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Full text of "Traité historique et dogmatique de la vraie religion : avec la réfutation des erreurs qui lui ont été opposées dans les différens siécles"

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b^m 


JOHN  M.  KELLY  LIDKARY 


Donated  by 
The  Redemptorists  of 
the  Toronto  Province 

from  the  Library  Collection  of 
Holy  Redeemer  Collège,  Windsor 


University  of 
St.  Michael's  Collège,  Toronto 


H9LY  REDEEMER  LIBRARY,  WINDSOR 


TRAITE 


LA    VRAIE     RELIGION 


TRAITÉ-^ 

HISTORIQUE    ET    DOGMATIQUE 

LA  VRAIE  RELIGION  î  ï  2^"? 


LA       RÉFUTATlOîf      DES     ERBEUKS     QVl      Ltl      ONT      ETE       OPPOSEES 
DA>S    LES    DIFFÉRENS     SIÈCLES  , 

Par  M/  l'Abbé  BERGtER  , 

Chanoine  de  i  Eglise  de  Paris  ,  Confesseur  du  Roi ,  etc.,  etc. 

Cun>  essemus  parvuli,sub  elcnnentis  Lu  jus 
miindi  eramus  seivientes  ;  at  ubi  venit  pie- 

nitufîo  tenjporis,niisit  Deus  Filiucu  suuin 

nt  adoptionem  filiorum  reciperemu;« 

Galat.  c.  4.  t'  ^- 


TOME  PREMIER. 


TOURNAT, 


CH.  CASTERMAN-DIEU ,  Imprimeur-Libraire 

BLE    DE    TOVT  y     ^.°    10. 

HeLY  REDEEMEftlSâ^WmtJ^OR 


S?~'0V6^'^ 


>"  -À 


TRAITE 

HISTORIQUE     ET     DOGMATIQUE 

DE     LA 

VRAIE   RELIGION. 


INTRODUCTION. 

DESSEIN  DE  LA  PROVIDENCE  DANS  l'ÉTABLISSE?.IENT 
DE  LA  RELIGION  ;  ORIGEΠ ET  PROGRES  DE  l'iN- 
CRÉDULITÉ j  PL.VN  ET  DHISION  DE  CET  OUVRAGE. 


D. 


SI- 


•lEU  ,  disent  les  Pères  de  l'Église ,  donne  au  genre 
humain  des  leçons  convenables  à  ses  dift'érens  âges 
^'^  ;  comme  un  père  tendre  ,  il  a  égard  au  degré  de 
capacité  de  son  élève  :  il  fait  marcher  l'ouvrage  de 
la  Grâce  du  même  pas  que  celui  de  la  Nature  ,  poiu' 
démontrer  qu'il  est  l'auteur  de  l'un  et  de  l'autre. 
Tel  est  le  principe  duquel  il  faut  partir ,  pour  con- 
cevoir le  plan  que  la  sagesse  éternelle  a  suivi ,  en 
prescrivant  aux  hommes  la  Religion. 

Ce  plan  renferme  trois  grandes  époques  relatives 
aux  divers  états  de  l'humanité.  Dans  les  siècles 
voisins  de  la  création ,  le  genre  humain ,  dans  une 
espèce  d'enfance  ,  n'avoit  encore  d'autre  société 
que  celle  des  familles  ,  d'autres  lois  que  celles  delà 
nature ,  d'autre  gouvernement  que  celui  des  pères 

(t  Tertull.  1.  de  Yirgin.  Velandis ,  c.  i.  S.  Aug.  ,  1.  de  verà 
Relig. ,  c.  26  et  27  etc.  Theodoret.  Haer.  Fab.  1.  5  ,  c.  17.  De 
Provid.  Oral.  10  ,  etc. 

1>  1 


2  INTRODUCTION'. 

et  des  vieillards.  Dieu  révéla  aux  patriarches  une 
religiati  domestique ,  peu  de  dogmes,  un  culte 
simple ,  une  morale  dont  il  avoit  gravé  les  prin- 
cipes ou  fond  des  cœurs.  Le  chef  des  familles  étoit 
le  pontife-né  de  cette  religion  primitive.  Emanée 
de  la  bouche  du  Créateur ,  elle  devoit  passer  des 
pères  aux  enfans  ,  par  les  leçons  de  l'éducation.  La 
tradition  domestique  ,  les  pratiques  du  culte  jour- 
nalier ,  la  marche  régulière  de  l'univers  ,  et  la  voix 
de  la  conscience ,  se  réunissoient  pour  apprendre 
aux  hommes  à  n'adorer  qu'un  seul  Dieu.  Ce  pre- 
mier lien  de  société  ,  ajouté  à  ceux  du  sang,  étoit 
assez  puissant  pour  unir  les  diverses  branches  d'une 
même  famille  ,  et  pour  former  insensiblement  des 
associations  j)lus  étendues. 

Cette  idée  de  la  religion  primitive  n'est  pas  de 
nous  ,  elle  est  tirée  des  li\Tes  saints.  L'ecclésias- 
tique ,  après  avoir  parlé  de  la  création  de  nos 
premiers  parens,  ajoute  :  «  Dieu  les  a  remplis  de 
«  la  lumière  de  l'intelligence  ,  leur  a  donné  la 
«  science  de  l'esprit ,  a  doué  leur  cœur  de  sen- 
«  timent ,  leur  a  montré  le  bien  et  le  mal  ;  il  a 
«  fait  luire  son  œil  sur  leurs  cœurs ,  afin  cpi'ils 
«  vissent  la  magnificence  de  ses  ouvrages ,  qu'ils 
«  bénissent  son  saint  nom  ,  qu'ils  le  glorifiassent 
«  de  ses  merveilles  et  de  la  grandeur  de  ses  œuvTes. 
«  Il  leur  a  prescrit  des  règles  de  conduite  et  les  a 
u  rendus  dépositaires  de  la  loi  de  vie.  Il  a  fait  avec 
«  eux  une  alliance  éternelle ,  leur  a  enseigné  les 
«  préceptes  de  sa  justice.  Us  ont  vu  l'éclat  de  sa 
«  gloire ,  ont  été  honorés  des  leçons  de  sa  voix  ; 
«  il  leur  a  dit  :  fuyez  toute  iniquité  ,  il  a  ordonné 
<(  à  chacun  d'eux  de  veiller  sur  son  prochain  ^'\  » 

Mais  la  religion  révélée  de  Dieu  ,  est  un  joug 
que  l'honmie  consent  difficilement  à  porter  :  s'il 

(i  Eccle.  c.  17  ,  ;^.  5  et  suiv. 


IXTRODUCTIOX.  O 

n'ose  le  secouer  absolument ,  il  cherche  à  le  ren- 
di'e  moins  incommode.  La  négligence  des  pères , 
l'indocilité  des  enfans ,  la  jalousie  ,  l'intérêt  ,  la 
crainte  ,  passions  incpiiètes  et  ombrageuses  ,  iii'ent 
interromi)re  peu  à  peu  les  pratiques  du  culte  com- 
mun ,  et  oublier  la  tradition  domestique.  L'homme 
se  lit  autant  de  divinités  qu'il  j  a  d'êtres  dans  la 
nature ,  il  ne  suivit  que  son  caprice  dans  le  culte 
qu'il  leur  rendit.  Bientôt  il  y  eut  autant  de  religions 
que  de  peuplades  ;  chacune  voulut  avoir  ses  dieux 
tutélaires  ;  cette  division  fatale  est  une  des  causes 
qui  ont  le  plus  retardé  les  progrès  de  la  civilisation. 

§11. 

Après  plusieurs  siècles ,  un  grand  nombre  d'hom- 
mes se  rémiirent ,  commencèrent  à  suivre  des  lois 
et  des  usages  communs  ,  à  former  un  peuple  ,  une 
républicjue ,  un  royaume.  Mais  ces  nations  nais- 
santes ,  toujom's  en  défiance  les  unes  à  l'égard  des 
autres  ,  demem'èrent  dans  un  état  de  guerre  ;  elles 
ne  s'approchoient  que  pour  se  dépouiller  et  s'entre- 
détruire  ;  tout  étranger  étoit  censé  un  ennemi. 
Déjà  plongées  dans  l'erreur,  comment  pouvoient- 
elles  être  corrigées  ?  comment  faire  revivre  la 
révélation  donnée  à  nos  premiers  pères  ?  Dieu 
donna  aux  Hébreux  une  religion  iiationale ,  incor- 
porée aux  lois  et  à  la  constitution  de  leur  répu- 
blique ,  ou  plutôt  destinée  à  la  fonder.  Relative  au 
climat ,  au  génie  de  cette  nation  ,  aux  dangers  dont 
elle  étoit  environné ,  elle  étoit  faite  non  pour  un 
peuple  déjà  policé  ,  mais  qui  ahoit  le  devenir.  C'est 
donc  relativement  à  l'intérêt  politique,  à  l'utilité 
nationale  qu'il  faut  l'envisager ,  pour  en  voir  la 
sagesse ,  et  pom-  estimer  le  temps  de  sa  durée. 

Telle  est  encore  l'idée  que  nous  en  donne  le 


4  INTRODUCTIOX. 

même  autem*  sacré  :  «  Dieu .  dit-il ,  a  proposé  un 
«  chef  à  chaque  nation  ;  mais  il  a  réservé  pour  sa 
«  part  les  Israélites.  Il  a  éclairé  toutes  leurs  dé- 
«  marches  ,  comme  le  soleil  répand  sa  lumière  sur 
«  toute  la  nature  ;  ses  jeux  n'ont  cessé  de  veiller 
<(  sur  leurs  actions  :  leurs  iniquités  n'ont  point 
«  eflacé  l'alliance  qu'il  avoit  faite  avec  eux  ^'\  » 

L'homme  s  etoit  égaré  en  prenant  pour  des  dieux 
les  différentes  parties  de  la  nature  ;  Dieu  frappa  de 
grands  coups  sur  la  nature ,  7)0ur  faire  sentir  aux 
hommes  qu'il  en  étoit  le  maitre.  Il  effraya  les  Egy]i- 
tiens  ,  les  Chananéens  ,  les  Assyriens  ,  les  Hébreux , 
pai'  des  prodiges  de  terreur.  J^  exercerai  y  dit-il, 
ines  jugemens  éiir  les  dieux  de  VEgi/ple  ;  il  dé- 
clare qu'il  fait  des  miracles  ,  non  pour  les  Hébreux 
seuls  ,  mais  pour  apprendre  à  tous  les  peuples  qu'il 
est  le  Seigneur  ^'^.  Il  les  fit  en  effet  sous  les  yeux 
des  nations  qui  jouoient  le  plus  grand  rôle  dans  le 
monde  connu. 

Dieu  ne  révéla  point  de  nouveaux  dogmes ,  mais 
il  annonça  de  nouveaux  desseins.  La  croj-ance  de 
Moïse  et  des  Hébreux  étoit  la  même  que  celle 
d'Adam  et  de  Noë  ;  le  décalogue  est  le  code  de 
morale  de  la  nature  :  le  culte  ancien  fut  conservé  ; 
îuais  Dieu  le  rendit  plus  étendu  et  plus  pompeux  : 
dans  une  société  policée  ,  il  falloit  un  sacerdoce  ; 
la  tribu  de  Lévi  en  fut  chargée  à  l'exclusion  des 
autres.  La  tradition  nationale  étoit  l'oracle  que 
les  Hébreux  dévoient  consulter  ;  toutes  les  fois 
qu'ils  s'en  écartèrent ,  ils  tombèrent  dans  l'idolâ- 
trie ;  dès  qu'ils  voulurent  fraterniser  avec  leurs 
voisins  ,  ils  en  contractèrent  les  vices  et  les  erreurs. 

Mais  Dieu  ne  laissa  point  ignorer  ce  qu'il  avoit 
résolu  de  faire  dans   les   siècles  suivans.   Par  la 

(i  Eccl.  il.  i!\.  et  suiv. —  ("2  Voyez  la  sccouùc  partie  de 
cet  ouvrage,  cbap.  i,  art.  i,  ^  i  7. 


DxTRODUCTION.  ^' 

bouche  de  ses  propliétes,  il  annonça  la  vocation 
future  de  toutes  les  nations  à  sa  connoissance  et 
à  son  culte.  La  religion  juive  n'étoit  qu'un  prépa- 
ratif  à  la  révélation  plus  ample  et  plus  générale 
que  Dieu  vouloit  donner  ,  lorsque  le  genre  humain 
seroit  devenu  capable  de  la  recevoir. 

§  ni. 

Ce  temps  étoit  arrivé  quand  le  Fils  de  Dieu  vint 
annoncer  ,  sous  le  nom  à' évangile  ou  de  bonne 
nouvelle ,  une  religion  universelle.  La  révélation 
précédente  avoit  eu  pour  but  de  former  un  royaume 
ou  une  réimblicfue  siu'  la  terre  ;  J.-C.  prêcha  le 
royaume  des  deux.  Une  grande  monarchie  avoit 
englouti  toutes  les  autres  ;  tous  les  peuples  policés 
étoient  devenus  sujets  du  même  souverain.  Les 
arts ,  les  sciences  ,  le  commerce  ,  les  conquêtes , 
les  communications  établies ,  avoient  enfin  disposé 
les  peuples  à  fraterniser ,  et  à  se  réunir  dans  une 
seule  E'glise  ;.le  Fils  de  Dieu  envoie  ses  Apôtres 
prêcher  l'évangile  à  toutes  les  nations.  J'en  ferai , 
dit-il ,  un  seul  troupeau  sous  un  même  pasteur  ^'\ 
Si  ce  dessein  n'avoit  pas  été  conçu  dans  le  ciel , 
il  seroit  le  plus  beau  qui  eut  pu  se  former  sur  la 
terre  ;  et  si  Jésus-Christ  n'étoit  pas  Dieu  ,  il  seroit 
encore  le  meilleur  et  le  plus  grand  des  hommes. 

Ceux-ci  étoient  moins  grossiers  et  moins  stu- 
pides  que  dans  les  siècles  précédens  ;  aussi  les  signes 
de  la  mission  du  Sauveur  n'ont  point  été  des  pro- 
diges de  teiTeur ,  mais  des  traits  de  bonté  :  les 
moeurs  étoient  plus  douces,  mais  plus  voluptueuses  ; 
il  falloit  une  morale  austère  pour  les  corriger.  Une 
philosO})hie  curieuse  et  téméraire  n'avoit  laissé 
subsister  aucune  vérité  ;  il  falloit  des  mystères- 
(i  Fiet  uuum  ovile  et  unus   Pastor.  Joan.  io,  ;^.    16, 


^  INTRODUCTION. 

pour  la  confondre  et  pour  réprimer  ses  attentats. 
Les  usages  de  la  vie  civile  avoient  acquis  plus  de 
décence  et  de  dignité  :  il  falloit  un  culte  noble  et 
majestueux.  Les  connoissances  circuloient  d'une 
nation  aune  autre;  la  tradition  unicerselle ,  ou 
la  catholicité ,  étoit  donc  la  base  sur  laquelle  l'en- 
seignement devoit  être  fondé.  Telle  est  en  effet  la 
constitution  du  Christianisme. 

Ce  n'est  pas  le  connoître  que  de  l'envisager 
comme  une  religion  nouvelle  ,  isolée ,  qui  ne  tient 
à  rien ,  qui  n'a  ni  titres  ,  ni  ancêtres.  Ce  caractère 
est  l'ignominie  de  ses  rivales  ;  ainsi  elles  portent 
.sur  leur  front  le  signe  de  leur  réprobation.  Le 
christianisme  est  le  dernier  trait  d'un  dessein  formé 
de  toute  éternité  par  la  providence ,  le  couron- 
nement d'un  édifice  commencé  à  la  création  ;  il 
s'est  avancé  avec  les  siècles,  il  n'a  paru  ce  qu'il 
est  qu'au  moment  où  l'ou^Tier  j  a  mis  la  dernière 
main.  Aussi  les  Apôtres  nous  font  remarquer  que 
le  Verbe  éternel  oui  est  venu  instruire  et  sanctifier 
Jes  hommes ,  est  cplui-là  même  cpii  les  a  créés  ^*>» 
Saint  Augustin  ,  dans  ses  livres  de  la  cité  de  Dioi , 
envisage  la  vraie  Religion  connue  une  ville  sainte  , 
dont  la  construction  a  commencé  à  la  création , 
et  ne  doit  être  finie  que  quand  ses  habitans  seront 
tous  réunis  dans  le  ciel. 

Ce  plan  sublime  n'a  pu  éclore  dans  l'esprit  d'un 
homme  ;  il  embrasse  toute  la  durée  des  siècles  ; 
ceux  mêmes  qui  dans  les  premiers  âges  ont  con- 
couru à  son  exécution ,  ne  le  connoissoient  pas. 
C'est  Jésus-Christ  qui  nous  l'a  révélé.  Saint  Jean  , 
au  commencement  de  son  évangile ,  saint  Paul , 
dans  sa  lettre  aux  Calâtes  ,  et  dans  le  premier 
chapitre  de  l'épître  aux  Hébreux  ,  l'ont  clairement 
développé.   Le  Christianisme  est   la  religion  du 

(  1  Joan.  c.  I.  Hébr.    c.   i. 


IXTRODUCTIOX.  7 

sage ,  de  riiomme  parvenu  à  l'âge  viril  et  à  la 
maturité  parfaite   ^'>. 

L'auteur  de  l'ecclésiastique ,  qui  a  si  bien  pré- 
senté les  deux  premières  époques  de  la  révélation , 
ne  pouvoit  peindre  la  troisième  ;  il  l'a  précédée  de 
plus  de  deux  cents  ans  ;  mais  il  prie  Dieu  d'accom- 
plir ses  promesses  et  les  prédictions  des  anciens 
prophètes  5  «  afin  ,  dit-il ,  que  l'on  reconnoisse  la 
«  fidélité  de  ceux  qui  ont  parlé  en  votre  nom ,  et 
«  pour  apprendre  à  toutes  les  nations  que  tous  les 
«  siècles  sont  présens  à  vos  yeux  ^'\  » 


§  IV. 

Un  signe  non  équivoque  de  l'opération  divine 
est  la  constance  et  l'uniformité  ;  ce  caractère  brille 
dans  la  nature ,  il  n'éclate  pas  moins  dans  la  reli- 
gion. Dieu  n'a  point  enseigné  aux  hommes  dans  un 
temps  le  contraire  de  ce  qu'il  leur  avoit  dit  dans 
un  autre  ;  mais  à  certaines  époques  il  leur  a  révélé 
des  vérités ,  dont  il  ne  les  avoit  pas  encore  instruits 
auparavant.  La  croyance  des  patriarches  n'a  point 
été  changée  par  les  leçons  de  Moïse  ;  le  symbole  des 
Chrétiens,  quoique  plus  étendu,  n'est  point  opposé 
à  celui  des  Hébreux.  Le  code  de  morale  donné  à 
Adam  se  retrouve  dans  le  Décalogue  ;  celui-ci  a 
été  renouvelé ,  expliqué  et  confirmé  par  Jésus- 
Christ  ;  mais  la  religion  parfaite  et  immuable  dès 
sa  naissance ,  parce  qu'elle  est  l'ouvrage  de  la 
sagesse  divine  ,  a  souvent  été  défigurée  par  l'aveu- 
glement et  par  les  passions  de  l'homme.  Dieu  ne 
change  point  ;  l'homme  varie  continuellement. 
Plus  il  oublie  et  méconnoît  les  leçons  de  son  Créa- 
teur ,  plus  il  est  nécessaire  que  ce  père  sage  et  bon 

(1  EpLes.  c.   4,  ;^.  i3.  —  (2  Eccli.   c.  36.  jf.  i&. 


û-  INTRODUCnOX, 

les  renouvelle  ,  les  rende  plus  étendues  et  plus 
frappantes. 

Dans  les  éjararemeus  de  l'homme ,  rien  d'uni- 
forme :  la  vérité  est  une ,  les  erreurs  changent  à 
l'infini  ^'^ ,  un  peuj)le  nie  ce  cpie  l'autre  affirme , 
les  opinions  d'un  siècle  sont  effacées  par  celles  du 
siècle  suivant.  Tantôt  les  ])hilosophes  ont  enseigné 
qu'il  y  a  autant  de  dieux  que  d'êtres  dans  la  nature  ; 
tantôt  qu'il  n'y  en  a  ])oint  du  tout.  Dans  un  temps  , 
ils  ont  confondu  la  divinité  avec  l'éune  du  monde  ; 
dans  un  autre  ,  ils  ont  cru  que  Dieu  étoit  l'artisan 
du  monde  ;  mais  qu'il  ne  se  méloit  point  de  le  gou- 
verner. Les  uns  nous  ont  accordé  une  âme,  les 
autres  nous  l'ont  refusée  ;  ceux-là  coml^attoient 
pour  la  li])erté  humaine  ,  ceux-ci  pour  la  fatalité  : 
telle  secte  croyoit  à  la  vie  future ,  telle  autre  n'y 
ajoutoit  point  de  foi.  Les  plus  anciens  enseignèrent 
une  morale  assez  pure  ;  leurs  successeurs  la  cor- 
rompirent ,  ou  la  sapèrent  par  les  fondemens.  Dans 
tous  les  lieux  du  monde  on  raisonnoit  sur  la  reli- 
gion; dans  aucun  l'on  n'osoit  y  toucher,  de  peur 
de  la  rendre  pire.  Le  pçui)le  suivoit  à  l'aveugle  les 
leçons  de  ses  conducteurs  ,  et  les  traditions  de  ses 
ancêtres  ;  fables ,  contradictions ,  dérèglement  par- 
tout. 

Au  milieu  de  cette  nuit  profonde  ,  un  rayon  de 
vérité  brille  dans  un  coin  de  l'univers ,  une  Religion 
pure  y  subsiste  ;  elle  descend  en  droite  ligne  du 
j>remier  hojnme  ,  par  conséijuent  du  Créateur  , 
elle  s'est  perpétuée  dans  une  seule  branche  de 
familles  successives.  Lorsqu'elle  est  prête  à  s'étein- 
di'e ,  Dieu  paroît  de  nouveau  et  se  fait  entendre  :  il 
})arle  en  maître  souverain  de  la  nature  ;  les  Hébreux 
étonnés  treml)lent ,  écoutent  dans  le  silence.  Il 
faut  les  séparer  de  toutes  les  nations  livrées  à  l'er^ 

(i  Thcodorcf,   de  Provid.  Orat.  i.  p.  3Qr. 


INTKODUCTION,  9 

reiir ,  les  assujettir  par  une  loi  sévère.  Vingt  fois 
ils  veulent  en  secouer  le  joug ,  autant  de  fois  ils 
sont  forcés  de  le  reprendi'e.  Lors  même  qu'ils  y 
])aroissent  le  plus  soumis  ,   ils   en   prennent  les 
dogmes   de  travers ,  en  corrompent  la   morale  , 
altèrent  le  sens  des  promesses  divines.  Dieu  ce- 
pendant est  fidèle  à  les  accomplir  ;   au  moment 
qu'il  a  mai'qué  d'avance  ,  son  Verhe  incarné  paroît 
j)armi  les  hommes  ,  revêtu  de  tous  les  caractères 
de  la  divinité.  Amioncé  par  les  prophètes,  attendu 
j)ar  les  justes ,  précédé  par  des  prodiges  ,  né  du 
sang  le  plus  noble  qu'il  y  eût  dans  l'univers  ,  il 
reçoit    le    nom   de    Sauveur  ;   admirable   par  sa 
doctrine ,  étonnant  par  ses  miracles ,  respectable 
pai'  ses  vertus,  aimable  par  ses  bienfaits ,  il  prêche 
le  royaume  des  cieux.  ^lais  cette  lumière  luit  dans 
les  ténèbres,  il  est  méconnu-,  rejeté,  condamné 
})ar  la  nation  même  cju'il  venoit  instruire  et  sauver. 
Il  meurt ,  ressuscite ,  monte  au  ciel ,  ordonne  et 
prédit  la  conversion  du  monde ,  elle  s'accomplit  ; 
le  Christianisme  est  établi ,  il  subsiste  depuis  plus 
de  dix-huit  cents  ans  ,  malgré  les  efforts  renoissans 
des  incrédules  de  tous  les  siècles.  Voilà  le  tableau 
que  nous  avons  à  exposer.  On  ne  peut  y  mécon- 
noître  la   main  de  l'intelligence  toute-puissante 
et  éternelle ,  qui  d'un  coup  d'œil  embrasse  tous 
les  siècles  ^'> ,  voit  toutes  les  révolutions  que  doi- 
vent subir  ses  créatures  ,  trace  dés  le  premier  ins- 
tant le  plan  qu'elle  sui^Ta  dans  toute  la  durée  des 
temps. 

§  V- 

Pour  en  saisir  l'ensemble  ,    nous  avons    trois 
signes ,  qu'il  ne  faut  pas  séparer.  Dans  l'histoire 
(1  Tu  es  Deus  conspector  sœculorum.  EccH.  c.  36.  jf,  ig^ 
1^-  K 


10  INTRODLXTIOX. 

de  la  Religion  que  nous  présentent  les  écrivains 
sacrés ,  nous  voyons  : 

1.°  Une  chaîne  de  faits  qui  se  succèdent,  qui 
ne  laissent  aucun  vide ,  où  l'on  ne  peut  rien  dé- 
placer. L'ordi-e  des  générations  et  des  événemens 
nous  conduit  d'Adam  à  Noè  ,  de  iSoé  à  Abraham  , 
de  celui-ci  à  Moïse ,  de  JNIoïse  à  Jésus-Clirist.  La 
création  et  la  chute  de  l'homme ,  le  déluge  uni- 
versel et  la  dispersion  des  peuples,  la  vocation 
d'Abraham  et  les  prédictions  qui  regardent  sa 
postérité  ,  sont  trois  grandes  époques  auxquelles 
se  rapportent  les  faits  intermédiaires  ,  et  qui  pré- 
parent de  loin  la  révélation  donnée  par  Moïse. 
Celle-ci  nous  fait  envisager  la  venue  du  Messie 
et  la  conversion  des  peu{)los  comme  le  terme 
auquel  tous  ces  préparatifs  doivent  aboutir.  Voilà 
un  plan  général ,  un  dessein  suivi ,  qui  démontre 
que  rien  n'est  arrivé  par  hasard ,  et  que  rien  n'a 
été  écrit  sans  raison  ;  ce  n'est  point  ainsi  que  sont 
tissues  les  annales  mensongères  des  autres  peuples, 
auxquelles  les  philosophes  trouvent  bon  de  donner 
la  préférence. 

2.°  Une  chaîne  de  vérités  prouvées  par  ces  faits 
mêmes ,  toujours  relatives  aux  besoins  actuels  et 
à  la  situation  dans  laquelle  se  trouve  le  genre 
humain.  Sous  la  première  époque ,  tout  concoiut 
à  inculquer  ce  dogme  cai)ital ,  qu'il  y  a  un  seul 
Dieu  Créateur ,  dont  la  providence  dirige  tous  les 
événemens ,  et  qu'il  gouverne  en  maître  al^solu  le 
monde  qu'il  a  tiré  du  néant.  Sous  la  seconde,  tout 
se  rapporte  à  démontrer  que  ce  même  Dieu  est 
le  fondateur  de  la  société  civile  ,  l'ai'bître  souverain 
de  la  destinée  des  peuples ,  qu'il  les  })lace  et  les 
déplace,  les  élève  ou  les  humilie,  les  éclaire  ou 
les  laisse  dans  l'aveuglement ,  connue  il  lui  plaît. 
Sous  la  troisième  ,  le  but  principal  de  la  révélation 


INTRODUCTION.  1  i 

est  de  nous  convaincre  que  Dieu  est  encore  l'auteur 
de  la  sanctification  de  l'iiomme  ,  que  le  salut  n'est 
point  l'ouvrage  de  la  volonté  seule  ,  mais  de  la 
grâce  divine  et  des  mérites  du  médiateur. 

Ainsi ,  depuis  la  notion  du  Créateur  et  la  pre- 
mière promesse  faite  à  l'homme  pécheur ,  l'étendue 
et  la  clarté  de  la  révélation  va  toujours  en  aug- 
mentant ,  à  mesure  que  l'homme  devient  capable 
de  leçons  plus  amples  et  plus  pai'faites,  jusqu'à  la 
manifestation  pleine  et  entière  de  la  grâce  et  de  la 
vérité  par  Jésus-Christ.  Par  la  révélation  primitive , 
la  loi  naturelle  ne  paroît  connue  cjii'autant  qu'il 
étoit  nécessaire  pour  la  prospérité  des  familles ,  et 
pour  engager  les  hommes  à  se  rapprocher.  Dieu 
tolère  dans  les  patriarches  des  abus  qui  dévoient 
être  retranchés  dans  la  suite  des  temps  j  mais  qu'il 
eut  été  difficile  d'arrêter  pour  lors  ,  et  qui  ne  pou- 
voient  encore  produire  d'aussi  mauvais  effets  que 
chez  les  peuples  mieux  civilisés.  La  loi  de  Moïse 
supprime  ou  diminue  une  partie  de  ces  abus  :  mais 
le  droit  des  gens ,  ou  le  droit  d'mie  nation  à  l'égai'd 
d'une  autre ,  est  encore  très-peu  connu.  Il  étoit 
nécessaire  que  les  Hébreux  demeurassent  isolés 
et  dans  l'état  de  sé})aration  dans  lequel  tous  les 
peuples  vivoient  pour  lors.  C'est  seulement  par 
l'évangile  que  les  grands  prmcipes  de  morale  so- 
ciale, de  charité  universelle,  d'Az^maT^zVé/^  ont  été 
enfin  développés  ;  les  anciens  philosophes  n'en 
étoient  pas  mieux  instruits  que  les  autres  hommes. 
Ici  on  reconnoit  encore  la  sagesse  de  la  providence , 
qui  ne  donne  à  ses  enfans  que  les  leçons  dont  ils 
sont  susceptibles ,  et  n'exige  d'eux  des  vertus  que 
s^lon  le  degré  de  leurs  connoissances. 

3.°  Une  chaîne  d'erreurs  et  d'égaremens  chez 
les  hommes  indociles ,  erreurs  qui  viennent  tou- 
jours de  la  même  source ,  de  leur  révolte  contre 


1 2  LNTRODUCTIOX. 

l'autorité  divine.  Sous  la  loi  de  nature ,  ceux  qui 
se  sont  écartés  de  la  tradition  dumentique  sont 
tombés  dans  le  polytéisme ,  et  y  ont  persévéré  ; 
ils  ont  adoré  les  ouvrages  du  Créateur  sans  l'adorer 
lui-même  :  leur  culte  n'a  été  cpi'un  chaos  de  pro- 
fanations. Tel  est  encore  l'état  des  peuples  chez 
lesquels  le  flambeau  de  la  révélation  ne  s'est  point 
rallumé  ;  aucun  progrès  de  la  raison  humaine  y 
pendant  soixante  siècles ,  n'a  été  capable  de  les  en 
tirer.  Sous  la  loi  mosaïque ,  lorsque  les  Juifs  ont 
méconnu  leiu'  li'adition  nationale,  ils.  se  sont 
])longés  dans  l'idolâtrie  ;  comme  toutes  les  nations 
voisines,  ils  ont  adoré  l'ouvrage  de  leurs  mains, 
sont  devenus  aussi  aveugles  que  si  Dieu  n'avoit 
jamais  daigné  les  instruire.  Dans  le  sein  du 
Christianisme  ,  quiconque  abandonne  la  tradition 
nniverselle  ou  la  catholicité ,  tombe  dans  l'hé- 
résie ,  qui  n'est  qu'une  philosophie  erronée  ;  mais 
s'il  raisonne  de  suite ,  il  n'y  demeure  pas  long- 
temps, il  ])asse  rapidement  au  déisme,  au  maté- 
rialisme ,  au  i)yrrhonisme  absolu  :  ou  il  adore  le 
Dieu  de  Spinosa ,  ou  il  n'adore  rien  du  tout.  Nous 
verrons  dans  un  moment  le  tissu  des  conséquences 
qui  conduisent  à  cet  abyme  ;  l'enchaînement  n'en 
fut  jamais  aperçu  })ai'  ceux-mémes  qui  s'y  trouvent 
enlacés. 

§   VI. 

Parmi  tous  ces  grands  génies  qui  attaquent 
aujourd'hui  la  religion ,  en  est-il  quelqu'un  qui 
ait  entrepris  de  renverser  le  plan  général  de  la 
révélation  ,  ou  qui  ait  fait  de  fortes  objections 
pour  le  détruire  ?  Pas  un  seul  ne  s'en  est  seulement 
douté.  A  les  entendre ,  il  semble  que  la  religion 
soit  un  hors-d'œuvre  dans  la  société  ,  et  que  l'on. 


INTRODUCTION.  1 3 

ne  saclic  pas  d'où  elle  est  venue  ;  que  Jésus-Christ 
soit  arrivé  sur  la  terre  sans  être  prévu  ni  attendu  ; 
que  le  Christianisme  soit  le  résultat  des  idées  d'un 
homme  singulier ,  qui  a  rêvé  qu'il  étoit  destiné  à 
changer  la  face  de  l'univers. 

Ce  n'est  point  ainsi  qu'il  est  représenté  dans 
nos  livres  saints.  «  Jésus-Christ ,  disent  ses  Apô- 
((  très,  n'est  pas  seulement  d'aujourd'hui ,  il  étoit 
«  hier ,  et  le  même  pour  tous  les  siècles  '^'\  Il 
«  étoit  dans  les  décrets  éternels  avant  la  nais- 
«  sance  du  monde  ^'\  C'est  l'agneau  immolé  dés 
«  la  création  ^^\  L'ouvrage  qu'il  a  consommé 
u  développe  enfin  un  mystère  caché  dans  le  sein 
«  de  Dieu  dés  le  commencement  des  siècles ,  et 
«  fait  comprendre  la  sagesse  de  sa  conduite  et 
«  de  ses  desseins  éternels  *■'*■.  »  Jésus-Christ  a 
fait  de  l'ancien  et  du  nouveau  Testament  une 
seule  et  même  alliance  ^^\  Conséquemment  saint 
AugTistin  soutient  que  le  Christianisme  a  existé 
depuis  la  création  ^^)  ,  et  M.""  Bossuet ,  que 
la  religion  est  la  même  depuis  l'origine  du 
monde  '--K 

Entreprendre  de  prouver  la  vérité  et  la  divi- 
nité du  Clu'istianisme ,  sans  avoir  égai'd  aux  deux 
époques  de  la  révélation  qui  ont  précédé  ,  ce  seroit 
lui  dérober  la  plus  frappante  de  ses  preuves ,  juger 
du  coin  d'un  tableau,  sans  envisager  l'ensemble, 
mettre  notre  religion  de  niveau  a^ec  celle  des 
Lidiens  et  des  Chinois.  Non  ;  elle  tient  à  l'ori- 
gine du  monde,  et  doit  durer  autant  que  lui.  I^es 
autres  ne  sont  que  des  excrescences  ou  des  taches 
qui  obscurcissent  et  détigurent  le   plan  général  , 

(i  Hebr.  c.  i3,  ir.  8.  —  (2  i.  Petri ,  c.  i ,  ;^.  20.  —  (3 
Apos.  c,  i3,  ^.  8.  — (4  Ephes.  c.  3,  f/:  9  et  10.  —  (5  /  ent 
utraque  unum.  Ibld  c.  2,  ^.  i^.  —  (6  iîetiact.  1.  1,  C.  i3  , 
li,  3.  Epiât.  102,  q.  2.  ~  (7  Disc,  sur  l'Hist.  univ.  2  pari., 
art.  u 


1  i  INTRODUCTION. 

OU  tout  au  plus  des  ombres  qui  ne  servent  qu'à 
mieux  faire  sortir  les  traits  de  lumière. 

De  même  que  la  religion  domestique  des  pa- 
triarches n'a  dii  persévérer  que  jusqu'au  moment 
où  les  peuplades  dispersées  se  rassembleroient 
pour  former  des  corps  de  nation;  ainsi  la  religion 
nationale  des  Hébreux  n'a  du  se  maintenir  que 
jusqu'à  l'époque  à  laquelle  les  peuples  mieux  ci- 
vilisés seroient  capables  de  composer  une  société 
religieuse  imiverselle.  En  suivant  le  fil  de  lliis- 
toii'e  dans  notre  troisième  pailie ,  nous  verrons 
que  cette  constitution  même  du  Christianisme  a 
empêché  les  peuples  de  l'Europe  de  retomber  dans 
la  bai'barie.  Une  quatrième  révélation  générale  est 
donc  impossible ,  elle  ne  seroit  plus  analogue  à 
aucun  état  de  la  nature  humaine.  Tant  cp.ie  l'uni- 
vers sera  policé  ,  il  doit  être  Chrétien  ;  il  ne  peut 
être  bien  civilisé  que  par  l'évangile.  Jésus-Christ 
a  embrassé  dans  son  plan  toute  la  durée  du 
monde ,  lorsqu'il  a  promis  à  son  Eglise  d'être 
avec  elle  jusqu'à  la  consommation  des  siècles. 
Long-temps  avant  la  mission  de  Moïse ,  le  Messie 
avoit  été  annoncé  comme  un  législateur  qui 
devoit  rassembler  les  peuples;  aucune  prophétie 
ne  nous  parle  d'un  nouvel  envoyé  :  lorscpie  Dieu 
lui-même  a  daigné  venir  nous  instruire  en  per- 
sonne ,  quel  pourroit  être  le  maître  capable  de 
nous  donner  de  meillem-es  leçons? 

Jésus-Christ  a  reçu  de  son  père  le  souverain- 
domaine  sur  toutes  choses  ^'^ ,  tout  a  été  créé 
par  lui  et  pour  lui  ,  rier>  ne  subsiste  qu'en  lui 
^'^  ;  son  régne  dans  le  ciel  est  éternel  ^^^ ,  et  il 
ne  cessera  sur  la  terre  que  quand  tous  ses  en- 
nemis seront  abattus  à  ses  pieds  ^'\ 

(i  Matl. ,  c.  1 1 ,  ;^.  97.  —  (2  Coloss  c  1 ,  3^ .  iG  et  17.  — 
(3  -2  Pet.  j  c.  1 ,  ;J^.  1 1.  —  (4  i  Cor.  c.  i5  ,  ^.  25. 


INTRODUCTION.  1 5 

§   VIL 

ORIGINE   ET   PROGEis   DE   L 'INCRÉDULITÉ. 

D'où  peut  donc  Tenir  l'irréligion ,  qui  de  nos  jours 
s'est  répandue  dans  l'Europe  entière?  La  peste  noire 
qui  au  quatorzième  siècle  ravagea  une  partie  de 
notre  hémisphère,  ne  fit  pas  de  progrès  plus  rapi- 
des. Les  auteurs  sacrés  ont  constamment  attribué 
à  l'esprit  de  ténèbres  les  erreurs  des  héréticjues, 
les  superstitions  des  idolâtres,  les  artifices  mali- 
cieux des  incrédules  ^*> ,  et  ils  nous  ont  appris 
à  connaître  les  moyens  dont  il  se  sert.  Disons- 
le  hardiment,  nous  n'ayons  que  trop  de  preuves 
à  produire  ;  l'incrédulité  est  fille  de  l'ignorance , 
dans  un  siècle  qui  se  croit  très-instruit ,  la  Religion 
n'est  pas  connue.  Mais  cette  ignorance  même  tient 
à  d'autres  causes  ;  il  en  est  de  générales  et  de 
particulières  ;  l'histoire  en  est  tracée  dans  celle 
des  peuples  qui  nous  ont  précédés. 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  cette  maladie 
épidémique  a  paru  dans  le  monde.  Les  Grecs  , 
parvenus  au  comble  de  la  prospérité  par  leurs 
victoires  sur  les  Perses  ,  se  précipitèrent  dans 
répicuréisme;  Rome,  maîtresse  du  monde,  char- 
gée des  dépouilles  de  l'Asie ,  fit  entrer  dans  ses 
murs  avec  le  luxe  cette  odieuse  philosophie;  les 
Juifs,  délivrés  de  la  persécution  des  rois  de  Syrie, 
et  enrichis  par  le  commerce  d'Alexandrie,  virent 
éclore  le  saducéisme ,  qui  n'étoit  qu'un  épicuréis- 
me  grossier.  Selon  les  observations  de  plusieurs 
jx)litiques  modernes ,  les  mêmes  vaisseaux  qui  ont 
voiture  dans  nos  ports  les  trésors  du  nouveau 
monde,  ont  dii  y  apporter  le  germe  de  l'irréligion 
avec  la  maladie  honteuse  qui  empoisonne  les  sour- 
ces de  la  vie. 

(  i  Fphes.  c.  5  ,  ;f  »  12, 


1 6  INTRODUCTION". 

A  la  suite  du  luxe,  marche  la  philosophie,  qui 
n'est  elle-même  qu'un  luxe  de  connoissance.  Une 
nation  qui  s'applaudit  d'avoir  quitté  les  mœurs 
agrestes  de  ses  aïeux  ,  se  fait  prescp.ie  un  point 
d'honneur  de  renoncer  à  leur  croyance.  [N'e  seroit- 
il  pas  aussi  indécent  de  conserver  l'antique  reli- 
^on  de  nos  pères,  cpie  de  porter  les  mêmes  habits? 
L'esprit  devenu  calculateur,  suppute  les  avantages 
d'une  nouvelle  façon  de  penser ,  comme  il  estime 
le  produit  d'un  nouveau  commerce  ,  ou  d'une 
branche  d'industrie  ;  nos  i)hilosophes  ont  porté 
l'exactitude  jusqu'à  évaluer  la  dépense  du  pain 
béni  et  des  cierges  ^'^  :  bientôt  l'on  marchande 
combien  coûte  la  vertu,  et  l'on  juge  ordinairement 
qu'elle  est  trop  chère. 

Chez  un  peuple  corrompu  par  l'amour  eÔréixé 
des  plaisirs  ,  plus  la  Religion  est  sainte ,  plus 
elle  doit  devenir  odieuse  ;  sa  morale  se  trouve 
si  éloignée  du  ton  générale  des  mœurs ,  qu'elle 
ne  peut  manquer  de  paroitre  impraticable  :  l'es- 
prit énervé  par  les  foiblesses  du  cœur,  n'envisage 
plus  cette  morale  qu'avec  eflroi.  On  est  descendu 
de  sa  hauteur  par  une  pente  imperceptible  ;  on 
ne  se  sent  plus  assez  de  force  pour  regagner 
le  sommet.  On  ai'gumente  pour  prouver  qu'il  est 
inaccessible ,  que  la  tête  y  tourne ,  que  l'on  ne 
peut  y  respirer  :  les  philosophes  qui  promettent  de 
le  démontrer ,  sont  sùi's  de  trouver  des  auditeurs 
dociles.  Les  uns  et  les  autres  s'applaudissent  de 
leur  sagacité  ,  vantent  les  i)rogrès  des  lumières  du 
siècle,  donnent  l'irréligion  comme  le  résultat  des 
connoissances  qu'ils  ont  accpiises  ;  ce  n'est  que 
l'eftet  des  vices  qu'ils  ont  contractés.  Si  nous  pou- 
vions nous  flatter  d'avoir  plus  de  vjertus  que  nos 
jières,  il  nous  seroit  permis  de  penser  que  nous 
sommes  aussi  beaucoup  plus  éclairés, 
(i  Eucyclop.  Pain  béni. 


rNTRODUCTIOX,  Ï7 

Les  panégyristes-  même  du  siècle  présent  nous 
font  remarquer  que  l'âge  de  la  philosophie  annonce 
<(  la  yiellesse  des  empires,  qu'elle  s'efibrce  en  vain 
«  de  soutenir.  C'est  elle  qui  forma  le  dernier  siècle 
«  des  belles  républiques  de  la  Grèce  et  de  Rome  : 
«  Athènes  n'eut  de  philosophes  que  la  veille  de  sa 
((  ruine  ,  qu'ils  semblèrent  prédire.  Cicéron  et 
«  Lucrèce  n'écrivirent  sur  la  nature  des  dieux  et 
«  du  monde,  qu'au  bruit  des  guerres  civiles  qui 
«  creusèrent  le  tombeau  de  la  liberté  ^'\  ->  Triste 
réflexion  !  Si  les  flambeaux  de  la  philosophie  n'é- 
toient  que  des  torches  funèbres  destinées  à  éclairer 
les  funérailles  du  patriotisme  et  de  la  vertu  ,  il 
de"SToit  être  défendu ,  sous  peine  de  la  vie ,  de  les 
allumer  jamais. 

Un  autre  spéculateur  observe  que  le  laboureur 
est  nécessairement  superstitieux ,  le  matelot  impie , 
le  guerrier  fataliste,  l'habitant  des  villes  indifférent 
''\  Quelle  philosophie  que  celle  qui  dépend  de  la 
profession  que  l'on  exerce  ou  du  séjour  cp.ie  Ton 
habite  ! 

Mais  il  est  bon  de  voir  par  cjneis  progrès  insensi- 
bles, par  quel  enchaînement  de  consécpiences  elle 
est  parvenue  à  ce  point  àUndifférence ,  que  l'on 
veut  nous  faire  envisager  comme  le  comble  de  la 
sagesse, 

§  VIII. 

11  y  a  un  fait  constant,  et  dont  plusieurs  philo- 
sophes sont  convenus  ;  c'est  que  les  nations  féroces, 
cpii  ravagèrent  l'Europe  au  cinquième  siècle  et 
dans  les  âges  suivans  ,  auroient  étouflé  jusqu'au 
dernier  germe  des  connoissances  humaines,  si  la 

(  I  Hist.  (les  Etaljliss.  des  Eiirop.  clans  les  Indes,  tome  YII  > 
ç.  i3.  —  (2  Aux  maues  de  Louis  X\' ,  t.  I ,  p.  29-, 


1  o  INTRODUCTION. 

Religion  n'avoit  opposé  des  barrières  àleiu'  fureur. 
Les  ecclésiastiques  obligés  à  l'étude  par  leur  état , 
conservèrent  une  foible  teinture  des  sciences  rpii 
avoient  été  cultivées  sous  la  domination  des  Ro- 
mains. Il  y  eut  toujours  des  écoles  établies  dans 
l'enceinte  des  chapitres  et  des  monastères  pour 
l'instruction  de  la  jeunesse;  le  nom  de  Clerc  devint 
synonyme  à  celui  de  Lettré.  La  langue  latine  consa- 
crée aux  offices  de  l'Eglise,  quoique  fort  déchue  de 
son  ancienne  pureté ,  fut  dans  la  suite  un  secours 
pour  reprendre  la  lecture  des  anciens  auteurs.  Dans 
le  loisir  du  cloitre,  les  moines  s'occupèrent  à  ras- 
sembler et  à  copier  les  écrits  que  le  génie  destructeur 
des  bai'bares  avoit  épargnés  :  à  la  renoissance  des 
lettres,  les  archifiés  des  églises  et  des  monastères 
ont  été  les  uniques  dépôts  où  l'on  a  retrouvé  les 
monumens  des  siècles  précédens. 

La  pompe  extérieure  du  culte  divin  contribuoit 
à  entretenir  un  reste  de  goût  pour  les  arts ,  les 
rapports  nécessaires  avec  le  siège  de  Rome  et  les 
pèlerinages  de  dévotion,  furent  pendant  long-^ 
temps  le  seul  îicîi  de  communication  entre  les 
différentes  nations  de  l'Europe;  la  trêve  de  Dieu 
établie  par  un  motif  de  religion  ,  suspendit  par 
intervalles  les  ravages  de  la  guerre.  Un  des  objets 
de  l'institution  de<plusieurs  fêtes,  fut  d'interrompre 
les  travaux  des  serfs ,  accablés  sous  la  tyrannie 
féodale.  Avant  l'établissement  des  foires  et  des 
marchés  publics,  les  apports  ou  le  concours  des 
peuples  aux  fêtes  et  au  tomljeau  des  Saints ,  fm'ent 
le  rendez-vous  ordinaire  des  négocians   ^'\ 

Si  donc  il  s'est  trouvé  quelques  vestiges  d'huma- 
nité ,  de  mœurs,  de  police,  de  lumières  parmi  les 
hommes  au  quinzième  siècle,  c'est  incontestable- 

(  T  La  première  foire  franche  en  France  a  commencé  à  Saiat- 
Penis.  Hist.  des  Etabliss.  des  Europ.  dans  les  Indes,  t.  II.  p.  2. 


DÎTRODUCTION.  1 9 

ment  au  christianisme  que  l'on  en  est  redevable  ^'\ 
Sans  la  résistance  que  le  zèle  de  religion  opposa  aux 
tentatives  réitérées  des  Mahométans,  ils  auroient 
envahi  l'Italie  et  les  Gaules;  tout  étoit  perdu. 

Lorsque  les  premiers  littérateurs  commencèrent 
à  reprendi'e  le  fil  des  connoissances  humaines ,  on 
n'avoit  pas  lieu  de  prévoir  que  leurs  successeurs  se 
serviroient  bientôt ,  pour  attaquer  la  Religion ,  des 
secours  mêmes  qu'elle  leur  avoit  conservés  ,  et 
tourncroient  contre  elle  les  armes  qu'ils  avoient 
reçues  de  sa  main  :  la  révolution  fut  aussi  prompte 
qu'elle  avoit  été  imprévue. 

11  étoit  impossible  qu'au  milieu  des  ténèbres  qui 
avoient  couvert  la  face  de  l'Europe  pendant  plu- 
sieurs siècles,  il  ne  se  fût  glissé  des  abus  dans  la 
Religion ,  que  les  mœurs  du  clergé  ne  se  sentissent 
de  la  licence  qui  avoit  régné  dans  tous  les  états  ; 
c'est  de  là  que  l'on  est  parti  pour  lancer  les  pre- 
miers traits  contre  la  constitution  même  du  Chris- 
tianisme. 

Ceujc  qui  s'annorieèrent  au  seizième  siècle,  sOua 
le  titre  de  réformateurs ,  sentirent  ces  abus  ;  ils 
crurent  y  remédier  en  détruisant  le  principe  auquel 
ils  les  attribuoient ,  savoir ,  l'autorité  de  l'Eglise. 
Ils  ne  virent  pas  qu'ils  faisoient  une  brèche  par 
laquelle  toutes  les  erreurs  alloient ^bientôt  pénétrer; 
que  pour  renverser  successivement  tous  les  dogmes 
et  les  fbndemens  mêmes  de  la  foi  chrétienne ,  il  n'y 
avoit  qu'à  suivre  la  route  qu'ils  venoient  de  tracer. 
En  eflet ,  bientôt  en  imitant  leur  méthode  ,  les 
Sociniens  rejetèrent  tous  les  dogmes  qui  leur  pa- 
rurent incompréhensibles,  citèrent  au  tribunal  de 
la  raison  les  oracles  de  la  parole  divine.  Instruits 
par  cet  exemple  ,  les  déistes  ne  voulurent  plus 

(1  Vues  pbilos.  de  Pre'monval  ,  lome  I  ,  p.  i5^.  Hume, 
histoire  de  la  maison  de  Tudor ,  tome  II,  p.  9. 


20  ESTRODUCTION. 

admettre  aucune  révélation ,  révoquèrent  en  doute 
plusieurs  vérités  de  la  Religion  naturelle  5  enlin  le 
matérialisme  ,  armé  de  leurs  argumens  .  osa  lever 
sa  tète  altiére  ,  et  nier  l'existence  de  Dieu.  Les 
scepticfues  frappés  du  choc  de  ces  divers  systèmes, 
conclurent  cju'il  n'y  a  rien  de  certain  ;  qu'en  fait 
de  religion  et  de  morale,  un  philosophe  doit  s'en 
tenir  au  doute  absolu.  De  là  est  née  V indifférence 
pour  toutes  les  oi)inions ,  à  laquelle  on  donne  le 
nom  de  tolérance.  Dans  l'excès  du  délire,  l'esprit 
humain  ne  peut  aller  plus  loin. 


§   IX. 

Cette  progression  surprenante  est  clairement 
mai'quée  par  les  époqiics  des  personnages  qui  ont 
été  à  la  tète  de  ces  différens  partis  ,  et  par  la  date 
de  leurs  ouvrages.  Luther  commença  de  dogmat  - 
ser  en  3617  ;  Calvin  en  i532  ;  Lelio  ,  Socin  et 
Gp-ntilis,  vers  iCiCiO.  Viret,  Vnr.  des  réformateurs  , 
a  parlé  des  premiers  déistes  dans  son  instruction 
chrétienne,  en  1563.  Vanini ,  athée  décidé,  fut 
exécuté  en  1619;  Spinosa  n'a  paru  cpie  quai'ante 
ans  après  ;  La  Motte  le  Veyer  et  Cayle ,  deux  scep- 
tiques ,  ont  écrit  sur  la  lin  de  ce  même  siècle  ; 
Montagne  les  avoit  i)récédés. 

En  Angleterre,  les  progrès  de  l'incrédulité  ont 
été  les  mêmes.  Après  les  divers  combats  des  dillé- 
rentes  sectes  protestantes  et  sociniennes.  le  déisme 
y  eut  des  prosélytes.  Le  Lord  Herbert  de  Cherbury, 
premier  auteur  anglois  qui  l'ait  réduit  en  système, 
publia  son  livre,  De  Veritate y  en  1621.  Hobbes, 
Toland,  Blount ,  Shastesbury  ,  Tindal ,  Morgan, 
Chul)b  ,  Collins  ,  Woolflon  ,  Boliiigbroke  ,  sont 
ve/ius  à  la  suite.  Ce  dernier,  de  même  que  Hobbes. 


INTRODUCTION.  2 1 

et  Toland,  a  semé  des  principes  d'athéisme  dans 
ses  oinTao^es;  David  Hume,  plus  récent,  a  professé 
le  scepticisme  dans  les  siens. 

Nos  incrédules  françois,  qui  parlent  aujourd'hui 
si  haut ,  n'ont  été  cpie  les  échos  et  les  copistes  des 
Anglois  ;  c'est  un  fait  aisé  à  yérilier.  Us  ont  com- 
mencé par  enseigner  le  déisme;  insensiblement  ils 
en  sont  venus  au  matérialisme  pur;  ])our  achever 
la  dégradation,  le  pyrrhonisme  absolu  se  montre 
à  découvert  dans  la  plupart  de  leurs  livres.  Nous 
citerons  ci-aprés  quelques-unes  de  leurs  maxi- 
mes ^'\ 

Ce  phénomène  constamment  renouvelé  ne  peut 
être  un  eÔet  du  hasard  :  déjà  on  l'avoit  remarqué 
chez  les  anciens  philosophes.  Trois  cents  ans  avant 
notre  ère,  les  dogmes  de  la  religion  naturelle  et  de 
la  morale  avoient  été  trop  foiblement  établis  par 
Pythagore ,  paj  Socrate ,  Platon  et  Ai'istote-,  qui 
avoient  précédé  cette  époque  ;  ils  avoient  mêlé  des 
erreurs  à  ces  vérités  essentielles.  Les  épicuriens  et 
les  cyniques  qui  parurent  alors  attaquèrent  ,  les 
uns  l'existence  de  la  divinité  ou  du  moins  sa  pro- 
vidence ;  les  autres  les  lois  de  la  morale.  Leurs 
égaremens  furent  remplacés  par  les  hypothèses  de 
Pyrrhon  et  de  ses  descendans,  qui  ne  vouloient 
admettre  aucune  vérité. 

D  n'en  faut  pas  davantage  pour  convaincre  un 
esprit  di'oit,  non-seulement  de  la  nécessité  de  la 
révélation ,  mais  du  besoin  que  nous  avons  d'une 
autorité  visible  pour  nous  guider  en  matière  de 
religion  ,  l'une  de  ces  vérités  découle  évidemment 

(  I  Les  sectateurs  des  divers  systèmes  d'incrédulité  ne  sont 
appuyés  sur  aucune  preuve  positive,  mais  sur  les  difiicultés 
qu'ils  voient  dans  les  (»pinions  de  leurs  adversaires.  Des  diffi- 
cultés et  des  objections  peuvent  inspirer  des  doutes,  elles 
n'opèrent  point  la  couviction.  En  général ,  les  incrédules  sont 
floltans,  incertains  et  non  persuadés. 


22  INTRODUCTION. 

de  l'autre.  L'auteur  de  l'article  Unitaires ,  dans 
l'encyclopédie,  a  très-bien  montré  la  progression 
que  doit  faire  un  raisonneur ,  dés  cju'il  a  û'anclii  la 
barrière  de  l'autorité  ^').  Sur  ce  point  important , 
les  principes  sont  exactement  d'accord  avec  les 
faits ,  ils  servent  d'appui  les  uns  aux  autres. 

SX. 

Le  premier  essai  des  novateurs  fut  d'attaquer 
l'autorité  de  la  tradition ,  ils  ne  virent  pas  qu'en 
renversant  la  tradition  des  dogmes ,  ils  sapoient 
du  même  coup  la  tradition  des  faits.  Car  enfin  on 
ne  conçoit  pas  pom-quoi  il  est  plus  difficile  aux 
hommes  de  rendre  témoignage  Je  ce  qu'ils  ont 
entendu,  que  d'attester  ce  qu'ils  ont  vu  :  s'ils  sont 
indignes  de  croyance  sur  le  premier  chef ,  nous  ne 
voyons  pas  quelle  confiance  on  peut  leur  accorder 
sur  le  second.  Dès  que  la  tradition  des  faits  est 
aussi  caduque  et  aussi  incertaine  que  la  tradition 
des  dogmes ,  le  Christianisme  ne  peut  se  soutenir  ; 
il  est  appuyé  sur  des  faits.  Tous  les  ai'gumens  que 
l'on  a  rassemblés  contre  l'infaillibilité  de  la  tradition 
dogmaticfue  ,  ont  donc  S3rvi  à  ébranler  en  général 
toute  certitude  morale  ou  historique  ^'\  Celle-ci 
étant  intimement  liée  à  la  certitude  physique  , 
comme  nous  le  ferons  voir,  les  coups  portés  à  l'une 
ne  ])ouvoient  manquer  de  retoml)er  sur  l'autre. 
Quand  on  est  parvenu  à  douter  des  vérités  phy- 
siques ,  il  ne  reste  qu'un  pas  à  faire  pour  contester 
les  principes  métaphysiques  sur  lesquels  portent 
nos  raisonnemens.  A  proprement  parler ,  ces  trois 
espèces  de  certitudes  sont  appuyées  sur  le  même 

(  I  Voyez  encore  Bayle  ,  dict.  crit.  art.  ylcoata.  Apol.  pour 
'les    Cathol.  Tome  2  ,  c.  4»    —    (2  Voyez    Daillc  ,  de  usa 
Patruin, 


INTRODUCTION.  2  D 

fondement,  sur  le  sens  commun  ^'' ;  l'on  ne  peut 
donner  atteinte  à  l'une,  sans  diminuer  la  force  des 
autres. 

Dans  la  vue  de  détruire  l'autorité  de  la  tradition 
dogmatique  ,  les  novateurs  soutinrent  c[ue  les  pas- 
teurs de  l'église  avoient  changé  la  doctrine  des 
Apôtres  ,  que  la  plupart  de  nos  dogmes  sont  de 
nouvelles  inventions  de  la  théologie.  Aujourd'hui 
les  incrédules  nous  apprennent  que  les  Apôtres 
mêmes  ont  changé  la  doctrine  de  Jésus-Christ , 
que  le  Christianisme,  tel  que  nous  le  professons, 
a  été  fabriqué  par  saint  Paul  et  psir  ses  sectateurs. 
Julien  avoit  fait  cette  rare  découverte ,  il  l'a  trans- 
mise aux  docteurs  modernes  "). 

Pour  décréditer  les  témoins  de  la  tradition,  les 
critiques  protestans  se  sont  déchaînés  contre  les 
pères  de  l'église  ;  ils  ont  suspecté  leur  doctrine , 
leur  morale  ,  leur  capacité  ,  leur  conduite ,  leur 
bonne  foi  ^^\  Des  anciens  Pérès  aux  Apôtres  ,  la 
distance  n'est  pas  longue ,  les  déistes  l'ont  franchie  ; 
ils  ont  appliqué  aux  Apôtres  les  mêmes  reproches 
que  l'on  avoit  faits  à  leurs  successeurs  ^^)  11  n'est 
pas  une  seule  de  leurs  objections  contre  les  écrits 
des  Pères  qui  n'ait  été  rétorquée  contre  ceux  des 
Apôtres.  Les  mêmes  ai'gumens  que  les  critiques 
avoient  faits  contre  l'authenticité  de  certains  livres 
de  l'écriture ,  ont  été  tournés  par  les  incrédules  , 
contre  tous  les  autres  livres;  les  objections  que  l'on 
oppose  actuellement  aux  miracles  du  Christia- 

(i  VoytïBeallies  ,  an  essai  on  the  nature  ad  imrautabilify  of 
Truth.  —  (2  Hibt.  crit.  de  J.-C.  Tableau  des  Saiuts.  Examen 
crit.  de  S.  Paul ,  etc.  —  (3  Daillé  ,  de  usii  Patrum.  Si  les 
Apôtres  eux-mêmes  n'ont  pas  e'té  exempts  d'erreurs  et  de  foi- 
Liesses  ,  faut-il  s'étonner  que  leurs  disciples  les  plus  zélés  eu 
aient  été  susceptibles?  Barbeyrac  ,  Traité  de  la  Morale  des 
Pères,  c.  8  ,  ^  89,  etc.  —  (4  Première  lettre  écrite  de  la 
Montagne,  page  23  et  29.  Troisième  lettre,  page  97  ,  98  ,  118. 


U  l  •  rS'TIlODUCTIOX. 

nisme,  ont  été  forgées  pai'  les  protestaiis  contre 
les  miracles  opérés  dans  l'église  romaine. 

Lorsqu'il  fut  question  d'examiner  la  mission  des 
prétendus  réformateurs,  les  catholiques  objectèrent 
que  des  liommes  qui  avoient  été  sujets  à  toutes  les 
passions  humaines  et  ci  des  erreurs  dont  leurs  dis- 
ciples étoient  forcés  de  rougir,  ne  pouvoient  avoir 
été  suscités  de  Dieu  pour  réformer  l'église.  Pour 
se  tirer  de  ce  mauvais  pas,  les  novatem's  répon- 
dirent c[ue  les  Apôtres  mêmes  avoient  été  sujets  aux 
erreurs  et  aux  passions  humaines ,  et  s'eôbrcérent 
de  le  prouver.  De  ces  accusations,  cpioique  fausses, 
les  déistes  conclurent  que  les  Apôtres  n'ont  point 
été  envoyés  de  Dieu  pour  éclairer  et  corriger  les 
honmies  :  bientôt  cette  criticpie  impie  s'est  jetée 
sur  Jésus-Christ  même ,  a  noirci  sa  doctrine ,  ses 
mœurs,  ses  intentions,  ses  vertus,  et  a  tiré  contre 
lui  la  même  conséc{uence.  Les  sociniens,  devenus 
déistes ,  afléctèrent  de  faire  de  pompeux  éloges 
de  Jésus-Christ  ;  mais  ils  vomirent  des  torrens  de 
bile  contre  ^Nloïse  ^'^  :  leurs  successeurs  ,  moins 
hyj^ocrites,  ont  également  blasphémé  contre  l'un 
et  l'autre.  Les  manichéens  et  les  marcionites,  qui 
soutenoient  que  la  religion  juive  étoit  trop  grossière 
jx)ui'  avoir  été  révélée  par  un  Dieu  infiniment  sage , 
prétendoient  aussi  cjue  ce  monde  est  trop  imparfait 
\K>ui  être  l'ouvrage  d'un  Dieu  infiniment  bon  : 
ainsi  s'enchaînent  les  erreurs. 

Si  nous  disons  aux  protestans  qu'un  fidèle  doit 
user  de  sa  raison  pour  connoître  cpielle  est  la  véri- 
table église  ,  et  pour  peser  les  preuves  de  son 
infaillibilité ,  mais  qu'après  l'avoir  connue ,  il  doit 
se  laisser  guider  par  cette  autorité  :  absm'dité  î 
s'écrient-ils;  il  s'ensuivroit  que  l'église  peut  en- 
seigner toutes  sortesd'erreurs  sans  que  ses  membres 

(i  Voyez  Morgau,  morale  philosopher,  etc. 


INTRODUCTION.  2!i 

aient  droit  de  consulter  leur  raison ,  pour  savoir 
s'ils  doivent  les  admettre  ou  les  rejeter.  Est-il  plus 
difficile  à  la  raison  de  juger  quelle  est  la  vraie 
doctrine  ,  que  de  savoir  quelle  est  la  véritable 
église?  Très-bien,  ont  réplicfué  les  déistes:  selon 
vous  ,  on  ne  peut  juger  de  la  mission  de  Jésus- 
Christ  et  des  Apôtres  ni  de  l'inspiration  des  li\Tes 
saints  que  par  la  raison  ;  donc  c'est  encore  à  elle 
de  voir  si  leur  doctrine  est  ^Taie  ou  fausse ,  au- 
trement Jésus -Christ  ,  les  Apôtres  ,  l'écritm'e  , 
pourroient  enseigner  toutes  sortes  d'erreurs  sans 
que  nous  eussions  di'oit  de  consulter  la  raison  pour 
savoir  si  nous  devons  les  admettre  ou  les  rejeter. 
En  vertu  de  cette  rétorsion ,  il  a  fallu  convenir 
que  c'est  à  la  raison  en  dernier  ressort  de  juger 
quelle  est,  dans  l'écriture  même,  la  doctrine  digne 
ou  indigne  de  Dieu  ,  par  conséquent  révélée  ou 
non  révélée.  Alors  l'écriture  ne  nous  impose  pas 
plus  d'obligation  de  croire ,  que  tout  autre  livre. 
C'est  le  déisme  pur.  Dans  les  ou\Tages  faits  par 
les  protestans  contre  les  déistes;  nous  n'avons  vu 
aucune  réponse  à  cet  argument. 

Les  diftérentes  sectes ,  pour  s'établir ,  deman- 
dèrent la  tolérance  ,  bien  résolues  de  ne  pas 
l'observer  lorscpi'elles  auroient  acquis  des  forces. 
Selon  les  principes  qu'elles  posèrent ,  la  tolérance 
doit  être  illimitée;  les  juifs,  les  mahométans,  les 
païens ,  les  déistes ,  les  athées ,  ont  autant  de  droit 
d'y  prétendi'e  qu'un  hérétique  quelconque.  Ce  point 
a  été  démontré  de  concert  par  les  catholicpies ,  par 
les  protestans ,  par  les  incrédules  "'.  En  effet,  toutes 
les  raisons  sur  lesquelles  les  calvinistes  avoient 
exigé  la  tolérance ,  ont  été  retorquéas  contre  eux- 

(i  Papin,surla  tolérance  des  protestans.  Bayle,com.  philos. 
II.  part.  c.  7.  Traité  sur  la  tolér.  C.  22.  Hume,  bist.  uat.  de  la 
rtlig.,  p.  68. 

1.  2 


2  6  INTIlODrCTIOX. 

mêmes  par  les  sociniens  ^'>.  Les  déistes  à  leur  tour 
s'en  sont  servis  pom*  prouver  qu'il  étoit  permis  de 
doc-matiser  ^''\  Enfin  ,  les  athées  les  font  valoir 
aujourd'hui  enlem'  faveur,  et  s'en  autorisent  pour 
enseigner  impunément  le  matérialisme  ^'\  Il  est 
ainsi  démontré  par  le  fait ,  aussi  bien  que  par  le 
raisonnement ,  que  la  tolérance  universellement 
réclamée  est  l'aliment  de  toutes  les  erreurs  et  la 
destruction  de  toute  religion. 

§XI. 

Si  nous  suivons  la  progression  des  controverses 
qui  se  sont  élevées  successivement  ,  nous  ne 
verrons  pas  moins  l'eflét  que  devoit  produire 
le  principe  d'où  l'on  est  parti  ,  et  la  chaîne 
de  conséquences  qu'il  a  fallu  parcourir.  Dés  que 
les  réformateurs  se  furent  élevés  contre  l'auto- 
rité de  l'église,  et  qu'ils  s'arrogèrent  le  droit  de 
juger  du  sens  de  l'écritm-e,  ce  li^Te  divin ,  loin  de 
concilier  les  opinions  et  de  réunir  les  esprits,  ne 
servit  qu'à  les  diviser.  Les  mêmes  ar/^umens  par 
lesquels  les  calvinistes  avoient  attaqué  le  mystère 
de  l'eucharistie  ,  servirent  aux  sociniens  pour 
combattre  tous  les  autres  mystères.  La  plus  forte 
objection  que  les  premiers  aient  cru  faire  contre  la 
transsubstantiation,  a  été  tournée  par  David  Hume 
contre  tous  les  miracles  ^^\  D'autres  sont  allés  plus 
loin.  Si  Dieu  ne  nous  a  ])oint  enseif]fîié  d'autres 
vérités  que  celles  qui  paroi ssent  d'accord  avec  la 
lumière  naturelle,  on  ne  voit  pas  pourquoi  la  ré- 

(i  Bossuet,6.  Avcrt.  aux  piolest.  III.  Part.  —  (2  Emile, 
tome  m  ,  ?•  i;^-  Lettre  à  M.  de  Beaimiont,  p.  74'  —  (3  Syst. 
delà  nat.  tome  II,  c.  n,  12,  i3.  (4  "Noyez  ci-apres,  tome  IV, 
dissert,  sur  la  cert.  art.  2,  §  11.  L'auteur  d'Emile  a  tros-bien 
prouvé*  aux  protestaus,  quen  ét.-.blis>ant  le  deisnie,  il  n  avoii 
fait  que  suivre  les  principes  fnndameutaux  de  la  réforme. 
Deuxième  lettre  écrite  de  la  Montagne,  p.  4;  ,  69. 


D^TRODUCTIOX.  27 

veîatioîi  étoit  nécessaire.  Dés  cfue  le  ciiristianisme 
enseigne  des  mystères ,  il  y  a  lieu  de  douter  si  c'est 
une  religion  révélée,  si  les  preuves  de  cette  révélation 
sont  assez  certaines  5  un  raisonneur  commence  par 
préjuger  c|u'elles  sont  fausses.  Il  n'est  pas  besoin, 
selon  lui ,  de  preuves  surnaturelles  pour  établir  de  s 
vérités  conformes  aux  lumières  de  la  nature  j  aucune 
preuve ,  selon  lui ,  ne  peut  nous  obliger  à  croire  des 
dogmes  contraires  à  nos  idées  naturelles.  On  a  donc 
contesté  les  prophéties  et  les  miracles;  on  a  sou- 
tenu qu'ils  sont  non-seulement  faux  ,  mais  im- 
possibles :  pour  le  prouver  ,  on  a  eu  recours  au 
système  de  la  nécessité  ou  de  la  fatalité ,  qui  tient 
au  matérialisme.  Mais  si  les  preuves  du  christi- 
anisme sont  autant  de  fables,  si  cette  religion  C£ui 
paroît  si  sainte  n'est  qu'une  imposture  ,  y  a-t-il 
une  providence  qui  veille  sur  la  religion,  un  Dieu 
qui  exige  de  l'homme  un  culte,  et  qui  lui  impose 
des  lois?  Lorsqu'un  pareil  doute  vient  à  éclore,  on 
n'est  pas  loin  de  l'athéisme. 

Les  déistes  ont  encore  attac{ué  la  révélation  , 
parce  qu'elle  n'a  pas  été  donnée  à  tous  les  honmies; 
on  leur  a  montré  que  leur  prétendue  religion  na- 
turelle est  dans  le  même  cas,  cfu'elle  a  été  méconnue 
par  les  païens  ,  cpi'elle  est  ignorée  des  ])eu})les 
barbares  :  nouvelle  objection  contre  la  providence; 
les  athées  l'on  fait  valoir.  On  a  démontré  aux  déistes, 
que  quiconque  admet  un  Dieu ,  admet  des  mys- 
tères ;  Cfue  plusieurs  attributs  de  Dieu  sont  in- 
compréhensibles ,  et  semblent  inconciliables.  Pour 
ne  pas  reculer,  nos  déistes  révocfuent  en  doute  tous 
les  attributs  de  la  divinité  cpie  l'on  ne  conçoit  pas. 
D  n'est  pas  difficile  aux  athées  de  tourner  en  ridicule 
un  Dieu  dont  les  déistes  n'osent  rien  affiinner. 

Ceux-ci  fondent  leur  incrédulité  sur  l'insuffisance 
des  témoiEfnages  de  la  révélation;  les  premiers éta- 


28  IXTRODUCTIOX. 

blissent  la  leur  sur  l'insuffisance  des  preuves  que 
fournit  la  raison.  Selon  les  déistes ,  la  providence 
n'a  pas  assez  fait  de  bien  aux  hommes  dans  l'ordre 
de  la  grâce  ;  selon  les  athées ,  elle  n'en  a  pas  assez 
fait  dans  l'ordre  de  la  natiu'e .  puiscjii'il  y  a  du  mal 
dans  le  monde.  Mais  prendrons-nous  ]:)Our  mesure 
de  la  bonté  divine  l'entêtement  des  esprits  opi- 
niâtres et  l'ingratitude  des  mauvais  coeurs  ?  En 
comparant  la  justice  divine  à  la  justice  humaine, 
les  déistes  et  les  sociniens  ont  soutenu  que  Jésus- 
Christ  n'a  pas  pu  satisfaire  pom'  nous:  en  com- 
parant la  bonté  divine  à  la  bonté  humaine  .  les 
athées  concluent  que  l'existence  du  mal  anéantit 
le  dogme  de  la  providence. 

§  XII. 

L'axicme  sacré  des  uns  et  des  autres,  est  que 
l'homme  ne  doit  écouter  que  sa  raison ,  ne  se  rendre 
qu'à  l'évidence,  rejeter  tout  ce  qui  lui  paroit  faux 
et  absurde.  Voyons  les  divers  usages  cpie  l'on  a 
fait  de  cette  maxime  séduisante. 

Je  vois  clairement  que  telle  loi .  telle  discipline  . 
tel  usage  religieux  est  un  abus .  que  la  raison .  le 
l)on  ordre,  le  bien  public,  en  exigent  la  réforme. 
Donc  je  dois  travailler  à  introduire  une  discipline 
contraire  malgré  tous  les  obstacles,  rompre,  s'il 
le  faut ,  toute  société  avec  ceux  qui  s'obstineront 
à  maintenir  l'usage  actuel  :  voilà  le  fondement  de 
la  conduite  de  tous  les  schismatiques. 

Je  conçois  avec  une  évidence  invinci])le.  qu'il 
n'y  a  qu'un  seul  Dieu  ;  la  divinité  de  Jésus-Christ 
est  donc  une  erreur  :  qu'un  corps  ne  peut  pas  être 
en  différens  lieux  au  même  moment  ;  la  présence 
réelle  de  Jésus -Christ  dans  toutes  les  hosties 
consacrées,  est  donc  un  dogme  absurde  :  que  Dieu 


INTRODUCTION.  29 

ne  peut  pas  être  un  et  trois  :  le  mystère  de  la  Trinité 
est  donc  une  contradiction.  Les  passages  de  l'écri- 
ture ,  qui  senil)lent  prouver  la  divinité  du  Verbe , 
la  présence  réelle  ,  ou  la  Trinité  ,  doivent  être 
explicfués  par  d'autres  qui  me  paroissent  dire  le 
contraire.  Ainsi  ont  raisonné  les  ai'iens,  les  so- 
ciniens,  les  protestans  et  tous  les  sectaires  qui  ont 
paru  depuis  la  naissance  de  l'Eglise. 

Je  suis  intimement  convaincu  que  Dieu  ne  peut 
pas  révéler  des  dogmes  absurdes ,  inintelligibles , 
contradictoires ,  indignes  de  sa  sagesse  et  de  sa 
véracité  suprême  ;  je  vois  de  pareils  dogmes  dans 
toutes  les  religions  qui  se  disent  révélées  ;  donc 
lOutes  ces  prétendues  révélations  sont  des  chi- 
mères ;  donc  toutes  les  preuves  sur  lesquelles  on 
veut  les  appuyer  sont  fausses  ;  donc  il  faut  s'en 
tenir  à  la  religion  naturelle.  Tel  est  le  système 
des  déistes. 

Il  n'est  pas  possible  de  douter  qu'un  Dieu  qui 
prendroit  intérêt  au  culte  des  hommes ,  ne  leur 
en  révélât  directement ,  actuellement  et  sans  in- 
terruption ,  la  fotme  ;  il  ne  soufi'riroit  pas  qu'ils 
le  lui  refusassent  par  une  ignorance  invincible. 
S'il  y  avoit  un  Dieu ,  s'écrioit  Toland ,  et  un 
Dieu  oui  s'intéressât  au  bonheur  des  humains  , 
sans  doute  il  prendroit  pitié  de  l'état  d'incerti- 
tude et  d'ignorance  ou  je  suis  ^'\  C'est  le  langage 
de  ceux  qui  soutiennent  l'indifférence  des  reli- 
gions ,  et  qui  n'en  veulent  aucune. 

Il  est  évident  qu'un  être  doué  de  qualités  in- 
compatibles ,  dont  les  attributs  sont  inconciliables 
et  contradictoires  ,  n'existe  pas.  Or  ,  quelque  soit 
l'idée  cpie  l'on  veut  me  donner  de  Dieu ,  non- 
seulement  je  n'y  conçois  rien,  mais  j'y  vois  des 
contradictions  formelles  :  donc  Dieu  n'existe  pas, 

('  Dial.  surràme,p.  6^. 


1 


^0  Es'TRODUCTION. 

et  ne  sauroit  exister.  Les  athées  ne  cessent  de 
répéter  cette  prétendue  démonstration  ^'\ 

Un  philosophe  ne  doit  admettre  que  ce  qu'il 
conçoit ,  et  dont  l'existence  lui  est  démontrée.  Or  , 
ce  qu'on  dit  des  esprits,  ou  des  substances  dis- 
tinguées de  la  matière ,  est  inconcevable  ;  leur 
qualités,  leurs  opérations,  leur  manière  d'être, 
sont  autant  de  mystères  inintelligibles ,  et  dont 
on  ne  peut  avoir  une  idée  claire.  Je  ne  conçois 
que  des  corps  ,  mes  sens  ne  peuvent  m'attester 
l'existence  d'un  être  distingué  de  la  matière  : 
donc  tout  est  matière ,  les  esprits  sont  des  chi- 
mères. Voilà  le  grand  ai'gument  des  matérialistes. 

Puisqu'un  philosophe  ne  doit  admettre  que  ce 
qu'il  conçoit  ,  je  ne  puis  affirmer  l'existence 
d'aucun  être  quelconque.  L'essence  de  la  matière 
et  la  plupart  de  ses  propriétés  sont  inconcevables. 
Ce  que  l'on  dit  du  temps  ou  de  la  durée,  soit  finie, 
soit  infinie  ,  de  l'espace  créé  ou  incréé  ,  du  mou- 
vement ,  de  la  divisibilité  de  la  matière,  du  prin- 
cipe intérieur  des  opérations  de  l'homme ,  des 
causes  physifjues  ,  etc. ,  est  inintelligible  ;  il  n'est 
pas  un  seul  de  ces  objets  sur  lequel  on  ne  puisse 
faire  des  questions  insolubles.  D'ailleurs  les  sens 
nous  trompent ,  ils  ne  nous  attestent  que  des 
apparences,  leur  témoignage  ne  doit  jamais  pré- 
valoir sur  celui  de  la  raison.  Donc  il  n'y  a  rien  de 
certain  ;  l'on  doit  tout  au  i)lus  admettre  des  pro- 
Ijabilités  et  des  vraisemblances.  Ainsi  ont  parlé 
les  acataleptiques ,  les  académiciens ,  les  scepti- 
ques ,  les  pyrrhoniens  ,  souvent  copiés  par  les 
])hilosophes  modernes  ^'). 

(i  Syst.  de  la  nat.  tome  II,  c.  2.  Traité  des  erreurs  popul. , 
p.  114  ,  etc.  (2  Quiconque  ne  se  rcndioil  recllcnuiit  qu'n  Tcvi- 
dence,  ne  seroit  guère  assure  (jue  de  sa  proiTC  existence.  De 
l'esprit ,  tome  I,  noie  p   22. 


INTRODUCTION.  01 

§XI1L 

Si  la  maxime  sur  lacjpelle  se  fondent  les  in- 
crédules est  vraie  ,  le  i)yrrhoni5me  est  donc  le 
seul  système  raisomial^le.  Après  avoir  supi)Osé  cpie 
l'évidence  de  nos  idées  doit  être  la  seule  règle  de 
nos  jugemens ,  on  prouve  doctement  que  cette 
évidence  est  réduite  à  rien.  Un  philosophe  ne  la 
voit  que  dans  ses  propres  opinions ,  quelque  ab- 
surdes qu'elles  soient  d'ailleurs  ^'). 

Pour  résumer  en  deux  mots;  les  protestans  ont 
dit  :  nous  ne  devons  croire  que  ce  qui  est  ex- 
pressément révélé  dans  l'Ecriture ,  et  c'est  la 
raison  qui  en  détermine  le  \Tai  sens.  Les  soci- 
niens  ont  répliqué  :  donc  nous  ne  devons  croire 
révélé  que  ce  qui  est  conforme  à  la  raison.  Les 
déistes  ont  conclu  :  donc  la  raison  suffit  pour 
connoitre  la  vérité  sans  révélation  ;  toute  révé- 
lation est  inutile ,  par  conséquent  fausse.  Les 
athées  ont  refais  :  or  ce  que  l'on  dit  de  Dieu  et 
des  esprits  est  contraire  à  la  raison  ;  donc  il  ne 
faut  admettre  que  la  matière.  Les  pyrrhoniens 
viennent  fermer  la  marche  ,  en  disant  :  le  ma- 
térialisme renferme  plus  d'absurdités  et  de  con- 
tradictions que  tous  les  autres  systèmes  :  donc 
il  ne  faut  en  admettre  aucun  ^"'\ 

Selon  un  déiste  anglois  ,  de  même  que  le  cal- 

(i  Jeu'ose  cire  craucun  avis;  je  ne  vois  qii'incnmpréhensibilité 
dnns  l'un  el  diius  Tautre  système.  Quest.  sur  l'encyclop.  Idée  , 
ëect.  I.  AdoiLZ  Dieu  ,  soyez  houncte  homme,  el  croyez  que 
deux  et  deux  font  quatre.  Dict.  philos.  Nécessaire.  —  (2  ['a 
tr.Tçant  cette  frcnéalogie  impure,  nous  n'avons  aucune  inten- 
tion de  chagriner  les  protestans  ;  s'ils  rnt'connoissent  leurs 
desccndans  ,  ceux-ci,  plus  honnêtes  ,  ne  renient  point  leurs 
ancêtres  :  ce  sont  les  protestants ,  rlisent-ils ,  qui  ont  commencé 
la  révolution;  mais  ils  ne  sont  pps  alle's  assez  loin.  Euûo  j  l'on 
est  aile  ii  loin,  qu'il  Tialra  uJceisaiiioieut  reculer. 


02  INTRODUCTION. 

yinisme  a  produit  des  enthousiastes  dans  son 
origine ,  il  a  fait  éclore  enfin  des  athées.  Un 
athée  n'est  qu'une  espèce  d'enthousiaste  idolâtre 
de  sa  raison  ,  qui  déclame  contre  Dieu  et  sa  pro- 
vidence ^'\ 

Ainsi  le  premier  pas  dans  la  carrière  de  l'erreur 
a  conduit  nos  raisonneurs  téméraires  au  dernier 
excès  d'aveuglement  ;  ainsi  la  raison  li\Tée  à 
elle-même  ne  trouve  plus  de  bornes  où  elle  puisse 
s'arrêter ,  elle  est  entraînée  par  le  fil  des  consé- 
quences beaucoup  })lus  loin  qu'elle  n'avoit  prévu. 
Tout  homme  qui  a  suivi  la  naissance  et  le  pro- 
grés de  différentes  opinions  ,  est  convaincu  , 
qu'entre  la  vérité  établie  par  la  main  de  Dieu  et 
le  pyrrhonisme  absolu ,  il  n'y  a  point  de  milieu 
ou  l'esprit  humain  puisse  demeurer  ferme.  Qui- 
conque se  picjiie  de  raisonner ,  doit  être  chrétien 
catholicpie  ,  ou  entièrement  incrédule  ,  et  pyrrlio- 
nien  dans  toute  la  rigueur  du  terme. 

Nos  adversaires  mêmes  ont  confirmé  par  leur 
aveu  la  vérité  de  cette  .  théorie  ;  ils  disent  que  le 
christianisme ,  une  fois  détruit ,  l'existence  de 
Dieu  et  l'immortalité  de  l'àme  ne  tiennent  pres- 
que plus  à  rien;  mais  que  si  l'on  admet  un  Dieu  , 
l'on  est  forcé  de  dévorer  toute  la  suite  des  consé- 
cjuences  qu'en  tirent  les  superstieux ,  c'est-à- 
dire  ,  les  chrétiens  ;  que  ceux-ci  raisonnent  plus 
conséquemment ,  et  sont  plus  d'accord  avec  eux- 
mêmes  que  les  déistes  ;  que  le  déisme  est  un 
système  où  l'esprit  humain  ne  peut  pas  long-temps 
s'arrêter  ^'\  C'est  donc  uniquement  la  crainte  des 
conséquences  qui  conduit  les  incrédules  à  l'athé— 

(i  Morgan,  moral  philosoplier ,  tome  I,  pag.  jjc).  —  (2  Syst. 
tle  la  nat.  tome  H,  c.  7  ,  p.  221  rt  snil^.  c.  r.i ,  p.  .^57.  FrcmitMe 
lettre,  à  Sophie,  p.  5.  Douxièiue  lettre-,  p.  4».  Dial.  jinr  Tàme  , 
p.  145, 14G,  Le  Lou  sens,  §  117  ,  118. 


INTRODUCTION.  .'ij 

isme  :  de  peur  d'être  forcés  à  croire  trop  ,  ils 
prennent  le  parti  de  ne  rien  croire  du  tout.  Leur 
manière  de  philosopher  ,  dit  un  encycloj)édiste , 
n'est  au  fond  que  l'ai't  de  décroire  ^'\  De  même 
que  les  sociniens  ont  démontré  aux  protest  ans 
qu'ils  n'avoient  pas  suivi  leur  ])rincipe  jusqu'où 
il  peut  aller ,  et  s'étoient  arrêtés  sans  savoir  pour- 
cpjoi;  iin  déiste  prouve  aux  sociniens  cpi'ils  sont 
coupables  de  la  même  inconséquence.  Mais  un 
athée  retombe  sur  les  déistes ,  et  leur  montre 
qu'ils  sont  eux-mêmes  des  raisonneurs  pusilla- 
nimes ,  et  qu'ils  se  contredisent  ;  enfin  un  pyrrho- 
nien ,  à  son  tour ,  fait  voir  aux  athées  qu'ils 
déraisonnent ,  qu'un  dogmatique  quelconque  prête 
le  flanc  à  ses  adversaires  ,  et  se  trouve  bientôt 
percé  de  ses  propres  traits.  Nous  demandons  si  la 
dispute  étant  réduite  à  ce  point ,  le  triomphe  de 
la  religion  peut  encore  paroître  douteux  ;  pour 
se  débarrasser  de  ses  ennemis ,  elle  n'a  qu'à  kur 
laisser  le  soin  de  s'entre-détruire. 

J    XIV. 

Quand  on  connoît  les  vrais  motifs  qui  déter- 
minent la  plupart  des  déserteurs  de  la  religion, 
l'on  n'est  plus  tenté  de  leur  prêter  l'oreille  ,  ils 
ont  eu  la  complaisance  de  les  dévoiler  eux-mêmes. 

Avant  d'aller  plus  loin ,  écartons  d'abord  une 
pierre  de  scandale.  Nous  déclarons ,  une  fois  pour 
toutes ,  que  sous  le  nom  de  philosophes  ou  d'îVz- 
crêdules  y  nous  entendons  les  auteurs  de  cette 
foule  de  livres  impies  ,  dans  lesquels  la  religion 
est  attaquée  sans  ménagement ,  et  dont  nous  ré- 
futerons les  principes  dans  notre  ouvrage.  Nous 
faisons  profession  d'ignorer   si   ces   auteurs  sont 

(i  Kucyclop.  Unitaires,  p.  3<jG . 

1.  2. 


OHt  INTRODLXTION. 

vivans  ou  morts ,  nationaux  ou  étrangers  ,  connus 
ou  inconnus  ;  nous  ne  voulons  les  peindre  cfue  par 
leurs  écrits  ;  nous  attaquons  les  livres  et  non  les 
personnes.  Nous  ne  citerons  nommément  que  ceux 
dont  les  ouvrages  sont  généralement  avoués  ,  et 
nous  n'alléguerons  d'autres  faits  que  ceux  qui  ré- 
sultent de  ces  ouvrages  mêmes.  En  nous  bornant 
à  cette  preuve  irrécusable ,  nous  soutenons  que 
le  libertinage  et  les  passions  sont  les  vraies  causes 
de  l'incrédulité.  Le  tableau  que  nous  allons  tracer 
paroîtra  peut-être  trop  noir  ;  mais  il  vient  de  la 
jH'Opre  main  de  nos  adversaires. 

«  Si  nous  remontons  ,  dit  l'un  d'entr'eux  ,  à  la 
«  source  de  la  prétendue  philosophie  de  ces  mau- 
«  vais  raisonneurs ,  nous  ne  les  trouvons  point 
«  animés  d'un  amour  sincère  pour  la  vérité  ;  ce 
«  n'est  point  des  maux  sans  nombre  que  la  su- 
((  perstition  a  faits  à  l'espèce  humaine  ,  dont 
«  nous  les  verrons  touchés  ;  nous  verrons  qu'ils 
«  se  trouvent  gênés  des  entraves  importunes  que 
«:  la  religion ,  quelque  fois  d'accord  avec  la  rai- 
«  son  ,  mettoit  à  leurs  déréglcmens.  Ainsi  c'est 
((  leur  perversité  naturelle  qui  les  rend  ennemis 
«  de  la  religion ,  ils  n'y  renoncent  que  lorsqu'elle 
«  est  raisonnable  ;  c'est  la  vertu  qu'ils  haïssent 
«  encore  plus  que  l'erreur  et  l'absurdité.  La  su- 
«  perstition  leur  déplaît ,  non  par  sa  fausseté,  non 
«  par  ses  conséquences  fâcheuses ,  mais  par  les 
«  obstacles  qu'elle  0})pose  à  leurs  passions  ,  par 
«  les  menaces  dont  elle  se  sert  pour  les  efirayer. 
«  par  les  fantômes  qu'elle  emploie  pour  les  forcer 
<i:- d'être  vertueux....  » 

((  Des  mortels  emportés  par  le  torrent  de  leurs 
«passions,  de  leurs  habitudes  criminelles,  delà 
«  dissipation  ,  des  i)laisirs ,  sont-ils  bien  en  état 
«  de  chercher  la  vérité  ,  do  méditer  la  nature  hu- 


ESTRODUCTION.  05 

«  mairie  ,  de  découyrir  le  système  des  mœm:s  ,  de 
«  creuser  les  fondemens  de  la  vie  sociale  ?  La 
«  philosophie  pomToit-elle  se  glorifier  d'avoir  pour 
«  adhéraiis ,  dans  une  nation  dissolue ,  une  foule 
«  de  libertins  dissipés  et  sans  mœurs ,  qui  mé- 
«  prisent  sur  parole  une  religion  lugubre  et  fausse , 
«  sans  connoitre  les  devoirs  qu'on  doit  lui  subs- 
«  tituer  ?  Sera-t-elle  donc  bien  flattée  des  homma- 
«  ges  intéressés  ,  ou  des  applaudissemens  stupides 
«  d'une  troupe  de  débauchés  ,  de  voleurs  publics, 
«  d'intempérans ,  de  voluptueux ,  cpii ,  de  l'oubli 
«  de  leur  Dieu  et  du  méju'is  qu'ils  ont  pour  son 
«  culte  ,  concluent  qu'ils  ne  se  doivent  rien  à  eux- 
«  mêmes  ni  à  la  société  ,  et  se  croient  des  sages  , 
«  parce  que  souvent ,  en  tremblant  et  avec  re- 
«  mords  ,  ils  foulent  aux  pieds  des  chimères  qui 
«  les  forçoient  à  respecter  la  décence  et  les 
«  mœurs  ">.  » 

Nous  n'aurions  pas  osé  dire  d'aussi  terribles 
vérités ,  mais  il  nous  est  permis  de  les  copier  ; 
les  incrédules  ne  peuvent  être  mieux  définis  que 
par  les  maitres  qui  les  ont  formés. 

L'autem-  du  Système  de  la  Nature  ne  s'est  pas 
exprimé  avec  moins  d'énergie  .  en  recherchant  les 
causes  qui  peuvent  porter  à  l'athéisme  et  à  l'irré- 
ligion. La  première  est ,  selon  lui ,  l'indignation 
(ju'insf)ire  à  tout  homme  qui  pense  ,  la  vue  des 
maux  qu'ont  produits  dans  le  monde  l'idée  de  Dieu 
et  la  religion.  La  seconde ,  est  la  crainte  impor- 
tune que  doit  faire  naître  dans  l'esprit  de  tout 
raisonneur  conséquent,  l'idée  d'un  Dieu  tel  que 
ses  aÔi'eux  ministres  le  peignent  ,  c'est-à-dire , 
d'un  Dieu  vengeur  du  crime ,  et  rénumérateur  de 
la  vertu.  La  troisième ,  sont  les  passions  et  les 
intérêts  des  hommes  qui  les  poussent  à  faire  des 
recherches. 

(i  Essai  sur  les  préjuges,  c.  8  ;  p,  i8i  et  suiv. 


56  INTRODUCTION. 

La  question  est  de  savoir  si  un  esprit  préoccupé 
par  l'indignation  ,  par  la  crainte ,  par  les  passions, 
est  fort  en  état  de  faire  des  recherches  avec  succès, 
et  de  découvrir  la  vérité. 

«  Nous  conviendrons ,  dit-il  ,  que  souvent  la 
«  corruption  des  mœurs ,  la  débauche  ,  la  licerxe, 
«  et  même  la  légèreté  d'esprit ,  peuvent  conduire 
«  à  l'irréligion  ou  à  l'incrédulité  ;  mais  on  peut 
«  être  libertin ,  irréligieux ,  et  faire  parade  d'in- 
((  crédulité  sans  être  athée  pour  cela....  Bien  des 
«  gens  renoncent  aux  préjugés  reçus  par  vanité 
«  et  siu:  parole  ;  ces  prétendus  esprits  forts  n'ont 
«  rien  examiné  par  eux-mêmes ,  ils  s'en  rappor- 
((  tent  à  d'autres  qu'ils  supposent  avoir  pesé  les 

«  choses  plus  miïi'ement Un  voluptueux  ,  un 

((  débauché  enseveli  dans  la  crapule ,  un  ambi- 
«  tieux,  un  intrigant,  un  homme  û'ivole  et  dissi- 
«  pé  ,  une  femme  déréglée  ,  un  bel  esprit  à  la 
«  mode  ,  sont-ils  donc  des  personnages  bien  ca- 
«  pables  de  juger  d'une  religion  qu'i's  n'ont  point 
»  approfondie,  de  sentir  la  force  d'un  argument, 
«  d'eml)rasser  l'ensemble  d'un  système  ?....  Les 
«  hommes  corrompus  n'attaquent  les  dieux,  que 
«  lorsqu'ils  les  croient  ennemis  de  leurs  passions». 

Cependant ,  selon  le  même  auteur  ,  u  il  faut  être 
«  désintéressé,  pour  juger  sainement  des  choses;  il 
«  faut  des  lumières  et  de  la  suite  dans  l'esprit , 
u  pour  saisir  un  grand  système.  Il  n'appartient 
«  qu'à  l'honmae  de  bien  d'examiner  les  preuves  de 
«  l'existence  de  Dieu ,  et  les  principes  de  toute 

«  religion L'homme  honnête  et  vertueux  est 

«  seiil  juge  compétent  dans  une  si  grande  allaire 
«  ^')  ». 

Si ,  avant  de  lire  un  livre  écrit  contre  la  reli- 
gion, l'on  commençoit  par  demander  :  l'auteur 

(i  Système  de  la  uut.  tom.  II.  cha^i.  i3,  p.  3Go  et  suiy. 


rXTRODUCTIOX.  3; 

est-il  un  homme  de  bien ,  vertueux ,  honnête  , 
sage  ,  désintéressé  ?  il  est  fort  douteux  qu'aucun 
de  ces  ouvrages  fut  dans  le  cas  de  faire  fortime. 

Un  troisième  dit  avec  franchise  :  «  J'aime  mieux 
«  être  anéanti  une  bonne  fois  ,  que  de  briiler  tou- 
«  jours  ;  le  sort  des  bétes  me  paroit  plus  dési- 
«  rable  que  le  sort  des  damnés.  L'opinion  qui 
«  me  débarrasse  de  craintes  accablantes  dans  ce 
«  monde ,  me  paroit  plus  riante  que  l'incertitude 
«  où  me  laisse  l'opinion  d'un  Dieu  sur  mon  sort 
((  éternel....  On  ne  vit  point  heureux  quand  on 
«  tremble  toujours.  Un  Dieu  qui  damne  éternel- 
«  lement ,  est  évidemment  le  j)lus  odieux  des  êtres 
«  que  l'esprit  humain  puisse  inventer  '^"'  » 

\  oilà  donc  la  source  dans  laquelle  nos  philo- 
sophes ont  puisé  tant  de  lumières,  la  craîïite  de 
brider  toujours  ;  mais  cette  crainte  n'entre  point 
dans  une  âme  pm-e ,  honnête ,  vertueuse  :  l'enfer 
n'est  destiné  qu'aux  médians.  Avouer  que  l'on  est 
tourmenté  par  cette  idée ,  c'est  recomioître  que 
l'on  n'a  pas  la  conscience  nette.  •Nos  adversaires 
préfèrent ,  non  l'opinion  la  plus  vraie  et  la  mieux 
prouvée,  mais  la  plus  riante  et  la  plus  commode  j 
c'est  le  goût  et  non  le  raisonnement  qui  les  dé- 
termine. 

L'un  des  derniers  qui  aient  écrit ,  convient  de 
même  qu'entre  la  religion  et  l'athéisme ,  c'est  le 
cœur ,  le  tempérament ,  et  non  la  raison  qui 
décide  du  choix   '). 

L'auteur  du  livre  de  l'Esprit  n'avoit  pas  trop 
])onne  opinion  de  ses  confrères.  <(  Peut-être ,  dit- 
«  il,  nos  auteurs  sont-ils  quelquefois  plus  soigneux 
«  de  la  correction  de  leurs  ouvrages  ,  que  de  celle 
<'  de  leurs  mœurs ,  et  prennent-ils  exemple  sur 

(i  Le  bon  ?en?<,  §  108  ,  xSa,  188,  —  (a  Aux  m".ne3  de  Louis 
XV,  p.  291. 


38  INTRODUCTION. 

«  Averroès ,  ce  philosophe  qiii  se  permettoit ,  dit- 
«  ou,  des  friponneries,  qu'il  regardoit,  non-seu- 
«  lement  ,  comme  i)eu  nuisibles  ,  mais  même 
«  comme  utiles  à  sa  rcpution  ^'\  » 

Un  autre  avoue  qu'au  terme  de  la  caducité  , 
les  principes  de  religion  reprennent  l'ascendant , 
parce  qu'alors  nous  n'avons  plus  besoin  des  raisons 
qui  nous  tranquillisoient  au  sein  des  plaisirs  ^"\  11 
est  donc  bien  décidé  que  l'on  n'est  incrédule  qu'au- 
tant que  l'on  a  besoin  de  raisons  pour  se  tranquil- 
liser au  sein  des  plaisirs. 

s  XV. 

Peut-être  en  est-il  plusieurs  qui  ne  méritent 
point  ce  reproche  ,  et  cpii  ont  au  moins  des 
mœurs  décentes.  JMais  ce  n'est  point  à  nous  de 
faire  des  recherches  sur  leur  conduite  ;  nous  ne 
pouvons  en  juger  mieux  que  sur  leur  propre  té- 
moignage. Or  il  est  difficile  d'avoir  bonne  opinion 
de  maîtres ,  qui ,  de  leur  aveu  ,  ont  formé  tant 
de  disciples  corrompus ,  et  de  nous  fier  à  des 
principes  toujours  adoptés  par  les  cœurs  vicieux 
et  par  les  esprits  pervers. 

Selon  eux ,  nous  attribuons  mal-à-propos  à 
l'incrédulité  les  vices  qui  viennent  plutôt  du  luxe 
et  des  passions  ^'\  Soit.  Donc  ils  ont  encore  plus 
de  tort  de  les  attribuer  à  la  religion.  Mais  dans  (p.iel 
cas  les  passions  causeront-elles  ])lus  de  ravage  : 
sous  le  joug  de  la  religion  qui  les  condamne  , 
ou  sous  le  règne  de  l'incrédulité  qui  leur  lâche 
la  bride?  Jamais  le  luxe  ne  fut  porté  à  l'excès 
chez  une  nation  ,  sans  traîner  à  sa  suite  le  liber- 

(i  De  l'espril.  a  dise.  c.  G ,  p.  \.\-2.  —  (a  Dial,  sur  TSmo,  p. 
iSr»  tt  5U/V.  —  (3  Hist.  des  établies,  dis  Europ.  dais  Iciludt.s, 


INTRODUCTION.  5() 

tinage  d'esprit  et  de  cœur.  Que  la  philosophie 
incrédule  soit  fille  du  luxe  conune  tous  les  autres 
vices  ,  c'est  ce  que  nous  n'ignorons  pas  ;  un  tel 
père  ne  fera  jamais  honneur  à  ses  enfans. 

«  L'athéisme,  disent-ils,  n'est  point  fait  pour 
«  le  vulgaire,  ni  même  pour  le  plus  grand  nom- 
u  bre  des  hommes....  Des  êtres  ignorans  ,  mal- 
«  heureux  et  tremblans ,  se  feront  toujours  des 
«  dieux....  Les  principes  de  l'athéisme  ne  sont 
«  point  faits  pour  le  peuple ,  ni  pour  les  esprits 
«  frivoles  ,  ni  pour  les  hommes  ambitieux  et 
«  remuans  ,  ni  pour  un  grand  nombre  de  per- 
«  sonnes  instruites  d'ailleurs  ,  mais  qui  n'ont  pas 
«  assez  de  courage  ^'\  »  Cependant  l'on  répète 
sans  cesse  la  maxime  ,  que  la  vérité  est  faite  pour 
tout  le  monde  ;  d'où  il  s'ensuit  clairement  que 
l'athéisme  n'est  pas  la  vérité. 

«  Leucipe ,  Démocrite ,  Epicure ,  Straton  et 
quelques  autres  Grecs ,  osèrent  déchirer  le  voile 
épais  du  préjugé,  et  prêcher  l'athéisme;  ils  ne 
furent  pas  écoutés.  Chez  les  modernes,  Hobbes, 
Spinosa,  Bayle,  etc.  ont  marché  sur  les  traces 
«  d'Epicure  ;  mais  leur  doctrine  ne  trouva  que 
«  peu  de  sectateurs  dans  un  monde  trop  enivré 
«  de  fables  pour  écouter  la  raison....  Ceux  cpii 
«  ont  eu  le  courage  d'annoncer  la  vérité  ,  ont 
((  été  communément  punis  de  leur  témérité  ^'\  » 
Il  est  fort  dangereux  que  nos  docteurs  de  la  vé- 
rité n'aient  encore  aujourd'hui  le  même  sort. 

Ds  demandent  «  quel  mal  on  peut  faire  aux 
((  hommes  en  leur  proposant  ses  idées?  Le  pis- 
«  aller  est  de  les  laisser  dans  le  doute  et  dans 
«  la  disiutej    n'y  sont-ils  pas  déjà?  ^"^  »   Mais 

(i  Syst.  de  la  nat  lomc  11,  c.  10,^12  ,.  i3 ,  p  817,  352  ,  38i.  Le 
bon  .-ens ,  §  iqd.  —  ("2  Le  boa  sous ,  ^  204  —  (3  Sysl.  do  la  uat» 
tome  II,  c.  uet  i3,  p   33 1,  384. 


40  INTRODUCTION. 

ils  observent  que ,  pour  bien  des  gens ,  leiu'  ôter 
les  idées  de  Dieu  ,  ce  seroit  leur  arracher  une  por- 
tion d'eux-mêmes  ^'^  ;  que  le  doute  sur  ce  sujet 
n'est  rien  moins  qu'mi  oreiller  conunode  ^'^  ;  que 
le  doute ,  en  fait  de  religion ,  est  un  état  plus 
cruel  que  d'expirer  sur  la  roue  ^'>.  Rendons  grâces 
à  ces  maîtres  charitaj^les  qui  veulent  nous  arra- 
cher une  portion  de  nous-mêmes  ,  et  nous  mettre 
dans  un  état  pire  que  d'expirer  sur  la  roue.  Si  , 
après  des  déclarations  aussi  précises ,  ils  viennent 
à  bout  de  séduire  quelqu'un  ,  il  a  grande  envie 
d'être  séduit.  Montagne ,  parlant  d'eux ,  les  ap- 
peloit  hommes  bien  misérables  et  écervelés ,  qui 
tâchent  d'être  pires  qu'ils  ne  peuvent  ^*\ 

§  XVI. 

On  croit  peut-être  que  les  incrédules  moderne.^ 
ont  fait  des  découvertes  dont  les  anciens  n'avoient 
aucune  connoissance  ,  qu'ils  ont  créé  de  nouveaux 
systèmes  ;  erreur.  Ils  ont  puisé  leurs  matériaux 
dans  des  sources  abondantes  et  qui  ne  sont  point 
inconnues.  Pour  attaquer  les  vérités  de  la  religion 
naturelle,  ils  ont  ramené  sur  la  scène  les  objec- 
tions des  épicuriens ,  des  pyrrhoniens ,  des  C}'- 
niques ,  des  académiciens  rigides ,  et  des  cyré- 
naïques  ;  c'est  une  doctrine  renouvelée  des  Grecs. 
Mais  ils  ont  passé  sous  silence  les  raisons  pai- 
lesquelles  Platon  ,  Socrate  ,  Cicéron ,  Plutarque  , 
et  d'autres ,  ont  réfuté  toutes  ces  visions.  Contre 
l'ancien  Testament  et  la  religion  juive ,  ils  ont 
rajeuni  les  difficultés  et  les  calomnies  des  mani- 
chéens, des  marcionites,  de  Celse,  de  Julien,  de 

(i  Syst.  delà  nat.  tom.  II,  c.  »3  ,  p.  388.  —  (i  Le  Ion  KrM.<! , 
§  ri3.  —  (3  Dial.  sur  Tame  ,  p.  )3y.  —  (4  tssai  sur  le  nicrilc 
et  lu  ve;lu,  1.  x>  p.  C>. 


INTRODUCTION.  4l 

Porphire ,  et  des  autres  philosophes  ;  le  plus  cé- 
lèbre de  nos  adversaires  en  est  convenu  ^'\  On 
en  retrouve  la  plupai't  dans  Origène ,  dans  Ter- 
tulien ,  dans  saint  Cyrille ,  dans  saint  Augustin , 
et  dans  les  autres  Pères  de  ces  temps-là  ;  mais 
les  incrédules  ont  supprimé  les  réponses  de  ces 
auteurs. 

Lorsqu'il  a  fallu  combattre  le  christianisme  , 
nos  adversaires  ont  encore  été  m.ieux  servis  ;  ils 
ont  copié  les  livres  des  Juifs ,  et  ceux  des  Maho- 
métans  ^'\  Les  écrits  dlsaac  Orobio,  le  Munimen 
fidei  y  tous  les  autres  ou\Tages  compilés  par 
Wagenseil  '^'^ ,  sont  hachés  et  cousus  par  lam- 
beaux dans  les  livres  des  déistes  ;  on  doit  en  rendre 
la  gloire  aux  rabbins.  Contre  le  catholicisme  ils 
ont  extrait  les  reproches  de  tous  les  héréticfues  , 
sur  -  tout  des  controversistes  protestans  et  des 
sociniens.  Enfin ,  pour  suspecter  les  titres  de  notre 
croyance,  ils  ont  .fait  sérieusement  usage  d'une 
méthode  que  le  P.  Hardouin  n'avoit  hasai'dée  que 
comme  un  jeu  d'esprit  sur  un  sujet  très-indifférent. 
On  verra  dans  notre  ouvrage  la  chaîne  de  tradition 
par  laquelle  ces  sublimes  découvertes  sont  venues 
jusqu'à  nous,  et  nous  aurons  soin  de  restituer  à 
chacun  ce  qui  lui  appartient. 

Les  premiers  incrédules  françois  auroient  peut- 
être  rougi  de  puiser  leurs  réflexions  dans  des  sour- 
ces aussi  impures  ;  ils  copioient  les  Anglois  ,  sans 
savoir  d'où  ceux  -  ci  avoient  emprunté  tant  de 
richesses  littéraires.  Le  poison  étoit  du  moins 
présenté  alors  sous  un  masque  de  décence.  Ceux 
d'aujourd'hui  ont  eu  moins  de  délicatesse  ;  ils  ont 
fait  couler  de  leur  plume  tout  le  fiel  que  les  rabbins 

(i  Quest.  sur  Tencyclop.  Contradiction,  paçe  121.  —fa  V. 
Maracci ,  Prodom.  ad  réfutât.  Mcoranni.  —  (3  Tela  ignea 
Satanœ. 


42  INTRODUCTION. 

ont  vomi  contre  Jésus-Christ  et  contre  l'évangile  , 
sans  en  adoucir  l'amertume ,  et  toute  la  bile  des 
controversistes protestans  contre  l'Eglise  romaine; 
ils  se  sont  même  eftbrcés  d'enchérir  siu:  les  uns  et 
les  autres.  Grâce  à  leur  intrépidité .  il  n'est  plus  de 
blasphèmes,  de  sarcasmes,  d'invectives,  de  gros- 
sièretés ,  auxquelles  nous  n'ayons  été  forcés  de 
nous  endmcir. 

§  XVII. 

Cependant  ils  nous  accusent  d'ignorance  ,  de 
crédulité  ,  d'aveuglement  ,  de  prévention.  Selon 
eux  ,  nous  ne  tenons  à  la  religion  que  par  préjugé 
de  naissance ,  par  respect  pour  l'autorité  de  nos 
maîtres  et  de  nos  aïeux,  par  négligence  do  réfléchir 
et  de  consulter  la  raison  ;  nous  commençons  par 
croire  avant  d'examiner.  Soit  pour  un  moment. 
Nous  soutenons  qu'il  n'y  a  point  d'écrivains  plus 
crédules ,  ni  d'espèce  plus  moutonnière  que  les 
prétendus  philosophes.  Déjà  ils  conviennent  rpie  la 
plupart  renoncent  à  la  religion  par  vanité  et  sur 
parole  y  s'en  rapport<^nt  à  cF  ait  très ,  sont  très-peu 
en  état  d'approfondir  une  question,  et  de  sentir  la 
force  ou  la  foiblesse  d'un  argument.  Ce  n'est  donc 
pas  la  raison  ,  mais  l'autorité  qui  les  détermine. 
Qu'un  incrédule  quelconque  ait  avancé  il  y  a 
cinquante  ans  un  fait  bien  faux  ,  bien  absurde  , 
cent  fois  réfuté  ;  il  n'en  est  pas  moins  répété  par 
vingt  auteurs  qui  se  suivent  à  la  file,  sans  cpi'un 
seul  ait  daigné  vérifier  la  chose.  Co})ier  aveuglement 
Celse  et  Julien,  les  Juifs,  les  sociniens,  les  déistes 
anglois  ,  les  controversistes  de  toutes  les  sectes  , 
sans  choix,  sans  critique,  sans  précaution  ;  com- 
piler,  répéter ,  extraire,  affirmer  ou  nier  au  ha- 
aai'd,  parce  que  d'autres  ont  fait  de  même,  ce 


INTRODUCTION".  ^IJ 

n'est  pas  être  crédule?  Lorsque  le  déisme  étoit 
à  la  mode  ,  tout  philosophe  étoit  déiste  ;  le  plus 
hai'di  a  osé  dire  :  Tout  est  matière  ^  et  a  fait 
semblant  de  le  prouver  :  à  l'instcmt  la  trouj)e 
docile  a  répété  en  grand  chœur,  tout  est  matière , 
et  a  fait  un  acte  de  foi  sur  la  parole  de  l'oracle, 
\  oilà  où  ils  en  sont.  Les  plus  incrédules,  en  fait 
de  preuves  ,  sont  toujours  les  plus  crédules  en 
fait  d'objections. 

Avant  de  voir  ce  que  l'on  peut  objecter  contre 
la  religion  ,  quelle  étude  la  plupai't  des  lecteurs 
ont -ils  faite  de  ses  preuves  ?  Aucune.  Est -il 
étonnant  que  dans  la  force  des  passions  ,  sans 
aucun  préservatif  contre  l'erreur,  un  jeune  homme 
soit  aisément  séduit  par  les  fausses  lueurs  des 
raisonnemens  philoso})liiques ,  par  les  faits  qu'on 
lui  déguise,  par  le  ridicule  que  l'on  jette  sur  la 
religion?  Tout  lui  paroit  clair,  évident,  démontré 
dans  les  écrits  des  incrédules  ;  il  ne  soupçonne 
pas  seulement  qu'il  y  ait  une  réponse  à  leur  faire. 
Les  impressions  qu'il  reçoit  se  gravent  profon- 
dément ;  elles  plaisent  à  son  esprit  et  à  son  cœur  ; 
à  moins  d'un  miracle ,  il  en  tient  pour  la  vie.  Dés 
qu'il  a  parcouru  quelcjues  brochm*es  ,  il  se  croit 
un  docteur  ,   ce  n'est  qu'un  ignorant. 

Après  avoir  lu  pendant  vingt  ans  tous  les  ou— 
\Tages  écrits  contre  la  religion,  après  s'être  rempli 
J'esprit  d'objections,  de  sophismes,  de  préventions, 
de  fausses  anecdotes  ,  un  homme  qui  se  picjue 
d'impartialité,  se  résout  enfin  à  lire  un  ou  deux 
de  nos  apologistes.  S'il  ne  trouve  pas  d'abord  de 
quoi  satisfaire  à  toutes  ses  difficultés,  et  calmer 
tous  ses  doutes  ,  il  en  conclut  que  la  religion  n'est 
pas  prouvée,  cpie  les  argumens  de  ses  ennemis  sont 
insolubles.  Il  semble  voir  un  malade  qui  a  travaillé 
pendant  vingt  ans  à  se  ruiner  le  tempéraiiient ,  et 


44  INTRODUCTION. 

qui  veut  que  son  médecin  le  guérisse  ou  le  soulage 
en  huit  jours.  L'habitude  de  raisonner  de  travers 
se  contracte  aussi  aisément  que  le  dérangement 
d'estomac  ;  quand  il  faut  en  revenir ,  c'est  autre 
chose.  Dès  que  l'on  envisage  la  religion  comme  un 
procès ,  comme  une  question  de  controverse  ,  et 
que  l'on  veut  faire  la  fonction  de  juge,  il  est  fort 
dangereux  que  la  balance  ne  penche  du  côté  qui 
paroît  le  plus  commode.  Je  me  trouve ,  dit-on 
alors,  dans  un  scepticisme  nécessité.  Je  le  crois; 
après  avoir  pris  d'aussi  bonnes  mesures  pour  y 
réussir ,  il  seroit  fort  étonnant  que  vous  n'en  fussiez 
pas  venu  à  bout. 

Pai'mi  nous  ,  tout  est  mode  et  goût  passager. 
Sous  François  I  et  ses  successeurs ,  il  étoit  du  bel 
air  de  se  faire  huguenot  et  anti-papiste;  sous  la 
minorité  de  Louis  XIV ,  il  falloit  être  frondeur  et 
anti-mazatip  ,  pendant  la  régence  ,  il  étoit  beau 
de  déclamer  oontre  Home  et  contre  la  bulle  ;  au- 
jourd'hui ,  c'eot  nn  mérite  de  se  donner  pour  phi- 
losophe incrédule  :  Quel  travers  nouveau  le  siècle 
prochain  verra-t-ii  éclore? 

§  XVI IL 

Celui  dont  nous  nous  plaignons  seroit  moins 
odieux ,  s'il  n'inspiroit  pas  tant  de  calomnies.  Les 
prêtres,  disent  nos  adversaires,  ne  sont  chrétiens 
que  pai'  décence  et  par  intérêt  ;  leur  conduite  dé- 
ment évidemment  leur  croyance;  lorsqu'on  a  des 
liaisons  familières  avec  eux ,  on  s'aperçoit  bientôt 
qu'ils  ne  sont  pas  fort  chargés  d'articles  de  foi  ^*>. 

Avant  de  ré[)ondre  à  ce  reproche,  voyons  si  les 
philosophes  sont  eux-mêmes  exempts  de  toutes 
vues  d'ambition  et  d'intérêt. 

(l  Gazette  littéraire  de  Dcux-Ponls,  177'!,  n."  6a,  art.  i. 


INTRODUCTION.  45 

.   Plusieurs  poussent  très -loin  les  prétentions. 
Selon  eux,  tout  écrivain  de  génie  est  magistrai- 
né  de  sa  patrie;  il  doit  l'éclairer,  s'il  le  peut  :  son 
droit,  c'est  son  talent  ^'\  Voilà  leur  mission  fondée 
sur  un  titre  authenticpie  ,  sur  la  bonne  opinion 
qu'ils  ont  d'eux-mêmes.  Les  gens  de  lettres ,  disent- 
ils  ,  sont  les  arbitres  et  les  distributeurs  de  la  gloire 
^*^  :  il  est  donc  juste  qu'ils  s'en  réservent  la  meil- 
leure part.  L'un  nous  fait  observer  qu'à  la  Chine 
le  mérite  littéraire  élève   aux  premières  places  ; 
et,  à  son  grand  regret,  il  n'en  est  pas  de  même 
en  France  ''\  L'autre  dit  cpie  les  philosophes  vou- 
droient  approcher  des  souverains  ;  mais  que  par 
l'ambition  et  les  intrigues  des  prêtres ,  ils  sont 
bannis  des  cours  ^'^\  Celui-ci  souhaite  que  les  sa- 
vans  trouvent  dans  les  cours  d'honorables  asyles , 
qu'ils  y  obtiennent  la  seule  récompense  digne  d'eux, 
celle  de  contribuer  par  leur  crédit  au  bonheur  des 
peuples  auxquels  ils  auront  enseigné  la  sagesse. 
Mais  si  l'on  veut ,  dit-il ,  que  rien  ne  soit  au-dessus 
de  leur  génie,  il  faut  que  rien  ne  soit  au-dessus 
de  leurs  espérances  ^^\  Rai'e  modestie  !  Celui-là 
vante  les  progi'ès  qu'auroient  faits  les  sciences  , 
si  on  avoit  accordé  au  génie  les  récompenses  pro- 
diguées aux  prêtres  ^*^\  Tantôt  ces  hommes  désin- 
téressés  se  plaignent  de  ce  c|ue  les  prêtres  sont 
devenus  les  maîtres  de  l'éducation  et  des  richesses , 
pendant  que  les  travaux  et  les  leçons  des  philo- 
sophes ne  servent  qu'à  leur  attirer  l'indignation 
])ublique  ^'^  Tantôt  ils  opinent  qu'il  faut  dépouiller 
les  prêtres ,  pour  enrichir  les  philosophes  ^^\  Enfin , 

(  I  Hist.  des  établiss.  des  Europ.  dans  les  Indes,  tome  Vil, 
c.  2,  p.  59.  —  (2  Encyclop,  Gloire.  —  (3  III  Dial.  sur  l'âme, 
p.  66. — (4  Essai  sur  les  préjuges,  c.  i4,p.378. — (5  OEuv. 
de  J.-J.  Eousseau,  tome  1 ,  r>.  43.  —  (6  Syst.  de  la  nat.  t.  2, 
c.  8.  —  (7  Syst.  de  la  ud^i/ihid,  et  c.  11.  — (8  Christian, 
dévoilé,  préf.  p.  25. 


46  LXTRODUCTIOX. 

concluent-ils,  si  on  ne  peut  pas  guérir  les  hommes 
de  leurs  préjugés  de  religion  ,  cfu'ils  en  pensent  ce 
qu'ils  voudront;  mais  que  les  princes  et  les  sujets 
apprennent  au  moins  à  résister  cfuelquefois  aux 
passions  des  odieux  ministres  de  la  religion  ^'\ 

Consolons-nous  ;  ce  n'est  plus  à  la  religion  qu'en, 
veulent  les  philosophes  ;  c'est  aux  privilèges ,  au 
crédit,  aux  biens  du  clergé;  s'ils  peuvent  réussir 
à  s'en  emparer  ,  ils  croiront  en  Dieu ,  tous  les 
argumens  seront  résolus. 

§  XIX. 

Comment  prouve-t-on  que  les  prêtres  ne  sont 
chrétiens  que  par  intérêt?  Par  les  fautes  -sTaies  ou 
prétendues  qu'ils  ont  commises  depuis  la  naissance 
de  l'église.  On  en  reproche  aux  Papes,  aux  Evo- 
ques ,  aux  i\linistres  inférieurs  ;  les  protestant 
sm'tout  ont  fourni  là-dessus  de  bons  mémoires. 

C'est  s'arrêter  en  beau  chemin;  il  falloit  pousser 
l'induction  jusqu'où  elle  peut  aller. 

On  connoit  d'habiles  jurisconsultes,  dont  la 
conduite  n'est  pas  un  modèle  d'écjuité  ;  des  mé- 
decins cjui,  après  avoir  disserté  savamment  sur 
la  nécessité  du  régime,  ne  l'observent  pas  mieux 
que  leurs  malades  ;  des  philosophes  dont  les  ac- 
tions et  la  morale  ne  sont  pas  toujours  d'accord. 
<(  Toutes  les  fois  ,  dit  un  écrivain  très-connu  , 
((  que  je  songe  à  mon  ancienne  simplicité  ,  je 
«  ne  puis  m'empècher  d'en  rire.  Je  ne  lisois  pas 
«  un  livre  de  morale  ou  de  philosophie,  que  je  ne 
((  crusse  y  voir  l'àme  ou  les  principes  de  l'auteur  ; 
«  je  regai'dois  tous  ces  graves  écrivains  comme 
«  des  hommes  modestes  ,  sages  ,  vertueux  ,  irré- 
«  prochables.  Je  me  formois  de  leur  commerce 

{i   Sy,^t.  fie  la  oat  l-  II,  c,   lo,  p.  SfQ, 


INTRODUCTION'.  -t7 

«  des  idées  angélic|iies ,  et  je  n'aurois  aj)i)rocIié  de 
«  la  maison  de  l'un  d'eux ,  que  comme  d'un  sanc- 
«  tuaire.  Je  ne  coraprenois  })as  que  l'on  ])iit  s'éga- 
«  rer  ,  en  démontrant  toujours  5  ni  mal  faire  ,  en 
«  pai'lant  toujours  de  sagesse.  Enfin ,  je  les  ai  ^-us  ; 
«  ce  préjugé  puérile  s'est  dissipé ,  et  c'est  la  seule 
«  erreur  dont  ils  m'aient  guéri  ^'\  »  Donc  les 
pliilosoj)hes  ne  croient  pas  plus  à  la  morale  que 
les  prêtres  à  la  religion. 

Voilà  l'ai'gument  dans  toute  sa  force.  Que  ré- 
pondent les  j)liilosoplies  ?  Que  ,  «  cjruand  un  liom- 
«  me  ,  entraîné  par  ses  passions ,  paroi t  oublier 
«  ses  principes,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  n'en  a 
«  point ,  qu'il  n'y  croit  pas ,  ou  que  ces  principes 
«  sont  faux  ;  cpie  le  tempérament  est  plus  fort  que 
«  les  systèmes,  et  que  les  passions  l'emportent 
«  sur  la  croyance  ^'\  »  Ainsi  les  prêtres  sont 
justifiés  ou  du  moins  excusés  par  leurs  propres 
dénonciateurs. 

Supposons  que  ceux-ci  soient  yenus  à  bout  d'en 
séduire  quelques-uns  qui  ont  eu  des  liaisons  trop 
familières  ayec  eux  ou  ayec  leurs  écrits  ;  il  s'ensuit 
que  ces  foibles  théologiens  n'en  sayoient  pas  assez 
pour  sentir  la  fausseté  des  raisonnemens  des  in- 
crédules. Cette  yictoire  n'est  pas  assez  brillante 
pour  en  faire  trophée  contre  la  religion.  Semblables 
aux  païens  qui  insultoient  aux  chrétiens  apostats  , 
nos  sages  philosophes  ne  pardonnent  ni  à  ceux  qui 
leur  résistent  ,  ni  à  ceux  qui  ont  succombé  sous 
leurs  sophismes.  Belle  récompense  de  la  docilité 
que  l'on  a  pour  eux  ! 

s  XX. 

Personne  ne  disconyient  aujourd'hui  du  ressort 
secret  qui  a  fait  agir  les  hérétiques  ,  lorsqu'ils  ont 

(1  Préface  de*^arcisse.  (a  ?ysl.  delà  uat.  t.  II,  c,  12,  p.  S^^, 


4o  INTRODUCTIGX. 

troublé  le  re})Os  de  l'église  et  de  la  société;  ils 
étoient  conduits  par  reiithousiasine  ,  par  le  fa- 
natisme. Les  philosophes  ont  éloquemment  dé- 
ploré les  ravages  de  ce  vice  dangereux  ;  ils  en  ont 
donné  le  nom  à  toute  espèce  d'attachement  à  une 
religion  vraie  ou  fausse  ;  les  athées  regardent 
comme  des  fanatiques  tous  ceux  qui  croient  un 
Dieu  ^'\  Si  l'on  doit  appeler  fanatisme  le  faux 
zèle  allumé  au  foyer  des  passions,  pouvons-nous 
en  méconnoître  les  symptômes  dans  ceux-mémes 
qui  déclament  contre  lui?  Un  homme  qui  se  croit 
né  pour  instruire  les  nations  résolu  de  braver  les 
lois  et  l'autorité  des  souverains,  pour  établir  sa 
doctrine ,  très-peu  délicat  sur  le  choix  des  moyens 
et  des  prosélytes ,  ennemi  déclaré  de  tous  ceux  qui 
s'opposent  à  ses  desseins  ,  appliqué  à  les  rendre 
odieux  et  méprisables ,  toujours  prêt  à.  se  porter 
aux  derniers  excès  contre  eux,  éi  bouleverser  la 
société  ,  s'il  le  faut  ,  pour  aftermir  le  régne  de 
ses  opinions;  si  ce  n'est  pas  un  fanatique,  nous 
ne  savons  plus  quelle  idée  l'on  doit  attacher  à 
ce  nom. 

Ils  disent  cpie  la  liberté  naturelle  à  l'esprit 
humain  ,  rindéj>endance  ,  moins  amouvense  de 
la  vérité  que  de  la  noiioeauté ,  fait  souvent  rejeter 
le  christianisme  dans  sa  vieillesse  ,  comme  elle 
le  fit  adopter  à  sa  naissance  *^'\  Serons  -  nous 
encore  dupes  de  l'amour  de  la  vérité  dont  nos 
adversaires  sont  embrasés  ? 

Quelques-uns  ont  poussé  la  démence  jusqu'à 
se  faire  un  mérite  de  leur  haine  contre  les  dé- 
fenseurs de  la  religion.  «  J'ai  été  ,  dit  l'un  d'en- 
((  tr'eux  ,    s'adressant    à   Dieu    même ,   j'ai    été 

(l  Lettre  Je  Tiasib.  à  Leucippe,  pag.  26.  Sy.«t.  de  la  na^,  t. 
II.  Ci  7^  p.  224-  —  (3  Ilist.  dfs  ctaUliss.  des  Eiirop.  dans  IcJ. 
ludes^  toiue  vit ,  c.  a, 


INTIIODUCTÏON.  49 

«  lennemi  do  ceux  qui  opprimoient  la  société.  » 
Il  prétend  que  s'il  y  a  un  Dieu ,  il  doit  tenir  compte 
à  un  athée  des  invectives  qu'il  a  vomies  contre  les 
souverains  et  contre  les  prêtres  '•'^  Y  eut-il  jamais 
de  fanatisme  mieux  caractérisé? 

Le  fanatisme,  dit  l'oracle  des  incrédules,  est 
une  folie  religieuse  ,  sombre  et  craelle  ;  c'est  une 
maladie  de  l'esprit  qui  se  gagne  comm.e  la  petite 
vérole  ;  les  livres  la  communiquent  beaucoup 
moins  que  les  assemblées  et  les  discours  ^".  Met- 
tons folie  anti-reliyieuéè ,  la  définition  ne  sera 
pas  moins  juste. 

Y  a-t-il  moins  de  danger  pour  un  génie  ardent 
de  concevoir  une  haine  aveugle  contre  la  religion  , 
que  de  se  livrer  à  un  zélé  inconsidéré  pour  elle? 
Le  premier  de  ces  deux  excès  trouve  plus  d'aliment 
que  le  second  dans  les  penchans  du  cœur.  Si  l'un 
mérite  le  nom  de  fanatisme ,  quel  titre  donnerons- 
nous  à  l'autre  ? 

Un  homme  sensé  qui  pomTa  soutenir  la  lecture 
de  la  harangue  adressée  à  Dieu  dans  le  système  de 
la  nature  ^^^  ,  y  reconnoîtra  le  vrai  langage  d'un 
énergumène ,  ou  d'un  réprouvé  condamné  aux 
flammes  éternelles. 

§   XXÏ. 

Quoi,  dira-t-on,  vous  osez  taxer  de  fanatisme 
des  philosophes  qui  ne  prêchent  que  la  tolérance , 
qui  ne  cessent  de  déclamer  contre  la  fureur  avec 
laquelle  les  hommes  se  sont  égorgés  pour  des 
opinions  ? 

jVe  soyons  pas  dupes  d'un  mot.  Tolérance , 
dans  le  style  de  nos  adversaires  ,  signifie  la  même 

(t  Syst.  de  la  nat.,  tome  II,  c.  îo,  p.  3o3.*— (a  Quest.  sur 
rrncyclop.  Fanatisme,  —(à  Syst.  de  la  nat.  ibid» 

1.  3 


.>«  IXTnODUCTÎO.V. 

chose  que   liberté  dans  la  ])ouche  des  séditieux, 
<(  Nom  spécieux,   dit  très-bien  un  ancien;   qui- 
<i  conque  a  voulu  se  rendre  le  maître  et  asservir 
«  ses  semblables  ,    n'a   jamais    manqué  de  s'en 
«  décorer  ^'\  »   On  sait  ce  que  les  ambitieux  en- 
tendent par-là;  ils  veulent  la  liberté  pour  eux, 
et  l'esclavage  pour  les  autres;  c'est  précisément 
ce  cfue    nous    voyons.    Lorsque    les    philosophes 
étoient  déistes  ,    ils  jugeoient  l'athéisme  intolé- 
rable, ils  décidoient  qu'on  doit  le  bannir  de  la 
société  :   depuis  qu'ils  sont  devenus   athées  ,  ils 
disent  que  l'on  ne  doit  })as  souffrir  le  déisme  , 
parce  qu'il  est  intolérant ,  aussi  bien  que  les  re- 
ligions révélées.  Ces  docteurs  pacifitp^ies  sont  donc 
l)ien  résolus  de  n'établir  la  tolérance  que  pour 
leurs  propres  opinions  ,  et  de  déclarer  la  guerre 
à  toutes  les  autres  ^'\  S'ils  ont  droit  d'attaquer 
la  religion  ,  parce  qu'elle  est  intolérante ,  nous 
ne  souunes  pas  moins  fondés  à  détester  l'incré- 
dulité ,  puisqu'elle  est  encore  moins  tolérante  cjue 
la  religion, 

«  Il  est  peu  d'hommes ,  dit  le  li-vTe  de  l'Esprit , 
a  s'ils  en  avoient  le  pouvoir ,  qui  n'employassent 
i(  les  tourmens  pour  faire  généralement  ado})ter 
((  leurs  opinions....  Si  Ton  ne  se  porte  ordinai- 
<^  rement  à  certains  excès  rpie  dans  les  disputes  de 
«  religion  ,  c'est  que  les  autres  disputes  ne  four- 
«  nissent  pas  les  mêmes  prétextes  ,  ni  les  mêmes 
<(  moyens  d'être  cruel.  Ce  n'est  qu'à  l'impuis- 
«  sauce  qu'on  est  en  général  redevable  de  sa 
<(  modération  ^^\  »  L'auteur  du  système  de  la 
nature  avoue  de  même  .  qu'il  est  difficile  de  ne 
pas  se  fâcher  en  faveur  d'un  objet  que  l'on  croit 
très-important  ^*\   Or  ,  tout  philosophe  regarde 

(i  Tacite,  hist.  1.  4 î  n-   /S.  —  (2  V.  ci-après,  c.  ix,art.  3, 

3,  Note  p.  io3. —  (4  Syst. 


rSTRODUCTloNv  Ol 

son  S3\->tème  comme  très-important ,  et  nous  ne 
savons  pas  encore  à  quelles  extrémités  il  est  ca- 
pable d'en  venir ,  lorsqu'il  est  fâché.  Mais  quand 
nous  lisons  que  «  celui  qui  pai'viendi'oit  à  détruire 
<(  la  notion  fatale  d'un  Dieu ,  on  du  moins  à  di- 
«  minuer  ses  terribles  influences,  seroit  à  coup 
«  siïr  l'ami  du  genre  humain  ^'>  ,  »  nous  croyons 
avoir  lieu  de  nous  défier  d'une  pareille  amitié. 

N'espérez  plus  de  paix ,  nous  crie  un  de  ces 
bénins  philosophes  ,  après  avoir  vomi  six  pages 
d'injures  et  de  calomnies  contre  les  prêtres  ;  7i' es- 
pérez plus  de  paix  ^'\  Si  malheureusement  il  faut 
nous  résoudi'e  à  la  guerre ,  nous  nous  sentons  assez 
de  forces  pour  la  soutenir  encore  long-temps. 

Dans  les  commencemens ,  les  sectaires  du  sei- 
zième siècle  étoient  des  agneaux  :  ils  demandoient 
humblement  la  tolérance  :  devenus  assez  forts  , 
ils  se  conduisirent  en  lions  furieux  ;  ils  voulurent 
tout  détruire.  Les  incrédules,  héritiers  de  leurs 
principes  et  de  leur  haine ,  seroient-ils  plus  doux 
en  pareil  cas?  Ce  que  nos  pères  ont  essuyé  pendant 
près  de  deux  siècles,  ne  nous  a  que  tro])  instruits 
des  excès  auxquels  le  fanatisme  anti-religieux  est 
capable  de  se  porter.  L'incrédulité ,  plus  ou  moins 
étendue,  plus  ou  moins  ambitieuse  dans  ses  pré- 
tentions ,  se  ressemble  par-tout  ;  son  génie  est 
toujours  le  même   ^^\ 

§    XXIL 

Rassurons-nous  ;  la  discorde  suffit  pour  faire 
avorter  les  desseins  de  nos  adversaires.  Tant  qu'ils 
se  sont  bornés  à  prêcher  le  déisme  ,  ils  pouvoient 

de  la  nat.  tome  II,  c.  7  ,  p.  224.  —  (i  Svstème  de  la  nature, 
tome  II,  c.  3,  p.  88  :  c.  10,  p.  Si;.  —  [2  Let.  à  TAut.  du 
Dict.  des  trois  bièc.  p.  86.  —  (3  Aunalespol.  etc.  tome  3,  u.» 
iSj  p.  81. 


02  rSTRODUCTIOX. 

paroi tre  redoutables;  ils  mettoieiit  les  théologiens 
sur  la  défensive  ;  ils  proposoient  des  objections 
souvent  embarrassantes  ;  ils  sembloient  ne  donner 
aucune  atteinte  à  la  morale  :  on  voyoit  toujours 
un  Dieu  ,  une  religion  ,  une  base  aux  devoirs  de 
la  société.  Par  cet  artifice  ils  ont  séduit  d'abord  un 
grand  nombre  de  lecteurs  trop  peu  instruits  pour 
apercevoir  les  conséquences  funestes  de  leurs  prin- 
cipes ;  ils  ont  eu  la  maladresse  de  les  dévoiler.  En 
renversant  le  déisme  pour  lui  substituer  le  maté- 
rialisme ,  ils  ont  écrasé  la  vipère  sur  sa  morsure  ; 
ils  ont  mis  au  grand  jour  la  discordance  des  sys- 
tèmes d'incrédulité  ,  les  excès  où  ils  conduisent , 
la  fragilité  de  l'édifice  qu'ils  avoient  construit  à  si 
grands  frais  ;  ils  ont  donné  lieu  aux  théologiens  de 
démontrer  que  cette  nouvelle  hypothèse  détruit 
jusqu'à  la  racine  les  fondemens  de  la  morale  ,  de 
la  vertu ,  des  devoirs  de  l'homme ,  et  tous  les  liens 
de  société  ;  qu'en  suivant  le  fil  des  conséquences , 
il  faut  se  retrancher  dans  le  doute  absolu ,  ressus- 
citer la  doctrine  absm'de  des  c}Ténaïques,  les  in- 
famies des  cyniques  ,  l'entêtement  révoltant  des 
pyrrhoniens. 

Il  n'y  en  a  pas  deux  qui  pensent  de  même.  L'un 
tâche  de  soutenir  les  débris  cliancelans  du  déisme  ; 
l'autre  professe  le  matérialisme  sans  déguisement  : 
quelques-uns  biaisent  entre  ces  deux  opinions  , 
défendent  tantôt  l'une  et  tantôt  l'autre,  ne  savent 
de  quel  principe  partir,  ni  où  ils  doivent  s'arrêter. 
Ce  que  l'un  établit,  l'autre  le  détruit  :  il  n'est  pas 
une  seule  question  de  fait  ou  de  raisonnement  sur 
laquelle  ils  soient  d'accord  ^'\  Est-il  difficile  de 
])révoir  la  chute  d'une  républicpie  aussi  mal  réglée , 
où  régne  une  anarchie  et  une  confusion  générale  ? 

(i  L'auteur  d'Emile  les  a  peints  d'après  nature,  tome  III, 
p.  25  et  37. 


INTRODUCTION.  :>:> 

Si  les  déistes  se  réunissent  à  nous  pour  combattre 
les  athées  ,  ceux-ci  empruntent  nos  armes  pour 
attaquer  les  déistes  ;  nous  pourrions  nous  borner 
à  être  spectateurs  du  combat. 

Ainsi  Dieu  veille  sur  la  religion  cpi'il  a  lui- 
même  établie,  il  livre  ses  ennemis  à  l'esprit  de 
vertige.  Le  psalmiste  a  tracé  leur  destinée  ,  en 
parlant  d'un  autre  objet.  «  Une  nation  bruyante 
«  de  philoso])hes  s'est  rassemblée  ,  un  peuple  de 
«  raisonneurs  a  conjuré  contre  le  Seigneur  et 
«  contre  son  Christ.  Brisons,  disent-ils,  les  liens 
«  qui  tiennent  notre  raison  captive  ;  secouons  le 
«  joug  de  la  religion  qui  nous  importune.  Celui 
«  qui  réside  dans  le  ciel  se  joue  de  leurs  vains 
«  projets,  ils  les  cou^Tira  de  conflision,  et  leur 
«  parlera  en  maître  irrité  ;  le  souffle  de  sa  colère 
«  troublera  leurs  sens  et  leurs  idées  ^'\  » 

S'il  a  permis  cpe  les  docteurs  du  mensonge 
jouissent  pendant  quelque  temps  d'une  réputation 
brillante  ,  le  jugement  qu'il  a  exercé  sur  eux  doit 
faire  trembler  leurs  imitateurs.  Il  menace  de  punir 
avec  la  même  sévérité  ceux  cpii  se  laissent  volon- 
tairement séduire  pai'  leurs  prestiges  ^'\ 

§    XXIIL 

PLAN  DE   CET    OUVTIAGE» 

Le  progrés  des  systèmes  d'incrédulité ,  la  mar  - 
che  de  leurs  sectateurs ,  nous  prescrivent  le  plan 
que  nous  devons  suivi'e  pour  combattre  l'erreur 
dans  ses  divers  périodes.  Il  seroit  nécessaire  de 
donner  d'abord  une  idée  des  différentes  espèces  de 
certitude ,  d'établir  sur-tout  d'une  manière  solide 
les  fondemens  de  la  certitude  morale  ;  de  répondre 

(i   Psaume  2  ,   ;^.   i.  —  [2  1  T'i.-ss.  c.  2  ,  X'*    »^  ^t  11. 


'5  *  INTRODUCTION". 

aux  objections  des  sceptiques.  Ce  préliminaire 
paroît  essentiel  à  un  traité  historique  de  la  re- 
ligion ;  mais  il  nous  détourneroit  trop  long-temps 
du  dessein  principal  :  nous  remettrons  cette  dis- 
cussion à  la  fin  de  notre  première  partie. 

La  connoissance  et  le  culte  de  la  divinité  re- 
montent à  la  naissance  du  monde  ;  Dieu ,  en  créant 
l'homme ,  lui  a  imposé  ce  devoir ,  et  lui  a  donné  les 
moyens  de  le  remj)lir  ^'^  ;  il  lui  a  enseigné  ,  non- 
seulement  les  vérités  dont  une  raison  cultivée  est 
capable  d'apercevoir  l'évidence  .  mais  encore  des 
dogmes  que  l'esprit  humain  ne  pouvoit  décou^Tir 
sans  lumière  surnaturelle.  11  n'y  a  donc  jamais  eu 
d'autre  religion  naturelle,  que  la  religion  révélée. 
C'est  à  prouver  ce  point  important  que  nous  des- 
tinons la  première  ])ai'tie  de  notre  ouvrage. 

A  n'envisager  d'abord  que  l'histoire  de  cette 
révélation  primitive,  telle  que  nous  la  trouvons 
dans  les  livres  saints  ,  elle  j)orte  déjà  en  elle- 
même  un  cai'actère  de  vérité  ;  les  eflbrts  qu'ont 
faits  les  incrédules  pour  donner  une  autre  origine 
à  la  religion,  n'aboutissent  à  rien;  lem's  conjec- 
tures sont  fausses  et  insoutenables  :  il  ne  nous 
sera  pas  difficile  de  les  détruire.  La  religion  étoit 
nécessaire  à  l'homme  pour  son  propre  bonheur , 
pour  s'attacher  à  ses  semblables  par  les  liens  de  la 
vertu  ,  pour  former  avec  eux  une  société  dont  il  ne 
]iouvoit  se  passer  ;  Dieu  ,  qui  l'y  avoit  destiné  ,  n'a 
pas  laissé  ce  dessein  sans  exécution  ;  il  n'a  pas 
créé  l'homme;  dans  l'état  de  pure  animalité  ,  en 
lui  abandonnant  le  soin  de  s'en  tirer  lui-même. 
Dès  que  Thomme  a  ]ierdu  de  vue  le  flambeau  de  la 
révélation ,  il  s'est  plongé  dans  l'erreur  :  un  examen 
suivi  de  toutes  les  religions  anciennes  nous  con- 
vaincra de  ce  fait  humiliant.  Si ,  dans  une  petite 
(i  S.  Aug.  (le  Civ.  Dci,  1.  7,  c.  82. 


ESTRODUCTIOX.  OJ 

partie  de  l'univers  ,  une  religion  pure  s'est  conser- 
vée ,  l'homme  n'en  étoit  pas  redevable  à  ses  propres 
recherches.  Les  méditations  des  philosophes  ,  loin 
de  dissiper  les  ténèbres  ,  n'ont  servi  qu'à  les  rendre 
plus  épaisses  ;  l'erreur  est  toujours  partie  de  la 
main  des  hommes  ;  la  vérité  ne  pouvoit  venir  que 
de  Dieu. 

Nous  apporterons  les  preuves  de  tous  les  dogmes 
enseignés  par  la  révélation  primitive ,  de  l'existence 
et  de  l'unité  de  Dieu  ,  de  la  création  ,  des  attributs 
divins  ,  de  la  providence  ;  nous  réfuterons  les  diver.^ 
systèmes  d'athéisme.  L'homme  ne  peut  connoître 
ses  devoirs  ,  s'il  ignore  sa  propre  natm'e  et  sa  des- 
tinée ;  la  religion  seule  lui  montre  ses  privilèges  et 
ses  espérances  ,  elle  l'annoblit  et  l'élève  j  la  philo- 
sophie s'est  attachée  à  le  dégrader  et  à  l'abrutir  : 
nous  nous  vengerons  de  ses  attentats.  Il  suffit  de 
rentrer  en  nous-mêmes  pour  ententbe  la  voix  d'un 
Dieu  législateur  qui  nous  prescrit  des  devoirs  ; 
point  d'autre  fondement   solide  pour  appuyer  la 
morale  ,  que  cette  loi  naturelle  ;  toutes  les  hypo- 
thèses imaginées  par  les  différentes  sectes  de  phi- 
losophes sont  vaines  et  fausses  ;  point  de  morale 
pure  que  celle  que  Dieu  a  enseignée  à  nos  premiers 
pères  :  nous  en  exposerons  les  principaux  devoirs. 
Nous  démontrerons  que  la  prétendue  religion  na- 
turelle des  déistes  n'est  qu'une  irréligion  déguisée. 
Telles  sont  les  matières  qui  rempliront  la  première 
pai'tie  de  ce  traité. 

Par  la  conduite  de  Dieu  envers  le  gem'e  humain , 
dès  l'origine  du  monde  ;  pai'  les  égaremens  des  peu- 
j)les  qui  ont  oublié  la  révélation  primitive  ,  par  les 
erreurs  des  philoso})lies  anciens  et  modernes  ,  il  est 
prouvé  ,  jusqu'à  l'évidence  ,  que  la  raison  seule  est 
un  guide  très-foible  ,  qu'elle  n'a  jamais  su  dicter  à 
rbx)mme  ce  qu'il  devoit  croire  et  pratiquer.  Au 


56  INTRODUCTION. 

moment  où  la  première  révélation  étoit  prés  de 
s'éteindre  ,  d'être  méconnue  par-tout ,  il  a  fallu  . 
pour  en  conserver  les  restes  ,  une  ré^  élation  nou- 
velle ,  attestée  par  des  signes  éclatans  :  nous  prou- 
verons que  Dieu  l'a  donnée  aux  Hébreux  par  le 
ministère  de  Moïse  :  elle  a  été  revêtue  de  tous  les 
caractères  propres  à  faire  sentir  qu'elle  étoit  éma- 
née de  l'autorité  divine  ;   elle  étoit   exactement 
proportionnée  aux  besoins  de  l'homme  dans  les 
circonstances  où  il  se  trouvoit.  Ce  bienfait  accordé 
aux  Juifs  pouvoit  servir  à  éclairer  les  peuples  cé- 
lèbres qui  en  ont  été  les  témoins ,   s'ils  avoient 
voulu  en  profiter.   Ce  n'étoit  néanmoins  qu'une 
préparation  à  la  révélation  plus  solennelle  ,  plus 
complète  ,  plus  générale  ,  que  Dieu  vouloit  donner 
par  Jésus-Christ.  Par  les  leçons  de  ce  divin  maitre. 
le  plan  de  la  providence  a  été  pleinement  dévoilé. 
Nous  le  ferons  voir  dans  notre  seconde  partie;  nous 
v  répondrons  aux  objections  tles  incrédules  contre 
l'ancien  testament ,  à  celles  des  Juifs  sur  l'accom- 
])lissement  des  prophéties ,  et  sm'  la  vraie  desti- 
nation de  la  loi  de  Moïse. 

La  troisième  sera  employée  à  exposer  l'histoire  . 
les  preuves,  les  dogmes ,  la  morale .  la  constitution  , 
la  discipline  du  Christianisme  .  l'heureuse  lin  à  la- 
quelle il  doit  nous  conduire.  Par  la  manière  dont  il 
s'est  éta])li ,  nous  connoîtrons  comment  il  a  dû  se 
perpétuer  ;  nous  suivrons  exactement  les  effets  de 
cette  gTande  révolution.  Les  divers  combats  que 
l'Église  a  été  obligée  de  soutenir  dans  tous  les 
siècles,  retraceront  à  nos  yeux  l'image  de  ceux 
qu'elle  essuie  aujourd'hui.  Nous  verrons  constam- 
ment les  mêmes  attaques  et  les  mêmes  moyens  de 
défense  ,  une  obstination  toujours  égale  de  la  part 
de  ses  ennemis ,  une  résistance  non  moins  cour-i- 
geuse  de  sa  part ,  et  une  sécurité  inaltérable  fondée 
sur  les  promesses  de  Jésus -Christ. 


INTRODUCTION.  67 

Dans  les  divers  états  de  la  religion  ,  Dieu  a 
toujours  révélé  aux  hommes  des  mystères  incom- 
j)réliensibles  :  la  foi  humble  et  soumise  à  sa  parole 
est  une  partie  essentielle  de  l'honm^iage  que  nous 
devons  à  la  divinité.  La  manière  dont  la  révélation 
a  été  fondée  dans  ses  différentes  époques  ,  démontre 
à  toutes  les  sectes  de  mécréans  cpie,  depuis  l'origine 
du  monde ,  Dieu  a  voulu  conduire  l'homme  ,  non 
par  l'examen  de  la  doctrine  qu'il  a  daigné  lui 
enseigner  ,  mais  par  la  soumission  à  l'autorité 
qu'il  lui  a  plu  d'établir.  Une  doctrine  révélée  ne 
peut  se  transmettre  autrement. 

§  XXIV. 

Cette  manière  de  prouver  historiquement  la 
religion  ,  nous  a  paru  la  plus  propre  à  en  dé- 
montrer la  vérité ,  et  à  faire  voir  que  l'homme 
n'en  fut  jamais  l'auteur.  Dans  cette  matière  si 
intimement  liée  à  son  bonheur  ,  il  n'a  rien  dé- 
couvert par  ses  propres  lumières  ;  il  n'a  connu 
la  vérité  qu'autant  que  la  révélation  la  lui  a  mon- 
trée :  dés  qu'il  a  fermé  les  yeux  à  la  lueur  de  ce 
flambeau  ,  il  est  demeuré  dans  les  ténèbres  de 
l'erreur  ou  il  y  est  promptement  retombé  :  c'est 
dans  les  siècles  les  plus  éclairés  qu'il  s'est  le  plus 
honteusement  égaré.  La  vraie  religion  sortie  des 
mains  de  Dieu  à  la  naissance  du  monde ,  a  par- 
couru toute  la  durée  des  siècles  ,  portant  toujours 
avec  elle  les  marcjues  de  son  origine  ;  elle  doit 
subsister  autant  cpie  la  race  des  hommes ,  à  moins 
que  leur  nature  ne  change.  Plus  ou  moins  connue  , 
plus  ou  moins  développée  ,  transportée  sous  un 
climat  ou  sous  un  autre ,  elle  a  toujours  été  la 
même  pour  le  fond,  et  appuyée  sur  les  mêmes 
preuves  *^'\ 

(i  St.  k-.iz,  de  Civit.  Dei,  I.  7,  c.  32  ;  1.  id,  r.  3?. 
1.        ^  5. 


58  INTRODUCTION". 

Quand  nous  disons  que  Dieu  a  eu  soin  de  la 
proportionner  aux  dififérens  âges  du  genre  humain , 
nous  ne  faisons  que  répéter  une  réflexion  de  S, 
Paul.  «  Lorsque  nous  étians  encore  cnfans  ,  dit-il , 
«  nous  étions  asservis  à  des  leçons  élémentaires , 
«  telles  que  le  monde  étoit  capable  de  les  recevoir  : 
«  mais  lorsque  les  temps  fixés  pai'  la  sagesse  divine 
«  ont  été  accomplis  ,  Dieu  a  envoyé  son  fils  unique 
«  incarné  dans  le  sein  d'une  femme  et  assujetti  à 
«  la  loi ,  pour  racheter  ceux  qui  étoient  sous  la  loi 
<(  et  nous  adopter  pour  ses  enfans  ^'\  »  Tel  est  le 
plan  dont  nous  nous  faisons  un  devoir  de  ne  pas 
nous  écarter. 

C'est  celui  qu'a  tracé  S.  Augustin  dans  son 
ouvrage  de  la  cité  de  Dieu  j  depuis  le  li^Te  XI 
jusqu'à  la  fin. 

C'est  encore  celui  qu'a  suivi  le  savant  Bossuet 
dans  son  discours  sur  l'histoire  universelle.  Nous 
nous  croirions  heureux  ,  si  nous  pouvions  réussir  à 
étendre  et  à  rendi'e  sensibles  les  traits  que  ce  grand 
maître  à  su  réunir  avec  tant  d'art  et  d'éloquence 
dans  un  seul  tableau  ,  et  fondre  cet  excellent  dis- 
cours dans  notre  ouvrage. 

En  gardant  ainsi  l'ordi'e  chronologique,  nous 
aurons  lieu  de  traiter  toutes  les  questions  que  les 
incrédules  ont  excitées,  d'examiner  leurs  systèmes,, 
de  résoudre  leurs  objections,  de  passer  en  revue  les 
li^Tcs  qu'ils  ont  publiés  ,  d'en  réfuter  au  moins 
.sommaiiement  les  principes  et  les  conséquences. 
La  suite  des  eneurs  sera  constamment  placée  à 
côté  de  celle  des  vérités  ;  nous  tacherons  de 
n'omettre  aucune  des  difficultés  qui  méritent 
quelque  attention.  Les  discussions  fréquentes  dans 
lescpielles  nous  serons  forcés  d'entrer  ,  pourroient 
faire  perdre  le  fil  des  idées  ;  mais  dans  les  réflexions 

(.  Galatjc   4,  ^.  3. 


INTRODICTION.  5^ 

'    que  nous  placerons  à  la  tête  de  chaque  partie  de 
notre  ou\Tage ,  nous  aurons  soin  de  renouer  la 
chaîne,  et  de  la  remettre  sous  les  yeux  du  lecteur. 
Dans  cette  vaste  carrière ,  nous  ne  nous  ferons 
aucun  scrupule  de  copier  les  anciens  et  les  mo- 
dernes ,  les  philosophes  et  les  théologiens  ,   les 
orthodoxes  et  les  mécréans  :  tout  ce  qui  est  vrai 
nous  appai'tient  de  droit.  Nous  n'aspirons  point 
à  la  gloire  de  forger  des  systèmes  ;  nous  nous 
bornons  à  exposer  ce  que  Dieu  a  fait ,  et  les  raisons 
qu'il  a  eues  de  le  faire.  De  leur  côté  ,  les  incrédules 
n'ont  rien  créé  ;  leurs  erreurs ,  aussi  bien  que  nos 
vérités ,  sont  une  tradition.  L'histoire  que  nous 
.  avons  à  donner  n'est  point  le  détail  des  recherches 
que  l'esprit  humain  a  été  obligé  de  faire  pour 
décou\Tir  ces  vérités  précieuses  j   c'est  plutôt  le 
récit  des  efïbrts  insensés  que  la  philosophie  a  faits 
pour  les  obscurcir. 

L'essentiel  est  de  montrer  que  la  religion  est 
un  dessein  que  Dieu  a  constamment  suivi  dés  le 
commencement  du  monde ,  auquel  il  a  fait  servir 
toutes  les  grandes  révolutions  ,  dans  lequel  il  n'y  a 
rien  d'isolé  ni  d'inutile.  De  tous  temps ,  les  diffi- 
cultés que  l'on  peut  former  contre  cette  conduite 
de  la  providence  ,  ont  occupé  les  esprits  ;  la  curio- 
sité humaine  n'a  point  cessé  d'échouer  contre  le 
même  écueil  ;  en  se  décorant  du  nom  de  philo- 
sophie ,  elle  n'a  servi  qu'à  égarer  les  hommes. 

§  XXV. 

On  nous  reprochera  sans  doute  d'avoir  ras- 
semblé trop  d'objections  minutieuses  ,  de  les  avoir 
répétées  sous  différentes  questions ,  et  de  les  avoir 
prises  dans  différens  plagiaires.  Nous  avons  senti 
L-e  défaut  :  mais  nous  avons  voulu  éviter  de  donner 


6o  INTRODUCTION. 

à  des  adversaires  pointilleux  aucun  sujet  de  plainte  : 
ils  pourront  se  convaincre  que  nous  avons  cherché 
des  objections  de  toutes  parts ,  que  nous  n'en  avons 
dissimulé  ni  aftbibli  aucune.  Dans  un  ou\Tage  dont 
toutes  les  parties  se  tiennent ,  une  preuve ,  une  dif- 
ficulté appartient  souvent  à  plusieui's  questions  ; 
les  répétitions  sont  donc  inévitables.  Il  s'en  faut 
encore  beaucoup  que  nous  ayons  épuisé  toutes  les 
matières.  Un  sujet  aussi  fécond  fournira  toujoms 
de  nouvelles  vues  à  ceux  qui  entreprendront  de  le 
traiter.  Nous  désirons  sincèrement  que  des  écri- 
vains plus  habiles  suppléent  à  notre  défaut ,  et 
coiTigent  les  méprises  c[ui  ont  pu  nous  écha})per. 
Peut-être  encore  que  nos  adversaires  voucbont 
tirer  avantage  de  la  longueur  de  notre  travail.  Il 
paroît,  diront-ils,  que  les  preuves  de  la  religion 
ne  sont  pas  fort  claires  ni  fort  aisées  à  saisir , 
jmiscpi'il  est  besoin  de  dix  ou  douze  volumes  pour 
les  mettre  au  jour.  Où  en  sommes-nous  ,  s'il  faut 
lire  tout  cela  avant  de  savoir  s'il  y  a  un  Dieu  ,  et 
cpiel  culte  nous  devons  lui  rendre  ? 

Nous  les  prions  de  ne  pas  nous  rendi'e  respon- 
sables de  leur  propre  crime  ,  de  ro})iniàtreté  avec 
laquelle  ils  ont  attaqué  la  religion  ,  de  la  multitude 
d'hypothèses  qu'ils  ont  forgées ,  de  calomnies  qu'ils 
ont  inventées  ,  de  pièges  qu'ils  ont  tendus  aux  lec- 
teurs. Notre  travail  n'est  devenu  nécessaire  que 
pour  réparer  le  mal  qu'ils  ont  fait.  Un  esprit  droit, 
un  cœur  vertueux  n'a  pas  besoin  de  livres  i)our 
croire  et  adorer  un  Dieu  ;  la  nature ,  l'humanité 
entière  ,  la  conscience  lui  prêchent  assez  ce  devoir. 
Cependant  les  philosophes  ont  tait  des  volumes , 
pour  prouver  qu'il  n'y  a  point  de  Dieu  ;  il  en  faut 
d'autres  pour  les  réfuter.  Mais  ces  réfutations  ne 
sont  utiles  qu'à  ceux  qui  ont  eu  la  témérité  de  lire 
et  de  goûter  les  rêves  des  incrédules  :  les  sages  n*en 


INTRODUCTION.  6l 

ont  pas  besoin  ,  ils  croient  en  Dieu  aussi  aisément 
et  aussi  fermement  que  nos  pères.  Quant  aiï  chris- 
tianisme ,  il  porte  ses  preuves  sur  son  front.  Le 
seul  exposé  du  i)]an  de  la  providence  .  tel  que  nous 
l'avons  fait  au  commencement  de  cette  introduc- 
tion ,  la  liste  des  errem\s  qu'il  faut  ])arcourir  ,  dès 
({ue  l'on  cesse  d'être  chrétien  catholique  ,  sont  une 
démonstration  invincible  contre  lacfuelle  les  in- 
crédules ne  feront  jamais  aucune  objection  solide. 
Ils  doivent  sentir    enfin  que  des  attaques  de 
troupes  légères ,  des  incursions  faites  à  di'oite  et 
à  gauche  ,  sans  règle  et  sans  méthode ,  sont  de 
foibles  moyens  pour  renverser  un  système  complet , 
lié  dans  toutes  ses  parties  ,  qui  embrasse  toute  la 
suite  des  siècles ,  cjui  depuis  la  création  subjugue 
les  esprits  ,    gouverne  les  hommes  ,    affermit  la 
société.  Pour  lui  porter  un  coup  décisif,  il  faudroit 
en  attaquer  l'ensemble .  lui  opposer  un  coi"ps  de 
doctrine  mieux  conçu  ,  mieux  prouvé ,  plus  soli- 
dement  établi.   Insulter  les  dehors  de  la  place  . 
donner  l'alai'me  aux  sentinelles,  harceler  quelques 
postes  avancés  ,  ce  n'est  point  vaincre  l'ennemi. 
Le  parti  le  plus  sage  seroit  désormais  de  garder 
le  silence   :    les  philosophes  auront  peine  à  s'y 
ré.soudre  ;   s'ils    cessoient  de  faire  du  bruit  ,  ils 
n'existeroient  plus. 


TRAITE 

HISTORIQUE     ET     DOGMATIQUE 

DE    LA 

VRAIE  RELIGION. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

DE    LA    RÉVÉLATION    PRI>nTIVE. 
OBSERVATIONS  PRÉLIMINAIRES. 

VLXS  ET  DIVISION  DE  CETTE  PRElVIffiRE  PARTIE  ; 
PREUATES  SO:^nL^IRES  d'une  RÉYÉLATION  PRl- 
mTIVE. 

§1- 

j_jE  respect  pour  l'antiquité  n'est  point ,  comme 
le  prétendent  les  incrédules ,  un  préjugé  absurde  et 
mal  fondé  ;  l'homme  a  besoin  d'instruction  ;  la 
docilité  est  la  source  la  plus  féconde  de  nos  connois- 
sances?  Où  en  serions-nous,  si  nos  aïeux n'avoient 
})as  pensé  avant  nous  ,  et  si  nous  n'avions  pas  le 
secours  de  leurs  réflexions ,  pour  étendre  et  confir- 
mer les  nôtres  !  Quand  on  imagine  que  le  genre 
humain  est  subitement  sorti  des  entrailles  de  la 
terre  ,  a  été  réduit  d'abord  à  la  condition  des  bru- 
tCvS  ,  sans  idées  ,  sans  connoissances  ,  avec  une 
faculté  de  raisonner  très-imparfaite  ,  on  doit  sup- 
[K)ser  que  ses  premières  notions  se  sont  ressenties 


64  TRAITÉ 

de  sa  stu}yidité ,  que  s'il  s'est  fait  une' religion ,  elle 
ne  mérite  pas  de  nous  occuper.  11  faut ,  dans  cette 
hypothèse ,  fermer  les  yeux  sur  une  longue  suite  de 
générations  ,  ne  considérer  notre  espèce  que  dans 
les  siècles  ,  où ,  instruite  par  l'expérience  ,  exercée 
par  les  arts  ,  façonnée  par  l'habitude  de  la  société  , 
elle  a  pu  déployer  ses  talens  naturels. 

Mais  si  le  premier  homme  est  l'ouvrage  de  Dieu 
même  ,  s'il  est  sorti  des  mains  du  créateur  a\ec  les 
dons  et  les  connoissances  qui  étoient  nécessaires  au 
rang  qu'il  devoit  occuper  dans  l'univers,  les  notions 
gravées  dans  son  âme  par  la  sagesse  divine  ,  méri- 
tent tous  nos  respects  ;  la  tradition  descendue  d'une 
source  si  pure  a  droit  de  nous  subjuguer. 

Il  est  consolant  d'envisager  la  religion  comme  la 
plus  ancienne  institution  cfuil  y  ait  au  monde  ;  de 
pouvoir  nous  convaincre  que  nous  croyons  les 
mêmes  vérités  ,  que  nous  suivons  la  même  morale 
que  notre  premier  père  ,  que  nous  adorons  le  même 
Dieu  aucp-iel  il  a  rendu  ses  hommages  ;  que  cet  lié- 
ritage  paternel ,  transmis  jusqu'à  nous  par  une 
succession  non-interrompue  ,  doit  passer  aux  der- 
nières générations  de  l'univers.  Enfans  d'une  fa- 
mille dont  Dieu  est  le  père ,  pouvons-nous  voir 
sans  douleur  une  partie  de  nos  frères  renoncer  aux 
titres  et  aux  droits  de  leur  naissance ,  abjurer  le 
sang  duquel  ils  sont  descendus? 

Un  homme  sensé  ne  se  persuadera  jamais  que 
Dieu  ,  en  créant  notre  espèce ,  l'ait  abandonnée 
aux  foibles  lueurs  d'une  raison  très-lente  dans  sa 
marche,  et  sujette  à  s'égarer,  qu'il  l'ait  exposée  au 
danger  de  demeurer  long-temps  sans  religion  ,  ou 
de  s'en  former  une  fausse ,  qu'il  l'ait  comblée  de 
bienfaits  ,  sans  lui  appremh'e  l'usage  qu'il  en  devoit 
faire ,  sans  lui  montrer  seulement  la  main  à  laquelle 
il  en  étoit  redevable.  Dans  les  premiers  temps  qui 


DE   LA   VR.VIE   RELIGION.  65 

suivirent  la  naissance  du  monde  ,  l'homme  occupé 
à  pourvoir  à  ses  besoins ,  sans  étude  et  sans  expé- 
rience ,  étoit  fort  peu  disposé  à  réfléchir  sur  les 
})hénomènes  de  la  nature  ,  et  sur  la  marche  régu- 
lière de  l'univers ,  à  en  conclure  l'existence  d'Un 
seul  Dieu  ,    créateur    et    conservateur  de  toutes 
choses.  Il  le  pouvoit  sans  doute  ,  mais  il  ne  l'a 
fait  nulle  part.  Après  six  mille  ans  de  durée,  nous 
ne  voyons  pas  un  seul  peuple  qui  ait  tiré  cette 
consécjuence  si  simple  et  si  naturelle  ;  tous  ont 
donné  dans  un  polythéisme  grossier.  L'homme , 
récemment  formé,  seroit  tombé  sans  doute  dans 
les  mêmes  erreurs  et  dans  la  même  stupidité  que 
les  peuplades ,  cpii  se  sont  éloignées  de  bonne  heure 
du  berceau  du  genre  humain  ,  et  les  nations  sau- 
vages cpie  l'on  a  découvertes  dans  les  derniers 
temps.  L'homme  ,  sans  religion ,  est  peu  différent 
des  animaux  ;  égaré  par  les  sens  et  par  les  passions , 
il  se  rapproche  encore  de  leur  espèce.  Il  n'est  ca- 
pable de  société  et  de  vertu ,  qu'autant  qu'il  est 
instruit  de  son  origine  ,  de  sa  destinée  ,  de  ses  de- 
voirs envers  Dieu ,  et  envers  ses  semblables.  De 
quoi  lui  auroient  servi  les  facultés  dont  il  étoit 
doué  .  si  elles  dévoient  demeurer  long-temps  sans 
exercice?  Dieu  auroit  laissé  son  ou\Tage  imparfait. 
En  donnant  aux  animaux  un  instinct  sur  ,  qui  les 
conduit  d'abord  au  but  de  leur  destination ,  il  les 
auroit  traités  plus  favorablement  que  l'homme. 
Quiconque    n'a    point    embrassé  l'athéisme  ,    ne 
croira  jamais  que  le   genre  humain  ait  subsisté 
])endant  plusieurs  générations ,  sans  aucune  notion 
de  la  divinité  ,  sans  morale  et  sans  religion  ^'\ 

Mais  sommes-nous  réduits  à  des  présomptions  , 
à  de  sim])les  raisons  de  convenance  ,  pour  affirmiT 

fi    M('m.  de  l'Acad    df-s  Insrrijt    t.  XLH,  in  12.,  f.  173  et 
sui'j.  tome  LXl ,  page  ^^oj  loine  LXII,  p.  348,  etc. 


bb  TILUTE 

que  Dieu  a  révélé  aux  premiers  hommes  la  croyan- 
ce ,  le  culte ,  la  morale  dont  ils  avoient  besoin?  Les 
incrédules  le  diront  sans  doute.  Ils  se  trompent  : 
indépendamment  de's  livres  saints  qui  nous  l'as- 
surent ,  nous  avons  des  preuves  positives  ,  des 
preuves  de  fait ,  d'une  révélation  aussi  ancienne 
que  le  monde.  Le  détail  de  ces  preuvres  est  l'exposé 
du  plan  de  notre  première  partie. . 

§  II. 

Première  preuve.  La  religion  n'a  pas  suivi  la 
marche  des  comioissances  humaines  ;  les  nations 
encore  récentes  avoient  une  croyance  plus  pure , 
un  culte  plus  simple ,  qu'elles  n'ont  eu  dans  la 
suite ,  lorsqu'elles  ont  été  mieux  policées  et  plus 
instruites.  Elles  avoient  d'abord  adoré  un  seul 
Dieu ,  bientôt  elles  en  ont  encensé  j)lusieurs  ;  le 
polythéisme  et  l'idolâtrie,  introduits  peu  à  peu 
chez  tous  les  peuples ,  Oiit  entraîné  après  eux  un 
torrent  de  désorch*es.  Cet  abus ,  né  des  passions 
humaines,  de  l'if^norance  ,  de  l'intérêt,  appuyé 
par  la  fausse  politique  des  législateurs  ,  est  devenu 
général  :  nous  le  montrerons  dans,  le  chapitre 
premier. 

Si  parmi  les  monumens  de  l'antiquité  il  y  a  une 
liistoire  qui  exj)lique  ce  phénomène  singulier,  qui 
nous  aj)prenne  la  manière  dont  la  religion  a  été 
donnée  à  l'homme,  et  les  causes  qui  l'ont  altérée 
j)armi  ses  descendans  ;  nous  sommes  forcés  de  nous 
y  tenir ,  puisque ,  hors  de  là  ,  nous  ne  concevons 
plus  rien.  Selon  les  incrédules,  les  juvnn'ères  idées 
de  religion  naturelle  sont  venues  de  l'ignorance  et 
tlo  la  crainte  ;  telle  est  la  source  de  toutes  les  ab- 
surdités et  de  tous  les  crimes  qui  l'ont  déshonorée 
dès  son  origine.  Donc  .  si  la  religion  primitive  ne 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  67 

porte  l'empreinte  ni  de  l'ignorance ,  ni  de  la  crainte , 
ni  des  autres  passions  humaines  ;  si  elle  est  sage  , 
pm'e  ,  sainte  ,  respecta])le  ,  elle  ne  vient  point 
comme  les  autres  d'une  source  empoisonnée  ,  c'est 
un  don  surnaturelle  du  créateur. 

Deuxième  preuve.  La  religion  est  nécessaire  à 
r homme  pour  son  bonhem'  ,  pour  le  porter  à  la 
vertu  ,  pour  serrer  les  liens  de  la  société  :  nous  le 
j)rouverons  dans  le  chapitre  IL  D'autre  côté .  les 
incrédules  soutiennent  que  la  seule  religion  dont 
l'homme  soit  capable ^  dans  l'état  de  la  nature,  est 
le  polythéisme  et  l'idolâtrie  ,  fausse  religion  qui  a 
toujours  fait  le  malheur  de  l'homme  et  celui  de  la 
■  société.  Donc  ,  une  religion  primitive  qui  réprouve 
le  polythéisme ,  née  cependant  avant  l'époque  de 
la  civilisation  ,  conservée  sans  altération  pendant 
plusieurs  siècles ,  n'est  point  l'eôét  de  la  civilisation, 
ni  des  progrés  de  la  raison .  mais  ime  révélation  faite 
aux  premiers  hommes. 

Troisième  preuve.  Les  nations  mêmes  plus  civi- 
lisées, qui  avoient  fait  le  plus  de  progrés  dans  les 
sciences  et  dans  les  arts  ,  n'ont  eu  que  des  reiigion9 
fausses  et  absurdes  :  nous  en  serons  convaincus  par 
l'examen  que  nous  en  ferons  dans  le  chapitre  IIL 
Donc  ,  si  une  suite  de  familles  qui  n'ont  été  célè- 
bres, ni  par  les  sciences,  ni  par  les  aits,  et  qui 
n'ont  point  eu  d'autres  moyens  naturels  pour  s'ins- 
truire que  les  autres  peuj)les ,  ont  eu  cependant  une 
religion  plus  sensée  et  plus  parfaite  ,  elle  n'est  point 
de  leur  invention  ,  mais  l'ouvrage  de  la  sagesse 
divine  ;  Dieu  leur  a  donné  d'autres  leçoAs  que 
celles  de  la  nature. 

Quatrième  preuve.  Les  philosophes  mêmes,  mal- 
gré leurs  méditations  et  leurs  recherclies  ,  n'ont  été 
ni  plus  sages  ,  ni  plus  éclairés  en  fait  de  religion  et 
de  morale  que  le  gros  des  nations.  Nous  ferons  dans 


68  TKVITÉ 

ce  même  chapitre  III ,  rénumération  de  leurs  er- 
reurs, lis  ont  avoué  que  l'esprit  humain  est  tro]) 
borné  pour  oonnoître  la  nature  divine  et  les  devoirs 
de  riiomme  sans  le  secours  de  la  révélation  :  nous 
citerons  leurs  paroles.  Après  six  mille  ans  ,  les  na- 
tions infidèles  modernes  ne  sont  pas  plus  avancées 
que  les  anciennes.  Donc  une  religion  vraie,  sensée, 
raisonnahle  .  iiTépréhensible  .  plus  ancienne  c{ue  la 
philosophie  ,  n'est  point  ])artie  de  la  main  des  hom- 
mes ,  mais  de  la  bouche  de  Dieu  même. 

Cinquième  preuve.  Nous  trouvons  chez  plusieurs 
peuples  ,  qui  n'ont  eu  aucune  liaison  entr'eux  ,  des 
dogmes  et  des  usages  dont  la  raison  est  incapable 
d'apercevoir  la  vérité  et  l'utilité  ,  qui  font  néan- 
moins partie  de  la  religion  des  patriai'ches  :  nous  le 
verrons  dans  la  suite  de  notre  ouvrage.  Il  faut  donc 
que  ces  dogmes  et  ces  usages  remontent  à  une  tra- 
dition plus  ancienne  que  la  dispersion  des  peuples  ; 
ils  viennent  d'une  tige  commune  de  lacpielle  tous 
sont  sortis  :  ils  attestent  une  révélation. 

Mais  la  religion  primitive  est-elle  véritablement 
telle  que  nous  la  supposons  ,  ^Taie  ,  conforme  aux 
plus  ])ures  lumières  de  la  raison ,  démontrable  ,  soit 
dans  le  dosfme  ,  soit  dans  le  culte  ,  soit  dans  la  mo- 
rale ?  Nous  le  prouverons  en  détail  dans  les  chapi- 
tres suivans  jusqu'au  douzième. 

Sixième  preuve.  Dans  ce  douzième  chapitre  . 
nous  démontrerons  que  la  religion  prétendue  na- 
turelle ,  imaginée  par  les  déistes  ,  est  impossible  : 
qu'elle  n'a  jamais  existé  ;  qu'elle  se  réduit  à  l'in- 
difiérence  pour  toutes  les  religions ,  ou  à  l'irréligion 
formelle. 

§  m. 

Telle  est  la  division  de  notre  première  partie. 
Dans  le  chapitre  premier  ,  nous  tracerons  l'histoire 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  69 

et  rorigiiie  de  la  religion  primitive. Daj.sle second, 
nous  prouverons  sa  nécessité.  Dans  le  troisième  , 
nous  donnerons  une  notion  de  toutes  les  religions 
connues.  Le  quatrième  sera  enii)loyé  à  exposer  les 
j)reuves  de  l'existence  de  Dieu ,  et  à  réfuter  les 
athées.  Dans  le  cinquième ,  nous  démontrerons 
l'unité  de  Dieu  ,  ses  jnincipaux  attributs  ,  sa  pro- 
vidence ,  et  nous  traiterons  la  question  de  l'origine 
du  mal.  Le  sixième  aura  pour  objet  la  nature  de 
l'homme  ,  la  spiritualité  ,  la  liberté  ,  l'immortalité 
de  l'àme.  Nous  examinerons  dans  le  septième ,  si 
Dieu  n'a  pas  pu  révéler  des  mystères  aussi  bien  cpie 
des  vérités  démontrables  par  la  raison.  Nous  po- 
serons dans  le  huitième  les  fondemens  de  la  morale  ; 
nous  ferons  voir  qu'elle  suppose  nécessairement  un 
Dieu  législateur  ;  que  tous  les  systèmes  de  morale 
des  philosophes  anciens  et  modernes  sont  faux  et 
insuffisans.  Dans  le  neuvième ,  nous  exposerons  les 
principaux  devoirs  de  la  loi  naturelle ,  et  d'abord 
ceux  qu'elle  prescrit  à  l'homme  envers  Dieu.  Dans 
le  dixième ,  ceux  cju'elle  lui  impose  envers  lui- 
même.  Dans  le  onzième  ,  ce  qu'elle  lui  commande 
envers  la  société.  Dans  le  douzième  enfin ,  en  faisant 
une  revue  de  l'espace  que  nous  aurons  parcouru  , 
nous  démontrerons  contre  les  déistes  la  nécessité 
de  la  révélation ,  conséquemment  le  besoin  de  celle 
que  Dieu  a  donnée  aux  Hébreux  ,  pour  rétablir  et 
confirmer  la  première,  et  pour  disposer  le  genre 
humain  à  celle  qu'il  vouloit  donner  par  Jésus- 
Christ. 

Cette  ])remière  partie  de  notre  ouvrage  porte 
donc  sur  un  argument  démonstratif ,  qui  renverse 
tous  les  systèmes  d'incrédulité.  Nous  disons  :  une 
religion  plus  ancienne  et  plus  parfaite  que  toutes 
les  autres ,  exactement  conforme  aux  besoins  de 
l'homme ,  plus  sensée  cjue  la  doctrine  des  philo-  / 


]70  Til  VITE 

sophes  de  tous  les  siècles ,  supérieure  à  toutes  les 
t'onnoissances  accjuises  par  la  raison .  est  certai- 
iieinent  révélée  et  divine.  Or  ,  telle  est  la  religion 
d'Adam  et  des  patriarches ,  selon  le  tableau  que 
nous  en  tracent  les  li^Tes  saints  :  donc  cette  religion 
est  véritablement  révélée  :  sans  la  révélation .  elle 
n'auroit  jamais  existé  ;  elle  n'est  point  naturelle 
dans  ce  sens ,  que  l'homme  l'ait  formée  par  les 
seules  lumières  de  la  nature. 

La  marche  que  nous  venons  de  nous  prescrire  , 
ne  paroi tra  peut-être  pas  ,  au  })remier  coup  d'œil , 
la  plus  conforme  à  l'ordre  didactique  ;  elle  ne  l'est 
})as  du  moins  au  plan  communément  suivi.  Mais 
Dutre  l'avantage  qu'elle  nous  donne  de  démontrer 
une  vérité  capitale  et  méconnue  par  tous  les  incré- 
dules ,  elle  nous  a  semblé  préférable  à  tous  égards. 
Dans  un  Traité  histirîqjie  et  dogmatique  de  la 
Religion  ,  il  est  convenable  de  commencer  pai'  les 
questions  de  fait  sur  lesquelles  l'histoire  nous  sert 
de  guide.  Le  lecteur  aura  moins  de  dégoiit  pour  ces 
matières  ,  que  pour  les  disputes  abstraites  et  méta- 
physicpies  qui  viendi'ont  à  la  suite.  Si  nous  avions 
j)rinci})alement  appuyé  la  religion  sur  des  raison- 
nemens  philosophiques  ,  il  eût  semblé  que  nous 
adoptions  la  méthode  des  déistes  ,  et  notre  dessein 
est  de  montrer  que  cette  méthode  est  fausse.  La 
révélation  est  notre  guide  principal  ;  c'est  à  la 
lumière  de  ce  flambeau  que  nous  voulons  marcher  : 
il  falloit  donc  en  jn'ouver  d'abord  l'existence,  afin 
de  pouvoir  fonder  nos  raisonnomens  sur  cette  base. 
Nous  espérons  qu'un  lecteur  judicieux  sentira  la 
justesse  de  ce  procédé  ,  à  mesure  qu'il  avancera 
dans  l'ordre  des  matières. 

Toutes  nos  discussions  seront  longues  et  diffi- 
ciles. Si  nous  pouvions  nous  borner  à  exposer  les 
dogmes  de  la  religion  primitive  et  leurs  preuves  , 


DE   LA   VE-AIE   RELIGION.  7  1 

•l'ouvrage  seroit  l^eaucoup  plus  court  :  mais  il  faut 
les  mettre  à  couvert  des  atteintes  cpie  la  curiosité  et 
l'opiniâtreté  des  philosophes  n'ont  cessé  de  leur 
porter.  Le  nombre  des  vérités  dont  l'homme  a  eu 
besoin  dans  tous  les  temps  pour  se  conduire  ,  est 
très- borné  ;  la  liste  de  ses  erreurs  est  immense  , 
<'t  depuis  six  mille  ans  il  continue  à  les  reproduire. 

§  IV. 

Mais  ,  dira-t-on ,  selon  les  notions  que  vous  vous 
proposez  d'établir ,  il  n'y  a  jamais  eu  de  religion 
natm'elle  parmi  les  hommes ,  puisqu'elle  a  toujom's 
été  un  effet  de  la  révélation  :  rien  n'est  plus  contraire 
aux  idées  généralement  reçues. 

Nous  répondons  que  la  religion  prescrite  aux 
premiers  hommes  ,  étoit  très-naturelle  dans  ce 
sens  .  qu'elle  étoit  très-conforme  aux  besoins  de 
l'humanité ,  à  la  nature  de  Dieu  et  à  la  nature  de 
l'homme  ;  lorsque  nous  en  sommes  instruits ,  nous 
pouvons,  pai'  les  lumières  de  la  raison  ,  en  sentir  et 
en  démontrer  la  vérité.  Mais  elle  n'est  point  natu- 
relle dans  ce  sens ,  qu'aucun  homme  soit  parvenu 
par  ses  propres  recherches  à  en  découvrir  tous  les 
dogmes  et  tous  les  préceptes ,  et  à  les  professer  dans 
leur  pureté.  Personne  ne  l'a  connue  que  ceux  qui 
l'ont  reçue  par  tradition.  Le  seul  moyen  d'estimer 
ce  que  l'homme  i)eut  faire  ,  est  d'examiner  ce  qu'il 
a  fait  dans  tous  les  temps  ,  dans  tous  les  lieux  ,  dans 
toutes  les  circonstances  où  il  s'est  trouvé. 

Autre  chose  est  de  découvrir  une  vérité  par  la 
seule  réflexion  ,  autre  chose  de  se  la  démontrer 
lorsqu'elle  est  connue.  Les  déistes  affectent  de 
confondre  ces  deux  manières,  c'est  un  paralogisme  ; 
les  philosophes  anciens  et  modernes  ont  su  en  faire 
la  distinction. 


72  TRAITE 

«  Dès  qu'imc  olicse  nous  est  connue  ,  dit  Locke , 
<^  elle  ne  nous  paroît  plus  difficile  à  comprendre  , 
«  et  nous  croyons  que  nous  l'aurions  découverte 
«   par  nous-mêmes  sans  le  secours  de  personne  5 
«  nous  nous  en  mettons  en  possession  comme  d'un 
bien  qui  nous  est  propre,  quoique  nous  ne  l'ayons 
pas  acquis  par  notre  propre  industrie....  Il  y  a 
«  quantité  de  choses  dont  la  croyance  nous  a  été 
inculquée  dés  le  berceau  ,  de  sorte  que  les  idées 
nous  en  étant  devenues  familières  et  pour  ainsi 
dire  naturelles  sous  l'évangile,  nous  les  regardons 
comme  des  vérités  qu'il  est  aisé  de  voir ,  et  de 
prouver  jusqu'à  la  dernière  évidence  ,  sans  con- 
sidérer que  nous  am'ions  pu  en  douter  ou  les 
ignorer  pendant  long-temps  ,   si  la  révélation 
n'en  eut  rien  dit.  Ainsi ,  plusieurs  sont  redevables 
à  la  révélation  sans  s'en  apercevoir  ^'\  » 
Cicéron  a  eu  la  même  pensée  sur  un  autre  objet. 
Il  n'y  a  point ,  dit-il ,  d'esprit  assez  pénétrant 
pour  découvrir  par  lui-même  des  vérités  aussi 
sublimes  ,  si  on  ne  les  lui  montre  pas  ;  et  cepen- 
dant elles  ne  sont  pas  assez  obscures  pour  qu'un 
bon  esprit  ne  les  comprenne  parfaitement  lors- 
qu'on les  lui  montre  ^'\  » 
^  Les  li^Tes  d'Euclide  et  les  principes  deNewton, 
«  dit  un  déiste  anglois  ,  contieiment  sans  doute  des 
«  vérités  naturelles  et  évidentes  ;  cependant  il  n'y 
<(  a  qu'un  insensé  qui  ose  prétendi'e  que  ,  sans  ces 
u  livres ,  il  auroit  tout  aussi  bien  découvert  les 
«  vérités  qu'ils  renferment ,  et  que  nous  n'avons 
«  aucune  obligation  à  leurs  auteurs.  Ainsi  les  le- 
«  çons  de  J.-C.  nous  j)aroissent  des  vérités  trés- 
«  natm-elles  et  très-raisonnables  ,  depuis  cpi'il  les 
«  a  placées  sous  nos  yeux  dans  le  plus  grand  jour, 

(i  Christiau.   raisono.  tome  I,  chap.  i^,  p.  294.—  (2  De 
3i. 


DE    LA   VRAIE   RELÎGIOX.  ;'0 

«  et  lorsque  nous  voulons  les  examiner  a>ec  une 
<(  raison  dégagée  de  préjugés.  Cependant  le  peuple 
«  n'en  avoit  jamais  oui  parler  auparavant ,  et  il 
«  n'en  auroit  jamais  rien  su  sans  le  secours  de  ce 
«  maître  divin  ^'\  » 

L'auteur  des  pensées  sur  l'interprétation  de  la 
nature ,  a  fait  à  peu-prés  la  même  observation  ^'^  ; 
Bayle  la  confii'me  ^^\ 

Vainement  les  déistes  disent  que  les  devoirs  de 
la  religion  naturelle  sont  fondés  sur  des  relations 
essentielles  entre  Dieu  et  nous  ,  entre  nous  et  nos 
semblables ,  et  qu'ils  sont  gravés  dans  le  cœur  de 
tous  les  hommes.  Si  l'éducation  ,  les  leçons  de  nos 
maîtres ,  l'exemple  de  nos  concitoyens ,  ne  nous 
accoutument  point  à  en  lire  les  caiactéres .  c'est  un 
livre  fermé  pour  nous.  Une  expérience  générale ,  et 
qui  date  de  six  mille  ans ,  doit  nous  convaincre  que 
la  raison  humaine ,  privée  du  secours  de  la  ré- 
vélation, n'est  qu'un  aveugle  qui  marche  à  tâtons 
dans  le  plus  grand  jour. 

D'ailleurs  pour  que  la  religion  naturelle  soit  la 
religion  d'un  peuple  entier  ,  ce  n'est  pas  assez  que 
chaque  particulier  ait  un  degré  suffisant  de  capacité 
pour  la  connoître ,  il  faut  qu'il  ait  encore  la  droiture 
et  le  courage  de  la  professer  publiquement  au  mi- 
lieu de  ceux  qui  la  méconnoissent.  Où  montrera-t- 
on dans  l'univers  ces  partisans  zélés  de  la  religion 
naturelle?  Si  quelques  philosophes  l'ont  connue, 
ils  ne  l'ont  enseignée  à  personne  ;  saint  Paul  le  leur 
reproche  ^*^  ;  Comment  seroit-elle  devenue  la  reli- 
gion du  peuple  ? 


(i  Morgan,  Moral  pliilosopher,  tome  I,  p.  i44'  —  (^  ^• 
58,  p.  92.  —  (3  Contin.  des  Peusces  div.  5  jj  21,  p.  216. 
—  (4  Rom.  c.    I,   ;^.  18. 

^  1.  4 


7  i  TRAITE 

§   V. 

C'en  est  assez  pour  démêler  l'équivoque  sur 
laquelle  les  déistes  ne  cessent  de  jouer.  La  religion 
naturelle,  disent-ils,  est  le  culte  que  la  raison,  laissée 
à  elle-même  et  à  ses  propres  lumières ,  apprend 
qu'il  faut  rendre  à  l'Etre  suprême  ,  auteur  et 
conservateur  de  toutes  choses").  Ceux  qui  donnent 
cette  définition  s'entendent-ils  eux-mêmes  ? 

L'élis  disent  que  le  polythéisme  et  l'idolâtrie  est 
la  seule  religion  que  l'homme  soit  capable  d'ima- 
giner dans  Tétat  de  nature  ;  c'est  donc  aussi  la  seule 
religion  que  nous  enseigne  la  raison  laissée  à  elle- 
même  et  à  ses  propres  lumières. 

2.°Za  raison  humaine,  prise  dans  un  sens  abs- 
trait 5  est  une  chimère.  Dans  un  sauvage  et  dans  un 
homme  instruit,  dans  un  païen  et  dans  un  cln'étien , 
dans  un  philosophe  et  dans  un  ignorant ,  la  raison 
est-elle  la  même ,  douée  de  la  même  pénétration  et 
de  la  même  étendue?  Dans  lequel  de  ces  individus 
la  prendrons- nous,  pour  savoir  ce  qu'elle  peut  ou 
ne  peut  pas  faire?  «  Ceux  qui  veulent  juger  des 
u  forces  de  la  raison  humaine  ,  en  fait  de  morale 
((  et  de  religion,  dit  le  même  déiste  anglois,  doi- 
«  vent  jeter  les  yeux  sur  les  parties  du  monde  où 
u  la  révélation  n'a  jamais  pénétré;  cette  vae  les 
«  rendra  moins  satisfaits  d'eux-mêmes ,  et  plus 
u  reconnoissant  envers  Dieu  du  bienfait  de  l'évan- 
((  gile.  Si  la  religion  naturelle ,  dans  l'état  présent 
u  de  corruption  de  l'humanité ,  étoit  si  clairement 
«  et  si  profondément  gravée  dans  tous  les  cœurs  , 
«  il  seroit  fort  singulier  que  les  Chinois ,  les  In- 
«  diens ,  les  Egyptiens ,  les  Grecs ,  n'eussent  pas 
((  enfanté  un  système  de  religion  naturelle  aussi 
li  parfait  que  le  christianisme    ').  » 

(i  Encyclopédie,  art.  Religion.  —  {2  Morgan,  ibid. 


DE   LA   VRAIE   RELIGION'. 


r'^ 


3.*^  La  raison  n'est  jamais  laissée  à  elle-même  , 
si  ce  n'est  dans  un  sauvage  abandonné  parmi  les 
animaux  dès  sa  naissance  ;  tout  homme  dans  son 
enfance  reçoit  une  éducation  bonne  ou  mauvaise  ; 
il  suit  avec  une  égale  facilité  les  leçons  de  l'une  et 
de  l'autre.  Or  ,  de  cruelle  religion  naturelle  sera 
capable  un  sauvage  élevé  dans  les  forêts  parmi  les 
ours  ? 

Admettre  une  religion  naturelle  dans  un  sens 
indéfini ,  c'est  affirmer  que  l'homme  peut  s'en  tenir 
à  la  religion  qui  lui  sera  donnée  par  le  hasard  de 
sa  naissance  ;  que  s'il  est  assez  stupide  pour  ne 
])ouvoir  s'en  forger  une ,  il  est  dispensé  d'en  avoir. 
De  quel  front  les  partisans  de  ce  système  viennent- 
ils  nous  parler  d'une  religion  universelle  ,  la  seule 
nécessaire  ,  la  seule  indispensable  ? 

De  deux  choses  l'une ,  diront-ils  ;  ou  l'homme 
abandonné  à  lui-même  peut  connoître  Dieu .  le 
cuite  qui  lui  est  dû,  les  devoirs  essentiels  de  la  mo- 
rale ,  ou  il  ne  le  peut  pas.  S'il  le  peut ,  donc  la 
révélation  n'est  pas  nécessaire j  s'il  ne  le  peut  pas, 
donc  il  n'est  plus  coupable  lorsqu'il  les  viole ,  parce 
qu'il  les  ignore  ;  Dieu  ne  peut  avec  justice  lui  im- 
puter ses  égaremens,  ni  l'en  punir. 

Réponse.  Il  falloit  conclure  :  donc  aucune  reli- 
gion, soit  naturelle,  soit  révélée  ,  n'est  nécessaire; 
puisque  l'homme  qui  les  ignore  invinciblement 
l'une  et  l'autre ,  ne  peut  pas  en  être  puni.  Disons 
mieux  :  l'homme  a  été  créé  pour  qu'il  fasse  son 
salut  par  la  connoissance  de  Dieu  et  de  ses  devoirs, 
et  non  par  l'ignorance  invincible;  par  des  vertus 
méritoires ,  et  non  par  des  crimes  involontaires  ; 
par  la  religion ,  et  non  par  la  stupidité  ou  l'ani- 
malité. Il  est  destiné  à  connoître  ses  devoirs,  non 
par  lui-même,  ou  abandonné  à  lui-même,  mais 
par  les  leçons  de  l'éducation,  et  par  l'enseignement 


^b  TRAITE 

(le  la  société  ;  les  philosophes  mêmes  ne  les  appren- 
nent point  autrement.  Or,  il  est  clair  que  dans 
une  société  corrompue  par  une  fausse  religion,  le 
salut  de  l'homme  est  en  plus  grand  danger  que 
chez  une  nation  éclairée  par  la  vraie  religion. 

Toute  la  question  se  réduit  donc  à  savoir  quelle 
religion  il  y  aura  dans  une  société  quelconque 
privée  de  la  révélation  :  nous  le  savons  par  une 
expérience  aussi  ancienne  que  le  monde.  Toute 
nation  qui  n'a  pas  été  guidée  par  la  révélation ,  n'a 
eu  qu'une  religion  fausse  et  absurde:  aucun  homme, 
élevé  dans  une  fausse  religion ,  n'est  parvenu  de 
lui-même  à  s'en  faire  une  meilleure  :  voilà  les  faits 
certains  sur  lesquels  nous  devons  raisonner.  Lors- 
cpie  l'homme  est  né  imbécille ,  ses  erreurs  et  ses 
vices  ne  lui  sont  plus  imputables  ,  il  est  incapable 
de  pécher  et  de  se  damner  ;  en  conclura-t-on  que 
la  raison  n'est  donc  pas  nécessaire  à  l'homme  ^ 

Nous  traiterons  cette  question  avec  le  plus  grand 
soin  dans  le  chapitre  douzième. 


DE    LA   VRME   RELIGION. 


l  W»<%  V»  V<ft^%%^  %/^^  W%^  V**  ' 


CHAPITRE  PREMIER. 

ORIGLVE     DE     LA    RELIGION    PRIMITH^E. 


J_jORSQu'iL  a  été  question  de  savoir  ce  que  rhomme 

est  capable  ou  incapable  de  faire  en  matière  de  re- 
ligion ,  les  incrédules  .  selon  leur  coutume  ,  se  sont 
li\Tés  aux  conjectures  les  plus  téméraires  ;  ils  ont 
aussi  mal  vu  le  point  d'où  ils  ont  fait  partir  la  nature 
humaine ,  que  le  terme  où  ils  l'ont  fait  aboutir.  Selon 
eux,  l'homme  né  dans  l'état  de  pure  animalité,  sans 
autre  guide  que  les  sens  ,  éprouva  bientôt  que  les 
phénomènes  de  la  nature  lui  étoient  tantôt  nuisi- 
bles ,  et  tantôt  favorables.  Entraîné  par  un  instinct 
aveugle  à  prêter  de  la  vie  et  de  Tintelligence  à  tous 
les  corps  qui  se  meuvent,  il  imagina  dans  l'univers 
autant  de  génies  invisibles  ,  qu'il  y  a  de  corps  en 
mouvement  ;  il  les  nomma  des  dieux.  L'expérience 
de  leur  pouvoir  ,  la  crainte  de  leur  colère  ,  le  désir 
de  se  les  rendre  propices  ,  engagèrent  l'homme  à  les 
honorer.  Il  est  donc  clair  ,  concluent  nos  spécula- 
teurs ,  que  la  première  religion  des  hommes  a  été 
le  polythéisme.  Mais  il  faut  qu'insensiblement 
l'homme  réfléchisse  et  acquière  des  idées  moins 
grossières.  Il  se  forme  des  penseurs  ou  des  philo- 
sophes ,  qui  recherchent  quelle  est  la  première 
cause  de  toutes  choses ,  quel  est  le  pouvoir  supérieur 
qui  régit  la  nature.  A  force  de  subtiliser  ,  ils  sont 
parvenus  à  imaginer  qu'il  y  avoit  dans  l'univers  une 
gi'ande  âme  répandue  dans  ses  différente^  parties  , 
et  qui  en  règle  les  mouvemens  ;  ils  l'ont  regardée 
dés  lors  comme  le  Dieu  suprême  duquel  dépendoient 


78  TRAITÉ 

les  autres  génies  ou  esprits  préposés  aux  divers 
phénomènes.  Mais  cette  idée  d'un  seul  Dieu  a  été 
le  fruit  tardif  des  méditations  humaines  ;  c'est  le 
dogme  qu'ont  adopté  les  Juifs  et  les  Chrétiens  ^'\ 
Cependant  les  anciens  philosophes  ont  connu  et 
professé  aussi  clairement  qu'eux  l'unité  de  Dieu  et 
sa  providence;  ils  n'ont  ignoré,  ni  la  nature  de 
l'homme  ,  ni  sa  destinée  ;  ils  ont  enseigné  les 
grandes  vérités  de  Ici  morale. 

Cette  prétendue  religion  philosophique  a  été 
nommée  par  les  déistes  ,  la  religion  naturelle. 
Qu'elle  se  soit  formée  plutôt  ou  plus  tard  ,  cela  est 
égal ,  il  suffit  qu'elle  existe ,  pour  prouver  que  la 
révélation  n'est  pas  nécessaire.  Selon  cette  fausse 
théorie  ,  l'homme  a  passé  successivement  de  l'excès 
de  l'ignorance  et  de  la  stupidité  ,  au  faite  des  lu- 
mières et  des  connoissances.  «  Ainsi  l'idolâtrie  est 
«  le  premier  pas  de  l'esprit  humain  dans  l'histoire 
«  naturelle  de  la  religion  ;  c'est  de  là  qu'il  s'avance 
«  au  manichéisme ,  du  manichéisme  à  l'unité  de 
«  Dieu  ,  pour  revenir  à  l'idolâtrie ,  et  tourner  dans 
«  le  même  cercle  ^'\  » 

Vainement  nous  demanderions  aux  incrédules 
des  preuves  positives  de  ce  fait  ;  leur  méthode  n'est 
pas  de  prouver  ;  nous  concevons  que  cette  manière 
est  possible  ;  donc  cela  s'est  fait  ainsi.  Ils  ne  vont 
pas  plus  loin. 

Mais  l'histoire  nous  apprend  que  l'homme  n'a 
été  ,  ni  aussi  stupide  dans  les  «-ommencemens  ,  ni 
.lussi  éclairé  dans  la  suite  ,  que  le  supposent  les 
|)hilosophes.  Nous  ajoutons  que  si  le  genre  humain 
avoit  été  créé  dans  l'état  de  brutalité  et  de  barbarie, 
dans  lequel  on  a  trouvé  quelques  individus  abandon- 
nés ,  il  y  auroit  persévéré  pendant  une  longue  suite 

(i  Syst.  de  la  nat.  Hist.  nat.  d£  la  rcl.  Dict.  pbil.  idoîdlrie , 
etc.  Emile  j  tome  II,  p.  3\6.  —  [2  Enrycl.  art.  Japonais. 


DE    LA   VR.VIE    RELIGION.  79 

(le  siècles  ;  il  y  seroit  peut-ctre  encore.  Pour  savoir 
ce  qui  en  est ,  nous  aurons  recours  à  l'histoire  ,  aux 
monumens ,  aux  traditions  des  peuples ,  et  non  à 
des  raisonnemens  et  à  des  conjectiires.  Dans  l'ar- 
ticle premier  de  ce  chapitre ,  nous  rechercherons 
quelle  a  été  la  religion  des  premiers  hommes  ou  des 
patrieu'ches  :  dans  le  second ,  si  la  connoissance  d'un 
Dieu  est  l'effet  de  l'ignorance  et  de  la  crainte  des 
hommes  encore  sauvages  :  dans  le  troisième ,  si 
c'est  le  fruit  des  leçons  des  philosophes  ou  de  la 
politique  des  législateurs.  La  réponse  à  ces  trois 
questions  sera  la  réfutation  complète  des  conjec- 
tures de  nos  adversaires. 


ARTICLE  L 

DE   LA    RELIGION   DES    PATRIARCHES. 


X  OUR  connoître  quelle  a  été  la  religion  primitive , 
dans  quelles  archives  trouverons-nous  des  monu- 
mens assez  anciens  et  assez  authentiques  ?  quel  est 
le  peuple  dont  les  annales  nous  feront  remonter  jus- 
qu'à la  création  ,  mettront  sous  nos  yeux  l'état  du 
genre  humain  dès  son  origine,  nous  apprendront  ce 
qui  a  été  cru  et  pratiqué  par  nos  premiers  pères  ? 
Les  Romains  et  les  Grecs  ont  été  instruits  ,  autant 
qu'il  étoit  possible  de  l'être  ;  mais  ils  sont  trop  mo- 
dernes :  les  nations  plus  anciennes  ,  desquelles  ils 
ont  tout  emprunté ,  se  perdent  dans  la  nuit  des 
fables.  Les  unes  nous  donnent  des  listes  immenses 
de  dieux  prétendus  et  de  rois  qui  se  sont  succédés  , 


8o  TRAITÉ 

OU  de  ridicules  généalogies  ,  ou  une  histoire  sèche 
de  princes  et  d'empereurs  ;  les  autres  s'égarent 
dans  un  calios  d'allégories  qu'elles  n'entendent 
])lus  :  toutes  gardent  le  silence  sur  l'article  essentiel 
que  nous  cherchons. 

La  seule  nation  juive  a  su  lier  sa  propre  histoire 
à  celle  de  la  religion.  A  ne  considérer  que  la  manière 
dont  elle  est  tissiie  .  elle  l'emporte  déjà  sur  les  au- 
tres ;  la  simplicité  du  style  ,  la  clarté  et  l'enchaî- 
nement des  faits ,  le  ton  de  candeur  qui  y  règne  , 
la  sûreté  de  la  tradition  ,  dans  laquelle  il  paroit  que 
l'historien  a  puisé  ,  le  tahleau  qu'il  trace  des  an- 
ciennes mœurs ,   les   détails   géographicp.ies    dans 
lesquels  il  entre  ,  la  prééminence  qu'il  accorde  aux 
autres  nations  sur  la  sienne ,  suffisent  pour  nous 
inspirer  la  confiance.  Nous  aurons  lieu  dans  la  suite 
de  prouver  l'authenticité  de  ce  monument ,  et  de 
répondre  aux  objections  par  lesquelles  on  a  voulu 
le  rendre  suspect.  Nous  ne  l'envisageons  ici  que 
comme  une  histoire  ordinaire  ,  que  son  antiquité 
et  les  caractères  de  vérité  ,  dont  elle  est  revêtue  , 
doivent  nous  faire  respecter.  En  la  comparant  au 
livre  de  Job ,  qui  paroit  être  au  moins  de  même 
date ,  et  qui  est  frappé  au  même  coin ,  nous  ap- 
prendrons quelle  a  été  la  croyance  des  ])atriarches, 
ou  la  religion  des  premières  familles  qui  ont  peuplé 
l'univers. 

§  n. 

Bien  diiî'érent  des  autres  écrivains  ,  qui  nous 
laissent  dans  l'ignorance  sur  l'origine  de  toutes 
choses ,  Moïse  commence  son  histoire  par  la  plus 
importante  des  vérités.  Au  commencement.  Dieu 
créa  le  ciel  et  la  terre.  Point  de  matière  préexistante 
de  laquelle  Dieu  ait  eu  besoin  ,  point  de  dieux  infé- 


DE   L\   VRVÎE   RELIGION.  8l 

rieurs  qui  l'aient  aidé  ;  il  a  tout  fait  seul.  Toute 
l'énergie  de  l'opération  divine  est  rendue  par  ces 
mots  :  Dieu  dit,  que  la  lumière  soit ,  et  la  lumière 
fut;  expression  sublime  dont  un  païen  même  a  été 
frappé  ^'\  Dieu  opère  par  le  seul  vouloir  '^'\ 

Le  même  pouvoir  créateur  donne  successivement 
l'être  aux  différentes  parties  de  la  nature  5  la  mer 
rassemble  ses  eaux  ,  les  astres  brillent  dans  l'éten- 
due des  cieux ,  les  plantes  et  les  animaux  sortent  du 
sein  de  la  terre  ,  la  mer  enfante  les  poissons  et  les 
oiseaux.  La  même  parole  vivifiante  donne  aux 
créatures  animées  et  aux  plantes  ,  un  principe  de 
fécondité  pour  se  reproduire.  L'homme  instruit  par 
cette  leçon ,  pouvoit-il  être  tenté  d'adorer  ,  comme 
autant  de  dieux  ,  les  êtres  dont  il  étoit  environné  ? 

Dieu  n'agit  point  avec  l'impétuosité  d'une  cause 
aveugle  et  nécessaire ,  mais  avec  intelligence  et 
liberté.  Il  a  fait  le  monde  en  six  jours  5  il  pouvoit 
le  créer  en  un  moment.  ^Maître  de  borner  comme  il 
lui  plaît  les  effets  de  son  action  toute-puissante  ,  il 
fait  sortir  du  néant  les  créatures  successivement  et 
avec  ordre  ;  la  sagesse  préside  à  toutes  ses  produc- 
tions. Dieu  vit  ce  qu'il  avoit  fait,  et  tout  étoit 
hieii  ^'>. 

Avant  de  créer  l'homme.  Dieu  semble  se  re- 
cueillir en  lui-même,  Faisoris  l'ho7ntne  à  notre 
image  et  à  notre  ressemblance.  Il  forme  un  corps 
du  limon  de  la  terre ,  il  l'anime  d'un  souffle  divin  ^^>  ; 
l'homme  est  vivant ,  il  respire  ,  il  est  fait  à  l'image 
de  Dieu.  Pour  inculquer  cette  grande  vérité  ,  l'his- 

(i  Lon^fn,  Traité  du  sublime.  —  (2  Sat  est  voluntas  uhi 
eut  summa  potestas .  S.  Aug,  1.  contra  PrisciJl.  c.  2,  n.°  2 
et  3.  —  (3  Gen.  ci,  i^.  3i.  —  (4  L'hébreux  PDWi  Spintus, 
est  évidemment  sjnooyme  du  grec  KcoCy  Mens,  Ame  :  il 
est  dit,  Job,  c.  32,  ;^.  8,  que  c'est  le  souffle  de  Diru  nOl^J 
qui  doime  Tinteili^euce j  il  n'est  donc  pas  ici  question  d'un 
souffle  matériel. 

1.  4. 


82  TRAITÉ 

torien  la  répète  trois  fois.  Tel  est  le  titre  de  la 
grandeur  de  l'honime;  il  n'est  pas  seulement  un 
corps ,  un  composé  de  matière  mise  en  mouvement  ; 
il  est  l'image  d'un  Dieu-Esprit,  intelligent,  libre, 
immortel ,  maître  de  la  nature  ;  il  est  associé  à  cet 
empire.  Croissez,  dit  le  Seigneur,  inultipliez  , 
remplissez  la  terre ,  soumettez  à  vos  lois  tout  ce 
qui  respire  :je  vous  donne  les  plantes  et  les  fruits 
pour  votre  nourriture  ^'\  En  vertu  de  cet  ordre 
suprême  ,  l'homme  a  di'oit  de  tourner  à  son  usage 
toutes  les  richesses  que  renferme  l'univers.  Point 
d'autre  distributeur  des  dons,  de  la  nature  que  le 
créateur  lui-même  ^  \ 

Il  falloit  à  l'homme  une  compagne,  elle  est 
tirée  de  son  propre  corps.  Dieu  veut  que  l'époux 
regarde  son  épouse  comme  une  portion  de  soi- 
inème  ;  et  la  fécondité  qu'il  leur  accorde ,  est  l'etlét 
d'une  bénédiction  particulière  "\  Ainsi  le  mai'iage 
est  consacré,  réduit  à  l'unité,  et  rendu  indisso- 
luble. Tous  les  hommes  naissent  d'une  même  tige  , 
afin  qu'ils  soient  à  jamais,  quoique  multipliés  et 
dispersés ,  une  seule  et  même  famille  ^'). 

L'homme  libre  ,  ca|)able  d'obéissance  ,  la  devoit 
à  son  créateur.  Dieu  lui  impose  une  loi ,  lui  défend 
de  toucher  à  un  fruit  particulier.  Par  la  séduction 
de  l'esprit  tentateur  ,  la  femme  succombe  au  désir 
d'en  manger  ;  elle  entraîne  son  époux  dans  sa  dé- 
sobéissance. Dieu  ,  présent  par-tout ,  voit  leur 
crime ,  le  leur  reproche ,  les  condamne  à  souffrir 
et  à  mourir  ;  l'homme  déchu  de  l'innocence ,  devint 
mortel  et  malheureux.  Un  bienfaiteur  offensé  a 
droit  de  punir  avec  rigueur  ;  mais  Dieu  juste  ,  sans 

(i  Gen.  c.  I,  ^.  28.  —  (a  Les  païens  qui  adoroient  d'au- 
tres bieufaileti'-s  ,  dii    datores   bonorum ,  éloi.-ut  doiic  ('an 
Teneur.  —  (3  G«u.  c.  i.  ^.  28.  —  (4  St. 
12,  c.  21  ti\  26, 


DE   LA   YKXIE   RELIGION.  OJ 

cesser  d'être  bon ,  annonce  un  médiateur  ,  qui 
écrasera  la  tête  du  tentateur  ,  caché  sous  la  forme 
du  serpent  ;  il  console  l'homme  confus  et  pénitent 
par  l'espérance  du  pardon  ^'\ 

§  III. 

Les  suites  de  ce  premier  péché  ont  été  déplo- 
rables. La  nature  humaine  n'est  plus  telle  qu'elle 
étoit  sortie  des  mains  de  Dieu  ;  à  peine  y  reconnoît- 
on  encore  son  image.  La  raison  afibiblie  a  perdu 
l'empire  absolu  qu'elle  avoit  sur  les  passions  ;  mais 
le  libre  arbitre  n'a  pas  été  détruit.  Dans  le  temps 
que  Caïn  méditoit  un  crime ,  Dieu  lui  déclare  qu'il 
est  le  maître  de  réprimer  ses  penchans ,  que  sa 
conscience  lui  fera  sentir  le  bien  ou  le  mal  qu'il 
aura  fait  ;  malheureusement  cette  voix  intérieure 
est  souvent  étouffée  ^'\ 

En  se  laissant  dominer  par  les  passions,  l'homme 
oublia  bientôt  son  Dieu  et  ses  devoirs;  ses  vices 
devinrent  habituels  ,  l'iniquité  couvrit  la  face  de  la 
terre.  Dieu  voulut  en  tirer  une  vengeance  ,  capable 
d'efifrayer  les  races  futures.  Maître  de  détruire  par 
une  seule  parole  l'univers  créé  par  un  seul  acte  de 
sa  volonté  ,  il  fait  servir  les  élémens  mêmes  à  la 
punition  des  coupables  ,  pour  démontrer  qu'il  dé- 
pend de  lui  de  suspendre  et  de  changer  les  lois  qu'il 
a  librement  données  à  la  nature.  Un  déluge  uni- 
versel détruit  tous  les  êtres  vivans,  et  fait  de  la 
terre  une  vaste  solitude.  Un  seul  juste  est  sauvé 
avec  sa  famille  pour  la  repeuplei'.  Le  souvenir  de 
cette  révolution  s'est  conservé  chez  la  plupart  des 
nations  ^^> ,  et  la  constitution  actuelle  du  globe  en 
montre  encore  les  ves liges.  Monument  terrible  de 

(1  Gen.  c.  3,   ;^.  i5.  —  (2  Gea.  c  4,   ^.   7    —(3  Huet, 
Quœst.  Alaet.  !.  2,  c.  12.  n."  5. 


B  i  TRAITÉ 

la  justice  divine  et  des  inicpiités  qui  en  avoient 
attiré  les  rigueurs. 

Par  ce  petit  nombre  d'événemens ,  qu'il  étoit 
impossible  d'oublier  ,  Moïse  instruit  suffisamment 
tous  les  peuples  ,  en  peu  de  paroles ,  il  nous  donne 
les  plus  grandes  idées  de  la  nature  de  Dieu  et  de  la 
nature  de  l'homme.  Dieu  est  éternel ,  il  existoit 
avant  le  monde  ;  il  est  unique,  puisque  tout  est  son 
ouvrage  ;.  il  a  tiré  l'univers  du  néant ,  puisque  tout 
a  commencé.  11  est  tout-puissant,  un  seul  acte  de 
sa  volonté  a  fait  toutes  choses ,  et  il  interrompt , 
quand  il  veut ,  le  cours  de  la  nature.  11  est  indé- 
pendant et  libre  ;  il  a  tout  arrangé  comme  il  lui  a 
l)lii  ;  il  est  présent  par-tout ,  puisque  tout  lui  est 
connu  ;  il  veille  à  tout  par  sa  providence  ;  tous  les 
événemens  sont  un  efïét  de  ses  décrets.  Parce  qu'il 
est  souverainement  bon ,  il  a  pourvu  aux  besoins 
de  toutes  les  créatures  ;  parce  qu'il  est  juste  et  saint, 
il  punit  le  crime ,  et  récompense  la  vertu. 

L'homme  ,  image  d'un  être  si  parfait ,  n'est  donc 
pas  seulement  un  corps  ;  ce  n'est  que  par  son  âme 
qu'il  peut  ressembler  à  Dieu.  Cette  àme  est  spiri- 
tuelle ,  intelligente,  active,  libre,  immortelle, 
puisque  Dieu  possède  tous  ces  attributs.  Comme 
enfant  d'un  père  coupable  ,  l'homme  est  condamné 
à  mourir  ;  mais  Dieu  lui  a  promis  le  pardon  :  Adam 
devoit  donc  survivre  à  son  corps  ,  puisqu'il  devoit 
avoir  part  un  jour  à  la  grâce  du  Rédempteur. 

C'est  ainsi  que  ^Moise  nous  trace  les  dogmes  crus 
et  professés  dés  le  commencement  du  monde  ;  ainsi 
il  nous  donne  en  abrégé  le  symbole  de  la  foi  des 
premiers  hommes ,  et  nous  en  montre  les  princi- 
paux articles  gravés  en  caractères  ineffaçables  sur 
le  tableau  de  l'univers.  Nous  prouverons  dans  la 
'  suite  que  ce  qu'il  nous  enseigne  est  conforme  aux 
paires  lumières  de  la  raison  et  de  la  philosophie. 


DE   LA   VR.UE   RELIGION.  85 

La  création ,  la  propagation  du  péché  dans  la 
race  humaine  ,  la  promesse  d'un  sauveur  ,  ne  sont 
point  des  vérités  que  l'homme  ait  pu  découvrir  par 
les  lumières  naturelles  ;  il  n'a  pu  les  savoir  que  pai* 
révélation.  Quelqu'étranges  qu'elles  nous  parois- 
sent ,  Dieu  a  voulu  qu'elles  fussent  transmises  aux 
descendans  des  patriarches.  Cette  foi  a  subsisté 
constamment  parmi  eux  ;  elle  a  passé ,  par  tradition , 
des  pères  aux  enfans.  C'étoit  assez  d'enseigner  aux 
hommes  ce  que  Dieu  a  fait ,  pom'  leur  apprendi'e  ce 
qu'ils  lui  doivent. 

§  IV. 

De  tous  ces  dogmes  s'ensuit  la  nécessité  d'une 
religion.  Le  culte  extérieur  est  établi  dès  l'origine 
du  monde  ;  un  jour  de  repos  est  consacré  à  ce  devoir 
important  ^'\  Les  enfans  d'Adam  ofirent  à  Dieu  en 
sacrifice  les  fruits  de  la  terre  et  les  prémices  de  leurs 
troupeaux  ;  mais  Dieu  n'agrée  que  les  dons  accom- 
pagnés de  la  piélé  intérieure.  Enos  se  rend  recom- 
mandable  par  cette  vertu  ^'\  Noè ,  sauvé  du  déluge , 
bâtit  un  autel ,  oflre  un  holocauste  ,  fait  un  choix 
des  victimes  ^^>.  Bientôt  le  sacerdoce  devient  une 
dignité  à  laquelle  sont  attachés  des  honneurs  et  des 
privilèges  ^'\  Le  soin  des  tombeaux  et  les  honneurs 
funèbres  rendus  aux  morts ,  attestent  les  espérances 
des  patriarches,  et  leur  foi  à  l'immortalité  ''  .  Ils 
regardent  le  vœu  et  le  serment  comme  des  actes  de 
religion  ^"^^  ;  ils  sont  persuadés  que  Dieu  préside  aux 
traités  et  aux  alliances  ^'\ 

(i  Gen.  c.  2,  ;^.  3.  —  (a  Ibid.  c.  4?  )^.  3,  4)  26.  Dans  le.s 
Dialogues  sur  rame,  p.  a6  et  i33,  l'auteur  fait  dire  à  u:j  Sa- 
duceen,  qu'Enos  fui  Je  premier  qui  cor.miença  à  invoquer  le 
nom  du  Seigneur  :  que  signiBe  dont  le  culte  que  rendent  a  Dieu 
Gain  et  Abel  ?  —  (3  Gen.  c.  8,  ;^.  20.  — (4  Ibid  c.  i:^,  ^.  18: 
ch.  28 ,  ]|J  .  22.  —  (5  Ibid.  c  23 ,  ;^.  4  :  ch.  ^g^\.  29.  —  (6  Ibid. 
c.  i4,  ;i^.  22  :  ch.  28,  ^.  3o.  —  (7  Ibid.c.  3?,  f .  5o. 


86  TKUTÉ 

La  morale  ,  partie  essentielle  de  la  religion  ,  est 
appuyée  sur  le  même  fondement ,  sur  l'idée  d'un 
Dieu  rémunérateur  et  vengeur ,  dont  la  proyidence 
est  attentive  à  toutes  choses ,  sur  la  dignité  de  la 
nature  humaine  ,  sur  les  liens  de  la  fraternité  ,  qui 
unissent  tous  les  hommes.  Si  les  consécpiences  qui 
découlent  de  ces  vérités  étoient  exactement  ob- 
servées 5  elles  suffir oient  pour  rendi'e  la  société 
paisible  et  heureuse. 

La  manière  dont  Dieu  a  institué  le  mariage  , 
fait  voir  quels  sont  les  devoirs  mutuels  des  époux  ; 
l'histoire  d'Abraliam  en  Egypte  ,  montre  la  sévérité 
avec  laquelle  Dieu  punit  l'adultère  j  celle  de  Noè , 
le  respect  que  les  enfans  doivent  à  leur  père  ;  celle 
d'Agar ,  l'oLéissance  que  les  serviteurs  doivent  à 
l^urs  maîtres.  La  frayeur  ,  les  remords ,  la  punition 
de  CaVn  font  comprendi'e  l'énormité  du  meurtre. 
Dieu  le  défend  par  une  loi  expresse  aux  enfans  de 
Noè'  ;  et  pour  leur  en  inspirer  plus  d'horreur ,  il 
leur  interdit  le  sang  des  animaux  ^'\  Le  vol  est 
représenté  par  Jacol)  comme  un  crime  digne  de 
mort  ;  la  fraude,  comme  un  vice  odieux  ^'''>  ;  l'im- 
pudicité  5  contrau'e  au  vœu  de  la  nature ,  est  appelée 
w«e  ahoniitiatioïi ,  qui  crie  vengeance  contre  le 
ciel  ^'\  En  général ,  lliistoire des  patriarches  nous 
montre ,  dans  plusieurs  d'entr'eux ,  des  exemples 
frappans  de  justice  ,  de  modération  ,  de  charité  , 
d'hospitalité ,  de  douceur,  de  patience  ,  et  de  toutes 
les  vertus  sociales.  Un  juste ,  dans  tous  les  temps  , 
fat  un  homme  soumis  à  Dieu  ,  et  bienfaisant  envers 
ses  semblables.  Ce  qui  rend  i)lus  recommandable 
ceux  dont  nous  parlons ,  c'est  un  respect  pour  la 
divinité  ,  un  sentiment  vif  de  sa  présence ,  une 
confiance   à   son  pouvoir  et  à  sa  bonté   dont   il 

(i  Gen.  c.  0  ,  ;^.  4.  —  (2  Ibid.  c.  3i ,  ^ .  32  ,  41.  —  (3  Ibid.  c. 
i3,  i[.  i3.  ch.  19,  if.  5. 


DE   LA   VRAIE   RELIGIO.V.  8; 

n'y   eut  jamais  d'exemple   dans   les   fausses    re- 
ligions. 

§  V. 

C'est  ainsi  que  récriture  nous  peint  le  saint 
liomme  Job.  Selon  M.  Goguet ,  il  a  yécu  du  temps 
de  Jacob  ;  selon  S.  Augustin  ,  trois  générations 
après  ;  selon  M.  Huet ,  peu  de  temps  avant  Moïse 
"\  Quel  cpie  soit  l'auteur  de  son  livre  ,  il  professe 
la  même  croyance  et  la  même  morale  que  celui  de 
la  Genèse  ;  il  publie  la  puissance  et  la  sagesse  de 
Dieu  dans  l'ouvrage  de  la  création  ,  sa  providence 
dans  le  gouvernement  du  monde ,  la  connoissance 
qu'il  a  de  toutes  choses  ,  sa  sainteté ,  sa  miséri- 
corde ,  sa  justice ,  l'excellence  de  la  nature  de 
l'homme  ,  sa  naissance  souillée  par  le  péché  , 
l'espérance  d'un  rédemptem'  et  d'une  vie  future. 
«  Interrogez,  dit-il,  les  animaux,  et  ils  vous 
«  instruiront  ;  parlez  aux  oiseaux  du  ciel ,  aux 
«  poissons  de  la  mer  ,  aux  plantes  et  aux  pro- 
«  ductions  de  la  terre  ,  ils  répondront  tous  d'une 
voix  :  C'est  la  main  du  Seigneur  qui  nous  a 
faits.  11  a  donné  la  vie  à  tout  ce  qui  respire  : 
l'esprit  qui  anime  le  corps  de  l'homme  est 
l'ouvrage  de  Dic^u....  C'est  lui  cpii  m'a  créé, 
«  qui  a  pétri  de  ses  mains  l'ai'gile  dont  j'ai  été 
formé....  Le  souffle  du  tout-puissant  a  rendu 
vivant  un  corps  tiré  du  limon  de  la  terre  ^  \ 
«  C'est  lui  qui  fait  régner  les  vents  dans  le 
«  vide  immense  des  cieux  ,  et  cpii  y  tient  la  terre 
u  suspendue  ;  il  renferme  les  eaux  dans  la  vapeur 
«  des  nues ,  et  il  les  fait  tomber  quand  il  lui  [)la]t  : 

(i  V.  Lowth,  De  sacra  poéai  Hehrœorum ,  avtf   les  notes 
cl«  Michaelis,  p.  65o.  —  (a  Job.  c.  lo,   :^.  8  :  ch.  12,  ^,    7  • 


83  TRAITÉ 


<K  son  I  ouvoir  les  a  rassemblées  dans  les  vastes 
«  abymes  de  la  mer ,  et  sa  sagesse  dompte  l'im- 
«  pétuosité  des  flots.  C'est  lui  qui  fait  briller  les 
«  astres  dans  le  ciel ,  et  qui  les  conduit  par  la 
«  main  dans  leur  marche  tortueuse   ^'K 

«  Où  étiez-YOus  ,  dit  le  Seignem' ,  lorsque  je 
posois  les  fondemens  de  la  terre,  lorsque  j'en 
réglois  les  dimensions  ,  que  j 'en  traçois  la  gran- 
deur et  la  figure,  lorsque  je  recevois  l'hommage  de 
l'étoile  du  matin ,  et  les  louanges  des  esprits  qui 
sont  mes  enfants?  qui  a  donné  à  la  mer  des 
«  barrières  invisibles  ,  lorsqu'elle  sortoit  des 
abymes  comme  du  sein  de  sa  mère,  lorscjue  je 
l'enveloppois  de  nuages  et  de  noires  vapeurs , 
comme  des  langes  de  l'enfance  ?  Je  lui  ai  prescrit 
à  mon  gré  les  bornes  où  je  la  tiens  captive  ;  je  lui 
«  ai  dit  :  tu  avanceras  jusques-là  et  tu  n'iras  pas 
«  plus  loin  ;  sur  ce  sable  se  brisera  l'orgueil  de  tes 
«   flots  ^'\  )) 

Job  reconnoît  expressément  que  Dieu  peut  faire 
des  miracles,  et  suspendre,  quand  il  le  veut,  le 
cours  de  la  nature  ^^\ 

Les  malheurs  de  ce  saint  homme  sont  repré- 
sentés ,  comme  un  efiet  de  la  jalousie  de  l'esprit 
tentateur  ^^'  ;  mais  Job  n'oublie  jamais  que  la  pro- 
vidence divine  dispose  de  toutes  choses.  «  Dieu 
m'avoit  donné  des  biens  ,  il  me  les  a  ôtés  ;  rien 
n'est  arrivé  que  ce  qui  lui  a  plu  :  que  son  nom 
soit  béni....  C'est  à  lui  qu'appartiennent  la  sa- 
gesse, la  puissance,  la  justice,  la  providence; 
il  voit  la  fourberie  des  médians ,  et  les  laimes 
des  innocens  qui  en  sont  la  victime  ;  souvent  il 
trompe  les  desseins  des  sages  ;  il  laisse  aveugler 
les  juges;  il  humilie  les  rois;  il  couvre  d'o|^ 

(i  Job.  c.  î6,  ;^.  7.  —  (2  Ibid.  c-  38 ,  3^.  4.  —  (3  Ibid.  c.  9, 
ir,  5.- (4  Ibid.  c.  i,X^.  6:  c.  a,  i,  i. 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  89 

«  probre  les   chefs  du  peuple  et  les  grands  ;  il 

((  oii'usque  les  lumières  des  vieillards  ;  il  rend  les 

«  princes  méprisables,  et  tire  les  pauvres  de  l'op- 

«  pression....  Il  peut  tout ,  et  aucune  pensée  ne  lui 

«  est  cachée  ^'\  » 

§    VI. 

L'erreur  des  amis  de  Job  étoit  de  penser  que  Dieu 
n'afflige  jamais  les  justes.  Ce  faux  principe  est 
recueil  dans  lequel  la  philosophie  a  donné  de  tout 
temps  ;  c'est  lui  qui  a  enfanté  dans  la  suite  le 
manichéisme,  qui  a  suggéré  tant  d'objections  contre 
la  providence  ,  et  dont  les  athées  se  servent  encore 
aujourd'hui  pour  attaquer  l'existence  de  Dieu.  Job 
réfute  ces  murmures  injustes  par  les  mêmes  raisons 
dont  nous  nous  servons  encore. 

1.°  Il  fait  parler  le  Seigneur  lui-même,  pour 
apprendre  aux  hommes  que  sa  conduite  et  ses  des- 
seins sont  impénétrables ,  et  cpi'il  n'en  doit  compte 
à  personne  ^"'\  Nous  démontrerons  la  justesse  de 
cette  réflexion  ,  en  traitant  la  question  de  l'origine 
du  mal. 

2.°  11  pose  pour  principe  que  l'homme  est  souillé 
par  le  péché  dés  sa  naissance  :  «  Qui  peut  rendre 
«  piw  l'homme  forîné  d'un  sang  impur ,  sinon 
((  Dieu  seul  ^'>  ?  Que  l'homme  n'est  jamais  exemi)t 
«  de  tout  péché  aux  yeux  de  Dieu  ' '.  Les  afflictioiis 
((  qu'il  éprouve  peuvent  donc  toujours  être  le  chà- 
«  timent  de  ses  fautes.  » 

3.°  Job  soutient  que  Dieu  dédommage  ordinai- 
rement en  ce  monde  le  juste  affligé,  et  punit  l'impie, 
qui  oublie  le  Seigneur  et  l'outrage  dans  la  prospérité 
^^\  La  confiance  de  ce  saint  homme  à  la  bonté  et  à 

(i  Job  Cl,  jf  21  :  c.  ip,  •$^.  i3  :  r.  \i^  ir.  2.  — (2  Ibid.  c.g,  t. 
38.  —(3  Ib  c.  Kj,  V.  ^-  —  (  i  IIj.  c.  0,  .V'.  2.  —(5  Ib.  c.  21,  24,  27. 


90  TRAITK 

la  justice  Je  Dieu ,  est  confirmée  par  les  bienfaits 
dont  il  est  comblé  sur  la  fin  de  ses  jours  ^'\ 

4.°  Il  ne  borne  point  ses  espérances  à  la  vie 
présente;  il  compte  sur  un  état  à  venir.  «  Quand 
u  Dieu  m'ôteroit  la  vie,  dit-il,  j 'espérerois  encore  en 
«  lui....  Je  sais  que  mon  Rédempteur  est  vivant, 
«  qu'au  dernier  jour  je  me  relèverai  de  la  terre  ; 
«  que  je  serai  de  nouveau  revêtu  de  ma  dépouille 
«  mortelle  ;  que  je  verrai  mon  Dieu  dans  ma  chair  ; 
«  que  mes  yeux  auront  cette  consolation  :  c'est 
«  Tespérance  que  je  conserve  dans  mon  cœur.... 
«  Les  leviers  de  ma  bière  porteront  mon  espé- 
«  rance,  elle  reposera  avec  moi  dans  la  poussière 
((  du  tombeau  ^'\  »  Il  peint  le  séjour  des  morts 
comme  une  terre  ténébreuse ,  couverte  des  ombres 
de  la  mort ,  où  il  n'y  a  que  misère ,  obscurité ,  dé- 
sordre et  tristesse  éternelle  ^^\  Pou  voit-il  entendre 
par  là  le  néant  ou  un  état  dans  lequel  on  ne  sent 
])lus  rien?  Il  dit  à  Dieu  :  «  L'homme  sorti  du 
((  sein  de  sa  mère,  n'a  qu'une  vie  courte  et  misé- 
«  rable;  il  naît  et  se  fane  comme  une  fleur,  il  fuit 
«  comme  l'ombre  ;  rien  de  stable  pour  lui.  Vous  ne 
«  dédaignez  pas  cependant  de  fixer  sur  lui  vos 
«  regards,  et  de  le  citer  à  votre  tribunal.  Qui  le 
«  justifiera  lorsqu'il  est  coupable  ?  Vous  avez  comp- 
<c  té  le  nombre  de  ses  jours ,  il  ne  peut  les  prolonger. 
((  Accordez-lui  donc  quelques  momens  de  repos , 
«  jusqu'à  celui  auquel  il  attend ,  comme  le  merce- 
<(  naire,  le  salaire  de  son  travail.  »  c.  i4,  ;^.  i.  C'est 
donc  à  la  mort  que  le  juste  doit  recevoir  le  salaire 
qui  lui  est  du. 

La  destinée  d'Abel ,  telle  que  Moïse  la  présente  , 
auroit  suffi  pour  désespérer  tous  les  justes,  s'il  n'y 
nvoit  rier  eu  à  attendre  pour  eux  après  cette  vie. 

(i  Job  c.  42.  —  (1  Ibid.c.  i3  ,  ;^.  i5  ;  ch.  17  ,  y  16.  Hebr.  : 
"J;  t'  ï5.  —  (3  Job  c.  10,  j^.  ai. 


DK   LA  VRAIE   RELIGION.  91 

Par  l'apologie  que  Job  fait  de  sa  conduite  ,  il 
nous  fait  connoître  quelle  étoit  sa  morale  ,  ce  qui 
étoit ,  selon  lui ,  \'ice  ou  \ertu.  Il  prend  Dieu  à 
témoin  qu'il  a  été  chaste ,  ennemi  de  l'orgueil  et  de 
l'injustice ,  libéral  et  compatissant  à  l'égard  des 
}  auvres,  bienfaisant  envers  ses  ennemis,  juste  et 
équitable  envers  tous  les  hommes.  Il  regarde  le  vol , 
la  violence,  l'oppression,  la  fourberie,  l'adultère, 
l'injustice  à  l'égard  des  pauvres  et  des  foibles ,  com- 
me des  excès  qui  provocp.ient  la  vengeance  divine  ^^K 

Il  parle  d'un  culte  extérieur  de  religion  ,  dTiolo- 
caustes  et  de  sacrifices  pour  les  péchés ,  de  prêtres 
et  de  victimes  choisies,  de  vœux  et  de  prières, 
de  pratic|ues  de  pénitence  pour  appaiser  le  Sei- 
gneur ''\ 

Il  y  a  donc  une  conformité  parfaite  entre  Job  et 
Moïse  ;  ils  font  le  même  tableau  de  la  religion ,  que 
Dieu  avoit  donnée  aux  patriarches ,  et  qui  a  subsisté 
pendant  deux  mille  cinq  cents  ans  depuis  la  création. 
Nous  la  comparerons  avec  la  croyance  et  les  pra- 
tiques des  peuples  qui  ont  perdu  de  vue  la  tradition 
primitive  :  on  verra  dans  les  religions  humaines , 
l'empreinte  de  la  source  viciée  de  laquelle  elles  sont 
sorties.  Elles  nous  montrent  une  nature  dégradée 
et  abâtardie ,  un  esprit  esclave  des  sens ,  un  cœur 
asservi  à  l'amour  des  biens  sensibles.  On  y  trouvera 
des  dogmes  faux  et  absurdes  ,  une  morale  cor- 
rompue ,  un  culte  superstitieux  et  criminel.  Sur  ce 
[)aralléle  seul ,  il  est  aisé  de  discerner  la  religion  qui 
vient  de  Dieu  ,  d'avec  celles  qui  sont  l'ouvrage 
des  hommes. 


0  Job  c.  24  et  3i.  —  (2  Ibid    c.  i ,  :^  .5  :  '  1».  ^"2  -,  i"  ■  19  :  c'a. 
42,  X'.  ^«  et  suiv. 


92  TRAITE 


S  VII. 


La  première,  comme  nous  l'avons  déjà  observé , 
peut  être  appelée  Religion  naturelle,  dans  ce  sens, 
que  ses  dogmes,  son  culte,  sa  morale ,  sont  parfai- 
tement conformes  aux  pures  lumières  d'une  raison 
éclairée  et  suffisamment  instruite  ;  mais  non  dans 
ce  sens ,  que  les  hommes  soient  parvenus  ,  par  les 
seules  lumières  de  la  nature,  et  sans  aucune  ré- 
vélation divine,  à  connoître  cette  religion  et  à  la 
conserver.  L'histoire  sainte  ne  nous  présente  point 
les  vérités  qu'elle  enseigne  ,  comme  le  û'uit  des 
recherches  et  du  raisonnement  des  hommes,  comme 
des  découvertes  qu'ils  aient  faites  successivement. 
C'est  Dieu  qui  a  pailé  à  Adam  et  à  ses  enfans ,  à 
Enoch,  à  Noé,  à  Job  et  à  ses  amis;  c'est  Dieu  et 
non  la  philosophie  ,  qui  a  été  le  premier  maître  du 
genre  humain. 

Un  homme  instruit  par  ces  leçons  divines ,  qu'il 
n'y  a  qu'un  seul  Dieu  créateur ,  etc.  peut  très-bien 
réussir  à  se  démontrer  ces  vérités.  De  tous  les  hom- 
mes qui  ont  perdu  le  fil  de  la  tradition  primitive,  il 
n'y  en  a  pas  un  seul  qui  ait  été  assez  habile  pour  les 
découvrir  par  la  voie  du  raisonnement,  ou  çlu  moins 
cpii  les  ait  enseignées. 

On  aperçoit  aisément  que  cette  religion  primi- 
tive et  naturelle  étoit  prouvée  par  des  faits  incon- 
testables et  par  des  monumens  exposés  à  tous  les 
yeux.  Dieu  voulut  encore  confirmer  par  un  autre 
moyen  la  foi  des  patriarches.  Par  une  providence 
particulière ,  il  leur  accorda  plusieurs  siècles  do 
vie  ,  afin  de  rendre  la  tradition  plus  siu^e  et  la 
mémoire  des  événemens  plus  vive  et  plus  présente. 
Lamech ,  père  de  Noé ,  avoit  vu  Adam  ;  Noé  lui- 
même  avoit  vécu  pendant  six  ceints  ans  avec  Mathu- 


DE   L\    \11AIE   RELIGIOX.  9^ 

salera  son  aïeul  ,  qui  étoit  âgé  de  345  ans  lors- 
qu'Adam  mourut.  Les  vieillards  contemporains  de 
Noè.  avoient  eu  la  même  facilité  de  s'instruire  de 
l'époque  de  la  création  ;  tous  reconnoissent  Adam 
pour  tige  primitive  du  genre  humain  :  l'état  de  la 
nature  entière  attestoit  la  nouveauté  du  monde. 
Après  le  déluge  la  même  chaîne  de  tradition  sub- 
sista. Theiré  ,  père  d'Abraham  ,  avoit  vécu  plus 
d'un  siècle  avec  Arphaxad  et  Phaleg ,  qui  avoient 
conversé  avec  Noè  pendant  deux  cents  ans.  Abra- 
ham vivoit  encore  lorscfue  Jacob  vint  au  monde  ;  et 
Caath,  aïeul  de  INIoïse,  avoit  passé  sa  vie  avec  les 
enfans  de  Jacob.  Il  n'y  a  que  cinq  personnes,  tout 
au  plus ,  entre  Moïse  et  Noè.  Si  l'on  considère  le 
respect  que  dévoient  avoir  les  jeunes  gens  pour 
ces  vieillards  vénérables,  l'empressement  avec  le- 
quel ceux-ci  dévoient  raconter  à  leur  postérité  les 
grands  événemens  dont  ils  avoient  été  témoins ,  ou 
qu'ils  avoient  appris  de  leurs  pères;  on  comprendra 
que  IMoïse  devoit  en  être  parfaitement  instruit ,  et 
que,  dans  l'histoire  de  la  Genèse,  il  parloit  à  des 
hommes  qui  n'en  étoient  pas  moins  informés  que 
lui. 

De  nouveaux  monumens  venoient  à  l'appui  des 
anciens,  et  les  usages  religieux  retraçoient  conti- 
nuellement les  leçons  des  ancêtres.  L'usage  de 
compter  sept  jours  pour  une  semaine  et  de  chô- 
mer le  septième  ,  rappeloit  la  mémoire  de  la 
création  du  monde  ;  les  misères  de  la  nature  hu- 
maine ne  prouvoient  que  trop  bien  la  perte  de 
sa  première  innocence  ;  les  vestiges  du  Paradis 
terrestre ,  que  le  déluge  n'avoit  pas  entièrement 
effacés,  dévoient  encore  faire  couler  les  larmes  de 
Noè  et  de  ses  enfans.  Les  marques  sensibles  de 
l'inondation  générale ,  répandues  sur  toute  la  face 
du  globe ,  réveilloient  sans  cesse  l'idée  de  la  jus- 


^±  TRAITE 

lice  diviîie  :  la  tradition  du  genre  humain  sauvé 
des  eaux  du  déluge  dans  une  arche ,  s'est  conservce 
de  tout  temps  chez  les  orientaux  ^'\  Les  sacrifices 
oflerts  pour  le  péché  et  les  expiations  apprenoient 
aux  hommes  qu'ils  étoient  nés  couj)ablesj  les  ruines 
de  Babel  ont  perpétué ,  pendant  une  longue  suite  de 
siècles,  l'idée  de  leurs  projets  insensés,  et  de  la 
confusion  des  langues. 

De  nouveaux  prodiges  fréquemment  accordés 
aux  patriarches,  les  ordres  précis  qu'ils  recevoient 
du  ciel,  des  chàtimens  éclatans,  tel  que  l'embra- 
sement de  Sodome,  prêchoient  à  haute  voix  une 
])rovidence  attentive  à  ce  qui  se  passe  sur  la  terre. 
A  mesure  que  les  justes  recevoient  des  marques  de 
sa  j)rotection ,  ils  élevoient  un  autel ,  un  monceau 
de  pierres ,  une  colonne  ou  quelqu'autre  signe , 
pour  en  faire  souvenir  leur  postérité. 

Dans  ces  premiers  âges  du  monde,  les  hommes 
mai'choient  donc  au  milieu  des  munumens  de  leur 
foi  :  il  est  étonnant  qu'à  la  vue  de  cette  multitude 
de  témoins,  ils  aient  osé  méconnoître  et  oublier 
le  Seigneur  de  toutes  choses.  Mais  la  voix  des 
passions  fut  plus  puissante  que  celle  de  la  nature, 
de  la  raison,  de  la  religion  et  de  l'histoire.  Malgré 
tant  de  leçons  qui  annonçoient  un  seul  Dieu,  cette 
race  insensée  ne  tarda  pas  d'en  adorer  plusieurs. 

§  VIII. 

Peu  de  temj)S  après  le  déluge,  nous  voyons  le 
polythéisme  et  l'idolâtrie  établis  chez  les  Chal- 
déens;  les  livres  saints  nous  apprennent  que  les 
ancêtres  d'Abraham  avoient  donné  dans  cette  er- 

(i  Lucit-n,  de  Ded  Syrio  et  de  Saltatione.  Voyez  Thisfoire 
véritable  des  temps  fabuleux  ,  tome  I ,  p.  23o  et  suiv.  L'hii- 
toire  do  l'astronomie  aucicime,  tic. 


DE   LA   VRAIE    RELIGION.  0  > 

leur  ^'\  Laban,  contemporain  et  parent  de  Jacob, 
nomme  ses  dieux  les  idoles  cpie  sa  fille  lui  avoit 
dérobées.  Jacob ,  avant  d'offrir  un  sacrifice  au  Sei- 
gneur ,  ordonne  à  tous  ceux  de  sa  maison ,  qui 
avoient  des  idoles  semblables,  de  les  lui  apporter, 
et  il  les  enfouit  dans  la  terre  ^'\  Job  pai'le  de  l'ado- 
ration du  soleil  et  de  la  lime  comme  d'un  crime, 
mais  qui  étoit  connu  cbezles  peuples  parmi  lesquels 
il  babitoit  ^''K  Du  temps  de  Joseph ,  les  augures  et  la 
devination  étoient  en  usage  chez  les  Egyptiens:  ils 
poussoient  déjà  la  superstition  jusqu'à  regarder  les 
étrangers  comme  des  profanes,  et  ne  vouloir  point 
manger  avec  eux  ^^\ 

«  Aveuglement  déplorable!  s'écrie  l'auteur  du 
li\T.'e  de  la  sagesse  ;  vaine  illusion  des  hommes , 
qui  n'ont  point  la  connoissance  de  Dieu!  En- 
vironnés de  ses  bienfaits  ,  ils  n'ont  pas  vu  la 
main  cpii  les  répand;  à  la  magnificence  des  ou- 
«  vrages  de  la  nature ,  ils  n'ont  pas  su  en  recon- 
«  noître  l'ouvrier.  Ils  se  sont  persuadés  que  le  feu , 
«  l'air,  les  vents,  les  étoiles,  l'eau,  le  soleil  et  la 
«  lune,  étoient  les  dieux  qui  gouvernent  le  mon- 
<(  de....  Plus  malheureux  encore  de  mettre  leui* 
«  confiance  dans  des  statues  mortes  et  inanimées , 
«  ils  appellent  des  dieux ,  l'ou-vTage  de  la  main 
«  des  liommes ,  l'or ,  l'argent ,  artistement  tra- 
«  vailles  ,  des  figures  d'animaux  ,  de  pierres  fa- 
<(  çonnées  au  gré  d'un  ouvrier....  L'homme  se  fait 


«  un  dieu  d'un  tronc  inutile ,  auquel  il  donne  sa 
«  propre  figure  ou  celle  d'un  animal;  il  le  peint  de 
«  diverses  couleurs;  il  lui  bâtit  une  demeure;  il 
u  l'attache  à  un  mur,  où  ce  dieu  ne  pourroit  se 
((  soutenir  sans  le  secours  du  fer  dont  il  est  percé. 

(i  Josué,  c.  a4«  ^'  2.  Judith,  c,  5,  J^.  8.  —  (2  Gen.  c.  3i , 
t.  19  t-t  3o:  ch'  35,  ^.  2  et  4.  —  (3  Job,  c.  3i,  f.  26.  — . 
(4Géu.c.  43,;^.  23:  c.  44,;^.5eti5. 


9  6  TilAITÊ 

«  L'}iomme  le  consulte  sur  ses  biens,  sur  le  sort. 
«  de  ses  enfans,  sur  le  succès  d'une  alliance;  il  lui 
«  fait  des  vœux  ;  il  ne  rougit  point  de  parler  à  une 
<(  idole  stupide  ;  il  demande  la  santé  à  un  être 
((  insensible,  la  vie  à  un  mort,  du  secoui's  à  un 
«  tronc  inanimé  ^'\  » 

Les  i)lus  anciens  écrivains  de  l'histoire  profane  . 
n'ont  connu  aucun  peuple,  à  l'exception  des  Juifs  , 
qui  n'ait  été  infecté  de  l'idolâtrie;  et  cet  égarement 
a  toujours  fait  oublier  les  principes  les  plus  essen- 
tiels de  la  morale.  La  prostitution  ,  l'impudicité 
contre  nature ,  les  sacrifices  de  sang  humain ,  la 
haine  des  étrangers ,  paroissent  aussi  anciens  que 
le  culte  des  fausses  divinités.  Ce  n'est  pas  sans 
raison  que  le  même  auteur  sacré  a  dit ,  que  ce  culte 
abominable  étoit  la  source  et  le  comble  de  tous 
les  crimes  ^');  mais  il  ajoute  qu'il  n'étoit  pas  de  la 
plus  haute  antiquité  ^^\ 

Il  est  donc  certain,  par  l'histoire  la  plus  authen- 
tique, et  la  plus  croyable  cfu'il  y  ait  dans  l'univers , 
que  la  -sTaie  Religion  jiaturellenest  point  l'ouvrage 
des  hommes,  mais  un  don  que  Dieu  leur  a  fait,  et 
cpi'ils  n'ont  pas  su  conserver  ;  que  dés  qu'ils  se  sont 
livrés  à  leurs  propres  idées,  ils  l'ont  méconnue, 
défigurée,  changée  en  superstition  et  en  crimes. 
La  philosophie  ,  loin  de  corriger  l'erreur  ,  n'a  fait 
que  la  confirmer.  Les  premiers  peuples  qui  ont 
cultivé  les  sciences ,  les  Egyptiens  et  les  Chaldéens . 
ont  été  les  premiers  idolâtres.  Cet  aveuglement, 
fruit  malheureux ,  mais  infaillible  de  l'orgueil  et 
de  la  corruption  humaine ,  a  toujours  été  le  même . 
et  a  toujours  produit  les  mêmes  effets.  L'homme 
])rivé  de  la  vraie  religion,  s'en  fait  une  fausse; 
et  souvent,  à  force  de  raisonner,  il  tombe  dans 
l'athéisme  et  l'irréligion. 

(i  Sap.  ch.  i3.  —  (2  Ibi<I   c.  i4,  ^.  27.  —  (3  Ibid.  y.   i3. 


DE   LA    VRAIE   RELIGION.  97 

Cependant ,  malgré  les  progrès  du  polythéisme , 
qui  s'étendit  de  jour  en  jour,  la  notion  d'un  seul 
Dieu  créateur  et  maître  de  l'univers ,  ne  fut  point 
entièrement  effacée  de  la  mémoire  des  hommes; 
l'on  en  retrouve  des  vestiges,  même  chez  les  peuples 
plongés  dans  la  superstition  la  plus  grossière. 
C'est  un  reste  précieux  de  la  religion  primitive , 
un  monument  subsistant  de  la  tradition  de  nos 
premiers  pères ,  que  l'ignorance  et  les  passions 
n'ont  pu  détruire.  Il  est  important  d'établir  ce  fait , 
à  cause  des  conséquences  qui  en  résultent  ;  les 
écrivains  sacrés  et  profanes  se  réunissent  pour  en 
rendre  témoignage. 

Lorsqu' Abraham  sortit  de  la  Chaldée ,  par  ordre 
de  Dieu,  pour  venir  habiter  la  Palestine  ,  son  pre- 
mier soin,  dans  tous  les  lieux  où  il  séjourna,  fut 
d'ériger  des  autels  au  Seigneur ,  et  d'invoquer  son 
saint  nom  ^'\  Nous  ne  voyons  pas  qu'il  ait  été 
troublé  dans  ce  culte  par  les  Chananéens ,  maîtres 
de  ces  contrées  ,  ni  qu'ils  lui  aient  témoigné  de 
l'aversion  ;  nous  remarquons  au  contraire  que  ces 
peuples  connoissoient  et  adoroient  le  même  Dieu 
qu'Abraham.  Après  la  victoire  remportée  par  ce 
patriarche  sur  le  roi  de  Sennaar  et  sur  ses  alliés, 
Melchisédech ,  roi  de  Salem,  prêtre  du  Dieu  très- 
haut,  accompagné  du  roi  de  Sodome,  bénit  Abra- 
ham au  nom  de  ce  même  Dieu  qui  a  créé  le  ciel 
et  la  terre  ^'). 

Abimélech ,  roi  de  Gérare  dans  le  pays  des  Phi- 
listins ,  professe  la  même  foi  qu'  Abraham  ;  il  croit 
que  la  justice  divine  punit  le  crime  et  épargne  les 

Isaïe ,  c.  4°  )  ;^ .  18  ,  et  suir. 

(1  Gén.  C.12,  ^.^:c.  i3,  i^.4,i8  :  c,  21,;^.  33.  —  (2  Ibid.  c. 

14,;^.  17. 

1.  5 


go  TR-UTE 

iîinocens  ■'\  Ce  roi ,  suivi  du  général  de  ses  troupes, 
fait  alliance  avec  Abraham  au  nom  de  Dieu  , 
persuadé  que  Dieu  protège  ce  patriarche  ^'\  Qua- 
rante ans  après ,  les  mêmes  personnages  renou- 
vellent le  traité  avec  Isaac ,  et  tiennent  encore  le 
même  langage  ^^>.  Les  habitans  de  Heth  vendent 
à  Abraham  le  droit  de  sépulture  parmi  eux  ,  et  le 
regardent  comme  un  homme  pui^tant  protéyé  de 
Dieu  ^'\ 

Lorsqu'il  envoie  son  économe  dans  la  Chaldée 
chercher  une  épouse  à  Isaac ,  Laban  et  Bathuel  ne 
font  mention  que  d'un  seul  Dieu  qui  conduit  tous 
les  événemens  ^^\  Ils  conservent  les  mêmes  idées 
long-temps  après ,  en  faisant  alliance  avec  Jacob  ; 
ils  prennent  à  témoin  le  Dieu  d'Abraham  et  de 
Nachor .  qui  voit  et  entend  leurs  sermens,  qui  punit 
la  foi  violée  ,  et  ils  lui  oftient  des  victimes  '^^'  ; 
preuve  certaine  que  les  idoles  de  Laban  n'avoient 
pas  éteint  le  culte  du  -sTai  Dieu  dans  sa  famille. 

Les  ]\Ioabites  et  les  Ammonites ,  descendans  de 
Lot  neveu  dAl)raham.  les  Syriens  issus  de  Nachor, 
les  Ismaélites  et  les  ]Madianites,  enfans  d'Abraham, 
nés  d'Agar  et  Céthura,  les  Iduméens  dont  Esaii 
étoit  le  père ,  ne  purent  oublier ,  dans  peu  de  temps , 
les  leçons  et  la  croyance  de  leurs  aïeux.  Jéthro , 
})rêtre  ou  chef  d'une  tribu  de  Madianites  ,  dont 
Moïse  épousa  la  fille ,  connoissoit  le  ^Tai  Dieu  ;  il 
le  bénit  des  prodiges  qu'il  a  faits  pour  tirer  son 
peuple  de  l'Egypte;  il  le  reconnoît  pour  Dieu  su- 
prême ,  et  lui  offre  des  sacrifices  ''^  Les  amis  de 
Job ,  qui  étoient  Ai'abes  ou  Iduméens  comme  lui , 
ne  parlent  point  d'un  autre  Dieu  que  du  Créateur 
de  toutes  choses. 

(t  Gén.  c.  ao.  —  (  2I)).  c.  21,  •^.  11.  —  (3  Tb.  r.  26,  i^.  28. 
— (41b.c.  23,  ^.6.  —  (5Ib.c.  24,  ;^,  48.  —  (G  Ib.  c.  3o  et  Si 
—  (7  Exod.  c.  18,  }^.  10  et  suiv. 


DE   LA  -STIAIE   PŒLIGION.  99 

Balac ,  roi  des  I^Joabites ,  cjui  avoit  fait  venir 
Balaam,  pour  maudire  les  Hébreux,  coiinoissoit  le 
même  Dieu  qu'eux,  il  le  nomme  simplement  le 
Seigneur.  Balaam  n'en  nomme  point  d'autres  dans 
ses  prédictions  que  le  tout-puissant;  il  dit  que  c'est 
Dieu  qui  a  tiré  Israël  de  l'Egypte ,  et  qui  inspire  les 
prophètes  ^'\  Le  culte  de  Béelphégor,  établi  pour 
lors  chez  les  Moabites ,  n'avoit  donc  pas  encore 
étouô'é  la  connoissance  du  souverain  Seigneur 
de  l'univers. 

En  Egypte  même,  où  l'on  place  le  berceau  de 
l'idolâtrie,  la  notion  d'un  seul  Dieu  s'est  conservée 
très -long -temps.  Lorsque  Joseph  paroît  devant 
Pharaon  ,  et  lui  explique  ses  songes ,  ce  roi  re- 
comioît  que  Joseph  est  rempli  de  l'esprit  divin  ; 
que  Dieu  lui  a  révélé  l'avenir  ^^\  Quand  l'ordre  fut 
donné,  sous  un  de  ses  successeurs,  de  faire  périr 
tous  les  enfans  mâles  d^es  Hébreux,  il  est  dit  que 
les  sages-femmes  Egyptiennes  craignirent  Dieu  , 
et  n'exécutèrent  point  cet  ordre  cruel  ^^>.  A  la  vue 
des  miracles  de  Moïse ,  les  magiciens  disent  :  Le 
doigt  de  Dieu  est  ici:  et  Pharaon  :  Le  Seigneur 
est  juste,  mon  peuple  et  moi  sommes  des  impie». 
Près  de  périr  dans  la  mer  rouge,  les  Egyptiens  s'é- 
crient :  Fuyons  les  Israélites ,  le  Seigneur  comhat 
pour  eux  contre  nous  ^^\  Cependant  les  Egyptiens 
adoroient  déjà  le  bœuf  Apis,  et  Pharaon  avoit  ré- 
pondu d'abord  à  Moïse  qu'il  ne  connoissoit  pas  le 
Seigneur  ^^\  Concluons-en  que  l'idolâtrie  étoit  déjà 
très-enracinée  parmi  les  Egyptiens ,  et  la  connois- 
sance du  vrai  Dieu  fort  aÔ'oiblie.  Les  miracles  de 
Moïse  aiu'oient  dii  la  renouveler  ,'  si  l'aveuglement 
des  hommes  étoit  moins  difficile  à  guérir. 

(i  Numer.  c,  22  et  suiv.  —  (2  Géu.  c.  4i ,  jjr .  38.  —  (3  Éxod. 

""'  V^t;'i'  ""i^  l^'"^^  ""•  c'  î*  '^J  ^-  9>  >^-  27  :  c.  14,  f.  25! 
—  (5  Ibid.  c.  5,  ;^.  2  :  c.  8,  ;^.  26. 


1 00  TR-VITE 

Rarap  ,  femme  née  à  Jéricho  ,  parmi  les  Chana- 
néens ,  reçoit  chez  elle  les  espions  des  Héhreux,  et 
avoue  que  leur  Dieu  est  le  Dieu  du  ciel  et  de  la  terre 
^').  Adonibezech,  dans  son  supplice,  reconnoît  la 
justice  de  Dieu  ,  qui  lui  rend  le  même  traitement 
qu'il  a  fait  aux  autres  rois  *^'\ 

Plusieurs  siècles  après,  les  monarques  de  l'O- 
rient se  servent  encore  des  mêmes  expressions. 
Lorsque  Salomon  fut  élevé  sur  le  trône,  le  roi  de 
Tyi' rendit  grâces  au  Seigneur  du  ciel  et  de  la  terre 
de  ce  qu'il  avoit  donné  à  David  un  successeur  digne 
de  lui  ^^K  La  reine  de  Saba ,  étonné  de  la  sagesse  et 
de  la  magnificence  de  Salomon ,  rend  à  Dieu  le 
même  hommage  ^'^  Cyrus ,  dans  ses  édits  ,  publie 
que  ses  victoires  sont  un  don  du  Dieu  du  ciel  ^^^. 
Darius  ordonne  aux  Juifs  de  faire  pour  lui  des  vœux 
au  Dieu  du  ciel  ^^\  Assuérus  le  nomme  ainsi  dans 
un  décret  adressé  à  tout  son  empire  ^^\  Nabucho- 
donosor,  puni  de  son  orgueil ,  s'humilie  devant  Dieu 
^^K  Les  habitans  de  Ninive  le  connoissoient  sans 
doute,  puisqu'ils  firent  pénitence  à  la  prédication 
de  Jonas,  qui  leur  parloit  de  sa  part  ^°\  Achior  chef 
des  Ammonites,  rend  témoignage  du  culte  que  les 
Israélites  ont  toujours  rendu  au  seul  Dieu  du  ciel , 
et  des  prodiges  qu'il  a  opérés  en  leur  faveur  ^'°>. 

De  là  on  doit  conclure  que  si  toutes  ces  nations 
sont  tombées  dans  l'idolâtrie,  leur  aveuglement  à 
été  très-libre  et  très-volontaire  ;  Dieu  leur  avoit 
donné  assez  de  facilité  pour  le  connoître  et  assez  de 
motif  pour  persévérer  dans  son  culte.  Les  incrédules, 
qui  ne  cessent  de  calomnier  la  providence  sur  ce 
point ,  ne  sont  pas  moins  inexcusables  que  les 
idolâtres. 

(i  Josuë,  c.  a,  y.  n.  —  (2  Jucl.  c.  1,  \V.  7.  — -  (3  3.  Reg.  c.  5, 
jj-,  ^.  — (43.  Ibid.c.  10,  i^,  9.—  (Di.Esdr.c.  i.  f.  2.  —  (6  i. 
Ibid.,  c.  6,  t,  9.  —  (7  Esther,  c.  16,  f.  16.  —  (8  Dan.  c  4,  ;^. 
3i.  — (9  Jonas,  c.  3.  —  (10  Judilli,  c.  5. 


I 


DE   LA   YRXIE   RELIGION.  101 


§x. 

Ajoutons  au  témoignage  des  livres  saints  celui 
des  auteurs  profanes  ;  il  en  résultera,  non-seulement 
que  les  écrivains  juifs  ont  été  bien  instruits  ,  mais 
encore  que  le  polythéisme  et  l'idolâtrie  n'ont  point 
été  la  première  religion  du  genre  humain. 

Pour  commencer  par  les  Egyptiens,  nous  lisons 
dans  Lucien ,  que  ces  peuples  n'avoient  ancienne- 
ment point  de  statues  ou  d'idoles  dans  leurs  temples  ; 
il  ajoute,  qu'il  a  vu  dans  la  wSyrie  plusieurs  anciens 
temples  où  il  n'y  avoit  aucune  image  ,  aucune 
représentation  ^'\  Or ,  on  sait  que  les  peuples  n'ont 
pas  été  plutôt  polythéistes ,  qu'ils  ont  essayé  de 
représenter  leurs  dieux  ,  et  ont  rendu  un  cult^  à  des 
images.  Selon  Plutarque ,  les  Thébains  ne  recon- 
noissoient  aucun  dieu  mortel  ;  ils  n'admettoient 
d'autre  premier  principe  que  le  dieu  Cneph  ou 
Cnuph ,  qui  est  sans  commencement  et  n'est  point 
sujet  à  la  mort  ^'\  Les  prêtres  égyptiens ,  inter- 
rogés par  César  sur  le  culte  qu'ils  rendoient  aux 
animaux  ,  répondirent  qu'ils  adoroient  en  eux  la 
divinité  dont  ils  étoient  les  symboles  '■'^  Synésius 
leur  attribue  cette  même  croyance  ^^\  «  Selon  les 
«  Egyptiens,  dit  Tambliquc  ,  le  premier  des  dieux 
«  a  existé  seul  avant  tous  les  êtres.  Il  est  la  source 
«  de  toute  intelligence  et  de  tout  intelligible.  Il 
«  est  le  premier  principe  ,  se  suffisant  à  soi-même  ^ 
«  incompréhensible,  le  père  de  toutes  les  essences 
«  ^^\  »  Ils  le  représentoient  par  un  serpent  à  tête 
d'épervier,  placé  au  milieu  d'un  cercle  environné 
de  flanmaes ,  ou  sous  la  figure  d'un  homme ,  de  la 

(i  Lucien  ,  de  Deâ  Syrià.  —  (2  De  Iside  et  Osiride,  c.  10.  — 
(3  Lucain,  Fharpal,  1.  i.  —  (4  Synes.  Calvitiei  Encom.  — (5 
lambîic.  de  Misleriis  ^gypt.  Eusèbe,  Prép.  Eyang.  L  3,  c,  11. 


1 02  TR.A.ITÉ 

bouche  duquel  sortoit  un  œuf  qui  étoit  le  symbole 
du  monde  ;  mais  on  ne  peut  pas  prouver  qu'ils  lui 
aient  rendu  un  culte. 

Selon  le  fragment  de  Sanchoniathon ,  les  Phé- 
niciens ayoient  une  cosmogonie  semblable  à  celle 
de  Moïse  ;  ils  admettoient  par  consécpient  un  seul 
Dieu  créateur.  M.  de  Gébelin  a  fait  voir  pai'  l'ex- 
plication de  cet  ancien  monument  ,  que  le  traduc- 
teur grec  en  avoit  mal  rendu  le  sens;  qu'en  rame- 
nant les  termes  à  leur  vraie  signification ,  l'auteur 
phénicien  se  trouve  d'accord  avec  le  législateur  des 
Hébreux  ^'\ 

Les  anciens  Chaldéens  faisoient  profession  de 
croire  qu'il  n'y  a  qu'un  seul  premier  principe  de 
toutes  choses ,  existant  par  lui-même ,  plein  de 
bonté  et  de  lumières  ^"\ 

Nous  verrons,  dans  le  chap.  5,  que  les  Chinois, 
les  Indiens ,  les  Perses ,  ont  connu ,  dés  les  premiers 
temps,  un  seul  Dieu  créateur  ,  et  que  cette  notion 
subsiste  encore  dans  leurs  livres,  malgi'é  l'idolâtrie 
à  laquelle  ils  sont  livrés. 

Les  Grecs,  dont  la  superstition  a  infecté  tout 
l'univers  ,  n'adoroient  qu'un  seul  Dieu  dans  les 
premiers  temps.  ^L''  Boivin  l'aîné  l'a  prouvé  par  les 
témoignages  exprès  d'Anaxagore  ,  de  Stace ,  de 
Platon ,  de  Pronapidés  précepteur  d'Homère,  et  du 
fragment  de  Sanchoniathon  ^^\  Aristote  de  Mundo, 
c.  VI,  dit  que  c'est  une  tradition  ancienne,  trans- 
mise partout  des  pères  aux  enfans,  que  c'est  Dieu 
qui  a  tout  fait,  et  que  c'est  lui  qui  conserve  tout 
^''>.  Platon  a  dit  la  même  chose  en  mêmes  ter- 

(i  Allt'gor.  orient,  p.  ii  et  95.  V.  MJm.  de  l'acad.  des 
inscript.  toQie  LXI,  in-i3  ,  p.  243.  — (2  Stanley,  hist.  de  la 
Pliilos.  orient.  Brucker,  hist.  ciit.  pliilos.  1.  2,  c.  i,  §  iS  , 
tome  I,  p.  \32.  —  (3  Mcm.  de  Tacad.  des  Ins-^rip. ,  tome  11,  de 
Thist.  in-12  ,  p.  t ,  et  tome  LVl  des  mi'm.  p.  2.  —  (4  V.  à  la 
suite  d'Ocellus  Lucaniis,  par  M.  Ba lieux. 


DE  LA  YRAJE  RELIGION.  100 

mes^'\  Plutarqiie  assure  qiie  cette  doctrine  remonte 
jusqu'aux  premiers  temps  ;  qu'elle  n'est  d'aucun 
auteur  connu  ;  que  de  tout  temps  elle  a  été  com- 
mune aux  Grecs  et  aux  Bai'bares  ^'\  Ocellus  Luca- 
nus ,  le  plus  ancien  philosophe  dont  nous  ayons  des 
écrits  ,  parle  de  Dieu  comme  d'une  intelligence 
unique  et  attentive  aux  actions  des  hommes  ^^>. 
C'étoit  la  doctrine  traditionnelle  des  sages  qui 
l'avoient  précédé. 

Théophraste  ,  dans  Porphyre  ,  dit ,  que  la  reli- 
gion ,  dans  ses  commencemens,  étoit  fondée  sur  des 
pratiques  très-pures.  On  n'adoroit  alors  aucune 
figure  sensible  :  on  n'offroit  aucun  sacrifice  sanglant 
^^';  on  n'avoit  pas  encore  inventé  les  noms  et  la 
généalogie  de  cette  foule  de  dieux,  qui  ont  été 
honorés  dans  la  suite  :  on  rendoit  au  premier  prin- 
cipe de  toutes  choses  des  hommages  innocens  ,  en 
lui  présentant  des  herbes  et  des  fruits  pour  recon- 
noître  son  souverain  domaine  ^^K 

Hérodote  nous  apprend  que  les  Pélasges ,  pre- 
miers habitans  de  la  Grèce  ,  honoroient  confusé- 
ment des  dieux  qu'ils  ne  distinguoient  point ,  et 
auxquels  ils  ne  donnoient  point  de  noms  ^^\  S'ils 
en  avoient  adoré  plusieurs  ,  ils  auroient  été  forcés 
de  les  distinguer  par  des  noms. 

Hésiode  ,  plus  ancien  que  les  auteurs  précédens  , 
fournit  plusieurs  preuves  de  la  même  vérité,  i." 
Dans  la  théogonie  il  peint  Cœlus ,  et  après  lui 
Saturne  ,  comme  des  dieux  jaloux ,  qui  ne  vouloient 
point  partager  l'empire  avec  les  Titans  ou  avec  les 
enfans  de  la  terre  ^^>.  Apollodore  dit  de  même  au 
commencement  de   son  histoire  des  dieux  ,  que 

(i  Plato  de  legib.  1.  4-  —  (2  Plutarque,  de  Iside  et  Osir.  — 
(3  Ocellus  Lucanus,  c.  4-  —  (4  Thcophraste  ne  pouvoit  pas 
savoir  que  les  Patriarches  avoient  offert  à  Dieu  des  animaux. — 
(5  Porpl.yr  de  l'abslin.  animal. 1.  a,  u,o  25.  —  (6  Hérodote,  1. 
2,  n.oGj  —  (7  Thcogoa.  ;^.  i5G. 


1  o4  TILUTÉ 

Cœlus  est  le  premier  qui  ait  régiié  sur  tout  V uni- 
vers. 2.°  Dans  les  travaux  et  les  jours  d'Hésiode, 
nous  lisons  que ,  sous  Saturne  ,  les  hommes  ne 
rendoient  point  de  culte  aux  dieux  bienheureux  qui 
habitent  l'Olympe  '  '\  5.°  Selon  lui ,  c'est  à  Sicyone 
que  les  hommes  disputèrent  contre  les  dieux  pour 
savoir  quel  culte  on  leur  rendroit  ^'\  Ayant  cette 
époque  ,  le  polythéisme  et  l'idolâtrie  n*étoient  donc 
pas  encore  établis. 

Sophocles  a  osé  dire  sur  le  théâtre  d'Athènes  : 
«  Dans  la  vérité  il  n'y  a  qu'un  Dieu  ;  il  n'y  en  a 
((  qu'un  qui  a  formé  le  ciel ,  la  terre  ,  la  mer  et  les 
((  vents.  Cependant  la  plupart  des  mortels ,  par 
«  une  étrange  illusion ,  dressent  des  statues  des 
«  dieux ,  de  pierre ,  de  cuivre ,  d'or  et  d'ivoire , 
«  comme  pour  avoir  une  consolation  présente 
«  dans  leurs  malheurs.  Ils  leur  offrent  des  sacri- 
«  fices  ;  ils  leiu'  consacrent  des  fêtes  ,  s'imaginant 
«  vainement  que  la  piété  consiste  dans  ces  céré- 
(i  monies  ^'\  » 

A  la  naissance  de  Rome  ,  les  peuples  d'Italie  ne 
connoissoient  point  encore  l'idolâtrie  gi'ecque  à 
laquelle  ils  se  livrèrent  dans  la  suite.  Numa  ,  légis- 
lateur des  Romains ,  leur  avoit  enseigné  une  re- 
ligion plus  pure.  «  Il  leur  défendit ,  selon  Plutarque , 
«  de  s'imaginer  que  Dieu  eiit  la  forme  d'homme 
«  ou  de  béte  ;  et  il  n'y  avoit  parmi  eux  ni  statue 
ni  aucune  image  de  Dieu.  Pendant  les  cent 
soixante  premières  années  ,  ils  bâtirent  des 
temples  et  autres  lieux  saints  :  mais  ils  n'y  mi- 
rent jamais  aucune  figure  de  Dieu  ni  moulée  ni 
peinte  ,  estimant  que  c'étoit  un  sacrilège  de 
représenter ,  par  des  choses  périssables  et  ter- 
restres ,  ce  qui  est  éternel  et  divin  ,  et  qu'on 

{i  Travaux,  elc.  1. 135.  —  {i  Théog.  i^ .  535.  —  (3  Eusibc, 
pnppar.   Iiv&iig.  1.  i3  ,  c.  i3. 


DE  LA  VRAIE  RELIGION.  100 

(^  ne  pouvoit  s'élever  à  la  divinité  que  par    la 
«  pensée  ^'\  » 

Varron  ,  cité  par  S.  Augustin  ,  atteste  le  même 
fait.  «  Si  cet  usage  eut  toujours  duré ,  dit-il ,  le 
((  culte  des  dieux  seroit  plus  pur.  »  Il  le  confirme 
par  l'exemple  des  Juifs  ^'K 

Les  peuples  mêmes  plus  occidentaux  et  plus 
éloignés  des  lieux  où  la  première  tradition  devoit 
se  conseryer  ;  les  Gaulois  ,  les  Germains  ,  les  Bre- 
tons ,  les  autres  nations  du  nord  ne  paroissent  être 
devenus  polythéistes  que  par  le  commerce  qu'ils 
ont  eu  avec  les  Romains.  Dans  les  premiers  temps 
où  ils  ont  commencé  à  être  connus  ,  ils  n'adoroient 
qu'un  seul  être  suprême.  César ,  Pline ,  Tacite , 
Celse  dans  Origène  ,  et  d'autres  écrivains  ,  en 
portent  ce  jugement ,  et  on  peut  le  confirmer  par 
VEdda ,  ancien  livre  des  Islandois. 

Parmi  le  grand  nombre  des  nations ,  autrefois 
inconnues  ,  que  les  voyageurs  modernes  ont  dé- 
couvertes ,  il  n'en  est  prescpie  aucune  chez  lacpielle 
ils  n'aient  trouvé,  au  milieu  des  ténèbres  d'une 
superstition  grossière  ,  des  signes  évidens  de  la 
notion  d'un  seul  Dieu  suprême ,  quoiqu'on  ne  lui 
rende  aucun  culte.  Ce  fait  essentiel  a  été  prouvé 
par  plusieurs  écrivains ,  qu'il  SCToit  trop  long  de 
copier  ^^>. 

Nous  ne  rapporterons  point  les  témoignages  des 
philosophes  sur  l'unité  de  Dieu.  Eusèbe ,  dans  sa 
préparation  évangélique  ;  M.  Huet ,  Quœstiones 
alnetanœ  ;  Cudworth,  dans  son  système  intel- 
lectuel ;  M.  de  Burigny ,  dans  sa  théologie  des 
païens ,  les  ont  rassemblés.  11  nous  paroît  moins 

(i  Plutarque,  vie  de  Numa.  —  (2  S.  Aug.  do  C\v.  Dei ,  I.  4  » 
C.  3î.  — .  (3  Hocke,  Relig.nafur.  et  reyelaliE  priripia,  tome  I 
in-^.o  p.  m.  L'existence  de  Dieu,  démontrée  par  les  naerveilles 
de  la  nature,  11.»  Partie,  p.  i3,  nGetsaiy. 

1.  5. 


106  TRVITÉ 

nécessaire  de  connoître  sur  ce  point  l'opinion  des 
philosophes  ,  que  la  croyance  générale  des  peuples. 
Les  contradictions  éternelles  de  toutes  les  sectes  de 
philosophie  ;  l'idée  fausse  qu'elles  ont  eue  la  plupart, 
que  Dieu  est  l'âme  du  monde ,  qu^l  est  le  grand 
tout  y  OU  la  nature  entière ,  répand  sur  les  textes  les 
plus  clairs  en  apparence  une  ohscurité  et  un  doute 
qu'il  n'est  pas  possi])le  de  dissiper  :  nous  le  verrons 
dans  le  chapitre  troisième. 

s  XI. 

Il  est  incontestable  que  le  dogme  de  l'unité  de 
Dieu  a  subsisté  chez  toutes  les  nations ,  avec  la 
coutume  absurde  d'en  adorer  plusieurs  :  les  incré- 
dules le  reconnoissent  aussi  bien  que  nous;  mais 
ils  prétendent  que  le  polythéisme  et  l'idolâtrie  sont 
plus  anciens  sur  la  terre  que  la  croyance  d'un  Dieu 
suprême  et  unique.  Cette  croyance  ,  selon  eux ,  est 
le  fruit  tardif  des  méditations  humaines  et  des 
leçons  de  la  philosophie.  Rassemblons  ,  en  peu  de 
mots,  les  preuves  du  contraire. 

1.°  Les  philosophes ,  les  historiens,  les  poètes, 
attestent,  comme  les  li\Tes  saints ,  que  la  croyance 
d'un  seul  Dieu  ,  créateur  et  gouverneur  du  monde , 
est  le  dogme  ancien  ,  dont  on  ne  connoît  ni  le 
commencement  ni  l'auteur.  Ils  sont  dignes  de  foi 
sans  doute  ;  ils  touchoicnt  de  plus  prés  à  l'origine 
des  choses ,  que  les  incrédules  du  dix-huitième 
siècle  ;  l'ignorance  et  l'opiniâtreté  de  ceux-ci  ne 
prévaudront  jamais  sur  la  déposition  constante  et 
unanime  de  toute  l'antiquité. 

2.°  La  croyance  d'un  Dieu  suprême  se  trouve 
chez  des  nations  sauvages ,  qui  n'ont  eu  ni  rai- 
sonneurs ni  philosophes  ;  donc  elles  ne  l'ont  pas 
reçue  d'eux.  Siu'  cpioi  fondés ,  jugerons-nous  qu'ils 


DE   LA  ^TLVIE   RELIGION.  IO7 

l'ont  introduite  chez  les  anciens  peuples  ,  dans  un 
temps  où  ceux-ci  étoient  encore  à  demi-sauvages. 

5.°  La  plupart  des  incrédules  sont  d'avis  que 
la  croyance  des  peuples  ne  s'est  pas  formée  par 
le  raisonnement  ;  qu'en  fait  de  religion,  les  peuples 
n'ont  jamais  raisonné  ;  que  les  enfans  ont  reçu 
sans  réflexion  les  fables  et  les  rêveries  de  leurs 
pères.  Lorsque  ces  sublimes  docteurs  se  seront 
accordés ,  nous  verrons  si  leur  autorité  peut  être 
de  quekpie  poids. 

4.''  Si ,  après  avoir  adoré  plusieurs  dieux  pen- 
dant long-temps,  les  peuples  avoient  enfin  dé- 
couvert qu'il  y  a  un  seul  Dieu  suprême  ,  sans  doute 
ils  lui  auroient  rendu  un  culte  ,  ils  lui  auroient  bâti 
des  temples ,  comme  ils  ont  fait  lorsqu'ils  adop- 
toient  un  dieu  nouveau.  Cela  n'est  arrivé  nulle 
part  ;  nous  défions  les  incrédules  de  citer ,  hors 
de  la  Judée ,  un  seul  autel  érigé  sous  le  titre  du 
Dieu  suprême,  créateur  de  toutes  choses.  Que  le 
culte  de  plusieiurs  dieux ,  récemment  adoptés  ,  ait 
étoufïé  peu  à  peu  le  culte  primitif  du  créateur  , 
cela  se  conçoit.  Il  est  dans  le  génie  de  tous  les 
peuples  d'oublier  les  usages  simples  et  sensés  de 
l'anticpiité ,  pour  prendre  des  rites  plus  pompeux 
et  plus  rians  ;  il  est  natm-el  que  de  nouvelles  dévo- 
tions fassent  tomber  les  anciennes.  Mais  que  des 
nations  ,  convaincues  depuis  peu  de  temps  de 
l'unité  de  Dieu  par  le  raisonnement,  aient  con- 
tinué d'adorer  une  foule  de  dieux  inférieurs  ,  sans 
rendre  aucun  honneur  au  Dieu  suprême  ;  voilà  ce 
que  l'on  ne  comprendra  jamais. 

5.0  Lorsqu'il  est  question  d'expliquer  com- 
ment les  peuples  ont  passé  du  polythéisme  à  l'unité 
de  Dieu ,  les  philosophes  ne  proposent  cpje  des 
conjectures  absurdes  :  nous  le  verrons  dans  l'article 
suivant.  Donc  la  supposition  sur  laquelle  ils  rai- 
sonnent est  aussi  fausse  que  leur  explication. 


Iû8  TRAITÉ 

6.°  Au  moment  où  l'unité  de  Dieu  et  son  culte 
exclusif  ont  été  prêches  à  l'univers  par  les  apôtres , 
les  philosophes  se  sont  élevés  contre  ce  dogme  avec 
autant  de  fureur  que  les  peuples.  S'ils  avoient  dé- 
couvert par  lem's  raisonnemens,  que  cette  croyance 
étoit  la  seule  vraie  ,  la  seule  raisonnable ,  am'oient- 
ils  eu  autant  de  répugnance  à  l'adopter? 

Quitter  mie  vérité  qui  gène  les  passions ,  pour 
embrasser  une  erreur  qui  les  flatte  ,  est  un  chan- 
gement très-aisé  5  il  n'est  besoin  pom'  cela  que  du 
penchant  de  la  nature  :  renoncer  à  cette  erreur , 
jx)ur  revenir  à  la  vérité ,  c'est  une  conversion  pour 
laqueUe  il  faut  souvent  tout  l'appareil  de  la  puis- 
sance divine  ;  les  plus  grands  prodiges  suffisent  à 
peine  pom'  l'opérer. 

§XII. 

Si  l'on  veut  remonter  à  la  source  du  polythéisme 
et  de  l'idolâtrie  ,  on  sentira  combien  il  étoit  aisé  à 
l'esprit  de  mensonge  d'y  entraîner  les  peuples, 
même  instruits  de  l'unité  de  Dieu ,  c'a  été  l'ou-sTage 
des  passions  humaines  ;  tous  les  vices  y  ont  contri- 
bué. L'intérêt ,  l'homme  s'est  persuadé  qu'un  seul 
Dieu  chargé  du  gouvernement  de  tout  l'univers ,  ne 
seroit  pas  assez  attentif  à  ses  besoins  et  à  ses  désirs , 
ni  assez  prompt  à  y  pourvoir  ;  il  a  voulu  préposer 
un  dieu  particulier  à  chaque  objet  de  ses  vœux.  La 
vanité  ,  l'esprit  de  propriété  en  est  un  eflét  ;  l'hom- 
me l'a  porté  jusque  dans  la  religion  ;  il  s'est  flatté 
que  le  dieu  qu'il  choisissoit  pour  tutélaire  ,  et  au- 
quel il  rendoit  un  culte  particulier,  auroit  plus 
d'attention  pour  lui  que  pour  les  autres  hommes  , 
lui  accorderoit  de  plus  grands  bienfaits.  La  ja- 
lousie :  un  homme  envieux  de  la  prospérité  de  son 
voisin ,  a  imaginé  que  cet  heureux  mortel  avoit , 


DE   LA   VTIAIE   RELIGION.  109 

|)Oiir  ainsi  dire ,  un  dieu  à  ses  gages  ;  il  a  voulu 
avoir  le  sien.  L'on  trouve  souvent  pai'mi  le  peuple 
des  hommes  rongés  par  la  jalousie  ,  qui  attribuent 
à  la  magie  et  aux  sortilèges  la  prospérité  de  leurs 
rivaux.  Cette  manière  de  penser  s'est  communiquée 
aux  nations  entières  ',  les  guerres  fréquentes ,  dans 
les  premiers  temps,  ont  oausé  des  schismes  dans  la 
religion  ,  et ,  à  son  tour  ,  la  différence  de  religion  a 
entretenu  les  haines  nationales.  La  molesse  et  l'es- 
prit d'indépendance  :  un  culte  public,  déterminé  , 
assujetti  à  des  formules  inviolables ,  est  gênant  ; 
une  religion  domestique  est  plus  commode ,  elle 
s'arrange  comme  ont  veut.  La  légèreté  et  l'incon- 
stance :  on  veut  du  nouveau  en  fait  de  religion 
comme  en  toute  autre  chose  ;  les  dévotions  mo- 
dernes et  ai'bîtraires  l'emportent  toujours  sur  ce 
qui  a  été  prescrit  et  praticjiié  de  tout  temps.  Le 
libertinage  d'esprit  et  la  corruption  du  cœur  :  les 
uns  ont  trouvé  la  religion  primitive  trop  simple , 
les  autres  trop  bornée  ;  ceux-ci  ont  adopté  un  dieu 
par  préférence  ,  ceux-là  un  autre.  Dans  les  temps 
d'ignorance  ,  le  peuple  ne  manque  jamais  de  mêler 
des  indécences  et  des  absurdités  dans  le  culte 
divin  ;  cet  abus  enfante  bientôt  des  erreurs.  Le 
premier  qui  s'avisa  de  déifier  ses  propres  passions 
ne  tarda  pas  d'avoir  un  grand  nombre  d'imi- 
tateurs. 

Il  est  donc  infiniment  plus  aisé  de  comprendre 
comment  les  hommes ,  instruits  d'abord  de  l'unité 
de  Dieu ,  se  sont  livrés  au  polythéisme ,  que  de 
concevoir  comment  ils  auroient  pu  passer  du 
polythéisme  à  la  foi  d'un  seul  Dieu.  Cette  facilité 
même ,  trop  bien  prouvée  par  l'expérience .  suffit 
pour  nous  convaincre  de  la  nécessité  d'une  révé- 
lation primitive. 

Vainement  les  incrédules  objectent  que  cette 


110  TRAITE 

révélation  ,  selon  nous  si  nécessaire ,  a  été  insuffi- 
sante et  inutile  ,  puisque  l'homme  s'est  égaré  si 
prom})tement  après  l'avoir  reçue.  Aveugles  rai- 
sonneurs !  La  raison  a  été  aussi  inutile  ;  l'homme 
-ne  l'a  point  écoutée  :  la  philosophie  a  été  imjmis- 
sante  ;  elle  n'a  corrigé  aucune  nation  ;  elle  a  été 
pernicieuse  ,  puiscpi'elle  a  conlirmé  toutes  les 
erreurs  et.  en  a  forgé  de  nouvelles.  S'ensuit-il 
que  Dieu  ne  devoit  accorder  à  l'homme  ni  rai- 
son ,  ni  philosophie ,  ni  secours  naturels ,  ni 
moyens  surnatm'els  ?  Tout  est  inutile  à  l'homme 
opiniâtrement  aveugle  et  pervers  ;  aucun  secours 
n'enchaine  sa  liberté ,  et  ne  lui  ôte  le  pouvoir  de 
se  perdre.  ^lais  lors  même  que  Dieu  prévoit  l'al^us 
futm'  de  ses  dons  ,  il  n'est  pas  moins  de  sa  sagesse 
et  de  sa  providence  de  lesrépandi'e  :  l'homme  pour 
lors  ne  peut  attribuer  qu'à  soi-même  sa  faute  et 
son  malheur. 

On  demandera  peut-être  :  Si  tous  les  peuples  , 
au  milieu  des  ténèbres  du  polythéisme  ,  ont  néan- 
moins conservé  la  notion  d'un  Dieu  suprême ,  en 
quoi  consiste  le  crime  des  idolâtres  ? 

Nous  répondrons  avec  S,  Paul ,  qu'il  consiste 
en  ce  qnai/cuit  coimu  Dieu  ,  ils  ne  l'ont  pas 
glorifié  comme  Dieu  ^'\  i.°  Ils  ne  lui  ont  rendu 
aucun  culte  ;  ils  ont  oftert  leur  encens  aux  astres  , 
aux  élémens  ,  à  toutes  les  parties  de  la  nature , 
ou  aux  prétendus  génies  dont  on  les  supposoit 
animés  ">'>  :  nous  prouverons  dans  la  suite ,  -que 
ce  culte  insensé  ne  pouvoit  se  rapporter  à  Dieu. 
2.°  Ils  n'ont  point  reconnu  sa  providence  ;  ils 
ont  pensé  que  Dieu  ,  oisif  et  content  de  sa  propre 
félicité,  abandonnoit  le  soin  de  l'univers  à  des 
génies,  démons,  ou  intelligences  inférieures  ;  c'est 

fi  Fom.  c.  I,  j^.  21.  —  (a  Mttu.  de  l'acad.  des  inscr.  îorn. 
LXli  ,  in-ia.  ^i.  3G4  tl  suiv. 


DE   LA   YBATE   RELIGION.  111 

à  celles-ci  qu'ils  ont  adressé  tous  leurs  hommages. 
NouVel  outrage  à  la  divinité.  Conséquemment  les 
philosophes  ont  enseigné  qu'il  ne  lalioit  point 
rendi'c  de  culte  au  Dieu  suprême  ;  mais  seulement 
aux  dieux  secondaires  *•'>.  5.^  Ils  ont  encore  dé- 
gradé la  nature  divine  ,  en  l'attribuant  à  des  êtres 
qu'ils  croyoient  sujets  à  tous  les  vices  et  à  toutes 
les  passions  humaines.  Pour  justifier  leurs  propres 
foiblesses  ,  ils  ont  osé  les  encenser  dans  ces  dieux 
imaginaires  qu'ils  s'étoient  formés.  4.°  Ils  ont 
prétendu  honorer  la  divinité  par  un  culte  purement 
extérieur,  sans  aucun  acte  de  vertu  ,  par  des  céré- 
monies bizarres  et  absurdes  ,  souvent  par  des  cri- 
mes ;  ce  qui  est  le  comble  de  l'aveuglement  et 
de  la  corruption. 

Dieu  avoit  suffisamment  prévenu  ce  désordre  , 
en  révélant  à  notre  premier  père  une  religion  pure  , 
qui  devoit  se  perpétuer  parmi  ses  descendans.  Ceux 
qui  en  ont  secoué  le  joug  dans  la  suite  ,  pour  s'en 
faire  une  plus  conforme  à  leurs  désirs ,  sont  seuls 
responsables  de  tous  les  maux  qui  se  sont  ensuivis. 


ARTICLE  IL 


LA  RELIGION  EST-ELLE  UN  EFFET  DE  L  IGNORANCE 
ET  DE  LA  CRAINTE  DES  PIŒMIERS  HOBBIES  ?. 

§1. 

Ju 'origine  de  la  Religion  ,  telle  que  nous  venons 
de  l'exposer,  étoit  trop  respectable  pour  être  goûtée 
par  les  incrédules  ;  ils  lui  en  ont  cherche  i;ne  qui 

(i  Porphyre  de  fabst.  1.  2  ,  n.°  34  ,  3;. 


1 1  2  TRAITE 

s'accorde  mieux  avec  leur  dessein  ,  qui  est  d'avilir 
ce  sentiment  et  de  le  faire  envisager  comme  une 
foiblesse  dont  un  bomnie  instruit  doit  rougir. 
Frappés  de  l'unanimité  de  tous  les  peuples  à  pro- 
fesser une  religion ,  obligés  d'assigner  la  cause  de  ce 
pbénomène,  ils  ont  cru  la  trouver  dans  les  passions 
les  plus  abjectes  du  cœur  humain.  La  crainte  ,  di- 
sent-ils ,  que  durent  inspirer  aux  hommes  ,  encore 
sauvages  ,  les  difiérentes  opérations  de  la  nature  , 
et  l'ignorance  des  causes  physiques  ,  leur  ont  fait 
croire  que  toutes  les  parties  de  l'univers  étoient 
animées  par  des  génies  ou  intelligences  supérieures 
à  l'homme  ,  qui  distribuoient  à  leur  gré  les  biens  et 
les  maux.  L'on  a  cru  cju'il  falloit  gagner  leur  bien- 
veillance et  les  appaiser  par  des  respects  et  par  des 
offrandes.  Telle  est ,  selon  les  incrédules  anciens  et 
modernes,  l'origine  de  la  religion  chez  tous  les 
peuples  ^'^  ;  d'où  ils  concluent  que  le  polythéisme  a 
été  la  première  croyance  ,  et  l'idolâtrie  le  premier 
(^Ite.  Tous  ont  regardé  cette  maxime  d'un  aincien 
poète  :  Primus  in  orbe  deos  fecit  timcr ,  comme 
un  principe  incontestable.  Pour  l'établir,  M.  Hume 
a  fait  V histoire  naturelle  de  la  religion;  cet  ou- 
vrage a  été  solidement  réfuté  ^''"^  :  nous  abrégerons  ^ 
autant  qu'il  sera  possible,  les  réflexions  qui  démon- 
trent la  fausseté  de  sa  théorie. 

Lorsqu'il  est  c[uestion  d'un  fait ,  c'est  par  l'his- 
toire ,  et  non  par  des  conjectures  ,  qu'il  faut  l'éta- 
blir. De  simples  probabilités  peuvent  nous  éblouir  , 

(i  Lucrèce,  1.  ï,  ^.  i52.  L.  5,  ;^.  83,  1182,  1217.  Spinosa, 
préface  du  Traité  theologico-polit.  Hobbes,  Lévialhan,  I  part, 
c.  12.  Fables  des  abeilles  ,  tome  IV,  p.  20.  Lettre  de  Trasibule, 
p.  161.  Emile,  tome  II ,  p.  3 16.  Syst.  de  la  nat.  H.  part.  c.  i. 
Dict.  philos.  Idolâtrie,  Religion.  Le  bon  sens,  ^10.  110,  ii3, 
i83.  Lucvclop.  art.  Japonois,  etc.  Hist.  des  établiss.  des  Europ. 
dans  les  Indes ,  tome  VII ,  c.  t.  —  (2  Examen  de  Thist.  natur, 
de  la  relig.  Le'land,  nouv.  démons tr.  Ev.  lome  I ,  c.  2  ,  p.  66^ 


DE   LA   VILVrE   RELIGION.  110 

et  nous  trompent  presque  toujours;  vingt raison- 
nemens  ne  feront  jamais  que  ce  cpii  est  ne  soit  pas. 
Il  est  ridicule  pour  les  philosophes  de  forger  des 
événemens ,  afin  de  les  faire  cadrer  ayec  leurs  opi- 
nions, au  lieu  de  prendre  les  faits  certains  pour 
base  des  systèmes  de  philosophie.  Par -là  ils  s'épar- 
gnent la  peine  de  consulter  les  monumens  \  mais  ils 
nous  donnent  leurs  rêves  au  lieu  d'histoire. 

«  C'est  un  fait  incontestable,  dit  jM.  Hume, 
«  qu'en  remontant  au-delà  d'environ  1700  ans, 
«  on  trouve  tout  le  genre  humain  idolâtre  ;  et  plus 
((  nous  perçons  dans  l'antiquité ,  plus  nous  voyons 
«  les  hommes  plongés  dans  l'idolâtrie.  »  Ce  n'est 
pas  la  peine,  selon  lui ,  d'excepter  une  ou  deux  na- 
tions tout  au  plus,  dont  le  théisme  n'étoit  pas 
assez  épuré  ^'\  Il  pense  donc  que  les  premiers 
adorateurs  d'un  seul  Dieu  ,  qui  méritent  d'être 
comptés  ,  sont  les  chrétiens  ;  c'est  J.-C.  qui  a 
enseigné  le  premier  qu'il  n'y  a  qu'un  seul  Dieu , 
créateur  et  souverain  maître  de  l'univers. 

Nous  avons  solidement  prouvé  le  fait  contraire. 
M.  Hume  se  trouve  ici  aux  prises  avec  la  fouie  des 
déistes ,  qui ,  pour  combattre  la  nécessité  de  la 
révélation ,  soutiennent  que  le  pur  théisme  a  été 
noi>-seulement  la  plus  ancienne  religion  de  l'uni- 
vers, mais  la  religion  de  tous  les  sages  ,  dans  tous 
les  siècles  et  chez  toutes  les  nations  ;  qu'au  milieu 
des  fables  et  des  superstitions  de  l'idolâtrie ,  on 
retrouve  toujours  la  notion  d'un  Dieu  suprême, 
dont  les  divinités  inférieures  n'étoient  que  les 
agens  et  les  ministres  ^'>.  Si  M.  Hume  objecte  que 
ce  théisme  n'étoit  pas  assez  épuré  ,  les  déistes 

(iHist.  nat.  de  la  religion,  n.o  i ,  p.  4.  —  (2  Cherbury,  de 
relig.  gentiliura.  Philos,  de  Tliist.  c.  3o,  p.i38.  F.XTmtn  iai- 
porlant  de  Bolingbr.  Proèm.  Dict.  philos,  art.  Idolâtrie.  Exa- 
men ciit.  des  apol.  de  la  relig.  chict.  c.  9. 


1 1  tt  TfLUTE 

répliqueront  qu'il  étoit  aussi  pur  qu'il  le  fal- 
loit. 

En  attendant  que  nos  adversaires  se  soient 
accordes  ,  nous  observerons  qu'avant  les  Chré- 
tiens ,  les  Juifs  étoient  théistes  décidés  ;  la  doctrine 
de  l'unité  de  Dieu  ,  créateur  et  seul  maître  de 
l'univers  ,  est  consacrée  dans  tous  leurs  li^Tes. 
Ce  théisme  étoit  très  -  épuré  ,  puisque  c'est  le 
même  que  J.-C.  a  prêché.  La  loi  juive  inspire 
la  plus  grande  horreur  pour  le  culte  des  idoles , 
même  pour  la  plus  légère  apparence  de  ce  culte. 
Il  n'est  pas  possible  d'en  disconvenir. 

Nous  avouons  que  le  théisme  des  philosophes 
n'a  jamais  été  épuré,  puisque,  sous  le  nom  de 
Dieu  ,  ils  entendoient  l'dme  du  monde  ;  mais  cette 
doctrine  philosophicpie  n'étoit  ni  celle  des  pa- 
triarches ,  ni  celle  de  Moïse ,  ni  celle  des  nations 
qui  n'ont  point  eu  de  philosophes. 

M.  Hume  soutient  que  tous  les  vieux  monumens 
nous  présentent  le  polythéisme ,  comme  la  doctrine 
établie  et  publiquement  reçue.  Mais  quels  sont  ces 
vieux  monumens  ?  Il  n'en  a  cité  aucun.  Les  plus 
anciens  monumens  de  l'histoire  grecque  ,  les 
poètes  ,  les  philosophes  ,  les  mythologues  ,  les 
historiens,  attestent  que,  chez  les  Egj-ptiens ,  les 
Phéniciens ,  les  Perses ,  les  Chaldéens  ,  les  Grecs 
et  les  Romains  ,  le  polythéisme  avoit  été  pré- 
cédé par  une  croyance  plus  raisonnable ,  par  le 
culte  d'un  seul  Dieu. 

Il  convient  que  la  doctrine  cpii  établit  un  seul 
Dieu  suprême  ,  créateur  du  l'univers  ,  est  fort  an- 
cienne ,  qu'elle  s'est  répandue  dans  des  pays  vastes 
et  fort  peuplés  ^*\  Seroit-elle  fort  ancienne  ,  si 
elle  ne  rcmontoit  pas  au-delà  de  dix-sei)t  cents 
ans  ? 

(i  Ilist.  natur.  de  la  Relig.  n."  6,  p.  ^q. 


DE   L\   VR.VIE   RELIGION.  11  D 

L'histoire  de  Moïse  ,  qu'il  a  dédaigné  de  consul- 
ter, méritoit  quelque  attention  ;  c'est  un  vieux 
monujnent y  et  le  plus  vieux  que  nous  connoissions. 
Quand  on  ne  le  considérer  oit  que  comme  une  pro- 
duction humaine  ,  la  narration  y  est  plus  exacte  , 
plus  suivie ,  plus  sensée  ,  mieux  appuyée  ,  et  re- 
monte plus  haut  que  toutes  les  histoires  profanes. 
Elle  nous  atteste  que  la  religion  du  premier 
homme ,  et  de  ses  descendans  immédiats ,  fut  le 
pur  tliéisme  ,  qui ,  de  l'aveu  de  M.  Hume ,  est  la 
seule  croyance  raisonnable  qu'il  y  ait  sur  cette 
matière.  Ce  phénomène  a-t-il  pu  pai'oître  indif- 
férent à  un  philosophe  ,  qui  prétend  découvrir  les 
])remières  idées  que  les  hommes  se  sont  formées 
de  la  divinité  ? 

S  IL 

M.  Hume  a  voulu  fonder  sa  théorie ,  non  srr 
l'histoire  ,  mais  sur  des  raisonnemens  :  seront-ils 
assez  forts  pour  détruire  \es  faits  et  les  témoignages 
que  nous  lui  opposons  ? 

Pour  peu ,  dit-il ,  que  l'on  médite  sur  les  progrés 
naturels  de  nos  connoissances ,  on  sera  persuadé 
que  la  multitude  ignorante  devoit  se  former  d'abord 
des  idées  bien  basses  et  bien  grossières  d'un  pou- 
voir supérieur.  Comment  veut-on  qu'elle  se  soit 
élevée  tout  d'un  coup  à  la  notion  de  l'être  tout 
parfait ,  cfui  a  mis  de  l'ordre  et  de  la  régularité  dans 
toutes  les  parties  de  la  nature  ?  Croira-t-on  cjne 
les  hommes  se  soient  représenté  la  divinité  comme 
un  esprit  pur ,  comme  un  être  tout  sage ,  tout  puis- 
sant ,  immense ,  avant  de  se  la  représenter  comme 
un  pouvoir  borné ,  avec  des  passions  ,  des  appétits, 
des  organes mémessend)lables  aux  nôtres?  J'aime- 
rois  autant  croire  que  les  palais  ont  été  connus 


1 1  b  TRAITE 

avant  les  chaumières  ,  et  que  la  géométrie  a  pré- 
cédé l'agriculture.  11  seroit  al^surde  de  supposer 
que  les  hommes  ont  découvert  la  vérité  ,  pendant 
qu'ils  étoient  ignorans  et  barbares  ;  qu'aussitôt 
qu'ils  ont  commencé  à  s'instruire  ,  ils  sont  tombés 
dans  l'erreur  ^'\ 

Réponse.  M.  Hume  commence  par  supposer  ce 
qui  est  en  question.  Il  s'agit  de  savoir  si  l'homme  a 
été  créé  ignorant  et  barbare,  n  Dieu  l'a  abandonné 
à  ses  propres  forces  ,  ou  plutôt  à  sa  foiblesse  ,  sans 
daigner  l'instruire.  Dans  cette  hypothèse ,  nous 
convenons  qu'il  se  seroit  perfectionné  très-lente- 
ment ;  plusieurs  siècles  se  seroient  écoulés  avant 
qu'il  put  s'élever  jusqu'à  l'origine  de  son  être. 

Mais  M.  Hume  détruit  lui  -  même  sa  propre 
Supposition.  Il  reconnoît  que  Tunivers,  par  con- 
sécpient  l'homme  ,  est  l'ouvrage  de  Dieu.  Il  dit 
que  cette  croyance  ,  inséparable  de  la  nature  hu- 
maine, est  une  marque  que  le  divin  ouvrier  a 
imipHméà  son  ouvrage  ^'^.  Dieu  a-t-il  pu  imprimer 
cette  marque  à  l'homme ,  et  le  laisser  dans  la 
cfriîelle  nécessité  de  l'eflacer  par  la  grossièreté  de 
ses  idées?  L'homme  a-t-il  pu  conserver  la  notion 
d'un  Dieu  créateur ,  sans  y  attacher  celle  de  toute 
puissance  et  de  toute  perfection  ? 

Plus  notre  philosophe  a  employé  d'élocpience  à 
développer  la  marche  des  idées  populaires  et  gros- 
sières qui  ont  plongé  l'homme  dans  l'idolâtrie  ,  le 
penchant  presqu'invincible  qui  l'y  a  prcci{)ité  , 
mieux  il  nous  fait  sentir  combien  il  étoit  nécessaire 
que  Dieu  donnât  une  révélation  pour  prévenir  cet 
aveuglement  ;  mieux  il  a  prouvé  que  le  théisme  des 
premiers  hommes  n'a  point  été  l'ouvrage  de  leurs 
réflexions ,  mais  un  don  du  créateur.  Le  palais  a 

(i  Hist.  nat.  (le  la  rvW^.  n."  t.  p.  5  et  6.  Emile,  tome  II,  p. 
3l:f.  —  (2  Ilist.  uat.  de  la  nlig.  n."  j5  5  p.  12S,  i3i. 


DE   LA   ^TIAIE   RELIGION'.  IJ7 

tlonc  été  connu  avant  les  chaumières  ;  mais  l'hom- 
me n'en  a  point  été  l'architecte  ;  c'est  Dieu  seul. 
L'homme  n'est  point  tombé  dans  l'erreur  aussitôt 
qu'il  a  commencé  à  s'instruire ,  mais  aussitôt 
qu'il  a  négligé  les  moyens  d'instruction  que  Dieu 
lui  avoit  donnés,  savoir  :  la  tradition  primitive, 
les  leçons  de  ses  pères  ,  les  pratiques  extérieures  de 
religion. 

Votre  raisonnement  prouve  trop ,  dira,  peut-être . 
M.  Hume  ;  il  s'ensuivroit  que  Dieu  n'a  pas  pu  laisser 
tomber  tous  les  peuples  dans  l'idolâtrie  :  ils  s'y  sont 
plongés  néanmoins  ,  le  fait  est  incontestable.  Que 
cela  soit  arrivé  un  peu  plutôt  ou  un  peu  plus  tard  , 
cela  est  égal  ;  la  providence  n'est  pas  mieux  justifiée 
dans  un  de  ces  cas  que  dans  l'autre. 

Réponse.  La  diÔérence  est  infinie.  Selon  M.* 
Hume,  le  genre  humain  est  tombé  d'abord  dans 
l'idolâtrie  par  nécessité,  par  impuissance  de  faire 
mieux,  paixe  que  Dieu  l'a  abandonné  à  lui-même, 
parce  que  des  raisonnemens  abstraits  sur  la  natiu:e 
des  êtres  et  sur  l'ordre  des  choses ,  étoient  au-dessus 
de  sa  portée.  Selon  nous ,  il  y  est  tombé  par  sa  faute; 
Dieu  s'étoit  révélé  au  premier  homme  et  à  ses 
enfans  ,  ils  dévoient  transmettre  la  religion  à  leur 
postérité;  Dieu  d'ailleurs  avoit  imprimé  le  sceau  de 
sa  puissance  et  de  sa  sagesse  à  toutes  les  parties  de 
l'univers. 

Pour  devenir  idolâtre,  il  a  fallu  que  l'homme 
fermât  les  yeux  sur  la  tradition  primitive,  sur  les 
pratiques  journalières  du  culte  divin ,  sur  le  tableau 
de  l'univers  ,  et  refusât  d'écouter  la  voix  de  sa 
propre  conscience.  Il  n'avoit  point  été  créé  igno- 
rant et  barbare ,  il  l'est  devenu  par  sa  faute  ;  ainsi 
nous  l'attestent  les  livres  saints  et  l'histoire  pro- 
fane. La  providence  est  donc  justifiée;  l'idolâtrie 
fut  un  crime  ,  et  non  un  effet  de  la  nécessité. 


Il8  TR-UTÉ 

§  III. 

M/  Hume  soutient  que  cela  est  impossible;  c'est 
son  second  argument.  Selon  lui .  il  ne  se  peut  pas 
faire  que  l'homme  ait  passé  du  théisme  à  l'idolâtrie. 
Les  mêmes  raisonnemens,  dit-il,  qui  lui  ont  per- 
suadé l'existence  de  TEtre  suprême ,  et  qui  ont 
répandu  cette  opinion ,  dévoient  encore  plus  aisé- 
ment la  conserver.  Il  est  infiniment  plus  difficile 
de  découvrir  et  de  prouver  une  vérité,  que  delà 
maintenir  lorsqu'elle  est  découverte  et  prouvée  ^^K 

Réponse.  Il  y  a  dans  ce  raisonnement  deux  péti- 
tions de  principe  et  une  contradiction  i.°M/  Hume 
dit  ailleurs ,  que  les  hommes  tendent  naturellement 
à  passer  de  l'idolâtrie  au  théisme,  et  du  théisme  à 
r idolâtrie  ^'^  :  de  quelque  mamiére  que  le  théisme 
ait  été  d'abord  établi ,  il  a  donc  pu  dégénérer  en 
idolâtrie,  nous  avons  fait  voir  que  ce  passage  étoit 
fort  aisé ,  et  que  toutes  les  passions  y  ont  contribué. 

2.°  jM.'^  Hume  suppose  que  les  hommes  ont  ac- 
quis la  connoissance  d'un  seul  Dieu  par  la  voie  du 
raisonnement  ;  nous  avons  prouvé  que  c'est  par 
révélation.  Celle-ci  devoit  serA'ir  sans  doute  à 
éclairer  le  raisonnement  ;  et  le  raisonnement  à  son 
tour  devoit  confirmer  la  révélation.  L'homme  ce- 
j>endant  a  pu  abuser  de  ce  double  secours,  puisqu'il 
l'a  fait.  Quelque  éclatante  que  soit  la  lumière  natu- 
relle ou  surnaturelle  accordée  à  l'homme ,  il  peut 
toujours  y  résister  et  suivre  le  mouvement  de  ses 
passions.  Ce  phénomène  seroit  peut-être  incroyable, 
si  nous  n'en  étions  pas  témoins  tous  les  jours.  Mal- 
gré la  voix  de  la  nature,  malgré  le  flambeau  de  la 
révélation,  il  y  a  parmi  nous  des  athées:  est-il 

(i  Hist.  natur.  de  la  relig.  n.o  i,  p.  io.  —  (a  Ibid.  n.»  8,  p, 
63.  Encyd.  art.  Japonais, 


DK   LA   VRAIE   RELIGION.  lig 

étonnant  que,  malgré  les  mêmes  guides,  il  y  ait 
eu  des  idolâtres?  je  soutiens  que  ceux-ci  sont  plus 
pardonnables  que  les  premiers. 

S.'^  }>lJ  Hume  suppose,  qu'au  milieu  de  Fidolâtrie, 
l'opinion  de  l'existence  de  l'Etre  suprême  ne  s'est 
pas  conservée  :  nous  avons  fait  voir  qu'on  la  re- 
trouve chez  toutes  les  nations,  et  nous  le  prouverons 
encore  ailleurs. 

Ce  seroit  perdre  le  temps ,  que  de  suivre  plus  en 
détail  la  théorie  de  M.'  Hume,  ce  sont  toujours 
les  mêmes  argumens  ressassés  :  dés  qu'ils  sont 
contraires  à  des  faits  incontestables  et  à  ses  propres 
réflexions ,  ils  ne  méritent  plus  un  examen  sérieux. 

§  IV. 

Une  seconde  question  qui  a  excité  sa  curiosité  , 
est  de  savoir  comment,  au  milieu  d'un  polythéisme 
universel ,  la  croyance  d'un  Dieu  unique  a  pu  s'é- 
tablir. Ce  problème  est  fort  aisé  à  résoudre  par 
l'histoire  sainte.  Dieu  avoit  enseigné  lui-même  cette 
doctrine  à  nos  premiers  pères  ;  il  l'a  conservée  chez 
les  patriarches ,  il  l'a  renouvelée  chez  les  Juifs  ;  on 
en  trouve  des  vestiges  chez  toutes  les  nations.  Jésus- 
Christ  l'a  fait  annoncer  dans  la  plus  grande  partie 
du  monde  par  ses  apôtres  ;  ils  l'ont  établie  malgré 
la  résistance  opiniâtre  des  philosophes  et  des  peu- 
ples ;  elle  ne  subsiste  dans  sa  pureté  que  chez  les 
nations  éclairées  par  l'évangile.  Telle  est  en  deux 
mots  l'histoire  de  la  naissance  et  de  la  propagation 
de  cette  croyance ,  la  seule  vraie ,  la  seule  rai- 
sonnable ,  comme  M.""  Hume  le  reconnoît. 

Mais  il  n'a  pas  voulu  sui^Te  une  théorie  si  simple. 
«  Une  nation  idolâtre,  dit-il ,  du  nombre  des  dieux 
«  qu'elle  adore,  en  choisit  un  qu'elle  met  au  pre- 
«  mier  rang;  on  flatte  ce  dieu,  on  le  courtise ,  on 


T20  TRAITE 

«  exalte  ses  attributs;  c'est  à  qui  renchérira  sur 
«  ses  titres;  l'idée  qu'on  s'en  forme  s'agrandit  de 
«  jour  en  jour  :  à  la  fin,  enivré  d'éloges  et  d'encens. 
«  à  force  d'exagérations  et  de  pieuses  hyperboles. 
«  ce  dieu  devient  l'être  suprême  ,  l'être  infini  , 
«  l'être  par  excellence  ;  le  créateur  et  le  maître  de 
«  l'univers  '\  » 

Réponse.  Pourroit-on  citer  l'exemple  d'une  na- 
tion ,  d'une  société ,  d'un  seul  particulier ,  qui ,  par 
cette  route,  soit  parvenu  à  la  notion  d'un  Dieu 
unique  et  souverain?  Est-ce  ainsi  que  s'est  formé 
le  théisme  des  anciens  philosophes ,  celui  des  Juifs 
ou  celui  des  Chrétiens  ?  Il  n'est  point  ici  question 
de  raisonner  en  l'air ,  mais  de  citer  des  faits. 

1."  ^iJ  Hume  suppose  donc  cju'à  force  de  pieuses 
hyperboles ,  le  peuple  peut  parvenir  à  se  former  les 
idées  abstraites  à' infinité,  de  simplicité,  de  spiri- 
tualité ,  de  souveraine  perfection ,  de  création ,  etc. 
Cependant  il  est  parti  d'abord  de  la  supposition 
contraire.  Mais  si  le  peuple  peut  aller  jusques-là , 
ne  lui  seroit-il  pas  encore  plus  aisé  de  concevoir 
tout  d'un  coup  l'absurdité  du  polythéisme,  déjuger 
que  l'ordie  et  le  dessein  de  l'univers  n'ont  pu  venir 
cjue  d'une  seule  cause  intelligente  et  sage? 

On  dira  sans  doute  que ,  chez  les  Romains ,  Ju- 
piter étoit  ainsi  devenu  le  dieu  suprême,  le  seul 
optimus  maximus  (et  ce  sera  une  erreur)  ;  malgré 
ce  titre  pompeux,  Jupiter,  dans  l'esprit  du  peui)le, 
n'en  étoit  pas  moins  le  fils  de  Saturne  ,  le  mari  de 
Junon ,  le  taureau  d'Europe  ,  le  cigne  de  Léda  ;  le 
culte  des  autres  divinités  ne  subsistoit  pas  moins.- 
On  a  ti'ouvé  dans  les  Alpes  l'inscription,  Deo  Pe- 
nino  optinio  maximo  :  le  dieu  Peninus  étoit-il  le 
dieu  souverain?  Jamais  le  peuple  romain  n'a  rêvé 
que  Jupiter  eut  créé  le  ciel  et  la  terre,  «t  fût  le  seul 

(i  Hist.  natal",  dç  la  relig.  n.»  G ,  p.  53. 


DE   I.V   TRAIE   RELIGIOX.  1  2  i 

maître  de  l'univers;  il  adoroit  Neptune,  comme 
dieu  souverain  des  mers  ;  Pluton ,  comme  dieu  des 
enfers;  Vulcain,  comme  auteur  du  feu,  etc  Les 
fêtes  de  Jupiter  ne  sont  pas  les  plus  célèbres  ni  les 
plus  magnifiques  dans  le  calendrier  des  Romains. 

2."  Si  la  flatterie  et  la  vanité  eussent  engagé  les 
Romains  à  faire  un  choix  entre  leurs  divinités ,  il 
est  à  présumer  qu'ils  auroient  préféré  Quirinus  ou 
un  autre  dieu  indigéte,  à  Jupiter  qu'ils  aboient 
emprunté  des  Grecs.  Il  en  est  de  même  des  autres 
nations. 

5.°  Si  les  peu})les  polytliéistes  étoient  parvenus, 
par  réflexion  ou  j)ar  adulation,  à  reconnoître  un 
seul  dieu  suprême,  ils  lui  auroient  rendu,  ou  un 
culte  exclusif,  ou  un  culte  principal  et  diflérent  de 
celui  qu'ils  rendoient  aux  divinités  secondaires. 
Il  seroit  absurde  qu'un  dieu  qui  seroit  honoré 
lorsqu'on  lui  supposoit  des  égaux ,  cessât  de  l'être 
au  moment  où  il  est  devenu  le  dieu  suprême.  Or , 
la  plupart  des  nations  idolâtres,  anciennes  ou  mo- 
dernes ,  qui  ont  eu  une  idée  confuse  d'un  Dieu 
souverain ,  ne  lui  ont  rendu  aucun  culte  ;  elles  ont 
supposé  qu^il  se  déchargeoit  du  soin  de  l'univers 
sur  des  dieux  subalternes,  et  c'est  à  ceux-ci  qu'elles 
ont  borné  leurs  hommages.  Donc  il  est  faux  que 
ces  nations  aient  acquis  l'idée  d'un  Dieu  suprême 
par  la  voie  que  M.^  Hume  imagine. 

Par  une  autre  bizarrerie,  il  aflécte  souvent  de  pein- 
dre le  polythéisme  comme  une  religion  plus  douce , 
plus  sociale,  plus  propre  à  relever  le  courage,  su- 
jette à  moins  d'absurdités  que  le  théisme;  quoique, 
de  son  propre  aveu  ,  celui-ci  soit  la  seule  croyance 
raisonnable.  Ainsi ,  selon  lui ,  la  folie  est  plus  soci- 
able et  plus  utile  que  la  raison  ;  mais  aucune  con- 
tradiction ne  l'étonné.  Tantôt  il  dit  que  l'idolâtrie 
bannit  tout  sentiment  d'humanité ,  tantôt  qu'il  n'y 
1.  6 


t22  TRAITE 

a  rien  de  plus  tolérant  qiie  l'idolâtrie.  Quelquefois 
la  superstition  lui  pai'oit  commode  et  riante;  d'au- 
tres fois  ,  il  la  trouve  chagrine  ,  insupportable  , 
enfantée  par  la  crainte  et  la  stupidité.  Ici  il  re- 
présente la  mythologie  païenne  comme  remplie 
d'absurdités  ;  là ,  elle  lui  semble  tout-à-fait  plau- 
sible ;  il  n'y  voit  point  de  contradiction  formelle. 
Rien  de  constant ,  rien  de  suivi  dans  les  idées  de  ce 
sophiste  ,  que  sa  haine  contre  la  vraie  religion. 

§    V. 

L'auteur  du  système  de  la  nature  a  fait  tous  ses 
efforts  pour  établir  la  même  opinion  que  ^Ij  Hume. 
Selon  lui,  s'il  n'existoit  point  de  mal  dans  le  monde, 
riiomme  n'auroit  jamais  pensé  à  la  divinité.  Ce 
sont  les  besoins  continuels ,  l'inclémence  des  sai- 
sons, les  disettes,  les  contagions,  les  accidens,  les 
maladies,  qui  l'ont  rendu  religieux.  L'ignorance 
des  causes  naturelles  lui  fait  regarder  avec  éton- 
nement  et  avec  frayeur  les  phénomènes  les  j^lus 
simples;  à  plus  forte  raison,  les  con^-ultions  de  la 
nature,  telles  que  les  inondations ,  les  tremblemens 
de  terre,  les  volcans j  il  les  attribue  à  des  agens 
invisibles,  doués  d'un  pouvoir  supérieur, et  souvent 
appliqués  à  troubler  sa  félicité.  C'est  donc  dans  le 
sein  de  l'ignorance,  des  alarmes  et  des  malheurs 
que  les  hommes  ont  puisé  les  premières  notions  de 
la  divinité.  Telle  est  l'opinion  de  tous  les  maté- 
rialistes '\ 

Réponse.  Oublions  pour  un  moment  les  preuves 
que  nous  avons  données  de  la  véritable  origine  de 
!a  reli<^ion;  et  avant  de  réfuter  les  vaines  spécu- 

f-i  Syst.  de  la  nat.  H.  T^rt.  c.  \.  Le  bon  sens ,  §  lo  et  suir. 
Ili'^t  des  établiss.  des  Europ.  dans  les  Iodes,  tome  III  ,1-8, 
i>.  3o2. 


DE    LA   VRAIE   RELIGION.  123 

latioiis  de  nos  adversaires ,  voyons  les  conséquences 
cjue  l'on  en  peut  tirer. 

Il  s'ensuit  ,  i.°  que  le  dessein  formé  par  les 
incrédules  de  détruire  la  religion .  d'eflacer  parmi 
les  hommes  l'idée  de  Dieu ,  est  le  projet  le  plus 
chimérique  et  le  plus  insensé  que  l'esprit  hmnain  ait 
pu  concevoir.  Pour  l'exécuter,  il  faudroit  changer 
la  nature  de  l'homme,  étouÔér  en  lui  le  sentiment 
de  ses  besoins  et  de  ses  maux ,  lui  ôter  le  rai- 
sonnement et  la  réflexion.  Tant  cju'il  verra  dans 
l'univers  des  phénomènes  capables  de  l'étonner  ou 
de  l'affliger  ,  de  le  réjouir  ou  de  l'efîrayer  ,  il  ne 
manquera  pas  de  les  attribuer  à  un  dieu.  «  Les 
«  anciennes  révolutions  de  la  terre  ,  disent  les 
<(  athées  ,  ont  fait  naître  les  premiers  dieux  :  de 
«  nouvelles  révolutions  en  produiroient  de  nou- 
«  veaux ,  si  les  anciens  venoient  à  s'oublier  ^'\  » 
C'est  donc  un  trait ,  non-seulement  de  folie ,  mais 
encore  de  cruauté,  de  vouloir  ôter  à  l'homme  le 
seul  sujet  de  consolation  qu'il  ait  dans  les  maux 
dont  il  est  assailli.  Aussi  long-temps  cfue  l'univers 
sera  le  même ,  et  que  l'homme  sera  raisonnable .  il 
comprendra  que  les  phénomènes  de  la  natiu-e  ne 
peuvent  être  produits  que  par  l'action  d'une  pre- 
mière cause  intelligente  ,  puissante  ,  attentive  . 
occupée  à  la  gouverner. 

Il  s'ensuit  2.°  que  l'on  chercheroit  vainement 
sur  la  terre  un  peuple  sans  religion.  Selon  ro])iMioii 
des  incrédules ,  plus  les  hommes  sont  grossiers  . 
ignorans  ,  barbares  ,  malhem'eux  ,  plus  ils  sont 
déterminés  à  supposer  dans  la  nature  des  agens 
supériem\s  qui  distribuent  les  biens  et  les  maux  , 
dont  il  est  important  de  gagner  la  bienveillance 
et  d'appaiser  la  colère ,  auxquels  on  ne  peut  se 

Syst-  de  la  nat.  II.  jart.  c.  10 ,  p.  3i;.  Coi:lazicn  sacrée     c 
14,  p.  146. 


12^  TRAITE 

dispenser  de  rendre  un  culte  et  des  hommages.  Les 
sentimens  de  religion  doivent  donc  être  plus  vifs , 
l)lus  continuels ,  plus  ineÔaçables  chez  les  nations 
sauvages,  que  parmi  les  peuples  policés.  Nous  ver- 
rons dans  un  moment  si  cela  est  vrai. 

Il  s'ensuit,  S.*'  que  la  religion  n'est  point  un  effet 
de  la  fourberie  des  prêtres,  ni  de  la  politique  des 
législateurs,  comme  les  incrédules  le  prétendent. 
Elle  est  née,  selon  eux,  chez  les  hommes  encore 
sauvages  et  ignorans,  avant  qu'ils  eussent  été  ins- 
truits par  d'autres  hommes  ;  la  misère ,  la  crainte  , 
le  désespoir ,  ont  été  leurs  premiers  maîtres.  C'est 
ainsi  que  nos  adversaires  se  percent  de  leurs  pro- 
pres traits. 

s  VI. 

Mais  il  y  a  des  preuves  plus  positives  de  la  faus- 
seté de  leur  théorie. 

En  premier  lieu,  si  la  croyance  d'une  divinité 
étoit  l'effet  de  l'ignorance  ou  de  la  crainte  des 
liommes  encore  sauvages  ,  celte  notion  auroit  dii 
s'affoiblir  par  degrés ,  ou  s'évanouir  à  mesure  que 
les  peuples  sont  devenus  policés  et  instruits  ;  il  y 
auroit  moins  de  religion  chez  les  peuples  civilisés 
que  chez  les  nations  barbares.  Nous  voyons  tout  le 
contraire.  Lorsque  les  hommes  passent  de  l'état  de 
barbarie  à  l'état  de  société  ,  la  religion  ,  loin  de 
s'affoiblir  ,  acquiert  de  nouvelles  forces  ,  reçoit  une 
forme  constante ,  prend  un  extérieur  plus  pom^ 
peux,  devient  partie  de  la  législation. 

En  second  lieu  ,  sur  quel  fondement  les  incré- 
dules attribuent-ils  les  notions  religieuses  à  la 
tristesse  et  à  la  terreur,  plutôt  qu'à  l'admiration 
et  à  la  reconnoissance  ?  C'est  ,  disent-ils,  que  les 
passions  tristes ,  la  crainte .  la  douleur ,  la  défiance , 


1 


DE   LA   MIAIE   RELIGION.  12.) 

nous  font  plus  souvent  fléchir  les  genoux  que  les 
passions  agréables;  les  hommes  deviennent  plus 
superstitieux,  à  mesure  qu'ils  éprouvent  un  plus 
grand  nombre  d'accidens  dans  le  cours  de  la 
vie   ^'\ 

Nous  convenons  que  les  athées  commencent  à 
croire  en  Dieu ,  lorsqu'ils  ont  la  fièvi'e  ;  mais  il  ne 
s'ensuit  pas  qu'il  en  soit  de  même  de  tous  les 
croyans.  L'homme  ,  ordinairement  dur ,  injuste  , 
insolent  dans  la  prospérité  ,  devient  humain  , 
compatissant,  modeste,  dans  le  malheur  ;  s'ensuit- 
il  que  ces  sentimens  naissent  des  passions  tristes  , 
et  non  de  la  nature  ou  de  la  raison  ?  Voilà  les  so- 
{)hismes  sur  lescfuels  nos  adversaires  prennent  le 
droit  d'insulter  à  la  religion. 

En  troisième  lieu  ,  quand  les  religions  fausses  et 
ia  superstition  seroient  filles  des  passions  tristes  ^ 
en  est-il  de  même  de  la  religion  vraie  ?  La  vérité 
ne  peut  venir  de  la  même  source  que  l'erreur.  Nous 
soutenons  que  l'idolâtrie  même,  avec  toutes  ses 
superstitions  ,  est  venue  plutôt  de  la  connoissance 
et  de  l'admiration  ,  cpie  de  la  tristesse  et  de  la 
crainte.  La  preuve  sera  un  peu  longue  ;  mais  on  ne 
sauroit  mettre  dans  un  trop  grand  jour  l'ignorance 
affectée  et  Ja  prévention  des  incrédules. 

§   VIL 

1."  Selon  les  historiens  sacrés  et  profanes,  la 
plus  ancienne  idolâtrie  est  le  culte  des  astres  et  des 
élémens  ,  parce  que  l'on  a  cru  que  ces  divers  êtres 
étoient  animés.  Quels  fléaux ,  quels  malheurs  les 
hommes  ont-ils  éprouvés  de  la  part  des  astres?  Il 
est  évident  que  l'admiration  et  la  reconnoissancc 

(i  lîiiiue,  List,  natur.  de  hx  rilig    n."  3,  p.  2Q,  20. 


126 


TRAITE 


ont  dicté  les  hommages  qu'on  leur  a  rendus.  On 
peut  s'en  convaincre  par  les  hymnes  que  les  anciens 
poètes  ont  composés  à  l'honneiu-  du  soleil  et  de  la 
lune.  Homère  ,  Orphée  .  Callimaque  ,  et  d'autres  , 
ont  célébré  leurs  bienfaits.  ÎNIoïse.  Job,  l'auteur  du 
livre  de  la  sagesse,  en  proscrivant  ce  culte ,  sup- 
posent qu'il  étoit  in.spiré  par  l'admiration  ^'\ 

2.°  Platon,  les  stoïciens  et  presque  tous  les 
})hilosophes  pensoient  que  les  astres  étoient  vivans 
et  animés  ^'\  Ce  n'est  ni  la  frayeur  ni  la  tristesse 
qui  leur  avoient  donné  cette  idée  ;  elle  étoit  bien 
plus  pardonnable  aux  peuples  grossiers.  De  là  est 
venue  l'adoration  des  astres. 

Il  en  est  de  même  du  culte  des  élémens.  L'homme 
sans  doute  les  envisagea  d'abord  dans  leur  état  or- 
dinaire :  or ,  dans  cet  état .  ils  servent  à  son  usage , 
à  sa  conservation  ,  à  son  bien-être  ,  beaucoup  plus 
cpi'à  sa  destruction.  L'air  lui  est  nécessaire  pour 
respirer ,  le  feu  pour  le  chauffer  ,  l'eau  pour  le  dé- 
saltérer ,  la  terre  lui  fournit  des  alimens.  S'il  leur  a 
rendu  un  culte  ,  c'est  donc  par  reconnoissance  des 
avantages  qu'il  en  tiroit.  Si  les  livres  saints  ont  si 
souvent  répété  que  Dieu  a  ûiit  pour  l'homme  les 
différentes  pairties  de  la  nature  ,  c'étoit  afin  de 
jirévenir  l'erreur  des  peuples  qui  ont  adoré  tous  ces 
êtres  ,  après  avoir  oublié  le  créateur. 

5.°  Est-ce  la  crainte  et  non  la  reconnoissance 
qui  a  fait  déifier  les  héros ,  les  hommes  célèbres  qui 
avoient  rendu  de  grands  services  à  leurs  sembla- 
bles? Méconnoitre  l'origine  de  cette  apothéose  , 
c'est  calomnier  gTatuitement  le  genre  humain.  Si 
f'i  es  un  Dieu ,  disoient  les  Scythes  à  Alexandre; 
///  dois  faire  du  bien  aux  honunes  ^  et  non  pas  leur 

(i  Deut.  c.  4,  t,  19.  Job,  c.  3i ,  f.  26.  et  27.  Sap  c.  i3.  — 
(a  Cic.  de  nat.  deor.  I.  2,  n.°  3c),  42.  Mcni  fl  •  lacad.  d:3  ius. 
tonieXLII,  iu-ia,  ji.  iSi.  Tome  LVI,  p.  4^- 


DE   LA   VILilE   RELIGION.  12/ 

vfer  ce  qu  ils  possèdent  ^'\  Les  Scythes  ,  sans  être 
])liilosophes ,  comprenoient  qiie  le  pro])re  de  la 
divinité  est  de  répandre  des  bienfaits ,  d'inspirer 
l'amour ,  et  non  la  crainte. 

4.°  Pai^mi  la  multitude  des  divinités,  chantées 
})ar  Hésiode  et  par  Homère,  il  n'y  en  a  pas  la 
dixième  partie  que  l'on  puisse  regarder  connne  des 
êtres  malfaisans  par  leur  nature.  L'épithète  ordi- 
naire qu'ils  leur  donnent  est  celle  de  bienfaiteurs  : 
DU  datores  bonontm.  Le  nom  de  Pater ,  donné  à 
la  plupart  des  dieux  ;  celui  de  Mater ,  attribué  aux 
déesses ,  ne  sont  certainement  pas  des  signes  de 
irayeur  ni  de  défiance. 

5.°  Les  fêtes  et  les  assemblées  religieuses  ,  dans 
les  premiers  temps  ,  et  chez  toutes  les  nations  ,  loin 
d'avoir  rien  de  lugubre ,  annonçoient  plutôt  la  re- 
connoiss^ce  et  la  joie;  elles  se  passoient  en  festins, 
en  danses ,  en  canticpies  analogues  à  la  grossièreté 
de  ces  temps-là.  Nous  ne  connoissons  point  de 
fêtes  anciennes  dont  un  événement  funeste  ait  été 
l'objet.  Celles  des  Grecs  et  des  Romains  n'avoient 
[)oint  pour  but  de  retracer  la  mémoire  des  anciens 
malheurs ,  mais  plutôt  de  retracer  des  événemens 
heureux.  On  peut  s'en  convaincre  par  les  fastes 
d'Ovide  et  par  leli^Te  deMeursius  ,  sur  les  fêtes  des 
(irecs.  Le  deuil ,  la  tristesse,  la  crainte  ,  n'étoient 
assurément  pas  les  sentimens  dominans  dans  les 
fêtes  de  Gérés,  de  Bacchus  et  de  Vénus  ^'\ 

L'auteur  de  l'antiquité  dévoilée  par  ses  usages  a 
soutenu  le  contraire  ;  mais  la  plupart  des  raisons 
qu'il  allègue  se  tournent  en  preuves  contre  lui  ^^>. 
Ces  fêtes  étoient  relatives  aux  travaux  du  labou- 
rage ;  on  les  célébroit  après  les  semailles  ,  après  les 

fi  Quiute-Curce,  1.  7,  c  8.  Bayle,dict.  crit.  Périclès,  R.— 
(0.  V.  ITiist.  du  calendrier,  p.  2i5  et  suiv.  —  (3  Atitiq.  lié- 
voile'e,  1.  2,  G.  1. 


128  TRAITÉ 

moissons  ,  après  les  vendanges  :  donc  elles  avoient 
rapport  aux  bienfaits  de  la  divinité.  Les  premières 
assemblées  des  hommes  encore  sauvages  ont  été 
formées  par  la  religion.  Or  ,  ce  n'est  ni  la  tristesse 
ni  la  crainte,  qui  rassemblent  les  hommes  ,  c'est  la 
joie.  Les  fêtes  avoient  si  peu  de  rapport  aux  mal- 
heurs du  genre  humain  ,  que  ,  chez  les  Romains, 
festus  et  fesiiciis  signifioient  heureux  ou  agréable , 
et  infestus ,  mallieureux. 

6.°  Par  les  offrandes  que  l'on  faisoit  aux  dieux  , 
par  les  sacrifices ,  on  se  proposoit  de  gagner  leur 
bienveillance  ,  de  leur  rendre  grâce  de  leurs  dons  , 
d'en  obtenir  de  nouveaux  ;  ces  sacrifices  étoient 
suivis  d'un  repas  ,  où  l'on  se  li>Toit  à  la  joie.  Ceux 
mêmes  qui  avoient  pour  objet  l'expiation  du  péché  ^ 
apprenoient  aux  hommes  que  la  divinité  est  portée 
à  la  clémence ,  qu'elle  se  laisse  toucher  par  les 
hommages  et  par  le  repentir  de  ceux  qui  l'ont 
offensée.  La  maxime  dominante  du  paganisme 
étoit  que  les  dieux  comblent  de  biens  leurs  ado- 
rateurs ,  et  punissent  les  impies  ^'\  On  les  regar- 
doit  donc  en  général  comme  des  maîtres  sensibles 
au  culte  des  hommes,  et  non  comme  des  tjTans, 
toujours  enclins  à  faire  du  mal.  Plutarque  ,  dans  un 
traité  contre  les  épicuriens  "^ ,  fait  un  détail  très- 
ample  des  consolations  et  des  plaisirs  que  procuroit 
aux  hommes  le  culte  des  dieux  \  il  le  fait  envisager 
comme  une  des  princii)ales  sources  du  bonheur  de 
la  vie. 

7.°  S'il  y  a  dans  l'univers  une  religion  grossière, 
et  digne  d\in  peuple  stupide  ,  c'est  le  culte  que  les 
nègres  rendent  à  leurs  fétiches.  Ils  honorent  sou- 
vent une  pierre  ,  une  fleur  ,  un  arbre ,  une  souris  , 
un  insecte  :  est-ce  parce  qu'ils  les  regardent  comme 

(i  Hésiode,  travaux.  L.  336.  —  (a  Que  l'on  ce  peut  vivre 
heureux,  eu  suivant  Epicure,  u.»  20  tl  -ai. 


DE    LA   VRAIE   IIELIGION.  12() 

des  êtres  plus  puissans  qu'eux  ,  et  en  état  de  leur 
faire  du  mal  ?  Rien  moins.  Ils  se  persuadent  qu'en 
vertu  de  la  consécration  de  leurs  prêtres  ,  un  cail- 
lou ,  une  fleur  ,  un  bouquet  de  plumes  ,  deviennent 
pour  eux  le  gage  de  la  présence  et  de  la  protection 
des  génies  invisibles,  qu'ils  regardent  comme  leurs 
dieux.  Ces  espèces  d'amulettes  sont  donc  pour  eux 
un  objet  de  confiance ,  et  non  de  crainte.  S'ils  pen- 
soient  que  leurs  dieux  sont  des  êtres  malfaisans  ,  ils 
ne  les  croiroient  pas  disposés  à  répandi'e  des  biens 
à  si  bon  marché. 

Que  Ton  envisage  le  paganisme  de  quel  côté  l'on 
voudra,  dans  son  objet,  dans  ses  dogmes  ,  dans  ses 
pratiques ,  dans  ses  fables ,  on  n'y  verra  point  cet 
aspect  lugubre ,  sous  lequel  les  athées  envisagent  la 
religion.  Si  l'icoîàtrie  avoit  épouvanté  ou  contristé 
les  hommes,  ele  n'auroit  pas  duré  si  long-temps  \ 
il  n'auroit  pas  été  aussi  difficile  de  la  détruire. 

s  VIII. 

Les  incrédules  ont-ils  mieux  rencontré,  lors- 
qu'ils ont  fait  naître  les  notions  d'un  Dieu,  des 
convulsions  de  la  nature,  des  désastres  qui  ont 
affligé  le  genre  liumain?  Toutes  les  raisons  que 
nous  venons  d'alléguer  détruisent  déjà  cette  su[>- 
position  ;  mais  il  en  est  d'autres  que  nous  ne  devons 
point  négliger. 

Il  faudroit  prouver  d'abord ,  que  les  hommes 
n'ont  connu  un  Dieu  qu'après  avoir  essuyé  les 
fléaux  et  les  malheurs  dont  parlent  les  athées.  Ces 
calamités  n'ont  pas  été  continuelles  :  souvent  il 
s'est  écoulé  des  siècles ,  sans  que  l'on  ait  vu  ni 
déluges  ,  ni  tremblemens  de  terre  ,  ni  éruptions  de 
volcans.  Dans  cet  intervalle ,  les  hommes  ont-ils 
penlu  la  notion  d'une  divinité?  Ont-ils  cessé  d'avoir 
i.  6. 


1^0  TR.UTE 

une  religion  ?  Elle  se  trouve  chez  des  peuples  qui 
ne  conservent  aucun  souvenir  des  révolutions  ar- 
rivées sur  le  globe. 

Si  la  frayeur  seule  avoit  rendu  les  hommes  reli- 
f]fieux  ou  superstitieux  ,  ils  n'auroient  point  connu 
d'autres  divinités  que  celles  dont  ils  croyoient  avoir 
éprouvé  la  colère  ;  les  peuples  ,  désolés  par  un  dé- 
luge .  n'auroient  adoré  que  le  dieu  des  eaux  :  les 
nations  ,  effrayées  par  un  volcan ,  auroient  borné 
leur  culte  à  Vulcain  ;  la  terre  seule  auroit  eu  des 
autels  dans  les  lieux  où  elle  auroit  tremblé  ^'^  ;  les 
contrées  dévastées  par  la  contagion ,  n'auroient 
offert  des  sacrifices  qu'à  la  peste  ou  à  la  mort.  Ce 
n'est  point  ainsi  que  la  religion  s'est  formée  dans 
aucun  lieu.  Les  Péruviens  ,  encore  sauvages ,  ado- 
roient  le  soleil ,  comme  une  divinité  bienfaisante  ; 
au  contraire ,  les  nègres  le  maudissent ,  lorsqu'il 
les  brille  par  sa  chaleur ,  et  ne  lui  rendent  aucun 
culte  ;  en  récompense  ,  ils  rendent  de  grands  hon- 
neurs au  dieu  des  eaux.  Les  Phéniciens  ,  dans  les 
premiers  temps  ,  ont  adoré  les  élémens  et  les  pro- 
ductions de  la  terre  dont  ils  se  nourrissoient  ^'\ 
Les  Egyi:)tiens  ont  honoré  les  animaux  utiles  beau- 
coup plus  que  les  animaux  nuisibles  ,  et  les  plantes 
salutaires  plutôt  que  les  poisons.  Les  Parsis  adorent 
le  feu  comme  symbole  du  bon  ju'incipe  ;  ils  mau- 
dissent le  mauvais ,  et  ne  lui  rendent  point  de  culte. 
Les  Indiens  reconnoissent  Brahmah  onBrimha 
pour  le  créateur  ;  les  Chinois  rendent  leurs  hon- 
neurs au  ciel ,  ou  à  l'intelligence  qui  y  réside , 
comme  au  ])rincipe  de  toutes  choses.  Enfin  ,  les 
])atriarches  antérieurs  au  déluge  ont  adoré  le  même 
Dieu  que  leurs  descendans  ont  encensé  depuis  cette 
grande  révolution. 

(i  Selon  Kausauias,  la  Gièce  t'ioit  pleine  d'autels  et  de 
temples  érigés  à  la  terre;  mais  il  u\n  cite  pas  vv  seul  sous  ie 
nom  de  la  terre  tremblante,  —  (2  Fragmeul  de  Sanchoniaton. 


DE    LA    MIAIE   RELIGION.  101 

Voilà  ]es  plus  anciennes  religions  dont  nous 
ayons  connoissance  ;  aucune  n'est  fondée  sur  des 
idées  effrayantes  ;  aucune  n'a  imaginé  un  Dieu 
ennemi  de  notre  félicité.  Nous  cherchons  en  vain 
dans  les  difiérens  cultes  de  l'univers  des  vestiges  du 
trouble  ,  de  la  terreur  ,  du  désespoir  qui  ont  forcé 
les  peuples  à  tourner  vers  le  ciel  leurs  yeux  haigiiés 
de  larmes.  Nous  voyons  seulement  l'intérêt  seul 
présider  à  toutes  les  fausses  religions ,  l'homme 
occupé  à  former  des  vœux  mercenaires ,  à  de- 
mander des  biens  temporels ,  et  rien  davantage. 
Mais  les  athées,  dans  leurs  rêves  mélancoliques, 
ont  imaginé  que  tous  les  hommes  étoient  aussi 
tristes  et  aussi  tremblans  qu'eux. 

Tantôt  ils  soutiennent  que  les  idées  de  la  reli- 
gion et  de  la  divinité  sont  un  effet  de  la  crainte  ; 
tantôt  ils  avouent  que  la  crainte  importune  d'un 
Dieu  vengeur  est  la  source  la  plus  ordinaire  de 
l'athéisme  ^''.  La  même  passion  peut-elle  inspirer 
deux  sentimens  contraires ,  la  religion  et  l'irré- 
ligion ? 

Il  n'est  que  trop  vrai  que  les  passions  tristes  ,  la 
crainte,  l'humeur  noire,  l'ingratitude  envers  la 
providence  ,  le  mépris  du  genre  humain  ,  plongent 
les  philosophes  dans  l'athéisme  ;  l'ignorance  pré- 
somptueuse y  contribue  pour  une  très  -  grande 
part  :  nous  en  verrons  assez  de  preuves  ;  mais  il 
nous  paroi  t  impossible  que  ces  mêmes  vices  air-nt 
donné  naissance  à  la  religion. 

§    IX. 

Ecoutons  néanmoins  leurs  objections.  C'est 
évidemment  ,  disent-ils  ,  l'ignorance  des  causes 
naturelles,  qui  a  fait  imaginer  aux  peuples  sau- 

(iLucrècr,  I.  i^  ;^.  80.  Syst.  de  la  rat.  Il.pa.t.C.  ï3,p.3Go. 


102  TRAITE 

vages  un  pouyoir  inconnu^  une  ou  plusieurs  in- 
telligences occupées  à  régir  la  nature  ;  donc  c'est 
elle  qui  a  inspiré  les  premiers  sentimens  de  re- 
ligion. 

Réponse.  Ne  confondons  point  l'erreur  avec  la 
vérité.  L'homme  ,  quelque  ignorant  qu'il  fût ,  a 
très-bien  senti  que  la  matière  ne  se  meut  point 
elle-même  ;  qu'elle  a  besoin  d'un  moteur  ;  qu'un 
mouvement  réglé ,  des  révolutions  périodiques  , 
des  effets  liés  constamment  à  leurs  causes  ,  des 
parties  qui  forment  un  tout ,  des  êtres  doués  de 
tous  les  organes  nécessaires  à  leur  conservation , 
etc.  ne  sont  point  l'ouvrage  d'une  nécessité  aveu- 
gle ,  d'une  nature  matérielle ,  mais  d'une  cause 
intelligente.  Ce  jugement  uniforme  chez  tous  les 
hommes  ,  n'est  point  l'eflèt  de  l'ignorance  ,  mais 
une  leçon  du  bon  sens  ;  c'est  une  vérité  démon- 
trable ,  et  qui  suffit  pour  fonder  la  religion. 

Lorsque  les  peuples  ,  peu  instruits  ,  ont  jugé 
qu'une  seule  intelligence  ne  suffisoit  point  i>our 
conduire  toute  la  nature ,  que  chacune  de  ses  parties 
étoit  animée  par  un  g?nie  ou  par  un  moteur  parti- 
culier,  ils  se  sont  trompés;  ce  jugement  erroné  est 
la  source  du  polythéisme ,  et  il  vient  de  l'ignorance  : 
mais  il  n'est  pas  la  cause  première  cpii  a  donné  l'idée 
de  la  divinité.  Dans  le  fait,  Dieu  s'étoit  révélé  lui- 
même  dés  le  commencement  du  monde;  et  dans 
les  principes,  la  nécessité  démontrée  d'un  moteur 
ne  prouve  pas  qu'il  en  faut  plusieurs. 

Les  peuples  polythéistes  ont  donc  péché  dou- 
blement ;  ils  ont  négligé  les  moyens  de  conserver 
la  révélation  primitive,  et  ils  ont  tiré  une  fausse 
conséquence  de  ce  principe  vrai ,  que  la  nature  eii 
mue  par  une  intelligence.  Conclure  de  là,  que  la 
notion  d'un  dieu,  et  le  culte  de  plusieurs  dieux. 
(;nt  la  même  origine,  viennent  l'une  et  l'autre  de 
l'ignorance,  c'est  faire  un  sophisme  grossier. 


DE    LA   VRAIE    RELIGION'.  IJJ 

Outre  les  génies,  bons  ou  mauvais,  adorés  par 
les  peuples  polythéistes,  tous  les  peuples  adnietteiit 
plus  ou  moins  clairement  un  Dieu  suprême ,  cré- 
ateur du  monde ,  qu'ils  placent  dans  le  ciel ,  et 
auquel  la  plupart  ne  rendent  aucun  culte.  Voilà 
ilonc,  d'un  côté,  une  religion  fausse,  inspirée  par 
l'ignorance  et  par  les  passions  ;  de  l'autre  ,  une 
croyance  vraie  ,  confirmée  par  la  raison  ,  et  que  la 
tradition  seule  a  pu  perpétuer.  Peut-on  de  bonne 
foi  confondre  l'une  avec  l'autre,  comme  font  les 
incrédules  ? 

§   X. 

On  ne  peut  méconnoltre  ,  disent-ils  ,  la  source 
des  notions  religieuses  ,  lorsqu'on  voit  que  la  plu- 
part des  nations  se  sont  fait  de  la  divinité  une  idée 
terrible.  De  là  sont  venus  tous  les  cultes  bizaiTes , 
absurdes ,  cruels ,  qui  ont  déshonoré  le  genre  hu- 
main, les  terreurs  paniques  dont  il  a  été  tourmenté, 
les  sacrifices  abominables  qui  ont  souillé  les  autels. 
Si  l'homme  n'avoit  pas  envisagé  la  divinité  comime 
une  puissance  toujours  irritée,  se  seroit-il  avisé  de 
répandre  le  sang  des  animaux  pour  l'appaiser  , 
d'immoler  ses  semblables?  Les  pères  auroient-ils 
eu  la  barbarie  d'égorger  leurs  propres  enfans  par 
un  motif  de  piété  ^'K 

Réponêe.  C'est  toujours  le  même  sophisme  de 
confondre  les  notions  religieuses  vraies  ,  puisées 
dans  la  révélation  ijrimitive ,  et  confirmées  par  la 
raison ,  avec  les  notions  superstitieuses,  adoptées 
dans  la  suite  des  siècles  ,  et  suggérées  par  le.-» 
passions. 

(i  Coniagion  sacrée,  c.  i^  p  2  et  17.  Sj-.t.  de  la  u-il.  II.  part» 
c.  J  -»  p.  I  i.  Le  bou  SCU3.  Préfiice ,  p.  iv. 


iDi  TRAITE 

Pour  que  l'objection  des  incrédules  put  prouver 
quelcfue  chose  .  il  faudroit  démontrer,  i.°  cpie  tous 
les  excès,  enfantés  par  la  superstition,  sont  aussi 
anciens  cpie  la  notion  d'un  Dieu  ,  et  que  la  religion 
en  a  été  infectée  dès  son  origine  :  2.*^  cjne  si  des 
peuples  ,  naturellement  bai'bares  et  corrompus  . 
ont  commis  des  crimes ,  sous  prétexte  de  religion , 
c'est  elle  qui  les  a  rendus  tels ,  et  non  pas  leur 
mauvais  caractères  qui  a  dénaturé  la  religion.  Il 
n'est  pas  difficile  de  la  justifier  sur  ces  deux  chefs. 

En  premier  lieu ,  l'idée  que  nous  donne  de  Dieu 
la  révélation,  faite  au  premier  homme  ,  n'étoit  pas 
capable  d'inspirer,  ni  la  tristesse,  ni  la  frayeur,  ni 
la  cruauté  ;  mais  plutôt  la  reconnoissance,  l'amour, 
la  confiance  envers  le  créateur ,  la  bienveillance , 
et  la  chai'ité  envers  nos  semblables  :  cela  est  évi- 
dent ,  par  le  tableau  que  nous  en  avons  tracé , 
d'après  les  livres  saints.  D'ailleurs,  l'aspect  de  la 
nature,  les  marques  de  bonté  que  Dieu  a  répandues 
sur  tous  ses  ou^Tages ,  nous  montrent  la  main  d'un 
bienfaiteur  et  d'un  père,  et  non  la  colère  d'un  tyran. 
Nous  le  démontrerons  dans  la  suite,  en  répondant 
aux  blasphèmes  des  athées  contre  la  providence. 

En  second  lieu ,  nos  adversaires  eux-mêmes  ont 
absous  la  religion  des  pernicieux  efléts  qu'ils  lui 
imputent.  «  L'homme  ,  disent-ils  ,  d'un  tempé- 
«  rament  mélancolique,  aigri  par  des  malheurs  et 
«  des  infirmités  ;  l'homme  chagrin  et  d'une  humeur 
((  fâcheuse .  ne  peut  voir  dans  ce  monde  que  dé- 
«  sordre ,  diÔ'ormité ,  malice ,  vengeance  de  la  part 
«  d'un  dieu  fantasque  et  jaloux.  Ce  sont  ces  idées 
<(  sombres ,  qui  ont  fait  éclore  sur  la  terre  les  cultes 
«  bizarres ,  les  superstitions  cruelles  et  insensées  , 
«  tous  les  systèmes  absurdes ,  toutes  les  notions  et 
«  les  opinions  extravagantes...  La  divinité  doit 
«  nécessairement  prendre  la  teinture  du  caractère 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  l35 

«  des  hommes  ^'\  »  C'est  donc  le  caractère  des 
hommes ,  ce  sont  leurs  passions ,  qiii  ont  défiguré 
la  notion  d'un  Dieu ,  et  qui  ont  produit  tous  les 
maux  qui  se  sont  ensuivis.  C'est  la  méchanceté 
naturelle  des  peuples,  qui  a  perverti  leur  religion  , 
et  non  la  religion  qui  leur  a  inspiré  la  méchan- 
ceté. 

En  effet ,  lorsqu'on  examine  de  près  les  fausses 
religions  ,  l'on  y  voit  l'empreinte  du  cai'actère 
particulier  des  nations  qui  les  ont  créés  ;  l'homme 
a  prêté  ses  passions  aux  dieux  qu'il  s'est  forgés.  Un 
peuple  cruel  (  et  tous  l'ont  été  )  a  cru  que  la  divi- 
nité respiroit  comme  lui  le  sang  et  le  carnage  ;  un 
])euple  voluptueux  et  fourbe ,  tel  que  les  Grecs ,  a 
fait ,  de  ses  dieux ,  autant  de  monstres  de  lubricité 
et  de  mauvaise  foi  ;  les  Romains  ,  dont  l'orgueil  et 
la  férocité  sont  connus ,  ont  prétendu  tenir  des 
dieux  le  di'oit  de  tout  asservir.  La  religion  a  donc 
été  la  victime  et  non  la  cause  de  toutes  les  passions 
humaines  ,  elle  n'a  eu  aucune  part  aux  usages 
insensés  dont  les  athées  lui  font  un  crime. 

1 .°  Les  terreurs  paniques  des  idolâtres  sont  venues 
d'une  folle  confiance  aux  songes  ,  aux  pronostics  , 
et  d'une  curiosité  effrénée  de  pénétrer  dans  l'avenir. 
Cicéron  ,  qui  en  fait  un  tableau  pathétique  ''^ ,  ob- 
serve que  les  philosophes  approuvoient  toutes  ces 
puérilités.  Si  l'on  peut  en  rendre  la  religion  res- 
ponsable ,  on  doit  attribuer  de  même  à  la  philo- 
sophie ,  les  égaremens  de  ses  sectateurs ,  et  à  la 
rai§on ,  le  délire  des  insensés. 


(i  S^  st.  de  la  naf.  ÎT.  part.  c.  7  .  y. 
c    ?,  p   23.  — (2  De  (livmit.  I.  3,  n.'^ 


4y- 


l56  TR-UTÉ 

S  XI. 

2.^  Il  est  faux  que  les  sacrifices  sanglans  aient 
été  établis ,  parce  que  l'on  supi)0s6it  un  Dieu  irrité 
et  sanguinaire.  Il  étoit  naturel  de  faire  des  offi'andes 
à  la  divinité  ,  pour  lui  témoigner  de  la  recon- 
noissance ,  et  pour  en  obtenir  de  nouveaux  bienfaits. 
Les  peuples  agriculteurs  lui  ont  présenté  les  fruits^ 
de  la  terre  ;  les  peuples  bergers ,  chasseurs  et  pé- 
cheurs ,  lui  ont  ofiért  les  prémices  de  leurs  trou- 
peaux, de  leur  chasse  et  de  leur  pèche  ;  parce  qu'ils 
ne  pouvoient  offrir  que  ce  qu'ils  avoient ,  et  les 
alim^ns  dont  ils  se  nourrissoient.  Caïn ,  le  premier 
qui  ait  cultivé  la  terre ,  en  offroit  les  fruits  ;  Abel , 
pasteur,  immoloit  des  animaux  ^'-  :  cela  ne  prouve 
point  qu'Abel  ait  eu  de  la  divinité  une  idée  moins 
pure  et  moins  favorable  que  son  frère. 

5.°  Porphp'e  attribue  l'origine  des  sacrifices 
sanglans ,  à  la  même  cause  que  nous  ;  quant  aux 
victimes  humaines ,  il  prétend  que  leur  usage  est 
venu  de  la  distinction  que  l'on  a  faite  entre  les 
génies  bons  et  mauvais ,  qu'on  ne  sacrifioit  des 
hommes  qu'à  ces  derniers  ^'\  Cette  coutume  bar- 
bare est  donc  beaucoup  plus  récente  que  l'origine 
de  l'idolâtrie  ;  tant  que  les  peuples  se  sont  bornés 
à  révérer  les  astres  et  les  élémens ,  ils  ne  sont  point 
tombés  dans  cet  excès. 

Nous  ne  doutons  point  qu'il  ne  soit  venu  de  l.i 
malice  du  démon  ;  l'écriture  sainte  nous  le  fait 
comprendre  ^'> ,  mais  il  a  pu  naître  d'un  usage  très- 
innocent  en  lui-même.  César  et  Diodore  de  Sicile 
nous  apprennent  que  les  Gaulois  n'immoloient 
ordinairement  que  des  criminels  ^*\  La  coutume 

(i  Gen.  c.  ^1  t.  3.  —  (2  Df  abslin.,  I.  2,  n.»  9,  23,  3^y. 
3f),  58,  fie.  —  '3  Join.  c.  <** ,  L.  /jH-  —  [ï  ^^^sar,  coinaiçul. 
L   Cx  Miud.  liiit.  i.  5. 


DE    L.V    ^-RAIE    IU:LIGI0N-.  15/ 

s'étoit  d'abord  établie  d'accompagner  cet  acte  de 
justice  d'imprécations  contre  le  coupable ,  et  de 
prières  par  lescpielles  on  demandoit  à  Dieu  de  faire 
tomber  sur  sa  tète  les  péchés  du  peuple;  il  n'en 
fallut  pas  davantage  pour  faire  regarder  cette  exé- 
cution comme  un  sacrifice  agréable  à  la  divinité  : 
insensiblement  on  poussa  la  fureur  jusqu'à  immoler 
des  innocens. 

Les  guerres,  toujours  cruelles  dans  les  premiers 
temps ,  contribuèrent  encore  à  inspirer  cette  bar- 
barie. Le  peuple  vainqueur  ,  regardoit  ses  propres 
ennemis,  comme  les  ennemis  de  ses  dieux.  Parce 
qu'il  vouloit  assouvir  sa  vengeance  par  l'effusion 
du  sang  des  vaincus,  il  se  persuada  que  la  divinité 
étoit  aussi  vindicative  que  lui-même  ;  que  le  sacri- 
fice des  prisonniers  pouvoit  appaiser  le  ciel  dans 
des  temps  de  calamité.  De  là  ,  l'usage  barbare  , 
établi  dans  de  certaines  contrées,  d'immoler  les 
étrangers  ,  parce  qu'on  les  regardoit  comme  au- 
tant d'ennemis. 

Des  païens  mêmes  ont  senti  l'absurdité  d'imputer 
cette  infamie  à  la  religion.  Euripide  fait  ainsi  rai- 
sonner Iphigénie  en  Tauride  ,  acte  II ,  sur  la  pré- 
tendue cruauté  de  Diane.  «  Cette  déesse  écarte  de 
«  ses  autels  les  profanes  dont  les  mains  impures 
«  sont  souillées  d'un  meurtre....  Et  je  croirai  qu'elle 
«  prend  plaisir  à  voir  couler  le  sang  des  victimes 
«  humaines?  Non....  Les  sauvages  hahitans  de  ces 
«  climats  ,  parce  qu'ils  aiment  le  carnage  ,  ont 
«  attribué  à  la  divinité  leur  barbare  inclination. 
«  J'en  justifie  les  dieux  ,  et  je  ne  })uis  penser 
«  qu'aucun  d'eux  soit  coupable  d'un  crime  "\  » 

Dans  les  Troyennes  ,  acte  IV  ,  lorsrpi 'Hélène 
rejette  sur  Vénus  sa  fuite  avec  Paris,  Hérube  lui 
répond  :  «  Cessez  de  rendre  les  divinités  complices 

(i  Tîu'àlre  des  Grtcs,  tome  IH,  p    lj. 


Idô  TRAITE 

«  de  VOS  crimes ,  ou  plutôt  de  les  avilir  pour  vous 
«  justifier....  C'est  le  fol  amour  de  Paris,  c'est 
«  votre  foihlesse  qui  vous  a  tenu  lieu  de  Vénus  ; 
«  tout  devient  divinité  pour  les  coupables  mor- 
((  tels  ^'\  » 

Les  poètes  anciens  ont  donc  été  plus  raisonnables 
cp.ie  les  philosophes  modernes.  Il  résulte  seulement 
de  nos  observations ,  que  les  peuples  qui  ont  aban- 
donné les  leçons  de  la  religion  primitive,  et  qui 
sont  devenus  sauvages  après  la  dispersion  des 
hommes,  ne  pouvoient  manquer  de  se  faire  une 
religion  fausse  et  conforme  à  leur  caractère  :  preuve 
démonstrative  de  la  nécessité  d'une  révélation  dés 
le  commencement  du  monde ,  pour  prévenir  les 
égaremens  de  la  raison. 

Nous  nous  sommes  étendus  sur  cette  objection, 
parce  qu'elle  revient  continuellement  dans  les  écrits 
des  incrédules  :  ici ,  ils  l'emploient  pour  déguiser 
l'origine  de  la  religion  ;  ils  la  répéteront  ailleurs 
pour  la  calomnier  dans  ses  effets  :  tantôt  ils  s'en 
servent  pour  justifier  l'athéisme,  tantôt  pour  exiger 
la  tolérance.  Il  étoit  à  propos  de  démontrer  d'abord 
qu'elle  n'a  pas  le  sens  commun, 

s  XII. 

Ils  ne  manqueront  pas  d'en  faire  une  autre  qu'il 
est  bon  de  prévenir.  Nous  voyons,  diront-ils .  dans 
la  religion  même  que  vous  supposez  révélée,  l'em- 
preinte des  passions  tristes  qui  ont  rendu  tous  les 
peuples  superstitieux.  Un  de  ses  dogmes  est  que 
l'homme  naît  coupable,  enfant  décolère,  condamné 
aux  soufl'rances  et  à  la  mort  ;  que  la  justice  divine 
est  irritée  contre  lui ,  avant  même  qu'il  ait  péché 
volontairement  -,  que  les  misères  et  les  fléaux  qu'il 
(i  Tht-Htre  dt^s  Grecs,  tome  IV,  ji.  525» 


DE   LA   \TIAIE   RELIGION.  109 

éprouve  ;  sont  une  punition  de  la  désobéissance  de 
son  premier  père.  Cette  religion,  comme  toutes  les 
autres,  est  donc  née  de  la  tristesse  et  de  la  crainte, 
du  sentiment  vif  que  l'homme  a  eu  de  ses  maux, 
elle  ne  réveille  en  nous  que  des  idées  sombres  et 
affligeantes.  Il  paroît  par  le  récit  de  Moïse ,  dit 
l'Encjclopedie  ,  cjue  le  culte  de  notre  premier  père 
fut  plutôt  le  fruit  de  la  crainte,  que  celui  de  la 
gratitude  ou  de  resi>érance.  Gen.  c.  3  ,  y.  lo  ^'\ 

Réponse.  Les  incrédules  disconviendront-ils  de 
lamisére  et  des  souôrances  de  l'homme  sm'  la  terre? 
Non ,  sans  doute  ;  ils  sont  les  premiers  à  les  exa- 
gérer ,  pour  nous  faire  douter  de  la  providence.  Il 
faut  donc ,  ou  que  ces  maux  soient  la  condition 
naturelle  de  l'homme  ,  ou  cpi'ils  soient  la  peine  du 
péché  ;  il  n'y  a  pas  de  milieu.  Nous  demandons 
laquelle  de  ces  deux  suppositions  est  la  plus  propre 
à  nous  consoler  .  et  à  nous  donner  une  grande  idée 
de  la  bonté  de  Dieu.  L'athée  qui  soutient  que  ces 
maux  sont  la  destinée  nécessaii'e  de  l'homme,  l'efièt 
d'une  nature  aveugle  ;  qu'après  en  avoir  subi  la  lof , 
l'homme  n'a  rien  à  espérer  que  le  néant,  a-t-il 
une  perspective  plus  agréable  que  nous ,  qui  en- 
visageons ces  maux  comme  la  peine  et  l'expiation 
du  péché ,  q\ii  crojons  qu'en  les  souffrant  avec 
patience ,  nous  sommes  siirs  d'avoir  un  sort  heu- 
reux dans  l'autre  vie  par  les  mérites  du  Rédempteur? 
Nous  sommes  du  moins  consolés  et  soutenus  par 
l'espérance  ;  et ,  selon  les  athées  eux-mêmes ,  c'est 
h  haume  souverain  de  tous  les  viaux  ^'\  Pour 
eux ,  il  n'est  aucune  ressource  que  la  mort  et  le 
désespoir. 

Est-ce  la  tristesse  qui  a  fait  imaginer  aux  pre- 
miers habitans  de  la  terre  ,  que  l'homme  avoit  été 

fi  Encyclop.  art.  Liturgie.  -^  (2  Syst.  de  la  nat.  t.  I ,  c  14 , 


110  TR.\ITE 

créé  dans  l'innocence  et  destiné  à  un  bonheur 
éternel?  Est-ce  la  crainte  qui  leur  a  persuadé 
qu'après  son  péché  ^  leur  Dieu  a  promis  le  pardon  , 
et  un  médiateur  qui  le  rétabliroit  dans  tous  ses 
droits  ,  qu'en  vertu  de  cette  promesse  ,  les  souf- 
frances de  cette  vie ,  supportées  avec  patience , 
sont  un  titre  pour  obtenir  une  immortalité  bien- 
heureuse ?  Si  nous  adorons  un  Dieu  irrité  ,  nous 
le  croyons  du  moins  compatissant ,  miséricordieux , 
enclin  à  pardonner .  assez  bon  pour  nous  aimer 
encore ,  quoique  pécheurs ,  et  cjui  a  porté  la  clé- 
mence jusqu'à  donner  son  propre  fils  poiu-  notre 
rédemption.  Il  nous  paroît  que  cette  idée  est  moins 
triste  que  celle  d'une  nature  marâtre  et  inexorable  , 
telle  que  la  conçoivent  les  athées. 

Y  a-t-il  un  raisonnement  plus  absurde  que 
celui-ci  ?  L'homme  veut  une  religion  ,  parce  qu'il 
a  besoin  de  consolation  dans  ses  maux  ;  donc  il 
faut  la  lui  ôter  pour  le  réduire  au  désespoir  ? 
Alors  sera-t-il  plus  à  son  aise  ? 

L'auteur  de  l'article  lituvffie  abuse  évidemment 
du  passage  de  la  Genèse.  Adam  dit  à  Dieu  :  J'ai 
entendu  votre  voix  dans  le  paradis,  et  j'ai  été 
saisi  de  crainte:  parce  que  fêtois  nu  ,  je  me 
suis  caché.  Quel  rapport  y  a-t-il  entre  cet  aveu 
et  le  culte  qu'Adam  rendoit  à  Dieu  ,  soit  avant , 
soit  après  son  péché  ?  Quand  il  auroit  persévéré 
dans  l'innocence  ,  auroit-il  été  dispensé  d'adorer 
Dieu?  Après  sa  condamnation,  le  regret  d'avoir 
offensé  Dieu  ,  devoit  sans  doute  faire  partie  de 
son  culte  ;  mais  Dieu  lui  avoit  promis  le  pardon  : 
l'espérance  devoit  donc  aussi  animer  ses  hom- 
mages. 


DE    L\   VRAIE    RELIGION.  1^1 

SXllT. 

Nous  avons  vu  l'embarras  dans  lequel  s'est 
trouvé  M.  Hume  ,  quand  il  a  voulu  expliquer 
comment  l'homme  a  passé  de  l'idolâtrie  à  la 
connoissance  d'un  seul  Dieu  ;  l'auteur  du  système 
de  la  nature  ne  s'en  est  pas  mieux  tiré. 

Selon  lui  ,  la  première  théologie  de  l'homme 
lui  fit  d'abord  craindre  et  adorer  les  élémens ,  ou 
les  génies  dont  ils  étoient  animés ,  ensuite  les 
héros.  A  force  de  réfléchir ,  il  crut  simplifier  les 
choses ,  en  soumettant  la  nature  entière  à  une 
intelligence  souveraine ,  à  une  âme  universelle 
qui  mettoit  tout  en  mouvement.  L'auteur  pré- 
tend cjne  le  grand  tout .  l'univers  ,  la  nature  des 
choses,  étoit  le  véritable  objet  du  culte  de  l'an- 
tiquité, païenne  ;  Orphée  nous  l'apprend  dans  un 
hymne  au  Dieu  Pan.  En  distinguant  la  nature 
de  sa  j)ropre  énergie ,  on  fit  de  cette  énergie 
même  ,  un  être  incompréhensible  que  l'on  nomma 
Dieu.  Ainsi ,  l'idée  de  l'unité  de  Dieu  fut  une  suite 
de  l'opinion  que  Dieu  étoit  l'âme  de  l'univers  ; 
cependant  elle  ne  put  être  que  le  fruit  tardif  des 
méditations  humaines  ^'\ 

Réponse.  Nous  avons  prouvé  que  la  première 
théologie  de  l'homme  n'a  pas  été  d'adorer  les  élé- 
mens ,  mais  d'adorer  un  Dieu  créateur  des  élémens  ; 
les  preuves  que  nous  en  avons  données ,  ne  se 
détruisent  point  par  une  simple  conjecture  qui  ne 
I)orte  sur  rien. 

Pour  donner  du  poids  à  celle-ci ,  il  faudroit  nous 
apprendre  :  i  .**  Quelle  nation  a  honoré  la  nature 
comme  un  dieu  unique ,  sous  le  nom  de  Pan ,  et 
en  quel  lieu  de  l'univers  Xâme  du  7nonde  a  eu  des 

(i  Syst.  de  la  nat.  II.  part.  c.  i . ,  p.  i6  :  c.  2  ,  p.  34 ,  38 ,  ^a. 


l42  TRAITE 

temples  et  des  autels.  Chez  les  Grecs  et  chez  les 
Romains ,  Pan  étoit  ie  dieu  des  bergers  ;  il  ne  tenoit 
pas  un  rang  fort  honorable  dans  la  mythologie 
^'\  Un  hymne  isolé ,  dont  on  ne  connoît  ni  l'au- 
teur ,  ni  la  date  ,  est  une  foible  autorité  pour  pla- 
cer ce  Dieu  à  la  tête  de  tous  les  autres. 

2.°  Les  Juifs  et  les  Chrétiens,  qui  ont  toujours 
été  adorateurs  d'un  seul  Dieu ,  sont-ils  parvenus 
aie  connoître  par  la  voie  que  l'auteur  a  tracée? 
A  quelle  époque  doit-on  fixer  cette  découverte  ? 

5ous  convenons  que  la  plupart  des  philosophes 
grecs  ont  regardé  Dieu  comme  l'àme  du  monde, 
et  ils  supposoient  le  monde  éternel  ;  mais  nous 
demandons  s'il  y  a  eu  un  seul  peuple ,  une  seule 
société  ,  qui  ait  adopté  cette  rêverie  philosophique  , 
et  qui  en  ait  fait  la  base  de  la  religion  ;  si  c'est  à 
l'école  de  ces  philosophes  cpie  ]Moïse  a  été  instruit , 
lui  qui  a  vécu  plusieurs  siècles  avant  eux.  Lorsqu'il 
a  enseigné  l'unité  de  Dieu  ,  loin  de  le  représenter 
comme  l'âme  du  monde  ,  et  le  monde  comme  coé- 
ternel  à  Dieu  ,  il  a  dit  formellement ,  que  Dieu  est 
le  créateur  du  monde ,  qu'il  existoit  par  conséquent 
avant  le  monde.  Nous  voudrions  savoir  dans  quelle 
académie  de  philosoplies  il  a  puisé  cette  maxime 
contre  laquelle  tous  les  philosophes  se  sont  élevés. 

3.°  Bayle  a  démontré  que  les  systèmes  des  phi- 
losophes ,  loin  d'avoir  rendu  plus  facile  la  connois- 
sance  d'un  seul  Dieu  et  d'une  providence  ,  l'ont  au 
contraire  rendu  plus  difficile  ;  qu'en  raisonnant 
conséquemment,  un  Athénien,  convaincu  de  l'ab- 
surdité du  polythéisme,  n'en  étoit  pas  plus  avancé 
pour  s'élever  à  la  notion  d'un  être  unique  ,  souve- 
rain maître  de  la  nature ,  dés  qu'il  vouloit  consulter 
les  philosophes  ^'\  Nous  le  prouverons  nous-mêmes 

(i  Homère,  hymne  au  Dieu  Tan.  —  ("2  Contin.  des  pensées 
divers.,  §  io4  etsuiv.  OEuv.  tome  III,  p.  33o. 


DE   LA   VRAIE   RELIGION'.  l45 

dans  la  suite.  Il  est  donc  faux  que  la  notion  d'un 
seul  Dieu  ,  telle  qu'elle  est  consignée  dans  les  livres 
saints ,  soit ,  en  aucun  sens ,  le  fruit  des  médita- 
tions philosophiques. 

4.°  Nous  avons  vu  que  cette  notion  se  trouve 
chez  des  nations  qui  n'ont  jamais  eu  de  philoso- 
phes ,  dans  des  siècles  où  la  philosophie  n'existoit 
pas  encore  ;  qu'elle  se  montre  au  milieu  des  ténè- 
bres du  paganisme  le  ])lus  grossier.  Donc  elle  n'est 
point  le  résultat  des  réflexions  humaines  ,  mais  une 
tradition  ,  comme  Aristote  ,  Platon  ,  Plutaïque  le 
témoisfnent. 


•&' 


s   XIV. 

L'Auteur  de  V Antiquité  dévoilée  par  ses  usages, 
et  des  Recherches  sur  l'origine  du  despotisme 
oriental,  a  imaginé ,  sur  la  naissance  de  la  religion , 
un  système  singulier ,  mais  qui  porte  sur  le  même 
fondement  que  celui  don+  nous  venons  de  prouver 
la  fausseté.  Selon  lui ,  toutes  les  religions  sont  nées 
de  la  frayeur  et  de  la  tristesse  dans  laquelle  le  genre 
humain  a  été  plongé  par  le  déluge  universel  ;  les 
usages  civils  et  religieux  de  tous  les  peuples  du 
monde ,  ont  un  rapport  sensible  à  cette  grande  ré- 
volution; la  plupart  ont  été  institués  pour  en  rap- 
peler le  souvenir.  Quelques  individus  échappés  du 
naufrage  presque  général  du  genre  humain,  réduits 
à  une  misère  extrême,  conservèrent  une  idée  pro- 
fonde de  la  vengeance  divine,  et  ân-ent  religieux  à 
l'excès.  Ils  craignoient  sans  cesse  devoir  arriver  un 
nouveau  bouleversement  du  monde ,  sur-tout  à 
r.hacpie  révolution  périodique  des  astres  :  tous  les 
mois,  toutes  les  années,  tous  les  sept  ans,  tous  les 
cinquante  ans ,  ou  à  chaque  centaine  d'années ,  la 
crainte  renaissoit.  Ces  différentes  époques  furent 


H^4:  TRAITE 

marquées  par  des  fêtes ,  c'est-à-dire,  par  des  jours 
d'assemlilée ,  dans  lesquelles  on  commençoit  par 
s'affliger ,  parce  que  l'on  crojoit  toucher  à  la  fin  du 
monde;  ensuite  on  se  réjouissoit  en  voyant  le  pé- 
riode se  renouveler ,  et  la  marche  de  l'univers  con- 
tinuer comme  à  l'ordinaire.  C'est  ce  que  l'auleiu' 
appelle  le  génie  cycliqïie  et  apocaliptique  des  an- 
ciens peuples.  De  là  encore  la  frayeur  que  Ion  avoit 
des  éclipses  et  de^  com,ètes.  parce  qu'elles  sem- 
Lloient  annoncer  un  dérangement  prochain  dans 
la  nature. 

A  mesure  que  la  terre  se  repeupla,  et  que  les 
sociétés  se  formèrent ,  on  sentit  la  nécessité  d'un 
chef;  les  hommes  excessivement  religieux ,  ne  vou- 
lurent avoir  d'autre  clief,  ni  d'autre  souverain  que 
Dieu  :  aussi  tous  les  anciens  gouvernemens  furent 
théocratiques.  Comme  il  fallut  représenter  le  Dieu 
Monarque  par  des  signes  extérieurs ,  on  lui  érigea 
un  trône ,  un  palais  :  on  lui  établit  des  officiers  et 
des  ministres.  Cet  usage  a  produit  les  plus  grands 
abus,  i.''  Les  signes  extérieurs  de  la  présence  de 
Dieu  furent  divinisés  ;  c'est  ce  qui  a  fait  naitre  l'i- 
dolàtrie.  2.''  La  frayeur,  toujours  subsistante,  a 
inspiré  toutea  les  superstitions,  les  expiations  de 
toute  espèce,  les  sacrifices  sanglans,  les  victimes 
de  sang  humain  ,  la  foi  aux  songes,  aux  pronostics, 
etc.  5,"  Les  prêtres  revêtus  d'adord  d'une  autorité 
sans  bornes,  comme  ministres  et  représentans  de 
la  divinité,  en  ont  abusé  pour  tromper,  pour  ef- 
frayer, pour  subjuguer  les  hommes,  et  les  réduire 
en  esclavage,  i.*^  Lor.squeles  peuples,  lassés  de  ce 
joug,  ont  voulu  avoir  des  rois,  ils  ont  régardé  ceux- 
ci  à  leur  tour,  comme  les  lieutenans  delà  divinité, 
comme  revêtus  du  même  pouvoir  suprême  et  absolu. 
De  là  l'origine  du  despotisme  chez  toutes  les  na- 
tions, principalement  chez  les  orientaux. 


DE   LA   \Tl-\IE   RELIGION.  1^5 

Réponse.  Au  premier  coup  d'œii,  on  aperçoit 
ici  l'abus  du  génie  systématicpie.  Il  n'étoit  pas  pos- 
sible de  faire  un  plus  long  circuit,  pour  arrivera 
un  résultat  aussi  simple ,  ni  de  recourir  à  des  expli- 
cations plus  forcées,  pour  rendre  raison  de  plusieurs 
usages  très-naturels.  L'auteur,  qui  avoit  l'imagi- 
nation frappée  du  déluge,  a  tout  rapporté  à  ce 
grand  événement;  il  a  cru  en  voir  les  signes  par- 
tout; il  y  attribue  des  institutions  qui  n'y  ont  évi- 
demment aucun  rapport. 

Le  principe  sur  lequel  il  se  fonde ,  savoir ,  que  la 
religion  a  été  inspirée  par  la  crainte  et  par  la 
tristesse,  est  déjà  suffisamment  réfutée  par  les  ré- 
flexions que  nous  avons  faites  :  quelques  observa- 
tions sur  les  conséquences  achèveront  de  détruire 
ce  ù'ivole  édifice  ;  il  est  bâti  en  l'air. 

s  XV. 

L'auteur  admet  l'existence  des  hommes  avant 
le  déluge.  Est-il  bien  certain  que  ces  hommes  anté- 
diluviens n'avoient  point  de  religion ,  ou  qu'ils  en 
étoient  redevables  à  la  mémoire  d'un  autre  déluge 
précédent  ?  Voilà  ce  qu'il  auroit  fallu  éclaircir 
d'abord.  Si  ces  hommes  avoient  été  athées  et  ma- 
térialistes, ils  auroient  regardé  le  déluge  comme 
un  efiét  nécessaire  des  causes  physiques,  comme 
une  de  ces  révolutions  de  la  nature  dont  les  athées 
nous  menacent.  Nous  ne  voyons  pas  comment  le 
déluge  auroit  pu  les  convertir,  et  leur  donner  la  no- 
tion d'un  Dieu. 

jNIais  bornons-nous  aux  observations  mêmes  de 
notre  auteur.  1.°  Envisager  les  hydrophories  ^  ou 
l'usage  de  porter  etde  verser  de  l'eau  dans  les  fêtes, 
comme  un  signe  commémoratif  du  déluge ,  c'est 

7 


1  tb  TRUTE 

une  vaine  imagination  ^'\  Le  polythéisme  a  com- 
mencé par  l'adoration  des  astres  et  des  élémens  ; 
on  a  rendu  des  honneurs  au  feu  comme  on  en  ren- 
doit  à  l'eau  ;  on  portoit  du  feu  dans  les  fêtes  et  les 
sacrifices  ,  aussi  bien  que  de  l'eau  :  il  falloit  de  l'eau 
pour  laver  les  victimes  et  les  oflrandes  ,  comme  il 
falloit  du  feu  pour  les  consumer.  D'ailleurs  les  sa- 
crifices ont  toujours  été  accompagnés  de  libations 
ou  d'effusions  de  liqueurs  ;  les  hommes  offroient 
à  la  divinité  leurs  alimens ,  comme  un  tribut  de 
reconnoissance  :  on  détruisoit  les  comestibles  par 
le  feu  :  on  répandoit  la  boisson  autour  de  l'autel. 
Lorsque  le  vin  fut  connu ,  il  fut  préféré  pour  les 
libations.  Les  efïusions  d'eau  n'avoient  pas  plus  de 
rapport  au  déluge  que  les  efïusions  de  vin  ou  de 
bière.  Le  culte  rendu  à  l'eau  n'y  fait  pas  plus  d'al- 
lusion que  l'adoration  du  feu  chez  les  Perses. 

2.°  Le  respect  cpie  l'on  avoit  pour  les  montagnes, 
ne  venoit  point  de  ce  que  les  hommes  s'y  étoient 
réfugiés  pendant  le  déluge  '\  On  a  choisi  le  sommet 
des  montagnes  pour  y  offrir  des  sacrifices,  parce 
que  l'on  croyoit  j  être  plus  près  du  ciel ,  par  consé- 
quent des  dieux ,  lorsqu'on  adoroit  les  astres.  On 
préféroit  les  plus  hautes,  par  la  même  raison.  Leur 
sommet ,  consacré  par  les  exercices  de  religion , 
devenoit  respectable  ;  on  croyoit  que  les  dieux  y 
étoient  descendus  ,  pour  y  recevoir  l'encens  et  les 
hommages  des  hommes.  Il  n'y  a  point  là  de  mystère 
ni  de  relation  au  déluge. 

5.°  Dans  les  fêtes  et  les  sacrifices ,  les  peuples 
commençoient  par  donner  des  marques  d'affliction 
et  de  pénitence ,  parce  qu'ils  vouloient  se  purifier  de 
leurs  fautes  ,  afin  de  rendre  leur  culte  plus  agréable 
a  Dieu.  Ils  tinissoient  par  des  signes  de  joie  ,  parce 

(t  L'Antiquité  dévoilée  par  ses  usages,  1.  i,  c.  i,  2,  3,  4* 
—  (2  Ibid.  1.  2,  c.  2. 


DE    LA   VRAIE   RELIGIOX.  1  !;• 

qu'ils  croyoient  que  Dieu,  fléchi  par  leurs  hom- 
mages ,  étoit  plus  disposé  à  leur  accorder  des  bien- 
faits. Par  le  même  principe ,  nous  jeûnons  la  veille 
des  grandes  fêtes  en  signe  de  pénitence  ;  nous  finis- 
sons avec  joie  la  solennité ,  persuadés  que  Dieu  a 
bien  voulu  agréer  le  culte  que  nous  lui  avons  rendu. 
Nous  ne  pensons  en  cela  ,  ni  au  déluge  ,  ni  à  la  fin 
du  monde  ^'\ 

4.«  L'usage  de  marquer  les  divers  périodes  du 
temps  par  des  fêtes ,  ne  prouve  rien ,  sinon  que  les 
assemblées  de  religion  servirent  d'abord  à  mettre 
de  l'ordre  dans  la  société.  Supposons  ,  si  Ton  veut , 
que  la  division  du  temps ,  par  semaines ,  ou  par  sept 
joiu's ,  ait  rapport  au  cours  de  la  lune ,  parce  que 
l'année  fut  composée  de  mois  lunaires  :  ce  rapport 
n'a  point  été  inconnu  aux  Hébreux ,  puisque  Moïse 
dit  que  Dieu  a  fait  le  soleil  et  la  lune ,  pour  distin- 
guer les  temps  ;  le  Psalmiste  a  répété  la  même  chose 
^'\  Mais  Moïse  a  donné  des  preuves  d'une  sagesse 
supérieure ,  en  rapportant  la  semaine  aux  sept  jours 
de  la  création  ;  il  prévenoit  par  là  l'erreur  de  ceux 
qui  ont  adoré  les  astres.  Notre  auteur  lui-même 
convient  que  Moïse ,  en  supprimant  les  dogmes  lu- 
gubres et  apocalyptiques,  s'est  conduit  plus  sa- 
gement que  les  législateurs  grecs  et  romains  ^'). 

Il  est  tout  simple  que  des  hommes  religieux 
aient  réglé  l'ordre  de  la  société  par  des  fêtes  et  des 
assemblées  religieuses  à  chaque  période  du  temps  : 
mais  qu'ils  aient  cru  que  la  fin  du  monde  arriveroit 
toutes  les  semaines ,  tous  les  mois ,  toutes  les  années, 
ou  à  chaque  siècle ,  c'est  une  imagination  bizarre  à 
laquelle  ils  n'ont  jamais  pensé ,  et  dont  on  ne  peut 
donner  aucune  preuve  solide. 

(i  IJn  philosophe  accoutumé  à  plaisanter  sur  tout,  dit  que 
l'on  jeûne  les  veilles  des  fêtes  pour  mieux  manger  le  lendemaiu. 
(  Quest.  sur  TEncyclopédie,  Antiquité,  sect.'S.  —  (2  Psaume 
io3.  —  (3  Anliq.  dévoil.  I.  5 ,  c.  3 .  t.  III ,  p.  263. 


1  iô  TRAITE 

5.°  Les  fêtes  périodiques  de  chaque  saison  ctoient 
relatives  aux  travaux  du  labourage  ^'^  :  ces  réjouis- 
sances champêtres  subsistent  encore  par-tout.  Il 
n'est  pas  à  présumer  que  les  hommes  se  soient  rap- 
pelé le  déluge  n^  la  fin  du  monde ,  pour  s'encourager 
aux  travaux  de  l'agriculture  ;  et  ily  auroit  de  la  folie 
à  prétendre  cpie  le  jeune  des  quatre-temps ,  chez 
nous ,  a  du  rapport  à  l'un  ou  à  l'autre. 

6.°  L'on  n'a  pu  craindre  les  éclipses ,  les  comètes , 
les  aurores  boréales  ,  et  les  autres  météores ,  sans 
penser  à  la  destruction  de  l'univers.  Tout  objet 
nouveau,  frappant,  extraordinaire,  cause  de  l'éton- 
nement  ,  et  donne  aisément  de  la  frayeur.  Une 
altération  dans  la  lumière  du  soleil  et  de  la  lune  , 
devoit  épouvanter  les  peuples  qui  adoroient  ces 
deux  astres.  Les  Juifs ,  en  vertu  des  leçons  de  Moïse 
et  des  prophètes ,  étoient  à  couvert  de  cette  vaine 
terreur  :  JXe  craignez  point,  dit  Jérémie ,  les  signes 
du  ciel  y  comme  fo7itles  autres  nations  ^'\  L'astro- 
nomie ,  dit-on ,  en  dévoilant  les  causes  de  ces  phé- 
nomènes ,  a  rassuré  les  esprits  ^')  ;  cela  est  certain  ; 
mais  la  révélation  avoit  pris  cette  précaution  avant 
qu'il  y  eut  des  astronomes. 

Toutes  les  preuves  que  l'auteur  a  rassemblées 
pour  démontrer  le  prétendu  génie  funehre  et  apo- 
calyptique des  anciens  peuples  ,  se  réduisent  à 
rien. 

§  XVL 

Il  n'a  pas  été  plus  heureux  dans  la  recherche  de 
effets  que  la  religion  a  produits  sur  la  politique. 
Est-il  vrai  que  tous  les  anciens  gouvernemens 

(i  Origine  des  dieux  du  paganisme;  rem.  sur  la  théog.  j^. 
417  ,  940.  Hist.  ducal,  etc.  —  (2  Jt;rcmie,c.  10,  f^ .  1.  (3  Hist. 
de  l'ast.  ancienne,  dise,  prël.  p.  xj. 


DE  LA  YJLUE  RELIGION.  11?) 

aient  été  théocratiques?La  théocratie  n'a  point  eu 
lieu  chez  les  Romains,  chez  les  Grecs ,  chez  les  Hé- 
breux avant  la  mission  de  Moïse,  chez  les  Egyptiens, 
chez  les  Chinois,  ni  chez  les  sauvages  j  cependant 
le  despotisme  s'est  établi  chez  la  plupart  de  ces 
peuples.  La  première  autorité  civile  qui  ait  été 
connue,  a  été  celle  des  pères,  des  chefs  de  famille, 
des  anciens;  et  le  pouvoir  monarchique  y  a  succédé 
immédiatement.  Les  Chinois  regardent  leur  gou- 
vernement comme  fondé  sur  l'autorité  paternelle  ; 
et  il  est  despotique ,  aussi  bien  que  cette  autorité. 
Les  juges  qui  ont  gouverné  les  Hébreux  pendant 
quatre  cents  ans-,  n'étoient  pas  prêtres ,  à  la  réserve 
d'Héli. 

Il  n'est  pas  plus  vrai  que  l'idolâtrie  ait  commencé 
par  adorer  les  symboles  de  la  présence  du  dieu 
monarque.  Selon  les  auteurs  sacrés  et  profanes ,  son 
commencement  a  été  le  culte  des  astres  et  des  élé- 
mens  :  c'étoit  dans  un  temps  où  les  peuples,  encore 
à  demi  sauvages ,  ne  connoissoient  ni  monarque , 
ni  chefs  revêtus  d'une  grande  autorité.  Selon  l'au- 
teur lui-même ,  ces  symboles  étoient  un  trône ,  un 
palais.  Y  a-t-il  aucun  peuple  qui  ait  adoré  des 
trônes  ou  des  palais  ?  Nous  voudrions  savoir  cpielle 
relation  il  y  a  entre  le  culte  rendu  aux  animaux 
par  les  Egyptiens,  et  les  symboles  de  la  présence 
de  Dieu. 

Il  est  faux  que  la  crainte  seule  ait  enfanté  toutes 
les  superstitions  de  l'idolâtrie;  les  autres  passions  , 
telles  que  l'intérêt,  la  vanité,  la  jalousie,  la  volupté, 
la  vengeance ,  y  ont  contribué  pour  une  très-grande 
part. 

^  On  calomnie  les  prêtres ,  lorsqu'on  les  accuse 
d'avoir  été  les  principaux  auteurs  des  pratiques 
superstitieuses ,  même  dans  les  fausses  religions  ; 
souvent  les  i)hilosophes  y  ont  influé  plus  que  les 


100  TRAITE 

prêtres,  entr'autres  ceux  dont  parle  Cicéron  ^'\ 
Les  prêtres  ,  cpielquefois  aussi  crédules  ,  et  non 
moins  ignorans  que  le  peuple ,  n'ont  fait  que  suivre 
le  torrent  des  erreurs  communes.  Les  sauvages 
n'ont  point  de  prêtres,  et  ils  sont  très-superstitieux; 
les  protestans  n'ont  plus  de  prêtres ,  et  ils  ont  con- 
servé des  superstitions  ^')  ;  les  Anglois  ne  respectent 
guère  les  prêtres,  et  on  les  accuse  de  joindre  la 
superstition  à  l'athéisme.  Les  lettrés  chinois  ne 
sont  pas  des  prêtres,  et  ils  sont  plus  superstitieux 
que  des  femmes  :  on  a  ^ti  chez  les  Grecs  comme 
chez  nous ,  des  philosophes  incrédules  en  santé ,  et 
qui ,  dans  une  maladie  ,  poussoient  la  superstition 
à  l'excès  ^  >. 

Que  le  pouvoir  des  prêtres ,  transporté  aux  rois  , 
ait  engendré  le  despotisme ,  c'est  une  autre  vision. 
Le  despotisme  n'a  ordinairement  lieu  que  dans  les 
grandes  monarchies  ;  et  toutes  se  sont  formées  par 
des  conquêtes.  Où  il  n'y  a  pas  un  grand  corps  de 
milice  ,  toujours  prêt  à  exécuter  les  ordi'es  du 
prince ,  il  est  impossible  que  son  pouvoir  soit  despo- 
tique. Nous  venons  d'observer  que  le  despotisme  a 
pu  naître  de  l'autorité  paternelle ,  toujours  illimitée 
chez  les  peuples  sauvages  ^^\  Il  faut  un  pouvoir  ab- 
solu pour  gouverner  des  sociétés  naissantes. 

Nous  aiu:ions  pu  nous  dispenser  de  réfuter  un 
système  aussi  mal  fondé ,  et  dont  l'auteur  fournit 
continuellement  des  preuves  contre  lui-même.  ]Mais 
il  est  bon  de  voir  en  combien  de  manières  les  incré- 
dules se  sont  tournés  et  retournés  pour  rendre  la 
religion  méprisable  et  odieuse  dans  son  origine,  et 
combien  leur  haine  est  impuissante. 

(i  De  diviuit.  1.  2,  n.°  i49-  —  (a  Les  peuples  du  pays  de 
Vaud  sont  très-superstitieux.  Nouv.  Ht'Ioïse,  VI.  Part.  kt.  11. 
Espion  chinois,  t.  VI,  lelt.  i8,  p.  71.  —  (3  Diugène  Laèrce,  1.  4; 
vie  de  Bien.  —  (4  V.  observations  sur  les  commcncrm-us  de  la 
société,  par  Millar. 


DE   LA   VR.iIE  RELIGION.  ibl 

Peut-on  s'empêcher  d'admirer  leur  affectation? 
Pour  répandi'e  des  nuages  sur  le  berceau  de  la  reli- 
gion, ils  s'attachent  à  suivre  le  fil  de  toutes  les  erreurs 
humaines ,  à  en  exposer  les  variations ,  sans  dire  un 
mot  de  la  vérité  connue  dès  le  commencement  du 
monde ,  ni  de  cette  tradition  vénérable  qui ,  par 
une  chaîne  de  soixante  siècles,  l'a  transmise  jus- 
qu'à nous. 

C'est  que  l'existence  de  cette  seule  religion  véri- 
table ,  la  manière  dont  elle  s'est  perpétuée ,  les 
monumens  qui  l'attestent ,  l'histoire  qui  nous  en 
développe  la  succession ,  sont  un  écueil  contre  lequel 
viennent  se  briser  les  futiles  imaginations  et  les 
vains  systèmes  de  la  philosophie.  H  y  a  eu  une 
religion  dés  la  naissance  du  genre  humain  :  depuis 
six  mille  ans,  Dieu  est  adoré  comme  ciéateur  de 
l'univers  ;  on  croit  les  mêmes  dogmes  pour  le  fond , 
et  on  Y)rofesse  la  même  morale.  La  terre  a  éprouvé 
des  révolutions,  les  nations  se  sont  anéanties,  les 
monarchies  se  sont  abîmées,  les  arts  et  les  sciences 
ont  été  ,  tantôt  connus ,  et  tantôt  ignorés  ;  les 
mœurs  ont  changé  ,  les  opinions  humaines  se  sont 
successivement  dissipées  :  la  religion  seule  d'Adam 
a  subsisté ,  a  bravé  les  outrages  du  temps  et  de  la 
philosophie.  Raisonneurs  modernes,  il  est  trop  taixl 
])Our  la  détruire  ;  vos  prédécesseurs  y  ont  échoué. 
Vous  tirez  en  vain  de  la  poussière  leurs  systèmes 
oubliés;  vos  écrits  passeront  comme  les  leurs  ;  vos 
efforts  insensés  ne  serviront  qu'à  mieux  affermir 
l'empire  de  la  rehgion. 


1 02  TR.iITE 


ARTICLE    III. 


LA    RELIGION    EST-ELLE    L-XE    IN^TENTION    DE    LA 
POLITIQUE  ? 


§1. 

J  .A3IAIS  Terreur  n'est  d'accord  avec  elle-même  ; 
les  incrédules  n'ont  pas  encore  pu  se  réunir  à 
suivre  le  même  plan  de  dispute  ,  ni  le  même  sys- 
tème ;  il  n'est  pas  une  seule  cjuestion  sur  lacpielle 
ils  n'aient  soutenu  le  pour  et  le  contre.  Pendant  que 
les  uns  décident  que  la  religion  est  un  efict  de  la 
foiblesse  et  de  l'ignorance,  naturelle  à  l'homme 
dans  l'état  de  barbarie  ;  les  autres  prétendent 
qu'elle  est  un  fruit  de  la  réflexion  et  de  la  sagacité 
des  législatem's  ,  qui  ont  réuni  les  nations  en  corps 
de  société  ;  et  cette  opinion  est  fort  ancienne  ^'\  Il 
en  est  qui  ont  voulu  réunir  ces  deux  suppositions  ''^^ 
mais  elles  sont  incompatibles.  Si  la  croyance  d'un 
Dieu  est  un  préjugé  des  honmies  sauvages ,  timides , 
ignorans  et  malheureux  ,  les  premiers  législateurs 
qui  les  ont  rassemblés  en  société ,  ont  trouvé  ce 
j)réjugé  déjà  subsistant  et  établi  ;  ils  n'ont  fait  que 
s'en  servir  pour  appuyer  les  lois  et  les  institutions 
politiques.  Si  au  contraire  ils  l'ont  imaginé  ,  on  ne 
peut  pas  dire  que  les  peuples  ,  encore  dispersés ,  y 
soient  tombés  par  ignorance.  11  faut  donc  néces- 

(iCicero,  de  nat.  Deor.  1.  i ,  n.»  n8.  Plato,  de  legib.  I. 
10.  — (a  Syst.  de  la  nat.  II.  part.  c.  i,  p.  7,  36.  rh.  11,  p.  2(). 
Lebouscns.  §  ioeli5.  Syst.  social,  introd.  p.  5,  cl  II.  prt, 
c.  a. 


DE   LA   VE_\IE   RELIGION.  t55 

sairemeiit  opter  entre  ces  deux  opinions.  Nous 
avons  suffisamment  réfuté  la  première  ;  nous  n'au- 
rons pas  plus  de  peine  à  détruire  la  seconde. 

En  premier  lieu  ,  un  fait  aussi  important  ne  doit 
point  être  avancé  ,  ni  admis  sans  preuve.  Parmi  les 
législateurs  anciens  ou  modernes ,  dont  l'histoire 
fait  mention ,  y  en  a-t-il  un  auquel  on  puisse  at- 
tribuer la  première  notion  que  les  peuples  ont  eue 
d'une  divinité,  et  qui  puisse  en  être  regardé  comme 
l'auteur  ?  Peut-on  fixer  le  temps  et  le  lieu  où  l'un 
de  ces  anciens  sages  a  introduit ,  pour  la  première 
fois  ,  l'idée  de  religion  chez  un  peuple  athée?  Si  les 
incrédules  ne  peuvent  rien  alléguer  pour  appuyer 
leur  conjecture ,  nous  ne  sommes  pas  obligés  de  les 
croire  sur  leur  parole. 

On  connoît  le  premier  philosophe  qui  a  entrepris 
de  désabuser  les  hommes  des  préjugés  de  religion  ; 
les  disciples  d'Epicure  lui  font  honneur  de  ce  pro- 
jet :  pourquoi  n'a-t-on  jamais  oui  pai'ler  de  cekii 
qui  les  a  introduits  le  premier  dans  le  monde  ? 

En  second  lieu ,  les  notions  d'une  divinité  .  et 
les  pratiques  d'un  culte  religieux  ,  se  trouvent  éta- 
blies chez  des  nations  qui  n'ont  jamais  eu  de  lé- 
gislateurs ,  chez  des  insulaires  encore  sauvages.  On 
n'a  pu  jusqu'ici  déi^ouvrir  ,  sur  la  terre  ,  une  seule 
peuplade  entièrement  privée  de  ces  notions  :  elles 
ne  sont  donc  point  l'ouvrage  des  législateurs ,  ni 
des  politiques. 

D  est  vTai  que  tous  les  législateurs  ont  recom- 
mandé la  religion  ,  lui  ont  donné  une  forme  fixe  , 
ont  fondé  leurs  lois  sur  la  croyance  d'une  provi- 
dence qui  gouverne  l'univers  ,  qui  punit  et  récom- 
pense. Il  ne  s'ensuit  pas  de  là ,  qu'avant  eux  les 
peuples  n'eussent  aucune  de  ces  idées  ,  et  n'eussent 
jamais  pensé  à  un  Dieu.  Autre  chose  est  de  créer 
une  nouvelle  opinion ,  autre  chose  de  faire  servir 
1.  7. 


1  5  fc  TRAITE 

une  ancienne  croyance  à  fonder  un  nouvel  établis- 
sement. 

Outre  la  foi  d'un  Dieu  et  d'une  providence ,  les 
législateurs  ont  encore  fondé  la  société  sur  la  bien- 
veillance mutuelle  que  la  nature  a  donnée  aux 
hommes ,  sur  l'attachement  qu'ils  contractent  dès 
l'enfance  pour  leur  patrie ,  sur  le  désir  de  la  louange 
et  la  crainte  du  blâme ,  sm'  l'amour  du  bonheur. 
Ont-ils  pour  cela  créé  ,  dans  l'homme  ,  ces  divers 
sentimens  ?  En  sont-ils  les  auteurs?  Avant  de  vivre 
en  société ,  l'homme  n'avoit-il  ni  bienveillance 
naturelle,  ni  attachement  à  sa  terre  natale,  ni 
honte ,  ni  honnem- ,  ni  désir  du  bien-être  ?  La 
société  ,  sans  doute ,  a  développé  et  fortifié  ces 
principes  ;  mais  elle  n'en  a  pas  créé  le  germe  :  il 
en  est  de  même  de  la  religion. 

§  II. 

En  troisième  lieu,  ou  ces  hommes  habiles  que 
l'on  donne  pour  auteurs  de  la  religion  ,  croyoient 
eux-mêmes  un  Dieu  ,  avant  de  le  faire  connoitre 
aux  autres ,  ou  ils  n'en  croyoient  point.  S'ils  ad- 
mettoient  tous  un  Dieu ,  comment  tant  d'esprits 
divers  ,  moins  ignorans  que  les  autres  ,  et  qui  ont 
vécu  dans  des  temps ,  dans  des  lieux ,  dans  des 
climats  si  diflérens  ,  en  Europe  ,  en  Asie ,  au  Pérou , 
à  la  Chine  ,  au  Nord  et  au  Midi .  ont-ils  eu  tous  la 
même  opinion ,  le  même  préjugé  ,  qui  n'est  qu'un 
travers  d'esjnut ,  selon  les  incrédules  ?  Comment 
se  sont-ils  persuadés  tous  que  cette  croyance  seroit 
utile  aux  honmies  ,  si  elle  leur  est  réellement  per- 
nicieuse ,  comme  le  soutiennent  les  athées  ?  On 
conçoit  aisément  que  la  même  vérité  a  pu  subju- 
guer tous  ces  sages  :  mais  qu'ils  aient  été  tous 
séduits  par  une  double  erreur ,  sans  qu'aucun  ait 


DE   LA   VRAIE   IIELIGIOX.  ibj 

pu  s'en  garantir ,  voilà  un  mystère  que  nous  ne 
<X)mprendrons  jamais. 

Nous  croyoient-ils  rien  ?  Tous  ont  donc  été  des 
fourbes  et  des  hypocrites.  Ils  ont  fait  semljlant  de 
croire  ,  et  d'adorer  un  Dieu ,  pour  engager  les  peu- 
I)les  à  subir  le  joug  de  la  religion  et  des  lois  ;  ils  ont 
usé  de  mensonge  et  d'imposture  ;  et ,  sous  prétexte 
de  rendre  les  hommes  plus  heureux ,  ils  ont  aggra\é 
leur  malheur.  Mais  de  quelles  raisons  ,  ou  de  quels 
artifices  se  sont-ils  servis  pour  faire  naitre  dans 
l'esprit  de  tant  d'hommes  féroces  et  sauvages ,  une 
idée  qui  n'y  étoit  jamais  venue?  Comment  ces 
hommes  répandus  sur  la  surface  du  globe ,  nés 
dans  l'athéisme ,  avec  des  inclinations  si  diflé- 
rentes ,  mais  tous  jaloux  de  l'indépendance ,  se 
sont-ils  accordés  à  recevoir  le  même  joug  et  la 
même  erreur ,  si  la  nature  et  la  raison  ne  les  y 
ont  pas  déterminés  ^''? 

Parmi  ce  grand  nombre  d'athées  politiques  ,  pas 
un  seul  n'a  eu  le  courage  d'être  de  bonne  foi.  Tous 
convaincus  que  l'athéisme  est  la  seule  doctrine 
vraie  et  utile  aux  hommes ,  ils  leur  ont  envié  et 
dérobé  le  bonheur  ,•  ils  ont  eu  la  fureur  de  les 
ranger  tous  sous  le  joug  accablant  et  meurtrier 
de  la  religion.  Pas  un  n'a  tenté  de  former  une 
société  d'athées  ,  de  prouver  au  genre  humain  , 
que  dcins  un  état  policé,  l'on  peut  se  passer  de 
dieux ,  de  religion  ,  de  prêtres  ,  de  paradis  ,  d'enfer 
et  de  tout  leur  cortège.  Sous  de  feintes  démons- 

(i  Un  athée  moderne  observe  fort  judicieusement,  que  le 
premier  bruit  qui  se  répandit  dans  le  monde  sur  l'existence 
de  Dieu,  dut  jeter  l'univers  dans  la  plus  profonde  perple- 
xité. Traité  des  erreurs  popul.  c.  2,  p.  42.  En  ef]i-t  , 
si  tous  les  peuples  avoienl  été  d'abord  athées,  ce  prerxiier 
bruit  auroit  dû  Us  etri.-ijer  autant  qu'il  épouvante  ceux 
d'aujourd'hui;  hfnrensoment  ils  ont  été  familiarisés  avec 
ce  bruit,  dej^uis   le  commenceuient   du    monde. 


l56  TRAITÉ 

trations  de  bienveillance  ,  ils  ont  tendu  un  piège  à 
leurs  semblables  ;  ils  ne  les  ont  rassemblés  que 
pour  les  asservir  et  les  rendre  malheureux.  En 
vérité  les  incrédules  ont  une  excellente  opinion  de 
leurs  anciens  confrères;  ils  en  ont  fait  un  portrait 
bien  flatteur. 

En  quatrième  lieu  ,  si  les  législateurs  n'avoient 
établi  la  religion  que  par  politique  .  sans  y  croire  , 
et  uniquement  pour  dominer ,  ils  auroient  suivi . 
jwir  intérêt ,  le  système  de  Hobbes  ;  ils  auroient 
posé  pour  principe  ,  que  la  religion  doit  dépendre 
entièrement  de  la  volonté  du  législateur  ;  que  c'est 
au  souverain  seul  de  prescrire  ce  que  l'on  doit 
croire  et  pratiquer  ;  que  Dieu  tient  pour  bon  et 
juste  tout  ce  qu'il  plaît  au  prince  et  aux  magistrats 
d'approuver  et  de  commander.  Aucun  n'a  enseigné 
cette  doctrine  ;  tous  ont  jugé  que  Dieu  seul  a  droit 
de  prescrire  le  culte  qui  lui  est  dii ,  que  la  religion 
oblige  le  prince  et  les  sujets. 

>^ous  sommes  donc  forcés  de  supposer  que  les 
fondateurs  de  la  société  se  sont  trompés  tous  ,  soit 
en  croyant  l'existence  de  la  divinité,  soit  en  jugeant 
que  cette  notion  seroit  utile  ,  et  qu'ils  n'en  ont  pas 
pré\-u  les  suites.  Mais  l'embarras  augmente  :  i.°  les 
mêmes  apparences  qui  ont  séduit  tous  ces  législa- 
teurs ,  ont  pu  faire  la  même  illusion  à  la  multitude , 
sans  que  les  premiers  y  aient  trempé  pour  rien. 
Voilà  toujours  le  genre  humain  tout  entier  entraîné 
dans  la  même  erreur,  sans  que  l'on  puisse  en 
assigner  la  cause.  Par  quelle  fatalité  aucun  légis- 
lateur ne  s'est-il  trouvé  athée,  et  aucun  athée 
n'a-t-il  eu  le  courage  d'être  législateur?  2.^^  Pai'mi 
tant  de  peuples,  que  l'expérience  am'oit  du  con- 
vaincre des  funestes  effets  de  la  religion  ,  comment 
ne  s'en  est-il  pas  trouvé  un  seul  qui  ait  été  tenté  de 
rompre  ces  entraves  meurtrières  .  de  vivre  sans 


DE    LA    MIAIE    lŒLIGION.  IJ7 

Dieu  et  sans  religion  ?  Pourquoi  les  prédicateurs  de 
l'athéisme ,  qui  ont  paru  de  temps  en  temps ,  ont-ils 
été  si  mal  accueillis,  pendant  que  les  fondateurs  de 
religion  se  sont  attirés  des  prosélytes  dans  tous  les 
temps  et  dans  tous  les  lieux  ? 

!^'ous  convenons  que  ,  parmi  les  politiques,  il  y 
a  eu  des  imposteurs  qui  ont  feint  de  prétendues 
révélations  et  un  commerce  secret  avec  les  dieux  , 
pour  se  concilier  plus  d'autorité ,  et  pour  établir  un 
culte  particulier.  Mais  cette  feinte  même  suppose 
qu'ils  parloient  à  des  hommes  persuadés  de  l'exis- 
tence d'une  divinité  ;  un  peuple  athée  n'ajoutera 
jamais  foi  à  des  révélations. 

§  III. 

Il  n'est  pas  aisé  de  savoir  quelle  idée  les  incré- 
dules se  sont  formée  des  anciens  législateurs.  «  Ce 
«  fut  communément .  disent  -  ils  ,  du  sein  des 
«  nations  civilisées  ,  que  sont  sortis  tous  les  per- 
((  sonnages  qui  ont  apporté  la  sociabilité  ,  l'agri^- 
«  culture ,  les  arts  ,  les  lois  ,  les  dieux  ,  les  cultes  et 
«  les  opinions  religieuses  ,  à  des  familles  ou  hordes 
«  encore  éparses  et  non  réunies  en  corps  de  na- 
«  tion....  En  rendant  leur  existence  plus  heureuse , 
<(  ils  s'attirèrent  leur  amour  et  leur  vénération  ;  ils 
«  acquirent  le  di'oit  de  leur  prescrire  des  opinions  ; 
<(  ils  leur  fii^ent  adopter  celles  qu'ils  avoient  eux- 
«  mêmes  inventées  ou  puisées  dcuis  les  pays  civi- 
«  lises  d'où  ils  étoient  sortis  ^'\  >)  Ces  premiers 
instituteurs  des  nations  ne  leur  ont  parlé  que  par 
des  fables ,  par  des  allégories ,  en  se  réservant  le 
droit  de  les  leur  expliquer,  ou  plutôt  de  las  tromper  : 


(1  Syst.  de  la  r  at.  IT.  part.  c.  1 ,  p.  29. 
i  tt  |.  Essai  sur  ies  j  réjîi'^r.s,  c.  14. 


Conlajion  sacrc'e,  c. 


l5o  TILUTE 

leurs  leçons  furent  dictées  par  Tintérét ,  par  l'im- 
posture ,  par  l'imagination  en  délire  <^'>. 

Voyons  si  ce  tableau  injurieux  résout  la  dif- 
ficulté. 

i.''  Si  les  premiers  législateurs  ont  reçu  leurs 
idées  chez  une  nation  civilisée  ,  dans  quelle  source 
cette  nation  civilisée  les  a-t-elle  puisées  elle-même? 
Il  est  ridicule  de  nous  renvoyer  d'une  nation  à  une 
autre  ,  à  l'infini ,  sans  assigner  jamais  la  première 
origine  des  idées  de  religion  et  de  civilisation.  Selon 
nos  adversaires ,  tous  les  peuples  ont  commencé  par 
l'état  sauvage  et  stupide  :  il  faut  donc  trouver , 
quelque  pai't ,  la  source  première  des  notions  qui 
ont  donné  commencement  à  l'état  de  société  ;  un 
premier  législateur ,  qui  n'ait  emprunté  ses  idées 
d'aucun  autre  peu})le.  C'est  ce  que  nous  cherchons  ; 
et .  selon  nous  ,  ce  premier  législateur  est  Dieu. 

2.°  Ou  le  premier  politique  qui  a  inventé  la 
religion ,  y  croyoit  lui-même ,  ou  il  n'y  croyoit 
pas  :  en  la  donnant  aux  hommes ,  il  a  voulu  leur 
faire  du  bien  ou  du  malj  il  n'y  a  pas  de  milieu.  Ce 
seroit  une  absurdité  de  supposer  qu'il  a  été  tout  à 
la  fois  crédule  et  imposteur  ,  sincère  et  fourbe  ,  bon 
et  méchant  ;  qu'il  a  voulu  rendi'e  l'existence  des 
peuples  plus  heureuse ,  en  leur  donnant  des  liens 
de  société ,  les  lois ,  les  arts ,  et  qu'il  a  voulu  la 
rcncke  malheureuse  en  leur  donnant  la  religion. 

S'il  a  été  de  bonne  foi ,  quelle  est  la  source  de  son 
erreur  cpii  est  devenue  commune  à  tous  les  législa- 
teurs et  à  tous  les  peui)les  ?  Selon  les  incrédules ,  la 
religion  est  la  boite  de  Pandore ,  de  laquelle  sont 
sortis  tous  les  maux  du  monde  ;  c'est  le  plus  funeste 
présent  qu'un  misanthrope  ait  pu  faire  à  l'huma- 
jiité  :  elle  a  couvert  la  terre  d'un  déluge  do  maux  : 

(i  Syst.  de  la  nat»  II.  part,  ci,  p.  2g.  Conlagion  sacrt'c ,  c» 
1  et  4.  Essai  sur  les  pn-ingés ,  c.  i^. 


t)E   LA   YRXTE   iŒLIGION.  iSg 

celui  qui  parviendroit  à  ôter  du  monde  la  notion 
funeste  d'un  Dieu ,  seroit  à  coup  sur  l'ami  du  genre 
humain  ^'-  ;  et ,  par  une  fatalité  déplorable  ,  aucun 
législateur  n'a  cru  pouvoir  se  passer  de  ce  fléau  : 
sans  cette  notion  funeste  ,  tous  les  peuples  se- 
roient  encore  sauvages  et  abrutis. 

Si  le  premier  auteur  de  la  religion  a  été  intérieu- 
rement un  athée .  un  incrédule  ,  un  fourbe  qui  a 
trompé  les  hommes  pour  dominer  sur  eux  j  cela  ne 
doit  pas  nous  donner  une  idée  fort  avantageuse  des 
incrédules  en  général.  Il  est  fâcheux  que  la  boite  de 
Pandore  soit  partie  de  la  main  d'un  athée  ;  ses  suc- 
cesseurs viennent  un  peu  tard  pour  ré})arcr  les  maux 
qu'il  a  faits. 

3.°  Nous  examinerons  dans  le  chapitre  suivant , 
s'il  a  été  possible  de  policer  les  peuples  sans  le  se- 
cours de  la  religion  ;  si  les  sages  ,  qui  ont  rendu  ce 
service  à  l'humanité  ,  méritent  les  noms  d'impos- 
teurs ,  d'hommes  ambitieux ,  ou  de  cerveaux  dé- 
rangés ,  que  les  incrédules  ne  rougissent  point  de 
leur  donner. 

s  IV. 

Il  seroit  inutile  de  réponcke  aux  clameurs  de 
ceux  qui  prétendent  que  ce  sont  les  prêtres  qui  ont 
forgé  la  religion  pour  leur  intérêt  ^'>.  C'est  d'abord 
une  absurdité  de  supposer  qu'il  y  a  eu  des  prêtres 
avant  qu'il  y  eût  une  religion.  M.  Kume  ,  qui  n'est 
rien  moins  que  prévenu  en  leur  faveur  ,  avoue  de 
bonne  foi  qu'ils  ne  sont  point  les  premiers  auteurs 
de  la  religion  ou  de  la  superstition  ,  qu'ils  peuvent 
tout  au  plus  avoir  contribué  à  l'entretenir  "-^K  Nous 

(i  Lucrèce,  1.  i ,  f.  85.  \.  5,  il  logS.  Syst,  de  la  nat.  IL 
part.  c.  3,  p.  85.  Contagion  sacrée,  c.  2,  Syst.  scciaL  etc. 
—  (a  Les  trois  Imposteurs,  c.  3.  Le  bon  Sens  j  ^  199  tt  200, 
Onzième   lettre  à   Sop'   e.  —  (3    Ilisl.  nat.  de  la    i^dig.   n.' 


1 6o  TK.VITÉ 

verrons  ailleurs  ,  que  les  anciens  philosophes  mé- 
ritent beaucoup  mieux  ce  dernier  reproche  que  les 
prêtres. 

D'ailleurs  les  mêmes  argumens  qui  prouvent  que 
la  religion  n'est  point  l'ouvrage  des  politiques  , 
démontrent  que  ce  n'est  point  une  invention  des 
})rêtres.  Le  nom  ou  la  qualité  de  ceux  auxcjuels 
on  attribue  cette  institution ,  ne  fait  rien  à  la 
chose. 

Quand  il  seroit  vrai ,  comme  d'autres  le  sou- 
tiennent ,  que  la  religion ,  dans  tous  les  pays  du 
monde ,  est  un  fruit  de  l'éducation ,  qu'en  résul- 
teroit-il?  Il  ne  s'ensuivroit  pas  qu'elle  n'est  point 
natui'clle  à  l'homme.  i.°  Il  faudroit  remonter  à  la 
source  première  de  cette  éducation  ,  et  assigner  la 
raison  pour  laquelle  elle  est  devenue  générale  :  l'on 
n'en  trouvera  jamais  d'autre  source  que  Dieu  lui- 
même.  2.°  La  sensibilité  au  point  d'honneur  . 
l'amour  de  la  patrie,  l'attachement  aux  lois,  sont 
sans  doute  un  eftét  de  l'éducation;  ces  sentimens 
sont  à  peu  près  nuls ,  lorsqu'ils  n'ont  point  été 
cultivés  :  ils  n'en  sont  pas  pour  cela  moins  naturels. 
3.°  L'on  doit  raisonner  de  l'éducation  bonne  ou 
mauvaise,  comme  de  l'agriculture.  De  même  que 
les  arbres  plantés  dans  un  bon  terrain  ,  et  cultivés 
avec  soin  ,  donnent  les  fruits  k's  meilleurs  ;  ainsi 
les  hommes  les  mieux  instruits  ont  les  idées  les 
plus  vraies  et  les  plus  saines.  Et  de  même  que  les 
fruits  de  la  culture  ne  sont  pas  moins  naturels  que 
les  fruits  sauvages  ;  ainsi  les  vérités  conçues  et 
adoptées  |)ar  une  raison  mure  et  formée  avec  soin  , 
sont  les  productions  de  la  nature  les  plus  précieuses. 
On  auroit  donc  tort  de  les  regarder  comme  des 
erreurs  d'éducation  ,  parce  que  la  raison  sans  cul- 
ture ne  les  auroit  pas  produites.  Mais  ,  encore  une 
fois  ,  la  religion  ,  dans  son  origine  ,  vient  de  Dieu 
et  non  des  hommes. 


DE   LA   MIAIE  RELIGION.  ibl 

11  est  évident  cfue  les  conjectures,  les  supposi- 
tions ,  ks  vains  systèmes  des  incrédules  sur  l'ori- 
gine de  la  religion ,  loin  de  détruire  le  fait  d'une 
révélation  primitive  ,  servent  à  l'établir  invin- 
ciblement. C'est  la  seule  hypothèse  solidement 
prouvée  ,  la  seule  qui  lie  la  chaîne  des  événemens  , 
la  seule  qui  puisse  se  concilier  avec  la  sagesse  de 
Dieu  et  avec  la  nature  de  l'homme.  Sur  les  autres 
questions  ,  comme  sur  celle-ci ,  nous  verrons  sans 
cesse  nos  adversaires  déconcertés,  opposés  les  uns 
aux  autres  ,  incertains  ,  chancelans  dans  leurs 
opinions ,  forcés  ,  par  leurs  contradictions  mêmes, 
de  rendi'e  témoignage  à  la  vérité. 


1 62  TR.UTÉ 


CHAPITRE  DEUXIEME. 


DE  L  UTILITE  ET  DE  LA  NECESSITE  DE  LA  RELIGION. 


IjA  rature  inspire  à  l'iiomme  l'amour  de  la 
vérité,  et  le  désir  de  la  connoitre  :  cette  inclination 
brille  en  nous  dès  l'enfance  ;  elle  est  plus  ou  moins 
puissante ,  plus  ou  moins  active  dans  les  divers 
individus  ;  mais  elle  est  naturelle  à  tous.  11  n'est 
personne  qui  ne  soit  affligé ,  lorsqu'il  reconnoît 
qu'il  a  été  trompé  ,  ou  qu'il  s'est  abusé  lui-même  ; 
le  mensonge  est  regardé  comme  un  vice  ,  chez  tous 
les  peuples  La  découverte  d'une  nouvelle  vérité 
dans  les  sciences  ,  répand  dans  l'àme  un  plaisir  i)ur 
qu'aucun  fâcheux  retour  ne  peut  empoisonner  : 
c'est  ce  qui  soutient  le  savant  dans  ses  travaux  ; 
c'est  par  ce  charme  secret  que  l'étude  devient  une 
passion  ;  c'est  ce  qui  donne  au  philosophe  une  si 
haute  idée  de  lui-même.  La  vérité  est  l'aliment 
nature]  de  l'esprit  ;  l'erreur  ne  peut  nous  plaire 
qu'autant  qu'elle  pai'oît  revêtue  des  caractères 
de  la  vérité  ,  ou  qu'elle  favorise  des  passions 
impérieuses. 

Les  incrédules  mêmes  se  fondent  sur  ce  principe 
pour  enseigner  leur  doctrine.  La  vérité ,  disent-ils, 
n'est  jamais  nuisible;  il  est  toujours  avantageux  à 
l'homme  de  la  connoître  :  «  Ne  lui  faisons  point 
«  l'injure  de  croire  que  la  vérité  n'est  pas  faite  pour 
«  lui  ;  son  esprit  la  cherche  sans  cesse ,  son  cœur 
«  la  désire  ,  son  bonheur  la  demande  à  grands  cris. 
«  L'erreur  est  la  vraie  source  des  malheurs  de  notre 


DE   LA   ^TLUE   RELIGION.  lG5 

«  espèce;  nulle  erreur  ne  peut  être  avantageuse  au 
«  genre  humain  ^'\  » 

En  partant  de  ce  principe,  nous  ayons  peine  à 
comprendi'e  comment  on  peut  concilier  dans  l'hom- 
me cet  amour  dominant  pour  la  vérité  ,  avec  le 
penchant  invincible  qui  le  porte  à  la  religion ,  si 
toute  religion  est  ime  erreur.  La  nature  auroit-elle 
revêtu  cette  erreur  de  toutes  les  apparences  de  la 
vérité ,  pour  tendre  à  l'homme  un  piège  inévitable? 
L'on  assure,  d'un  côté ,  que  la  vérité  est  faite  pour 
l'homme  en  général;  et,  de  l'autre,  que  l'a  théisme 
n'est  point  fait  pour  le  grand  nombre  des  hommes 
^'^  :  il  faut  donc  que  l'athéisme  ne  soit  pas  la  vérité. 
Le  peuple  ,  disent  nos  philosophes,  n'est  point  en 
état  de  cultiver  les  sciences  abstraites ,  ni  de  faire 
des  raisonnemens  profonds  :  soit.  Il  s'ensuit  déjà  , 
que  la  plupart  des  partisans  de  l'athéisme  le  pro- 
fessent sans  l'entendre;  car,  en  vérité,  ce  ne  sont 
rien  moins  que  de  profonds  raisonneurs. 

Il  seroit  bien  singulier  que  la  plas  intéressante 
des  questions,  de  laquelle  dépend  notre  sort  présent 
et  à  venir,  fût  la  plus  diiïicile  à  éclaircir.  Pour 
devenir  athée  ,  il  faut  se  plonger  dans  des  médita- 
tions abstraites ,  s'alambiquer  le  cerveau  par  des 
hyi)0thèses  inintelligibles  :  nous  savons  assez  que 
la  plupart  de  ceux  qui  s'en  glorifient  n'y  ont  i)as 
mis  tant  de  façons.  Il  en  coûte  beaucoup  moins 
pour  croire  en  Dieu  ;  il  sufiat  d'avoir  du  bon  sens  , 
et  d'ouvrir  les  yeux. 

Nos  raisonneurs  conviennent  encore,  que  «  l'u- 
«  tilité  doit  être  la  seule  règle  et  l'unique  mesure 
«  des  jugemens  que  l'on  porte  sur  les  opinions,  les 
«  institutions,  les  systèmes  et  les  actions  des  êtres 

(i  Syst  de  lanal.  H.  part.  c.  i3,p.  387:  c  8,  p  233,  208, 
Le  bon  srns,  §  180.  ~  (2  Syst.  de-  Ja  nat.  ibid.  c.  i3,  p.  38i, 
Le  \)oii  sens,  ^  uj5. 


3  6  f  TRAITE 

«  intelligens.  C'est  d'après  le  bonheur  que  ces  cho- 
«  ses  nous  procurent ,  que  nous  deyons  y  attacher 
«  notre  estime  :  dès  cju'elles  sont  inutiles,  nous 
<(  devons  les  mépriser  ;  dés  qu'elles  sont  perni- 
«  cieuses  nous  devons  les  rejeter  :  et  la  raison  nous 
«  prescrit  de  les  détester  à  proportion  de  la  gi'an- 
«  deur  des  maux  qu'elles  nous  causent  ^'\  »  Si  donc 
on  peut  démontrer  que  la  religion  est  utile  et  né- 
cessaire ;  que  sans  elle  l'homme  est  malheureux , 
méchant,  insociable;  il  s'ensuit  que  l'irréligion  est 
la  plus  pernicieuse  de  toutes  les  erreurs ,  et  cju'on 
ne  peut  trop  la  détester.  Tant  pis  pour  ceux  qui  la 
prêchent. 

Or ,  soit  que  l'on  considère  l'honmae  isolé ,  et 
simplement  comme  habitant  du  monde ,  soit  qu'on 
l'envisage  comme  destiné  à  former  une  société 
naturelle  avec  ses  semblables,  et  à  être  membre 
d'une  société  politique,  la  religion  lui  est  nécessaire- 
sous  ces  divers  aspects  ;  nous  le  prouverons  dans 
trois  articles.  Mais  cette  cpiestion  ne  peut  être  entiè- 
rement éclaircie  que  dans  le  chapitre  YTÏl  et  les 
suivans  où  nous  établirons  les  ATais  fondemens  de 
la  morale  et  de  l'autorité  civile  :  nous  nous  bornons 
ici  à  examiner  les  besoins  de  l'homme.  Comme  les 
incrédules  attribuent  à  la  religion  tous  les  maux 
qui  régnent  dans  le  monde,  nous  prétendons  non- 
seulement  la  justifier  de  ce  reproche  5  mais  le  faire 
retomber  sur  l'athéisme.  Jamais  contestation  ne  fut 
plus  intéressante,  ni  plus  digne  d'occuper  un  esprit 
raisonnable^ 


(i  ?y>t.  df  la  nat.  II.  part  c.  8,  p.  333. 


8 


I 


DE    LA   VRAIE   RELIGION-  l65 


ARTICLE  I. 


LA  RELIGION  EST  NÉCESSAIRE  A  l'H0->DLE  , 
CONSIDÉRÉ  SEUL ,  ET  POUR  SON  BONHEUR  PAR- 
TICULIER. 


D. 


s  I- 


Uns  quelque  état  que  riiomme  puisse  se  trouver, 
il  lui  faut  un  motif  de  sécurité  pour  le  tranquilliser 
sur  son  sort  présent  et  à  venir  ;  il  a  besoin  de  conso- 
lation dans  ses  peines ,  d'un  frein  pour  réprimer  ses 
passions  ,  d'un  principe  qui  le  porte  efficacement  à 
la  vertu  ;  la  religion  seule  peut  lui  procurer  ces  pré- 
cieux avantages;  rien  ne  peut  y  suppléer. 

Pour  s'en  convaincre  ,  il  suffit  de  jeter  un  coup 
d'œil  sur  les  vérités  qu'enseigne  la  religion  primi- 
tive ;  toutes  ont  pour  but  de  nous  consoler,  de  nous 
encourager ,  de  nous  inspirer  la  confiance ,  la  paix , 
la  soumission  à  Dieu ,  l'attachement  à  nos  sem- 
blables. Elle  apprend  à  l'homme  qu'il  n'est  point 
une  production  du  hasard ,  ou  d'une  nature  aveugle , 
mais  l'ouvrage  des  mains  de  Dieu  ,  l'objet  des 
attentions  de  sa  providence.  A  son  usage  sont  desti- 
nées les  richesses  que  renferme  l'univers ,  l'industrie 
dont  il  est  doué  lui  asservit  presque  tous  les  êtres. 
En  formant  une  société  avec  ses  semblables,  en 
réunissant  ses  forces  aux  leurs,  il  devient  maître 
des  animaux  les  plus  redoutables  ;  Dieu  les  lui  a 
soumis.  S'il  fait  un  usage  modéré  des  dons  de  la 
nature ,  s'il  la  rend  féconde  par  son  travail ,  il  trouve 
en  elle  une  source  de  biens  qui  ne  tarit  jamais.  Son 
sort  n'est  point  borné  à  cette  vie  passagère  ;  Le  désir 


1  66  TRAITÉ 

de  l'immortalité ,  désir  qu'il  ne  peut  étouffer ,  est  le 
garant  de  ses  esi)érances  ,  et  Dieu  les  a  confirmées 
par  sa  parole.  S'il  est  réduit  à  souffrir  ici  bas,  c'est 
une  épreuye  momentanée ,  une  expiation  de  ses 
fautes ,  un  contrepoids  contre  la  violence  des  pas- 
sions ;  dans  ses  peines ,  l'attente  certaine  d'un  avenir 
heureux  soutient  son  courage. 

Il  ne  craint  point  de  voir  déranger  Tordre  que 
Dieu  a  établi  dans  la  nature;  la  sagesse  y  a  présidé , 
la  bonté  suprême  nous  répond  de  sa  perpétuité.  Dieu 
ne  le  changera  point  sans  raison  :  l'ordre  physique 
a  une  liaison  essentielle  avec  l'ordre  moral;  celui-ci 
est  immuable ,  il  est  appuyé  sur  la  justice  et  la 
sainteté  de  son  auteur.  Dieu,  en  nous  créant,  nous 
a  inspiré  une  confiance  entière  à  l'évidence  de  nos 
idées,  à  la  voix  du  sentiment  intérieur,  à  la  dispo- 
sition de  nos  sens  ,  au  témoignage  des  autres 
hommes  :  sans  cette  confiance ,  l'ordre  moral  ne 
pourroit  subsister,  toute  société  seroit  impossible, 
notre  destruction  prochaine  seroit  assurée. 

La  loi  et  les  principes  de  justice  que  je  sens 
gravés  dans  mon  cœur  sont  les  mêmes  dans  tous 
les  hommes  ;  ils  sont  le  gage  d'une  siireté  et  d'une 
confiance  mutuelle  ;  c'est  à  cette  leçon  de  la  cons- 
cience que  Dieu  renvoyoit  le  premier  des  mal- 
faiteurs. Je  sens  que  je  dois  regarder  les  autres 
hommes  comme  mes  frères  ;  j'ai  donc  lieu  de  comp- 
ter sur  leur  bienveillance  réciprocjue  ;  la  satisfaction 
secrette  que  je  goûte  à  faire  le  bien,  me  répond  de 
la  vertu  de  mes  semblables.  S'il  se  trouve  des  âmes 
vicieuses,  capables  de  résister  à  ce  doux  penchant, 
et  qui  cherchent  leur  bonheur  dans  le  crime ,  ce 
sont  des  ennemis  cp.ie  Dieu  li\Te  à  la  vengeance 
publique  ,  et  qu'il  punira  lui-même  en  ce  monde  , 
ou  en  l'autre.  Dès  cpie  je  connois  des  hommes  qui 
croient  aussi  bien  que  moi  un  Dieu  juste,  et  une 


DE    LA    VRAIE    RELIGION.  l6- 

autre  vie  ,  je  ne  cours  aucun  risque  de  m'associer 
avec  eux.  Au  milieu  d'une  société  d'athées  ,  sur 
quoi  pourrois-je  fonder  ma  confiance. 

Si  Adam ,  devenu  malheureux  après  son  péché  , 
à  portée  de  compai'er  ses  peines  présentes  à  sa 
félicité  passée,  n'avoit  eu  la  religion  pour  se  sou- 
tenir ,  quel  eût  été  son  désespoir  !  Sans  doute  il  eut 
attenté  à  sa  vie.  Bientôt  il  vit  dans  ses  enfans  le  sort 
réservé  à  sa  postérité  ;  la  mort  d'un  de  ses  fils  lui 
montra  la  fin  qu'il  devoit  attendre  lui-même  : 
pendant  neuf  siècles  consécutifs ,  il  eut  sous  les 
yeux  le  tableau  des  misères  dont  sa  faute  étoit  la 
source.  Mais  Dieu  lui  avoit  promis  un  médiateur 
qui  fermeroit  les  plaies  de  la  nature  humaine  ;  la 
confiance  à  cette  promesse  lui  fit  supporter  sa  lon- 
gue pénitence. 

Quelle  eut  été  la  désolation  de  Job  ,  dans  l'état 
où  il  se  trouvoit ,  si ,  avec  sa  santé  et  sa  fortune  ,  il 
eut  perdu  sa  religion  et  la  confiance  en  Dieu  ?  Dé- 
pouillé de  ses  biens ,  privé  de  ses  enfans ,  outragé 
par  son  épouse ,  calomnié  par  ses  amis ,  abandonné 
de  ceux  qu'il  avoit  secourus ,  couvert  de  plaies , 
exténué  par  la  douleur ,  il  étoit  sans  ressource  en  ce 
monde  :  Dieu  lui  restoit.  Job  conserve  la  paix  dans 
son  cœur ,  sa  vertu  triomphe  de  l'adversité  ;  il  laisse 
aux  siècles  futurs  un  exemple  frappant  des  efléts  de 
la  religion.  Nous  n'en  connoissons  point  de  sem- 
blable parmi  les  athées. 

De  quelle  âireur  sont-ils  donc  animés  contre  le 
genre  humain ,  lorscpi'ils  travaillent  à  lui  ôter  ce 
soutien?  ils  avouent  que  l'espérance  est  le  haume 
souverain  de  tous  les  maux  ^*)  ;  qu'elle  nous  console 
des  peines  de  cette  vie  plus  que  toute  autre  chose  ; 
que  c'est  un  cordial  puissant  qui  adoucit  toute 
potion  amére,  même  la  dernière  ^')  :  et  ils  veulent 

(i  Syst.  de  la  nat.  I.  part.  c.  14 ,  p.  309.  —  {1  Boliogbrok,e  , 


l68  TllAITÉ 

nous  la  ravir.  Je  plains  les  vraies  athées ,  dit  un 
de  nos  philosophes  ;  toute  consolation  me  semble 
morte  pour  eux  ^'\  Plaignons-les  donc,  si  nous  ne 
pouvons  pas  les  guérir. 

s  II. 

Voici  le  tableau  que  nous  a  tracé  de  l'homme  un 
ancien  philosophe,  qui  n'admettoit  ni  Dieu,  ni 
religion.  «  Parmi  les  divers  animaux ,  la  préémi- 
((  nence  est  due  à  l'homme  ;  c'est  à  son  usage  que 
u  la.  natm-e  semble  avoir  destiné  toutes  ses  produc- 
«  tions  ;  mais  elle  lui  fait  acheter  si  chèrement  ses 
«  dons  ,  qu'elle  psiroit  moins  agir  à  son  égard 
«  comme  une  mère  tendre ,  que  comme  une  cruelle 
«  marâtre.  Il  est  le  seul  des  animaux  qui  ait  besoin 
«  de  vêtemens  empruntés ,  pendant  qu'elle  donne 
«  aux  autres  diôérentes  espèces  de  couverture  ;  des 
«  coquilles  ,  une  peau  crustacée  ,  un  cuir  ,  des 
«  pointes,  du  duvet,  des  soies,  du  poil,  des  plumes, 
«  des  ailes ,  des  écailles  ,  une  toison.  Elle  a  revêtu 
«  les  arbres  et  les  plantes  d'une  écorce  souvent 
«  double,  pour  les  garantir  du  froid  et  de  la  chaleur. 
«  Au  moment  de  la  naissance,  elle  laisse,  comme 
((  par  dédain,  l'homme  nu  étendu  sur  la  terre, et 
«  lui  fait  commencer  sa  vie  par  des  cris  et  par  des 
u  pleurs  ;  il  n'arrive  à  aucun  enfant  de  rire  avant  le 
«  quarantième  j  our .  A  ce  triste  début  succèdent  des 
u  liens ,  dont  les  petits  des  animaux  sont  exempts  : 
«  le  lils  aîné  de  la  nature,  l'animal  qui  doit  com- 
«  mander  aux  autres ,  a  les  pieds  et  les  mains  en- 
«  chaînés  ,  il  pleure  ,  il  souft're  ,  sans  autre  crime 
«  que  d'être  né.  Quelle  folie  de  penser  qu'une  telle 
«  entrée  dans  le  monde  lui  donne  droit  de  s'énor- 

CEuv.  tome  V,  p.  S;.), 
(i  Peusiies  philos,  u.^  22. 


DE   LA   VRAIE   RELIGIOÎi.  iLV) 

gueillir  !  Bientôt   viennent   les  maladies  ,    les 
remèdes  plus  fâcheux  encore,  mille  manières  de 
guérir  ,  toujours  remplacées  par  d'autres.  Les 
animaux  sentent  d'abord  ce  qu'ils  sont  ;  ils  com- 
mencent ,  les  uns  à  courir ,  les  autres  à  voler , 
ceux-ci  à  exercer  leurs  forces,  ceux-là  à  nager  : 
l'honmie  ne  sait  rien  ,  s'il  n'est  instruit  ;  ni 
marcher ,  ni  parler ,  ni  se  nourrir  :  la  nature  ne 
lui  apprend  qu'à  pleurer.  C'est  ce  qui  a  fait  penser 
«  à  plusieurs  qu'ilv  audroit  mieux  ne  jamais  naître , 
ou  périr  d'abord.  Les  larmes,  l'amour  effréné  des 
plaisirs  ,  l'ambition  ,   l'avarice  ,  l'attachement 
excessif  à  la  vie ,  la  superstition ,  la  perspective 
du  tombeau  ,  le  désir  d'exister  encore  au-delà  , 
sont  réservés  à  l'homme  seul.  Aucun  animal  n'a 
«  une  vie  plus  fragile ,  ni  des  passions  plus  violentes, 
«  n'est  plus  troublé  dans  la  frayeur  ,  plus  emporté 
dans  la  vengeance.  Nous  voyons  les  autres  sym- 
pathiser avec  leur  espèce  ,  se  rassembler ,   se 
réunir  contre  leurs  ennemis  ;  les  lions  n'exercent 
point  leur  férocité  contre  les  lions  ;  les  serpens 
«  ne  dévorent  point  les  serpens  ;  les  monstres  ma- 
«  rins  ne  font  la  guerre  qu'à  ceux  d'une  autre 
«  espèce  :  l'homme  n'a  point  d'ennemis  plus  à 
<(  craindre  que  ses  semblables  ^'^  » 

Ce  détail  de  nos  misères,  auxquelles  tout  homme 
cpji  ne  croit  pas  un  Dieu  ne  voit  point  de  remède  , 
fit  penser  autrefois ,  à  plusieurs  philosophes ,  que 
les  âmes  humaines  avoient  existé  avant  d'être  unies 
à  des  corps ,  qu'elles  y  étoient  enfermées  par  la 
justice  divine  conmie  dans  une  prison ,  pour  y  ex- 
pier ,  par  les  souffrances  de  ce  monde ,  les  crimes 
qu'elles  avoient  commis  dans  un  état  précédent  ^'\ 


(i  Pline,  hist.  nat.  1.  7,  Proem.  —  (2  lamblique  ,  eilicfrt. 
à  la  phil.  c.  8.  S.  Aug.  1.  4.  coutre  Julien  ,  c.  12  ,  n.°6o. 

1.  8 


170  TRAITE 

Ils   soupçonnèrent  un  péché  originel ,   sans  être 
éclairés  par  la  révélation. 

Portons ,  pour  un  moment ,  le  flambeau  de  la 
religion  sur  ce  sombre  tableau ,  et  voyons  s'il  n'en 
éclaircira  pas  les  traits.  La  prééminence  est  due  à 
l'homme,  dit  le  triste  Pline  ;  à  son  usage  sont  des- 
tinés tous  les  dons  de  la  nature  ;  il  aura  bien  du 
malheur,  si,  dans  une  source  aussi  féconde,  il  ne 
trouve  pas  abondamment  de  quoi  pourvoi^  à  tous 
ses  besoins.  Il  lui  faut  des  vètemens  empruntés  ; 
mais  il  a  des  mains  pour  les  faire  ;  bientôt  il  choisira 
dans  la  dépouille  des  plantes  et  des  animaux,  non- 
seulement  les  vètemens  les  plus  nécessaires  ,  mais 
les  plus  agréables  et  les  plus  commodes.  Les  pleurs 
accompagnent  sa  vie  ;  mais  elles  avertissent  une 
mère  attentive  qui  accourt  au  premier  cri  :  et  dans 
ce  rapport  de  sensimlité ,  brille  déjà  le  germe  des 
tendres  affections  cpii  fonderont  la  société.  Les  liens 
pourroient  être  supprimés;  les  enfans  des  sauvages 
en  sont  exempts  :  ce  qui  vient  de  la  paresse  ou  de 
l'imbécillité  de  nourrices ,  ne  doit  pas  être  mis  sur 
le  compte  de  la  nature.  Avec  la  sobriété,  les  maladies 
.seront  rares ,  et  avec  de  la  patience ,  les  médecins 
ne  seront  pas  fort  nécessaires.  Les  animaux  sont 
d'abord  ce  qu'ils  doivent  être  ,  parce  que  leurs  fa- 
cultés sont  très-bornées,  et  qu'ils  sont  destinés  à 
vi^Te  isolés  :  l'homme  doit  tout  apprendre ,  parce 
qu'il  doit  être  reconnoissant  et  sociable  ;  il  goûtera 
dans  la  réflexion  et  dans  la  vertu  des  plaisirs  purs , 
dont  les  animaux  sont  incapables.  Si  les  passions 
lui  livrent  des  combats ,  il  a  dans  sa  conscience  et 
dans  sa  raison ,  un  frein  pour  les  domi)ter  :  le  prix 
du  triomphe  vaut  bien  ce  qu'il  lui  en  coûtera  pour 
l'obtenir.  Qu'il  méprise  la  superstition  ;  c'est  un 
effet  de  l'ignorance  et  des  passions  mal  réprimées  : 
cpi'il  interroge  la  nature ,  cpi'il  écoute  la  voix  inté- 


DE   LA   "STl-UE   RELIGION.  171 

rieiire  ,  qu'il  consulte  la  tradition  primitive  ;  elles 
lui  apprendront  la  religion.  Dieu  ,  qui  lui  a  donne 
ces  guides,  y  ajoutera  de  nouvelles  lumières,  s'il 
est  lidéle  à  les  lui  demander.  Il  peut  envisager  jEroi- 
dement  le  tombeau  dés  qu'il  sent  en  soi-même  un 
gage  d'immortalité.  Qu'il  soit  bienfaisant  et  juste , 
il  n'aura  point  d'ennemis  pai'mi  ses  semblables  ; 
s'ils  paient  ses  services  d'ingratitude ,  il  a  dans  le 
ciel  un  juge  ,  un  vengeur ,  un  père  ,  qui  saura  le 
dédommager. 

§   III.      . 

Les  athées  modernes  ont  gémi ,  comme  les  an- 
ciens, sur  la  malheureuse  condition  de  l'iiomme  ; 
ils  ont  même  exagéré  ses  peines  ,  pour  avoir  sujet 
d'accuser  la  providence ,  et  de  soutenir  que  l'homme 
n'est  point  l'ouvrage  d'une  divinité  bienfaisante. 
((  Dans  cet  être  sensible,  intelligent,  pensant,  qui 
((  se  croit  l'objet  constant  de  la  prédilection  divine , 
((  nous  ne  voyons ,  disent-ils ,  qu'une  machine  plus 
«  mobile ,  plus  frêle ,  plus  sujette  à  se  déranger  par 
«  sa  grande  comi)lication  que  les  êtres  les  plus 
«  grossiers.  Les  bêtes  dépourvues  de  nos  connois- 
«  sances  ,  les  plantes  qui  végètent  ,  les  pierres 
«  privées  de  sentiment ,  sont ,  à  bien  des  égards  , 
«  des  êtres  plus  favorisés  que  l'homme  ;  ils  sont  au 
«  moins  exempts  des  peines  d'esprit ,  des  tourmens 
((  de  la  pensée ,  des  chagrins  dévorans ,  dont  celui- 
u  ci  est  si  souvent  la  proie  ^'\  » 

Ce  ton  plaintif  est  une  preuve  convaincante  de 
la  bonne  foi  des  athées.  Ils  disent  que  la  religion 
nous  rend  malheureux  ;  qu'il  faut  étouffer  la  notion 
effrayante  d'un  Dieu  pour  être  tranquille  et  heureux. 

(1  Syst.  de  la  nat.  tome  II ,  c.  5  ,  p.  i55.  Le  bon  sens,  §  94. 
QuesU  sur  L'eucycl.  Homme ,  p.  94. 


i  ;-  2  TRAITE 

Depuis  qu'ils  ont  renié  Dieu ,  ils  ne  cessent  d'invec- 
tiver contre  la  nature ,  d'envier  la  condition  des 
brutes  et  des  pierres.  Ce  sont  les  damnés  qui  nous 
invitent  à  leur  aller  tenir  compagnie  dans  l'enfer. 

Quiconque  aura  le  courage  de  lire  leurs  écrits , 
y  verra  un  fond  d'idées  sombres ,  une  teinture  de 
mélemcolie  qui  les  démasque  ;  le  mécontentement , 
le  cbagrin ,  le  désespoir  y  percent  de  toutes  parts. 
Ne  soyons  pas  surpris  si  la  plupart  ont  prêché  le 
suicide  ;  c'est  une  suite  naturelle  de  l'humeur  noire 
qui  les  tourmente.  Selon  eux ,  la  vie  présente  est 
plus  agréable ,  quand  on  a  perdu  l'idée  et  la  crainte 
d'un  maître  suprême  ;  et  lorsqu'ils  y  sont  parvenus , 
ils  ne  trouvent  rien  de  si  beau  que  de  finir  promp- 
tement  cette  félicité  merveilleuse. 

Sans  l'idée  de  Dieu  et  de  sa  providence  ,  l'ordie 
de  la  nature ,  les  lois  physiques ,  par  lesquelles  l'uni- 
vers se  conserve ,  ne  portent  sur  rien.  Nous  ne  savons 
plus  si*  le  cours  des  choses  continuera  d'être  le  mê- 
me ;  si  le  hasard  qui  a  formé  ce  monde ,  ne  le 
détruira  pas  dans  quelcpies  momens,  ne  nous  écra- 
sera pas  sous  ses  ruines ,  ne  fera  pas  tout  retomber 
dans  le  cahos.  L'ordre  qui  a  subsisté  jusqu'à  présent, 
n'a  aucune  liaison  nécessaire  avec  celui  qui  doit 
sui\Te  ;  le  hasard  n'observe  ni  régie  ni  constance  : 
dans  cette  hypothèse,  rien  n'est  permanent  ni 
assuré.  Le  poète  de  l'athéisme,  Lucrèce,  nous  le 
fait  remarquer  :  «  Peut-être  ,  dit -il ,  des  tremble- 
«  mens  de  terre  causeront  dans  peu  de  temps  un 
«  bouleversement  affreux  dans  tout  le  globe  ; 
«  peut-être  tout  s'abymera-t-il  bientôt  avec  im 
«  fracas  épouvantable.  »  Par  une  contradiction 
qui  lui  est  ordinaire ,  ce  poète  qui  bannit  du 
monde  la  divinité,  conjure  la  fortune  de  détcurner 
ce  malheur  : 


Ï)E   LA   \'RAIE   RELIGION.  17:> 

Qacd  procul  a  nobis  flecUt  fortuua  guberriaBs^*\ 

Un  de  ses  disciples  nous  avertit  que  le  mouve- 
ment dispersera  peut-être  un  jour  les  parties  dont 
il  a  formé  ces  masses  merveilleuses ,  desquelles  le 
système  de  l'univers  est  composé;  que  nous  ne 
savons  pas  si  la  nature  ne  rassemble  point  actuel- 
lement dans  son  laboratoire  immense  les  élémens 
propres  à  faire  éclore  des  générations  toutes  nou- 
velles ,  et  qui  n'auront  rien  de  commun  avec  celle 
des  espèces  existantes  à  présent ,  et  à  former  un 
autre  univers  ^'\  Selon  les  athées  ,  notre  sort  pré- 
sent et  futur  n'est  fondé  que  sur  un  peut-être. 

Dans  cette  hypothèse  insensée,  plus  de  certitude 
sur  ce  qui  nous  intéresse  de  plus  près.  Quand  nous 
nous  fions  à  nos  sens  ,  que  savons-nous  si  nous 
n  avons  pas  affaire  à  de  faux  témoins?  Savons- 
nous  même  si  notre  cerveau  n'est  pas  conformé  de 
manière  que  nous  prenons  toujours  le  faux  pour  le 
vrai  ?  Sommes-nous  certains  que  demain  tous  les 
hommes  ne  s'accorderont  pas  à  nous  tromper?  etc. 
Voilà  du  moins  un  argument  personnel  que  les 
sceptiques  sont  en  droit  de  faire  aux  athées  ;  et 
auquel  ceux-ci  n'ont  rien  à  répondre.  C'est  par-là 
que  l'athéisme  a  frayé  le  chemin  au  scepticisme  : 
mais  nous  en  prouverons  ailleurs  l'absurdité. 

§  IV. 

D  n'est  pas  au  pouvoir  de  l'homme  de  borner  scp/ 
soins ,  ses  vues ,  ses  espérances  à  la  vie  présente  ;  il 
est  déterminé  ,  par  la  nature  ,  à  porter  ses  regards 
dans  l'avenir ,  à  se  promettre  l'immortalité  ;  c'est 
ce  qui  lui  adoucit  les  frayeurs  et  les  angoisses  de  la 

(i  Lurrr.  î.  6,  ijr.  y8.  —  (2  Syst.  de  la  nat.  I.  part.  c.  3,  p^ 
•JQ.,   c.  6,  p.  86. 


i  7  ±  TRAITE 

mort.  Il  n'envisage  point  de  sang  froid  la  perspec- 
tive d'un  anéantissement  total  ;  il  ne  peut  s'y 
résoudre  que  dans  un  moment  de  désespoir.  S'il 
n'y  a  rien  pour  lui  au  delà  du  tombeau ,  il  est  réduit 
à  lutter  toute  sa  vie  contre  un  désir  insensé ,  contre 
un  penchant  tyrannique  qui  ne  sera  jamais  sa- 
tisfait. 

«  Les  anciens  et  nouveaux  épicuriens ,  dit  un 
u  philosophe  anglois ,  excitent  mon  indignation  , 
«  lorsqu'ils  vantent ,  comme  une  grande  acquisi- 
«  tion ,  la  certitude  où  ils  sont ,  que  tout  meurt  avec 
«  le  corps.  Si  cela  étoit  vrai,  cette  découverte  seroit- 
«  elle  bien  consolante?...  Je  n'hésiterois  pas  à 
«  choisir ,  si  on  me  proposoit  d'exister  après  ma 
<(  mort  ou  de  mourir  tout  entier  ^'\  » 

Les  athées  répondent  que  cette  espérance  seroit 
consolante ,  si  elle  n'étoit  troublée  par  la  crainte 
d'être  éternellement  malheureux  ;  mais  que  la  vue 
de  cette  alternative  suffit  pour  empoisonner  toute 
la  vie.  Qui  a  lieu  de  craindre  ?  Les  scélérats ,  et  non 
les  gens  de  bien  :  l'espérance  de  ceux-ci  est  ferme, 
tranquille,  sans  mélange  d'inquiétude  ni  de  défian- 
ce. La  situation  contraire  des  athées  ne  prouve , 
ni  leur  goût  pour  la  vertu ,  ni  le  calme  de  leur  âme. 

Sublimes  docteurs  ,  qui  voulez  me  faire  ramper 
avec  les  brutes ,  pardonnez  à  mon  impuissance  ; 
mon  corps  se  refuse  à  l'effort  que  vous  exigez  de 
moi.  Ma  tête,  élevée  vers  le  ciel  ,  porte,  malgré 
moi ,  mes  regards  vers  l'auteur  de  mon  être  ,  me 
fait  envisager  le  séjour  qui  m'est  destiné,  et  la 
main  qui  m'a  comblé  de  bienfaits  *>'>.  Mon  âme 

(i  Bolingbroke,  OEuv.  t.  5  ,  p.  49'- 
(2  Pronaque  cum  spectcnt  animalia  cictera  terram  , 
Os  houiini  sublime  dcdit,  cœltioiqtie  lueri 
Jussit,  ttaiiectusad  sideia  tolltrc  vuUus. 

Ovide. 


DE   LA   VR.UE   IIELIGIOS'.  IfO 

sensible  ,  reconnoissante  ,  portée  à  la  vertu  ,  se 
révolte  encore  contre  l'anéantissement  dont  vous 
la  menacez.  Elle  se  sent  assez  forte  pour  subsister 
sans  la  matière  ;  elle  embrasse  l'éternité  dans  ses 
désirs  et  dans  ses  projets.  Un  acte  de  vertu  vaut 
mieux  qu'un  siècle  de  cette  vie  ,  que  vous  peignez 
si  malheureuse. 

Mais ,  dans  le  système  des  athées ,  il  n'y  a  plus 
ni  vice  ni  vertu.  Les  appétits  naturels  sont  la  seule 
règle  des  actions  humaines ,  comme  ils  sont  le  seul 
principe  des  mouvemens  des  animaux  ;  le  conten- 
tement des  passions  est  le  seul  bonheur  ;  l'homme 
li'a  ni  la  liberté  d'y  résister  .  ni  aucune  raison  de 
les  combattre.  Dès  qu'il  peut  les  assouvir,  il  en  a 
le  droit  ;  tout  ce  qui  contrarie  la  nature  est  un 
vice;  tout  ce  qu'elle  commande  est  une  vertu.  Si , 
en  cherchant  son  bien-être  ,  l'homme  nuit  à  celui 
des  autres ,  c'est  un  malheur  pour  eux ,  mais  ce 
n'est  pas  un  crime  pour  lui.  Concentré  en  lui- 
même  ,  sans  aucune  relation  avec  ses  semblables 
que  celle  de  l'utilité  ,  il  peut  regai'der  tous  les  êtres 
qui  l'environnent  comme  les  instrumens  de  sa 
félicité  :  peu  lui  importe  que  le  genre  humain 
souffre  ,  pour\Ti  que  lui-même  soit  heureux. 

Si  j'ai  le  droit  de  penser  ainsi  à  moi  seul ,  et  de 
rapporter  tout  à  moi ,  il  n'est  aucun  de  mes  sem- 
blables qui  n'ait  le  même  privilège  ;  dès  lors  ,  quel 
fond  puis -je  faire  sur  leur  bienveillance,  leur 
équité,  lem's  services?  Quelle  siireté  y  aura-t-il 
pour  moi  à  vivre  avec  eux  ?  Ce  sont  autant  d'en- 
nemis prêts  à  me  sacrifier  à  leur  utilité  ;  je  dois 
donc  les  ftiir  ,  et  \iYre  dans  une  crainte  continuelle 
de  leur  méchanceté. 


176  TILVITÉ 

S  V. 

A  quelle  cause  peut -on  attribuer  les  divers 
outrages  faits  à  la  nature  humaine  dans  tous  les 
temps  et  dans  tous  les  lieux  ,  par  les  tyrans  qui 
1  ont  asservie  ,  et  qui  en  ont  fait  le  jouet  de  leurs 
caprices  ;  par  les  vainqueurs  barbares  qui  se  sont 
abreuvés  de  sang  ;  par  les  maîtres  brutaux  cpii  ont 
traité  leurs  esclaves  comme  de  vils  animaux  ;  par 
les  pères  dénaturés  qui  ont  étoufi'é  leurs  enfans  ou 
les  ont  empêchés  de  naître  ;  par  les  législateurs 
aveugles  et  par  les  philosophes  qui  ont  approuvé 
tous  ces  crimes  ?  N'est-ce  pas  à  l'ignorance  ou  à 
l'oubli  volontaire  de  la  dignité  de  l'homme  ?  Si  ces 
monstres  divers  avoient  été  persuadés  que  l'homme 
est  créé  à  limage  de  Dieu  ,  que  nous  sommes  tous 
frères  ,  tous  chers  à  la  providence  du  créateur  ,  tous 
destinés  au  bonheur  éternel  promis  à  la  vertu , 
auroient-ils  été  capables  des  excès  auxcpiels  ils  se 
^ïOnt  portés  ?  L'homme,  frappé  de  ces  vérités  lumi- 
neuses et  consolantes ,  ne  doit-il  pas  être  moins 
t-xposé  à  se  livrer  aux  crimes  honteux  et  brutaux 
qui  déshonorent  l'humanité  ? 

Dés  que  l'on  établit  pour  maxime  que  l'homme 
n'est  qu'un  vil  composé  de  matière,  je  ne  vois  plus 
en  quoi  tous  ces  fléaux  de  notre  espèce  ont  été 
repréhensibles.  Ils  ne  sont  pas  plus  punissables 
que  les  lions  et  les  tigres.  En  se  jouant  de  la  vie  , 
de  la  liberté,  des  mœurs,  du  sort  de  ceux  que  le 
hasard  avoit  mis  à  leur  discrétion  ,  ils  ont  raisonné 
conséquemment  ;  ils  ont  traité  l'homme  comme 
nous  traitons  un  animal  ou  un  tronc  de  matière 
insensible.  S'ils  n'ont  pas  été  athées  ou  matéria- 
listes par  principes ,  ils  l'ont  été  par  stu])idité  et 
par  passion  :  cela  étoit  fort  égal  pour  leurs  mal- 
heureuses victimes. 


DE   LA  VRAIE   RELIGION.  \nj 

Dans  ces  situations  accablantes  d'un  peuple 
oj)primé  par  des  rois  sanguinaires  ou  abrutis , 
d'un  troupeau  d'esclaves  livrés  aux  passions  d'un 
maître  cruel  et  dissolu ,  d'une  multitude  asservie 
à  des  lois  absurdes ,  quelle  consolation  reste-t-il 
aux  infortunés  pour  adoucir  leur  misère  ?  S'ils 
pensent  comme  leurs  oppresseurs ,  quelle  ressort 
peut  encore  donner  à  leur  âme  un  reste  d'énergie? 
Un  destin  inexoraljle  a  tout  ordonné  ;  le  ciel  et  la 
terre  sont  sourds  à  leurs  plaintes. 

C'est  alors  que  la  religion  vient  au  secours  des 
malheureux,  et  ranime  leur  courage.  Elle  leur 
apprend  qu'il  y  a  dans  le  ciel  un  juge  suprême 
qui  entend  leurs  cris ,  et  qui  est  touché  de  leur 
sort ,  qui  exercera  une  justice  sévère  contre  les 
auteurs  de  leurs  maux  ,  qui  dédommagera  tôt  ou 
tard  les  innocens  de  leurs  souffrances.  Elle  les 
autorise  à  réclamer  les  droits  de  l'humanité ,  à 
citer  au  tribunal  de  la  justice  divine  les  insensés 
qui  se  flattent  de  l'impunité.  Que  sait-on  si  des 
plaintes,  fermes  et  appuyées  par  des  motifs  religieux, 
ne  toucheront  pas  enfin  ces  hommes  durs  qui  se 
croient  les  seuls  dieux  de  la  terre?  Combien  de  fois 
un  appareil  de  religion  n'a-t-il  pas  fait  tomber 
le  fer  des  mains  d'un  vainqueur  affamé  de  car- 
nage? 

Pour  conserver  dans  l'homme  quelques  étincelles 
de  vertu  ,  de  force  ,  de  fermeté  dans  le  malheur  ,  ij 
est  essentiel  de  ne  point  l'avilir  ;  il  peut  se  relever 
et  trouver  des  ressources ,  tant  qu'il  est  capable  de 
sentir  ce  qu'il  vaut  ;  mais  s'il  oublie  sa  pro})rc 
nature,  ce  n'est  plus  qu'un  animal  qui  a  dé- 
généré. 


s: 


1'^  TRAITÉ 

§  VI. 

Si  quelqu'un  se  flattoit  de  pouvoir  goiiter  le 
])Onheur  et  la  paix  dans  rincrédulité,  je  le  conju- 
rerois  de  peser  les  réflexions  suivantes  d'un  maté- 
rialiste moderne.  «  Pour  des  hommes  foibles  et 
«  corrompus ,  une  religion  dogmatique  et  la 
«  supposition  d'une  i»remiére  cause ,  deviennent 
<(  nécessaires.  Si  vous  êtes  d'un  tempérament  dé- 
«  licat ,  tendre  ,  craintif,  n'entreprenez  jamais  de 
'(  sortir  du  théisme  ou  de  la  croyance  d'un  Dieu  : 
«  le  reste  de  votre  vie  sei'oit  un  combat  continuel 
«  entre  la  raison  et  les  préjugés  de  religion....  Une 
origine  divine  ,  l'attente  d'un  bonheur  éternel  , 
'(  flattent  l'amour-propre ,  et  peuvent  produire 
de  grandes  choses  ,  aussi  bien  que  l'envie  de  se 
rendi-e  recommandable  à  la  postérité....  Tant 
que  l'espérance  d'un  bonheur  éternel  subsiste  , 
un  théiste  n'a  point  à  se  [)laindre  de  ce  qu'il 
lui  a  sacrifié....  Le  passage  d'une  croyance  à 
une  autre  croyance  n'est  rien  en  comparaison 
de  ce  qu'il  y  a  à  faire  pour  parvenir  à  ne  croire 
rien.  Quoiqu'il  ne  s'agisse  que  d'opinions  spé- 
culatives ,  il  se  fait  une  révolution  dans  le  phy- 
sique ,  et  cette  refonte  de  tout  l'être  demande 
une  organisation  vigoureuse  ,  à  laquelle  il  ne 
manque  rien  pour  former  d'immuables  réso- 
lutions.... Mais  au  terme  de  la  caducité  ,  la 
terreur  naturelle  d'une  destruction  prochaine 
se  joint  à  l'ascendant  qu'ont  eu  sur  nous  nos 
premiers  principes  de  religion  :  nou^  nacons- 
plus  besoin  de  ces  raisons  (jni  nous  trcuiquil- 
lisoient  au  sein  des  plaisirs ,  et  qui  étaient 
le  mobile  de  notre  supériorité  cuv  opinions.... 
u  ?>Iai5  si  l'on  a  bien  approfondi  une  vérité   en 


DE    LA   VR-ilE   IIELIGION.  379 

(  santé  ,  et  qu'on  l'ait  admise  sur  de  solides 
«V  ibndemens  ,  comme  ce  qui  est  vrai  de  sa  ua- 
«  ture  l'est  toujours ,  c'est  en  vain  qu'on  en 
i(  changera  les  termes  pour  la  détruire  en  moi  ; 
«  je  peux  sans  risque  m'en  tenir  à  la  première 
«  démonstration  ^'K  » 

On  ne  peut  pas  avouer  plus  clairement  i .°  Qu'avec 
un  esi)rit  di'oit  et  un  cœur  vertueux ,  il  n'est  pas 
possible  de  devenir  incrédule  consommé  ;  que ,  pour 
atteindre  là ,  il  faut  U7ie  révolution  dans  le  physique, 
ou  un  renversement  de  cerveau.  2.°  Qu'au  terme  de 
la  caducité  ,  les  prétendues  raisons  ,  qui  trancfuil- 
lisoient  au  sein  des  plaisirs ,  dis])ai'oissent  et  font 
j)lace  aux  remords  :  l'auteur  avoue  que  cet  état  est 
})lus  cruel  que  d'expirer  sur  la  roue  ''>.5.''  Qu'à  moins 
d'avoir  des  démonstrations  aussi  claires  que  le  jour 
de  la  fausseté  de  la  religion ,  c'est  un  trait  de  folie 
d'embrasser  l'incrédulité  pour  se  tranquilliser  dans 
les  plaisirs.  Et  où  sont  les  démonstrations  des  incré- 
dules? 4.°  Que  le  souvenir  de  notre  origine  et 
l'espérance  d'un  bonheur  éternel ,  sont  pour  l'hom- 
me le  plus  doux  motif  de  consolation .  et  le  ressort 
le  plus  puissant  pour  l'exciter  à  la  vertu  ;  que  comme 
ces  deux  grands  mobiles  ne  s'afîbiblissent  jamais 
dans  mi  homme  vertueux  ,  il  n'a  point  de  repentir 
à  craindre .  et  qu'il  ne  doit  pas  regretter  à  ce  prix  les 
sacrifices  qu'exige  la  religion ,  puisqu'il  en  est 
déjà  dédommagé  dans  cette  vie  ])ar  l'heureux  calme 
qu'elle  lui  procure.  5.°  Que  quand,  par  impossible , 
nos  espérances  pour  l'autre  vie  seroient  fausses ,  le 
j)arti  le  plus  sage  et  le  plus  avantageux  seroit  encore 
de  viATe  en  ^Tai  chrétien  :  or,  quiconque  vivra  ainsi , 
ne  sera  jamais  tenté  de  donner  dans  l'inéligion. 
G.''  Que  puisque  les  incrédules  ne  peuvent  alléguer 
aucuac  démonstration  solide  ni  capable  de  produira 
'1  Diiîogues  sur  râuic  ,   p.  i3n  et  5u:v.  —    (2  Ib  ,1.  j).  ij^. 


1^0  TRAITÉ 

eu  eux  une  ferme  persuasion,  ils  nous  en  imposent 
lorsqu'ils  se  vantent  d'être  parfaitement  tranquilles; 
que  cette  bravoure  d'appareil  n'est  qu'une  vanité' 
imërile  et  une  aÔectation  ridicule.  Ce  fait  est  con- 
formité par  l'aveu  de  tous  ceux  qui,  revenus  du 
libertinage,  se  sont  remis  entre  les  bras  de  la  reli- 
oion;  ils  confessent  in génuement  qu'ils  n'ont  jamais 
été  tranquilles  dans  l'incrédulité  ;  cpi'au  moment 
même  où  ils  feignoient  de  braver  le  danger ,  ils 
trembloient  de  peur  intérieurement. 

§  VII. 

L'auteur  du  système  de  la  nature ,  malgré  le  ton 
dogmatique  et  impérieux  qui  régne  dans  son  ou- 
vrage ,  a  fait  à  peu  prés  la  même  confession.  Il 
reconnoît  que  l'idée  d'un  Dieu ,  inculquée  dès  l'en- 
fance la  plus  tendre  ,  ne  paroît  pas  de  nature  à 
pouvoir  se  déraciner  de  l'esprit  du  plus  grand 
nombre  des  hommes  ;  qu'il  est  entièrement  impos- 
sible de  la  détruire  :  qu'un  sage  ne  peut  se  proposer 
autre  chose ,  cpie  de  fournir  aux  personnes ,  accou- 
tumées à  penser,  des  raisons  pour  douter  ^'\Nous 
avons  rapporté  ailleurs  le  mot  de  Toland ,  par  lequel 
il  exprimoit  ses  agitations  ^'\  Voilà  donc  où  se 
réduit  la  prétendue  conviction ,  la  paix ,  la  tranquil- 
lité de  ces  sages  maîtres,  à  douter  et  à  tourmenter 
par  leurs  doutes  ceux  qui  veulent  leur  prêter  l'oreille. 
C'est  donc  un  zèle  infernal  cpii  les  porte  à  répandre 
leur  doctrine,  à  jeter  le  trouble  et  l'inceititude  dans 
les  esprits  tranquilles  au  sein  de  la  religion. 

Nous  prions  le  lecteur  de  se  rappeler  les  autres 
passages  des  incrédules ,  que  nous  avons  cités  dans 
lintroduction  à  cet  ouvrage,  §  li  et  i3,  de  les 

fi  ?v  r  (\-  la  v-xx.  t.  IT.  c.  Il;  p  33i  :  c.  i3  ,  p.  38ï ,  îSj. 
—  (2  Introd.  §  12. 


DE  LA  VRAIE   RELIGION.  idi 

comparer  avec  ceux-ci ,  et  d'en  conclure  quelle  doit 
être  la  situation  intérieure  de  ceux  qui  parlent  si 
haut  contre  la  religion. 

D'autres  conviennent  sans  détour ,  que  la  religion 
est  naturelle  et  avantageuse  à  l'homme.  Shasteshury 
dit  que  l'homme  n'est  pas  né  seulement  pour  la 
vertu ,  l'amitié ,  l'honnêteté ,  la  fidélité ,  mais  encore 
pour  la  religion  et  la  piété  ;  qu'il  doit  se  soumettre 
généreusement  à  l'ordre  des  choses,  plier  son  ju- 
gement à  la  volonté  de  la  cause  suprême  qu'il 
reconnoît  entièrement  juste  et  parfaite  ^'\  Boling- 
broke  avoue  que  l'homme  est  une  créature  religieuse 
aussi  bien  que  sociable ,  faite  pour  connoître  et 
adorer  son  créateur ,  pour  apprendre  ses  volontés 
et  les  suivre.  Les  grandes  facultés  de  la  raison ,  dit- 
il  ,  et  les  moyens  d'instruction ,  nous  ont  été  donnés 
en  plus  grande  abondance  qu'aux  autres  animaux , 
pour  nous  mettre  en  état  de  remplir  les  glorieux 
desseins  de  notre  destination ,  dont  la  religion  est 
indubitablement  l'objet  principal.  C'est  en  cela  que 
consiste  la  dignité  de  notre  espèce,  et  sa  supériorité 
sur  toutes  les  autres  '\ 

Tel  étoit  le  langage  unanime  de  tous  nos  pliilo- 
sophes,  lorsqu'ils  nous  préchoient  le  déisme  ;  ils  ont 
pris  un  autre  style  depuis  qu'ils  se  sont  convertis 
au  matérialisme.  Mais  l'homme  ni  la  religion  n'ont 
point  changé  de  nature  au  moment  où  ces  graves 
doctem's  ont  changé  d'opinion.  Jusqu'alors  ils 
étoient  convenus  que  la  religion  est  utile,  conso- 
lante, indispensable  à  l'homme;  comment  lui  est- 
elle  devenue  tout-à-coup  incommode  et  pernicieuse? 
Ils  connoissoient  alors ,  comme  aujourd'hui ,  les 
prétendus  inconvéniens  qui  en  résultent,  puisqu'ils 
ne  font  contre  elle  que  des  objections  sm-années , 

(i  Charscterislics,  tome  IN ,  p.  22}.  —  .'2  OEuv.  tome  V, 
p.  3^0,  3r)0,  '',;o. 


102  TRAITE 

dont  la  plupart  ont  au  moins  deux  mille  ans  d'an- 
tiquité. Depuis  \ingt  ans,  la  religion  a-t-elle  causé 
de  plus  grands  maux  qu'elle  n'avoit  faits  depuis  le 
commencement  du  monde?  Les  derniers  écrits  des 
incrédules  sont  donc  réfutés  d'avance  par  leurs 
ouvrages  antérieurs  ;  mais  malgré  le  ridicule  dont 
ils  sont  couverts,  nous  ne  refusons  point  encore  de 
les  enteudi'e. 

§  vni. 

Première  ohjection.  C'est  rendre  à  l'homme  un 
service  essentiel,  que  de  le  délivrer  de  la  crainte 
d'un  aveniv  incertain,  et  de  l'idée  importune  d'un 
Dieu  vengeur.  «  Qui  peut  supporter,  disoit  l'épi- 
<(  curien  Velleïus  ,  le  joug  d'un  maître  éternel  que 
«  l'on  doit  craindre  jour  et  nuit ,  qui  prend  soin  de 
«  tout ,  qui  pense  à  tout ,  qui  voit  tout  et  qui  s'en 
u  occupe ,  d'un  Dieu  cui'ieux  et  aflairé  qui  n'oublie 
«  rien  ^'^  ?  »  Lucrèce  nous  vante  le  projet  formé  par 
Epicure,  de  détrôner  les  dieux,  comme  un  triomphe 
qui  rend  à  l'homme  sa  liberté  natm'elle ,  et  le  met 
j  la  place  des  tyrans  qu'il  redoutoit  ^".  Les  athées 
modernes  n'ont  fait  que  répéter  et  coumienter  ces 
réflexions. 

Réponse.  C'est  un  beau  projet  sans  doute  de 
mettre  à  leur  aise  tous  les  scélérats ,  de  calmer  les 
remords  qui  les  déchirent ,  de  leur  ôter  le  seul  û'ein 
qui  pourroit  les  retenir  ou  les  faire  rentrer  en  eux- 
mêmes.  C'est  rendre  un  service  important  aux  gens 
de  bien  ,  de  leur  apprendi-e  qu'ils  n'ont  rien  à 
espérer  de  leurs  vertus  ;  que  s'ils  souflient  ici  bas , 
ils  ne  peuvent  rien  attendre  de  mieux  après  la  mort. 
Le  succès  de  cette  entreprise  ne  manqueroit  i)as  de 

(i  Cicero,  de  nat.  Dcor.  I.  i ,  u.<»  5  |.  —  (i  Lucrèce ,  I.  i  , 
i.  80. 


DE   LA  VRAIE   RELIGION.  i  85 

produire  les  plus  heureux  eftets  dans  le  inonde. 
Pour  la  couronner ,  il  ne  resteroit  qu'à  détruire 
encore  les  lois  civiles  ,  parce  qu'elles  gênent  la 
liberté  de  l'homme j  les  peines  afflictives,  l'infamie, 
parce  qu'elles  sont  un  objet  de  crainte  :  alors  les 
niéchans  n'auront  plus  aucun  obstacle  qui  les  em- 
pêche de  faire  ce  qu'ils  jugeront  à  propos. 

Parce  que  la  religion  est  un  frein,  ce  n'est  pas 
une  raison  de  la  détruire ,  mais  un  motif  de  la  con- 
server. L'homme,  né  avec  des  passions  fougueuses, 
seroit  le  plus  intraitable  de  tous  les  animaux,  si  on 
ne  lui  mettoit  des  chaînes;  la  société  seroit  impos- 
sible ,  la  terre  ne  seroit  pas  habitable,  s'il  n'y  avoit 
aucun  objet  de  terreur  pour  réprimer  les  malfai  leurs. 
On  ne  peut  donc  trop  multi})lier  les  moyens  de  i)ré- 
venir  leurs  attentats ,  ni  élever  autour  d'eux  de 
trop  fortes  barrières.  Il  faut  que  l'homme  craigne 
pour  être  vertueux  et  raisonnable;  lorscpi'il  l'est,  la 
religion  n'est  plus  pour  lui  un  sujet  de  crainte ,  mais 
de  consolation.  S'il  y  a  des  dieux ,  disoit  l'empereur 
.Marc-Antonin ,  les  gens  de  bien  ne  doivent  pas 
craindre  la  mort  ;  s'il  n'y  en  a  point ,  que  sont-ils 
sur  la  terre  ? 

Il  étoit  pardonnable  aux  épicuriens  d'envisager 
les  dieux  du  paganisme  comme  des  t^Tans  auxquels 
on  ne  pouvoit  plaire  que  par  le  crime ,  de  proscrire 
un  culte  qui ,  loin  de  rendre  les  hommes  meilleurs , 
les  rendoit  souvent  plus  médians ,  de  déclamer 
contre  une  religion  absurde  et  corrompue.  Mais  le 
Dieu  que  la  nature  nous  montre ,  et  que  la  vraie 
religion  nous  prêche,  ne  ressemble  point  aux  dieux 
d'Athènes  et  de  Rome.  Ce  n'est  point  un  maître 
bizarre,  injuste  ,  vicieux  ,  capable  de  faire  du  mal 
aux  hommes  pour  se  repaître  de  leurs  larmes  ;  il 
est  juste,  sage  ,  bienfaisant,  miséricordieux,  digne 
de  notre  amour  et  de  notre  confiance  :  c'est  le  Dieu 


1  d-k  TR-llTE 

(les  cœurs  vertueux;  il  n'est  à  redouter  que  pour  les 
mëchans. 

En  témoignant  tant  d'aversion  pour  la  religion  . 
quelle  idée  les  incrédules  veulent-ils  nous  donner 
de  leur  propre  cœur?  Ils  ne  veulent  pas  que  le 
crime  ait  rien  à  craindre  après  cette  vie  ;  quel  intérêt 
les  engage  aie  protéger? Us  ôtent  tout  espérance  à 
la  vertu  souffrante  ;  est-ce  une  preuve  d'amitié 
pour  elle  ? 

Sans  cesse  ils  répètent  que  l'idée  de  Dieu  inspire 
l'efîroi  ^'K  Nous  ne  doutons  pas  que  cette  idée  ne  les 
tasse  souvent  trembler  ;  qu'ils  soient  vertueux  et 
religieux  ,  ils  ne  trembleront  plus. 


s  IX. 

Deuxième  objection.  La  religion  rend  l'homnif 
l^eureux  et  lâche;  toujours  frappé  de  l'idée  d'uji 
Dieu  irrité ,  il  vit  dans  la  crainte  des  maux  de  ce 
monde  ,  et  dans  la  frayeur  d'une  éternité  malheu- 
reuse ;  il  seroit  incapable  d'imiter  la  constance  des 
stoïciens,  qui  attribuoient  tout  au  destin.  Dés  qu'il 
croit  que  ses  maux  sont  un  ordre  du  ciel ,  il  ne  lui 
est  pas  permis  d'y  chercher  du  remède  ;  il  ne  doit 
attendre  de  ressource,  ni  de  lui -même,  ni  des 
autres  ^'\ 

Répoîise.  Tous  ces  reproches  sont  faux  et  ab- 
surdes. Que  l'homme  soit  athée  ou  non  ,  en  est- il 
plus  à  l'abri  des  maux  de  cette  vie?  Les  fléaux 
tombent-ils  plutôt  sur  ceux  qui  ont  une  religion  , 
que  sur  ceux  qui  n'en  ont  point?  Il  est  donc  faux 
que  les  premiers  en  doivent  être  plus  affectés  que 
les  sjconds.  Les  su])plices  de  l'autre  vie  sont  pour 

'i  Le  bon  sens.  Préface,  p.  ij,  63 .  C6  )  i20,j83,i8S.  — • 
(a  Ibid.  p.  iij ,  5  108 ,  etr. 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  l83 

les  médians  ;  un  athée  a  donc  plus  de  sujet  de  les 
redouter  cfu'un  croyant. 

Dans  l'état  de  souffrance ,  tout  l'avantage  est 
évidemment  pour  celui-ci  ;  il  sait  cjue  la  justice 
divine  se  laisse  fléchir  par  nos  prières  ;  que  par  la 
patience  il  peut  mériter  un  bonheur  éternel  :  voilà 
deux  motifs  de  courage  dont  l'athée  est  absolument 
privé.  Conçoit-on  que  ces  motifs  puissent  rendre 
un  homme  lâche? 

Il  est  faux  que  les  stoïciens  aient  montré  plus  de 
constance  que  les  patriarches ,  que  les  saints  de 
l'ancien  et  du  nouveau  testament.  Aucun  plilosophe 
n'a  jamais  été  mis  aux  mêmes  épreuves  que  Job  ;  et 
nous  présumons  qu'un  stoïcien ,  à  la  place  de  ce 
saint  homme ,  auroit  fait  une  triste  figure,  Cicéron , 
d'ailleurs  ,  a  très-bien  observé  que  les  principes  du 
stoïcisme  ne  convenoient  point  à  l'humanité  en 
général  ^'\  La  constance  de  quelques  stoïciens  étoit 
plutôt  un  effet  d'orgueil  et  d'opiniâtreté  ,  que  de  la 
réflexion  :  les  sauvages  poussent  plus  loin  qu'eux 
l'insensibilité  dans  les  supplices  ^'\ 

Il  est  encore  faux  que  la  croyance  d'une  provi- 
dence nous  empêche  de  recourir  aux  remèdes  hu- 
mains :  la  religion  ne  nous  défend  pas  plus  les 
ressources  temporelles  dans  les  souffrances  ,  que  le 
travail  et  l'industrie  dans  la  prospérité. 

Depuis  le  commencement  du  monde ,  tous  les 
peuples  ont  cru  à  la  providence  :  dira-ton  cpi'aucun 
n'a  été  actif,  industrieux  ,  attentif  à  ses  intérêts  , 
occupé  de  son  bonheur  temporel  ;  qu'il  faut  être 
athée  pour  avoir  de  la  raison  et  du  bon  sens  ?  Nous 
verrons  au  contraire ,  que  de  tout  temps  les  athées 
ont  été  les  plus  inutiles  et  les  plus  insensés  de  tous 
les  hommes  ;  que  tous  les  peuples  chez  lesquels 

(i  Pro  Mnraena,n.<»  60.  —  (2  Voyages  de  Lt  Beau. Recherches 
pliilo;.  sur  les  Américains,  tome  I,  p.  ^i. 


1 36  TRAITÉ 

l'athéisme    s'est    introduit ,    ont    couru    a    leur 
ruine. 

§  X. 

Ti'oisîenie  objection.  L'espérance  d'un  bonheur 
éternel  dans  l'autre  vie  ,  n'est  fondée  que  sur  notre 
orgueil  :  nous  nous  persuadons  que  l'homme  est 
fait  pour  être  heureux  ;  que  s'il  ne  l'est  pas  en  ce 
monde ,  il  le  sera  dans  Tautre  ;  que  s'il  en  arrive 
autrement ,  c'est  qu'il  a  péché.  Tel  est  le  préjugé 
([ui  a  fait  naître  la  croyance  d'une  chiite  originelle, 
et  la  rêverie  de  la  préexistence  des  âmes.  L'une  de 
ces  opinions  n'est  pas  mieux  fondée  que  l'autre. 
L'homme  souÔre  aussi  bien  que  les  animaux  , 
parce  qu'il  est  de  l'essence  d'un  être  sensible  d'être 
sujet  à  la  douleur  ;  dirons-nous  que  les  brutes  sont 
coupables  d'un  péché  originel  "^'^ 

Réponse.  Avant  d'examiner  toutes  ces  supposi- 
tions ,  nous  demandons  d'abord  aux  athées  laquelle 
de  ces  deux  croyances  est  la  plus  consolante  ;  que 
nos  souffrances  viennent  de  l'essence  des  choses , 
de  la  nécessité ,  du  destin ,  ou  qu'elles  nous  sont 
envoyées  par  la  providence  ;  que  nous  sommes  nés 
pour  être  heureux  ici  ou  ailleurs  ,  ou  que  nous 
sommes  nés  pour  n'être  jamais  heureux.  Nous 
tiennent-ils  la  parole  qu'ils  nous  ont  donnée  de 
nous  délivrer  des  idées  tristes ,  en  tious  débarras- 
sant de  la  religion  ?  Y  a-t-il  une  idée  plus  triste  et 
plus  désolante  que  celle  du  destin  ?  «  Il  vaudroit 
«  encore  mieux  ,  dit  Epicure  ,  croire  les  fables 
«  populaires  touchant  la  divinité  ,  que  de  nous 
«  mettre  sous  le  joug  de  cette  fatale  nécessité 
«  introduite  par  quelques  physiciens.  Du  moins 
'(  y  a— t-il  quelque  espoir  d'appaiser  la  colère  de 

(i  Le  bon  stns ,  ^  ytj. 


DB  LA  VRAIE  RELIGION.  107 

«  ces  dieux  par  un  culte ,  quel  qu'il  soit  ;  mais 
«  rien  ne  peut  fléchir  l'impitoyable  nécessité  ^'\  » 
Le  patriarche  des  athées  a  mieux  raisonné  qu'eux. 

L'espérance  du  bonheur  éternel  n'est  point  fon- 
dée sur  notre  orgueil ,  mais  sur  la  notion  d'un  Dieu 
l)on  ,  juste  ,  sage  ,  qui  a  créé  l'iiomme  ;  il  ne  l'a  pas 
destiné  à  être  malheureux  sans  être  coupable.  Tan- 
tôt les  athées  accusent  la  religion  de  nous  oter  le 
courage ,  et  tantôt  de  nous  inspirer  de  l'orgueil  : 
r'est  l'athéisme  qui ,  en  nous  ôtant  toute  espérance . 
nons  avilit  et  nous  dégrade. 

Que  la  préexistence  des  âmes  soit  un  rêve ,  cela 
ne  prouve  pas  cjue  la  révélation  du  péché  originel 
est  fausse.  Les  souflrances  des  animaux  ,  leur  na  - 
ture  ,  leurs  opérations ,  sont  un  mystère  pour  les 
athées  aussi  bien  que  pour  nous  ;  personne  n'est 
en  état  de  démontrer ,  par  un  calcul  exact  de  leurs 
sensations ,  si  leur  sort  est  heureux  ou  malheureux  : 
or  l'ignorance  ne  prouve  rien.  La  justice  et  la  bonté 
divines  sont  démontrées  par  des  raisonnemens  mé- 
taphysiques ,  aussi  bien  que  par  l'expérience  ;  c'est 
de  là  qu'il  faut  partir  pour  juger  des  phénomènes 
qui  nous  sont  inconnus  ,  et  non  de  ces  phénomènes 
inconnus  pour  attaquer  des  vérités  suffisamment 
prouvées.  Que  nous  importe  le  sort  des  animaux  , 
pourvu  que  nous  soyons  assurés  du  nôtre  ? 

Lecteur  sensé  ,  voyez  la  perspective  que  l'incré- 
dulité donne  à  ses  sectateurs  ;  une  vie  courte  et 
malheureuse ,  qu'ils  peignent  eux-mêmes  comme 
le  don  d'une  nature  marâtre ,  et  l'incertitude  entre 
le  néant  futur  et  une  éternité  de  malheur  :  rien  de 
])lus.  A  cet  aspect ,  peut-on  hésiter  un  moment 
entre  l'athéisme  et  la  religion? 


(i  Lettre  à  Mcne'cée ,  n."  14. 


S8  TR-^ITÉ 


S  XI. 

Quatrième  ohjectionA." L'on  a  cru ,  dans  tonte.^ 
les  religions ,  que  Dieu  prenoit  plaisir  aux  tourmens 
de  ses  créatures;  que  le  meilleiu'  moyen  de  lui 
plaire  ,  étoit  de  se  traiter  durement  ;  que  moins 
l'homme  épargneroit  son  corps  ,  plus  Dieu  auroit 
pitié  de  son  âme  :  ce  préjugé  régne  encore  chez  les 
chrétiens ,  chez  les  mahométans ,  chez  les  païens  ^'\ 
Il  ne  peut  servir  qu'à  rendre  l'homme  ennemi  de 
soi-même  et  de  son  propre  bonheur. 

2.°  L'homme  a  supposé  la  divinité  toujours 
irritée  contre  ses  créatures  ;  il  attribue  à  sa  colère 
les  calamités  ,  les  désastres  ,  les  fléaux  qui  sont  la 
suite  nécessaire  des  lois  de  la  nature  ;  c'est  ce  qui 
fait  recourir  aux  prières  ,  aux  expiations ,  à  la 
pénitence.  Ces  idées  lugubres  ont  fait  de  la  terre 
un  séjour  de  larmes,  et  de  la  religion  une  fiè-sTe 
mélancolique. 

S.''  En  persuadant  à  lliomme  qu'il  est  né  pour 
souffrir ,  la  religion  lui  fait  conclure  que  la  vertu 
n'est  pas  un  moyen  de  se  rendre  heureux  sur  la 
terre  ;  elle  casse  le  ressort  le  plus  capable  de  porter 
l'homme  à  la  vertu  ,  de  l'engager  à  travailler  à  son 
bonheur  et  à  celui  de  ses  semblables. 

Réponse.  Ces  idées  lugubres  n'ont  de  réalité 
que  dans  l'imagination  des  incrédules.  S.  Augustin 
les  a  réfutées  il  y  a  treize  cens  ans  ^  \  En  premier 
lieu  ,  les  philosophes  qui  ont  prêché  la  tempérance 
et  la  mortification  des  sens  ,  n'ont  point  fondé 
cette  morale  sur  le  désir  de  plaire  à  Dieu  et  de 
l'appaiser ,  mais  sur  la  nécessité  de  dompter  les 
appétits  du  corps,  pour  perfectionner  les  fonctions 

(i  Tindal,  (Ihristian.  ?ussi  anrien  qup  le  monde,  c.  8,  p.  77. 
—  (2  Scrm    de  ulilit.  Jejunii^  c.  3,  u."  i. 


DE   LA   VR-^IE   rjELIGION'.  lu;^ 

de  l'âme.  Ceux  d'entre  les  épicuriens  qui  se  conten- 
toient  de  j)ain  d'orge,  ne  pratiquoient  pas  le  jeûne 
à  l'honneur  de  la  divinité  à  laquelle  ils  n'attri- 
buoient  aucune  providence  ^'\  Si  cette  morale  dé- 
plaît aux  épicuriens  modernes ,  leur  goût  ne  prouve 
rien  :  si  au  contraire  des  esprits  austères  et  mé- 
lancoliques ont  quelquefois  poussé  trop  loin  la 
haine  d'eux-mêmes  et  les  macérations,  la  reli- 
gion n'en  est  point  responsable  j  elle  défend  tous 
les  excès. 

En  second  lieu ,  les  fléaux  qui  aiTivent  ,  sont , 
ou  la  suite  nécessaire  des  lois  de  la  nature  ,  ou 
un  effet  des  volontés  de  son  auteur  ;  il  n'y  a  pas  de 
milieu.  Laquelle  de  ces  deux  suppositions  est  la 
plus  consolante  et  la  plus  capable  de  nous  inspirer 
du  courage  ?  On  peut  fléchir  la  divinité  -,  mais  ii 
ny  a  point  de  remède  contre  la  nécessité.  Quand 
la  première  supposition  seroit  une  erreur ,  cjuel 
mal  produit  -  elle  ?  Elle  console  l'homme  ,  elle 
l'engage  à  renoncer  au  crime ,  à  faire  de  bonnt;S 
jbeuvres  ;  est-c€  un  malheur? 

En  troisième  lieu ,  que  l'homme  se  croie  né  peur 
souffrir  ou  pour  être  heureux ,  il  ne  comprend  pas 
moins  que  la  vertu  est  la  seule  consolation  solide 
dans  les  afflictions  ,  et  le  plus  juste  sujet  de  conten- 
tement dans  la  prospérité.  Vainement  il  se  flatteroit 
de  l'espérance  d'un  bonheur  parfait  sur  la  terre , 
pendant  qu'une  expérience  universelle  et  constante 
lui  prouve  le  contraire.  Mais  cette  même  expérience 
lui  apprend  que  la  vertu  est  le  seul  moyen  de  nous 
procurer  ici  bas  un  sort ,  sinon  parfaitement  heu- 
reux ,  du  moins  supportable,  par  l'espérance  qu'elle 
fleule  peut  nous  donner  d'un  bonheur  éternel.  Les 
hommes  les  plus  exercés  à  souffrir .  ne  sont  pas 
ordinairement  les  plus  médians  ,  et  les  épicuriens 

(i  Porphyre,  de  l'abstin.  1. 1 ,  n.»  48. 


190  TPcVITÉ 

heureux  ne  sont  pas  les  citoyens  les  plus  utiles  au 
monde.  A  qui  la  vertu  doit-elle  être  plus  chère  ,  à 
celui  qui  n'espère  rien  après  la  mort ,  ou  à  celui 
qui  croit  qu'elle  sera  récompensée  par  un  bonheur 
infini  ?  Nous  en  appelons  à  l'expérience ,  et  nous 
en  donnerons  les  preuves  dans  l'article  suivant. 


ARTICLE   IL 


NECESSITE    DE    LA    RELIGION  ,    POLTl    FONDER   LA 
SOCIÉTÉ   ENTRE   LES   HOI\DIES. 


§1.         , 

Avant  qu'il  y  eût  des  philosophes ,  on  n'avoil 

jamais  mis  en  question  si  l'homme  est  né  pour  la 

société  ,  s'il  lui  est  moins  avantageux  de  vivre  isolé 

et  sauvage ,  que  de  se  réunir  à  ses  semblables.  La 

plupart  des  peuples  ont  fait ,  dans  leur  origine , 

l'expérience  de  la  vie  errante  et  nomade  ;  leurs 

l)esoins  mutuels  les  ont  forcés  de  se  rapprocher. 

Depuis  qu'ils  ont  goiité  les  avantages  de  la  société 

civile  ,  aucun  n'a  regretté  l'état  de  ses  ancêtres,  et 

n'a  été  tenté  d'y  retourner.  Les  premiers  auteurs 

de  la  police  et  des  lois  ,  ont  été  universellement 

regardés  comme  les  bienfaiteurs  du  genre  humain. 

Il  est  certain  que  les  sauvages  sont  naturellement 

tristes  et  mélancoliques;  à  tout  prendre ,  il  y  a  peu 

de  différence  entre  leur  condition  et  celle  des  brutes. 

Réduits  souvent  à  manquer  du  nécessaire ,  ils  n'ont 

point  de  subsistance  assurée;  obstacle  invincible  à 

la  population  :  toujours  emportés  par  des  passions 


DE   LA   VII.UE   RELIGION.  J^L 

excessives,  ils  semblent  dominés  par  le  seul  instinct  ; 
cruels  à  l'excès  dans  la  vengeance ,  ils  n'ont  au  lieu 
de  courage  qu'une  fureur  aveugle  ^'\  Les  différentes 
hordes  .  presque  toujours  ennemies,  ne  cessent  do 
s'entre-détruire  pour  jouir  d'un  terrein  plus  vaste 
et  plus  })euplé  de  gibier.  Partout  où  les  hommes 
sont  dispersés ,  réduits  à  quelques  familles  vaga- 
bondes ,  la  terre  n'est  qu'un  désert  habité  par  les 
betes  féroces  et  venimeuses  "'\  Pour  juger  sainement 
de  cet  état,  il  ne  faut  point  consulter  les  philosophes 
à  système ,  mais  les  voyageurs ,  les  témoins  ocu- 
laires. 

A  moins  que  les  hommes  ne  soient  réunis  ,  ils 
ne  peuvent  jouir  des  dons  de  la  nature  ,  déployer 
leurs  facultés  ni  leur  industrie  ;  par  la  jonction  de 
leurs  forces ,  ils  exécutent  ce  que  ne  pourroient 
entreprendre  des  particuliers  isolés.  La  terre,  rendue 
féconde  par  la  culture  ,  fournit  le  nécessaire  et 
souvent  le  superflu  à  un  peuple  immense  ;  l'homme 
n'est  plus  réduit  à  disputer  sa  pâture  aux  lions  et 
aux  tigres  :  six  lieues  quarrées  de  terrein  cultivé  , 
peuvent  nourrir  plus  de  monde ,  que  cent  lieues  de 
terre  en  friche.  Comparez  aux  fertiles  contrées  de 
l'Europe  ,  les  vastes  solitudes  de  l'Amérique  ,  cou- 
vertes de  bois ,  de  marais ,  de  vapeurs  pestilentielles , 
d'herbes  empoisonnées  ,  de  reptiles  dangereux  ;  et 
voyez  ce  que  produit  la  société  parmi  les  hommes. 

Ceux  qui  prétendent  que ,  dans  la  vie  sauvage  , 
l'homme  est  plus  paisible  et  moins  vicieux  que  dans 
l'état  de  société  ,  nous  en  im])Osent.  Pour  faire  un 

(i  Les  Algonquins  réunis  aux.  Iroquois  pour  une  partie  de 
chasse,  et  jaloux,  de  ce  que  ceux-ci  avoicnt  été  plus  heureux  , 
les  massacrèrent  pendant  qu'ils  dornioicnt.  îlisl.  des  étaLli«s. 
des  Europ.  dans  les  Indes,  t.  VI,  I.  i5,  p.  32,  4i,  54.  — 
(2  Ibid.  p.  14  et  suiv.  Reclierches  philos,  sur  les  Amer,  tome  1 , 
p.  n3.  Orig.  des  loix ,  elc.  I.  part.  1.  6,  c.  4.  Hisl.natur.  toi.c 
IX,  p.  xiij.  Hist.  dcrAméiique  par  M.  Robertsou,  etc. 


i^2  TRAITE 

j)arallèle  exa-ct,  il  faudroit  comparer  mille  familles 
réunies  par  la  vie  civile ,  avec  un  nombre  égal  de 
familles  sauvages  ,  ou  un  égal  nombre  d'hommes  : 
calculer  ensuite  combien ,  dans  un  espace  de  vingt- 
ans  ,  il  se  commet  de  crimes  chez  les  uns  et  chez  les 
autres ,  et  combien  il  se  fait  d'actes  de  vertu.  J'ose 
affirmer  que  l'avantage  seroit  pour  le  moins  qua- 
druple du  côté  des  premières.  Mais  ce  calcul  n'est 
pas  aisé  ,  et  sans  cela  les  spéculations  se  trouvent 
fautives. 

Vainement  un  philosophe  a  em])]oyé  tout  l'art 
imaginable  à  prouver  ,  que  la  vie  sauvage  est  l'état 
naturel  de  l'homme  ;  que  la  société  n'a  servi  qu'à 
le  corrompre  et  à  le  rendre  malheureux  ^'^  ;  c'étoit 
prétendre  ,  en  d'autres  termes  .  que  })lus  l'homme 
se  rapproche  des  brutes ,  plus  il  est  parfait  :  nous 
réfuterons  ses  sophismes  dans  le  chapitre  XI.  Un 
autre  prétend  que  les  sauvages  sont  beaucoup  plus 
heureux  que  le.3  peuples  policés  ^'\  et  il  prend  lui- 
même  la  peine  de  prouver  ailleurs  le  contraire  ^'\ 
Tous  ces  prestiges  de  philosophie  n'étoufferont 
jamais  la  voix  de  la  natm^e,  ni  les  lumières  du  sens 
commun.  Nous  sentons  que  nous  sommes  faits  pour 
nos  semblables  et  qu'ils  sont  faits  pour  nous  .  que 
les  ser>'ices  mutuels  nous  rendent  la  vie  plus 
agréable.  Les  mouvemens  de  l'amitié,  les  liens  du 
sang ,  le  commerce  social ,  sont  le  plus  doux  charme 
de  la  vie  ;  la  satisfaction  de  faire  du  bien  est  souvent 
plus  vive  que  celle  d'en  recevoir  ;  hors  de  l'état  de 
société ,  la  vertu  est  presque  sans  exercice ,  et  la 
j)lupart  des  facultés  de  l'homme  ne  sont  d'aucun 
usa^e. 

(i  Discourï  sur  les  fondemens  de  l'inégalité  et  sur  les  effets 
des  sciences  et  des  arts.  —  (2  Hist.  des  établiss.  des  Européens 
dans  les  ludes,  tome  M,  1.  17,  p.  198.  —  (3  Ibid.  l.  i5.  1.  p. 
1  i  et  suiv.  Le  tableau  de  la  rie  sauvage. 


DE   LA   YRME   RELIGION.  1C)3 

§11. 

La  première  intention  du  créateur  étoit  de  ras- 
sembler les  habitans  du  monde  ,  et  non  de  les 
disperser,  puisqu'il  n'avoit  formé  qu'un  seul  couple , 
duquel  le  genre  humain  devoit  naître.  Le  mariage, 
institué  pour  être  le  premier  lien  de  société ,  n'auroit 
pu  produire  cet  effet ,  si  l'engagement  n'avoit  été 
perj)étuel  et  indissoluble  :  pour  le  rendre  tel ,  Dieu 
y  imprima  le  sceau  de  la  religion  par  une  béné- 
diction particulière  ^'  .  Une  union  passagère  entre 
les  époux  seroit  entièrement  semblable  à  celle  des 
animaux  ,  et  ne  formeroit  pas  une  société  plus 
parfaite .  Lorsque  la  passion  brutale  est  assouvie , 
les  deux  sexes  se  séparent ,  et  ne  se  doivent  plus 
rien.  Si  quelques-uns  demeurent  réunis  jusqu'à  ce 
que  les  petits  puissent  se  passer  d'eux ,  après  ce 
terme ,  ils  ne  se  connoissent  plus  ;  le  hasard  forme 
un  nouveau  couple  l'emnée  suivante.  Par  une  con- 
duite semblable  parmi  les  hommes ,  il  n'y  auroit 
point  de  rapport  durable  entre  les  pères  et  les 
enfans ,  point  d'éducation  suivie ,  point  de  com- 
munication de  connoissances ,  point  de  secours 
mutuels  ;  les  hommes  ne  se  trou  ver  oient  pas  plus 
liés  les  uns  aux  autres,  que  s'ils  étoient  fortuitement 
sortis  du  sein  de  la  terre  ,  comme  les  arbres  et  les 
plantes. 

C'est  aussi  le  système  de  nos  moralistes  incré- 
dules. «  Les  enfans,  disent-ils,  ne  restent  liés  au 
<(  père  qu'aussi  long-temps  qu'ils  ont  besoin  de  lui 
((  pour  se  conserver.  Sitôt  que  ce  besoin  cesse  ,  le 
«  lien  naturel  se  dissout.  Les  enfans  exempts  de 
vi  l'obéissance  qu'ils  dévoient  au  père  ,  le  père 
exempt  des  soins  qu'il  devoit  aux  enfans ,  rentrent 
(i  Gen.  c.  I,  y .  a8  :  c.  4)  ;^.  I. 

^'  9 


<( 


3  9  4  TRAITÉ 

«  tous  également  dans  l'indépendance  ^'\  )>  Mais 
l'auteur  de  cette  décision  auroit  dû  nous  apprendie 
pourquoi  le  père  doit  des  soins  à  ses  enfans ,  quel 
motif  peut  l'engager  à  les  conserver  ,  s'il  n'a  rien  à 
en  espérer  dans  la  suite.  Il  est  clair  que  cette  morale 
est  un  attentat  contre  la  société  ,  dont  elle  détruit 
le  premier  lien  ;  qu'elle  met  en  danger  la  vie  des 
enfans,  sous  prétexte  d'assurer  leur  indépendance. 
En  donnant  le  jour  à  des  enfans,  un  homme 
s'engage  à  les  élever  et  à  les  nourrir ,  pair  conséquent 
à  être  attentif,  humain,  bienfaisant,  compatissant. 
Ces  nouveaux  membres ,  dont  il  em-ichit  la  société , 
qu'il  regarde  comme  son  propre  bien,  ou  plutôt 
comme  une  portion  de  soi-même  ,  sont  autant  de 
chaînes  qui  l'attachent  à  sa  patrie  et  aux  devoirs 
civils,  autant  de  gages  qui  tiennent  à  son  cœur,  et 
par  lesquels  il  peut  être  puni ,  s'il  trouble  l'harmonie 
publique.  Mais  il  est  absurde  de  supposer  que  ces 
devoirs  du  père  ne  sont  compensés  par  aucun  devoir 
de  reconnoissance  de  la  part  des  enfans.   Nous 
démontrerons  le  contraire  dans  le  chapitre  XI ,  en 
parlant  de  l'autorité  paternelle. 

Dieu  vouloit  que  l'homme  fut  une  créature  rai- 
sonnable ,  et  non  une  brute ,  qu'il  eut  une  religion , 
des  connoissances  et  des  vertus  ;  il  ne  pouvoit  les 
acquérir  que  par  la  société.  Les  tendres  noms 
d'époux  ,  de  père  ,  de  frère  ,  de  parent ,  d'allié , 
dévoient  être  le  germe  des  afléctions  sociales ,  faire 
la  consolation  de  l'homme  au  milieu  des  peines 
auxqelles  il  étoit  condamné.  Les  enfans  d'Adam , 
élevés  par  ses  soins ,  sentirent ,  dés  leur  naissance , 
les  douceurs  de  l'amitié,  de  la  reconnoissance,  de 
la  joie  domestique ,  et  les  avantages  d'une  éducation 
commune.  La  nécessité  de  cultiver  la  terre ,  et  de 
se  défendre  contre  les  animaux  féroces,  était  un 

(i  Contrat  social,  I.  i ,  c.  a» 


I 


DE    L\    VAVIE      RELIGION.  \(j3 

motif  de  plus  pour  ne  point  se  séparer.  Lorsque  les 
générations  lurent  multipliées,  Adam,  déjà  vieux, 
se  vit  à  la  tête  d'un  peuple  nombreux ,  dont  la  nature 
l'avoit  rendu  chef,  auquel  il  étoit  chargé  de  donner 
des  principes  de  religion ,  des  leçons  de  morale , 
des  exemples  de  vertu ,  et  qui  avoit  appris  dés  l'en- 
fance à  le  respecter ,  et  à  lui  obéir. 

Après  le  déluge ,  le  genre  humain ,  concentré 
une  seconde  fois  dans  la  famille  d'un  seul  homme  , 
se  renouvela  de  même.  Dieu  donna  un  nouveau 
poids  à  l'autorité  paternelle,  par  l'efiet  de  la  malé- 
diction que  Noé  prononça  contre  la  postérité  de 
Cham.  Ce  ne  fut  qu'à  la  confusion  des  langues,  que 
les  familles  se  séparèrent  pour  former  autant  de 
peuplades.  Les  particuliers  qui ,  par  une  humeur 
farouche  ,  et  par  amour  de  l'indépendance  ,  s'écar- 
tèrent au  loin  ,  commencèrent  bientôt  à  éprouver 
les  misères  et  l'ignorance ,  inséparables  de  la  vie 
vagabonde  et  sauvage.  La  peinture  de  cet  état ,  dont 
le  souvenir  s'est  conservé  chez  plusieurs  nations  , 
n'est  propre  qu'à  exciter  la  compassion  ^'\  On  y 
voit  la  même  stupidité  ,  la  même  disette ,  la  même 
barbarie ,  que  l'on  a  retrouvée  chez  les  sauvages  du 
nouveau  monde.  L'oubli  des  vertus  sociales  est  de 
même  date  que  celui  des  leçons  que  la  religion 
primitive  donnoit  aux  hommes. 

Avant  cette  révolution ,  l'exercice  du  culte  divin , 
toujours  pratiqué  en  commun  parmi  les  familles 
rassemblées ,  formoit  de  nouveaux  noeuds  entre  les 
habitans  de  la  même  contrée.  De  tout  temps,  selon 
l'histoire  de  Moïse  ;  dès  les  temps  héroïques ,  selon 
les  auteurs  profanes ,  les  sacrifices .  suivis  d'un  repas 
commun  ,  furent  le  sceau  des  alliances ,  le  gage  du 
droit  d'hospitalité,  le  symbole  d'amitié  fraternelle. 
Avoir  participé  aux  mêmes  actes  de  religion ,  étoit 

(i  Origine  des  lois ,  etc.  I.  Part.  1.  6,  c.  4?  et  tome  Yl^  p.  s^^T^r^  ^^ 

/ 

\  um,  !i;!iOfï!iùKf: 

V  


igG  TÎLUTÉ 

UQ  litre  sacré  que  l'on  n'osoit  plus  violer.  C'est  aux 
pieds  des  autels ,  sous  les  yeux  de  la  divinité  ,  que 
les  hommes  ont  formé  leurs  associations ,  se  sont 
liés  par  des  sermens ,  ont  contracté  des  engagemens 
mutuels.  Dans  les  assemblées  religieuses,  ils  ont  ap- 
pris à  se  regarder  comme  frères,  indépendamment 
de  liens  du  sang  ,  à  délibérer  sur  leurs  intérêts 
communs,  à  établir  entre  eux  une  police  constante. 
Au  milieu  des  fêtes,  des  cérémonies,  des  chants 
sacrés,  ils  ont  fait  éclater  les  premiers  transports 
de  joie,  ils  ont  senti  les  mouvemens  de  l'amitié,  ils 
ont  étoufté  les  haines  et  la  jalousie.  C'est  là  qu'ils 
ont  oublié  leurs  travaux  et  leurs  peines ,  qu'ils  ont 
commencé  à  goûter  la  paix  et  le  bonheur. 

Tous  les  usages  religieux  sont ,  dans  leur  origine , 
autaTit  de  leçons  destinées  à  inspirer  des  vertus 
sociales;  nous  le  verrons,  en  parlant  de  culte  exté- 
rieur de  religion  ,  dans  le  chapitre  IX.  Le  père  de 
famille,  ministre  ordinaire  de  ce  culte ,  en  devenoit 
plus  respectable  ;  il  réunissoit  en  lui  le  sacerdoce  , 
le  pouvoir  civil  et  l'autorité  que  donne  un  âge 
avancé.  L'écriture  nous  peint  Melchisédech  comme 
roi  et  pontife  de  son  peuple  ;  les  historiens  et  les 
I)oètes  nous  donnent  la  même  idée  des  anciens 
rois  ^'K 

Telle  est ,  selon  l'histoire ,  l'origine  de  la  société 
naturelle  et  civile  :  telle  est  la  base  sur  laquelle  ont 
été  fondées  la  morale  et  les  lois  ;  les  spéculations  de 
la  saine  philosophie  s'y  trouvent  d'accord.  Voici  les 
réflexions  qu'a  faites  sur  ce  sujet  le  savant  auteur 
de  riiistoire  naturelle. 


(t  Anius  idem  Rex  hominum  j  Plicehique  sacerdos ,  Virs.  I. 
3,  jjr.^o.  Hérod.  1.6,n.>^56. 


DE   LA   VRAIE  RELIGION.  197 

S  in. 

«  Parmi  les  hommes ,  la  société  dépend  moins 
des  convenances  physiques ,  que  des  relations 
morales.  L'homme  a  d'abord  mesuré  sa  force  et 
sa  foiblesse  ;  il  a  comparé  son  ignorance  et  sa 
curiosité  ;  il  a  senti  que  seul  il  ne  pouvoit  suffire 
ni  satisfaire  par  lui-même  à  la  multiplicité  de  ses 
besoins  ;  il  a  reconnu  l'avantage  qu'il  y  avoit  à 
renoncer  à  l'usage  illimité  de  sa  volonté ,  pour 
acquérir  un  droit  sur  la  volonté  des  autres  ;  il  a 
réfléchi  sur  l'idée  du  bien  et  du  mal,  il  l'a  gravée 
«  au  fond  de  son  cœur  ;  à  la  faveur  de  la  lumière 
«  naturelle  ,  qui  lui  a  été  départie  par  la  bonté  du 
«  créateur  ,  il  a  vu  que  la  solitude  n'étoit  pour  lui 
qu'un  état  de  danger  et  de  guerre  y  il  a  cherchxî 
la  sûreté  et  la  paix  dans  la  société  ;  il  y  a  porté 
ses  forces  et  ses  lumières  ,  pour  les  augmenter  , 
en  les  réunissant  à  celles  des  autres.  Cette  réunion 
est  de  l'homme  l'ouvrage  le  meilleur  ;  c'est  de  sa 
raison  l'usage  le  plus  sage.  Eu  effet ,  il  n'est 
tranquille ,  il  n'est  fort ,  il  n'est  grand ,  il  ne 
commande  à  l'univers  ,  que  parce  qu'il  a  su  se 
commander  à  lui-même ,  se  dompter  ^  se  sou- 
«  mettre  ,  et  s'imposer  des  lois  ;  l'homme  ,  en  un 
«  mot .  n'est  homme ,  que  parce  qu'il  a  su  se 
«  réunir  à  l'homme. 

«  Il  est  vrai  cpie  tout  a  concouru  à  rendre 
l'homme  sociable  ;  car  ,  cpioique  les  grandes 
sociétés  ,  les  sociétés  politiques  dépendent  cer- 
tainement de  l'usage ,  et  quelquefois  de  l'abus 
qu'il  a  fait  de  sa  raison  ,  elles  ont  sans  doute  été 
précédées  par  de  petites  sociétés  ,  qui  ne  dépen- 
doient ,  pour  ainsi  dire ,  que  de  la  nature.  Une 
<(  famille  est  une  société  naturelle,  d'autant  plus 


igS  TRAITÉ 

«  stable  ,  d'autant  mieux  fondée  ,  qu'il  y  a  plus  de 
«  besoins  ,  plus  de  causes  d'attacbement.  Bien 
«  diflërent  des  animaux ,  l'homme  n'existe  presque 
«  pas  encore ,  lorsqu'il  vient  de  naître  :  il  est  nu  , 
u  foible ,  incapable  d'aucun  mouvement ,  privé  de 
«  toute  action ,  réduit  à  tout  souftrir  ;  sa  vie  dépend 
des  secours  qu'on  lui  donne.  Cet  état  de  l'enfance 
imbécille  ,  impuissante  ,  dure  long-temps  ;  la 
nécessité  du  secours  devient  donc  une  habitude, 
qui  seule  seroit  capable  de  produire  l'attache- 
ment mutuel  de  l'enfant  et  des  père  et  mère. 
«  Ainsi ,  la  société  ,  considérée  même  dans  une 
seule  famille ,  suppose  dans  l'homme  la  faculté 
raisonnable  ;  la  société ,  dans  les  animaux  qui 
semblent  se  réunir  librement  et  par  convenance , 
«  suppose  l'expérience  du  sentiment  ;  et  la  société 
des  bétes  ,  qui ,  comme  les  abeilles  ,  se  trouvent 
ensemble  sans  s'être  cherchées ,  ne  suppose  rien  : 
cjuels  qu'en  puissent  être  les  résultats ,  il  est  clair 
qu'ils  n'ont  été  ni  prévus ,  ni  ordonnés,  ni  conçus 
«  par  ceux  qui  les  exécutent ,  et  qu'ils  ne  dépendent 
«  que  du  mécanisme  universel  ,  et  des  lois  du 
«   mouvement  établies  par  le  créateur  ^'\  » 

«  Dans  l'état  même  de  nature  ,  la  première 
éducation  ,  l'éducation  de  nécessité  exige  autant 
«  de  temps  que  dans  l'état  civil ,  parce  que  ,  dans 
tous  deux  ,  l'enfant  est  également  foible  ,  égale- 
ment lent  tî  croître  ;  que  par  conséquent  il  a  be- 
soin de  secours  pendant  un  temps  égal  ;  qu'eniin 
il  périroit ,  s'il  étoit  abandonné  avant  l'âge  de 
trois  ans.  Or  ,  cette  habitude  nécessaire  ,  conti- 
«  nuelle  et  commune  entre  la  mère  et  l'enfant , 
«  pendant  un  si  long  temps  ,  suffit  pour  qu'elle  lui 
«  conmiunique  tout  ce  qu'elle  possède  ;  et  quand 

(i  Hisl.   nat.  Disc,  sur  la  nat.  des  anim.   tome  V,  îu-ia. 

p-  3:i. 


« 


DE   LA  \TUIE  RELIGION.  jgg 

«  on  voudroit  supposer  faussement  que  cette  mère , 
«  dans  l'état  de  nature ,  ne  possède  rien ,  pas  même 
«  la  parole  ;  cette  longue  habitude  ,  avec  son  en- 
<^  fant ,  ne  suffiroit-elle  pas  pour  faire  naître  une 
«  langue  ?  Ainsi  cet  état  de  pure  nature ,  où  l'on 
«  suppose  l'homme  sans  pensée ,  sans  parole ,  est 
«  un  état  idéal ,  imaginaire ,  qui  n'a  jamais  existé  ; 
«  la  nécessité  de  la  longue  habitude  des  parens  à 
«  l'enfant  produit  la  société  au  milieu  du  désert  ; 
«  la  famille  s'entend  par  signes  et  par  sons  ;  et  ce 
«  premier  rayon  d'intelligence  entretenu  ,  cultivé , 
«  communiqué  ,   a    fait    ensuite  éclore  tous  les 
«  germes  de  la  pensée  :  comme  l'habitude  n'a  pu 
«  s'exercer  ,  se  soutenir  si  long-temps  ,  sans  pro- 
«  duire  des  signes  mutuels  et  des  sons  réciproques  ; 
«  ces  signes  ou  ces  sons  ,  toujours  répétés  ,  et 
«  gravés  peu  à  peu  dans  la  mémoire  de  l'enfant , 
«  deviennent  des  expressions  constantes  ;  quelque 
«  courte  qu'en  soit  la  liste  ,  c'est  une  langue  qui 
«  deviendra  bientôt  plus  étendue ,  si  la  famille 
«  augmente  ,   et  qui  toujours    suivra  ,    dans   sa 
«  marche .  les  progrès  de  la  société.  Dès  qu'elle 
«  commence  à  se  former  ,  l'éducation  de  l'enfant 
«  n'est  plus  une  éducation  purement  individuelle  , 
«  puisque    ses    parens  lui  communiquent   non- 
«  seulement  ce  qu'ils  tiennent  de  la  nature  ,  mais 
«  encore  ce  qu'ils  ont  reçu  de  leurs  aïeux  ,  et  de  la 
«  société  dont  ils  font  partie  ;  ce  n'est  plus  une 
«  communication  faite  par  des  individus  isolés , 
«  qui ,  comme  dans  les  animaux ,  se  borneroit  à 
«  transmettre  leurs  simples  facultés  ;  c'est  une  ins- 
«  titution  à  laquelle  l'espèce  entière  a  part ,  et  dont 
«  le  produit  fait  la  base  et  le  lien  de  la  société  ^'\  » 
Sénéque  avoit  déjà  fait  autrefois  une  partie  de 
CCS  réflexions  ^'\ 

(i  Hist.  nat.  t.  XIÎ,  p.  .^9.— (aSeacque,  de  Btuef.  I.4,  c.  18. 


200  TRAITE 

Le  procédé  de  la  nature ,  dans  la  formation  de  la 
société  humaine ,  est  donc  exactement  tel  qu'il 
nous  est  indiqué  dans  les  livres  saints  ;  puisque  par 
ia  nature  f  on  ne  peut  entendi'e  autre  chose  que 
Dieu ,  qui  en  est  l'autem*.  Pour  en  rendre  l'eflet 
plus  sur ,  Dieu  voulut  y  ajouter  la  sanction  et  le 
secours  de  la  religion.  M.  de  Buflon  a  vu  l'honmie 
des  mêmes  yeux  que  les  écrivains  sacrés  ,  et  ceux- 
ci  ont  vécu  dans  des  siècles  où  la  philosophie 
n'existoit  pas  encore.  Qui  leur  a  donné  des  vues  si 
sages  et  si  profondes  ?  Nous  verrons  ,  dans  un 
moment ,  si  les  incrédules  ont  mieux  rencontré 
dans  leur  théorie. 

Dés  qu'il  est  évident  que  l'homme  a  été  destiné  à 
la  société  par  la  nature ,  ou  plutôt  par  le  créateur  , 
il  ne  Test  pas  moins  que  Dieu  ,  en  créant  l'homme , 
n'a  pu  se  dispenser  de  lui  mriposer  les  devoirs ,  sans 
lesquels  la  société  ne  peut  subsister.  Un  être  infi- 
niment sage  ne  peut  vouloir  la  fin ,  sans  vouloir  les 
moyens  ;  autrement  il  se  contrediroit  lui-même.  Il 
résulte  donc  de  la  destination  naturelle  de  l'homme, 
que  Dieu  lui  a  imposé  des  lois ,  lui  a  donné  une 
morale  ,  et  lui  en  a  commandé  l'observation  , 
comme  nous  l'apprennent  les  livres  saints  :  c'est 
ce  que  nous  appelons  la  loi  iiaturelle.  Sans  cette 
loi  émanée  de  l'autorité  divine,  intimée  à  l'honrune 
par  la  conscience  ,  par  la  raison  ,  par  la  révélation 
primitive ,  il  ne  peut  y  avoir  d'obligation  morale 
proprement  dite  ,  point  de  devoir  rigoureux ,  point 
de  droits  réciproques  entre  les  hommes  ,  point  de 
vice  ni  de  vertu.  Nous  le  démontrerons  ,  par  l'exa- 
men que  nous  ferons ,  dans  le  chap.  ^111,  des  divers 
systèmes  ,  que  les  philosophes  ont  imaginés ,  pour 
fonder  une  morale  indépendamment  de  Dieu  et  de 
la  religion.  Il  suffira  ,  pour  le  présent,  de  jeter  un 
coup  d'œil  sur  celui  qui  domine  aujourd'hui  parmi 
les  incrédules. 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  20 L 

S  IV. 

Ils  posent  pour  principe ,  que ,  dans  l'état  de 
pure  nature ,  l'iiomme  a  droit  à  tout  ,  que  son 
droit  s'étend  aussi  loin  que  ses  forces  ,  que  le  droit 
de  nature  ne  lui  interdit  ni  la  diétcorde,  ni  la  haine, 
7ii  la  colère ,  ni  la  frande ,  ni  rien  enfin  de  ce  que 
veut  r appétit.  Pour  faire  cesser  cet  état  de  guerre 
mutuelle,  il  a  fallu  que  l'homme  se  défit  de  s&ii 
droit  naturel  pour  le  posséder  en  commun,  et 
renonçât  aux  désirs  de  son  appétit  pour  le  sou- 
7nettre  à  la  puissance  et  aux  volontés  de  la  société. 
D'où  il  s'ensuit  que  nul  ne  promet ,  sans  fraude  , 
de  renoncer  au  cîroit  qu'il  a  sur  toutes  choses  ;  que 
personne  ne  tiendi'a  effectivement  sa  promesse  ,  s'il 
n'y  est  incité  par  la  crainte  d'un  plus  grand  mal , 
ou  par  l'espérance  d'un  plus  grand  bien....  D'où 
nous  devons  conclure  que  nulle  obligation  n'est 
valide  qu'autant  qu'elle  est  utile ,  que  sans  cette 
circonstance  ,  tout  contrat  est  de  nul  effet. 

Voilà  le  système  de  Spinosa ,  cpii  est  originai- 
rement celui  d'Epicure  :  Spinosa  n'a  fait  que  le 
développer  ;  Hobbes  l'a  soutenu  dans  ses  ouvrages. 
On  le  retrouve  dans  le  système  de  la  nature  ,  dans 
le  livre  de  l'esprit ,  dans  le  système  social ,  dans 
tous  les  écrits  des  matérialistes  ^'\  La  plupart  ont 
compris ,  que  la  convention  ou  le  contrat ,  dont 
parle  Spinosa ,  est  inutile  5  ils  définissent  la  vertu  , 
ce  qui  est  vraiment  et  constamment  utile  à 
Vkomme  vivant  en  société ,  et  le  vice  ,  ce  qui 
lui  est  constamment  nuisible  :  l'homme ,  disent- 

(i  Dioecae  Laèfce,  L  10  ,  §  i5o,  \^.\.  Morale  d'Épicure  , 
par  M.  Battfux  ,  t^.  il\^.  Spinosa,  trriet.  theol.  polit,  c.  16. 
Hobbes,  leviathan ,  I.  Part.  c.  ï3  et  i4-  Du  corps  politique, 
c,  î.  v'^yst.  (le  la  uat.  t.  I ,  c.  9  ,  p.  i34  ,  etc.  Contrat  social  ,1. 
1  ,  c.  S.  De  Tesprit,  tome  I.  2.«  discours  ,  etc.  ,  etc. 
1.  9. 


202  TRAITÉ 

ils ,  est  déterminé  à  pratiquer  l'une  et  à  éviter 
l'autre ,  par  la  connoissance  de  son  véritable  in- 
térêt ,  par  le  même  instinct  qui  lui  fait  rechercher 
le  plaisir  et  fuir  la  douleur.  Socrate  s'est  déjà  élevé 
autrefois  contre  ce  système  ^'\ 

Pour  le  réfuter ,  il  y  a  deux  choses  à  faire  ;  la 
première  ,  de  prouver  que  la  convention  imaginée 
par  Spinosa  est  illusoire  ;  la  seconde  ,  de  démontrer 
que  la  notion  du  vire  et  de  la  vertu  ,  donnée  par  les 
matérialistes  ,  est  fausse  et  absurde. 

En  premier  lieu ,  une  convention  ,  un  contrat . 
une  promesse,  ne  peuvent  fonder  une  obligation  , 
à  moins  quil  n'y  ait  ime  loi  antérieure  qui  oblige 
l'homme  à  tenir  sa  pai'ole  ,  à  observer  les  engage- 
mens  qu'il  contracte.  Si  c'est  la  volonté  seule  de 
l'homme  qui  l'oblige  ,  il  est  clair  que  l'obligation 
ne  dure  qu'autant  que  persévère  la  volonté  ;  la 
même  cause  qui  a  formé  l'obligation  peut  la  rom- 
i  re.  Supposer  la  volonté  obligée  ,  sans  une  loi  qui 
l'oblige  ,  c'est  admettre  un  eÔ'et  sans  cause.  Spinosa 
le  reconnoît  en  avouant  que  tout  contrat  est  de  nul 
effet ,  à  moins  que  l'homme  ne  soit  déterminé  à 
l'accomplir ,  par  la  crainte  d'un  plus  grand  mal , 
ou  par  l'espérance  d'un  plus  grand  bien  ;  que  nulle 
obligation  n'est  valide  ,  qu'autant  qu'elle  est  utile. 
C'est  donc  l'utilité  ou  l'intérêt  qui  fait  toute  la 
force  de  l'obligation;  le  contrat  supposé  ne  change 
absolument  rien  à  la  nature  des  choses. 

Ce  contrat  ne  peut  lier  aucun  particulier,  à 
moins  qu'il  n'y  consente  ;  les  pères  n'ont  pas  pu 
contracter  pour  les  enfans  ,  au  préjudice  du  droit 
de  la  nature  ;  ce  droit  réclame  toujours  en  faveur 
des  derniers  :  tout  homme  qui  peut  impunément 
violer  le  contrat ,  ne  pêche  contre  aucune  loi.  En 
vertu  de  quel  principe  seroit-il  tenu  de  l'observer  ? 

(1  V.  Plalou,  /.  Jj  de  la  rej)ubllque. 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  200 

Parce  qu'on  j^eut  l'y  forcer.  Donc  l'obligation  se 
réduit  toujours  à  la  nécessité  de  céder  à  la  force  , 
et  n'est  qu'une  impuissance  de  résister,  tout  comme 
avant  la  convention  :  la  force  par  elle-même  ne  peut 
lier  la  conscience. 

Pour  admettre  la  nécessité  d'une  convention  ,  il 
faut  supposer  que  les  hommes  sont  sortis  du  sein 
de  la  terre  ,  ou  sont  tombés  des  nues  ,  sans  avoir 
aucune  relation  naturelle  les  uns  avec  les  autres  , 
et  qu'ils  seroient  encore  dans  cet  état,  s'ils  n'en 
étoient  pas  sortis  volontairement  :  supposition 
chiméricpie.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  le  genre  humain 
a  été  formé  ;  Dieu  a  fait  descendre  tous  les  hommes 
d'un  seul  couple  ,  afin  qu'ils  fussent  tous  frères  ;  le 
lien  de  fraternité  les  unit  dés  leur  naissance  ,  et  de 
là  découlent  leurs  devoirs  mutuels.  Si  deux  hom- 
mes ,  partis  des  deux  pôles  ,  se  rencontroient  for- 
tuitement dans  un  désert ,  il  leur  seroit  défendu  . 
par  la  loi  naturelle ,  de  se  nuire ,  et  s'ils  le  faisaient , 
ils  seroient  coupables. 

Le  prétendu  contrat ,  ou  plutôt  la  loi  de  société, 
vient  de  Dieu ,  et  non  des  hommes  ;  il  l'a  portée 
sans  les  consulter  ,  et  poui*  leur  avantage  :  cette  loi 
naturelle  veille  à  leur  conservation  avant  mémo 
rpi'ils  soient  nés  ;  la  seule  qualité  d'homme  les  y 
soumet ,  et  ils  seroient  fort  à  plaindre  si  cela 
n'étoit  pas. 

s  V. 

En  second  Heu ,  l'opinion  qui  réduit  les  devoirs 
de  l'homme  au  seul  calcul  de  ses  intérêts ,  est 
fausse  ,  contradictoire  ,  pernicieuse  ,  destructive 
de  toute  morale  et  de  toute  vertu. 

1.°  11  est  faux  que  la  vertu  soit  toujours  le  parti 
le  plus  utile  et  le  plus  avantageux  à  l'homrae  pour 


20^  TRAITE 

ce  monde  ;  il  y  a  des  cas  où  un  crime  seroit  beau- 
coup plus  utile  qu'un  acte  de  vertu.  Un  homme 
qui ,  dans  le  plus  grand  secret,  m'a  confié  un  dépôt 
considérable  ,  vient  à  mourir  subitement.  Je  ne 
cours  aucmi  danger  en  gardant  ce  dépôt  dont  per- 
sonne n'a  connoissance.  Si  je  le  rends  aux  héritiers 
du  défunt ,  je  m'exposerai  à  passer  pour  un  fripon  ; 
ce  sont  des  âmes  basses  et  avides  qui  me  soupçon- 
neront d'en  avoir  retenu  une  partie ,  et  qui  le 
publieront.  Où  est  l'utilité  qui  me  reviendra  de  la 
restitution  du  dépôt?  On  me  fait  un  procès  injuste, 
où  il  va  de  ma  réputation  et  de  ma  fortune  ;  il  ne 
tient  qu'à  moi  de  le  gagner  par  un  faux  serment 
dont  on  ne  pourra  jamais  me  convaincre  :  suis-je 
autorisé  par  mon  intérêt  à  le  faire?  Socrate  pouvoit 
se  soustraire  à  la  mort ,  en  s'évadant  ,  selon  le 
conseil  de  ses  amis  ;  ses  concitoyens  lui  auroient 
su  gré  de  leur  avoir  épagné  un  crime  ;  revenus  de 
leur  ivresse  momentanée  ,  ils  l'auroient  comblé 
(i'honneuv  :  Socrate  a-t-il  commis  un  crime  en 
buvant  la  ciguè  ?  Où  est  l'intérêt  qui  engage 
Aristide  mourant  ,  à  pardonner  l'ingratitude  des 
Athéniens  ;  qui  porte  un  citoyen  vertueux  à  s'im- 
moler pour  sa  patrie  ;  qui  détermine  un  voyageur 
à  soulager  un  inconnu ,  qu'il  ne  reverra  jamais  ; 
qui  excite  un  homme  généreux  à  cacher ,  sous  un 
silence  impénétrable  ,  les  libéralités  qu'il  fait? 

Les  matérialistes  déclament  contre  la  provi- 
dence ,  parce  qu'elle  permet  que  la  vertu  soit 
malheureuse  sur  la  terre  ;  et  par  une  contradiction 
révoltante  ,  ils  s'efforcent  de  prouver  que  la  vertu 
porte  toujours  avec  soi ,  en  ce  monde  ,  sa  projn'c 
récompense. 

2.'^  Ils  confondent  le  bien  moral,  ou  la  vertu , 
avec  le  bien  physique  ;  l'obligation  morale  de 
pratiquer  la  vertu ,  par  cho'x  ,  avec  la  néces.^ité 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  20 J 

physique  et  naturelle  qui  nous  fait  rechercher  le 
hien-être.  Or,  il  n'y  a  aucune  obligation  morale  , 
pour  l'homnie ,  de  se  procurer  le  bien-être;  souvent 
il  peut  s'en  priver  pour  des  motifs  très-louables  ; 
mais  il  n'est  jamais  louable  d'omettre  un  acte  de 
vertu.  L'homme  qui  renonce  à  un  bien  sensible , 
sera  ,  si  l'on  veut ,  un  imprudent  ;  il  n'est  pas  pour 
cela  coupable  d'un  crime.  Selon  les  athées,  l'homme 
peut  renoncer  à  la  vie ,  à  sa  conservation ,  à  son 
Otre ,  sans  violer  aucune  loi  ;  et  ils  lui  font  une  loi 
de  se  procurer  le  bien-être. 

5.°  Le  mot  intérêt ,  dit  un  docteur  matérialiste , 
est  le  synonyme  d'injustice ,  de  corruption  ,  de 
malice,  de  petitesse,  dans  un  avare ,  un  courtisan  , 
un  tyran  :  dans  l'homme  de  bien  ,  intérêt  signifie 
équité  ,  bienfaisance ,  grandeur  d'âme ,  désir  de 
mériter  l'estime  des  autres  ^'\  L'intérêt  est  donc 
un  piotée  qui  prend  la  forme  du  caractère ,  du 
tempérament ,  des  passions  de  tous  les  hommes. 
En  quel  sens  un  motif  aussi  versatile  peut-il  être 
un  ressort  général  de  vertu  ? 

Chez  les  natioms  dont  le  luxe  a  cori*ompu  les 
mœurs,  il  est  impossible  que  la  vertu  soit  une 
voie  assm'ée  pour  gagner  l'estime  et  la  faveur 
■  publique.  Un  homme  d'une  austère  probité,  est 
un  censeur  incommode  ,  un  citoyen  dyscole  ,  avec 
lequel  on  ne  peut  pas  commercer  ;  c'est  Aristide 
aa  milieu  d'Athènes.  Le  vice  adroit ,  souple  ,  insi- 
nuant ,  doit  être  alors  le  mérite  le  plus  accrédité  ; 
la  vertu ,  loin  d'être  utile ,  peut  être  un  sujet  de 
haine  et  de  proscription.  Il  s'ensuivToit  donc  que  , 
quand  les  mœurs  des  nations  changent ,  les  idées 
de  vice  et  de  vertu  subissent  la  même  révolution  ; 
que  plus  un  peuple  est  vicieux  ,  plus  il  a  droit  de  le 
devenir.  Les  athées  conviennent  que  ,  dans  ces 

(i  Syst.  social ,  l.  part.  c.  5  ,  c,  (\.  p.  63. 


206  TRAITÉ 

«  irconstances ,  l'iiomine  vertueux  est  réduit  à  se 
contenter  du  témoignage  de  sa  conscience  :  et  que 
lui  témoignera-t-elle ?  Qu'il  a  été  un  insensé,  et 
qu'il  a  mal  calculé  ses  intérêts.  Il  sera  forcé  de 
dire,  comme  Brutus  mourant  :  O  vertu,  je  re- 
connois  que  tu  n'es  quun  vain  nom;  les  scélérats 
qui  ont  trahi  leur  j)atrie ,  ont  été  plus  sages  que 
moi  ^'\ 

§  VI. 

Le  fondement  des  vertus  sociales  et  de  nos  de- 
voirs ,  doit  être  certain  ,  immuable  ,  universel ,  le 
même  à  l'égard  de  tous  les  hommes;  il  faut  un 
intérêt  plus  solide  ,  plus  puissant ,  plus  constant , 
([ue  les  avantages  passagers  de  cette  vie.  Ceux-ci 
varient  selon  les  circonstances ,  selon  le  génie  et 
les  passions  particulières  de  chaque  individu  ,  selon 
les  mœurs  et  les  usages  des  nations.  11  faut  une  loi 
suprême  et  immuable ,  indépendante  du  caprice  et 
de  l'opinion  des  hommes.  Dés  qu'il  y  a  un  être 
souverain ,  créateur  de  l'homme ,  dont  la  provi- 
dence veille  sur  toutes  choses ,  qui  lui  commande 
d'aimer ,  de  secourir  ,  de  servir  ses  semblables  ,  de 
ne  leur  jamais  nuire,  sous  peine  d'être  puni  en  ce 
monde  ou  en  l'autre ,  qui  lui  intime  cette  loi  par 
la  voix  de  la  conscience  ;  il  n'est  plus  personne  qui 
ne  soit  vivement  intéressé  à  remplir  cette  obliga- 
tion, puisque  tout  homme  est  certain  d'être ,  tut 
ou  tard  ,  récom]>ensé  de  ses  vertus ,  ou  puni  de  ses 
crimes ,  quel  que  soit  d'ailleurs  l'avantage  ou  le 
désavantage  qui  peut  lui  en  revenir  dans  la  so- 
ciété. 

ï)ès  lors,  les  idées  du  juste  et  de  l'injuste,  du 
bien  et  du  mal ,  du  vice  et  de  la  vertu  ,  sont  cer- 

(i  Dict,  Cfil.   Brutus  (  Marcus  Junius  )  C. 


DE   LA   y  RAIE   RELIGION.  207 

taines ,  immuables ,  comme  la  volonté  éternelle  de 
Dieu  ;  tout  homme  peut  lire  ses  devoirs  dans  le 
ioud  de  son  cœur.  Il  sent  que  la  vertu  n'est  jamais 
plus  héroïque ,  et  plus  digne  d'une  récompense 
immortelle  ,  que  quand  elle  fait ,  ici  bas  ,  le  mal- 
heur de  celui  qui  la  pratique.  L'homme  puise  dans 
la  religion ,  dans  la  croyance  d'un  Dieu  et  d'une 
autre  vie  ,  un  motif  solide  et  infaillible  d'être  ver- 
tueux ,  bienfaisant ,  soumis  aux  lois  ,  de  réprimer 
ses  passions ,  de  remplir  tous  les  devoirs  de  la 
société  ;  il  y  trouve  une  espérance  capable  de  le 
soutenir  et  de  le  consoler  dans  les  disgrâces.  C'est 
alors  seidement,  que  le  témoignage  de  la  conscience 
])eut  nous  dédommager  de  l'injustice  de  nos  sem- 
blables. 

Ce  motif  invariable  ne  porte  aucun  préjudice 
aux  avantages  temporels  de  la  vertu  ;  c'est  un  trait 
de  mauvaise  foi  de  la  part  des  incrédules  de  su[)- 
poser  le  contraire.  Lorsque  les  hommes  sont  assez 
équitables  pour  rendre  à  la  vertu  la  justice  qui  lui 
est  due  ,  la  religion  ne  défend  point  à  l'homme  d'y 
être  sensible.  Jamais  les  livres  saints  n'ont  décidé 
que  l'homme  ne  doit  point  chercher  son  bonheur 
temporel  dans  la  vertu  ;  la  maxime  contraire  y  est 
formellement  enseignée  :  V affliction  et  la  douleur, 
dit  un  apôtre  ,  sont  le  partage  de  tout  homme  qui 
fait  le  mal;  gloire ,  honneur  et  paix  à  quiconque 
fait  le  bien  y  soit  Juif ,  soit  Gentil  '^'\  Les  béné- 
dictions temporelles  que  Dieu  accordoit  aux  pa- 
triarches ,  ne  leur  ôtoient  pas  l'espérance  d'un 
bonheur  éternel.  Jésus-Christ  commande  de  cher- 
cher ,  en  premier  lieu ,  le  royaume  de  Dieu  et  sa 
justice  ;  et  il  ajoute  que  le  reste  nous  sera  donné 
par  surcroit  ^'>.  11  ne  veut  pas  que  l'on  envisage  les 
biens  temporels  comme  motif  principal ,  parce 

^i  Rom.   c,   a  ,  ;^.  9  et   10.  —  ;2  ^:atl.  c.  G. 


208  TILUTÉ 

que  ce  motif  peut  manquer  ;  mais  loin  de  l'inter- 
dire ,  il  le  propose  du  moins  en  second  lieu.  Voilà 
donc ,  dans  la  religion  même  ,  deux  motifs  au  lieu 
d'un  pour  nous  engager  à  être  vertueux  ;  lorsque  le 
second  manque ,  le  premier  ne  peut  pas  manquer. 

Jugeons  par-là  de  la  justesse  du  raisomieraent 
des  incrédules.  Des  récompenses  éloignées ,  disent- 
ils  ,  dans  un  avenir  incertain ,  touchent  foiblement 
les  hommes  ;  voilà  pourquoi  la  religion  produit  si 
peu  d'effet  parmi  eux  :  il  faut  donc  leui'  en  proposer 
qui  soient  présentes,  sensibles ,  palpables ,  et  laisser 
là  les  autres. 

Aveugles  raisonneurs  !  La  religion  a-t-elle  jamais 
anéanti  les  récompenses  présentes  de  la  vertu  ? 
L'homme  ,  craignant  Dieu  ,  auquel  il  arrive  de 
j)écher  contre  sa  conscience,  oublie  donc  tout  à  la 
fois  les  récompenses  temporelles  et  le  bonheur 
éternel  attachés  à  la  vertu.  Alors  les  unes  et  les 
autres  sont  également  inefficaces  à  son  égard. 
S'ensuit-il  qu'il  faut  les  supprimer  également  ?  La 
vertu  peut-elle  procurer  de  plus  grands  avantages 
temporels  à  un  athée  qu'à  un  homme  religieux  ? 

s  VII. 

Pour  achever  de  démontrer  que  la  vertu  ne  j^ut 
avoir  d'autre  base  solide  que  la  religion  ,  nous 
ajouterons  ici  Taveu  des  philosophes  anciens  et 
modernes ,  même  des  incrédules  ;  il  est  d'autant 
plus  frappant ,  qu'ils  l'ont  fait  contre  l'intérêt  de 
leur  système. 

Chrysippe  ,  chef  des  stoïciens  ,  convenoit  que  le 
seul  et  véritable  fondement  de  la  morale,  est  la 
volonté  de  Dieu ,  interprétée  par  le  sentiment  moral . 
et  la  différence  essentielle  des  choses.  Zenon  pensoit 


DE   LA   VILVIE   RELIGION.  20  0 

(le  même  ^'\  C'étoit  une  contradiction  avec  les 
principes  du  stoïcisme  :  Plutai'que  a  eu  raison  de  la 
leur  reprocher  ^'K 

Cicéron ,  après  avoir  épuisé  toutes  les  ressources 
de  son  génie  à  prouver  qu'il  y  a  un  droit  naturel ,  des 
actions  justes  de  leur  natm-e,  et  indépendamment 
de  l'institution  des  hommes,  n'ose  se  flatter  cpie  ses 
jn'incipes  seront  approuvés  de  tous  les  philosophes , 
ni  ses  preuves  assez  solides  pour  tenir  contre  leurs 
objections.  Il  demande  grâce  aux  sceptiques  ;  à 
Arcésilas  et  à  Carnéade;  il  craint  que  s'ils  venoient 
l'attaquer,  ils  ne  fissent  de  trop  grandes  brèches 
dans  l'édifice  qu'il  avoit  construit  ;  il  ne  se  sent  pas 
assez  de  forces  pour  les  repousser;  le  désire  seu- 
lement de  les  appaiser  '^^\  Or  ,  à  quoi  peut  aboutir 
une  morale  que  le  moindre  souffle  de  scepticisme 
peut  renverser  ?  il  lui  manquoit  l'appui  de  la 
religion. 

Pline ,  qui  ne  croyoit  ni  Dieu ,  ni  providence  ,  a 
cependant  reconnu  l'utilité  de  cette  doctrine.  «  Il 
«  est  avantageux ,  dit-il ,  que  l'on  croie  que  les 
«  dieux  font  attention  aux  choses  humaines  ;  que 
«  si  les  malfaiteurs  tardent  si  souvent  à  être  punis , 
«  à  cause  de  la  multitude  des  soins  dont  Dieu  est 
«  occupé,  ils  n'échappent  jamais  au  châtiment, 
«  que  l'homme  n'a  point  été  créé  semblable  à  Dieu 
<(  pour  se  rapprocher  des  brutes ,  par  la  bassesse  de 
«  ses  inclinations  ^^\  » 

Pomponace,  qui  ne  s'est  rendu  que  trop  suspect 
d'athéisme,  dit  que,  si  tous  les  hommes  étoient  nés 
avec  un  excellent  caractère  ,  la  beauté  de  la  vertu 
et  ses  avantages  suffiroient  pour  les  engager  tous 

(i  Cir.  de  nat.  deor,  1.  i,  n.°  i^.  —  (2  Plutarque  ,  contrad. 
des  stoïcien»,  u.»  7,  et  8.  — (3  Cic.  1.  i ,  de  legib.  \.  S.  Aug. 
de  Civit.  Dei.  1.  2,  c.  21.  Biyle  Dict.  crit.  carnacce.  H. — 
(i  ni>t.  nat.  1.  2,  c.  7. 


2  1  O  TRAll'E 

à  bien  faire  ;  mais  que,  comme  le  très-grand  nom- 
bre a  de  mauvaises  inclinations  ,  il  a  fallu  ,  pour  le 
bien  commun ,  imaginer  les  peines  et  les  récom- 
penses de  l'autre  vie ,  parce  que  cette  croyance  peut 
être  utile  à  tous  les  hommes  ^'\ 

Spinosa  parle  de  même.  <(  Si  tous  les  hommes  , 
«  dit-il  ,  étoient  d'un  tempéramment  à  ne  rien 
«  souhaiter  que  de  raisonnable ,  il  est  certain  que , 
«  poiu'  vivre  ensemble  ,  ils  nauroient  pas  besoin 
«  de  lois  ;  il  siilfiroit  de  les  instruire  d'une  bonne 
«  morale....  Mais  la  nature  humaine  est  bien  ëloi- 
<t  gnée  de  cette  modération  ;  tous  courent  à  leur 
«  intérêt....  et  vont  aveuglement  où  leur  appétit  les 
<(  entraîne.  Delà  vient  que  l'autorité  et  la  violence 
«  sont  le  maintien  des  sociétés ,  et  qu'il  y  faut 
«  absolument  des  lois  qui  tiennent  en  bride  la 
K  licence  eflrénée  des  hommes  ,  et  répriment  leur 
«  insolence.  »  Après  avoir  remarqué  que  la  crainte 
est  un  état  violent,  et  un  joug  que  les  hommes  sont 
toujours  tantes  de  secouer,  il  ajoute  :  «  Voilà  la 
((  raison  cpii  obligea  Moïse  ,  divinement  inspiré  ,  à 
«  introduire  la  religion  dans  sa  république,  afin 
«  que  le  peuple  fit  son  devoir ,  plus  par  dévotion 
«  que  par  crainte.  »  Enfin  il  dit  que  celui  qui  n'a 
aucune  idée  de  Dieu,  ni  par  l'histoire  de  la  révé- 
lation ,  ni  par  la  lumière  naturelle  ,  s'il  n'est  impie 
et  réfractaire ,  est  un  brutal ,  cfui  n'a  que  le  nom 
d'homme ,  et  que  Dieu  n'a  doué  d'aucune  bonne 
qualité  ^'\ 

Bayle,  qui  a  employé  toutes  les  subtilités  possi- 
bles, pour  prouver  qu'une  société  d'athées  |)Ourroit 
subsister ,  rend  quelquefois  hommage  aux  effets 
salutaires  de  la  religion ,  et  en  avoue  la  nécessité. 

(i  De  immort,  animne,  p.  ia3.  V.  I.  Dissert,  tirée  de  \Var- 
burthon,  p.  53,5;.—  (2  Tract.  ihJol  polit,  c.  Sj  traductiou, 
p.  i3/,  ,  13;,  1^4. 


DE   LA   MLilE   RELIGION.  2  1  1 

«  On  a  reconnu  de  tout  temps ,  dit-il ,  que  la  religion 
«  étoit  un  des  liens  de  la  société  ,  et  que  les  sujets 
«  n'étoient  jamais  mieux  retenus  dans  l'obéissance 
«  que  lorsqu'on  savoit  faire  intervenir  à  propos  le 
«  ministère  des  dieux....  N'en  déplaise  à  Cardan, 
«  une  société  d'athées  ,  incapable  qu'elle  seroit  de 
«  se  servir  des  motifs  de  religion  pour  se  donner 
«  du  courage ,  seroit  bien  plus  facile  à  dissiper 
«  qu'une  société  de  gens  qui  servent  des  dieux  : 
«  et  quoiqu'il  ait  quelque  raison  de  dire  que  la 
«  croyance  de  l'immortalité  de  l'âme  a  causé  de 
«  grands  désordres  dans  le  monde ,  par  les  guerres 
«  de  religion  qu'elle  a  excitées  de  tout  temps ,  il 
«  est  faux ,  même  à  ne  regarder  les  choses  que  ])ar 
«  des  vues  de  politique ,  qu'elle  ait  apporté  plus 
«  de  mal  que  de  bien  ,  comme  il  voudjoit  le  faire 
«  accroire  ^*\  » 

Bayle  cite  le  traité  dans  lequel  Plutarque  a  dé- 
montré aux  épicuriens  que  la  doctrine  qui  rejette 
la  providence  de  Dieu  et  l'immortalité  de  l'àme ,  ôte 
à  l'homme  une  infinité  de  consolations  pendant  sa 
vie,  et  le  réduit  au  désespoir,  quand  il  faut  mourir  j 
et  il  avoue  que  Plutarque  a  prouvé  ce  point  très- 
solidement  ^  \ 

Il  le  confirme  ailleurs,  par  l'exemple  de  Brutus , 
qui  termina  sa  vie  en  injuriant  la  vertu ,  et  en  se 
repentant  de  l'avoir  pratiquée.  Ce  Romain ,  dit-il , 
n'avoit  pas  tout  le  tort  que  l'on  s'imagine.  «  Si  l'on 
«  ne  joignoit  pas  à  l'exercice  de  la  vertu ,  ces  biens 
«  à  venir  que  l'écriture  promet  aux  fidèles ,  on 
«  poiurroit  mettre  la  vertu  et  l'innocence  au  nombre 
«  des  choses  sur  lesquelles  Salomon  a  prononcé 
«  son  aiTet  définitif:  Vanitti  des  vanités ,  et  tout 

est  vanité.  S'appuyer  sur  son  innocence ,  seroit 

(i  Pensées  sur  la  comète,  §  io8  et  i3i.  — •  (2  Dict.  crii.  Epi^ 
/re.  R. 


« 


2  1  2  TR-UTE 

«  s'appuyer  sur  le  roseau  cassé ,  qui  perce  la  main 
«  de  celui  qui  veut  s'en  servir  ^'\  » 

En  parlant  des  Saducéens ,  il  observe  qu'en  rui- 
nant le  dogme  de  l'immortalité  de  l'âme ,  on  ôte  à 
la  religion  toute  sa  force ,  par  rapport  à  la  pratique 
de  la  vertu  :  il  le  prouve  par  deux  remarques.  L'une , 
«  qu'il  n'est  presque  pas  possible  de  persuader  aux 
«  gens  qu'ils  prospéreront  sur  la  terre  ,  en  vivant 
«  bien  ,  et  qu'ils  seront  accablés  de  la  mauvaise 
«  fortune  ,  en  vivant  mal ,  parce  que  l'expérience 
«  paroît  contraire  :  l'autre  ,  que  les  orthodoxes 
«  peuvent  se  flatter  de  cette  espérance  tout  comme 
«  les  Saducéens  ,  et  qu'ayant  de  plus  la  ressource 
«  de  l'éternité  ,  ils  seront  plus  en  état  de  faire 
«  influer  la  religion  sur  leur  morale  pratique  ''\  » 

§  VIII. 

Bolingbroke  avoue  que  la  doctrine  des  récom- 
p«ises  et  des  peines  futures  est  propre  à  donner  de 
la  force  aux  lois  civiles ,  et  à  réprimer  les  vices  des 
particuliers.  La  raison ,  dit-il ,  qui  ne  peut  pas 
l'admettre  sur  les  principes  de  la  théologie  natu- 
relle ,  ne  doit  pas  la  rejeter  dans  les  principes  de  la 
bonne  politique  ^^\  «  L'utilité  de  maintenir  la 
<(  religion ,  et  le  danger  de  la  négliger ,  ont  été 
«  extrêmement  visibles  dans  toute  la  durée  du 

«  gouvernement  romain Quoique  la  religion 

«  établie  par  Numa  fiU  absurde  ,  cependant  la 
«  crainte  d'un  pouvoir  suprême,  la  croyance  d'une 
«  providence  qui  régloit  toutes  choses ,  produi- 
«  sirent  les  merveilleux  effets  que  Polybe ,  Cicéron , 
«  Plutarque  et  Machiavel  leur  attribuent....  L'oubli 

(i  Dict.  crit.  Brutus  (  Marc.  Juiiius.  )  C.  D.  (2  Saducéens  , 
K.  Contin.  de  pensées  div.  §  i53.  (3  Œuvres,  tome  V ,  p. 
3i2.  48j. 


DE   LA   TRAIE   RELIGION.  210 


«  et  le  mépris  de  la  religion  furent  îa  cause  prin- 
((  cipale  des  maux  que  Rome  éprouva  dans  la  suite  ; 
«  la  religion  et  l'état  déchurent  dans  la  même 
«  proportion  ^'\  » 

Sliastesbm'T ,  après  avoir  soutenu  que .  sans  la 
croyance  d'un  Dieu  ,  l'homme  peut  sentir  les 
avantages  de  la  vertu ,  et  en  avoir  une  haute  idée  , 
ajoute  :  «  Néanmoins  il  faut  avouer  que  la  pente 
«  naturelle  de  l'athéisme  est  très -différente  ;  il 
<(  tend  à  retrancher  toute  affection  à  ce  qu'il  y  a 
«  de  plus  aimal)le  et  de  plus  digne  de  l'homme. 
«  Peut-on  être  porté  à  aimer  ou  à  admirer  quelque 
«  chose  ,  comme  ayant  rapport  à  l'ordre  de  l'uni- 
((  vers  ,  quand  on  regarde  l'univers  comme  un 
((  cahos  de  désordres?...  Rien  n'est  plus  capable 
«  d'exciter  à  la  vertu ,  et  de  détourner  du  vice , 
«  que  la  présence  d'un  Etre  suprême ,  témoin  et 
«  juge  de  ce  cpii  se  passe  dans  l'univers  ;  et  c'est 
«  un  grand  défaut  dans  l'athéisme  de  retrancher 
«  ce  motif....  Croire  que  les  mauvaises  actions 
»  auxquelles  nous  sommes  entraînés  par  des  pas- 
«  sions  violentes ,  sont  punies  par  la  justice  divine  , 
<(  est  le  meilleur  remède  contre  le  vice  ,  et  le  plus 
«  grand  encouragement  à  la  vertu  ^'\  » 

David  Hume  s'est  expliqué  d'une  manière  encore 
plus  forte.  «  Ceux  qui  s'efforcent ,  dit-il ,  de  désa- 
«  buser  le  genre  humain  de  ces  sortes  de  préjugés 
«  (  de  religion  )  sont  peut-être  de  bons  raisonneurs  ; 
«  mais  je  ne  saur  ois  les  reconnoître  pour  bons 
(i  citoyens  ,  ni  pour  bons  politiques  ;  puisqu'ils 
«  affranchissent  les  hommes  d'un. des  freins  de  leurs 
«  passions  ;  et  qu'ils  rendent  l'infraction  des  lois 
de  l'équité  et  de  la  société  plus  aisée  et  plus  sure 


.(( 


c^ 


«  à  cet  égard 

(i  Bolingl).  t.  TV,  p.  428.  —  (2  recherches  sur  le  mérit*  et 
layertu,  1.1.  111.  part.  §  3.  «-(3  Essai,  OEuy.  tome  lit,  p.  3oi. 


2  1  k  TR  VITE 

L'auteur  de  la  lettre  de  Trasibule  à  Leucii)pe, 
soutient  dans  un  endroit ,  que  l'opinion  de  l'exis- 
tence de  Dieu  ne  sert  de  rien  pour  rendre  les 
hommes  meilleurs  ;  mais  dans  la  suite  il  se  rétracte , 
et  convient  que  les  fictions  de  la  vie  à  venir  sont 
très-avantageuses  au  genre  humain.  «  Le  commun 
«  des  hommes ,  dit-il ,  est  trop  corrompu  et  trop 
«  insensé  ,  pour  n'avoir  pas  besoin  d'être  conduit 
4v  à  la  pratique  des  actions  vertueuses,  c'est-à-dire, 
(\  utiles  à  la  société,  par  l'espoir  de  la  récompense, 
«  et  détourné  des  actions  criminelles  par  la  crainte 
«  des  châtimens.  C'est  là  ce  qui  a  donné  naissance 
«  aux  lois  ;  mais  comme  ces  lois  ne  punissent  ni 
«  ne  récompensent  les  actions  secrètes ,  et  que , 
«  dans  les  sociétés  les  mieux  réglées ,  les  coupables 
«  puissans  et  accrédités  trouvent  le  secret  de  les 
« 
« 


éluder,  il  a  fallu  imaginer  un  tribunal  plus 
redoutable  que  celui  du  magistrat.  On  a  supposé 
«  qu'à  la  mort  nous  entrions  dans  une  nouvelle 
«  vie,  etc....  Cette  opinion  sans  doute  est  le  plus 
«  ferme  fondement  des  sociétés  ;  c'est  elle  qui  porte 
«  les  hommes  à  la  vertu ,  et  les  détourne  du  crime 
«  *•".  »  Toland ,  dans  ses  lettres  philosophiques ,  dit 
la  même  chose  ^'\ 

Dans  les  nouvelles  libertés  de  penser ,  un  philo- 
sophe ,  après  avoir  attaqué  l'existence  de  l'âme  et 
l'existence  de  Dieu ,  soutient  que  la  morale  n'est 
fondée  que  sur  l'amour  propre,  et  finit  par  ces  mots  : 
«  Ce  n'est  pas  que  cette  morale  ne  fut  dangereuse 
«  en  général  ;  elle  n'est  bonne  à  prêcher  qu'aux 
¥.  honnêtes  gens  ,  et  le  peuple  ne  seroit  pas  arrêté 
«  par  ce  sentiment  délicat  d'amour-propre  ;  mais 
«  est-ce  la  faute  de  la  morale  ^^  ?  ;>  Et  quelle  morale 

(i  Lettre  de  Trasib.  p.  169  et  282.  (2  Seconde  kttre  §  i3, 
p.  80.  —  (3  Nouv.  iib.  de  penser  ,  p.  i5o  et  171. 


DE    LA   VRXTE   RELIGION'.  2l5 

plus  fautive  que  celle  qui  ne  convient  pas  au  peuple, 
et  qui  est  dangereuse  en  général. 

L'auteur  du  système  de  la  nature  observe  «  que 
«  dans  une  société  nombreu-se ,  fixée  et  civilisée ,  les 
«  besoins  venant  à  se  multiplier  ,  et  les  intérêts  à 
«  se  croiser  ,  Von  est  obligé  de  recourir  à  des 
«  gouvernemens  ,  à  des  lois ,  à  des  cultes  publics  , 
«  à  des  systèmes  uniformes  de  religion ,  pour  main- 
«  tenir  la  concorde,....  qu'ainsi  peu  à  peu  la  morale 
«  et  la  politique  se  trouvent  liées  au  système  re- 
«  ligieux  ^'>.  » 

Enfin ,  dans  les  dialogues  sur  l'âme ,  un  maté- 
rialiste ,  après  avoir  décidé  que  la  loi  éternelle  de 
faire  le  bien  et  d'éviter  le  mal  n'a  d'autre  base  que 
la  nécessité  d'aimer  le  plaisir  et  de  fuir  la  douleur  ; 
qu'une  morale  très-simple  et  très-pure  découle  de 
là  comme  de  sa  source,  se  propose  cette  objection  : 
«  S'il  n'est  aucun  objet  ou  aucun  Dieu  auquel  on 
«  rapporte  ses  actes  ,  et  qui  en  juge  ,  pour  ensuite 
«  y  proportionner  les  récompenses  et  les  peines  , 
«  ces  actes  me  paroissent  indifïérens  en  eux- 
«  mêmes  ;  et  pourvu  qu'ils  ne  blessent  point  la  îoi 
<(  nationale,  ou  que  ses  ministres  V ignorent ,  ils 
«  sont  toujours  bons ,  s'ils  tournent  à  l'avamtage 
<(  de  celui  qui  les  produit  ^'^-  »  L'argument  étoit 
pressant ,  et  méritoit  une  réponse  :  l'auteur  a  trouvé 
bon  de  n'en  donner  aucune  ;  son  silence  vaut  une 
démonstration. 

Voilà  parmi  nos  adversaires  une  tradition  assez 
constante  de  la  nécessité  de  la  religion,  pour  fonder 
la  morale  et  la  société.  Il  faut  que  la  vérité  soit  bien 
puissante,  pour  leur  airacher  des  aveux  qui  ren- 
versent lem's  systèmes  ,  et  qui  les  couvrent  d  op- 
probre. Il  en  résulte  clairement  qu'un  athée  ne 

(i  Syst.  de  lanat.  t.  II,  c.  i3,  p.  877,  879.  (2  Dial.  sur  l'àme, 
p.  119, 120,  laa.  y.  encore  Emile,  t.  III,  p.  uo  et  191. 


2  l  b  TRAITE 

peut  avoir  aucun  motif  solide  de  pratiquer  la  vertu 
et  de  remplir  les  devoirs  de  l'humanité. 

§   IX. 

Bayle ,  qui  a  profité  plus  qu'aucun  autre ,  du 
privilège  de  soutenir  le  pour  et  le  contre ,  a  fait 
tout  son  possible  pour  ébranler  une  vérité  dont  il 
étoit  convenu  plus  d'une  fois;  ses  objections  ont 
été  copiées  par  tous  les  incrédules  :  nous  les  abré- 
gerons sans  les  affbiblir. 

Ce  subtil  raisonneur,  poussé  par  ses  adversaires . 
a  été  forcé  d'avouer  que  les  principes  de  l'athéisme 
conduisent  directement  à  la  corruption  des  mœurs, 
et  à  des  cùnséquences  affreuses  ;  que  si  les  athées 
raisonnoient  conséquemment ,  ils  se  li\Teroient  à 
toutes  sortes  de  crimes  ^"  :  mais  il  soutient  qu'ils 
se  contredisent  dans  la  pratique  ,  et  qu'ils  ont  cela 
de  commun  avec  ceux  qui  ont  une  religion,  puisque 
les  chrétiens  mêmes  ne  suivent  point  dans  leur 
conduite  les  maximes  de  l'évangile.  11  conclut  qu'en 
général ,  l'homme  n'agit  point  selon  les  opinions 
qu'il  peut  avoir  adoptées  ;  que  l'on  ne  peut  pas  juger 
des  mœms  d'un  pso-ticulier  ,  ni  d'une  nation  ,  par 
la  croyance  qu'ils  professent. 

Très-peu  de  chrétiens ,  dit-il ,  vivent  selon  la 
morale  de  leur  religion  ;  les  crimes  sont  presque 
aussi  communs  parmi  nous  que  parmi  les  infidèles. 
Les  soldats  clirétiens  seroient  des  lâches,  s'ils  sui- 
voient  les  maximes  de  l'évangile  ;  si  les  femmes  sont 
chastes,  c'est  plutôt  par  honneur,  que  par  religion. 
Il  est  prouvé ,  par  l'histoire ,  que  les  plus  grands 
scélérats  n'étoient  pas  des  incrédules  ;  que  les 
princes  les  plus  corrompus  n'avoient  pas  abjuré 
leur  foi  ;  à  la  naissance  de  la  prétendue  réforme,  les 

(i  PcQiécs  div.  âur  la  couiùlc,  ^  129.  Continuation,  ;^  i49- 


DE    LA   VRAIE   RELIGION".  217 

courtisans  les  plus  débauchés  étoient  ceux  qui 
témoignoient  le  plus  de  zélé  pour  le  catholicisme  , 
et  de  haine  contre  les  protestans.  Donc,  s'il  y  a 
encore  des  mœurs  parmi  nous ,  cela  vient  plutôt  de 
la  crainte  des  lois  humaines ,  que  d'un  fond  de 
respect  pour  la  loi  divine.  Les  confessions ,  les 
conmiunions  et  les  autres  pratiques  produisent 
très-peu  d'effet  ;  en  général,  la  religion  est  un  û'ein 
trés-foible  pour  contenir  la  plupart  des  hommes  : 
les  passions  sont  à  peu-prés  l'unique  ressort  de  leurs 
actions. 

Quant  aux  athées ,  leurs  opinions  ne  conduisent 
pas  nécessairement  à  la  corruption  des  mœurs , 
parce  qu'indépendamment  de  la  religion ,  il  y  a 
des  principes  d'honnêteté  et  de  vertu ,  fondés  sur 
l'essence  des  choses.  Les  athées  peuvent  être  retenus 
par  la  considération  de  l'excellence  et  de  la  beauté 
de  la  vertu  ,  par  le  point  d'honneur  ,  par  l'envie  de 
s'immortaliser  ,  par  l'intérêt  du  système  ,  et  pour 
ne  pas  rendre  leur  secte  odieuse  ;  ils  pourroient 
donc  former  une  société  toute  semblable  à  une. 
société  de  païens.  Il  y  a  eu  des  athées  vertueux  .  on 
peut  en  citer  plusieurs  ;  on  connoit  des  nations  qui 
n'ont  aucune  idée  de  Dieu  ni  de  religion  ;  d'autres 
qui  croient  l'immortalité  de  l'àme ,  sans  admettre 
l'existence  de  Dieu.  Si  donc  il  y  a  des  athées  vi- 
cieux ,  cela  ne  vient  pas  de  leur  système  ,  mais  de 
ce  qu'ils  suivent  leurs  passions  comme  le  reste  des 
hommes  '•. 


fi  Pensées  sur  la  comète,  §  12901  suiv.  Contiu.  §  i38  el  suir. 
Réponse  aux  Quest.  d'ua  provinc.  III.  part.  c.  29  et  suiv.  Dict. 
cr,  Arcésilus  ,  K.  Gui-Patin  ,  C 

1.  10 


2l8  TRAITÉ 


S  X. 


Réponse.  Remarquons  d'abord  trois  ou  quatre 
contradictions  dans  les  argumens  de  Bayle  ;  nous 
répondrons  directement  ensuite. 

11  pai't  de  ce  principe ,  que  l'homme  ne  suit  point , 
dans  la  pratique ,  les  maximes  spéculatives  qu'il 
fait  profession  de  croire  ,  que  l'on  ne  peut  pas  juger 
des  mœurs  par  les  opinions  ;  et  pour  juger  des 
mœurs  qui  régner  oient  dans  une  société  d'athées  , 
il  se  fonde  uniquement  sm'  leurs  opinions,  touchant 
la  beauté  de  la  vertu  ,  le  point  d'honneur,  la  gloire 
de  s'immortaliser ,  etc. 

Il  convient  qu'il  n'y  a  point  d'annales  qui  nous 
apprennent  les  mœurs  et  les  coutumes  d'une  nation 
plongée  dans  l'athéisme  ,  cfu'ainsi  Von  ne  peut  pas 
en  décider  par  l'expérience  ^'\  11  soutient  néan- 
moins qu'il  y  a  des  nations  en  société ,  qui  ne 
connoissent  aucune  divinité.  Que  ne  consultoit-il 
leurs  annales ,  pour  nous  apprendre  quelles  sont 
les  mœurs  d'une  société  où  l'on  ne  croit  pas  en 
Dieu? 

Il  va  plus  loin  :  il  avoue  qu'il  est  impossible  que 
l'athéisme  s'établisse  chez  une  nation  policée  ;  que, 
«  s'il  y  a  des  peuples  qui  n'admettent  aucune  divi- 
«  nité  ,  ils  ont  été  dans  cet  état  dés  leur  première 
((  origine  ;  ils  ne  sont  jamais  sortis  de  cette  an- 
<(  cienne  et  barbare  condition  où  le  genre  humain 
«  a  croupi  jusqu'à  ce  qu'il  eut  reçu  des  lois  et  une 
<(  religion  ^'\  »  L'expérience  atteste  donc  qu'il  n'y 
eut  jamais  de  société  policée  sans  religion.  Sur  quel 
fondement  Bayle  soutient-il  que  ce  phénomène  est 
possible  ,  quoiqu'il  n'ait  jamais  existé  ?  Pour  juger 

(i  Pensées  sur  la  com,  §  120  eti45.  —  (2  Contin.  de  pensées  , 


DE   LA  \TL\rE   RELIGION.  219 

de  l'efficacité  des  principes  de  religion  ,  il  veut  qiu» 
Ton  consulte  l'expérience ,  et  non  le  raisonnement  : 
pour  savoir  quels  effets  produiroit  l'athéisme ,  il 
veut  que  le  raisonnement  décide  contre  l'expé- 
rience. 

Pour  excuser  l'athéisme,  il  soutient  que  l'homme 
ne  suit  pas ,  dans  sa  conduite ,  les  dogmes  qu'il 
professe  ;  et  pour  rendre  odieux  Je  paganisme ,  il 
s'attache  à  prouver  que  l'opinion  que  les  païens 
avoient  conçue  de  leurs  dieux ,  devoit  les  porter  au 
mal  ^'\ 

Malgré  les  roues ,  dit -il ,  malgré  les  magistrats  et 
les  prévôts ,  combien  se  fait-il  de  meurtres  et  de 
brigandages  jusque  sur  les  lieux  où  l'on  exécute  les 
criminels?  Pour  conclusion,  il  ajoute  cfue  la  justice 
humaine  fait  la  vertu  de  la  plus  grande  pai'tie  du 
monde  ^'\  Il  nous  paroît  qu'il  falloit  conclure  tout 
le  contraire. 

§  XL 

Mais  nous  sommes  obligés  de  démontrer  que  les 
raisonnemens  de  Bayle  ne  sont  que  des  sophismes. 

j^'oublions  pas  l'aveu  qu'il  a  fait ,  que  l'athéisme 
conduit  à  la  corruption  des  mœurs ,  et  à  des  consé- 
quences affreuses ,  quand  on  veut  raisonner.  Qu'il 
y  conduise  nécessairement  q\  toujours  ,  ou  qu'il  y 
conduise  rarement ,  parce  que  les  athées  se  contre- 
disent ,  cela  nous  est  égal. 

En  premier  lieu ,  pourquoi  les  athées  sont-ils 
forcés  de  contredire  leurs  opinions  dans  la  pra- 
tique ?  C'est  qu'ils  vivent  dans  des  sociétés  où  il  y 
a  une  religion  ;  ils  sont  obligés  d'agir  à  l'extérieur 
comme  ceux  qui  croient  un  Dieu  ;  s'ils  vouloient 
suivre  les  conséquences  de  leurs   principes  ,   ils 

(i   Coalio.  de  Pensées.  |^  126  et  suiy.  —  (2  Pensées  div.  $  i6i. 


220  TRAITE 

seroient  traités  en  ennemis  de  l'humanité  :  ils  ont 
un  intérêt  très-vif  de  prévenir ,  par  la  régularité  de 
leur  conduite,  les  effets  de  la  haine  qu'inspirent 
leurs  opinions.  Seroit-ce  la  même  chose  ,  si  la 
société  étoit  uniquement  composée  de  leurs  sem- 
blables ?  Le  motif  qui  les  détermine  n'auroit  plus 
lieu. 

Les  exemples  vrais  ou  faux  d'athées  vertueux , 
cités  par  Bayle  ,  ne  prouvent  donc  rien.  C'étoient 
des  philosophes  placés  au  milieu  d'une  nation  con- 
vaincue de  l'existence  de  la  divinité ,  qui  avoit  reçu , 
avec  la  religion,  ses  lois ,  sa  police ,  ses  mœurs  ,  ses 
principes  d'honnêteté  et  de  vertu.  Les  circonstances 
seroient  très-diflérentes ,  si  de  tels  philosophes  vi- 
voient  parmi  un  peuple  athée. 

A  qui  sont-ils  redevables  de  leurs  maximes  sur 
l'honneur  ,  sur  l'essence  et  la  beauté  de  la  vertu  , 
sur  la  gloire  de  s'immortaliser ,  et  des  habitudes 
louables  qu'ils  peuvent  avoir  contractées  ?  A  leur 
éducation ,  à  la  société  dans  laquelle  ils  ont  pris 
naissance  ,  à  la  religion  qui  y  régne.  La  question 
est  de  savoir  si,  chez  une  nation  athée  dés  son  ori- 
gine ,  il  y  auroit  des  principes  d'honneur,  des  idées 
de  vertus ,  des  notions  de  gloire  immortelle,  etc.  ou 
si ,  chez  un  peuple  policé  ,  qui  tomberoit  dans  un 
athéisme  universel ,  ces  principes  et  ces  idées  se 
souliendroient  long-temps.  Bayle  convient  qu'il  n'y 
en  a  point  d'exemple  ;  sur  quoi  fondé  juge- t-il  qu'il 
peut  y  en  avoir  ? 

Ces  principes  des  athées  ne  peuvent  faire  im- 
pression que  sur  des  philosophes ,  sur  des  esprits 
cultivés ,  ce  ne  sont  point  là  les  ressorts  qui  font 
agir  le  peuple.  Lorsque  Bayle  parle  d'une  société 
d'athées ,  sans  doute  il  entend  une  société  composée 
comme  toutes  les  autres ,  non-seulement  de  riches , 
de  savans ,  d'hommes  bien  élevés  j  mais  encore  de 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  22  1 

pauvres  ,  cVignorans,  de  gens  grossiers  et  sans  édu- 
cation. De  quel  usage  seroient  pour  ces  derniers  des 
principes  philosophicpies  ?  Nous  voudrions  savoir 
de  quels  motifs  on  se  serviroit  pour  les  engager  à  se 
contenter  de  l'humiliation  de  leur  état ,  et  à  se  sou- 
mettre à  l'autorité  de  ceux  qui  voudroient  com- 
mander. 

Si  par  une  société  d'athées  on  entend  un  peuple 
entier  de  raisonneurs,  on  bâtit  une  chimère  ab- 
surde. Quand  elle  seroit  possible  ,  on  peut  hardi- 
ment affirmer  cpie  ces  génies  supérieurs  ne  s'accor- 
deroient  pas  long-temps. 

Bayle  ne  fait  donc  cpi'un  sophisme  ,  en  compa- 
rant une  poignée  d'athées  placés  au  milieu  d'une 
société  gouvernée  par  la  religion  ,  avec  une  nation 
entière  d'athées  où  personne  ne  croiroit  en  Dieu. 

§   XII. 

En  second  lieu  ,  la  maxime  sur  laquelle  il  se 
fonde .  est-elle  vraie  ?  L'homme ,  dit-il  ,  ne  suit 
point  dans  la  pratique  les  opinions  qu'il  adopte 
dans  la  spéculation.  Cette  décision  est  fausse ,  parce 
qu'elle  est  trop  générale.  L'homme  est  sujet  à  se 
contredire ,  lorsque  ses  opinions  sont  opposées  à 
ses  passions  ;  alors  celles-ci ,  plus  fortes  que  la 
croyance  ,  l'emportent  souvent  sur  tous  les  motifs 
qui  devToient  le  détourner  du  crime.  iMais  l'homme 
sera-t-il  encore  tenté  de  se  contredire  ,  lorsque  la 
croyance  et  les  passions  seront  d'accord?  Il  y  auroit 
de  la  folie  à  fonder  la  vertu  des  athées  sur  l'espé- 
rance d'une  contradiction.  Dès  qu'un  athée  ne. 
.seroit  plus  gêné  par  l'opinion  publique ,  il  y  a  cent 
à  palier  contre  un  ,  qu'il  raisonneroit  et  agiroit 
j  -conséquemment. 


22  2  TRAITE 

Ceux  qui  ont  une  religion  pure  et  une  mauvaise 
conduite  ,  résistent  tout  à  la  fois  aux  motifs  reli- 
gieux, et  aux  motifs  que  la  raison  suggère  aux 
athées  ;  car  enfin  ,  un  homme  qui  croit  un  Dieu  , 
n'est  pas  moins  sensible  qu'un  athée  au  point 
d'honneur ,  à  la  beauté  de  la  vertu .  etc.  Et  l'on 
suppose  qu'en  supprimant  l'un  de  ces  deux  freins , 
les  passions  ne  seront  pas  plus  à  leur  aise ,  et  ne 
causeront  pas  plus  de  ravage  ;  c'est  une  dérision. 

Si  la  multitude  des  crimes  prouve  la  foiblesse  et 
l'inutilité  de  la  religion ,  elle  ne  démontre  pas  moins 
la  foiblesse  et  l'inutilité  des  motifs  qui  nous  enga- 
gent à  la  vertu.  Il  est  donc  absurde  de  compter  sur 
ceux-ci  ,  lorsqu'ils  seront  seuls  et  sépai'és  de  la 
religion  qui  les  renforce. 

Bayle  décide  que  les  passions  dans  l'état  de  gène 
où  elles  sont  retenues  par  la  religion  ,  par  les  motifs 
humains,  par  les  lois  civiles,  sont  encore  à  peu 
près  l'unique  ressort  des  actions  des  hommes  :  et 
il  suppose  que  les  passions  des  athées  ,  aftranchies 
tlu  premier  de  ces  liens ,  ne  seroient  plus  l'unique 
ressort  de  leurs  actions.  Il  est  difficile  de  dérai- 
sonner plus  complètement. 

Selon  lui ,  si  les  femmes  sont  chastes ,  c'est  plutôt 
]iar  honneur  que  par  religion  ;  soit.  Celles  qui  n'au- 
roient  plus  de  religion  seroient-elles  plus  sensibles 
à  l'honneur  que  les  autres?  Que  l'on  demande  à 
tous  les  incrédules  du  monde,  s'ils  aimeroient  mieux 
ime  épouse  athée  ,  qu'une  épouse  chrétienne. 

Il  y  a  eu  des  scélérats  qui  n'étoient  pas  incré- 
<lules ,  et  de  mauvais  princes  qui  aftectoient  de  la 
piété  ;  je  le  veux.  Auroient-ils  été  moins  méchans , 
s'ils  avoient  professé  l'athéisme  ?  Ils  ont  bravé  les 
lois  divines  et  humaines,  les  lumières  de  la  raison, 
et  les  sentimens  de  la  nature  ;  l'insuffisance  de  ces 
liens  réunis  pour  contenir  des  passions  fougueuses , 


DE    LA    VRAIE   RELIGION.  22.1 

ne  prouve  poijit  qu'aucun  d'eux  soit  superflu,  mais 
qu'il  faudroit  les  renforcer  si  on  le  pouvoit. 

Sous  Charles  IX  et  Henri  III ,  les  courtisans  les 
plus  corrompus  paroissoient  les  plus  zélés  contre 
les  Huguenots  ;  je  le  crois.  Cela  prouve  que  leur  zèle 
venoit  d'une  autre  source  que  de  la  religion  :  il  est 
fort  incertain  si  la  plupai't  croyoient  un  Dieu. 

Nous  démontrerons  ailleurs,  que  les  maximes  de 
l'évangile  ne  tendent  point  à  faire  des  lâches. 

§XIII. 

Les  faits  que  Bayle  a  cités  ne  prouvent  rien  ,  et 
il  a  supprimé  ceux  qui  le  réfutent  invinciblement  ; 
il  en  appelle  à  l'expérience  :  c'est  à  ce  tribunal  que 
nous  le  citons  lui-même. 

Polybe  atteste  que  l'épicuréisme,  devenu  presque 
général  chez  les  Grecs,  corrompit  les  mœurs,  altéra 
les  principes  du  gouvernement ,  causa  la  chute 
de  leurs  républiques.  Bolingbroke  et  Montesquieu 
observent  que  cette  même  philosophie ,  portée  à 
Rome  ,  y  produisit  le  même  eflet.  L'auteur  du 
dictionnaire  philosophique  ,  qui  a  voulu  étayer  le 
paradoxe  de  Bayle,  convient  que,  du  temps  de  César 
et  de  Cicéron ,  les  sénateurs  et  les  chevaliers 
romains  ,  plongés  dans  l'athéisme  ,  étoient  des 
voluptueux  ,  des  ambitieux  ,  tous  très-dangereux  , 
et  qu'ils  perdirent  la  république  '\  Dans  un  autre 
ouvrage,  il  s'attache  à  montrer,  par  une  nmltilude 
d'exemples ,  que  l'athéisme  peut  tout  au  plus  laisser 
subsister  les  vertus  sociales  dans  la  tranquille 
apathie  de  la  vie  privée  ;  mais  qu'il  doit  porter  à 
tous  les  crimes  dans  les  orages  de  la  vie  publique. 
«  Une  société  particulière  d'athées  ,  qui  ne  s*' 
«  disputent  rien  ,  et  qui  perdent  doucement  leurs 

(i  Dict.  philos,  art.  Athée. 


2  2+  TRAITE 

<(  jours  dans  les  amusemens  de  la  volupté,  peut 
«  durer  quelque  temps  sans  trouble  ;  mais  si  le 
«  monde  étoit  gouverné  par  des  athées ,  il  vaudroit 
«  autant  être  sous  l'empire  immédiat  de  ces  êtres 
«  infernaux  ,  qu'on  nous  peint  achrirnés  contre 
«  leurs  victimes.  >>  Telle  est  sa  conclusion  ^'\ 

Est-ce .  par  hasard ,  que  les  épicuriens  soutenoient 
que  la  volupté  est  le  souverain  bien  de  l'homme  ? 
Non ,  c'étoit  une  conséquence  naturelle  de  leur 
système.  Dans  Ttij-pothése  de  l'athéisme ,  l'homme 
est  à  lui-même  sa  dernière  fin  ;  le  plaisir  ,  le  bien- 
être  ,  sont  tellement  sa  loi  suprême  ,  que ,  s'il  ne 
peut  en  jouir  en  ce  monde ,  il  doit  en  sortir  et  se 
donner  la  mort.  Mais  cette  loi  qui  engage  l'homme 
à  renoncer  à  la  vie ,  n'est-elle  pas  aussi  capable  de 
ie  faire  renoncer  à  la  vertu ,  lorsqu'il  ne  peut  la 
])ratiquer  sans  s'incommoder?  La  conduite  connue 
des  épicuriens  en  décidera.  Plutarque  en  est  témoin. 

(X  La  morale  d'Epicure ,  dit  ce  philosophe ,  a-t-elle , 
<c  je  ne  dis  pas  égorgé  les  tyrans;  a-t-elle  produit , 
«  je  ne  dis  pas  un  héros ,  un  législateur  ,  un  chef 
«  de  nation  ,  un  ministre  de  Cfuelque  roi .  un  dé- 
u  fenseur  du  peuple ,  un  homme  qui  ait  souflért 
{(  pour  la  justice ,  qui  soit  mort  pour  elle  ;  mais  un 
«  homme  qui  se  soit  seulement  embarqué  pour  sa 
((  patrie ,  qui  ait  fait  pour  elle  la  moindre  dépense  ? 
«  Qu'on  nous  en  cite  un  seul  qui  ait  travaillé  pour 
«  le  bien  public.  Métrodore,  une  fois  en  sa  vie. 
«  fit  un  voyage  de  quarante  stades  (une  lieue  et 
<(  demie  )  pour  rendre  un  service  à  un  certain 
«  Mithra  ,  officier  du  roi  Lisimaque  ;  Epicure  en 
«  écrivit  des  lettres  à  tout  l'univers  :  c'étoit  l'eflbrt 
«  d'une  vertu  sublime.  Qu'auroient  -  ils  dit ,  si 
((  comme  Aristote  ,  ils  eussent  rebâti  leur  î)atrie  , 
u  et  s'ils  l'eussent ,  comme  Théophraste .  remise 

(i  Homëlif  sur  riillu-isme. 


BE   LA    VRAIE   RELIGION.  22.) 

deux  fois  en  liberté  ?  Le  Nil  n'eiit  point  produit 
assez  de  papier  })Our  céléhrer  tant  de  gloire.  >Iais 
ce  qui  me  paroit  insupportable,  ce  n'est  point 
que  ,  de  tous  les  })liilosoj)hes  ,  ils  soient  les  seids 
qui  ne  fournissent  point  leiu'  contingent  à  la 
société ,  tandis  que  les  poètes  mêmes  ,  jusqu'aux 
comiques,  plaident  la  cause  du  bien  [mblic  et  des 
lois.  C'est  que  ,  s'ils  parlent  du  gouvernement , 
c'est  pour  défendre  d'y  prendre  aucune  part  ; 
s'ils  parlent  de  l'éloquence ,  c'est  poiu:  la  mettre 
«  au  rabais  ;  s'ils  parlent  de  la  royauté ,  c'est  pour 
«  vanter  le  bonheur  des  courtisans.  Ils  tournent 
en  ridicule  les  héros  amis  de  la  liberté  et  de  la 
gloire.  Quétoit-ce  quEpatninondas?  peu  de 
«  chose  y  un  corps  sans  âme,  une  âme  de  hais: 
encore  n'avoit-il  que  Vécorce  :  quelle  mouche  le 
piquoit pour  aller  courir  comme  un  fou  par  tout 
<'  le  Péloponèse,  tandis  qu'il pouvoit  V'ester  chez 
'  lui  tranq}(illement  assis  f  la  tête  dans  son 
"    bonnet    '  ?  » 

Ce  rej)roche  de  Plutarque  n'est  point  une  fausse 
imputation:  Epicure ,  dans  le  portrait  du  sage,  a 
dit  :  Le  sage  n'a  ni  femme  ni  enfans  ;  il  n'est  ni 
magistrat,  ni  chef  dans  sa  nation  ^^\  A  quoi  sert- 
il  donc  dans  le  monde. 

L'éj)icuréisme  dogmatique  n'a  pas  produit  des 
pifets  moins  merveilleux  parmi  les  modernes.  Car- 
dan s'est  peint  lui-même  comme  un  homme  frivole 
et  vain ,  plein  de  mépris  pour  la  religion ,  vindicatif, 
envieux  ,  sombre  et  mélancolique  ;  adonné  à  la 
magie,  fourbe  et  perfide,  ingrat,  débauché,  calom- 
niateur ,  sans  probité  et  sans  pudeur  ^\  Averroès 
se  permettoit  les  fi:ipoimeries  qu'il  croyoit  utiles  à 

(i  Plutarque  coutre  Colotès,  c.  29  et  3o.  —  (aMoraîe  d'Epir. 
par  M    BattfuK ,  p.  273.  -—  (3  De  iruaiort.  auitu.  V.  i.  Disstii. 

3  0. 


L>2b  TRAITE 

sa  réputation.  Vanini  fut  aussi  déréglé  dans  ses 
mœurs,  qu'il  étoit  absurde  dans  ses  opinions.  Nous 
avons  vu  dans  l'introduction  à  cet  ou^Tage  ,  le 
])ortrait  de  la  plupart  des  incrédules,  tracé  de  leur 
propre  main. 

En  quel  temps ,  en  quels  lieux  l'athéisme  a-t-il 
coutume  de  naître  ?  est-ce  chez  les  peuples  dont  les 
mœurs  sont  pures ,  ou  chez  les  nations  corrompues 
par  le  luxe  :  parmi  les  hommes  vertueux  ou  parmi 
les  débauchés  ?  Ici ,  nous  attestons  encore  l'expé- 
rience et  le  témoignage  de  l'histoire.  Que  l'athéisme 
soit  le  père  ou  l'enfant  de  la  corruption  ,  l'une  de 
ces  généalogies  n'est  pas  plus  honorable  que  l'autre. 

§  XIV. 

Bayle  s'est  attaché  à  prouver  que  l'athéisme  est 
moins  pernicieux  et  moins  à  craindre  que  l'ido- 
làtrie  ;  qu'il  eiit  été  plus  avantageux  aux  païens  de 
n'avoir  aucune  religion ,  que  d'en  avoir  une  aussi 
corrompue.  Il  dit  :  i.°  que  l'athéisme  est  moins 
injurieux  à  Dieu  ;  que  c'est  un  moindre  crime  de 
nier  son  existence ,  que  de  lui  attribuer  des  vices 
et  des  passions  incompatibles  avec  la  nature  divine. 
<K  J'aimerois  mieux ,  dit  Plutarque ,  qu'on  pensât 
((  qu'il  n'y  eut  jamais  de  Plutarque  au  monde ,  que 
«  de  croire  que  Plutarque  est  injuste  ,  colère  , 
<(  inconstant ,  jaloux,  vindicatif,  et  tel  qu'il  seroit 
u  bien  fâché  d'être.  »  2.°  Que  l'athéisme  est  moins 
pernicieux  à  la  société.  L'idolâtrie  portoit  l'homme 
au  crime  par  l'exemple  des  dieux  vicieux  qu'elle 
jiroposoit  à  son  culte  ;  elle  réveilloit  et  enflammoit 
les  passions  :  l'athéisme  les  laisse  telles  qu'elles 
sont  ^'\  Les  incrédules  n'ont  pas  manqué  de  répéter 
à  tout  propos  cette  observation  ^'\ 

(i  Pensées  div.  5  n4 et  suiv.Coîitin.  §  78,  i2G,etc.--(2  Pen- 
sées philos.  n.'»i3.  ?jst.  delà  nat.  t.  Il,  c  n,  p.  34j. 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  1^127 

Réponse.  La  première  raison  alléguée  par  Bayle , 
est  absolument  étrangère  à  la  question  que  nous 
traitons;  quand  on  soutient  la  nécessité  Je  la  reli- 
gion pour  fonder  la  société ,  il  ne  s'agit  pas  des 
intérêts  de  Dieu ,  mais  de  l'homme.  La  grièveté  du 
})écbé  ne  se  tire  pas  seulement  de  la  nature  de 
l'injure  qu'il  fait  à  Dieu ,  mais  du  plus  ou  du  moins 
de  connoissance  et  de  malice  avec  lesquelles  on  le 
commet  ;  l'idolâtrie  étoit  un  eftét  de  l'éducation  et 
de  la  stupidité  des  peuples  :  l'athéisme  est  ordi- 
nairement un  vice  personnel ,  raisonné  et  réfléchi. 
La  différence  est  très-grande  de  ce  côté-là. 

La  seconde  raison  n'est  pas  plus  solide  ;  plusieurs 
écrivains  l'ont  réfutée.  On  étoit  persuadé  dans  le 
paganisme  ,  qu'il  y  a  une  providence  qui  punit  le 
crime ,  le  parjure ,  la  perfidie  ,  la  vengeance  ,  la 
cruauté ,  etc.  Or ,  dans  toute  société  policée ,  il 
est  certainement  plus  avantageux  d'avoir  cette 
croyance  que  de  ne  pas  l'avoir. 

«  Le  raisonnement  de  Bayle  .  dit  Montesquieu  . 
«  n'est  qu'un  sophisme  fondé  sur  ce  qu'il  nest 
((  d'aucune  utilité  au  genre  humain  que  l'on  croie 
«  qu'un  certain  homme  existe ,  au  lieu  qu'il  est 
«  très-utile  que  l'on  croie  que  Dieu  est.  De  l'idée 
«  qu'il  n'est  pas  suit  notre  indépendance .  ou  si 
«  nous  ne  pouvons  pas  avoir  cette  idée ,  celle  de 
«  notre  révolte.  Dire  que  la  religion  n'est  pas  un 
«  motif  réprimant ,  parce  qu'elle  ne  réprime  pas 
«  toujours,  c'est  dire  cjue  les  lois  civiles  ne  sont 
«  pas  un  motif  réprimant  non  plus.  C'est  mal 
«  raisonner  contre  la  religion,  que  de  rassembler 
«  dans  un  grand  ou\Tage  une  longue  énumération 
«  des  maux  qu'elle  a  produits ,  si  on  ne  sait  pas  de 
«  même  celle  des  biens  qu'elle  a  faits.  Si  je  voulois 
«  raconter  tous  les  maux  qu'ont  produits  dans  le 
<(  monde  le^  lois  civiles ,  la  monarchie ,  le  gou- 


2L'U  TRAITE 

«  vernement  républicain  ,  je  dirois  des  ciiosos 
((  eftroyables....  La  question  n'est  pas  de  savoir 
«  s'il  vau droit  mieux  qu'un  certain  homme  ou  un 
«  certain  peuple  n'eût  point  de  religion  que  d'en 
«  abuser  ;  mais  de  savoir  quel  est  le  moindi'e  mal , 
«  que  l'on  abuse  quelquefois  de  la  religion ,  ou  qu'il 
«  n'y  en  ait  point  du  tout  parmi  les  hommes  ^".  >> 

Plutarque  lui-même  a  prouvé  ,  contre  les  épicu- 
riens ,  que  la  superstition  est  moins  pernicieuse  qu-  • 
l'athéisme  ^'\ 

Nous  convenons  que  les  fables  du  paganisme 
étoient  capables  de  porter  au  crime  ceux  qui  les 
cro}  oient  ;  mais  l'influence  de  ces  exemples  perni- 
<:ieux  étoit  arrêtée  en  partie  :  i.°par  la  croyance 
générale  d'une  providence  ,  qui  punissoit  le  vice  et 
récompensoit  la  vertu;  2.'' par  les  mêmes  motifs  qui 
l)euvent  influer  sur  les  athées ,  et  dont  Bayle  exalte 
si  fort  le  pouvoir.  Jamais  les  païens  les  plus  insensés 
n'ont  cru  qu'un  homme  dut  être  placé  dans  le  ciel , 
pour  avoir  imité  la  lubricité  de  Jupiter,  ou  les  bri- 
gandages de  Mercure. 

Il  est  faux  que  l'athéisme,  dans  aucun  cas,  laisse 
les  passions  de  l'homme  telles  qu'elles  sont.  1  ."Nous 
avons  vu  par  expérience  les  efl'ets  que  l'athéisme  a 
opérés  chez  toutes  les  nations  parmi  lesquelles  il  a 
fait  des  progrés.  2.°  Nous  sommes  convaincus  par 
les  écrits  des  athées ,  de  la  haine  qui  les  anime 
contre  la  religion,  et  contre  ceux  qui  la  professent. 
Furieux  de  l'opprobre  dont  les  couvre  leur  système . 
de  la  résistance  qu'ils  éprouvent,  de  la  rigueur  du 
sort  qui  les  attend ,  des  remurds  qui  les  déchirent , 
ils  s'en  i)iennent  à  Dieu  et  aux  hommes  ,  exaltent 
leur  bile  contre  le  ciel  et  la  terre.  Nous  en  verrons 
plusieurs  traits  dans  le  cours  de  cet  ou\Tage. 

(i  Esprit  des  lois.  24,  c.  2.  —  (2  Que  V  n  ne  peut  vivre 
!.e.-.icux,  eu  oui\anl  Ep'curC;  n,^  20 


BF.   L\    MIAIE   RELIGION.  2'->9 

§   XV. 

L'auteur  du  dictionnaire  pbilosophicfue  prétend 
que  Bayle  auroit  dû  j)lut6t  examiner  quel  est  le 
[)lus  dangereux  ,  du  lanativsme  ou  de  l'athéisme. 
<(  Le  fanatisme ,  dit-il ,  est  certainement  mille  fois 
«  plus  funeste  ;  car  l'athéisme  n'inspire  point  de 
«  passion  sanguinaire  ,  mais  le  fanatisme  en  ins- 
«  pire  ;  l'athéisme  ne  s'oppose  pas  aux  crimes,  mais 
«  le  fanatisme  les  fait  commettre.  » 

Il  apporte  en  preuve  les  guerres  et  les  meurtres 
causés  par  zèle  de  religion  ,  en  France,  en  Angle- 
terre, en  Hollande;  l'assassinat  de  plusieurs  princes, 
les  juges  qui  condamnent  à  la  mort  ceux  qui  n'ont 
d'autre  crime  que  de  ne  pas  penser  comme  eux  ,  les 
convulsionnaires  de  Paris  ,  les  actions  d'Aod ,  de 
Judith  ,  de  Samuel ,  de  Polieucte   '\ 

Réponse.  Nous  discuterons  tous  ces  faits  dans  la 
suite  ;  nous  ferons  voir  que  les  uns  sont  attribués 
mal  à  propos  à  la  religion  ,  que  les  autres  sont  faus- 
sement cités  comme  des  crimes.  Il  sufîii'a  ,  dans  ce 
moment ,  de  considérer  le  fanatisme  dans  sa  cause 
et  dans  ses  efléts. 

1  ."^  Quelle  en  est  la  source?  Les  philosophes  nous 
l'apprennent.  Selon  Bayle  ,  la  vertu  d'un  fanatique 
est ,  pour  l'ordinaire ,  une  vertu  de  vapeurs ,  un 
dérèglement  d'organes ,  un  dérangement  de  quel- 
ques fibres  du  cerveau  ^"'.  Selon  David  Hume  ,  la 
crainte  ,  la  mélancolie  ,  la  foiblesse  d'esprit,  enfan- 
tent la  superstition  ;  l'espérance  ,  l'orgueil ,  la  i)ré- 
somption ,  une  imagination  échaufiée ,  jointes  à 
l'ignorance ,  sont  les  -vraies  sources  du  fanatisme  '\ 

(iDict.  philos^  ^thée ,  fanatisme.  — (2  Dict.  crit.  Savo- 
rarole  M.  —  ^3  Essiis  mt.'idux.  tt  poUtif^ues.  12. <=  Ki^ai  ,  t.  1  , 
p.    i63. 


2J0  TR.\ITE 

Selon  rencyclopédie  ,  le  fanatisme  est  l'efifet  d'une 
fausse  conscience  qui  abuse  des  choses  sacrées  ,  qui 
asservit  la  religion  aux  caprices  de  l'imagination  , 
et  au  dérèglement  des  passions  ^'\  Dans  le  système 
delà  nature ,  et  dans  la  contagion  sacrée,  on  attri- 
bue de  même  le  fanatisme  au  dérèglement  de  l'ima- 
gination ,  et  l'on  convient  que  les  mêmes  causes  , 
qui  produisent  la  superstition ,  engendi'ent  aussi 
l'athéisme  ^'\  Sliastesbury  et  d'autres  philosophes, 
reconnoissent  qu'il  y  a  eu  des  athées  fanatiques  ^^  '  ; 
nous  avons  prouvé  nous-méme  qu'il  y  en  a  encore 
^^\  L'auteur  même  du  dictionnaire  philosophique 
regarde  le  fanatisme  comme  une  espèce  de  dé- 
mence ,  puisqu'il  dit  que  les  lois  civiles  ,  aussi  bien 
que  la  religion  ,  sont  un  frein  trop  foible  pour  en 
prévenir  et  poiu'  en  modérer  les  accès. 

Il  est  donc  clair  qu'une  imagination  déréglée 
peut  enfanter  également  le  fanatisme ,  la  supers- 
lition  et  l'athéisme  ;  qu'aucune  de  ces  maladies 
n'entrera  jamais  dans  une  tète  bien  faite  ;  que  la 
religion  n'est  pas  plus  responsable  de  l'une  que  de 
l'auti'e  ,  parce  qu'elle  n'a  pas  la  vertu  de  guérii'  les 
cerveaux  mal  organisés. 

2.°  Dès  que  la  cause  est  connue  ,  il  est  aisé  d'en 
comparer  les  eÔ'ets  :  pour  savoir  si  un  fanatique 
peut  faire  plus  de  mal  qu'un  athée  ,  il  n'est  question 
que  de  savoir  si  l'imagination  du  premier  est  })lus 
allumée  ,  et  les  passions  plus  exaltées  que  celles  du 
second.  Cela  dépend  du  tempérament  de  chaque 
individu. 

On  dira  ,  sans  doute  ,  que  ,  par  l'expérience,  il 
est  certain  que  le  fanatisme  a  produit  plus  de  crimes 

(i  Encyclop.  Fanatisme.  —  (2  Syst.  de  la  uat.  tome  II ,  c.  6  , 
jt.  2i3  et  suiv.  Cont.  sacit'e ,  c.  2,  p.  23.  —  (3  Lettie  sni 
i'euthousiasine ,  §  7.  Recueil  de  Leibuilz ,  etc.  tome  II ,  p.  333. 
—  (4  Ci-des>u=  ,  introd.  ^  20. 


DE   LA   VRAIE  RELIGION.  2Ô1 

que  ratliéisnie;  soit.  Il  s'ensuit  seulement  que  ceux 
qui  ont  abusé  de  la  religion  ,  sont  en  plus  grand 
nombre  que  ceux  qui  1  ont  reniée  ,  paixe  qu'il  laut 
un  degré  de  démence  de  plus  ,  pour  être  athée  ,  que 
pour  être  fanaticfue. 

L'athéisme  ,  dit-on  ,  n'inspire  point  de  crimes  , 
mais  le  fanatisme  en  inspire  ;  pourquoi  ?  parce  que 
les  athées ,  toujoiurs  détestés  ,  et  toujours  en  trop 
î)etit  nombre  pour  satisfaire  leur  fureur ,  ont  été 
obligés  d'être  tranquilles  pour  éviter  leur  perte  :  au 
lieu  que  les  fanatiques  ,  couverts  du  manteau  de  la 
religion  ,  n'ont  rien  eu  à  redouter  de  la  haine  pu- 
blique. Mais  l'impuissajice  des  athées  est  une  foible 
raison ,  pour  prouver  la  bonté  de  leur  caractère. 

On  cite  avec  emphase  l'exemple  d'un  fanaticpie  . 
nommé  Diaz  ,  qui ,  de  sang  fi'oid  ,  partit  de  Pvome 
jiour  aller  assassiner  son  frère  ,  parce  que  celui-ci 
étoit  protestant  ^'\  C'étoit  un  forcené ,  sans  doute. 
Mais  pour  imputer  au  fanatisme  seul ,  ce  crime 
atroce  ,  il  faut  commencer  par  prouver  ,  qu'avant 
ce  temps ,  Diaz  aimoit  tendrement  son  iî'ére .  et 
n'étoit  pas  foncièrement  un  mauvais  cœur. 

Dans  l'encjclopédie  ,  l'auteur  d'une  tirade  fou- 
gueuse contre  le  fanatisme ,  prouve  très- docte- 
ment ,  que  «:ette  maladie  a  régné  constamment 
depuis  le  commencement  du  monde  jusqu'à  nous  . 
chez  tous  les  peuples  ,  dans  toutes  les  religions  ,  et 
dans  tous  les  climats;  c'est-à-dire ,  qu'il  a  démontré 
que  tous  les  peuples  ont  été  attaqués  de  démence  et 
de  frénésie;  j'y  consens.  Qu'en  résulte-t-il ,  et  quel 
remède  faut-il  y  api)orter  ?  Un  peu  de  tolérance  et 
de  modération.  Fort  bien  ;  il  faut  être  sage ,  afin  de 
ne  pas  être  fou  ,  et  se  bien  porter  ,  pour  ne  pas  être 
malade.  En  vérité  la  découverte  est  sublime. 

Le  fanatisme  n'a  lieu  que  lorsque  les  esprits  sont 
(i  Dict.  philos.  Fanatisme,  Quest.  sur  lonr  cl.  raêaae  art. 


'2  32  TRAITE 

d'ailleurs  en  fermentation ,  et  c{iie  la  religion  paroi t 
être  en  péril  ;  c'est  une  fièvre  passagère  dont  les 
accès  ne  sauroient  être  fréquens  ,  et  qui  s'aÔbiblit 
par  ses  propres  eftbrts.  «  Sa  fureur  ,  dit  M.  Hume  . 
«  ressemble  à  celle  du  tonnerre  et  de  la  tempête , 
«  qui  s'épuise  en  peu  de  temps,  et  laisse  ensuite 
«  l'air  plus  calme  et  plus  serein.  »  L'athéisme  est 
un  poison  lent ,  qui  détruit  le  principe  de  l'esprit 
social  ,  et  dont  les  eÔèts  sont  incurables.  «  Si 
«  l'athéisme  ,  dit  l'auteur  d'Emile  ,  ne  fait  pas 
<(  verser  le  sang  des  hommes  ,  c'est  moins  par 
«  amour  pour  la  paix ,  que  par  indiftérence  pour 
<<  le  bien  ;  comme  que  tout  aille  ,  peu  importe  au 
(>  prétendu  sage  ,  pour^-u  qu'il  reste  en  repos  dans 
<>  son  cabinet.  Ses  principes  ne  font  pas  tuer  les 
«  hommes,  mais  ils  les  empêchent  de  naître  ,  en 
>(  détruisant  les  mœm's  qui  les  multiplient ,  en  les 
«  détachant  de  leur  espèce ,  en  réduisant  toutes 
"  leurs  aÔ'ections  à  un  secret  égoïsme ,  aussi  fu- 
<>  neste  à  la  population  qu'à  la  vertu.  L'indifférence 
«  philosophique  ressemble  à  la  tranquillité  de  l'état 
«  sous  le  despotisme  :  c'est  la  tranquillité  de  la 
«  mort  ;  elle  est  plus  destructive  que  la  guerre 
«  même  ^'\  » 

s  XVI. 

Mais  les  incrédules  attribueront  éternellement  à 
la  religion  ,  les  vices  mêmes  qu'elle  défend  ,  et  qui 
sont  le  plus  contraires  aux  leçons  qu'elle  nous 
donne.  Loin  de  réunir  les  hommes  ,  disent-ils  ,  elle 
sert  à  les  diviser.  N'a-t-on  pas  vu  ,  dès  les  premiers 
temps ,  les  Eg}i)tiens  fuir  la  société  des  autres  na- 
ti.)ns,  regarder  comme  des  pro})hanes  tous  ceux 
qui  a  voient  des  mœurs  diflérentes  des  leurs?  D'au- 

(i  Emile  ,  tome-  lU  ;  p.  )83.  Note. 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  '25.^ 

très  ont  poussé  la  barbarie  jusqu'à  immoler  les 
étrangers  .  et  même  leurs  propres  enfans  ,  aux 
dieux  qu'ils  adoroient  :  la  Bible  même  nous  ap- 
prend que  l'idolâtrie  a  été  la  source  de  tous  les 
crimes. 

Il  ne  seryiroit  à  rien  de  répondre  ,  que  ce  n'est 
point  la  religion ,  mais  la  superstition  qui  a  enfanté 
tous  ces  crimes.  D'où  vient  la  superstition  ,  sinon 
de  la  religion  même?  L'homme  ne  seroit  jamais 
superstitieux  s'il  étoit  athée  ^'\ 

Réponse.  Autant  vaudj'oit  soutenir  que  c'est  la 

•  irculation  du  sang  qui  produit  la  fièvre  ;  cet  acci- 
dent n'auroit  pas  lieu  ,  si  le  sang  ne  circuloit  pas  : 
«  *u  que  c'est  le  droit  de  propriété  qui  fait  commettre 
ie  vol  5  ce  crime  seroit  impossible,  si  tous  les  biens 
(Hoient  communs. 

La  vérité  peut-elle  être  cause  de  l'erreur?  Une 
vertu  peut-elle  enfanter  le  vice  qui  lui  est  opposé  ? 
(^est  la  stupidité ,  l'ignorance ,  les  passions ,  et  non 
'  \  religion  ,  qui  rendent  l'homme  superstitieux. 
Jamais  il  n'auroit  cru  honorer  la  divinité  par  des 
crimes  ;  jamais  il  ne  se  seroit  fait  des  dieux  sem- 
i:)]ables  à  lui-même ,  si  les  passions  n'avoient  étoufïé 

♦  n  lui  les  notions  primitives  ,  et  les  lumières  de  la 
raison. 

Les  anciens  épicuriens  faisoient  à  la  raison ,  le 
même  reproche  que  leurs  successeurs  font  à  la 
religion.  De  quoi  sert  à  l'homme ,  disoient-ils  , 
cette  faculté  dont  il  est  si  fier  et  si  jaloux  ,  sinon  à 
le  rendre  insensé  et  criminel?  Ne  lui  seroit-il  pas 
plus  avantageux  d'en  être  privé,  et  d'être  réduit  au 
seul  instinct  comme  les  animaux  ^'^  ?  Pour  adopter 
cette  belle  philosophie  ,  il  faudra  renoncer  à  la 
raison ,  aussi  bien  qu'tà  la  religion,  de  peur  d'abuser 
de  l'une  et  de  l'autre. 

(i  Syst.  £0C.  I.  part.  c.  3.  Syst.  de  la  nat.  de.  —  (2  Cic.  de 


2d±  TRAITE 

Parce  qu'un  peuple  a  eu  la  vanité  de  se  croire 
plus  sage ,  mieux  policé ,  mieux  instruit  que  ses 
voisins ,  il  les  a  regai'dés  comme  des  barbares  aussi 
méprisables  que  les  brutes ,  et  qui  ne  méritoient  pas 
de  vivre  ;  il  s'est  cru  dispensé  envers  eux  ,  de  tous 
les  devoirs  de  l'humanité.  Parce  qu'il  étoit  cruel , 
vindicatif,  et  qu'il  vouloit  répandre  le  sang  de  ses 
ennemis,  il  a  cru  que  la  divinité  se  plairoit,  comme 
lui ,  à  ce  sacrifice  abomina])]e.  Brutalement  volup- 
tueux ,  il  a  prétendu  honorer  Dieu  par  l'impudicité. 
Avide  de  biens  temporels ,  il  a  imaginé  que  Dieu  , 
aussi  intéressé  que  lui ,  ne  demandoit  que  des  of- 
frandes ,  et  le  dispensoit  d'être  bon  et  vertueux. 

Ce  sont  donc  des  passions  effrénées  et  stupides 
qui  ont  étouffé  en  lui  les  lumières  de  la  raison  ,  et 
les  sentimens  de  religion. 

Nous  avons  déjà  fait  voir  ailleurs  ,  que  ces  sen- 
timens n'ont  jamais  pu  donner  lieu  à  l'usage  bar- 
bare d'immoler  des  enfans.  La  coutume  de  les 
exposer  ,  comme  faisoient  les  Romains  ;  de  les 
étouffer  6u  de  les  noyer ,  comme  font  encore  les 
(^.hinois  ;  de  les  enterrer  avec  leur  mère  ,  pour  être 
dispensé  de  les  nourrir ,  comme  le  pratiquoient  les 
Américains  ;  de  les  faire  périr  avant  leiu*  naissance , 
comme  ont  fait  tant  d'autres  peuples,  n'est  pas 
moins  abominable  :  la  religion  n'y  a  point  de  part  ; 
c'est  l'eff'et  d'un  intérêt  sordide  et  mal  entendu  : 
mais  plusieurs  philosophes  l'ont  approuvée  en  cer- 
tains cas  ^'\  Nous  en  prendrons-nous  à  la  philo- 
sophie ? 

Lorsque  la  stupidité  d'une  nation  est  parvenue 
au  point  de  faire  moins  de  cas  d'un  enfant  nou- 
veau né  ,  que  d'un  animal ,  il  n'est  pas  surprenant 
qu'elle  en  fasse  un  sacrifice  ;  elle  ne  i)eut  faire , 

nat.  dtor.  I.  3  ,  n.«»  60  et  suiv. 

(i  Platon  de  ujub.  1.  5.  .\ii6lole,  politic.  1.  7.  c.  16. 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  2  55 

selon  ses  idées ,  une  offrande  plus  vile  à  ses 
dieux. 

Est-ce  la  religion  qui  avoit  inspiré  aux  Romains 
le  mépris  brutal  Cju'iîs  faisoient  de  leurs  esclaves? 
C'est  leur  sotte  vanité.  On  les  a  vus  en  faire  mourir 
quatre  cents ,  pour  le  meurtre  d'un  seul  citoyen  , 
sans  que  l'on  eut  pu  prouver  qu'un  seul  de  ces  mal- 
heureux fût  coupable  ^'^  ;  ils  auroient  pu ,  par  la 
même  raison ,  les  immoler  à  leurs  dieux  ,  sans 
croire  faire  une  offrande  de  grande  valeur.  Dans 
Juvénal ,  une  femme  furieuse ,  prête  à  tuer  un 
esclave  par  caprice ,  demande  à  son  époux  si  im 
esclave  est  donc  un  homme  *^  \ 

Pour  trouver  la  source  des  divers  outrages  qui 
ont  été  faits  à  la  nature  humaine ,  il  faut  considérer 
jusqu'à  quel  point  elle  étoit  avilie  chez  la  plupart 
des  nations.  3,Iais  la  religion ,  loin  d'avilir  l'homme, 
est  la  seule  lumière  qui  puisse  lui  faire  connoitre  sa 
véritable  grandeur  ;  jamais  la  philosophie  n'a  su  la 
lui  montrer.  L'athéisme ,  en  le  dégradant ,  n'est 
propre  qu'à  le  replonger  dans  tous  les  excès  par 
lesquels  il  s'est  déshonoré ,  lorsqu'il  a  perdu  de  vue 
]  es  leçons  que  Dieu  lui  avoit  données  dès  le  com- 
mencement du  monde. 

Sans  la  religion  ,  point  de  morale  solide  ,  point 
de  motif  assez  puissant  pour  porter  l'homme  à  la 
vertu  ,  peint  de  liens  indissolubles  de  société  parmi 
nous  :  cette  vérité  nous  paroit  démontrée,  soit  par 
les  preuves  que  nous  en  avons  données ,  soit  par  la 
foiblesse  des  objections  des  incrédules.  L'athéisme 
rétrécit  les  âmes ,  les  concentre  dans  la  bassesse 
de  l'amour-propre ,  rend  toutes  les  actions  mer- 
cenaires ,  étouffe  les  sentimens  de  générosité  et 
d'amour  du  bien  public  ,  divise  les  hommes  et  les 

(i    Tacite,   annal,    1.  14,  c.  43.   —  (:?  Juvco.  SaL  6,   ^. 


2^0  TRAITE 

rend  isolés,  doit  par  conséquent  les  rendre  méchans 
et  malheureux. 

On  ne  cesse  de  répéter  que  la  religion  divise  les 
hommes  ;  certainement  ce  n'est  pas  elle  qui  divise 
aujourd'hui  les  philosophes  ,  puisqu'ils  n'en  ont 
plus  :  il  n'y  en  a  pas  deux  d'entre  eux  qui  soient 
d'accord  sur  une  seule  question.  Il  faut  donc  cpie  la 
philoriopliie  soit  aussi  ])ernicicuse  que  la  religion. 
Lorsqu'ils  veulent  justifier  l'athéisme ,  ils  disent 
que  nos  opinions  n'influent  en  rien  sur  notre 
conduite  ;  quand  il  s'agit  de  calomnier  la  religion, 
ils  soutiennent  que  la  croyance  de  l'homme  est 
toujours  le  mobile  qui  le  fait  agir.  Rien  de  constant 
chez  eux  cpie  les  contradictions. 


ARTICLE    III. 

NÉCESSITÉ     DE    L.V     RELIGION     POUR    FONDER     Li: 
CORPS    POLITIQUE. 

§  I- 

Oklon  la  constitution  primitive  du  genre  hu- 
main, l'autorité  paternelle  devoit  être  le  fondement 
et  le  modèle  du  pouvoir  politique.  La  vie  très-longue 
des  patriarches,  et  la  vénération  toujours  accordée 
à  la  vieillesse  ,  leur  donnoient  naturellement  un 
empire  trés-étendu  sur  leur  famille  ;  le  sacerdoce 
qu'ils  avoient  coutume  d'exercer ,  rendoit  encore 
plus  respectable  une  autorité  qui  leur  étoit  déférée 
par  la  nature ,  et  qu'ils  avoient  cimentée  par  des 
bienfaits.  L'histoire  profane,  d'accord  sur  ce  point 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  20] 

ii\  ec  les  livres  saints  ,  nous  représente  les  anciens 
rois  comme  de  vénérables  vieillards  ,  qui ,  par  leur 
prudence  ,  leur  bonté  ,  leur  attention  à  maintenir 
l'ordre  public  ,  avoient  acquis  le  droit  de  comman- 
der aux  peuples  ,  et  de  faire  respecter  leurs  lois. 

Si  les  hommes  ,  fidèles  aux  devoirs  de  la  nature 
et  de  la  religion,  avoient  toujours  vécu  ensemble 
comme  frères ,  et  n'avoient  connu  que  les  vertus 
pacifiques  ,  ils  n'auroient  pas  eu  besoin  d'une  au- 
tre forme  de  gouvernemeut.  Mais  après  la  disper- 
sion du  gem-e  humain ,  lorsque  les  différentes  peu- 
l)lades  furent  devenues  étrangères  les  unes  aux 
autres  ,  elles  ne  tardèrent  pas  à  être  ennemies  ;  la 
violence ,  la  guerre ,  le  brigandage  ,  commencèrent 
à  régner.  Plusiem's  familles  furent  obligées  de  se 
rassembler ,  de  choisir  des  chefs ,  de  former  un 
corps ,  pour  opposer  la  force  à  la  force  ;  les  hommes 
aguerris  à  poursuivre  les  bêtes  féroces  ,  firent  usage 
de  leurs  talens  pour  dompter  et  pour  détruire  leurs 
semblables  ;  un  chasseur  courageux ,  devint  le  pre- 
mier héros  et  le  modèle  des  conquérans  ^*\  Le  droit 
barbare  du  plus  fort  fut  substitué  au  droit  de  la 
nature  ;  un  chef  de  peuplade  fut  censé  le  roi  el  le 
père  de  ceux  qui  s'étoient  unis  à  lui ,  parce  qu'il  en 
étoit  le  défenseur. 

11  se  trouva  néanmoins  des  sages ,  parmi  le^ 
hommes  accoutumés  à  la  guerre  et  au  carnage. 
Touchés  du  sort  de  ces  animaux  farouches ,  qui  ne 
s'approchoient  que  pour  s'entre-détruire  ,  ils  for- 
mèrent le  projet  de  les  réunir  en  corps  de  société, 
de  leur  faire  comprendre  les  avantages  qu'ils  trou- 
veroient  à  vi^Te  sous  les  mêmes  lois,  à  joindre  leurs 
forces  et  lem's  travaux  pour  l'intérêt  commun  ;  tous 
employèrent  le  même  mobile  ,  la  religion. 

C'est  un  fait  certain  par  l'histoire  ,  que  les  pre- 

(i  Gen.  c.  10  ,  il .  9. 


2  58  TRAITÉ 

luiers  législateurs  se  sont  servis  de  la  religion  pour 
retirer  les  hommes  de  la  vie  errante  et  sauvage ,  et 
jMzrur  les  rassembler  dans  un  corps  de  société  ;  les 
fondateurs  des  états  et  des  empires  ont  commencé 
par  établir  le  culte  de  la  divinité ,  pour  servir  de 
base  à  leurs  lois  et  à  leurs  institutions.  Menés,  chez 
les  Egyptiens  ;  Zoroaste ,  chez  les  Perses  ;  Zamoxis , 
chez  les  Scythes  ;  Fo-Hi ,  chez  les  Chinois  ;  Orphée , 
Minos ,  Cécrops ,  chez  les  Grecs  ;  Zaleucus ,  chez  les 
Locriens  ;  Numa ,  chez  les  Romains  ;  Manco-Capac , 
chez  les  Péruviens ,  ont  été  les  instituteurs  du  culte 
public  uniforme,  et  delà  police. Parmi  tant  de  nations 
diflérentes ,  et  dans  toute  la  durée  des  siècles ,  il  ne 
s'est  pas  trouvé  un  seul  homme  d'état ,  pas  un 
])hilosophe ,  qui  ait  conçu  le  projet  d'établir  une 
république  sans  religion.  «  Vous  réussiriez  plutôt, 
«  dit  Plutarqne  ,  à  bâtir  une  ville  en  l'air  ,  que  de 
«  ti'ouver  dans  le  monde  un  état  politique  où  l'on 
<(  ne  reconnoisse  aucune  divinité  ^'\  »  C'est  un  des 
argumens  qu'il  emploie  pour  démontrer  l'impru- 
dence des  épicuriens  ,  qui  travailloient  à  détruire  la 
religion. 

Tous  les  anciens  sages  ont  parlé  de  même.  «  Que 
«  les  citoyens,  dit  Cicéron,  ajirés  Platon  son  mai- 
«  tre  ,  tiennent  pour  maxime  fondamentale  ,  que 
<(  les  dieux  sont  les  maîtres  et  les  aibîtres de  toutes 
<(  choses  ;  que  tous  les  événemens  arrivent  par  leur 
<(  puissance ,  par  leur  volonté ,  et  comme  il  leur 
<(  plaît;  qu'ils  sont  les  bienfaiteurs  du  genre  hu- 
«  main  ;  qu'ils  connoissent  le  caractère ,  les  actions 
«  et  les  fautes  de  chaque  particulier  :  qu'ils  ont 
«  égard  à  l'intention  et  à  la  manière  dont  on  s'ac- 
<(  quitte  du  culte  divin  ;  qu'ils  savent  distinguer  les 
<i  I)ons  des  médians  ^'\  » 

Zaleucus,  dans  le  prologue  de  ses  lois,  part  du 
(i  Fiutarquf,  coutre  Colotès,  —  [2  Cic.  de  Leg.  1.  1. 


Di:   LA   VRAIE   RELIGION.  2O9 

même  principe.  «  Tous  ceux  qui  habitent  la  cité  et 
«  son  territoire ,  doivent  croire  et  tenir  pour  certain 
<(  qu'il  y  a  des  dieux  ;  nous  en  sommes  convaincus 
«  dés  que  nous  regardons  le  ciel,  l'univers  et  le  bel 
«  ordre  qui  régne  dans  toutes  ses  parties.  Ce  n'est 
point  là  l'ouvrage  du  hasard  ni  de  l'industrie 


«  humaine.  On  doit  honorer  et  servir  les  dieux 


«  conmie  auteurs  de  tous  les  biens  qui  nous  ar- 
«  rivent ,  veiller  sur  soi-même  ,  et  bannir  de  son 
*(  cœur  toute  passion  criminelle  ;  car  Dieu  n'est 
Ai  point  honoré  par  les  méchans ,  ni  gagné  par  des 
u  oiïi'andes,  ni  séduit  par  les  spectacles  du  théâtre, 
«  comme  un  méchant  homme  ;  on  ne  peut  hii 
«  plaire  que  par  la  vertu ,  par  la  justice ,  par  les 
bonnes  œu\Tes.  Que  chacun  s'efforce  d'être  bon 
par  aflêction  et  en  effet ,  pour  se  rendre  agréable 
à  Dieu  ;  qu'il  craigne  moins  de  perdre  ses  biens 
que  l'honneur  et  la  vie  ;  celui-là  est  le  meilleur 
citoyen  ,  qui  fait  moins  de  cas  des  richesses  que 
«  de  la  vertu  et  de  la  justice.  Que  ceux  qui  ont 
«  peine  à  goûter  ces  vérités ,  et  dont  le  caractère 
u  est  enclin  à  mal  faire ,  se  souviennent  qu'il  y  a 
«  des  dieux,  et  qu'ils  punissent  les  méchans  :  qu'ils 
<(  envisagent  le  dernier  moment  de  leur  vie  :  alors 
<t  on  se  souvient  du  mal  que  l'on  a  fait ,  on  sent  les 
((  remords ,  et  l'on  voudroit  avoir  mené  une  vie 
«  innocente.  On  ne  doit  donc  jamais  perdre  de  vue 
<(  cet  instant  fatal  ;  il  doit  nous  servir  de  règle 
u  dans  toutes  nos  actions  ^'\  » 

Les  philosophes  mêmes  ,  qui ,  dans  leurs  écoles  , 
poussoient  la  licence  jusqu'à  nier  l'existence  de 
Dieu  ,  et  faisoient  valoir  les  aa-gumens  des  athées  , 
parloient  un  langage  tout  différent,  dès  qu'il  étoit 
question  de  politique  et  de  législation.  Cicéron , 
qui ,  dans  son  livre  de  la  nature  des  dieux  ,  semble 
(i  Stobee,  serm.  ^2, 


24:0  TRAITE 

regarder  leur  existence  comme  problématique ,  eu 
fait  un  dogme  fondamental  dans  son  livre  des  lois. 
Si  Epicure  lui-même  avoit  eu  une  république  à 
former ,  il  auroit  été  forcé  de  contredire  son  sys- 
tème, et  de  donner  une  religion  au  peuple  qu'il 
auroit  youlu  policer.  De  là  les  incrédules  ont  conclu, 
trés-mal  à  propos,  que  la  religion  étoit  une  inven- 
tion des  législateurs  ;  elle  existoit  avant  eux  ;  ils 
n'ont  fait  tout  au  plus  qu'en  régler  la  forme  ;  et 
tous  ont  senti  que  sans  elle  il  leur  étoit  impossible 
de  mettre  aucune  subordination  parmi  les  hommes. 

§  II. 

Sur  quoi  seroit  appuyée  l'autorité  des  souverains 
et  des  magistrats  ?  Pourquoi  seroit-on  tenu  de  leur 
obéir ,  s'il  n'y  a  pas  ,  avant  toute  loi  civile  ,  une  loi 
naturelle  ,  un  décret  du  législateur  suprême  qui 
oblige  tous  les  membres  du  corps  politique  à  res- 
pecter ceux  qui  tiennent  sa  place  dans  la  société  , 
qui  ordonne  à  tout  citoyen  de  rendre  ,  par  recon- 
noissance  ,  ses  services  à  ceux  qui  le  gouvernent , 
pour  son  bien  ,  qui  lui  fait  un  devoir  de  supporter 
les  charges  d'une  société  dont  il  ressent  les  avan- 
tages ,  qui  établit  ainsi  entre  les  supérieurs  et  les 
inférieurs  un  commerce  mutuel  de  bienfaits  et  de 
subordination  ? 

L'on  dira  sans  doute  que  la  société  ne  pourroit 
subsister  autrement  ;  qu'ainsi  tout  particulier  doit 
sentir  qu'il  est  de  son  intérêt  d'être  soumis  et  de 
concourir  au  bien  public.  Il  le  doit  assurément  , 
mais  il  sent  qu'il  est  encore  plus  de  son  intérêt  de 
jouir  de  tous  les  avantages  de  la  société ,  sans  y  rien 
mettre  du  sien ,  s'il  le  peut.  Toute  son  attention  se 
portera  donc  à  tirer  le  meilleur  parti  possible  de  la 
société ,  et  ù  ne  contribuer  que  le  moins  qu'il  pourra 


DE   L  Y   VRAIE   RELIGIOX.  2  1 1 

aux  charges  qu'elle  impose  ;  à  paroître  bon  citoyen 
au  dehors,  saufà  se  dédommager  en  secret,  lorsque 
l'occasion  s'en  présentera.  Or ,  dès  que  cet  intérêt 
particulier  sera  devenu  général  dans  la  société ,  elle 
doit  nécessairement  se  dissoudre. 

Rien  n'est  donc  plus  évident ,  même  selon  la 
lumière  naturelle,  que  cette  maxime  de  la  religion  : 
toute  puissance  vient  de  Dieu  ^'\  C'est  Dieu  qui , 
par  la  loi  naturelle  ,  a  donné  la  sanction  à  tous  les 
gouvernemens ,  quels  qu'ils  soient  -,  le  bien  général 
de  l'humanité  l'exigeoit  ainsi.  Il  commande  aux 
souverains  la  justice ,  la  sagesse ,  la  bonté ,  afin 
qu'ils  soient  les  images  de  sa  providence  ;  aux  sujets, 
la  fidélité ,  le  zèle ,  la  soumission.  Au  tribunal  de  sa 
justice  souveraine  ,  les  premiers  sont  comptables 
de  leur  administration ,  et  les  seconds  de  leurs  ser- 
vices. Dès-lors  ce  n'est  plus  la  force  qui  doit  régner, 
c'est  le  droit  et  l'équité ,  toute  oppression  est  un 
crime,  et  toute  révolte  un  attentat.  Les  lois,  revê- 
tues d'un  caractère  sacré,  n'exercent  pas  seulement 
leur  empire  sur  la  conduite  extérieure ,  mais  sur  la 
conscience;  résistera  la  puissance  légitime ,  c'est 
désobéir  à  Dieu  ^'\  Les  païens  mêmes  ont  eu  cette 
idée  de  la  royauté ,  lorsqu'ils  ont  dit  que  les  rois 
sont  les  lieutenans  de  Jupiter ,  et  que  c'est  lui  qui 
les  a  placés  sur  le  trône  ^^\ 

Dès-lors  l'autorité  n'a  plus  rien  d'odieux,  elle  est 
émanée  de  Dieu  même  pour  le  bien  général  des 
hommes;  la  soumission  n'est  plus  pénible,  c'est  un 
devoir  prescrit  par  le  souverain  législateur.  En 
sanctifiant  l'obéissance ,  la  religion  en  adoucit  le 
joug  ;  elle  console  les  petits  et  les  foibles  ,  en  leur 
faisant  envisager  leur  sort  comme  un  ordre  de  la 

(i  Rom.  c.  i3  ,  ;Jr.  I.  -_  (2  Ibid.  f.  2.  —  (3  Hésiode,  Theog. 
^.  8o  et  suiv.  In  unamquamque  gentem prœposuit  Rectorem. 
Eccli.  c,  17 ,  -p ,  \\. 

1.  Il 


2  ±2  TR AÏTK 

j)rovidence  ;  elle  inspire  l'humanité  aux  grands,  €» 
leur  apprenant  que  leur  élévation  n'est  point  l'ou- 
vrage d'une  fortune  aveugle ,  mais  d'un  décret  du 
ciel  ;  que  plus  ils  sont  au-dessus  des  autres ,  plus 
leurs  devoirs  sont  importans  et  inviolables. 

s  m. 

Les  pliilosoplies  ont  cru  faire  une  découverte 
merveilleuse ,  en  établissant  le  pouvoir  politique 
sur  un  contrat  social,  sur  une  convention  mutuelle 
entre  les  sujets  et  le  j^ouverain  ,  par  laquelle  le 
peuple  s'est  obligé  à  obéir,  sous  condition  que  le 
souverain  feroit  usage  de  son  pouvoir ,  pour  pro- 
curer le  bien  public  :  convention  révocable  ,  et  qui 
est  censée  nulle ,  dès  que  la  condition  n'est  pas 
remplie  de  la  part  de  ce  dernier.  La  plupart  sup- 
posent que  le  peuple  n'a  confié  au  souverain  que 
l'usage  de  la  puissance  suprême ,  et  qu'il  s'en  est 
réservé  à  lui-même  la  propriété  dont  il  ne  peut  se 
dépouiller  -'\  D'autres  ,  moins  aveugles  ,  ont  senti 
l'absurdité  ,  et  les  periikieuses  conséquences  d'un 
prétendu  pacte  que  le  peuple  peut  annuUer  quand 
il  lui  plait  ;  ils  ont  décidé  que  le  contrat  social  est 
absolu  et  indissoluble  ,  qu'il  n'est  ni  conditionnel 
ni  révocable  '^'\  ' 

Lorsque  nous  demanderons  à  ces  derniers ,  pour- 
quoi le  pacte  en  question  est  de  sa  nature  perpétuel 
et  irrévocable ,  ils  répondront  sans  doute  que  l'in- 
térêt général  des  nations ,  le  bien  commun,  l'exigent 
ainsi.  Cela  est  clair.  Mais  si  le  bien  commun,  et 
par  conséquent  la  loi  naturelle  exige ,  que,  dés  leur 
nai.ssance ,  et  avant  toute  convention,  les  sujets 
soient   tenus  d'obéir   au   souverain    qui   existe  , 

(i  Contrat,  social.  Syst  de  la  nat.  Elabliss.  des  Europ.  dans 
les  ïndcs .  et?.  — {2  Eucyrbp.  autorité  polit.  Gouvern. 


DE    LA   VRAIE   RELIGION.  2^5 

n'avons-nons  pas  droit  de  conclure  que  la  conven- 
tion supposée  est  une  chimère,  puisqu'elle  est  inu- 
tile? Or,  nous  le  démontrerons  ailleurs,  et  nous 
prouverons  que  la  loi  naturelle  y  a  pourvu.  Les 
mêmes  raisons  qui  font  sentir  l'inutilité  et  l'ab- 
surdité d'une  convention  pour  former  la  société 
naturelle  entre  les  hommes ,  ne  sont  pas  moins 
fortes  à  l'égard  de  la  société  politique  ;  l'applica- 
tion en  est  aisée,  nous  ne  les  répéterons  pas. 

Il  est  étonnant  que  des  philosophes  si  éclairés 
n'aient  pas  vu ,  qu'en  voulant  armer  le  foible  contre 
le  fort ,  ils  produisent  un  effet  tout  contraire ,  et 
qu'ils  déchaînent  le  fort  contre  le  foible.  Un  sou  - 
verain ,  convaincu  que  son  autorité  est  à  la  discré- 
tion du  premier  séditieux,  sera  toujours  tenté  de 
se  faire  un  rempart  contre  les  attentats ,  de  sub- 
juger tous  les  esprits  pair  la  crainte ,  d'anéantir 
jusqu'à  la  moindre  idée  de  liberté.  Une  autorité 
précaire,  chancelante,  incertaine,  devient  néces- 
sairement soupçonneuse  ,  inquiète  ,  jalouse  ,  dé- 
fiante à  l'excès  ,  dégénère  bientôt  en  tyrajinie. 

Cette  réflexion  n'a  pas  seulement  lieu  à  l'égard 
du  pouvoir  monarchique,  mais  à  l'égard  de  la  sou- 
veraineté en  général.  Dans  les  républiques  mêmes , 
et  sous  le  gouvernement  populaire,  tous  les  parti- 
culiers n'ont  pas  également  part  à  l'administration. 
Il  y  a  toujours  différentes  classes  de  citoyens  ou 
d'habitans,  dont  les  uns  participent  au  droit  légis- 
latif .  les  autres  en  sont  exclus  ;  souvent  il  y  a  eu 
des  esclaves  dont  le  nombre  excédoit  de  beaucoup 
celui  des  hommes  libres  ^'\  Si  la  religion  ne  sert  de 
frein  aux  uns  et  aux  autres,  l'ordre  supérieur  tendra 
toujours  à  opprimer  l'ordre  inférieur  ;  celui-ci  à 

(i  Tl  y  avoit  à  Athènes,  vin;ït  et  uu  mille  citoyens  ,  et  qui- 
tte cent  mille  enclaves,  Athènes,  1.6,  c.  20.  La  proportion 
était  pour  le  moins  la  même  à  Rome, 


24:i:  TRAITE 

secouer  le  joug  de  la  dépendance  ,  et  à  rétablir 
l'égalité  ;  l'un  et  l'autre  seront  continuellement 
aux  prises ,  et  la  force  seule  décidera  ;  dans  toutes 
les  sociétés,  les  séditions  seront  inévitables. 

Dans  des  temps  orageux  où  l'esprit  de  vertige 
avoit  perverti  toutes  les  idées ,  quelques  théologiens 
ont  soutenu  que  la  souveraineté  étoit  fondée  sur  un 
pacte  révocable  ;  plusieurs  incrédules  en  ont  fait 
un  crime  à  la  religion.  Aujourd'hui ,  au  milieu  du 
calme  et  de  la  paix,  de  prétendus  philosophes  nous 
donnent  cette  même  doctrine  comme  la  base  du 
droit  public. 

§   IV. 

Mais  tout  ce  qui  porte  lempreinte  de  la  religion 
est  odieux  aux  incrédules  ;  leur  grande  ambition 
est  de  pouvoir  prouver  que  l'on  peut  se  passer 
d'elle.  Pour  rendre  ,  disent-ils  ,  la  société  paisible 
^t  heureuse ,  il  suffit  d'avoir  de  bonnes  lois  civiles , 
de  distribuer  à  propos  les  récompenses  et  les  pei- 
nes ;  tous  les  citoyens  seront  sages  et  vertueux,  dés 
qu'ils  auront  intérêt  de  l'être.  Les  hommes  sont 
plus  touchés  des  avantages  qu'ils  peuvent  goûter 
ici-bas ,  et  des  maux  qu'ils  peuvent  souÔrir ,  que 
des  objets  qu'on  leur  présente  dans  un  avenir  éloi- 
gné et  incertain  ;  ils  sont  plus  aftectés  par  l'envie 
de  plaire  à  un  maitre  qu'ils  voient ,  qu'à  un  Dieu 
qu'ils  ne  voient  pas  ;  en  général ,  l'homme  craint 
plus  ses  rois  et  ses  magistrats ,  qu'il  ne  respecte 
ses  dieux.  Ainsi  ont  raisonné  Bayle  et  tous  les 
incrédules  ^'\  Examinons  leurs  maximes. 

1 .«  Depuis  le  commencement  du  monde  l'on  n'a 
vu  ,  chez  aucune  nation  ,  de  bonnes  lois  civiles  , 

fi  Pensées  div.  §  162.   Contin.  §  i38.  Christian,  dévoile,  c. 
II  "et  ^G.  Sjst.  de  la  uat.  t.  I,  c.  14.  Svst.  social,  I.  part.  c.  ^. 


DE    LA   XRXIE   RELIGION.  2kO 

une  sage  police  ,  un  gouvernement  sans  religion. 
Aucun  législateur  n'a  essayé  de  soumettre  les  peu- 
ples aux  lois ,  sans  la  croyance  d'un  Dieu  et  d'une 
autre  vie  ;  il  y  a  de  la  folie  à  regarder  comme  pos- 
sible une  entreprise  qu'aucun  sage  n'a  jamais  osé 
tenter.  «  Cherchez  ,  dit  M.  Hume  ,  un  peuple  qui 
«  n'ait  point  de  religion  ;  si  vous  le  trouvez ,  soyez 
«  .siir  qu'il  ne  diffère  pas  beaucoup  des  béies  bru- 
«  tes  ^'\  »  Les  lois  ,  quoique  revêtues  de  l'autorité 
divine ,  quoiqu'envisagées  comme  un  bienfait  du 
ciel  ,  sont  encore  assez  mal  observées  ,  et  l'on 
ose  soutenir  qu'elles  paroîtront  plus  respectables  , 
lorsqu'on  saura  qu'elles  sont  simplement  l'ouvrage 
des  hommes.  Peut-on  déraisonner  plus  grossiè- 
rement que  de  dire  :  les  méchans  violent  les  lois  , 
sans  craibdre  Dieu  qui  le  défend,  sans  redouter 
les  rois  et  les  magistrats  ,  qui  sont  armés  du  glaive 
pour  les  faire  exécuter  ;  mais  ils  ne  les  violeront 
plus  ,  lorsque  le  premier  de  ces  objets  de  terreur 
leur  sera  ôté  ?  Un  seul  motif  de  crainte  sera  donc 
plus  fort  que  deux. 

2.°  Quand  les  lois  civiles  ,  réduites  à  la  seule 
force  coactive  ,  seroient  aussi  puissantes  que  le 
soutiennent  les  incrédules ,  il  y  auroit  encore  de 
la  cruauté  à  employer  le  glaive  et  les  chaînes  pour 
faire  faire  à  l'homme  ce  que  l'on  peut  obtenir  de 
lui  par  un  moyen  beaucoup  plus  doux ,  par  la  rai- 
son ,  et  par  les  motifs  de  religion.  «  Ceux  qui  ont 
«  soutenu ,  dit  un  politique  moderne ,  cpie  la  re- 
«  ligion  étoit  inutile  au  gouvernement  ,  que  les 
«  roues  et  les  potences  suffisoient  pour  eflrayer  les 
«  malfaiteurs  et  entretenir  le  bon  ordre  ,  ont  dit 
«  une  grande  sottise.  Toutes  les  fautes  commises 
«  contre  les  lois  sont-elles  donc  de  nature  à  mé- 

(i  Hist.  nat.  de  la  relig.  p.  i33.  Hist.  de  l'Amérique  ,  par 
Piobertsou  j  t.  H  ,  p.  432. 


246  TILUTÉ 

«  riter  la  mort ,  ou  des  chàtimens  corporels  ,  ou 
«  des  punitions  qui  aillent  à  la  ruine  d'un  citoyen  ? 
u  Préférera -t- on  d'airiver  par  la  violence  et  la 
«  cruauté ,  à  un  but  auquel  on  peut  venir  par  une 
<K  voie  aussi  douce  et  aussi  aimable  que  le  culte 
«   divin  *^'^  ?  » 

Si  les  incrédules  vouloient  se  souvenir  que 
1  homme  n'est  pas  une  brute,  ils  sentiroient  qu'on 
ne  doit  pas  le  conduire  comme  celle-ci ,  par  l'ap- 
pât d'une  proie  sensible  et  présente  ,  ou  par  la 
crainte  du  bâton  toujours  levé.  S'il  y  a  des  carac- 
tères féroces ,  qu'on  ne  peut  pas  réduire  par  un 
autre  moyen ,  ils  ne  sont  pas  le  jjIus  grand  nombre 
de  notre  espèce. 

3.''  Les  lois  humaines  ne  peuvent  avoir  inspec- 
tion que  sur  les  actions  publiques  et  connues  ;  tout 
ce  qui  se  fait  dans  les  ténèbres  et  sans  témoins , 
leur  échappe  ;  un  hypocrite ,  un  homme  adroit  à 
déguiser  son  caractère  et  sa  conduite  n'a  rien  à 
redouter  de  leur  part.  S'il  n'y  a  pas  une  autre  jus- 
tice à  craindre  que  celle  des  hommes  ,  un  très- 
c]jrand  nombre  de  crimes  demeure  nécessairement 
impuni ,  les  vertus  cachées  par  modestie  sont  pri- 
vées de  toute  récompense. 

Souvent ,  c'est  l'intention  seule  qui  fait  le  crime 
ou  le  mérite  d'une  action;  les  hommes  ne  peuvent 
en  juger  ;  Dieu  seul  connoît  le  fond  des  cœurs.  Si 
toute  la  morale  étoit  réduite  au  texte  des  lois  ci- 
viles ,  la  conscience  seroit  nulle  ;  son  témoignage 
ne  serviroit  plus  de  rien.  L'homme  vicieux  et 
Iburbe  j)rendra  volontiers  ses  semblables  pour  ju- 
ges et  pour  arbitres;  l'homme  vertueux,  infortuné 
et  mal  adroit ,  seroit  réduit  au  désespoir ,  s'il  ne 
pouvoit  appeler  à  un  autre  tribunal  qu'à  celui  de 

(i  BielftlJ,  inst.  polit.  Y.  Journ.  dts  savans  ,  Juin  1769, 
1008. 


DE   LA   VItUE   PcELiGIOX.  2  ±; 

la  société.  Dans  tous  les  siècles ,  chez  toutes  les 
nations,  l'on  s'est  récrié  sur  l'injustice  des  hom- 
mes ,  sur  la  témérité  et  la  partialité  de  leurs  juge- 
mens  ;  et  l'on  voudroit  qu'ils  décidassent  seuls  de 
notre  sort  ! 

4.°  Les  lois  civiles  ne  peuvent  prescrire  tous  les 
devoirs  de  société  ;  elles  se  bornent  à  défendre  et  à 
punir  les  crimes  qui  peuvent  la  troubler.  «  La 
«  vertu  ,  dit  Sénéque  ,  est  bien  imparfaite  ,  lors- 
«  qu'on  ne  fait  d'autre  bien  que  celui  qui  est 
«  commandé  par  les  lois  ;  la  règle  de  nos  devoirs 
«  est  beaucoup  plus  étendue  que  celle  de  la  justice 
«  rigoureuse.  Combien  de  choses  qu'exigent  la 
«  piété  ,  l'humanité  ,  la  libéralité  ,  l'équité  ,  la 
«  bonne  foi ,  dont  les  lois  ne  font  aucune  men- 
«  tion  ^'^  ?  »  Point  de  lois  assez  détaillées  ni  assez 
fortes  pour  faire  observer  tous  les  devoirs  de  la 
reconnoissance ,  de  l'amitié ,  de  l'hospitalité  ,  de 
la  charité  ,  de  la  tendresse  envers  nos  proches ,  de 
Tamour  de  la  patrie  ;  pour  punir  l'avarice  ,  la  du- 
reté ,  l'ingratitude ,  la  perfidie.  «  Les  législateurs 
«  ont  pu  croire ,  dit  M.  d'Alembert ,  que  les  hom- 
«  mes  se  feroient  justice  eux-mêmes  sur  ces  vices, 
«  en  punissant  les  coupables ,  soit  par  la  honte , 
«  soit  par  le  mépris  ;  mais  s'ils  ont  pensé  de  la 
«  sorte ,  ils  ont  eu  trop  bonne  opinion  du  cœur 
«  humain  ^'-\  »  Il  y  a  une  meilleure  raison  de  leur 
conduite ,  c'est  qu'ils  n'ont  pas  pu  faire  autrement. 

§  V. 

5.''  Dans  le  cas  où  une  nation  n'auroit  d'autre 
principe  de  morale  que  des  lois ,  il  faudroit  non- 
seulement  qu'elles  fussent  multipliées  à  l'infini  , 

(i  De  ira ,  1.  2,  c.  27.  —  (2  Elémens  de  ihilosopliie,  n."  8  , 
p.  88. 


'Jïu  TRAITE 

mais  qu'elles  fussent  extrêmement  sévères  ,  et 
exécutées  avec  la  dernière  rigueur  :  Bayle  en  est 
convenu  '^'\  Il  faudroit  établir  dans  la  société  une 
inquisition  qui  réduiroit  les  citoyens  à  un  esclavage 
et  à  une  frayeur  continuelle  ;  les  moindres  délits  , 
les  plus  légères  omissions  deviendi'oient  la  matière 
d'un  procès  criminel ,  d'une  discussion  par-devant 
des  censeurs  publics  :  il  en  seroit  de  même  des  ac- 
tions vertueuses  qu'il  faudroit  récompenser.  Voilà 
les  j)arens,  les  amis,  les  voisins  devenus  délateurs 
les  uns  des  autres  ,  toujours  aux  prises,  continuel- 
lement occupés  à  s'accuser  mutuellement  ou  à  se 
défendre ,  les  passions  toujours  éveillées ,  la  société 
en  combustion. 

Toute  la  sagacité  humaine  peut-elle  suffire  pour 
juger  à  quel  point  un  particulier  est  coupable  pour 
nn  péché  d'omission  ,  jusqu'à  quel  degré  il  est  ex- 
(  usable  })ar  le  défaut  de  lumières  et  de  génie  ,  par 
les  soins  qui  ont  pu  le  distraire ,  par  la  stupidité 
et  l'insensibilité  de  son  caractère  ,  par  le  défaut  de 
])révoyance  et  de  réflexion  sur  les  conséquences  ? 
Dans  le  tribunal  établi  par  la  religion  ,  le  casuiste 
le  plus  expérimenté  se  trouve  souvent  fort  embar- 
l'assé  pour  décider  si  un  coupable  qui  s'accuse  lui- 
même  ,  est  véritablement  criminel  ,  quelle  est 
l'énormité  de  sa  faute,  quelle  réparation,  quelle 
satisfaction  il  faut  lui  j)rescrire  :  et  l'on  fera  de 
cette  discussion  très-épineuse  un  procès  à  juger 
sur  des  indices  et  sur  des  dépositions  de  témoins? 
En  vérité  ,  ceux  qui  osent  proposer  ce  ])lan  de 
gouvernement  sont  des  politiques  fort  habiles. 

D'autre  coté  ,  i)lus  les  lois  civiles  sont  sévères  , 
moins  elles  sont  efficaces  ;  elles  sont  la  marque 
d'un  caractère  atroce  dans  le  législateur  et  dans  la 
nation  pour  laquelle  elles  sont  faites  :   elles  ne 

(i  Penscts  div.  §  62.  \.  encore  Vie  de  St'iiè4ue ,  p.  34;. 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  249 

peuvent  servir  qu'à  inspirer  des  mœurs  féroces ,  à 
endurcir  les  hommes  aux  châtimens ,  à  étoufler  le 
point  d'honneur.  IMontesquieu  l'a  prouvé  démons- 
trativement  par  les  lois  japonoises  ^'\  Sous  de  pa- 
reilles lois ,  les  peuples  sont  nécessairement  vic- 
times du  despotisme  le  plus  absolu  et  le  plus 
cruel. 

6.°  Quelque  sévères ,  quelque  multii.tliées  que 
puissent  être  les  lois ,  elles  n'ont  plus  de  force ,  s'il 
n'y  a  pas  des  mœurs  ;  la  religion  seule  peut  en 
donner.  Quid  vanœ  sine  inoribus  leges proficiunt, 
disoit  Horace  ;  tous  les  sages  l'ont  répété  après  lui. 
Peu  de  lois  suffisent  à  des  âmes  honnêtes  ;  il  n'y  en 
a  jamais  assez  pour  les  médians.  Le  trop  grand 
nombre  de  lois  est  un  signe  certain  de  la  corrup- 
tion d'un  peuple  :  in  corruptissimâ  republicâ 
pluvimœ  leges.  La  science  des  lois  devient  alors 
un  dédale  où  se  perdent  les  plus  habiles  ;  plus  le 
nombre  des  coupables  augmente ,  plus  les  lois  de- 
viennent inutiles  ,  et  plus  on  trouve  de  moyens  de 
les  éluder.  Dans  les  commencemens  de  la  républi- 
que ,  les  Romains  avoient  très-peu  de  lois  ;  à  me- 
sure qu'ils  devinrent  riches  ,  adonnés  au  luxe  , 
voluptueux  ,  injustes  ,  corrompus  ,  il  fallut  multi- 
{)lier  les  lois  ,  les  i)eines,  les  supplices  :  mais  cette 
foible  barrière  ne  put  arrêter  le  torrent  des  crimes , 
parce  que  la  religion  avoit  fait  place  à  l'épicu- 
réisme.  Montesquieu  observe  très -bien  que  les 
supplices  ne  donnent  pas  des  mœurs  ^'■. 

§  VI. 

7.°  «  Les  lois  sont  nécessaires,  dit  un  écrivain 
«  sensé  ;  l'effet  en  est  prompt.  C'est  un  mur  d'ai- 

(I  Esprit  des  lois ,  I.  6  ,  c.  i3  ,  1. 12  ,  c.  37  .  —  (2  Ibid. 
h  '9i    c-  »7. 

i-  11. 


200  TRAITE 

<K  raiu  qu'il  faut  se  hâter  d'élever  autour  des  pas- 
«  sions  ,  pour  les  j  enfermer  comme  des  bètes 
«  féroces  ,  en  attendant  qu'on  puisse  les  dompter 
u  par  la  douceur ,  et  les  faire  contribuer  au  bien 
((  général.  Mais  la  loi  ne  suffit  point  ;  elle  est  sé- 
«  vére  et  inexorable  ;  elle  n'entre  point  en  dis- 
«  cussion  ;  elle  n'entend  ni  remontrances  ni  ex- 
u  cuses  ;  la  loi  est  le  tyran  de  l'univers  moral  ; 
«  elle  ne  fait  que  des  esclaves ,  parce  qu'elle  n'a 
<^  que  des  supplices  ,  et  ce  n'est  ni  le  fer  ni  le  feu 
«  qui  changent  la  façon  de  penser  des  hommes. 
«  D'ailleurs  ,  elle  ne  prévoit  ni  le  temps  ni  les 
((  abus  ;  elle  n'est  point  sous  tous  les  yeux  ;  elle 
«  n'entre  point  dans  le  détail  des  devoirs  récipro- 
i(  ques.  Si  elle  coupe  les  branches  du  mal  ,  elle 
«  n'en  coupe  point  les  racines  5  si  elle  ordonne  des 
«  vertus ,  elle  ne  les  fait  point  aimer.  Elle  laisse 
K  l'ignorance  dans  l'esprit ,  et  la  corruption  dans 
u  le  cœur ,  parce  qu'elle  ne  règle  que  l'extérieur 
«  du  citoyen. 

u  Enfin  ,  la  loi  vieillit  comme  tout  le  reste  ;  le 
<^  glaive  de  l'autorité  s'émousse  avec  le  temps. 
((  Une  génération  ])asse  ,  une  autre  survient  ;  on 
((  ignore  ou  l'on  feint  d'ignorer  ce  qui  gène  une 
u  volonté  dépravée.  La  loi  ne  fait  i)lus  équilibre 
«  avec  l'amour  de  la  liberté ,  qui  entraîne  le  cœur 
<«  vers  1  indépendance.  L'intérêt  particulier  ,  ce 
<^  monstre  quelquefois  enchaîné  ,  jamais  détruit , 
«  s'excite  ets'anime;  et  si  le  prince  n'en  prévient 
«  les  tristes  effets ,  le  feu  des  passions  menace 
<^  encore  une  fois  de  tout  embraser.  H  faut  donc 
%  que  le  souverain  ,  ai)rés  avoir  établi  de  bonnes 
((  lois ,  vienne  à  leur  secours ,  en  les  faisant  goûter 
«  aux  passions  humaines  par  la  douceur  de  la 
u  persuasion  ^'\  »  Et  quels  motifs  de  persuasion 
(i  Droit  public   de  Frauce  .  dise.  prcl.  p.   2X 


DE   LA   YllAlE   IIEI.IGION.  2  )1 

]>lus  toiichans  et  plus  efficaces  que  ceux  dont  la 
religion  est  la  source  ? 

8.*^  «  La  nature  des  lois  humaines,  dit  Montes- 
«  quieu ,  est  d'être  soumises  à  tous  les  accidens 
((  qui  aiTivent .  et  de  varier  à  mesure  que  les  yo- 
(^  lontés  des  hommes  changent  ;  au  contraire ,  la 
((  nature  des  lois  de  la  religion  est  de  ne  varier 
«  jamais  ^'\  »  C'est  donc  ne  pas  avoir  les  pre- 
mières notions  de  la  morale  ,  que  de  l'établir  sur 
les  lois  civiles  ou  politiques ,  et  de  ne  donner  aux 
hommes  aucune  autre  règle.  Lorsque  les  incrédules 
veulent  attaquer  la  certitude  et  l'évidence  de  la  loi 
naturelle ,  ils  citent  avec  emphase  la  multitude  de 
lois  fausses ,  absurdes ,  pernicieuses,  que  l'on  trouve 
chez  la  plupart  des  peuples  anciens  et  modernes  ; 
i ,  par  une  inconséquence  grossière  ,  ils  préten- 
dent que  l'homme  n'a  pas  besoin  d'une  autre  règle 
de  conduite  que  la  volonté  arbitraire  des  légis- 
lateurs. 

On  pourroit  faire  un  livre  entier  pour  démon- 
trer l'absurdité  du  système  de  nos  politiques  sans 
religion. 

Il  est  évident  que  la  principale  force  des  lois 
civiles  vient  de  la  loi  intérieure  que  le  créateur  a 
gravée  dans  le  cœur  de  tous  les  hommes ,  qui  leur 
ordonne  de  se  soumettre  à  l'autorité  souveraine  , 
])arce  que  Dieu  l'a  établie  j  d'observer  les  lois  , 
parce  que  Dieu  en  est  le  vengeur.  Cette  loi  éter- 
nelle n'est  sujette  à  aucun  des  défauts  qui  rendent 
toutes  les  autres  insuffisantes.  «  La  loi  du  Seigneur , 
«  dit  le  prophète,  est  irrépréhensible;  elle  ne  nous 
«  laisse  ignorer  aucun  de  nos  devoirs  ;  elle  ne  se 
((  borne  point  à  l'extérieur ,  elle  domine  sur  les 
«  âmes  et  sur  les  plus  secrètes  pensées  du  cœur  ; 
«  ses  promesses  et  ses  menaces  sont  infaillibles  , 
(i  Esprit  des   lois,  I.   26  ,  c  ,  2. 


2i>2  TRAITE 

«  et  son  langage  se  fait  entendre  aux  plus  igno- 
«  rans.  »  Lex  Domini  imniaculata ,  conoertens 
animas  ;  testinioniian  Domini  fidèle ,  sapientiam 
prœstans  parvulis  ^'\ 

Ces  réflexions  suffisent  pour  détruire  l'opinion 
deliobbes,  qui  soutient  que  la  religion  n'a  d'autre 
force  que  celle  qu'elle  emprunte  des  lois  civiles  ; 
qu'il  dépend  du  gouvernement  de  donner  aux  su- 
jets quelle  religion  il  lui  plaît,  et  que  ceux-ci  sont 
obligés  de  la  recevoir.  Puisque  les  lois  civiles  elles  - 
mêmes  tirent  de  la  religion  leur  plus  grand  pou- 
voir ,  il  est  absurde  de  prétendre  que  ce  sont  elles 
qui  rendent  la  religion  obligatoire  :  c'est  donner 
dans  un  cercle  vicieux  qui  ne  porte  sur  rien. 

s  VII. 

Pour  assurer  le  repos  et  le  bonheur  de  la  société , 
l'ordre  et  la  paix  parmi  les  citoyens,  l'influence  et 
lautorité  du  gouvernement ,  trouverons-nous  une 
ressource  plus  puissante  dans  les  peines  et  les  ré- 
compenses que  les  hommes  peuvent  donner  ?  Nous 
avons  déjà  fait  sentir  une  partie  des  inconvéniens 
attachés  à  leur  distribution  ;  la  difliculté  de  dis- 
cerner quelles  sont  les  actions  vraiment  louables 
et  dignes  de  récompense ,  l'impossibilité  d'en  con- 
noitre  les  motifs  ,  les  préventions  ,  les  erreurs  ,  les 
passions  ,  les  foiblesses  ,  tristes  apanages  de  Thu- 
manité  ,  dont  les  chefs  de  la  société  ne  sont  i)as 
plus  exempts  cpie  les  membres  et  qui  rendent  né- 
cessairement fautifs  la  plupart  des  jugcmens  qu'ils 
portent  sur  le  mérite  des  hommes. 

Que  sera-ce  lorsque  les  dépositaires  de  l'autorité, 
qui  tiennent  dans  leurs  mains  les  peines  et  les 
récompenses,  n'auront  point  de  religion?  qui  sera 

(i  l'saume  iB  ,    jj^ .  8. 


DE   LA    VRAIE    RELIGION.  20 J 

garant  de  leur  impartialité?  «  Quand  il  seroit  inu- 
«  tile ,  dit  Montesquieu,  que  les  sujets  eussent  une 
«  religion,  il  ne  le  seroit  pas  que  les  princes  en 
<(  eussent ,  et  qu'ils  blanchissent  d'écume  le  seul 
«  frein  que  puissent  avoir  ceux  qui  ne  craignent 
«  point  les  lois  humaines.  Un  prince  qui  aime  la 
«  religion  et  qui  la  craint ,  est  un  lion  qui  cède  à 
«  la  main  qui  le  flatte  et  à  la  \  oix  qui  l'appaise. 
«  Celui  qui  craint  la  religion  et  qui  la  hait ,  est 
«  comme  les  bêtes  sauvages  qui  mordent  la  chaîne 
«  qui  les  empêche  de  se  jeter  sur  ceux  qui  passent. 
<^  Celui  qui  n'a  point  du  tout  de  religion ,  est  cet 
«  animal  terrible  qui  ne  sent  sa  liberté  que  lorsqu'il 
«  déchire  et  qu'il  dévore  ^'\  »  Tels  sont  les  monstres 
que  nos  philosophes  veulent  former  pour  mettre  à 
leur  discrétion  le  sort  des  peuples. 

Y  a-t-il  dans  l'univers  un  gouvernement  assez 
riche  et  assez  puissant  pour  payer  dans  chaque 
î)ai'ticulier  tous  les  services  qu'il  peut  rendie  à  la 
société,  toutes  les  vertus  qu'il  peut  pratiquer,  tous 
les  sacrifices  dont  un  homme  de  bien  est  capable  ? 
On  dira  qu'il  ne  s'agit  pas  de  répandre  des  richesses, 
mais  d'accorder  des  honneurs  5  l'un  est-il  plus  aisé 
que  l'autre  ?  Une  marque  d'honneur  devenue  troj) 
commime  cesse  d'être  honorable  ,  n'est  plus  une 
distinction  ;  une  note  d'infamie  presque  générale 
ne  produit  aucun  effet ,  on  n'en  rougit  plus.  Chez 
une  nation  corrompue  ,  l'honneur  n'est  plus  d'au- 
cune valeur  ;  toute  la  puissance  humaine  ne  viendia 
j)as  à  bout  de  rendre  sensibles  à  l'honneur  des  âmes 
avilies  par  l'intérêt. 

Un  de  nos  politiques,  après  avoir  vanté  les  heureux 
effets  que  produit  à  la  Chine  le  plan  merveilleux  de 
gouvernement  imaginé  par  les  philosophes,  à  senti 
]'oî)jection  que  l'on  pouvoit  tirer  de  cet  exemple 

(i  Esprit  des  lois ,  I.  2  j  ,  c.  u. 


25  i  TRAITE 

même.  «  On  nous  dira  peut-être  que  ces  usages 
«  établis  à  la  Chine ,  n'ont  pas  fait  de  ses  liabitans 
«  des  hommes  plus  vertueux  que  d'autres  ;  que 
«  bien  des  relations  s'accordent  à  les  peindre  com- 
«  me  des  foiirbes  ,  des  voleurs  ,  des  hommes  Irés- 
«  vicieux.  Nous  répondrons  qu'au  moins  certaines 
«  vertus ,  la  piété  filiale  sur-tout ,  y  sont  trés- 
«  religieusement  observées ,  et  que  d'ailleurs  nul 
«  peuple  sur  la  terre  n'a  poussé  plus  loin  son 
«  industrie.  Enfin  ,  nous  dirons  que  ,  nonobstant 
«  ses  institutions  si  sages ,  le  gouvernement  chinois 
«  est  despotique,  et  que  le  despotisme ,  par  sa  né- 
«  gligence  ,  permet  à  toutes  sortes  d'abus  de  s'in- 
((  troduire  ,  ou  ,  par  ses  violences  et  ses  caprices , 
«  anéantit  les  eôets  des  institutions  les  plus  utiles  : 
u  la  forme  reste ,  le  fond  disparoît  ^'\  » 

Voilà  donc  tout  ce  qu'a  pu  produire  le  système 
sublime  de  nos  professeurs  de  politique  ;  il  a  inspiré 
aux  Chinois  la  piété  filiale ,  et  les  a  débarassés  de 
toutes  les  autres  vertus.  Mais  c'est  le  despotisme 
qui  a  fait  tout  le  mal  :  soit.  Il  reste  à  savoir  si  le 
plan  que  l'on  nous  propose  peut  avoir  lieu  dans  un 
gouvernement  qui  ne  soit  pas  despotique,  et  s'il  ne 
conduit  j)as  nécessairement  au  despotisme  :  or  nous 
soutenons  qu'il  y  conduit.  La  piété  filiale  des  Chi- 
nois n'est  autre  chose  qu'une  crainte  servîle  et 
excessive  des  enfans  à  l'égard  du  pouvoir  despotique 
rt  illimité  des  pères.  Nous  le  verrons  en  parlant  de 
la  religion  des  Chinois. 

Rien  n'est  plus  étonnant  que  la  bizarrerie  de  nos 
adversaires.  Les  uns  prétendent  que  c'est  un  abus 
de  faire  envisager  à  l'homme  de  bien  les  peines  et 
les  récompenses  de  l'autre  vie  ;  que  c'est  rendre  la 
vertu  mercenaire  ;  qu'il  est  beaucoup  mieux  de 
Taimer  et  de  la  pratiquer  pour  elle-même  ^"K  Les 
(i  Syst.  social ,  II.  part,  c  7  7  f.  ^«  —  (a  Shaslesbury,  essai 


DE   LA   XRAÏE  RELIGION.  255 

autres  soutiennent  qu'il  faut  lui  montrer  une  ré- 
compense certaine ,  même  en  ce  monde  ;  que  c'est 
le  seul  moyen  efficace  de  rendre  l'homme  vertueux. 
Comment  accorder  des  sentimens  si  opposés  ? 

s  VIII. 

Les  principes  sur  lesquels  ils  s'appuient  sont 
tous  faux.  Il  n'est  pas  vrai  qu'en  général  l'homme 
soit  plus  constamment  sensible  aux  biens  et  aux 
maux  de  ce  monde  qu'à  ceux  de  l'avenir  ^'K  Cela 
ne  lui  arrive  que  pendant  l'eflervescence  passagère 
des  passions  ;  mais  cette  fièvre  n'est  pas  continuelle  ; 
la  religion  reprend  ses  di^oits  ,  cause  des  remords  , 
engage  souvent  à  réparer  le  mal  produit  par  les 
passions.  Quel  attrait  peuvent  avoir  pom'  l'homme 
prêt  à  mourir ,  les  récompenses  et  les  biens  de  ce 
monde  ? 

Il  est  encore  faux  qu'en  général  l'homme  craigne 
plus  son  roi  que  son  Dieu  ^'\  A-t-on  oublié  la 
multitude  de  ceux  qui  ont  mieux  aimé  perdre  la  vie 
sous  le  glaive  des  rois ,  que  de  trahir  leur  religion? 
Tout  homme  sait  très-bien  que  les  regards  de  son 
roi  ne  le  suivent  pas  par-tout ,  mais  que  Dieu  ne  le 
perd  jamais  de  vue.  Il  peut,  par  la  suite  se  soustraire 
au  pouvoir  d'un  souverain  ,  mais  par-tout  Dieu  le 
poursuit  par  les  remords  de  sa  conscience,  u  Où 
«  irai-je  ,  Seigneur  ,  disoit  le  prophète  ,  pour  me 
«  dérober  à  votre  connoissance ,  et  pour  éviter  vos 
((  regards?  Si  je  montois  au  ciel,  c'est  le  séjour 
«  que  vous  habitez  ;  si  je  pénétrois  dans  les  en- 
«  trailles  de  la  terre  ,  je  vous  y  trouverois  encore. 


sur  la  raillerie  ,  II.  pari.   sect.  3.    Exposition  du  système  de 
S])inosa,  par  Boulaiuviliiers,  p.  48. 

(1  iSjst.  soc.  Ibid.  p.  84.  Le  bon  sens  ,  §  i^i.  —    (a  Syst.  de 
la  nal.  Llnislianibnie  dt;\oile.Lc  Lou  teus ,  ^  175,  etc. 


256  TRAITÉ 

«  Quand  j'aurois  les  ailes  de  l'aurore  pour  fuir  au- 
«  delà  des  mers ,  votre  main  m'y  conduiroit  et  me 
((  tiendroit  en  son  pouvoir.  J'ai  dit ,  peut-être  les 
((  ténèbres  me  couvriront  de  leurs  ombres  ,  je 
«  cacherai  mes  voluptés  criminelles  sous  le  voile 
«  de  la  nuit  :  hélas  !  les  ténèbres  n'ont  rien  d'impé- 
«  nétrable  pour  vous  ,  le  jour  et  la  nuit  sont  éga- 
«  lement  découverts  à  vos  yeux  ^'\  » 

Nouvelle  inconséquence  des  ennemis  de  l'a  reli- 
gion ;  ils  travaillent  à  la  détruire  pour  délivrer 
l'homme  de  la  crainte  d'un  Dieu  vengeur,  et  ils 
disent  que  l'honune  craint  moins  Dieu  que  son  roi. 
Ils  veulent  donc  nous  laisser  sous  un  joug  plus 
pesant  que  celui  qu'ils  feignent  de  nous  ôter.  Où 
est  le  service  qu'ils  aflbctent  de  nous  rendre. 

Disons  mieux  ;  un  citoyen  ne  redoute  et  ne  res- 
pecte son  roi ,  que  parce  qu'il  craint  son  Dieu.  Si 
les  souverains  étoient  dépouillés  du  caractère  sacré 
dont  Dieu  les  a  revêtus  ,  leur  pouvoir  ne  tiendroit 
])lus  à  rien;  le  moindre  souffle  de  sédition,  le  pre- 
mier accès  de  vertige  suffiroit  pour  renverser  leur 
trône ,  et  fouler  aux  pieds  leur  autorité.  Les  rois 
qui  protègent  et  soutiennent  la  religion,  travaillent 
à  leur  propre  sécurité  et  au  repos  des  peuples. 

§   IX. 

Cent  fois  nous  aurons  lieu  de  remai'quer  qu'il 
n'y  a  rien  de  constant ,  rien  de  suivi  dans  les  décla- 
mations des  incrédules  ;  ils  font  à  la  religion  des 
reproches  contradictoires.  Les  uns  disent  qu'en 
rendant  sacrée  la  majesté  des  rois ,  la  religion  les 
autorise  à  opprimer  leurs  sujets  ;  qu'elle  réduit 
ceux-ci  à  la  servitude ,  et  leur  ôte  le  courage  de 
secouer  le  joug  de  la  tyrannie.  D'autres  soutiennent 

(i  r^aume  i38. 


DE    LA   VILUE   RELIGION.  20 j 

cfue  la  religion  met  des  entraves  au  pouvoir  souve- 
rain ,  assujettit  les  rois  aux  caprices  des  peuples  , 
parce  que  toutes  les  fois  crue  le  prince  veut  gêner  ses 
sujets  sur  leur  croyance,  ils  sont  prêts  à  se  révolter 
contre  lui.  Souvent  le  même  écrivain  a  insisté  sur 
ces  deux  o])jections ,  a  voulu  les  prouver  l'une  et 
l'autre  ^'\ 

Réponse.  Que  faudroit-il  pour  contenter  nos 
adversaires?  Que  les  rois  exerçassent  le  despotisme 
sur  la  croyance  de  leurs  sujets,  et  qu'ils  eussent  les 
mains  liés  sur  tout  autre  chef?  Beau  plan  de  poli- 
tique !  Mais  pourvu  que  la  religion  soit  une  fois 
anéantie ,  les  incrédules  s'inquiéteront  fort  peu  de 
lautorité  souveraine. 

Leur  contradiction  même  suffit  pour  justifier  la 
religion,  et  pour  démontrer  qu'elle  garde  un  juste 
milieu  ;  elle  sert  également  de  sauve- gai'de  contre 
l'abus  de  l'autorité ,  et  de  frein  à  la  licence  des 
peuples;  si  elle  étoit  toujom's  écoutée,  elle  con- 
tiendroit  les  uns  et  les  autres  dans  les  bornes  de  la 
justice  et  de  la  raison.  Elle  ne  permet  point  aux 
premiers  de  se  rendre  arbitres  de  la  croyance  des 
peuples;  c'est  à  Dieu  seul  de  la  prescrire,  et  de 
révéler  ce  qu'il  juge  à  propos.  Elle  défend  aux 
seconds  d'attenter  à  l'autorité  souveraine,  pai'ce 
que  Dieu  l'a  établie  pour  leur  tranquillité  et  leur 
bonheur.  Lorsque  les  uns  ou  les  autres  s'écarteront 
de  cette  sage  régie ,  ils  ne  peuvent  attendre  que  des 
malheurs.  L'abus  de  l'autorité  fait  naître  des  sédi- 
tions, et  les  séditions  n'aboutissent  presque  jamais 
qu'à  rendre  plus  pesant  et  plus  dur  le  joug  de 
l'autorité.  Si  un  prince  manquoit  de  religion ,  il 
chercher  oit  à  opprimer  les  peuples  pour  se  rendre 

(i  Chrisliau.  dévoilé,  c.  14.  Système  de  la  nature,  tome  II , 
c.  8.  Le  bon  sens  ,  $  i43  et  suiv.  i'oliti'juc  naturelle,  lotce  II , 
dise.  5  ,  Js  7  et  ig. 


200  TR.UTE 

])lus  absolu  ;  et  si  la  religion  n'inspiroit  aux  peuples 
l'obéissance  ,  ils  ne  \oudroient  plus  supporter  la 
domination  même  la  plus  douce  et  la  plus  modérée. 
Témoins  tous  les  incrédules ,  qui  ne  cessent  de 
déclamer  contre  les  rois ,  depuis  qu'ils  ont  renié 
Dieu. 

§    X. 

Dès  que  vous  admettez  ,  disent-ils  ,  un  Dieu  et 
une  religion,  vous  devez  vous  attendre  à  yoir  éclore 
difiérentes  religions  ,  par  conséquent  les  disputes  , 
les  dissentions,  les  guerres,  la  haine,  la  fureur.  Le 
plus  court  est  de  n'en  souffrir  aucune  ou  du  moins 
de  n'en  admettre  aucune  exclusivement  ;  de  laisser 
à  chaque  particulier  la  liberté  de  choisir  la  croyance 
et  le  culte  qui  lui  plaira  davantage.  On  a  écrit  des 
^olumes  entiers  sur  ce  lieu  commun. 

Réponse.  Par  ce  bel  argument ,  Ton  démontre 
clairement  qu'il  faut  tout  détruire,  ne  laisser  sub- 
sister aucune  des  institutions  humaines.  Etabli- 
rons-nous des  lois?  Bientôt  nous  verrons  éclore 
des  lois  absurdes  ,  injustes  ,  pernicieuses  ,  et  tous 
les  maux  qui  s'ensuivent  d'une  mauvaise  législation. 
Souffrirons  -  nous  une  autorité  pour  nous  gou- 
verner ?  Des  hommes  ambitieux  et  injustes  en 
abuseront ,  les  peuples  seront  esclaves ,  ou  se  ré- 
volteront; de  là  les  guerres  civiles,  les  massacres, 
la  désolation  sur  toute  la  face  de  la  terre.  Faut-il 
introduire  le  droit  de  propriété?  Dés  ce  moment , 
les  dissensions ,  les  procès ,  les  usurpations  sont 
inévitables;  il  y  aura  des  riches  et  des  pauvres,  des 
oppresseurs  et  des  opprimés,  des  ravisseurs  puissans 
et  des  foibles  dépouillés  ;  la  fraude  ,  l'injustice  ,  la 
violence  ravageront  la  société.  Doit-on  cultiver  les 
aits  et  les  sciences?  Les  travaux  les  plus  nécessaires 


DE   L\   YR.UE   RELIGION.  209 

seront  avilis  et  négligés ,  le  luxe  s'introduira  et 
traînera  la  corruption  à  sa  suite;  le  crime  deviendra 
plus  adroit ,  la  malice  plus  raffinée ,  la  politesse 
prendra  la  place  de  la  vertu.  Bannissons  donc  les 
lois ,  les  gouvernemens ,  la  propriété  ,  les  sciences , 
les  arts  et  tout  leur  cortège;  vivons  comme  les 
brutes  ,  et  nous  serons  heureux.  Courage ,  philo- 
sophes intrépides ,  l'ouvTage  avance ,  bientôt  il  sera 
consommé. 

Les  Tartares  iNIant-Chéoux,  vainqueurs  des  Chi- 
nois, veulent  leur  couper  les  cheveux;  ces  derniers 
attaquent  lems  conquérans  et  en  triomphent  :  le 
czar  veut  faire  raser  les  Russes  ;  ils  se  révoltent  :  le 
roi  d'Angleterre  entreprend  de  donner  des  culottes 
aux  montagnai'ds  écossois  ;  ils  s'arment  :  le  roi 
d'Espagne  essaye  de  changer  cpielque  chose  à  l'ha- 
billement de  ses  sujets  ;  ils  se  mutinent  :  des  la- 
boureurs sont  prêts  à  se  révolter ,  parce  qu'on  veut 
les  obliger  à  mettre  des  socs  de  fer  à  leur  charrue , 
au  lieu  des  socs  de  bois  dont  ils  se  servoient.  Voilà 
des  dissensions  pour  peu  de  chose.  Donc  les  hom- 
mes ont  tort  d'avoir  des  cheveux ,  de  la  barbe  ,  des 
habits ,  des  culottes  ,  et  des  socs  à  leur  charrue. 

Les  passions  humaines  abusent  de  tout ,  prennent 
feu  sur  tout ,  changent  le  bien  en  mal  ;  cela  est 
incontestable.  S'il  y  avoit  moins  de  liens  pour  les 
garrotter,  causeroient-elles  moins  de  ravages?  Dans 
l'état  sauvage,  elles  ont  moins  d'objets  pour  s'exer- 
cer ;  mais  une  fois  éveillées ,  elles  sont  indomptables. 
Les  hommes  ne  s'égorgent  pas  pour  la  possession 
d'une  province  ,  ils  se  tuent  pour  un  fruit  ou  pour 
une  pièce  de  gibier.  La  faim  et  la  misère  font  chez 
eux  ce  que  l'ambition  fait  chez  nous.  Un  sauvage , 
dit-on ,  est  plus  content  de  sa  nudité  et  de  sa  crasse , 
((u'un  grand  seigneur  ne  l'est  de  tout  le  faste  qui 
l'environne.  Je  le  crois  ;  un  ours  et  un  singe  ont 


'26  O  TR.ilTÉ 

aussi  le  même  goiit ,  et  cela  prouve  qu'un  homme 
civilisé  et  un  homme  dans  l'état  d'animalité  ,  sont 
deux  êtres  fort  différens. 

Avoir  une  fausse  religion ,  des  lois  vicieuses ,  un 
gouvernement  tyrannique  ,  une  propriété  chance- 
lante ,  des  arts  corrompus  par  le  luxe ,  c'est  sans 
doute  un  très-grand  malheur  pour  une  nation. 
■Mais  vivre  sous  une  religion  sainte  ,  sous  des  lois 
sages ,  sous  un  gouvernement  modérée  .jouir  d'une 
propriété  paisible  et  de  tous  les  agrémens  que  pro- 
curent les  sciences  et  les  arts ,  n'est-ce  pas  le  plus 
haut  point  de  félicité  auquel  un  peuple  puisse  aspirer 
sur  la  terre  ?  Cherchons  donc  à  nous  donner  tous 
ces  avantages ,  et  sachons  les  estimer  lorsque  nous 
en  jouissons  :  telle  est  la  vraie  sagesse.  Vouloir 
tout  détruire ,  peirce  que  l'on  s'est  fait  un  plan  de 
tout  blâmer .  ce  n'est  plus  philosophie .  c'est  dé- 
mence et  frénésie  pure. 

Si  on  laisse  à  chaque  particulier  la  liberté  de 
régler  sa  croyance  comme  il  lui  plaît,  on  doit 
aussi  lui  permettre  de  ne  rien  croire ,  lorsqu'il  le 
juge  à  propos.  La  religion  sera-t-elle  encore  un  lien 
de  société,  ou  un  gage  de  sûreté  entre  les  hommes? 
Il  ne  dépend  pas  de  nous  de  juger  que  la  vérité  et 
l'erreur  sont  des  choses  indifférentes.  Regarder  la 
religion  comme  une  affaire  de  goût  et  de  caprice , 
c'est  insulter  à  la  raison  aussi  bien  qu'à  la  religion. 

§XI. 

Quand  vous  auriez  éprouvé ,  disent  les  incré- 
dules ,  que  la  religion  est  nécessaire  au  repos  et  au 
bonheur  de  l'homme ,  à  la  sûreté  du  commerce 
social ,  à  l'influence  des  lois  et  du  gouvernement , 
il  ne  s'ensuivroit  pas  encore  qu'elle  est  vraie.  Il  y 
a  eu  des  erreurs  utiles  ;  les  fausses  religions  peuvent 


DE  L-V   \TIAÎE   RELIGION".  26 1 

Servir  à  réprimer  les  passions  aussi-bien  que  les 
religions  \Taies  ;  puisque  ,  selon  YOtre  façon  de 
penser  ,  la  plupart  des  nations ,  quoique  policées 
et  florissantes,  ont  été  dans  Terreur  sur  la  religion. 

Réponse.  Cette  difficulté  n'est  embarassante  que 
pour  ceux  cp.ii  la  proposent.  1°  Tous  les  incrédules 
soutiennent  que  la  vérité  est  toujours  utile  ;  il  est 
donc  impossible  que  l'erreur  le  soit  ;  la  même  pro- 
priété ne  peut  convenir  aux  deux  contraires.  Si 
toute  religion  étoit  fausse ,  toutes  seroient  perni- 
cieuses à  tous  égards.  2.*'  Il  est  évadent  que  les 
religions  les  plus  fausses  portent  suj  un  princij)e 
vrai  ;  savoir  ,  qu'il  j  a  une  puissance  supérieure  à 
l'homme ,  quelle  qu'elle  soit ,  qui  lui  impose  des 
lois ,  qui  a  égard  à  ses  actions ,  qui  punit  le  crime 
et  récompense  la  vertu  :  cette  vérité  universellement 
crue  et  professée,  est  la  base  de  toute  religion.  Or, 
c'est  ce  même  principe  certain  et  démontré  qui 
opère  dans  la  société  les  heureux  effets  qui  résultent 
de  la  religion ,  quelles  que  soient  les  erreurs  que 
les  hommes  y  ajoutent  d'ailleurs. 

Soit  qu'un  peuple  croie  que  la  puissance  qui 
gouverne  le  monde  est  unique  ,  ou  partagée  entre 
plusieurs  êtres  differens  ;  soit  qu'il  lui  donne  le 
nom  de  Jupiter ,  de  Bélus,  de  Mithras,  de  Tien ,  ou 
tel  autre  qu'on  voudra  ;  soit  qu'il  lui  suppose  des 
attributs  qui  conviennent  ou  qui  ne  conviennent 
point  au  souverain  maitre  de  toutes  choses  ;  soit 
qu'il  lui  rende  un  culte  plus  ou  moins  raisonnable  , 
le  principe  fondamental  de  sa  croyance  et  de  sa 
conduite  est  toujours  vrai ,  toujours  capable  de  lui 
donner  une  morale  plus  ou  moins  pure ,  de  lui  faire 
sentir  la  nécessité  d'être  vertueux,  soumis  aux  lois , 
bienfaisant  envers  ses  semblables. 

La  religion  des  Romains  ,  cpioique  fausse  ,  ren- 
doit  ce  peuple  idolâtre  de  sa  patrie,  capable  de  tout 


T 

262  TRAITÉ 

entreprendre  et  de  tout  souffrir  pour  sa  conser- 
vation et  sa  gloire  ,  lui  inspiroit ,  malgré  son  ca- 
ractère farouche  et  séditieux  ,  la  soumission  aux 
magistrats,  donnoit  aux  sénateurs  un  moyen  d'ar- 
rêter ,  par  les  aruspices  et  les  augures ,  toutes  les 
entreprises  dont  ils  prévoyoient  le  mauvais  succès. 
Une  fausse  religion  peut  donc  produire  du  bien  par 
la  croyance  d'une  providence  qui  règle  toutes  cho- 
ses .  et  qui  dispose  de  tous  les  événemens.  La  fausse 
application  qu'une  nation  en  fait  ne  détruit  point 
les  conséquences  directes  qu'elle  en  tire. 

Mais  ce  n'est  point  sur  l'utilité  sçule  que  nous 
fondons  la  vérité  de  la  religion  dans  les  différentes 
époques  de  la  révélation  ;  c'est  sur  des  preuves  évi- 
dentes et  démonstratives ,  auxquelles  les  incrédules 
n'opposent  que  de  vaines  subtilités  :  nous  le  ferons 
voir  ,  lorsque  nous  examinerons  en  détail  ses  dog- 
mes et  ses  préceptes.  Il  est  constant  néanmoins  que 
son  utilité ,  ou  plutôt  sa  nécessité  indispensable  est 
déjà  une  très-forte  preuve  de  sa  vérité. 

§  XII. 

Vous  avez  tort ,  s'écrient  nos  profonds  raison- 
neurs ;  la  religion  est  inutile,  elle  ne  sert  à  réprimer 
ni  les  peuples  ni  les  rois ,  tous  les  peuples  ont  une 
religion ,  et  tous  sont  vicieux  et  corrompus  ;  les  rois 
croient  un  Dieu  et  une  autre  vie ,  et  tous  sont  des 
tyrans  qui  rendent  leurs  sujets  malheureux.  Quand 
les  peuples,  les  rois  et  leurs  ministres  seroient  tous 
athées,  ils  ne  pourroient  pas  être  plus  méchans.  La 
religion  est  la  boite  de  Pandore ,  de  laquelle  sont 
sortis  tous  ces  maux.  Elle  a  perverti  les  peuples , 
en  leur  commandant  de  vaines  pratiques  au  lieu  de 
vertus,  souvent  en  leur  ordonnant  des  crimes;  elle 
a  gâté  les  princes  ,  en  leur  disant  que  leur  autorité 


DE  LÀ  'V'RAJE   RELIGION.  2G5 

vient  de  Dieu ,  qu'ils  ne  doivent  en  rendre  compte 
qu'à  Dieu  ;  elle  perpétue  le  malheur  des  nations  , 
en  leur  ôtaiit  la  liberté  de  secouer  un  joug  qui  les 
écrase ,  en  leur  disant  que  leurs  maux  sont  des 
châtimens  de  leurs  crimes  ,  au  lieu  qu'ils  sont 
l'effet  de  l'injustice  et  de  la  tyrannie  de  ceux  qui 
les  gouyerneut  ^". 

Réi^onse.  Nous  rougissons  de  mettre  sous  les 
yeux  des  lecteurs  (!e  langage  insensé ,  dicté  aux 
incrédules  par  le  fanatisme  anti-religieux  ;  mais  il 
retentit  dans  tous  leurs  écrits,  et  ces  ou\Tages  sont 
entre  les  mains  de  tout  le  monde.  Puisqu'ils  n'ont 
pas  osé  tirer  la  conclusion ,  suppléons  à  leur  si- 
lence :  donc  il  faut  faire  main  basse  sur  la  religion 
et  sur  les  prêtres,  sur  les  rois  et  sur  les  ministres  ; 
exterminer  une  fois  pour  toutes  les  auteurs  de  nos 
maux  ,  ne  prêter  l'oreille  et  n'obéir  cfu'aux  philo- 
sophes athées.;  alors  le  genre  humain  sera  heu- 
reux. 

Les  anciens  épicuriens  raisonnoient  encore 
mieux.  La  raison ,  disoient-îls  ,  est  inutile  ;  elle 
ne  rend  sages  ni  les  peuples  ni  les  rois;  tous  les 
peuples  se  croient  raisonnables,  et  tous  sont  vicieux 
et  corrompus.  Les  rois  se  piquent  de  raisonner  ,  et 
tous  rendent  leurs  sujets  esclaves  et  malheureux  : 
quand  les  peuples  ,  les  rois  et  leurs  ministres  se- 
roient  imbécilles  ou  frénétiques ,  ils  ne  seroient  pas 
plus  médians.  La  raison  est  pernicieuse  ;  c'est 
l'abus  que  l'on  en  fait  qui  produit  tous  ces  maux 
Elle  suggère  de  faux  raisonnemens  aux  scélérats  , 
pour  justifier  les  passions  :  pour  innocenter  tous  les 
crimes;  aux  rois,  pour  se  dissimuler  l'excès  de 

(i  Syst.  de  la  nat.  tome  II ,  c.  8 ,  p.  289  et  suiv.  Le  bon  sens , 
$i4oetsuiv.  173,  179,  etc.  Hist.  des  ëtabliss.  des  Europ.  dans 
les  Indes  ,  tome  VI ,  1.  16,  p.  i3o  ;  1.  18 ,  p.  422 ,  etc.  Essai  sur 
les  préjugés  ,  c.  2,  p.  25.  Politique  naturelle,  t.  II  ,  dise.  5  , 
5  7  el  19,  etc.  ,  etc.  En^^cîop.  art.  vingtième  ,  ajouté. 


2b  ±  TflAiTE 

leur  despotisme  ;  aux  ministres  ,  pour  pallier  leurs 
injustices  et  leurs  vexations  ;  aux  conqnérans ,  pour 
s'aveugler  sur  leur  am'oition  et  leurs  rapines ,  etc. 
<''\  Mortels  ,  renoncez  à  la  raison ,  suivez  l'instinct 
comme  les  animaux  ;  ils  n'ont  ni  prêtres ,  ni  rois  , 
ni  conquérans;  c'est  le  seul  moyen  d'être  heureux. 
11  ne  tient  qu'à  nos  adversaires  de  répéter  la 
même  invective  contre  les  lois  ,  contre  le  zèle  de  Ifi 
patrie .  contre  le  point  d'honneur  ,  contre  l'amour 
de  la  gloire ,  contre  la  philosophie  même  ;  cette 
dernière  maladie  n'est  pas  celle  qui  a  produit  le 
moins  de  maux. 

Savans  docteurs ,  anciens  et  modernes ,  cpi'avez- 
vous  prouvé  ?  Que  l'homme  abuse  de  la  raison  et 
de  la  religion ,  des  lois  et  de  la  morale  ,  des  pen- 
chans  utiles ,  des  facultés  naturelles  et  acquises , 
tout  comme  vous  abusez  vous-mêmes  de  la  phi- 
losophie en  déraisonnant.  On  le  savoit  il  y  a  long- 
temps. Mais  si  les  conséquences  que  vous  en  tirez 
ne  vous  font  pas  rougir  ,  vous  êtes  les  plus  incu- 
rables de  tous  les  hommes. 

Il  est  faux  que  la  religion  (  j'entends  la  vraie 
religion  )  commande  des  pratiques  extérieures  au 
lieu  de  vertus;  il  est  encore  plus  faux  qu'elle  or- 
donne des  crimes.  Nous  défions  les  incrédules  de 
citer  dans  la  morale  révélée  aucune  vertu  qui  ne 
soit  commandée ,  ou  aucun  crime  qui  ne  soit  dé- 
fendu. En  récompense  ,  nos  adversaires  sont  d'avis 
que  la  tolérance  eflace  tous  les  crimes  ;  ils  ont 
voulu  justifier  tous  les  impies ,  dés  qu'ils  ont  été 
tolérans. 

La  raison,  aussi  bien  que  la  religion ,  dit  aux 
rois  que  leur  autorité  vient  de  Dieu  ;  qu'ils  en  doi- 
vent rendre  compte  à  Dieu  ,  parce  qu'il  est  absurde 
qu'ils  la  reçoivent  du  peuple ,  qu'ils  en  rendent 

(i  Cic.  de  Baï.  deor.  1.3,  u."  66  et  suiv. 


Di:    LA    VRXUZ   RELIGION.  26) 

compte  au  peuple  ,  que  le  peuple  soit  roi  ,  et  quo 
le  roi  soit  sujet  et  justiciable  du  peuple.  La  simple 
notion  des  termes  suffit  pour  le  faire  sentir. 

Ni  la  raison,  ni  la  religion  ne  permettent  au  peu- 
})le  de  secouer  le  joug  qui  lui  est  nécessaire ,  du- 
quel dé[)endent  l'ordre  et  le  repos  de  la  société  , 
et  qu'il  ne  pourroit  briser  sans  éprouver  tous  les 
malheurs  de  l'anarchie.  Ceux  qui  travaillent  à  le 
révolter  contre  ce  joug  salutaire,  sont  des  sédi- 
tieux ,  qui  jouent  un  jeu  à  mettre  la  société  en 
trouble  et  en  combustion  ;  ils  sont  fort  heureux  de 
ce  que  leur  folie  inspire  à  ceux  qui  gouvernent , 
plus  de  pitié  et  de  mépris  que  d'indignation. 

Jamais  il  n'y  eut  de  peuple  athée;  il  n'y  en  aura 
jamais  ,  parce  que  jamais  un  peuple  entier  ne  sera 
composé  de  raisonneurs  insensés.  Nous  ne  connois- 
sons  point  de  souverain  qui  ait  fait  })rofe3sion  ou- 
verte d'athéisme ,  parce  que  tous  ont  senti  qu'ils 
avoient  besoin  d'une  religion  pour  eux  et  pour  leurs 
sujets.  Mais  si  malheureusement  quelques  -  uns 
viennent  à  s'infatuer  des  principes  de  nos  philoso- 
phes ,  plaignons  d'avance  les  peuples  soumis  à  leiur 
domination  :  tôt  ou  tard  ces  princes  seront  les 
fléaux  de  la  terre  ;  par-tout  ils  }iOrteront  le  despo- 
tisme et  la  dévastation.  C'est  tout  le  service  qiie 
l'athéisme,  prêché  de  toutes  parts,  peut  rendre  au 
genre  humain. 

Il  est  faux  que  le  despotisme  soit  le  fruit  de  la 
religion;  l'on  pourroit  dire  avec  autant  de  justice, 
qu'il  est  le  fruit  de  la  raison ,  puisque  les  mêmes 
principes ,  qui  nous  font  sentir  la  nécessité  d'une 
autorité  politique  pour  gouverner  les  nations,  nous 
funt  comi)rendre  aussi ,  que  cette  autorité  doit  être 
sacrée  et  inviolable;  autrement  elle  n'auroit  aucun 
empire  sur  les  peuples,  et  ceux-ci  n'auroient  aucun 
motif  solide  de  la  respecter.  Aussi  un  de  nos  plii- 
1.  12 


2  66  Trx.uTÉ 

losoplies  a  tourné  ,  contre  la  raison  même  ,  le  re- 
l)roche  que  ses  confrères  font  à  la  religion ,  lors- 
qu'il a  dit  :  «  L'homme  ayant  reçu  le  rayon  de  la 
(^  divinité ,  qu'on  appelle  raison ,  quel  en  est  le 
«  fruit?  C'est  d'être  esclave  par  toute  la  terre  ^*\  » 

La  religion  ne  conseille  ni  n'approuve  aucune 
espèce  de  gouvernement  ,  plutôt  qu'une  autre  , 
pai'ce  que  tous  bien  administrés,  peuvent  procurer 
le  bien  de  l'humanité  :  mais  elle  donne  des  pré- 
ceptes généraux,  dont  l'exécution  les  rendroit  tous 
sages ,  modérés ,  heureux.  Elle  commande  indi- 
stinctement l'obéissance  à  l'autorité  quelle  qu'elle 
soit ,  parce  que  la  société  ne  peut  subsister  sans 
cette  subordination.  Le  despotisme ,  pris  en  ri- 
gueur,  n'est  établi  chez  aucune  nation  chrétienne, 
au  lieu  qu'il  l'est  chez  la  plupart  de  celles  qui  ne 
connoissent  point  l'évangile.  A  ce  seul  fait ,  peut- 
on  ne  pas  voir  l'aveuglement  des  incrédules  ? 

Nous  soutenons  au  contraire ,  que  chez  un  peu- 
jde  athée ,  s'il  pouvoit  y  en  avoir  un  ,  ou  il  n'y 
auroit  ni  autorité  ,  ni  subordination  quelconque  , 
ou  cette  autorité  seroit  nécessairement  tyrannique , 
parce  qu'elle  n'auroit  d'autre  ressort  que  la  force 
et  la  crainte  pour  se  faire  obéir. 

Nous  serons  obligés  de  répondre  encore  plus 
d'une  fois  aux  déclamations  absurdes  des  incré- 
ilules,  parce  qu'ils  ne  cessent  de  les  répéter  à  toute 
occasion. 

§  XIIL 

La  nécessité  de  la  religion ,  pour  faire  le  bon- 
heur de  l'homme ,  pour  servir  de  fondement  à  la 
inorale,  pour  donner  de  la  force  aux  lois  de  la  so- 
ciété ,  est  démontrée  par  le  fait ,  puisqu'il  n'y  eut 

(•  Dict.  philos,  art.  Egalité, 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  26" 

jamais  de  nation  policée  sans  religion.  Dés  que 
l'athéisme  s'est  introduit  chez  un  peuple ,  et  qu'il 
y  est  devenu  commun ,  il  n'a  jamais  manqué  d'en 
causer  la  ruine.  Ou  il  a  produit  la  corruption  des 
moeurs  ,  ou  il  l'a  rendue  incurable.  On  a  cessé  de 
respecter  les  lois ,  dés  que  l'on  a  oublié  que  Dieu 
en  est  le  vengeur  ;  l'autorité  n'a  plus  eu  de  ressort , 
dès  qu'elle  a  été  dépouillée  du  caractère  qui  la  ren- 
doit  vénérable  aux  yeux  des  peuples. 

De  ce  fait  incontestable ,  nous  concluons ,  que 
la  religion  est  incorporée,  pour  ainsi  dire,  à  la 
constitution  de  l'homme  ;  il  ne  peut  être  raison- 
nable sans  être  religieux.  L'athéisme  ne  peut  entrer 
dans  son  cœur ,  ni  dans  son  esprit ,  sans  le  dégrader 
et  l'abrutir.  Au  milieu  d'une  société,  dont  la  reli- 
gion est  toujours  la  base ,  cet  eflét  ne  peut  pas  être 
sitôt  sensible  ;  mais  il  éclateroit  au  moment  où 
l'athéisme  pourroit  se  montrer  sans  rougir  ,  et 
.suivre  en  liberté  les  funestes  conséquences  de  ses 
principes. 

Il  est  impossible  de  concevoir  que  l'homme  ait 
été  formé  par  le  hasard ,  ou  par  une  cause  pure- 
ment matérielle  et  aveugle  ;  nous  le  démontrerons 
dans  la  suite  :  il  a  donc  reçu  l'être  d'une  cause  in- 
telligente qui  savoit  ce  qu'elle  faisoit ,  qui  a  prévu 
les  suites  et  les  effets  des  penchans  ,  et  des  facultés 
dont  elle  l'a  doué.  C'est  le  créateur  lui-même  qui 
non-seulement  a  mis  dans  l'homme  le  penchant 
invincible  qui  le  porte  à  la  religion  ,  mais  qui  en  a 
fait  dépendre  ses  vertus  et  son  l)onheur.  Or  ,  lui 
imprimer  ce  penchant,  sans  lui  donner  les  moyens 
de  le  diriger,  c'est  une  contradiction  dont  Dieu  est 
incapable ,  qui  répugne  à  sa  sagesse  et  à  sa  bonté. 
De  deux  choses  l'une  ;  ou  Dieu  a  révélé  immédia- 
tement à  l'homme  ,  en  le  créant ,  la  religion  telle 
qu'il  la  falloit  pour  le  rendre  sage  et  heureux .  ou 


3  68  TRAITÉ 

il  lui  a  donné  la  faculté  de  la  découvrir  j>ar  soi 
propres  lumières,  de  se  former  un  spnbole  de 
croyance  et  un  code  de  morale  capables  de  !«' 
conduire  au  même  but.  Les  liM'es  saints  nous  eu- 
.^eignent  la  première  de  ces  deux  hypothèses  ;  les 
incrédules ,  sur-tout  les  déistes ,  ont  embrassé  la 
.seconde. 

C'est  à  l'histoire  seule  de  terminer  cette  grande 
contestation.  Dans  aucune  contrée  de  l'univers , 
trouverons-nous  une  religion  pure  ,  vraie  ,  raison- 
nable, dont  l'homme  soit  l'unique  auteur,  et  qu  il 
se  soit  formée  sans  le  secours  d'aucune  révélation? 
La  philosophie,  par  ses  réflexions,  est-elle  jamais 
pai'venue  à  créer  une  religion  aussi  parfaite  ,  que 
celle  dont  les  patriarches  ont  fait  profession  dès  le 
commencement  du  monde?  Cette  question  sera 
l'objet  du  chapitre  suivant. 


DE   hjL   VRAtE   RELIGION.  269 


CHAPITRE  TROISIEME. 


DES     DIFFERENTES     RELIGIONS     ANCIENNES     IVT 
MODERNES. 


SI- 

Il  est  déjà  suffisamment  prouvé  que  Dieu  ,  dés  le 
commencement  du  monde ,  a  révélé  aux  hommes 
la  religion  par  laquelle  il  vouloit  être  honoré  ;  les 
dogmes  ,  le  culte  ,  la  morale  ,  les  lois  ,  qui  conve- 
noient  le  mieux  au  genre  humain  encore  enfant. 
La  conservation  de  ce  dépôt  dépendoit  du  zèle  et 
de  la  piété  des  pères  ,  de  la  docilité  des  enfans  ,  de 
la  réunion  des  familles  en  société  religieuse  :  sur 
tout  de  la  pureté  des  mœurs  :  toute  altération  dans 
la  religion,  vient  toujours  de  prés  ou  de  loin  de  la 
corruption  du  cœur  ;  mais  l'homme  est  toujours 
libre;  la  lumière  de  la  foi,  non  plus  que  celle  de  la 
raison ,  ne  lui  fait  point  violence  ;  les  passions  ne 
résistent  que  trop  souvent  à  l'une  et  à  l'autre. 
Plusieurs  particuliers,  par  humeur  farouche,  pir 
esprit  d'indéi)endance  ,  ou  par  d'autres  causes  ,  .se 
sépai-èrent ,  perdirent  de  vue  les  leçons  publiques 
de  religion,  oublièrent  la  tradition  primitive, 
tombèrent  peu  à  peu  dans  l'ignorance  et  dans  la 
barbarie  ;  leurs  enfans  furent  élevés  de  même.  Ces 
l)euplades  écartées  se  trouvèrent  bientôt  dans  le 
même  état ,  dans  lequel  auroit  été  toute  la  masse 
du  genre  humain  ,  si  Dieu  n'avoit  pas  daigné 
l'instruire. 


270  TR.UTÉ 

L'écrivain  sacré  semble  avoir  attribué  à  cette 
cause  la  différence  qu'il  j  avoit  entre  les  familles 
fidèles  à  Dieu ,  et  celles  qui  se  pervertirent  avant  le 
déluge.  Il  représente  Gain ,  le  premier  des  mal- 
faiteurs,  fuyant  la  présence  du  Seigneur,  ou  les 
lieux  sanctifiés  par  son  culte,  pour  se  retirer  dans 
une  terre  éloignée  et  déserte  ^'\  En  parlant  au 
contraire  de  la  piété  et  des  vertus  de  Noë ,  il  fait 
remarquer  qu'elles  étoient  en  lui  un  héritage  de 
famille  ;  que  Noë  inarcha  ou  vécut  avec  Dieu  , 
c'est-à-dire,  dans  l'exercice  habituel  et  journaliei 
de  son  culte  "\  Après  le  déluge  ,  les  mêmes  causes 
diirent  produire  les  mêmes  efléts. 

Il  est  aisé  de  passer  de  la  vérité  à  l'erreur,  lorsque 
les  passions  y  trouvent  leur  avantage  :  pour  revenir 
de  l'erreur  à  la  vérité  qui  nous  gêne ,  il  faut  se  faire 
violence  ;  un  particulier  a  de  la  peine  à  s'y  résoudre  ; 
cela  est  encore  plus  difficile  à  une  peuplade  entière. 
Toutes  conservèrent  long-temps  l'idée  confuse  d'un 
seul  Dieu  ,  créateur  du  monde  ;  mais  ,  à  force  de 
négliger  son  culte,  cette  notion  spéculative  demeura 
sans  effet  ;  elle  ne  les  empêcha  point  de  tomber 
dans  le  polythéisme ,  et  dans  tous  les  désordres 
qu'il  traîne  à  sa  suite.  Nous  verrons  dans  quelques 
momens  de  quelle  manière  arriva  cette  révolution. 
Cependant ,  un  essaim  de  philosophes  soutient 
que  les  peuples  ont  suivi  une  marche  contraire  ; 
qu'après  avoir  été ,  dans  leur  origine ,  stupides , 
polythéistes ,  idolâtres ,  ils  se  sont  éclairés  peu  à 
peu  ;  qu'à  force  de  méditer  ,  les  plus  sages  ont  dé- 
couvert l'unité  de  Dieu ,  sa  providence ,  la  vie  à 
venir  ,  les  préceptes  essentiels  de  la  morale.  Si 
l'idolâtrie  grossière ,  disent-ils,  a  été  la  religion  des 
ignorans  et  du  peuple ,  le  tliéisme  pur  a  été  la 
croyance  des  hommes  instruits.  La  prétendue  ré- 
(1  Gtu.  c.  4  ^  ;^«  14  et  »^'  —  (2  Il^itl.  c.  6,  y.  9. 


DE   LA   -STLilE   RELIGION.  27 1 

vélation  primitive  est  donc  une  chimère  ;  eile  ne 
fut  jamais  nécessaire;  la  raison,  les  réflexions, 
l'instinct  moral  ,  suffissent  à  l'homme  pour  se 
former  une  religion  très-pure.  Ce  chef-d'œuvre  (h; 
la  philosophie  est  nommé  par  eux  la  relicfimi 
71  a  tu  relie. 

s  H. 

Il  est  difficile  de  concevoir  en  cpiel  sens  on  peut 
nommer  nainrelh  ,  une  religion  dont  on  ne  voit 
aucun  vestige,  chez  aucun  peuple  privé  de  la  révé- 
lation ;  qui ,  selon  ses  partisans  mêmes ,  n'a  pas  été 
connue  de  la  millième  partie  du  genre  humain ,  qui 
n'est  jamais  entrée  dans  l'esprit  du  peuple  ,  pour 
lacpieîle  la  nature  humaine  semhle  avoir  eu  toujours 
une  répugnance  invincible.  Mais  nous  aurons  bien 
d'autres  mystères  philosophiques  à  éclaircir. 

Quand  cette  religion  auroit  existé  parmi  les 
sages ,  il  s'ensuivroit  encore  que  la  révélation  a  été 
nécessaire  pour  en  instruire  le  peuple ,  puisque  les 
premiers  n'ont  jamais  pu  ou  n'ont  jamais  voulu  la 
lui  communiquer.  Dieu ,  créateur  et  père  de  tous 
les  hommes ,  n'exige  pas  moins  les  hommages  des 
ignorans  que  ceux  des  savans ,  il  ne  veut  pas  moins 
leur  salut  ;  une  religion  pure  nous  paroît  encore 
plus  nécessaire  au  peuple  qu'aux  philosophes,  puis- 
que chez  lui  rien  ne  peut  y  suppléer.  Pai'ce  qu  il 
s'est  trouvé  quelquefois  des  génies  supérieurs ,  qu  i 
se  sont  formés  seuls ,  sans  avoir  reçu  aucune  édu- 
cation ,  il  ne  s'ensuit  point  que  l'éducation  ne  soit 
pas  nécessaire  au  commun  des  hommes. 

Il  y  a  plus  :  lorsque  le  déisme  étoit  l'opinion 
dominante  parmi  les  incrédules ,  ils  ont  vanté  la 
sagesse  des  Égyptiens  ,  des  Chinois  ,  des  Indiens  , 
des  Perses,  des  Grecs  et  des  Romains:  les  .sages  fie 


'X'I'I  TiiAlTK 

ces  nations  avoient  tout  tu  et  tout  enseisrné  :  en 
fait  de  religion,  ils  en  sa\oient  plus  que  les  Juifs  et 
que  les  Clu'étiens  ;  leur  religion  naturelle  valoit 
mieux  que  notre  religion  prétendue  réyélée.  Il  fal- 
loit  l'affirmer  ainsi  pour  décréditer  la  révélation. 
Aujom'd'hui  tout  est  changé  ,  tout  ce  merveilleux 
a  disparu.  Les  incrédules ,  devenus  matérialistes , 
ont  décidé  souverainement  que  toute  religion  est 
une  erreur  et  un  fléau  pour  l'humanité  ;  que  le 
déisme  n'est  pas  moins  absurde  que  les  religions 
révélées.  En  Egypte  et  à  la  Chine ,  dans  les  Indes 
et  dans  la  Perse  .  en  Grèce  et  à  Rome  ,  les  philo- 
sophes n'ont  été  que  des  visionnaires;  ils  ont  adoré 
i'âme  du  monde  ,  ou  V énergie  de  la  nature ,  dont 
ils  avoient  fait  un  être  réel  "\  Epicure  et  quelques 
autres,  qui  n'ont  admis  que  la  matière ,  ont  été  les 
seuls   sages.    Jamais   métamorphose  n'a   été  plus 
subite  et  plus  complète. 

Mais  nous  ne  devons  nous  fier  aux  incrédules 
d'aucune  secte  ;  il  nous  faut  des  témoins  mieux 
instruits  et  plus  sincères  j  nous  consulterons  les 
historiens  ,  les  voyageurs  ,   les  monumens  ;   nos 
adversaires  n'en  ont  pas  pris  la  peine.  Nous  par- 
lerons en  premier  lieu  de  la  religion  des  Eg)-ptiens, 
ensuite  de  celle  des  Chinois  ,  de  celle  des  Indiens , 
de  celle  des  Parsis  ou  disciples  de  Zoroastre  ;  de 
celle  des  Grecs  et  des  Romains  ;  nous  jeterons  un 
coup  d'œil  sur  la  croyance  et  les  précei)tes  de  mo- 
rale des  anciens  philosophes  ;  nous  finirons  par 
l'examen  de  l'état  des  nations  barbares  ,  et  de  la 
morale  des  philosophes  modernes.  Ce  sera  la  ma- 
tière de  sept  articles.  Nous  traiterons  du  mahomé- 
tisme  ,  à  l'époque  de  sa  naissance  ,  dans  la  troi- 
sième partie  de  notre  ouvrage. 

Si   nous  parvenons  à  prouver   qu'aucune   des 
(i  Syslème  de  la  nalun- ,  tuiue  II  ,  c,  i ,  p.  if>,  c.  2 ,  p.  34- 


DE   LA   ViLUE   REEIGIOX.  :/;.^ 

nations  déchues  de  la  tradition  primitive,  n'a  eu 
une  religion  pure,  sensée  ,  raisonnable  ;  on  verra 
par -là  de  quoi  la  raison  humaine  est  capable  en 
iait  de  religion.  Car  enfin ,  si  malgré  les  progrès 
que  ces  peuples  ont  pu  faire  dans  les  arts,  les 
sciences,  la  législation,  ils  n'en  ont  pas  été  plus 
avancés  dans  la  connoissance  de  Dieu  et  de  la  saine 
morale  ,  à  plus  forte  raison  ,  les  peuplades  encore 
au  berceau  ont  eu  besoin  d'une  lumière  surnatu- 
relle; la  religion  pure  et  sainte  des  premiers  hommes 
ji'a  pas  été  l'ouvrage  de  leur  réflexion ,  mais  d'mie 
révélation  divine. 

Selon  ce  j)rincipe ,  diront  les  déistes ,  les  peuples 
nés  dans  l'idolâtrie  n'ont  pas  été  coupables  d'y 
persévérer.  Ceux  qui  abandonnèrent  la  révélation 
})rimitive  ,  fiu'ent  criminels  sans  doute  ,  mais  leurs 
ilescendans  ne  sont  plus  responsables  de  cette  faute. 
Ou  la  raison  leur  a  suffi  pour  se  faire  une  religion 
meilleure  ,  ou  Dieu  n'a  pas  pu  les  punir  d'une  er- 
reur involontaire. 

Réponse.  De  ce  que  les  peuples  n'ont  point 
écouté  la  raison ,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  leur  ait 
été  impossible  de  le  faire.  Presque  tous  ont  con- 
servé l'idée  confuse  d'un  seul  Dieu  créateur  :  qui 
les  empéchoit  de  lui  rendi'e  leur  cul*e  ,  plutôt  qu'à 
des  dieux  imaginaires  ?  L'erreur  n'est  plus  excu- 
sable ,  lorsque  ce  sont  les  passions  qui  la  produi- 
sent. Tous  ont  jjéché ,  dit  saint  Paul,  donc  tous 
oM  besoin  de  la  lumière  de  Dieu  :  il  déclare  que 
tous  ont  été  inexcusahlcs  ;  ce  n'est  donc  point  à 
nous  de  les  excuser  ^'\ 

Quand  cela  seioit  possible  ,  étoit-il  indifférent 
jx)ur  eux  d'être  absous  à  cause  de  leur  aveugle- 
ment ,  ou  d'être  sauvé  par  la  révélation  ?  Le  bon- 
heur de  l'i.omme  est  sans  doute  de  faire  son  salut . 

(1  irnii.  c.  1  ,  y-  '•^'^  •  ^'  "^  ;  A  •  -3. 

i.  12. 


•2';-t  TRAITE 

]>ar  la  connoissance  de  ses  devoirs,  et  non  par 
l'ignorance  invincible  ;  par  des  vertus ,  et  non  par 
des  crimes  involontaires.  Autrement,  il  faudra  dire 
qu'il  lui  est  indifférent  d'être  raisonnable  ou  imbé- 
cile ,  puisque  le  défaut  de  raison  le  met  à  couvert 
de  châtiment. 


ARTICLE  I. 

DE    LA   RELIGION   DES   ÉGYPTIENS. 

SI- 

JT  ARMi  les  anciens  peuples,  les  Égyptiens  parois- 
sent  les  j)lus  dignes  d'exciter  notre  curiosité.  Ils 
sont  les  premiers  qui  aient  cultivé  les  sciences  et 
Jes  arts  ;  c'est  chez  eux  que  les  premiers  philoso- 
})hes  de  la  Grèce  sont  allés  s'instruire.  La  liaison 
qui  se  trouve  entre  l'histoire  sainte  et  celle  de 
I  Egypte  ,  rend  celle-ci  plus  intéressante  :  mais  ses 
commencemens  sont  couverts  de  ténèbres.  Lorsque 
Solon  ,  Pythagore  ,  Hérodote  ,  Platon  ,  allèrent  en 
Egypte  ,  ce  royaume  avoit  subi  des  révolutions  ;  il 
avoit  été  subjugué  par  les  rois  pasteurs ,  par  les 
Ethiopiens ,  par  les  Perses  ;  })Iusieurs  de  ses  anciens 
usages  dévoient  être  changés.  Ces  étrangers  d'ail- 
leurs n'entendoient  point  la  langue  égyptienne  •  ils 
ne  pouvoient  consulter  les  anciens  monumens  ;  ils 
s'en  rapportèrent  au  récit  des  prêtres  ;  et  il  est 
})robable  qu'ils  furent  trompés  en  plusieurs  choses. 
Cette  nation  s'attribuoit  une  antiquité  prodi- 
gieuse ;  on  a  souvent  opposé  ses  annales  à  celles  des 
Juifs  :  il  faut  voir  si  cette  antiquité  est  solidement 


DE   LA   VBAIE   RELIGION.  2jj 

prou\ée.  La  religion  des  Egyptiens  paroît  absurde  ; 
y  a-t-il  quelque  moyen  de  la  justifier  ? 

Selon  les  dynasties  ou  suites  des  rois ,  données 
par  Manétlion  ,  conservées  par  Jules  Africain  et 
par  le  Syncelle ,  la  monarchie  des  Egyptiens  re- 
monteroit  plus  haut  cpie  la  création  du  monde. 
Mais  plusieurs  savans  ont  fait  voir  que  ces  dynas- 
ties sont  collatérales ,  et  non  successives  ;  les  rois  , 
dont  elles  ont  conservé  les  noms  seuls ,  ont  régné 
en  même  temps  sur  divers  cantons  de  l'Egypte. 
Par  vanité ,  les  Egyptiens  ont  mis  ces  listes  bout 
à  bout ,  et  en  ont  fait  une  chaîne  immense  de  ré- 
gnes successifs.  M.  D'Origny  l'a  très-bien  prouvé  ; 
il  a  fait  voir  ,  par  difiérentes  observations ,  par  le 
témoignage  des  anciens  ,  par  le  rapprochement  de 
j)lusieurs  faits  ,  que  la  chronologie  égyptienne  est 
exactement  d'accord  avec  celle  du  texte  hébreu  de 
Moïse.  Le  concert  de  ces  deux  monumens ,  qui 
n'est  point  l'effet  du  hasard ,  prouve  la  vérité  de 
l'une  et  de  l'autre  ^'\ 

Plus  récemment  encore,  l'auteur  de  Vhiétoire 
véritable  des  temps  fahuleux ,  a  prouvé  avec  beau- 
coup de  \Taisemblance ,  rpie  l'histoire  d'Egypte  , 
n'est  autre  chose  qu'une  traduction  fautive ,  et  un 
commentaire  grossier  des  livres  de  Moïse  et  des 
autres  écrivains  sacrés. 

L'auteur  des  recherches  philosophiques  sur  \tii 
Egyptiens  et  sur  les  Chinois ,  pense  différemment  ; 
il  croit  le  monde  beaucoup  plus  ancien  que  l'hig- 
toire  sainte  ne  le  suppose.  Selon  lui ,  c'est  un  abus 
de  vouloir  ajuster  les  annales  des  Egyptiens  avec 
relies  des  Juifs  ;  cela  ne  sert  qu'à  embrouiller  la 
chronologie;  ce  n'est  point  par  l'histoire  qu'il  làut 
juger  de  l'antiquité  des  peuples  ,  mais  par  leurs 

(i  Chrcnol.  des  rois  du  grand  empire  drs  Égyptiens,  i  vol. 
in-iû.  Paris,  176G. 


2j6  TRAITE 


progrés  dans  les  arts.  Il  est  ridicule,  dit- il  ,  de 
placer  plusieurs  royaumes  à  la  fois  dans  l'Egypte  , 
dont  le  sol  a  beaucoup  moins  d'étendue  qu'on  ne 
l'avoit  cru  jusqu'ici.  Les  dynasties  de  Manéthon 
sont  donc  un  catalogue  de  rois  qui  ont  régné  suc- 
cessivement sur  toute  l'Egypte  ,  et  non  une  liste  de 
règnes  collatéraux  ^'\ 

Tenons-nous  en  garde  contre  le  ton  décisif  de 
cet  auteur  ;  il  est  aftecté  pour  cacher  le  foible  des 
j)reuYes  et  des  raisonnemeus.  Il  falloit  réfuter  le 
système  de  M.  D  Origny  ,  au  lieu  d'en  parler  avec 
mépris.  Pour  bâtir  une  chronologie  solide  ,  notre 
critique  veut  des  écrivains  philosophes  ,  des  rai- 
sonneurs qui  ,  sans  avoir  égard  aux  historiens,  aux 
laits ,  aux  monumens ,  fixent  l'antiquité  des  na- 
tions sur  des  conjectures  physiques  ,  avancées  au 
hasard.  Cette  méthode  est  fausse ,  n'engendre  que 
des  erreurs,  ne  })eut  éblouir  que  les  ignorans:  en 
voici  les  })reuYes. 

§  II. 

1.^  Pendant  que  l'auteur  des  recherches  veut 
prouver  l'antiquité  des  Egyptiens  par  leurs  progrès 
dans  les  arts  ,  un  autre  ,  non  moins  philosophe , 
prétend  démontrer  l'antiquité  des  Chinois  et  des 
Indiens  ,  ])ar  l'état  d'imperfection  où  l'on  a  trouvé 
chez  eux  les  sciences  et  les  arts  ^'K  Ainsi  l'on  prou- 
vera l'éternité  des  nations  par  leur  ignorance ,  aussi 
l)ien  que  par  leur  science  ,  c'est  une  dérision. 
Eniin  ,  un  troisième ,  encore  plus  philoso])he  que 
les  précédens,  décide  que  (^  l'ordre  naturel  des 
«  choses  semble  démontrer  que  rEgyi)te  lut  une 

(i  Rechetr.  i-liilo^.sur  lesF.gypt.  t.  I,S(ct.  i,  p.  19:  t.  II, 
sect.  ç),  p.  3oo.  —  (2  Hist.  des  élahliis.  dvs  Euioptieus  dans 
lus  liid-5.  lomel,  p.  38  et  j). 


DE   LA    VRAIE   lUiLIGlON.  1^77 

*>   des  dernières  terres  habitées  ^'-.  »  Nous  voilù 
bien  instruits. 

Ce  même  auteur  des  recherches  observe  ,  qu'à 
la  Chine  ,  la  partie  civilisée  occupe  les  bords  de  la 
mer  et  des  rivières  j  mais  que  l'intérieur  des  terres 
est  inculte,  que  Ton  y  trouve  des  })euples  nomades , 
indépendans ,  sauvages.  Voilà  sous  le  même  ciel  et 
dans  le  même  continent ,  la  barbarie  placée  à  côté 
des  arts  et  de  la  civilisation.  En  conclurons-nous 
(pie  les  habitans  des  côtes  sont  plus  anciens  que 
ceux  de  l'intérieur  des  terres  ?  Ce  philosophe  de- 
voit  sentir  qu'il  fournit  des  preuves  contre  l,ui. 

De  même ,  à  côté  des  Egyptiens  civilisés .  les 
historiens  nous  montrent  les  Troglodytes  et  les 
.Tchtyopphages  ,  qui ,  placés  sur  le  bord  de  la  mer 
louge  et  accoutumés  à  vivre  de  leur  pêche  ,  sont 
demeurés  dans  la  barbarie.  Il  ne  s'ensuit  pas  que 
les  Egyptiens  fussent  beaucoup  plus  anciens  que 
les  Troglodytes.  Par-tout  ailleurs  .  les  peuples  ont 
commencé  })ar  vivre  de  chasse  et  de  pêche  avant  de 
cultiver  la  terre. 

2.''  Le  progrès  des  arts  et  de  la  civilisation  chez 
un  peuple ,  dépend  non- seulement  des  causes  i)hy- 
siques  et  morales ,  mais  encore  de  plusieurs  évé- 
nemens  fortuits.  Tout  peuple  sédentaire  forcé  de 
cultiver  la  terre  pour  subsister ,  sera  bientôt  civi- 
lisé; c'est  le  cas  des  premiers  habitans  de  l'Egypte. 
Dans  la  plus  grande  partie  de  ce  pajs  ,  la  vie  i)as- 
torale  étoit  impratiquable  .  le  sol  y  est  régulière- 
ment couvert  d'eau  tous  les  ans,  pendant  trois  mois. 
On  ne  pouvoit  y  vivre  de  chasse  ,  de  pêche  ,  ni  de 
bétail  pendant  tout  ce  temps-là  ;  il  falloit  donc  des 
y)rovisions  de  grains  et  de  fiuits.  Les  premiers 
colons  furent  d'abord  obligés  de  construire  des 
iiabitations  plus  élevées  cpie  les  eaux  ,  et  de  tirer 

(1  l'Iiilo.K  de  rhijt.  c.  19.  p.  97. 


2  7U  TRAITE 

leur  subsistance  de  la  terre  après  l'écoulement  ;  la 
fertilité  du  sol  les  y  invitoit.  Il  est  impossible  que 
l'Egypte  ait  jamais  été  habitée  par  un  peui)le  privé 
des  arts.  Voilà  ,  sans  aucun  mystère ,  l'origine  de 
l'aversion  qu'avoient  les  Egj'ptiens  pour  la  \'ie 
pastorale ,  et  de  l'habitude  dans  laquelle  ils  étoient 
de  manger  très-peu  de  viande  ;  l'auteur  des  re- 
cherches pouvoit  s'épargner  la  peine  d'en  chercher 
d'autres  raisons. 

Pour  que  les  arls  aient  été  connus  d'abord  en 
Egypte  ,  il  suffit  qu'un  des  petits- fils  de  Noé  ,  j)lus 
industrieux  et  plus  hardi  que  les  autres ,  y  ait  fixé 
son  séjour.  La  nature  du  sol  ne  permettoit  point 
à  sa  famille  de  se  séparer ,  ni  de  demeurer  dans 
l'inaction ,  ni  d'oublier  les  arts ,  dont  Noé  lui- 
même  avoit  conservé  l'usage  '\  Un  seul  homme  , 
né  à  propos ,  fait  faire  plus  de  progrès  à  une  na- 
tion ,  dajis  vingt  ans  ,  qu'elle  n'en  auroit  fait  sans 
lui  pendant  plusieurs  siècles.  Si  Pierre-Ie-Grand 
ne  fut  pas  né  en  Moscovie ,  les  Russes  seroient 
peut-être  encore  tels  qu'ils  étoient  il  y  a  trois  cents 
ans.  Le  seul  Monco-Capac  porta ,  par  une  révo- 
lution subite ,  le  génie  des  Péruviens  à  un  degré 
d'industrie  ,  dont  les  autres  Américains  n'avoient 
aucune  idée.  On  voit  encore  souvent  dans  les  vil- 
lages le  fils  d'un  laboureur  ou  d'un  berger  devenir 
habile  mécanicien.  L'auteur  des  recherches  observe 
lui-même  ,  qu'il  auroit  peut-être  fallu  aux  Grecs 
plus  de  mille  ans  pour  inventer  l'alphabet  qui  leur 
fut  apporté  en  un  jour.  Comment  donc  juger  de 
l'antiquité  d'une  nation  précisément  })ar  son  pro- 
grès dans  les  arts  ? 

Une  peu[)lade  rassemblée  ,  forcée  par  la  nature 

(i  L'auteur  de  l'hisloire  vdrilablc  des  temps  fabuleux  ,  a 
prouve',  d'une  manière  con>-aiiicanle,  queMéuea,  premier  roi 
des  Egyptiens  ,  est  Noè  lui-même  ,  toiuo  I  ,  p.  22()  et  smv. 


DE   LA   VRAIE  RELIGION.  279 

du  séjour  qu'elle  habite  ,  à  cultiver  les  arts  néces- 
saires ,  ne  tarde  point  de  se  procurer  des  commo- 
dités ,  d'inventer  des  arts  d'agrément ,  lorscpie  la 
culture  ne  peut  l'occuper  pendant  toute  l'année. 
Telle  a  été  précisément  la  position  des  Egyptiens. 
Il  leur  a  fallu  tailler  le  marbre  ,  le  granit ,  le  ba- 
salte ,  parce  que  leurs  carrières  en  étoient  remplies , 
et  ce  seul  travail  suppose  une  iinfinité  de  connois- 
sances.  Pendant  que  l'on  bâtissoit  en  Chaldée  avec 
de  la  brique  cuite  au  soleil ,  il  falloit  employer  en 
Eg}q)te  la  pierre  la  plus  dure  qu'il  y  eut  au  monde. 
La  nécessité  est  la  mère  de  l'industrie  5  ce  proverbe 
trivial  est  la  clef  de  la  plupart  des  découvertes. 

Sans  doute ,  dit  notre  critique ,  les  Egyptiens 
n'ont  pas  su  tailler  les  pierres  précieuses  d'abord 
en  sortant  de  la  barbarie.  On  le  conçoit.  Mais  il 
falloit  commencer  par  examiner  si  les  habitans  de 
rEg}-pte  ont  jamais  été  dans  la  barbarie,  si  ce  pays 
a  pu  être  habité  par  un  peuple  sauvage  et  stupide , 
si  un  tel  peuple  auroit  été  assez  hardi  pour  affronter 
les  inondations  du  Nil.  A  moins  que  l'on  ne  sup- 
}}Ose ,  avec  l'écriture  sainte ,  que  ce  séjour  a  été 
l'hoisi  par  un  des  descendans  de  Noé  déjà  instruit , 
familiarisé  avec  les  eaux  et  avec  les  arts  les  plus 
nécessaires  ;  il  est  impossible  de  concevoir  que 
l'Egypte  ait  été  une  des  premières  terres  habitées. 
La  Genèse  nomme  l'Egypte  et  ses  premiers  colons 
a^nVD ,  les  faiseurs  de  levées  ou  de  chaussées  pour 
enfermer  les  eaux  :  à  ce  seul  trait ,  il  paroît  que 
l'historien  des  Juifs  est  plus  judicieux  que  tous  les 
écrivains  philosophes   '\ 


V.  Queit.  sur  fcuc^clop.  Histoire  des  luonumctu. 


28o  TRAITÉ 


§  m. 

C'est  donc  une  très-mauvaise  méthode  de  vou- 
loir juger  de  l'aiiticpiité  d'une  nation  ,  précisément 
par  le  progrés  qu'elle  a  fait  dans  les  arts ,  sans 
tenir  aucun  comi)te  des  causes  physiques ,  des 
causes  morales ,  des  événemens  fortuits ,  qui  ont 
pu  accélérer  ou  retarder  la  civilisation.  Comment 
combiner  l'action  de  ces  difiérens  ressorts  sans  le 
secours  de  l'histoire  ?  Une  philoso])hie  aventurière , 
qui  veut  plier  les  événemens  à  ses  courtes  idées ,  ne 
j)eut  enfanter  que  des  visions.  Peut-on  pardonner 
à  ses  partisans  le  mépris  qu'ils  afiectent  pour  des 
écrivains  plus  circonspects ,  qui  ont  pris  l'histoire 
et  les  faits  pour  base  de  leurs  réflexions? 

5.°  L'auteur  des  recherches  pense  que  les  pre- 
miers habitans  de  l'Asie  sont  venus  des  hauteurs 
de  la  Tartarie  ;  que  ceux  de  l'Egypte  sont  descendus 
des  montagnes  d'Ethiopie.  Nous  ne  lui  demande- 
rons pas  qui  les  y  avoit  fait  naître  ;  si  les  montagnes 
ont  la  vertu  de  produire  des  hommes  comme  des 
champignons.  Cette  question  néanmoins  méritoit 
d'être  éciaircie.  Si  les  Tartares  orientaux  et  les 
montagnards  d'Ethiopie  sont  les  i)Ius  anciens  pcu- 
]>les  du  monde  ,  sont-ils  aussi  les  plus  civilisés ,  et 
jugerons- nous  de  leur  antiquité  i)ar  le  progrés 
qu'ils  ont  fait  dans  les  sciences  et  dans  les  arts  ? 
En  soutenant  que  les  Ethio])iens  sont  i)lus  ancieJis 
que  les  Egyptiens ,  notre  critique  reconnoît  cepen- 
dant ,  que  les  premiers  étoient  moins  policés  que 
les  seconds ,  et  moins  habiles  dans  les  arts.  11  est 
donc  forcé  d'avouer  que  sa  prétendue  règle  est 
iantive. 

4.''  Nous  ne  savons  rien  des  Egyj  tiens  ,  j)ar 
l'histoire  profane ,  avant  Hérodote  j  il  a  vécu  i)lus 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  Liui 

de  dix-huit  cents  ans  après  l'arrivée  des  premiers 
colons  en  Egypte  :  il  n'a  presque  rien  dit  de  l'état 
des  arts  et  des  sciences  dans  ce  pays-là  ;  on  ne 
peut  le  connoître  que  par  le  témoignage  d'écrivains 
qui  lui  sont  postérieurs  de  4  à  5oo  ans.  Comment 
pouvons-nous  ,  sans  nionumens  ,  juger  de  la  rapi- 
dité ou  de  la  lenteur  des  progrés  que  les  Egyptiens 
ont  faits  pendant  plus  de  deux  mille  ans  dans  la 
découverte  des  arts  ?  L'auteur  des  recherches  phi- 
losophiques n'est  jamais  embarrassé  par  le  défaut 
de  preuves.  Dés  qu'il  est  question  d'un  art  cpiel- 
conque ,  je  crois  ,  dit-il,  que  cet  art  a  été  cultivé 
})ar  les  Egyptiens  dès  les  premiers  temps.  Il  le 
croit ,  parce  qu'il  lui  plait  de  le  croire  ;  })oint  d'au- 
tre raison.  Telle  est  sa  méthode  de  prononcer  sur 
l'antiquité  des  peuples. 

L'ancienneté  des  pyramides  dont  un  autre  phi- 
losophe veut  se  prévaloir ,  ne  prouve  pas  d'avan- 
tage )  il  dit  qu'Hérodote ,  qui  vivoit  il  y  a  2200  ans , 
ne  put  apprendi'e  des  prêtres  égyptiens  dans  quel 
temps  on  les  avoit  élevées  ^*'.  Il  en  résulte  de  deux 
choses  l'une  5  ou  que  les  prêtres  d'Egypte  étoient 
fort  ignorans  dans  leur  propre  histoire ,  ou  que  leur 
entêtement ,  pour  une  antiquité  chimérique ,  les  en- 
gageoit  à  dissimuler  la  véritable  date  de  la  con- 
struction des  p}Tamides. 

Est-il  impossible  qu'il  y  ait  eu  plusieurs  royau- 
mes ,  ou  plusieurs  dynasties  de  rois  contemporains 
dans  un  pays  aussi  borné  que  l'Egypte  ?  On  sait  ce 
qu'étoient  les  rois  dans  les  premiers  âges  du  monde, 
des  chefs  de  peuplades ,  dont  les  états  étoient  ordi- 
nairement renfermés  dans  le  territoire  d'une  seule 
ville.  C'est  l'idée  que  nous  en  donnent  les  écrivains 
sacrés  et  profanes.  La  Genèse  place  cinq  rois  dans 
une  seule  vallée ,  qui  pouvoit  avoir  dix  lieues  de 

(i  Quest.  sur  l'encyclop.  art.  Histoire ,  p.  20. 


282  TRAITÉ: 

long  sur  cinq  ou  six  de  large.  Le  Péloponnèse  ,  est 
certainement  moins  étendu  que  l'Egypte  j  Homère 
suppose  au  moins  dix  ou  douze  rois  dans  cette  seule 
partie  de  la  Grèce.  Si  l'on  avoit  mis  bout  à  bout  les 
listes  des  rois  de  ^Corinthe  ,  de  Sicjone  ,  d'Argos  , 
de  Mycénes ,  d'Elis ,  de  Sparte ,  etc. ,  on  auroit 
formé  des  dynasties  plus  longues  que  celles  de 
Manéthon.  Où  est  donc  le  ridicule  de  supposer , 
comme  la  plupart  des  historiens ,  six  dynasties 
collatérales  dans  toute  l'étendue  de  l'Egypte  ,  dans 
les  siècles  dont  nous  parlons  ? 

Mais  ces  écrivains  ont  placé  un  royaume  dans 
l'île  Eléphantine  ,  qui  peut  avoir  quatre  cents  toises 
en  largeur  sur  huit  cents  toises  en  longueur  ^'^ 

Il  n'en  est  rien  :  l'on  n'y  a  pas  supposé  un 
royaume,  mais  la  demeure  d'un  roi.  Scroit-il 
étonnant  qu'un  roi  ,  qui  avoit  ses  domaines  de 
part  et  d'autre  du  Nil ,  eut  fixé  sa  demeure  dans 
une  ile  qui  en  étoit  le  centre  ?  L'erreur  n'est  point 
ici  de  la  part  de  ceux  qui  ont  placé  le  chef-lieu 
d'un  petit  état  dans  une  île  :  mais  de  la  part  d'un 
philosophe ,  qui  veut  nous  montrer  en  Egypte  un 
royaume  puissant ,  dans  des  siècles  où  les  peuples 
voisins  avoient  autant  de  rois  qu'il  y  avoit  de  villes 
ou  de  bourgs  habites. 

S  IV. 

Notre  objet  principal  est  la  religion  de  l'Egypte. 
Ce  pays  passe  pour  avoir  été  le  berceau  de  l'idolâ- 
trie. Il  est  donc  à  propos  d'examiner  comment 
cette  erreur  a  pris  naissance ,  et  s'est  répandue 
parmi  les  peuples.  Cette  discussion  est  nécessaire 
pour  concevoir  ,  non-seulement  les  superstitions 

Recherches    philosophiques    sur    les    Egyptiens    tt   les 
20. 


DE   LA   VR-\IE   RELIGION.  '285 

des  Egy^itiens  et  de  toutes  les  nations  polythéistes , 
mais  encore  la  foiblesse  des  raisons  par  lesquelles 
plusieurs  déistes  ont  voulu  les  justifier  ou  les  ex- 
cuser. 

Un  préjugé  commun  à  tous  les  peuples  ignorans , 
est  de  croire  toute  la  nature  animée.  Aux  yeux  des 
sauvages ,  tout  être  qui  se  meut  a  une  àme ,  tout 
mouvement  vient  d'un  esprit  ;  souvent  ils  en  pla- 
cent dans  les  créatures  mêmes  insensibles  et  privées 
de  mouvement.  Les  astres  "^ ,  les  élémens,  la  mer, 
les  rivières ,  les  fontaines ,  la  pluie ,  le  tonnerre ,  les 
météores ,  tout  ce  qui  fait  du  bruit  ;  les  cavernes  , 
les  rochers ,  les  échos  ,  les  animaux ,  les  arbres 
mêmes  et  les  plantes ,  ont  été  regardés  comme  la 
demeure  d'une  infinité  d'intelligences  actives  ,  qui 
])roduisoient  tous  les  effets  dont  nos  sens  sont 
frappés.  Comme  tous  ces  êtres  ont  quelque  relation 
avec  nos  besoins  ;  que  les  divers  phénomènes  de  la 
nature  nous  sont  tantôt  avantageux  et  tantôt  nui- 
sibles ,  le  bien  et  le  mal  qui  nous  en  reviennent 
ont  été  attribués  à  ces  esprits  ou  génies  que  l'on 
supposoit  y  présider  :  on  a  conclu  qu'il  falloit  les 
honorer  pour  attirer  leur  bienveillance ,  et  pour 
prévenir  leur  colère. 

Un  autre  préjugé  dont  l'homme  ne  peut  se 
défendre ,  parce  qu'il  vient  des  bornes  de  son  enten- 
dement, est  de  concevoir  tous  les  êtres  intelligens 
semblables  à  lui  ,  de  leur  attribuer  les  mêmes 
penchans ,  les  mêmes  besoins ,  les  mêmes  goiits 
qu'il  sent  en  lui-même.  Il  nous  est  impossible 
d'exprimer  les  opérations  des  esprits  par  d'autres 
termes  que  ceux  dont  nous  nous  servons  pour  ex- 

(i  Les  Indiens,  les  Chaldeens ,  les  Mages,  Pythaj^ore, 
Platon,  Ciceron,  Yarron,  Julien,  ont  cru  les  astres  auimt^s; 
cette  croyance  a  été'  la  source  de  l'idolâtrie  et  de  l'astrologie 
judiciaire.  M.  de  l'Acad.  des  Inscr,  t.  LVI,  p.  45* 


28  i  TRAITÉ 

primer  les  nôtres.  Il   a  donc  fallu  adapter   aux 
prétendus  génies ,  maîtres  de  la  nature ,  les  ex- 
pressions usitées  à  l'égard  des  honinies  ;  toutes  les 
opérations  de  ces  génies  sont  devenues  des  actions 
humaines  ;  on  leur  a  prêté  toutes  les  affections  de 
l'humanité  ,  l'amour  et  la  haine  ,  la  pitié  et  la 
Tengeance ,  l'orgueil  et  la  soif  des  honneurs ,  les 
caprices,  les  passions  et  les  vices ,  apanage  de  notre 
nature.  Tout  ce  cjui  se  passe  dans  l'univers ,  tous 
les  phénomènes  du  monde  physique  étant  regardés 
comme  autant  d'opérations  des  dieux  ou  génies , 
le  langage  moral  est  devenu  celui  de  la  physique. 
Lorsqu'il  tonne  ,  c'est  Jupiter  irrité  qui  lance  la 
foudre  ;  s'il  fait  un  orage  ,  c'est  Junon  fiu'ieuse  qui 
fait  éclater  son  courroux  ;  la  pluie  qui  trouhle  les 
fontaines ,  est  Jujnter  qui  corrompt  les  nymplics  ; 
la  mer  agitée  est  Neptune  qui  soulève  les  flots  et 
submerge  les  vaisseaux.  Delà  toutes  les  rêveries  des 
fables ,  et  toutes  les  absurdités  de  la  mythologie  ^'\ 
S'il  y  a  une  erreur  pardonnable  aux  peuples 
igiiorans,  c'est  d'avoir  cru  les  animaux  doués  d'in- 
telligences et  souvent  inspirés  par  un  génie;  les 
efiets  de  lem'  instinct  sont  encore  un  mystère  pour 
nous  ^'\  Personne  n'est  scandalisé  d'entendre  une 
femme  converser  avec  son  chien ,  son  chat ,  son 
singe  ou  son  perroquet  ;  on  excuse  même  les  enfans , 
lorsqu'il  se  mettent  en  colère  contre  une  table  qui 
jos  a  blessés,  ou  contre  une  pierre  qui  les  a  fait 
tomber.   Coimne   les   animaux  semblent  souvent 
annoncer  d'avance  les  divers  changemens  de  l'air , 
le  beau  temps  ou  la  pluie ,  la  plupart  des  jîeuples 
loui*  ont  attribué  l'esprit  prophétique  :  non-seu- 

(i  C'est  aiu.-^i  que  S.  Aui^uslju  a  expliqué  i'oiii^ine  du  yjoly- 

llicisme  et  de   ridol;fhie,  1.   du    yerà  Relig.  c.  87 ,  u.'^  G8. — 

u   La  ])luf>arl  des  philosophes  oui  supposé  dans  les  brûles  une 

JMtic  laisoui.able.  Celse  ,  daus  Oiig.  1.  4    "•"  ^'l  ^^  ^uiv.  Poi- 

1  liyjc,  de  absliu.  1.  3,  uy  '6. 


DE   L\   VP^\TE   RELIGIOX.  28.-» 

lement  les  Egyptiens,  mais  les  Grecs  et  les  Romains 
les  ont  consultés  avec  toute  la  gravité  possible.  Si 
ces  derjiiers  ne  lem'  ont  pas  rendu  un  culte  ,  c'est 
qu'ils  ont  raisonné  moins  conséquemment  que  les 
Egyptiens. 

§   V. 

Dés  que  les  peuples  ont  eu  l'imagination  frappée 
d'une  multitude  de  dieux  ou  de  î>-énies  répandus 
dans  toute  la  nature ,  l'esprit  mercenaire  et  sensuel 
qui  engageoit  l'homme  à  leur  rendre  un  culte ,  lui 
a  fait  bientôt  oublier  le  créateur  de  toutes  choses  , 
et  sa  providence.  Il  vouloit  des  biens  temporels , 
c'étoit  l'unique  objet  de  ses  vœux  ;  il  s'est  adressé 
aux  esprits  cpi'il  supposoit  en  être  les  distributeurs. 
Plus  il  a  multiplié  ces  bienfaiteurs  imaginaires  , 
plus  il  a  méconnu  Dieu  dans  ses  ouvrages ,  et  la 
bonté  infinie  dans  ses  dons.  Il  étoit  impossible  que 
le  créateur  fut  encore  l'objet  du  culte  religieux , 
lorsque  tant  d'usurpateurs  avoient  pris  sa  place. 
Nos  désirs  ,  dit  très-bien  un  auteur  moderne ,  sont 
des  prières  que  nous  adressons  aux  objets  qui 
semblent  nous  promettre  le  bonheur.  Ainsi  tout 
désir  est  un  culte  ,  et  c'est  le  culte  du  cœur  ;  c'est 
le  principe  de  la  religion  naturelle.  Ceux  qui  ne 
remontent  point  à  la  première  cause .  ont  autant 
de  dieux  qu'il  y  a  d'êtres  capables  de  leur  procurer 
le  bien-être  :  dés  que  l'homme  sait  désirer  ,  il  sait 
se  faire  des  divinités  '\  D  n'est  donc  pas  étonnant 
{{ue ,  malgré  un  reste  de  tradition  qui  subsistoit 
encore  sur  l'unité  de  Dieu ,  foible  rayon  de  la  lu- 
mière primitive ,  le  souyerain  Seigneur  de  toutes 

(i  Téraoi>ii.  du  Sens  intime.,  t.  I,  p.  iio.  Boc  ah  homim 
colitur  qiiod  diligit ,  S.  Aug.  lu  S,  77,  n.°  x|. 


236  TRAITE 

choses  n'ait  eu  des  temples  ni  des  rutels  dans  aucun 
lieu  du  monde,  excepté  dans  la  Judée. 

A  moins  de  s'aveugler  au  grand  jour,  on  ne  peut 
pas  imaginer ,  comme  le  veulent  quelques  déistes , 
que  le  culte  des  génies  ait  été  secondaire  ou  relatif; 
qu'un  Egyptien  qui  adoroit  Osiris ,  un  Grec  qui 
encensoit  Jupiter ,  aient  rapporté  leurs  hommages 
au  souverain  Dieu  de  l'univers.  Cela  seroit  bon ,  s'ils 
avoient  supposé  que  ces  deux  personnages  étoient 
sourds  et  aveugles,  incapables  d'entendie et  d'exau- 
cer les  vœux  qu'on  leur  adressoit  :  mais  on  leur 
attribuoit  la  connoissance  de  toutes  choses ,  et  un 
pouvoir  suprême ,  du  moins  sur  certains  objets. 
Jamais  les  païens  n'ont  prié  Jupiter ,  ou  tel  autre 
Dieu,  d'être  leur  intercesseur  auprès  du  Dieu  sou- 
verain; jamais  on  ne  montrera,  dans  le  culte  du 
paganisme ,  aucun  vestige  de  rapport  au  créateur 
de  l'univers.  Chacun  des  dieux  avoit  la  surinten- 
dance absolue  .sur  une  partie  de  la  nature.  Si  Jupiter 
étoit  maître  dans  le  ciel  et  dans  les  airs ,  Neptune 
n'étoit  pas  moins  despote  sur  les  mers ,  et  Pluton 
dans  les  enfers  ;  Jupiter  n'avoit  rien  à  y  voir.  Le 
degré  de  la  puissance  de  chacun  étoit  relatif  à 
l'étendue  de  son  domaine ,  et  non  à  la  supériorité 
de  sa  nature  ;  tous  étoient  censés  éternels ,  im- 
mortels ,  inamovibles  dans  leur  empire.  Mais  par 
un  travers  ordinaire  aux  philosophes,  ceux-mémes 
qui  nous   accusent   d'idolâtrie  ,   parce   que  nous 
attribuons  aux  saints  un  simple  pouvoir  d'inter- 
cession ,  et  qui  blâment  ce  culte  .secondaire ,  veulent 
justifier  les  païens ,  en  soutenant  que  l'honneur 
rendu  aux  dieux  étoit  secondaire,  relatif,  subor- 
donné au  culte  du  Dieu  souverain  ;  ils  nous  font  la 
grâce  de  nous  supposer  plus  stupides  et  plus  aveu- 
gles que  les  idolâtres  mêmes. 

Pour  prouver  que  le  vrai  Dieu  étoit  adoré  chez 


DE   LA   ^T.AIE    RELIGION.  287 

ies  peuples  polythéistes ,  il  faut  montrer  quelque 
part  un  culte  adressé  directement  à  lui ,  ou  une 
profession  de  foi  claire  et  précise  ,  par  laquelle  ces 
peuples  aient  reconnu  que  leurs  dieux  dépendoient 
d'un  maître  plus  grand  qu'eux  ,  et  qui  étoit  d'une 
nature  différente.  Sans  cela ,  nous  sommes  forcés 
de  ju^^er  que  le  culte  adressé  à  chacun  des  dieux 
<?toit  direct ,  absolu ,  et  ne  remontoit  pas  plus  haut. 
Nous  avons  exposé  plus  au  long  l'origine  de  l'ido- 
lâtrie dans  un  autre  ouvrage  ^'\ 

Les  auteurs  sacrés  et  les  pères  de  l'église  n'ont 
donc  pas  eu  tort  de  dire  que  les  dieux  des  païens 
étoient  des  dénions  *^'' .  Il  a  été  fort  aisé  aux  anges 
de  ténèbres  de  se  faire  adorer  par  des  hommes  qui 
pensoient  que  toute  la  nature  étoit  remplie  de 
génies  puissans ,  capables  de  faire  du  bien  et  du 
mal ,  et  que  ces  prétendus  dieux  venoient  habiter 
dans  leurs  simulacres.  Les  moindres  prestiges  de 
l'esprit  infernal  ont  suffi  pour  confirmer  cette  er- 
reur ;  il  n'est  pas  étonnant  c{ue  les  premiers  prédi- 
cateurs du  christianisme  aient  eu  tant  de  peine  à 
la  détruire. 

§  VI. 

L'auteur  des  recherches  philosophiques  avertit 
que  la  religion  des  Egyptiens  est  un  al)yme ,  dont 
il  est  impossible  de  sonder  les  profondeurs  ;  que  l'on 
ne  doit  pas  se  flatter  d'expliquer  par  un  seul  sys- 
tème mille  superstitions  différentes  ,  dont  quel- 
ques-unes sont  même  inexplicables  dans  tous  les 
systèmes  ^'\ 

(i  L'origine  de  dieux  da  paganisme ,  etc.  2  vol.  in-12.  V.  les 

Mémoires  de  Tacadëmie  des  inscript,  tome  XLII,iu-i2,p. 

173.   S.  Augustin  l'a  conçue  de  même,  1.  de  verâ  relig.  c.  87  , 

11."  68.  —  (2  Deut.  c.  32,  v.  17.  Ps.  95.  ^.  5  :  ps.   io5,    y. 

I  D7;  Baruch,  c.  4  ,  i'.  7  ;  i  Cor.  c.  10,  i/ .  20,  etc. — (3  Recher- 

I  ches  philosophiques  sur  les  Egyptiens,  t.  II,  sect.  7  ?  p-  107. 


2  88  TRAITÉ  \ 

S'il  âvoit  eu  les  notions  générales  que  nous 
venons  de  donner  ,  peut-être  en  eùt-il  jugé  diflé- 
remment.  Sans  entrer  dans  le  détail  de  toutes  les 
pratiques  absurdes  des  Egyptiens  ,  il  nous  paroît 
qu'il  n'en  est  aucune  qui  ne  puisse  être  expliquée 
par  le  système  général  de  l'idolâtrie  ,  par  l'opinion 
dans  laquelle  ont  été  tous  les  peuples  polythéistes, 
que  toutes  les  pai'ties  de  la  nature  étoient  animées 
par  un  esprit ,  ou  par  un  génie  particulier ,  que  ces 
génies  étoient  multipliés  à  l'infini  ;  qu'ils  étoient 
la  cause  de  tous  les  phénomènes ,  et  du  bien  et  du 
mal  qui  en  reviennent  aux  hommes;  qu'il  falloit 
par  conséquent  les  honorer ,  etc. 

Nous  convenons,  avec  cet  auteur,  que  les  Egyp- 
tiens n'étoient  point  athées  :  aucun  peuple  ne  l'a 
jamais  été  :  mal  à  propos,  quelques  écrivains  les 
ont  accusés  de  spinosisme  ;  ce  rêve  métaphysique 
n'est  entré  dans  la  tète  d'aucune  nation  :  nous  pen- 
sons même  qu'ils  n'ont  point  donné  dans  l'idée  des 
philosophes ,  qui  regardoient  la  divinité  comme 
une  grande  âme  répandue  dans  toutes  les  parties 
de  l'univers  ;  cette  opinion  est  trop  abstraite  pour 
avoir  jamais  été  la  croyance  populaire.  Nous  avons 
vu  que  ,  dans  les  commencemens  ,  les  Egyptiens  , 
encore  fidèles  à  garder  la  tradition  primitive ,  ado- 
roient  un  seul  Dieu ,  pur  esprit ,  créateur  et  gou- 
verneur du  monde  ;  nous  l'avons  prouvé  par  le 
témoignage  des  auteurs  sacrés  et  profanes  ^'\  Mais 
il  nous  paroît  que  ces  peuples  ont  commencé  de 
bonne  heure  à  dèfigui'er  cette  idée  ])ar  les  supers- 
titions grossières  auxquelles  ils  se  sont  livrés. 

Selon  l'auteur  des  recherches  ,  les  différentes 
di"v^nités  des  Egyptiens  étoient  les  divers  attributs 
de  Dieu  personnifiés.  Il  auroit  fallu  prouver  ce  fait 
important  ;  il  n'est  pas  prouvé.  C'est  une  foible 

(l  Ci-dessus  ,  cliaj'.  I.  art.  i,  ^9  et  10. 


DE    LY   VUATE    RELIGION.  289 

raisoji  de  dire,  que  la  Neith  Egy[)tienne  étoil  l.\ 
sagesse  divine,  le  même  personnage  que  la  Minerve 
des  Grecs  et  des  Romaiijs.  Minerve  ,  chez  ces  der- 
niers ,  étoit  plutôt  l'industrie  humaine  ,  que  la 
sagesse  divine ,  puisque  c'étoit  l'intelligence  parti- 
culière qui  présidoit  aux  sciences  et  aux  arts. 

Il  est  encore  plus  douteux  si  Cneph  ou  Cnuphis 
est  la  bonté  de  Dieu  personnifiée;  cette  conjecture 
ne  porte  sur  rien.  Quand  elle  seroit  mieux  appuyée  , 
comment  prouvera-t-on  qu'Isis,  Osiris ,  Horus  , 
Anubis ,  Thot ,  Bubastis ,  Apis  ou  Serapis ,  Harpo- 
crate ,  etc.  étoient  les  attributs  de  Dieu  person- 
nifiés ?  Les  Grecs  ont  cru  retrouver  la  plupart  de 
leurs  dieux  dans  ceux  d'Egypte ,  parce  que  c'étoient 
à  peu  prés  les  mêmes  symboles  :  or  ,  les  dieux  des 
Grecs  n'étoient  pas  les  attributs  de  Dieu  person- 
nifiés ,  mais  les  différentes  parties  de  la  nature 
divinisées ,  ou  plutôt  une  multitude  de  génies  que 
l'on  supposoit  y  présider.  Les  Indiens  paroissent 
être  les  seuls  peuples  qui  adorent  les  attributs  de 
Dieu  personnifiés  ;  et  l'auteur  avoue  qu'ils  n'ont 
point  les  mêmes  idées  que  les  Egyptiens  '■'■.  Dés 
que  l'auteur  est  parti  d'un  faux  principe ,  il  n'est 
pas  surprenant  qu'il  n'ait  pas  vu  plus  clair  dans  la 
religion  des  Egyptiens. 

La  question  principale  est  de  savoir  ,  si  les 
Égj'ptiens  rendoient  un  culte  direct  au  Créateur  ; 
s'ils  lui  ont  bâti  des  temples  ;  si  c'étoit  à  lui  que 
s'adressoient  leurs  hommages ,  lorsqu'ils  adoroient 
Osiris ,  Isis ,  Horus ,  Anubis ,  etc.  En  supposant 
même  que  quelques-uns  de  ces  personnages  fussent 
les  attributs  de  Dieu  personnifiés  ,  ce  qui  est  faux  , 
il  faudroit  encore  examiner  si  la  manière  dont  ils 
étoient  représentés  n'étoit  pas  propre  à  faire  entiè- 
rement oublier  le  créateur  lui-même ,  comme  cela 
(i  Recherches  philosophiques,  tome  II ,  secl.  7  ,  p.  i53. 
1.  10 


290  TRA.ITE 

est  arrivé  aux  Indiens:  si  les  Egyptiens  ont  été  plus 
raisonnables  que  les  Grecs  et  les  autres  peuples 
polythéistes,  chez  lesquels  tout  étoit  adoré,  excepté 
Dieu. 

Notre  critique  avoue  lui-même  ,  que  les  Egyp- 
tiens ont  été  dans  le  même  préjugé  que  tous  les 
autres  peuples  ;  que  la  croyance  des  bons  et  des 
mauvais  génies  se  retrouve  chez  toutes  les  nations, 
surtout  chez  les  nations  ignorantes  et  grossières  ; 
que  les  Egyptiens  se  sont  obstinés  à  retenir  toutes 
les  vieilles  notions  de  l'état  sauvage  ^'^  :  or ,  adorer 
les  attributs  de  Dieu  personnifiés ,  n'est  certai- 
nement pas  une  des  notions  de  l'état  sauvage. 

Ce  principe  une  fois  posé .  il  est  clair  que  l'objet 
direct  du  culte  des  Egyptiens  et  de  tous  les  peuples 
polythéistes  ,  étoit ,  non  le  créateur  de  toutes  cho- 
ses ,  ni  ses  attributs  personnifiés ,  mais  les  génies 
ou  esprits  particuliers  que  l'on  supposoit  résider 
dans  chacune  des  parties  de  la  nature ,  soit  animées, 
soit  inanimées;  que  les  hommages étoient  adressés 
à  chacun  de  ces  esprits  individuels  ,  et  ne  remon- 
toient  pas  plus  haut. 

Nous  n'avons  donc  pas  besoin  de  savoir  avec 
certitude,, ce  que  c'étoit  que  les  diftérentes  divi- 
nités de  l'Egypte  ;  qu'Osiris  ait  été  ou  le  soleil ,  ou 
le  Nil  ,  ou  Bacchus  ,  ou  les  liqueurs  en  général  ; 
qu'Isis  soit  la  lune  ,  ou  la  terre  ,  ou  la  fécondité  ; 
Anubis,  la  canicule,  ou  Mercure,  ou  Esculape ,  ou 
le  Génie  des  embaumeurs  :  cela  est  égal.  Nous  ne 
soutenons  pas  moins  qu'en  adorant  l'un  ou  l'autre 
de  ces  personnages,  les  Egyptiens  ne  pensoient,  en 
aucune  manière ,  à  Dieu ,  créateur  de  toutes  choses  ; 
cjue  leur  attention  et  leur  culte  se  bornoient  à  l'es- 
prit individuel  ,  représenté  par  tels  ou  tels  sym- 
boles ,  et  dont  ils  avoient  l'imagination  frappée  j 

(i  Recherches  ibid. ,  p.  182. 


DE   L.V   VRAIE   RELIGION.  ogi 

que  cet  esprit  ou  dieu  fantastique  n'étoit  point  le 
vrai  Dieu.  Nous  le  prouverons  de  nouveau  ,  en  trai- 
tant de  la  religion  des  Grecs  et  des  Romains. 

§  VII. 

Les  Égyptiens  rendoient  un  culte  religieux  aux 
animaux.  L'auteur  des  recherches  en  donne  trois 
raisons  :  i.°  l'utilité  des  animaux  ;  2.®  la  connois- 
sance  de  l'avenir  qu'on  leur  attribuoit ,  les  augures 
que  l'on  en  tiroit  ;  5.°  des  motifs  de  politique.  Le 
culte  rendu  au  crocodile  et  à  certains  poissons , 
engageoit  les  peuples  à  nettoyer  soigneusement  les 
canaux  ,  et  à  les  tenir  en  bon  état.  Cette  raison  est 
tirée  d'un  peu  loin  :  mais  admettons  le  tout  sans 
difficulté. 

Toutes  ces  idées  seroient-elles  venues  dans  l'es- 
prit des  Egy])tiens,  s'ils  n'avoient  pas  été  persuadés 
que  les  animaux  avoient  une  âme ,  un  génie  intel- 
ligent ,  auteur  de  leurs  opérations?  Non.  C'est  donc 
à  ce  génie  que  les  Egyptiens  attribuoient  l'esprit 
prophétique ,  et  des  connoissances  supérieures  à 
celles  des  hommes  ;  c'est  à  lui  qu'ils  témoignoient 
leur  reconnoissance  des  services  qu'ils  tiroient  de 
tel  animal  ;  c'est  pour  lui  qu'ils  entretenoient  les 
canaux  ou  les  lieux  dans  lesquels  ce  génie  paroissoit 
se  plaire  davantage.  C'est  donc  à  lui  que  le  culte 
étoit  adressé  :  et  il  n'alloit  pas  plus  loin. 

Celse  ,  tout  philosophe  qu'il  étoit  ,  avoit  les 
mêmes  idées  que  les  Egyptiens  :  il  soutient  que  les 
animaux  ont  plus  de  raison  ,  plus  de  sagesse  ,  plus 
de  vertu  que  l'homme  ,  et  sont  dans  un  commerce 
plus  intime  avec  la  divinité  ''\ 

Selon  notre  auteur  ,  le  culte  rendu  aux  animaux 
n'étoit  que  secondaire;  on  les  honoroit  seulement , 


292  TRAÎTÉ 

parce  cfii'ils  étoient  consacrés  à  ces  mêmes  divi- 
nités que  les  Grecs  et  les  Romains  empruntèrent 
des  Egyptiens  dans  la  suite.  Dans  la  préfecture  de 
Lycopolis,  dit-il,  on  n'adoroit  pas  plus  le  loup  qu'on 
n'adoroit  la  chouette  de  Minerve  à  Athènes ,  l'aigle 
de  Jupiter  à  Rome ,  la  belette  à  Thèbes ,  ou  la 
souris  dans  la  Troade  ^'\ 

Cette  réflexion  ne  satisfait  point.  1.°  Nous 
avouons  volontiers  que  l'objet  direct  du  culte  des 
Egyptiens  étoit,  en  général ,  le  même  que  celui  des 
Grecs  et  des  Romains  :  or ,  l'objet  direct  du  culte 
de  ceux-ci  n'étoit  ni  le  vrai  Dieu  ,  ni  ses  attributs 
personnifiés  ,  mais  les  génies  préposés  aux  diffé- 
rentes parties  de  la  nature  ,  et  multipliée,  à  l'infini , 
et  qui.  n'avoient  rien  de  commun  avec  le  vrai  Dieu. 
Toute  la  question  se  réduit  à  savoir  si  les  Egyptiens 
admettoient  un  de  ces  génies  particuliers  dans  cha- 
que animal,  et  qui  en  étoit  l'àme ,  ou  s'ils  pensoient 
que  ce  génie  placé  hors  de  l'animal  avoit  pris  l'es- 
pèce entière  sous  sa  protection ,  et  en  dirigeoit  les 
opérations.  Quelque  parti  que  l'on  prenne  sur  ce 
point ,  cela  est  égal.  Ce  jieuple  croyoit  certaine- 
ment que  le  génie  protecteur  des  loups  n'étoit  pas 
le  même  que  le  génie  ami  des  boucs  ,  des  chats  ,  ou 
des  crocodiles;  les  adorateurs  de  ces  divers  animaux 
n'ont  jamais  cru  adorer  tous  le  même  génie  sous 
divers  symboles  ,  puisqu'ils  se  haïssoient  et  se  fai- 
soient  la  guerre  à  cause  de  la  diftèrence  de  leurs 
dieux.  Supposons  encore  qu'ils  aient  cru  que  le 
génie  des  loups  résidoit  dans  le  seul  loup  qu'ils 
avoient  consacré  ,  et  non  dans  les  autres  ;  cela 
revient  au  même  :  il  s'ensuit  toujours  que  le  culte 
étoit  adi'essé  à  un  génie  individuel  très-diiïérent  du 
créateur  de  toutes  choses. 

2°  Jamais  les  Athéniens  n'ont  bâti  de  temples  à 

(i  Recherches  philos,  ibid.  p.  i58. 


DE    LA   VRAIE    RELIGION'.  ^Q.") 

la  chouette  ;  les  Romains  n'ont  point  élevé  d'autels 
à  l'aigle  :  les  Thébains  n'ont  point  consacré  de 
chapelle  à  la  belette  ;  mais  les  Egyptiens  ont  cer- 
tainement eu  des  temples  pour  le  bœuf  Apis  ,  ])0ur 
le  bouc  de  Mendés  ,  etc.  où  ces  animaux  rece voient 
leur  encens.  Qu'ils  aient  raisonné  plus  ou  moins 
mal  que  les  Grecs,  cela  est  indifîérent  ;  il  en  résulte 
toujours  qu'ils  ont  cru  que  ces  animaux  étoient 
dirigés  ,  ou  par  la  présence  intérieure  d'un  génie  , 
ou  par  sa  protection  extérieure.  Dans  l'un  et  dans 
l'autre  cas  ,  ce  génie  a  évidemment  été  le  seul  objet 
direct ,  immédiat  et  exclusif  de  leur  culte  ^". 

Mais  ,  dira-t-on ,  les  Egyptiens  révéroient  par- 
ticulièrement la  #e///e^  ou  Vognon  tnarin ,  parce 
que  c'étoit  un  remède  souverain  contre  la  maladie 
nommée  tympanite.  Il  n'est  pas  probable  qu'ils 
aient  été  assez  stupides  pom'  s'imaginer  que  cette 
plante  étoit  animée  ,  qu'elle  étoit  la  demeure  d'un 
génie.  Ils  ont  donc  révéré  cette  plante  comme  le 
bienfait  d'une  divinité  cpielconque ,  comme  un  gage 
de  son  amitié  :  sans  doute  il  en  étoit  de  même  des 
animaux. 

Réponse.  Soit  ;  nous  n'en  sommes  pas  plus  avan- 
cés. 1.°  Il  n'est  pas  plus  étonnant  de  voir  les  Eg}p- 
tiens  placer  une  àme  ou  un  génie  dans  une  plante  , 
cfue  de  voir  un  bel  esprit  grec  loger  une  nymphe 
dans  une  fontaine  ,  ou  se  persuader  qu'une  statue  , 
dés  qu'elle  est  consacrée ,  est  animée  par  le  dieu 
qu'elle  représente.  On  voit  une  plante  croître  ,  se 
renouveler ,  prendre  par  la  végétation  une  vertu 
particulière ,  produire  des  effets  merveilleux  :  voilà 
du  mouvement  :  or,  selon  l'idée  de  tous  les  peuples 

(x  II  paroît  que  lesEgypliens  supposoknt  dans  les  animaux 
une  àme  semblable  à  celle  de  l'homme  ;  que  de  là  est  venue  la 
roui  urne  de  reprf'senter  leurs  dieux  avec  ua  corps  humain, 
surmouté  de  la  tète  d'ua  animal. 


29^  TRAITE 

grossiers ,  tout  mouvement  vient  d'un  esprit.  L'oii 
nous  avertit  que  les  Egyptiens  se  sont  obstinés  à 
conserver  toutes  les  notions  de  l'état  sauvage  ;  il 
ne  faut  pas  l'oublier. 

2.°  Que  la  divinité  des  ognons  soit  errante  dans 
les  jardins,  comme  Gérés  dans  les  moissons,  et 
Pomone  dans  les  vergers ,  ou  qu'elle  réside  dans  la 
plante  même  ;  cela  ne  fait  rien  au  fond  de  la  chose. 
Les  Egyptiens  attribuoient-ils  l'ognon  maiûn  à 
Dieu  seul  créateur  ,  et  père  de  toute  la  nature,  ou 
à  un  génie  particulier  borné  à  cette  production? 
Voilà  le  nœud  de  la  difficulté.  Nous  soutenons  qu'ils 
l'attribuoient  à  un  génie  particulier ,  parce  que  telle 
a  été  la  notion  de  tous  les  peuples  polythéistes ,  sans 
exception. 

3.°  Selon  la  croyance  des  Egyptiens  ,  les  ani- 
maux prédisoient  l'avenir:  donc  ils  les  ont  crus 
animés  par  un  génie  doué  de  cette  comioissance , 
capable  d'être  touché  de  leurs  hommages  et  d'exau- 
cer leurs  vœux.  Quand  il  seroit  prouvé  que  le  culte 
rendu  à  une  plante  étoit  relatif,  il  ne  s'ensuit  pas 
que  le  culte  rendu  aux  animaux  fut  de  même 
espèce. 

Nous  verrons  ,  dans  la  suite  ,  que  toutes  les 
tournures  que  l'on  a  prises  pour  prouver  cjue  le 
culte  des  païens  se  rapportoit  à  l'être  suprême , 
sont  de  vaines  imaginations  dont  les  peuples  n'ont 
jamais  eu  la  moindre  idée  ,  et  qui  sont  réfutées  par  • 
le  témoignage  exprés  des  anciens.  Pour  admettre 
cette  relation ,  il  faut  supposer  dans  les  païens  la 
notion  d'une  providence  universelle  :  or  ils  ne  l'ont 
j)as  conservée  ,  et  s'ils  l'avoient  eu  constamment , 
ils  n'auroient  adoré  qu'un  seul  Dieu. 

Dans  les  questions  sur  l'encyclopédie ,  l'auteur 
s'évertue  à  prouver  que  les  Egyptiens  n'adoroient 
ni  les  plantes ,  ni  les  animaux  ;  qu'Isis  et  Osiris 


DE   LA   VRAIE    RELIGION".  29O 

étoient  le  véritable  objet  de  leur  culte  ^'\  Dans  un 
sens  ,  cela  est  vrai  ;  le  culte  des  Egyptiens  ne 
s'adressoit  pas  précisément  à  un  ognon  ou  à  un 
chat ,  mais  au  génie  ou  esprit  particulier  qui  rési- 
doit  dans  ces  objets  ,  et  c|ui  les  avoit  produits.  De 
même  le  culte  des  statues  ,  chez  les  Grecs  et  chez 
les  Romains ,  ne  se  bornoit  pas  absolument  à  la 
statue ,  mais  au  Dieu  qu'elle  représentoit ,  et  qui  y 
résidoit  en  vertu  de  la  consécration  de  la  statue.  Le 
culte  rendu  à  Osiris  et  à  Isis  n'empéchoit  pas  celui 
de  plusieurs  autres  dieux  ou  génies ,  puisque  les 
Egyptiens  étoient  polythéistes.  Ce  même  philo- 
sophe croit  néanmoins  que  le  bas  peuple  d'Egypte 
prenoit  communément  pour  une  divinité  la  hête 
consacrée  :  cela  peut  être  ,  et  il  en  résulte  que  cette 
religion  étoit  absurde  et  abominabk. 

§  VIII. 

Rendons  justice  à  Tauteur  des  recherches  ;  il  ne 
s'est  pas  obstiné  à  justifier  ni  à  excuser  la  religion 
des  Egyptiens.  Il  blâme  sans  détour  les  supersti- 
tions dont  elle  étoit  remplie;  il  condamne  le  culte 
des  animaux  en  général  ;  la  licence  qui  régnoit  dans 
les  processions  et  les  pèlerinages ,  la  discipline  san- 
glante que  se  donnoient  des  dévots  :  les  obscénités 
qui  se  commettoient  dans  l'installation  du  bœuf 
Apis ,  les  dépenses  excessives  que  l'on  faisoit  pour 
embaumer  certains  animaux  ;  en  un  mot ,  mille 
absurdités  qui  auroient  dii  empêcher ,  dit-il ,  qu'on 
ne  rendît  cet  oracle  si  fameux ,  par  lequel  les  Egyp- 
tiens furent  déclarés  le  plus  sage  de  tous  les  peu- 
ples ^"\  i'  if  t 

Il  fait  observer  d'ailleurs,  que  ce  sont  les  femmes 
de  la  lie  de  la  nation  qui  ont  commis  anciennement 
1  Art.  TUsIoiret  p.  28-3 1.  —  (2  Recherches  ibid.  p.  i;o. 


296  TILVITÉ 

en  Egypte  tous  les  excès  dont  il  est  tant  parlé  dans 
i'iiistoire  ;  elles  dansoient  dans  les  orgies,  portoient 
le  phallus  d'une  manière  presque  incroyable  ,  se 
travestissoient  en  chérubins  en  s'appliquant  des 
aîles  aux  épaules  .  se  lamentoient  aux  portes  des 
temples  d'Isis.  Elles  se  signaloient  à  la  fête  de 
Bubaste  et  à  la  procession  de  Canope  ,  insultoient 
les  passans  sur  le  Nil ,   se  rendoient  furieuses  en 
prenant  de  fortes  doses  d'opium  ;  et  c'est  yraisem- 
blablement  pendant  ces  accès* de  fureur,  qu'elles  se 
prostituoient  en  public  à  des  boucs  ,  au  canton  de 
Mendès.  Dans  les  premiers  jom's  de  l'installation  du 
bœuf  Apis ,  elles  se  présentoient  à  lui  dans  une  pos- 
ture qui  fait  rougir,  u  II  n'y  a  pas  d'exemple  ,  dit- 
((  il ,  d'un  pareil  délire  de  religion  ,  sinon  chez  les 
«  Juifs  qui  se  déshabillèrent  aussi  pour  danser  au- 
«  tour  du  veau  dans  le  désert.  Je  ne  sais  pourquoi 
((  l'Anglois  Schukford  a  prétendu  révoquer  ce  fait 
<(  en  doute  ,  tandis  que  les  Juifs  eux-mêmes  ne  le 
«  nient  point  ^'\  » 

Il  étoit  fort  inutile  de  citer  ici  les  Juifs.  Quand 
ils  auroient  imité  une  fois  les  infamies  de  l'Egypte, 
en  sortant  de  ce  pays  dangereux ,  cela  ne  prouyeroit 
rien  ,  ni  en  faveur  des  Egyptiens  ,  ni  contre  la  re- 
ligion des  Juifs  qui  proscrivoit  toutes  ces  abomi- 
nations ,  ni  contre  leur  législateur  qui  en  tira  U7ie 
vengeance  éclatante.  ÎNIais  l'accusation  que  l'on 
ibrme  ici  contre  eux  n'est  point  prouvée.  Lorsqu'il 
est  dit  dans  le  texte ,  qii^arofi  avait  fait  dépouiller 
le  peuple  afin  de  V humilier  devant  ses  ennemis  ^'^  ; 
les  plus  habiles  interprètes  entendent  qu'il  l'avoit 
dépouillé  de  ses  armes  pour  le  mettre  sans  défense , 
et  non  qu'il  lui  avoit  fait  quitter  tous  ses  habits. 
L'idolâtrie  des  Juifs  ne  fut  pas  universelle ,  puisqu'il 

(i  Rechrrc.  t.  I,  sect.  1 ,   p.   |7  et  suiv.  —  (a  Exode,  c.  32, 
i! .  u5,  Hebr. 


DE   LA   VBAIE   RELIGION.  297 

n'y  eut  qu'environ  trois  mille  hommes  lues  en 
punition  de  ce  crime.  Le  culte  de  Vénus  et  de 
Priape ,  chez  les  Grecs  et  chez  les  Romains ,  n'étoit 
pas  plus  honnête  que  celui  d'Apis  chez  les  Egyp- 
tiens. 

Notre  auteur  juge  que  ceux-ci  avoient  emprunté , 
leur  religion  des  Ethiopiens;  ils  les  imitoient  dans 
la  coutume  abominable  de  sacrifier  des  hommes  ; 
ils  immoloient  des  étrangers  ou  des  hommes  roux 
sur  le  tombeau  d'Osiris  ,  ou  sur  des  pierres  consa- 
crées au  soleil ,  et  des  femmes  à  l'honneur  de  la 
lune.  Mais  ces  atrocités ,  dit-il ,  furent  abolies  sous 
Je  régne  de  Pharaon  Amosis ,  et  l'on  n'en  retrouve 
plus  de  traces  depuis  ce  temps-là  ^'\ 

Cependant  Plutarque  ,  appuyé  du  témoignage  de 
Manéthon ,  accuse  encore  les  Egyptiens  d'avoir  im- 
molé des  hommes  à  Typhon  dans  certains  temps  , 
et  aux  jours  qu'ils  appeloient  Cynades  ''\ 

§  IX. 

L'auteur  des  recherches  observe  très-bien  que 
les  Egyptiens  n'admettoient  point  la  métempsy- 
cose ,  mais  qu'ils  croyoient  l'immortalité  de  l'àme 
et  la  résurrection  future  des  corps.  Cela  est  prouvé 
par  leur  coutume  d'embaumer  les  morts ,  par  la 
crainte  cfu'ils  avoient  de  mourir  dans  les  flots  et 
d'être  privés  des  funérailles  ,  .par  la  prière  que  l'on 
récitoit  pour  les  morts  et  que  Porphyre  a  conser- 
vée ,  par  la  doctrine  du  purgatoire  ,  que  les  Egyp- 
tiens nommoient  Amenthés.  Ils  étoient  persuadés 
que  l'àme  de  ceux  qui  avoient  pratiqué  la  vertu  , 
alloit  jouir  du  bonheur  dans  le  séjour  des  dieux  ^'\ 
Il  est  assez  étonnant  qu'un  peuple  si  aveugle  sur  la 

(1  Rfcberc.  t.  II,  sect.  7  ,  p.  itael  ii3.  —  (2  De  IsJcle  et 
Osir.  c.  28    —  (3  Recherchcâ  ibid.  p.  171  et  suiv. 

1-  ]5. 


'2Cjij  TRAITE. 

nature  et  le  culte  ck  la  divinité ,  ait  conserTe  une 
croyance  aussi  sensée  touchant  la  destination  de 
l'homme. 

On  prétend  communément  que  les  lois  ,  le  gou- 
vernement 5  la  police  des  Egyptiens  étoient  tres- 
sages. Aucune  nation  ,  dit  M,  Goguet ,  de  quelque 
côté  qu'on  l'envisage ,  n'a  fait ,  dans  les  anciens 
temps,  plus  d'honneur  à  l'humanité;  lois,  sciences, 
arts  ,  morale  ,  politique  ;  les  Egyptiens  en  tous 
genres  oflrent  de  grands  modèles  ^'  .  i\Iais  l'auteur 
des  recherches  s'inscrit  en  faux  contre  toutes  ces 
merveilles ,  malgré  le  témoignage  des  anciens.  Il 
prouve  qu'en  Egypte  la  servitude  domestique  étoit 
établie ,  par  conséquent  la  polygamie ,  le  concu- 
binage et  l'usage  barbare  de  faire  des  eunuques.  Il 
cite  des  traits  qui  semblent  démontrer  que  les 
mœurs  de  l'Egypte  étoient  très-corrompues  ;  il  est 
iinj)0ssible  qu'elles  aient  été  pures  avec  une  religion 
aussi  licencieuse. 

Quand  on  admettroit  tout  ce  que  les  Grecs  ont 

dit  à  l'honneur  des  Egyptiens ,  cela  ne  serviroit 

qu'à  mieux  prouver  la  nécessité  de  la  révélation 

divine  ,  pour  donner  aux  hommes  une  religion 

sensée  et  raisonnable.  Les  Egyptiens  si  éclairés  en 

l'ait  de  sciences,  d'arts,  de  législation ,  de  politique, 

ont  été  la  nation  la  plus  aveugle  en  fait  de  religion. 

Loin  de  rectifier  chez  eux  le  culte,  à  mesure  qu'ils 

ont  acquis  de  nouvedjl es  lumières,  ils  ont  augmenté 

avec  le  temps  le  cahos  de  leurs  superstitions.  Les 

excès  que  ^îo>se  leur  reproche,  subsistoient  encore 

parmi  eux ,  quinze  cents  ans  ai)rés,  lorsqu'ils  eurent 

été  conquis  par  les  Grecs  et  par  les  Romains.  Un 

reste  de  la  tradition  primitive  s'est  conservé  chez 

eux  ;  ils  ont  retenu  l'idée  d'un  Dieu ,  unique  créateur 

♦  t  conservateur  du  monde ,  mais  ils  ne  lui  ont  rendu 

(  i  Orig.  dfs  lois ,  etc.  l.  i  ,  c.  i ,  art.  4. 


DE   LA   VTxAIE   RELIGION.  299 

aucun  culte  ;  ils  ont  prodigué  leur  encens  à  des 
divinités  imaginaires ,  aux  animaux  les  plus  stu- 
pides ,  aux  plantes  dont  ils  se  nourrissoient.   Si 
l'idée  d'un  seul  Dieu  eut  été  le  fruit  de  leurs  réfle- 
xions, elle  auroit  influé  sans  doute  sur  leur  religion 
pratique  ;  ils  auroient  réformé  peu  à  peu  ce  qu'elle 
avoit  de  plus  révoltant.  Ce  reste  précieux  de  l'an- 
cienne croyance  ne  leur  a  servi  de  rien  ;  ils  ont 
constamment  fermé  les  yeux  sur  les  conséquences. 
Vainement,  pour  expliquer  ce  phénomène,  les 
incrédules  ont  recours  à  leur  expédient  ordinaire  : 
ce  sont  les  prêtres ,  disent-ils ,  qui  ont  plongé  et 
entretenu  les  Egyptiens  dans  l'erreur  et  la  supers- 
tition.   Ils  accusent  les  prêtres  d'être  cause  de 
l'idolâtrie  en  général ,  et  de  toutes  les  erreurs  des 
païens  ^'\  L'auteur  des  recherches  philosophiques 
soutient  que  les  prêtres  d'Egypte  n'avoient  aucun 
intérêt  ni  aucun  motif  de  fomenter  la  superstition  : 
ils  jouissoient  d'un  revenu  fixe  en  fonds  de  terre  , 
que  l'on  laissoit  à  des  fermiers  pour  un  prix  mo- 
dique ,  et  qui  par-là  même  a  pu  se  soutenir  sur  un 
pied  toujoiu-s  égal.   Sur  ce  produit ,   ils  étoient 
obligés  de  fournir  à  l'entretien  des  temples  et  aux 
frais  des  sacrifices  ;  de  nouvelles  superstitions  dé- 
voient donc  leur  être  plus  onéreuses  qu'utiles  ^'\ 
Il  est  fort  incertain  si  ces  prêtres  ,  malgré  leur 
capacité  dans  l'astronomie ,  l'histoire ,  la  jurispru- 
dence ,  en  savoient  plus  que  le  peuple  sur  la  nature 
divine. 

La  vraie  raison  de  ce  fait  étrange ,  est  que  la 
connoissance  de  Dieu  ne  fut  jamais  le  fruit  des 
méditations  humaines,  mais  un  don  de  la  bonté 
divine ,  un  eff'et  de  la  révélation.  Quelques  déistes 

(i  Onzième  lettre  à  Sophie,  p.  i5o.  Morgan,  tome  I ,  p.  2^î 

24a.  De    rhomme,  par  J.-P.  Marat,  dise,  prelim.  p.  v    

(2  ilecherches  ,  U  II  ,  sect.  7  ,  p.  i3§. 


000  TRAITE 

sont  convenus  que  peu  d'honiines  apprennent  à 
connoître  Dieu  par  le  spectacle  de  la  nature  ^''.  Sur 
ce  point  les  peuples  n'ont  fait  aucun  progrès  par 
leurs  propres  lumières  ;  ils  ont  perdu  plutôt  que 
d'acquérir  ;  j  amais  par  eux-mêmes  ils  n'ont  corrigé 
une  religion  fausse  et  absurde ,  pour  adopter  une 
croyance  raisonnable.  Ai)rès  avoir  reçu  celle-ci 
comme  un  dipùl  dont  ils  dévoient  être  jaloux  ,  ils 
n'ont  fait  que  l'altérer  et  la  défigurer  dans  la  suite 
des  siècles.  Nous  verrons  le  même  phénomène  chez 
toutes  les  nations. 

Ln  autre  défaut ,  que  les  incrédules  ne  pardon- 
neront point  aux  Egyptiens  ,  est  leur  intolérance; 
aucun  peuple  ne  l'a  portée  plus  loin.  Us  regardoient 
tous  les  étrangers  comme  des  profanes;  ils  ne  vou- 
loient  point  manger  avec  eux  ;  ils  se  seroit  cru 
souillés  pour  les  avoir  touchés  au  visage  ,  ou  pour 
avoir  seulement  respiré  leur  haleine.  Us  ne  sor- 
toient  jamais  de  chez  eux,  de  peur  d'y  rapporter 
les  coutumes  et  les  mœurs  des  autres  peuples  ^". 

§  X. 

Selon  l'auteur  des  recherches,  Platon  étoit  con- 
vaincu qu'un  peuple  civilisé  ne  sauroit  avoir  une 
religion  raisonnable ,  et  ce  sentiment  paroit  avoir 
été  répandu  parmi  tous  les  législateurs  de  l'anti- 
quité. Une  opinion  si  fausse  et  si  bizarre ,  dit-il . 
n'a  été  fondée  rpie  sur  le  prétendu  danger  que  ces 
législateurs  trouvoient  à  faire  des  innovations  dans 
les  pratiques  religieuses  ,  qui  leur  venoient  des 
sauvages  ou  des  premiers  habitans  de  la  contrée , 
que  Platon  nomme  les  indigènes.  ^'\ 

(i  Essai  sur  le  mérite  et  la  vertu,  1.  1  ,  TTI.  part.   p.  6t.   — 
[o  Gen.  c.  4^  1  ^-  3i.   Hciodote  «  I.  i  ,  c.  4'*  Strabon  ,  1.  17. 
(H  Rcclieichcs  ibiJ.  ,  p.  109. 


DE   LA   VRAIE  RELIGION.  3oi 

Mais  ce  philosophe  n'a  point  enseigné  l'absurdité 
qu'on  lui  prête.  Il  donne  pour  avis  à  un  législateiu' , 
de  ne  jamais  toucher  à  la  religion  ,  de  peur  de  lui 
en  substituer  une  moins  certaine  que  celle  qu'il 
trouve  établie  ;  car  il  doit  savoir,  ajoute  Platon  , 
qu'il  neét  pas  possible  à  une  nature  mortelle 
d'avoir  rien  de  certain  sur  cette  matière  ^'\  Platon 
étoit  donc  plus  modeste  ou  plus  sincère  que  les 
déistes  d'aujourd'hui.  11  jugeoit  que  l'honirae  a 
l'esprit  trop  borné  pour  se  former  une  idée  juste  de 
la  nature  divine  et  du  culte  qui  lui  est  dû  ;  que 
nous  ne  pouvons  avoir  rien  de  certain  là-dessus ,  à 
moins  que  Dieu  lui-même  ne  se  fasse  connoître  par 
la  révélation.  Si  cela  étoit  impossible  à  un  philo- 
sophe aussi  éclairé  que  Platon,  à  plus  forte  raison 
aux  peuples  grossiers  et  très-peu  policés  dans  les 
premiers  âges  du  monde.  Ce  n'est  donc  pas  parce 
que  Platon  respectoit  les  pratiques  religieuses  des 
sauvages  ou  indigènes  ,  qu'il  craignoit  de  les  ré- 
former ;  c'est  parce  qu'il  ne  voyoit  rien  de  mieux 
à  leur  substituer.  Les  Grecs ,  encore  sauvages , 
n'étoient  ni  polythéistes ,  ni  superstitieux  ;  ils  ne 
connoissoient  et  n'adoroient  qu'un  seul  Dieu;  nous 
l'avons  prouvé  par  les  monumens  de  leur  histoire. 
Cette  religion  pure,  loin  de  se  perfectionner  à  me- 
sure qu'ils  s'instruisoient ,  ne  ht  que  s'altérer  et  se 
ï)ervertir.  Les  incrédules  ont  beau  s'obstiner  à 
fermer  les  yeux  sur  ce  fait  important ,  à  soutenir 
que  les  peuples  ont  marché  dans  un  sens  contraire  ; 
leur  entêtement  ne  prévaudra  jamais  aux  preuves 
uniformes  que  nous  voyons  dans  tous  les  lieux  de 
lunivers. 

Notre  critique  demande  pourquoi  Ton  trouvoit, 
chez  plusieurs  peuples  de  l'antiquité  ,  des  religions 
si  Toiles  et  des  lois  si  sages.  «  La  raison  en  est.  dit- 

(i  Platon  dans  l'Epinomis. 


002  TRAITE 

«  il ,  que  la  plus  grande  partie  du  culte  religieux 
«  avoit  été  imaginée  dans  des  temps  où  les  hommes 
((  étoient  encore  sauvages  ;  les  lois  au  contraire 
((  furent  faites  lorsque  la  vie  sauvage  eut  cessé.  Or, 
<(  la  maxime  de  ne  rien  innover  fit  subsister  chez 
«  des  nations ,  d'ailleurs  bien  policées  ,  beaucoup 
«  de  pratiques  religieuses  qui  venoient  des  bar- 
«  bai'es.  L'erreur  des  législateurs  dont  on  a  parlé , 
«  consiste  en  ce  qu'ils  n'ont  point  distingué  l'es- 
«  sence  de  la  religion  d'avec  des  choses  purement 
«  accessoires.  D'ailleurs  ,  comme  les  lois  les  reu- 
«  doient  odieux  à  tous  ceux  qui  étoient  corrompus 
«  par  le  vice,  ils  ne  voulurent  pas  accumuler  les 
c(  dangers  sur  les  dangers  ,  ni  se  rendre  odieux 
«  encore  à  ceux  qui  étoient  corromj)us  par  la 
«  superstition  ^'\  » 

Ces  réflexions  ne  sont  ni  justes,  ni  satisfaisantes. 
1  .*'  Il  est  faux  que  les  superstitions  les  plus  gros- 
sières aient  été  établies  par  les  peuples  encore 
barbares  et  sauvages.  Les  Grecs ,  dans  cet  état , 
adoroient  le  vrai  Dieu ,  et  lui  rendoient  un  culte 
pur  ,  simple  ,  innocent  ;  devenus  policés  ,  ils  ima- 
ginèrent chaque  jour  de  nouvelles  superstitions  ; 
les  fables  et  les  indécences  sont  toujours  allées  en 
croissant.  Il  en  fut  de  même  chez  les  Romains.  Au 
siècle  d'Abraham  ,  les  rois  d'Egypte  connoissoient 
le  \Tai  Dieu  ;  du  temps  de  Moïse  ,  ils  faisoient 
profession  de  ne  plus  le  connoitre;  même  révo- 
lution chez  les  Chananéens. 

2.''  C'est  reculer  la  difficulté,  et  non  la  résoudre. 
Comment  des  législateurs  assez  éclairés  pour  don- 
ner à  leurs  concitoyens  les  lois  les  plus  sages ,  ne 
l'ont-ils  pas  été  assez  pour  distinguer,  dans  la 
religion,  l'essentiel  d'avec  l'accessoire?  Voilà  tou— 
jours  le  même  embarras.  Puisqu'il  y  a  eu  des  phi— 

(i  Recherches  ibid.  ,  p.  iG8. 


Di:  LA  VRAIE  RELIGION.  5o3 

losopbes  assez  courageux  pour  nier  la  di^  inité ,  et 
tourner  en  ridicule  la  religion ,  comment  ne  s'en 
est-il  trouvé  aucun  assez  judicieux  pour  distinguer 
les  superstitions  et  les  fables  d'avec  les  dogmes 
vrais  et  les  pratiques  utiles?  Nous  cherchons  vai- 
nement ce  sage  dans  l'antiquité. 

5.°  Il  est  faux  que  les  législateurs  se  soient  rendus 
odieux  en  donnant  des  lois ,  ni  qu'ils  aient  couru 
aucun  danger.  Souvent  ils  en  ont  été  priés  par  les 
])euples;  on  a  érigé  des  monumens  à  leur  mémoire. 
L'auteur  a  cité  pour  exemple  Solon  ;  or,  Solon  avoit 
été  déclaré  archonte  et  souverain  législateur ,  par 
un  décret  unanime  des  Athéniens  ;  il  eut  assez 
d'autorité  pour  casser  la  plupart  des  lois  de  Dra- 
con  ,  et  pour  établir  une  forme  de  gouvernement. 
Lorsqu'il  sut  que  ses  lois  avoient  été  négligées 
pendant  son  absence,  il  vint  reprocher  aux  Athé- 
jiiensleur  lâcheté  et  leurs  séditions.  Qui  l'empéchoit 
de  leur  reprocher  aussi  leurs  superstitions?  Cet 
exemple  prouve  contre  l'auteur  même. 

La  vraie  raison  de  la  timidité  des  législateurs  , 
est  celle  que  Platon  a  donnée.  Tous  ont  compris 
que ,  pour  prescrire  aux  hommes  une  religion  ,  ou 
])Our  réformer  celle  qui  étoit  établie  ,  il  falloit  une 
autorité  divine  ;  que  l'esprit  de  l'homme  étoit  trop 
borné  pour  discerner  avec  certitude  quel  étoit  le 
(îulte  agréal^le  à  la  divinité.  Par-là  ,  ils  ont  attes- 
té authentiquement  la  nécessité  d'une  révélation. 
Nous  rassemblerons  les  passages  des  anciens  su? 
ce  sujet  dans  Tarticle  sixième. 

§   XL 

Nous  chercherions  vainement ,  dans  les  écrits  de 
nos  philosophes  ,  à  nous  instruire  sur  la  nature  et 
les  effets  du  gouvernement  des  Egyptiens;  nous  n'y 


5ot  TRAITÉ 

trouverons  que  des  contradictions.  L'un  pense  que 
si  leurs  lois  n'étoient  pas  les  meilleures  possibles , 
elles  étoient  au  moins  les  meilleures  pour  eux,  puis- 
qu'elles ont  eu  un  si  grand  succès  ;  que  la  longue 
durée  de  cette  monarchie,  l'abondance  qui  régnoit 
dans  son  sein ,  les  éloges  de  tous  les  peuples  et  de 
tous  les  âges,  doivent  établir  le  préjugé  le  plus 
favorable  sur  ce  que  nous  ne  connoissons  pas  ^'\ 
D'autres  disent  que  ,  dans  les  temps  fabuleux ,  les 
Eg}'ptiens  eurent  des  lois  et  une  police  admirable  ; 
mais  que,  dans  les  temps  de  l'histoire,  c'est,  après 
la  race  des  Hébreux ,  le  peuple  le  plus  lâche  et  le 
plus  vil  ;  qu'il  y  a  toujours  eu ,  dans  leur  caractère 
ot  dans  leur  gouvernement ,  un  vice  radical  qui  en 
a  toujours  fait  de  vils  esclaves  ^'K  Le  premier  prend 
pour  vraies  les  conquêtes  d'Osiris  ou  du  Bacchus 
(les  Egyptiens  ;  le  dernier  les  regarde  comme  des 
fables.  Pendant  que  l'auteur  des  recherches  juge 
que  les  prêtres  Egyptiens  étoient  occupés  très- 
utilement  pour  le  public  "^ ,  un  autre  décide  que 
cette  quantité  de  prêtres  étoit  une  très- grande 
suj^erfluité  ,  un  luxe  d'ignorance  ,  le  plus  nuisible 
de  tous  *^'\  Comment  ce  luxe  d'ignorance  a-t-il  pu 
produire,  selon  le  même  auteur,  les  meilleures  lois 
possibles  ^ui  ont  eu  un  si  grand  succès?  C'est  un 
mystère  qu'il  ne  nous  est  point  donné  de  concevoir. 
Nous  en  trouverons  bien  d'autres  chez  les  oracles 
de  la  philosophie.  Personne  n'a  mis  la  foi  humaine 
à  de  plus  fortes  épreuves. 


(i  De  la  ft'lirili!  publique  ,  t.  I,  c.  i  ,  p.  4- — (2  Tableau  (?u 
j^enie  liuniain  ,  p,  18.  Dict,  pliilos.  j4pi!i.  —  (3  Recherches, 
lome  II,  secl.  ;  ,  p.  141.  —  (4  ^^^  1^  félicite  publique ,  t.  I  , 
c.  vi,  p.  18. 


DE   LA   ^TIAIE   RELIGION.  00 J 

ARTICLE   IL 

DE  LA   RELIGION  DES   CHINOIS. 


S  I- 

Oi  les  éloges  qiie  plusieurs  de  nos  philosophes  ont 
laits  de  l'histoire  ,  de  la  religion  ,  des  mœurs ,  du 
gouvernement  des  Chinois ,  étoient  vrais,  ce  peuple 
seroit  le  plus  ancien ,  le  plus  sage ,  le  plus  heureux , 
le  plus  estimable  de  l'univers.  Selon  l'auteur  de  la 
philosophie  de  l'histoire  ,  on  ne  peut  douter  de 
l'antiquité  ,  de  la  vérité  ,  de  l'authenticité  des  an- 
nales de  la  Chine  ;  elles  sont  confirmées  par  des 
observations  astronomiques ,  et  par  le  témoignage 
unanime  des  voyageurs  :  les  Chinois  ont  excellé  de 
tout  temps  dans  la  morale  et  dans  la  législation  ; 
leur  religion  est  simple ,  auguste ,  libre  de  toute 
superstition  et  de  toute  barbarie  ;  leur  gouverne- 
ment est  fondé  sur  le  pouvoir  paternel  ^'\  Ceux  qui 
ne  croient  point  tous  ces  prodiges ,  sont  des  igno- 
rons insensés  ^'^.  L'auteur  de  l'histoire  philoso- 
phicfue  des  établissemens  des  Européens  dans  les 
deux  Indes  ,  enchérit  encore  sur  le  merveilleux  des 
lois ,  des  mœurs ,  du  gouvernement  des  Chinois  ;  il 
ne  dit  rien  de  leur  religion  ,  parce  qu'il  ne  veut  pas 
qu'un  peuple  ait  aucune  religion  ^^\ 

Mais  comme  il  faut  que  les  philosophes  soient 
toujours  aux  prises ,  et  se  réfutent  mutuellement 

(i  Philos.de  l'hist.  c.  17  et  18.  Dict.phil.  Chine.  Essai  sur 
l'hist.  Ëte'n.  c.  i  et  2.  Quest.  sijr  l'encyclop.  De  la  Chine  ,  etc. 
—  (2  Quest.  sur  l'encyclop.  Éternité  ,  p.  33; .  —  (3  Tome  I , 

'  1.  i  ,  p.  68  et  suiv. 


5o6  TRAITÉ 

sur  toutes  les  questions ,  d'autres  ont  donné  dana 
l'excès  contraire.  L'auteur  des  recherches  philoso- 
phiques  sur  les  Egy])tiens  et  sur  les  Chinois  .  s'in- 
scrit en  faux  contre  tout  ce  que  l'on  a  écrit  en  faveur 
de  ces  derniers.  A  ses  yeux  ,  c'est  le  peuple  le  plus 
vil ,  le  plus  ignorant ,  le  plus  corrompu ,  le  plus 
fripon  qu'il  y  ait  sous  le  ciel  :  ses  annales  sont  fabu- 
leuses ,  ses  lois  et  son  gouvernement  sont  absurdes^ 
ses  moralistes  de  plats  pédagogues  ,  la  population 
et  la  prospérité  de  cet  empire  sont  des  chimères  j 
les  faiseurs  de  relations  qui  ont  dit  le  contraire , 
sont  des  imposteurs  '^'\  L'auteur  du  roman  de  la 
nouvelle  Héloïse  en  a  jugé  à  peu  prés  de  même  ^*^, 
M.  Sonnerat  dans  ses  voyages  en  parle  encore  plus 
mal.  Auquel  de  ces  divers  oracks  devons^ nous 
ajouter  foi  ? 

Il  y  avoit  lieu  d'espérer  que  les  nouveaux  mé- 
moires,  concernant  les  Cliinois,  qui  viennent  de 
})aroître  ^'^ ,  dissiperoient  nos  doutes  ;  ils  contri- 
buent à  les  augmenter.  Dans  le  premier  tome  ,  il  y 
a  un  savant  mémoire  du  P.  Ko ,  Chinois  de  nation , 
mais  élevé  en  France  ,  qui  nous  donne  assez  mau- 
vaise opinion  des  annales  ,  de  la  chronologie  ,  de  la 
législation  et  de  la  religion  actuelle  de  sa  patrie. 
Le  second  volume  contient  un  autre  mémoire  âa 
P.  Amiot ,  missionnaire  françois ,  qui  s'attache  à 
justifier  les  annales,  la  croj^ance  et  les  mœurs  de 
la  Chine  ;  ensuite  on  y  trouve  une  réfutation  com- 
plète de  tout  ce  qu'avance  l'auteur  des  recherches 
philosopliiqiies  sm*  les  Egyptiens  et  sur  les  Chinois. 
Quel  parti  prendi'e  au  milieu  de  ces  contradictions? 

Le  préjugé  pai'oît  être  en  faveur  du  P.  Ko.  Plus 
intéressé  qu'un  étranger  à  la  gloire  de  sa  patrie,  il 

(i  Tome  I  et  II.  —  (2  Tome  II,  p.  2r4.  OEuvres  de  J.-J. 
Housseau  ,  tome  I  ,  p.  14.  —  (3  Chez.  ^Iton  ,  1776  et  suiv. 
3   vol.  iii-J, 


DE   LA   VÎL\IE   RELIGION.  00/ 

a  SU  néanmoins  se  préserver  de  l'enthousiasme  , 
dont  quelques  autres  missionnaires  paroissent  sai- 
sis. Ce  qu'il  dit  est  confirmé  ,  non-seulement  par 
les  lettres  du  P.  Parrennin  à  M.  de  ^Mairan  ,  mais 
par  le  Chou-King  ,  livre  classique  des  Ciiinois  , 
dont  M.  de  Guignes  nous  a  donné  la  traduction  : 
ce  titre  original  doit  prévaloir  sur  toutes  les  rela- 
tions et  sur  tous  les  raisonnemens.  En  prenant 
pour  certain  ce  qui  est  tiré  de  ce  livre  ,  ou  avoué 
par  les  écrivains  des  deux  partis ,  nous  marcherons 
en  sûreté  ;  si  cette  méthode  ne  nous  conduisoit  pas 
a  la  certitude ,  nous  ne  pourrions  y  parvenir  par 
au  cime  autre. 

D'abord  ,  nous  n'avons  aucun  intérêt  à  mécon- 
noître  ou  à  déguiser  la  vérité  ;  quand  il  seroit  in- 
contestable que  l'empire  Chinois  a  été  fondé  par 
Fo-Hi  ,  2940  ans  avant  l'ère  chrétienne  ,  il  ne 
s'ensuivroit  rien  contre  la  vérité  de  notre  histoire 
sainte ,  puisque ,  selon  la  chronologie  des  Septante, 
qu'il  est  trés-permis  de  suivre ,  la  dispersion  des 
peuples  s'est  faite  2966  ans  avant  notre  ère.  Quand 
il  seroit  vrai ,  comme  nous  le  croyons ,  que  l'an- 
cienne religion  de  la  Chine  a  été  l'adoration  ex- 
clusive d'un  seul  Dieu  ,  on  n'en  pourroit  rien 
conclure  contre  la  nécessité  de  la  révélation  :  cette 
religion  primitive  venoit  immédiatement  des  pa- 
triai'ches  ;  elle  ne  s'est  pas  conservée  long-temps  à 
la  Chine  dans  sa  pureté.  Déjà  dans  le  Chou-Ring 
elle  est  corrompue  par  un  mélange  de  polythéisme  ; 
aujourd'hui  elle  ne  subsiste  plus  que  dans  les  livres 
et  dans  quelques  cérémonies  d'appareil  :  quant  à  la 
pratique  ,  l'empereur ,  les  princes  .  les  mandarins  , 
les  lettrés,  sont  idolâtres  <^'^  ;  quelques-uns  sont 
athées  ;  le  peuple  est  livré  aux  superstitions  des 

(i  Me'm.  du  P.  Ko ,  p-  75 ,  101  ,  126 ,  253  ,  2G0.  Mena,  du 
P.  Amiot ,  p.  27  ,  29  ,  154. 


3o8  TRAITÉ 

Bonzes  et  à  l'idolcUrie  la  plus  grossière.  La  pureté 
des  mœurs  ,  la  sagesse  des  lois  ,  la  prospérité  de  la 
nation  .  fussent-elles  cent  fois  mieux  prouvées ,  ne 
pourroient  être  attribuées  aux  salutaires  influences 
du  déisme  ;  et  il  y  a  loin  de  ce  qu'est  aujourd'hui  la 
Chine  à  ce  qu'elle  seroit ,  si  elle  étoit  chrétienne. 

§n. 

,  Un  préliminaire  indispensable  est  d'avoir  une 
notion  des  fameux  kings  ,  ou  li^Tes  classiques  des 
Chinois. 

Le  premier  est  l'Y-King  ;  on  l'attribue  à  Fo-Hi  : 
mais  dans  quel  sens  ?  De  l'aveu  de  tout  le  monde  , 
Fo-Hi  est  seulement  auteur  des  trigrammes  ou 
d'une  espèce  d'hiéroglyphe ,  composé  de  trois  li- 
gnes diversement  combinées  ;  ce  n'est  pas  là  un 
livre.  Le  premier  auteur  qui  ait  entrepris  de  dé- 
chiffrer cette  énigme  ,  est  le  prince  Ouen  Ouang  , 
1122  ans  avant  Jésus  -  Christ  ,  1818  ans  après 
Fo-Hi  ^'\  Qu'il  ait  été  inspiré  ou  instruit  par  une 
tradition  de  dix-huit  siècles  ,  cela  nous  est  indif- 
férent. I]  est  absurde  de  confondre  cette  explication 
avec  l'hiéroglyphe  même  ,  et  de  nous  la  donner 
comme  un  livre  composé  par  Fo-Hi.  Bien  plus . 
cette  ancienne  explication  est  perdue  ;  IT-King  . 
toi  qu'on  l'a  aujourd'hui .  est  l'ouM'age  de  Confu- 
cius ,  qui  n'a  vécu  que  5oo  ou  55o  ans  avant  J.-C. 
Ce  li^Tc  est  nommé  autrement  le  livre  des  princi- 
|>es  ,  et  le  livre  des  sorU ,  parce  que  les  Chinois  , 
toujours  superstitieux  ,  s'en  servent  pour  pratiquer 
la  divination.  Plusieurs  lettrés  prétendent  trouver 
le  matérialisme  ,  aussi  bien  que  la  connoissance  do 
l'avenir  ,  dans  les  trigrammes  de  Fo-Hi  :  on  peut  y 
trouver  tout  ce  qu'on  veut. 

(i  Ilnd.  Ko,  pageSi,  4-»  '^a.  Amiot ,  png.  43,84. 


DE   LA   VRXTE    IIELTGIOK.  OO9 

Le  second  est  le  Chou-King ,  dont  nous  avons  la 
traduction.  Ce  n'est  ni  un  livre  historique  ,  ni  un 
ouvrage  suivi  ;  c'est  une  compilation  de  faits ,  de 
leçons  morales ,  de  maximes  sur  le  gouvernement , 
sans  ordre  et  sans  méthode  :  Confucius  en  est  en  - 
core  l'auteur.  Il  l'a  compilé  ,  dit-on  ,  sur  d'anciens 
mémoires  :  soit.  De  quelle  date  étoient  ces  vieux 
monumens?  On  n'en  sait  rien ,  Confuciu  3  lui-même 
l'ignoroit ,  puisqu'il  n'a  point  mis  de  chronologie  à 
cet  ouvrage  ;  celle  qu'on  y  voit  aujourd'hui  est  de 
l'invention  de  quelques  historiens ,  très-postérieurs 
à  ce  philosophe  ;  encore  ne  s'accordent -ils  sur  au- 
cune des  époques  qu'ils  ont  voulu  fixer  -'\ 

Le  troisième  est  le  Tchéou-Li ,  autrement  nom- 
mé Li-Ki ,  fait  par  Confucius ,  et  augmenté  ou 
corrigé  dans  la  suite  ;  ce  n'est  autre  chose  que  le 
Chou-King ,  mêlé  avec  le  cérémonial  de  la  na- 
tion ''\ 

Le  quatrième  est  le  Ché-King ,  recueil  d'odes 
ou  de  cantiques ,  qui  se  chantoient  dans  les  céré- 
monies publiques  ,  sous  la  dynastie  des  Tchéou  , 
sous  laquelle  vivoit  Confucius ,  et  qui  avoit  com- 
mencé 600  ans  avant  lui  ^^\ 

Le  cincjuième  étoit  l'Yo-King  ,  qui  traitoit  de  la 
musique;  il  ne  subsiste  plus.  Il  est  évident  qu'aucun 
de  ces  li^Tes  classiques,  tels  qu'ils  sont  aujourd'hui , 
n'est  plus  ancien  que  Confucius ,  et  l'on  ne  peut 
constater  la  date  d'aucun  des  mémoires  ou  des 
monumens  dont  il  s'est  servi.  Qui  n'admirera  la 
hardiesse  d'un  de  nos  pliilosophes  ,  qui  affirme  que 
les  cinq  kings  ont  été  écrits  2 3 00  ans  avant  notre 
ère  vulgaire ,  et  qu'aucun  lettré  de  la  Chine  n'en 
doute  ^*^  ?  La  vérité  est  qu'ils  ont  été  écrits  55o  ans 

(1  V.  le  Chou-King,  mém.  du  P.  Amiot,  p.  60,  63.  M.  du 
P.  Ko, p.  69.  —  (q  Ibid.  Amiot,  p.  67;  Ko,  p.  44- — (^  Amiot, 
p.  ^4.  —  (4  Philos,  de  i'hist.  c.  18. 


/ 

5 1 0  TRAITÉ 

tout  au  plus  avant  cette  ére  :  il  n'est  à  la  Chine 
aucun  autre  livre  plus  ancien  :  les  lettrés  en  con- 
viennent ;  aucun  de  ces  livres  ne  peut  servir  à 
confirmer  l'histoire  ou  la  chronologie  des  Chinois  ; 
nous  le  verrons  ci-aprés. 

§  m. 

Le  plus  ancien  livre  historique  des  Chinois  est  le 
Tchun-Tsiéou  ,  autre  ouvrage  de  Confucius  ;  c'est 
une  histoire  abrégée  du  royaume  de  Lou  ,  dans 
leqpiel  ce  philosophe  étoit  né.  Elle  commence  à  la 
49.^  année  de  Ping-Ouang  ,  ou  Pim-Vang,  722  ans 
avant  Jésus-Christ ,  et  parcourt  un  espace  de  2  ±2 
ans  ,  jusqu'à  l'an  480  avant  notre  ére. 

C'est  seulement  io4  ans  avant  J.-C.  que  Seé- 
Ma-Tsien ,  premier  historien  chinois  ,  entreprit  de 
donner  une  histoire  générale  de  la  Chine,  ou  plutôt 
une  simple  chronique  ;  il  remonta  jusqu'au  règne 
de  Hoang-Ti ,  que  l'on  suppose  avoir  commencé 
2698  ans  avant  J.-C.  mais  il  n'avoit  point  de  mé- 
moires authentiques  que  les  kings  de  Confucius ,  et 
l'on  n'en  a  point  recouvré  d'autres  depuis.  Plus  de 
700  ans  après  cet  historien ,  un  autre  ,  nommé 
Seé  -  Ma  -  Tchin  ,  entreprit  de  remonter  jusqu'à 
Fo-Hi ,  ou  à  deux  siècles  plus  haut  que  le  règne  de 
Hoang-Ti.  Ainsi  plus  les  historiens  chinois  sont 
modernes ,  plus  ils  ont  reculé  dans  l'antiquité  la 
fondation  de  leur  monarchie  ;  mais  enfin  ils  n'ont 
point  eu  de  monumens  plus  anciens  que  les  kings  : 
Confucius  n'y  a  mis  aucune  chronologie ,  ni  au- 
cune position  géographique  ;  il  a  fallu  deviner  la 
date  et  la  scène  des  événemens.  Ce  sont  des  conjec- 
tures ,  et  rien  de  plus. 

N'oublions  pas  que  ,191  ans  avant  Jésus-Christ , 
55o  ans  après  Confucius ,  l'empereur  Tsin-Ché- 


RE  LA  VRAIE  PJilLIGIOX.  3ll 

Hoang-Ti  fit  Imiler  tous  les  livres  d'histoire  et  de 
morale ,  et  en  particulier  le  Chou-King,  dans  toute 
l'étendue  de  son  empire.  Environ  cinquante  ans 
après  cette  persécution ,  l'on  ne  put  retrouver 
qu'un  seul  exemplaire  de  ce  Vivre ,  écrit  sur  des 
tablettes  de  banil30u  ,  dont  plusieurs  étoient  ron- 
gées des  vers  ;  de  là  les  lacunes ,  les  transpositions , 
le  désordre  qui  régne  dans  cet  ouvrage.  Ajoutons 
enfin  que  les  caractères  chinois  ont  changé  plu- 
sieurs fois  ;  que  quand  il  fallut  déchiflrer  le  Chou- 
King  ,  écrit  en  caractères  antiques  ,  on  ne  fut  pas 
peu  embarrassé  ^'\  Sans  nous  arrêter  à  toutes  les 
incertitudes  qui  résultent  de  ces  faits ,  accordons 
aux  partisans  des  antiquités  chinoises  ,  que  les 
ouvrages  de  Confucius  et  de  Seé-Ma-Tsien  sont 
authentiques ,  et  subsistent  tels  qu'ils  sont  sortis 
de  leurs  mains  ^'\  La  question  de  savoir  sur  quel 
fondement  l'on  a  pu  fixer  les  époques ,  la  suite  des 
dynasties ,  la  succession  des  empereurs  pour  con- 
clure que  l'empire  de  la  Chine  étoit  formé  il  y  a 
plus  de  4ooo  ans  ^^\. 

s  IV. 

On  nous  dit  que  les  Chinois  ©nt  joint  Fhîstoire 

du  ciel  à  celle  de  la  terre  ;  qu'ils  ont  constamment 
marqué  leurs  époques  par  les  éclipses  et  par  les 
conjonctions  des  planètes  :  cela  est-il  vrai  ? 

Confucius ,  dans  son  histoire  ou  chronique  du 
royaume  de  Lou  ,  fait  mention  de  trente-six  éclip- 
ses ;  la  première  tombe  dans  l'année  720  avant 
notre  ère ,  et  la  trente-sixième  dans  l'année  496  j 
plusieurs  n'ont  pu  avoir  lieu  ;  mais  admettons-les 

(i  Chou-Kiflg,  p.  356,  38o.  Mena,  du  P.  Amiot,  p.  ?9. 
Lettre  écrite  de  Pékin,  en  1764?  ?•  47*  —  (^  Mém.  du  P. 
Amiot  ♦  p.  91.  —  (3  Philos,  de  i'hist,  c.  18  ,  £tc. 


J  i  2  TP..UTE 

pour  un  moment  ^'\  Le  Ghé-King  ou  livre  de  can- 
tiques parle  d'une  éclipse  de  soleil .  qui  a  dû  arriver 
le  b  septembre  776  avant  Jésus-Christ,  56  ans 
avant  celle  dont  parle  Confucius  ^'  .  Supposons-la 
encore  certaine  ;  cela  ne  nous  mène  pas  fort  loin. 

Le  Chou-Ring  fait  mention  d'une  autre  qui  a  du 
arriver  le  12  octobre,  l'an  21 55  ans  avant  notre 
ère  ^'  .  Mais  il  y  a  1079  ^^^  entre  cette  éclipse  et 
les  suivantes  ;  n'a-t-elle  pas  pu  arriver  dans  cette 
intervalle  immense  ?  On  ne  le  démontre  point.  Il 
est^ien  singulier  que  les  Chinois  ,  après  avoir  été 
d'abord  d'habiles  astronomes ,  aient  passé  treize 
siècles  sans  rien  observer  ;  que  Confucius  ,  qui 
place  trente-six  éclipses  en  2  42  ans,  n'en  mette 
aucune  dans  un  espace  de  i3oo  ans. 

Cette  éclipse ,  dont  parle  le  Chou-King  est  ar- 
rivée, dit-on,  sous  l'empereur  Tchoun-Kang;  soit. 
En  quel  temps  a-t-il  régné?  Selon  les  uns ,  il  a 
commencé  en  2159  ou  21^7  avant  notre  ère;  selon 
d'autres,  en  1212  ou  2016  ^*^  En  quel  lieu  de  la 
Chine  a-t-elle  été  observée  ?  on  n'en  sait  rien.  Elle 
sest  faite  dans  la  constellation  Fang ;  mais  nous 
sommes  avertis  qu'il  n'est  pis  possible  de  prouver 
qu'elles  sont  les  constellations  dont  il  est  parlé  dans 
le  Chou-King,  le  Ché-King  ^^^  ^  etc.  Le  P.  Gaubil  et 
le  P.  Amiot  placent  cette  éclipse  en  21 55  ;  M.  Fre- 
ret,  d'après  M.  Cassini,  la  mettoit  en  2007  '^'.  U  y 
a  sept  sentimens  divers  parmi  les  Chinois  sur  la 
vérital)le  date  ^"\  Comment  peut-elle  servir  à  fixer 
la  chronologie?  Si  l'on  veut  déterminer  l'époque  de 
Tchoun-Kang  par  l'éclipsé,  et  celle-ci  par  le  règne 
de  cet  empereur ,  on  fait  un  cercle  vicieux  et  une 

(i  Mcm.  du  H.  Amiot ,  p.  86  et  98.  Méoi.  du  P.  Ko ,  p.  48. 
—  (2  Méai.  du  P.  Amiot  ,  p.  87  ,  89  ,  255  ,  270.  —  (3  Ibul. 
p.  102,  256,  272.  —  (4  Chou-King,  p.  6^.  —  (5  Mem.  du 
P.  Ko,  p.  'i!\o.  —  (6  Chou-Kii.g  ,  préf.  p.  xxx.  —  (7  Mém. 
du  P.  Ko  ,   p.  "i^O, 


DE   LA    VRAIE    RELIGrON.  5lj 

pétition  de  principe.  Un  philosophe  a  beau  répéter 
que  cette  éclipse  est  un  monument  incontestable  , 
qu'elle  est  reconnue  véritable  par  tous  les  savans  ^'  , 
il  devoit  commencer  par  démontrer  qu'elle  n'a  pas 
pu  arriver  plus  tard  que  2ii5  ans  avant  notre  ère. 
L'histoire  de  la  Chine  parle  d'une  conjonction  de 
cinq  planètes  ,  arrivée  sous  Tchoan-Hiu  ,  petit  fils 
de  Hoang-Ti ,  l'an  2449  ^^ant  Jésus- Christ  ^". 
Nous  n'en  sommes  pas  plus  avancés  :  le  P.  Amiot , 
malgré  ses  préventions  ,  convient  que  les  lettrés 
chinois  doutent  en  quel  temps  vivoient  Tchoan-Hiu 
et  Hoang-Ti. 

Conclure  de  ces  observations  trés-suspectes,  <ïue, 
plus  de  deux  mille  ans  avant  notre  ère.  les  Chinois 
avoient  des  astronomes ,  une  année  solaire ,  des 
intercalations ,  des  instrumens ,  etc.  -,  que  l'histoire 
chinoise  remonte  d'une  manière  certaine  jusqu'à 
l'an  2657  ^^' ,  c'est  raisonner  sur  de  pures  suppo- 
sitions. Quand  l'auteur  de  la  philosophie  de  l'his- 
toire affirme  que ,  chez  les  Chinois  il  n'y  a  nulle 
différente  manière  de  compter,  nulles  chronologies 
qui  se  contredisent  ;  que  chaque  régne  de  leurs 
empereurs  a  été  écrit  par  des  contemporains  ;  il  en 
impose  à  ses  lecteurs.  Avant  Confucius,  il  n'y  a  pas 
un  seul  régne  dont  la  date  soit  fixée  sans  contes- 
tation '^\  Aucun  écrivain  antérieur  n'a  donné  ni 
catalogue  d'empereurs  ,  ni  suite  de  dates  et  de 
dynasties  ,  ni  abrégé  d'histoire  de  la  monarchie  : 
ceux  qui  ont  voulu  le  faire  dans  la  suite  ne  s'ac- 
cordent point  avec  les  Kings  ,  très-peu  avec  eux- 
mêmes,  presque  jamais  les  uns  avec  les  autres  :  les 
plus  habiles  lettrés  chinois  ne  tiennent  à  aucune 
chronologie  ^^\ 

(i  Qiiesl.  surTencyclop.  histoire ,  p.  22.  —  (2  Mém.  du  P. 
Aruiot ,  p.  125.  Mém.  du  P.  Ko,  p.  i3i  ,  147.  —  (3  Amiot, 
p.  io5.  —  (4  V.  le  Chou-Iung.  —  (5  Mem.  du  P.  Ko ,  p.  nj  , 
89,  127,241. 

i.  i4 


Ù  l  i  TRAITE 

Il  y  a  plus  :  en  1720 ,  les  astronomes  chinois  ont 
mis  dans  leurs  tables  et  dans  leurs  annales ,  une 
fausse  conjonction  de  sept  planètes,  malgré  la  ré- 
clamation des  mathématiciens  européens  ;  l'em- 
pereur a  confirmé  cette  erreur  par  un  édit  ^'\ 
Viendra-t-on  encore  nous  vanter  la  certitude  des 
observations  chinoises? 


s  V. 

Nous  n*insisterons  point  sur  les  fables  dont  on  a 
farci  les  commencemens  de  l'histoire  de  la  Chine  ^*\ 
Elles  sont  néanmoins  gravement  répétées  par  l'em- 
pereur actuel,  dans  son  éloge  delà  ville  de  Mouk- 
den  ^^';  celles  qui  se  trouvent  dans  les  deux  premiers 
chapitres  du  Chou-King  ,  suffiroient  seules  pour 
décréditer  ce  livre.  Il  y  a  plusieurs  faits  incon- 
testables qui  peuvent  nous  faire  concevoir  en  quel 
temps  la  Chine  a  commencé  à  se  policer  ,  et  com- 
ment l'on  a  trouvé  le  secret  d'en  allonger  l'histoire 
et  la  chronologie. 

Environ  l'an  1122  avant  notre  ère,  Vou-Vang, 
fondateur  de  la  troisième  dynastie  ,  nommée 
Tchéou ,  vint  de  l'occident  avec  trois  mille  hom- 
mes ,  s'empara  de  l'empire  ou  plutôt  du  royaume 
des  Changs,  renferma  dans  une  seule  ville  tous  les 
sujets  du  prince  détrôné  ,  et  leur  donna  des  lois  ^*\ 
On  convient  qu'à  cette  époque  et  dans  les  temps 
suivans,  la  Chine  fut  divisée  en  plusieurs  royaumes 
indépendans,  et  on  ne  peut  pas  prouver  qu'il  y  eut 
alors  un  souverain  principal ,  dont  les  autres  fus- 
sent tributaires  ou  feudataires  ^^  .  La  Chine  étoit 

(c  Tacite,  par  M.  Brotier,  in-12.  ,  t.  VI,  p.  35; .  —  (2  Me'm. 
du  P.  Ko,  p.  loi  ,  i83.  —  (3  Page  i3  et  notes  p.  216.  — 
('^  Chou-King,  préf.  p.  vij  ,  et  1^6  et  suiv.  —  (5  Mém.  du 
r.  Ainiot ,  p.  1 13  ,  13;  ,  287.  Mctn.  du  P,  Ko  ,  p.  26  ,  97. 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  3  i  5 

encore  très-peu  peuplée ,  puisque  800  ans  après  y 
la  partie  méridionale  étoit  à  moitié  sauvage  ^'  . 
Pendant  tout  cet  intervalle ,  il  y  eut  des  troubles  , 
des  guerres  continuelles  entre  les  divers  souverains, 
et  très-peu  de  communication  entre  leurs  diÔérens 
états  '\  Avant  cette  dynastie  des  Tcliéou ,  il  n'est 
point  de  monument  authentique  d'un  empire  de  la 
Chine  ;  il  ne  s'est  formé  que  long-temps  après  par 
la  réunion  de  ces  souverainetés  isolées. 

Vers  l'an  55o  avant  Jésus-Christ ,  Confucius  fit 
l'histoire  ou  la  chronique  du  royaume  de  Lou  ; 
d'autres  pouvoient  avoir  fait  avant  lui  celles  des 
royaumes  voisins ,   des  souverains  qui  y  avoient 
régné  .  de  la  police  qu'on  y  observoit.  Dans  le 
Chou-King ,  il  compila  ces  divers  mémoires ,  en 
recueillit  les  faits  principaux ,  se  contenta  de  nom- 
mer les  personnages  ,  sans  distinguer  les  temps  ni 
les  lieux  où  les  événemens  s'étoient  passés.  En 
composant  sa  chronique ,  il  n'avoit  pu  remonter 
plus  haut  qu'à  deux  cents  ans  avant  lui ,  et  il  avoit 
fixé  la  chronologie  par  les  écli[)ses  ;  en  faisant  le 
Chou-King  ,  il  ne  put  rien  déterminer  ,  parce  que 
les  faits  étoient  plus  anciens ,  et  que  ses  mémoires 
n'étoient  pas  fort  exacts.  Des  écrivains  très-posté- 
rieurs ont  voulu  y  mettre  un  ordre  quelconque;  ils 
ont  placé  bout  à  bout  des  dynasties  collatérales , 
des  personnages  et  des  événemens  contemporains  ; 
ils  ont  ainsi  allongé  la  succession  des  règnes ,  pour 
donner  à  leur  monarchie  une  antiquité  plus  res-- 
pectable  :  à  force  de  calculs ,  de  conjectures ,  de 
disputes  ,  on  est  enfin  parvenu  à  donner  un  air  de 
vraisemblance  à  cet  ou^Tage  d'imagination. 

Que  l'on  attribue  à  quel  prince  on  voudra  la 
fondation  de  l'empire  chinois  avant  la  dynastie  de 

(i  Mém.  du  P.  Ko  ,  p.  168  ,  169.  —  {2  Amiot ,  p.  qS  ,  114 
Kî,  p.  26,  9;. 


-J  lO  TRAITE 

Tcli^ou ,  jamais  on  ne  pouiTa  fixer  avec  certitude 
le  temps  auquel  ce  fondateur  a  vécu  ;  point  de 
livres,  point  de  monumens,  point  de  lumière  avant 
cette  dynastie  ;  tout  ce  qui  précède  est  placé  au 
hasard.  Selon  le  témoignage  du  P.  Ko  ,  il  n'y  a  pas 
de  lettré  à  la  Chine  qui  ne  sache  que  la  chronologie 
ne  remonte ,  d'une  manière  probable  et  satisfai- 
sante, que  jusqu'à  l'an  8ii  avant  Jésus-Christ  ^'\ 
Environ  cent  ans  après,  c'est-à-dire,  en  776, 
€ommencent  les  olympiades  chez  les  Grecs  ,  et  la 
certitude  de  leur  chronologie  ;  l'an  747  est  chez 
les  Chaldéens  le  commencement  de  l'ère  de  Nabo- 
îiassar  ^'\ 

Les  partisans  des  antiquités  de  la  Chine  disent 
que  les  matériaux  dont  ses  annales  sont  composées, 
ont  été  comparés,  discutés,  corrigés  par  les  savans 
les  plus  habiles,  pendant  près  de  1800  ans  ^^\  C'est 
peut-être  ce  qui  doit  nous  rendre  cette  histoire  plus 
suspecte  :  si  elle  avoit  été  moins  fabuleuse  et  moins 
hasardée ,  il  n'auroit  pas  fallu  tant  de  temps ,  ni 
tant  de  discussions  pour  tout  concilier.  Malgré  les 
efforts  de  tous  ces  savans ,  les  doutes  ne  sont  pas 
dissipés  ;  eux-mêmes  ne  sont  pas  d'accord  ;  quand 
ils  le  seroient,  nous  ne  pourrions  encore  rien  faire 
de  mieux  que  d'examiner  leurs  preuves. 

s  VI. 

La  religion  des  Chinois  est  l'article  qui  nous 
intéresse  davantage.  Que  dès  les  premiers  temps  ce 
peuple  ait  adoré  un  Dieu  ,  gouverneur  de  l'univers, 
sous  le  nom  de  Tien,  de  Ti ,  ou  de  Chang-Ti  :  qu'il 
ait  cru  la  providence  divine  ,  l'immortalité  del'àme 

(i  Mém.  du  P.  Ko  ,  p.  240.  Tome  II  des  raéra. ,  p.  5i2,  55r. 
—  (2Cbou-King,  pref.  p.  xxxij  ei  807.  —  (3  Mém.  du  I'.. 
Amiot ,  p.  i4(3. 


DE   LA   \TL\IE   IlI;LIGIÛ^^  3lf 

et  la  vie  à  venir ,  c'est  un  fait  prouvé  par  le  Chou- 
Ring  ;  mais  il  y  a  plusieurs  observations  à  faire. 

1 .°  De  l'aveu  des  missionnaires  ,  cette  religion 
primitive  ne  subsiste  plus  à  la  Chine  que  dans  les 
livres  ;  l'empereur,  les  lettrés ,  les  grands .  le  peuple , 
sont  idolâtres  ;  la  religion  de  Fo  ,  venue  des  Indes , 
celle  des  Lamas ,  apportée  de  la  Tartarre ,  sont 
non-seulement  tolérées,  mais  universellement  pra- 
tiquées :  il  y  a  long-temps  que  cette  révolution 
fatale  a  commencé  ^'^  ;  et  nous  allons  prouver  cpi'clle 
étoit  inévitable. 

2.*^  La  doctrine  essentielle  de  l'unité  de  Dieu  et 
de  sa  providence  générale ,  n'est  point  assez  clai- 
rement enseignée  dans  les  livres  des  Chinois;  le 
culte  extérieur  que  ces  livres  prescrivent  ,  loin 
d'inculquer  au  peuple  cette  grande  vérité  ,  semble 
n'avoir  d'autre  but  que  de  la  lui  faire  oublier.  En 
efiét,  ces  livres  supposent  une  multitude  d'esprits, 
moteurs  de  la  nature  ,  et  préposés  à  ses  diÔérentes 
parties,  ci  la  terre,  aux  vents,  aux  montagnes,  aux 
rivières,  aux  villes ,  aux  provinces  ''.  Cette  opinion, 
si  analogue  aux  idées  des  ignorans  ,  a  fait  naître  le 
polythéisme  chez  toutes  les  nations  ;  comment  ne 
î'auroit-elle  pas  produit  chez  les  Chinois  ,  esprits 
foibles  et  superstitieux  s'il  en  fut  jamais?  L'em- 
pereur seul  a  le  droit  de  sacrifier  au  Chang-Ti  ou 
souverain  du  ciel  ;  le  peuple  ne  doit  adresser  son 
culte  qu'aux  esprits  et  aux  ancêtres  ;  c'est  la  doc- 
trine expresse  de  Confucius  ^^\  Il  n'y  avoit  pas  de 
moyen  plus  sur  de  rendre  bientôt  toute  la  Chine 
idolâtre. 

5.°  Nous  ne  voyons  point  dans  le  Chou-King , 

(i  Méra.  du  F.  Ko ,  p.  75 ,  loi  ,   126 ,  253  ,  260.  Mém.  àa 
V   Amiol ,  p.  27  ,  79  ,  154.  —  (2  Chou-Kiue ,  p.  28  ,  29  ,  87  y 

I  5i ,  etc (3  Confucius  du  P.  Douplet ,  l."3  ,  I.  part.  p.  21.- 

tsM,i;  ac  Lt'iLiiilz,  t.  I  ,  p.  348  et  suiv. 


3  l  8  TR.UTE 

ni  dans  les  autres  livres ,  une  différence  marquée 
entre  l'esprit  qui  préside  au  ciel ,  et  ceux  cjui  gou- 
vernent les  autres  parties  de  la  nature  ;  on  donne  à 
tous  le  nom  de  Chang-Ti  ^*\  Il  n'est  dit  nulle  part 
que  le  premier  est  éternel ,  et  que  les  seconds  sont 
créés  ;  que  l'un  est  puissant  par  lui-même  ,  et  que 
les  autres  n'ont  qu'un  pouvoir  emprunté  ;  que  le 
Chang-Ti  est  le  seul  maître  ,  et  que  les  esprits  ne 
sont  que  ses  ministres.  «  L'esprit  qui  préside  à  la 
«  terre ,  dit  l'empereur  actuel ,  lui  donna  cette 
((  merveilleuse  fécondité ,  dont  nous  sommes  té- 
«  moins  dans  nos  climats  ^'\  »  Ce  n'est  donc  pas 
Dieu  qui  a  rendu  la  terre  fertile ,  mais  un  génie 
particulier  ;  c'est  à  lui  et  non  à  Dieu  que  s'adressent 
les  sacrifices  que  l'on  offre  à  la  terre.  On  ne  peut 
méconnoître  ici  le  même  préjugé  qui  fit  établir, 
chez  d'autres  peuples ,  le  culte  de  Rhéa ,  de  Cybèle 
et  de  Cérés. 

Vainement ,  on  veut  pallier  ce  polythéisme  ,  en 
soutenant  que  le  culte  du  Chang-Ti  et  celui  des 
esprits  sont  différens  ;  que  l'on  offre  au  premier  des 
sacrifices  proprement  dits  ;  que  les  honneurs  ren- 
dus aux  esprits  et  aux  ancêtres  ne  sont  que  des 
cérémonies  ^^^  :  distinction  frivole.  Dans  le  Chou- 
King ,  il  est  dit  que  l'on  sacrifia  un  bœuf  dans  le 
temple  du  ciel,  et  le  lendemain,  un  bœuf,  une 
brebis  et  un  pourceau  dans  le  temple  de  la  terre  ^*^  ; 
que  le  roi  offrit  un  bœuf  dans  la  salle  des  ancê- 
tres ^^-  ;  que  le  roi  Tchin-Vang  sacrifia  un  bœuf  à 
chacun  de  ses  ancêtres  Ven-Vang  et  Vou-Vang  ^^\ 
«  J'immolai ,  dit  l'empereur  actuel ,  sur  le  tombeau 
«  de  mes  ancêtres ,  une  victime  que  j 'offris  en  leur 
<(  honneur  ^■\  » 

(i  Mém.  de  M.  Msdelou  ,  Chou-Kiug,  p.  429.  —  (2  Eloge  de 
la  ville  de  Moukden  ,  p.  100.  —  (3  Mt'm.  du  P.  Amiot ,  p.  i5 , 
34.  —  (4  Chou-Ring,  IV.  part.  c.  la,  p.  208.  —  (5  Ibid.  , 
I.  part.  c.  2,  p.  i5.  —  (6  Ibid. ,  IV.  part.  c.  i3  ,  p.  219.  — 
(7  Elogf  de  la  ville  de  Moulvden;  p.  5  tt  55 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  019 

Un  voyagenr,  témoin  oculaire,  parle  d'un  sa- 
crifice offert  à  Confucius  ,  par  les  lettrés  ,  où  l'on 
immole  des  pourceaux  et  des  chèyres  ;  il  avoit 
assisté  à  un  sacrifice  offert  aux  ancêtres  d'un  man- 
darin dans  un  temple  bâti  exprés  ^'\  Les  paroles 
que  l'on  adresse  aux  morts ,  les  offrandes  cfu'oii 
leur  fait ,  l'immolation  des  victimes .  les  chairs 
mangées  par  les  assistans ,  tout  démontre  un  sa- 
crifice dans  la  rigueur  du  terme  ;  il  n'en  est  point 
de  mieux  caractérisé  dans  l'idolâtrie  grecque  et 
romaine  ;  c'est  le  culte  des  dieux  mânes  ,  sans 
aucune  différence. 

Selon  le  P.  Martini ,  le  serment  du  gouverneur 
d'une  ville  se  fait  devant  la  statue  qui  représente 
le  génie  tutélaire  de  cette  ville  ^'^ .  Comment  ose- 
t-on  dire  que  le  gouvernement  chinois  n'eut  jamais 
aucune  idole  ^^^  ?  Il  n'est  pas  étonnant  qu'après  de 
longues  disputes ,  et  après  tous  les  examens  pos- 
sibles ,  ces  divers  cultes  aient  été  proscrits  par  le 
saint-siége. 

s  VII. 

4.°  La  croyance  aux  esprits  et  aux  mânes  a 
infatué  les  Chinois  de  la  confiance  à  la  divination , 
aux  songes ,  aux  pronistics ,  aux  sortilèges ,  à  la 
magie.  Dans  le  Chou-King,  les  princes  ont  recours 
aux  sorts  de  la  tortue,  aux  présages  de  toute  espèce 
dans  les  aff'aires  importantes  ;  les  sorts  tirés  de 
l'Y-King ,  sont  d'un  usage  journalier  parmi  les 
lettrés  :  il  n'est  point  de  nation  plus  crédule  ,  plus 
superstitieuse ,  plus  peureuse  que  les  Chinois.  Leurs 
vieilles  chroniques  sont  remplies  de  fables  puériles. 

(i  Voyages  de  Le  Gentil,  t.  II,  p.  i35.  —  (2  Essai  sur  la 
population    de   rAmérique  ,   t.  IV  ,  I,  8,  c.    i5,  p.  322.    — 

,3   Qu'vist.  iur  rciif-yclop,  .  conscience  ,  idoldlrie  ;  p.  i5i ,  etc. 


320  TRAITÉ 

On  nous  en  impose  quand  on  veul  nous  persuader 
que  ces  inepties  n'ont  cours  que  i)armi  le  peuple , 
et  que  les  lettrés  n'y  ajoutent  aucune  foi  ^'^  ;  ils 
sont  aussi  stupides  sur  ce  point  que  les  anciens 
philosophes. 

De  quel  front  l'auteur  de  la  philosophie  de  l'his- 
toire avance-t-il  que  les  Chinois  ne  croient  pas 
l'immortalité  de  l'àme?  Si  cela  étoit ,  pourquoi 
consulter  les  morts  et  leur  offrir  des  sacrifices? 
Dans  le  Chou-King ,  un  empereur  dit  à  ses  sujets  : 
«  Lorsque  je  fais  de  grandes  cérémonies  à  mes  an- 
ce  ce  très  ,  les  vôtres  sont  à  côté  des  miens ,  et  ont 
«  part  à  ces  cérémonies  ^''.  »  Un  ministre,  pen- 
dant la  maladie  du  roi  Vou-Yang,  fait  cette  prière 
à  ses  trois  ancêtres  :  «  ^^otre  successeur  est  dange- 
((  reusement  malade  j  le  ciel  a  confié  à  vous  trois 
((  le  soin  de  son  fils  ;  moi ,  Tan  ,  je  me  dévoue  à  la 
<c  mort  pour  lui....  Hélas  !  ne  laissez  pas  perdi'e  la 
«  précieuse  commission  que  le  ciel  lui  a  donnée.  » 
Après  avoir  consulté  les  sorts ,  il  dit  :  «  J'ai  connu 
«  les  volontés  des  trois  rois  prédécesseurs  ;  ils  mé- 
<t  ditent  l'affermissement  éternel  de  notre  djnas- 
«  tie  ;  j'espère  qu'ils  vont  donner  des  marques  de 
«  leur  amour  pour  notre  souverain  ^^\  »   Dans 
plusieurs  endroits  ,  il  est  dit  que  les  âmes  des  bons 
empereurs  sont  dans  le  ciel  ^^\ 

Sans  multiplier  les  citations  ,  il  est  évident  que  , 
selon  la  croyance  constante  des  Chinois ,  les  gens 
de  bien  ,  après  leur  mort ,  sont  dans  un  état  de 
})éatitude  et  de  puissance  ,  dans  lequel  ils  peuvent 
éclairer,  secourir,  combler  de  biens,  leurs  descen- 
dans  :  tel  est  le  motif  des  lois  qui  commandent  de 
les  honorer.  Il  est  donc  f  lUx  que  les  lois  de  la 

(i  Phil.  de  l'hist.  c.  18  ,  p.  9^  —  (a  Chou-King  ,  III.  part, 
r.  7,  p.  114.  —  (3  Ibid.  ,  IV.  part,  c  5,  p.  179,  180.  — 
(4  lhk\.  ,  III.  pari.  C  7  ,  p.  ii4-  i\ •  part.  c.  5  ,  p.  179,  180. 


DE   LA   MLUE   RELIGION.  02  i 

Chine  ne  parlent  point  de  récompenses  ,  ni  de 
peines  après  la  mort  :  dés  que  l'on  croit  que  les 
bons  sont  heureux ,  il  n'est  pas  possible  de  sup- 
poser que  les  méchans  partagent  leur  bonheur. 

Nous  convenons  que ,  sur  ce  point  essentiel .  la 
doctrine  des  livres  chinois  est  très  -  imparfaite  ; 
qu'elle  a  dii  influer  foiblement  sur  leur  morale  : 
aussi  cette  morale  n'est  rien  moins  qu'irrépré- 
hensible. 

§  VIII. 

D'abord  le  Chou-King  n'enseigne  point  clai- 
rement la  liberté  de  l'homme  ;  il  semble  établir 
une  espèce  de  fatalité  ,  une  liaison  constante  entre 
les  phénomènes  de  la  nature  et  les  actions  hu- 
maines. Dans  un  même  chapitre  ,  il  est  dit  : 
K  Quand  la  vertu  règne  ,  la  pluie  vient  à  pro- 
«  pos;....  lorsque  les  vices  dominent,  il  pleut 
«  sans  cesse,  ou  le  temps  est  trop  sec...  Si  la 
«  constitution  de  l'air  est  conforme  au  temps,  il 
«  n'y  a  aucune  difficulté  dans  le  gouvernement  : 
«  s'il  y  a  du  dérangement  dans  la  constitution  de 
«  l'air  ,  les  grains  ne  mûrissent  pas ,  le  gouverne- 
«  ment  est  en  désordre  ,  les  gens  vertueux  de- 
«  meurent  inconnus ,  et  la  paix  n'est  pas  dans 
«  les  familles  ^'\  »  Dans  la  première  partie  de 
ce  passage ,  on  suppose  que  la  conduite  des 
hommes  influe  sur  les  phénomènes  de  la  nature  : 
dans  la  seconde ,  que  c'est  l'état  de  la  nature  qui 
décide  de  la  conduite  des  hommes.  Comment 
concilier  cette  doctrine  ?  Nous  pensons ,  comme 
l'auteur  des  recherches  philosophiques  sur  les 
Egyptiens  et  sur  les  Chinois ,  que  la  doctrine  de 
Confucius  .  touchant  les  sorts  ,  a  du  introduire  le 

(1  Chou-King  ,  c.  4  ?  p.  î;'?  ,  173. 

1.  i4. 


022  TRAITE 

dogme  de  la  fatalité  chez  un  peuple  capable  de 
raisonner  ^'\ 

2.°  Ce  même  Chou-King  ne  prescrit  envers  l'être 
suprême ,  qu'un  culte  purement  extérieur  ;  il  ne 
commande  ,  ni  la  soumission  à  la  diyine  provi- 
dence ,  ni  la  confiance  à  sa  bonté ,  ni  la  recon- 
noissance  pour  ses  bienfaits  ;  toute  la  religion 
lionsiste  en  cérémonies  ,  encore  s'adressent-elles 
moins  à  Dieu  qu'aux  esprits  ,  et  aux  ancêtres  ; 
l'empereur  seul  a  droit  de  sacrifier  au  Chang-Ti. 
Dés  que  les  Chinois  supposent ,  comme  les  païens, 
que  Dieu  abandonne  le  gouyernement  de  ce  monde 
aux  esprits  ,  il  est  naturel  que  l'on  s'adresse  à  ces 
derniers  plutôt  qu'à  Dieii  ;  c'est  ce  qui  a  étouffé  le 
culte  primitif  chez  toutes  les  nations. 

En  troisième  lieu  ,  l'obéissance  aux  lois  ,  aux 
magistrats  ,  au  souverain  ,  aux  pères  et  mères  , 
n'est  point  ordonnée  comme  un  moyen  de  plaire 
à  Dieu ,  et  de  mériter  les  récompenses  de  l'autre 
vie ,  mais  comme  un  ordre  purement  civil ,  duquel 
doivent  résulter  la  paix,  l'abondance,  la  prospérité 
temporelle.  Le  rituel ,  ponctuellement  suivi ,  a  le 
pouvoir  de  régler  les  saisons,  de  fertiliser  la  terre, 
de  prévenir  les  fléaux  et  les  malheurs  ;  la  vertu 
n'entre  pour  rien  dans  ce  culte  mercenaire ,  non 
plus  que  dans  celui  des  païens. 

4.°  11  n'est  point  parlé  dans  le  Chou-King ,  de  la 
fidélité  mutuelle  des  époux  ,  de  l'amour  fraternel , 
de  la  charité  envers  les  esclaves  et  envers  les 
j)auvres  ,  de  la  probité  dans  le  commerce ,  de  la 
chasteté  ,  ni  de  la  pudeur.  Dans  les  ouvrages  de 
Confucius  et  de  ses  disciples ,  la  morale  est  froide , 
monotone ,  sans  motifs  et  sans  fondemens ,  aussi 
vague  que  celle  des  païens.  Ces  moralistes  ne  con- 
damnent ,  ni  le  despotisme  des  princes  ,  ni  l'escla- 

(i  Kcrhcr'^hes  ,  t.  U  ,  p.  260, 


DE   LA   VILUE   RELIGION.  523 

vage ,  ni  le  pouvoir  t}Tannique  des  pères  et  des 
maris  ,  ni  le  meurtre  des  enfans,  ni  la  polygamie , 
ni  la  clôture  des  femmes  ;  signes  non  équivoques  de 
la  corruption  des  mœurs. 

Que  répondent  à  ces  reproches  les  apologistes 
de  la  morale  chinoise  ?  Ils  disent ,  qu'à  tout  pren- 
dre ,  elle  est  moins  répréhensible  que  celle  des  an- 
ciens philosophes ,  grecs  et  romains  ;  qu'elle  seule 
a  pu  sauver  le  gouvernement  et  la  législation  de 
l'empire  chinois ,  au  milieu  des  révolutions  ter- 
ribles qu'il  a  souffertes  ,  et  y  conserver  la  paix 
depuis  plus  d'un  siècle  ;  que  l'on  ne  trouveroit 
dans  aucun  livre  chinois  une  morale  aussi  détes- 
table que  celle  de  nos  philosophes  modernes  ;  qu'il 
seroit  absurde  de  mettre  la  morale  de  la  Chine  eu 
parallèle  avec  celle  de  l'évangile  ^'\  Ces  raisons 
peuvent  embarrasser  sans  doute  un  pai'tisan  de  la 
nouvelle  philosophie  ;  mais  elles  ne  suffisent  point 
pour  justifier  entièrement  la  m.orale  des  Chinois , 
ni  les  éloges  outrés  que  certains  écrivains  en  ont 
faits. 

§    IX. 

11  reste  encore  à  savoir  jusqu'à  quel  point  cette 
morale  influe  sur  la  conduite  du  peuple  ,  quel  est 
en  général  le  ton  de  ses  mœurs.  L'auteur  des  re- 
cherches philosophiques  reproche  aux  Chinois  la 
polygamie  ,  le  di'oit  bai'bare  accordé  aux  pères  de 
tuer  leurs  femmes  et  leurs  filles  ,  de  vendre ,  d'ex- 
])Oser  ,  ou  d'étouffer  leurs  enfans,  la  débauche  la 
j)lus  brutale,  la  multitude  des  esclaves  et  des  eu- 
nuques. Avant  la  conquête  des  Tartares ,  il  y  en 
avoit  douxe  mille  attachés  à  la  cour;  toutes  les 
charges  de  l'empire  étoient  entre  leurs  mains  j 

(i  Nonv.  a:étn,  coûcernanl  les  Chincis  ,  t.  H  ,  p.  S^o. 


D'2  i  TRAITE 

(  'cloit  la  coutume  d'immoler  des  esclaves  aux  fu- 
nérailles des  empereurs  et  des  grands  :  cet  usage 
/l'est  pas  encore  aboli.  Avant  cette  même  conquête , 
il  y  avoit  des  lieux  publics  destinés  aux  débauches 
contre  nature.  De  tout  temps  ,  les  Chinois  ont  été 
accusés  d'un  penchant  invincible  au  vol  et  à  la 
Iriponnerie  :  il  a  été  impossible  d'établir  parmi 
eux  l'usage  de  la  monnoie ,  parce  que  tous  seroient 
faux-monnoyem's. 

«  Si  les  Chinois  ont  la  propriété  de  leurs  biens, 
«  ils  n'ont  pas  celle  de  leur  j)ersonne  ;  l'ai'bî traire 
«  des  punitions  y  avilit  les  unies ,  et  fait  de  pres- 
«  que  tout  Chinois  un  négociant  fripon,  un  soldat 
<(  poltron ,  un  citoyen  sans  honneur  ^'  .  » 

Leur  malpropreté  est  dégoûtante  :  ils  mangent 
les  rats  ,  les  chauve-souris  ,  les  chats,  les  chiens  , 
les  chameaux  ,  les  chevaux  ,  non-seulement  lors- 
(ju'ils  meurent  de  vieillesse,  mais  encore  lorsqu'ils 
périssent  de  maladie;  abus  qui  rend  le  peuple  sujet 
il  la  lèpre  contagieuse  ,  et  la  police  ne  se  met  i)oint 
en  peine  d'y  pourvoh'.  Les  empereurs  et  les  grands 
ont  la  folie  de  prendi'e  un  prétendu  breuvage  d'im- 
mortalité ,  et  s'empoisonnent  par  l'ambition  de  se 
rendre  éternels  ^"\  La  plupart  des  voyageurs  con- 
firment ces  accusations  :  l'on  convient ,  à  présent , 
que  le  P.  Duhalde  a  trop  flatté  le  portrait  des  Chi  - 
nois  ;  que  ce  peuple  a  tous  les  grands  vices ,  \'o\~ 
t,'ueil  principalement  ^'\ 

Les  auteurs  des  nouveaux  mémoires  concernant 
Its  Clnnois  ,  répondent  que  la  plupart  de  ces  re- 
proches so;it  faux  et  calomnieux  :  d'autres  n'ont 
été  vrais  que  dans  le  temps  des  troubles  qui  ont 
a^ité  la  Chine.  Ils  ajoutent  que  la  dynastie  régnante 

(i  De  riiomme  ,  t.  Il ,  noie  i4  ,  p.  98.  —  (2  Pecherches  phi- 
o^.  tome  l,  p.  9,  10,  3î,  55,  70,  80,  179.  Tome  II,  p.3i, 
'>.iC,  e'.c.  —  (>  Lettres  td.f.  looic  XX'X,  p.  i52. 


DK   LA   MLilE   IILLICION.  025 

a  corrigé  la  j)lus  grande  partie  des  anciens  désor- 
dres ;  que  si  le  peuple  y  tonribe  encore  quelquefois , 
c'est  malgré  la  défense  des  lois ,  et  paixe  qu'il  est 
plongé  dans  les  superstitions  de  l'idolâtrie  '' .  Con- 
séqueniment  ces  mêmes  écrivains  nient  que  l'au- 
torité des  pères  soit  excessive  ou  tyrannique  ;  qu'ils 
aient  droit  de  tuer  leurs  femmes ,  ni  leurs  filles  ;  de 
mutiler  ,  ni  d'étouffer  leurs  enfans  :  il  ne  leur  est 
permis  de  les  vendi'e  que  dcins  le  cas  de  nécessité 
L'xtréme  ,  et  qu'autant  que  les  enfans  y  consentent. 
Ils  nient  qu'à  la  Chine  la  condition  des  femmes 
soit  malheureuse  ;  que  celle  des  esclaves  soit  aussi 
dure  que  le  sort  des  nègres  dans  nos  colonies  ;  que 
leur  nombre  soit  aujourd'hui  considérable,  non 
plus  que  celui  des  eunuques.  Ils  s'inscrivent  en  faux 
contre  la  multitude  des  enfans  étouÔés  ,  noyés  ,  ou 
écrasés  dans  les  rues;  ils  soutiennent  que  ce  sont 
des  enfans  morts  naturellement ,  mais  abandonnés , 
sans  sépulture  :  les  marchands  chinois,  disent-ils, 
sont  souN  ent  moins  fripons  que  les  Européens ,  c{ui 
\  iennent  trafiquer  à  la  Chine. 

Cependant  ces  apologistes  ne  contestent  ni  la 
polygamie  des  grands ,  ni  l'imjmdicité  génér£de , 
ni  l'ancien  usage  d'immoler  des  esclaves  aux  funé- 
railles ,  ni  la  malpropreté  du  peuple ,  ni  la  négli- 
gence de  la  police ,  ni  la  folie  du  breuvage  d'immor- 
talité :  ils  conviennent  que  les  idolâtres  ont  assez 
souvent  la  barbarie  de  dévouer  des  enfans  à  l'esprit 
des  fleuves  ,  et  de  les  noyer  par  superstition.  Voilà 
déjà  bien  des  désordres  incontestables. 

Sans  vouloir  disputer  sur  le  reste,  il  nous  i)arojt 
fscheux  qu'il  ait  fallu  une  dynastie  de  Tartares  pour 
léfbrmer  les  mœurs  des  Chinois,  et  supi)rimer  des 
abus  encore  plus  crians  (jue  ceux  qui  régnent  au- 
jourd'hui :  nous  en  concluons  que  la  morale  su- 
(i  N'cuv.  Qv.'cu.  t.  II,  p.  370,  38 j,  ?ç)5^  ^ooj  ^\l ,  elc. 


326  TRViTÉ 

blime  de  Confucius  et  de  ses  disciples  n'a  jamais 
])roduit  beaucoup  d'eft'et.  Comme  les  lois  n'ont  de 
ibrce  à  la  Chine  qu'autant  qu'il  plaît  aux  empe- 
reurs ,  il  est  évident  que ,  yu  la  facilité  des  révolu- 
tions dans  ce  vaste  empire,  on  y  est  toujours  en 
danger  de  retomber  dans  les  anciens  malheurs. 
Au  reste  nous  applaudissons  à  la  réflexion  de  ces 
missionnaires ,  lorsqu'ils  disent  que  l'Europe  est 
redevable  à  l'évangile  ,  et  non  à  une  autre  cause  , 
<ie  la  supériorité  actuelle  de  ses  lumières  et  de  ses 
mœurs. 

s  X. 

Quant  à  la  police ,  aux  lois ,  au  gouvernement  de 
la  Chine,  ils  récusent  le  jugement  qu'en  ont  porté, 
Montesquieu  ,  l'auteur  des  recherches  philosophi- 
ques ,  et  d'autres  modernes  :  ils  ne  veulent  pas  que 
l'on  ajoute  foi  aux  relations  des  voyageurs ,  tels 
que  les  envoyés  de  la  cour  de  Russie ,  l'amiral 
Ânson,  et  d'autres,  même  à  ce  qu'on  lit  dans  quel- 
ques volumes  des  lettres  édifiantes  ^'\  A  qui  donc 
devons-nous  désormais  nous  fier  ? 

Cependant  il  est  difficile  de  ne  pas  souscrire  aux 
réflexions  de  Montesquieu,  lorsqu'elles  sont  fondées 
sur  des  faits  incontestables.  «  On  a  voulu  ,  dit-il , 
«  faire  régner  à  la  Chine  les  lois  avec  le  despo- 
«  tisme  ;  mais  ce  qui  est  joint  avec  le  despotisme 
«  n'a  plus  de  force  :  nous  voyons  donc  à  la  Chine 
«  un  plan  de  tyrannie  constamment  suivi ,  et  des 
«  injures  faites  à  la  nature  humaine  avec  régie , 
«  c'est-à-dire ,  de  sang  froid....  On  y  a  puni  de 
«  mort  un  simple  mensonge  ,  et  la  plus  légère 
((  inadvertance....  Aussi  la  Chine  a  eu  vingt-deux 
u  révolutions  générales ,  sans  compter  les  parti- 
al LtWieic.lif.  t.  XXIV,  p.  65  etsuiv. 


DE   LA  VRAIE  RELIGION.  52 J 

«  culières  ,  et  son  gouvernement  est  de  telle  na- 
«  ture  ,  que  les  révolutions  y  sont  inévitables  ".  » 

En  eflet ,  aucun  empereur  n'a  eu  encore  assez  de 
pouvoir  ou  assez  de  sagesse  pour  régler  la  succes- 
sion dans  la  maison  régnante  ;  il  n'y  a  eu  nulle 
pai't  plus  de  souverains  détrônés  ,  empoisonnés  , 
égorgés.  On  ne  connoît  à  la  Chine  aucun  code  de 
lois  fixes  j  les  édits  ne  sont  en  vigueur  que  pendant 
la  vie  de  celui  qui  les  a  publiés ,  et  aucune  loi  n'a 
de  force  que  par  la  volonté  actuelle  du  prince. 
Celles  de  la  dynastie  régnante  s'éloignent  en  plu- 
sieurs choses  du  Chou-King ,  par  conséquent  des 
anciennes  lois  de  l'empire  '''. 

La  jurisprudence  criminelle  est  atroce  ,  puisque 
l'on  extermine  toute  la  famille  du  coupable  ;  on 
punit  ses  par ens  jusqu'au  neuvième  degré,  quoique 
leur  innocence  soit  avérée  et  hors  de  sou})çon.  Les 
corvées  auxcpielles  le  peuple  est  assujetti  sont  fré- 
quentes et  rigoureuses  ;  les  impôts  excessifs  j  les 
vexations  envers  les  laboureurs  et  les  marchands 
recommencent  sans  cesse  et  sont  sans  remède  ;  les 
mandarins  sont  la  plupart  des  âmes  vénales  sans 
honte  et  sans  principes.  On  ajoute  que  la  Chine 
est  dévorée  par  des  millions  de  moines ,  et  perpé- 
tuellement agitée  par  la  guerre  religieuse  de  deux 
sectes  ennemies  et  irréconciliables  ''^\  L'empereur 
même  est  obligé  de  ménager  les  lamas ,  sans  quoi 
ils  seroient  assez  puissans  pour  faire  révolter  les 
Tartares  qui  habitent  au-delà  de  la  grande  mu- 
raille ^*\  Le  tribunal  des  rites  est  une  inquisition 
redoutable ,  qui  a  fait  couler  plus  de  sang  que  tous 
ceux  d'Europe  réunis  ^\ 

(i  Esprit  des  lois,  1.  7,  c.  7, 1.  8,  c.  21,  1.  12,  c.  7.  —  (2  Mem. 
du  P.  Ko.  p.  94-  —  (3  Recberches philos,  t.  I,  p.  11,75.  Tom. 
II,  p.  238,  345.  —  (4  Nouv.  mcm.  tmoe  II,  p.  567,  568.  — 
(5  Ibid.  Touic  I,  nuit-,  p.  476. 


528  TRAITÉ 

Nous  ne  doutons  point  que  l'empereur  actuel  ne 
soit  un  grand  homme  :  mais  comment  excuser  un 
trait  de  cruauté  de  sa  part ,  qui  est  tout  récent  ? 
Après  la  conquête  du  royaume  de  Siao-Kin-Sivan , 
le  roi  de  ce  pays ,  sa  femme ,  ses  enfans ,  et  les 
principaux  de  sa  cour  ont  été  conduits  à  Pékin  , 
présentés  à  l'empereur,  et  massacrés  par  ses  ordres. 
Ce  traitement  barbare  a  eu,  dit-on,  pour  motif  la 
mort  d'un  gendre  de  l'empereur  tué  dans  cette 
guerre  :  on  n'a  épargné  de  cette  malheureuse  fa- 
mille qu'une  princesse  de  cinq  ans  ^".  Il  faudroit 
bien  des  traits  de  clémence  et  de  justice  pour  faire 
oublier  cette  atrocité  :  elle  démontre  qu'à  la  Chine 
le  droit  des  gens  n'est  pas  connu;  elle  rend  croyable 
tout  ce  que  les  voyageurs  ont  dit  des  mœurs 
cruelles  des  Chinois. 

§  XI. 

Selon  les  nouveaux  mémoires ,  la  population  de 
cet  empire  se  monte  à  prés  de  deux  cent  millions 
d'habitans  :  c'est  plus  qu'il  n'y  en  a  dans  l'Europe 
entière.  Sous  le  régne  de  trois  empereurs  consé- 
cutifs ,  tous  trois  instruits  ,  laborieux  et  fermes , 
l)endant  près  de  i5o  ans  de  paix,  la  Chine  est 
parvenue  à  un  point  de  prospérité  dont  on  n'a 
aucune  idée  en  Europe  ^'\  Nous  voulons  bien  le 
croire.  Combien  de  temi)s  durera  ce  prodige ,  qui 
tient  uniquement  au  caractère  personnel  des  sou- 
verains? Dans  un  gouvernement  despotique,  trois 
règnes  de  suite,  longs,  sages,  paisibles,  heureux  sont 
une  merveille  dans  l'histoire  de  l'univers;  mais  ce 

(i  Extrait  d'une  lettre  de  Canton  ,  du  16  juin  I7"6.  Gazette 
de  France  du  27  avril  1778,  n.°  34,  p.  1^3.  —  (a  ISouv.  mém. 
t.  II,  i.  375,  4.4,  4.^, 


DE   LA   ATLUE   RELIGION.  5 29 

qui  s'écarte  du  cours  ordinaire  des  choses ,  ne  fait 
pas  règle ,  et  l'on  n'en  peut  rien  conclure. 

L'auteiu'  de  l'histoire  des  ctablissemens  des  Eu- 
ropéens dans  les  Indes  a  raisonné  sur  les  Chinois 
en  philosophe  ,  c'est-à-dire  qu'il  s'est  réfuté  lui- 
même  et  s'est  contredit  sur  tous  les  chefs.  Il  prétend 
prouver  l'excellence  du  gouvernement  de  cet  em- 
pire ,  par  sa  population  excessive.  La  popolation  , 
dit-il ,  est  la  mesure  de  la  sagesse  de  l'adminis- 
tration ,  et  la  mai'que  infaillible  de  la  prospérité 
d'une  nation  ^'^.  Mais  il  avoue  que  cette  population 
de  la  Chine  est  un  efîét  naturel  du  climat  et  de  la 
fertilité  du  sol  ;  que  le  gouvernement  ne  s'en  mêle 
point.  La  population ,  dit- il ,  y  est  si  excessive ,  que 
«  la  politique  devroit  peut-être  pjendi'e  autant  de 
<'  soin  pour  l'arrêter  ,  qu'elle  en  prend  ailleurs 
«  pour  l'augmenter  ^'\  »  Dans  un  autre  endroit , 
il  ajoute  :  «  La  Chine,  par  une  politique  inhumaine 
«  et  mal  entendue  ,  aime  mieux  laisser  périr  une 
«  partie  de  sa  population ,  que  d'envoyer  la  sura- 
<^  bondance  de  ses  sujets  dans  des  terres  voisi- 
«  nés  '^^\  »  Cette  politique  inhumaine  est-elle  en- 
core une  preuve  de  la  sagesse  de  l'administration  ? 

II  assure  que ,  dans  les  temps  d'abondance  ,  on 
forme  des  magasins  pour  les  temps  de  disette  ;  et 
il  observe  que  ,  selon  les  annales  de  l'empire  ,  il  y 
a  peu  de  mauvaises  récoltes  qui  n'occasionnent  des 
révoltes  '^^'  ;  où  sont  donc  les  magasins  ? 

II  vante  la  cérémonie  que  fait  tous  les  ans  l'em- 
pereur de  la  Chine ,  de  conduire  la  charrue ,  et  de 
labourer  lui-même  la  terre.  «  Cette  fête  politique, 
«  dit-il ,  dont  le  but  est  d'encourager  au  travail , 
<(  devroit  être  substituée  dans  nos  climats  à  tant 
«  de  fêtes  religieuses  .  qui  semblent  inventées  par 

(1  Hist.  (ks  efal.Iiss.  t.  î  ,  1.  1  ,  p.  98.  —  (2  Ibid.  p.  92.  — 
(3  Ibid.  1.  2,  p.  i4«.  —  (4  Hjid.  1.  1,  p.  91  et  92. 


o:)0  TiLilTE 

<(  la  fainéantise  pour  la  stérilité  des  campagnes  ^'\» 
«<  Mais  un  autre  philosophe  nous  avertit  que 
cette  cérémonie  n'est  qu'un  vain  appareil  de  faste, 
étalé  par  l'empereur  de  la  Chine  aux  yeux  de  se?î 
courtisans  ;  que  le  peuple  n'y  assiste  jamais  ;  que 
les  lettrés  se  laissent  croître  les  ongles ,  afin  de 
montrer  qu'ils  ne  sont  pas  laboureurs  '\  Voilà 
comme  le  labourage  est  en  honneur  à  la  Chine. 

Notre  panégyriste  des  Chinois  assure  que  l'amour 
et  riionneur  sont  les  deux  principaux  ressorts  du 
gouvernement  chinois  ;  qu'ils  y  ont  plus  d'influence 
que  la  crainte  :  il  se  réfute  ensuite ,  en  disant  que 
les  rites  de  la  Chine  mettent  quelquefois  les  céré- 
monies à  la  place  du  sentiment;  qu'ils  ont  tellemeiit 
réglé  les  actions  de  l'homme ,  qu'un  Chinois  n'a 
presque  plus  besoin  de  sentiment  ;  que  ces  rites 
donnent  plus  à  la  mémoire  qu'au  sentiment  ^^\  Or, 
un  peuple  qui  agit  machinalement ,  par  habitude 
et  par  mémoire  plutôt  que  par  sentiment ,  est -il 
fort  sensible  à  l'amour  et  à  l'honneur? Un  mandarin 
dégradé  porte  devant  lui ,  avec  autant  d'effronterie , 
les  marques  de  sa  dégradation ,  qu'il  étaloit  aupa- 
ravant les  signes  de  son  élévation  :  c'est  ainsi  que 
les  Chinois  sont  sensibles  à  l'honneur. 

Selon  lui ,  Confucius  est  le  premier  de  tous  les 
législateurs,  parce  qu'il  a  sur  eux  l'avantage  de  ne 
pas  employer  la  superstition  pour  faire  recevoir  la 
morale  et  les  lois  *^'*>. 

1  ."^  Confucius  n'est  point  législateur,  il  a  fait  pro- 
fession de  n'enseigner  que  ce  qu'il  a  trouvé  dans  les 
écrits  des  sages  de  sa  nation  ;  et  plusieurs  savans 
sont  persuadés  qu'il  a  été  instruit  par  des  philo- 
sophes indiens  ^^\  La  Chine  est  moins  gouvernée 

(i  Hist.  des  élabliss.  t.  I,  1.  i,  p.  89.  —  (2  Recherches  phil. 
tome  î,  p.  11.  —  (3  Hist.  drs  étahliss.  ibid.  p.  96  et  suiv.  — 
(i  Ibid.  loiue    II,  I.  7.  p.  no.  —  (5  .Vcin.  dt  Tacad.  des  iusci  ii-. 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  53 1 

par  des  lois  que  pai'  des  usages ,  par  une  vieille 
routine ,  et  par  la  volonté  despotique  des  empereurs. 
2.*'  Il  n'est  point  de  superstition  plus  grossière  que 
d'enseigner,  comme  fait  le  Chou-King,  que  le  culte 
rendu  aux  esprits  et  aux  ancêtres  ,  a  le  j)Ouvoir  de 
régler  le  cours  de  îa  nature ,  de  produire  la  fertilité , 
la  paix  ,  l'abondance.  5.°  Dans  le  Li-Ki ,  autre  ou- 
TTage  de  Confucius ,  il  est  dit  que  toute  législation 
et  toute  morale  sont  fondées  sur  la  religion  ;  que  , 
sans  cette  base ,  les  devoirs  de  l'homme  ne  portent 
sur  rien  ^'\  Confucius  a  donc ,  comme  tous  les 
législateurs ,  employé  la  religion  ou  la  superstition 
pour  faire  observer  la  morale  et  les  lois. 

Par  un  secret  retour  sur  eux-mêmes ,  nos  phi- 
losophes nous  vantent  les  talens  ,  les  lumières  ,  les 
vertus,  le  sage  gouvernement  des  lettrés  :  ne  soyons 
point  dupes  de  cette  forfanterie.  A  la  Chine ,  comme 
ailleurs ,  malgré  les  défenses  les  plus  sévères ,  le 
grade  de  lettré  et  les  honneurs  se  vendent  ;  on  y 
parvient  par  argent  ;  les  examens  se  réduisent 
presque  à  savoir  si  un  homme  sait  lire  et  écrire  , 
parce  que  c'est  un  art  très-difficile  chez  les  Chinois. 
En  général,  les  mandarins  ou.  magistrats ,  tous 
tirés  du  corps  des  lettrés ,  sont  trés-ignorans  et 
très-corrompus  ''\ 

s  XII. 

Ce  qui  mérite  une  attention  particulière  ,  c'est 
îa  marche  qu'a  suivie  la  religion  chez  les  Chinois  , 
comme  chez  les  autres  nations.  Selon  leurs  anciens 
livres ,  leur  religion  primitive  étoit  celle  des  pa- 
triarches, le  culte  d'un  seul  Dieu  créateur.  Si  nous 

tome  LV,  in-i2.  p.  ^\8. 

(i  Nouv.  niem.  lome  II,  p.  446. —  '2  Ltrtlres  éciil'.  t.  XXIX, 
p.  2G8.  Tome  XXX,  p.  117    ^36^l'^6/ 


J02  TRAITE 

en  croyons  les  missionnaires  ,  les  idées  de  la  plus 
haute  antiquité  portent  toutes  sur  la  tradition 
constante  et  uniforme  de  la  création  du  monde. 
On  y  retrouve  la  semaine,  ou  le  cycle  de  sept  jours , 
fondé  sur  l'histoire  même  de  la  création  j  il  y  a  une 
conformité  frappante  entre  les  idées  de  ces  siècles 
reculés ,  et  celles  que  Moïse  nous  a  transmises 
d'après  les  patriarches  "\ 

Que  cette  religion  ait  été  portée  à  la  Chine  plutôt 
ou  plus  tard ,  cela  est  indifférent  ;  elle  n'y  a  pas  été , 
non  })lus  qu'ailleurs,  le  fruit  des  méditations  phi- 
losophiques ,  elle  est  venue  de  la  révélation  primi- 
tive. Les  anciens  sages  chinois  ne  la  donnent  point 
comme  leur  ouvrage  ;  ils  rappellent  sans  cesse  les 
peuples  à  l'antiquité  et  aux  leçons  de  leurs  pères  ; 
selon  eux  ,  toutes  les  erreurs  et  tous  les  vice» 
viennent  de  la  négligence  à  suivre  les  instructions 
et  les  exemples  des  anciens  :  ce  génie  traditionnel 
ijst  un  caractère  peurticulier  de  la  nation  chinoise 
en  général. 

Cependant ,  malgré  cette  sauve-garde,  la  croyance 
primitive  ne  s'est  pas  conservée  pm'e  à  la  Chine 
i)endant  un  grand  nombre  de  siècles.  Confucius 
se  plaignoit  de  son  altération  ;  et  nous  avons  vu 
qu'il  a  contribué  lui-même  à  établir  et  d  perpétuer 
cet  abus.  Depuis  ce  philosophe ,  le  culte  de  Dieu  a 
été  étouffé  par  l'idolâtrie  ;  elle  est  universellement 
établie  dans  cette  partie  du  monde  depuis  plus  de 
deux  mille  ans.  L'ancienne  croyance  ne  subsiste 
plus  que  dans  les  livres;  il  ne  reste  de  lareligiou  pu- 
blique ,  autrefois  pratiquée ,  que  le  sacrifice  oflért 
au  Dieu  du  ciel  par  l'empereur  ,  une  seule  fois 
l'année ,  dans  le  temple  destiné  à  ce  seul  usage  "\ 
(iOmme  le  polythéisme  a  renversé  toutes  les  tètes , 

(i  Nouv.  tném.  tome  I ,  p.  C)4  •  ^29,  i3o.  —  (a  Nouv.  meaa. 
coiiCfrijaL.t  Ilî  Chiuuii  ,  t-uic  L  ,  p.  ly ,  2j3  ,  2Gj. 


DE    LA   VRAIE   RELIGION.  00.1 

il  n'est  pas  facile  Je  deviner  quelle  idée  l'empereur 
et  les  lettrés  se  forment  aujom'd'liui  du  Chang-Ti , 
ou  Dieu  du  ciel  ;  il  est  fort  à  craindre  qu'ils  n'en 
aient  la  même  notion  que  les  Grecs  et  les  Romains 
s'étoient  formée  de  Jupiter. 

Ainsi,  à  mesure  que  les  Chinois  se  sont  instruits 
et  policés,  loin  d'épurer  leur  religion,  ils  l'ont  dé- 
figurée et  méconnue  ;  ils  l'avoient  altérée  d'abord 
par  le  mélange  du  culte  rendu  aux  esprits  et  aux 
ancêtres;  ils  ont  fini  par  adopter  l'idolâtrie  la  plus 
grossière  :  leurs  anciens  livres  ne  servent  qu'à  les 
rendre  plus  inexcusables. 

Voilà  ce  que  les  philosophes  n'ont  eu  garde  de 
remarquer  ;  mais  cet  exemple  est  une  nouvelle 
preuve  de  la  nécessité  qu'il  y  a  eue  de  renouveler 
la  révélation  primitive  dans  la  suite  des  siècles,  et 
de  donner  au  genre  humain  des  leçons  plus  éten- 
dues ,  à  mesure  qu'il  avançoit  dans  la  carrière  de 
la  civilisation.  Nouveau  témoignage  par  conséquent 
ajouté  à  la  narration  des  livres  saints ,  cpii  nous 
fait  sentir  combien  nous  sommes  redevables  à  la 
bonté  divine  de  ce  qu'elle  a  daigné  nous  instruire 
par  Jésus-Christ. 


ARTICLE    III. 

jDE   LA   RELIGION   DES   INDIENS   OU   BRA]>nNE5. 

§1. 

J_jES  philosophes  de  rinde ,  nommés  aujourd'hui 
Bramer ,  ou  Bramînes ,  étoient  appelées  Brach- 
jnanes  et  Gymnosophistes  par  les  anciens  auteuns 
srecs  et  latins  ;  la  religion  des  Indiens  eu  G^ntoux 


5.>i  TRAITE 

est  leur  ouvrage.  Nous  n'avons  pas  encore  une 
traduction  fort  ample  de  leurs  livres  sacrés.  Pour 
juger  de  leur  doctrine ,  nous  avons  été  obligés  jus- 
qu'ici de  nous  en  rapporter  à  des  extraits  et  aux 
relations  des  voyageurs  ;  MM.  Lord  ^'' ,  Holwel  ^'\ 
Dow  ^^'  ,  Anquetil  ^^  ,  et  les  mémoires  de  l'aca- 
démie des  inscriptions  ,  ont  été  nos  guides  ^^^ 
Heureusement  l'on  vient  de  nous  donner  la  tra- 
duction de  VEzour-p^edam^  avec  des  observations 
savantes  et  judicieuses  ,  et  le  code  des  lois  des 
Gentoux ,  ou  réglemens  des  Brames  ,  avec  les  ré- 
flexions des  deux  auteurs  qui  l'ont  traduit ,  l'un  en 
anglois ,  l'autre  en  françois.  La  vérité  commence  à 
se  faire  jour,  et  à  dissiper  nos  doutes. 

Les  li\Tes  indiens,  connus  sous  le  nom  de  Bha- 
dheJi,  Bédas,  Bédang,  J^édani,  f^eidam,  Shastah, 
Shasters ,  Pouranam ,  etc.  sont  écrils  en  langue 
satucrete  ou  satiêcrétane  ,  qui  n'est  plus  vivante  , 
que  les  Brames  seuls  étudient;  mais  ils  en  refusent 
la  connoissance  au  peuple  et  aux  étrangers ,  et 
cacbent  soigneusement  leurs  livres.  Ces  écrits  mys- 
térieux ne  se  ressemblent  guère ,  selon  les  notices 
que  l'on  nous  en  a  données.  Quels  sont  les  plus 
anciens  et  les  plus  autbentiques?  Rien  de  constant 
là-dessus  parmi  les  critiques  européens ,  non  plus 
que  parmi  les  Brames.  Comme  ceux-ci  sont  divisés 
en  plusieurs  sectes ,  selon  la  coutume  des  philo- 
sophes ,  chacun  prétend  que  ses  livres  sont  les  plus 
anciens  et  les  plus  purs  ;  que  ceux  des  autres  sectes 
ont  été  forgés  ou  falsifiés  ''\ 

Cependant  tous  les  Brames,  à  ce  qu'on  prétend, 
se  réunissent  à  publier  que  Bvahma  ou  la  sagesse 

(i  Cité  dans  Tbist.  univ.  tom.  XIX,  1.  i3  ,  c.  8.  —  (2  Evé- 
Dtmcns  hist.  du  Bengale  —  (3  Dissert,  sur  les  mœurs,  la 
rtligion  et  la  philosopliie  des  Indous.  —  (4  Relation  d'un 
Toyage  dans  les  InJes,  Zend,  Avcsta,  tome  I.  —  (5  Tome  LV 
cl  LVI  ;  in-ia.  —  (6  l^zour-Vt'dam,  tome  II ,  p.  q  19, 


DE    LA    VRAIE   RELIGION*.  553 

divine  est  venue  rapporter  sur  la  terre  le  Vèdain 
ou  le  li^Te  original  de  leur  religion ,  il  y  a  environ 
4900  ans,  par  conséquent  avant  le  déluge  universel, 
selon  notre  supputation  commune  ^'\  Mais  ils  con- 
"Nnennent  aussi  que  la  doctrine  des  livres  originaux 
de  Bralima  ne  s'est  conservée  pure  que  pendant 
mille  ans  ;  qu'à  cette  époqvie  ,  et  dans  l'espace  de 
cinq  cents  ans,  il  s'en  est  fait  divers  commentaires; 
que  la  doctrine  de  ces  livres  nouveaux  a  été  la 
source  de  l'idolâtrie  indienne  et  des  schismes  qui 
se  sont  formés  parmi  les  Brames  ^'\  Cela  n'empêche 
pas  que  tous  ces  commentateurs  ne  prétendent 
avoir  écrit  suivant  les  ordres  de  Brahma,  et  rendu 
fidèlement  l'ancienne  doctrine  ^^\ 

Le  Vèdam  ou  Bédang  ,  original  de  Brahma  sub~ 
siste-t-il  encore?  A-t-il  jamais  existé?  Nous  n'en 
voyons  aucune  preuve.  Quand  les  Brames  l'au- 
roient  eu  autrefois ,  les  divers  commentateurs  qui 
en  ont  altéré  la  doctrine ,  étoient  intéressés  à  le 
supprimer  pour  cacher  leur  mauvaise  foi  \  la  secte 
qui  prétend  l'avoir  suivi  plus  exactement  que  ses 
rivales,  seroit  engagée  à  le  représenter  aujourd'hui 
pour  les  convaincre  de  leur  erreur. 

Ces  commentaires  même  ou  Shasters  remon- 
tent-ils jusqu'à  une  époque  de  Sgoo  ans?  Il  faudroit 
une  forte  dose  de  crédulité  pour  admettre  ce  fait. 
Le  style  de  ces  livres  ne  ressscmble  en  rien  à  celui 
de  l'antiquité  :  les  opinions  philosophiques  cpii  y 
régnent ,  sont  les  mêmes  que  celles  des  Grecs  ;  il 
n'y  a  point  de  chronologie,  point  de  dates  suivies, 
point  de  détails  géogra[)hiques  exacts.  Le  savant 
éditeur  de  YEzour-Fédam  prouve  très-bien  la 
nouveauté  de  tous  ces  livres  *^^'.  Il  accuse  avec  raison 

fi  Dovr,  p.  97,  Holwel.  II,  Part.  p.  14?  *"t  i4'-  —  (^  Dow,  p. 
4^>.  Holwel ,  c.  4  î  p.  iG  et  suiv.  —  (3  Code  des  Gentou^,  préf. 
p.  3o.  —  (4  Tome  I ,  p.  i3a ,  ijS. 


536  TRAITE 

HoJwel  et  Dow  d'enthousiasme  et  d'un  défaut  de 
sincérité  sur  l'antiquité  des  Shasterê ,  sur  les  dog- 
mes de  la  philosophie  et  de  la  religion  des  Indiens  ^'- ; 
et  il  réfute  ce  qu'en  a  dit  l'auteur  de  la  philosophie 
de  l'histoire,  qui  n'étoit  pas  assez  instruit  ^'\ 

Vainement  le  traducteur  anglois  du  code  des 
Gentoux  veut-il  encore  soutenir  l'antiquité  de  ces 
livres  ;  vainement  il  prétend  que  l'on  n'a  pas  pu  les 
supposer  ni  les  interpoler  ;  qu'aucun  peuple  n'offre 
des  annales  d'une  autorité  aussi  incontestable  que 
celle  qui  nous  a  été  transmise  par  les  anciens  Bra- 
mes ^'\  Enthousiasme  pur.  L'éditeur  de  VEzour- 
yédam  nous  apprend ,  de  son  côté ,  que  les  plus 
savans  parmi  les  Brames  ajoutent  peu  de  foi  à  la 
chronologie  fabuleuse  de  leur  nation  ;  qu'elle  n'est 
fondée  que  sur  des  périodes  astronomiques  ^^\  M. 
Bailly  la  déjà  fait  voir  dans  son  histoire  de  l'an- 
cienne astronomie  :  sur  ce  point  le  prestige  est 
dissipé. 

§11. 

L'essentiel  est  de  savoir  si  la  doctrine  des  livres 
indiens  est  sage  et  vraie.  INI.  Dow,  qui  a  consulté 
les  Brames  méridionaux  de  l'Inde,  qu'il  croit  être 
les  mieux  instruits,  nomme  leur  livre  le  Bedcmd 
de  Brahma  ;  il  a  été  fait ,  dit-il .  par  un  philosophe 
ou  prophète,  nomml' Béas jf-JLmi y  il  y  a,  selon 
les  Brames,  environ  quatre  mille  ans.  «  Il  enseigne 
«  qu'il  n'y  a  qu'un  Dieu  immatériel  ,  éternel  , 
<(  tout-puissant ,  qui  connoît  toutes  choses ,  qui 
<(  est  présent  par-tout ,  qui  a  créé  la  matière , 
«  l'univers,  et  rhomme.  Dieu  a  donné  à  celui-ci 
<^  une  àme  différente  de  celle  des  animaux  ,  douée 

(i  Pr^f.  p.  vj  et  vij.  —  (2  Observ.  prclim.  p.  i5o.  —  (3  Pref. 
y.  xxsj  et  xxxij.  «-  (4  Tome  II,  ticlairciss.  p.  21G. 


DE   L.V   VRXJE  RELIGION".  53 J 

{(  de  raison ,  capable  de  discerner  le  bien  et  le  mal. 
((  Si  l'homme  suit  cette  lumière ,  autant  qu'il  est 
«  en  son  pouvoir  ,  son  âme ,  dégagée  des  liens  du 
«  du  corps  par  la  mort ,  sera  absorbée  dans  l'es- 
«  sence  divine  ,  pour  ne  plus  jamais  animer  la 
«  chair  :  l'àme  des  méchans ,  au  contraire ,  sera 
punie  en  enfer  pendant  un  temps  limité,  et  retour- 
nera ensuite  animer  d'autres  corps.  Ces  livres 
n'établissent  pas  moins  clairement  la  providence 
de  Dieu,   et  le  libre  arbitre  de  l'homme  ^'\  » 
M.  Dow  demande  si  nous,  qui  professons  le  Chris- 
tianisme, avons  des  idées  plus  sublimes  de  l'être 
suprême,  que  ces  Indous  à  qui  nous  prodiguons 
les  noms  détestables  de  païens  et  d'idolâtres. 
Voilà  du  merveilleux  ;  il  ne  se  soutiendra  pas. 
^î.  Dow  convient  qu'en  admettant  un  seul  Dieu 
éternel  ,  le  Bédang  personnifie  ses  attributs ,  ie 
pouvoir  créateur,  sous  le  nom  de  Brimha  ou  Bir- 
fïtah:  la  providence  ou  la  puissance  conservatrice, 
sous  le  nom  de  Bishen,  que  d'autres  prononcerrt 
Bisinoo  ou  Vhchnoui  le  pouvoir  destructeur  qui' 
apelle  Sila  ou  Sieh;  d'autres  livres  le  nomment 
Chih ,  Budder,  Budva ,  etc.  Il  fait  la  même  chose 
de  la  raison  humaine  ;  il  la  fait  parler  sous  le  nom 
de  Narud.  Tous  ces  personnages  allégoriques  pris 
pour  des  êtres  réels ,  pour  des  anges ,  des  intelli- 
gences ,  ou  des  dieux ,   sont  devenus  l'objet   des 
fables  ,  et  du  culte  des  Indiens. 

Beass-Muni ,  après  avoir  exposé  la  créatior  , 
d'une  manière  philosophique  et  raisonnable,  en  fait 
une  autre  histoire  ridicule  ,  où  tous  les  attributs 
de  Dieu  et  les  passions  humaines  deviennent  autant 
d'esprits  ou  d'anges,  qui  naissent  les  uns  des  autres, 
qui  parlent,  agis.sent,  produisent  et  arrangent  tou- 
tes choses.  Dieu ,  qui ,  dans  la  première  narration , 
(iDow,  p,  5o,  52,  57. 

1.  xS 


3ÔQ  TRAITE 

avoit  été  représenté  comme  un  pur  esprit  ,  esî 
peint  dans  la  seconde  comme  corporel.  De  son 
nombril  sort  Brimha ,  esprit  couleur  de  feu.  qui 
a  quatre  têtes  et  quatre  bras ,  et  qui  fait  éclore 
d'autres  esprits  des  différentes  pai'ties  de  son  corps. 
Tel  est  le  fond  de  la  croyance  et  de  la  religion  des 
Indiens  ;  ils  prennent  toute  cette  narration  à  la 
lettre   '\ 

§  in. 

La  manière  dont  M.  Dow  excuse  le  procédé  de 
Beass-Munî,  est  singulière.  «  L'auteur  du  Bédang. 
«  dit-il ,  pensant  peut-être  que  le  catéchisme  plii- 
«  losophicpie  ,  que  nous  venons  de  traduire  ,  étoit 
K  trop  simple  et  trop  pur  pour  des  esprits  supers- 
«  titieux  et  bornés  ,  a  inséré  ,  dans  son  ouvrage  , 
«  un  récit  allégorique  de  la  création ,  tout-à-fait 
«  étrange,  pour  servir  de  théologie  au  vulgaire.... 
«  Ce  fut  là  la  grande  source  qui  corrompit  la  reli- 
«  gion  du  peuple  de  llnde ,  si  pourtant  le  peuple 
a  besoin  de  causes  accidentelles  pour  corrompre 
ses  idées  sur  une  matière  aussi  délicate  et  aussi 
mystérieuse  ^'\  Tel  est ,  dit-il  encore,  l'étrange 
système  de  religion  qu'imposa  sur  le  vulgaire  la 
fourberie  des  prêtres  païens ,  toujours  prompts 
dans  tous  les  temps ,  dans  tous  les  climats ,  à 
tirer  avantage  du  penchant  des  peuples  à  la  su- 
perstition. Il  y  a  cependant  une  chose  à  dire  en 
faveur  de  la  doctrine  des  Indiens  ;  c'est  qu'en 
même  temps  cpi'elle  enseigne  la  morale  la  plus 
pure .  elle  est  encore  formée  systématiquement 
.sur  des  idées  philosophiques  ^'\  » 
On  ne  peut  pas  avouer  plus  clairement ,  i  .'^  que 

(i  Do-Nv  ,  p.  68.    Codé  des    Geotoux  ,    prëf.    p.    xiij.    -* 
{1  Dow,  p.  7G.  —  (3  Ibid.  p.  i3;. 


DE   LA    ^Tv.UE   RELIGION*.  Ô09 

ridolàtrie  ,  dajis  les  Indes ,   est  moins  l'effet  de 
l'ignorance  et  de  la  grossièreté  da  peuple  ,  que  de 
la  fourberie  des  Brames  ;  il  est  absurde  de  rejeter 
sur  les  prêtres  païens  en  général,  ce  trait  de  mau- 
vaise foi  philosophique.  'j.°  Loin  de  s'attacher  à 
guérir  la  superstition  des  Indiens  ,  les  Braunes  ont 
travaillé  ,  de  tout  temps  ,  à  l'entretenir  pour  leur 
intérêt ,  et  retranchent  encore  aujourd'hui  au  peu- 
ple le  moyen  de  s'éclairer.  3.°  En  liant  les  fables 
indiennes  à  des  idées  philosophiques  ,  on  les  a  ren- 
dues plus  difficiles  à  détruire  que  si  elles  n'étoient 
fondées  sur  rien.   Les  stoïciens  rendirent  le  même 
service  au  polythéisme  et  à  la   mythologie  des 
Grecs  -' '  ;  tels  ont  été  les  bienfaits  de  la  j^hilosophie 
envers  tous  les  peuples ,  et  dans  tous  les  climats. 
4.°  Le  traducteur  anglois  du  code  des  Gentoux  , 
s'élève  avec  raison  contre  les  savans  qui  ont  voulu 
tourner  ces  fables  «n   allégories  ^'\   Aussi  nous 
verrons  comment  Beass-Muni ,  sous  le  nom  de 
Biache,  est  traité  par  l'auteur  deVEzour-Z^edam. 

s  IV. 

Ce  n'est  pas  tout.  Ce  même  Bédang ,  exalté  par 
M.  Dow ,  enseigne  que  l'intelligence  humaine  est 
une  portion  de  la  grande  àme  de  l'univers.  «  Par 
une  suite  de  ce  principe  fondamental  de  la 
croyance  des  Indous,  qu«  Dieu  est  l'âme  du 
monde ,  et  en  conséquence  répandu  dans  toute 
la  nature ,  le  ^-ulgaire  révère  tous  les  élémens  et 
tous  les  grands  objets  naturels,  comme  conte- 
nant une  portion  de  la  divinité  ;  et  il  est  fort 
difficile  sans  doute  à  de  foibles  esprits ,  de  se 
figurer  l'immensité  de  l'être  suprême  sans  tom- 
ber dans  cette  erreur.  C'est  cette  vénération  pour 

(i  Cic.  de  nat.  deor.  1,  2.  —  (2  Préf.  p.  xj. 


j-kO  TR.UTE 

«  difFérens  objets ,  il  n'en  faut  pas  douter ,  qui  a 
«  donné  naissance  parmi  le  peuple  à  la  croyance 
«  des  intelligences  subalternes  5  mais  les  Bramines 
u  instruits  s'accordent  tous  à  nier  l'existence  de 
«  ces  divinités  inférieures  ,  et  tous  leurs  livres 
<(  religieux  de  toute  antiquité  confirment  ce  sen- 
«  timent  ^'\  »  Ainsi ,  l'idée  sublime  de  l'être  su- 
prême ,  que  nous  vantoit  M.  Dow ,  se  réduit  au 
panthéisme  des  stoïciens. 

Après  nous  avoir  parlé  d'un  enfer  et  de  la  puni- 
tion des  méchans ,  ce  critique  nous  avertit  que 
«  les  Bramines  les  plus  éclairés  assurent  que  l'en- 
«  fer ,  dcïit  il  est  question  dans  le  Bédang ,  n'est 
K  qu'un  épouvantait  pour  le  vulgaire ,  et  un  moyen 
«  pour  fortifier  le  pouvoir  des  obligations  morales 
((  sur  les  esprits ,  qu'il  n'y  a  point  d'autre  enfer  que 
«  la  conscience  ,  le  remords  et  les  suites  funestes 
«  qui  sont  inséparablement  attachées  aux  mau- 
«   vaises  actions  ^'^  » 

De  même  qu'il  n'y  a  point  d'enfer  pour  les  mé- 
chans .  il  n'est  point  non  plus  de  récompense  pour 
les  gens  de  bien  :  l'àme  de  ceux-ci ,  lorsqu'elle  est 
suffisamment  purifiée  ,  se  réunit  à  la  divinité  , 
comme  une  goutte  d'eau  à  l'Océan,  est  absorbée 
dans  l'essence  divine  ,  d'où  elle  est  émanée  origi- 
nairement ;  alors  elle  se  trouve  dans  un  état  d'in- 
sensibilité parfaite  ,  également  incapable  de  peine 
et  de  plaisir  ;  état  qui ,  dans  le  fait ,  est  la  même 
chose  que  l'anéantissement  ^^\  C'est  encore  le 
stoïcisme  pur. 

M.  Dow  a  donc  voulu  nous  en  imposer,  lorsqu'il 
a  exalté  l'orthodoxie  et  la  sublimité  de  la  doctrine 
des  Brames.  Ils  n'admettent  qu'un  Dieu  ;  mais  ils 
le  partagent  en  autant  de  morceaux  qu'il  y  a  d'êtres 

(ï  Dow,  p.  Go,  98,  123.  —  (2  Ibid.  p.  79.  —  (3  IbiJ. 
p.  Go  ,  ()3. 


DE    LA    \T.AIE    RELIGION.  0-±l 

dans  rimivers  :  ils  parlent  de  la  création  ;  mais 
t.lle  est  impossible  si  Dieu  est  l'àme  du  monde. 
Quand  ils  proposent  des  peines  et  des  récompenses 
à  venir  ,  c'est  pour  en  imposer  au  vulgaire.  Ils 
tiennent  la  liberté  de  l'homme  :  et  comment  l'ac- 
corder avec  l'àme  universelle  du  monde  ?  Ils  ensei- 
1,'nent  la  morale  la  plus  pure  :  mais  elle  n'a  point 
de  sanction  :  nous  verrons  à  quoi  se  réduit  cette 
pureté.  Ainsi  s'évanouit  le  merveilleux  de  cette 
doctrine  si  antique  et  si  respectable. 

§    V. 

Le  Shaster  des  Brames  du  Bengale  et  du  nord 
de  l'Inde ,  est  nommé  par  M.  Hohvel ,  Chartah- 
Bade,  et  par  M.  Dow,  Shastet'-2\ éadivsen :  il  est 
attribué  à  un  philosophe ,  nommé  Goutam.  Celui-ci 
accuse  l'auteur  du  Bédcmg  d'être  idéaliste,  d'avoir 
})ensé  que  toute  la  nature  n'est  qu'une  illusion  ; 
système  de  philosophie ,  dit  M.  Dow ,  adopté  par 
un  grand  nombre  de  Bramines  ^'-'  :  le  reproche  de 
Goutam  peut  donc  être  bien  fondé. 

Ce  même  Chartah-Bade  nous  apprend  qu'il  y 
a,  pai'mi  les  Bramines.  des  athées,  des  matérialistes . 
fpii  soutiennent  qu'il  n'y  a  point  d'autre  Dieu  que 
l'univers:  qu'il  n'y  a  ni  bien  ni  mal  dans  le  monde  ; 
que  l'àme  est  une  chimère  ;  que  les  animaux  exis- 
tent par  le  seul  mécanisme  de  lem's  organes ,  ou 
pai'  la  fermentation  des  élémens  ;  cfue  toutes  les  pro- 
ductions naturelles  ne  sont  que  l'eflét  du  concours 
fortuit  des  choses  ^'\  Goutam  réfute  ces  opinions  ^ 
j)ar  les  mêmes  raisons  dont  on  s'est  servi  contre 
les  épicuriens. 

Il  semble  supposer  que  l'àme  humaine  ou  l'àme 
vitale  est  diôérente  de  la  grande  àme  de  l'univers  : 

(i  Dow  ;  p.  92  et  y5.  —  (2  Ibid.  p.  109. 


3  ±2  TILIITÊ 

mais  il  retombe  bientôt  dans  l'hypothèse  des  stoï- 
ciens, en  décidant  que  les  plantes,  aussi  bien  que 
les  animaux ,  possèdent  une  partie  de  l'àme  \itale 
du  monde  ;  que  l'âme  des  animaux  est  de  même 
espèce ,  et  a  les  mêmes  facultés  que  celle  de  l'hom- 
me ;  que  celle-ci ,  purifiée  par  la  piété  et  la  yertu  , 
est  absorbée  dans  la  grande  âme  de  la  nature ,  pour 
ne  plus  animer  la  chair.  ^'\ 

Une  erreur  non  moins  importante,  est  de  détruire 
la  providence  ,  en  feignant  de  l'admettre.  Selon 
M.  Dow  ,  il  établit  d'abord  une  providence  parti- 
culière ;  ensuite  il  suppose  que  Dieu  ne  fait  jamais 
usage  de  son  pouvoir  ;  qu'il  reste  dans  un  éternel 
repos ,  sans  prendre  aucune  part  aux  affaires  im- 
maines  ,  7ii  au  cours  des  opérations  de  la  nature  ^'\ 
M.  Holwel ,  de  son  côté ,  nous  apprend  que  le 
Chartah-Bade  n'admet  point  la  prescience  de  Dieu 
louchant  les  actions  humaines,  parce  qu'elle  dé- 
truiroit  la  liberté  ^^\  La  création  y  est  racontée, 
comme  dans  le  Bédang ,  en  style  allégorique  ;  les 
attributs  de  Dieu  et  ses  opérations  y  sont  person- 
nifiés 5  ce  sont  autant  d'esprits  ou  d'anges  diflérens. 
Dieu  en  produisit  un  nombre  infini,  dont  plusieurs 
lui  demeurèrent  fidèles  ;  d'autres  se  révoltèrent. 
Dieu ,  pour  les  punir ,  les  a  condamnés  à  loger 
dans  les  corps  humains  ,   et  dans  ceux  des  ani- 
maux :  ils  ne  rentreront  dans  la  béatitude,  qu'après 
avoir  été  purifiés  par  différentes  transmigrations, 
('e  dogme  de  la  métempsycose  est  enseigné  dans  le 
Cliartah  et  dans  le  Bédang  *■'''  j  il  n'est  pas  sans 
difficultés. 

En  effet ,  si  les  esprits  ne  sont  que  divers  attri- 
buts de  Dieu  personnifiés,  par  consécpient  des  êtres 

(i  Dow,  p.  98,  loi,  102,  ii3. —  (2  Tbid.  p.  ii^.  — (3  Hol- 
wtl,    c.   4)   P-  53.  —  (4  t)ow,  p.  Go,  C\^  78.  nolwtl,  c.  4» 

p.  fi;,  72. 


DE   LA   VRAIE   IIELÎGIOX.  010 

Mnaginaires  ,  comment  sont-ils  les  âmes  des  hom- 
nies  et  des  animaux  ?  Car  enfin ,  ces  âmes  sont  des 
substances  réelles  et  agissantes ,  et  non  des  per- 
sonnages allégoriques  ou  des  rêves  de  l'imagina- 
tion. Voilà  ce  que  M.  Dow  ni  ^I.  Hoiwel  ne  nous 
apprennent  point. 

L'éditeur  de  l'Ézour-Védam  conclut ,  avec  rai- 
son ,  que  «  l'existence  de  l'àme  du  monde  et  le 
«  panthéisme  sont  les  principaux  dogmes  de  la 
«  philosophie  et  de  la  religion  des  Indiens.  Plu- 
«  sieurs  passages  du  Bagavadam  et  des  Shasters, 
«  cités  par  MM.  Hoiwel  et  Dow ,  démontrent  le 
*<   matérialisme  de  la  plupart  des  Brames  '  .  » 

§   VI. 

1/ É zour-Védam  est-il  plus  orthodoxe  ?I1  dit  de 
très-belles  choses  sur  l'unité ,  l'éternité,  la  sagesse, 
la  providence  de  Dieu  ,  et  sur  la  vie  à  venir  ;  mais 
il  y  mêle  des  fables  puériles  et  absurdes  ,  des  con- 
tradictions ,  des  traits  d'ignorance  grossière.  «  Les 
«  détails  de  mythologie  qu'il  renferme ,  ressem- 
«  blent  parfaitement  à  ceux  du  Bagavadam ,  et 
«  sont  encore  aujourd'hui  reçus  dans  l'Inde  ^'\  » 
C'est  le  cahos  le  plus  bizarre  que  l'esprit  humain 
ait  pu  produire. 

Cependant  le  philosophe  Chumontou ,  auteur  de 
ce  livre  ,  reproche  continuellement  à  Biachp,  qui 
paroît  être  le  même  que  Béass-Muni  ^  d'avoir 
enseigné  dans  ses  Pouranams  toutes  sortes  d'er- 
reurs ;  d'avoir  été  l'auteur  de  l'idolâtrie  et  des 
.superstitions  du  peuple  de  l'Inde  ^^^  :  il  y  a  certai- 
nement contribué  lui-même  par  ses  fables.  Ainsi , 
les  écrivains  des  divers  shasters  se  sont  mutuelle- 

(,i  Ezour-Védam^  tome  II,  p.  288.  — (2  Ibid.  tome  T.  p. 
171.  ~  (3  Ibid.  1.  I  ,  c.  2  ,  p    i8r  ,  etc. 


344  TRAITÉ 

nient  accusés  du  même  crime  ,  et  se  sont  toujours 
rendus  complices  les  uns  des  autres. 

Le  shaster  qu'a  consulté  M.  Lord  n'est  pas  plus 
{»ur  ^'\  Il  a  fait  l'iiistoire  de  la  création  du  monde 
lîune  manière  assez  raisonnable;  mais  il  person- 
nifie les  objets  comme  le  Bédany  et  le  Chartah; 
il  trace  la  généalogie  et  les  aventures  fabuleuses  de 
divers  personnages  ;  c'est  toujours  le  même  fond 
de  mythologie.  Il  admet  quatre  differens  âges  du 
monde  ou  quatre  époques  auxquelles  le  monde  a 
fini  et  recommencé  ;  on  j  remarque  plusieurs  cir- 
constances ,  C£ui  paroissent  évidemment  emprun- 
tées de  nos  livres  saints  ^'\ 

Par  ce  simple  exposé,  il  est  clair  que  la  doctrine 
des  Brames  n'est  ni  sage,  ni  constante,  ni  d'accord 
avec  elle-même ,  ni  fort  ancienne.  Us  disputent 
comme  les  philosophes  grecs ,  s'accusent  les  uns 
les  autres  d'imposture  ,  et  se  détestent  cordia- 
lement. Les  uns  croient  le  monde  éternel;  d'autres 
admettent  une  espèce  de  création  :  ceux-ci  sup- 
posent un  Dieu  spirituel ,  ceux-là  un  Dieu  étendu 
et  divisible  ;  les  uns  enseignent  la  providence  ,  les 
autres  la  nient.  Ils  ne  sont  d'accord  ni  sur  la  nature 
de  l'àme  ,  ni  sur  sa  destinée  ;  tantôt  ils  admettent 
un  enfer,  et  tantôt  ils  le  rejettent.  Us  ne  sont  réunis 
([u'en  un  seul  point ,  qui  est  de  tromper  le  peuple, 
ele  l'entretenir  dans  l'ignorance  et  dans  l'erreur,  et 
de  profiter  de  son  imbécilité.  C'est  ainsi  que  les 
auteurs  anglois  de  l'histoire  universelle  peignent  les 
Brames  en  général. 


(i  Hist.  univ.  tom.  XIX,  J.  i3  ,  c.  8  ,  stct.  i,  p.  qS 
•  t  suiv.  —  (2  Méra.  de  l'acad.  des  iuscripl.  L.  LV  ,  iu- 12.  , 
p.  371. 


f 


DE    LA    VILVIE    RELIGION.  0  ±0 


§  VII. 

La  morale  est  un  point  très -important  :  selon 
M.  Dow.  celle  des  shasters  est  très-pure.  M.  Lord 
t-n  a  donné  le  sommaire  ;  elle  se  réduit  à  huit  pré- 
ceptes. Par  le  premier  ,  il  est  défendu  de  tuer  au- 
cune créature  vivante ,  parce  qu'elle  a  une  âme 
aussi  bien  que  l'homme.  Le  deuxième  interdit  les 
regards  dangereux  ,  la  médisance  ,  l'usage  du  ^ul 
et  de  la  chair  des  animaux,  l'attouchement  des 
choses  impures.  Le  troisième  prescrit  le  culte 
extérieur ,  les  ablutions ,  et  les  prières.  Le  qua- 
trième condamne  le  mensonge  dans  le  commerce. 
Le  cinquième  ordonne  de  faii'e  l'aumône.  Le  sixiè- 
me défend  les  injures,  la  violence,  l'oppression.  Le 
septième  commande  des  fêtes  ,  des  jeunes  ,  des 
veilles.  Le  huitième  interdit  le  vol  et  l'injustice. 

Cette  morale  seroit  plus  sage  ,  si  elle  ne  méloit 
point  aux  préceptes  de  la  loi  natm'elle  des  ordon- 
nances absurdes ,  telle  que  la  défense  de  tuer  les 
animaux  même  nuisibles,  les  bètes  féroces  et  les 
insectes  ;  cela  ne  peut  être  utile  dans  aucun  lieu  du 
inonde.  Défendre  de  toucher  des  choses  dont  l'im- 
pureté est  imaginaire  ,  attacher  trop  de  vertu  aux 
ablutions  et  à  d'autres  pratiques  arbitraires,  est  un 
mauvais  moyen  de  renforcer  la  morale. 

Ce  mélange  a  produit  dans  les  mœurs  de  l'Inde 
un  effet  très-fàcheux.  «  Il  nj  a  pas  au  monde  ,  dit 
«  M.  Hohvel ,  de  peuple  plus  corrompu  ,  plus  mé- 
chant ,  plus  superstitieux ,  plus  chicaneur  que 
les  Indiens ,  sans  en  excepter  le  commun  des 
Bramines.  Je  puis  assurer  que  pendant  près  de  5 
ans  que  j'ai  présidé  à  la  cour  de  Calcuta  ,  il  ne 
«  s'est  jamais  commis  de  crime  ou  d'assassinat 
auquH  les  Bramines  n'aient  eu  nart.  Il  en  faut 
1.  i5. 


546  TRAITÉ 

«  excepter  ceux  cjui  vivent  retirés  du  monde  ,  qui 
«  s'adonnent  à  l'étude  de  la  philosophie  et  de  la 
«  religion  ,  et  qui  suivent  strictement  la  doctrine 
«  du  Chariah-Bade  de  Bramah  j  je  puis  dire ,  avec 
«  justice ,  que  ce  sont  les  hommes  les  plus  parfaits 
«  et  les  plus  pieux  qui  existent  sur  la  surface  du 
<(  globe  ^'\  » 

Les  Indiens  ont  des  hôpitaux  pour  les  animaux , 
où  ils  nourrissent,  par  dévotion  ,  jusqu'à  des  mou- 
ches, des  puces,  et  des  punaises  ;  mais  ils  n'en  ont 
])oint  pour  les  hommes  ^^^.  Ds  portent  la  polvgamie 
au  plus  grand  excès ,  aussi  bien  que  les  mahomé- 
tans  ;  ils  y  ajoutent  encore  le  concubinage  :  le  culte 
infâme  du  Lingam  établi  dans  les  Pagodes,  n'est  pas 
pi'opre  à  inspirer  la  pureté  des  moeurs  ^^'. 

§   VIII. 

On  ne  doit  pas  être  étonné  de  ce  que  leurs  lois  se 
ressentent  du  même  défaut.  Nous  ne  pouvons  nous 
empêcher  de  souscrire  au  jugement  qu'en  a  porté  le 
traducteur  françois  de  leur  code. 

«  Ce  code  ,  dit-il  dans  son  avertissement ,  an- 
«  nonce  un  peuple  corrompu  dés  l'enfance  ,  et  les 
«  distinctions  odieuses  des  castes  en  souillent  tou- 
<'  tes  les  pages  ;  le  législateur  ignore  les  grands 
«  principes  du  droit  naturel  ,  et  on  voit  qu'il 
«<  s'adresse  à  des  hommes  opprimés  et  malheu- 
«  reux,  sans  être  enflammé  de  zélé  pour  leur  bon- 
«  heur....  En  général  ces  lois  manquent  de  suite  , 
«  de  proportion  ,  de  justesse  ;  on  y  trouve  des 
«  contradictions  surprenantes....  Quelques-unes 
«  statuent  des  peines  indécentes  et  contraires  à 
«  l'honnêteté  publique. 

(i  îlohvel.  c.  7  ,  p.  i83.  —  (2  Zend-AvesU  ,  t.  I  ,  p.  3Ga- 
^  (3Hist.univ.  t.  XIX,  p.  \\^. 


DE   LA   TRAIE   RELIGION.  0  j-j 

«  il  y  a  des  peines  atroces  contre  des  actions 
'<  innocentes,  ou  même  contre  des  actions  rai- 
.  sonnables  ;  telles  que  celle  de  yerser  de  l'huile 
«  amère  chaude  dans  la  bouche  d'un  aooder  ou 
«  homme  du  peuple  qui  lit  les  livres  sacrés  ,  et  de 
«  lui  boucher  les  oreilles  a\ec  de  la  cire  ,  après  les 
'<  avoir  remplies  d'huile  chaude,  s'il  écoute  la  lee- 
«   ture  des  Bédas  et  du  shaster  ,  etc. 

«  Ce  qui  révolte  le  plus ,  c'est  l'acharnement  des 
«  législateurs  contre  les  femmes  :  par-tout  ils 
«  outragent  et  maltraitent  le  sexe  j  ils  ne  se  con- 
«  tentent  pas  de  l'opprimer  sous  des  réglemens 
«  tyranniques ,  ils  le  déshonorent ,  en  l'accusant 
\<  d'une  débauche  insatiable ,  de  tous  les  vices.  Les 
«  sauvages  et  les  peuples  bai'bares  tourmentent  les 
(^  femmes  ;  mais  aucun  code  n'a  consacré  leur 
u  bassesse  et  leur  infortune  d'une  manière  aussi 
«  chocpiante  que  celui  des  Gentoux. 

«  En  général ,  l'esprit  de  ces  Brames  ,  qui  sont 
<(  législateurs  depuis  un  temps  immémorial  dans 
«  l'Inde,  est  si  plein  de  préjugés,  qu'après  avoir 
«  donné  des  preuves  éclatantes  de  sagesse  ,  il  re- 


tombe tout-à-coup  dans  l'absurdité 


;) 


Selon  le  discours  préliminaire  de  ce  code ,  les 
quatre  grandes  castes  ou  tribus  primitives  sont 
nées  des  quatre  principaux  membres  de  Brcihma. 
I,e  Brame  tient  de  la  bouche  (sagesse)  pour  prier, 
lire  et  instruire;  le  6'/je/j/eree  vient  du  bras  (force) 
pour  tirer  l'arc,  combattre  et  gouverner  ;  le  Bic€ 
vient  du  ventre  et  des  cuisses  (nourriture)  pour 
cultiver  la  terre  et  commercer  ;  le  Sooder  vient 
du  i)ied  (sujétion)  pour  travailler,  servir,  voya- 
ger '  '.  Ces  diflérentes  castes  ne  veulent  former 
entre  elles  aucune  alliance ,  aucune  société  ;  les 

(i  Corle  des  Gentoux,  avert.  du  traduct.  p.  fj  et  suiv.  — 
(2  Pre£.  du  Jraduct  anglois ,  p.  xxxvj. 


Oio  TRAITE 

hommes  d'une  caste  supérieure  regardent  avec 
mépris ,  et  même  avec  une  espèce  d'horreur  reli- 
gieuse ,  ceux  d'une  caste  inférieure.  Lorsque  les 
Brames  et  les  Naïres ,  qui  sont  les  plus  honorés , 
vont  faire  leurs  dévotions  à  une  Pagode,  ils  se 
croiroient  souillés  par  la  rencontre  d'un  homme 
d'une  tribu  moins  noble  que  la  leur  ;  ils  crient  à  ce 
malheiu:eux  de  s'éloigner  ,  et  s'il  n'obéissoit  pas  , 
ils  sont  en  droit  de  le  tuer  ^'\  Par-tout  ailleurs  la 
religion ,  la  morale ,  les  lois  tendent  à  réunir  les 
hommes,  dans  l'Inde  eljes  les  divisent  pour  jamais. 
Que  dirons-nous  de  la  loi  cruelle  qui  engage  les 
femmes  à  se  brûler  a])rés  la  mort  de  leiu:  mari  ? 
«  Il  est  convenable ,  dit  cette  loi ,  qu'une  femme 
<(  se  brûle  avec  le  cadavre  de  son  mari  ;  toute 
«  femme  qui  se  briile  ainsi  accompagnera  son 
u  mari  en  paradis....  Si  elle  ne  peut  pas  se  brûler, 
<(  elle  gardera  une  chasteté  inviolable  ^'\  >>  M. 
Hohvel  a  été  témoin  de  plusieurs  de  cesdévoue- 
niens  ;  les  Brames  ont  soin  d'inculquer  aux  filles , 
dès  l'enfance ,  que  c'est  un  acte  de  vertu  héroïque 
tpii  leur  assure  le  salut.  Celles  qui  ont  le  courage 
de  le  faire  comblent  de  gloire  leur  famille ,  et  pro- 
<rarent  à  leurs  enfans  les  établissemens  les  plus 
avantageux.  La  tendi'esse  maternelle  se  joint  au 
Janatisme  et  au  point  d'honneur  pour  les  y  dé- 
terminer :  quand  une  fois  elles  s'y  sont  engagées  , 
elles  ne  peuvent  plus  s'en  dédire  ;  on  les  force  d'ac- 
complir kur  vœu   '^  ;  cruauté  qui  fait  frémir. 

s  IX. 

Comment  le  traducteur  anglois  de  ce  code  a-t-il 
pu  cutreprendre  l'apologie  de  toutes  ces  lois  ab- 

(i  Zeiid-Avesta  ,  tome  I,  p.  i38.  —  (a  Code  des  Genloux  , 
c.  20,  p.  26;.  — -  (3  Ilolwel,  p.  ii5  et  suiy. 


DE   LA    VRAIE   RELIGION'.  349 

surdes?  Nous  n'entrerons  pas  dans  l'examen  de  ses 
raisons  ,  elles  se  réfutent  elles-mêmes.  La  compa- 
raison qu'il  fait  de  plusieurs  de  ces  lois  à  celles  de 
Moïse,  n'est  pas  juste.  En  parlant  de  celles-ci  nous 
ferons  voir  que  Moïse  avoit  pris  des  précautions 
auxquelles  les  législateurs  indiens  n'ont  pas  pensé  : 
il  avoit  des  raisons  locales ,  qui  ne  sont  pas  les 
mêmes  pour  les  Indes.  Quand  le  parallèle  seroit 
])lus  juste  ,  il  s'ensuivroit  toujours  que  les  lois  des 
Gentoux  ,  non  plus  que  les  lois  juives,  ne  convien- 
nent point  à  l'état  des  nations  parfaitement  civi- 
lisées. 

On  est  encore  plus  étonné  de  voir  ce  traducteur 
faire  l'éloge  de  l'humanité  ,  du  désintéressement , 
de  la  charité  ,  de  la  tolérance  des  Brames.  Les 
privilèges  qu'ils  ont  attribués  à  leur  caste  ,  la 
sanction  de  la  religion  qu'ils  y  ont  ajoutée ,  ne 
sont  pas  une  forte  preuve  de  désintéressement  ni 
de  charité  ;  les  supplices  cruels ,  ordonnés  par  le 
chap.  XVII,  sect.  5 ,  de  leur  code,  prouvent  encore 
moins  la  douceur  de  leur  caractère  ;  leur  conduite 
envers  les  femmes  en  démontrent  l'atrccité.  L'édi- 
teur de  V E zour—J^éclani  a  très-bien  dévoilé  le 
l)rincipe  de  leur  tolérance.  <(  Les  Brames  ,  dit-il , 
<v  ne  prêchent  aujourd'hui  la  tolérance,  que  parce 
«  qu'ils  gémissent  sous  un  joug  étranger  ;  s'ils 
«  avoient  la  même  autorité  qu'autrefois ,  ils  de- 
«  viendroient  bientôt  oppresseurs  ;  leur  code  dé- 
«  montre  évidemment  leur  tolérance  ^^\  » 

Il  est  donc  prouvé  d'une  manière  incontestable , 
que  les  philosophes  de  l'Inde  y  ont  introduit  une 
doctrine  fausse ,  un  culte  superstitieux  et  absurde , 
des  mœm's  très-corrompues ,  des  lois  injustes  et 
j)ernicieuses  :  la  philosophie  n'a  rien  fait  de  mieux 
dans  aucun  lieu  de  l'univers. 

(i  Ezour-Vtdaoi  ,  t.  I ,  p.  74  •  t.  II,  p.  254» 


53o  TR.UTR 


§  X. 


L'auteur  de  la  philosophie  de  l'histoire  ,  a  rai- 
sonné  au  hasard  sur  les  livres ,  les  dogmes ,  les  lois 
des  Indiens  ".  Selon  lui ,  le  dogme  de  la  transmi- 
gration des  âmes  étoit  fort  utile  à  la  morale  ;  ii 
inspiroit  de  l'horreur  pour  le  meurtre  ,  et  une  cha- 
rité universelle  :  aussi  les  Indiens  sont  encore  les 
plus  doux  des  hommes. 

Tout  cela  est  démontré  faux  '^  si  les  Indiens  ont 
heaucoup  de  charité  pour  les  bctes ,  ils  en  ont  très- 
})eu  pour  les  hommes  :  c'est  par  les  faits  qu'il  faut 
en  juger ,  et  non  par  des  conjectures. 

«  Ce  n'est  pas,  dit-il ,  que  les  Indiens  sussent  ce 
«  que  c'est  qu'une  ame  ;  mais  ils  imaginoient  que 
«  ce  principe,  soit  aérien,  soit  igné,  alloit  succes- 
u  sivement  animer  d'autres  corps.  » 

Excepté  les  matérialistes,  personne  n'a  pris  l'àme 
liumaine  pour  un  principe  igné  ou  aérien;  et  les 
matérialistes  n'admettent  point  de  transmigration. 
Les  Indiens  croient  que  les  âmes  sont  ou  des  anges 
rebelles  ou  une  émanation  de  la  substance  divine  : 
l'auteur  le  reconnoît  sur  la  fin  du  chapitre;  il  exalte 
cette  opinion  qui  a  été  celle  des  divins  Antonins  : 
or  les  Antonins  étoient  stoïciens;  ils  ne  croyoient 
pas  que  l'âme  fût  de  l'air  ou  du  feu. 

«  La  religion  clirétienne ,  continue  le  i)hilosophc, 
«  est  aussi  ennemie  du  sang  que  la  pythagoiicienno; 
((  mais  les  peuples  chrétiens  n'ont  jamais  observé 
«  leur  religion  ,  et  les  anciennes  castes  indiennes 
«  ont  toujours  pratiqué  la  leur  :  c'est  qne  le  P3*tlia- 
«  gorisme  est  la  seule  religion  du  monde  qui  ait  su 
u  se  faire  de  l'horreur  du  meurtre  une  piété  liliale 
«  et  un  sentiment  religieux,  » 

(l  HLilos.  (le  Dbist.  ,  c.  17.. 


DE   LV   VRAIE   RELIGIOX.  ô5l 

Nouvelles  observations  fausses.  Dès  le  commen- 
cement du  monde,  Dieu  a  dit  :  «  Si  quelqu'un  verse 
«  le  sang  humain ,  son  propre  sang  sera  versé  , 
«  parce  que  V  homme  est  fait  ùri7nag  e  de  D  ieu  '^ .» 
Voilà  un  sentiment  religieux  qui  détourne  du  meur- 
tre. Ce  crime  est  infiniment  plus  rare  chez  les  na- 
tions chrétiennes  que  partout  ailleurs .  et  il  n'y  a 
nulle  part  plus  de  sang  répandu  que  dans  les  Indes. 

Il  demande  comment  ces  mènies  peuples ,  qui  se 
faisoient  un  crime  d'égorger  un  animal,  ont  pu 
engager  les  femmes  à  se  brûler  sm'  le  corps  de  leur 
mari  :  c'est,  dit-il ,  que  le  fanatisme  et  les  contra- 
dictions sont  l'apanage  de  la  nature  humaine.  Donc 
il  a  tort  de  juger  des  mœurs  et  de  la  conduite  des 
peuples  par  les  dogmes  de  leur  religion. 

Ce  philosophe  bronche  à  chaque  pas  ,  lorsqu'il 
veut  parler  de  l'ancienne  langue  sacrée  des  Indiens, 
du  Zend  des  Perses,  des  Kings  chinois,  du  Sadder, 
du  Védam  ,'•  etc.  Nous  avons  vu  que  les  Kings  sont 
louvrage  de  Confùcius  ;  le  Sadder  des  Perses  ne 
remonte  pas  plus  haut  qu'à  l'an  1490  ^''  :  VEzoïtr- 
Védam  est  postérieur  au  scliisme  des  Brames  :  il 
est  donc  faux  que  ces  trois  ouvrages  soient  les  plus 
anciens  livres  cfui  soient  au  monde. 

Il  veut  prouver  l'authenticité  et  l'antiquité  du 
rituel  des  Brachmanes  ,  par  les  folies  ,  les  visions  , 
les  superstitions  dont  il  est  rempli  ;  excellente  dé- 
monstration! Selon  les  Brames,  leur  religion  a  été 
j)ure  d'abord  ,  et  a  été  corrompue  mille  ans  après. 
Les  erreurs  contenues  dans  leurs  Hatcs  en  dé- 
montrent donc  la  nouveauté  ,  et  non  l'antiquité  ; 
mais  cette  nouveauté  est  prouvée  d'ailleurs.  Il  con- 
vient ,  dans  un  autre  ouvrage .  que  ces  livres  sont 
remplis  de  contradictions  ^'  . 

(i  Gen.  c.  9,  ^.  6  —  fsZend-AvesIa,  t.  I,  ïl.  Part, 
p.  x.xxiv.  —  ^3  Qucsl.  sur  rKuoyciop.  Drachmants. 


,)02  TRAITE 

S  XI. 

L'auteur  de  l'histoire  des  établissemens  et  du 
commerce  des  Européens  dans  les  Indes ,  n'est  pas 
mieux  instruit ,  ni  plus  sensé.  Il  prétend  prouver 
l'antiquité  des  lois  et  de  la  religion  des  Indiens , 
parce  que  ce  peuple  n'a  fait  aucun  progrés  dans  la 
ciyilisation  depuis  qu'il  les  a  reçues  ^'\  Raison- 
nement absurde.  Cela  prouve  seulement  que  cette 
religion  et  ces  lois  sont  fort  mauvaises.  La  civili- 
sation d'un  peuple  peut  être  accélérée  ou  retardée 
par  des  causes  accidentelles ,  qui  ne  i)euvent  être 
conjiues  que  par  l'histoire  et  par  les  monumens. 

Il  dit  que ,  selon  l'opinion  la  plus  vraisemblable , 
Brama  n'est  qu'un  être  symbolique ,  et  il  s'obstine 
à  l'envisager  comme  un  souverain  et  un  légis- 
lateur ''-K 

Selon  lui,  l'esprit  de  dispute  et  d'abstraction  qui 
a  gâté  notre  philosophie  scholastique .  a  fait  plus 
de  progrés  parmi  les  Brames ,  et  leur  a  dicté  des 
dogmes  plus  absurdes  que  le  platonisme  n'a  fait 
chez  nous  ^  .  Bel  avantage  qu'ont  eu  les  Indiens 
d'être  enseignés  par  des  philosophes  !  Cependant 
l'auteur  prétend  aillem's  ,  que  les  diiiérentes  sectes 
des  Bramines  ne  disputent  point  ^^\ 

En  parlant  de  leui's  mœurs  ,  il  dit  que  ceux  qui 
\iventdans  la  société  sont  communément  des  Iri- 
I)ons,  qui  se  persuadent  que  l'eau  du  Gange  les 
purilie  de  tous  leurs  crimes;  que  ceux  qui  vivent 
dans  la  solitude  sont  des  imbécilles,  ou  des  enthou- 
siastes livrés  à  l'oisiveté ,  à  la  superstition ,  au  délire 
de  la  métaphysique  ^  \  i\I.  Hoh'S  el  dit  au  contraire , 
que  ces  derniers  sont  des  hommes  très-sages  et 
trés-vertueux.  Qui  des  deux  a  raison? 

(I  Tome  I.  1.  1 ,  p.  38.  —(2  ll.id.  p.  3o,  3i.  —  (3  Hist.  dts 
tUbJiss.  t.  I,  1.  I ,  p,  3i.  —  (i  Ibid.  p.  4^-  —  (^-  ll>'ti. 


DE   LA   ^-RAIE   IIELIGION.  355 

D  pense  que  le  doçme  de  la  transmigration  des 
âmes  donne  aux  Indiens  une  idée  plus  consolante 
du  bonheur  futur,  que  l'espérance  des  plaisirs  sj)iri- 
tuels  et  d'une  béatitude  céleste 5  que  celle-ci  fatigue 
l'imagination  sans  la  satisfaire  ''\ 

Pensée  sublime  sans  doute.  Mais  ,  1.°  il  a  jugé 
cjue  le  dogme  de  la  transmigration  avoit  été  ima- 
giné par  un  dévot  mélancolique  ,  et  d'un  caractère 
(lur  ""'^  Comment  cela  peut-il  s'accorder?  2.°  Y  a- 
t-il  beaucoup  de  consolation  pour  les  Indiens ,  à 
imaginer  que  leur  aine  passera  peut-être  dans  le 
corps  d'un  reptible ,  d'un  cheval  de  poste  ,  ou  d'un 
animal  féroce?  Alors  c'est  un  état  d'expiation  ,  de 
})énitence  ,  de  châtiment ,  et  non  un  bonheur.  S.*" 
Les  Indiens  croient  que  l'âme  d'un  homme  sage  et 
vertueux  va  se  rejoindre  à  l'être  suprême,  et  s'ab- 
sorber dans  l'essence  divine.  Cette  béatitude ,  si 
c'en  est  une  ,  nous  paroît  beaucoup  plus  mystique 
et  moins  flatteuse  pour  l'imagination  ,  que  celle 
qui  nous  est  promise  par  la  vraie  religion.  Mais  nos 
j)hilosophes  approuveront  plutôt  toutes  les  folies  de 
l'univers  ,  cpe  les  dogmes  du  Christianisme. 

Sur  la  distinction  des  castes  ,  il  convient  que  les 
lois  de  Brahma  semblent  avoir  condamné  une  partie 
de  la  nation  à  la  douleur  et  à  l'infamie.  «  Quelle 
«  est ,  dit-il ,  la  cause  de  cette  inégalité  barbai'e  ? 
«  N'en  doutons  point  ;  c'est  la  même  qui  })erpétue 
«  sur  ce  globe  déplorable  les  malheurs  de  tous  les 
«  peuples.  »  Cette  cause  ,  l'auteur  l'a  indiquée  ail- 
leurs ;  c'est  la  religion.  «  Brama  ,  continue-t-il  , 
«  voulut  sans  doute  donner  aux  difiérentes  pro- 
<^  fessions  une  consistance  politique  ,  en  les  consa- 
<<   crant  jjar  la  religion  ^'^\  » 

Quelle  sagesse  dans  ce  raisonnement  !  1 .°  Il  est 

f  I  Hist.  des  étaLliss.  t.  I,  ï.  i.  p.  36.  —  (2  IbiJ.  ~  (3  Ibid. 
p.  37,40,41. 


OJi  TRAITE 

a])siirde  de  rejeter  le  crime  de  la  religion  des  Indiens 
sur  les  autres ,  qui  n'ont  pas  consacré  le  même  abus. 
La  vraie  religion  ne  prêche  aux  hommes  que  la  fra- 
ternité ,  la  douceur ,  la  charité  mutuelle.  Un  des 
avantages  du  Christianisme  prêché  dans  les  Indes , 
est  de  consoler  les  malheureux  ,  qu'un  préjugé  na- 
tional et  cruel  a  condamnés  à  la  douleur  et  à  l'in^ 
faraie. 

2°  L'auteur  observe  qu'au  pèlerinage  que  font 
les  Indiens  au  temple  de  Jagrenat,  qu'il  prend  pour 
l'être  suprême  ,  toutes  les  castes,  toutes  les  condi- 
tions se  trouvent  réunies  ,  présentent  ensemble 
leurs  offrandes ,  boivent  et  mangent  à  la  même 
table  ^^^  ;  voilà  du  moins  une  occasion  dans  la- 
quelle la  religion  rappelle  aux  hommes  leur  égalité 
naturelle. 

5.°  Qui  sont  les  auteurs  de  la  religion  des  In- 
diens? Ce  n'est  pas  Brahma ,  être  imaginaire;  ce 
sont  les  philosophes  de  l'Inde  ,  le.s  Brames.  Il  fau- 
droit  donc  déclamer  contre  la  philosophie  plutôt 
que  contre  la  religion  ;  mais  ni  l'une  ni  l'autre  ne 
sont  responsables  des  excès  par  lesquels  les  insensés 
anciens  ou  modernes  les  ont  déshonorées  toutes  les 
deux. 


§   XII. 

N'importe  ,  un  philosophe  ne  démord  point. 
Selon  celui-ci ,  ce  sont  les  préjugés  de  religion 
(|ai  ont  dénaturé  par-tout  la  raison  humaine,  qui 
ont  étoufïë  jusqu'à  l'instinct  qui  révolte  les  ani- 
maux contre  l'oppression  et  la  tyrannie  ,  qui  ont 
persuadé  aux  peuples  qu'ils  appartiennent  en  pro^ 
priété  à  un  petit  nombre  d'hommes  qui  les  oppri- 
ment. Il  invite  les  philosophes  de  toutes  les  nations 

(i  Flist.  dt;s  t'tabl.  t.  IJ.  r>^ 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  555 

à  éclairer  leurs  frères  ,  à  révéler  tous  les  mystères 
qui  tiennent  l'univers  à  la  chaîne.  «  Des  millions 
«  d'esclaves  .  dit-il ,  sont  prêts  à  exterminer  leurs 
«  femmes  aux  premiers  ordres  de  leurs  maîtres  ; 
«  il  ne  faudroit  qu'un  mot  peut-être,  pour  donner 
«  un  autre  objet  à  leur  valeur  ^'\  » 

En  effet,  ce  seroit  un  exploit  de  valeur  héroïque , 
si  tous  les  esclaves  égorgeoient  leurs  maîtres,  de 
peur  d'en  recevoir  l'ordre  d'exterminer  leurs  fem- 
mes. Est-ce  un  homme  sensé  qui  prêche  cette 
morale  ? 

Il  est  faux  que  l'esclavage  soit  né  des  opinions 
religieuses  5  nous  verrons  ailleurs  qu'il  est  né  de  la 
nécessité ,  ou  de  la  difficulté  des  moj-ens  de  sub- 
sistance ,  chez  les  peuples  encore  nomades.  La 
vraie  religion,  loin  de  l'approuver,  n'a  cessé  ,  dans 
tous  les  siècles ,  de  rappeler  aux  hommes  le  sou- 
venir de  leur  origine  commune  ,  de  leur  fraternité 
naturelle  ,  de  leur  qualité  d'enfans  du  Créateur. 
Les  anciens  philosophes  n'ont  jamais  condamné 
l'esclavage  ;  et  si  les  modernes  étoientles  maîtres  , 
ils  en  aggraveroient  encore  le  joug;  plusieurs  d'en- 
tr'eux ,  qui  font  semblant  de  déclamer  contre  cet 
abus  ,  sont  intéressés  dans  la  traite  des  Nègres ,  et 
font  valoir  leur  argent  par  ce  commerce.  Selon 
leurs  absurdes  sj^stémes  ,  les  hommes  ne  sont 
qu'une  troupe  d'animaux  ,  dont  les  plus  forts  ont 
droit  d'opprimer  les  plus  foibles ,  lorsqu'il  est  de 
leur  intérêt  de  le  faire.  Quand  les  Romains  furent 
devenus  épicuriens  et  incrédules ,  le  sort  de  leurs 
esclaves  devint  cent  fois  pire  qu'il  n'étoit  aupa- 
ravant. 

11  n'est  aucun  lieu  de  Tunivers  ,  où  l'on  voie 
mieux  que  dans  les  Indes,  de  quoi  les  philosophes 
sont  capables.  Ils  y  ont  anobli  leur  profession ,  et 

(1  Hist.  des  établisîi.  t.  I ,  L  i  ,  p.  4  i  et  42» 


5j(i  TRAITE 

ont  avili  toutes  les  autres;  ils  ont  dénaturé  la  reli- 
gion et  la  morale,  ont  plongé  exprés  le  peuple  dans 
la  superstition  et  dans  l'erreur ,  ont  consacre  toutes 
leurs  rêveries  ,  et  ont  fait  passer  leurs  li\Tes  pour 
rou\Tage  de  la  sagesse  divine.  Plusieurs  ne  croient 
]ms  seulement  l'existence  de  Dieu ,  ils  sont  athées 
et  matérialistes  ,  et  se  rendent  ministres  d'une 
religion  qu'ils  ont  forgée  pour  asservir  le  peuple. 
Ils  n'enseignent  la  métempsycose  que  par  politique, 
en  contredisant  lem's  propres  principes  ^". 

Mais  il  en  est  de  la  religion  des  Indes  comme  de 
toutes  les  autres  ;  elle  paroît  plus  })ure  dans  sa 
source  que  dans  les  écrits  des  Brames  ;  ce  sont  eux 
qui  l'ont  altérée.  Ce  phénomène ,  uniforme  partout . 
démontre  qu'il  j  a  eu  une  révélation  primitive  , 
puisque  les  peuples  ,  encore  ignorans  et  grossiers  , 
ont  eu  une  croyance  plus  raisonnable  et  plus  vraie, 
que  dans  les  temps  où  ils  ont  cultivé  les  sciences , 
et  que  le  souvenir  de  cette  révélation  s'est  conservé 
confusément  dans  leurs  livres.  Les  incrédules ,  en 
cherchant  des  objections  contre  ce  fait ,  qui  dé- 
concerte leurs  systèmes ,  ne  réussissent  qu'à  nous 
en  fournir  de  nouvelles  preuves ,  et  à  le  rendre  plus 
incontestable. 

Lorsqu'ils  étoient  déistes,  ils  ont  vanté  la  religion 
des  Indiens;  à  présent  qu'ils  sont  matérialistes ,  ils 
cherchent  à  décrier  toutes  les  religions  de  l'univers. 


(i  Mena  d-  l'AcaJ.  d-s  iusciipt.  l.  LVI  ,  iu-12.  p.  i3g. 


DE   LA   VRAIE   RELIGION, 


ARTICLE  IV. 

DE    LA  RELIGION   DE   ZOROASTRE   ET   DES   PERSES- 


§1- 

VjE  que  les  anciens  auteurs  grecs  et  latins  avoient 

dit  de  la  religion  des  [Mages  et  des  Perses,  sectateurs 
de  Zoroastre  ,  se  réduisoit  à  fort  peu  de  chose  : 
l'ouvrage  même  de  M.  Hvde  ne  nous  en  avoit  donné 
qu'une  idée  très-imparfaite.  M.  Anquetil  ,  qui  a 
fait  exprés  le  voyage  des  Indes ,  pour  chercher  les 
ouvrages  de  Zoroastre ,  les  a  rapportés  en  France 
dans  la  langue  originale,  et  en  a  donné  la  traduc- 
tion sous  le  titre  de  Zeiid-Avesta.  D'après  ce 
monument  .  et  d'après  les  réflexions  du  savant 
traducteur  ,  nous  pouvons  enfin  juger  de  cette  re- 
ligion avec  oonnoi3sance  de  cause. 

On  ne  peut  former  aucun  doute  raisonnable  sur 
l'authenticité  de  ces  écrits.  Ce  sont  les  livres  sacrés 
d'un  peuple  répandu  dans  la  Perse  et  dans  l'Inde  , 
qui  en  suit  la  doctrine  et  la  morale  depuis  plus  de 
deux  mille  ans.  Ds  ne  remontent  point  à  une  an- 
tiquité fabuleuse  ,  puisque  leur  auteur  n'a  vécu 
qu'environ  six  cents  ans  avant  Jésus-Christ.  Le 
respect  des  Perses  pour  ces  livres,  cpi'ils  regardent 
comme  inspirés  ,  Suffit  pour  nous  garantir  leur 
fidélité  à  les  conserver  ;  ils  n'auroient  pas  pu  les 
altérer  depuis  leur  dispersion.  S'il  y  a  des  fables , 
elles  ne  tiennent  point  au  fond  de  la  doctrine  ; 
personne  ne  les  atteste  connne  témoin  oculaire  ; 
on  peut  les  laisser  pour  ce  qu'elles  valent.  Enfin  , 


558  TRAITÉ 

quand  ces  livres  ne  seroient  pas  de  Zoroastre  mcmc, 
mais  de  ses  disciples ,  ils  renferment  une  religion 
particulière.  C'est  le  seul  objet  que  nous  nous  pro- 
posons d'examiner. 

Au  premier  aspect,  rien  de  plus  imposant  que  la 
pi'ofession  de  foi  d'un  Perse ,  disciple  de  Zoroastre. 
Un  seul  Dieu  suprême,  tout-puissant,  éternel,  est 
le  créateur  de  toutes  clioses ,  il  a  créé  d'abord  deux 
intelligences  ou  esprits;  l'un  nommé  Ormudz,  qui 
est  le  principe  de  tous  biens;  l'autre  noxnmçAliri- 
man  ,  qui  est  l'auteur  du  mal.  L'un  et  l'autre  ont 
produit  une  multitude  d'autres  esprits  ,  les  uns 
bons  ,  les  autres  mauvais  ,  qui  régissent  les  diflé- 
rentes  parties  de  la  nature.  L'homme  a  une  àme 
spirituelle ,  libre ,  immortelle  :  il  y  a  un  enfer  pour 
punir  les  méchans ,  une  béatitude  éternelle  destinée 
aux  justes,  une  résurrection  des  corps.  L'incli- 
nation que  nous  avons  au  mal  est  la  suite  du  péché 
originel  commis  par  le  premier  homme  et  par  la 
première  femme   ". 

La  morale  de  Zoroastre  paroît  d'abord  aussi  pure 
que  ses  dogmes  ;  il  prescrit  tous  les  devoirs  de  re- 
ligion envers  Dieu,  la  prière,  la  reconnoissance,  le 
repentir ,  et  la  confession  des  péchés  ;  les  pratiques 
extérieures  qu'il  recommande  sont  innocentes  :  le 
culte  que  les  Perses  rendent  au  feu  est  purement 
relatif;  cet  élément  est  le  symbole  de  la  divinité 
qui  vivifie  toute  la  nature.  Il  ordonne  plus  rigou- 
reusement encore  les  devoirs  de  justice  et  d'huma- 
nité; il  défend  les  péchés  de  pensées  ,  de  paroles  et 
il'actions;  l'injustice,  la  fk'aude,  la  violence,  l'impu- 

(i  Zend-Avesta,  t.  Il,  p.  378,  .S«)2  et  suiv.  De  même  que  le 
fdoçme  primilrf  de  l'immorlalile  do  Tame  a  donné  occasion  de 
déiOer  les  morts,  raucienne  croyance  touchant  les  bous  et  les 
mauvais  anges  peut  avoir  fait  naître  le  système  des  deux  prin- 
cipes :  mais  les  philosophes  orientau.\,  i|ui  l'ont  adopté,  rai- 
^couioieni  fort  maL 


dt:  la  VR.viE  nrLir.ioN.  559 

ciicité  ;  il  veut  que  la  plupart  des  crimes  soient 
punis  de  mort  ;  il  ne  prescrit  point  d'austérité  ;  il 
ne  commande  que  de  bonnes  œuvres  :  prêter  sans 
intérêt ,  planter  un  arbre ,  mettre  un  enlant  au 
monde  ,  nourrir  un  animal  utile,  etc.  sont  des 
actions  méritoires.  Aussi ,  ûe  l'aveu  de  tous  les 
voyageurs,  les  Perses  dans  l'Inde,  les  Guébres  dans 
la  Perse  ,  sont  le  plus  doux ,  le  plus  paisible  ,  le 
plus  sociable  de  tous  les  peuples. 

Tel  est  le  tableau  qu'un  philosophe  prévenu 
n'auroit  pas  manqué  de  tracer  de  Zoroastre  ,  de  sa 
doctrine  ,  de  ses  sectateurs  ;  c'est  ainsi  que  Hyde 
-en  avoit  parlé  ^'  .  M.  Anquetil  en  a  jugé  plus  sen- 
sément ,  sans  enthousiasme  et  sans  partialité  ;  il  ne 
dissimule  ni  le  bien  ni  le  mal  ;  il  en  juge  en  cri- 
tique éclairé.  Nous  pouvons  nous  en  tenir  à  ses 
réflexions  :  elles  seront  courtes ,  parce  qu'elles  sont 
décisives.  Ceux  qui  voudront  s'instruire  plus  am- 
plement ,  feront  bien  de  cousulter  l'ouvrage  même 
de  ^L  Anquetil. 

s  11. 

La  vie  de  Zoroastre  est  tirée  de  ses  propres  ou- 
yrages  et  de  ceux  de  ses  disciples,  des  écrivains 
orientaux  rapprochés  des  auteurs  grecs  et  latins. 
Il  a  paru ,  selon  M.  Anquetil,  55o  ans  avant  Jésus- 
Christ  :  le  docteur  Hyde  est  de  même  avis  -^K  A  peu 
prés  dans  le  même  temps  ,  Confucius  travailloit  à 
débrouiller  le  cahos  de  l'histoire  chinoise ,  ras- 
sembloit  les  leçons  des  anciens  sages ,  et  enseignoit 
la  morale  à' sa  nation.  Phérécide  le  Syrien,  maître 
de  Pythagore ,  instruit  chez  les  Phéniciens  jetoit 

(i  II  a  été  réfuté  par  M.  l'abbé  Foucher,  Mém.  de  Tacad.  de* 
inscript,  t.  XLI ,  in-12.  p.  189  et  suiy.  — (2  De  fielig.  vfct* 
Persarum.,  c.  2^. 


56o  TRAITÉ 

les  premiers  fondemens  de  la  philosophie  grecque: 
les  Juifs  transportés  au-delà  de  l'Euphrate  par  les 
rois  d'Assyrie,  attendoient  la  fin  de  leur  captivité: 
les  Perses  avoient  ouhlié  leur  ancienne  religion , 
n'adoroient  plus  que  les  astres  et  les  mauvais  gé- 
nies ,  étoient  adonnés  à  la  magie  et  aux  supers- 
titions :  Zoroastre  forma  le  dessein  de  leur  donner 
un  culte  plus  raisonnable. 

Il  se  retira  dans  la  solitude  pour  arranger  son 
système.  A  son  retoiu'  il  fit  rinsj)iré  et  le  prophète, 
gagna  son  roi  par  la  persuasion;  séduisit  le  peuple 
pai'  des  prestiges ,  subjugua  ses  adversaires  par  la 
crainte.  Enflé  de  ses  succès,  il  fit  mettre  des  armées 
en  campagne  pour  établir  sa  doctrine  par  la  aîo- 
lence  ;  il  fut  tout  à  la  fois  enthousiaste ,  imposteur, 
orgueilleux  et  sanguinaire.  «  Voilà,  dit  M.  Anquetil, 
«  Zoroastre  tel  que  je  le  conçois  :  esprit  sublime, 
((  grand  dans  les  idées  qu'il  s'étoit  formées  de  la 
«  divinité ,  et  des  rapports  qui  unissent  tous  les 
<(  êtres;  pur  dans  sa  morale,  et  ne  respirant  d'abord 
«  que  le  bien  de  l'humanité.  Un  zèle  outré  lui  fait 
«  employer  l'imposture  ;  le  succès  l'aveugle  ;  la 
«  faveur  des  princes  et  des  peuples  lui  rend  la 
«  contradiction  insupportable  ,  et  en  fait  un  per- 
«  sécuteur ,  qui  voit  de  sang  froid  les  fleuves  de 
«  sang  arroser  ce  qu'il  appelle  l'arbre  de  sa  loi  '\  ^) 

Dans  sa  doctrine,  l'erreur  et  la  vérité,  la  sagesse 
et  la  folie  forment  le  mélange  le  plus  bisarre  et  le 
plus  étonnant.  Son  dogme  des  deux  principes ,  cpii 
fut  adopté  dans  la  suite  par  les  manichéens  et  par 
d'autres  sectes ,  ne  montre  pas  un  raisonneur  ])ro- 
Ibnd.  En  traitant  la  question  de  l'origine  du  mal , 
nous  démontrerons  que  la  supposition  de  deux 
principes  ne  peut  satisfaire  la  raison,  et  ne  résout 
aucune  difficulté.  Que  Dieu  soit  par  lui-même  l'au- 

(i  Zend-Avesta,  t.  I,  11.  Part.  p.  70. 


DE   L\   VRAIE    RELIGION.  36 1 

teur  du  mal.  ou  qu'il  ait  créé  un  mauvais  |)iinci})e 
qui  devoit  le  produire  ,  et  dont  il  prévoyoit  la 
malignité  ,  cela  revient  au  même  ;.  l'un  n'est  pas 
plus  aisé  à  concevoir  que  l'autre. 

Il  en  résulte ,  dans  la  religion  des  Perses ,  un 
inconvénient  cfue  le  législateur  auroit  dii  prévoir. 
Le  culte  n'est  point  adi'essé  directement  au  Dieu 
suprême  ,  que  Zoroastre  nomme  le  tetnps  sans- 
home  y  OU  l'éternel  ;  mais  à  Ormudz  ,  principe  de 
tout  bien ,  et  qui  n'est  qu'une  créature.  Dans  les 
prières  des  Perses,  dans  leurs  cérémonies,  Ormudz 
est  le  seul  objet  de  leur  confiance  et  de  leurs  vœux  ; 
c'est  lui  seul  qu'ils  adorent,  sous  l'emblème  du  feu  ; 
Xtjternel  n'est  jamais  nommé  ni  invoqué.  On  ne 
peut  pas  dire  cpi'ils  reconnoissent  plusieurs  dieux  : 
mais  ils  n'honorent  qu'un  être  dépendant  et  secon- 
daire. Ils  font  un  outrage  à  la  divinité ,  en  supposant 
qu'elle  a  remis  sa  })rovidence  entre  les  mains  d'une 
créature  dont  le  pouvoir  est  borné  ,  et  toujours 
arrêté  par  celui  de  son  ennemi.  Il  est  même  difficile 
d'excuser  d'idolâtrie  le  culte  qu'ils  rendent  au  feu, 
puisque  cet  élément ,  selon  leur  idée  ,  est  Ormudz 
personnifié  ^'^. 

Selon  l'opinion  d'un  savant  académicien  ,  l'or- 
thodoxie des  Perses  sur  l'unité  de  Dieu  est  pour  le 
moins  fort  douteuse.  Ils  ont  adouci  leur  doctrine 
extérieure  par  ménagement  pour  les  Mahométans, 
zélés  sectateurs  de  l'unité  de  Dieu.  Ils  regardent  le 
feu  comme  une  portion  de  la  divinité.  Hjde  a  été 
forcé  d'en  convenir.  Ils  sont  donc  idolâtres  ou  sa- 
baites  ^*\  aussi  bien  que  leurs  ancêtres  ^^'. 

La  cosmogonie  ou  l'histoire  de  la  création  dans 
les  livres  de  Zoroastre,  est  remplie  de  fcbles  ab- 

(i  ZenJ-Avesta,  tome  I,  II.  Part.  p.  180.  —  (sMém.  di 
Tucad.  des  inscript,  tome  LVI,  p.  336  et  suiv.  —  (3  Isaïa  , 
c.  4^-  Ezéch   c.  8. 

1.  16 


562  TRAITÉ 

surdes  et  de  puérilités.  Tous  les  êtres  réels  ou 
imaginaires ,  sont  gouvernés  et  i)rotégés  par  un 
génie  bon  ou  mauvais  :  le  ciel,  la  terre,  les  astres, 
les  eaux ,  et  toutes  les  parties  de  la  nature ,  sont 
peuplés  d'intelligences ,  d'anges  ou  de  génies  :  les 
moindres  phénomènes  sont  un  effet  de  leur  pouvoir: 
c'est  à  tous  ces  êtres  que  les  Perses  rendent  sans 
cesse  leurs  hommages  ^'\  Leur  imagination  ,  frap- 
pée de  la  présence  de  tous  ces  esprits,  n'est  jamais 
tranquille  :  à  tout  moment ,  pour  toutes  les  actions , 
ils  ont  des  prières  à  faire  à  ces  différens  génies.  Ils 
invoquent  la  terre  ,  les  vents ,  les  eaux ,  les  arbres  , 
les  fruits,  les  villes ,  les  rues,  les  maisons,  les  mois, 
les  jours ,  les  heures,  etc.  ou  l'esprit  qui  j  préside. 
Ce  sont  des  prières  qui  ne  finissent  point ,  et  qui 
n'ont  pas  le  sens  commun  '  .  Si  un  Perse  étoit 
exact  à  observer  son  rituel  et  toutes  les  formules 
qui  lui  sont  prescrites ,  il  ne  lui  resteroit  pas  un 
instant  pour  remplir  les  devoirs  de  la  vie  civile  ; 
toute  sa  religion  se  réduit  à  un  cérémonial  con- 
tinuel. 

§  in. 

La  morale  de  Zoroastre  renferme  à  la  vérité  plu- 
sieurs préceptes  très-sages  ;  elle  prescrit  de  vraies 
vertus  ,  mais  ces  leçons  utiles  sont  étouffées  par  la 
multitude  de  choses  indifférentes ,  qui  sont  rigou- 
reusement prescrites  .  ou  défendues  comme  des 
crimes.  Il  est  absurde  de  croire  que  ce  sont  des 
péchés  à  peu  près  égaux  ,  de  faire  tort  ou  violence 
à  un  homme ,  et  de  blesser  un  animal  ;  de  commettre 
un  adultère ,  et  d'approcher  d'un  corps  mort  ;  de 
mentir  pour  tromper  son  prochain ,  et  de  toucher 

(i    Zenrl-AvcsU,  tome  II;    p.    3|3    et    suiv.  —  (a   Ibid. 
ïome  Ij  II  part.  p.  8i. 


DE    LA   VRAIE   RELIGION.  363 

des  ongles  ou  des  cheveux  coupés.  Si  un  Perse  avoit 
craché  dans  le  feu  ,  ou  l'avoit  soufflé ,  ou  y  avoit 
jeté  de  l'eau,  il  se  croiroit  digne  de  l'enfer  ^'\ 

Cette  multitude  de  péchés  ou  d'impuretés  imagi- 
naires, met  les  Perses  dans  la  nécessité  de  recourir 
à  des  purifications  continuelles  ;  les  plus  efficaces 
se  font  avec  l'urine  de  bœuf,  et  ils  ont  le  courage 
d'en  boire  :  la  plupart  de  leurs  cérémonies  sont 
d'une  malpropreté  qui  fait  soulever  le  cœur  ^'\ 
Leur  usage  de  ne  point  enterrer  les  morts ,  mais  do 
les  laisser  corrompre  au  grand  air ,  et  dévorer  par 
les  oiseaux  carnassiers ,  suffiroit  pour  infecter  les 
vivans  dans  des  climats  moins  chauds  et  moins  secs 
que  ceux  de  la  Perse  et  de  l'Inde. 

Les  préceptes  de  charité  et  de  justice  regardent 
tous  les  hommes  ;  mais  selon  la  manière  dont  les 
Perses  les  entendent ,  ils  ne  sont  guerre  applicables 
qu'aux  sectateurs  de  leur  religion.  Une  croyance 
minutieuse,  jointe  à  l'exemple  de  leur  législateur, 
leur  inspire  un  fond  de  mépris  et  d'aversion  pour 
tous  ceux  qui  professent  une  religion  différente.  La 
cruauté  avec  laquelle  ils  punissent  les  criminels , 
quand  ils  en  sont  les  maîtres ,  décèle  en  eux  un 
caractère  atroce  :  on  a  vn  une  mère  servir  elle- 
même  de  bourreau  à  sa  fille ,  qui  s'étoit  laissée 
séduire  '■-.  Prononcer  la  peine  de  mort  indifférem- 
ment pour  des  crimes ,  dont  les  conséquences  ne 
sont  pas  également  pernicieuses ,  est  un  abus  qui 
marque  peu  de  sagesse  et  de  discernement  dans  le 
législateur. 

Si  les  Perses  en  général  paroissent  doux ,  obli- 
geans  ,  sociables  ,  d'un  commerce  sur  et  paisible  , 
cela  vient  moins  de  leur  croyance  et  de  leur  morale, 
que  de  l'état  d'esclavage  et  d'impuissance  où  ils  sont 

(i  Zend-Avesta ,  tome  II,  p.  28  et  suiv.  —    (2   Ibid.  t.    II, 
p.  544.  —  (3  Ibid.'  5  t.  II ,  p.  606,  608. 


56  i  TR.UTÊ 

réduits ,  sous  la  domination  des  Maliométans  qui 
les  haïssent  et  les  méprisent.  Mais  s'ils  étoient  les 
maîtres  dans  une  contrée ,  leur  joug  seroit  aussi 
redoutable  que  celui  des  Musulmans  qui  les  op- 
priment. 

De  quelque  manière  que  l'on  envisage  cette  reli- 
t;ion ,  sa  croyance ,  sa  morale ,  son  culte ,  ses  usages, 
elle  décèle  un  i)euple  esclave ,  ignorant ,  qui  suit 
machinalement  les  opinions  qu'on  lui  a  données  , 
par  un  respect  aveugle  pour  la  tradition  de  ses  pères 
et  l'autorité  de  ses  docteurs. 

Un  de  nos  philosophes ,  qui  connoissoit  mieux 
sans  doute  la  religion  des  Perses  que  ceux-mêmes 
(|ui  l'ont  vu  pratiquer,  affirme  d'un  ton  décisil  , 
que  les  Perses ,  sans  avoir  été  favorisés  d'une  révé- 
lation ,  a  voient  des  idées  plus  saines  ,  plus  nobles  , 
plus  universelles  de  la  divinité  ,  que  les  Hébreux  ; 
qu'ils  ont  toujours  adoré  un  Dieu  unique,  un  Dieu 
universel,  un  Dieu  parfait,  un  Dieu  de  l'univers 
entier.  Zoroastre ,  dit-il .  a  enseigné  le  dogme  des 
peines  et  des  récompenses  de  l'autre  vie  et  du  ju- 
gement dernier ,  d'une  façon  toute  aussi  précise  que 
le  Christ:  il  ne  prétendit  point  être  l'inventeur  de 
ces  doctrines,  ni  les  avoir  découvertes  à  l'aide  d'une 
révélation  particulière.  Il  n'est  point  vTai  que  les 
Perses  croient  le  mauvais  principe  indépendant  du 
bon;  leurs  idées  sont  les  mêmes  que  celles  des  Juifs 
t't  des  chrétiens ,  cpii  admettent  un  Dieu  tout-puis- 
sant ,  et  un  diable  qui  sans  cesse  rend  ses  projets 
inutiles  ^'\ 

Voilà  comme  nos  sublimes  docteurs  savent  tout , 
hans  avoir  rien  appris,  contredisent  sans  pudeur  les 
témoins  oculaires  et  les  monumens.  11  est  faux  que 
Zoroastre  ne  se  soit  point  vanté  d'avoir  eu  une 
révélation  particulière  ;  mais  supposons-le  :  s'il  n  est 

(i  Esprit  du  Ju.laisme  j  c.  lo,  p.  i5i. 


DE   LA   VRXm   RELIGION.  365 

pas  l'inventeur  de  sa  doctrine ,  il  l'a  donc  reçue  par 
tradition  ;  et  cela  paroît  très-probable  ,  lorsqu'on 
fait  attention  qu'il  a  yécu  dans  un  pays  où  les 
Juifs  étoient  très-répandus  :  mais  s'il  a  connu  leur 
croyance,  il  l'a  certainement  altérée  ,  et  ce  qu'il  y 
a  mis  du  sien  ne  l'a  pas  rendue  meilleure.  Il  est 
encore  faux  que  les  Perses  croient  le  mauvais  prin- 
cipe dépendant  du  bon  ;  leurs  livres  attestent  le 
contraire. 

L'auteur  des  cpiestions  sur  l'encyclopédie  ,  con- 
vient qu'on  ne  peut  pas  lire  deux  pages  de  l'abo- 
minable fatras  attribué  à  Zoroastre ,  sans  avoir  pitié 
de  la  nature  humaine;  cependant,  selon  lui,  aucun 
moraliste  ne  nous  a  laissé  une  aussi  belle  maxime 
que  celle  de  ce  législateur  :  Quand  lu  doutes  si  une 
action  est  honne  ou  mauvaise,  abstie?is-toi  de  la 
faire  ^'\  Il  faut  que  notre  philosophe  n'ait  jamais 
lu  le  nouveau  testament  ;  il  y  auroit  vu  le  même 
précepte  en  d'autres  termes  :  Abstenez-vous ,  dit 
saint  Paul .  de  toute  apparence  de  mal.  Toute  ac- 
tion (£ui  n'est  point  selon  la  croyance  que  Vo-n  a , 
est  un  péché  '\ 

§   IV. 

L'auteur  de  la  philosophie  de  l'histoire  a  j)arlé 
aussi  par  inspiration  de  la  religion  des  Perses  ;  il 
ne  la  connoissoit  pas  mieux  que  celle  des  Indiens. 
«  Les  Parsis  ou  les  Perses ,  dit-il ,  prétendoient 
<'  avoir  eu  parmi  eux ,  il  y  a  six  mille  ans ,  un 
«  ancien  Zerdust  ,  un  prophète  c{ui  leur  avoit 
«  appris  à  être  juste ,  à  révérer  le  soleil ,  comme 
«  les  anciens  Chaldéens  avoient  révéré  les  étoiles , 
«  en  les  observant.  Je  me  garderai  bien  d'affirmer 

(i  Quest.  sur  l'encyclop.  Zoroastre.  —  (2  I.  Thess.  c.  5  , 
f .  22.  Rom.  c.  i4  j  i^ >  23. 


566  TR.UTÉ 

«  que  ces  Perses  et  ces  Chaldéens  fussent  si  justes , 
<(  et  de  savoir  précisément  en  quel  temps  vivoit 
u  leur  second  Zerdust ,  qui  rectifia  le  culte  du  so- 
<(  leil  ,  et  qui  lem-  apprit  à  n'adorer  que  le  Dieu  , 
«  auteur  du  soleil  et  des  étoiles  ''\  » 

Il  j  a  ici  presque  autant  de  bévues  que  de  mots, 
i .°  Les  Perses  n'ont  jamais  reconnu  deux  Zerdust 
ou  Zoroastre  ;  ils  ne  connoissent  que  celui  dont  ils 
suivent  actuellement  la  doctrine.  Ils  ne  prétendent 
point  qu'il  ait  vécu  il  y  a  6000  ans  :  on  voit  par  ses 
ouvrages  mêmes  et  par  ceux  de  ses  disciples  ,  cpi'il 
a  vécu  sous  Hystaspes;  qu'ainsi  sa  religion  n'a  pas 
plus  de  24:00  ans  d'antiquité.  2."  Il  est  absurde  de 
distinguer  les  adorateurs  du  soleil  d'avec  les  ado- 
rateurs des  étoiles  ;  le  soleil  a  toujours  été  le  prin- 
cipal objet  du  sabisme  ,  ou  de  ceux  qui  ont  révéré 
les  astres.  Zoroastre ,  loin  d'apprendre  à  ses  sec- 
tateurs à  révérer  le  soîeil ,  a  voulu  au  contraire 
détruire  la  religion  des  Cbaldéens  ,  qui  adoroient 
les  astres  en  général ,  par  conséquent  le  soleil  et 
les  étoiles.  3.^  Zoroastre  n'a  point  recommandé  à 
ses  disciples  de  n'adorer  que  Dieu  :  Ormudz  , 
principal  objet  de  l'adoration  des  Perses  ,  n'est 
})as  Dieu  ,  mais  une  créature.  C'est  sans  doute  un 
abus  grossier  de  leur  part  de  reconnoître  un  Dieu 
suprême ,  et  de  borner  leur  culte  à  un  être  créé  : 
voilà  ce  qu'un  pliilosophe  instruit  aiu'oit  remarqué. 
•K^  Les  Perses  ,  outre  les  honneurs  qu'ils  rendent  à 
Ormudz  ,  invoquent  encore  tous  les  êtres  naturels 
et  imaginaires,  toutes  les  parties  de  l'univers  sans 
exception  :  il  est  donc  faux  que  Zoroastre  leur  ait 
appris  à  ne  rendre  leur  culte  qu'à  Dieu. 

«  Zerdust ,  continue  le  philosophe  ,  écrivit  ou 
«  commenta,  dit-on,  le  livre  du  Zend ,  que  les 
«  Parsis  ,  dispersés  aujourd'hui  dans  l'Asie  ,  ré- 

(1  Philos,  tic  riiist,  cil. 


DE   LA.   YR-VIE   RELIGION.  067 

<■  vèrent  comme  leur  bible.  Ce  livre  est  peut-être 
u  le  plus  ancien  du  monde  après  les  cinq  Kings 
«  chinois  ;  il  est  écrit  dans  la  langue  sacrée  des 
«  Chaldéens.  » 

Nouvelles  erreurs.  Les  livres  Zend  sont  les  Zend- 
Avesta ,  que  M.  Anquetil  nous  a  donnés  ;  Zoroastre 
n'en  est  point  le  commentateur ,  mais  l'auteur  : 
cest  la  croyance  constante  des  Perses.  Ces  livres 
ni  ceux  des  Chinois  ,  ne  sont  point  les  plus  anciens 
qu'il  y  ait  au  monde  ;  ceux  de  Moïse  les  ont  pré- 
cédés de  plusieurs  siècles.  Le  Zend  n'est  point  la 
langue  sacrée  des  Chaldéens  ;  c'étoit ,  du  temps  de 
Zoroastre  ,  la  langue  vulgaire  des  Perses  et  des 
peuples  qui  demeuroient  à  l'occident  de  la  mer 
Caspienne  <^'\ 

<(  Je  m'en  rapporte  ,  ajoute  le  critique  ,  au 
«  Sadder  ,  à  cet  extrait  du  Zend ,  qui  est  le  ca- 
«  téchisme  des  Parsis.  J'y  vois  que  ces  Parsis 
f  croy oient  depuis  long- temps  un  Dieu ,  un  dia- 
«  ble ,  une  résurrection  ,  un  paradis ,  un  enfer. 
«  Ils  sont  les  premiers  ,  sans  contredit  ,  qui  ont 
«  établi  ces  idées  ;  c'est  le  système  le  plus  an- 
«  tique,  et  qui  ne  fut  adopté  par  les  autres  na- 
«  tions  qu'après  bien  des  siècles ,  puisque  les 
«  Pharisiens ,  chez  les  Juifs ,  ne  soutinrent  hau- 
«  tement  l'immortalité  de  l'âme  et  le  dogme  des 
«  peines  et  des  récompenses  après  la  mort ,  que 
<^  vers  le  temps  d'Hérode.  » 

Rien  de  vrai  dans  tout  cela.  Le  Sadder  n'est 
point  le  catéchisme  des  Parsis  :  c'est  un  recueil 
de  morale  et  de  cérémonies  qui  n'a  été  fait  qu'en 
14^5  ^'^  ;  il  n'a  pas  trois  cents  ans  d'antiquité. 
Les  Parsis  n'ont  pas  attendu  jusqu'à  cette  époque 
pour  avoir  un  catécliisme.   Puisque  la  crojance 

(1  Zend-AvesU  ,  t.  I ,  IL  part.  p.  425  et  suiv.  —  (2  Ihid. 
p.  34. 


368     "  TRAITÉ 

li'un  paradis  et  d'un  enfer  est  le  système  le  plus 
antique ,  les  Parsis  n'en  sont  pas  les  premiers 
auteurs  ,  eux  qui  datent  seulement  de  55o  ans 
avant  Jésus -Christ.  Les  Juifs  étoient  alors  ré- 
pandus dans  la  Chaldée ,  dans  la  Médie  ,  sur  les 
côtes  de  la  mer  Caspienne  ;  ils  avoient  les  livres 
de  Moïse  qui  leur  ont  transmis  la  croyance  des 
patriarches  ,  et  ceux  -  ci  croyoient  l'immortalité 
de  l'àme  :  nous  l'avons  déjà  fait  voir  ,  nous  y 
reviendrons  encore.  Selon  la  plupart  des  incré- 
dules ,  les  Juifs  ont  puisé  cette  doctrine  chez  les 
Chaldéens  pendant  la  captivité  :  notre  auteur, 
plus  savant  qu'eux  tous ,  prétend  que  les  Juifs  ne 
l'ont  connue  que  vers  le  temps  d'Hérode.  Tout  au 
contraire ,  c'est  vers  ce  temps-là  que  les  Sadu- 
céens  commencèrent  à  la  nier.  Les  Chinois ,  les 
Egyptiens ,  les  Indiens  ,  ont  cru  l'immortalité  de 
l'âme  long-temps  avant  les  Parsis  ;  nous  l'avons 
va  :  cette  croyance  est  aussi  ancienne  que  le 
monde  ;  elle  se  trouve  chez  tous  les  peuples  sans 
exception. 

«  Remarquons  encore,  dit-il  ,  que  le  baptême, 
«  l'immersion  dans  l'eau  ,  })Our  purifier  l'àme  par 
«  le  corps  ,  est  un  des  préceptes  du  Zend.  La 
<(  source  de  tous  les  rites  est  venue  peut-être  des 
«  Persans  et  des  Chaldéens  ,  jusqu'aux  extrémités 
«  de  l'occident.  » 

Fausse  conjecture.  Il  y  avoit  des  rites  chez  les 
Egyptiens ,  chez  les  Chinois  ,  chez  les  Imlicns , 
chez  les  Phéniciens ,  avant  que  les  livres  de  Zo- 
rcasire  fussent  écrits  ;  Moïse  avoit  prescrit  aux 
Juifs  des  purifications  plus  de  900  ans  auparavant  ; 
les  Grecs  en  usoient  au  temj)s  d'Homère  ,  et  celui- 
ci  a  précédé  Zoroastre  de  plusieurs  siècles.  Tous  les 
]>euples  ,  sur-tout  ceux  des  climats  méridionaux  , 
oiit  connu  ce  symbole,  parce  qu'il  est  naturel  et 


DE   LA   VUAIE   RELIGION.  669 

énergique.  On  ne  l'a  point  employé  dans  les  pre- 
miers temps  jiour  purifier'  l'âme  par  le  corps , 
mais  pour  reconnoître  ,  en  se  lavant  le  corps  ,  que 
l'on  avoit  besoin  de  purifier  l'àme  par  la  pénitence 
et  par  le  changement  de  yie.  Si  les  Indiens  ont  cru 
que  l'eau  du  Gange  avoit  la  vertu  de  purifier  l'àme , 
c'est  une  erreur  et  un  abus  qu'il  ne  faut  pas  imputer 
à  toutes  les  religions. 

s  V. 

Des  Perses  notre  philosophe  passe  aux  Babylo- 
niens. 11  accuse  de  mensonge  Hérodote  ,  qui  a  dit 
qu'à  Babylone  les  femmes  étoient  obligées  de  se 
prostituer  une  fois  aux  étrangers  dans  le  temple  de 
Mylitta  ou  de  Vénus  ^'\  Cette  infamie  ,  dit-il ,  ne 
peut  être  dans  le  caractère  d'un  peuple  policé. 

Mais  le  récit  d'Hérodote  est  confirmé  par  Stra- 
bon  ^'^  ;  le  prophète  Jérémie  écrivant  aux  Juifs  de 
Babylone,  les  prévient  contre  ce  désordre  "'.  Voil-» 
trois  auteurs  qui ,  en  diôërens  temps  et  en  dififé- 
rens  lieux ,  attestent  la  même  chose.  Lucien  dit 
qu'à  Biblos  en  Egypte,  pendant  la  fête  lugubre 
d'Adonis ,  les  femmes  qui  ne  vouloient  pas  faire 
couper  leurs  cheveux ,  étoient  obligées  de  se  pro- 
stituer aux  étrangers  ^^\  Justin  attribue  la  même 
infamie  aux  femmes  de  Cypre  à  l'honneur  de 
Vénus  ^\  Valére-Maxime  dit ,  que  la  même  cou- 
tume régnoit  à  Sicca  en  Afrique  ''^'.  Saint  Augustin 
l'attribue  encore  aux  femmes  de  Phénicie  ''^'.  Les 
voyageurs  modernes  ont  trouvé  des  peuples  réunis 
en  société ,  qui  offrent  aux  étrangers  leurs  sœurs  et 

(1  Hérodote,  1.  1  ,  $  199.  —  (2  Strabon  ,  1.  16,  p.  1081.  •— 
(3  Baruch,  c.  6  ,    ;^.  42,   —  (4  Lucien,  de  ded   Syriâ.    — 
('j  Justiu.  L  22.  —  (6  Yal.-Max.  I.  2,  c.  6.  —  (7  S.  Au?,  d^ 
lu.  Uei  ,  L  4  ,  c.  10. 

1.  j6. 


570  TR.UTÈ 

leurs  filles  '\  Les  Babyloniennes  n'ont  donc  pas 
été  les  seules  coupables  de  ce  commerce  honteux. 

Si  l'on  ne  doit  ajouter  aucune  foi  aux  historiens, 
lorsqu'ils  rapportent  des  coutumes  abominables 
établies  chez  les  anciens  peuples^  on  ne  doit  pas 
donner  plus  de  croyance  aux  voyageurs  quoique 
témoins  oculaires.  Pourrions-nous  croire  le  culte 
infâme  cpie  les  Indiens  rendent  au  Lingam .  l'épreu- 
ve honteuse  à  laquelle  se  soumettent  les  filles  des 
Bramines ,  si  ces  faits  n'étoient  attestés  par  des 
témoins  de  toutes  les  nations  qui  n'ont  pu  avoir 
aucun  intérêt  de  nous  tromper  ?  11  est  bon  de  faire 
attention  que  les  Babyloniens  n'étoient  point  sec- 
tateurs de  Zoroastre ,  mais  polythéistes  et  idolâ- 
tres ;  ils  ador oient  Vénus  ,  déesse  de  la  prosti- 
tution. 

«  Je  ne  croirai  pas  davantage ,  dit-il ,  Sextus 
«  Empiricus ,  qui  prétend  que  chez  les  Perses  la 
«  pédérastie  étoit  ordonnée.  » 

Sextus  Empiricus  ne  dit  point  qu'elle  étoit  or- 
donnée ,  mais  qu'elle  étoit  en  usage  ^'\  Plutarque 
le  suppose  dans  le  livre  même  où  il  s'attache  à 
contredire  Hérodote.  Ce  même  désordre  a  été  com- 
mun et  public  chez  les  Chinois  ,  chez  les  Indiens  , 
chez  les  Tartares  ,  chez  les  Grecs  et  chez  les  Ro- 
mains ,  à  la  honte  de  l'humanité  ,  souvent  malgi'é 
les  lois  qui  le  défendoient  :  c'est  un  fait  attesté  par 
les  historiens.  L'histoire  ne  doit  point  être  forg('e 
par  des  raisonnemens  ,  ni  sur  de  [)rétendues  pro- 
babilités ,  mais  appuyée  par  des  témoignages. 

«  Strabon,  continue  l'auteur,  dit  que  les  Perses 
n  épousoient  leurs  mères  ;  une  telle  loi  n'est  pas 
u  croyable.  » 

11  n'est  pas  question  d'une  loi ,  mais  d'un  abus 

(,  Voyage  de  Banckselde  Solander,  tome  II,  c.  i;,  p.  \6o. 
^  ^-2  Byi  olipos.  1.  1 ,  c.  i4 ,  p.  38. 


DE  LV   VIL^IE   RELIGION.  574 

énortne  passé  en  coutume,  et  dont  on  ne  rougissoit 
plus.  Sextus  Empiricus ,  Dion  Chrysostome ,  un 
autre  philosophe  nommé  Sextus,  confirment  ce  que 
dit  Strabon  ,  et  attribuent  ce  désordre  à  la  \ie 
molle,  efféminée,  voluptueuse  des  Perses  ^'■' ;  l'em- 
pereur Julien  dépose  du  même  fait  ^'^  :  Plutarque 
dit  qu'Alexandre  réforma  ce  désordre  ^^\ 

L'auteur  de  la  philosophie  de  l'histoire ,  réfuté 
sur  tous  les  chefs  par  des  preuves  sans  réplique  ,  a 
répondu  par  des  plaisanteries  et  par  des  injures , 
dernière  ressource  d'un  philosophe  confondu.  Il 
n'en  a  pas  moins  répété  ses  rêveries  dans  les  ques- 
tions sur  l'encyclopédie  ^"'^  Là ,  ces  écrivains ,  si 
zélés  pour  la  pureté  des  mœurs  des  Babyloniens , 
avouent  toutes  les  turpitudes  des  Egyptiennes  de 
Mendès ,  dont  nous  avons  parlé  dans  l'article  I  de 
ce  chapitre  ;  il  réfute  ainsi  le  principe  sur  lequel  il 
s'est  fondé  ,  que  de  pareilles  infamies  ne  peuvent 
être  dans  le  caractère  d'aucun  peuple  policé.  Mais 
cette  contradiction  n'est  pas  sans  motif:  dans  la 
philosophie  de  l'histoire  ,  il  vouloit  justifier  les  Ba- 
byloniens contre  la  censure  de  Jérémie;  et  dans  les 
questions,  il  avoit  dessein  de  faire  retomber  sur  les 
Juifs  les  turpitudes  des  Egyptiens.  La  philosophie 
de  nos  adversaires ,  en  fait  d'histoire ,  consiste  à 
dire  le  pour  et  le  contre,  selon  l'intérêt  du  moment. 

On  peut  consulter  sur  les  mêmes  faits  Leland  , 
dans  sa  nouvelle  démonstration  évangélique ,  et 
Goguet ,  dans  l'origine  des  lois ,  des  sciences  et  des 
arts. 

Un  autre  philosophe  nous  apprend  qu'au  Japon 
il  y  a  une  secte  qui  se  livre  à  l'impudicité  par  motif 

(  Supplément  à  la  philosophie  de  l'histoire,  page  86  et  suiv. 
—  (2  Dansas.  Cyrille  ,  1.  4 ,  p.  i38.  —(3  De  la  fort.  d'Alëxand. 
1.  1,  n.°  3. — (4  Quest.  sur  TEncycIop.  j^mour  socratique , 
Babel ,  Doues.  ^ 


ti'1  TRAITE 

de  religion  :  pour  la  perfection  de  nos  mœurs,  il 
voudroit  que  cette  abomination  fut  établie  par- 
tout ^'-.  Pendant  que  l'on  juge  qu'une  telle  infamie 
ne  peut  être  dans  le  caractère  d'un  peuple  policé , 
l'autre  décide  qu'elle  devroit  faire  partie  de  la  po- 
lice. Tels  sont  les  hommes  qui  s'érigent  aujourd'hui 
en  précepteurs  des  nations. 


ARTICLE  V. 


DE   LA   HELIGIOX   DES    GRECS   ET   DES   ROMALN'S. 


§1- 

J_jES  plus  anciens  monumens  que  nous  ayons  pour 
nous  instruire  de  la  religion  grecque  ,  sont  les 
j)oémes  d'Homère  et  d'Hésiode:  ils  parlent  du  poly- 
théisme comme  d'une  croyance  établie  chez  eux 
depuis  long-temps  ,  et  beaucoup  plus  ancienne 
qu'eux.  Cependant,  plusieurs  siècles  après,  les  écri- 
vains de  la  Grèce  attestoient  encore,  que,  dans  les 
premiers  âges ,  on  n'adoroit  point  cette  multitude 
de  divinités  dont  parlent  Hésiode  et  Homère  ;  ils 
accusent  même  ces  deux  poètes  d'avoir  contribué 
à  établir  et  à  confirmer  l'erreur. 

Au  commencement  de  cette  première  partie  de 
notre  ouvrage  ,  nous  avons  prouvé ,  par  le  témoi- 
gnage des  historiens ,  des  philosophes ,  d'Hésiode 
lui-même ,  que  les  premiers  habitans  de  la  Grèce 

(i  llist.  dfs  élabliss.  des  Europt'eiis  dans  les  Indes,  l.  i, 
p.  io3  et  \o\. 


DE  LA  YR-ME  RELIGION.  5; 3 

ne  connoissoient  et  n*ador oient  qu'un  seul  Dieu. 
En  traitant  de  la  religion  des  Egyptiens ,  nous  avons 
exposé  la  suite  des  idées  fausses ,  par  lesquelles  les 
Grecs  et  les  autres  peuples  sont  devenus  polythéistes 
et  idolâtres,  et  nous  avons  établi  plus  au  long  cette 
même  théorie  dans  un  autre  ouvrage  ^''.  Ainsi  les 
Grecs ,  loin  d'épurer  leur  religion  à  mesure  qu'ils 
sont  devenus  plus  éclairés ,  n'ont  fait  qu'en  au- 
gmenter l'absurdité  et  la  corruption  ;  les  fables  et 
les  abus  sont  toujours  allés  en  croissant. 

Plusieurs  auteiurs  prétendent  que  la  religion  des 
Romains  ,  dés  la  fondation  de  leur  ville ,  fut  la 
même ,  pour  le  fond  ,  que  celle  des  Grecs  ;  mais 
cette  opinion  ne  s'accorde  point  avec  ce  que  les 
Romains  eux-mêmes  racontoient  de  Numa ,  qu'il 
leur  avoit  appris  à  envisager  la  divinité  comme  un 
être  éternel  et  invisible ,  vers  lequel  on  ne  peut 
s'élever  que  par  la  pensée  ;  qu'il  leur  avoit  défendu 
de  représenter  Dieu  par  aucune  image  corporelle  '\ 
Cette  doctrine  est  aussi  incompatible  avec  le  poly- 
théisme, qu'avec  l'idolâtrie. 

Que  les  Romains  aient  adopté  plus- tôt  ou  plus 
tard  les  idées  et  les  dieux  des  Grecs  ,  cela  est  indif- 
férent au  fond  de  la  question.  Nous  conviendrons 
encore  ,  si  l'on  veut ,  de  ce  qui  est  dit  dans  l'ency- 
clopédie,  qu'en  adoptant  la  théologie  ou  la  mytho- 
logie des  Grecs  ,  les  Romains  en  retranchèrent 
d'abord  ce  qu'elle  avoit  de  plus  révoltant  ;  qu'ils 
voulurent  des  dieux  i)lus  respectables  ,  des  dogmes 
j)lus  sensés,  un  merveilleux  moins  fanatique,  un 
culte  plus  sage  ^^'.  Il  n'est  pas  moins  vrai  qu'à  la 
longue ,  en  apprenant  les  sciences  et  les  arts  des 
Grecs  ,  ils  en  adoptèrent  toutes  les  erreurs  ;  qu'ils 
multiplièrent  à  l'infini  le  nombre  des  dieux  ,  et  les 

(i  Origine  des  dieux  du  Paganisme,  etc. — (aPlutarque, 
vie  de  rSuma.  —  (3  Encj  cl.  Rtlig.  des  Grecs  et  deo  Romaios. 


5;74  TRAITE 

rendirent  encore  plus  méprisables  :  qiie  îeni'  5*eli- 
gion,  loin  de  se  perfectionner  avec  le  temps,  subit 
le  même  sort  que  celle  qui  lui  a\  oit  servi  de  modèle  ; 
qu'à  la  naissance  du  Christianisme,  il  n'y  a  voit  plus 
de  diflfcrence  entre  la  fille  et  la  mère. 

La  multitude  des  dieux ,  que  chaque  peuple  et 
chaque  particulier  pouvoit  forger  à  son  gré  ;  les 
fonctions  viles  et  abjectes  dont  on  les  chargeoit  ; 
les  mauvaises  inclinations  et  les  vices  qu  on  leur 
attribuoit  ;  les  moyens  absurdes  et  souvent  cri- 
minels par  lesquels  il  falloit  les  honorer,  tout  con- 
tribuoit  à  dégrader  la  divinité ,  à  rendre  la  religion 
ridicule  et  odieuse. 

Comment  ces  deux  peuples ,  devenus  plus  éclairés 
par  la  culture  des  sciences ,  des  arts ,  de  la  légis- 
lation, de  la  philosophie,  ont-ils  pu  conserver  une 
religion  monstrueuse  formée  par  leurs  ancêtres 
ignorans  ?  Comment ,  dans  la  multitude  des  sages  , 
qui  ont  paru  pai'mi  eux  pendant  plus  de  huit  cents 
ans ,  ne  s'en  est-il  trouvé  aucun  qui  ait  travaillé  à 
établir  une  croyance  et  un  culte  plus  raisonnables? 
Comment ,  lorsque  l'évangile  a  été  annoncé ,  et 
l'unité  de  Dieu  prêchée  par-tout ,  ces  mêmes  philo- 
sophes se  sont-ils  obstinés  à  maintenir  le  poly- 
théisme et   à  justifier   l'idolâtrie  ?  C'est  à  leurs 
successeurs ,  non  moins  entêtés  qu'eux ,  de  nous 
expliquer  ces  phénomènes.  XI  en  résulte  évidem- 
ment qu'une  religion  pure  et  sensée  ne  fut  jamais 
l'ouvrage  des  hommes  ;  si  la  raison  humaine  étoit 
capable  de  ce  prodige,  il  auroit  dii  s'opérer  dans  la 
Grèce  et  en  Italie.  Vingt  siècles  auparavant ,  nous 
le   trouvons   dans  un   coin  de  l'Asie  parmi  des 
hommes  encore  très-grossiers  ;  vainement  nous  le 
cherchons  par-tout  ailleurs.  11  faut  donc  que  Dieu- 
lui-même  enseigne  aux  hommes,  par  la  révélation , 
les  dogmes ,  le  culte ,  la  morale ,  capables  de  les 


DE    LA   \Tl.\IE   RELIGION.  3r5 

rendre  sages  et  vertueux  ;  qu'il  maintienne  ce  dé- 
pôt par  une  providence  continuelle ,  sans  quoi  le 
tout  ne  tardera  pas  d'être  méconnu  et  altéré.  Des 
conjectures  .  des  raisonnemens  philosophiques  ,  ne 
prouveront  jamais  rien  contre  une  expérience  cons- 
tante. 

§u. 

La  religion  païenne ,  loin  de  contribuer  à  ren- 
forcer la  morale ,  la  détruisoit  par  le  principe  ;  elle 
ne  présentoit  aux  hommes  que  des  dieux  vicieux  à 
imiter.  Il  j  eut  sans  doute,  parmi  les  païens .  des 
hommes  sages  et  vertueux  ;  mais  ils  ne  puisoient 
pas  dans  leur  religion  les  principes  de  leur  conduite  ; 
un  naturel  heureux  ,  un  sens  droit ,  un  caractère 
ennemi  du  trouble  et  de  la  bassesse  des  passions , 
l'amour  de  la  gloire  et  de  l'estime  publique ,  opé- 
roient  en  eux  ces  heureux  efiéts  :  mais  le  commun 
des  hommes  a  besoin  d'un  autre  mobile  pour  se 
porter  à  la  vertu. 

C'étoit  une  maxime  établie  chez  les  philosophes  ^ 
que  l'on  devoit  demander  aux  dieux  la  santé ,  la 
prospérité ,  les  richesses  ;  mais  que  l'homme  devoit 
se  donner  à  lui-même  la  sagesse  et  la  vertu  '^ 

«  Quelle  relation  y  a-t-il  ,  dit  Cicéron  ,  entre 
a  le  culte  des  dieux  et  nos  devoirs?  A-t-on  jamais 
«  consulté  un  aruspice  sur  la  conduite  que  l'on 
«  doit  observer  envers  les  par  en  s ,  les  frères ,  les 
«  amis  ,  sur  l'usage  que  l'on  doit  faire  des  biens  , 
«  des  honneurs,  de  l'autorité?  Ce  soin  regarde  les 
«  sages  ,  et  non  les  ministres  du  culte  divin  ^'\  » 
Ce  même  philosophe ,  traitant  des  fondemens  de 
la  morale,  pose  pour  principe,  que  l'obligation  de 

(i  Cic.  de  Hat.  dcor.  1.  3.  n.»  87  ,88.  Horace,  I.   i.  Ep.  i8. 
Se'aeque,  lettre  \i*  —  (2  ILid.  de  diym.  L  x. 


o;6  TRAITE 

pratiquer  la  vertu  n'est  point  fondée  sur  la  crainte 
d'encourir  la  colère  des  dieux ,  ni  d'en  être  puni , 
mais  sur  la  justice  et  la  bonne  foi  :  «  Tous  les 
«  philosophes  ,  dit-il  ,  tant  ceux  qui  croient  la 
«  providence,  que  ceux  qui  la  nient,  conviennent 
«  que  Dieu  ne  se  met  en  colère  contre  personne , 
((  et  qu'il  ne  fait  de  mal  à  qui  que  ce  soit  ^'\  » 
Ainsi  l'on  demandoit  aux  dieux  la  santé  ,  la  pros- 
j)érité  ,  les  richesses  ,  non  comme  une  récompense 
de  la  vertu ,  mais  comme  le  salaire  du  culte  exté- 
rieur qu'on  leur  rendoit. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  les  pères  de  l'église 
ont  reproché  aux  païens  ce  défaut  essentiel  de  leur 
religion.  Saint  Augustin  leur  prouve  par  le  fait  et 
par  les  principes ,  que  jamais  leurs  dieux  n'ont 
donné  aux  hommes  des  leçons  de  vertu.  Il  leur  de- 
mande dans  quelle  école  ils  ont  enseigné  une  morale 
divine ,  et  qui  sont  ceux  de  qui  on  peut  l'appren- 
dre *\  Or,  une  religion  qui  ne  contribue  point  à 
rendre  l'homme  vertueux,  ne  sert  à  rien. 

K  A  quoi  aboutit ,  disoit  Lactance  ,  le  culte  su- 
«  perstitieux  que  l'on  rend  aux  dieux?  quel  en  est 
<*  le  principe ,  le  but ,  l'utilité  ?  quels  motifs  peuvent 
«  engager  ses  sectateurs  à  le  conserver  et  à  le 
H  défendre?  Je  n'y  vois  que  des  rites  extérieurs.  La 
«  vraie  religion  est  mieux  d'accord  avec  elle-mé- 
«  me  ;  elle  nous  enseigne  la  justice  ;  elle  nous  suit 
«  par-tout ,  parce  qu'elle  est  dans  le  cœur,  et  qu'elle 
<(  offre  à  Dieu  le  sacrifice  de  l'esprit.  Là ,  on  n'exige 
«  que  le  sang  des  bétes ,  la  fumée  de  l'encens  ,  les 
a  libations  et  les  offrandes  :  ici  ,  Dieu  nous  de- 
«  mande  un  cœur  vertueux ,  une  vie  pure ,  une 
«  ame  innocente.  Dans  les  temples  des  dieux  on 
«   voit  des  adultères,  des  femmes  perdues,  des  im- 

(i  De  Officils,  1.  3  ,  c.  29.  —  (2  S.  Aug.  de  Ci?.  Dii ,  I.  2 , 
c   4  <it6  :  1.  5,  c.  27. 


DE    LA   MIAIE   RELIGION.  5^7 

«  pudiques ,  des  gladiateurs ,  des  ravisseurs  du  bien 
«  d'autrui ,  des  empoisonneurs,  qui  ne  demandent 
«  autre  chose  que  l'impunité  de  leurs  crimes  :  les 
«  adorateurs  du  vrai  Dieu  ne  croient  aucun  péché 
«  permis.  Si  quelqu'un  s'approche  des  autels  avec 
«  une  conscience  souillée ,  il  entend  les  menaces 
<(  d'un  Dieu  qui  voit  le  fond  des  cœurs,  qui  déteste 
«  le  mal ,  qui  commande  la  justice  et  la  bonne  foi  ; 
«  il  lui  est  impossible  de  faire  des  prières  injustes, 
«  ou  de  former  des  vœux  criminels  ' '\  »  Tels  étoient 
néanmoins  ceux  que  faisoient  les  païens  dans  leurs 
temples  ;  Ovide  et  Pétrone  en  sont  témoins. 

Nous  convenons  que  plusieurs  sages  parmi  les 
païens ,  ont  senti  l'abus  de  leur  religion  ,  et  ont 
tâché  de  le  corriger.  Zaleucus ,  dans  le  prologue  de 
ses  lois ,  Cicéron ,  dans  ses  livres  des  lois,  avertissent 
que  l'on  doit  adorer  les  dieux  avec  un  cœur  pur  ; 
les  poètes  mêmes ,  Perse ,  Juvénal  ,  Pétrone  ,  et 
d'autres,  reprochent  aux  païens  leurs  vœux  merce- 
naires et  injustes,  leur  piété  apparente  et  hypocrite  : 
mais  ces  leçons,  quoique  très-sensées  et  très-éner- 
giques, ne  pou  voient  et  ne  dévoient  produire  aucun 
efiet. 

1.°  C'étoit  une  contradiction  ,  avec  la  maxime 
de  Cicéron  lui-même  et  des  autres  philosophes  , 
que  les  dieux  ne  punissoient  point  le  crime  ,  que 
les  méchans  n'avoient  rien  à  redouter  de  la  colère 
divine;  d'où  il  s'ensuivoit  clairement  que  l'homme 
vertueux  n'avoit  rien  à  espérer  non  plus  de  leur 
])ienveillance.  Les  dieux  exigeoient  de  l'encens  et 
des  offrandes ,  rien  de  plus  5  on  les  servoit  à  leur 
gré. 

2.°  Une  morale  pure  étoit  encore  plus  opposée 
à  la  croyance  vulgaire ,  à  ce  qu'on  racontoit  des 

(i  Lact.  Divin.  Inst.  L  5,  c.  19.  Euseb.  Praep.  Evang.  l.  4- 
Dcraoustr.  1.  5,  Fraef.  S.  Athau.  Orat.  contra  geiilts. 


3'/ 8  TRAITÉ 

crimes  commis  par  les  dieux  ;  crimes  consacr^^s 
par  le  culte  public  .  par  les  fêtes  et  les  cérémonies 
païennes  '\  Les  dieux  pouvcient-ils  désapprouver 
dans  leurs  adorateurs  une  conduite  qu'ils  s'étoient 
eux-mêmes  permise  ?  Pouvoit-on  plaire  ,  par  la 
chasteté ,  à  Vénus ,  déesse  de  l'incontinence ,  et 
qui  inspiroit  l'amour  impudique  -,  par  la  probité  , 
à  Laverne  et  à  ^lercure .  protecteurs  des  iiloux  et 
des  voleurs  ;  par  la  doucem' ,  à  Mars ,  dieu  de  la 
guerre  et  de  la  vengeance  ;  par  la  sobriété  ,  à 
Bacchus ,  dieu  du  vin  et  patron  des  intempérans  ? 
Toute  morale  qui  ne  sort  i)Oinl  du  fond  même  de 
la  religion  ,  ou  qui  la  contredit ,  doit  nécessaire- 
ment être  vaine  et  sans  eftet. 

3.°  Quand  les  maximes  des  sages  auroient  été 
mieux  liées  avec  les  opinions  dominantes  ;  quand 
elles  auroient  porté  sur  un  fondement  solide ,  le 
peuple  ne  pouvoit  en  être  suffisamment  instruit.  Il 
n'y  avoit  pas  des  hommes  chargés  par  état  de  lui 
enseigner  la  morale  ;  les  prêtres  ne  lui  apprenoient 
que  les  pratiques  extérieures  du  culte  ;  les  spécu- 
lations des  philosophes  n'étoient  pas  à  sa  portée  ; 
jamais  il  n'a  été  admis  à  fréquenter  leurs  écoles.  Il 
étoit  donc  condamné  à  ignorer  ses  devoirs  ,  ou  du 
moins  à  n'en  avoir  que  les  notions  vagues ,  que 
l'instinct  naturel  donne  à  tous  les  honmies. 

Un  défaut  non  moins  essentiel ,  c'est  que  ,  chez 
les  païens,  la  morale  n'étoit  soutenue  par  aucune 
sanction  divine  clairement  connue  ;  le  peuple  n'a- 
voit  aucune  certitude  des  peines,  ni  des  récom- 
penses de  l'autre  vie.  Les  fables  ,  pai'  lesquelles  les 
poètes  avoient  défiguré  la  croyance  des  enfers  , 
n'étoient  propres  qu'à  la  rendre  ridicule  et  à  ré- 
volter tout  homme  sensé.  Etre  privé  de  la  sépul- 
ture ,  étoit  un  plus  grand  malheur  que  de  mourir 
(i  V.  1(5  fàsies  d'Ovide. 


DE   LA   VR-UE   RELIGION.  5^9 

dans  la  pratique  actuelle  du  crime  ;  les  supplices 
du  Tartare  n'étoient  destinés  qu'aux  scélérats  qui 
avoient  effrayé  la  société  par  leurs  forfaits.  La 
peinture  des  Champs-Elysées  n'est  pas  assez  at- 
trayante pour  engager  l'homme  à  vaincre  ses  pas- 
sions ;  le  désir  de  revoir  la  lumière  ,  dont  on  sup- 
posoit  que  les  morts  étoient  possédés ,  ne  prouvoit 
pas  que  leur  sort  fiit  digne  d'envie  ,  ou  valût  la 
peine  d'être  acheté  par  de  grands  sacrifices.  D'ail- 
leurs ,  qui  avoit  révélé  aux  poètes  les  mystères  du 
royaume  de  Pluton  ?  Sur  quelle  preuve  appuyoient- 
ils  le  tableau  bizai're  qu'ils  osoient  en  tracer  ? 
Juvénal  atteste  que  de  son  temps  personne  n'y 
croyoit  plus. 

L'enfer  des  anciens  ,  dit  un  célèbre  philosophe , 
n'étoit ,  à  proprement  parler ,  qu'un  purgatoire. 
Après  mille  ans  d'expiation  ,  les  âmes  alloient 
boire  de  l'eau  du  Léthé  ,  et  demandoient  instam- 
ment à  rentrer  dans  de  nouveaux  corps  ,  et  à 
revoir  la  lumière  du  jour.  C'étoit  faire  un  très- 
mauvais  marché  ,  je  l'avoue ,  que  de  revenir  au 
monde.  Car ,  qu'est-ce  que  vivre  encore  sur  la 
terre  pendant  66  ans  ,  tout  au  plus ,  et  y  souffrir 
les  maux  ordinaires  de  l'humanité  ,  pour  aller 
encore  ensuite  passer  mille  ans  à  recevoir  la  dis- 
cipline dans  les  enfers  ?  Il  n'y  a  point  d'âme  à  mon 
gré  qui  ne  se  lassât  de  cette  éternelle  vicissitude  , 
d'une  vie  si  courte ,  et  d'une  si  longue  pénitence  *'>. 

La  morale  des  païens  n'étoit  donc  fondée ,  ni  sur 
des  raisonnemens  clairs  et  solides  ,  ni  sur  l'exemple 
des  dieux,  ni  sur  des  avantages  certains  pour  la  vie 
présente ,  ni  sur  une  foi  ferme  de  la  vie  future  ;  elle 
n'étoit,  ni  simple ,  ni  constante,  ni  populaire. 


(i  Quest.  sur  TEDCycIop.  Résurrection. 


JûO  TRAITE 

§  ni. 

Oserons-nous  parler  du  culte  religieux  du  paga- 
nisme ,  sans  crainte  de  souiller  notre  plume  par 
des  détails  indécens?  Nous  sommes  forcés  d'en 
supprimer  une  partie.  Les  pères  de  l'église  ont  pu  . 
sans  danger  ,  reprocher  aux  païens  des  désordres 
qui  étoient  publics ,  et  dont  personne  ne  rougis- 
soit  ;  mais  il  n'est  plus  permis  de  rappeler  un  sou- 
venir capable  d'alarmer  la  pudeur. 

Les  dieux  étoient  honorés  par  des  offrandes,  par 
des  libations  ,  par  l'immolation  des  animaux  ;  Ton 
sait  à  quel  abus  ces  sacrifices  ont  donné  lieu.  Chez 
la  plupart  des  peuples  connus  ,  les  autels  furent 
souillés  du  sang  des  humains  ;  une  superstition 
barbare  étouffa  les  senti  mens  les  plus  vifs  de  la 
nature  ;  on  \it  les  pères  et  les  mères  ,  dans  des 
calamités  publiques  ,  immoler  aux  dieux  leurs 
'propres  enfans  ^'\ 

DâïisV  article  Relig  ion  des  Grecs  et  des  Romains 
de  l'encyclopédie  ,  on  a  soutenu  que  Rome  n'offrit 
jamais  de  ces  sacrifices  barbares,  qu'aucune  vic- 
time humaine  ne  souilla  leurs  autels.  Mais ,  dans 
l'article  Idolâtrie ,  on  reronnoit  que  les  Romains 
eux-mêmes  tombèrent  dans  ce  crime  de  religion  ; 
et  Plutarque  rapporte  qu'ils  immolèrent  deux  Grecs 
et  deux  Gaulois  ,  pour  expier  les  galanteries  de  trois 
Vestales.  On  pourroit  en  citer  d'autres  exemples. 

Les  fêtes  se  célébroioit  par  les  jeux  du  cirque  , 
par  les  spectacles  du  théâtre,  par  des  combats  de 
gladiateurs.  Les  sages  du  paganisme  ,  les  poètes 
mêmes,  ont  déclamé  contre  la  cruauté  et  la  licence 
qui  régnoient  dans  ces  jeux  ;  ils  les  peignent  comme 
une  école  de  barbarie  et  d'impudicité.  A  peine 

(i  Nouv.  dt'raonstr.  Evang.  de  Lelaud  ,  t.  I ,  p.  Zic), 


DE    LA    ATcAIE    RELIGION.  58 1 

osons-nous  lire  dans  les  anciens  ce  qui  se  passoit 
dans  les  bacchanales  ,  dans  les  jeux  fx oraux  ,  dans 
les  mystères  de  la  bonne  déesse  ,  dans  les  fêtes  de 
Vénus  et  de  Cybèle ,  dans  le  culte  d'un  autre  dieu 
plus  infâme  encore.  Il  sembloit  que  la  j)rovidence 
divine  eût  livré  les  Pv.omains  et  les  Grecs .  si  éclairés 
d'ailleurs  ,  à  un  esprit  de  vertige  ,  quand  ils  s'agis 
soit  de  la  religion.  Dans  les  malheurs  publics  ,  on 
vouoit  à  Vénus  un  certain  nombre  de  courtisannes  : 
lorsque  l'état  étoit  menacé  de  quelque  fléau .  un 
mo5-en  efficace  pour  fléchir  la  colère  du  ciel  étoit 
de  dévouer  à  la  mort  un  nombre  de  gladiateurs. 
Dans  les  siècles  moins  corrompus,  on  se  contentoit 
d'aîler  en  cérémonie  ,  et  avec  toute  la  gra\ité  pos- 
sible ,  planter  un  clou  dans  le  mur  du  temple  de 
Jupiter  '^'^ 

Les  temples  étoient  ornés  de  tableaux ,  qui  re- 
pvésentoient  les  aventures  scandaleuses  des  dieux  ; 
on  ne  pouvoit  entrer  dans  ces  lieux  destinés  à  être 
le  sanctuaire  de  la  vertu,  sans  avoir  les  yeux  blessés 
par  l'image  du  vice.  Les  spectacles  étoient  si  indé- 
cens  ,  que  l'empereur  Julien  défendit  aux  prêtres 
païens  d'y  assister.  Pendant  que  l'encens  fumoit 
dans  toute  la  Grèce  à  l'honneur  de  l'amour  impu- 
dique, il  n'y  avoit  pas  un  seul  autel  érigé  à  l'amour 
conjugal  ;  un  païen  même  a  fait  cette  réflexion  . 
Le  lecteur  doit  se  rappeler  ce  qui  a  été  dit  dans 
l'article  précédent  sur  la  prostitution  établie  par 
jnotif  de  religion. 

§  IV. 

Un  philosophe  moderne,  qui  sest  obstiné  dans 
tous  ses  livres  à  justifier  les  païens ,  dit  que  chez 

(i   Mem.  de  Tacad.  des  inscript,  t.  VII   in-12  ,    p.  3oo.   -^ 
(2  Allau.  Deijuos.  1.  i3. 


3o2  TRAITE 

les  Romains  ,  ni  chez  les  Grecs  ,  il  n'y  eut  jamais 
de  temple  dédié  à  Mercure  fripon,  à  Vénus  l'impu- 
dique,  à  Jupiter  l'adultère   '. 

//  ny  en  eut  jamais!  Quoi!  les  temples  dédiés  à 
Laverne  ne  l'étoient  pas  à  la  friponnerie  ?  Vénus 
Migonitis ,  chez  les  Grecs,  étoit-elle  autre  chose 
que  l'impudicité  personnifiée?  Les  autels  de  Jupiter 
Séméléen  ne  rappeloient-ils  pas  le  souvenir  de  ses 
adultères  ?  Athénée ,  Pausanias ,  Ovide  ,  et  cent 
autres  auteurs,  en  sont  garans.  Le  Phallus,  honoré 
dans  les  mystères  de  Bacchus ,  étoit  un  symbole 
abominable. 

Nous  n'entrerons  point  dans  le  détail  des  diffé- 
rentes espèces  de  divination.  C'étoit  un  acte  de 
religion ,  par  lequel  on  consultoit  les  dieux  sur  les 
allai res  les  plus  importantes  ;  mais  aux  yeux  d'un 
homme  sensé,  cette  cérémonie  n'étoit  qu'un  assem- 
blage de  puérilités  propres  à  tourner  le  culte  en 
dérision.  Comment  les  Romains  pouvoient-ils  se 
figurer  que  les  dieux  avoient  écrit  l'avenir  dans  les 
entrailles  d'une  victime  ;.  qu'ils  l'annonçoient  par 
le  chant  ou  par  le  vol  d'un  oiseau,  par  rap])étit  des 
poulets  sacrés,  par  le  premier  objet  qu'un  homme 
rencontroit  en  sortant  de  sa  maison?  Cicéron  fait 
5ur  ce  sujet  des  réflexions  fort  sensées  ,  mais  très- 
humiliantes  pour  la  philoso])hie. 

«  Autant  il  est  nécessaire,  dit-il,  d'étendre  et 
«  d'affermir  la  religion  par  la  connoissance  de  la 
«  nature  .  autant  il  faut  déraciner  la  superstition. 
«  Ce  monstre,  toujours  attaclié  sur  nos  pas,  nous 
«  poursuit  et  nous  tourmente  ;  si  on  entend  un 
«  devin  ,  si  un  présage  fra[)pe  nos  oreilles ,  si  on 
<(  offre  un  sacrifice ,  si  on  élève  les  yeux  vers  le 
«  ciel ,  si  on  rencontre  un  astrologue  ou  un  augure  : 
«  s'il  fait  un  éclair ,  s'il  tonne ,  si  la  foudi'e  tombe , 
(i  Quest.  sur  rcncvcl.  art.  athéisme,  sect.  i, 


DE   LA   VRAIE    IlELIGION.  .)(;,> 

<(  s'il  arrive  quelque  chose  d'extraordinaire  qui  ait 
«  l'air  d'un  prodige ,  et  il  est  impossible  qu'il  n'en 
«  aiTive  pas  souvent ,  jamais  on  n'a  l'esprit  en 
«  re{X)s.  Le  sommeil  même,  destiné  à  être  Je  remé- 
«  de  et  la  fin  de  nos  travaux  et  de  nos  inquiétudes , 
«  devient ,  par  les  songes ,  une  nouvelle  source  de 
«  soucis  et  de  terreurs.  L'on  y  fer  oit  moins  d'at- 
«  tention ,  l'on  parviendroit  à  les  mépriser ,  s'ils 
«.  ne  trouvoient  un  appui  chez  les  philosophes  mé- 
M  me  les  plus  éclairés,  et  qui  passent  pour  les  plus 
«  sages  ^'\  » 

Saint  Augustin  reproche  aux  philosophes  d'avoir 
ajjprouvé  la  magie ,  et  il  est  vrai  que  plusieurs  l'ont 
])iatiquée. 

Nous  ne  parlerons  point  non  plus  de  la  multitude 
d'oracles  rendus  par  les  dieux ,  ou ,  si  l'on  veut , 
forgés  par  leurs  ministras ,  ni  des  prétendus  pro- 
diges par  lesquels  on  supposoit  le  paganisme  con- 
firmé. Les  uns  sont  des  événemens  naturels  dont 
on  ne  découvroit  pa3  la  cause  ;  les  autres  étoient 
des  prestiges  ménagés  par  artifice.  S'il  en  est  quel- 
ques-uns qui  paroissent  accompagnés  de  circons- 
tances surnaturelles  ,  ils  ont  été  inventés  après 
coup  ;  ils  ne  sont  munis  d'aucune  preuve  qui  puisse 
en  constater  la  réalité.  Enfin  ,  s'ils  sont  réels  ,  on 
doit  les  attribuer  à  l'esprit  infernal. 

Il  résulte  de  ces  observations ,  qu'une  religion  si 
absurde  dans  ses  dogmes ,  si  corrompue  et  si  per- 
nicieuse dans  ses  praticpies  ,  si  funeste  dans  ses 
effets ,  étoit  un  des  plus  grands  fléaux  qui  ait  jamais 
pu  affliger  l'humanité.  Elle  retenoit  les  esprits  dans 
une  enfance  perpétuelle ,  et  les  frappoit  d'un  aveu- 
glement incurable.  Quand  on  pense  qu'elle  a  régné 
prés  de  deux  mille  ans  chez  les  deux  peuples  les 
plus  instruits  de  l'univers  ;  que  pour  établir   le 

(t  Cic.  de  Divin,  i.  2  ,  u."  i^ç). 


53  i  TR.UTÉ 

Christianisme  sur  ses  ruines ,  il  a  fallu  plus  de  trois 
siècles  de  combats  ;  que  la  philosophie  lui  a  prêté 
toutes  ses  forces ,  et  a  tenté  l'impossible  pour  la 
soutenir  ;  que  les  incrédules  osent  encore  aujour- 
d'hui reprocher  à  notre  religion  la  victoire  qu'elle 
a  remportée  sur  l'idolâtrie  ,  et  semblent  en  re- 
gretter la  perte  ;  on  ne  sait  lequel  de  ces  divers 
j)liénoménes  doit  causer  le  plus  d'étonnement. 

§  V. 

On  croira  peut-être  que  nous  accusons  mal  à 
propos  les  i>hilosophes  d'avoir  approuvé  la  religion 
païenne ,  et  de  lui  avoir  donné  ,  pour  ainsi  dire  , 
leur  sanction  ;  il  est  nécessaire  d'en  fournir  les 
preuves. 

Zaleucus,  disciple  de  Pythagore ,  dans  le  prolo- 
gue de  ses  lois ,  après  avoir  donné  de  très-bonnes 
leçons  sur  la  pureté  du  culte  divin ,  établit  pour 
maxime  ,  que  les  citoyens  doivent  honorer  les 
dieux  selon  les  rites  de  leur  patrie  ,  et  regarder 
ces  rites  comme  les  meilleurs  ^'\  Epictéte  est  de 
même  avis  *^'\ 

Platon  dit  qu'un  législateur  sensé  se  gardera 
bien  de  rien  innover  dans  la  religion  ,  de  peur  de 
lui  en  substituer  une  autre  moins  certaine  ;  il 
craindra  de  changer  un  culte  autorisé  par  les 
lois  ou  par  les  usages  de  sa  patrie  :  car  il  doit 
savoir  qu'îV  n'est  pas  possible  à  une  nature  mor- 
telle d'avoir  rien  de  certaiîi  sur  cette  matière  *-'\ 
Il  faut ,  dit-il  ailleurs  ,  s'en  rapporter  sur  ce  point 
aux  anciens,  qui  se  sont  donnés  pour  enfans  des 
dieux  ,  et  qui  dévoient  connoître  leurs  parens.  On 
ne  peut  pas  rejeter  leur  témoignage  ,  quoiqu'il  ne 

(r    S  lobée ,    Serm.    [\i.  —   (2   Epict.   Enchir.   u.o    !\i.   — 
3  IMalon  ,  dans  rEpinouiis. 


DE   LA   VU  AIE   RELIGION^  585 

soit  appuyé  d'aucune  raison  évidente,  ni  probable  : 
mais ,  puisqu'ils  en  parloient  comme  d'une  cbose 
certaine  et  connue,  tenons-nous-en  aux  lois  et 
à  ce  témoignage  ^'\  Gicéron  a  répété  la  même 
maxime. 

«  L'on  doit ,  dit-il ,  regarder  ce  qu'il  y  a  de 
«  meilleur  comme  le  plus  ancien  ,  et  ce  qui  tient 
((  de  plus  prés  à  la  divinité....  Garder  les  rites  de 
u  nos  ancêtres ,  c'est  nous  attacher  à  la  religion 
«  donnée  par  les  dieux  mêmes ,  puisque  l'antiquité 
((  remonte  jusqu'à  eux  ".  » 

Dans  ses  li\Tes  sur  la  nature  des  dieux ,  il  fait 
dire  à  un  pontife  :  «  Je  dois  défendre  la  croyance 
«  que  nous  avons  reçue  de  nos  anciens  ,  sur  les 
«  dieux  ,  sur  leur  culte  ,  sur  les  sacrifices  ,  sur  les 
((  cérémonies.  En  effet ,  je  l'ai  toujours  soutenue 
((  et  je  la  soutiendrai  toujours  ;  les  discours  d'un 
«  savant  ou  d'un  ignorant  ne  me  feront  jamais 
«  départir  d'une  opinion  que  je  tiens  de  mes 
«  pères  ^^'.  )> 

Les  philosophes  des  siècles  suivans  ont  raisonné 
de  même  ;  c'est  ce  qui  enflamma  leur  zélé  contre  le 
Christianisme  :  sans  vouloir  en  examiner  les  preu- 
ves ,  ils  le  rejetèrent  précisément  parce  qu'il  étoit 
nouveau. 

Epicure  même  .  obstiné  dans  son  école  à  nier  la 
providence,  et  convaincu  de  l'absurdité  de  la  reli- 
gion vulgaire ,  Tobservoit  comme  les  autres.  On 
sait  le  mot  de  Dioclès  :  Jamais  Jupiter  ne  me 
paroît  plus  grand  que  quand  je  vois  Epicure  à 
ses  pieds.  Ce  philosophe  ,  par  une  hypocrisie 
honteuse  ,  écrivit  des  livres  sur  la  piété  envers 
les  dieux  ^"^^  Cotta  en  a  plaisanté  dans  Gicéron  ^'. 

(i  Dans  le  Timée.  —  (2  Cic.  de  legib.  J.  2,  n.»  44  cl  6\. 
—  (3  De  M'Ai,  cleor.  1.  3 ,  initio.  —  (4  Diogène  Luèrce  ,  J.  10. 
§  2-.  —  (5  De  nal.  cleoi.  1.  i  ,  c.  4». 

1.  J7 


5u6  TRAITÉ 

Sou  veut  ses  disciples  se  firent  prêtres  et  propliètcs 
des  dieux  ,  dont  ils  nioient  la  providence  ;  ils  con- 
sul toient  les  oracles  et  les  expliquoient  au  peuple  , 
quoiqu'ils  n'y  eussent  aucune  foi  ^'\ 

Sénèque  ,  dans  son  livre  de  la  superstition  ,  m\e 
nous  n'avons  plus  ,  après  avoir  rapporté  les  inep- 
ties qui  se  faisoient  dans  le  temples  ,  ajoute  :  «  Un 
<(  sage  observera  tous  ces  usages  ,  non  comme 
«  capables  de  plaire  aux  dieux  ,  mais  comme 
u  })rescrits  par  les  lois....  Nous  continuerons  d'a- 
«  dorer  cette  vile  multitude  de  dieux  ,  qu'une 
«  ancienne  et  longue  superstition  a  rassemblés . 
<(  en  nous  souvenant  que  leur  culte  est  foadé  sur 
«  la  coutume,  et  non  sur  aucune  utilité  réelle  ^'\  » 

Porphyre  cite  une  loi  de  Dracon  ,  qui  ordonne 
de  respecter  les  dieux  et  de  les  honorer ,  gelon  les 
lois  reç}ies  ^^'.  Celse  et  Julien  ont  fait  un  crime 
aux  Juifs  et  aux  Chrétiens  ,  de  ce  qu'ils  ne  vou- 
loient  pas  adorer  les  dieux  du  paganisme  ;  cepen- 
dant Celse  excuse  les  Juifs  ,  en  disant  qu'il  est 
convenable  que  chaque  peuple  conserve  les  lois  et 
Il  religion  qu'il  a  reçues  de  ses  ancêtres  ^*\ 

§  VI. 

Un  déiste  de  nos  jours  prétend  que  la  religion 
païenne ,  malgré  sa  corruption  ,  n'influoit  point 
sur  la  morale.  «  Jetez  les  yeux ,  dit-il ,  sur  toutes 
«  .les  nations  du  monde  ,  parcourez  toutes  les  his- 
«  toires.  Parmi  tant  de  cultes  inhumains  et  bi- 
<(  zarres ,  ])armi  cette  prodigieuse  diversité  de 
<(  mœurs  et  de  caractères ,  vous  trouverez  par- 
<v  tout  les  mêmes  idées  de  justice  et  d'honnêteté  , 

(i  Epicl.  Dissert.  1.  a  ,  c.  20  ,  §  2  ,  3  ,  4.  —  {2  S.  Aupr.  de 
Civ.  Dei,l.  6,  c.  10.  —(3  Porphyre,  de  l'abst.  1.  4,  n.o^a.-- 
Cj  DansOrig.  1.  5,  n.»25.34. 


DE    LA   VRAIE    RELIGION'.  5 3; 

«  par-tout  les  mêmes  notions  du  bien  et  du  mal. 
«  L'ancien  paganisme  enfanta  des  dieux  abomi- 
((  nables  ,  qu'on  eiit  punis  ici-bas  comme  dos 
<(  scélérats  ,  et  qui  n'oft'roient  pour  tableau  du 
«  bonbeur  suprême,  que  des  forfaits  à  commettre 
«  et  des  passions  à  contenter.  Mais  le  vice  armé 
«  d'une  autorité  sacrée  ,  descendoit  en  vain  du 
«  séjour  éternel ,  l'instinct  moral  le  repoussoit  du 
<<  cœur  des  bumains.  En  célébrant  les  débaucbes 
«  de  Jupiter,  on  admiroit  la  continence  de  Xéno- 
«  crate  ;  la  cbaste  Lucrèce  adoroit  l'impudique 
<(  Vénus  ;  l'intrépide  Romain  sacrifioit  à  la  peur  ; 
«  il  invoquoit  le  dieu  qui  mutila  son  père  ,  et 
«  mouroit  sans  murmure  de  la  main  du  sien  :  \çs 
«  plus  méprisables  divinités  furent  servies  par  les 
<(  plus  grands  hommes.  La  sainte  voix  de  la  na- 
«  ture  ,  plus  forte  que  celle  des  dieux  ,  se  faisoil 
«  respecter  sur  la  terre,  et  sembloit  reléguer  dans 
«  le  ciel  le  crime  avec  les  coupables  -'\  )> 

Cette  réflexion  prouve  très-bien  que  la  supers- 
tition païenne  n'a  pu  entièrement  étouffer  les  prin- 
cipes de  la  loi  naturelle  gravés  dans  tous  les  cœurs  ; 
qu'il  s'est  trouvé  de  temps  en  temps  des  sages,  qui. 
par  la  force  d'un  excellent  caractère ,  d'un  esprit 
supérieur ,  d'une  passion  vive  pour  la  gloire ,  et 
souvent  des  circonstances  où  ils  .se  sont  trouvés , 
ont  triomphé  des  obstacles  que  la  religion  publique 
opposoit  â  la  vertu.  Mais  ces  prodiges  sont  rares  , 
ils  ne  font  pas  règle  ;  il  est  question  d'examiner 
les  effets  que  le  paganisme  devoit  produire  sur  les 
peu[)les  en  général ,  et  non  sur  quelques  individus 
mieux  organisés  que  les  autres. 

Les  principes  généraux  de  morale  ont  toujours 
sub.sisté  ;  mais  combien  d'erreurs  et  d'aljus  dans 
les  consécpiences  et  dans  leur  application  aux  cas 

(i  Enail'",  inme  III.  p.  98. 


588  TRAITÉ 

particuliers!  Nous  n'alléguerons  point  la  multitude 
des  lois  injustes,  des  usages  absurdes,  des  coutumes 
cruelles  ou  impures  que  les  sceptiques  ont  ras- 
semblés ,  pour  prouver  que  la  morale  n'a  jamais 
été  constante  et  uniforme  chez  les  différens  peuples; 
nous  en  parlerons  ailleurs  :  il  faut  nous  borner  à 
citer  des  faits  et  des  témoignages ,  qui  démontrent 
la  funeste  impression  que  le  paganisme  faisoit  sur 
les  mœurs. 

«  Je  n'ignore  point ,  disoit  Denis  d'Haï icarnasse , 
«  qu'il  y  a  quelques  fables  grecques  qui  peuvent 
«  être  utiles  ,  ou  pour  consoler  1  homme  dans  ses 
«  maux,  ou  pour  le  délivrer  des  vaines  terreurs  et 
((  le  tranquilliser ,  ou  pour  lui  [U'ocurer  d'autres 
{(  avantages.  Je  me  fais  cependant  scrupule  de  les 
«  rai)porter ,  et  je  leur  préfère  la  théologie  des  Ro- 
«  mains ,  persuadé  que  ces  fables  ne  sont  bonnes 
«  qu'à  ceux  qui  sont  en  état  d'en  pénétrer  le  sens , 
«  et  ils  sont  en  petit  nombre.  Le  peuple  et  le  com- 
<(  mim  des  philosophes  les  prennent  du  mauvais 
<(  côté ,  et  il  en  résulte  l'un  de  ces  deux  incon- 
«  véniens  :  ou  ils  conçoivent  du  mépris  pour  les 
«  dieux  sujets  aux  infirmités  humaines ,  ou  ils  se 
«  fondent  sur  cet  exemple  pour  se  livrer  aux  crimes 
<(  les  plus  honteux  '\  » 

En  effet .  Euripide  met  souvent  cette  excuse  à  la 
bouche  des  héros  de  ses  tragédies,  lorsqu'ils  veulent 
commettre  une  mauvaise  action.  Platon  observe 
que  les  Cretois ,  livrés  à  l'amour  impur  des  gar  - 
çons,  ne  mancpioient  pas  de  s'autoriser  de  l'exemple 
de  Jupiter  qui  avoit  aimé  Ganiméde  ^'\.  Dans  l'eu- 
nuque de  Térence  ,  un  jeune  homme  s'enhardit  au 
crime  à  la  vue  d'un  tableau  de  Jupiter ,  qui  séduit 
Danaé  ' '' \  Ovide  soutient  que  les  figures  obscènes, 

(i  Denis  d'Halicarn.  1.  2.  —  (a  Pla'on,  de  Lcgib.  1.  i.  — 
[3  Eunucb.  acl.  3  ,  scèue  V. 


DE   LA   VR.VIE   ÏIELIGIOX.  JOv) 

exposées  dans  les  temples,  allunioient  des  passions 
criminelles  dans  le  cœur  des  spectatems  ^'  .  Il  rap- 
porte dans  ses  fastes  les  prières  insensées  que  les 
marchands  et  les  voleurs  adressoient  à  Laverne. 
Lucien  peint  avec  des  couleurs ,  qui  ne  sont  que 
trop  \ives,  les  désirs  honteux  qu'excitoient  la  nu- 
dité des  statues,  et  le  libertinage  afireux  qui  en 
résultoit  ^'\ 

s  VII. 

Platon ,  qui  désapprouvoit  en  général  les  tableaux 
impudiques  ,  ne  blâme  point  ceux  des  dieux  qui 
vouloient  être  honorés  par  ces  infamies;  il  con- 
damne l'intempérance  ,  excepté  dans  les  fêtes  de 
Bacchus.  Juvenal  et  Perse  reprochent  aux  Ro- 
mains, que  la  religion  ne  servoit  plus  que  de  voile 
et  d'aliment  au  crime.  Les  pères  de  l'église,  témoins 
oculaires  des  désordres  qui  régnoient  dans  les  tem- 
ples et  sur  les  théâtres ,  en  ont  fait  rougir  les  païens: 
on  feroit  des  volumes  entiers  ,  en  compilant  leurs 
témoignages  ^''\  La  magie,  les  sortilèges,  les  folies 
autorisées  par  la  religion  païenne ,  pouvoient-elles 
s'allier  avec  des  mœurs  pures?  Celles  des  Grecs  et 
des  Pvomains  ne  se  sont  que  trop  ressenties  des  fu- 
nestes influences  de  leur  religion.  Quelques  exem- 
ples de  vertu ,  cités  au  milieu  d'un  déluge  de  crimes , 
ne  peuvent  servir  à  justifier  le  paganisme  :  il  n'est 
pas  douteux  que  plusieurs  citoyens  d'x\thénes  et  de 
Pvome  ont  été  plus  dignes  de  vénération ,  que  les 
dieux  qu'ils  adoroient.  Platon,  dit  saint  Augustin, 
auvoit  mieux  mérité  les  honneurs  divins  que  Ju- 
I)iter  ^*\ 

(i  Ovid.  Trist.  1.  2.  —  (2  Dial.  Minores.  —  fS  Voy.  sur-tout 
Tl»(?odoret  Therapeut.  i.  Disc.  p.  485.  —  {\  S.  Aug.  du  Civ. 
Dti  ,  1.  2  ,  c.  i^-  TcTtuIl.  Apol,  c.   1 1. 


•90  TRAITE 

Mais  c'est  la  religion  qui  doit  régler  les  moeurs, 
et  non  les  mœurs  qui  doivent  réformer  la  reliî,'ion  ; 
de  même  que  les  lois  civiles  sont  destinées  à  diriger 
la  conduite  extérieure  des  hommes,  et  non  celle-ci 
V    rectifier  les  lois.  Les  lois  les  plus  sages  ne  pré- 
viennent pas  tous  les  crimes,  parce  que  les  passions 
l'emportent  souvent  sur  la  crainte  des  cliàtimens  : 
mais  si  les  lois  sont  fausses,  injustes,  défectueuses , 
la  société  ne  peut  être  heureuse ,  ni  bien  réglée. 
Ainsi ,  une  religion  sainte  et  irrépréhensible  n'é- 
touffera pas  tous  les  vices,  parce  qu'ils  sont  naturels 
H  l'homme  ,  mais  si  elle  ne  le  rend  pas  moins 
méchant  ,  elle  est  inutile  ;  si  elle  lui  donne  des 
leçons  capables  de  le  pervertir,  elle  est  pernicieuse. 
Or,  celle  des  Grecs  et  des  Romains  étoit  fausse 
dans  ses  dogmes ,  corrompue  dans  son  culte ,  "vi- 
cieuse dans  ses  maximes  ;  elle  devoit  donc  être 
iùneste  dans  ses  effets  :  l'histoire  atteste  la  vérité 
de  cette  conséquence.  Nous  verrons  dans  l'article 
suivant,  si  les  opinions  et  la  morale  des  philosophes 
étoient  capables  de  remédier  au  mal  et  d'en  arrêter 
les  progrés. 

On  objecter.i  encore  que  le  vice  essentiel  de  la 
religion  païenne  étoit  corrigé  par  les  lois  ;  que  les 
Egyptiens,  les  Grecs, les  Romains,  quoiqu'aveugles 
en  fait  de  religion ,  n'ont  pas  laissé  d'avoir  une 
législation  et  une  police  très-sages. 

Je  ré])onds  :  i  .*'  que  ces  lois  mêmes  commandoient 
la  religion,  en  autorisoient  les  erreurs  et  les  abus  ; 
il  étoit  absurde  de  défencke  et  de  punir  ,  pour  le 
bien  de  la  société,  des  crimes  consacrés  par  la  reli- 
gion :  mettre  la  religion  et  les  lois  en  contradiction , 
étoit  un  moyen  sur  de  les  énerver  réciproquement; 
c'est  ce  qui  est  arrivé.  2.°  Que  les  lois  n'ayant  ins- 
pection que  sur  la  conduite  extérieure  des  hommes, 
laissoient  toujours  dans  les  cœurs  le  fond  de  cor- 


DE   LA   VR-UE   RELIGION.  O91 

ruption  que  la  religion  y  faisoit  germer  :  celle-ci , 
d'accord  avec  les  passions ,  devoit  rendre  l'homme 
vicieux  dans  toutes  les  circonstances  où  il  pouvoit 
l'être  im})uncment.  S.*^  Qu'il  s'en  faut  beaucoup 
que  la  législation  ait  été  irrépréhensible  chez  les 
peuples  mêmes  dont  on  nous  vante  la  sagesse  ; 
])lusieurs  de  leurs  lois  étoient  évidemment  con- 
traires à  la  raison  et  au  droit  naturel  :  nous  le 
lerons  voir  dans  l'article  suivant. 

§  VIII. 

Un  savant  auteur  ang^ois  a  composé  un  ouvrage 
exprès  pour  faire  l'apologie  du  paganisme  ;  il  a 
traité  ce  sujet  avec  toute  la  sagacité  et  l'érudition 
possibles.  Le  lecteur  doit  être  curieux  d'en  voir  le 
résultat  ^'\ 

Il  pose  pour  principe  ,  que  toute  religion  véri- 
iable  doit  professer  les  cinq  dogmes  suivans  :  1.° 
(ju'il  y  a  un  Dieu  suprême  :  2."  qu'il  doit  être  le 
principal  objet  de  notre  culte  :  3.°  que  ce  culte 
consiste  principalement  dans  la  piété  intérieure  et 
dans  la  vertu  :  4.°  que  nous  devons  nous  repentir 
de  nos  ])écliés,  et  qu'alors  Dieu  nous  les  pardonnera: 
j.°  qu'il  y  a  des  récompenses  |)0ur  les  justes,  et  des 
supplices  pour  les  méchans.  Il  entreprend  de  prou- 
ver que  ces  cinq  vérités  ont  été  connues  et  professées 
dans  la  religion  grecque  et  romaine. 

Il  observe  d'abord  que ,  chez  les  anciens ,  le  nom 
de  Dieu  n'avoit  i)as  le  même  sens  que  nous  lui 
donnons;  il  ne  signifioit  pas  toujours  le  Créateur 
unique  et  le  souverain  maître  de  toutes  choses , 
mais  seulement  un  être  d'une  nature  supérieure  à 
la  nôtre.  Il  ajoute  que  le  commun  des  Grecs  et  des 
Humains  ,   même  plusieurs  philosophes  ,   étoient 

(i  Le  lovd  Herbert  Je  Chcibury,  de  Reli^wne  GentiliiiTH. 


092  TRAITE 

persuadés  que  le  Dieu  suprême ,  renfermé ,  pour 
ainsi  dire ,  en  lui-même ,  et  uniquement  occupé  de 
son  bonheur,  avoit  abandonné  le  soin  de  l'univers 
à  des  génies  ou  intelligences  d'une  nature  inférieure 
à  la  sienne ,  et  leur  avoit  confié  le  sort  des  hommes. 
Il  en  conclut  que  le  culte  rendu  à  ces  dieux  de  se- 
»'ond  ordre  ,  étoit  symbolique  et  relatif,  et  ne  dé- 
togeoit  point  au  culte  dii  au  Créateur. 

Ainsi ,  dit-il ,  les  païens  ont  adoré  les  astres  , 
parce  qu'ils  les  croyoient  animés  ;  les  élémens , 
parce  qu'ils  les  envisageoient  comme  une  produc- 
tion de  la  divinité.  Ils  ont  honoré  le  ciel  sous  le 
nom  de  Jupiter  ;  l'air  ,  sous  celui  de  Junon  ;  le  feu , 
sous  ceux  de  Vulcain  et  de  Vesta  ;  l'eau ,  sous  l'em- 
blème de  Neptune  ;  la  terre  ,  sous  ceux  de  Plut  on , 
de  Cybéle  ,  de  Rhéa  ,  de  Gérés ,  etc.  Ils  honoroient 
ainsi  le  créateur  dans  ses  bienfaits.  Apollon  est  le 
soleil  ;  Diane  est  la  lune  ;  Vénus  ,  Mars  ,  Saturne  , 
Mercure  ,  sont  les  planètes  ainsi  nommées.  Le  titre 
cptimus  maximus ,  constamment  donné  au  Dieu 
suprême  ,  attestoit  sa  providence  ;  les  i)ersonnages 
dont  nous  venons  de  parler ,  n'en  étoient  que  les 
lieutenans. 

On  croyoit  que  le  culte  intérieur,  la  reconnois- 
sance  ,  la  contiance  ,  la  soumission  ,  étoient  dues 
au  Dieu  suprême  ;  les  païens ,  dans  leurs  peines , 
élevoient  les  yeux  au  ciel,  et  invoquoient  la  divi- 
nité unique  ;  les  cérémonies ,  l'encens  et  les  sacri- 
ilces  ,  étoient  pour  les  dieux  inférieurs. 

Les  honneurs  divins  ,  accordés  aux  héros  bien- 
iaiteurs  de  l'humanité  ,  étoient  un  témoignage  pu- 
l>lic  de  la  croyance  de  l'immortalité  de  l'àme  ,  et 
des  récompenses  promises  à  la  vertu.  Hercule, 
Bacchus,  Esculape,  Romulus  ouQuirinus.  étoient 
des  modèles  que  l'on  proposoit  aux  peuples  :  le 
nom  de  dieux,  qu'on  leur  donnoit,  ne  signiiioit 


DE   L\   VRAIE   RELIGION.  09.^ 

que  saints  ou  bienheureux.  Ce  que  l'on  disoit  des 
enfers ,  faisoit  assez  comprendre  qu'il  y  avoit  des 
supplices  réservés  aux  méchans.  En  divinisant  les 
vertus ,  en  leur  bâtissant  des  temples ,  on  appre- 
noit  aux  hommes  qu'elles  étoient  le  seul  moyen  de 
})arvenir  au  bonheur  éternel.  Ainsi  furent  honorées 
la  piété,  la  concorde,  la  paix,  la  pudeur,  la  bonne 
foi ,  l'espérance  ,  la  droite  raison  ,  sous  le  nom  de 
mens  etc.  ,  auxquelles  on  avoit  érigé  des  autels. 

Les  expiations  faisoient  souvenir  que  l'homme 
criminel  doit  se  repentir ,  et  changer  de  vie  pour 
se  réconcilier  avec  la  divinité  ,  et  prévenir  les  clià- 
timens  dont  il  est  menacé  ;  souvent  même  on  lui 
ordonnoit  des  jeunes  et  des  aumônes.  S'il  s'est 
glissé  des  fables  et  des  absurdités  dans  la  religion, 
si  les  pratif{ues  ,  d'abord  innocentes,  sont  devenues 
criminelles  et  ridicules  ,  l'on  ne  doit  point  s'en 
])rendre  au  peuple,  mais  aux  prêtres  qui  avoient 
intérêt  à  les  introduire  et  à  les  fomenter ,  pour 
rendre  leur  ministère  nécessaire.  Les  sages  n'ont 
cessé  de  réclamer  contre  ces  abus. 

L'auteur  observe  enfin ,  que  les  pères  de  l'église , 
en  attaquant  le  paganisme  ,  n'en  ont  présenté  que 
ie  côté  désavantageux  ;  qu'ils  ont  passé  sous  silence 
ce  qu'il  avoit  encore  de  Î3Cn  et  d'utile. 

Tel  est  le  système  dont  le  lord  Herbert  de  Clier- 
])ury  s'applaudissoit  comme  d'une  découverte  plus 
heureuse  que  toutes  celles  d'Archimède  '\  et  qu'il 
a  encore  soutenue  dans  ses  autres  ouvrages  '\  C'est 
là  que  les  déistes  ont  puisé  ce  qu'ils  ont  dit ,  pour 
justifier  le  paganisme  ,  et  la  plujjart  des  objections 
qu'ils  ont  faites  contre  la  nécessité  et  l'utilité  de  la 
révélation. 

Pour  réfuter  en  détail  toutes  les  preuves  et  les 

(i  De  Belig.  Genlil.  c.  16,  p.  a  18.  —  [2  De  leritate ,  de 
lausis  errorum  ,  de  Il-jligroiie  luïci. 

1.  1;. 


09 1  TRAlTi^ 

réflexions  de  cet  autour,  il  faudroit  un  li\re  entier  ; 
mais  sans  soi  tir  du  sien  ,  il  nous  foiunit  assez 
il'argumens  à  lui  opposer.  Dans  le  dernier  clia- 
})itre  ,  après  s'être  épuisé  à  disculper  les  j^aïens,  il 
est  forcé  de  convenir  que  leur  opijiion  ,  sur  la  pro- 
vidence ,  dégradoit  la  divinité  ;  que  le  culte  des 
dieux  inférieurs  lui  étoit  injurieux  ;  que  le  peuple 
n'entendoit  peut-être  pas  troj^  bien  le  culte  sym- 
bolique ;  que  Ion  ne  peut  pas  l'absoudre  d'idolâtrie  ; 
que  les  fables  avoient  absolument  étoulTé  la  reli- 
gion ;  que  l'abus  étoit  irréformabîc  ;  que  c'est  ce 
qui  a  fait  le  triomphe  du  Christianisme. 

Nous  pourrions  nous  en  tenir  à  cet  aveu ,  ou 
})lutôt  à  cette  rétractation  ;  mais  puisque  certains 
incrédules  se  iront  j)lù  à  relever  les  débris  d'un 
système  renversé  par  son  propre  auteur  ,  il  est  à 
j)roi)os  d'en  examiner  les  principaux  fondemens. 

SIX. 

En  supposant  ,  pour  un  moment  ,  que  les  cinq 
articles  de  foi ,  propose  i  par  Cherbury  ,  suffisent 
j)oui'  former  un  symbole  complet  et  une  religion 
l)arfaite;  nous  demandons  dans  quelle  source  il  les 
a  puisés  ;  par  quel  monument  l'on  peut  prouver 
que  c'étoit  là  le  catéchisme  des  Grecs  et  des  Ro- 
mains ;  quel  est  celui  des  anciens  auteurs  qui  les  a 
exposés  nettement  contre  la  croyance  publique  et 
universelle  ?  Si  Cberbury  veut  être  sincère  ,  il 
avouera  qu'il  a  emj)runté  du  Christianisme  son 
plan  de  religion  païenne  ;  que  sans  l'évangile ,  il 
n'en  auroit  jamais  eu  l'idée  ;  qu'il  n'est  parvenu  à 
corriger  les  dogmes  anciens  qu'en  les  rapiirocliant 
des  nôtres  ;  que  la  révélation  lui  a  servi  de  bous- 
sole et  de  fil  pour  se  conduire  dans  ce  labyrinthe 
dVireurs.  Or.  il  est  ridicule  de  prêter  aux  païens 


DE    LA    VRAIE    IIT.LIGION.  09J 

lies  lumières  dont    nous   ne  sommes   rL^devables 
qu'aux  leçons  de  Jésus-Christ. 

Pour  former  cette  profession  de  foi ,  l'auteur  a 
été  réduit  à  fouiller  dans  les  écrits  de  tous  les 
siècles,  chez  les  philosophes,  les  historiens,  les 
poètes  ;  de  rassembler  mille  lambeaux  épars  ;  de 
rapprocher  les  ditïérens  traits  de  vérité  qu'il  a  cru 
a-iercevoir  dans  les  ténèbres  de  la  mythologie  :  de 
forcer  le  sens  de  i)lusieurs  passages  :  de  donner  aux 
pratiques  du  culte  ,  un  objet  que  n'ont  jamais 
découvert  ceux  qui  eji  étoient  témoins.  Quand  ses 
conjectures  seroient  aussi  certaines  qu'elles  sont 
hasardées,  qu'en  résulteroit-il  pour  la  justification 
du  paganisme  ou  de  la  religion  populaire  ?  Rien  ; 
le  peuple  d'Athènes  ni  de  Pvome  n'étoit  pas  en  état 
de  faire  la  même  opération  qu'un  savant  du  dix- 
septiéme  siècle  ,  de  {)0sséder  la  même  érudition  , 
de  confronter  des  monumens  dont  plusieurs  n'exis- 
toient  pas  encore. 

S'il  j  eut  jamais,  parmi  les  anciens,  un  homme 
capable  de  voir  le  fort  et  le  foible  de  la  mythologie , 
c'étoit  Varron  :  l'on  sait  le  jugement  qu'il  en  a 
porté.  Cherbury  a  cité  ses  paroles  ;  et  c'est  j)eut- 
étre  ce  fameux  })assage  qui  lui  a  enfin  dessillé  les 
yeux.  «  11  y  a ,  dit  ce  savant  Romain ,  trois  es{)èces 
«  de  théologie  \  l'une  est  nommée  fabuleuse  ;  Tau- 
'  tre  est  physique  ,  la  troisième  est  civile  :  la 
"  première  est  celle  des  poètes  ;  la  seconde  est 
<'  propre  aux  philosophes  ;  la  dernière  est  ])Our  le 
«  peuple.  La  théologie  fabuleuse  enseigne  plusieu3\s 
«  choses  contraires  à  la  nature  et  à  la  dignité  des 
«  dieux  immortels.  Que  l'un  soit  ué  de  la  tête , 
«  l'autre  de  la  cuisse  ,  l'autre  du  sang  d'un  autre 
u  dieu:  que  les  uns  aient  été  voleurs,  les  autres 
«  adultères ,  les  autres  esclaves  d'un  homme  :  ce 
n   sont-là  des  traits  indi-rnes.  non-sculcment  de 


596  TRAITÉ 

<<  la  divinité  .  mais  de  l'homme  le  plus  \il.  La 
«  théologie  physique  se  trouve  dans  les  écrits 
«  des  philosophes  ,  qui  demandent  quels  sont  les 
<(  dieui,  où  ils  sont ,  quelle  est  leur  nature;  s'ils 
(.  existent  de  toute  éternité  ,  ou  depuis  un  temps  ; 
«  s'ils  sont  de  feu  ,  comme  le  prétend  Heraclite  ; 
«  si  c'est  une  combinaison  de  nombres,  comme  le 
«  veut  P}  thagore  ;  s'ils  viennent  des  atomes  , 
v^  comme  le  soutient  Epicure  :  autant  ôe  cpies- 
«  tions  boimes  à  traiter  dans  les  écoles  ,  mais 
<k  intolérables  en  jjiiblic.  I.a  théologie  civile  est 
«  celle  qui  apprend  aux  citoyens  .  et  sur-tout  aux 
«  prêtres,  ce  qu'ils  doivent  pratiquer,  quels  dieux 
u  ion  doit  honorer ,  quels  sacrifices  il  convient 
<v  d'offrir,  La  première  de  ces  théologies  est  faite 
<v  pour  le  théâtre  ;  la  seconde  pour  les  savans  ;  la 
«.  troisième  ,  pour  la  société  civile  "\  » 

Il  est  clair  que  Varron  n'approuvoit  ni  la  pre- 
mière ni  la  seconde  ;  qu'il  n'admettoit  la  dernière 
que  par  principe  de  politique  ,  comme  tous  les 
philosophes.  Saint  Augustin  n'a  pas  de  peine  à 
démontrer  que  la  théologie  civile  étoit  ab.solument 
la  même  que  celle  des  poètes  ;  que  les  fables  étoient 
le  sujet  du  culte  public  ,  et  la  seule  croyance  dont 
le  peuple  eiit  connoissance  ;  que  la  censure  du 
théâtre  et  des  poètes  retom]:)oit  de  tout  son  poids 
sur  la  religion  civile  \  Si  \'arron  avoit  cru  que  le 
culte  fût  symbolique  ,  et  relatif  à  un  seul  Dieu 
suprême  ,  est-il  probable  qu'il  n'eût  rien  dit  pour 
en  faire  sentir  la  justice  et  la  nécessité?  Cudworth 
qui  avoit  entrepris  l'apologie  du  paganisme  ,  aussi 
bien  que  Cherbury ,  est  forcé  d'avouer  que  saint 
Augustin  avoit  raison  ^\ 

Enfin,  quand  on  supposeroit  que  les  philosophes 

(1  S.  Ang.  «le  Civ.  Dti  ,  1.  0 .  r.  5.  —  (2  Ibiil.  c.  6  et  7.  — 
(3  (ndw  >ill».  Sysc.  iutell.  p.  ^7;. 


DE    LA    \TLKÏE   RI:LIGI0N.  5y7 

grecs  et  romains  ont  envisagé  la  religion  des 
mêmes  yeux  que  Cherbiiry ,  en  ont-ils  donné 
c«lte  idée  au  peuple  ?  Il  ne  recevoit  d'autres  in- 
structions religieuses,  que  celles  des  prêtres;  et, 
s<:'lon  notre  critique,  les  prêtres étoient  les  auteurs 
des  fables  ,  €t  de  tous  les  abus  ;  le  peuple  ,  l>omé  à 
des  leçons  aussi  suspectes ,  ne  i>ouyoit  yoir  dans  sa 
religion  que  ce  qu'on  lui  montroit ,  des  indécences 
et  des  absurdités.  Cherhiu^y  convient  que  les  spé- 
culations des  i)liilo£Opbes  étoient  bors  de  la  portée 
(lu  peuple  -".  Quand  ils  auroient  admis  un  Dieu 
suprême  et  un  culte  symbolique  ,  ce  mystère  n'eût 
I>oint  été  révélé  au  peuple  :  mais  il  est  Taux  ([ue  les 
uns  ni  les  autres  aient  jamais  eu  les  idées  que 
Cberbury  leur  prête. 

§  X. 

Entrons  dans  le  détail.  Où  cet  auteur  a-t-il  vu 
le  premier  article  du  symbole  des  païens  ;  que  le 
Dieu  suprême  ,  content  d'avoir  créé  le  monde  et 
réglé  son  cours  par  des  lois  immuables  ,  avoit 
laissé  le  soin  de  le  gouverner  à  des  génies  d'une 
nature  inférieure  à  la  sienne?  En  quel  lieu  du 
monde  a-t-on  connu  un  Dieu  éternel  et  créateur, 
et  des  dieux  créés ,  dépendans ,  subordonnés  à  ce 
premier  être  ?  Oui  sont  ces  philosopbes  les  plus 
•safjes  et  les  j)lus  profonds ,  qui  ont  eu  ,  selon 
Cberbury ,  cette  notion  de  la  divinité  et  de  sa 
provideMce  ?  Peut-être  les  platoniciens  du  qua- 
trième siècle,  qui  ,  éclairés  malgré  eux  par  les 
lumières  de  l'évangile,  par  les  objections  des  pères 
de  l'église ,  par  leurs  disputes  avec  nos  apologistes  , 
avoient  imaginé  ce  système  ,  un  peu  moins  révol- 
tant que  celui  de  leurs  prédécesseurs.  Mais  trouve- 

(i  Ue  Relig.  Genli^.  c.  i3  ,  p.  lOo, 


5j8  TRAITK 

t-011  cette  idée  dans  Pythagore ,  dans  les  écrits 
des  stoïciens .  dans  ceux  de  Platon  ou  de  Ciccron  , 
ou  dans  quelque  philosophe  antérieur  au  Christia- 
nisme? Quand  elle  y  seroit ,  le  peuple  ,  infatué  des 
fables  et  de  la  généalogie  des  dieux  ,  en  a  t-il  connu 
de  deux  es})éces?  Eniin ,  quand  elle  auroit  été  la 
croyance  publique  ,  selon  Cherbury  lui-même  , 
c'est  une  erreur  qui  blesse  la  majesté  divine.  Il  est 
absurde  ,  dit-il ,  de  supposer  que  Dieu  ne  peut  ou 
iie  veut  pas  prendre  soin  de  ses  créatm'es  :  qu'il  ne 
s'informe  point  si  ses  lieutenans  gouvernent  bien 
ou  mal  ;  que  l'homme  n'est  en  sûreté  qu'autant 
(ju'il  est  protégé  pai'  des  génies ,  ou  des  êtres  infé- 
rieurs à  Dieu  ^'\ 

L'éjiithéte  optimus  niaximus  ne  peut  être  don- 
née au  Dieu  suprême,  pour  attester  sa  providence  , 
j)cndant  qu'on  suppose  qu'il  n'a  {)lus  de  ])rovi- 
dence  ,  et  qu'il  l'a  remise  à  d'autres  :  ici  Cherbury 
tombe  dans  une  contradiction  palpable. 

Dés  que  le  Créateur  ,  tout  occupé  de  son  i)ropre 
l.onhem'  ,  avoit  remis  le  soin  de  l'univers  et  du 
genre  humain  à  des  êtres  inférieurs  ;  il  s'ensuit 
<jue  ce  créateur  oisif  ne  faisoit  aucune  attention 
au  culte  que  Ion  pouvoit  lui  rendre  ;  que  l'on  ne 
devoit  attendre  de  lui  ni  bienfait,  ni  châtiment. 
Dans  cette  hypothèse  ,  quel  motif  pouvoit  engager 
les  hommes  à  })enser  à  lui  dans  le  culte  qu'ils  ren- 
doient  aux  esprits  ,  gouverneurs  du  monde  ?  Cicé- 
ron ,  Plutarque ,  et  d'autres  ,  ont  démontré  aux 
éj)icuriens  ,  que  des  dieux  oisil's  ne  méritoient 
uucun  culte  :  donc  un  créateur  oisif  ne  pouvoit 
avoir  aucune  paît  au  culte  que  l'on  rendoit  à  ses 
iieutcjians.  Selon  Porphyre,  le  dieu  suprême  des 
platoniciens,  étoit  Vùme  du  monde  :  ce  philo$o])he 
«'Il  conclut  j  que  l'on  ne  doit  faire  aucune  oli'rande 

p    2i6  .  23l. 


Di:    L\    Ml  AIE   RELIGION.  099 

au  Dieu  su})rciiie ,  ni  s'adresser  à  lui  pour  aucun 
j)esoin  ;  mais  seulement  aux  dieux  secondaires  ^'K 
Celle  décision  sape  par  le  fondement  les  conjec- 
tures du  lord  Clierbuiy  ,  sans  cesse  répétées  par 
Jes  incrédules.  Accuserons-nous  Porph}  re  de  n'avoir 
j)as  entendu  les  anciens  j)hilosophes  '^  ? 

Nous  convenons  que ,  chez  les  païens ,  le  nom  de 
Dieu  n'avoit  pas  le  même  sens  que  nous  lui  don- 
)ions  j  ce  nom  dégradé  ne  signiiioit  plus  une  nature 
unique  ,  éternelle  ,  incommunicable.  De  là  même  , 
nous  concluons  que  les  paiois  n'avoient  point 
1  idée  qu'on  leur  attribue.  S'ils  l'avoient  eue,  ils 
auroient  senti  que  c'étoit  une  profanation  de  don- 
ner le  même  nom  à  l'être  éternel ,  et  à  des  êtres 
créés  dépendans  de  lui  ;  qu'il  étoit  indigne  de  la 
sagesse  et  de  la  bonté  du  Créateiu'  d'abandonner  à 
d'autres  le  soin  de  son  ouvrage.  IMais  puisque  le 
nom  de  Dieu  ne  désignoit  point  l'être  souverain  , 
quel  autre  nom  les  païens  a  voient-ils  pour  l'expri- 
mer? Il  seroit  étrange  qu'ils  n'eussent  j.'oint  eu  de 
nom  pour  indiquer  ce  })remier  être ,  qui  étoit , 
selon  Clierbury  ,  le  principal  objet  de  leur  ado- 
ration. 

L'on  convient ,  dit-il ,  que  la  notion  d'un  Dieu 
suprême  étoit  très-obscure  et  trés-imparlaite  chez 
les  païens ,  ou  })ar  la  négligence  ou  j)ar  la  malice 
des  prêtres ,  qui  détournoient  le  peuj)le  de  cette 
connoissance  ,  i)Our  dominer  plus  impérieusement 
sur  lui  '^  j  que  l'esprit  des  hommes  étoit  j)iongé 
dans  des  ténèbres  si  i)roiojides  ,  qu'à  i)eine  la 
lumière  divine  pouvoit  encore  briller  à  leurs  yeux. 
(Comment  donc  ,  au  milieu  de  ces  ténèbres  épais- 
ses ,  le  vrai  Dieu  pou  voit-il  encore  être  l'objet 
l'iincipal  du  culte  des  païens? 

(1  Poq.liyr.  (le  ahstia.  1.  3,  n  o  34  ,  3;  ,  38.  —  (2  Ouest, 
sur  Penryciop.  IJieu ,  Vldolâirie ^  etc.  Bible cxpl-quee,  p.  4^5. 
—  (3  Dv  Puljg.  Gcnlil.  c.  iJ,  p.  iG;. 


400  TJIAITE 

Pour  prouver  que  les  païens  adoroient  le  Dieu 
suprême  ,  on  nous  cite  les  hymnes  d'Orphée  , 
comme  si  on  ne  savoit  pas  que  ces  hymnes  ont 
été  forgées  par  les  platoniciens  du  second ,  du 
troisième  ,  ou  du  quatrième  siècle.  Celse  ,  qui 
soutient  .  contre  les  Chrétiens ,  qu'il  faut  adorer 
les  génies  ou  dieux  secondaires  ,  comme  ministres 
du  Dieu  souverain,  ne  dit  rien  du  culte  qu'il  faut 
rendre  au  Dieu  souverain  lui-même  ;  il  suppose , 
comme  Porphyre ,  que  tout  le  culte  extérieur  de- 
voit  être  pour  les  dieux  secondaires  ^'\ 

s  XI. 

Dans  leurs  peines ,  les  païens  élevoient  les  yeux 
et  les  mains  vers  le  ciel ,  mais  ils  croyoient  que 
Jupiter  et  les  autres  dieux  habitoient  dans  le  ciel  ; 
ce  geste  par  lui-même  ne  prouve  rien.  Tertullien 
remarque ,  à  la  vérité  ,  que  dans  leurs  prières , 
dans  leurs  sermens ,  dans  leurs  exclamations ,  les 
païens  nommoient  simplement,  Dieu,  hon  Dieu! 
grand  Dieu'  s'il  plaît  à  Dieu,  Dieu  le  voit. 
Dieu  me  le  rendra  :  il  appelle  ces  expressions 
indélibérées,  le  témoiijnaf/e  d'une  âme  naturel- 
le ment  chrétienne  ^'\  Il  est  question  de  savoir  s'ils 
attachoient  à  ces  paroles  le  même  sens  que  nous  ; 
s'ils  n'entendoient  pas  un  Dieu  indéterminé  et  en 
général  ;  si  dans  leurs  ju'atiques  de  religion  ,  ils 
n'avoient  pas  toujours  l'esprit  occupé  dune  diNÎ- 
nité  particulière. 

Quand  l'auteur  dit  que  les  païens ,  en  adorant 
Jupiter  ou  le  ciel ,  adoroient  Dieu  connue  l'àme  du 
ciel  ;  que  Jupiter  n'étoit  qu'un  syml)ole ,  non  plus 
cpie  le  soleil ,  qu'ils  adoroient  Dieu  dans  le  soleil , 
4^'tc.  il  ne  prend  pas  garde  qu'il  se  réfute  lui-même. 
(i  Dans  Orig.  1.  8  ,  n.»  2  et  23.  —  (a  Terlull.  Apolog.  c.  i8. 


DE   LA   VRAIE  RELIGION.  4oi 

îl  prouve ,  par  des  témoignages  exprès  ,  que  les 
philosophes  croyoient  le  ciel  et  les  astres  animes , 
ou  habités  par  des  intelligences  ^'^  :  à  plus  forte 
raison  le  peuple  en  étoit-il  persuadé  .  jmisqiie  c'a 
été  l'opinion  de  toutes  les  nations.  Donc  c'est  à 
l'intelligence  particulière  qui  résidoit  dans  le  ciel , 
ou  dans  le  soleil  ,  qu'ils  adi'essoient  leurs  vœux.  Ils 
attribuoient  à  ce  génie  le  pouvoir  de  les  entendre 
et  de  les  exaucer  :  ils  ne  remontoient  donc  pas  plus 
haut.  Lorsque  dans  une  assemblée  ,  je  salue  un 
particulier,  il  est  ridicule  de  penser  que  je  n'en 
veux  pas  à  lui ,  mais  à  un  autre.  Quel  dogme  ,  quel 
signe  y  a-t-il  dans  le  paganisme ,  qui  prouve  qu'en 
adorant  le  soleil ,  être  animé  et  intelligent ,  les 
païens  avoient  en  vue  je  créateur  du  soleil  ? 

Une  preuve  du  contraire ,  c'est  que  les  païens 
ne  s'adressoient  point  au  même  personnage  pour 
leurs  difîérens  besoins.  Ils  demandoient  la  pluie  à 
Jupiter  et  à  Junon  ,  plutôt  qu'à  Mercure  ;  la  santé 
à  Esculape,  et  non  à  Bacchus  ;  les  navigateurs  ne 
faisoient  point  de  vœux  à  Mars  ,  mais  à  Neptune  ; 
on  recommandoit  les  morts  à  Pluton ,  et  non  à 
Saturne  ,  ou  à  tel  autre  Dieu.  On  ne  les  invoquoit 
point  comme  de  simples  intercesseurs ,  et  comme 
nous  prions  les  saints,  mais  comme  des  puissances 
absolues  et  souveraines  chacune  dans  leur  dépar- 
tement. 

Supposer  que  les  païens  adoroient ,  dans  Vénus 
et  dans  Priape ,  la  force  générative  de  la  nature  ; 
c'est  prêter  au  peuple  une  idée  métaphysique  et 
subtile ,  un  songe  creux  de  quelques  philosophes  , 
appliqués  à  chercher  un  sens  raisonnable  dans  une 
mythologie  absurde.  Les  fables,  les  fêtes,  le  culte  , 
propres  à  ces  infâmes  divinités ,  présentent  des 

f  I  De  Rclig.  Genlil.  c.  7  ,  p.  /|0  ;  c  9,  p.  67  V.  Mt'm.  de 
Tac.  des  iuscr.  t.  LVI  ,  in-i2. .  p.  45. 


±0  2  TR-UTE 

idées  trop  grossières  ,  pour  que  l'on  y  trouve  autre 
chose  que  des  crimes.  Cicéron  lui-même  dit  que 
l'amour  sensuel  et  la  volupté  ont  été  divinisés  , 
parce  que  ce  sont  des  passions  impérieuses  qui 
maîtrisent  l'homme ,  et  semblent  exercer  sur  lui 
un  pouvoir  plus  qu'humain  ^'\  Il  est  difficile  de 
croire  que  le  peuple  ait  mieux  entendu  que  Cicéron 
cet  article  de  la  doctrine  grecque  et  romaine  :  or , 
dans  le  sens  de  ce  j)hilosophe ,  quelle  relation  y 
a-t-il  entre  Vénus  et  le  Dieu  souverain  ? 

§   XII. 

Lorsque  Cherbury  prétend  que  les  païens  lui 
rendoient  un  culte  intérieur,  et  réservoient  aux 
dieux  du  bas  étage  l'encens  et  les  sacrifices  ^'\  il 
nous  fait  assez  entendre  que  ce  culte  invisilile  n'est 
constaté  par  aucun  signe  ,  n'a  laissé  aucune  trace 
dans  la  religion  païenne  :  les  déistes  l'ont  deviné  , 
et  l'affirment  sans  preuve.  Cicéron ,  qui  rapporte 
les  opinions  de  tous  les  philosophes ,  Jie  ])arle  ni 
d'un  Dieu  suprême,  ni  d'un  culte  relatif.  S'il  ne  le 
connoissoit  pas,  il  n'est  p:is  à  présumer  que  le  peu- 
ple ait  été  plus  clairvoyant  que  lui.  Aussi ,  après 
i)ien  des  efforts,  Cherbury  avoue  enfin  que  le  peu- 
ple n'entendoit  peut-être  pas  trop  bien  ce  culte 
symbolique  et  relatif '^^  :  il  pouvoit  supprimer  le 
peut-être,  et  convenir  que  le  peuple  n'y  entendoit 
rien  du  tout. 

Après  la  naissance  même  du  Christianisme,  Celsc, 
P()rph3re,  Apulée,  lamblique  ,  Proclus  ,  Hiéroclès, 
appliqués  à  justifier  l'idolâtrie,  n'ont  jamais  sou- 
tenu que  ce  culte  fût  relatif.  Ils  blâment  les  Juifs 
et  les  Chrétiens  de  borner  leur  culte  au  seul  Dieu 

(i  De  nat.  deor.  1    2  .  n."  fir.  —  (-2  De  relig.  (ieulil.  c.  i\  , 


DE   LA   VRAIE   RELIGION.  ±00 

créateur ,  et  de  ne  vouloir  pas  adorer  les  autres  : 
jamais  ils  n'ont  dit  que  les  honneurs  rendus  à 
ceux-ci  se  raj)pcrtoient  au  Dieu  suprême.  PorpJi3-re 
.soutient  au  contraire  ,  que  Ton  ne  doit  rendre  au- 
cun culte  au  Dieu  suprême  ^". 

Mais  Julien  convient  que  les  Chrétiens  adorent 
le  même  Dieu  ,  souverain  de  l'univers  ,  que  les 
païens  honorent  sous  d'autres  noms  ^'\  Maxime 
de  Madaure  dit  cjue  les  païens  ,  sous  des  noms 
divers,  adorent  réternelle  puissance  du  Dieu  sou- 
verain ,  répandue  dans  toutes  les  parties  de  la 
nature  ^'\  Ils  doivent  le  savoir. 

Réponse.  Ce  subterfuge  de  deux  philosophes , 
poussés  à  bout  par  les  Chrétiens  ,  ne  prouve  pas 
])lus  que  l'opinion  des  déistes  modernes  :  elle  est 
contraire  à  la  doctrine  de  tous  les  anciens.  Selon 
eux  ,  le  Dieu  suprême  étoit  aussi  oisif  que  les  dieux 
d'Epicure  :  a-t-on  jamais  cru  que  ceux-ci  méri- 
tassent aucune  espèce  de  culte  ?  Si  les  hommages 
lies  païens  avoient  eu  quelque  rapport  au  Dieu  su- 
prême ,  l'auteur  du  livre  de  la  sagesse  ,  et  S.  Paul  , 
ne  les  auroient  pas  condamnés  avec  tant  de  ri- 
js^ueur  ^"^  ;  Sophocles  ,  Plutarque  et  d'autres  ne  les 
auroient  pas  blâmés  ;  les  anciens  ne  les  auroient 
])as  justifiés  par  le  seul  motif  du  respect  dû  aux 
lois. 

Les  incrédules  ont  o.sé  soutenir  que  les  Juifs 
n'ayant  eu  qu'une  fausse  idée  de  la  divinité,  le 
culte  qu'ils  lui  rendoient  ne  j)ouvoit  se  rapporter 
au  vrai  Dieu  '^  :  et  ils  nous  persuaderont  que  le 
culte  des  païens  y  avoit  rapport  ! 

li  est  faux  que  l'épithéte  uptimus  maximus  ait 

(i  De  Pabslin.  1.  i ,  n."  34.  —  (2  Lettre  63  à  Théodore.  — 
(3  Qaesl.  sur  l'encyrlop.  Dieu  ,  Idolâtrie.  —  {\  Sap.  r.  i3  , 
H^ .  I  ,  et  5uiv.  liooj.  c.  I  ,  j^.  20  et  suiv.  —  (5  Moigru  ,  t.  II  , 
}).  119,  if^5. 


^0±  TILVITE 

désigné  le  Dieu  suprême  ;  on  a  trouvé ,  dans  les 
Alpes ,  l'inscription  ,  Deo  Penino  optimo  moxi- 
mo  ^'^  :  le  dieu  Péninus  n'étoit  certainement  pas  le 
Dieu  suprême.  Ce  titre  ne  signifie  rien  de  plus  à 
l'égard  de  Jupiter.  Celui-ci  n'étoit  ni  le  créateur 
du  monde ,  ni  le  seul  maître  de  la  nature ,  ni  le 
souverain  de  tous  les  autres  dieux  ;  il  ne  les  avoit 
j)as  créés  ;  plusieurs  étoient  plus  anciens  que  lui  , 
puisqu'il  étoit  fils  de  Saturne  ,  et  petit-fils  de 
Cœlus.  Il  étoit ,  si  l'on  veut ,  le  plus  grand  ,  parce 
qu'il  faisoit  trembler  les  autres  par  son  tonnerre  ; 
mais  il  n'étoit  pas  d'une  nature  différente  de  la 
leur.  Homimun  sator  atque  deoritm  ,  signifie  qu'il 
avoit  beaucoup  d'enfans  ,  dont  les  uns  étoient  des 
dieux ,  les  autres  ,  des  hommes. 

On  nous  demande  s'il  y  a  un  seul  livre ,  une 
médaille  ,  une  inscription  ,  où  il  soit  parlé  de 
Neptune  ,  de  Mars ,  et  des  autres  dieux  ,  comme 
d'un  être  formateur  et  souverain  de  toute  la  na- 
ture ^'\  Nous  demandons  de  notre  côté  ,  si  jamais 
ce  titre  pompeux  a  été  donné  à  Jupiter  ,  et  s'il  lui 
convient  en  aucun  sens. 

Que  l'on  envisage  le  paganisme  de  quel  côté  l'on 
voudra  .  on  n'y  verra  aucun  vestige  d'un  culte 
relatif,  ni  d'une  providence  universelle,  dont  les 
dieux  inférieurs  n'aient  été  que  les  ministres  :  c'est 
une  absurdité  d'attribuer  aux  païens  une  idée  dont 
nous  sommes  redevables  à  la  révélation. 

§  XIII. 

Nous  convenons  que  les  honneurs  divins  .  ac- 
cordés aux  héros ,  sont  un  ti'moignage  de  la  foi 
des  païens  à  l'immortalité  de  l'àme  ;  mais  Cherbury 

(i  Tacite  de  M.  Brolier,  in-i2.  ,  t.  IV,  p.  \  lo.  ^-  (2  QueSt. 
sur  IViiryrK)|>.  Dieu,  Ldûldlrie. 


EE   LA   VRAIE   RELIGION.  4o5 

lui-même  avoue  l'abus  des  apothéoses.  i.°  L'on  a 
placé  dans  le  ciel  des  hommes  très-méchans  ,  plus 
dignes  de  châtiment  que  de  récompense  ;  le  culte 
qu'on  leur  rendoit ,  loin  de  porter  les  peuples  à  la 
vertu  ;  étoit  capable  de  les  enhardir  au  crime  ,  de 
leur  persuader  que  la  qualité  d'homme  de  bien  étoit 
la  moins  nécessaire  de  toutes  ,  pour  être  placé  dans 
le  séjour  des  dieux. 

2.*^  La  difficulté  de  distinguer  dans  la  suite  ces 
hommes  déifiés  d'avec  les  dieux  naturels  et  an- 
ciens ,  les  a  fait  confondre  ,  a  persuadé  à  plusieurs 
que  tous  les  dieux  avoient  été  des  hommes  ,  a  mis 
dans  la  mythologie  un  chaos  inexplicable.  Jupiter 
est  tantôt  l'air  ou  le  ciel  ,  tantôt  une  planète , 
tantôt  un  roi  de  l'île  de  Crête.,  tantôt  la  nature 
entière  :  Jupiter  est  quodeiimque  vides ,  quocum- 
que  nioveris.  Cherbury  lui-même  s'est  perdu  dans 
ce  labyrinthe  comme  tous  les  autres  mytholo- 
gues ;  le  peuple  étoit  encore  moins  en  état  de  s'en 
tirer,  et  d'envisager,  sous  ces  divers  emblèmes,  le 
Dieu  souverain. 

3.°  Il  est  impossible  de  comprendre  comment 
un  culte  aussi  compliqué  pouvoit  se  rapporter  à 
l'être  suprême.  «  A  moins ,  dit  Cherbury ,  que 
«  nous  ne  trouvions  le  culte  symbolique  du  Dieu 
«  souverain  dans  celui  des  planètes  ;  celui  des 
«  planètes  ,  dans  celui  des  héros  ;  et  celui  des 
«  héros ,  dans  l'honneur  rendu  à  leurs  statues  ; 
«  on  doit  absolument  le  rejeter  ^'\  »  Cette  gra- 
dation est-elle  concevable  ?  On  comprend  que  les 
païens  honoroient  un  héros  dans  la  statue  qui  le 
rcprésentoit  ;  s'ils  avoient  rêvé  que  son  âme  habi- 
toit  une  planète  ,  ils  pouvoient  encore  lui  adresser 
leurs  vœux  dans  ce  séjour  prétendu  :  mais  que  cet 
Jionneur  ait  eu  pour  objet  direct  ou  indirect  le 
(i  De  reli?.  Gentil,  c.  16,  p.  223, 


\<)h  TRAITE 

Dieu  souverain  ,  c'est  une  imagination  bizarre  et 
sans  fondement.  Des  scélérats ,  tels  que  Jupiter  , 
Hercule ,  Mercure ,  etc.  n'ont  jamais  pu  être  le 
symbole  du  Dieu  souverain.  Que  leurs  crimes 
fussent  réels  ou  imaginaires  ,  qu'ils  leur  fussent 
attribués  dans  la  fable  ou  dans  l'iiistoire  .  cela  est 
égal  ;  il  s'ensuit  toujours  que  l'on  encensoit  en  eux 
le  crime  ,  et  non  la  vertu. 

4."  L'adulation  ,  poussée  à  l'excès  .  porta  les 
Pxomains  à  déifier  des  empereurs, -dont  la  mémoir.^ 
méritoit  l'exécration  publique.  Cherbury  convient 
que  ce  fut  le  comble  de  la  profanation  et  de  l'igno- 
minie, une  injure  atroce  faite  à  la  divinité  ''.  ]\Iais 
Jupiter  et  plusieurs  autres  ne  valoient  guère  mieux 
que  les  empereurs. 

Des  autels  élevés  aux  vertus  morales ,  à  la  con- 
corde ,  à  la  paix  ,  etc.  auroient  été  sans  doute  une 
excellente  leçon  ])Our  les  bommes ,  si  l'on  n'en 
avoit  pas  aussi  érigé  aux  vices,  à  l'amour  sensuel , 
à  la  volupté ,  à  la  vengeance ,  à  la  fourberie ,  à 
l'intempérance ,  et  si  on  ne  les  avoit  pas  honorés 
dans  les  personnages  qui  en  portoicnt  le  caractère. 
Le  culte  de  ceux-ci  devoit  faire  plus  de  mal ,  que 
l'encens  brûlé  cà  l'honneur  des  vertus  ne  pou  voit 
faire  de  bien.  Des  temples  dédiés  à  Bellone ,  à  la 
fortune ,  à  la  fièvre  ,  à  la  mort  ,  ne  pouvoicnt 
avoir  aucune  influence  sur  la  pureté  des  mœurs. 

On  dira  peut-être  que  les  païens  avoient  bàli 
des  temples  aux  vices  dans  la  même  intention  qu'à 
la  peste ,  pour  en  être  délivrés ,  et  non  pour  les 
canoniser  par-là.  Cela  est  faux.  On  ne  demandoit 
point  la  chasteté  à  Vénus ,  le  désintéressement  à 
Mercure  ,  la  probité  à  Laverne  ,  ni  la  piété  filiale  à 
Jupiter  ;  ce  culte  auroit  été  contraire  au  caractère 
des  personnages  et  à  la  maxime  des  philosophes , 

(i   De  relig.  Gentil,  c.  i6,  p.  226  et  suiv. 


DE   L\   VRAIE   RELIGION'.  4o- 

qiîi  enscignoicnt  que  nous  devons  demander  aux 
dieux  la  santé  et  la  fortune ,  et  attendre  de  nous 
seuls  la  sagesse  et  la  \ertu.  On  peut  voir  dans  les 
fastes  d'Ovide ,  par  quel  motif  les  Romains  avoient 
établi  des  fêtes  et  des  cérémonies  à  l'honneur  des 
dieux;  la  vertu  n'}-  entroit  pour  rien.  Lorsque  ]cs> 
(irecs  voulurent  invoquer  Vénus  ,  [)Our  préserver 
les  deux  sexes  des  désordres  contre  nature  .  il 
fallut  caractériser  cette  divinité  par  un  nouveau 
titre  ;  on  la  nomma  Fénus  Âpostrophia  ou  Epis- 
trophia ,  Vénus  qui  détourne;  preuve  certaine  que 
son  culte  ordinaire  n'avoit  pas  le  même  objet. 

§   XIV. 

Selon  Cherbury .  les  expiations ,  pour  être  effi- 
caces ,  dévoient  être  accompagnées  de  repentir  du 
péché  et  de  la  volonté  de  se  corriger,  même  de  sa- 
tisfaction pour  tous  les  crimes  qui  avoient  causé 
du  dommage  au  prochain  ;  ainsi  rien  ne  manquoit 
à  la  pénitence  chez  les  païens. 

3Iais  il  auroit  dû  nous  dire  s'il  a  lu  cette  morale 
dans  le  rituel  des  pontifes  de  l'ancienne  Rome  ,  et 
dans  quels  monumens  elle  est  consignée.  ]  ."^  11 
convient  lui-même  que  les  prêtres  enseignoient 
tout  le  contraire  ;  qu'ils  s'arrogeoient  le  pouvoir  de 
réconcilier  l'homme  avec  Dieu  par  de  pures  céré- 
monies ^'\  2.°  Il  cite  plusieurs  sages  de  l'antiquité . 
qui  ont  censuré  cette  doctrine  des  prêtres  ;  cela 
n'auroit  pas  été  nécessaire  si  la  croyance  vulgaire 
n'y  eut  ^té  conforme.  3.°  Lorsqu'Enée  ,  sortant  du 
combat ,  dit  qu'il  ne  lui  est  pas  permis  de  toucher 
ses  dieux  pénates,  avant  d'avoir  lavé  ses  mains  dans 
une  eau  vive,  il  n'est  pas  présumable  qu'il  ait  eu 
beaucoup  de  regret  d'avoir  tué  un  grand  nombre 

(i  Dsrelig.  Gentil,  c.  i5,  p.  197. 


4o8  TîllITÉ 

d'ennemis.  Oreste  ,  coupable  du  meurtre  de  sa 
mère,  et  purifié  parle  sang  d'un  taureau,  soutient 
que  son  action  a  été  légitime  ;  qu'il  l'a  faite  par 
l'insi)iration  d'Apollon;  et  ce  dieu  lui-même  firend 
sa  défense  ^'\  4.'^  Les  expiations  n'étoient  pas  seu- 
lement prescrites  pour  se  purifier  d'un  crime,  mais 
pour  écarter  un  mauvais- présage ,  pour  éviter  un 
danger ,  pour  avoir  touché  un  cadavre ,  etc.  Or  , 
établir  des  expiations  pour  des  choses  indifférentes , 
comme  pour  des  actions  criminelles ,  leur  attribuer 
la  même  vertu  dans  l'un  et  l'autre  cas  ,  c'est  très- 
mal  servir  la  morale. 

Quand  la  foi  aux  expiations  auroit  été  fondée 
sur  une  doctrine  plus  pure,  cela  ne  prouveroit 
encore  rien.  Il  s'agiroit  de  savoir  quelles  actions  les 
païens  mettoient  au  rang  des  crimes  ;  on  ne  peut 
])as  les  accuser  d'avoir  eu  des  casuistes  fort  sévères. 
Plusieurs  crimes  étoient  consacrés  par  la  religion  , 
d'autres  tolérés  par  les  lois  ;  jamais  les  paietàs 
n'ont  cru  avoir  besoin  d'expiation  pour  tous  ces 
désordres. 

Cherbury  lui  -  même  ,  attentif  à  se  réfuter  . 
observe  que ,  si  les  prêtres  païens  avoient  voulu 
être  trop  rigides  en  fait  de  morale,  on  leur  auroit 
répondu  :  i."  Que  Dieu  est  un  bon  père,  et  qu'il 
a  pitié  de  ses  enfans  :  2.°  Que  l'homme  est  fragile, 
et  qu'il  a  besoin  d'indulgence  :  3.°  Que  quand  il 
pêche  ,  ce  n'est  pas  par  malice  ,  ni  pour  outrager 
Dieu,  mais  pour  son  propre  intérêt  ou  son  plaisir  : 
4.°  Que  les  peines  de  cette  vie  sont  assez  rigou- 
reuses pour  châtier  le  pécheur  ;  5.''  Que  s'il  en  iaut 
d'autres.  Dieu  peut  encore  le  punir  pour  un  temps 
dans  l'autre  vie  ^*'.  Assurément  les  prêtres  n'au- 
roient  eu  rien  à  répondi'e  à  de  si  bonnes  raisons  : 

(i  Eschile,  Euncéaides,  acte  IV  ,  scène  i ,  et  acte  V,  scène  i. 
—  [1  De  relig.  Gtntil.  c    i5,  p.  199. 


DE   L\  \llA.m  RELIGIOy.  4o3 

ChcrLniry  a  tort  de  les  blâmer  avec  tant  d'aigreur  ; 
à  leur  place  il  auroit  fait  comme  eux.  Voilà  où  se 
réduit  la  sainte  morale  du  paganisme  embrassée 
par  les  sectateurs  de  la  religion  naturelle. 

Cependant  Cherbury  rejette  sur  les  prêtres  tous 
les  abus  et  les  erreurs  dont  le  paganisme  étoit  in- 
fecté. Ce  sont  eux  ,  dit-il ,  qui  ont  inventé  les  fa- 
bles ,  qui  ont  corrompu  la  doctrine  ,  énervé  la 
morale ,  introduit  les  cérémonies ,  pour  dominer 
sur  le  peuple ,  pour  se  rendre  arbitres  de  la  reli- 
gion ,  et  qui  l'ont  étouflée  sous  un  amas  de  folies 
et  de  superstitions. 

Soit  ;  peu  nous  importe  de  savoir  par  qui  la 
religion  païenne  avoit  été  corrompue  ,  dés  que 
l'on  avoue  qu'elle  l'étoit.  Cherbury  convient  qu'au 
moyen  des  additions  qui  y  ont  été  faites  successi- 
vement par  les  philosophes ,  par  les  prêtres ,  par 
les  poètes ,  tout  l'édifice  de  la  vérité  s'est  écroulé 
sous  ce  poids  ^'\  Il  ajoute  ailleurs  .  que  les  magi- 
strats ont  autorisé  ,  par  politique  ,  les  fables  et  les 
choses  incertaines  que  l'on  mèloit  à  la  religion  ^'\ 
Voilà  bien  des  malhonnêtes  gens  qui  se  sont  réunies 
aux  prêtres  pour  tromper  le  peuple. 

§  XV. 

Nous  n'avons  certainement  aucun  intérêt  à  dis- 
culper les  ministres  de  la  religion  i)aïeniie:  mais  il 
est  bon  de  rendre  justice  à  tout  ie  monde .  de  rap- 
porter les  faits  à  charge  et  à  décharge. 

1.°  Ce  ne  sont  point  les  prêtres  seuls,  c'est  le 
peuple  et  les  philosophes  qui  oiit  cru  les  autres  et 
toutes  les  parties  de  la  nature  animi's  par  des  gé- 
nies :  telle  est  la  source  première  du  p  MvMiéisine 
et  des  difiérentes  branches  du  pagani^^me.  Dans  le 

(t  De  relig.  Geotil.  c.  i5  ,  p.  210.  —  (2  Ih  d.  p.  ^la, 
1.  lii 


4lO  TRAITK 

second  livre  de  Cicéron  ,  sur  la  nature  des  dieux  , 
le  stoïcien  Balbus  établit  l'idolâtrie  sur  ce  fonde- 
ment ,  et  la  justifie  dans  tous  ses  points  ;  Cicéron 
finit  par  lui  applaudir.  Au  contraire  ,  Cotta  ,  aca- 
démicien ,  prêtre  et  pontife  ,  l'attaque  ,  réfuté  les 
raisons  de  Balbus  ,  n'appuie  la  religion  que  sur  la 
tradition  des  anciens ,  et  sur  l'autorité  des  lois.  A 
la  fin  de  ses  li^Tes  de  la  divination ,  Cicéron  accuse 
encore  les  philosophes  d'en  être  les  protecteurs  ;  il 
les  rend  responsables  des  vaines  terreurs  et  de  la 
Iblie  du  vulgaire.  Or ,  Cicéron  n'est  point  suspect 
sur  ce  point  ;  il  n'étoit  ni  prêtre ,  ni  pontife ,  il 
étoit  magistrat ,  orateur  et  philosophe. 

2."  Cherbury  lui-même  avoue  que  les  prêtres 
ont  emprunté  des  philosophes  ,  le  fond  de  leur 
doctrine  sur  les  dieux  supérieurs  et  inférieiu-s  ;  il 
rassemble  toutes  les  raisons  capables  de  la  rendre 
plausible  et  de  la  persuader  au  peuple.  C'est  donc 
mal  raisonner ,  que  de  la  présenter  ensuite  comme 
l'ouvrage  de  l'imposture  des  prêtres  '\  Ceux-ci 
étoient-ils  obligés  d'être  plus  sages  et  mieux  in- 
struits que  les  philosophes  et  les  magistrats  qui 
ont  soutenu  cet  édifice  de  mensonge  dans  toutes 
ses  parties? 

5.°  Souvent ,  chez  les  Romains  ,  le  sacerdoce  et 
la  magistrature  ont  été  réunis;  dans  la  suite  le  sou- 
verain pontificat  fut  aftécté  aux  empereurs  ;  ils 
réunissoient  toute  l'autorité  civile  et  religieuse. 
Qui  les  empêchoit  de  retrancher  alors  tous  les 
abus  qui  défiguroient  la  religion?  Ils  ne  l'ont  pas 
tenté.  Lorsqu'on  leur  a  prêché  une  religion  plus 
pure ,  ils  se  sont  joints  aux  philosophes  pour  la 
persécuter  et  l'anéantir. 

(I  Derelig.  Gentil,  c.  i4,  P-  ^70,  180.  L'auteur  des  Lettres 
n  Sopl.ie,  et  d'autres  inciédulcs  ,  u;.i   laisonue  de  même.  V. 


1. 


let.re,  p.i>8. 


DE   L\   ^^TIATE   RELTGÎOV.  4ll 

4."  Quand  le  culte  anroit  été  })lus  pnr  et  la 
croyance  plus  raisonnable ,  le  ministère  des  prê- 
tres n'auroit  pas  été  moins  nécessaire  :  pai'-tout 
où  il  y  a  eu  un  culte  quelconque ,  il  a  fallu  des 
prêtres.  Nous  présumons  même ,  que  plus  ils  ont 
été  instruits  ,  sincères  ,  vertueux ,  plus  ils  ont  été 
respectés;  leur  intérêt  bien  entendu  n'a  donc  ja- 
mais été  de  tromper  le  peuple. 

5."  Cherbury  ajoute,  que  quand  Mutius-Scévola , 
souverain  pontife  ,  Varron  ,  l'empereur  Julien  ,  les 
platoniciens  et  les  stoïciens ,  ont  voulu  purger  le 
paganisme  de  ses  ordures ,  ils  n'ont  pas  pu  en 
venir  à  bout ,  parce  que  le  mal  étoit  invétéré.  Mais 
il  leur  fait  un  peu  trop  d'honneur.  Scévola  et  Var- 
ron ,  loin  d'avoir  voulu  corriger  le  paganisme,  Ont 
cru  qu'il  falloit  laisser  croupir  le  peuple  dans  ses 
erreurs ,  et  qu'il  étoit  dangereux  de  lui  montrer  la 
vérité.  Scévola  ne  vouloit  point  qu'on  lui  révélât 
qu'Esculape  ,  Hercule  ,  Castor  et  Pollux  ,  étoient 
des  hommes  et  non  des  dieux.  Varron  étoit  d'avis 
qu'il  y  a  bien  des  choses  ^Taies ,  qu'il  n'est  pas  à 
propos  de  faire  connoître  au  peuple  ,  et  qu'il  y  en 
a  d'autres  trés-fausses  qu'il  est  expédient  de  lui 
laisser  croire  ^".  Cicéron  pensoit  qu'il  ne  falloit 
point  agiter  devant  le  peuple  les  disputes  philoso- 
phiques ,  de  peur  qu'elles  ne  détruisissent  la  religion 
publique  '\  L'empereur  Julien  et  les  autres  philo- 
sophes de  son  temps ,  ont  soutenu  la  théurgie ,  la 
magie ,  la  divination ,  les  fables  et  les  absurdités 
du  paganisme  :  nous  le  verrons  ailleurs. 


(i  S.  Aug.  de  civ.  Dei ,  1.  4)  c.  27  ,  3i.  Strabon  a  pense  J« 
même  ,  géogr,  I.  1  ,  p.  i3,  —  (2  Lactance ,  divin,  inst.  1.  2  , 
c.  3. 


112  TRIITE 

§  XVI. 

Si  tous  ces  grands  hommes  n'ont  eu  ni  le  ])ou-- 
\oir ,  ni  la  volonté  d'éclairer  le  peuple ,  à  qui  étoit-ii 
donc  réservé  de  détromper  l'univers?  A  l'évangile  : 
Cberbury  lui  rend  cet  hommage  ,  et  il  est  remar- 
(juable  dans  la  bouche  d'un  déiste.  «  Le  Christia- 
<(  nisme ,  dit-il,  tira  des  ténèbres  et  confirma  ,  par 
«  l'autorité  divine  .  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  bon  et 
<(  d'utile  dans  la  doctrine  des  pliilosophes  :  il  pres- 
«  cri^-it  à  ses  sectateurs  toutes  les  vertus  et  tout  ce 
<(  qui  pojvoit  sanctifier  les  mœurs.  Le  paganisme 
«  demeura  sans  force  et  sans  vigueur  j  il  n'en  resta 
«  que  la  lie  et  de  quoi  fournir  un  triomphe  aisé  aux 
«  pères  de  l'église  ^'  .  » 

C'est  donc  mal  à  propos  que  Cherbury  accuse  les 
pères  de  n'avoir  montré  dans  le  paganisme  que  les 
superstitions ,  et  d'avoir  supprimé  les  leçons  utiles 
de  morale  qu'il  donnoit  ^  \  Celse ,  Julien ,  Porphyre , 
Maxime  de  [Nladam'e ,  ne  leur  auroient  pas  pardonné 
cette  infidélité.  Les  pères  ont  discuté  avec  leurs  ad- 
versaires le  culte  et  les  conséquences  morales ,  aussi 
bien  que  les  dogmes  du  paganisme  ;  ils  ont  démon- 
tré que ,  sur  ces  trois  points ,  il  étoit  également 
vicieux  :  nous  l'avons  prouvé  nous-mêmes  :  et 
Cherbury  est  forcé  d'en  convenir  à  la  dernière  page 
de  son  ouvrage.  C'est  lui-même  qui  est  tombé  dans 
le  défaut  qu'il  reproche  aux  pères  de  l'église.  Il  fait 
sonner  bien  haut  les  autels  élevés  à  la  vertu  dans 
le  paganisme ,  et  il  ne  dit  rien  de  ceux  que  l'on 
avoit  érigés  aux  vices  :  il  cite  avec  emphase  les 
dieux  que  l'on  pouvoit  regarder  comme  les  lieu- 
tenans  de  la  providence  ;  il  passe  sous  silence  ceux 
dont  le  ministère  étoit  honteux  et  aboininable  ;  il 
(i  De  rclig.  Gentil,  c,  iG,  p.  a3o.    -  (    Ibid.  c.  i4  ,  p.  iSt. 


DE   LA  \TIAIE   RELIGION.  ti) 

fait  valoir  les  exemples  capables  de  porter  l'homme 
à  la  vertu  ;  il  glisse  légèrement  sur  ceux  qui  favo- 
risoient  les  passions  criminelles  :  il  attribue  à  la 
malice  des  prêtres  ,  des  abus  dont  on  étoit  plutôt 
redevable  à  l'aveuglement  des  philosophes  ;  il  cite 
la  censure  que  ceux-ci  ont  faite  des  absurdités  de 
l'idolâtrie  ;  il  supprime  les  raisons  et  les  prétextes 
dont  ils  se  sont  servis  pour  éterniser  son  régne  sur 
la  terre. 

Vainement  les  incrédules  feroient  de  nouveaux 
efforts  pour  pallier  les  vices  essentiels  du  paga- 
nisme ;  vainement  ils  voudroient  disputer  à  la 
religion  chrétienne  ,  la  justice  et  l'utilité  de  son 
triomplie.  Ils  n'auront  jamais  plus  de  sagacité  , 
plus  d'érudition  ,  plus  de  connoissance  de  l'anti- 
quité ,  que  le  lord  Cherbury.  Les  aveux  qu'il  a  été 
obligé  de  faire,  après  avoir  amplement  discuté  cette 
matière,  serviront  toujours  de  réponse  à  ceux  qui 
essayeront  de  relever  son  système. 

S   XVIL 

Mais  les  déistes  ne  se  rebutent  point  aisément  ; 
loin  de  profiter  de  cet  exemple  ,  ils  ont  poussé  la 
hardiesse  beaucoup  plus  loin.  Ils  affirment  que  tous 
les  philosophes  babyloniens,  persans,  égyptiens, 
Scythes ,  gi'ecs  et  romains ,  admettoient  un  Dieu 
suprême ,  un  Dieu  unique  ;  que  toutes  les  autres 
divinités  n'étoient  que  des  êtres  intermédiaires  ; 
que  l'unité  de  Dieu  et  la  vie  future  étoient  expres- 
sément enseignées  dans  les  mystères  ;  qu'il  n'y  eut 
jamais  de  peuple,  ni  de  gouvernement  idolâtre  , 
dans  la  force  du  terme  ;  que  les  païens  ne  furent 
jamais  assez  insensés  pour  regarder  une  statue 
comme  un  dieu  ou  comme  un  être  animé  ;  qu'ils 
n'étoient  pas  plus  idolâtres  que  nous  le  sommes 


^li  TRAITE 

en  rendant  un  culte  aux  images  j  que  le  fond  de 
leur  mythologie  étoit  trés-raisonnable.  Voilà  ce 
que  l'on  a  répété  dans  huit  ou  dix  ouvrages  diôé- 
rens  ^'\ 

Nous  verrons  dans  l'article  suivant ,  s'il  est  vrai 
que  les  philosophes  aient  admis  un  Dieu  suprême  , 
ou  un  Dieu  unique  ,  et  dans  quel  sens  ;  nous  nous 
bornons  ici  à  examiner  si  les  païens  n'étoient  pas 
idolâtres  ,  et  si  on  peut  nous  accuser  de  l'être. 
«  Les  anciens ,  dit-on ,  ne  croyoient  pas  qu'une 
«  statue  fût  une  divinité  :  le  culte  ne  pouvoit  donc 
«  pas  être  rapporté  à  cette  statue  ,  à  cette  idole.  » 
Nous  soutenons  le  contraire  ,  et  nous  n'aurons  pas 
de  peine  à  le  prouver. 

Personne  n'ignore  la  supercherie  dont  les  prêtres 
chaldéens  s'étoient  servis.,  pour  persuader  au  roi 
de  Babylone  que  la  statue  de  Bel  étoit  une  divinité 
vivante  ,  qui  buvoit  et  mangeoit  les  provisions  que 
l'on  avoit  soin  de  lui  oflrir  tous  les  jours  :  l'his- 
toire en  est  rapportée  dans  le  livre  de  Daniel  ''- . 

Diogène  Laèrce  nous  apprend  que  le  philosophe 
Stiipon  fut  chassé  d'Athènes,  pour  avoir  dit  que 
la  Minerve  de  Phidias  n'étoit  pas  une  divinité  ^^\ 

Nous  lisons ,  dans  Tite-Live  ,  que  Herdonius 
s'étant  emparé  du  capitole  ,  avec  une  troupe  d'es- 
claves et  d'exilés ,  le  consul  Publius-Valérius  re- 
présenta au  peuple ,  que  Jupiter ,  Junon  ,  et  les 
autres  dieux  et  déesses  ,  étoient  assiégés  dans  leur 
demeure  ^^\ 

(i  Christian  dévoilé,  c  7,  p.  91.  Méipuges  de  liUér.  tome 
ni ,  c.  61  ;  suite  des  mélanges,  tome  H',  p.  343,  Fhiiosop.  de 
l'Iiist.  c.  a3,  p.  1 12  :  r.  3o,  p.  38  :  c.  5o,  p.  25i.  Dict.  philos, 
nrt.  Idolâtrie  et  Religion.  Kucycl.  art.  Idolâtrie  Traité  sur 
la  tolér.  c.  7,  p.  5o.  De  la  ftïicilé  publique ,  sect.  i,c.  2, 
p.  i56.  Questions  sur  renryclop.  art.  yi dorer ,  Idolâtrie,  etc. 
—  (2  Dan.  c.  4»  —  (3  Diog.  Laercc  5  I.  2,  vie  de  Slilpon. — 
(4  Tite-LivCjl.  3,  c.  17. 


DE   LA   VR.VIE   RELIGION.  ^10 

Cicéron  ,  dans  ses  harangues  contre  Verres  ,  dit 
que  les  Siciliens  n'ont  plus  de  dieux  dans  leurs 
villes  auxquels  ils  puissent  avoir  recours ,  parce 
que  Verres  a  enlevé  tous  les  simulacres  de  leurs 
temples  ^'\ 

Pausanias  ,  parlant  de  la  statue  de  Diane-Tauri- 
que ,  auprès  de  laquelle  les  Spartiates  fouettoient 
leurs  enfans  jusqu'au  sang  ,  dit  qu'il  est  comme 
naturel  à  cette  statue  d'aimer  le  sang  humain , 
tant  l'habitude  qu'elle  en  a  contractée  chez  les 
barbares  s'est  enracinée  en  elle  ^'\ 

Porphyre  enseigne  que  les  dieux  habitent  dans 
leurs  statues  ,  et  qu'ils  y  sont  comme  dans  un  lieu 
saint  :  même  doctrine  dans  les  livres  d'Hermès  ^^\ 

lamblique  avoit  fait  un  ou\Tage  ,  pour  prouver 
que  les  idoles  étoient  divines  ,  et  remplies  d'une 
substance  divine  '^'^^. 

Procîus  dit  formellement ,  que  les  statues  atti- 
rent à  elles  les  démons  ou  génies ,  et  en  contien- 
nent tout  l'esprit  en  vertu  de  leur  consécration  ^^  . 

Vous  vous  trompez  ,  dit  un  païen  dans  Arnobe , 
nous  ne  croyons  point  que  l'airain  ,  l'argent ,  l'or 
et  les  autres  matières  dont  on  forme  les  simulacres  , 
soient  des  dieux,;  mais  nous  honorons  les  dieux 
mêmes  dans  ces  simulacres ,  })arce  que  dès  qu'on 
les  a  dédiés ,  ils  y  viennent  habiter  ^^\ 

Un  poète  a  dit  dans  le  même  sens  ,  que  l'ouvriei' 
qui  taille  des  statues ,  n'est  point  celui  qui  fait  les 
dieux  ,  mais  bien  celui  qui  les  adore  et  leur  offre 


son  encens 


17) 


Maxime  de  Madaure  écrit  à  saint  Augustin  :  «  La 
«  place  publique  de  notre  ville  est  habitée  par  un 

(i  Act.  4  •>  ds  Signis.  —  (2  Pausan.  1.  3 ,  c.  16.  —  (3  Euscb. 
presp.  evang.  1.  5,  c.  i5.  S.  Aug.  de  civ.  Dei ,  1.  8  ,  c.  23. — 
(4  Hhotius,  Biblioth.  cod.  216.  — (5  Lib.  de  sacrif.  et  magià, 
(6  Arnob.  1.  6.  n.°  27.   —  (7  Martia] ,  épigruru. 


4l6  TRAITÉ 

«  grand  nombre  de  divinités ,  dont  nous  ressentons 
«  le  secours  et  l'assistance  ^'\  » 

Enfin  ,  pour  que  rien  ne  manque  à  la  preuve , 
l'auteur  mém€  du  dictionnaire  philosophique  avoue 
que ,  selon  l'opinion  régnante ,  les  dieux  avoient 
choisi  certains  autels ,  certains  simulacres  ,  pour  y 
venir  résider  quelquefois,  pour  y  donner  audience 
aux  hommes,  i)Our  leur  répondre  *^'\ 

Donc  le  culte  s'adressoit  à  la  statue  comme 
séjour  de  la  divinité  ,  comme  gage  de  sa  présence  , 
comme  figure  animée  par  tel  dieu.  Si  cet  abus  ne 
doit  pas  être  appelé  idolâtrie ,  comment  faut-il  le 
nommer  ?  Les  pères  de  l'église,  nos  apologistes,  les 
li^Tes  saints  ,  n'ont  pas  reproché  autre  chose  aux 
païens  ^^\  Ainsi ,  l'auteur  démontre  l'erreur  des 
païens ,  en  voula)it  les  en  absoudre  ;  et  pour  l'in- 
struction des  races  futures ,  cet  article  précieux  a 
été  inséré  dans  l'encyclopédie,  avec  toutes  les  con- 
tradictions qu'il  renferme. 

La  folie  des  idolâtres  est  prouvée  encore  par  les 
miracles  qu'ils  racontoient  de  statues  qui  avoient 
parlé ,  ou  fait  des  signes  ,  ou  rendu  des  oracles  ; 
par  l'usage  d'enchaîner  les  idoles,  pour  retenir  la 
divinité  même  qui  les  habitoit  ;  par  la  coutume  de 
rendre  aux  idoles ,  dans  les  temples ,  les  mêmes 
services  que  Ton  auroit  rendus  à  la  personne  des 
dieux.  De  là ,  les  transports  de  colère  des  Chinois, 
et  de  quelques  autres  peuples  stupides ,  qui  mal- 
traitent leurs  idoles  et  les  couvrent  d'outrages , 
lorsqu'ils  en  sont  mécontens  ,  etc.  Les  anciens 
païens  n'ont  pas  été  plus  raisonnables  que  les 
idolâtres  modernes. 

(i  Lettre  16,  de  S.  Aug.  —  (i  Dict.  philos,  art.  Idolâtrie  , 
p.  55.  Quest.  sur  l'Êncyclop.  Idoles.  —  (3  V.  Alheuas;.  légat, 
pro  Christion.  Tertull.  de  Idol.  c.  7  ,  Oi  ig<  ne  coutte  Ctls»", 
1.  3  ,  etc. 


r>E   LA   MIAJE   RELIGION.  1  1  7 

§   XVIII. 

Si  on  nous  demande  en  quoi  consistoit  le  crime 
de  ce  culte  ,  en  quoi  il  outrageoit  le  vrai  Dieu  ,  en 
quoi  il  blessoit  la  raison  j  la  réponse  n'est  pas  dif- 
iicile. 

1 .°  La  plupart  des  idoles  ne  représentoient  que 
des  êtres  imaginaires;  les  j)rétendus  démons  ou 
génies,  maîtres  de  la  nature^,  tels  que  Jupiter,  Ju- 
non  ,  Neptune  ,  n'existoient  que  dans  le  cerveau 
des  païens.  Soit  qu'on  les  crût  tous  égaux  et  indé- 
pendans,  soit  qu'on  les  crut  subordonnés  à  un  Dieu 
suprême  ,  c'étoit  outrager  sa  providence  ,  que  de 
supposer  qu'il  ne  daignoit  ])rendre  aucun  soin  des 
hommes;  qu'il  abandonnoit  leur  sort  au  caprice 
de  plusiem's  esprits  bizarres,  souvent  injustes  et 
malfaisaus  ,  qui  ne  tenoient  aucun  compte  de  la 
vertu  de  leurs  adorateurs  ,  mais  seulement  de.-s 
hommages  extériem-s  qu'on  leur  rendoit.  C'est  un 
abus  inexcusable  de  leur  rendi'e  un  culte  pompeux , 
pendant  que  le  créateur,  souverain  maître  de  l'uni- 
vers, n'étoit  adoré  dans  aucun  lieu. 

2.°  Il  y  avoit  de  l'aveuglement  à  revêtir  ces  dieux 
fantastiques  des  attributs  incommunicables  de  la 
divinité ,  tels  que  la  toute-puissance  ,  la  connois- 
sance  de  toutes  choses ,  la  présence  dans  tous  les 
lieux  consacrés;  pendant  qu'on  les  supposoit  d'ail- 
leurs vicieux  et  protecteurs  du  crime. 

5.°  Les  idoles  représentoient  :  les  unes,  des  objets 
scandaleux  ,  tels  que  Bacchus  ,  Vénus  ,  Cupidon  , 
Priape,  Adonis ,  le  dieu  Crepitus,  etc.  ;  les  autres, 
des  objets  monstrueux,  tel  qu'Anubis,  Atergatis  , 
les  Tritons,  les  Furies,  etc.  ;  les  autres,  des  person- 
nages accompagnés  de  symboles  indécens  ;  Jupiter 
avec  l'aigle ,  qui  avoit  enlevé  Ganymède  ;  Junon 
1.  18. 


4l3  TRAITÉ 

avec  le  paon ,  figure  de  l'orgueil  ;  Vénus  avec  des 
colombes ,  animaux  lubriques ,  etc.  Presque  toutes 
étoient  des  nudités  révoltantes. 

4.°  C'étoit  une  opinion  folle  de  croire  qu'en  vertu 
d'une  prétendue  consécration ,  ces  démons  ou  gé- 
nies venoient  liabiter  dans  les  statues  ,  comme 
l'assuroient  gravement  les  philosophes  ;  que ,  par 
le  moyen  de  la  théurgie,  de  la  magie,  des  évoca- 
tions, l'on  pouvoit  animer  une  statue  et  y  renfermer 
le  dieu  qu'elle  représentoit. 

5.°  I]n  nouveau  trait  de  démence  étoit  de  mêler 
encore,  dans  le  culte  de  pai'eils  objets,  des  céré- 
monies absurdes  ou  infâmes,  l'ivrognerie,  la  pros- 
titution ,  l'eflusion  du  sang  humain  ;  à  supposer 
que  la  divinité  pouvoit  être  honorée  par  des  crimes, 
({u'elle  attaclioit  ses  bienfaits  à  des  gestes  ridicules 
ou  a  des  vœux  criminels. 

Tel  est  cependant  le  spectable  que  le  paganisme 
nou5  ofire  dans  tous  les  temps ,  mais  sur-tout  dans 
les  derniers  siècles. 

Il  est  fort  singulier  que  les  philosophes  modernes 
entreprennent  de  justifier  un  culte  ,  que  plusieurs 
anciens  ont  condamné.  Nous  avons  déjà  vu  que 
Plutarque  s'est  plaint  de  la  folie  des  Grecs,  et  en  a 
déploré  les  elléts.  Ils  ont  manqué  de  sagesse ,  dit-il , 
en  représentant  les  dieux  par  des  statues,  et  en 
leur  rendant  un  culte;  de  là  sont  nés  la  superstition 
parmi  le  peuple ,  le  mépris  de  la  religion ,  et  l'a- 
théisme parmi  les  philosophes  ^'\  Varron  et  So- 
phocles  ont  pensé  de  même. 

"Peut-oa  sérieusement  faire  au  Christianisme  au- 
cun des  reproches  dont  nous  chargeons  la  religion 
païenne?  Nous  n'adorons  que  Dieu  ;  lui  seul  est  le 
dernier  terme  de  nos  hommages.  Si  nous  honorons 
les  anges  et  les  saints ,  nous  ne  leur  attribuons 

(i  De  I<ide  et  Osir.  c.  3^. 


DE  LA   MIAIE  IIELIGION.  éig 

d'aulre  pouvoir ,  que  d'intercéder  pour  nous  auprès 
de  Dieu ,  nous  ne  leur  supposons  d'autres  mérites 
que  ceux  que  Dieu  leur  a  donnés.  Nous  n'avons 
jamais  rêvé  qu'ils  vinssent  habiter  dans  leurs  ima- 
ges ,  ni  que  ces  figures  fussent  douées  d'aucune 
vertu  surnaturelle.  L'église  proscrit  absolument 
toute  indécence ,  toute  espèce  d'abus  contraire  à 
la  piété  intérieure  ;  elle  ordonne  aux  pasteurs  de 
réprimer  sur  ce  point  la  licence  des  artistes,  et  de 
prévenir  les  erreurs  des  peuples.  Nous  reviendrons 
à  ce  sujet  dans  la  suite.     -  * 

§   XIX. 

Mais  nos  adversaires  nous  renvoient  aux  leçons 
que  l'on  donnoit  aux  païens  dans  les  mystères  ;  il 
laut  donc  y  jeter  un  coup  d'œil ,  et  savoir  ce  qui 
en  est. 

«  Dans  le  chaos  des  superstitions  populaires,  dit 
«  un  philosophe,  il  y  eut  une  institution  salutaire 
«  qui  empêcha  une  partie  du  genre  humain  de 
«  tomber  dans  l'abrutissement ,  ce  sont  les  mys- 
«  téres;  tous  les  auteurs  grecs  et  latins  qui  en  ont 
«  parlé ,  conviennent  que  l'unité  de  Dieu ,  l'immor- 
«  talité  de  l'àme ,  les  peines  et  les  récompenses 
«  après  la  mort ,  étoient  annoncées  dans  cette 
«  cérémonie  sacrée.  On  y  donnoit  des  leçons  de 
«  morale;  ceux  qui  avoient  commis  des  crimes  les 
«  confessoient  et  les  expioient.  On  jeùnoit ,  on  se 
«  purifioit,  on  donnoit  l'aumône.  Toutes  les  céré- 
«  mouies  étoient  tenues  secrètes  sous  la  religion  du 
«  serment,  pour  les  rendre  plus  vénérables  ^'\  » 

Le  savant  évêque  de  Glocester ,  Warburthon  , 
s'est  attaché  à  prouver  ce  fait  ;  c'est  de  lui  que 

(i  Philos,  de  Thist.  c.  23  ,3^.  De  la  ftilicité  publique,  sect. 
I,  c.  2j  p.  i55. 


-12  0  IT^UXK 

l'auteur  de  la  philosophie  de  l'histoire  a  emprunta 
ce  qu'il  a  dit  des  mystères  du  paganisme ,  mais  en 
y  mêlant  de  vaines  imaginations  auxquelles  il  seroit 
inutile  de  nous  arrêter.  Selon  ^Yarburthon ,  les 
initiés  apprcnoient  trois  choses  ;  i .°  l'origine  de  la 
société  civile  ;  2.°  le  dogme  des  peines  et  des  ré- 
compenses futures;  5.°  la  fausseté  du  polythéisme, 
et  le  dogme  de  l'unité  de  Dieu  ^''. 

M.  Leland ,  après  avoir  pesé  toutes  les  preuves  de 
Warburthon ,  ne  les  a  pas  jugées  convaincantes  ;  il 
persiste  à  nier  que  l'on  ait  enseigné  dans  les  mys- 
tères la  fausseté  du  polythéisme  et  le  dogme  de 
l'unité  de  Dieu  :  les  raisons  par  lesquelles  il  prouve 
le  contraire  ,  paroissent  très-fortes  ;  nous  les  rap- 
porterons en  abrégé  '-'\  Mais  avant  d'entrer  dans 
cette  discussion ,  il  est  bon  de  montrer  qu'elle  n'est 
pas  fort  importante. 

1 .°  Supposons  vraie,  pour  un  moment,  l'opinion 
de  Warbnrthon  ;  il  s'ensuit  que  l'unité  de  Dieu  et 
la  fausseté  du  polythéisme  n'étoient  ix)int  connues 
du  commun  des  païens  ;  que  le  peuple  n'en  avoit 
aucune  idée  ;  quil  avoit  même  pour  ce  dogme  es- 
sentiel une  aversion  décidée  ,  puisqu'il  falloit  le 
cacher  sous  le  voile  des  mystères ,  et  ne  le  révéler 
fpi'à  un  petit  nombre  d'initiés.  Pom*quoi  cette  afi'ec- 
tation  de  tenir  dans  le  secret  une  vérité  utile  et 
salutaire  à  tous  les  hommes  ,  si  la  religion  païenne 
l'enseignoit  d'aillem's  publiquement  ;  si  le  culte 
extérieur,  symbolique  et  relatif,  annonçoit  à  tous 
un  Dieu  suprême  et  unique,  comme  le  soutiennent 
nos  adversaires?  La  défense ,  sous  peine  de  moit , 
de  révéler  le  secret  des  mystères ,  la  crainte  de  voir 
tomber  la  religion  publique ,  si  ce  secret  venoit  à 
être  connu  ,  nous  paroissent  démontrer  la  fausseté 

(i  Voy.  les  di<jsert.  tirées  de  ^Va^burlllO^  ,    to:ae  I,   disseï  f. 


DE   LA   VR-VIE   RELIGION.  ^2  1 

de  tout  ce  qu'on  allègue  pour  justifier  le  culte  du 
paganisme.  Quant  au  dogme  de  la  \ie  future,  nous 
convenons  qu'il  a  été  connu  par-tout,  indépen- 
damment des  mystères. 

2.°  Warburtlion  a  employé  beaucoup  d'érudition 
et  de  sagacité  à  montrer  que  la  descente  d'Enée 
aux  enfers,  peinte  par  Virgile  dans  le  sixième  livre 
de  l'Enéide ,  n'est  autre  chose  que  l'initiation  de 
son  héros  aux  mystères  d'Eleusis ,  et  un  tableau  de 
ce  qu'on  faisoit  voir  aux  initiés;  il  a  rendu  ce  sen- 
timent très-probable  "^'^  Voilà  donc  les  mystères 
pleinement  dévoilés  par  Virgile  :  qu'y  voyons-nous? 
Une  peinture  des  enfers ,  le  dogme  de  la  transmi- 
gration des  âmes ,  et  la  doctrine  des  stoïciens  sur 
l'àme  du  monde  ^-\  Or  cette  doctrine  ,  loin  d  être 
opposée  au  polythéisme  et  à  l'idolâtrie ,  les  con- 
firme au  contraire.  C'est  sur  ce  fondement  que  le 
stoïcien  Balbus  les  établit  dans  le  second  livre  de 
la  nature  des  dieux  ,  et  que  Cicéron  paroi t  les 
admettre  lui-même.  Ce  système ,  loin  d'être  opposé 
à  la  religion  païenne ,  lui  donne  une  base  philoso- 
phique :  nous  ne  voyons  pas  pourquoi  on  le  caclioit 
sous  le  voile  des  mystères  avec  tant  de  précaution. 

3.°  Les  plus  zélés  partisans  des  mystères  con- 
viennent que  la  corruption  s'y  glissa;  qu'ils  de- 
vinrent une  école  de  crimes  et  d'abominations.  Ce 
fait  est  attesté ,  non-seulement  par  les  pères  de 
l'église ,  mais  par  les  auteurs  profanes.  En  quel 
temps  cette  dépravation  est-elle  arrivée?  Nous  n'en 
savons  rien.  Quelle  qu'en  soit  la  date ,  il  est  certain 
que  dés  lors  les  mystères,  loin  de  contribuer  à  ins- 
truire les  hommes  et  à  les  corriger ,  ne  firent  qu'au- 
gmenter les  erreurs  et  le  dérèglement  des  mœurs. 
Les  mystères  ne  forment  donc  aucun  préjugé  contre 
l'utilité  et  le  besoin  de  la  révélation  ;  ils  les  prouvent 

(i  Dissert.  6.  —  (2  Eaéi>le,  1.  G,  ;^.  724. 


^2  2  TRAITE 

au  contraire.  Nous  avons  donc  très-peu  d'intérêt 
de  savoir  ce  qu'ils  étoient  dans  l'origine  ;  voyons 
néanmoins  ce  qu'en  a  pensé  M.  Leland. 

§   XX. 

Il  observe  d'abord ,  que  les  plus  ardens  défenseurs 
des  mystères  ,  ceux  cjui  les  ont  vantés  davantage  , 
sont  les  philosophes  postérieurs  à  la  naissance  du 
Christianisme.  Apulée,  ïamblique,  Hiéroclès,  Pro- 
clus ,  etc.  Ils  vouloient  en  tirer  avantage  pour  sou- 
tenir l'idolâtrie  chancelante ,  pour  affoiblir  l'im- 
pression que  faisoit  sur  les  esprits  la  morale  pure 
et  sublime  de  l'évangile.  Leur  témoignage  est  donc 
fort  suspect ,  sur-tout  dans  un  temps  où  ,  de  l'aveu 
de  tout  le  monde  ,  les  mystères  avoient  dégénéré. 
Au  rapport  de  saint  Augustin ,  Porphyre  avouoit 
qu'il  n'y  avoit  trouvé  aucun  moyen  efficace  pour 
|)urifier  l'âme  ^'\ 

Si  l'on  y  avoit  donné  d'excellentes  leçons  de  mo- 
rale ,  est-il  probable  que  Socrate  en  eût  fait  si  peu 
de  cas  ;  qu'il  eut  refusé  constamment  de  se  faire 
initier;  qu'il  se  fut  ainsi  exposé  à  rendre  sa  religion 
suspecte  ?  est-il  -vTaisemblable  que  l'on  eut  caché 
avec  tant  de  soin  une  doctrine  capable  de  porter 
l'homme  à  la  vertu?  Les  mystères  de  Bacchus  et 
de  Vénus  qui  retraçoient  leurs  aventures  ,  tout 
comme  ceux  d'Eleusis  peignoient  la  vie  de  Gérés  , 
n'ont  jamais  ])U  être  propres  à  inspirer  la  régularité 
des  mœurs.  Les  symboles  du  Ktéis  et  du  Phallus. 
))ortés  dans  les  mystères ,  de  quelque  manière  qu'on 
les  envisage ,  ne  sont  qu'une  leçon  scandaleuse , 
|)lus  capable  d'enllammer  les  passions  que  de  les 
réprimer. 

En  second  lieu  ,  parmi  tous  les  passages  des  an- 

(i  S.  Au^'.  de  ciy.  Dti  j  1.  lo,  c.  32. 


DE    LA   \TIAIE    RELIGION.  4:2J 

ciens ,  cités  par  Warburtlion ,  il  n'y  en  a  pas  un 
seul  qui  prouve  clairement  que  l'unité  de  Dieu  étoit 
enseignée  dans  les  mystères.  Peut-on  su{)poser  que 
la  doctrine  des  hiéropliantes  fût  plus  pure  et  ])]us 
sensée  que  celle  des  philosophes?  Or,  nous  verrons 
qu'aucune  secte  de  ceux-ci  n'a  professé  clairement 
l'unité  de  Dieu.  Quand  il  seroit  mieux  prouvé  que 
les  hymnes  d'Orphée  et  de  Cléanthe  étoient  récitées 
dans  les  mystères  ,  ce  qu'ils  disent  de  l'unité  de  la 
nature  divine  ne  conclut  rien  ;  ce  dogme  ,  entendu 
à  la  manière  des  stoïciens ,  servoit  de  base  à  la  plus 
grossière  idolâtrie. 

En  troisième  lieu ,  Warburthon  suppose  que  l'on 
apprenoit  aux  initiés ,  que  les  dieux  adorés  par  le 
vulgaire  avoient  été  des  hommes  ;  qu'ainsi  l'on 
anéantissoit  le  polythéisme  et  la  religion  populaire. 
Fausse  conséquence.  L'apothéose  des  héros  a  tou- 
jours été  une  des  branches  de  l'idolâtrie,  et  non  un 
usage  propre  à  la  décréditer.  Les  Cretois  qui  pré- 
tendoient  avoir  chez  eux  le  berceau  de  Jupiter ,  ne 
riionoroient  pas  moins  comme  le  souverain  des 
dieux.  Lorsque  le  livre  d'Euhémère  annonça  aux 
(irecs  que  leurs  dieux  avoient  tous  été  des  hommes, 
il  ne  causa  aucune  révolution  dans  le  culte  public. 

D'ailleurs ,  si  les  mystères  avoient  pu  y  donner 
atteinte,  les  magistrats,  défenseurs  nés  de  ce  culte , 
eussent-ils  pris  les  mystères  sous  leur  protection  ? 
Le  peuple  d'Athènes  ,  presque  tout  composé  d'ini- 
tiés ,  auroit-il  pu  être  tout  à  la  fois  infatué  des 
mystères  et  de  la  religion  de  ses  ancêtres ,  dont  les 
n^ystéres  dévoient  le  désabuser?  Lorsqu'Alcibiade, 
dans  l'ivresse ,  tourna  en  ridicule  l'histoire  de  Gérés 
et  de  Proserpine,  représentée  dans  les  mystères,  le 
peuple  se  mit  en  fureur  contre  lui ,  et  cria  au  blas- 
j)hême  :  ce  zèle  ne  s'accorde  guère  avec  l'idée  d'un 
seul  Dieu ,  et  de  la  fausseté  du  polythéisme. 


42*  TPcUTÉ 

Enfin  5  si  les  mystères  avoient  été  tels  que  War- 
burthon  les  représente ,  les  premiers  philosophes 
convertis  au  Christianisme ,  saint  Justin ,  Arnobe , 
Athénagore,  saint  Clément  d'Alexandrie,  etc.  n'en 
auroient-ils  pas  tiré  avantage  pour  prouver  aux 
païens  l'unité  de  Dieu  ?  Plusieurs  d'entr'eux  sans 
doute  avoient  été  initiés;  le  dernier  sur-tout,  très- 
instruit  de  ce  qui  se  passoit  dans  les  mystères, 
déclare  qu'il  va  en  révéler  le  secret  ;  et  il  les  peint 
comme  une  école  d'erreur,  de  corruption,  d'im- 
piété. 

L'auteur  des  recherches  philosophiques  sur  les 
Egyptiens  et  sur  les  Chinois,  nous  apprend  que  les 
mystères  étoient  devenus  mie  branche  de  finance 
pour  la  république  d'Athènes ,  et  qu'il  en  coiitoit 
fort  cher  pour  être  initié  ^'\  Cette  nouvelle  cir- 
constance n'est  pas  propre  à  inspirer  beaucoup  de 
respect  pour  la  cérémonie. 

Les  philosophes  qui  ont  entrepris  la  défense  du 
paganisme  contre  les  attaques  des  pères  de  l'église , 
se  sont  prévalus  tant  qu'ils  ont  pu  de  ce  qui  étoit 
enseigné  dans  les  mystères.  Celse  objecte  aux  chré- 
tiens ,  que  le  dogme  des  peines  éternelles  ne  leur 
est  point  particulier  ;  qu'il  est  enseigné  aux  initiés 
dans  les  mystères  ;  que  les  récompenses  réservées 
aux  justes ,  et  les  supplices  destinés  aux  méchans 
dans  l'autre  vie ,  sont  admis  })ar-tout  le  monde  ^'\ 
Si  le  dogme  de  l'unité  de  Dieu  eut  aussi  fait  partie 
des  mystères ,  Celse ,  ne  l'eiit-il  pas  remarqué  de 
même  ?  Au  contraire ,  il  soutient  la  pluralité  des 
dieux  dans  tout  son  livre ,  et  blâme  les  chrétiens 
de  ce  qu'ils  ne  veulent  pas  adorer  les  génies. 

Il  est  donc  évident  que  les  mystères,  loin  d'avoir 
pu  corriger  le  monde  du  polytliéisme  et  de  l'ido- 

(i  Recherches  philos,  sur  les  Efîyptiens,  tome  II ,  scct.  7, 
p.  i52,  —  C2  0iig  coutic  ClIsc,  I.  8,  p.  408,  409. 


DE  LA  VRAIE  RELIGION.  425 

latrie,  n'étoient  destinés  qu'à  perpétuer  leur  règne 
chez  toutes  les  nations. 


s  XXL 

Ohjection.  Vous  supposez ,  très-mal  à  propos , 
diront  les  déistes  ,  que  le  culte  public  et  les  fables 
avoient  eôacé ,  chez  les  païens,  la  notion  d'un  seul 
Dieu  ;  les  poètes  l'ont  professée  publiquement  sur 
le  théâtre  d'Athènes.  L'auroit-on  soulïert ,  si  ce 
dogme  n'ayoit  été  universellement  cru  et  connu , 
ou  s'il  avoit  été  incompatible  avec  la  religion  do- 
minante ?  Dans  les  Troyennes  d'Euripide ,  acte  R^, 
Hécube  fait  cette  apostrophe  singulière  à  Jupiter  : 
«  Puissant  moteur  de  l'univers,  vous  dont  la  terre 
((  même  est  le  trône  ;  être  impénétrable  à  nos  lu- 
«  mières  ,  qui  que  vous  soyez ,  soit  une  nature 
«  nécessaire  ,  soit  l'esprit  des  mortels  ,  je  vous 
«  adore.  C'est  vous  dont  l'équité ,  par  des  routes  se- 
«  crêtes,  conduit  les  choses  humaines  à  ses  fins  ^*^.» 
Vous  avez  cité  vous-même  cet  autre  passage  de 
Sophocles  :  «  Dans  la  vérité  ,  il  n'y  a  qu'un  Dieu, 
il  n'y  en  a  qu'un  qui  a  formé  le  ciel ,  la  terre ,  la 
mer  et  les  vents.  Cependant  la  plupart  des  mor- 
tels ,  par  une  étrange  illusion ,  dressent  aux  dieux 
des  statues  de  pierre,  de  cuivre,  d'or  et  d'ivoire, 
«  comme  pour  avoir  une  consolation  présente  dans 
«  leurs  malheurs.  Ils  leur  offrent  des  sacrifices,  ils 
«  leur  consacrent  des  fêtes ,  s'imaginant  vainement 
u  que  la  piété  consiste  dans  ces  cérémonies  ^'\  » 
Didyme  d'Alexandrie,  dans  un  traité  de  la  Trinité  , 
qui  vient  d'être  puplié,  a  cité,  1.  2,  c.  27,  deux 
passages  ,  l'un  de  Platon  ,  ancien  poète  comique  , 

(1  Théâtre  des  Grecs,  tome  IV,  c.  i3.  —  (2  Eusèb.  prœp. 
"   i3 


'±2b  TRAITE 

l'autre  de  Philémon,  qui  établissent  l'unité  de  Dieu 
aussi  clairement  que  celui  de  Sophocles  ^'\ 

Or,  les  poètes,  en  tenant  ce  langage,  ont  suivi  . 
ou  la  croyance  commune,  ou  les  opinions  philoso- 
phiques :  dans  le  premier  cas,  il  en  résulte  que 
l'unité  de  Dieu  étoit  la  croyance  commune  ;  dans 
le  second,  il  s'ensuit  cjne  du  moins  les  philosophes 
ont  connu  clairement ,  et  professé  hautement  l'uni- 
té de  Dieu. 

Réponse.  Ce  langage  des  poètes  est  sans  doute 
une  opinion  philosophique  ;  Euripide  avoit  été 
disciple  de  Socrate.  Si  l'on  veut  y  regarder  de  près, 
on  verra  cpie  le  moteur  de  Vuniuers,  confondu  avec 
r esprit  des  mortels ,  n'est  autre  chose  que  l'àme 
universelle  du  monde  ,  selon  le  système  de  Pytha- 
gore  et  des  stoïciens ,  exposé  par  Virgile  dans  la 
description  des  enfers.  Il  est  très-probable  que  So- 
phocles et  les  autres  poètes  ne  concevoient  pas  la 
divinité  autrement.  Or  ,  en  parlant  de  la  religion 
des  Indiens,  nous  avons  déjà  fait  voir  que  ce  systè- 
me ne  favorise  ni  l'unité  de  Dieu  ,  ni  la  pureté  de 
son  culte  ,  ni  la  morale,  ni  le  dogme  des  peines  et 
des  récompenses  futures  ;  il  les  détruit  au  con- 
traire par  le  fondement  ;  nous  le  prouverons  encore 
ailleurs.' 

Mais  supposons ,  pour  un  moment ,  que  la  doc- 
trine ,  enseignée  sur  le  tliéàtre  d'Athènes ,  ait  été 
plus  orthodoxe ,  l'on  ne  pourra  encore  en  tirer 
aucune  conséquence ,  ni  en  faveur  de  la  croyance 
commune,  ni  pour  l'honneur  de  la  philosophie. 

Les  Athéniens  laissoient  à  leurs  poètes  di'ama- 
tiques  la  liberté  de  parler  contre  la  religion  :  il  n'est 
pas  possil)le  de  pousser  plus  loin  la  licence,  que  l'a 
fait  Aristophane  ;  il  a  couvert  de  ridicule  les  dieux , 

(i  Voy.  Dauû  1 ,  traduit  par  les  Septante,  S.*"  Dissert.  p. 
4o3  fl4o5. 


m:  LA   \lL\IE   RELIGIOK.  427 

leurs  fables  ,  leur  culte ,  sans  qu'il  lui  en  soit  rien 
arrivé ,  et  sans  que  l'idolâtrie  ait  rien  perdu  de  son 
crédit.  Les  poètes  étoient  sans  conséquence  ;  on 
s'amusoit  de  leurs  saillies,  et  toutes  choses  alloient 
leur  train.  Aussi  ne  raisonnent-  ils  pas  toujours  de 
même  ;  leurs  discours  sont  ordinairement  confor- 
mes à  l'opinion  vulgaire  ;  ils  parlent  des  dieux  com- 
me le  peuple.  Ils  sont  même  les  auteurs  de  la  plupart 
des  fables  ;  ils  les  ont  accommodées  au  goût  et  aux 
préjugés  de  leurs  auditeurs.  L'inconstance  de  leur 
langage  ôte  donc  toute  espèce  d'autorité  et  de  force 
aux  vérités  qu'ils  ont  rencontrées  par  hasard.  Dès 
qu'un  dogme  n'est  point  constant,  uniforme,  suivi 
dans  la  pratique  ,  il  n'est  plus  d'aucune  utilité  ,  il 
ne  produit  aucun  effet. 

11  en  est  de  même  des  philosophes.  Tantôt  ils 
parlent  de  Dieu  ,  et  tantôt  des  dieux  :  ici ,  ils  sem- 
blent blâmer  l'idolâtrie;  là  ,  ils  l'approuvent  et  la 
confirment;  ils  citent  quelquefois  l'ancienne  tradi- 
tion ,  et  ils  l'abandonnent.  Rien  de  constant  dans 
leur  doctrine  ;  la  vérité  y  est  noyée  dans  les  erreurs. 
Quel  fond  peut-on  faire  sur  de  pareilles  leçons? 
Quel  fruit  le  peuple  peut-il  en  tirer?  Leurs  contra- 
dictions n'ont  pu  enfanter  que  des  doutes;  et  lors- 
que la  vérité  s'est  fait  entendi'e ,  ils  ont  réuni  toutes 
leurs  forces  pour  étoufi'er  sa  voix.  Nous  allons  le 
démontrer  dans  l'article  suivant. 

Lorsque  les  incrédules  s'obstinent  à  soutenir  que 
les  grandes  vérités  de  la  religion  naturelle  ont  été 
connues  dans  le  paganisme  ,  ils  ne  voient  pas  que 
ce  fait,  s'il  étoit  vrai ,  tourneroit  à  la  condamnation 
des  païens.  Dans  cette  hypothèse  ^  comment  excuser 
l'idolâtrie,  généralement  pratiquée?  comment  jus- 
tifier l'indolence  des  philosophes ,  qui  n'ont  pas 
osé ,  ou  n'ont  pas  daigné  détromper  le  peuple  ?  Plus 
indulgens  cpie  n05  adversaires ,  nous  convenons , 


4  2  0  TRVITE   DE   LA.   VRAlE   RELIGION. 

avec  les  pères  de  l'église ,  qu'avant  la  venue  Je 
Jésus-Christ  le  commun  des  païens  étoient  excu- 
sables y'^/^g'î^^à  U7i  certain  point  '^ .  et  plus  dignes 
de  pitié  que  de  colère.  Nous  en  concluons,  avec  les 
Apôtres,  que  la  venue  de  ce  divin  maître  a  été  le 
plus  grand  bienfait  de  la  miséricorde  divine,  et  que 
uous  ne  pouvons  assez  en  bénir  sa  providence. 

(i  Tht'odoret,  Thërapeut.  2  dise.  p.  485.  i  Cor.  c.  i2.  ;^.a. 


FL\   DU   TOME   PREMIER. 


TABLE  DES  MATIÈRES 

CONTENUES  DANS  LE  PREMIER  VOLUME. 


INTRODUCTION.  Dessein  de  la  providence  dans  rétablisse- 
ment de  la  religion  ;  origine  et  progrès  de  l'incrédulité  ; 
plan  et  division  de  cet  ouvrage.  tage  i 

§  I.  Première  époque  de  la  révélation;  loi  de  nature.  id. 

»  II.  Seconde  époque;  loi  nationale  donnée  aux  Juifs.  3 

»  m.  Troisième  époque  ;  loi  universelle  donnée  par  J.-C.  5 
))  W.  Uniformité  du  plan  de  la  providence.  7 

)>   V.  Chaîne  des  faits;  des  dogmes,  des  erreurs.  9 

M  VI.  Nécessité  de  ne  point  séparer  les  trois  époques.  12 

»  VII.  Origine  etprogrèsderincrédulité;  leluxedesnatioiîs.iS 
»  VIII.  Services  que  le  Christianisme  a  rendus  aux  lettres.  ^7 
»  IX.  Principes  de  la  prétendue  réforme  des  protestans.  20 
»  X.  Enchaînement  de  ces  principes.  22 

»   XI.  Progrès  des  controverses.  26 

»  XII.  Abus  de  la  maxime  ,  qu'il  faut  consulter  la  raison.  28 
))  XIII.  Point  de  milieu  entre  le  catholicisme  et  le  pyrronisms.3  i 
n  XIV.  Libertinage  ,  source  principale  de  Pirréligiou.  33 

»  XV.  Folie  du  projet  des  incrédules.  38 

»  XVI.  Sources  dans  lesquelles  ils  ont  puisé  leur  doctrine.  4^ 
j>  XVII.  Leur  crédulité  sur  tout  ce  qui  les  favorise.  4-* 

B  XVIII.  Jalousie  et  malignité  de  leur  part.  44 

»  XIX.  Leur  haine  contre  les  prêtres,  4^ 

»  XX.  Traits  de  fanatisme  ir religieux.  47 

»  XXI.  Intolérance  des  incrédules.  4y 

»  XXII.  Variations  et  divisions  parmi  eux.  ôi 

»  XXII I.  Plan  de  cet  ouvrage.  53 

»  XXIV.  Avantages  de  l'ordre  chronologique.  5? 

»  XXV.^  Inconvéniens  que  l'on  ne  peut  éviter.  5() 

TRAITÉ  HISTORIQUE  ET  DOGMATIQCB  DE  LA.  VRAIE  REL1G10^  . 
AVEC  LA  RÉFUTATION  DES  ERREURS  QUI  1  Cl  ONT  ÉTÉ  OPPOSEES  , 
DANS  les  DIFFÉRÉES  SIÈCLES.  63 

Première  Partie.  De  la  révélation  donnée  aux  premiers 
hommes.  id. 

Observations  préliminaires.  Plan  et  division  de  cette  première 
partie;  ]>rtuves  sommaires  d'une  révélation  primitive,     id. 

5  1.  Dieu  n'a  point  créé  Thomme  sans  religion.  id. 

»  n.  Preuves  qu'il  la  lui  a  révélée.  Cf> 

»  ni.  Division  de  la  première  partie.  68 

I.  19 


4:3  O  TABLE. 

§  IV.  En  quel  sens  la  religion  primitive  etoit  naturelle.  "i 
))  V.  Equivoque  sur  laquelle  se  fondent  les  déistes.  ^4 

Chapitre  1.  Origine  de  la  religion  primitive.  77 

Marche  de  l'esprit  humain ,  imaginée  par  les  incrédules.  id, 
j4rticle  I.  De  la  religion  des  patriarches.  79 

^  I.  Monumens  qui  nous  en  instruisent.  id. 

»  II.  Dogmes  enseignés  dans  la  Genèse.  80 

H   ni.  Suites  du  péché  originel.  83 

»  lY.  Culte  extérieur  et  moral  de  ce  premier  âge.  85 

»  y.  Mêmes  vérités  enseignées  dans  le  livre  de  Job.  87 

«  VI.  Apologie  qu"'il  fait  de  la  providence.  8q 

»  VII.  En  quel  sens  celte  religion  est  naturelle  ;   ses  preuves 

de  fait.  92 

))  VIII.  Naissances  du  polythéisme  et  de  ridolâtrie.  94 

»  IX.  Notion  d'un  seul  Dieu  conservée  par-tout.  97 

«  X.  Témoignages  des  auteurs  profanes.  loi 

»  XI.  L'idolâtrie  n'est  point  la  première  religion.  106 

M  XII.  Elle  a  été  l'ouvrage  des  passions,  108 

Arlicle  II.  La  religion  est-elle  un  efîétde  l'ignorance  et  de  la 

crainte  des  premiers  hommes  ?  m 

5  I.  L'histoire  seule  peut  nous  instruire  sur  ce  point.  id. 

i)  II.  Faux  raisonnemens  par  lesquels  on  l'attaque.  ii5 

■»  II [.  Fausses  suppositions  des  déistes.  118 

T)  IV.  Fausse  théorie  de  M.  Hume,  sur  le  dogme  de  l'unité  de 

Dieu.  119 

»  V.  Autres  spéculations  d'un  matérialiste.  122 

»  VI.  Réfutation  de  cette  théorie.  124 

»  VII.   L'idolâtrie   est  née  plutôt   de   l'admiration   et  de  la 

recounoissauce.  _  i25 

))  VIII.  Les  ;évolulionsdelauaturcn'y  ont  point  contribué.  129 
»  IX.  L'ignorance  des  causes  naturelles  a  produit  le  polyt.^  i3i 
»  X.  L'idée  de  Dieu  n'a  rien  de  terrible.  i33 

)>  XI.  Origine  des  sacrifices.  i3G 

1)  XII.  La  religion  primitive  n'a  rien  d'effrayant.  i38 

»  XIIl.  La  notion  d'un  seul  Dieu  ne  vient  pas  des  philos.  i4 1 
»  XIV.  Système  de  l'auteur  de  l'antiquité  dévoilée.  i43 

))  XV.  Réfutation  de  ce  système.  j45 

»  XVI.  Fausse  théorie  sur  la  source  du  despotisme.  i^^ 

Article  III.  La  religionest  elle  une  invention  de  la  politique?  i52 
(i  I.  Contradiction  de  cette  supposition  avec  la  précédente,  id. 
))  11.  Preuves  qui  la  détruisent.  i54 

M  III*  On  nous  donne  une  idée  fausse  des  législateurs.  137 

M  IV.  Aussi  bien  que  des  prêtres  et  de  l'éduca  ion.  iSg 

Chapitre  II.  De  l'utilité  et  de  la  nécessité  de  la  religion.  162 
Le  désir  de  connoître  la  vérité  est  naturel  à  l'homme.  id. 

Article  I.  La  religion  est  nécessaire  à  l'homme,  considéré  seul 
et  pour  son  bonht-ur  particulier.  i65 

§  1.  Elle  fait  sa  sûreté  ,  sou  repos  et  sa  consolation.  id. 


TABLE.  43 1 

§  II.  Tableau  tic  rhomnie  dans  l'athéisme.  i65 

)>  III.  Sombres  iik'es  qui  tourmentent  les  alhe'es.  171 

»  IV.  II  n\  a  pour  eux  ni  bonheur  ni  vertu.  173 

))  V.  La  rciigiou  est  une  ressource  contre  roppression.  177 
»  YI.  Aveux,  humilians  d'un  athée.  170 

»  ^  II.  llommagesque  plusieurs  incrédules  u-ndcutà  larelig.180 
î)  VIII.  Première  objection.  Un  Dieu  attentif  à  tout  inspire  la 

crainte.  182 

»  IX.  Deuxième  objection.  La  religion  rend  rhomnie  peureux 

et  lâche.  '84 

>i  X.  Troisième  objection.  L'espérance  du  bonheur  éternel  vient 

de  Torgueil.  186 

T)  XI.  Quatrième  objection.  Toutes  les  religions  prescrivent  à 

l'homme  de  se  tourmenter.  188 

Article  II.  Nécessité  de  la  religion  pour  fonder  la  sociélé  entre 

les  hommes.  190 

5  I.  L'homme  est  né  pour  la  société.  id. 

')  II.  Dieu  Ta  étalilie  par  le  mariage  et  par  la  religion.  198 

»  III.  Réflexion  de  M.  de  Buflou.  197 

5>  IV.  La  sociélé  n'est  point  fondée  sur  un  contrat.  201 

y*  V.  L'intérêt  n'en  est  pas  le  seul  fondement.  2o3 

)>  VI.  11  faut  une  loi  naturelle.  206 

3  VII.  Aveu  des  anciens  philosophes.  208 

r>  VIII.  Et  de  plusieurs  incrédules  modernes.  212 

«  IX.  Objections  de  Bayle.  216 

»  X.  Contradictions  de  cet  auteur.  218 

»  XI.  Réponse  directe  à  ses  sophismes.  219 

»  XFI.  Fausseté  de  son  principe.  221 

»  XIII.  Funestes  effets  de  Tépicuréisme.  223 

»  XiV.  L'idolâtrie  est  moins  pernicieuse.  226 

"  XY.  Le  fanatisme  cause  moins  de  maux.  229 

M  XVI.  Il  est  faux  que  la  religion  divise  les  hommes.  232 

Article  in.    Nécessité   de  la   religion  pour  fonder  le  corps 

politique.  236 

5  I.  Autorité  paternelle ,  première  source  du  gouvernement,  id. 
j>  II.  La  loi  naturelle  lui  donne  la  sanctification.  240 

»  III.  II  n'est  point  fondé  sur  un  contrat.  242 

M  IV.  Les  lois  civiles  ne  suffisent  point.  2^4 

«  V.  Preuves  de  cette  vérité.  247 

»  VI.  Autres  preuves.  249 

»  VII.  Les  peines  et  les  récompenses  sorit  insuffisantes.  252 
»  VIII.  Faux  principes  des  incrédules.  255 

»  IX.  Reproches  injustes  de  leur  part.  256 

»  X.  Prétendus  inconvénicns  de  la  religion.  258 

»  XI.  En  quoi  les  fausses  religions  sont  utiles.  260 

y>  XII.  La  religion  n'autorise  point  les  abus  du  pouvoir.  262 
»  XIII.  L'homme  ne  peut  vivre  sans  religion.  26G 

Chapitre  III.  Des  différentes  religions  anciennes  et  mo- 
dernes. .^Gg 


432  TABLE. 

§  I.  De  quelle  manière  la  religion  primitive  s'est  altérée.  169 
»  II.  Variations   des  incrédules  sur  la  croyance  des  anciens 

peuples.  271 

article  I.  De  la  religion  des  Egyptiens.  3^4 

5  I.  Prétendue  antiquité  de  ce  peuple.  id. 

»  II.  Elle  ne  peut  èlre  prouvée  par  le  progrès  des  arts.  276 

)>  III.  Il  faut  consulter  l'histoire.  280 

»  lY.  Origine  de  l'idolâtrie  eu  Egypte  et  ailleurs,  282 

3)  V.  Son  opposition  au  culte  du  yrai  Dieu.  285 

M  VI,  Quels  étoient  les  dieux  des  Egyptiens,  287 

»  VI[.  Raisons  du  culte  rendu  aux  animaux.  291 

M  VIII.  Indécences  dans  la  religion  de  l'Egypte.  295 

»  IX.  Croyance  de  l'immortalité  ,  mœurs  corrompues.  297 

«  X.  Pourquoi  tant  d'erreurs  chez  une  nation  policée,  3oo 

»  XI.  Des  lois  et  du  gouverneraeut  des  Egyptiens.  3o3 

uirtich  II,  De  la  religion  des  Chinois.  3o5 
§  I.  Contradictions  entre  les  divers  mémoires  sur  la  Chine,  id, 

n  II.  Notice  df'S  livres  classiques  des  Chinois.  3o8 

»  tll.  Imperfection  et  incertitude  de  leur  histoire.  3io 
>j  IV.  En  quoi  consiste  leurs  observations  astronomiques.  3ii 

»  V.  En  quel  temps  leur  monarchie  a  commencé.  3j5 

»  VI.  Imperfection  de  leur  croyance  sur  la  divinité.  3 16 

))   Vil.  Foi  à  l'imînortalité  de  l'àme.  319 

»  VIII.  Leur  morale  est  très-défectueuse.  320 

»  IX.  Corruption  de  leurs  mœurs.  SaS 

])  X.  Mauvais  gouvernement.  326 

»  XI.  Contradictions  d'un  philosophe  sur  les  Chinois.  3^8 

»  XII.  Altération  de  la  religion  primitive  parmi  eux.  33  c 

jirticle  III.  De  la  religion  des  Indiens,  ou  Bramines.  333 

ij  I.  Prétendue  antiquité  des  livres  saciés  des  Indiens.  id. 

1)  II.  Erreurs  enseignées  dans  le  Bédang.  336 

»  m.  Fourberies  des  philosophes  indiens.  338 

))  IV.  Erreurs  sur  l'âme  humaine.  339 

))  V.  Doctrine  du  Chartah-Bhade  aussi  fautive.  3.41 

»  IV.  Doctrine  de  l'Ezour-VéJam,  etc.  3ij3 

»  VII.  Morale  des  Bramines  et  mœurs  des  Indiens.  345 

»  VIII.  Défauts  essentiels  de  leurs  lois.  346 

M  IX.  Mauvaise  apologie  que  Ton  en  a  faite.  348 

»  X.  Visions  de  l'auteur  de  la  pliilosophie  do  l'histoire.  35o 

)>    XI.  Rêverie  d'un  autre  philosophe.  33'2 

»     XII.  Excès  auxquels  il  s'est  livré.  354 

A  rticle  IF.  De  la  religion  de  Zoroastre  et  des  Perses.  35^ 

^  I.  Livres  de  Zoroastre  apportés  des  Indes.  id. 

»  II.  ^  ie  de  ce  législateur  ,  ses  t'ogmes.  35G 

»  in.  Sa  morale.  362 
»  IV.  Erreurs  de  la  philosophie  de  l'histoire  sur  Us  Perses.  365 

»  V.  Sur  les  mœurs  des  Babyloliens.  369 

Article  F-  Ue  la  leliçion  des  Grecs  et  des  Romains.  3;2 


T.iBLE.  435 

^  I.  Mêmes  dieux  dans  la  Grèce  et  à  Rome.  872 
»  II.  Influence  de  ridolàtrie  sur  la  morale.  3^5 
»  III.  Culte  absurde  et  scandaleux.  38o 
»  IV.  Divination,  oracles  ,  etc.  38i 
»  V.  Les  philosophes  ont  approuvé  tous  ces  abus.  384 
M  "VI.  Influences  de  ce  culte  sur  les  mœurs.  386 
»  VII,  Les  lois  ne  sulfisoient  pas  pour  y  remt-dier.  38i) 
))  VIII.  Apologie  du  paganisme,  par  un  déiste  anglois.  3oi 
»  IX.  Réfutation  de  ses  conjectures.  894 
»  X.  Les  Païens  n'adoroicnt  point  un  Dieu  suprême.  Sg^ 
ï)  XI.  Le  culte  ue  s'adressoit  point  à  lai.  4oo 
M  XII.  L'idolâtrie  n'étoit  point  un  culte  relatif.  4o2 
»  Xlir.  Abus  du  culte  des  héros.  4o4 
»  XIV.  Abus  des  expiations.  407 
»  XV.  Les  philosophes  ont  été  plus  coupaldes  que  les  prê- 
tres. 409 
»  XVf.  Aveux  importans  du  déiste  anglois.  4^2 
»  XVII.  Les  idoles  étoient  adorées.  4i3 
»  XVIÎI.  Crimes  de  ce  culte,  4ir 
»  XIX.  Mystères  du  paganisme,  éloges  qu'on  e»  a  faits.  4 "9 
»  XX.  Réfutation.  422 
)>  XXI.  Quelques  vérités  échappées  aux  poètes,  ne  prouvent 
rien.  425 


l\y     LE    LA    TABLE    Ul     FSf.MlEr,    TOLl  M». 


APPROBATION. 


3'ai  lu  par  ordre  de  monseigneur  le  Garde  des  sceaux ,  uil 
manuscrit  qui  a  pour  titre  :  Traité  historique  et  dogmatique 
de  la  vraie  Religion.  Il  convient  à  un  e'crivain  accoutumé  à 
entrer  en  lice  avec  les  incrédules,  d'exécuter  un  plan  d'ouvrage 
aussi  intéressant  pour  la  religion.  Les  principes  épars  de  ceux 
qui  Tont  attaquée  dans  les  différens  siècles,  sont  rassemblés 
pour  former  leur  corps  de  doctrine,  autant  que  leurs  contra- 
dictions multipliées  le  permettent.  Tous  les  reproches  qu'ils 
ont  faits  à  la  religion  sont  discutés,  et  par-tout  la  religion 
triomphe.  Un  plan  aussi  vaste  a  demandé  beaucoup  de  recher- 
ches et  de  travail ,  et  il  a  dû  être  rempli  avec  une  étendue  pro- 
portionnée à  l'abondance  des  matières.  La  manière  dont  elles 
sont  traitées  convaincra  le  public,  que  l'auteur  n'a  point  passé 
de  justes  l)ornes  dans  le  nombre  des  volumes  qu'il  présente. 

A  Paris,  ce  i4  novembre  1778. 

De  la  Hogle  ,  Doct.  et  Prof,  de  Sorbonne. 


PERMISSION. 


Vo  les  précieux  avantages  que  la  religion  peut  retirer  de 
la  lecture  du  Traité  de  la  vraie  Religion  par  Bergier, 
nous  permettons  à  M.""  Casterman-Dieu  de  le  réimprimer , 
aux  conditions  énoncées   dans  son  prospectus. 

Touniay,  le  g    Août  1826, 

P..J. 


D^ 


BX  1750  Ai  B465  1827  V. i 

SMC 
Bergier  M- 
Traite  historique  et 
dogmatique  de  la  vraie 
religion 
47231428 


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