 
notre  bonheur,  et  nous  soumet  à  la  Raison,  comme  à  notre  loi 
ou  au  modèle  de  notre  perfection.  Mais  il  ne  faut  pas  faire  no- 
tre lin  ou  notre  loi  de  notre  motif l.  Il  faut  véritablement  et  sin- 
cèrement aimer  l'ordre  et  s'unir  à  Dieu  par  la  Raison.  Il  faut 
préférer  à  toutes  choses  la  loi  divine,  parce  qu'on  ne  peut  la 
mépriser  et  cesser  de  s'y  conformer,  sans  perdre  le  libre  accès 
qu'on  a  par  elle  auprès  de  Dieu.  Il  ne  faut  pas  désirer  que 
l'ordre  s'accommode  à  nos  volontés  :  cela  n'est  point  possible, 
l'ordre  est  immuable  et  nécessaire:  ni  que  Dieu  ne  punisse  point 
nos  désordres  :  Dieu  est  un  juge  incorruptible.  Ces  désirs  nous 
corrompent;  ces  désirs  impertinents  sont  injurieux  à  la  sain- 
teté, à  la  justice,  à  l'immutabilité  divine,  ils  blessent  les  attri- 
buts essentiels  de  la  divinité.  Il  faut  haïr  ses  désordres  et  for- 
mer sur  l'ordre  tous  les  mouvements  de  son  cœur;  il  faut  même 
venger  a  ses  dépens  l'honneur  de  l'ordre  offensé,  ou  du  moins 
se  soumettre  humblement  à  la  vengeance  divine.  Car  celui  qui 
voudrait  bien  que  Dieu  ne  punit  point  l'injustice  ou  l'ivrogne- 
rie, n'aime  point  Dieu  :  et  quoique  par  la  force  de  son  amour- 
propre  éclairé  il  s'abstienne  de  voler  et  de  s'enivrer,  il  n'est 
point  juste.  Il  fait  la  lin  de  ce  qui  ne  doit  être  que  le  motif  de 
ses  désirs.  Qu'il  invoque  le  sauveur  des  pécheurs,  qui  seul  peut 
changer  son  cœur.  Mais  celui  qui  aimerait  mieux  qu'il  n'y  eût 
point  de  Dieu  que  d'y  en  avoir  un  qui  se  plaise  à  rendre  éter- 
nellement malheureux  ceux-là  mêmes  qui  aiment  inviolable- 
ment  l'Ordre  et  la  Raison  2, est  juste:  parce  que  ce  Dieu  fantas- 
tique, injuste  et  cruel,  n'est  point  aimable.  La  grâce  même  n'a- 
néantit point  l'amour-propre,  comme  je  l'ai  déjà  dit:  mais  elle 
se  contente  de  le  régler  et  de  le  soumettre  à  la  loi  divine.  Elle 
fait  aimer  le  vrai  Dieu  et  mépriser  le  désordre  et  l'injustice 
que  l'imagination  déréglée  peut  attribuer  à  la  divinité. 

VI.  De  tout  ceci  il  est  manifeste,  premièrement  qu'il  faut 


1.  Voyez  plus  haut  Ire  partie,  ch.  vin,  parag.  14  et  15. 

2.  Malebranche  croit  donc  que  l'Ordre  et  la  Raison  ne  sont  point  dépendants  de 
la  volonté  de  Dieu.  C'est  encore  un  point  sur  lequel  il  se  sépare  de  Descartes. 
a  Certainement  si  les  vérités  et  les  lois  éternelles  dépendaient  de  Dieu,  si  elles 
avaient  été  établies  par  une  volonté  libre  du  Créateur,  en  un  mot  si  la  raison  que 
nou«  consultons  n'était  pas  nécessaire  et  indépendante,  il  me  parait  évident  qu'il 
n'y  aurait  point  de  science  véritable...  »  (10e  éclaircissement  à  la  Recherche.)  Voyez 
aussi  le  3e  Entretien  métaphysique. 


DEUXIÈME  PARTIE —DES  DEVOIRS.  26o 

éclairer  son  amour-propre,  afin  qu'il  nous  excite  à  la  vertu: en 
second  lieu,  qu'il  ne  faut  jamais  suivre  uniquement  le  mouve- 
ment de  l'amour-propre  ;  en  troisième  lieu,  qu'en  suivant  l'or- 
dre inviolablement,  on  travaille  solidement  à  contenter  son 
amour-propre  ;  en  un  mot,  que  Dieu  seul  étant  la  cause  de  nos 
plaisirs,  nous  devons  nous  soumettre  à  sa  loi  et  travailler  à 
notre  perfection,  laissant  à  sa  justice  et  à  sa  bonté  de  propor- 
tionner notre  bonheur  à  nos  mérites  et  à  ceux  de  Jésus-Christ, 
en  qui  les  nôtres  sont  dignes  d'une  récompense  infinie. 

VII.  J'ai  expliqué  dans  la  première  partie  de  ce  traité  les 
principales  choses  qui  sont  nécessaires  pour  travailler  à  sa  per- 
fection ou  pour  acquérir  et  conserver  l'amour  habituel  et  do- 
minant de  l'ordre  immuable,  en  quoi  consistent  nos  devoirs  à 
notre  égard.  Les  voici  en  général. 

VIII.  Il  faut  s'accoutumer  au  travail  de  l'attention  et  acqué- 
rir par  là  quelque  force  d'esprit.  Il  ne  faut  consentir  qu'à  l'évi- 
dence et  conserver  ainsi  la  liberté  de  son  esprit.  Il  faut  étudier 
sans  cesse  l'homme  en  général  et  soi-même  en  particulier,  pour 
se  connaître  parfaitement.  11  faut  méditer  jour  et  nuit  la  loi  di- 
vine, pour  la  suivre  exactement.  Qu'on  se  compare  à  l'ordre 
pour  s'humilier  et  se  mépriser.  Qu'on  se  souvienne  de  la  jus- 
tice divine  pour  la  craindre  et  se  réveiller.  Qu'on  pense  à  son 
médiateur  pour  l'invoquer  et  se  consoler.  Regardons  Jésus- 
Christ  comme  notre  modèle  :  avouons  Jésus-Christ  comme  notre 
sauveur  :  suivons  Jésus-Christ  comme  notre  force,  notre  sagesse, 
le  principe  de  notre  félicité  éternelle.  Le  monde  nous  séduit  par 
nos  sens  :  il  nous  trouble  l'esprit  par  notre  imagination  :  il 
nous  entraîne  et  nous  précipite  dans  les  derniers  malheurs  par 
nos  passions.  Il  faut  rompre  le  commerce  dangereux  que  nous 
avons  avec  lui  par  notre  corps,  si  nous  voulons  augmenter  l'u- 
nion que  nous  avons  avec  Dieu  par  la  Raison.  Car  ces  deux 
unions  de  l'esprit  à  Dieu,  de  l'esprit  au  corps,  sont  incompati- 
bles. On  ne  peut  s'unir  parfaitement  à  Dieu,  sans  abandonner 
les  intérêts  du  corps,  sans  le  mépriser,  sans  le  sacrifier,  sans  le 
perdre. 

IX.  Ce  n'est  pas  qu'il  soit  permis  de  se  donner  la  mort,  ni 
même  de  ruiner  sa  santé.  Car  notre  corps  n'est  pas  à  nous  : 
il  est  à  Dieu,  il  est  à  l'Etat,  à  notre  famille,  à  nos  amis  Nous 
devons  le  conserver  dans  sa  force  et  dans  sa  vigueur,  selon  l'u- 
sage que  nous  sommes  obligés  d'en  faire.  Mais  nous  ne  devons 
pas  le  conserver  contre  l'ordre  de  Dieu  et  aux  dépens  des  autres 

:6 


266  TRAITÉ  DE  MORALE. 

hommes.  Il  faut  l'exposer  pour  le  bien  de  l'Etat, etne  point  crain- 
dre de  l'affaiblir,  de  le  ruiner,  de  le  détruire,  pour  exécuter 
les  ordres  de  Dieu.  C'est  la  même  chose  de  notre  honneur  et 
de  nos  biens.  Tout  esl  à  Dieu  et  à  la  charité,  et  doit  être  con- 
servé, employé,  sacrifié  en  l'honneur  et  par  dépendance  de  la 
loi  divine,  I  Ordre  immuable  et  nécessaire.  Je  n'entre  point 
dans  le  détail  de  tout  ceci,  parce  que  je  n'ai  prétendu  exposer 
que  les  principes  généraux  sur  lesquels  chacun  est  obligé  de 
régler  sa  conduite  pour  arriver  heureusement  au  lieu  véritable 
de  son  repos  et  de  ses  plaisirs  *. 

1.  11  est  clair  que   ces   derniers  mots  doivent  être  entendu?  dans  un  sens  élevé 
et  i   spirituel.  ■> 


FIN' 


TABL2   DES    MATIERES 


PREMIERE   PARTIE. 

DE    LA    VERTU 

CHAPITRE  PREMIER. 

La  raisou  universelle  est  la  Sagesse  de  Dieu  même.  Nous  avous  tous 
par  elle  commerce  avec  Dieu.  Le  vrai  et  le  faux,  le  juste  et  l'in- 
juste est  tel  à  l'égard  de  toutes  les  intelligences,  et  à  l'égard  de 
Dieu  même.  Ce  que  c'est  que  la  Vérité  et  l'Ordre  et  ce  qu'il  faut 
faire  pour  éviter  l'erreur  et  le  péché.  Dieu  est  essentiellement  juste. 
Il  aime  ses  créatures  à  proportion  qu'elles  sout  aimables,  ou 
qu'elles  lui  ressemblent.  Pour  être  heureux  il  faut  être  parfait.  La 
vertu  ou  la  perfection  de  l'homme  consiste  dans  la  soumission  à 
l'Ordre  immuable,  et  nullement  à  suivre  l'Ordre  de  la  nature.  Er- 
reur de  quelques  Philosophes  anciens  sur  ce  sujet,  fondée  sur 
l'ignorance  où  ils  étaient  de  la  simplicité  et  de  l'immutabilité  de 
la  conduite  Divine 1 

CHAPITRE  DEUXIÈME. 

Il  n'y  a  point  d'autre  vertu  que  l'amour  de  l'Ordre.  Sans  cet  amour 
toutes  les  vertus  sont  fausses.  Il  ne  faut  pas  confondre  les  devoirs 
avec  la  vertu.  On  peut  sans  vertu  s'acquitter  de  ses  devoirs.  C'est 
faute  de  consulter  la  Raison,  qu'on  approuve  et  qu'on  suit  des  cou- 
tumes damnables.  La  foi  sert  ou  conduit  à  la  Raison,  car  la  Rai- 
son est  la  loi  souveraine  et  universelle  de  toutes  les  intelligences. 
14 

CHAPITRE  TROISIÈME. 

L'amour  de  l'Ordre  ne  diffère  point  de  la  charité.  Deux  amours,  l'un 
d'union,  l'autre  de  bienveillance.  Celui  là  n'est  dû  qu'à  la  puissance, 
qu'à  Dieu  seul  :  celui-ci  doit  être  proportionné  au  mérite  person- 
nel, comme  nos  devoirs  au  mérite  relatif.  L'amour-propre  éclairé 
n'est  point  contraire  à  l'amour  d'union.  L'amour  de  l'Ordre  est 


268  TABLE  DES  MATIÈRES. 

commun  à  tous  les  hommes.  Espèces  d'amour  de  l'Ordre,  naturel, 
libre,  actuel,  habituel.  Il  n'y  a  maintenant  que  celui  qui  est  libre, 
habituel  et  dominant,  qui  nous  justifie.  Ainsi  la  vertu  ne  consiste 
que  dans  l'amour  libre,  habituel  et  dominant  de  l'Ordre  immuable. 


CHAPITRE  QUATRIÈME. 

Deux  vérités  fondamentales  de  ce  traité.  La  première  :  les  actes  pro- 
duisent les  habitudes,  et  les  habitudes  les  actes.  La  seconde  :  l'âme 
ne  produit  pas  toujours  les  actes  de  son  habitude  dominante. 
Ainsi  le  pécheur  peut  ne  point  commettre  tel  péché,  et  le  juste 
peut  perdre  la  charité  :  parce  qu'il  n'y  a  point  de  pécheur  sans 
amour  pour  l'ordre,  ni  de  juste  sans  amour-propre.  Ou  ne  peut 
devenir  juste  devant  Dieu  par  les  forces  du  libre  arbitre.  Eu  gêné 
rai  moyens  pojr  acquérir  et  conserver  la  charité.  Ordre  que  je 
suivrai  dans  l'explication  de  ces  moyens 38 

CHAPITRE  CINQUIÈME. 

De  la  force  de  l'esprit.  Nos  désirs  sont  les  causes  occasionnelles  de 
nos  connaissances.  Il  est  difficile  de  contempler  les  idées  abstrai- 
tes, et  la  furce  de  l'esprit  consiste  dans  l'habitude  qu'on  a  prise  de 
supporter  le  travail  de  l'attention.  Moyens  pour  acquérir  cette 
force  d'esprit.  Il  faut  faire  taire  ses  sens,  son  imagination  etses  pas- 
sions, régler  ses  études,  ne  méditer  que  sur  des  idées  claires.  Etc. 
.     . 47 

CHAPITRE  SIXIÈME. 

De  la  liberté  de  l'esprit.  La  grande  règ'e,  c'est  de  suspendre  son  con- 
sentement autant  qu'on  le  peut.  C'est  par  l'usage  de  cette  règle 
qu'on  peut  éviter  l'erreur  et  le  péché,  comme  c'est  par  la  force  de 
l'esprit  qu'on  se  délivre  de  l'ignorance.  La  liberté  de  l'esprit  aussi 
bien  que  sa  force  est  une  habitude  qui  se  fortifie  par  l'usage  qu'on 
en  fait.  Exemples  de  l'utilité  de  son  usage  dans  la  physique,  dans 
la  Morale,  dans  la  vie  civile 59 

CHAPITRE  SEPTIEME. 

De  l'obéissance  à  l'Ordre.  Moyens  pour  acquérir  la  disposition  stable 
et  dominante  de  lui  obéir.  Cela  ne  se  peut  sans  la  grâce.  Combien 
le  bon  usage  de  la  force  et  de  la  liberté  de  l'esprit  y  contribue  par 
la  lumière  qu'il  fait  naître  en  nous,  par  le  mépris  qu'il  nous  ins- 
pire pour  nos  passions,  par  la  pureté  qu'il  conserve  et  qu'il  réta- 
blit dans  notre  imagination 70 


TAULE  DES  MATIÈRES.  269 


CHAPITRE  HUITIÈME. 

Des  moyens  que  la  Religion  fournit  pour  acquérir  et  conserver  l'a- 
mour de  l'Ordre.  Jésus-Christ  est  la  cause  occasionnelle  de  la 
■  grâce  :  il  faut  l'invoquer  avec  confiance.  Lorsqu'on  s'approche  des 
Sacrements,  l'amour  actuel  de  l'Ordre  se  change  en  amour  habi- 
tuel, en  conséquence  des  désirs  permanents  de  Jésus-Christ.  Preuve 
de  cette  vérité  essentielle  à  la  coDversion  des  pécheurs.  La  crainte 
de  l'enfer  est  un  aussi  bon  motif  que  le  désir  de  la  félicité  éter- 
nelle. Il  ne  faut  point  confondre  le  motif  avec  la  fin.  Le  désir  d'être 
heureux  ou  l'amour-propre  doit  nous  conformera  l'Ordre  ou  nous 
assujettir  à  la  loi  divine 81 

CHAPITRE  NEUVIÈME. 

L'Eglise  dans  ses  prières  s'adresse  au  Père  par  le  Fils,  et  pourquoi. 
Il  faut  prier  la  sainte  Vierge,  les  Anges  et  les  Saints,  non  pas 
néanmoins  comme  causes  occasionnelles  de  la  grâce  intérieure. 
Les  Auges  et  les  démons  ont  pouvoir  sur  les  corps  en  qualité  de 
causes  occasionnelles.  Ainsi  les  démons  peuvent  nous  tenter,  et 
les  Anges  favoriser  l'efficace  de  la  Grâce 9G 

CHAPITRE  DIXIÈME. 

Des  causes  occasionnelles  des  sentiments  et  des  mouvements  de  l'âme 
qui  résistent  à  l'efficace  de  la  grâce  soit  de  lumière  soit  de  senti- 
ment. L'union  de  l'esprit  à  Dieu  est  immédiate,  et  non  celle  de 
l'esprit  au  corps.  Explication  de  quelques  lois  générales  de  l'union 
de  l'âme  et  du  corps,  nécessaires  pour  entendre    la  suite.     .     106 

CHAPITRE  ONZIÈME. 

De  quelle  sorte  de  mort  il  faut  mourir  pour  voir  Dieu  ou  s'unir  à  la 
Raison  et  se  délivrer  de  la  concupiscence.  C'est  la  grâce  de  la  foi 
qui  nous  donne  cette  beureuse  mort.  Les  C.brétiens  sont  morts  au 
péché  par  le  Bap'ême,  et  vivants  en  Jésus-Christ  ressuscité.  De  la 
mortification  des  sens  et  de  l'usage  qu'il  en  faut  faire.  On  doit 
s'unir  aux  corps  ou  s'en  séparer,  sans  les  aimer  ni  les  craindre. 
Mais  le  plus  sur,  c'est  même  de  rompre  avec  eux  tout  commerce, 
autant  que  cela  se  peut 115 

CHAPITRE  DOUZIEME. 

De  l'imagination.  Ce  terme  est  obscur  et  confus.  En  général  ce  que 
c'est  que  l'imagination.  Différentes  sortes  d'imagination.  Ses  effets 
sont  dangereux.  De  ce  qu'on  appelle  dans  le  monde  le  bel  esprit. 


270  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Cette  qualité  est  fart  opposée  à  la  grâce  de  Jésus-Christ.  Elle  est 
fatale  à  ceux  qui  la  possèdent  et  à  ceux  qui  l'estiment  et  l'admi- 
rent da'is  les  autres  sans  la  posséder 123 

CHAPITRE  TREIZIÈME. 

Des  passions.  Ce  que  c'est.  Leurs  effets  dangereux.  11  faut  les  modé- 
rer. Conclusion  de  la  première  partie  de  ce  traité    ....     136 


DEUXIEME    PARTIE. 

Ii  ES    DEVOIRS. 

CHAPITRE  PREMIER. 

Les  justes  font  souvent  de  méchantes  actions.  L'amour  de  l'ordre 
doit  être  éclairé  pour  être  réglé.  Trois  conditions  pour  rendre  une 
action  parfaitement  vertueuse.  Il  faut  étudier  les  devoirs  de  l'homme 
en  général,  et  prendre  un  temps  chaque  jour  pour  eu  examiner  eu 
particulier  l'ordre  et  les  circonstances 143 

CHAPITRE  DEUXIÈME. 

Nos  devoirs  envers  Dieu  se  doivent  rapporter  à  ses  attrihuts,  à  sa 
puissance,  à  sa  sagesse,  a  son  amour.  Dieu  seul  est  cause  véritable 
de  toutes  choses.  Devoirs  que  nous  devons  rendre  à  sa  puissance, 
qui  consistent  principalement  en  des  jugements  clairs  et  dans  des 
mouvements  réglés  par  ces  jugements 147 

CHAPITRE  TROISIÈME. 

Des  devoirs  qu'on  doit  rendre  à  la  sagesse  de  Dieu.  Elle  seule  éclaire 
l'esprit  en  conséquence  des  lois  naturelles  dont  nos  désirs  sont  les 
causes  occasionnelles  qui  déterminent  leur  efficace.  Jugements  et 
devoirs  des  esprits  à  l'égard  de  la  Raison  universelle.     .     .     159 

CHAPITRE  QUATRIÈME. 

Des  devoirs  dus  à  l'amour  Divin.  Notre  volonté  n'est  qu'une  impres- 
sion continuelle  de  l'amour  que  Dieu  se  porte  à  lui-même,  qui  seul 
est  le  bien  véritable.  On  ne  peut  aimer  le  mal.  mais  on  peut  pren- 
dre pour  un  mal  ce  qui  n'est  ni  bien  ni  mal.  De  même  on  ne  peut 
haïr  le  bien,  mais  le  vrai  bien    est  effectivement  le  mal  des  mé- 


TABLE  DES  MATIERES.  271 

chants  ou  la  cause  véritable  de  leurs  misères.  Afin  que  Dieu  soit 
bon  à  notre  égard,  il  faut  que  notre  amour  soit  semblable  au  sien 
ou  toujours  soumis  à  la  loi  Divine.  Mouvement?  ou  devoirs.     167 

CHAPITRE  CINQUIÈME. 

Les  trois  personnes  divines  impriment  chacune  leur  propre  caractère 
dans  les  esprits,  et  nos  devoirs  les  honorent  également  toutes 
trois.  Car  nos  devoirs  ne  consistent  que  dans  des  mouvements  in- 
térieurs, qui  doivent  néanmoins  paraître  au  dehors  à  cause  de  la 
société  que  nous  avons  avec  les  autres  hommes 177 

CHAPITRE  SIXIÈME. 

En  général  des  devoirs  de  la  société.  Deux  sortes  de  sociétés.  Tout 
se  doit  rapporter  à  la  société  éternelle.  Différentes  espèces  d'amour 
et  de  respect.  Principes  généraux  de  nos  devoirs  à  l'égard  des 
hommes.  Ces  devoirs  doivent  être  extérieurs  et  relalifs.  Danger 
qu'il  y  a  de  rendre  aux  hommes  les  devoirs  intérieurs.  le  commerce 
du  monde  fort  dangereux 184 

CHAPITRE  SEPTIÈME. 

Les  devoirs  d'estime  sont  dus  à  tout  le  monde,  aux  derniers  des 
hommes,  aux  plus  grands  pécheurs,  à  nos  enûemis  et  à  nos  per- 
sécuteurs, aux  mérites  aussi  bien  qu'aux  natures.  Il  est  difficile  de 
régler  exactement  ces  sortes  de  devoirs  et  ceux  de  bienveillance, 
à  cause  de  la  différence  des  mérites  personnels  et  relatifs  et  de 
leurs  combinaisons.  Règle  générale  et  la  plus  sûre  qu'on  puisse 
donner  sur  cette  matière 191 

CHAPITRE  HUITIÈME. 

Des  devoirs  de  bienveillance  et  de  respect.  On  doit  procurer  les  vrais 
biens  à  tous  les  hommes,  et  non  pas  les  biens  relatifs.  Quel  est 
celui  qui  sait  s'acquitter  des  devoirs  de  bienveillance.  Injustes 
plaintes  des  gens  du  monde.  Les  devoirs  de  respect  doivent  être 
proportionnés  à  la  puissance  participée 202 

CHAPITRE  NEUVIÈME. 

Des  devoirs  dus  aux  souverains.  Deux  puissances  souveraines.  Leur 
différence.  Droits  naturels  de  ces  deux  puissances.  Droits  de  cou- 
cession.  De  l'obéissance  des  sujets 210 


272  TABLE  DES  MATIERES. 


CHAPITRE  DIXIEME. 


Des  devoirs  domestiques  du  mari  et  de  la  femme.  Principe  de  ces 
devoirs.  De  ceux  des  pères  à  regard  de  leurs  eufants,  par  rapport 
à  la  société  éternelle,  et  à  la  société  civile.  De  leur  instruction 
daus  les  sciences  et  dans  les  mœurs.  Les  pères  leur  doivent  l'exem- 
ple, et  les  conduire  par  Raison.  Ils  n'uut  point  de  droit  de  les 
outrager.  Les  enfants  leur  doivent  l'obéissance  en  toutes  choses. 
219 

CHAPITRE  ONZIÈME. 

Origine  de  la  diversité  des  conditions.  La  Raison  seule  devrait  gou- 
verner. Mais  la  force  est  nécessaire  à  cause  du  péché.  Sou 
usage  légitime  c'est  de  ranger  les  hommes  à  la  Raison,  loi  primi- 
tive.   Devoirs   des  supérieurs  et  des  inférieurs 232 

CHAPITRE  DOUZIEME. 

Des  devoirs  entre  personnes  égales.  Leur  donner  la  place  qu'ils  sou- 
haitent de  remplir  dans  notre  esprit  et  dans  notre  cœur.  Marquer 
nos  bonnes  dispositions  à  leur  égard  par  l'air  et  les  manières, 
par  les  services  réels.  Leur  déférer  la  supériorité  et  l'excellence. 
Les  amitiés  les  plus  vives  et  les  plus  ardentes  ne  sont  pas  les  plus 
solides.  Il  ce  faut  avoir  des  amis  qu'autant  qu'on  en  peut  entre- 
tenir  242 

CHAPITRE  TREIZIÈME. 

Continuation  du  même  sujet.  Pour  se  faire  aimer,  il  faut  se  rendre 
aimable.  Règles  pour  la  conversation.  Des  différents  airs.  Des 
amitiés  chrétiennes 253 

CHAPITRE  QUATORZIÈME. 

Des  devoirs  que  chacun  se  doit  à  soi-même,  qui  consistent  en  gé- 
néral à  travailler  à  sa  perfection  et  à  son  bonheur    ....     202 


FIN     DE     LA    TABLE 


IMPRIMERIE    GÉNÉRALE    DE    CBATflUH-  SUR    SBISR,    JEAN.N8    RORBRT 


CE  B    1892 

•  A5J6  1882 

COO   NALtBRANCHF, 

ACC#  1013207 


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