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Full text of "Traités de législation civile et pénale;"

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TRAITÉS    DE    LÉGISLATION 


CIVILE   ET   PENALE 


OLiTRAGE  EXTRAIT  DES  MANUSCRITS 


DE    M.   JE  RE  MIE    BENTHAM, 

JURISCONSULTE    ANGLAIS, 


ET.  DUMONT, 

MEMBRE  DU  CONSEIL  REPRÉSENTATIF  DE  GENÈVE. 


LONDEES: 
TAYLOE  ET  FEANCIS,  EED  LION  COUET,  FLEET  STEEET. 

1858. 


WORCESTER  COLLEG^. 
OXFORD. 


TYPOGRAPHIE  DE  TAYLOR  ET  FRANCIS, 

RED  LION   COURT,  FLEET  STREET. 


ADVERTISEMENT. 


Représentations  having  been  made  to  the  Senate  of 
tlie  University  of  London  by  gentlemen  preparing  them- 
selves  for  its  Degree  of  Bachelor  of  Laws,  tliat  they 
hâve  been  unable  to  procure  eitlier  D  amont' s  édition  of 
Bentham's  "  Traités  de  Législation  Civile  et  Pénale,"  or 
the -American  translation  of  it,  and  inquiries  instituted 
for  the  purpose  having  satisfied  the  Senate  that  neither 
of  thèse  works  is  now  on  sale  or  is  likely  to  become  so, 
it  has  been  determined  by  the  Senate  to  reprint  the  first 
two  volumes  of  Dumont's  édition,  which  contain  the 
Principles  of  Législation,  the  Principles  of  a  Civil  Code, 
and  the  Principles  of  a  Criminal  Code,  thèse  being  the 
portions  of  which  a  knowledge  is  required  from  candi- 
dates for  the  LL.B.  Degree.  The  contents  of  the  third 
volume  of  the  original,  consisting  of  four  detached  Me- 
moirs — "  Sm'  le  Panoptique,"  "  De  la  promulgation  des 
Lois,"  "  De  l'influence  des  temps  et  des  lieux  en  matière 
de  Législation,"  "  Vue  générale  d'un  Corps  complet  des 
Lois," — are  not  included  in  this  reprint. 

WILLIAM  B.  CARPENTER, 

Begistrar. 

Burlington  House, 
August  1858. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  British  Columbia  Library 


http://www.archive.org/details/traitsdelgiOObent 


DISCOURS  PRELIMINAIRE. 


Si,  en  travaillant  sur  ces  manuscrits,  j'avais  pu  me  renfermer 
dans  une  simple  traduction,  je  serais  plus  tranquille  sur  le  succès. 
Mais  je  ne  suis  pas  dans  une  position  si  propre  à  m'inspirer  de 
la  confiance.  Je  dois  au  public  de  ne  point  dissimuler  ce  qui 
n'est  que  de  moi  dans  leur  rédaction.  Je  dois  à  l'auteur  de 
déclarer  qu'il  ne  les  a  cédés  qu'aux  sollicitations  de  l'amitié,  et 
qu'il  me  livrait  souvent  à  regret  des  ouvrages  incomplets,  et 
quelquefois  des  matériaux  informes. 

En  donnant  une  idée  générale  de  ce  qui  me  concerne  plus 
particulièrement  dans  cette  entreprise,  je  commence  par  une 
déclaration  qui  doit  me  mettre  à  l'abri  de  tout  reproche  injuste, 
comme  de  tout  éloge  pénible  pour  moi,  parce  qu'il  ne  serait  pas 
mérité.  Je  déclare  que  je  n'ai  aucune  part,  aucun  titre  d'as- 
sociation dans  la  composition  de  ces  divers  ouvrages  :  ils  appar- 
tiennent tout  entiers  à  l'auteur,  et  n'appartiennent  qu'à  lui. 
Plus  je  les  estime,  plus  je  m'empresse  à  désavouer  un  honneur 
qui  ne  serait  qu'une  usurpation  aussi  contraire  à  la  foi  de 
l'amitié  qu'à  mon  caractère  personnel.  Cette  déclaration,  que 
je  me  dois  à  moi-même,  serait  superflue,  je  le  sais,  s'il  n'y  avait 
que  des  lecteurs  philosophes.  De  tels  lecteurs  reconnaîtront 
bien  d'eux-mêmes,  dans  la  diversité  de  ces  écrits,  l'empreinte 
de  la  même  main,  l'unité  de  plan,  le  génie  original,  analytique 
et  profond  dans  l'ensemble  du  dessein  comme  dans  l'exécution 
des  parties. 

Mou  travail,  d'un  genre  subalterne,  n'a  porté  que  sur  des 
détails.  Il  fallait  faire  un  choix  parmi  un  grand  nombre  de 
variantes,  supprimer  les  répétitions,  éclaircir  des  parties  ob- 
scures, rapprocher  tout  ce  qui  appartenait  au  même  sujet,  et 
remplir  les  lacunes  que  l'auteur  avait  laissées  pour  ne  pas 
ralentir  sa  composition.     J'ai  eu  plus  à  retrancher  qu'à  ajouter, 


VI  DISCOURS  PRELIMINAIRE. 

plus  à  abréger  qu'à  étendre.  La  masse  de  manuscrits  qui  ont 
passé  entre  mes  mains,  et  que  j'ai  eu  à  déchifiFrer  et  à  com- 
parer, est  considérable.  J'ai  eu  beaucoup  à  faire  pour  l'uni- 
formité du  style  et  la  correction,  rien  ou  très  peu  de  chose  pour 
le  fond  des  idées.  La  profusion  de  ses  richesses  ne  demandait 
que  les  soins  d'un  économe.  Intendant  de  cette  grande  fortune, 
je  n'ai  rien  négligé  pour  la  faire  valoir  et  la  mettre  en  circulation. 

Les  changements  que  j'ai  eu  à  faire  ont  varié  selon  la  nature 
des  manuscrits.  Lorsque  j'en  ai  trouvé  plusieurs  relatifs  au 
même  sujet,  mais  composés  à  différentes  époques  et  avec  des 
vues  différentes,  il  a  fallu  les  concilier,  et  les  incorporer  de 
manière  à  n'en  faire  qu'un  tout.  L'auteur  avait -il  mis  au  rebut 
quelque  ouvrage  de  circonstance,  qui  ne  serait  aujourd'hui  ni 
intéressant  ni  même  intelligible;  je  n'ai  pas  voulu  qu'il  fût 
perdu  en  entier,  mais  j'ai,  pour  ainsi  dire,  déménagé  comme 
d'une  maison  abandonnée  tout  ce  qui  était  susceptible  d'être 
conservé.  S'était-il  livré  à  des  abstractions  trop  profondes,  à 
une  métaphj-sique  je  ne  dirai  pas  trop  subtile,  mais  trop  aride  ; 
j'ai  essayé  de  donner  plus  de  développement  aux  idées,  de  les 
rendre  sensibles  par  des  applications,  des  faits,  des  exemples,  et 
je  me  suis  permis  de  semer  avec  discrétion  quelques  ornements. 
J'ai  eu  même  des  chapitres  à  faire  en  entier,  mais  toujours  sur  les 
indications  et  les  notes  de  l'auteur,  et  la  difficulté  de  le  suppléer 
m'aurait  ramené  à  un  sentiment  modeste  de  moi-même,  si  j'avais 
eu  la  tentation  de  m'en  écarter. 

Son  Introduction  aux  Principes  de  morale  et  de  législation, 
considérée  par  un  petit  nombre  d'appréciateurs  éclairés  comme 
une  de  ces  productions  originales  qui  font  époque  et  révolution 
dans  une  science,  malgré  son  mérite  philosophique,  ou  peut-être 
par  ce  mérite  même,  ne  fit  aucune  sensation  et  resta  presque 
Ignorée  du  public,  quoiqu'en  Angleterre,  plus  qu'ailleurs,  on 
pardonne  à  un  livre  utile  de  n'être  pas  un  livre  facile  et  agréable. 
En  employant  plusieurs  chapitres  de  cet  ouvrage  pour  en  former 
les  Principes  ycnéraux  de  Législation,  j'ai  dû  éviter  ce  qui  avait 
nui  à  son  succès,  les  formes  trop  scientifiques,  les  subdivisions 
trop  muetipliées  et  les  analyses  trop  abstraites.  Je  n'ai  pas 
traduit  les  mots,  j'ai  traduit  les  idées  :  j'ai  fait  à  quelques  égards 
un  abrégé,  et  à  d'autres  un  commentaire.     Je  me  suis  guidé  sur 


DISCOURS  PKKLIMINAIttE.  VU 

les  conseils  et  les  indications  de  l'auteur  dans  une  préface  pos- 
térieure de  plusieurs  années  à  Pouvrage  même  ;  et  j'ai  trouvé 
dans  ses  papiers  toutes  les  additions  de  quelque  importance. 

En  considérant  combien  cette  entreprise,  que  je  croyais  borner 
à  deux  ou  trois  volumes,  s'est  étendue  par  degrés,  et  quelle 
vaste  carrière  j'ai  parcourue,  je  regrette  que  ce  travail  ne  soit 
pas  tombé  en  de  meilleures  mains  ;  mais  j'ose  pourtant  m'ap- 
plaudir  de  ma  persévérance,  convaincu  que  ces  manuscrits  seraient 
restés  longtemps  enfouis  dans  leur  masse,  et  que  l'auteur,  tou- 
jours porté  en  avant,  n'aurait  jamais  eu  ni  le  loisir  ni  le  courage 
de  se  livrer  au  travail  ingrat  d'une  révision  générale. 

Cette  ardeur  à  produire,  et  cette  indifférence  à  publier,  cette 
persévérance  dans  les  plus  grands  travaux,  et  cette  disposition  à 
les  abandonner  au  moment  de  les  finir,  offrent  une  singularité 
qui  a  besoin  d'être  expliquée. 

Dès  que  ]\1.  Bentham  eut  trouvé  les  grandes  divisions,  les 
grandes  classifications  des  lois,  il  embrassa  la  législation  dans 
son  ensemble,  et  conçut  le  vaste  projet  de  la  traiter  dans  toutes 
ses  parties.  Il  la  considéra  moins  comme  composée  d'ouvrages 
détachés,  que  comme  formant  un  ouvrage  unique.  Il  avait  sous 
les  yeux  la  carte  générale  de  la  science,  et  avait  formé  sur  ce 
modèle  les  cartes  particulières  de  tous  ses  départements.  Aussi 
le  caractère  le  plus  frappant  de  ses  écrits,  c'est  leur  parfaite  con- 
cordance. J'ai  trouvé  les  premiers  pleins  de  renvois  à  des 
traités  qui  étaient  simplement  en  projet,  mais  dont  les  divisions, 
les  formes,  les  idées  principales  existaient  déjà  sur  des  tableaux 
séparés.  C'est  ainsi  qu'ayant  subordonné  toutes  ses  matières  à 
un  plan  général,  chaque  branche  de  législation  occupe  une  place 
qui  lui  est  propre,  et  aucune  ne  se  trouve  répétée  dans  deux 
divisions.  Cet  ordre  suppose  nécessairement  un  auteur  qui  a 
considéré  longtemps  son  sujet  dans  tous  ses  rapports,  qui  le 
domine  tout  entier,  et  qui  n'a  pas  eu  la  puérile  impatience  de 
la  renommée. 

Je  l'ai  vu  suspendre  un  ouvrage  à  peu  près  fini,  et  en  com- 
poser un  nouveau,  uniquement  pour  s'assurer  de  la  vérité  d'une 
seule  proposition  qui  lui  paraissait  douteuse.  Un  problème  en 
finance  l'a  ramené  sur  toute  l'économie  politique.  Des  ques- 
tions de  procédure  lui  firent  sentir  la  nécessité    de  s'intcrromre 


vin  DISCOURS  PRELIMINAIRE. 

jusqu^à  ce  qu'il  eût  traité  de  l'organisation  judiciaire.  Tout  ce 
travail  préparatoire,  ce  travail  dans  les  mines  est  immense.  A 
moins  de  voir  les  manuscrits  mêmes,  les  catalogues  et  les  tableaux 
synoptiques,  on  ne  saurait  s'en  former  aucune  idée. 

Mais  ce  n'est  pas  un  panégyrique  que  je  fais.  Il  faut  bien 
avouer  que  le  soin  d^ arranger  et  de  polir  a  peu  d'attraits  pour  le 
génie  de  l'auteui-.  Tant  qu'il  est  poussé  par  une  force  créatrice, 
il  ne  sent  que  le  plaisir  de  la  composition.  S'agit-il  de  donner 
des  formes,  de  rédiger,  de  finir,  il  n'en  sent  plus  que  la  fatigue. 
Que  l'ouvrage  soit  interrompu,  le  mal  est  irréparable  :  le  charme 
disparaît,  le  dégoût  succède,  et  la  passion  éteinte  ne  se  rallume 
que  pour  un  objet  nouveau. 

La  même  disposition  Fa  éloigné  de  contribuer  à  la  rédaction 
que  je  donne  au  public  ;  je  n'ai  pu  obtenir  que  rarement  les 
éclaircissements  et  les  secours  dont  j^avais  besoin  :  il  lui  en 
coûtait  trop  de  suspendi'e  le  cours  actuel  de  ses  idées  pour 
revenir  sur  d'anciennes  traces. 

Mais  c'est  peut-être  à  ce  genre  de  difficultés  que  j'ai  dû  ma 
persévérance.  Si  je  n'avais  eu  qu'à  traduire,  une  tâche  uniforme 
et  pénible  m'eût  bientôt  lassé  :  au  lieu  qu'un  travail  libre  sur- 
des  manuscrits  flatte  par  une  espèce  d^illusion  qui  dure  tant 
qu'elle  est  utile,  et  se  dissipe  quand  l'ouvrage  est  fini. 

Je  ne  saurais  mieux  donner  une  idée  générale  de  ce  recueil, 
qu'en  présentant  d'abord  le  simple  catalogue  des  différents 
traités  qui  le  composent. 

*1.  Principes  généraux  de  législation. 

*2.  Principes  du  droit  civil  et  du  code  pénal. 

*3.  Théorie  des  peines. 

*4.  Code  pénal. 

5.  Théorie  des  récompenses. 

6.  De  l'organisation  judiciaire. 

*  Les  ouvrages  marques  par  un  astérisque  dans  ce  catalogue  oui  été  publiés, 
les  uns  dans  ces  trois  volumes,  les  autres  séparément.  La  Théorie  des  peines  et 
des  réeompcnscs  SI  paru  à  Londi-es  en  deux  volumes  en  1811,  et  se  réimprime 
actuellement  chez  il^L  Bossange  et  Eesson.  Le  Mamtel  d'économie  poîifique 
est  entré  dans  le  Traité  des  récompenses,  dont  il  forme  le  quatrième  livre  sous  le 
titi-e  de  "  Encouragement  par  rapport  à  l'industrie  et  au  commei'ce."  La  Tactique 
des  assemblées  délibtrantes  et  des  sophismes  politiques  a  paru  à  Gknève  en  1816, 
en  deux  volumes  :  j'y  ai  placé  comme  appendice  l'examen  critique  de  la  déclara- 
tion des  di'oits  de  Thomme. 


DISCOURS  PRELIMINAIRE.  IX 

7.  De  la  procédure  : 

1°  Des   preuves  ;  2°   des  différents  buts  qu'on  doit  se 
proposer;   3°   des   démarches   juridiques   depuis   le  com- 
mencement de  Faction  jusqu'à  l'exécution  de  la  sentence  ; 
4°  examen  du  jury. 
*8.  Manuel  d'économie  politique. 

*9.  Tactique  des  assemblées  politiques  :  c'est-à-dire,  principes 
sur  la  manière  de  former  un  arrêté  dans  une  assemblée 
politique,  de  proposer,  de  délibérer,  de  voter  et  d'élire. 
Outre  ces  ouvrages  principaux,  il  en  est  d'autres  moins  con- 
sidérables, dont  quelques-uns  même  ne  sont  que  des  opuscules. 
*1.  Examen  critique  de  la  déclaration  des  droits  de  l'homme. 
*2.  Des  circonstances  de  temps  et  de  lieu  à  considérer  dans 
l'établissement  des  lois. 

3.  Des  délits  contre  la  religion  :  délits  commis  par  l'abus  de 
la  sanction  religieuse. 

4.  De  l'invention  en  matière  de  législation. 

*5.  Du  pauoptique  :  maison  d'inspection  centrale  pour  rem- 
placer les  prisons  ordinaires. 
*6.  De  la  promulgation  des  lois,  et  d'une  promulgation  séparée 
des  motifs  ou  des  raisons  des  lois. 
On  sera  étonné  qu'une  collection  si  vaste  n'offre  aucun  traité 
sur  la  constitution  politique,  ou  la  forme  du  gouvernement. 
L'auteur  a-t-il  regardé  toutes  ces  formes  comme  indifférentes, 
ou  a-t-il  pensé  qu'il  ne  peut  y  avoir  aucune  certitude  dans  la 
théorie  des  pouvoirs  politiques  ?  Il  ne  serait  guère  probable 
qu'une  telle  opinion  pût  exister  dans  l'esprit  d'un  philosophe 
anglais,  et  je  puis  dire  qu'elle  n'est  point  celle  de  M.  Bentham. 
Mais  il  est  bien  loin  d'attacher  une  préférence  exclusive  à 
aucune  forme  de  gouvernement.  Il  pense  que  la  meillcui'c  con- 
stitution pour  un  peuple  est  celle  à  laquelle  il  est  accoutumé. 
Il  pense  que  le  bonheur  est  l'unique  but,  l'unique  objet  d'une 
valeur  intrinsèque,  et  que  la  liberté  politique  n'est  qu'un  bien 
relatif,  un  des  moyens  pour  arriver  à  ce  but.  Il  pense  qu'un 
peuple  avec  de  bonnes  lois,  même  sans  aucun  pouvoir  politique, 
peut  arriver  à  un  haut  degré  de  bonheur  ;  et  qu'au  contraire, 
avec  les  plus  grands  pouvoirs  politiques,  s'il  a  de  mauvaises  lois, 
il  sera  nécessairement  malheureux. 

*  Voyez  la  note,  page  viii. 


X  DISCOURS  PRELIMINAIRE. 

Le  vice  fondamental  des  théories  sur  les  constitutions  poli- 
tiques, c'est  de  commencer  par  attaquer  celles  qui  existent,  et 
d'exciter  tout  au  moins  des  inquiétudes  et  des  jalousies  de  pou- 
voir. Une  telle  disposition  n'est  point  favorable  au  perfectionne- 
ment des  lois. 

La  seule  époque  oii  l'on  puisse  entreprendre  avec  succès  de 
grandes  réformes  de  législation,  est  celle  oii  les  passions  pu- 
bliques sont  calmes,  et  oxi  le  gouvernement  jouit  de  la  stabilité 
la  plus  grande. 

L'objet  de  M.  Bentham,  en  cherchant  dans  le  vice  des  lois  la 
cause  de  la  plupart  des  maux,  a  été  constamment  d'éloigner  le 
plus  grand  de  tous,  le  bouleversement  de  l'autorité,  les  révolu- 
tions de  propriété  et  de  pouvoir.  Le  gouvernement  existant  est 
l'instrument  même  par  lequel  il  cherche  à  opérer,  et,  en  mon- 
trant à  tous  les  gouvernements  les  moyens  de  s'améliorer,  il  leur 
indique  ceux  de  prolonger  et  d'assurer  leur  existence.  Ses  ré- 
sultats sont  applicables  aux  monarchies  comme  aux  républiques. 
Il  ne  dit  point  aux  peuples  :  *'  Emparez-vous  de  l'autorité, 
changez  la  forme  de  l'Etat."  Il  dit  aux  gouvernements  :  "  Con- 
naissez les  maladies  qui  vous  affaiblissent,  étudiez  le  régime  qui 
peut  les  guérir.  Rendez  vos  législations  conformes  aux  besoins 
et  aux  lumières  de  votre  siècle.  Faites  de  bonnes  lois  civiles  et 
pénales.  Organisez  les  tribunaux  de  manière  à  inspirer  la  con- 
fiance publique.  Simplifiez  la  procédure.  Evitez  dans  les  impôts 
la  contrainte  et  les  non -valeurs.  Encouragez  votre  commerce 
par  les  moyens  naturels.  N'avez-vous  pas  tous  le  même  intérêt 
à  perfectionner  ces  branches  d'administration  ?  Apaisez  les  idées 
dangereuses  qui  se  sont  répandues  parmi  vos  peuples,  en  vous 
occupant  de  leur  bonheur.  Vous  avez  l'initiative  des  lois,  et  ce 
droit  seul,  bien  exercé,  peut  devenir  la  sauvegarde  de  tous  les 
autres.  C'est  en  ouvrant  une  carrière  aux  espérances  légitimes 
que  vous  arrêterez  la  débauche  des  espérances  illégales." 

Ceux  donc  qui  chercheraient  dans  ces  écrits  des  principes 
exclusifs  contre  telle  ou  telle  forme  de  gouvernement  seraient 
trompés  dans  leur  attente.  Les  lecteurs  qui  ont  besoin  des 
stimulants  de  la  satire  et  de  la  déclamation  ne  trouveront  rien 
ici  qui  les  satisfasse.  Conserver  eu  corrigeant  ;  étudier  les  cir- 
constances; ménager  les  préjugés  dominants,  même  déraison- 


DISCOURS  PRELIMINAIRE, 


nables  ;  préparer  les  innovations  de  loin,  de  manière  qu'elles  ne 
semblent  plus  être  des  innovations  ;  éviter  les  déplacements,  les 
secousses,  soit  de  propriété,  soit  de  pouvoirs  ;  ne  pas  troubler  le 
coui"s  des  espérances  et  des  habitudes,  réformer  les  abus  sans 
blesser  les  intérêts  actuels  :  tel  est  Tesprit  constant  de  tout 
l'ouvrage. 

La  première  partie  de  ce  recueil,  intitulée  Principes  généraux 
de.  législation,  est  la  seule  qui  soit  rédigée  en  partie  d'après  des 
manuscrits,  et  en  partie  d'après  un  ouvrage  imprimé  par  l'auteur. 
C'est  une  introduction  générale  qui  renferme  les  principes  fon- 
damentaux de  tous  ses  écrits.  Si  on  la  possède  bien,  tous  les 
autres  n'en  paraîtront  qu'une  conséquence  naturelle.  Le  titre 
que  j'aurais  voulu  lui  donner  et  dont  je  me  suis  départi  d'après 
des  objections  peut-être  bien  fondées,  c'est  celui  de  Logique  de 
législation.  Elle  contient  le  principe  du  raisonnement  ;  elle  en- 
seigne l'art  de  s'en  servir  ;  elle  présente  de  nouveaux  instruments 
d'analyse  et  de  calcul  moral. 

Dans  les  sciences  physiques,  la  découverte  d'un  nouveau  moyen 
d'opérer  est  toujours,  l'époque  d'un  nouveau  progi'ès.  C'est 
ainsi  que  l'invention  du  télescope  accéléra  celui  de  l'astronomie. 
En  général,  quand  l'esprit  humain  s'arrête  longtemps  au  même 
point,  c'est  qu'il  a  épuisé  tout  ce  qu'il  peut  par  les  moyens  qu'il 
a  en  sa  possession,  et  qu'il  attend  du  génie  ou  du  hasard  la 
découverte  d'un  nouvel  instrument  qui  étende  ses  opérations  et 
ajoute  à  sa  puissance. 

IVIais  qu'est-ce  qu'un  instrument  dans  les  sciences  morales  ? 
C'est  un  moyen  de  rapprocher  et  de  comparer  des  idées  :  c'est 
une  nouvelle  méthode  de  raisonnement.  Socrate  en  avait  une 
qui  lui  était  propre,  et  qui  était  une  espèce  d'analyse.  Aristote 
y  joignit  des  classifications.  Il  inventa  le  mécanisme  du  syllo- 
gisme si  ingénieux,  mais  si  peu  utile.  Ces  méthodes  ne  sont 
pas  moins  des  instruments  pour  la  raison,  que  le  compas  pour  la 
main  ou  le  microscope  pour  les  yeux.  Quand  Bacon  donnait  à 
son  grand  ouvrage  le  titre  singulier  de  Novum  Organum,  il  con- 
sidérait cette  méthode  philosophique  comme  une  machine  spiri- 
tuelle, comme  un  métier  logique  qui  devait  perfectionner  l'art 
du  raisonnement  et  la  fabrique  des  sciences. 

M.  Bentham  s'est  fait  de  même  un  appareil  logique,  qui  a 


Xll  DISCOURS  PRELIMINAIRE. 

son  principe,  ses  tables,  ses  catalogues,  ses  classifications,  ses 
règles  ;  et  au  moyen  duquel  il  me  paraît  convertir  en  science 
des  branches  de  morale  et  de  législation  qui  avaient  été  jusqu'à 
présent  le  domaine  de  Férudition,  de  Féloquence  et  du  bel- 
esprit. 

L'auteur  lui-même  est  bien  loin  de  penser  qu'il  ne  doive  rien 
à  ses  prédécesseurs. 

Toute  science  est  nécessairement  l'œuvre  du  temps.  On 
commence  par  des  conjectures  vagues.  On  observe  des  faits 
détachés.  Il  se  fait  un  dépôt  d'érudition,  dans  lequel  le  vrai  et 
le  faux  sont  mêlés  ensemble.  Lorsque  la  suite  des  événements 
a  fourni  à  l'observation  un  grand  nombre  de  faits,  on  aperçoit 
des  analogies,  on  essaye  de  les  réduire  en  systèmes.  C'est  le 
règne  de  l'imagination  et  de  l'esprit  qui  précède  celui  de  la 
raison  et  de  la  science.  Il  a  fallu  que  Descartes  ait  fait  des 
romans  ingénieux  sur  la  physique  générale,  avant  que  Newton 
l'ait  soumise  à  des  principes  certains.  Il  a  fallu  que  Leibnitz 
et  Malebranche  aient  élevé  leurs  châteaux  aériens  de  méta- 
physique, avant  que  Locke  ait  pu  déterminer  les  premiers  faits 
qui  ont  fourni  une  base  solide  à  cette  science.  Platon  et  Aris- 
tote  ont  dû  précéder  Bodin,  Grotius,  Harrington,  Hobbes  et 
Puffendorf.  Tous  ces  degrés  étaient  nécessaires  poui*  arriver 
jusqu'à  l'Esprit  des  lois,  et  VEsprit  des  fois  n'est  lui-même  qu'un 
intermédiaire  jusqu'au  point  ou  la  législation  sera  devenue  un 
système  complet  et  simple. 

L'auteur,  dans  un  essai  intéressant,  a  indiqué  la  marche  et 
l'acquisition  de  ses  principales  idées. 

"  Ce  n'est  pas,"  dit-il,  "dans  les  livres  de  droit  que  j'ai  trouvé 
des  moyens  d'invention  et  des  modèles  de  méthode  :  c'est  plutôt 
dans  les  ouvrages  de  métaphysique,  de  physique,  d'histoire  na- 
turelle, de  médecine.  J'étais  frapjié,  en  lisant  quelques  traités 
modernes  de  cette  science,  de  la  classification  des  maux  et  des 
remèdes.  Ne  pouvait- on  pas  transporter  le  même  ordre  dans  la 
législation  ?  Le  corps  politique  ne  pouvait-il  pas  avoir  son 
anatomie,  sa  physiologie,  sa  nosologie,  sa  matière  médicale  ?  Ce 
que  j'ai  trouvé  dans  les  Trébonien,  les  Cocceji,  les  Blackstonc, 
les  Vattel,  les  Potier,  les  Domat,  est  bien  peu  de  chose  :  Hume, 
Helvétius,  Linnée,  Bergman,  Cullen  m'ont  été  bien  plus  utiles." 


DISCOURS  PRELIMINAIRE.  XIU 

Il  fallait  d'abord  chercher  un  principe  général  qui  fût  comme 
un  point  fixe  auquel  on  pût  attacher  toute  la  chaîne  des  raison- 
nements. Ce  point  fixe  il  le  nomme  principe  d'utilité  ;  mais  ce 
n'est  rien  encore,  parce  que  chacun  peut  appeler  utilité  tout  ce 
qu'il  lui  plaît,  et  qu'on  n'a  jamais  rien  fait  ni  rien  proposé  sans 
avoir  en  vue  quelque  utilité  réelle  ou  imaginaire.  Il  fallait 
donner  à  ce  terme  une  signification  précise,  et  c'est  là  une  tâche 
neuve. 

L'auteur  a  ensuite  séparé  ce  vrai  principe  d'avec  deux  principes 
faux  qui  lui  font  concurrence,  et  sur  lesquels  on  a  élevé  tous  les 
systèmes  erronés  en  morale  et  en  législation.  Au  moyen  d'une 
seule  distinction  facile  à  saisir,  on  se  trouve  en  état  de  signaler 
l'erreur  et  la  vérité  avec  un  degré  de  certitude  qu'on  n'avait  pas 
encore  obtenu. 

Pour  avoir  une  connaissance  précise  du  principe  de  l'utilité, 
il  a  fallu  composer  une  table  de  tous  les  plaisirs  et  de  toutes  les 
peines.  Ce  sont  là  les  premiers  éléments,  les  chiffres  du  calcul 
moral.  Comme  en  arithmétique  on  travaille  sur  des  nombres 
qu'il  faut  connaître,  en  législation  on  travaille  sur  des  plaisirs  et 
des  peines,  dont  il  faut  avoir  une  exacte  énuirération. 

Il  s'agissait  ensuite  d'indiquer  le  procédé  à  suivre  pour  me- 
surer la  valeur  d'un  lot  de  plaisirs  ou  de  peines,  afin  de  les 
comparer  avec  justesse.  Ici  toute  erreur  serait  de  la  plus  grande 
conséquence.  Ce  calcul  revient  aux  premières  opérations  de 
l'arithmétique  :  évaluer  une  action,  c'est  additionner  tous  les 
biens,  tous  les  maux,  qui  en  résultent,  et  trouver  ce  qui  reste 
lorsqu'on  a  soustrait  telle  somme  de  plaisirs  ou  telle  somme  de 
peines. 

Mais  ce  qui  complique  ce  calcul,  c'est  que  la  sensibilité  des 
hommes  n'est  pas  uniforme  :  les  mêmes  objets  les  affectent  plus 
ou  moins,  ou  même  les  affectent  différemment. 

L'âge,  l'éducation,  le  rang,  la  fortune,  la  religion,  le  climat, 
le  sexe,  et  beaucoup  d'autres  causes,  ont  une  influence  marquée 
et  pour  ainsi  dire  constante.  Il  a  fallu  faire  une  table  exacte 
de  ces  circonstances  qui  font  varier  la  sensibilité,  afin  d'assortir 
les  moyens  de  la  législation,  autant  qu'il  est  possible,  à  la 
diversité  des  impressions  que  reçoivent  les  individus. 

À  l'aide  du  calcul  des  biens  et  des  maux,  il  n'était  pas  difiicile 


XIV  DISCOURS  PRELIMINAIRE. 

de  trouver  le  vrai  caractère  du  délit  :  il  fallait  encore  mesurer  la 
gravité  de  chaque  délit.  C^est  ce  que  l'auteur  a  fait  en  analy- 
sant le  progrès  ou  la  marche  du  mal,  c'est-à-dire  en  observant 
comment  il  affecte  les  individus,  comment  il  se  répand  du  pre- 
mier souffrant  jusqu'à  d'autres  personnes,  comment  il  s'atténue 
dans  certains  cas  en  se  divisant,  comment  dans  d'autres  cas  il 
se  mu^ltiplie. 

Après  avoir  posé  ces  principes  pour  estimer  la  gravité  des 
délits,  il  se  présentait  une  classification  aussi  nouvelle  que 
féconde.  Dans  cette  classification,  on  voit  d'un  coup  d'œil 
ce  qu'ils  ont  de  commun,  ce  qu'ils  ont  de  différent;  on 
découvre  des  maximes  générales  qui  s'appliquent  sans  excep- 
tion à  tel  genre  de  crimes  et  à  tel  autre.  Le  chaos  cesse, 
la  lumière  se  répand,  et  l'on  entrevoit  le  plan  du  législa- 
teur....Je  pourrais  multiplier  ces  exemples,  mais  ceux-là  suffi- 
sent pour  expliquer  ce  que  j'entends  par  ces  instruments  logiques 
nécessaires  à  la  législation,  et  qui  lui  ont  manqué  jusqu'à  pré- 
sent. Ces  analyses,  ces  catalogues,  ces  classifications,  sont  autant 
de  moyens  d'opérer  avec  certitude,  de  ne  rien  omettre  d'essentiel, 
de  ne  point  s'écarter  de  ses  propi'cs  principes  par  inadvertance, 
et  de  réduire  même  des  travaux  difficiles  à  une  espèce  de  méca- 
nisme. C'est  ainsi  qu'en  parcourant  le  tableau  des  affinités 
chimiques,  le  physicien  raffermit  l'enchaînement  de  ses  idées  et 
gagne  du  temps  par  la  promptitude  des  comparaisons  et  des 
réminiscences. 

L'unité  de  poids  et  de  mesures  peut  me  servir  d'objet  de  com- 
paraison pour  donner  une  idée  plus  claire  du  but  de  M.  Ben- 
tham.  Il  a  senti  la  nécessité  d'établir  un  principe  invariable 
qui  pût  servir  de  base  à  une  mesure  commune  en  morale,  et  don- 
ner cette  unité,  le  plus  important,  mais  le  plus  difficile  de  tous 
les  problèmes  de  la  philosophie. 

Ce  que  j'appelle  variété  de  poids  et  de  7nesiires  en  morale,  c'est 
la  double  diversité  qui  existe,  l'une  dans  les  jugements  des 
hommes  sur  les  actions  réputées  bonnes  ou  mauvaises,  l'autre 
dans  les  principes  mêmes  sur  lesquels  ces  jugements  sont  fondés. 
Il  s'ensuit  que  les  actions  humaines  n'ont  point  de  tarif  authen- 
tique et  certain,  que  l'estimation  morale  varie  chez  tous  les 
peuples  et  dans  toutes  les  classes,  et  que,  n'ayant  point  de  règle 


DISCOURS  PRELIMINAIRE.  XV 

commune,  ceux  qui  s'accordent  sont  toujours  prêts  à  se  diviser, 
ceux  qui  disputent  ne  tendent  pas  à  se  réunir  :  chacun,  n'ayant 
que  sa  raison  personnelle,  ne  gagne  rien  sur  son  antagoniste,  et 
l'accusation  réciproque  d'opiniâtreté  ou  de  mauvaise  foi  termine 
presque  toujours  une  controverse  d'opinions  par  une  antipathie 
de  sentiment. 

S'il  existe,  comme  on  n'en  peut  douter,  un  intérêt  commun 
dans  les  sociétés  nationales  et  dans  la  grande  société  du  genre 
humain,  l'art  d'établir  l'unité  de  poids  et  de  mesures  en  morale 
ne  sera  que  l'art  de  découvrir  cet  intérêt  commun,  et  l'art  du 
législateur  consiste  à  le  rendre  dominant  par  l'emploi  des  peines 
et  des  récompenses. 

Cet  intérêt  commun  ne  peut  se  manifester  que  par  l'étude 
approfondie  du  cœur  humain.  Comme  ou  cherche  les  vérités 
physiques  dans  l'observation  des  phénomènes  de  la  nature,  il 
faut  chercher  les  vérités  morales  dans  les  sentiments  de  l'homme. 
Cette  recherche  expérimentale,  conduite  méthodiquement,  pro- 
duirait deux  nouvelles  sciences  :  l'une  que  M.  Bentham  appelle 
pathologie  mentale,  l'autre  dynamique  spirituelle. 

La  pathologie  mentale  consiste  à  étudier  la  sensibilité  de 
l'homme  considéré  comme  être  passif,  c'est-à-dire  comme  soumis 
à  l'influence  de  divers  objets  qui  lui  font  éprouver  des  impres- 
sions de  plaisir  ou  de  peine.  L'auteur  a  jeté  les  fondements  de 
cette  science  dans  le  catalogue  des  peines  et  des  plaisirs,  et  dans 
celui  des  circonstances  qui  influent  sur  la  sensibilité. 

La  dynamique  est  la  science  des  forces  motrices  :  la  dyna- 
mique spirituelle  serait  donc  la  science  des  moyens  d'agir  sur 
les  facultés  actives  de  l'homme.  L'objet  du  législateur  étant  de 
déterminer  la  conduite  des  citoyens,  il  doit  connaître  tous  les 
ressorts  de  la  volonté;  il  doit  étudier  la  force  simple  et  com- 
posée de  tous  les  motifs  ;  il  doit  savoir  les  régler,  les  combiner, 
les  combattre,  les  exciter  ou  les  ralentir  à  sou  gré.  Ce  sont  les 
leviers,  les  puissances  dont  il  se  sert  pour  l'exécution  de  ses 
desseins. 

Ces  deux  sciences  ont  une  correspondance  marquée  dans  la 
médecine.  Il  favit  d'abord  étudier  l'être  passif,  l'état  physique 
de  l'homme,  et  toutes  les  variations  que  cette  machine  animée 
peut  éprouver  par  l'influence  des  causes  internes  ou  externes.  Il 


XVI  DISCOURS  PRELIMINAIRE. 

faut  ensuite  connaître  les  principes  actifs,  les  forces  qui  résident 
dans  Torganisation,  pour  ne  pas  les  contrarier,  pour  ralentir 
celles  qui  seraient  nuisibles,  pour  exciter  celles  qui  sont  propres 
à  amener  les  changements  favorables. 

A  considérer  cet  ouvrage  dans  son  ensemble,  il  me  paraît  ren- 
fermer un  antidote  nécessaire  contre  deux  espèces  de  poisons 
politiques  ;  l'un  répandu  par  les  sceptiques,  l'autre  par  les  dog- 
matistes. 

J'entends  par  sceptiques  ceux  qui  pensent  qu'il  n'y  a  point  en 
législation  de  principes  sûrs  et  universels,  que  tout  est  conjectu- 
ral, que  la  tradition  est  le  guide  unique,  qu'il  faut  laisser  les  lois 
comme  elles  sont  ;  et  qu'en  un  mot  les  écrivains  politiques  ne 
sont  que  des  romanciers  dangereux,  qui  peuvent  toujours  détruire, 
mais  qui  ne  peuvent  rien  établir,  parce  qu'il  n'y  a  point  de  base 
de  certitude  morale. 

Cette  décourageante  doctrine,  si  favorable  à  l'égoïsme  et  à  la 
paresse,  ne  se  soutient  que  par  des  idées  vagues  et  des  termes 
mal  définis  ;  car,  dès  qu'on  réduit  l'objet  des  lois  à  une  expres- 
sion unique, — p7'éveriir  un  mal,  il  en  résulte  que  la  nature 
humaine,  étant  la  même  partout,  soumise  aux  mêmes  maux, 
dirigée  par  les  mêmes  motifs,  il  doit  y  avoir  des  principes  géné- 
raux qui  seront  la  base  d'une  science.  Ce  qu'on  a  fait  prouve 
ce  qu'on  peut  faire.  L'empire  du  mal  n'a-t-il  pas  été  soumis 
en  partie,  resserré,  affaibli  par  les  conquêtes  successives  de  la 
prudence  et  de  l'expérience?  N'a-t-on  pas  vu  la  législation 
suivre  à  pas  lents  les  progrès  de  la  civilisation,  se  développer, 
s'adoucir,  reconnaître  ses  méprises,  s'améliorer  par  le  temps  ? 
Pourquoi  les  erreurs  dans  cette  carrière  prouveraient-elles  plus 
que  dans  les  autres  ? 

Tous  les  arts,  toutes  les  sciences,  ont  eu  les  mêmes  gradations. 
La  véritable  philosophie  ne  fait  que  de  naître.  Locke  est  le 
premier  qui  l'ait  appliquée  à  l'étude  de  l'homme,  Beccaria  à 
quelques  branches  de  législation,  et  AL  Bentham  à  son  système 
entier.  Dans  l'état  où  la  science  paraît  aujourd'hui,  munie 
d'instruments  nouveaux,  avec  des  définitions,  des  nomenclatures, 
des  classifications,  des  méthodes,  il  ne  faut  plus  la  comparer 
avec  ce  qu'elle  était  dans  son  état  de  bégayement,  de  pauvreté, 
d'incertitude  ;  lorsqu'elle  n'avait  pas  même  une  division  générale. 


DISCOURS  PRELIMINAIRE.  XVll 

lorsque  ses  différentes  parties  étaient  confondues  les  unes  dans 
les  autres,  et  que  les  délits,  ces  premiers  éléments  de  la  loi, 
étaient  entassés  pêle-mêle  sous  les  dénominations  les  plus 
vagues. 

Quant  aux  dogmatistes,  ils  forment  des  sectes  nombreuses,  et 
par  conséquent  des  sectes  ennemies  :  mais  ce  sont  tous  en  poli- 
tique des  espèces  d^inspirés  qui  croient,  qui  commandent  de 
croire,  et  qui  ne  raisonnent  pas.  Ils  ont  des  professions  de  foi, 
des  mots  magiques,  tels  qu'égalité,  liberté,  obéissance  passive, 
droit  divin,  droits  de  l'homme,  justice  politique,  loi  naturelle, 
contrat  social.  Ils  ont  des  maximes  illimitées,  des  moyens 
universels  de  gouvernement,  qu'ils  appliquent  sans  égard  au 
passé  et  au  présent,  parce  que  du  haut  de  leur  génie  ils  consi- 
dèrent l'espèce  et  non  les  individus,  et  que  le  bonheur  d'une 
génération  ne  doit  pas  être  mis  en  balance  avec  un  système  su- 
blime. Leur  impatience  d'agir  est  en  proportion  de  leur  impuis- 
sance à  douter,  et  leur  intrépide  vanité  les  dispose  à  mettre  au- 
tant de  violence  dans  les  mesures  qu'il  y  a  de  despotisme  dans 
leurs  opinions. 

Rien  de  plus  opposé  à  cet  esprit  dogmatique  et  tranchant  que 
le  système  de  M.  Bentham  :  c'est  lui  qui  le  premier  a  rangé  les 
sympathies  et  les  antipathies  parmi  les  faux  principes  de  raison- 
nement ;  qui  a  enseigné  le  procédé  d'une  arithmétique  morale, 
où  l'on  fait  entrer  toutes  les  peines,  tous  les  plaisirs,  toutes  les 
circonstances  qui  influent  sur  la  sensibilité  ;  qui  ne  veut  admettre 
aucune  loi  dont  on  n'assigne  clairement  la  raison  ;  qui  a  l'éfuté 
tous  les  sophismes  par  lesquels  on  veut  sacrifier  des  intérêts  pré- 
sents et  individuels  à  des  intérêts  éloignés  et  abstraits;  qui,  enfin, 
ne  laisse  pas  tomber  un  atome  de  mal  sur  le  plus  odieux  des 
malfaiteurs  sans  en  justifier  expressément  la  nécessité.  Il  est  si 
peu  absolu,  si  persuadé  qu'on  ne  peut  jamais  tout  prévoir,  qu'en 
parlant  des  lois  qu'il  estime  les  meilleures,  les  plus  incontes- 
tablement utiles,  il  refuserait  de  les  rendre  immuables  pour  une 
période  fixe,  et  d'usurper  sur  les  droits  de  l'avenir.  Aussi  ce 
système,  toujours  modéré,  toujours  raisonné,  a  moins  d'éclat, 
moins  d'énergie  apparente,  que  ceux  des  écrivains  dogmatiuqcs*. 
Il  ne  flatte  pas  Pamour-propre  oisif  qui  veut  tout  apprendre  dans 

*  Plus  fccif  qui  judicium  af>sfulit  quam  qui  mtruU. — Sen. 

b 


XVIU  DISCOURS  PRELIMINAIRE. 

une  formule,  tout  concentrer  clans  quelques  traits  saillants.  II 
est  peu  attrayant  pour  les  passions  actives  qui  n'aiment  point 
l'opération  lente  de  la  balance  et  du  compas  ;  et  il  soulèvera  con- 
tre lui  tous  les  infaillibles  en  démasquant  leurs  mots  magistraux. 
Que  de  choses  dans  une  loi  !  dit-il,  en  terminant  son  introduction  ; 
et  certes,  on  ne  l'aura  pas  compris,  on  n'aura  pas  saisi  ses  prin- 
cipes, si  on  ne  répète,  après  l'avoir  lu.  avec  une  persuasion  in- 
time :   Que  de  choses  dans  une  loi  ! 

Ainsi,  quelque  grande  que  soit  l'influence  qu'on  puisse  atten- 
dre de  ces  écrits,  il  n'est  pas  probable  qu'ils  jouissent  d'un  succès 
de  vogue.  Ils  enseignent  une  nouvelle  science,  mais  ils  en  mon- 
trent les  difficultés.  Ils  donnent  de  la  certitude  aux  opérations 
du  jugement,  mais  ils  exigent  une  étude  réfléchie.  Il  faudrait, 
pour  remplir  leur  objet,  trouver  des  disciples  ;  et  dans  l'art  de 
la  législation  ou  ne  trouve  malheureusement  que  des  maîtres. 

Heureux  ceux  que  l'étude  de  cet  ouvrage  rendra  plus  circon- 
spects, plus  lents  à  se  produire  !  Leurs  méditations  longtemps 
concentrées  auront  acquis  de  la  substance  et  de  la  vigueur. 

La  facilité  est  le  piège  des  hommes  médiocres,  et  ne  produit 
jamais  rien  de  grand.  Ces  météores,  créations  subites  d'une 
atmosphère  enflammée,  brillent  un  instant  et  s'éteignent  sans 
laisser  de  trace.  Mais  celui  qui  se  défie  de  ses  premières  con- 
ceptions, et  qui  ne  s'évapore  pas  de  bonne  heure,  donne  à  son 
talent  tout  ce  qu'il  refuse  aux  jouissances  pi'écoces  de  la  vanité  ; 
et  ce  respect  qu'il  témoigne  pour  le  jugement  des  hommes 
éclairés  est  un  garant  sûr  de  celui  qu'il  méritera  pour  lui-même. 


TABLE   DES    CHAPITRES. 


PRINCIPES  DE  LEGISLATION. 

Chapitre  Page 

I.  Du  principe  de  l'utilité    1 

II.  Principe  lie  l'ascctisrae    l^ 

III.  Principe  arbitraii-e,  ou  principe  de  sympathie  et  d'antipathie  ...  <> 

Sect.  II.  Des  causes  d'antipathie     y 

IV.  Opération  de  ces  principes  en  matière  de  législation     12 

V.  Eclaircissement  ultérieur.     Objections  résolues  touchant   le 

principe  de  l'utilité   1-1 

VI.  Des  différentes  espèces  de  plaisirs  et  de  peines 18 

Sect.    I.  Plaisirs  simples 18 

Sect.  IL  Peines  simples    21 

VIL  Des  peines  et  des  plaisirs  considérés  comme  sanctions 23 

V^III.  De  l'estimation  des  plaisirs  et  des  peines 26 

IX.  Des  circonstances  qui  influent  sur  la  sensibilité     28 

Sect.    IL  Circonstances  secondaires  qui  influent  sur  la 

sensibilité   33 

Sect.  III.  Application  pratique  de  cette  théorie 36 

X.  Analyse  du  bien  et  du  mal  politique. — Comment  ils  se  répan- 
dent dans  la  société  -11 

XI.  Raisons  pour  ériger  certains  actes  en  délits 45 

XII.  Des  limites  qui  séparent  la  morale  et  la  législation  50 

XIII.  Exemples  des  fausses  manières  de  raisonner  en  matière  de 

législation  , 5.0 


PRINCIPES  DU  CODE  CIVIL. 
PRExMIÈRE  PARTIE. 

OBJETS  DE   LA   LOI   CIVILE. 

I.  Des  droits  et  des  obligations  70        p 

II.  Ruts  distincts  de  la  loi  civile  81 

III.  Rapports  entre  ces  buts   83 

IV.  Des  lois  relativement  à  la  subsistance 85 

h  2 


^ 


XX  TABLE  DES  CHAPITRES. 

Chapitre  .  P»gfc 

V.  Des  lois  relativement  à  l'abonrlance    S6 

VI.  Propositions  de  pathologie  sur  lesquelles  se  fonde  le  bien  de 

l'égalité 87 

VII.  De  la  sûreté 92 

VIII.  De  la  propriété 94 

IX.  Réponse  à  une  objection 96 

X.  Analyse  des  manx  résultant  des  atteintes  portées  à  la  pro- 
priété    9/ 

XI.  Sûreté.     Egalité.     Leur  opposition  101 

XII.  Sûreté.     Egalité.     Moyen  de  les  concilier    103 

XIII.  Sacrifices  de  la  sûreté  à  la  sûreté  10-1 

XIV.  De  quelques  cas  sujets  à  contestation    lOG 

Sect.      I.  De  l'indigence 10/ 

Sect.    II.  Des  frais  de  culte     112 

Sect.  III.  De  la  culture  des  arts  et  des  sciences     113 

XV.  Exemples  de  quelques  atteintes  à  la  sûreté  llô 

XVI.  Des  échanges  forcés     122 

XVII.  Pouvoir  des  lois  siu-  l'attente 124 


DEUXIEME  PARTIE. 

I.  Des  titres  qui  constituent  la  pro])riété   132 

II.  Autre  moyen  dacquérii-.  — Consentement  1-10 

III.  Autre  moyen  d'acquérir. — Succession    1-17 

IV.  Des  testaments 152 

V.  Droits  sur  services. — Moyens  de  les  acquérir    155 

VI.  Intercommunauté  de  biens.— Ses  inconvénients   I(il 

VII.  Distribution  de  perte   1G3 


TROISIEME  PARTIE. 

DROITS  ET  OBLIGATIONS  A  ATTACHER  AUX  DIVERS  ÉT.\TS  PRIVÉS. 

^  I.  Maître  et  serviteur  Hiô 

II.  De  l'esclavage   1Gb 

III.  Tuteur  et  |)ui)ille  173 

IV.  Pcre  et  enfant   17G 

V.  Du  mariage    178 

Sect.       I.  Entre  quelles  i)ersonues  le  mariage  sera-t-il 

])erniis?  178 

Sect.     II.  Pour  quel  temps? — Examen  du  divorce 183 

Sect.    III.  A  quelles  conditions?     lSi< 

Sect.    IV.  À  quel  âge?    , VJl 

Sect.      V.  A  qui  le  choix?  l.'/l 

Sect.    VI.  Combien  de  contractants? 1!'2 

Sect.  VII.  Avec  quelles  formaUtés  ?    193 


TABLE   DES  CHAPITRES.  XXI 


PRINCIPES  DU  CODE  PENAL. 
PREMIÈRE  PARTIE. 

DES    DÉLITS. 

Chapitre  Page 

1.  Classification  tles  délits  197 

II.  Subilivisions  des  délits    198 

III.  De  quelques  autres  divisions 201 

IV.  Du  mal  du  second  ordre  202 

V^.  Du  mal  du  premier  ordre 203 

VI.  De  la  mauvaise  foi 205 

VII,  Position  du  délinquant  :  comment  elle  influe  sur  l'alarme...  206 

VIII.  De  l'influence  des  motifs  sur  la  grandeur  de  l'alarme 208 

IX.  Facilité  ou  difficulté  d'emi)êcher  les  délits. — Cinqmème  cir- 
constance qui  influe  sur  l'alarme 21 1 

X.  Clandestinité  du  délinquant  plus  ou  moins  facile. — Circon- 
stance qui  influe  sur  l'alarme 212 

XI.  Influence  du  caractère  du  délinquant  sur  l'alarme  212 

XII.  Des  cas  où.  l'alarme  est  nulle 217 

XIII.  Des  cas  où  le  danger  est  plus  grand  (pie  l'alarme  219 

XIV.  Moyens  de  justification 219 

DEUXIÈME  PARTIE. 

REMÈDES  POLITIQUES  CONTRE  LE  MAL  DES  DÉLITS. 

I.  Sujet  de  ce  livre 223 

II.  Des  moyens  directs  pour  prévenir  les  délits 224 

III.  Des  délits  chroniques 226 

IV.  Des  remèdes  suppressifs  pour  les  délits  chroniques 228 

V.  Observation  sur  la  loi  martiale  229 

VI.  Nature  de  la  satisfaction 231. 

VII.  Raisons  sur  lesquelles  se  fonde  l'obligation  de  satisfaire 231 

VIII.  Des  diverses  espèces  de  satisfaction  232 

IX.  De  la  quantité  de  satisfaction  à  accorder 233 

X.  De  la  certitude  de  la  satisfaction 234 

XI.  De  la  satisfaction  pécuniaire 235 

XII.  De  la  restitution  en  nature  236 

XIII.  De  la  satisfaction  attestatoire  240 

XIV.  De  la  satisfaction  honoraire 242 

XV.  Remèdes  aux  délits  contre  l'honneur 251 

XVI.  De  la  satisfaction  vindicative 254 

XV^II.  De  la  satisfaction  substitutive,  ou  à  la  ch.arge  d'un  tiers 256 

XVIII.  Satisfaction  subsidiaire  aux  dépens  du  trésor  public  2(il 


XXll  TABLE   DES  CHAPITRES. 

TROISIÈME  PARTIE. 

Chapitre  des  peines.  Page 

I.  Des  peines  indues 266 

II.  De  la  proportion  entre  les  délits  et  les  peines 268 

III.  De  la  prescription  en  fait  de  peines 270 

IV.  Des  peines  aben-antes  ou  déplacées 2/1 

V.  Du  cautionnement  2/5 

VI.  Du  choix  des  peines 277 

VII.  Division  des  peines 281 

VIII.  Justification  de  la  variété  des  peines 283 

IX.  Examen  de  quelques  peines  usitées  285 

X.  Du  pouvoir  de  pardonner  292 

QUATRIÈME  PARTIE. 

DES  MOYENS  INDIRECTS  DE  PRÉVENIR  LES  DÉLITS. 

I.  Moyens  d'ôter  le  pouvoir  physique  de  nuire  297 

IL  Autre  moyen  indirect.     Empêcher  les  hommes   d'acquérir 

les  connaissances  dont  ils  pourraient  tirer  un  parti  nuisible  300 

III.  Des  moyens  indirects  de  prévenir  la  volonté  de  commettre 

les  délits 305 

IV.  Détourner  le  cours  des  désirs  dangereux,  et  diriger  les  incli- 

nations vers  les  amusements  plus  conformes   à  l'intérêt 

public 306 

V.  Faire  en  sorte  qu'un  désir  donné  se  satisfasse  sans  préjudice, 

ou  avec  le  moindre  préjudice  possible  312 

VI.  Éviter  de  fournir  des  encouragements  au  crime 323 

VII.  xVugmenter  la  responsabilité  des  personnes  à  mesure  qu'elles 

sont  plus  exposées  à  la  tentation  de  nuire  326 

VIII.  Diminuer  la  sensibiUté  à  l'égard  de  la  tentation 32/ 

IX.  Fortifier  l'impression  des  peines  sur  l'imagination  328 

X.  Faciliter  la  connaissance  du  corps  du  délit 331 

XI.  Empêcher  des  délits,  en  donnant  à  plusieurs  personnes  un 

intérêt  à  les  prévenir 343 

XII.  Faciliter  les  moyens  de  reconnaître  et  retrouver  les  individus  344 

XIII.  Augmenter  pour  les  délinquants  la  difliculté  de  l'évasiou  ...  346 

XIV.  Diminuer  l'incertitude  des  procédures  et  des  peines 347 

XV.  Prohiber  les  délits  accessoires  pour  prévenir  le  délit  principal  350 

XVI.  Culture  de  la  bienveillance 353 

XVII.  Emploi  du  mobile  de  l'honneur,  soit  de  la  sanction  populaire  357 

XVIII.  Emjiloi  du  mobile  de  la  religion 359 

XIX.  Usages  qu'on  peut  tirer  du  pouvoir  de  l'instruction  366 

XX.  Usage  à  faire  de  la  puissance  de  l'éducation 369 

XXI.  Précautions  générales  contre  les  abus  d'autorité 371 

XXII.  Mesures  à  jirendrc  contre  les  mauvais  eftVts  d'im  délit  déjà 

commis.^ — ConclusiDu  de  l'ouvrage 3S7 


ridNCIPES 


LEGISLATION, 


PRINCIPES 


LEGISLATION. 


CHAPITRE  PREMIER. 

DTJ  PRINCIPE  DE  l' UTILITÉ. 

Le  bonheur  public  doit  être  l'objet  du  législateur  :  l'utilité  générale 
doit  être  le  principe  du  raisonnement  en  législation.  Connaître  le 
bien  de  la  communauté  dont  les  intérêts  sont  en  question,  voUà  ce 
qui  constitue  la  science  ;  trouver  les  moyens  de  le  réaliser,  voUà  ce 
qui  constitue  l'art. 

Ce  principe  de  Vutilité,  énoncé  vag-uement,  est  peu  contredit  :  il  est 
même  envisagé  comme  une  espèce  de  lieu  commun  en  morale  et  en 
politique.  Mais  cet  assentiment  presque  universel  n'est  qu'apparent. 
On  n'attache  pas  à  ce  piincipe  les  mêmes  idées  ;  on  ne  lui  donne  pas 
la  même  valeur  ;  U  n'en  résulte  pas  une  manière  de  raisonner  con- 
séquente et  uniforme. 

Pour  lui  donner  toute  l'efficacité  qu'il  devrait  avoir,  c'est-à-dire, 
poui"  en  faire  la  base  d'une  raison  commune,  il  y  a  trois  conditions  à 
remplir, 

La  première  est  d'attacher  à  ce  mot  utilité  des  notions  clah-es  et 
précises  qui  puissent  être  exactement  les  mêmes  pom-  tous  ceux  qui 
l'emploient. 

La  seconde  est  d'étabhr  Vunité,  la  souveraineté  de  ce  piincipe,  en 
excluant  rigoureusement  ce  qui  n'est  pas  lui.  Ce  n'est  rien  que  d'y 
souscrire  en  général  ;  il  faut  n'admettre  aucune  exception. 

La  troisième  est  do  trouver  les  procédés  d'une  arithmétique 
morale,  par  laquelle  on  puisse  arriver  à  des  résultats  imiformes. 

Les  causes  de  dissentiment  peuvent  se  rapporter  à  deiuv  faux 
principes  qui  exercent  une  influence  tantôt  ouverte  et  tantôt  cachée 


.2  DU  PRINCIPE  DE   L^UTILITÉ. 

sur  les  jugements  des  hommes.  Si  on  peut  parvenir  à  les  signaler  et 
à  les  exclure,  le  vrai  principe  restera  seul  dans  sa  pureté  et  dans  sa 
force. 

Ces  trois  principes  sont  comme  trois  routes  qui  se  croisent  souvent, 
et  dont  une  seule  mène  au  but.  Il  n'est  point  de  voyagem-  qui  ne 
se  soit  souvent  détourné  de  l'une  à  l'autre,  et  n'ait  perdu  dans  ces 
écarts  plus  de  la  moitié  de  son  temps  et  de  ses  forces.  La  bonne 
route  est  pourtant  la  plus  facile  ;  elle  a  des  pierres  milliaires  qu'on 
ne  saurait  transposer  ;  elle  a  des  inscriptions  inefiPaçables  dans  ime 
langue  universelle,  tandis  que  les  deux  fausses  routes  n'ont  que  des 
signaux  contradictoires  et  des  caractères  énigmatiques  :  mais  sans 
abuser  du  langage  de  l'allégorie,  cherchons  à  donner  des  idées  claires 
sur  le  vi'ai  principe  et  sui*  ses  deux  adversaires. 

La  natm-e  a  placé  l'homme  sous  l'empire  du  plaisir  et  de  la 
douleur.  Xous  leur  devons  toutes  nos  idées  ;  nous  leur  rapportons 
tous  nos  jugements,  toutes  les  déterminations  de  notre  vie.  Celui 
qui  prétend  se  soustraire  à  cet  assujétissement,  ne  sait  ce  qu'il  dit  : 
il  a  pour  unique  objet  de  chercher  le  plaisir,  d'éviter  la  douleur,  dans 
le  moment  même  où  il  se  refuse  aux  plus  grands  plaisirs,  et  où  il 
embrasse  les  plus  vives  douleurs.  Ces  sentiments  étemels  et  irré- 
sistibles doivent  être  la  grande  étude  du  moraliste  et  du  législateur. 
Le  principe  de  V utilité  subordonne  tout  à  ces  deux  mobiles. 

Utilité  est  un  terme  abstrait.  Il  exprime  la  propriété  ou  la 
tendance  d'une  chose  à  préseiTer  de  quelque  mal  ou  à  procurer 
quelque  bien.  Mal,  c'est  peine,  douleur  ou  cause  de  doxileur.  Bien, 
c'est  plaisir  ou  cause  de  plaisir.  Ce  qui  est  conforme  à  l'utilité  ou  à 
l'intérêt  d'im  individu,  c'est  ce  qui  tend  à  augmenter  la  somme 
totale  de  son  bien-être.  Ce  qui  est  conforme  à  l'utilité  ou  à  l'in- 
térêt d'une  communauté,  c'est  ce  qui  tend  à  augmenter  la  somme 
totale  du  bien-être  des  individus  qm  la  composent. 

Un  principe  est  une  idée  première  dont  on  fait  le  commencement 
ou  la  base  de  ses  raisonnements.  Sous  une  image  sensible,  c'est  le 
point  fixe  auquel  on  attache  le  premier  anneau  d'une  chaîne.  Il 
faut  que  le  principe  soit  évident  ;  il  suffit  de  Véclaircir,  de  V expliquer 
pour  le  faire  reconnaître.  Il  est  comme  les  axiomes  de  mathéma- 
tiques :  on  ne  les  prouve  pas  directement,  mais  on  montre  qu'on  ne 
peut  les  rejeter  sans  tomber  dans  l'absurde. 

La  logique  de  Vutilité  consiste  à  partir  du  calciil,  ou  de  la  com- 
paraison des  peines  et  des  plaisirs  dans  toutes  les  opérations  du 
jugement,  et  à  n'y  faire  entrer  aucime  autre  idée. 

Je  suis  partisan  du  principe  de  l'utilité,  lorsque  je  mesure  mon 
approbation  o\i  ma  désappprobation  d'un  acte  privé  ou  public  sur  sa 
tendance  à  produire  des  peines  et  des  plaisirs  ;  lorsque  j'emploie  les 


PRINCIPE  DE  l' ASCETISME.  3 

termes  juste,  injuste,  moral,  immorcd,  bon,  mauvais,  comme  des  termes 
collectifs  qui  renfennent  des  idées  de  certaines  peines  et  de  certains 
plaisirs,  sans  lem-  donner  aucun  autre  sens:  bien  entendu  que  je 
prends  ces  mots,  peine  et  plaisir,  dans  leur  signification  vulgaire, 
sans  inventer  des  définitions  arbitraires  pour  donner  l'exclusion  à 
certains  plaisirs  ou  pour  nier  l'existence  de  certaines  peines.  Point 
de  subtilité,  point  de  métaphysique;  il  ne  faut  consulter  ni  Platon 
ni  Aristote.  Peine  et  plaisir,  c'est  ce  que  chacun  sent  comme  tel, 
le  paysan  ainsi  que  le  prince,  l'ignorant  ainsi  que  le  philosophe. 

Pour  le  partisan  du  priiicipe  de  Viitilitê,  la  vertu  n'est  un  bien 
qu'à  cause  des  plaisirs  qui  en  dérivent  :  le  vice  n'est  un  mal  qu'à 
cause  des  peines  qui  en  sont  la  suite.  Le  bien  moral  n'est  bien  que 
par  sa  tendance  à  produire  des  biens  physiques  :  le  mal  moral  n'est 
mal  que  par  sa  tendance  à  produire  des  maux  physiques;  mais 
quand  je  dis  physiques,  j'entends  les  peines  et  les  plaisii's  de  l'âme, 
aussi  bien  que  les  peines  et  les  plaisii's  des  sens.  J'ai  en  vue 
l'homme  tel  qu'il  est  dans  sa  constitution  actuelle. 

Si  le  partisan  du  principe  de  V utilité  trouvait,  dans  le  catalogue 
banal  des  vertus,  une  action  dont  il  résultât  plus  de  peines  que  de 
plaisirs,  il  ne  balancerait  pas  à  regarder  cette  prétendue  vertu  comme 
un  vice  ;  il  ne  s'en  laisserait  point  imposer  par  l'erreur  générale  ;  il 
ne  croirait  pas  légèrement  qu'on  soit  fondé  à  employer  de  fausses 
vertus  pour  le  maintien  des  véritables. 

S'il  trouvait  aussi  dans  le  catalogue  banal  des  délits  quelque 
action  indifférente,  quelque  plaisii-  innocent,  il  ne  balancerait  pas  à 
transporter  ce  prétendu  délit  dans  la  classe  des  actes  légitimes  ;  il 
accorderait  sa  pitié  aux  prétendus  criminels,  et  il  réservei'ait  son 
indignation  pour  les  prétendus  vertueux  qui  les  persécutent. 


CHAPITRE  II. 

PBmciPE  DE  l'ascétisme*. 


Ce  principe  est  précisément  le  rival,  l'antagoniste  de  celui  que 
nous  venons  d'exposer.  Ceux  qui  le  suivent  ont  horrem-  des  plai- 
sii's. Tout  ce  qui  flatte  les  sens  leur  parait  odieux  ou  criminel. 
Ils  fondent  la  morale  sur  les  pi-ivations,  et  la  vertu  sur  le  renonce- 
ment à  soi-même.  En  un  mot,  à  l'inverse  des  partisans  de  V utilité, 
ils  approuvent  tout  ce  qui  tend  à  diminuer  les  jouissances,  ils  blâment 
tout  ce  qui  tend  à  les  augmenter. 

*  Ascétisme  signifie,  par  son  étymologie,  exercice  :  c'était  un  mot  appliqué  aux 
moines,  pour  désigner  leurs  menues  pratiques  de  dévotion  et  de  pénitence. 


4  PRINCIPE  DE  l'ascétisme. 

Ce  principe  a  été  plus  ou  moins  axàvi  par  deux  classes  d'hommes, 
qui  d'ailleurs  ne  se  ressemblent  guère,  et  qui  même  affectent  de  se 
mépriser  réciproquement.  Les  uns  sont  des  philosophes,  les  autres 
des  dévots.  Les  philosophes  ascétiques,  animés  par  l'espérance  des 
applaudissements,  se  sont  flattés  de  jîaraitre  au-dessus  de  l'humanité 
en  dédaignant  les  plaisirs  vulgaires.  Ils  veulent  être  payés  en 
réputation  et  en  gloire  de  tous  les  sacrifices  qu'ils  paraissent  faire  à 
la  sévérité  de  leiu'S  maximes.  Les  dévots  ascétiques  sont  des  in- 
sensés, tourmentés  de  vaines  ten'eurs.  L'homme  n'est  à  leurs  yeux 
qu'un  être  dégénéré  qui  doit  se  punir  sans  cesse  du  crime  de  sa 
naissance,  et  ne  distraire  jamais  sa  pensée  de  ce  gouffre  étemel  de 
misères  ouvert  sous  ses  pas.  Cependant  les  martyrs  de  ces  opinions 
folles  ont  aussi  un  fonds  d'espérances.  Indépendamment  des  plaisirs 
mondains  attachés  à  la  réputation  de  sainteté,  ces  pieux  atrabilaires 
se  flattent  bien  que  chaque  instant  de  peine  volontaire  ici-bas  leur 
vaudra  un  siècle  de  bonheur  dans  xme  autre  vie.  Ainsi  le  principe 
ascétique  repose  sur  quelque  idée  fausse  d'utilité.  Il  n'acquiert  de 
l'ascendant  qu'à  la  favem-  d'une  méprise*. 

Les  dévots  ont  poussé  l'ascétisme  plus  loin  que  les  philosophes. 
Le  parti  philosophique  s'est  borné  à  censui'er  les  i^laisii-s  :  les  sectes 
religieuses  ont  fait  un  devoir  de  s'infliger  des  peines.  Les  stoïciens 
ont  dit  que  la  douleur  n'était  point  im  mal  :  les  jansénistes  ont 
avancé  qu'elle  était  un  bien.  Le  parti  philosophique  n'a  jamais 
réprouvé  les  plaisii's  en  masse,  mais  seulement  ceux  qu'il  appelait 
grossiers  et  sensuels,  tandis  qu'il  exaltait  ceux  du  sentiment  et  de 
l'esprit  :  c'était  plutôt  préférence  pour  les  uns,  qu'exclusion  totale 
des  autres.  Toujours  dédaigné  ou  avili  sous  son  nom  propre,  le 
plaisii'  était  reçu  et  applaudi  sous  ceux  àlionnêtdé,  de  yloire,  de 
réputation,  à^ estime  de  soi-même,  et  de  bienséance. 

Pour  n'être  pas  accusé  d'outrer  l'absurdité  des  ascétiques,  je 
chercherai  l'origine  la  moins  déraisonnable  qu'on  puisse  assigner  à 
leur  système.  On  a  reconnu  de  bonne  heiu-e  que  l'attrait  des  plaisirs 
pouvait  être  séducteur  dans  certaines  circonstances,  c'est-à-dire, 
porter  à  des  actes  pernicieux,  à  des  actes  dont  le  bien  n'était  pas 
équivalent  au  mal.  Défendre  ces  plaisirs  en  considération  de  ces 
mauvais  effets,  c'est  l'objet  de  la  saine  morale  et  des  bonnes  lois  ; 

*  Cette  méprise  consiste  à  représenter  Dieu  en  paroles,  comme  im  être  d'une 
bienveillance  infinie,  tandis  que,  dans  ses  défenses  et  ses  menaces,  ils  supposent 
tout  ce  qu'on  peut  attendre  d'un  être  implacable  qui  ne  se  sert  de  sa  toute-puis- 
sance que  pour  satisfaire  sa  malTeiUance. 

On  peut  demander  aux  théologiens  ascétiques  à  quoi  la  vie  serait  bonne,  si  ce 
n'était  pour  les  plaisirs  qu'elle  nous  procure,  et  quels  gages  nous  pourrions  avoir 
de  la  bonté  de  Dieu  dans  une  autre  vie,  s'il  nous  avait  défendu  les  plaisirs  dans 
celle-ci. 


PRINCIPE  DE  l'ascÉtiSME.  5 

mais  les  ascétiques  ont  fait  une  méprise,  ils  se  sont  attaqués  au 
plaisii-  lui-même,  Lis  l'ont  condamné  en  général,  ils  en  ont  fait 
l'objet  d'une  prohibition  universelle,  le  signe  d'une  natiu-e  réprouvée, 
et  ce  n'est  que  par  égard  pour  la  faiblesse  humaine  qu'ils  ont  eu 
l'indulgence  d'accorder  des  exemptions  particulières*. 

*  Il  n'est  pas  besoin  de  citer  des  exemples  d'ascétisme  religieux  ;  mais  pour 
faire  mieux  comprendre  ce  qu'on  entend  par  ascétisme  j^hi/os&pkique,  je  tran- 
scrirai quelques  passages  de  Pline  le  naturaliste  et  de  Sénèque. — Pline,  qui 
n'aurait  dû  chercher  dans  l'étude  de  la  nature  que  des  moyens  d'étendre  les 
jouissances  des  hommes,  semble  penser  au  contraire  que  tout  usage  agréable  de 
ses  productions  est  un  abus  et  même  un  crime.  En  parlant  des  parfums,  il 
déclame  contre  l'emploi  qu'on  en  fait  ;  c'est  un  plaisir  horrible,  mi  goût  mons- 
trueux. Il  raconte  qu'im  Plotius,  proscrit  par  les  triumvii-s,  fut  décelé  dans  sa 
retraite  par  l'odeiu'  de  ses  parfums,  et  il  ajoute  ces  mots  extravagants  :  "  Une 
telle  infamie  absout  la  proscription  entière  :  de  tels  hommes  ne  méritaient-ils  pas 
de  périr?"  {Qito  dedecore  tota  ahsoluta  jyroscrijitio.  Qia's  enim  non  meriib 
jïidicef  periisse  taies  1 1.  xiii.  c.  '6.) 

Voici  une  autre  pensée  digne  de  lui  :  Pessimiim  vitœ  scehis  fecit  qui  aurum 
primus  induit  digitis,  1.  xxxiii.  cl.  "  Celui  qui  a  mis  le  premier  une  bague 
d'or  à  son  doigt  a  commis  le  plus  affreux  de  tous  les  crimes." 

Il  s'irrite  ailleurs  de  ce  que  les  Egyptiens  ont  inventé  l'art  de  composer  des 
Hquem's  fortes  avec  un  extrait  de  gi-ains.  "  Étrange  raffinement  du  vice  !  on  a 
trouvé  le  secret  d'enivrer  même  avec  l'eau."  Heu  !  mira  vitioruni  solertia  !  in- 
ventnm  est  quemad/nodum  aqiia  quoque  inebriaret. 

Sénèque  n'est  pas  toujours  ascétique,  mais  il  l'est  souvent.  Il  est  rempli  de 
pensées  puériles  et  fausses.  Qui  croirait  que  sous  le  règne  de  Néron  il  lui  restait 
le  loisir  de  s'indigner  contre  l'invention  récente  de  conserver  la  glace  et  la  neige 
jusqu'au  milieu  de  l'été.  Voyez  dans  ses  Questions  naturelles,  livre  ir.  c.  13, 
quelle  pi'ofusion  d'éloquence  amère  sur  la  perversité  de  boire  à  la  glace  dans  les 
ardeurs  de  la  canicule.  "  L'eau  que  la  nature  donnait  gratuitement  à  tout  le 
monde  est  devenue  un  objet  de  luxe,  elle  a  un  prix  qui  varie  comme  celui  du 
blé  ;  il  y  a  des  entreprenem-s  qui  la  vendent  en  gros  comme  les  autres  denrées  ! 
O  honte  !  ô  pudeiu*  !— Non,  ce  n'est  pas  une  soif,  c'est  une  fièvre,  une  fièvi-e  qui 
n'est  pas  dans  le  sang,  mais  dans  nos  désirs. — Le  luxe  a  déti'uit  tout  ce  qu'il  y 
avait  de  tendre  dans  nos  cœurs,  et  les  a  rendus  plus  durs  que  la  glace  même." 

Diderot  avait  saisi  cette  liaison  entre  l'ascétisme  religieux  et  l'ascétisme  philo- 
sophique :  " D'où  vient,  dit-il,  l'intolérance  des  stoïciens?  de  la  même  som-ce  que 
celle  des  dévots  outrés.  Ils  ont  de  l'humeur,  parce  qu'ils  luttent  contre  la 
nature,  qu'ils  se  privent  et  qu'ils  souffrent.  S'ils  vovûaient  s'interroger  de  bonne 
foi  siu'  la  haine  qu'ils  portent  à  ceux  qui  professent  une  morale  moins  austère, 
ils  s'avoueraient  qu'elle  naît  de  la  jalousie  secrète  d'un  bonheur  qu'ils  envient,  et 
qu'ils  se  sont  interdit  sans  croire  aux  récompenses  qid  les  dédommageraient  de 
leur  sacrifice." —  Vie  de  Sénèque,  p.  443. 

"  Le  stoïcien  était  valétudinaire  toute  sa  vie.  Sa  philosophie  était  trop  forte. 
C'était  une  espèce  de  profession  religieuse  qu'on  n'embrassait  que  par  enthou- 
siasme, mi  état  d'apatliie  auquel  on  tendait  de  toutes  ses  forces,  et  sous  le  novi- 
ciat duquel  on  mourait  sans  être  profès.  Sénèque  se  désespère  de  rester  homme." 
— /«.  p.  414. 


6  PRINCIPE   DE   SYMPATHIE 

CHAPITRE  III. 

PKINCIPE  ARBITRAIRE  OU  PRINCIPE  DE  SYMPATHIE  ET  d'a\TIPATHIE. 

Ce  principe  consiste  à  approuver  ou  à  blâmer  par  sentiment,  sans 
admettre  aucune  autre  raison  de  ce  jugement  que  le  jugement  même. 
J\dme,  je  hais,  voilà  le  pivot  sur  lequel  porte  ce  principe.  Une 
action  est  jugée  bonne  ou  mauvaise,  non  parce  qu'elle  est  conforme 
ou  contraire  à  l'intérêt  de  ceux  dont  il  s'agit,  mais  parce  qu'elle  plaît 
ou  déplaît  à  celui  qui  juge.  Il  prononce  souverainement  :  il  n'admet 
aucun  appel  :  il  ne  se  croit  pas  obligé  de  justifier  son  sentiment  par 
quelque  considération  relative  au  bien  de  la  société.  "  C'est  ma  per- 
suasion intérieure  ;  c'est  ma  con\iction  intime  ;  je  sens  :  le  sentiment 
ne  consulte  personne  :  malheur  à  qui  ne  pense  pas  ainsi  ;  ce  n'est 
pas  un  homme,  c'est  un  monstre  à  figure  humaine."  Tel  est  le  ton 
despotique  de  ses  sentences. 

Mais,  dira-t-on,  y  a-t-il  des  hommes  assez  déraisormables  pour 
dicter  leui's  sentiments  particuliers  comme  des  lois,  et  s'arroger  le 
privilège  de  l'infaillibilité  ?  Ce  que  vous  appelez  principe  de  sym- 
pathie et  cV antipathie  n'est  point  im  principe  de  raisonnement  ;  c'est 
plutôt  la  négation,  l'anéantissement  de  tout  principe.  11  en  résulte 
une  véritable  anarchie  d'idées,  puisque  chaque  homme  ayant  le  même 
di'oit  qu'im  autre  de  donner  son  sentiment  pour  règle  des  sentiments 
de  tous,  il  n'y  axu-ait  plus  de  mesure  commune,  plus  de  tribunal 
universel  auquel  on  pût  en  appeler. 

Sans  doute,  l'absurdité  de  ce  priacipe  est  manifeste.  Aussi  un 
homme  ne  s'a\ise  pas  de  dii'e  ouvertement  :  Je  veux  que  vous  pensiez 
comme  moi,  sans  me  donner  la  peine  de  raisonner  avec  vous.  Chacun 
se  révolterait  contre  ime  prétention  si  folle  ;  mais  on  a  recours  à 
diverses  inventions  pour  la  déguiser:  on  voUe  ce  despotisme  sous 
quelque  phrase  ingénieuse.  La  plupart  des  systèmes  de  philosophie 
morale  en  sont  la  prouve. 

Un  homme  a'ous  dit  qu'il  a  en  lui  quelque  chose  (pii  lui  a  été  donné 
pour  lui  enseigner  ce  qui  est  bien  et  ce  qui  est  mal  ;  et  cela  s'appeUe 
ou  conscience,  ou  sens  moral  :  ensuite,  travaillant  à  son  aise,  il  décide 
que  telle  chose  est  bien,  telle  autre  est  mal  ; — pourquoi  ?  parce  que 
le  sens  moral  me  le  dit  ainsi,  parce  que  ma  conscience  l'approuve  ou 
la  désapprouve. 

Un  autre  ^  icnt  et  change  la  phrase  :  ce  n'est  plus  le  sens  moral, 
c'est  le  sem  commun  qui  lui  apprend  oc  qui  est  bien  et  ce  qui  est  mal  : 
ce  sens  commun  est  un  sens,  dit-il.  qui  appartient  à  tout  le  genre 
humain  :  bien  entendu  qu'il  ne  fait  entrer  en  ligne  de  compte  aucim 
de  ceux  qui  ne  sentent  pas  comme  lui. 


ET  D  ANTIPATHIE.  7 

Un  autre  vous  dit  que  ce  sens  moral  et  ce  sens  commun  sont  des 
rêveries,  mais  que  l'entendement  détermine  ce  qui  est  bien  et  ce  qui 
est  mal.  Son  entendement  lui  dicte  telle  et  telle  chose  :  tous  les 
hommes  bons  et  sages  ont  im  entendement  fait  comme  le  sien.  Quant 
à  ceux  qui  ne  pensent  pas  de  la  même  manière,  tant  pis  pour  eux  : 
c'est  une  preuve  que  leur  entendement  est  défectueux  ou  corrompu. 

Un  autre  vous  dit  qu'il  y  a  ime  règle  éternelle  et  immuable  de  droit  ; 
que  cette  règle  ordonne  de  telle  et  de  telle  façon  :  après  cela,  il  vous 
débite  ses  sentiments  particuliers,  que  vous  êtes  obligé  de  recevoir 
comme  autant  de  branches  de  la  règle  éternelle  de  di'oit. 

Vous  entendrez  une  multitude  de  professeurs,  de  jui-istes,  de  ma- 
gistrats, de  pliilosophes,  qui  feront  retentii*  à  vos  oreilles  la  loi  de  la 
nature  :  ils  se  disputent  tous,  il  est  vrai,  sur  chaque  point  de  leur 
système  ;  mais  n'importe  ;  chacun  d'eux  procède  avec  la  même  in- 
trépidité de  confiance,  et  vous  débite  ses  opinions  comme  autant  de 
chapitres  de  la  loi  de  la  nature.  La  phrase  est  quelquefois  modifiée  : 
on  dit  :    le  droit  naturel,  V équité  naturelle,  les  droits  de  VJiomme,  etc. 

Un  philosophe  s'est  a\-isé  de  bâtir  un  système  moral  sur  ce  qu'il 
appelle  la  vérité  :  selon  lui,  il  n'y  a  point  d'autre  mal  au  monde  que 
de  dire  im  mensonge.  Si  vous  tuez  votre  père,  vous  commettez  un 
crime,  parce  que  c'est  une  façon  particulière  de  dii'e  que  ce  n'était 
pas  votre  père.  Tout  ce  que  ce  philosophe  n'aime  pas,  il  le  dés- 
approuve, sous  prétexte  que  c'est  une  espèce  de  mensonge.  C'est 
comme  si  on  disait  qu'on  doit  faire  ce  qui  ne  doit  pas  être  fait. 

Les  plus  ingénus  de  ces  despotes,  ce  sont  ceux  qui  disent  ouverte- 
ment :  "Je  suis  du  nombre  des  élus;  et  Dieu  prend  soin  d'informer 
ses  élus  de  tout  ce  qui  est  mal  ou  bien.  C'est  lui-même  qui  se 
révèle  à  moi  et  qui  parle  par  ma  bouche.  Ainsi  vous  tous  qui  êtes 
dans  le  doute,  venez  à  moi  ;  je  vous  rendrai  les  oracles  de  Dieu 
même." 

Tous  ces  systèmes  et  beaucoup  d'autres  ne  sont  au  fond  que  le 
principe  arbitraire,  le  principe  de  sympathie  et  d'antipathie,  masqué 
sous  différentes  formes  de  langage.  On  veut  faire  triompher  ses 
sentiments  sans  les  comparer  à  ceux  des  autres  :  ces  prétendus  prin- 
cipes sei-vent  de  prétexte  et  d'aliment  au  despotisme,  du  moins  à  ce 
despotisme  en  disposition,  qui  n'a  que  troj)  de  pente  à  se  développer 
en  pratique  quand  il  le  peut  impxmément.  Ce  qui  en  résulte,  c'est 
qu'avec  les  intentions  les  plus  pures,  im  homme  se  tourmente  lui- 
même,  et  dexàent  le  fléau  de  ses  semblables.  S'il  est  d'un  caractère 
mélancohque,  0.  tombe  dans  un  chagrin  taciturne,  et  déplore  amère- 
ment la  foHe  et  la  dépravation  des  hommes.  S'U  est  d'un  naturel 
irascible,  il  déclame  avec  furie  contre  tous  ceux  qui  ne  pensent  pas 
comme  lui.     C'est  un  de  ces  ardents  persécuteurs  qui  font  le  mal 


8  PlvIXCIPE   DE  SYMPATHIE 

saintemeut,  qui  soufflent  les  feux  du  fanatisme  avec  la  malfaisante 
activité  que  donne  la  i^ersuasion  du  devoir,  et  qui  flétrissent  du  re- 
proche de  perversité  ou  de  mauvaise  foi  ceux  qui  n'adoptent  pas 
aveuglément  des  opinions  consacrées. 

Cependant  il  est  essentiel  d'observer  que  le  principe  de  sympathie 
et  d'antipatJiie  doit  coïncider  souvent  avec  le  principe  dhitilité. 
Prendi'e  en  aiïeetion  ce  qui  nous  sert,  en  aversion  ce  qui  nous  nuit, 
est  une  disposition  du  cœur  humain  qui  est  universelle.  Aussi  d'un 
bout  du  monde  à  l'autre,  on  trouve  des  sentiments  communs  d'appro- 
bation ou  d'improbation  poiu'  des  actes  bienfaisants  ou  nuisibles.  La 
morale  et  la  jurisprudence,  conduites  par  cette  espèce  d'iustinct,  ont 
le  plus  souvent  atteint  le  grand  but  de  l'utilité,  sans  en  avoù'  une 
idée  bien  nette.  Mais  ces  sympathies,  ces  antipathies  ne  sont  point 
des  guides  sûrs  et  invariables.  Qu'un  homme  rapporte  ses  biens  ou 
ses  maux  à  une  cause  imagiaaire,  le  voilà  sujet  à  des  aifections  et 
des  haines  sans  fondement.  La  superstition,  la  charlatanerie,  l'esprit 
de  secte  et  de  parti  reposent  presque  entièrement  sui*  des  sympathies 
et  des  antipathies  aveugles. 

Les  incidents  les  plus  frivoles,  ime  différence  dans  les  modes,  une 
légère  diversité  dans  les  opinions,  une  variété  dans  les  goûts,  suffisent 
pour  présenter  im  homme  aux  yeux  d'un  autre  sous  l'aspect  d'un 
ennemi.  L'histoii'e,  qu'est-eUe  ?  sinon  le  recueil  des  animosités  les 
plus  absurdes,  des  persécutions  les  plus  inutiles.  Un  piince  conçoit 
une  antipatliie  contre  des  hommes  qui  prononcent  certaines  paroles 
indifi'érentes  ;  il  les  appelle  ariens,  protestants,  socLniens,  déistes. 
On  dresse  poiu'  eux  des  échafauds.  Les  ministres  des  autels  pré- 
parent des  bûchers  :  le  jour  où  ces  hérétiques  périssent  au  milieu  des 
flammes  est  une  fête  nationale.  N'a-t-on  pas  vu  en  llussie  une 
guerre  ci\-ile,  après  ime  longue  controverse  sur  le  nombre  des  doigts 
dont  il  fallait  se  ser\ii"  en  faisant  le  signe  de  la  croix  ?  X'a-t-on 
pas  vu  les  citoyens  de  Kome  et  de  Constantinople  se  diviser  en  fac- 
tions implacables  poiu-  des  histrions,  des  cochers,  des  gladiatexrrs  ? 
et  pour  donner  de  l'importance  à  ces  honteuses  querelles,  ne  pré- 
tendfiit-on  pas  que  les  succès  des  verts  ou  des  bleus  présageaient 
l'abondance  ou  la  disette,  les  ■victoires  ou  les  revers  de  l'empii-e  ? 

L'antipathie  peut  se  trouver  imie  avec  le  principe  de  l'utilité,  mais 
clic  n'est  pas  même  alors  une  bonne  base  d'action.  Que  par  rcssen- 
timi;nt  on  poursuive  \m  voleur  devant  les  tribunaux,  l'action  est 
certainement  bonne,  le  motif  est  dangereux.  S'il  produit  quelquefois 
des  actes  utiles,  il  en  produit  plus  souvent  de  fimestes.  La  seule 
base  d'agii-  toujours  bonne  et  sûre,  c'est  la  considération  de  l'utnité. 
(  )n  peut  faire  souvent  le  bien  par  d'autres  motifs,  on  ne  peut  le  faire 
constamment  qu'en  s'attachant  à  ce  principe.     L'antipathie  et  la 


ET  D  ANTIPATHIE.  U 

sympathie  doivent  se  soumettre  à  liii  pour  ne  pas  devenir  malfai- 
santes :  mais  il  est  à  lui-même  son  propre  régulateur  ;  il  n'en  admet 
point  d'autre,  et  il  est  impossible  de  lui  donner  trop  d'étendue. 

Résumons.  Le  principe  de  Vascétisme  heiu'te  de  fi'ont  celui  de 
V utilité.  Le  pri^icipe  de  sympathie  ne  le  rejette  ni  ne  l'admet,  il 
n'en  tient  aucun  compte,  il  flotte  au  hasard  entre  le  bien  et  le  mal. 
— L'ascétisme  est  tellement  déraisonnable,  que  ses  plus  insensés- 
sectateurs  ne  se  sont  jamais  avisés  de  le  suivre  jusqu'au  bout.  Le 
principe  de  sym^îathie  et  d'antipathie  n'empêche  pas  ses  partisans  de 
recomii-  à  celui  de  l'utilité.  Ce  dernier  seul  ne  demande  et  ne  souffre 
aucune  exception.  Qui  non  sub  me,  contra  me  :  voilà  sa  devise. 
Selon  ce  principe,  la  législation  est  xme  afiaire  d'observation  et  de 
calcul  :  selon  les  ascétiques,  c'est  luie  afiaire  de  fanatisme  :  selon  le 
principe  de  sympathie  et  d'antipathie,  c'est  une  affaire  d'humeiu-, 
d'imagination  et  de  goût.  Le  premier  doit  plaii'e  aux  philosophes  ; 
le  second  aux  moiues  ;  le  troisième  au  peuple,  aux  beaux-esprits,  au 
vulgaire  des  moralistes  et  aux  gens  du  monde. 

SECTION  II. 

DES  CAVS£S  d'antipathie. 

Ce  piincipe  exerce  un  si  grand  ascendant  en  morale  et  en  législa- 
tion, qu'il  est  important  de  remonter  aux  causes  secrètes  qui  lui 
donnent  naissance, 

Premijère  CArsE,  Répugnance  des  sens.  Eien  n'est  plus  commun 
que  la  transition  d'une  antipathie  physique  à  une  antipathie  morale, 
surtout  dans  les  esprits  faibles.  Une  foule  d'innocents  animaux 
souffrent  ime  persécution  continuelle,  parce  qu'ils  ont  le  malheur  de 
nous  paraître  laids.  Tout  ce  qui  est  inusité  peut  exciter  en  nous  un 
sentiment  de  dégoût  et  de  haiae.  Ce  qu'on  appelle  un  monstre  n'est 
qu'un  être  qui  n'est  pas  conformé  comme  tous  ceux  de  sou  espèce. 
Des  hermaphrodites,  qui  ne  savent  à  quel  sexe  ils  appartiennent, 
sont  regardés  avec  une  sorte  d'horreur,  imiquement  parce  qu'ils  sont 
rares, 

Secoxde  cause.  Orgtteil  blessé.  Celui  qui  n'adopte  pas  mon  opi- 
nion déclare  indii'ectement  que  sur  ce  point  il  fait  peu  de  cas  de  mes 
lumières.  Une  pareille  déclaration  offense  mon  amoui*-propre,  et  me 
montre  un  adversake  dans  un  homme  qui  non-seulement  me  témoigne 
ce  degré  de  mépris,  mais  encore  qui  propagera  ce  mépris  à  proportion 
de  ce  qu'il  fera  triomjAer  son  opinion  siu'  la  mienne. 

Tnoisij-niE  CAUSE,  Puissance  repoussée.  Quand  notre  vanité  ne 
souffrirait  pas,  nous  sentons  par  la  différence  des  goûts,  par  la  ré- 
sistance des  opinions,  par  le  choc  des  intérêts,  que  notre  puissance 


10  PRINCIPE   DE  SYMPATHIE 

est  limitée  ;  qu'en  plusieurs  occasions  nous  sommes  réduits  à  céder  ; 
que  notre  domination,  que  nous  aimerions  à  étendre  partout,  est  au 
contraire  bornée  de  toutes  parts.  Ce  qui  nous  ramène  à  sentir  notre 
faiblesse  est  une  peine  secrète,  un  germe  de  mécontentement  contre 
les  autres. 

Quatrième  cause.  Confiance  dans  les  procédés  futurs  des  hommes, 
affaiblie  ou  détruite.  î^ous  aimons  à  croire  que  nos  semblables  sont 
tels  qu'n  nous  conviendrait  pour  notre  bonheur:  tout  acte  de  leur 
part  qui  tend  à  diminuer  notre  confiance  en  eux  ne  peut  que  nous 
donner  un  déplaisu-  secret.  Un  exemple  de  fausseté  nous  fait  voir 
que  nous  ne  pouvons  pas  compter  sur  ce  qu'ils  nous  disent  ou  nous 
promettent  :  un  exemple  d'absurdité  nous  inspire  un  doute  général 
sui"  leiu-  raison,  et  par  conséquent  sur  leur  conduite.  Un  exemple  de 
caprice  et  de  légèreté  nous  fait  conclm'c  que  nous  ne  devons  pas  nous 
reposer  sui'  leurs  affections. 

Cinquième  cause.  Désir  de  l'unanimité  trompé.  L'unanimité 
nous  plaît.  Cette  harmonie  entre  les  sentiments  d' autrui  et  les 
nôtres  est  le  seul  gage  que  nous  puissions  avoir  hors  de  nous  de  la 
vérité  de  nos  opinions  et  de  l'utilité  des  procédés  qui  en  sont  la  suite. 
D'ailleurs,  nous  aimons  à  nous  entretenir  sur  les  objets  de  nos 
goûts  :  c'est  une  source  de  souvenirs  ou  d'espérances  agréables.  La 
conversation  des  personnes  qui  ont  avec  nous  cette  conformité  de 
goûts  augmente  ce  fonds  de  plaisirs,  en  fixant  notre  attention  sur 
ces  objets,  et  en  nous  les  présentant  sous  de  nouvelles  faces. 

Sixième  cause.  Uenvie.  Celui  qui  jouit  sans  nuire  à  personne 
ne  devrait  pas,  ce  semble,  avoir  d'ennemis  :  mais  on  (Urait  que  sa 
jouissance  ajDpauvi-it  ceux  qui  ne  la  partagent  pas. 

C'est  une  observation  commime  que  l'envie  est  plus  forte  contre 
des  avantages  récents  que  contre  ceux  dont  la  possession  est  ancienne. 
Aussi  le  mot  parvenu  a  toujours  une  acception  injmieuse.  Il  suffit 
qu'il  exprime  un  succès  nouveau  :  l'envie  ajoute  comme  idées  acces- 
soires des  souvenirs  humiliants  et  un  mépris  simidé. 

L'envie  conduit  à  l'ascétisme  ;  tous  les  hommes  ne  peuvent  pas 
avoir  des  jouissances  égales,  wi  la  (hftércnee  des  âges,  des  circon- 
stances et  des  richesses  ;  mais  la  sévérité  des  privations  pourrait  les 
'mettre  tous  au  même  niveau.  L'envie  nous  fait  donc  pencher  vers 
les  spéculations  rigides  en  morale,  comme  im  moyen  de  réduire  le 
taux  des  plaisirs  :  on  a  dit  avec  raison  (ju'un  homme  qui  serait  né 
avec  im  organe  de  plaisir  de  plus  que  les  autres  aurait  été  poursuivi 
comme  un  monsti'c. 

Telle  est  l'origine  des  antipathies  :  tel  est  le  faisceau  de  sentiments 
divers  dont  elles  se  composent.  Poiir  en  modérer  la  violence,  il  faut 
se  rappeler  qu'il  ne  peut  point  exister  de  conformité  parfaite  entre 


ET  d'antipathie.  11 

deux  indi'^idus  ;  que  si  on  se  livre  à  ce  sentiment  insociable,  il  ira 
toujours  en  croissant,  et  rétrécira  de  plus  en  plus  le  cercle  de  notre 
bienveillance  et  de  nos  plaisirs  ;  qu'en  général  nos  antipathies 
réagissent  contre  nous,  et  qu'il  est  en  notre  pouvoir'  de  les  afFaiblii-, 
de  les  éteindi'e  même  en  éloignant  de  notre  esprit  la  pensée  des 
objets  qui  les  excitent.  Heureusement  les  causes  de  sympathie 
sont  constantes  et  natui'elles  ;  les  causes  d'antipathie  sont  acciden- 
telles et  passagères. 

On  peut  ranger  les  écrivains  moraux  en  deux  classes  :  les  uns  qui 
travaillent  à  extirper  les  plantes  vénéneuses  de  l'antipathie,  les 
autres  qui  cherchent  à  les  propager.  Les  premiers  sont  sujets  à 
être  calomniés,  les  seconds  se  font  respecter,  parce  qu'ils  servent 
sous  un  voile  sj^écieux  la  vengeance  et  l'envie.  Les  Livres  les  plus 
promptement  célèbres  sont  ceux  qui  ont  été  faits  sous  la  dictée  du 
démon  de  l'antipathie,  libelles,  ouvrages  de  parti,  mémoii-es  satiriques, 
etc.  Le  Télémaque  ne  dut  ses  succès  éclatants  ni  à  sa  morale  ni  au 
charme  du  style,  mais  à  l'opinion  générale  qu'il  contenait  la  satire 
de  Louis  XIV  et  de  sa  cour.  Lorsque  Hume,  dans  son  histoire, 
voulut  calmer  l'esprit  de  parti  et  traiter  les  passions  comme  un 
chimiste  qui  analyse  les  poisons,  0.  souleva  contre  lui  le  peuple  des 
lecteui's  :  les  hommes  ne  voulaient  pas  qu'on  leur  prouvât  qu'ils 
étaient  plus  ignorants  que  méchants,  et  que  les  siècles  passés,  tou- 
joui-s  vantés  pour  déprécier  le  présent,  avaient  été  plus  féconds  en 
malheurs  et  en  crimes. 

Heureux  poui'  lui-même,  heureux  l'écrivain  qui  se  li%Te  aux  deux 
faux  principes  :  à  lui  appartient  le  champ  de  l'éloquence,  l'emploi  des 
figures,  la  véhémence  du  style,  les  expressions  exagérées,  et  toute  la 
nomenclatm'e  \Tilgaire  des  passions.  Toutes  ses  opinions  sont  des 
dogmes,  des  vérités  éternelles,  immuables,  inébranlables  comme  Dieu 
et  comme  la  nature.  Il  exerce  en  écrivant  le  pouvoir  d'un  despote, 
et  proscrit  ceux  qui  ne  pensent  pas  comme  lui. 

Le  partisan  du  principe  de  l'utilité  n'est  pas,  à  beaucoup  près,  dans 
une  position  si  favorable  à  Téloquenee.  Ses  moyens  diffèrent  comme 
son  objet.  Il  ne  peut  ni  dogmatiser,  ni  éblouii-,  ni  siu-prendre  :  il 
s'oblige  à  définir  tous  les  termes,  à  employer  le  même  mot  dans  le 
même  sens.  Il  est  longtemps  à  s'établir,  à  s'assiu'er  de  ses  bases,  à  pré- 
parer ses  instniments,  et  0.  a  tout  à  craindi-c  de  l'impatience  qui  se  lasse 
de  ses  préKminaires,  et  veut  d'abord  arriver  aux  grands  résultats. 
Cependant  cette  marche  lente  et  précautionnée  est  la  seule  qui  mène 
au  but  ;  et  s'il  est  donné  à  l'éloquence  de  répandre  les  vérités  dans 
la  multitude,  c'est  à  l'analyse  seule  qu'il  est  réservé  de  les  découvrir. 

Non  fumum  rx  fxigore  sed  ex  fnmo  darc  litcem 
Coffitaf. 


12  INFLUENCE   DE   CES  PRINCIPES 

CHAPITRE  IV. 

OPÉRATION  DE  CES  PBINCIPES  EN  ilATIEEE  DE  LÉGISLATION. 

Le  principe  de  l'utilité  n'a  jamais  été  ni  bien  développé  ni  bien 
suivi  par  aucun  législateur  :  mais,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  il  a 
pénétré  dans  les  lois,  par  son  alliance  occasionnelle  avec  le  piincipe 
de  sympathie  et  d'antipatliie.  Les  idées  générales  de  vice  et  de 
vertu,  fondées  sur  des  sentiments  confus  de  bien  et  de  mal,  ont  été 
assez  uniformes  pour  l'essentiel.  Les  législateurs,  en  consultant  ces 
idées  populaires,  ont  fait  les  premières  lois,  sans  lesquelles  les  so- 
ciétés n'auraient  pas  pu  subsister. 

Le  principe  de  l'ascétisme,  quoique  embrassé  avec  ehaleui"  par  ses 
partisans  dans  leiu'  conduite  privée,  n'a  jamais  eu  beaucoup  d'in- 
fluence dii'ecte  sur  les  opérations  du  gouvernement.  Chaque  gouverne- 
ment au  contraire  a  eu  pour  système  et  pour  objet  de  travailler  à 
acquérir  de  la  force  et  de  la  prospérité.  Le  mal  qu'ont  fait  les 
princes,  ils  l'ont  fait  par  de  fausses  vues  de  grandeur  et  de  puis- 
sance, ou  par  des  passions  particulières  dont  les  malheiu's  publics 
étaient  le  résultat,  mais  non  pas  le  but.  Le  régime  de  Sparte, 
qu'on  a  si  bien  appelé  im  couvent  guerrier,  était  relatif  aux  cir- 
constances de  cette  cité,  nécessaii'e  pour  sa  consei-vation,  ou  du  moias 
jugé  tel  par  son  législateur,  et  confoime  sous  cet  aspect  au  principe 
de  l'utilité.  Les  états  chrétiens  ont  permis  l'établissement  des 
ordi'es  monastiques,  mais  les  vœux  étaient  censés  volontaires.  Se 
tourmenter  soi-même  était  ime  œu^i-e  méritoii'e  ;  tourmenter  un 
autre  individu  contre  son  gré  était  im  crime.  Saint  Louis  portait  le 
cilice  et  n'obligea  pas  ses  sujets  à  le  porter. 

Le  piincipe  qui  a  exercé  la  plus  grande  influence  sxu'  le  gouverne- 
ment, c'est  celui  de  sym^Dathie  et  d'antipatliie.  En  efibt,  il  faut 
rapporter  à  ce  piàncipe  tout  ce  qu'on  poursuit  sous  les  noms  les  plus 
spécieux,  sans  avoir  le  bonheui'  poui'  objet  imique  et  indépendant, 
bonnes  mœui's,  égalité,  liberté,  justice,  puissance,  commerce,  religion 
même  :  objets  respectables,  objets  qui  doivent  entrer  dans  les  vues 
du  législateui',  mais  qui  l' égarent  trop  souvent,  parce  qu'il  les  con- 
sidère comme  but,  et  non  pas  comme  moyen.  Il  les  substitue  au 
lieu  de  les  subordonner  à  la  recherche  du  bonheur. 

Ainsi  dans  l'économie  politique  im  gouvernement  tout  occupé  de 
commerce  et  do  richesse  ne  voit  plus  la  société  que  comme  im  atelier, 
n'envisage  i)lus  les  hommes  que  comme  des  machines  productives,  et 
s'embarrasse  peu  de  les  toiu-menter,  pourvu  qu'U  les  enrichisse.  Les 
douanes,  les  changes,  les  fonds  publics  absorbent  toutes  ses  pensées. 
Il  reste  indifférent  sur  une  foule  de  maux  qu'il  pourrait  guérir.    Tout 


SUR  LES  LOIS.  13 

ce  qu'il  veut,  c'est  qu'on  produise  beaucoup  d'instruments  de  jouis- 
sance, tandis  qu'il  met  sans  cesse  de  nouveaux  obstacles  aux  moyens 
de  jouir. 

D'autres  ne  savent  chercher  le  bonheur  public  que  dans  la  puis- 
sance et  la  gloii-e.  Pleins  de  dédain  pour  ces  états  qui  ne  savent 
qu'être  hem-eux  dans  une  paisible  obscurité,  il  leur  faut  à  eux  des 
intrigues,  des  négociations,  des  guerres,  des  conquêtes.  Ils  ne  con- 
sidèrent pas  de  quelles  infortunes  cette  gloire  se  compose,  et  combien 
de  victimes  préparent  ses  sanglants  triomphes.  L'éclat  de  la  victoire, 
l'acquisition  de  quelque  province  leur  cachent  la  désolation  de  leur 
pays,  et  leur  font  méconnaître  le  vrai  but  du  gouvernement. 

Plusieiu's  ne  considèrent  point  si  im  état  est  bien  administré,  si 
les  lois  protègent  les  biens  et  les  personnes,  si  le  peuple  enfin  est 
heureux.  Ce  qu'ils  veulent  par-dessus  tout,  c'est  la  liberté  politique, 
c'est-à-dire,  la  distribution  la  plus  égale  qu'on  puisse  imaginer  du 
pouvoir  politique.  Partout  où  ils  ne  voient  j^as  la  forme  de  gouverne- 
ment à  laquelle  ils  sont  attachés,  ils  ne  voient  que  des  esclaves  ;  et  si 
ces  prétendus  esclaves  se  trouvent  bien  de  leur  état,  s'Us  ne  désirent 
pas  de  le  changer,  ils  les  méprisent  et  les  insultent.  Ils  seraient 
toujoui's  prêts,  dans  leiu-  fanatisme,  à  jouer  tout  le  bonheur  d'une 
nation  dans  une  guerre  civile,  pour  transporter  les  pouvoirs  dans  les 
mains  de  ceux  qui,  par  l'ignorance  invincible  de  leur  état,  ne  sau- 
raient jamais  s'en  servir  que  poiu'  se  détruii-e  eux-mêmes. 

Yoilà  quelques  exemples  des  fantaisies  qu'on  substitue  dans  la 
politique  à  la  véritable  recherche  du  bonheiu".  Ce  n'est  jDas  par 
opposition  au  bonheur  même,  mais  par  inadvertance  et  par  méprise. 
On  ne  saisit  qu'une  petite  portion  du  plan  de  l'utilité  ;  on  s'attache 
exclusivement  à  cette  partie  ;  on  travaille  contre  le  bonhem",  en  pour- 
suivant quelque  branche  particulière  de  bien  public  ;  on  ne  songe  pas 
que  tous  ces  objets  n'ont  qu'une  valeur  relative,  et  que  le  bonheur 
seul  possède  une  valeur'  intrinsèque. 


14  EEPONSE  AUX  OBJECTIONS. 

CHAPITRE  V. 

ÉCLAIRCISSEMENT    ULTÊRIErB. 

Objections  résolues  touchant  le  principe  de  l'utilité. 

On  peut  élever  de  petits  scrupules,  de  petites  difficultés  verbales 
contre  le  principe  de  l'utilité,  mais  on  ne  peut  lui  opposer  aucune 
objection  réelle  et  distincte.  En  effet,  comment  poiu'rait-on  le  com- 
battre, sinon  par  des  raisons  tirées  de  ce  principe  même  ?  Dire  qu'il 
est  dangereux,  c'est  dire  qu'il  peut  être  contraire  à  l'utilité  de  con- 
sulter l'utilité. 

L'embarras,  siu-  cette  question,  tient  à  une  espèce  de  perversité 
dans  le  langage.  On  a  coutume  de  représenter  la  vei^tu  en  opposi- 
tion à  V utilité.  La  vertu,  dit-on,  est  le  saeiifice  de  nos  intérêts  à 
nos  devoii's. — Pour  exprimer  des  idées  claires,  il  faudrait  dii'e  qu'il 
y  a  des  intérêts  de  différents  ordres,  et  que  divers  intérêts,  dans 
certaines  circonstances,  sont  incompatibles.  La  vertu  est  le  sacri- 
fice d'un  intérêt  moindre  à  un  intérêt  majeiu",  d'un  intérêt  momen- 
tané à  im  intérêt  durable,  d'un  intérêt  douteux  à  un  intérêt  certain. 
Toute  idée  de  vertu  qui  ne  dérive  pas  de  cette  notion  est  aussi 
obscui-e  que  le  motif  en  est  précaire. 

Ceux  qui,  par  accommodement,  veulent  distinguer  la  politique  et 
la  morale,  assigner  poiu*  piincipe  à  la  première  l'utilité,  à  la  seconde 
la  justice,  n'annoncent  que  des  idées  confuses.  Toute  la  différence 
qu'il  y  a  entre  la  politique  et  la  morale,  c'est  que  l'ime  dirige  les 
opérations  des  gouvernements,  l'autre  diiige  les  procédés  des  indi- 
vidus ;  mais  leiu"  objet  commun,  c'est  le  bonheur.  Ce  qui  est  poli- 
tiquement bon  ne  saui-ait  être  moralement  mauviùs,  à  moins  que  les 
règles  d'arithmétique,  qui  sont  vi'aies  pour  les  grands  nombres,  ne 
soient  fausses  poui'  les  petits. 

On  peut  faii'e  du  mal  en  croyant  suivre  le  principe  de  l'utilité. 
Un  esprit  faible  et  borné  se  trompe  en  ne  prenant  en  considération 
qu'une  petite  partie  des  biens  et  des  maux.  Un  homme  passionné 
se  trompe  en  mettant  ime  importance  extrême  à  un  bien  qui  lui 
dérobe  la  vue  de  tous  les  inconvénients.  Ce  qui  constitue  le  méchant, 
c'est  l'habitude  de  plaisirs  nuisibles  aux  autres  ;  et  cela  même  sup- 
pose l'absence  de  plusieiu's  espèces  do  plaisirs.  Mais  on  ne  doit  pas 
rejeter  sur  le  ^^'i'^'^'P^  les  fautes  qui  lui  sont  contraires,  et  que  lui 
seul  peut  servir  à  rectifier.  Si  un  homme  calcule  mal,  ce  n'est  pas 
l'arithmétique  qm  est  en  défaut,  c'est  lui-même.  Si  les  reproches 
qu'on  fait  à  Machiavel  sont  fondés,  ses  eri'eurs  ne  ^•iennent  pas  d'avoir 
consulté  le  principe  de  V utilité,  mais  d'en  avoir  fait  des  applications 
fausses.     L'auteur  de  Y Anti -Machiavel  l'a  bien  senti.     Il  réfuta  le 


rÉpoxse  aux  objections.  1.") 

Prince,  en  faisant  voir  que  ses  maximes  sont  funestes,  et  que  la 
mauvaise  foi  est  une  mauvaise  politique. 

Ceux  qui,  d'après  la  lectiu^e  des  Offices  de  Cicéron,  et  des  moralistes 
platoniciens,  ont  une  notion  confuse  de  Vutile,  comme  opposé  à  Vhon- 
nête,  citent  souvent  le  mot  d'Aristide  sur  le  projet  dont  Thémistocle 
n'avait  voulu  s'ouvrir  qu'à  lui  seul.  "  Le  projet  de  Thémistocle  est 
très-avantageux,"  dit  Aristide  au  peuple  assemblé,  "mais  il  est  très- 
injuste."  On  croit  voir  là  une  opposition  décidée  entre  l'utile  et  le 
juste  ;  on  se  trompe  :  ce  n'est  qu'une  comparaison  de  biens  et  de 
maux.  Injuste  est  un  terme  qui  présente  la  collection  de  tous  les 
maux  résultant  d'une  situation  où  les  hommes  ne  peuvent  plus  se 
fier  les  uns  aux  autres.  Aristide  aurait  pu  dire  :  "  Le  projet  de 
Thémistocle  serait  utile  pour  un  moment  et  nuisible  pour  des  siècles  : 
ce  qu'il  nous  donne  n'est  rien  en  comparaison  de  ce  qu'il  nous  ôte*." 

Ce  principe  de  Vutilité,  dira-t-on,  n'est  que  le  renouvellement  de 
l'épicuréisme  ;  or,  on  sait  les  ravages  que  cette  doetiine  fit  dans  les 
mœurs,  elle  fut  toujours  celle  des  hommes  les  plus  con-ompus. 

Épicm'e,  il  est  vrai,  a  seul,  parmi  les  anciens,  le  mérite  d'avoir 
connu  la  véritable  source  de  la  morale  ;  mais  supposer  que  sa  doc- 
trine prête  aux  conséquences  qu'on  lui  impute,  c'est  supposer  que  le 
bonheiu-  peut  être  ennemi  du  bonheur  même.  Sic  prcesentihus  utaris 
voJuptatihus  ut  futuris  non  noceas.  Sénèque  est  ici  d'accord  avec 
Épicure  :  et  que  peut-on  désirer  de  plus  poiu'  les  moeurs  que  le 
retranchement  de  tout  plaisir  nuisible  à  soi-même  ou  aux  autres  ? 
Or,  cela  même,  n'est-ce  pas  \q  principe  de  V utilité'? 

"  Mais/'  dira-t-on  encore,  "  chacun  se  constitue  juge  de  son 
utilité;  toute  obligation  cessera  donc  quand  on  croira  n'y  plus 
voir  son  intérêt." 

Chacun  se  constitue  juge  de  son  utilité  ;  cela  est  et  cela  doit  être  ; 
autrement  l'homme  ne  serait  pas  un  agent  raisonnable  :  celui  qui 
n'est  pas  juge  de  ce  qui  lui  convient  est  moins  qu'un  enfant,  c'est  un 
idiot.  L'obligation  qui  enchaîne  les  hommes  à  leurs  engagements 
n'est  autre  chose  que  le  sentiment  d'un  intérêt  d'une  classe  supérieure 
qui  l'emporte  sur  un  intérêt  subordonné.  On  ne  tient  pas  les 
hommes  uniquement  par  l'utilité  particulière  de  tel  ou  tel  engage- 
ment ;  mais  dans  les  cas  où  l'engagement  devient  onéreux  à  l'une  des 
parties,  on  les  tient  encore  par  l'utilité  générale  des  engagements,  par 
la  confiance  que  chaque  homme  éclairé  veut  inspirer  poiu"  sa  parole, 
afin  d'être  considéré  comme  homme  de  foi,  et  de  jouir  des  avantages 

*  Cette  anecdote  ne  vaut  la  peine  d'être  citée  que  pour  éclaircir  le  sens  des 
mots,  car  sa  fausseté  est  démontrée.  (  Vot/ez  Mit  fort,  Histoire  de  la  Grèce.) 
Plutarque,  qui  voidait  honorer  les  Athéniens^  aurait  été  bien  embarrassé  à  con- 
cilier avec  ce  noble  sentiment  de  justice  la  plus  grande  partie  de  leur  histoire. 


16  REPONSE  AUX  OBJECTIONS. 

attachés  à  la  probité  et  à  l'estime.  Ce  n'est  pas  rengagement  qui 
constitue  l'obligation  par  lui-même  ;  car  il  y  a  des  engagements  nuls, 
il  y  en  a  d'illégitimes.  Pourquoi  ?  parce  qu'on  les  considère  comme 
nuisibles.     C'est  donc  l'utilité  du  contrat  qui  en  fait  la  force. 

On  peut  réduire  aisément  à  un  calcul  de  biens  et  de  maux  tous 
les  actes  de  la  vertu  la  plus  exaltée.  Ce  n'est  ni  Tavilir  ni  l'affaiblir, 
que  de  la  représenter  comme  un  effet  de  la  raison,  et  de  l'expliquer 
d'une  manière  intelligible  et  simple. 

Voyez  dans  quel  cercle  on  se  jette  quand  on  ne  veut  pas  recon- 
naître le  principe  de  l'utilité. — Je  dois  tenir  ma  promesse.  Pourquoi? 
parce  que  ma  conscience  me  le  prescrit.  Comment  savez-vous  que 
votre  conscience  vous  le  prescrit?  parce  que  j'en  ai  le  sentiment 
intime.  Pourquoi  devez-vous  obéir  à  votre  conscience?  parce  que 
Dieu  est  Tautem-  de  ma  nature,  et  qu'obéir  à  ma  conscience,  c'est 
obéir  à  Dieu.  Pourquoi  devez-vous  obéii*  à  Dieu?  parce  que  c'est 
mon  premier  devoir.  Comment  le  savez-vous  ?  parce  que  ma  con- 
science me  le  dit,  etc.  Voilà  le  cercle  étemel  d'où  l'on  ne  sort  jamais  : 
voilà  la  source  des  opiniâtretés  et  des  invincibles  erreurs.  Car  si  l'on 
juge  de  tout  par  le  sentiment,  il  n'y  a  plus  moyen  de  distinguer  entre 
les  injonctions  d'une  conscience  éclairée  et  celles  d'une  conscience 
aveugle.  Tous  les  persécuteurs  ont  le  même  titre.  Tous  les  fana- 
tiques ont  le  même  droit. 

Si  vous  voulez  rejeter  le  principe  de  Vutilité,  parce  qu'on  peut 
l'appliquer  mal,  qu'est-ce  que  vous  lui  substituerez  ?  Quelle  règle 
avez-vous  trouvée  dont  on  ne  puisse  pas  abuser  ?  où  est  cette  bous- 
sole infaillible  ? 

Lui  substituerez-vous  quelque  i)rincipe  despotique  qui  ordonne 
aux  hommes  d'agii*  de  telle  et  telle  manière,  sans  savoir  pourquoi, 
par  pure  obéissance  ? 

Lui  substituerez-vous  quelque  principe  anarchique  et  capricieux, 
uniquement  fondé  sur  vos  sentiments  intimes  et  particuliers  ? 

Dans  ce  cas,  quels  sont  les  motifs  que  vous  présenterez  aux  hommes 
pour  les  déterminer  à  vous  sui^TC  ?  seront -ils  indépendants  de  leur 
intérêt?  S'ils  ne  s'accordent  pas  avec  vous,  comment  raisonnerez- 
vous  avec  eux,  comment  par\-iendrez-vous  à  les  concilier  ?  Où  citerez- 
vous  toutes  les  sectes,  toutes  les  opinions,  toutes  les  contradictions 
qui  couvrent  le  monde,  sinon  au  tribunal  de  l'intérêt  comnum  ? 


Les  plus  opiniâtres  adversaii-es  du  piineipe  de  l'utilité  sont  ceux 
qui  se  fondent  sur  ce  qu'ils  appellent  le  principe  religieiuv.  Es  pro- 
fessent de  prendre  la  volonté  de  Dieu  pour  règle  imique  du  bien  et 
du  mal.  C'est  la  seule  règle,  disent-ils,  qui  ait  tous  les  caractères 
requis,  qui  soit  infaillible,  universelle,  souveraine,  etc. 


REPONSE   AUX  OBJECTIONS.  17 

Je  réponds  que  le  principe  religieux  n'est  point  un  principe  dis- 
tinct ;  c'est  l'un  ou  l'autre  de  ceux  dont  nous  avons  parlé  qui  se 
présente  sous  une  autre  forme.  Ce  qu'on  appelle  la  volonté  de  Dieu 
ne  peut  être  que  sa  volonté  présumée,  vu  que  Dieu  ne  s'explique 
point  à  nous  par  des  actes  immédiats  et  des  révélations  particulières. 
Or,  comment  un  homme  présume-t-il  la  volonté  de  Dieu?  D'après 
la  sienne  propre.  Or,  sa  volonté  particulière  est  toujours  dirigée  par 
l'un  des  trois  principes  susdits.  Comment  savez-vous  que  Dieu  ne 
veut  pas  telle  ou  telle  chose  ?  "  C'est  qu'elle  serait  préjudiciable  au 
bonheur  des  hommes,"  répond  le  partisan  de  l'utilité. — "  C'est  qu'elle 
renfei-me  un  plaisir  grossier  et  sensuel  que  Dieu  réprouve,"  répond 
l'ascétique. — "  C'est  parce  qu'elle  blesse  la  conscience,  qu'elle  est 
contraire  aux  sentimens  naturels,  et  qu'on  doit  la  détester  sans  se 
permettre  de  l'examiner:"  tel  est  le  langage  de  l'antipathie. 

Mais  la  révélation,  dira-t-on,  est  l'expression  directe  de  la  volonté 
de  Dieu.  Il  n'y  a  rien  là  d'arbitraire.  C'est  un  guide  qtii  doit 
l'emporter  sur  tout  raisonnement  humain. 

Je  ne  répondrai  pas  indirectement  que  la  révélation  n'est  point 
imiverselle  ;  que  parmi  les  peuples  chi'étiens  même,  beaucoup  d'in- 
dividus ne  l'admettent  pas,  et  qu'il  faut  bien  quelque  principe  com- 
mun de  raisonnement  entre  tous  les  hommes. 

Mais  je  dis  que  la  révélation  n'est  point  un  système  de  politique 
ni  de  morale  ;  que  tous  ses  préceptes  ont  besoin  d'être  expliqués,  mo- 
difiés, limités  les  ims  par  les  autres  ;  que,  piis  dans  le  sens  littéral, 
ils  bouleverseraient  le  monde,  anéantiraient  la  défense  de  soi-même, 
l'industrie,  le  commerce,  les  attachements  réciproques  ;  que  l'histoire 
ecclésiastique  est  une  preuve  incontestable  des  maux  afft-eux  <jui  ont 
résidté  de  maximes  religieuses  mal  entendues. 

Quelle  différence  entre  les  théologiens  protestants  et  les  catholiques, 
entre  les  modernes  et  les  anciens  !  La  morale  évangéUque  de  Paley 
n'est  pas  la  morale  évangélique  de  îsicole.  Celle  des  jansénistes 
n'était  pas  celle  des  jésuites.  Les  interprètes  de  l'Ecriture  se  divi- 
sent eux-mêmes  en  trois  classes.  Les  uns  ont  pour  règle  de  critique 
le  principe  de  l'utilité  ;  les  autres  suivent  l'ascétisme  ;  les  autres 
suivent  les  impressions  confuses  de  sympathie  et  d'antipathie.  Les 
premiers,  bien  loin  d'exclui'e  les  plaisirs,  nous  les  donnent  en  preuve 
de  la  bonté  de  Dieu.  Les  ascétiques  en  sont  ennemis  mortels  :  s'ils 
les  permettent,  ce  n'est  jamais  pour  eux-mêmes,  mais  en  \iic  d'un 
certain  but  nécessaire.  Les  derniers  les  approuvent  ou  les  con- 
damnent, selon  leur  fantaisie,  sans  être  déterminés  par  la  considéra- 
tion de  leui's  conséquences.  La  révélation  n'est  donc  pas  un  principe 
à  part.  On  ne  peut  donner  ce  nom  qu'à  ce  qui  n'a  pas  besoin  d'être 
prouvé,  et  qui  sert  à  prouver  tout  le  reste. 

c 


18  PLAISIRS  SIMPLES. 

CHAPITRE  VI. 

DES  DIFFÉEENTES  ESPÈCES  DE  PLAISIRS  ET  DE  PEINES. 

Nous  éprouvons  sans  cesse  une  variété  de  perceptions  qui  ne  nous 
intéressent  pas,  qui  glissent  pour  ainsi  dire  sur  nous,  sans  fixer  notre 
attention.  Ainsi,  la  plupart  des  objets  qui  nous  sont  familiers  ne 
produisent  plus  une  sensation  assez  forte  pour  nous  causer  de  la  peine 
ou  du  plaisir.  On  ne  peut  donner  ce  nom  qu'aux  perceptions  in- 
téressantes, à  celles  qui  se  font  remarquer  dans  la  foule,  et  dont  nous 
désii'ons  ou  la  durée  ou  la  fin.  Ces  perceptions  intéressantes  sont 
simples  ou  complexes  :  simples,  si  on  ne  peut  pas  les  décomposer  en 
plusieurs  :  complexes,  si  elles  sont  composées  de  plusieiirs  plaisirs 
ou  de  plusieurs  peines  simples,  ou  même  de  plaisirs  et  de  peines  tout 
à  la  fois.  Ce  qui  nous  détermine  à  regarder  plusieurs  plaisù's  comme 
un  plaisu"  complexe,  et  non  pas  comme  plusieurs  plaisirs  simples, 
c'est  la  nature  de  la  cause  qui  les  excite.  Tous  les  plaisirs  qui  sont 
produits  par  l'action  d'une  même  cause,  nous  sommes  portés  à  les 
considérer  comme  un  seul.  Ainsi  un  spectacle  qui  flatte  en  même 
temps  plusieurs  de  nos  facultés  sensibles  par  la  beauté  des  décora- 
tions, la  musique,  la  compagnie,  les  pai'ures,  le  jeux  des  acteurs,  con- 
stitue im  plaisir  complexe. 

Il  a  fallu  un  grand  travail  analytique  pour  di-esser  un  catalogue 
complet  des  plaisirs  et  des  peines  simples.  Ce  catalogue  même  est 
d'une  aridité  qui  rebutera  bien  des  lectem-s  ;  car  ce  n'est  pas  l'ou- 
vrage du  romancier  qui  cherche  à  plaire  et  à  émouvoii',  c'est  le  compte 
rendu,  l'inventaire  de  nos  sensations. 

SECTION  I. 

PLAISIRS  SIMPLES. 

1°  Plaisirs  des  sens  :  ceux  qui  se  rapportent  immédiatement  à  nos 
organes,  indépendamment  de  toute  association,  plaisirs  du  goût,  de 
l'odorat,  de  la  vue,  de  Vouie,  du  toucher;  de  plus,  le  bien-être  de  la 
santé,  ce  cours  heureux  des  esprits,  ce  sentiment  d'ime  existence 
légère  et  facile,  qui  ne  se  rapporte  pas  à  un  sens  pai'ticulier,  mais  à 
toutes  les  fonctions  vitales  :  enfin,  les  plaisirs  de  la  nouveauté,  ceux 
que  nous  éprouvons  lorsque  de  nouveaux  objets  s'appliquent  à  nos 
sens.  Us  ne  forment  pas  une  classe  différente  ;  mais  ils  jouent  un 
si  grand  rôle,  qu'il  faut  en  faire  une  mention  expresse. 

2°  Plaisirs  de  la  richess*  :  on  entend  par  là  ce  gem-e  de  plaisir  que 
donne  à  un  homme  la  possession  d'\me  chose  qui  est  un  instnimcnt 


PLAISIRS  SIMPLES.  19 

de  jouissance  ou  de  sécmité,  plaisir  plus  vif  au  moment  de  l'ac- 
quisition. 

3"  Plaisirs  de  Vadresse  :  ce  sont  ceux  qui  résultent  de  quoique 
difficulté  vaincue,  de  quelque  perfection  relative  dans  le  maniement 
et  l'emploi  des  instraments  qui  servent  à  des  objets  d'agrément  ou 
d'utilité.  Une  personne  qui  touche  du  clavecin,  par  exemple,  éprouve 
un  plaisir  parfaitement  distinct  de  celui  qu'elle  aurait  à  entendre  la 
même  pièce  de  musique  exécutée  par  un  autre. 

4"  Plaisirs  de  V amitié  :  ceux  qui  accompagnent  la  persuasion  de 
posséder  la  bienveillance  de  tel  ou  tels  individus  en  pai-ticulier,  et  de 
pouvoir  en  conséquence  attendre  de  leur  part  des  services  spontanés 
et  gratuits. 

5°  Plaisirs  d^une  bonne  réputation  :  ce  sont  ceux  qui  accompagnent 
la  persuasion  d'acquérir  ou  de  posséder  l'estime  et  la  bienveillance 
du  monde  qui  nous  environne,  des  personnes  en  général  avec  qai  nous 
pouvons  avoir  des  relations  ou  des  intérêts  ;  et  pour  fruit  de  cette 
disposition,  de  pouvoir  espérer  de  leur  part  au  besoin  des  services 
volontaires  et  gratuits. 

6°  Plaisirs  du  pouvoir  :  ceux  qu'éprouve  im  homme  qui  se  sent 
les  moyens  de  disposer  les  autres  à  le  servir  par  leurs  craintes  ou 
leurs  espérances,  c'est-à-dire  par  la  crainte  de  quelque  mal  et  l'espé- 
rance de  quelque  bien  qu'il  pourrait  leur  faire. 

7°  Plaisirs  de  la  piété:  ceux  qui  accompagnent  la  persuasion 
d'acquérir  ou  de  posséder  la  faveur  de  Dieu,  et  de  pouvoir-  en  con- 
séquence en  attendre  des  grâces  particulières,  soit  dans  cette  vie, 
soit  dans  une  autre. 

8°  Plaisirs  de  la  bienveillance  :  ceux  que  nous  sommes  susceptibles 
de  goûter,  en  considérant  le  bonheur  des  personnes  que  nous  aimons. 
On  peut  les  appeler  encore  plaisirs  de  sympathie,  ou  plaisirs  des 
affections  sociales.  Leur  force  est  plus  ou  moins  expansive  :  ils  peu- 
vent se  concentrer  dans  un  cercle  étroit  ou  s'étendre  sur  l'hiunanité 
entière.  La  bienveillance  s'appli(|ue  aux  animaux  dont  nous  aimons 
les  espèces  ou  les  individus  :  les  signes  de  leur  bien-être  nous  affec- 
tent agréablement. 

9°  Plaisirs  de  la  malveillance:  Us  résultent  de  la  vue  ou  de  la 
pensée  des  peines  qu'endurent  les  êtres  que  nous  n'aimons  pas,  soit 
hommes,  soit  animaux.  On  peut  les  appeler  encore  plaisirs  des 
passions  irascibles,  de  Vantipathie,  des  affections  anti-sociahs. 

10°  Lorsque  nous  appliquons  les  facultés  de  notre  esprit  à  acquérir 
de  nouvelles  idées,  et  que  nous  découvrons  ou  que  nous  croyons  dé- 
couviir  des  vérités  intéressantes  dans  les  sciences  morales  ou  phy- 
siques, le  plaisii-  que  nous  éprouvons  peut  s'appeler  ^:>7aw(/- f/c  l'intel- 
ligence.    Le  transport  de  joie  d'Archimède  après  la  solution  d'un 

c2 


20  PLAISIRS  SIMPLES. 

problème  difficile  est  facilement  compris  par  toiis  ceux  qui  se  sont 
appliqués  à  des  études  abstraites. 

11°  Lorsque  nous  avons  goûté  tel  ou  tel  plaisir,  ou  même  en  cer- 
tains cas,  lorsque  nous  avons  souffert  telle  ou  teUe  peine,  nous  aimons 
à  nous  les  retracer  exactement,  selon  leur  ordre,  sans  en  altérer  les 
circonstances.  Ce  sont  les  plaisirs  de  lu  mémoire.  Us  sont  aussi 
variés  que  les  souvenirs  qui  en  sont  l'objet. 

12°  Mais  quelquefois  la  mémoire  nous  suggère  l'idée  de  certains 
plaisirs  que  nous  rangeons  dans  un  ordre  différent,  selon  nos  désirs, 
et  que  nous  accompagnons  des  circonstances  les  plus  agréables  qui 
nous  ont  frappés,  soit  dans  notre  vie,  soit  dans  la  vie  des  autres 
hommes.  Ce  sont  les  p?«/s?>'.s  de  V imagination.  Le  peintre  qui  copie 
d'après  nature  représente  les  opérations  de  la  mémoire.  Celui  qui 
prend  eà  et  là  des  groupes  et  les  assemble  à  son  gré,  représente 
l'imagination.  Les  nouvelles  idées  dans  les  arts,  dans  les  sciences, 
les  découvertes  intéressantes  pour  la  cimosité,  sont  des  plaisirs  de 
l'imagination  qui  voit  agrandir  le  champ  de  ses  jouissances. 

13°  L'idée  d'un  plaisir  futur,  accompagné  de  la  croyance  d'en 
jouii-,  constitue  \e  plaisir  de  V espérance. 

14°  Plaisirs  d'association  :  tel  objet  ne  peut  donner  aucun  plaisir 
en  lui-même  ;  mais  s'il  s'est  Hé  ou  associé  dans  l'esprit  avec  quelque 
objet  agréable,  il  participe  à  cet  agrément.  Ainsi  les  divers  incidents 
d'un  jeu  de  hasard,  quand  on  joue  pour  rien,  tirent  leur  plaisir  de 
leur  association  avec  le  plaisii"  de  gagner. 

15°  Enfin  U  y  a  des  plaisirs  fondés  sur  des  peines.  Lorsqu'on  a 
souffert,  la  cessation  ou  la  diminution  de  la  doideiir  est  un  plaisir,  et 
souvent  très- vif.  On  peut  les  appeler  plaisirs  du  soulagement  ou 
de  la  délivrance.  Ils  sont  susceptibles  de  la  même  variété  que  les 
peines. 

Tels  sont  les  matériaux  de  toutes  nos  jouissances.  Us  s'unissent, 
se  combinent,  se  modifient  de  mille  manières  :  en  sorte  qu'il  faut  un 
peu  d'exercice  et  d'attention  pour  démêler  dans  un  plaisir  complexe 
tous  les  plaisirs  simples  qui  en  sont  les  éléments. 

Le  plaisir  que  nous  fait  l'aspect  de  la  campagne  est  composé  de 
différents  plaisirs  des  sens,  de  l'imagination  et  de  la  sympathie.  La 
variété  des  objets,  les  fleurs,  les  coideurs,  les  belles  formes  des  arbres, 
les  mélanges  d'ombre  et  de  lumière  réjouissent  la  vue  ;  l'oreille  est 
flattée  du  chant  des  oiseaux,  du  murmure  des  fontaines,  du  bruit 
léger  que  le  vent  excite  dans  les  feuillages  ;  l'air  embaumé  des  par- 
fums d'une  fraîche  végétation  porte  à  l'odorat  des  sensations  agréa- 
bles, en  même  temps  que  sa  pui'eté  et  sa  légèreté  rendent  la  circu- 
lation du  sang  plus  rapide,  et  l'exercice  plus  facile.  L'imagination, 
la  bienveillance  embellissent  encore  cette  scène,  en  nous  présentant 


PEINES  SIMPLES.  31 

des  idées  de  richesse,  d'abondance,  de  fertilité.  L'innocence  et  le 
bonheur  des  oiseaux,  des  troupeaux,  des  animaux  domestiques  con- 
trastent agréablement  avec  le  souvenir  des  fatigues  et  des  agitations 
de  notre  vie.  Xous  prêtons  aux  habitants  des  campagnes  tout  le 
plaisii'  que  nous  éprouvons  nous-mêmes  par  la  nouveauté  de  ces 
objets.  Enfin,  la  reconnaissance  pour  l'Être  suprême,  que  noua 
regardons  comme  l'auteur  de  tous  ces  bienfaits,  augmente  notre  con- 
fiance et  notre  admiration. 

SECTION  II. 

PEDîES  SIMPLES. 

1°  Peines  de  privation  :  elles  correspondent  à  tout  plaisir  quel- 
conque dont  l'absence  excite  un  sentiment  de  chagrin.  Il  y  en  a 
trois  modifications  principales.  1°  Si  l'on  souhaite  im  certain  plaisir, 
mais  que  la  crainte  de  le  manquer  soit  plus  grande  que  l'espérance 
de  l'avoii",  la  peine  qui  en  résulte  se  TioraTae  peine  du  désir  ou  dém- 
non  satisfait.  2°  Si  l'on  a  fortement  esjîéré  d'en  jouii-,  et  que  tout 
d'un  coup  l'espéi'ance  soit  détruite,  cette  privation  est  ime  peine 
d'attente  trompée,  ou  en  un  seul  mot  qu'il  serait  bon  de  rétablir  dans  la 
langue  fi'ançaise,  désappointement.  3°  Si  l'on  a  joui  d'un  bien,  ou 
ce  qui  revient  au  même,  si  l'on  a  compté  fermement  sur  sa  possession, 
et  qu'on  vienne  à  le  perdi'e,  le  sentiment  qui  en  résulte  se  nomme 
regret.  Quant  à  cette  langueur  de  l'âme  caractérisée  par  le  nom 
^ ennui,  c'est  une  peine  de  privation  qui  ne  se  rapporte  pas  à  tel  ou 
tel  objet,  mais  à  l'absence  de  tout  sentiment  agréable. 

2"  Peines  des  sens  :  elles  sont  de  neuf  espèces  :  celles  de  la  /ai'm 
et  de  la  soif;  celles  du  goût,  de  V  odorat,  du  toucher,  produites  par 
l'application  des  substances  qui  excitent  des  sensations  désagréables  ; 
celles  de  Vouïe  et  de  la  ime,  produites  par  les  sons  ou  les  images  qui 
blessent  ces  organes,  indépendamment  de  toute  association  ;  Vexcés 
du  froid  ou  de  la  chaleur  (à  moins  qu'on  ne  rapporte  cette  peine  au 
toucher),  les  maladies  de  tout  genre  ;  enfin,  la  fatigue,  soit  de  l'esprit, 
soit  du  corps. 

3°  Peines  de  la  maladresse  :  celles  qu'on  éprouve  quelquefois  dans 
des  tentatives  infeiictueuses,  ou  des  efforts  difiicilo>  pour  appliquer  à 
leurs  différents  usages  toutes  les  espèces  d'outils  ou  d'instniments 
des  plaisirs  ou  des  besoins. 

4°  Peines  de  Vinimitié  :  ceRes  (pi'un  homme  ressent  lorsqu'il  se 
croit  l'objet  de  la  malveillance  de  tel  ou  tels  individus  on  particulier, 
et  qu'en  conséquence  U  peut  être  exposé  à  souffrir  de  leur  haine,  en 
quelque  façon  que  ce  soit. 

50  Peines  d'une  mauvaise  réputation  :  celles  qu'im  homme  ressent 


2.2  PLAISIRS   KT  PEINES  SIMPLES. 

quand  il  se  croit  actuellement  l'objet  de  la  malveillance  ou  du  mépris 
du  monde  qui  l'environne,  ou  exposé  à  le  devenii".  C'est  ce  qu'on 
peut  appeler  aussi  peines  du  déshonneur,  peines  de  la  sanction  po- 
jiidaire. 

6°  Peines  de  la  piété  :  elles  résultent  de  la  crainte  d'avoir  offensé 
l'Être  suprême,  et  d'encourir  ses  châtiments,  soit  dans  cette  vie,  soit 
dans  une  vie  à  venir.  Si  on  les  juge  bien  fondées,  on  les  appeUo 
craintes  religieuses  ;  si  on  les  juge  mal  fondées,  on  les  appelle  craintes 
superstitieuses. 

7°  Peines  de  la  bienveillance  :  ce  sont  celles  que  nous  éprouvons 
par  l'aspect  ou  la  pensée  des  souffi'ances,  soit  de  nos  semblables,  soit 
des  animaux.  Les  émotions  de  la  pitié  font  couler  nos  larmes  pour 
les  maux  d'autnii  comme  pom*  les  nôtres.  On  peut  les  appeler  égale- 
ment j^eines  de  sympathie,  peines  des  affections  sociales. 

8°  Peines  de  la  malveillance  :  c'est  la  douleiu-  qu'on  éprouve  en 
songeant  au  bonheur  de  ceux  qu'on  hait.  On  peut  les  appeler 
peiyies  d'antiptathie,  peines  des  affections  a nti -sociales. 

9,  10,  11°  Les  p)eines  de  la  mémoire,  celles  de  V imagination,  celles 
de  la  crainte,  sont  exactement  le  revers  et  la  contre -partie  des  plaisirs 
de  ce  nom. 

Lorsqu'ime  même  cause  produit  plusieiu'S  de  ces  peines  simples,  on 
les  considère  comme  une  seule  peine  complexe.  Ainsi  l'exil,  l'em- 
prisonnement, la  confiscation,  sont  autant  de  peines  complexes  qu'on 
peut  décomposer,  en  suivant  ce  catalogue  des  peines  simples. 


Si  le  travail  de  di-esser  ces  catalogues  est  aride,  en  récompense  il 
est  d'une  grande  utilité.  Tout  le  système  de  la  morale,  tout  le 
système  de  la  législation  portent  siu-  cette  base  unique,  la  connais- 
sance des  peines  et  des  plaisirs.  C'est  le  principe  de  toutes  les  idées 
claii'es.  Quand  ou  parle  de  \iees  et  de  vertus,  d'actions  innocentes 
ou  criminelles,  de  système  rémunératoii'e  ou  pénal,  de  quoi  s'agit-U  ? 
de  peines  et  de  plaisirs,  et  pas  autre  chose.  Un  raisonnement  en 
morale  ou  en  législation  qui  ne  peut  pas  se  traduire  par  ces  mots 
simples  peitie  et  plaisir,  est  un  raisonnement  obscur  et  sophistique, 
dont  on  ne  peut  rien  tirer. 

Vous  voulez,  par  exemple,  étudier  la  matière  des  délits,  ce  gnind 
objet  qui  domine  toute  la  législation.  Cette  étude  ne  sera  au  fond 
qu'une  comparaison,  un  calcul  de  peines  et  de  plaisirs.  Tous  con- 
sidérerez le  crime  ou  le  mal  de  certaines  actions,  c'est-à-dire,  les  peines 
qui  en  résultent  pour  tels  ou  tels  indi^-idus  :  le  motif  du  déhnquant, 
c'cst-à-dii-e,  l'attrait  d'un  certain  plaisir  qui  l'a  porté  à  le  commettre  : 
le  profit  du  crime,  c'est-à-dire,  l'acquisition  do  quelque  plaisir  qui 
m  a  éto  la  conséquence  :  Ja  punition  légale  à  iniiiger.  c'est-à-dii*e. 


DES  SANCTIONS  DE  LA  MORALE.  23 

quelqu'une  de  ces  mêmes  peines  qu'il  faut  faire  subir  au  coupable. 
Cette  théorie  des  peiaes  et  des  plaisirs  est  donc  le  fondement  de 
toute  la  science. 

Plus  on  examine  ces  deux  catalogues,  plus  on  y  trouve  la  matière 
première  de  la  réflexion. 

Je  vois  d'abord  qu'on  peut  diviser  les  plaisirs  et  les  peiaes  en 
deux  classes:  2>f(f>sirs  et  peines  relatifs  à  autrui; — -j^laisirs  et  peines 
purement  personnels.  Ceux  de  bienveillance  et  de  malveillance 
composent  la  première  classe  :  tous  les  autres  appartiennent  à  la 
seconde. 

J'observe  en  second  Heu  que  plusiem-s  espèces  de  plaisù's  existent 
sans  avoir  des  peiaes  correspondantes  :  1°  Les  plaisirs  de  la  nou- 
veauté :  la  vue  des  objets  nouveaux  est  une  source  de  plaisirs,  tandis  \ 
que  la  simple  absence  d'objets  nouveaux  ne  se  fait  pas  sentir'  comme 
une  peiae.  2°  Les  jjlaisirs  de  V amour  :  leur  privation  n'entraîne 
poiat  de  peines  positives,  lorsqu'il  n'y  a  pas  de  désir  trompé  : 
quelques  tempéraments  poiuraient  en  souffrir,  mais  la  continence  en 
général  est  une  disposition  au  plaisir,  qui  n'est  rien  moins  qu'un 
état  pénible.  3°  Les  ^j7a/s/rs  de  lu  richesse  et  de  V acquisition  ;  ils 
n'ont  poiat  de  peines  correspondantes,  lorsqu'il  n'y  a  pas  d'attente 
trompée  :  acquérir  est  toujoiurs  un  sentiment  agréable  ;  la  simple 
non-acquisition  n'est  pas  sentie  comme  \me  peiae.  4°  Les  plaisirs 
du  pouvoir  sont  dans  le  même  cas.  Leur  possession  est  un  bien  ; 
leur  simple  absence  n'est  pas  un  mal  ;  eUe  ne  peut  se  fah-e  sentir 
comme  un  mal  que  par  quelque  circonstance  particulière,  telle  que 
la  privation  ou  l'attente  trompée. 


CHAPITRE  VIL 

DES  PEINES  ET  DES  PLAISIRS  CONSIDÉRÉS  COMME  SANCTIONS. 

On  ne  peut  iafluer  sur  la  volonté  que  par  des  motifs,  et  qui  dit 
mx)tif  dit  peine  ou  plaisir.  Un  être  à  qui  nous  ne  poui'rions  faire 
éprouver  ni  peiae  ni  plaisir  serait  daas  uae  eatière  iadépendance  à 
notre  égard. 

La  peiae  ou  le  plaisir  qu'on  attache  à  l'observation  d'ime  loi 
forment  ce  qu'on  appelle  la  sanction  de  cette  loi.  Les  lois  d'un  État 
ne  sont  pas  loi  dans  im  autre,  parce  qu'elles  n'y  ont  point  de  sanc- 
tion, point  de  force  obhgatoire. 

Ou  peut  distiaguer  les  biens  et  les  maux  en  quatre  classes  : 

1°  Physiques. 


1 


24  1)E8  SANCTIONS  DE   LA   .MORALE. 

2°  Moraux. 

3°  Politiques. 

4"  Religieux. 

On  peut  pai'  conséquent  distinguer  quatre  sanctions,  en  con- 
sidérant ces  biens  et  ces  maux  sous  le  caractère  de  peine  et  de 
récompense  attachées  à  certaines  règles  de  conduite. 

1°  Les  peines  et  les  plaisirs  qu'on  peut  éprouver  ou  attendre  dans 
le  coui's  ordinah'e  de  la  nature,  agissant  par  elle-même  sans  inter- 
vention de  la  part  des  hommes,  composent  la  sanction  physique  o\\ 
tuiturelle. 

2°  Les  peines  ou  les  plaisirs  qu'on  peut  éprouver  ou  attendre  de 
la  part  des  hommes,  en  veiiru  de  leur  amitié  ou  de  leur  haine,  de 
leur  estime  ou  de  leui'  mépris,  en  un  mot,  de  leur  disposition  .spon- 
tanée à  notre  égard,  comi)osent  la  sanction  morale.  On  peut  l'ap- 
peler encore  sanction  populaire,  sanction  de  V opinion  publique,  sanc- 
tion de  Thonneur,  sanction  des  peines  et  des  plaisirs  de  sympathie*. 

3°  Les  peines  ou  les  plaisirs  qu'on  peut  éprouver  ou  attendre  de 
la  part  des  magistrats,  en  vertu  des  lois,  composent  la  sanction  poli- 
tique :  on  peut  l'appeler  également  sanction  légale. 

4°  Les  peines  et  les  plaisirs  qu'on  peut  éprouver  ou  attendie,  en 
veitu  des  menaces  et  des  promesses  de  la  religion,  composent  la 
sanction  relif/ieitse. 

Un  homme  a  sa  maison  détruite  par  le  feu.  Est-ce  par  l'eftet  de 
son  imprudence  ?  c'est  vme  peine  qui  dérive  de  la  sanction  naturelle. 
Est-ce  par  une  sentence  du  juge  ?  c'est  une  peine  de  la  sanction 
politique.  Est-ce  par  la  malveillance  de  ses  voisins?  c'est  xme 
peine  de  la  sanction  populaii-e.  8uppose-t-on  que  c'est  un  acte 
immédiat  de  la  Divinité  offensée  ?  ce  sera  ime  peine  de  la  simction 
religieuse,  ou  vulgaii'ement  parlant  un  jugement  de  Dieu. 

On  voit  par  cet  exemple  que  les  mêmes  peines  en  nature  appar- 
tiennent à  toutes  les  sanctions.  La  différence  n'est  que  dans  les 
circonstances  qui  les  produisent. 

Cette  classification  sera  d'une  grande  utilité  dans  le  cours  de  cet 
ouvi'age  :  c'est  une  nomenclature  facile  et  uniforme,  absolument 
nécessaire  pour  séparer,  pour  caractériser,  par  une  dénomination 
propre,  les  diverees  espèces  de  pouvoirs  moraux,  de  le\-iers  intellec- 
tuels (]ui  constituent  la  mécanique  du  cœur  humain. 

Ces  quatre  sanctions  n'agissent  pas  sur  tous  les  hommes  de  la 
même  manière,  ni  avec  le  même  degré  de  force  ;  elles  sont  quehjue- 
fois  rivales,  (juelquefois  alliées  et  quelquefois  ennemies  :  quand  elles 
s'accordent,  elles  opèrent  avec  une  force  irrésistible  ;  quand  elles  se 

*  Les  \wmes  et  les  plaisirs  de  sympathie  {wurraient  être  considérée  comme 
formant  une  sanc-tion  distincte. 


DES  SANCTIONS  DE  LA  MOttALE.  25 

combattent,  elles  doivent  s'affaiblù*  réciproquement  ;  quand  elles 
sont  en  rivalité,  eUes  doivent  produire  des  incertitudes  et  des  con- 
tradictions dans  la  conduite  des  hommes. 

On  peut  imaginer  quatre  corps  de  lois  qui  correspondraient  à  ces 
quatre  sanctions.  Tout  serait  au  plus  haut  point  de  perfection 
possible,  si  ces  quatre  corps  de  lois  n'en  formaient  qu'im  seul.  Mais 
ce  but  est  encore  bien  loin  de  nous,  quoiqu'il  ne  soit  pas  impossible 
de  l'atteindre.  Cependant  le  législateur  doit  se  souvenir  sans  cesse 
qu'U  no  dispose  immédiatement  que  de  la  sanction  politique.  Les 
trois  autres  pouvoii's  seront  nécessairement  ses  rivaux  ou  ses  alliés, 
ses  antagonistes  ou  ses  ministres.  S'il  les  néglige  dans  ses  calculs, 
il  sera  ti'ompé  dans  ses  résultats  ;  mais  s'il  les  fait  concomir  à  ses 
vues,  il  aura  une  force  immense.  On  ne  peut  espérer  de  les  réimir 
que  sous  l'étendard  de  l'utilité. 

La  sanction  natui'elle  est  la  seule  qui  agisse  toujours,  la  seule  qui 
opère  d'elle-même,  la  seule  qui  soit  immuable  dans  ses  principaux 
caractères  :  c'est  elle  qui  ramène  insensiblement  à  soi  toutes  les 
autres,  qui  corrige  leurs  écarts,  et  qui  produit  tout  ce  qu'il  y  a 
d'unifonnité  dans  les  sentiments  et  les  jugements  des  hommes. 

La  sanction  populaii'e  et  la  sanction  religieuse  sont  plus  mobiles, 
plus  changeantes,  plus  dépendantes  des  caprices  de  l'esprit  humain. 
La  force  de  la  sanction  populaire  est  plus  égale,  plus  continue,  plus 
sourde  et  plus  constamment  d'accord  avec  le  principe  de  TutiLité. 
La  force  de  la  sanction  religieuse  est  plus  inégale,  plus  variable,  selon 
les  temps  et  les  individus,  plus  sujette  à  des  écarts  dangereux.  Elle 
s'affaiblit  dans  le  repos,  eUe  se  relève  par  l'opposition. 

La  sanction  politique  l'emporte,  à  certains  égards,  sui-  toutes  les 
deux  :  elle  agit  avec  une  force  plus  égale  sur  tous  les  hommes  ;  elle 
est  plus  claire  et  plus  ^îrécise  dans  ses  préceptes  ;  elle  est  plus  sûre  et 
plus  exemplaire  dans  ses  opérations  ;  enfin,  eUe  est  plus  susceptible 
d'être  perfectionnée.  Chaque  progrès  qu'elle  fait  influe  immédiate- 
ment sur  le  progrès  des  deux  autres,  mais  elle  n'embrasse  que  des 
actions  d'une  certaine  espèce  ;  elle  n'a  i)as  assez  de  prise  sur-  la  con- 
duite privée  des  individus  ;  elle  ne  peut  procéder  que  sur  des  preuves 
qu'il  est  souvent  impossible  d'obtenir,  et  on  lid  échapjje  par  le 
secret,  la  force  ou  la  ruse.  Ainsi,  soit  qu'on  examine  dans  ces 
différentes  sanctions  ce  qu'elles  font  ou  ce  qu'elles  ne  peuvent  pas 
faii'e,  on  voit  la  nécessité  de  n'en  rejeter  aucune,  mais  de  les  em- 
ployer toutes,  en  les  dirigeant  vers  le  même  but. 

Ce  sont  des  aimants  dont  on  détruit  la  vertu  en  les  présentant  les 
ims  aux  autres  par  leiu-s  pôles  contraii'es,  tandis  qu'on  la  décuple  en 
les  luiissant  par  les  pôles  amis. 

On  peut  observer  en  passant  que   les  systèmes  qui   ont  le   plus 


26  ESTIMATION  DES  PLAISIRS  ET  DES  PEINES. 

di'sisé  les  hommes  n'ont  été  fondés  que  sui'  ime  préférence  exclusive 
donnée  à  l'une  ou  à  l'autre  de  ces  sanctions.  Chacune  a  eu  ses  par- 
tisans qui  ont  voulu  l'exalter  au-dessus  des  autres.  Chacune  a  eu 
ses  ennemis  qui  ont  cherché  à  la  dégrader,  à  en  montrer  les  côtés 
faibles,  à  en  exposer  les  erreurs,  à  développer  tous  les  maux  qtii  en 
ont  été  les  résultats,  sans  faire  aucune  mention  de  ses  bons  effets. 
Telle  est  la  vraie  théorie  de  ces  paradoxes,  où  l'on  élève  tour  à  tour 
la  natui'e  contre  la  société,  la  politique  contre  la  religion,  la  religion 
contre  la  natui-e  et  le  gouvernement,  et  ainsi  de  suite. 

Chacime  de  ces  sanctions  est  susceptible  d'erreur,  c'est-à-dire  de 
quelque  application  contraire  au  principe  de  l'utilité  ;  or,  en  suivant 
la  nomenclature  qu'on  vient  d'expliquer,  il  est  facile  d'indiquer  par 
im  seul  mot  le  siège  du  mal.  Ainsi,  par  exemple,  l'opprobre  qui, 
après  le  supplice  d'un  coupable,  rejaillit  sur  une  famille  innocente, 
est  ime  erreiu-  de  la  sanction  populaire.  Le  délit  de  l'usure,  c'est- 
à-dire  de  l'intérêt  au-dessus  de  l'intérêt  légal,  est  ime  erreur  de  la 
sanction  politique.  L'hérésie  et  la  magie  sont  des  eiTcurs  de  la 
sanction  religieuse.  Certaines  sympathies  ou  antipathies  sont  des 
erreurs  de  la  sanction  naturelle.  Le  premier  germe  de  la  maladie 
est  dans  l'une  de  ces  sanctions,  d'où  eUe  se  répand  ordinaii'ement 
dans  les  autres.  Il  importe,  dans  tous  les  cas,  d'avoir  démêlé  l'ori- 
gine du  mal,  avant  de  choisir"  et  d'appliquer  le  remède*. 


CHAPITRE  YIII. 

DE  l'estimation  DES  PLAISIRS  £T  DES  PEINES. 

Des  plaisirs  à  répandre,  des  peines  à  écarter,  voilà  l'unique  but  du 
législateur  :  il  faut  donc  que  leur  valeur  lui  soit  bien  connue.  Des 
plaisirs  et  des  peines,  voilà  les  sevls  instruments  qu'il  ait  à  employer  : 
il  faut  donc  qu'il  ait  bien  étudié  leur  force. 

*  Quelques  personnes  seront  étonnées  qu'en  parlant  des  sanctions  de  la  morale, 
on  ne  nomme  pas  la  conscience.  Une  raison  suffisante  poiu*  ne  pas  employer 
cette  dénomination,  c'est  qu'elle  est  vague  et  confuse.  Dans  le  sens  le  plus 
ordinaire,  elle  exprime,  ou  la  réunion  des  quatre  sanctions,  ou  la  prééminence  de 
la  sanction  religieuse  ;  mais  n'avoir  qu'iui  scid  et  même  terme  pour  exprimer 
quatre  sortes  de  pouvoirs  moraux  très-distincts,  et  souvent  opposés,  c'est  se  con- 
damner à  des  disputes  interminables. 

Dans  la  morale  pratique  et  sentimentale,  il  est  d'usage  de  personnifier  la  con- 
science: elle  ordonne,  elle  défend,  elle  récompense,  elle  punit,  elle  se  réveille, 
elle  s'éteint,  etc.  Dans  le  langage  philosophique,  il  faut  rejeter  ces  expressions 
figurées,  et  substituer  les  termes  propres,  c'est-à-dire,  l'impression  des  peines  et 
des  plaisirs,  qui  émanent  de  telle  ou  telle  sanction. 


ESTIMATION  DES  PLAISIRS  ET  DES  PEINES.  27 

Si  on  examine  la  valeur  d'un  plaisii*  considéré  en  lui-même,  et 
par  rapport  à  un  seul  individu,  on  trouvera  qu'elle  dépend  de  quatre 
circonstances. 

1°  Son  intensité. 

2°  Sa  durée. 

3°  Sa  certitude. 

4°  Sa  proximité. 

La  valeur  d'une  peine  dépend  des  mêmes  circonstances. 

Mais  en  fait  de  peines  ou  de  plaisirs,  il  ne  suffit  pas  d'en  examiner 
la  valeur  comme  s'ils  étaient  isolés  et  indépendants  :  les  peines  et  les 
plaisirs  peuvent  avoir  des  conséquences  qui  seront  elles-mêmes 
d'autres  peines  et  d'autres  plaisirs.  Si  donc  on  veut  calculer  la 
tendance  d'un  acte  dont  il  résulte  iine  peine  ou  un  plaisir  immédiat, 
il  faut  faire  entrer  dans  l'estimation  deux  nouvelles  ciix-onstances. 

5°  Sa  fécomlité. 

6"  Sa  pureté. 

Plaisir  fécoml  : — celui  qui  a  la  chance  d'être  suivi  de  plaisirs  du 
même  genre. 

Peine  fécoiule  : — celle  qui  a  la  chance  d'être  suivie  de  peines  du 
même  genre. 

Plaisir  pur  : — celui  qui  n'a  pas  la  chance  de  produire  des  peines. 

Peine  pure  : — celle  qui  n'a  pas  la  chance  de  produire  des  plaisirs. 

Lorsqu'il  s'agit  de  faire  cette  estimation  par  rapport  à  ime  collec- 
tion d'indi\-idus,  il  faut  ajouter  une  autre  circonstance. 

7°  Uétendiœ  :  c'est-à-dire,  le  nombre  de  personnes  qui  doivent  se 
trouver  affectées  par  ce  plaisir  ou  par  cette  peine. 

Veut-on  évaluer  ime  action  ?  il  faut  suivre  en  détail  toutes  les 
opérations  que  l'on  vient  d'indiquer.  Ce  sont  les  éléments  du  calcul 
moral,  et  la  législation  devient  une  affaire  d'arithmétique.  Mal 
qu'on  inflige,  c'est  la  dépense  ;  bien  qu'on  fait  naître,  c'est  la  recette. 
Les  règles  de  ce  calcul  sont  les  mêmes  que  de  tout  autre. 

C'est  là  une  marche  lente,  mais  sûi*e  :  au  lieu  que  ce  qu'on  appelle 
sentiment  est  im  aperçu  prompt,  mais  sujet  à  être  fautif.  Au  reste, 
il  ne  s'agit  pas  de  recommencer  ce  calcul  à  chaque  occasion  :  quand 
on  s'est  familiarisé  avec  ses  procédés,  quand  on  a  acquis  la  justesse 
d'esprit  qui  en  résulte,  on  compare  la  somme  du  bien  et  du  mal  avec 
tant  de  promptitude,  qu'on  ne  s'aperçoit  j)as  de  tous  les  degrés  du 
raisonnement.  On  fait  de  l'arithmétique  sans  le  savoir.  Cette 
méthode  analytique  redevient  nécessaire,  lorsqu'il  se  présente  quel- 
que opération  nouvelle  ou  compliquée,  ou  lorsqu'il  s'agit  d'éclairoir 
un  point  contesté,  d'enseigner  ou  de  démontrer  des  vérités  à  ceux 
qui  ne  les  connaissent  pas  encore. 
.  Cette  théorie  du  calcul  moral  n'a  jamais  été  clairement  exposée; 


28  CAUSE  DES   DIFFERENCES 

mais  elle  a  toujours  été  suivie  dans  la  pratique,  au  moins  dans  tous 
les  cas  où  les  hommes  ont  eu  des  idées  claires  de  leur  intérêt. 
Qu'est-ce  qui  fait  la  valeur  d'un  fonds  de  terre,  par  exemple? 
n'est-ce  pas  la  somme  des  plaisirs  qu'on  peut  en  retirer?  Cette 
valem-  ne  varie-t-elle  pas  selon  la  durée  plus  ou  moins  longue  qu'on 
peut  s'en  assurer,  selon  la  proximité  ou  la  distance  de  l'époque  où 
l'on  doit  entrer  en  jouissance,  selon  la  certitude  ou  l'incertitude  de 
la  possession  ? 

Les  erreurs  dans  la  conduite  morale  des  hommes  ou  dans  la  légis- 
lation se  rapportent  toujours  à  l'une  ou  à  l'autre  de  ces  circonstances 
qui  ont  été  méconnues,  oubliées,  ou  mal  appréciées  dans  le  calcul 
des  biens  et  des  maux. 


CHAPITRE  IX. 

DES  CIRCONSTANCES  Qri  INFLUENT  SUB  LA  SENSIBILITÉ. 

Toute  cause  de  plaisir  ne  donne  pas  à  chacim  le  même  plaisir  : 
toute  cause  de  douleur  ne  donne  pas  à  chacun  la  même  douleiir. 
C'est  en  cela  que  consiste  la  différence  de  sensibilité.  Cette  dif- 
férence est  dans  le  degré  ou  dans  l'espèce  :  dans  le  degré,  quand 
l'impression  d'une  même  cause  sur  plusieurs  individus  est  imiforme, 
mais  inégale  ;  dans  l'espèce,  quand  la  même  cause  fait  éprouver  à 
plusieurs  individus  des  sensations  opposées. 

Cette  différence  dans  la  sensibilité  dépend  de  certaines  circon- 
stances qui  influent  sur  l'état  physique  ou  moral  des  individus,  et 
qui,  venant  à  changer,  produii-aient  un  changement  analogue  dans 
lem-  manière  de  sentir.  C'est  là  une  vérité  d'expérience.  Les 
choses  ne  nous  affectent  pas  de  la  même  manière  dans  la  maladie  et 
dans  la  santé,  dans  l'indigence  et  dans  l'abondance,  dans  Tenfanee 
ou  dans  la  vieillesse.  Mais  une  \ue  aussi  génénde  ne  suffit  pas  :  il 
faut  entrer  plus  profondément  dans  l'analyse  du  cœur  humain. 
Lyonet  fit  im  volume  in-quarto  sur  l'anatomie  d'ime  chenille:  la 
morale  n'a  pas  encore  eu  d'investigateur  si  patient  et  si  philosophe. 
Le  courage  me  manque  pour  l'imiter.  Je  croirai  faiic  assez  si 
j'ouvre  un  nouveau  point  de  vue,  et  si  je  donne  ime  méthode  plus 
sûre  à  ceux  qui  voudiont  poursuivre  ce  sujet. 

1°  La  base  de  tout  est  letempérament  ou  la  constitution  originelle. 
J'entends  par  là  cette  disposition  radicale  et  primitive  qu'on  aj^porte 
en  naissant,  qm  dépend  de  l'organisation  physique  et  de  la  nature  de 
l'esprit*. 

*  Quoique  bien  des  philosophes  jie  reconnaissent    qu'une  substance,  et   re- 


DANS   LA  SENSIBILITE.  29 

Mais  quoique  cette  constitution  radicale  soit  le  fondement  de  tout 
le  reste,  ce  fondement  est  si  caché  qu'U  est  bien  difficile  d'amver 
jusque-là,  et  de  séparer  ce  qui  appartient  à  cette  cause  dans  la  sen- 
sibilité, d'avec  ce  qui  appartient  à  toutes  les  autres. 

Laissons  aux  physiologistes  à  distinguer  ces  tempéraments,  à  en 
suivre  le  mélange,  à  en  tracer  les  effets.  Ce  sont  des  terres  trop 
peu  connues  jusqu'à  présent  pour  que  le  moraliste  ou  le  législateur 
ose  s'y  établir. 

2°  La  santé.  On  ne  peut  guère  la  définir  que  négativement. 
C'est  l'absence  de  toutes  les  sensations  de  peine  et  de  malaise,  dont 
on  peut  rapporter  le  premier  siège  à  quelque  partie  du  corps.  Quant 
à  la  sensibilité  en  général,  on  observe  que  l'homme  malade  est  moins 
sensible  à  l'influence  des  causes  de  plaisir,  et  qu'il  l'est  plus  à  celle 
des  causes  de  douleui'  que  dans  un  état  de  santé. 

3"  La  force.  Quoique  liée  avec  la  santé,  la  force  est  une  cii-con- 
stance  à  part,  puisqu'un  homme  peut  être  faible,  dans  la  proportion 
des  forces  moyennes  de  l'espèce,  sans  être  malade.  Le  degré  de 
force  est  susceptible  d'être  mesuré  avec  assez  d'exactitude  par  les 
poids  qu'on  peut  soulever,  ou  par  d'autres  épreuves.  La  faiblesse 
est  tantôt  un  terme  négatif,  signifiant  l'absence  de  force  ;  tantôt  un 
terme  relatif,  exprimant  que  tel  individu  est  moins  fort  que  tel 
autre  auquel  on  le  compare. 

4°  Les  imperfections  corporelles.  J'entends  par  là  quelque  dif- 
formité remarquable,  ou  la  privation  de  quelque  membre  et  de  quel- 
que faculté  dont  jouissent  les  personnes  communément  bien  orga- 
nisées. Les  effets  particuliers  sur  la  sensibilité  dépendent  du 
genre  d'imperfection.  L'effet  général  est  de  diminuer  plus  ou  moins 
les  impressions  agréables,  et  d'aggraver  les  impressions  douloureuses. 
5°  Le  degré  de  lumières.  On  entend  par  là  les  connaissances  ou 
les  idées  que  possède  un  individu,  c'est-à-dire,  les  connaissances  ou 
les  idées  intéressantes,  celles  qui  sont  de  nature  à  influer  sm'  son 
bonheur  et  celui  des  autres.  L'homme  éclairé  est  celui  qui  possède 
beaucoup  de  ces  idées  importantes  ;  Vignorant,  celui  qui  en  possède 
peu  et  de  peu  d'importance. 

gardent  cette  division  comme  purement  nominale,  ils  nous  accorderont  au  moins 
que  si  l'esprit  est  une  partie  du  corps,  c'est  une  partie  d'ime  nature  bien  dif- 
férente des  autres.  Les  altérations  considérables  du  corps  frappent  les  sens,  les 
plus  grandes  altérations  de  l'esprit  ne  les  frappent  point.  D'une  ressemblance 
d'organisation  on  ne  peut  point  conclure  à  une  ressemblance  intellectuelle.  Les 
émotions  du  corps  sont  regardées,  il  est  vrai,  comme  des  indications  probables 
de  ce  qui  se  passe  dans  l'âme,  mais  cette  conclusion  serait  souvent  trompeuse. 
Combien  d'hommes  peuvent  revêtir  toutes  les  apparences  de  la  sensibilité  sans 
rien  sentir!  Cromwell,  cet  homme  inaccessible  à  la  pitié,  versait  à  son  com- 
mandement des  torrents  de  larmes. 


30  CAUSE  DES  DIFFERENCES 

6°  La  force  des  facultés  intellectuelles.  Le  degré  de  facilité  à  se 
rappeler  des  idées  acquises  ou  à  en  acquérir  de  nouvelles  constitue  la 
force  de  l'intelligence.  Différentes  qualités  de  l'esprit  peuvent  se 
rapporter  à  ce  chef,  telles  que  l'exactitude  de  la  mémoire,  la  capacité 
de  l'attention,  la  clarté  du  discernement,  la  vivacité  de  l'imagi- 
nation, etc. 

7°  La  fermeté  de  l'âme.  On  attribue  cette  qualité  à  un  homme 
lorsqu'il  est  moins  affecté  par  des  plaisirs  ou  des  peines  immédiates 
que  par  de  grands  plaisii'S  ou  de  grandes  peines  éloignées  ou  incer- 
taines. Quand  Turenne,  séduit  par  les  prières  d'une  femme,  lui 
dévoila  le  secret  de  l'État,  il  manqua  de  fermeté  d'âme.  Les  jeunes 
Lacédémoniens  qui  se  laissaient  déchirer  de  verges  à  l'autel  de  Diane, 
sans  pousser  un  cri,  prouvaient  que  la  crainte  de  la  honte  et  l'espé- 
rance de  la  gloii-e  avaient  plus  d'empire  sur  eux  que  la  douleur 
actuelle  la  plus  aiguë. 

8°  La  persévérame.  Cette  circonstance  se  rajiporte  au  temps 
durant  lequel  un  motif  donné  agit  sur  la  volonté  avec  une  force 
continue.  On  dit  d'im  homme  qu'il  manque  de  persévérance  lorsque 
le  motif  qui  le  faisait  agir  perd  toute  sa  force,  sans  qu'on  puisse 
assigner  ce  changement  à  quelque  événement  extérieur-,  à  quelque 
raison  qui  ait  dû  l'affaiblir,  ou  lorsqu'il  est  susceptible  de  céder 
tour  à  tour  à  ime  grande  variété  de  motifs.  C'est  ainsi  que  les 
enfants  se  passionnent  et  se  lassent  de  lem-s  jouets. 

9°  La  pente  des  hiclhuitions.  Les  idées  que  nous  nous  formons 
d'avance  d'un  plaisir  ou  d'une  peine  influent  beaucoup  sur  la  ma- 
nière dont  nous  sommes  affectés  quand  nous  venons  à  éprouver  ce 
plaisir  ou  cette  peine.  L'effet  ne  répond  pas  toujoui's  à  l'attente, 
maLs  il  y  répond  dans  les  cas  les  plus  ordinaires.  Le  prix  de  la 
possession  d'une  femme  ne  peut  pas  s'estimer  par  sa  beauté,  mais 
par  la  passion  de  son  amant.  Connaît-on  les  penchants  d'un  homme  ? 
on  peut  calculer  avec  une  espèce  de  certitude  les  peines  ou  les 
plaisirs  qu'un  événement  donné  lui  fait  éprouver*. 

10°  Les  notioiis  d'honneur.  On  appelle  honneur  la  sensibilité  aux 
peines  et  aux  plaisù-s  qui  dérivent  de  l'opinion  des  autres  hommes, 
c'est-à-dire,  de  leui'  estime  ou  de  leirr  mépris.  Les  idées  d'honneiu* 
varient  beaucoup  chez  les  peuples  et  chez  les  individus.  Il  faut 
donc  distinguer,  premièrement,  la  force  de  ce  motif,  et  secondement, 
sa  direction. 

11°  Les  nofio)is  de  religion.  On  sait  à  quel  point  le  système  entier 
de  la  sensibnité  peut  être  altéré  ou  amélioré  selon  les  idées  reli- 

*  Les  quatre  circonstances  suivantes  ne  sont  que  des  subdivisions  de  ce  chef: 
ce  sont  les  inclinations,  les  passions,  ôonsidérées  par  rapport  à  certains  plaisirs 
et  à  certaines  peines  déterminées. 


DANS  LA  SENSIBILITE.  31 

gieuses.  C'est  à  l'époque  de  la  naissance  d'une  religion  qu'on  voit 
ses  pliis  grands  effets.  Des  peuples  doux  sont  devenus  sangui- 
naires, des  peuples  pusillanimes  sont  devenus  intrépides,  des  nations 
esclaves  ont  repris  leur  liberté,  des  sauvages  ont  reçu  le  joug  de  la 
civilisation  ;  il  n'est,  en  un  mot,  aucune  cause  qui  ait  produit  des 
effets  si  prompts  et  si  extraordinaii'es  sur  les  hommes.  Quant  aux 
biais  particuliers  que  la  religion  peut  donner  aux  individus,  ils  sont 
d'ime  diversité  étonnante. 

12°  Les  sentimetits  de  sympathie.  J'appelle  sympathie  la  dispo- 
sition qui  nous  fait  trouver  du  plaisir  dans  le  bonheur  des  autres 
êtres  sensibles,  et  compatir  à  leui-s  peines.  Si  cette  disposition 
s'applique  à  un  seul  individu,  on  l'appelle  amitié  ;  si  elle  s'applique 
à  des  personnes  souffrantes,  eUe  reçoit  le  nom  de  pitié  ou  de  compas- 
sion ;  si  eUe  embrasse  une  classe  subordonnée  d'individus,  eUe  con- 
stitue ce  qu'on  appelle  esprit  de  corjys,  esprit  de  parti  ;  si  elle  em- 
brasse toute  une  nation,  c'est  esprit  public,  patriotisme  ;  si  elle 
s'étend  à  tous  les  hommes,  c'est  humanité. 

Mais  l'espèce  de  sympathie  qui  joue  le  plus  grand  rôle  dans  la 
vie  commune,  c'est  celle  qui  fixe  les  affections  siu"  des  individus 
assignables,  tels  que  des  parents,  des  enfants,  un  mari,  une  femme, 
des  amis  intimes.  Son  effet  général  est  d'augmenter  la  sensibilité, 
soit  pour  les  peines,  soit  poui*  les  plaisirs.  Le  moi  acquiert  plus 
d'étendue,  il  cesse  d'être  solitaire,  il  devient  coUectif,  On  vit  pour 
ainsi  dii'e  à  double  dans  soi  et  dans  ceux  qu'on  aime,  et  même  il 
n'est  pas  impossible  de  s'aimer  mieux  dans  les  autres  que  dans  soi- 
même,  d'être  moias  sensible  aux  événements  qui  nous  concernent, 
par  leur  effet  immédiat  sur  nous,  que  par  leiu'  impression  sur  ceux 
qui  nous  sont  attachés  ;  d'éprouver,  par  exemple,  que  la  partie  la  plus 
amère  d'une  affliction,  c'est  la  douleur  qu'elle  doit  causer  aux  per- 
sonnes qui  nous  aiment,  et  que  le  plus  grand  charme  d'un  succès 
personnel,  c'est  le  plaisir  qui  nous  revient  de  leur  joie.  Tel  est  le 
phénomène  de  la  sympathie.  Les  sentiments  reçus  et  rendus  s'aug- 
mentent par  cette  communication,  comme  des  verres,  disposés  de 
manière  à  se  renvoyer  les  rayons  de  lumière,  les  rassemblent  dans 
un  foyer  commun,  et  produisent  im  degré  de  chaleiu-  beaucoup  plus 
grand  par  leurs  reflets  réciproques.  La  force  de  ces  sympathies  est 
une  des  raisons  qui  ont  fait  préférer  pai'  les  législateurs  les  hommes 
mariés  aux  célibataii'es,  et  les  pères  de  famille  à  ceux  qui  n'ont  jDoint 
d'enfants.  La  loi  a  bien  plus  d'empire  sur  ceux  qu'ont  peut  at- 
teindre dans  une  plus  grande  sphère  ;  et  d'ailleui's,  intéressés  au 
bonheur  de  ceux  qui  doivent  leur  survivi-e,  ils  imissent  dans  leiirs 
pensées  le  présent  à  l'avenir,  tandis  que  les  hommes  qui  n'ont  pas 
les  mêmes  liens  n'ont  d'intérêt  que  dans  une  possession  viagère. 


32  CAUSES  DES  DIFFERENCES 

Sur  la  sympathie  produite  par  des  relations  de  parenté,  il  faut 
observer  qu'elle  peut  agir  indépendamment  de  toute  affection. 
L'honneur  acquis  par  le  père  se  répand  sur  le  fils  :  la  honte  du  fils 
réfléchit  sui'  le  père.  Les  membres  d'une  famille,  quoique  désirais 
d'intérêts  et  d'incUnations,  ont  une  sensibilité  commune  pour  tout 
ce  qui  tient  à  l'honneur  de  chacun  d'eux. 

13°  Les  antlj)athi€S  :  c'est  l'opposé  de  tous  les  sentiments  cxpansifs  - 
et  affectueux  dont  nous  venons  de  parler.  Mais  il  y  a  des  sources 
de  sympathie  naturelles  et  constantes  :  on  les  retrouve  partout,  dans 
tous  les  temps,  dans  toutes  les  cu'constances,  tandis  que  les  anti- 
pathies ne  sont  qu'accidentelles,  et  par  conséquent  passagères  :  aussi 
elles  varient  selon  les  temps,  les  lieux,  les  événements,  les  personnes, 
n'ayant  rien  de  fixe  et  de  déterminé.  Cependant,  ces  deux  prin- 
cipes se  correspondent  quelquefois  et  s'entr'aident.  L'humanité 
peut  nous  rendi-e  odieux  des  hommes  iuhuinains  :  l'amitié  nous  porte 
à  haïr  les  adversaii-es  de  nos  amis  ;  et  l'antipathie  cUe-même  devient 
une  cause  d'union  entre  deirs  personnes  qui  ont  un  ennemi  commun. 
14°  La  folie  ou  dérangement  cV esprit.  Les  imperfections  de  l'esprit 
peuvent  se  réduire  à  l'igiiorance, — la  faiblesse, — l'irritabilité, — l'in- 
constance. Mais  ce  qu'on  appelle  folie  est  un  degré  d'imperfection 
extraordinau-e,  aussi  û-appant  pour  tout  le  monde  que  le  défaut 
coi^porel  le  plus  marqué  :  non-seulement  eUe  produit  toutes  les  im- 
perfections susdites,  et  les  porte  à  l'excès,  mais  encore  eUe  donne 
aux  inclinations  une  tom*nui-e  absiu-de  et  dangereuse. 

La  sensibilité  du  maniaque  devient  excessive  siu-  im  certain  i>oint, 
tandis  qu'elle  est  nulle  à  d'autres  égards  :  il  parait  avoir  ime  défiance 
excessive,  une  malignité  nuisible,  une  cessation  de  tout  sentiment 
de  bienveUlance  :  U  n'a  plus  de  respect  pour  lui-même  ni  pour  les 
autres,  0.  brave  les  bienséances  et  les  égai'ds  ;  il  n'est  pas  insensible 
à  la  crainte  ni  aux  bons  traitements  ;  on  le  subjugue  par  la  fermeté, 
en  même  temps  qu'on  l'apprivoise  par  la  doucem-,  mais  il  n'a  presque 
point  d'avenir  dans  l'esprit,  et  l'on  n'agit  sur  lui  que  par  des  moyens 
immédiats. 

15"  Les  circonstances  j)écuniaires.  Elles  se  composent  de  la  somme 
totale  des  moyens  comparée  à  la  somme  totale  des  besoins. 

Les  moyens  comprennent  1°  la  propriété,  ce  qu'on  possède  indé- 
pendamment du  travail  ;  2°  les  profits  résultant  du  travail  ;  3°  les 
secours  pécuniaires  qu'on  peut  attendre  gratuitement  de  ses  pai-euts 
ou  d'amis. 

Les  besoins  dépendent  de  quatre  circonstances:  1°  les  habitudes 
de  dépense  ;  au  delà  de  ces  habitudes  est  le  superflu,  en  deçà  sont 
les  privations  :  la  plupart  de  nos  désirs  n'existent  (jue  par  le  sou- 
\euir  de  quehiue  jouis.sanco  antériem'C  ;  2°  les  iiersonnes  dont  ou  est 


DANS   LA   SENSIBILITK.  33 

chargé  par  les  lois  ou  par  l'opinion,  des  enfant.s,  des  parents  pau\Tes, 
de  vieux  serviteui'S  ;  3°  des  besoins  imprévus  :  telle  somme  peut 
avoir  beaucoup  plus  de  valeur  dans  tel  moment  qu'en  tel  autre  ;  par 
exemple,  si  elle  est  néeessaii-e  poui'  un  procès  important,  poiu'  un 
voyage  dont  dépend  le  sort  d'une  famille  ;  4°  les  expectatives  d'un 
profit,  d'im  héritage,  etc.  Il  est  é\-ident  que  des  espérances  de 
fortune,  à  proportion  de  leui"  force,  sont  de  vrais  besoins,  et  que  leur 
perte  peut  affecter  presque  autant  que  celle  d'une  propriété  dont  on 
aurait  eu  la  jouissance. 

SECTION  n. 

CrRCOÎîSTAyCES  SECOXDAIRES  Qri  INFLFEXT  Sm  LA  SENSIBILITÉ. 

Les  auteui's  qui  ont  voulu  rendre  compte  des  différences  dans  la 
sensibilité  les  ont  rapportées  à  des  circonstances  dont  nous  n'avons 
pas  encore  fait  mention  :  ces  cii-eonstances  sont  le  sexe,  l'âge,  le 
rang,  l'éducation,  les  occupations  habituelles,  le  climat,  la  race,  le 
gouvernement,  la  religion  :  toutes  choses  très-apparentes,  très-faciles 
à  observer,  très-commodes  pour  expliquer  les  divers  phénomènes  de 
la  sensibilité.  Mais  cependant  ce  ne  sont  là  que  des  cii-constances 
secondaires  ;  je  veux  dire  qu'elles  ne  rendent  pas  raison  par  elles- 
mêmes,  qu'on  a  besoin  de  les  ex]^)liquer  par  les  cii'constances  pre- 
mières qui  s'y  trouvent  représentées  et  réunies;  chacune  des  cii'- 
eonstanees  s^econdaires  contenant  en  elle-même  plusieurs  des  circon- 
stances premières.  Ainsi,  paiie-t-on  de  l'influence  du  sexe  sui'  la 
sensibilité  ?  c'est  poui-  rappeler  par  un  seul  mot  les  circonstances 
premières  de  force,  de  lumière,  de  fenneté  d'âme,  de  persévérance, 
des  idées  d'honnem-,  des  sentiments  de  sj-mpathie,  etc.  Parle-t-on 
de  l'influence  du  rang  ?  on  entend  par  là  un  certain  assemblage  des 
circonstances  premières,  telles  que  le  degré  de  connaissance,  les  idées 
d'honnem-,  les  liaisons  de  famille,  les  occupations  habituelles,  les  cii'- 
constances  pécuniaires.  Il  en  est  de  même  de  toutes  les  autres  ; 
chacune  de  ces  cii'constances  secondaires  peut  se  traduire  par  un 
certain  nombre  des  premières.  Cette  distinction,  quoique  essentielle, 
n'avait  pas  encore  été  analysée.     Passons  à  un  examen  plus  détaillé. 

1°  Le  sexe.  La  sensibilité  des  femmes  paraît  plus  grande  que  celle 
des  hommes.  Leur  santé  est  plus  délicate.  Relativement  à  la  force 
du  corps,  au  degré  de  lumières,  aux  facultés  intellectuelles,  à  la 
fermeté  d'âme,  elles  sont  commimémcnt  inférieirres.  La  sensibUité 
morale  et  reHgieuse  est  plus  vive  ;  les  sympathies  et  les  antipathies 
ont  plus  d'empire  sur  elles  ;  mais  l'honneur  de  la  femme  consiste 
plus  dans  la  chasteté  et  la  pudeur,  celui  de  l'homme  dans  la  probité 
et  le  courage  ;   la  religion  de  la  femme  déi-ive  plus  aisément  vers  la 


34  CAUSES  DES  DIFFÉRENCES 

superstition,  c'est-à-dire,  vers  des  observances  minutieuses.  Ses 
affections  sont  plus  fortes  pour  ses  propres  enfants  durant  toute  leur 
vie,  et  pour  tous  les  enfants  en  général  dui'ant  leur  première  jeunesse. 
Les  femmes  sont  plus  compatissantes  pour  les  mallieureux  qu  eEes 
voient  souffrir,  et  s'attachent  par  les  soins  mêmes  qu'elles  leur  don- 
nent, mais  leur  bienveillance  est  resserrée  dans  un  cercle  plus  étroit, 
et  moins  gouvernée  par  le  principe  de  l'utilité.  Il  est  rare  qu'elles 
embrassent  dans  leurs  affections  le  bien-être  de  leur  pays  en  général, 
encore  moias  celui  de  l'hiimanité,  et  l'intérêt  même  qu'elles  peuvent 
prendre  à  im  pai'ti  dépend  presque  toujoxirs  de  quelque  sympathie 
privée.  H  entre  dans  leurs  attachements  et  leurs  antipathies  plus  de 
caprice  et  d'imagination,  tandis  que  l'homme  a  plus  d'égard  à  l'in- 
térêt personnel  ou  à  l'utilité  publique.  Leui's  occupations  habituelles 
du  genre  amusant  sont  plus  paisibles  et  plus  sédentaii'es.  En  ré- 
sultat général,  la  femme  vaut  mieux  pour  la  famille,  mais  l'homme 
est  plus  propre  aux  affaires  d'Etat.  L'économie  domestique  est  mieux 
placée  entre  les  mains  de  la  femme,  et  l'administration  principale 
entre  les  mains  de  l'homme. 

2°  L'âge.  Chaque  période  de  la  vie  agit  différemment  siir  la  sen- 
sibilité :  mais  il  est  d'autant  plus  difficile  d'en  rendre  compte  que  les 
limites  des  divers  âges  varient  selon  les  individus,  et  sont  même 
arbitraires  à  l'égard  de  tous.  On  ne  peut  dii'e  que  des  choses  vagues 
et  générales  sui'  l'enfance,  l'adolescence,  la  jeunesse,  la  maturité,  le 
déclin,  la  décrépitude,  en  les  considérant  comme  des  divisions  de  la 
vie  humaine.  Les  différentes  imperfections  de  l'esprit  dont  nous 
avons  parlé  sont  si  frappantes  dans  l'enfance,  qu'elle  a  besoin  d'une 
protection  vigilante  et  continuelle.  Les  affections  de  l'adolescence 
et  de  la  première  jeunesse  sont  promptes  et  vives,  mais  peu  gouver- 
nées par  le  principe  de  la  prudence.  Le  législateur  est  obligé  de 
garantii'  cet  âge  contre  les  écarts  où  l'entraîneraient  le  défaut  d'ex- 
périence et  la  vivacité  des  passions.  Quant  à  la  décrépitude,  elle  est 
à  plusieurs  égards  le  retour  dès  imperfections  de  l'enfance. 

3°  Le  rang.  Cette  circonstance  dépend  tellement  pour  ses  effets 
de  la  constitution  poUtique  des  Etats,  qu'il  est  presque  impossible  de 
faire  aucime  proposition  imiversellement  vi-aie.  On  peut  dire  en 
général  que  la  somme  de  la  sensibilité  est  plus  grande  dans  les  con- 
ditions supérieures  que  dans  les  dernières  classes,  surtout  les  idées 
d'honneur  y  sont  plus  dominantes. 

4°  L'éducation.  On  peut  rapporter  à  V édncsition  jphi/siqiie  la  santé, 
la  force,  la  robusticité  : — à  l'éducation  intellectueUe,  la  quantité  des 
connaissances,  lexu-  quaUté,  et  jusqu'à  un  certain  point,  la  fenneté  de 
l'âme,  la  persévérance  : — à  l'éducation  morale,  la  pente  des  inclina- 
tions, les  idées  d'honncm-,  de  religion,  les  sentiments  de  sympathie. 


DANS   LA  SENSIBILITK.  35 

etc.  On  peut  rapporter  à  toute  l'éducation  en  général  les  occupations 
habituelles,  les  amusements,  les  liaisons,  les  habitudes  de  dépense,  les 
ressources  j)écuniaires. — filais  quand  on  parle  d'éducation,  il  ne  faut 
pas  oublier  que  son  influence  est  modifiée  à  tous  égards,  soit  par  un 
concours  de  causes  extérieures,  soit  par  une  disposition  naturelle  qui 
en  rend  les  effets  iucalculables. 

5"  Les  occujjations  habituelles,  soit  de  profit,  soit  d'amusement  et 
de  choix.  EUes  iufluent  sur  toutes  les  autres  causes,  santé,  force, 
lumières,  inclinations,  idées  d'honneur,  sympathies,  antipathies,  for- 
tune, etc.  Aussi  voit-on  des  traits  communs  de  caractère  dans  cer- 
taines professions,  surtout  dans  celles  qui  constituent  un  état  à  part  ; 
ecclésiastiques,  militah-es,  matelots,  avocats,  magistrats,  etc. 

6°  Le  climat.  D'abord  on  a  fait  jouer  à  cette  cause  im  trop  grand 
rôle,  ensuite  on  l'a  réduite  à  rien.  Ce  qui  rend  cet  examen  diflicile, 
c'est  qu'iine  comparaison  de  nation  à  nation  ne  peut  s'établir  que  sur 
de  grands  faits  qu'on  peut  expliquer  de  difiérentes  manières.  Il 
paraît  incontestable  que  dans  les  cLLmats  chauds  les  hommes  sont 
moins  forts,  moins  robustes  :  ils  ont  moins  besoin  de  travailler,  parce 
que  la  terre  est  plus  fertile  :  ils  sont  plus  portés  aux  plaisii's  de 
l'amour,  dont  la  passion  se  manifeste  plus  tôt  et  avec  plus  d*ardem\ 
Toutes  leurs  sensibihtés  sont  plus  exaltées,  leui'  imagination  est  plus 
vive,  leui"  esprit  plus  prompt,  mais  moins  fort,  moins  persévérant. 
Leurs  occupations  habituelles  annoncent  plus  d'indolence  que  d'acti- 
vité. Ils  ont  probablement  à  leiu-  naissance  une  organisation  physique 
moins  vigoureuse,  une  trempe  d'âme  moins  ferme  et  moins  constante. 

7°  La  race.  Un  nègre  né  en  France  ou  en  Angleterre  est  un 
être  bien  différent,  à  plusieurs  égards,  d'un  enfant  de  race  française 
ou  anglaise.  Un  enfant  espagnol  né  au  Mexique  ou  au  Pérou  est  à 
l'heure  de  la  naissance  bien  différent  d'un  enfant  mexicain  ou  péru- 
vien. La  race  peut  influer  sur  le  fonds  naturel  qui  sert  de  base  à 
tout  le  reste.  Dans  la  suite  elle  opère  bien  plus  sensiblement  sui' 
les  biais  moraux  et  religieux,  sur  les  sympathies  et  les  antipathies. 

8°  Le  gouvernement.  Cette  cii'constance  influe  de  la  même  ma- 
nière que  l'éducation.  Le  magistrat  peut  être  considéré  comme  un 
instituteur  national  ;  et  même,  sous  un  gouvernement  prévoyant  et 
attentif,  le  précepteur  paiiiculier,  le  père  lui-même,  n'est,  pour  ainsi 
dire,  que  le  député,  le  substitut  du  magistrat,  avec  cette  différence 
que  l'autorité  du  premier  a  son  terme,  et  que  celle  du  dernier  se  pro- 
longe sur  toute  la  vie. 

L'influence  de  cette  cause  est  immense  :  eUe  s'étend  presque  à 
tout,  ou  plutôt  elle  embrasse  tout,  excepté  le  tempérament,  la  race 
et  le  climat.  Car  la  santé  même  peut  en  dépendre  à  plusieurs  égards, 
en  vertu  de  la  poUce.  de  l'abondance,  du  soin   d'écarter  les  causes 

d2 


36  APPLICATION   PRATIQUE. 

nuisibles.  La  manière  de  diriger  l'éducation,  de  di.sposer  des  emplois, 
des  récompenses,  des  peines,  déterminera  les  qualités  physiques  et 
morales  d'un  peuple. 

Sous  un  gouvernement  bien  constitué  ou  seulement  bien  administré, 
quoique  mal  constitué,  on  veiTa  généralement  que  les  hommes  seront 
plus  gouvernés  par  Thonneur,  et  que  l'honneur  sera  placé  dans  des 
actions  plus  conformes  à  l'utilité  publique.  La  sensibilité  religieuse 
sera  plus  exempte  de  fanatisme  et  d'intolérance,  plus  libre  de  super- 
stition et  de  respect  servile.  D.  se  formera  un  sentiment  commun  de 
patriotisme.  Les  hommes  s'apercevront  de  l'existence  d'un  intérêt 
national.  Les  factions  affaiblies  auront  de  la  peine  à  retrouver  leurs 
anciens  signaux  de  ralliement.  Les  affections  populaires  seront  diri- 
gées vers  le  magistrat  plutôt  que  vers  des  chefs  de  parti,  et  vers  la 
patrie  entière,  préférablement  à  tout  le  reste.  Les  vengeances  pri- 
vées ne  se  prolongeront  pas  et  ne  se  communiqueront  point  :  les 
goûts  nationaux  se  diiigeront  vers  des  dépenses  utiles,  des  voyages 
d'instniction,  de  perfectionnement,  d'agricultui'e,  les  sciences,  les 
embellissements  de  la  campagne.  On  apercevra  même  dans  les  pro- 
ductions de  l'esprit  humain  une  disposition  générale  à  discuter  avec 
calme  des  questions  importantes  au  bonheur  public. 

9°  La  profession  religieuse.  On  peut  tii'er  de  là  des  indices  assez 
concluants  par  rapport  à  la  sensibilité  religieuse,  aux  sympathies,  aux 
antipathies,  aux  idées  d'honneur  et  de  vei-tu.  On  peut  même,  en 
certains  cas,  préjuger  les  lumières,  la  force  ou  la  faiblesse  d'esprit, 
et  les  inclinations  d'un  individu,  d'après  la  secte  à  laquelle  il  ap- 
partient. Je  conviens  qu'il  est  commim  de  profes.'^r  en  public,  par 
bienséance  ou  par  convenance,  une  religion  dont  on  n'est  point  per- 
suadé intérieiu'ement.  Mais  son  influence,  quoique  affaiblie,  n'est 
pas  nulle.  La  force  des  premières  habitudes,  les  liens  de  société, 
la  puissance  de  l'exemple,  continuent  à  opérer,  même  après  que  le 
principe  de  tout  cela  n'existe  plus.  Tel  homme  qui,  au  fond  du 
cœxa,  a  cessé  d'être  juif,  quaker,  anabaptiste,  calviniste  ou  luthérien, 
ne  laisse  pas  d'entretenii-  une  certaine  partialité  pour  les  personnes 
de  la  même  dénomination,  et  ime  antipathie  proportionnelle  pom*  les 
autres. 

SECTION  III. 

APPLICATION  PRATIQUE  DE  CETTE  THÉORIE. 

Comme  on  ne  peut  calculer  le  mouvement  d'im  vaisseau  sans  con- 
naître les  circonstances  qui  influent  sur  sa  \-itesse,  telles  que  la  force 
des  vents,  la  résistance  de  l'eau,  la  coupe  du  bâtiment,  le  poids  de  sa 
charge,  etc..  de  même,  on  ne  peut  opérer  avec  sûreté,  en  matière  de 


APPLICATION   PRATIQUE.  37 

législation,  sans  considérer  toutes  les  cii'constances  qui  influent  sui- 
la  sensibilité. 

Je  me  borne  ici  à  ce  qui  concerne  le  code  pénal  ;  il  exige,  dans 
toutes  ses  parties,  une  attention  sci-upideuse  à  cette  diversité  de  ch'- 
constanees. 

1"  Pour  évaluer  le  mal  d'un  délit.  En  effet,  le  même  délit  no- 
minal n'est  pas  le  même  délit  réel,  lorsque  la  sensibilité  de  l'individu 
lésé  n'est  pas  la  même.  Telle  action,  par  exemple,  serait  ime  insulte 
grave  envers  une  femme,  tandis  qu'elle  est  indifférente  envers  un 
homme.  Telle  injm-e  corporelle  qui,  faite  à  un  malade,  met  sa  vie 
en  danger,  n'a  point  de  conséquence  poxir  un  homme  en  pleine  santé. 
Une  imputation  qui  jjeut  miner  la  fortune  ou  l'honneui'  de  tel  individu 
ne  ferait  aucun  tort  à  tel  autre. 

2°  Pour  donner  uïu  satisfaction  convenable  à  l'individu  lésé.  La 
même  satisfaction  nominale  n'est  pas  la  même  satisfaction  réelle, 
lorsque  la  sensibilité  diffère  essentiellement.  Une  satisfaction  pécu- 
niaire, poui'  un  affront,  poun-ait  être  agréable  ou  offensante,  selon  le 
rang  de  la  personne,  selon  sa  fortime,  selon  les  préjugés  reçus.  8iùs- 
je  insulté  ?  im  pardon  demandé  publiquement  serait  une  satisfaction 
suffisante  de  la  part  de  mon  supérie\ir  ou  de  mon  égal,  mais  non 
pas  de  celle  de  mon  inférieui". 

3°  Pour  estimer  la  force  et  l'impression  des  peines  sur  les  délin- 
quants. La  même  peine  nominale  n'est  pas  la  même  peine  réelle, 
dans  les  cas  où  la  sensibilité  diffère  essentiellement.  Le  bannisse- 
ment ne  sera  pas  une  peine  égale  poui"  un  jeune  homme  ou  poiu-  un 
\aeillard,  pom*  un  eélibataii'e  ou  pour  un  père  de  famille,  pour  iin 
artisan  qui  n'a  pas  de  moyens  de  subsister  hors  de  son  pays,  ou  poui- 
un  homme  riche  qui  ne  fait  que  changer  la  scène  de  ses  plaisirs. 
L'emprisonnement  ne  sera  pas  ime  peine  égale  pour  un  homme  ou 
pour  une  femme,  pour  ime  personne  en  santé  ou  povu"  une  personne 
malade,  poiu"  im  riche  dont  la  famille  ne  souffi-e  pas  de  son  absence, 
ou  pour  un  homme  qiù  ne  \\i  (juc  de  son  travail  et  qui  laisse  la  sienne 
dans  la  pauvreté. 

4°  Pour  trayisplanter  une  loi  d'un  pays  dans  un  autre.  La  même 
loi  verbale  ne  serait  pas  la  même  loi  réelle,  lorsque  la  sensibUité  dos 
deux  peuples  serait  essentiellement  différente.  Telle  loi  d'Europe 
qui  fait  le  bonheur  des  familles,  transportée  en  Asie,  de^■iendl•ait  le 
fléau  de  la  société.  Les  femmes,  en  Europe,  sont  accoutumées  à  jouir 
de  la  liberté  et  même  de  l'empire  domestique  :  les  femmes,  en  Asie, 
sont  préparées  par  leur  éducation  l\  la  clôture  d'un  sérail,  et  même  à 
la  servitude.  Le  mariage  en  Eiu'ope  et  dans  l'Orient  n'est  pas  im  con- 
trat de  la  même  espèce  :  si  on  voulait  le  soumettre  aux  mêmes  lois, 
on  ferait  évidemment  le  malheiu"  de  toutes  les  parties  intéressées. 


38  APPLICATION   PRATIQUE. 

Les  niêmts  peints,  (hX-on,  pour  les  mêmes  délits.  Cet  adage  a  une 
appai'ence  de  justice  et  d'impartialité  qui  a  séduit  tous  les  esprits 
superficiels.  Pour  lui  donner  un  sens  raisonnable,  il  faut  déterminer 
auparavant  ce  qu'on  entend  par  mêmes  peines  et  mêmes  délits.  Une 
loi  inflexible,  ime  loi  qui  n'aurait  égard  ni  au  sexe,  ni  à  l'âge,  ni  à  la 
fortune,  ni  au  rang,  ni  à  l'éducation,  ni  aux  préjugés  moraux  ou  re- 
ligieux des  individus,  serait  doublement  vicieuse,  comme  inefficace  ou 
comme  tyrannique.  Trop  sévère  pour  l'un,  trop  indulgente  pour 
l'autre,  toujours  péchant  par  excès  ou  par  défaut,  sous  une  apparence 
d'égalité,  elle  cacherait  l'inégalité  la  plus  monstrueuse. 

Lorsqu'un  homme  d'une  grande  fortune  et  un  autre  d'ime  condition 
médiocre  sont  condamnés  à  la  même  amende,  la  peine  est-elle  la 
même  ?  souffrent-ils  le  même  mal  ?  L'inégalité  manifeste  de  ce 
traitement  n'est-elle  pas  rendue  plus  odieuse  par  l'égalité  dérisoire  ? 
et  le  but  de  la  loi  n'est-il  pas  manqué,  puisque  l'im  peut  perdre 
jusqu'aux  ressources  de  son  existence,  tandis  que  l'autre  échappe  en 
triomphant  ?  Qu'mi  jeime  homme  robuste  et  un  débUe  \'ieLLlard 
soient  condamnés  tous  deux  à  traîner  des  fers  pom*  un  même  nombre 
d'années,  un  raisonnem%  habile  à  obscurcir  les  vérités  les  plus  évi- 
dentes, pourra  soutenir  l' égalité  de  cette  peine  ;  mais  le  peuple,  qui 
ne  sophistique  pas  sa  raison,  le  peuple,  fidèle  à  la  nature  et  au  sen- 
timent, éprouvera  ce  murmure  intérieui-  de  l'âme  à  rasjiect  de  l'in- 
justice ;  et  son  indignation,  changeant  d'objet,  passera  du  criminel 
au  juge,  et  du  juge  au  législatem'. 

Je  ne  veux  pas  dissimuler  des  objections  spécieuses.  "  Comment 
est-il  possible  de  faire  entrer  en  ligne  de  compte  toutes  ces  circon- 
stances qui  influent  sui-  la  sensibilité  ?  Comment  peut-on  apprécier 
des  dispositions  internes  et  cachées,  telles  que  la  force  d'esprit,  le 
degré  des  lumières,  les  inclinations,  les  sympathies?  Comment 
peut-on  mesurer  des  qualités  différentes  dans  tous  les  êtres  ?  Un 
père  de  famille  peut  consulter  ces  dispositions  intérieures,  ces  diver- 
sités de  caractère  dans  le  traitement  de  ses  enfants  :  mais  un  insti- 
tuteur publie,  chargé  d'un  nombre  limité  de  disciples,  ne  le  peut 
pas.  Le  législateur  qui  a  en  vue  un  peuple  nombreux  est  à  plus 
forte  raison  obligé  de  s'en  tenii-  à  des  lois  générales,  et  même  il  doit 
craindre  de  les  compliquer  en  descendant  à  des  cas  particuliers.  S'il 
laissait  aux  juges  le  droit  de  varier  l'application  des  lois  selon  cette 
diversité  infinie  de  cii'constanees  et  de  caractères,  il  n'y  aui-ait  plus 
de  limites  à  l'arbitraire  des  jugements  :  sous  prétexte  de  saisir  le 
véritable  esprit  du  législateur,  les  juges  feraient  des  lois  l'instrument 
do  leurs  prévarications  et  de  Iciu's  fantaisies.  ;«SV(/  aliter  lnjcs,  aliter 
pliilosophi  tollimt  astutias  :  leges  qnatenus  manu  tenere possinit  ;  ^)7j?- 
losophi  quafenu^  ratione  et  intelligentia.^'' — De  Off.  iii.  17. 


APPLICATION   PRATIQUE.  39 

Il  ne  s'agit  pas  de  répondi-e,  mais  d'éclaiix-ir  :  car  tout  cela  ren- 
ferme moins  nue  objection  qu'une  difficulté  ;  ce  n'est  pas  le  principe 
qu'on  nie,  c'est  son  application  qu'on  croit  impossible. 

1°  Je  conviens  que  la  plupart  de  ces  différences  de  sensibilité 
sont  inappréciables,  qu'il  serait  impossible  d'en  constater  l'existence 
dans  les  cas  indi\T.duels,  ou  d'en  mesiu-er  la  force  et  le  degré  ;  mais 
heureusement  ces  dispositions  intérieiu'es  et  cachées  ont,  si  je  puis 
parler  ainsi,  des  indices  extérieures  et  manifestes.  Ce  sont  les  cir- 
constances que  j'ai  appelées  secondaires  :  sexe,  âge,  rang,  race,  climat, 
gouvernement,  éducation,  profession  religieuse  ;  circonstances  évidentes 
et  palpables  qui  représentent  les  dispositions  intérieures.  VoUà 
le  législateiu'  soulagé  de  la  partie  la  plus  difficile.  Il  ne  s'arrête  pas 
aux  qualités  métaphysiques  ou  morales,  il  ne  se  prend  qu'à  des  cii'- 
constances  ostensives.  Il  ordonne,  par  exemple,  la  modification  de 
teUe  peine,  non  pas  à  cause  de  la  plus  grande  sensibilité  de  l'in- 
dividu, ou  à  raison  de  sa  persévérance,  de  sa  force  d'âme,  de  ses 
lumières,  etc.,  mais  à  raison  du  sexe  ou  de  l'âge.  Il  est  vrai  que  les 
présomptions  tirées  de  ces  circonstances  sont  sujettes  à  être  en  défaut. 
Il  se  peut  qu'un  enfant  de  qtdnze  ans  soit  plus  éclairé  qu'un  homme 
de  trente  ;  il  se  peut  que  telle  femme  ait  plus  de  coiu-age  ou  moins  de 
pudem-  que  tel  homme.  Mais  ces  présomptions  aiu'ont,  en  général, 
toute  la  justesse  nécessaire  pour  éviter  de  faire  des  lois  tyranniques, 
et  sm-tout  pour  concilier  au  législateur  les  suffrages  de  l'opinion. 

2°  Ces  circonstances  secondaires  ne  sont  pas  seulement  faciles  à 
saisir  :  eUes  sont  en  petit  nombre,  elles  forment  des  classes  générales. 
On  peut  en  tirer  des  bases  de  justification,  d'exténuation,  ou  d'aggra- 
vation pour  les  différents  délits.  Ainsi  la  complication  disparaît,  tout 
se  ramène  aisément  au  principe  de  la  simplicité. 

3°  Il  n'y  a  pas  d'arbitraire  :  ce  n'est  pas  le  juge,  c'est  la  loi  même 
qui  modifie  telle  ou  telle  peine,  selon  le  sexe,  l'âge,  la  profession 
•eligieuse,  etc.  Pour  d'autres  circonstances,  dont  il  faut  absolument 
hisser  l'examen  au  juge,  comme  le  plus  ou  moim  dans  le  dérange- 
nent  d'esprit,  le  plus  ou  moins  dans  la  force,  le  plus  ou  moins  dans 
la  fortune,  le  plus  ou  moins  dans  la  parenté  ;  le  législateur,  qid  ne 
peut  rien  prononcer  poiu'  les  cas  individuels,  dirige  les  tribunaux 
par  des  règles  générales,  et  leur  laisse  ime  certaine  latitude,  afin  qu'ils 
puissent  proportionner  leur  jugement  <à  la  nature  particulière  de  la 
iirconstance. 

Ce  qu'on  recommande  ici  n'est  pas  ime  idée  utopienne.  11  n'y  a 
point  eu  de  législateur  assez  barbare  ou  assez  stupide  pour  négliger 
toutes  les  circonstances  qui  influent  sur  la  sensibilité.  Ils  en  ont 
eu  un  sentiment  plus  ou  moins  confus  qui  les  a  guidés  dans  l'éta- 
blissement des  droits  civils  et  politiques;   ils  ont  montré  phis  ou 


40  APPLICATION  PRATIQUE. 

moins  d'égard  à  ces  circonstances  dans  l'institution  des  peines  ;  de 
là  les  différences  admises  pour  les  femmes,  les  enfants,  les  hommes 
libres,  les  esclaves,  les  militaires,  les  prêtres,  etc. 

Dracon  paraît  être  le  seul  qui  ait  rejeté  toutes  ces  considérations, 
au  moins  en  matière  pénale  :  tous  les  délits  lui  ont  paru  égaux, 
pai'ce  qu'ils  étaient  tous  des  violations  de  la  loi.  Il  a  condamné  tous 
les  délinquants  à  mort  sans  distinction.  Il  a  confondu,  il  a  boule- 
versé tous  les  principes  de  la  sensibilité  humaine.  Son  horrible 
ouvrage  n'a  pas  dm-é  longtemps.  Je  doute  que  ses  lois  aient  jamais 
été  sui\ies  au  pied  de  la  lettre. 

Sans  tomber  dans  cet  extrême,  que  de  fautes  n'a-t-on  pas  faites 
dans  le  même  sens  1  Je  ne  finirais  pas  si  j'en  voulais  citer  des 
exemples.  Croirait-on  qu'il  y  ait  eu  des  souverains  qui  ont  mieux 
aimé  perdre  des  pro^•inees,  ou  faire  couler  des  flots  de  sang  humain, 
que  de  ménager  une  sensibilité  particiiliùre  d'un  peuple,  de  tolérer 
une  coutume  indifférente  en  elle-même,  de  respecter  un  ancien  pré- 
jugé, un  certain  habillement,  une  certaine  formule  de  prières  ? 

Un  prince  de  nos  jours,  actif,  éclairé,  animé  par  le  désir  de  la 
gloire  et  du  bonhevu-  de  ses  sujets,  entreprit  de  tout  réfonner  dans 
ses  États,  et  souleva  tout  contre  lui.  À  la  veiUe  de  sa  mort,  repas- 
sant tous  les  chagiins  de  sa  vie,  il  voulait  qu'on  gravât  sur  sa  tombe 
qu'il  avait  été  malheureux  dans  toutes  ses  entreprises.  H  aurait 
fallu  y  graver  aussi,  pour  l'iastruction  de  la  postérité,  qu'il  avait 
toujours  ignoré  l'art  de  ménager  les  penchants,  les  inclinations,  la 
sensibilité  des  hommes*. 

Lorsque  le  législateur  étudie  le  cœur  humain,  lorsqu'il  se  prête 
aux  différents  degrés,  aux  différentes  espèces  de  sensibilité  piu-  des 
exceptions,  des  limitations,  des  adoucissements,  ces  tempéraments 
du  pouvoir-  nous  charment  comme  ime  condescendance  paternelle  : 
c'est  le  fondement  de  cette  approbation  que  nous  donnons  aux  lois, 
sous  les  noms  un  peu  vagues  d'humanité,  d'équité,  de  convenance,  de 
modération,  de  sagesse. 

Je  trouve  en  ceci  une  analogie  frappante  entre  l'art  du  législateiu" 
et  celui  du  médecin.  Ce  catalogue  des  circonstances  qui  influent  sur 
la  sensibilité  est  nécessah-e  à  ces  deux  sciences.  Ce  qui  distingue  le 
médecin  de  l'empirique,  c'est  cette  attention  à  tout  ce  qui  constitue 
l'état  particulier  de  l'individu.  Mais  c'est  surtout  dans  les  maladies 
de  l'esprit,  dans  ceUes  où  le  moral  est  affecté,  lorsqu'il  s'agit  de  sur- 
monter des  habitudes  nuisibles  et  d'en  former  de  nouvelles,  qu'il  est 
nécessaii-e  d'étudier  tout  ce  qiu  influe  siu-  les  (hspositions  d'im  ma- 
lade. Une  seule  errem-  à  cet  égard  peut  changer  tous  les  résultats, 
et  aggraver  le  mal  par  les  remèdes. 

*  Joseph  II. 


ANALYSE   DU   MAL,   SES   DIVISIONS.  41 

CHAPITRE  X. 

ANALYSE  DU  BIEN  ET  Dr  MAL  POLITIQUE. COMMENT  ILS  SE  RÉPANDENT 

DANS  LA  SOCIÉTÉ. 

Il  en  est  du  gouvernement  comme  de  la  médecine  ;  sa  seule  affaii-e 
est  le  choix  des  maux.  Toute  loi  est  un  mal,  car  toute  loi  est  une 
infraction  de  la  Liberté  :  mais,  je  le  répète,  le  gouvernement  n'a  que 
le  choix  des  maux.  En  faisant  ce  choix,  quel  doit  être  l'objet  du 
législateui'  ? — Il  doit  s'assurer  de  deux  choses  :  1°  que,  dans  chaque 
cas,  les  incidents  qu'O.  s'efforce  de  prévenir  sont  réellement  des 
maux  ;  et  2°  que  ces  maux  sont  plus  grands  que  ceux  qu'il  emploie 
pour  les  prévenir. 

n  a  donc  deux  choses  à  observer,  le  mal  du  délit  et  le  mal  de  la 
loi  ;  le  mal  de  la  maladie  et  le  mal  du  remède. 

Un  mal  vient  rarement  seul.  Un  lot  de  mal  ne  peut  guère  tomber 
siu'  un  individu,  sans  s'étendre  de  là  comme  d'un  centre.  Dans  le 
cours  de  sa  marche,  nous  le  veiTons  prendre  différentes  formes  :  nous 
verrons  im  mal  d'une  espèce  sortir  d'im  mal  d'une  autre  espèce  ;  et 
même  le  mal  provenir  du  bien,  et  le  bien  du  mal.  Tous  ces  changements 
sont  importants  à  connaître  et  à  distinguer  ;  c'est  même  en  ceci  qu'est 
l'essence  de  la  législation.  ^Mais  heiu-eusement  ces  modifications  du 
mal  sont  en  petit  nombre,  et  les  différences  sont  fortement  marquées. 
n  nous  suffira  de  trois  distinctions  principales  et  de  deiLx  subdi- 
visions pour  résoudi-e  les  problèmes  les  plus  difficiles. 

Mal  du  premier  ordre. 

Mal  du  second  ordre. 

Mal  du  troisième  ordre. 

Mal  primitif. — Mal  dérivatif. 

Mal  immédiat. — Mal  conséqveMiel. 

Mal  extensif. — Mal  répartible. 

Mal  permanent. — Mal  évanesceni. 

Voilà  les  seuls  tenues  nouveaux  dont  nous  aurons  besoin  pour 
exprimer  la  variété  des  formes  que  le  mal  peut  prendi'c. 

Le  mal  résultant  d'ime  mauvaise  action  peut  se  diviser  en  deux 
lots  principaux  :  1"  celui  qui  tombe  immédiatement  sur  tel  ou  tels 
individus  assignables,  je  l'appelle  mal  du  premier  ordre;  2°  celui  qui 
prend  sa  sovu'ce  dans  le  premier,  et  se  répand  sur  la  communauté 
enrière,  ou  sur  un  nombre  indéfini  d'individus  non  assignables,  je 
l'appelle  mid  du  second  ordre. 

Le  mal  du  premier  ordre  peut  se  distingixer  en  deux  bi-anches  : 
1°  le  mal  primitif  qui  est  particulier  à  l'individu  lésé,  au  premier 
soufirant,  à  celui,  par  exemple,  qui  est  battu  ou  volé;    2°  le  mal 


42  ANALYSE  DU   MAL,   SES  PARTIES. 

dérivatif,  cette  portion  de  mal  qui  tombe  sur  des  individus  assignables 
en  conséquence  du  mal  souiïert  par  le  premier,  à  raison  de  quelque 
liaison  entre  eux  ;  soit  d'intérêt  personnel,  soit  de  sympathie. 

Le  mal  du  second  ordre  peut  également  se  distinguer  en  deux 
branches  :  1°  Valarvu,  2°  le  daiiger.  L'alarme  est  ime  peine  positive, 
peine  d'appréhension,  appréhension  de  soufirii*  le  même  mal  dont  on 
vient  de  voii-  im  exemple.  Le  danger  est  la  chance  que  le  mal  pri- 
mitif ne  produise  des  maux  du  même  geni'e. 

Les  deux  branches  du  mal  du  second  ordre  sont  étroitement 
liées,  mais  cependant  elles  sont  tellement  distinctes  qu'elles  peuvent 
exister  séparément.  L'alarme  peut  exister  sans  le  danger,  le  danger 
peut  exister  sans  l'alarme.  On  peut  être  dans  l'effroi  pour  une 
conspiration  piurement  imaginaire  :  on  peut  être  dans  la  sécurité  au 
sein  d'une  consjjiration  prête  à  éclater.  Mais  ordinaii'ement  l'alarme 
et  le  danger  vont  ensemble  comme  effets  natui'els  de  la  même  cause. 
Le  mal  arrivé  fait  attendre  des  maux  du  même  geni-e  en  les  rendant 
probables.  Le  mal  ai'rivé  fait  naître  le  danger  :  la  perspective  du 
danger  fait  naître  l'alanne.  Une  mauvaise  action  entraîne  un 
danger  par  l'exemple  :  elle  peut  préparer  les  voies  à  une  autre  mau- 
vaise action,  1°  en  suggérant  l'idée  de  la  commettre  ;  2°  en  aug- 
mentant la  force  de  la  tentation. 

Suivez  ce  qui  peut  se  passer  dans  l'esprit  de  tel  ou  tel  indiridu, 
lorsqu'il  entend  parler  d'un  vol  qui  a  réussi.  H  ne  connaissait  pas 
ce  moyen  de  subsister,  ou  il  n'y  pensait  pas  :  l'exemple  agit  comme 
ime  instruction,  et  lui  fait  concevoir  la  première  idée  de  recourir  au 
même  expédient.  EL  voit  que  la  chose  est  possible,  poui-vu  qu'on 
s'y  prenne  bien  :  exécutée  par  im  autre,  elle  lui  paraît  moins  difficile 
et  moins  péiilleuse.  C'est  une  trace  qui  le  guide  dans  un  sentier  où 
il  n'aïuait  pas  osé  se  hasarder  le  premier.  Cet  exemple  a  un  autre 
effet  non  moins  remarquable  sur  son  esprit  ;  c'est  d'affaiblir  la  puis- 
sance des  motifs  qui  le  retenaient  ;  la  crainte  des  lois  perd  une 
partie  de  sa  force  tant  que  le  coupable  demexu-e  impuni  ;  la  crainte  de 
la  honte  diminue  également,  parce  qu'il  voit  des  complices  qui  lui 
offiient,  poiu'  ainsi  dire,  une  association  rassurante  contre  le  malheur 
du  mépris.  Cela  est  si  ATai,  que  partout  où  les  vols  sont  fi'équents 
et  impimis,  ils  ne  causent  pas  plus  de  honte  que  toute  autre  manière 
d'acquérir.  Les  premiers  Grecs  n'en  concevaient  aucun  scrupule. 
Les  Arabes  d'aujoiu'd'hui  s'en  font  gloire. 

Appliquons  cette  théorie. — Vous  avez  été  battu,  blessé,  insulté, 
volé.  La  masse  de  vos  peines  personnelles  considérées  en  vous  seul 
forme  le  mcd  primitif.  Mais  vous  avez  des  amis  :  la  sjTupathie  les 
fait  participer  à  vos  peines.  Vous  avez  ime  femme,  des  enfants,  des 
parents:  ime  partie  de  la  honte  dont  vous  a  couvert  l'affront   que 


AXALYSi;   DU   MAL,   SES   PARTIES.  43 

voiis  avez  subi  rejaillit  sui'  eux.  Vous  avez  des  créanciers  :  la  perte 
que  vous  avez  faite  vous  oblige  de  les  faire  attendre.  Toutes  ces 
personnes  souffi-ent  un  mal  plus  ou  moins  grave  dérivé  du  vôtre  ;  et 
ces  deux  lots  de  mal,  le  vôtre  et  le  leur,  composent  ensemble  le  raal 
du  premier  ordre. 

Ce  n'est  pas  tout.  La  nouvelle  de  ce  vol  avec  ses  circonstances  se 
répand  de  bouche  en  bouche.  L'idée  du  danger  se  réveille,  et  par 
conséquent  l'alai-me.  Cette  alarme  est  plus  ou  moins  grande,  selon 
ce  qu'on  a  appris  du  caractère  des  voleurs,  des  mauvais  traitements 
qu'ils  ont  faits,  de  leur  nombre  et  de  leurs  moyens;  selon  qu'on 
est  plus  ou  moins  près  du  lieu  de  l'événement,  qu'on  a  plus  ou  moins 
de  force  et  de  courage,  qu'on  voyage  seul  ou  avec  une  femme,  qu'on 
porte  avec  soi  plus  ou  moins  d'effets  précieux,  etc.  Le  danger  et 
cette  alarme  constituent  le  mcd  du  second  ordre. 

Si  le  mal  qu'on  vous  a  fait  est  de  nature  à  se  propager  ;  par 
exemple,  si  on  vous  a  diffamé  par  ime  imputation  qui  enveloppe  une 
classe  plus  ou  moins  nombreuse  d'individus,  il  ne  s'agit  plus  d'un 
mal  simplement  privé,  mais  d'un  mal  extensif.  Il  est  augmenté 
à  proportion  du  nombre  de  ceux  qui  y  participent. 

Si  la  somme  qu'on  vous  a  volée  appartenait  non  à  voiis,  mais  à 
une  société  ou  à  l'État,  la  perte  serait  im  mal  répartihh  ou  divisible. 
Au  contraire  du  cas  précédent,  le  mal  se  trouve  ici  diminué  à  pro- 
portion du  nombre  de  ceux  qui  y  participent. 

Si  en  conséquence  de  la  blessure  que  vous  avez  reçue,  vous  souffrez 
quelque  mal  tout  à  fait  distinct  du  premier,  comme  d'abandonner 
des  affaires  lucratives,  de  manquer  tm  mariage,  de  ne  pas  obtenir  un 
poste  avantageux,  c'est  ce  qu'on  peut  appeler  mal  cotiséquentiel . 

Le  mal  permanent  est  celui  qui,  ime  fois  fait,  ne  peut  plus  se 
changer  ;  par  exemple,  une  injm-e  personnelle  irréparable,  une  am- 
putation, la  mort,  etc.  Le  mal  passager  ou  évanescent  est  celui  qui 
est  susceptible  de  cesser  tout  à  fait,  comme  une  maladie  qui  se  guérit 
ou  comme  une  perte  qui  peut  être  complètement  compensée. 

Ces  distinctions,  quoique  en  partie  nouvelles,  ne  sont  rien  moins 
que  des  subtilités  inutiles.  Ce  n'est  que  par  leiu-  moyen  qu'on  peut 
apprécier  la  difféj-ence  de  malig-nité  entre  différents  crimes,  et  régler 
la  proportion  des  peines. 

Cette  analyse  nous  fom-nira  im  critérium  moral,  un  moyen  de  dé- 
composer les  actions  humaines,  comme  on  décompose  les  métaux  pour 
reconnaître  leur  valeiu'  intiinsèque  et  la  quantité  précise  d'alliage. 

Si  parmi  les  actions  mauvaises  ou  réputées  telles,  il  en  est  qui  ne 
produisent  point  d'alarme,  quelle  différence  entre  ces  actions  et 
celles  qui  en  produisent  !  L'objet  du  mal  primitif  est  un  seul 
inch^•idu  :  le  mal  dérivatif  ne  peut  s'étendre  qu'à  un  petit  nombre. 


•44  ANALYSE  DU  MAL,  SES  PARTIES 

Mais  le  mal  du  second  ordi-e  i)eut  embrasser  la  société  tout  entière. 
Qu'un  fanatique,  jjar  exemple,  commette  un  assassinat  pour  cause 
d'hérésie,  le  mal  du  second  ordi'e,  l'alarme  surtout,  peut  valoir 
plusieurs  millions  de  fois  le  mal  du  premier  ordi-e. 

Il  y  a  une  grande  classe  de  délits  dont  tout  le  mal  consiste  en 
danger.  Je  parle  de  ces  actions  qui,  sans  blesser  aucun  individu 
assignable,  sont  nuisibles  à  la  société  entière.  Prenons  pour  exem- 
ple un  délit  contre  la  justice.  La  mauvaise  conduite  d'un  juge, 
d'un  accusateur  ou  d'un  témoin,  fait  absoudre  un  coupable.  Voilà 
un  mal  sans  doute,  car  voilà  un  danger,  le  danger  d'enhardir  par 
l'impunité  le  délinquant  lui-même  à  réitérer  ses  ciimes  ;  le  danger 
d'encourager  d'autres  délinquants  par  l'exemple  et  le  succès  du 
premier.  Cependant  il  est  probable  que  ce  danger,  tout  grave  qu'il 
peut  être,  aura  échappé  à  l'attention  du  j^ublic,  et  que  ceux  qui,  par 
l'habitude  de  la  réflexion,  sont  capables  de  le  démêler,  n'en  con- 
cevront point  d'alarme.  Ils  ne  craignent  pas  de  le  voir  se  réaliser 
sur  personne. 

Mais  l'importance  de  ces  distinctions  ne  peut  se  faire  sentir  que 
dans  leur-  développement.  Xous  en  verrons  bientôt  une  aj^pUcation 
particulière. 

Si  nous  jîortons  la  xue  encore  plus  loin,  nous  découvrirons  un 
autre  mal  qui  peut  résulter  d'un  délit. — Quand  l'alarme  arrive  à  un 
certain  point,  quand  elle  dure  longtemps,  son  effet  ne  se  borne  pas 
aux  facultés  passives  de  l'homme  ;  il  passe  jusqu'à  ses  facilités  actives, 
il  les  amortit,  il  les  jette  dans  un  état  d'abattement  et  de  torpeur. 
Ainsi,  quand  les  vexations,  les  déprédations  sont  devenues  habi- 
tuelles, le  labom-eur  découragé  ne  travaille  plus  que  poiu'  ne  pas 
mourir  de  faim  ;  il  cherche  dans  la  paresse  la  seule  consolation  de 
ses  maux  :  l'industrie  tombe  avec  l'espérance,  et  les  ronces  s'em- 
parent des  terrains  les  plus  fertiles.  Cette  branche  du  mal  peut 
s'appeler  le  mal  du  troisième  ordre. 

Que  le  mal  arrive  par  le  fait  d'un  homme,  ou  qu'il  résulte  d'un 
événement  pm-ement  physique,  toutes  ces  distinctions  seront  égale- 
ment applicables. 

Heureusement,  ce  n'est  pas  au  mal  seul  qu'il  appai'ticnt  de  se  pro- 
pager et  de  se  répandre.  IjC  bien  a  les  mêmes  prérogatives.  Suivez 
l'analogie,  vous  verrez  sortir  d'ime  bonne  action  im  bien  du  premier 
ordre,  également  di^•isible  en  primitif  et  dérivatif:  et  un  bien  dit 
secoiul  ordre  qui  produit  im  certain  degré  de  confiance  et  de  sûreté. 

Le  bien  du  troisième  ordre  se  manifeste  dans  cette  énergie,  cette 
gaîié  de  cœur,  cette  ardeur  d'agir  qu'inspù-ent  les  motifs  rémunéra- 
toires.  L'homme,  animé  par  ce  sentiment  de  joie,  trouve  en  lui- 
même  des  forces  qu'il  ne  se  connaissait  pas. 


RAISONS  POUR   KRIGER,  ETC.  45 

La  propagation  du  bieïi  est  moins  rapide,  moins  sensible  que  celle 
d\i  mal.  Un  grain  de  bien,  si  j'ose  parler  ainsi,  est  moins  productif 
en  espérances  qu'un  grain  de  mal  ne  l'est  en  alarmes.  Mais  cette 
différence  est  abondamment  compensée  ;  car  le  bien  est  un  résultat 
nécessaii'e  de  causes  natm-elles  qui  opèrent  toujours,  tandis  que  le 
mal  ne  se  produit  que  par  accident  et  par  intervalle. 

La  société  est  tellement  constituée,  qu'en  travaillant  à  notre  bon- 
heur particulier,  nous  travaillons  pour  le  bonheur  général.  On  ne 
peut  augmenter  ses  propres  moyens  de  jouissance  sans  augmenter 
ceux  d'autnu.  Deux  peuples,  comme  deux  individus,  s'enrichissent 
par  leiu'  commerce  réciproque,  et  tout  échange  est  fondé  sur  des 
avantages  respectifs. 

Heureusement  encore  les  effets  du  mal  ne  sont  pas  toujoiu-s  eu 
mal.  ris  revêtent  souvent  la  qualité  contraii'e.  Ainsi  les  peines 
juridiques,  appliquées  aux  délits,  quoiqu'elles  produisent  un  mal  du 
premier  ordre,  cessent  dans  la  société  d'être  regardées  comme  un 
mal,  parce  qu'elles  produisent  un  bien  du  second  ordre.  Elles 
entraînent  de  l'alarme  et  du  danger  ;  mais  ponr  qui  ?  Ce  n'est 
que  pour  une  classe  d'hommes  malfaisants,  qui  veulent  bien  s'y 
exposer  :  qu'ils  soient  tranquilles,  il  n'y  a  plus  poui-  eux  ni  danger 
ni  alarme. 

Nous  n'aurions  jamais  pu  parvenir  à  subjuguer  jusqu'à  im  certain 
point  ce  vaste  empii-e  du  mal,  si  noiis  n'avions  appris  à  nous  ser\-ir 
de  quelques  maux  pour  en  combattre  d'autres.  Il  a  fallu  façonner 
des  auxiliaires  parmi  les  peines,  poui-  les  opposer  à  d'autres  peines 
qui  fondaient  sur  nous  de  toutes  parts.  C'est  ainsi  que,  dans  l'art 
de  guérir  une  autre  classe  de  maux,  les  poisons  bien  ménagés  sont 
devenus  des  remèdes. 


CHAPITRE  XI. 

RAISONS  POUR  ÉRIGER  CERTAINS  ACTES  EN  DÉLITS. 

Nous  avons  fait  l'analyse  du  mal  :  cette  analyse  nous  montre  qu'il  y 
a  des  actes  dont  il  résulte  plus  de  mal  que  de  bien  :  ce  sont  les  actes 
de  cette  nature,  ou  du  moins  ceux  qui  ont  été  réputés  tels,  que  les 
législateurs  ont  prohibés.  Un  acte  prohibé  est  ce  qu'on  appelle  un 
délit.  Pour  faii'e  respecter  ces  prohibitions,  il  a  faUu  instituer  des 
peines. 

Mais  convient-il  d'ériger  certaines  actions  en  délits  ?  ou  en  d'autres 
termes,  convient-il  de  les  soumettre  à  des  peines  légales  ? 

Quelle  question  !     Tout  le  monde  n'est-il  pas  d'accord  ?   doit-on 


46  RAISONS  POUR  ÉRIGER 

chercher  à  prouver  une  vérité  reconnue,  une  vérité  si  bien  établie 
dans  l'esprit  des  hommes  ? 

Tout  le  monde  est  d'accord;  soit.  Mais  sui'  quoi  est  fondé  cet 
accord  ?  Demandez  à  chacun  ses  raisons.  Vous  verrez  une  étrange 
diversité  de  sentiments  et  de  principes  :  vous  ne  la  verrez  pas  seule- 
ment parmi  le  peuple,  mais  parmi  les  philosophes.  Est-ce  du 
temps  perdu  que  de  chercher  une  base  uniforme  de  consentement 
sui'  un  objet  si  essentiel? 

L'accord  qui  existe  n'est  fondé  que  sui'  des  préjugés,  et  ces  pré- 
jugés varient  selon  les  temps  et  les  lieux,  selon  les  opioions  et  les 
coutumes.  On  m'a  toujours  dit  que  telle  action  était  un  délit,  et 
je  pense  qu'elle  est  un  délit.  Yoilà  le  guide  du  peuj)le  et  même  du 
législatem'.  Mais  si  l'usage  a  érigé  en  délits  des  actions  innocentes, 
s'il  a  fait  considérer  comme  graves  des  délits  légers,  comme  légers 
des  délits  graves,  s'il  a  vaiié  partout,  il  est  clair  qu'il  faut  l'assu- 
jettir à  ime  règle,  et  non  pas  le  prendre  pour  règle  lui-même. 
Appelons  donc  ici  le  piincipe  de  l'utilité.  Il  confii'mera  les  arrêts 
du  préjugé  partout  où  ils  sont  justes  ;  il  les  annulera  pai'tout  où  ils 
sont  pernicieux. 

Je  me  suppose  étranger  à  toutes  nos  dénominations  de  \ice  ou  de 
vertu.  Je  suis  appelé  à  considérer  les  actions  humaines  imiquement 
par  leiu-s  effets  eu  bien  ou  en  mal.  Je  vais  ouviii-  deux  commîtes. 
Je  passe  au  profit  pm-  tous  les  plaisirs,  je  passe  en  perte  toutes  les 
peines.  Je  pèserai  fidèlement  les  intérêts  de  toutes  les  parties  ; 
l'homme  que  le  préjugé  flétrit  comme  vicieux,  celui  qu'il  pré- 
conise comme  vertueux  sont  poui'  le  moment  égaux  devant  moi. 
Je  veux  juger  le  préjugé  même,  et  peser  dans  cette  nouvelle  balance 
toutes  les  actions,  afin  de  former  le  catalogue  de  celles  qui  doivent 
être  permises  et  de  celles  qui  doivent  être  défendues. 

Cette  opération,  qui  parait  d'abord  si  compliquée,  deviendra  facile 
au  moyen  de  la  distinction  que  nous  avons  faite  entre  le  mal  du 
premier  ordre,  du  second  et  du  troisième. 

Ai -je  à  examiner  un  acte  attentatoire  à  la  sûreté  d'un  individu  ? 
Je  compare  tout  le  plaisir,  ou  en  d'autres  termes,  tout  le  profit  qui 
revient  de  cet  acte  à  son  auteiu*,  avec  tout  le  mal  ou  toute  la  perte 
qui  en  résulte  pour  la  partie  lésée.  Je  vois  d'abord  que  le  mal  du 
premier  ordre  surpasse  le  bien  du  premier  ordre.  Mais  je  ne 
m'aiTête  pas  là.  Cette  action  entraîne  pour  la  société  du  danger  et 
de  l'alarme.  Ce  mal.  qui  n'était  d'abord  que  pour  un  seul,  se 
répand  siu"  tous  en  forme  de  crainte.  Le  plaisir  résultant  de 
l'action  n'est  toujonrs  que  pour  un,  la  peine  est  poui*  mille,  pour  dix 
mille,  pour  tous.  La  disproportion,  déjà  prodigieuse,  me  pai'aît 
infinie,  si  je  passe  au  mal  du  troisième  ordi-e,  en  considérant  que  si 


CERTAINS  ACTES  EN  DELITS.  47 

l'acte  en  question  n'était  pas  réprimé,  il  en  résulterait  encore  un 
découragement  universel  et  durable,  ime  cessation  de  travail,  et 
enfin  la  dissolution  de  la  société. 

Je  vais  parcourir  les  désirs  les  plus  forts,  ceux  dont  la  satisfaction 
est  accompagnée  des  plus  grands  plaisirs,  et  l'on  verra  que  lem- 
accomplissement,  lorsqu'il  s'opère  aux  dépens  de  la  sûreté,  est  beau- 
coup plus  fécond  en  mal  qu'en  bien. 

I.  Prenons  d'abord  Vinimitié.  C'est  la  cause  la  plus  féconde  des 
attentats  contre  l'honneur  et  la  personne.  J'ai  conçu,  n'importe  com- 
ment, de  l'inimitié  contre  vous.  La  passion  m'égare  :  je  vous  insulte, 
je  vous  humilie,  je  vous  blesse.  Le  spectacle  de  votre  peine  me  fait 
éprouver  au  moins  pour  un  temps  un  sentiment  de  plaisir.  Mais 
pour  ce  temps  même,  peut-on  croire  que  le  plaisir  que  je  goûte  soit 
l'équivalent  de  la  peine  que  vous  souffrez  ?  Si  même  chaque  atome 
de  votre  peine  pouvait  se  peindre  dans  mon  esprit,  est-il  probable  que 
chaque  atome  de  plaisir-  qui  y  correspond  me  parût  avoir  la  même 
intensité?  et  cependant  ce  ne  sont  que  quelques  atomes  épars  de 
votre  douleur  qui  viennent  se  présenter  à  mon  imagination  distraite 
et  troublée  :  pour  vous  aucun  ne  peut  être  perdu  ;  pour  moi,  la  plus 
grande  pai'tie  se  dissipe  toujours  en  pure  perte,  ilais  ce  plaisir,  t^l 
qu'il  est,  ne  tarde  pas  à  laisser  percer  son  impureté  naturelle. 
L'humanité,  principe  que  rien  peut-être  ne  peut  étouffer  dans  les 
âmes  les  plus  atroces,  éveille  un  remords  secret  dans  la  mienne. 
Des  craintes  de  toute  espèce,  crainte  de  vengeance,  soit  de  votre 
part,  soit  de  tout  ce  qui  est  en  liaison  avec  vous,  crainte  de  la  voix 
publique,  craintes  religieuses,  s'il  me  reste  quelque  étincelle  de  reli- 
gion, toutes  ces  craintes  viennent  troubler  ma  sécurité,  et  corrompent 
bientôt  mon  triomphe.  La  passion  est  fanée,  le  plaisir  est  détruit, 
le  reproche  intérieur  lui  succède.  Mais  de  votre  côté,  la  peine  dui-e 
encore  et  peut  avoir  ime  longue  durée.  Yoilà  pour  des  blessures 
légères  que  le  temps  peut  cicatriser.  Que  sera-ce  dans  les  cas  où, 
par  la  nature  même  de  l'injure,  la  plaie  est  incurable,  lorsque  des 
membres  ont  été  tronqués,  des  traits  défigurés  ou  des  facultés  dé- 
truites ?  Pesez  les  maux,  leur  intensité,  leur  durée,  leurs  suites, 
mesurez-les  sous  toutes  leurs  dimensions,  et  voyez  comme  en  tout 
sens  le  plaisir-  est  inférieui-  à  la  peine. 

Passons  aux  effets  du  second  ordi'e.  La  nouvelle  de  votre  malheur 
répandi-a  dans  tous  les  esprits  le  poison  de  la  crainte.  Tout  homme 
qui  a  im  ennemi,  ou  qui  peut  avoir  un  ennemi,  pense  avec  effi-oi  à 
tout  ce  que  peut  inspirer  la  passion  de  la  haine.  Parmi  des  êtres 
faibles  qui  ont  tant  de  choses  à  s'envier,  à  se  disj^uter,  que  mille 
petites  rivalités  mettent  sans  cesse  aux  prises  les  uns  avec  les  autres, 
l'esprit  de  vengeance  annonce  xme  smte  de  maux  étemels. 


48  RAISONS  POUR  ÉRIGER 

Ainsi  tout  acte  de  cruauté  produit  par  une  passion  dont  le  principe 
est  dans  tous  les  cœurs,  et  dont  tout  le  monde  peut  souffrir,  fera 
éprouver  une  alarme  qui  continuera  jusqu'à  ce  (jue  la  punition  du 
coupable  ait  transporté  le  danger  du  côté  de  l'injustice,  de  l'inimitié 
cruelle.  Voilà  une  souffrance  commune  à  tous  ;  et  n'oublions  pas 
une  autre  peine  qui  en  résulte,  cette  peine  de  s}Tiipathie  que  res- 
sentent les  cœurs  généreux  à  l'aspect  des  délits  de  cette  nature. 

II.  Si  nous  examinons  maintenant  les  actes  qui  peuvent  naître  de 
ce  motif  impérieux,  de  ce  désir  auquel  la  natui-e  a  confié  la  pei'pé- 
tuité  de  l'espèce  et  une  si  grande  partie  de  son  bonheur,  nous  verrons 
que  lorsqu'il  blesse  la  sûreté  de  la  personne  ou  la  condition  domes- 
tique, le  bien  qui  résulte  de  sa  satisfaction  n'est  pas  à  comparer  avec 
le  mal  qui  en  découle. 

Je  ne  parlerai  ici  que  de  l'attentat  qui  compromet  manifestement 
la  sûreté  de  la  personne  :  le  viol.  Il  ne  faut  pas,  par  une  plaisanterie 
grossière  et  puéiile,  nier  l'existence  de  ce  délit  et  en  diminuer  l'hor- 
reiu'.  Quoi  qu'on  puisse  dii'e  à  cet  égard,  les  femmes  les  plus  pro- 
digues de  leurs  faveurs  n'aimeront  pas  qu'une  foi-eur  bmtale  les  leur 
mvisse.  Mais  ici  la  grandeur  de  l'alarme  rend  inutile  toute  discus- 
sion sur  le  mal  primitif.  Quoi  qu'il  en  soit  du  délit  actuel,  le  délit 
possible  sera  toujoiu-s  un  objet  d'effi'oi.  Plus  le  désii-  qui  donne 
naissance  à  ce  crime  est  universel,  plus  l'alarme  a  de  grandcui-  et  de 
force.  Dans  les  temps  où  les  lois  n'ont  pas  eu  assez  de  puissance 
poiu'  le  réprimer,  où  les  mœurs  n'étaient  pas  assez  réglées  poiir  le 
flétrir,  il  faisait  naître  des  vengeances  dont  l'histoii'e  nous  a  conservé 
quelque  souvenir.  Les  nations  entières  s'intéressaient  à  la  querelle  : 
les  haines  se  transmettaient  des  pères  aux  enfants.  Il  paraît  que 
la  sévère  clôture  des  femmes  grecques,  inconnue  dans  les  temps 
d'Homère,  dut  son  origine  à  une  époque  de  troubles  et  de  révolutions 
où  la  faiblesse  des  lois  avait  multiplié  les  désordi'es  de  ce  genre  et 
répandu  une  terreiir  générale. 

III.  Quant  au  motif  de  la  cupidité,  en  comparant  le  plaisir  d'ac- 
quérir par  usurpation  avec  la  peine  de  perdre,  Vwa.  ne  sei-ait  pas 
l'équivalent  de  l'autre.  Mais  il  y  a  des  cas,  où  s'il  fallait  s'arrêter 
aux  effets  du  premier  ordi-e,  le  bien  am-ait  sur  le  mal  une  prépon- 
dérance incontestable.  En  considérant  le  délit  sous  ce  point  de  vne 
seulement,  on  ne  saurait  assigner  aucime  bonne  raison  pour  justifier 
la  rigueur  des  lois.  Tout  roule  sui*  le  mtil  du  second  ordre  :  c'est  ce 
mal  qiii  donne  à  Faction  le  caractère  de  délit  ;  c'est  ce  mal  qui  néces- 
site la  peine.  Prenons  pour  exemple  le  désii'  physique  qui  a  pour 
objet  de  satisfaire  la  faim.  Qu'un  indigent,  pressé  par  ce  besoin, 
vole  dans  ime  maison  opulente  un  pain,  qui  peut-êtie  hii  sauve  la 
rie,  peut-on  mettre  en  parallèle  le  bien  qu'il  se  fait  à  lui-même,  et 


CERTAINS  ACTES   EN   DELITS.  49 

la  perte  que  fait  l'homme  riche  ?  On  ijcut  appliquer  la  même  obser- 
vation à  des  exemples  moins  frappants.  Qu'un  homme  pille  des 
fonds  publics,  il  s'enrichit  lui-même,  et  n'appauvrit  personne.  Le 
tort  qu'il  fait  aux  individus  se  réduit  en  parties  impalpables.  Ce 
n'est  donc  pas  pour  le  mal  du  premier  ordre  qu'il  faut  ériger  ces 
actions  en  délits,  c'est  à  cause  du  mal  du  second  ordre. 

Si  le  plaisir  attaché  à  satisfaire  des  désirs  aussi  puissants  que  l'ini- 
mitié, la  lubricité,  la  faim,  contre  le  gré  des  autres  intéressés,  est  si 
loin  d'égaler  le  mal  qui  en  dérive, — la  disproportion  paraîtra  bien 
plus  grande  pour  des  motifs  moins  agissants  et  moins  forts. 

Le  désii"  de  la  conservation  de  soi-même  est  le  seul  qui  puisse  de- 
mander encore  un  examen  séparé. 

S'il  s'agit  d'un  mal  que  les  lois  elles-mêmes  veulent  imposer  à 
l'individu,  il  faut  que  ce  soit  poui'  quelque  raison  bien  pressante, 
telle  que  le  besoin  de  faire  exécuter  les  peines  ordonnées  par  les  tri- 
bunaux, peines  sans  lesquelles  U  n'y  aurait  point  de  sûreté,  point  de 
gouvernement.  Or,  que  le  désir  d'échapper  à  la  peine  soit  satisfait, 
la  loi  se  trouve  à  cet  égard  frappée  d'impuissance.  Le  mal  qui  ré- 
sulte de  cette  satisfaction  est  donc  celui  qui  résulte  de  l'impuissance 
des  lois,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  de  la  non-existence  de  toute 
loi.  Mais  le  mal  qui  résulte  de  la  non-existence  des  lois  est  en  effet 
l'assemblage  des  divers  maux  que  les  lois  sont  établies  poui"  prévenir, 
c'est-à-dire,  de  tous  les  maux  que  les  hommes  sont  sujets  à  éjDrouver 
de  la  part  des  hommes.  H  ne  suffit  pas,  sans  doute,  d'un  seul 
triomphe  de  cette  espèce,  remporté  par  l'individu  siu-  les  lois,  pour 
en  fraj^per  le  système  entier  d'impuissance.  Néanmoins  tout  exemple 
de  ce  genre  est  im  symptôme  d'affaiblissement,  lui  pas  vers  leur  des- 
truction. Il  en  résulte  donc  im  mal  du  second  ordre,  une  alarme, 
tout  au  moins  un  danger  ;  et  si  les  lois  connivaient  à  cette  évasion, 
elles  seraient  en  contradiction  avec  leurs  propres  fins  ;  pour  écarter 
un  petit  mal,  elles  en  admettraient  un  autre  beaucoup  plus  qu'équi- 
valent. 

Restent  les  cas  où  l'indi^-idu  repousse  un  mal  auquel  les  lois  n'ont 
pas  voulu  l'exposer.  Mais  puisqu'elles  ne  veident  pas  qu'il  subisse 
ce  mal,  elles  veulent  qu'il  ne  le  subisse  pas.  Ecarter  ce  mal  est  en 
soi-même  un  bien.  Il  est  possible  qu'en  faisant  des  efforts  pour  s'en 
préserver,  rindi\idu  fasse  im  mal  plus  qu'équivalent  à  ce  bien.  Le 
mal  qu'il  fait  pour  sa  propre  défense  se  borne-t-il  à  ce  qui  était  né- 
cessaire pour  cet  objet,  ou  va-t-il  au  delà  ?  Dans  quel  rapport  est  le 
mal  qu'U  a  fait,  au  mal  qu'il  a  écarté  ?  Est-il  égal,  plus  grand  ou 
moins  grand  ?  Le  mal  écarté  aurait-il  été  susceptible  de  dédommage- 
ment, si,  au  lieu  de  s'en  défendre  par  des  voies  si  coûteuses,  il  eût 
pris  le  parti  de   s'y  soiimettre  temporairement?     Voilà  autant  de 


50  LIMITES  QUI  SÉPARENT  LA  MORALE 

questions  de  fait,  que  la  loi  doit  prendre  en  considération  pom'  établir 
des  dispositions  de  détail  sur  la  défense  de  soi-même.  C'est  un  sujet 
qui  appartient  au  code  pénal,  dans  l'examen  des  moyens  de  justifica- 
tion ou  d'exténuation  par  rapport  aux  délits.  Il  suffit  ici  d'observer 
que  dans  tous  ces  cas,  quoi  qu'il  en  soit  du  mal  du  premier  ordre, 
tout  le  mal  que  peut  faire  un  individu  dans  la  défense  de  soi-même 
ne  produit  aucime  alarme,  aucun  danger.  C'est  qu'à  moins  qu'U  ne 
soit  attaqué  et  que  sa  sûreté  ne  soit  compromise,  les  autres  hommes 
n'ont  rien  à  craindi-e  de  sa  part. 


CHAPITRE  XII. 

DES  LIMITES  QTTI  SÊPAKENT  LA  MORALE  ET  LA  LÉGISLATION. 

La  morale,  en  général,  est  l'art  de  diriger  les  actions  des  hommes  de 
manière  à  produii'e  la  jjlus  grande  somme  possible  de  bonheur. 

La  législation  doit  avoii'  précisément  le  même  objet. 

Mais  quoique  ces  deux  arts,  ou  ces  deux  sciences,  aient  le  même 
but,  elles  diffèrent  beaucoup  quant  à  l'étendue.  Toutes  les  actions, 
(  soit  publiques,  soit  privées,  sont  du  ressort  de  la  morale.  C'est  un 
guide  qui  peut  mener  rindi^ddu,  comme  par  la  main,  dans  tous  les 
détails  de  sa  vie,  dans  toutes  ses  relations  avec  ses  semblables.  La 
législation  ne  le  peut  pas,  et  si  elle  le  pouvait,  elle  ne  devrait  pas 
exercer  une  intervention  continuelle  et  directe  sur  la  conduite  des 
hommes.  La  morale  prescrit  à  chaque  individu  de  faire  tout  ce  qui 
est  à  l'avantage  de  la  communauté,  y  compris  son  avantage  per- 
sonnel ;  mais  U  y  a  bien  des  actes  utiles  à  la  communauté  que  la 
législation  ne  doit  pas  commander.  Il  y  a  de  même  bien  des  actes 
nuisibles  qu'elle  ne  doit  pas  défendi-e,  quoique  la  morale  le  fasse. 
La  législation,  en  im  mot,  a  bien  le  même  centre  que  la  morale,  mais 
elle  n'a  pas  la  même  circonférence. 

n  y  a  deux  raisons  de  cette  différence  :  1°  La  législation  ne  peut 
influer  directement  sur  la  conduite  des  hommes  que  par  des  peines  ; 
or  ces  peines  sont  autant  de  maux,  qui  ne  sont  justiciables  qu'autant 
qu'il  en  résulte  une  plus  grande  somme  de  bien.  Mais  dans  plu- 
sieurs cas  où  l'on  voudrait  renforcer  iin  précepte  moral  pai*  ime  peine, 
le  mal  de  la  faute  serait  moins  grand  que  le  mal  de  la  peine  :  les 
moyens  nécessaires  pour  faire  exécuter  la  loi  seraient  de  natiire  à 
répandre  dans  la  société  im  degré  d'alarme  plus  nuisible  que  le  mal 
qu'on  voudrait  prévenir. 

2°  La  législation  est  souvent  arrêtée  par  le  danger  d'envelopper 
l'innocent  en  cherchant  à  punir  le  coupable.     D'où  vient  ce  danger? 


ET  LA  LEGISLATION.  51 

de  la  difficulté  de  définir  le  délit,  d'en  donner  une  idée  claii'e  et  pré- 
cise. Par  exemple,  la  dureté,  l'ingratitude,  la  perfidie,  et  d'autres 
vices  que  la  sanction  populaii-e  punit,  ne  peuvent  pas  venii-  sous  la 
puissance  de  la  loi,  attendu  qu'on  ne  saui-ait  en  donner  une  définition 
exacte,  comme  du  vol,  de  l'homicide,  du  parjure,  etc. 

Mais  pour  mieux  distinguer  les  véritables  limites  de  la  morale  et 
de  la  législation,  il  faut  rappeler  ici  la  classification  la  plus  ordinaire 
des  devoirs  moi-aux. 

La  morale  particulière  règle  les  actions  de  l'homme,  soit  dans  la 
partie  de  sa  conduite  où  il  est  seul  intéressé,  soit  dans  celle  qui  peut 
affecter  les  intérêts  d'autres  individus.  Ce  qui  l'intéresse  lui  seul 
compose  une  classe  d'actions  qu'on  appelle  (improprement  peut- 
être)  devoirs  envers  soi-même,  et  la  qualité  manifestée  par  l'accom- 
plissement de  ces  devoirs  reçoit  le  nom  de  prudence.  La  pai-tie  de 
sa  conduite  relative  aux  autres  compose  une  classe  d'actions  qu'on 
appelle  devoirs  envers  autrui.  Or,  il  y  a  deux  manières  de  consulter 
le  bonheur  des  autres,  l'une  négative,  en  s' abstenant  de  le  diminuer, 
l'autre  positive,  en  ti-availlant  à  l'augmenter  :  la  première  constitue 
la.  probité,  la  seconde  constitue  la  bienfaisance. 

La  morale,  sur  ces  trois  points,  a  besoin  du  secom-s  des  lois,  mais 
non  pas  au  même  degré  ni  de  la  même  manière. 

I.  Les  règles  de  la  prudence  se  suffiront  presque  toujoui's  à  elles- 
mêmes.  Si  un  homme  manque  à  ses  propres  intérêts,  ce  n'est  pas 
sa  volonté  qui  est  en  défaut,  c'est  son  intelligence  ;  s'il  se  fait  du 
mal,  ce  ne  peut  être  que  par  erreiu'.  La  crainte  de  se  nuire  est  im 
motif  réprimant  assez  fort;  il  serait  inutile  d'y  ajouter  la  crainte 
d'une  peine  aitificielle. 

Le  contraire,  dii-a-t-on,  est  démontré  par  les  faits  :  les  excès  du 
jeu,  ceux  de  l'intempérance,  le  commerce  HLicite  entre  les  sexes,  ac- 
compagné si  souvent  de  dangers  très-graves,  prouvent  assez  que  les 
individus  n'ont  pas  toujours  assez  de  pnidence  pour  s'abstenii-  de  ce 
qui  lem-  nuit. 

Pour  m'en  tenir  à  ime  réponse  générale,  j'observerai,  première- 
ment, que,  dans  la  plupart  de  ces  cas,  la  peine,  trop  facile  à  éluder, 
serait  inefficace  :  secondement,  que  le  mal  produit  par  la  loi  pénale 
serait  fort  au  delà  du  mal  de  la  faute. 

Supposez,  par  exemple,  qu'un  législateiu'  se  crût  bien  fondé  à 
vouloii'  extirper,  par  des  lois  dù-ectes,  l'ivrognerie  et  la  fornication. — 
H  faudra  commencer  par  une  multitude  de  règlements.  Complication 
des  lois,  premier  inconvénient  très-grave. — Plus  ces  vices  sont  faciles 
à  cacher,  plus  il  faudra  des  peines  sévères,  afin  de  contrebalancer, 
par  la  terreur  des  exemples,  l'espoir  toujours  renaissant  de  l'im- 
punité.    Rigueur  excessive  des  lois,  second  inconvénient  non  moins 

i:2 


52  LIMITES   QUI   SÉPARENT  LA   MORALE 

grave.  La  difficulté  de  se  procurer  des  preuves  sera  telle  qu'il  faudi^a 
encoui-ager  des  délateurs  et  entretenir  une  armée  de  sui'veillants. 
Xécessité  de  l'espionnage,  troisième  inconvénient  pire  que  les  deux 
premiers.  Comparez  les  effets  en  bien  et  en  mal.  Les  délits  de 
cette  natiu'e,  si  l'on  peut  donner  ce  nom  à  des  imprudences,  ne  pro- 
duisent aucune  alarme  ;  mais  le  remède  prétendu  répandra  un  effroi 
vmiversel  ;  innocent  ou  coupable,  chacun  craindra  poiu"  soi  ou  pour 
les  siens  ;  les  soupçons,  les  délations  rendi-ont  la  société  dangereuse  ; 
on  se  fuira,  on  cherchera  le  mystère,  on  redoutera  les  épanchements 
de  la  confiance.  Au  lieu  d'avoir  supprimé  ^m  vice,  la  loi  en  aura 
semé  de  nouveaux  et  de  plus  dangereux. 

Il  est  vrai  que  l'exemple  peut  rendi'e  contagieux  certains  excès, 
et  qu'un  mal  qm  serait  comme  imperceptible,  s'il  ne  s'agissait  que 
d'un  petit  nombre  d'individus,  poui'rait  devenii'  très-sensible  par  son 
étendue.  Tout  ce  que  peut  faire  le  législateur-,  relativement  à  des 
délits  de  cette  espèce,  c'est  de  les  soumettre  à  quelque  peine  légère, 
dans  le  cas  de  notoriété  scandaleuse  :  cela  suffit  pour  leui*  donner 
une  teinte  d'illégalité  qui  tourne  contre  eux  la  sanction  populaii'e. 

C'est  en  ceci  que  les  législateui's,  en  général,  ont  beaucoup  trop 
gouverné.  Au  lieu  de  se  fier  à  la  prudence  des  individus,  ils  les 
ont  traités  comme  des  enfants  ou  des  esclaves.  Ils  se  sont  livrés  à 
la  même  passion  que  les  foudateui's  des  ordi'es  religieux,  qui,  pom" 
mieux  signaler  lexu-  autorité,  et  par  petitesse  d'esprit,  ont  tenu  leurs 
sujets  dans  la  plus  abjecte  dépendance,  et  leixr  ont  tx'acé  joui-  à 
joui",  moment  à  moment,  leiu'S  occupations,  leurs  aliments,  Icm-  lever, 
leui-  coucher  et  tous  les  détails  de  Icm-  conduite.  Il  y  a  des  codes 
célèbres  où  l'on  trouve  une  multitude  d'entraves  de  cette  espèce  : 
ce  sont  des  gênes  inutiles  sur  le  mariage,  des  peines  contre  le  célibat, 
des  règlements  somptuaii-es  pour  fixer  la  forme  des  habits,  la  dépense 
des  festins,  les  ameublements  des  maisons,  les  ornements  des  femmes  ; 
ce  sont  des  détails  infijiis  sur  des  aliments  permis  oa  défendus,  sur 
des  ablutions  de  telle  ou  telle  nature,  sui"  des  piu'ifications  de  santé 
ou  de  propreté,  et  mille  puéiiUtés  semblables  qui  ajoutent  à  tous  les 
inconvénients  d'ime  contrainte  inutile  celui  d'abrutir  imc  nation,  en 
couvrant  ces  absurdités  d'iui  voile  mystérieux  poiu"  en  déguiser  le 
ridicule. 

Mais  plus  maDieuieux  encore  les  États  où  l'on  a  voulu  maintenii-, 
par  des  lois  pénales,  l'imiformité  des  opinions  religieuses  !  Le 
choix  d'une  religion  est  uniquement  du  ressort  de  la  prudence  des 
individus.  S'ils  sont  persuadés  cjue  leui-  bonheiu-  étemel  dépend 
d'un  certain  culte  ou  d'ime  certaine  croyance,  que  peut  opposer 
le  législatem-  à  im  intérêt  aussi  grand  ?  Je  n'ai  pas  besoin  d'in- 
sister sm-  cette  vérité  :   elle  est  généralement  reconnue  ;   mais,   en 


ET  LA    LÉGISLATION.  53 

traçant  les  limites  de  la  législation,  je  ne  pouvais  pas  oublier  celles 
qu'il  importe  le  phis  de  ne  pas  franehii-. 

llègle  générale.  Laissez  aux  individiis  la  plus  grande  latitude 
possible  dans  tous  les  cas  où  ils  ne  peuvent  nuire  qu'à  eux-mêmes  ; 
car  ils  sont  les  meilleui's  juges  de  leui's  intérêts.  S'ils  se  trompent, 
dès  qu'ils  sentiront  leur  méprise,  il  est  à  présumer  qu'Os  n'y  per- 
sisteront pas.  Xe  faites  intervenir  la  puissance  des  lois  que  pour  les 
empêcher  de  se  nuii'e  entre  eux.  C'est  là  où  elles  sont  nécessaires  ; 
c'est  là  où  l'application  des  peines  est  vi-aiment  utile,  parce  que  la 
rigueur  exercée  sur  un  seul  devient  la  sûi'eté  de  tous. 

II.  n  est  vi'ai  qu'il  y  a  ime  liaison'  naturelle  entre  la  prudence 
et  la  probité,  c'est-à-dire,  que  notre  intérêt  bien  entendu  ne  nous 
laisserait  jamais  sans  motif  pour  nous  abstenir  de  nuire  à  nos  sem- 
blables. 

Arrêtons-nous  un  moment  siu'  ce  point.  Je  dis  qu'indépendam- 
ment de  la  religion  et  des  lois,  nous  avons  toujom-s  quelques  motifs 
naturels,  c'est-à-dii-e,  tirés  de  notre  propre  intérêt,  poui-  consulter 
le  bonheur  d'autrui.  1°  Le  motif  de  pure  bienveillance,  sentiment 
calme  et  doux  que  nous  aimons  à  éprouver,  et  qui  inspire  de  la 
répugnance  à  faire  souffiii'  ;  2°  le  motif  des  affections  privées  qui 
exercent  leur  empire  dans  la  vie  domestique  et  dans  le  cercle  par- 
ticulier de  nos  liaisons  ;  3°  le  désir  de  la  bonne  réputation  et  la 
crainte  du  blâme.  Ceci  est  une  espèce  de  calcul  et  de  commerce — 
payer  pour  avoir  du  crédit — être  vrai  pour  obtenir  de  la  confiance— 
sei-vir  pour  être  servi.  C'est  dans  ce  sens  qu'un  homme  d'esprit 
disait  que  si  la  probité  7i' existait  pas,  il  faudrait  Vinventer  corame 
moyen  de  faire  fortune. 

Un  homme  éclairé  siu'  son  intérêt  ne  se  permettrait  pas  même 
un  crime  caché,  soit  par  la  crainte  de  conti'acter  une  habitude  hon- 
teuse qui  le  trahirait  tôt  ou  tard,  soit  parce  que  des  secrets  à  dérober 
aux  regards  pénétrants  des  hommes  laissent  dans  le  cœtir  un  fonds 
d'inquiétude  qui  corrompt  tous  les  plaisirs.  Tout  ce  qu'il  pourrait 
acquérir  aux  dépens  de  sa  sécurité  ne  la  vaudrait  pas,  et  s'il  est 
jaloux  de  l'estime  des  hommes,  le  meilleur  garant  qu'il  puisse  en 
avoir,  c'est  la  sienne  j^ropre. 

Mais  pour  qu'un  individu  sente  cette  Haison  entre  l'intérêt 
d'autrui  et  le  sien,  il  faut  un  esprit  éclairé  et  un  cœui-  libre  de 
passions  séductrices.  La  plupart  des  hommes  n'ont  ni  assez  de 
lumières,  ni  assez  de  force  d'âme,  ni  assez  de  sensibilité  morale, 
pour  que  leiu-  probité  se  passe  du  secours  des  lois.  Le  législateur 
doit  suppléer  à  la  faiblesse  de  cet  intérêt  naturel,  en  y  ajoutant 
\m  intérêt  artificiel  plus  sensible  et  plus  constant. 

Il  y  a  plus  :   dans  bien  dos  cas,  la  morale  dérive  son  existence  de 


54  LIMITES  QUI  SÉPARENT  LA  MORALE^  ETC. 

la  loi,  c'est-à-dire,  pour  décider  si  une  action  est  moralement  bonne 
ou  mauvaise,  il  faut  savoii*  si  elle  est  permise  ou  défendue  par  les 
lois  :  il  en  est  ainsi  de  ce  qui  concerne  la  propriété.  Telle  manière 
de  vendi'e  et  d'acquérir,  contraii'e  à  la  probité  dans  un  pays,  serait 
iiTeprocbable  dans  un  autre.  IL  en  est  de  même  des  délits  contre 
l'État.  L'Etat  n'existe  que  pai*  la  législation.  On  ne  peut  donc 
établii-  les  devoii's  de  la  morale  qu'après  avoir  connu  l'institution  du 
législateur.  Par  exemple,  il  est  tel  pays  où  ce  serait  un  crime  de 
s'enrôler  au  senice  d'une  puissance  étrangère,  et  tel  autre  où  ce 
service  est  légitime  et  honoré*. 

III.  Quant  à  la  bienfaisance,  il  faut  distinguer.  La  loi  peut 
s'étendi-e  assez  loin  poiu'  des  objets  généraux,  tels  que  le  soin  des 
pauvi'es,  etc.  ;  mais  dans  le  détail,  il  faut  s'en  rapporter  à  la  morale 
privée.  La  bienfaisance  a  ses  mystères  et  s'exerce  sur  des  maux  si 
imprévus  ou  si  secrets  que  la  loi  ne  saurait  y  atteindre.  D'ailleurs, 
c'est  à  la  volonté  libre  de  l'individu  que  la  bienfaisance  doit  son 
énergie  :  si  les  mêmes  actes  pouvaient  être  commandés,  ils  ne  seraient 
plus  des  bienfaits,  ils  aiu'aient  perdu  leur  attrait  et  leiu'  essence. 
C'est  la  morale,  et  surtout  c'est  la  religion  qui  forment  ici  le  com- 
plément nécessaii'e  de  la  législation  et  le  Hen  le  plus  doux  de 
l'humanité. 

Cependant,  au  lieu  d'avoir  trop  fait  à  cet  égard,  les  législateurs 
n'ont  pas  fait  assez  :  ils  axiraient  dû  ériger  en  délit  le  refus  ou 
l'omission  d'un  service  d'humanité,  lorsqu'il  est  facile  à  rendre  et 
qu'il  résulte  de  ce  refus  quelque  malhem*  :  abandonner,  pai*  exemple, 
une  personne  blessée  dans  ime  route  solitaire,  sans  lui  chercher  du 
secoms  ; — ne  pas  avertir  quelqu'un  qui  manie  des  poisons  ; — ne  pas 
tendre  la  main  à  un  homme  tombé  dans  un  fossé,  dont  il  ne  peut 
sortir  de  lui-même  :  dans  ces  cas  et  d'autres  semblables,  pourrait-on 
blâmer  une  peine  qui  se  bornerait  à  exposer  le  délinquant  à  un 
certain  degré  de  honte,  oii  à  le  rendre  responsable  dans  sa  foi'tune  du 
mal  qu'il  aiu'ait  pu  prévcnii'. 

J'observerai  encore  que  la  législation  aurait  pu  s'étendre  plus  loin 
qu'elle  n'a  fait,  relativement  aux  intérêts  des  animaux  inférieurs. 
Je  n'approuve  pas  à  cet  égard  la  loi  des  Gentoux.  Il  y  a  de  bonnes 
raisons  poiu'  fiiire  ser^•ir  les  animaux  à  la  nourritiuc  de  l'homme,  et 
poiu-  déti'uife  ceux  qui  nous  incommodent  :  nous  en  sommes  mieux, 

*  Ceci  touche  à  une  des  questions  les  plus  difficiles:  si  la  loi  n'est  pas  ce 
qu'elle  doit  être,  si  elle  combat  ouvertement  le  principe  de  l'utilité? — Faut-il 
lid  obéii"  ?  faut-d  la  violer  ?  faut-il  rester  neutre  entre  la  loi  qm  ordonne  le  mal 
et  la  morale  qm  le  défend  ? — La  solution  de  ce  problème  doit  se  tirer  d'une  con- 
sidération de  prudence  et  de  bienveillance  :  il  faut  examiner  s'il  y  a  plus  de 
danger  à  violer  la  loi  qu'à  la  suivre  :  si  les  maux  probables  de  l'obéissance  sont 
moindres  que  1rs  maux  probables  de  la  désobéissance. 


FAUSSES  MANIÈRES  DE   RAISONNER,  ETC.  55 

et  ils  n'en  sont  pas  plus  mal,  car  ils  n'ont  point  comme  nous  ces 
longues  et  cruelles  anticipations  de  l'avenir,  et  la  mort  qu'ils  re- 
çoivent de  nous  peut  toujours  être  moins  douloureuse  que  celle  qui 
les  attend  dans  le  cours  inévitable  de  la  nature,  ilais  que  peut-on 
dire  pour  justifier  les  toiu'ments  inutiles  qu'on  leui'  fait  souôrir, 
les  caprices  cruels  qu'on  exerce  sur  eux  ?  Entre  toutes  les  raisons 
que  je  pourrais  donner  pour  ériger  en  délit  les  cruautés  gratuites  à 
leur  égard,  je  me  borne  à  celle  qui  se  rapporte  à  mon  sujet  :  c'est  un 
moyen  de  cultiver  le  sentiment  général  de  bienveillance,  et  de  rendre 
les  hommes  plus  doux,  ou  du  moins  de  prévenir  cette  dépravation 
brutale  qui,  après  s'être  jouée  des  animaux,  a  besoin,  en  croissant,  de 
s'assouvir  de  douleiu's  humaines*. 


CHAPITRE  XIII. 

EXEMPLES  DES  FArSSES  MANIÈRES  DE  EAISONîîEK  EN  MATIÈEE  DE 

LÉGISLATION. 

Cette  introduction  a  eu  pour  objet  de  donner  ime  idée  nette  du 
principe  de  l'utilité  et  de  la  manière  de  raisonner  conformément  à  ce 
principe.  Il  en  résulte  une  logique  de  législation  qu'on  peut  ré- 
sumer en  peu  de  mots. 

Qu'est-ce  que  donner  une  bonne  raison  en  fait  de  loi?  c'est 
alléguer  des  biens  ou  des  maux  que  cette  loi  tend  à  produii'e  :  autant 
de  biens,  autant  d'arguments  en  sa  faveur  :  autant  de  maux,  autant 
d'arguments  contre  elle.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  des  biens 
ou  des  maux  ne  sont  autre  chose  que  des  plaisirs  ou  des  peines. 

Qu'est-ce  que  donner  ime  fausse  raison'l  c'est  alléguer  pour  ou 
contre  une  loi  toute  autre  chose  que  ses  effets,  soit  en  bien,  soit 
en  mal. 

Rien  de  plus  simple,  et  cependant  rien  de  plus  nouveau.  Ce 
n'est  pas  le  piincipe  de  l'utilité  qui  est  nouveau  ;  au  contraire, 
il  est  nécessairement  aussi  ancien  que  l'espèce  humaine.  Tout  ce 
qu'il  y  a  de  vrai  dans  la  morale,  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  les 
lois,  émane  de  ce  principe  ;  mais  il  a  été  le  plus  souvent  suivi  par 
instinct,  tandis  qu'il  était  combattu  par  raisonnement.  Si,  dans  les 
livres  de  législation,  il  jette  çà  et  là  quelques  étincelles,  elles  sont 
bientôt  étouffées  dans  la  fumée  qui  les  environne.  Beccaria  est 
le  seul  qui  mérite  une  exception  ;  et  cependant  il  y  a  encore  dans 
son  ouvrage  quelques  raisonnements  tirés  des  fausses  sources. 

*  Toyez  Voyage  de  Barrow  au  Cap  de  Bonne-Espérance,  et  les  cruautés  de» 
colons  hollandais  envers  les  animaux  et  envei*?  les  esclaves. 


56  FAUSSES  MANIÈRES  DE   RAISONNER 

Il  y  a  près  de  deux  mille  ans  qu'Aristote  avait  entrepris  de 
former,  sous  le  nom  de  Sojyhismes,  un  catalogue  complet  des  diverses 
manières  de  déraisonner.  Ce  catalogue,  •  perfectionné  à  l'aide  des 
lumières  qu'un  si  long  intei'\alle  a  pu  fournir,  aurait  ici  sa  place  et 
son  utilité:  mais  c'est  un  travail  qui  mènerait  trop  loin*.  Je  me 
bornerai  à  présenter  quelques  chefs  d'erreurs  en  matière  de  législa- 
tion: c'est  une  espèce  de  carte  réduite  des  fausses  routes  les  plus 
communes.  Le  piincipe  de  l'utilité  sera  mis  dans  un  plus  gi'and 
jour  par  ce  contraste. 

1.  Antiquité  de  la  loi  n'est  ^as  raison. 

L'antiquité  d'une  loi  peut  étabHr  un  préjugé  en  sa  faveur,  mais 
elle  ne  fait  point  raison  par  elle-même.  Si  la  loi  dont  il  s'agit 
a  contribué  au  bonhem-  public,  j^lus  elle  est  ancienne,  plus  il  est 
aisé  de  constater  ses  bons  ciFets,  et  de  prouver  son  utilité  d'une 
manière  directe. 

2.  Autorité  religieuse  n'est  pas  raison. 

Cette  manière  de  raisonner  est  devenue  rare  de  nos  joiu's,  mais 
pendant  longtemps  elle  a  i:)révalu.  L'ouvrage  d'Algernon  Sydney 
est  rempli  de  citations  de  l'Ancien  Testament,  et  il  y  trouve  de  quoi 
fonder  un  système  de  démocratie,  comme  Bossuet  y  a  trouvé  les 
bases  du  jjouvoii'  absolu.  Sydney  voulait  combattre  avec  leurs 
l)ropres  armes  les  j^artisans  du  di-oit  divin  et  de  l'obéissance  passive. 

Si  on  suppose  qu'une  loi  émane  de  la  Divinité,  on  suppose  qu'elle 
émane  de  la  sagesse  et  de  la  bonté  suprême.  Une  telle  loi  ne  poiu*- 
rait  donc  avoir  pour-  objet  que  l'utilité  la  plus  éminente  :  or,  c'est  tou- 
joui's  cette  utilité  qu'il  faut  mettre  en  évidence  pour  justifier  la  loi. 

3.  Reproclie  d'innovation  n'est  pas  raison. 

Ilejeter  toute  innovation,  c'est  rejeter  tout  progrès  :  dans  quel 
état  serions-nous  si  on  eût  suivi  ce  principe  jusqu'à  présent?  car 
enfin,  tout  ce  qui  existe  a  commencé  ;  tout  ce  qui  est  établissement  a 
été  innovation.  Ceux  qui  approuvent  aujourd'hui  une  loi  comme 
ancienne,  l'am-aient  blâmée  autrefois  comme  nouvelle. 

4.  Définition  arbitraire  n'est  pas  raison. 

Rien  n'est  plus  commun  parmi  les  jmisconsiiltes  et  les  écrivains 
politiques,  que  de  fonder  des  raisonnements  et  même  de  construire 
de  longs  ouvrages  sur  des  définitions  purement  arbitraires.  Tout 
l'artifice  consiste  à  prendi'c  un  mot  dans  un  sens  particulier,  éloigné 
de  son  usage  vulgaire,  à  employer  ce  mot  comme  on  ne  l'a  jamais 
employé,  et  à  dérouter  les  lecteurs  par  ime  apparence  de  profondeur 
et  de  mystère. 

*  Voyez  le  Traité  des  Sophismcs  politiques  que  j'ai  publié  d'après  les  manu- 
scrite de  M.  Bentham  (à  la  suite  de  la  Tactique  des  assonNées  législatives.  1816, 
'i  vol.  in-8). 


EX   MATIÈRE   DE   LEGISLATION.  57 

Montesquieu  lui-même  est  tombé  dans  ce  vice  de  raisonnement, 
dès  le  début  de  son  ouvrage.  Voulant  définir  la  loi,  il  procède  de 
métaphore  en  métaphore  :  il  rapproche  les  objets  les  plus  disparates, 
la  Di^sinité,  le  monde  matéiiel,  les  intelligences  supérieures,  les  bêtes 
et  les  hommes.  On  apprend  enfin,  que  les  lois  sont  des  rapports,  et 
des  rapports  éteriuls.  Ainsi  la  définition  est  plus  obscure  que  la 
chose  à  définir.  Le  mot  hi,  dans  le  sens  propre,  fait  naître  une 
idée  passablement  claire  dans  tous  les  esprits  :  le  mot  rapport  n'en 
fait  naître  aucune.  Le  mot  loi,  dans  le  sens  figuré,  ne  produit  que 
des  équivoques,  et  Montesquieu,  qui  devait  dissiper  ces  ténèbres,  les 
redouble. 

Le  caractère  d\me  fausse  défijiition,  c'est  de  ne  pouvoir  pas  être 
employée  d'ime  manière  fixe.  Uu  peu  plus  loin  (ch.  iii.)  l'auteur 
définit  la  loi  autrement  :  La  loi  en  gé)iéral,  dit-il,  est  la  raison 
humaine,  en  tant  qiCeJle  gouverne  tous  les  peuples  de  la  terre.  Les 
termes  sont  plus  '  familiers,  mais  il  n'en  résulte  pas  ime  idée  plus 
claire.  S'ensuit-il  que  tant  de  lois  contradictoii'cs  ou  féroces  ou 
absurdes,  dans  un  état  perpétuel  de  changement,  soient  toujours  la 
raison  humaine  ?  Ll  me  semble  que  la  raison,  loin  d'être  la  loi,  est 
souvent  en  opposition  avec  elle. 

Ce  premier  chapitre  de  Montesquieu  a  produit  bien  du  galimatias. 
On  s'est  creusé  l'esprit  poiu'  chercher  des  mystères  métaphysiques  où 
il  n'y  en  a  point.  Beccaria  lui-même  s'est  laissé  entraîner  par 
cette  notion  obscure  des  rapports.  Literroger  im  homme  pour 
savoii'  s'il  est  innocent  ou  coupable,  c'est  le  forcer,  dit -il,  de  s'accuser 
lui-même.  Ce  procédé  le  choque,  et  pourquoi  ?  parce  que,  selon  lui, 
c'est  confondre  tous  les  rapports*.  Que  veut  dire  cela  ? — Jouir, 
souffrir,  faire  jouir,  faire  souiïiir,  voilà  des  expressions  dont  je  connais 
le  sens  ;  mais  suivre  des  rapports  et  confondre  des  rapports,  c'est  ce 
que  je  n'entends  point  du  tout.  Ces  tenues  abstraits  n'excitent  en 
moi  aucune  idée,  ne  réveillent  aucim  sentiment.  Je  suis  d'une  in- 
différence absolue  sur  les  rapports; — le?,  plaisirs  et  le?,  peines,  voilà 
ce  qui  m'intéresse. 

Eousseau  n'a  pas  été  content  de  cette  définition  de  Montesquieu  : 
il  a  donné  la  sienne,  qu'il  annonce  comme  ime  grande  découverte  : 
La  loi,  dit-U,  est  V expression  de  lu  volonté  générale.  Il  n'y  a  donc 
point  de  loi  partout  où  le  peuple  en  corps  n'a  pas  parlé  :  il  n'y  a  de 
loi  que  dans  xine  démocratie  absolue  :  U  a  suppiimé  par  ce  décret 
suprême  toutes  les  lois  existantes.  H  a  frappé  de  nullité  toutes 
celles  qui  se  feront  dans  la  suite  chez  tous  les  peuples  du  monde, 
excepté  peut-être  dans  la  république  de  Saint-Marin. 

5.  Métaphore  ne^t  pas  raison. 

*  Ch.  xii.  :  de  la  Qn.esfioit. 


58  FAUSSES  MANIÈRES  DE  RAISONNER 

J'entends  ici,  soit  une  métaphore  proprement  dite,  soit  une  allé- 
gorie dont  on  se  sert  d'abord  poui'  éclaii'cir  le  discom-s  ou  l'orner,  et 
qui  peu  à  peu  devient  la  base  d'un  raisonnement. 

Blackstone*,  tellement  ennemi  de  toute  réforme,  qu'il  a  été  jusqu'à 
blâmer  l'introduction  de  la  langue  anglaise  dans  les  rapports  des 
cours  de  justice,  n'a  rien  négligé  pour  inspirer  le  même  préjugé  à  ses 
lecteiu's.  Il  représente  la  loi  comme  un  château,  comme  une  for- 
teresse à  laquelle  on  ne  peut  faire  aucun  changement  sans  l'affaiblir. 
Il  ne  donne  pas,  j'en  conviens,  cette  métaphore  comme  un  raisonne- 
ment ;  mais  poui-quoi  l'emploie-t-il  ?  Poiu'  s'emparer  de  l'imagina- 
tion, poiu'  prévenir-  ses  lecteiu's  contre  toute  idée  de  réforme,  pour 
leiu'  donner  un  effroi  machinal  de  toute  innovation  dans  les  lois.  Il 
reste  dans  l'esprit  une  idée  fausse  qvà  produit  le  même  effet  qu'un 
faux  raisonnement.  Il  aiu-ait  dû  penser  au  moins  qu'on  pouvait 
toui-ner  cette  allégorie  contre  lui-même.  Quand  il  a  fait  de  la  loi 
un  château,  n'est-il  pas  naturel  à  des  plaidem's  ruinés  de  se  le 
représenter  comme  peuplé  de  harpies? 

La  maison  d'un  homme,  disent  les  Anglais,  est  son  château.  Une 
expression  poétique  n'est  pas  mxe  raison  ;  car  si  la  maison  d'un 
homme  est  son  château  de  nuit,  pourquoi  ne  le  serait-il  pas  de 
joui-  ?  Si  c'est  un  asile  inviolable  pour  le  propriétaire,  poiu-quoi  ne 
le  serait-il  pas  pour  toute  autre  personne  qu'il  jugerait  à  propos  d'y 
recevoir  ? — Le  cours  de  la  justice  est  quelquefois  entravé  en  Angle- 
terre par  cette  puérile  notion  de  liberté.  Il  semble  que  les  criminels 
doivent  avoir  leiu'S  terriers,  comme  les  renards,  poiu'  le  phiisir  des 
chasseurs. 

Un  temple,  dans  les  pays  catholiques,  est  la  maison  de  Dieu. 
Cette  métaphore  a  servi  à  établir  les  asiles  pour  les  criminels. 
C'était  manquer  de  respect  à  Dieu  que  d'arracher  de  force  ceux  qui 
venaient  se  réfugier  dans  sa  maison. 

La  balance  du  commerce  a  produit  ime  multitude  de  raisonnements 
fondés  sur  la  métaphore.  On  a  cru  voir  les  nations  s'élever  et 
s'abaisser  dans  leur  commerce  réciproque,  comme  les  bassins  d'une 
balance  chargés  de  poids  inégaux.  On  s'est  inquiété  de  tout  ce 
qu'on  regardait  comme  im  défaut  d'équilibre.  On  imaginait  que 
l'une  devait  perdre  et  l'autre  gagner,  comme  si  on  avait  ôté  d'un 
bassin  pour  ajouter  à  l'autre. 

Le  mot  de  mère-patHe  a  fait  naître  un  grand  nombre  de  préjugés 
et  de  faux  raisonnements  dans  toutes  les  questions  concernant  les 
colonies  et  les  métropoles.  On  imposait  aux  colonies  des  devoirs  : 
on  leiu-  supposait  des  crimes  tous  également  fondés  sur  la  métaphoie 
de  leur  dépendance  fUiale. 

*  3'  Connu,  ch.  xvii. 


EN  MATIÈRE  DE  LEGISLATION.  59 

6.  Fiction  n^est  pas  raison. 

J'entends  par  fiction  un  fait  notoirement  faux,  sui'  lequel  on  rai- 
sonne comme  s'il  était  vrai. 

Le  célèbre  Cocceiji,  rédactem*  du  Code  Frédéric,  foiu-nit  un  exemple 
de  cette  manière  de  raisonner  au  sujet  des  testaments.  Après  bien 
des  ambages  sui*  le  droit  naturel,  il  approuve  que  le  législateur  laisse 
aux  individus  le  pouvoii*  de  tester.  Pourquoi? — C^est  que  Vhéritier 
et  le  défunt  ne  sont  qu'une  même  et  seule  personne,  et  par  conséquent 
l'héintier  doit  continuer  à  jouir  du  droit  de  propriété  du  défunt.  (  Cod. 
Fréd.,  part,  ii,  1.  110,  p.  156.)  Il  est  vrai  qu'il  présente  aillem-s  quel- 
ques arguments  qui  tiennent  un  peu  au  principe  de  l'utilité,  mais  c'est 
dans  la  préface,  lorsqu'il  ne  faisait  que  préluder.  La  raison  sérieuse, 
la  raison  judiciaire,  c'est  l'identité  du  vivant  avec  le  mort. 

Les  jimstes  anglais,  pour  justifier  en  certains  cas  la  confiscation 
des  biens,  se  sont  sei'vis  d'un  raisonnement  assez  semblable  à  celui  : 
du  chancelier  du  grand  Frédéric.  Ils  ont  imaginé  ime  corruption  du  '• 
sang  qui  arrête  le  coiu's  de  la  succession  légale  :  un  homme  a  été 
puni  de  mort  pour  crime  de  haute  trahison  ;  le  fils  innocent  n'est 
pas  seulement  privé  des  biens  du  père,  mais  il  ne  peut  pas  même 
hériter  de  son  grand-père,  parce  que  le  canal  par  lequel  les  biens 
devaient  passer  a  été  souillé.  Cette  fiction  d'un  péché  originel  poli- 
tique sert  de  base  à  tout  ce  point  de  droit.  Mais  pourquoi  s'arrêter 
là  ?  S'il  y  a  corruption  de  sang,  poui-quoi  ne  détruit-on  pas  les  vils 
rejetons  d'une  tige  criminelle  ? 

Dans  le  septième  chapitre  du  premier  livre,  Blackstone,  en  parlant 
de  l'autorité  royale,  s'est  livi-é  à  toute  la  puérilité  des  fictions.  Le 
roi  a  ses  attributs,  il  est  présent  partout,  il  est  tout  parfait,  il  est 
immortel. 

Ces  pai-adoxes  ridicules,  finits  de  la  servilité,  bien  loin  de  donner 
des  idées  plus  justes  sur  les  prérogatives  de  la  royauté,  ne  sei-vent 
qu'à  éblouir,  à  égarer,  à  donner  à  la  réalité  même  un  air  de  fable  et 
de  prodige.  Ce  ne  sont  pas  de  simples  traits  d'esprit.  Il  en  fait  la 
base  de  plusieiu's  raisonnements.  Il  s'en  sert  pour  expliquer  des 
prérogatives  royales  qui  poxirraient  être  justifiées  par  de  très-bonnes 
raisons,  sans  s'apercevoir  qu'on  nuit  à  la  meilleure  cause  lorsqu'on 
cherche  à  l'étayer  par  des  arguments  futiles. — Les  juges,  dit-il  en- 
core, sont  des  miroirs  dans  lesquels  rimac/e  du  roi  est  réfléchie.  Quelle 
puérilité  !  N'est-ce  pas  exposer  au  ridicule  les  objets  mêmes  sur 
lesquels  on  se  propose  de  jeter  le  plus  d'éclat  ? 

Mais  il  est  des  fictions  plus  hardies  et  i^lus  importantes  qui  ont 
joué  un  grand  rôle  dans  la  politique,  et  qui  ont  produit  des  ouvrages 
célèbres:  ce  sont  les  contrais. 

Le  Léviathan  de  Hobbes,  aujourd'hui  peu  connu,  et  détesté  par 


60  FAUSSES  MANIERES  DE  RAISONNER 

préjugé,  comme  le  code  du  despotisme,  fait  porter  toute  la  société 
politique  sur  un  contrat  prétendu  entre  le  peuple  et  le  souverain. 
Le  peuple,  par  ce  contrat,  a  renoncé  à  sa  liberté  naturelle,  qui  ne 
produisait  que  du  mal,  et  a  déposé  toute  sa  puissance  dans  les  mains 
du  prince.  Toutes  les  volontés  contraires  sont  venues  se  réunir  dans 
la  sienne,  ou  plutôt  s'y  anéantii*.  Ce  qu'il  veut  est  censé  la  volonté 
de  tous  ses  sujets.  Quand  Da^•id  fit  péiir  Urie,  il  agit  en  cela  par 
le  consentement  d'Urie.  Urie  avait  consenti  à  tout  ce  que  David 
pouvait  ordonner  de  lui.  Le  prince,  dans  ce  système,  peut  pécher 
contre  Dieu,  mais  U  ne  peut  pas  pécher  contre  les  hommes,  parce 
que  tout  ce  qu'il  fait  procède  du  consentement  général.  On  ne 
peut  pas  avoir  la  pensée  de  lui  résister,  parce  qu'il  implique  contra- 
diction de  se  résister  à  soi-même. 

Locke,  dont  le  nom  est  aussi  cher  aux  partisans  de  la  liberté  que 
celui  de  Hobbes  leur  est  odieux,  a  posé  de  même  la  base  du  gou- 
vernement sur  un  contrat.  Il  aifirme  qu'il  existe  im  conîi-at  entre 
le  prince  et  le  peuple  ;  que  le  prince  prend  l'engagement  de  gou- 
verner selon  les  lois  pour  le  bonheur  général,  et  que  le  peuple,  de 
son  côté,  prend  l'engagement  d'obéir  tant  que  le  prince  demeure, 
fidèle  aiix  conditions  en  vertu  desquelles  il  a  reçu  la  couronne. 

Eousseau  a  rejeté  avec  indignation  l'idée  de  ce  contrat  bilatéral 
entre  le  prince  et  le  peuple.  !Mais  il  a  imaginé  im  Contrat  social, 
par  lequel  tous  s'engagent  envers  tous,  et  qui  est  la  seule  base  lé- 
gitime des  gouvernements,  La  société  n'existe  que  par  cette  con- 
vention libre  des  associés. 

Ce  qu'il  y  a  de  commim  dans  ces  trois  systèmes  si  directement 
opposés,  c'est  de  commencer  toute  la  théorie  politique  par  une 
fiction  ;  car  ces  trois  contrats  sont  également  fictifs.  Ils  n'existent 
que  dans  l'imagination  de  leui's  auteurs.  Non-seulement  on  n'en 
trouve  aucune  trace  dans  l'histoire,  mais  elle  foujTiit  partout  les 
preuves  du  contraire. 

Celui  de  Hobbes  est  im  mensonge  manifeste.  Le  despotisme  a 
été  partout  le  résultat  de  la  violence  et  des  fausses  idées  religieuses. 
S'il  existe  un  peuple  qui  ait  remis,  par  un  acte  public,  l'autorité 
suprême  à  son  chef,  il  n'est  pas  vrai  que  ce  peuple  ait  exprimé  qu'il 
se  soumettait  à  toutes  les  volontés  cruelles  ou  bizarres  du  souverain. 
L'acte  singulier  du  peuple  danois,  en  1660,  renferme  des  clauses 
essentielles  qm  limitent  la  puissance  suprême. 

Le  Contrat  social  de  Rousseau  n'a  pas  été  jugé  si  sévèrement, 
parce  que  les  hommes  ne  sont  pas  difficiles  sur  la  logique  d'un  sys- 
tème qui  établit  tout  ce  qu'ils  aiment  le  mieux,  la  liberté  et  l'égalité. 
Mais  où  s'est  formée  c^tte  convention  imiverselle  ?  quelles  en  sont 
les  clauses  ?  dans  quelle  langue  est-elle  rédigée  ?  pourquoi  a-t-eUe 


EN   MATIERE   DE   LEGISLATION.  61 

été  toujours  ignorée  ?  Est-ce  en  sortant  des  forêts,  en  renonçant  à 
la  vie  sauvage  qu'ils  ont  eu  ces  grandes  idées  de  morale  et  de  poli- 
tique, sur  lesquelles  on  fait  porter  cette  convention  piimitive  ? 

Le  Contrat  de  Locke  est  plus  spécieux,  parce  qu'en  effet  il  y  a 
des  monarchies  dans  lesquelles  le  souverain  prend  quelques  engage- 
ments à  son  avènement  au  trône,  et  reçoit  des  conditions  de  la  part 
de  la  nation  qu'il  va  gouverner. 

Cependant  ce  contrat  est  encore  une  fiction.  L'essence  d'un 
contrat  est  dans  le  consentement  libre  des  parties  intéressées.  Il 
suppose  que  tous  les  objets  de  l'engagement  sont  spécifiques  et 
connus.  Or,  si  le  prince  est  libre,  à  son  avènement,  d'accepter  ou 
de  refuser,  le  peuple  l'est-il  également?  quelques  acclamations 
vagues  sont-eUes  un  acte  de  consentement  individuel  et  universel  ? 
Ce  contrat  peut-il  lier  cette  multitude  d'individus  qui  n'en  ont 
jamais  entendu  parler,  qui  n'ont  pas  été  appelés  à  le  sanctionner,  et 
qui  n'auraient  pas  pu  refuser  leur  consentement  sans  exposer  leur 
fortime  et  leur  vie  ? — D'ailleurs,  dans  la  plupart  des  monarchies,  ce 
contrat  prétendu  n'a  pas  même  cette  faible  apparence  de  réalité. 
On  n'aperçoit  pas  l'ombre  d'un  engagement  entre  les  souverains  et 
les  peuples. 

n  ne  faut  pas  faii-e  dépendre  le  bonheiu-  du  genre  humain  d'une 
fiction.  Il  ne  faut  pas  élever  la  pp-amide  sociale  sur  des  fonde- 
ments de  sable  et  sur  ime  argile  qui  s'écroule.  Qu'on  laisse  ces 
jouets  à  des  enfants,  des  hommes  doivent  parler  le  langage  de  la 
vérité  et  de  la  raison. 

Le  véritable  lien  poKtique  est  dans  l'immense  intérêt  des  hommes 
à  maintenir  un  gouvernement.  Sans  gouvernement,  point  de  sûi-eté, 
point  de  famille,  point  de  propriété,  point  d'industrie.  C'est  là 
qu'il  faut  chercher  la  base  et  la  raison  de  tous  les  gouvernements, 
quelles  que  soient  leur-  origine  et  lem-  fonne  ;  c'est  en  les  comparant 
avec  leur  but,  qu'on  peut  raisonner  soUdement  sur  leurs  droits  et 
leurs  obligations,  sans  avoir  recom-s  à  de  prétendus  contrats  qui  ne 
peuvent  servir  qu'à  faire  naître  des  disputes  interminables. 
7.  Raison  fantastique  n'est  pas  raison. 

Rien  de  plus  commun  que  de  dii'e,  la  raison  veut,  la  raison  éter- 
nelle prescrit,  etc.  ;  mais  qu'est-ce  que  cette  raison?  Si  ce  n'est  pas 
la  vue  chstincte  d'un  bien  ou  d'im  mal,  c'est  une  fantaisie,  un  des- 
potisme qui  n'annonce  que  la  persuasion  intérieure  de  celui  qui 
parle. 

Examinons  sur  quel  fondement  un  jurisconsulte  célèbre  a  voulu 
établir  l'autorité  paternelle.  Un  homme  d'un  bon  sens  ordinaii'e  ne 
verrait  point  de  difficulté  dans  cette  question,  mais  un  savant  doit 
trouver  partout  quelque  mystère. 


OZ  FAUSSES  MANIÈRES  DE  RAISONNER 

"  Le  di'oit  d'un  père  sur  ses  enfants,"  dit  Cocceiji,  "  est  fondé  sur  la 
raison  ;  car,  1°  Les  enfants  sont  procréés  dans  la  maison  dont  le  père 
est  le  maître.  2°  Ils  naissent  dans  ime  famille  dont  il  est  le  chef. 
3°  Ils  sont  de  sa  semence  et  lUie  partie  de  son  corps."  YoUà  les 
raisons  dont  il  conclut,  entre  autres  choses,  qu'un  homme  de  qua- 
rante ans  doit  attendi-e  pour  se  marier  le  consentement  d'un  vieil- 
lard qui  radote.  Ce  qu'U  y  a  de  commun  entre  ces  trois  raisons, 
c'est  qu'aucune  d'elles  n'a  aucun  rapport  à  l'intérêt  des  parties  : 
l'auteui-  ne  consulte  ni  l'utilité  des  pères  ni  celle  des  enfants. 

Le  droit  d'un  jpère  est  d'abord  une  expression  qui  manque  de 
justesse  :  il  ne  s'agit  poLat  d'un  droit  illimité,  d'un  droit  indivisible  : 
il  y  a  plusieurs  espèces  de  droits  qu'on  poui-rait  accorder  ou  refuser 
au  père,  chacune  pour  des  raisons  particulières. 

La  première  raison  qu'U  allègue  est  fondée  siu'  un  fait  qui  n'est 
vrai  que  par  accident.  Qu'un  voyageur  ait  des  enfants  qui  naissent 
dans  ime  auberge,  dans  un  vaisseau,  dans  la  maison  d'un  ami,  voilà 
donc  la  première  base  de  l'autorité  paternelle  qui  n'existerait  pas 
pour  le  père.  Les  enfants  d'un  domestique,  ceux  d'im  soldat,  ne 
de^Taient  pas  être  soumis  à  leiu's  pères,  mais  à  celui  dans  la  maison 
duquel  ils  sont  nés. 

La  seconde  raison  n'a  point  de  sens  déterminé  ou  ne  serait  qu'une 
répétition  de  la  première.  L'enfant  d'im  homme  qui  demeure  dans 
la  maison  de  son  père,  de  son  frère  aîné  ou  de  son  patron,  est-il  né 
dans  ime  famille  dont  son  père  soit  le  chef? 

La  troisième  raison  est  aussi  futile  que  peu  décente.  "  L'enfant 
est  né  de  la  semence  du  père  et  fait  partie  de  son  coi-ps."  Si  c'est 
là  le  principe  d'un  di-oit,  il  faut  convenir  qu'il  doit  mettre  la  puis- 
sance de  la  mère  bien  au-dessus  de  celle  du  père. 

Remarquons  ici  une  différence  essentielle  entre  les  faux  principes 
et  le  ATi'ai.  Le  principe  d'utilité,  ne  s'appUquant  qu'à  l'intérêt  des 
parties,  se  pUe  aux  circonstances  et  s'accommode  à  tous  les  besoins. 
Les  faux  principes,  se  fondant  stu"  des  choses  étrangères  à  l'intérêt 
des  individus,  seraient  inflexibles,  s'ils  étaient  conséquents.  Tel  est 
le  caractère  de  ce  prétendu  droit,  fondé  sur  la  naissance.  Le  fils 
appartient  naturellement  au  père,  parce  que  la  matière  dont  le  fils 
est  formé  a  ciix-ulé  autrefois  dans  le  sang  dn  père  :  qu'il  le  rende 
malheureux,  n'importe  ;  ou  ne  saïu'ait  anéantir  son  di'oit.  puisqu'on 
ne  saurait  faire  que  son  fils  ne  soit  pas  son  fils.  Le  blé  dont  votre 
corps  est  formé  a  cru  autrefois  dans  mon  champ  :  se  peut -il  que 
vous  ne  soyez  pas  mon  esclave  ? 

8.  Antipatliie  et  sumpathie  ne  sont  pas  raison. 

C'est  surtout  en  matière  de  loi  pénale  qu'on  déraisonne  par  anti- 
pathie :  antipathies  contre  les  actions  réputées  délits  ;  antipathies 


EN   MATIÈRE  DE  LEGISLATION.  63 

contre  les  individus  réputés  délinquants  ;  antipathies  contre  les 
ministres  de  la  justice  ;  antipathies  contre  telle  ou  teUe  peine.  Ce 
faux  principe  a  régné  en  tyran  dans  cette  vaste  province  de  la  loi  : 
Beccaria  osa  le  premier  l'attaquer  en  face,  avec  des  armes  d'vme 
trempe  indestructible  :  mais  s'il  fit  beaucoup  poiu'  détniii'e  l'usiu'pa- 
teur,  il  fit  trop  peu  pour  le  remplacer. 

C'est  le  principe  d'antipathie  qui  fait  parler  de  délit  comme 
méritant  une  peine  :  c'est  le  principe  correspondant  de  sympathie 
qui  fait  parler  de  telle  action  comme  méritant  une  récompense  :  ce 
mot  mérite  ne  peut  conduire  qu'à  des  passions  et  à  des  erreurs.  Il 
ne  faut  eonsidéi'er  que  les  effets  bons  ou  mauvais. 

Mais  quand  je  dis  que  les  antipathies  et  les  sympathies  ne  sont  pas 
raison,  j'entends  celles  du  législateur*,  car  les  antipathies  et  les  sympa- 
thies des  peuples  peuvent  faire  raison,  et  raison  bien  puissante.  Que 
des  religions,  des  lois,  des  coutumes  soient  bizan^es  ou  pernicieuses, 
n'importe,  il  suffit  que  les  peuples  y  soient  attachés,  La  force  de 
leur  préjugé  est  la  mesure  des  ménagements  qu'on  lem'  doit.  Ôter 
une  jouissance,  une  espérance,  toute  chimérique  qu'elle  est,  c'est  faire 
le  même  mal  que  si  on  ôtait  une  jouissance,  une  espérance  réelle. 
La  peine  d'im  seul  indi\'idu  devient  alors  par  sjTnpathie  la  peine  de 
tous.  De  là  résulte  ime  foule  de  maux  :  antipathie  contre  la  loi 
qui  blesse  le  préjugé  général  ;  antipathie  contre  le  corps  des  lois 
dont  eUe  fait  partie  ;  antipathie  contre  le  gouvernement  qui  les  fait 
exécuter. — Disposition  à  ne  point  contribuer  à  leui'  exécution  ;  dis- 
position à  s'y  opposer  clandestinement  ;  disposition  à  s'y  ojjposer 
ouvertement  et  par  force  ;  disposition  à  ôter  le  gouvernement  à 
ceux  qui  se  roidissent  contre  une  volonté  populaii'e. — Maux  qu'en- 
traînent les  délits  dont  l'ensemble  forme  ce  triste  composé  qu'on 
appelle  rébellion,  guerre  civile  ;  maux  qu'entraînent  les  j^eines  aux- 
quelles on  a  recours  poiu-  les  faire  cesser.  Tel  est  l'enchaînement 
de  conséquences  funestes  toujours  prêtes  à  éclore  d'ime  fantaisie 
contrariée.  Il  faut  donc  que  le  législateur  cède  à  la  violence  d'un 
courant  qui  emporterait  tout  ce  qu'on  lui  oppose.  Cependant  ne 
négligeons  pas  d'observer  qu'ici  ce  ne  sont  pas  ces  fantaisies  qui 
sont  la  raison  déterminante  du  législateiu",  ce  sont  les  maux  dont 
elles  menacent  si  elles  sont  combattues. 

Mais  le  législateur  doit-il  être  esclave  des  fantaisies  de  ceux  qu'U 
gouverne?  Non.  Entre  une  opposition  impmdente  et  ime  con- 
descendance sei-vile,  il  y  a  un  milieu  honorable  et  sûr:  c'est  de 
combattre  ces  fantaisies  avec  les  seules  armes  qui  peuvent  les 
vaincre  ;  l'exemple  et  l'instruction  :  il  faut  qu'U.  éclah'e,  qu'U  s'adresse 
à  la  raison  publique,  qu'U  se  donne  le  temps  de  démasquer  l'erreur. 
Les  vraies  raisons,  clairement  exposées,  seront  nécessairement  plus 


04  FAUSSES  MANIÈRES   DE   RAISONNER 

fortes  que  les  fausses.  Mais  il  ue  faut  pas  que  le  législateur  se 
montre  trop  directement  dans  ces  instructions,  de  peur  de  se  com- 
promettre avec  l'ignorance  pubHquc.  Les  moyens  indirects  répon- 
di'ont  mieux  à  son  but. 

Au  reste,  trop  de  déférence  pour  les  préjugés  est  un  défaut  plus 
commun  que  l'excès  contraire.  Les  meilleurs  projets  sur  les  lois 
vont  échouer  contre  cette  objection  banale  :  "  Le  préjugé  s'y  oppose  : 
on  offenserait  la  multitude." — Mais  comment  le  sait-on  ?  Comment 
a-t-on  consulté  l'opinion  pubHque  ?  Quel  est  son  organe  ?  Le 
peuple  entier  n'a-t-Q  qu'une  façon  de  penser  imiforme?  Tous  les 
indi^•idus  ont-ils  le  même  sentiment,  y  compris  les  dix-neuf  vingtiè- 
mes qui  n'en  ont  jamais  entendu  parler? — D'ailleurs,  si  la  mul- 
titude s'est  trompée,  est-elle  condamnée  à  rester  éternellement  dans 
l'ei-reur  ?  Les  illusions  qu'enfantent  les  ténèbres  ne  s'évanouiront- 
eUes  pas  au  grand  joui-  ?  Veut-on  que  le  peuple  ait  pu  embrasser 
la  saine  raison  quand  elle  n'était  connue  ni  des  législateiu's  ni  des 
sages  de  la  terre  ? — N'a-t-on  pas  l'exemple  d'autres  nations  qui 
sont  sorties  de  la  même  ignorance  et  où  l'on  a  triomphé  des  mêmes 
obstacles  ? 

Après  tout,  les  préjugés  populaires  servent  moins  souvent  de 
motifs  que  de  prétextes.  C'est  un  passe-port  commode  pour  les 
sottises  des  hommes  d'Etat.  L'ignorance  du  peuple  est  l'argument 
favori  de  leur  pusHlanimité  et  de  leur  paresse,  tandis  que  leurs  vrais 
motifs  sont  les  préjugés  dont  eux-mêmes  n'ont  pu  s'affi-anchir. 
Le  nom  du  peuple  est  une  signature  contrefaite  pour  justifier 
ces  chefs. 

9.  Pétition  de  principe  li' est  pas  raison. 

La  pétition  de  principe  est  un  des  sophismes  qui  ont  été  signalés 
par  Aristote  ;  mais  c'est  un  Prêtée  qui  se  reproduit  sous  plusieurs 
foimes,  et  se  cache  avec  artifice. 

La  pétition  de  principe,  ou  plutôt  l'usurpation  de  principe,  con- 
siste à  se  ser\'ir  de  la  proposition  même  en  dispute,  comme  si  elle 
était  déjà  prouvée. 

Cette  fausse  manière  de  raisonner  s'insinue  en  morale  et  en  légis- 
lation, sous  le  voUe  des  teiines  sentimentaux  ou  passionnés. 

Les  termes  sentimentaux  ou  passionnés  sont  ceux  qui,  outre  leur 
sens  principal,  emportent  avec  eux  une  idée  accessoire  d'aj^probation 
ou  de  blâme.  Les  termes  neutres  sont  ceux  qui  expriment  simple- 
ment la  chose  en  question,  sans  rien  faire  présumer  en  bien  ou  en 
mal,  sans  emporter  aucime  idée  étrangère  de  blâme  ou  d'approbation. 

Or,  il  faut  observer  qu'un  terme  passionné  renferme  ou  enveloppe 
ime  proposition  non  expririîëe,  mais  sous-entendue,  qui  accomi)agne 
toujours  l'emploi  du  mot,  à  l'insu  de  ceux  qui  l'emploient  :  cette 


EN  MATIÈRE  DE  LEGISLATION.  65 

proposition  sous-entenduc  est  do  blâme  ou  de  louange,  mais  vague  et 
indéterminée. 

Ai-je  besoin  de  lier  une  idée  d'utilité  avec  un  terme  qui  emporte 
commimément  une  idée  accessoire  de  blâme  ?  je  parais  avancer  un 
pai'adoxe  et  tomber  en  contradiction  avec  moi-même. 

Veux -je  dire,  par  exemple,  que  tel  objet  de  îiLve  est  bon  ?  La 
proposition  étonne  ceux  qui  sont  accoutumés  à  attacher  à  ce  mot  un 
sentiment  de  désapprobation. 

Que  dois- je  faire  pour  examiner  ce  point  particulier,  sans  réveiller 
cette  association  dangereuse  ?  Il  faut  avoir  recours  à  un  mot  neutre  ; 
je  dirai,  par  exemple,  2''eUe  manière  de  dépenser  son  revenu  est 
bonne,  etc.  Cette  tournure  ne  trouve  point  de  préjugé  contre  elle, 
et  permet  l'examen  impartial  de  l'objet  en  question. 

Lorsque  Helvétius  avança  que  toutes  les  actions  avaient  pour 
motif  l'mtére^,  on  se  souleva  contre  lui  sans  vouloii' même  l'entendi'e. 
Pourquoi  ?  C'est  que  le  mot  intérêt  avait  un  sens  odieux,  une  accep- 
tion vulgaire  dans  laquelle  il  semblait  exclure  tout  motif  de  piu- 
attachement  et  de  bienveillance. 

Combien  de  raisonnements,  en  matière  politique,  ne  sont  fondés 
que  sur  des  termes  passionnés  ! 

On  croit  donner  une  raison  en  faveui'  d'une  loi,  en  disant  qu'elle 
est  conforme  au  principe  de  la  monarchie  ou  de  la  démocratie  ;  mais 
cela  ne  signifie  rien.  S'il  est  des  personnes  poui'  qui  ces  mots  soient 
liés  à  des  idées  accessoires  d'approbation,  il  en  est  d'autres  qui  leui- 
attachent  des  idées  contraires.  Que  les  deux  parties  se  mettent  aux 
prises,  la  dispiite  ne  peut  finii-  que  par  la  lassitude  des  combattants  ; 
car  pour  commencer  le  véritable  examen,  il  faut  renoncer  à  ces 
termes  passionnés,  et  calculer  les  effets  de  la  loi  dont  il  s'agit,  en 
bien  ou  en  mal. 

Blackstone  admire,  dans  la  constitution  britannique,  la  combi- 
naison des  trois  formes  de  gouvernement,  et  il  en  conclut  qu'elle  doit 
posséder  toutes  les  quahtés  réunies  de  la  monarchie,  de  l'aristocratie 
et  de  la  démocratie.  Comment  ne  voyait-U  pas  que,  sans  rien  changer 
à  son  raisonnement,  on  en  pouvait  tirer  une  conclusion  diamétrtde- 
ment  opposée  et  tout  aussi  légitime  :  savoir,  que  la  constitution 
britannique  devait  réunir  tous  les  \-ices  particuliers  à  la  démocratie, 
l'aristocratie  et  la  monarchie  ? 

Le  mot  indépendance  est  uni  à  des  idées  accessoires  de  dignité  et 
de  vertu  ;  le  mot  dépendance  est  uni  à  des  idées  accessoires  d'infé- 
riorité et  de  corruption.  D'après  cela,  les  panégyristes  de  la  con- 
stitution britannique  admirent  Vindépendance  des  trois  pouvoirs  qui 
composent  la  législation  :  c'est  à  leurs  yeux  le  chef-d'œuvre  de  la 
politique,  le  plus  beau  trait  de  ce  gouvernement.     D'un  autre  côté, 

F 


66  FAUSSES  MANIÈRES  DE  RAISONNER 

les  détracteurs  de  cette  même  constitution  ne  manquent  pas  d'in- 
sister sur  la  dépendmice  de  l'une  ou  de  l'autre  branche  de  ces  pou- 
voirs.    Ni  l'éloge  ni  la  censure  ne  contiennent  des  raisons. 

À  considérer  le  fait,  l'indépendance  n'est  pas  vraie.  Le  roi  et  la 
plupart  des  lords  n'ont-ils  pas  une  influence  directe  dans  l'élection 
de  la  chambre  des  communes  ?  Le  roi  n'a-t-il  pas  le  pouvoir  de  la 
dissoudi-e  en  un  instant,  et  ce  pouvoir  n'est-il  pas  très-efficace  ?  Le 
roi  n'exerce-t-il  pas  une  influence  directe  par  les  emplois  honorifiques 
et  lucratifs  qu'il  donne  et  ôte  à  son  gré  ?  D'un  autre  côté,  le  roi 
n'est-il  pas  dans  la  dépendance  des  deux  chambres,  et  plus  particu- 
lièrement des  communes,  puisqu'il  ne  saurait  se  maintenir  sans 
argent  et  sans  armée,  et  que  ces  deux  objets  principaux  sont  absolu- 
ment dans  la  main  des  députés  de  la  nation  ?  La  chambre  des  pairs 
est-elle  indépendante,  tandis  que  le  roi  peut  en  augmenter  le  nombre 
à  son  gré,  tourner  les  suffrages  en  sa  favciu'  par  l'accession  de  nou- 
veaux lords,  et  qu'il  exerce  une  autre  influence  par  les  perspectives 
de  rang  et  d'avancement  dans  le  corps  de  la  pairie,  et  par  les  pro- 
motions ecclésiastiques  dans  le  banc  des  évêques  ? 

Au  Heu  de  raisonner  sur  un  mot  trompeiu-,  considérons  les  efiets. 
C'est  la  dépendance  réciproque  de  ces  trois  pouvoirs  qui  produit  leur 
concorde,  qui  les  assujétit  à  des  règles  fixes,  qui  leur  donne  ime 
marche  systématique  et  soutenue.  De  là  la  nécessité  de  se  respecter, 
de  s'observer,  de  se  ménager,  de  s'arrêter,  de  se  concilier.  S'ils 
étaient  indépendants  d'une  manière  absolue,  il  y  aiirait  entre  exix  des 
chocs  continuels.  Il  faudrait  souvent  en  appeler  à  la  force,  et 
autant  vaudrait  en  venir  d'abord  à  la  pure  démocratie,  c'est-à-dire, 
à  l'anarchie. 

Je  ne  puis  me  refuser  à  donner  encore  deux  exemples  de  cette 
erreur  de  raisonnement  fondée  sur  des  termes  abusifs. 

Si  on  fait  une  théorie  politique  sur  la  représentation  tuitionale,  en 
s'attachant  à  tout  ce  qui  paraît  une  conséquence  naturelle  de  cette 
idée  abstraite,  on  arrive  bientôt  à  prouver  qu'U  faut  établir"  un  droit 
de  suffrage  universel  ;  et,  de  conséquence  en  conséquence,  on  arrive 
éo-alement  à  proiiver  que  les  représentants  doivent  être  renouvelés 
aussi  fréquemment  que  possible,  afin  que  la  représentation  nationale 
puisse  mériter  ce  titre. 

Pom-  soumettre  cette  question  au  principe  de  l'utilité,  il  ne  faut 
pas  raisonner  siu'  le  mot,  mais  il  faut  regarder  uniquement  aux  efiets. 
Quand  il  s'agit  d'élire  une  assemblée  législative,  on  ne  doit  accorder 
ce  di-oit  d'élection  qu'à  ceux  qui  peiivent  être  censés  avoir-  la  con- 
fiance de  la  nation  poiu-  l'exercer. 

Des  choix  faits  par  des  hommes  qui  ne  pourraient  pas  avoir  la  confian- 
ce de  la  nation  aft'aibliraient  sa  confiance  dans  l'assemblée  législative. 


EN   MATIERE  DE   LEGISLATION.  D/ 

Les  hommes  qui  n'am-aient  pas  la  confiance  de  la  nation  sont  ceux 
en  qui  l'on  ne  saurait  présumer  l'intégrité  politique  et  le  degré  de 
connaissance  nécessaire. 

On  ne  saurait  présumer  l'intégrité  politique  dans  ceux  que  le 
besoin  expose  à  la  tentation  de  se  vendre,  dans  ceux  qui  n'ont  point 
de  demeure  fixe,  dans  ceux  qui  ont  été  flétris  en  justice  pour  de 
certains  délits  déterminés  par  la  loi. 

On  ne  saurait  présumer  le  degré  de  connaissance  nécessaii^e  dans 
les  femmes  que  leur  condition  domestique  éloigne  du  maniement  des 
affaires  nationales,  dans  les  enfants  et  les  adultes  au-dessous  d'un 
certain  âge,  dans  ceux  qui,  par  leur  indigence,  sont  privés  des  pre- 
miers éléments  de  l'éducation,  etc. 

C'est  sur  ces  piincipes  et  d'autres  semblables  qu'on  pourrait  établii- 
les  conditions  nécessaires  pour  être  électeui',  et  c'est  également 
d'après  les  avantages  et  les  inconvénients  du  renouvellement  qu'il 
faut  raisonner  pour  établir  la  durée  des  assemblées  législatives,  sans 
y  faire  entrer  des  considérations  tirées  d'un  terme  abstrait. 

Le  dernier  exemple  que  j'ai  à  donner  est  pris  des  contrats,  je  veux 
dire,  de  ces  différentes  fictions  politiques  imaginées  sous  le  nom  de 
contrats.  Je  les  ai  déjà  condamnés  comme  fictions,  je  les  condamne 
encore  comme  pétition  de  principe. 

Quand  Locke  ou  Rousseau  raisonnent  sur  ce  contrat  prétendu, 
quand  ils  afiinnent  que  le  contrat  social  ou  politique  renferme  telle 
ou  telle  clause,  pourraient-ils  le  prouver  autrement  que  par  l'utilité 
générale  qui  est  supposée  en  résulter?  Accordons-leur,  si  on  veut, 
que  ce  contrat,  qui  n'est  pas  même  rédigé,  est  en  pleine  existence. 
De  quoi  dépend  toute  sa  force  ?  n'est-ce  pas  de  son  utilité  ?  Pour- 
quoi faut-il  garder  ses  engagements?  Parce  que  la  foi  des  pro- 
messes est  la  base  de  la  société.  C'est  poui'  l'avantage  de  tous  que 
les  promesses  de  chaque  individu  doivent  être  sacrées.  Il  n'y  aui-ait 
plus  de  sûreté  entre  les  hommes,  plus  de  commerce,  plus  de  confiance, 
U  faudrait  retourner  dans  les  forêts,  si  les  engag;ements  n'avaient 
plus  de  force  obligatoire.  Il  en  serait  de  même  de  ces  contrats  poli- 
tiques. C'est  leur  utilité  qui  ferait  leur  force  :  s'ils  devenaient  nui- 
sibles, ils  n'en  auraient  plus.  Car  si  le  roi  avait  pris  l'engagement 
de  rendre  son  peuple  malheureux,  cet  engagement  serait-il  valide  ? 
Si  le  peuple  s'était  lié  à  obéii*  à  tout  événement,  serait-il  tenu  de  se 
laisser  détruire  par  un  Néron  ou  un  CaUgiûa,  plutôt  que  de  violer  sa 
promesse  ?  S'il  résultait  du  contrat  des  effets  imiversellement  nui- 
sibles, y  am-ait-il  une  raison  suffisante  pour  le  maintenir  ?  On  ne 
saurait  donc  nier  que  la  validité  du  contrat  ne  soit  au  fond  la  question 
de  l'utilité,  uu  pou  enveloppée,  im  peu  déguisée,  et  par  conséquent 
plus  susceptible  de  fausses  interprétations. 

f2 


68  FAUSSES  MANIÈRES  DE  RAISONNER 

10.  Loi  imaginaire  n'est  pas  raison. 

Loi  naturelle,  droit  naturel  :  deux  espèces  de  fictions  ou  de  méta- 
phores, mais  qui  jouent  lui  si  grand  rôle  dans  les  livres  de  législation, 
qu'elles  méritent  un  examen  à  part. 

Le  sens  primitif  du  mot  loi,  c'est  le  sens  ^^Llgaire,  c'est  la  volonté 
d'un  législateiu-.  La  loi  de  la  nature  est  une  expression  figurée  ;  on 
se  représente  la  natiu-e  comme  un  être,  on  lui  attribue  telle  ou  telle 
disposition,  qu'on  appelle  figiu^ativement  loi.  Dans  ce  sens,  toutes 
les  inclinations  générales  des  hommes,  toutes  celles  qui  paraissent 
exister  indépendamment  des  sociétés  humaines,  et  qui  ont  dû  pré- 
céder l'établissement  des  lois  politiques  et  civiles,  sont  appelées  lois 
de  la  nature.     Voilà  le  vi-ai  sens  de  ce  mot. 

Mais  on  ne  l'entend  pas  ainsi.  Les  auteurs  ont  pris  ce  mot  comme 
s'il  avait  im  sens  propre,  comme  s'il  y  avait  un  code  de  lois  naturelles  ; 
ils  en  appellent  à  ces  lois,  ils  les  citent,  ils  les  opposent  littéralement 
aux  lois  des  législateiu's,  et  ils  ne  s'aperçoivent  pas  que  ces  lois  na- 
turelles sont  des  lois  de  leur  invention,  qu'ils  se  contredisent  tous 
sur  ce  code  prétendu,  qu'ils  sont  réduits  à  affirmer  sans  prouver, 
qu'autant  d'écrivains,  autant  de  systèmes,  et  qu'en  raisonnant  de 
cette  manière  il  faut  toujours  recommencer,  parce  que  sur  des  lois 
imaginaii'es  chacun  peut  avancer  tout  ce  qui  lui  plaît,  et  que  les 
disputes  sont  interminables. 

Ce  qu'il  y  a  de  naturel  dans  l'homme,  ce  sont  des  sentiments  de 
peine  ou  de  plaisir,  des  penchants  :  mais  appeler  ces  sentiments  et 
ces  penchants  dos  lois,  c'est  introduii'e  ime  idée  fausse  et  dangereuse  ; 
c'est  mettre  le  langage  en  opposition  avec  lui-même  :  car  il  faut  faire 
des  lois,  précisément  pour  réprimer  ces  penchants.  Au  lieu  de  les 
regarder  comme  des  lois,  il  faut  les  soumettre  aux  lois.  C'est  contre 
les  penchants  naturels  les  plus  forts  qu'il  faut  faire  les  lois  les  plus 
réprimantes.  S'il  y  avait  une  loi  de  la  natm'e  qui  dirigeât  tous  les 
hommes  vers  leui'  bien  commun,  les  lois  seraient  inutiles.  Ce  serait 
employer  im  roseau  à  soutenir  un  chêne  ;  ce  serait  allumer  un  flam- 
beau pour  ajouter  à  la  himière  du  soleil. 

Blaekstone,  en  parlant  de  l'obligation  des  parents  de  pourvoir  à 
Tenti-etien  de  leurs  enfants,  dit  que, — "  C'est  xm  principe  de  la  loi 
naturelle,  un  devoir  imposé  par  la  natiu'e  eUc-même,  et  par  leur 
propre  acte  en  les  mettant  au  monde  ....  Et  Montesquieu,  ajoute- 
t-il,  observe  avec  raison  que  l'obligation  natiu'elle  du  père  de  nourrir 
ses  enfants  est  ce  qui  a  fait  établir  le  mariage  qui  déclare  celui  qui 
doit  remplir  cette  obligation." — (Liv.  I.  ch.  IG.) 

Les  parents  sont  disposés  à  élever  leurs  enfants,  les  parents  doivent 
élever  leurs  enfants  :  voilà  deux  propositions  différentes,  La  pre- 
mière no  suppose  pas  la  seconde  ;  la  seconde  ne  suppose  pas  la  pi"e- 


EN  MATIÈRE  DE   LEGISLATION.  69 

mière.  11  y  a  sans  doute  des  raisons  très-fortes  pour  imposer  aux 
parents  l'obligation  de  nourrir  leurs  enfants.  Pourquoi  Blackstone 
et  Montesquieu  ne  les  donnent-ils  pas  ?  Pom-quoi  se  réfèrent-ils  à 
ce  qu'ils  appellent  la  loi  de  la  nature?  Qu'est-ce  que  cette  loi  de 
la  natiu-e  qui  a  besoin  d'une  loi  secondaire  d'un  autre  législateiu-  ? 
Si  cette  obligation  naturelle  existait,  comme  le  dit  Montesquieu,  loin 
de  servir  de  fondement  au  mariage,  elle  en  prouverait  l'inutilité,  au 
moins  pour  le  but  qu'il  assigne.  Un  des  objets  du  mariage  est  pré- 
cisément de  suppléer  à  l'insuffisance  de  l'affection  naturelle.  11  est 
destine  à  convertir'  en  obligation  cette  inclination  des  parents  qui  ne 
serait  pas  toujoui's  assez  forte  pour  siu'monter  les  peines  et  les  em- 
barras de  l'éducation. 

Les  hommes  sont  très-disposés  à  pourvoir"  à  leiu"  i3ro23re  entretien  ; 
on  n'a  pas  fait  de  loi  poui'  les  y  obliger.  Si  la  disposition  des  parents 
à  pourvoir  à  l'entretien  de  leurs  enfants  était  constamment  et  imi- 
versellemeut  aussi  forte,  il  ne  serait  jamais  venu  dans  l'esprit  des 
législateui's  d'en  faire  ime  obligation. 

L'exposition  des  enfants,  si  commime  autrefois  chez  les  Grecs,  l'est 
encore  plus  à  la  Chine.  Poiu"  faire  abolir  cet  usage,  ne  faudi'ait-il 
pas  alléguer  d'autres  raisons  que  cette  prétendue  loi  de  la  natiu'e  qui 
est  évidemment  en  défaut  ? 

Le  mot  droit,  de  même  que  le  mot  loi,  a  deux  sens,  un  sens  propre 
et  un  sens  métaphorique.  Le  droit  proprement  dit  est  la  créature  de 
la  loi  proprement  dite  :  les  lois  réelles  donnent  naissance  aux  droits 
réels.  Le  droit  naturel  est  la  créatui-e  de  la  loi  naturelle  :  c'est  une 
métaphore  qui  dérive  son  origine  d'une  autre  métaphore. 

Ce  qu'il  y  a  de  naturel  dans  l'homme,  ce  sont  des  moyens,  des 
facultés,  mais  appeler  ces  moyens,  ces  facultés,  des  droits  naturels, 
Q'est  encore  mettre  le  langage  en  opposition  avec  lui-même  :  car  les 
droits  sont  établis  pour  assurer  l'exercice  des  moyens  et  des  facultés. 
Le  di'oit  est  la  garantie,  la  faculté  est  la  chose  garantie.  Comment 
peut-on  s'entendre  avec  un  langage  qui  confond  sous  le  même  terme 
deux  choses  aussi  distinctes  ?  Où  en  serait  la  nomenclature  des  arts, 
si  l'on  donnait  au  métier  qui  sert  à  faLre  un  ouvrage  le  même  nom 
qu'à  l'ouvrage  même  ? 

Le  droit  réel  est  toujoui-s  employé  dans  un  sens  légal,  le  di-oit 
naturel  est  souvent  employé  dans  un  sens  anti-légal.  Quand  on  dit, 
par  exemple,  que  la  loi  ne  peut  pas  aller  contre  le  droit  naturel,  on 
emploie  le  mot  droit  dans  un  sens  supérieur  à  la  loi  :  on  reconnaît  un 
droit  qui  attaque  la  loi,  qui  la  renverse  et  l'annulle. 

Dans  ce  sens  anti-légal,  le  mot  droit  est  le  plus  grand  ennemi  de 
la  raison  et  le  plus  terrible  destructeur  des  gouvernements. 

On  ne  peut  plus  raisonner  avec  des  fanatiques  armés  d'un  droit 


70  FAUSSES  MANIÈRES  DE  RAISONNER 

naturel,  que  chacun  entend  comme  il  lui  plait,  applique  comme  il  lui 
convient,  dont  il  ne  peut  rien  céder,  rien  retrancher,  qm  est  inflexi- 
ble en  même  temps  qu'inintelligible,  qui  est  consacré  à  ses  yeux 
comme  un  dogme,  et  dont  on  ne  peut  s'écarter  sans  crime.  Au  Heu 
d'examiner  les  lois  par  leurs  effets,  au  lieu  de  les  juger  comme  bonnes 
ou  comme  mauvaises,  ils  les  considèrent  par  leur  rapport  avec  ce  pré- 
tendu droit  naturel  :  c'est-à-dire  qu'ils  substituent  au  raisonnement 
de  l'expérience  toutes  les  chimères  de  leur  imagination. 

Ce  n'est  pas  ime  erreur  innocente,  eUe  se  glisse  de  la  spéculation 
dans  la  pratique.  "  IL  faut  obéir  aux  lois  qui  sont  d'accord  avec  la 
natui-e,  les  autres  sont  nulles  par  le  fait,  et  au  Heu  de  leur  obéir,  il 
faut  leur  résister.  Dès  que  les  di'oits  natiu'els  sont  attaqués,  tout 
citoyen  vertueux  doit  être  ardent  à  les  défendre.  Ces  droits  évidents 
par  eux-mêmes  n'ont  pas  besoin  qu'on  les  prouve  ;  il  suffit  de  les 
déclarer.  Comment  prouver  l'évidence  ?  Le  simple  doute  implique 
im  défaut  de  sens  ou  un  vice  de  l'âme,"  etc. 

Mais  poiu-  qu'on  ne  m'accuse  pas  de  prêter  gratuitement  des 
maximes  séditieuses  à  ces  espèces  d'inspii'és  politiques,  je  citerai  un 
passage  positif  de  Blackstone  ;  et  je  choisis  Blackstone,  parce  qu'il 
est,  de  tous  les  écrivains,  celui  qui  a  montré  le  plus  profond  respect 
pour  l'autorité  des  gouvernements.  (1  Comm.  p.  42.)  En  parlant 
des  prétendues  lois  de  la  natiu-e  et  des  lois  de  la  révélation  :  "  On  ne 
doit  pas  soufli-ir,"  dit-il,  "  que  les  lois  humaines  contredisent  celles- 
là  :  si  une  loi  humaine  nous  ordonne  une  chose  défendue  par  les  lois 
naturelles  ou  di^^nes,  nous  sommes  tenus  de  transgresser  cette  loi 
humaine,"  etc. 

N'est-ce  pas  mettre  les  armes  à  la  main  de  tous  les  fanatiques 
contre  tous  les  gouvernements  ?  Dans  l'immense  variété  des  idées 
sur  la  loi  naturelle  et  la  loi  divine,  chacim  ne  trouvera-t-il  pas 
quelque  raison  pour'  résister  à  toutes  les  lois  himiaines  ?  Y  a-t-il 
im  seul  Etat  qui  pût  se  maintenir  un  joiu-.  si  chacim  se  croyait  en 
conscience  tenu  de  résister  aux  lois,  à  moins  qu'elles  ne  fussent  con- 
formes à  ses  idées  particulières  sur  la  loi  natui'elle  et  la  loi  révélée  ? 
Quel  horrible  coupe-gorge  entre  tous  les  interprètes  du  code  de  la 
uatm-e  et  toutes  les  sectes  religieuses  ? 

"  La  poui'suite  du  bonheiu'  est  vm  di-oit  naturel."  La  poursuite 
du  bonheur  est  certainement  im  penchant  natm-el  ;  mais  peut-on 
déclarer  que  c'est  im  di'oit?  Cela  dépend  du  mode  de  la  poursuite. 
L'assassin  pom-suit  son  bonheur  par  im  assassinat  ;  en  a-t-il  le  di-oit? 
S'il  ne  l'a  pas,  pom-quoi  déclarer  qu'il  Ta  ?  Quelle  tendance  y  a-t-il 
dans  cette  déclaration  à  rendre  les  hommes  plus  heureux  et  plus 
sages  ? 

Turgot  était  un  gmnd  homme,  mais  il  avait  adopté  l'opinion  con:- 


EN  MATIÈRE  DE  LEGISLATION.  71 

mune  sans  l'examiner.  Les  di'oits  inaliénables  et  natui-els  étaient 
le  despotisme  ou  le  dogmatisme  qu'il  voulait  exercer  sans  s'en  aper- 
cevoir. S'il  ne  voyait  point  de  raison  poiu'  douter  d'une  proposition, 
s'il  la  jugeait  d'une  véiité  évidente,  il  la  référait,  sans  aller  plus  loin, 
au  droit  natiu'el,  à  la  justice  éternelle.  Il  s'en  servait  dès  lors  comme 
d'un  article  de  foi  qu'il  n'était  plus  permis  d'examiner. 

L'utilité  ayant  été  souvent  mal  appliquée,  entendue  dans  un  sens 
étroit,  ayant  prêté  son  nom  à  des  ciinies,  avait  paru  contraire  à  la 
justice  éternelle  ;  elle  était  dégradée,  eUe  avait  une  réputation  mer- 
cenaire, et  il  fallait  du  courage  pom'  la  remettre  en  honneur,  et  poiu' 
rétablir  la  logique  sur  ses  véritables  bases. 

J'imagine  un  traité  de  conciliation  avec  les  partisans  du  droit 
natiu'el.  Si  la  wUure  a  fait  telle  ou  teUe  loi,  ceux  qui  la  citent  avec 
tant  de  confiance,  ceux  qui  ont  pris  modestement  sui"  eux  d'être  ses 
interprètes,  doivent  penser  qu'elle  a  eu  des  raisons  pour  la  faire,  ^e 
serait-il  pas  plue  sûr,  plus  persuasif  et  plus  court  de  nous  donner 
directement  ces  raisons,  que  de  nous  présenter  la  volonté  de  ce  légis- 
latem'  inconnu,  comme  faisant  autorité  par  elle-même  ? 

n  faudi'ait  encore  signaler  ici  les  fausses  routes  où  l'on  est  par- 
ticulièrement entraîné  dans  les  assemblées  délibérantes,  les  person- 
nalités, les  imputations  de  motifs,  les  longueui's,  les  déclamations  ; 
mais  ce  qu'on  a  dit  suffit  pour  caractériser  ce  qui  est  raison  et  ce  qui 
ne  l'est  pas  sous  le  principe  de  l'utilité. 

Toutes  ces  fausses  manières  de  raisonner  peuvent  toujours  se  ré- 
duire à  l'un  ou  à  l'autre  des  deux  faux  principes.  Cette  distinction 
fondamentale  est  d'une  grande  utilité  pour  rendre  les  idées  plus  nettes 
en  épargnant  les  mots,  Eapporter  tel  ou  tel  raisonnement  à  un  des 
faux  principes,  c'est  relier  l'ivraie  en  faisceau  poiir  la  jeter  au  feu. 

Je  finis  par  une  observation  générale.  Le  langage  de  l'erreur  est 
toujours  obscur,  chancelant  et  variable.  Une  grande  abondance  de 
mots  sert  à  couvrir  la  disette  et  la  fausseté  des  idées.  Plus  on  varie 
dans  les  tenues,  plus  il  est  aisé  de  donner  le  change  aux  lecteui's. 
Le  langage  de  la  vérité  est  uniforme  et  simple  :  mêmes  idées,  mêmes 
termes.  Tout  se  rapporte  à  des  plaisirs  et  à  des  peines.  On  évite 
toiit  ce  qui  peut  masquer  ou  intercepter  cette  notion  familière  :  De 
tel  ou  tel  acte  résulte  telle  impression  de  luine  ou  de  plaisir.  Ne  m'en 
croyez  pas,  croyez-en  l'expérience,  et  surtout  la  vôtre.  Entre  deux 
façons  d''agir  opposées,  voulez-vous  savoir  celle  à  qui  la  préférence  est 
due?  Cakulez  les  effets  en  bien  ou  en  mal,  et  décidez-vous  pour  ce 
qui  promet  la  plus  grande  somnu  de  bonheur. 


\ 


PEINCIPES 


DTJ 


CODE    CIVIL. 


\ 


INTRODUCTION. 


De  toutes  les  branches  de  la  législation,  le  droit  civil  est  celle 
qui  a  le  moins  d^ attrait  pour  ceux  qui  n'étudient  pas  la  juris- 
prudence par  état.  Ce  n'est  pas  même  dire  assez  :  elle  inspire 
une  espèce  d'effroi.  La  curiosité  s'est  longtemps  portée  avec 
ardeur  sur  l'économie  politique,  sur  les  lois  pénales  et  sur  les 
principes  des  gouvernements.  Des  ouvrages  célèbres  avaient 
accrédité  ces  études,  et  sous  peine  d'avouer  une  infériorité 
humiliante,  il  fallait  les  connaître  et  surtout  les  juger. 

Mais  le  droit  civil  n'est  jamais  sorti  de  l'enceinte  obscure  du 
barreau.  Les  commentateurs  dorment  dans  la  poussière  des 
bibliothèques  à  côté  des  controversistes.  Le  public  ignore 
jusqu'au  nom  des  sectes  qui  les  divisent,  et  regarde  avec  un 
respect  muet  ces  nombreux  in-folio,  ces  énormes  compilations 
ornées  de  titres  pompeux  de  Corps  de  Droit  et  de  Jurisprudence 
universelle. 

La  répugnance  générale  contre  cette  étude  est  le  résultat  de 
la  manière  dont  elle  a  été  traitée.  Tous  ces  ouvrages  sont  dans 
la  science  des  lois  ce  qu'étaient  dans  les  sciences  naturelles  ceux 
des  scolastiques  avant  la  philosophie  expérimentale.  Ceux  qui 
attribuent  leur  sécheresse  et  leur  obscurité  à  la  nature  même 
du  sujet  ont  trop  d'indulgence. 

En  effet,  de  quoi  s'agit-il  dans  cette  partie  des  lois  ?  Elle 
traite  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  intéressant  pour  les  hommes, 
de  leur  sûreté,  de  leur  propriété,  de  leurs  transactions  réci- 
proques et  journalières,  de  leui*  condition  domestique  dans  les 
rapports  de  père,  de  fils  et  d'époux.  C'est  là  qu'on  voit  naître 
les  Droits  et  les  Obligations  :  car  tous  les  objets  de  la  loi  peu- 
vent se  réduire  à  ces  deux  termes,  et  il  n'y  a  point  là  de 
mystère. 

La  loi  civile  n'est  au  fond  que  la  loi  pénale  sous  un  autre 
aspect  :  on  ne  peut  entendre  l'une  sans  entendre  l'autre.  Car 
établir  des  droits,  c'est  accorder  des  permissions,  c'est  faire  des 
défenses,  c'est  en  un  mot,  créer  des  délits.    Commettre  un  délit, 


76  INTRODUCTION. 

c'est  violer  d'une  part  une  obligation,  d'autre  part,  un  droit. 
Commettre  un  délit  privé,  c'est  violer  une  obligation  où  l'on  est 
envers  un  particulier,  un  droit  qu'il  a  sur  nous.  Commettre 
un  délit  public,  c'est  violer  une  obligation  oii  l'on  est  envers  le 
public,  un  droit  que  le  public  a  sur  nous.  Le  droit  civil  n'est 
donc  que  le  droit  pénal  considéré  sous  une  autre  face.  Si  j'en- 
visage la  loi  dans  le  moment  oii  elle  confère  un  droit,  oii  elle 
impose  une  obligation,  c'est  le  point  de  vue  civil.  Si  j'envisage 
la  loi  dans  sa  sanction,  dans  ses  effets  par  rapport  à  ce  droit 
violé,  à  ces  obligations  enfreintes,  c'est  le  point  de  vue  pénal. 

Qu'entend-on  par  principes  du  droit  civil?  On  entend  les 
motifs  des  lois,  la  connaissance  des  véritables  raisons  qui  doivent 
guider  le  législateur  dans  la  distribution  des  droits  qu'il  confère 
aux  individus  et  des  obligations  qu'il  leur  impose. 

Dans  cette  bibliothèque  d'écrits  sur  les  lois  civiles,  on  en 
chercherait  vainement  un  qui  ait  eu  pour  but  de  les  fonder  sur 
des  raisons.  La  philosophie  n'a  jamais  passé  par  là.  La 
Théorie  des  lois  civiles  de  Linguet  qui  promettait  beaucoup  est 
bien  loin  de  remplir  son  titre.  C'est  la  production  d'une  ima- 
gination déréglée  au  service  d'un  mauvais  cœur.  Le  despotisme 
oriental  est  le  modèle  auquel  il  voudrait  ramener  tous  les  gou- 
vernements européens,  pour  les  corriger  des  notions  de  liberté 
et  d'humanité  qui  semblaient  le  tourmenter  comme  des 
spectres  lugubres. 

Les  disputes  de  la  jurisprudence  ont  produit,  dans  ses  écoles 
mêmes,  des  espèces  d'incrédules  qui  ont  douté  qu'elle  eût  des 
principes  :  selon  eux,  tout  est  arbitraire  ;  la  loi  est  bonne  parce 
qu'elle  est  loi,  parce  qu'une  décision  quelle  qu'elle  soit,  produit 
le  grand  bien  de  la  paix.  Il  y  a  dans  cette  opinion  un  peu  de 
vérité  et  beaucoup  d'erreur.  On  verra  dans  cet  ouvrage  que  le 
principe  de  l'utilité  s'étend  sur  cette  partie  des  lois  comme  sur 
toutes  les  autres  :  mais  son  application  est  difficile,  elle  exige 
une  connaissance  intime  de  la  nature  humaine. 

Le  premier  trait  de  lumière  qui  frappa  M.  Benthara  dans 
l'étude  des  lois,  c'est  que  le  droit  naturel,  le  pacte  originaire, 
le  sens  moral,  la  notion  du  juste  et  de  l'injuste,  dont  on  se 
servait  pour  tout  expliquer,  n'était  au  fond  que  les  idées 
innées  dont  Locke  avait  si  bien  démontré  la  fausseté.  11  vit 
qu'on  tournait  dans  un  cercle  vicieux.  Familiarisé  avec  la  mé- 
thode de  Bacon  et  de  Newton,  il  résolut  de  la  transporter,  dans 


INTRODUCTION.  11 

la  législation.  Il  en  fit,  comme  je  l'ai  expliqué  plus  en  détail 
clans  le  discours  préliminaii*e,  une  science  expérimentale.  11 
écarta  tous  les  mots  dogmatiques,  il  rejeta  tout  ce  qui  n'était 
pas  l'expression  d'une  sensation  de  peine  ou  de  plaisir  :  il  ne 
voulut  point  admettre,  par  exemple,  que  la  propriété  fût  un 
droit  inhérent,  un  droit  naturel,  parce  que  ces  termes  n'ex- 
pliquaient rien  ne  prouvaient  rien.  Ceux  de  justice  et  d'm- 
justice  avaient  à  ses  yeux  le  même  inconvénient  de  préjuger  les 
questions  au  lieu  de  les  éclaircir.  Lorsqu'il  propose  une  loi  à 
établir,  il  n'affecte  point  d'en  trouver  une  correspondante  dans 
la  loi  naturelle,  et  par  une  jonglerie  commune,  de  présenter 
déjà  comme  une  chose  faite  la  chose  même  qui  est  à  faire. 
Lorsqu'il  explique  les  obligations,  il  ne  s'enveloppe  point  dans 
des  raisons  mystérieuses,  il  n'admet  aucune  supposition,  il 
montre  nettement  que  toute  obligation  doit  être  fondée  ou  sur 
un  service  antérieur  reçu  par  la  personne  à  qui  on  l'impose,  ou 
sur  un  besoin  supérieur  de  la  part  de  celle  en  faveur  de  qui  on 
Pimpose,  ou  sur  un  pacte  mutuel  qui  dérive  toute  sa  force  de 
son  utilité.  Ainsi,  toujours  guidé  par  l'expérience  et  l'ob- 
servation, il  ne  considère  dans  les  lois  que  les  effets  qu'elles 
produisent  sur  les  facultés  de  l'homme,  comme  être  sensible,  et 
il  donne  toujours  àe%  peines  à  éviter  comme  les  seuls  arguments 
d'une  valeur  réelle. 

Les  civiliens  ne  cessent  de  raisonner  sur  des  fictions,  et  de 
donner  à  ces  fictions  le  même  effet  qu'à  la  réalité;  par  exemple, 
ils  admettent  des  contrats  qui  n'ont  jamais  existé,  des  quasi- 
contrats  qui  n'en  ont  pas  même  l'apparence.  Dans  certains  cas 
ils  admettent  une  mort  civile,  dans  d'autres  ils  nient  la  mort 
naturelle;  tel  homme  mort  n'est  pas  mort,  tel  autre  vivant 
n'est  pas  vivant  ;  tel  qui  est  absent  doit  être  considéré  comme 
présent,  tel  qui  est  présent  doit  être  considéré  comme  absent. 
Une  province  n'est  pas  où  elle  est  ;  un  pays  n'appaitieut  pas  à 
qui  il  appartient.  Les  hommes  sont  quelquefois  des  choses,  et 
en  qualité  de  choses,  ils  ne  sont  pas  susceptibles  de  droits. 
Les  choses  sont  quelquefois  des  êtres  qui  ont  des  droits  et  qui 
sont  soumis  à  des  obligations.  Ils  reconnaissent  des  droits  im- 
prescriptibles contre  lesquels  on  a  toujours  prescrit  ;  des  droits 
inaliénables  qui  ont  toujours  été  aliénés  ;  et  ce  qui  n'est  pas  est 
toujours  plus  fort  à  leurs  yeux  que  ce  qui  est.  Otez-leur  ces 
fictions,  ou  plutôt  ces  mensonges,  ils  ne  savent  plus  où  ils  en 


78  INTRODUCTION. 

sont;  accoutumés  à  ces  faux  appuis,  ils  ne  peuvent  plus  se 
soutenir  d'eux-mêmes.  M.  Bentham  a  rejeté  tous  ces  argu- 
ments puérils;  il  n'a  pas  une  supposition  gratuite,  pas  une 
définition  arbitraire,  pas  une  raison  qui  ne  soit  l'expression  d'un 
fait,  pas  un  fait  qui  ne  soit  tiré  d'un  effet  de  la  loi  en  bien  ou 
en  mal. 

C'est  par  cette  manière  de  raisonner,  toujours  conséquente 
à  son  principe,  qu'il  a  fait  de  la  loi  civile  une  nouvelle  science  : 
nouvelle  et  même  paradoxale  pour  ceux  qui  ont  été  nourris 
dans  les  opinions  des  anciennes  écoles  ;  mais  simple,  naturelle, 
et  même  familière,  pour  ceux  qui  n'ont  pas  été  égarés  par  de 
faux  systèmes.  Aussi  une  traduction  de  ce  livre  aurait  dans 
toutes  les  langues  le  même  sens  et  la  même  force,  parce  qu'il 
en  appelle  à  l'expérience  universelle  des  hommes  ;  au  lieu  que 
des  raisons  techniques,  des  raisons  fondées  sur  des  termes  abs- 
traits, sur  des  définitions  arbitraires,  n'ayant  qu'une  valeur 
locale,  et  ne  consistant  qu'en  mots,  s'évanouissent  lorsqu'on  ne 
trouve  pas  des  synonymes  pour  les  rendre.  C'est  ainsi  que  ces 
peuplades  africaines  qui  font  usage  de  coquilles  pour  leur 
monnaie,  s'aperçoivent  de  leur  pauvreté  dès  qu'elles  sortent  de 
leurs  frontières,  dès  qu'elles  veulent  offrir  leurs  richesses  de 
convention  à  des  étrangers. 

Je  dois  ajouter  que  M.  Bentham  avait  fait  sur  les  lois  an- 
glaises de  fréquentes  digressions  que  j'ai  supprimées  :  elles 
n'avaient  qu'un  intérêt  local.  Cependant  il  est  des  cas  où  ses 
observations  auraient  manqué  de  base  si  j'avais  omis  de  men- 
tionner les  lois  particulières  qui  en  étaient  l'objet.  En  cher- 
chant, pour  être  plus  clair,  à  développer  ce  qui  n'était  sou- 
vent dans  l'original  qu'une  allusion,  j'ai  pu  faire  quelques 
méprises,  qu'il  ne  serait  pas  juste  d'imputer  à  l'auteur.  Ces 
lois,  en  général,  sont  si  difficiles  à  entendre,  qu'il  est  dangereux 
pour  tout  Anglais  qui  n'est  pas  jurisconsulte,  de  se  hasarder  à 
en  parler,  et  à  plus  forte  raison,  pour  tout  autre  que  pour  un 
Anglais. 


\ 


PRINCIPES 

DTT 

CODE  CIVIL. 


PREMIÈRE     PARTIE. 

OBJETS  DE  LA  LOI  CmLE. 


CHAPITRE  PREMIER. 

DES  DKOrrS  ET  DES  OBLIGATIONS. 

Tors  les  objets  que  le  législateur  est  appelé  à  distribuer  parmi  les 
membres  de  la  communauté  peuvent  se  réduire  à  deux  classes  : 

1°  Les  droits. 

2°  Les  obligations. 

Les  droits  sont  en  eux-mêmes  des  avantages,  des  bénéfices  pour 
celui  qui  en  jouit.  Les  obligations  au  contraire  sont  des  devoirs, 
des  charges  onéreuses  pour  celui  qui  doit  les  remplir. 

Les  droits  et  les  obligations,  quoique  distincts  et  opposés  dans  leur 
natore,  sont  simultanés  dans  leur  origine,  et  inséparables  dans  leur 
existence.  Dans  la  nature  des  choses,  la  loi  ne  peut  accorder  un 
bénéfice  aux  uns,  sans  imijoser  en  même  temps  quelque  fardeau  à 
d'autres.  Ou,  en  d'autres  termes,  on  ne  peut  créer  un  droit  en 
faveur  des  uns,  qu'en  créant  une  obligation  correspondante  imposée 
à  d'autres.  Comment  me  confère-t-on  un  droit  de  propriété  sur 
une  teiTe  ?  En  imposant  à  tous  autres  que  moi  l'obligation  de  ne 
pas  toucher  à  ses  produits.  Comment  me  confère-t-on  im  di'oit  de 
commandement?  En  imposant  à  un  district  ou  à  un  nombre  do 
personnes  l'obligation  de  m' obéir. 

Le  législateur  doit  conférer  les  droits  avec  plaisir,  puisqu'ils  sont 
en  eux-mêmes  im  bien  :  il  doit  imposer  les  obligations  avec  répu- 
gnance, puisqu'elles  sont  en  elles-mêmes  un  mal.  D'après  le  principe 
de  l'utilité,  il  ne  doit  jamais  imposer  une  charge  que  pour  conférer 
un  bénéfice  d'une  plus  gi'ande  valeui*. 


80  DROITS  ET  OBLIGATIONS. 

En  créant  des  obligations  la  loi  retranche  de  la  liberté  dans  la 
même  proportion  ;  elle  convertit  en  délit  des  actes  qui  autrement 
seraient  permis  et  impunissables.  La  loi  crée  un  délit,  soit  par  un 
commandement  positif,  soit  par  une  i)roliibition. 

Les  retranchements  de  liberté  sont  inévitables.  H  est  impossible 
de  créer  des  di'oits,  d'imposer  des  obligations,  de  protéger  la  personne, 
la  vie,  la  réputation,  la  propriété,  la  subsistance,  la  liberté  même,  si 
ce  n'est  aux  dépens  de  la  liberté. 

Mais  chaque  restriction  imposée  à  la  liberté  est  sujette  à  être 
smvie  d'un  sentiment  naturel  de  peine  plus  ou  moins  grand,  indé- 
pendamment d'une  variété  infinie  d'inconvénients  et  de  souffrances 
qui  peuvent  résulter  du  mode  particulier  de  cette  restriction.  Il 
s'ensuit  donc  qu'aucune  restriction  ne  doit  être  imposée,  aucun  pou- 
voir conféré,  aucune  loi  coercitive  sanctionnée,  sans  une  raison  suf- 
fisante et  sjDécifique.  Il  y  a  toujours  une  raison  contre  toute  loi 
coercitive,  et  une  raison  qui,  au  défaut  de  toute  autre,  serait  suffi- 
sante par  elle-même,  c'est  qu'elle  porte  atteinte  à  la  liberté.  Celui 
qui  propose  une  loi  coercitive  doit  être  prêt  à  prouver  non-seulement 
qu'U  y  a  une  raison  spécifique  en  faveur  de  cette  loi,  mais  encore  que 
cette  raison  l'emporte  sui"  la  raison  générale  contre  toute  loi. 

Cette  proposition  claii'e  jusqu'à  l'évidence,  que  toute  loi*  est  con- 
traire à  la  liberté,  n'est  point  généralement  reconnue  :  au  contraire, 
les  zélateurs  de  la  liberté,  plus  ardents  qu'éclairés,  se  font  im  devoir 
de  conscience  de  la  combattre  :  et  comment  s'y  prennent-ils  ?  Us 
pervertissent  le  langage,  ils  ne  veulent  pas  se  servir  de  ce  mot  dans 
son  acception  commune,  Us  parlent  une  langue  qui  n'est  ceUe  de 
personne.  Voici  comment  Us  définissent  la  liberté  :  La  liberté  con- 
siste à  pouvoir  faire  tout  ce  qui  ne  nuit  pas  à  autrui.  Mais  est-ce  le 
sens  ordinaire  de  ce  mot  ?  La  liberté  de  faire  du  mal  n'est-ello  pas 
liberté  ?  Si  ce  n'est  pas  liberté,  qu'est-ce  donc  ?  et  quel  est  le 
mot  dont  on  peut  se  servir  pour  en  parler  ?  Ne  dit-on  pas  qu'U 
faut  ôter  la  liberté  aux  fous  et  aux  méchants,  parce  qu'Us  en 
abusent  ? 

D'après  cette  définition,  je  ne  saurais  donc  jamais  si  j'ai  la  liberté 
de  faire  ou  de  ne  pas  faire  une  action,  jusqu'à  ce  que  j'eusse  examiné 
toutes  ses  conséquences  ?  Si  eUe  me  paraissait  nuisible  à  un  seiU 
individu,  quand  même  la  loi  me  la  permet  ou  même  me  l'ordonne, 
je  ne  serais  pas  en  liberté  de  la  faire  !  L"n  officier  de  justice  n'aurait 
pas  la  liberté  de  punir  un  voleur,  à  moins  d'être  sûr  que  cette  peine 
ne  peut  pas  nuire  à  ce  voleur. — YoUà  les  absurdités  impliquées  dans 
cette  définition. 

*  Il  faut  excepter  les  lois  par  lesquelles  on  révoque  des  lois  restriotires.  des 
lois  qui  permeffent  ce  que  d'autres  lois  avaient  défera  (. 


BUTS  DISTINCTS  DE  LA  LOI  CIVILE.  81 

Que  nous  dit  la  simple  raison  ?  Cherchons  dès  le  début  à  rédiger 
des  propositions  \Taies. 

L'unique  objet  du  gouvernement  doit  être  le  plus  grand  bonheur 
possible  de  la  communauté. 

Le  bonheur  d'un  individu  est  d'autant  plus  grand,  que  ses  souf- 
frances sont  plus  légères  et  en  plus  petit  nombre,  et  que  ses  jouis- 
sances sont  plus  grandes  et  en  plus  grand  nombre. 

Le  soin  de  sa  jouissance  doit  être  laissé  presque  entièrement  à 
rindi%-idu.  La  principale  fonction  du  gouvernement  est  de  protéger 
l'homme  contre  les  peines. 

Il  remplit  cet  objet  en  créant  des  droits  qu'U  confère  aux  individus  : 
droits  de  sûreté  personnelle  ;  droits  de  protection  pour  l'honneur  ; 
droits  de  propriété  ;  droits  de  recevoir  des  secours  en  cas  de  besoin. 
A  ces  droits  correspondent  des  délits  de  toutes  les  classes.  La  loi 
ne  peut  créer  des  di-oits  qu'en  créant  des  obligations  correspondantes: 
elle  ne  peut  créer  des  droits  et  des  obligations,  sans  créer  des  déHts*. 
Elle  ne  peut  ordonner  ou  défendre  sans  restreindre  la  liberté  des 
individus  t. 

Le  citoyen  ne  peut  donc  acquérir  des  droits  que  par  le  sacrifice 
d'une  partie  de  sa  liberté.  Mais  même  sous  un  mauvais  gouverne- 
ment, il  n'y  a  pas  de  proportion  entre  l'acquisition  et  le  sacrifice. 
Le  gouvernement  s'approche  de  la  perfection  à  mesure  que  l'acquisi- 
tion est  plus  grande  et  le  sacrifice  plus  petit. 


CHAPITRE  II. 


BUTS  DISTINCTS  DE  LA  LOI  CIVILE. 


Dans  cette  distribution  des  droits  et  des  obligations,  le  législateur, 
avons-nous  dit,  aura  pour  but  le  bonheur  de  la  société  politique  : 
mais  en  cherchant  d'une  manière  plus  distincte  de  quoi  se  compose 
ce  bonheur,  nous  trouvons  quatre  buts  subordonnés  : 

Subsistance. 

Abondance. 

Égalité. 

Sûreté. 

Plus  la  jouissance  à  tous  ces  égards  est  parfaite,  plus  la  somme  du 

*  Créer  un  délit,  c'est  convertir  un  act«  en  délit,  donner  par  une  prohibition 
la  qualité  de  délit  à  un  acte. 

t  Si  la  loi  confère  un  tlroit,  c'est  en  donnant  la  qualité  de  délits  aux  diverses 
actions  par  lesquelles  la  jouissance  de  ce  droit  serait  interrompue  ou  contrariée. 


82  BUTS  DISTINCTS  DE   LA  LOI   CIVILE. 

bonheur  social  est  grande,  et  nommément  de  ce  bonheiu'  qui  dépend 
des  lois. 

On  peut  en  déduire  que  toutes  les  fonctions  de  la  loi  peuvent  se 
rapporter  à  ces  quatre  chefs  : — Pourvoir  à  la  subsistance. — Entre- 
tenir l'abondance. — Favoriser  l'égalité. — Maintenir  la  sûreté. 

Cette  di\'ision  n'a  pas  toute  la  netteté,  toute  la  précision  qu'on 
pourrait  désirer.  Les  limites  qui  séparent  ces  objets  ne  sont  pas 
toujours  faciles  à  déterminer  :  ils  se  rapprochent  par  différents  points 
et  se  confondent  les  ims  dans  les  autres.  Mais  il  suffit,  pour  justifier 
cette  division,  qu'elle  soit  la  plus  complète,  et  qu'on  soit  appelé  dans 
plusieurs  circonstances  à  considérer  chacun  des  objets  qu'elle  contient 
séparé  et  distinct  de  chaque  autre. 

La  subsistance,  par  exemple,  est  renfermée  dans  l'abondance  ; 
cependant,  0.  faut  bien  en  faire  une  mention  séparée,  parce  que  les 
lois  doivent  faire  poui*  la  subsistance  bien  des  choses  qu'elles  ne  de- 
vraient pas  se  permettre  poiu'  l'abondance. 

La  sûreté  admet  autant  de  distinctions  qu'il  y  a  d'espèces  d'actions 
qui  peuvent  lui  être  contraires.  EUe  se  rapporte  à  la  personne,  à 
l'honneur,  aux  bienS;  à  la  condition.  Les  actes  nuisibles  à  la  sûreté, 
frappés  de  la  prohibition  des  lois,  reçoivent  la  qualité  de  délits. 

De  ces  objets  de  la  loi,  la  sûreté  est  le  seul  qui  embrasse  néces- 
sairement l'avenir  :  on  peut  avoir  à  considérer  la  subsistance,  l'abon- 
dance, l'égalité  pour  wa.  seul  moment  ;  mais  la  sûreté  exprime  l'exten- 
sion donnée,  en  fait  de  temps,  à  tous  les  biens  aiixquels  on  l'applique. 
La  sûreté  est  donc  l'objet  prééminent. 

J'ai  mis  l'égalité  comme  im  des  objets  delà  loi.  Dans  im  arrange- 
ment destiné  à  donner  à  toxis  les  hommes  la  plus  grande  somme 
possible  de  bonheur,  il  n'y  a  point  de  raison  poiir  que  la  loi  cherche 
à  en  donner  plus  à  \m  individu  qu'à  un  autre.  Mais  il  y  a  bien  des 
raisons  pour  qu'elle  ne  le  fasse  pas  ;  car  l'avantage  acquis  d'une  part 
ne  serait  pas  équivalent  au  désavantage  senti  de  l'autre  part.  Le 
plaisir  ne  serait  que  pour  la  partie  favorisée  :  la  peine  serait  pour 
tous  ceux  qui  ne  partagent  pas  la  même  faveur. 

L'égalité  peut  être  favorisée,  soit  en  protégeant  celle  qui  existe, 
soit  en  cherchant  à  la  produire  là  où  elle  n'existe  pas.  Mais  c'est 
ici  qu'il  faut  voir  le  danger.  Une  seule  erreur  peut  bouleverser 
l'ordre  social*. 

On  s'étonnera  peut-être  que  la  liberté  ne  soit  pas  rangée  parmi  les 
objets  principaux  de  la  loi.     Mais  pour  se  faire  des  notions  claires, 

*  L'égalité  peut  être  considérée  par  rapport  à  tous  les  avantages  qui  dépen- 
dent des  lois  :  égalité  politique,  ou  égalité  en  fait  de  droits  politiques  ;  é^ité 
civile,  ou  égalité  en  fait  de  droits  civils.  Mais  quand  on  emploie  ce  mot  seul,  on 
l'entend  ordinairement  dans  im  sens  relatif  à  la  distribution  des  propriétés. 


RAPPORTS  ENTRE  CES  BUTS.  ^  83 

il  faut  la  considérer  comme  une  branche  de  la  sûreté  :  la  liberté  per- 
sonnelle est  la  sûreté  contre  une  certaine  espèce  d'injiu'es  qui  affectent 
la  personne.  Quant  à  ce  qu'on  appelle  liberté  politique,  c'est  une 
autre  branche  de  la  sûreté  contre  les  injustices  qui  peuvent  venir  des 
ministres  du  gouvernement.  Ce  qui  concerne  cet  objet  n'appartient 
pas  au  droit  civil,  mais  au  di'oit  constitutionnel. 


CHAPITRE  III. 

RAPPOETS  ENTEE  CES  BUTS. 


Ces  quatre  objets  de  la  loi  sont  très-distincts  poiu'  la  pensée,  mais  ils 
le  sont  beaucoup  moins  dans  la  pratique.  La  même  loi  peut  servii' 
à  plusieurs,  parce  qu'Us  sont  souvent  réunis;  ce  qu'on  fait,  par 
exemple,  pour  la  sûreté,  on  le  fait  pour  la  subsistance  et  pour 
l'abondance. 

Mais  il  est  des  circonstances  où  ces  objets  sont  impossibles  à  con- 
cilier, tellement  qu'une  mesui'e  suggérée  par  un  de  ces  principes  sera 
condamnée  par  un  autre.  L'égalité,  par  exemple,  demanderait  une 
certaine  distribution  de  biens  qui  est  incompatible  avec  la  sûreté. 

Quand  cette  contradiction  existe  entre  deux  de  ces  buts,  il  faut 
trouver  quelque  moyen  pour  décider  de  la  prééminence  :  autre- 
ment ces  pi-iacipes,  au  Heu  de  nous  guider  dans  nos  recherches,  ne 
sen-iraient  qu'à  augmenter  la  confusion. 

Dès  le  premier  coup  d'oeil,  on  voit  la  subsistance  et  la  sûreté 
s'élever  ensemble  au  même  niveau  :  l'abondance  et  l'égalité  sont 
manifestement  d'un  ordre  inférieur.  En  effet,  sans  la  sûreté,  l'éga- 
Hté  même  n'aurait  pas  un  jour  de  durée  :  sans  la  subsistance,  l'abon- 
dance ne  peut  pas  exister.  Les  deux  premiers  objets  sont  la  xia 
même  ;  les  deux  derniers  sont  les  ornements  de  la  vie. 

Dans  la  législation,  l'objet  le  plus  important,  c'est  la  sûreté  ; 
n'eût-on  point  fait  de  lois  dii'ectes  pour  la  subsistance,  on  peut  con- 
cevoir que  personne  ne  l'aui'ait  négHgée.  Mais  si  on  n'avait  pas 
fait  de  lois  dh'ectes  poui-  la  sûi-eté,  il  aurait  été  bien  inutile  d'en 
faire  pour  la  subsistance.  Ordonnez  de  produire  ;  ordonnez  de  cul- 
tiver, vous  ne  faites  rien  encore  ;  mais  assurez  au  cultivateur  les 
fruits  de  son  industrie,  et  vous  avez  peut-être  fait  assez. 

La  sûreté,  avons-noiLS  dit,  a  plusieui's  branches  :  telle  branche  de 
la  sûreté  doit  céder  à  telle  autre.  Par  exemple,  la  liberté,  qui  est 
une  branche  de  la  sûreté,  devra  céder  à  une  raison  de  sûreté  géné- 
rale, puisqu'on  ne  peut  faire  des  lois  qu'aux  dépens  de  la  liberté. 

On  ne  peut  donc  arriver  au  phis  gi-and  bien  que  par  le  sacrifice  de 

u  2 


84  RAPPORTS  ENTRE   CES  BUTS, 

quelque  bien  subordonné.  Distinguer  celui  de  ces  objets  qui,  selon 
l'occasion,  mérite  la  prééminence,  voilà  la  difficulté  de  l'art  ;  car 
tour  à  tour  ils  la  réclament,  et  il  faut  quelquefois  im  calcul  bien 
compliqué  pour  ne  pas  se  tromper  siu'  la  préférence  due  à  l'un  ou  à 
l'autre. 

L'égalité  ne  doit  être  favoiisée  que  dans  les  cas  où  elle  ne  nuit 
point  à  la  sûreté,  où  elle  ne  trouble  point  les  attentes  que  la  loi  a 
fait  naître,  où  elle  ne  dérange  point  la  distribution  actuellement 
établie. 

Si  tous  les  biens  étaient  partagés  également,  la  conséquence  sûre 
et  prompte,  c'est  qu'il  n'y  aurait  plus  rien  à  partager.  Tout  serait 
bientôt  détniit.  Ceux  qu'on  aui-ait  cru  favoriser  ne  souiMraient  pas 
moins  du  partage  que  ceux  aux  dépens  desquels  il  se  serait  fait.  Si 
le  lot  de  l'industrieux  n'était  pas  meilleui'  que  le  lot  du  paresseux, 
il  n'y  aurait  plus  de  motif  à  l'industrie. 

Poser  en  principe  que  les  hommes  doivent  être  égaux  en  droits, 
ce  sei'ait,  par  un  enchaînement  de  conséquences  nécessaires,  rendre 
toute  législation  impossible.  Les  lois  ne  cessent  d'établir  des  iné- 
galités, puisqu'elles  ne  peuvent  donner  des  di-oits  aux  uns,  qu'en 
imposant  des  obligations  aux  autres.  Dire  que  tous  les  hommes, 
c'est-à-dire,  tous  les  êtres  de  l'espèce  humaine,  sont  égaux  en  di'oits, 
c'est  dii-e  qu'il  n'y  a  plus  de  subordination.  Ainsi  le  fils  est  égal 
en  droits  à  son  père  :  il  a  le  même  droit  de  gouverner  et  de  punir 
son  père,  que  son  père  de  le  gouverner  et  de  le  pimir.  Il  a  autant 
de  droit  dans  la  maison  de  son  père,  que  son  père  lui-même.  Le 
maniaque  a  le  même  droit  d'enfermer  les  autres,  que  les  autres  de 
l'enfermer.  L'idiot  a  le  même  droit  de  gouverner  sa  famille,  que  sa 
famille  de  le  gouverner.  Tout  cela  est  pleinement  renfermé  dans 
l'égalité  des  droits.  Elle  signifie  tout  cela,  ou  elle  ne  signifie  rien 
du  tout.  Je  sais  bien  que  ceux  qui  maintiennent  cette  doctiine  de 
l'égalité  des  di-oits,  n'étant  ni  fous  ni  idiots,  n'ont  pas  intention 
d'établii'  cette  égalité  absolue  :  ils  ont  leur  esprit  des  restiietions,  des 
modifications,  des  explications.  Mais  s'ils  ne  savent  pas  parler 
d'ime  manière  intelligible  et  sensée,  la  multitude  aveugle  et  ignorante 
les  entendi'a-t-eUe  mieux  qu'ils  no  s'entendent  eux-mêmes  ?  Et  si 
on  proclame  l'indépendance,  n'est-on  pas  trop  sûr  d'être  écouté  ? 


DES  LOIS  RELATIVEMENT  À  LA  SUBSISTANCE.  85 

CHAPITEE  IV. 

DES  LOIS  KELATITEMENT  À  LA  SUBSISTANCE. 

Qu'est-ce  que  la  loi  peut  faire  pour  la  subsistance  ?  rien  directement. 
Tout  ce  qu'elle  pourrait  faire,  ce  serait  de  créer  des  motifs,  c'est-à- 
dire,  des  peines  ou  des  récompenses,  par  la  force  desquelles  les 
hommes  seraient  portés  à  se  fournir  la  subsistance  à  eux-mêmes  ; 
mais  ces  motifs,  la  natiu'e  les  a  créés  et  leur  a  donné  une  énergie 
suflSsante.  Avant  qu'on  eût  l'idée  des  lois,  les  besoins  et  les  jouis- 
satwes  avaient  fait  à  cet  égard  toute  ce  que  poiirraient  faire  les  lois 
les  mieux  concertées.  Les  besoins,  armés  de  toutes  les  peines  et  de 
la  mort  même,  commandaient  le  travail,  aiguisaient  le  courage,  in- 
spiraient la  prévoyance,  développaient  toutes  les  facultés  de  l'homme. 
La  jouissance,  compagne  inséparable  de  tout  besoin  satisfait,  formait 
un  fonds  inéj)uisable  de  récompenses  poui'  ceux  qui  avaient  surmonté 
les  obstacles  et  rempli  le  but  de  la  nature. 

La  force  de  la  sanction  physique  étant  suffisante,  l'emploi  de  la 
sanction  politique  serait  superflu. 

De  plus,  les  motifs  qui  dépendent  des  lois  sont  toujours  plus  ou 
moins  jîrécaii'es  dans  leur  opération.  C'est  ime  suite  de  l'imper- 
fection des  lois  mêmes  ou  de  la  difficulté  de  constater  les  faits  pour 
leur  appliquer  la  peine  ou  la  récompense.  L'espoir  de  l'impunité  se 
glisse  au  fond  des  cœurs  dans  tous  ces  degrés  intermédiaii'cs  par 
lesquels  il  faut  passer  avant  d'arriver  à  l'accomplissement  de  la  loi  ; 
mais  les  effets  natiu'els  qu'on  peut  considérer  comme  des  châtiments 
ou  des  récompenses  de  la  natui'e  n'admettent  guère  d'inceititude  : 
point  d'évasion  ;  point  de  délai  ni  de  faveur  :  l'expérience  annonce 
l'événement,  l'expérience  le  confirme  ;  chaque  jour  vient  fortifier  la 
leçon  de  la  veUle,  et  l'uniformité  de  cette  marche  ne  laisse  aucune 
place  au  doute.  Que  pourrait- on  ajouter  par  des  lois  directes  à 
la  puissance  constante  et  ii-résistible  de  ces  motifs  natui'cLs  ? 

Mais  la  loi  pourvoit  indii'ectement  à  la  subsistance  en  protégeant 
les  hommes  pendant  qu'ils  travaillent,  et  en  leur  assurant  les  fiiiits 
de  leur  industrie  après  qu'ils  ont  travaillé.  Sûreté  pour  le  tra- 
vaillem",  sûreté  pour  le  produit  du  travail,  voilà  le  bienfait  de  la  loi  : 
il  est  inestimable. 


86  DES  LOIS  RELATIVEMENT  À  L^ABONDANCE. 

CHAPITRE  V. 

DES  LOIS  EELATITEMEM  À  l'aBONDANCE. 

Fera-t-on  des  lois  pour  prescrire  aux  individus  de  ne  pas  se  borner 
à  la  simple  subsistance,  mais  de  chercher  l'abondance  ?  Non,  ce 
serait  un  emploi  bien  supei-flu  des  moyens  artificiels,  lorsque  les 
moyens  naturels  suffisent.  L'attrait  du  plaisir,  la  succession  des 
besoins,  le  désir  actif  d'ajouter  au  bien-être,  produiront  sans  cesse, 
sous  le  régime  de  la  sûi^eté,  de  nouveaux  efforts  vers  de  nouvelles 
acquisitions.  Les  besoins,  les  jouissances,  ces  agents  universels  de 
la  société,  après  avoir  fait  éclore  les  premières  gerbes  de  blé,  élève- 
ront peii  à  peu  les  magasins  de  l'abondance,  toujours  croissants  et 
jamais  remplis.  Les  désii's  s'étendent  avec  les  moyens:  l'horizon 
s'agrandit  à  mesure  qu'on  avance,  et  chaque  besoin  nouveau,  égale- 
ment accompagné  de  sa  peine  et  de  son  plaisir,  devient  un  nouveau 
pi-incipe  d'action  ;  l'opulence,  qui  n'est  qu'un  terme  comparatif, 
n'arrête  pas  même  ce  mouvement  une  fois  qu'il  est  imprimé;  au 
contraire,  plus  on  a  de  moyens,  plus  on  opère  en  gi-and,  plus  la 
récompense  est  grande,  et,  par  conséquent,  plus  est  grande  aussi  la 
force  du  motif  qui  anime  l'homme  au  travail.  Or,  qu'est-ce  que  la 
richesse  de  la  société,  si  ce  n'est  la  somme  de  toutes  les  richesses 
individuelles?  Et  que  faut-il  de  plus  que  la  force  de  ces  motifs 
natm-cls  poui'  porter  successivement  la  richesse  au  plus  haut  degré 
possible  ? 

On  a  vu  que  l'abondance  se  fonne  peu  à  peu  par  l'opération  con- 
tinuée des  mêmes  causes  qui  ont  produit  la  subsistance.  H  n'y  a 
donc  point  d'opposition  entre  ces  deux  buts.  Au  conti'aire,  plus 
l'abondance  augmente,  plus  on  est  sûr  de  la  subsistance.  Ceux  qui 
blâment  l'abondance,  sous  le  nom  de  luxe,  n'ont  jamais  saisi  cette 
considération. 

Les  intempéries,  les  gueiTcs,  les  accidents  de  toute  espèce  attaqiient 
si  soxivent  le  fonds  de  la  subsistance,  qu'ime  société  qui  n'aui-ait  pas 
du  superflu,  et  même  beaucoup  de  superflu,  serait  sujette  à  man- 
quer souvent  du  nécessaii'e.  C'est  ce  qu'on  voit  chez  les  peuplades 
sauvages.  C'est  ce  qu'on  a  vu  fréqxiemment  chez  toutes  les  na- 
tions, dans  les  temps  de  l'antique  pau\Teté.  C'est  ce  qui  arrive 
encore  de  nos  jours  dans  les  pays  peu  favorisés  de  la  natiu'e,  t<"ls  que 
la  Suède,  et  dans  ceux  où  le  gouvernement  contrarie  les  opérations 
du  commerce  au  lieu  de  se  borner  à  le  protéger.  Mais  les  pays  où 
le  luxe  abonde,  et  où  l'administration  est  éclairée,  sont  à  l'abri  de 
la  famine.     Telle  est  riieureuso  situation  de  l'Angleterre.     Avec  xm 


PROPOSITIONS  DE  PATHOLOGIE.  87 

commerce  libre,  iin  colifichet  inutile  en  lui-même  a  son  utilité 
comme  gage  du  nécessaire.  Des  manufactures  de  luxe  deviennent 
des  bm-eaux  d'assurance  contre  la  disette.  Une  fabrique  de  bière  ou 
d'amidon  se  convertira  en  moyens  de  subsistance.  Que  de  fois  n'a- 
t-on  pas  déclamé  contre  les  chevaux  et  les  chiens,  comme  dévorant 
la  subsistance  des  hommes  !  Ces  profonds  politiques  ne  s'élèvent 
que  d'im  degré  au-dessus  de  ces  apôtres  du  désintéressement  qui, 
pom-  ramener  l'abondance  des  blés,  courent  incendier  les  magasins. 


CHAPITRE  VI. 


pkopositioxs  de  pathologie  srr  lesquelles  se  fonde  le  bien  de 
l'Égalité. 

Pathologie  est  un  terme  usité  en  médecine  ;  il  ne  l'est  pas  dans  la 
morale,  où  il  est  également  nécessaire.  J'appelle  pathologie  l'étude, 
la  connaissance  des  sensations,  des  affections,  des  passions  et  de 
leurs  effets  sur  le  bonhem-.  La  législation,  qui  jusqu'ici  n'a  été 
fondée  en  grande  partie  que  sui'  le  terrain  mouvant  des  préjugés 
et  de  l'instinct,  doit  enfin  s'élever  sur  la  base  inébranlable  des  sen- 
sations et  de  l'expérience.  Il  faudrait  avoir  Tin  thermomètre  moral 
qui  rendît  sensibles  tous  les  degrés  de  bonheur  ou  de  malheur. 
C'est  im  terme  de  perfection  qu'il  est  impossible  d'atteindre,  mais 
qu'il  est  bon  d'avoir  devant  les  yeux.  Je  sais  qu'un  examen  scini- 
puleux  du  plus  ou  du  moins,  en  fait  de  peine  et  de  plaisir,  paraîtra 
d'abord  ime  entreprise  minutieuse.  On  dii-a  qu'il  faut  agir  en  gros 
dans  les  affaires  humaines,  et  se  contenter  d'une  vague  approximation. 
C'est  le  langage  de  l'indifférence  ou  de  l'incapacité.  Les  sensations 
des  hommes  sont  assez  régulières  pour  devenir  l'objet  d'une  science  et 
d'un  art.  Et  jusque-là,  on  ne  verra  que  des  essais,  des  tâtonnements, 
des  efforts  irréguliers  et  peu  suivis.  La  médecine  a  pour  base  des 
axiomes  de  pathologie  physique.  La  morale  est  la  médecine  de 
l'âme  ;  la  législation  en  est  la  partie  pratique  :  elle  doit  avoir  pour 
base  des  axiomes  de  pathologie  mentale. 

Poxu'  juger  de  l'effet  d'une  portion  de  richesse  sui-  le  bonheur,  il 
faut  la  considérer  dans  trois  états  différents  : 

1°  Lorsqu'elle  a  toujours  été  dans  les  mains  des  intéressés, 

2°  Lorsqu'elle  vient  d'en  sortii'. 

3°  Lorsqu'elle  vient  d'y  entrer. 

Observation  générale.  Quand  on  parle  de  l'effet  d'une  portion  de 
richesse  sur  le  bonheur,  c'est  toujours  abstraction  faite  do  la  sen- 
sibilité particulière  des  indi^•idus  et  des  circonstances  extérieures  où 


88  PIIOPOSITIONS  DE  PATHOLOGIE. 

ils  peuvent  se  trouvei-.  Les  différences  de  caractère  sont  inscru- 
tables,  et  la  diversité  des  circonstances  est  telle  qu'elles  ne  sont 
jamais  les  mêmes  pour  deux  individus.  Si  l'on  ne  commençait  par 
écarter  ces  deux  considérations,  U  serait  impossible  de  faire  aucune 
proposition  générale.  Mais  quoique  chacune  de  ces  propositions 
puisse  se  trouver  fausse  ou  inexacte  dans  tel  cas  particulier,  on  n'en 
peut  rien  conclui-e  contre  leui"  justesse  spéculative  ou  contre  leur 
utilité  pratique.  C'est  assez  pour  leur  justification,  1°  si  elles 
approchent  plus  de  la  vérité  que  toutes  autres  qu'on  pourrait  leur 
substituer  ;  2°  si  elles  peuvent  avec  moins  d'inconvénient  que  toxis 
autres  servii-  de  base  au  législatem*. 

I.  Passons  maintenant  au  premier  cas.  Il  s'agit  d'examiner 
l'effet  d'une  portion  de  richesse  lorsqu'elle  a  toujoiu's  été  dans  les 
mains  des  intéressés. 

1°  Chaque  portion  de  richesse  a  une  portion  correspondante  de 
bonheur, 

2"  De  deux  individus  à  fortunes  inégales,  celui  qui  a  le  plus  de 
richesse  a  le  plus  de  bonheur. 

3°  U excédant  en  bonheur  du  plus  riche  'ne  sera  pas  aussi  yraïul 
(pie  son  excédant  en  richesse. 

4°  Par  les  mêmes  raisons,  pZî«5  est  gramle  la  disproportion  entre  les 
deux  masses  de  richesses,  moins  il  est  jirobahle  qu'il  existe  une  dispro- 
2)ortion  également  grande  entre  les  masses  correspondantes  de  bonheur. 

5°  Plus  la  proportion  actuelle  approche  de  Végcdité,  plus  sera 
gramle  la  masse  totale  de  bonheur. 

Il  ne  faut  pas  borner  ce  qu'on  dit  ici  de  la  richesse  à  la  condi- 
tion de  ceux  qu'on  appelle  nches.  Ce  mot  a  une  signification  plus 
étendue.  Il  embrasse  tout  ce  qui  sert  à  la  stibsistance,  comme  à 
l'abondance.  C'est  pour  abréger  qu'on  a  dit  portion  de  richesse,  au 
Heu  de  dire  j)ortion  de  la  matière  de  la  richesse. 

J'ai  dit  que  pour  chaque  2>ortion  de  richesse  on  avait  une  certaine 
portion  de  bonheur.  Pour  parler  exactement,  il  faudrait  dire  une 
certaine  chance  de  bonheur.  Car  l'efficacité  d'une  cause  de  bonheur 
est  toujours  précaire,  ou,  en  d'autres  termes,  ime  cause  de  bonheur 
n'a  pas  son  effet  ordinaire  ni  le  même  effet  sur  tous  les  indi^-idus. 
C'est  ici  qu'il  faut  appliquer  ce  que  nous  avons  dit  de  leur  sensi- 
bilité particulière,  de  leur  caractère,  et  de  la  variété  des  circonstances 
où  Us  se  trouvent. 

La  seconde  proposition  découle  de  la  première.  Entre  deux  indi- 
vidus, celui  qui  a  le  plus  de  richesse  a  le  2)lus  de  bonheur  ou  de 
cliances  de  bonheur.  C'est  une  vérité  de  fait  dont  la  preuve  est  dans 
l'expérience  de  tout  le  monde.  J'en  atteste  le  premier  qui  voudrait 
ru  douter.     Qu'il  donne  ce  qu'il  a  de  superflu  au  premier  venu  (pii 


PROPOSITIONS  DE   PATHOLOGIE.  89 

le  lui  demande  :  car  ce  superflu  dans  sou  système  n'est  que  du  sable 
dans  ses  mains,  c'est  un  fardeau  et  rien  de  plus.  La  manne  du 
désert  se  corrompait  lorsqu'on  en  amassait  plus  qu'on  n'en  pouvait 
consommer.  Si  de  même  la  richesse,  passé  im  certain  point,  était 
nulle  pour  le  bonhcitr,  personne  n'en  voudrait,  et  le  désir  d'accumuler 
aurait  un  terme  connu. 

La  troisième  proposition  sera  moins  contestée.  Mettez  d'ime  part 
mille  paysans,  ayant  de  quoi  ^-ivre  et  même  un  peu  d'abondance. 
Mettez  de  l'autre  part  im  roi,  ou,  poiu"  faire  abstraction  des  soins  du 
gouvernement,  im  prince  bien  apanage,  aussi  riche  à  lui  seul  que  tous 
ces  paysans  pris  ensemble.  Je  dis  qu'il  est  probable  que  son  bon- 
heur est  plus  gTand  que  le  bonheur  moyen  de  chacun  d'eux,  mais 
non  pas  égal  à  la  somme  totale  de  toutes  ces  petites  masses  de  bon- 
heur, ou,  ce  qui  revient  au  même,  je  dis  que  son  bonheur  ne  sera 
pas  mille  fois  plus  grand  que  le  bonheur  moyen  d'un  seul  d'entre 
eux.  Si  la  masse  de  son  bonheur  se  trouvait  dix  fois  et  même  cinq 
fois  plus  grande,  ce  serait  encore  beaucoup.  L'homme  qui  est  né 
dans  le  sein  de  l'opulence,  n'y  est  pas  sensible  comme  celui  qui  est 
l'artisan  de  sa  fortime.  C'est  le  plaisir  d'acquérii',  et  non  la  satis- 
faction de  posséder,  qui  donne  les  plus  grandes  joiiissances.  Le  pre- 
mier est  un  sentiment  vif,  aiguisé  par  les  désii'S,  par  les  privations 
antérieures,  qui  s'élance  vers  des  biens  inconnus  :  l'autre  est  un 
sentiment  faible,  usé  par  l'habitude,  qui  n'est  point  animé  par  les 
contrastes,  et  qui  n'emprimte  rien  de  l'imagination. 

II.  Passons  au  deuxième  cas  :  examinons  l'effet  d'une  portion  de 
richesse,  lorsqu'elle  va  entrer  pour  la  première  fois  dans  les  mains 
d'im  nouveau  possesseur.  Observez  qu'il  faut  faire  abstraction  de 
l'attente  :  il  faut  supposer  que  cette  augmentation  de  fortune  siu-- 
vient  inopinément,  comme  un  don  du  hasard. 

1.  Prop.  ^î  force  cVêti'e  divisée,  une  portion  de  richesse  peut  être 
réduite  au  point  de  ne  produire  de  bonheur  p>our  aucun  des  co- 
partageants.  C'est  ce  qui  arriverait,  rigoiu'eusement  parlant,  si  la 
portion  de  chacim  était  moindre  que  la  valeiu-  de  la  plus  petite 
monnaie  connue.  Mais  il  n'est  pas  besoin  de  porter  les  choses  à  cet 
extrême  poiu'  que  la  proposition  soit  vi'aie. 

2.  Entre  co-partar/eants  à  fortunes  égales,  plus  la  distribution  d'une 
portion  de  richesse  laissera  subsister  cette  égalité,  plus  grande  sera  la 
ruasse  totale  du  bonheur. 

3.  Entre  co -partageants  à  fortunes  inégales,  plus  la  distribution 
contribuerait  à  les  approcher  de  T égalité,  plus  gxande  serait  la  masse 
totale  du  bonheur. 

III.  Passons  au  troisième  cas.  Il  s'agit  d'examiner  l'effet  d'une 
jwrtion  de  richesse  qui  va  sortir  des  mains  des  intéresses. — Il  faut 


90  PROPOSITIONS  DE  PATHOLOGIE. 

encore  faire  abstraction  de  l'attente,  supposer  la  perte  inopinée  ; 
et  une  perte  l'est  presque  toujours,  parce  que  tout  homme  s'attend 
natm'ellement  à  conserver  ce  qu'il  a.  Cette  attente  est  fondée  sur 
le  cours  ordinaire  des  choses  ;  car,  à  prendre  la  masse  totale  des 
hommes,  non-seulement  on  conserve  la  richesse  acquise,  mais  encore 
on  l'augmente.  La  preuve  est  dans  la  différence  entre  la  pauvreté 
primitive  de  chaque  société  et  la  richesse  actuelle. 

1.  Prop.  La  défalcation  cV  une  portion  de  richesse  produira  dans  la 
masse  du  bonheur  de  chaque  individu  une  défcdcation  plus  ou  moins 
grande,  en  raison  du  rapport  de  la  partie  défalqiœe  à  la  partie 
restante. 

Ôtez-lui  le  quart  de  sa  fortune,  vous  lui  ôtez  le  quai't  de  son 
bonheur,  et  ainsi  de  suite*. 

Mais  il  est  des  cas  où  la  proportion  ne  serait  plus  la  même.  Si 
en  m'ôtant  les  tiois  quarts  de  ma  fortime,  vous  entamez  mon  néces- 
saii'e  physique,  et  qu'en  m'ôtant  la  moitié,  vous  laissiez  ce  nécessaire 
intact,  la  défalcation  de  bonheur  ne  sera  pas  simplement  la  moitié 
en  sus,  mais  le  double,  le  quadruple,  le  décuple  :  on  ne  sait  où 
s'arrêter. 

2.  P.  (Cela  posé.)  A  fortunes  égales,  plus  est  graml  le  nomhre  de 
personnes  entre  lesquelles  une  perte  donnée  se  trouve  répartie,  moins 
est  considérable  la  défalcation  qui  en  résulte  à  la  masse  totale  du 
bonheur. 

3.  P.  Parvenu  à  un  certain  point,  la  répartition  rend  les  quotes 
parts  imjxdpables.  La  défalcation  faite  à  la  masse  du  bonheur 
devient  nulle. 

4.  P.  A  fortunes  inégales,  la  défcdcation  en  bonheur  produite  par 
une  défalcation  en  richesse,  serait  (Vautant  moindre  que  la  distri- 
bution de  la  perte  serait  faite  de  manière  à  les  rapprocher  le  plus 
possible  de  VégaJité.  (Abstraction  faite  des  inconvénients  attachés  à 
la  \*iolation  de  la  sûreté.) 

Les  gouvernements,  profitant  du  progrès  des  lumières,  ont  favorisé 
à  plusieiu's  égards  les  principes  de  l'égalité  dans  la  répartition  des 
pertes.  C'est  ainsi  qu'ils  ont  mis  sous  la  sauve-garde  des  lois  ces 
bureaux  diassurance,  ces  contrats  si  utiles,  par  lesquels  les  pai'ti- 
culiers  se  cotisent  d'avance  pour  faire  face  à  des  pertes  possibles. 
Le  principe  de  l'assurance,  fondé  siu'  im  calcid  de  probabilités,  n'est 

*  C'est  à  ce  chef  qu'il  faut  rapporter  le  mal  du  gros  jeu.  Que  les  chances  en 
fait  d'argent  soient  égales,  les  chances  en  fait  de  bonheur  sont  toujours  défavo- 
rables. Je  possède  mille  livres.  L'enjeu  est  de  cinq  cents.  Si  je  perds,  ma  fortune 
est  diminuée  de  moitié  :  si  je  gagne,  elle  n'est  augmentée  que  d'iui  tiers.  Sup- 
posons l'enjeu  de  mille  livres.  Si  je  gagne,  mon  bonheur  n'est  pas  doublé  avec 
ma  fortune  :  si  je  perds,  mon  bonhem*  est  détruit,  je  suis  dans  l'indigeni-e. 


PROPOSITIONS  DE   PATHOLOGIE. 


91 


que  l'art  de  distribuer  les  pertes  sm-  un  assez  grand  nombre  d'as- 
sociés, pour  les  rendre  très-légères  et  presque  nulles. 

Le  même  esprit  a  dirigé  les  princes,  lorsqu'ils  ont  dédommagé, 
aux  dépens  de  l'État,  ceux  de  leurs  sujets  qui  avaient  souffert,  soit 
par  des  calamités  publiques,  soit  par  les  dévastations  de  la  guerre. 
Rien  de  plus  sage  et  de  mieux  entendu  à  cet  égard  que  l'administra- 
tion du  grand  Frédéric.  C'est  un  des  plus  beaux  points  de  vue  sous 
lesquels  on  puisse  considérer  l'art  social. 

On  a  fait  quelques  tentatives  pour  indemniser  les  particuliers  des 
pertes  causées  par  des  délits  de  la  part  des  malfaiteurs.  Les  exem- 
ples de  ce  genre  sont  encore  très -rares.  C'est  un  objet  qui  mérite 
l'attention  des  législateurs,  car  c'est  le  moyen  de  réduire  presque 
à  rien  le  mal  des  délits  qui  attaquent  la  propriété.  Mais  ce  système 
doit  être  modifié  avec  beaucoup  de  soin  poiu"  ne  pas  devenir  nuisible. 
n  ne  faut  pas  favoriser  l'indolence,  l'impiiidence,  qui  négligeraient 
les  précautions  contre  les  délits,  dans  la  certitude  d'en  obtenir  un 
dédommagement  ;  et  il  faut  encore  plus  redouter  la  fraude,  les  con- 
nivances  secrètes,  qui  supposeraient  des  délits  et  les  feraient  naître 
pour  usurper  l'indemnité.  L'utilité  de  ce  remède  dépendra  donc  de  la 
manière  dont  il  sera  administré.  Mais  il  n'y  a  qu'ime  indifférence 
coupable  qui  puisse  rejeter  im  moyen  si  salutaire,  pour  s'épai'gner  la 
peine  d'en  séparer  les  inconvénients. 

Les  pi-incipes  que  nous  avons  posés  pourraient  également  sei'vir 
à  régler  la  distribution  d'une  perte  entre  plusieurs  personnes 
chargées  d'ime  responsabilité  commvme.  Si  leurs  contributions  res- 
pectives suivent  la  quantité  respective  de  leurs  fortunes,  leur  état 
relatif  sera  le  même  qu'auparavant  ;  mais  si  l'on  veut  saisir  cette 
occasion  pour  se  rapprocher  de  l'égalité,  il  faut  adoj)ter  ime  pro- 
portion différente.  Les  imposer  tous  également  sans  égard  à  la  dif- 
férence de  leurs  fortimes,  ce  serait  un  troisième  plan,  qui  ne  s'ac- 
corderait ni  avec  l'égalité  ni  même  avec  la  sûreté. 

Pour  mettre  ce  sujet  dans  un  plus  grand  jour,  je  vais  présenter 
un  cas  composé  où  il  s'agit  de  décider  entre  deux  indi^•idus,  dont 
l'un  demande  un  profit  aux  dépens  de  l'autre.  Il  s'agit  donc  de 
déterminer  l'effet  d'ime  portion  de  richesse  qui,  pour  passer  dans 
les  mains  d'im  individu  en  forme  de  gain,  doit  sortir  des  mains  d'un 
autre  en  forme  de  perte. 

1.  Prop.  Entre  des  compétiteurs  à  fortunes  égales,  ce  Cj^ui  sera 
<ja<jixé par  l'un  devant  être  perdu  par  Vautre,  la  disposition  qui  lais- 
serait lu  plus  graiule  somme  de  bonheur  serait  celle  qui  favoriserait  le 
défeiuleur  à  l'exclusion  du  demandeur. 

Car,  1°  la  somme  à  perdi'e  ayant  im  plus  grand  rapport  à  la  for- 
timo  réduite  que  la  même  somme  à  la  fortune  augmentée,  la  dirai- 


92  DE  LA  SÛRETK, 

nution  de  bonheiu'  pom-  l'un  est  plus  grande  que  ne  serait  l'augmen- 
tation de  bonheur  pom-  l'autre.  En  un  mot,  l'égaHté  serait  violée 
par  la  disposition  contraire.  (  Voyez  la  note  sur  le  jeu  :  le  cas  est 
exactement  semblable.) 

2°  Le  perdant  éprouverait  une  peine  d'attente  trompée,  l'autre 
est  simplement  dans  le  cas  de  ne  pas  gagner.  Or,  le  mal  négatif  de 
ne  lias  acquérir  n'est  point  égal  au  mal  positif  de  perdre.  (S'il  en 
était  autrement,  chaque  homme  éprouvant  ce  mal  pour  tout  ce  qu'il 
n'acquerrait  pas,  les  causes  du  malheiu'  étant  infinies,  l'homme  de- 
vrait se  trouver  infiniment  malheureux.) 

3°  L'homme,  en  général,  paraît  être  plus  sensible  à  la  douleur 
qu'au  plaisir,  même  à  cause  égale  :  au  point,  par  exemple,  qu'une 
perte  qui  diminuerait  d'un  quart  la  fortime  d'im  homme,  ôterait 
plus  à  son  bonheur  que  n'y  ajouterait  peut-être  un  gain  qui  l'aug- 
menterait du  double*. 

2.  P.  A  fortunes  inégales,  si  le  jJérdant  était  le  moins  riche,  le  mal 
de  la  perte  serait  aggravé  par  cette  inégalité, 

3.  P.  Si  le  perdant  était  le  plus  riche,  le  mal  fait  par  -V atteinte 
portée  à  la  sûreté  serait  compensé  en  partie ^ar  h  bien  proportionné  au 
progrès  fait  vers  l'égalité. 

A  l'aide  de  ces  axiomes,  qui  ont  jusqu'à  un  certain  point  le 
caractère  et  la  certitude  des  propositions  mathématiques,  on  pourra 
produire  enfin  im  art  régulier  et  constant  d'indemnités  et  de  satis- 
factions. Les  législateurs  ont  montré  assez  souvent  une  disposition 
à  sui^Te  les  conseils  de  l'égalité,  sous  le  nom  d'équité,  auquel  on 
donne  plus  de  latitiide  qu'à  celui  de  justice  :  mais  cette  idée  d'éqvdté 
vague  et  mal  développée  a  plutôt  semblé  une  affaire  d'instinct  que 
de  calcul.  Ce  n'est  qu'avec  beaucoup  de  patience  et  de  méthode 
qu'on  parvient  à  réduire  en  propositions  rigoureuses  une  multitude 
incohérente  de  sentiments  confus. 


CHAPITRE  ^^I. 

DE  LA  SÛRETÉ. 

Nous  sommes  arrivés  à  l'objet  principal  des  lois  :  le  soin  de  la  sûreté. 

*  Il  ne  s'ensidt  pas  que  la  somme  du  mal  l'emporte  sur  celle  du  bien  :  non- 
seulement  le  mal  est  plus  rare,  mais  il  est  accidentel,  il  ne  découle  pas  comme  le 
bien  de  causes  constantes  et  uéccssaii'es  ;  et  jusqu'à  lui  certain  point  il  est  en 
notre  pouvoir  d'éloigner  le  mal  et  d'attii-cr  le  bien.  Aussi  un  sentiment  de  con- 
fiance au  bonhem-  prévaut  sm-  la  crainte  dans  la  uatiu-e  humaine.  On  le  voit 
par  le  succès  des  loteries. 


DE  LA  SÛRETÉ.  93 

Ce  bien  inestimable,  indice  distinetif  de  la  civilisation,  est  entièrement 
l'ouvi-age  des  lois.  Sans  lois,  point  de  sûreté,  par  conséquent  point 
d'abondance,  ni  même  de  subsistance  certaine.  Et  la  seule  égalité 
qui  puisse  exister  en  cet  état,  c'est  l'égalité  de  malheur. 

Pour  estimer  ce  grand  bienfait  de  la  loi,  il  ne  faut  que  considérer 
l'état  des  sauvages.  Ils  luttent  sans  cesse  contre  la  famine  :  elle 
moissonne  quelquefois  en  peu  de  jours  des  peuplades  entières.  La 
rivalité  des  subsistances  produit  parmi  eux  les  guerres  les  plus  cnielles, 
et  l'homme  poursuit  Thomme  comme  les  bêtes  féroces  pour  s'en 
noiu'rir.  La  crainte  de  cette  horrible  calamité  fjiit  taii'e  chez  eux 
les  plus  doux  sentiments  de  la  nature  :  la  pitié  s'allie  à  l'insensibilité 
pour  donner  la  mort  aux  \ieillards  qui  ne  peuvent  plus  suivre  leur 
proie. . . 

Examinez  encore  ce  qui  se  passe  dans  ces  époques  terribles  où  les 
sociétés  civilisées  rentrent  presque  dans  l'état  sauvage,  c'est-à-dire, 
lorsque  dans  la  guerre  les  lois  qui  font  la  sûi'eté  sont  en  partie  sus- 
pendues. Chaque  instant  de  sa  durée  est  fécond  en  calamités.  À 
chaque  pas  qu'elle  imprime  sur  le  globe,  à  chaque  mouvement  qu'elle 
fait,  la  masse  existante  de  la  richesse,  le  fonds  de  l'abondance  et  de 
la  subsistance,  décroît  et  dépérit.  Les  chaujnières  sont  ravagées 
comme  les  palais.  Et  combien  de  fois  la  rage  ou  même  le  caprice 
d'un  moment  n'ont  ils  pas  livré  à  la  destruction  le  produit  lent  des 
travaux  d'un  siècle? 

La  loi  seule  a  fait  ce  que  tous  les  sentiments  natm-els  n'auraient 
pas  eu  la  force  de  faire.  La  loi  seule  peut  créer  une  possession  fixe 
et  durable  qui  mérite  le  nom  de  propriété.  La  loi  seule  peut  accou- 
timier  les  hommes  à  courber  la  tête  sous  le  joug  de  la  prévoyance, 
d'abord  pénible  à  porter,  mais  ensuite  agréable  et  doux.  EUe  seule 
peut  les  encourager  à  un  travail  superflu  pour  le  présent,  et  dont  ils 
ne  jouiront  que  dans  l'avenu-.  L'économe  a  autant  d'ennemis  qu'il 
y  a  de  dissipateui-s,  ou  d'hommes  qui  veulent  jouii'  sans  se  donner  la 
peine  de  produire.  Le  travail  est  trop  pénible  poui'  la  paresse  :  il 
est  trop  lent  pour  l'impatience.  La  rase  et  l'injustice  conspirent 
sourdement  pour  s'en  approprier  les  fruits  ;  l'insolence  et  l'audace 
méditent  de  les  ravir  à  force  ouverte.  Ainsi  partout  la  sûreté  chan- 
celle :  toujours  menacée,  jamais  tranquille,  elle  Ait  au  milieu  des 
embûches.  Il  faut  au  législateiu-  une  vigilance  toujoiu's  soutenue, 
une  puissance  toujours  en  action  pour  la  défendre  contre  cette  foule 
renaissante  d'adversaires. 

La  loi  ne  dit  pas  à  l'homme  :  Travaille,  et  je  te  réœmpenserai  ;  mais 
elle  lui  dit  :  Travaille,  et  les  fruits  de  ton  travail,  cette  récompense 
naturelle  et  suffisante  que  sans  moi  tu  ne  pourrais  conserver,  je  fen 
assurerai  la  jouissance,  en  arrêtant  la  main  qui  voudrait  les  ravir. 


94  DE  LA   PROPRIÉTÉ, 

Si  l'industrie  crée,  c'est  la  loi  qui  conserve  :  si  au  premier  moment 
on  doit  tout  au  travail,  au  second  moment  et  à  tout  autre,  on  est 
redevable  de  tout  à  la  loi. 

Pour  se  faire  une  idée  nette  de  toute  l'étendue  qu'il  faut  donner  au 
principe  de  la  sûreté,  il  faut  considérer  que  l'homme  n'est  pas,  comme 
les  animaux,  borné  au  présent,  soit  poui-  souf&ir,  soit  pour  jouir,  mais 
qu'il  est  susceptible  de  peines  et  de  plaisir-  par  anticipation,  et  qu'il 
ne  suffirait  pas  de  le  mettre  à  l'abri  d'une  perte  actuelle,  mais  qu'il 
faut  lui  garantir  autant  que  possible  ses  possessions  contre  les  pertes 
futures.  Il  faut  prolonger  l'idée  de  sa  sûreté  dans  toute  la  perspec- 
tive que  son  imagination  est  capable  de  mesm-er. 

Ce  pressentiment,  qui  a  une  influence  si  marquée  siu*  le  sort  de 
l'homme,  peut  s'appeler  attente,  attente  de  l'avenir.  C'est  par  elle 
que  nous  avons  la  faculté  de  former  un  plan  général  de  conduite  : 
c'est  par  elle  que  les  instants  successifs  qui  composent  la  durée  de  la 
vie  ne  sont  pas  comme  des  points  isolés  et  indépendants,  mais  de-sien- 
nent  des  parties  continues  d'un  tout.  L'attente  est  une  chaîne  qui 
unit  notre  existence  présente  à  notre  existence  future,  et  qui  passe 
même  au  delà  de  nous  jusqu'à  la  génération  qui  nous  suit,  La  sensi- 
bilité de  l'homme  est  prolongée  dans  tous  les  anneaux  de  cette  chaîne. 

Le  piTUcipe  de  la  sûi'eté  comprend  le  maintien  de  toutes  ces  attentes  : 
il  prescrit  que  les  événements,  autant  qu'Us  dépendent  des  lois,  soient 
conformes  aux  attentes  qu'elles  ont  fait  naître. 

Toute  atteinte  portée  à  ce  sentiment  produit  un  mal  distinct,  un 
mal  spécial  que  nous  appellerons  peme  d'attente  trompée. 

Il  faut  que  les  vues  des  jurisconsultes  aient  été  bien  confuses, 
puisqu'ils  n'ont  jamais  donné  ime  attention  particulière  à  un  senti- 
ment si  fondamental  dans  la  vie  humaine,  À  peine  ce  mot  d'attente 
se  trouve-t-il  dans  leur  vocabulaire,  A  peine  trouverait-on  dans 
leurs  ouvrages  un  argument  fondé  stu'  ce  principe.  Ils  l'ont  suivi 
sans  doute  à  beaucoup  d'égards,  mais  ils  l'ont  suivi  par  instinct  plus 
que  par  raison.  S'ils  avaient  connu  son  extrême  importance,  ils 
n'auraient  pas  manqué  de  le  nommer,  de  le  signaler,  au  lieu  de  le 
laisser  dans  la  foule. 


\ 


CHAPITEE  YIII. 

DE  LA  PKOPEIJÉXi:. 


Pour  mieux  sentir'  le  bienfait  de  la  loi,  cherchons  à  nous  faire  ime 
idée  nette  de  la  propriété.  Nous  verrons  qu'il  n'y  a  point  de  pro- 
priété natiu'elle.  qu'elle  est  uniquement  l'ouvrage  des  lois. 


DE  LA  PROPRIÉTÉ.  95 

La  propriété  n'est  qu'une  base  d'attente  :  l'attente  de  retirer  cer-- 
tains  avantages  de  la  chose  qu'on  dit  posséder  en  conséquence  des 
rapports  où  l'on  est  déjà  placé  vis-à-vis  d'elle. 

Il  n'est  point  d'image,  point  de  peinture,  point  de  trait  visible,  qui 
puisse  exprimer  ce  rapport  qui  constitue  la  propriété.  C'est  qu'il 
n'est  pas  matériel,  mais  métaphysique.  Il  appartient  tout  entier  à 
la  conception  de  l'esprit. 

Avoir  la  chose  entre  ses  mains,  la  garder,  la  fabriquer,  la  vendre,  la 
dénaturer,  l'employer,  toutes  ces  circonstances  physiques  ne  donnent 
pas  cette  idée  de  la  propriété.  Une  pièce  d'étoffe,  qui  est  actuellement 
aux  Indes,  peut  m'appartenir,  tandis  que  l'habit  que  je  porte  peut 
n'être  pas  à  moi.  L'aliment  qui  s'est  incorporé  dans  ma  propre  sub- 
stance peut  appartenir  à  un  autre  à  qui  j'en  dois  compte. 

L'idée  de  la  propriété  consiste  dans  une  attente  établie,  dans  la 
persuasion  de  pouvoir  retirer  tel  ou  tel  avantage  de  la  chose  selon  la 
nature  du  cas.  Or,  cette  attente,  cette  persuasion  ne  peiivent  être 
que  l'ouvrage  de  la  loi.  Je  ne  puis  compter  sur  la  jouissance  de  ce 
que  je  regarde  comme  mien  que  sur  la  promesse  de  la  loi  qui  me  le 
garantit.  C'est  la  loi  seule  qui  me  permet  d'oublier  ma  faiblesse 
naturelle.  C'est  par  elle  seule  que  je  puis  enclore  un  terrain,  et  me 
livrer  au  travail  de  la  culture  dans  l'espoir  éloigné  de  la  récolte. 

Mais,  dira-t-on,  qu'est-ce  qui  servit  de  base  à  la  loi  pour  le  com- 
mencement de  l'opération,  quand  elle  adopta  les  objets  qu'elle  promit 
de  protéger  sous  le  nom  de  propriété?  Dans  l'état  primitif,  les 
hommes  n'avaient-ils  pas  ime  attente  mtturelle  de  jouir  de  certaines 
choses,  une  attente  qui  dérivait  de  sources  antérieures  à  la  loi  ? 

Oui.  Il  y  a  eu  dès  l'origine,  il  y  aura  toujours  des  circonstances 
dans  lesquelles  un  homme  pourra  s'assurer  par  ses  propres  moyens  la 
jouissance  de  certaines  choses.  Mais  le  catalogue  de  ces  cas  est  bien 
borné.  Le  sauvage  qui  a  caché  une  proie  peut  espérer  de  la  garder 
pour  lui  seul  tant  que  sa  grotte  n'est  pas  découverte,  tant  qu'il  veille 
pour  la  défendre  ou  qu'il  est  plus  fort  que  ses  rivaux  ;  mais  voilà 
tout.  Combien  cette  manière  de  posséder  est  misérable  et  précaire  ! 
Supposez  la  moindi-e  convention  entre  les  sauvages  pour  respecter 
réciproquement  leur  butin,  voUà  l'introduction  d'im  principe  auquel 
vous  ne  pouvez  donner  que  le  nom  de  loi.  Une  attente  faible  et 
momentanée  peut  donc  résulter  de  temps  en  temps  de  circonstances 
purement  physiques,  mais  une  attente  forte  et  permanente  ne  i)eut 
résulter  que  de  la  loi.  Ce  qui  n'était  qu'im  fil  dans  l'état  naturel  est 
devenu  poiu*  ainsi  dire  un  câble  dans  l'état  social. 

La  propriété  et  la  loi  sont  nées  ensemble  et  moui'ront  ensemble. 
Avant  les  lois,  point  de  propriété.-  Ôtez  les  lois,  toute  propriété 
cesse. 


96  RÉPONSE  À  UNE  OBJECTION. 

En  fait  de  propriété,  la  sûreté  consiste  à  ne  recevoir  aucune  se- 
cousse, aueim  choc,  aucun  dérangement  dans  l'attente  qu'on  a  fondée 
sur  les  lois  de  jouir  de  telle  ou  telle  portion  de  bien  ;  le  législateur 
doit  le  plus  grand  respect  à  ces  attentes  qu'il  a  fait  naître.  Quand 
il  ne  les  contredit  point,  il  fait  l'essentiel  pour  le  bonheur  de  la  société. 
Quand  il  les  heurte,  il  produit  toujours  une  somme  de  mal  propor- 
tionnée. 


CHAPITRE  IX. 

RÉPONSE  À  UNE  OBJECTION. 


Mais  peut-être  les  lois  de  la  propriété  sont  bonnes  pour  ceux  qui 
possèdent,  et  oppressives  pour  ceux  qui  n'ont  rien.  Le  pauvre  est 
peut-être  plus  malheureux  qu'il  ne  le  serait  sans  elles. 

Les  lois,  en  créant  la  propriété,  ont  créé  la  richesse  :  mais  par 
rapport  à  la  pauvreté,  elle  n'est  pas  l'ouvrage  des  lois,  elle  est  l'état 
primitif  de  l'espèce  humaine  ;  l'homme  qui  ne  subsiste  que  du  jom- 
au  jour  est  précisément  l'homme  de  la  nature,  le  sauvage.  Le  paurre 
dans  la  société  n'obtient  rien,  je  l'avoue,  que  par  un  travail  pénible, 
mais  dans  l'état  naturel  que  peut-il  obtenir-  qu'au  piix  de  ses  sueurs  ? 
La  chasse  n'a-t-elle  pas  ses  fatigues,  la  pêche  ses  dangers,  la  gueiTe 
ses  incertitudes  ?  Et  si  l'homme  paraît  aimer  cette  rie  aventurière, 
s'il  a  im  instinct  avide  de  cette  espèce  de  périls,  si  le  sauvage  jouit 
avec  délices  d'une  oisiveté  si  chèrement  achetée,  faut-il  en  conclm-e 
qu'il  est  plus  heui-eux  que  nos  cultivateui's  ?  Xon  :  le  travail  de 
ceux-ci  est  plus  xmiforme,  mais  la  récompense  est  plus  assurée,  le 
sort  de  la  femme  est  beaucoup  plus  doux,  l'enfance  et  la  vieillesse 
ont  plus  de  ressources,  l'espèce  multiplie  dans  ime  proportion  mille 
fois  jilus  grande,  et  cela  seul  suffit  poiu'  montrer  de  quel  côté 
est  la  supériorité  de  bonheui'.  Ainsi  les  lois,  en  créant  la  richesse, 
sont  encore  les  bienfaitrices  de  ceux  qui  restent  dans  la  pauvreté 
naturelle.  Us  participent  plus  ou  moins  aux  plaisirs,  aux  avantages 
et  aux  secours  d'une  société  civilisée.  Lciu'  industrie  et  leur  travail 
les  placent  parmi  les  candidats  de  la  fortxme.  Et  n'ont-ils  pas  leurs 
plaisii's  d'acquisition?  L'espéiunce  ne  se  mêle-t-eUe  pas  à  leurs 
travaux  ?  La  sûreté  que  la  loi  leur  donne  est-eUe  moins  importante  ? 
Ceux  qui  regardent  de  haut  dans  les  rangs  inférieurs  voient  tous  les 
objets  plus  petits  ;  mais  vers  le  bas  de  la  pp-amide,  c'est  le  sommet 
qui  s'efface  à  son  tour.  Si  loin  de  ces  comparaisons,  on  ne  songe  pas 
à  en  faire  ;  on  n'est  jamais  tourmenté  de  l'impossible.     En  sorte  qu'à 


MAUX   RKSULTANTS,   ETC.  •  97 

tout  considérer,  la  protection  des  lois  peut  contribuer  au  bonheur  de 
la  chaumière  autant  qu'à  la  sécurité  du  palais. 

On  est  étonné  qu'un  écrivain  aussi  judicieux  que  Beccaria  ait  in- 
terjeté dans  un  ouvrage  dicté  par  la  plus  saine  philosophie  un  doute 
subversif  de  l'ordre  social  :  '^ Le  droit  de  la  propriété,^''  dit-il,  "  est  un 
droit  terrible,  et  qui  n'est  peut-être  pas  nécessaire."  On  a  fondé  siu'  ce 
droit  des  lois  tyranniques  et  sanguinaires.  On  en  a  fait  un  abus 
affreux.  Mais  le  di'oit  lui-même  ne  présente  que  des  idées  de  plaisir, 
d'abondance  et  de  sûreté.  C'est  ce  di'oit  qui  a  vaincu  l'aversion  na- 
turelle du  travail,  qui  a  donné  à  l'homme  l'empire  de  la  terre,  qui  a 
fait  cesser  la  vie  eiTante  des  peuples,  qui  a  formé  l'amour  de  la  patrie 
et  celui  de  la  postérité.  Jouir  promptement,  jouir  sans  peine,  voilà 
le  désir  universel  des  hommes.  C'est  ce  désir  qui  est  terrible,  puis- 
qu'il armerait  tous  ceux  qui  n'ont  rien  contre  ceux  qui  ont  quelque 
chose.  Mais  le  droit  qui  restreint  ce  désir  est  le  plus  beau  triomphe 
de  l'humanité  sur  elle-même. 


CHAPITRE  X. 

ANALYSE  DES  MAUX  RÉSULTANTS  DES  ATTEINTES  PORTÉES  À  LA  PROPRIÉTÉ. 

Nous  avons  déjà  vu  que  la  subsistance  dépend  des  lois  qui  assui'ent 
aux  travailleui-s  les  produits  de  leur  travail  ;  mais  il  eon-s-ient  d'ana- 
lyser plus  exactement  les  maux  qui  résultent  des  violations  de  pro- 
priété.    On  peut  les  réduire  à  quatre  chefs. 

1°  Mal  de  non-possession.  Si  l'acquisition  d'une  portion  de 
richesse  est  un  bien,  il  faut  que  la  non-possession  soit  un  mal, 
quoique  mal  négatif,  et  rien  de  plus.  Ainsi,  quoique  les  hommes 
dans  l'état  de  pauvreté  primitive  n'aient  pas  pu  sentir  la  piivation 
spéciale  de  biens  qtu  leur  étaient  inconnus,  il  est  clair  qu'ils  ont  eu 
de  moins  tout  le  bonheur  qui  en  résulte,  et  dont  nous  sommes 
en  jouissance. 

La  perte  d'une  portion  de  bien,  dût-on  même  l'ignorer  toujoui's, 
serait  encore  une  perte.  Si  vous  détoui-nez  mon  ami  par  des  calom- 
nies de  me  léguer  un  bien  que  je  n'attendais  pas,  ne  me  portez-vous 
pas  préjudice  ?  En  quoi  consiste  ce  préjudice  ?  dans  le  mal  négatif 
qui  résulte  pour  moi  de  ne  pas  posséder  ce  que  j'aurais  eu  sans  vos 
calomnies. 

2°  Peine  de  perdre.  Tout  ce  que  je  possède  actuellement  ou  que 
je  dois  posséder,  je  le  consigne  dans  mon  imagination  comme  devant 
m'appartenir  toujours.  J'en  fais  la  base  de  mon  attente,  l'espérance 
de  ceux  qui  dépendent  de  moi,  et  le  soutien  de  mon  plan  de  vie. 

H 


98  MAUX  KKSULTANTS 

Chaque  partie  de  ma  propriété  peut  avoir  poiu-  moi,  outre  sa  valexu' 
intiinsèque,  ime  valexu-  d'affection  comme  héritage  de  mes  ancêtres, 
récompense  de  mon  travail  ou  bien  futur  de  mes  enfants.  Tout  m'y 
représente  encore  cette  portion  de  moi-même  que  j'y  ai  mise,  ces 
soins,  cette  industrie,  cette  économie  qui  s'est  disputé  les  plaisirs 
présents  poui'  les  étendi'e  sur  l'avenir.  Ainsi  la  propriété  devient 
partie  de  notre  être,  et  ne  peut  plus  nous  être  aiTachée  sans  nous 
déchirer  jusqu'au  vif, 

3°  Crainte  de  perdre.  Au  regret  de  ce  qu'on  a  perdu,  se  joint 
l'inquiétude  sui'  ce  qu'on  possède,  et  même  siu'  ce  qu'on  pourrait 
acquérir  :  car  la  plupart  des  objets  qui  composent  la  subsistance  et 
l'abondance  étant  des  matières  périssables,  les  acquisitions  futures 
sont  un  supplément  nécessaire  aux  possessions  présentes. 

Quand  riiisécmité  arrive  à  un  certain  point,  la  crainte  de  perdre 
empêche  de  jouii'  de  ce  qu'on  possède.  Le  soin  de  consei-ver  nous 
condamne  à  mille  précautions  tristes  et  pénibles,  toujoui'S  sujettes  à 
se  démentir.  Les  trésors  fuient  ou  s'enfouissent.  La  jouissance 
devient  sombre,  fui'tive  et  solitaii'e.  Elle  craint  en  se  montrant 
d'avertii'  la  cupidité  de  l'existence  d'ime  proie. 

4°  Amortissement  de  Vindustrie.  Si  je  désespère  de  m'assurer  les 
produits  de  mon  travail,  je  ne  songe  plus  qu'à  subsister  du  jour  au 
joiu-,  je  ne  veux  pas  me  donner  des  soins  qui  ne  doivent  profiter  qu'à 
mes  ennemis.  Mais  d'ailleui-s,  pour-  travailler,  la  volonté  ne  suffit 
pas,  il  faut  des  moyens.  En  attendant  de  recueillir  il  faut  subsister. 
Une  seule  perte  peut  me  réduire  à  l'impuissance  d'agir,  sans  avoir 
éteint  l'esprit  d'industrie,  sans  avoir  paralysé  ma  volonté  même. 
Ainsi  les  trois  premiers  de  ces  maux  affectent  les  facultés  passives 
de  l'individu,  tandis  que  le  quatrième  passe  jusqu'à  ses  facultés  ac- 
tives, et  les  frappe  plus  ou  moins  d'engoui'dissement. 

On  voit  dans  cette  analyse  que  les  deux  premiers  de  ces  maux  ne 
vont  pas  au  delà  de  l'individu  lésé,  mais  que  les  deux  derniers  se 
répandent  et  occupent  dans  la  société  un  espace  indéfini.  Une  at- 
teinte portée  aux  propiiétés  d'un  seul  jette  l'alarme  parmi  les  autres 
propriétaii-es.  Ce  sentiment  se  commtmiquc  de  proche  en  proche,  et 
la  contagion  peut  enfin  gagner  le  corps  entier  de  l'État. 

Pom"  le  développement  de  l'industrie,  il  faut  réunion  àe puissance 
et  de  volonté.  La  volonté  dépend  des  encoiu'agemcnts,  et  la  puissan(?B 
des  moyens.  Ces  moyens  sont  ce  qu'on  appelle  en  langage  d'économie 
politique  capital  productif  .  Quand  il  ne  s'agit  que  d'im  seul  individu, 
son  capital  productif  peut  être  anéanti  par  ime  seule  perte,  sans  que 
son  esprit  d'industrie  soit  éteint  ni  même  affaibli.  Quand  il  s'agit 
d'une  nation,  l'anéantissement  de  son  capital  prodiictif  est  impossible: 
mais  longtemps  avant  ce  terme  fatal,  le  mal  peut  avoir  atteint  la 


DES  ATTEINTES   PORTEES  À    LA   PROPRIÉTÉ.  99 

volonté,  et  l'esprit  d'industrie  peut  tomber  dans  un  marasme  fimeste 
au  milieu  des  ressources  natui-elles  que  présente  un  sol  riche  et  fertile. 
Cependant  la  volonté  est  excitée  par  tant  de  stimiilants,  qu'elle  résiste 
à  bien  des  découragements  et  des  pertes.  Une  calamité  passagère, 
quelque  grande  qu'elle  soit,  ne  détruit  pas  l'esprit  d'industrie.  On 
le  voit  renaître  après  des  guerres  dévorantes  qui  ont  appauvri  des 
nations,  comme  on  voit  un  chêne  robuste,  mutilé  par  une  tempête, 
réparer  ses  pertes  en  peu  d'années,  et  se  couvrir  de  branches  nou- 
velles. Il  ne  faut  rien  moins  i)oui-  glacer  l'industiie  que  l'opération 
d'une  cause  domestique  et  pei-manente,  teUe  qu'un  gouvernement 
iyrannique,  une  mauvaise  législation,  une  religion  intolérante  qui 
repousse  les  hommes,  ou  une  superstition  minutieuse  qui  les  abrutit. 

Un  premier  acte  de  violence  produii'a  d'abord  un  certain  degré 
d'appréhension  ;  voilà  déjà  quelques  esprits  timides  découragés.  Une 
seconde  violence  qui  succède  bientôt,  répand  une  alai-me  plus  con- 
sidérable. Les  plus  prudents  commencent  à  resserrer  leiu's  entre- 
prises, et  abandonnent  peu  à  peu  une  carrière  incertaine.  À  mesui'e 
que  ces  attaques  se  réitèrent,  et  que  le  système  d'oppression  prend 
un  eai'actère  plus  habituel,  la  dispersion  augmente  ;  ceux  qui  ont  fui 
ne  sont  pas  remplacés  ;  ceux  qui  restent  tombent  dans  un  état  de 
langueur.  C'est  ainsi  qu'à  la  longue  le  champ  de  l'industrie,  battu 
par  ces  orages,  peut  enfin  se  trouver  désert. 

L'Asie  Mineure,  la  Grèce,  l'Egypte,  les  côtes  d'Afiique,  si  riches 
en  agriculture,  en  commerce,  en  population,  à  l'époque  florissante  de 
l'empire  romain,  que  sont-elles  devenues  sous  l'absurde  despotisme 
du  gouvernement  turc  ?  Les  palais  se  sont  changés  en  cabanes,  et 
les  cités  en  boui'gades.  Ce  gouvernement  odieux  à  tout  homme  qui 
pense  n'a  jamais  su  qu'un  État  ne  peut  s'enrichir  que  par  un  respect 
inviolable  pour  les  propriétés.  UL  n'a  jamais  eu  que  deux  secrets 
poiu'  régner,  épuiser  les  peuples  et  les  abrutii*.  Aussi  les  plus  belles 
contrées  de  la  terre,  flétries,  stéiiles  ou  presque  abandonnées,  sont 
devenues  méconnaissables  sous  les  mains  de  ces  barbares  conquérants. 
Car  il  ne  faut  pas  attribuer  ces  maux  à  des  causes  éloignées  :  les 
guerres  ci\'iles,  les  invasions,  les  fléaux  de  la  natui'e  auraient  pu  dis- 
siper les  richesses,  mettre  les  arts  en  fuite  et  engloutir  les  -villes. 
Les  ports  comblés  peuvent  se  rouvrir",  les  commmiications  se  réta- 
blissent, les  manufactm'es  renaissent,  les  villes  sortent  de  leurs  niines, 
tous  les  ravages  se  réparent  avec  le  temps,  si  les  hommes  continuent 
à  être  hommes  ;  mais  ils  ne  le  sont  plus  dans  ces  malheui'euses  con- 
trées où  le  désespoir,  eftet  tardif,  mais  fatal,  d'une  longue  insécurité, 
a  détiTiit  toutes  les  facultés  actives  de  l'âme. 

Si  l'on  voulait  tracer  l'histoire  de  cette  contagion,  on  ferait  voir 
que  ses  premières  atteintes  tombent  sur  la  paitic  aisée  de  la  société. 

H  2 


100  MAUX  RÉSULTANTS,  ETC. 

L'opiJence  est  l'objet  des  premières  déprédations.  Le  superflu  ap- 
parent s'évanouit  peu  à  peu.  Le  besoin  absolu  se  fait  obéii-  malgré 
les  obstacles  ;  il  faut  vivre,  mais  quand  on  se  borne  à  vivre,  l' État 
languit  et  le  flambeau  de  l'industrie  ne  jette  plus  que  des  étincelles 
mourantes.  D'ailleiU's  l'abondance  n'est  jamais  si  distincte  de  la 
subsistance,  qu'on  puisse  blesser  l'une  sans  porter  une  atteinte  dan- 
gereuse à  l'autre.  Tandis  que  les  uns  ne  perdent  que  le  superflu, 
les  autres  perdent  quelque  portion  de  leur  nécessaire  ;  car,  par  le 
système  infiniment  compliqué  des  liaisons  économiques,  l'opulence 
d'une  partie  des  citoyens  est  l'unique  fonds  où  une  partie  plus  nom- 
breuse trouve  sa  subsistance. 

Mais  on  pourrait  tracer  un  autre  tableau  plus  riant  et  non  moins 
instructif  des  progrès  de  la  sûreté  et  de  la  prospérité,  son  inséparable 
compagne.  L'Amérique  septentrionale  présente  le  contraste  le  plus 
frappant  de  ces  deux  états.  La  nature  sauvage  y  est  à  côté  de  la  nature 
ci\'ilisée.  L'intérieur  de  cette  immense  région  n'ofixe  qu'une  solitude 
effrayante,  des  forêts  impénétrables  ou  des  landes  stériles,  des  eaux 
croupissantes,  des  vapeurs  impiu'es,  des  reptiles  venimeux  :  voilà  ce 
qu'est  la  terre  laissée  à  elle-même.  Les  hordes  farouches  qui  par- 
courent ces  déserts  sans  fixer  leur  habitation,  toujours  occupées  à 
poursuivre  leiu-  proie,  et  toujours  animées  entre  elles  de  rivalités  im- 
placables, ne  se  rencontrent  que  pour*  s'attaquer,  et  parviennent  souvent 
à  s'entre-détruire.  Il  s'en  faut  bien  que  les  bêtes  féroces  n'y  soient 
aussi  dangereuses  pour  l'homme,  que  l'homme  même.  Mais  sur  les 
limites  de  ces  affreuses  solitudes,  quel  aspect  différent  vient  frapper  les 
regards  !  on  croit  embrasser  du  même  coup  d'œil  les  deux  empires 
du  mal  et  du  bien.  Les  forêts  ont  fait  place  à  des  champs  cultivés, 
les  marais  se  dessèchent,  les  terrains  s'affermissent,  se  couvi-ent  de 
prah-ies,  de  pâtui'ages,  d'animaux  domestiques,  d'habitations  saines 
et  riantes.  Là,  des  cités  naissantes  s'élèvent  sur  des  plans  réguliers, 
des  routes  spacieuses  les  font  communiquer  entre  elles  ;  tout  annonce 
que  les  hommes,  chei'chant  les  moyens  de  se  rapprocher,  ont  cessé 
de  se  craindi-e  et  de  s'entr' égorger.  Là,  des  ports  de  mer,  remplis  de 
vaisseaux,  reçoivent  toutes  les  productions  de  la  terre,  et  servent  à 
l'échange  de  toutes  les  richesses.  L^n  peuple  innombrable,  qui  vit 
de  son  travail  dans  la  paix  et  dans  l'abondance,  a  succédé  à  quelques 
peuplades  de  chasseui's,  toujoui's  placés  entre  la  guerre  et  la  famine. 
Qui  a  opéré  ces  prodiges  ?  Qui  a  renouvelé  la  surface  de  la  terre  ? 
Qui  a  donné  à  l'homme  ce  domaine  sm-  la  natm'e  embellie,  fécondée 
et  perfectionnée?  Ce  génie  bienfaisant,  c'est  la  sûreté.  C'est  la 
sûreté  qui  a  opéré  cette  grande  métamorphose.  Et  combien  ses 
opérations  sont  rapides  !  A  peine  y  a-t-U  deux  siècles  que  Guillaume 
Penn  vint  aboi-der  sur  ces  côtes  sauvages  avec  ime  colonie  de  vi-ais 


SÛRETÉ.       ÉGALITK.       LEUR  OPPOSITION.  101 

conquérants  ;  car  c'étaient  des  hommes  de  paix  qui  ne  souillèrent 
point  leur  établissement  par  la  force,  et  qui  ne  se  firent  respecter 
que  par  des  actes  de  bienfaisance  et  de  jiistice. 


CHAPITRE  XI. 

SÛRETÉ.       ÉGALITÉ.       LEUR  OPPOSITION. 

En  consultant  ce  grand  principe  de  la  sûreté,  que  doit  ordonner  le 
législateui"  poiu*  la  masse  des  biens  qid  existent  ? 

Il  doit  maintenii'  la  distribution  teUe  qu'elle  est  actuellement 
établie.  C'est  là  ce  qui,  sous  le  nom  de  justice,  est  regardé  avec  rai- 
son comme  son  premier  devoir.  C'est  une  règle  générale  et  simple 
qui  s'applique  à  tous  les  Etats,  qui  s'adapte  à  tous  les  plans,  même  à 
ceux  qui  sont  les  plus  contraires.  D.  n'y  a  rien  de  plus  diversifié 
que  1'  état  de  la  propriété  en  Amérique,  en  Angleterre,  en  Hongrie, 
en  Russie  ;  généralement,  dans  le  premier  de  ces  pays,  le  cultivateiu' 
est  propriétaire,  dans  le  second  il  est  fermier,  dans  le  troisième  attaché 
à  la  glèbe,  dans  le  quatrième  esclave.  Cependant,  le  piincipe  suprême 
de  la  sûi-eté  ordonne  de  conserver  toutes  ces  distributions,  quoique 
leur  nature  soit  si  différente,  et  qu'  elles  ne  prodiùsent  pas  la  même 
somme  de  bonheur.  Mais  comment  feriez-vous  une  autre  distribu- 
tion sans  ôter  à  quelqu'un  ce  qu'il  a  ?  Comment  dépouilleriez -vous 
les  ims  sans  porter  atteinte  à  la  sûi'eté  de  tous  ?  Quand  votre  nou- 
velle répartition  sera  dérangée,  c'est-à-dire,  le  lendemain  de  son 
établissement,  comment  vous  dispenserez-vous  d'en  faire  une  seconde? 
Pom-quoi  ne  corrigerez-vous  pas  de  même  celle-ci  ?  Et  en  attendant, 
que  devient  la  sûreté  ?  où  est  le  bonheiu-  ?  où  est  l'industrie  ? 

Quand  la  sûreté  et  l'égalité  sont  en  conflit,  il  ne  faut  pas  hésiter 
un  moment.  C'est  l'égaUté  qui  doit  céder.  La  première  est  le  fonde- 
ment de  la  \ie  :  subsistance,  abondance,  bouheui',  tout  en  dépend. 
L'égalité  ne  produit  qu'une  certaine  portion  de  bien-être  ;  d'aiUeui's, 
quoi  qu'on  fasse,  elle  sera  toujours  imparfaite  :  si  elle  pouvait  exister 
un  jour,  les  révolutions  du  lendemain  l'auraient  altérée  ;  1'  établisse- 
ment de  l'égaUté  n'est  qu'une  chimère  :  tout  ce  (ju'ou  peut  faire, 
c'est  de  diminuer  l'inégalité. 

Si  des  causes  violentes,  telles  qu'une  révolution  de  gouvernement, 
un  schisme,  ime  conquête,  opéraient  des  bouleversements  de  propriété, 
ce  serait  ime  grande  calamité  ;  mais  elle  serait  passagère,  elle  pour- 
rait s'adoucir  et  même  se  réparer  avec  le  temps.  L'industrie  est  une 
plante  ■\dgoureuse  qui  résiste  à  bien  des  amputations,  et  dans  laquelle 
les  premiers  rayons  de  chaleur  font  remonter  la  sève  noiuTicière.  Mais 


102  SÛRETÉ.       ÉGALITÉ.       LEUR  OPPOSITION. 

si  on  bouleversait  la  propriété  dans  l'intention  directe  d'établir  l'égalité 
des  fortunes,  le  mal  serait  ii-réparable  :  plus  de  sûreté,  plus  d'industrie, 
plus  d'abondance  ;  la  société  retournerait  à  l'état  sauvage  d'où  eUe  est 

sortie. 

Devant  eux  des  cités,  derrière  eux  des  déserts. 

Voilà  i'histoii'e  des  fanatiques.  En  effet,  si  l'égalité  doit  régner 
aujourd'hui,  par  la  même  raison  eUe  doit  régner  toujours.  EUe  ne 
peut  se  conserver  qu'en  réitérant  les  violences  qxii  l'ont  établie.  II 
lui  faut  une  armée  d'inquisiteurs  et  de  boiuTeaux,  sourds  à  la  faveur 
comme  à  la  plainte,  insensibles  aux  séductions  du  plaisir,  inaccessi- 
bles à  l'iutérêt  personnel,  doués  de  toutes  les  vertus,  dans  un  service 
qui  les  détniit  toutes.  Le  niveau  doit  rouler  sans  cesse  pour  aplanir 
tout  ce  qui  s'élève  au-dessus  de  la  ligne  légale.  Il  faut  une  ■s'igilancc 
non  interrompue,  pour  rendre  à  ceux  qui  ont  dissipé  leur  portion  ; 
pour  dépouiller  ceux  qui,  à  force  de  travail,  ont  augmenté  la  leur. 
Dans  un  pareil  ordre  de  choses,  il  n'y  aurait  qu'un  parti  sage  pour  les 
gouvernés,  celui  de  la  prodigalité  :  il  n'y  aui-ait  qu'un  parti  insensé, 
celui  de  l'industrie.  Ce  prétendu  remède,  si  doux  en  apparence, 
serait  donc  un  poison  mortel.  C'est  un  cautère  bridant  qui  consu- 
merait jusqu'à  ce  qu'il  eût  atteint  le  dernier  piincipe  de  vie.  Le 
glaive  ennemi,  dans  ses  plus  grandes  fureiu'S,  est  mille  fois  moins 
redoutable.  Il  ne  fait  à  l'État  que  des  maiix  partiels,  que  le  temps 
efface  et  que  l'industrie  répare. 

On  a  vu  de  petites  sociétés,  dans  la  première  effervescence  d"uu 
enthousiasme  religieux,  instituer,  comme  principe  fondamental,  la 
communauté  des  biens.  Croit-t)n  que  le  bonheur  y  ait  gagné  ? — Au 
mobUe  si  doux  de  la  récompense,  elles  ont  substitué  le  mobile  attris- 
tant de  la  peine.  Le  travail  si  facile  et  si  léger  quand  il  est  animé 
par  l'espoir,  il  a  fallu  le  représenter  comme  ime  pénitence  nécessaire 
pour  échapper  à  des  supplices  éternels.  Cependant,  tant  que  le  mo- 
bile religieux  conserve  sa  force,  tout  le  monde  travaille,  mais  tout  le 
monde  gémit.  Commence-t-il  à  s'affaiblir  ?  la  société  se  divise  en 
deux  classes  :  les  ims,  fanatiques  dégradés,  contractent  tous  les  vices 
de  la  superstition  malheureuse  ;  les  autres,  fripons  foinéants,  se  font 
nomi-ir  dans  une  sainte  oisiveté  par  les  dupes  qui  les  entourent  ;  et 
le  mot  d'égalité  n'est  plus  qu'un  prétexte  poiu-  couviii-  le  vol  que  la 
paresse  fait  à  l'industrie. 

Les  perspectives  de  bienveillance  et  de  concorde,  qui  ont  séduit 
des  âmes  ardentes,  ne  sont  donc,  dans  ce  système,  que  des  chimèi^s 
de  l'imagination.  Où  serait,  dans  la  division  des  travaux,  le  motif 
déterminant  pour  embrasser  les  phis  pénibles"?  Qid  se  chargerait 
des  fonctions  grossières  et  rebutantes"?  Qui  serait  content  de  son 
lot,  et  ne  trouverait  pas  le  fardeau  de  son  voisin  plus  léger  ijuc  le 


SÛRETÉ.       ÉGALITÉ.       MOYEN   DE   LES  CONCILIER.  103 

sien  ?  Combien  de  fraudes  pour  rejeter  sui-  autrui  le  travail  dont  on 
voudrait  s'exempter  soi-même  ?  Et  dans  les  partages,  quelle  impos- 
sibilité de  satisfaire  à  tout,  de  conserver  les  apparences  de  l'égalité, 
de  sauver  les  jalousies,  les  querelles,  les  rivalités,  les  préférences  ? 
Qui  terminerait  ces  innombrables  disputes  toujours  renaissantes  ? 
Quel  appareO.  de  lois  pénales  ne  faudrait -il  pas  poiu'  remplacer  la 
douce  liberté  du  choix  et  la  récompense  naturelle  des  soins  que 
chacun  se  donne  pour  soi-même  ?  La  moitié  de  la  société  ne  suffi- 
rait pas  poui'  régler  l'autre.  Aussi  cet  inique  et  absurde  système  ne 
peut  se  maintenir  que  par  un  esclavage  politique  et  religieux,  tel 
qu'était  celui  des  ilotes  à  Lacédémone,  et  des  Indiens  du  Paraguay 
dans  les  établissements  des  jésuites  :  sublimes  inventions  de  législa- 
teiu's,  qui  poiu*  accomplir  im  plan  d'égalité  font  deux  lots  égaux  de 
mal  et  de  bien,  et  mettent  toute  la  peine  d'un  côté,  et  tout  la  jouis- 
sance de  l'autre. 


CHAPITRE  XII. 

SÛRETÉ.       ÉGALITÉ.       MOYEX  DE  LES  CONCILIER. 

Faut-il  donc  qu'entre  ces  deux  rivales,  la  sûreté  et  Végallté,  il  y  ait 
ime  opposition,  une  guerre  éternelle  ?  Jusqu'à  un  certain  point, 
eUes  sont  incompatibles  ;  mais  avec  un  peu  de  patience  et  d'adresse, 
on  peut  les  rapprocher  par  degi'és. 

Le  seul  médiateiu'  entre  ces  intérêts  contraires,  c'est  le  temps. 
Voulez -vous  suivre  les  conseils  de  l'égalité  sans  contrevenir  à  ceux  de 
la  sûreté  ?  attendez  l'époque  naturelle  qui  met  fin  aux  espérances  et 
aux  craintes,  l'époque  de  la  mort. 

Lorsque  des  biens  sont  devenus  vacants  par  le  décès  des  proprié- 
taires, la  loi  peut  intervenir  dans  la  distribution  qui  va  s'opérer,  soit 
en  limitant  à  certains  égards  la  faculté  de  tester,  aiin  de  prévenir  une 
trop  grande  accumulation  de  fortune  dans  les  mains  d'un  seul,  soit 
en  faisant  servir-  les  successions  à  des  vues  d'égalité,  dans  le  cas  où 
le  défunt  n'aurait  laissé  ni  conjoint  ni  parents  en  ligne  di'oite,  et 
n'aurait  pas  fait  usage  du  pouvoir  de  tester.  Il  s'agit  alors  de  nou- 
veaux acquéreurs  dont  les  attentes  ne  sont  pas  formées,  et  l'égalité 
peut  faire  le  bien  de  tous,  sans  tromper  les  espérances  de  personne. 
Je  ne  fais  ici  qu'indiquer  un  piincipe.  On  en  verra  les  développe- 
ments dans  le  second  livre, 

Lorsqii'il  s'agit  de  corriger  un  genre  d'inégalité  ci\41e,  tel  (jue  l'es- 
clavage, il  faut  apporter  la  même  attention  au  droit  de  la  propriété, 
se  soumettre  à  ime  opération  lente,  et  s'avancer  vers  l'objet  subor- 


104  SACRIFICES  DE  LA  SÛRETÉ  À  LA  SÛRETÉ. 

donné  sans  sacrifier  l'objet  principal.  Les  hommes  que  vous  aurez 
rendus  libres  par  ces  gradations  seront  bien  plus  capables  de  l'être, 
que  si  vous  lem'  a\'iez  appris  à  fouler  aux  pieds  la  justice  pour  les  in- 
troduii'e  dans  un  nouvel  ordre  social. 

Obsei-vons  que  chez  une  nation  qui  prospère  par  son  agriculture, 
ses  manufactures  et  son  commerce,  il  y  a  un  progrès  continuel  vers 
l'égalité.  tSi  les  lois  ne  faisaient  rien  pour  la  combattre,  si  elles  ne 
maintenaient  pas  de  certains  monopoles,  si  elles  ne  gênaient  pas  l'in- 
dustrie et  les  échanges,  si  elles  ne  permettaient  pas  les  substitutions, 
on  veiTait  sans  effort,  sans  révolution,  sans  sec-ousse,  les  grandes  pro- 
priétés se  subdiviser  peu  à  peu,  et  im  plus  grand  nombre  d'hommes 
participer  aux  faveui's  modérées  de  la  fortune.  Ce  serait  le  résultat 
natiu'el  des  habitudes  opposées  qui  se  forment  dans  l'opulence  et 
dans  la  pauvi-eté.  La  première,  prodigue  et  vaine,  ne  demande  qu'à 
jouir  sans  rien  faire  :  la  seconde,  accoutumée  à  l'obscurité  et  aux 
privations,  trouve  ses  plaisirs  dans  son  travail  et  dans  son  économie. 
De  là  le  changement  qui  s'est  fait  dans  l'Europe,  par  le  progrès  des 
arts  et  du  commerce,  malgré  les  obstacles  des  lois.  Ils  ne  sont  pas 
bien  loin  de  nous  ces  siècles  de  la  féodalité,  où  le  monde  était  divisé 
en  deirs  classes,  quelques  grands  propriétaires,  qui  étaient  tout,  et 
une  multitude  de  serfs,  qui  n'étaient  rien.  Ces  hauteurs  pyrami- 
dales ont  dispani  ou  se  sont  abaissées  ;  et  de  leurs  débris  répandus 
partout,  les  hommes  industrieux  ont  formé  ces  étabHssements  nou- 
veaux dont  le  nombre  infini  atteste  le  bonheur  comparatif  de  la  civi- 
lisation moderne.  Ainsi  l'on  peut  conclure  que  la  sûreté,  en  conser- 
vant son  rang  comme  piincipe  suprême,  condmt  indii'ectement  à 
procurer  Végalité,  tandis  que  celle-ci,  prise  pour  base  de  l'arrange- 
ment social,  détniirait  la  sûreté,  en  se  détruisant  elle-même. 


CHAPITRE  Xril. 

SACRIFICES  DE  LA  SÛBETÉ  À  LA  SllEETÉ. 

Ce  titre  parait  d'abord  énigmatique  :  mais  le  sens  de  l'énigme  est 
facile  à  trouver. 

Il  y  a  ime  distinction  importante  à  faire  entre  la  perfection  idéale 
de  la  sûreté  et  la  perfection  praticable.  La  première  exigerait  que 
rien  ne  fût  jamais  ôté  à  personne.  La  seconde  est  accomplie,  si  l'on 
n'ôte  rien  au  delà  de  ce  qui  est  nécessaii-e  poiu-  la  conservation  du 
reste. 

Ce  sacrifice  n'est  pas  une  atteinte  à  la  sûreté  :  c'est  simplement 
une  défalcation.     L'atteinte  est  im  choc  imprévu,  im  mal  qu'on  ne 


SACRIFICES  DE  LA  SÛRETÉ  À  LA  SÛRETÉ.  105 

peut  pas  calculer,  une  irrégularité  qui  n'a  point  de  principe  fixe  : 
eUe  semble  mettre  tout  le  reste  en  péril,  elle  produit  une  alarme  géné- 
rale. Mais  la  défalcation  est  une  déduction  fixe,  régulière,  néces- 
saire, à  laquelle  on  s'attend,  qui  ne  produit  qu'im  mal  du  premier 
ordi-e,  mais  point  de  danger,  point  d'alarme,  point  de  découi-agement 
pour  l'industrie.  Une  même  somme  d'argent,  selon  la  manière  dont 
elle  sera  levée  siu'  le  peuple,  aura  l'un  ou  l'autre  de  ces  caractères, 
et  produira  en  conséquence,  ou  les  effets  amortissants  de  l'insécurité, 
ou  les  effets  vivifiants  le  la  confiance. 

Quant  à  la  nécessité  de  ces  défalcations,  elle  est  évidente.  Tra- 
vailler et  garder  les  travailleurs  sont  deux  opérations  différentes  et 
pour  un  temps  incompatibles.  Il  faut  donc  que  ceux  qui  font  naître 
les  richesses  par  le  travail  en  détachent  quelque  portion  pour  four- 
nir à  l'entretien  des  gardiens  de  l'État.  La  richesse  ne  peut  donc  se 
défendre  qu'à  ses  propres  dépens. 

La  société  attaquée  par  des  ennemis,  soit  étrangers,  soit  domesti- 
ques, ne  peut  se  maintenir  qu'aux  dépens  de  la  sûreté,  non-seule- 
ment de  ces  mêmes  ennemis,  mais  encore  de  ceux  mêmes  qu'il  s'agit 
de  protéger. 

S'il  y  a  des  hommes  qui  n'aperçoivent  pas  cette  liaison  nécessaire, 
c'est  qu'à  cet  égard  comme  à  tant  d'autres,  le  besoin  du  jour  éclipse 
celui  du  lendemain.  Le  gouvernement  tout  entier  n'est  qu'un  tissu 
de  sacrifices.  Le  meilleur  est  celui  où  la  valem"  de  ceux-ci  est  réduite 
à  son  moindi'e  terme.  La  perfection  pratique  de  la  sûreté  est  une 
quantité  qui  tend  sans  cesse  à  s'approcher  de  la  perfection  idéale  sans 
pouvoir"  jamais  y  atteindre. 

"  11  ne  faut  point  prendre  au  peuple  sur  ses  besoins  réels,  pour  des 
besoins  de  l'Etat  imaginaires." 

"  Les  besoins  imaginaires  sont  ce  que  demandent  les  passions  et 
les  faiblesses  de  ceux  qui  gouvernent,  le  charme  d'im  projet  extraor- 
dinaii'e,  l'envie  malade  d'ime  vaine  gloire,  et  une  certaine  impuissance 
d'esprit  contre  les  fantaisies.  Souvent  ceux  qui,  avec  un  esprit 
inquiet  étaient  sous  le  prince  à  la  tête  des  affaires,  ont  pensé  que  les 
besoins  de  l'État  étaient  les  besoins  de  leurs  petites  âmes."* 

L'auteiir  des  Lettres  Persanes  a  trop  fait  de  chapitres  dans  V Esprit 
des  Lois.  Qu'e.st-ce  qu'on  apprend  dans  cette  description  satùique? 
Si  Montesquieu  avait  condescendu  à  faire  ime  énimiération  simple 
des  vrais  besoins  de  l'État,  on  aurait  mieux  compris  ce  qu'il  enten- 
dait par  des  besoins  imaginaires. 

Je  vais  donner  un  catalogue  des  cas  où  le  sacrifice  de  quelque 
portion  de  la  sûreté  en  fait  de  propriété  est  nécessaire  pour  en  con- 
server la  plus  grande  masse. 

*  Esprit  des  Lois,  liv.  xiii.  c.  i. 


106  QUELQUES  CAS  SUJETS  À  CONTESTATION. 

1.  Besoins  généraux  de  l'État  poiu-  sa  défense  contre  les  ennemis 
extérieurs. 

2.  Besoins  généraux  de  l'État  pour  sa  défense  contre  les  délin- 
quants ou  ennemis  intérieurs. 

3.  Besoins  généraux  de  l'État  pour  subvenir  aux  calamités  phy- 
siques. 

4.  Amendes  h  la  charge  des  délinquants,  à  titre  de  peine  ou  à 
titre  d'indemnités  en  faveui'  des  parties  lésées. 

5.  Empiétement  sur  les  propriétés  des  particuliers  pour  le  déve- 
loppement des  pouvoirs  à  exercer  contre  les  maux  susdits,  par  la 
justice,  la  poHce  et  la  milice. 

6.  Limitation  des  di'oits  de  la  propriété,  ou  de  l'usage  que  chaque 
propriétaii-e  fera  de  ses  propres  biens  poui'  l'empêcher  de  nuire,  soit 
aux  autres,  soit  à  lui-même.* 

La  nécessité  dans  tous  ces  cas  est  trop  palpable  poui'  avoir  besoin 
de  preuves.  Mais  il  faut  observer  que  les  mêmes  réserves  s'appli- 
(jueront  également  aux  autres  branches  de  la  sûi*eté.  On  ne  peut, 
par  exemple,  maintenir  les  di'oits  de  la  personne  et  de  l'honnem'  que 
par  des  lois  pénales  ;  et  les  lois  pénales  ne  s'exercent  guère  qu'aux 
dépens  de  la  personne  ou  de  l'honneui'. 


CHAPITEE  XIV. 

DE  QrELQTJES  CAS  SrJETS  À  CONTESTATION^. 

DoiT-oN  ranger  parmi  les  besoins  de  l'État  auxquels  il  faut  pourvoii- 
par  des  contributions  forcées  le  soin  des  indigents,  le  culte  public, 
la  culture  des  sciences  et  des  arts? 

*  On  possède  un  di'oit  général  de  propriété  siu'  mie  chose  quand  on  peut 
l'appliquer  à  tout,  excepté  à  certains  usages  qui  sont  interdits  par  des  raisons 
spéciales.     Ces  raisons  peuvent  se  rapporter  à  trois  chefs. 

1°  Détriment  privé,  lorsque  tel  usage  de  la  chose  nuirait  à  quelque  autre  indi- 
Tidu,  soit  dans  sa  fortime,  soit  autrement.  Sic  utere  tuo  ut  aUum  non 
lœdas — sic  titcre  tuo  ut  cdicnum  non  kedas. 

2°  Détriment  public,  celui  qui  poiu-rait  résidter  poiu*  la  conmiimauté  en 
général.     Sic  v.tcrc  tuo  ut  rem  2)ublicam  non  Icedas. 

3°  Détriment  de  l'individu  lui-même.    Sic  utere  tuo  ut  temetipsum  non  lœdas. 

Cette  épée  est  à  moi  en  plehie  propriété  :  mais  toute  plénière  qu'est  cette  pro- 
priété, relativement  à  mille  usages,  je  ne  dois  l'employer  ni  à  blesser  mon  voisbi, 
ni  à  couper  ses  habits,  ni  la  fah-e  briller  en  signe  d'insurrection  poiu*  bouleverser 
le  gouvernement.  Si  je  suis  mineiu-  ou  maniaque,  on  peut  me  l'oter.  de  pciu'  que 
je  ne  m'en  fasse  du  mal  à  moi-même. 

Un  droit  de  propriété  absolu  et  illimité  sur  lui  objet  quelconque,  serait  le 
droit  de  commettre  presque  tous  les  crimes.     Si  j'a\ais  un  toi  ckoit  sm-  le  bâton 


BESOINS  DES  PAUVRES.  107 

SECTION  I. 

DE  l'iNDIGEXCE. 

Dans  le  plus  haut  état  de  prospérité  sociale,  la  plus  grande  masse 
des  citoyens  n'aura  d'autre  ressoui'ce  que  son  industrie  journalière,  et 
par  conséquent  sera  toujours  à  côté  de  l'indigence,  toujoiu's  prête  à 
tomber  dans  ce  gouffre  par  les  accidents,  les  révolutions  du  com- 
merce, les  calamités  naturelles,  et  surtout  par  les  maladies.  L'en- 
fance n'a  pas  encore,  par  ses  propres  forces,  les  moyens  de  subsister; 
la  caducité  de  l'âge  ne  les  a  plus.  Les  deux  extrémités  de  la  vie  se 
ressemblent  par  l'impuissance  et  la  faiblesse.  Si  l'instinct  naturel, 
rhumanité,  la  honte,  avec  le  concoiu'S  dos  lois,  assiu'ent  aux  enfants 
et  aux  vieillards  les  soins  et  la  protection  de  la  famille,  cependant 
ces  secours  sont  précaires,  et  ceux  qui  les  donnent  peuvent  être  bien- 
tôt réduits  à  en  avoir  besoin  poui*  eux-mêmes.  L^ne  maison  nom- 
breuse, entretenue  dans  l'abondance  par  le  travail  de  deux  éi^oux, 
peut  perdi-e  à  chaque  instant  la  moitié  de  ses  ressoiu'ces  par  la  mort 
de  l'im,  et  les  perdi'e  en  totalité  par  la  mort  de  l'autre. 

La  caducité  est  encore  plus  mal  partagée  que  Tenfance.  L'amoiu* 
qui  descend  a  plus  de  force  que  l'amoui'  qui  monte.  La  reconnais- 
sance est  moias  puissante  que  l'instinct.  L'espérance  s'attache  aux 
êtres  faibles  qui  commencent  la  vie,  et  ne  dit  plus  rien  pour  ceux  qui 
la  finissent.  Mais  supposez,  ce  qui  n'est  pas  rare,  supposez  tous  les 
soins  possibles  pour  les  vieillards,  l'idée  de  changer  le  rôle  de  bien- 
faiteur versera  toujoui's  plus  ou  moins  d'amertume  dans  les  bienfaits 
reçus,  surtout  à  cette  époque  de  décadence  où  la  sensibilité  morbide 
de  l'âme  rendrait  pénible  un  changement  indifférent  en  soi-même. 

Cet  aspect  de  la  société  est  le  plus  triste  de  tous.  On  se  repré- 
sente ce  long  catalogue  de  maux,  qui  tous  vont  aboutir  à  l'indigence, 
et  par  conséquent  à  la  mort  sous  ses  formes  les  plus  terribles.  YoUà 
le  centre  vers  lequel  l'inertie  seule,  cette  force  qui  agit  sans  relâche, 
fait  gi'aviterle  sort  de  chaque  mortel.  Il  faut  remonter  par  im  effort 
continuel  pour  n'être  pas  enfin  entraîné  dans  cet  abîme,  et  l'on  voit 
à  ses  côtés  les  plus  diligents,  les  plus  vertueux  y  glisser  quelquefois 
par  une  pente  fatale,  ou  s'y  précipiter  par  des  revers  inévitables. 

Pour  faii'e  face  à  ces  maux,  il  n'y  a  que  deux  moyens  indépen- 
dants des  lois  :  Vépargne — et  les  contributions  volontaires. 

Si  ces  deux  ressoiu'ces  pouvaient  constamment  suffire,  il  faudrait 
bien  se  garder  de  faii-e  intervenir  les  lois  pour  secourir  les  pau^Tes.  La 

que  je  viens  de  couper,  je  pourrais  l'employer  comme  une  massue  pour  assom- 
mer les  passants,  ou  le  convertir  en  scepti'e  pom*  en  faire  un  symbole  de  royauté, 
en  idole  pom'  offenser  la  religion  nationale. 


108  BESOINS  DES  PAUVRES. 

loi  qui  offi-e  à  l'indigence  un  secoiu's  indépendant  de  l'industrie  est, 
poiu'  ainsi  dii-e,  une  loi  contre  cette  même  industrie,  ou  du  moins  con- 
tre la  fi-ugalité.  Le  mobile  du  travail  et  de  l'économie,  c'est  le  besoin 
présent  et  la  crainte  du  besoin  futur  :  la  loi  qui  ôterait  ce  besoin  et 
cette  crainte  serait  un  encouragement  à  la  paresse  et  à  la  dissipation. 
C'est  ce  qu'on  reproche  avec  raison  à  la  plupart  des  établissements 
créés  en  faveiu-  des  pauvi^es. 

Mais  ces  deu:x  moyens  sont  insuffisants,  comme  on  peut  s'en  con- 
vaincre avec  un  léger  examen. 

Par  rapport  à  V épargne,  si  les  plus  grands  efforts  de  l'industrie 
ne  peuvent  pas  suffire  à  l'entretien  journalier  d'ime  classe  nom- 
breuse, encore  moins  suffiront-ils  aux  économies  pour  l'avenir. 
D'autres  pourront  suppléer  pai-  le  travail  de  chaque  jour  aux 
dépenses  de  chaque  joui-,  mais  ils  n'auront  point  de  superflu  à  met- 
tre en  dépôt  pour  le  convertir  en  nécessaii'e  dans  un  temps  éloigné. 
Il  ne  reste  ainsi  qu'une  troisième  classe  qui  pom-rait  suffire  à  tout, 
en  économisant,  dans  l'âge  du  travail,  pour  l'époque  où  l'on  ne  peut 
plus  travailler.  Ce  n'est  qu'à  ces  derniers  qu'on  peut  faire  une 
espèce  de  crime  de  la  pauvi-eté.  "  L'économie,"  dii'a-t-on,  "est  un 
devoii'.  S'ils  l'ont  négligée,  tant  pis  pour  eux.  La  misère  et  la 
mort  les  attendent  peut-être,  mais  ils  ne  peuvent  en  accuser  qu'eux 
seuls.  Cependant  leur  catastrophe  ne  sera  pas  un  mal  à  pure  perte  : 
elle  servira  de  leçon  aux  prodigues.  C'est  ici  une  loi  établie  par  la 
nature,  une  loi  qui  n'est  pas,  comme  celle  des  hommes,  sujette  à 
l'incertitude  et  à  l'injustice.  La  peine  ne  portera  que  sur  les  cou- 
pables, et  se  proportionnera  d'eUe-mème  à  leur  faute." 

Ce  langage  sévère  serait  justifiable  si  l'objet  de  la  loi  était  la 
vengeance  ;  mais  cette  vengeance  même,  le  principe  d'utilité  la  con- 
damne comme  un  motif  impiu-  fondé  sur  l'antipathie.  Et  ces  maux, 
cet  abandon,  cette  indigence,  que  vous  regai'dez  dans  votre  colère 
comme  ime  juste  punition  de  la  prodigalité,  quel  en  sera  le  fruit  ? 
Avez-vous  la  certitude  que  ces  victimes  sacrifiées  préviendront,  par 
leiu*  exemjDle,  les  fautes  qui  les  ont  conduites  dans  le  malheur  ? 
Ce  serait  bien  mal  connaître  les  dispositions  du  eœm-  himaain.  La 
détresse,  la  mort  de  quelques  prodigues,  si  l'on  peut  appeler  pro- 
digues des  malheiu-eux  qui  n'ont  pas  su  se  refuser  aux  infiniment 
petites  jouissances  de  leur  état,  qui  n'ont  pas  connu  l'art  pénible 
de  lutter  par  la  réflexion  contre  toutes  les  tentations  du  moment, 
leui-  détresse,  dis-je,  leur  mort  même  n'am-ait  que  peu  d'ioflucnce, 
comme  instruction,  sur  les  classes  laborieuses  de  la  société.  Ce 
triste  spectacle,  dont  la  honte  ensevelirait  la  plupart  des  détails, 
aurait-il,  comme  les  supplices  des  malfaiteurs,  une  piibhcité  qui 
captivât  l'attentitm,  et  ne  permît  pas  d'en  ignorer  la  cause  ?     Ceux  à 


BESOINS  DES  PAUVRES.  109 

qui  cette  leçon  serait  le  plus  nécessaire,  sauraient-ils  donner  à  cet 
événement  l'intei-prétation  convenable  ?  Saisiront-Us  toujours  cette 
liaison  qu'on  suppose  entre  l'imprudence  comme  cause,  et  le  mal- 
heur comme  effet  ?  Ne  pourront-ils  pas  attribuer  cette  catastrophe 
à  des  accidents  imprévus  et  impossibles  à  prévoii'  ?  Au  lieu  de 
dire,  Yoilà  un  homme  qui  a  été  l'ai-tisan  de  sa  perte,  et  son  in- 
digence doit  m'avertir  de  travailler,  d'épargner  sans  relâche; — ne 
diront-ils  point  souvent,  avec  une  apparence  de  raison.  Voilà  un 
infortimé  qui  s'est  donné  mille  peines  pour  rien,  et  qui  prouve  bien 

la  vanité  de  la  prudence  humaine Ce  serait  mal  raisonner 

sans  doute  ;  mais  faudrait-il  punir  si  rigoureusement  une  erreur  de 
logique,  un  simple  défaut  de  réflexion  dans  une  classe  d'hommes 
plus  appelée  à  exercer  ses  maius  que  son  esprit  ? 

D'ailleiu's,  que  penser  d'une  peine  qui,  retardée  quant  à  son 
exécution,  jusqu'à  la  deiTiière  extrémité  de  la  vie,  doit  commencer 
par  vaincre  à  l'autre  extrémité,  c'est-à-dire,  dans  la  jeunesse,  l'ascen- 
dant des  motifs  les  plus  impérieux  ?  Combien  cette  leçon  prétendue 
s'affaiblit  par  la  distance  !  Qu'il  y  a  peu  d'analogie  entre  le  \-ieillard 
et  le  jeune  homme  !  Que  l'exemple  de  l'im  signifie  peu  pour  l'autre  ! 
A  l'âge  du  dernier,  l'idée  d'un  bien,  celle  d'un  mal  immédiat,  occu- 
pant toute  la  sphère  de  la  réflexion,  excluent  l'idée  des  biens  et  des 
maux  éloignés.  Si  vous  voulez  agir  siu'  lui,  placez  tout  près  de  lui 
le  motif:  montrez-lui,  par  exemple,  en  perspective  un  mariage,  ou 
tout  autre  plaisir  :  mais  une  peine  placée  à  un  terme  de  distance, 
hors  de  son  horizon  intellectuel,  est  une  peine  en  pm-e  perte.  Il 
s'agit  de  déterminer  des  hommes  qui  pensent  très-peu  ;  et  poiu'  tu'er 
instruction  d'im  tel  maDieur,  il  faudi-ait  penser  beaucoup.  A  quoi 
bon,  je  vous  prie,  un  moyen  politique  destiné  poiu'  la  classe  la  moins 
prévoyante,  s'il  est  de  nature  à  n'être  efficace  que  sur  les  sages  ? 

Eécapitiilons.  La  ressoiu-ce  de  l'épargne  est  insuffisante  :  1°  Elle 
l'est  évidemment  pour  ceux  qui  ne  gagnent  pas  de  quoi  subsister  ; 
2°  pour  ceux  qui  ne  gagnent  que  l'étroit  nécessaii-e.  Quant  à  la 
troisième  classe  qui  embrasse  tous  ceux  qui  ne  sont  pas  compris 
dans  les  deux  premières,  l'épargne  ne  serait  pas  insuffisante  en  elle- 
même,  mais  elle  le  devient  en  partie  par  l'imperfection  naturelle  de 
la  prudence  humaine. 

Passons  à  l'autre  ressoui'ce,  les  contnbutions  volontaires:  elle  a 
bien  des  imperfections. 

1.  Son  incertitude.  EUe  éprouvera  des  vicissitudes  joiu-nalières, 
comme  la  fortune  et  la  libéralité  des  individus  dont  elle  dépend. 
Est-elle  insuffisante?  Ces  conjonctiircs  seront  marquées  par  la 
misère  et  la  mort.  Est-elle  sm'abondante  ?  Elle  ofirira  une  ré- 
compense à  la  paresse  et  à  la  profusion. 


110  BESOINS  DES  PAUVRES. 

2.  L'inégalité  du  fardeau.  Ce  supplément  aux  besoins  des  pauvres 
se  foraie  tout  entier  aux  dépens  des  plus  humains,  des  plus  ver- 
tueux individus  de  la  société,  souvent  sans  proportion  à  leurs  moyens, 
tandis  que  les  avares  calomnient  les  indigents  pour  colorer  leur  refus 
d'un  vernis  de  système  et  de  raison.  Un  tel  arrangement  est  donc 
ime  faveui"  accordée  à  l'égoïsme,  et  une  peine  contre  rhumanité, 
la  première  des  vertus. 

Je  dis  une  peine,  car  quoique  ces  contributions  portent  le  nom  de 
volontaires,  quel  est  le  motif  d'où  elles  émanent  ?  Si  ce  n'est  pas 
ime  crainte  religieuse  ou  mie  crainte  politique,  c'est  ime  sympathie 
tendre,  mais  triste,  qui  préside  à  ces  actes  généreux.  Ce  n'est  pas 
l'espoir  d'un  plaisir  qu'on  achète  à  ce  prix,  c'est  le  tourment  de 
la  pitié  dont  on  veut  se  libérer  pai'  ce  sacrifice.  Aussi  a-t-on  ob- 
servé dans  xm  pays  (en  Ecosse)  oii  l'indigence  est  bornée  à  cette 
triste  rcssoiu'ce  que  le  pauvi-e  trouve  le  plus  de  secoui's  dans  la  classe 
la  plus  voisine  de  la  pamTcté. 

3.  Des  inconvénients  de  la  distribution.  Si  ces  contributions  sont 
abandonnées  au  hasard  comme  les  aumônes  sur  les  grands  chemins, 
si  on  les  laisse  payer  à  chaque  occasion  sans  intermédiaire  de  l'in- 
dividu qui  donne  à  l'individu  qui  demande,  l'incertitude  sm'  la  suf- 
fisance de  ces  dons  est  aggravée  par  une  auti'e  incertitude.  Com- 
ment apprécier,  dans  une  multitude  de  cas,  le  degré  de  mérite  ou  de 
besoin  ?  Le  denier  de  la  pauvre  veuve  n'  ii-a-t-il  point  grossir  le 
trésor  éphémère  de  la  femme  impiu-e?  Trouvera-t-on  beaucoup  de 
coeurs  généreux,  de  Sydney,  qui  repousseront  de  leiu'S  lèvres  al- 
térées la  coupe  vivifiante,  en  disant,  "Je  puis  encore  atteiulre  :  songez 
d'abord  à  cet  infortuné  qui  en  a  plus  besoin  que  moi."  Peut-on 
ignorer  que,  dans  la  distribution  de  ces  gratiiités  fertilités,  ce  n'est 
pas  la  vertu  modeste,  ce  n'est  pas  la  vraie  pauvi-eté,  souvent  muette 
et  honteuse,  qui  obtient  la  meilleure  part?  Pour  réussir  sur  ce 
théâtre  obscur,  il  faut  du  manège  et  de  l'intrigue,  comme  sur  le 
théâtre  brillant  du  monde  :  celui  qui  sait  importuner,  flatter,  mentir, 
mêler,  selon  l'occasion,  l'audace  à  la  bassesse,  et  varier  ses  impos- 
tiu-es,  aui-a  des  succès  auxquels  l'indigent  vertueux,  dénué  d'artifice, 
et  conservant  de  l'honneur  dans  sa  misère,  ne  saurait  jamais  parvenir. 

Les  vrais  talents  se  taisent  et  s'enfuient, 
Découragés  des  affronts  qu'ils  essuient. 
Les  faux  talents  sont  hardis,  effrontés, 
Souples,  adroits,  et  jamais  rebutés. 

Ce  que  Yoltaii'c  tht  des  talents  peut  s'appUqucr  à  la  mendicité. 
Dans  le  partage  des  contributions  volontaires,  le  lot  du  pauvre 
honnête  et  vertueux  sera  rarement  égal  à  celui  du  paiivi-e  impudent 
et  rampant. 


BESOINS  DES  PAUVRES.  111 

Versera-t-on  ces  contributions  dans  un  fonds  commun,  poui'  être 
ensuite  distribuées  par  des  individus  choisis?  Cette  méthode  est 
bien  préférable,  puisqu'elle  permet  un  examen  régulier  des  besoins 
et  des  personnes,  et  qu'elle  tend  à  proportionner  les  secours  :  mais 
eUe  a  aussi  \me  tendance  à  diminuer  les  libéralités.  Ce  bienfait 
qui  va  passer  par  des  mains  étrangères,  dont  je  ne  suivrai  pas  l'ap- 
plication, dont  je  n'aurai  pas  le  plaisir  ou  le  mérite  immédiat,  a 
quelque  chose  d'abstrait  qui  refroidit  le  sentiment.  Ce  que  je  donne 
moi-môme,  je  le  donne  au  moment  où  je  suis  ému,  où  le  cri  du 
pauvre  a  retenti  dans  mon  cœur,  où  il  n'a  que  moi  pour  le  se- 
courir       Ce  que  je  donnerais  dans  ime   contribution  générale 

peut  n'avoir  pas  une  destination  conforme  à  mes  désirs  :  ce  pauvre 
denier,  qui  est  beaucoup  pour  moi  et  poui"  ma  famille,  que  sera-t-il 
qu'une  goutte  d'eau  dans  cette  masse  de  contributions  d'ime  part,  et 
pour  cette  multitude  de  besoins  de  l'autre?  C'est  aux  riches  à 
soutenir  les  pauvi-es. .  .  Yoilà  comme  beaucoup  de  gens  raisonnent, 
et  c'est  poiu'  cela  que  les  contributions  réussissent  mieux  quand  il 
s'agit  d'tme  classe  déterminée  d'individus,  que  pom-  une  multitude 
indéfinie,  comme  la  masse  entière  des  pauvres.  Cependant  c'est  à 
cette  masse  qu'il  faut  assurer  la  permanence  des  secours. 

n  me  paraît,  d'après  ces  obseirations,  qu'on  peut  poser  comme  un 
piincipe  général  que  le  législateur  doit  établii'  ime  contiibution  ré- 
gulière pour  les  besoins  de  l'indigence  :  bien  entendu  qu'on  ne  re- 
garde comme  indigents  que  ceux  qui  manquent  du  nécessaire  ;  mais  il 
s'ensuit  de  cette  définition  que  le  titre  de  l'indigent  comme  indi- 
gent est  plus  fort  que  le  titre  du  propriétaire  d'im  superflu  comme 
propriétaire.  Car  la  peine  de  mort  qui  tomberait  enfin  siu-  l'indigent 
délaissé  sera  toujours  im  mal  plus  grave  que  la  peine  d'attente 
trompée,  qui  tombe  sur  le  riche,  quand  on  lui  enlève  une  portion 
bornée  de  son  supei-flu*. 

Quant  à  la  mesure  de  la  contribution  légale,  eUe  ne  doit  pas 
outre-pa.sser  le  simple  nécessaire  :  aller  au  delà,  ce  serait  mettre 
l'industrie  à  l'amende  au  profit  de  la  paresse.  Les  établissements 
où  l'on  fournit  au  delà  du  nécessaire  ne  sont  bons  qu'autant  qu'ils  se 
soutiennent  aux  frais  des  particuliers,  parce  qu'ils  peuvent  mettre 
du  discernement  dans  la  distribution  de  ces  secours,  et  les  appliquer 
à  des  classes  spécifiées. 

Les  détails  sur  la  manière  d'asseoir  cette  contribution  et  d'en 
distribuer  le  produit,  appartiennent  à  l'économie  pohtique,  de  même 
que  la  recherche  des  moyens  d'cncom-ager  l'esprit  d'économie  et  de 

*  Si  cette  déduction  est  établie  siir  un  pied  fixe,  chaque  propriétaire  sachant 
d'avance  ce  qu'il  doit  dooner,  la  peine  d'attente  trompée  disparait  et  fait  place 
à  une  autre  un  peu  difféi-ente  par  sa  natiu-e  et  nioinchv  en  degré. 


112  DES  FRAIS  DE  CULTE. 

prévoyance  dans  les  classes  inférieures  de  la  société.  Nous  avons 
sur  ce  sujet  si  intéressant  des  mémoii'es  instructifs,  mais  point  de 
traité  qui  embrasse  toute  la  question*.  Il  faut  commencer  par 
la  théorie  de  la  pauvreté,  c'est-à-dire,  par  la  classification  des  indi- 
gents, et  des  causes  qui  amènent  l'indigence,  afin  d'y  assortir  les 
précautions  et  les  remèdes. 

SECTION  II. 

DES  FEAIS  DE  CULTE. 

Si  l'on  considère  les  ministres  de  la  religion  comme  chargés  de 
maintenir  une  des  sanctions  de  la  morale  (la  sanction  religieuse),  il 
faut  rapporter  les  fi-ais  de  leur  entretien  à  la  même  branche  que  la 
pohce  et  la  justice,  à  la  sûreté  intérieure.  C'est  un  corps  d'inspecteurs 
et  d'instituteurs  moraux  qui  forment  pour  ainsi  dire  l'avant-garde  de  la 
loi,  qui  n'ont  pas  de  pouvoir  contre  les  crimes,  mais  qui  combattent 
les  vices  d'où  sortent  les  crimes,  et  qxii  rendent  l'exercice  de  l'au- 
torité plus  rare  en  maintenant  les  mœurs  et  la  subordination.  S'ils 
étaient  chargés  de  toutes  les  fonctions  qu'on  pourrait  convenable- 
ment leur  assigner  pour  l'éducation  des  classes  inférieurs,  pour  la 
promulgation  des  lois,  ])Our  la  tenue  de  divers  actes  publics,  Tutilité 
de  leur  ministère  serait  plus  manifeste.  Plus  ils  rendraient  de 
vrais  services  à  l'Etat,  moins  ils  seraient  sujets  à  ces  maladies  des 
dogmes  et  des  controverses,  qui  naissent  de  l'envie  de  se  distinguer, 
et  de  l'impuissance  d'être  utile.  H  faut  diriger  leur  aeti-s-ité  et  leur 
ambition  vers  des  objets  salutaires,  pour  les  empêcher  de  devenir 
malfaisantes. 

Sous  ce  rapport,  ceux  mêmes  qui  ne  reconnaîtraient  pas  les  bases 
de  la  sanction  reHgieuse,  ne  pourraient  pas  se  plaincke  qu'on  les  fît 
contribuer  aux  frais  de  son  entretien,  puisqu'ils  participeraient  à 
ses  avantages. 

Mais  s'il  y  avait  dans  un  pays  une  grande  diversité  de  cultes  et 
de  religions,  et  que  le  législateur  ne  fût  pas  gêné  par  un  étabUsse- 
ment  antérieiu*  ou  des  considérations  particulières,  il  serait  plus  con- 
forme à  la  liberté  et  à  l'égalité  d'appliquer  à  l'entretien  de  chaque 
Eglise  les  contributions  de  chaque  communauté  religieuse.  On  pour- 
rait craindre,  il  est  vi-ai,  dans  cet  arrangement,  le  zèle  du  prosé- 
lytisme de  la  part  du  clergé  :  mais  il  serait  aussi  probable  que  de 
leurs  efforts  réciproques  résulterait  imc  émidation   utile,   et  qu'en 

*  M.  Bentham  a  publié  un  ouvrage  sur  ce  sujet,  depuis  l'époque  où  j'avais 
rédigé  ces  Principes  du  code  civil.  Il  en  existe  un  abrégé  sous  ce  titre  :  Esçiiistie 
d'un  ouvrage  en  faveur  des  Pauvres,  par  Jér.  Bentham,  publiée  en  français,  par 
Adrien  Duquesnoy.     Paris,  de  l'imprimerie  des  Sourds-Muets,  an  x,  in-8. 


DE  LA  CULTURE  DES  ARTS  ET  DES  SCIENCES.  113 

balan<j\ant  leur  influence,  ils  établiraient  une  espèce  d'équilibre  dans 
ce  fluide  d'opinions  sujet  à  de  si  dangei'euses  tempêtes. 

On  poiu-rait  imaginer  un  cas  bien  malhem-eux*,  celui  d'un  peuple 
à  qui  le  législateur-  défendrait  l'exercice  public  de  sa  religion,  en 
lui  impo.sant  en  même  temps  l'obligation  de  salarier  ime  religion 
qu'il  regai'dei-ait  comme  l'ennemie  de  la  sienne.  Ce  serait  une 
double  violation  de  la  sûreté.  On  verrait  se  forme]*  dans  ce  peuple 
un  sentiment  habituel  de  haine  contre  son  gouvernement,  im  désir 
de  nouveauté,  un  courage  féroce,  un  secret  profond.  Le  peuple, 
privé  de  tous  les  avantages  d'ime  religion  pubKque,  de  guides  connus, 
de  prêtres  avoués,  serait  livré  à  des  chefs  ignorants  et  fanatiques  ; 
et  comme  le  maintien  de  ce  culte  serait  une  école  de  conspiration,  la 
foi  du  serment,  au  lieu  d'être  la  sauve-gai'de  de  l'Etat,  en  devien- 
drait la  terreiu'  :  au  lieu  de  lier  les  citoyens  au  gouvernement,  il  les 
unirait  contre  lui.  En  sorte  que  ce  peuple  deviendi'ait  aussi  re- 
doutable par  ses  vertus  que  par  ses  \-ices. 

SECTION  III 

DE  LA  CrLTUUE  DES  AKTS  ET  DES  SCIENCES. 

Je  ne  parlerai  pas  ici  de  ce  qu'on  peut  fidre  pom-  ce  qu'on  ap- 
pelle les  arts  et  les  scioiccs  utiles  :  personne  ne  doute  que  des  objets 
d'ime  utilité  publique  ne  doivent  être  soutenus  par  des  contribu- 
tions publiques. 

Mais  quand  il  s'agit  de  la  culture  des  beaux-arts,  de  l'embellisse- 
ment d'un  pays,  des  édifices  de  luxe,  des  objets  d'ornement  et  de 
plaisir-,  en  un  mot,  de  ces  œu^Tes  de  surérogation,  doit-on  lever  des 
contributions  forcées  ?  Peut-on  justifier  l'établissement  des  impôts 
qui  n'auraient  que  cette  destination  bi-illante,  mais  superflue  ? 

Je  ne  veux  pas  faire  ici  le  plaidoyer  de  l'agréable  contre  l'utile  f, 
ni  justifier  qu'on  mette  le  peuple  à  l'étroit  pour  donner  des  fêtes  à 
une  cour,  ou  des  pensions  à  des  l:)aladins.  Mais  on  peut  présenter 
une  ou  deux  réflexions  par  manière  d'apologie. 

1.  La  dépense  qu'on  fait  et  qu'on  peut  faire  pour  ces  objets  est 
ordinaii-ement  bien  peu  de  chose,  comparée  à  la  masse  des  contribu- 
tions nécessaires.     Qu'on  s'avisât  de   restituer  k  chacun  sa  quote- 

*  Ce  n'est  point  un  cas  imaginaire  :  c'est  en  pai-ticulier  celui  de  l'Irlande. 

t  Je  n'entends  pas  qu'il  y  ait  une  opposition  réelle  entre  l'utile  et  l'agi-éable  : 
tout  ce  qui  donne  du  plaisir  est  utile  :  mais  dans  le  langage  ordinaire,  on  ap- 
pelle exclusivement  ufik  ce  qui  produit  une  utilité  éloignée  ;  cifjrvahle,  ce  qui  a 
une  utilité  immédiate,  ou  se  borne  au  plaisir  présent.  Bien  des  choses  aux- 
quelles on  conteste  le  nom  d'^tf/ks  ont  donc  une  utilité  plus  certaine  que  celles 
auxquelles  on  approprie  cette  dénomination. 

I 


114  DE   LA  CULTURE   DES  ARTS  ET   DES  SCIEXCKS. 

part  de  cette  dépense  supei-flue,  ne  serait-ce  pas  un  objet  impal- 
pable ? 

2.  Cette  partie  surérogatoii-e  des  contributions  étant  confondue 
avec  la  masse  de  celles  qui  sont  nécessaires,  la  levée  en  est  imper- 
ceptible :  elle  n'excite  auctme  sensation  séparée  qui  piusse  donner 
Heu  à  une  plainte  distincte.  Et  le  mal  du  premier  ordre,  limité  à 
une  somme  si  modique,  ne  suffit  pas  pour  produire  un  mal  du  second 
ordre. 

3.  Ce  luxe  d'agrément  peut  avoii'  une  utilité  palpable,  en  attii'ant 
un  concoui'S  d'étrangers  qui  versent  leui's  capitaux  dans  le  pays  : 
peu  à  peu  les  nations  deviennent  tributaires  de  celle  qui  tient  le 
sceptre  de  la  mode. 

Un  pays  fertile  en  amusements  peut  être  envisagé  comme  \in 
grand  tbéâtre  qu'une  foule  de  spectateui's  curieux,  attirés  de  toutes 
parts,  soutiennent  en  partie  à  leurs  fi-ais. 

Il  se  peut  même  que  cette  prééminence  dans  les  objets  d'agré- 
ment, de  littérature  et  de  goût,  tende  à  concilier  à  une  nation  la 
bien^iellance  des  autres  peuples.  Athènes,  qu'on  appelait  l'œil  de 
la  Grèce,  a  été  sauvée  plus  d'ime  fois  par  ce  sentiment  de  respect 
qu'inspii-ait  cette  supériorité  de  civilisation.  Une  aui'éole  de  gloire, 
qid  environnait  cette  patrie  dos  beaux-arts,  servit  longtemps  à 
couviir  sa  faiblesse,  et  tout  ce  qui  n'était  pas  barbare  s'intéressait  à 
la  conservation  de  cette  ville,  le  centre  de  la  politesse  et  des  plaisirs 
de  l'esprit. 

Après  tout  cela,  il  faut  bien  convenir  que  cet  objet  séduisant 
pourrait  être  abandonné  sans  risque  à  la  seule  ressource  des  con- 
tributions volontaires.  Il  faudrait  au  moins  n'avoir  rien  négligé 
d'essentiel  avant  que  de  se  li^Ter  aux  dépenses  de  piu'  ornement. 
On  pourra  s'occuper  des  comédiens,  des  peintres  et  des  architectes, 
quand  on  aui'a  satisfait  à  la  foi  publique,  quand  on  aura  dédommagé 
les  individus  des  pertes  oecasionées  pai'  les  guerres,  les  délits  et  les 
calamités  phj'siques,  quand  on  aui'a  poui-vu  à  la  subsistance  des 
indigents  :  jusque-là  cette  préférence  accordée  à  de  brillants  acces- 
soires sur  des  objets  de  nécessité  ne  saui'ait  être  justifiée. 

EUe  est  même  bien  contraire  à  l'intérêt  du  souverain,  attendu 
que  les  reproches  seront  toujours  exagérés,  parce  qu'il  ne  faut  point 
d'esprit  pom-  les  trouver,  mais  seulement  de  la  passion  et  de  l'hu- 
meur. On  sait  à  quel  point  on  s'en  est  scr%-i  de  nos  joiirs,  dans 
des  écrits  d'ime  éloquence  vulgaire,  poxu-  échauffer  le  peuple  contre 
le  gouvernement  des  rois.  Cependant,  quoiqiie  tout  conspire  à  cet 
égard  à  jeter  les  princes  dans  l'iUusion,  sont-Us  jamais  tombés  pour 
le  luxe  des  amusements  dans  les  mêmes  excès  que  plusieiu-s  ré- 
publiques ?     Athènes,  à  l'époqiie  de  ses  plus  grands  dangers,  dé- 


QUELQUES  ATTEINTES  À  LA  SÛRETK.  115 

daignant  également  et  l'éloquence  de  Démosthène  et  les  menaces  de 
Philippe,  connaissait  nn  besoin  plus  pressant  que  celui  de  sa  dé- 
fense, un  objet  plus  essentiel  que  le  maintien  de  sa  liberté.  La 
plus  grave  des  prévarications  consistait  à  détourner,  même  poui'  le 
bien  de  l'Etat,  les  fonds  destinés  à  l'entretien  du  tbéâti'e.  Et  à 
Rome,  la  passion  des  spectacles  ne  fut-elle  pas  portée  jusqu'à  la 
fiu-eiir?  Il  fallut  prodiguer  les  trésors  du  monde  et  les  dépouilles 
des  nations  pour  captiver  les  suffrages  du  peuple-roi.  La  terreur 
•se  répandait  dans  tout  un  pays,  parce  qu'un  proconsul  avait  une 
fête  à  donner  à  Rome  ;  une  heure  des  magnificences  du  cirque  jetait 
dans  le  désespoir  cent  mille  habitants  des  provinces. 


CHAPITRE  XY. 

EXEMPLES  DE  QUELQUES  ATTEINTES  À  LA  SÛRETÉ. 

Il  n'est  pas  inutile  de  donner  quelques  exemples  de  ce  que  j'ap- 
peUe  atteintes  à  la  sûreté.  C'est  un  moyen  de  mettre  le  principe 
dans  un  plus  grand  jour,  et  de  montrer  que  ce  qu'on  appelle  injuste 
en  morale  ne  peut  être  innocent  en  politique.  Rien  n'est  plus 
commim  que  d'autoriser  sous  un  nom  ce  qui  serait  odieux  sous  im 
autre. 

Je  ne  puis  ra'empêcher  d'obsei-ver  ici  les  mauvais  effets  d'ime 
branche  de  l'éducation  classique.  On  s'accoutume,  dès  la  première 
jeunesse,  à  voir  dans  l'histoii'e  du  peuple  romain  des  actes  publics 
d'injustice,  atroces  en  eux-mêmes,  toujours  colorés  sous  des  noms 
spécieux,  toujours  accompagnés  d'un  éloge  fastueux  des  vertus  ro- 
maines. L'aboHtion  des  dettes  joue  im  gi-and  rôle  dès  les  premiers 
temps  de  la  république.  L'ne  retraite  du  peuple  sui*  le  mont 
Aventin,  lorsque  l'ennemi  était  aux  portes  de  Rome,  forçait  le  sénat 
à  passer  l'éponge  siu*  tous  les  droits  des  créanciers.  L'historien 
excite  tout  notre  intérêt  en  faveur  des  débiteurs  frauduleux  qui 
s'acquittent  par  une  banqueroute,  et  ne  manque  pas  de  rendre 
odieux  ceux  qui  sont  dépouillés  par  un  acte  de  violence.  À  quoi 
menait  cette  iniquité?  L'usure,  qui  avait  servi  de  prétexte  à  ce 
vol,  ne  pouvait  qu'augmenter  dès  le  lendemain  de  cette  catastrophe  ; 
car  le  taux  exorbitant,  de  l'intérêt  n'était  que  le  piix  des  hasards 
attachés  à  l'incertitude  des  engagements.  La  fondation  de  leurs 
colonies  a  été  vantée  comme  l'œuvre  d'une  politique  profonde.  EUe 
consistait  toutefois  à  dépoixiller  dans  les  pays  conquis  ime  partie  des 
propriétaires  légitimes,  pour  créer  des  étalibssements  de  faveur  ou 

i2 


116  QUELQUES  ATTEINTES  À  LA  SÛRETK. 

de  récomijense.     Ce  di-oit  des  gens,  si  cniel  dans  ses  effets  immédiats, 
était  funeste  encore  par  ces  smtes. 

Les  Romains,  accoutumés  à  violer  tous  les  di-oits  de  propiiété,  ne 
sui'ent  plus  où  s'arrêter  dans  cette  carrière.  De  là  cette  demande 
perpétuelle  d'une  nouvelle  division  des  terres  qui  fut  le  brandon 
étemel  des  séditieux,  et  qui  contribua  sous  les  triumvii's  à  cet  affreux 
système  des  confiscations  générales. 

L'histoire  des  républiques  de  la  Grèce  est  pleine  de  faits  du  même 
genre,  toujoui's  présentés  d'ime  manière  plausible,  comme  pour*  égarer 
les  esprits  superficiels.  Que  d'abus  de  raisonnement  siu'  ce  partage 
des  terres  opéré  par  Lycui'gue,  pour  servir  de  base  à  cet  institut 
guerrier  où,  par  la  plus  choquante  inégalité,  tous  les  droits  étaient 
d'un  côté  et  toute  la  soi-vitude  de  l'autre  !  * 

Les  atteintes  à  la  sûreté,  qui  ont  trouvé  tant  de  défenseiu's  officieux 
(juand  il  s'agissait  des  Grecs  et  des  Romains,  n'ont  pas  éprouvé  la 
même  indulgence  quand  U  est  question  des  monarques  de  l'Orient, 
Le  despotisme  d'im  seul  n'a  rien  de  séduisant,  parce  qu'il  se  rapporte 
trop  évidemment  à  sa  personne,  et  qu'il  y  a  des  millions  de  chances 
d'en  souifi'ir  contre  une  seule  d'en  jouii*.  Mais  le  despotisme  exercé 
par  la  multitude  trompe  les  esprits  faibles  par  une  fausse  image  de 
bien  public  :  on  se  place  en  imagination  dans  le  grand  nombre  qui 
commande,  au  lieu  de  se  su^iposer  dans  le  petit,  qui  cède  et  qui 
souffi-e.  Laissons  donc  en  paix  les  sultans  et  les  visirs.  On  peut 
compter  que  leurs  injustices  ne  seront  pas  colorées  par  les  flatteries 
des  historiens  :  leur  réputation  sert  d'antidote  à  leur  exemple. 

On  peut  se  dispenser,  par  la  même  raison,  d'insister  siu"  des 
atteintes  tcUes  que  les  banqueroutes  nationales.  Mais  on  fera  re- 
marquer en  passant  \in  effet  singulier  de  la  fidélité  des  engagements 
par  rapport  à  l'autorité  même  du  prince.  En  Angleterre,  depuis  la 
révolution,  les  engagements  de  l'État  ont  toujours  été  sacrés.  Aussi 
les  indi\ddus  qui  traitent  avec  le  gouvernement  n'ont  jamais  demandé 
d'autre  gage  que  leiu-  hypothèque  sm-  le  revenu  public,  et  la  percep- 
tion des  impôts  est  restée  entre  les  mains  du  roi.  En  France,  sous 
la  monarchie,  les  violations  de  la  foi  publique  ont  été  si  fréquentes, 
que  ceux  qui  faisaient  des  avances  au  gouvernement  étaient  depuis 
longtemps  dans  l'habitude  de  se  faire  attribuer  cette  perception  des 
impôts,  et  de  se  payer  par  leui's  mains.  3ilais  leui-  inter\-ention 
coûtait  cher  au  peuple  qu'ils  n'avaient  point  d'intérêt  à  ménager, 

*  Il  paraît  que  cette  di^-ision  des  terres  fut,  de  tous  les  établissements  de  Lycur- 
gue,  celui  qui  éprouva  le  moins  de  résistance.  Ou  ne  peut  expliquer  ce  singulier 
phénomène  qu'en  supposant  que,  dans  luie  longue  anarchie,  les  propriétés  avaient 
presque  perdu  leur  valeiu*.  Les  riches  mêmes  pouvaient  gagner  à  cette  opération, 
parce  que  dix  arpents  assurés  valaient  mieux  que  mille  qui  ne  l'étaient  pas. 


QUELQUES  ATTEINTES  À  LA  SÛRETK.  117 

et  encore  plus  au  prince,  à  qui  elle  ôtait  l'affection  du  peuple.  Lors- 
que de  nos  jours  l'annonce  d'un  déficit  alarma  tous  les  créanciers 
de  l'Etat,  cette  classe  si  intéressée  en  Angleterre  au  maintien  du 
gouvernement  se  montra  en  France  ardente  j)our  une  révolution. 
Chacun  crut  voir  sa  sûreté  à  ôter  au  souverain  l'administration  des 
finances,  et  à  la  déposer  dans  im  conseil  national.  On  sait  comment 
l'événement  a  répondu  à  leurs  espérances.  Mais  il  n'en  est  pas 
moins  intéressant  d'observer  que  la  chute  de  cette  monarchie  qui 
paraissait  inébranlable  est  due  en  première  cause  à  la  défiance  fondée 
sur  tant  de  violations  de  la  foi  pubUque. 

Mais  parmi  tant  d'atteintes  à  la  sûreté  commises  par  ignorance,  par 
inadvertance  ou  par  de  fausses  raisons,  nous  nous  contenterons  d'en 
signaler  quelques-imes. 

1.  On  peut  en\'isager  sous  ce  point  de  vue  tous  les  imjiôts  mal 
assis,  par  exemple  :  les  imijôts  disproportionnés  qui  épargnent  le 
riche  au  préjudice  du  pauvi-e.  Le  poids  du  mal  est  encore  aggravé 
par  le  sentiment  de  l'injustice,  lorsqu'on  est  contraint  de  payer 
au  delà  de  ce  qu'on  ferait  si  tous  les  autres  intéressés  payaient 
en  même  proportion. 

Les  corvées  sont  le  comble  de  l'inégalité,  iniisqu'elles  tombent  sur 
ceux  qui  n'ont  que  leurs  bras  pour  patrimoine. 

Les  impôts  assis  sur  un  fonds  incertain  :  sur  des  personnes  qui 
peuvent  n'avoir  pas  de  quoi  payer.  Le  mal  prend  alors  une  autre 
tournure.  On  est  soustrait  à  l'impôt  par  l'indigence,  mais  c'est  poiu' 
se  trouver  assujéti  à  des  maux  plus  graves.  À  la  jilace  des  incon- 
vénients de  l'impôt  viennent  les  soufft-ances  de  la  privation.  Voilà 
poiu'quoi  la  capitation  est  si  mauvaise  :  de  ce  qu'on  a  ime  tête,  il  ne 
s'ensuit  pas  qu'on  ait  autre  chose. 

Les  impôts  qui  gênent  l'industrie  :  les  monopoles,  les  jm-andes. 
La  vraie  manière  d'estimer  ces  impôts,  ce  n'est  pas  de  considérer  ce 
qu'ils  rendent,  mais  ce  qu'ils  empêchent  d'acquéru'. 

Les  impôts  sur  les  denrées  néccssau'es  :  qu'il  s'ensuive  des  priva- 
tions physiques,  des  maladies  et  la  mort  même,  personne  ne  le  sait. 
Ces  soufirances  causées  par  ime  faute  du  gouvernement  se  confon- 
dent avec  les  maux  natui'els  qu'il  ne  peut  pas  prévenir. 

Les  impôts  sur  la  vente  de  fonds  aliénés  entre  vifs  :  c'est  eu 
général  le  besoin  qui  détermine  à  ces  ventes;  et  le  fisc,  en  interve- 
nant à  cette  époque  de  détresse,  lève  une  amende  extraordinaire  sur 
un  individu  malheureux. 

Les  impôts  sur  des  ventes  publiques,  sur  des  meu>)lcs  alit-nés  à 
l'enchère  :  ici  la  détresse  est  bien  constatée,  elle  est  extrême,  et  Tin- 
justice  fiscale  est  manifeste. 

Les  impôts  sur  les  procédures  :  ils  renferment  toutes  sortes  d'at- 


118  QUELQUES  ATTEINTES  À  LA  SÛRETÉ. 

teintes  à  la  sûreté,  puisqu'ils  équivalent  à  refuser  la  protection  de  la 
loi  à  tous  ceux  qui  ne  peuvent  pas  la  payer.  Ils  offrent  par  consé- 
quent une  espérance  d'impunité  au  crime:  il  ne  s'agit  que  de  choisir, 
poiu-  l'objet  de  son  injustice,  des  individus  qui  ne  puissent  pas  four- 
nir aux  avances  d'une  poursuite  judiciaire  ou  en  courir  les  risques. 

2.  L'élévation  forcée  du  taux  des  monnaies  :  autre  atteinte  à  la 
sûreté  :  c'est  une  banqueroute,  puisqu'on  ne  paye  pas  tout  ce  qu'on 
doit  ;  une  banqueroute  frauduleuse,  puisqu'on  fait  semblant  de  payer  ; 
et  une  ù-aude  inepte,  puisqu'on  ne  trompe  personne.  C'est  aussi 
proportionnellement  une  abolition  des  dettes  :  car  le  vol  que  le  prince 
fait  à  ses  créanciers,  il  autorise  chaque  débiteur  à  le  faire  aux  siens, 
sans  en  tirer  aucun  profit  pour  le  trésor  public.  Ce  cours  d'injustice 
est-il  achevé?  Cette  opération,  après  avoir  affaibK  la  confiance, 
ruiné  les  citoyens  honnêtes,  enrichi  les  fripons,  dérangé  le  commerce, 
troublé  le  système  des  impôts,  et  causé  mille  maux  individuels,  ne 
laisse  pas  le  moindre  avantage  au  gouvernement  qui  s'est  déshonoré 
par  elle.     Dépense  et  recette,  tout  rentre  dans  les  mêmes  propoi-tions. 

3.  Réduction  forcée  du  taïuv  de  Vintérét.  Sous  le  point  de  vue  de 
l'économie  politique,  réduii'e  l'intérêt  par  une  loi,  c'est  nuire  à  la 
richesse,  parce  que  c'est  prohiber  les  primes  particulières  pour  l'im- 
portation d'un  capital  étranger  :  c'est  prohiber  en  plusieurs  cas  de 
nouvelles  branches  de  commerce,  et  même  d'anciennes,  si  l'intérêt 
légal  n'est  plus  suffisant  pour  balancer  les  risques  des  capitalistes. 

Mais  sous  le  rapport  le  plus  immédiat  de  la  sûreté,  c'est  oter  aux 
prêteurs  pour  donner  aux  emprunteurs.  Qu'on  réduise  l'intérêt 
d'un  cinquième,  l'événement  poui-  les  prêteurs  est  le  même  que  s'ils 
étaient  dépouillés  chaque  année  par  des  voleui's  de  la  cinqiiièmc  par- 
tie de  leur  foi-time. 

Si  le  législateur  trouve  bon  d'ôtcr  à  une  classe  paiticiilière  de 
citoyens  un  cinquième  de  leur  revenu,  pourquoi  s'arrête-t-il  là? 
Pourqiioi  ne  pas  leui'  ôter  un  autre  cinquième,  et  un  autre  encore  ? 
Si  cette  première  réduction  répond  à  son  but,  une  réduction  idté- 
rieure  y  répondi-a  dans  la  même  proportion  ;  et  si  la  mesure  est  bonne 
dans  un  cas,  poui-quoi  serait-elle  mauvaise  dans  l'autre  ?  Où  qu'on 
s'aiTête,  U  faut  avoir  une  raison  poiu-  s'arrêter  ;  mais  cette  raison,  qui 
empêche  de  faire  le  second  pas,  est  suffisante  poui'  empêcher  de  faire 
le  premier. 

Cette  opération  est  semblable  à  l'acte  par  lequel  on  diminuerait  les 
baux  des  terres,  sous  prétexte  que  les  propriétaires  sont  des  consom- 
mateurs inutiles,  et  les  fermiers  des  travailleurs  productifs. 

Si  vous  ébranlez  le  piincipe  de  la  sûreté  pour  une  classe  de  citoyens, 
vous  l'ébranlez  jiour  tous  :  le  faisceau  de  la  concorde  est  son  emblème. 

4.   Confiscations  générahs.     Je  rapporte  à  ce  chef  des  vexations 


QUELQUES  ATTEINTES  À  LA  SÛRETÉ.  119 

exercées  sur  une  secte,  sm-  un  ^Darti,  sur  une  classe  d'hommes,  sous  le 
prétexte  vague  de  quelque  délit  politique,  en  sorte  qu'on  feint  d'im- 
poser la  confiscation  comme  ime  peine,  lorsqu'au  fond  on  a  institué  le 
délit  poiu'  amener  la  confiscation.  L'histoii'e  présente  plusieiu's  exem- 
ples de  ce  brigandage.  Les  juifs  en  ont  été  souvent  les  objets  :  ils 
étaient  trop  riches  poiu'  n'être  pas  toujoui's  coupables.  Les  financiers, 
les  fermiers  de  l'État,  par  la  même  raison,  étaient  soumis  à  ce  qu'on 
appelait  des  chambres  ardentes.  Lorsque  la  succession  du  trône  était 
indécise,  tout  le  monde,  à  la  mort  du  souverain,  pouvait  devenir 
coupable,  et  les  dépouilles  des  vaincus  foi-maieut  un  trésor  de  récom- 
penses enti'e  les  mains  du  successeur-.  Dans  une  république  déehii-ée 
par  des  factions,  la  moitié  de  la  nation  devient  rebelle  aux  yeux  de 
l'autre.  Qu'on  admette  le  système  des  confiscations,  les  partis,  comme 
on  le  \'it  à  Kome,  se  dévoreront  toui'  à  tour. 

Les  crimes  des  puissants,  et  surtout  les  crimes  du  parti  populaire, 
dans  les  démocraties,  ont  toujoiu's  trouvé  des  apologistes.  "  La  plu- 
part de  ces  grandes  fortunes,"  dit-on,  "  ont  été  fondées  sur  des  injus- 
tices, et  l'on  peut  rendi-e  au  publie  ce  qui  a  été  volé  au  public."  Eaison- 
ner  de  cette  manière,  c'est  ou\Tir  à  la  tyrannie  ime  carrière  illimitée. 
C'est  lui  permettre  de  présumer  le  crime  au  lieu  de  le  prouver.  Au 
moyen  de  cette  logique,  il  est  impossible  d'être  riche  et  innocent.  Une 
peine  aussi  grave  que  la  confiscation  peut-elle  s'infliger  en  gros,  sans 
examen,  sans  détail,  sans  preuve  ?  Un  procédé  qu'on  trouverait  atroce 
s'il  était  employé  contre  un  seul  devient-il  légitime  contre  xme  classe 
entière  de  citoyens  ?  Peut-on  s'étourdir  siu*  le  mal  qu'on  fait,  par  la 
multitude  de  malheiu'eux  dont  les  ciis  se  confondent  dans  im  nau- 
frage commun?  Dépouiller  les  grands  propriétaires,  sous  prétexte 
que  quelques-ims  de  leurs  ancêtres  ont  acquis  leux"  opulence  par  des 
moyens  injustes,  c'est  bombarder  ime  \Tlle  parce  qu'on  soupçonne 
qu'elle  renferme  quelques  volexu's. 

5.  Dissolution  des  ordres  monastiques  et  dts  couvents.  Le  décret  de 
leur  abolition  était  signé  par  la  raison  même,  mais  il  ne  fallait  pas  en 
abandonner  l'exécution  au  préjugé  et  à  l'avarice.  Il  suffisait  de 
défendi'e  à  ces  sociétés  de  recevoir  de  nouveaux  sujets.  EUes  se 
seraient  abolies  graduellement.  Les  indi^'idus  n'auraient  souffert 
aucime  privation.  Les  épargnes  successives  airraient  pu  être  appli- 
quées à  des  objets  utiles  ;  et  la  philosophie  aui'ait  applaudi  à  une 
opération  excellente  dans  le  piincipe,  et  douce  dans  l'exécution. 
Mais  cette  marche  lente  n'est  pas  celle  de  la  cupidité.  Il  semble  que 
les  souverains,  en  dissolvant  ces  sociétés,  aient  voulu  punir  les  indi- 
vidus des  torts  qu'on  avait  eus  envers  eux.  Au  lieu  de  les  envisager 
comme  des  oi-phelins  et  des  invalides,  qui  méiitaicnt  toute  la  com- 
passion du  législatcui-,  on  les  a  traités  comme  des  ennemis  aux- 


120  QUELQUES  ATTEINTES  À  LA  SÛRETÉ. 

quels  ou  faisait  grâce  en  les  réduisant  de  l'opulence  à  l'étroit  néces- 
saire, 

6.  Supjxression  des  places  et  des  pensions  sans  dédommager  les  indi- 
vidus qui  en  étaient  possesseurs.  Ce  genre  d'atteinte  à  la  sûreté 
mérite  d'autant  plus  une  mention  particulière,  qu'au  Heu  d'être 
blâmé  comme  une  injustice,  il  est  souvent  approuvé  comme  un  acte  de 
bonne  administration  et  d'économie.  L'envie  n'est  jamais  plus  à  son 
aise  que  lorsqu'elle  peut  se  cacher  sous  le  masque  du  bien  public  ; 
mais  le  bien  public  ne  demande  que  la  réforme  des  places  inutiles  :  il 
ne  demande  pas  le  malheur  des  individus  réformés. 

Le  principe  de  la  sûreté  dans  les  réformes  prescrit  que  l'indem- 
nité soit  complète.  Le  seul  bénéfice  qu'on  puisse  en  tirer  légitime- 
ment se  borne  à  la  conversion  de  rentes  perpétuelles  en  rentes 
viagères. 

Dira-t-on  que  la  suppression  immédiate  de  ces  places  est  un  gain 
pour  le  public  ?  Ce  serait  un  sophisme.  La  somme  en  question 
serait  sans  doute  un  gain,  considérée  en  elle-même,  si  elle  venait 
d'ailleuj's,  si  elle  était  acquise  par  le  commerce,  etc.  ;  mais  elle  n'est 
pas  un.  gain  quand  on  la  tire  des  mains  de  quelques  iudi^•idus  qui 
font  partie  du  même  public.  Une  famille  serait-elle  plus  riche  parce 
que  le  père  aurait  tout  ôté  à  l'un  de  ses  enfants  pour  mieux  doter  les 
autres  ?  Et  même,  dans  ce  cas,  le  dépouillement  d'un  fils  grossirait 
l'héritage  de  ses  frères,  le  mal  ne  serait  pas  en  pxu-e  perte,  il  produi- 
rait un  bien  quelque  part.  Mais  quand  il  s'agit  du  public,  le  profit 
d'une  place  supprimée  se  répartit  entre  tous,  tandis  que  la  perte  pèse 
tout  entière  sur  un  seul.  Le  gain  répandu  sur  la  multitude  se  di^•ise 
en  partie  impalpable  :  la  perte  est  toute  sentie  par  celui  qui  la  sup- 
porte à  lui  seul.  Le  résultat  de  l'opération,  c'est  de  ne  point  enri- 
chir la  partie  qui  gagne  et  d'appau\Tir  celui  qui  perd.  Au  lieu  d'xme 
place  supprimée,  supposez-en  mille,  dix  miUe,  cent  mille.  Le  désa- 
vantage total  restera  le  même.  La  déi^ouille  piise  sur  des  milliers 
d'individus  doit  se  répaitii-  entre  des  millions.  Vos  places  publiques 
voxis  présenteront  partout  des  citoyens  infortunés  que  vouz  aiu'ez 
plongés  dans  riudigcnce  :  à  peine  en  verrez-vous  im  seid  qui  soit 
sensiblement  plus  riche  en  vertu  de  ces  opérations  cruelles.  Les 
gémissements  de  la  douleur  et  les  cris  du  désespoii-  éclateront  de 
toutes  parts.  Les  cris  de  joie,  s'il  y  en  a  de  tels,  ne  seront  pas  l'ex- 
pression du  bonheiu-,  mais  de  l'antipathie  qui  jouit  du  mal  de  ses 
victimes.  Ministres  des  rois  et  des  peuples,  ce  n'est  pas  par  le  mal- 
heur des  individus  que  vous  ferez  le  bonheur  des  nations.  L'autel 
du  l)ien  public  ne  demande  pas  plus  des  sacrifices  barbares  que  celui 
do  la  Di\-inité. 

Je  ne  puis  encore  abandonner  ce  sujet,  tant  il  me  parait  essentiel. 


QUELQUES  ATTEINTES  À  LA  SÛRETÉ.  121 

pour  l'établissement  du  principe  de  la  sûreté,  de  poui'suivre  Ferreiu' 
dans  toutes  ses  retraites. 

Que  fait-on  pour  se  tromper  soi-même,  ou  poiu-  tromper  le  peuple 
sur  ces  grandes  injustices  ?  On  a  recours  à  certaines  maximes  pom- 
peuses qui  ont  un  mélange  de  faux  et  de  n-ai,  et  qui  donnent  à  une 
question  simple  en  elle-même  un  aii'  de  iirofondeur  et  de  mystère 
politique.  L'intérêt  des  indi\'idus,  dit-on,  doit  céder  à  l'intérêt  pu- 
blie. Mais  ici  qu'est-ce  que  cela  signifie?  Chaque  individu  n'est -il 
pas  partie  du  public  autant  que  cliaque  autre  ?  Cet  intérêt  public, 
que  vous  personnifiez,  n'est  qu'un  terme  abstrait  :  il  ne  représente 
que  la  masse  des  intérêts  individuels.  Il  faut  les  faire  tous  entrer  en 
ligne  de  compte,  au  lieu  de  considérer  les  ims  comme  étant  tout,  et 
les  autres  comme  n'étant  rien.  S'il  était  bon  de  sacrifier  la  fortune 
d'un  individu  pour  augmenter  celle  des  autres,  il  serait  encore  mieux 
d'en  saciifier  un  second,  un  troisième,  jusqu'à  cent,  jusqu'à  mille,  sans 
qu'on  puisse  assigner  aucune  limite  ;  car,  quel  que  soit  le  nombre  de 
ceux  que  vous  avez  sacrifiés,  vous  avez  toujours  la  même  raison  poiu' 
en  ajouter  un  de  plus.  En  un  mot,  l'intérêt  du  premier  est  sacré, 
ou  l'intérêt  d'aucun  ne  peut  l'être. 

Les  intérêts  individuels  sont  les  seuls  intérêts  réels.  Prenez  soin 
des  individus.  Xe  les  molestez  jamais,  ne  soufïî'ez  jamais  qu'on  les 
moleste,  et  vous  aiu-ez  fait  assez  pour  le  pubHc.  Conçoit-on  qu'il  y 
ait  des  hommes  assez  absurdes  pour  aimer  mieux  la  postérité  que  la 
génération  présente,  pour  préférer  l'homme  qui  n'est  pas  à  celui  q\à 
est,  poui'  tourmenter  les  vivants,  sous  prétexte  de  faii'e  le  bien  de  ceux 
qui  ne  sont  pas  nés  et  qui  ne  naîtront  peut-être  jamais  ? 

Dans  une  foule  d'occasions,  des  hommes  qui  souifi'aient  par  l'opé- 
ration de  quelque  loi  n'ont  pas  osé  se  faire  entendre  ou  n'ont  pas 
été  écoutés,  à  cause  de  cette  obscure  et  fausse  notion  que  l'intérêt 
privé  doit  céder  à  l'intérêt  publie.  Mais  si  c'était  ime  question  de 
générosité,  à  qui  convient-il  mieux  de  l'exercer?  A  tous  envers 
un  seul,  ou  à  im  seul  envers  tous  ?  Quel  est  donc  le  pire  égoïste, 
celui  qui  désire  de  conserver  ce  qu'il  a,  ou  celui  qui  veut  s'emparer, 
et  même  par  force,  de  ce  qui  est  à  un  autre  ? 

Un  mal  senti  et  un  bienfait  non  senti,  voilà  le  résultat  de  ces 
belles  opérations  où  l'on  sacrifie  des  individus  au  public. 

Je  finirai  par  une  grande  considération  générale.  Plus  on  respecte 
le  principe  de  la  propiiété,  plus  il  s'aô'ermit  dans  l'esprit  du  peuple. 
De  petites  atteintes  à  ce  principe  en  préparent  de  plus  grandes.  Il 
a  fallu  bien  dii  temps  pour  le  porter  au  point  où  nous  le  voyons  dans 
les  sociétés  civilisées  :  mais  une  fatale  expérience  nous  a  montré  avec 
qucUe  facilité  on  peut  l'ébranler,  et  comment  le  sauvage  instinct  du 
brigandage  reprend  rascendiint  siu"  h  s  lois.     Les  peuples  et  les  gou- 


122  ÉCHANGES  FORCÉS. 

vemements  ue  sont  à  cet  égard  que  des  lions  apprivoisés  :  mais  s'ils 
viennent  à  goûter  du  sang,  leur  férocité  naturelle  se  rallume. 

Si  torridM  parvus 
Venit  in  ora  crv.or,  redeunt  rabiesque  furorque  : 
Adinonitœque  fument  g ustato  sanyxiine  fances. 
Fervet  et  a  trepido  vue  abstinet  ora  magistro. 

LUCA.N.  IV. 


CHAPITEE  XVI. 

DES  ÉCHAÎfGES  FOECÉS. 


"  AsïTAGES  en  Xénophon  demande  à  CpTis  compte  de  sa  dernière 
leçon  :  C'est,  dit-il,  qu'en  notre  école  un  grand  garçon  ayant  ime  petite 
saie  la  donna  à  l'un  de  ses  compagnons  de  plus  petite  taille,  et  lui 
ôta  sa  saie  qui  était  plus  grande  :  notre  précepteur  m'ayant  fait  juge 
de  ce  différend,  je  jugeai  qu'il  fallait  laisser  les  choses  en  cet  état,  et 
que  l'im  et  l'autre  semblait  être  mieux  accommodé  en  ce  point  :  sur 
quoi  U  me  remontra  que  j'avais  mal  fait,  car  je  m'étais  arrêté  à  con- 
sidérer la  bienséance,  et  il  fallait  premièrement  avoir  pourvu  à  la 
justice,  qui  voulait  que  nul  ne  fût  forcé  en  ce  qui  lui  appartenait." 
Essais  de  Montaigne,  liv.  i.  chap.  24. 

Yoyons  ce  qu'il  faut  penser  de  cette  décision.  Au  premier  aspect, 
il  semble  qu'un  échange  forcé  ne  contrarie  point  la  sûreté,  pourvu 
qu'on  reçoive  une  valeiu'  égale.  Comment  puis-je  être  en  perte  en 
conséquence  d'une  loi,  si,  après  qu'elle  a  eu  son  pleia  effet,  la  masse 
de  ma  fortime  reste  la  même  qu'auparavant  ?  Si  Tun  a  gagné  sans 
que  l'autre  ait  perdu,  l'opération  paraît  être  bonne. 

Non  :  elle  ne  l'est  pas.  Celui  que  vous  estimez  n'avoir  rien  perdu 
par  l'échange  forcé  se  trouve  réellement  en  perte.  Comme  toutes 
les  choses,  meubles  ou  immeubles,  peuvent  avoir-  différentes  valem-s 
pour  différentes  personnes,  selon  les  circonstances,  chacun  s'attend  à 
jouii"  des  chances  favorables  qui  peuvent  augmenter  la  valeur  de  telle 
ou  telle  partie  de  sa  propriété.  Si  la  maison  que  Pierre  occupe  peut 
avoir  pour-  Paul  une  plixs  grande  valeur*  que  poiu*  lui,  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  en  gratifier  Paul,  en  forçant  Pierre  à  la  lui  céder 
pour  ce  qu'eUe  lui  valait  à  lui-même.  Ce  serait  le  priver  du  bénéfice 
naturel  qu'il  a  dû  s'attendre  à  tirer  de  cette  circonstance. 

Mais  si  Paul  disait  que,  pour  le  bien  de  la  pîdx,  H  a  oftert  im  piix 
supérieiu'  à  la  valem-  ordinaii'c  de  la  maison,  et  que  son  adversaire  ne 
refuse  que  par  opiniâtreté,  on  ijoiu'rait  lui  réponcke  :  ce  sm-plus  que 
vous  prétendez  avoii-  offert  n'est  qu'une  supposition  de  votre  pai-t. 


ÉCHANGES  FORCÉS.  123 

La  supposition  contraii-e  est  tout  aussi  probable.  Car  si  vous  offriez 
plus  que  la  maison  ne  vaut,  il  se  hâterait  de  saisii'  une  cii'constance 
si  heureuse,  qui  peut  ne  pas  revenir,  et  le  marché  serait  bientôt 
conclu  de  bon  gré.  S'il  ne  l'accepte  pas,  c'est  une  preuve  que  vous 
vous  êtes  trompé  dans  l'estimation  que  vous  avez  faite,  et  que  si  on 
lui  ôtait  sa  maison  aux  conditions  que  vous  ijroposez,  on  nuirait  à  sa 
fortune,  sinon  à  ce  qu'il  possède,  au  moins  à  ce  qu'il  a  di'oit  d'ac- 
quéiii". 

Non,  répliquera  Paul.  Il  sait  que  mon  estimation  est  au  delà  de 
tout  ce  qu'il  poui-rait  attendre  dans  le  cours  ordinaire  des  choses  : 
mais  il  connaît  mon  besoin,  et  il  refose  une  offii'e  raisonnable  pour 
tirer  de  ma  situation  im  avantage  abusif. 

Je  vois  un  piincipe  qui  peut  seiTii'  à  lever  la  difficulté  entre  Pierre 
et  Paul.  Il  faut  distinguer  les  choses  en  deux  classes,  celles  qui 
n'ont  ordinairement  que  leiu'  valeui'  intiinsèque,  et  celles  qui  sont 
susceptibles  d'une  valeur  d'affection.  Des  maisons  communes,  un 
champ  cultivé  de  la  manière  accoutumée,  une  récolte  de  foin  ou  de 
blé,  les  productions  ordinaii'es  des  manufactures,  semblent  appartenir 
à  la  première  classe.  On  peut  rapporter  à  la  seconde  un  jardin  de 
plaisance,  ime  bibliothèque,  des  statues,  des  tableaux,  des  collections 
d'histoire  natui-elle.  Poux  les  objets  de  cette  nature,  l'échange  ne 
doit  jamais  en  être  forcé.  On  ne  peut  pas  apprécier  la  valeur  que 
le  sentiment  d'affection  leiu-  donne  ;  mais  les  objets  de  la  première 
classe  peuvent  être  soumis  à  des  échanges  forcés,  si  c'était  le  seul 
moyen  de  prévenir  de  grandes  pertes.  Je  possède  une  teiTe  d'un 
revenu  considérable  où  je  ne  puis  aller  que  par  un  chemin  qui  côtoie 
un  fleuve.  Le  fleuve  déborde  et  détiTiit  le  chemin.  Mon  voisin  me 
refuse  obstinément  un  passage  sur  une  langue  de  terre  qui  ne  vaut 
pas  la  centième  partie  de  mon  domaine.  Faut-il  que  je  jierde  tout 
mon  bien  j^ar  le  caprice  ou  l'inimitié  d'un  homme  déraisonnable  ? 

Mais  pour  prévenir  l'abus  d'un  principe  aussi  délicat,  U  convient 
de  poser  les  règles  avec  rigueur.  Je  dirai  donc  que  les  échanges 
peuvent  être  forcés  pour  sauver  une  grande  perte,  comme  dans  le  cas 
d'une  terre  rendue  inaccessible  à  moins  qu'on  ne  prenne  un  j^assage 
sur  celle  d'im  voisin. 

C'est  en  Angleterre  qu'il  faut  observer  tous  les  scrupules  du  légis- 
lateur à  cet  égard,  pom-  comprendre  tout  le  respect  qu'on  porte  à  la 
propriété.  Une  nouvelle  route  va-t-elle  s'ou\Tir?  Il  faut  d'abord 
un  acte  du  parlement,  et  tous  les  intéressés  sont  entendus.  Ensuite, 
on  ne  se  contente  pas  d'assigner  un  équitable  dédommagement  aux 
propriétaires  :  mais  dans  ce  cas  les  objets  qui  peuvent  avoir  une 
valeur"  d'affection,  comme  les  maisons  et  les  jardins,  sont  protégés 
contre  la  loi  même  en  y  entrant  en  qualité  d'exceptions. 


124  POUVOIR  DES  LOIS  SUR  l' ATTENTE. 

Ces  opérations  peuvent  encore  se  justifier,  lorsque  l'obstination 
d'un  seul  ou  d'un  petit  nombre  nuirait  manifestement  à  l'avantage 
d'un  grand  nombre.  C'est  ainsi  que,  poiu'  le  défrichement  des  com- 
munes en  Angleterre,  on  ne  s'aiTétc  point  à  quelques  oppositions,  et 
que  pour  la  commodité  ou  la  salubrité  des  villes,  la  vente  des  maisons 
est  souvent  forcée  par  la  loi. 

H  n'est  ici  question  que  d'échanges  forcés,  et  non  pas  de  transports 
forcés  :  car  im  transport  qui  ne  serait  pas  un  échange,  un  transport 
sans  équivalent,  fût-ce  même  au  profit  de  TEtat,  sei-ait  une  injustice 
toute  pm-e,  un  acte  de  puissance  dénué  de  l'adoucissement  nécessaire 
pour  le  ramener  au  piincipe  de  Futilité. 


CHAPITEE  XVII. 


POUVOIR  DES  LOIS  SUE  L  ATTENTE. 


Le  législateui-  n'est  pas  le  maitre  des  dispositions  du  coeur  humain, 
il  n'est  que  leur  intei-prète  et  leur  ministre.  La  bonté  de  ses  lois 
dépend  de  leui-  conformité  avec  Vattente  générale.  Il  lui  importe 
donc  de  bien  connaître  la  maix-he  de  cette  attente,  afin  d'agir  de 
concert  avec  elle.  Yoilà  le  but  déterminé.  Passons  à  l'examen  des 
conditions  nécessaii'es  pour  l'atteindre. 

1.  La  première  de  ces  conditions,  mais  en  même  temps  la  plus 
difficile  à  remplir,  c'est  que  les  lois  soient  antérieures  à  la  formation 
de  Vattente.  Si  l'on  pouvait  supposer  un  peuple  nouveau,  une  géné- 
ration d'enfants,  le  législateur,  ne  trouvant  point  d'attentes  formées 
qui  pussent  coutiarier  ses  vues,  pourrait  les  façonner  à  son  gré, 
comme  le  statuaii'e  dispose  d'un  bloc  de  marbre.  Mais  comme  il 
existe  déjà  chez  tous  les  peuples  une  multitude  d'attentes  fondées 
sur  d'anciennes  lois  ou  d'anciens  usages,  le  législateur  est  forcé  de 
siuvi-e  un  système  de  conciliations  et  de  ménagements  qui  le  gêne 
sans  cesse. 

Les  premières  lois  elles-mêmes  avaient  déjà  trouvé  quelques 
attentes  toutes  fonnées  ;  car  nous  avons  wl  qu'avant  les  lois,  il  exis- 
tait une  ûiible  espèce  de  propriété,  c'est-à-dh-e,  une  attente  quel- 
conque de  conserver  ce  qu'on  avait  acqms  ;  ainsi  les  lois  ont  reçu 
leur  première  détermination  de  ces  attentes  antérieures  :  elles  en  ont 
fait  naître  de  nouvelles,  elles  ont  creusé  le  lit  dans  lequel  coulent  les 
désirs  et  les  espérances.  On  ne  peut  plus  faii-e  aucun  changement 
aux  lois  de  la  propriété  sans  déranger  plus  ou  moins  ce  courant  établi, 
et  sans  qu'il  oppose  plus  ou  moins  de  résistance. 

Avez-vous  à  établir  une  loi   contraire  à  l'attente  actucUe  des 


POUVOIR  DES  LOIS  SUR  l'aTTENTE.  125 

hommes  ?  Faites,  s'il  est  possible,  que  cette  loi  ne  commence  à 
avoir  son  effet  que  dans  im  temps  éloigné.  La  génération  présente 
ne  s'apercevra  pas  du  changement,  et  la  génération  qui  s'élève  y  sera 
toute  préparée.  Yous  trouverez  dans  la  jeunesse  des  auxiliaires 
contre  les  anciennes  opinions.  Yous  n'aui'ez  point  blessé  d'intérêts 
actuels,  parce  qu'on  aura  le  loisir  de  s'arranger  poiu*  un  nouvel  ordi-e 
de  choses.  Tout  s'aplanira  devant  vous,  parce  que  vous  aurez  pré- 
venu la  naissance  des  attentes  qui  vous  auraient  été  contraires, 

2,  Seconde  condition.  Que  les  lois  soient  connues.  Une  loi  qui 
ne  serait  pas  connue  n'aurait  point  d'effet  sur  l'attente  :  elle  ne  ser- 
virait pas  à  prévenir  une  attente  opposée. 

Cette  condition,  dira-t-on,  ne  dépend  pas  de  la  nature  de  la  loi, 
mais  des  mesures  qu'on  am-a  prises  poiu-  la  promidguer.  Ces  mesiu'es 
peuvent  être  suffisantes  pour  leur  objet,  quelle  que  soit  la  loi. 

Ce  raisonnement  est  plus  spécieux  que  vrai.  Il  y  a  des  lois  faites 
pour  être  plus  aisément  connues  que  d'autres.  Ce  sont  les  lois  qui 
sont  conformes  à  des  attentes  déjà  formées,  les  lois  qui  reposent  sur 
des  attentes  luiturelles.  Cette  attente  natiu'elle,  c'est-à-dire,  pro- 
duite par  les  premières  habitudes,  peut  être  fondée  STir  une  supersti- 
tion, sur  un  préjugé  nuisible  ou  sur  un  sentiment  d'utilité,  n'importe  : 
la  loi  qui  s'y  trouve  conforme  se  maintient  sans  effort  dans  l'esprit  ; 
elle  y  était  pour  ainsi  dire  avant  d'être  promulguée  ;  elle  y  était 
avant  d'avoir  reçu  la  sanction  du  législateur.  Mais  une  loi  contraire 
à  cette  attente  naturelle  a  beaucoup  de  peine  à  pénétrer  dans  l'in- 
telligence, et  plus  encore  à  s'imprimer  dans  la  mémoire.  C'est  ime 
autre  disposition  qui  vient  toujoui's  s'offrir  d'elle-même  à  l'esprit, 
tandis  que  la  nouvelle  loi,  étrangère  à  tout,  et  n'ayant  point  de 
racines,  tend  sans  cesse  à  glisser  d'une  place  où  elle  ne  tient  qu'arti- 
ficiellement. 

Les  codes  de  lois  ritiicUes  ont  entre  autres  cet  inconvénient,  que 
ces  règles  fantastiques  et  arbitraires,  n'étant  jamais  bien  connues, 
fatiguent  l'entendement  et  la  mémoire,  et  que  l'homme,  toujours 
craignant,  toujours  en  faute,  toujoui's  au  moral  malade  imaginaii-e,  ne 
peut  jamais  compter  sui'  son  innocence,  et  vit  dans  un  besoin  per- 
pétuel d'absolutions. 

L'attente  naturelle  se  diidge  vers  les  lois  qui  importent  le  plus  à 
la  société,  et  l'étranger  qui  aurait  commis  un  vol,  im  faux,  un  assas- 
sinat, ne  serait  pas  reçu  à  plaider  son  ignorance  des  lois  du  pays, 
parce  qu'il  n'a  pas  pu  ignorer  que  des  actes  si  manifestement  nid- 
sibles  étaient  partout  des  délits. 

Troisième  condition.  Que  les  lois  soient  conséquentes  entre  elles.  Ce 
principe  a  beaucoup  de  rapport  avec  celui  qui  précède,  mais  il  sert  à 
placer  une  grande  vérité  sous  im  nouveau  jom-. — Quand  les  lois  ont 


126  POUVOIR  DES  LOIS  SUR  l' ATTENTE. 

établi  ime  certaine  disposition  sm-  un  principe  généralement  admis, 
toute  disposition  conséquente  à  ce  principe  se  trouvera  natiu'ellement 
conforme  à  l'attente  générale.  Chaque  loi  analogue  est  pour  ainsi 
dire  présumée  d'avance.  Chaque  nouvelle  application  du  principe 
contribue  à  le  renforcer.  Mais  une  loi  qui  n'a  pas  ce  caractère  de- 
meure comme  isolée  dans  l'esprit,  et  l'influence  du  principe  auquel 
elle  s'oppose  est  une  force  qui  tend  sans  cesse  à  l'expulser  de  la 
mémoire. 

Qu'au  décès  d'un  homme  ses  biens  soient  transmis  à  ses  plus 
proches,  c'est  ime  règle  généralement  admise  sur  laquelle  les  attentes 
se  dii'igent  naturellement.  Une  loi  de  succession  qui  n'en  serait 
qu'une  conséquence  obtiendrait  une  approbation  générale,  et  serait  à 
la  portée  de  tous  les  esprits.  Mais  plus  on  s'éloignerait  de  ce  prin- 
cipe, en  admettant  des  exceptions,  plus  il  serait  difficile  de  les  com- 
prendre et  de  les  retenir.  La  hi  commune  d'Angleterre  en  offre  un 
exemple  fi'appant.  Elle  est  si  compliquée  à  l'égard  de  la  descente 
des  biens,  elle  admet  des  distinctions  si  singulières,  les  décisions 
antérieures  qui  servent  de  règle  se  sont  tellement  subtilisées,  que 
non-seulement  il  est  impossible  au  simple  bon  sens  de  les  présumer, 
mais  qu'il  est  très-difficile  de  les  saisii".  C'est  vme  étiide  profonde 
comme  celle  des  sciences  les  plus  abstraites.  EUe  n'appartient  qu'à 
un  petit  nombre  d'hommes  privilégiés.  Il  a  fallu  même  la  subdiviser, 
car  aucun  jurisconsulte  ne  prétend  en  posséder  l'ensemble.  Tel  a 
été  le  fruit  d'un  respect  trop  superstitieux  poiu-  l'antiquité  ! 

Lorsque  des  lois  nouvelles  viennent  choquer  un  principe  étabH  par 
des  lois  antérieiu-es,  plus  ce  principe  est  fort,  plus  l'inconséquence 
paraît  odieuse.  Il  en  résulte  une  contradiction  dans  les  sentiments, 
et  l'attente  trompée  accuse  la  tyrannie  du  législatciu'. 

En  Tm-quie,  lorsqu'un  homme  en  place  meiu-t,  le  sultan  s'approprie 
toute  sa  fortune,  aux  dépens  des  enfants,  qui  tombent  tout  d'im  coup 
du  faîte  de  l'opulence  au  comble  de  la  misère.  Cette  loi  qui  renverse 
toutes  les  attentes  naturelles  est  probablement  tirée  de  quelques 
autres  gouvernements  orientaux  oii  elle  est  moins  inconséquente  et 
moins  odieuse,  parce  que  le  souverain  ne  confie  les  emplois  qu'à  des 
eunuques. 

Quatrième  condition.  On  ne  peut  faire  des  lois  \Taiment  consé- 
quentes qu'en  suivant  le  principe  de  Vxitilité.  C'est  là  le  point  général 
de  réunion  de  toutes  les  attentes. 

Cependant  ime  loi  conforme  à  l'utilité  peut  se  trouver  contraù-e  à 
l'opinion  publique  :  mais  ce  n'est  qu'ime  cii'constance  accidentelle  et 
passagère.  ^11  ne  s'agit  que  de  rendi-e  cette  conformité  sensible  poiu' 
ramener  toiis  les  esprits.  Dès  que  le  voUe  qui  la  cache  sera  levé, 
l'attente  sera  satisfaite,  et  l'opinion  publique  réconciliée.     Or.  il  est 


POUVOIR  DES  LOIS  SUR   L^ATTENTE.  127 

certain  que  plus  les  lois  sont  eonfoiines  à  l'utilité,  plus  cette  utilité 
pourra  devenir  manifeste.  Si  on  attribue  à  un  sujet  une  qualité  qui 
n'existe  pas,  ce  triomphe  de  l'erreur  peut  ne  dm-er  qu'im  jour,  il  suffit 
d'un  coup  de  hmiière  poiu"  dissiper  l'illusion.  Mais  ime  qualité  qui 
existe  réellement,  quoique  méconnue,  peut  arriver  à  chaque  instant 
au  terme  heureux  de  l'évidence.  Au  premier  moment  une  innovation 
est  entourée  d'une  atmosphère  impure,  un  amas  de  nuages  formés  par 
les  caprices  et  les  préjugés  flotte  autour  d'elle,  les  formes  se  déna- 
turent en  subissant  tant  de  réû'actions  différentes  dans  ces  milieux 
trompeui's.  Il  faut  du  temps  pour  que  l'oeil  s'afî'ermisse  et  sépare  de 
l'objet  tout  ce  qui  lui  est  étranger.  Mais  peu  à  peu  les  esprits  justes 
prennent  l'ascendant.  Si  les  premiers  efforts  ne  réussissent  pas,  les 
secondes  tentatives  seront  plus  heiu'euses,  parce  qu'on  saïu'a  mieux 
où  gît  la  difficulté  qu'il  faut  vaincre.  Le  plan  qui  favorise  le  plus 
d'intérêts  ne  peut  manquer  d'obtenir  à  la  fin  le  plus  de  sufifrages,  et 
l'utile  nouveauté,  d'abord  repoussée  avec  effroi,  devient  bientôt  si 
familière  qu'on  ne  se  souvient  plus  de  son  commencement. 

Cinquième  condition.  Méthode  dans  les  lois.  Vu  vice  de  forme 
dans  un  code  de  lois  pourrait  produire,  par  rapport  à  son  influence 
sui'  l'attente,  le  même  inconvénient  que  l'incohérence  et  l'iacon- 
séquence.  Il  poui-rait  en  résulter  la  même  difficulté  de  le  comprendre 
et  de  le  retenir.  Chaque  homme  a  sa  mesiu'e  d'entendement  déter- 
minée. Phis  la  loi  est  complexe,  pliLS  elle  est  supérieui'e  aux  facidtés 
d'un  grand  nombre.  Dès  lors  elle  est  moins  connue,  elle  a  moins  de 
prise  sur  les  hommes,  elle  ne  se  présente  pas  à  l'esprit  dans  les  occa- 
sions où  elle  serait  nécessaire,  ou  ce  qui  est  encore  pis,  elle  les  trompe 
et  fait  naître  en  eux  de  fausses  attentes.  La  simplicité  doit  être 
dans  le  style  et  dans  la  méthode  :  il  faut  que  la  loi  soit  le  manuel 
d'instruction  de  chaque  individu,  et  qu'il  puisse  la  consulter  dans  ses 
doutes,  sans  qu'elle  ait  besoin  d'interprète. 

Plus  les  lois  seront  conformes  au  principe  do  l'utilité,  plus  le 
système  en  sera  simple. 

Fn  système  fondé  sur  un  seul  piincipe  peut  être  aussi  simple 
pour  la  forme  que  pour  le  fond.  Il  est  seul  susceptible  d'une  mé- 
thode natui'eUe  et  d'une  nomenclature  familière. 

Sixième  condition.  Pour  maîtriser  l'attente,  il  faut  encore  que  la 
loi  se  présente  à  l'esprit  comme  devant  avoir  son  exécution,  ou  du 
moins  qu'elle  ne  laisse  apereevou*  aucune  raison  qui  fasse  présumer 
le  contraire. 

Espère- t-on  échapper  aisément  à  loi  ?  Il  se  forme  ime  attente 
dans  im  sens  contraire  à  la  loi  même.  La  loi  est  donc  inutile  :  elle 
ne  reprend  sa  force  que  pour  punir,  et  ces  peines  inefficaces  sont  un 
mal  de  plus  qu'il  faut  reprocher  à  la  loi.     Méprisable  dans  sa  fai- 


128  POUVOIR  DES  LOIS  SUR  l'aTTENTE. 

blesse,  odieuse  dans  sa  force,  elle  est  toujours  mauvaise,  soit  qu'elle 
atteigne  le  coupable,  soit  qu'il  jouisse  de  l'impunité  ! 

Ce  principe  a  été  souvent  choqué  d'une  façon  grossière.  Par 
exemple,  quand  on  défendait  aux  citoyens,  dans  le  temps  du  sys- 
tème de  Law,  de  garder  chez  eux  au  delà  d'une  certaine  somme 
d'argent,  chacun  ne  pouvait-il  pas  présumer  le  succès  de  sa  déso- 
béissance ? 

Combien  de  lois  prohibitives  dans  le  commerce  sont  Adcieuses  sous 
ce  rapport  !  Cette  mulTitude  de  règlements  faciles  à  éluder  fonnent, 
pour  ainsi  dii-e,  une  loterie  immorale  où  les  individus  jouent  contre 
le  législateur-. 

Ce  piincipe  sert  bien  à  établir'  l'autorité  domestique  dans  les 
mains  du  mari.  Si  on  l'eût  donnée  à  la  femme,  la  puissance  physique 
étant  d'un  côté,  et  la  puissance  légale  de  l'autre,  la  discorde  aurait 
été  étemelle.  Si  l'on  avait  établi  l'égalité  entre  eux,  cette  égalité 
nominale  n'aui'ait  jamais  pu  se  maintenir',  parce  qu'entre  doux  vo- 
lontés opposées,  il  faut  que  l'une  des  deux  emporte  la  balance. 
L'arrangement  qui  subsiste  est  donc  le  plus  favorable  à  la  paix  des 
familles,  parce  qu'en  faisant  marcher  les  deux  puissances  de  concert, 
il  a  tout  ce  qu'il  fout  poiu'  être  mis  en  exécution. 

Ce  même  principe  sera  très-utile  pour  aider  à  résoudre  des  pro- 
blèmes qui  ont  trop  embarrassé  les  jiu'isconsultes,  tel  que  celui-ci  : 
dans  (juel  cas  une  chose  trouvée  doit-elle  être  accordée  en  propriété 
à  celui  qui  la  trouve?  Plus  il  sera  facile  de  s'approprier  la  chose 
indépendamment  des  lois,  plus  il  con-\-ient  de  ne  pas  faii'e  de  loi 
qui  trompe  l'attente  :  ou  en  d'autres  termes,  plus  il  serait  facile 
d'éluder  la  loi,  plus  il  serait  cniel  de  faire  une  loi  qui,  s'offrant 
à  l'esprit  comme  presque  inexécutable,  ne  ferait  (]ue  du  mal  quand 
elle  viendrait  par  hasard  à  être  exéciitée.  Eelaircissons  ceci  par 
un  exemple. — Que  je  trouve  un  diamant  dans  la  terre,  mon  pre- 
mier mouvement  sera  de  me  dire  :  ceci  est  à  moi  :  et  l'attente 
de  le  conserver  se  forme  naturellement  à  l'instant  même,  non- 
seulement  par  la  pente  du  désir,  mais  encore  par  analogie  avec 
les  idées  habituelles  de  proj^riété.  1°  J'en  ai  la  possession  physique, 
et  cette  possession  toute  seule  est  un  titre  quand  il  n'y  a  point  de 
titre  contraire.  2"  Il  y  a  du  mien  dans  cette  découverte  :  c'est  moi 
qui  ai  tiré  ce  diamant  de  la  poussière  où,  inconnu  à  tout  le  monde,  il 
n'avait  aucime  valeiu'.  3°  Je  puis  me  tlatter  de  le  conserver  sans 
l'aveu  de  la  loi  et  malgré  les  lois  mêmes,  parce  qu'il  suffit  de  le 
cacher  jusqu'à  ce  que  j'aie  un  prétexte  poui'  faire  accroii'e  que  je  l'ai 
acquis  à  quelque  autre  titre.  Ainsi  quand  la  loi  voudi-ait  en  dis- 
poser en  faveur  d'un  autre  que  moi,  elle  n'cmpêrhcrait  pas  ce 
premier  mouvement,  cet  espoir  de  le  conserver,  et  me  ferait  éprouver. 


POUVOIR  DES  LOIS  SUR  l' ATTENTE.  129 

en  me  l'ôtant,  cette  peine  d'attente  trompée  qu'on  appelle  communé- 
ment injustice  ou  tyrannie.  Cette  raison  suffirait  pour  faire  ac- 
corder la  chose  au  trouveur,  à  moins  d'une  raison  plus  forte  en  sens 
contraire. 

Cette  règle  peut  donc  varier  selon  la  chance  que  présente  na- 
turellement la  chose,  de  la  conserver  sans  l'aveu  des  lois.  Un 
navii'e  naufragé  que  j'aurais  vu  le  premier  sur  la  côte,  une  mine, 
une  île  que  j'aurais  découverte,  sont  des  objets  sur  lesquels  une  loi 
antérieui'e  peut  prévenir  en  moi  toute  idée  de  propriété,  parce  qu'il  ne 
m'est  pas  possible  de  me  les  approprier  à  la  dérobée.  La  loi  qui  me 
les  refuserait,  étant  d'une  exécution  facile,  aui'ait  siu*  mon  esprit  son 
effet  plein  et  entier.  En  sorte  qu'à  ne  consulter  que  ce  piincipe,  le 
législateur  serait  libre  d'accorder  ou  de  refuser  la  chose  à  l'auteiu-  de 
la  découverte.  Mais  il  y  a  en  sa  faveur  une  raison  particulière  :  c'est 
qu'une  récompense  donnée  à  l'industrie,  tend  à  augmenter  la  rieliesse 
générale.  Si  tout  le  profit  d'une  découverte  devait  passer  au  trésor 
pubKc,  ce  tout  se  réduii-ait  à  peu  de  chose. 

La  septième  et  dernière  condition  pour  régler  l'attente,  c'est  que 
les  lois  soient  suivies  textuellement.  Cette  condition  dépend  en  partie 
des  lois  et  en  partie  des  juges.  Si  les  lois  ne  sont  plus  en  harmonie 
avec  les  lumières  d'un  peuple  ;  si  les  lois  d'un  siècle  barbare  ne  sont 
point  changées  dans  tui  siècle  de  ci^olisation,  les  tribunaux  s'éloi- 
gnent peu  à  peu  des  anciens  principes,  et  substituent  insensible- 
ment des  maximes  nouvelles.  Il  en  résulte  ime  espèce  de  combat 
entre  la  loi  qui  vieillit  et  l'usage  qui  s'introduit  ;  et  en  conséquence 
de  cette  incertitude,  un  affaiblissement  du  pouvoir'  des  lois  siu" 
l'attente. 

Le  mot  interpréter  a  signifié  toute  autre  chose  dans  la  bouche 
d'un  homme  de  loi  que  dans  celle  d'une  autre  personne.  Inter- 
préter le  passage  d'im  auteiu",  c'est  manifester  le  véritable  sens  qu'il 
avait  dans  son  esprit  :  interpréter  une  loi  dans  le  sens  des  jmistes 
romains,  c'est  se  refuser  à  l'intention  qu'elle  exprime  clairement 
pom*  lui  en  substituer  quelque  autre,  en  présumant  que  ce  nouveau 
sens  serait  l'intention  actuelle  du  législateur. 

Avec  cette  manière  de  procéder,  il  n'y  a  plus  de  sûreté.  Que  la 
loi  soit  difficile,  obsem^e,  incohérente,  le  citoyen  a  toujours  la  chance 
de  la  connaître  :  elle  donne  un  avertissement  soiu'd,  moins  efficace, 
mais  toujoui's  utile  :  on  voit  du  moins  les  limites  du  mal  qu'elle  peut 
faire.  Mais  quand  le  juge  ose  s'arroger  le  pouvoii'  d'interpréter 
les  lois,  c'est-à-dire,  de  substituer  sa  volonté  à  celle  du  législatciu', 
l'arbitraire  est  partout,  personne  ne  peut  prévoh*  le  cours  que  pren- 
di'a  son  caprice.  Il  ne  s'agit  plus  de  regarder  au  mal  en  lui-même  ; 
quel  qu'il  soit,  c'est  peu  de   chose,  en   comparaison   de  la  gravité 

K 


180  POUVOIR   DES  LOIS  SUR   L^ ATTENTE. 

de  ses  conséquences.  Le  serpent,  dit-on,  fait  passer  tout  son  corjjs 
où  il  es  parvenu  à  glisser  sa  tête.  En  fait  de  tyrannie  légale,  c'est 
à  cette  tête  subtile  qu'il  faut  prendi-e  garde,  de  peur  de  voir  bientôt 
se  dérouler  à  sa  suite  tous  ses  replis  tortueux.  Ce  n'est  pas  du  mal 
seulement  qu'il  faut  se  défier,  c'est  du  bien  même  qui  naîtrait  de  ce 
moyen.  Toute  usurpation  d'un  pouvoir  supérieur  à  la  loi,  quoique 
utile  dans  ses  effets  immédiats,  doit  être  un  objet  d'effroi  pour 
l'avenir.  Il  y  a  des  bornes  et  même  des  bornes  étroites  au  bien  qui 
peut  résulter  de  cet  arbitraire,  il  n'y  en  a  point  au  mal  possible, 
U  n'y  en  a  poiat  à  l'alarme.  Le  danger  plane  indistinctement  sui- 
toutes  les  têtes. 

Sans  parler  de  l'ignorance  et  des  caprices,  que  de  facilités  pour  les 
prévarications  !  Le  juge,  tantôt  en  se  conformant  à  la  loi,  tantôt  en 
l'interprétant,  peut  toujours  donner  tort  ou  raison  à  qui  bon  lui 
semble.  Il  est  toujours  sûr  de  se  sauver,  ou  par  le  sens  littéral,  ou 
par  le  sens  interprétatif.  C'est  un  charlatan  qui,  au  grand  étonne- 
ment  des  spectateurs,  fait  couler  de  la  même  coupe  ou  de  la  liqueur 
douce  ou  de  la  liqueui"  amère. 

C'est  un  des  caractères  les  plus  éminents  des  tribunaux  anglais 
que  leur  scrupuleuse  fidéKté  à  suivre  la  volonté  déclarée  du  légis- 
lateur, ou  à  se  diriger  autant  qu'on  le  peut  par  les  jugements  an- 
térieurs pour  cette  partie  encore  imparfaite  de  la  législation  qui 
dépend  de  la  coutume.  Cette  rigide  observation  des  lois  peut  avoir 
quelques  inconvénients  dans  un  système  incomplet,  mais  c'est  le 
véritable  esprit  de  liberté  qui  inspire  aux  Anglais  tant  d'hor- 
reur poiu-  ce  qu'on  appelle  une  loi  après  h  fait.  {Ex  post  facto 
lex.) 

Toutes  les  conditions  qui  constituent  la  bonté  des  lois,  ont  une 
liaison  si  intime,  que  l'accomplissement  d'ime  seule  suppose  l'accom- 
plissement des  autres.  Utilité  intrinsèque, — utilité  manifeste, — 
conséquence, — simplicité, — facilité  de  les  connaître, — probabilité  de 
leur-  exécution,  toutes  ces  qualités  peuvent  se  considérer  réciproque- 
ment comme  la  cause  ou  l'effet  les  unes  des  autres. 

Si  on  ne  soiiffirait  plus  ce  système  obscur  qu'on  appelle  coutume, 
et  que  tout  fut  réduit  en  loi  écrite  ;  si  les  lois  qui  coneemcnt  tous 
les  indi\àdus  étaient  rassemblées  dans  im  seul  volume,  et  celles 
qui  intéressent  telle  ou  telle  classe  particidière  dans  de  petits  re- 
cueils séparés;  si  le  code  général  était  universellement  répandu; 
s'il  devenait,  comme  chez  les  Hébreux,  ime  partie  du  ciilte,  un  des 
manuels  de  l'éducation  ;  s'il  fallait  l'avoir  gravé  dans  sa  mémoire 
avant  d'être  admis  à  exercer  les  pri^-iléges  politiques,  la  loi  serait 
alors  vraiment  connue  ;  chaque  déviation  serait  sensible  ;  chaque 
citoyen  serait  le  gardien  :  il  n'y  aiu'ait  point  de  mystère  ix)ur  les 


POUVOIR  DES  LOIS  SUR  l'aTTENTE.  131 

voiler,  iwint  de  monopole  pour  les  expliquer,  point  de  fraude  et  de 
chicane  poiu"  les  éluder. 

Il  faudrait  encore  que  le  style  des  lois  fût  aussi  simple  que  leurs 
dispositions,  qu'on  s'y  servît  ordinairement  du  langage  usité,  que  les 
formules  n'eussent  point  d'appareil  scientifique,  et  qu'en  un  mot,  si 
le  style  du  livi-e  des  lois  se  distinguait  du  style  des  autres  livres,  ce 
fût  par  une  plus  grande  clarté,  par  une  plus  grande  précision,  par 
une  plus  grande  familiarité,  parce  qu'il  est  destiné  à  tous  les  en- 
tendements, et  particulièrement  à  la  classe  la  moins  éclairée. 

Quand  on  a  conçu  ce  système  de  lois,  et  qu'on  \-ient  à  le  comparer 
à  ce  qui  existe,  le  sentiment  qui  en  résulte  est  bien  loin  d'être 
favorable  à  nos  institutions.  .  . 

Cependant,  défions-nous  des  déclamations  chagrines  et  des  plaintes 
exagérées,  quoique  les  lois  soient  imparfaites  ;  celui  qui  serait  assez 
borné  dans  ses  vues,  ou  passionné  dans  ses  idées  de  réforme,  pour 
inspirer  la  révolte  ou  le  mépris  contre  le  système  général  de  ces  lois, 
serait  indigne  d'être  écouté  par  le  tribunal  éclairé  du  public.  Qui 
pourrait  énumérer  leurs  bienfaits,  je  ne  dis  pas  sous  le  meilleur 
gouvernement,  mais  sous  le  pire  ?  îs^e  leur  doit-on  pas  tout  ce 
qu'on  possède  de  sûreté,  de  propriété,  d'indiLStrie  et  d'abondance  ? 
Ne  leur  doit-on  pas  la  paix  entre  les  citoyens,  la  sainteté  du  mariage 
et  la  douce  perpétuité  des  familles  ?  Le  bien  qu'elles  produisent  est 
universel  ;  il  est  de  tous  les  jours  et  de  tous  les  moments.  Les 
maux  sont  des  accidents  passagers.  Mais  le  bien  ne  se  sent  pas  ; 
on  en  jouit  sans  le  rapporter  à  sa  cause,  comme  s'il  était  dans  le 
cours  ordinaii'e  de  la  nature,  au  lieu  que  les  maux  sont  vivement 
sentis,  et  qu'en  les  décrivant,  on  accumxile  sur  im  moment  et  sur  un 
point  des  soufii-ances  dispersées  sur  un  grand  espace  et  sur  ime 
longue  suite  d'années.  Que  de  raisons  pour  aimer  les  lois  malgré 
leurs  imperfections  ! 

Je  n'ai  pas  fini  sur  cet  important  objet.  Je  me  réserve  de  traiter 
ailleui's  des  précautions  avec  lesquelles  il  faut  innover  dans  les  lois  ; 
car  bien  loin  de  favoriser  cette  exaltation  séditieuse  qui  veut  tout 
détiiiirc  sous  prétexte  de  tout  refaire,  cet  écrit  est  destiné  à  servir 
d'antidote  à  ces  doctrines  anarchiquos,  et  à  montrer  que  le  tissu  des 
lois,  facile  à  déchirer,  difficile  à  réparer,  ne  doit  pas  être  livré  à  des 
ouvriers  ignorants  et  téméraires. 


e2 


132  TITRES  QUI   CONSTITUENT   LA  PROPRIÉTÉ. 


DEUXIEME     PARTIE. 


CHAPITRE  PREMIER. 

DES  TITEES  QUI  CONSTITUENT  LA  PROPRIÉTÉ*. 

Jusqu'ici  nous  avons  montré  les  raisons  qui  devaient  décider  le 
législateui'  à  sanctionner  la  propriété  ;  mais  nous  n'avons  envisagé  la 
richesse  qu'en  masse  :  il  faut  maintenant  descendre  au  détail,  prendre 
individuellement  les  objets  qui  la  composent,  et  chercher  les  prin- 
cipes qui  doivent  gouverner  la  distribution  des  biens  aux  époques  où 
ils  se  présentent  à  la  loi  pour  être  appropriés  à  tel  ou  tel  individu. 
Ces  principes  sont  les  mêmes  que  noiLS  avons  déjà  posés  :  subsistmwe, 
ahondance,  égalité,  sûreté.  Quand  ils  s'accordent,  la  décision  est 
facile  ;  quand  ils  se  partagent,  il  faut  apprendi'e  à  distinguer  celui 
qui  mérite  la  préférence. 

I.  Possession  actuelle. 

La  possession  actuelle  est  un  titre  de  propriété  qui  peut  les  devan- 
cer tous  et  tenir  Heu  de  tous.  Il  sera  toujours  bon  contre  tout  homme 
qui  n'en  a  pas  d'autre  à  lui  opposer.  Ôter  arbitrairement  à  celui  qui 
possède  poui"  donner  à  celui  qui  ne  possède  pas,  ce  serait  créer  une 
perte  d'un  côté  et  un  gain  de  l'autre.  MaLs  la  valeur  du  plaisii" 
n'égale  pas  la  valeur  de  la  peine.  Première  raison.  Un  tel  acte  de 
violence  jetterait  l'alarme  parmi  tous  les  propriétaù-es,  en  portant 
atteinte  à  leui"  sûreté.  Seconde  raison.  La  possession  actuelle  est 
donc  un  titre  fondé  sur  le  bien  du  premier  ordi-e  et  sur  le  bien  du 
second  ordre. 

Ce  qu'on  appelle  le  droit  du  premier  occupant  ou  de  découverte 
originaire,  revient  au  même.  Qu'on  accorde  le  droit  de  propriété  au 
premier  occupant,  1°  on  lui  épargne  la  peine  de  l'attente  trompée,  cette 
peine  qu'il  ressentii'ait  à  se  voir  privé  de  la  chose  qu'il  a  occupée 
avant  tous  les  autres  ;  2°  on  prévient  les  contestations,  les  combats 
qui  pourraient  avoir  lieu  entre  lui  et  des  concurrents  successifs  ;  3"  on 
fait  naître  des  jouissances  qui  sans  cela  n'existeraient  pour  personne: 
le    premier   occupant,    tremblant  de  perdre  ce  qu'il  aurait  trouvé, 

*  Voyez  siu'  ce  mot  Titre  la  Vue  générale  (Vn7i  corps  de  droit,  tom.  iii., 
chap.  XV.     Cette  matière  n'est  ici  qu'effleurée. 


TITRES  QUI  CONSTITUENT  LA  PROPRIETE.  133 

n'oserait  pas  en  joiiir  ouvertement  de  peiu-  de  se  trahir  lui-même,  et 
tout  ce  qu'il  no  pourrait  consommer  à  l'instant  n'aui-ait  aucune  valeui'. 
pour  lui  ;  4°  le  bien  qu'on  lui  assure  à  titre  de  récompense  est  un 
aiguillon  pour  l'industrie  des  autres  qui  chercheront  à  s'en  procui'er 
de  pareils,  et  la  richesse  générale  est  le  résultat  de  toutes  ces  acqui- 
sitions individuelles  ;  5°  si  chaque  chose  non  appropriée  n'était  pas 
au  pi-emier  occupant,  elle  serait  toujoui-s  la  proie  du  plus  fort  ;  les 
faibles  seraient  dans  un  état  d'oppression  continuelle. 

Toutes  ces  raisons  ne  se  présentent  pas  distinctement  à  l'esprit  des 
hommes,  mais  ils  les  entrevoient  confusément  et  les  sentent  comme 
par  instinct.  Ainsi  le  veut  la  raison,  l'équité,  la  justice,  disent-ils. 
Ces  mots  répétés  par  tout  le  monde,  sans  être  expliqués  par  personne, 
n'expriment  qu'im  sentiment  d'approbation  ;  mais  cette  approbation, 
fondée  sur  des  raisons  solides,  ne  peut  qu'acquérir  une  nouvelle  force 
à  l'appui  du  piincipe  de  l'utilité. 

Le  titre  d'occupation  originaii-e  a  été  le  fondement  primitif  de 
la  propriété.  Il  poui-rait  servir  encore  poui'  des  îles  nouvellement 
formées,  ou  des  terres  nouvellement  découvertes,  sauf  le  droit  de 
gouverner,  domaine  évident  du  souverain. 

II.  Possession  ancienne  de  bonne  foi. 

La  possession,  après  une  certaine  ancienneté  fixée  par  la  loi,  doit 
l'emporter  sur  tous  les  autres  titres.  Si  vous  avez  laissé  écouler 
tant  de  temps  sans  réclamer,  c'est  une  preuve,  ou  que  vous  n'avez 
pas  connu  l'existence  de  "votre  di'oit,  ou  que  vous  n'avez  pas  eu  l'in- 
tention de  vous  en  prévaloir.  Dans  ces  deux  cas,  il  n'y  a  eu  de  votre 
part  aucune  attente,  aucim  désu-  d'acquérir  la  possession  de  la  chose; 
et  de  la  mienne,  H  y  a  attente,  il  y  a  désir  de  conserver.  Me  laisser  la 
possession,  ce  n'est  pas  contrarier  la  sûi-eté  ;  vous  la  transférer,  c'est 
lui  porter  atteinte,  et  c'est  donner  de  l'inquiétude  à  tous  les  posses- 
seurs qui  ne  connaissent  d'autre  titre  de  leur  possession  que  la  bonne 
foi. 

Mais  quel  temps  faut-il  pom-  opérer  ce  déplacement  de  l'attente, 
ou,  en  d'autres  termes,  quel  temps  faut-il  poiu'  légitimer  la  i)ropriété 
dans  les  mains  d'un  possesseui'  et  pour  éteindi-e  tout  titre  opposé  ? 
On  ne  peut  rien  déterminer  de  précis:  il  faut  tirer  au  hasard  des 
lignes  de  démarcation,  selon  l'espèce  ou  la  valetir  des  biens  dont  il 
s'agit.  Si  cette  ligne  de  démarcation  ne  préA-ient  pas  toujours  la 
peine  d'attente  trompée  chez  les  intéressés  eux-mêmes,  elle  empêchera 
du  moins  tout  mal  du  second  ordi-e.  La  loi  m'avertit  que  si  je  néglige 
pendant  un  an,  dix  ans  ou  trente  ans,  de  réclamer  mon  droit,  la  perte 
de  ce  même  droit  sera  le  résiûtat  de  ma  négligence.  Cette  menace 
dont  je  puis  prévenir  les  effets,  n'a  rien  qui  trouble  ma  sécurité. 


134  TITRES  QUI  CONSTITUENT  LA  PROPRIETE. 

J'ai  supposé  la  possession  de  bonne  foi.  Dans  le  cas  contraire,  la 
confii-mer,  ce  ne  serait  pas  favoriser  la  sûreté,  mais  récompenser  le 
crime.  L'âge  de  Xestor  ne  devrait  pas  suffire  pour  assurer  à  l'usur- 
pateur les  gages  et  le  prix  ce  son  iniquité.  Et  poiu-quoi  y  aurait-il 
ime  époque  où  le  malfaiteur  deviendrait  tranquille  ?  Poiu-quoi  joui- 
rait-il des  fiiiits  de  son  crime  sous  la  protection  des  lois  qu'il  a 
violées  ? 

Par  rapport  à  ses  héritiers,  il  faut  distinguer.  Sont-Us  de  bonne 
foi  ?  on  peut  alléguer  en  leiu"  faveur  les  mêmes  raisons  que  pour  le 
propriétaire  ancien,  et  ils  ont  la  possession  de  plus  pour  faille  pencher 
la  balance.  Sont-ils  de  mauvaise  foi,  comme  l'ont  été  leurs  devan- 
ciers ■?  il  sont  ses  complices,  et  l'impunité  ne  doit  jamais  devenir  le 
privilège  de  la  fraude. 

Second  titre.  Possession  ancienne  de  bonne  foi,  malgré  titre  con- 
traire. C'est  ce  qu'on  nomme  ordinairement  prescrijition.  Raisons 
sur  lesquelles  il  est  fondé: — Épargne  de  peine  d'attente  trompée, 
sûi'eté  générale  des  propriétaires. 

III.  Possession  du  contenu  et  du  produit  de  la  ten^e. 

La  propriété  d'une  teiTe  renferme  tout  ce  que  cette  terre  contient 
et  tout  ce  qu'elle  peut  produire.  Sa  valeur  peut-eUe  être  autre  chose 
que  son  contenu  et  son  produit  ?  Par  le  contenu,  on  entend  tout  ce 
qui  est  au-dessous  de  sa  siu'face,  comme  les  mines  et  les  carrières  : 
par  le  produit,  tout  ce  qui  appartient  au  règne  végétal.  Toutes  les 
raisons  jDossibles  se  réunissent  pour  doimer  Cette  étendue  au  di-oit  de 
propriété  sur  la  terre  :  la  sûreté,  la  subsistance,  l'augmentation  de  la 
richesse  générale,  le  bien  de  la  paix. 

IV.  Possession  de  ce  que  la  terre  nourrit  et  de  ce  qiCelle  reçoit. 

Si  ma  terre  a  nourri  des  animaux,  c'est  à  moi  qu'ils  ont  dû  leui' 
naissance  et  leur  nourriture  :  leui-  existence  aui-ait  été  poiir  moi  ime 
perte,  si  leur  possession  ne  m'assm-ait  pas  un  dédommagement.  Si 
la  loi  les  donnait  à  un  autre  que  moj,  il  y  aurait  jjerte  toute  pure  d"im 
côté,  et  gain  tout  pur  de  l'autre  ;  arrangement  aussi  contraire  à 
l'égalité  qu'à  la  sCueté.  Ce  serait  alors  mon  intérêt  d'en  diminuer  le 
nombre  et  d'en  prévenir  la  multiplication,  au  détriment  de  la  richesse 
générale. 

Si  le  hasard  a  transjjorté  sui'  ime  tci-rc  des  choses  qui  n'ont  pas 
encore  reçu  le  sceau  de  la  propriété,  ou  qui  en  ont  perdu  l'empreinte, 
comme  ime  baleine  jetée  par  la  tempête,  des  débris  égarés  de  nau- 
frage ou  des  arbres  déracinés,  ces  choses  doivent  appartenir  au  pos- 
sesseur de  la  terre.  La  raison  de  cette  préférence,  c'est  qu'U  est 
placé  pour  les  mettre  à  profit  sans  qu'il  y  ait  de  perte  pour  aucun 


TITRES   QXa   COXSTirUKNT  LA   PROPRIÉTÉ.  135 

mdi^"idu  :  c'est  qu'on  ne  poiUTait  les  lui  refuser  sans  occasionner  une 
peine  d'attente  trompée,  et  qu'enfin  aucun  autre  ne  pourrait  les 
prendre  sans  occuper  sa  terre  et  sans  empiéter  sur  ses  droits.  Il  a 
en  sa  faveiu-  toutes  les  raisons  de  premier  occupant. 

V.  Possession  de  terres  avoisinantes. 

Des  eaux  qui  avaient  couvert  des  terres  non  appropriées  viennent 
de  les  abandonner.  À  qui  accorder  la  propriété  de  ces  terres  nou- 
velles ■?  n  y  a  bien  des  raisons  pour  les  donner  aux  propriétaii-es 
des  terres  voisines.  1°  Eux  seuls  peuvent  les  occuper  sans  empiéter 
sur  la  propriété  d'autrui.  2°  Eux  seuls  peuvent  avoir  formé  quelque 
attente  sm-  ces  terrains,  et  les  considérer  comme  devant  leui'  appar- 
tenir. 3°  La  chance  de  gagner  par  la  retraite  des  eaux  n'est  qu'un 
dédommagement  pour  la  chance  de  perdi'e  par  leur  invasion.  4P  La 
propriété  des  terres  conquises  sur  les  eaux  opérera  comme  une  récom- 
pense pour  exciter  à  tous  les  travaux  nécessaires  à  ce  genre  de  con- 
quêtes.* 

VI.  Amélioration  de  choses  i^ropr es. 

Si  j'ai  appliqué  mon  travail  à  ime  de  ces  choses  qui  sont  déjà  cen- 
sées m'appartenu',  mon  titre  acquiert  une  force  nouvelle.  Ces  végé- 
taux que  produit  ma  terre,  je  les  ai  semés  et  recueillis;  j'ai  soigné 
ces  bestiaux,  j'ai  déterré  ces  racines  ;  j'ai  coupé  ces  arbres  et  je  les  ai 
façonnés.  Si  j'aurais  souflxirt  à  me  voii'  enlever  tout  cela  dans  im 
état  brut,  combien  ne  souffrirais-je  pas  davantage  depuis  que  chaque 
effort  de  mon  industrie,  donnant  à  ces  objets  une  nouvelle  valeur,  a 
fortifié  mon  attachement  pour  eux  et  l'attente  que  j'avais  de  les  con- 
seiTer  !  Ce  fonds  de  jouissances  futures,  sans  cesse  augmenté  par  le 
travail,  n'existerait  point  sans  la  sûreté. 

YII.  Possession  mutuaire  de  bonne  foi  avec  amélioration. 

Mais  si  j'ai  appliqué  mon  travail  ù  une  chose  appartenant  à  autrui, 
la  traitant  comme  si  elle  était  à  moi  ;  par  exemple,  si  j'ai  fait  des 
étofies  avec  des  laines  à  vous,  à  qui  de  nous  deux  restera  la  chose 

*  Voilà  poiu"  la  théorie;  pour  l'exécution,  il  faut  bien  des  détails;  autrement 
cette  concession  pourrait  ressembler  à  ce  partage  du  Nouveau-Monde  que  fit  un 
pape  entre  les  Espagnols  et  les  Portugais.  Les  eaux  viennent  de  quitter  ime  baie  ; 
U  y  a  plusieurs  propriétaires  siu-  les  bords.  Réglera-t-on  la  distribution  siu*  la 
quantité  de  terres  de  chaque  possessem*  ou  siu"  l'étendue  qu'il  occupe  le  long  des 
côtes  ?  Il  faut  nécessairement  des  lignes  de  démarcation  :  mais  d  ne  faut  pas 
attendre,  pour  tracer  ces  lignes,  que  l'événement  soit  arrivé,  et  que  la  valeur  des 
terrains  délaissés  soit  connue,  car  tous  entretiennent  alors  des  espérances  qui  ne 
peuvent  se  réaliser  que  poiu*  quelques-uns.  Devancez  cette  époque  :  rattouto. 
n'étant  pas  encore  formée,  suivra  docilement  le  doigt  du  législatciu-. 


136  TITRES  QUI  CONSTITUENT  LA  PROPRIETE. 

travaillée  ? — Avant  de  répondre,  il  faut  éclaircir  des  questions  de 
faits.  Est-ce  de  bonne  foi  ou  de  mauvaise  foi  que  j'ai  traité  la  chose 
comme  étant  ma  propriété?  Si  j'ai  agi  de  mauvaise  foi,  me  laisser 
la  chose  travaillée,  ce  serait  récompenser  le  crime;  si  j'ai  agi  de 
bonne  foi,  il  reste  à  examiner  quelle  est  des  deux  valeiu's  la  plus 
grande,  la  valeiu"  originaii'e  de  la  chose  ou  la  valeur  additionnelle  du 
travail  ?  Depuis  quand  le  premier  l'a-t-il  perdue  ?  depuis  quand  l'ai- 
je  possédée?  à  qui  appai-tient  le  local  où  elle  se  trouve  située  au  mo- 
ment où  on  la  réclame,  à  moi,  au  possesseur  ancien  ou  à  un  autre  ? 

Le  principe  capricieux,  n'ayant  jDoint  d'égards  à  la  mesure  des 
peines  et  des  plaisirs,  donne  tout  à  l'une  des  parties  sans  se  soucier 
de  l'autre.  Le  pi-incipe  d'utilité,  attentif  à  réduii-e  au  moindre  terme 
un  inconvénient  inévitable,  pèse  les  deux  intérêts,  cherche  un  moyen 
qui  les  concilie,  et  prescrit  des  indemnités.  Il  accordera  la  chose  à 
celui  des  deux  réclamants  qui  serait  le  plus  en  perte  si  sa  demande 
était  rejetée,  mais  à  la  charge  de  donner  à  l'autre  un  dédommage- 
ment suffisant. 

C'est  d'après  les  mêmes  principes  qu'il  faut  résoudre  la  même 
question  par  rapport  à  ime  chose  qui  se  trouve  mêlée  et  confondue 
avec  ime  autre,  corpme  du  métal  à  vous  qui  s'est  uni  dans  le  creuset 
avec  du  métal  à  moi,  des  liqueui's  à  moi  qui  se  sont  versées  dans  le 
même  récipient  avec  des  Hqueiu's  à  vous.  Grands  débats  parmi  les 
jurisconsultes  romains  pour  savoir-  à  qui  donner  le  tout  :  les  uns,  sous 
le  nom  de  Sahiaieas,  voulaient  tout  donner  à  moi  ;  les  autres,  sous  le 
nom  de  Proculéiois,  voulaient  tout  donner  à  vous.  Qui  avait  raison? 
aucun  d'eux.  Leur  décision  laissait  toujours  une  des  parties  en  souf- 
france. Une  question  assez  simple  aurait  pu  prévenir  ces  débats. 
Qui  de  vous  deux,  en  perdant  ce  qui  avait  été  à  lui,  perdrait  davan- 
tage ? 

Les  juristes  anglais  ont  coupé  le  nœud  gordien.  Ils  ne  se  sont 
^oint  mis  en  peine  d'examiner  où  serait  la  plus  grande  lésion;  ils 
n'ont  considéré  ni  la  bonne  foi,  ni  la  mauvaise  foi,  ni  la  plus  grande 
valeur  réelle,  ni  la  plus  grande  attente  de  conserver.  Us  ont  décidé 
qu'im  effet  mobilier  serait  toujours  accordé  au  possesseur  du  moment, 
à  la  charge  seidcment  d'indemniser  l'autre  propriétaii'e. 

YIII.  Exploitation  de  mines  dans  U  fonds  d^ autrui. 

Votre  terre  renferme  en  son  sein  des  trésors  ;  mais  soit  que  vous 
manquiez  de  connaissances  ou  de  moyens,  soit  que  vous  ayez  peu  de 
confiance  dans  le  succès,  vous  n'osez  tenter  l'entreprise,  et  les  trésors 
demem-cnt  enfouis.  8i  moi,  étranger  à  votre  fonds,  j'ai  tout  ce  qui 
vous  manque  pour  l'exploiter,  et  que  je  demande  à  le  faire,  doit-on 
m'en  accorder  le  droit  sans  votre  consentement  ?      Pourquoi  non  ? 


TITRES  QUI  CONSTITUENT  LA  PROPRIETE.  137 

Sous  votre  main,  ces  lichesses  enterrées  ne  feront  le  bien  de  personne: 
dans  la  mienne,  elles  acquerront  une  grande  valeur  ;  jetées  dans  la 
cii-culation,  elles  animeront  l'industrie.  Qiiel  tort  vous  fait-on? 
Vouz  ne  perdez  rien.  La  suiiace,  la  seule  chose  dont  vous  tirez 
parti,  reste  toujours  dans  le  même  état.  Mais  ce  que  la  loi,  attentive 
à  tous  les  intérêts,  doit  faire  pour  vous,  c'est  de  vous  accorder  une 
partie  plus  ou  moins  considérable  du  produit  ;  car  bien  que  ce  trésor 
fût  nul  entre  vos  mains,  il  vous  laissait  ime  certaine  attente  d'en  pro- 
fiter quelque  jour,  et  l'on  ne  doit  pas  vous  ôter  cette  chance  sans  dé- 
dommagement. 

Telle  est  la  loi  anglaise.  Elle  pei-met,  à  certaines  conditions,  de 
poursuivre  un  filon  découvert  dans  le  champ  d'autrui,  à  quiconque 
veut  tenter  l'aventui-e. 

IX.  Liberté  de  pêche  dans  les  grandes  eau,v. 

Les  grands  lacs,  les  grandes  rivières,  les  grandes  baies,  et  surtout 
l'Océan,  ne  sont  pas  occupés  par  des  propriétés  exclusives.  On  les 
considère  comme  n'appartenant  à  personne,  ou  poui'  mieux  dire, 
comme  appartenant  à  tous. 

n  n'y  a  pas  de  raison  poiu'  limiter  la  pêche  de  l'Océan.  La  mul- 
tiplicarion  de  la  plupart  des  espèces  de  poissons  paraît  inépuisable. 
La  prodigalité,  la  magnificence  de  la  natiu'e  à  cet  égard  sm-^jasse  tout 
ce  que  Ton  peut  concevoir.  L'infatigable  LeeuTvenhoeck  avait  esrimé 
le  nombre  des  œufs  d'une  seule  moi-ue  au  delà  de  dix  millions.  Ce 
que  nous  pouvons  prendre  et  consommer,  dans  cet  immense  magasin 
d'aliments,  n'est  absohunent  rien  comparé  à  la  destruction  qui  s'opère 
par  des  causes  physiques  que  nous  ne  saluions  ni  prévenir  ni  afiai- 
blir.  L'homme  en  pleine  mer,  avec  ses  nacelles  et  ses  filets,  n'est 
que  le  faible  rival  des  grands  dominateurs  de  l'Océan.  Il  ne  fait 
pas  plus  de  ravages  parmi  les  petites  espèces  que  les  baleines. 
Quant  aux  poissons  des  ririères,  dos  lacs,  des  petits  golfes,  les  lois 
prennent  pour  leur-  conservation  des  précautions  efiicaces  et  né- 
cessaires. 

Où  il  n'y  a  point  de  raison  de  jalousie,  point  de  crainte  de  voir 
diminuer  le  fonds  de  la  richesse  par  le  nombre  des  concurrents,  il 
faut  laisser  à  chactm  le  droit  de  premier  occupant,  et  encoiu'ager 
toute  espèce  de  travail  qui  tend  à  augmenter  l'abondance  générale. 

X.  Liberté  de  chasse  sur  les  terres  non  appropriées. 

Il  en  c&t  de  même  des  terrains  qui  ne  sont  pas  appropriés,  les 
landes  incultes,  les  forêts  sauvages.  Dans  les  pays  vastes,  qui  ne 
sont  pas  peuplés  à  proportion  de  leiu-  étendue,  ces  terrains  vagues 
forment  des  espaces  considérables  où  le  di'oit  de  chasse  peut  s'exercer 


138  TITRES  QUI  CONSTITUENT  LA  PROPRIÉTÉ. 

sans  limite.  L'homme  n'est  encore  |là  que  le  rival  des  animaux 
carnassiers,  et  la  chasse  étend  le  fonds  des  subsistances  sans  nuire 
à  personne. 

Mais  dans  les  sociétés  civilisées,  où  l'agriculture  a  fait  de  grands 
progrès,  où  les  terres  non  appropriées  ne  sont  qu'une  très-petite 
proportion  de  celles  qui  ont  reçu  le  sceau  de  la  propriété,  il  y  a  bien 
des  raisons  qui  plaident  contre  ce  droit  de  chasse  accordé  au  premier 
occupant. 

Premier  inconvénient.  Dans  ces  pays  où  la  popiilation  est  nom- 
breuse, la  destruction  des  animaux  sauvages  peut  aller  plus  vite  que 
lem'  reproduction.  Eendez  la  chasse  libre,  les  espèces  qui  en  sont 
l'objet  pourraient  diminuer  d'une  manière  sensible  et  même  s'anéan- 
tir. Le  chasseiu",  qui  am-ait  autant  de  peine  alors  à  se  procurer 
une  seule  perdrix  qu'aujoiu'd'hui  à  s'en  procurer  cent,  les  renchéri- 
rait du  centuple.  Il  ne  serait  pas  en  perte  lui-même,  mais  il  ne 
foiuTiirait  en  valeur  à  la  société  que  la  centième  partie  de  ce  qu'il 
lui  fournit  actuellement.  En  d'autres  termes  plus  simples,  le 
plaisir  de  manger  des  perdiix  serait  réduit  à  la  centième  partie  de 
ce  qu'il  est. 

Second  inconvénient.  La  chasse,  sans  être  plus  productive  que 
d'autres  travaux,  a  malhem-eusement  plus  d'attraits.  Le  jeu  s'y 
combine  avec  la  peine,  l'oisiveté  avec  l'exercice,  et  la  gloire  avec  le 
danger.  Le  charme  d'ime  profession  si  bien  assortie  à  tous  les 
goûts  natiu'els  de  l'homme  amènera  dans  cette  canièrc  un  grand 
nombre  de  concui-rents  ;  ils  réduii'ont  le  prix  du  travail,  par  la 
rivalité,  à  la  plus  simple  subsistance,  et  en  général  cette  classe 
d'aventuriers  sera  pauvi'e. 

Troisième  im-onvénient.  La  chasse  ayant  des  saisons  particulière.*, 
il  y  am-a  des  intervalles  où  l'activité  du  chasseiu-  sera  enchaînée.  11 
ne  reviendi'a  pas  aisément  d'ime  vie  errante  à  une  vie  sédentaire,  de 
l'indépendance  à  l'assujétissement,  et  d'ime  habitude  d'oisiveté  à 
ime  habitude  de  travail.  Accoutumé,  comme  le  joueur,  à  \ivi-e  de 
chances  et  d'espérances,  un  petit  salaii'e  fixe  a  peu  d'attraits  pour 
lui.  C'est  donc  un  état  qui  doit  porter  rhommc  au  crime  par*  la 
misère  et  la  fainéantise. 

Quatrième  inconvénient.  L'exercice  même  de  cette  profession  est 
naturellement  fécond  en  délits.  Tout  ce  qu'elle  enfante  de  que- 
relles, de  procès,  de  poui'suites,  de  convictions,  d'emprisonnements 
et  d'autres  peines,  et  plus  que  suffisant  pour  en  contre-balancer  les 
plaisirs.  Le  chasseur,  fatigué  d'attendi-e  vainement  sa  proie  sm' 
les  grands  chemins,  épie  en  secret  le  gibier  des  possessions  voisines. 
Se  croit-il  observé  ?  il  "se  détounie,  il  se  cache,  il  est  fait  à  la  pa- 
tience et  à  la  ruse.     No  voit -il  pVa.s  de  témoins?  il  ne  respecte  plus 


TITRES  QUI  CONSTITUENT  LA  PROPRIETE.  139 

de  limites,  il  franchit  les  fossés,  il  saute  les  haies,  il  dévaste  les 
enclos,  et  sa  cupidité,  trahissant  sa  prudence,  le  jette  dans  des 
positions  périlleuses  dont  souvent  il  ne  peut  sortir  sans  malheiu' 
ou  sans  eriinc. — Si  la  chasse  est  permise  sui"  les  grands  chemins, 
n  faudra  donc  une  année  de  gardes  pour  prévenir  les  écarts  des 
chasseurs. 

Cinquième  i-nconvénient.  Laisse-t-on  subsister  ce  droit  de  chasse,  si 
peu  avantageux  quand  il  s'exerce  dans  des  limites  si  étroites  ?  Il  faut 
dans  le  code  ci^■il  et  pénal  un  assortiment  de  lois  pour  en  déterminer 
l'exercice  et  pour  en  punir  les  violations.  Cette  multiplication  des  lois 
est  déjà  un  mal,  parce  qu'on  ne  les  multiplie  point  sans  les  affaiblù-. 
De  plus,  la  sévérité  nécessaire  pour  prévenir  des  délits  si  faciles  et  si 
attrayants  donne  im  caractère  odieux  à  la  propriété,  et  place  l'homme 
opulent  dans  un  état  de  gueiTe  avec  ses  inchgents  voisins.  Le  moyen 
de  couper  court,  ce  n'est  pas  de  régler  le  droit,  mais  de  le  supprimer. 

La  loi  prohibitive  une  fois  connue,  il  ne  se  formera  plus  d'attente 
pour  la  jouissance  de  ce  privilège.  On  ne  convoitera  pas  plus  les 
perdrix  que  les  poules  ;  et  dans  l'esprit  de  la  multitude  même,  le 
braconnage  ne  se  distingiiera  plus  du  larcin. 

n  est  vrai  que  jusqu'à  présent  les  idées  populaires  sont  en  faveui* 
de  ce  di'oit  de  chasse  ;  mais  s'il  faut  de  la  condescendance  poiu- 
les  idées  populaii'es,  ce  n'est  que  dans  les  occasions  où  elles  aiu-aient 
une  grande  force,  et  où  l'on  ne  pourrait  pas  espérer  d'en  changer  le 
cours.  Qu'on  se  donne  la  peine  d'éclairer  le  peuple,  de  discuter  les 
motifs  de  la  loi,  de  la  faire  envisager  comme  un  moyen  de  paix  et 
de  sûi'eté,  de  montrer  que  l'exercice  de  ce  ch-oit  se  réduit  presque  à 
rien,  que  la  vie  du  chasseur  est  misérable,  que  cette  ingi-ate  pro- 
fession l'expose  sans  cesse  au  crime,  et  sa  famille  à  l'indigence  et 
à  la  honte,  j'ose  affirmer  que  les  idées  populaii-es,  pressées  par  la 
force  continue  et  douce  de  la  raison,  prendront  en  peu  de  temps  ime 
direction  nouvelle. 

Il  est  des  animaux  dont  la  valeur,  après  leui-  mort,  ne  com- 
penserait point  les  dommages.  Tels  sont  les  renards,  les  loups,  les 
ours,  toutes  les  bêtes  carnassières  ennemies  des  espèces  assujéties  à 
l'homme.  Loin  de  les  conserver,  U  ne  s'agit  que  de  les  détiim-e. 
Un  des  moyens,  c'est  d'en  donner  la  propriété  au  premier  oc- 
cupant, sans  égard  au  di'oit  du  propriétaii-e  foncier.  Tout  chasseur 
qui  attaque  des  animaux  nuisibles  doit  être  considéré  comme  un 
employé  de  la  police.  Mais  il  ne  faut  admettre  l'exception  que  par 
rapport  aux  animaux  capables  de  faire  beaucoup  de  dégâts*. 

*  Voyez  le  troisième  volume,  ch.  xv.,  des  événetnenis  coUatifs  et  ahlatifs  par 
rajrport  a  la  prapriété.  C  est  là  qu'on  trouvera  l'expUcation  de  ce  mot  Titre. 
Je  n'ai  pas  voulu  revenir  ici  sur  des  questions  de  méthode  et  de  nomenclatiu-e. 


140  AUTRE   MOYEN  d'aCQUÉKIR. 

CHAPITRE  II. 

AUTKE  MOTEÎ?^  d'aCQUÉRIH. CONSENTEMENT. 

Cependant  il  peut  arriver  qu'a^irès  avoii'  possédé  ime  chose  (à  titre 
légitime)  on  voudrait  s'en  dessaisir,  en  abandonner  la  jouissance  à 
un  autre.  Cet  arrangement  sera-t-il  confirmé  par  la  loi  ?  Sans 
doute,  il  doit  l'être  :  toutes  les  raisons  qui  plaidaient  en  faveur  de 
l'ancien  propriétaire  ne  sont  plus  de  son  côté,  et  plaident  en  faveur 
du  nouveau.  D'ailleurs,  il  faut  que  le  propriétaire  antérieur  ait 
eu  quelque  motif  pour  abandonner  sa  propriété.  Qui  dit  motif  dit 
plaisir  ou  l'équivalent  :  jplaisir  cVamitié  ou  de  bienveillance,  si  la 
cliose  se  donne  pour  rien  ;  plaisir  cV acquisition,  s'il  en  fait  un  moyen 
d'échange  ;  bien  de  la  sûreté,  s'il  l'a  donnée  pour  se  sauver  de 
quelque  mal;  plaisir  de  réputation,  s'il  se  propose  par  là  d'acquérir 
l'estime  do  ses  semblables.  Yoilà  donc  la  somme  des  jouissances 
nécessairement  augmentée  poui'  les  deux  parties  intéressées  dans  la 
transaction.  L'acquéreur  se  met  en  place  du  coUateui-  poui-  les 
avantages  anciens,  et  le  collateur  acquiert  un  avantage  nouveau. 
Nous  pouvons  donc  établir  comme  une  maxime  générale  que  toute 
aliénation  emporte  avantage.  Un  bien  quelconque  en  est  toujoiirs 
le  résultat. 

S'agit-il  d'im  échange  ?  Yoilà  deux  aliénations  dont  chacune 
a  ses  avantages  séjjarés.  Cet  avantage  pour  chacim  des  contractants 
est  la  diiféi'ence  entre  la  valeur  qu'avait  pour  lui  la  chose  qu'il 
cède  et  la  valeur  de  la  chose  qu'il  acquiert.  A  chaque  transaction 
de  cette  espèce,  il  y  a  deux  masses  de  jouissances  nouvelles.  C'est 
en  cela  que  consiste  le  bien  du  commerce. 

Observez  que  dans  tous  les  arts  il  est  beaucoup  de  choses  qui  ne 
peuvent  se  produii-e  que  par  le  concours  d'im  grand  nombre  d'ouvriers. 
Dans  tous  ces  cas,  le  travail  d'un  seul  n'aurait  aucune  valeur  ni  pour 
lui  ni  pour  les  autres,  s'il  ne  pouvait  être  échangé. 

II.   Catises  cV invalidité  pour  les  échanges. 

Il  est  des  cas  où  la  loi  ne  doit  point  sanctionner  ces  échanges,  et 
oh  les  intérêts  des  parties  doivent  être  réglés  comme  si  le  marché 
n'existait  pas  :  parce  que,  au  lieu  d'être  avimtageux,  l'échange  se 
trouverait  nuisible,  soit  à  l'une  des  parties,  soit  au  public.  On  peut 
ranger  toutes  les  causes  qui  invaKdent  les  éclianges  sous  les  neuf 
chefs  suivants  : 

1.  Réticence  indue. 

2.  Fraude. 


CONSENTEMENT.  141 

3.  Coercition  indue. 

4.  Subornation. 

5.  Supposition  erronée  d'obligation  légale. 

6.  Supposition  erronée  de  valem'. 

7.  Intei'diction. — Enfance. — Démence. 

8.  Chose  prête  cà  devenir  nuisible  par  rechange. 

9.  Défaut  de  di'oit  de  la  part  du  collateur. 

1,  Réticence  indue.  Si  l'objet  acquis  se  trouve  être  d'une  valeur 
inférieure  à  celle  qui  avait  seni  de  motif  à  l'acquisition,  le  pro- 
priétaire nouveau  éprouve  un  regret  et  ressent  la  peine  d'attente 
trompée.  Si  cette  valeur  est  au-dessous  de  celle  qu'il  a  lui-même 
donnée  en  échange,  au  lieu  d'un  gain,  il  a  fait  une  perte.  Il  est 
vrai  que  l'autre  partie  a  fait  un  profit,  mais  hien  de  gain  n'est  pas 
équivalent  à  mal  de  perte.  J'ai  payé  dix  louis  pour  im  cheval  qui 
les  vaudrait  s'il  était  en  santé  ;  mais  comme  il  est  poussif,  il  n'en 
vaut  que  deux.  Voilà  pour  le  vendeur  un  gain  de  huit  louis,  et 
pour  moi,  une  perte  de  la  même  somme.  Qu'on  pèse  ensemble  les 
intérêts  dos  deux  parties,  le  marché  n'est  pas  avantageux,  mais  le 
contraii'e. 

Cependant  si,  à  l'époque  du  marché,  cette  dégradation  de  valeur' 
n'était  pas  connue  du  propriétaii'e  antérieur,  poui-quoi  le  marché 
serait-il  nul  ?  Pourqvioi  serait-il  contraint  à  faii'e  im  rechange  désa- 
vantageux ?  La  perte  devant  tomber  sur  quelqu'un,  pom-quoi  la 
ferait-on  tomber  sur  lui  plutôt  que  sur  l'autre  ? 

Supposé  même  qu'il  connût  cette  circonstance  qui  déprécie  la 
valeur  de  la  chose,  était-ce  à  lui  à  la  faire  connaître  de  son  propre 
chef  plutôt  qu'à  l'acheteur  à  l'interroger  là-dessus  ? 

Voilà  deux  questions  qui  doivent  toujoiu-s  accompagner  le  moyen 
d'invalidité  résultant  de  la  réticence  indue.  Le  vendeur  connais- 
sait-il l'existence  du  défaut  ?  Le  cas  est-il  du  nombre  de  ceux 
où  il  devait  être  obHgé  de  le  révéler  ?  La  solution  de  ces  questions 
exige  trop  de  détails  et  de  recherches  pour  trouver  place  ici,  d'autant 
plus  qu'on  ne  peut  pas  faire  ime  réponse  qui  embrasse  tout,  mais 
qu'il  faut  diverses  modifications  selon  les  différentes  espèces  de 
choses. 

2.  Fraude.  Ce  cas  est  plus  simple  que  le  précédent.  On  ne 
doit  jamais  souifrir  une  acquisition  fi-auduleuse,  si  on  peut  l'em- 
pêcher. C'est  un  délit  qui  approche  du  larcin.  Vous  avez  demandé 
au  vendeur  si  le  cheval  était  poussif;  il  vous  a  répondu  négative- 
ment, sachant  le  contraire.  Sanctionner  le  marché,  ce  serait  ré- 
compenser un  délit.  Ajoutez  la  raison  du  cas  précédent,  savoir,  le 
mal  pour  l'acheteur  plus  grand  que  le  bien  poiu-  le  vendeur,  et  vous 
verrez  que  cette  cause  d'invalidité  est  bien  fondée. 


142  AUTRE  MOYEN  d'aCQUKRIR. 

3.  n  en  est  de  môme  de  la  coercition  indue.  Le  vendeur  dont  le 
cheval  ne  valait  que  deux  louis  vous  a  contraint  par  des  violences  ou 
des  menaces  à  l'acheter  poiu'  dix.  Supposé  que  vous  eussiez  con- 
senti à  en  payer  deux,  le  sui'plus  est  autant  de  gagné  par  un  délit. 
n  est  \Tai  que  cette  perte  était  pour  vous  un  avantage  en  compa- 
raison du  mal  dont  vous  étiez  menacé  en  cas  de  refus  ;  mais  ni  cet 
avantage  comparatif,  ni  celui  du  délinquant,  ne  saui'aient  contre- 
balancer le  mal  du  délit. 

4.  Il  en  est  de  même  de  la  subornation.  J'entends  2)ar  suborna- 
tion le  piix  d'un  service  qui  consiste  à  commettre  un  crime,  comme 
de  l'argent  offert  à  im  homme  pour  l'engager  à  une  fausse  déposi- 
tion. Il  y  a  deux  avantages  dans  ce  marché,  celui  du  suborné  et 
celui  du  suborneui'  ;  mais  ces  deux  avantages  ne  sont  nullement 
égaux  au  mal  du  délit. 

J'observe  en  passant  que  dans  le  cas  de  la  fi'aude,  de  la  coercition 
indue,  et  de  la  subornation,  la  loi  ne  se  contente  pas  d'annuler 
l'acte  ;  elle  lui  oppose  un  contre-poids  plus  fort  par  les  peines. 

5.  Supposition  erronée  cVohligation  légale.  Vous  avez  fait  livrer  à 
un  homme  votre  cheval,  croj-ant  que  votre  intendant  le  lui  avait 
vendu,  et  cela  n'est  pas  arrivé. — Tous  avez  fait  livi-er  à  un  homme 
votre  cheval,  dans  l'opinion  qu'il  était  autorisé  par  le  gouvernement 
à  se  le  faii'e  céder  pour  le  service  de  l'État,  mais  il  n'avait  point  de 
commission  pareille  ;  en  un  mot,  vous  avez  cm  vendi'e  par  obligation 
légale,  et  cette  obligation  n'existait  pas.  Si  l'aliénation  devait  se 
confirmer,  après  l'erreiu'  découverte,  l'acheteur  se  trouverait  avoir 
fait  un  gain  inespéré,  le  vendem'  une  perte  imprévue.  Or,  comme 
nous  l'avons  vu,  bien  de  gain  ne  peut  pas  se  comparer  à  mal  de  perte. 
D'ailleiu's  ce  cas  peiit  rentrer  dans  celui  de  la  coercition  indue. 

6.  Supposition  erronée  de  valeur.  Si,  en  aliénant  une  chose,  j'ignore 
une  circonstance  qui  tend  à  en  augmenter  la  valeur,  en  découvi-ant 
mon  eiTeuT,  j'éprouverai  le  regret  d'une  perte. — Mais  est-ce  là  un 
moyen  convenable  d'invalidité  ?  D'une  part,  si  on  admet  ces  causes 
de  nullité  sans  restriction,  on  risque  de  jeter  im  grand  décom-age- 
ment  siu'  les  échanges  :  car  où  est  la  sûreté  pour  mes  acquisitions  si 
le  propriétaire  antériem*  pouvait  rompre  le  marché  :  en  disant  :  ''Je 
ne  savais  pas  ce  que  je  faisais."  D'une  autre  part,  il  y  aurait  tme 
peine  de  regret  bien  vive  si,  après  avoir  vendu  im  diamant  pom* 
un  morceau  de  cristal,  on  n'avait  aucun  moyen  d'en  revenir. — Pour 
tenir  la  balance  égale  entre  les  parties,  il  faut  se  prêter  à  la  diversité 
des  circonstances  et  des  choses.  Il  faut  toujours  examiner  si  l'i- 
gnorance du  vendeui-  n'était  point  le  résultat  de  la  négligence,  et 
même  en  résiliant  le  marché,  si  le  cas  le  demande,  il  faudrait  avant 
tout  pourvoir  à  la  sûreté  de  l'acquéreur  intéressé  à  sa  confirmation. 


CONSENTEMENT.  143 

Ceptndtmt,  il  se  peut  qu'ime  convention,  exempte  de  tous  ces 
défauts,  se  trouve  en  fin  de  compte  désavantageuse.  Yous  n'aviez 
acheté  ce  cheval  que  pour  un  voyage,  et  ce  voyage  ne  se  fait  pas. — 
Vous  étiez  prêt  à  partir,  le  cheval  tombe  malade  et  meiu't. — Yous 
partez,  le  cheval  vous  renverse  et  vous  vous  cassez  la  jambe. — Yous 
montez  le  cheval,  mais  c'est  poui'  aller  voler  sur  les  grands  chemins. 
La  fantaisie  qui  vous  l'avait  fait  acheter  étant  passée,  vous  le  revendez 
à  perte. — On  i)eut  multiplier  à  l'infini  les  cas  éventuels  où  luie 
chose,  quelle  qu'elle  soit,  acquise  en  raison  de  sa  valeiu',  devient 
inutile,  ou  onéreuse,  ou  funeste,  soit  à  l'acquéreur,  soit  à  autrui. 
Ne  sont-ce  pas  des  exceptions  à  l'axiome  que  toute  ahénation  em- 
porte avantage  ?  Ne  sont-ce  pas  des  moyens  raisonnables  d'in- 
validité comme  les  autres  ? 

Non.  Tous  ces  événements  défavorables  ne  sont  que  des  affaires 
d'accident,  et  postérieurs  à  la  conclusion  du  marché.  Le  cas  ordi- 
naire est  que  la  chose  vaille  ce  qu'elle  vaut.  L'avantage  total  des 
échanges  avantageux  est  plus  qu'équivalent  au  désavantage  total  des 
marchés  défavorables.  Les  gains  du  coinmerce  sont  plus  grands 
que  les  pertes,  puisque  le  monde  est  plus  riche  à  présent  que  dans 
son  état  sauvage.  Les  aliénations  en  général  doivent  donc  être 
maintenues.  Mais  annuler  les  aliénations  poui-  des  pertes  acci- 
dentelles, ce  serait  intcrdii-e  en  général  les  aliénations,  car  personne 
ne  voudrait  vendre,  personne  ne  voudi-ait  acheter,  si  le  marché  pou- 
vait à  tout  moment  se  trouver  nul,  au  moyen  de  quelque  événement 
subséquent  qu'il  serait  impossible  de  prévenir  ni  de  prévoir. 

7.  n  y  â  des  cas  où,  prévoyant  le  mal  des  conventions,  le  légis- 
lateur les  prohibe  d'avance.  C'est  ainsi  qu'en  plusieui's  pays,  on 
interdit  les  prodigues,  c'est-à-dire,  on  déclare  invalides  tous  les 
marchés  qui  seraient  contractés  avec  eux.  Mais  on  commence  par 
constater  le  danger,  c'est-à-dire  la  disposition  qui  rend  le  prodigue 
impropre  à  gouverner  ses  affaires  :  tout  le  monde  est  averti,  ou  du 
moias  poui-rait  l'être,  de  l'impuissance  dont  il  se  trouve  frappé  par 
la  main  tutélaire  de  la  justice.  L'interdiction  existe  partout  pour 
les  deux  cas  analogues  de  l'enfance  et  de  la  démence  :  je  dis  ana- 
logues, car  ce  qu'est  un  enfant  poiu-  un  temps  qu'on  peut  assez  bien 
déterminer,  quoique  par  une  démarcation  toujoiu-s  plus  ou  moins 
arbitraire,  im  insensé  l'est  pour  un  temps  indéterminable  ou  per- 
pétuel. Les  raisons  sont  les  mêmes  que  dans  le  cas  précédent. 
Les  mineurs  et  les  insensés  sont  par  état  ou  ignorants,  ou  téméraires, 
ou  prodigues.  On  le  présume  ainsi  par  ime  indication  générale,  qui 
n'a  pas  besoùi  d'être  constatée  par  des  preuves  particulières. 

On  voit  bien  que,  dans  ces  trois  cas,  l'interdiction  ne  peut  s'étendre 
qu'à  des  choses  d'une  certaine  importance.     L'appliquer  aux  petits 


144  AUTRE  MOYEN  D^ACQUKRIR. 

objets  de  consommation  journalière,  ce  serait  condamner  ces  trois 
classes  à  moxirir  de  faim. 

8.  La  loi  invalide  encore  les  marchés  par  la  considération  de 
quelque  inconvénient  probable  qui  peut  en  résulter. 

J'ai  une  terre  située  aux  confins  de  l'État  :  acquise  par  la  puissance 
limitrophe,  elle  pourrait  devenir  le  foyer  de  quelques  intrigues  hos- 
tiles, ou  favoriser  des  préparatifs  dangereux  à  ma  patrie.  Que  je 
songeasse  à  cet  effet  ou  non,  la  loi  doit  j  penser  pour  le  public.  Elle 
doit  prévenir  le  mal  en  refusant  d'avance  à  de  tels  marchés  le  sceau 
de  sa  garantie*. 

Les  entraves  qu'on  a  cni  devoir  mettre  au  débit  des  drogues 
capables  d'être  employées  en  guise  de  poisons  appartiennent  à  ce 
même  chef.  Jl  en  serait  de  même  de  la  défense  de  vendre  des 
armes  meurtrières,  tels  que  les  stylets,  dont  on  fait  \m  usage  si  fré- 
quent en  Italie,  dans  les  querelles  les  plus  communes. 

C'est  au  même  motif,  bien  ou  mal  fondé,  qu'il  faut  rapporter  toutes 
les  prohibitions  relatives  à  l'introduction  ou  au  débit  de  certaines 
marchandises. 

Dans  la  plupart  de  ces  cas,  l'usage  est  de  dire  que  le  marché  est 
nul  en  soi-même.  H  ne  faut  qu'ouvrir  les  livres  de  droit  jîour  voir 
combien  de  galimatias  on  a  fait  sur  cette  notion  erronée,  et  dans 
quels  embarras  on  est  tombé  pour  n'avoir  pas  saisi  la  seule  cause 
d'invalidité  pour  les  marchés  faits  dans  ces  circonstances  ;  c'est  qu'il 
en  résulte  j^lus  de  mal  que  de  bien. 

Après  avoii"  dit  que  ces  conventions  sont  nulles  en  elles-mêmes,  il 
faudiait  en  conclm-e,  poiu'  être  conséquent,  qu'elles  ne  doivent  avoir 
aucim  effet,  qu'il  faut  les  anéantir,  n'en  laisser  aucune  trace.  Ce- 
pendant il  est  bien  des  cas  où  il  suffit  de  les  modifier,  d'en  corriger 
l'inégalité  par  des  compensations,  sans  altérer  le  fonds  de  la  conven- 
tion primitive. 

Aucun  mai'ché  n'est  nul  en  soi-même,  aucun  n'est  valide  en  soi- 
même.  C'est  la  loi  qui,  dans  chaque  cas,  leur  donne  ou  leur  refuse 
la  validité.  Mais,  soit  pour  les  permettre,  soit  pour  les  interdire,  il 
lui  faut  des  raisons.  La  génération  éqmvoque  est  bannie  de  la  saine 
physique  :  un  jour  peut-être  on  la  bannii-a  de  la  jiuisprudence.  Ce 
nul  en  soi  est  précisément  une  génération  éqmvoque. 

*  La  plupart  des  Etats,  sans  y  penser  peut-être,  ont  obvié  à  ce  danger  par  une 
loi  générale  qui  interdit  aux  étrangers  l'acquisition  des  biens-fonds.  Mais  on 
est  allé  trop  loin.  La  raison  de  la  défense  ne  s'étend  point  au  delà  du  cas  par- 
ticulier dont  j'ai  fait  mention.  L'étranger  qui  veut  acheter  un  immeuble  dans 
mon  pays  lui  donne  la  preuve  la  moins  éqmvoque  de  son  affection,  et  le  gage  le 
plus  si'ir  de  sa  bonne  conduite.  L'État  ne  peut  qu'y  gagner,  même  sous  le  simple 
rapport  de  finance. 


CONSENTEMENT.  145 

III.  Des  obstacles  mis  à  V aliénation  des  biens-fonds. 

Dire  que  le  pouvoir  d'aliéner  est  utile,  c'est  assez  cUre  que  les  dis- 
positions qui  tendent  à  Tandantir  sont  en  général  pernicieuses. 

Ce  n'est  que  sur  les  immeubles  qu'on  a  exercé  cette  inconséquence, 
soit  par  des  substitutions,  soit  par  des  fondations  inaliénables  ;  et 
cependant,  outre  les  raisons  générales,  il  y  en  a  de  paiiiculières  en 
faveur  du  pouvoir  d'aliéner  les  ten-es. 

1.  Celui  qui  cherche  à  se  défaire  d'un  fonds  montre  assez  qu'il  ne 
lui  convient  pas  de  le  garder  :  il  ne  peut  ou  ne  veut  rien  employer  à 
l'améliorer  ;  souvent  même,  il  ne  peut  s'abstenir  d'en  dégrader  la 
valeur  future  pour  satisfaii-e  à  un  besoin  présent.  Au  contraire, 
celui  qui  cherche  à  racquérû-  n'a  sûrement  pas  l'intention  de  le  dé- 
grader, et  il  est  probable  qu'il  se  propose  d'en  augmenter  la  valeur. 

Il  est  vrai  que  le  même  capital  qui  serait  employé  à  l'amélioration 
d'une  terre  peut  l'être  également  dans  le  commerce  ;  mais  quoique 
le  bénéfice  de  ces  deux  emplois  puisse  être  le  même  pour  les  indi- 
vidus, il  ne  l'est  pas  pour  l'État.  La  portion  de  richesse  qui  s'ap- 
plique à  l'agriculture  est  plus  fixe  ;  celle  qui  s'api^lique  au  commerce 
est  plus  fugitive.  La  première  est  immobile,  la  seconde  peut  se 
transporter  au  gré  du  propriétaire. 

2.  En  mettant  im  immeuble  en  gage,  on  peut  se  procurer  un 
capital  productif.  Ainsi  ime  partie  de  la  valeur  d'une  ten-e  peut 
être  employée  à  en  améliorer  une  autre  qui,  sans  cette  ressource, 
n'aurait  pu  l'être.  Empêcher  l'aliénation  d'un  bien-fonds,  c'est  donc 
diminuer  le  capital  productif  à  peu  près  au  montant  de  sa  valeur 
vénale;  car,  poiu-  qu'une  chose  sei-ve  de  gage,  U  faut  qu'elle  soit 
capable  d'être  aliénée. 

n.  est  vrai  qu'il  ne  s'agit  ici  que  d'un  emprunt  :  il  n'y  a  lîoint  de 
nouveau  capital  créé  par  l'engagement.  Ce  même  capital  aurait  pu 
recevoii'  une  destination  non  moins  utile  dans  les  mains  où  il  se 
trouvait  ;  mais  il  faut  observer  que  plus  il  y  am*a  de  moyens  de  placer 
des  capitaiix,  plus  H  en  viendra  dans  le  pays.  Celui  qui  pro%-ient  de 
l'étranger  foi-me  une  addition  nette  à  celui  des  regnicoles. 

Ces  entraves  sm*  l'aliénation,  quoique  réprouvées  par  les  plus  saines 
notions  d'économie  politique,  subsistent  presque  partout.  H  est  vi'ai 
qu'elles  ont  diminué  graduellement  à  mesure  que  les  gouvernements 
ont  mieux  entendu  les  intérêts  de  l'agiicultiu-e  et  du  commerce  ;  mais 
il  y  a  encore  trois  causes  qui  opèrent  pom*  les  maintenir. 

La  première  est  le  désir  de  prévenir  la  prodigalité.  Mais  il  n'est 
pas  nécessaire  pour  obvier  à  ce  mal  d'empêcher  la  vente  des  teiTes,  il 
^iiffit  d'en  protéger  la  valeur,  en  ne  la  laissant  point  à  la  disposition 
de  l'individu.  En  un  mot,  le  moyen  spécifique  contre  cet  incon- 
vénient, c'est  l'interdiction. 


146  AUTRE  MOYEN   d'aCQUÉRIR. CONSENTEMENT. 

La  seconde  est  l'orgueil  de  famille,  joint  à  cette  illusion  agréable 
qui  nous  peint  l'existence  successive  de  nos  descendants  comme  une 
prolongation  de  la  nôtre.  Leur  laisser  la  même  richesse  en  valeur 
n'est  point  assez  pour  satisfaire  l'imagination  :  il  faut  leur  assurer 
les  mêmes  fonds,  les  mêmes  maisons,  les  mêmes  objets  en  nature. 
Cette  continuité  de  possession  paraît  une  continuité  de  jouissance,  et 
présente  un  point  d'appui  à  un  sentiment  chimérique. 

La  troisième  cause  est  l'amom-  du  pouvoir,  l'envie  de  dominer  après 
sa  mort.  Le  motif  précédent  supposait  une  postérité,  celui-ci  n'en 
suppose  point.  C'est  à  cette  cause  qu'il  faut  rapporter  les  fondations, 
celles  qiù  ont  un  objet  d'utilité,  bien  ou  mal  entendue,  comme  celles 
qui  ne  reposent  que  sur  des  fantaisies. 

Si  la  fondation  consiste  purement  à  distribuer  des  bénéfices,  sans 
imposer  aucune  condition,  sans  exiger  aucun  service,  elle  paraît  assez 
innocente,  et  sa  continuation  n'est  pas  un  mal.  11  faudrait  en  ex- 
cepter des  fondations  d'aumône,  appliquées  sans  discernement,  et 
propres  à  soudoyer  la  mendicité  et  la  paresse.  Les  meilleurs  de  ces 
établissements  sont  ceux  de  charité  pour  des  pauvres  d'une  condition 
jadis  un  peu  élevée  ;  moyen  qui  présente  à  ces  infortunés  im  soulage- 
ment plus  libéral  que  la  règle  générale  n'aurait  pu  permettre. 

Quant  aux  bénéfices  qui  ne  s'accordent  qu'à  condition  de  remplir' 
certains  devoirs,  comme  les  collèges,  les  couvents,  les  églises,  leur 
tendance  est  utile, — ^indifférente — ou  nuisible,  smvant  la  nature  des 
devoirs  exigés. 

Une  singularité  qui  mérite  d'être  observée,  c'est  qu'en  général  ces 
fondations,  ces  lois  particidières  que  l'individu  établit  par  l'indvdgence 
du  souverain,  ont  éprouvé  plus  de  respect  que  les  lois  publiques  qui 
dérivent  directement  du  souverain  lui-même.  Lorsqu'im  législateur 
a  voulu  lier  les  mains  à  son  successeur,  cette  prétention  a  paini  ou 
inconséquente  ou  futile.  Les  particuliers  les  plus  obscurs  se  sont 
arrogé  ce  privilège,  et  on  n'a  pas  osé  y  porter  atteinte. 

Il  semble  que  des  biens-fonds  laissés  à  des  corporations,  à  des 
couvents,  à  des  églises,  doivent  se  dégrader.  Indifférent  pour  des 
successeurs  qui  ne  lui  sont  point  liés  par  le  sang,  chaque  propriétaire 
passager  doit  épuiser  autant  qu'il  peut  une  possession  viagère,  et 
négliger  l'entretien,  sm-tout  dans  sa  vieillesse.  Cela  peut  arriver 
quelquefois  :  cependant  il  faut  rendi-e  justice  aux  communautés  reli- 
gieuses. EUes  se  sont  plus  souvent  distinguées  par  une  bonne  que 
par  une  mauvaise  économie.  Si  lem'  situation  enflamme  leur  cupidité 
et  leur  avarice,  elle  réprime  aussi  le  faste  et  la  prodigalité.  S'il  y  a 
des  causes  qui  excitent  leur  égoïsme,  il  y  en  a  d'autres  qui  le  com- 
battent par  ce  qu'on  appelle  esprit  de  corj)S. 

Il  n'est  pas  besoin  de  s'étendre  sur  les  propriétés  publiques,  c'est- 


AUTRE  MOYEN  d'aCQUÉRIR. — SUCCESSION.  147 

à-dire,  sur  les  choses  dont  l'usage  est  au  public,  telles  que  les  che- 
mins, les  églises,  les  marchés.  Pour  remplir  leur  but,  il  faut  que 
leur  durée  soit  indéfinie,  sauf  à  admettre  les  changements  successifs 
que  les  circonstances  peuvent  exiger. 


CHAPITEE  III. 

ArTEE  MOYEN  d'aCQUÉETE. SUCCESSION. 

Après  le  décès  d'un  individu,  comment  convient-il  de  disposer  de  ses 
biens  ? 

Le  législateur  doit  avoir  trois  objets  en  vue  dans  la  loi  des  suc- 
cessions: 1°  Pourvoir  à  la  subsistance  de  la  génération  naissante. 
2°  Prévenir  les  peines  d'attente  trompée.  3°  Tendre  à  l'égaUsation 
des  fortunes. 

L'homme  n'est  pas  un  être  solitaire.  À  un  petit  nombre  d'excep- 
tions près,  chaque  homme  a  un  cercle  plus  ou  moins  étendu  de  com- 
pagnons qui  lui  sont  unis  par  les  liens  de  la  parenté  ou  du  mariage, 
par  l'amitié  ou  par  les  services,  et  qui  partagent  avec  lui  dans  le  fait 
la  jouissance  des  biens  qui  lui  appartiennent  exclusivement  dans  le 
droit.  Sa  fortime  est  ordinairement  pour  plusie^xrs  d'entre  eux 
l'unique  fonds  de  subsistance.  Pour  prévenir  les  calamités  dont  ils 
seraient  les  victimes,  si  la  mort  qui  les  prive  de  leur  ami  les  privait 
aussi  des  secours  qu'ils  tiraient  de  sa  fortune,  il  faut  savoir  quels  sont 
ceux  qui  en  jouissaient  habituellement,  et  dans  quelle  proportion  ils 
y  participaient.  Or,  comme  ce  sont  là  des  faits  qu'il  serait  impos- 
sible de  constater  par  des  preuves  directes,  sans  se  jeter  dans  des 
procédures  embarrassantes  et  des  contestations  infinies,  il  a  fallu  s'en 
rapporter  à  des  présomptions  générales,  seule  base  sur  laquelle  on 
puisse  établir  une  décision.  La  part  habituelle  de  chaque  sur^'ivant 
dans  les  possessions  du  défunt  doit  se  présumer  par  le  degré  d'affec- 
tion qui  a  dû  subsister  entre  eux  :  et  ce  degré  d'affection  doit  se 
présumer  par  la  proximité  de  parenté. 

Si  cette  proximité  était  l'unique  considération,  la  loi  des  succes- 
sions serait  bien  simple.  Dans  le  premier  degré,  par  rapport  à  vous, 
sont  tous  ceux  qui  vous  sont  liés  sans  aucune  personne  iatermédiaire, 
votre  femme,  votre  époux,  votre  père,  votre  mère  et  vos  enfants. 
Dans  le  second  degré,  tous  ceux  dont  la  Liaison  avec  vous  exige  l'in- 
tervention d'une  seule  personne,  ou  d'un  seul  couple  de  personnes 
intermédiaires,  vos  grand-pères  et  vos  grand'mères,  vos  frères  et 
sœurs,  et  vos  petits-enfants.     Dans  le  troisième  degré  viennent  ceux 

l2 


148  AUTRE  MOYEN  d'aCQUÉRIR. 

dont  la  liaison  suppose  trois  générations  intermédiaires,  vos  bisaïeuls 
et  bisaïeules,  vos  arrière-petits-enfants,  vos  oncles  et  tantes,  neveux 
et  nièces. 

Mais  cet  arrangement,  quoiqu'il  eût  toute  la  perfection  possible  du 
côté  de  la  simpHeité  et  de  la  régularité,  ne  répondrait  pas  bien  au 
but  politique  et  moral.  Il  ne  répondrait  pas  mieux  au  degré  d'affec- 
tion dont  il  serait  censé  fournil'  la  preuve  présomptive  ;  et  il  n'ac- 
complirait point  l'objet  principal,  qui  est  de  pourvoir  aux  besoins  des 
générations  naissantes.  Laissons  donc  cet  arrangement  généalogique 
pour  en  adopter  un  qui  soit  fondé  sur  l'utilité.  Il  consiste  à  donner 
constamment  à  la  ligne  descendante,  quelque  longue  qu^elle  soit,  la  pré- 
férence sur  la  ligne  ascendante  et  composée  ;  à  donner  à  l'infini  aux 
descendants  de  chaque  parent  la  préférence  sur  tous  ceux  auxquels 
on  ne  pouiTait  arriver  qu'en  faisant  im  pas  de  plus  dans  la  Hgne 
ascendante. 

Il  anivera  pom-tant  que  les  présomptions  d'affection  ou  de  besoin 
qui  sen'cnt  de  fondement  à  ces  règles  seront  souvent  en  défaut  dans 
la  pratique,  et  que,  par  conséquent,  les  règles  mêmes  s'éloigneront 
de  leui'  but.  Mais  le  pouvoir  de  tester  offi'e,  comme  nous  le  verrons, 
un  remède  efficace  à  l'imperfection  de  la  loi  générale,  et  c'est  la  prin- 
cipale raison  pour  le  conserver. 

Yoilà  pour  les  principes  généraux.  Mais  comment  faut -il  les  ap- 
pliquer dans  le  détail  quand  il  s'agit  de  prononcer  entre  une  foule  de 
concurrents  ? 

Le  modèle  d'im  statut  peut  tenir  lieu  d'un  grand  nombre  de  dis- 
cussions. 

Aeticle  premier.  Point  de  distinction  entre  les  se.ves  :  ce  qui  est 
dit  par  rapport  à  Vun  s'étend  à  Vautre.  La  part  de  l'un  sera  toujours 
égale  à  la  part  de  l'autre. 

Eaison.  Bien  de  Végalité. — S'il  y  avait  quelque  différence,  eUe 
devrait  être  en  faveui'  du  plus  faible,  en  faveur  des  femmes  qui  ont 
plus  de  besoins,  moins  de  moyens  d'acquéiir  et  de  faii*e  valoir  ce 
qu'elles  ont.  Mais  le  plus  fort  a  eu  toutes  les  préférences.  Pour- 
quoi ?     parce  que  le  plus  fort  a  fait  les  lois. 

Art.  11.  Après  la  mort  de  Tépoiuv,  la  veuve  conservera  la  moitié  des 
biens  commtois  :  saiif  à  régler  autrement  par  le  contrat  de  mariage. 

Art.  m.  L'autre  moitié  se  distribuera  entre  les  enfants  à  p)ortions 
égales. 

liaisons.  1°  Égalité  d'affection  de  la  part  du  père.  2°  Égalité  de 
cooccupation  de  la  part  des  enfants.  3°  Egalité  de  besoins.  4°  Égalité 
de  toutes  les  raisons  imaginables  de  part  et  d'autre.  Les  différences 
d'âge,  de  tempérament,  de  talent,  de  force,  etc.,  peuvent  bien  pro- 
duire quoique  différence  en  fait  de  besoin  :  mais  il  n'est  pa.s  possible 


SUCCESSION.  149 

aux  lois  de  les  apprécier.  C'est  au  pure  à  y  pourvoir  au  moyen  du 
di'oit  de  tester. 

Art.  IY.  Si  un  enfant  à  toi,  décédé  avant  toi,  laisse  des  enfants,  sa 
part  se  distribuera  entre  eux  à  portions  égales  :  et  ainsi  pour  tous  des- 
cendants à  V infini. 

Remarcpies,  C'est  la  distribution  par  souches  préférée  à  celle  par 
têtes,  pour  deux  raisons  :  1°  Pour  prévenir  la  peine  d\ittente  trompée. 
Que  la  part  de  l'aîné  se  trouve  diminuée  par  la  naissance  de  chaque 
cadet,  c'est  un  événement  natm-el  sui-  lequel  son  attente  a  dû  se  former. 
Cependant,  en  général,  quand  un  des  enfants  commence  à  exercer  sa 
faculté  reproductive,  celle  du  père  est  à  peu  près  à  son  terme.  À 
cette  époque,  les  enfants  doivent  se  croire  arrivés  au  terme  des  dimi- 
nutions que  leui's  parts  respectives  doivent  éprouver.  Mais  si  chaque 
petit-fils  ou  petite-fille  opérait  ime  diminution  égale  à  celle  qu'a 
opérée  chaque  fils  ou  chaque  fille,  la  diminution  n'aïu'ait  plus  de 
bornes.  Il  n'y  aurait  plus  de  données  certaines  sui-  lesquelles  on  pût 
asseoir  un  plan  de  vie. 

2"  Les  petits-enfants  ont  pom'  ressoiu'ce  immédiate  les  moyens  de 
lem-  père  défunt.  Leur  habitude  de  cooccupation,  détachée  de  leur 
aïeul,  a  dû  s'exercer  par  préférence,  sinon  même  exclusivement,  sur 
les  fonds  de  l'industrie  paternelle.  Ajoutez  qu'ils  ont  dans  les  biens 
de  leur  mère  et  de  ses  parents  une  ressource  où  les  autres  enfants  de 
leiu'  grand-père  n'ont  aucune  part. 

Art.  y.  Si  tu  n'as  point  de  descendants,  tes  biens  iront  en  commun 
à  tes  père  et  mère. 

Remarques.  Pourquoi  aux  descendants  avant  les  autres  ?  1°  Supé- 
i-ioi'ité  d'affection.  Tout  autre  arrangement  serait  contraire  au  cœur 
paternel.  Nous  aimons  mieux  ceux  qui  dépendent  de  nous  que  ceux 
de  qui  nous  dépendons.  Il  est  plus  doux  de  régner  que  d'obéir. 
2°  Supériorité  de  besoins.  Il  est  certain  que  nos  enfants  ne  peuvent 
exister  sans  nous,  ou  quelqu'un  qui  prenne  notre  place.  Il  est  pro- 
bable que  nos  pères  peuvent  exister  sans  nous,  puisqu'ils  ont  existé 
avant  nous. 

Pourquoi  la  succession  passe-t-elle  aux  père  et  mère  plutôt  qu'aux 
frères  et  sœurs  ?  1°  La  parenté  étant  plus  immédiate  fait  présumer 
une  affection  supérieure.  2"  C'est  une  récompense  poui*  des  services 
rendus,  ou  plutôt  un  dédommagement  des  peines  et  des  frais  de 
l'éducation.  Qu'est-ce  (pii  forme  la  part-nté  entre  mon  frère  et  moi  ? 
Notre  relation  commime  au  même  père  et  à  la  même  mère.  Qu'est- 
ce  qui  me  le  rend  plus  cher  que  tout  autre  compagnon  avec  qui 
j'aurais  passé  une  égale  portion  de  ma  vie  ?  c'est  qu'il  est  plus  cher 
à  ceux  qui  ont  mes  premières  affections. — Il  n'est  pas  sûr  (jue  je  lui 
sois  redevable  de  rien,  mais  il  est  sûr  que  je  leur  suis  redevable  dç 


150  AUTRE  MOYEN  D^ACQUÉRIR, 

tout.  Aussi  dans  toutes  les  occasions  où  les  titres  plus  forts  de  mes 
enfants  ne  s'y  opposent  pas,  je  leur  dois  des  indemnités  auxquelles  un 
frère  ne  saurait  prétendre. 

Aet.  TI.  Si  tu  as  perdu  Vun  des  deuoc,  la  part  du  défunt  ira 
à  ses  descendants,  de  la  même  manière  qu^elle  serait  allée  aux 
tiens. 

Remarques.  Dans  les  famiUes  pauvres,  qui  n'ont  pour  tout  bien 
que  les  meubles  du  ménage,  il  vaut  mieux  que  tout  aille  par  indivis 
au  survivant,  père  ou  mère,  à  la  charge  de  pourvoir'  à  l'entretien  des 
enfants.  Les  frais  de  la  vente  et  la  dispersion  des  effets  ruineraient 
le  survivant,  tandis  que  les  parts,  trop  petites  pour  sei-vir  en  guise  de 
capital,  seraient  bientôt  dissipées. 

AnT.  YII.  Faute  de  tels  descendants,  tes  biens  iront  en  entier  au 
survivant. 

Abt,  YIII.  Si  tous  deux  sont  morts,  tes  biens  seront  distribués 
comme  ci-dessus  entre  leurs  descemlants. 

Akt.  IX.  Mais  de  façon  que  la  part  du  demi-sang  ne  sera  que  l<t 
moitié  de  la  part  du  sang  entier,  tant  qu'il  y  en  a  de  cdui-ci. 

Raison.  Supériorité  d'affection.  De  deux  liens  qui  m'attachent  à 
mon  frère,  il  n'y  en  a  qu'un  qui  m'attache  à  mon  demi-frère. 

Aet.  X.  Au  défaut  deparents  dans  les  degrés  susdits,  les  biens  seront 
appliqués  au  fisc. 

Aet.  XI.  Mais  à  comlition  d'en  distribuer  les  intérêts,  en  forme  de 
rente  viagère,  entre  tous  les  parents  en  ligne  ascendante  à  degré  quel- 
conque, àportio)is  égales. 

Remarques.  Cette  partie  de  la  loi  peut  être  suivie  ou  retranchée 
selon  l'état  d'un  pays,  par  rapport  aux  impôts  ;  mais  je  ne  saurais 
découvrir  aucune  objection  solide  contre  cette  ressource  fiscale.  Les 
collatéraux  qui  se  trouvent  exclus,  dit-on,  peuvent  être  dans  le  be- 
soin ;  mais  ce  besoin  est  im  incident  trop  casuel  pour  fonder  une 
règle  générale.  Us  ont  pour  ressource  naturelle  la  propriété  de  leurs 
auteurs  respectife,  et  ils  n'ont  pu  asseoir  leur  attente  et  fixer  leur  plan 
de  vie  que  sur  cette  base.  Du  côté  même  de  l'oncle,  l'attente  d'hé- 
riter d'im  neveu  ne  peut  être  que  faible,  et  il  suflira  d'une  loi  posi- 
tive pour  réteindre  sans  violence,  ou  pour  l'empêcher  de  naître. 
L'oncle  n'a  pas  les  titres  du  père  ou  du  grand-père.  Il  est  vrai  qu'en 
cas  de  mort  de  ceixx-ci,  l'oncle  peut  avoir  pris  leur  place  et  tenu  lieu 
de  père  à  son  neveu.  C'est  là  une  circonstance  qui  mérite  l'attention 
du  législateur.  Le  pouvoir  do  léguer  pourrait  répondre  au  but  ;  mais 
ce  moyen  d'ob^•ier  aux  inconvénients  de  la  loi  générale  serait  nul 
dans  le  cas  où  le  neveu  viendrait  à  moiirir  dans  un  âge  tendi-e,  avant 
qu'il  eût  la  faculté  de  tester.  Si  donc  on  voulait  adoucir  cette  dis- 
position fiscale,  le  premier  écai't  de  la  règle  devrait  être  en  faveur  de 


SUCCESSIOiV.  151 

l'oncle,  soit  par  rapport  au  principal,  soit  par  rapport   à  l'intérêt 
seulement. 

AfiT.  XII.  Pour  opérer  la  division  entre  plusieurs  héritiers,  lu  niasse 
sera  mise  à  l'encan,  sauf  à  eux  de preiulre  tout  autre  arrangement  s'ils 
sont  d'accord. 

Remarque.  C'est  l'unique  moyen  de  prévenir  la  communauté  des 
biens,  aiTangement  dont  nous  montrerons  ailleui's  les  conséquences 
pernicieuses. — Les  eiFets  de  l'héritage,  qui  peuvent  avoir  une  valem- 
d'affection,  trouveront  leur  vrai  prix  dans  la  concurrence  des 
héritiers,  et  tourneront  à  l'avantage  commun  sans  occasionner  de  ces 
disputes  qui  produisent  dans  les  familles  des  animosités  durables. 

AnT.  XIII.  En  attendant  la  vente  et  la  division,  tout  sera  remis  au 
inâle  majeur  le  plus  âgé  ;  sauf  à  la,  justice  de  prendre  d'autres  ar- 
rangements, pour  crainte  de  mauvaise  gestion  déclarée  en  connaissance 
de  cause. 

Remarque.  Les  femmes,  en  général,  soint  moins  propres  aux 
affaires  d'intérêt  et  d'embarras  que  les  hommes.  !5Iais  telle  femme, 
en  particulier,  pourrait  avoir  une  aptitude  supérieiire  :  indiquée  par 
le  voeu  général  des  parents,  elle  devrait  obtenir  la  préférence. 

Art.  XIY.  Au  défaut  du  mâle  majeur,  tout  sera  remis  au  tuteur 
du  mâle  le  plus  âgé  ;  sauf  le  pouvoir  discrétionnaire,  comme  dans 
l'article  précédent. 

Aet.  XV.  La  succession  qui  tombe  au  fisc,  faute  d'héritiers  naturels, 
sera  pareillement  mise  à  l'encan. 

Remarque.  Le  gouvernement  est  incapable  de  tii'er  le  meilleur  parti 
des  biens  spécifiques  :  l'administration  de  ces  biens  lui  coûte  beau- 
coup, lui  rapporte  peu,  et  les  livre  au  dépérissement.  C'est  une 
vérité  qui  a  été  portée  jusqu'à  la  démonstration  par  Adam  Smith. 

n  me  semble  que  ce  projet  de  statut  est  simple,  concis,  facile  à 
entendre  ;  qu'il  est  peu  favorable  à  la  chicane,  à  la  fraude,  à  la  di- 
versité des  intei'prétations  ;  qu'enfin,  il  est  analogue  aux  affections 
du  cœur  humain,  aux  penchants  habituels  qui  naissent  des  relations 
sociales,  et  par  conséquent  propre  à  se  concilier  l'approbation  de  ceux 
qui  jugent  par  sentiment,  et  l'estime  de  ceux  qui  apprécient  les 
raisons. 

Ceux  qui  reprocheraient  à  ce  plan  d'être  trop  simple,  et  qui  trou- 
veraient qu'à  ce  prix  la  loi  ne  serait  plus  une  science,  pourraient 
trouver  de  quoi  se  satisfaii-e  et  même  de  quoi  s'étonner  dans  le  la- 
byrinthe du  droit  commim  anglais  sur  les  successions. 

Pour  donner  aux  lecteurs  une  idée  de  ces  difficultés,  il  faudrait 
commencer  par  un  dictionnaire  tout  nouveau  pour  eux  ;  puis,  quand 
ils  verraient  les  absurdités,  les  subtilités,  les  cruautés,  les  fraudes 
qui  abondent  dans  ce  système,  ils  imagineraient  que  j'ai  fait  ime 


152  TESTAMENTS. 

satire,  et  que  je  veux  insulter  une  nation  d'ailleurs  si  justement  re- 
nommée poui'  sa  sagesse. 

D'un  autre  côté,  il  faut  voir  ce  qui  réduit  ce  mal  dans  des  limites 
assez  resserrées,  c'est  le  di'oit  de  tester.  Ce  n'est  que  dans  les  suc- 
cessions ah  intestat  qu'on  est  obligé  de  passer  par  les  routes  tortueuses 
de  la  loi  commime.  On  peut  comparer  les  testaments  aux  pardons 
arbitraires  qui  corrigent  la  dureté  des  lois  pénales. 


CHAPITRE  IV. 

DES  TESTAMENTS. 


1 .  La  loi,  ne  connaissant  pas  les  individus,  ne  saui-ait  s'accommoder 
à  la  diversité  de  leurs  besoins.  Tout  ce  qu'on  peut  exiger  d'cUe, 
c'est  d'ofEiir  la  mcilleiu'e  chance  possible  de  répondre  à  ces  besoins. 
C'est  à  chaque  propriétaii'e,  qui  peut  et  qui  doit  connaître  les  cii'con- 
stanees  où  ceux  qui  dépendent  de  lui  se  trouveront  après  sa  mort,  à 
corriger  les  imperfections  de  la  loi  dans  les  cas  qu'elle  n'a  jm  prévoir. 
Le  pouvoii'  de  tester  est  un  instrument  mis  dans  les  mains  des  indi- 
vidus pour  prévenir  des  calamités  privées. 

2.  On  peut  considérer  le  même  pouvoir  comme  un  instniment 
d'autorité  confié  aux  individus  pour  encoui-ager  la  vertu  et  réprimer 
le  vice  dans  le  sein  des  famiUes.  La  puissance  de  ce  moyen,  il  est 
vrai,  peut  être  tournée  en  sens  contraire  ;  heureusement  ces  cas 
seront  une  exception.  L'intérêt  de  chaque  membre  de  la  famille 
est  que  la  conduite  de  chaque  autre  soit  conforme  à  la  vertu,  c'est- 
à-dire,  à  l'utilité  générale.  Les  passions  peuvent  occasionner  des 
(•carts  accidentels,  mais  la  loi  doit  se  régler  sur  le  cours  ordinaire 
des  choses.  La  vertu  est  le  fonds  dominant  de  la  société  ;  on  voit 
même  des  parents  \icieux  se  montrer  aussi  jaloux  que  les  autres  de 
l'honnêteté  et  de  la  réputation  de  leiu's  enfants.  Tel  homme  peu 
scrupuleux  dans  ses  affaires  serait  au  désespoir  que  sa  conduite 
secrète  fût  connue  dans  sa  famille,  et  il  ne  cesse,  au  milieu  des 
siens,  d'être  l'apôtre  de  la  probité  dont  il  a  besoin  dans  ceux  qui  le 
servent.  À  cet  égard,  chaque  propriétaire  peut  obtenir"  la  confiance 
de  la  loi.  Revêtu  du  pouvoir  de  tester,  qui  est  une  branche  de  la 
législation  pénale  et  rémunérative,  il  peut  être  considéré  comme  im 
magistrat  préposé  poiu'  conserver  le  bon  ordre  dans  ce  petit  État 
qu'on  appelle  famiUe.  Ce  magistrat  peut  prévariquer,  et  même 
comme  il  n'est  contenu  dans  l'exercice  de  son  pouvoir,  ni  par  la 
publicité  ni  par  la  responsibilité.  il  sera  plus  sujet,  ce  semble,  à 
m  abuser  qu'un  autre  :  mais  ce  danger  est  plus  que  contre-balancé 


TESTAMENTS.  153 

par  les  liens  d'intérêt  et  d'affection  qui  mettent  ses  penchants  d'ac- 
cord avec  ses  devoii-s.  Son  attachement  naturel  pom-  des  enfants  ou 
des  proches  est  un  gage  de  sa  bonne  conduite,  qui  donne  autant  de 
sécurité  qu'on  peut  s'en  prociu-er  sm-  celle  du  magistrat  politique. 
En  sorte  qu'à  toiit  considérer,  l'autorité  de  ce  magistrat  non  com- 
missionné,  outre  qu'elle  est  absolument  nécessaii'e  aux  enfants  mi- 
neui's,  se  trouvera  plus  souvent  salutaire  que  nuisible  pom-  les 
adultes  eux-mêmes. 

3.  Le  pouvoii-  de  tester  est  avantageux  sous  un  autre  aspect  :  c'est 
un  moyen  de  gouverner  sous  le  caractère  de  maître,  non  pour  le  bien 
de  ceux  qui  obéissent,  comme  dans  l'article  précédent,  mais  poiu'  le 
bien  de  celui  qui  commande.  On  étend  ainsi  le  pouvoir'  de  la  géné- 
ration présente  sur  une  portion  de  l'avenir,  et  l'on  double  en  quelque 
façon  la  richesse  de  chaque  propriétaire.  Au  moyen  d'une  assigna- 
tion sur  un  temps  où  il  ne  sera  plus,  il  se  procure  une  infinité  d'avan- 
tages par  delà  ses  facidtés  actuelles. — En  continuant  au  delà  du 
terme  de  la  minorité  la  soumission  des  enfants,  on  augmente  le  dé- 
dommagement des  soins  paternels,  on  donne  au  père  une  assiu'ance 
de  plus  contre  leiu'  ingratitude  ;  et  quoiqu'il  fût  doux  de  penser  que 
de  pareilles  précautions  sont  superflues,  cependant  si  l'on  songe  aux 
infirmités  de  la  vieillesse,  on  verra  qu'il  est  nécessaire  de  lui  laisser 
toutes  ces  attractions  factices,  pour  leiu'  scr\T.r  de  contre-poids.  Dans 
la  descente  rapide  de  la  vie,  il  faut  lui  ménager  tous  ses  appuis,  et  il 
n'est  pas  inutile  que  l'intérêt  serve  de  moniteur  au  devoir. 

L'ingratitiide  des  enfants  et  le  mépris  pour  la  vieillesse  ne  sont 
point  des  vices  communs  dans  les  sociétés  civilisées,  mais  il  faut  se 
souvenir  que  partout,  j)lus  ou  moins,  le  pouvoir  de  tester  existe.  Ces 
^^ces  sont-Us  plus  fréquents  où  ce  pouvoir  est  plus  limité  ?  Pom" 
décider  cette  question,  il  faudi-ait  observer  ce  qui  se  passe  dans  les 
familles  pauvres,  où  il  y  a  peu  de  chose  à  léguer  ;  mais  encore  cette 
manière  de  juger  serait  fautive  ;  car  l'influence  de  ce  pouvoir  établi 
dans  la  société  par  les  lois  tend  à  former  les  mœurs  générales  et  en- 
suite les  mœiu's  générales  déterminent  les  sentiments  des  indi%'idus. 
Cette  puissance,  donnée  aux  pères,  rend  l'autorité  patcmelle  plus 
respectable,  et  tel  père  qui  par  son  indigence  ne  peut  pas  l'exercer 
profite  à  son  insu  de  l'habitude  générale  de  soumission  qu'elle  a  fait 
naître. 

Cependant,  en  faisant  du  père  un  magistrat,  il  faut  bien  se  garder 
d'en  faii'e  un  tp'an.  Si  les  enfants  peuvent  avoir  des  torts,  il  peut 
avok  les  siens,  et  do  ce  qu'on  Ird  donne  le  pouvoir  de  les  mettre  à 
l'amende,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'on  doive  l'autoriser  à  les  faire  mourir 
de  faim.  Ainsi  l'institution  de  ce  qu'on  appelle  en  France  ime  Irt/itimc 
est  un  milieu  convenable  entre  l'anarchie  domestique  et  la  tyrannie. 


]  54  TESTAxMENTS. 

Cette  légitime  même,  on  devrait  permettre  aux  pères  de  l'ôter  aux 
enfants  pour  cause  aiiiculée  par  la  loi  et  prouvée  juridiquement. 

Il  se  présente  une  autre  question.  Un  propriétaire  aura-t-il  le  droit 
de  laisser  ses  biens  à  qui  bon  lui  semble,  soit  à  des  parents  éloignés, 
soit  à  des  étrangers,  au  défaut  d'héritiers  naturels? — Dans  ce  cas  la  res- 
source fiscale  dont  nous  avons  parlé  dans  l'article  des  successions  serait 
bien  diminuée  ;  elle  ne  se  trouverait  plus  que  dans  les  intestats. — Ici 
les  raisons  de  l'utilité  se  partagent.    Il  y  aurait  un  milieu  à  prendre. 

D'un  côté,  au  défaut  de  i^arents,  les  services  des  étrangers  sont 
nécessaires  à  un  homme,  et  son  attachement  pour  eux  est  presque  le 
même.  Il  faut  qu'il  puisse  cultiver  l'espérance  et  récompenser  les 
soins  d'un  serviteui-  fidèle,  adoucir  les  regrets  d'un  ami  qui  a  vieilli 
à  ses  côtés  ;  sans  parler  de  la  femme  à  qui  il  n'a  manqué  qu'une 
cérémonie  pour  être  appelée  sa  veuve,  et  des  oii^)helins  qui  sont  ses 
enfants  aux  yeux  de  tout  le  monde,  excepté  ceux  du  législateur. 

D'un  auti-e  côté,  si,  pour  grossir  l'héritage  du  trésor  publie,  vous 
lui  ôtez  le  pouvoir  de  léguer  ses  biens  à  ses  amis,  ne  le  forcez-vous 
pas  de  se  donner  tout  à  lui-même  ?  Si  son  capital  ne  peut  plus  être 
à  sa  disposition  au  moment  de  sa  mort,  il  sera  tenté  de  le  convertir 
en  annuités  sur  sa  tête.  C'est  l'encourager  à  être  dissipateur,  et 
presque  faire  une  loi  contre  l'économie. 

Ces  raisons  sont  préférables  sans  doute  à  l'intérêt  fiscal.  D  faudrait 
au  moins  laisser  au  propriétaii'e  qui  n'a  point  de  proches  parents  le 
di'oit  de  disposer  de  la  moitié  de  ses  biens  après  sa  mort,  en  gardant 
l'autre  moitié  pour  le  public.  Se  contenter  de  moins  dans  ce  cas 
serait  un  moyen  peut-être  pour  avoir  plus.  Mais  il  vaut  mieux 
encore  ne  point  porter  atteinte  au  principe  qui  permet  à  chacun  de 
disposer  de  ses  biens  après  soi,  et  ne  pas  créer  une  classe  de  pro- 
priétaires qui  se  regarderaient  comme  inférieurs  aux  autres  par  cette 
impuissance  légale  qui  aurait  frappé  la  moitié  de  leur  fortime. 

Tout  ce  qui  a  été  dit  des  aliénations  entre  vifs,  il  faut  rapi)liquer 
aux  testaments.  Sur  la  plupart  des  points,  on  s'instniii'a  par  la 
conformité,  et  quelquefois  par  le  contraste. 

Les  mêmes  causes  de  nullité  qui  s'appliquent  aux  aliénations 
entre  \ifs  s'appliquent  aux  testaments  :  excepté  qu'à  la  place  de  la 
réticence  indue  de  la  part  du  receveur,  U  faut  substituer  la  si(j>po- 
sition  en'onée  de  la  part  du  testateur.  En  voici  un  exemple.  Je 
lègue  xm  certain  bien  à  Titius  qui  s'est  marié  avec  ma  fille,  tenant 
ce  mariage  poiu-  légitime,  et  ignorant  la  mauvaise  foi  de  ce  Titius 
qai,  avant  d'épouser  ma  fille,  avidt  contracté  xm  autre  mariage, 
lequel  subsiste  encore. 

Les  testaments  sont  exposés  à  un  dilemme  assez  malheureux. 
Admet-on  leiu-  validité  quand  ils  sont  faits  au  lit  de  mort  ?     Ils 


DROITS  SUR  SERVICES. MOYENS  DE  LES  ACQUERIR.       155 

sont  exposés  à  la  coercition  indue  et  à  la  fraude.  Exige-t-on  des 
formalités  incompatibles  avec  cette  indulgence?  On  expose  les 
testateurs  à  se  voir  privés  de  secours  au  moment  où  ils  en  ont  le  plus 
grand  besoin.  Des  héritiers  barbares  peuvent  les  tourmenter  pour 
hâter  ou  assurer  l'avantage  d'un  testament  passé  dans  les  formes. 
Un  moribond  qui  n'a  rien  à  donner  ni  à  ôter  n'est  plus  à  craindre. 
Pour  réduire  ces  dangers  opposés  à  lem'  moindre  terme,  il  faudrait 
beaucoup  de  détails. 


CHAPITRE  V. 

DEOITS  SUR  SERVICES. IIOTENS  DE  LES  ACQUÉRIB. 

Apres  les  choses,  il  reste  à  distribuer  les  services  :  espèce  de  bien 
quelquefois  confondue  avec  les  choses,  quelquefois  s'offirant  sous  ime 
forme  distincte. 

Combien  y  a-t-il  d'espèces  de  services?  Autant  qu'il  y  a  de 
manières  dont  l'homme  peut  être  utile  à  l'homme,  soit  en  liii  pro- 
curant quelque  bien,  soit  en  le  préservant  de  quelque  mal. 

Dans  cet  échange  de  services  qui  constitue  le  commerce  social,  les 
uns  sont  libres,  les  autres  sont  forcés.  Ceux  qui  sont  exigés  par  la 
loi  constituent  des  droits  et  des  obligations.  Si  j'ai  des  droits  sur 
les  services  d'un  autre,  cet  autre  est  dans  un  état  d^ obligation  à  mon 
égard  ;  ces  deux  termes  sont  corrélatifs. 

Dans  l'origine,  tous  les  services  ont  été  libres.  Ce  n'est  que  par 
degrés  que  les  lois  sont  intervenues  pour  convertir  les  plus  impor- 
tants en  droits  positifs.  C'est  ainsi  que  Finsriturion  du  mariage  a 
converti  en  obligations  légales  la  liaison  auparavant  volontaii'e  entre 
l'homme  et  la  femme,  entre  le  père  et  les  enfants.  La  loi  de  même 
a  converti  en  obligation,  dans  certains  États,  le  maintien  des  pau- 
vres, devoir  qui  reste  encore,  chez  la  plupart  des  nations,  dans  une 
liberté  indéfinie.  Ces  devoirs  politiques  sont,  par  i-apport  aux  de- 
voirs purement  sociaux,  ce  que  sont  dans  une  vaste  eommime  des 
enclos  particuliers  où  l'on  soigne  une  certaine  espèce  de  cultui-e  avec 
des  précautions  qm  en  assurent  le  succès.  La  même  plante  pour- 
rait croître  dans  la  commune,  et  même  être  protégée  par  de  cer- 
taines conventions  ;  mais  elle  serait  toujours  sujette  à  plus  de  ha- 
sards que  dans  cette  enceinte  particulière  tracée  par  la  loi  et  ga- 
rantie par  la  force  publiqiie. 

Cependant,  quoi  que  fasse  le  législateur,  il  est  im  grand  nombre 
de  sei-vices  sur  lesquels  il  n'a  point  de  prise  :  il  n'est  pas  possible  de 
les  ordonner,  parce  qu'il  n'est  pas  possible  de  les  défuiii-,  ou  même 


156  DROITS  SUR  SERVICES. 

parce  que  la  contrainte  changerait  leur  natui'e,  et  en  ferait  un  mal. 
Il  faudrait,  pour  en  punir  les  violations,  un  appareil  de  recherches 
et  de  peiaes  qui  jetterait  l'épouvante  dans  la  société.  D'ailleiU's  la 
loi  ne  connaît  pas  les  obstacles  réels  ;  elle  ne  peut  pas  mettre  en 
activité  les  forces  cachées;  elle  ne  peut  pas  créer  cette  énergie, 
cette  surabondance  de  zèle  qui  sui'monte  les  difficultés  et  va  mille 
fois  plus  loin  que  les  ordres. 

L'imperfection  de  la  loi  sur  ce  point  est  corrigée  par  ime  espèce 
de  loi  sujîplémentaii-e,  c'est-à-dii-e,  par  le  code  moral  ou  social, 
code  qui  n'est  point  écrit,  qui  est  tout  entier  dans  l'opinion,  dans  les 
mœ\irs,  dans  les  habitudes,  et  qui  commence  où  le  code  législatif 
jSnit.  Les  devoirs  qu'il  prescrit,  les  services  qu'il  impose,  sous  les 
noms  d'équité,  de  patriotisme,  de  coui-age,  d'humanité,  do  générosité, 
d'honuem-,  de  désintéressement,  n'emprantent  pas  dii-ectement  le 
secoirrs  des  lois,  mais  dérivent  leur  force  des  autres  sanctions,  qui 
leur  prêtent  des  peines  et  des  récompenses.  Comme  les  devoirs  de 
ce  code  secondaire  n'ont  pas  l'empreinte  de  la  loi,  leui'  accomplisse- 
ment a  plus  d'éclat,  il  est  plus  méritoire,  et  ce  sm'jjlus  en  honneur 
compense  heiu'eusement  leur  déficit  en  force  réelle. — Après  cette 
digression  sur  la  morale,  revenons  à  la  législation. 

L'espèce  de  services  qui  figure  lé  plus  éminemment  consiste  à 
disposer  de  quelque  bien  en  faveui*  d'un  autre. 

L'espèce  de  bien  qui  joue  le  plus  grand  rôle  dans  ime  société  civi- 
lisée, c'est  l'argent,  gage  représentatif  presque  universel.  C'est  ainsi 
que  la  considération  des  services  rentre  souvent  dans  celle  des  choses. 

H  est  des  cas  où  il  est  nécessaire  d'exiger  le  service  pom-  l'avan- 
tage de  celui  qui  commande  :  tel  est  l'état  du  maître  par  i-apport  au 
serviteiu'. 

n  est  des  cas,  où  il  est  nécessaii'e  d'exiger  le  service  poui*  l'avan- 
tage de  celui  qui  obéit:  tel  est  l'état  du  pupille  par  rapport  au 
tuteiu'.  Ces  deux  états  cori'élatifs  sont  la  base  de  tous  les  autres. 
Les  di'oits  qui  leiu'  appartiennent  sont  les  éléments  dont  tous  les 
auti'es  états  sont  composés. 

Le  père  doit  être  à  certains  égards  le  tuteur,  à  d'autres  le  maître 
de  l'enfant. — L'époux  doit  être  h  certains  égards  le  tutem-,  à  d'au- 
tres le  maître  de  l'épouse. 

Ces  états  sont  capables  d'une  diirée  constante  et  indéfinie,  et 
fonnent  la  société  domestique.  Les  droits  qu'il  convient  de  leur 
attacher  seront  ti-aités  à  part.  Les  services  publics  du  magistrat  et 
du  citoyen  cons>tiiuent  d'autres  classes  d'obligations  dont  l'étabUsse- 
ment  appartient  au  code  constitutionnel.  Mais  outre  ces  relations 
constantes,  il  est  des  relations  passagères  et  occasionnelles  où  la  loi 
peut  exiger  des  scr\-iccs  d'un  individu  en  faveur  d'un  autre. 


1 


MOYENS  DE   LES  ACQUERIR.  157 

On  peut  rapporter  à  trois  chefs  les  moyens  d'acquém-  les  droits 
PUT  les  services  :  ou  en  d'autres  termes,  les  causes  qui  déterminent 
le  législateur  à  créer  des  obligations  :  1°  Besoin  supérieur.  2°  Ser- 
vice antérieur.    3°  Pacte  ou  convention.    Reprenons  ces  chefs  en  détail. 

I,  Besoin  supérieur. 

C'est-à-dire:  Besoin  de  recevoir  le  service  supérieur  à  V incon- 
vénient de  le  rendre. 

Chaque  individu  a  poiu-  occupation  constante  le  soia  de  son  bien- 
être  :  occupation  non  moins  légitime  que  nécessaire  ;  car  supposez 
qu'on  pût  renverser  ce  principe,  et  donner  à  l'amoiu'  d' autrui  l'ascen- 
dant sur  l'amour  de  soi-même,  il  en  résulterait  l'arrangement  le  plus 
ridicule  et  le  plus  funeste.  Cependant  il  y  a  beaucoup  d'occasions 
où  l'on  peut  faii'e  une  addition  considérable  au  bien-être  d' autrui  par 
un  sacrifice  léger  et  même  imperceptible  du  sien  propre.  Faire  en 
pareille  circonstance  ce  qui  dépend  de  nous  pour  prévenir  le  mal 
prêt  à  tomber  siu'  un  autre,  c'est  un  service  que  la  loi  peut  exiger  : 
et  l'omission  de  ce  service,  dans  les  cas  où  la  loi  a  trouvé  bon  de 
l'exiger,  ferait  une  espèce  de  délit  qu'on  peut  appeler  délit  négatif, 
pour  le  distinguer  du  délit  positif  ,  qui  consiste  à  être  soi-même  la 
cause  instiTimentale  d'un  mal. 

Mais  employer  ses  efforts,  quelque  légers  qu'ils  soient,  peut  être 
un  mal  :  être  contraint  de  les  employer,  c'en  est  un  certainement  ; 
car  toute  contrainte  est  un  mal.  Ainsi,  pour  exiger  de  vous  quelque 
service  en  faveur  de  moi,  il  faut  que  le  mal  de  ne  pas  le  recevoir  soit 
si  grand,  et  le  mal  de  le  rendi-e  si  petit,  qu'on  ne  doive  pas  eraindi-e 
d'amener  l'im  poui-  éditer  l'autre. — Il  n'y  a  pas  moyen  de  poser  des 
limites  précises.  E.  faut  s'en  rapporter  aux  circonstances  des  parties 
intéressées,  en  laissant  au  juge  le  soin  de  prononcer  sur  les  cas  in- 
dividuels à  mesure  qu'ils  se  présentent. 

Le  bon  Samaritain,  en  secourant  le  voyageur  blessé,  lui  sauva  la 
vie.  C'était  ime  belle  action,  im  trait  de  vei-tu,  disons  plus,  un 
devoir  moral.  AiU'ait-on  pu  en  faire  vm.  devoir  politique  ?  Aiu"ait- 
on  pu  ordonner  un  acte  de  cette  nature  par  une  loi  générale  ?  î^on, 
à  moins  qu'on  ne  l'eût  tempérée  par  des  exceptions  plus  ou  moins 
vagues.  Il  faudi'ait  bien,  par  exemple,  établir  dans  ce  cas  une  dis- 
pense en  faveur  d'im  chiiiu-gien,  attendu  par  plusieurs  blessés  dans 
un  besoin  extrême. — ou  d'un  officier  qui  se  rend  à  son  poste  pour 
repousser  l'ennemi, — ou  d'im  père  de  famille  allant  au  secours  d'un 
de  ses  enfants  en  danger. 

Ce  principe  du  besoin  supérieur  est  la  base  de  plusieurs  obligations. 
Les  devoirs  exigés  du  père  envers  ses  enfants  peuvent  être  onéreux 
pour  lui  :  mais  ce  mal  n'est  rien  on  comparaison  de  celui  qui  ré- 


158  DROITS  SUR  SERVICES. 

sulterait  de  leui'  abandon.  Le  devoir  de  défendre  l'État  peut  être 
encore  plus  onéreux,  mais  que  l'État  ne  soit  pas  défendu,  il  ne  peut 
plus  exister.  Que  les  impôts  ne  soient  pas  payés,  le  gouvernement 
est  dissous.  Que  les  fonctions  pubKques  ne  soient  pas  exercées,  la 
carrière  est  ouverte  à  tous  les  malheurs  et  à  tous  les  délits. 

On  comprend  que  l'obligation  de  rendre  le  service  tombe  sur  tel 
individu,  à  raison  de  sa  position  particulière,  qui  lui  donne  plus  qu'à 
tout  autre  le  pouvoir  ou  l'iaclination  de  l'accomplir.  C'est  ainsi 
qu'on  choisit  pour  tuteur  à  des  orphelins  des  parents  ou  des  amis  à 
qui  ce  devoir  sera  moins  onéreux  qu'à  un  étranger. 

II.  Service  antérieur. 

Service  rendu,  en  considération  duquel  on  exige  de  celui  qui  en  a 
retiré  le  bénéfice  un  dédommagement,  un  équivalent  en  faveur  de  celui 
qui  en  a  supporté  le  fardeau. 

Ici  l'objet  est  plus  simple  :  il  ne  s'agit  que  d'évaluer  un  bienfait 
déjà  reçu  pour  lui  assigner  une  indemnité.  Il  faut  laisser  moins  de 
latitude  à  la  discrétion  du  juge. 

Un  ehiiTirgien  a  donné  des  secours  à  un  malade  qui  avait  perdu 
le  sentiment,  et  qui  était  hors  d'état  de  les  réclamer. — Un  dépositaire 
a  employé-son  travail,  ou  a  fait  des  avances  pécuniaii'es  pour  la  con- 
servation du  dépôt  sans  en  être  requis. — Un  homme  s'est  exposé 
dans  un  incendie  pour  sauver  des  effets  précieux  ou  délivrer  des  per- 
sonnes en  danger. — Les  effets  d'un  particulier  ont  été  jetés  en  mer 
pour  alléger  le  vaisseau  et  conserver  le  reste  de  la  cargaison.  Dans 
tous  ces  cas,  et  dans  mille  autres  qu'on  pourrait  citer,  les  lois  doivent 
assurer  un  dédommagement  pour  prix  du  service. 

Ce  titre  est  fondé  sui-  les  meilleures  raisons.  Accordez  le  dédom- 
magement, celui  qui  le  fournit  se  trouve  encore  avoii'  fait  un  gain  : 
refusez-le,  et  vous  laissez  celui  qui  a  rendu  le  service  en  état  de  perte. 

Le  règlement  serait  moins  pour  l'avantage  de  celui  qu'U  s'agit  de 
dédommager,  que  de  ceux  qui  peuvent  avoir  besoin  des  services. 
C'est  ime  promesse  faite  d'avance  à  tout  homme  qui  peut  avoir  la 
faculté  de  rendi-e  im  service  onéreux  à  lui-même,  afin  que  son  intérêt 
personnel  ne  s'oppose  pas  à  sa  bienveillance.  Qui  peut  dire  combien 
de  maux  seraient  prévenus  par  une  telle  précaution  ?  Dans  combien 
de  cas  le  devoir  de  la  prudence  ne  peut-il  pas  arrêter  légitimement 
le  vœu  de  la  bienveillance  ?  N'est-il  pas  de  la  sagesse  du  législateur 
de  les  réconcilier  autant  qu'il  se  peut  ?  L'ingratitude,  dit-on,  était 
punie  à  Athènes  comme  une  infidélité  qui  nuit  au  commerce  des 
bienfaits,  en  affaiblissant  ce  genre  de  crédit.  Je  propose,  non  de  la 
punir,  mais  de  la  prévenir  dans  plusieurs  cas.  Si  Thomme  à  qui 
vous  avez  rendu  ce  sei-vice  est  un  ingrat,  n'importe  :  la  loi,  qui  ne 


MOYENS  DE  LES  ACQUÉRIR.  159 

compte  pas  sur  les  vertus,  vous  assure  un  dédommagement,  et  dans 
les  occasions  essentielles,  elle  fera  monter  ce  dédommagement  au 
niveau  de  la  récompense. 

La  récompense  !  voilà  le  vrai  moyen  d'obtenir  les  services  :  la 
peine,  en  comparaison,  n'est  qu'un  faible  instrument.  Pour  pimir 
une  omission  de  service,  il  faut  s'assiu'er  que  l'individu  avait  la  puis- 
sance de  le  rendre,  et  n'avait  point  d'excuse  pour  se  dispenser. 
Tout  cela  exige  une  procédui'e  difficile  et  douteuse.  D'ailleurs, 
agit-on  par  la  crainte  de  la  peine  ?  On  ne  fait  que  le  nécessaire 
absolu  pour  l'éviter.  Mais  l'espoir  d'une  récompense  anime  les 
forces  cachées,  triomphe  des  obstacles  réels,  et  enfante  des  prodiges 
de  zèle  et  d'ardeur  dans  les  cas  où  la  menace  n'aurait  produit  que  de 
la  répugnance  et  de  l'abattement. 

En  arrangeant  les  intérêts  des  deux  parties,  il  y  aura  trois  pré- 
cautions à  obsei-ver.  La  première  est  d'empêcher  une  hypocrite 
générosité  de  se  convertir  en  tyrannie,  et  d'exiger  le  prix  d'im  ser- 
vice qu'on  n'aurait  pas  voulu  recevoir  si  on  ne  l'avait  cru  désintéressé. 
La  seconde  est  de  ne  pas  autoriser  un  zèle  mercenaire  à  arracher  une 
récompense  pour  des  sei-vices  qu'on  aui-ait  pu  se  rendre  à  soi-même, 
ou  obtenir'  à  moindres  frais.  La  troisième  est  de  ne  pas  laisser  ac- 
cabler un  homme  par  une  foule  de  secoureurs,  qu'on  ne  pourrait  in- 
demniser pleinement  sans  remplacer,  pai*  une  perte,  tout  l'avantage 
du  service*. 

On  comprend  que  le  service  antétieur  sert  de  base  justificative  à 
plusieurs  classes  d'obligations.  C'est  ce  çfui  fonde  les  droits  des 
pères  sur  les  enfants  :  lorsque,  dans  l'ordre  de  la  nature,  la  force  de 
l'âge  mûr  a  succédé  à  la  faiblesse  du  premier  âge,  le  besoin  de  rece- 
voir cesse,  et  le  devoir  de  la  restitution  commence.  C'est  ce  qui 
fonde  également  le  droit  des  femmes  dans  la  durée  de  l'union, 
lorsque  le  temps  a  effacé  les  attraits  qui  en  avaient  été  les  premiers 
mobiles. 

Les  établissements  aux  frais  du  public,  pour  ceux  qui  ont  sen-i 
l'État,  reposent  sui'  le  même  priaciiie. — Eécompense  pour  les  scn-iccs 
passés,  moyen  de  créer  des  services  futurs. 

III.  Pacte  ou  convention. 

C'est-à-dire  :  Passation  de  promesse  entre  deux  ou  plusieurs  per- 
sonnes, en  donnant  à  savoir  qiCon  la  regarde  comme  légalement  obli- 
gatoire . 

*  On  peut  appliquer  ceci  à  la  situation  d'un  roi  rétabli  sur  le  trône  de  ses 
ancêtres,  comme  Henri  IV  ou  Charles  II,  aux  dépens  de  ses  fidèles  serviteurs  : 
situation  malheureuse  où  l'on  ferait  encore  des  mécontents,  dût-on  distribuer  en 
détail  le  royaume  même  reconquis  jtar  leurs  efforts. 


160  DROITS  SUR  SERVICES. 

Tout  ce  qu'on  a  dit  du  consentement  pour  la  disposition  des  biens 
s'applique  au  consentement  pour  la  disposition  des  services.  Mêmes 
raisons  pour  sanctionner  cette  disposition,  que  pour  sanctionner 
l'autre.  Même  axiome  fondamental  :  toute  aliénation  de  services 
emfporte  avantage.     On  ne  s'engage  que  par  un  motif  d'utilité. 

Les  mêmes  raisons  qui  annulent  le  consentement  dans  un  cas 
l'annulent  dans  l'autre.  Kéticence  indue  ;  fraude  ;  coercition  ; 
subornation  ;  siipposition  eiTonée  d'obligation  légale  ;  supposition 
erronée  de  valeui";  interdiction,  enfance,  démence;  tendance  per- 
nicieuse de  l'exécution  du  pacte,  sans  qu'il  y  ait  de  la  faute  des 
parties  contractantes*. 

On  ne  s'appesantira  pas  sur  les  causes  subséquentes  qui  produisent 
la  dissolution  du  pacte  :  1°  Accomplissement.  2°  Compensation. 
3°  Rémission  expresse  ou  tacite.  ^°  Laps  de  temps.  ô°  Impossibilité 
physirpie.  6°  Intervention  d'inconvénient  supérieur.  Dans  tous  ces 
cas,  les  raisons  qui  ont  fait  sanctionner  le  service  n'existent  plus  ; 
mais  les  deux  derniers  moyens  ne  portent  que  sm-  l'accomplissement 
littéral  ou  spécifique,  et  peuvent  laisser  le  besoin  d'une  indemnisation. 
8i,  dans  un  pacte  réciproque,  une  des  paiHes  avait  seule  aceomjîli  sa 
part,  ou  si  seulement  elle  avait  fait  plus  que  l'autre,  une  compen- 
sation serait  nécessaii'e  pour  rétablir  l'équilibre. 

On  cberche  à  montrer  les  principes  sans  aborder  les  détails.  Les 
dispositions  doivent  nécessaii-ement  varier  pom-  répondre  à  la  diver- 
sité des  circonstances.  Toutefois,  si  on  saisit  bien  im  petit  nombre 
de  règles,  ces  dispositions  particulières  ne  se  croiseront  point,  et 
seront  toutes  dirigées  dans  le  même  esprit.  Ces  règles  paraissent 
assez  simples  pour  se  passer  de  développements. 

1°  Éviter  de  produh-e  la  peine  d'attente  trompée. 

2°  Lorsqu'ime  portion  de  ce  mal  est  incWtable,  le  diminuer  autant 
que  possible,  en  répartissant  la  perte  entre  les  parties  intéressées 
dans  la  proportion  de  leurs  facultés. 

3°  Observer  dans  la  distribution  de  rejeter  la  plus  grande  part  de 
la  perte  sur  celui  qui  am-ait  pu,  par  des  soins  attentifs,  prévenii'  le 
mal,  de  manière  à  punir  la  négligence. 

4°  Éviter  surtout  de  produire  un  mal  accidentel  plus  grand  que 
celui  même  d'attente  trompée. 

Observation  cfénérale. 

Nous  venons  de  fonder  toute  la  théorie  des  obligations  sur  la  base 
de  l'utilité.     JN^ous  avons  fait  porter  tout  ce  grand  édifice  sur  trois 

*  C'est  à  ce  dernier  chef  qu'on  peut  rapporter  la  loi  anglaise  qui  déclare  nul 
tout  mariage  contracté  par  les  personnes  de  la  famille  royale  sans  le  consente- 
ment du  roi. 


INTERCOMMUNAUTÉ  UE   BIENS. — SES  INCONVENIENTS.    161 

principes,  Besoin  supérieur.  Service  anténeur,  Pacte  ou  Convention. 
Qui  croirait  que,  pour  arriver  à  des  notions  si  simples  et  même  si 
familières,  il  a  fallu  s'ouvrir  une  nouvelle  route  ?  Consultez  les 
maîtres  de  la  science,  les  Grotius,  les  Puffendorf,  les  Burlamaqui,  les 
Watel,  Montesquieu  lui-même,  Locke,  Rousseau  et  la  foule  des  com- 
mentateurs. Veulent-ils  remonter  au  principe  des  obligations  ?  ils 
vous  parlent  d'un  droit  naturel,  d'une  loi  antérieure  à  l'homme,  de  la 
loi  divine,  de  la  conscience,  d'ua  contrat  social,  d'un  contrat  tacite, 
d'un  à  peu  près  contrat,  etc.,  etc.  Je  sais  que  tous  ces  tenues  ne 
sont  pas  incompatibles  avec  le  vrai  principe,  parce  qu'il  n'en  est  aucun 
qu'on  ne  puisse  ramener,  par  des  explications  plus  ou  moius  longues, 
à  signifier  des  biens  et  des  maux.  Mais  cette  manière  oblique  et 
détoiu-née  annonce  Finceititude  et  l'embarras,  et  ne  met  point  de  fiji 
aux  contestations. 

Ils  n'ont  pas  vu  que  le  pacte,  à  parler  rigoureusement,  ne  fait 
point  raison  par  lui-même,  et  qu'il  lui  faut  une  base,  une  raison 
première  et  indépendante.  Le  pacte  sert  à  prouver  l'existence  de 
l'avantage  mutuel  des  parties  contractantes.  C'est  cette  raison 
d'utilité  qui  fait  sa  force  :  c'est  par  là  qu'on  distingue  les  cas  dans 
lesquels  il  doit  être  confirmé,  et  ceux  dans  lesquels  il  doit  être  annulé. 
Si  le  contrat  faisait  raison  par  lui-même,  il  aurait  toujours  le  même 
effet  ;  si  sa  tendance  pernicieuse  le  rend  nul,  c'est  donc  sa  tendance 
utile  qui  le  rend  valide. 


CHAPITRE  YI. 

rNTEKCOMMTTÎîAUTÉ  DE  BIENS. SES  INCOXVÊNIEXTS. 

Il  n'est  poiut  d'arrangement  plus  contraire  au  principe  de  l'utilité 
que  la  communauté  des  biens  ;  surtout  ce  genre  de  commimauté  in- 
déterminée où  le  tout  appartient  à  chacun. 

1°  C'est  ime  source  intarissable  de  discordes  ;  loin  d'être  un  état 
de  satisfaction  et  de  jouissance  pour  tous  les  intéressés,  c'en  est  un 
de  mécontentement,  d'attentes  trompées. 

2°  Cette  propriété  indivise  perd  toujours  ime  grande  partie  de  sa 
valeur  poiu-  tous  les  copartageants.  Sujette,  d'un  coté,  à  des  dé- 
périssements de  toute  espèce,  parce  qu'elle  n'est  pas  sous  la  garde 
de  l'intérêt  personnel,  de  l'autre,  elle  ne  reçoit  point  d'amélioration. 
Ferais-je  une  dépense  dont  le  fardeau  sera  certain  et  pèsei-a  tout 
entier  sui-  moi,  tandis  que  l'avantage  sera  précaire  et  nécessairement 
partagé  ? 

3°  L'apparente  égalité  de  cet  arrangement  ne  sert  qu'à  couvilr 

3rl 


162       INTERCOMMUXAUTÉ  DE  BIENS. — SES  INCONVENIENTS. 

une  inégalité  très-réelle.  Le  plus  fort  abuse  impunément  de  sa  force, 
et  le  plus  riche  s'enrichit  aux  dépens  du  plus  pauvre.  La  commu- 
nauté des  biens  me  rappelle  toujours  cette  espèce  de  monstre  qu'on 
a  vu  exister  quelquefois  ;  ce  sont  des  jumeaux  attachés  par  le  dos 
l'un  à  l'autre  ;  le  plus  fort  entraîne  nécessairement  le  plus  faible. 

n  ne  s'agit  pas  de  la  communauté  des  biens  entre  époux.  Ap- 
pelés à  vivre  ensemble,  à  cultiver  ensemble  leurs  intérêts,  celui  de 
leurs  enfants,  ils  doivent  jouii-  en  commun  d'ime  fortune  souvent 
acquise  et  toujours  conservée  par  des  soins  communs.  D'ailleurs,  si 
les  volontés  se  croisent,  le  conflit  ne  sera  pas  étemel  :  la  loi  confie  à 
l'homme  le  droit  de  décider. 

Il  ne  s'agit  pas  non  plus  de  la  communauté  entre  associés  de  com- 
merce. Cette  commimauté  a  pour  objet  l'acquisition,  et  ne  s'étend 
pas  jusqu'à  la  jouissance.  Or,  quand  il  s'agit  d'acquérir,  les  associés 
n'ont  qu'un  seul  et  même  objet,  un  seul  et  même  intérêt.  Quand  il 
s'agit  de  jouir  et  de  consommer,  chacun  redevient  indépendant  de 
l'autre. — D'ailleurs,  les  associés  dans  le  commerce  sont  en  petit 
nombre  :  ils  se  choisissent  librement  et  ils  peuvent  se  séparer.  C'est 
précisément  le  contraire  dans  les  propriétés  communales. 

En  AngleteiTe,  une  des  améliorations  les  plus  grandes  et  les  mieux 
constatées,  c'est  la  division  des  communes.  Quand  on  passe  auprès 
des  terres  qui  viennent  de  subir  cet  heureixx  changement,  on  est  en- 
chanté comme  à  l'aspect  d'une  colonie  nouvelle.  Des  moissons,  des 
troupeaux,  des  habitations  riantes  ont  succédé  à  la  tristesse  et  à  la 
stérilité  du  désert.  Heureuses  conquêtes  d'une  paisible  industrie  ! 
noble  agrandissement  qui  n'iaspire  point  d'alarmes  et  ne  provoque 
point  d'ennemis  !  Mais  qui  croirait  que  dans  cette  île,  où  l'agricul- 
ture est  en  si  grande  estime,  on  abandonne  des  millions  d'arpents  de 
terre  productive  à  ce  triste  état  de  commimauté  ?  Il  n'y  a  pas  long- 
temps que  le  gouvernement,  jaloux  de  connaître  enfin  le  domaine 
territorial,  a  recueilli  dans  chaque  province  tous  les  renseignements 
qui  ont  mis  au  jour  une  vérité  si  intéressante  et  si  propre  à  devenir 
fructueuse*. 

Les  inconvénients  de  la  communauté  ne  se  trouvent  pas  dans  le 
cas  des  servitudes  (c'est-à-dire,  dans  ces  droits  de  propriété  partielle 
exercés  sur  des  immeubles,  comme  un  droit  de  passage,  im  droit  sur 

*  Il  peut  y  avoir  des  circonstances  qui  sortent  des  règles  ordinaires  :  les  ci- 
toyens des  petits  cantons  de  la  Suisse,  par  exemple,  possèdent  par  indivis  la  plus 
grande  partie  de  lem-s  terres,  c'est-à-dire,  les  Hautes- Alpes.  Il  se  peut  que  cet 
arrangement  soit  le  seul  convenable  poiu"  des  pâturages  qui  ne  sont  praticables 
qu'une  partie  de  l'année.  Il  se  peut  aussi  que  cette  manière  de  posséder  leurs 
terres  forme  la  base  d'ime  constitution  purement  démocratique,  assortie  à  l'état 
d'une  ptuplade  enfermée  dans  l'enceinte  de  ses  montagnes. 


DISTRIBUTION   DE   PERTE.  163 

des  eaux),  excepté  par  accident.  Ces  di-oits  en  général  sont  limités  ;  la 
valeur  perdue  par  le  fonds  servant,  n'est  pas  égale  à  la  valeur  acquise 
par  le  fonds  dominant,  ou,  en  d'autres  termes,  l'inconvénient  pour 
l'un  n'est  pas  si  grand  que  l'avantage  pour  l'autre. 

En  Angleterre,  tel  fonds  qui,  étant  freehold  (Ubre),  vaudrait  trente 
fois  la  rente,  étant  copyhold  (rotural),  ne  la  vaut  que  vingt  fois. 
C'est  que,  dans  le  dernier  cas,  il  y  a  un  seigneur  possédant  certains 
droits,  lesquels  établissent  une  espèce  de  communauté  entre  lui  et  le 
propriétaire  principal.  Mais  il  ne  faut  pas  croii'e  que  ce  qui  est 
perdu  par  le  vassal  soit  gagné  par  le  seigneur  :  la  plus  grande  partie 
tombe  entre  les  mains  des  gens  d'affaires,  et  se  consume  en  formalités 
inutiles,  ou  en  vexations  minutieuses.  Ce  sont  des  restes  du  système 
féodal. 

C'est  un  beau  spectacle,  dit  Montesquieu,  que  celui  des  lois  féodales, 
et  il  les  compare  ensuite  à  un  chêne  antique  et  majestueux.  .  .  . 
Comparons-les  plutôt  à  cet  arbre  funeste,  ce  manceniUier,  dont  les 
sucs  sont  un  poison  pour  l'homme,  et  dont  l'ombrage  fait  périr  les 
végétaux.  Ce  malheui-eux  système  a  jeté  dans  les  lois  une  confusion, 
une  complexité  dont  il  est  bien  difficile  de  les  délivrer  ;  comme  il  est 
partout  entrelacé  avec  la  propriété,  il  faut  beaucoup  de  ménagements 
pour  détruire  l'im  sans  porter  atteinte  à  l'autre. 


CHAPITEE  YII. 


niSTRIBUTIOX  Dr.  PERTE. 


Les  choses  composent  une  branche  des  objets  d'acquisition  :  les  ser- 
vices constituent  l'autre.  Après  avoir  traité  des  diverses  manières 
d'acquérir  et  de  perdre  (cesser  de  posséder)  ces  deux  objets,  l'analogie 
entre  gain  et  perte  semblerait  indiquer,  pour  travail  ultérieur,  les 
diverses  manières  de  distribuer  les  pertes  auxquelles  les  possessions 
se  trouvent  exposées.  Cette  tâche  ne  sera  pas  bien  longue.  Une 
chose  vient-elle  d'être  détruite,  endommagée,  égarée  ;  la  perte  est 
déjà  faite.  Le  propriétaire  est-il  connu  ?  c'est  sui*  lui  que  repose  le 
poids  de  cette  perte.  Ne  l'est-il  pas  ?  personne  ne  la  porte  :  elle 
est  pour  tout  le  monde  comme  nulle  et  non  avenue.  La  perte  doit- 
elle  se  transférer  sur  im  auti'e  que  le  propriétaire  ?  c'est  dire  en 
d'autres  mots  qu'il  lui  est  dû  une  satisfactio}i  pour  caiise  ou  autre. 
C'est  un  chef  qui  sera  traité  dans  le  code  pénal. 

Je  me  borne  ici  pour  exemple  à  un  cas  particulier,  poui'  indiquer 
les  principes. 

Quand  le  vendeur  et  l'acheteur  d'une  marchandise  sont  à  distance 

M  2 


164  DISTRIBUTION   DE   PERTE. 

l'un  de  l'autre,  il.  faut  qu'elle  passe  par  un  nombre  plus  ou  moins 
grand  de  mains  intermédiaires.  Le  transport  se  fera  par  terre,  par 
mer  ou  par  eau  douce  :  la  marchandise  sera  détruite,  endommagée 
ou  égarée  :  elle  ne  parvient  pas  à  sa  destination,  ou  elle  n'y  parvient 
pas  dans  l'état  où  elle  devrait  être.  Sur  qui  rejeter  la  perte  ?  Sur 
le  vendeur  ou  sur  l'acheteur?  Je  dis  siir  le  vendeur,  sauf  son  re- 
cours contre  les  agents  intermédiaires. — Le  premier  peut,  par  ses 
soins,  contribuer  à  la  sûreté  de  la  marchandise  :  c'est  à  lui  à  choisir 
le  moment  et  la  manière  de  l'expédition,  à  prendre  les  précautions 
d'où  dépend  l'acquisition  des  preuves.  Tout  cela  doit  être  plus  aisé 
au  marchand  comme  tel,  qu'au  particulier  qui  achète.  Quand  à 
celui-ci,  ce  n'est  que  par  accident  que  ses  soins  peuvent  contribuer 
en  quelque  chose  à  amener  l'événement  désiré.  Raison  :  Faculté 
préventive  supérieure.     Principe  :  Sûreté. 

Des  situations  particulières  peuvent  indiquer  le  besoin  de  déroger 
à  cette  règle  générale  par  des  dispositions  correspondantes.  À  plus 
forte  raison,  les  particuliers  peuvent  y  déroger  eux-mêmes  par  des 
conventions  faites  entre  eux.  Je  ne  fais  qu'indiquer  les  principes  : 
leur  application  ne  serait  pas  ici  à  sa  place. 


MAÎTRE  ET  SERVITEUR.  165 


TROISIÈME     PARTIE. 

DROITS  ET  OBLIGATIONS  A  ATTACHER  AUX  DIVERS 
ÉTATS  PRIVÉS. 


INTRODUCTION. 


Nous  allons  maintenant  considérer  avec  plus  de  détail  le  droit  et  les 
obligations  que  la  loi  doit  attacher  aux  divers  états  qm  composent 
la  condition  domestique  ou  privée.  Ces  états  peuvent  se  rapporter 
à  quatre  :  ceux  de 

Maître  et  serviteui-  ; 

Tuteur  et  pupille  ; 

Père  et  enfants  ; 

Époux  et  épouse. 

Si  l'on  suivait  l'ordre  historique  ou  l'ordre  naturel  de  ces  rela- 
tions, la  dernière  du  tableau  deviendrait  la  première  :  pour  éviter 
les  répétitions,  on  a  préféré  de  commencer  par  l'objet  le  plus  simple  : 
les  droits  et  les  obligations  d'un  père  et  d'un  époiix  sont  composés 
des  droits  et  des  obligations  d'un  maître  et  d'un  tuteur  :  ces  deux 
premiers  états  sont  les  éléments  de  tous  les  autres. 


CHAPITRE  I. 

MAÎTRE  ET  SERVITETJB. 


Quand  on  n'entre  point  dans  la  question  de  l'esclavage,  il  n'y  a  pas 
beaucoup  à  dire  sur  l'état  de  maître  et  ses  états  corrélatifs  constitués 
par  les  diverses  espèces  de  serviteurs.  Tous  ces  états  sont  l'ouvrage 
des  conventions.  C'est  aux  parties  intéressées  à  s'arranger  comme 
il  leur  convient. 

L'état  de  raaître  auquel  correspond  l'état  d'apprenti  est  un  état 
mixte.  Le  maître  d'un  apprenti  est  tout  à  la  fois  maître  et  tuteur  : 
tuteur  pour  l'art  qu'il  enseigne,  maître  pour  le  parti  qu'il  en  tire. 

L'ouvrage  que  fait  l'apprenti,  après  l'époque  où  le  produit  de  son 
travail  vaut  plus  que  ce  qu'il  a  coûté  pour  développer  son  talent,  est 
le  salaire  ou  la  récompense  du  maître  pour  les  peines  et  les  dépenses 
antérieures. 


166  DE  l'esclavage. 

Ce  salaire  serait  natui'ellement  plus  ou  moins  fort,  selon  la  dif- 
ficulté de  l'art.  Quelques-uns  demanderaient  sept  jours  pour  être 
appris  ;  d'autres  peut-être  peuvent  demander  sept  années.  La  con- 
currence entre  chalands  réglerait  très-bien  le  prix  de  ces  services 
mutuels,  comme  de  tous  les  autres  objets  commerçables  :  et  ici 
comme  ailleua's,  l'industi-ie  trouverait  sa  juste  récompense. 

La  plupart  des  gouvernements  n'ont  point  adopté  ce  système  de 
Kberté.  Ils  ont  voulu  mettre  dans  les  professions  ce  qu'Os  appel- 
lent de  l'ordre,  c'est-à-dire,  substituer  un  arrangement  artificiel  à 
un  arrangement  naturel,  pour  avoii*  le  plaisir  de  régler  ce  qui  se 
serait  réglé  de  soi-même.  Comme  ils  se  mêlaient  d'une  chose  qu'ils 
n'entendaient  point,  ils  se  sont  le  plus  souvent  conduits  par  une 
idée  d'unifonnité  dans  des  objets  d'une  natui'e  très-différente.  Par 
exemple,  les  ministres  d'Elisabeth  fixèrent  le  même  terme  d'ap- 
prentissage, le  terme  de  sept  ans,  pour  les  arts  les  plus  simples 
comme  pour  les  plu5  difficiles. 

Cette  manie  réglementaû-e  se  couvi-e  d'un  prétexte  banal.  On 
veut  perfectionner  les  arts,  on  veut  empêcher  qu'il  n'y  ait  de  mau- 
vais ouvriers,  on  veut  assurer  le  crédit  et  l'honneur  des  manufac- 
tures nationales.  Il  se  présente  pour  remplir  ce  but  un  moyen 
simple  et  naturel,  c'est  de  permettre  à  chacun  d'user  de  son  propre 
jugement,  de  rejeter  le  mauvais,  de  choisir  le  bon,  de  mesurer  ses 
préférences  sur  le  mérite,  et  d'exciter  ainsi  l'émulation  de  tous  les 
artistes  par  la  liberté  du  concours.  Mais  non  :  il  faut  supposer  que 
le  public  n'est  point  en  état  de  juger  de  l'ouvrage  ;  il  doit  le  re- 
garder comme  bon  dès  que  l'ouvrier  a  passé  au  travail  un  nombre 
déterminé  d'années.  Il  ne  faut  donc  plus  demander  d'un  artisan 
s'il  tra^aUle  bien  mais  combien  de  temps  a  duré  son  apprentissage. 
Car  s'il  faut  revenir  à  juger  de  l'ouvrage  par  son  mérite,  autant 
vaut  laisser  à  chacun  la  liberté  de  travailler  à  ses  périls  et  risques. 
Tel  est  maitre  sans  avoir  été  apprenti  :  tel  autre  ne  sera  qu'apprenti 
toute  sa  vie. 


CHAPITRE  II. 


DE  L  ESCLAVAGE. 


LoKSQUE  l'habitude  de  sers-ir  fait  un  état,  et  que  l'obligation  de  con- 
tinuer dans  cet  état  par  rapport  à  un  certain  homme  ou  à  d'autres 
qui  dérivent  leurs  titres  de  lui,  embrasse  la  vie  entière  du  servant, 
j'appelle  cet  état  esclavage. 

L'esclavage   est   susceptible  de  beaucoup  de  modifications  et  de 


DE  L^ESCLAVAGE.  167 

tempéraments,  selon  la  fixation  plus  ou  moins  exacte  des  serWces 
qu'il  est  permis  d'exiger,  et  selon  les  moyens  coercitifs  dont  il  est 
pennis  de  faire  usage.  Il  y  avait  bien  de  la  différence  dans  l'état 
d'im  esclave  à  Athènes  et  à  Lacédémone  :  il  y  en  a  bien  plus  encore 
dans  celui  d'un  serf  russe,  et  d'un  nègre  vendu  dans  les  colonies. 
Mais  quelles  que  soient  les  limites  sui-  le  mode  de  l'autorité,  si 
l'obligation  de  servir  n'en  a  point  en  fait  de  durée,  je  l' appelle  tou- 
jours esclavage.  Pour  tii'er  la  ligne  de  séparation  entre  la  ser\'itude 
et  la  liberté,  il  faut  bien  s'aiTêter  à  un  point,  et  celui-là  me  parait 
le  plus  saiUant  comme  le  plus  facile  à  constater. 

Ce  caractère  tiré  de  la  perpétuité  est  d'autant  plus  essentiel,  que 
là  où  il  se  trouve  il  affaiblit,  il  énei've,  il  rend  tout  au  moins  pré- 
caires les  précautions  les  plus  sages  prises  pour  mitiger  l'exercice 
de  l'autorité.  Le  pouvoir  illimité  dans  ce  sens  peut  difficilement 
être  Kmité  dans  quelque  autre.  Si  l'on  considère  d'un  côté  la  fa- 
cilité que  possède  im  maître  d'aggraver  le  joug  peu  à  peu,  d'exiger 
avec  rigueur  les  services  qui  lui  sont  dûs,  d"étendi-e  ses  prétentions 
sous  divers  prétextes,  d'épier  les  occasions  pour  tourmenter  un  sujet 
insolent  qui  ose  refuser  ce  qu'U  ne  doit  pas  ; — si  l'on  considère,  d'un 
autre  côté,  combien  il  serait  difficile  aux  esclaves  de  réclamer  ou 
d'obtenir  la  protection  légale,  combien  leiu'  situation  domestique 
devient  plus  fâcheuse  après  un  éclat  pubhc  contre  lem-  maître,  com- 
bien plus  ils  sont  portés  à  le  captiver  par  une  soumission  illimitée 
qu'à  l'irriter  par  des  refus,  on  comprendra  bientôt  que  le  projet  de 
mitiger  la  servitude  par  le  di'oit,  est  plus  facile  à  fonner  qu'à  exé- 
cuter ;  que  la  fixation  des  services  est  un  moyen  bien  faible  poui- 
adoucir  le  sort  de  l'esclavage  ;  que,  sous  l'empire  des  plus  belles  lois 
à  cet  égard,  on  ne  punira  jamais  que  les  infractions  les  plus  criantes, 
taudis  que  le  cours  ordinaii'e  des  rigueiu's  domestiques  bravera  tous 
les  tribunaux.  Je  ne  dis  pas  pour  cela  qu'il  faille  abandonner  les 
esclaves  au  pouvoir  absolu  d'im  maître,  et  ne  point  leui-  donner  la 
protection  des  lois,  parce  que  cette  protection  est  insuffisante.  Mais 
il  était  nécessaire  de  montrer  le  mal  inhérent  à  la  nature  de  la  chose, 
savoir,  l'impossibilité  de  soumettre  à  im  frein  légal  l'autorité  d'un 
maître  sur  ses  esclaves,  et  de  prévenir  les  abus  de  ce  pouvoir,  s'il  est 
disposé  à  en  abuser. 

Que  l'esclavage  soit  agréable  aux  maîtres,  c'est  un  fait  qui  n'est 
pas  douteux,  puisqu'il  suffirait  de  leur  volonté  pour  le  faire  cesser  à 
l'instant  :  qu'il  soit  désagréable  aux  esclaves,  c'est  im  fait  qui  n'est 
pas  moins  certain,  puisqu'on  ne  les  retient  partout  dans  cet  état  que 
par  la  contrainte.  Personne  qui  se  trouvant  esclave  ne  voulût  de- 
venir" Ubre. 

11  est  absurde  de  raisonner  sur  le  bonheui-  des  hommes  autrement 


168  DE  l'esclavage. 

que  par  leurs  propres  désirs  et  par  leui's  propres  sensations  :  il  est 
absm'de  de  vouloir  démontrer  par  des  calculs  qu'un  homme  doit  se 
trouver  heureux  lorsqu'il  se  trouve  malheureux,  et  qu'une  condition 
où  personne  ne  veut  entrer,  et  dont  tout  le  monde  veut  sortir,  est 
une  condition  bonne  en  elle-même,  et  propre  à  la  nature  humaine. 
Je  peux  bien  croire  que  la  différence  entre  la  Hberté  et  la  servitude 
n'est  pas  aussi  grande  qu'elle  le  paraît  à  des  esprits  ardents  et  pré- 
venus. L'habitude  du  mal,  à  plus  forte  raison  l'inexpérience  du 
'mieuA\  diminuent  beaucoup  rinteiTalle  qui  sépare  ces  deux  états  si 
opposés  au  premier  coup  d'œil.  Mais  tous  ces  raisonnements  de 
probabilité  sur  le  bonheur  des  esclaves  sont  superflus,  puisque  nous 
avons  toutes  les  preuves  de  fait  que  cet  état  n'est  jamais  embrassé 
par  choix,  et  qu'au  contraire  il  est  toujoui's  un  objet  d'aversion. 

On  a  comparé  l'esclavage  à  la  condition  d'écoHer  prolongée  dui'ant 
la  vie.  Or,  combien  de  gens  ne  disent  pas  cjue  le  temps  passé  à 
l'école  a  été  la  période  de  leur  plus  grand  bonheui-  ! 

Le  parallèle  n'est  juste  que  sous  un  rapport.  La  cii'constance 
commune  aux  deux  états,  c'est  la  sujétion  :  mais  ce  n'est  rien  moins 
que  cette  cil-constance  qui  fait  le  bonheur  de  l'écolier.  Ce  qui  le 
rend  heureux,  c'est  la  fraîcheur  de  l'esprit  qui  donne  à  toutes  les 
impressions  le  charme  de  la  nouveauté  :  ce  sont  des  plaisirs  vifs  et 
bruyants  avec  des  compagnons  de  même  âge,  comparés  à  la  solitude 
et  à  la  gravité  de  la  maison  paternelle.  Et  après  tout,  combien 
trouve-t-on  d'écoliers  qui  ne  soupirent  pas  après  le  moment  de 
cesser  de  l'être?  Qui  d'entre  eux  voudi'ait  se  résoudre  à  l'être 
toujom\s  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  si  l'esclavage  était  établi  dans  une  telle  pro- 
portion qu'il  n'y  eût  qu'un  seul  esclave  pour  chaque  maître,  j'hési- 
terais peut-être,  avant  de  prononcer,  sur  la  balance  entre  l'avantage 
de  l'un  et  le  désavantage  de  l'autre.  Il  serait  possible  qu'à  tout 
prendie.  la  somme  du  bien  dans  cet  arrangement  fût  presque  égale  à 
celle  du  mal. 

Ce  n'est  pas  ainsi  que  les  choses  vont.  Dès  que  l'esclavage  est 
établi,  il  devient  le  lot  du  plus  gTand  nombre.  Un  maître  compte 
ses  esclaves  comme  ses  troupeaux,  par  centaines,  par  milliers,  par 
dizaines  de  milliers.  L'avantage  est  du  côté  d'un  seul,  les  désavan- 
tages sont  du  côté  de  la  multitude.  Quand  le  mal  de  la  ser^-itude 
ne  serait  pas  grand,  son  étendue  seule  suffirait  pour  le  rendre  très- 
considérable.  Généralement  parlant,  et  toute  autre  considération  à 
part,  il  n'y  aurait  donc  pas  à  hésiter  entre  la  ])erte  qui  résidterait 
pour  les  maîtres  de  l'affranchissement,  et  le  gain  qui  en  résulterait 
pour  les  esclaves. 

Un  autre   argument  très-fort   contre  l'esclavage   est   tiré  de  son 


I)E   L^ESCLAVAGE.  169 

influence  sur  la  richesse  et  la  puissance  des  nations.  Un  homme 
libre  produit  plus  que  ne  produit  un  esclave.  Mettez  en  liberté  tous 
les  esclaves  que  possède  un  maître  :  ce  maître  perdra  sans  doute  une 
partie  de  ses  biens,  mais  les  esclaves  pris  tous  ensemble  produiront 
non-seulement  ce  qu'il  perd,  mais  encore  davantage.  Or,  le  bonheur 
ne  peut  que  s'augmenter  avec  l'abondance,  et  la  puissance  publique 
accroît  dans  la  même  proportion. 

Deux  circonstances  concourent  à  diminuer  le  produit  des  esclaves  : 
l'absence  du  stimulant  de  la  récompense,  et  l'insécurité  de  cet  état. 

Il  est  aisé  de  sentir  que  la  crainte  du  châtiment  est  peu  propre  à 
tirer  d'un  travailleur  toute  l'industrie  dont  il  est  capable,  toutes  les 
valem-s  qu'il  peut  foumii-.  La  crainte  l'engage  plutôt  à  masquer  sa 
puissance  qu'à  la  montrer,  à  rester  au-dessous  de  lui-même  qu'à  se 
surpasser. 

Il  se  mettrait  à  l'amende  par  ime  oeuvi-e  de  surérogation,  et  ne 
ferait  que  hausser  la  mesure  de  ses  devoirs  ordinau-es  en  déployant 
sa  capacité.  Il  s'établit  donc  une  ambition  inverse,  et  l'industrie 
aspire  à  descendi-e  plutôt  qu'à  monter.  Non -seulement  l'esclave' 
produit  moins,  il  consomme  davantage,  non  par  la  jouissance,  mais 
par  le  gaspillage,  le  dégât  et  la  mauvaise  économie.  Que  lui  im- 
portent des  intérêts  qui  ne  sont  pas  les  siens  ?  Tout  ce  qu'il  peut 
s'épargner  de  travail  est  un  gain  pur  pour  Ivà  :  tout  ce  qu'il  laisse 
perdre  n'est  une  perte  que  pour  son  maître.  Pourquoi  inventerait -il 
de  nouveaux  moyens  de  faire  plus  ou  de  faire  mieux.  Poiu*  perfec- 
tionner, il  faut  penser  ;  et  penser  est  une  peine  qu'on  ne  se  donne 
pas  sans  motif.  L'homme  dégradé  au  point  de  n'être  qu'un  jmimîd 
de  service  ne  s'élève  jamais  au-dessiis  d'une  aveugle  routine,  et  les 
générations  se  succèdent  sans  aucun  progrès. 

Il  est  vrai  qu'im  maître  qui  entend  ses  intérêts  ne  disputera  point 
à  ses  esclaves  les  petits  profits  que  leur  industrie  peut  leui'  fournir  : 
il  n'ignore  pas  que  lem-  prospérité  est  la  sienne,  et  que,  pour  les 
animer  au  travail,  il  faut  lem-  offiir  l'appât  d'une  récompense  immé- 
diate. Mais  cette  faveur  précaii'e,  subordonnée  au  caractère  d'un 
individu,  ne  leur  inspire  point  cette  confiance  qui  porte  les  vues  sur 
l'avenu-,  qui  montre  dans  des  économies  journalières  la  base  d'un 
bien-être  futur,  et  qui  fait  étendre  sur  la  postérité  des  projets  de 
fortune.  Ils  sentent  bien  que,  plus  riches,  ils  seraient  exposés  à 
l'extorsion  ;  si  ce  n'est  de  la  part  du  maître,  ce  sera  de  la  part  des 
intendants  et  de  tous  les  subalternes  en  autorité,  plus  avides  et  plus 
redoutables  que  le  maître.  Il  n'y  a  donc  point  de  lendemain  pour  la 
plupart  des  esclaves.  Les  jouissances  qui  se  réalisent  à  l'instant 
peuvent  seules  les  tenter.  Ils  seront  gourmands,  paresseux,  dissolus, 
sans  compter  les  autres  vices  qui  résultent  de  leur  situation.     Ceux 


170  DE  l'esclavage. 

qui  ont  une  prévoyance  plus  longue  enfouissent  leurs  petits  trésors. 
Le  triste  sentiment  de  l'insécurité,  inséparable  de  leur  état,  nourrit 
donc  en  eux  tous  les  défauts  destructifs  de  l'industrie,  toutes  les 
habitudes  les  plus  funestes  à  la  sooiété,  sans  compensation  et  sans 
remède.  Ce  n'est  pas  ici  une  vaine  théorie  :  c'est  le  résultat  des 
faits  dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les  lieux. 

Mais,  dit-on,  le  joiu'nalier  libre  en  Europe  est  à  peu  près  sur  le 
même  pied  par  rapport  au  travail,  que  l'esclave.  Celui  qui  est  payé 
par  pièce  a  pour  mobile  la  récompense,  et  chaque  effort  a  son  salaire  : 
celui  qui  est  payé  par  jour  n'a  pour  mobile  que  la  peine  ;  qu'il  fasse 
peu  ou  beaucoup,  il  ne  reçoit  que  le  prix  de  sa  journée  :  ainsi  point 
de  récompense.  S'il  fait  moins  qu'à  Tordinaii-e,  il  peut  être  renvoyé, 
comme  l'esclave  en  pareil  cas  peut  être  battu  :  l'un  et  l'autre  ne  sont 
excités  que  par  la  crainte,  et  n'ont  point  d'intérêt  dans  le  produit  de 
leur  travail. 

Il  y  a  trois  choses  à  répondi-e.  1°  Il  n'est  pas  %Tai  que  le  joui- 
nalier  n'ait  pas  le  mobile  de  la  récompense.  Les  plus  habUes  et  les 
plus  actifs  sont  mieux  payés  que  les  autres  ;  ceux  qui  se  distinguent 
sont  plus  constamment  employés,  et  ont  toujours  la  préférence  pour 
les  travaux  les  plus  lucratifs  :  voUà  donc  une  récompense  réelle  qui 
accompagne  tous  leurs  efforts. 

2°  N'y  eût-n  que  des  motifs  de  l'espèce  pénale,  on  aurait  ime  prise 
de  plus  sui'  le  journalier  que  sur  l'esclave.  L'ouvrier  libre  a  son 
honneur  comme  un  autre.  Dans  un  pays  Hbre,  il  y  a  une  honte 
attachée  à  la  réputation  d'ouviier  paresseux  ou  incapable  :  et  comme 
à  cet  égard  les  yeux  de  ses  camarades  sont  autant  d'ajoutés  à  ceux 
du  maître,  cette  i^eine  d'honneur  s'inflige  en  une  infinité  d'occasions 
par  des  juges  qui  n'ont  point  d'intérêt  à  le  ménager.  C'est  ainsi 
qu'ils  exercent  une  inspection  réciproque,  et  sont  soutenus  par 
l'émulation.  Ce  mobile  a  beaucoup  moins  de  force  sur  l'esclave. 
Le  traitement  auquel  ils  sont  soumis  les  rend  peu  sensibles  à  une 
peine  aussi  délicate  que  celle  de  l'honneur  :  et  comme  l'injustice  de 
travailler  sans  dédommagement  pour  l'avantage  d'autrui  ne  saurait 
leur  échapper,  les  esclaves  n'ont  pas  honte  de  s'avouer  les  uns  aux 
autres  une  répugnance  au  travail  (jui  leur  est  commime. 

3°  Ce  qui  se  présente  au  journalier  comme  un  gain  est  un  gain 
sûr:  tout  ce  qu'il  peut  acquérir  est  à  lui  sans  que  personne  ait 
jamais  droit  d'y  toucher  ;  mais  nous  avons  vu  qu'il  ne  peut  point  v 
avoir  de  sûreté  réelle  pour  l'esclave.  On  peut  citer  à  cet  égard  des 
exceptions.  Tel  seigneur  russe,  par  exemple,  a  des  esclaves  indus- 
trieux qui  possèdent  plusieurs  milliers  de  roubles,  et  qui  en  jouissent 
comme  leur  maître  jouit  de  ses  biens  :  mais  ce  sont  des  cas  ])articuliers 
qui  ne  changent  pas  la  règle  ordinaire.     Quand  on  vent  juger  des 


DE  l'esclavage.  171 

effets  d'une  disposition  générale,  il  ne  faut  pas  s'arrêter  à  ces  cas 
singuliers  et  transcendants. 

Dans  cet  exposé  succinct  des  inconvénients  de  la  servitude,  on  n'a 
point  cherché  à  émouvoir,  on  ne  s'est  point  livré  à  Timagination,  on 
n'a  pas  jeté  un  caractère  odieux  sm*  les  maîtres  en  généralisant  des 
abus  particuliers  de  puissance  :  on  s'est  même  abstenu  de  parler  de 
ces  moyens  terribles  de  riguem-  et  de  contrainte  usités  dans  ces  gou- 
vernements domestiques,  sans  loi,  sans  procédure,  sans  appel,  sans 
publicité  et  prescjue  sans  frein  ;  car  la  responsabilité,  comme  nous 
l'avons  vu,  ne  peut  avoir-  lieu  que  pour  des  cas  extraordinaires.  Tout 
ce  qui  tient  au  sentiment  est  aisément  accusé  d'exagération,  et  la 
simple  évidence  de  la  raison  est  si  forte,  qu'elle  n'a  pas  besoin  de  ce 
coloris  suspect.  Les  propriétaires  d'esclaves,  à  qui  l'intérêt  personnel 
n'a  pas  ôté  le  bon  sens  et  l'humanité,  conviendraient  sans  peine  des 
avantages  de  la  liberté  sur  la  servitude,  et  désù'eraient  eux-mêmes 
que  l'esclavage  fût  aboli,  si  cette  abolition  pouvait  avoir  lieu  sans 
bouleverser  leiu-  état  et  leur  fortune,  et  sans  porter  atteinte  à  leur 
sûreté  personnelle.  Les  injustices  et  les  calamités  qui  ont  accom- 
pagné des  tentatives  précipitées  forment  la  pliLS  grande  objection 
contre  les  projets  d'af&-anchissement. 

Cette  opération  ne  pourrait  se  faù'e  subitement  que  par  une 
révolution  violente,  qui.  en  déplaçant  tous  les  hommes,  en  détruisant 
toutes  les  propriétés,  en  mettant  tous  les  inchvidus  dans  ime  situation 
pour  laquelle  ils  n'ont  point  été  élevés,  produirait  des  maux  mille 
fois  plus  grands  que  tous  les  biens  qu'on  pourrait  en  attendi'e. 

Au  lieu  de  rendi-e  raffrauchissement  onéreux  au  maître,  il  faut 
autant  qu'il  est  possible  le  lui  rendre  avantag-eux  :  et  le  premier 
moyen  qui  s'offre  natui'ellement  pour  cela,  c'est  de  fixer  un  piix 
auquel  tout  esclave  aui'ait  le  droit  de  se  racheter.  Malheureusement 
ce  moyen  est  exposé  à  une  objection  bien  forte.  Dès  lors  l'intérêt 
du  maître  se  trouve  en  opposition  ^vec  celui  de  ses  esclaves  :  il 
voudra  les  empêcher  d'atteindi'e  à  la  somme  qui  peut  leur  servir  de 
rançon.  Les  laisser  dans  l'ignorance,  les  maintenir  dans  la  pauvreté, 
leur  couper  les  ailes  à  mesure  qu'elles  poussent,  voilà  quelle  serait  sa 
politique.  Mais  il  n'y  a  de  danger  (jue  dans  la  fixation  du  prix  :  la 
liberté  de  se  racheter  de  gré  à  gré  n'a  point  d'inconvénient.  L'intérêt 
de  l'esclave  lui  conseille  de  travailler  de  son  mieux  pour  avoir  im  plus 
grand  appât  à  ofirir.  L'intérêt  du  maître  lui  conseille  de  permettre 
à  l'esclave  de  s'eni'ichii-  au  plus  vite  pour  en  tii-er  ime  plus  grande 
rançon. 

Le  second  moyen  consiste  à  limiter  le  di'oit  de  tester,  en  sorte 
que,  dans  les  cas  où  il  n'y  a  point  de  successeur  dans  la  ligne 
directe,  l'affranchissement  soit  de  droit.     L'espérance  d'hériter  est 


172  DE  l'esclavage. 

toujours  très -faible  dans  des  successeurs  éloignés,  et  cette  espérance 
n'existerait  plus  quand  la  loi  serait  connue.  Il  n'y  aurait  pas  d'in- 
justice quand  il  n'y  aurait  pas  d'attente  trompée. 

On  peut  même  aller  un  peu  plus  loin.  À  chaque  mutation  de 
propriétaire,  même  dans  les  successions  les  plus  proches,  on  pourrait 
faii'e  un  petit  saciifice  de  la  propriété  à  la  liberté  ;  par  exemple, 
libérer  la  dixième  partie  des  esclaves.  Une  succession  échue  ne  se 
présente  pas  à  l'héritier  sous  une  grandeur  détenninée.  Une  défal- 
cation d'un  dixième  ne  saurait  être  une  diminution  bien  sensible. 
À  cette  époque,  ce  serait  moins  une  perte  qu'une  légère  privation  de 
gain.  Sur  les  neveux,  qui  ont  d'un  autre  côté  la  succession  de  leurs 
pères,  la  taxe  en  faveur  de  la  liberté  pom'rait  être  plus  forte. 

Cette  offi-ande  à  la  liberté  doit  être  déterminée  par  le  sort.  Le 
choix,  sous  prétexte  d'honorer  les  plus  dignes,  serait  une  source  de 
cabales  et  d'abus.  On  ferait  plus  de  mécontents  et  de  jaloux  que 
d'heureux.  Le  sort  est  impartial  :  il  donne  à  tous  ime  chance  égale 
de  bonheur  ;  il  répand  les  charmes  de  l'espérance  sur  ceux  même 
qu'il  ne  favorise  pas,  et  la  crainte  d'être  privé  de  sa  chance,  pour  un 
délit  articulé,  serait  un  gage  de  plus  de  la  fidélité  des  esclaves*. 

L'afti'anchissement  devi-ait  se  ftiii'e  par  familles,  plutôt  que  par 
têtes.  Un  père  esclave  et  un  fils  libre. — Un  fils  esclave  et  un  père 
libre. — Contraste  fâcheux  et  choquant  !  Source  de  chagrins  domes- 
tiques ! 

n  y  aurait  d'autres  moyens  d'accélérer  un  objet  si  désirable  ;  mais 
on  ne  pourrait  les  trouver  qu'en  étudiant  les  circonstances  particu- 
lières de  chaque  pays  ! 

Cependant,  ces  Uens  de  l'esclavage,  que  le  législateur  ne  peut  pas 
trancher  d'un  seul  coup,  le  temps  les  dissout  peu  à  peu,  et  la  marche 
de  la  liberté,  pom-  être  lente,  n'en  est  pas  moins  sûre.  Tous  les 
progrès  de  l'esprit  humain,  de  la  ci\alisation,  de  la  morale,  de  la 
richesse  publique,  du  commerce,  amènent  peu  à  peu  la  restauration 
de  la  liberté  individuelle.  L'Angleterre  et  la  France  ont  été  autrefois 
ce  que  sont  aujourd'hui  la  Russie,  les  provinces  polonaises,  et  une 
partie  de  l'Allemagne. 

Les  propriétaires  ne  doivent  pas  s'alarmer  de  ce  changement. 
Ceux  qui  possèdent  la  terre  ont  une  puissance  naturelle  sur  ceux 

*  Ce  moyen  pourrait  donner  aux  esclaves  la  tentation  d'employer  le  meurtre 
pour  accélérer  leur  liberté.  C'est  là  une  objection  très-grave  contre  cette  loterie. 
Cependant  il  faut  observer  que  son  incertitude  même  affaiblit  ce  danger.  On 
sera  peu  porté  à  commettre  un  crime  dont  on  ne  serait  pas  sûr  de  retirer  le 
profit.  Mais  pour  faire  évanouir  cette  tentation,  il  suiRt  que  l'affranchissement 
n'eût  pas  lieu  dans  tous  les  cas  où  le  maître  serait  empoisonné  ou  assassiné,  soit 
par  la  main  d'un  de  ses  serfs,  soit  par  une  main  inconnue.  Ce  moyen  de  libéra- 
tion en  deviendrait  un  de  sûreté  pour  le  maître. 


TUTEUR  ET  PUPILLE.  173 

qui  ne  peuvent  virre  que  de  leur  travail.  La  crainte  que  les 
affranchis,  libres  de  se  transporter  où  ils  voudront,  n'abandonnent 
leur  sol  natal  et  ne  laissent  la  terre  inculte,  est  une  crainte  absolu- 
ment chimérique,  surtout  dans  le  cas  où  l'affranchissement  se  sera 
opéré  d'une  manière  graduelle.  Parce  qu'on  voit  l'esclave  déserter 
quand  il  peut,  on  en  conclut  que  l'homme  libre  désertera  davantage  : 
la  conclusion  opposée  serait  bien  plus  juste.  Le  motif  de  fuir  n'existe 
plus,  et  tous  les  motifs  de  rester  augmentent. 

On  a  vu  en  Pologne  des  propriétaires  éclairés  sur  leurs  intérêts, 
ou  animés  par  l'amour  de  la  gloire,  effectuer  une  libération  totale  et 
simultanée  dans  de  vastes  seigneuries.  Cette  générosité  a-t-elle 
causé  leur  iniine  ?  Tout  au  contraire  :  le  fermier,  intéressé  à  son 
travail,  a  été  en  état  de  payer  plus  que  l'esclave,  et  les  domaines, 
cultivés  par  des  mains  libres,  reçoivent  chaque  année  un  nouveau 
degré  de  valeur. 


CHAPITRE  III. 


TUTEUR  ET  PUPILLE. 


La  faiblesse  de  l'enfance  exige  une  protection  continuelle.  Il  faut 
tout  faire  pour  im  être  imparfait  qui  ne  fait  encore  rien  pom-  lui- 
même.  L'entier  développement  de  ses  forces  physiques  prend 
plusieurs  années.  Celui  de  ses  facultés  inteUectueUes  est  encore 
plus  lent.  A  xm  certain  âge,  U  a  déjà  des  forces  et  des  passions,  et 
n'a  pas  encore  assez  d'expérience  pour  les  régler.  Très-sensible  au 
présent  et  trop  peu  à  l'avenir,  il  faut  le  tenir  sous  une  autorité  plus 
immédiate  que  celle  des  lois  :  il  faut  le  gouverner  par  des  peines  et 
des  récompenses,  qui  agissent  non  pas  de  loin  en  loin,  mais  con- 
tinuellement, et  qui  puissent  s'adapter  à  tous  les  détails  de  la  con- 
duite pendant  la  durée  de  l'éducation. 

Le  choix  d'un  état  ou  d'ime  profession,  pour  un  enfant,  exige 
encore  qu'il  soit  soumis  à  une  autorité  particulière.  Ce  choix,  fondé 
sur  des  circonstances  personnelles,  sur  des  expectatives,  sur  les 
talents  ou  les  inclinations  des  jeunes  élèves,  sur  la  facilité  de  les 
appliquer  à  telle  chose  par  préférence  à  telle  autre,  en  un  mot,  sur 
les  probabilités  du  succès  ;  ce  choix,  dis-je,  est  trop  compliqué  pour 
être  à  la  portée  d'un  magistrat  public  :  il  faut  pour  chaque  sujet  une 
détermination  particulière,  et  cette  détermination  demande  des  con- 
naissances de  détail  que  le  magistrat  ne  saurait  posséder. 

Ce  pouvoir  de  protection  et  de  gouvernement  sur  les  indi\-idus 
censés  incapables  de  se  protéger  et   de   se  gouvei-ner  eux-mêmes, 


174  TUTEUR  ET  PUPILLE. 

constitue  la  tutelle  :  espèce  de  magistratm-e  domestique,  fondée  sur 
le  besoin  manifeste  de  ceux  qui  y  sont  soumis,  et  qui  doit  être  com- 
posée de  tous  les  droits  nécessaires  pour  remplir  son  objet,  sans  aller 
au  delà. 

Les  pouvoirs  nécessaii'es  à  l'éducation  sont  ceux  de  choisir  un  état 
pour  le  pupille  et  de  fixer  son  domicile,  avec  les  moyens  de  répri- 
mande et  de  correction,  sans  lesquels  l'autorité  ne  serait  pas  efficace. 
Ces  moyens  peuvent  être  d'autant  plus  aisément  réduits  du  côté  de 
la  sévérité,  que  leur  application  est  plus  certaine,  plus  immédiate, 
plus  facile  à  varier,  et  que  le  gouvernement  domestique  possède  xm 
fonds  inépuisable  de  récompenses,  parce  que,  dans  l'âge  où  l'on  reçoit 
tout,  il  n'est  point  de  concession  qui  ne  puisse  prendre  ime  forme 
rémunératoire. 

Quant  à  la  subsistance  du  pupille,  elle  ne  peut  dériver  que  de 
trois  soui'ces,  ou  des  biens  qu'il  possède  en  propre,  ou  d'un  don 
gratuit,  ou  de  son  propre  travail. 

Si  le  pupille  a  des  biens  propres,  ils  sont  administrés  en  son  nom 
et  pour  son  avantage  par  le  tuteur,  et  tout  ce  que  fait  celui-ci  à  cet 
égard,  selon  les  formes  prescrites,  est  ratifié  par  la  loi. 

Si  le  pupille  ne  possède  lien,  il  est  entretenu,  soit  aux  frais  du 
tuteur,  comme  dans  le  cas  le  plus  ordinaire  où  la  tutelle  est  exercée 
par  le  père  ou  la  mère  de  l'enfant,  soit  aux  frais  de  quelque  établis- 
sement de  charité,  soit  enfin  par  son  propre  travail,  comme  dans  le 
cas  où  ses  services  sont  engagés  dans  un  apprentissage,  de  manière 
que  l'époque  de  non-valeur  soit  acquittée  par  l'époque  subséquente. 

La  tutelle  étant  une  charge  purement  onéreuse,  on  fait  tomber  ce 
service  sur  ceux  qui  ont  le  plus  d'inclination  et  le  plus  de  facUité 
poui"  la  remplii".  Le  père  et  la  mère  sont  éminemment  dans  ce  cas. 
L'affection  naturelle  les  dispose  à  ce  devoir  plus  fortement  que  la 
loi;  cependant  la  loi  qui  le  leur  impose  n'est  pas  inutile.  C'est 
parce  qu'on  a  vu  des  enfants  abandonnés  par  les  auteurs  de  leurs 
jours,  qu'on  a  fait  un  délit  de  cet  abandon. 

Si  le  père  en  mom-ant  a  nommé  un  tuteui'  à  ses  enfants,  on  présume 
que  personne  n'a  mieux  connu  que  lui  ceux  qui  avaient  les  moyens 
et  l'inclination  de  le  remplacer  à  cet  égard.  En  sorte  que  son  choix 
sera  confirmé,  à  moins  de  raisons  contraii'cs  d'une  grande  force. 

Si  le  père  n'a  point  pourvu  à  la  tutelle,  cette  obligation  tombera 
sur  un  parent  attaché  par  intérêt  à  la  conservation  des  propriétés 
d'ime  famille,  et  par  afi^ection  ou  par  honneur,  au  bien-être  et  à 
l'éducation  des  enfants.  Au  défaut  de  parents,  on  choisira  quelque 
ami  des  orphelins  qui  remplisse  volontairement  cet  office,  ou  quelque 
officier  public  nommé  pour  cet  objet. 

Il  faut  avoir  égard  aux  circonstances  qui  peuvent  dispenser  de  la 


TUTEUR   ET  PUPILLE.  175 

tutelle,  un  âge  avancé,  une  famille  nombreuse,  des  infirmités  ou  des 
raisons  de  prudence  et  de  délicatesse,  par  exemple  une  complication 
d'intérêts,  etc. 

Les  précautions  particulières  contre  les  abus  de  ce  pouvoir  sont 
dans  les  lois  pénales  contre  les  délits  :  un  abus  d'autorité  contre  la 
personne  du  pupille  rentre  dans  la  classe  des  injures  personnelles  : 
des  gains  illicites  sm-  sa  fortune  dans  ceRe  des  acquisitions  fraudu- 
leuses, etc.  La  seule  ebose  à  considérer,  c'est  la  circonstance  par- 
ticulière du  délit,  la  violation  de  confiance  :  mais  quoiqu'elle  rende 
le  délit  plus  odieux,  ce  n'est  pas  toujours  une  raison  pour  augmenter 
la  peine  :  au  contraire,  nous  verrons  ailleurs  que  c'en  est  souvent 
une  poiir  la  diminuer  ;  la  position  du  délinquant  étant  plus  pai'- 
ticulière,  la  découverte  du  délit  est  plus  facile,  la  réparation  plus 
aisée,  et  l'alarme  moins  grande.  Dans  le  cas  de  séduction,  le  carac- 
tère de  tuteur  est  une  aggravation  du  délit . 

Par  rapport  aux  précautions  générales,  on  a  souvent  partagé  la 
tutelle,  en  donnant  l'administration  des  biens  au  plus  proche  héritier 
qui,  en  qualité  d'héritier,  avait  plus  d'intérêt  à  les  faire  valoir  ;  et  le 
soin  de  la  personne  à  quelque  autre  parent  plus  intéressé  à  la  con- 
servation de  son  existence. 

Quelques  législateurs  ont  piis  d'autres  précautions,  comme  d'in- 
terdire ans.  tuteurs  d'acheter  le  bien  de  leurs  pupilles,  ou  de  per- 
mettre à  ceux-ci  de  rentrer  dans  leurs  biens  vendus,  pendant  quelques 
années  après  leur  majorité.  De  ces  deux  moyens,  le  premier  ne 
paraît  pas  sujet  à  de  grands  iaconvénients,  le  second  ne  peut 
qu'affecter  les  intérêts  du  pupille,  en  diminuant  le  prix  de  ses  fonds  : 
d'autant  que  la  valeiir  diminue  pour  l'acquéreur  lui-même,  à  raison 
de  ce  que  la  possession  devient  précaire,  et  de  ce  qu'il  n'oserait  pas 
se  livrer  à  des  améliorations  qm  pourraient  tourner  à  son  désavantage 
en  fournissant  un  motif  de  plus  pour  le  rachat.  Ces  deux  moyens 
paraissent  inutiles,  si  la  vente  des  biens  ne  peut  se  faire  que  pu- 
bliquement et  sous  l'inspection  du  magistrat. 

Le  moyen  le  plus  simple,  c'est  que  toute  personne  puisse  agir  en 
justice  comme  ami  de  l'enfant  contre  ses  tuteurs,  soit  dans  le  cas  de 
malversation  pour  les  biens,  soit  dans  le  cas  de  négligence  ou  de  vio- 
lence. La  loi  met  aiusi  ces  êtres  faibles,  qui  ne  peuvent  pas  se  pro- 
téger par  eux-mêmes,  sous  la  protection  de  tout  homme  généreux. 

La  tutelle,  étant  un  état  de  dépendance,  est  un  mal  qu'il  faut  faù-e 
cesser  dès  qu'on  le  peut  sans  avoir  à  craindi-e  im  mal  plus  gi'and. 
Mais  à  quel  âge  doit-on  fixer  l'émancipation  ?  On  ne  peut  se  con- 
duii-e  que  par  des  présomptions  générales.  La  loi  anglaise,  qui  a  fixé 
cette  époque  à  l'âge  de  vingt  et  im  ans  accomplis,  paraît  bien  plus 
raisonnable  que  la  loi  romaine,  qui  l'avait  fixée  à  \'ingt-cinq  ans,  et 


176  PÈRE   ET  ENFANT. 

qui  a  été  smvie  dans  presque  toute  l'Europe.  A  vingt  et  un  ans,  les 
facultés  de  l'homme  sont  développées,  il  a  tout  le  sentiment  de  ses 
forces,  U  cède  au  conseil  ce  qu'il  refuserait  à  l'autorité,  et  ne  peut 
plus  souffrir  d'être  retenu  dans  les  liens  de  l'enfance,  en  sorte  que 
la  prolongation  du  pouvoir  domestique  produirait  souvent  un  état 
d'aigreur  et  d'irritation  également  nuisible  aux  deux  pai-ties  in- 
téressées. Mais  il  est  des  individus  qm  sont  poiir  ainsi  dire  in- 
capables de  parvenir  à  la  maturité  de  l'homme,  ou  qui  n'y  parvien- 
nent que  beaucoup  plus  tard  que  les  autres.  On  peut  pourvoir  aux 
cas  de  cette  nature  par  V interdiction,  qui  n'est  que  le  prolongement 
de  la  tutelle  pour  une  enfance  prolongée. 


CHAPITEE  IV. 

PÈRE  ET  ENFANT. 


Nous  avons  déjà  dit  qu'à  certains  égards  un  père  était  pour  son  enfant 
un  maître,  et  à  d'autres  un  tutenr. 

En  qualité  de  maître,  il  aura  le  di'oit  d'imposer  à  ses  enfants  des 
services,  et  d'employer  leur  travail  à  son  propre  avantage,  jusqu'à 
l'âge  où  la  loi  établit  leur  indépendance.  Ce  droit  qu'on  donne  au 
père  est  xxo.  dédommagement  des  peines  et  des  dépenses  de  l'éducation. 
Il  est  bon  que  le  père  ait  un  intérêt  et  un  plaisir-  dans  l'éducation  de 
l'enfant.  Cet  avantage  qu'il  trouve  à  l'élever  n'est  pas  moins  un 
bien  pour  l'un  que  pour  l'autre. 

En  qualité  de  tuteui',  il  a  toiis  les  droits  et  toutes  les  obligations 
dont  il  a  été  parlé  sous  ce  titre. 

Sous  le  premier  rapport,  on  considère  l'avantage  du  père  ;  sous  le 
second,  on  considère  celui  de  l'enfant.  Ces  deux  qualités  se  con- 
cilient facilement  entre  les  mains  d'un  père,  à  cause  de  l'afifection 
naturelle  qui  le  porte  bien  plus  à  faire  des  sacrifices  pour  eux,  qu'à 
se  prévaloir  de  ses  di'oits  pour  sa  propre  utilité. 

n  semble,  au  premier  coup  d'œil,  que  le  législatem*  ne  dût  pas 
avoir  besoin  d'intervenir  entre  les  pères  et  les  enfants,  et  qu'il  pour- 
rait se  fier  à  la  tendresse  des  uns  et  à  la  reconnaissance  des  autres. 
Mais  cette  vue  supei-ficielle  serait  trompeuse.  Il  est  absolument 
nécessaire,  d'un  côté,  de  limiter  le  pouvoir  paternel,  et  de  l'autre,  de 
maintenir  par  des  lois  le  respect  filial. 

Règle  générale:  Il  ne  faut  pas  donner  un  pouvoii'  par  l'exer- 
cice duquel  l'enfant  pourrait  perdre  plus  que  le  père  ne  pourrait 
gagner. 

Lorsqu'en  Prusse  on  a  donné  au  père,  à  l'imitation  des  Romains, 


PERE   ET   EXFANT.  177 

le  droit  d'empêcher  le  fils  de  se  marier,  sans  limite  d'âge,  on  n'a  pas 
suivi  cette  règle. 

Les  écrivains  politiques  sont  tombés  sur  l'autorité  paternelle  dans 
des  excès  opposés.  •  Les  ims  ont  voulu  la  rendre  despotique,  comme 
chez  les  Romains  ;  les  autres  ont  voulu  l'anéantir.  Quelques  philo- 
sophes ont  pensé  que  les  enfants  ne  devraient  pas  être  livrés  au  ca- 
price et  à  l'ignorance  des  parents  ;  que  l'État  devrait  les  élever  en 
commim.  On  nous  cite,  à  l'appui  de  ce  système,  Sparte,  la  Crète  et 
les  anciens  Perses.  On  oublie  que  cette  éducation  commune  n'a 
jamais  eu  Heu  que  poiu'  ime  petite  classe  de  citoyens,  parce  que  la 
masse  du  peuple  était  composée  d'esclaves. 

Dans  cet  arrangement  artificiel,  outre  la  difficulté  de  répartir  les 
frais  et  de  faire  supporter  le  fardeau  aux  parents,  qui  ne  retireraient 
plus  les  services,  et  n'aui-aient  plus  le  motif  de  la  tendresse  pour  des 
enfants  qui  leur  seraient  devenus  presque  étrangers,  il  y  aui'ait  un 
inconvénient  majeur  à  ce  que  les  élèves  ne  fussent  pas  formés  de 
bonne  hem-e  pour  la  diversité  des  conditions  qu'ils  sont  appelés  à 
remplir.  Le  choix  même  d'un  état  dépend  de  tant  de  circonstances, 
qu'il  n'appartient  qu'aux  parents  de  le  déterminer  ;  tout  autre  qu'eux 
ne  pourrait  juger  ni  de  leurs  convenances,  ni  de  leiu's  attentes,  ni 
des  talents  et  des  inclinations  des  jeunes  élèves.  D'ailleurs,  ce  plan, 
où  l'on  compte  pour  rien  Les  affections  réciproques  des  pères  et  des 
enfants,  aurait  le  plus  funeste  de  tous  les  effets,  en  détraisant  l'esprit 
de  famille,  en  affaiblissant  l'union  conjugale,  en  privant  les  pères  et 
les  mères  des  plaisirs  qu'ils  retirent  de  cette  nouvelle  génération  qui 
s'élève  autour  d'eux.  S'occuperaient-ils  avec  le  même  zèle  du  bien- 
être  futur  de  ces  enfants,  qui  ne  seraient  plus  leur  propriété  ?  Au- 
raient-ils pour  eux  les  sentiments  qu'ils  n'espéreraient  plus  en  rece- 
voir? L'industrie,  n'étant  plus  animée  par  l'aiguillon  de  l'amour 
paternel,  aurait-elle  encore  la  même  ardeur?  Les  jouissances  do- 
mestiques ne  prendraient- elles  pas  un  cours  moins  avantageux  à  la 
prospérité  générale  ? 

Pour  dernière  raison,  j'ajouterai  que  l'arrangement  natui'el  laissant 
le  choix,  le  mode  et  le  fardeau  de  l'éducation  aux  parents,  peut  se 
comparer  à  une  suite  d'expériences,  qui  ont  pour  objet  d'en  per- 
fectionner le  système  général.  Tout  s'avance  et  se  développe  par 
cette  émulation  des  individus,  par  cette  différence  d'idées  et  d'esprit  ; 
en  im  mot,  par  la  vaiiété  des  impidsions  particulières.  Mais  que 
tout  soit  jeté  dans  un  moule  unique,  que  l'enseignement  i^renne  par- 
tout le  caractère  de  l'autorité  légale,  les  errem-s  se  perpétuent,  et  il 
n'y  a  plus  de  progrès. 

En  voilà  trop,  peut-être,  sur  une  chimère  ;  mais  cette  norion 
platonique  a  séduit  de  nos  jours  quelques  autexirs  célèbres,  et  ime 


178  MARIAGE. 

errem'  qui  entraînait  Rousseau  et  Helvétius  pouri'ait  bien  trouver 
d'autres  défenscui's. 


CHAPITRE  V. 

DV  MABIAGE. 


Inde  casas  posfquam,  ac  pelles  ignenique  paranoit. 
Et  millier  conjuncta  viro  concessit  in  unum, 
Castaque  privatœ  Veneris  connubia  lœta 
Cognita  sunt,  prolemque  ex  se  videre  creatam, 
Tum  genus  humanum  primiim  mollescere  cœpit. 

Luc.  V. 

Sous  quelque  point  de  vue  que  l'on  considère  l'institution  du  mariage, 
on  est  fi'appé  de  l'utilité  de  ce  noble  contrat,  lien  de  la  société,  base 
fondamentale  de  la  civilisation. 

Le  mariage,  comme  contrat,  a  tiré  les  femmes  de  la  servitude  la 
plus  dure  et  la  plus  humiliante  :  il  a  distribué  la  masse  de  la  com- 
munauté en  familles  distinctes  ;  il  a  créé  ime  magistrature  domes- 
tique ;  il  a  formé  des  citoyens  ;  il  a  étendu  les  vues  des  hommes  sur 
l'avenir,  par  l'affection  pour  la  génération  naissante  ;  il  a  multiplié 
les  sympathies  sociales.  Pour  sentir  tous  ses  bienfaits,  il  ne  faut 
qu'imaginer  un  moment  ce  que  seraient  les  hommes  sans  cette  insti- 
tution. 

Les  questions  relatives  à  ce  contrat  peuvent  se  réduire  à  sept  : 
1"  Entre  quelles  personnes  sera-t-il  permis  ?  2°  Quelle  en  sera  la 
durée  ?  3°  A  quelles  conditions  se  fera-t-il  ?  4°  À  quel  âge  ?  5° 
À  qui  le  choix  ?  6°  Entre  combien  de  personnes  ?  7°  Avec  quelles 
formalités. 

SECTION  I. 

ENTEE  QUELLES  PERSONNES  LE  MAEIAGE  SERA-T-IL  PERMIS  ? 

Si  on  voulait  se  guider  ici  par  les  faits  historiques,  on  se  trouverait 
bien  embarrassé,  ou  plutôt  il  serait  impossible  de  déduire  ime  seule 
règle  fixe  de  tant  d'usages  contradictoires.  On  ne  manquerait  pas 
d'exemples  respectables  poiu*  autoriser  les  unions  que  nous  regardons 
comme  les  plus  criminelles,  ni  poui-  en  prohiber  plusieui-s  que  nous 
croyons  tout  à  fait  innocentes.  Chaque  peuple  prétend  suivre  à  cet 
égard  ce  qu'il  appelle  la  loi  de  la  nature,  et  voit  avec  ime  espèce 
d'horreur,  sous  des  images  de  souillnre  et  d'impui'eté,  tout  ce  qui 
n'est  pas  conforme  aux  lois  matrimoniales  de  son  pays.  Supposons 
que  nous  sommes  dans  l'ignorance  de  toutes  ces  institutions  locales. 


MARIAGE.  179 

et  ne  consultons  que  le  principe  de  l'utilité  poiu*  voir  entre  quelles 
personnes  il  oon\'ient  de  permettre  ou  d'interdii'e  cette  union. 

Si  nous  examinons  l'intérieur  d'une  famille  composée  de  personnes 
qui  diffèrent  entre  elles  par  l'âge,  par  le  sexe,  et  par  les  devoirs 
relatifs,  il  se  présentera  bientôt  à  notre  esprit  de  fortes  raisons 
pour  proscrire  certaines  alliances  entre  plusieui-s  indi^•idus  de  cette 
famille. 

Je  vois  une  raison  qui  plaide  directement  contre  le  mariage  même. 
Un  père,  un  grand-père,  un  oncle  tenant  la  place  du  père,  pourraient 
abuser  de  leiu'  puissance  pour  forcer  une  jeune  fille  à  contracter  avec 
eux  une  alliance  qui  lui  serait  odieuse.  Plus  l'autorité  de  ces  parents 
est  nécessaii'e,  moins  il  faut  leur  donner  la  tentation  d'en  abuser. 

Cet  inconvénient  ne  s'étend  qu'à  un  petit  nombre  de  cas  inces- 
tueux, et  n'est  pas  le  plus  grave.  C'est  dans  le  danger  des  mœurs, 
c'est-à-dire,  dans  les  maux  qui  poiu-raient  résulter  d'un  commerce 
passager  hors  du  mariage,  qu'il  faut  chercher  les  véritables  raisons 
pour  proscrù'e  certaines  alliances. 

S'il  n'y  avait  pas  ime  barrière  iusurmontable  entre  de  proches 
parents  appelés  à  ^ivre  ensemble  dans  la  plus  grande  intimité,  ce 
rapprochement,  les  occasions  continuelles,  l'amitié  même  et  ses 
caresses  innocentes  pourraient  allumer  des  passions  funestes.  ''Les 
familles,  ces  retraites  où  l'on  doit  trouver  le  repos  dans  le  setu  de 
l'ordi-e,  et  où  les  mouvements  de  l'âme  agitée  dans  les  scènes  du 
monde  doivent  se  calmer,  les  familles  seraient  elles-mêmes  en  proie 
à  toutes  les  inquiétudes  des  rivalités,  à  toutes  les  fiu'eurs  de  l'amoiu-. 
Les  soupçons  banniraient  la  confiance  ;  les  sentiments  les  plus  doux 
s'éteindi'aient  dans  les  cœurs  :  des  haines  éternelles  ou  des  vengeances 
dont  la  seule  idée  fait  frémir,  en  prendi-aient  la  place.  L'opinion  de 
la  chasteté  des  jeunes  filles,  cet  attrait  si  puissant  du  mariage,  ne 
saurait  plus  sur  quoi  se  reposer:  et  les  pièges  les  plus  dangereux 
poui'  l'éducation  de  la  jeimesse  se  trouveraient  dans  l'asile  môme  où 
elle  peut  le  moins  les  éviter. 

Ces  inconvénients  peuvent  se  ranger  sous  quatre  titres. 

1°  Mal  de  rivalité.  Danger  résultant  d'ime  rivalité  réelle  ou  soup- 
çonnée entre  im  conjoint  et  certaines  personnes  du  nombre  de  ses 
parents  ou  de  ses  alliés. 

2°  Empêchement  de  mariage.  Danger  de  priver  les  filles  de  la 
chance  de  former  un  établissement  permanent  et  avantageux  par  la 
voie  du  mariage,  en  diminuant  la  sécurité  de  ceux  qui  auraient  eu 
envie  de  les  épouser. 

3°  Relâchement  de  discipline  domestique.  Danger  d'intervertir  la 
natirre  des  relations  entre  ceux  qui  doivent  commander  et  ceux  qui 
doivent  obéir,   ou  au  moins  d'affaiblir  l'autorité  tutélaire  qui,  pour 


180  MARIAGE. 

l'intérêt  des  personnes  mineures,  doit  être  exercée  sur  elles  par  les 
chefs  de  la  famille  ou  ceux  qui  en  tiennent  la  place. 

4°  Préjudice  physique.  Dangers  qui  peuvent  résulter  des  jouis- 
sances prématurées,  pour  le  développement  des  forces  et  la  santé 
des  indi\idus. 

TABLEAU  DES  ALLIANCES  À  DÉFENDKE. 

Tin  homme  n'épousera  pas  : 
1°  La  femme  ou  épouse  de  son  père,  ou  autre  progéniteur  quelconque. 

Inconv.  1.  3.  4. 
2°  Sa  descendante  quelconque.     Inconv.  2.  3.  4. 
3°  Sa  tante  quelconque.     Inco)iv.  2.  3.  4. 

4°  L'épouse  ou  la  veuve  de  son  oncle  quelconque.     Inconv.  1.  3.  4. 
5°  Sa  nièce  quelconque.     Inconv.  2.  3.  4. 
6°  Sa  soeur  quelconque.     Inconv.  2.  4. 
7°  La  descendante  de  son  épouse.     Inconv.  1.  2.  3.  4. 
8°  La  mère  de  son  épouse.     Inconv.  1. 

9°  L'épouse  ou  la  veuve  de  son  descendant  quelconque.     Inconv.  1 . 
10°  La  fille  de  l'épouse  de  son  père  par  un  époux  antérieur  ou  de 
l'époux  de  sa  mère  par  une  épouse  antérieure.     Inconv.  4*. 
Sera-t-il  permis  à  un  homme  d'épouser  la  sœui'  de  son  épouse 
défunte  ? 

n  j  a  des  raisons  poui-  et  contre.  La  raison  réprobante  est  le 
danger  de  la  rivalité,  du  vivant  des  deux  sœurs.  La  raison  justifi- 
cative est  l'avantage  des  enfants.  Si  la  mère  vient  à  mourir,  quel 
bonheur  pour  eux  d'avoir  poiu*  beUe-mère  leur  propre  tante  !  Quoi 
de  plus  propre  à  modérer  l'inimitié  natiu'elle  de  cette  relation,  qu'une 
parenté  si  proche  ?  Cette  dernière  raison  me  paraît  l'emporter.  Mais 
poui-  obvier  au  danger  de  la  rivalité,  on  devrait  donner  à  l'épouse  le 
pouvoir  légal  d'interdire  sa  maison  à  sa  sœur.  Si  l'épouse  ne  veut 
pas  avoir  sa  propre  sœur  auprès  d'elle,  quel  pourrait  être  le  motif 
légitime  du  mari  pour  admettre  auprès  de  lui  cette  étrangère. 
Sera-t-il  permis  à  un  homme  d'épouser  la  veuve  de  son  frère  ? 
n  y  a  le  pour  et  le  contre,  comme  dans  le  cas  précédent.  La 
raison  réprobante  est  encore  le  danger  de  la  rivalité  :  la  raison  justi- 
ficative est  encore  l'avantage  des  enfants.  Ces  raisons  me  pai"aissent 
avoir  peu  de  force  de  part  et  d'autre. 

Mon  frère  n'a  pas  plus  d'autorité  sur  ma  femme  qu'im  étranger, 
et  ne  peut  la  voir  qu'avec  ma  permission.  Le  danger  de  la  rivalité 
paraît  moins  grand  de  sa  part  que  de  celle  de  tout  autre.     La  raison 

*  Le  tableau  des  alliances  à  défendre  à  la  femme  serait  nécessaire  dans  le 
texte  des  lois  pour  plus  de  clarté.     On  l'omet  ici,  comme  répétition  inutile. 


MARIAGE,  181 

contre  se  réduit  presque  à  rien. — D'un  autre  côté,  ce  que  les  enfants 
ont  à  craindi-e  d'un  beau-père  est  peu  de  chose.  Si  ime  belle-mère 
n'est  pas  l'ennemie  des  enfants  d'un  autre  lit,  c'est  un  prodige  ;  mais 
un  beau-père  est  ordinairement  leur  ami,  leur  second  tuteur.  La 
différence  d'état  des  deux  sexes,  la  sujétion  légale  de  l'un,  l'empire 
légal  de  l'autre,  les  exposent  à  des  faiblesses  opposées  qui  produisent 
des  effets  contraires.  L'oncle  est  déjà  l'ami  naturel  de  ses  neveux 
et  de  ses  nièces.  Lis  n'ont  rien  à  gagner  à  cet  égard  s'il  de\ient 
l'époux  de  leur  mère.  Trouvent-ils  dans  un  beau-père  étranger  un 
ennemi  ?  la  protection  de  leur  oncle  devient  leur  ressource.  Y 
trouvent-ils  un  ami  ?  c'est  un  protecteur  de  plus  qu'ils  ont  acquis, 
et  qu'ils  n'auraient  pas  si  leur  oncle  était  devenu  leur  beau-père. — 
Les  raisons  ponr  et  les  raisons  contre  ayant  peu  de  force  de  part  et 
d'autre,  il  semble  que  le  bien  de  la  liberté  doit  faire  pencher  la 
balance  en  faveur  de  la  permission  de  ces  mariages. 

Au  lieu  des  raisons  que  j'ai  données  pour  prohiber  les  alliances 
dans  un  certain  degré  de  parenté,  la  morale  banale  tranche  et  décide 
sur  tous  ces  points  de  législation,  sans  se  donner  l'embarras  de 
l'examen.  "  La  nature,"  dit-on,  "  répugne  à  de  telles  alliances  : 
donc  il  faut  les  proscrire." 

Cet  argument  seul  ne  foui'nirait  jamais  une  raison  justificative,  en 
bonne  logique,  pour  proscrire  ime  action  quelconque.  Là  où  le  fait 
de  la  répugnance  est  vrai,  la  loi  est  inutile.  A  quoi  bon  défendi-e  ce 
que  personne  ne  veut  faire  ?  La  répugnance  naturelle  est  ime  pro- 
hibition suffisante.  Mais  là  où  cette  répugnance  n'existe  pas,  la 
raison  cesse  :  la  morale  vrdgaire  n'aurait  plus  rien  à  dire  poiu'  pro- 
hiber l'acte  en  question,  puisque  tout  son  argument,  fondé  sur-  le 
dégoût  naturel,  est  détruit  par  la  supposition  contraire.  S'il  faut 
s'en  rapporter  à  la  nature,  c'est-à-dire,  à  la  pente  des  désirs,  il  faut 
se  conformer  également  à  ses  décisions,  quelles  qu'elles  soient.  S'il 
faut  défendre  ces  alliances  quand  elles  répiignent,  il  faut  donc  les 
permettre  quand  elles  plaisent.  La  nature  qui  hait  ne  mérite  pas 
plus  d'égards  que  la  nature  qui  aime  et  qui  désire. 

Il  est  assez  rare  que  les  passions  de  l'amoiu'  se  développent  dans 
le  cercle  des  individus  auxquels  le  mariage  doit  être  convenablement 
prohibé.  Il  faut,  ce  semble,  poiir  donner  naissance  à  ce  sentiment, 
un  certain  degré  de  surprise,  un  effet  soudain  de  la  nouveauté,  et 
c'est  ce  que  les  poètes  ont  heureusement  exprimé  dans  l'ingénieuse 
allégorie  des  flèches,  des  carquois  et  du  bandeau  de  l'amoiu-.  Des 
individus  accoutumés  à  se  voir,  à  se  connaître,  depuis  un  âge  qui 
n'est  capable  ni  de  concevoir  ce  désir  ni  de  l'inspirer,  se  verront  du 
même  œU  jusqu'à  la  fin  de  leur  vie  :  cette  inclination  ne  trouve  point 
d'époque  déterminée  pour  commencer.     Leurs  affections  ont  pns  un 


182  MARIAGE. 

autre  cours  :  c'est  pour  ainsi  dire  une  rivière  qui  s'est  creusé  son  lit 
et  qui  n'en  change  plus. 

La  nature  s'accorde  donc  assez  bien  à  cet  égard  avec  le  principe 
de  l'utilité  ;  cependant,  U  ne  faudrait  pas  s'en  fier  à  elle  seule.  Il 
est  des  circonstances  où  l'inclination  pom-rait  naitre,  et  où  l'alliance 
deviendi'ait  im  objet  de  désir,  si  elle  n'était  prohibée  par  les  lois  et 
flétrie  par  l'opinion. 

Dans  la  dynastie  grecque  des  souverains  d'Egypte,  l'héritier  du 
trône  épousait  communément  une  de  ses  sœui'S.  C'était  apparemment 
pour  é\iter  les  dangers  d'une  alliance,  soit  avec  une  famille  sujette, 
soit  avec  une  famille  étrangère.  Dans  ce  rang,  de  tels  mariages 
pouvaient  être  exempts  des  inconvénients  qu'ils  auraient  dans  la  vie 
privée.  L'opulence  royale  admettait  une  séparation  et  une  clôture 
qui  ne  peut  pas  se  maintenii-  dans  la  médiocrité. 

La  poHtique  a  produit  quelques  exemples  presque  semblables  dans 
les  temps  modernes.  De  nos  jours,  le  royaume  de  Portugal  s'est 
rapproché  de  la  coutume  égj-[)tienne  :  la  reiae  régnante  a  eu  pour 
époux  son  neveu  et  son  sujet.  Mais  pour  effacer  la  tache  de 
rinceste,  les  princes  et  les  grands  peuvent  s'adiTsser  à  un  chimiste 
expérimenté,  qui  change  à  son  gré  la  coulexu-  de  certaines  actions. 
Les  protestants,  auxquels  ce  laboratoire  est  fermé,  n'ont  pas  la  faculté 
d'épouser  leurs  tantes.  Les  luthériens  ont  pourtant  donné  l'exemple 
d'ime  extension  de  privilèges. 

L'inconvénient  de  ces  alliances  n'est  pas  pour  ceux  qui  les  con- 
tractent. Il  est  tout  entier  dans  le  mal  de  l'exemple.  Une  per- 
mission accordée  aux  uns  fait  sentir  aux  autres  la  prohibition  comme 
une  tjTannie.  Quand  le  joug  n'est  pas  le  même  pour  tous,  il  paraît 
plus  pesant  à  ceux  qui  le  portent. 

On  a  dit  que  ces  mariages  dans  le  même  sang  faisaient  dégénérer 
l'espèce:  on  parle  de  la  nécessité  de  croiser  les  races  panui  les 
hommes  comme  parmi  les  animaux.  Cette  objection  pourrait  avoir 
quelque  valeur,  si  sous  l'empire  de  la  liberté  ces  alliances  entre 
proches  devaient  être  les  plus  commîmes.  Mais  c'est  assez  réfuter 
de  mauvaises  raisons  ;  et  ce  serait  même  trop,  si  ce  n'était  pas  senir 
une  bonne  caiise  que  d'écarter  les  argaunents  faibles  et  fiiUacieux  dont 
on  cherche  à  la  soutenir'.  Des  hommes  bien  intentionnés  pensent 
qu'on  ne  doit  ôter  à  la  bonne  morale  aucim  de  ses  appuis,  lors  même 
qu'il  porte  à  faux.  Cette  erreur  re\-ient  à  celle  des  dévots,  qm  ont 
cru  servir  la  religion  par  des  fraudes  pieuses  :  au  lieu  de  la  fortifier, 
ils  l'ont  affaiblie,  en  l'exposant  à  la  dérision  de  ses  adversaires. 
Quand  un  esprit  dépravé  a  triomphé  d'un  faux  argument,  il  croit 
avoir  triomphé  de  la  morale  même. 


MARIAGE.  183 


SECTION  II. 

POXTR  QUEL  TEilPS? EXAilEN  DU  DIYOECE. 

Si  la  loi  ne  déterminait  rien  sur  la  diu'ée  de  ce  contrat,  s'il  était 
permis  aux  individus  de  former  cet  engagement,  comme  tout  autre 
bail,  pour  un  terme  plus  ou  moins  long,  quel  serait  l'aiTangement 
le  plus  commun,  sous  les  auspices  de  la  liberté?  Croit-on  qu'il 
s'éloignât  beaucoup  des  règles  établies  ? 

Le  but  de  l'homme,  dans  ce  contrat,  poiuTait  être  uniquement  de 
satisfaire  ime  passion  passagère,  et  cette  passion  satisfaite,  il  aurait 
eu  tout  l'avantage  de  l'union  sans  aucun  de  ses  inconvénients.  Il 
n'en  est  pas  de  même  de  la  femme  :  cet  engagement  a  pour  elle  des 
suites  bien  durables  et  bien  onéreuses.  Après  le  malaise  de  la  gros- 
sesse, après  les  péiils  de  l'enfantement,  elle  est  chargée  des  soins 
de  la  maternité.  Ainsi  l'union  qui  ne  donnerait  à  l'homme  que  des 
plaisirs  commencerait  pour  la  femme  un  long  cercle  de  peines,  et  la 
conduirait  à  un  terme  inévitable  où  elle  trouverait  la  mort,  si  elle  ne 
s'était  pas  assurée  d'avance,  pour  elle  et  pour  le  germe  qu'elle  doit 
nouri-ir  dans  son  sein,  les  soins  et  la  protection  d'un  époux;.  "  Je 
me  Uvre  à  toi,"  lui  dit-eUe,  "  mais  tu  seras  mon  gardien  dans  mon 
état  de  faiblesse,  et  tu  pourvoiras  à  la  conservation  du  fruit  de  notre 
amour."  Voilà  le  commencement  d'une  société  qm  se  prolongerait 
plusieurs  années,  quand  on  ne  supposerait  qu'un  seul  enfant  ;  mais 
d'autres  naissances  foi-meront  d'autres  Uens  ;  à  mesure  qu'on  avance, 
l'engagement  se  prolonge  :  les  premières  bornes  qu'on  avait  pu  lui 
assigner  ont  bientôt  dispani,  et  une  nouvelle  canière  s'est  ouverte 
aux  plaisirs  et  aux  devoirs  réciproques  des  époux. 

Lorsque  la  mère  ne  pourrait  plus  espérer  d'enfants,  lorsque  le  père 
aurait  pourvu  à  l'entretien  du  plus  jeime  de  la  famille,  peut-on  croire 
qu'elle  serait  dissoute  ?  Les  époux,  après  xine  cohabitation  de  plu- 
sieurs années,  songeront-ils  à  se  séparer  ?  L'habitude  n'a-t-eUe  pas 
entoiu'é  lem-s  cœiu's  de  mille  et  de  mille  liens  que  la  mort  seule  peut 
détruire  ?  Les  enfants  ne  forment-Us  pas  im  nouveau  centre  d'imion  ? 
Ne  créent-ils  pas  un  nouveau  fonds  de  plaisirs  et  d'espérances  ?  Ne 
rendent-ils  pas  le  père  et  la  mère  nécessaires  l'un  à  l'autre  par  les 
soins  et  les  charmes  d'une  affection  commune  que  personne  ne  peut 
partager  avec  eux?  Le  cours  ordinaii-e  de  l'imion  conjugale  sera 
donc  la  dui'ée  de  la  vie  :  et  s'il  est  naturel  de  supposer  à  la  femme 
assez  de  prudence  pour  stipuler  ainsi  sur  ses  plus  ehers  intérêts, 
doit-on  moLus  attendre  d'iin  père  ou  d'un  tuteur  qui  ont  de  plus  la 
matimté  de  l'expérience  ? 

La  femme  a  encore  un  intérêt  particidier  dans  la  diu'ée  indéfinie 


184  MARIAGE. 

de  la  liaison.  Le  temps,  la  grossesse,  l' allaitement,  la  cohabitation 
même,  tout  conspii-e  à  diminuer  l'eifet  de  ses  charmes  :  elle  s'attend 
à  voir  sa  beauté  de'cliner,  à  un  âge  où  la  force  de  l'homme  va  encore 
en  croissant  :  elle  sait  qu'après  avoir  usé  sa  jeimesse  avec  un  époux, 
elle  en  trouvei-ait  plus  difficilement  un  second,  tandis  que  l'homme 
n'éprouverait  pas  une  difficulté  pareille.  De  là  cette  nouvelle  claiLse 
que  lui  dictera  sa  prévoyance  :  "  Si  je  me  livre  à  toi,  il  ne  te  sera 
point  libre  de  me  quitter  sans  mon  consentement."  L'homme 
demande  à  son  toui*  la  même  promesse  :  et  voilà  des  deux  côtés  un 
contrat  légitime  fondé  sur  le  bonheur  des  deux  parties. 

Le  mariage  à  vie  est  donc  le  mariage  le  plus  naturel,  le  plus  assorti 
aux  besoins,  aux  circonstances  des  familles,  le  plus  favorable  aux 
indi\idus  poiu'  la  généralité  de  l'espèce.  N'y  eût-il  point  de  lois 
poiu"  l'ordonner,  c'est-à-dii-e,  point  d'autres  lois  que  celles  qui  sanc- 
tionnent les  conti'ats,  cet  arrangement  serait  toujours  le  plus  commun, 
parce  qu'il  est  le  plus  convenable  aux  intérêts  réciproques  des  époux. 
L'amour  de  la  part  de  l'homme,  l'amour  et  la  prévoyance  de  la  part 
de  la  femme,  la  pnidence  éclairée  des  parents  et  leur  affection,  tout 
concoui-t  à  faire  imprimer  le  caractère  de  perpétuité  au  contrat  de 
cette  alliance. 

Mais  que  penserait-on  si  la  femme  y  ajoutait  cette  clause?  "Il 
ne  me  sera  pas  libre  d'être  quitte  de  toi,  dussions-nous  amver  à 
nous  haïr  autant  que  nous  nous  aimons  à  présent."  Une  telle  con- 
dition paraît  un  acte  d'ineptie  :  elle  a  quelque  chose  de  contradictoire 
et  d'absurde  qui  choque  au  premier  coup  d'oeil  :  tout  le  monde  s'ac- 
corderait à  regarder  un  pareil  vœu  comme  téméraire,  et  à  penser  que 
l'huiuanité  doit  le  faire  abolii'. 

Mais  cette  clause  absurde  et  cruelle,  ce  n'est  pas  la  femme  qui  la 
demande,  ce  n'est  pas  l'homme  qui  l'invoque,  c'est  la  loi  qui  l'impose 
aux  deux  époux  comme  une  condition  à  laquelle  ils  ne  peuvent 
écha])per.  La  loi  sm-vient  au  milieu  des  contractants  :  elle  les  sui*- 
prend  dans  les  transports  de  la  jeunesse,  dans  ces  moments  qui 
ouvrent  toutes  les  perspectives  du  bonheur  :  elle  leur  dit  :  "  Vous 
vous  unissez  dans  l'espoir  d'être  heureux,  mais  je  vous  déclare  que 
vous  entrez  dans  une  prison  dont  la  porte  est  mui'ée  sur  vous  :  je 
serai  inexorable  aux  cris  de  votre  doideui",  et  quand  vous  vous 
battriez  avec  vos  fers,  je  ne  souiîrirari  jamais  qu'on  vous  en  délivre." 

Croire  à  la  perfection  de  l'objet  aimé,  croii'e  à  l'éternité  de  la 
passion  qu'on  ressent  et  qu'on  inspire,  voilà  des  illusions  qu'on  peut 
pardonner  à  deux  enfants  dans  l'aveuglement  de  l'amom-.  Mais  de 
vieux  jurisconsultes,  des  législateiu's  blanchis  par  les  années  ne 
donnent  pas  dans  cette  chimère.  S'ils  croyaient  à  cette  éternité 
des  passions,  à  quoi  bon  interdire  un  pouvoir  dont  on  ne  voudrait 


MARIAGE.  185 

jamtiis  user  ?  Mais  non  :  ils  ont  prévu  l'inconstance,  ils  ont  prévu 
les  haines  ;  ils  ont  prévu  qu'au  plus  violent  amour  poui'rait  succéder 
la  plus  violente  antipathie,  et  c'est  avec  tout  le  sang-froid  de  l'in- 
différence qu'ils  ont  prononcé  l'éternité  de  ce  vœu,  lors  même  que  le 
sentiment  qui  l'a  dicté  serait  effacé  par  le  sentiment  contraire.  S'il 
y  avait  une  loi  qui  ne  permît  de  prendre  un  associé,  un  tuteur,  un 
intendant,  im  compagnon,  qu'à  condition  de  ne  s'en  jamais  séparer  : 
quelle  tyrannie,  dirait-on,  quelle  démence  !  Un  époux  est  tout  à 
la  fois  un  compagnon,  un  tuteui-,  un  intendant,  im  associé,  et  plus 
encore  :  et  cependant  on  ne  peut  avoir,  dans  la  plupart  des  pays 
policés,  que  des  époux  éternels. 

Yivi-e  sous  l'autorité  perpétuelle  d'un  homme  qu'on  déteste,  c'est 
déjà  im  esclavage.  Être  contrait  de  recevoir  ses  embrassements,  c'est 
un  malheur  trop  grand  poui-  avoir  été  toléré  sous  l'esclavage  même. 
On  a  beau  dii'e  que  le  joug  est  réciproque  :  la  réciprocité  ne  fait  que 
doubler  le  malheur. 

Si  le  mariage  présente  au  commun  des  hommes  le  seul  moyen  de 
satisfaire  pleinement  et  paisiblement  ce  désir  impéiieux  de  l'amour, 
les  en  détourner,  c'est  les  priver  de  ses  douceurs,  c'est  faire  un  mal 
proportionnellement  grave.  Or,  quel  plus  terrible  épouvantaU  que 
l'indissolubilité  de  cet  engagement?  Mariage,  sei-vice,  pays,  état 
quelconque  ;  défense  d'en  sortir,  c'est  défense  d'y  entrer. 

Il  ne  faut  qu'indiquer  une  autre  observation  juste,  mais  commune. 
L'infidélité  dans  les  mariages  est  en  raison  de  leur  rareté.  Plus  il  y 
a  de  séducteurs,  plus  les  séductions  doivent  être  fréquentes. 

Enfin,  quand  la  mort  est  le  seul  moyen  de  délivrance,  que  d'horri- 
bles tentations,  que  de  crimes  peuvent  résulter  d'ime  position  aussi 
funeste  ....  !  Les  exemples  ignorés  sont  peut-être  plus  nombreux  ' 
que  ceux  qui  percent  ;  et  ce  qui  doit  avoir  Heu  plus  fréquemment 
en  ce  genre,  c'est  le  délit  négatif.  Que  le  crime  est  facile  même  à 
des  cœui-s  qui  ne  sont  pas  pervertis,  lorsqu'il  ne  faut  pour  l'accomplir 
que  l'inaction  !  Exposez  à  un  péril  commim  une  épouse  détestée  et 
\me  maîtresse  adorée  :  fera-t-on  des  efforts  aussi  sincères,  aussi 
généreux  pour  la  première  que  pour  la  seconde  ? 

n  ne  faut  pas  se  dissimuler  qu'il  y  a  des  objections  contre  la  chs- 
solubUité  des  mariages.     Tâchons  de  les  rassembler  et  d'y  répondre. 

Première  objection.  "  Permettez  le  divorce,  aucune  des  parties  ne 
regardera  son  sort  comme  iiTévocablcment  fixé.  Le  mari  jettera  les 
yeux  autour  de  lui  pour  trouver  une  femme  qui  lui  convienne  davan- 
tage :  la  femme  fera  de  même  des  comparaisons  et  des  projets  pour 
changer  d'époux.  Il  en  résulte  une  insécurité  perpétuelle  et  réci- 
proque par  rapport  à  cette  espèce  si  précieuse  de  propriété  siu- 
laquelle  on  arrange  tout  son  plan  de  rie." 


186  MARIAGE. 

Réponse.  1°  Ce  même  inconvénient  existe  en  partie  sous  d'autres 
noms  dans  le  mariage  indissoluble,  lorsque,  selon  la  supposition, 
l'attachement  re'ciproque  est  éteint.  Ce  n'est  pas  une  nouvelle 
épouse  qu'on  cherche,  mais  une  nouvelle  maîtresse  :  ce  n'est  pas  un 
second  époux,  mais  un  autre  amant.  Les  devoirs  sévères  de  l'hymen, 
ses  défenses,  trop  faciles  à  éluder,  servent  peut-être  à  exciter  l'incon- 
stance plus  qu'à  la  prévenir.  Ne  sait-on  pas  que  la  défense  et  la 
contrainte  servent  de  stimulant  aux  passions?  N'est-ce  pas  ime 
vérité  d'expérience  que  les  obstacles  mêmes,  à  force  d'occuper 
l'imagination,  à  force  de  ramener  l'esprit  au  même  objet,  ne  servent 
qu'à  fortifier  le  désir  de  les  vaincre  ?  Le  régime  de  la  liberté  pro- 
duirait moins  de  fantaisies  errantes  que  celui  de  la  captivité  conju- 
gale. Rendez  les  mariages  dissolubles,  il  y  aura  plus  de  séparations 
apparentes,  et  il  y  aura  moins  de  séparations  réelles. 

2°  Il  ne  faut  pas  se  borner  à  considérer  l'inconvénient  de  la  chose  ; 
il  faut  voir  aussi  ses  avantages.  Chacun  de  son  côté,  sachant  ce  qu'il 
peut  perdre,  ctdtivera  les  moyens  de  plaii'e,  qvù  avaient  commencé 
l'affection  réciproque.  On  s'appUquera  davantage  à  étudier  les 
caractères  et  à  les  ménager.  On  sentira  la  nécessité  de  faire 
quelques  sacrifices  d'humeur  et  d'amour-propre.  En  un  mot,  les 
soins,  les  attentions,  les  complaisances  se  prolongeront  dans  l'état 
du  mariage,  et  ce  qu'on  ne  fait  que  pour  obtenir-  l'amoiu',  on  le  fera 
pour  le  conserver. 

3°  Les  jeunes  personnes  à  marier  seront  moins  souvent  saciifiées 
par  l'avarice  et  la  cupidité  de  leurs  parents.  Il  faudra  bien  consulter 
les  inclinations  avant  de  former  des  nœuds  qui  seraient  rompus  par 
des  répugnances.  Les  convenances  réelles  sur  lesquelles  repose  le 
bonheur,  les  rapports  d'âge,  d'éducation  et  de  goût  entreront  alors 
dans  les  calculs  de  la  prudence.  Il  ne  sera  plus  possible  de  marier 
les  biens,  comme  on  dit,  sans  marier  les  personnes.  Avant  de  former 
un  établissement,  on  examinera  tout  ce  qui  peut  le  rendre  durable. 

Seconde  objection.  "  Chaque  conjoint,  regardant  la  liaison  comme 
passagère,  n'épousera  qu'avec  indiô'érence  les  intérêts  et  spéciale- 
ment les  intérêts  pécuniaires  de  l'autre.  De  là,  profusion,  négli- 
gence, mauvaise  économie  en  tout  genre." 

Réponse.  Même  danger  dans  les  sociétés  de  commerce,  et  cepen- 
dant ce  danger  se  réalise  assez  rarement.  Le  mariage  dissoluble  a 
un  lien  que  ces  sociétés  n'ont  pas,  le  plus  fort,  le  plus  durable  de 
tous  les  liens  moraux,  rafi"ection  pour  les  enfants  commims,  qui 
cimente  l'affection  réciproque  des  époux.  Dans  le  mariage  indisso- 
luble ne  voit-on  pas  plus  fréquemment  cette  mauvaise  économie  (]ue 
dans  les  sociétés  de  commerce?  Pourquoi?  c'est  im  effet  de  l'in- 
différence  et  du  dégoût  qui  donne   à  dot;   époux   ennuyés  l'un   de 


MARIAGE.  187 

l'autre  im  besoin  continuel  de  se  fuii',  et  de  chercher  de  nouvelles 
distractions.  Le  lien  moral  des  enfants  est  dissous  ;  leui-  éducation, 
le  soin  de  leiu-  bien-être  futiu"  est  à  peine  un  objet  secondaire  ;  le 
charme  de  l'intérêt  commim  s'évanouit  ;  chacun  de  son  côté  à  la 
poursuite  de  ses  plaisirs  s'inquiète  peu  de  ce  qui  doit  arriver  après 
lui.  Ainsi  un  principe  de  désimion  entre  les  époux  introduit  de 
mille  manières  la  négligence  et  le  désordre  dans  leiu's  affaires  domes- 
tiques ;  et  la  ruine  de  leur  fortune  est  bien  souvent  une  conséquence 
immédiate  de  l'éloignement  de  leurs  cœurs.  Sous  le  régime  de  la 
liberté,  ce  mal  n'existerait  plus.  Avant  d'avoir  désimi  les  intérêts, 
le  dégoût  am-ait  séparé  les  personnes. 

La  faculté  du  divorce  tend  plus  à  prévenir  la  prodigalité  qu'à  la 
faire  naître.  On  craindrait  de  donner  une  raison  si  légitime  de 
mécontentement  à  un  associé  dont  on  a  besoin  de  se  concilier  l'es- 
time. L'économie,  appréciée  à  toute  sa  valeur  par  la  prudence 
intéressée  des  deux  époux,  sera  toujoui's  d'im  si  grand  mérite  a  levu's 
yeux,  qu'elle  couvi-irait  bien  des  fautes,  et  qu'en  sa  faveiu-  ils  se  par- 
donneraient bien  des  torts. — On  sentirait  d'ailleui's  qu'en  cas  de 
divorce,  celle  des  deux  parties  qui  se  serait  fait  une  réputation  d'in- 
eonduite  et  de  prodigalité  am-ait  beaucoup  moins  de  chances  pour 
former  d'autres  Hens  avantageux. 

Troisième  objection.  "  La  dissolubilité  du  mariage  donnera  au  plus 
fort  des  conjoints  une  disposition  à  maltraiter  le  plus  faible  pour 
arracher  son  consentement  au  divorce." 

Réponse.  Cette  objection  est  solide  ;  elle  mérite  la  phis  grande 
attention  de  la  part  du  législatcui-.  Il  suffit  hciu-eusement  d'une 
seule  précaution  poui"  en  diminuer  le  danger.  En  cas  de  mauvais 
traitement,  liberté  à  la  partie  maltraitée  et  non  pas  à  l'autre.  Dès 
lors,  plus  un  mari  désirerait  le  divorce  pour  se  remarier,  plus  il 
craindrait  de  se  mal  conduire  avec  sa  femme,  de  peur  que  quelques 
actes  ne  pussent  s'interpréter  comme  des  violences  destinées  à  forcer 
son  consentement.  Les  moyens  grossiers  et  brutaux  étant  interdits, 
il  ne  Ixxi  restera  plus  pour  l'engager  à  ime  séparation  que  les  moyens 
attrayants.  Il  la  tentera,  s'il  le  peut,  par  l'oflEre  d'ime  fortime  indé- 
pendante ;  ou  même  il  cherchera  pour  elle  un  autre  époux  qu'il 
puisse  lui  faire  accepter  comme  le  piix  de  sa  rançon. 

Quatrième  objection.  "  Elle  se  tire  de  l'intérêt  des  enfants.  Que 
deviendront-Us  lorsque  la  loi  a  rompu  l'union  entre  leurs  père  et 
mère  ?  " 

Réponse.  Ce  qu'ils  deviendraient  si  la  mort  Tavait  rompue  ;  mais 
dans  le  cas  du  divorce,  leur  désavantage  n'est  pas  si  grand.  Les 
enfants  peuvent  continuer  à  A-ivre  chez  le  parent  dont  les  soins  leur 
sont  le  i)lus  nécessaù'es  ;  car  la  loi.  consultant  leur  intérêt,  ne  man- 


188  MARIAGE. 

qiiera  pas  de  confier  les  garçons  au  père  et  les  filles  à  la  mère.  Le 
grand  danger  des  enfants,  après  le  décès  d'un  parent,  est  de  passer 
sous  le  régime  d'un  beau-père  ou  d'une  belle-mère,  qui  les  voit 
souvent  avec  des  yeux  ennemis.  Les  filles  sui-tout  sont  exposées 
aux  plus  fâcheux  traitements  sous  le  despotisme  habituel  d'une 
marâtre.  Dans  le  cas  de  divorce,  ce  danger  n'existe  pas.  Les 
garçons  aiu'ont  leur  père  pour  les  gouverner,  les  filles  auront  leur 
mère.  Lem*  éducation  souffiira  moins  qu'elle  n'aui-ait  souffert  des 
discordes  et  des  haines  domestiques.  Si  donc  l'intérêt  des  enfants 
était  une  raison  suffisante  pour  défendre  les  secondes  noces  en  cas 
de  divorce,  à  plus  forte  raison  le  serait-il  en  cas  de  mort. 

Au  reste,  la  dissolution  d'un  mariage  est  un  acte  assez  important 
pour  le  soumettre  à  des  formalités  qui  peuvent  tout  au  moins  avoir 
l'effet  de  prévenir  un  caprice,  et  de  laisser  aux  deux  parties  le  temps 
de  la  réflexion.  L'intervention  d'un  magistrat  est  nécessaire,  non- 
seulement  pom"  constater  qu'il  n'y  a  point  eu  de  "siolence  de  la  part 
du  mari  poiu'  forcer  le  consentement  de  la  femme,  mais  encore  pour 
interposer  un  délai  jdIus  ou  moins  long  entre  la  demande  du  divorce 
et  le  divorce  même. 

C'est  ici  une  de  ces  questions  sur  lesquelles  les  sentiments  seront 
toujoui's  partagés.  Chacun  sera  porté  à  approuver  ou  à  condamner 
le  divorce  selon  le  bien  ou  le  mal  qu'il  am-a  vu  résulter  de  quelques 
cas  particidiers,  ou  selon  son  intérêt  personnel. 

En  Angleterre  im  mariage  peut  se  dissoudre  dans  le  cas  seulement 
où  l'adultère  de  la  femme  est  prouvé.  Mais  il  faut  passer  par 
plusieurs  tribunaux,  et  comme  \m  acte  du  parlement  à  ce  sujet 
coûte  au  moins  cinq  cents  livres  sterling,  le  divorce  n'est  accessible 
qu'à  une  classe  très-limitée. 

En  Ecosse  l'adultère  du  mari  suffit  pour  fonder  un  divorce.  La 
loi  à  cet  égard  se  montre  facUe,  mais  elle  a  un  côté  de  rigueur.  En 
dissolvant  le  mariage,  elle  ne  pennet  pas  à  la  parrie  coupable  d'en 
contracter  un  aiitre  avec  le  complice  de  son  délit. 

En  Suède,  il  est  permis  pour  adultère  des  deux  parts  :  ce  qui 
reA'ient  au  même  que  s'il  était  permis  par  consentement  mutuel  ; 
l'homme  se  laisse  accuser  d'adultère  et  le  mariage  est  rompu.  En 
Danemark,  il  en  est  de  même,  à  moins  qu'on  ne  puisse  prouver  la 
collusion. 

Sous  le  code  Frédéiic,  on  peut  se  séparer  de  plein  gré  et  se  re- 
marier ensuite,  mais  à  condition  de  s'ennuyer  seul  tme  année  entière. 
Il  semble  que  cet  intei-valle  ou  une  parrie  de  cet  intervalle  serait 
mieux  employé  en  délai,  avant  d'accorder  le  divorce. 

A  Genève,  l'adultère  était  une  raison  suffisante,  mais  la  sépara- 
tion pouvait  s'effectuer  pour  la  simple  incompatibilité  de  caractères  : 


MARIAGE.  189 

une  femme,  en  quittant  la  maison  de  son  mari,  et  se  retirant  chez 
des  amis  ou  des  parents,  donnait  lieu  à  une  demande  en  divorce,  qui 
avait  toujours  son  eflfet  légal.  Le  divorce  était  rare  ;  mais  comme 
il  était  proclamé  dans  toutes  les  égHses,  cette  proclamation  était  une 
sorte  de  peine  ou  de  censure  publique  toujom's  redoutée. 

Depuis  que  le  mariage  est  dissoluble  en  France  au  gré  des  parties, 
on  a  vu  à  Paris,  sur  la  totalité  des  mariages,  entre  cinq  et  six  cents 
divorces  dans  les  deux  dernières  années.  Il  est  bien  difficile  de 
juger  des  effets  d'une  institution  dans  sa  nouveauté. 

Les  divorces  ne  sont  pas  communs  dans  les  pays  où  ils  ont  été 
longtemps  autorisés.  Les  mêmes  raisons  qui  empêchent  les  légis- 
lateurs de  les  permettre  détournent  les  particuliers  de  s'en  préva- 
loir où  ils  sont  permis.  Le  gouvernement  qui  les  interdit  prend  sur 
lui  de  décider  qu'H  entend  mieux  les  intérêts  des  individus  qu'eux- 
mêmes.     La  loi  a  un  mauvais  effet  ou  n'en  a  aucim. 

Dans  tous  les  pays  civilisés,  la  femme  qui  a  essuyé  des  sévices  et 
de  mauvais  traitements  de  la  part  du  mari,  a  obtenu  des  tribunaux 
ce  qu'on  appelle  une  séparation  :  il  n'en  résulte  pour  aucune  des 
parties  la  pennission  de  se  remarier.  Le  piincipe  ascétique,  ennemi 
des  plaisirs,  a  permis  l'adoucissement  des  peines.  La  femme  ou- 
tragée et  son  tyran  subissent  le  même  sort  ;  mais  cette  apparente 
égalité  couvre  une  Inégalité  bien  réelle.  L'opinion  laisse  une  grande 
liberté  au  sexe  dominant  et  impose  au  plus  faible  une  grande  gêne. 

SECTION  III. 

À  QUELLES  CONDITIOÎfS  ? 

n  ne  s'agit  ici  que  de  chercher  les  conditions  matrimoniales  qui, 
sous  le  principe  de  l'utUité,  con\T.ennent  le  mieux  au  grand  nombre  : 
car  U  doit  être  permis  aux  intéressés  de  faire  dans  les  contrats  des 
stipulations  particulières  ;  en  d'autres  termes,  les  conditions  doivent 
être  laissées  à  leur  volonté,  sauf  les  exceptions  ordinaù-es. 

Première  condition.  "  La  femme  sera  soumise  aux  lois  de  l'homme, 
sauf  recours  à  la  justice."  Maître  de  la  femme  poiu*  ce  qui  regarde 
ses  intérêts  à  lui,  il  sera  tuteur  de  la  femme  pour  ce  qui  regarde  ses 
intérêts  à  elle.  Entre  deux  personnes  qui  passent  leur  vie  en- 
semble, les  volontés  peuvent  à  tout  moment  se  contredire.  Le  bien 
de  la  paix  veut  qu'on  établisse  une  prééminence  qui  prévienne  ou 
termine  les  contestations.  Mais  pourquoi  est-ce  à  l'homme  à  gou- 
verner ?  Parce  qu'il  est  le  plus  fort.  Dans  ses  mains  le  pouvoir  se 
maintient  de  lui-même.  Donnez  l'autorité  à  la  femme,  chaque 
moment  verrait  éclater  des  révoltes  de  la  part  de  l'époux.  Cette 
raison  n'est  pas  la  seule  ;  il  est  probable  que  l'homme,  par  son  genre 


190  MARIAGE. 

de  vie,  acquiert  plus  d'expérience,  plus  d'aptitude  aux  affaires,  plus 
de  suite  dans  l'esprit.  A  ces  deux  égards  il  y  a  des  exceptions, 
mais  il  s'agit  de  faire  une  loi  générale. 

J'ai  dit,  sauf  recours  à  la  justice,  car  il  ne  s'agit  pas  de  faire  de 
l'homme  un  tyran,  et  de  réduire  à  l'état  passif  de  l'esclavage  le  sexe 
qui,  par  sa  faiblesse  et  sa  douceur,  a  le  plus  besoin  de  la  protection 
des  lois.  Les  intérêts  des  femmes  n'ont  été  que  trop  saciifiés.  A 
Rome,  les  lois  du  mariage  n'étaient  que  le  code  de  la  force  et  le 
partage  du  lion. — Mais  ceux  qui,  par  quelque  notion  vague  de  justice 
et  de  générosité,  veulent  donner  aux  femmes  ime  égalité  absolue,  ne 
font  que  leur  tendi'e  un  piège  dangereux.  Les  dispenser  autant 
qu'on  le  poiu'rait  par  les  lois  de  la  nécessité  de  plaire  à  leurs  époux, 
ce  serait,  dans  le  sens  moral,  affaiblir  leur  empire  au  Heu  de  l'aug- 
menter. L'homme,  assuré  de  sa  prérogative,  n'a  pas  les  inquiétudes 
de  l'amour-propre,  et  en  jouit  même  en  la  cédant.  Substituez  à 
cette  relation  une  rivalité  de  pouvoirs,  l'orgueil  du  plus  fort  con- 
tinuellement blessé  en  ferait  vm.  antagoniste  dangereux  poiu'  le  plus 
faible  ;  et  regardant  plus  à  ce  qu'on  lui  ôte  qu'à  ce  qu'on  lui  laisse, 
il  tournerait  tous  ses  efforts  vers  le  rétablissement  de  sa  préé- 
minence. 

Seconde  condition.  "  L'administration  sera  à  l'homme  seul."  C'est 
une  conséquence  naturelle  et  immédiate  de  son  empii'e.  D'ailleurs, 
c'est  ordinaii'ement  par  son  travail  que  le  bien  s'acquiert. 

Troisième  condition.  "  Le  droit  de  jouissance  sera  commun  à  tous 
les  deux."  Cette  clause  est  admise  1°  poui*  le  bien  de  l'égalité  ;  2°  pour 
donner  aux  deux  parties  le  même  degré  d'intérêt  à  la  prospérité 
domestique  :  mais  ce  droit  est  nécessairement  modifié  par  la  loi 
fondamentale  qui  soumet  la  femme  à  la  puissance  du  mari. 

La  diversité  des  conditions  et  de  la  nature  des  biens  exigeront 
beaucoup  de  détails  de  la  part  du  législateur.  Ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  de  les  donner. 

Quatrième  condition.  "  La  femme  observera  la  fidéhté  conjugale." 
(Je  n'exposerai  pas  ici  les  raisons  qui  doivent  faire  ranger  l'adultère 
parmi  les  délits  ;  elles  seront  traitées  et  développées  dans  le  Code 
pénal.) 

Cinquième  condition.  "  L'homme  observera  de  même  la  fidélité 
conjugale."  (Les  motifs  pour  ériger  l'adxiltère  de  l'époux  en  délit 
ont  beaucoup  moins  de  poids  ;  mais  il  y  a  encore  des  raisons  assez 
fortes  pour  établir  cette  condition  légale.  EUes  seront  de  même 
exposées  dans  le  Code  pénal.) 


MARIAGE.  191 

SECTION  IV. 

À  QUEL  ÂGE  ? 

A  quel  âge  sera-t-il  permis  de  se  marier  ?  Il  ne  doit  jamais 
l'être  avant  l'âge  où  les  parties  contractantes  sont  censées  connaître 
la  valeiu-  de  cet  engagement,  et  l'on  doit  être  encore  plus  sévère  à 
cet  égard  dans  les  pays  où  le  mariage  est  indissoluble.  Que  de 
précautions  ne  faudrait-il  pas  pour  prévenir  un  engagement  témé- 
raire lorsque  le  repentir  serait  inutile  ?  Le  di'oit  ne  peut  avoii'  dans 
ce  cas  d'époque  antérieure  à  ceUe  où  l'individu  entre  dans  l'ad- 
ministration de  ses  biens.  Il  serait  absurde  qu'un  homme  pût 
disposer  de  lui-même  poiu'  toujours  à  un  âge  où  il  ne  lui  est  pas 
permis  d'aliéner  un  pré  de  la  valeur  de  dix  écus, 

SECTION  V. 

À  QUI  LE  CHOIX  ? 

De  qui  dépendra  le  choix  d'un  époux  ou  d'une  épouse  ?  Cette  ques- 
tion présente  une  absurdité  apparente,  sinon  réelle  :  comme  si  un  tel 
choix  pouvait  appartenir  à  quelque  autre  qu'à  la  partie  intéressée. 

Les  lois  n'aui'aient  jamais  dû  confier  ce  pouvoir  aux  pères  :  il  leur 
manque  deux  choses  essentielles  pour*  le  bien  exercer  ;  les  connais- 
sances requises  pour  un  tel  choix,  et  ime  volonté  dirigée  au  vrai 
but.  La  manière  de  voir  et  de  sentir  des  pères  et  des  enfants  n'est 
pas  la  même  ;  Us  n'ont  pas  le  même  intérêt.  L'amour  est  le  mobile 
de  la  jexmesse  ;  les  vieillards  ne  s'en  soucient  guère  :  la  fortune,  en 
général,  est  une  faible  considération  auprès  des  enfants  ;  elle  absorbe 
toutes  les  autres  chez  les  pères.  Ce  que  veut  le  fils,  c'est  d'être 
heureux  ;  ce  que  veut  le  père,  c'est  qu'il  le  paraisse.  Le  fils  peut 
vouloir  saciifier  tout  autre  intérêt  à  celui  de  l'amoxu-  ;  mais  le  père 
veut  qu'il  sacrifie  cet  intérêt  à  tout  autre. 

Recevoii'  dans  sa  famUle  un  gendi-e  ou  une  bni  qui  déplaît,  c'est 
une  circonstance  fâcheuse  pom'  un  père  ;  mais  n'est-il  pas  bien  plus 
cruel  pour  les  enfants  d'être  privés  de  l'époux  ou  de  l'épouse  qui 
ferait  leur  bonheur  ?  Comparez  les  peines  de  paxt  et  d'autre  :  y  a-t-il 
égalité  ?  Comparez  la  dm'ée  probable  de  la  carrière  du  père  et  du 
fils  ;  voyez  si  vous  devez  sacrifier  celle  qui  commence  à  celle  qui 
finit. — Voilà  poui-  le  simple  di'oit  d'empêcher.  Que  serait-ce  si, 
sous  le  masque  d'un  père,  un  tjTan  impitoyable  pouvait  abuser  de 
la  douceur  et  de  la  timidité  de  sa  fille,  pour  la  forcer  d'unir  son  sort 
à  un  époux  détesté  ? 

Les  liaisons  des  enfants  dépendent  beaucoup  des  pères  et  des 
mères.     Cela  est  vrai  en  partie  pour  les  fils,  et  entièrement  poiu-  les 


192  MARIAGE. 

filles.  Si  les  parents  négligent  d'user  de  ce  droit,  s'ils  ne  s'ap- 
pliquent pas  à  diriger  les  inclinations  de  leur  famille,  s'ils  abandon- 
nent au  hasard  le  choix  de  leurs  connaissances,  à  qui  doivent-ils  se 
prendre  des  imprudences  de  la  jeunesse?  Au  reste,  en  leur  étant 
le  pouYoii'  de  gêner  et  de  forcer,  il  ne  faut  pas  leur  ôter  celui  de 
modérer  et  de  retarder.  On  peut  distinguer  deux  époques  dans 
l'âge  nubile.  Pendant  la  première,  le  défaut  de  consentement  des 
parents  suffli-ait  pour  annuler  le  mariage.  Pendant  la  seconde,  ils 
auraient  encore  le  droit  de  retarder  de  quelques  mois  la  célébration 
du  contrat.  Ce  temps  leur  serait  donné  pour  faii'e  valoir  leurs 
conseils. 

n  existe  une  coutume  bien  singulière  dans  un  pays  de  l'Europe 
renommé  par  la  sagesse  de  ses  institutions.  Le  consentement  des 
pères  est  nécessaire  aux  mineui's,  à  moins  que  les  amants  ne  puis- 
sent faire  cent  lieues  avant  d'être  atteints.  Mais  s'ils  ont  le  bon- 
heur d'arriver  dans  un  certain  village,  et  de  faire  prononcer  à  la 
minute  une  bénédiction  nuptiale  par  le  premier  venu,  qui  ne  leur 
fait  aucune  question,  le  mariage  est  valide,  et  l'autorité  paternelle 
est  déjouée.  Est-ce  poui-  l'encouragement  des  aventmiers  qu'on 
laisse  subsister  un  privilège  de  cette  nature?  Est-ce  un  désir 
secret  d'afFaibHi*  le  pouvoir  des  pères,  ou  de  favoriser  ce  qu'on  ap- 
pelle ailleui's  des  ^nésalliatices"? 

SECTION  YI. 

COMBIEÎf  DE  CONTRACTAÏîTS  ? 

Entre  combien  de  personnes  ce  contrat  doit-il  subsister  à  la  fois  ? 
En  d'autres  termes,  doit-on  tolérer  la  polygamie  ?  La  polygamie  est 
simple  ou  double.  La  simple  est  ou  po?(/^î/n{e,  multiplicité  d'épouses, 
ou  polyandrie,  multiplicité  d'époux. 

La  polygynie  est-elle  utile  ou  nuisible  ?  Tout  ce  qu'on  a  jamais 
pu  dii'e  en  sa  faveur  se  rapporte  à  certains  cas  particuliers,  à  cer- 
taines circonstances  pasagères,  lorsqu'un  homme  par  les  maladies  de 
sa  femme  serait  privé  des  douceurs  du  mariage,  ou  lorsque,  par  sa 
profession,  il  serait  obligé  de  diviser  son  temps  entre  deux  demeures, 
comme  un  patron  de  vaisseau,  etc. 

Qu'un  tel  arrangement  fût  quelquefois  convenable  à  l'homme, 
cela  se  peut  ;  mais  il  ne  le  serait  jamais  aux  femmes.  Pour  chaque 
homme  favorisé,  il  y  aurait  toujours  deux  femmes  dont  les  intérêts 
seraient  saciifiés. 

1°  L'effet  d'ime  telle  licence  serait  d'aggraver  l'inégalité  des  con- 
ditions. La  supériorité  de  richesses  n'a  déjà  que  trop  d'ascendant, 
et  cette  institution  lui  en  donnerait  davantage.     Tel  riche,  traitant 


MARIAGE.  193 

avec  une  fille  sans  fortune,  se  prévaudrait  de  sa  position  pour  se 
ménager  le  di-oit  de  lui  donner  une  rivale.  Chacune  de  ses  femmes 
se  trouverait  réduite  à  la  moitié  d'un  époux,  tandis  qu'elle  aurait  pu 
faire  le  bonheur  de  tel  homme  qui,  en  conséquence  de  cet  arrange- 
ment Loi  que,  est  privé  d'une  compagne. 

2°  Que  deviendrait  la  paix  des  familles?  Les  jalousies  des 
épouses  rivales  se  propageraient  parmi  leurs  enfants.  Ils  forme- 
raient deux  partis  opposés,  deux  petites  armées,  ayant  chacune  à 
leur  tête  une  protectrice  également  puissante,  au  moins  par  ses 
droits  ;  quelle  scène  î  quelles  contentions  !  Quel  acharnement  ! 
Quelle  animosité  î  De  l'afiaiblissement  des  nœuds  fraternels  ré- 
sulterait un  affaiblissement  pareil  dans  le  respect  filial.  Chaque  fils 
verrait  dans  son  père  le  protecteur  de  son  ennemi.  Tous  ses  actes 
de  bonté  ou  de  sévérité,  interprétés  par  des  préventions  opposées, 
seraient  attribués  à  des  sentiments  injustes  de  faveur  ou  de  haine. 
L'éducation  de  la  jeunesse  serait  ruinée  au  milieu  de  ces  passions 
hostiles,  sous  un  système  de  favem'  ou  d'oppression  qui  corromprait 
les  ims  par  la  rigueur  et  les  autres  par  Tindulgcnce.  Dans  les 
mœurs  orientales,  la  polygamie  siibsiste  avec  la  paix  ;  mais  l'escla- 
vage prévient  la  discorde  :  un  abus  en  pallie  un  autre  ;  tout  est 
tranquille  sous  le  même  joug. 

n  en  résulterait  poiir  le  mari  un  accroissemont  d'autorité.  Quel 
empressement  à  le  satisfaire  !  Quel  plaisir  de  devancer  sa  rivale 
dans  un  acte  qui  doit  plaire  à  l'époux  !  Serait-ce  un  mal  ou  un 
bien?  Ceux  qui  par  une  basse  opinion  des  femmes  s'imaginent 
qu'elles  ne  sauraient  être  trop  soumises,  doivent  trouver  la  poly- 
gamie admirable.  Ceux  qui  pensent  que  l'ascendant  de  ce  sexe  est 
favorable  à  l'adoucissement  des  mœm-s,  qu'il  augmente  tous  les 
plaisirs  de  la  société,  que  l'autorité  douce  et  persuasive  des  femmes 
est  salutaire  dans  la  famille,  doivent  trouver  cette  institution  très- 
mauvaise. 

Il  n'est  pas  besoin  de  discuter  sérieusement  la  polyandrie  ni  la 
polygamie  double.  On  aurait  même  trop  dit  sur  le  premier  point, 
s'il  n'était  bon  de  montrer  les  véritables  bases  sur  lesquelles  les 
mœurs  sont  assises. 

SECTIOX  VU. 

AVEC  QrELLES  FORMALITÉS  ? 

Les  formalités  de  ce  contrat  doivent  se  rapporter  à  deux  objets  : 
1°  Constater  le  ftiit  du  consentement  libre  des  deux  parties  et  de  la 
légitimité  de  leur  union.  2°  Notifier  et  constater  la  célébration  du 
mariage  pour  l'avenir.     Il  faut  de  plus  exposer  aux  deux  parties 


194  MARIAGE. 

contractantes  les  di'oits  qu'elles  vont  acquérir,  et  les  obligations  dont 
eUes  vont  se  charger  d'après  la  loi. 

La  plupart  des  peuples  ont  niis  une  grande  solennité  à  cet  acte, 
et  il  n'est  pas  douteux  que  des  cérémonies  qui  frappent  l'imagination 
ne  servent  à  imprimer  dans  l'esprit  la  force  et  la  dignité  du  contrat. 

En  Ecosse,  la  loi,  beaucoup  trop  facUe,  n'exige  aueime  formalité. 
Il  suffit,  poui-  rendi-e  un  mariage  valide,  d'ime  déclaration  réciproque 
de  l'homme  et  de  la  femme,  en  présence  d'un  témoin.  Aussi  est-ce 
sur  la  frontière  d'Ecosse,  dans  un  village  nommé  Gretmi-G-reen,  que 
les  mineurs  d'Angleterre,  impatients  du  joug,  vont  s'émanciper  par 
im  hymen  impromptu. 

En  instituant  ces  formes,  il  faut  éviter  deux  dangers  :  1°  Celui  de 
les  rendre  assez  embarrassantes  poiir  empêcher  un  mariage  lorsqu'il 
ne  manque  ni  liberté  de  consentement,  ni  connaissance  de  cause. 
2°  Celui  de  donner  aux  personnes  qui  doivent  concourir  à  ces  for- 
malités le  pouvoir  d'abuser  de  ce  di-oit,  et  de  s'en  servir  à  quelque 
mauvaise  fin. 

Dans  plusieurs  pays,  U  faut  s'ennuyer  longtemps  dans  le  vestibule 
du  temple  avant  d'arriver  à  l'autel.  Sous  le  titre  de  fiancés,  on 
porte  les  chaînes  de  cet  engagement  sans  en  avoir  les  avantages.  A 
quoi  sert  ce  hors-d'œuvi'e,  qu'à  multiplier  les  embarras  et  à  tendre 
des  pièges  ?  Le  code  Frédéric  est  bien  chargé  à  cet  égard  de  con- 
traintes LautHes.  Le  droit  anglais,  au  contraire,  a  embrassé,  pour 
cette  fois,  le  parti  de  la  simplicité  et  de  la  clarté.  On  sait  à  quoi 
s'en  tenii'.     On  est  marié  ou  on  ne  l'est  pas. 


PRINCIPES 


CODE    PÉNAL. 


0  2 


i 


PRINCIPES 

DU 

CODE  PÉNAL. 


PREMIERE     PARTIE. 

DES  DÉLITS. 

L'objet  de  ce  livre  est  de  faire  connaître  les  délits,  de  les  classer,  et 
de  décrire  les  circonstances  qui  les  aggravent  ou  les  atténuent.  C'est 
le  traité  des  maladies  qui  doit  précéder  celui  des  remèdes. 

La  nomenelatiu-e  vulgaii-e  des  délits  n'est  pas  seidement  incom- 
plète, elle  est  trompeuse.  Il  fallait  commencer  par  la  réformer,  ou 
laisser  la  science  dans  l'obscurité  où  on  l'a  trouvée*. 


CHAPITRE  I. 

CLASSIFICATIOÎÎ  DES  DÉLITS. 


Qu'est-ce  qu'un  délit  ?  Le  sens  de  ce  mot  varie  selon  le  sujet  que 
l'on  traite.  S'agit-il  d'iui  système  de  lois  établies,  délit,  c'est  tout 
ce  que  le  législateur  a  prohibé,  soit  par  de  bonnes,  soit  par  de  mau- 
vaises raisons.  S'agit-il  d'une  recherche  de  théorie  pour  découvrir 
les  meilleures  lois  possibles  selon  le  pi-incipe  de  l'utilité,  on  appelle 
délit  tout  acte  que  l'on  croit  devoii*  être  prohibé  à  raison  de  quelque 
mal  qu'il  fait  naître  ou  tend  à  faii-e  naître.  C'est  le  sens  unique  de 
ce  mot  dans  tout  le  cours  de  cet  ouvrage. 

La  classification  la  plus  générale  des  délits  doit  se  tirer  de  celle 
des  personnes  qui  peuvent  en  être  l'objet.  Nous  les  diviserons  en 
quatre  classes. 

1°  Délits  privés  :  ce  sont  ceux  qui  niùsent  à  tel  ou  tels  individus 
assignablesf,  autres  que  le  délinquant  lui-même. 

*  On  ne  donne  ici  qu'une  idée  très-générale  de  la  division  des  délits.  Voyez 
la  suite  de  cet  ouvrage  :    Vue  complète  d'un  corps  de  droit,  chap.  vi. 

t  Assignable,  c'est  tel  individu  en  particulier  à  l'exclusion  de  tout  autre  ;  c'est 
Pierre.  Paul  ou  Griiillaumc. 


198  SUBDIVISIONS  DES  DELITS. 

2°  Délits  réjlcctlfs  ou  contre  soi-même  :  ce  sont  ceux  par  IcsqueLs 
le  délinquant  ne  nuit  qu'à  lui  seul  ;  ou  s'U  nuit  à  d'autres,  ce  n'est 
que  par  une  conséquence  du  mal  qu'il  s'est  fait  à  lui-même. 

3°  Délits  demi-publics  :  ce  sont  ceux  qui  affectent  une  portion  de 
la  communauté,  un  district,  une  corporation  particulière,  une  secte 
religieuse,  ime  compagnie  de  commerce  ;  enfin,  ime  association  d'ia- 
dividus  imis  par  quelque  intérêt  commim,  mais  formant  un  cercle 
moins  étendu  que  celui  de  l'État. 

Ce  n'est  jamais  un  mal  présent  ni  un  mal  passé  qui  constitue  un 
de  ces  délits.  Si  le  mal  était  présent  ou  passé,  les  individus  qui  le 
souf&'ent  ou  l'ont  soufiert  seraient  assignables  ;  ce  serait  dès  lors  lui 
délit  de  la  première  classe,  un  délit  privé.  Dans  les  délits  demi- 
pubHes,  il  s'agit  d'un  mal  futui",  d'un  danger  qui  concerne  des  indi- 
vidus non  assignables. 

4°  Délits  imhlics  :  ce  sont  ceux  qui  produisent  quelque  danger 
commun  à  tous  les  membres  de  l'État,  soit  à  un  nombre  indéfini 
d"uldi^-idus  non  assignables;  quoiqu'il  ne  paraisse  pas  que  tel  en 
particulier  soit  plus  exposé  à  en  souffiir  que  tout  autre*. 


CHAPITRE  II. 
SUBDIVISIONS  DES  DÉLITS. 

SUBDIVISIONS  DES  DÉLITS  PRIVÉS. 


Comme  le  bonbeiu'  de  l'individu  découle  de  quatre  sources,  les  délits 
qui  peuvent  l'attaquer  peuvent  se  ranger  sous  quatre  subdivisions. 

1.  Délits  contre  la  personne. 

2.  Délits  contre  la  propriété. 

3.  Délits  contre  la  réputation. 

4.  Délits  contre  la  condition,  contre  l'état  domestique  ou  civil, 
l'état  de  père  ou  d'enfant,  de  mari  et  de  femme,  de  maitre  et  de 
sei-viteur,  de  citoyen  et  de  magistrat,  etc. 

Les  délits  qui  nuisent  sous  plus  d'im  rapport  peuvent  être  désignés 
par  des  phrases  composées:  Délits  contre  la  personne  et  la  propriété, 
Délits  contre  la  personne  et  la  réputation,  etc. 

*  Moins  il  y  a  d'individus  dans  un  district  ou  une  corporation,  plus  il  est  pro- 
bable que  les  parties  lésées  seront  assignables,  en  sorte  qu'il  est  quelquefois  difficile 
de  déterminer  si  tel  délit  est  privé  ou  demi-public. — Plus  ce  district  ou  cette  cor- 
poration sont  considérables,  plus  le  délit  qid  les  affecte  est  i>rès  de  coïncider  avec 
les  délits  publics.  Ces  trois  classes  sont  par  conséquent  sujettes  à  se  confondre 
plus  ou  moins  l'une  avec  l'autre.  Mais  cet  inconvénient  est  inévitable  dans 
toutes  les  divisions  idéales  qu'on  est  obligé  de  faire  pour  la  méthode  et  la  clarté 
du  discours. 


SUBDIVISIONS  DES  DELITS  PUBLICS.  199 

Subdivision  des  délits  réjlectifs  ou  contre  soi-même. 

Les  délits  contre  soi-même  sont  à  proprement  parler  des  vices  et 
des  imprudences.  Il  est  utile  de  les  classer,  non  pour  les  soumettre 
à  la  sévérité  du  législateur,  mais  plutôt  poui-  lui  rappeler  par  un  seul 
mot  que  tel  ou  tel  acte  est  moins  de  sa  sphè're. 

La  subdivision  de  ces  délits  est  exactement  la  même  que  celle  des 
délits  de  la  première  classe  ;  autant  de  points  où  nous  sommes 
vulnérables  par  la  main  d'autrui,  nous  le  sommes  aussi  par  la  nôtre. 
Nous  pouvons  nous  nuire  dans  notre  personne,  notre  propriété,  notre 
réputation,  notre  état  civil  et  domestique. 

Subdivision  des  délits  demi-publics. 

La  plupart  de  ces  délits  consistent  dans  la  violation  des  lois  qui 
ont  pour  objet  de  précautionner  les  habitants  d"un  district  contre  les 
diverses  calamités  physiques  auxquelles  ils  poiu'raieut  être  exposés. 
Tels  sont  les  règlements  pour  arrêter  des  maladies  contagieuses,  pour 
préserver  des  digues  et  chaussées,  pour*  se  garantir  des  ravages  d'ani- 
maux nuisibles,  pour  prévenir  des  disettes.  Les  délits  qui  tendent 
à  produire  quelque  calamité  de  ce  genre  fonnent  une  première  espèce 
de  délits  demi-pubhcs. 

Ceux  de  ces  délits  qxii  peuvent  se  consommer  sans  l'intervention 
d'un  fléau  natxirel,  comme  des  menaces  contre  une  certaine  classe  de 
personnes,  des  calomnies,  des  libelles  qui  attentent  à  l'honnem-  d'un 
corps,  des  insultes  à  quelque  objet  de  reHgion,  im  vol  fait  à  une 
société,  la  destiiiction  des  ornements  d'une  ^oUe,  forment  la  seconde 
espèce  des  déHts  demi-publics.  Les  premiers  sont  fondés  sur  quelque 
calamité  :  les  seconds  sont  de  j>î<re  inalice. 

Subdivision  des  délits  publics. 

On  peut  ranger  les  délits  publics  sous  neuf  divisions. 

1.  Délits  contre  la  sûreté  extérieure.  Ce  sont  ceux  qui  ont  ime  ten- 
dance à  exposer  la  nation  aux  attaques  d'un  ennemi  étranger,  comme 
tout  acte  qui  provoque  ou  encourage  une  iavasion  du  territoire. 

2  et  3.  Délits  contre  la  justice  et  la  police.  Il  est  difficile  de  tracer 
la  ligne  qui  sépare  ces  deux  branches  d'administration.  Leurs  fonc- 
tions ont  le  môme  objet,  celui  de  maintenu'  la  paix  intérieiu-e  de 
l'État.  La  justice  se  rapporte  particulièrement  à  des  crimes  déjà 
commis,  sa  puissance  ne  se  déploie  qu'après  la  découverte  de  quelque 
acte  contraire  à  la  sûreté  des  citoyens.  La  poHce  s'applique  à 
prévenir,  soit  les  crimes,  soit  les  calamités  :  ses  expédients  .sont  des 
précautions  et  non  des  peines  :  elle  va  om  devant  du  mal  :  elle  doit 
prévoir  les  maux  et  pourvoii'  aux  besoins. 


200  SUBDIVISION  DES  DELITS  PUBLICS. 

Les  délits  contre  la  justice  et  la  police  sont  ceux  qui  ont  une  ten- 
dance à  contrarier  ou  égarer  les  opérations  de  ces  deux  magistratures. 

4.  Délits  contre  la  force  publique.  Ce  sont  ceux  qui  ont  une 
tendance  à  contrarier  ou  égarer  les  opérations  de  la  force  militaire 
destinée  à  protéger  l'Etat,  soit  contre  ses  ennemis  extérieurs,  soit 
contre  des  adversaires  intérieurs  que  le  gouvernement  ne  peut  sou- 
mettre qu'avec  une  force  armée. 

ô.  Délits  contre  le  trésor  puhlic.  Ce  sont  ceux  qui  tendent  à 
diminuer  le  revenu,  à  contrarier  ou  égarer  l'emploi  de  fonds  destinés 
au  service  de  l'État. 

6.  Délits  contre  la  population.  Ce  sont  ceux  qui  tendent  à  diminuer 
le  nombre  des  membres  de  la  communauté. 

7.  Délits  contre  la  richesse  natiomde.  Ce  sont  ceux  C|ui  tendent  à 
diminuer  la  quantité  ou  la  valeur  des  choses  qui  composent  les  pro- 
priétés individuelles  des  membres  de  la  communauté. 

8.  Délits  contre  la  souveraineté.  H  est  d'autant  plus  difficile  d'en 
donner  une  idée  nette,  qu'il  est  bien  des  États  où  il  serait  presque 
impossible  de  résoudre  cette  question  de  fait  :  Où  réside  le  suprême 
pouvoir  ?  Yoiei  l'explication  la  plus  simple.  On  donne  pour  l'or- 
dinaii'e  le  nom  collectif  de  gouvernement  à  l'assemblage  total  des 
personnes  chargées  des  diverses  fonctions  politiques.  Il  y  a  com- 
munément dans  les  États  une  personne  ou  un  corps  de  personnes,  qui 
assigne  et  distribue  aux  membres  du  gouvernement  leurs  départe- 
ments, leurs  fonctions  et  leurs  prérogatives,  qui  a  autorité  sur  eux 
et  sur  le  tout.  La  personne  ou  le  corps  qui  exerce  ce  pouvoir 
suprême,  est  ce  qu'on  appelle  le  souverain.  Les  délits  contre  la 
souveraineté  sont  ceux  qui  tendent  à  contrarier  ou  à  égarer  les 
opérations  du  souverain,  ce  qu'on  ne  peut  faire  sans  contrarier  ou 
égarer  les  opérations  des  différentes  parties  du  gouvernement. 

9.  Délits  contre  la  religion.  Les  gouvernements  ne  peuvent  avoir, 
ni  ime  connaissance  universelle  de  ce  qui  se  passe  (dans  le  secret), 
ni  ime  puissance  inévitable  qui  ne  laisse  aux  coupables  aucim  moyen 
d'échapper.  Pour  suppléer  à  ces  imperfections  du  pouvoir  humain, 
on  a  cm  nécessaire  d'incidquer  la  croyance  d'un  pouvoir  sumatui'el 
(je  parle  ici  pour  tous  les  systèmes).  On  attribue  à  ce  pouvoir 
supérieur  la  disposition  de  maintenir  les  lois  de  la  société,  de  punir 
et  de  récompeiiser  dans  im  temps  quelconque  les  actions  que  les 
hormnes  n'auront  pu  ni  récompenser  ni  punii-.  On  représente  la 
religion  comme  im  personnage  allégorique  chargé  de  conserver  et  de 
fortifier  parmi  les  hommes  cette  crainte  du  juge  suprême.  Ainsi, 
diminuer  ou  pei-vertir  l'influence  de  la  religion,  c'est  diminuer  ou 
pervertii'  dans  la  même  proportion  les  services  que  l'État  en  retire 
poiu"  réprimer  le  crime  ou  encourager  la  vertu.     Ce  qui  tend  à  con- 


QUELQUES  AUTRES  DIVISIONS.  201 

trarier  ou  égarer  les  opérations  de  cette  piiisi^ance,  c'est  délit  contre 
la  religion*. 


CHAPITRE  III. 

DE  QUELQUES  AUTEES  DIVISIONS. 


Les  divisions  dont  nous  allons  parler  vont  toutes  aboutir  à  la  division 
fondamentale  ;  mais  on  les  emploiera  quelquefois  pour  abréger,  et  poui' 
marquer  quelque  circonstance  paiticulière  dans  la  natm-e  des  délits. 

1.  Délit  comjjlexe,  par  opposition  à  déUt  simple.  Un  délit  qui 
attaque  en  même  temps  la  personne  et  la  réputation,  ou  la  réputa- 
tion et  la  propriété,  est  un  délit  complexe.  Tn  délit  public  peut 
renfenner  un  délit  privé  :  par  exemple,  un  parjure  qui  a  poiu-  effet 
de  soustraire  un  coupable  à  la  peine  est  un  délit  simple  contre  la 
justice  :  un  parjure  qui  a  pour  effet  de  soustraire  le  coupable,  et  de 
faire  tomber  la  peine  sur  un  innocent,  renferme  un  délit  public  et 
un  délit  privé.     C'est  un  délit  complexe. 

2.  Délits  principcmx  et  accessoires.  Le  délit  principal  est  celui  qui 
produit  le  mal  en  question  :  les  délits  accessoires  sont  des  actes  qui 
ont  influé  de  près  ou  de  loin,  qui  ont  préparé  le  délit  principal.  Dans 
le  crime  de  faux  en  fait  de  monnaie,  le  vrai  délit  principal  est  l'acte 
de  celui  qui  la  débite  :  car  c'est  de  là  que  découle  immédiatement  la 
perte  de  celui  qui  la  reçoit.  L'acte  de  celui  qui  a  fabriqué  la  fausse 
monnaie  n'est  sous  ce  point  de  vue  que  le  délit  accessoire. 

3.  Délits  positifs  et  négatifs.  Le  délit  positif  est  le  résultat  d'un  acte 
fait  dans  un  certain  but.  Le  délit  négatif  résulte  de  ce  qu'on  s'est 
abstenu  d'agii-,  de  ce  qu'on  n'a  pas  fait  ce  qu'on  était  tenu  de  faire. 

En  fait  de  diffamation,  Horace  a  bien  distingué  ces  deux  délits  : 

Absenfem  qui  rodit  amicum, 

Qui  non  défendit,  alio  cidpante  .  .  .  hic  niger  est. 

Les  grands  délits,  en  général,  sont  du  genre  positif.  C'est  à  la  classe 
des  délits  publics  qu'appartiennent  les  délits  négatifs  les  plus  graves. 
n  ne  faut  que  le  sommeil  du  pasteur  poui*  faire  périr  le  troupeau. 

H  y  a  bien  des  cas  où,  dans  im  système  perfectionné,  le  délit 
négatif  i^eut  et  doit  se  mettre  à  côté  du  déKt  positif.  Engager  un 
homme  à  passer,  un  flambeau  à  la  main,  dans  une  chambre  qu'on 

*  Il  s'agit  ici  de  l'utilité  de  la  religion  sous  le  point  de  vue  politique,  et  nulle- 
ment de  sa  vérité. 

On  doit  dire  délits  contre  la  religion,  l'entité  abstraite,  et  non  pas  délits  contre 
Die",  l'être  existant.  Car  comment  un  chétif  mortel  pourrait-il  offenser  l'Etre 
impassible,  et  affecter  son  bonheur?  Dans  quelle  classe  rangerait-on  ce  crime 
imaginaire?  Serait-ce  un  délit  contre  sa  pei-sonne,  sa  propriété,  sa  réputation 
ou  son  état? 


202  MAL  DU  SECOND  ORDRE. 

sait  être  pleine  de  poudi-e  à  canon,  à  découvert,  et  causer  ainsi  sa 
mort,  c'est  un  acte  positif  d'homicide  :  mais  que,  le  voyant  aller  de 
lui-même,  on  le  laisse  faire  sans  l'avertir  du  danger  que  l'on  connaît, 
c'est  im  délit  négatif  à  ranger  sous  le  même  chef*. 

4.  Délits  de  mal  imaginaire.  Ce  sont  des  actes  qui  ne  produisent 
pas  de  mal  réel,  mais  que  des  préjugés,  des  erreiu-s  d'admiuistration 
et  des  principes  ascétiques  ont  fait  ranger  parmi  les  délits.  Ces 
délits  varient  selon  les  temps  et  les  lieux.  Ils  ont  leur  origine  et 
leur  fin,  ils  croissent  et  décroissent  comme  les  opinions  qui  leur 
servent  de  base.  Tel  était  à  Eome  le  délit  pour  lequel  on  enterrait 
les  vestales  toutes  vives.  Tels  ont  été  l'hérésie  et  le  sortilège,  qui 
ont  fait  péiir  dans  les  flammes  tant  de  milliers  d'innocents. 

Pour  donner  Tine  idée  de  ces  délits  de  mal  imaginaire,  il  n'est  pas 
nécessaire  d'en  épuiser  le  catalogue  :  il  suffit  d'en  indiquer  quelques 
groupes  piincipaux.  Eemarquez  que  c'est  au  législateur  que  l'on 
s'adresse,  et  non  pas  au  citoyen.  Le  mal  attribué  à  telle  action  est 
imaginaire  :  clone  on  fera  bien  de  ne  point  faire  de  lois  pour  l'inter- 
dire. Yoilà  la  conclusion,  voUà  notre  conseil  ;  et  non  pas,  donc  on 
fera  bien  de  la  commettre  en  dépit  de  V opinion  pidAiqiœ  et  des  lois. 

Délits  de  mal  imaginaire.  1°  Délits  contre  les  lois  imposant  ou 
des  professions  de  croyance  en  matière  de  religion,  ou  des  pratiques 
religieuses.  2°  Délits  consistant  à  faire  des  conventions  innocentes 
que  les  lois  ont  proscrites  par  des  raisons  fausses  :  l'usure  en  peut 
servir  d'exemple.  3°  Délits  consistant  dans  l'émigration  d'ai-tisans 
et  autres  citoyenst.  4°  Délits  consistant  dans  la  violation  des  rè- 
glements prohibitifs  dont  l'effet  est  de  gêner  une  classe  de  citoyens 
pour  en  favoriser  une  autre.  Telle  est  la  défense,  en  Angleterre, 
d'exporter  les  laines,  prohibition  qui  tend  à  assurer  im  profit  aux 
manufactiuicrs  aux  dépens  des  cultivateurs.  . 

iS'ous  verrons,  en  parlant  des  délits  de  lubricité  exempts  de  fraude 
et  de  violence,  et  des  délits  contre  soi-même,  que,  considérés  par 
rapport  au  public,  ils  se  rangent  sous  ce  même  chef. 


CHAPITRE  lY. 

Dr  ilAL  DU  SEC0>'D  ORDRE. 


L'alarme  inspirée  par  les  divers  délits  est  susceptible  de  bien  des 
dcgTés  depuis  l'inquiétude  jusqu'à  la  terreur. 

*  Il  faut  toutefois  observer  que  le  délit  négalif  n'inspire  pas  à  beaucoup  près 
le  même  degi-é  d'alai-me,  et  que  de  plus  il  est  très-difficile  à  prouver. 

t  Le  mal  de  la  prohibition  est  sensible,  et  peut  se  trouver  des  plus  graves. 
Vu  homme  est-il  incapable  de  gagner  son  pain  dans  son  pays  natal,  une  défense  de 


MAL  DU  PREMIER  ORDRE.  203 

Mais  le  plus  ou  moins  d'alarme  ne  dépend-il  pas  de  l'imagination, 
du  tempérament,  de  l'âge,  du  sexe,  de  la  position,  de  rexpérience  ? 
Peut-on  calculer  d'avance  des  effets  qui  varient  selon  tant  de  causes  ? 
En  un  mot,  l'alarme  a-t-eUe  une  marche  assez  régulière  pour  qu'on 
puisse  en  mesurer  les  degrés  ? 

Quoique  tout  ce  qui  est  soumis  à  l'imagination,  cette  faculté  si 
mobile  et  si  fantasque  en  apparence,  ne  puisse  pas  se  réduire  à  une 
précision  rigoureuse,  cependant  l'alarme  générale  produite  par  les 
divers  délits  suit  des  proportions  assez  constantes,  qu'il  est  possible 
de  déterminer.  L'alarme  est  plus  ou  moins  grande  selon  les  circon- 
stances que  noiLS  allons  énimiérer*. 

1°  La  grandeur  du  mal  du  premier  ordre. 

2°  La  bonne  ou  la  mauvaise  foi  du  délinquant  dans  le  fait  en 
question, 

3°  La  position  qui  lui  a  foiuiii  l'occasion  de  commettre  le  délit. 

4°  Le  motif  qui  l'a  fait  agir. 

5"  Le  plus  ou  le  moins  de  facilité  d'empêcher  tel  ou  tel  délit. 

6°  Le  plus  ou  le  moins  de  facilité  de  le  cacher,  et  de  se  soustraire 
à  la  peine. 

7°  Le  cai-actère  que  le  délinquant  a  montré  par  le  délit.  La 
récidive  se  rapporte  à  ce  chef. 

8°  La  condition  de  l'individu  lésé,  en  vertu  de  laquelle  ceux  d'une 
condition  pareille  peuvent  ou  ne  peuvent  pas  ressentii*  l'impression 
de  la  crainte. 

C'est  dans  l'examen  de  ces  circonstances  qu'on  trouve  la  solution 
des  problèmes  les  plus  intéressants  de  la  jurisprudence  pénale. 


CHAPITRE  V. 

DU  MAL  DV  PREMIEE  OEDILE. 


Ox  peut  évaluer  le  mal  du  premier  ordi'e  résultant  d'un  délit  d'après 
les  règles  suivantes. 

1,  Le  mal  d'im  déKt  complexe  sera  plus  grand  que  celui  de  chacim 
des  délits  simples  dans  lesquels  il  peut  se  résoudi-e.  (V.  Délits 
complexes,  chap.  3.) 

TJn  paijiire  dont  l'effet  serait  de  faire  pimii-  im  innocent  produirait 

s'expatrier  est  im  arrêt  de  mort.  Plus  on  examine  le  mal  du  déKt,  plus  on  en 
sent  la  nidlité  :  car  où  est  l'individu  sur  lequel  il  tombe  jamais  en  forme  de 
soidfrance  ? 

*  Ce  qu'il  y  a  de  commmi  entre  toutes  ces  circonstances,  excepté  la  première 
et  la  dernière,  c'est  de  rendre  plus  probable  la  réitération  du  délit. 


204  MAL  DU  PREMIER  ORDRE. 

plus  de  mal  qu'im  parjm-e  qiii  ferait  absoudi'e  un  accusé  coupable  du 
même  délit.  Dans  le  premier  cas,  c'est  un  délit  privé  combiné  avec 
le  délit  public.     Dans  le  second  cas,  c'est  le  délit  public  tout  seul. 

2.  Le  mal  d'un  délit  demi-public  ou  public,  qui  se  propage,  sera 
plus  grand  que  celvd  d'im  délit  privé  de  même  dénomination. — Il  y 
a  plus  de  mal  à  porter  la  peste  dans  tout  un  continent  que  dans  telle 
petite  île  peu  habitée  et  peu  fréquentée. — C'est  cette  tendance  à  se 
propager  qui  fait  l'énormité  particulière  de  l'incendie  et  de  l'inon- 
dation. 

3.  Le  mal  d'un  délit  demi-public,  ou  public,  qui,  au  lieu  de  se 
multiplier,  ne  fait  que  se  répartir,  sera  moins  grand  que  celui  d'un 
délit  privé  de  même  dénomination. — Ainsi,  que  le  trésor  d'une  pro- 
vince soit  volé,  le  mal  du  premier  ordre  sera  moins  grand  que  celui 
d'un  larcin  égal  fait  à  un  individu.  En  voici  la  preuve.  Veut-on 
faire  cesser  le  mal  que  le  particulier  lésé  a  souffert,  il  n'y  a  qu'à  lui 
accorder  aux  fixais  du  public  im  dédommagement  équivalent  à  sa 
perte  ;  mais  voilà  les  choses  ramenées  au  même  point  que  si  le  vol, 
au  lieu  d'être  fait  à  Pierre  ou  à  Paul,  avait  été  fait  au  public  en 
droiture*. 

Les  délits  contre  la  propriété  sont  les  seuls  susceptibles  de  cette 
répartition  :  or,  le  mal  qui  en  résulte  est  d'autant  moindre  qu'il  se 
distribue  sur  un  plus  grand  nombre,  et  sur  des  individus  plus  riches. 

4.  Le  mal  total  d'un  délit  est  plus  grand  s'il  en  résulte  un  mal 
conséquentiel  portant  siu'  le  même  individu. — Si  par  les  suites  d'un 
emprisonnement  ou  d'une  blessure,  vous  avez  manqué  une  place,  un 
mariage,  une  affaire  lucrative,  il  est  claii-  que  ces  pertes  sont  ime 
addition  à  la  masse  du  mal  primitif. 

5.  Le  mal  total  d'un  délit  est  plus  grand  s'il  en  résulte  im  mal 
dérivatif  portant  siu-  autrui. — Si,  par  les  suites  d'xm  tort  qu'on  vous 
a  fait,  votre  femme  ou  vos  enfants  viennent  à  manquer  du  nécessaii-e, 
voilà  une  autre  addition  incontestable  à  la  masse  du  mal  primitif. 

Outre  ces  règles,  qui  servent  dans  tous  les  cas  à  évaluer  le  mal  du 
premier  ordi-e,  il  faut  tcnii-  compte  des  aggravations,  c'est-à-dire  des 
circonstances  particulières  qui  augmentent  ce  mal.  On  en  verra 
ime  table  complète,     Yoici  les  piincipales. 

Le  mal  du  délit  augmenté  par  une  portion  extraordinaire  de  douleur 
physique  qui  n'est  pas  de  l'essence  du  délit.  Surcroît  de  douleur 
jihijsique. 

Le  mal  du  délit  augmenté  par  une  circonstance  qui,  au  mal  essen- 
tiel, ajoute  l'accessoire  de  la  terreur.     Surcroît  de  terreur. 

*  Quoique  dans  ce  cas  le  mal  du  prcniior  ordre  soit  moins  grand,  il  n'en  est 
pas  de  même  du  mal  du  second  ordiT.  Mais  cette  observation  trouvera  bientôt 
sa  place.  » 


MAUVAISE  FOI.  205 

Le  mal  du  délit  augmenté  par  quelque  circonstance  extraordinaire 
d'ignominie.     Surcroît  cVopprohre. 

Le  mal  du  délit  augmenté  par  la  natiu'e  irréparable  du  dommage. 
Dommage  irréparable. 

Le  mal  du  délit  augmenté  par  une  circonstance  qui  indique  de  la 
part  de  l'individu  lésé  un  degré  de  sensibilité  extraordinaire.  Souf- 
france aggravée. 

Ces  règles  sont  absolument  nécessaires.  Il  faut  savoir  évaluer  le 
mal  du  premier  ordi-e,  parce  qu'en  raison  de  sa  valem-  apparente  ou 
réelle,  l'alarme  sera  plus  ou  moins  grande.  Le  mal  du  second  ordi*e 
n'est  que  le  reflet  du  mal  du  premier  ordi-e  qui  se  peint  dans  l'ima- 
gination de  chacun.  Mais  il  y  a  d'autres  circonstances  qui  modifient 
l'alarme. 


CHAPITRE  YI. 


DE  LA  MATTVAISE  FOI. 


Qu'rN  homme  ait  commis  un  délit  le  sachant  et  le  voulant,  ou  sans 
le  savoir-  ou  le  vouloii',  le  mal  immédiat  est  bien  le  même,  mais 
l'alarme  qui  en  résulte  est  bien  différente.  Celui  qui  a  fait  le  mal 
avec  intention  et  connaissance  se  peint  à  l'esprit  comme  un  homme 
méchant  et  dangereux.  Celui  qui  l'a  fait  sans  intention  ou  sans 
connaissance  ne  se  présente  comme  im  homme  à  craindi'e  qu'à  raison 
de  son  inadvertance  ou  de  son  ignorance. 

Cette  sécurité  publique,  après  un  délit  exempt  de  mauvaise  foi, 
n'a  rien  d'étonnant.  Observez  toutes  les  cii'constances  de  l'acte. 
Le  délinquant  n'a  pas  cru  agir  en  opposition  avec  la  loi.  S'il  a  fait 
un  délit,  c'est  qu'il  n'avait  point  de  motif  pour  s'en  abstenir.  Ce 
déht  résulte-t-il  d'tm  concom's  infortimé  de  circonstances,  c'est  un 
fait  isolé  et  fortuit,  qui  n'opère  point  pour  en  produii-e  un  semblable. 
Mais  le  crime  d'un  délinquant  de  mauvaise  foi  est  une  cause  per- 
manente de  mal.  On  voit  dans  ce  qu'il  a  fait  ce  qu'il  peut  et  veut 
faire  encore.  Sa  conduite  passée  est  un  pronostic  de  sa  conduite  future. 
D'ailleurs  l'idée  d'im  méchant  nous  attriste  et  nous  effi'aye.  Elle  nous 
rappelle  aussitôt  toute  cette  classe  dangereuse  et  malfaisante  qui  nous 
environne  de  pièges  et  trame  ses  conspirations  en  silence. 

Le  peuple,  guidé  par  \m  instinct  juste,  dit  presque  toujours  d'un 
délinquant  de  bonne  foi,  qu'il  est  plus  à  plaindre  qu'à  blâmer.  C'est 
qu'en  effet  un  homme  d'une  sensibilité  même  commune  ne  peut 
qu'éprouver  les  regrets  les  plus  \ifs  sur  les  maux  dont  il  est  la  cause 
innocente.  Il  lui  faudrait  des  consolations  plutôt  que  des  peines. 
Non-seulement  il  n'est  pas  plus  à  craindre  qu'un  autre,  il  l'est  en- 


206  POSITION  DU  DÉLINQUANT. 

eore  moins,  car  ses  regrets  siu'  le  passé  vous  répondent  d'une  pré- 
caution plus  qu'ordinaire  sur  l'avenir. 

D'ailleiu's,  un  délit  exempt  de  mauvaise  foi  offre  une  espérance 
d'indemnité.  Si  l'individu  s'était  cru  exposé  à  encourir  une  peine, 
il  aui-ait  pris  des  précautions  pour  se  dérober  à  la  loi  ;  mais,  dans  son 
innocence,  il  reste  à  découvert,  et  ne  songe  point  à  se  refuser  aux 
réparations  légales. 

Voilà  pour  le  principe  général.  Dans  l'appUcation,  c'est  un  sujet 
d'ime  difficulté  considérable.  Pom-  bien  connaître  tout  ce  qui  con- 
stitue les  caractères  de  la  mauvaise  foi,  il  faut  examiner  tous  les 
différents  états  où  l'âme  peut  être  au  moment  de  l'action,  soit  par 
rapport  à  l'intention,  soit  par  rapport  à  la  connaissance.  Que  do 
modifications  possibles  dans  l'entendement  et  la  volonté  ! 

Un  archer  lance  une  flèche  sur  laquelle  il  avait  écrit  :  à  l'œil 
gauche  de  Philippe.  La  flèche  atteint  l'œU  gauche.  Voilà  une 
intention  exactement  correspondante  au  fait. 

Un  mari  jaloux  surprend  son  rival,  et,  pour  perpétuer  sa  vengeance, 
il  le  mutile  ;  et  l'opération  devient  mortelle.  Dans  ce  cas,  l'inten- 
tion, par  rapport  au  meurtre,  n'était  pas  plénière. 

Un  chasseiu'  voit  un  cerf  et  un  homme  tout  auprès.  Il  juge  bien 
qu'il  ne  peut  pas  tirer  au  cerf  sans  mettre  l'homme  en  danger. 
Cependant  il  tire,  et  c'est  l'homme  qui  est  tué.  Dans  ce  cas,  le 
meui'tre  est  volontaire,  mais  l'intention  de  tuer  n'était  qu'indii-ecte. 
Quant  à  l'entendement,  il  peut  être  dans  trois  états,  par  rapport 
aux  diverses  circonstances  d'im  îa\t.~— Connaissance. — Ignorance. — 
Fausse  opinion. — Vous  avez  su  que  ce  breuvage  était  un  poison  ;  vous 
avez  pu  l'ignorer  ;  vous  avez  pu  croii'e  qu'il  ne  ferait  qu'un  mal  léger, 
ou  que,  dans  certains  cas,  c'était  un  remède. 

Tels  sont  les  préliminaires  pour  parvenu'  à  caractériser  la  mau- 
vaise foi.  Nous  ne  tenterons  pas  ici  d'entrer  plus  avant  dans  ce 
sujet  épineux. 


CHAPITEE  VII. 

POSITION  nu  DÉLINQUANT:    COMMENT  ELLE  INFLUE  SUR  l'aLARME. 

Il  y  a  des  délits  que  tout  le  monde  peut  commettre  :  il  y  en  a 
d'autres  qui  dépendent  d'une  position  particulière,  e'est-à-dii-e  c'est 
cette  position  particulière  qui  fournit  au  délinquant  l'occasion  du 
délit. 

Quel  est  l'effet  de  cette  circonstance  sur  l'alannc?     EUe  tend 
commimément  à  la  diminuer,  en  rétrécissant  sa  sphère. 


COMMENT  ELLE  INFLUE  SUR  l' ALARME.  207 

Un  larcin  produit  une  alannc  générale  :  un  acte  de  péculat,  commis 
par  un  tuteur  contre  son  pupille,  n'en  produit  pres(iue  poiat. 

Quelque  alarme  qu'ùispu-e  une  extorsion  faite  par  un  officier  de 
police,  une  contribution  levée  sui'  im  grand  chemin  par  des  brigands 
en  inspire  infiniment  plus.  Pourquoi  ?  C'est  qu'on  sent  bien  que 
le  concussionnaire  en  place  le  plus  déterminé  a  quelque  fi-ein  et 
quelque  retenue.  Il  lui  faut  des  occasions,  des  prétextes  pour  abuser 
de  son  pouvoir  ;  tandis  que  les  voleiu's  de  grand  chemin  menacent 
tout  le  monde,  à  toute  heure,  et  ne  sont  point  arrêtés  par  l'opinion 
publique. 

Cette  circonstance  influe  de  la  même  manière  sur  d'autres  classes 
de  délits,  tels  que  la  séduction,  l'adultère.  On  ne  peut  pas  séduire 
la  première  femme  que  l'on  rencontre,  comme  on  peut  la  voler.  Une 
telle  entreprise  exige  une  connaissance  suivie,  un  certaiu  assortiment 
de  rang  et  de  fortime  ;  en  un  mot,  l'avantage  d'une  position  parti- 
culière. 

De  deux  homicides,  l'un  commis  pour  recueilh'r  une  succession, 
l'autre  à  propos  de  brigandage,  le  premier  manifeste  xm  caractère 
plus  atroce,  et  le  second  excite  cependant  plus  d'alarme.  L'homme 
qui  se  croit  sûr  de  ses  héritiers  n'éprouve  point  d'alarme  sensible 
par  le  premier  événement  ;  mais  quelle  sûreté  peut-il  y  avoir  contre 
des  brigands  ?  Ajoutez  qu.e  le  scélérat  qui  tue  pour  hériter  ne  se 
transformera  pas  en  assassin  de  grand  chemin  :  il  risquera  bien  pour 
une  succession  ce  qu'il  ne  voudrait  pas  hasarder  pour  quelques 
écus. 

Yoilà  une  observation  qui  s'étend  à  tous  les  délits  impliquant 
violation  de  dépôt,  abus  de  confiance  et  de  pouvoir  public  ou  pri^'é. 
Ils  causent  d'autant  moins  d'alarme,  que  la  position  du  délinquant 
est  plus  particulière,  qu'il  y  a  un  plus  petit  nombre  d'indi\idus  dans 
une  position  semblable,  et  qu'ainsi  la  sphère  de  ce  déht  est  plus 
rétrécie. 

Ex'cei^tion  importante.  Le  délinquant  est-il  revêtu  de  grands  pou- 
voirs? Peut-il  envelopper  dans  la  sphère  de  son  action  un  grand 
nombre  de  personnes  ?  Sa  position,  quoique  particularisée,  agrandit 
l'enceinte  de  l'alarme  au  lieu  de  la  rétrécir.  Qu'un  juge  se  proiwse 
de  pUler,  de  tuer,  de  tyranniser. — Qu'un  officier  militaire  ait  poui" 
objet  de  voler,  de  vexer,  de  verser  du  sang,  l'alarme  qu'Us  exciteront, 
proportionnée  à  l'étendue  de  leurs  pouvoirs,  pourra  surpasser  celle 
des  plus  atroces  brigandages. 

Dans  ces  situations  élevées,  il  n'est  pas  besoin  d'un  crime,  imo 
simple  faute  exempte  de  mauvaise  foi  peut  causer  une  vive  alarme. 
Un  innocent  est-il  envoyé  à  la  mort  jîar  un  juge  intègre,  mais  igno- 
rant, dès  que  la  faute  est  connue,  la  confiance  pul)lique  est  blessée. 


208  INFLUENCE  DES  MOTIFS 

la  secousse  se  fait  sentir,  et  rinquiétudo  peut  parvenir  à  un  haut 
degré. 

Heureusement  ce  genre  d'alarme  peut  s'arrêter  tout  d'un  coup  par 
le  déplacement  du  sujet  incapable. 


CHAPITRE  YIII. 

BE  l'iNFLTIENCE  DES  MOTIFS  SUE  LA  GEANDEUR  DE   l'aLAEME. 

Si  le  délit  en  question  procLde  d'un  motif  particulier,  rare,  renfermé 
dans  une  classe  peu  nombreuse,  l'alarme  aura  j^eu  d'étendue.  S'il 
procède  d'un  motif  commun,  fréquent  et  puissant,  l'alanne  aura 
beaucoup  d'étendue,  parce  que  beaucoup  de  personnes  se  sentiront 
exposées. 

Comparez  ce  qui  résulte  à  cet  égard  d'un  assassinat  commis  pour 
vol,  et  d'un  autre  commis  par  vengeance.  Dans  le  premier  cas,  le 
danger  se  présente  comme  universel  :  dans  le  second,  il  s'agit  d'un 
crime  qu'on  n'a  pas  à  redouter,  à  moins  d'avoir-  un  ennemi  dont  la 
haine  soit  parvenue  à  im  point  d'atrocité  bien  rare. 

Un  délit  produit  par  une  inimitié  de  pai'ti  causera  plus  d'alarme 
que  le  même  délit  produit  par  une  inimitié  particulière. 

H  a  existé  en  Danemark  et  dans  ime  partie  de  l'Allemagne,  vers 
le  milieu  du  siècle  passé,  ime  secte  religieuse  dont  les  principes 
étaient  pliLS  effrayants  que  les  plus  noires  passions.  Selon  ces  fana- 
tiques, le  moyen  le  plus  sûr  de  gagner  le  ciel  n'était  pas  la  bonté  des 
actions  morales,  mais  le  repentir  :  et  l'efficacité  de  ce  repentir  était 
d'autant  plus  grande,  qu'il  absorbait  davantage  toutes  les  facultés  : 
or,  plus  le  crime  qu'on  aurait  commis  était  atroce,  plus  on  était  sûr 
qu'il  donnerait  aux  remords  cette  énergie  expiatoii-e.  C'est  avec 
cette  logique  qu'un  forcené  sortait  de  sa  maison  pour  mériter  le  salut 
et  l'échafaud,  en  assassinant  un  enfant  dans  l'âge  de  l'innocence.  Si 
cette  secte  avait  pu  se  maintenir,  c'en  était  fait  du  genre  humain*. 

On  parle  vulgaii'ement  des  motifs  comme  étant  bo)is  ou  mauvais. 
C'est  une  erreui-.  Tout  motif,  en  dernière  analyse,  est  la  perspective 
d'un  plaisir  à  se  procurer  ou  d'une  peine  à  éviter.  Or  le  même  motif 
qui  porte  en  certains  cas  à  faire  une  action  réputée  bonne  ou  indif- 
férente peut  en  d'autres  cas  porter  à  une  action  réputée  mauvaise. 
Un  indigent  vole  un  pain,  un  autre  indi-vidu  en  achète  un.  im  troi- 

*  Je  ne  sais  où  j'ai  lu  qu'en  Prusse,  au  premier  exemple  de  ee  laiiatisuie.  le 
grand  Frédérie  fit  enfermer  l'assassin  dans  une  maison  de  fous.  Il  pensa  que 
lui  donner  la  mort  c'était  moins  le  punir  que  le  récompenser.  C'en  fut  assez 
pour  arrêter  le  délit. 


SUR   LA   GRANDEUR   DE   l'aLARME.  209 

sième  travaille  pour  le  gagner  ; — le  motif  qui  les  fait  agir  est  exacte- 
ment le  même,  le  besoin  physique  de  la  faim.  Un  homme  pieux 
fonde  un  hôpital  poui'  les  pauvres,  im  autre  va  fau'e  le  pèlerinage  de 
la  Mecque,  un  autre  assassine  un  prince  qu'il  croit  hérétique  ;  leiu* 
motif  peut  être  exactement  le  même,  le  désir  de  se  concilier  la  faveui" 
divine,  selon  les  opinions  différentes  qu'ils  s'en  sont  formées.  Un 
géomètre  vit  dans  ime  retraite  austère,  et  se  Kvre  aux  travaux  les 
plus  profonds  ;  un  homme  du  monde  se  i-uine,  et  ruine  une  multitude 
de  créanciers  par  un  faste  excessif;  un  prince  entreprend  une  con- 
quête et  saciifie  des  milliers  d'hommes  à  ses  projets  ;  un  guenier 
intrépide  relève  le  courage  du  peuple  abattu,  et  triomphe  d'un 
usui'pateur  ;  tous  ces  hommes  peuvent  être  animés  par  un  motif 
exactement  semblable,  le  désir  de  la  réputation,  etc.,  etc. 

On  pourrait  examiner  ainsi  tous  les  motifs,  et  l'on  verrait  que 
chacun  d'eux  peut  donner  naissance  aux  actions  les  plus  louables 
comme  aux  plus  criminelles.  Il  ne  faut  donc  pas  regarder  les  motifs 
comme  exclusivement  bons  ou  mauvais. 

Cependant,  en  considérant  tout  le  catalogue  des  motifs,  c'est-à-dire 
tout  le  catalogue  des  plaisirs  et  des  peines,  on  peut  les  classer  selon 
la  tendance  qu'ils  paraissent  avoir  à  unir  ou  à  désunir  les  intérêts 
d'un  indi\'idu  d'avec  les  intérêts  de  ses  semblables.  Hur  ce  plan  on 
pourrait  distinguer  les  motifs  en  quatre  classes  :  motif  purement 
social,  la  bienveillance  :  motifs  demi-sociaux,  l'amour  de  la  réputation, 
le  désir  de  l'amitié,  la  religion  :  motifs  anti-sociaux,  l'antipathie  et 
toutes  ses  branches  :  motifs  personnels,  les  plaisirs  des  sens,  l'amour 
du  pouvoir,  l'intérêt  pécuniaire,  le  désir  de  sa  propre  consei-vation. 

Les  motifs  personnels  sont  les  plus  éminemment  utiles,  les  seuls 
dont  l'action  ne  peut  jamais  être  suspendue,  pai'ce  que  la  natiu'e  leur 
a  confié  la  conservation  des  individus  :  ce  sont  les  grandes  roues  de  la 
société  :  mais  il  faut  que  leur  mouvement  soit  réglé,  ralenti,  et 
maintenu  dans  une  bonne  direction  par  les  mobiles  des  deux  pre- 
mières classes. 

Il  ne  faut  pas  oublier  que  les  motifs  anti-sociaux  eux-mêmes, 
nécessaires  jusqii'à  un  certain  point  pour  la  défense  de  rindi%-idu, 
peuvent  produire  et  produisent  souvent  des  actions  utiles,  des  actions 
même  nécessaires  pour  l'existence  de  la  société  ;  par  exemi^le,  la 
délation  et  la  poursuite  des  criminels. 

On  pourrait  faire  ime  autre  classification  des  motifs,  en  considérant 
leur  tendance  la  plus  commune  à  produire  de  bons  ou  de  mauvais 
effets  :  les  motifs  sociaux  et  demi-sociaux  seraient  appelés  motif.-> 
tutéïaires;  les  motifs  anti-sociaux  et  personnels  seraient  appelés 
motifs  séducteurs  :  ces  dénominations  ne  doivent  pas  être  prises  dans 
un  sens  rigoureux,  mais  elles  ne  mnnqurnt  pas  de  justesse  et  de 

y 


210  INFLUENCE  DES  MOTIFS,  ETC. 

vérité,  car  dans  les  cas  où  il  y  a  un  conflit  de  motifs  qui  agissent  en 
direction  opposée,  on  trouvera  que  les  motifs  sociaux  et  demi-sociaux 
combattent  le  plus  souvent  dans  le  sens  de  l'utilité,  tandis  que  les 
motifs  anti-sociaux  et  personnels  sont  ceux  qui  nous  poussent  dans 
le  sens  contraire. 

Sans  entrer  ici  dans  une  discussion  plus  profonde  sur  les  motifs, 
arrêtons-nous  à  ce  qui  importe  au  législateur.    Pour  juger  une  action, 
il  faut  regarder  d'abord  à  ses  effets,  abstraction  faite  de  toute  autre 
chose.     Les  effets  étant  bien  constatés,  on  peut,  en  certains  cas, 
remonter  au  motif,  en  observant  son  influence  sur  la  grandeur  de 
l'alarme,  sans  s'arrêter  à  la  qualité  bonne  ou  mauvaise  que  son  nom 
vulgaire*  semble  lui  attribuer.     Ainsi  le  motiî  le  plus  approuvé  ne 
saurait  transformer  une  action  pernicieuse  en  action  utile  ou  indif- 
férente ;  et  le  motif  le  plus  condamné  ne  saïu'ait  transformer  une 
action  utile  en  action  mauvaise.     Tout  ce  qu'D.  peut  faire,  c'est  de 
rehausser  ou  de  rabaisser  plus  ou  moins  sa  qualité  morale  :  une  bonne 
action  par  im  motif  txitélaire  devient  meilleui'e  ;  une  mauvaise  action 
par  un  motif  séchtcteur  devient  pire.     Appliquons  cette  théorie  à  la 
pratique.     Un  motif  de  la  classe  des  motifs  séducteurs  ne  pourra 
pas  constituer  un  crime,  mais  il  pourra  former  im  moyen  à'agrjra- 
vation.     Un  motif  de  la  classe  des  motifs  tutélaires  n'aura  pas  l'effet 
de  disculper,  de  justifier,  mais  il  pom'ra  servir  à  diminuer  le  besoin 
de  la  peine,  ou,  en  d'autres  termes,  former  im  moyen  à^ exténuation. 
Observons  qu'on  ne  doit  s'arrêter  à  la  considération  du  motif,  que 
dans  le  cas  où  il  est  manifeste  et  pour  ainsi  dii-e  palpable.     Il  serait 
souvent  bien  difficile  d'aniver  à  la  connaissance  du  vrai  motif  ou  du 
motif  dominant,  lorsque  l'action  a  pu  être  également  produite  par 
différents  motifs,  ou  que  plusiciu's  ont  pu  coopérer  à  sa  formation.    Il 
faut  se  défier,  dans  cette  interprétation  douteuse,  de  la  malignité  du 
cœur  humain,  et  de  la  disposition  générale  à  faire  briller  la  sagacité 
de  l'esprit  aux  dépens  de  la  bonté.     iSTous  nous  trompons  même  de 

*  Ce  que  j'appelle  nom  vulgaire  des  motifs  ce  sont  les  noms  qui  emportent 
avec  eux  ime  idée  d'approbation  ou  de  désapprobation:  im  nom  neutre  est  ecliii 
qui  exprime  le  motif  sans  aucune  association  de  blâme  ou  de  louange;  par 
exemple,  intérêt  pécuniaire, — amour  du  po2ivoir, — désir  de  T  amitié  ou  de  lafaivur, 
soit  de  J)ie?<,  soit  des  hommes, — curiosité, — amoicr  de  la  réputatioji, — douleur  d'une 
injure, — désir  de  sa  conservation.  Mais  ces  motifs  ont  des  noms  T\ilgaii'cs,  comme 
avarice,  cupidité,  ambition,  vanité,  vengeance,  animosité.  lâcheté,  etc.  Quand 
un  motif  porte  un  nom  réprouvé,  il  paraît  conh-adictoire  d'avancer  qu'il  en  peut 
résulter  quelque  bien  :  quand  il  porte  lui  nom  favorisé,  il  pai'aît  également  con- 
tradictoii-e  de  supposer  qu'il  puisse  en  résidt^r  quelque  mal.  Presque  toutes  les 
disputes  morales  roidcnt  sur  ce  fonds.  Pom*  les  couper  par  la  l'acine.  il  faut 
donner  aux  motifs  des  noms  neutres.  Alor»  on  peut  s'arrêter  à  l'examen  de 
leurs  effets,  sans  être  importuné  par  l'association  des  idées  viUgaires. 


FACILITÉ  OU  DIFFICULTÉ,   ETC.  211 

bonne  foi  sur  les  mouvements  qui  nous  font  agir  ;  et  relativement  à 
leurs  propres  motifs,  les  hommes  sont  des  aveugles  volontaires  tout 
prêts  à  s'emporter  contre  l'oeulisto  qui  veut  lover  la  catai'acto  do 
l'ignorance  et  des  préjugés. 


CHAPITRE  IX. 


FACILITÉ  ou    DIFFICULTÉ  D'EMPÊCHEH  LES    DÉLITS. CINQUIÈME  CIRCOIÎ- 

STANCE  QUI  INFLUE  SUR  l' ALARME, 

L'esprit  se  porte  d'abord  à  comparer  les  moyens  d'attaque  et  les 
moyens  de  défense,  et  selon  qu'on  juge  le  crime  plus  ou  moins  facile, 
l'inquiétude  est  plus  ou  moins  vive.  Voilà  une  des  raisons  qui 
élèvent  le  mal  d'un  acte  de  brigandage  si  fort  au-dessus  du  mal  d'im 
larcin.  La  force  atteint  à  bien  des  choses  qui  seraient  h  l'abri  do  la 
ruse.  Dans  le  brigandage,  celui  qui  porte  sui-  le  domicile  est  plus 
alai'mant  que  celui  qui  se  fait  sur  les  grandes  routes  ;  celui  qui  se 
commet  de  nuit  plus  que  celui  qui  s'opère  en  plein  jour  ;  celui  qui 
se  combine  avec  im  incendie,  plus  que  celui  qui  se  borne  aux  moyens 
ordinaires. 

D'un  autre  côté,  plus  nous  voyons  de  facilité  à  nous  opposer  à  un 
délit,  moins  il  nous  paraît  alarmant. — L'alarme  ne  saurait  être  bien 
vive  quand  il  ne  peut  se  consommer  que  du  consentement  de  celui 
qui  peut  en  souffrir.  Il  est  aisé  d'appliquer  ce  principe  à  l'acqui- 
sition frauduleuse,  à  la  séduction,  aux  duels,  aux  délits  contre  soi- 
même,  et  nommément  au  suicide. 

La  rigueur  des  lois  contre  le  vol  domestique  a  été  fondée  sans 
doute  sur  la  difficulté  de  s'opposer  à  ce  délit.  Mais  l'aggravation 
qui  en  résulte  n'est  pas  égale  à  l'effet  d'ime  autre  circonstance  qui 
tend  à  diminuer  l'alarme,  savoir,  la  particularité  de  la  position  qui  a 
fourni  l'occasion  du  vol. — Ce  voleur  domestique,  ime  fois  connu, 
n'est  plus  dangereux.  Il  lui  faut  mon  consentement  poui'  me  voler. 
Il  faut  que  je  l'introduise  dans  ma  maison,  que  je  lui  donne  ma  con- 
fiance. Avec  tant  de  faciïité  pour  m'en  garantir,  il  ne  peut  m'in- 
spirer  qu'une  liicn  faible  alarme*. 

*  La  principale  raison  contre  la  sévérité  des  peines  en  ce  cas,  c'est  qu'elle 
tlonnc  aux  maîtres  une  répugnance  à  poursuivre  le  délit,  et  par  conséquent  fa- 
Aorise  l'impunité. 


212  CLANDESTINITÉ  DU  DELINQUANT,  ETC. 


CHAPITRE  X. 

CLANDESTINITÉ    Dr  DÉLINQUANT  PLUS  OU  MOINS    FACILE. CIECONSTANCE 

QUI  INFLUE  SUE  l'aLAEME. 

L'alarme  est  plus  grande  lorsque,  par  la  natiu'e  ou  les  circonstances 
du  dent,  il  est  plus  difficile  de  le  découvrir  ou  d'en  reconnaître 
l'auteur.  Si  le  délinquant  demeui'e  inconnu,  le  succès  du  crime  est 
un  encouragement  pour  lui  et  pour  d'autres  :  on  ne  voit  point  de 
limites  à  des  délits  qm  restent  dans  l'impunité,  et  la  partie  lésée 
perd  l'espérance  d'un  dédommagement. 

Il  est  des  délits  qui  admettent  des  précautions  particulières 
adaptées  à  la  clandestinité,  telles  que  le  déguisement  de  la  personne, 
le  choix  de  la  nuit  poiu'  l'époque  de  l'action,  des  lettres  anonymes 
menaçantes  pour  extorquer  des  concessions  indues. 

Il  est  aussi  des  délits  séparés  auxquels  on  a  recours  poui'  rendre 
plus  difficile  la  découverte  des  autres.  On  emprisonne,  ou  soustrait 
une  personne,  on  la  fait  péiii'  pour  se  déliATcr  du  danger  de  son 
témoignage. 

Dans  le  cas  où,  par  la  nature  même  du  délit,  l'auteiu'  est  néces- 
sairement connu,  l'alarme  est  considérablement  diminuée. — Ainsi 
des  injures  personnelles,  résultat  de  quelque  transport  momentané  de 
passion,  excité  par  la  présence  d'un  adversaire,  inspii-eront  moins 
d'alarme  qu'un  larcin  qui  affecte  la  clandestinité,  quoique  le  mal  du 
premier  ordre  soit  plus  grand,  ou  puisse  l'être  dans  le  premier  cas. 


CHAPITRE  XI. 

INFLUENCE  DU  CARACTÈRE  DU  DÉLINQUANT  SUR  l' ALARME. 

On  présumera  le  caractère  du  délinquant  par  la  nature  de  son  délit, 
surtout  par  la  grandeur  du  mal  du  premier  ordre  qui  en  est  la  partie 
la  plus  apparente.  Mais  on  le  présumera  encore  par  des  circon- 
stances, par  les  détails  de  sa  conduite  dans  le  délit  même.  Or  le 
caractère  d'un  homme  paraîtra  plus  ou  moins  dangereux  selon  que 
les  motifs  tutélaires  paraissent  avoir  plus  ou  moins  d'empire  sur  lui, 
comparaison  faite  avec  la  force  des  motifs  séducteiu's. 

Le  caractère  doit  influer  pour  deux  raisons  sur  le  choix  et  la 
quantité  de  la  peine  :  d'abord  parce  qu'il  augmente  ou  diminue 
l'alarme,  ensuite  parce  qu'il  fournit  un  iiidice  de  la  sensibilité  du 
sujet.     Il  n'est  pas  besoin  d'employer  des  moyens  aussi  forts  poiu- 


INFLUENCE  DU  CARACTERE  SUR  L^ALARME.  213 

réprimer  un  caractère  faible,  mais  foncièrement  bon,  que  pour  im 
autre  d'une  trempe  opposée. 

Voyons  d'abord  les  moyens  d'aggravation  qm  peuvent  se  tirer  de 
cette  source. 

1.  Moius  la  partie  lésée  était  hors  d'état  de  se  défendre,  plus  le 
sentiment  naturel  de  compassion  devait  agir  avec  force.  Une  loi  de 
l'honneur,  venant  à  l'appui  de  cet  instinct  de  pitié,  fait  un  de- 
voir impérieux  de  ménager  le  faible,  d'épargner  celui  qui  ne  peut 
pas  résister.  Premier  indice  d'im  caractère  dangereux,  faiblesse 
opprimée. 

2.  Si  la  faiblesse  seule  doit  réveiller  la  compassion,  l'aspect  d'im 
individu  soui&'ant  doit  agir  en  ce  sens  avec  une  double  force.  Le 
simple  refus  de  soulager  im  malheureux  forme  ime  présomption  peu 
favorable  au  caractère  d'un  individu  :  mais  que  sera-ce  de  celui  qui 
épie  le  moment  de  la  calamité  pour  ajouter  une  nouvelle  mesiu^e  à 
l'anxiété  d'une  tâme  afiBigée,  pour  rendre  une  disgrâce  plus  amère  par 
un  nouvel  afiront,  pour  achever  de  dépouiller  l'indigence?  Second 
indice  d'un  caractère  dangereux,  détresse  aggravée. 

3.  C'est  une  branche  essentielle  de  police  morale,  que  ceux  qui 
ont  pu  se  former  une  habitude  supérieure  de  réflexion,  ceux  en  qui 
l'on  peut  présumer  plus  de  sagesse  et  d'expérience,  obtiennent  des 
égards  et  du  respect  de  ceux  qui  n'ont  pas  pu  acquéiir  au  même 
degré  l'habitude  de  réfléchir  et  les  avantages  de  l'éducation.  Ce 
genre  de  supériorité  se  renconti'e  en  général  dans  les  rangs  les  plus 
distingués  des  citoyens,  en  comparaison  des  classes  les  moins  élevées, 
dans  les  vieillards  et  les  personnes  plus  âgées  d'un  même  rang, 
dans  certaines  professions  consacrées  à  l'enseignement  public.  Il 
s'est  formé  dans  la  masse  du  peuple  des  sentiments  de  déférence  et 
de  respect  relatifs  à  ces  distinctions  ;  et  ce  respect,  infiniment  utile 
pour  réprimer  sans  efibrts  les  passions  séductrices,  est  une  des 
meilleures  bases  des  mœurs  et  des  lois.  Troisième  indice  d'im 
caractère  dangereux,  respect  envers  des  supéi'ieurs  violé*. 

4.  Quand  les  motifs  qui  ont  porté  au  délit  sont  comparativement 
légers  et  frivoles,  il  faut  que  les  sentiments  d'honnem*  et  de  bien- 
veillance aient  bien  peu  de  force.  Si  l'on  estime  dangereux  l'homme 
qui,  poussé  par  im  désii'  impérieux  de  vengeance,  transgresse  les  lois 
de   l'humanité,   que  penser  de   celui  qui  s'abandonne  à  des  actes 

*  C'est  poiu"  avoir  méconnu  l'utilité,  pour  ne  pas  dire  la  nécessité  de  cette 
subordination  que  les  Français  tombèrent,  pendant  la  révolution,  dans  cet  excès 
de  folie  qui  les  a  livrés  à  des  maux  inouïs,  et  qm  a  porté  la  désolation  dans  les 
quatre  parties  du  monde.  C'est  parce  qu'il  n'y  avait  plus  de  supérieiu-  en 
France  qu'il  n'y  avait  plus  de  sûreté.  Le  principe  de  l'égalité  renferme  en  soi 
l'anarchie  ;  ce  sont  toutes  les  petites  masses  d'influence  particulière  qui  soutien- 
nent la  grande  digue  des  lois  contre  le  torrent  des  passions. 


214      INFLUENCE  DU  CARACTÈRE  DU  DELINQUANT 

féroces  par  im  simple  motif  de  curiosité,  d'imitation,  d'amusement  ? 
Quatrième  indice  d'un  caractère  dangereux,  cruauté  grahdte. 

5.  Le  temps  est  particulièrement  favorable  au  développement  des 
motifs  tutélaires.  Dans  le  premier  assaut  d'une  passion,  comme  dans 
un  coup  de  tempête,  les  sentiments  vertueux  peuvent  pUer  un  moment: 
mais  si  le  coeui-  n'est  pas  perverti,  la  réflexion  leur  rend  bientôt  leur 
première  force,  et  les  ramène  en  triomphe.  S'il  s'est  écoulé  im  temps 
assez  long  entre  le  projet  du  crime  et  son  accomplissement,  c'est 
une  preuve  non  équivoque  d'ime  méchanceté  mûrie  et  consolidée. 
Cinquième  indice  d'un  caractère  dangereux,  préméditation. 

6.  Le  nombre  des  complices  est  une  autre  marque  de  leur  dépra- 
vation. Ce  concert  suppose  réflexion,  réflexion  longtemps  et  par- 
ticulièrement soutenue.  La  réimion  de  plusieurs  personnes  contre 
un  seul  innocent  montre  de  plus  une  lâcheté  cruelle.  Sixième  indice 
d'un  caractère  dangereux,  conspiration. 

A  ces  moyens  d'aggravation  on  peut  en  ajouter  deux  autres  moins 
faciles  à  classer  :  \a  fausseté  et  la  violation  de  confiaiice. 

La  fausseté  imprime  au  caractère  une  tache  avilissante  et  pro- 
fonde, que  même  de  biillantes  qualités  n'effacent  pas.  L'opinion 
pubHque  est  juste  à  cet  égard.  La  vérité  est  un  des  premiers  be- 
soins de  l'homme  :  c'est  un  des  éléments  de  notre  existence  ;  eUe  est 
pour  nous  comme  la  lumière  du  jour.  À  chaque  instant  de  notre 
vie,  nous  sommes  obligés  de  fonder  nos  jugements  et  d'asseoir  notre 
conduite  sur  des  faits  parmi  lesquels  il  n'en  est  qu'un  petit  nombre 
dont  nous  puissions  nous  assurer  par  nos  propres  observations.  Il 
s'ensuit  la  nécessité  la  plus  absolue  de  nous  fier  aux  rapports 
d'autrui.  Y  a-t-il  dans  ces  rapports  un  mélange  de  fausseté,  dès 
lors  nos  jugements  sont  erronés,  nos  démarches  fautives,  nos  at- 
tentes trompées,  xs'ous  vivons  dans  ime  défiance  inquiète,  et  nous 
ne  savons  plus  où  chercher  notre  sûreté.  En  im  mot,  la  fausseté 
renferme  le  principe  de  tous  les  maux,  puisqu'elle  amènerait  enfin 
dans  son  progrès  la  dissolution  de  la  société  humaine. 

L'importance  de  la  vérité  est  si  grande,  que  la  moindre  ^"iolation 
de  ses  lois,  même  en  matières  frivoles,  entraîne  toujom's  im  certain 
danger.  Le  plus  léger  écart  est  déjà  ime  atteinte  au  respect  qu'on 
lui  doit.  C'est  ime  première  transgression  qui  en  facilite  ime  seconde, 
et  familiarise  avec  l'idée  odieuse  du  mensonge.  Si  le  mal  de  la  faus- 
seté est  tel  dans  les  choses  qui  n'importent  point  par  elles-mêmes, 
que  sera-t-il  dans  les  occasions  majeures  où  elle  sert  d'instrument 
au  crime  ? 

La  fausseté  est  une  circonstance,  tantôt  essentielle  à  la  nature  du 
délit,  tantôt  simplement  accessoire.  Elle  est  nécessairement  com- 
prise dans  le  parjure,  dans  l'acquisition  frauduleuse  et  toutes  ses 


SUR  l'alarme.  215 

modifications.  Dans  les  autres  délits,  eUe  n'est  que  collatérale  et 
accidentelle.  Ce  n'est  donc  que  par  rapport  à  ces  derniers  qu'elle 
peut  fournir  wa.  moyen  séparé  d'aggravation. 

La  violation  de  confiance  se  rapporte  à  une  position  particulière,  à 
un  pouvoir  confié  qui  imposait  au  délinquant  quelque  obligation 
stricte  qu'U  a  violée.  On  peut  la  considérer,  tantôt  comme  le  délit 
principal,  tantôt  comme  un  délit  accessoire.  H  n'est  pas  nécessaire 
d'entrer  ici  dans  ces  détails. 

Faisons  ici  une  observation  générale  sur  tous  ces  moyens  d'aggra- 
vation. Quoiqu'ils  fournissent  tous  des  indices  défavorables  au 
caractère  du  délinquant,  ce  n'est  pas  ime  raison  pour  augmenter 
proportionnellement  la  peine.  Il  sufiira  de  lui  donner  une  certaine 
modification  qui  ait  quelque  analogie  avec  cet  accessoire  du  délit,  et 
qui  serve  à  réveiller  dans  l'àme  des  citoyens  une  antipathie  salutaire 
contre  cette  circonstance  aggravante.  Ceci  deviendra  clair  quand 
nous  traiterons  des  moyens  de  rendre  les  peines  caractéristiques*. 

Passons  maintenant  aux  atténuations  qiu  peuvent  se  tii'er  de  cette 
même  source,  et  qui  ont  pour  effet  de  diminuer  plus  ou  moins  la 
peine.  J'appelle  ainsi  les  circonstances  qiu  tendent  à  diminuer 
l'alarme,  parce  qu'elles  fournissent  un  indice  favorable  par  rapport 
au  caractère  de  l'individu.     On  peut  les  réduire  à  neuf. 

1.  Faute  exempte  de  mauvaise  foi. 

2.  Conservation  de  soi-même. 

3.  Provocation  reçue. 

4.  Conservation  de  personne  chère. 

5.  Outre-passation  de  défense  nécessaire. 

*  Voici  une  question  intéressante  pour  la  législation  et  la  morale. 

Si  im  individu  se  permet  des  actions  que  l'opinion  publique  condamne  et  que 
d'après  le  principe  de  l'utilité  elle  ne  devrait  pas  condanuier,  peut-on  tirer  de  là 
un  indice  défavorable  au  caractère  de  cet  individu  ? 

Je  réponds  qu'im  homme  de  bien,  quoiqu'il  se  soumette  en  général  au  tribimal 
de  l'opinion  pubUque,  peut  se  réserver  son  indépendance  pour  des  cas  particuliers 
où  le  jugement  de  ce  tribimal  lui  paraît  contraire  à  sa  raison  et  à  son  bonheur, 
oîi  l'on  exige  un  sacrifice  pénible  pom*  lui  sans  aucune  utilité  réelle  poiu*  personne. 
Prenez  un  juif  à  Lisbonne,  par  exemple  :  il  dissimule,  il  viole  les  lois,  il  brave 
une  opinion  qui  a  en  sa  faveur  toute  la  force  de  la  sanction  populau-e  :  est -il 
pour  cela  le  plus  méchant  des  hommes  ?  Le  croirez-vous  capable  de  tous  les 
crimes?  Sera-t-il  calomniateiu*,  voleur  et  parjiu-e,  s'il  peut  espérer  de  n'être 
pas  découvert?  Non,  un  juif  en  Portugal  n'est  pas  plus  adonné  à  ces  délits 
qu'ailleurs. — Qu'un  reUgieux  se  permette  de  violer  en  secret  quelques  observances 
absurdes  et  pénibles  de  son  couvent,  s'ensuit-il  qu'il  soit  un  homme  faux,  dan- 
gereux, prêt  à  violer  sa  parole  siu"  un  point  qui  intéresse  la  probité  ?  Cette  con- 
clusion serait  très-mal  fondée.  Le  simple  bon  sens,  éclairé  par  l'intéi-êt,  suffit 
pour  faire  cbscerner  une  erreur  générale,  et  ne  conduit  point  pour  cela  au  mépris 
des  lois  essentielles. 


316  INFLUENCE  DU  CARACTERE  SUR  l'aI^VKME. 

6.  Condescendance  à  menaces. 

7.  Condescendance  à  autorité. 

8.  Ivresse. 

9.  Enfance. 

Un  point  commun  à  ces  circonstances,  excepté  aux  deux  dernières, 
c'est  que  le  délit  n'a  pas  eu  sa  source  originaire  dans  la  volonté  du 
délinquant.  La  cause  première,  c'est  im  acte  d'autrui,  une  volonté 
étrangère  ou  quelque  accident  physique.  À  part  cet  événement,  il 
n'eût  pas  songé  à  devenir  coupable,  il  serait  demeuré  innocent  jusqu'à 
la  fin  de  sa  vie,  comme  il  l'avait  été  jusqu'alors  ;  et  même,  ne  fùt-il 
point  puni,  sa  conduite  future  serait  aussi  bonne  que  s'il  n'eût  pas 
commis  le  délit  en  question. 

Chacune  de  ces  circonstances  demanderait  des  détails  et  des  expli- 
cations. Je  me  bornerai  ici  à  observer  qu'il  faudra  laisser  au  juge 
une  grande  latitude  poui-  apprécier  dans  ces  divers  moyens  d'atténua- 
tion leur  validité  et  leiu'  étendue. 

S'agit-il,  par  exemple,  d'une  provocation  reçue  ?  Il  faut  que  la 
provocation  soit  récente  pour  mériter  l'indulgence,  il  faut  qu'elle  ait 
été  reçue  dans  le  eoiu's  de  la  même  querelle.  Mais  qu'est-ce  qui 
doit  constituer  la  même  querelle?  Que  doit-on  regarder  comme 
récent  en  fait  d'injure?  Il  est  nécessaire  de  tracer  dos  ligne*  de 
démarcation.  Que  le  soleil  ne  se  couche  pas  sur  votre  colère,  voUà  le 
précepte  de  l'Écriture.  Le  sommeil  doit  calmer  le  transport  des 
passions,  la  fièvre  des  sens,  et  préparer  l'esprit  à  l'influence  des 
motifs  tutélaires.  Ce  période  naturel  poiu-rait  servir,  en  cas  d'homi- 
cide, à  séparer  celui  qui  est  prémédité  de  celui  qui  ne  l'est  pas. 

Dans  le  cas  de  l'ivresse,  il  faut  bien  examiner  si  l'intention  de 
commettre  le  délit  n'existait  point  auparavant,  si  ^i^Tesse  n'a  pas  été 
simulée,  si  elle  n'a  pas  eu  pour  objet  de  s'enhardir  à  l'exécution  du 
crime.  La  récidive  devrait  peut-être  anéantii-  l'excuse  qu'on  pourrait 
tirer  de  ce  moyen.  Celui  qui  sait  par  expérience  que  le  %'in  le  rend 
dangereux  ne  mérite  point  d'indulgence  pour  les  excès  où  il  peut 
l'entraîner. 

La  loi  anglaise  n'admet  jamais  l'ivresse  comme  ime  base  d'atténua- 
tion. Ce  serait,  dit-on,  excuser  \m  délit  par  un  autre.  Cette  morale 
me  paraît  bien  dure  et  bien  peu  réfléchie  :  elle  découle  du  principe 
ascétique,  de  ce  piincipe  austère  et  hypocrite,  qu'on  se  croit  obligé 
de  soutenir  dans  ime  certaine  place,  et  qu'on  se  hùte  d'oublier  par- 
tout ailleurs. 

Quant  à  l'enfance,  il  ne  s'agit  pas  de  cet  âge  où  Ton  ne  saurait 
être  responsable  de  ce  qu'on  fait,  et  où  les  peines  seraient  inefficaces. 
A  quoi  bon,  par  exemple,  punir  juridiciucment  poiu-  crime  d'incendie 
im  enfant  de  quatre  ans  ? 


DES  CAS  OÙ  l'alarme  EST  NULLE.  217 

Dans  quelles  limites  pom-rait-on  resserrer  ce  moyen  d'atténuation  ? 
Il  semble  qu'une  limite  raisonnable  est  l'époque  où  l'on  présume 
assez  de  la  matui-ité  de  l'homme  pour  le  faii-e  sortii-  de  tutelle  et  le 
rendre  maître  de  lui-même.  Avant  ce  terme,  on  n'espère  pas  assez 
de  sa  raison  pour  lui  laisser  l'administration  de  ses  propres  affaires. 
Pourquoi  le  désespoir  de  la  loi  commencerait-il  plus  tôt  que  son 
espérance  ? 

Ce  n'est  pas  à  dii-e  que  pom-  tout  délit  commis  avant  la  majorité 
on  doive  nécessairement  diminuer  la  peine  ordinaire.  Cette  diminu- 
tion doit  dépendre  de  l'ensemble  des  circonstances.  Mais  cela  veut 
dire  que,  passé  cette  époque,  il  ne  sera  plus  guère  permis  de  diminuer 
la  peine  à  ce  titre. 

À  raison  de  la  minoiité  d'âge,  on  remettra  principalement  les 
peines  infamantes.  Celui  qui  n'aurait  pas  l'espoii-  de  renaître  à 
l'honneur  renaîtrait  difficilement  à  la  vertu. 

Quand  je  parle  de  la  majorité,  je  n'entends  pas  la  majorité  romaine, 
fixée  à  vingt-cinq  ans,  parce  que  c'est  urïe  injustice  et  une  folie  de 
retarder  si  longtemps  la  liberté  de  l'homme,  et  de  le  retenir  dans 
les  liens  de  l'enfance  après  le  plein  développement  de  ses  facultés. 
Le  terme  que  j'avais  en  vue  est  l'époque  anglaise  de  vingt  et  im  ans 
accomplis.  Avant  cet  âge.  Pompée  avait  conquis  des  provinces,  et 
Pline  le  jeune  soutenait  avec  gloire  au  barreau  les  intérêts  des 
citoyens.  Nous  avons  vu  la  Grande-Bretagne  longtemps  gouvernée 
par  im  ministre  qui  gérait  avec  éclat  le  système  infiniment  com- 
pliqué de  ses  finances,  bien  avant  l'âge  où  dans  le  reste  de  l'Eiu'ope 
il  aurait  eu  le  di-oit  de  vendre  un  ar2)cnt  de  terre. 


CHAPITRE  XII. 

DES  CAS  où  l'aLAEME  EST  NULLE.     , 

L'alarme  est  absolument  nulle  dans  les  cas  où  les  seules  personnes 
exposées  au  danger,  s'il  y  en  avait,  ne  sont  pas  susceptibles  do 
crainte. 

Cette  circonstance  explique  l'insensibilité  de  plusiem-s  nations  sui- 
l'infanticide,  c'est-à-dire  l'homicide  commis  sur  la  personne  d'un 
nouveau-né,  avec  le  consentement  du  père  et  de  la  mère.  Je  dis 
leiu"  consentement,  car  sans  cela  l'alarme  serait  à  peu  près  la  même 
que  s'il  s'agissait  d'un  adulte.  Moins  les  enfants  sont  susceptibles 
de  crainte  poiu*  eux-mêmes,  plus  la  tendresse  des  parents  est  prompte 
ù  s'alarmer  pour  eux. 


218  DES  CAS  oîj  l'alarme  est  nulle. 

Je  ne  prétends  pas  justifier  ces  nations.  Elles  sont  d'autant  plus 
barbares  qu'elles  ont  donné  au  père  le  droit  de  disposer  du  nouveau- 
né  sans  l'aveu  de  la  mère,  qui,  après  tous  les  dangers  de  la  maternité, 
se  trouve  privée  de  sa  récompense,  et  réduite,  par  cet  indigne 
esclavage,  au  même  état  que  les  espèces  inférieures  dont  la  fécondité 
nous  est  à  charge. 

L'infanticide,  tel  que  je  l'ai  défini,  ne  peut  pas  être  puni  comme 
délit  principal,  puisqu'il  ne  produit  aucun  mal  ni  du  premier  ni  du 
second  ordi-e  ;  mais  il  doit  être  puni  comme  acheminement  à  des  délits, 
comme  fournissant  un  indice  contre  le  caractère  de  ses  auteurs.  On 
ne  saurait  trop  fortifier  les  sentiments  de  l'espect  pom-  l'humanité, 
inspii'er  trop  de  répugnance  contre  tout  ce  qui  conduit  à  des  habitudes 
cniclles  :  il  faut  donc  le  punir,  en  lui  attachant  quelque  flétrissure. 
C'est  ordinaii-ement  la  crainte  de  la  honte  qui  en  est  la  cause,  il  faut 
une  plus  grande  honte  pour  le  répiimer.  Mais  en  même  temps  on 
doit  rendre  les  occasions  de  le  punii'  fort  rares,  en  exigeant  pour  la 
con\T.ction  des  preuves  difficiles  à  réunir. 

Les  lois  contre  ce  délit,  sous  prétexte  d'humanité,  en  ont  été  la 
violation  la  plus  manifeste.  Comparez  les  deux  maux,  celui  du  crime 
et  celui  de  la  peine.  Quel  est  le  ciime  ?  ce  qu'on  appelle  impro- 
prement la  mort  d'un  enfant  qui  a  cessé  d'être  avant  d'avoir  connu 
l'existence,  dont  l'issue  ne  peut  pas  exciter  la  plus  légère  inquiétude 
dans  l'imagination  la  plus  craintive,  et  qui  ne  peut  laisser  des  regrets 
qu'à  eeUe  même  qui,  par  un  sentiment  de  pudeui'  et  de  pitié,  a  refusé 
de  prolonger  des  jours  commencés  sous  de  malheureux  auspices  ;  et 
quelle  est  la  peine  ?  on  inflige  un  supplice  barbare,  une  mort  ignomi- 
nieuse à  ime  malheureuse  mère  dont  le  délit  même  prouve  l'exces- 
sive sensibilité,  à  une  femme  égarée  par  le  désespoir-,  qui  n'a  fait  de 
mal  qu'à  elle  seule  en  se  refusant  au  plus  doux  instinct  de  la  nature  : 
on  la  dévoue  à  l'infamie,  parce  qu'elle  a  trop  redouté  la  honte,  et  on 
empoisonne,  par  l'opprobre  et  la  douleiu',  l'existence  des  amis  qui  lui 
sur\T.vent  !  Et  si  le  législateur  était  lui-môme  la  première  cause  du 
mal,  si  on  pouvait  le  considérer  comme  le  vrai  meurtrier  de  'ces 
créatures  innocentes,  combien  sa  rigueur  paraîtrait  plus  otîieuse  en- 
core !  C'est  poiu-tant  lui  seul  qui,  en  sévissant  contre  ime  fragilité 
si  digne  d'indulgence,  a  excité  ce  combat  déchirant  dans  le  cœur 
d'une  mère  entre  la  tendresse  et  la  honte. 


LE  DANGER  PLUS  GRAND  QUE  l'aLARME,   ETC.  219 

CHAPITRE  XIII. 

DES  CAS  Otr  LE  DANGER  EST  PLUS  GRAND  QUE  l' ALARME. 

Quoique  V alarme  en  général  corresponde  au  danger,  il  y  a  des  cas  où 
cette  proportion  n'est  pas  exacte  ;  le  danger  peut  être  plus  grand  que 
l'alarme. 

C'est  ce  qui  arrive  dans  ces  délits  mixtes  qui  renferment  un  mal 
privé,  et  un  danger  qui  leur  est  propre  dans  leur  caractère  de  délit 
public. 

Il  se  pourrait  que  dans  un  État  le  prince  fût  volé  pai'  des  adminis- 
trateurs infidèles,  et  le  public  opprimé  par  des  vexations  subalternes. 
Les  complices  de  ces  désordres,  composant  une  phalange  menaçante, 
ne  laisseraient  arriver  auprès  du  trône  que  des  éloges  mercenaires,  et 
la  vérité  serait  le  plus  grand  de  tous  les  crimes.  La  timidité,  sous 
le  masque  de  la  prudence,  formerait  bientôt  le  caractère  national. 
Si,  dans  cet  abattement  imiversel  des  coui'ages,  im  citoyen  vertueux, 
osant  dénoncer  les  coupables,  devenait  victime  de  son  zèle,  sa  perte 
exciterait  peu  d'alarme  :  sa  magnanimité  ne  paraîtrait  qu'un  acte  de 
démence  ;  et  chacun,  se  promettant  bien  de  ne  pas  faire  comme  lui, 
considérerait  de  sang-froid  un  malheui'  qu'il  a  les  moyens  d'éviter. 
Mais  l'alarme,  en  se  calmant,  fait  place  à  un  mal  plus  considérable  : 
ce  mal,  c'est  le  danger  de  l'impimité  pour-  tous  les  délits  publics,  c'est 
la  cessation  de  tous  les  ser\"iccs  volontaii-es  poui'  la  justice;  c'est 
rhidifférence  profonde  des  individus  pour  tout  ce  qui  ne  leui'  est  pas 
personnel. 

On  dit  qu'en  quelques  États  d'Italie  ceux  qui  ont  déposé  contre 
des  voleurs  ou  des  brigands,  en  butte  à  la  vengeance  de  tous  les 
complices,  sont  obligés  de  chercher  dans  la  fuite  une  sûreté  que  les 
lois  ne  sauraient  leur  donner.  Il  est  plus  dangereux  de  prêter  son 
service  à  la  justice  que  de  s'armer  contre  elle.  Un  témoin  court 
plus  de  risques  qu'im  assassin.  L'alarme  qui  en  résulte  sera  faible, 
parce  qu'on  est  maître  de  ne  pas  s'exposer  à  ce  mal,  mais  îi  propor- 
tion le  danger  augmente. 


CHAPITEE  XIV. 

MOYENS  DE  JUSTIFICATION, 


Xous  allons  parler  de  quchiucs  circonstances  (jui,  api»li(iuécs  a  un 
délit,  sont  de  nature  ù  lid  oter  sa  (juaUté  malfaisante.     Ou  peut  Icui" 


220  MOYENS  DE  JUSTIFICATION. 

donner  l'appellation  commune  de  moyens  de  justification,  ou  pour 
abréger,  justifications. 

Les  justifications  générales  qui  s'appliquent  à  peu  près  à  tous  les 
délits  peuvent  se  réduire  aux  chefs  suivants  : — 

1°  Consentement. 

2°  Répulsion  d'un  mal  plus  grave. 

3°  Pratique  médicale. 

4°  Défense  de  soi-même. 

5°  Puissance  politique. 

6°  Puissance  domestique. 

Comment  ces  circonstances  opèrent-eUes  la  justification  ?  Nous 
verrons  que,  tantôt  elles  apportent  la  preuve  de  l'absence  de  tout 
mal,  tantôt  elles  font  voir  que  le  mal  a  été  compensé,  c'est-à-dire 
qu'il  en  est  résulté  un  bien  plus  qu'équivalent.  Il  s'agit  ici  du  mal 
du  premier  ordre,  car  dans  tous  ces  cas  le  mal  du  second  ordre  est 
nul.  Je  me  borne  ici  à  quelques  observations  générales.  Parlons 
d'abord  du  consentement. 

1.  Consentement.  On  entend  le  consentement  de  celui  qui  souf- 
frii'ait  le  mal,  s'il  y  avait  du  mal.  Quoi  de  plus  naturel  que  de  pré- 
sumer que  ce  mal  n'existe  pas  ou  qu'il  est  i:)arfaitemcnt  compensé, 
puisqu'il  y  consent  ?  Ainsi  nous  admettons  la  règle  générale  des 
juiisconsidtes,  le  consentement  ôte  l'injure.  Cette  règle  est  fondée 
sur  deux  propositions  bien  simples,  l'une  que  chacun  est  le  meilleur 
juge  de  son  propre  intérêt,  l'autre  qu'un  homme  ne  consentirait  pas 
h  ce  qu'il  croirait  lui  être  nuisible. 

Cette  règle  admet  plusieiu'S  exceptions  dont  la  raison  est  palpable. 
La  coercition  indue, — la  fraude, — la  réticence  indue, — le  consente- 
ment suranné  ou  révoqué, — ^la  démence, — ^l'ivresse, — l'enfance. 

2.  Répulsion  d'un  mal  plus  grave.  C'est  le  cas  où  l'on  fait  un  mal 
pour  en  prévenir  un  plus  grand.  C'est  à  ce  moj-en  de  justification  que 
se  rapportent  les  extrémités  auxquelles  on  peut  être  forcé  de  recourir 
dans  les  maladies  contagieuses,  dans  les  sièges,  les  famines,  les 
tempêtes,  les  naufi'ages.     Salus  populi  suprema  lex  esto. 

Mais  plus  UJi  remède  de  cette  nature  est  grave,  plus  il  faut  que  sa 
nécessité  soit  évidente.  La  maxime  du  salut  public  a  servi  de  pré- 
texte à  tous  les  crimes.  Pour  que  ce  moyen  de  justification  soit 
valide,  il  faut  constater  trois  points  essentiels,  La  certitiule  du  mal 
qiCon  veut  écarter. — Le  manque  absolu  de  tout  autre  moyen  moins 
coûteux. — L'efficacité  certaine  de  celui  qu^on  emploie. 

C'est  dans  cette  source  qu'on  piùserait  une  justification  pour  le 
tyrannicidc,  si  le  tjTanhicide  était  justifiable  ;  mais  il  ne  l'est  point, 
parce  qu'il  n'est  pas  nécessaire  d'assassiner  im  tyran  détesté,  il  ne 
faut  que  l'abandonner,  et  il  est  perdu.     Jacques  II  fut  délaissé  de 


MOYENS  DE  JUSTIFICATION.  221 

tout  le  monde,  et  la  révolution  s'acheva  sans  effusion  de  sanj?.  Néron 
lui-même  vit  toute  sa  puissance  s'écrouler  par  \m  simple  décret  du 
sénat,  et  la  mort,  qu'il  fut  réduit  à  se  donner,  fut  une  leçon  jîlus 
terrible  poiir  les  oppresseurs,  que  s'il  l'avait  reçue  de  la  main  d'un 
Brutus.  La  Grèce  vanta  ses  Timoléons  ;  mais  on  peut  voir,  dans  les 
convulsions  perpétuelles  dont  elle  fut  agitée,  combien  cette  doctrine 
du  t}-rannicide  remplissait  mal  son  objet.  Elle  ne  sert  qu'à  irriter 
un  tyran  soupçonneux,  et  le  rend  d'autant  plus  féroce  qu'il  est  plus 
lâche.  Le  coup  est-il  manqué,  les  vengeances  sont  affreuses.  Est-il 
consommé,  dans  l'état  populaii'e,  les  factions  en  ce  moment  reprennent 
toute  leur  \-iolence  :  le  parti  vainqueiu'  fait  tout  le  mal  qu'U  peut 
craindre.  Dans  l'état  monarchique,  le  successeur  alarmé  conserve  un 
ressentiment  profond,  et  s'il  appesantit  le  joug,  sa  malfaisance  est 
déguisée,  à  ses  propres  yeux,  par  un  prétexte  plausible. 

L'œU  pénétrant  de  Sylla  découvre,  dit-on,  plus  d'irn  Marins  dans 
un  jeune  voluptueux  qui  n'est  encore  fameux  que  par  ses  débauches. 
n  voit  couver  les  feux  de  la  plus  ardente  ambition  sous  la  mollesse 
des  moeurs  les  plus  efféminées,  et  ne  regarde  ces  plaisirs  dissolus  que 
comme  un  voile  au  projet  d'asservir  sa  patrie.  SyUa,  en  vertu  de  ce 
soupçon,  serait-il  autorisé  à  faire  périr  César  ?  Mais  un  assassin, 
pour  se  justifier,  n'aurait  donc  qu'à  se  donner  pour  prophète  !  Un 
fourbe,  au  nom  du  ciel,  prétendant  lire  dans  les  cœui's,  pourrait 
immoler  tous  ses  ennemis  pour  des  crimes  futurs  !  Sous  prétexte 
d'éviter  un  mal,  on  ferait  le  plus  grand  de  tous,  on  anéantirait  la 
sûreté  générale. 

3.  Pratique  médicale.  Ce  moyen  de  justification  rentre  dans  celui 
qui  précède.  On  fait  souffirii'  im  indi^-idu  pour  son  propre  bien.  TJn 
homme  est  tombé  en  apoplexie  :  attendrait-on  son  consentement 
pour  le  saigner?  Il  ne  vient  pas  même  un  doute  dans  l'esprit  sur 
la  légitimité  du  traitement,  parce  qu'on  est  bien  sûr  que  sa  volonté 
n'est  pas  de  mourir. 

Le  cas  est  bien  différent  si  im  homme,  maître  de  ses  facultés, 
pouvant  donner  son  consentement,  le  refuse.  Donnera-t-on  à  ses 
amis,  ou  aux  médecins,  le  droit  de  le  forcer  à  une  opération  qu'il 
repousse  ?  Ce  serait  substituer  im  mal  certain  à  un  danger  presque 
imaginaii-e.  La  défiance  et  la  terreur  veilleraient  sans  cesse  auprès 
du  lit  d'im  malade.  Que  si  un  médecin,  par  humanité,  franchit  les 
bornes  de  son  cboit,  et  qu'il  en  mésarrive,  il  faut  qu'il  soit  exposé  à 
la  rigueur  des  lois,  et  que  tout  au  plus  son  intention  serve  à  atténuer 
sa  faute. 

4.  Défense.  C'est  encore  une  modification  du  second  moyen.  Il 
ne  s'agit  en  effet  que  de  repousser  un  mal  plus  grave,  puisque, 
dussiez-vous  tuer  un  aggresscm-  injuste,  sa  mort  serait  un  moindre 


222  MOYENS  DE  JUSTIFICATION. 

mal  poiu'  la  société  que  la  perte  d'un  innocent.  Ce  droit  de  défense 
est  absolument  nécessaire.  La  vigilance  des  magistrats  ne  pourrait 
jamais  suppléer  à  la  \"igilance  de  chaque  indi^idu  pour  soi-même. 
La  crainte  des  lois  ne  pourrait  jamais  contenir  les  méchants  autant 
que  la  crainte  de  toutes  les  résistances  individuelles,  ôter  ce  droit 
ce  serait  donc  devenir  complice  de  tous  les  méchants. 

Ce  moyen  de  justification  a  ses  limites.  On  ne  peut  employer  des 
voies  de  fait  que  pour  défendre  sa  personne  ou  ses  biens.  Répondre 
à  une  injure  verbale  par  ime  injure  corporelle  ce  ne  serait  plus  dé- 
fense de  soi-même,  ce  serait  vengeance. — Faire  volontairement  un 
mal  irréparable  pour  en  éditer  im  qui  ne  le  serait  pas,  ce  serait 
outre-passer  les  bornes  légitimes  de  la  défense. 

Mais  ne  peut-on  défendre  que  soi-même  ?  ne  doit-on  pas  avoir  le 
di'oit  de  protéger  son  semblable  contre  une  aggression  injuste  ? 
Certes,  c'est  ^xa  beau  mouvement  du  cœur  humain  que  cette  indi- 
gnation qui  s'allume  à  l'aspect  du  fort  maltraitant  le  faible.  C'est 
un  beau  mouvement  que  celui  qui  nous  fait  oublier  notre  danger 
personnel  et  courir  aux  premiers  cris  de  détresse.  La  loi  doit  bien 
se  garder  d'affaiblir  cette  généreuse  alliance  entre  le  courage  et 
l'humanité.  Qu'elle  honore  plutôt,  qu'elle  récompense  celui  qui  fait 
la  fonction  de  magistrat  en  faveur  de  l'opprimé  :  il  importe  au  salut 
commun  que  tout  honnête  homme  se  considère  comme  le  protecteur 
naturel  de  tout  autre.  Dans  ce  cas,  point  de  mal  du  second  ordre  : 
les  effets  du  second  ordre  sont  tous  en  bien. 

5  et  6.  Puissance  jyoUtique  et  domestique.  L'exercice  de  la  puis- 
sance légitime  entraîne  la  nécessité  de  faire  du  mal  potir  réprimer  le 
mal.  La  puissance  légitime  peut  se  diviser  en  politique  et  en  donus- 
tique.  Le  magistrat  et  le  père,  ou  celui  qui  en  tient  Heu,  ne  pour- 
raient maintenir  leur  autorité,  l'un  dans  l'État,  l'autre  dans  la  famille, 
s'ils  n'étaient  annés  de  moyens  cocrcitifs  contre  la  désobéissance. 
Le  mal  qu'ils  infligent  porte  le  nom  de  peine  ou  de  châtiment.  Us 
ne  se  proposent  par  ces  voies  de  fait  que  le  bien  de  la  grande  ou  de 
la  petite  société  qu'ils  gouvernent,  et  il  n'est  pas  besoin  de  dire  que 
l'exercice  de  Icui'  autorité  légitime  est  im  moyen  complet  de  justi- 
fication, puisque  personne  ne  voudi-ait  plus  être  magistrat  ni  père  s'il 
n'y  avait  pas  de  sûreté  pour  lui  dans  l'emploi  de  sa  puissance. 


SUJET  DE  CE  LIVRE.  223 


DEUXIEME    PARTIE. 

REMÈDES  POLITIQUES  CONTRE  LE  MAL  DES  DÉLITS. 


CHAPITRE  I. 

SrJET  DE  CE  LIVKE. 


Après  avoir  considéré  les  délits  comme  des  maladies  dans  le  corps 
politique,  l'analogie  nous  conduit  à  envisager  comme  des  remèdes 
les  moyens  de  les  prévenir  et  de  les  réparer. 

Ces  remèdes  peuvent  se  ranger  sous  quatre  classes  : 

1.  Remèdes  préventifs. 

2.  Remèdes  suppressifs. 

3.  Remèdes  satisfactoires. 

4.  Remèdes  pénaux  ou  simplement  peines. 

Remèdes  préventifs.  J'appeUe  aiusi  les  moyens  qui  tendent  à  pré- 
venir le  déUt.  Ils  sont  de  deux  sortes:  les  moyens  directs,  qui 
s'appliquent  immédiatement  à  tel  ou  tel  déKt  particulier  :  les  movens 
indirects,  qui  consistent  en  précautions  générales  contre  une  espèce 
entière  de  délits. 

Remèdes  suppressifs.  Ce  sont  les  moyens  qui  tendent  à  faire  cesser 
im  délit  commencé,  un  délit  existant,  mais  non  consommé,  et  par 
conséquent  à  prévenir  le  mal  du  moins  en  partie. 

Remèdes  satisfactoires.  J'appelle  ainsi  la  réparation  ou  l'indemnité 
à  donner  à  l'innocent  pour  le  mal  qu'il  a  souffert  par  \m  délit. 

Remèdes  péimux  ou  simplement  peines.  Quand  on  a  fait  cesser  le 
mal,  quand  on  a  dédommagé  la  partie  lésée,  il  reste  eneoi-e  à  prévenir 
des  délits  pareils,  soit  du  même  délinquant,  soit  de  tout  autre. 

Il  y  a  deux  manières  d'opérer  poiu-  arriver  à  ce  but  :  Tune  de 
corriger  la  volonté,  l'autre  d'ôter  le  pouvoir  de  nuii-e.  On  influe  sui- 
la  volonté  par  la  crainte  ;  on  ôte  le  pouvoir  par  quelque  acte  phy- 
sique. Ôter  au  délinquant  la  volonté  de  récidiver,  c'est  le  réfonner  ; 
lui  en  ôter  le  pouvoh-,  c'est  l'incapaciter.  Un  remède  qui  doit 
opérer  par  la  crainte  s'appelle  peine.  A-t-elle  ou  n'a-t-elle  pas 
l'effet  d'incapaciter  ?     C'est  ce  qui  dépend  de  sa  natui-e. 

Le  but  principal  des  peines  c'est  de  prévenir  des  délits  sem- 
blables.    L'affaire  passée  n'est  qu'un  i)oint  ;  l'avcuii-  est  infini.     Le 


224         DES  MOYEXS   DIRECTS  POUR  PREVENIR   LES  DKLITS. 

délit  passé  ne  concerne  qu'un  individu  ;  des  délits  pareils  peuvent 
les  affecter  tous.  Dans  bien  des  cas  il  est  impossible  de  remédier 
au  mal  commis  ;  mais  on  peut  toujours  ôter  la  volonté  de  mal  faire, 
parce  que,  quelque  grand  que  soit  l'avantage  du  délit,  le  mal  de  lu 
peine  peut  toujours  le  surpasser. 

Ces  quatre  classes  de  remèdes  exigent  quelquefois  autant  d'opé- 
rations séparées  :  quelquefois  la  môme  opération  suffit  à  tout. 

Xous  traiterons,  dans  ce  Hvre,  des  remèdes  préventifs  directs, — des 
remèdes  suppressifs, — et  des  remèdes  satisfaetoii'es.  La  troisième 
partie  roixlera  sur  les  peines,  et  la  quatrième  sur  les  moyens  in- 
directs. 


CHAPITRE  II. 

DES  MOYENS  DIRECTS  POUR  PRÉVENIR  LES  DÉLITS. 

Avant  qu'un  délit  se  consomme,  il  peut  s'annoncer  de  plusieurs 
manières  :  il  passe  par  des  degrés  de  préparation  qui  permettent 
souvent  de  l'arrêter  avant  qu'il  arrive  à  sa  catastrophe. 

Cette  partie  de  la  police  peut  s'exercer,  soit  par  des  pouvoù's 
donnés  à  tous  les  indi^"idus,  soit  par  des  pouvoirs  spéciaux  remis  à 
des  personnes  autorisées. 

Les  pouvoirs  donnés  à  tous  les  citoyens  pour  leur  protection  sont 
ceu:s  qui  s'exercent  avant  que  la  justice  intervienne,  et  qu'on  peut 
appeler  pour  cette  raison  moyens  antéjudiciaires.  Tel  est  le  droit 
d'opposer  la  force  ouverte  à  l'exécution  d'im  délit  appréhendé,  de  se 
saisir  de  l'homme  suspect,  de  le  tenir  en  garde,  de  le  traîner  en 
justice,  d'appeler  main-forte,  de  séquestrer  en  mains  responsables  un 
objet  qu'on  croit  volé,  ou  dont  on  veut  prévenir  la  destniction, 
d'arrêter  tous  les  assistants  comme  témoins,  de  requérir  le  secours 
de  qui  que  ce  soit  pour  conduii-e  aux  magistrats  celui  dont  on  craint 
les  mauvais  desseins. 

On  peut  imposer  à  tous  les  citoyens  l'obligation  de  se  prêter  à  ce 
service,  et  de  le  remplir  comme  un  des  devoirs  les  plus  importants 
de  la  société.  Il  sera  même  convenable  d'établii-  des  récompenses 
pour  ceux  qui  aui'ont  aidé  à  prévenir  un  délit  et  à  livrer  le  coupable 
entre  les  mains  de  la  justice. 

Dira-t-on  qu'on  peut  abuser  de  ces  pouvoirs,  que  des  gens  sans 
aveu  peuvent  s'en  servir  pour  se  faii-e  aider  dans  im  acte  de  brigan- 
dage? Ce  danger  est  imaginaire.  Cette  affectation  d'ordre  et  de 
publicité  ne  ferait  que  contrarier  leiu>>  \"ues,  et  les  exposer  à  une 
peine  trop  manifeste. 

Règle  générale.     Il  n'y  a  pas  beaucoup  de  danger  à  accorder  des 


MOYENS  POUR  PREVENIR  LES  DELITS.  225 

droits  dont  on  ue  peut  se  servir  qu'en  s'expo.saut  à  tous  les  incon- 
vénients de  leur  exercice  dans  le  cas  où  ils  ne  seraient  pas  re- 
connus. 

Refuser  à  la  justice  le  secours  qu'elle  peut  tii'er  de  tous  ces 
moyens,  ce  serait  souffi-Lr  un  mal  irréparable  par  la  crainte  d'un  mal 
qui  ne  peut  que  se  réparer. 

Indépendamment  des  ces  pouvoirs  qui  doivent  appartenir  à  tous, 
il  en  est  d'autres  qui  ne  peuvent  appartenir  qu'aux  magistrats,  et 
qui  peuvent  être  d'im  grand  usage  pour  prévenir  des  délits  ap- 
préhendés. 

1.  Admonestement.  C'est  une  simple  leçon,  mais  donnée  par  le 
juge,  avertissant  l'indiAidu  suspect,  lui  montrant  qu'on  a  les  yeux 
sur  lui,  et  le  rappelant  à  son  devoir  par  ime  autorité  respectable. 

2.  Commination.  C'est  le  même  moyen,  mais  renforcé  par  la 
menace  de  la  loi.  Dans  le  premier  cas,  c'est  la  voix  paternelle  qui 
emprunte  les  moyens  de  la  persuasion;  dans  le  second,  c'est  le 
magistrat  qui  intimide  par  im  langage  sévère. 

3.  Promesses  requises  de  s^abstenir  d'un  certain  lieu.  Ce  moyen, 
applicable  à  la  prévention  de  plusieurs  délits,  l'est  en  particulier  aux 
querelles,  aux  offenses  personnelles,  et  aux  menées  séditieuses. 

4.  Banissement  partiel.  Interdiction  à  l'individu  suspect  de  se 
présenter  devant  la  partie  menacée,  de  se  trouver  dans  l'endroit  de 
sa  demeure,  ou  dans  tout  autre  lieu  désigné  pour  le  théâtre  du 
délit. 

5.  Cautionne  nient.  Obligation  de  foiu'nir  des  répondants  qui  s'en- 
gagent de  payer  une  amende  en  cas  de  contravention  à  l'éloigne- 
ment  requis. 

6.  ÉtabHsscment  de  gardes  pour  la  protection  des  personnes  ou 
des  choses  menacées. 

7.  Saisie  d'armes  ou  autres  iastnunents  destinés  à  servir  au  délit 
appréhendé. 

Outre  ces  moyens  généraux,  il  en  est  qui  s'appliquent  spéciale- 
ment à  certains  déUts.  Je  n'entrerai  pas  ici  dans  ces  détails  de 
police  et  d'administration.  Le  choix  de  ces  moyens,  l'occasion,  la 
manière  de  les  appliquer,  dépendent  d'un  grand  nombre  de  circon- 
stances :  d'ailleiu's  ils  sont  assez  simples,  et  presque  toujours  in- 
diqués par  la  nature  du  cas.  S'agit-il  d'xme  diffamation  injurieuse, 
il  faut  saisir  les  écrits  avant  leur  publication.  S'agit-il  de  co- 
mestibles, de  boissons,  de  médicaments  d'une  natiu'e  malfaisante,  il 
faut  les  détruire  avant  qu'on  ait  pu  en  faii'e  usage.  Les  ^-isitos 
judiciaires,  les  inspections  servent  à  prévenir  les  fraudes,  les  actes 
clandestins,  les  délits  de  contrebande. 

Ces  sortes  de  cas  admettent  rarement  des  règles  précises  :   il  faut 

Q 


22G  DÉLITS  CHRONIQUES. 

nécessairement  laisser  quelque  chose  à  la  dii-eetion  des  officiers 
publics  et  des  juges.  Mais  le  législateur  doit  leur  donner  des  in- 
structions pour  empêcher  les  abus  de  l'arbitraii'e. 

Ces  instructions  rouleront  sur  les  maximes  suivantes.  Plus  le 
moyen  qu'il  s'agit  d'employer  serait  rigoureux,  plus  on  sera  scrupu- 
leux à  s'en  serrii'.  On  peut  se  permettre  davantage  à  proportion  de 
la  grandeiu'  du  délit  appréhendé  et  de  sa  probabilité  apparente,  à  pro- 
portion de  ce  que  le  délinquant  paraît  plus  ou  moins  dangereux  et 
qu'il  a  plus  de  moyens  d'accomplir  son  mauvais  dessein. 

Voici  une  limite  que  les  juges  ne  pourront  franchir  en  aucim  cas  : 
"  N'usez  jamais  d'un  moyen  préventif  qui  serait  de  nature  à  faire 
plus  de  mal  que  le  délit  même." 


CHAPITRE  III. 

DES  DÉLITS  CHHON^IQUES. 


Avant  de  traiter  des  remèdes  suppressifs,  c'est-à-dire  des  moyens  de 
faire  cesser  les  délits,  voyons  d'abord  quels  sont  les  délits  qu'on  peut 
faire  cesser  ;  car  ils  n'ont  pas  tous  cette  capacité,  et  ceux  qui  l'ont 
ne  l'ont  pas  de  la  même  manière. 

La  faculté  de  faire  cesser  im  délit  suppose  une  durée  assez  grande 
pour  admettre  l'intervention  de  la  justice  :  or  tous  les  délits  n'ont  pas 
cette  durée.  Les  uns  ont  un  effet  passager,  les  autres  ont  un  effet 
permanent.  L"homicide  et  le  viol  sont  ii-réparables.  Le  larcin  peut 
ne  durer  qu'im  moment  :  il  peut  aussi  dui'er  toujom-s,  si  la  chose 
volée  a  été  consommée  ou  perdue. 

Il  est  nécessaire  de  distinguer  les  circonstances  d'après  lesquelles 
les  délits  ont  i^lus  ou  moins  de  diu'ée,  parce  qu'elles  influent  sur  les 
moyens  suppressifs  qui  leui'  sont  respectivement  applicables. 

1.  Un  délit  acquiert  de  la  durée  par  la  simple  continuation  d'un 
acte  capable  de  cesser  à  chaque  instant,  sans  cesser  d'avoir  été  un 
délit.  La  détention  d'une  personne,  le  recèlemcnt  d'une  chose,  sont 
des  délits  de  ce  genre.  Première  espèce  de  délits  chroniques,  e.v 
actu  continvo. 

2.  Regarde-t-on  le  dessein  de  commettre  un  délit  comme  faisant 
de  lui-même  un  délit,  il  est  clair  que  le  dessein  continué  serait  im 
délit  continué.  Cette  classe  de  délits  chroniques  peut  rentrer  dans 
la  première,  e.v  Intentione  persistente. 

3.  D'autres  délits  qui  ont  de  la  dm-ée,  ce  sont  la  plupart  des  délits 
négatifs,  de  ceux  qui  consistent  en  omissions.  Ne  pas  poui"\-oir  à  la 
nourriture  d'im  enfant  dont  ou  est  chargé,  no  ])as  payer  ses  dettes. 


DÉLITS  CHRONIQUES.  227 

ne  pas  comparaître  en  justice,  ne  pas  révéler  ses  complices,  ne  pas 
mettre  une  personne  en  jouissance  d'un  droit  qui  lui  appartient. 
Troisième  classe  de  délits  chroniques,  ex  actu  negativo. 

4.  n  y  a  des  oma-ages  matériels  dont  l'existence  est  im  délit  pro- 
longé. Une  manufactm-e  injmieuse  à  la  santé  du  voisinage,  un 
bâtiment  qui  obstrue  un  chemin,  ime  digue  qui  gêne  le  cours  d'une 
rivière,  etc.    Quatrième  classe  de  délits  chi-oniques,  ex  opère  manente. 

5.  Des  productions  de  l'esprit  peuvent  avoir  le  même  caractère, 
par  l'intermédiaire  de  l'imprimerie.  Tels  sont  les  libelles,  les  his- 
toires prétendues,  les  prophéties  alarmantes,  les  estampes  obscènes, 
en  un  mot,  tout  ce  qui  présente  aux  citoyens,  sous  les  signes  durables 
du  langage,  des  idées  qui  ne  devraient  point  leur  être  présentées. 
Cinquième  espèce  de  délits  ehi'oniques,  ex  scripto  et  simiîibus. 

6.  Une  suite  d'actes  répétés  peuvent  avoir  dans  leiu"  ensemble  un 
caractère  d'unité,  en  vertu  de  quoi  celiû  qui  les  a  faits  est  dit  avoir  con- 
tracté une  habitude.  Tels  sont  ceux  de  la  fabrication  des  monnaies, 
des  procédés  défendus  dans  une  manufacture,  de  la  contrebande  en 
général.     Sixième  espèce  de  délits  chroniques,  ex  liahitu. 

7.  Il  y  a  de  la  durée  dans  certains  déHts,  lesquels,  quoique  divers 
en  eux-mêmes,  prennent  un  caractère  d'imité,  parce  que  l'un  a  été 
l'occasion  de  l'autre.  Un  homme  commet  du  dégât  dans  un  jardin, 
il  bat  le  propriétaire  qui  accoui-t  pour  s'y  opposer,  il  le  poursuit  dans 
sa  maison,  insiûte  la  famille,  gâte  des  meubles,  tue  un  chien  favoii, 
et  continue  ses  déprédations.  Ainsi  se  forme  une  série  indéfinie  de 
délits  dont  la  diu'ée  peut  laisser  place  à  l'intervention  de  la  justice. 
Septième  espèce  de  déhts  chroniques,  ex  occasione. 

8.  Il  y  a  de  la  durée  dans  le  fait  de  plusieurs  délinquants  qui,  de 
concert  ou  sans  concert,  poiu'suivent  le  même  objet.  Ainsi  d'un 
mélange  confus  d'actes  de  destruction,  de  menaces,  d'injures  ver- 
bales, d'injures  personnelles,  de  cris  insultants,  de  clameurs  provo- 
cantes, se  forme  ce  triste  et  foi'midable  composé  qu'on  appelle 
tumulte,  émeute,  insurrection,  avant-coiu*eiu's  de  rébellions  et  de 
guerres  civiles.  Huitième  espèce  de  délits  chroniques,  ex  coopera- 
tione. 

Les  déUts  chroniques  sont  sujets  à  avoir  leur  catastrophe.  Le  délit 
projeté  aboutit  au  délit  consommé.  Les  injures  coi'porelles  simples 
ont  pour  terme  natui-el  des  injures  corporelles  irréparables  et  l'homi- 
cide. S'agit-il  d'un  emprisonnement,  il  n'est  point  de  crime  qu'il 
ne  puisse  avoir  pour  objet  :  dénouer  un  lien  conjugal  qui  incommode, 
effectuer  un  projet  de  séduction,  supprimer  un.  témoignage,  extorquer 
un  secret,  empêcher  la  revendication  d'un  bien,  obtenir'  pour  un  attentat 
des  secours  forcés  ; — en  un  mot,  l'emprisonnement  doit  toujoui's  avoii- 
quelque  catastrophe  particulière,  selon  le  projet  du  déhnquant. 


228  REMÈDES  SUPPRESSIFS,  ETC. 

Dans  le  cours  d'une  entreprise  criminelle,  le  but  peut  changer 
comme  les  moyens.  Un  voleur  sui'pris  peut,  par  la  crarute  de  la 
peine  ou  par  la  douleur  d'avoir  perdu  le  fruit  de  son  crime,  devenir 
assassin. 

n  appartient  à  la  prévoyance  du  juge  de  se  représenter  dans  chaque 
cas  la  catastrophe  probable  du  délit  commencé,  pour  la  prévenir  par 
une  interposition  prompte  et  bien  dirigée.  Pour  en  détenniner  la 
peine,  il  doit  regarder  aux  intentions  du  coupable  ;  poui"  appliquer 
les  remèdes  préventifs  et  suppressife,  il  doit  regarder  à  toutes  les 
conséquences  probables,  tant  projetées  que  négligées  ou  imprévues. 


CHAPITRE  IV. 

DES  REMÈDES  SUPPEESSIFS  POFK  LES  DÉLITS  CHRONIQrES. 

Les  différentes  espèces  de  délits  chroniques  exigent  différents  remèdes 
suppressifs.  Ces  moyens  suppressifs  sont  les  mêmes  que  les  moyens 
préventifs  dont  nous  avons  donné  le  catalogue.  La  différence  ne 
roule  que  sur  le  temj)s  et  l'application. 

n  y  a  des  cas  où  le  moyen  préventif  correspond  si  visiblement  à 
la  nature  du  délit  qu'il  est  à  peine  besoin  de  l'indiquer.  Il  est  tout 
simple  que  l'emprisonnement  injurieux  demande  l'élargissement,  que 
le  larcin  demande  la  restitution  en  natiu'e.  La  seule  difficulté  est  de 
savoii'  où  se  trouve  la  chose  ou  la  personne  détenue. 

Il  y  a  d'autres  délits,  tels  que  les  attroupements  séditieux  et 
quelques  délits  négatifs,  en  particulier  le  non-payement  des  dettes, 
qui  exigent  des  moyens  plus  recherchés  poiu'  les  supprimer.  Nous 
aurons  occasion  de  les  examiner  sous  leur  propre  chef. 

Le  mal  des  écrits  dangereux  est  bien  difficile  à  faire  cesser.  Ils 
se  cachent,  ils  se  reproduisent,  ils  renaissent  avec  plus  de  vigueiu- 
après  les  proscriptions  les  pliis  éclatantes.  Nous  verrons  dans  les 
moyens  indirects  ce  qu'il  y  a  de  plus  efficace  à  leur  opposer. 

Il  faut  laisser  aux  magistrats  plus  de  latitude  dans  l'emploi  des 
moyens  suppressifs  que  dans  celui  des  moyens  préventifs.  La  raison 
en  est  simple.  Est-il  question  de  supprimer  un  délit,  il  y  a  déjà  un 
délit  avéré,  et  une  peine  instituée  en  conséquence.  On  ne  risque 
pas  de  faire  trop  pour  le  faire  cesser,  tant  qu'on  n'excède  pas  ce 
qu'il  faudrait  faire  pour  le  punir.  S'agit-il  seulement  de  prévenir 
un  délit,  on  ne  saurait  y  apporter  trop  de  scrupules:  peut-être  il 
n'y  a  point  de  tel  délit  en  projet,  peut-être  on  se  trompe  siu"  la  per- 
sonne à  qui  on  l'attribue,  peut-être  enfin  que  ^indi^•idu  soupçonné 
n'agit  que  de  bonne  foi,  ou  qu'au  lieu  de  devenir  coupable  il  s'arrêtera 

m 


OBSERVATION   SUR  LA  LOI  MARTIALE. 


229 


de  lui-même.    Tous  ces  peut-être  imposent  une  marche  d'autant  plus 
douce  et  mesurée  que  le  délit  appréhendé  est  plus  problématique. 

Moyens  partictdiers  2)OU7'  prévenir  ou  supprimer  la  détention  et  la 
déportation  illégitimes. 

On  peut  réduii-e  ces  moyens  aux  précautions  suivantes  : 

1.  Avoir  im  registre  des  maisons  de  tout  genre  où  l'on  retient  des 
individus  malgré  eux,  prisons,  hospices  poiu'  des  iusensés,  des  idiots, 
pensions  j)articulières  où  l'on  garde  des  malades  de  cette  classe. 

2.  Avoir  un  second  registre  qui  présente  les  causes  de  détention 
de  chaque  prisonnier,  et  ne  permettre  la  détention  d'un  fou  qxi' après 
une  consultation  juridique  des  médecins,  signée  par  eux.  Ces  deux 
registres,  gardés  dans  les  tribimaux  de  chaque  district,  seraient  ex- 
posés publiquement,  ou  du  moins  librement  consultés  par  tout  le 
monde. 

3.  Convenir  de  quelque  signal  qui  fût  autant  que  possible  au 
pouvoir'  d'une  personne  qu'on  enlève,  à  l'eiïet  d'autoriser  les  passants 
à  faire  rendre  compte  aux  ravisseurs,  à  les  accompagner  s'ils  déclarent 
qu'ils  veulent  mener  le  prisonnier  auprès  des  juges,  ou  à  les  y  traîner 
eux-mêmes  s'ils  avaient  une  intention  diiférente. 

4.  Accorder  à  chacun  le  di'oit  de  se  pourvoir  en  justice  poui'  se 
faire  ouvrir  toute  maison  où  il  soupçonne  que  la  personne  qu'il 
cherche  est  détenue  contre  son  gré. 


CBA.PITRE  Y. 

OBSERVATION  SrK  LA  LOI  MARTIALE. 

En  Angleterre,  dans  le  cas  d'attroupements  séditieiLx,  on  ne  com- 
mence point  par  assassiner  militairement  ;  l'avertissement  précède 
la  peine  ;  la  loi  martiale  est  proclamée,  et  le  soldat  ne  peut  agir 
qu'après  que  le  magistrat  a  parlé. 

L'intention  de  cette  loi  est  excellente,  mais  l'exécution  y  répond- 
elle  ?  Le  magistrat  doit  se  transporter  au  milieu  du  tumulte  :  il 
doit  prononcer  une  longue  et  traînante  formule  qu'on  n'entend  pas  : 
et  malheur  à  ceux  qui  une  heure  a^îrès  seront  sui-  la  place  !  ils  sont 
déclarés  atteints  d'un  délit  capital.  Ce  statut,  dangereux  poui'  les 
innocents,  difficile  à  exécuter  contre  les  coupables,  est  un  composé  de 
faiblesse  et  de  violence. 

Dans  ce  moment  de  désordre,  le  magistrat  devrait  annoncer  sa 
présence  par  quelque  signe  extraordinaire.  Ce  drapeau  rouge,  si 
fameux  dans  la  révolution  û-ançaise,  avait  im  grand  effet  sui*  l'imagi- 


230  OBSERVATION  SUR  LA  LOI   MARTIALE. 

nation.  Au  milieu  des  clameurs  les  moyens  ordinaires  du  langage 
ne  suffisent  plus.  Il  ne  reste  à  la  multitude  que  des  yeux  ;  c'est 
donc  aux  yeux  qu'il  faut  parler.  Une  harangue  suppose  de  l'atten- 
tion et  du  silence,  mais  des  signes  visibles  ont  une  opération  rapide 
et  lîuissante.  Ils  disent  tout  à  la  fois  :  ils  n'ont  qu'un  sens  qui  ne 
saurait  être  équivoque  ;  et  un  bruit  affecté,  une  rumeur  concertée  ne 
peuvent  pas  empêcher  leur  effet. 

D'ailleurs  la  parole  perd  de  son  influence  par  ime  foule  de  circon- 
stances imprévues.  L'orateiu*  est-U  odieux,  le  langage  de  la  justice 
devient  odieux  dans  sa  bouche.  Son  caractère,  son  maintien,  son 
début  offiL'ent-ils  quelque  ridicule,  ce  ridicule  se  répand  sur  ses  fonc- 
tions et  les  aviHt.  Raison  de  plus  poiu'  parler  aux  yeux  par  des 
symboles  respectables  qui  ne  sont  point  soumis  aux  mêmes  caprices. 

Mais  comme  il  peut  être  nécessaii-e  de  joindi-e  la  parole  aux  signes, 
une  trompe  est  un  accompagnement  essentiel.  La  singularité  même 
de  cet  instrument  contribuera  à  donner  aux  ordres  de  la  justice  plus 
d'éclat  et  de  dignité,  à  éloigner  toute  idée  de  conversation  familière, 
à  en  imposer  d'autant  plus  qu'on  ne  croira  pas  entendi-e  l'homme,  le 
simple  indi\idu,  mais  le  ministre  privilégié,  le  héraut  de  la  loi. 

Ce  moyen  de  se  faire  entendre  au  loin  est  usité  depuis  longtemps 
dans  la  marine.  Là,  les  distances,  le  bruit  des  vents  et  des  vagues 
ont  d'abord  fait  sentii'  l'insuffisance  de  la  voix.  Les  poètes  ont 
souvent  comparé  un  peuple  en  tumulte  à  xme  mer  orageuse.  Cette 
analogie  appartiendrait-elle  exclusivement  aux  arts  agréables?  Elle 
serait  d'une  toute  autre  importance  entre  les  mains  de  la  justice. 

Que  les  ordi-es  soient  en  peu  de  mots.  Rien  qui  sente  le  discours 
ordinaire  ou  la  discussion.  Point  de  de  par  le  roi.  Parlez  au  nom 
de  la  justice.  Le  chef  de  l'État  peut  être  l'objet  d'une  aversion  juste 
ou  injuste  :  cette  aversion  même  peut  être  la  cause  du  tumulte. 
Réveiller  son  idée  ce  serait  enflammer  les  passions  au  lieu  de  les 
éteindre.  S'il  n'est  pas  odieux,  ce  serait  l'exposer  à  le  devenii-. 
Tout  ce  qui  est  faveur,  toiit  ce  qui  porte  le  pur  caractère  de  la  bien- 
veillance doit  être  présenté  comme  l'ouvi'age  personnel  du  père  des 
peuples.  Tout  ce  qtii  est  rigueui-,  tous  les  actes  de  bienfaisance 
sévère,  il  ne  faut  les  attribuer  à  personne.  Voilez  avec  art  la  main 
qui  agit.  Rejetez-les  siu'  quelque  être  de  raison,  ï^ur  quelque  abs- 
traction animée  :  telle  est  la  justice,  fiUe  de  la  nécessité  et  mère  de 
la  paix,  que  les  hommes  doivent  craindre,  mais  qu'ils  ne  sauraient 
haïr,  et  qui  aura  toujours  leurs  premiers  hommages. 


OBLIGATION   DE   SATISFAIRE.  231 

CHAPITRE  VI. 

NATUEE  DE  LA  SATISFACTION. 

Qu'est-ce  que  satisfaction'} — Bien  perçu  en  considération  d'un 
dommage.  S'agit-il  d'un  délit,  satisfaction  c'est  un  équivalent  donné 
à  la  partie  lésée  pour  le  dommage  qu'elle  a  souffert. 

La  satisfaction  sera  plênière  si,  en  faisant  deux  sommes,  l'une  du 
mal  souffert,  l'autre  du  bien  accordé,  la  valeur  de  la  seconde  paraît 
égale  à  la  valeui-  de  la  première  :  en  sorte  que  si  l'injm-e  et  la  répara- 
tion pouvaient  se  renouveler,  l'événement  parût  indifférent  à  la  partie 
lésée.  Manque-t-n  quelque  chose  à  la  valeur  du  bien  poui-  égaler  la 
valeur  du  mal,  la  satisfaction  n'est  que  partielle  et  imparfaite. 

La  satisfaction  a  deux  aspects  ou  deux  branches,  le  passé  et  le 
futur.  La  satisfaction  pour  le  passé  est  ce  qu'on  appelle  dédommage- 
ment, La  satisfaction  pour  le  futur  consiste  à  faire  cesser  le  mal  du 
délit.  Le  mal  cesse-t-il  de  lui-même,  la  natiu'e  a  fait  les  fonctions 
de  la  justice,  et  les  tribunaux  à  cet  égard  n'ont  plus  rien  à  faire. 

Une  somme  d'argent  a-t-eUe  été  volée,  dès  qu'elle  a  été  restituée 
au  propriétaii-e,  la  satisfaction  pom'  le  futur  est  complète.  Il  ne 
reste  qu'à  le  dédommager  pour  le  passé  de  la  perte  temporaire  qu'U 
a  éprouvée  pendant  que  dui'ait  le  délit. 

Mais  s'agit-il  d'ime  chose  gâtée  ou  détruite,  la  satisfaction  poui'  le 
fiitui'  n'aura  lieu  qu'en  donnant  à  la  partie  lésée  un  effet  pareil  ou 
équivalent.  La  satisfaction  poiu-  le  passé  consiste  à  le  dédommager 
de  la  privation  temporaire. 


CHAPITRE  VII. 

RAISONS  SUH  LESaXIELLES  SE  FONDE  l'oBLIGATION  DE  SATISFAIRE. 

La  satisfaction  est  nécessah-c  poui'  faire  cesser  le  mal  du  premier 
ordre,  pom-  rétablir  les  choses  dans  l'état  où  elles  étaient  avant  le 
délit,  pom-  remettre  l'homme  qid  a  souffert  dans  la  condition  légitime 
où  il  serait  si  la  loi  n'avait  pas  été  violée. 

.  La  satisfaction  est  encore  plus  nécessaire  pour  faii-e  cesser  le  mal 
du  second  ordre.  La  peine  seide  ne  suffirait  pas  à  cet  effet.  EUe 
tend  bien  sans  doute  à  diminuer  le  nombre  des  délinquants,  mais  ce 
nombre,  quoique  diminué,  ne  sam-ait  être  considéré  comme  nul..  Les 
exemples  de  délits  commis,  plus  ou  moins  publics,  excitent  plus  ou 
moins  d'appréhension.     Chaque  observateur  y  voit  une  chance  de 


232  DIVERSES  ESPÈCES  DE  SATISFACTION. 

souffrir  à  son  tour.  Veut-on  faire  évanouir  ce  sentiment  de  crainte, 
il  faut  que  le  délit  soit  aussi  constamment  sui\i  de  la  satisfaction  que 
de  la  peine.  S'il  était  suivi  de  la  peine  sans  satisfaction,  autant  de 
coupables  punis,  autant  de  preuves  que  la  peine  est  inefficace  :  par 
conséquent  autant  d'alarme  qui  pèse  sur  la  société. 

Mais  faisons  ici  une  observation  essentielle.  Pour  ôter  l'alarme 
il  suffit  que  la  satisfaction  soit  complète  aux  yeux  des  observateurs, 
quand  même  elle  ne  serait  pas  telle  à  ceux  des  personnes  intéressées. 
Comment  juger  si  la  satisfaction  est  parfaite  pour  celui  qui  la  reçoit  ? 
La  balance  entre  les  mains  de  la  passion  pencherait  toujours  du 
côté  de  l'intérêt.  A  l'avare,  on  n'aurait  jamais  donné  assez.  Au 
vindicatif,  l'humiliation  de  son  adversaire  ne  paraîtrait  jamais  assez 
grande.  Il  faut  donc  supposer  un  observateur  impartial,  et  regarder 
comme  suffisante  la  satisfaction  qui  lui  ferait  penser  qu'à  ce  prix  il 
aiu'ait  peu  de  regret  à  subir  im  tel  mal. 


CHAPITRE  VIII. 

DES  DIVEESES  ESPÈCES  DE  SATISFACTION. 

On  ])cut  en  distinguer  six  : 

1.  Satisfaction  pécumaire.  Gage  de  la  plupart  des  plaisirs,  l'argent 
est  une  compensation  efficace  poiu'  bien  des  maux.  Mais  il  n'est 
pas  toujours  au  pouvoir  de  l'offenseur  de  la  fournir,  ni  convenable  à 
l'offensé  de  la  recevoir.  Offrir  à  un  homme  d'honneur  outragé  le 
prix  mercenaii-e  d'une  insulte,  c'est  lui  faire  un  nouvel  affi'ont. 

2.  Restitution  en  nature.  Cette  satisfaction  consiste,  soit  à  rendre 
la  chose  même  qui  a  été  enlevée,  soit  à  donner  une  chose  semblable 
ou  équivalente  à  celle  qui  a  été  enlevée  ou  détniite. 

3.  Satisfaction  attestatoire.  Si  le  mal  résulte  d'im  mensonge,  d'ime 
opinion  fausse  sur  im  point  de  fait,  la  satisfaction  s'accompht  par 
une  attestation  légale  de  la  vérité. 

4.  Satisfaction  honoraire.  Opération  qui  a  pour  but,  soit  de  main- 
tenir, soit  de  rétablii",  en  faveur  d'im  inchvidu,  imc  portion  d'hon- 
neiu'  que  le  délit  dont  il  a  été  l'objet  lui  a  fait  perdi'c,  ou  courir  le 
risque  de  perdre. 

5.  Satisfaction  vindicative.  Tout  ce  qm  emporte  une  peine  ma- 
nifeste pour  le  délinquant  emporte  un  plaisir  de  vengeance  pour  la 
partie  lésée. 

6.  Satisfaction  substitutive,  ou  satisfaction  à  la  charge  d'un  tiers, 
lorsqu'une  personne  qid  n'a  pas  commis  le  déHt  se  trouve  res- 
ponsable dans  sa  fortune  pour  celui  qui  l'a  commis. 


QUANTITÉ   DE  SATISFACTION  À  ACCORDER.  233 

Pour  déterminer  le  choix  d'une  espèce  de  satisfaction  il  faut  con- 
sidérer trois  choses,  la  facilité  de  la  fom-nii',  la  nature  du  mal  à 
compenser,  et  les  sentiments  qu'on  doit  supposer  à  la  partie  lésée. 
Nous  rejîrendions  bientôt  ces  différents  chefs  pour  les  traiter  avec 
plus  d'étendue. 


CHAPITHE  IX. 

DE  LA  arANTITÉ  DE  SATISFACTION  À  ACCORDER. 

Autant  qu'il  manque  à  la  satisfaction  pour  être  complète,  autant  de 
mal  qui  reste  sans  remède. 

Ce  qu'il  faut  observer  pour  prévenir  le  déficit  à  cet  égard  peut  se 
réduire  à  deux  règles. 

Première  règle.  S'attacher  à  suivre  le  mal  du  délit  dans  toutes 
ses  parties,  dans  toutes  ses  conséquences,  pour  y  proportionner  la  sa- 
tisfaction. 

S'agit-il  d'injures  corporelles  irréparables,  il  faut  considérer  deux 
choses  :  un  moyen  de  jouissance, — un  moyen  de  subsistance  ôtés 
pour  toujours.  Il  ne  saurait  y  avoir  de  compensation  de  même 
natui'e,  mais  il  faut  appliquer  au  mal  une  gratification  périodique 
perpétuelle. 

S'agit-il  d'homicide,  il  faut  considérer  la  perte  des  héritiers  du 
défunt,  et  la  compenser  par  une  gratification  une  fois  payée  ou 
périodique  pour  un  temps  plus  ou  moins  long. 

S'agit-il  d'un  délit  contre  la  propriété,  nous  verrons,  en  traitant 
de  la  satisfaction  pécuniaire,  tout  ce  qu'il  faut  observer  poui'  faire 
monter  la  réparation  au  niveau  de  la  perte. 

Seconde  règle.  Dans  le  doute,  faire  pencher  la  balance  plutôt  en 
faveur  de  celui  qui  a  souffert  Vinjure  qu'en  faveur  de  celui  qui  Va  faite. 

Tous  les  accidents  doivent  être  poiu'  le  compte  du  délinquant. 
Toute  satisfaction  doit  être  plutôt  sui'abondante  que  défectueuse. 
Surabondante,  l'excès  ne  peut  que  servir  à  prévenii"  des  -délits  sem- 
blables en  qualité  de  peine  :  défectueuse,  le  déficit  laisse  toujoiu's 
quelque  degré  d'alarme  :  et  dans  les  déUts  d'inimitié  tout  le  mal  non 
satisfait  est  un  sujet  de  triomphe  pour  le  délinquant. 

Les  lois  sont  partout  bien  imparfaites  sui-  ce  point.  Du  côté  des 
peines,  on  a  peu  redouté  l'excès.  Du  côté  de  la  satisfaction,  on  s'est 
peu  embarrassé  du  déficit.  La  peine,  mal  qui  au  delà  du  nécessaire 
est  piu-cmcnt  nuisible,  on  la  répand  d'une  main  prodigue.  La  satis- 
faction, qui  se  transforme  tout  entière  en  bien,  on  s'en  est  montré 
fort  avare. 


234  CERTITUDE  DE  LA  SATISFACTION. 

CHAPITEE  X. 

DE  LA  CEETITtTDE  DE  LA  SATISFACTION. 

La  certitude  de  la  satisfaction  est  une  branche  essentielle   de  la 
sûreté  :  autant  de  diminution  à  cet  égard,  autant  de  sûreté  perdue. 

Que  penser  de  ces  lois  qui  aux  causes  naturelles  d'incertitude  en 
ajoutent  de  factices  et  de  volontaires  ?  C'est  pour  obvier  à  ce  défaut 
que  nous  poserons  les  deux  règles  suivantes  : 

1,  L'obUc/ation  de  satisfaire  ne  s'éteindra  point  par  la  mort  de  la 
partie  lésée. — Ce  qui  était  dû  à  un  défunt  à  titre  de  satisfaction  reste 
dû  à  ses  Tiéritiers. 

Faire  dépendre  de  la  \\e  d'un  iadividu  lésé  le  droit  de  recevoir 
satisfaction  ce  serait  ôter  à  ce  droit  une  partie  de  sa  valeur  :  c'est 
comme  si  on  réduisait  une  rente  perpétuelle  en  rente  viagère.  On 
n'arrive  à  la  jouissance  de  ce  droit  que  par  ime  procédure  qui  peut 
durer  longtemps.  S'agit-il  d'une  personne  âgée  ou  infirme,  la 
valeur  de  son  di'oit  périclite  comme  elle  :  s'agit-il  d'im  moribond, 
son  di-oit  ne  vaut  plus  rien. 

D'ailleurs,  si  vous  diminuez  d'une  part  la  certitude  de  la  satis- 
faction, vous  augmentez  dans  le  délinquant  l'espoir  de  l'impunité. 
Tous  lui  montrez  en  perspective  ime  époque  où  il  pourra  jouir  du 
fiiùt  de  son  crime.  Tous  lui  donnez  un  motif  pour  retarder  par 
mille  entraves  le  jugement  des  tribunaux,  ou  même  pour  avancer  la 
mort  de  la  partie  lésée.  Tous  mettez  du  moios  hors  de  la  protection 
des  lois  les  personnes  qui  en  ont  le  plus  grand  besoin,  les  mourants, 
les  valétudinaires. 

Il  est  vrai  qu'en  supposant  l'obligation  de  satisfaire  éteinte  par  la 
mort  de  la  partie  lésée,  le  délinquant  pourrait  être  soumis  à  une 
autre  peine  :  mais  quelle  auti'e  peine  serait  aussi  convenable  que 
celle-là  ? 

2.  Le  droit  de  la  partie  lésée  ne  s'éteimlra  point  par  la  mort  du 
délinquant  ou  de  Vauteur  du  dommage. — Ce  qui  était  dû  de  sa  part  à 
titre  de  satisfaction  sera  dû  par  ses  Tiéritiers. 

Faire  autrement  ce  serait  encore  diminuer  la  valeiu"  du  dioit  et 
encoui'ager  au  crime.  Qu'im  homme,  en  considération  de  sa  mort 
prochaine,  commette  une  injustice  sans  autre  objet  que  d'avancer 
la  fortune  de  ses  enfants,  c'est  un  cas  qui  n'est  pas  bien  rare. 

Dira-t-on  que  si  on  satisfait  la  pai'tie  lésée  après  la  mort  du 
délinquant,  c'est  pai-  ime  souffrance  égalée  imposée  à  son  héritier  ? 
Mais  il  y  a  bien  de  la  différence.  L'attente  de  la  paitic  lésée  est 
imc  attente  claiie,  précise,  décidée,  ferme  à  proportion  de  sa  con- 


SATISFACTION  PECUNIAIRE.  235 

fiance  dans  la  protection  des  lois.  L'attente  do  l'héritier  n'est 
qu'une  espe'rance  vague.  Qu'est-ce  qui  en  fonne  l'objet  ?  Est-ce 
la  succession  entière  ?  Non  :  ce  n'est  que  le  produit  net  inconnu, 
après  toutes  les  déductions  légitimes.  Ce  que  le  défunt  aurait  pu 
dépenser  en  plaisirs,  il  l'a  dépensé  en  injustices. 


CHAPITRE  XI. 

DE  LA  SATISFACTION  PÉCrN'IAIEE. 


Il  est  des  cas  où  la  satisfaction  pécuniaire  est  demandée  par  la  nature 
même  du  délit  :  il  est  d'autres  cas  où  c'est  la  seule  que  les  circon- 
stances permettent. 

Il  faut  remployer  de  préférence  dans  les  occasions  où  elle  promet 
d'avoir  son  plus  grand  effet. 

La  satisfaction  pécuniaire  est  à  son  plus  haut  point  de  convenance, 
dans  les  cas  où  le  dommage  essuyé  par  la  partie  lésée,  et  l'avantage 
recueilli  par  le  délinquant,  sont  également  de  nature  pécuniaire, 
comme  dans  le  larcin,  le  péculat  et  la  concussion.  Le  remède  et  le 
mal  sont  homogènes,  la  compensation  peut  se  mesiu^er  exactement 
sur  la  perte,  et  la  peine  sui-  le  profit  du  délit. 

Ce  genre  de  satisfaction  n'est  pas  si  bien  fondé  lorsqu'il  y  a  perte 
pécuniaire  d'un  côté,  sans  qu'il  y  ait  profit  pécuniaù'e  de  l'autre  : 
comme  dans  les  dégâts  faits  par  inimitié,  par  négligence  ou  par 
accident. 

Il  est  encore  moins  bien  fondé  dans  les  cas  où  l'on  ne  peut  évaluer 
en  argent,  ni  le  mal  de  la  partie  lésée,  ni  l'avantage  de  l'auteur  du 
délit,  comme  dans  les  injures  qui  concernent  l'honneur. 

Plus  un  moyen  de  satisfaction  se  trouve  incommensurable  avec  le 
dommage, — plus  im  moyen  de  punition  se  trouve  incommensurable 
avec  l'avantage  du  délit,  plus  ils  sont  respectivement  sujets  à  manquer 
leur  but. 

L'ancienne  loi  romaine  qui  assurait  un  écu  de  dédommagement 
pour  un  soufflet  reçu  ne  mettait  pas  l'honneur  en  sûreté.  La  répa- 
ration n'ayant  pas  de  commune  mesure  avec  l'outrage,  son  eifet  était 
précau'e,  soit  comme  satisfaction,  soit  comme  peine. 

Il  existe  encore  ime  loi  anglaise  qui  est  bien  un  reste  des  temps 
barbares  :  manent  vestigia  ruris.  Une  fille  est  considérée  comme  la 
servante  de  son  père  :  est-eUe  séduite,  le  père  ne  peut  obtenir  d'autre 
satisfaction  qu'une  somme  pécmiiaire,  prix  des  ser^•ices  domestiques 
dont  U.  est  censé  privé  par  la  grossesse  de  sa  fille. 

Dans  les  injiu'es   contre  la  personne,  imc  indemnité'  pecuniain 


236  RESTITUTION  EN  NATURE. 

peut  être  convenable  ou  non,  selon  la  mesure  des  fortunes  de  part  et 
d'autre. 

,  En  réglant  une  satisfaction  pécuniaire,  il  ne  faut  pas  oublier  les 
deux  branches  du  passé  et  de  Vavenir  :  la  satisfaction  pom-  l'avenir 
consiste  simplement  à  faire  cesser  le  mal  du  délit  :  la  satisfaction 
pour  le  passé  consiste  à  dédommager  pour  le  tort  soiiffert.  Payer 
une  somme  due,  c'est  satisfaire  pour  l'avenir;  payer  les  intérêts 
écoulés  de  cette  somme,  c'est  satisfau'e  pour  le  passé. 

Les  intérêts  doivent  eourii'  de  l'instant  où  le  mal  qu'il  s'agit  de 
compenser  est  aivrivé, — de  l'instant,  par  exemple,  où  le  payement 
dû  a  été  retardé, — où  la  chose  a  été  prise,  détiniite,  endommagée, — 
où  le  service  auquel  on  avait  droit  n'a  pas  été  rendu. 

Ces  intérêts  accordés  à  titre  de  satisfaction  doivent  être  plus  forts 
que  le  taux  ordinaire  du  commerce  libre,  au  moins  lorsqu'il  y  a 
soupçon  de  mauvaise  foi. 

Cet  excédant  est  bien  nécessaire  :  si  l'intérêt  n'était  qu'égal,  il  y 
aurait  des  cas  où  la  satisfaction  serait  incomplète,  et  d'autres  cas  où 
il  resterait  un  profit  au  délinquant  ;  profit  pécuniah-e,  s'il  a  voulu  se 
proeiu'er  un  emprimt  forcé  au  taux  commim  de  l'intérêt  ;  plaisir  de 
vengeance  ou  d'inimitié,  s'il  a  voulu  tenir  la  partie  lésée  dans  un 
état  de  besoin  et  jouir  de  sa  détresse. 

Par  la  même  raison,  on  doit  calculer  sui'  le  pied  de  l'intérêt  com- 
posé, e'est-à-dii'e  que  les  intérêts  doivent  être  ajoutés  chaque  fois 
au  principal,  à  l'instant  que  chaque  payement  d'intérêt  aurait  dû  se 
faire  selon  les  usages  du  prêt  libre.  Car  le  capitaliste,  à  chaque 
échéance,  aurait  pu  convertir  son  intérêt  en  capital  ou  en  retirer  un 
avantage  équivalent.  Laissez  cette  partie  du  dommage  sans  satis- 
faction, il  y  aurait  de  la  part  du  propriétaire  une  perte,  et  de  la  part 
du  délinquant  un  profit. 

Entre  les  délinqiiants,  les  frais  de  la  satisfaction  doivent  être  ré- 
partis suivant  la  proportion  de  leurs  fortimes,  sauf  à  modifier  cette 
répartition  selon  les  divers  degrés  de  leur  crime.  En  effet,  cette 
obligation  de  satisfaire  est  une  peine,  et  cette  peine  serait  au  comble 
de  l'inégalité,  si  des  codélinquants  de  fortunes  inégales  étaient  taxés 
également. 

CHAPITRE  XII. 

DE  LA  RESTITUTION  EN  NATURE. 

La  restitution  en  nature  importe  principalement  pour  des  cfiets  qui 
possèdent  une  valeur  d'affection*. 

*  Tels  sont  les  immeubles  en  général  :  reliques  de  famille,  portraits,  ouvrages 
travaillés  par  des  pcrsouues  chéries,  animaux  domestiques,  antiquités,  cmûosités, 


RESTITUTION  EN   NATURE.  237 

Mais  elle  est  due  povu'  tout.  La  loi  doit  m'assurer  tout  ce  qui  est 
à  moi,  sans  me  forcer  d'accepter  des  équivalents  qui  ne  sont  pas 
même  tels  dus  que  j'y  répugne.  Sans  la  restitution  en  nature,  la 
sûreté  n'est  pas  complète.  Qu'y  a-t-il  de  sûr  pour  le  tout,  quand 
on  n'est  sûr  pour  aucune  partie  ? 

Une  chose  enlevée  de  bonne  ou  de  mauvaise  foi  peut  avoir  passé 
dans  les  mains  d'un  acquérem'  qui  la  possède  de  bonne  foi.  Sera-t- 
eUe  rendue  au  premier  propriétaire?  Sera-t-eUe  conservée  au 
second  ?  La  règle  est  simple.  La  chose  doit  rester  à  celui  qu'on 
peut  présumer  avoir  potu-  elle  la  plus  grande  aifection.  Or,  ce  degré 
supérieur  d'affection  peut  se  présumer  aisément  par  la  relation  qu'on 
a  eue  avec  la  chose,  par  le  temps  qu'on  l'a  possédée,  par  les  services 
qu'on  en  a  retirés,  par  les  soins  et  les  frais  qu'elle  a  coûtés.  Ces 
indices  se  réunii'ont  communément  en  faveiu*  du  vrai  propriétaii'e 
originaire  *. 

La  préférence  lui  est  également  due  dans  les  cas  où  il  y  aurait  du 
doute.  Yoici  pourquoi  :  1°  Le  propriétaire  postérieur  peut  avoir  été 
complice,  sans  qu'on  puisse  acquérir  des  preuves  de  cette  complicité. 
Ce  soupçon  est-il  injuste  :  formé  par  la  loi  et  non  par  l'homme, 
portant  siu'  l'espèce  et  non  sur  l'individu,  il  ne  donne  aucune  atteinte 
à  l'honneur.  2°  Si  l'acquéreur  n'est  pas  complice,  il  peut  être  cou- 
pable de  négligence  ou  de  témérité,  soit  en  omettant  les  précautions 
ordinaii'es  pour  vérifier  le  titre  du  vendeur,  soit  en  donnant  à  des 
indices  trop  légers  ime  foi  qui  ne  leur  était  pas  due.  3°  S'agit-il 
de  délits  graves,  tels  que  le  brigandage  :  il  importe  de  donner  la  pré- 
férence au  possesseur  antérieur  pour  fortifier  les  motifs  qui  l'engagent 
à  la  poursuite.  4°  La  spoliation  a-t-elle  eu  poiu*  principe  la  malice  : 
laisser  la  chose  dans  la  possession  de  qui  que  ce  soit,  hors  le  proprié- 
taire dépouillé,  ce  serait  laisser  le  profit  du  crime  au  délinquant. 

Un  achat  à  vil  prix  doit  toujoiirs  être  suivi  de  la  restitution, 
moyennant  le  prix  reçu.  Cette  cii'constance,  si  elle  ne  prouve  pas 
la  complicité,  est  tout  au  moins  ime  forte  présomption  de  mauvaise 
foi.  L'acheteiu"  n'a  pas  pu  se  dissimuler  là  probabilité  du  déht  de 
la  part  dii  vendeur  ;  car,  ce  qui  fait  le  bas  prix  d'un  effet  volé,  c'est 
le  danger  de  le  porter  à  un  marché  ouvert. 

tableaux,  manuscrits,  instruments  de  musique,  enfin  tout  ce  qui  est  imique  ou 
paraît  l'être. 

*  S'agit-il  d'une  chose  ou  d'un  animal  qui  reproduise:  on  constatera  de  la 
même  manière  de  quel  côté  doit  se  trouver  la  supériorité  d'affection,  par  rapport 
aux  fruits  et  aux  productions,  comme  vin  d'ime  vigne  particulière,  poulain  d'un 
cheval  favori,  etc.  Cependant  les  prétentions  du  propriétaire  antérieiu*  pour- 
raient bien  n'avoir  pas  autant  de  force  dans  ce  cas  que  dans  l'autre.  L'acquéreur 
postérieur  n'est  propriétaire  qu'en  second  pour  la  chose  ou  l'animal  qui  prodidt, 
mais  il  est  pi-opriétaire  en  premier  pour  les  productions  mêmes. 


aSS  RESTITUTION   EN   NATURE. 

Quand  l'acquéreur,  censé  innocent,  est  obligé,  à  cause  de  la  mau- 
vaise foi  du  vendeui",  de  restituer  la  chose  au  propriétaire  originaire, 
ce  doit  être  moyennant  un  équivalent  pécuniaire  réglé  par  le  juge. 

Les  simples  frais  de  conservation,  à  plus  forte  raison  les  améliora- 
tions, les  dépenses  extraordinaires,  doivent  être  payés  libéralement 
à  l'acquéreur  postérieur.  Ce  n'est  pas  seiilement  un  moyen  de 
favoriser  la  richesse  générale,  c'est  encore  l'intérêt  même  du  pro- 
priétaire originaii'e,  quoique  cette  indemnité  soit  payée  à  ses  dépens. 
Selon  qu'on  accorde  cette  indemnité  ou  qu'on  la  refuse,  on  favorise 
ou  on  empêche  l'amélioration  de  la  chose*. 

îfi  le  propriétaire  originaire  ni  l'acquéreur  postérieur  ne  doivent 
gagner  aux  dépens  l'im  de  l'autre  :  le  perdant  doit  avoir  son  recours 
poui'  son  indemnité,  d'abord  sur  le  délinquant,  ensuite  sur  les  fonds 
subsidiaires  dont  il  sera  parlé  f. 

Quand  la  restitution  identique  est  impossible,  on  doit  lui  sub- 
stituer, autant  qu'on  le  peut,  la  restitution  d'une  chose  semblable. 
Supposons  deux  médailles  rares  du  même  coin  :  le  possesseur  de 
l'une,  après  s'être  saisi  de  l'autre,  l'a  gâtée  ou  perdue,  soit  par  négli- 
gence, soit  à  dessein.  La  meilleure  satisfaction,  en  ce  cas,  c'est  de 
transférer  la  médaille  qui  lui  appartient  à  la  partie  lésée. 

La  satisfaction  pécuniaire,  dans  les  délits  de  ce  genre,  est  sujette 
à  se  trouver  insuffisante  ou  même  nulle.  La  valeui*  d'affection  est 
rarement  appréciée  par  des  personnes  tierces.  11  faut  ime  bonté 
bien  éclairée,  une  philosophie  bien  peu  commune  pouj-  sympathiser 
avec  des  goûts  qui  ne  sont  pas  les  nôtres.     Le  fleuriste  hollandais. 

*  N'importe  si  l'acquéreur  est  de  bonne  foi  ou  de  mauvaise  foi.  Ce  n'est  pas 
pour  lui,  mais  pour  vous,  vrai  propriétaii-e,  qu'on  doit  lui  donner  un  intérêt  à 
soigner  le  domaine  ou  la  chose  qui  est  tombée  en  sa  possession.  Qu'il  tire  un 
profit  de  tout  ce  qu'il  a  fait  de  bien,  rien  de  plus  sage.  On  pourrait  porter  une 
peine  contre  les  omissions  qui  causeraient  le  dépérissement  de  la  chose,  mais  on 
réussira  mieux  à  la  maintenir  en  offrant  une  récompense  ou  plutôt  une  indem- 
nité pour  les  soins  de  conservation.  Il  y  a  bien  des  cas  où  il  serait  difficile  de 
constater  le  délit  de  négligence  ;  et  puis,  quand  la  récompense  trouve  sjî  place 
naturelle  et  n'a  point  de  danger,  la  récompense  et  la  peine  ensemble  valent 
mieux  que  la  peine  toute  seide. 

t  Je  perds  un  cheval  qui  vaut  ircnte  livres  sterling,  vous  l'achetez  d'iui  homme 
qui  vous  le  vend  comme  sien  pour  dix.  Eu  vertu  de  la  règle  ci-dessus,  vous 
serez  obligé  de  me  le  céder,  en  recevant  de  moi  ce  que  vous  en  avez  donné.  Je 
suis  le  perdant  :  il  me  reste  à  réclamer  du  vendeur  vingt  livi-es,  et  à  son  défaut, 
j'aurai  recoiu-s  sur  le  trésor  public.  Mais  si,  au  lieu  de  m'adjuger  le  cheval,  on 
l'avait  adjugé  à  vous  (ce  qui  aurait  pu  être  raisonnable  dans  certaines  circon- 
stances, comme  dans  un  cas  de  maladie  oii  vous  en  auriez  pris  l'habitude),  alors 
TOUS  devez  èti-e  tenu  à  me  paver  sa  pleine  videur,  autrement  on  me  ferait  soidfrir 
\xnQ  perte  afin  de  vous  procurer  un  gain.  Mais  dans  ce  cas,  vous  avez  votre  re- 
cours sur  la  propriété  du  délinquant,  ou.  à  son  défaut,  sur  le  trésor  public. 


RESTITUTION  EN   NATURE.  239 

payant  au  poids  do  l'or  un  ognon  de  tulipe,  se  moque  d'un  antiquaire 
qui  achète  à  grand  piix  une  lampe  rouillée*. 

Les  législateurs  et  les  juges  ont  trop  souvent  pensé  comme  le 
vulgaire  :  ils  ont  appliqué  des  règles  grossières  à  ce  qui  demandait 
un  discernement  délicat.  Ofirir  en  certain  cas  une  indemnité  en 
argent,  ce  n'est  pas  satisfaction,  c'est  insulte.  Eecevrait-on  de  l'or 
pour  prix  d'im  portrait  chéri  qu'im  lival  aurait  enlevé  ? 

La  simple  restitution  en  nature  laisse  dans  la  satisfaction  un  déficit 
proportionné  à  la  valeur  de  la  jouissance  perdue  pendant  la  durée  du 
délit.  Comment  estimer  cette  valeur  ?  On  l'entendra  par  un  exem- 
ple. Une  statue  a  été  illégalement  enlevée.  Cette  statue  mise  à 
l'encan  aurait  rapporté  cent  livres  sterHng,  d'après  l'estimation  des 
experts.  Entre  l'enlèvement  et  la  restitution,  il  s'est  écoulé  une 
année  ;  l'intérêt  de  l'argent  est  h  cinq  pour  cent  ;  mettez  à  titre  de 
satisfaction  pour  le  passé,  intérêt  ordinaire,  cinq  livres  ;  plus,  pour 
l'intérêt  pénal  (suivant  le  chap.  xi.),  disons  deux  et  demi,  total,  sept 
livres  et  demie. 

En  faisant  l'évaluation  des  intérêts,  il  ne  faut  pas  négliger  la 
détérioration,  soit  accidentelle,  soit  nécessaire,  que  la  chose  aura 
subie  dans  l'iatei-valle  entre  le  délit  commis  et  la  restitution  faite. 
La  statue  n'aura  subi  aucune  perte,  au  moins  nécessaii-e  ;  mais  un 
cheval  de  même  prix  aurait  nécessairement  diminué  de  valeur.  Un 
recueil  de  tables  de  détérioration  naturelle,  année  par  année,  selon 
la  nature  de  chaque  chose,  est  un  des  articles  que  demanderait  la 
bibHothèque  de  la  justice. 

*  Il  y  a  quelques  années  qu'un  serin  fut  l'occasion  d'un  procès  devant  je  ne, 
sais  quel  parlement  de  France.  Un  journaliste  qui  en  rendit  compte  s'égara 
aux  dépens  des  deux  parties,  et  regarda  toute  cette  affaire  comme  très-ridicide. 
Je  ne  saurais  penser  comme  lui.  X'est-ce  pas  l'imagination  qui  donne  leur 
valeur  aux  objets  que  nous  estimons  les  plus  précieux?  Les  lois  faites  unique- 
ment pour  déférer  aux  sentiments  imiversels  des  hommes  peuvent-elles  marquer 
trop  d'attention  à  garantir  tout  ce  qid  compose  leur  bonheur?  Doivent-elles 
méconnaître  cette  sensibilité  qui  nous  attache  à  des  êtres  que  nous  avons  élevés, 
familiarisés,  dont  toutes  les  affections  nous  appartiennent  ?  Ce  procès,  si  frivole 
aux  jeiix  du  journaliste,  n'était  que  trop  sérieux,  pidsque  l'une  des  parties  j  avait 
sacrifié,  pour  ne  pas  parler  de  l'argent,  sa  probité  et  son  honneur.  Un  objet 
estimé  à  si  haut  prix,  peut-on  le  qualifier  de  bagatelle  ? 


240  SATISFACTION   ATTESTATOIRE. 


CHAPITRE  Xin. 

DE  LA  SATISFACTION  ATTESTATOIRE. 

Ce  moyen  de  satisfaction  est  particulièrement  adapté  aux  délits  de 
fausseté,  d'où  il  résulte  quelque  opinion  préjudiciable  à  un  individu, 
sans  qu'on  puisse  bien  constater  ni  la  valeui-,  ni  l'étendue,  ni  même 
l'existence  de  ses  effets.  Tant  que  l'eiTeur  subsiste,  c'est  une  source 
constante  de  mal  actuel  ou  probable  :  il  n'y  a  qu'un  moyen  de 
l'arrêter  :  c'est  de  mettre  en  évidence  la  vérité  contraire. 

L'énumération  des  principaux  délits  de  fausseté  trouve  ici  sa  place 
naturelle. 

1.  Injures  mentales  simples,  consistant  à  répandre  de  fausses  ter- 
reurs ;  par  exemple,  récits  d'apparitions,  revenants,  vampires,  sorti- 
lèges, possessions  diaboliques, — faux  bruits  de  natui'e  à  frapper 
quelque  individu  de  crainte  ou  de  tiistesse,  morts  prétendues,  mau- 
vaise conduite  de  parents  proches,  infidélités  conjugales,  perte  de 
biens, — mensonges  capables  de  frapper  d'effroi  une  classe  plus  ou 
moins  nombreuse,  comme  bmits  de  peste,  d'invasion,  de  conspii'ation, 
d'incendie,  etc. 

2.  Délits  centre  la  réputation,  dont  on  peut  distinguer  plusieurs 
espèces  :  diffamation  positive  par  des  faits  articulés  ou  des  libelles 
injurieux  :  injlrmation  de  réputation,  qui  consiste  à  affaiblir  ce  qu'on 
ne  peut  pas  déti'uire,  à  dérober,  par  exemple,  au  public,  une  cù'- 
constance  qui  ajouterait  à  l'éclat  d'une  action  célèbre  :   interception 

'  de  réputation,  qui  consiste  à  sui:)piimer  im  fait,  un  ouvrage  hono- 
rable à  tel  individu,  ou  à  lui  otcr  l'occasion  de  se  distinguer,  en 
faisant  regai'der  ime  entreprise  comme  impossible  ou  comme  achevée. 
Usurpation  de  réputation  :  tous  les  plagiats,  soit  des  auteiu-s,  soit  des 
artistes,  en  sont  des  exemples. 

3.  Acquisition  frauduleuse.  Exemples  :  Faux  bruits  pour  cause 
d'agiotage  :  faux  bruits  pour  influer  sui-  le  prix  des  actions  négo- 
ciables de  quelque  compagnie  de  commerce. 

4.  Perturbation  de  la  jouissance  des  droits  attachés  à  un  état  do- 
mestique ou  civil.  Exemples  :  Nier  au  vrai  possesseur  sa  possession 
d'état  d'époux,  par  rapport  à  certaine  femme  ;  d'épouse,  par  rapport 
à  certain  homme  ;  de  fils,  par  rapport  à  tel  homme  ou  telle  femme  ; 
— s'attribuer  faussement  à  soi-même  un  pareil  état  ; — commettre  une 
fausseté  du  même  genre,  par  rapport  à  cjuclque  état  civil  ou  quelque 
privilège. 

5.  Empêchement  d'acquisition.  Empêcher  un  homme  d'acquérh' 
ou  de  vendre  par  de  faux  biiiits»  contestant  la  valeiu-  de  la  chose  ou 


SATISFACTION'    ATTESTATOIRE.  241 

le  droit  d'en  disposer.  Em^jècher  une  personne  d'acquérir  un  cer- 
tain état,  comme  le  mariage,  par  de  faux  bruits  qui  le  font  différer 
ou  manquer. 

Dans  tous  ces  cas,  le  bras  de  la  justice  serait  impuissant  ;  les 
moyens  de  force  seraient  nuls  ou  imparfaits.  Le  seid  remède  ef- 
ficace est  ime  déclaration  authentique  qui  détruise  le  mensonge. 
DétiTiire  l'eiTeur,  publier  la  vérité,  fonction  respectable,  digne  des 
premiers  tribunaux  ! 

Quelle  forme  doit-on  donner  à  la  satisfaction  attestât oire  ?  Elle 
peut  varier  comme  tous  les  moyens  de  publicité  :  impression  et 
publication  du  jugement  aux  frais  du  délinquant  :  affiches  répandues 
au  choix  de  la  pai-tie  lésée  :  publication  dans  les  gazettes  nationales 
ou  éti'angères. 

L'idée  de  cette  satisfaction  si  simple  et  si  utile  est  puisée  dans  la 
juiispnidence  fi-ançaise.  Qu'un  homme  eût  été  calomnié,  les  pax-le- 
ments  ordonnaient  presque  toujours  que  la  sentence  qui  rétablis- 
sait sa  réputation  serait  imprimée  et  affichée  aux  fi-ais  du  calom- 
niateur. 

Mais  poui'quoi  forçait-on  le  délinquant  à  déclarer  (ju'il  avait 
proféré  im  mensonge,  et  à  rcconnaitre  pubHquement  l'honneur  de  la 
partie  lésée  ?  Cette  fonue  était  ^■icieuse  à  plusieurs  égards  :  on 
avait  tort  de  prescrire  à  un  homme  l'expression  de  certains  senti- 
ments qui  ne  pouvaient  n'être  jwis  les  siens,  et  de  risquer  d'ordonner 
juridiquement  un  mensonge  :  on  avait  tort  encore  d'affaiblir  la  répa- 
ration par  un  acte  de  contrainte  ;  car  enfin,  que  prouve  une  ré- 
tractation faite  en  justice,  si  ce  n'est  la  faiblesse  et  la  crainte  de  celui 
qui  la  prononce  ? 

Le  délinquant  peut  être  l'organe  de  sa  propre  condamnation,  si 
on  le  juge  convenable  pour  augmenter  sa  peine  :  mais  il  peut  l'être 
sans  manquer  à  la  plus  exacte  vérité,  poui-vu  que  la  formule  qui 
lui  .sera  prescrite  renferme  les  sentiments  de  la  justice,  comme  étant 
ceux  de  la  justice,  et  non  comme  les  siens  propres.  "  La  cour  a 
jugé  que  j'ai  proféré  une  fausseté, — la  cour  a  jugé  que  je  me  suis 
départi  du  caractère  d'honnête  homme; — la  coiu*  a  jugé  que  dans 
toute  cette  affaire  mon  adversaire  s'est  comporté  en  homme  d'hon- 
neur.'' Voilà  tout  ce  qui  importe  au  public  et  à  la  partie  lésée. 
C'est  im  triomphe  assez  éclatant  poui-  la  vérité,  une  humiliation 
assez  grande  pour  le  coupable.  Que  gagnerait-on  à  le  forcer  de 
dire  ?  "  J'ai  proféré  une  fausseté  ; — ;je  me  suis  départi  du  caractère 
d'honnête  homme  ; — mon  advcr.saire  s'est  comporté  en  homme  d'hon- 
neur." Cotte  déclaration,  plus  forte  que  la  première  en  ap])arence. 
l'est  beaucoup  moins  en  réalité.  La  crainte  qm  dicte  de  pareils 
désaveux  ne  change  pas  les  vrais  sentiments  ;  et  quand  la  bouche 

u 


242  SATISFACTION  HONORAIRE. 

les  prononce  devant  une  audience  nombreuse,  on  entend,  poiu-  ainsi 
dire,  le  cri  du  cœiu'  qui  les  désavoue. 

S'il  s'agit  d'un  fait,  la  justice  risque  moins  de  se  tromper,  et 
l'aveu  direct  de  mensonge  exigé  de  la  partie  condanmée  en  son 
propre  nom  serait  presque  toujoiu'S  conforme  à  son  intime  con- 
science :  mais  quand  il  s'agit  d'une  oi)inion,  de  celle  du  délinquant, 
le  désaveu  qu'on  lui  commande  sera  presque  toujours  contraire  à  sa 
conviction  intérieiu'e.  Dans  de  tels  démêlés,  les  gens  impai-tiaux 
condamneront  un  individu  dix  fois  poui*  une  où  il  se  condamnera 
lui-même.  Est-il  dans  un  moment  assez  calme  pour  se  Kvrer  à  la 
réflexion  :  le  triomphe  de  son  adversaire  est  devant  ses  yeux,  il  en 
est  lui-même  l'instrument,  et  l'ii'ritation  de  l'orgueil  blessé  doit 
augmenter  les  préventions  de  son  esprit.  Il  peut  s'être  trompé  de 
bonne  foi,  et  vous  l'obligez  à  s'accuser  de  mensonge  :  vous  le  mettez 
dans  une  position  cruelle,  où  plus  il  est  honnête  homme,  plus  il  aura 
cà  soufFrii-,  où  il  sera  d'autant  plus  puni  qu'il  méritera  moins  de  l'être. 

Combien  de  ûipons,  en  vertu  d'im  arrêt,  se  sont  fait  déclai-er 
hommes  d'honneur  et  de  probité  par  ceux  mêmes  qui  étaient  le 
mieux  instruits  du  contraire  !  Que  signifie  d'ailleui'S  cette  décla- 
ration générale  ?  De  ce  que  telle  imputation  est  fausse  ou  doutexise, 
s'ensuit-il  qu'aucune  ne  soit  vi'aie  ?  De  ce  qu'on  a  été  lésé  une 
fois,  s'ensuit-il  qu'on  n'ait  jamais  été  coupable  ?  Et  voyez  l'incon- 
vénient: qu'une  de  ces  patentes  d'honneur  soit  accordée  une  fois 
à  un  homme  mésestimé,  il  y  a  contradiction  entre  l'opinion  publiqiie 
et  la  sentence  des  juges  :  leiu'  autorité  est  aftaiblie,  et  on  n"a  plus 
recours  à  eux  pom-  im  remède  qui,  mal  administré,  a  perdu  son 
efficace. 

Sur  les  promesses,  on  peut  être  moins  réservé.  Il  suffit  que 
l'engagement  n'ait  rien  de  eontrah'e  à  l'honneur  ou  à  la  probité. 
On  ne  doit  pas  exiger  d'un  homme,  par  exemple,  qu'il  promette  de 
servir  contre  sa  patrie  ou  contre  son  parti  :  mais  on  peut  exiger  qu'il 
promette  de  ne  point  combattre,  parce  qu'un  tel  engagement  de  sa 
part  ne  fait  rien  perdre  ni  à  son  parti  ni  à  sa  patrie,  attendu  qu'il 
n'aurait  pas  pu  les  ser^vir,  si,  au  lieu  de  le  mettre  en  liberté  siu-  sa 
parole,  on  l'eût  fait  mourir  ou  tenu  dans  les  fers. 


CHAPITRE  XIV. 

DE  LA  SATISFACTION  nOXORAIKE. 


Nous  venons  de  voir  comment  on  peiit  remédier  à  ceux  des  déhts 
contre  la  réputation  qui  ont  pour  instnunent  le  mensonge  ;  mais  il 


SATISFACTION   HONORAIRE.  243 

y  en  a  d'autres  plus  dangereux  :  l'inimitié  a  des  moyens  plus  sûrs 
pour  porter  à  l'honneur  des  atteintes  profondes;  elle  ne  se  cache 
pas  toujours  dans  une  timide  calomnie  ;  elle  attaque  son  ennemi  à 
découvert,  mais  elle  ne  l'attaque  pas  avec  des  moyens  %-iolents  qui  le 
mettent  en  danger  personnel.  L'humilier,  voilà  son  but.  Le  pro- 
cédé le  moins  douloureux  en  lui-même  est  souvent  le  plus  grave  par 
ses  conséquences  :  en  faisant  plus  de  mal  à  sa  personne,  on  en 
ferait  moins  à  son  honneur.  Pour  en  faire  un  objet  de  mépris,  il 
ne  faut  pas  exciter  en  sa  faveur  un  sentiment  de  pitié  qui  produirait 
de  l'antipathie  contre  son  adversaire.  La  haine  a  épuisé  tous  ses 
rafiiuements  dans  ce  genre  de  délits.  Il  faut  leiu-  opposer  des 
remèdes  particiiliers,  que  nous  avons  distingués  par  le  nom  do 
satisfaction  honoraire. 

Pour  en  sontii*  la  nécessité,  il  faut  examiner  la  nature  et  la 
tendance  de  ces  délits,  les  causes  de  Icui'  gra\'ité,  les  remèdes  qu'ils 
ont  trouvés  jusqu'à  présent  dans  l'usage  des  duels  et  l'imperfection 
de  ces  remèdes.  Ces  recherches,  qui  tiennent  à  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  délicat  dans  le  cœur  humain,'  presque  entièrement  négligées 
par  ceux  qui  ont  fait  les  lois,  sont  les  premières  bases  de  toute 
bonne  législation  en  matière  d'honneur. 

Dans  l'état  actuel  des  mœurs  chez  les  nations  les  plus  ci-rilisées, 
l'effet  ordinaire,  l'effet  naturel  de  ces  délits  est  d'enlever  à  l'offensé 
une  partie  plus  ou  moins  considérable  de  son  honnem-,  c'est-à-dire 
qu'il  ne  jouit  plus  de  la  même  estime  parmi  ses  sembables,  qu'il  a 
perdu  une  partie  proi^ortionnelle  des  plaisirs,  des  services,  des  bons 
offices  de  tout  genre  qui  sont  les  fruits  de  cette  estime,  et  qu'il  peut 
se  trouver  exposé  aux  suites  fâcheuses  de  leur  mépris. 

Or,  puisque  le  mal,  au  moins  quant  à  l'essentiel,  consiste  dans  ce 
changement  qui  s'est  opéré  dans  les  sentiments  des  hommes  en  général, 
ce  sont  eux  qu'on  doit  considérer  comme  ses  auteurs  immédiats. 
Le  délinquant  en  titre  ne  fait  qu'une  blessui-e  légère,  qui,  laissée  à 
elle-même,  se  fermerait  bientôt.  Ce  sont  les  autres  hommes  qui, 
par  les  poisons  qu'ils  y  versent,  en  font  une  plaie  dangereuse  et 
souvent  incurable. 

Au  premier  coup  d'œil  la  rigueur  de  l'opinion  publique  contre  un 
indi'âdu  insulté  parait  d'une  injustice  révoltante.  Un  homme  plus 
fort  ou  plus  courageux  abuse-t-il  de  sa  supériorité  pour  maltraiter 
d'une  certaine  manière  celui  que  sa  faiblesse  aurait  du  protéger, 
tout  le  monde,  comme  par  un  mouvement  machinal,  au  lieu  de 
s'indigner  contre  l'oppresseur,  se  range  de  son  parti,  et  fait  tomber 
lâchement  sur  sa  victime  le  sarcasme  et  le  mépris,  souvent  plus 
amers  que  la  mort  même.  Au  signal  donné  par  mi  inconnu,  le 
public  se  jette  à  l'enri  sur  Tinnocent  qu'on  lui  dévoue,  comme  un 

H  1^ 


244  SATISFACTION  HONORAIRE. 

dogue  féroce  qui,  pour  déchirer  im  passant,  n'attend  que  le  geste  de 
son  maître.  C'est  ainsi  qu'un  scélérat,  qui  veut  liATer  un  honnête 
homme  aux  tourments  de  l'opprobre,  emploie  ceux  qu'on  appelle  les 
gens  du  monde,  les  honnêtes  gens,  pour  les  exécuteiu's  de  ses  tyran- 
niques  injustices  :  et  comme  le  mépris  qu'attire  une  injure  est  en 
proportion  de  l'injui'e  même,  cette  domination  -  des  méchants  est 
d'autant  plus  irrécusable  que  l'abus  en  est  plus  atroce. 

Qu'une  injiu-e  criante  soit  méritée  ou  non,  c'est  de  quoi  l'on 
ne  daigne  pas  s'enquérir  ;  non-seulement  son  insolent  auteur  en 
triomphe,  mais  c'est  à  qui  pourra  l'aggraver.  On  se  fait  honneur 
d'accabler  le  malheureux  ;  l'afft'ont  qu'il  a  subi  le  sépare  de  ses 
égaux,  et  le  rend  impur  à  leiu's  yeux  comme  une  excommunication 
sociale.  Ainsi  le  vrai  mal,  l'ignominie  dont  il  est  couvert,  est  bien 
plus  l'ouvrage  des  autres  hommes  que  du  premier  offenseur  ;  il  n'a 
fait  que  montrer  la  proie,  ce  sont  eux  qui  la  déchirent  :  il  ordonne 
le  supplice,  ils  sont  les  bourreaux. 

Qu'un  homme  s'emporte,  par  exemple,  au  point  de  cracher  en 
public  au  visage  d'un  autre.  Que  serait  ce  mal  en  lui-même?  une 
goutte  d'eau  oubliée  aussitôt  qu'essuyée  ;  mais  cette  goutte  d'eau  se 
convertit  en  poison  corrosif  qui  le  tourmentera  toute  sa  vie.  Qu'est- 
ce  qui  a  opéré  cette  métamorphose  ?  l'opinion  publique,  l'opinion  qiii 
distribue  à  son  gré  l'honneur  et  la  honte.  Le  cruel  adversaire  savait 
bien  que  cet  affi'ont  serait  l'avant-coureur  et  le  symbole  d'im  torrent 
de  mépris. 

Un  brutal,  un  homme  xH  peut  donc  à  son  gré  déshonorer  un 
homme  vertueux  !  Il  peut  remplir  de  chagrins  et  d'ennuis  la  fin  de 
la  carrière  la  plus  respectable  î  Eh  !  comment  conserve-t-il  ce 
funeste  pouvoir  ?  il  le  consei"ve,  parce  qu'une  corruption  iiTésistible 
a  siibjugué  le  premier  et  le  plus  pur  des  tribimaux,  celui  de  la  sanc- 
tion populaire.  Par  ime  suite  de  cette  prévarication  déplorable, 
tous  les  citoyens  individuellement  dépendent  pour  leur  honneur  du 
plus  méchant  d'entre  eux,  et  sont  collectivement  à  ses  ordres  pour 
exécuter  ses  arrêts  de  proscription  sur  chacun  d'eux  en  particulier. 

Tel  est  le  procès  qu'on  pourrait  intenter  à  l'opinion  publique,  et 
ces  imputations  ne  seraient  pas  sans  fondement.  Les  hommes,  ad- 
mirateurs de  la  force,  sont  souvent  coupables  d'injustice  envers  les 
faibles:  mais  quand  on  examine  à  fond  les  effets  des  délits  de  ce 
genre,  on  reconnaît  qu'ils  produisent  un  mal  indépendant  de  l'opinion. 
et  que  les  sentiments  du  public  sur  les  affronts  reçus  et  tolérés  ne 
sont  pas  en  général  si  contrau'cs  à  la  l'aison  qu'on  le  croirait  au 
premier  aspect  ;  je  dis  en  général,  parce  qu'on  troiiverait  bien  des 
cas  où  l'opinion  publique  est  injustifiable. 

Pour  sentir  tout  le  mal  qui  peut  résulter  de  ces  délits,  il  faut  faire 


SATISFACTION   HONORAIRE.  245 

abstraction  de  tous  les  remèdes  ;  il  faut  supposer  qu'il  n'y  en  a  point. 
Dans  cette  supposition,  ces  délits  jjeuvent  se  répéter  à  volonté  :  une 
carrière  illimitée  est  ouverte  à  l'insolence  :  la  personne  insultée 
aujourd'hui  peut  l'être  le  lendemain,  le  surlendemain,  tous  les  jours 
et  à  toute  heure  ;  chaque  nouvel  affront  en  facilite  un  autre,  et  rend 
plus  probable  une  succession  d'outrages  du  même  genre.  Or,  dans 
la  notion  d'une  insulte  corporelle,  on  comprend  tout  acte  offensant  la 
personne  qui  peut  s'exercer  sans  causer  un  mal  physique  dui'able, 
tout  ce  qui  produit  sensation  désagréable,  inquiétude,  douleur.  Mais 
tel  acte  qui  serait  à  peine  sensible,  s'il  était  unique,  peut  produire,  à 
force  de  se  répéter,  un  degré  de  malaise  très-douloui-eux,  ou  même 
un  toiu-ment  intolérable.  J'ai  lu  quelque  part  que  de  l'eau  distillée 
goutte  à  goutte,  tombant  d'ime  certaine  hauteur  sui-  le  milieu  de  la 
tête  nue  et  rasée,  était  xme  des  tortui-es  les  plus  cruelles  dont  on  se 
fût  avisé.  Gutta  cavat  lapidem,  dit  le  proverbe  latin*.  Ainsi  l'in- 
dividu, soumis  par  sa  faiblesse  relative  à  subir,  au  gré  de  son  persé- 
cuteur, des  vexations  pareilles,  et  dépourvu,  comme  nous  l'avons 
supposé,  de  toute  protection  légale,  serait  réduit  à  la  plus  misérable 
situation.  H  n'en  faut  pas  davantage  poiu^  constater  d'ime  part  un 
despotisme  absolu,  et  de  l'autre  une  servitude  totale. 

Mais  il  n'est  pas  esclave  d'un  seul;  il  l'est  de  tous  ceux  qui 
auront  envie  de  l'asservir.  Il  est  le  jouet  du  premier  venu  qui, 
connaissant  sa  faiblesse,  sera  tenté  d'en  abuser.  Le  voilà  comme  un 
ilote  de  Sparte,  dépendant  de  tout  le  monde,  toujoui's  en  crainte  et 
en  souffrance,  objet  de  la  risée  générale,  et  d'un  mépris  qui  n'est  pas 
même  adouci  par  la  compassion  ;  en  un  mot,  au-dessous  de  toiis  les 
esclaves,  parce  que  le  malheui"  de  ceux-ci  est  un  état  forcé  que  l'on 
plaint,  mais  que  son  avilissement  à  lui  tient  à  la  bassesse  de  son 
caractère. 

Ces  petites  vexations,  ces  insultes  ont  même,  par  ime  autre  raison, 
ime  sorte  de  prééminence  en  tyrannie  sur  des  traitements  violents. 
Ces  actes  de  colère,  qui  suffisent  pour  éteindre  tout  d'im  coup  l'ini- 
mitié de  l'offensoiu-,  et  pour-  lui  donner  même  un  sentiment  prompt 
de  repentir,  font  voix  un  terme  à  la  sovilfr'ance  :  mais  une  insulte 
humiliante  et  maligne,  loin  d'épuiser  la  haine  qui  l'a  produite,  semble 

*  Pour  se  former  une  idée  du  tourment  qui  résulte  de  raccumulation  et  de  la 
dui'ée  de  petites  vexations  presque  imperceptibles,  chaoune  à  part,  il  ne  faut  que 
se  rappeler  les  chatouillements  prolongés  et  les  persécutions  si  commîmes  dans 
les  jeux  et  les  querelles  de  l'enfance.  A  cet  Age,  les  moindi-es  démêlés  conduisent 
aux  voies  de  fait  ;  l'idée  de  la  bienséance  n'est  pas  encore  assez  forte  pour  les 
réprimer  ;  mais  la  légèreté  et  la  pitié  natm'eUe  à  la  première  jeunesse  empêchent 
de  les  pousser  jusqu'à  un  point  dangereux,  et  la  réflexion  ne  leur  donne  pas 
encore  ce  goût  amer  qu'un  mélange  d'idées  accessoii-es  leur  ûiit  contracter  dans 
la  matiu'ité  de  la  vie. 


246  SATISFACTION    HONORAIRE. 

au  contraire  lui  ser\-ii-  d'amorce  ;  en  sorte  qu'elle  se  présente  à  l'ima- 
gination comme  l'avant-coureiu'  d'ime  smte  d'injures,  d'autant  plus 
alaimante  qu'elle  est  indéfinie. 

Ce  que  j'ai  dit  des  insultes  coqjorclles  peut  s'appliquer  aux  me- 
naces, puisque  les  premières  mêmes  n'ont  de  gravité  qu'en  qualité 
d'acte  comminatoire. 

Les  outrages  en  parole  n'ont  pas  tout  à  fait  le  même  caractère. 
Ce  n'est  qu'une  espèce  de  diffamation  vague,  un  emploi  de  termes 
injurieux  dont  la  signification  n'est  point  détenninée,  et  varie  beau- 
coup, selon  l'état  des  personnes*.  Ce  qu'on  témoigne  par  ces  in- 
jures à  la  partie  lésée,  c'est  qu'on  la  croit  digne  du  mépris  public, 
sans  articuler  à  quel  titre.  Le  mal  probable  qui  peut  en  résulter, 
c'est  le  renouvellement  de  reproches  pareils.  On  peut  craindre 
aussi  qu'une  profession  de  mépris,  faite  publiquement,  n'invite  les 
autres  hommes  à  s'y  joindi-e.  C'est  là,  en  effet,  une  invitation  à 
laquelle  ils  se  rendent  volontiers,  L'orgueil  de  censurer,  de  s'élever 
aux  dépens  d'autnii,  l'entraînement  de  l'imitation,  le  penchant  à 
croire  toutes  les  assertions  fortes,  donnent  du  poids  à  ces  sortes  d'in- 
jures. Mais  il  paraît  qu'elles  doivent  principalement  leiu-  gravité  à 
l'oubli  où  les  lois  les  ont  laissées,  et  à  l'usage  des  duels,  remède  sub- 
sidiaire par  où  la  sanction  populaire  a  voulu  suppléer  au  silence  des 
lois. 

H  n'est  pas  étonnant  que  les  législatem-s,  craignant  de  donner 
trop  d'importance  à  des  bagatelles,  aient  laissé  dans  un  abandon 
presque  universel  cette  partie  de  la  sûreté.  Le  mal  physique,  mesure 
assez  naturelle  de  l'importance  d'im  délit,  était  presque  nul  ;  et  les 
suites  éloignées  ont  échappé  à  l'inexpérience  de  ceux  qui  ont  fondé 
les  lois. 

Le  duel  s'est  offert  pour  combler  cette  laciuie.  Ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  d'en  rechercher  l'origine  et  d'examiner  les  variations  et  les 
bizai-reries  apparentes  de  cet  usage  f.     Il  sufiît  que  le  duel  existe, 

*  Dire  à  quelqu'un  qu'il  est  un  ;jie«c?rt>-(/,  ce  n'est  lui  reprocher  aueiin  fait  en 
particulier,  mais  c'est  l'accuser  en  général  de  cette  sorte  de  conduite  qui  mène 
un  homme  à  se  faire  pendre. — Il  faut  bien  distinguer  ces  pîU*oles  outrageantes  de 
la  diftamation  spéciale,  de  celle  qm  a  un  objet  particulier.  Celle-ci  peut  être 
réfutée  ;  elle  donne  lieu  à  la  satisfaction  attestatoire  ;  les  paroles  outrageantes, 
étant  vagues,  ne  laissent  pas  la  même  prise. 

t  Plusieurs  circonstances  ont  concom-u  à  établir  le  duel  dans  l'âge  de  la  che- 
valerie. Les  tournois,  combats  singidiers.  formés  par  la  gloire,  destinés  à  des 
jeux,  amenaient  natiu-ellemcnt  des  défis  d'honneur.  L"idée  d'une  providence 
particulière,  émanée  du  christianisme,  conduisait  à  interroger  de  cette  manière 
la  justice  divine  et  à  lui  remettre  la  décision  des  querelles. 

Cependant  on  trouve,  bien  avant  l'itge  du  du-istiainsme.  le  duel  établi  en 
Espagne  comme  moyen  juridique.  Ce  passage  de  Ïite-Livc  ne  jîeut  laisser 
aucmi  doute  :    Quidam  qi(fii<  dispnfanrlo  ronfroar^ia^  Jinirc  ncquicrant  auf  nob'.- 


SATISFACTION   HONORAIRE.  247 

que  dans  le  fait  il  s'appHque  en  forme  de  remède  et  serve  de  frein  à 
rénormité  du  désordre  qui  résulterait  sans  cela  de  la  négligence 
des  lois. 

Cet  usage  une  fois  établi,  en  voici  les  conséquences  directes. 

Le  premier  effet  du  duel  est  de  faire  cesser  en  grande  partie  le 
mal  du  délit,  c'est-à-dire  la  honte  qui  résultait  de  l'insulte.  L'offensé 
n'est  plus  dans  cette  misérable  condition  où  sa  faiblesse  l'exposait 
aux  outrages  d'un  insolent  et  au  mépris  de  tous.  Il  s'est  délivré 
d'un  état  de  crainte  continuelle.  La  tache  que  l'affront  avait  im- 
primée à  son  honneui'  est  effacée  ;  et  même  si  l'appel  a  immédiate- 
ment sui^-i  l'insulte,  cette  tache  n'a  fait  aucune  impression,  elle  n'a 
pas  eu  le  temps  de  se  fixer  ;  car  le  déshonneur  n'est  pas  à  recevoir 
une  insulte,  mais  à  s'y  soumettre. 

Le  second  effet  du  duel  est  d'agir-  en  qualité  de  peine,  et  de  s'op- 
poser à  la  reproduction  de  semblables  délits.  Chaque  nouvel  exemple 
est  une  promulgation  des  lois  pénales  de  l'honneur,  et  rappelle  qu'on 
ne  saurait  se  permettre  des  procédés  offensants  sans  s'exposer  aux 
conséquences  d'un  combat  privé,  c'est-à-dire  au  danger  de  subir, 
selon  l'événement  du  duel,  ou  différents  degrés  de  peines  afflictives, 
ou  même  la  peine  de  mort.  Ainsi  l'homme  com-ageux  qui,  dans  le 
silence  de  la  loi,  s'expose  lui-même  pour  punii'  une  insulte,  coopère 
à  la  sûreté  générale  en  travaillant  à  la  sienne  propre. 

Mais  considéré  comme  peine,  le  duel  est  extrêmement  défectueux. 

1.  Ce  n'est  pas  im  moyen  qui  puisse  servir  à  tout  le  monde.  Il 
y  a  des  classes  nombreuses  qui  ne  saïu-aient  participer  à  la  protection 
qu'il  accorde,  comme  les  femmes,  les  enfants,  les  \ieLllards,  les 
malades,  et  ceux  qui,  par  défaut  de  courage,  ne  sauraient  se  résoudre 
à  se  racheter  de  la  honte  au  prix  d'un  si  grand  danger.  D'aUleurs, 
par  ime  bizarrerie  de  ce  point  d'honneur,  digne  de  sa  naissance 
féodale,  les  classes  supérieures  n'avaient  point  admis  les  subalternes 
à  l'égalité  du  duel  :  le  paysan,  outragé  par  le  gentilhomme,  n'en 
obtiendrait  pas  cette  satisfaction.  L'insulte,  dans  ce  cas.  peut  avoir 
des  effets  moins  graves,  mais  c'est  encore  une  insulte  et  un  mal  sans 
remède.  Sous  tou.s  ces  rapports,  le  duel,  considéré  en  qualité  de 
peine,  se  trouve  inefficace. 

2.  Ce  n'est  pas  même  toujours  ime  peine,  parce  que  l'opinion  lui 
attache  une  récompense  qui  peut  paraître  à  bien  des  yeux  supérieure 
à  tous  ses  dangers.  Cette  récompense,  c'est  l'honneiu*  attaché  à  la 
preuve  du  coiu-age,  honnciu"  qui  a  eu  souvent  plus  d'attrait  pour 

erant,  pacto  inter  se,  ut  victoreni  res  sequeretur,  ferro  deerevermit.  Quitm  vcrhis 
■disceptare  Scipio  vellet,  ac  sedare  iras,  negatum  id  ambo  dicere  communibus  cog- 
natis  ;  nec  alium  deorwm  hominumve,  quam  Martem  se  judicem,  habitttros  esse, 
Lib.  xxriii.  §  21. 


248  SATISFACTION    HONORAIRE. 

porter  au  duel,  que  ses  inconvénients  n'ont  eu  de  force  pour  en  dé- 
toui'ner.  Il  fut  un  temps  où  il  entrait  dans  le  caractère  d'un  galant 
homme  de  s'être  battu  au  moins  ime  fois.  Un  coup  d'œil,  ivne  inat- 
tention, une  préférence,  un  soupçon  de  rivalité,  tout  suffisait  à  des 
hommes  qui  ne  demandaient  qu'un  prétexte,  et  se  trouvaient  payés 
mille  fois  des  périls  qu'ils  avaient  covu'us  en  obtenant  les  applaudisse- 
ments des  deux  sexes,  à  qui,  par  des  raisons  différentes,  la  bravoui-e 
en  impose  également.  Sous  ce  rapport,  la  peine,  amalgamée  avec  la 
récompense,  n'a  plus  son  vrai  caractère  pénal,  et  d'une  autre  manière 
devient  encore  inefficace. 

3.  Le  duel,  considéré  comme  peine,  est  encore  défectueux  par  son 
excès,  ou  selon  l'expression  propre,  qui  sera  expliquée  ailleiu's,  c'est 
ime  peine  trop  disjyendieuse  :  il  est  vrai  qu'elle  est  souvent  nulle, 
mais  elle  peut  être  capitale.  Entre  ces  extrêmes  du  tout  au  rien, 
on  est  exposé  à  tous  les  degrés  intermédiaii'es,  blessures,  cicatrices, 
mutilations,  membres  estropiés  ou  perdus.  Il  est  clair  que  si  l'on 
avait  à  choisir  pour  la  satisfaction  des  délits  de  ce  genre,  on  donnerait 
la  préférence  à  une  peine  moins  incertaine,  moins  hasardeuse,  qui  ne 
pût  pas  aller  jusqu'à  la  mort,  ni  être  tout  à  fait  nulle. 

Il  y  a  de  plus  ime  singularité  dans  cette  justice  pénale  qui  n'ap- 
partient qu'au  duel  :  coûteuse  à  l'agresseui',  elle  ne  l'est  pas  moins 
à  la  partie  lésée*.  L'oflensé  ne  peut  réclamer  le  di-oit  de  pimir  Tof- 
fenseur  qu'en  s'exposant  lui-même  à  la  peine  qu'il  lui  prépare,  et 
même  avec  un  désavantage  manifeste,  car  la  chance  est  naturellement 
en  faveur  de  celui  qui  a  pu  choisii'  son  homme  avant  de  s'exposer. 
Ainsi  cette  peine  est  tout  à  la  fois  dispendieuse  et  med  fondée. 

4.  Un  autre  inconvénient  particulier  de  cette  juiisprudcnce  du 
duel,  c'est  d'aggraver  le  mal  du  délit  même,  toutes  les  fois  que  la 
vengeance  n'est  pas  réclamée,  à  moins  d'une  impossibilité  reconnue. 
L'offensé  refuse-t-il  d"y  recourir  :  le  voilà  forcé  de  déceler  deux 
%-ices  capitaux,  défixut  de  com-age  et  défaut  d'honneur,  défaut  de  cette 
vertu  qui  protège  la  société  et  sans  laquelle  elle  ne  peut  se  maintenii', 
et  défaut  de  sensibilité  à  l'amour  de  la  réputation,  l'une  des  grandes 
bases  de  la  morale.  L'offensé  se  trouve  donc  par  la  loi  du  duel  dans 
une  situation  pire  que  si  elle  n'existait  pas  ;  parce  (]u"il  refuse  ce 
triste  remède,  il  se  change  pour  lui  en  poison. 

5.  8i  dans  certains  cas  le  duel,  en  qualité  de  peine,  n'est  pas  aussi 
inefficace  qu'il  paraît  devoir  l'être,  ce  n'est  qu'autant  qu'un  innocent 
s'expose  à  ime  peine  (pii  i)ar  c<)ns('(|uent  est  mal  fondée.     Tels  sont 

*  Le  Japonais  remporte  à  eet  t';'ar<:l  sur  l'iiounne  il" honneur  do  fEiu'ope 
uiodcrne.  L'Européen,  poiu"  la  ehance  de  tuer  son  adversaire,  lui  donne  luie 
ilianee  réeiproque  et  égale.  Le  Japonais,  pour  la  elianee  de  porter  le  sien  à  se 
fendre  le  ventre,  eonnncnee  par  lui  en  donner  l'exemple. 


SATISFACTION   HONORAIRE. 


249 


les  cas  (les  personnes  qui,  à  raison  de  quelque  infirmité  attachée  au 
sexe,  à  l'cige  ou  à  Tétut  de  la  santé,  ne  peuvent  pas  employer  ce  moyen 
de  défense.  Elles  n'ont  de  ressoiu-ce,  dans  cet  état  de  foiblesse  in- 
dividuelle, qu'autant  que  le  hasard  leur  accorde  un  protecteiu-  qui  a 
en  même  temps  le  pouvoir  et  la  volonté  de  payer  de  sa  personne  et 
de  combattre  ù  leur  place.  C'est  ainsi  qu'un  époux,  un  amant,  un 
frère  peuvent  prcndi-e  sur  eux  l'injiu'e  faite  à  une  femme,  ù  une 
maîtresse,  à  une  sœui-  :  et  dans  ce  cas,  si  le  duel  devient  efficace 
comme  protection,  ce  n'est  qu'en  compromettant  la  sûreté  d'un  tiers 
qui  se  trouve  chargé  d'une  querelle  pour  un  fait  étranger  à  sa  per- 
sonne, et  sur  lequel  il  n'a  pu  exercer  aucmie  influence. 

Il  est  certain  qu'à  considérer  le  duel  comme  une  branche  de  la 
justice  pénale,  c'est  un  moyen  absiu-de  et  monstnieux  ;  mais  tout 
absiu'de  et  tout  monstrueux  qu'il  est,  on  ne  saurait  contester  qu'il 
ne  remplisse  bien  son  objet  principal,  il  efface  entièrement  la  tache 
qiCune  insulte  imjprime  à  Vhonneur.  Les  moralistes  vulgaires,  en 
condamnant  sm*  ce  point  l'opinion  générale,  ne  servent  qu'à  confii'mer 
le  fait.  Or,  que  ce  résultat  du  duel  soit  justifiable  ou  non,  n'importe  : 
il  existe  et  il  a  sa  cause.  Il  est  essentiel  au  législateur  de  la  dé- 
couvi'ir  :  un  phénomène  si  intéressant  ne  doit  pas  lui  rester  inconnu. 

L'insulte,  avons-nous  dit,  fait  envisager  celui  qiù  en  est  l'objet 
comme  avili  par  sa  faiblesse  et  sa  lâcheté  :  toujours  placé  entre  un 
affront  et  un  reproche,  il  ne  peut  plus  marcher  d'un  pas  égal  avec 
les  autres  hommes,  et  prétendre  aux  mêmes  égards.  Mais  qu'après 
cette  insulte,  je  me  présente  à  mon  adversaire,  et  consente  à  risquer, 
dans  im  combat,  ma  vie  contre  la  sienne,  je  sors  par  cet  acte  de 
rhmniliation  où  j'étais  tombé.  tSi  je  meiu's,  me  voilà  du  moins 
aftranclii  du  mépris  public  et  de  l'insolente  domination  de  mon 
ennemi.  S'il  meurt,  me  voilà  libre  et  le  coupable  puni.  S'il  n'est 
que  blessé,  c'est  une  leçon  suffisante  pour  lui  et  pour  ceux  qui 
auraient  eu  la  tentation  de  l'imiter.  Suis- je  blessé  moi-même,  ou 
ne  le  sommes-nous  ni  l'iui  ni  l'autre  :  le  combat  n'est  point  inutile, 
il  produit  toujours  son  eff'et.  Mon  ennemi  sent  qu'il  ne  peut  réitérer 
ses  injui-es  qu'au  péiil  de  sa  \'ie  :  je  ne  suis  pas  un  être  passif  qu'on 
puisse  outrager  impunément  ;  mon  coiu'age  me  protège  à  peu  près 
comme  ferait  la  loi  si  elle  punissait  de  tels  délits  pai*  une  peine  ca- 
pitale ou  afflictive. 

Mais  si  quand  cette  voie  de  satisfaction  m'est  ouverte,  j'endiu'c 
patiemment  une  insulte,  je  me  rends  méprisable  aux  yeux  du  publie, 
parce  que  cette  conduite  décèle,  de  ma  part,  un  fonds  de  timidité,  et 
que  la  timidité  est  mic  des  plus  grandes  imperfections  dans  le  ca- 
ractère d'iui  homme.      Un  poltron  a  loujoiu's  été  im  objet  de  mépris. 

Mais  ce  défaut   de  courage  doit-il   être  mis  dans  la   classe  des 


250  SATISFACTION   HONORAIRE. 

vices  ?      L'opinion   qui   avilit  la   poltronnerie   est-elle   un   préjugé 
nuisible  ou  utile  ? 

On  ne  doutera  guère  que  cette  opinion  ne  soit  conforme  à  l'intérêt 
général,  si  l'on  considère  que,  la  première  passion  de  tout  homme 
étant  le  désir  de  sa  propre  conseiTation,  le  coui'age  est  plus  ou  moins 
une  qualité  factice,  une  vertu  sociale  qui  doit  à  l'estime  publique  plus 
qu'à  toute  autre  cause  sa  naissance  et  son  accroissement.  Une 
ardeur  momentanée  peut  s'allumer  par  la  colère,  mais  im  courage 
tranquille  et  soutenu  ne  se  forme  et  ne  mûrit  que  sous  les  beirreuses 
influences  de  l'honneur.  Le  mépris  qu'on  éprouve  pour  la  poltron- 
nerie n'est  donc  pas  un  sentiment  inutile  :  la  souffi-ance  qui  en 
rejaillit  sur  les  poltrons  n'est  donc  pas  une  peine  prodiguée  en  pure 
perte.  L'existence  du  corps  politique  déjjend  du  courage  des  indi- 
vidus qui  le  composent.  La  sûreté  extérieure  de  l'État  contre  des 
rivaux  dépend  du  courage  de  ses  guerriers  ;  la  sûreté  intérieure  de 
de  l'État  contre  ces  guerriers  eux-mêmes  dépend  du  courage  répandu 
dans  la  masse  des  autres  citoyens.  En  un  mot,  le  com-age  est  l'âme 
publique,  le  génie  tutélaire,  le  palladium  sacré  par  lequel  seul  on 
peut  se  garantir  de  toutes  les  misères  de  la  servitude,  rester  dans 
l'état  d'homme,  et  ne  pas  tomber  au-dessous  des  brutes  mêmes.  Or, 
plus  le  courage  sera  honoré,  plus  y  aura  d'hommes  courageux  ;  plus 
la  poltronnerie  sera  mci^risée,  moins  il  y  aura  de  poltrons. 

Ce  n'est  pas  tout  :  celui  qui  pouvant  se  battre  endui'e  ime  insulte 
ne  décèle  pas  seulement  sa  timidité  :  il  se  révolte  contre  la  sanction 
populaire  qui  en  a  fait  une  loi,  et  se  montre  sur  im  point  essentiel 
indifi'érent  à  la  réputation.  Mais  la  sanction  populaire  est  le  mi- 
nistre le  plus  actif  et  le  plus  fidèle  du  principe  de  l'utilité,  l'aUiée  la 
plus  puissante  et  la  moins  dangereuse  de  la  sanction  poHtique.  Les 
lois  de  la  sanction  populaire  sont-elles  d'accord,  en  général,  avec  les 
lois  de  l'utilité  ?  Plus  un  homme  est  sensible  à  la  réputation,  plus 
son  caractère  est  prêt  à  se  conformer  à  la  vertu  ;  moins  il  y  est  sen- 
sible, plus  il  est  en  proie  à  la  séduction  de  tous  les  vices. 

Que  résulte-t-il  de  cette  discussion  ?  Que  dans  l'état  d'abandon 
où  les  lois  ont  laissé  jusqu'à  présent  l'honneur  des  citoyens,  celui 
qui  endure  une  insulte  sans  avoii*  recours  à  la  satisfaction  que  lui 
prescrit  l'opirdon  publique,  se  montre  par  là  même  comme  réduit  à 
ime  dépendance  humiliante,  exposé  à  recevoir  une  suite  indéfinie 
d'afli-onts  ; — il  se  montre  comme  privé  du  sentiment  de  courage  qui 
fait  la  sûreté  générale, — et  enfin  comme  dépourvii  de  sensibilité  à  la 
réputation,  sensibilité  protectrice  de  toutes  les  vertus  et  sauvegai'de 
contre  tous  les  vices. 

En  examinant  la  marche  de  l'oiunion  publitiuc  relativement  aux 
insultes,  il  me  semble  qu'à  parler  en  général,  elle  est  bonne  et  utOe  ; 


REMÈDES  AUX  DELITS  CONTRE  L^HON.XEUR.  251 

et  les  changements  successifs  qui  se  sont  faits  dans  la  pratique  du 
duel  l'ont  ramené  de  plus  en  plus  sous  le  principe  de  Futilité.  Le 
public  aurait  tort,  ou  plutôt  sa  folie  serait  manifeste,  si,  spectateur 
d'une  insulte,  il  portait  immédiatement  im  décret  d'infamie  contre 
la  partie  insultée  ;  mais  voilà  ce  qu'il  ne  fait  pas.  Ce  décret  d'infamie 
n'a  lieu  que  dans  le  cas  où  l'homme  insulté,  rebelle  aux  lois  de 
l'honneur,  signe  lid-même  l'arrêt  de  sa  dégradation  virile. 

Le  public  a  donc  raison  en  général*  dans  ce  système  d'honneur  ; 
le  véritable  tort  est  du  côté  des  lois  :  Premier  tort, — d'avoir  laissé 
subsister,  par  rapport  aux  insultes,  cette  anarchie  qui  a  forcé  de 
recourir  à  ce  bizarre  et  maUieiu-eux  moyen  :  Second  tort, — d'avoir 
voulu  s'opposer  à  l'usage  du  duel,  remède  imparfait  mais  unique  ; 
Troisième  tort, — de  ne  l'avoir  combattu  que  par  des  moyens  dispro- 
portionnés et  inefficaces. 


CHAPITKE  XV. 

REMÈDES  AUX  DÉLITS  COXTKE  l'hO^ÎTEUE. 

CoMMEXçoîTs  par  les  moyens  de  satisfaction  poiu'  l'honneur  offensé  ; 
les  raisons  qui  les  justifient  \icndront  ensuite. 

Les  délits  contre  l'honneui-  peuvent  se  diviser  en  trois  classes  : — 
outrages  en  paroles, — insultes  corporelles, —  menaces  insidtantes. 
La  peine  analogue  au  délit  doit  opérer  en  même  temps  comme  moyen 
de  satisfaction  pour  la  partie  lésée. 

Liste  de  ces  peines. 

1.  Admonestement  simple. 

2.  Lectnre  de  la  sentence  du  délinquant,  faite  par  hd-mOnie  à 
voix  haute. 

3.  Le  coupable  à  genoux  devant  la  partie  lésée. 

4.  Discom-s  d'humiliation  qui  lui  est  prescrit. 

*  Le  public  sait -il  la  raison  qu'il  a  dans  son  oj^inion  ?  Est-il  giiidé  par  le 
principe  de  l'utilité  ou  par  une  imitation  machinale  et  un  instinct  mal  démêlé  ? 
Celui  qui  se  bat  agit-U  par  ime  rue  éclaii'te  de  son  iutéi-ét  et  de  l'intérêt  général? 
C'est  une  question  plus  curieuse  qu'utile.  Voici  ime  observation  qui  peut  servir 
à  la  résoudre.  Autre  chose  est  de  se  déterminer  pai*  la  présence  de  certains 
motifs,  autre  chose  de  s'apercevoir  de  l'influence  de  ces  motifs.  Point  d'action 
ni  de  jugement  sans  motif,  point  d'effet  sans  cause.  Mais  pour  constater  l'in- 
fluence qu'un  motif  exerce  sm*  nous,  il  faut  siivoir  replier  son  esprit  sur  soi- 
même  et  anatomiser  la  pensée  :  il  faut  diviser  son  esprit  en  deux  parties,  dont 
l'une  est  occupée  à  observer  l'auti'c:  opération  difficile  dont,  faute  d'exercice, 
peu  de  personnes  sont  capables. 


252  REMÈDES  AUX  DELITS   CONTRE   L^HONXEUR. 

5.  Robes  emblématiques  (dont  il  peut  être  revêtu  dans  des  cas 
particuliers). 

6.  Masques  emble'matiques,  à  tète  de  coideuvre,  pour  des  Cits  de 
mauvaise  foi  ;  à  tête  de  jne  ou  de  perroquet,  pour*  des  cas  de  témérité. 

7.  Témoins  de  l'insulte  appelés  à  être  témoins  de  la  réparation. 

8.  Les  personnes  dont  l'estime  importe  beaucoup  au  coupable 
ajjpelés  à  l'exécution  de  la  sentence. 

9.  Publicité  du  jugement,  par  le  choix  du  lieu,  l'affluence  des  spec- 
tateui's,  l'impression,  l'affiche,  la  distribution  de  la  sentence. 

10.  Bannissement  plus  ou  moins  long,  soit  de  la  présence  de  la 
partie  lésée,  soit  de  celle  de  ses  amis.  Pour  insulte  faite  en  Heu 
public,  comme  marché,  théâtre  ou  églises,  bannissement  de  ces  Lieux, 

11.  Pour  insulte  corporelle,  talion  infligé  par  la  partie  lésée,  ou  à 
son  choix,  par  la  main  du  boui'reau. 

12.  Pour  insulte  faite  à  une  femme,  l'homme  sera  affublé  d'une 
coiffiu'c  de  femme,  et  le  talion  pourra  lui  être  infligé  i)ar  la  main 
d'une  femme. 

Plusieui's  de  ces  moyens  sont  nouveaux,  et  quelques-uns  pai-aîti'ont 
singuliers  :  mais  il  faut  bien  des  moyens  nouveaux,  puisque  l'ex- 
périence a  démontré  l'insuffisance  des  anciens  ;  et  quant  à  leur 
singularité  apparente,  c'est  par  là  qu'ils  sont  adaptés  à  leur  but,  et 
destinés  par  Iciu'  analogie  à  transporter  sur  roflensem"  insolent  le 
mépris  qu'il  a  voulu  fixer  sur  l'innocent  offensé.  Ces  moyens  sont 
nombreux  et  variés  poiu-  répondi'e  au  nombre  et  à  la  vai'iété  des 
déHts  de  cette  espèce,  pom-  s'assortir'  à  la  gravité  des  cas,  et  fournil" 
des  réparations  convenables  aux  diÔerentes  distinctions  sociales,  car 
il  ne  faut  pas  traiter  de  la  même  manière  une  insulte  faite  à  un 
subalterne  ou  à  un  magistrat,  à  un  ecclésiastique  ou  à  \m  militaii'e, 
à  im  jeime  homme  ou  à  un  ^deillard.  Tout  ce  jeu  de  théâtre,  dis- 
coui's,  attitudes,  emblèmes,  formes  solennelles  ou  grotesques,  selon 
la  chfférence  des  cas;  en  un  mot,  ces  satisfactions  publiques  con- 
verties en  spectacles,  fournii-aient  à  la  partie  lésée  des  plaisirs  actuels 
et  des  plaisu's  de  réminiscence  qui  compenseraient  bien  la  mortifica- 
tion de  l'insidte. 

Observez  que,  l'injure  étant  opérée  par  un  moyen  mécanique,  il 
faut  qu'il  entre  un  moyen  mécanique  dans  la  réparation  :  autrement 
elle  ne  frapperait  pas  l'imagination  de  la  même  manière  et  serait 
incomplète.  L'offensem-  .s'étant  servi  d'une  certaine  forme  injiuieuse 
pour  toiirner  le  mépris  public  sur  son  adversaire,  il  faut  em2)loycr 
mie  forme  analogue  d'injure  poui'  retourner  ce  mépris  contre  lui. 
C'est  dans  l'opinion  qu'est  le  siège  du  mal,  c'est  dans  l'opinion  qu'il 
faut  porter  le  remède.  Les  blessures  de  la  lance  de  Télèphe  ne  .se 
guérissaient  que  par  l'attouchement  de  cette  mêmc^  lance.     Voilà  le 


REMÈDES  AUX  DELITS  CONTRE   l'hOXNEUR.  253 

symbole  des  opérations  de  la  justice  eu  matière  d'houneur.  C'est 
par  un  affront  que  s'est  fait  le  mal,  ce  n'est  que  par  un  affront  qu'il 
peut  se  réparer. 

Suivons  l'effet  d'une  satisfaction  de  ce  geni-e.  L'homme  iujui-ié, 
réduit  à  un  état  intolérable  d'inféiioiité  devant  son  agresseur,  ne 
pouvait  plus  se  rencontrer  avec  sûreté  dans  le  même  lieu,  et  ne  dé- 
couvi'ait  dans  l'avenir  qu'une  perspective  d'injru-es:  mais  axissitôt 
après  la  réparation  lég-ale,  il  regagne  ce  qu'il  avait  perdu,  marche 
avec  sécurité  la  tête  levée,  et  acquiert  même  une  supériorité  positive 
sur  son  adversaii-e.  Comment  s'est  fait  ce  changement  ?  C'est  qu'on 
ne  le  voit  plus  comme  un  être  faible  et  misérable,  qu'on  jwut  fouler 
aux  pieds  :  la  force  des  magistrats  est  devenue  la  sienne  :  nul  ne 
sera  tenté  de  lui  renouveler  ime  insulte  dont  la  punition  a  eu  tant 
d'éclat.  Son  oppressem-,  qui  avait  pani  im  moment  si  altier,  est 
bientôt  tombé  de  son  char  de  triomphe  :  la  ]3eine  qu'il  a  subie  sous 
les  yeux  de  tant  de  témoins  montre  bien  qu'il  n'est  pas  plus  à 
craindre  qu'un  autre,  et  il  ne  reste  rien  de  sa  violence  que  le  sou- 
venir de  son  châtiment.  Qu'est-ce  que  l'offensé  porm-ait  désirer  de 
plus  ?     Quand  il  aurait  la  force  d'un  athlète,  ferait-il  davantage  ? 

Si  le  législateur  eût  toujom-s  appKqué  convenablement  ce  système 
de  satisfaction,  on  n'eût  pas  vu  naître  le  duel,  qui  n'a  été  et  n'est 
encore  qu'un  supplément  à  l'insuffisance  des  lois.  À  mesure  qu'on 
l'empKi'a  ce  ■sdde  de  la  législation  par  des  dispositions  capables  de 
protéger  Thonneiu',  on  verra  diminuer  l'usage  des  duels,  et  il  cesserait 
même  tout  à  fait  si  les  satisfactions  honoraires  étaient  exactement  «?/ 
titre  de  l'opinion,  et  fidèlement  administrées.  Autrefois  les  duels  ont 
servi,  comme  moyen  de  décision  dans  un  grand  nombre  de  cas  pour 
lesquels  ce  serait  le  comble  du  ridicule  de  les  employer  aujourd'hui. 
Un  plaideur  qui  enverrait  un  défi  à  son  antagoniste  pour  prouver  lui 
titre  ou  établii'  un  droit,  serait  réputé  fou:  au  douzième  siècle  ce 
moyen  eût  été  très-valide.  D'où  vient  ce  changement  ?  De  celui 
qui  s'est  opéré  peu  à  peu  dans  la  juiisprudenee.  La  justice,  en 
s'éclairant,  et  s'attachaut  à  des  lois  et  à  des  formes,  a  offert  des 
moyens  de  redi-esscment  préférables  à  celui  du  duel*.  La  même 
caiise  produira  encore  les  mêmes  effets.  Dès  que  la  loi  offrira  \m. 
remède  sûr  contre  les  délits  qui  blessent  l'honneui",  on  ne  sera  pas 
tenté  de  recourir  à  un  moyen  équivo(jue  et  dangereux.  Aime-t-on 
la  douleui"  et  la  mort  ?  Non  sans  doute.  Ce  .sentiment  est  égale- 
ment étranger  au  cœur  du  poltron  et  du  héros.     C'est  le  silence  dos 

*  Ce  fut  en  1305  que  PIiilippp-le-Bel  abolit  le  duel  en  matière  civile.  Il 
avait  rendu  le  parlement  sédentaii'e  à  Paris,  et  beaucoujj  fait  pour  l'établissement 
d'un  ordi'e  judiciaire. 


254  SATISFACTION   VINDICATIVE. 

lois,  c'est  l'oubli  de  la  justice  qui  réduisent  l'homme  sage  à  se  pro- 
téger lui-même  par  cette  triste  mais  unique  ressource. 

Pour  donner  à  la  satisfaction  honoraire  toute  l'étendue  et  la  force 
dont  elle  est  susceptible,  la  définition  des  délits  contre  l'honneur  doit 
avoir  assez  de  latitude  pour  les  embrasser  toiLs.  Suivez  pas  à  pas 
l'opinion  publique  :  soyez  son  fidèle  interprète.  Tout  ce  qu'elle  re- 
garde comme  attentatoire  à  l'honneur,  regardez-le  comme  tel.  Un 
mot,  un  geste,  un  regard  sufiisent-ils  aux  yeux  du  public  pour  con- 
stituer une  insidte  ?  Ce  mot,  ce  geste,  ce  regard  doivent  suflîre  à 
la  justice  pour  constituer  un  délit  :  l'intention  de  l'injure  fait  l'injure. 
Tout  ce  qui  s'adi-esse  à  im  homme  pour  lui  témoigner  ou  lui  attii-er  du 
mépiis  est  insulte,  et  doit  avoir  sa  réparation. 

Dii'a-t-on  que  ces  signes  insultants,  douteux  par  leur  natui-e, 
fugitifs  et  souvent  imaginaires,  seront  trop  difiîciles  à  constater,  et 
que  des  caractères  ombrageux,  voyant  une  insulte  où  il  n'y  en  a 
point,  poiuront  faire  subii-  à  des  innocents  des  peines  indues  ? 

Ce  danger  est  nul,  parce  que  la  ligne  de  démarcation  est  facile  à 
tracer  entre  l'injure  réelle  et  l'injure  imaginaire.  Il  suffit,  à  la  ré- 
quisition du  plaignant,  d'interroger  le  défendeur  sur  son  intention. 
"  Avez-vous  eu  dessein,  dans  ce  que  vous  avez  fait  ou  dit,  de  mar- 
quer du  mépris  à  un  tel  ?  "  S'il  le  nie,  sa  réponse  vraie  ou  fausse 
sufiit  pom-  laver  l'honneui'  de  celui  qui  a  été  ou  s'est  cm  oflénsé. 
Car  l'injm-e  même  eût-elle  été  peu  équivoque,  la  nier,  c'est  recourir 
au  mensonge,  avouer  sa  faute,  déceler  sa  crainte  et  sa  faiblesse,  en 
un  mot,  c'est  faire  un  acte  d'infériorité  et  s'humilier  devant  son 
adversaire. 

En  faisant  le  catalogue  des  délits  qui  ont  le  caractère  de  l'insidte, 
il  y  a  des  exceptions  nécessaires.  Il  faut  prendre  garde  à  ne  pas 
envelopper  dans  cet  arrêt  de  proscription  les  actes  utiles  de  la  censure 
publique,  l'exercice  du  pouvoir  de  Li  sanction  popidaire.  Il  faut 
réserver  aux  amis  et  aux  supérieurs  l'autorité  des  corrections  et  des 
réprimandes  :  il  faut  sauver  la  liberté  de  l'histoire,  et  la  liberté  de 
la  critique. 


CHAPITRE  XVI. 

DE  LA  SATISFACTION  VTNDICATIVK. 


Le  sujet  ne  demande  pas  beaucoiip  de  règles  pnrticulières.     Toute 
espèce  de  satisfaction,  entraînant  vuie  peine  pour  le  délinquant,  pro- 
duit natiu'ellement  vui  plaisir  de  vengeance  pour  la  partie  lésée. 
Ce  plaisir  est  un  gain.     Il  rappelle  la  parabole  de  Samson  :  c'est 


SATISFACTION   VINDICATIVE.  255 

le  doux  qui  sort  du  terrible  :  c'est  le  miel  recueilli  dans  la  gu exile 
du  lion.  Produit  sans  frais,  résultat  net  d'une  opération  nécessaire 
à  d'autres  titres,  c'est  une  jouissance  à  cultiver  comme  toute  autre  ; 
car  le  plaisir  de  la  vengeance,  considéré  abstraitement,  n'est,  comme 
tout  autre  plaisir,  qu'un  bien  en  lui-même.  Il  est  innocent  tant 
qu'il  se  renferme  dans  les  bornes  de  la  loi  :  il  ne  devient  eiimincl 
qu'au  moment  où  il  les  franchit.  Xon,  ce  n'est  pas  la  vengeance 
qu'il  faut  regarder  comme  la  passion  la  plus  maKgne  et  la  plus  dan- 
gereuse du  cœm"  humain  :  c'est  l'antipathie,  c'est  l'intolérance,  ce 
sont  les  haines  d'orgueil,  de  préjugés,  de  religion  et  de  politique. 
En  im  mot,  l'inimitié  dangereuse,  ce  n'est  pas  l'inimitié  fondée; 
mais  l'inimitié  sans  cause  légitime. 

Utile  à  l'individu,  ce  mobile  est  même  utUe  au  publie,  ou,  poui' 
mieux  dire,  nécessaire.  C'est  cette  satisfaction  vindicative  qui  déUe 
la  langue  des  témoins,  c'est  elle  qui  anime  l'accusateur  et  l'engage 
au  service  de  la  justice,  malgré  les  embarras,  les  dépenses,  les 
inimitiés  auxquelles  il  s'expose  :  c'est  elle  qui  surmonte  la  pitié 
publique  dans  la  punition  des  coupables.  Ôtez  ce  ressort,  le  rouage 
des  lois  ne  va  plus,  ou  du  moins  les  tribunaux  n'obtiendi'ont  plus  de 
service  qu'à  prix  d'argent,  moyen  qui  n'est  pas  seulement  onéreux  à 
la  société,  mais  encore  qui  est  exj)osé  à  des  objections  très-fortes. 

Des  moralistes  communs,  toujom's  dupes  des  mots,  ne  sauraient 
entrer  dans  cette  vérité.  L'esprit  de  vengeance  est  odieux  ;  toute 
satisfaction  puisée  dans  cette  soiu'ce  est  vicieuse  :  le  j^ardon  des  in- 
jui-es  est  la  plus  belle  des  vertus  ....  Sans  doute,  ces  caractères 
implacables  qu'aucune  satisfaction  n'adoucit  sont  odieux  et  doivent 
l'être  :  l'oubli  des  injures  est  une  vertu  nécessaire  à  l'humanité,  mais 
c'est  une  vertu  quand  la  justice  a  fait  son  œuvi-e,  quand  elle  a  fourni 
ou  refusé  une  satisfaction.  Avant  cela,  oublier  les  injui-es,  c'est 
inviter  à  en  commettre,  ce  n'est  pas  être  l'ami,  mais  l'ennemi  de  la 
société.  Qu'est-ce  que  la  méchanceté  pourrait  désirer  de  plus,  qu'un 
arrangement  où  les  offenses  seraient  toujoiu's  sui\-ies  du  pardon  ? 

Mais  que  faut-il  faire  dans  le  but  d'accorder  cette  satisfaction 
vindicative  ?  Il  faut  faire  tout  ce  que  demande  la  justice  poui-  ré- 
pondre aux  fins  des  autres  satisfactions,  et  pour  la  peine  du  déKt  ;  il 
ne  faut  rien  de  plus.  Le  moindre  excédant  consacré  à  cet  objet 
serait  mi  mal  en  pure  perte.  Infligez  la  peine  qui  con\-ient,  c'est  à 
la  partie  lésée  à  en  tirer  le  degré  de  jouissance  que  sa  situation  com- 
porte, et  dont  sa  nature  est  susceptible. 

•  Cependant,  sans  rien  ajouter  à  la  gra%'ité  de  la  p(àne  dans  ce  but 
particulier,  on  peut  lui  donner  de  certaines  modifications,  selon  les 
sentiments  qu'on  doit  supposer  à  la  partie  lésée,  soit  d'après  sa  posi- 
tion, soit  d'après  l'espèce  du  délit.     On  en  a  vu  des  exem2)les  dans 


256  SATISFACTION'   SUBSTITUTIVE, 

le  chapitro  précédent  ;  on  eu  verra  d'autres  à  propos  du  dioix  des 
peines. 

CHAPITRE  XYII. 

DK  LA  SATISFACTIOIf  SrBSTITUTlVE,  OU  À  LA  CHARGE  d'tN  TIERS. 

Dans  le  cas  le  plus  ordinaire,  c'est  sur  l'auteur  du  mal  que  la  charge 
de  la  satisfaction  doit  être  assise.  Pourquoi  ?  parce  que,  as.sise  de 
cette  manière,  elle  tend,  en  qualité  de  peine,  à  prévenir  le  mal.  à 
diminuer  la  fréquence  du  délit.  Assise  siu-  un  autre  individu,  elle 
n'aurait  pas  cet  effet. 

Cette  raison  ne  subsiste-t-elle  plus  à  l'égard  de  ec  premier  ré- 
pondant ;  s*applique-t-elle  à  un  autre  au  défaut  du  premier  :  la  loi 
de  la  responsabilité  doit  se  modifier  en  conséquence  ;  ou  en  d'auti'es 
termes,  une  personne  tierce  doit  être  appelée  à  payer  pour  l'auteur 
du  dommage,  lorsque  celui-ci  ne  pourrait  pas  fom-nir  la  satisfaction, 
et  que  l'obligation  imposée  à  ce  tiers  tend  à  prévenir  le  délit. 

C'est  ce  qui  peut  arriver  dans  les  cas  suivants  : 

1.  Responsabilité  du  maître  poui"  son  ser^iteiu". 

2 du  tuteiu"  pour  son  pupille. 

3 du  père  pour  ses  enfants. 

4 de  la  mère  pour  ses  enfants  en  qualité  de  tutrice. 

5 du  mari  i^our  sa  femme. 

6 d'une  personne  innocente  qui  profite  par  le  délit. 

I.  ResponsahUité  du  mcûtre  pour  le  serviteur. 

Cette  responsabilité  est  fondée  siu"  deux  raisons,  l'ime  de  sûreté, 
l'autre  d'égalité.  L'obligation  imposée  au  maitre  agit  en  qualité  de 
peine  et  diminue  la  chance  de  pareils  malheurs.  Il  est  intéressé  à 
connaître  le  caractère  et  à  siu'veiller  la  conduite  de  ceux  dont  il 
répond.  La  loi  en  fait  un  ùispectcur  de  police,  un  magistrat  domes- 
tique, en  le  rendant  comptable  de  son  imprudence. 

D'ailleurs,  l'état  de  maître  suppose  presque  nécessairement  luie 
certame  fortime  :  la  qualité  générale  de  partie  lésée,  objet  d'un 
malheiu",  ne  suppose  rien  de  tel.  Dès  qu'il  y  a  im  mal  inévitalile 
entre  detix  indi^id^s,  il  vaut  mieux  en  rejeter  le  poids  sur  celui  qui 
a  le  plus  de  moyens  poiu'  le  soutenir. 

Cette  l'esponsabilité  peut  avoir  quelques  inconvénients,  mais  si  elle 
n'existait  pas,  ce  serait  bien  pis.  L^n  maître  voudrait-il  occasionner, 
un  dégât  sur  la  terre  de  son  voisin,  l'exposer  à  quel(]ue  accident,  en 
tirer  une  vengeance,  le  faire  vivre  dans  une  in(]uiétude  continuelle  : 
il  n'aurait  qu'à  choisir  des  domestifjues  vicieux  auxqiu4s  il  pourrait 


ou  Â  LA  CHARGE  d'uX  TIERS.  257 

suggérer  de  servir  ses  passions  et  ses  haines,  sans  leiu'  rien  com- 
mander, sans  être  lem'  complice  ou  sans  qu'on  pût  trouver  de  preuves  ; 
toujours  prêt  à  les  pousser  ou  à  les  désavouer,  il  en  ferait  les  instru- 
ments de  ses  desseins,  et  ne  courrait  lui-même  aucim  risque*.  En 
leur  montrant  une  confiance  im  peu  plus  qu'ordinaire,  en  se  prévalant 
de  leur  attachement,  de  leur  dévoûment,  de  leur  vanité  servile,  il  n'est 
rien  qu'il  ne  pût  obtenir  d'eux  par  des  instigations  générales,  sans 
s'exposer  au  danger  de  rien  prescrire  en  particulier,  et  il  jouirait 
dans  l'impunité  du  mal  qu'il  aurait  fait  par  leiu's  mains.  "  Malheu- 
reux que  je  suis  !  "  s'écria  un  jour  Henri  II,  fatigué  des  hauteurs  d'un 
prélat  insolent  :  ''  qiioi  !  tant  de  sei-viteurs  qui  me  vantent  leur  zèle, 
et  pas  un  qui  songe  à  me  venger  !  "  L'effet  de  cette  apostrophe  im- 
prudente ou  crimiuellc  fiit  le  meurtre  de  l'archevêque. 

Mais  ce  qiu  diminue  essentiellement  poui'  le  maître  le  danger  de 
sa  responsabilité,  c'est  celle  du  serviteur.  Le  véritable  auteur  du 
mal,  selon  les  circonstances,  doit  être  le  premier  à  en  supporter  les 
suites  fâcheuses  ;  il  doit  être  chargé  du  fardeau  de  la  satisfaction, 
selon  le  degré  de  ses  forces  ;  en  sorte  qu'un  serviteur  négligent  ou 
%-icieux  ne  puisse  pas  dii-e  froidement,  en  causant  du  dommage  r 
"  C'est  l'affaù'e  de  mon  maître,  et  non  pas  la  mienne." 

D'ailleurs,  la  responsabilité  du  maître  n'est  pas  toujours  la  même  : 
elle  doit  varier  selon  bien  des  circonstances  qu'il  faut  examiner  avec 
attention. 

La  première  chose  à  considérer,  c'est  le  degré  de  liaison  qui  sub- 
siste entre  le  maître  et  le  ser\-iteur.  S'agit-il  d'un  journalier  ou 
d'un  homme  engagé  par  année  ;  d'un  travailleur  au  dehors  ou 
habitué  dans  la  maison  ;  d'un  apprenti  nu  d'un  esclave  :  il  est  clair 
que  plus  la  liaison  est  forte,  plus  la  responsabilité  doit  augmenter. 
Vn  intendant  est  moins  sous  la  dépendance  de  son  principal,  qu'iin 
laquais  sous  celle  de  son  maître. 

La  seconde  chose  à  considérer,  c'est  la  nature  de  l'ouvrage  où  le 
serviteur  est  employé.  Les  présomptions  conti'e  le  maître  sont  vioins 
fortes  s'il  s'agit  d'un  travail  où  son  intérêt  soit  plus  exposé  à  souffrii- 
par  la  faute  de  ses  agents,  et  le  seront  plus  dans  le  cas  contraire. 
Dans  le  premier  cas,  le  maître  a  déjà  un  motif  suffisant  pour  exercer 
sa  surveillance  :  dans  le  second,  il  peut  n'avoir  pas  ce  motif,  c'est  à 
la  loi  à  le  lui  donner. 

3.  Le  maître  est  bien  plus  dans  le  cas  de  la  responsabilité,  si  le 

*  Il  y  a  bien  des  manières  de  faire  du  mal  par  autrui,  sans  aucune  trace  do 
complicité.  J'ai  ouï  dire  à  un  jurisconsulte  français  que  lorsque  les  parlements 
avaient  eu  à  cœm-  de  sauver  un  coupable,  ils  avaient  choisi  à  dessein,  pour 
rapporteiu",  quelque  homme  mal  habile,  espérant  que  sou  ineptie  ferait  naître 
des  moyens  de  nullité  !  C'était  là  vraiment  porter  du  génie  dans  la  prévarication. 


258  SATISFACTION  SUBSTITUTIVE, 

malheur  est  arrivé  à  l'occasion  de  sou  senice,  ou  pendant  ce  service 
même,  parce  qu'U  est  à  présumer  qu'il  a  pu  le  diriger,  qu'il  a  dû 
prévoir  les  événements,  et  qu'il  pouvait  surveiller  ses  serviteurs  à 
cette  époque,  plus  aisément  qu'aux  heures  de  leur  liberté. 

Il  est  un  cas  qui  semble  réduire  à  peu  de  chose,  si  même  U 
n'anéantit  pas  tout  à  fait  la  plus  forte  raison  de  la  responsabilité  : 
lorsque  le  malheiu'  a  pom*  cause  im  délit  grave,  accompagné  par  con- 
séquent d'ime  peine  proportionnelle,  si  un  homme  à  moi,  par  exem- 
ple, ayant  une  querelle  personnelle  avec  mon  voisin,  va  incendier 
ses  greniers,  dois-je  répondi'e  d'im  dommage  que  je  n'aurais  pas  pu 
empêcher  ?  Si  le  forcené  n'a  pas  craint  d'être  pendu,  aurait-il  craint 
d'être  chassé  de  mon  service  ? 

TeUes  sont  les  présomptions  qui  servent  de  base  à  la  responsabilité, 
présomption  de  négligence  de  la  part  du  maître,  présomption  de 
richesse  supériem'e  à  ceUe  de  la  partie  lésée,  etc.  ;  mais  il  ne  faut 
pas  oublier  que  des  présomptions  ne  sont  rien  quand  elles  sont  dé- 
menties par  les  faits.  Un  accident,  par  exemple,  est  amvé  par  le 
versement  d'un  chariot.  On  ne  sait  rien  sur  la  partie  lésée.  On 
présume  qu'elle  sera  dans  le  cas  de  recevoii'  im  dédommagement  de 
la  part  du  propriétau-e,  qui  s'offre  d'abord  à  l'imagination,  comme 
étant  plus  en  état  de  supporter  la  perte.  Mais  que  devient  cette 
présomption,  quand  on  sait  que  ce  propriétaii'e  est  un  pauvre  fermier, 
et  la  partie  lésée  un  seigneur  opulent  ;  que  le  premier  serait  miné 
s'il  avait  à  payer  l'iademnité  qui  est  d'une  si  petite  conséquence 
pour  l'autre  ?  Ainsi  les  présomptions  doivent  guider,  mais  elles  ne 
doivent  jamais  asser\-ii\  Le  législateur  doit  les  consulter  pour 
établir  des  règles  générales,  mais  il  doit  laisser  au  juge  à  en  modifier 
l'application,  d'après  les  cas  individuels. 

La  règle  générale  établira  la  responsabilité  siu'  la  personne  du 
maître  ;  mais  le  juge,  d'après  la  natui'e  des  circonstances,  pourra 
changer  cette  disposition,  et  faire  porter  le  poids  de  la  perte  sur  le 
véritable  autexu'  du  mal. 

En  laissant  au  juge  la  plus  grande  latitude  pour  cette  répaitition, 
le  plus  grand  abus  qui  pût  en  résulter  serait  d'amener  quelquefois 
l'inconvénient  que  produù-ait  nécessaii'cment  la  règle  généi-ale,  de 
(}uclque  côté  qu'elle  se  trouvât  fixée.  Que  le  juge  favorise  l'auteur 
du  mal  dans  xme  occasion,  et  le  maître  dans  imo  autre,  celui  qui  est 
maltraité  ne  l'est  pas  plus  pai'  le  choix  libre  du  juge,  que  s'il  l'avait 
été  par  le  choix  inflexible  de  la  loi. 

Dans  nos  systèmes  de  juiisprudence,  on  n'a  point  suivi  ces  tem- 
péraments. On  a  rejeté  le  fordoau  de  la  perte  on  entier,  tantôt  sur 
le  serviteiu-  qui  a  causé  le  dommage,  tantôt  sur  le  maître  ;  d'où  il 
résulte  qu'on  néglige  dans  certains  cas  la  sûreté,  et  dans  d'autres. 


ou  À  LA  CHARGE  d'uN  TIERS.  259 

l'égalité,  qui  doivent  l'une  ou  l'autre  avoir  la  préférence,  suivant  la 
natui-e  des  cas. 

II.  Responsabilité  du  tuteur  pour  son  pupille. 

Le  pupille  n'est  pas  au  nombre  des  biens  du  tuteur,  il  est  au  con- 
traire au  nombre  de  ses  charges.  Le  pupille  a-t-il  assez  de  fortune 
pour  fournir  à  la  satisfaction  :  il  n'est  pas  néeessaii-e  qu'un  autre 
paye  pour  lui.  N'a-t-il  pas  de  moyens  :  la  tutelle  est  dans  ce  cas 
im  fardeau  trop  onéreux  pour  la  sui'charger  d'ime  responsabilité 
factice.  Tout  ce  qu'il  faut  pour  la  sûi-eté,  c'est  d'attacher  à  la 
négligence  à\\  tuteur,  prouvée  ou  même  présumée,  ime  amende  plus 
ou  moins  forte,  selon  la  natui'e  des  preuves,  mais  qui  ne  pommait 
point  excéder  les  fi-ais  de  la  satisfaction. 

III.  Responsabilité  du  père  pour  ses  enfants. 

Si  le  maître  doit  être  responsable  pour  les  fautes  de  ses  serviteui's, 
à  plus  forte  raison  le  père  doit-il  l'être  poiu*  celles  de  ses  enfants. 
Le  maître  a-t-il  pu  et  dû  surveiller  ceux  qui  dépendent  de  lui  :  c'est 
im  devoir  bien  plus  pressant  pour  im  père,  et  bien  plus  facile  à 
remplir-  :  il  n'exerce  pas  seulement  sur  eux  l'autorité  d'un  magistrat 
domestique,  mais  il  a  tout  l'ascendant  de  l'affection  :  il  n'est  pas 
seulement  le  gardien  de  leui'  existence  physique,  il  peut  maîtriser 
tous  les  sentiments  de  leiu*  âme.  Le  maître  a-t-il  pu  s'abstenir  de 
prendre  ou  de  garder  un  serviteur  qui  annonce  de  dangereuses  dis- 
positions :  mais  le  père,  qui  a  pu  façonner  à  son  gré  le  caractère  et 
les  habitudes  de  ses  enfants,  est  censé  l'auteur  de  toutes  les  dispo- 
sitions qu'ils  manifestent.  Sont-ils  dépravés,  c'est  presque  toujom'S 
l'effet  de  sa  négligence  ou  de  ses  vices.  C'est  à  lui  à  porter  les 
conséquences  d'un  mal  qu'il  aurait  pu  prévenir-. 

S'il  est  besoin  d'ajouter  ime  nouvelle  raison,  après  une  considéra- 
tion si  forte,  on  peut  dire  que  les  enfants,  sauf  les  droits  que  leur 
donne  la  qualité  d'êtres  sensibles,  font  partie  de  la  propriété  d'un 
homme  et  doivent  être  envisagés  comme  tels.  Celui  qui  jouit  des 
avantages  de  la  possession  doit  en  supporter  les  inconvénients.  Le 
bien  'fait  plus  que  compenser  le  mal.  Il  serait  trop  singulier  que  la 
perte  ou  le  dégât  occasionné  par  des  enfants  fut  enduré  par  un  incH\-idu 
qui  ne  coimaît  d'eux  que  lem-  malice  ou  leui-  imprudence,  plutôt  que 
par  celui  qui  trouve  en  eux  la  plus  grande  som-ce  de  son  bonheur-, 
et  se  dédommage  par  mille  espérances  des  soins  actuels  de  leur 
éducation*. 

Mais  cette  responsabUité  a  im  terme  naturel.  La  majorité  d'un 
fils  ou  le  mariage  d'ime  fille,  mettant  fin  à  l'autorité  du  père,  font 

*  Maxime  du  Droit  i-omain  :   Qnj  scnfif  commodum  sentire  débet  et  onv.s. 

s2 


260  SATISFACTION  SUBSTITUTIVE,  ETC. 

cesser  le  recours  que  la  loi  donnait  siu'  lui.     Il  ne  doit  plus  porter 
la  peine  d'une  action  qu'il  n'avait  plus  le  pouvoii'  d'empêcher. 

Perpétuer  pendant  toute  sa  vie  la  responsabilité  du  père  comme 
auteur  des  dispositions  vicieuses  de  ses  enfants,  ce  serait  ime  injus- 
tice et  luie  cniautc;  car  d'abord  il  n'est  pas  vi'ai  qu'on  puisse 
attribuer  tous  les  vices  d'un  adulte  aux  défauts  de  son  éducation  : 
ditférentcs  causes  de  corruption,  après  l'époque  de  l'indépendance, 
peuvent  triompher  de  l'éducation  la  plus  vertueuse  ;  mais  d'aillems 
l'état  du  père  est  assez  malheureux,  quand  les  mauvaises  dispositions 
d'un  fils,  parvenu  à  l'âge  d'homme,  ont  éclaté  par  des  délits.  Après 
tout  ce  qu'il  a  déjà  souffert  dans  l'iutéiieui'  de  la  famille,  le  déchire- 
ment qu'il  éprouve  par  l'inconduite  ou  le  déshonneur  d'im  fils,  est 
im  genre  de  peine  que  la  natui'e  lui  inflige,  et  que  la  loi  n'a  pas 
besoin  d'aggraver.  Ce  serait  verser  du  poison  siu'  ses  plaies,  sans 
espoii-  ni  de  réparer  le  passé,  ni  de  s'assui'er  contre  l'avenir.  Ceux 
(|ui  voudi'aient  justifier  cette  jurisj)rudence  barbare  par  l'exemple  de 
la  Chine  n'ont  pas  pensé  que  l'autorité  du  père  dans  ce  pays  ne 
cessant  qu'avec  sa  vie,  U  est  juste  que  sa  responsabilité  dure  autant 
que  son  pouvoir. 

IV.  Resj^otisabïlité  de  la  mère  pour  V enfant. 

L'obligation  de  la  mère,  en  cas  pareil,  se  règle  natm'eUement 
d'après  ses  di'oits  d'où  dépendent  ses  moyens.  Le  père  vit-il  encore  : 
la  responsabilité  de  la  mère,  ainsi  que  sa  imissance,  reste  comme 
absorbée  dans  celle  de  son  mari.  Est-il  décédé  :  comme  elle  prend 
en  main  les  rênes  du  gouvernement  domestique,  eUe  devient  respon- 
sable poiu-  ceux  qui  sont  soumis  à  son  empire. 

T.  Responsahilité  du  mari  pour  sa  femme. 

Ce  cas  est  aussi  simple  que  le  précédent.  L'obligation  du  maii 
dépend  de  ses  droits.  L'administration  des  biens  appartient-elle  à 
lui  seul  :  sans  la  solidarité  du  mari  la  partie  lésée  serait  sans  remède. 

Au  reste,  ou  suppose  ici  l'ordi-e  généralement  établi  :  cet  ordi-e  si 
nécessaire  à  la  paix  des  familles,  à  l'éducation  des  enfants,  au  main- 
tien des  mœurs, — cet  orth-e  si  ancien  et  si  mxivei-sel,  qui  place  la 
femme  dans  la  puissance  du  mari.  Comme  il  est  son  chef  et  son 
gardien,  il  répond  pom-  elle  devant  la  loi.  Il  est  même  chargé  d'ime 
responsabilité  plus  délicate  au  tribimal  de  l'opinion;  mais  cette  ob- 
servation n'est  pas  de  notre  sujet. 

YI.  Responsahilité  d'une  personne  innocente  qui  a  profité  par  le  délit. 

Il  arrive  souvent  qu'une  personne,  sans  avoii-  eu  aucune  part  au 
délit,  en  retire  un  profit  certain  et  sensible.     X'cst-il  pas  convenable 


SATISFACTION  SUBSIDIAIRE,  ETC.  261 

que  cette  personne  soit  appelée  à  indemniser  la  partie  lésée,  si  le 
coupable  ne  se  trouve  pas,  ou  s'il  ne  peut  pas  fournir  à  l'indemnité  ? 

Ce  procédé  serait  conforme  aux  principes  que  nous  avons  posés. 
D'abord,  le  soin  de  la  sûreté  :  car  il  poiu'rait  y  avoir  complicité  sans 
aucune  preuve.  Ensuite,  le  soin  de  Vérjalité  :  car  il  vaut  mieux 
qu'une  personne  soit  simplement  privée  d'un  gain,  que  d'en  laisser 
une  autre  dans  un  état  de  perte. 

Quelques  exemples  suifii'ont  pour  éclaircir  ce  sujet. 

En  perçant  une  digue,  on  a  privé  du  bénéfice  de  l'arrosemcnt  la 
terre  qui  en  était  en  possession,  et  on  le  donne  à  ime  autre.  Celui 
qui  vient  à  jouir  de  cet  avantage  inespéré  devrait  au  moins  une  pai-tie 
de  son  gain  à  celui  qui  a  fait  la  perte. 

Un  usufinùtier,  dont  le  bien  passe  à  un  étranger  par  substitution, 
a  été  tué,  et  il  laisse  une  famile  dans  le  besoin.  Le  substitué,  qui 
perçoit  une  jouissance  prématurée,  devi-ait  être  redevable  de  quelque 
satisfaction  envers  les  enfants  du  défimt. 

Un  bénéfice  vient  à  vaquer  parce  que  le  possesseur  a  été  tué, 
n'importe  comment  ;  s'il  laisse  une  femme  et  des  enfants  paurres,  le 
successem-  leiu'  devrait  xme  indemnité  proportionnée  à  leur  besoin  et 
à  l'anticipation  de  sa  jouissance*. 


CHAPITRE  XVIII. 

SATISFACTION    srBSIDIALBE    AUX    DÉPENS    DU    TEÉSOK    PUBLIC. 

Le  meilleur  fonds  où  l'on  puisse  prendre  la  satisfaction,  c'est  le  bien 
du  délinquant,  parce  qu'elle  remplit,  comme  nous  l'avons  ^1l,  avec  im 
degré  supérieui-  de  convenance,  les  fonctions  de  la  peine. 

Mais  si  le  délinquant  est  sans  fortune,  rindi\'idu  lésé  doit-il  rester 
sans  satisfaction  ?  'Son  ;  par  les  raisons  que  nous  avons  exposées, 
la  satisfaction  est  presque  aussi  nécessaire  que  la  peine.  Elle  doit 
s'acquitter  aux  dépens  du  trésor  public,  parce  que  c'est  un  objet  de 
bien  pubKc,  la  sûi-eté  de  tous  y  est  intéressé.  L'obligation  du  trésor 
public  est  fondée  sur  une  raison  qui  a  l'évidence  d'un  axiome  :  une 
charge  pécimiaire,  di\-isée  sm-  la  totalité  des  indi\-idus,  n'est  rien 
pour  chacun  d'eux,  en  comparaison  de  ce  qu'elle  serait  pour  un  seul 
ou  un  petit  nombre. 

U assurance  est-elle  utile  dans  les  entreprises  de  commerce  :  elle 
ne  l'est  pas  moins  dans  la  grande  entreprise  sociale,  où  les  associés 
se  trouvent  réunis  par  ime  suite  de  hasai'ds,  sans  se  connaître,  sans 

"^  Maxime  commiuie.    Ncminem  oporfef  alterius  inconimodo  locupletiorem  fieri. 


262  SATISFACTION  SUBSIDIAIRE 

se  choisir,  sans  pouvoir  s'c\'iter  ni  se  garantir  par  leur  pi-udence 
d'une  multitude  de  pièges  qu'ils  peuvent  mutuellement  se  préparer. 
Les  calamités  qui  naissent  des  crimes  ne  sont  pas  moins  des  maux 
réels  que  celles  qui  proviennent  des  accidents  de  la  nature.  Si  le 
sommeil  du  maître  est  plus  doiix  dans  une  maison  assurée  contre 
les  incendies,  il  le  sera  plus  encore  si  elle  est  assxu'ée  contre  le  vol. 
Abstraction  faite  des  abus,  on  ne  saui-ait  donner  trop  d'étendue,  à 
im  moyen  si  perfectible  et  si  ingénieux,  qui  rend  les  pertes  réelles  si 
légères,  et  qui  donne  tant  de  sécmùté  contre  les  maux  éventuels. 

Cependant  toutes  les  assiirances  sont  exposées  à  de  grands  abus 
par  un  piincipe  de  fraude  ou  de  négligence  :  fraude  de  la  part  de 
ceux  qui,  pour  smin'endi'e  des  dédommagements  illégitimes,  feignent 
des  pertes  ou  les  exagèrent  :  négligence,  soit  de  la  part  des  assureurs 
qui  ne  prennent  pas  toutes  les  précautions  nécessaires,  soit  de  la  part 
des  assui'és  qui  mettent  moins  de  vigilance  à  se  préserver  d'une 
perte  qui  n'est  pas  poiu'  eux. 

Dans  le  système  des  satisfactions  aux  dépens  du  trésor  public,  on 
poiuTait  donc  craindre  : 

1.  Une  connivence  secrète  entre  une  paiiie  prétendue  lésée  et 
l'auteiu'  d'un  prétendu  délit  pour,  se  faire  donner  ime  indemnité 
indue. 

2.  Une  trop  grande  sécurité  de  la  part  des  individus,  qui,  n'ayant 
pliLs  à  craindre  les  mêmes  suites  des  délits,  ne  feraient  plus  les 
mêmes  efforts  poui'  les  prévenir. 

Ce  second  danger  est  peu  à  redouter.  Personne  ne  négligera  sa 
possession  actuelle,  bien  certain  et  présent,  dans  l'espérance  de  re- 
comTer,  en  cas  de  perte,  im  équivalent  de  la  chose  perdue,  et  même 
un  équivalent  tout  au  plus.  Ajoutez  que  ce  recouvrement  ne  s'ob- 
tiendra pas  sans  soins  et  sans  frais,  qu'il  y  a  ime  privation  passagère, 
qu'il  faut  se  charger  de  l'embarras  d'une  poui-suite,  du  rôle  toujours 
désagréable  d'accusateur,  et  qu'après  tout,  sous  le  meilleur  système 
de  procédure,  le  succès  est  encore  douteux.  Il  reste  donc  assez  de 
motifs  à  chaque  individu  pour  veiller  siir  sa  propriété,  et  ne  pas 
encourager  les  délits  par  sa  négligence. 

Du  côté  de  la  fraude,  le  danger  est  beaucoup  plus  grand.  On  ne 
peut  la  prévenir  que  par  des  précautions  de  détail  qui  seront  ex- 
pliquées ailleurs.  Poiu-  sersir  d'exemples,  il  suffit  d'indiquer  deux 
cas  contraires,  l'im  où  l'utilité  du  remède  l'emporte  sur  le  dano-er 
de  l'abus,  l'autre  où  le  danger  de  l'abus  l'empox-te  sur  l'utilité  du 
remède. 

Lorsque  le  dommage  est  occasionné  par  un  délit  dont  la  peine  est 
grave,  et  que  son  auteiu'  est  juridiquement  constaté,  de  même  que  le 
corps  du  déUt,  il  me  semble  que  la  fraude  est  bien  chffieile.     Tout 


AUX  DÉPENS  DU   TRÉSOR  PUBLIC.  2G3 

ce  qu'a  pu  faire  l'impostem"  qui  se  prétend  lésé,  poiu-  se  procuixr  un 
complice,  c'est  de  lui  donner  une  partie  des  profits  de  la  fraude  ;  mais 
à  moins  qu'on  n'eût  négligé  les  principes  les  plus  clairs  de  proportion 
entre  les  délits  et  les  peines,  la  peine  que  ce  complice  am^ait  encoiu'ue 
serait  plus  qu'équivalente  au  profit  total  de  la  fraude. 

Observez  que  le  coupable  droit  être  constaté  avant  que  la  satis- 
faction soit  accordée  :  sans  cette  précaution,  le  trésor  public  serait 
au  pillage.  Rien  ne  serait  plus  commun  que  des  histoii'es  de  vols 
imagruaii-es,  de  brigandages  prétendus  commis  par  des  inconnus  qui 
ont  pris  la  fuite,  ou  d'ime  manière  clandestine  et  dans  les  ténèbres. 
Mais  quand  il  faut  présenter  im  coupable,  la  complicité  n'est  pas 
facile.  Ce  rôle  n'est  pas  de  ceux  qu'on  trouve  aisément  à  remplir-  ; 
d'autant  plus  qu'outre  la  certitude  de  la  peine  poiu-  celui  qui  se 
charge  du  délit  prétendu,  il  y  a  encore  une  peine  particidière  dans 
le  cas  où  l'impostiu-e  serait  dévoilée,  peine  qui  est  partagée  par  les 
deu:x  comi)lices  ;  et  si  l'on  considère  combien  il  y  a  de  difficulté  à 
fabriquer  une  histoii'e  \Taisemblable  d'im  délit  absolument  imagi- 
naire, on  peut  croù-e  que  ces  sortes  de  fraudes  seraient  bien  rares,  si 
même  elles  arrivaient  jamais. 

Le  danger  le  plus  à  craindre  est  l'exagération  d'une  perte  ré- 
sultante d'un  délit  réel.  Mais  il  faut  que  le  délit  soit  susceptible 
de  cette  espèce  de  mensonge,  et  c'est  un  cas  assez  rare. 

Il  me  paraît  donc  qu'on  peut  poser  comme  maxime  générale  que, 
dans  tous  les  cas  où  la  peine  du  délit  est  grave,  on  n'a  pas  à  craindre 
qu'un  coupable  imaginaire  veuille  se  charger  du  délit  poiu-  un  profit 
douteux. 

Mais  par  la  raison  contrah'e,  lorsque  le  dommage  résulterait  d'un 
délit  dont  la  peine  est  légère  ou  nulle,  le  danger  de  l'abus  serait  à 
son  comble  si  le  trésor  publie  en  était  responsable.  L'insolvabilité 
du  débiteur  en  est  im  exemple.  Quel  est  le  menchant  avec  lequel 
on  ne  traiterait  pas  si  le  public  était  solidaire  pour  lui  ?  Quel  trésor 
pourrait  suffire  à  payer  tous  les  créanciers  particuliers  à  qui  leurs 
débiteurs  auraient  manqué  réellement,  et  combien  ne  serait -il  pas 
aisé  de  sui)poser  de  fausses  dettes  ? 

Ce  dédommagement  ne  serait  pas  seulement  abusif  ;  il  serait  sans 
cause  :  car,  dans  les  transactions  du  commerce,  on  fait  entrer  dans  le 
prix  des  marchandises,  ou  dans  l'intérêt  de  l'argent,  le  risque  des 
pertes  :  que  le  marchand  fût  sûr  de  ne  rien  perdi-e,  il  vendrait  à 
plus  bas  prix  :  en  sorte  que  demander  au  public  une  indemnité  pour 
xuxe  perte  ainsi  compensée  d'avance,  ce  serait  se  faire  payer  deux 
fois*. 

*  Une  souscription  volontaii'e,  luie  caisse  d'assurance  destinée  à  remboiu'ser 
des  créanciers  lésés,  poiu-rait  être  arantageusc,  sans  qu'il  fût  convenable  aux 


264  SATISFACTION   SUBSIDIAIRE 

Il  y  a  encore  d'autres  cas  où  la  satisfaction  doit  être  à  la  charge 
du  public  : 

1.  Cas  de  calamite's  physiques,  telles  qu'inondations,  incendies. 
Les  secours  donnés  par  l'État  ne  sont  pas  seulement  fondés  sur  le 
principe  que  le  poids  du  mal  divisé  entre  tous  de^'ient  plus  léger  ; 
ils  le  sont  encore  sur  cet  autre  que  l'État,  comme  protecteur  de  la 
richesse  nationale,  est  intéressé  à  empêcher  la  détérioration  du  do- 
maine, et  à  rétablir  les  moyens  de  reproduction  dans  les  parties  qid 
ont  souffert.  Telles  ont  été  ce  qu'on  appelait  les  libéralités  du  grand 
Frédéric  poiu-  les  provinces  désolées  par  quelques  fléaux  :  c'étaient 
des  actes  de  prudence  et  de  conservation. 

2.  Pertes  et  malheurs  par  siùte  d'hostilités. — Ceux  qui  ont  été 
exposés  aux  invasions  de  l'ennemi  ont  un  di'oit  d'autant  plus  par- 
ticulier à  une  indemnité  publique,  que  l'on  peut  les  considérer 
comme  ayant  soutenu  l'effort  qui  menaçait  toutes  les  pai'ties,  comme 
étant  par  leiu*  situation  les  points  les  plus  exposés  poiu'  la  défense 
commune. 

3.  Maux  résultants  des  erreiu's  ii-réprochables  des  ministres  de  la 
justice.  Une  erreiu'  de  la  justice  est  déjà  par  elle-même  un  sujet 
de  deuil  ;  mais  que  cette  errem-  une  fois  connue  ne  soit  pas  réparée 
par  des  dédommagements  proportionnels,  c'est  un  renversement  de 
l'ordre  social.  Le  public  ne  doit-il  pas  suivre  les  règles  d'équité 
qu'il  impose  aux  individus  ?  N'est-il  pas  odieux  qu'U  se  serve  de 
sa  puissance  poiu'  exiger  sévèrement  ce  qui  lui  est  dû,  et  poiu*  se 
refuser  à  restituer  ce  qu'il  doit  lui-même  ?  Mais  cette  obligation 
est  si  é\'idcnte  qu'on  l'obscurcit  en  voidant  la  démontrer. 

4.  Responsabilité  d'ime  communauté  poiu*  im  délit  de  main-forte, 
commis  dans  un  lieu  public  de  son  territoh-e. — Ce  n'est  pas  propre- 
ment le  trésor  public  qiu  intervient  dans  ce  cas  :  c'est  le  fonds  du 
district  ou  de  la  province  que  l'on  taxe  pour  la  réparation  d'un  délit 
résultant  d'une  négligence  de  police. 

En  cas  de  concurrence,  les  intérêts  d'im  individu  doivent  aller 
avant  ceux  du  fisc.  Ce  qui  est  dû  à  la  partie  lésée  à  titre  de  satis- 
faction doit  être  payé  de  préférence  à  ce  qui  est  dû  au  trésor  public 
à  titre  d'amende.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  le  décide  la  jiuisprudcnce 
vulgaù-e,  mais  c'est  ainsi  que  le  veut  la  raison.  La  perte  faite  par 
l'individu  est  un  mal  senti  :  le  profit  du  fisc  est  im  bien  qui  n'est 
senti  de  personne.  Ce  que  le  délinquant  paye  en  qualité  d'amende 
est  ime  peine  et  rien  de  plus  :  ce  qu'il  paye  eu  qualité  de  satisfoction 
est  aussi  ime  peine,  même  plus  forte,  et  de  plus,  c'est  une  satisfac- 

administratciu's  des  fonds  publics  d'iniitor  un  tel  établissement.  Les  fonds 
publics,  n'étant  (jue  le  produit  de  la  contrainte,  doivent  être  ménagés  arec  la 
plus  grande  économie. 


AUX  DÉPENS  DU  TRESOR  PUBLIC.  265 

tion  pour  la  partie  lésée,  c'est-à-dire  un  bien.  Que  je  paye  au  fisc, 
être  de  raison,  avec  qui  je  n'ai  point  de  querelle,  je  ne  sens  que  le 
chagrin  de  la  perte,  comme  si  j'avais  laissé  tomber  cette  somme  dans 
lui  puits  ;  que  je  paye  à  mon  adversaii'e,  que  je  sois  forcé  à  mes 
dépens  de  faire  du  bien  à  celui  à  qui  je  voulais  faire  du  mal,  c'est 
un  degré  d'humiliation  qui  donne  à  la  peine  le  caractère  le  plus 
convenable. 


266  PEINES  INDUES. 

TROISIÈME     PARTIE. 
DES  PEINES. 


CHAPITRE  I. 

DES    PEINES    rNDL'ES. 


On  peut  rédiiii'e  à  quatre  chefs  les  cas  où  il  ne  faut  i)as  infliger  de 
peine  :  1°  Lorsque  la  peine  serait  mal  fondée.    2°  Inefficace.   3°  Su- 
perflue.   4°  Trop  dispendieuse. 
Eeprenons  ces  quatre  points. 

I.  Peines  mal  fondées. 

La  peine  serait  mal  fondée  lorsqu'il  n'y  aurait  point  de  n'ai  délit, 
point  de  mal  du  premier  ordi-e  ou  du  second  ordre,  ou  lorsque  le  mal 
serait  plus  que  compensé  par  le  bien,  comme  dans  rexercice  de 
l'autorité  politique  ou  domestique,  dans  la  répulsion  d'im  mal  plus 
grave,  dans  la  défense  de  soi-même,  etc. 

Si  on  a  saisi  l'idée  du  -vrai  délit,  on  le  distinguera  aisément  d'avec 
les  délits  de  mal  imaginau'e,  ces  actes  innocents  en  eux-mêmes,  qui 
se  trouvent  rangés  parmi  les  délits  par  des  préjugés,  des  antipathies, 
des  errciu's  d'administration,  des  principes  ascétiques,  à  peu  près 
commes  des  aliments  sains  sont  considérés,  chez  certains  peuples, 
comme  des  poisons  ou  des  noui'ritui'cs  immondes.  L'hérésie  et  le 
sortilège  sont  des  délits  de  cette  classe. 

II.  Peines  inefficaces. 

J'appeUe  inefficaces  les  peines  qui  ne  pourraient  produire  aucun 
effet  sui'  la  volonté,  qui  par  conséquent  ne  servii'aient  point  à  pré- 
venir des  actes  semblables. 

Les  peines  sont  inefficaces  lorsqu'elles  s'appliquent  à  des  individus 
qui  n'ont  pas  pu  connaître  la  loi,  qui  ont  agi  sans  intention,  qui  ont 
fait  le  mtû  innocemment,  dans  lUie  supposition  erronée  ou  par  une 
contrainte  iri'ésistible.  Des  enfants,  des  imbécUes,  des  foiis,  quoi- 
qu'on puisse  les  mener  jusqu'à  un  certain  point  par  des  récompenses 
et  des  menaces,  n'ont  pas  assez  d'idée  de  l'avenir  pour  être  retenus 
par  des  peines  futm-es.     La  loi  serait  sans  efficace  à  leur  égard. 

Si  im  homme  était  déterminé  par  imc  crainte  supérieiu-e  à  la  plus 


PEINES  INDUES.  267 

grande  peine  le'gale,  ou  par  l'espoir  d'un  bien  prépondc^rant,  il  est 
clair  que  la  loi  aiu-ait  peu  d'efficace.  On  a  vu  les  lois  contre  le  duel 
méprisées,  parce  que  l'homme  d'honneur  craignait  la  honte  plus  que 
le  supplice.  Les  peines  décernées  contre  tel  ou  tel  culte  manquent 
généralement  leui*  effet,  parce  que  l'idée  d'une  récompense  étemelle 
l'emporte  sur  la  crainte  des  échafauds.  Mais  comme  ces  opinions 
ont  plus  ou  moins  d'influence,  la  peine  est  aussi  plus  ou  moins 
efficace. 

III.  Peines  superjlues. 

Les  peines  seraient  superflues  dans  les  cas  où  l'on  pourrait  atteindre 
le  même  but  par  des  moyens  plus  doux,  l'instruction,  l'exemple,  les 
invitations,  les  délais,  les  récompenses.  Un  homme  a  répandu  des 
opinions  pernicieuses  :  le  magistrat  s'armera-t-U  du  glaive  pour  le 
pimir?  Xon,  s'il  est  de  l'intérêt  d'im  individu  de  réj^andre  de  mau- 
vaises maximes,  il  sera  de  l'intérêt  de  mille  autres  de  les  réfuter. 

IV.  Peines  trop  dispendieuses. 

Si  le  mal  de  la  peine  excédait  le  mal  du  déht,  le  législateur  aiu'ait 
produit  plus  de  soiiififances  qu'il  n'en  aiu-ait  prévenu.  Il  aurait  acheté 
l'exemption  d'un  mal  au  prix  d'un  mal  plus  grand. 

Ayez  deux  tableaux  devant  les  yeux,  l'un  représentant  le  mal  du 
délit,  l'autre  représentant  le  mal  de  la  peine. 

Voyez  le  mal  que  produit  ime  loi  pénale  :  1°  Mal  de  coercition. 
Elle  impose  une  privation  plus  ou  moins  pénible,  selon  le  degré  de 
plaisir  que  peut  donner  la  chose  défendue.  2"  Souffrance  causée  par 
la  peine:  lorsque  les  infracteurs  sont  pxmis.  3°  Mal  d'appréhension, 
soiLÊfert  par  celui  qui  a  %^olé  la  loi,  ou  qui  craint  qu'on  ne  lui  impute 
de  l'avoir  violée,  4°  Mal  des  fausses  poursuites  :  cet  inconvénient, 
attaché  à  toutes  les  lois  pénales,  l'est  particulièrement  aux  lois  obs- 
cures, aux  délits  de  mal  imaginaire  :  une  antipathie  générale  produit 
ujie  disposition  efl'rayante  à  pom-suivre  et  à  condamner  sur  des  soup- 
çons ou  dos  ai^parences.  5°  3Ial  dérivatif,  soufiert  par  les  parents  ou 
les  amis  de  celui  qui  est  exposé  à  la  rigueur  de  la  loi. 

Voilà  le  tableau  du  mal  ou  de  la  dépense  que  le  législateur  doit 
considérer  toutes  les  fois  qu'il  établit  ime  j)einc. 

C'est  dans  cette  source  qu'on  puise  la  principale  raison  pour  les 
amnisties  générales,  dans  ces  délits  compliqués  qni  naissent  d'im 
esprit  de  parti.  Il  peut  aniver  que  la  loi  enveloppe  une  grande 
multitude,  quelquefois  la  moitié  du  nombre  total  des  citoyens  et 
même  au  delà.  Voiûcz-vous  pimir  tous  les  coupables  ?  Voulez- 
vous  seidement  les  décimer  ?  le  mal  de  la  peine  serait  plus  grand  que 
le  mal  du  délit. 

8i  un  délinquant  était  aimé  du  peuple,  et  qu'on  eût  à  craindre  un 


268  PROPORTION   ENTRE   LES  DELITS  ET  LES  PEINES. 

mécontentement  national,  s'il  était  protégé  par  ime  puissance  étran- 
gère dont  on  eût  à  ménager  la  bienveillance,  s'il  pouvait  rendre  à  la 
nation  quelque  sei-vice  extraordinaire,  dans  ces  cas  particuliers,  le 
pardon  qu'on  accorde  au  coupable  résulte  d'un  calcul  de  prudence. 
On  craint  que  la  peine  de  son  délit  ne  coûte  trop  cher  à  la  société. 


CHAPITRE  II. 

DE  LA  PROPORTION  ENTRE  LES  DÉLITS  ET  LES  PEINES. 

Adsit 

Begula,  peccnfis  qua  pœ/ias  irroget  œqi((is  : 
Ne  scidicâ  dignum,  horribili  secfêre  fiagello. 

HoR.  Lib.  I.  Sat.  3. 

Montesquiet:  a  senti  la  nécessité  d'une  proportion  entre  les  délits  et 
les  peines.  Beccaiia  a  insisté  sur  son  importance;  mais  ils  l'ont 
plutôt  recommandée  qu'éclaircie  :  ils  n'ont  point  dit  en  quoi  consiste 
cette  proportion.  Tâchons  d'y  suppléer,  et  de  donner  les  princi- 
pales règles  de  cette  arithmétique  morale. 

Première  règle.  Faites  que  le  'oud  de  la  peine  surpasse  l'avantage 
du  délit. 

Les  lois  anglo-saxonnes  qui  fixaient  im  piix  poui'  la  \-ie  des 
hommes,  par  exemple,  deux  cents  scheUings  pour  le  meiu'trc  d'un 
paysan,  six  fois  autant  pour  celui  d'im  noble,  et  trente-six  fois 
autant  pour  celui  du  roi,  malgré  cette  proportion  pécuniaire,  pé- 
chaient évidemment  contre  la  proportion  morale.  La  peine  pouvait 
paraître  nulle  comparée  à  l'avantage  du  déht. 

On  tombe  dans  la  même  erreur  toutes  les  foLs  qu'on  établit  ime 
peine  qui  ne  peut  aller  que  jusqu'à  un  certain  point,  tandis  que 
l'avantage  du  délit  peut  aller  beaucoup  au  delà. 

Des  auteui's  célèbres  ont  voulu  établii'  une  maxime  contraire  :  ils 
disent  que  la  grandeur  de  la  tentation  doit  faire  diminuer  la  peine, 
qu'elle  atténue  la  faute,  et  que  plus  la  séduction  est  puissante,  moins 
on  peut  conclure  que  le  délinquant  est  dépravé. 

Cela  peut  être  vrai,  mais  la  règle  n'en  subsiste  pas  moins  ;  car 
poiu'  empêcher  le  délit,  il  faut  que  le  motif  qui  réprime  soit  plus  fort 
que  le  motif  qui  séduit.  La  peine  doit  se  faii-e  craindi-e  plus  que  le 
crime  ne  se  fait  désirer.  Une  peine  insuffisante  est  un  plus  grand 
mal  qu'un  excès  de  rigueur  ;  car  ime  peine  insuffisante  est  im  mal 
en  pure  perte.  Il  n'en  résulte  aiicun  bien  ni  poiu-  le  public,  qu'on 
laisse  exposé  à  de  semblables  délits,  ni  pour  le  délinquant,  qui  n'en 
de\icndi'a  pas  mcillcui'.     Que  dii-ait-on  d'un  chiiiugicn  qui,  pour 


PROPORTION  ENTRE  LES  DELITS  ET  LES  PEINES.  269 

épargner  au  malade  mi  degré  de  doulem%  laisserait  la  guérLson  im- 
parfaite ?  Serait-ce  ime  humanité  bien  entendue  que  d'ajouter  à 
la  maladie  le  toui-ment  d'une  inutile  opération  ? 

Deuxième  règle.  Plus  il  manque  à  la  peine,  du  côté  de  la  certi- 
tude, plus  il  faut  y  ajouter  du  côté  de  lu  gramleur. 

On  ne  s'engage  dans  la  carrière  du  crime  que  par  l'espoir  de 
l'impunité  :  quand  la  peine  ne  consisterait  qu'à  ôter  au  coupable  le 
finit  de  son  crime,  si  cette  peine  était  immanquable,  il  n'y  aurait 
plus  de  tel  crime  commis  ;  car  quel  homme  assez  insensé  voudrait 
eouiir  le  risque  de  le  commettre  avec  la  certitude  de  n'en  pas  jouir, 
et  la  honte  de  l'avoir  tenté  ?  Mais  il  se  fait  un  calcul  de  chances 
poiu'  et  contre,  et  il  faut  donner  ime  plus  grande  valeur-  à  la  peine 
pour-  eontre-balancer  les  chances  de  l'impunité. 

Il  est  donc  vi-ai  aussi  que  plus  on  peut  augmenter  la  certitude  de 
la  peine,  plus  on  peut  en  diminuer  la  grandem-.  C'est  un  avantage 
qui  résulterait  d'une  législation  simplifiée  et  d'une  bonne  procédure. 

Par  la  même  raison,  il  faut  que  la  peine  soit  aussi  près  du  crime 
qu'il  est  possible  ;  car  son  impression  sxu'  l'esprit  des  hommes  s'affai- 
blit par  l'éloigiiement,  et  d*ailleiu-s  la  distance  de  la  peine  ajoute  à 
rincertitude  en  donnant  de  nouvelles  chances  d'échapper. 

Troisième  règle.  Si  deux  délits  viennent  en  concurrence,  le  plus 
nuisible  doit  être  soiimis  à  une  peine  plus  forte,  afin  cpie  le  délinquant 
ait  un  motif  poxir  s'arrêter  au  moindre. 

On  peut  dii-e  de  deux  délits  qu'ils  sont  en  conciuTcncc  lorsqu'un 
homme  a  le  pouvoir  et  la  volonté  de  les  commettre  tous  deux.  Un 
voleur  de  grand  chemin  peut  se  borner  à  voler,  ou  il  peut  commencer 
par  l'assassinat  et  finir  par  le  vol.  Il  faut  C[ue  l'assassinat  soit 
puni  plus  sévèrement  que  le  vol,  pour  le  détoui'ner  du  délit  le  plus 
nuisible. 

Cette  règle  serait  dans  sa  perfection  s'il  se  pouvait  faii'c  que  pom- 
chaque  portion  de  mal  il  y  eût  une  portion  correspondante  de  peine. 
Qu'im  homme  fût  pimi  pom-  avoir  volé  chx  écus  comme  pour  en  avoir 
volé  ^*ingt,  il  serait  bien  dupe  de  voler  la  petite  somme  plutôt  que  la 
grande.  Une  peine  égale  pour  les  délits  inégaux  est  souvent  im 
motif  en  faveur  du  plus  grand  délit. 

Quatrième  règle.  Plus  un  délit  est  gratul,  plus  on  peut  hasarder 
une  peine  sévère  pour  la  chance  de  le  prévenir. 

N'oublions  pas  qu'ime  peine  infligée  est  une  dépense  certaine  pour 
acheter  un  avantage  incertain.  Appliquer  de  grands  supphces  à  de 
petits  délits,  c'est  payer  bien  chèrement  la  chance  de  s'exempter 
d'mi  mal  léger.  La  loi  anglaise  qui  condamnait  au  supplice  du  feu 
les  femmes  qui  avaient  distribué  de  la  fausse  monnaie  renversait 
entièrement   cette   règle   de   proportion.      La   peine   du  feu,   si  on 


270  PRESCRIPTION  EN  FAIT  DE  PEINES. 

l'adopte,  devrait  au  moins  être  réservée  à  des  incendiaires  homi- 
cides. 

Cinquième  règle.  La  même  peine  ne  doit  pas  être  injligée  pour 
le  mAme  délit  à  tous  les  délinquants  sans  exception.  Il  faut  avoir 
égard  aux  circonstances  qui  influent  sur  la  sensibilité. 

Les  mêmes  peines  nominales  ne  sont  pas  l&s  mêmes  peines  réelles. 
L'âge,  le  sexe,  le  rang,  la  fortime  et  beaucoup  d'autres  circonstances 
doivent  faire  modifier  les  peines  pour  des  délits  de  même  nature. 
S'agit-il  d'une  injui'e  corporelle,  la  même  peine  pécuniaii-e  sera  un 
jeu  pour  le  riche  et  un  acte  d'oppression  pour  le  pauvre.  La  même 
peine  ignominieuse  qui  flétrirait  un  homme  d'un  certain  rang  ne 
sera  pas  môme  une  tache  dans  ime  classe  inférieure.  Le  même 
emprisonnement  sera  la  raine  d'im  homme  d'affaii'es,  la  mort  d'im 
vieillai'd  infii-me,  un  déshonneur  éternel  poui"  une  femme  ;  et  ce  ne 
sera  rien  ou  presque  rien  pour  des  individus  dans  d'autres  cir- 
constances. 

J'ajouterai  qu'il  ne  faut  pas  s'attacher  à  l'esprit  mathématique  de 
la  proportion  au  point  de  rendi'e  les  lois  subtiles,  compliquées  et 
obscm-es.  Il  y  a  un  bien  supérieur,  c'est  la  brièveté  et  la  simplicité. 
On  peut  encore  sacrifier  quelque  chose  de  la  proportion  si  la  peine 
en  devient  plus  fi'appante,  plus  propre  à  inspirer  au  peuple  im  sen- 
timent d'aversion  pour  les  vices  qui  préparent  de  loin  les  délits. 


CHAPITRE  III. 

DE  LA  PRESCEIPTION  EN  FAIT  DE  PEINES. 

La  peine  doit-eUc  s'abolir  par  laps  de  temps  ?  ou,  en  d'autres 
termes,  si  le  délinquant  parvient  à  échapper  à  la  loi  pendant  un 
temps  donné,  doit-il  être  quitte  de  la  peine  ?  La  loi  ne  prendra-t- 
eUe  plus  connaissance  du  délit  ?  C'est  une  question  qui  est  encore 
débattue.  Il  y  am-a  toujours  beaucoup  d'arbitraire,  soit  poxu'  le 
choix  des  délits  qui  aui'ont  le  pri\-ilége  de  ce  pardon,  soit  pour  le 
nombre  d'années  après  lequel  ce  privilège  doit  commencer. 

Le  pardon  peut  avoii*  Keu  sans  inconvénient  pour  les  délits  de 
témérité  et  de  négligence,  les  délits  résultant  d'imc  faute  exemi^to 
de  mauvaise  foi.  Depuis  l'accident,  la  circonspection  du  délinquant 
a  été  mise  à  l'épreuve  ;  ce  n'est  plus  un  homme  à  craindre.  Le 
pardon  est  un  bien  poiu-  lui,  et  il  n'est  im  mal  poui"  pei-sonne. 

On  peut  encore  étendre  la  prescription  aux  délits  non  consommés, 
aux  tentatives  manquées.  Le  délinquant  dans  l'intervalle  a  subi  la 
peine  en  partie  :  car  la  craindi-e,  c'est  déjà  la  sentir.     D'aUleurs 


PEINES  ABERRANTES  OU  DEPLACEES.  271 

il  s'est  abstenu  de  délits  pareils,  il  s'est  réformé  liu-même,  U  est 
redevenu  un  membre  utile  à  la  société  :  il  a  repiis  sa  santé  morale 
sans  l'emploi  de  la  médecine  amère  que  la  loi  avait  préparée  pour  sa 
guérison. 

Mais  s'H  s'agissait  d'im  délit  majeui',  par  exemple,  une  acqui- 
sition frauduleuse  qui  pût  constituer  une  foitime,  une  polygamie,  lui 
viol,  un  brigandage,  il  serait  odieux,  il  serait  fimeste  de  souffi-ir 
qu'après  un  certain  temps  la  scélératesse  pût  triompher  de  l'in- 
nocence. Point  de  traité  avec  des  méchants  de  ce  caractère.  Que 
le  glaive  vengeiu'  reste  toujours  suspendu  sur  lexu'  tête.  Le  spec- 
tacle d'un  criminel  jouissant  en  paix  du  fi'uit  de  son  crime,  protégç 
par  les  lois  qu'il  a  violées,  est  un  appât  pour  les  malfaiteiu-s,  mi 
objet  de  douleur  poui"  les  gens  de  bien,  une  insulte  publique  à  la 
justice  et  à  la  morale. 

Pour  sentir  toute  l'absurdité  d'une  impunité  acquise  par  laps  de 
temps,  il  ne  faut  que  supposer  la  loi  conçue  dans  ces  termes  :  "  Mais 
si  le  voleur,  le  meiu-trier,  l'injuste  acquéreur  du  bien  d'autrui  par- 
viennent à  éluder  pendant  vingt  ans  la  vigilance  des  tribunaux, 
leur  adresse  sera  récompensée,  leiu*  sûreté  rétablie,  et  le  fruit  de 
leiu'  crime  légitimé  entre  leui's  mains." 


CHAPITRE  lY. 

DES  PEINES  ABEEEAXTES  OL*  DÉPLACÉES. 

La  peine  doit  porter  directement  sui-  l'individu  qu'on  veut  soumettre 
à  son  influence.  Voulez-vous  influer  sur  Titius,  c'est  sur  Titius 
qu'il  faut  agii-.  Une  peine  destinée  à  influer  siu-  Titius  tombe-t-eUe 
autre  part  que  sur  Titius  même,  on  ne  peut  nier  qu'elle  ne  soit 
déplacée. 

Mais  ime  peine  dirigée  contre  ceux  qui  lui  sont  chers  est  une  peine 
contre  lui-même  :  car  il  participe  aux  souffrances  de  ceux  auxquels 
il  est  attaché  par  sympathie,  et  l'on  a  une  prise  sur  lui  par  l'inter- 
médiaire de  ses  affections. — Ce  principe  est  vreâ,  mais  est-il  bon  ? 
est-il  conforme  à  l'utilité  ? 

Demander  si  ime  peine  de  sympathie  agit  avec  autant  de  force 
que  la  peine  directe,  c'est  demander  si  en  général  l'attachement 
qu'on  porte  à  autrui  est  aussi  fort  que  l'amour  de  soi-même. 

Si  l'amour  de  soi-même  est  le  sentiment  le  plus  fort,  il  s'ensuit 
qu'on  ne  devrait  reco^ml'  aux  peines  de  sympathie  qu'après  avoir 
épuisé  tout  ce  que  la  nature  humaine  peut  souffrir  eu  fiîit  de  peines 
dii-ectes.     Point  de  torture  si  cruelle  qu'on  ne  dût  employer  avant 


272  PEINES  ABERRANTES  OU  DÉPLACÉES. 

de  punir  l'épouse  poui'  le  fait  de  l'époux,  et  les  enfants  pour  le  fait 
du  père. 

Je  vois  dans  ces  peines  aberrantes  quatre  vices  principaux  : 

1°  Que  penser  d'une  peine  qui  doit  souvent  manquer,  faute  d'ob- 
jets sur  lesquels  on  puisse  l'asseoir?  Si  pour  faire  souf&ir  Titius, 
vous  vous  attachez  à  trouver  les  personnes  qui  lui  sont  chères, 
vous  n'avez  d'autre  guide  que  les  relations  domestiques,  vous  êtes 
conduits  par  ce  fil  à  son  père  et  à  sa  mère,  à  sa  femme  et  à  ses 
enfants.  La  tp'annie  la  plus  cruelle  ne  sait  pas  aller  plus  loin. 
Cependant  il  y  a  beaucoup  d'hommes  qui  n'ont  plus  lem'  père  et 
leur  mère,  qui  n'ont  ni  femme  ni  enfants.  Il  faut  donc  appliquer 
à  cette  classe  d'hommes  une  peine  directe  :  mais  dès  qu'il  j  a  une 
peine  directe  contre  ceux-ci,  pourquoi  ne  suffirait-elle  pas  contre  les 
autres  ? 

2°  Et  cette  peine  ne  suppose-t-eUe  pas  des  sentiments  qui  peu- 
vent ne  point  exister  ?  Si  Titius  ne  se  soucie  ni  de  sa  femme  ni  de 
ses  enfants,  s'U  les  a  pris  en  haine,  il  est  indifférent  tout  au  moins 
au  mal  qui  les  concerne  :  cette  partie  de  la  peine  est  nulle  pom*  lui. 

3"  Mais  ce  qu'il  y  a  d'effrayant  dans  ce  système,  c'est  la  pro- 
fusion, c'est  la  multiplication  des  maux.  Considérez  la  chaîne  des 
liaisons  domestiques,  calculez  le  nombre  des  descendants  qu'im  homme 
peut  avoir  ;  la  peine  se  communique  de  l'un  à  l'autre,  elle  gagne 
de  proche  en  proche,  comme  une  contagion,  cUe  enveloppe  une  foule 
d'Lndi\'idus.  Poiu-  produii'e  tme  peine  directe  qui  équivaudrait  à  un, 
il  faut  créer  luie  peine  indirecte  et  improprement  assise  qui  équivaut 
à  dix,  à  %dngt,  à  trente,  à  cent,  à  miUc,  etc. 

4°  La  peine  ainsi  détournée  de  son  coui-s  natui'el  n'a  pas  même 
l'avantage  d'être  conforme  au  sentiment  public  do  sympathie  et 
d'antipathie.  Quand  le  délinquant  a  payé  sa  dette  personnelle  à  la 
justice,  la  vengeance  publique  est  assoupie  et  ne  demande  rien  de 
plus.  Si  vous  le  poursuivez  au  delîi  du  tombeau  sur  ime  famille 
innocente  et  malheureuse,  bientôt  la  pitié  publique  se  réveille,  un 
sentiment  confus  accuse  vos  lois  d'injustice,  l'humanité  se  déclare 
contre  vous  et  donne  chaque  joui-  de  nouveaux  partisans  à  vos  vic- 
times. Le  respect  et  la  confiance  pom'  le  gouvernement  s'aÔaiblis- 
scnt  dans  tous  les  cœui-s  ;  et  tout  ce  qu'il  retire  de  cette  fausse 
politique,  c'est  de  paraître  imbécile  aux  yeux  des  sages,  et  barbare 
à  ceux  de  la  multitude. 

Les  liaisons  d'indi\-idus  à  indindus  sont  tellement  compliquées, 
qu'il  est  impossible  de  séparer  entièrement  le  sort  de  rinnoceut 
d'avec  celui  du  coupable.  Le  mal  que  la  loi  destine  à  im  seid  s'ex- 
travase  et  se  répand  sur  plusieurs  par  tous  ces  pomts  de  sensibilité 
commune  qui  résultent  des  affections,  de  l'iionnem-  et  des  intérêts 


PEINES  ABERRANTES  OU  DEPLACEES.  273 

réciproques.  Une  famille  entière  est  dans  la  souffrance  et  dans  les 
larmes,  pour  le  délit  d'un  ind.ividu.  Mais  ce  mal  attaché  à  la  natui'e 
des  choses,  ce  mal  que  toute  la  sagesse,  toute  la  bienveillance  du 
législateur  ne  saurait  prévenir  en  entier,  ne  tourne  point  en  reproche 
contre  lui,  et  ne  constitue  point  ime  peine  mal  assise.  Si  le  père 
est  mis  à  l'amende,  on  ne  peut  empêcher  que  cette  amende  ne 
tomne  au  préjudice  du  fils  ;  mais  si,  après  la  mort  du  père  coupable, 
on  ravit  au  fils  innocent  la  succession  paternelle,  c'est  un  acte  vo- 
lontaii'e  du  législateiu-  qui  fait  déborder  la  peine  de  son  lit  natui-cl. 

Le  législateur  dans  cette  partie  a  deux  devoii's  à  remplir.  Pre- 
mièrement, il  doit  s'abstenir  de  toute  peine  qui,  dans  sa  première 
application,  serait  improprement  assise.  Le  fils  innocent  du  plus 
grand  criminel  doit  trouver  daus  la  loi  une  égide  aussi  inviolable 
que  le  premier  citoyen.  En  second  lieu,  il  faut  réduire  à  son 
moindi'e  terme  cette  portion  de  peine  aberrante  qui  tombe  sur  des 
innocents  en  conséquence  d'une  peine  directe  infligée  au  coupable. 
Un  rebelle,  par  exemple,  est-il  condamné  à  l'emprisonnement  per- 
pétuel, à  la  mort  :  on  a  fait  contre  lui  tout  ce  qu'on  peut  faii'e. 
Une  confiscation  totale,  au  préjudice  de  ses  propres  héritiers,  au 
moins  de  sa  femme  et  de  ses  enfants,  serait  im  acte  tyrannique  et 
odieux.  Les  di'oits  d'une  famille  malheureuse  qui  \ient  d'être 
fi'appée  dans  la  personne  de  son  chef,  sont  encore  plus  sacrés.  Un 
trésor  national,  composé  de  pareilles  dépoiiilles,  est  comme  ces  exha- 
laisons impiu-es  qui  portent  dans  leur  sein  des  germes  de  con- 
tagion. 

Je  me  bornerai  ici  à  l'énumération  des  cas  les  plus  communs  où 
les  légLslateiu's  ont  déplacé  les  peines,  en  les  faisant  porter  sm-  les 
innocents  poui'  atteindi-e  obliquement  les  coupables. 

1"  Confiscation.  Reste  de  barbarie  qui  subsiste  encore  dans  presque 
toute  l'Europe.  On  l'applique  à  plusieui's  délits,  et  siuiout  aux 
crimes  d'État*.  Cette  peine  est  d'autant  jikis  odieuse  qu'on  ne  peut 
en  faire  usage  que  lorsque  le  danger  est  passé,  et  d'autant  plus 
imprudente  qu'elle  prolonge  les  animosités  et  les  vengeances  après 
des  calamités  dont  il  faudrait  efiacer  le  souvenir  f. 

*  La  confiscation,  clans  les  crimes  d'Etat,  ne  doit  pas  être  envisagée  sous  le 
point  de  vue  d'une  peine  juridique  :  car  dans  les  guerres  civQcs,  à  parler  en 
général,  les  deux  partis  étant  de  bonne  foi,  il  n'y  a  pas  de  délit.  La  confisca- 
tion est  une  mesure  piu-ement  hostile.  Laisser  la  fortune  intacte,  ce  serait 
laisser  des  munitions  à  l'ennemi.  Mais  une  précaution  de  guerre,  à  laquelle  on 
ne  doit  avoir  retours  que  dans  des  cas  extrêmes,  doit  cesser  ou  être  adoucie 
autant  qu'il  est  po.^sible,  dès  que  le  danger  n'existe  pas. 

t  Sonnenfels  (conseiller  aidique  de  sa  majesté  impériale),  consulté  par 
l'empereur,  en  17^5,  sur  une  ordonnance  contre  le  crime  de  haute  trahison,  fit 
sentir  ce  qu'il  pensait  de  sa  rigueur  excessive  en  envoyant  pour  réponse  une  loi 

T 


274  PEINES  ABERRANTES  OU  DÉPLACÉES. 

2°  Corruption  du  sang.  Fiction  cruelle  des  jurisconsultes  pour 
déguiser  l'injustice  de  la  confiscation.  Le  petit-fils  innocent  ne 
peut  hériter  du  grand-père  innocent,  parce  que  ses  di-oits  se  sont 
altérés  et  perdus  en  passant  par  le  sang  du  père  coupable.  Cette 
corruption  du  sang  est  une  idée  fantastique  :  mais  il  y  a  une  cor- 
ruption trop  réelle  dans  l'esprit  et  le  cœur  de  ceux  qui  se  dés- 
honorent par  ces  sophismes. 

3°  Perte  de  privilèges  par  où  l'on  punit  une  corporation  entière 
pour  la  malversation  d'une  partie  de  ses  membres.  En  Angleterre, 
la  ville  de  Londres  jouit  d'une  loi  particulière  qui  l'exempte  de  cette 
disgrâce  :  mais  quelle  est  la  A'ille,  quelle  est  la  corporation  qui  doive 
y  être  sujette  en  supposant  que  ses  privilèges  n'aient  rien  de  con- 
traire aux  intérêts  de  l'État  ? 

4"  Sort  désastreux  des  bâtards.  Je  ne  parle  pas  ici  de  l'incapacité 
d'hériter.  La  privation  de  ce  di-oit  n'est  pas  une  peine  légale  pour 
eux  plus  que  pour  les  cadets  de  famille  ;  et  il  pourrait  résulter  des 
contestations  sans  fin,  si  l'on  permettait  de  produii-e  des  héritiers 
dont  la  naissance  n'a  pas  le  sceau  de  la  publicité.  Mais  l'incapacité 
de  remplir  de  certaines  charges,  la  privation  de  plusieurs  droits 
publics,  dans  quelques  États  de  l'Europe,  est  une  véritable  peine  qui 
tombe  sur  des  innocents  pour  une  faute  d'imprudence  commise  par 
ceux  qui  leur  ont  donné  le  joiu\ 

5°  Infamie  attachée  aux  parents  de  ceux  qui  ont  commis  des  crimes 
graves.  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'examiner  ce  qui  n'appartient  qu'à 
l'opinion  publique.  L'opinion,  à  cet  égard,  n'a  pris  le  caractère  de 
l'antipathie  qu'en  conséquence  des  erreurs  de  la  loi  qui  a  flétri  dans 
plusieurs  cas  la  famille  des  criminels.  On  revient  peu  à  peu  de 
cette  injustice. 

d'Arcadiiis  et  cl'Honorius,  et  une  lettre  de  Mare-Aurèle.  Cod.  L.  ix.,  Tit.  8, 
L.5,  §1. 

Filii  vero  ejus,  qiiibus  vitam  imperatoria  specialiter  lenitate  concedimiis 
(patemo  enim  perire  debuerant  supplicio,  in  qviibus  paterni,  hoc  est  hereditarii 
criminis  exempla  metuuntur)  :  a  materna  vel  avita.  omnium  etiam  proximorum 
hereditate  ac  successione  habeantur  alieni,  tcstamentis  extraneorum  nil  capiant, 
sint  perpétue  egentes  ac  pauperes,  infamia  eos  paterna  semper  comitetur,  ad 
nulles  prorsus  honores,  ad  nulla  sacramcnta  perveniant  :  siut  prostrenio  taies, 
ut  his  perpétua  egestate  sordentibus,  sit  et  non  solatiuni  et  vita  supplicium. 

Voici  Marc-Auréle  : 

Nonnunquam  placet  in  imperatore  viiidicta  sui  doloris,  qua;  etsi  justior  fuerit, 
acrior  ridetur.  Quare  filiis  Avidii  Cassii  et  genero  et  uxori  veniam  dabitis. 
Quid  dico  veniam,  cimi  illi  nihU  fecerint  ?  Vivant  igitur  securi.  scientes  sub 
Marco  se  vivere.  Vivant  in  patrimonio  patemo  pro  parte  donato  :  auro, 
argento,  vestibus  fruentes  :  sint  vagi  et  liberi,  et  per  ora  omnium  ubique  popu- 
lorum  circumferat  meœ,  circimiferat  vestrse  pietatis  cxemphun. 

(Extrait  du  Nord  littéraire,  etc.  ;  par  Olivarius  à  Kiell.) 


CAUTIONNEMENT.  275 

CHAPITRE  V. 

DU  CAUTIONNEMENT. 

Demandek  caution,  c'est  exiger  d'un  homme  dont  on  appréhende 
quelque  procédé  qu'on  veut  prévenir,  qu'U  trouve  une  autre  per- 
sonne qui  consente  à  porter  une  certaine  peine  en  cas  que  ce  pro- 
cédé ait  lieu. 

Au  premier  coup  d'œil,  le  cautionnement  paraît  contraire  aux  prin- 
cipes que  nous  venons  de  poser,  puisqu'il  expose  un  innocent  à  être 
puni  pour  un  coupable.  Il  faut  donc  qu'il  soit  justifié  par  un  avan- 
tage plus  qu'équivalent  à  ce  mal.  Cet  avantage,  c'est  la  grande 
probabilité  de  prévenir  un  délit  et  de  s'assurer  de  la  responsabilité 
d'un  individu. 

Ce  qui  fait  le  mérite  du  cautionnement,  c'est  la  grande  influence 
qu'U  exerce  sur  la  conduite  de  l'individu  soupçonné.  Représentons- 
nous  ce  qui  se  passe  dans  son  esprit.  Des  amis  généreux  viennent 
de  lui  donner  une  preuve  décisive  de  confiance  ou  d'attachement,  en 
exposant  leur  fortune  et  leui*  sûreté  pour  sauver  sa  liberté  et  son 
honneur.  Ce  sont  des  otages  qui  se  sont  livrés  volontairement 
pour  lui.  Sera-t-il  assez  vil  poui'  se  servir  de  leur  bienfait  contre 
eux-mêmes  ?  ÉtoufFera-t-U  tout  sentiment  de  reconnaissance  ?  Ira- 
t-il  publiquement  se  déclarer  traître  à  l'amitié,  se  condamner  à 
vivre  seul  avec  ses  remords  ?  Mais  supposez  qu'imprudent,  léger 
ou  vicieux,  il  ne  soit  pas  en  état  de  se  garder  lui-même,  le  cau- 
tionnement n'est  point  inutile  :  ceux  qui  répondent  pour  lui,  in- 
téressés à  ses  actions,  sont  des  gardiens  que  la  loi  lui  a  donnés  : 
leur  vigilance  doit  suppléer  à  la  sienne,  leurs  yeux  doivent  éclairer 
de  près  ses  démarches.  Au  grand  intérêt  de  se  faire  écouter,  ils 
joignent  les  titres  les  pins  puissants  par  le  service  qu'Us  viennent  de 
lui  rendre,  et  par  le  (h'oit  qu'Us  doivent  toujoiu's  avoir  de  retirer 
leur  caution  et  de  le  rendre  à  son  mauvais  sort.  C'est  ainsi  que  ce 
moyen  opère  poui'  prévenir  un  délit. 

Le  cautionnement  tend  d'une  autre  manière  à  diminuer  l'alarme, 
parce  qu'il  fournit  un  indice  eu  faveur  du  caractère  ou  des  ressom-ces 
de  l'individu  soupçonné.  C'est  une  espèce  de  contrat  d'assurance. 
Vous  demandez,  par  exemple,  l'emprisonnement  d'un  homme  qui  a 
tenté  de  vous  faire  une  certaine  injure.  Un  de  ses  amis  se  pré- 
sente, et  conteste  la  nécessité  d'un  moyen  si  rigoui-eux.  "  Moi  qui 
dois  le  connaître  mieux  que  vous,"  dit-U,  "je  vous  certifie  que  vous 
n'avez  rien  à  craindre  de  sa  part.  Cette  peine  que  je  consens  à 
porter  en  cas  d'erreur  vous  est  un  gage  de  ma  sincérité  et  de  ma 
persuasion." 

t2 


276  CAUTIONNEMENT. 

Voilà  le  mérite  du  cautionnement  ;  il  peut  produire  un  mal  ;  mais 
il  faut  le  comparer  à  ses  avantages,  et  surtout  aux  mesures  de  rigueur 
qu'on  serait  forcé  d'employer  à  la  charge  des  personnes  soupçonnées, 
si  le  cautionnement  n'était  pas  admis.  Dans  le  cas  où  il  en  résulte 
un  mal  pour  le  répondant,  ce  mal  ayant  été  encouru  volontairement, 
il  n'en  résulte  ni  alarme  ni  danger  :  s'il  s'est  engagé  les  yeux  fermés, 
par  imprudence  ou  par  zèle,  les  conséquences  le  concernent  tout  seul  ; 
personne  ne  craint  pour  soi  le  même  sort.  Mais  dans  le  plus  grand 
nombre  de  cas,  le  cautionnement  est  le  résultat  de  la  sécurité.  Celui 
qui  s'engage  pour  un  autre  connaît  mieux  que  personne  le  caractère 
et  la  position  de  son  cautionné  :  il  voit  bien  le  danger  qu'il  court, 
mais  il  ne  s'y  expose  qu'après  avoii"  jugé  que  ce  danger  ne  se  réalise- 
rait pas. 

Voyons  à  présent  dans  quelles  circonstances  il  est  bon  de  l'em- 
ployer. 

1 .  Il  est  propre  à  prévenu'  les  délits  qu'on  peut  appréhender  dans 
les  querelles  d'inimitié  ou  d'honneur,  surtout  les  duels.  On  ne  peut 
pas  soupçonner  en  général  cette  classe  de  délinquants  d'un  défaut  de 
sensibilité  à.  l'estime  publique  :  c'est  l'honneur  qm  va  leur  mettre 
les  armes  à  la  main  :  mais  l'honneur  commande  encore  moins  la 
vengeance  qu'il  n'interdit  l'iagratitude,  et  surtout  cette  ingratitude 
noire  qui  punit  le  bienfaiteur  par  son  bienfait  même. 

2.  Le  cautionnement  est  très-bon  pour  prévenir  les  abus  de  con- 
fiance, les  délits  qui  violent  les  devoirs  d'une  charge.  Personne 
n'est  obhgé  de  se  présenter  pour  remplir  tels  ou  tels  emplois  :  il  est 
bon  que  ces  emplois  ne  soient  remis  qu'à  des  hommes  qui  ont  en 
richesse  ou  en  réputation  de  quoi  fournir  une  responsabilité  suffi- 
sante. En  même  temps  la  caution  qu'on  exige,  étant  attachée  à  la 
place,  n'est  une  offense  pour  personne. 

3.  Ce  moyen  peut  avoii'  une  utilité  particulière  dans  certaines 
situations  politiques,  dans  certaines  entreprises  sur  l'État,  lorsqu'il 
s'agit  de  plusieurs  délinquants,  imis  par  les  liens  de  la  complicité. 
De  tels  hommes,  égarés  quelquefois,  plutôt  que  pervertis,  nourrissent 
des  sentiments  exaltés  d'affection  et  d'honneur,  et  au  sein  de  leur 
révolte  contre  la  société,  y  conservent  presque  toujours  des  relations 
intimes.  Qu'une  telle  conspiration  soit  éventée,  les  conjurés  les  plus 
suspects  seront  tenus  de  donner  caution  de  leur  conduite.  Ce  moyen, 
qui  paraît  faible  au  premier  aspect,  est  très-efficace  :  non-seulement 
parce  que  les  piincipaux,  se  sentant  surveillés,  ont  pris  l'alarme, 
mais  encore  parce  que  ce  sentiment  d'honneur  dont  nous  avons  parlé 
fournit  un  motif  réel  ou  plausible,  un  motif  fondé  sur  la  justice  et  la 
reconnaissance,  pour  renoncer  à  l'entreprise. 

4.  Le  cautionnement  a-t-il  poxu'  objet  de  prévenir  l'évasion  d'un 


CHOIX  DES  PEINES.  277 

accusé,  à  l'époque  de  la  poursuite  :  son  avantage  particulier  dans  ce 
cas,  c'est  d'opposer  un  frein  à  la  prévarication  du  juge.  Sans  cette 
condition,  un  juge  con-ompu  ou  trop  facile  pourrait,  sous  prétexte 
d'élargissement  provisoire,  soustraire  un  accusé  coupable  à  toute 
peine  coi-porelle,  et  même  à  toute  peine  péciuiiaire.  Il  pourrait 
ainsi  convertir  en  simple  bannissement  une  peine  plus  grave.  Cet 
abus  devient  impossible  lorsque  le  juge  ne  peut  élargir  l'accusé  que 
sui-  ime  caution  suffisante. 

Je  ne  dirai  qu'un  mot  sm*  la  peine  à  laquelle  on  peut  assujétir  les 
fidéjusseui's  :  cette  peine  doit  être  pécuniaire  et  jamais  autre.  Toute 
peine  afflictive  serait  révoltante,  et  ne  fournirait  point  de  dédom- 
magement. 

n  est  vrai  que  la  peine  pécuniaire  entraîne  pour  eux  l'emprisonne- 
ment, dans  le  cas  où  Us  ne  seraient  pas  en  état  de  satisfaire  à  leur 
caution  :  mais  s'ils  étaient  déjà  insolvables  à  l'époque  de  leur  engage- 
ment, ils  ont  trompé  la  ji^tice.  Si  leur  insolvabilité  est  postérieure 
à  cette  époque,  ils  ont  dû  retirer  leur  caution,  s'en  dégager  d'ime 
manière  juridique.  Cependant  il  faudra  en  user  selon  les  cii'con- 
stances,  distinguer  la  faute  et  le  malheur,  comme  pour  les  autres 
insolvables.  Mais  si  le  cautionnement  même  était  la  cause  de  leui* 
ruine,  on  leur  doit  une  indulgence  particulière. 


CHAPITRE  YI. 

Dr  CHOIX  DES  PEINES. 


Il  faut  qu'une  peine,  pom-  s'adapter  aux  règles  de  proportion  que 
nous  avons  établies,  ait  les  qualités  suivantes  : 

1.  Elle  doit  être  susceptible  de  plus  et  de  moins  ou  divisible,  afin  de 
se  conformer  aux  variations  dans  la  gravité  des  déUts.  Les  peines 
chroniques,  telles  que  l'emprisonnement  et  le  bannissement,  ont 
éminemment  cette  qualité.  EUes  sont  divisibles  en  lots  de  diffé- 
rentes grandeurs.    Il  en  est  de  même  des  j>eines  pécuniaires. 

2.  Egale  à  elle-même.  Il  faut  qu'à  un  degré  donné,  elle  soit  la 
même  pour  plusieurs  indi\idus  coupables  du  même  délit,  afin  de 
con-espondre  à  leurs  différentes  mesures  de  sensibilité.  Ceci  exige 
qu'on  fasse  attention  à  l'âge,  au  sexe,  à  la  condition,  à  la  fortune, 
aux  habitudes  des  individus  et  à  beaucoup  d'autres  circonstances  : 
autrement  la  même  peine  nominale,  se  trouvant  trop  forte  pour  les 
uns,  trop  faible  pour  les  autres,  passerait  le  but  ou  ne  l'atteindrait 
pas.  Une  amende  déterminée  par  la  loi  ne  serait  jamais  une  peine 
égale  à  eUe-méme,  vu  la  diSerenoe  des  fortunes.     Le  banuissement 


278  CHOIX  DES  PEINES. 

peut  avoir  le  même  inconvénient  ;  très-sévère  pour  l'un,  nul  pour 
l'autre. 

3.  Commensurabîe.  Si  un  homme  a  deux  délits  devant  les  yeux, 
la  loi  doit  lui  donner  un  motif  pour  s'abstenii'  du  plus  grand.  Il 
aura  ce  motif,  s'il  peut  voir  que  le  plus  gi-and  délit  lui  attirera  la 
plus  grande  peine.  Il  faut  donc  qu'il  puisse  comparer  ces  peines 
entre  elles,  en  mesxirer  les  divers  degrés. 

Il  y  a  deux  manières  de  remplir  cet  objet  :  1°  En  ajoutant  à  une 
certaine  peine  une  autre  quantité  de  la  même  espèce  ;  par  exemple, 
à  cinq  ans  de  prison  pour  tel  délit,  deux  années  de  plus  pour  telle 
aggi'avation.  2°  En  ajoutant  une  peine  d'un  genre  différent,  par 
exemple,  à  cinq  ans  de  prison  pour  tel  délit,  une  ignominie  publique 
pour  telle  aggravation. 

4.  Analogue  au  délit.  Le  peine  se  gravera  plus  aisément  dans  la 
mémoire,  eUe  se  présentera  plus  fortement  à  l'imagination,  si  elle  a 
une  ressemblance,  ime  analogie,  un  caractère  commim  avec  le  délit. 
Le  talion  est  admirable  sous  ce  rapport  :  œil  pour  œil,  dent  pour 
dent,  etc.  L'intelligence  la  plus  imparfaite  est  capable  de  lier  ces 
idées.  Mais  le  talion  est  rarement  praticable,  et  dans  plusieurs  cas, 
ce  serait  une  peine  trop  dispendieuse. 

Il  y  a  d'autres  moyens  d'analogie.  Cherchez,  par  exemple,  le 
motif  qui  a  fait  commettre  le  délit  :  vous  rencontrerez  ordinairement 
la  passion  dominante  du  délinquant,  et  vous  pourrez,  selon  l'expres- 
sion proverbiale,  le  pimir  par  où  il  a  péché.  Les  délits  de  cupidité 
seront  bien  punis  par  des  peines  pécuniaires,  si  les  facultés  du 
délinquant  le  permettent  :  les  délits  d'insolence  par  l'humiliation, 
les  délits  d'oisiveté  par  l'assujétissement  au  travail,  ou  par  une 
oisiveté  forcée*. 

5.  Exemplaire.  Une  peine  réelle  qui  ne  serait  point  apparente 
serait  perdue  pour  le  public.  Le  grand  art  est  d'augmenter  la  peine 
apparente  sans  augmenter  la  peine  réelle.  On  y  réussit,  soit  par  le 
choix  même  des  peiaes,  soit  par  les  solennités  ffappantcs  dont  on 
accompagne  lem'  exécution. 

Les  auto-da-fé  seraient  une  des  plus  utiles  inventions  de  la  juris- 

*  Montesqiiicu  s'est  laissé  éblouir  lorsque,  sur  un  simple  aperçu  de  cette 
qualité  dans  les  peines,  il  a  cru  qu'on  pouvait  en  ôter  tout  l'arbitraii-e.  "C'est 
le  ta-ioinphe  de  la  liberté,"  dit-il,  "  lorsque  les  lois  criminelles  tirent  chaque  peine 
de  la  nature  particidière  du  crime.  Tout  l'arbitraire  cesse  :  la  jxnne  ne  descend 
point  du  caprice  du  législatem-,  mais  de  la  natiu-e  de  la  chose,  et  ce  n'est  point 
l'homme  qui  fait  violence  à  l'homme."  L.  12,  cli.  4.  La  même  page  offre  un 
exemple  frappant  des  erreurs  oii  l'entraînait  cette  idée  fausse.  Poiu-  des  délits 
conti'e  la  religion,  il  propose  des  peines  religieuses,  c'cst-à-dii-e,  des  peines  qui 
n'auront  point  de  pi-ise  ;  car,  punir  un  saci'ilége,  un  impie  par  l'expulsion  des 
temples,  ce  n'est  point  le  pmiir,  c'est  lui  ôter  ime  chose  dont  il  ne  fait  aucun  cas. 


CHOIX  DES  PEINES.  279 

prudence,  si,  au  lieu  d'être  des  actes  de  foi,  ils  étaient  des  actes  de 
justice.  Qu'est-ce  qu'une  exécution  publique?  c'est  une  tragédie 
solennelle  que  le  législateiu'  présente  au  peuple  assemblé  :  tragédie 
vraiment  importante,  vi-aiment  pathétique  par  la  triste  réalité  de  sa 
catastrophe,  et  par  la  grandeur  de  son  objet.  L'appareil,  la  scène, 
les  décorations  ne  sauraient  être  trop  étudiées,  puisque  l'effet  prin- 
cipal en  dépend.  Tribunal,  échafaud,  vêtements  des  officiers  de 
justice,  vêtements  des  délinquants  eux-mêmes,  service  religieux, 
procession,  accompagnement  de  tout  genre  ;  tout  doit  porter  xm 
caractère  grave  et  lugubre.  Pourquoi  les  exécuteurs  eux-mêmes  ne 
seraient-ils  pas  couverts  d'un  crêpe  de  deuil  ?  La  terreur  de  la 
scène  en  serait  augmentée,  et  l'on  déroberait  à  la  haine  injuste  du 
peuple  ces  sei^iteurs  utiles  de  l'État.  Si  l'illusion  pouvait  se  sou- 
tenir, il  faudrait  que  tout  se  passât  en  effigie.  La  réalité  de  la  peine 
n'est  nécessaire  que  pour  en  soutenir  l'ai^parence. 

6.  La  peine  doit  être  économique,  c'est-à-dire,  n'avoii'  que  le  degré 
de  sévérité  absolument  nécessaire  pour  remplir  son  but.  Tout  ce  qui 
excède  le  besoin  n'est  pas  seulement  autant  de  mal  superflu,  mais  pro- 
duit une  multitude  d'inconvénients  qui  trompent  les  fins  de  la  justice. 

Les  peines  pécuniaires  ont  cette  quahté  dans  im  degré  éminent, 
puisque  tout  le  mal  senti  par  celui  qui  paye  se  convertit  en  avantage 
pour  celui  qui  reçoit. 

7.  La  peine  doit  être  rémissihle,  ou  révocable.  Il  faut  que  le 
dommage  n'en  soit  pas  absolument  irréparable,  dans  les  cas  où  l'on 
viendrait  à  découvrir  qu'elle  avait  été  infligée  sans  cause  légitime. 
Tant  que  les  témoignages  sont  susceptibles  d'imperfection,  tant  que 
les  apparences  peuvent  être  trompeuses,  tant  que  les  hommes  n'au- 
ront aucun  caractère  certain  pour  distinguer  le  vrai  du  faux,  une  des 
premières  sûretés  qu'ils  se  doivent  réciproquement,  c'est  de  ne  pas 
admettre,  sans  une  nécessité  démontrée,  des  peines  absolument  ii-ré- 
parables.  N'a-t-on  pas  vu  toutes  les  apparences  du  crime  s'accu- 
muler sur  la  tête  d'un  accusé  dont  l'innocence  était  démontrée  quand 
il  ne  restait  plus  qu'à  gémir  sm-  les  erreurs  d'une  précipitation  pré- 
somptueuse ?  Faibles  et  inconséquents  que  nous  sommes  !  nous 
jugeons  comme  des  êtres  bornés,  et  nous  punissons  comme  des  êtres 
infaillibles  ! 

1.  À  ces  qualités  importantes  des  peines  on  peut  en  ajouter  trois 
autres  dont  l'utilité  a  moins  d'étendue,  mais  qu'il  faut  rechercher,  si 
on  peut  se  les  procurer  sans  nuii'e  au  grand  but  de  l'exemple.  C'est 
un  grand  mérite  dans  ime  peine  que  de  pouvoir  servir  à  la  réforma- 
tion du  délinquant,  je  ne  dis  pas  seulement  par  la  crainte  d'être 
encore  puni,  mais  par  un  changement  dans  son  caractère  et  ses 
habitudes.     On  obtiendra  ce  but  en  étufUant  le  motif  qui  a  produit 


280  CHOIX  DES  PEINES. 

ce  délit,  et  en  appliquant  une  peine  qui  tende  à  affaiblir  ce  motif. 
Une  maison  de  correction,  pour  remplir  cet  objet,  doit  admettre  une 
séparation  des  délinquants  en  différentes  classes,  afin  qu'on  puisse 
adapter  divers  moyens  d'éducation  à  la  diversité  de  leur  état  moral. 

2.  Oter  le  pouvoir  de  nuire.  C'est  un  but  qu'on  peut  atteindre 
plus  aisément  que  celui  de  corriger  les  délinquants.  Les  mutilations, 
l'emprisonnement  perpétuel,  ont  cette  qualité  :  mais  l'esprit  de  cette 
maxime  conduit  à  une  rigueiu'  excessive  dans  les  peines.  C'est  en 
la  suivant  qu'on  a  rendu  si  fréquente  la  peine  de  mort. 

S'il  y  a  des  cas  où  l'on  ne  peut  oter  le  pouvoir  de  nuire  qu'en 
étant  la  vie,  c'est  dans  des  occasions  bien  extraordinaires,  par  exem- 
ple, dans  des  guerres  civiles,  lorsque  le  nom  d'un  chef,  tant  qu'il 
vit,  suffirait  poui'  enflammer  les  passions  d'une  multitude.  Et  même 
la  mort,  api^liquée  à  des  actions  d'une  natui'e  si  problématique,  doit 
être  plutôt  considérée  comme  im  acte  d'hostilité  que  comme  une 
peine. 

3.  Fournir  un  dédommagement  à  la  partie  lésée  est  une  autre 
qualité  utile  dans  une  peine.  C'est  un  moyen  de  faire  face  à  deux 
objets  à  la  fois,  de  pimir  un  délit  et  de  le  réparer,  d'ôter  tout  le  mal 
du  premier  ordi-e  et  de  faire  cesser  toute  l'alarme.  C'est  un  avan- 
tage caractéristique  des  peines  pécuniaires, 

■  Je  terminerai  ce  chapitre  par  une  observation  générale  d'une 
haute  importance  :  Le  législateur  doit  éviter  soigneusement,  dam  le 
clioix  des  peines,  celles  qui  choqueraient  des  préjugés  établis.  S'est-il 
formé  dans  l'esprit  du  pénible  une  aversion  décidée  contre  im  genre 
de  peine,  eût-elle  d'ailleurs  toutes  les  qualités  requises,  il  ne  faut 
point  l'admettre  dans  le  code  pénal,  parce  qu'elle  ferait  plus  de  mal 
que  de  bien.  D'abord  c'est  un  mal  que  de  donner  un  sentiment 
pénible  au  public  par  l'établissement  d'une  peine  impopulaii'e.  Ce 
ne  sont  plus  les  coupables  seuls  qu'on  pimit,  ce  sont  les  personnes 
les  plus  innocentes  et  les  pliLs  douces  auxquelles  on  inflige  ime  peine 
très-réelle,  quoiqu'elle  n'ait  point  de  nom  particulier,  en  blessant 
leur  sensibilité,  en  bravant  leur  opinion,  en  leur  présentant  l'image 
de  la  A^olence  et  de  la  tyi'annie.  Qu'arrive-t-il  d'ime  conduite  si 
peu  judicieuse  ?  Le  législateur,  en  méprisant  les  sentiments  publics, 
les  toiu'ne  secrètement  contre  lui.  Il  perd  l'assistance  volontaire 
que  les  individus  prêtent  à  l'exécution  de  la  loi  quand  ils  en  sont 
contents  :  il  n'a  plus  le  peuple  pour  allié,  mais  pour  ennemi.  Les 
ims  cherchent  à  faciliter  l'évasion  des  coupables  :  les  autres  se  fe- 
raient un  scrupule  de  les  dénoncer  :  les  témoins  se  refusent  autant 
qu'ils  peuvent  :  il  se  forme  insensiblement  un  préjugé  funeste  qui 
attache  ime  espèce  de  honte  et  de  reproche  au  scr^àce  de  la  loi.  Le 
mécontentement  général  peut  aller  plus  loin  :  il  éclate  quelquefois 


DIVISION  DES  PEINES.  281 

par  iine  résistance  ouverte,  soit  aux  officiers  de  la  justice,  soit  à 
l'exécution  des  sentences.  Un  succès  contre  l'autorité  paraît  au 
peuple  une  victoii-e,  et  le  délinquant  impuni  jouit  de  la  faiblesse  des 
lois  humiliées  devant  son  triomphe. 

Mais  qu'est-ce  qui  rend  les  peines  impopulaires?  c'est  presque 
toujours  leur  mauvais  choix.  Plus  le  code  pénal  sera  conforme  aux 
règles  que  nous  avons  posées,  plus  il  aui-a  l'estime  éclaii'ée  des  sages, 
et  l'approbation  sentimentale  de  la  multitude.  On  trouvera  de  telles 
peines  justes  et  modérées  :  on  sera  frappé  surtout  de  leur  convenance, 
de  leiu'  analogie  avec  les  délits,  de  cette  échelle  de  graduation  dans 
laquelle  on  verra  correspondre  à  un  délit  aggravé  une  peine  aggravée, 
à  un  délit  exténué  ime  peine  exténuée.  Ce  genre  de  mérite,  fondé 
sur  des  notions  domestiques  et  familières,  est  à  la  portée  des  inteUi- 
genees  les  plus  communes.  Rien  n'est  plus  propre  à  donner  l'idée 
d'im  gouvernement  paternel,  à  inspirer  la  confiance,  et  à  faire 
marcher  l'opraion  publique  de  concert  avec  l'autorité.  Quand  le 
peuple  est  dans  le  parti  des  lois,  les  chances  du  crime  pour  échapper 
sont  réduites  à  leur  moindre  terme. 


CHAPITRE  VU. 


DIVISION  DES  PEIÎfES. 


Il  n'y  a  poiat  de  peine  qui,  prise  séparément,  réunisse  toutes  les 
qualités  reqidses.  Pour  atteindre  le  but,  il  est  donc  nécessaire 
d'avoir  le  choix  entre  plusieui's  peines,  de  les  varier,  et  d'en  faire 
entrer  plusieurs  dans  un  même  lot.  La  médecine  n'a  point  de 
panacée.  Il  faut  qu'elle  ait  recours  à  différents  moyens,  selon  la 
nature  des  maux  et  le  tempérament  des  malades  :  l'ai't  du  médecin 
consiste  à  étudier  tous  les  remèdes,  à  les  combiner,  à  les  approprier 
aux  cii'constances. 

Le  catalogue  des  pciaes  est  le  même  que  celui  des  délits.  Le 
même  mal,  fait  avec  l'autorité  de  la  loi  ou  en  violation  de  la  loi,  con- 
stituera ime  peine  ou  un  délit.  La  nature  du  mal  est  donc  la  même, 
mais  quelle  différence  dans  l'effet  !  Le  déHt  répand  l'alarme,  la  peine 
rétablit  la  sécurité.  Le  délit  est  l'ennemi  de  tous  :  la  peine  est  la 
protectrice  commune.  Le  déHt,  pour  le  profit  d'im  seul,  ju-oduit  un 
mal  universel  ;  la  peine,  par  la  souffi-ance  d'un  seul,  prodidt  im  bien 
général.  Suspendez  la  peiuc,  le  monde  n'est  plus  qu'un  théâtre  de 
brigandage,  et  la  société  tombe  en  dissolution.  Rétablissez  la  peine, 
les  passions  se  calment,  l'orcke  renaît,  et  la  faiblesse  de  chaque  in- 
tli\-idu  obtient  la  sauve-garde  de  la  force  pubUque. 


282  DIVISION  DES  PEINES. 

On  peut  distribuer  toute  la  matière  pénale  sous  les  divers  chefs 
que  nous  allons  énumérer. 

1.  Peines  capitales:  ce  sont  celles  qui  mettent  ime  fin  immédiate 
à  la  vie  du  délinquant. 

2.  Peines  affiictives  :  j'appelle  ainsi  celles  qui  consistent  en  dou- 
leurs coriîorelles,  mais  qui  ne  produisent  qu'un  effet  temporaire, 
comme  la  flagellation,  ime  diète  forcée,  etc. 

3.  Peines  indélébiles  :  celles  qui  produisent  siu'  le  coi'ps  un  effet 
permanent,  comme  les  marques,  les  amputations. 

4.  Peines  ignominieuses  :  elles  ont  principalement  pour  but  d'ex- 
poser le  délinquant  au  mépris  des  spectatem's,  et  de  le  faire  regai'der 
comme  indigne  de  la  société  de  ses  anciens  amis.  L'amende  ho- 
norable en  est  un  exemple. 

5.  Peines  pénitentielles  :  destinées  à  réveiller  le  sentiment  de  la 
honte,  à  exposer  à  un  certain  degré  de  censure,  eUes  n'ont  pas  un 
degré  de  force  ou  de  publicité  qui  puisse  entraîner  l'infamie  ni  faire 
envisager  le  délinquant  comme  indigne  de  la  société  de  ses  anciens 
amis.  Ce  sont  au  fond  des  châtiments  tels  qu'un  père  a  le  pouvoir 
de  les  infliger  à  ses  enfants,  et  que  le  père  le  plus  tendre  ne  se  ferait 
aucun  scrupule  de  les  infliger  à  l'enfant  qu'il  aime  le  plus. 

6.  Peines  chroniques  :  leur  principale  rigueiu'  consiste  dans  leur 
durée,  tellement  qu'.elles  seraient  presque  nulles  si  ce  n'était  pour 
cette  circonstance.  Le  bannissement,  l'emprisonnement,  etc.  Elles 
peuvent  être  perpétuelles  ou  temporaires. 

7.  Peines  simplement  restrictives  :  celles  qui,  sans  pai'ticiper  à 
aucun  des  caractères  précédents,  consistent  dans  quelque  gêne,  dans 
quelque  restriction,  en  empêchant  de  faii'e  ce  dont  on  aiu'ait  envie  : 
par  exemple,  la  défense  d'exercer  certaine  profession,  la  défense 
de  fréquenter  certaine  place,  etc. 

8.  Peines  simplement  compulsives  :  celles  qui  obligent  im  homme 
à  faire  une  chose  dont  il  voudi'ait  s'exempter  :  par  exemple,  l'obliga- 
tion de  se  présenter  à  certaines  époques  devant  im  oflicier  de  justice, 
etc.  La  peine  n'est  pas  dans  la  chose  môme,  mais  dans  l'incon- 
vénient de  la  contrainte. 

9.  Peines  pécuniaires  :  elles  consistent  à  priver  le  délinquant  d'ime 
somme  d'argent,  ou  de  quelque  article  de  propriété  réelle. 

10.  Peines  quasi  pécuniaires  :  elles  consistent  à  priver  le  délin- 
quant d'une  espèce  de  propriété  dans  les  services  des  individus, 
services  purs  et  simples,  ou  services  combinés  avec  quelque  profit 
pécuniaii'e. 

11.  Peines  caractéristiques  :  ce  sont  les  peines  qui,  par  le  moyen 
de  quelque  analogie,  sont  destinées  à  représenter  vivement  à  l'i- 
magination l'idée  du  délit.     Ces  peines  ne  forment  pas  proprement 


JUSTIFICATION  DE  LA  VARIETE  DES  PEINES.  283 

une  classe  à  part;  elles  sont  renfermées  dans  toutes  les  autres, 
ignominieuses,  pe'nitentieUes,  afflictives,  etc.  :  c'est  une  manière  de 
les  infliger  avec  quelque  circonstance  qui  ait  du  rapport  à  la  nature 
du  délit.  Supi^osons  qu'un  faux  monnayeui',  au  lieu  d'être  puni  de 
mort,  fût  condamné  à  d'autres  peines,  et  entre  autres  à  des  stigmates 
indélébiles  :  si  on  lui  imprimait  au  milieu  du  front  le  mot  faux 
monnayeur,  et  sur  chaque  joue  une ^ièce  de  monnaie  courante;  cette 
peine,  rappelant  le  délit  par  une  image  sensible,  serait  éminemment 
caractéristique. 

Ainsi,  dans  la  composition  de  la  peine  pour  des  enfants  volés  à 
leurs  parents,  on  ferait  entrer  ime  pénitence  caractéristique,  con- 
sistant à  pendre  au  cou  du  délinquant  l'effigie  creuse  d'im  enfant 
de  grandeur  naturelle,  et  plombée  en  dehors,  L'intérieui'  serait 
chargé  de  poids  à  la  discrétion  du  juge,  et  selon  la  force  du  criminel. 

Dans  une  maison  de  correction,  les  délinquants,  selon  la  diversité 
de  leiu's  délits,  seraient  soumis  à  porter  des  habits  emblématiques, 
ou  d'autres  marques  extérieui'es,  avec  quelque  analogie  frappante. 

Le  sentiment  de  leur  ciime  ne  pourrait  pas  en  quelque  façon  se 
séparer  d'eux  ;  leur  simple  présence  serait  comme  une  nouvelle  pro- 
clamation de  la  loi  ;  et  l'espoir  de  secouer  cette  honte,  en  reprenant 
l'habillement  commim,  serait  un  attrait  puissant  pom'  les  engager  à 
se  bien  conduire. 


CHAPITRE  VIII. 

JUSTIFICATION  DE  LA  VAKIÉTÉ  DES  PEINES. 

Et  qiwniam  variant  7norbi,  variahimus  artes: 
Mille  mali  species,  mille  salutis  erunt. 

Nous  avons  déjà  \n  que  le  choix  des  peines  était  le  résidtat  d'une 
multitude  de  considérations,  qu'elles  devaient  être  susceptibles  de 
plus  et  de  moius,  égales  à  elles-mêmes,  commensui-ables,  analogues 
au  délit,  exemplaii'es,  économiques,  réformatrices,  populaii'es,  etc. 

Nous  avons  vu  qu'ime  seule  peine  ne  pouvait  jamais  avoii'  toutes 
ces  qualités,  qu'il  fallait  les  combiaer,  les  varier,  les  assortir  poui* 
trouver  la  composition  dont  on  avait  besoin. 

Si  im  code  fondé  sui'  ces  principes  n'était  qu'en  projet,  on  pourrait 
le  regarder  comme  une  belle  spéculation  impossible  à  réaliser.  Ces 
hommes  fi-oids  et  indiiîérents,  toujours  armés  d'une  incrédulité 
désespérante  quand  il  s'agit  du  bonheur  de  l'humanité,  ne  manque- 
raient pas  ce  reproche  banal,  si  commode  à  la  paresse  et  si  flatteur  à 
l'amour-propre.     Mais  cet  ouvrage  est  fait,  ce  plan  est  exécuté,  un 


284  JUSTIFICATION  DE  LA  VARIETE  DES  PEINES. 

code  pénal  a  été  construit  sur  ces  principes,  et  ce  code,  où  l'on  s'est 
assujéti  à  l'observation  de  toutes  ces  règles,  n'a  point  de  qualité  plus 
remarquable  que  la  clarté,  la  simplicité  et  la  précision*.  Toutes  les 
législations  pénales  connues  jusqu'à  présent,  sans  avoir  accompli  la 
moitié  de  l'objet,  sont  infiniment  plus  embarrassées,  plus  difficiles  à 
saisir  et  plus  vagues. 

Il  a  fallu  chercher  une  grande  variété  dans  les  peines  pour  les 
adapter  à  chaque  délit,  et  inventer  de  nouveaux  moyens  pour  les 
rendre  exemplaires  et  caractéristiques.  Mais  les  mêmes  personnes 
qui  conviendront,  en  proposition  générale,  que  ces  deux  qualités  sont 
essentielles,  ne  laisseront  pas  de  se  révolter  peut-être  quand  il  s'agira 
de  l'appHeation.  Les  peines  excitent  naturellement  l'antipathie  et 
même  l'horreur,  quand  on  les  considère  séparément  des  délits. 
D'ailleui's,  les  suffrages,  pour  un  objet  soumis  au  sentiment  et  à 
l'imagination,  sont  tellement  flottants  et  capricieux,  que  la  même 
peine  qui  excitera  l'indignation  d'un  indi\'idu,  comme  trop  sévère, 
sera  blâmée  par  un  autre,  comme  trop  légère  et  trop  peu  efficace. 

Je  ne  veux  ici  que  prévenir  une  objection.  Il  ne  faut  pas  croire 
qu'un  système  pénal  soit  cruel  pour  être  varié.  La  multiplicité  ou  la 
variété  des  peines  prouve  l'industrie  et  les  soins  du  législateur. 
N'avoir  qu'ime  espèce  ou  deux  de  peines,  c'est  un  effet  de  l'igno- 
rance des  principes  et  du  mépris  barbare  de  toutes  les  proportions. 
Je  pourrais  citer  des  États  dans  lesquels  le  despotisme  est  bien  fort 
et  la  civilisation  bien  peu  avancée,  où  l'on  ne  connaît  pour  ainsi  dire 
qu'un  seul  mode  de  piuiir.  Plus  on  a  étudié  la  nature  des  délits, 
celle  des  motifs,  celle  des  caractères,  la  diversité  des  circonstances, 
plus  on  sent  la  nécessité  d'employer  contre  eux  des  moyens  différents. 

Les  délits,  ces  ennemis  intérieui's  de  la  société,  qid  lui  font  une 
guerre  opiniâtre  et  variée,  réimissent  tous  les  instincts  des  animaux 
malfaisants  :  les  uns  emploient  la  violence,  les  autres  ont  recours  aux 
stratagèmes  ;  Us  savent  revêtir  une  infinité  de  formes,  et  entretien- 
nent partout  des  intelligences  secrètes.  Si  on  les  a  combattus  sans 
les  réduii-e,  si  cette  révolte  subsiste  toujours,  il  faut  s'en  prendre 
surtout  à  l'imperfection  de  la  tactique  légale,  et  des  instruments 
dont  on  s'est  ser\i  jusqu'à  présent.  Certes,  il  s'en  faut  bien  (ju'on 
ait  employé  autant  d'esprit,  de  calcid,  de  prudence  poiu-  défendre  la 
société  que  pour  l'attaquer,  et  poiu'  prévenir  les  délits  que  pour  les 
commettre. 

Pour  estimer  si  un  code  pénal  est  rigoureux,  voyez  comment  il 

punit  les  délits  les  plus  commims,  ceux  contre  la  propriété.     Les 

lois  ont  été  partout  trop  sévères  à  cet  égard,  parce  que  les  peines 

étant  mal  choisies  et  mal  dii-igées,  on  voiUait  compenser  par   la 

*  Voyez  le  Discours  prélimi)iaire,  tome  i.     Ce  code  n'est  pas  achcTé. 


PEINES  AFFLICTIVES. 


285 


grandeur  ce  qui  leur  manquait  en  justesse.  Il  faut  dépenser  moins 
de  peines  contre  les  délits  qui  attaquent  les  biens,  afin  de  pouvoir 
en  dépenser  davantage  contre  les  délits  qui  attaquent  la  personne. 
Les  premiers  sont  susceptibles  de  dédommagement,  les  autres  n'en 
admettent  pas  du  même  genre.  Le  mal  des  délits  contre  la  pro- 
priété pourrait  se  réduire  à  peu  de  chose,  au  moyen  des  caisses 
d'assurances  ;  tandis  que  tout  l'or  du  Potose  ne  saurait  rappeler  à  la 
vie  une  personne  assassiaée,  ni  calmer  les  terreurs  répandues  par  le 
crime.  Mais  la  question  n'est  pas  si  un  code  pénal  est  plus  ou 
moins  sévère:  c'est  une  mauvaise  manière  d'envisager  le  sujet. 
Tout  se  réduit  à  juger  si  la  sévérité  de  ce  code  est  nécessaire  ou  ne 
l'est  pas. 

n  serait  cruel  d'exposer  même  des  coupables  à  des  souffrances 
inutiles  ;  ce  qui  serait  une  conséquence  des  peines  trop  sévères  : 
mais  ne  serait-il  pas  encore  plus  cruel  de  laisser  souffiiir  les  inno- 
cents ?  et  tel  est  pourtant  le  résultat  des  peines,  si  elles  sont  trop 
douces  pour  être  efficaces. 

Concluons  que  la  variété  des  peines  est  ime  des  perfections  d'un 
code  pénal,  et  que  plus  la  recherche  de  ces  moyens  répugne  à  une 
âme  sensible,  plus  il  faut  que  le  législateiu'  soit  pénétré  d'humanité 
pour  remporter  cette  victoire  sur  lui-même.  Sangrado,  qui  ne  savait 
ordonner  que  la  saignée,  était-il  plus  doux  qu'un  Boerhaave,  qui 
consultait  toute  la  nature  pour  découvrir  de  nouveaux  remèdes  ? 


CHAPITRE  IX. 

EXAMEN  DE  QUELQUES  PEINES  USITÉES. 

Peines  affiictives. 

JjES  peines  ajffiictives  ne  sont  pas  bonnes  dans  tous  les  délits,  parce 
qu'elles  ne  sauraient  exister  dans  un  degré  léger,  au  moins  pour  les 
personnes  qui  ne  sont  pas  absolument  du  dernier  ordre  dans  la 
société.  Toute  peine  corporelle  infligée  en  pubKc  est  infamante. 
Infligée  en  particulier,  elle  serait  encore  infamante  et  ne  serait  plus 
exemplaire. 

La  peine  afflictive  la  plus  commune,  c'est  le  fouet.  Dans  son 
application  ordinaii-e,  cette  peine  a  l'inconvénient  de  n'être  point 
égale  à  elle-même  :  elle  peut  varier  de  la  douleur  la  plus  légère 
jusqu'à  la  plus  atroce,  et  aller  jusqu'à  la  mort.  Tout  dépend  de  la 
nature  de  l'instrument,  de  la  force  de  l'application,  et  du  tempéra- 
ment de  l'individu.     Le  législateur  qui  l'ordonne  ne  sait  ce  qu'il 


286  PEINES  INDÉLÉBILES. 

fait  ;  le  juge  est  à  peu  près  dans  la  même  ignorance  :  'û  y  aura 
toujours  le  plus  grand  arbitraire  dans  l'exécution.  Eu  Angleterre 
le  fouet  est  d'usage  pour  des  larcins  que  les  jui'és,  par  une  prévari- 
cation miséricordieuse,  ont  estimés  au-dessous  de  la  valeur  d'im 
schelling.  C'est  un  revenu  pour  le  bourreau.  Si  le  délinquant 
souffre,  c'est  pour  n'avoir  pas  pu  faire  son  accommodement  avec  lui. 

Peines  indéléhUes. 

Les  peines  afflictives  indélébiles,  prises  chacune  sépai'ément,  ne 
sont  pas  susceptibles  de  graduation.  La  plus  légère  ne  saurait 
exister  qu'à  un  degré  très-haut.  Les  unes  ne  font  que  détériorer  la 
figiire,  comme  les  stigmates  ;  les  autres  font  perdi-e  l'usage  de 
quelques  membres  ;  d'autres  consistent  en  mutUations,  comme  la 
perte  du  nez,  des  oreilles,  des  pieds  ou  des  mains.  Les  mutilations 
des  organes  qui  servent  au  travail  ne  doivent  pas  s'appUquer  aux 
délits  fréquents,  tels  que  ceux  qui  proviennent  de  misère,  le  larcin, 
la  contrebande,  etc.  Que  faii'e  des  délinquants  après  les  avoii' 
estropiés?  Si  l'État  les  entretient,  la  peine  devient  trop  dispen- 
dieuse ;  si  on  les  abandonne,  on  les  condamne  au  désespoir  et  à  la 
mort.  Les  mutilations  pénales  ont  deux  inconvénients,  Vun  d'être 
irrémissible,  l'autre  de  se  confondre  avec  des  accidents  naturels.  H 
n'y  a  point  de  différence  apparente  entre  celui  qui  a  eu  un  bras 
coupé  pour  un  crime,  et  celui  qui  a  perdu  le  sien  au  service  de  la 
patrie,  n  faudi-ait  donc  toujours  ajouter  une  flétrissm'e  manifeste- 
ment artificielle  pour  être  le  certificat  du  délit  et  la  sauve-garde  du 
malheiu'.  Je  pense  qu'on  pourrait  supprimer  ces  peines  ;  au  moins 
faudrait-il  les  réserver  pour  des  délits  extrêmement  rares,  où 
l'analogie  les  l'ecommande. 

Les  flétrissures  indélébiles  sont  xm  moyen  puissant  dont  on  fait 
im  mauvais  emploi.  Parmi  les  délinquants  convaincus  de  larcin  et 
de  recèlement  fiirtif,  plusieurs  n'ont  fait  que  succomber  à  une  tenta- 
tion passagère,  et  peuvent  revenir  à  la  vertu,  si  la  nature  de  la  peine 
ne  les  corrompt  pas.  Point  de  flétrissures  indélébiles,  point  do  peines 
infamantes  :  ce  serait  leur  ôter  l'espoir  de  rétablir  leur  réinitation  et 
de  racheter  un  moment  d'erreur.  Qu'on  imprime  ime  flétrissiu'e 
indélébile  à  de  faux  monnayeurs,  par  exemple,  c'est  un  signalement 
qui  avertit  la  défiance  de  ceux  qui  ont  à  traiter  avec  eux,  sans  leur 
ôter  leurs  ressources.  Méprisés  comme  fripons,  ils  seront  encore 
employés  comme  gens  à  talents.  Mais  un  homme  flétri  pour  un 
premier  larcin,  que  peut-il  devenir?  qui  voudi-a  l'employer?  À 
quoi  lui  servii-ait  la  probité  ?     On  lui  a  fait  un  besoin  du  crime. 

La  flétrissure  indélébile  n'est  bonne  que  pour  notifier  un  délin- 
quant dangereux,  qui  cesse  de  l'être  dès  qu'il  est  connu,  ou  poui' 


PEINES  IGNOMINIEUSES.  287 

garantir  l'accomplissement  d'une  autre  peine.  Lorsque  le  délit  est 
infamant,  la  flétrissm^e  doit  accompagner  la  prison  perpétuelle  pour 
empêcher  la  fuite  du  prisonnier.  C'est  comme  une  chaîne  qui  le  lie, 
parce  que  la  prison  devient  son  asile,  et  qu'il  serait  plus  mal  dehors 
que  dedans.  Poui'  rendre  la  marque  manifeste,  on  doit  la  pratiquer 
par  des  poudi-es  colorées  et  non  par  la  brûlure. 

Peines  ignominie  ises. 

Uinfamie  est  un  des  ingrédients  les  plus  salutaires  dans  la  phar- 
macie pénale  ;  mais  les  idées  siu*  cet  objet  sont  bien  confuses  et  les 
moyens  bien  imparfaits.  D'après  les  notions  des  jurisconsultes,  il 
semblerait  que  l'infamie  est  une  chose  homogène,  indi-sisible,  une 
quantité  absolue  ou  invariable.  Si  cela  était  vi'ai,  l'emploi  de  cette 
peine  serait  presque  toujoui's  impolitique  et  injuste,  car  on  l'applique 
également  à  des  délits  très-inégaux,  et  même  à  des  délits  qui  ne 
devraient  point  l'entraîner.  L'infamie,  bien  ménagée,  est  très-sus- 
ceptible de  graduation.  EUe  est  au  moral  ce  qu'est  la  malpropreté 
au  physique.  U  est  bien  différent  d'avoir  une  tache  sur  son  habit 
ou  d'être  couvert  de  fange. 

Perte  d'honneur,  autre  phi'ase  usitée  et  non  moins  trompeuse.  Elle 
renferme  deux  suppositions  fausses,  l'une  que  l'honneur  est  un  bien 
dont  chacun  possède  u.ne  certain  provision  ;  l'autre  qu'il  est  entière- 
ment à  la  disposition  de  la  loi,  et  qu'elle  peut  l'ôter  à  qui  bon  lui 
semble.  L'expression  de  déshonneur,  qui  n'exclut  pas,  comme  celle 
d'infamie,  les  degrés  mitoyens,  serait  plus  convenable.  Le  déshon- 
neur est  un  fardeau  dont  on  peut  porter  plus  ou  moins. 

Uinfamie,  selon  son  emploi  usité,  porte  plutôt  sur  le  criminel  que 
sur  le  crime.  C'est  pour  ainsi  dire  un  contre-sens  en  législation. 
Si  l'infamie  portait  sui'  le  crime  même,  son  effet  serait  plus  certain, 
plus  durable  et  plus  efficace.  On  pourrait  la  proportionner  à  la 
nature  de  la  chose.  Mais  comment  arriver  à  ce  but  ?  Il  faudrait 
trouver  pour  chaque  espèce  de  délit  une  espèce  particulière  de 
déshonneur. 

Tout  cela  ne  peut  s'exécuter  qu'avec  un  appareil  nouveau  dans  la 
justice,  des  inscriptions,  des  emblèmes,  des  habillements,  des  tableaux 
particuliers  de  chaque  crime,  en  un  mot,  des  signes  qui  parlent  aux 
yeux,  qui  fi'appent  l'imagination  par  les  sens,  qui  forment  des  asso- 
ciations ineffaçables  entre  les  délits  et  la  honte.  C'est  ainsi  qu'on 
peut  concentrer  sur  le  criminel  et  sur  le  crime  l'indignation  publique, 
cette  indignation  qui  n'est  que  trop  sujette  à  se  tourner  contre  les 
lois  et  contre  les  juges.  Qu'on  ne  dédaigne  pas  d'empi-unter  du 
théâtre  les  moyens  imposants  de  la  représentation.  Non,  faire 
marcher  les  symboles  du  crime  à  côté  du  criminel,  ce  ne  serait  pas 


288  PEINES  CHRONIQUES. 

un  vain  étalage  de  puissance,  une  parodie  risible  :  ce  serait  une  scène 
instructive,  qui  annoncerait  l'objet  moral  des  peines,  et  rendrait  la 
justice  plus  respectable  en  la  montrant,  dans  la  triste  fonction  de 
punir,  plus  occupée  de  donner  une  grande  leçon  que  de  satisfaire  à 
une  vengeance. 

Le  pilori,  en  Angleterre,  est  de  toutes  les  peines  la  plus  inégale  et 
la  plus  mal  ordonnée.  On  y  abandonne  le  délinquant  au  caprice  des 
individus.  Comment  définir  ce  bizarre  supplice  ?  Tantôt  c'est  un 
triomphe,  tantôt  c'est  la  mort.  Un  homme  de  lettres  y  fut  con- 
damné, il  y  a  quelques  années,  pour  ce  qu'on  appelait  un  libelle. 
L'échafaud  siu-  lequel  U  était  placé  devint  pour  lui  une  espèce  de 
lycée  :  toute  la  scène  se  passa  en  compliments  entre  lui  et  les  spec- 
tateurs. En  1760,  un  libraire  fut  mis  au  pilori  pour  avoii*  vendu 
quelque  ouvrage  impie  ou  séditieux  :  une  souscription  ouverte  en  sa 
faveur  pendant  l'exécution  même  lui  valut  plus  de  cent  guinées. 
Quel  affi'ont  poiu'  la  justice  !  Plus  récemment,  un  homme  condamné 
à  la  même  peine  pour  un  vice  crapuleux  fut  immolé  par  la  populace 
sous  les  yeux  de  la  police,  qui  ne  tenta  pas  même  de  le  déf endive. 
M.  Burke  osa  s'élever  dans  la  chambre  des  communes  contre  un  tel 
abus.  "  L'homme  qui  subit  une  peine,"  disait-il,  "  est  sous  la  protec- 
tion des  lois,  et  ne  doit  pas  être  abandonné  aux  bêtes  féroces."  On 
approuva  l'orateur,  mais  l'abiLS  est  resté  :  et  cependant  un  simple 
treillis  de  fer  à  l'entour  du  poteau  préviendrait  tous  ces  actes  de 
barbarie. 

Peines  chroniques. 

Les  peines  chroniques,  le  bannissement,  l'emprisonnement,  sont 
propres  à  beaucoup  de  délits,  mais  elles  exigent  une  attention  parti- 
culière aux  circonstances  qui  influent  sur  la  sensibilité  des  individus. 
Le  bannissement  serait  une  peine  souverainement  inégale,  si  elle 
était  appliquée  sans  choix.  Elle  dépend  des  conditions  et  des  for- 
tunes. Les  uns  n'ont  aucune  raison  d'attachement  pour  leui-  pays, 
les  autres  seraient  au  désesjioir  de  quitter  loui*  propriété  et  leur 
domicile.  Les  uns  ont  une  famille,  les  autres  sont  indépendants. 
Tel  perdrait  toutes  ses  ressources,  tel  autre  échapperait  à  ses  créan- 
ciers. L'âge  et  le  sexe  font  encore  à  cet  égai'd  une  grande  différence. 
Il  faut  donc  laisser  au  juge  beaucoup  de  latitude,  en  se  bornant  à  lui 
donner  des  instnictions  générales. 

Les  Anglais,  avant  l'indépendance  de  l'Amérique,  étaient  dans 
l'usage  de  déporter  une  classe  nombreuse  de  délinquants  dans  les 
colonies.  Cette  déportation  était  pour  les  uns  l'esclavage,  poui'  les 
autres  une  partie  de  plaisir.  Un  vaurien  qui  avait  en%-ie  de  voyager 
était  un  sot,  si  pour  se  faii'c  un  équipage  il  ne  commettait  pas  quelque 
crime.     Les  plus  industrieux  s'établissaient  dans  ces  nouvelles  con- 


PEINES  CHRONIQUES.  289 

trées.  Ceux  qui  ne  savaient  que  voler,  ne  pouvant  pas  exercer  leur 
art  dans  un  pays  dont  ils  ignoraient  la  carte,  revenaient  bientôt  se 
faii-e  pendi-e.  Une  fois  condamnés  et  déportés,  leur  sort  était  in- 
connu :  qu'ils  périssent  de  maladie  et  de  misère,  cela  n'importait  à 
personne.  Ainsi  tout  était  perdu  pour  l'exemple  ;  le  but  principal 
était  entièrement  négligé.  La  déportation  qui  se  fait  aujourd'hui  à 
Botany-Bay  ne  remplit  pas  mieux  son  objet,  elle  a  tous  les  vices  et 
aucune  des  qualités  que  doit  avoir  une  peine. 

Si  en  offrant  un  établissement  dans  un  i)ays  éloigné,  on  eût  ajouté 
qu'il  fallait  le  mériter  par  un  crime,  quelle  absurdité  !  quelle  dé- 
mence !  Mais  une  déportation  doit  se  présenter  à  l'esprit  de  bien 
des  malheureux  comme  une  offii-e  avantageuse  dont  ils  ne  peuvent 
profiter  que  par  un  délit.  Ainsi  la  loi,  au  lieu  de  contrc-balancélr  la 
tentation,  ajoute  dans  bien  de  cas  à  sa  force. 

Quant  aux  prisons,  il  est  impossible  d'estimer  si  cette  peine  con- 
vient ou  ne  convient  pas,  jtisqu'à  ce  qu'on  ait  déterminé  avec  la  plus 
grande  exactitude  tout  ce  qui  concerae  leur  structure  et  leur  gou- 
vernement intérieur.  Les  prisons,  si  l'on  en  excepte  un  petit  nombre, 
renferment  tout  ce  qu'on  pourrait  imaginer  de  plus  efficace  pour  in- 
fecter le  corps  et  l'àme.  A  ne  les  considérer  que  du  côté  de  la 
fainéantise  absolue,  les  prisons  sont  dispendieuses  à  l'excès  :  à  force 
de  désuétude,  les  facultés  des  prisonniers  s'alanguissent  et  s'énervent, 
leurs  organes  perdent  leur  ressort  et  leur  souplesse  :  dépouillés  à  la 
fois  de  leur  honneur  et  de  leurs  habitudes  de  travail,  ils  n'en  sortent 
que  pour  êti'e  repolisses  dans  le  crime  par  l'aiguillon  do  la  misère. 
Soimiis  au  despotisme  subalterne  de  quelques  hommes  ordinairement 
dépravés  par  le  spectacle  du  crime  et  l'usage  de  la  tyrannie,  ces  mal- 
heureux peuvent  être  livi-és  à  miUe  souffi-ances  inconnues,  qui  les 
aigrissent  contre  la  société  et  les  endm-cissent  aux  peines.  Sous  le 
rapport  moral,  ime  prison  est  une  école  où  la  scélératesse  s'apprend 
par  des  moyens  plus  sûrs  qu'on  ne  pourrait  jamais  en  employer  pour 
enseigner  la  vertu.  L'ennui,  la  vengeance  et  le  besoin,  président  à 
cette  éducation  de  perversité.  L'émulation  n'est  plus  que  le  ressort 
du  crime.  Tout  s'élève  au  niveau  du  plus  méchant  :  le  plus  féroce 
inspire  aux  autres  sa  férocité,  le  plus  rusé  sa  ruse,  le  plus  débauché 
son  libertinage.  Tout  ce  qui  peut  souiller  le  coeur  et  l'imagination 
devient  la  ressource  de  leur  désespoir.  Unis  par  im  intérêt  commun, 
ils  s'aident  réciproquement  à  secouer  le  joug  de  la  honte.  Sur  les 
ruines  de  l'honneur  social,  il  s'élève  un  honncui"  nouveau  composé  de 
fausseté,  d'intrépidité  dans  l'opprobre,  d'oubli  de  tout  avenir,  d'ini- 
mitié conti'e  le  genre  humain  ;  et  c'est  ainsi  que  des  malheureux 
qu'on  aurait  pu  rendre  à  la  vertu  et  au  bonheur  parviennent  à  'hé- 
roïsme du  crime,  au  sublime  de  la  scélératesse. 

V 


290  PEINES  SIMPLEMENT  RESTRICTIVES. 

Un  crimiiiel,  après  avoir  achevé  son  terme  dans  les  prisons,  ne 
doit  point  être  rendu  à  la  société  sans  précaution  et  sans  épreuve. 
Le  faire  passer  subitement  d'un  état  de  surveillance  et  de  capti-sàté  à 
une  liberté  illimitée,  l'abandonner  à  toutes  les  tentations  de  l'isole- 
ment, de  la  misère,  et  d'une  convoitise  aiguisée  par  une  longue  pri- 
vation, c'est  un  trait  d'insouciance  et  d'inhumanité  qui  devrait  enfin 
exciter  l'attention  des  législatem's.  Qu'ariive-t-U  à  Londres  quand 
on  vide  les  galères  de  la  Tamise  ?  Ces  malfaiteurs,  dans  le  jubilé  du 
crime,  se  ment  sur  cette  grande  ville  comme  des  loups  qui,  après  un 
long  jeûne,  se  trouvent  placés  dans  ime  bergerie  :  et  jusqu'à  ce  que 
tous  ces  brigands  aient  été  ressaisis  poirr  de  nouveaux  délits,  il  n'y 
a  point  de  sûi'eté  dans  les  grandes  routes,  ni  même  la  nuit  dans  les 
rueS  de  la  métropole. 

Peiiies  pécuniaires. 

Passons  aux  peines  pécuniaires  :  elles  ont  le  triple  avantage  d'être 
susceptibles  de  graduation,  de  remplir  le  but  de  la  peine,  et  de  servir 
au  dédommagement.  Mais  il  faut  se  souvenir  qu'une  peine  pécu- 
niaire, si  la  somme  est  déterminée,  est  souverainement  inégale.  Cette 
observation,  dont  la  vérité  fi-appc  au  jjremier  instant,  a  été  pourtant 
négligée  par  tous  les  législatoiu-s.  Les  amendes  ont  été  déterminées 
sans  aucun  égard  au  profit  du  délit,  au  mal  du  délit,  et  aux  facultés 
du  délinquant.  Aussi,  c'est  une  bagatelle  pour  les  uns  et  une  ruine 
pour  les  autres.  On  se  rappelle  le  trait  de  ce  jeime  insolent  à  Eome, 
qui  donnait  un  soufflet  aux  passants,  et  leur  présentait  aussitôt  l'écu 
fixé  par  la  loi  des  douze  tables.  Yeut-on  établir  ime  peine  pécu- 
niaire :  qu'elle  soit  mesurée  sm-  la  fortime  du  délinquant.  Déter- 
minez le  rapport  de  l'amende,  et  non  sa  qualité  absolue.  Pour  tel 
délit,  telle  quote-pai-t  des  biens,  moyennant  certaines  modifica- 
tions pom'  prévenir  les  difficultés  d'une  exécution  littérale  de  cette 
règle. 

Peines  simplement  restrictives. 
Il  n'y  a  rien  de  plus  ingénieux  dans  la  législation  pénale  que  le 
bannissement  de  la  présowe.  Cette  i)eine  suggérée  par  l'ancienne 
jiuisprudence  française,  et  dont  on  trouve  quelque  trace  dans  le  code 
danois,  peut,  avec  quelques  perfectionnements,  offrir  un  excellent 
remède  pour  les  délits  produits  par  des  inimitiés  particulières  dont 
le  public  en  général  n'a  rien  à  craindi'c.  Cette  peine  ménage  un 
triomphe  à  l'opprimé  siu'  l'oppresseiu-,  et  rétablit  de  la  manière  la 
plus  douce  la  prépondérance  de  l'innocence  lésée  sur  la  force  inso- 
lente. D'ailleiu-s.  elle  pré\dent  le  renouvellement  des  querelles,  et 
ôte  à  l'agressciu'  le  pouvoir-  de  nuire.     Mais  pour  mettre  en  œuvre 


PEINES  CAPITALES.  291 

\va  moyen  qiii  tient  de  si  près  à  rhonneiu-,  il  faut  une  attention 
scnxpuleuse  à  la  position  particulière  des  individus. 

Peines  capitales. 

Plus  on  examine  la  peine  de  mort,  plus  on  est  porté  à  adopter 
l'opinion  de  Beccaria.  Ce  sujet  est  si  bien  discuté  dans  son  ouvrage, 
qu'on  peut  se  dispenser  de  le  traiter  après  lui.  Ceux  qui  veident 
voir  d'un  coup  d'œil  tout  ce  qu'on  peut  dire  pour  et  contre  n'ont 
qu'à  parcourir  la  table  des  qualités  qu'on  doit  chercher  dans  les 
peines.     (  Voyez  ch.  vi.  ) 

D'où  peut  venir  la  fui-eur  avec  laquelle  on  a  prodigué  cette  peine  ? 
C'est  im  eifet  du  ressentiment  qui  se  porte  d'abord  vers  la  plus  grande 
rigueur,  et  d'une  paresse  d'esprit  qui  fait  trouver  dans  la  destruction 
rapide  des  coupables  le  grand  avantage  de  n'y  plus  penser.  La 
mort  !  toujoiu's  la  mort  !  cela  ne  demande  ni  méditation  de  génie,  ni 
résistance  aux  passions.  Il  ne  faut  que  s'abandonner  pour  aller 
jusque-là  d'un  seul  trait. 

Dira-t-on  que  la  mort  est  nécessaire  poiir  ôter  à  im  assassin  le 
pouvoii-  de  réitérer  ses  crimes  ?  Mais  il  faudi-ait,  par  la  même  raison, 
faire  péiii'  les  fi'énétiques,  les  enragés,  dont  la  société  a  tout  à 
craindi'e.  Si  on  peut  s'assui'er  de  ceux-ci,  poiu-quoi  ne  poiu'rait-on 
pas  s'assurer  des  autres  ?  Dira-t-on  que  la  mort  est  la  seule  peine 
qui  puisse  l'emporter  sur  certaines  tentations  de  commettre  un  homo- 
cide  ?  Mais  ces  tentations  ne  peuvent  venir  que  d'inimitié  ou  de 
cupidité.  Ces  deux  passions  ne  doivent-elles  pas  par  leur  propre 
nature  redouter  l'humiliation,  l'indigence,  et  la  captivité  plus  que  la 
mort  ? 

J'étonnerais  les  lecteiu's  si  je  leur  exposais  le  code  pénal  d'xme 
nation  célèbre  par  son  himianité  et  par  ses  lumières.  On  s'attendrait 
à  y  trouver  la  plus  grande  proportion  entre  les  déhts  et  les  peines  : 
on  y  verrait  cette  proportion  continuellement  oubliée  ou  renversée, 
et  la  peine  de  mort  prodiguée  pour  les  délits  les  moins  graves.  Qu'en 
anive-t-il?  la  douceur  du  caractère  national  étant  en  contradiction 
avec  les  lois,  ce  sont  les  mœurs  qui  triomphent,  ce  sont  les  lois  qui 
sont  éludées  :  on  multiplie  les  pardons,  on  ferme  les  yeux  sur  les 
délits,  on  se  rend  trop  difficile  sur  les  témoignages;  et  les  jurés, 
pour  éviter  im  excès  de  sévérité,  tombent  souvent  dans  im  excès 
d'indulgence.  De  là  résidte  im  système  pénal  incohérent,  contra- 
dictoire, imissant  la  violence  à  la  faiblesse,  dépendant  de  Thumeur 
d'un  juge,  variant  de  circuit  en  cii'cuit,  quelquefois  sanguinaii-e, 
quelquefois  mû. 

Les  législateurs  anglais  n'ont  point  adopté  ce  genre  de  peine  si 
bon  à  tant  d'égards,  remprisonnement  joint  au  travail.     Au  heu 

u2 


292  DU  POUVOIR  DE  PARDONNER. 

d'une  occupation  forcée,  ils  ont  réduit  les  prisonniers  à  une  oisiveté 
absolue.  Est-ce  par  réflexion  ?  Non  sans  doute,  c'est  par  habitude. 
On  a  trouvé  les  choses  sur  ce  pied  ;  on  les  désapprouve,  mais  on  ne 
les  change  point.  Il  faut  des  avances,  de  la  vigilance,  des  attentions 
soutenues  pour  concilier  la  clôture  avec  les  travaux  :  il  ne  faut  rien 
de  tout  cela  pour  renfermer  un  homme  et  pour  l'abandonner  à  lui- 


CHAPITRE  X. 

Dv  rorvoiR  de  paedoniter. 


Il  faut  ajouter  à  la  grandeur  de  la  peine  tout  ce  qui  Ixxi  manque  du 
côté  de  la  certitude.  Moins  les  peines  sont  certaines,  plus  elles  doi- 
vent être  sévères  :  plus  eUes  sont  certaines,  plus  on  peut  diminuer 
de  leur  sévérité. 

Que  dii'e  d'un  pouvoir  établi  précisément  pour  les  rendre  incer- 
taines ?  Telle  est  cependant  la  conséquence  immédiate  du  pouvoir 
de  pardonner. 

Dans  l'espèce  comme  dans  FindiAddu,  l'âge  des  i)assions  précède 
celui  de  la  raison,  La  colère  et  la  vengeance  ont  dicté  les  premières 
lois  pénales.  Mais  lorsque  ces  lois  grossières,  fondées  sur  des  caprices 
et  des  antipathies,  commencent  à  choquer  \m  public  éclairé,  le  pou- 
voir de  pardonner,  offi-ant  une  sauve-garde  contre  la  rigueur  sangui- 
naire des  lois,  devient,  pour  ainsi  dire,  un  bien  comparatif,  et  l'on 
n'examine  pas  si  ce  prétendu  remède  n'est  point  un  nouveau  mal. 

Que  d'éloges  prodigués  à  la  clémence  !  On  a  répété  mille  fois 
qu'elle  est  la  première  vertu  d'un  souverain.  Sans  doute,  si  le  délit 
n'est  qu'une  atteinte  à  son  amour-propre,  s'U  s'agit  d'une  satire  qui 
tombe  sur  lui  ou  sur  ses  favoris,  la  modération  du  prince  est  méri- 
toire, le  pardon  qu'il  accorde  est  un  triomphe  remporté  siu'  lui-môme  : 
mais  quand  il  s'agit  d'un  déHt  contre  la  société,  le  pardon  n'est  plus 
\m  acte  de  clémence,  c'est  une  prévaiication  réelle. 

Dans  les  cas  où  la  peine  ferait  plus  de  mal  que  de  bien,  après  des 
séditions,  des  conspii'ations,  des  désordres  publics,  le  pouvoir  de 
pardonner  n'est  pas  seulement  utile,  il  est  nécessaii-e.  Ces  cas  étant 
pré^'us  et  inchqués  dans  im  bon  système  législatif,  le  pardon  qui  s'y 
applique  n'est  point  une  violation,  c'est  ime  exécution  de  la  loi. 
Mais  pour  ces  pardons  non  motivés,  etfcts  de  la  faveur  ou  de  la 
facilité  du  prince,  ils  accusent  les  lois  et  le  gouvernement,  les  lois 

*  Toute  cette  matière  a  été  beaucoup  plus  approfondie  dans  la  Théorie  des 
Peines,  que  j"ai  publiée  d'après  les  manuscrits  de  M.  Bentham. 


DU  POUVOIR  DE  PARDONNER.  293 

d'être  cmelles  envers  les  individus,  ou  le  gouvernement  d'être  cniel 
envers  le  public.  Il  faut  que  la  raison,  la  justice,  rhumanité  man- 
quent quelque  part:  car  la  raison  n'est  pas  en  contradiction  avec 
elle-même  ;  la  justice  ne  peut  pas  détruii-e  d'une  main  ce  qu'elle  a 
fait  de  l'autre  ;  l'humanité  ne  peut  pas  ordonner  d'établir  des  peines 
pour  la  protection  de  l'innocence,  et  d'accorder  des  pardons  pour 
l'encouragement  du  crime. 

Le  pouvoir  de  pardonner,  dit-on,  est  la  plus  noble  prérogative  de 
la  couronne.  Mais  cette  prérogative  ne  j)èse-t-eUe  jamais  dans  les 
mains  qui  l'exercent  ?  Si  au  lieu  de  procurer  au  prince  \m  amour 
plus  constant  de  la  part  des  peuples,  elle  l'expose  aux  caprices  des 
jugements,  aux  clameurs,  aux  libelles  :  s'il  ne  peut  ni  céder  aux 
sollicitations  sans  être  soupçonné  de  faiblesse,  ni  se  montrer  inexo- 
rable sans  être  accusé  de  dureté,  où  est  donc  la  splendeur  de  ce 
droit  si  dangereux  ?  Il  me  semble  qu'im  prince  humain  et  juste 
regrettera  souvent  d'être  exposé  à  ce  combat  entre  les  vertus  pu- 
bliques et  privées. 

L'homicide  au  moins  doit  toujours  faire  une  exception.  Celui  qui 
aurait  le  droit  de  pardonner  ce  délit  serait  maître  de  la  vie  de  tout 
le  monde*. 

Résumons  les  idées.  Si  les  lois  sont  trop  dures,  le  pouvoir  de 
faire  grâce  est  un  cori'ectif  nécessaire  ;  mais  ce  eon'ectif  est  encore 
un  mal.  Faites  de  bonnes  lois,  et  ne  créez  pas  une  baguette  magique 
qui  ait  la  puissance  de  les  annuler.  Si  la  peine  est  nécessaire,  on  ne 
doit  pas  la  remettre  ;  si  elle  n'est  pas  nécessaire,  on  ne  doit  pas  la 
prononcer. 

*  Pour  restreindre  l'abus  de  ce  pouvoir,  il  suffirait  d'en  soumettre  l'exercice  à 
l'obligation  d'en  exposer  les  motifs.  Partout  où  la  peine  capitale  est  en  usage,  il 
vaudrait  mieux  conserver  le  pouvoir  de  pardonner,  même  illimité,  que  de  le 
supprimer  entièrement. 


294  INTRODUCTION. 

QUATRIÈME     PARTIE. 

DES  MOYENS  INDIRECTS  DE  PEÊYENIR  LES  DÉLITS. 


lî^TRODUCTIOK 


Dans  toutes  les  sciences,  il  y  a  des  branches  qui  ont  été  cultivées 
plus  tard  que  les  autres,  parce  qu'elles  demandaient  une  plus  longue 
suite  d'observations  et  des  réflexions  plus  profondes.  C'est  ainsi  que 
les  mathématiques  ont  leui-  partie  transcendante  ou  sublime,  qui  est, 
pour  ainsi  dire,  une  nouvelle  science  au  delà  de  la  science  ordinaire. 

La  même  distinction  peut  s'appliquer  jusqu'à  un  certain  point  à 
l'art  de  la  législation.  Il  J  a  des  actions  nuisibles  :  comment  faut-il 
s'y  prendre  poui'  les  prévenu-  ?  La  première  réponse  qid  se  présente 
à  tout  le  monde  est  celle-ci  :  Défendez  ces  actions,  punissez-Jes.  Cette 
méthode  pour  combattre  les  délits  étant  la  plus  simple  et  la  pre- 
mière adoptée,  toute  autre  méthode  pour  aniver  au  même  but  est 
pour  ainsi  dire  un  raffinement  de  l'art,  et  sa  partie  transcendante. 

Cette  partie  consiste  à  trouver  une  suite  de  procédés  législatifs 
pour  prévenir'  les  délits  mêmes,  en  agissant  principalement  sur  les 
inclinations  des  individus,  afin  de  les  détoTimer  du  mal  et  de  leur 
imprimer  la  direction  la  plus  utile  à  eux-mêmes  et  aux  autres. 

La  première  méthode  de  combattre  les  délits  par  les  peines  con- 
stitue la  législation  directe. 

La  seconde  méthode  de  les  combattre  pai*  des  moyens  qui  les  pré- 
viennent constitue  cette  branche  de  la  législation  que  j'appelle 
indirecte. 

Ainsi  le  souverain  agit  directement  contre  les  délits  lorsqu'il  les 
prohibe  chacun  à  part  sous  des  peines  spéciales.  H  agit  indirecte- 
ment lorsqu'il  prend  des  précautions  pour  les  prévenir. 

Dans  la  législation  directe,  on  attaque  le  mal  de  fi-ont  ;  dans 
l'indirecte,  on  l'attaque  par  des  moyens  obliques.  Dans  le  premier 
cas,  le  législateur  déclare  ouvertement  la  guerre  à  l'ennemi,  le  si- 
gnale, le  poiu'suit,  le  prend  corps  à  corps,  et  monte  ses  batteries  en  sa 
présence.  Dans  le  second  cas,  il  n'annonce  pas  tous  ses  desseins,  il 
ouvre  des  mines,  il  se  ménage  des  intelligences,  il  cherche  à  jiré- 
venir  les  desseins  hostiles,  et  à  maintenir  dans  son  alliance  ceux  qui 
avu'aient  eu  des  intentions  secrètes  contre  lui. 


INTRODUCTION.  295 

Les  spéculateurs  politiques  ont  entrevu  tout  ceci  ;  mais  en  parlant 
de  cette  seconde  branche  de  la  législation,  ils  ne  s'en  sont  point  fait 
des  idées  nettes  ;  la  première  a  été  depuis  longtemps  réduite  en 
système,  tant  bien  que  mal  ;  la  seconde  n'a  jamais  été  analysée,  on 
n'a  point  pensé  à  la  traiter  avec  méthode,  à  la  ranger  sous  des  classi- 
fications, en  un  mot  à  la  saisir-  dans  son  ensemble.  C'est  encore  un 
sujet  neuf. 

Les  écrivains  qui  font  des  romans  politiques  tolèrent  la  législation 
directe  comme  un  mal  nécessaire  :  c'est  un  pis-aller  auquel  ils  se 
soumettent,  et  dont  ils  ne  parlent  jamais  avec  un  intérêt  bien  vif. 
Au  contraire,  quand  ils  viennent  à  parler  des  moyens  de  prévenir 
les  délits,  de  rendre  les  hommes  meilleurs,  de  perfectionner  les 
mœurs,  leur  imagination  s'échauffe,  leurs  espérances  s'exaltent  ;  on 
croirait  qu'ils  sont  prêts  à  produire  le  grand  œuvre,  et  que  le  geni'e 
humaia  va  recevoir  une  forme  nouvelle.  C'est  qu'on  pense  plus 
magnifiquement  d'un  objet  à  proportion  de  ce  qu'il  est  moins  familier, 
et  que  l'imagination  a  plus  d'essor  sur  des  projets  vagues  qui  n'ont 
point  encore  subi  le  joug  de  l'analyse.  Major  e  longinquo  reverentia  ; 
ce  mot  est  aussi  applicable  aux  idées  qu'aux  personnes.  Un  examen 
détaillé  réduii-a  toutes  ces  espérances  indéfinies  aux  justes  dimen- 
sions du  possible  ;  mais  si  nous  y  perdons  des  trésors  fictifs,  nous  en 
serons  bien  dédommagés  par  la  certitude  de  nos  ressources. 

Poiu"  bien  démêler  ce  qui  appartient  à  ces  deux  branches,  il  faut 
commencer  par  se  faire  ime  idée  juste  de  la  législation  directe. 

Voici  comment  eUe  procède  ou  doit  procéder. 

1°  Le  choix  des  actes  qu'on  érige  en  délits. 

2°  La  description  de  chaque  délit  :   meuitre,  vol,  péeulat,  etc. 

3°  L'exposé  des  raisons  pour  attribuer  à  ces  actes  la  qualité  de 
délit;  raisons  qui  doivent  être  déduites  d'un  seul  principe,  et  par 
conséquent  s'accorder  entre  elles. 

4°  L'attribution  d'une  peine  compétente  à  chaque  délit. 

5°  L'exposé  des  raisons  qui  servent  à  justifier  cette  peine. 

Ce  système  pénal,  fùt-Q  le  meilleur  possible,  est  défectueux  à  bien 
des  égards.  1°  Il  faut  que  le  mal  ait  existé  avant  qu'on  puisse 
appliquer  le  remède.  Le  remède  consiste  dans  l'application  de  la 
peine,  et  la  peine  ne  peut  être  appliquée  qu'après  que  le  délit  a  été 
commis.  Chaque  nouvel  exemple  d'une  peine  infligée  est  une  preuve 
de  plus  de  son  peu  d'efficace,  et  laisse  subsister  un  certain  degré  de 
danger  et  d'alarme.  2°  La  peine  elle-même  est  un  mal,  quoique 
nécessaire  pour  prévenir  un  mal  plus  grand  ;  la  justice  pénale,  dans 
tout  le  coui-s  de  son  opération,  ne  peut  être  qu'une  suite  de  maux  : 
maux  dans  les  menaces  et  la  contrainte  de  la  loi  ;  maux  dans  la 
poursuite  des   accusés  avant  qu'on  puisse  distinguer  l'innocent  du 


296  INTRODUCTION. 

coupable;  maux  dans  l'infliction  des  sentences  jviridiques;  maux 
dans  les  suites  inévitables  qui  rejaillissent  sur  des  innocents.  3"  Enfin 
le  système  pénal  n'a  pas  assez  de  prise  sxir  plusieurs  actes  malfaisants 
qui  échappent  à  la  justice,  soit  par  leur  fréquence,  soit  par  la  facilité 
de  les  cacher,  soit  par  la  difficulté  de  les  définir,  soit  enfin  par 
quelque  disposition  viciée  de  l'opinion  pubHque  qui  les  favorise.  La 
loi  pénale  ne  peut  agir  que  dans  certaines  limites,  et  sa  puissance 
ne  s'étend  qu'à  des  actes  palpables  et  susceptibles  de  preuves  ma- 
nifestes. 

Cette  imperfection  du  système  pénal  a  fait  chercher  de  nouveaux 
expédients  pour  suppléer  à  ce  qui  lui  manque.  Ces  expédients  ont 
pour  objet  de  prévenir  les  délits,  soit  en  étant  la  connaissance  même 
du  mal,  soit  en  ôtant  la  puissance  ou  la  volonté  de  mal  faire.  La 
classe  la  plus  nombreuse  de  ces  moyens  se  rapporte  à  l'art  de  diriger 
les  inclinations,  en  affaiblissant  les  motifs  séducteui-s  qui  excitent  au 
mal,  et  en  fortifiant  les  motifs  tutélaires  qui  excitent  au  bien. 

Les  moyens  indirects  sont  donc  ceux  qui,  sans  avoir  les  caractères 
de  la  peine,  agissent  sur  le  physique  ou  le  moral  de  l'homme,  poiu-  le 
disposer  à  obéir  aux  lois,  pour  lui  épargner  les  tentations  du  crime, 
pour  le  gouverner  par  ses  penchants  et  par  ses  lumières. 

Ces  moyens  indirects  n'ont  pas  seulement  un  grand  avantage  du 
côté  de  la  douceui-  :  ils  réussissent  dans  bien  des  cas  où  les  moyens 
directs  échouent.  Tous  les  historiens  modernes  ont  observé  com- 
bien les  abus  de  l'ÉgHse  catholique  avaient  diminué  depuis  l'établisse- 
ment de  la  religion  protestante.  Ce  que  les  papes  et  les  conciles 
n'avaient  pu  faii-e  par  leurs  décrets,  une  heureuse  rivalité  l'a  opéré 
sans  peine  :  on  a  craint  de  donner  un  scandale  qui  serait  devenu  un 
sujet  de  triomphe  poui'  ses  ennemis.  Ainsi,  ce  moyen  indirect,  le 
libre  concours  des  religions,  a  plus  de  force  poiir  les  contenir  et 
pour  les  réformer,  que  toutes  les  lois  positives. 

Prenons  un  autre  exemple  dans  l'économie  politique  :  on  a  voulu 
réduire  le  piix  des  marchandises,  et  surtout  l'intérêt  de  l'argent. 
Le  haut  prix  n'est  un  mal,  il  est  vrai,  que  par  comparaison  avec  un 
bien  dont  il  empêche  de  jouir  ;  mais  tel  qu'il  est,  on  a  eu  i-aison  de 
chercher  à  le  diminuer.  Qu'a-t-on  imaginé  pour  cela  ?  Une  mul- 
titude de  lois  réglementaires,  im  taux  fixe,  un  intérêt  légal.  Et 
qu'est-il  arrivé  ?  Les  règlements  ont  toujours  été  éludés,  les  peines 
ont  été  redoublées,  et  le  mal,  au  lieu  de  diminuer,  est  devenu  plus 
grave.  Il  n'y  a  d'efficace  qu'im  moyen  indirect,  dont  peu  de  gou- 
vernements ont  eu  la  sagesse  d'user.  Laisser  un  libre  cours  à  la 
concurrence  de  tous  les  marchands,  de  tous  les  capitalistes,  se  fier  à 
eux  du  soin  de  se  faire  la  guerre,  de  se  supplanter,  de  s'aiTachcr  les 
achete\irs  par  les  offres  les  plus  avantageuses,  voUà  ce  moyen.     La 


MOYENS  d'ÔTER  LE  POUVOIR  PHYSIQUE  DE  NUIRE.         297 

libre  concurrence  est  l'équivalent  d'une  récompense  que  vous  auriez 
accordée  à  celui  qui  fournit  une  marchandise  de  la  meilleui'e  espèce 
et  au  plus  bas  prix.  Cette  récompense  immédiate  et  naturelle, 
qu'une  foule  de  rivaux  se  flattent  d'obtenir,  agit  avec  plus  d'efficace 
qu'une  peine  éloignée  à  laquelle  on  a  l'espoir  d'échapper. 

Avant  d'entrer  dans  l'exposé  des  moyens  indirects,  je  dois  avertir 
qu'il  y  a  un  peu  d'arbitraire  dans  la  manière  de  les  classer,  en  sorte 
qu'on  poiu'rait  en  ranger  quelques-uns  sous  différents  chefs.  Pour 
les  distinguer  invariablement  les  uns  des  autres,  il  aurait  fallu  se 
livrer  à  une  analyse  métaphysique  très-subtile  et  très-fatigante.  Il 
suffit,  pour  l'objet  qu'on  se  propose,  que  tous  les  moyens  iudii'ects 
puissent  se  placer  sous  l'im  ou  l'autre  de  ces  chefs,  et  qu'on  ait 
éveillé  l'attention  du  législateur  sur  les  piincipales  sources  où  il 
peut  puiser. 

Je  n'ajoute  plus  qu'une  remarque  préliminaire,  mais  elle  est 
essentielle.  Dans  cette  variété  de  mesures  que  l'on  va  exposer, 
il  n'en  est  aucune  que  l'on  prétende  recommander  comme  convenable 
à  chaque  gouvernement  en  particulier,  et  encore  moins  à  tous  en 
général.  L'avantage  spécial  de  chaque  mesure,  considérée  à  part, 
sera  indiqué  sous  son  chef:  mais  chacune  peut  avoir  des  incon- 
vénients relatifs,  qu'il  est  impossible  de  déterminer  sans  connaître 
les  circonstances.  Il  faut  donc  bien  entendre  que  l'objet  qu'on  se 
propose  ici  n'est  pas  de  conseiller  l'adoption  de  telle  ou  telle  me- 
sure, mais  simplement  de  la  mettre  en  vue  et  de  la  recommander  à 
l'attention  de  ceux  qui  peuvent  juger  de  sa  convenance. 


CHAPITRE  I. 

MOYENS  d'ÔTEE  LE  POCVOIR  PHYSIQUE  DE  NUrRE. 

Qtjaxd  la  volonté,  la  connaissance  et  le  pouvoir  nécessaire  à  la 
formation  d'un  acte  concourent,  cet  acte  est  nécessairement  produit. 
Indlnation,  connaissance,  pouvoir,  voilà  donc  les  trois  points  sur 
lesquels  il  faut  appliquer  l'influence  des  lois  pour  déterminer  la 
conduite  des  hommes.  Ces  trois  mots  contiennent,  en  abstrait,  la 
somme  et  la  substance  de  tout  ce  qu'on  peut  faire  en  législation 
directe  ou  indirecte. 

Je  commence  par  le  pouvoir,  parce  que  les  moyens  à  cet  égard 
sont  plus  bornés,  plus  simples,  et  que  dans  les  cas  oii  on  peut 
parvenir  à  ôter  le  pouvoir  de  nuire,  on  a  tout  fait.  Le  succès  est 
assuré. 

Le  pouvoir  peut  se  distinguer  en  deux  espèces  :  1°  Pouvoir  interne, 


298  MOYENS  D^ÔTER 

celui  qui  dépend  des  facultés  intrinsèques  de  l'individu  ;  2°  pouvoii* 
externe,  celui  qui  dépend  des  personnes  et  des  choses  hors  de  lui,  et 
dont  n  a  besoin  pour  agir*. 

Quant  au  pouvoir  interne,  celui  qui  dépend  des  facultés  de  l'in- 
dividu, il  n'est  guère  possible  d'en  priver  un  homme  avec  avantage. 
Le  pouvoii'  de  faire  le  mal  est  inséparable  du  pouvoir  de  faire  le 
bien.  Avec  les  mains  coupées,  on  ne  peut  plus  voler,  mais  on  ne 
peut  plus  travailler. 

D'ailleiu's,  ces  moyens  privatifs  sont  si  sévères,  qu'on  ne  peut  les 
employer  qu'avec  des  criminels  déjà  convaincus.  L'emprisonnement 
est  le  seul  qu'on  puisse  justifier  en  certains  cas  pour  prévenir  im 
délit  appréhendé  t. 

Le  législateiu'  a  plus  de  ressources  pour  prévenir  les  délits, 
en  s'appliquant  aux  objets  matériels  qui  peuvent  servir  à  les  com- 
mettre. 

Ll  y  a  des  cas  où  la  puissance  de  nuire  peut  être  ôtée,  en  excluant 
ce  que  Tacite  appelle  irritamenta  inaîoi'um,  les  sujets,  les  instruments 
de  délit.  Ici  la  politique  du  législateui'  peut  se  comparer  à  celle 
d'ime  bonne  :  les  barres  de  fer  aux  fenêtres,  les  grillages  autour  du 
feu,  le  soin  d'écarter  les  instruments  tranchants  et  dangereux  pour 
les  enfants,  sont  du  même  genre  que  la  défense  de  vendre  et  de 
fabriquer  les  outils  à  battre  monnaie,  les  di-ogues  vénéneuses,  les 
armes  faciles  à  cacher,  les  dés  ou  autres  ingrédients  des  jeux  pro- 
hibés, la  défense  de  faire  et  d'avoir  certains  filets  pour  îa  chasse  et 
autres  moyens  d'attraper  le  gibier. 

Mahomet,  ne  se  fiant  pas  à  la  raison,  a  voulu  mettre  les  hommes 
dans  Timpuissance  d'abuser  des  Kqueiu's -fortes.  Si  l'on  fait  atten- 
tion au  chmat  des  pays  chauds,  où  le  ^in  rend  furieux  plutôt  que 
stupide,  on  trouvera  peut-être  que  la  prohibition  totale  est  plus 
douce  que  la  permission  qui  am^ait  produit  une  classe  nombreuse  de 
délits,  et  par  conséquent  de  peines. 

*  1°  pouvoir  ah  intra;  2°  pouvoir  ab  extra, 

t  Mi'.fo  linguam.  De  virginibus  puerisque,  scd  non  virginibus puerisve  sermo 
est  :  et  praterea  alienus  sermo  non  erubescit.  Di'xit  adversus  potestate7n  peccandi, 
quam  ab  intra  nominain,  nulliim  dari  remedium.  En  l'ero  exceptionem  Circum- 
cisio.  Dicitur  non  apiid  Judaos  sofos  fuisse  in  usu.  Qiitenam  igifnr  instituti 
ratio  ?  Anne  adversus  Vencrcm  soUtariayn  ?  Ifa  visum  est  nescio  cui  :  credo 
equidem  Voltario.  Ligeniosum sane  fuissct  cxcogifamentum  :  siquidem  hoc  modo, 
ut  videtur,  procliritas  saltem  minuitur  si  non  facilitas  tollitur.  Adfcrsus  debt- 
litatem  remedium,  sterilesqne  nuptias.  Vitium  magis  perniciosum  quam  çu<e 
multo  sunt  odiosiora,  siquidem  magis  débilitât,  et  Junno  sibi  semper  prœsens. 
Quidni  hue  pertineat  Judeœ  gentis  spectata  fecunditas  !  sed  nec  vitium  videtur 
nec  remedium  rude  œvum  sapere  :  faciliîtsque  crediderim  hodiernos  attribuisse 
quam  antiques  ini<enzsse. 


LE  POUVOIR  PHYSIQUE  DE  NUIRE.  299 

Les  impots  sur  les  liqueurs  spiritueuses  remplissent  en  partie  le 
même  but.  A  proportion  que  le  prix  s'élève  au-dessus  des  facultés 
de  la  classe  la  plus  nombreuse,  on  lui  ôte  les  moyens  de  se  H^i-er  à 
l'intempérance. 

Les  lois  somptuaires,  en  tant  qu'elles  prohibent  l'iatroduetion  de 
certains  articles  qui  sont  l'objet  de  la  jalousie  du  législateur,  peuvent 
se  rapporter  à  ce  chef.  C'est  là  ce  qui  a  rendu  si  fameuse  la  légis- 
lation de  Sparte  :  les  métaux  précieux  étaient  bannis,  les  étrangers 
étaient  exclus,  les  voyages  n'étaient  pas  permis. 

A  Genève,  il  était  défendu  de  porter  des  diamants  ;  le  nombre  des 
chevaux  était  limité*. 

On  peut  mentionner  sous  ce  chef  plusieui's  statuts  anglais  relatifs 
au  débit  des  liqueurs  spiritueuses  :  il  est  défendu  de  les  exposer  en 
vente  sub  dlo.  Il  faut  obtenir  une  licence  qui  coûte  beaucoup,  etc. 
La  défense  d'ouvrir  certaines  places  d'amusement  le  dimanche  appar- 
tient à  ce  chef. 

De  même  les  mesui'es  pour  détruii'e  des  libelles,  des  écrits  sédi- 
tieux, des  fig-ures  obscènes  exposées  dans  les  raes,  pour  en  défendre 
l'impression  ou  la  publication,  etc. 

L'ancienne  police  de  Paris  défendait  aux  domestiques,  non-seule- 
ment le  port  de  l'épée,  mais  encore  de  la  canne  et  des  bâtons.  C'était 
peut-être  une  simple  distinction  de  rang,  peut-être  une  mesui'e  de 
sûreté. 

Lorsqu'une  classe  du  peuple  est  opprimée  par  le  souverain,  la  pru- 
dence veut  qu'on  lui  interdise  le  port  des  armes.  La  plus  grande 
injure  devient  une  raison  justificative  pour  la  plus  petite. 

Les  PhilistiiLs  obligeaient  les  Juifs  de  recourir  à  eux  toutes  les 
fois  qu'ils  avaient  besoin  d'aiguiser  leurs  haches  et  leurs  scies. — À 
la  Chine,  la  fabrique  et  la  vente  des  armes  est  réservée  exclusive- 
ment aux  Tartares-Chinois. 

Par  un  statut  de  Georges  III,  U  est  défendu  à  tout  particulier 
d'avoir  chez  lui  plus  de  cinquante  Hvres  pesant  de  poudi-e  à  canon, 
et  aux  marchands  de  poudre  à  canon,  d'en  avoir  plus  de  deux  cents 
livres  pesant  en  même  temps.  La  raison  assignée,  c'est  le  danger 
des  explosions. 

Dans  les  actes  relatifs  aux  grands  chemins  et  aux  barrières,  le 
nombre  des  chevaux  de  voiture  est  limité  à  huit  :  exception  faite  en 
faveur  de  certains  transports,  et  de  ce  qui  concerne  le  service  du  roi 
pour  l'artillerie  et  les  munitions.  La  raison  assignée,  c'est  la  con- 
servation des  routes. 

Si  ces  mesures  et  d'autres  semblables  avaient  encore  un  objet 

*  Citer  ces  usages,  ce  n'est  pas  les  proposer  comme  des  modèles  :  c'est  seule- 
ment montrer  sous  quelle  classe  il  faut  ranger  de  telles  lois. 


300  AUTRE   MOYEN   INDIRECT 

politique,  c'est  ce  que  je  ne  prétends  pas  dire  :  mais  il  est  sûr  que  de 
tels  expédients  peuvent  servir  à  ôter  des  moyens  de  révolte,  ou  à 
diminuer  les  moyens  de  contrebande. 

Parmi  les  expédients  qu'on  peut  puiser  dans  cette  source,  je  n'en 
connais  pas  de  plus  heureux  et  de  plus  simple  que  celui  qui  est  usité 
en  Angleterre  poxir  rendre  le  vol  des  billets  de  banque  difficile. 
Lorsqu'il  s'agit  de  les  confier  à  la  messagerie  ou  à  la  poste,  on  les 
coupe  en  deux  parts,  qu'on  envoie  chacune  séparément.  Le  vol 
d'une  moitié  de  billet  serait  inutile,  et  la  difficulté  de  voler  les  deux 
parties  l'une  après  l'autre  est  si  grande,  que  le  délit  est  comme 
impossible. 

Il  est  des  professions  pour  l'exercice  desquelles  on  exige  des 
preuves  de  capacité.  Il  en  est  d'autres  que  les  lois  rendent  incom- 
patibles. En  Angleterre,  plusieurs  offices  de  jiLstiee  sont  incompati- 
bles avec  l'état  de  procureiu"  :  on  craignait  que  la  main  droite  ne 
travaillât  secrètement  pour  la  main  gauche*. 

Les  personnes  qui  contractent  avec  l'administration  pour  les  entre- 
prises de  vivres,  pour  les  approvisionnements  des  flottes,  ne  peuvent 
point  avoir  de  siège  en  parlement.  Les  fournisseurs  peuvent  être 
délinquants  et  soumis  au  jugement  du  parlement  :  il  ne  convient 
donc  pas  qu'ils  en  soient  membres.  Mais  il  y  a  des  raisons  plus  fortes 
de  cette  exclusion  tirées  du  danger  d'accroître  l'influence  ministérielle. 


CHAPITKE  IL 


ATTTEE  MOYEN  INDIRECT.        EMPÊCHER  LES  HOMMES  d'aCQUÉRIE  LES  CON- 
NAISSANCES DONT  ILS  POURRAIENT  TIRER  UN  PARTI  NUISIBLE  f. 

Je  ne  fais  mention  de  cette  politique  que  pom-  la  proscrire  :  elle  a 
produit  la  censui-e  des  livi'es  ;  elle  a  produit  l'inquisition.  EUc  pro- 
duirait l'étemel  abrutissement  de  l'espèce  humaine. 

Je  me  propose  ici  de  montrer,  1°  que  la  diflFusion  des  connaissances 
n'est  pas  nuisible  en  totalité,  les  crimes  de  raffinement  étant  moins 

*  En  Autriche,  un  écorcheur  ne  peut  pas  vendre  de  la  viande  :  on  a  présumé 
qui  si  l'animal  eiit  été  sain,  il  ne  serait  pas  venu  entre  ses  mains.  Sonenfels, 
police  de  Vienne,  1777.  Un  grand  nombre  de  règlements  de  police  se  rap- 
portent à  ce  même  chef. 

+  La  science  (connaissance),  quoique  ordinaii-ement  considérée  comme  dis- 
tincte du  pouvoir,  en  est  réellement  une  branche,  c'est  une  branche  de  ce 
pouvoir  dont  le  siège  est  dans  l'àme.  Avant  qu'un  homme  puisse  faire  un  acte, 
il  doit  connaître  deux  choses,  motifs  de  le  faire,  moyens  de  l'exécuter.  On  peut 
distinguer  deux  ^sortes  de  connaissances,  celle  des  motifs  et  celle  des  moyens  :  la 
première  constitue  l'inclination,  la  seconde  constitue  une  partie  du  pouvoir. 


PRÉVENIR  CONNAISSANCES  NUISIBLES.  301 

funestes  que  ceux  d'ignorance  ;  2°  que  la  manière  la  plus  avantageuse 
de  combattre  le  mal  qui  peut  résulter  d'un  certain  degré  de  connais- 
sances, c'est  d'en  augmenter  la  quantité. 

Je  dis  d'abord  que  la  diffusion  des  lumières  n'est  pas  nuisible  en 
totalité.  Quelques  écrivains  ont  pensé  ou  para  penser  que  moins 
les  hommes  ont  de  connaissances,  mieux  ils  valent, — que  moins  ils 
ont  de  lumières,  moins  ils  connaissent  d'objets  qui  servent  de  motif 
au  mal  ou  de  moyens  de  le  commettre.  Que  les  fanatiques  aient  eu 
cette  opinion,  je  ne  m'en  étonne  pas,  %'u  qu'il  y  a  ime  rivalité 
natui-eUe  et  constante  entre  la  connaissance  des  choses  réelles,  utiles 
et  intelligibles,  et  la  connaissance  des  choses  imaginaires,  inutiles  et 
inintelligibles. — Mais  cette  manière  de  penser  sur  le  danger  des  con- 
naissances est  assez  commime  dans  la  masse  du  genre  humain.  On 
parle  avec  regret  de  l'âge  d'or,  de  l'âge  où  l'on  ne  savait  rien. — 
Pour  mettre  en  évidence  la  méprise  sur  laquelle  cette  manière  de  , 
penser  est  fondée,  il  fallait  une  méthode  plus  précise  d'estimer  le 
mal  d'un  délit  que  celle  dont  on  s'est  servi  jusqu'à  présent. 

Que  les  crimes  de  raffinement  aient  été  plus  odieux  que  les  crimes 
d'ignorance,  c'est-à-dii-e,  de  brutale  violence,  je  ne  m'en  étonne  pas. 
En  jugeant  de  la  grandeur  des  délits,  on  a  plus  suivi  le  piincipe  de 
l'antijîathie  que  celui  de  l'utilité.  L'antipathie  regarde  plus  à  la 
dépravation  apparente  du  caractère  indiquée  par  le  délit,  qu'à  toute 
autre  ch'constance.  C'est  aux  yeux  de  la  passion  le  point  saillant 
de  chaque  acte,  en  comparaison  duquel  l'examen  strict  de  l'utilité 
paraît  toujours  froid.  Or,  plus  im  délit  annonce  de  connaissance  et 
de  raffinement,  plus  il  annonce  de  réflexion  dans  son  auteui-,  jibis  il 
indique  la  dépravation  de  ses  dispositions  morales  :  mais  le  mal  du 
délit,  seul  objet  du  principe  de  l'utUité,  n'est  pas  uniquement  déter- 
miné par  la  dépravation  du  caractère  :  il  dépend  immédiatement  des 
soufïi'ances  des  personnes  qui  sont  affectées  par  le  délit,  et  de  l'alarme 
qui  résulte  de  ce  déUt  poiu*  la  société  en  général  ;  et  dans  la  somme 
du  mal,  la  dépravation  que  manifeste  l'individu  coupable  est  ime 
circonstance  aggravante,  mais  non  pas  essentielle. 

Les  plus  grands  crimes  sont  ceux  pour  lesquels  le  plus  petit  degré 
de  connaissance  est  suffisant  ;  l'individu  le  plus  ignorant  en  sait 
toujoiu's  assez  pom'  les  commettre.  L'inondation  est  plus  grave  que 
l'incendie,  l'incendie  plus  que  le  meurtre,  le  meurtre  plus  que  le  vol, 
le  vol  plus  que  le  filoutage.  On  peut  démontrer  cette  proposition 
par  un  procédé  aiithmétiquc,  par  un  inventaire  des  items  de  mal  des 
deux  côtés,  par  ime  comparaison  de  la  grandeur  du  mal  de  chaque 
individu  lésé,  et  par  le  nombre  des  personnes  qui  s'y  trouvent 
enveloppées.  Mais  que  faut-il  posséder  en  fait  de  connaissances 
pour  être  en  état  de  commettre  ces  délits  ?     Le  plus  atroce  de  tous 


302  AUTRE  MOYEN  INDIRECT 

n'exige  qu'un  degré  de  lumière  qui  est  familier  au  plus  barbare,  au 
plus  sauvage  des  hommes. 

Le  viol  est  pire  que  la  séduction  ou  l'adultère  ;  mais  le  viol  est 
plus  fréquent  dans  les  temps  grossiers,  la  séduction  et  l'adultère  le 
sont  plus  dans  les  âges  civilisés. 

La  dissémination  des  liunières  n'a  pas  augmenté  le  nombre  des 
délits,  ni  même  la  facilité  de  les  commettre,  elle  a  seiûement  diver- 
sifié les  moyens  de  les  produii'e  :  et  comment  les  a-t-elles  diversifiés  ? 
En  substituant  graduellement  les  moins  nuisibles  à  ceux  qui  l'étaient 
davantage. 

Un  nouveau  mode  de  filouter  est-il  inventé:  l'inventeur  profite 
pour  un  temps  de  sa  découverte  :  mais  bientôt  son  secret  est  dévoilé, 
et  l'on  est  sur  ses  gardes.  H  faut  donc  recourir  à  un  nouveau  moyen 
qui  n'a  qu'un  temps  comme  le  premier  et  passe  de  même.  Tout 
cela  n'est  encore  que  filoutago,  moins  mauvais  que  le  vol,  qui  lui- 
même  est  bien  moins  que  le  brigandage*.  Pourquoi?  la  confiance 
de  cliacim  dans  sa  propre  prudence,  dans  sa  sagacité,  l'empêche  de 
prendre  l'alarme  dans  le  cas  du  filoutage,  autant  que  dans  le  vol. 

Accordons  cependant  que  les  méchants  abusent  de  tout  ;  que  plus 
ils  savent,  plus  ils  ont  de  moyens  de  faire  le  mal  :  que  s'ensuit-il  ? 

Si  les  bons  et  les  méchants  composaient  deux  races  distinctes 
comme  celles  des  blancs  et  des  noirs,  on  pourrait  éclairer  les  uns  et 
tenir  les  autres  dans  rignorancc.  Mais  dans  l'impossibilité  de  les 
discerner,  et  m  l'alternative  si  fréquente  du  bien  au  mal  dans  les 
mêmes  indi\-idus,  il  faut  une  même  loi  poui-  tous.  Lumière  générale 
ou  aveuglement  général  ;  il  n'y  a  point  de  parti  mitoyen. 

Cependant  le  remède  sort  du  mal  même.  Les  connaissances  ne 
donneraient  de  l'avantage  aux  méchants  qu'autant  qu'ils  en  aiiraient 
la  possession  exclusive.  TJn  piège  reconnu  cesse  d'être  un  piège. 
Les  peuples  les  plus  ignorants  ont  su  empoisonner  la  pointe  de  leurs 
flèches,  mais  il  n'a  appartenu  qu'aux  peuples  policés  de  connaître 
tous  les  poisons,  et  de  les  combattre  par  des  antidotes. 

Il  appartient  à  tous  les  hommes  de  commetre  des  crimes  ;  il 
n'appartient  qu'aux  hommes  éclairés  de  trouver  les  lois  qui  peu- 
vent les  prévenir.      Plus  un  homme  est  borné,  plus  il  est  porté 

*  Je  suppose  toujoiu's  que  le  dommage  du  délit  soit  le  même.  Car  sous  un 
point  de  vue  le  filoutage  poiu-rait  être  pii-e,  vu  qu'on  peut  s'emparei-  d'une  plus 
grande  somme  par  ime  fraude  que  par  un  vol  de  gi-and  chemin. 

Pour  les  preuves  de  la  suptriorité  des  mœm-s  modernes  sur  les  temps  anciens, 
voyez  Hume  (Essai  sur  la  popidation).  Pour  les  preuves  de  lem*  supériorité  sur 
les  âges  gothiques,  voyez  Voltaire,  Ilistoire  générale;  Hume,  Histoù'e  d"  .Angleterre  ; 
Bobertso7i,  Introduction  à  Charles  V  ;  Barington,  Observation  sur  les  statuts 
apglais,  et  le  chevalier  de  Chastellux,  dans  son  Traité  de  la  Félicité  publique 
(ouvrage  bien  pensé,  mais  d'une  exécution  médiocre). 


1 


PRÉVENIR  CONNAISSANCES  NUISIBLES.  303 

à  isoler  son  intérêt  de  celui  de  ses  semblables.  Plus  il  est  éclairé, 
plus  il  saui-a  voir  l'imioii  de  son  intérêt  personnel  avec  l'intérêt 
général. 

Parcourez  l'histoii'e  :  les  siècles  les  plus  barbares  vous  présentent 
l'assemblage  de  tous  les  crimes,  et  môme  les  crimes  de  foui'berie 
autant  que  ceux  de  violence.  La  grossièreté  donne  des  vices  et  n'en 
exclut  aucun.  A  qu.elle  époque  se  sont  multipliés  plus  que  jamais 
les  faux  titres  et  les  fausses  donations  ?  Lorsque  le  clergé  seul 
savait  Ure,  lorsque,  par  la  supériorité  de  ses  connaissances,  il  re- 
gai'dait  les  hommes  à  peu  près  comme  nous  regardons  les  chevaux 
que  nous  ne  pom-rious  plus  soiunettre  à  la  biide,  si  Iciu-s  facultés 
intellectuelles  étaient  augmentées.  Pourquoi,  dans  le  même  temps, 
avait-on  recours  aux  duels  juridiques,  aux  épreuves  du  feu  et  de 
l'eau,  à  tout  ce  qu'on  appelait  jugements  du  Ciel?  C'est  que,  dans 
cette  enfance  de  la  raison,  on  n'avait  pas  de  principe  poiu'  discerner 
le  vrai  et  le  faux  dans  les  témoignages. 

Comparez  les  effets  dans  les  gouvernements  qui  ont  gêné  la  publi- 
cation des  pensées,  et  ceux  qui  leur  ont  laissé  un  libre  cours.  Vous 
avez,  d'un  côté,  l'Espagne,  le  Portugal,  l'Italie  ;  vous  avez  de  l'autre 
l'Angleterre,  la- Hollande,  l'Amérique  septentrionale.  Où  y  a-t-il 
plus  de  mœurs  et  plus  de  bonheiu-  ?  où  se  commet-il  plus  de  crimes  ? 
où  la  société  est-elle  i)lus  douce  et  plus  sûre  ? 

On  n'a  que  trop  célébré  des  institutions  où  les  chefs  avaient  fait 
un  monopole  de  leiu'S  connaissances.  Tels  ont  été  les  prêtres  dans 
l'ancienne  Egypte,  les  brames  dans  l'Hondoustan,  les  jésuites  dans  le 
Pai'ag-uay.  Sur  quoi  il  faut  faii-e  deux  observations;  la  première 
que,  si  leur  conduite  mérite  des  éloges,  c'est  par  rapport  à  l'iatérêt 
de  ceux  mêmes  qui  ont  inventé  cette  forme  de  gouvernement,  non 
par  rapport  à  l'intérêt  de  ceux  qui  lui  ont  été  soumis.  Je  veux 
admettre  que  les  peuples  ont  été  tranquilles  et  dociles  sous  ces 
théocraties  :  ont-Us  été  heureux  ?  Je  ne  le  croirais  pas,  si  du  moins 
une  servitude  abjecte,  de  vaines  terreurs,  des  obligations  inutiles, 
des  macérations,  des  privations  pénibles,  des  opinions  tiistes,  sont 
des  obstacles  au  bonheur. 

La  seconde  observation,  c'est  qu'ils  ont  bien  moins  atteint  leur  but 
en  maintenant  l'ignorance  natiu-elle,  qu'en  répandant  des  préjugés  et 
en  propageaJit  des  erreui's.  Les  chefs  eux-mêmes  ont  toujoiu's  fini 
par  être  les  victimes  de  cette  politique  étroite  et  pusillanime.  Des 
peuples  retenus  dans  une  infériorité  constante,  par  des  institutions 
qui  s'opposent  à  toute  espèce  de  progrès,  sont  devenus  la  proie  des 
peuples  qui  avaient  acquis  ime  supérioiité  comparative.  Ces  nations, 
\-ieillies  dans  l'enfance,  sous  des  tuteurs  qui  pi'olongent  leur  imbé- 
cilité,  pour  les  gouverner  plus  aisément,  ont  toujours  offert  une 


dOi'  AUTRE  MOYEN   INDIRECT. 

conquête  facile,  et  une  fois  subjuguées  n'ont  plus  fait  que  changer  la 
couleiu'  de  leurs  chaînes. 

Mais,  dira-t-on,  il  n'est  pas  question  parmi  nous  de  ramener  les 
hommes  à  l'ignorance  :  tous  les  gouvernements  sentent  la  nécessité 
des  lumières.  Ce  qui  leur  inspire  des  craintes,  c'est  la  liberté  de  la 
presse.  Ils  ne  s'opposeront  jamais  à  la  publication  des  livres  de 
sciences  ;  mais  n'ont-ils  pas  raison  de  s'opposer  à  ceUe  des  écrits 
immoraux  ou  séditieux,  dont  il  n'est  plus  temps  de  prévenir  le  mal 
quand  une  fois  ils  ont  pris  leur  essor  ?  Punii-  un  auteur  coupable, 
c'est  prévenir  peut-être  ceux  qui  seraient  tentés  de  l'imiter  ;  mais 
empêcher,  par  l'institution  de  la  censm-e,  la  publication  des  mauvais 
livres,  c'est  arrêter  le  poison  dans  sa  source. 

La  liberté  de  la  presse  a  ses  inconvénients.  jS'éanmoins  le  mal  qui 
peut  en  résulter  n'est  pas  comparable  à  celui  de  la  censure. 

Où  trouverez-vous  ce  génie  rare,  cette  intelligence  supérieure,  ce 
mortel  accessible  à  toutes  les  vérités,  et  inaccessible  cà  toutes  les 
passions,  pour  lui  confier  cette  dictature  suprême  sur  toutes  les  pro- 
ductions de  l'esprit  humain  ?  Pensez-vous  qu'un  Locke,  un  Leib- 
nitz,  im  Newton,  eussent  eu  la  présomption  de  s'en  charger?  Et 
quel  est  ce  pouvoir  que  vous  êtes  forcé  de  donner  à  des  hommes 
médiocres?  C'est  un  pouvoir  qui,  par  une  singillarité  nécessaire, 
rassemble  dans  son  exercice  toutes  les  causes  de  prévarication  et 
tous  les  caractères  de  l'iniquité.  Qu'est-ce  qu'im  censeui-  ?  c'est  un 
juge  intéressé,  un  juge  uni(]ue,  im  juge  arbitraii'c — qui  fait  ime  pro- 
cédui'e  clandestine, — condamne  sans  ouïr, — et  décide  sans  appel.  Le 
secret,  le  plus  grand  des  abus,  est  essentiel  à  la  chose  même.  Faire 
plaider  publiquement  la  cause  d'un  livre,  ce  serait  le  publier  pour 
savoir  s'il  doit  l'être. 

Quant  au  mal  qui  peut  en  résulter,  il  est  impossible  de  l'évaluer, 
car  il  est  impossible  de  dire  où  il  s'arrête.  Ce  n'est  rien  moins  que 
le  danger  d'arrêter  tous  les  progrès  de  l'esprit  humain  dans  toutes 
les  carrières.  Toute  vérité  intéressante  et  nouvelle  doit  avoir  beau- 
coup d'ennemis,  par  cela  seul  qu'elle  est  intéressante  et  nouvelle. 
Est-il  à  présumer  que  le  censeur  appartienne  à  cette  classe  infini- 
ment peu  nombreuse  qui  s'élève  au-dessus  des  préjugés  établis? 
Et  quand  il  aurait  cette  force  d'esprit  si  rare,  aura-t-il  le  courage  de 
se  compromettre  poui-  des  découvertes  dont  il  n'aura  pas  la  gloire  ? 
Il  n'y  a  poiu'  lui  qu'un  parti  sûr  :  c'est  do  proscrire  tout  ce  qui  sort 
des  idées  commîmes,  de  passer  sa  faux  brûlante  sur  tout  ce  qui 
s'élève.  Il  ne  risque  rien  à  prohiber,  il  risque  tout  à  permettre. 
Dans  le  doute,  ce  n'est  pas  lui  qxii  soufti-ira  :  c'est  la  vérité  qui  sera 
étouffée. 

8'il  n'avait  tenu  qu'aux  liommcs  constitués  en  aiitorité  d'aiTêtcr 


MOYENS  INDIRECTS  DE  PREVENIR,  ETC.  305 

la  marche  de  l'esprit  humain,  où  en  serions-nous  aujourd'hui  ?  Re- 
ligion, législation,  physique,  morale,  tout  serait  encore  dans  les 
ténèbi'es.     Je  ne  veux  pas  répéter  ici  des  preuves  trop  connues. 

La  véritable  censiu'e  est  celle  d'un  public  éclairé  qui  flétrit  les 
opioions  dangereuses  et  fausses,  et  qui  encourage  les  découvertes 
utiles.  L'audace  d'un  libelle  dans  un  pays  libre  ne  le  sauve  pas  du 
mépris  général  ;  mais  par  une  contradiction  facile  à  expliquer,  l'in- 
didgence  du  public  à  cet  égard  se  proportionne  toujours  à  la  rigueur 
du  gouvernement. 


CHAPITRE  III. 

DES  MOYENS  INDIRECTS  DE  PRÉVENIR  LA  VOLONTÉ  DE  COMMETTRE  LES 

DÉLITS. 

Noirs  avons  vu  que  la  législation  ne  peut  opérer  qu'en  influant  sur 
le  pouvoir,  la  connaissance  et  l'incUnation.  Nous  avons  parlé  des 
moyens  indirects  d'ôter  le  pouvoir  de  nuire  :  nous  venons  de  montrer 
que  la  politique  qui  voudi'ait  empêcher  les  hommes  d'acquérir  des 
lumières,  serait  plus  nuisible  qu'avantageuse.  Tous  les  moyens  in- 
directs qu'on  peut  employer  se  rapportent  donc  à  diriger  les  inclina- 
tions des  hommes,  à  mettre  en  pratique  les  règles  d'une  logique  trop 
peu  connue  jusqu'à  présent,  la  logique  de  la  volonté,  logique  qui 
paraît  souvent  en  opposition  avec  celle  de  V entendement,  comme  l'a  si 
bien  exprimé  un  poëte  : 

video  meliora  proh(jque, 
Détériora  seqtwr. 

Les  moyens  que  nous  allons  présenter  sont  de  nature  à  faire  cesser, 
en  plusieurs  cas,  cette  discorde  intériem-e,  à  diminuer  cette  contra- 
riété entre  les  motifs,  qui  n'existe  souvent  que  par  la  maladresse  du 
législateur,  par  ime  opposition  qu'il  a  créée  lui-même  entre  la  sanc- 
tion natui'elle  et  la  sanction  politique,  entre  la  sanction  morale  et  la 
sanction  religieuse.  S'Q  peut  faire  concom-ii*  toutes  ces  puissances 
vers  le  même  but,  toutes  les  facultés  de  l'homme  seront  en  harmonie, 
et  la  volonté  de  nuire  n'existera  pas.  Dans  les  cas  où  l'on  ne  peut 
atteindi'e  à  ce  but,  il  faut  du  moins  que  les  forces  des  motifs  tuté- 
laires  l'emportent  sur  celles  des  motifs  séductciu's. 

Je  vais  proposer  les  moyens  indirects  par  lesquels  on  peut  influer 
sur  la  volonté  sous  la  forme  de  problèmes  politiques  ou  moraux,  et 
j'en  montrerai  la  solution  par  divers  exemples. 

I^""  Problème.  Détoiu-ncr  le  coui-s  des  désirs  dangereux,  et  diriger 
les  inclinations  vers  les  amusements  les  plus  conformes  à  l'intérêt 
public. 


306  DÉTOURNER  LE  COURS 

11^  Faire  en  sorte  qu'xiii  désir  donné  se  satisfasse  sans  préjudice 
ou  avec  le  moindre  préjudice  possible. 

III«  Éviter  de  fournir  des  encouragements  aux  crimes. 

IY«  Augmenter  la  responsabilité  des  personnes  à  mesure  qu'elles 
sont  plus  exposées  à  la  tentation  de  nuire. 

V^  Diminuer  la  sensibUité  cà  l'égard  de  la  tentation. 

"VT^  Fortifier  l'impression  des  peines  sur  l'imagination. 

YII^  Faciliter  la  connaissance  du  corps  du  délit. 

YIII^  Empêcher  im  délit  en  donnant  à  plusieurs  personnes  un 
intérêt  immédiat  à  le  prévenir. 

IX«  Faciliter  les  moyens  de  reconnaître  et  retrouver  les  individus. 

X^  Augmenter  pour  les  déUnquants  la  difficulté  de  l'évasion. 

XP  Diminuer  l'incertitude  des  procédui'es  et  des  peines. 

XII^  Prohiber  les  délits  accessoires  pour  prévenir  le  délit  prin- 
cipal. 

Après  ces  moyens,  dont  l'objet  est  spécial,  nous  en  indiquerons 
d'autres  plus  généraux,  tels  que  la  culture  de  la  bienveillance,  la 
culture  de  l'honneiu',  l'emploi  du  mobile  de  la  religion,  l'usage  qu'on 
peut  tirer  de  la  puissance  de  l'iostiTiction  et  de  celle  de  l'éducation. 


CHAPITKE  IV. 


DÉTOTTRÎTEE  LE   COtTES   DES  DÉSIBS  DANGEREUX,  ET  DIRIGEE  LES  lîTCLryA- 
TIONS  VERS  LES  AMUSEMENTS  PLUS  CONEOEMES  À  l'eNTÉRÊT  PUBLIC. 

L'objet  de  la  législation  dii-ecte  est  de  combattre  les  désirs  perni- 
cieux par  des  prohibitions  et  des  peines  dirigées  contres  les  actes 
nuisibles  auxquels  ces  désii's  peuvent  donner  naissance. — L'objet  de 
la  législation  indirecte  est  de  contre-miner  leui'  influence,  en  aug- 
mentant la  force  des  désii's  moins  dangereux  qui  peuvent  entrer  en 
rivalité  avec  eux. 

On  a  deux  objets  à  considérer. — Quels  sont  les  désii's  qu'il  serait 
convenable  d'aSaiblir  ? — Par  quels  moyens  peut-on  arriver  à  ce  but  ? 

Les  désii's  pcraicieux  sont  de  trois  classes  :  1°  les  passions  mal- 
veillantes ;  2°  la  passion  des  liqueurs  enivrantes  ;  3°  l'oisiveté. 

Les  moyens  de  les  diminuer  se  réduisent  à  trois  chefs  :  1°  en- 
courager les  mouvements  honnêtes  ;  2°  éviter  de  forcer  les  hommes 
à  un  état  de  paresse  ;  3°  favoriser  la  consommation  des  liqueurs  non 
enivrantes,  par  préférence  à  celles  qui  ont  cet  eflfet. 

Quelques  personnes  s'étonneront  que  le  catalogue  des  penchants 
vicieux  soit  si  borné  :  mais  je  leur  ferai  observer  que  le  coeur  humain 
n'a  point  de  passion  absolument  mauvaise.     Il  n'en  est  aucime  qui 


DES  DÉSIRS   DANGEREUX.  307 

n'ait  besoin  d'être  dirigée,  aucune  qu'on  doive  détruire.  Lorsque 
l'ange  Gabriel  préparait  le  prophète  Mahomet  pour  sa  divine  mission, 
il  lui  arracha  du  cœiu-  une  tache  noii-c  qui  contenait  la  semence  du 
mal.  ilalheureusement  cette  opération  n'est  pas  praticable  dans  le 
cœur  des  hommes  ordinaires.  Les  semences  du  bien  et  les  semences 
du  mal  sont  inséparablement  mêlées.  Les  inclinations  sont  gou- 
vernées par  les  motifs.  Mais  les  motife  sont  toutes  les  peines  et 
tous  les  plaisirs,  toutes  les  peines  à  éviter,  tous  les  plaisirs  à  pour- 
suivre. Or,  tous  ces  motifs  peuvent  prodxiire  toutes  sortes  d'effets, 
depuis  les  meilleurs  jiLsqu'aux  plus  mauvais.  Ce  sont  des  arbres  qui 
portent  des  fniits  excellents  ou  des  poisons,  selon  l'exposition  où  ils 
se  trouvent,  selon  la  culture  du  jardinier,  et  même  selon  le  vent  qui 
règne  et  la  températiu-e  du  joui*.  La  plus  pure  bienveillance,  trop 
resserrée  dans  son  objet,  ou  se  méprenant  dans  ses  moyens,  produira 
des  crimes.  Les  affections  personnelles,  quoiqu'elles  puissent  devenir 
occasionnellement  nuisibles,  sont  constamment  les  plus  nécessaires  : 
et  malgré  leur  difformité,  les  passions  malveillantes  sont  tout  au 
moins  utiles,  comme  moyens  de  défense,  comme  sauve-gardes  contre 
les  invasions  de  l'intérêt  personnel.  D.  ne  s'agit  donc  de  déraciner 
aucune  des  affections  du  cœur  humain,  puisqu'il  n'en  est  aucime  qui 
ne  joue  son  rôle  dans  le  système  de  l'utilité.  Tout  doit  se  réduire 
à  travailler  sur  ces  inclinations  en  détail,  selon  la  direction  qu'elles 
prennent  et  les  effets  qu'on  en  prévoit.  On  peut  encore  établir  une 
balance  convenable  entre  ces  inclinations,  en  fortifiant  celles  qui  sont 
sujettes  à  manquer  de  force,  et  en  affaiblissant  celles  qui  en  ont 
trop.  C'est  ainsi  qu'un  cultivateur  diiige  le  cours  des  eaux,  de 
manière  à  ne  point  appauviir  ses  arrosements  et  à  prévenir  leure 
inondations  par  des  digues.  L'art  des  digues  consiste  à  flatter  le 
eoiu'ant  qui  entraînerait  par  sa  violence  tous  les  obstacles  qu'on  lui 
oppose  de  fi'ont. 

La  passion  des  liqueurs  enivrantes  est,  à  proprement  parler,  la 
seule  qu'on  pût  extirper  sans  faire  aucun  mal;  car  les  passions 
irascibles,  comme  je  l'ai  dit,  sont  un  stimulant  nécessaire  dans  le  cas 
où  les  individus  ont  à  se  garantir  des  injiu'es,  à  repousser  les  attaques 
de  leurs  ennemis.  L'amour  du  repos  n'est  pas  nuisible  en  lui- 
même  ;  l'indolence  est  surtout  un  mal,  en  ce  qu'elle  favorise  l'ascen- 
dant des  passions  malfaisantes.  Toutefois  on  peut  considérer  ces 
trois  désirs  comme  devant  être  également  combattus.  Il  n'est  guère 
à  craindi-e  qu'on  puisse  avoir  un  succès  trop  grand  contre  le  pen- 
chant à  la  paresse,  ni  qu'on  puisse  réduire  les  passions  vindicatives 
au-dessous  du  point  de  leur  utilité. 

Le  premier  expédient,  ai-je  dit,  c'est  d' encouj-ager  des  anuisements 
innocents.     C'est  une  branche  de  cette  science  très-compliquée  et 

x2 


308  DÉTOURNER  LE  COURS 

assez  peu  définie,  qui  consiste  à  avancer  la  civilisation.  L'état  de 
barbarie  diffère  de  la  civilisation  par  deux  traits  caractéristiques  : 
1°  par  la  force  des  apjjétits  irascibles  ;  2°  par  le  petit  nombre  des 
objets  de  jouissance  qui  s'offrent  d'eux-mêmes  aux  appétits  con- 
eitpiscibles*. 

Les  occupations  d'un  sauvage,  quand  il  s'est  procm-é  le  néces- 
saire physique,  le  seul  qu'il  connaisse,  sont  bientôt  décrites.  La 
poursuite  de  quelque  vengeance, — le  plaisir  de  s'enivrer,  s'il  en  a 
les  moyens, — le  sommeil  ou  l'indolence  la  plus  complète, — voilà 
toutes  ses  ressources.  Chacun  de  ces  penchants  est  favorable  au  dé- 
veloppement et  à  l'action  de  chaque  autre.  Le  ressentiment  trouve 
aisément  accès  dans  un  esprit  vide  :  l'oisiveté  le  porte  à  s'enivrer  ; 
et  l'ivresse  produit  des  querelles  qui  nourrissent  et  multiplient  les 
ressentiments. — Les  plaisirs  de  l'amoui-,  n'étant  poiat  compliqués 
par  les  raffinements  sentimentaux  qui  les  embellissent  et  les  for- 
tifient, ne  paraissent  pas  jouer  un  gi'and  rôle  dans  la  vie  du 
sauvage,  et  ne  vont  pas  loin  pour  remplir  les  intervalles  de  ses 
travaux. 

Sous  un  gouvernement  régulier,  la  nécessité  de  la  vengeance  est 
supprimée  par  la  protection  légale,  et  le  plaisir  de  s'y  li\Ter  est 
réprimé  par  la  crainte  de  la  peine.  Le  pouvoir  de  l'indolence  est 
affaibli,  mais  l'amour  des  liqueurs  fortes  n'est  point  diminué.  Une 
nation  de  sauvages  et  une  nation  de  chasseiu-s  sont  des  expressions 
convertibles,  La  vie  du  chasseur  donne  de  longs  intei'valles  de 
loisir,  ainsi  que  celle  du  pêcheui",  pourvu  que  l'on  connaisse  les  moyens 
de  conserver  les  espèces  de  noui-ritm-e  qui  en  résultent.  Mais  dans 
un  état  civilisé,  la  masse  de  la  commimauté  est  composée  de  la- 
boiu'eui's  et  d'artisans  qui  n'ont  guère  de  loisir  que  ce  qu'il  en  fau- 
drait poui*  le  sommeil  et  le  délassement.  Le  malheur  est  que  la 
passion  des  Htiueui-s  fortes  peut  se  satisfaii'e  dans  une  vie  très-la- 
borieuse, et  qu'elle  prend  sur  les  heures  attribuées  au  repos.  La 
pauvi'eté  la  restreint  dans  les  conditions  inférieui-es,  mais  les  artisans, 
dont  le  travail  est  mieux  payé,  peuvent  faire  de  grands  sacrifices  à 
ce  goût  funeste,  et  les  classes  opulentes  peuvent  y  dévouer  tout  leui* 
temps.  Aussi  voyons-nous,  dans  les  siècles  de  grossièreté,  que  les 
classes  supériem-es  ont  partagé  toute  leiu'  A-ie  entre  la  guerre,  la  chasse, 
qui  est  une  image  de  la  guerre,  les  fonctions  imimales,  et  les  longs 
repas  dont  l'ivresse  est  le  plus  grand  attrait.  Telle  est  toute  l'histoire 
d'un  grand  propriétaire,  d'un  grand  soignciu-  féodal  dans  les  âges 
gothiques.     Le  pri%*ilége  de  ce  noble  guerrier  ou  de  ce  noble  chas- 

*  Cette  distinction  des  anciens  scolastiques  est  assez  complète:  àl  a  pre- 
mière classe  appartiennent  les  plaisirs  de  la  malveillance  ;  à  la  seconde,  tous  les 
autres  plaisirs. 


DES  DÉSIRS  DANGEREUX.  309 

seur  semble  être  d'avoir  prolongé,  dans  une  société  pliis  civilisée, 
les  occupations  et  le  caractère  d'un  sauvage. 

Cela  étant  ainsi,  tout  amusement  innocent  que  l'art  humain  peut 
inventer  est  utile  sous  im  double  point  de  vue  :  1"  pour  le  plaisir 
même  qui  en  résulte  ;  2°  par  sa  tendance  à  affaiblir  ces  penchants 
dangereux  que  l'homme  tient  de  sa  nature.  Et  quand  je  parle 
d'amusements  innocents,  j'entends  tous  ceux  dont  on  ne  peut  pas 
prouver  qu'ils  soient  nuisibles.  Leur  introduction  étant  favorable 
au  bonheur  de  la  société,  il  est  du  devoir"  du  législateiu'  de  les  en- 
courager, ou  au  moins,  de  n'y  point  mettre  d'obstacle.  Je  vais  en 
faire  mention,  en  commençant  par  ceux  qu'on  regarde  comme  les 
plus  grossiers,  et  allant  de  suite  à  ceux  qui  supposent  pliLs  de  raf- 
finement. 

1.  L'introduction  d'une  variété  d'aliments  et  les  progrès  de  l'art 
des  jardins,  appKqué  à  la  production  des  végétaux  nourriciers. 

2.  L'introduction  des  liqueru-s  non  enivrantes,  dont  le  café  et  le 
thé  sont  les  principales.  Ces  deux  articles,  que  des  esprits  super- 
ficiels seront  étonnés  de  voir  figurer  dans  un  catalogue  d'objets  mo- 
raux, sont  d'autant  plus  utiles,  qu'ils  viennent  directement  en  con- 
currence avec  les  liqueui-s  enivrantes*. 

3.  Les  progrès  dans  tout  ce  qui  constitue  l'élégance,  soit  des 
habillements,  soit  des  ameublements,  les  embellissements  des  jar- 
dins, etc. 

4.  L'invention  de  jeux  et  de  passe-temps,  soit  athlétiques,  soit 
sédentaires,  parmi  lesquels  les  jeux  de  cartes  tiennent  im  rang  dis- 
tingué. J'exclus  seulement  les  jeux  de  hasard.  Ces  jeux  tran- 
quilles ont  rapproché  les  sexes  et  ont  diminué  l'ennui,  cette  maladie 
particulière  de  l'espèce  humaine,  surtout  de  la  classe  opulente  et  de 
la  vieillesse. 

5.  La  culture  de  la  musique. 

6.  Les  théâtres,  assemblées,  amusements  pubKcsf. 

7.  La'culture  des  arts,  des  sciences,  de  la  littérature. 

Quand  on  considère  ces  différents  moyens  de  jouissance,  par  op- 
position aux  moyens  nécessaires  de  pourvoir  à  la  subsistance,  on  les 

*  Le  célèbre  Hogarth  a  fait  deux  tableaux  intitulés  Beer-street  et  Gin-lane 
(le  cabaret  à  bière  et  le  cabaret  à  eau-cle-vie  ou  de  genièTre).  Dans  le  pre- 
mier, tout  respire  un  air  de  gaîté  et  de  santé  :  dans  le  second,  de  misère  et  de 
maladie.  Cet  admirable  artiste  instruisait  avec  son  pinceau,  et  avait  plus 
réfléchi  sur  la  morale,  que  ceux  qui  se  donnent  pour  les  professeurs  de  cette 
science. 

t  "  J'ai  ouï  dire  à  M.  d'Argenson  que,  quand  il  était  lieutenant  de  police,  il 
y  avait  plus  d'irrégidarités  et  de  débauches  commises  dans  Paris,  diu^ant  la 
quinzaine  de  Pâques,  où  les  théâtres  sont  fermés,  que  pendant  les  quatre  mois 
de  la  saison  où  ils  sont  ouverts."     Mémoires  de  Pollnitz,  tome  iii.  page  312. 


310  DÉTOURNER  LE  COURS 

appelle  objets  de  liuce  :  si  leur  tendance  est  telle  qu'on  l'a  suggérée, 
le  luxe,  quelque  singulier  que  cela  puisse  paraître,  est  plutôt  une 
soiu'ce  de  vertu  que  de  vice. 

Cette  branche  de  politique  n'a  pas  été  entièrement  négligée  ;  mais 
on  l'a  plus  cultivée  dans  une  vue  politique  que  morale.  L'objet  a 
été  plutôt  de  rendre  le  peuple  tranquille  et  soumis  au  gouvernement, 
que  de  rendi-e  les  citoyens  plus  unis  entre  eux,  plus  heureux,  plus 
industrieux,  plus  honnêtes. 

Les  jeux  du  cirque  étaient  un  des  objets  principaux  de  l'attention 
du  gouvernement  parmi  les  Romains  :  ce  n'était  pas  seulement  xin 
moyen  de  concilier  les  affections  du  peuple,  mais  encore  de  dé- 
tourner ses  regards  des  affaii'es  publiques.  On  sait  le  mot  de  Pylade 
à  Auguste. 

Cromwell,  à  qui  ses  principes  ascétiques  ne  laissent  pas  cette 
ressource,  n'eut  d'auti'e  moyen,  pour  occuper  les  esprits,  que  d'en- 
gager la  nation  dans  des  guerres  étrangères. 

A  Venise,  un  gouvernement  jaloux  à  l'excès  de  son  autorité,  mon- 
trait la  plus  grande  indulgence  pour  les  plaisirs. 

Les  processions  et  les  autres  fêtes  religieuses  des  pays  catholiques 
remplissent  en  partie  le  même  objet  que  les  jeux  du  cirque. 

Toutes  ces  institutions  ont  été  considérées  par  des  écrivains  poli- 
tiques comme  autant  de  moyens  d'adoucir  le  joug  du  pouvoir,  de 
tourner  les  esprits  vei-s  les  objets  agréables,  et  les  empêcher  de 
s'occuper  du  gouvernement.  Cet  effet,  sans  avoii'  été  le  but  de  leur 
établissement,  a  pu  lem-  faii-e  obtenir  plus  de  faveur  quand  ils  ont 
été  établis. 

Pierre  I'"'  eut  reeoui's  à  une  politique  plus  grande  et  plus  généreuse. 

Les  mœurs  des  Russes,  à  l'exception  de  la  sobriété,  étaient  plus 
asiatiques  qu'européennes.  Pierre  I",  voulant  tempérer  la  grossièreté 
et  adoucir  la  férocité  des  manières,  employa  des  expédients  qui  étaient 
peut-être  im  peu  trop  directs.  Ll  usa  de  tous  les  encouragements 
possibles,  et  alla  jusqu'à  la  violence  pour  introduire  l'habillement 
européen,  les  spectacles,  les  assemblées,  les  arts  des  Européens. 
Amener  ses  sujets  à  l'imitation  des  autres  peuples  de  l'Europe, 
c'était,  en  d'autres  termes,  les  civiliser  ;  mais  il  trouvait  la  plus 
grande  résistance  à  toutes  ces  innovations.  L'envie,  la  jalousie,  le 
mépris  et  ime  multitude  de  passions  anti-sociales  les  éloignaient  de 
s'assimiler  à  ces  rivaux  étrangers.  Les  passions  ne  reconnaissaient 
plus  leur  objet,  dès  que  les  marques  visibles  de  cUstinction  étaient 
effacées.  En  leur  ôtant  cet  extérieur  qui  les  distinguait,  il  leur 
était,  pour  ainsi  dire,  le  prétexte  et  l'aliment  de  ces  rivalités  hai- 
neuses. H  les  associait  à  la  grande  république  de  l'Europe,  et  il  y 
avait  tout  à  gagner  poiu-  eux  dans  cette  association. 


DES  DESIRS  DANGEREUX. 


311 


L'observance  rigide  du  sabbat  (/.  e.  du  dimanche),  telle  qu'elle  est 
requise  en  Ecosse,  dans  quelques  parties  de  l'Allemagne,  en  Angle- 
terre, est  une  violation  de  cette  politique.  L'acte  du  parlement,  passé 
en  1781,  semble  plus  appartenir  au  temps  de  CromweU  qu'à  notre 
siècle.  H  fut  fait  pour  exclure  le  peuple,  ce  jour-là,  de  toute  espèce 
d'amusement,  excepté  les  plaisii-s  sensuels,  la  débauche  et  l'ivi'ognerie. 
C'est  au  nom  même  des  bonnes  mœurs  qu'on  fit  une  loi  si  contraire 
aux  mœurs.  Le  jour  du  dimanche  devint,  par  ce  rigorisme,  ime  in- 
stitution en  l'honneur  de  l'oisiveté  et  au  profit  de  tous  les  vices. 

Pour  justifier  ime  telle  loi,  il  faut  avoir-  recours  à  deux  supposi- 
tions :  l'une  que  les  amusements,  innocents  les  six  autres  jours  de 
la  semaine,  changent  de  nature  et  deviennent  malfaisants  le  septième  ; 
l'autre,  que  l'oisiveté,  qui  est  la  mère  de  tous  les  vices,  est  la  sauve- 
garde de  la  religion.  Je  ne  sais  comment  réconcilier  ces  idées  : 
videant  doctlores*. 

Si  une  loi  révélée  était  en  contradiction  avec  la  morale,  on  ne 
devrait  plus  écouter  la  première,  parce  que  nous  avons  des  preuves 
plus  certaines  des  effets  politiques  d'une  rastitution,  que  nous  ne 
pouvons  en  avoir  de  la  vérité  d'ime  histoire  religieuse,  fondée  sur 
des  événements  hors  du  eoiu's  de  la  nature  :  dans  un  cas  nous  avons 
le  témoignage  de  nos  propres  sens  ;  dans  l'autre  cas,  nous  devons 
nous  en  rapporter  aux  témoignages  d'autrui,  témoignages  ti'ansmis 
de  main  en  main,  et  afi'aiblis  par  tous  ces  milieux,  qui  en  altèrent 
plus  ou  moins  les  traits  primitifs. 

Mais  cette  contradiction  n'existe  pas.  Le  rigorisme  du  sabbat  n'a 
point  de  fondement  dans  l'Évangile,  et  même  il  est  contraire  à  des 
textes  et  à  des  exemples  positifs.  Le  sage  Fénelon,  qu'on  n'accusera 
pas  d'avoir  méconnu  l'esprit  de  la  morale  chrétienne,  blâmait  l'in- 
discrète sévérité  des  cui'és,  et  ne  voidait  point  qu'on  interdît,  le 
dimanche,  au  peuple  de  son  diocèse,  les  courses  et  les  danses  après 
les  exercices  de  la  religion. 

Ce  que  je  condamne  ici,  ce  n'est  donc  point  un  jour  de  suspension 
des  travaux  ordinaii-es,  ni  im  jour  destiné  en  partie  au  cidte  religieux, 
mais  l'absiu-dité  de  convertir  en  délits  dui-ant  ce  jour,  et  les  travaux 
les  plus  nécessaires  de  la  campagne,  et  les  amusements  les  plus 
honnêtes,  sous  les  yeux  du  pubKc. 

*  Le  chapelain  de  Newgate  a  grand  soin  de  faire  insérer  dans  la  Biograpliie 
des  malfaiteurs,  comme  lem-  propre  confession,  que  le  commencement  de  leur 
désordre  est  d'avoir  violé  le  sabbat. — Je  crois  qu'il  serait  plus  prés  de  la  vérité 
s'U  disait  que  la  première  cause  de  leur  désordre  est  de  l'avoir  observé  dans  un 
certain  sens.  Ne  sachant  que  faire  de  leur  temps  et  de  leiu*  argent,  quelle 
ressource  ont-ils  que  le  cabaret?  L'ivrognerie  les  rend  querellein«,  stupides, 
déti'iùt  leiu-  santé,  lem-  aptitude  au  travail,  les  éloigne  de  toute  économie  et  les 
jette  dans  une  société  qui  les  pervertit. 


312  FAIRE  EN  SORTE  QU^UN  DESIR  DONNE 

Ôtcr  au  peuple  un  joiu'  de  la  semaine  des  plaisirs  reconnus  inno- 
cents, c'est  lui  ôter  une  portion  de  son  bonheur  :  car  si  le  bonheur 
n'est  pas  composé  d'amusements,  de  quoi  donc  est-il  composé  ? 
Comment  peut-on  justifier  la  sévérité  du  législateur  qui,  sans  néces- 
sité, vient  enlever  à  la  classe  laborieuse  les  petites  jouissances  qui 
adoucissent  la  coupe  amère  de  ses  travaux,  et  la  forcer  à  la  tristesse 
ou  au  vice,  sous  un  prétexte  religieux  ? 

Il  y  a  deux  manières  de  faii-e  du  mal  dans  un  État  :  l'une  est 
d'introduire  des  peines,  l'autre  d'exclure  des  plaisirs.  Si  l'une  de 
ces  manières  de  nuire  est  condamnable,  comment  l'autre  pourrait- 
elle  être  louable  ?  Toutes  les  deux  sont  des  actes  de  tyrannie  ;  car 
en  quoi  peut  consister  la  t}Tannie  si  ce  n'est  en  cela  ?  Observez  que 
je  parle  des  effets  seuls  ;  je  sais  qu'on  a  en  vue  un  certain  bien  ; 
mais  il  est  plus  aisé  de  raisonner  vaguement  que  d'approfondir,  de 
flotter  çà  et  là  entre  la  folie  et  la  sagesse  que  de  persévérer  dans 
l'une  ou  dans  l'autre,  de  suivi-e  la  force  du  préjugé  que  de  résister 
au  torrent.  Quelque  bonne  que  soit  l'intention,  U  est  certain  que 
la  tendance  de  cet  ascétisme  est  malfaisante  et  immorale. 

Heureux  le  peuple  qu'on  voit  s'élever  au-dessus  des  -vaces  brutaux 
et  grossiers,  étudier  l'élégance  des  mœurs,  les  plaisirs  de  la  société, 
les  embellissements  des  jardins,  les  beaux-arts,  les  sciences,  les  jeux 
publics,  les  exercices  de  l'esprit.  Les  religions  qui  inspirent  la 
tristesse,  les  gouvernements  qui  rendent  les  hommes  défiants  et  qui 
les  séparent,  contiennent  le  germe  des  plus  grands  vices  et  des  pas- 
sions les  plus  nuisibles. 


CHAPITKE  V. 


FAIRE  EN  SOETE  QTj'Oî  DÉSIR  DONNÉ  SE  SATISFASSE  SANS  PRÉJUDICE, 
OU  AVEC  LE  MOINDRE  PRÉJUDICE  POSSIBLE. 

Les  désu's,  ceux  dont  nous  venons  de  parler,  ainsi  que  d'autres  dont 
nous  n'avons  pas  encore  fait  mention,  sont  susceptibles  d'être  satis- 
faits de  diifércntes  manières  et  à  différentes  conditions,  dans  tous  les 
degrés  de  l'échelle  morale,  depuis  l'innocence  jusqu'au  plus  grand 
crime.  Que  ces  désii-s  puissent  se  satisfaii'e  sans  préjudice,  voUà  le 
I)remier  objet  à  remphi-  ;  mais  si  on  ne  peut  les  régler  à  ce  point, 
que  leur  satisfaction  n'entraîne  pas  un  préjudice  aussi  grand  pour  la 
communauté  que  celui  qui  résulte  d'une  loi  A-iolée,  voilà  le  second. 
Si  on  ne  peut  pas  même  obtenir  cela,  tout  disi)oser  de  manière  que 
^indi^•idu  placé  par  ses  désirs  entre  deux  délits  soit  porté  à  choisir 
le  moins  nuisible,  voilà  le  troisième  ;  ce  dernier  objet  parait  humble  ; 


SE  SATISFASSE  SANS  PREJUDICE.  313 

c'est  une  espèce  de  composition  avec  le  vice  :  on  marchande  poiir 
ainsi  dire  avec  lui,  et  on  cherche  à  le  contenter  au  moindre  prix 
possible. 

Voyons  comme  on  peut  traiter  sui"  tous  ces  points  avec  trois  classes 
de  désirs  impérieux,  1°  la  vengeance,  2°  l'indigence,  3°  l'amour. 

SECTION  I. 

Poui*  satisfaire  sans  préjudice  les  appétits  vindicatifs,  H  y  a  deux 
moyens  :  1°  Procurer  un  redressement  légal  à  toute  esjoèce  d'injiu-e  ; 
2"  procurer  un  redressement  compétent  aux  injm'cs  qui  affectent  le 
point  d'honneur. 

Pour  satisfaire  ces  appétits  vindicatifs  avec  le  moindi-e  préjudice 
possible,  il  n'y  a  qu'un  expédient,  c'est  de  se  montrer  indulgent 
pour  le  duel.     Reprenons  ces  différents  chefs. 

1°  Procurer  un  redressement  légal  à  toute  espèce  cVinjure. 

Les  vices  et  les  vertus  du  genre  humain  dépendent  beaucoup  des 
circonstances  de  la  société.  L'hospitalité,  comme  on  l'a  observé,  est 
le  plus  pratiquée  où  elle  est  le  plus  nécessaire.  Il  en  est  de  même 
de  la  vengeance.  Dans  l'état  de  nature,  la  crainte  des  vengeances 
privées  est  le  seul  frein  de  la  force,  la  seule  sauvegarde  contre  la 
violence  des  passions  :  elle  correspond  à  la  crainte  de  la  peine  dans 
un  état  de  société  politique.  Chaque  progrès  dans  Tadmiaistration 
de  la  justice  tend  à  diminuer  la  force  des  appétits  vindicatifs,  et  à 
prévenir  les  actes  d'animosité  privée. 

Le  principal  intérêt  que  l'on  ait  en  ^^.le  dans  le  redressement  légal 
est  celui  de  la  partie  lésée.  Mais  l'offenseur  lui-même  trouve  son 
profit  dans  cet  arrangement.  Laissez  un  homme  se  venger  lui- 
même,  et  sa  vengeance  ne  connaît  point  de  limites  :  accordez-lui  ce 
que  de  sang-froid  vous  regardez  comme  une  satisfaction  compétente, 
en  lui  défendant  d'aller  plus  loin,  il  aimera  mieux  accepter  ce  que 
vous  lui  donnez  sans  couiii-  aucim  hasard,  que  de  s'exposer  au  juge- 
ment de  la  loi  en  essayant  de  prendre  une  plus  grande  satisfaction 
par  lui-même.  Yoilà  donc  im  bienfait  accessoire  qui  résulte  du  soin 
de  prociu'er  un  redressement  juridique.  Les  représailles  sont  pré- 
venues. Couvert  du  boucher  de  la  justice,  le  transgressem*,  après 
son  délit,  se  trouve  dans  im  état  de  sCu'eté  comparative  sous  la  pro- 
tection de  la  loi. 

n  est  assez  évident  que  mieux  on  a  pourvu  axi  redi'essement  légal, 
plus  on  a  diminué  le  motif  qui  peut  inciter  la  partie  lésée  à  se  le 
prociu'cr  par  elle-même.  Que  chaque  peine  qu'im  homme  est  exposé 
à  souffi'ir  par  la  conduite  cFim  autre  fût  suivie  à  l'instant  d'im  plaisir 
équivalent  à  ses  yeux,  l'appétit  irascible  n'existerait  pas.    La  suppo- 


314  FAIRE  EN  SORTE  Qu'UN  DESIR  DONNÉ 

sition  est  évidemment  exagérée.  Mais  exagérée  comme  elle  l'est, 
elle  renferme  assez  de  vérité  pour  montrer  que  chaque  amélioration 
qu'on  peut  faire  dans  cette  branche  de  la  justice  tend  à  diminuer  la 
force  des  passions  vindicatives. 

Hume  a  observé,  en  parlant  des  époques  barbares  de  l'histoire 
d'Angleterre,  que  la  grande  difficulté  était  d'engager  la  partie  lésée 
à  recevoh'  satisfaction,  et  que  les  lois  qui  concernaient  les  satisfac- 
tions avaient  autant  en  rue  de  borner  le  ressentiment  que  de  lui 
prociu'er  ime  jouissance. 

n  y  a  plus:  instituez  une  peine  légale  pour  une  injure,  vous 
donnez  lieu  à  la  générosité  ;  vous  créez  une  vertu.  Pardonner  xme 
Lnjme  quand  la  loi  offre  xvae  satisfaction,  c'est  reprendre  sur  son 
adversaire  ime  espèce  de  supériorité  par  l'obligation  qui  en  résulte. 
On  ne  jjeut  plus  attribuer  le  pardon  à  la  faiblesse,  le  motif  est  au- 
dessus  du  soupçon. 

2°  Procurer  un  redressement  compétent  pour   les  injures  qui   at- 
taquent Je  point  d'honneur  en  particulier. 

Cette  classe  d'injures  demande  une  attention  d'autant  plus  par- 
tictilière  qu'elles  ont  une  tendance  plus  marquée  à  provoquer  les 
passions  %indieatives.  J'en  ai  dit  assez  dans  le  second  Kvi-e,  chap.  xiv, 
poiu"  me  dispenser  d'y  revenir. 

À  cet  égard,  la  jmisprudence  française  a  été  longtemps  supé- 
rieure à  toutes  les  autres. 

La  jurisprudence  anglaise  est  éminemment  défectueuse  sur  ce  point. 
Elle  ne  connaît  pas  l'honneur.  Elle  n'a  aucim  moyen  d'estimer  une 
insulte  corporelle  que  par  la  dimension  de  la  blessure. — EUe  ne 
soupçonne  pas  qu'il  y  ait  d'autre  mal  dans  la  perte  de  la  réputation, 
que  la  perte  de  l'argent  qui  peut  en  être  la  conséquence. — Elle  con- 
sidère l'argent  comme  le  remède  à  tous  les  maux,  le  palliatif  de 
tous  les  affii'onts,  l'équivalent  de  toutes  les  insultes. — Celui  qui  n'en 
a  pas  reçu  n'a  rien  du  tout  ;  celui  auquel  on  en  a  donné  ne  peut 
manquer  de  rien. — îfullc  réparation  que  pécimiaire, — Mais  il  ne 
faut  pas  reprocher  à  la  génération  présente  la  grossièreté  des  âges 
de  barbarie  :  les  lois  ont  été  établies  avant  que  les  sentiments 
d'honnciu"  fussent  développés.  L'honneur  existe  dans  le  tribimal 
de  l'opinion,  et  ses  arrêts  se  prononcent  même  avec  ime  force  toute 
particulière. 

Cependant,  on  ne  peut  douter  que  le  sUence  de  la  loi  n'ait  un 
mauvais  effet.  Un  Anglais  ne  saurait  venir  en  France  sans  ob- 
server combien  le  sentiment  de  l'honneiu"  et  le  mépris  de  l'argent 
descendent,  pour  ainsi  dire,  dans  les  conditions  infériem-es  beaucoup 
plus  en  France  qu'en  Angleterre  ;  cette  différence  est  siu-tout  re- 


SE  SATISFASSE  SANS  PRKJUDICE.  315 

marquable  dans  l'année.  Le  sentiment  de  la  gloii-e,  l'orgueil  du 
désintéressement  se  reproduisent  partout  dans  les  simples  soldats, 
et  ils  CToii-aient  ternir-  ime  belle  action  en  la  mettant  à  prix.  Un 
sabre  d'honneur  est  la  première  des  récompenses. 

3°  Montrer  de  Fimlulgence  au  duel. 

Si  l'homme  offensé  ne  veut  pas  se  contenter  de  la  satisfaction 
offerte  par  les  lois,  il  faut  être  indulgent  pour  le  duel.  Où  le  duel 
est  établi,  on  n'entend  presque  plus  i)arler  d'empoisonnement  et 
d'assassinat.  Le  mal  léger  qui  en  résulte  est  comme  une  prime 
d'assurance  par  laquelle  une  nation  se  garantit  du  mal  grave  des 
deux  autres  délits. — Le  duel  est  un  préservatif  de  politesse  et  de 
paix  :  la  crainte  d'être  obligé  de  donner  ou  recevoir  un  défi  détruit 
les  querelles  dans  leur  germe. — Les  Grecs  et  les  Romains,  nous 
dit-on,  se  connaissaient  en  gloire,  et  n'ont  pas  connu  le  duel. — Tant 
pis  pour  eux  :  leur  sentiment  de  gloii-e  ne  s'opposait  ni  au  poison  ni 
à  l'assassinat.  Dans  les  dissensions  politiques  des  Athéniens,  la 
moitié  des  citoyens  complotait  la  destruction  de  l'autre. — Voyez  ce 
qui  se  passe  en  Angleterre,  en  Mande,  et  comparez  avec  les  dis- 
sensions de  la  Grèce  et  de  Rome. — Clodius  et  Milon,  dans  nos 
mœurs,  se  seraient  battus  en  duel  :  selon  les  mœiu's  romaines,  ils 
projetaient  réciproquement  de  s'assassiner,  et  celui  qui  tua  son  ad- 
versaire ne  fit  que  le  prévenir. 

Dans  l'île  de  Malte  le  duel  était  devenu  une  espèce  de  fiu'cur,  et, 
pour  ainsi  dire,  de  g-ueiTe  civile.  Un  des  grands-maitres  fit  des 
lois  si  sévères,  et  les  fit  exécuter  si  rigom^eusement,  que  le  duel 
cessa  ;  mais  ce  fut  poui'  faire  place  à  im  délit  qui  réunit  la  lâcheté  à 
la  cruauté.  L'assassinat,  inconnu  auparavant  parmi  les  chevaliers, 
devint  si  commim,  qu'on  regretta  bientôt  le  duel,  et  qu'enfin  on  le 
toléra  expressément  dans  ime  certaine  place  et  à  certaines  heiires. 
Le  résultat  fut  tel  qu'on  l'avait  attendu.  Dès  qu'on  eut  ouvert  une 
carrière  honorable  à  la  vengeance,  les  moyens  clandestins  furent 
rendus  à  l'infamie. 

Les  duels  sont  moins  communs  en  Italie  qu'en  France  et  en 
Angleterre  :  les  empoisonnements  et  les  assassinats  le  sont  beaucoup 
plus. 

En  France,  les  lois  contre  le  duel  étaient  sévères,  mais  on  trou- 
vait moyen  de  les  éluder.  D'accord  poiu'  se  battre,  on  s'entendait 
pour  se  faire  ime  quercUe  par  manière  de  prélude. 

En  Angleterre,  la  loi  confond  le  duel  et  le  meurtre  :  mais  les  jui'és 
ne  les  confondent  pas  ;  ils  absolvent,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  Us 
prononcent  manslauyhter  (homicide  involontaire).  Le  peuple  est 
mieux  guidé  par  le  bon  sens  que  les  juristes  ne  l'ont  été  par  leur 


7 


316  FAIRE  EN  SORTE  QU'uN  DESIR  DONNE 

science.     Xe  vaudrait-il  pas  mieux  placer  le  remède  dans  la  loi  que 
dans  la  subversion  des  lois  ? 

SECTION  n. 

Venons  à  Viadigence  :  nous  avons  à  considérer  ici  les  intérêts  des 
pauvi-es  eux-mêmes  et  ceux  de  la  communauté. 

Un  homme  privé  des  moyens  de  subsister  est  poussé,  par  le  plus 
iiTésistible  des  motifs,  à  commettre  tous  les  crimes  par  lesquels  il 
peut  pourvoir  à  ses  besoins.  Où  ce  stimulant  existe  il  est  inutile  de 
le  combattre  par  la  crainte  de  la  peine,  parce  qu'il  en  est  peu  qui 
puissent  être  plus  grandes,  et  aucune  qui,  à  raison  de  son  incei-titude 
et  de  son  éloignement,  puisse  paraître  aussi  grande  que  la  souffi-ance 
de  mourir  de  faim.  On  ne  peut  donc  se  garantir  des  effets  de  l'in- 
digence qu'en  procurant  le  nécessaire  à  ceux  qui  ne  l'ont  pas. 

On  peut  sous  ce  rapport  distinguer  les  indigents  en  quatre  classes  : 
1°  les  pauvres  industrieux  :  ceux  qui  ne  demandent  qu'à  ti'avaiUer 
pour  vivi'e  :  2°  les  mendiants  paresseux  :  ils  aiment  mieux  se  fier  à  la 
charité  précaire  des  passants  que  de  subsister  par  leur  travail  :  3°  les 
personnes  suspectes  :  ceux  qui  ayant  été  mis  en  justice  pour  un 
frime,  et  absous  à  cause  de  Finsuffisance  des  preuves,  sont  restés 
avec  vme  tache  sm*  leur  réputation  qui  les  empêche  de  trouver  de 
l'emploi  :  4°  les .  criminels  qxii  ont  achevé  leur  temps  de  prison,  et 
qui  sont  remis  en  liberté.  Ces  différentes  classes  ne  doivent  pas 
être  traitées  de  la  même  manit-re  ;  et  dans  les  établissements  pour  les 
pauvi-es,  il  faut  avoir  im  soin  particulier  de  séparer  les  classes  sus- 
pectes et  les  classes  innocentes.  Une  brebis  infectée,  dit  le  proverbe, 
suffit  pour  gâter  tout  le  troupeau. 

Tout  ce  qu'on  peut  faire  gagner  aux  pauvres  par  leur  travail  n'est 
pas  seulement  im  profit  pour  la  communauté,  c'en  est  un  pour  eux- 
mêmes.  Le  temps  doit  être  rempli  comme  la  vie  doit  être  soutenue. 
C'est  l'humanité  qui  prescrit  de  trouver  des  occupations  poirr  le 
soui-d,  l'aveugle,  le  muet,  l'estropié,  l'impotent,  l'infirme. —  Les 
gagés  de  l'oisiveté  ne  sont  jamais  aussi  doux  que  la  récompense 
de  l'industrie. 

Si  xm  homme  a  été  mis  en  justice,  accusé  d'un  crime  d'indigence, 
lors  même  qu'il  serait  absous,  on  doit  exiger  de  lui  qu'il  rende 
compte  de  ses  moyens  de  subsistance,  au  moins  poiu-  les  six  derniers 
mois.  S'ils  sont  honnêtes,  cette  recherche  ne  peut  lem-  faii-e  aucun 
tort.     S'ils  ne  le  sont  pas,  il  faut  agii-  en  conséquence. 

Pour  la  facihté  de  trouver  de  l'occupation,  les  femmes  ont  un 
désavantage  paiiiculier,  piincipalement  ceUes  d'une  condition  un 
peu  au-dessus  du  travail  ordinaire.  Les  hommes,  ayant  plus  d'ac- 
tivité, plus  de  Ubeité,  plus  de  dextérité  peut-être,  s'empai'ent  même 


SE  SATISFASSE  SANS  PREJUDICE.  317 

des  travaux  qui  conviendraient  le  mieux  au  sexe,  et  qui  sont  presque 
indécents  entre  les  mains  d'un  homme.  On  voit  des  hommes  vendre 
des  jouets  d'enfants,  tenii'  des  boutiques  de  mode,  faire  des  souliers 
de  femmes,  des  corps  de  femmes,  des  robes  de  femmes.  Ce  sont  des 
hommes  qui  remplissent  la  fonction  de  sages-femmes.  J'ai  souvent 
douté  si  l'injustice  de  la  coutume  ne  pourrait  pas  être  redressée  par 
la  loi,  et  si  les  femmes  ne  devi-aient  pas  être  mises  en  possession  de 
ces  moyens  de  subsistance  à  l'exclusion  des  hommes.  Ce  serait  un 
moyen  indirect  d'obider  à  la  prostitution,  en  ménageant  aux  femmes 
des  occupations  convenables. 

La  pratique  d'employer  des  hommes  comme  accoucheurs,  qui 
a  excité  des  réclamations  si  vivas,  n'est  point  encore  générale- 
ment adoptée,  excepté  dans  les  premières  classes,  où  l'anxiété  est 
plus  grande,  et  dans  les  dernières  quand  le  danger  paraît  éminent. 
Il  serait  donc  dangereux  de  donner  une  exclusion  légale  aux  hommes, 
ail  moins  jusqu'à  ce  qu'on  eût  formé  parmi  les  femmes  des  élèves 
capables  de  les  remplacer. 

Par  rapport  au  traitement  des  pau\Tes,  on  ne  peut  i)oin.t  proposer 
de  mesure  universelle;  il  faut  se  détenniner  par  les  circonstances 
locales  et  nationales.  En  Ecosse,  à  l'exception  de  quehjues  gTandes 
villes,  le  gouvernement  ne  se  mêle  pas  du  soin  des  pauvi-es.  En 
Angleterre,  la  taxe  pour  eux  monte  à  plus  de  trois  millions  sterlin»*. 
Cependant  leur  condition  est  meilleure  en  Ecosse  qu'en  Angleterre. 
L'objet  est  mieux  rempli  par  les  mœui's  que  -par  les  loLs.  Malgré 
les  inconvénients  du  système  anglais,  on  ne  peut  pas  y  renoncer 
tout  d'un  coup  ;  autrement  la  moitié  des  pauvres  péiirait  avant  que 
les  habitudes  nécessaires  de  bienveillance  et  de  frugaKté  eussent 
pris  racine.  En  Ecosse  l'influence  du  clergé  est  très-salutaii-e  : 
n'ayant  qu'un  salaire  médiocre  et  point  de  dîmes,  les  curés  sont 
connus  et  respectés  de  leurs  paroissiens.  En  Angleterre,  le  clergé 
étant  riche  et  ayant  des  dîmes,  le  curé  est  souvent  en  quereUe  avec 
les  siens,  et  les  connaît  trop  peu. 

En  Ecosse,  en  Mande,  en  France,  les  pauvi'es  sont  modérés  dans 
leiu's  bcsoias,  A  î^aplcs,  le  climat  sauve  la  dépense  du  feu,  du 
logement,  et  presque  de  l'habillement.  Dans  les  Indes  orientales 
l'habillement  est  à  peine  nécessaire,  excepté  pour  la  décence.  En 
Ecosse,  l'économie  domestique  est  bonne  à  tous  égards,  hors  la  pro- 
preté. En  Hollande,  elle  est  aussi  bonne  qu'elle  peut  l'être  sous 
tous  les  rapports  ;  en  Angleterre,  d'un  côté  les  besoins  sont  plus 
grands  qu'ailleurs,  et  l'économie  est  peut-être  sui-  un  plus  mauvais 
pied  qu'en  aucun  pays  du  monde. 

*  Elle  a  bien  augmenté  depuis.  Il  y  a  eu  des  années  où  elle  a  passé  sis 
millions. 


318  FAIRE  EN  SORTE  QU'UX   DKSIR  DONXÉ 

Le  moyen  le  plus  sûr  est  de  ne  pas  attench-e  l'indigence,  mais  de 
la  prévenir.  Le  plus  grand  des  services  à  rendre  aiix  classes  la- 
borieuses, c'est  d'instituer  des  caisses  d'économie,  où,  par  l'attrait 
de  la  sûreté  et  du  profit,  les  pauvres  soient  disposés  à  placer  les  plus 
petites  épargnes. 

SECTION  III. 

Venons  à  cette  classe  de  désirs  pour  lesquels  on  ne  trouve  aucun 
nom  neutre,  aucun  nom  qui  ne  présente  quelque  idée  accessoire  de 
blâme  ou  de  louange,  mais  siu'tout  de  blâme  :  la  raison  en  est  facile 
à  trouver.  Il  n'a  pas  tenu  à  l'ascétisme  de  flétrii'  et  de  eriminaliser 
les  désirs  auxquels  la  nature  a  confié  la  pei-pétuité  de  l'espèce. 
C'est  la  poésie  siirtout  qui  a  réclamé  contre  ces  usurpations,  et  qui 
a  embelli  les  images  de  la  volupté  et  de  l'amour  :  objet  louable, 
quand  elle  a  respecté  la  décence  et  les  mœurs.  Observons  cepen- 
dant que  ces  penchants  ont  assez  de  leur  force  naturelle,  et  qu'ils 
n'ont  pas  besoin  d'être  excités  par  des  peintures  exagérées  et 
séduisantes. 

Puisque  ce  désii'  est  satisfait  dans  le  mariage,  non-seiilement  sans 
préjufHce  pour  la  société,  mais  d'ime  manière  avantageuse,  le  pre- 
mier objet  du  législateiir,  à  cet  égai'd,  doit  être  de  facUiter  le  mariage, 
c'est-à-dire,  de  n'y  mettre  aucun  obstacle  qui  ne  soit  absolument 
nécessaire. 

C'est  dans  le  même  esprit  qu'on  doit  autoriser  le  divorce  sous  les 
restrictions  convenables.  Au  lieu  d'un  mariage  rompu  dans  le  fait, 
et  qui  ne  subsiste  qu'en  apparence,  le  divorce  conduit  natiu-eUe- 
ment  à  un  mariage  réel.  Les  séparations  permises,  dans  les  pays 
où  le  mariage  est  indissoluble,  ont  riaconvénient,  ou  de  condamner 
les  individus  aux  privations  du  célibat,  ou  de  les  entraîner  à  des 
liaisons  illicites. 

Mais  si  nous  voulons  parler  sur  ce  sujet  délicat,  de  bonne  foi 
et  avec  ime  fi-ancbise  plus  honnête  qu'une  réserve  hypocrite,  nous 
reconnaîtrons  d'abord  qu'il  est  im  âge  où  l'homme  a  atteint  le  dé- 
veloppement de  ses  sens,  avant  que  son  esprit  soit  mûr  poiir  la 
condmte  des  afiàires  et  le  gouvernement  d'xine  famille.  Cela  est 
vrai,  siu'tout  dans  les  classes  supérieures  de  la  société.  Chez  les 
pauvres,  le  travail  nécessaire  fait  diversion  aux  désirs  de  l'amour  et 
en  retarde  le  développement.  Une  noiu-ritme  plus  fi-ugale,  im  genre 
de  vie  plus  simple,  maintiennent  plus  longtemps  le  cakne  dans  les 
sens  et  l'imagination.  D'aUlcurs  le  pauvre  ne  peut  guère  acheter 
les  faveurs  de  l'autre  sexe  que  par  le  sacrifice  de  sa  liberté. 

Indépendamment  de  la  jeimcsse,  qui  n'est  pas  encore  nubile  sous 
le  l'apport  moral,  combien  d'hommes  se  trouvent  dans  l'impuissance 


SE  SATISFASSE  SANS  PREJUDICE.  319 

de  se  charger  de  l'entretien  d'une  femme  et  des  soins  d'une  famille  ! 
D'une  part,  domestiques,  soldats,  matelots,  vivant  dans  un  état  de 
dépendance,  et  souvent  n'ayant  pas  de  demeure  fixe  ;  d'autre  part, 
hommes  d'un  rang  plus  élevé  qui  attendent  une  fortune  ou  un 
établissement  ;  voilà  iine  classe  bien  nombreuse,  privée  du  mariage 
et  réduite  à  un  célibat  forcé. 

Le  premier  moyen  qui  se  présente  pour  tempérer  ce  mal  serait 
de  légitimer  des  contrats  pour  un  temps  limité.  Ce  moyen  a  de 
grands  inconvénients  :  toutefois  le  concubinage  existe  par  le  fait 
dans  toutes  les  sociétés  où  il  y  a  une  grande  dispropoiiion  dans  les 
fortunes.  En  défendant  ces  aiTangements,  on  ne  les  empêche  pas  ; 
mais  on  les  rend  criminels  ;  on  les  avilit.  Ceux  qui  osent  les  avouer 
proclament  le  mépris  des  lois  et  des  mœurs  ;  ceux  qui  les  cachent 
sont  exposés  à  souffi-ii'  une  peine  d'opinion,  à  proportion  de  leiu' 
sensibilité  morale. 

Dans  la  façon  commune  de  penser,  l'idée  de  vertu  est  associée 
avec  ce  contrat  quand  il  est  d'une  durée  indéfinie,  et  l'idée  de  vice 
quand  il  est  limité  pour  le  temps.  Les  législateurs  ont  sxiivi  cette 
opinion.  Défense  de  faire  im  tel  contrat  pour  un  an,  permis  de  le 
faire  pour  toute  la  vie.  La  même  action,  criminelle  dans  le  premier 
cas,  sera  innocente  dans  l'autre.  Que  dire  de  cette  différence  ?  La 
durée  de  l'engagement  peut-elle  changer  du  blanc  au  noir  l'acte 
qui  en  est  l'effet  ? 

Mais  si  le  mariage  à  temps  est  innocent  en  lui-même,  U  ne  s'en- 
suit pas  qu'il  fût  aussi  honorable  pour  la  femme  qui  le  contrac- 
terait :  elle  n'obtiendrait  jamais  le  même  respect  que  l'épouse  à  vie. 
La  première  idée  qui  se  présente  à  son  égard  est  celle-ci:  "  Si  cette 
femme  avait  vain  ce  que  valent  les  autres,  elle  aurait  su  obtenii'  les 
conditions  que  les  autres  obtiennent."  Cet  arrangement  précaire 
est  un  signe  d'infériorité,  soit  dans  la  condition,  soit  dans  le 
mérite. 

Quel  serait  donc  le  bien  résultant  de  l'autorisation  de  cette  espèce 
de  contrat  ?  Ce  serait  de  ne  pas  exposer  la  loi  qui  les  défend  à  être 
souvent  enfreiute  et  méprisée.  Ce  serait  encore  de  garantir  la 
femme  qui  se  prête  à  cet  arrangement  d'une  humiliation  qui,  après 
l'avoir  dégradée  à  ses  propres  yeiix,  la  conduit  presque  toujours  au 
dernier  degré  du  désordre.  Ce  serait  enfin  de  constater  la  naissance 
des  enfants,  et  de  leiir  assurer  les  soins  paternels. 

En  Allemagne,  les  mariages  connus  sous  le  nom  de  mariages  de  la 
mmn  gauche  étaient  généralement  établis.  L'objet  était  de  concilier 
le  bonheur  domestique  avec  l'org-ucil  de  famille.  La  femme  ac- 
quérait ainsi  quelques-uns  des  pri\-iléges  d'épouse  ;  mais  ni  eUe  ni 
ses  enfants  n'obtenaient  le  nom  et  le  rang  de  l'époxix.     Dans  le 


3.20  FAIRE  EN  SORTE  QU^UN  DESIR  DONNE 

code  Frédéric,  ils  furent  défendus.     Cependant  le  roi  se  réserva  de 
donner  des  dispenses  particulières. 

Lorsque  je  propose  une  idée  aussi  contraire  aux  sentiments  reçus, 
je  dois  observer  que  je  ne  la  propose  pas  comme  un  bien,  mais 
comme  l'adoucissement  d'im  mal  qui  existe.  Là  où  les  mœurs  sont 
assez  simples,  où  les  fortimes  sont  assez  égales  pom-  n'avoir  pas 
besoin  de  cet  expédient,  il  serait  absurde  de  l'introduii-e.  Ce  n'est 
pas  un  régime,  c'est  un  remède. 

C'est  avec  la  même  apologie  que  je  vais  parler  d'un  désordre  plus 
grave,  d'im  mal  qui  existe  particulièrement  dans  les  grandes  ^illes, 
et  qui  naît  aussi  de  l'inégalité  des  fortunes  et  du  concoui-s  de  toutes 
les  causes  qui  multiplient  les  célibataires.  Ce  mal  est  la  prosti- 
tution. 

n  est  des  pays  où  les  lois  la  tolèrent.  H  en  est  d'autres,  comme 
l'Angleterre,  où  elle  est  sévèrement  défendue.  Mais  quoique  dé- 
fendue, elle  est  aussi  commime  et  aussi  publiquement  exercée  qu'on 
peut  l'imaginer,  parce  que  le  gouvernement  n'ose  pas  sévir,  et  que 
le  public  n'approuverait  pas  ce  déploiement  d'autorité. — La  prosti- 
tution, défendue  comme  elle  l'est,  n'est  pas  moins  répandue  que  s'il 
n'y  avait  pas  de  loi,  mais  elle  est  beaucoup  plus  malfaisante. 

L'infemie  de  la  prostitution  n'est  pas  uniquement  l'ouvi'age  des 
lois.  Il  y  aurait  toujours  un  degré  de  honte  attaché  à  cet  état,  lors 
même  que  la  sanction  politique  resterait  neutre.  La  condition  des 
courtisanes  est  une  condition  de  dépendance  et  de  ser\-itude,  lem-s 
ressources  sont  précaires,  on  les  voit  toujoui's  à  côté  de  l'indigence 
et  de  la  faim.  Leui"  nom  même  s'associe  à  celui  des  maux  qui 
flétrissent  le  plus  l'imagination.  On  les  considère  avec  injustice 
comme  les  causes  mêmes  des  désorckes  dont  elles  sont  les  ^•ictimes. 
Il  n'est  pas  besoin  de  dii-e  quels  sentiments  elles  peuvent  attendi-e 
des  femmes  lionnêtes.  Les  plus  vertueuses  peuvent  les  plaindre; 
toutes  s'accorderont  à  les  mépriser.  Personne  ne  cherche  à  les 
défendre  ni  à  les  soutenir'.  Il  est  donc  naturel  qu'elles  soient 
écrasées  par  le  poids  do  l'opinion.  Elles-mêmes  n'ont  jamais  su 
former  une  société  qui  pût  contre-balancer  ce  mépris  pubUc.  Quand 
elles  le  voudi-aient,  elles  ne  le  pom-raient  pas.  Si  l'intérêt  d'une 
défense  commune  les  réunit,  la  rivalité  et  le  besoin  les  di\isent. 
La  personne,  aussi  bien  que  le  nom  d'une  femme  publique,  est  un . 
objet  de  haine  et  de  dédain  poiu-  ses  semblables.  C'est  peut-être  le 
seul  état  ouvertement  méprisé  par  les  personnes  qui  le  professent 
publiquement.  L'amoiu'-propre,  par  l'inconséquence  la  plus  sail- 
lante, cherche  à  s'étourdir  sur  sa  propre  infortime  :  on  pai'aît  oublier 
ce  qu'on  est,  ou  faii'e  ime  exception  pour  soi-même  en  traitant 
sévèrement  ses  compagnes. 


S£  SATISFASSE  SAXS  PREJUDICE.  321 

Les  filles  entretenues  partagent  de  bien  près  l'infamie  attachée  à 
l'état  des  filles  publiques.  La  raison  en  est  simple  :  elles  ne  sont 
pas  encore  dans  cette  classe  ;  mais  elles  paraissent  toujom-s  à  la 
veille  d'y  tomber.  Cependant  plus  la  même  ^jersonne  a  vécu  avec 
le  même  homme,  plus  elle  s'éloigne  de  l'état  dégradé,  plus  elle  ap- 
proche de  la  condition  des  femmes  honnêtes.  Plus  la  liaison  a  de 
diu'ée,  plus  il  parait  difficile  de  la  rompre,  plus  elle  présente  l'es- 
pérance la  perpétuité. 

Que  résulte-t-il  de  ces  observations  ?  C'est  que  le  remède,  autant 
qu'il  peut  exister  de  remède,  est  dans  le  mal  même.  Plus  cet  état 
sera  l'objet  natui'el  du  mépris,  moins  il  est  nécessaire  d'y  ajouter  la 
flétrissure  des  lois.  Il  emporte  avec  lui  sa  peine  naturelle  :  peine 
qui  est  déjà  trop  grave  quand  on  considère  tout  ce  qui  devrait  dis- 
poser à  la  commisération  en  faveur  de  cette  classe  infortunée,  victime 
de  l'inégalité  sociale,  et  toujours  si  près  dn  désespoir.  Combien  peu 
de  ces  femmes  ont  embrassé  cet  état  par  choix  et  avec  connaissance 
de  cause  !  Combien  peu  y  persévéreraient  si  elles  pouvaient  le 
quitter,  si  elles  pouvaient  sortir  de  ce  cercle  d'ignominie  et  de 
malheur,  si  elles  n'étaient  repoussées  de  toutes  les  carrières  qu'elles 
pourraient  tenter  de  s'ouvrir  !  Combien  y  ont  été  précipitées  par 
une  erreur  d'un  moment,  par  l'inexpérience  de  l'âge,  par  la  cornip- 
tion  de  leui'S  parents,  par  le  crime  d'un  séducteur,  par  une  sévérité 
inexorable  pour  une  première  faute,  presque  toutes  par  l'abandon  et 
par  la  misère.  Si  l'opinion  est  injuste  et  tp'annique,  le  législateur 
doit-il  exaspérer  cette  injustice,  doit-il  ser\ii-  d'instrument  à  cette 
tyrannie  ? 

D'ailleurs,  quel  est  l'effet  de  ces  lois?  C'est  d'augmenter  la  cor- 
ruption dont  elles  accusent  cette  malheureuse  classe  de  femmes  : 
c'est  de  les  précipiter  dans  la  crapule  et  l'excès  des  liqueiu's  fortes, 
pour  y  trouver  l'oubli  momentané  de  leurs  maux  :  c'est  de  les  rendre 
insensibles  au  frein  de  la  honte,  en  épuisant  sm-  le  malheur  l'opprobre 
qu'on  aurait  dû  réserver  aux  \Tais  crimes.  C'est,  enfin,  d'empêcher 
les  précautions  qui  pouiTaient  adoucir  les  inconvénients  de  ce  désordre 
s'il  était  toléré.  Tous  ces  maux  que  les  lois  prodiguent  sans  ménage- 
ment sont  un  prix  fou  qu'elles  payent  pour  obtenir  un  bien  imaginaire, 
qu'elles  n'obtiennent  pas  et  n'obtiendi'ont  jamais. 

L'impératrice  reine  de  Hongrie  entreprit  d'extirper  ce  mal,  et  y 
travailla  avec  vme  persévérance  louable  dans  ses  principes,  et  digne 
d'une  meilleui'e  cause.  Que  s' ensuivit-il  ?  La  comiption  se  répandit 
dans  la  ^ie  piiblique  et  privée  :  le  lit  conjugal  fut  %iolé  :  le  siège  de 
la  justice  fut  corrompu.  L'adultère  acquit  tout  ce  que  perdait  le 
libertinage.  Les  magistrats  firent  un  trafic  de  leur  connivence.  La 
fi-aude,  la  prévarication,  l'oppression,  l'extorsion,  se  répandirent  dans 

Y 


322  FAIRE  EN  SORTE  QU'UN  DESIR  DONNÉ,  ETC. 

le  pays,  et  le  mal  qii'on  voulait  abolir,  réduit  à  se  cacher,  n'en  devint 
que  plus  dangereux. 

Chez  les  Grecs,  cette  profession  était  tolérée,  quelquefois  même 
encouragée  :  mais  on  ne  souf&'ait  pas  que  les  parents  eux-mêmes 
fissent  un  trafic  de  l'honneui'  de  leurs  filles.  Chez  les  Romains  la 
loi  se  taisait  sur  ce  désordre,  dans  ce  qu'on  appelle  les  plus  beaux 
temps  de  leur  république.  Le  mot  de  Caton  à  un  jeune  homme 
qu'il  rencontra  au  sortir  d'un  mauvais  lieu  en  est  la  preuve.  Caton 
n'était  pas  homme  à  encourager  la  violation  des  lois. 

Dans  la  métropole  du  monde  chrétien,  cette  vocation  est  librement 
exercée*.  Ce  fut  là  sans  doute  une  des  raisons  de  l'excessive  rigueur 
des  protestants. 

À  Venise,  la  profession  de  courtisane  était  publiquement  autorisée 
sous  la  république. 

Dans  la  capitale  de  la  Hollande,  les  maisons  de  cette  nature  re- 
çoivent ime  licence  du  magistrat. 

Rétif  de  la  Bretonne  pubha  un  ouvi'age  ingénieux  iatitulé  h 
Pornographe,  où  il  proposait  au  gouvernement  de  faire  ime  institu- 
tion, soumise  à  des  règles,  pour  la  réception  et  la  conduite  des 
femmes  publiques. 

La  tolérance  de  ce  mal  est  utile  à  quelques  égards  dans  les  grandes 
villes.  La  prohibition  n'est  bonne  à  rien  :  elle  a  même  des  incon- 
vénients particuliers. 

L'hôpital  établi  à  Londi'es  pour  les  filles  repentantes  est  une  très- 
bonne  institution  :  mais  ceux  qui  regardent  la  prostitution  avec  un 
rigorisme  absolu  ne  sont  pas  conséquents  avec  eux-mêmes,  quand  ils 
approuvent  cette  fondation  charitable.  Si  c'est  réformer  les  unes, 
c'est  encourager  les  autres.  L'hôpital  de  Chelsea  n'est-il  pas 
un  encouragement  pour  les  soldats,  celui  de  Greenwich  pour  les 
matelots  ? 

Tl  faudrait  instituer  des  annuités  qui  commenceraient  à  un  certain 
âge  :  ces  annuités  seraient  adaptées  à  ce  triste  état,  où  le  temps  de 
la  moisson  est  nécessairement  court,  mais  où  il  y  a  quelquefois  des 
profits  considérables. 

L'esprit  d'économie  se  forme  siu*  im  faible  principe  et  va  toujom's 
en  augmentant.  Une  somme  trop  petite  pour  offrir  une  ressource 
comme  capital  actuel  peut  donner  une  anniiité  considérable  à  une 
époque  éloignée. 

Sur  les  points  de  morale,  où  il  y  a  des  questions  contestées,  il  est 
bon  de  consulter  les  lois  des  différentes  nations.  C'est  pour  l'esprit 
une  manière  de  voyager.    Dans  le  coiu's  de  cet  exercice,  on  se  dégage 

*  Cela  n'est  plus  vrai  aujourd'hui.  Il  reste  à  savoir  si  cette  sévérité  tournera 
au  profit  des  mœurs. 


ÉVITER  DE  FOURNIR  DES  ENCOURAGEMENTS  AU  CRIME.    323 

des  préjugés  locaux  et  nationaux,  en  faisant  passer  en  re\-ue  devant 
soi  les  usages  des  autres  peuples. 


CHAPITRE  VI. 

ÉVITER  DK  FOUENIB  DES  EXCOUEAGEMEÎfTS  Ar  CBIME. 

Dire  que  le  gouvernement  ne  doit  pas  donner  des  récompenses  au 
crime,  qu'il  ne  doit  pas  affaiblir  la  sanction  morale  ou  la  sanction 
religieuse  dans  les  cas  où  elle  est  utile,  c'est  une  maxime  qui  paraît 
trop  simple  pour  avoii-  besoin  de  preuve.  Cependant  elle  est  souvent 
oubliée:  j'en  pourrais  donner  des  exemples  frappants;  mais  plus  ils 
sont  fi'appants,  moins  il  est  nécessaire  de  les  développer  :  il  vaut 
mieux  insister  sur  des  cas  où  cette  maxime  est  violée  d'une  manière 
moins  manifeste. 

I.  Détention  injunense  de  propriété,  etc. 

Si  la  loi  souf&'e  qu'un  homme  qui  retient  injustement  la  propriété 
d'un  autre  fasse  un  profit  par  le  délai  du  payement,  elle  devient  com- 
pKce  de  ce  tort.  Les  cas  où  la  loi  anglaise  est  en  défaut  à  cet  égard 
sont  innombrables.  Dans  pliLsieiu's  cas,  un  débiteui-  n'a  qu'à  se  refuser 
au  payement  jusqu'à  sa  mort  pour  se  délivrer  du  piincipal  de  sa  dette  ; 
dans  plusieurs  autres,  il  peut,  par  ses  délais,  se  délivrer  de  l'intérêt  ; 
toujours,  il  peut  retenir  le  capital,  et  faii-e,  pour  ainsi  dire,  un  em- 
pnuit  forcé  au  taux  commun  de  l'intérêt. 

Pour  tarir  cette  source  d'iniquité,  il  suffii-ait  d'établii-  :  1°  Qu'en 
matière  de  responsabilité  civile  sur  les  terres,  la  mort  de  Time  ou 
l'autre  des  parties  ne  fait  aucun  changement.  2°  Que  l'intérêt  court 
depuis  que  l'obligation  a  commencé.  3°  Que  l'obligation  commence, 
non  pas  à  la  liquidation  du  dommage,  mais  à  l'époque  du  dommage 
même.  4°  Que  l'intérêt  du  montant  de  cette  obligation  est  au-dessus 
de  l'intérêt  légal. — Ces  moyens  sont  bien  simples  :  comment  se  peut- 
il  qu'ils  soient  encore  à  proposer? — Ceux  qui  le  demanderont  ne 
savent  pas  ce  que  fait  l'habitude,  l'indolence,  l'indifférence  au  bien 
public,  la  bigoterie  de  la  loi,  sans  compter  l'intérêt  personnel  et 
l'esprit  de  coi-ps, 

II.  Destruction  illégitime. 

Quand  un  homme  assure  ses  biens  contre  quelque  calamité,  si  la 
valeur  poiu-  laquelle  il  assiu-e  excède  la  valeur  des  effets  assiu-és,  il  a 
dans  un  certain  sens  im  intérêt  à  amener  l'événement  calamiteux,  à 
mettre  le  feu  à  sa  maison  si  elle  est  assurée  contre  le  feu,  à  faire 

Y  2 


324  ÉVITER  DE  FOURNIR 

couler  bas  son  vaisseau  s'il  est  assuré  contre  les  dangers  maritimes. — 
La  loi  qui  autorise  ces  contrats  peut  donc  être  considérée  comme 
fournissant  un  motif  à  la  production  de  ces  délits. — S'ensuit-il  qu'elle 
devrait  leur  refuser  sa  sanction  ?  Point  du  tout  ;  mais  seulement 
qu'elle  devrait  ordonner  ou  suggérer  aux  assui-eurs  les  précautions  les 
plus  capables  de  prévenir  ces  abus,  sans  être  assez  gênante  pour  em- 
pêcher leurs  opérations  ;  prendre  des  informations  préliminaires, — 
exiger  des  certificats  sur  la  valeur  réelle  des  biens  assurés, — requérir 
en  cas  d'accident  le  témoignage  de  quelques  personnes  respectables 
sur  le  caractère  et  la  probité  de  celui  qui  avait  été  assuré, — soumettre 
les  effets  assurés  à  un  examen,  en  tout  état  de  cause,  lorsque,  l'as- 
sureur aurait  des  doutes,  etc.  Voilà  \me  partie  des  mesures  à 
prendre,  etc. 

III.   Trahison. 

S'il  est  permis  d'assurer  les  vaisseaux  des  ennemis,  l'État  peut 
être  exposé  à  deux  dangers  :  1°  Le  commerce  de  la  nation  ennemie, 
qui  est  l'une  des  som-ces  de  son  pouvoir,  est  facilité.  2°  L'assureur, 
pour  se  garantir  d'une  perte,  peut  donner  des  avis  secrets  aux  en- 
nemis sur  le  départ  des  armateurs  ou  des  croisem-s  de  sa  propre 
nation. — Quant  au  premier  inconvénient,  ce  n'est  un  mal  que  dans 
le  cas  où  l'ennemi  ne  pouiTait  pas  faiie  assurer  ses  vaisseaux  ailleurs, 
ou  qu'il  ne  pourrait  pas  employer  ses  capitaux  avec  le  même  profit 
dans  quelque  autre  branche  d'industrie.  Quant  au  second  inconvé- 
nient, il  est  absolument  nul,  à  moins  que  Tassui-eur  ne  soit  à  portée 
de  donner  aux  ennemis  des  informations  qu'Us  n'aui'aient  pas  pu 
obtenir  d'une  autre  manière  à  prix  d'argent,  et  que  la  facilité  de 
donner  ces  informations  soit  si  grande  qu'elle  fasse  passer  par-dessus 
l'infamie  et  le  risque  de  la  trahison.  Tel  est  l'état  de  la  chose  quant 
à  ses  inconvénients. 

D'un  autre  côté,  son  avantage  pour  la  nation  assureuse  est  certain. 
Dans  ce  genre  de  trafic,  on  a  trouvé  que  la  balance  du  profit  était  en 
faveur  des  assureurs  dans  un  temps  donné,  c'est-à-dire  qu'en  prenant 
ensemble  les  pertes  et  les  bénéfices  ils  reçoivent  plus  en  primes  qu'ils 
ne  payent  en  remboursements.  C'est  donc  une  branche  lucrative  de 
commerce,  et  on  peut  la  considérer  comme  une  taxe  qu'on  lève  sur 
ses  ennemis. 

IV.  Péculat. 

En  faisant  un  marché  avec  des  architectes,  des  entrepreneurs,  il  est 
assez  commun  de  leur  donner  tant  pour  cent  sur  le  montant  de  la 
dépense.  Ce  mode  de  payement,  qui  parait  assez  naturel,  ouvre  la 
porte  au  péculat  :  à  ce  péculat  de  l'espèce  la  plus  destmctive,  où, 
pour  que  le  péculateur  fasse  un  petit  profit,  U  faut  que  celui  qui 


DES  ENCOURAGEMENTS  AU  CRIME.  325 

l'emploie  fasse  une  grande  perte.  Ce  danger  est  à  son  plus  haut 
degré  dans  les  ouvi-ages  publics,  où  personne  n'a  un  intérêt  parti- 
culier à  empêcher  la  profusion,  et  où  plusieurs  peuvent  trouver  leur 
compte  à  y  conniver. 

Un  des  moyens  d"y  remédier  c'est  de  fixer  une  somme  suivant 
l'estimation  qui  aura  été  faite,  et  de  dire  à  l'entrepreneur  : — Jusque-là, 
vous  aurez  votre  tant  pour-  cent  :  au  delà,  vous  n'aurez  rien.  Si  vous 
réduisez  la  dépense  au-dessous  de  l'estime,  vous  aiu'ez  votre  profit 
comme  sui*  la  somme  entière. 

V.  Abus  de  la  confiance  du  souverain. 

Si  un  homme  d'État  qui  a  le  pouvoir  de  contribuer  à  la  guerre  ou 
à  la  paix  possède  un  emploi  dont  les  émoluments  soient  plus  con- 
sidérables en  temps  de  guerre  qu'en  temps  de  paix,  on  lui  donne  un 
intérêt  à  faire  usage  de  sa  puissance  pour  prolonger  la  guerre.  Si 
ces  émolimients  augmentent  en  proportion  de  la  dépense,  on  lui  donne 
de  plus  un  intérêt  à  ce  que  la  guen'e  soit  conduite  avec  la  plus  grande 
prodigalité  possible. — La  raison  inverse  serait  bien  meilleure. 

VI.  Délits  de  toute  esjyèce. 

Quand  un  homme  fait  un  pari  du  côté  aflîrmatif  sur  un  événement 
futur,  il  a  un  intérêt  proportionné  à  la  valeui'  du  pari  à  l'accomplisse- 
ment de  l'événement.  Si  l'événement  est  du  nombre  de  ceux  qui 
sont  prohibés  par  la  loi,  il  a  un  intérêt  à  commettre  le  délit.  Il  est 
même  stimulé  par  une  double  force,  l'une  qui  tient  de  la  nature  de 
la  récompense,  l'autre  qui  tient  de  la  nature  de  la  peine  :  la  récom- 
pense, ce  qu'il  doit  recevoir  en  cas  que  l'événement  ait  lieu  ;  la  peine, 
ce  qu'il  doit  payer  dans  le  cas  contraire.  C'est  comme  s'il  était 
suborné  par  la  promesse  d'ime  somme  d'argent  d'une  part,  et  qu'il 
eût  fait  un  engagement  sous  une  peine  formelle  de  l'autre*. 

Si  donc  tous  les  paris  étaient  reconnus  valides  sans  restriction,  la 
vénalité  de  toute  espèce  recevrait  la  sanction  des  lois,  et  la  liberté 
serait  donnée  à  tout  le  monde  d'enrôler  des  complices  pour  toutes 
sortes  de  délits. — D'un  autre  côté,  si  tous  les  paris  étaient  annulés 
sans  restiiction,  les  assurances,  si  avantageuses  au  commerce,  si 
secourables  contre  une  multitude  de  calamités,  ne  poiu'raient  plus 
avoir-  lieu  :   car  les  assiu'ances  ne  sont  qu'ime  espèce  de  pari. 

Le  milieu  convenable  semble  être  ceci.  Dans  tous  les  cas  où  le 
pari  peut  devenir  l'instrument  du  mal  sans  répondi'e  à  aucun  objet 
d'utilité,  prohibez-le  absolument.     Dans  les  cas  où,   comme   dans 

*  Dans  les  Aventures  d'une  guinée,  il  se  fait  un  pari  entre  la  femme  d'un 
ecclésiastique  et  la  femme  d'un  ministre  d'État,  que  l'ecclésiastique  n'aïu-apas  un 
évéché.     On  peut  imaginer  qui  des  deux  gagne  le  pari. 


326  AUGMENTER  LA   RESPONSIBILlTEj  ETC. 

l'assurance,  il  peut  être  vm  moyen  de  secours,  admettez-le,  mais  en 
laissant  au  juge  à  faire  les  exceptions  nécessaii'es  quand  il  trouvera 
qu'on  en  a  fait  le  voile  de  la  subornation. 

TII.  Délits  réflectifs  ou  contre  soi-même. 

Quand  on  confère  à  un  homme  une  place  lucrative  dont  la  durée 
dépend  de  sa  soumission  à  certaines  règles  de  conduite,  si  ces  règles 
de  conduite  sont  telles  qu'elles  lui  soient  nuisibles  à  lui-même,  sans 
])rodiure  aucun  bien  poiu'  pei'sonne,  la  création  d'une  institution  de 
cette  nature  a  l'effet  d'une  loi  diamétralement  opposée  au  principe  de 
l'utilité;  d'une  loi  qui  serait  faite  poiu"  augmenter  la  somme  des 
peines  et  diminuer  celle  des  plaisirs. 

Telle  est  l'institution  des  monastères  dans  les  pays  catholiques  : 
tels  sont  encore  ces  restes  de  l'esprit  monacal  dans  les  univereités 
anglaises. 

Mais,  dit- on,  puisque  personne  ne  s'engage  dans  cet  état  que  par 
son  propre  consentement,  le  mal  que  l'on  y  voit  n'est  qu'un  mal 
imaginaire. — Cette  réponse  serait  bonne  si  l'obligation  pouvait  cesser 
aussitôt  que  le  consentement  cesse  ;  le  malheur  est  que  le  consente- 
ment est  l'acte  d'un  moment,  et  que  l'obligation  est  perpétuelle.  H 
y  a  un  autre  cas,  à  la  vérité,  où  un  consentement  passager  est  admis 
pour  gai'antii'  une  coercition  durable.  C'est  celui  des  enrôlements 
militaires.  Mais  l'utilité  de  la  chose,  ou  pour  mieux  dire  sa  néces- 
sité, lui  sert  de  justification.  L'État  ne  peut  pas  subsister  sans 
l'armée,  et  l'armée  ne  peut  pas  subsister  si  tous  ceux  qui  la  com- 
posent sont  en  liberté  de  se  retirer  quand  U  leur  plaît. 


CHAPITRE  YII. 


AUGMENTER  LA  RESPONSABILITÉ  DES  PERSONNES  À  MESURE  QU'ELLES 
SONT  PLUS  EXPOSÉES  À  L\  TENTATION  DE  NriRE. 

Ceci  regarde  principalement  les  employés  publies.  Plus  ils  ont  à 
perdre  du  côté  de  la  fortime  ou  des  honneurs,  plus  on  a  de  prise  sur 
exLK,  Leur  salaiie  est  un  moyen  de  responsabilité.  En  cas  de  mal- 
versation, la  perte  de  ce  salaire  est  une  peine  à  laquelle  ils  ne  sau- 
raient échapper,  lors  même  qu'ils  pourraient  se  soustraire  à  toutes 
les  autres.  Ce  moyen  est  surtout  convenable  dans  les  emplois  qui 
donnent  le  maniement  des  deniers  publics.  Si  vous  ne  pouvez  vous 
assurer  autrement  de  la  probité  d'im  caissier,  faites  monter  ses  ap- 
pointements un  peu  au-dessus  de  l'intérêt  de  la  plus  grande  somme 


DIMINUER  LA  SENSIBILITE,  ETC.  327 

qui  liii  est  confiée.  Cet  excédant  de  salaii'e  est  comme  une  prime 
que  vous  payez  pour  le  faire  assurer  contre  sa  propre  improbité.  Il 
a  plus  à  perdi'e  à  devenii-  ûipon  qu'à  rester  honnête  homme. 

La  naissance,  les  honneurs,  les  liaisons  de  famille,  la  religion, 
peuvent  devenir  autant  de  moyens  de  responsabilité,  autant  de  gages 
de  la  bonne  conduite  dos  individiLS.  Il  est  des  cas  où  des  législateurs 
n'ont  pas  voulu  se  fier  à  des  célibataires  ;  ils  regardaient  ime  femme 
et  des  enfanta  comme  des  otages  que  le  citoyen  avait  donnés  à  la 
patrie. 


CHAPITKE  YIII. 

DrararER  la  seîjsibilité  à  l'égard  de  la  tentation. 

Dans  l'article  précédent,  il  s'agissait  de  se  précautionner  contre 
l'improbité  d'un  individu.  Dans  celui-ci,  il  s'agit  des  moyens  de  ne 
pas  altérer  la  probité  de  l'honnête  homme  en  l'exposant  à  une  trop 
forte  influence  des  motifs  séducteurs. 

Parlons  d'abord  des  salaires.  L'argent,  selon  la  manière  dont  il 
est  appliqué,  peut  servir  de  poison  ou  d'antidote. 

Abstraction  faite  du  bonheur  des  individus,  l'intérêt  du  service 
exige  que  les  employés  publics  soient  à  l'abri  du  besoin  dans  tous 
les  emplois  qui  leiu'  donnent  les  moyens  d'acquérir  par  des  voies  pré- 
judiciables. On  a  vu  naître  en  Eussie  les  plus  grands  abus  dans  toutes 
les  administrations  par  l'insuffisance  des  salaires.  Quand  des  hommes 
pressés  pai-  le  besoin  abusent  de  leur  pouvoir-,  de^dennent  cupides, 
concussionnaires  et  voleurs,  le  blâme  doit  se  partager  entre  eux  et 
le  gouvernement  qui  a  tendu  ce  piège  à  leixr  probité.  Placés  entre 
la  nécessité  de  vivre  et  l'impossibilité  de  subsister  honnêtement.  Us 
doivent  regarder  l'extorsion  comme  un  supplément  légitime,  tacite- 
ment autorisé  par  ceux  qui  les  emploient. 

Suffira-t-il,  pour  les  mettre  à  couvert  du  besoin,  de  leui'  fom-nir 
le  nécessaire  physique  ?  îs^on.  S'il  n'y  a  pas  ime  certaine  propor- 
tion entre  la  dignité  dont  un  homme  est  revêtu  et  les  moyens  de  la 
soutenir,  il  est  dans  un  état  de  soufii-ance  et  de  privation,  parce 
qu'il  ne  peut  pas  répondre  à  ce  qu'on  attend  de  lui,  et  rester  au 
niveau  de  la  classe  qu'il  est  appelé  à  fréquenter.  En  un  mot,  les 
besoins  croissent  avec  les  honneiu's,  et  le  nécessaire  relatif  varie  avec 
les  conditions.  Placez  un  homme  dans  un  rang  élevé  sans  lui  donner 
de  quoi  s'y  maintenir,  quel  en  sera  le  résultat  ?  Sa  (hgnité  lui 
foiu'nit  im  motif  pour  mal  faire,  et  sa  puissance  lui  en  donne  les 
moyens. 

Charles  II,  trop  gêné  par  l'économie  du  parlement,   se  vendit  à 


328  FORTIFIER  l'impression    DES  PEINES 

Louis  XIV,  qui  oftnt  de  fournil-  à  ses  profusions.  L'espoir  de  sortir 
des  embarras  où  il  s'était  plongé  le  jeta  comme  im  paiticiilier  perdu 
de  dettes  dans  des  ressources  criminelles.  Cette  misérable  par- 
cimonie valut  aux  i\jiglais  deux  guerres  et  une  paix  plus  funeste. 
Il  est  vrai  qu'on  ne  peut  pa.s  troj)  savoir  quelle  somme  il  aurait 
fallu  pour  sei-vir  d'antiseptique  à  im  piince  aussi  corrompu:  mais 
cet  exemple  suffit  pour  montrer  que  cette  liste  civile  des  rois  d'An- 
gleterre, qui  paraît  exorbitante  à  des  calculateurs  vulgaires,  est  aux 
yeux  d'un  politique  une  mesure  de  sûreté  générale.  D'ailleurs,  par 
cette  alliance  intime  qui  existe  entre  la  richesse  et  le  pouvoir,  tout 
ce  qui  augmente  l'éclat  de  la  dignité  en  accroît  la  force  :  et  la 
pompe  royale,  sous  ce  rapport,  peut  être  comparée  à  ces  ornements 
d'architectui'e  qui  servent  eu  même  temps  d'appui  et  de  Hen  à 
l'édifice. 

Cftte  grande  règle,  de  diminuer  autant  que  possible  la  sensibilité 
par  rapport  à  la  tentation,  a  été  singulièrement  violée  dans  l'Église 
catholique.  Imposer  le  célibat  aux  prêtres,  en  leur  confiant  les 
fonctions  les  plus  délicates  dans  l'examen  des  conseienees  et  la -di- 
rection des  familles,  c'était  les  placer  dans  ime  situation  violente, 
entre  le  malheur  d'observer  xme  loi  inutile  ou  l'opprobre  de  la 
violer. 

Quand  Grégoire  VII  établit  dans  un  concile  de  Rome  que  les 
clercs  mariés  ou  concubinaires  ne  pourraient  plus  dire  la  messe,  ils 
jetèrent  des  cris  d'indignation,  l'accusant  d'hérésie,  et  disant,  selon 
les  historiens  du  temps  :  "  8'il  persiste,  nous  aimons  mieux  renoncer 
à  la  prêtrise  qu'à  nos  femmes  ;  il  j^ourra  chercher  des  anges  pour 
gouverner  les  ÉgKses"  (Hist.  de  France,  jpar  l'abbé  MUlot,  tome  i, 
règne  de  Henri  I^"^).  De  nos  jours,  on  a  voulu  en  France  rendi-e  le 
mariage  aux  prêtres  ;  mais  il  ne  s'est  plus  trouvé  d'hommes  parmi 
eux,  il  n'y  avait  que  des  anges. 


CHAPITEE  IX. 

FORTIFIER  l'impression  DES  PEINES  SUR  L'IMAGINATION. 

C'est  la  peine  réeUe  qui  fait  tout  le  mal  ;  c'est  la  peine  apparente 
qui  produit  tout  le  bien.  Il  faut  donc  tii-cr  de  la  première  tout  le 
paiti  possible  pour  augmenter  la  seconde.  L'humanité  consiste  dans 
le  semblant  de  la  cruauté. 

Parlez  aux  yeux  si  vous  voulez  émouvoir  le  cœur.  Le  précepte 
est  aussi  ancien  qu'Horace,  et  l'expérience  qui  l'a  dicté  est  aussi 
ancienne  que  le  premier  homme.   Chacun  en  sent  la  foioe  et  chercha 


SUR  l'imagination.  329 

à  la  toiu'uer  à  son  profit  :  le  comédien,  le  charlatan,  l'orateur,  le 
prêtre,  tous  savent  se  prévaloir  de  cette  puissance.  Rendez  vos 
peines  exemplaires:  donnez  aux  cérémonies  qui  les  accompagnent 
ime  sorte  de  pompe  lugubre.  Appelez  à  votre  secours  tous  les  arts 
imitatifs,  et  que  les  représentations  de  ces  importantes  opérations 
soient  parmi  les  premiers  objets  qui  frappent  les  yeux  de  l'enfance. 

Un  échafaud  tendu  de  noir,  cette  livrée  de  la  douleur, — les 
officiers  de  la  justice  en  habit  de  deuil, — l'exécuteur  revêtu  d'un 
masque  qui  serve  à  la  fois  à  augmenter  la  terreur  et  à  dérober  celui 
qui  le  porte  à  une  indignation  mal  fondée, — des  emblèmes  du  crime 
placés  sur  la  tête  du  criminel,  afin  que  les  témoins  de  ses  souffrances 
soient  instruits  du  délit  qui  les  lui  attire. — Yoilà  une  partie  des 
décorations  principales  de  ces  tragédies  de  la  loi.  Que  tous  les 
personnages  de  ce  di'ame  terrible  se  meuvent  dans  une  procession 
solennelle, — qu'ime  musique  grave  et  religieuse  prépare  les  cœurs 
des  auditeurs  pour  l'importante  leçon  qu'ils  vont  recevoir.  Que  le 
juge  ne  croie  pas  qu'il  est  au-dessous  de  lui  de  présider  à  cette  scène 
publique,  et  que  sa  sombre  dig-nité  soit  comme  consacrée  par  le  mi- 
nistère de  la  religion. 

Je  ne  rejetterais  pas  l'instmction  quand  elle  me  serait  ofîerte  par 
mes  plus  cruels  ennemis.  Conseil  wehmique,  inquisition,  chambre 
étoilée,  je  consulterais  tout,  j'examinerais  tous  les  moyens,  je  com- 
parerais tout  ce  qu'on  a  fait,  je  prendrais  un  diamant,  fût-U  couvert 
de  boue.  Si  les  assassins  se  servent  d'un  pistolet  pour  commettre 
un  meurtre,  est-ce  une  raison  de  ne  pas  m'en  servii-  pour  ma 
défense  ? 

Les  robes  emblématiques  de  l'inquisition  poiuTaient  s'appHquer 
utilement  dans  la  justice  criminelle.  Un  incendiaire,  sous  un  man- 
teau où  l'on  représente  des  flammes,  offiii-ait  à  tous  les  yeux  l'image 
de  son  crime,  et  l'indignation  du  spcctateiu-  serait  fixée  sur  l'idée 
du  délit. 

Un  système  de  peines  accompagnées  d'emblèmes  appropriés  autant 
que  possible  à  chaque  crime  aurait  un  avantage  additionnel.  Il 
fom-nirait  des  allusions  à  la  poésie*,  à  l'éloquence,  aux  auteui-s  dra- 
matiques, aux  conversations  ordinaires.  Les  idées  qui  en  dérivent 
seraient,  pour  ainsi  dire,  réverbérées  par  mille  et  mille  objets,  et  se 
dissémineraient  de  toutes  parts. 

Les  prêtres  catholiques  ont  su  tirer  de  ce  fonds  les  plus  grands 
secours  pour  augmenter  l'efficace  de  leurs  opinions  reKgieuses.  Je 
me   souviens  d'avoir  vu,   à  Gravelines,  une   exposition   frappante  : 

*  Voyez  Ji'.vénal,  son  allusion  à  la  peine  des  parricides. 
Ci'jus  siqyplicio  non  âchidt  una  parari 
Simia,  non  serpens  unus,  etc. 


330  FORTIFIER  l'impression  DES  PEINES,  ETC. 

un  prêtre  montrait  au  peuple  un  tableau  où  l'on  voyait  une  multi- 
tude de  malheureux  au  milieu  des  flammes,  et  l'un  d'eux  faisait  un 
signe  pour  demander  une  goutte  d'eau,  en  montrant  sa  langue  brûlée. 
C'était  un  jour  de  prières  publiques  pour  tirer  les  âmes  du  pur- 
gatoire.— Il  est  évident  qu'une  pareille  exposition  devait  inspirer 
moins  l'horreur  du  crime,  que  l'horreur  de  la  pamTcté,  qui  ne 
permet  pas  de  le  racheter.  La  conséquence  est  qu'il  fallait  avoir  à 
tout  prix  de  quoi  payer  une  messe  ;  car  où  tout  s'expie  pour  de 
l'argent  la  misère  seule  est  le  jjIus  grand  de  tous  les  crimes,  le  seul 
qui  n'ait  point  de  ressource*. 

Les  anciens  n'ont  pas  été  plus  heureux  que  les  modernes  dans  le 
choix  des  peines.  On  n'aperçoit  aucun  dessein,  aucune  intention, 
aucune  liaison  naturelle  entre  la  peine  et  le  délit:  le  caprice  a 
tout  fait. 

Je  ne  veux  pas  insister  sm'  un  point  qui  a  depuis  longtemps 
frappé  tous  ceux  qui  sont  capables  de  réflexion  :  nos  modes  de  punir, 
en  Angleterre,  forment  un  contraste  parfait  avec  tout  ce  qui  peut 
inspirer  du  respect  ; — une  exécution  capitale  n'a  point  de  solennité  ; 
— le  pilori  est,  tantôt  une  scène  de  bouifonnerie,  tantôt  ime  scène 
de  cruauté  j^opulaire,  un  jeu  de  hasard,  où  le  patient  est  exposé  aux 
caprices  de  la  multitude  et  aux  accidents  du  jour  ; — la  rigueur  du 
fouet  dépend  de  l'argent  donné  à  l'exécuteur  ; — la  brûliu'e  dans  la 
main,  selon  que  le  bourreau  et  le  criminel  ont  pu  s'accorder,  se  fait, 
soit  avec  un  fer  froid,  soit  avec  im  fer  rouge  ;  et  si  c'est  avec  le  fer 
rouge,  il  n'y  a  de  brûlé  qu'une  tranche  de  jambon.  Pom*  jouer  la 
farce,  le  criminel  pousse  les  hauts  cris  pendant  que  la  graisse  brûle 

*  Dans  le  commencement  des  rois  de  Pologne,  il  existait  un  usage  très- 
singiUier. 

"  Un  évêque  de  Cracovie,  assassiné  par  son  roi  dans  le  onzième  siècle,  cite  à 
son  tribunal,  c'est-à-dire  à  la  cbaj^elle  où  son  sang  fut  versé,  cite  le  nouveau  roi 
comme  s'il  était  coupable  de  ce  forfait.  Jean  s'y  rendit  à  pied,  et  répondit 
comme  ses  prédécesseurs  que  ce  crime  était  atroce,  qu'il  en  était  innocent,  qu'il 
le  détestait  et  en  demandait  pardon  en  implorant  la  protection  du  saint  martyr 
sur  lui  et  siu*  le  royamne.  Il  serait  à  souhaiter  que  dans  tous  les  États  on  con- 
servât ainsi  les  monmnents  des  crimes  des  rois.  La  flatterie  ne  leur  trouve 
que  des  vertus."     {Histoire  de  Jean  Sobieski/,  par  rahbé  Coi/cr.  tome  ii.  p.  lui.) 

Voilà  un  fait  singidier  et  qui  fait  preuve  de  la  gi-ande  habileté  du  clergé  à 
saisii*  l'imagination  et  à  faire  impression  siu'  l'esprit  des  hommes.  Combien 
tout  était  calcidé  avec  art  dans  cette  cérémonie  pour  rendre  la  personne  d'un 
évèque  sainte  et  sacrée  aux  yeux  d'un  roi  et  d'une  nation  !  Ce  crime  que  le 
temps  n'efface  point,  ce  sang  qid  crie  toujours,  ce  nouveau  roi  qui  semble  hériter 
la  malédiction  du  forfait  jusqu'à  ce  qu'il  l'ait  désavoué;  ce  premier  acte  d'un 
règne,  espèce  d'amende  honorable  d'imc  violence  commise  quelques  siècles 
auparavant,  voilà  ime  solennité  bien  entendue  pom*  son  but.  Quant  au  vœu 
qu'exprime  l'abbé  Coyer,  il  est  très-bon  sans  doute,  mais  il  aiu'ait  dû  nous  en- 
seigner les  moyens  de  l'accomplir. 


FACILITER  LA   CONNAISSANCE,  ETC.  331 

et  fume.  Les  spectateurs,  qui  eu  sont  instruits,  ne  font  que  rire  de 
cette  parodie  judiciaire. 

On  dii'a  peut-être,  car  tous  les  objets  ont  deux  faces,  que  ces 
représentations  réelles,  ces  scènes  terribles  de  la  ju.stice  pénale  ré- 
pandraient l'ef&'oi  parmi  le  peuple,  et  feraient  des  impressions  dan- 
gereuses.— Je  ne  le  crois  pas.  Si  elles  présentaient  aux  malhoixnêtes 
gens  l'idée  du  danger,  eUes  n'offriraient  qu'une  idée  de  sécmité  à 
ceux  qui  sont  honnêtes. — Quand  on  menace  de  peines  éternelles, 
quand  on  décrit  d'une  manière  effrayante  les  flammes  de  l'enfer,  poui* 
des  espèces  de  délits  indéfinis  et  indéfinissables,  on  peut  allumer  l'ima- 
gination et  produire  la  folie.  Ici  au  contraii-e  nous  supposons  un 
déHt  manifeste,  im  délit  prouvé,  un  délit  que  chacun  est  le  maître 
de  ne  pas  commettre,  et  jiar  conséquent  la  terreur  de  la  peine  ne 
saïu'ait  s'élever  à  im  degré  dangereux.  Toutefois  il  faut  prcndi'e 
garde  à  ne  pas  produire  des  associations  d'idées  fausses  et  odieuses. 

Dans  la  première  édition  du  code  Thérèse,  le  portrait  de  l'im- 
pératrice était  entouré  de  médaillons,  représentant  des  gibets,  des 
roues,  des  chevalets  de  fer,  d'autres  instruments  de  supplice.  Quel 
contre-sens  que  d'offrir  l'image  du  souverain  avec  ces  emblèmes 
hideux,  comme  une  tête  de  Méduse  agitant  ses  serpents  !  Ce  fron- 
tispice scandaleux  fut  supprimé  ;  mais  on  laissa  subsister  ime  estampe 
qui  représentait  toits  les  instniments  de  la  torture.  Tableau  si- 
nistre qu'on  ne  pouvait  considérer  sans  se  dire  à  soi-même  :  voilà 
les  maux  auxquels  je  puis  être  exposé,  quoique  innocent.  Mais  si 
un  tableau  abrégé  du  code  pénal  était  accompagné  d'estampes  rejiré- 
sentant  les  peines  caractéristiques  affectées  à  chaque  crime,  ce  serait 
un  commentaire  imposant,  une  image  sensible  et  parlante  de  la  loi. 
Chacun  peut  se  dire  :  voilà  ce  que  je  dois  souffrir  si  je  deviens  cou- 
pable. C'est  ainsi  (ju'en  matière  de  législation  ime  seule  nuance 
sépare  quelquefois  le  bien  d'avec  le  mal. 


CHAPITRE  X. 

FACILITER  LA  CONNAISSANCE  DU  CORPS  DU  DÉLIT*. 

Il  y  a  deux  points  que  le  juge,  en  matière  pénale,  doit  connaître 
avant  qu'il  piusse  remplir  son  office  :  le  fait  du  délit  et  la  personne 
du  délinquant  :  ces  deux  points  connus,  l'insti-uction  est  complète. 
Selon  la  diversité  de  cas,  l'obscurité  se  réjjand  sur  ces  deux  points 

*  Corpus  delicti,  expression  tcfbnique  de  la  loi  romaine.  FaeiJitor  la  con- 
naissance du  corps  du  délit,  c'est  en  d'autres  termes  rendi-e  le  fait  du  délit  plus 
facile  à  reconnaître. 


332  FACILITER  LA  CONNAISSANCE 

en  diflérentes  proportions  ;  quelquefois  elle  est  plus  grande  sur  le 
premier,  quelquefois  sur  le  second.  Il  s'agit  dans  les  articles  suivants 
de  ce  qui  concerne  le  fait  du  déllit,  des  moyens  qui  peuvent  en 
faciliter  la  découverte. 

AnT.  I.  Requérir  des  titres  écrits. 

Ce  n'est  que  par  l'écriture  qu'on  peut  avoir  un  témoignage  perma- 
nent et  authentique.  Des  transactions  verbales,  à  moins  qu'elles  ne 
soient  de  l'espèce  la  plus  simple,  seraient  sujettes  à  des  disputes 
interminables  :  Littera  scrijpta  manet.  Mahomet  lui-même  a  recom- 
mandé à  ses  sectateurs  d'observer  cette  précaution.  C'est  presque 
le  seul  passage  du  Coran  qui  ait  ime  lueur  de  sens  commun.  (Ch. 
de  la  vache.) 

Akt.  II.  Faire  attester  sur  le  frontispice  des  titres  le  nom  des  témoins. 

C'est  im  point  d'exiger  qu'il  y  ait  des  témoins  à  la  passation  d'un 
acte  :  un  autre  point  d'exiger  que  leur  présence  soit  notifiée,  attestée, 
enregistrée  à  la  tête  de  l'acte.  Un  troisième  progrès  c'est  d'y 
ajouter  des  cii-constances  par  lesquelles  les  témoins,  si  on  a  besoin 
d'eux,  puissent  se  retrouver  aisément. 

Dans  l'attestation  des  actes,  il  poui-rait  être  utile  d'observer  les 
précautions  suivantes  : — 

1°  Préférer  un  plus  grand  nombre  de  témoins  à  un  plus  petit, 
c'est  diminuer  le  danger  de  la  prévarication,  et  se  donner  une  chance 
de  les  retrouver  au  besoin.  2°  Préférer  des  personnes  mariées  aux 
célibataires,  des  maîtres  de  famille  à  des  domestiques,  des  personnes 
qui  ont  un  caractère  public  à  des  individus  moins  distingués,  des 
hommes  dans  la  jeunesse  ou  la  fleur  de  l'âge  à  des  vieillards  et  à  des 
infirmes,  des  personnes  qui  vous  connaissent  à  des  inconnus.  3°  Quand 
l'acte  est  composé  de  plusieurs  feuilles  ou  de  plusieurs  pièces,  chaque 
feuille,  chaque  pièce  doit  être  soussignée  par  les  témoins  :  y  a-t-il  des 
corrections,  des  effaçures,  il  faut  en  faire  une  liste  à  part  qui  soit 
attestée  ;  les  lignes  doivent  être  comptées  et  leur  nombre  indiqué  à 
chaque  page.  4°  Que  chaque  témoin  ajoute  à  son  nom  et  à  ses 
prénoms,  si  on  le  demande,  sa  qualité,  sa  demeui-e,  son  âge,  son  état 
de  mariage  ou  de  célibat.  5°  Que  le  temps  et  la  place  de  la  passa- 
tion de  l'acte  soient  minutieusement  spécifiés  :  le  temps,  non-seule- 
ment par  le  joiu',  le  mois  et  l'année,  mais  encore  pai*  l'heure  ;  la 
place  par  le  district,  la  paroisse,  même  par  la  maison  et  par  le  nom 
de  celui  q\ii  l'occupe  poiu'  le  présent.  Cette  circonstance  est  un 
excellent  préservatif  contre  les  actes  de  faux.  Un  homme  am-a 
peur  de  s'aventurer  dans  yne  telle  entreprise  lorsqu'il  faut  connaître 
tant  de  détails  avant  de  fabriquer  une  date  à  un  acte  supposé,  et  s'il 


DU  CORPS  DU  DÉLIT.  333 

l'ose  tenter,  il  sera  plus  facilement  découvert.  6°  Les  nombre  > 
doivent  être  écrits  en  toutes  lettres,  sui'tout  les  dates  et  les  sommes, 
excepté  dans  les  matières  de  comptabilité,  où  il  suliit  d'écrii-e  en 
toutes  lettres  le  total  :  excepté  encore  quand  la  même  date  ou  la 
même  somme  revient  souvent  dans  le  même  acte.  La  raison  de 
cette  précaution,  c'est  que  les  chiffres,  s'ils  ne  sont  écrits  très- 
soigneusement,  sont  sujets  à  être  pris  les  uns  pour  les  autres,  que 
d'ailleurs  il  est  facile  de  les  altérer,  et  que  la  moindre  altération  a 
des  effets  considérables.  Une  somme  de  cent  est  aisément  conver- 
tible en  une  somme  de  mille.  7"  Les  formalités  à  observer  dans  la 
passation  d'un  acte  devraient  être  imprimées  sur  la  marge  d'une  des 
feuilles  de  papier  ou  de  parchemin  qui  servent  à  les  éciii'e. 

Ces  formalités  seront-elles  laissées  à  la  discrétion  des  individus 
comme  un  moyen  de  sûi'eté  requis  par  la  piTidence,  ou  seront-elles 
rendues  obligatoii'es  ?  Les  unes  seront  obligatoii-es,  les  autres  ne 
le  seront  pas  :  pour  celles  mêmes  qui  seront  obligatoires,  il  faut 
laisser  une  latitude  aux  juges,  afin  de  distinguer  les  cas  où  il  n'a 
pas  été  possible  de  les  remplir.  Il  se  peut  qu'on  ait  à  passer  un 
acte  dans  un  lieu  où  l'on  n'ait  pas  le  papier  prescrit,  où  l'on  ne 
trouve  pas  un  nombre  suffisant  de  témoins,  etc.  L'acte  pourrait 
être  déclaré  vaKde  provisoii'ement,  et  jusqu'à  ce  qu'on  ait  pu  remplir 
les  formalités  requises. 

On  devrait  laisser  plus  de  latitude  dans  les  testaments  que  dans 
les  actes  passés  entre  vifs.  La  mort  n'attend  ni  un  avocat  ni  des 
témoins,  et  l'homme  est  sujet  à  différer  jusqu'à  ime  époque  où  il 
n'a  plus  ni  le  loisir  ni  la  faculté  de  corriger  et  de  revoir. — D'un 
autre  côté,  ces  sortes  d'actes  sont  ceux  qui  exigeraient  le  plus  de 
précautions,  parce  qu'ils  sont  plus  sujets  à  l'imposture.  Dans  le  cas 
d'un  acte  entre  vifs,  la  pai-tie  à  laquelle  on  veut  attribuer  un  engage- 
ment qu'elle  n'a  pas  pris  peut  se  trouver  en  vie,  et  le  contredire  : 
dans  le  cas  d'un  testament,  cette  chance  n'existe  plus. 

Il  faudrait  bien  des  détails  pour  exposer  les  clauses  à  établir  et 
les  exceptions  à  faire  :  j'observe  seulement  qu'à  moins  de  laisser  une 
grande  latitude,  je  ne  puis  trouver  aucune  formalité,  même  la  plus 
simple,  dont  l'omission  dût  rendre  un  acte  absolument  invalide. 

Quand  ces  instructions  seraient  publiées  par  le  gouvernement, 
même  sans  être  rendues  nécessaii-es,  tout  le  monde  serait  porté  à 
les  observer,  parce  que  chacun  cherche,  dans  vm.  acte  passé  de 
bonne  foi,  à  se  donner  toutes  les  sûretés  possibles.  L'omission  de 
ces  formalités  deviendrait  alors  un  soiqjçon  véhément  de  fraude,  à 
moins  qu'on  ne  pût  voir  clairement  qu'il  faut  l'attribuer  ou  à  l'igno- 
rance des  parties,  ou  aux  circonstances  qui  rendaient  lem-  observa- 
tion impraticable. 


334  FACILITER  LA  CONNAISSANCE 

Aht.  III.  Instituer  des  registres  pour  lu  conservcdion  des  titres. 

Poui-quoi  les  actes  devraient-ils  être  enregistrés?  Quels  actes 
déliaient  l'être  ?  Les  registres  devi-aient-ils  être  secrets  ou  publics  ? 
L'eni-cgistrcment  de\Tait-il  être  facultatif  ou  son  omission  soumise  à 
quelque  peine  ? 

Les  registres  pourraient  être  utiles,  1"  contre  les  actes  de  faux 
pai-  fabrication  ;  2°  contre  les  actes  de  faux  par  falsification  ;  3°  con- 
tre les  accidents,  la  perte  ou  la  destruction  des  originaux  ;  4°  contre 
la  double  aliénation  du  même  fonds  à  différents  acquéreiirs. 

Poui-  le  premier  et  le  dernier  de  ces  objets,  un  simple  mémoire 
pourrait  suffii'e.  Poui-  le  second  objet,  U  faudrait  une  copie  exacte. 
Pour  le  troisième,  un  extrait  serait  sufiisant  ;  mais  la  copie  entière 
vaudrait  encore  mieux. 

Contre  les  actes  de  faux  par  fabrication,  l'enregistrement  ne  serait 
utile  qu'autant  qu'il  serait  obligatoire  :  nullité  dans  le  cas  d'omis- 
sion, avec  ime  latitude  pom'  les  cas  accidentels.  L'avantage  qui 
en  résulte,  c'est  qu'après  le  temps  exi^ii-é  pour  l'enregistrement,  la 
fabrication  d'un  acte  qui,  suivant  sa  date  apparente,  aurait  dû  être 
enregistré,  tombe  d'elle-même.  C'est  resserrer  dans  un  coiu*t  espace 
le  temps  où  on  poui-rait  commettre,  avec  possibilité  de  succès,  une 
fraude  de  cette  natiu-e  ;  et  dans  une  époque  si  voisine  de  celle  de 
l'acte  supposé,  les  preuves  de  la  fraude  ne  poiu-raient  guère  manquer. 

Il  faut  aussi  que  l'enregistrement  soit  obligatoii-e,  sous  peine  de 
nullité,  si  on  le  destine  à  prévenir  les  doubles  aliénations,  telles  que 
celles  qui  ont  lieu  par  les  hypothèques,  ou  par  contrats  de  mariage. 
Sans  la  clause  obligatoii'e,  l'eni-egistrement  n'aui-ait  guère  heu,  parce 
que  les  deux  parties  n'y  ont  point  d'intérêt.  Celui  qui  aliène  a 
même  un  intérêt  contraire  :  honnête  homme,  il  peut  avoii-  de  la 
répugnance  à  faire  connaître  qu'il  a  vendu  ou  grevé  sa  propriété  ; 
fi'ipon,  il  doit  désii-er  de  pouvoii'  en  tii'er  deux  fois  la  valeur. 

Les  testaments  sont  les  actes  les  plus  sujets  à  être  fabriqués. 
Contre  cette  fraude,  la  phis  sûre  protection  est  d'en  exiger  l'en- 
registrement, sous  peine  de  nuUité,  diu-ant  la  vie  du  testateur.  On 
objecte  que  c'est  le  laisser  à  la  merci  de  ceux  qui  l'entourent  dans 
ses  derniers  moments,  puisqu'il  ne  poui-rait  plus  les  récompenser  ou 
les  punir  ;  mais  on  obvierait  à  cet  inconvénient,  en  lui  laissant  le 
di-oit  de  disposer  d'un  dixième  de  sa  propriété  pai-  \m  codicille. 

Quels  sont  les  actes  qui  doivent  être  soumis  à  l'enregistrement  ? 

Tous  ceux  où  il  y  a  une  tierce  personne  intéressée,  et  dont  l'im- 
portance est  assez  grande  pom-  justifier  cette  précaution. 

Quels  sont  les  actes  dont  l'enregistrement  sera  secret  ou  pubHc  ? 

Les  actes  entre  vifs  où  il  y  a  des  personnes  tierces  intéressées,  des 


DU  CORPS  DU  DÉLIT.  335 

hypothèques,  des  contrats  de  mariage,  doivent  être  publics.  Les 
testaments  doivent  être  inviolablement  secrets  diirant  la  \ie  du  tes- 
tateur. Les  actes  tels  que  des  promesses,  des  apprentissages,  des 
contrats  de  mariage,  qui  ne  lient  point  les  terres,  peuvent  être  tenus 
secrets  sous  la  réserve  de  les  communiquer  aux  personnes  qui  peuvent 
présenter  un  titre  spécial  poui'  les  examiner. 

L'office  serait  donc  divisé  en  départements  secrets  ou  publics, 
libres  ou  obligatoires.  Les  enregistrements  libres  seraient  fréquents, 
si  le  prix  était  modéré.  C'est  un  objet  de  prudence  que  de  gai'der 
des  copies,  crainte  d'accident  ;  mais  où  ces  copies  seraient-elles  mieux 
placées  que  dans  un  dépôt  de  cette  nature  ? 

La  nécessité  d'em-egistrer  les  actes  par  lesquels  on  charge  d'hj-po- 
thèques  les  propriétés  territoriales  serait  une  espèce  de  frein  à  la 
prodigalité.  Un  homme  ne  pourrait  pas,  sans  quelque  degré  de 
honte,  emprunter  sur  ses  biens,  uniquement  pour  les  dépenser  en 
plaisii's. — Cette  considération,  qui  milite  en  faveur  de  cette  mesure, 
a  été  regardée  comme  une  objection  contre  elle,  et  a  prévenu  son 
établissement. 

La  jurispinidence  de  plusieurs  pays  a  adopté  plus  ou  moins  de  ce 
mode  d'enregistrement.  Celle  de  France  semblait  avoir  pris  im  assez 
juste  milieu. 

En  Angleterre,  la  loi  varie.  Dans  le  !Middlesex  et  dans  le  comté 
d'York,  il  y  a  des  bureaux  d'enregistrement,  établLs  sous  le  règne 
d'Anne,  qui  ont  eu  principalement  pour  objet  de  prévenir  les  doubles 
aliénations,  et  les  bons  effets  en  ont  été  tels,  que  la  valeur  des  terres 
est  plus  haute  dans  ces  deirs  comtés  qu'ailleiu's. — Comment  se  fait-il 
qu'après  tant  d'années  d'une  expérience  si  décisive  la  loi  n'ait  pas 
encore  été  rendue  générale  ? 

L'Irlande  jomt  de  ce  bénéfice,  mais  l'enregistrement  est  laissé  au 
libre  choix  des  individus. — On  l'a  établi  en  Ecosse.  Les  testaments 
doivent-ils  être  enregistrés  avant  la  mort  ?  Dans  le  comté  de  Middle- 
sex,  l'enregistrement  n'est  obligatoire  qu'après  la  mort  du  testatem-. 

Art.  rV.  Manière  de  prévenir  Us  actes  de  faux. 

Il  y  a  un  expédient  qui  pourrait  tenir  lieu,  en  quelque  façon,  de 
l'enregistrement.  Une  sorte  de  papier  particulier  ou  de  parchemin 
étant  requis  pour  l'acte  en  question,  Q  doit  être  défendu  à  ceux  qui 
le  vendent  en  détail  d'en  fournir  sans  y  endosser  le  jour  et  l'année 
de  la  vente,  le  nom  du  vendeur  et  celui  de  l'achetem'.  La  distribu- 
tion de  ce  papier  serait  limitée  à  im  certain  nombre  de  personnes 
dont  on  aurait  la  liste.  Leurs  livres  seraient  de  ^Tais  registres,  et 
après  leui-   mort,  seraient  déposés  dans  un  bureau  pubUc.     Cette 


336  FACILITER  LA  CONNAISSANCE 

précaution  empêcherait  la  fabrication  d'actes  de  toute  espèce,  pré- 
tendant être  d'une  date  éloignée. 

Ce  serait  un  frein  de  plus  si  le  papier  devait  être  de  la  même  date 
que  l'acte  lui-même.  La  date  du  papier  peut  être  marquée  dans 
son  tissu,  de  la  même  manière  que  le  nom  du  fabricant.  Dans  ce 
cas  on  ne  pourrait  faii'e  aucun  acte  de  faux,  sans  le  concours  du 
fabricant  lui-même. 

Aet.  V.  Institutions  pour  enregistrer  des  événements  qui  servent  à 
constater  des  titres. 

Il  n'y  a  pas  beaucoup  à  dire  sm*  l'évidente  nécessité  de  constater 
les  naissances  et  les  enterrements.  La  défense  d'enterrer  les  morts 
sans  l'inspection  préalable  de  quelque  ofiScier  de  police  est  une  pré- 
caution générale  contre  les  assassinats. — Il  est  singulier  qu'en  An- 
gleten-e  les  actes  de  mariage,  au  lieu  d'être  mis  par  écrit  :  aient  été 
si  longtemps  abandonnés  à  la  simple  notoriété  d'ime  cérémonie  pas- 
sagère. La  seule  raison  qu'on  puisse  en  donner,  c'est  la  simplicité 
de  ce  contrat  qui  est  le  même  poiu'  tous,  excepté  dans  les  dispositions 
particulières  relatives  aux  fortunes. 

Heureusement,  sous  le  règne  de  Guillaume  III,  ces  événements, 
qui  ser\-ent  de  base  à  tant  de  titres,  se  présentèrent  comme  des  objets 
convenables  pour  des  impots.  Il  fallut  en  tenir  registre  :  l'impôt  a 
été  suppiimé,  et  l'avantage  est  resté. 

Même  aujourd'hui  la  sécurité  donnée  aux  di'oits  qui  dépendent  de 
ces  événements  n'est  ni  aussi  certaine  ni  aussi  universelle  qu'elle  de- 
vrait l'être.  Il  n'existe  qu'une  seule  copie.  Le  registre  de  chaque  pa- 
roisse devrait  être  transcrit  dans  un  bm-eau  plus  général.  Dans  l'acte 
du  mariage,  sous  Georges  II,  l'avantage  de  ce  règlement  est  refusé 
aux  quakers  et  aux  juifs,  soit  par  intolérance,  soit  par  inadvertance. 

Art.  YI.  Mettre  le  peuple  sur  ses  gardes  contre  divers  délits. 

1.  Contre  l'empoisonnement. 

Donner  des  instmctions  sur  les  diverses  substances  qui  peuvent 
servii"  à  empoisonner,  avec  les  moyens  de  les  découvrir  et  la  méthode 
de  les  guéiii'.  Si  de  telles  instmctions  étaient  répandues  indistincte- 
ment dans  la  multitude,  elles  poiu'raicnt  faire  plus  de  mal  que  de 
bien  :  c'est  un  de  ces  cas  particuliers  où  le  savoir  est  plus  dangereux 
qu'utile.  Les  moyens  d'employer  les  poisons  seraient  plus  sûrs  que 
les  moyens  de  les  guérir.  Le  milieu  convenable,  c'est  de  limiter  la 
circulation  de  ces  instiuctions  dans  la  classe  des  personnes  qui  peu- 
vent en  faire  vm  bon  usage,  tandis  que  leur  état,  leur  caractère  et 
leur  éducation  garantissent  contre  le  danger  de  l'abus  :  tels  sont  les 
ministres  de  paroisses,  et  les  praticiens  de  médecine.     Dans  cette 


J 


DU  CORPS  DU   DÉLIT.  337 

vue,  les  instructions  devraient  être  en  langue  latine  qu'ils  sont  censés 
connaître. 

Mais  poiir  la  connaissance  de  ces  poisons  qui  se  présentent  sans 
qu'on  les  cherche,  et  que  l'ignorance  peut  administrer  innocemment, 
il  faut  la  rendi-e  aussi  familière  que  possible.  Il  faudi'ait  une  étrange 
dépravation  dans  le  caractère  d'un  peuple  pour  que  la  ciguë,  qui  se 
confond  si  aisément  avec  le  persil,  et  le  cuivre,  qui  est  si  sujet  à  se 
dissoudre  des  vaisseaux  dont  l'étamui'e  est  usée,  ne  fussent  pas  plus 
souvent  administrés  par  méprise  que  par  dessein.  Dans  ce  cas,  il  y 
a  plus  à  espérer  qu'à  craindre  de  la  communication  des  lumières, 
quelque  dangereuse  qu'elle  soit. 

2.  Faux  poids  et  fausses  mesures. 

Instructions  relatives  aux  faux  poids,  aux  fausses  mesm-es,  aux 
faux  étalons  de  qualité  ;  et  les  méthodes  dont  on  peut  se  senir  pour 
tromper  en  employant  même  les  vrais  poids  et  les  vraies  mesures. 
Ici  viennent  les  balances  avec  des  bras  inégaux,  les  mesures  avec 
double  fond,  etc.  Ces  objets  de  connaissance  ne  peuvent  être  trop 
répandus.  Chaque  boutique  de\Tait  avoir  à  découvert  ces  instmc- 
tions,  comme  un  gage  qu'on  ne  veut  tromper  personne. 

3.  Fraude  sur  la  monnaie. 

Instructions  pour  apprendi'e  au  peuple  à  distinguer  la  bonne 
monnaie  de  la  fausse. — S'il  parait  une  classe  particulière  de  fausses 
espèces,  le  gouvernement  de\Tait  aussitôt  la  signaler  de  la  manière 
la  plus  publique. — A  Vienne,  le  bureau  des  monnaies  ne  manque  pas 
de  notifier  les  espèces  contrefaites  dès  qu'on  les  aperçoit  ;  mais  le 
monnayage  est  sur  un  si  bon  pied  que  ces  tentatives  sont  rares. 

4.  Tromperies  au  jeu. 

Insti-uctions  sur  les  dés  pipés,  sui-  la  manière  de  frauder  en  don- 
nant les  cartes,  de  faire  des  signes  à  ses  associés,  d'avoir  des  com- 
plices parmi  les  spectateui's,  etc.  Ces  instractions  pouiTaient  être 
suspendues  dans  tous  les  endroits  publics,  et  présentées  de  manière 
à  mettre  la  jeunesse  sur  ses  gardes,  et  à  montrer  le  vice  sous  un  jour 
ridicule  et  odieux.  Il  faudrait  offrir  une  récompense  à  ceux  qui 
trahiraient  les  artifices  des  escrocs  à  mesure  qu'ils  en  inventent  de 
nouveaux. 

5.  Impostures  des  mendiants. 

Les  uns  contrefont  des  maladies,  quoiqu'ils  soient  en  parfaite 
santé  ;  d'autres  se  font  un  mal  léger  pour  ofïrii-  l'apparence  des  maux 
les  plus  dégoûtants  ;  d'autres  débitent  de  fausses  histoires  de  nau- 
fi"£-ges,  d'incendies  ;  d'autres  empnmtent  ou  dérobent  des  enfants 
dont  ils  font  les  instruments  de  leur  métier.  Il  faudi-ait  accompagner 
ces  instructions  d'un  avertissement,  de  peur  que  la  connaissance  de 
tant  d'impostures  n'endiircît  les  coetirs  et  ne  les  rendît  indifférents  à 

z 


338  FACILITER   LA   CONNAISSANCE 

des  misères  réelles.  Dans  un  pays  où  la  police  serait  bien  réglée, 
un  individu  qui  s'of&'e  sous  un  aspect  si  malheureux  ne  devrait  jamais 
être  négligé  ni  laissé  à  lui-même  :  le  devoir  de  la  première  personne 
qui  le  rencontre  serait  de  le  consigner  dans  les  mains  de  la  charité 
publique.  Des  instnactions  de  ce  genre  formeraient  des  homélies 
plus  amiLsantes  pour  le  peuple  que  des  discours  de  controverse. 

6.  Vol,  filoutage,  moyens  d'obtenir  par  de  faux  prétextes. 
Instructions  qui  développeraient  toutes  les  méthodes  employées 

par  les  filous  et  les  voleui-s.  Il  y  a  sur  ce  sujet  plusieui's  livres  dont 
les  matériaux  ont  été  fournis  par  des  malfaiteurs  pénitents,  ou  espé- 
rant d'acheter  par  là  leur  pardon.  Ces  compilations  sont  très-mau- 
vaises, on  en  pourrait  faire  un  extrait  utile.  Un  des  meilleurs,  ce 
sont  les  Découvertes  et  révélatiom  de  Poulter,  autrement  Baxter,  dont 
il  s'est  fait  seize  éditions  dans  l'espace  de  A-ingt-six  ans.  Ce  qui 
montre  assez  combien  un  livre  authentique  en  ce  genre,  recommandé 
par  le  gouvernement,  aurait  une  circulation  étendue.  Le  ton  qu'on 
poiuTait  donner  à  ces  ouvi'ages  en  ferait  ime  excellente  leçon  de 
morale  en  même  temps  qu'im  ouvi'age  d'amusement*. 

7.  Impostui'es  religieuses. 

Instructions  sui'  les  crimes  commis  à  la  faveui'  des  superstitions 
sur  le  pouvoir  et  la  malice  des  agents  spirituels.  Ces  crimes  ne  sont 
que  trop  nombreux  ;  mais  c'est  peu  de  chose  en  comparaison  des 
persécutions  légales  qui  ont  pris  naissance  dans  ces  mêmes  erreurs. 
À  peine  y  a-t-H  ime  nation  chrétienne  qui  n'ait  à  se  reprocher  de 
sanglantes  tragédies  occasionnées  par  cette  croyance  dans  le  sortUége. 
Les  histoires  de  la  première  classe  fourniraient  im  sujet  très-instructif 
pour  des  homélies  qu'on  pom-rait  lii'e  dans  les  éghses  ;  mais  pour 
celles  de  la  seconde,  il  n'est  pas  besoin  de  leur  donner  une  triste 
publicité.  Les  suffrages  de  tant  de  juges  respectables  et  Intègres 
qui  ont  été  misérablement  les  dupes  de  cette  superstition  sellaient 
plus  propres  à  confirmer  le  peuple  dans  son  erreiu'  qu'à  le  guérir, 
n  serait  à  souhaiter  qu'on  pût  se  débarrasser  de  la  sorcière  d'Endor. 
Je  ne  sais  pas  les  maux  que  cette  Canidie  juive  a  pu  faire  dans  la 
Palestine,  mais  elle  en  a  causé  d'affi-eux  dans  toute  l'Europe.  Les 
plus  sages  théologiens  ont  fait  de  grandes  objections  contre  cette 
histoire,  prise  dans  son  sens  littéral  et  vulgaii-e  +. 

*  Le  plus  ancien  livre  que  je  connaisse  sur  ce  sujet  est  intitulé  Claveirs  re- 
cantation.  La  seconde  édition  est  de  1()2>>.  Il  est  en  vers.  Clavell  était  un 
homme  de  famille  qui  s'était  fait  voleur  de  grand  chemin.  Il  obtint  sa 
grâce.  Il  est  dit  dans  le  titre  que  le  livre  a  été  publié  par  ordre  exprès  du  roi 
(Charles  1"). 

L'un  des  plus  modernes  est  intitidé.  A  Vietv  of  society  and  manncrs  in  high 
and  low  Ufe  hy  Parker. 

t  L'art  du  ventriloque  peut  expliquer  beaucoup  d'impostures  religieuses. 


DU  CORPS  DU  DÉLIT.  339 

Les  statuts  anglais  ont  été  les  premiers  qui  aient  eu  l'honneur 
de  rejeter  expressément  du  Code  pénal  le  prétendu  crime  de  sorti- 
lège. Dans  le  Code  Thérèse,  quoique  rédigé  en  1773,  il  joue  un 
rôle  considérable. 

Aet.  YII.  Publier  les  prix  des  marchandises  contre  V extorsion 
mercantile. 

Si  l'exaction  d'un  prix  exorbitant  ne  peut  pas  être  convenable- 
ment traité  comme  un  délit  et  soumise  à  une  peine,  on  peut  du 
moins  l'envisager  comme  un  mal  qu'il  serait  avantageux  de  sup- 
primer, si  on  le  pouvait  faire  sans  encourir  de  plus  grands  maux. 
Les  peines  directes  n'étant  point  admissibles,  il  faut  se  servir  de 
moyens  indirects.  Heureusement  c'est  ime  espèce  de  délit  dont  le 
mal  est  diminué,  bien  loin  d'être  augmenté,  par  le  grand  nombre 
des  délinquants.  Que  peut  faire  la  loi  ?  augmenter  ce  nombre  au- 
tant que  possible.  Un  tel  article  se  vend-il  très-cher,  le  profit 
qu'on  y  fait  est-il  exorbitant,  répandez  cette  information,  les  ven- 
deurs vont  accoiuii-  de  toutes  parts,  et  par  le  seul  effet  du  concours 
le  piix  va  baisser. 

On  peut  ranger  l'usui-e  sous  le  chef  de  l'extorsion  en  matière  de 
commerce.  Prêter  de  l'argent,  c'est  vendi'e  de  l'argent  présent 
contre  de  l'argent  futur,  dont  le  temps  du  payement  peut  être  déter- 
miné ou  iadéterminé,  dépendant  de  certains  événements  ou  non,  la 
somme  remboursable  tout  à  la  fois  ou  par  parties,  etc.  Défendez 
l'usui'e  :  en  rendant  la  transaction  secrète,  vous  augmentez  le  prix. 

Aet.  VIII.  Publication  des  droits  des  offices. 

Il  y  a  presque  partout  des  droits  annexés  aux  services  des  bureaux 
des  gouvernements  :  ces  droits  sont  une  partie  de  la  paye  des  em- 
ployés. Comme  un  artisan  vend  sa  main-d'œuvre,  un  officier  public 
vend  son  travail  le  plus  cher  possible.  La  concurrence,  la  facilité 
d'aller  à  im  autre  marché,  retient  cette  disposition  dans  ses  justes 
limites  pour  le  travail  ordinaire  ;  mais  par  l'établissement  d'un 
bureau,  toute  concurrence  est  ôtée  :  le  di'oit  de  vendre  cette  espèce 
particulière  de  travail  devient  un  monopole  entre  les  mains  de  l'em- 
ployé. Laissez  le  prix  à  la  discrétion  du  vendeur,  et  il  n'aïu'a 
bientôt  d'autres  limites  que  ceUes  qui  sont  prescrites  par  les  besoins 
de  l'acheteur.  Les  droits  des  biu'eaux  doivent  donc  être  déterminés 
exactement  par  la  loi.  Autrement,  les  extorsions  qui  peuvent  avoir 
lieu  doivent  être  moins  imputées  à  la  rapacité  de  l'employé  qu'à  la 
négligence  du  législateur. 

Art.  IX.  Publication  des  comptes  où  la  nation  est  intéressée. 
Quand  des  comptes  sont  rendus  dans  un  temps  limité,  devant  un 


340  FACILITER  LA   CONNAISSANCE 

nombre  limité  d'auditeurs,  et  des  auditeurs  peut-être  choisis  ou 
influencés  par  le  comptable  lui-même,  et  que  personne  ensuite 
n'est  appelé  à  les  contrôler,  les  plus  grandes  eiTeurs  peuvent  passer 
sans  être  aperçues  ou  sans  être  relevées.  Mais  quand  les  comptes 
sont  publiés,  il  ne  peut  manquer  ni  de  témoins,  ni  de  commentateurs, 
ni  de  juges. 

Chaque  item  est  examiné.  Cet  article  était-il  nécessaire  ?  Nais- 
sait-il du  besoin,  ou  l'a-t-on  fait  naître  pour  avoii'  un  prétexte  de 
dépense  ?  Le  public  n'est-il  pas  sem  plus  chèrement  que  les  par- 
ticuliers ?  N'a-t-on  point  donné  de  préférence  à  un  entrepreneur 
aux  dépens  de  l'État.  N'a-t-on  point  fait  d'avantage  secret  à  un 
favori  *?  Ne  lui  a-t-on  rien  accordé  sur  de  faux  prétextes  ?  N'a-t-on 
point  eu  recom-s  à  des  manœuvres  pour  écarter  des  concurrents  ? 
N'y  a-t-il  rien  de  caché  dans  les  comptes  ?  Il  y  a  cent  questions  à 
suggérer  de  la  même  espèce,  sur  lesquelles  il  est  impossible  de 
s'assiu'er  des  éclaircissements  complets  si  on  ne  met  pas  la  compta- 
bilité sous  les  yeux  du  public.  Dans  un  comité  particulier,  les  uns 
peuvent  manquer  d'intégrité,  les  autres  de  connaissance  :  un  esprit 
lent  dans  ses  opérations  passe  sur  ce  qu'il  n'entend  point,  de  peur 
de  montrer  son  inaptitude  :  im  esprit  vif  ne  s'assujétit  point  aux 
détails  ;  chacun  laisse  aux  autres  la  fatigue  de  l'examen.  Mais  tout 
ce  qui  manque  à  un  corps  peu  nombreux  se  trouvera  dans  l'assem- 
blage du  public  :  dans  cette  masse  hétérogène  et  discordante,  les  plus 
mauvais  principes  mèneront  au  but  comme  les  meilleui-s  :  l'envie, 
la  haine,  la  malice  feront  la  tâche  de  l'esprit  public,  et  même  ces 
passions,  parce  qu'elles  sont  plus  actives  et  plus  persévérantes,  scru- 
teront mieux  toutes  les  paities,  et  feront  ime  véiification  plus  scru- 
puleuse.— Ainsi  ceux  qui  n'ont  point  d'autre  frein  que  le  respect 
humain  seront  retenus  dans  le  devoir  par  l'orgueil  de  l'intégrité  ou 
par  la  crainte  de  la  honte. 

En  cherchant  des  exceptions,  je  n'en  puis  trouver  que  deux  ;  l'une 
par  rapport  aux  dépenses  de  cette  publication,  l'autre  par  rapport 
à  la  nature  des  services  qui  doivent  rester  secrets. — Il  serait  inutile 
de  publier  les  comptes  d'une  petite  paroisse  parce  que  l'accès  des 
livres  est  h  la  portée  de  tous  ceux  qui  ont  intérêt  à  les  examiner, — 
et  il  ne  faut  pas  songer  à  publier  l'emploi  des  sommes  destinées  au 
service  secret,  sous  peine  de  perdre  toutes  les  informations  que  vous 
pouvez  obtenir  sur  les  desseins  de  vos  ennemis. 

Art.  X.  Etablissement  des  étalons  de  quantité. — Poids  et  mesures. 

Les  poids  indiquent  la  quantité  de  la  matière  :  les  mesui'es,  la 
quantité  de  l'espace.  Leur  utilité  est  1°  de  satisfaire  chaqiie  individu 


I 


DU  CORPS   DU   DÉLIT.  .'341 

sur  la  quantité  de  la  chose  dont  il  a  besoin  :  2"  de  terminer  les  dis- 
putes ;  3°  de  prévenir  les  fraudes. 

Établir  l'uniformité  dans  le  même  État  a  été  l'objet  de  bien  des 
souverains.  Trouver  une  mesui'e  commune  et  universelle  pour  tous 
les  peuples  a  été  l'objet  des  recherches  de  plusieurs  philosophes,  et, 
en  dernier  Heu,  du  gouvernement  français.  Service  vraiment  hono- 
rable, car  qu'y  a-t-il  de  plus  rare  et  de  plus  grand  que  de  voir  un 
gouvernement  travailler  à  une  des  bases  essentielles  de  l'union  du 
genre  humain  ! 

L'uniformité  des  poids  et  mesures,  sous  le  même  gouvernement  et 
pour  des  peuples  qui  à  d'autres  égards  ont  le  même  langage,  est  un 
point  sur  lequel  il  semble  qu'il  n'y  ait  pas  besoin  de  grands  raison- 
nements poui'  en  montrer  l'utilité.  Une  mesure  poui-  celui  qui  n'eu 
connaît  pas  l'estimation  est  nulle.  Si  les  mesures  de  deux  Ailles  ne 
sont  pas  les  mêmes,  soit  pour  le  nom,  soit  pour  la  quantité,  le  com- 
merce des  individus  ne  peut  plus  se  faire  sans  les  exposer  à  de 
grands  mécomptes  ou  à  de  grandes  difficultés  :  ces  deux  ailles,  à  cet 
égard,  sont  étrangères  l'une  à  l'autre.  Le  prix  nominal  de  deux 
denrées  est-il  le  même  :  si  leur  mesure  est  différente,  le  prix  réel  est 
différent  :  il  faut  une  attention  continuelle,  et  la  défiance  entrave  le 
coui's  des  affaii'es  :  les  erreui's  se  glissent  dans  les  transactions  de 
bonne  foi,  et  la  fraude  se  cache  sous  ces  dénominations  trompeuses. 

Pour  amener  l'uniformité,  il  y  a  deux  moyens  :  le  premier,  de 
faire  des  étalons  qui  aient  l'autorité  publique,  de  les  envoyer  dans 
tous  les  districts,  et  d'interdire  l'usage  de  tout  autre  :  le  second  de 
faire  des  étalons,  et  de  laisser  à  la  convenance  générale  le  soin  de 
les  adopter.  Je  ne  connais  aucun  exemple  où  la  première  de  ces 
méthodes  ait  été  suivie.  Mais  la  seconde  a  été  pratiquée  avec  succès 
par  l'archiduc  Léopold  en  Toscane. 

En  Angleterre  il  n'existe  pas  moins  de  treize  actes  du  parlement 
sur  cet  objet,  et  l'on  pourrait  en  faire  mille  autres  de  la  même  façon 
sans  réussir.  1°  Les  clauses  pour  forcer  la  confoi-mité  aux  étalons 
en  question  ne  sont  pas  suffisantes.  2"  On  n'a  point  pourvu  à  faire 
les  étalons  eux-mêmes  et  à  les  distribuer  :  il  n'y  en  a  que  peu  cà  et 
là,  et  la  chose  a  été  laissée  au  hasard. 

n  faudi'ait  commencer  par  fournir  chaque  communauté  d'un  étalon 
légal  ;  on  poui'rait  y  ajouter  une  peine  imposée  à  tout  ouvrier  qui 
fabriquerait  des  poids  ou  des  mesiu-es  non  conformes  à  cet  étalon  ; 
et  l'on  pourrait  enfin  déclarer  nulles  et  invalides  toutes  transactions 
qui  auraient  été  faites  avec  d'autres  poids  et  d'autres  mesures.  Ce 
dernier  moyen  ne  serait  pas  même  nécessaire  :  les  deux  premiers 
seraient  suffisantvs. 

Entre  différentes  naliniis,  1<>  manqup  d'imiformitë  à  cet  égard  ne 


342  FACILITER  LA  CONNAISSANCE  DU  DELIT. 

peut  pas  produire  autant  de  méprises,  parce  que  la  seule  différence 
du  langage  tient  chacun  sur  ses  gardes.  Il  en  résulte  pourtant  bien 
de  l'embarras  dans  le  commerce  ;  et  la  fraude,  favorisée  par  le  mys- 
tère, peut  souvent  se  prévaloir  de  l'ignorance  des  acheteurs. 

Un  inconvénient  moins  étendu,  mais  qui  n'est  pas  moins  impor- 
tant, se  fait  sentir  dans  la  médecine.  Si  les  poids  ne  sont  pas  exac- 
tement les  mêmes,  surtout  pour  des  substances  où  les  plus  petitfes 
quantités  sont  essentielles,  la  phaimacopée  d'un  pays  ne  peut  servir 
que  difficilement  à  un  autre,  et  j^eut  exposer  les  praticiens  à  des 
erreurs  fatales.  C'est  là  un  obstacle  considérable  à  la  libre  commu- 
nication des  sciences  :  et  le  même  inconvénient  se  retrouve  dans 
d'autres  arts  où  le  succès  dépend  des  proportions  les  plus  délicates. 

Art.  XI.  Établissement  des  étalons  de  qualité. 

Il  faudrait  entrer  dans  bien  des  détails  si  l'on  voulait  dire  tout  ce 
que  le  gouvernement  aurait  à  faire  pour  établir  les  Critères  les  plus 
convenables  pour  la  qualité  et  la  valem-  d'ime  multitude  d'objets  qui 
sont  susceptibles  de  diverses  épreuves. — La  pierre  de  touche  est  ime 
épreuve  imparfaite  de  la  qualité  et  de  la  valeiu'  des  compositions  mé- 
talliques mêlées  d'or  et  d'argent.  L'hydromètre  est  une  épreuve 
immanquable,  en  tant  que  l'identité  de  qualité  résulte  de  l'identité 
de  gravité  spécifique. 

Les  falsifications  les  plus  importantes  à  reconnaître  sont  celles  qui 
peuvent  nuire  à  la  santé  :  tel  est  le  mélange  de  la  chaux  et  des  os 
brûlés  avec  la  farine  pour  faire  du  pain  :  le  plomb  dont  on  se  sert 
pour  ôter  l'acidité  du  vin,  ou  l'arsenic  pour  le  raffiner.  La  chimie 
donne  des  moyens  de  découvrir  toutes  ces  adultérations,  mais  il  faut 
quehjues  connaissances  pour  les  appliquer. 

L'intervention  du  gouvernement  à  cet  égard  peut  se  borner  à  trois 
points.  1°  Encourager  la  découverte  des  moyens  d'épreuve  dans  les 
cas  où  ils  manquent  encore.  2°  En  répandi-e  la  connaissance  parmi 
le  peuple.  3°  En  prescrire  l'usage  aux  officiers  du  gouvernement 
poiu"  les  fonctions  de  ce  genre  qui  leur  sont  imposées. 

Art.  XII.  Instituer  des  timbres  ou  marques  pour  attester  la  quan- 
tité ou  la  qualité  des  choses  qui  ont  dû  être  faites  siir  ttn  certain 
étalon. 

Ces  marques  sont  des  déclarations  ou  des  certificats  sous  une  forme 
abrégée.  H  y  auiait  cinq  points  à  considérer  dans  ces  documents. 
1°  Leur  but.  2°  La  personne  dont  ils  portent  l'attestation.  3°  L'é- 
tendue et  les  détails  de  l'information  qu'ils  contiennent.  4°  La  \-isi- 
bilité.  l'intelligibilité  du  signe.  .3"  Sa  permanence,  son  indcstructi- 
biUto. 


EMPÊCHER  DES  DELITS,  ETC.  343 

L'utilité  de  ces  attestations  authentiques  n'est  pas  douteuse. 
On  s'en  sert  avec  succès  pour  les  objets  suivants. 

1.  Assurer  les  droits  de  propriété.  On  peut  se  fier  à  la  prudence 
des  individus  poui'  user  de  cette  précaution  dans  ce  qui  les  concerne  : 
mais  2^oui'  ce  qui  concerne  la  propriété  publique  ou  des  objets  en 
dépôt,  il  en  faut  faire  un  objet  légal.  C'est  ainsi  qu'en  Angleterre 
ce  qui  appartient  à  la  marine  royale  porte  une  marque  particulière 
dont  il  est  défendu  de  se  servir  dans  la  marine  marchande. 

Dans  les  arsenaux  royaux  on  met  l'empreinte  d'une  flèche  siu'  les 
bois  de  constraction,  et  l'on  fait  entrer  dans  le  tissu  des  cordages  un 
fil  dont  il  est  défendu  aux  particuliers  de  se  servii-. 

2.  Assurer  la  qualité  ou  la  quantité  d'articles  commerçables  pour 
le  bénéfice  des  acheteiu's.  Ainsi,  par  des  statuts  anglais,  il  y  a  des 
marques  sur  im  grand  nombre  d'objets,  les  blocs  de  bois  exposés  en 
vente,  le  cuir,  le  pain,  l'étain,  l'argenterie,  la  monnaie,  les  étoffes  de 
laine,  les  bas  et  autres  ouvi-ages  de  métier,  etc. 

3.  Assurer  le  payement  des  taxes.  Si  l'article  soumis  à  une  taxe 
n'a  pas  la  marque  en  question,  c'est  une  preuve  que  la  taxe  n'a  paS 
été  payée.     Exemples  innombrables*. 

4.  Assurer  l'obéissance  à  des  lois  qui  prohibent  l'importation. 


CHAPITRE  XI. 


EMPÊCHER  DES  DÉLITS,  EN  DONNANT  À  PLTJSIEtTRS  PERSONNES  UN  INTÉRÊT 
À  LES  PRÉVENIR. 

Je  vais  citer  un  exemple  particulier  qui  aui-ait  pu  se  rapporter  au 
chef  précédent  comme  à  celui-ci,  car  on  a  prévenu  le  délit,  soit  en 
augmentant  la  difficulté  de  le  cacher,  soit  en  donnant  à  plusieiu'S 
personnes  un  intérêt  immédiat  à  le  prévenii". 

Le  service  de  la  poste  aux  lettres,  en  Angleterre,  avait  toujours 
manqué  de  diligence  et  d'exactitude.  Les  courriers  s'arrêtaient  •poui 
leur  plaish"  ou  leur  jn-ofit  :  les  aubergistes  ne  les  pressaient  pas  de 
partii'.  Tous  ces  retards  étaient  autant  de  petits  délits,  c'est-à-dire 
de  violations  des  règles  établies.  Qu'aurait  fait  le  législateur  pour  y 
remédier  ?  La  surveillance  est  bientôt  fatiguée  :  on  se  relâche  gra- 
duellement sur  les  peines  ;  les  délations  toujoiu's  odieuses  ou  embar- 
rassantes deviennent  rares,  et  les  abus  suspendus  pom-  im  moment 
reprennent  bientôt  leui-  cours  ordinaii'C. 

On  imagina  un  moyen  très-simple  qui  ne  contenait  ni  loi,  ni  peine, 
ni  délation,  et  qui  n'en  valait  que  mieux. 

*  Chocolats,  tlié,  houblons,  lettres,  papiers,  savons,  gazettes,  cartes,  alnianachs 
fiacres,  soies  étrangères,  formulaires  de  procédiu'e,  etc. 


344  FACILITER  LES  MOYENS 

Ce  moyen  consistait  à  combiner  deux  établissements  qui  avaient 
été  séparés  jusqu'alors,  la  poste  aux  lettres  et  les  diligences  pour  les 
A^oyageurs.  Le  succès  a  été  complet  :  la  célérité  de  la  poste  a  été 
doublée,  et  les  voyageurs  ont  été  mieux  sei'V'is.  Ceci  vaut  la  peine 
d'être  analysé. 

Les  voyageurs  qui  accompagnent  le  coui'rier  sont  devenus  autant 
d'inspecteurs  de  sa  conduite  ;  il  ne  peut  plus  échapper  à  leur  ol>ser- 
vation  :  en  même  temps  qu'il  est  excité  par  leurs  éloges,  et  par  la 
récompense  libre  qu'il  attend  d'eux,  il  ne  peut  pas  ignorer  que,  s'il 
voulait  perdre  du  temps,  ces  voyageui's  auiaient  un  intérêt  naturel  à 
se  plaindre,  et  qu'ils  se  rendi'aient  ses  délateurs  sans  avoir  besoin 
d'être  payés  et  sans  porter  l'odieux  de  ce  caractère.  Voyez  que 
d'avantages  dans  cette  petite  combiaaison  !  L'évidence  dans  les 
moindres  fautes  ;  le  mobile  de  la  récompense  substitué  à  celui  de  la 
peine  ;  l'épargne  des  délations  et  des  procédures  ;  les  occasions  de 
punir  devenues  très- rares;  et  les  deux  services,  par  leur  réunion, 
rendus  plus  commodes,  plus  prompts  et  plus  économiques. 

Je  consigne  cette  heureuse  idée  de  !M.  Palmer  comme  une  étude 
de  législation.  D  faut  méditer  sur  ce  qu'on  a  fait  avec  succès  dans 
un  genre,  pour  apprendre  à  vaincre  les  difficultés  dans  un  autre.  En 
cherchant  à  développer  la  cause  de  ce  succès,  on  s'élève  à  des  règles 
générales. 


CHAPITRE  XII. 

FACILITER  LES  MOYEÎîS  DE  RECOIOAÎTEE  ET  BETROUVER  LES  ENDIVIDUS. 

Lv  plupart  des  délits  ne  se  commettent  que  par  la  grande  espé- 
rance qu'ont  les  délinquants  de  rester  inconnus.  Tout  ce  qui  aug- 
mente la  facUité  de  reconnaître  les  hommes  et  de  les  retrouver  ajoute 
à  la  sûi'eté  générale. 

C'est  une  des  raisons  pour  lesquelles  on  a  bien  peu  à  craindre  de 
la  part  de  ceux  qui  ont  une  demeui-e  fixe,  une  propriété,  ime  famille. 
Le  danger  vient  de  ceux  qui,  par  leur  indigence  ou  leur  indépendance 
de  tous  ces  liens,  peuvent  aisément  dérober  leur  marche  à  l'oeil  de  la 
justice. 

Les  tables  de  population  dans  lesquelles  on  inscrit  la  demeure, 
l'âge,  le  sexe,  la  profession,  le  mariage  ou  le  célibat  des  indi%-idus, 
sont  les  premiers  maténaux  d'ime  bonne  police. 

Il  convient  que  le  magisti-at  puisse  demander  compte  à  toute  per- 
sonne suspecte  de  ses  moyens  de  vivre,  et  consigner  en  lieu  de  sûi-eté 
ceux  qui  ne  peuvent  montrer  ni  revenu  ni  industrie. 


DE  RECONNAÎTRE  ET  RETROUVER  LES  INDIVIDUS.         345 

Il  y  a  deux  choses  à  observer  sur  cet  objet,  c'est  que  la  police  ne 
doit  pas  être  minutieuse  et  inquiète  au  point  d'exposer  les  sujets  à 
se  trouver  en  faute  ou  à  être  vexés  en  leui"  imposant  des  règles  diffi- 
ciles et  nombreuses.  Des  précautions  nécessaires  à  certaines  époques 
de  danger  ou  de  trouble  ne  doivent  pas  être  prolongées  dans  un 
temps  calme,  comme  le  régime  de  la  maladie  ne  doit  pas  être  suivi 
dans  un  état  de  santé.  La  seconde  observation,  c'est  qu'il  faut  pren- 
di-e  garde  à  ne  pas  choquer  l'esprit  national.  Tel  peuple  ne  pomTait 
pas  supporter  la  police  de  tel  autre.  Dans  la  capitale  du  Japon, 
chacun  est  obKgé  de  porter  son  nom  sur  son  habit.  Cette  mesure 
peut  paraître  utile,  indifférente  ou  tyrannique,  selon  la  tournure  des 
préjugés  publies. 

Les  habits  caractéristiques  ont  im  rapport  à  ce  but.  Ceux  qui 
distinguent  le  sexe  sont  un  moyen  de  police  aussi  doux  que  salutaire. 
Ceux  qui  seivent  à  signaler  les  militaires,  les  gens  de  mer,  le  clergé, 
ont  plus  d'iin  objet,  mais  le  principal  est  la  subordination.  Dans 
les  universités  anglaises,  les  élèves  ont  un  costume  particidier  qui  ne 
les  gêne  que  quand  ils  ont  envie  de  sortir  des  règles  prescrites. 
Dans  les  écoles  de  charité,  on  fait  porter  aux  écoHers  une  robe  imi- 
foiine,  et  même  une  plaque  numérotée. 

Il  est  fâcheux  que  les  noms  propres  des  indi\idus  soient  sm-  un 
pied  si  ii-régulier.  Ces  distinctions,  inventées  dans  l'enfance  des 
sociétés,  pour  subvenir  aux  besoins  d'un  hameau,  ne  remplissent 
qu'imparfaitement  leur-  objet  dans  ime  grande  nation.  Il  y  a  bien 
des  inconvénients  attachés  à  cette  confusion  nominale.  Le  plus 
grand  de  tous  c'est  que  l'indice  qui  ne  porte  que  siu*  un  nom  est 
vague,  le  soupçon  est  ballotté  entre  une  multitude  de  personnes,  et 
le  danger  de  l'innocence  peut  devenir  la  ressource  du  crime. 

On  pourrait  procéder  à  une  nomenclature  nouvelle,  de  manière 
que  dans  toute  une  nation  chaque  iadi\idu  aurait  im  nom  propre 
Cjui  ne  serait  porté  que  par  lui  seid.  Dans  l'état  actuel,  les  embarras 
du  changement  surpasseraient  peut-être  ses  avantages  ;  mais  il  serait 
bon  de  prévenir  ce  désordre  dans  une  colonie  naissante*. 

C'est  im  usage  assez  commun  parmi  les  marins  anglais  que  d'im- 
primer leur  nom  de  famille  et  leur  nom  de  baptême  sur  le  poignet, 
en  caractères  bien  tracés  et  indélébiles.  On  le  fait  pour  être  reconnu 
en  cas  de  naufrage. 

*  Voici  une  idée  du  plan  général.  La  dénomination  entière  pourrait  contenii' 
les  parties  suivantes:  1°  Un  seul  nom  de  famille,  essentiel  pour  identifier  les 
races.  2°  Un  seul  nom  de  baptême  ou  prénominal.  .3°  Le  lieu  et  la  date  de  la 
naissance.  Cette  dénomination  composée  serait  répétée  en  entier  dans  toutes  les 
affaires  légales.  La  manière  de  l'abréger  pour  l'usage  ordinaire  dépend  du  génie 
des  langues. 


346  AUGMENTER  POUR  LES  DELINQUANTS,  ETC. 

S'il  était  possible  que  cette  pratique  devînt  universelle,  ce  serait 
un  nouveau  ressort  pour  la  morale,  une  nouvelle  force  pour  les  lois, 
une  précaution  presque  infaillible  contre  une  multitude  de  délits, 
surtout  contre  toute  espèce  de  fraude  où  l'on  a  besoin  poui*  réussir* 
d'un  certain  degré  de  confiance.  Qui  êtes-vous  ?  à  qvd  ai-je  affaire  ? 
La  réponse  à  cette  question  importante  ne  serait  plus  susceptible  de 
prévarication. 

Ce  moyen,  par  son  énergie  mémo,  deviendiait  favorable  à  la  liberté 
personnelle,  en  permettant  à  la  procédui'e  de  se  relâcher  de  sa  ingueur. 
L'emprisonnement,  qui  n'a  pour  objet  que  de  s'assurer  des  individus, 
deviendrait  plus  rare  quand  on  les  tiendrait  ix)ui-  ainsi  dii-e  par  une 
chaîne  in\dsible. 

Je  vois  des  objections  plausibles.  Dans  le  coiu's  de  la  révolution 
française,  combien  de  personnes  n'ont  dû  leui'  salut  qu'à  un  déguise- 
ment qu'une  empreinte  de  cette  nature  aurait  rendu  impossible  ! 
L'opinion  publique,  dans  son  état  actuel,  oppose  un  obstacle  insup- 
portable à  cette  institution,  mais  l'opinion  pourrait  changer  si  on  y 
cmploj'ait  beaucoup  de  patience,  beaucoup)  d'adresse,  et  si  l'on  com- 
mençait par  de  grands  exemples.  Que  ce  fût  l'usage  d'imprimer  des 
caractères  sur  le  front  des  grands,  on  associerait  à  ces  marques  une 
idée  de  puissance  et  d'honneur.  Les  femmes,  dans  les  îles  de  la  mer 
du  Sud,  se  soumettent  à  une  opération  douloureuse  pour  tracer  sur 
leiu'  peau  des  figures  auxquelles  on  attache  une  idée  de  beauté. 
L'empreinte  se  fait  avec  ime  multitude  de  pointes  qui  déchirent  le 
tissu,  et  des  poudres  colorées  qu'on  fait  pénétrer  à  force  de  fi-ictions. 


CHAPITRE  XIII. 

AUGMENTER  POUK  LES  DÉLINQUANTS  LA  DIFFICULTÉ  DE  l'ÉVASION, 

Ces  moyens  dépendent  beaucoup  des  dispositions  géographiques, 
des  barrières  natiu-elles  ou  artificielles.  En  Russie,  la  rareté  de  la 
population,  l'âpreté  du  climat,  la  difficulté  des  commimieations,  don- 
nent à  la  justice  une  force  dont  on  n'aurait  pas  cru  qu'elle  fût  capable 
dans  une  si  vaste  contrée. 

À  Pétersbovu'g  et  à  Riga,  on  ne  peut  obtenir  do  passe-port  qu'après 
avoir  annoncé  plusieurs  fois  son  départ  dans  la  gazette.  Cette  pré- 
caution prise  contre  les  débiteurs  frauduleux  ajoute  à  la  confiance  du 
commerce. 

Tout  ce  qui  augmente  la  facilité  pour  faire  passer  des  a^^s  avec 
promptitude  peut  se  rapporter  à  ce  chef. 

Les  signalements  sont  des  moyens  bien  imparfaits  et  bi(<n  douteux  : 


I 


DIMINUER  L^INCERTITUDE,  ETC.  347 

les  silhouettes,  qu'on  peut  multiplier  si  facilement  et  à  si  bas  prix, 
seraient  bien  préférables.  On  peut  en  faire  usage,  soit  pour  des 
prisonniers  dont  on  craint  l'évasion,  soit  pour  des  soldats  dont  on 
craint  la  dései-tion,  soit  poiu'  toute  personne  suspecte  qui  am-ait  été 
dénoncée  au  magistrat,  et  dont  on  voudrait  s'assurer  sans  porter  la 
rigueur  à  son  égard  jusqu'à  l'emprisonnement. 


CHAPITRE  XIV. 

DIMINrEK  l'iNCEETITUDE  DES  PROCÉDURES  ET  DES  PEINES. 

Ce  n'est  pas  mon  intention  d'entrer  ici  dans  le  vaste  sujet  de  la  pro- 
cédure :  ce  sera  l'objet,  non  d'un  chapitre,  mais  d'un  ouvrage  à  part. 
Je  me  borne  à  deux  ou  trois  observations  générales. 

Un  crime  a-t-il  été  commis  :  il  est  de  l'intérêt  de  la  société  que  le 
magistrat  chargé  de  le  pimir  en  soit  informé,  et  informé  de  manière 
à  être  autorisé  à  infliger  la  peine.  Allègue-t-on  qu'un  crime  a  été 
commis  ;  il  est  de  l'intérêt  de  la  société  que  la  vérité  ou  la  fausseté 
de  cet  allégué  soit  mise  en  é^idenee.  Ainsi  les  règles  du  témoignage 
et  les  formes  de  la  procédure  doivent  être  telles  que  d'im  côté  elles 
admettent  toute  information  \T:aie,  et  que  de  l'autre  elles  excluent 
toute  information  fausse,  c'est-à-dire  tout  ce  qui  of&irait  plus  de 
chances  de  tromper  que  d'éclairer. 

La  nature  a  mis  devant  nos  yeux  un  modèle  de  procédure.  Qu'on 
regarde  ce  qui  se  passe  dans  le  tribunal  domestique  ;  qu'on  examine 
la  conduite  d'un  père  de  famille  avec  ses  enfants,  ses  domestiques, 
ceux  dont  il  est  chef.  On  y  retrouvera  les  traits  originaux  de  la 
justice,  qu'on  ne  reconnaît  plus  après  qu'ils  ont  été  défigurés  par  des 
hommes  incapables  de  discerner  la  vérité  ou  intéressés  à  la  déguiser. 
Un  bon  juge  n'est  qu'un  bon  père  de  famille  agissant  sur  une  plus 
grande  écheUe.  Les  moyens  qui  sont  propres  à  conduire  le  père  de 
famille  dans  la  recherche  de  la  vérité  doivent  être  également  bons 
poiu'  le  juge.  C'est  le  premier  modèle  de  procédure  d'où  l'on  est 
parti,  et  dont  on  n'aurait  pas  dû  s'écarter. 

Il  est  vi'ai  qu'on  peut  accorder  au  père  de  famille  tme  confiance 
qu'on  ne  doit  pas  accorder  au  juge,  parce  que  ce  dernier  n'a  pas  les 
mêmes  motifs  d'affection,  et  qu'il  peut  être  perverti  par  un  intérêt 
personnel.  Mais  cela  proiive  seulement  qu'il  faut  se  garantir  de  la 
partialité  ou  de  la  corruptibilité  du  juge  par  des  précautions  dont  on 
n'a  pas  besoin  dans  le  tribimal  domestique.  Cela  ne  prouve  pas  que 
les  formes  de  procédui'e  et  les  règles  du  témoignage  doivent  être 
différentes. 


348  DIMINUER  L^INCERTITUDE 

La  jurisprudence  anglaise  a  admis  les  maximes  suivantes  : 

1.  Qu'aucun  ne  peut  être  témoin  dans  sa  propre  cause. 

2.  Qu'aucun  ne  doit  être  reçu  à  s'accuser  lui-même. 

3.  Que  le  témoignage  d'une  personne  intéressée  dans  la  cause 
n'est  pas  recevable. 

4.  Qu'on  ne  doit  jamais  admettre  des  ouï-dire. 

5.  Qu'aucun  ne  doit  être  mis  deux  fois  en  jugement  pour  le  même 
délit. 

Ce  n'est  pas  mon  intention  de  discuter  ici  ces  règles  de  témoignage 
auxquelles  on  peut  appliquer  le  penitus  toto  divisas  orbe  Britannos. 
En  traitant  de  la  procédure  en  général,  ce  sera  le  lieu  d'examiner  si 
la  jurispradence  anglaise,  supérieure  à  quelques  égards  à  celle  de 
toutes  les  nations,  doit  sa  supériorité  à  ces  maximes,  ou  si  elles  ne 
sont  pas  la  piincipale  cause  de  cet  affaiblissement  dans  le  pouvoir  de 
la  justice,  d'où  l'on  voit  résulter  en  Angleterre  ime  police  trop  peu 
efficace  et  des  délits  si  fréquents. 

Tout  ce  que  j'ai  à  dire  ici,  c'est  que  toutes  les  précautions  qui  ne 
sont  pas  absolument  nécessaii-es  pour  la  protection  de  l'innocence 
offrent  une  dangereuse  protection  au  crime.  Je  ne  connais  pas  eu 
procédure  de  maxime  plus  dangereuse  que  celle  qui  met  la  justice  en 
opposition  avec  elle-même,  celle  qui  établit  une  espèce  d'incompati- 
bilité entre  ses  devoirs  :  quand  on  dit,  par  exemple,  qu'il  vaut  mieux 
laisser  échapper  cent  coupables  que  de  condamner  im  seul  innocent, 
on  suppose  un  dilemme  qui  n'existe  point  :  la  sûreté  de  l'innocence 
peut  être  complète  sans  favoriser  l'impunité  du  crime  :  elle  ne  peut 
même  être  complète  qu'à  cette  condition  ;  car  tout  coupable  qui 
échaj)pe  menace  la  sûi-eté  publique,  et  ce  n'est  pas  protéger  l'inno- 
cence que  de  l'exposer  à  être  la  victime  d'un  nouveau  délit.  Ab- 
soudre un  criminel,  c'est  commettre  par  sa  main  les  crimes  dont  il 
se  rendi'a  l'auteui'. 

La  difficiilté  de  poursui^Te  les  délits  est  une  cause  d'impunité  et 
d'affiiiblissement  dans  le  pouvoii'  de  la  justice.  Quand  la  loi  est 
claire,  quand  on  en  appelle  au  juge  immédiatement  après  le  délit 
supposé,  la  fonction  d'accusateur  se  confond  presque  avec  celle  de 
témoin.  Quand  le  délit  est  commis  sous  les  yeux  du  juge,  il  n'y  a, 
poui'  ainsi  dire,  que  deux  personnages  nécessaires  dans  le  drame,  le 
juge  et  le  délinquant.  C'est  la  distance  qui  détache  la  fonction  de 
témoia  de  celle  de  juge  :  mais  il  peut  arriver,  ou  qu'on  ne  puisse  pas 
rassembler  tous  les  témoins  du  fait,  ou  que  la  découverte  du  délit  ne 
se  fasse  que  longtemps  après  qu'il  a  été  commis,  ou  que  l'accusé  ait 
à  alléguer  en  sa  défense  des  faits  qu'on  ne  puisse  pas  vérifier  sur  les 
lieux  mêmes.  Tout  cela  peut  amener  la  nécessité  des  délais.  Les 
délais  donnent    lieu   à   des  incidents   qui   produisent  de   nouveaux 


DES   PROCÉDURES  ET  DES  PEINES.  349 

délais.  Le  procédé  de  la  justice  se  complique  ;  et  pour  suivre  toute 
cette  chaîne  d'opérations  sans  confusion  et  sans  négligence,  il  faut 
préposer  à  l'action  juridique  une  personne  qui  en.  ait  la  conduite. 
De  là  résulte  une  autre  fonction,  celle  d'accusateur.  L'accusateur 
peut  être  ou  l'un  des  témoins,  ou  une  personne  intéressée  dans 
l'affaire,  ou  un  officier  nommé  expressément  pour  cet  objet. 

Les  fonctions  judiciaires  ont  été  souvent  divisées,  de  manière  que 
le  juge  qui  reçoit  le  témoignage  pendant  qu'il  est  récent  n'a  pas  le 
droit  de  décider,  mais  doit  renvoyer  l'affaia-e  à  un  autre  juge,  qui 
n'aura  le  loisir  de  s'en  occuper  que  lorsque  les  preuves  seront  à  demi 
effacées.  Il  s'est  établi  à  la  longue,  dans  la  plupart  des  États, 
nombre  de  formalités  inutiles,  et  il  a  fallu  créer  des  officiers  pour 
suivre  ces  formalités.  Le  système  de  procédui'e  s'est  tellement  com- 
pliqué, qu'il  est  devenu  une  science  abstnise  :  celui  qui  veut  pour- 
sidvre  un  déHt  est  obligé  de  se  mettre  entre  les  mains  d'un  procureur, 
et  le  procureur  lui-même  ne  saïu'ait  aller  en  avant  sans  un  autre 
homme  de  loi  d'une  classe  supérieure,  qui  le  dirige  par  ses  conseils 
et  qui  parle  pour  lui. 

À  ces  désavantages,  il  en  faut  ajouter  deux  autres  : 

1°  Les  législateurs,  sans  penser  qu'ils  se  mettaient  en  contradic- 
tion avec  eux-mêmes,  ont  souvent  fermé  l'accès  des  tribunaux  à 
ceux  qui  en  avaient  le  plus  besoin,  en  soumettant  les  procédures 
aux  impôts  les  plus  mal  entendus. 

2°  Il  y  a  une  défaveur  publique  attachée  à  tous  ceux  qui  se 
prêtent,  en  qualité  d'accusateurs,  à  l'exécution  des  lois  :  préjugé  stu- 
pide  et  pernicieux,  que  les  législateurs  ont  eu  souvent  la  faiblesse 
d'encourager,  sans  avoir  fait  le  plus  léger  effort  pour  le  vaincre. 

Quelle  est  la  conséquence  de  toute  cette  accumulation  de  délais 
et  de  décoiiragements  ?  c'est  que  les  lois  ne  sont  pas  exécutées. 
Quand  un  homme  pourrait  en  première  instance  s'adresser  au  juge, 
et  lui  dire  ce  qu'il  a  vu,  les  frais  qu'il  aurait  pu  faire  poui*  cette 
démarche  seraient  peu  de  chose.  A  mesiire  qu'il  est  obhgé  de  passer 
par  un  plus  grand  nombre  d'iutermédiaii'es,  ses  frais  augmentent. 
Quand  on  y  ajoute  la  perte  de  temps,  les  dégoûts,  l'incertitude  du 
succès,  on  s'étonne  qu'il  se  trouve  encore  des  hommes  assez  déter- 
minés pour  s'engager  dans  une  telle  poursuite.  Il  y  en  a  peu,  et  il 
y  en  aurait  moins  encore,  si  ceux  qui  s'aventurent  dans  cette  loterie 
savaient,  aussi  bien  que  l'homme  de  loi,  et  ce  qu'il  en  coûte,  et  le 
nombre  des  chances  contraires. 

Les  difficultés  s'évanouissent  par  la  simple  institution  d'un  accu- 
sateur public,  revêtu  du  caractère  de  magistrat,  qui  ait  la  conduite 
de  la  poursuite  et  qui  se  charge  des  frais.  Les  informateur  qui  se 
feraient  payer  n'aïu'aient  qu'un   léger  salaire  et  il  se  présenterait 


350  PROHIBER  LES  DKLITS  ACCESSOIRES 

cent  infonnateurs  gratuits  pom*  un  qui  exigerait  un  payement*. 
Chaque  loi  mise  en  vigueur  manifesterait  ses  effets  bons  ou  mauvais  ; 
le  bon  grain  serait  mis  en  réserve,  et  l'ivraie  serait  jetée  au  feu. 
Les  informateurs,  animés  par  un  esprit  public,  rejetant  toute  récom- 
pense pécuniaire,  seraient  écoutés  avec  le  respect  et  la  confiance  qui 
leui'  serait  due.  Les  délinquants  ne  pourraient  plus  se  soustraire  à 
la  peine  qu'ils  ont  encourue  en  traitant  avec  ceux  qui  ont  entrepris 
de  les  i^oursuivre,  soit  pour  les  engager  à  se  désister,  soit  poux  les 
tourner  en  leur  propre  faveur. 

Il  est  ■vTai  qu'en  Angleterre,  dans  tous  les  cas  graves,  on  défend  à 
l'accusateur  de  faii'e  im  compromis  avec  l'accusé,  sans  une  permission 
du  juge  :  mais  quand  cette  défense  serait  universelle,  quel  effet 
pourrai t-on  en  attendre,  dans  le  cas  où  U  est  de  l'intérêt  des  deux 
parties  de  l'éluder  ? 


CHAPITRE  XY. 

PROHIBER  LES  DÉLITS  ACCESSOIRES   POUR   PRÉVENIR    LE   DÉLIT  PRINCIPAL. 

Les  actes  qui  ont  une  connexion,  comme  cause,  avec  un  événement 
pernicieux,  peuvent  être  considérés  comme  des  délits  accessoires  par 
rapport  au  délit  principcd. 

Le  délit  principal  étant  bien  déterminé,  on  peut  distinguer  autant 
de  délits  accessoires  qu'il  y  a  d'actes  qui  peuvent  servir  ou  à  pré- 
jDarer  ou  à  manifester  le  projet  du  crime.  Or,  plus  on  distinguera 
de  ces  actes  préparatoires  pour  les  prohiber,  plus  on  a  de  chances  de 
prévenir  l'exécution  même  du  délit  principal.  Si  le  délinquant  n'est 
pas  arrêté  au  premier  pas  de  la  carrière,  il  peut  l'être  au  second  ou 
au  troisième.  C'est  ainsi  qu'un  législateur  prévoyant,  semblable  à 
un  habile  général,  va  reconnaître  tous  les  postes  extérieurs  de 
l'ennemi,  afin  de  l'arrêter  dans  ses  entreprises.  Il  place  dans  tous 
les  défilés,  dans  tous  les  détours  de  la  route,  une  chaîne  d'ouvrages 
diversifiés  selon  la  cii'constance,  mais  liés  entre  eux,  en  sorte  que 

*  "Je  sais  par  expérience,"  dit  Sir  John  Fielding,  "que  pour  une  information 
portée  devant  moi  pour  le  désir  de  la  récompense,  j'en  ai  reçu  dix  qui  n'avaient 
d'autre  motif  que  le  bien  pubUc."   (p.  412.) 

La  moindi-e  dépense  d'une  poursuite  dans  ime  cour  ordinaire  de  justice  est  de 
vingt-huit  livres  sterling,  somme  à  peu  près  égale  à  la  subsistance  d'ime  famille 
commune  pour  une  année.  Comment  peut-on  espérer  qu'un  homme,  par  esprit 
public,  s'expose  à  un  sacrifice  si  considérable,  mdépendamment  des  embarras  de 
toute  espèce  ?  Avec  un  tel  système  de  procédure,  ce  serait  im  miracle  si  les  lois 
avaient  l'efficace  dont  elles  seraient  susceptibles  si  ces  obstacles  étaient  écartés. 
(Il  n'est  question  ici  que  de  l'Angleterre.) 


POUR  PRÉVENIR  LE  DELIT  PRINCIPAL.  351 

son  ennemi  trouve  à  chaque  pas  de  nouveaux  dangers  et  de  nouveaux 

obstacles. 

Si  nous  considérons  les  législateui's  dans  leur  pratique,  nous  n'en 

trouverons  aucun  qui  ait  travaillé  systématiquement  sur  ce  plan,  et 

aucun  qui  ne  l'ait  suivi  jusqu'à  un  certain  point*. 

Les  délits  de  chasse,  par  exemple,  ont  été  partagés  en  plusieurs 

délits  accessoires,  selon  la  natui'e  du  gibier,  smvant  l'espèce  des  filets 

ou  des  instiniments  nécessaires  pour  le  prendre,  etc.     On  a  de  même 

attaqué  la  contrebande  en  prohibant  plusieurs  actes  préparatoires. — 

Les  fraudes  sur  les  espèces  monnayées  ont  été  combattues  de  la 

même  manière. 

Je  donnerai  quelques  autres  exemples  de  ce  qu'on  peut  faii'e  sous 

ce  chef  de  police. 

Contre  homicide  et  autres  injures  corporelles.  Prohibition  des  armes 
purement  offensives  et  faciles  à  cacher.  En  HoUande,  dit- on,  il  se 
fabrique  une  sorte  d'instrument  fait  en  forme  d'aiguille,  qu'on  lance 
à  travers  un  tube,  et  dont  la  blessure  est  mortelle.  La  fabrication, 
la  vente,  la  possession  de  ces  instruments  pourraient  être  défendues 
comme  des  accessoires  du  meurtre. 

Les  pistolets  de  poche,  dont,  en  Angleterre,  les  voleurs  de  grand 
chemin  font  usage,  doivent-ils  être  prohibés  ?  L'utilité  d'une  telle 
défense  est  problématique.  De  toutes  les  méthodes  de  voler,  celle 
de  le  faire  avec  des  armes  à  feu  est  la  moins  dangereuse  pour  la  per- 
sonne attaquée.  Dans  un  cas  pareil  la  pure  menace  est  ordinaire- 
ment suffisante  poiu*  accomplii*  son  objet.  Le  voleur  qui  tirerait  son 
coup  dès  le  début  ne  ferait  pas  seulement  un  acte  de  cruauté  inutile, 
il  se  désarmerait  lui-même  :  au  lieu  qu'en  réservant  son  feu,  il  reste 
en  défense.  Celui  qui  se  sert  d'une  massue,  d'une  épée,  n'a  pas  le 
même  motif  poiu'  s'abstenir  de  frapper  ;  le  premier  coup  qu'il  a 
donné  devient  même  une  raison  pour  en  porter  un  second,  et  mettre 
sa  victime  hors  d'état  de  le  poursuivre. 

La  défense  de  vendre  des  poisons  exige  qu'on  fasse  un  catalogue 
des  substances  vénéneuses  ;  on  ne  peut  pas  même  en  interdire  ab- 
solument la  vente  t,  on  ne  peut  que  la  régler,  l'assujétir  à  des  pré- 
cautions, exiger  du  vendeur  qu'il  connaisse  l'acheteur,  qu'il  prenne 
des  témoins,  qu'il  enregistre  la  vente  dans  un  Kvi-e  à  part,  et  même 
il  faut  laisser  de  la  latitude  pour  des  cas  imprévus.  Ces  règlements, 
pour  être  complets,  exigeraient  beaucoup  de  détails.     Les  avantages 

*  Dans  le  Code  Thérèse,  sous  chaque  chef  de  délits,  il  y  a  un  chef  d'indida  : 
les  indices  sont  distingués  en  deux  classes,  indicia  ad  capfvram,  hidicia  ad  for- 
turam  :  ceux  qui  suffisent  pour  justifier  l'arrestation,  ceux  qui  suffisent  pour 
justifier  la  torture  :  pratique  qui  n'était  pas  encore  abolie. 

t  Prise  dans  une  certaine  dose  toute  médecine  active  est  un  poison. 


352  PROHIBER  LES  DKLITS  ACCESSOIRES 

compenseraient-ils  les  embarras  qui  en  résulteraient  ?  Cela  dépend 
des  mœurs,  des  habitudes  d'un  peuple  ;  si  l'empoisonnement  est  un 
crime  fréquent,  il  sera  nécessaire  de  prendi'e  ces  précautions  indi- 
rectes.    Elles  auraient  été  convenables  dans  l'ancienne  Eome. 

On  peut  distinguer  les  délits  accessoires  en  quatre  classes.  La 
première  implique  une  intention  formée  de  commettre  le  délit  piin- 
cipal.  On  les  comprend  sous  le  nom  général  d'attentats,  de  pré- 
parations*. 

La  seconde  ne  suppose  point  que  l'attention  du  crime  soit  ac- 
tuellement formée,  mais  place  l'individu  dans  ime  situation  où  U  est 
à  craindre  qu'il  n'en  conçoive  le  dessein  pour  l'avenir.  Tel  est  le 
jeu,  teUe  est  la  prodigalité,  la  fainéantise,  quand  l'indigence  y  est 
jointe.  La  cruauté  envers  les  animaux  est  un  acheminement  à  la 
cruauté  envers  les  hommes,  etc. 

La  troisième  n'implique  aucune  criminalité  d'intention  actuelle  ou 
probable,  mais  seulement  possible  par  accident.  On  crée  ces  espèces 
de  délits  quand  on  fait  des  règlements  de  police  qui  ont  poiir  objet 
de  prévenir  des  calamités, — quand  on  défend,  par  exemple,  la  vente 
de  certains  poisons, — la  vente  de  la  poudre  à  canon. — La  viola- 
tion de  ces  règlements,  séparée  de  toute  intenrion  ciimineUe,  est  un 
délit  de  cette  troisième  classe. 

La  quatrième  est  composée  de  délits  présumés,  c'est-à-dire  d'actes 
que  l'on  considère  comme  preuves  d'un  délit  {evidentiary  offences)  : 
actes  nuisibles  ou  non  nuisibles  par  eux-mêmes,  foiu-nissant  pré- 
somption d'im  délit  commis. — Par  un  statut  anglais,  ime  certaine, 
conduite  de  la  part  d'iine  femme  est  punie  comme  le  memlre,  parce 
qu'on  suppose  que  cette  conduite  est  la  preuve  sûi-e  d'un  infanticide. 
— Par  un  autre  statut,  c'est  crime  capital  que  de  former  ime  réunion 
d'hommes  armés  et  déguisés,  parce  qu'on  a  supposé  que  c'était  la 
preuve  d'un  dessein  formé  de  commettre  des  homicides  pour  pro- 
téger la  contrebande  contre  la  justice. — Par  un  autre  statut,  avoir 
en  sa  possession  des  effets  volés,  sans  pouvoii-  rendi'e  un  compte 
satisfaisant  de  la  manière  dont  on  les  a  obtenus,  est  un  déKt,  pai'ce 
qu'on  a  regardé  cette  circonstance  comme  une  preuve  de  complicité. 
Enfin,  par  un  autre  statut,  oblitérer  des  marques  sur  des  effets 
naufi'agés  est  un  déKt,  parce  qu'on  y  a  \'u  l'intention  du  vol. 

Ces  délits  fondés  sur  des  présomptions  supposent  deux  choses  : 
1°  défiance  du  système  de  procédure  ;  2"  défiance  de  la  sagesse  du 

*  Un  soldat,  dans  une  revue,  met  une  balle  dans  son  fusil  :  il  est  découvert 
avant  que  l'ordre  de  tirer  soit  donné  :  c'est  ce  qu'on  peut  regarder  comme  un 
acte  préparatoire  ;  s'il  eût  tiré  sur  une  personne  ou  siu-  un  assemblage  de  per- 
sonnes, c'aurait  été  un  attentat, — s'il  eût  tué,  il  aiu^it  commis  le  crime  même 
connu  sous  le  nom  A'}io7n>n'de. 


CULTURE  UK   LA  BIENVEILLANCE.  353 

juge.  En  Angleterre,  le  législateur  a  pensé  que  le  jui'é,  trop  dis- 
posé à  faire  grâce,  ne  verrait  pas  dans  ces  présomptions  une  preuve 
certaine  du  crime,  et  il  a  fait  de  l'acte  même  qui  foui'nit  la  pré- 
somption un  délit  séparé,  un  délit  indépendant  de  tout  autre. 

Dans  les  pays  où  les  tribunaux  obtiennent  une  entière  confiance  du 
législateur,  ces  actes  peuvent  être  placés  sous  le  chef  qui  leur  ap- 
partient, et  considérés  comme  des  présomptions,  en  laissant  au  juge 
à  en  tirer  les  conséquences. 

Par  rapport  au_s  délits  accessoires,  il  est  essentiel  de  donner  trois 
règles  par  manière  de  mémento  au  législateur. 

1.  Poui'  chaque  délit  principal  qu'il  crée,  il  doit  étendre  la  pro- 
hibition aux  actes  préparatoii-es,  aux  simples  attentats,  ordinaire- 
ment sous  une  peine  moindre  que  pour  le  délit  principal.  Cette 
règle  est  généiule,  et  les  exceptions  doivent  être  fondées  sur  des 
raisons  particulières. 

2.  Il  faut  donc,  sous  la  description  du  délit  principal,  placer  tous 
les  délits  accessoires,  préliminaires  et  concomitants,  qui  sont  suscep- 
tibles d'une  description  spécifique  et  précise. 

3.  Dans  la  description  de  ces  délits  accessoires,  il  faut  bien 
prendre  garde  à  ne  pas  mettre  trop  de  gêne,  à  ne  pas  trop  prendre 
sur  la  liberté  des  individus,  à  ne  pas  exposer  l'innocence  à  des 
dangers  par  des  conclusions  précipitées.  La  description  d'un  délit 
de  cette  espèce  serait  presque  toujours  dangereuse,  si  elle  ne  ren- 
fermait une  clause  qui  laissât  au  juge  à  évaluer  le  degré  de  pré- 
somption c^u'on  doit  en  tirer.  Dans  ce  cas,  créer  im  délit  accessoire 
c'est  presque  la  même  chose  que  de  suggérer  le  fait  en  question  au 
juge,  par  voie  d'instraction,  sous  le  caractère  de  circonstance  indi- 
cative, en  lui  permettant  de  n'en  tirer  aucune  conséquence,  s'il  voit 
quelque  raison  spéciale  pour  regarder  l'indice  comme  ineoncluant. 

Si  la  peine  d'un  délit  commencé  ou  préliminaire  était  égale  à  celle 
du  délit  consommé,  sans  rien  accorder  à  la  possibilité  de  la  repen- 
tance  ou  dim  désistement  de  prudence,  le  délinquant,  se  voyant 
exposé  à  la  même  peine  pour  la  simple  tentative,  verrait  en  même 
temps  qu'il  est  en  liberté  de  le  consommer  sans  encourir  un  danger 
de  plus. 

CHAPITRE  XVI. 

CULTUHE  DE  LA  BIEXVEILLAXCE. 

Le  principe  de  la  bienveillance  est  distinct  en  lui-même  de  l'amour 
de  la  réputation.  Chacim  d'eux  peut  agir  sans  l'autre.  Le  premier 
peut  être  un   sentiment  de  l'iustinct.  un  don  de  la  nature,   mais 

2  a 


354  CULTURE  DE  LA  BIENVEILLANCE. 

en  grande  partie  il  est  le  produit  de  la  culture,  le  fruit  de  l'édu- 
cation. Car  où  trouve-t-on  une  plus  grande  mesure  de  bienveil- 
lance, chez  les  Anglais  ou  chez  les  Iroquois,  dans  l'enfance  de  la 
société  ou  dans  sa  matui'ité  ?  Si  le  sentiment  de  bienveillance  est 
susceptible  d'augmentation,  comme  on  n'en  saurait  douter,  c'est  à 
l'aide  de  cet  autre  principe  du  cœur  humain,  l'amour  de  la  réputa- 
tion? Qtx'un  moraliste  peigne  la  bienveillance  sous  les  traits  les 
plus  aimables,  et  l'égoïsme,  la  dureté  de  cœur,  sous  les  couleui's  les 
plus  odieuses,  que  fait-il  par  là  ?  Il  cherche  à  réimir  au  principe 
purement  social  de  la  bienveillance  le  principe  demi-personnel  et 
demi-social  de  la  réputation.  Il  cherche  à  les  combiner,  à  Iciu' 
donner  la  môme  direction,  à  les  armer  l'un  par  l'autre.  Si  ses 
efforts  sont  couronnés  de  succès,  auquel  des  deux  principes  faut-il 
en  fah'e  honneur?  Ni  à  l'un  ni  à  l'autre  exclusivement,  mais  à 
leur  concours  réciproque,  à  l'amoui'  de  la  bienveillance  comme  cause 
immédiate,  à  l'amoiu-  de  la  réputation  comme  cause  éloignée.  Un 
homme  qui  cède  avec  plaisir  aux  doux  accents  du  principe  social  ne 
sait  pas  et  ne  désire  pas  savoir  que  c'est  un  principe  moins  noble 
qui  leur  a  donné  le  premier  ton.  Telle  est  la  délicatesse  dédai- 
gneuse du  meilleur  élément  de  notre  natiu'e  :  il  ne  veut  devoir  sa 
naissance  qu'à  lui-même,  et  il  rougit  de  toute  association  étrangère. 

1°  Augmenter  la  force  des  sentiments  de  bienveillance  ;  2°  en 
régler  l'application  siu"  le  piincipe  de  l'utilité  ;  voilà  les  deux  objets 
du  législateur. 

1.  Veut-il  inspirer  riiumanité  aux  citoyens,  il  faut  qu'il  leui'  en 
donne  le  premier  exemple,  qu'il  montre  le  plus  grand  recpect,  non- 
seulement  pour  la  vie  des  hommes,  mais  pour  toutes  les  circon- 
stances qui  influent  sur  leui"  sensibilité.  Des  lois  sanguinaii'es  ont 
ime  tendance  à  rendi'e  les  hommes  cruels,  soit  par  crainte,  soit  par 
imitation,  soit  par  vengeance.  Des  lois  dictées  par  un  esprit  de 
douceur  humanisent  les  mœiu's  d'une  nation,  et  l'esprit  du  gou- 
vernement se  retrouve  dans  celui  des  familles. 

Le  législateur  doit  interdire  tout  ce  qui  peut  ser\ir  d'ache- 
minement à  la  cruauté.  Les  spectacles  barbares  des  gladiateui*s, 
introduits  à  llomc  vers  les  derniers  temps  de  la  réj^ublique,  con- 
tribuèrent sans  doute  à  donner  aux  llomains  cette  férocité  qu'ils 
déployèrent  dans  leurs  guerres  civiles.  Un  peiiple  qui  s'est  ac- 
coutumé à  mépriser  la  vie  humaine  dans  ses  jeux  la  respectera-t-il 
dans  la  fiu-eur  des  passions  ? 

Il  convient,  par  la  même  raison,  de  défentke  toute  espèce  de 
cruauté  exercée  en^■ers  les  animaux,  soit  par  manière  d'amusement, 
soit  pour  flatter  la  gourmandise.  Les  combats  de  coqs  et  de  tau- 
reaux, la  chasse  au  lièvre,  au  renard,  la  pêche  et  d'autres  amuse- 


CULTURE   DE   LA   BIENVEILLANCE.  355 

monts  de  la  même  espèce,  supposent  nécessairement  ou  une  absence 
de  réflexion,  ou  un  fonds  d'inhumanité,  puisqu'ils  entraînent  pour 
des  êtres  sensibles  les  souffrances  les  plus  ^'ives,  la  mort  la  plus 
longue  et  la  i)lus  douloureiLse  dont  on  puisse  se  faire  une  idée.  Il 
doit  être  j^ermis  de  tuer  les  animaux,  et  défendu  de  les  tourmenter. 
La  mort  artificielle  peut  être  moins  douloureuse  que  la  mort  na- 
turelle, Y)iiT  des  procédés  simples  qui  valent  bien  la  peine  d'être 
étudiés,  et  de  devenir  un  objet  de  police.  Poiu'quoi  la  loi  refuse- 
rait-elle sa  protection  à  aucun  être  sensible  ?  Il  \iendra  un  temps 
où  l'humanité  étendra  son  manteau  sur  tout  ce  qui  respire.  On  a 
commencé  à  s'attendrir  sur  le  sort  des  esclaves  :  on  finira  par  adoucir 
celui  des  animaux  qui  servent  à  nos  travaux  et  à  nos  besoins. 

Je  ne  sais  si  les  législateurs  chinois,  en  instituant  leur  cérémonial 
minutieux,  ont  eu  pour  objet  de  cultiver  la  bienveillance,  ou  seule- 
ment de  maintenir  la  paix  et  la  subordination.  La  poKtesse,  à  la 
Chine,  est  une  espèce  de  culte  ou  de  rituel,  qui  est  le  grand  objet  do 
l'éducation  et  la  principale  science.  Les  mouvements  extéiieurs  de 
ce  peuple  immense,  toujours  réglés,  toujours  prescrits  par  l'étiquette, 
sont  presque  uniformes,  comme  ceux  d'mi  régiment  qui  répète 
l'exercice.  Cette  pantomime  de  bienveillance  peut  être  destituée  de 
réalité,  comme  une  dévotion  chargée  de  menues  prati(pies  peut  être 
séparée  de  la  morale.  Tant  de  gêne  semble  s'accorder  mal  avec  le 
coeirr  humain,  et  ces  démonstrations  de  commande  ne  confèrent  point 
d'obligation,  parce  qu'elles  n'ont  point  de  mérite. 

Il  existe  des  principes  d'antipathie  qui  sont  quelquefois  entrelacés 
dans  la  constitution  politique  des  États  et  qu'il  est  bien  difficile 
d'extirper.  Ce  sont  des  religions  ennemies  qui  excitent  leurs  par- 
tisans à  se  haïr  et  à  se  persécuter  ;  des  vengeances  héréditaires 
entre  des  familles  puissantes  ;  des  conditions  pri^"ilégiécs  qui  for- 
ment des  barrièi'cs  insurmontables  entre  les  citoyens  ;  d(>s  siiites  do 
conquêtes  après  lesquelles  le  peui")le  conquérant  n'a  jamais  pu  s'in- 
corporer et  se  fondi-e  avec  le  peuple  conquis  ;  des  animosités  fondées 
sur  d'anciennes  injustices,  des  gouvernements  factieux  qui  s'élèvent 
par  un  triomphe,  et  qui  tombent  par  une  défaite.  Dans  ce  mal- 
heureux état,  les  cœui'S  se  rapprochent  plus  souvent  par  le  besoin  de 
haïr,  que  par  celui  d'aimer.  Il  faut  les  soulager  de  la  crainte  et  do 
l'oppression  pour  les  rendre  à  la  bienveillance. 

Détruire  les  préjugés  qui  rendent  les  hommes  ennemis  est  un  des 
plus  grands  services  à  rendre  à  la  morale. 

Le  voyage  de  Mimgo-Park  en  Afrique  a  représenté  les  noirs  sous 
le  point  de  vue  le  plus  intéressant  ;  leur  simplicité,  la  force  de  leurs 
affections  domesriques,  la  peinture  de  leurs  uKPurs  inuneentes,  a 
augmenté  l'intérêt  public  en  leur  fincui'. 

2  A  2 


35G  CULTURE   DE   LA  BIENVEILLANCE. 

Les  écrivains  satiriques  affaiblissent  ce  sentiment.  Quand  a  ou 
lu  Voltaire,  se  sent-on  disposé  en  faveiir  des  Juifs  ?  S'il  avait  eu 
plus  de  bienveillance  à  lem-  égard,  en  exposant  ra%ilissement  où  on 
les  tient,  il  aurait  expliqué  les  traits  les  moins  favorables  de  leur 
caractère,  et  montré  le  remède  à  côté  du  mal. 

La  phis  grande  atteinte  à  la  bienveillance  a  été  portée  par  les 
religions  exclusives,  par  celles  qui  ont  des  rites  incommunicables, 
par  celles  qui  inspirent  l'intolérance  et  re^îrésentent  les  non-croyants 
comme  des  infidèles,  comme  des  ennemis  de  Dieu. 

En  Angleterre  on  connaît  mieux  qu'ailleurs  l'art  d'exciter  la 
bienfaisance  par  la  publicité  qu'on  lui  donne.  Yeut-on  entreprendi-e 
une  fondation,  une  charité  qui  demande  lui  grand  concours,  un 
comité  se  forme  des  bienfaiteurs  les  plus  actifs,  les  plus  distingués  : 
la  valeur  des  contributions  est  annoncée  dans  les  papiers  publies  : 
les  noms  des  souscripteurs  y  sont  impiimés  joui'  à  jonr.  Cette 
publicité  répond  à  plusieurs  fins.  Son  objet  immédiat  est  de  ga- 
rantir la  recette  et  l'emploi  des  fonds,  mais  c'est  un  appât  pour  la 
vanité,  dont  la  bienveillance  profite. 

Dans  les  étabKssements  de  charité,  tous  les  souscripteui's  annuels 
sont  nommés  gouverneiu-s  :  la  manutention  qu'ils  exercent,  le  petit 
État  qu'ils  forment,  les  intéressent  à  leiu'  gestion  :  on  aime  à  suivre 
le  bien  qu'on  fait,  à  jouir  du  pouvoir  qu'il  confère  ;  et  en  rappro- 
chant les  bienfaiteurs  de  la  classe  des  malheiu-eux,  en  les  mettant 
sous  leiu's  yeux,  on  fortifie  la  bienveillance,  qui  se  refi-oidit  par 
l'éloignement  de  l'objet,  et  s'échauffe  par  sa  présence. 

Il  y  a  plus  de  ces  associations  de  bienfoisance  à  Londres  qu'il  n'y 
avait  de  couvents  à  Paiis. 

Plusieurs  de  ces  charités  ont  des  objets  particuliers,  les  aveugles, 
les  oi-phelins,  les  estropiés,  les  veuves,  les  matelots,  les  enfants  des 
ecclésiastiques,  etc.  Chaque  individu  est  plus  touché  d'une  espèce 
de  misère  que  d'une  autre,  et  sa  sympathie  tient  toujours  à  quelque 
circonstance  personnelle  :  il  y  a  donc  bien  de  l'art  à  diversifier  les 
charités,  à  les  séparer  en  plusieui's  branches,  afin  de  leur  appliquer 
toutes  les  espèces  de  sensibilité  et  de  n'en  perdre  aucune. 

D  est  étonnant  qu'on  n'ait  pas  tii'é  plus  de  pai-ti  de  la  dispo- 
sition des  femmes,  chez  qui  le  sentiment  de  la  pitié  est  plus  fort  que 
chez  les  hommes.  Il  y  avait  deux  institutions  en  Prance  bien 
adaptées  à  ce  but  :  les  filles  de  la  charité  qui  se  dévouaient  au  service 
des  hôpitaux,  et  la  société  de  la  charité  maternelle  à  Paris,  formée 
])ar  des  dames  qui  A^isitaicnt  les  femmes  pauvres  dans  leur  gros- 
sesse, et  prenaient  soin  du  premier  âge  de  l'enfance*. 

'J.  Les  sentiments  de  bienveillance  sont  sujets  à  s'écarter  du 
*  Cette  dernière  association  rient  d'être  rétablie. 


EMPLOI  DU  MOBILE  DE  l'hONNEUR,  ETC.  357 

principe  de  l'utilité  générale  :  on  ne  peut  parvenir-  à  les  régler  que 
par  l'instmetion  :  on  ne  commande  pas,  on  ne  force  pas,  mais  on 
persuade,  on  éclaii'e,  on  apprend  peu  à  peu  aux  hommes  à  distin- 
guer les  différents  degrés  d'utiHté,  à  proportionner  leur  bienveillance 
à  l'étendue  de  son  objet.  Le  plus  beau  modèle  est  tracé  par  Fé- 
nelon,  dans  ce  mot  qui  peint  son  cœui"  :  "Je  préfère  ma  famille  à 
moi,  ma  patrie  à  ma  famille,  et  le  genre  humain  à  ma  patrie." 

On  s'attachera  donc,  dans  les  enseignements  publics,  à  diriger 
vers  ce  but  les  affections  des  citoyens,  à  réprimer  les  écarts  de  la 
bienveillance,  à  leur  faire  sentir"  leiu'  propre  intérêt  dans  l'intérêt 
général.  On  les  fera  rougir  de  cet  esprit  de  famille,  de  cet  esprit 
de  corps  qui  milite  contre  l'amour  de  la  patrie,  de  cet  amour  injuste 
de  la  patrie  qui  se  change  en  haine  contre  les  autres  nations.  On 
les  détournera  de  se  jeter,  par  une  pitié  mal  entendue,  dans  le  parti 
des  déserteiu-s,  des  contrebandiers  et  autres  délinquants  qui  pèchent 
contre  l'État.  On  les  désabusera  de  cette  fausse  notion  qu'il  y  a  de 
l'humanité  à  favoriser  l'évasion  d'un  coupable,  à  procurer  rimpunité 
au  crime,  à  encourager  la  mendicité  au  préjudice  de  l'industrie.  On 
s'attachera  enfin  à  donner  à  tous  leurs  sentiments  la  proportion  la  plus 
avantageuse  au  tout,  en  leur  montrant  la  petitesse  et  le  danger  des 
caprices,  des  antipathies,  des  attachements  momentanés  qui  empor- 
tent la  balance  contre  l'utilité  générale  et  les  intérêts  permanents. 

Plus  on  s'éclaii'e,  plus  on  contracte  un  esprit  de  bienveillance  géné- 
rale, parce  qu'on  voit  que  les  intérêts  des  hommes  se  rapprochent 
par  plus  de  points  qu'ils  ne  se  repoussent.  Dans  le  commerce,  les 
peuples  ignorants  se  sont  traités  comme  des  rivaux  qui  ne  pouvaient 
s'élever  que  siu'  les  mines  les  uns  des  autres.  L'ouvrage  d'Adam 
Smith  est  un  traité  de  bienveillance  universelle,  parce  qu'il  fait  voir 
que  le  commerce  est  également  avantageux  pour  les  différentes  na- 
tions ;  que  chacune  en  profite  à  sa  manière,  à  proportion  de  ses 
moyens  naturels  ;  que  les  penj^les  sont  associés  et  non  pas  rivaux 
dans  la  grande  entreprise  sociale. 


CHAPITRE  XVII. 

EMPLOI  DU  MOBILE  DE  l'hONNEUR,  SOIT  DE  LA  SANCTION   POri'LAIRK. 

Augmenter  la  force  de  cette  puissance,  en  régler  rapi)licatioii,  voilà 
encore  les  deux  objets  à  remplir. 

La  force  de  l'opinion  publique  est  en  raison  combinée  de  son 
étendue  et  de  son  intensité  :  son  étendue  se  mesiu'e  sur  le  nombre 
de  suffrages  ;  son  intensité,  sur  le  degré  de  blâme  ou  d'approbation. 


358  EMPLOI  DU  MOBILE  DE  L^HOXXEUK,   ETC. 

Pour  augmenter  la  puissance  do  l'opinion  en  étendue,  il  y  a 
plusieurs  moyens:  les  principaux  sont  la  liberté  de  la  presse  et  la 
publicité  de  tous  les  actes  qui  intéressent  la  nation  : — publicité  des 
tribunaux,  —  publicité  des  comptes,  —  publicité  des  consultations 
d'État  qui  n'exigent  pas  le  secret  par-  quelque  raison  particulière. 
Le  public  éclairé,  déiwsitairc  des  loLs  et  des  arcliives  de  rhonneur, 
administrateur  de  la  sanction  morale,  fonne  un  tribunal  suprême 
qui  décide  sui-  toutes  les  causes  et  sur  toutes  les  personnes.  Par  la 
publicité  des  aflaii-es,  ce  tribimal  est  en  état  de  recueillir  les  preuves 
et  de  juger  :  par  la  Liberté  de  la  presse,  il  prononce  et  fait  exécuter 
son  jugement. 

Poui"  augmenter  la  puissance  de  l'opinion  en  intensité,  il  y  a  de 
même  uue  diversité  de  moyens,  soit  des  peines  qui  porteront  quelque 
caractère  d'ignominie,  soit  des  récompenses  qui  aiu'ont  pom*  objet 
principal  de  faire  paraître  avec  plus  d'iionneiu'  ceux  qui  en  seront 
revêtus. 

Il  y  a  un  art  secret  de  gouverner  ropinion  sans  qu'elle  se  doute, 
pour  ainsi  dire,  de  la  manière  dont  on  la  mène.  Yoici  comment. 
Disposez  les  choses  de  façon  que,  pour  parvenii-  à  l'acte  que  vous 
voulez  empêcher,  il  fallût  absolument  passer  par  un  autre  que  les 
notions  populaires  condamnent  déjà. 

S'agit-il  de  faii-e  payer  lui  impôt,  on  peut,  selon  les  cas,  exiger  du 
contribuable  un  serment  ou  im  certificat  de  l'avoii-  payé. 

Prêter  un  faux  serment,  fabriquer  un  faux  certificat,  ce  sont  des 
délits  que  le  public  est  préparé  d'avance  à  marquer  du  sceau  de  l'op- 
probre, quelle  qu'en  puisse  être  l'occasion.  Yoilà  un  moyen  sûr  de 
rendre  infamant  un  délit  qui,  sans  cet  acccssoii-e,  ne  le  serait  pas*. 

Quelquefois  un  simple  changemeiit  dans  le  non  des  objets  suffira 
pour  changer  les  sentiments  des  liommes.  Les  Romains  abhorraient 
le  nom  de  roi,  mais  ils  souffraient  ceux  de  cUctahio-  et  d'cmj3ireu): 

*  Je  ne  sais  si  l'anccclole  suivante  a  jamais  été  imprimée  ;  je  la  tiens  d'une 
bonne  autorité. 

Il  y  eut  une  émeute  à  ^ladrid.  sous  Charles  III,  occasionnée  par  la  défense  de 
porter  des  chapeaux  ronds.  Cette  défense  n'était  pas  une  afl'aire  de  caprice. 
Ces  chapeaux  à  bords  larges  et  rabattus  servaient  avec  le  manteau  jeté  sur  les 
épaides  à  roder  complètement  un  honnne.  Sous  cet  abri,  lui  voleiu-,  un  assassin 
faisaient  leur  coup,  et  ne  pouvaient  pas  être  reconnus.  La  défense  était  donc 
convenable,  mais  elle  n'était  pas  préparée,  elle  heurtait  im  usage  général,  elle 
parut  un  attentat  à  la  liberté.  Le  peuple  s'assembla  autour  du  palais,  les 
gardes  voulurent  le  repousser,  le  tumidte  devint  violent,  d  y  eut  du  sang  versé  : 
la  cour  intimidée  sortit  de  Madrid  et  le  ministre  fut  obligé  de  céder. — Peu  de 
temps  après  ce  triomphe  des  chapeaux  ronds,  le  comte  d'Aranda,  apjielé  au 
ministère,  enjoignit  aux  bom-rcaux  dans  toutes  les  villes  d'Espagne  de  les  porter. 
—En  quinze  jom-s  on  n'en  vit  jdus.  Voilà  un  exemple  de  législation  indirecte 
qui  se  rapporte  à  ce  chef. 


EMPLOI   DU  MOBILE  DE  LA  RELIGION.  359 

Cromwell  n'aurait  pas  réussi  à  se  placer  sur  le  trône  d'Angleterre  ; 
mais  il  eut,  sous  le  titre  àç  protecteur,  une  autorité  plus  illimitée  que 
celle  des  rois.  Pierre  I^"'  abdiqua  le  titre  de  desjîote  pour  lui-même, 
et  il  ordonna  que  les  esclaves  des  seigneurs  ne  fussent  plus  appelés 
que  sujets. 

Si  le  peuple  était  pliilosoplie,  cet  expédient  ne  vaudi-ait  rien  ;  mais 
sur  ce  point,  les  philosophes  mêmes  sont  peuple.  Quelle  déception 
dans  les  mots  de  liberté  et  à! égalité  1 — Quelles  contradictions  dans  ce 
luxe  que  tout  le  monde  condamne,  et  dans  cette  prospérité  des  États 
que  tout  le  monde  admire  ! 

Le  législateur  doit  prendi'e  garde  à  ne  pas  foumii-  des  armes  à 
l'opinion  publique  dans  les  cas  où  elle  se  trouve  contraii'e  au  principe 
de  l'utilité.  C'est  poiu'  cela  qu'il  doit  effacer  des  lois  tous  ces  ves- 
tiges de  prétendus  crimes  d'hérésie  et  de  sortilège,  pour  ne  pas 
donner  un  fondement  légal  à  des  idées  superstitieuses.  S'il  n'ose 
pas  heurter  une  erreur  trop  répandue,  il  ne  doit  pas  au  moins  lui 
prêter  une  nouvelle  sanction. 

Il  est  bien  difficile  d'employer  le  mobile  de  rhonneiu*  pour  engager 
les  citoyens  au  serWce  des  lois  contre  les  délinquants.  Les  récom- 
penses pécuniaii'es  accordées  à  la  délation  ont  manqué  leur  but.  Le 
motif  de  gain  a  été  combattu  par  celui  de  la  honte  :  la  loi,  plutôt  que 
de  gagner  en  force,  en  offrant  un  appât  réprouvé  par  l'opinion,  s'est 
affaiblie.  On  a  peur  d'être  soupçonné  d'agh'  par  un  motif  avilissant, 
La  récompense  mal  choisie  repousse  au  lieu  d'attii'cr,  et  ôte  à  la  loi 
plus  de  protectem's  gratuits  qu'elle  ne  lui  prociu'e  de  serviteurs 
mcrcenaii'es. 

Le  moyen  le  plus  puissant  pour  opérer  ime  rév'olution  importante 
dans  l'opinion  publique  c'est  de  frapper  l'esprit  du  peuple  par  quelque 
gi-and  exemple.  Ainsi  Pierre  le  Grand,  en  passant  lui-même  lente- 
ment par  tous  les  grades,  apprit  à  sa  noblesse  à  porter  le  joug  de  la 
subordination  militaire.  Ainsi  Catherine  II  surmonta  le  préjugé 
populaii'e  contre  l'inoculation,  non  pas  en  l'essayant  sur  des  crimi- 
nels, comme  avait  fait  la  reine  Anne,  mais  en  s'y  soumettant  elle- 
même. 


CHAPITRE  XYIII, 

EMPLOI  DV  MOBILE  DE  LA  KELIGIOX. 

La  ciûture  de  la  religion  a  deux  objets  :  augmenter  la  force  de  cette 
sanction, — donner  à  cette  force  une  cHrectiou  convenable.  Si  cette 
direction  est  mauvaise,  il  est  évident  que  moins  la  sanction  a  de 
force,  moins  elle  fuit  de  mal.     En  fait  de  religion,  la  première  chose 


360  EMPLOI   DU   MOBILE   DE   LA   RELIGION. 

à  examiner  c'est  donc  sa  direction  :  la  recherche  de  moyens  propres 
à  augmenter  sa  force  n'est  qu'un  objet  secondaire. 

Sa  direction  doit  être  conforme  au  plan  de  l'utilité.  Comme  sanc- 
tion, elle  est  composée  de  peines  et  de  récompenses.  Ses  peines 
doivent  être  attachées  aux  actes  qui  sont  nuisibles  à  la  .société,  et 
à  ces  actes  exclusivement.  Ses  récompenses  doivent  être  promises 
aux  actes  dont  la  tendance  est  avantageuse  à  la  société,  et  pas  à 
d'autres.     Voilà  le  dogme  fondamental. 

Le  seul  moyen  de  juger  de  sa  direction,  c'est  de  la  considérer 
imiqueraent  sous  le  rapport  du  bien  de  la  société  politique.  Tout 
est  Lndiflërent  au  delà,  et  tout  ce  qui  est  indifférent  en  croyance 
religieuse  est  sujet  à  devenir  pernicieux. 

Mais  tout  article  de  foi  est  nécessairement  nuisible,  dès  que  le 
législateur,  pour  en  favoriser  l'adoption,  met  en  œuvi-e  des  motifs 
coercitifs,  des  motifs  pénaux.  Les  personnes  sur  lesquelles  U  veut 
influer  peuvent  se  considérer  comme  formant  trois  classes  :  celles  qui 
sont  déjà  de  la  même  opinion  que  le  législateui', — celles  qui  rejettent 
cette  opinion, — celles  qui  ne  l'adoptent  ni  ne  la  rejettent. 

Pour  les  conformistes,  la  loi  eoereitive  n'est  pas  nécessaire  :  poiu- 
les  non-conformistes,  elle  est  inutile  par  la  supposition  même,  elle 
ne  rempKt  pas  son  objet. 

Quand  un  homme  a  formé  son  opinion,  est-U  au  pouvoir  des  peines 
de  la  lui  faire  changer  ?  Cette  question  seule  paraît  ime  injm-e  au 
bon  sens.  Les  peines  iraient  plutôt  à  tins  contraii*es  ;  elles  servi- 
raient plutôt  à  le  confirmer  dans  son  opinion  qu'à  le  faire  fl^échii'  : 
en  partie,  parce  qu'employer  la  contrainte  c'est  avouer  tacitement 
qu'on  manque  de  raisons  ;  en  partie,  parce  que  le  recoui's  à  ces 
moyens  violents  produit  une  aversion  contre  les  opinions  qu'on  veut 
soutenir-  de  cette  manière.  Tout  ce  qu'on  peut  obtenir  par  les  peines, 
c'est  d'engager,  non  à  croire,  mais  à  déclarer  qu'on  croit. 

Ceux  qui,  par  con\-iction  ou  par  honneur,  refusent  cette  déclara- 
tion, subissent  le  mal  de  la  peine,  la  persécution,  car  ce  qu'on  appelle 
jjersécution,  c'est  uu  mal  qui  n'est  compensé  par  aucun  avantage,  un 
mal  en  pure  perte  ;  et  celui-ci,  administré  par  la  main  du  magistrat, 
est  précisément  le  même  en  natiu-e,  mais  beaucoup  plus  fort  en  degré 
(]ue  s'U  l'était  par  celle  d'un  malfaiteur  ordinaire. 

Ceux  qui,  moins  forts  et  moins  généreux,  échappent  par  ime  dé- 
claration fausse,  cèdent  aux  menaces,  au  danger  immédiat  qui  les 
l)resse  ;  mais  cette  peine  du  moment  évitée  se  con^•ertit  pour  eux  en 
peines  de  conscience,  s'Us  ont  des  scrupules,  et  en  peine  de  mépns  de 
la  part  de  la  société,  qui  accuse  de  bassesses  ces  rétractations  hypo- 
crites. Dans  cet  état  de  choses.  (]u'arrive-t-il  ?  Une  i)artie  des 
ciloyons  doit  s'accoutumer  à  mépriser  le  suffrage  de  l'cuitre  pour  être 


EMPLOI   DU  MOBILE   DE   LA  RELIGION.  361 

en  paix  avec  elle-même.  On  s'exerce  à  faire  des  distinctions  sub- 
tiles entre  les  faussetés  innocentes  et  les  faussetés  criminelles  : 
il  s'établit  des  mensonges  privilégiés,  parce  qu'ils  servent  de  sauve- 
garde contre  la  t3'rannie  ;  il  s'établit  des  parjiu-es  d'usage,  de  fausses 
signatures,  considérées  comme  de  simples  formules.  Au  milieu  de 
ces  subtilités,  le  respect  pour  la  vérité  s'altère,  les  limites  du  bien  et 
du  mal  se  confondent  ;  une  suite  de  faussetés,  moins  pardonnables, 
s'introduit  à  la  faveur  de  la  première  :  le  tribimal  de  l'opinion  se 
partage  :  les  juges  qui  le  composent  ne  suivent  plus  la  même  loi,  ils 
ne  savent  plus  nettement  quel  degré  de  dissimulation  ils  doivent 
condamner,  et  quel  autre  ils  doivent  excuser.  Les  voix  se  disper- 
sent et  se  contrarient,  et  la  sanction  morale,  n'ayant  plus  un  régu- 
lateur uniforme,  s'afFaibKt  et  se  déprave.  Ainsi  le  législatem-  qui 
exige  des  déclarations  de  foi  devient  le  corrupteur  de  la  nation. 
Il  sacrifie  la  vertu  à  la  religion,  au  lieu  que  la  religion  elle-même 
n'est  bonne  qu'autant  qu'elle  est  l'auxiliaire  de  la  vertu, 

La  troisième  classe  à  examiner  est  celle  des  personnes  qui,  à  l'éta- 
blissement de  la  loi  pénale,  n'ont  encore  aucune  opinion  formée  pour 
ou  contre.  Par  rapport  à  elles,  il  est  probable  que  la  loi  peut  influer 
sur  la  formation  de  leiu-  opinion.  Voyant  les  dangers  d'un  côté  et 
la  sûreté  de  l'autre,  il  est  naturel  qu'elles  envisagent  les  arguments 
d'une  opinion  condamnée  avec  un  degré  de  crainte  et  d'aversion 
qu'elles  ne  seutii'ont  pas  pour*  les  arguments  de  l'opinion  favorisée. 
Les  arguments  qu'on  désire  de  trouver  vrais  font  une  impression 
plus  vive  que  ceux  qu'où  désire  de  trouver  faux  :  et  par  ce  moyen, 
un  homme  parvient  à  croire,  ou  plutôt  à  ne  pas  rejeter,  à  ne  pas 
mécroire  une  proposition  qu'il  n'aurait  point  adoptée,  si  ces  incli- 
nations avaient  été  laissées  libres.  Dans  ce  dernier  cas,  le  mal, 
moins  grand  que  dans  les  deux  premiers,  ne  laisse  pas  d'être  un 
mal.  Il  peiit  arriver,  mais  il  n'arrive  pas  toujours  que  le  jugement 
cède  entièrement  aux  affections  :  et  lors  même  que  cela  arrive, 
c'est-à-dire,  lorsque  la  persuasion  est  aussi  forte  qu'elle  peut  l'être, 
si  la  crainte  entre  pour  quelque  chose  dans  les  motifs  de  cette  per- 
suasion, l'esprit  n'est  jamais  parfaitement  tranquille.  Ce  que  l'on 
croit  un  jour,  on  a  peur  de  ne  pas  le  croire  le  lendemain.  Une 
vérité  claire  de  morale  ne  s'ébranle  point,  mais  la  croyance  d'un  dogme 
est  plus  ou  moins  chancelante.  l)e  là  vient  cette  inquiétude  contre 
ceux  qui  l'attaquent.  On  redoute  l'examen  et  la  discussion,  parce 
qu'on  ne  se  sent  pas  placé  sur  un  terrain  solide.  Il  ne  faut  rien 
remuer  dans  un  édifice  qui  n'est  pas  bien  affermi.  L'entendement 
s'affaiblit  ;  l'esprit  ne  cherche  un  complet  repos  que  dans  une  sorte 
de  crédulité  aveugle  ;  il  recherche  toutes  les  erreurs  qui  ont  quelque 
affinité  avec  la   sienne  ;    il  craint  de  s'expliquer  nettement  sur  le 


362  EMPLOI  DU  MOBILE  DE  LA  RELIGION. 

possible  et  l'impossible,  et  voudrait  en  confondre  toutes  les  limites. 
Il  aime  tout  ce  qui  entretient  le  sophisme,  tout  ce  qui  entrave 
l'intelligence  humaine,  tout  ce  qui  lui  persuade  qu'on  ne  peut  pas 
raisonner  avec  une  entière  sûreté.  Il  acquiert  une  disposition,  une 
malhcm-euse  dextérité  à  rejeter  l'évidence,  à  donner  de  la  force  à 
des  demi-preuves,  à  n'écouter  qu'une  des  parties,  à  subtiliser  contre 
la  raison.  En  un  mot,  dans  ce  système,  il  faut  se  mettre  un  ban- 
deau sur  les  yeux  pour  n'être  pas  blessé  de  l'éclat  du  jour. 

Ainsi  tout  moyen  pénal,  employé  pour  augmenter  la  force  re- 
ligieuse, agit  comme  moyen  indii'ecte  contre  cette  partie  essentielle 
des  mœm'S  qui  consiste  dans  le  respect  de  la  vérité  et  le  respect  de 
l'opinion  publique.  Tous  les  amis  éelaii'és  de  la  religion  pensent 
de  môme  aujom-d'hui  ;  cependant  il  y  a  bien  peu  d'États  qui  aient  agi 
d'après  ce  piincipe.  Les  persécutions  '^dolentes  ont  cessé  ;  mais  H 
existe  des  persécutions  som-dcs,  des  peines  civUes,  des  incapacités 
politiques,  des  lois  menaçantes,  ime  tolérance  précaire  :  situation  hu- 
miliante pour  des  classes  d'hommes  qui  ne  doivent  leur  tranquillité 
qu'à  une  indulgence  tacite,  à  im  pardon  continuel. 

Pour  se  faii'e  des  idées  claù'es  sui'  l'avantage  que  le  législateur 
peut  trouver  à  augmenter  la  force  de  la  sanction  religieuse,  d  faut 
distinguer  trois  cas  :  1°  celui  où  elle  lui  est  entièrement  subordormée  : 
2°  celui  où  d'autres  partagent  cette  influence  avec  lui  :  3°  celui  où 
elle  déjK'nd  d'ime  personne  étrangère.  Dans  ce  dernier  cas,  la 
souveraineté  est  réeUcmcnt  partagée  entre  deirx  magistrats,  le  spi- 
rituel (comme  on  parle  ordinairement)  et  le  temporel  :  le  magistrat 
temporel  sera  dans  un  danger  perpétuel  de  se  voir  arracher  ou  con- 
tester son  autorité  par  son  rivcd,  et  tout  ce  qu'd  ferait  poui"  atig- 
mentcr  la  sanction  reUgieuse  tomiierait  à  la  diminution  de  son 
propre  pouvoir.  Quant  aux  effets  qui  résidtent  d'un  tel  état  de 
lutte,  on  en  trouve  le  tableau  dans  l'histoire.  Le  magistrat  tem- 
porel commande  aux  sujets  telle  ou  telle  action  :  le  magistrat 
spiiituel  la  leiu-  défend:  quelque  pai-ti  qu'ils  prennent,  ils  sont 
punis  par  l'un  ou  par  l'autre  ;  proscrits  ou  damnés,  ds  sont  placés 
entre  la  crainte  du  glaive  civil  et  la  crainte  du  feu  étemel. 

Dans  les  pays  protestants,  le  clergé  est  essentiellement  .subor- 
donné au  pouvoir  politiqiie  :  les  dogmes  ne  dé])endent  pas  du 
piincc,  mais  ceux  qui  interprètent  les  dogmes  dépendent  de  lui.  Or, 
le  droit  d'intei-préter  les  dogmes  est  à  peu  près  la  même  chose  que 
le  droit  de  les  faire.  Aussi  dans  les  pays  protestiints,  la  religion 
se  modèle  plus  aisément  sur  le  plan  de  l'autorité  polirique.  Les 
prêtres,  mariés,  sont  plus  citoyens  ;  ils  ne  forment  pas  entre  eux 
ime  phalange  qui  pidssc  devenir  redoutable  :  ils  n'ont  ni  le  pouvoir 
du  confessionnal  ni  celui  de  l'absolution. 


EMPLOI  DU  MOBILE  DE  LA  RELIGION,  363 

Mais  à  ne  considérer  que  les  faits,  soit  dans  les  pays  catholiques, 
soit  dans  les  pays  protestants,  la  religion,  il  faut  l'avouer,  a  joué  un 
trop  grand  rôle  dans  les  malheiu's  des  peuples.  Elle  semble  avoir 
été  plus  souvent  l'ennemie  que  l'instrument  du  gouvernement  civil. 
La  sanction  morale  n'a  jamais  plus  de  force  que  dans  le  cas  où  elle 
s'accorde  avec  l'utilité  ;  mais  malheureusement  la  sanction  reli- 
gieuse semble  avoir  eu  plus  de  force  dans  les  cas  où  sa  direction 
était  plus  contraire  à  l'utilité.  L'inefficacité  de  la  religion,  en  tant 
qu'appliquée  à  promouvoir-  le  bien  politique,  est  le  sujet  étemel  des 
déclamations  de  ceux  mêmes  qui  ont  le  plus  grand  intérêt  à  en 
exagérer  les  bons  effets.  Trop  peu  puissante  pour  opérer  le  bien, 
elle  l'a  toujorn-s  été  beaucoup  pour  faire  le  mal.  C'est  la  sanction 
morale  qui  anime  les  Codms,  les  llégulus,  les  Kussel,  les  .ilgemon 
Sidney.  C'est  la  sanction  religieuse  qui  fait  de  Philippe  II  le  fléau 
des  Pays-Ba.s,  de  Marie  celui  de  l'Angictcrre,  et  de  Charles  IX  le 
bourreau  de  la  France. 

La  solution  vulgaire  de  cette  difficulté,  c'est  d'attrilnior  tout  le 
bien  à  la  religion  et  tout  le  mal  à  la  superstition.  Mais  cette  distinc- 
tion, dans  ce  sens,  est  pui-ement  verbale.  La  chose  elle-même  n'est 
pas  changée,  parce  qu'un  homme  choisit  le  mot  de  religion  pour  la 
caractériser  dans  un  cas,  et  celui  de  superstition  dans  l'autre.  Le 
motif  qui  agit  sm*  l'esprit  est  dans  les  deux  cas  iDrécisément  le  même. 
C'est  toujours  la  peur  d'un  mal  et  l'espérance  d'un  bien,  de  la  part 
d'un  Être  tout-puissant  dont  on  se  fait  des  idées  diverses.  Aussi,  en 
parlant  de  la  conduite  du  même  homme,  dans  la  même  occasion,  les 
uns  attribuent  à  la  religion  ce  que  les  autres  attiibufut  à  la  sujjcr- 
stition. 

Une  autre  observation  aussi  tiiviale  que  la  première,  et  aussi  faible 
que  triviale,  c'est  qu'il  n'est  pas  juste  d'argumenter  contre  V  usage 
d'une  chose  d'après  son  ahus,  et  que  les  meillciu's  instruments  sont 
ceux  qixi  font  le  plus  de  mal  quand  on  en  mésuse.  La  futilité  de  cet 
argument  est  facile  à  découviir.  Les  bons  effets  d'une  chose  sont  ce 
qu'on  appelle  l'usage,  les  mauvais  ce  qu'on  appelle  Vubus.  Dire  que 
vous  ne  devez  pas  argumenter  de  l'abus  contre  l'usage,  c'est  dii-e 
qu'en  faisant  une  juste  appi'éciation  de  la  tendance  d'xme  cause,  vous 
ne  devez  faire  attention  qu'au  bien,  et  ne  point  considérer  le  mal.  Les 
iustiTiments  du  bien,  mal  employés,  iieuvent  souvent  devenir  les  in- 
stiniments  du  mal  :  cela  est  vrai  :  mais  le  principal  cai'actère  de  la  per- 
fection d'im  instrument,  c'est  de  n'être  pas  sujet  à  être  mal  cmplové. 
Les  ingrécUents  les  plus  efficaces  en  médecine  sont  convertibles  en  jjoi- 
sons.  J'en  conviens,  mais  ceux  qui  sont  dangereux  ne  sont  pas  si  bons 
dans  leui"  ensemble,  que  ceux  qui.iendraient  le  même  service,  s'il  y  en 


361'  EMPLOI  DU  MOBILE  DE  LA  RELIGION. 

avait  de  tela,  sans  être  sujets  aux  mêmes  inconvénients.  Le  mercure 
et  l'opium  sont  très-utiles,  le  pain  et  l'eau  le  sont  encore  davantage. 

J'ai  parlé  sans  détour  et  avec  une  liberté  entière.  Je  me  suis  ex- 
pliqué ailleurs  sur  l'utilité  de  la  religion,  mais  je  n'omettrai  pas 
d'observer  ici  qu'elle  tend  de  plus  en  plus  à  se  dégager  des  dogmes 
futiles  et  pernicieux,  à  se  rapprocher  de  la  saine  morale  et  de  la  saine 
politique.  L'irréligion,  au  contraire  (je  répugne  à  prononcer  le  mot 
(V athéisme),  s'est  manifestée  de  nos  jours  sous  les  formes  les  plus 
hideuses  de  l'absurdité,  de  l'immoralité  et  de  la  persécution.  Cette 
expérience  suffit  poui'  montrer  à  tous  les  bons  esprits  dans  quel  sens 
ils  doivent  diriger  leurs  efforts.  Mais  si  le  gouvernement  voulait 
agii'  trop  ouvertement  pour  favoriser  cette  direction  salutaire,  il 
manquerait  son  but.  C'est  la  liberté  de  l'examen  qui  a  corrigé  les 
erreiu's  des  siècles  d'ignorance,  et  ramené  la  religion  vers  son  véri- 
table objet.  La  liberté  de  l'examen  achèvera  de  l'épurer  et  de  la 
concilier  avec  l'utilité  publique. 

Ce  n'est  point  ici  le  lieu  d'examiner  tous  les  services  que  la  reli- 
gion peut  rendre,  soit  comme  consolation  dans  les  maux  inséparables 
de  Thumanité,  soit  comme  enseignement  moral  plus  adapté  à  la  classe 
la  plus  nombreuse  de  la  société,  soit  enfin  comme  moyen  d'exciter  la 
bienfaisance*,  et  de  produire  des  actes  utiles  de  dévoûment  qu'on 
n'obtiendrait  peut-être  pas  des  motifs  purement  humains. 

Le  principal  usage  de  la  religion,  dans  la  législation  civile  et  pé- 
nale, est  de  donner  un  nouveau  degré  de  force  au  serment,  une  base 
de  plus  à  la  confiance. 

Le  serment  renferme  deux  liens  différents,  le  religieux  et  le  moral  : 
l'un  obligatoii-e  pour  tous,  l'autre  poiu-  ceux  qui  ont  ime  certaine 
façon  de  penser.  Le  même  formulaire  qui  professe  d'exposer  un 
homme,  en  cas  de  paijure.  aux  peines  religieuses,  l'expose  dans  le 
même  cas  aux  peines  légales  et  au  mépris  des  hommes.  Le  lien  re- 
ligieux est  la  partie  saillante  ;  mais  la  plus  grande  partie  de  la  force 
du  serment  dépend  du  lien  moral.  L'influence  du  premier  est  par- 
tielle, celle  du  second  est  universelle.  Ce  serait  donc  une  grande 
imprudence  que  de  se  servir  de  l'un  et  de  négliger  l'autre. 

Il  est  des  cas  où  le  serment  est  de  la  plus  grande  force  :  ce  sont 
ceux  où  il  opère  de  concert  avec  l'opinion  publique,  où  U  a  l'appui  de 

*  Il  faut  prendre  garde  à  ne  pas  encourager  cet  esprit  de  fondation  et  d'au- 
mônes, qui  ne  résulte  que  trop  des  notions  du  christianisme  vulgaire.  On  mid- 
tiplie  les  pauvres  encore  plus  qu'on  ne  les  soulage.  Ce  sont  les  couvents  des 
moines  et  leurs  distributions  journalières,  en  Espagne  et  en  Italie,  qid  créent  une 
classe  nombreuse  de  mendiants,  et  sont  équivalents  à  une  loi  par  laquelle  on  met- 
trait l'industrie  à  l'amende  en  faveur  de  la  paresse. 


KMPLOI   DU   MOlilLE   DE   LA    RELIGION.  365 

la  sanction  populaii'e.  Il  est  d'autre  cas  où  il  n'en  a  point  :  ce  sont 
ceux  où  l'opinion  publique  agit  en  sens  contraire  ou  seulement  ne  le 
seconde  pas.  Tels  sont  les  serments  des  douanes,  et  ceux  qu'on  exige 
des  élèves  dans  certaines  universités. 

Il  est  de  l'intérêt  du  législateur,  non  moins  que  d'un  chef  militaire, 
de  connaître  le  véritable  état  des  forces  qui  sont  à  sa  disposition. 
Éviter  de  jeter  les  yeux  sur  la  partie  faible  parce  que  l'aspect  de  cette 
partie  faible  donne  peu  de  satisfaction,  ce  serait  pusillanimité.  Mais 
si  l'on  a  vu  à  découvert  la  faiblesse  du  lien  religieiix  dans  le  serment, 
c'est  la  faute  des  professeiu-s  mêmes  de  la  religion.  L'abus  qu'ils  en 
ont  fait  en  le  prodiguant  sans  mesiu-es  a  dévoilé  le  peu  d'efficace  qu'il 
a  par  lui-même,  séparé  de  la  sanction  de  l'honneur. 

La  puissance  du  serment  s'affaiblit  nécessairement  quand  on  le  fait 
porter  siu"  des  croyances,  sui'  des  opinions.  Poui'quoi  ?  parce  qu'il 
est  impossible  de  reconnaître  le  parjure,  et  que  d'ailleurs  la  raison 
humaine,  toujours  flottante,  toujours  soumise  à  des  variations,  ne  peut 
pas  s'engager  pour  le  futur.  Puis-je  m'assurer  que  ma  persuasion 
d'aujourd'hui  sera  la  même  dans  dix  ans  ?  Tous  ces  serments  sont 
un  monopole  qu'on  a  donné  aux  hommes  peu  scrupuleux  contre  ceux 
qui  ont  la  plus  grande  sensibilité  de  conscience. 

Les  serments  s'avilissent  quand  on  les  affecte  à  des  puéiiHtés,  quand 
on  les  emi^loie  dans  des  occasions  où  ils  seront  violés  par  une  sorte  de 
convention  universelle,  et  encore' plus  quand  on  les  exige  pour  des  cas 
où  la  justice  et  l'humanité  font  une  excuse  et  presque  un  mérite  de 
leur  violation. 

L'esprit  humain,  qui  résiste  toujours  à  la  tyrannie,  aperçoit  con- 
fusément que  Dieu,  jDar  ses  perfections  mêmes,  ne  saui'ait  ratifier  des 
lois  injustes  ou  frivoles.  En  effet,  l'homme,  en  imposant  un  serment 
voudrait  prendi-e  une  autorité  sur  Dieu  même  :  l'homme  ordonne  une 
peine,  et  c'est  au  juge  suprême  à  l'exécuter.  Xiez  cette  supposition, 
la  force  religieuse  du  serment  s'évanouit. 

n  est  bien  étonnant  qu'en  Angleterre,  chez  une  nation  d'ailleurs 
prudente  et  religieuse,  on  ait  presque  ruiné  ce  grand  mobUe  par 
l'iLsag-e  trivial  et  indécent  qu'on  en  fait. 

Pour  montrer  à  quel  point  l'habitude  peut  dépraver  les  opinions 
morales,  sous  certains  rapports,  je  citerai  un  passage,  extrait  de  lord 
Kaims,  juge  do  la  cour  des  sessions,  en  Ecosse,  dans  un  ouvrage  sur 
l'éducation*. 

"  Les  serments  de  douane  sont  à  présent  comptés  pour  rien.  Ce 
n'est  pas  que  le  monde  derienne  plus  immoral,  mais  c'est  que  per- 
sonne n'y  attache  plus  aucune  importance.  Les  di'oits  sm-  les  vins 
de  France  sont  les  mêmes  en  Ecosse  qu'en  Angleterre.  Mais  comme 
*  Loose  hints  o?i  éducation. 


36G  USAGES  QU'OX   PEUT  TIRER 

nous  ne  sommes  pas  assez  lichcs  poiu*  les  payer,  la  permission 
tacite  de  payer  pour  les  vins  de  France  le  droit  fixé  pour  les  vins 
d'Espagne  s'est  trouve'e  plus  avantageuse  au  revenu  que  la  rigueur 
de  la  loi.  Il  faut  poui-tant  prêter  le  serment  que  ces  vins  de  France 
sont  des  vins  d'Espagne  afin  de  payer  le  di-oit  en  conséquence.  De 
tels  serments,  dans  leur  origine,  étaient  criminels,  parce  qu'ils  étaient 
une  fraude  contre  le  public  ;  mais  aujourd'hui  que  le  seiment  n'est 
plus  qu'une  afiaire  de  forme,  et  n'implicpie  ni  foi  donnée  ni  foi  recrue, 
c'est  une  simple  manière  de  parler  comme  les  compliments  de  civilité 
banale  :  Votre  très-humble  serviteur,  etc.  Et  dans  le  fait  nous  voyons 
des  marchands  qui  vivent  de  ces  serments,  et  auxquels  on  se  confie 
sans  scmpule  dans  les  afiaires  les  plus  importantes." 

Qui  croirait  que  c'est  là  le  langage  d'im  moraliste  et  d'mi  juge  ? 
Les  quakers  ont  élevé  la  simple  parole  à  la  dignité  du  sennent  ; — 
un  magistrat  dégrade  le  serment  à  la  simple  fo]-mule  d'ime  cérémo- 
nie ; — le  serment  n'implique  ni  la  foi  donnée  ni  la  foi  reçiie.  Pour- 
quoi donc  le  prêter  ? — poiu-quoi  l'exiger  ? — à  quoi  sert  cette  farce  ? — 
La  religion  est-elle  donc  le  dernier  des  objets  ? — et  si  on  la  méprise 
à  ce  point  faut-il  la  payer  si  cher  ? — Quelle  absiu'dité  que  de  salarier 
un  clergé  à  un  prix  immense  pour  prêcher  la  foi  du  serment,  et  d'a- 
voir des  juges  et  des  législateiu's  qui  se  font  im  jeu  de  la  détndre  ? 


CHAPITRE  XIX. 

rsAGEs  qu'on  peut  tirer  du  pouvoir  de  l'instruction. 

L'instruction  ne  forme  pas  un  chef  à  part,  mais  ce  titre  est  commode 
pour  ramener  à  un  centre  des  idées  cparses. 

Le  gouveniement  ne  doit  pas  tout  faire  par  sa  puissance,  elle  ne 
met  que  des  bras  à  sa  disposition  ;  c'est  par  sa  sagesse  qu'il  étend 
son  empire  sur  les  esprits.  Quand  il  commande,  il  donne  aux  sujets 
im  intérêt  factice  d'obéir  ;  quand  il  éclaire,  il  leur  d(inne  un  motif 
intérieur  qui  ne  s'afi"aiblit  point.  La  meilleure  manière  d'instniire 
est  de  publier  simplement  des  faits,  nuiis  quelquefois  il  con^•ient 
d'aider  le  public  à  former  son  jugement  sur  ces  mêmes  faits. 

Quand  on  voit  des  mesures  du  gouvernement,  excellentes  en  elles- 
mêmes,  tomber  par  l'opposition  d'im  peuple  ignorant,  on  se  sent 
d'abord  irrité  contre  cette  nudtitude  grossière,  et  rebuté  de  chercher 
le  bonheur  pubKc  ;  mais  quand  on  \-ient  à  réfléchir,  quand  on  observe 
que  cette  opposition  était  facile  à  prévoir,  et  que  le  gouvernement, 
dans  rorgueilleuso  habitude  de  l'autorité,  n'a  fait  aucune  démarche 


DU  POUVOIR  DE  l'instruction.  367 

poiu-  préparer  les  esprits,  pour  dissiper  les  préjugés,  pour  concilier 
la  confiance,  l'indignation  doit  se  transférer  du  peuple  ignorant  et 
trompé,  à  ses  dédaigneux  et  despotiques  conducteui-s. 

L'expérience  a  démontré,  contre  l'attente  générale,  que  les  papiers 
publics  étaient  un  des  meilleurs  moyens  de  diiàgcr  l'opinion,  d'apaiser 
ses  mouvements  fiévi-eux,  de  faii'c  évanouir  les  mensonges,  les 
nimeui-s  artificieuses  par  lesquels  les  ennemis  de  l'État  essayent  leurs 
mauvais  desseins.  Dans  ces  pajoiers  publics,  l'instniction  peut  des- 
cendre du  gouvernement  au  peuple,  ou  remonter  du  peuple  au 
gouvernement  :  plus  il  y  règne  de  liberté,  plus  il  peut  juger  le  coiu's 
de  l'opinion,  plus  il  agit  avec  certitude. 

Pour  en  sentir  toute  Tutilité,  il  faut  se  reporter  au  temps  où  ces 
papiers  publies  n'existaient  pas,  et  considérer  les  scènes  d'impostui-es, 
soit  politiques,  soit  religieuses,  qui  se  sont  jouées  avec  succès  dans 
les  pays  où  le  peuple  ne  savait  pas  lii'e.  Le  dernier  de  ces  grands 
imposteurs  à  manteau  royal  a  été  PugatcheflP.  Aurait-il  pu  de  nos 
jours  soutenir  ce  personnage  en  France  ou  en  Angleterre  ?  La 
foiu'be  n'am-ait-elle  pas  été  dévoUée  aussitôt  qu'annoncée  ?  Ce  sont 
des  crimes  qu'on  ne  tente  pas  même  chez  des  nations  éclairées,  et  la 
facilité  de  vérifier  les  impostures  les  empêche  de  naître. 

Il  est  bien  d'autres  pièges  dont  le  gouvernement  pourrait  garantir 
le  peuple  par  des  instractions  publiques.  Combien  de  fi-audes  pra- 
tiquées dans  le  commerce,  dans  les  arts,  dans  le  prix  ou  la  natiu'e 
des  denrées,  qu'il  serait  aisé  de  faii'e  cesser  en  les  dévoilant  1  Com- 
bien de  remèdes  dangereux  ou  plutôt  de  véritables  poisons  débités 
avec  impudence  par  des  empiriques,  comme  des  secrets  merveilleux, 
et  dont  il  serait  aisé  de  désabuser  les  esprits  les  plus  crédules  en 
faisant  connaître  leur  composition  !  Combien  d'opinions  malfaisantes, 
d'erreurs  funestes  ou  absurdes,  qu'on  poiuTait  an'êter  à  leiu'  naissance, 
en  éclairant  le  public  !  Lorsque  la  folie  du  magnétisme  animal,  après 
avoir  séduit  les  sociétés  oisives  de  Paris,  commençait  à  se  répandre 
dans  toute  l'Eiu-ope,  lui  rapport  de  l'académie  des  sciences,  par  la 
seule  force  de  la  vérité,  fit  retoml)cr  Mesmer  dans  la  foule  mépri- 
sable des  charlatans,  et  ne  lui  laissa  d'autres  disciples  que  des  sots 
incm-ables  dont  l'admiration  acheva  de  le  décrier.  Youlez-vous 
guérir  im  peuple  ignorant  et  superstitieux,  envoyez  dans  les  villes 
et  dans  les  campagnes,  en  qualité  de  missionnaires,  des  jongleurs, 
des  faiseurs  de  prodiges,  qui  commencent  par  étonner  le  peuple,  en 
produisant  les  plus  singiûiers  phénomènes,  et  qui  finissent  par 
l'éclairer.  Plus  on  connaîti'a  la  magie  naturelle,  moins  on  sera  la 
dupe  des  magiciens.  Je  voudi'ais  avec  quelques  précautions  que  le 
miracle  de  saint  Janvier  fût  répété  à  Xaples,  dans  toutes  les  classes 
publiques,  et  qu'on  en  fît  un  des  jouets  de  l'enfance. 


368  DU   POUVOIR   DK   l/lXSTUUCTIOX. 

La  principale  instruction  que  le  gouvernement  doit  au  peuple  est 
la  connaissance  des  lois.  Comment  veut-on  qu'elles  soient  obéies  si 
elles  ne  sont  pas  connues  ?  Comment  peuvent-elles  être  connues  si 
elles  ne  sont  pas  publiées  sous  les  formes  les  plus  simples,  de  manière 
que  chaque  individu  puisse  trouver  par  lui-même  celle  qui  doit  servir 
de  règle  à  sa  conduite  ? 

Le  législateiu"  pourrait  influer  sur  l'opinion  publique  en  faisant 
composer  un  corps  de  morale  politique,  analogue  au  corps  de  droit, 
et  diAT.sé  de  la  même  manière,  en  code  général  et  en  code  particulier. 
Les  questions  les  j^lus  délicates,  relatives  à  chaque  profession,  pour- 
raient être  éclaircies.  Il  ne  faudrait  j)as  se  borner  à  de  froides 
leçons  ;  en  y  mêlant  des  traits  historiques  bien  choisis,  on  en  ferait 
un  manuel  d'amusement  pour  tous  les  âges. 

ComjDoser  de  tels  codes  moraux  ce  serait  dicter,  poui"  ainsi  dire, 
les  jugements  que  doit  prononcer  l'opinion  publique  sur  les  diverses 
questions  de  politique  et  de  morale.  On  pourrait,  dans  le  même 
esprit,  ajouter  à  ces  codes  moraux  un  recueil  des  préjugés  populaires, 
avec  les  considérations  qui  doivent  leur  servir  d'antidote. 

Si  la  puissance  souveraine  s'est  jamais  montrée  aux  hommes  avec 
dignité,  c'est  dans  ces  Instructions  qui  furent  publiées  par  Cathe- 
rine II  pour  un  code  de  lois.  Qu'on  veuille  un  moment  considérer  cet 
exemple  unique,  et  le  séparer  du  souvenir  d'un  règne  ambitieux.  Il 
est  impossible  de  voir  sans  admiration  une  femme  descendre  du  char 
de  la  victoire  poui'  civiliser  tant  de  peuples  à  demi-barbares,  et  lem- 
présenter  les  plus  belles  maximes  de  la  philosophie  sanctionnées  par 
l'attouchement  du  sceptre  royal.  Supérieui-e  à  la  vanité  de  composer 
elle-même  cet  ouvi-age,  elle  emprunta  ce  qu'il  y  avait  de  meilleur 
dans  les  écrits  des  sages  de  ce  siècle  ;  mais,  en  y  ajoutant  le  poids 
de  son  autorité,  elle  fit  plus  pour  eux  qu'ils  n'avaient  fait  pour  elle. 
EUe  semblait  dii-e  à  ses  sujets  :  "  Vous  me  devez  d'autant  plus  de 
confiance  que  j'ai  appelé  dans  mon  conseil  les  plus  beaiix  génies  de 
mon  temps  :  je  ne  crains  pas  de  m'associer  avec  ces  maitres  de  la 
vérité  et  de  la  vertu,  poux  qu'ils  me  fassent  honte  aux  yeux  de 
l'univers  si  j'ose  les  démentir."  •  On  la  vit,  animée  du  même  esprit, 
partager  entre  ses  courtisans  les  travaux  de  la  législation  ;  et  si  eUe 
fut  souvent  en  contradiction  avec  elle-même,  comme  Tibère,  qui 
était  fatigué  de  la  servitude  du  sénat,  et  qui  aurait  puni  xm  mouve- 
ment de  liberté,  cependant  ces  engagements  solennels,  contractés  à 
la  face  du  monde  entier,  fiu'ent  comme  des  barrières  qu'elle  avait 
posées  elle-même  à  son  pouvoir,  et  qu'elle  osa  rarement  franchir. 


LA  PUISSANCE  DE  L^EDUCATION.  369 

CHAPITRE  XX. 

rSAGE  À  FAIRE  DE  LA   PUISSANCE  DE  L'ÉDfCATION. 

L'ÉDrcATioN  n'est  que  le  gouvernement  qui  s'exerce  par  le  magistrat 
domestique. 

Les  analogies  entre  la  famille  et  l'État  sont  de  nature  à  frapper  au 
premier  coup  cl'œil  ;  les  différences  sont  moins  saillantes,  et  il  n'est 
pas  moins  utile  de  les  indiquer. 

1°  Le  gouvernement  domestique  doit  être  plus  actif,  plus  vigilant, 
plus  occupé  de  détails  que  le  gouvernement  civil.  Sans  une  atten- 
tion toujours  soutenue,  les  familles  ne  subsisteraient  pas. 

L'autorité  civile  n'a  rien  de  mieux  à  faille  qu'à  se  fier  à  la  prudence 
des  individus  pour  la  conduite  de  leurs  intérêts  personnels,  qu'ils 
entendront  toujours  mieux  que  le  magistrat.  Mais  le  chef  de  famille 
doit  continuellement  suppléer  à  l'inexpérience  de  ceux  qui  sont  soumis 
à  ses  soins. 

C'est  là  qu'on  peut  exercer  la  consulte,  cette  politique  que  nous 
avons  condamnée  dans  le  gouvernement  civil.  Le  gouvernement 
domestique  peut  écarter  de  ceux  qui  lui  sont  soumis  les  connais- 
sances qui  pourraient  leur  devenir  nuisibles  :  il  peut  veiller  sur  leurs 
liaisons  et  leurs  lectures  ;  il  peut  accélérer  ou  retarder  le  progrès  de 
lem'S  lumières,  selon  les  circonstances. 

2°  Cet  exercice  continuel  du  pouvoir,  qui  serait  sujet  à  tant  d'abus 
dans  l'État,  l'est  beaucoup  moins  dans  l'intérieur  de  la  famille  ;  en 
effet,  le  père  ou  la  mère  ont  pom*  leurs  enfants  une  affection  natui'eUe 
beaucoup  plus  forte  que  celle  du  magistrat  ci^•il  poui*  les  personnes 
qiù  lui  sont  subordonnées.  L'indulgence  est  le  plus  souvent  en 
eux  le  mouvement  de  la  nature  :  la  sévérité  n'est  qu'un  effet  de  la 
réflexion. 

3°  Le  gouvernement  domestique  peut  faire  usage  des  peines  dans 
bien  des  cii'constances  où  l'autorité  civile  ne  le  pourrait  pas  :  c'est 
qu'un  chef  de  famiUe  connaît  les  individus,  et  que  le  législateur  ne 
connaît  que  l'espèce.  L'un  procède  sur  des  certitudes,  l'autre  sur 
des  présomptions.  Tel  astronome  serait  capable  peut-être  de  ré- 
soudre le  problème  de  la  longitude,  le  magistrat  civil  peut-il  le 
savoir?  peut-il  lui  ordonner  cette  découverte  et  le  punir  de  ne 
l'avoir  pas  faite  ?  Mais  l'instituteur  particulier  saura  si  tel  problème 
de  géométrie  élémentaire  est  à  la  portée  de  son  élève.  Que  la  mau- 
vaise volonté  prenne  le  masque  de  rimpuissance,  rinstitutcur  ne  s'y 
trompe  guère  ;  le  magistrat  s'y  tromperait  nécessairement. 

Il  en  est  de  même  pour  bien  des  vices  :  le  magistrat  public  ne 
pourrait  pas  les  réprimer,  parce  (pi'il  faudrait  établir  des  liureanx  do 


3rO  LA  PUISSANCE  DE  l'ÉDUCATION. 

délation  dans  chaque  famille.  Le  magistrat  privé,  ayant  sous  ses 
yeux,  sous  sa  main,  ceux  qu'il  est  chargé  de  conduire,  peut  arrêter, 
dès  leui"  origine,  ces  mêmes  \'ices,  dont  les  lois  ne  pourraient  punir 
que  les  derniers  excès. 

4°  C'est  surtout  par  le  pouvoir  des  récompenses  que  ces  deux 
gouvernements  diffèrent.  Tous  les  amusements,  tous  les  besoins 
des  jeunes  élèves  peuvent  revêtir  le  caractère  rémunératoire,  selon 
la  manière  de  les  accorder  avec  telle  condition,  après  tel  travail. 
Dans  l'île  de  Minorque  on  faisait  dépendi'e  la  subsistance  des  jeunes 
garçons  de  leur  adresse  à  tirer  de  l'arc  ;  et  l'honneur  de  souffrir  en 
public  était,  à  Lacédémone,  im  des  prix  de  la  vertu  pour  la  jeunesse 
guenière.  Point  de  gouvernement  assez  riche  pour  faire  beaucoup 
avec  des  récompenses  ;  point  de  père  assez  pauvre  pour  ne  pas  en 
avoir  im  fonds  inépuisable. 

C'est  surtout  la  jeunesse,  cette  époque  des  impressions  vives  et 
dui'ables,  que  le  législateur  doit  avoir  en  vue  poui*  diiiger  le  cours 
des  inclinations  vers  les  goûts  les  plus  conformes  à  l'intérêt  public. 

En  Kussie  on  a  su  engager  la  jeune  noblesse  à  entrer  dans  le  ser- 
vice par  des  moyens  aussi  puissants  que  bien  imaginés.  Il  en  résulte 
peut-être  moins  de  bons  effets  pour  l'esprit  miKtaire  que  pour  la  vie 
civile.  On  les  accoutume  à  l'ordre,  à  la  vigilance,  à  la  subordination. 
On  les  oblige  à  sortir  de  leurs  retraites,  où  ils  exercent  ime  domina- 
tion corruj^trice  sur  des  esclaves,  et  à  se  produire  sur  un  plus  grand 
théâtre  où  ils  ont  des  égaux  et  des  supéiieurs.  La  nécessité  de  se 
fi'équenter  amène  le  désir  de  se  plaire  :  le  mélange  des  états  diminue 
leurs  préjugés  réciproques,  et  l'orgueil  de  la  naissance  est  réduit  à 
plier  devant  les  grades  du  sei"vice.  Fn  despotisme  domestique 
illimité,  comme  était  celui  de  la  Russie,  ne  pouvait  que  gagner  à  se 
convertir  en  im  gouvernement  miKtaire  qui  a  ses  limites.  Ainsi, 
dans  les  circonstances  données  de  cet  empire,  il  était  diflScile  de 
trouver  un  moyen  général  d'éducation  qui  répondit  à  plus  d'objets 
utiles. 

Mais  à  n'envisager  dans  l'éducation  qu'un  moyen  indii'ect  de  pré- 
venir les  délits,  il  y  faut  une  réforme  essentielle.  La  classe  la  plus 
négligée  doit  devenir  l'objet  principal  des  soins.  Moins  les  pères 
sont  capables  de  remplir  ce  devoir,  plus  il  est  nécessaire  que  le 
gouvernement  les  remplace.  Il  doit  veiller  non-seidement  sur  des 
orphelins  laissés  dans  l'indigence,  mais  encore  siir  les  enfants  dont 
les  parents  ne  peuvent  phis  mériter  la  confiance  de  la  loi  pour  cette 
charge  importante,  sur  ceux  qui  ont  déjà  commis  quelque  délit,  ou 
qui,  destitiiés  de  protccteiu's  et  de  ressoiu'ces,  sont  livrés  à  toutes  les 
séductions  de  la  misère.  Ces  classes,  absolument  négligées  dans  la 
plupart  des  ïîtats,  deviennent  la  pépinière  du  crime. 


PRÉCAUTIONS  GÉNÉRALES,  &C.  371 

Un  homme  d'ime  rare  bienfaisance,  le  chevalier  Paulet,  avait  créé 
à  Paris  un  établissement  poux  plus  de  deux  cents  enfants,  qu'il  pre- 
nait dans  la  classe  la  plus  indigente,  dans  la  mendicité.  Tout  roulait 
sur  quatre  piincipes.  Ofirir  aux  élèves  plusieurs  objets  d'étude  et 
de  travail,  et  laisser  la  plus  grande  latitude  possible  à  leurs  goûts  ; 
— les  employer  réciproquement  à  s'instruii-e,  en  présentant  au  dis- 
ciple l'honneur  de  devenir  maître  à  son  tour,  comme  la  plus  grande 
récompense  de  ses  progrès  ; — leiu'  confier  tout  le  sei^vice  domestique, 
pour  réunir  le  double  avantage  de  leur  instniction  et  de  l'économie  ; 
les  gouverner  par  eux-mêmes,  et  mettre  chacun  d'eux  sous  l'inspec- 
tion d'un  plus  ancien,  de  manière  à  les  rendre  cautions  les  uns  pour 
les  autres.  Dans  cet  établissement  tout  respii-ait  une  apparence  de 
liberté  et  de  gaîté  :  il  n'y  avait  d'autres  peines  qu'une  oisiveté  forcée, 
et  un  changement  d'habits*.  Les  élèves  un  peu  avancés  en  âge 
s'intéressaient  au  succès  général  comme  le  fondateur,  et  tout  allait 
encore  en  se  perfectionnant,  lorsque  la  révolution  a  engloxiti  cette 
petite  colonie  dans  le  désastre  de  la  fortune  publique. 

On  pourrait  donner  plus  d'étendue  aux  institutions  de  cette  espèce, 
et  les  rendre  moins  dispendieuses,  soit  en  y  multipliant  les  ateliers, 
soit  en  y  gardant  les  élèves  jusqu'à  l'âge  de  dix-hmt  ou  vingt  ans, 
afin  qu'ils  eussent  le  loisir  d'acquitter  les  fi'ais  de  leur  éducation,  et 
de  contribuer  à  celle  des  plus  jeunes.  Des  écoles  sur  ce  plan,  au 
lieu  de  coûter  à  l'État,  pourraient  devenir  des  entreprises  lucratives. 
Mais  il  faudi'ait  intéresser  les  élèves  eux-mêmes  au  travail,  en  les 
payant  à  peu  près  comme  des  ouvriers  libres,  et  en  leur  faisant  un 
fonds  d'économie  qui  leur  serait  remis  à  l'époque  de  leur  étabHsse- 
ment. 


CHAPITRE  XXI. 

PRÉCATTIONS  frÉXÉRALES  CONTRE  LES  AF.IS   u'aTTORITÉ. 

Je  passe  à  quelques  moyens  que  les  gouvernements  peuvent  employer 
pour  prévenir-  les  abus  d'autorité  de  la  part  de  ceux  auxquels  ils  con- 
fient une  portion  de  lem-  pouvoir. 

Le  droit  constitutionnel  a  sa  législation  dii-ecte  et  indirecte  :  la 
législation  directe  consiste  dans  l'établissement  des  offices  entre 
lesquels  toute  la  puissance  politique  se  trouve  partagée  :  il  n'en  est 
pas  question   dans  cet  ouvrage.     La  législation   indiiecte  consiste 

*  Les  deiix  peines  usitées  s'appelaient,  l'une  la  petite  oisiveté,  et  l'autre,  la 
ffrande  oisiveté  :  rien  de  plus  ingénieux  que  d'avoir  donné  au  châtiment  le  nom 
même  et  le  caractère  d'un  Wce  :  on  voit  q\ielle  saUitaire  association  d'idées  devait 
en  résulter. 

2  B  2 


372  PRÉCAUTIONS  GÉNÉRALES 

dans  des  précautions  générales,  qui  ont  pour  objet  de  prévenir  Tin- 
conduite,  l'incapacité  ou  les  malversations  de  ceux  qui  administrent, 
soit  en  chef,  soit  en  sous-ordre. 

Ce  n'est  pas  une  énumération  complète  de  ces  moyens  indii'ects 
qu'on  veut  tenter.  Il  ne  s'agit  ici  que  de  dii'iger  l'attention  vers 
cet  objet,  et  peut-être  aussi  de  faire  cesser  l'enthousiasme  de  quelques 
écrivains  politiques  qui,  poiu'  avoir  entre'S'u  l'un  ou  l'autre  de  ces 
moyens,  se  sont  flattés  d'avoir  achevé  une  science  dont  on  n'a  pas 
même  dessiné  les  contoiu's. 

I,  Diviser  le  pouvoir  en  différentes  branches. 

Toute  division  de  pouvoir  est  un  raffinement  suggéré  par  l'ex- 
périence. Le  plan  le  plus  naturel,  le  premier  qui  se  présente,  est 
celui  qui  le  place  tout  entier  dans  les  mains  d'un  seul.  Le  comman- 
dement d'un  côté,  l'obéissance  de  l'autre,  est  une  espèce  de  contrat 
dont  les  termes  sont  facilement  arrangés,  lorsque  celui  qui  doit 
gouverner  n'a  point  d'associé.  Chez  toutes  les  nations  de  l'Orient, 
la  fabrique  du  gouvernement  a  conservé  jusqu'à  nos  jours  sa  structure 
primitive.  Le  pouvoir  monarchique  descend  sans  division  d'étage 
en  étage,  depuis  le  plus  haut  jusqu'au  plus  bas,  depuis  le  grand 
Mogol  jusqu'au  simple  Ha\-ildar. 

Quand  le  roi  de  Siam  entendit  l'ambassadeiu'  hollandais  parler 
d'un  gouvernement  aristocratique,  0.  éclata  de  rire  à  l'idée  de  cette 
absiu'dité. 

Ce  moyen  principal  n'est  ici  qu'indiqué.  Examiner  en  combien 
de  branches  le  pouvoir  du  gouvernement  peut  être  divisé,  et  de 
toutes  les  divisions  possibles,  quelle  est  celle  qui  mérite  la  préfé- 
rence, ce  serait  faire  un  traité  de  politique  constitutionnelle.  J'ob- 
serve seulement  que  cette  di^"ision  ne  doit  pas  constituer  des  pouvoirs 
séparés  et  indépendants  ;  ce  qui  amènerait  un  état  d'anarchie.  Il 
faut  toujours  reconnaître  une  autorité  supérieui'e  à  toutes  les  autres, 
qm  ne  reçoit  pas  la  loi,  mais  qui  la  donne,  et  qui  demeure  maîtresse 
des  règles  mêmes  qu'elle  s'impose  dans  sa  manière  d'agir. 

II,  Distribuer  les  hrmches  particulières  du  pouvoir,  chacune  entre 
divers  co -partageants. — Avantages,  inconvénients  de  cette  politique. 

Dans  les  provinces  de  Russie,  avant  les  règlements  de  Catherine  II, 
toutes  les  différentes  branches  du  pouvoir-  mihtaii'c,  fiscal,  judiciaire, 
étaient  placées  dans  un  seid  corps,  un  seul  conseil.  Jusque-là,  la 
constitution  de  ces  gouvernements  subordonnés  ressemblait  assez  à 
la  forme  du  despotisme  oriental  :  mais  le  pouvoir  du  gouverneur  était 
un  peu  limité  par  les  pouvoirs  du  conseil,  et  à  cet  égard,  la  forme  se 
rapprochait   de  l'aristocratie.       A  présent  le  pouvoir  jucheiaire  est 


CONTRE  LES  ABUS  d'aUTOKITÉ.  373 

séparé  en  plusieui's  branches,  et  chafjue  branche  partagée  entre 
plusieurs  juges  qui  exercent  conjointement  leurs  fonctions.  Une  loi 
de  la  natui'e  de  Vhaheas  corjnts  des  Anglais  a  été  étabhe  ponr  la  pro- 
tection des  individiis  contre  le  pouvoir'  arbitraii'e,  et  le  gouverneur 
n'a  pas  plus  le  droit  de  nuire  qu'un  gouverneur  de  la  Jamaïque  et 
des  Barbades. 

Les  avantages  de  la  division  sont  piincipalement  ceux-ci  : 

1°  Elle  diminue  le  danger  de  la  précipitation. 

2°  Elle  diminue  le  danger  de  l'ignorance. 

3°  Elle  diminue  le  danger  du  manque  de  probité.  Ce  dernier 
avantage,  toutefois,  ne  peut  guère  résulter  que  du  grand  nombre  des 
co-pai'tageants,  c'est-à-dire,  lorsqu'il  est  tel  qu'il  serait  difficile  de 
séparer  les  intérêts  de  la  majorité  d'avec  les  intérêts  du  coi'ps  du 
peuple. 

La  division  des  pouvoirs  a  aussi  des  désavantages,  parce  qu'elle 
entraîne  des  délais  et  qu'elle  fomente  des  querelles  qui  peuvent 
amener  la  dissolution  du  gouvernement  établi.  On  peut  obvier  au 
mal  des  délais  en  graduant  la  di^dsion  selon  que  les  fonctions 
auxquelles  on  l'applique  admettent  plus  ou  moins  de  délibération. 
Le  pouvoir-  législatif  et  le  pouvoir  militaire  forment  à  cet  égard  les 
deux  extrêmes  ;  le  premier  admettant  la  plus  grande  déUbération,  et 
le  second  exigeant  la  plus  grande  célérité. — Quant  à  la  dissolution 
du  gouvernement,  ce  n'est  un  mal  que  dans  l'ime  ou  l'autre  de  ces 
deux  suppositions  :  1°  que  le  nouveau  est  plus  mauvais  que  l'ancien  ; 
2°  que  le  passage  de  l'un  à  l'autre  est  marqué  par  des  calamités  et 
des  guerres  civiles. 

Le  plus  grand  danger  de  la  plm-alité,  soit  dans  un  tribunal,  soit 
dans  un  conseil  administratif,  c'est  de  diminuer  la  responsabilité  de 
plusieiu's  manières.  Un  corps  nombreux  peut  compter  sur  une  sorte 
de  déférence  do  la  part  du  public,  et  se  permet  des  injustices  aux- 
quelles un  administrateur'  rmique  n'oserait  pas  se  livrer.  Dans  xme 
confédération  de  plusieui's,  les  uns  peuvent  rejeter  sui'  les  autres 
l'odieux  d'ime  mesure.  Elle  est  faite  par  tous  et  elle  n'est  avouée 
de  personne.  La  censure  publique  s'élève-t-elle  contre  eux  :  plus 
le  coi-ps  est  nombreux,  plus  il  se  fortifie  contre  l'opinion  du  dchoi-s, 
plus  il  tend  à  former  im  État  dans  l'État,  un  petit  public  qui  a  son 
esprit  particxdier,  et  qui  protège  par  ses  applaudissements  ceux  do 
ses  membres  qui  aiu-aient  cncoui'u  la  disgrâce  générale. 

Uunité,  dans  tous  les  cas  où  elle  est  possible,  c'est-à-dire  dans 
tout  ce  qui  n'exige  pas  une  réunion  de  lumières  et  im  eoncoiu's  de 
volontés,  comme  un  corps  législatif,  l'unité,  dis-je,  est  favorable, 
l^arcc  qu'elle  fait  peser  toute  la  responsabilité,  soit  morale,  soit 
légale,  sur  la  tête  d'im  seul.     Il  ne  partage  avec  personne  l'honneur 


374  PRÉCAUTIONS  GÉNÉRALES 

de  ses  actions,  il  porte  de  même  tout  le  fardeau  du  blâme  ;  il  se  voit 
seul  contre  tous,  n'ayant  d'autre  appui  que  l'intégrité  de  sa  conduite, 
d'autre  défense  que  l'estime  générale.  Quand  il  ne  serait  pas  intègre 
par  inclination,  il  le  devient  pour  ainsi  dire  malgré  lui,  en  vertu 
d'une  position  où  son  intérêt  est  inséparable  de  son  devoir. 

D'ailleurs,  l'unité  dans  les  emplois  subordonnés  est  im  moyen 
certain  poiu-  le  souverain  de  découvrir  en  peu  de  temps  la  capacité 
réelle  des  individus.  Un  esprit  faux  et  borné  peut  se  cacher  long- 
temps dans  une  nombreuse  compagnie  :  mais  s'U  agit  seul  et  sur  un 
théâtre  pubHc,  son  insuffisance  est  bientôt  démasquée.  Les  hommes 
médiocres  ou  ineptes,  toujom's  prompts  à  solliciter  les  places  où  ils 
peuvent  se  mettre  à  l'abri  sous-  un  mérite  étranger,  auront  peur  de 
s'exposer  dans  une  carrière  dangereuse  où  ils  seront  réduits  à  leur 
propre  valeur'. 

Mais  on  peut  réunir  en  certains  cas  l'avantage  qui  peut  résulter 
d'uue  réimion,  et  celui  qui  tient  nécessaii'ement  à  la  responsabilité 
d'un  seul. 

Dans  les  conseils  subordonnés,  il  y  a  toujours  im  individu  qui 
préside,  et  sur  qui  roule  la  principale  confiance.  On  lui  donne  des 
associés,  afin  qu'il  puisse  f)rofiter  de  leurs  avis,  et  qu'il  y  ait  des 
témoins  contre  lui  dans  le  cas  où  il  s'écarterait  de  son  devoir'.  Mais 
il  n'est  pas  nécessaii-e,  poui'  remplir  cet  objet,  qu'ils  soient  égaux  en 
puissance,  ni  même  qu'ils  aient  droit  de  voter.  Tout  ce  qui  est 
nécessaire,  c'est  Cjue  le  chef  soit  obligé  de  leur  communiquer  tout  ce 
qu'il  fait,  et  que  chacun  d'eux  fasse  une  déclaration  par  écrit  sur 
chacim  de  ses  actes,  témoignant  leur  approbation  ou  leur  blâme. 
La  communication  dans  les  cas  ordinaires  doit  se  faire  avant  que 
l'oidre  soit  émané  ;  mais  dans  ceux  qui  demandent  une  célérité 
paiiiculière,  il  suffit  qu'elle  soit  faite  immédiatement  après. — Cet 
arrangement  ne  pourrait -il  pas  obAaer,  en  général,  au  danger  des 
delà 'S  et  des  dissensions?* 

III.   Mettre  Je  pouvoir  de  déplacer  dans  d'autres  mains  que  h 
po^ivoir  d'élire. 
Cette  idée   est  empruntée   d'im   pamphlet  ingénieux,  publié  en 
Amérique  en  177St,  par  im  député  de  la  convention,  chai'gé  d'exa- 

*  C'est  le  plan  adopté  par  la  compagnie  des  Indes.  Ci-devant,  c'était  le 
conseil  de  Madras  ou  de  Calcutta  qui  décidait  tout  à  la  pliu-alité  des  voix.  Au- 
joiu'd'hui  le  gouverneur  doit  consulter  le  conseil,  et  chaque  membre  doit  donner 
son  opinion  par  écrit,  mais  ils  n'ont  plus  de  vote  dans  les  mesiures,  ils  ne  sont  que 
de  simples  consultants  ;  le  gouverneiu*  décide  tout  en  dernier  ressort.  Par  con- 
séquent, il  ne  lui  suffit  plus  de  gagner  une  majorité  dans  le  conseil  poiu*  éluder 
la  responsabilité  qui  porte  tout  entière  sur  Im. 

t  Réimprimé  dans  Ahnon'ti  Rfinrmhranccr.  r\°  84,  page  22o. 


CONTRE  LES  ABUS  d'aUTORITÉ.  375 

miner  la  forme  de  gouvemement  proposée  pour  l'État  de  Massa- 
chusets. 

L'orgueil  d'un  homme  est  intéressé  à  ne  pas  condamner  son  propre 
choix.  Indépendamment  de  toute  affection,  un  supérieur  sera  moins 
disposé  à  écouter  des  plaintes  contre  im  de  ses  propres  appointés  que 
ne  le  serait  une  personne  indifférente,  et  aiu'a  im  préjugé  d'amour- 
propre  en  sa  faveur.  Cette  considération  sert  en  partie  à  expliquer 
ces  abus  de  pouvoirs,  si  communs  dans  les  monarchies,  lorsqu'un 
subalterne  est  chargé  d'une  grande  autorité,  dont  il  n'est  appelé  à 
rendi'e  compte  qu'à  celui  même  qui  lui  a  donné  son  office. 

Dans  les  élections  populaires,  la  part  de  chaque  indi\-idu  à  la 
nomination  d'un  magistrat  est  si  peu  de  chose,  que  cette  sorte 
d'illusion  n'existe  presque  pas. 

En  Angleterre,  le  choix  des  ministres  appartient  au  roi  ;  mais  le  par- 
lement peut  effectivement  les  déplacer  en  formant  une  majorité  contre 
eux.    Cependant  ce  n'est  qu'une  application  indii-ecte  de  ce  principe. 

IV.  Ne  pas  souffrir  que  les  gouverneurs  restent  longtemps  dans  les 
mêmes  districts. 

Ce  principe  s'applique  particulièrement  à  des  gouvernements  con- 
sidérables, dans  des  provinces  éloignées,  et  surtout  séparées  du  corps 
principal  de  l'empire. 

Un  gouverneiu-  armé  d'im  grand  pouvoir-  peut,  si  on  lui  en  donne 
le  loisir-,  travailler  à  établir  son  indépendance.  Plus  il  reste  en  place, 
plus  0.  peut  se  fortifier,  en  se  créant  un  parti  ou  en  s'unissant  à  l'un 
des  partis  qui  existaient  avant  lui.  De  là  oppression  pour  les  uns 
et  partialité  pour-  les  autres.  N'y  eût-il  point  même  de  parti,  il 
peut  se  rendi-e  coupable  de  mille  abus  d'autorité,  sans  qu'on  osât  ou 
qu'on  voulût  se  plaindi-e  au  souverain.  La  durée  de  sa  puissance 
fait  naître  des  craintes  ou  des  espérances  qui  lui  sont  également 
favorables.  Il  se  fait  des  créatiu-es  qui  le  regardent  comme  l'unique 
distributeur  des  grâces  ;  et  ceux  qui  souffrent  craignent  de  souôi-ir 
encore  plus,  s'Us  offensent  un  clief  qu'ils  n'espèrent  pas  de  voir 
changer  pendant  de  longues  années. 

Cela  sera  vrai  surtout  des  délits  qiii  nuisent  à  l'État  plus  qu'aux 
individus. 

Le  désavantage  des  changements  rapides,  c'est  d'enlever  im  homme 
à  son  emploi,  lorsqu'il  avait  acquis  la  connaissance  et  l'expérience  des 
affaires.  Des  hommes  nouveaux  sont  sujets  à  commettre  des  fautes 
d'ignorance.  Cet  inconvénient  sera  pallié  par  l'institution  d'un  con- 
seil subordonné  et  permanent  qui  conserve  la  marche  et  la  routine 
des  affaires.  Ce  que  vous  gagnez  par  là,  c'est  de  diminuer  un  pou- 
voir qui   peut   tourner  contre  vous  :  ce  que  vous  risquez,  c'est   de 


376  PRÉCAUTIONS  GÉNÉRALES 

diminuer  le  degré  d'instruction.  Il  n'y  a  pas  de  parité  entre  ces 
deux  dangers,  lorsque  la  révolte  est  le  mal  que  l'on  appréhende. 

L'arrangement  devrait  être  permanent,  pour  éviter  de  donner 
ombrage  aux  individus.  Il  faut  accoutumer  les  esprits  à  regarder 
le  renouvellement  comme  fixe  et  nécessaire,  à  des  époques  déter- 
minées. S'il  n'avait  Heu  que  dans  certains  cas,  iL  pourrait  servir  à 
provoquer  le  mal  qu'il  est  destiné  à  prévenir. 

Le  danger  de  révolte,  de  la  part  des  gouvemeiu's,  n'existe  que 
dans  les  gouvernements  faibles  et  mal  constitués.  Dans  l'empire 
romain,  depuis  César  jusqu'à  Augustule,  on  ne  voit  autre  chose  que 
des  gouverneurs  et  des  généraux  qui  lèvent  l'étendard  de  l'indé- 
pendance. Ce  n'est  pas  qu'on  eût  négligé  ce  moyen  dont  nous 
parlons,  les  renouvellements  étaient  fréquents:  mais,  soit  qu'on 
n'eût  pas  su  faii'e  une  bonne  application  de  ce  préservatif,  soit 
manque  de  vigUance  et  de  fermeté,  soit  par  d'autres  causes,  on  ne 
sut  jamais  empêcher  la  fi-équence  des  révoltes. 

Le  défaut  d'un  arrangement  permanent  de  cette  nature  est  la 
cause  la  plus  évidente  des  révolutions  coutinuelles  auxquelles  l'em- 
pire tui'c  est  sujet  ;  et  rien  ne  prouve  mieux  la  stupidité  de  cette 
cour  barbare. 

S'il  est  quelque  gouvernement  européen  qui  ait  besoin  de  cette 
politique,  c'est  l'Espagne  dans  ses  établissements  d'Amérique,  et 
l'Angleterre  dans  ceux  des  Indes  orientales. 

Dans  les  États  de  la  chrétienté  mieux  civilisés  que  les  autres,  rien 
n'est  plus  rare  que  la  révolte  d'un  gouvemeui".  CeUe  du  prince 
Gagarin,  gouverneur  de  Sibérie  sous  PieiTe  I^"",  est,  je  crois,  le  seul 
exemple  qu'on  pût  citer  dans  les  deux  demiei-s  siècles  ;  et  cela  dans 
xm  empire  qui  n'a  pas  même  encore  perdu  son  caractère  asiatique. 
Les  révolutions  qui  ont  éclaté  ont  pris  leur  source  dans  xm  principe 
plus  puissant  et  plus  respectable,  les  opinions,  les  sentiments  du 
peuple,  l'amour  de  la  liberté. 

V.  Renouveler  les  corps  gouvernants  par  rotation. 

Les  raisons  pour  ne  pas  laisser  un  gouverneur  longtemps  en  office 
s'appliquent  toutes,  avec  encore  plus  de  force,  à  un  conseil  ou  à  un 
corps  de  dii-cctcurs.  Kendoz-lcs  permanents,  s'ils  s'accordent  entre 
eux,  par  rapport  à  la  généralité  de  leurs  mesures  ;  il  est  probable 
que  paimi  ces  mesures  il  y  en  aura  plusieurs  dont  l'objet  sera  de 
servir  eux  et  leurs  amis  aux  dépens  même  de  la  commimauté  qui 
leur  a  confié  ses  intérêts.  S'ils  se  di\-iscnt  et  ensuite  se  réconcilient, 
il  est  assez  probable  que  le  prix  de  leur  réunion  sera  encore  a\ix 
dépens  de  la  communauté.  Mais,  au  contraire,  si  vous  en  écartez 
un  certain  nonibie  à  la  fois,  et  qu'il  y  ait  des  abus,  vous  avez  une 


CONTRE  LES  ABUS  D  AUTORITE. 


377 


chance  de  les  voir  réformer  par  les  nouveaux- venus,  qui  n'ont  pas 
encore  eu  le  temps  de  se  laisser  corrompre  par  leurs  associés.  On 
en  laissera  toujom*s  une  partie  pour  continuer  le  courant  des  affaires 
sans  interruption.  Cette  partie  conservée  doit-elle  être  j^lus  grande 
ou  plus  petite  que  la  partie  renouvelée  ?  Si  elle  est  plus  grande,  il 
est  à  craindre  que  l'ancien  système  corrompu  ne  se  maintienne  en 
vigueur  ;  si  elle  est  plus  petite,  il  est  à  craindre  qu'un  bon  système 
d'administration  ne  soit  renversé  par  des  innovations  capricieuses. 
Quoi  qu'U  en  soit,  le  simple  droit  d'écarter  ne  répondi'a  guère  au 
but,  surtout  si  le  pouvoir  de  remplacer  est  attribué  au  corps  lui- 
même.  Ce  droit  ne  serait  jamais  exercé  que  dans  des  occasions 
exti-aordinaires. 

Ceux  qui  auront  été  écartés  seront-ils  inéligibles  pour  un  temps 
ou  pour  toujours  ?  S'Us  le  sont  poui'  un  temps  seulement,  il  arrivera 
de  suite  qu'ils  seront  toujours  réélus,  et  que  l'esprit  de  fédération 
ira  son  train  dans  le  corps.  S'Us  le  sont  pour  toujoiirs,  la  com- 
munauté sera  privée  des  talents  et  de  l'expérience  de  ses  plus  habiles 
serviteurs.  À  tout  prendre,  ce  moyen  politique  ne  semble  être  qu'un 
substitut  imparfait  à  d'autres  moyens  dont  il  sera  fait  mention  dans 
la  smte,  et  surtout  à  la  publicité  de  tous  les  procédés  et  de  tous  les 
comptes. 

Cet  arrangement  de  rotation  a  été  adopté  en  Angleterre  dans  les 
grandes  compagnies  de  commerce,  et  depuis  quelques  années  n  a  été 
introduit  dans  la  direction  de  la  compagnie  des  Indes. 

Cette  vue  politique  n'est  pas  la  seule  qu'on  ait  considérée  dans  la 
rotation.  On  a  souvent  été  déterminé  par  le  simple  objet  d'effectuer 
une  distribution  plus  égale  des  pririléges  qui  appartiennent  à  l'office. 

Le  grand  ouvrage  politique  d'Harrington  (VOceana)  ne  roule 
presque  que  sur  im  système  de  rotation  entre  les  membres  du  gou- 
vernement. Un  homme  d'esprit  qui  ne  voit  point  l'ensemble  de  la 
science  saisit  une  idée  unique,  la  développe,  l'applique  à  tout,  et  ne 
voit  rien  au  delà.  C'est  ainsi  qu'en  médecine,  moins  on  aperçoit 
l'étendue  de  l'art,  plus  on  est  porté  à  croire  à  un  élixir  de  vie,  à  un 
remède  imiversel,  à  im  secret  mei'vcUleux.  Une  classification  est 
utile  poiu-  porter  successivement  l'attention  sur  tous  les  moyens. 

YI.  Admettre  des  informations  secrètes. 

Chacim  sait  qu'à  Venise  on  admettait  les  informations  secrètes. 
Il  y  avait  des  boîtes  disposées  çà  et  là  autour  du  palais  de  Saint- 
Marc,  dont  le  contenu  était  régidièreraent  examiné  par  les  inquisi- 
teui's  d'État.  D'après  ces  accusations  anonymes,  on  prétend  qu'il  y 
avait  des  personnes  saisies,  emprisonnées,  envoyées  en  exil  ou  même 
pimies  de  mort,  sans  aucune  preuve  ultérieure.     Si  cela  est  vrai,  il 


378  PRECAUTIONS  GENERALES 

n'y  a  rien  de  plus  salutaire  et  de  plus  raisonnable  que  la  première 
partie  de  l'institution,  rien  de  plus  pernicieux  et  de  plus  abominable 
que  la  seconde.  Le  tribunal  arbitraire  des  inquisiteurs  a  diffamé 
avec  raison  le  gouvernement  vénitien,  qui  a  dû  être  sage  à  d'autres 
égards,  puisqu'il  s'est  maintenu  si  longtemps  dans  un  état  de  pros- 
périté et  de  tranquillité. 

C'est  un  grand  malbeur  quand  une  bonne  institution  a  été  liée 
avec  ime  mauvaise  :  tous  les  yeux  ne  sont  pas  capables  de  se  servir 
du  prisme  qui  les  sépare.  Où  serait  le  mal  de  recevoir  des  informa- 
tions secrètes,  fussent-elles  anonymes,  en  première  instance  ?  Sans 
doute  il  ne  faut  pas,  sur  une  information  secrète,  faire  tomber  un 
cheveu  d'ime  seule  tête,  ni  donner  la  plus  légère  inquiétude  à  un 
indi\idu  ;  mais,  avec  cette  restriction,  poiu'quoi  se  priverait-on  de 
l'avantage  qui  peut  en  résulter?  Le  magistrat  juge  si  l'objet  dé- 
noncé mérite  son  attention.  S'il  ne  l'a  mérite  pas,  il  n'en  tient 
aucun  compte.  Dans  le  cas  contraire  il  ordonne  à  l'informateur  de 
se  présenter  en  personne.  Après  l'examen  des  faits,  s'il  le  trouve 
dans  l'erreiu",  il  le  renvoie  en  louant  ses  bonnes  intentions  et  tient 
son  nom  caché  ;  si  l'informateur  a  fait  une  accusation  malicieuse  et 
perfide,  son  nom  et  son  imputation  doivent  être  communiqués  à  la 
partie  accusée.  Mas  si  la  dénonciation  est  fondée,  la  poursuite 
juridique  commence,  et  l'informateur  est  obligé  de  paraître  pour 
donner  ses  dépositions  en  public. 

Demandera-t-on  sur  quel  principe  iine  institution  pai'eille  peut 
être  avantageuse  ?  Précisément  sur  le  même  principe  qui  fait  re- 
cueillir les  sufirages  par  scrutin  de  ballottage.  Dans  le  eoiirs  du 
procès  il  faut  bien  que  le  défendeur  soit  infonné  des  témoins  qui 
doivent  déposer  contre  lui;  mais  où  est  la  nécessité  qu'il  le  sache 
avant  que  le  procès  commence  ?  Dans  ce  dernier  cas,  im  témoin  qui 
peut  avoir  quelque  chose  à  craindre  de  la  part  du  délinquant  ne 
voudia  point  s'exposer  lui-même  à  xm  inconvénient  certain  pour  la 
chance  de  rendre  au  pubHc  un  ser\-ice  douteux.  C'est  ainsi  que  les 
déhts  demeuient  si  fi'équemment  impunis,  parce  qu'on  ne  veut  pas 
se  faire  des  inimitiés  personnelles,  sans  être  sûr  de  servir  le  public. 

J'ai  rapporté  ce  moyen  sous  le  chef  des  abus  d'autorité,  parce  que 
c'est  contre  les  hommes  en  place  que  son  efficace  est  le  plus  marqué, 
vu  que  dans  ce  cas  le  pouvoh-  du  délinquant  supposé  est  im  poids  de 
plus  dans  la  balance  des  motifs  dissuasifs.  Dans  les  cas  de  cette 
espèce,  le  supérieur,  ayant  reçu  un  avis  qui  le  tient  sur  ses  gardes, 
pourrait  passer  sixr  la  première  offense  et  découvrir  le  coupable  dans 
la  seconde. 

La  résolution  de  recevoir  des  infonnations  secrètes  et  même 
anonymes  ne  serait  bonne  à  rien,  à  moins  qu'elle  ne  fût  publique- 


CONTRE  LES  ABUS  D^AUTORITÉ.  379 

ment  connue  ;  mais  ime  fois  qu'elle  serait  connue,  la  terreur  de  ces 
infoi-mations  en  rendrait  bientôt  l'occasion  plus  rare,  et  en  diminue- 
rait le  nombre.  Et  sur  qui  tomberait  la  crainte  ?  uniquement  sur 
les  coupables  et  sur  ceux  qui  projettent  de  le  devenir  :  car  avec  ime 
procédure  publique,  l'innocent  ne  peut  pas  être  en  danger;  et  la 
malice  du  calomniateur  serait  confondue  et  pimie. 

VII,  Introduction  du  sort  pour  les  requêtes  adressées  au  souverain. 

Quand  les  informations  n'arriveraient  qu'au  ministre,  elles  auraient 
leiir  usage  ;  mais  pour  en  assurer  l'utilité,  il  faut  qu'elles  puissent 
parvenir  à  la  connaissance  du  souverain. 

Le  grand  Frédéric  recevait  directement  des  lettres  du  moindi'e  de 
ses  sujets,  et  souvent  la  réponse  était  écrite  de  sa  propre  main.  Ce 
fait  serait  incroyable  s'il  n'était  parfaitement  attesté. 

Il  ne  faut  pas  conclure  de  cet  exemple  que  la  même  chose  fût 
possible  dans  tous  les  gouvernements. 

En  Angleterre,  chacun  a  la  liberté  de  présenter  une  pétition  au 
roi  ;  mais  le  sort  de  ces  pétitions,  remises  au  moment  même  à  un 
gentilhomme  de  la  chambre,  est  connu  par  ime  expression  pro- 
verbiale :  ce  sont  des  papillotes  pour  les  filles  d'honneiir.  On  peut 
imaginer  d'après  cela  que  ces  pétitions  ne  sont  pas  bien  fréquentes, 
mais  aussi  ne  sont-elles  pas  bien  nécessaires  dans  un  pays  où  le  sujet 
est  protégé  par  des  lois  qui  ne  dépendent  pas  du  souverain.  Il  y  a 
pour  l'homme  privé  d'autres  moyens  d'obtenir  justice,  U  y  a  d'autres 
canaux  d'information  pour  le  prince. 

C'est  dans  les  monarchies  absolues  qu'il  est  essentiel  de  maintenir 
xme  communication  constamment  ouverte  entre  le  sujet  et  le  mo- 
narque ;  il  le  faut  pour  que  le  sujet  soit  sûr  d'être  protégé  ;  il  le  faut 
poiu-  que  le  monarque  soit  sûr  d'être  libre. 

Qu'on  appelle  le  peuple  caïuiille,  poptdace,  ou  comme  on  voudra, 
le  prince  qui  refuse  d'écouter  le  dernier  indiWdu  de  cette  populace, 
bien  loin  d'augmenter  par  là  son  poiivoir,  le  cUminue  en  réalité.  Dès 
ce  moment,  il  perd  la  facidté  de  se  dii-iger  par  lid-même,  et  devient 
im  instrument  entre  les  mains  de  ceux  qui  se  nomment  ses  servi- 
teurs. Il  peut  imaginer  qu'il  fait  ce  cju'il  veut,  qu'il  se  détermine 
par  lui-même  ;  mais  dans  le  fait,  ce  sont  eux  qui  déterminent  poui' 
lui  ;  car  déterminer  toutes  les  causes  qu'un  homme  peut  avoir  pour 
agir,  c'est  déterminer  toutes  ses  actions.  Celui  qui  ne  voit  et 
n'entend  que  comme  U  ^daît  à  ceux  qui  l'entourent,  est  soumis  à 
toutes  les  impulsions  qu'ils  vcident  lui  donner. 

Placer  une  confiance  illimitée  dans  des  ministres,  c'est  placer  ime 
confiance  illimitée  dans  les  mains  de  ceux  qui  ont  le  plus  grand 
intérêt  à  en  abuser,  et  la  plus  grande  facilité  à  le  faire. 


380  PRÉCAUTIONS  GENERALES 

Quant  à  \m  ministre  lui-môme,  plus  il  sera  intègre,  moins  il  aiira 
besoin  d'une  telle  confiance  :  et  l'on  peut  afiii-mer  sans  i)aradoxe  que 
plus  il  la  mériterait,  moins  il  désirerait  de  la  posséder. 

Le   souverain   qui  ne  pourrait  lire  toutes  ces  pétitions  sans  y 

sacrifier  im  temps  précieux  peut  avoir  recours  à  divers  expédients 

pour  se  soustraire  à  la  dépendance  de  ceux  auxquels  il  les  confie,  et 

s'assurer  qu'on  ne  lui  soustrait  pas  les  plus  importantes.     H  peut  en 

prendre  quelques-unes  au  hasard,  les  faire  toutes  distribuer  sous 

différents  chefs,  et  se  les  faire  présenter  à  l'improviste.     Les  détails 

d'un  tel  arrangement  ne  sont  ni  assez  importants  ni  assez  difficiles 

pour  exiger  un  développement  particulier.     H  suffit  d'en  suggérer 

l'idée. 

VIII.  Liberté  de  la  presse. 

Écoutez  tous  les  conseils,  vous  pouvez  vous  en  trouver  mieux,  et 
vous  ne  risquez  pas  d'en  être  plus  mal.  Voilà  ce  que  dit  le  simple 
bon  sens.  Établir  la  liberté  de  la  presse,  c'est  admettre  les  conseils 
de  tout  le  monde.  Jl  est  vrai  que  dans  plusieurs  occasions  le  juge- 
ment public  n'est  pas  écouté  avant  qu'on  ait  arrêté  une  mesure,  mais 
après  qu'elle  est  exécutée.  Cependant  ce  jugement  peut  toujours 
avoir  son  utilité,  soit  par  rapport  aux  mesxires  de  législation  qu'on 
peut  réformer,  soit  par  rapport  à  celles  d'administration  qui  peuvent 
se  réitérer.  Le  meilleur  avis  donné  en  particulier  au  ministre  peut 
être  perdu  ;  mais  un  bon  avis  donné  au  public,  s'il  ne  sert  pas  à  Vxm, 
peut  servir  à  l'autre  ;  s'il  ne  sert  pas  aujourd'hui,  il  peut  servir  dans 
la  suite  ;  s'il  n'est  pas  offert  sous  une  forme  convenable,  il  peut 
recevoir  d'une  autre  main  les  ornements  qui  le  feront  goûter.  L'in- 
struction est  une  semence  qu'il  faut  poiir  ainsi  dire  essayer  dans  une 
grande  diversité  de  terrains,  et  cultiver  avec  patience,  parce  que  ses 
fruits  sont  souvent  tardifs. 

Cette  mesui-e  est  bien  préférable  à  celle  des  pétitions  pour  éman- 
ciper le  souverain. — Quel  que  soit  son  discernement  dans  le  chois  de 
ses  ministres,  il  n'a  pu  les  prendre  que  sur  im  petit  nombre  de  can- 
didats que  les  hasards  de  la  naissance  ou  de  la  fortime  lui  ont  pré- 
sentés. Il  peut  donc  penser  raisonnablement  qu'il  y  a  d'autres 
hommes  plus  éclairés  qu'eux  ;  et  plus  il  étend  sa  faculté  de  connaître 
et  d'entendi'e,  plus  il  augmente  son  pouvoir  et  sa  liberté. 

Mais  dans  la  manière  de  donner  ces  avis,  il  peut  se  mêler  de 
l'insolence  et  de  l'humeiu':  au  Kcu  de  se  borner  à  l'examen  des 
mesures,  on  portera  la  critique  siu'  les  i^ereonnes.  Et  en  effet,  queUe 
adresse  ne  faudrait-il  pas  pour  tenii'  ces  deux  opérations  bien 
séparées?  Comment  peut-on  censurer  ime  mesure  sans  attaquer 
jusqu'à  un  certain  point  le  jugement  ou  la  probité  de  son  auteiu"? 
Voilà  recueil  :  voilà  ce  qui  fait  (jue  la  Uberté  de  la  presse  est  aussi 


CONTRE  LES  ABUS  D^AUTORITB.  381 

rare  que  ses  avantages  sont  manifestes.  Elle  a  contre  elle  toutes 
les  craintes  de  l'amour-propre.  Cependant  Joseph  II,  Fre'déric  II, 
avaient  eu  la  magnanimité  de  l'établir.  Elle  existe  en  Suède  ;  elle 
existe  en  Angleterre  ;  elle  peut  exister  partout  avec  des  modifica- 
tions qui  en  pré-^dennent  les  plus  grands  abus. 

Si  d'après  les  habitudes  du  gouvernement,  ou  par  des  circonstances 
particulières,  le  souverain  ne  pouvait  pas  permettre  l'examen  des 
actes  d'administration,  il  devrait  au  moins  permettre  l'examen  des 
lois.  Qu'il  prenne  poui'  lui  le  privilège  de  l'infaiLLibilité,  il  n'a  pas 
besoin  de  l'étendi-e  à  ses  prédécessem-s.  S'il  est  jaloux  du  pouvoir 
suprême  jusqu'à  faire  respecter  tout  ce  qui  a  eu  l'attouchement  du 
sceptre  royal,  il  peut  livrer  à  la  discussion  tout  ce  qui  n'est  que 
science,  principe  de  droit,  procédure,  administration  subalterne. 

Si  la  liberté  de  la  presse  peut  avoir  des  inconvénients  pour  des 
brochures,  des  feuilles  qui  se  répandent  dans  le  public,  et  s'adressent 
à  la  partie  ignorante  d'ime  nation  aussi  bien  qu'à  la  partie  éclairée, 
la  même  raison  ne  pourrait  pas  s'appliquer  à  des  ouvi'ages  sérieux  et 
de  longue  haleine,  à  des  livres  qui  ne  peuvent  avoir  qu'une  certaine 
classe  de  lecteurs,  et  qui,  ne  pouvant  produire  aucun  effet  immédiat, 
laissent  toujours  le  temps  de  préparer  l'antidote. 

Sous  l'ancien  régime  finançais,  il  suffisait  qu'un  livre  de  science 
morale  fût  imprimé  à  Paris  pour  inspirer  une  prévention  défavorable. 
Les  Instructions  de  l'impératrice  de  Eussie  poiu'  l'assemblée  de  ses 
députés  furent  prohibées  en  France.  Le  style  et  les  sentiments  de 
cet  écrit  parurent  trop  populaires  pour  être  tolérés  dans  la  monarchie 
française. 

Il  est  vrai  qu'en  France,  comme  ailleurs,  la  négligence  et  l'incon- 
séquence palliaient  les  maux  du  despotisme.  Un  titre  étranger  ser- 
vait de  passe-port  au  génie.  La  rigueur  de  la  censure  n'aboutissait 
qu'à  transporter  le  commerce  des  livi-es  à  d'autres  nations,  et  à  rendre 
plus  amère  la  satire  qu'elle  était  destinée  à  suppiimer. 

IX.  Publier  les  7'aisons  et  les  faits  qui  servent  de  base  aux  lois  et 
autres  actes  de  V administration. 

C'est  un  anneau  nécessaire  dans  la  chaîne  d'une  politique  généreuse 
et  magnanime,  et  un  accompagnement  indispensable  de  la  liberté  de 
la  presse.  Vous  devez  l'une  de  ces  institutions  au  peuple,  vous  vous 
devez  l'autre  à  vous-mêmes.  Si  le  gouvernement  dédaigne  d'informer 
la  nation  de  ses  motifs  dans  des  occasions  importantes,  il  annonce  par 
là  qu'il  veut  tout  devoir  à  la  force,  et  qu'il  compte  poiu'  rien  l'opinion 
des  sujets. 

Le  partisan  du  pouvoir  arbitraire  ne  pense  point  ainsi.  Il  ne  veut 
pas  qu'on  éclaire  le   peuple,  et  il  le  méprise  jiarce  qu'il  n'est  pas 


382  PRÉCAUTIONS  GÉNÉRALES 

éclaii'é.  Vous  n'êtes  pas  capables  de  jiiger,  dit-il,  parce  que  vous 
êtes  dans  l'ignorance,  et  on  vous  tiendi-a  dans  l'ignorance,  afin  que 
vous  ne  soyez  pas  capables  de  juger,  ^'oilà  le  cercle  étemel  dans 
lequel  il  se  retranche.  Quelle  est  la  conséquence  de  cette  politique 
vulgaire?  Un  mécontentement  général  se  forme  et  s'augmente 
peu  à  peu,  fonde  quelquefois  sui'  des  imputations  fausses  et  exa- 
gérées, qui  s'accréditent  par  le  défaut  de  discussion  et  d'examen. 
Un  ministre  se  plaint  de  l'injustice  du  pubKc,  sans  penser  qu'il  ne 
lui  a  pas  donné  les  moyens  d'être  juste,  et  que  les  fausses  interpré- 
tations de  sa  conduite  sont  une  conséquence  nécessaire  des  mystères 
dont  elle  est  couverte.  Il  n'y  a  que  deux  manières  d'agir  avec  les 
hommes,  si  l'on  veut  être  systématique  et  conséquent  :  clandestinité 
absolue  ou  franchise  entière.  Exclure  complètement  le  peuple  de  la 
connaissance  des  affaires  ou  la  lui  donner  aussi  gi-ande  que  possible, 
l'empêcher  de  former  aucun  jugement  ou  le  mettre  en  état  de  former 
le  jugement  le  plus  éclairé,  le  traiter  en  enfant  ou  le  traiter  en 
homme,  voilà  les  deux  plans  entre  lesquels  il  faut  opter. 

Le  premier  de  ces  plans  a  été  suivi  par  les  prêtres  dans  l'ancienne 
Egypte,  par  les  brames  dans  l'Hindoustan,  par  les  jésuites  dans  le 
Paraguay  :  le  second  est  établi  par  le  fait  en  Angleterre  ;  il  n'est 
établi  sur  la  loi  que  dans  les  États-Unis  d'Amérique.  La  plupart 
des  gouvernements  européens  flottent  sans  cesse  entre  l'un  ou  l'autre, 
sans  avoir-  le  courage  de  s'attacher  exclusivement  à  l'un  des  deux,  et 
ne  cessent  de  se  mettre  en  contradiction  avec  eux-mêmes,  par  le  désir 
d'avoir  des  sujets  industrieux  et  éclaii'és,  et  jiar  la  crainte  d'encou- 
rager un  esprit  d'examen  et  de  discussion. 

Dans  la  plupart  des  branches  d'administration,  il  serait  inutile,  il 
pourrait  être  dangereux  de  publier  d'avance  les  raisons  qiii  détermi- 
nent les  mesures.  Il  faut  seulement  distinguer  les  cas  où  l'on  a 
besoin  d'éclairer  l'opinion  publique  pour  empêcher  qu'elle  ne  s'égare, 
mais  en  matière  de  législation,  ce  principe  est  toujours  appHcable. 
On  peut  poser  en  règk*  générale  qu'on  ne  doit  jamais  faire  de  loi  sans 
ime  raison,  soit  expressément  assignée,  soit  tacitement  entendue. 
Car  qu'est-ce  qu'ime  bonne  loi,  si  ce  n'est  ime  loi  poiu*  laquelle  on 
peut  donner  de  bojines  raisons  ?  Il  faut  bien  toujoxu's  qu'il  y  ait 
une  raison  bonne  ou  mauvaise  pour  la  faire,  puisqu'il  n'y  a  point 
d'effet  sans  cause  ;  mais  obligez  un  ministre  à  donner  ses  raisons,  et 
il  aura  honte  de  n'en  avoir  pas  de  bonnes  à  donner  ;  U  aura  honte  de 
vous  offrir  de  la  fausse  monnaie  quand  il  sera  tenu  de  mettre  à  côt.é 
une  pierre  de  touche  pour  la  juger. 

C'est  un  moyen  poui-  un  souverain  de  régner  même  après  sa  mort. 
Si  les  raisons  de  ses  lois  sont  bonnes,  il  leur  donne  im  appui  qu'elles 
ne  peuvent  plus  perdre.     Ses  successeurs  .seront  forcés  de  les  main- 


CONTRE  LES  ABUS  d' AUTORITE.  383 

tenir  par  un  sentiment  d'honueui'.    Ainsi  plus  il  aiu'a  fait  le  bonheur 
de  son  peuple,  plus  il  assure  le  bonheur  de  sa  postérité. 

X.  Exclure  Varhitraire. 

"  Clotaire  fit  une  loi,"  dit  Montesquieu,  "  pour  qu'un  accusé  ne  pût 
être  condamné  sans  être  ouï  :  ce  qui  proiive  une  pratique  contraire 
dans  quelque  cas  particulier,  ou  chez  quelque  peuple  barbare." 
Esprit  des  Lois,  ehap.  xii.  c.  2. 

Montesquieu  n'osait  pas  tout  dire.  Pouvait-il  écrire  ce  passage 
sans  penser  aux  lettres  de  cachet  et  à  l'administration  de  la  police, 
telle  qu'elle  se  faisait  de  son  temps  ?  Une  lettre  de  cachet  peut  être 
définie — im  ordi-e  de  punii'  sans  aucune  preuve,  poui-  un  fait  contre 
lequel  il  n'y  a  point  de  loi. 

C'est  en  France  et  à  Venise  que  cet  abus  a  régné  avec  la  plus 
grande  violence.  Ces  deux  gouvernements,  d'ailleui'S  modérés,  se 
sont  calomniés  eux-mêmes  par  cette  ineptie.  Us  se  sont  exposés  à 
des  imputations  souvent  fausses  et  à  la  réaction  de  la  terreur  ;  car 
ce  sont  ces  précautions  mêmes  qui,  en  inspirant  l'eflEroi,  font  naître 
le  danger. — Conduisez-vous  bien,  dira-t-on,  et  le  gouvernement  ne 
sera  pas  votre  ennemi.  Soit,  mais  comment  pourrai-je  m'en  assurer? 
Je  suis  haï  du  ministre,  ou  de  son  valet,  ou  du  valet  de  son  valet.  Si 
je  ne  le  suis  pas  aujoiu'd'hui,  je  peux  l'être  demain,  ou  quelque  autre 
peut  l'être,  et  je  peux  être  pris  pour  cet  autre  ;  ce  n'est  pas  de  ma 
conduite  que  je  dépends,  mais  de  l'opinion  que  ma  conduite  fait 
naître  à  des  hommes  plus  puissants  que  moi.  Sous  Louis  XY,  les 
lettres  de  cachet  ont  été  un  article  de  commerce.  Si  cela  peut  arriver 
dans  un  gouveraement  qui  passait  pour  être  doux,  que  sera-ce  dans 
les  pays  où  les  mœurs  sont  moins  ci^olisées  ? 

Au  défaut  de  la  justice  et  de  l'humanité,  l'orgueil  des  gouverne- 
ments devi'ait  suffire,  ce  me  semble,  poiu"  faire  abolii*  ces  restes  de 
barbarie. 

Une  lettre  de  cachet  a  pu  en  imposer  sous  le  voile  de  maximes 
d'État  ;  adjourd'hui,  ce  prétexte  a  perdu  sa  magie.  La  première 
pensée  qui  se  présente  à  l'esprit  est  celle  de  l'incapacité  et  de  la 
faiblesse  de  ceux  qui  l'emploient.  Si  vous  osiez  entendre  cet  accusé, 
vous  ne  lui  fermeriez  pas  la  bouche  ;  si  on  le  fait  taire,  c'est  qu'on 
le  craint*. 

XI.  Diriger  V exercice  du  pouvoir  par  des  règles  et  des  formalités. 
^1  y  a  un  autre  chef  de  police,  par  rapport  aux  offices  subordonnés, 
non  moins  applicable  aux  monarchies  absolues  qu'aux  gouvernements 

*  Ceci  ne  s'étend  pas  à  des  circonstances  extraordinaires;  semblables  à  celles  où 
en  Angleterre  on  suspend  la  loi  de  Vhaheas  corpus,  avec  des  précautions  connues. 


384  PRÉCAUTIONS  GÉNÉRALES 

mixtes.  Si  le  souverain  se  croit  intéressé  à  rester  indépendant  des 
lois,  n  ne  l'est  pas  à  communiquer  la  même  indépendance  à  tous  ses 
agents. 

Les  lois  qui  limitent  des  officiers  subordonnés  dans  l'exercice  de 
leur  pouvoir  peuvent  se  distinguer  en  deux  classes  :  dans  la  première 
sont  celles  qui  limitent  les  causes  pour  lesquelles  il  est  permis  d'exer- 
cer tel  ou  tel  pouvoh-  ;  dans  la  seconde  sont  ceUes  qui  déterminent 
les  formalités  avec  lesquelles  il  faut  l'exercer.  Ces  causes  et  ces  for- 
malités doivent  être  toutes  spécifiquement  énumérées  dans  la  teneur 
de  la  loi  :  cela  fait,  les  sujets  doivent  être  avertis  que  ce  sont  là  les 
causes  et  les  seiiles  causes  pour  lesquelles  on  puisse  légalement  porter 
atteinte  à  leur  sûreté,  à  leiu'  liberté,  à  leur  propriété,  à  leur  honneiu*. 
— Ainsi  la  première  loi  par  laquelle  un  grand  code  doit  s'ouvrir,  doit 
être  une  loi  générale  de  liberté,  voie  loi  qui  restreigne  les  pouvoirs 
délégnxés  et  limite  leurs  exercices  à  telles  ou  telles  occasions  particu- 
lières pour  telles  ou  telles  causes  spécifiques. 

Telle  était  l'intention  de  la  Grande  charte,  et  tel  aurait  été  son 
effet,  sans  cette  malheureuse  expression  indéterminée,  le.v  teivœ, 
etc.  ;  loi  imaginaire  qui  ramena  toute  l'incertitude,  parce  que  les 
hommes,  se  référant  sans  cesse  à  la  coutume  des  anciens  temps, 
cherchèrent  des  exemples  et  des  autorités  parmi  les  abus  même  que 
l'on  avait  eu  intention  de  prévenir. 

XII.  Etablir  le  droit  d'' association,  chst-à-dire  cV assemblées  de 
citoyens  pour  exprimer  leurs  sentiments  et  leurs  vœux  sur  les 
mesures  pïibliques  du  gouvernement. 

Pai'mi  les  di'oits  qu'une  nation  devrait  se  réserver  quand  elle  in- 
stitue un  gouvernement,  celui-ci  est  le  principal,  comme  étant  la 
base  de  tous  les  autres.  Cependant,  il  est  presque  inutile  d'en  faire 
ici  une  mention  expresse  :  les  peuples  qui  le  possèdent  n'ont  guère 
besoin  qu'on  leur  recommande  de  le  garder  ;  et  ceux  qui  ne  l'ont  pas 
ont  peu  d'espérance  de  l'obtenir,  car  qu'est-ce  qui  poiuTait  induii'e 
les  chefs  à  le  leur  donner  ? 

Au  premier  coup  d'œU  ce  di'oit  d'association  semblerait  incompati- 
ble avec  le  gouvernement; — et  j'avoue  que  déclarer  ce  di'oit  comme 
un  moyen  de  réprimer  le  gouvernement  serait  absurde  et  conti-a- 
dictoire  ;  mais  le  cas  est  bien  différent.  Si  le  plus  petit  acte  de 
violence  est  commis  par  un  ou  plusieiu's  membres  de  l'association, 
pimissez-le  comme  s'il  eût  été  commis  par  tout  autre  indi^-idu.  Si 
vous  sentez  que  les  forces  vous  manciuent  pour  le  punir,  c'est  une 
preuve  que  l'association  a  fait  des  progrès  qu'elle  n'aurait  pu  faire 
sans  une  juste  cause,  en  sorte  que  ce  n'est  point  im  mal,  ou  que  c'est 
un  mal  nécessaire.     Je  suppose  que  vous  avez  une  force  publique, 


CONTRE  LES  ABUS  d'aUTOUITK.  385 

une  autorité  organisée  dans  toutes  ses  parties  :  si  donc  les  associa- 
tions sont  devenues  assez  fortes  pour  vous  intimider,  au  milieu  de 
toiis  vos  moyens  réguliers  de  pouvoirs,  s'il  ne  s'est  pas  formé  des 
associations  de  votre  côté,  vous  qui  avez  tant  de  moyens  à  votre  dis- 
position pour  obtenir  la  supériorité  à  cet  égard,  n'est-ce  pas  un  signe 
infaillible  que  le  jugement  calme  et  réfléchi  de  la  nation  est  contre 
son  gouvernement?  Cela  posé,  quelle  raison  pourrait-on  donner 
pour  le  continuer  dans  le  même  état,  pour  ne  pas  satisfaire  le  vœu 
public  ?  je  n'en  saïu-ais  trouver  aucune.  Sans  doute  une  nation, 
étant  composée  d'hommes,  n'a  pas  le  privilège  de  l'infaiUibilité  ;  une 
nation  peut  se  tromper  sur  ses  vrais  intérêts  comme  ses  cliefs  ;  rien 
de  plus  certain  :  mais  si  l'on  voit  la  grande  majorité  d'une  nation 
d'un  côté,  et  son  gouvernement  de  l'autre,  peut-on  ne  pas  i)résumer, 
en  première  instance,  que  le  mécontentement  général  est  fondé  sxu' 
de  justes  griefs  ? 

Loin  d'être  ime  cause  d'insiu-rection,  j'envisage  les  associations 
comme  un  des  plus  puissants  moyens  de  j^révenir  ce  mal.  Les  insui-- 
rections  sont  les  con"VTilsions  de  la  faiblesse  qui  trouve  des  forces  dans 
un  désespoir'  momentané.  Ce  sont  les  efforts  d'hommes  à  qui  l'on 
ne  jjermet  pas  d'exprimer  leur  sentiment,  ou  dont  les  projets  ne 
pourraient  point  réussir  s'ils  étaient  connus.  Des  complots  qixi 
sont  opposés  au  sentiment  général  du  peuple  ne  peuvent  réussir  que 
par  surprise  et  par  violence.  Ceux  qui  les  trament  ne  peuvent  donc 
en  espérer  le  succès  que  par  des  moyens  de  force.  Mais  ceux  qui 
peuvent  croire  que  le  peuple  est  de  leur  côté,  ceux  qui  peuvent  se 
flatter  de  triompher  par  l'opinion  générale,  poiu'quoi  useraient-ils  de 
violence  ?  Pourquoi  s'exposeraient-ils  à  un  danger  manifeste  sans 
utilité  ? — Je  suis  donc  persuadé  que  des  hommes  qui  sont  en  pleine 
liberté  de  s'associer,  et  qui  le  font  sous  la  protection  des  lois,  n'am-ont 
jamais  recours  à  l'insurrection,  excepté  dans  ces  cas  rares  et  mal- 
heureux où  la  rébellion  est  devenue  nécessaire  :  soit  qu'on  permette 
les  associations,  soit  qu'on  les  défende,  les  rébellions  ne  se  déclare- 
ront jamais  plus  tôt. 

Les  associations  qui  se  firent  ouvertement  en  Irlande  en  1780 
ne  produisirent  aucim  mal,  et  ser\'ircnt  même  à  maintenir  la  tran- 
quillité et  la  sûreté  dans  le  pays,  quoique  ce  pays,  à  demi-sauvage, 
fût  déchiré  par  toutes  les  causes  possibles  de  guerre  civile. 

Je  crois  même  que  les  associations  pourraient  être  permises,  et  de- 
venir im  des  princij^aux  moyens  de  gouvernement  dans  les  monarchies 
les  plus  absolues.  Ces  sortes  d'État  sont  plus  tourmentés  que  les 
autres  par  des  révoltes  et  des  soulèvements.  Tout  se  fait  par  des 
mouvements  soudains.  Les  associations  pré\àcndi'aient  ces  désordj'es. 
Si  les  sujets  do  l'empire  romain  avaient  été  dans  l'habitude  de  s'asso- 

2  c 


386  PRÉCAUTIONS  GÉNÉRALES. 

cier,  l'empire  et  la  \ie  des  empereui's  n'auraient  pas  été  sans  cesse 
vendus  à  l'encan  par  les  gardes  prétoriennes. 

Au  reste,  je  sais  bien  qu'on  ne  peut  pas  permettre  des  assemblées 
aux  esclaves  :  on  leur  a  trop  fait  d'injustice  pour  n'avoir  pas  tout  à 
craindre,  ou  de  leiu*  ignorance,  ou  de  leur  ressentiment.  Ce  n'est 
pas  dans  les  îles  de  l'Amérique,  ce  n'est  pas  au  Mexique  qu'on  peut 
armer  le  peuple  et  lui  permettre  des  associations  ;  mais  il  y  a  des 
États  en  Europe  où  l'on  pourrait  s'élever  à  cette  politique  forte  et 
généreuse. 

Je  sens  bien  encore  qu'il  y  a  un  degré  d'ignorance  qid  rendrait  les 
associations  dangereuses  :  cela  prouve  que  l'ignorance  est  un  grand 
mal  et  non  que  les  associations  ne  soient  un  grand  bien.  D'ailleurs, 
cette  mesure  elle-même  peut  servir  d'antidote  contre  ses  mauvais 
effets  :  à  proportion  qu'une  association  gagne  en  étendue,  étant 
formée  en  sécurité,  toutes  ses  bases  sont  discutées,  le  public  s'éclaire, 
le  gouvernement  dispose  de  tous  les  moyens  de  répandre  les  faits  et 
de  dissiper  les  erreurs.  La  liberté  et  l'instruction  se  donnent  la 
main.  La  liberté  facilite  le  progrès  des  lumières,  et  le  progrès  des 
lumières  réprime  les  écarts  de  la  liberté. 

Je  ne  sam^ais  voir  comment  l'établissement  de  ce  di'oit  donnerait 
de  l'inquiétude  au  gouvernement.  Il  n'y  en  a  point  qui  ne  craigne 
le  peuple,  qui  ne  croie  nécessaire  de  consulter  ses  volontés,  et  de 
s'accommoder  à  ses  opinions  :  les  plus  despotiques,  ce  semble,  sont 
les  plus  timides.  Quel  sultan  est  aussi  tranquille,  aussi  sûr  dans 
l'exercice  de  sa  puissance,  qu'im  roi  d'AngleteiTe  ?  Les  janissaii-es 
et  la  populace  font  trembler  le  sérail,  pendant  que  le  sérail  fait 
trembler  la  populace  et  les  janissaires.  A  Londres  la  voix  du  peuple 
se  fait  entendre  dans  les  assemblées  légitimes:  à  Constantinople, 
elle  éclate  par  des  outrages.  À  Londres,  le  peuple  s'exprime  par 
des  pétitions  ;  et  à  Constantinople,  par  des  incendies. 

On  objectera  peut-être  la  Pologne,  où  les  associations  ont  produit 
tant  de  maux  :  on  se  trompe  ;  les  associations  naissaient  de  l'anarchie 
et  ne  la  produisaient  pas.  D'aillem-s,  en  parlant  de  ce  moyen  comme 
d'un  frein  pour  les  gouvernements,  je  supposais  im  gouvernement 
établi  :  je  parlais  d'un  remède  et  non  d'un  aliment  journalier. 

J'observe  encore  que  dans  les  États  môme  où  ce  droit  existe  il  peut 
se  trouver  des  circonstances  dans  lesquelles  il  sera  bon,  non  de  les 
suspencbe  entièrement,  mais  d'en  régler  l'exercice.  Il  ne  faut  point 
de  règle  absolue  et  inflexible  à  cet  égard  ;  nous  avons  ^•u  le  parle- 
ment britannique,  dans  le  cours  de  la  dernière  guerre,  restreindre  le 
di'oit  de  s'assembler,  ne  permettre  de  réunion  pour  un  objet  politi(|ue 
qu'après  avoir  énoncé  publiquement  cet  objet,  et  sous  l'autorisation 
du  magistrat  qui  avait  le  pouvoir  de  les  dissoucbe  :  et  ces  restrictions 


MESURES  CONTRE  LES  MAUVAIS  EFFETS,   ETC.  387 

avaient  lieu  à  l'époque  même  où  les  citoyens  étaient  appelés  à  former 
des  corps  militaires  pour  la  défense  de  l'État,  et  où  le  gouvernement 
annonçait  la  plus  noble  confiance  dans  l'esprit  général  de  la  nation. 

Loreque  ces  gênes  ont  cessé,  tout  est  resté  dans  le  même  état,  on 
eût  dit  que  la  loi  restrictive  subsistait  encore.  C'est  qu'un  peuple 
tissure  de  ses  droits  en  jouit  avec  mesure  et  tranquillité.  S'il  en 
abuse,  c'est  qu'il  en  doute.  Sa  précipitation  est  l'effet  de  sa 
crainte. 


CHAPITKE  XXII. 


MESTJIiES  À  PRENDRE  CONTRE  LES  MAUVAIS  EFFETS  d'tJN  DÉLIT  DÉJÀ 
COMMIS. CONCLUSION  DE  l'oUVRAGE. 

Le  résultat  général  des  principes  que  nous  venons  de  poser  en 
matière  de  législation  pénale  présente  une  heureuse  perspective,  et 
des  espérances  bien  fondées  de  réduire  les  crimes  et  d'adoucir  les 
peines.  Ce  sujet  n'offre  d'abord  à  l'esprit  que  des  idées  sombres, 
des  images  de  souffrance  et  de  terreiu-  ;  mais  en  s'oceupant  de  cette 
classe  de  maux,  les  sentiments  doidourcux  font  bientôt  place  à  des 
sentiments  consolants  et  doux  lorsqu'on  découvre  que  le  cœm'  hu- 
main ne  renferme  point  de  perversité  originelle  et  incurable,  que  la 
multiplicité  des  délits  n'est  due  qu'à  des  errem-s  de  législation  faciles 
à  réformer  et  que  le  mal  même  qui  en  résulte  est  susceptible  d'être 
réparé  de  plusieurs  manières. 

Voici  le  grand  problème  de  la  législation  pénale. — 1°  Réduii'c 
autant  qu'il  se  peut  tout  le  mal  des  délits  à  celui  dont  une  compen- 
sation pécimiaire  opère  la  guérison. — 2"  Rejeter  les  frais  do  cette 
guérison  sur  les  auteurs  du  mal,  ou,  à  leur  défaut,  sur  le  public.  Ce 
qu'on  peut  faire  à  cet  égard  va  beaucoup  plus  loin  qu'on  ne  l'ima- 
ginerait au  premier  aspect. 

Je  fais  usage  du  mot  f/uérison  en  considérant  l'individu  lésé  ou  la 
commimauté  même  sous  le  caractère  d'un  malade  qui  a  souffert  d'un 
délit.  La  comparaison  est  juste,  et  elle  indique  les  procédés  les  plus 
convenables,  sans  y  mêler  les  passions  populaires,  les  antipathies 
que  les  idées  de  crime  ne  sont  que  trop  sujettes  à  réveiller  dans  les 
législateiu'S  eux-mêmes. 

Il  y  a  trois  soiu'ces  piincipales  des  déhts  :  Fincoutinence, — 
l'inimitié, — la  rapacité. 

Les  crimes  qui  naissent  de  V incontineiice  ne  sont  guère  de  nature 
à  être  guéris  par  une  com})ensation  pécuniaire  :  ce  remède  peut 
s'appliquer  en   certains  cas  à  la   séduction,  et  même  à  l'infidélité 

2  c  2 


388  MESURES  CONTRE   LES  MAUVAIS  EFFETS 

conjugale,  mais  il  ne  guérit  pas  la  partie  du  mal  qui  consiste  dans 
l'atteinte  portée  à  l'honnem'  et  à  la  paix  des  familles. 

Observons  qu'à  l'inverse  des  autres  délits,  dont  on  arrête  d'autant 
plus  sûrement  les  mauvais  effets  qu'on  les  met  plus  en  évidence,  les 
délits  d'incontinence  ne  deviennent  nuisibles  qu'en  devenant  publics. 
Aussi  un  bon  citoyen  qui  se  ferait  im  devoir  de  publier  un  acte  de 
fi-aude  se  garderait  bien  de  dévoiler  ime  faute  secrète  de  l'amour. 
Laisser  vme  fraude  Laeonnue,  c'est  se  rendre  complice  de  son  succès. 
Mettre  au  grand  joui'  une  faiblesse  ignorée,  c'est  faire  un  mal  sans 
compensation  :  car  on  déchire  la  sensibilité  de  ceux  qu'on  livre  à  la 
honte,  et  l'on  ne  répare  rien.  Je  compte  parmi  les  établissements 
qui  honorent  l'humanité  de  notre  siècle  ces  asiles  secrets  d'accouche- 
ments, ces  hôpitaux  poui*  les  enfants  trouvés,  qui  ont  prévenu  si 
souvent  les  effets  siuistres  du  désespoir,  en  cou\Tant  des  ombres  du 
mystère  les  suites  d'un  égarement  passager.  Le  rigorisme  qui  s'élève 
contre  cette  indulgence  est  fondé  siu*  un  faux  principe. 

Les  déhts  qui  naissent  de  Vinhnitié  sont  souvent  tels  qu'on  ne 
saurait  leiu"  appliquer  une  compensation  en  argent.  La  compensa- 
tion même,  si  elle  peut  avoir-  lieu,  est  rarement  complète  :  eUe  ne 
défait  pas  ce  qui  est  fait,  elle  ne  restitue  pas  un  membre  perdu,  elle 
ne  rend  pas  un  fil.s  à  son  père,  un  père  à  sa  famille  ;  mais  elle  peut 
agir  siu'  la  conchtion  de  la  partie  lésée,  elle  lui  foiuTiit  im  lot  de  bien 
en  considération  d'un  lot  de  mal,  et  en  réglant  les  comptes  de  sa 
prospérité,  elle  met  un  item  du  coté  favorable,  poiu'  balancer  un  item 
du  côté  désavantageux. 

L'observation  essentielle  siu'  ces  délits,  c'est  qu'ils  diminuent  de 
jour  en  joui-  par  les  progrès  de  la  civilisation.  C'est  ime  chose  ad- 
mirable que  d'observer  dans  la  plupart  des  États  de  l'Eui'ope  combien 
peu  de  crimes  sont  produits  par  les  passions  ii'aseibles  si  naturelles 
à  l'homme,  et  si  \iolentes  dans  l'enfance  de  la  société.  Quel  objet 
d'émulation  pour  les  gouvernements  tardifs  qm  n'ont  pas  atteint  ce 
degré  de  police,  et  chez  qui  le  glaive  de  la  justice  n'a  pas  encore  su 
vaincre  les  stylets  de  la  vengeance  ! 

Mais  la  soiu'ce  inépuisable  des  délits,  c'est  la  rapacité.  YoUà 
l'ennemi,  toujours  actif,  toujom-s  prêt  à  saisir  tous  ses  avantages, 
auquel  il  faut  faire  une  guerre  continuelle  :  cette  guerre  demande 
une  tactique  particulière  dont  les  piiucipes  ont  été  bien  méconnus. 

Soj'cz  indulgent  poiu"  cette  passion,  tant  qu'elle  se  borne  à  vous 
attaquer  par  des  moyens  paisibles  ;  attachez-vous  smlout  à  lui  ôter 
tout  le  profit  injuste  qu'elle  a  pu  faire.  Devenez  sévère  à  son  égai-d 
à  mesure  qu'elle  se  porte  à  des  entreprises  ouvertes,  qu'elle  a  recours 
à  la  menace  et  à  la  violence.  Cependant  réservez-vous  les  moyens 
d'une  sévérité  ultérieure  lorsqu'elle  se  livre  à  des  atrocités,  telles  que 


d'un  délit  dkjà  commis.  389 

le  meurtre  et  rinecndic.  C'est  dans  ces  gradations  bien  ménagées 
que  consiste  l'art  i)énal. 

N'oubliez  pas  que  toute  police  pénale  n'est  qu'un  choix  de  maux. 
Sage  administrateur  des  peines,  ayez  toujoui-s  la  balance  dans  vos 
mains,  et  dans  votre  zèle  pour  exeliu-e  de  petits  délits,  ne  donnez  pas 
imprudemment  naissance  à  de  plus  grands.  La  mort  est  presque 
toujoiu's  un  remède  ou  qui  n'est  point  nécessaire  ou  qui  est  inefficace  : 
il  n'est  point  nécessaire  contre  ceux  qu'une  peine  inférieure  peut 
détourner  du  crime,  ou  que  le  simple  emprisonnement  peut  contenir  : 
il  n'est  point  efficace  contre  ceux  qui  se  jettent  poiu-  ainsi  dire 
au-devant  d'elle,  comme  im  asile  dans  leur  désespoir.  La  politique 
d'im  législateiu-  qui  pvmit  tout  avec  la  mort  ressemble  à  l'aversion 
pusillanime  d'un  enfant  qui  écrase  l'insecte  qu'il  n'ose  regarder. 
Mais  si  les  circonstances  de  la  société,  si  la  fréquence  d'im  grand 
délit  demandent  ce  moyen  terrible,  osez,  sans  aggraver  les  toiu'ments 
mêmes  de  la  mort,  lui  donner  im  aspect  plus  redoutable  que  celui  de 
la  nature:  environnez-la  d'accessoii-es  lugubres,  des  emblèmes  du 
crime  et  de  la  pompe  tragique  des  cérémonies. 

Cependant  soyez  difficile  à  croire  à  cette  nécessité  de  la  mort.  En 
l'évitant  dans  les  peines,  vous  la  préviendix'Z  même  dans  les  déKts. 
Qu'im  homme  soit  placé  entre  deux  crimes,  il  imi^orte  de  lui  donner 
un  intérêt  sensible  à  ne  pas  commettre  le  plus  grand.  Il  importe, 
en  im  mot,  de  convertir  l'assassin  en  filou,  c'est-à-dire  de  lui  donner 
ime  raison  de  préférer  le  délit  qui  se  répare  à  celui  qui  ne  se  répare 
point. 

Tout  ce  qui  peut  se  réparer  n'est  rien.  Tout  ce  qu'on  peut  com- 
penser avec  une  indemnité  pécuniaire  est  bientôt  comme  nid  et  non 
avenu  ;  car  si  riudi\"idu  lésé  reçoit  toujoiu's  ime  compensation  équi- 
valente, l'alarme  causée  par  le  délit  cesse  tout  à  fait,  ou  elle  est 
réduite  à  son  moindi'e  terme. 

L'objet  à  obtenir,  ce  serait  que  le  fonds  des  comi)cnsations  dues 
pour  les  délits  fût  tii'é  de  la  masse  des  délui(|uants  eux-mêmes,  soit 
par  leui's  biens  acquis,  soit  par  le  travail  qui  leur  serait  imjwsé.  Si 
cela  était  ainsi,  la  sécurité  serait  la  compagne  inséparable  de  l'inno- 
cence, et  la  douleur  et  l'angoisse  ne  seraient  que  le  partage  des 
perturbateurs  de  l'ordre  social.  Tel  est  le  point  de  perfection  auquel 
il  faut  aspirer,  quoiqu'on  n'ait  l'espérance  d'y  parvenir  que  lente- 
ment et  par  des  efforts  soutenus.  J'indique  le  but.  Le  bonheur 
de  l'attcindi-e  sera  la  récompense  d'imc  administration  persévérante 
et  éclaù'ée. 

Dans  rinsuffisancc  de  ce  moyen,  il  faut  tirer  la  compensation,  soit 
du  trésor  public,  soit  des  assiu-ances 2>fii'ces, 

L'imperfection  de  nos  lois  est  bien  sensible  sous  ce  point  de  vue. 


390  MESURES  CONTRE  LES  MAUVAIS  EFFETS 

Un  crime  a-t-il  été  commis  :  ceux  qui  en  ont  souffert,  soit  dans  leur 
personne,  soit  dans  leur  fortune,  sont  abandonnés  à  leur  mauvais 
sort.  Cependant  la  société  qu'ils  ont  contribué  à  maintenir,  et  qui 
devait  les  protéger,  leur  doit  une  indemnité  dans  le  cas  où  cette 
protection  n'a  pas  été  efficace. 

Qu'un  individu  ait  poui-suivi  un  criminel  à  ses  dépens,  même  dans 
sa  propre  cause,  il  n'est  pas  moins  le  défenseur  de  l'État  que  celui 
qui  combat  les  ennemis  étrangers  :  les  pertes  qu'il  essuie  en  défendant 
le  public  doivent  être  compensées  aux  dépens  du  public. 

Mais  qu'un  innocent  ait  souffert  par  une  erreur  des  tribunaux, 
qu'il  ait  été  arrêté,  détenu,  rendu  suspect,  condamné  à  toutes  les 
angoisses  d'une  procédure  et  d'une  longue  captivité,  ce  n'est  pas 
seulement  pour  lui,  c'est  pour  elle-même  que  la  justice  lui  doit  un 
dédommagement.  Instituée  pour  la  réparation  des  torts,  voudi-ait- 
elle  que  les  siens  fussent  privilégiés  ? 

Les  gouvernements  n'ont  pourvu  à  aucune  de  ces  indemnités.  En 
Angleterre,  il  s'est  fait  quelques  associations  volontaires  pour  y 
suppléer.  Si  l'institution  de  l'assurance  est  bonne  dans  un  seul  cas, 
eUe  est  bonne  dans  tous,  avec  les  précautions  nécessaires  pour  pré- 
venir la  négligence  et  la  fraude*. 

L'inconvénient  des  fraudes  est  commun  à  toutes  les  caisses  pu- 
bliques et  privées.  Elles  peuvent  diminuer  l'utilité  des  assiirances 
sans  la  détruire.  Ne  cultive-t-on  pas  des  arbres  fruitiers,  quoique 
la  récolte  soit  sujette  à  péiii'  par  mille  accidents  ?  Les  monts  de 
piété  ont  réussi  dans  plusiem's  pays.  Un  établissement  de  ce  genre 
fait  à  Londi'cs,  au  milieix  du  siècle  passé,  tomba  dès  sa  naissance  par 
l'infidélité  des  directem'S,  et  ce  vol  laissa  un  préjugé  qui  a  empêché 
toute  tentative  de  ce  genre.  Avec  la  même  logique,  ou  aiu-ait  dû 
concliu'e  que  les  vaisseaux  étaient  de  mauvaises  machines  de  gueiTC, 
lorsque  \c  Royal-Gèorges,  dont  on  avait  laissé  les  sabords  ouverts, 
fut.  submergé  dans  le  port  même. 

Les  assurances  contre   les  délits  poui-raient  avoir  deux   objets: 

*  U assurance  est  bonne,  parce  que  l'assureiir  est  préparc  à  soutenir  la  perte, 
et  qu'il  a  considéré  la  prime  qu'il  a  reçue  comme  réquivalent  du  danger  qu'il 
coui't.  Mais  ce  remède  est  imparfait  en  lui-même,  parce  qu'il  faut  toujoiu-s 
payer  la  prime  qui  est  une  perte  certîiine,  pour  se  garantir  d'une  perte  incertaine. 
Sous  ce  point  de  vue,  il  serait  à  désirer  que  toutes  les  pertes  ijnprévues  qui 
peuvent  tomber  sur  les  individus,  sans  qu'il  y  ait  de  leur  faute,  fussent  couvertes 
aux  dépens  du  public.  Plus  il  y  a  de  contribuables,  moins  la  perte  est  sensible 
pour  chacun  d'eux. 

On  observera,  d'iui  autre  côté,  qu'un  fonds  public  est  plus  exposé  à  la  fraude 
et  à  la  dissipation  qu'un  fonds  particulier.  Les  pertes  qui  tombent  directement 
sur  les  individus  donnent  toute  la  force  possible  aux  motifs  de  ^^gilance  et 
d'économie. 


d'un  délit  déjà  commis.  391 

1°  de  créer  un  fonds  pour  indemniser  les  paiiies  lésées  dans  le  cas 
où  un  délinquant  est  inconnu  ou  insolvable  ;  2°  de  défrayer  en  pre- 
mière instance  les  actes  de  poursuites  juridiques,  et  môme  on  pour- 
rait l'étendre,  en  faveur  des  pauvres,  aux  causes  purement  civiles. 

Mais  le  mode  de  ces  indemnités  serait  étranger  au  sujet  que  je 
traite:  j'en  ai  posé  ailleurs  les  principes,  je  dois  me  borner  ici  à 
énoncer  le  résultat  général  de  cet  ou^Tage  ;  c'est  qu'on  peut,  par  de 
bonnes  lois,  réduire  presque  tous  les  crimes  à  des  actes  qui  peuvent  se 
réparer  par  une  simple  compensation  pécimiaire,  et  que  dans  ce  cas 
le  mal  des  délits  cesse  presque  entièrement. 

Ce  résultat,  énoncé  simplement,  ne  frappe  pas  d'abord  l'imagina- 
tion :  il  faut'  le  méditer  poiu"  sentii'  son  importance  et  sa  solidité. 
Ce  n'est  pas  la  biillante  société  du  monde  qu'on  peut  intéresser  à  une 
formule  presque  arithmétique  :  hommes  d'État,  c'est  à  votre  pensée 
qu'on  la  présente,  c'est  à  vous  qu'il  appartient  de  la  juger. 

La  science  dont  on  a  cherché  les  bases  ne  peut  plaire  qu'aux  âmes 
élevées  pour  qui  le  bien  publie  est  une  j^assion.  Ce  n'est  pas  cette 
politique  subversive  et  tracassière  qui  s'enorgueillit  de  projets  clan- 
destins, qui  se  fait  une  gloire  toute  composée  de  malheurs,  qui  voit  la 
prospérité  d'une  nation  dans  l'abaissement  d'une  autre,  et  qui  prend 
des  convulsions  de  gouvernement  poui'  des  conceptions  de  génie.  Il 
s'agit  ici  des  plus  grands  intérêts  de  l'humanité,  de  l'art  de  former 
les  mœurs  et  le  caractère  des  nations,  de  porter  au  plus  haut  degré 
la  sûreté  des  indi^-idus,  et  de  tii'er  des  résxdtats  également  avan- 
tageux de  différentes  formes  de  gouvernement.  Voilà  l'objet  de 
cette  science  politique,  fi-anche  et  généreuse,  qui  ne  cherche  que  la 
lumière,  qui  ne  veut  rien  d'exclusif,  et  qui  ne  connaît  point  de 
moyen  plus  sûr  de  perpétuer  ses  bienfaits,  que  d'y  faire  participer 
toute  la  grande  famiUe  des  nations. 


FIN. 


TYl'OGRArUlE  DK  TAYLOll  ET  FRANCIS,  RF.U  LION  COURT,  FLKET  STREET. 


/' 


Date  Due                 I 

APR3 

Lm. 

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UN.VERSITVOPBC      LIBRAR 


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