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TRAITÉS DE LÉGISLATION
CIVILE ET PENALE
OLiTRAGE EXTRAIT DES MANUSCRITS
DE M. JE RE MIE BENTHAM,
JURISCONSULTE ANGLAIS,
ET. DUMONT,
MEMBRE DU CONSEIL REPRÉSENTATIF DE GENÈVE.
LONDEES:
TAYLOE ET FEANCIS, EED LION COUET, FLEET STEEET.
1858.
WORCESTER COLLEG^.
OXFORD.
TYPOGRAPHIE DE TAYLOR ET FRANCIS,
RED LION COURT, FLEET STREET.
ADVERTISEMENT.
Représentations having been made to the Senate of
tlie University of London by gentlemen preparing them-
selves for its Degree of Bachelor of Laws, tliat they
hâve been unable to procure eitlier D amont' s édition of
Bentham's " Traités de Législation Civile et Pénale," or
the -American translation of it, and inquiries instituted
for the purpose having satisfied the Senate that neither
of thèse works is now on sale or is likely to become so,
it has been determined by the Senate to reprint the first
two volumes of Dumont's édition, which contain the
Principles of Législation, the Principles of a Civil Code,
and the Principles of a Criminal Code, thèse being the
portions of which a knowledge is required from candi-
dates for the LL.B. Degree. The contents of the third
volume of the original, consisting of four detached Me-
moirs — " Sm' le Panoptique," " De la promulgation des
Lois," " De l'influence des temps et des lieux en matière
de Législation," " Vue générale d'un Corps complet des
Lois," — are not included in this reprint.
WILLIAM B. CARPENTER,
Begistrar.
Burlington House,
August 1858.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of British Columbia Library
http://www.archive.org/details/traitsdelgiOObent
DISCOURS PRELIMINAIRE.
Si, en travaillant sur ces manuscrits, j'avais pu me renfermer
dans une simple traduction, je serais plus tranquille sur le succès.
Mais je ne suis pas dans une position si propre à m'inspirer de
la confiance. Je dois au public de ne point dissimuler ce qui
n'est que de moi dans leur rédaction. Je dois à l'auteur de
déclarer qu'il ne les a cédés qu'aux sollicitations de l'amitié, et
qu'il me livrait souvent à regret des ouvrages incomplets, et
quelquefois des matériaux informes.
En donnant une idée générale de ce qui me concerne plus
particulièrement dans cette entreprise, je commence par une
déclaration qui doit me mettre à l'abri de tout reproche injuste,
comme de tout éloge pénible pour moi, parce qu'il ne serait pas
mérité. Je déclare que je n'ai aucune part, aucun titre d'as-
sociation dans la composition de ces divers ouvrages : ils appar-
tiennent tout entiers à l'auteur, et n'appartiennent qu'à lui.
Plus je les estime, plus je m'empresse à désavouer un honneur
qui ne serait qu'une usurpation aussi contraire à la foi de
l'amitié qu'à mon caractère personnel. Cette déclaration, que
je me dois à moi-même, serait superflue, je le sais, s'il n'y avait
que des lecteurs philosophes. De tels lecteurs reconnaîtront
bien d'eux-mêmes, dans la diversité de ces écrits, l'empreinte
de la même main, l'unité de plan, le génie original, analytique
et profond dans l'ensemble du dessein comme dans l'exécution
des parties.
Mou travail, d'un genre subalterne, n'a porté que sur des
détails. Il fallait faire un choix parmi un grand nombre de
variantes, supprimer les répétitions, éclaircir des parties ob-
scures, rapprocher tout ce qui appartenait au même sujet, et
remplir les lacunes que l'auteur avait laissées pour ne pas
ralentir sa composition. J'ai eu plus à retrancher qu'à ajouter,
VI DISCOURS PRELIMINAIRE.
plus à abréger qu'à étendre. La masse de manuscrits qui ont
passé entre mes mains, et que j'ai eu à déchifiFrer et à com-
parer, est considérable. J'ai eu beaucoup à faire pour l'uni-
formité du style et la correction, rien ou très peu de chose pour
le fond des idées. La profusion de ses richesses ne demandait
que les soins d'un économe. Intendant de cette grande fortune,
je n'ai rien négligé pour la faire valoir et la mettre en circulation.
Les changements que j'ai eu à faire ont varié selon la nature
des manuscrits. Lorsque j'en ai trouvé plusieurs relatifs au
même sujet, mais composés à différentes époques et avec des
vues différentes, il a fallu les concilier, et les incorporer de
manière à n'en faire qu'un tout. L'auteur avait -il mis au rebut
quelque ouvrage de circonstance, qui ne serait aujourd'hui ni
intéressant ni même intelligible; je n'ai pas voulu qu'il fût
perdu en entier, mais j'ai, pour ainsi dire, déménagé comme
d'une maison abandonnée tout ce qui était susceptible d'être
conservé. S'était-il livré à des abstractions trop profondes, à
une métaphj-sique je ne dirai pas trop subtile, mais trop aride ;
j'ai essayé de donner plus de développement aux idées, de les
rendre sensibles par des applications, des faits, des exemples, et
je me suis permis de semer avec discrétion quelques ornements.
J'ai eu même des chapitres à faire en entier, mais toujours sur les
indications et les notes de l'auteur, et la difficulté de le suppléer
m'aurait ramené à un sentiment modeste de moi-même, si j'avais
eu la tentation de m'en écarter.
Son Introduction aux Principes de morale et de législation,
considérée par un petit nombre d'appréciateurs éclairés comme
une de ces productions originales qui font époque et révolution
dans une science, malgré son mérite philosophique, ou peut-être
par ce mérite même, ne fit aucune sensation et resta presque
Ignorée du public, quoiqu'en Angleterre, plus qu'ailleurs, on
pardonne à un livre utile de n'être pas un livre facile et agréable.
En employant plusieurs chapitres de cet ouvrage pour en former
les Principes ycnéraux de Législation, j'ai dû éviter ce qui avait
nui à son succès, les formes trop scientifiques, les subdivisions
trop muetipliées et les analyses trop abstraites. Je n'ai pas
traduit les mots, j'ai traduit les idées : j'ai fait à quelques égards
un abrégé, et à d'autres un commentaire. Je me suis guidé sur
DISCOURS PKKLIMINAIttE. VU
les conseils et les indications de l'auteur dans une préface pos-
térieure de plusieurs années à Pouvrage même ; et j'ai trouvé
dans ses papiers toutes les additions de quelque importance.
En considérant combien cette entreprise, que je croyais borner
à deux ou trois volumes, s'est étendue par degrés, et quelle
vaste carrière j'ai parcourue, je regrette que ce travail ne soit
pas tombé en de meilleures mains ; mais j'ose pourtant m'ap-
plaudir de ma persévérance, convaincu que ces manuscrits seraient
restés longtemps enfouis dans leur masse, et que l'auteur, tou-
jours porté en avant, n'aurait jamais eu ni le loisir ni le courage
de se livrer au travail ingrat d'une révision générale.
Cette ardeur à produire, et cette indifférence à publier, cette
persévérance dans les plus grands travaux, et cette disposition à
les abandonner au moment de les finir, offrent une singularité
qui a besoin d'être expliquée.
Dès que ]\1. Bentham eut trouvé les grandes divisions, les
grandes classifications des lois, il embrassa la législation dans
son ensemble, et conçut le vaste projet de la traiter dans toutes
ses parties. Il la considéra moins comme composée d'ouvrages
détachés, que comme formant un ouvrage unique. Il avait sous
les yeux la carte générale de la science, et avait formé sur ce
modèle les cartes particulières de tous ses départements. Aussi
le caractère le plus frappant de ses écrits, c'est leur parfaite con-
cordance. J'ai trouvé les premiers pleins de renvois à des
traités qui étaient simplement en projet, mais dont les divisions,
les formes, les idées principales existaient déjà sur des tableaux
séparés. C'est ainsi qu'ayant subordonné toutes ses matières à
un plan général, chaque branche de législation occupe une place
qui lui est propre, et aucune ne se trouve répétée dans deux
divisions. Cet ordre suppose nécessairement un auteur qui a
considéré longtemps son sujet dans tous ses rapports, qui le
domine tout entier, et qui n'a pas eu la puérile impatience de
la renommée.
Je l'ai vu suspendre un ouvrage à peu près fini, et en com-
poser un nouveau, uniquement pour s'assurer de la vérité d'une
seule proposition qui lui paraissait douteuse. Un problème en
finance l'a ramené sur toute l'économie politique. Des ques-
tions de procédure lui firent sentir la nécessité de s'intcrromre
vin DISCOURS PRELIMINAIRE.
jusqu^à ce qu'il eût traité de l'organisation judiciaire. Tout ce
travail préparatoire, ce travail dans les mines est immense. A
moins de voir les manuscrits mêmes, les catalogues et les tableaux
synoptiques, on ne saurait s'en former aucune idée.
Mais ce n'est pas un panégyrique que je fais. Il faut bien
avouer que le soin d^ arranger et de polir a peu d'attraits pour le
génie de l'auteui-. Tant qu'il est poussé par une force créatrice,
il ne sent que le plaisir de la composition. S'agit-il de donner
des formes, de rédiger, de finir, il n'en sent plus que la fatigue.
Que l'ouvrage soit interrompu, le mal est irréparable : le charme
disparaît, le dégoût succède, et la passion éteinte ne se rallume
que pour un objet nouveau.
La même disposition Fa éloigné de contribuer à la rédaction
que je donne au public ; je n'ai pu obtenir que rarement les
éclaircissements et les secours dont j^avais besoin : il lui en
coûtait trop de suspendi'e le cours actuel de ses idées pour
revenir sur d'anciennes traces.
Mais c'est peut-être à ce genre de difficultés que j'ai dû ma
persévérance. Si je n'avais eu qu'à traduire, une tâche uniforme
et pénible m'eût bientôt lassé : au lieu qu'un travail libre sur-
des manuscrits flatte par une espèce d^illusion qui dure tant
qu'elle est utile, et se dissipe quand l'ouvrage est fini.
Je ne saurais mieux donner une idée générale de ce recueil,
qu'en présentant d'abord le simple catalogue des différents
traités qui le composent.
*1. Principes généraux de législation.
*2. Principes du droit civil et du code pénal.
*3. Théorie des peines.
*4. Code pénal.
5. Théorie des récompenses.
6. De l'organisation judiciaire.
* Les ouvrages marques par un astérisque dans ce catalogue oui été publiés,
les uns dans ces trois volumes, les autres séparément. La Théorie des peines et
des réeompcnscs SI paru à Londi-es en deux volumes en 1811, et se réimprime
actuellement chez il^L Bossange et Eesson. Le Mamtel d'économie poîifique
est entré dans le Traité des récompenses, dont il forme le quatrième livre sous le
titi-e de " Encouragement par rapport à l'industrie et au commei'ce." La Tactique
des assemblées délibtrantes et des sophismes politiques a paru à Gknève en 1816,
en deux volumes : j'y ai placé comme appendice l'examen critique de la déclara-
tion des di'oits de Thomme.
DISCOURS PRELIMINAIRE. IX
7. De la procédure :
1° Des preuves ; 2° des différents buts qu'on doit se
proposer; 3° des démarches juridiques depuis le com-
mencement de Faction jusqu'à l'exécution de la sentence ;
4° examen du jury.
*8. Manuel d'économie politique.
*9. Tactique des assemblées politiques : c'est-à-dire, principes
sur la manière de former un arrêté dans une assemblée
politique, de proposer, de délibérer, de voter et d'élire.
Outre ces ouvrages principaux, il en est d'autres moins con-
sidérables, dont quelques-uns même ne sont que des opuscules.
*1. Examen critique de la déclaration des droits de l'homme.
*2. Des circonstances de temps et de lieu à considérer dans
l'établissement des lois.
3. Des délits contre la religion : délits commis par l'abus de
la sanction religieuse.
4. De l'invention en matière de législation.
*5. Du pauoptique : maison d'inspection centrale pour rem-
placer les prisons ordinaires.
*6. De la promulgation des lois, et d'une promulgation séparée
des motifs ou des raisons des lois.
On sera étonné qu'une collection si vaste n'offre aucun traité
sur la constitution politique, ou la forme du gouvernement.
L'auteur a-t-il regardé toutes ces formes comme indifférentes,
ou a-t-il pensé qu'il ne peut y avoir aucune certitude dans la
théorie des pouvoirs politiques ? Il ne serait guère probable
qu'une telle opinion pût exister dans l'esprit d'un philosophe
anglais, et je puis dire qu'elle n'est point celle de M. Bentham.
Mais il est bien loin d'attacher une préférence exclusive à
aucune forme de gouvernement. Il pense que la meillcui'c con-
stitution pour un peuple est celle à laquelle il est accoutumé.
Il pense que le bonheur est l'unique but, l'unique objet d'une
valeur intrinsèque, et que la liberté politique n'est qu'un bien
relatif, un des moyens pour arriver à ce but. Il pense qu'un
peuple avec de bonnes lois, même sans aucun pouvoir politique,
peut arriver à un haut degré de bonheur ; et qu'au contraire,
avec les plus grands pouvoirs politiques, s'il a de mauvaises lois,
il sera nécessairement malheureux.
* Voyez la note, page viii.
X DISCOURS PRELIMINAIRE.
Le vice fondamental des théories sur les constitutions poli-
tiques, c'est de commencer par attaquer celles qui existent, et
d'exciter tout au moins des inquiétudes et des jalousies de pou-
voir. Une telle disposition n'est point favorable au perfectionne-
ment des lois.
La seule époque oii l'on puisse entreprendre avec succès de
grandes réformes de législation, est celle oii les passions pu-
bliques sont calmes, et oxi le gouvernement jouit de la stabilité
la plus grande.
L'objet de M. Bentham, en cherchant dans le vice des lois la
cause de la plupart des maux, a été constamment d'éloigner le
plus grand de tous, le bouleversement de l'autorité, les révolu-
tions de propriété et de pouvoir. Le gouvernement existant est
l'instrument même par lequel il cherche à opérer, et, en mon-
trant à tous les gouvernements les moyens de s'améliorer, il leur
indique ceux de prolonger et d'assurer leur existence. Ses ré-
sultats sont applicables aux monarchies comme aux républiques.
Il ne dit point aux peuples : *' Emparez-vous de l'autorité,
changez la forme de l'Etat." Il dit aux gouvernements : " Con-
naissez les maladies qui vous affaiblissent, étudiez le régime qui
peut les guérir. Rendez vos législations conformes aux besoins
et aux lumières de votre siècle. Faites de bonnes lois civiles et
pénales. Organisez les tribunaux de manière à inspirer la con-
fiance publique. Simplifiez la procédure. Evitez dans les impôts
la contrainte et les non -valeurs. Encouragez votre commerce
par les moyens naturels. N'avez-vous pas tous le même intérêt
à perfectionner ces branches d'administration ? Apaisez les idées
dangereuses qui se sont répandues parmi vos peuples, en vous
occupant de leur bonheur. Vous avez l'initiative des lois, et ce
droit seul, bien exercé, peut devenir la sauvegarde de tous les
autres. C'est en ouvrant une carrière aux espérances légitimes
que vous arrêterez la débauche des espérances illégales."
Ceux donc qui chercheraient dans ces écrits des principes
exclusifs contre telle ou telle forme de gouvernement seraient
trompés dans leur attente. Les lecteurs qui ont besoin des
stimulants de la satire et de la déclamation ne trouveront rien
ici qui les satisfasse. Conserver eu corrigeant ; étudier les cir-
constances; ménager les préjugés dominants, même déraison-
DISCOURS PRELIMINAIRE,
nables ; préparer les innovations de loin, de manière qu'elles ne
semblent plus être des innovations ; éviter les déplacements, les
secousses, soit de propriété, soit de pouvoirs ; ne pas troubler le
coui"s des espérances et des habitudes, réformer les abus sans
blesser les intérêts actuels : tel est Tesprit constant de tout
l'ouvrage.
La première partie de ce recueil, intitulée Principes généraux
de. législation, est la seule qui soit rédigée en partie d'après des
manuscrits, et en partie d'après un ouvrage imprimé par l'auteur.
C'est une introduction générale qui renferme les principes fon-
damentaux de tous ses écrits. Si on la possède bien, tous les
autres n'en paraîtront qu'une conséquence naturelle. Le titre
que j'aurais voulu lui donner et dont je me suis départi d'après
des objections peut-être bien fondées, c'est celui de Logique de
législation. Elle contient le principe du raisonnement ; elle en-
seigne l'art de s'en servir ; elle présente de nouveaux instruments
d'analyse et de calcul moral.
Dans les sciences physiques, la découverte d'un nouveau moyen
d'opérer est toujours, l'époque d'un nouveau progi'ès. C'est
ainsi que l'invention du télescope accéléra celui de l'astronomie.
En général, quand l'esprit humain s'arrête longtemps au même
point, c'est qu'il a épuisé tout ce qu'il peut par les moyens qu'il
a en sa possession, et qu'il attend du génie ou du hasard la
découverte d'un nouvel instrument qui étende ses opérations et
ajoute à sa puissance.
IVIais qu'est-ce qu'un instrument dans les sciences morales ?
C'est un moyen de rapprocher et de comparer des idées : c'est
une nouvelle méthode de raisonnement. Socrate en avait une
qui lui était propre, et qui était une espèce d'analyse. Aristote
y joignit des classifications. Il inventa le mécanisme du syllo-
gisme si ingénieux, mais si peu utile. Ces méthodes ne sont
pas moins des instruments pour la raison, que le compas pour la
main ou le microscope pour les yeux. Quand Bacon donnait à
son grand ouvrage le titre singulier de Novum Organum, il con-
sidérait cette méthode philosophique comme une machine spiri-
tuelle, comme un métier logique qui devait perfectionner l'art
du raisonnement et la fabrique des sciences.
M. Bentham s'est fait de même un appareil logique, qui a
Xll DISCOURS PRELIMINAIRE.
son principe, ses tables, ses catalogues, ses classifications, ses
règles ; et au moyen duquel il me paraît convertir en science
des branches de morale et de législation qui avaient été jusqu'à
présent le domaine de Férudition, de Féloquence et du bel-
esprit.
L'auteur lui-même est bien loin de penser qu'il ne doive rien
à ses prédécesseurs.
Toute science est nécessairement l'œuvre du temps. On
commence par des conjectures vagues. On observe des faits
détachés. Il se fait un dépôt d'érudition, dans lequel le vrai et
le faux sont mêlés ensemble. Lorsque la suite des événements
a fourni à l'observation un grand nombre de faits, on aperçoit
des analogies, on essaye de les réduire en systèmes. C'est le
règne de l'imagination et de l'esprit qui précède celui de la
raison et de la science. Il a fallu que Descartes ait fait des
romans ingénieux sur la physique générale, avant que Newton
l'ait soumise à des principes certains. Il a fallu que Leibnitz
et Malebranche aient élevé leurs châteaux aériens de méta-
physique, avant que Locke ait pu déterminer les premiers faits
qui ont fourni une base solide à cette science. Platon et Aris-
tote ont dû précéder Bodin, Grotius, Harrington, Hobbes et
Puffendorf. Tous ces degrés étaient nécessaires poui* arriver
jusqu'à l'Esprit des lois, et VEsprit des fois n'est lui-même qu'un
intermédiaire jusqu'au point ou la législation sera devenue un
système complet et simple.
L'auteur, dans un essai intéressant, a indiqué la marche et
l'acquisition de ses principales idées.
" Ce n'est pas," dit-il, "dans les livres de droit que j'ai trouvé
des moyens d'invention et des modèles de méthode : c'est plutôt
dans les ouvrages de métaphysique, de physique, d'histoire na-
turelle, de médecine. J'étais frapjié, en lisant quelques traités
modernes de cette science, de la classification des maux et des
remèdes. Ne pouvait- on pas transporter le même ordre dans la
législation ? Le corps politique ne pouvait-il pas avoir son
anatomie, sa physiologie, sa nosologie, sa matière médicale ? Ce
que j'ai trouvé dans les Trébonien, les Cocceji, les Blackstonc,
les Vattel, les Potier, les Domat, est bien peu de chose : Hume,
Helvétius, Linnée, Bergman, Cullen m'ont été bien plus utiles."
DISCOURS PRELIMINAIRE. XIU
Il fallait d'abord chercher un principe général qui fût comme
un point fixe auquel on pût attacher toute la chaîne des raison-
nements. Ce point fixe il le nomme principe d'utilité ; mais ce
n'est rien encore, parce que chacun peut appeler utilité tout ce
qu'il lui plaît, et qu'on n'a jamais rien fait ni rien proposé sans
avoir en vue quelque utilité réelle ou imaginaire. Il fallait
donner à ce terme une signification précise, et c'est là une tâche
neuve.
L'auteur a ensuite séparé ce vrai principe d'avec deux principes
faux qui lui font concurrence, et sur lesquels on a élevé tous les
systèmes erronés en morale et en législation. Au moyen d'une
seule distinction facile à saisir, on se trouve en état de signaler
l'erreur et la vérité avec un degré de certitude qu'on n'avait pas
encore obtenu.
Pour avoir une connaissance précise du principe de l'utilité,
il a fallu composer une table de tous les plaisirs et de toutes les
peines. Ce sont là les premiers éléments, les chiffres du calcul
moral. Comme en arithmétique on travaille sur des nombres
qu'il faut connaître, en législation on travaille sur des plaisirs et
des peines, dont il faut avoir une exacte énuirération.
Il s'agissait ensuite d'indiquer le procédé à suivre pour me-
surer la valeur d'un lot de plaisirs ou de peines, afin de les
comparer avec justesse. Ici toute erreur serait de la plus grande
conséquence. Ce calcul revient aux premières opérations de
l'arithmétique : évaluer une action, c'est additionner tous les
biens, tous les maux, qui en résultent, et trouver ce qui reste
lorsqu'on a soustrait telle somme de plaisirs ou telle somme de
peines.
Mais ce qui complique ce calcul, c'est que la sensibilité des
hommes n'est pas uniforme : les mêmes objets les affectent plus
ou moins, ou même les affectent différemment.
L'âge, l'éducation, le rang, la fortune, la religion, le climat,
le sexe, et beaucoup d'autres causes, ont une influence marquée
et pour ainsi dire constante. Il a fallu faire une table exacte
de ces circonstances qui font varier la sensibilité, afin d'assortir
les moyens de la législation, autant qu'il est possible, à la
diversité des impressions que reçoivent les individus.
À l'aide du calcul des biens et des maux, il n'était pas difiicile
XIV DISCOURS PRELIMINAIRE.
de trouver le vrai caractère du délit : il fallait encore mesurer la
gravité de chaque délit. C^est ce que l'auteur a fait en analy-
sant le progrès ou la marche du mal, c'est-à-dire en observant
comment il affecte les individus, comment il se répand du pre-
mier souffrant jusqu'à d'autres personnes, comment il s'atténue
dans certains cas en se divisant, comment dans d'autres cas il
se mu^ltiplie.
Après avoir posé ces principes pour estimer la gravité des
délits, il se présentait une classification aussi nouvelle que
féconde. Dans cette classification, on voit d'un coup d'œil
ce qu'ils ont de commun, ce qu'ils ont de différent; on
découvre des maximes générales qui s'appliquent sans excep-
tion à tel genre de crimes et à tel autre. Le chaos cesse,
la lumière se répand, et l'on entrevoit le plan du législa-
teur....Je pourrais multiplier ces exemples, mais ceux-là suffi-
sent pour expliquer ce que j'entends par ces instruments logiques
nécessaires à la législation, et qui lui ont manqué jusqu'à pré-
sent. Ces analyses, ces catalogues, ces classifications, sont autant
de moyens d'opérer avec certitude, de ne rien omettre d'essentiel,
de ne point s'écarter de ses propi'cs principes par inadvertance,
et de réduire même des travaux difficiles à une espèce de méca-
nisme. C'est ainsi qu'en parcourant le tableau des affinités
chimiques, le physicien raffermit l'enchaînement de ses idées et
gagne du temps par la promptitude des comparaisons et des
réminiscences.
L'unité de poids et de mesures peut me servir d'objet de com-
paraison pour donner une idée plus claire du but de M. Ben-
tham. Il a senti la nécessité d'établir un principe invariable
qui pût servir de base à une mesure commune en morale, et don-
ner cette unité, le plus important, mais le plus difficile de tous
les problèmes de la philosophie.
Ce que j'appelle variété de poids et de 7nesiires en morale, c'est
la double diversité qui existe, l'une dans les jugements des
hommes sur les actions réputées bonnes ou mauvaises, l'autre
dans les principes mêmes sur lesquels ces jugements sont fondés.
Il s'ensuit que les actions humaines n'ont point de tarif authen-
tique et certain, que l'estimation morale varie chez tous les
peuples et dans toutes les classes, et que, n'ayant point de règle
DISCOURS PRELIMINAIRE. XV
commune, ceux qui s'accordent sont toujours prêts à se diviser,
ceux qui disputent ne tendent pas à se réunir : chacun, n'ayant
que sa raison personnelle, ne gagne rien sur son antagoniste, et
l'accusation réciproque d'opiniâtreté ou de mauvaise foi termine
presque toujours une controverse d'opinions par une antipathie
de sentiment.
S'il existe, comme on n'en peut douter, un intérêt commun
dans les sociétés nationales et dans la grande société du genre
humain, l'art d'établir l'unité de poids et de mesures en morale
ne sera que l'art de découvrir cet intérêt commun, et l'art du
législateur consiste à le rendre dominant par l'emploi des peines
et des récompenses.
Cet intérêt commun ne peut se manifester que par l'étude
approfondie du cœur humain. Comme ou cherche les vérités
physiques dans l'observation des phénomènes de la nature, il
faut chercher les vérités morales dans les sentiments de l'homme.
Cette recherche expérimentale, conduite méthodiquement, pro-
duirait deux nouvelles sciences : l'une que M. Bentham appelle
pathologie mentale, l'autre dynamique spirituelle.
La pathologie mentale consiste à étudier la sensibilité de
l'homme considéré comme être passif, c'est-à-dire comme soumis
à l'influence de divers objets qui lui font éprouver des impres-
sions de plaisir ou de peine. L'auteur a jeté les fondements de
cette science dans le catalogue des peines et des plaisirs, et dans
celui des circonstances qui influent sur la sensibilité.
La dynamique est la science des forces motrices : la dyna-
mique spirituelle serait donc la science des moyens d'agir sur
les facultés actives de l'homme. L'objet du législateur étant de
déterminer la conduite des citoyens, il doit connaître tous les
ressorts de la volonté; il doit étudier la force simple et com-
posée de tous les motifs ; il doit savoir les régler, les combiner,
les combattre, les exciter ou les ralentir à sou gré. Ce sont les
leviers, les puissances dont il se sert pour l'exécution de ses
desseins.
Ces deux sciences ont une correspondance marquée dans la
médecine. Il favit d'abord étudier l'être passif, l'état physique
de l'homme, et toutes les variations que cette machine animée
peut éprouver par l'influence des causes internes ou externes. Il
XVI DISCOURS PRELIMINAIRE.
faut ensuite connaître les principes actifs, les forces qui résident
dans Torganisation, pour ne pas les contrarier, pour ralentir
celles qui seraient nuisibles, pour exciter celles qui sont propres
à amener les changements favorables.
A considérer cet ouvrage dans son ensemble, il me paraît ren-
fermer un antidote nécessaire contre deux espèces de poisons
politiques ; l'un répandu par les sceptiques, l'autre par les dog-
matistes.
J'entends par sceptiques ceux qui pensent qu'il n'y a point en
législation de principes sûrs et universels, que tout est conjectu-
ral, que la tradition est le guide unique, qu'il faut laisser les lois
comme elles sont ; et qu'en un mot les écrivains politiques ne
sont que des romanciers dangereux, qui peuvent toujours détruire,
mais qui ne peuvent rien établir, parce qu'il n'y a point de base
de certitude morale.
Cette décourageante doctrine, si favorable à l'égoïsme et à la
paresse, ne se soutient que par des idées vagues et des termes
mal définis ; car, dès qu'on réduit l'objet des lois à une expres-
sion unique, — p7'éveriir un mal, il en résulte que la nature
humaine, étant la même partout, soumise aux mêmes maux,
dirigée par les mêmes motifs, il doit y avoir des principes géné-
raux qui seront la base d'une science. Ce qu'on a fait prouve
ce qu'on peut faire. L'empire du mal n'a-t-il pas été soumis
en partie, resserré, affaibli par les conquêtes successives de la
prudence et de l'expérience? N'a-t-on pas vu la législation
suivre à pas lents les progrès de la civilisation, se développer,
s'adoucir, reconnaître ses méprises, s'améliorer par le temps ?
Pourquoi les erreurs dans cette carrière prouveraient-elles plus
que dans les autres ?
Tous les arts, toutes les sciences, ont eu les mêmes gradations.
La véritable philosophie ne fait que de naître. Locke est le
premier qui l'ait appliquée à l'étude de l'homme, Beccaria à
quelques branches de législation, et AL Bentham à son système
entier. Dans l'état où la science paraît aujourd'hui, munie
d'instruments nouveaux, avec des définitions, des nomenclatures,
des classifications, des méthodes, il ne faut plus la comparer
avec ce qu'elle était dans son état de bégayement, de pauvreté,
d'incertitude ; lorsqu'elle n'avait pas même une division générale.
DISCOURS PRELIMINAIRE. XVll
lorsque ses différentes parties étaient confondues les unes dans
les autres, et que les délits, ces premiers éléments de la loi,
étaient entassés pêle-mêle sous les dénominations les plus
vagues.
Quant aux dogmatistes, ils forment des sectes nombreuses, et
par conséquent des sectes ennemies : mais ce sont tous en poli-
tique des espèces d^inspirés qui croient, qui commandent de
croire, et qui ne raisonnent pas. Ils ont des professions de foi,
des mots magiques, tels qu'égalité, liberté, obéissance passive,
droit divin, droits de l'homme, justice politique, loi naturelle,
contrat social. Ils ont des maximes illimitées, des moyens
universels de gouvernement, qu'ils appliquent sans égard au
passé et au présent, parce que du haut de leur génie ils consi-
dèrent l'espèce et non les individus, et que le bonheur d'une
génération ne doit pas être mis en balance avec un système su-
blime. Leur impatience d'agir est en proportion de leur impuis-
sance à douter, et leur intrépide vanité les dispose à mettre au-
tant de violence dans les mesures qu'il y a de despotisme dans
leurs opinions.
Rien de plus opposé à cet esprit dogmatique et tranchant que
le système de M. Bentham : c'est lui qui le premier a rangé les
sympathies et les antipathies parmi les faux principes de raison-
nement ; qui a enseigné le procédé d'une arithmétique morale,
où l'on fait entrer toutes les peines, tous les plaisirs, toutes les
circonstances qui influent sur la sensibilité ; qui ne veut admettre
aucune loi dont on n'assigne clairement la raison ; qui a l'éfuté
tous les sophismes par lesquels on veut sacrifier des intérêts pré-
sents et individuels à des intérêts éloignés et abstraits; qui, enfin,
ne laisse pas tomber un atome de mal sur le plus odieux des
malfaiteurs sans en justifier expressément la nécessité. Il est si
peu absolu, si persuadé qu'on ne peut jamais tout prévoir, qu'en
parlant des lois qu'il estime les meilleures, les plus incontes-
tablement utiles, il refuserait de les rendre immuables pour une
période fixe, et d'usurper sur les droits de l'avenir. Aussi ce
système, toujours modéré, toujours raisonné, a moins d'éclat,
moins d'énergie apparente, que ceux des écrivains dogmatiuqcs*.
Il ne flatte pas Pamour-propre oisif qui veut tout apprendre dans
* Plus fccif qui judicium af>sfulit quam qui mtruU. — Sen.
b
XVIU DISCOURS PRELIMINAIRE.
une formule, tout concentrer clans quelques traits saillants. II
est peu attrayant pour les passions actives qui n'aiment point
l'opération lente de la balance et du compas ; et il soulèvera con-
tre lui tous les infaillibles en démasquant leurs mots magistraux.
Que de choses dans une loi ! dit-il, en terminant son introduction ;
et certes, on ne l'aura pas compris, on n'aura pas saisi ses prin-
cipes, si on ne répète, après l'avoir lu. avec une persuasion in-
time : Que de choses dans une loi !
Ainsi, quelque grande que soit l'influence qu'on puisse atten-
dre de ces écrits, il n'est pas probable qu'ils jouissent d'un succès
de vogue. Ils enseignent une nouvelle science, mais ils en mon-
trent les difficultés. Ils donnent de la certitude aux opérations
du jugement, mais ils exigent une étude réfléchie. Il faudrait,
pour remplir leur objet, trouver des disciples ; et dans l'art de
la législation ou ne trouve malheureusement que des maîtres.
Heureux ceux que l'étude de cet ouvrage rendra plus circon-
spects, plus lents à se produire ! Leurs méditations longtemps
concentrées auront acquis de la substance et de la vigueur.
La facilité est le piège des hommes médiocres, et ne produit
jamais rien de grand. Ces météores, créations subites d'une
atmosphère enflammée, brillent un instant et s'éteignent sans
laisser de trace. Mais celui qui se défie de ses premières con-
ceptions, et qui ne s'évapore pas de bonne heure, donne à son
talent tout ce qu'il refuse aux jouissances pi'écoces de la vanité ;
et ce respect qu'il témoigne pour le jugement des hommes
éclairés est un garant sûr de celui qu'il méritera pour lui-même.
TABLE DES CHAPITRES.
PRINCIPES DE LEGISLATION.
Chapitre Page
I. Du principe de l'utilité 1
II. Principe lie l'ascctisrae l^
III. Principe arbitraii-e, ou principe de sympathie et d'antipathie ... <>
Sect. II. Des causes d'antipathie y
IV. Opération de ces principes en matière de législation 12
V. Eclaircissement ultérieur. Objections résolues touchant le
principe de l'utilité 1-1
VI. Des différentes espèces de plaisirs et de peines 18
Sect. I. Plaisirs simples 18
Sect. IL Peines simples 21
VIL Des peines et des plaisirs considérés comme sanctions 23
V^III. De l'estimation des plaisirs et des peines 26
IX. Des circonstances qui influent sur la sensibilité 28
Sect. IL Circonstances secondaires qui influent sur la
sensibilité 33
Sect. III. Application pratique de cette théorie 36
X. Analyse du bien et du mal politique. — Comment ils se répan-
dent dans la société -11
XI. Raisons pour ériger certains actes en délits 45
XII. Des limites qui séparent la morale et la législation 50
XIII. Exemples des fausses manières de raisonner en matière de
législation , 5.0
PRINCIPES DU CODE CIVIL.
PRExMIÈRE PARTIE.
OBJETS DE LA LOI CIVILE.
I. Des droits et des obligations 70 p
II. Ruts distincts de la loi civile 81
III. Rapports entre ces buts 83
IV. Des lois relativement à la subsistance 85
h 2
^
XX TABLE DES CHAPITRES.
Chapitre . P»gfc
V. Des lois relativement à l'abonrlance S6
VI. Propositions de pathologie sur lesquelles se fonde le bien de
l'égalité 87
VII. De la sûreté 92
VIII. De la propriété 94
IX. Réponse à une objection 96
X. Analyse des manx résultant des atteintes portées à la pro-
priété 9/
XI. Sûreté. Egalité. Leur opposition 101
XII. Sûreté. Egalité. Moyen de les concilier 103
XIII. Sacrifices de la sûreté à la sûreté 10-1
XIV. De quelques cas sujets à contestation lOG
Sect. I. De l'indigence 10/
Sect. II. Des frais de culte 112
Sect. III. De la culture des arts et des sciences 113
XV. Exemples de quelques atteintes à la sûreté llô
XVI. Des échanges forcés 122
XVII. Pouvoir des lois siu- l'attente 124
DEUXIEME PARTIE.
I. Des titres qui constituent la pro])riété 132
II. Autre moyen dacquérii-. — Consentement 1-10
III. Autre moyen d'acquérir. — Succession 1-17
IV. Des testaments 152
V. Droits sur services. — Moyens de les acquérir 155
VI. Intercommunauté de biens.— Ses inconvénients I(il
VII. Distribution de perte 1G3
TROISIEME PARTIE.
DROITS ET OBLIGATIONS A ATTACHER AUX DIVERS ÉT.\TS PRIVÉS.
^ I. Maître et serviteur Hiô
II. De l'esclavage 1Gb
III. Tuteur et |)ui)ille 173
IV. Pcre et enfant 17G
V. Du mariage 178
Sect. I. Entre quelles i)ersonues le mariage sera-t-il
])erniis? 178
Sect. II. Pour quel temps? — Examen du divorce 183
Sect. III. A quelles conditions? lSi<
Sect. IV. À quel âge? , VJl
Sect. V. A qui le choix? l.'/l
Sect. VI. Combien de contractants? 1!'2
Sect. VII. Avec quelles formaUtés ? 193
TABLE DES CHAPITRES. XXI
PRINCIPES DU CODE PENAL.
PREMIÈRE PARTIE.
DES DÉLITS.
Chapitre Page
1. Classification tles délits 197
II. Subilivisions des délits 198
III. De quelques autres divisions 201
IV. Du mal du second ordre 202
V^. Du mal du premier ordre 203
VI. De la mauvaise foi 205
VII, Position du délinquant : comment elle influe sur l'alarme... 206
VIII. De l'influence des motifs sur la grandeur de l'alarme 208
IX. Facilité ou difficulté d'emi)êcher les délits. — Cinqmème cir-
constance qui influe sur l'alarme 21 1
X. Clandestinité du délinquant plus ou moins facile. — Circon-
stance qui influe sur l'alarme 212
XI. Influence du caractère du délinquant sur l'alarme 212
XII. Des cas où. l'alarme est nulle 217
XIII. Des cas où le danger est plus grand (pie l'alarme 219
XIV. Moyens de justification 219
DEUXIÈME PARTIE.
REMÈDES POLITIQUES CONTRE LE MAL DES DÉLITS.
I. Sujet de ce livre 223
II. Des moyens directs pour prévenir les délits 224
III. Des délits chroniques 226
IV. Des remèdes suppressifs pour les délits chroniques 228
V. Observation sur la loi martiale 229
VI. Nature de la satisfaction 231.
VII. Raisons sur lesquelles se fonde l'obligation de satisfaire 231
VIII. Des diverses espèces de satisfaction 232
IX. De la quantité de satisfaction à accorder 233
X. De la certitude de la satisfaction 234
XI. De la satisfaction pécuniaire 235
XII. De la restitution en nature 236
XIII. De la satisfaction attestatoire 240
XIV. De la satisfaction honoraire 242
XV. Remèdes aux délits contre l'honneur 251
XVI. De la satisfaction vindicative 254
XV^II. De la satisfaction substitutive, ou à la ch.arge d'un tiers 256
XVIII. Satisfaction subsidiaire aux dépens du trésor public 2(il
XXll TABLE DES CHAPITRES.
TROISIÈME PARTIE.
Chapitre des peines. Page
I. Des peines indues 266
II. De la proportion entre les délits et les peines 268
III. De la prescription en fait de peines 270
IV. Des peines aben-antes ou déplacées 2/1
V. Du cautionnement 2/5
VI. Du choix des peines 277
VII. Division des peines 281
VIII. Justification de la variété des peines 283
IX. Examen de quelques peines usitées 285
X. Du pouvoir de pardonner 292
QUATRIÈME PARTIE.
DES MOYENS INDIRECTS DE PRÉVENIR LES DÉLITS.
I. Moyens d'ôter le pouvoir physique de nuire 297
IL Autre moyen indirect. Empêcher les hommes d'acquérir
les connaissances dont ils pourraient tirer un parti nuisible 300
III. Des moyens indirects de prévenir la volonté de commettre
les délits 305
IV. Détourner le cours des désirs dangereux, et diriger les incli-
nations vers les amusements plus conformes à l'intérêt
public 306
V. Faire en sorte qu'un désir donné se satisfasse sans préjudice,
ou avec le moindre préjudice possible 312
VI. Éviter de fournir des encouragements au crime 323
VII. xVugmenter la responsabilité des personnes à mesure qu'elles
sont plus exposées à la tentation de nuire 326
VIII. Diminuer la sensibiUté à l'égard de la tentation 32/
IX. Fortifier l'impression des peines sur l'imagination 328
X. Faciliter la connaissance du corps du délit 331
XI. Empêcher des délits, en donnant à plusieurs personnes un
intérêt à les prévenir 343
XII. Faciliter les moyens de reconnaître et retrouver les individus 344
XIII. Augmenter pour les délinquants la difliculté de l'évasiou ... 346
XIV. Diminuer l'incertitude des procédures et des peines 347
XV. Prohiber les délits accessoires pour prévenir le délit principal 350
XVI. Culture de la bienveillance 353
XVII. Emploi du mobile de l'honneur, soit de la sanction populaire 357
XVIII. Emjiloi du mobile de la religion 359
XIX. Usages qu'on peut tirer du pouvoir de l'instruction 366
XX. Usage à faire de la puissance de l'éducation 369
XXI. Précautions générales contre les abus d'autorité 371
XXII. Mesures à jirendrc contre les mauvais eftVts d'im délit déjà
commis.^ — ConclusiDu de l'ouvrage 3S7
ridNCIPES
LEGISLATION,
PRINCIPES
LEGISLATION.
CHAPITRE PREMIER.
DTJ PRINCIPE DE l' UTILITÉ.
Le bonheur public doit être l'objet du législateur : l'utilité générale
doit être le principe du raisonnement en législation. Connaître le
bien de la communauté dont les intérêts sont en question, voUà ce
qui constitue la science ; trouver les moyens de le réaliser, voUà ce
qui constitue l'art.
Ce principe de Vutilité, énoncé vag-uement, est peu contredit : il est
même envisagé comme une espèce de lieu commun en morale et en
politique. Mais cet assentiment presque universel n'est qu'apparent.
On n'attache pas à ce piincipe les mêmes idées ; on ne lui donne pas
la même valeur ; U n'en résulte pas une manière de raisonner con-
séquente et uniforme.
Pour lui donner toute l'efficacité qu'il devrait avoir, c'est-à-dire,
poui" en faire la base d'une raison commune, il y a trois conditions à
remplir,
La première est d'attacher à ce mot utilité des notions clah-es et
précises qui puissent être exactement les mêmes pom- tous ceux qui
l'emploient.
La seconde est d'étabhr Vunité, la souveraineté de ce piincipe, en
excluant rigoureusement ce qui n'est pas lui. Ce n'est rien que d'y
souscrire en général ; il faut n'admettre aucune exception.
La troisième est do trouver les procédés d'une arithmétique
morale, par laquelle on puisse arriver à des résultats imiformes.
Les causes de dissentiment peuvent se rapporter à deiuv faux
principes qui exercent une influence tantôt ouverte et tantôt cachée
.2 DU PRINCIPE DE L^UTILITÉ.
sur les jugements des hommes. Si on peut parvenir à les signaler et
à les exclure, le vrai principe restera seul dans sa pureté et dans sa
force.
Ces trois principes sont comme trois routes qui se croisent souvent,
et dont une seule mène au but. Il n'est point de voyagem- qui ne
se soit souvent détourné de l'une à l'autre, et n'ait perdu dans ces
écarts plus de la moitié de son temps et de ses forces. La bonne
route est pourtant la plus facile ; elle a des pierres milliaires qu'on
ne saurait transposer ; elle a des inscriptions inefiPaçables dans ime
langue universelle, tandis que les deux fausses routes n'ont que des
signaux contradictoires et des caractères énigmatiques : mais sans
abuser du langage de l'allégorie, cherchons à donner des idées claires
sur le vi'ai principe et sui* ses deux adversaires.
La natm-e a placé l'homme sous l'empire du plaisir et de la
douleur. Xous leur devons toutes nos idées ; nous leur rapportons
tous nos jugements, toutes les déterminations de notre vie. Celui
qui prétend se soustraire à cet assujétissement, ne sait ce qu'il dit :
il a pour unique objet de chercher le plaisir, d'éviter la douleur, dans
le moment même où il se refuse aux plus grands plaisirs, et où il
embrasse les plus vives douleurs. Ces sentiments étemels et irré-
sistibles doivent être la grande étude du moraliste et du législateur.
Le principe de V utilité subordonne tout à ces deux mobiles.
Utilité est un terme abstrait. Il exprime la propriété ou la
tendance d'une chose à préseiTer de quelque mal ou à procurer
quelque bien. Mal, c'est peine, douleur ou cause de doxileur. Bien,
c'est plaisir ou cause de plaisir. Ce qui est conforme à l'utilité ou à
l'intérêt d'im individu, c'est ce qui tend à augmenter la somme
totale de son bien-être. Ce qui est conforme à l'utilité ou à l'in-
térêt d'une communauté, c'est ce qui tend à augmenter la somme
totale du bien-être des individus qm la composent.
Un principe est une idée première dont on fait le commencement
ou la base de ses raisonnements. Sous une image sensible, c'est le
point fixe auquel on attache le premier anneau d'une chaîne. Il
faut que le principe soit évident ; il suffit de Véclaircir, de V expliquer
pour le faire reconnaître. Il est comme les axiomes de mathéma-
tiques : on ne les prouve pas directement, mais on montre qu'on ne
peut les rejeter sans tomber dans l'absurde.
La logique de Vutilité consiste à partir du calciil, ou de la com-
paraison des peines et des plaisirs dans toutes les opérations du
jugement, et à n'y faire entrer aucime autre idée.
Je suis partisan du principe de l'utilité, lorsque je mesure mon
approbation o\i ma désappprobation d'un acte privé ou public sur sa
tendance à produire des peines et des plaisirs ; lorsque j'emploie les
PRINCIPE DE l' ASCETISME. 3
termes juste, injuste, moral, immorcd, bon, mauvais, comme des termes
collectifs qui renfennent des idées de certaines peines et de certains
plaisirs, sans lem- donner aucun autre sens: bien entendu que je
prends ces mots, peine et plaisir, dans leur signification vulgaire,
sans inventer des définitions arbitraires pour donner l'exclusion à
certains plaisirs ou pour nier l'existence de certaines peines. Point
de subtilité, point de métaphysique; il ne faut consulter ni Platon
ni Aristote. Peine et plaisir, c'est ce que chacun sent comme tel,
le paysan ainsi que le prince, l'ignorant ainsi que le philosophe.
Pour le partisan du priiicipe de Viitilitê, la vertu n'est un bien
qu'à cause des plaisirs qui en dérivent : le vice n'est un mal qu'à
cause des peines qui en sont la suite. Le bien moral n'est bien que
par sa tendance à produire des biens physiques : le mal moral n'est
mal que par sa tendance à produire des maux physiques; mais
quand je dis physiques, j'entends les peines et les plaisii's de l'âme,
aussi bien que les peines et les plaisii's des sens. J'ai en vue
l'homme tel qu'il est dans sa constitution actuelle.
Si le partisan du principe de V utilité trouvait, dans le catalogue
banal des vertus, une action dont il résultât plus de peines que de
plaisirs, il ne balancerait pas à regarder cette prétendue vertu comme
un vice ; il ne s'en laisserait point imposer par l'erreur générale ; il
ne croirait pas légèrement qu'on soit fondé à employer de fausses
vertus pour le maintien des véritables.
S'il trouvait aussi dans le catalogue banal des délits quelque
action indifférente, quelque plaisii- innocent, il ne balancerait pas à
transporter ce prétendu délit dans la classe des actes légitimes ; il
accorderait sa pitié aux prétendus criminels, et il réservei'ait son
indignation pour les prétendus vertueux qui les persécutent.
CHAPITRE II.
PBmciPE DE l'ascétisme*.
Ce principe est précisément le rival, l'antagoniste de celui que
nous venons d'exposer. Ceux qui le suivent ont horrem- des plai-
sii's. Tout ce qui flatte les sens leur parait odieux ou criminel.
Ils fondent la morale sur les pi-ivations, et la vertu sur le renonce-
ment à soi-même. En un mot, à l'inverse des partisans de V utilité,
ils approuvent tout ce qui tend à diminuer les jouissances, ils blâment
tout ce qui tend à les augmenter.
* Ascétisme signifie, par son étymologie, exercice : c'était un mot appliqué aux
moines, pour désigner leurs menues pratiques de dévotion et de pénitence.
4 PRINCIPE DE l'ascétisme.
Ce principe a été plus ou moins axàvi par deux classes d'hommes,
qui d'ailleurs ne se ressemblent guère, et qui même affectent de se
mépriser réciproquement. Les uns sont des philosophes, les autres
des dévots. Les philosophes ascétiques, animés par l'espérance des
applaudissements, se sont flattés de jîaraitre au-dessus de l'humanité
en dédaignant les plaisirs vulgaires. Ils veulent être payés en
réputation et en gloire de tous les sacrifices qu'ils paraissent faire à
la sévérité de leiu'S maximes. Les dévots ascétiques sont des in-
sensés, tourmentés de vaines ten'eurs. L'homme n'est à leurs yeux
qu'un être dégénéré qui doit se punir sans cesse du crime de sa
naissance, et ne distraire jamais sa pensée de ce gouffre étemel de
misères ouvert sous ses pas. Cependant les martyrs de ces opinions
folles ont aussi un fonds d'espérances. Indépendamment des plaisirs
mondains attachés à la réputation de sainteté, ces pieux atrabilaires
se flattent bien que chaque instant de peine volontaire ici-bas leur
vaudra un siècle de bonheur dans xme autre vie. Ainsi le principe
ascétique repose sur quelque idée fausse d'utilité. Il n'acquiert de
l'ascendant qu'à la favem- d'une méprise*.
Les dévots ont poussé l'ascétisme plus loin que les philosophes.
Le parti philosophique s'est borné à censui'er les i^laisii-s : les sectes
religieuses ont fait un devoir de s'infliger des peines. Les stoïciens
ont dit que la douleur n'était point im mal : les jansénistes ont
avancé qu'elle était un bien. Le parti philosophique n'a jamais
réprouvé les plaisii's en masse, mais seulement ceux qu'il appelait
grossiers et sensuels, tandis qu'il exaltait ceux du sentiment et de
l'esprit : c'était plutôt préférence pour les uns, qu'exclusion totale
des autres. Toujours dédaigné ou avili sous son nom propre, le
plaisii' était reçu et applaudi sous ceux àlionnêtdé, de yloire, de
réputation, à^ estime de soi-même, et de bienséance.
Pour n'être pas accusé d'outrer l'absurdité des ascétiques, je
chercherai l'origine la moins déraisonnable qu'on puisse assigner à
leur système. On a reconnu de bonne heiu-e que l'attrait des plaisirs
pouvait être séducteur dans certaines circonstances, c'est-à-dire,
porter à des actes pernicieux, à des actes dont le bien n'était pas
équivalent au mal. Défendre ces plaisirs en considération de ces
mauvais effets, c'est l'objet de la saine morale et des bonnes lois ;
* Cette méprise consiste à représenter Dieu en paroles, comme im être d'une
bienveillance infinie, tandis que, dans ses défenses et ses menaces, ils supposent
tout ce qu'on peut attendre d'un être implacable qui ne se sert de sa toute-puis-
sance que pour satisfaire sa malTeiUance.
On peut demander aux théologiens ascétiques à quoi la vie serait bonne, si ce
n'était pour les plaisirs qu'elle nous procure, et quels gages nous pourrions avoir
de la bonté de Dieu dans une autre vie, s'il nous avait défendu les plaisirs dans
celle-ci.
PRINCIPE DE l'ascÉtiSME. 5
mais les ascétiques ont fait une méprise, ils se sont attaqués au
plaisii- lui-même, Lis l'ont condamné en général, ils en ont fait
l'objet d'une prohibition universelle, le signe d'une natiu-e réprouvée,
et ce n'est que par égard pour la faiblesse humaine qu'ils ont eu
l'indulgence d'accorder des exemptions particulières*.
* Il n'est pas besoin de citer des exemples d'ascétisme religieux ; mais pour
faire mieux comprendre ce qu'on entend par ascétisme j^hi/os&pkique, je tran-
scrirai quelques passages de Pline le naturaliste et de Sénèque. — Pline, qui
n'aurait dû chercher dans l'étude de la nature que des moyens d'étendre les
jouissances des hommes, semble penser au contraire que tout usage agréable de
ses productions est un abus et même un crime. En parlant des parfums, il
déclame contre l'emploi qu'on en fait ; c'est un plaisir horrible, mi goût mons-
trueux. Il raconte qu'im Plotius, proscrit par les triumvii-s, fut décelé dans sa
retraite par l'odeiu' de ses parfums, et il ajoute ces mots extravagants : " Une
telle infamie absout la proscription entière : de tels hommes ne méritaient-ils pas
de périr?" {Qito dedecore tota ahsoluta jyroscrijitio. Qia's enim non meriib
jïidicef periisse taies 1 1. xiii. c. '6.)
Voici une autre pensée digne de lui : Pessimiim vitœ scehis fecit qui aurum
primus induit digitis, 1. xxxiii. cl. " Celui qui a mis le premier une bague
d'or à son doigt a commis le plus affreux de tous les crimes."
Il s'irrite ailleurs de ce que les Egyptiens ont inventé l'art de composer des
Hquem's fortes avec un extrait de gi-ains. " Étrange raffinement du vice ! on a
trouvé le secret d'enivrer même avec l'eau." Heu ! mira vitioruni solertia ! in-
ventnm est quemad/nodum aqiia quoque inebriaret.
Sénèque n'est pas toujours ascétique, mais il l'est souvent. Il est rempli de
pensées puériles et fausses. Qui croirait que sous le règne de Néron il lui restait
le loisir de s'indigner contre l'invention récente de conserver la glace et la neige
jusqu'au milieu de l'été. Voyez dans ses Questions naturelles, livre ir. c. 13,
quelle pi'ofusion d'éloquence amère sur la perversité de boire à la glace dans les
ardeurs de la canicule. " L'eau que la nature donnait gratuitement à tout le
monde est devenue un objet de luxe, elle a un prix qui varie comme celui du
blé ; il y a des entreprenem-s qui la vendent en gros comme les autres denrées !
O honte ! ô pudeiu* !— Non, ce n'est pas une soif, c'est une fièvre, une fièvi-e qui
n'est pas dans le sang, mais dans nos désirs. — Le luxe a déti'uit tout ce qu'il y
avait de tendre dans nos cœurs, et les a rendus plus durs que la glace même."
Diderot avait saisi cette liaison entre l'ascétisme religieux et l'ascétisme philo-
sophique : " D'où vient, dit-il, l'intolérance des stoïciens? de la même som-ce que
celle des dévots outrés. Ils ont de l'humeur, parce qu'ils luttent contre la
nature, qu'ils se privent et qu'ils souffrent. S'ils vovûaient s'interroger de bonne
foi siu' la haine qu'ils portent à ceux qui professent une morale moins austère,
ils s'avoueraient qu'elle naît de la jalousie secrète d'un bonheur qu'ils envient, et
qu'ils se sont interdit sans croire aux récompenses qid les dédommageraient de
leur sacrifice." — Vie de Sénèque, p. 443.
" Le stoïcien était valétudinaire toute sa vie. Sa philosophie était trop forte.
C'était une espèce de profession religieuse qu'on n'embrassait que par enthou-
siasme, mi état d'apatliie auquel on tendait de toutes ses forces, et sous le novi-
ciat duquel on mourait sans être profès. Sénèque se désespère de rester homme."
— /«. p. 414.
6 PRINCIPE DE SYMPATHIE
CHAPITRE III.
PKINCIPE ARBITRAIRE OU PRINCIPE DE SYMPATHIE ET d'a\TIPATHIE.
Ce principe consiste à approuver ou à blâmer par sentiment, sans
admettre aucune autre raison de ce jugement que le jugement même.
J\dme, je hais, voilà le pivot sur lequel porte ce principe. Une
action est jugée bonne ou mauvaise, non parce qu'elle est conforme
ou contraire à l'intérêt de ceux dont il s'agit, mais parce qu'elle plaît
ou déplaît à celui qui juge. Il prononce souverainement : il n'admet
aucun appel : il ne se croit pas obligé de justifier son sentiment par
quelque considération relative au bien de la société. " C'est ma per-
suasion intérieure ; c'est ma con\iction intime ; je sens : le sentiment
ne consulte personne : malheur à qui ne pense pas ainsi ; ce n'est
pas un homme, c'est un monstre à figure humaine." Tel est le ton
despotique de ses sentences.
Mais, dira-t-on, y a-t-il des hommes assez déraisormables pour
dicter leui's sentiments particuliers comme des lois, et s'arroger le
privilège de l'infaillibilité ? Ce que vous appelez principe de sym-
pathie et cV antipathie n'est point im principe de raisonnement ; c'est
plutôt la négation, l'anéantissement de tout principe. 11 en résulte
une véritable anarchie d'idées, puisque chaque homme ayant le même
di'oit qu'im autre de donner son sentiment pour règle des sentiments
de tous, il n'y axu-ait plus de mesure commune, plus de tribunal
universel auquel on pût en appeler.
Sans doute, l'absurdité de ce priacipe est manifeste. Aussi un
homme ne s'a\ise pas de dii'e ouvertement : Je veux que vous pensiez
comme moi, sans me donner la peine de raisonner avec vous. Chacun
se révolterait contre ime prétention si folle ; mais on a recours à
diverses inventions pour la déguiser: on voUe ce despotisme sous
quelque phrase ingénieuse. La plupart des systèmes de philosophie
morale en sont la prouve.
Un homme a'ous dit qu'il a en lui quelque chose (pii lui a été donné
pour lui enseigner ce qui est bien et ce qui est mal ; et cela s'appeUe
ou conscience, ou sens moral : ensuite, travaillant à son aise, il décide
que telle chose est bien, telle autre est mal ; — pourquoi ? parce que
le sens moral me le dit ainsi, parce que ma conscience l'approuve ou
la désapprouve.
Un autre ^ icnt et change la phrase : ce n'est plus le sens moral,
c'est le sem commun qui lui apprend oc qui est bien et ce qui est mal :
ce sens commun est un sens, dit-il. qui appartient à tout le genre
humain : bien entendu qu'il ne fait entrer en ligne de compte aucim
de ceux qui ne sentent pas comme lui.
ET D ANTIPATHIE. 7
Un autre vous dit que ce sens moral et ce sens commun sont des
rêveries, mais que l'entendement détermine ce qui est bien et ce qui
est mal. Son entendement lui dicte telle et telle chose : tous les
hommes bons et sages ont im entendement fait comme le sien. Quant
à ceux qui ne pensent pas de la même manière, tant pis pour eux :
c'est une preuve que leur entendement est défectueux ou corrompu.
Un autre vous dit qu'il y a ime règle éternelle et immuable de droit ;
que cette règle ordonne de telle et de telle façon : après cela, il vous
débite ses sentiments particuliers, que vous êtes obligé de recevoir
comme autant de branches de la règle éternelle de di'oit.
Vous entendrez une multitude de professeurs, de jui-istes, de ma-
gistrats, de pliilosophes, qui feront retentii* à vos oreilles la loi de la
nature : ils se disputent tous, il est vrai, sur chaque point de leur
système ; mais n'importe ; chacun d'eux procède avec la même in-
trépidité de confiance, et vous débite ses opinions comme autant de
chapitres de la loi de la nature. La phrase est quelquefois modifiée :
on dit : le droit naturel, V équité naturelle, les droits de VJiomme, etc.
Un philosophe s'est a\-isé de bâtir un système moral sur ce qu'il
appelle la vérité : selon lui, il n'y a point d'autre mal au monde que
de dire im mensonge. Si vous tuez votre père, vous commettez un
crime, parce que c'est une façon particulière de dii'e que ce n'était
pas votre père. Tout ce que ce philosophe n'aime pas, il le dés-
approuve, sous prétexte que c'est une espèce de mensonge. C'est
comme si on disait qu'on doit faire ce qui ne doit pas être fait.
Les plus ingénus de ces despotes, ce sont ceux qui disent ouverte-
ment : "Je suis du nombre des élus; et Dieu prend soin d'informer
ses élus de tout ce qui est mal ou bien. C'est lui-même qui se
révèle à moi et qui parle par ma bouche. Ainsi vous tous qui êtes
dans le doute, venez à moi ; je vous rendrai les oracles de Dieu
même."
Tous ces systèmes et beaucoup d'autres ne sont au fond que le
principe arbitraire, le principe de sympathie et d'antipathie, masqué
sous différentes formes de langage. On veut faire triompher ses
sentiments sans les comparer à ceux des autres : ces prétendus prin-
cipes sei-vent de prétexte et d'aliment au despotisme, du moins à ce
despotisme en disposition, qui n'a que troj) de pente à se développer
en pratique quand il le peut impxmément. Ce qui en résulte, c'est
qu'avec les intentions les plus pures, im homme se tourmente lui-
même, et dexàent le fléau de ses semblables. S'il est d'un caractère
mélancohque, 0. tombe dans un chagrin taciturne, et déplore amère-
ment la foHe et la dépravation des hommes. S'U est d'un naturel
irascible, il déclame avec furie contre tous ceux qui ne pensent pas
comme lui. C'est un de ces ardents persécuteurs qui font le mal
8 PlvIXCIPE DE SYMPATHIE
saintemeut, qui soufflent les feux du fanatisme avec la malfaisante
activité que donne la i^ersuasion du devoir, et qui flétrissent du re-
proche de perversité ou de mauvaise foi ceux qui n'adoptent pas
aveuglément des opinions consacrées.
Cependant il est essentiel d'observer que le principe de sympathie
et d'antipatJiie doit coïncider souvent avec le principe dhitilité.
Prendi'e en aiïeetion ce qui nous sert, en aversion ce qui nous nuit,
est une disposition du cœur humain qui est universelle. Aussi d'un
bout du monde à l'autre, on trouve des sentiments communs d'appro-
bation ou d'improbation poiu' des actes bienfaisants ou nuisibles. La
morale et la jurisprudence, conduites par cette espèce d'iustinct, ont
le plus souvent atteint le grand but de l'utilité, sans en avoù' une
idée bien nette. Mais ces sympathies, ces antipathies ne sont point
des guides sûrs et invariables. Qu'un homme rapporte ses biens ou
ses maux à une cause imagiaaire, le voilà sujet à des aifections et
des haines sans fondement. La superstition, la charlatanerie, l'esprit
de secte et de parti reposent presque entièrement sui* des sympathies
et des antipathies aveugles.
Les incidents les plus frivoles, ime différence dans les modes, une
légère diversité dans les opinions, une variété dans les goûts, suffisent
pour présenter im homme aux yeux d'un autre sous l'aspect d'un
ennemi. L'histoii'e, qu'est-eUe ? sinon le recueil des animosités les
plus absurdes, des persécutions les plus inutiles. Un piince conçoit
une antipatliie contre des hommes qui prononcent certaines paroles
indifi'érentes ; il les appelle ariens, protestants, socLniens, déistes.
On dresse poiu' eux des échafauds. Les ministres des autels pré-
parent des bûchers : le jour où ces hérétiques périssent au milieu des
flammes est une fête nationale. N'a-t-on pas vu en llussie une
guerre ci\-ile, après ime longue controverse sur le nombre des doigts
dont il fallait se ser\ii" en faisant le signe de la croix ? X'a-t-on
pas vu les citoyens de Kome et de Constantinople se diviser en fac-
tions implacables poiu- des histrions, des cochers, des gladiatexrrs ?
et pour donner de l'importance à ces honteuses querelles, ne pré-
tendfiit-on pas que les succès des verts ou des bleus présageaient
l'abondance ou la disette, les ■victoires ou les revers de l'empii-e ?
L'antipathie peut se trouver imie avec le principe de l'utilité, mais
clic n'est pas même alors une bonne base d'action. Que par rcssen-
timi;nt on poursuive \m voleur devant les tribunaux, l'action est
certainement bonne, le motif est dangereux. S'il produit quelquefois
des actes utiles, il en produit plus souvent de fimestes. La seule
base d'agii- toujours bonne et sûre, c'est la considération de l'utnité.
( )n peut faire souvent le bien par d'autres motifs, on ne peut le faire
constamment qu'en s'attachant à ce principe. L'antipathie et la
ET D ANTIPATHIE. U
sympathie doivent se soumettre à liii pour ne pas devenir malfai-
santes : mais il est à lui-même son propre régulateur ; il n'en admet
point d'autre, et il est impossible de lui donner trop d'étendue.
Résumons. Le principe de Vascétisme heiu'te de fi'ont celui de
V utilité. Le pri^icipe de sympathie ne le rejette ni ne l'admet, il
n'en tient aucun compte, il flotte au hasard entre le bien et le mal.
— L'ascétisme est tellement déraisonnable, que ses plus insensés-
sectateurs ne se sont jamais avisés de le suivre jusqu'au bout. Le
principe de sym^îathie et d'antipathie n'empêche pas ses partisans de
recomii- à celui de l'utilité. Ce dernier seul ne demande et ne souffre
aucune exception. Qui non sub me, contra me : voilà sa devise.
Selon ce principe, la législation est xme afiaire d'observation et de
calcul : selon les ascétiques, c'est luie afiaire de fanatisme : selon le
principe de sympathie et d'antipathie, c'est une affaire d'humeiu-,
d'imagination et de goût. Le premier doit plaii'e aux philosophes ;
le second aux moiues ; le troisième au peuple, aux beaux-esprits, au
vulgaire des moralistes et aux gens du monde.
SECTION II.
DES CAVS£S d'antipathie.
Ce piincipe exerce un si grand ascendant en morale et en législa-
tion, qu'il est important de remonter aux causes secrètes qui lui
donnent naissance,
Premijère CArsE, Répugnance des sens. Eien n'est plus commun
que la transition d'une antipathie physique à une antipathie morale,
surtout dans les esprits faibles. Une foule d'innocents animaux
souffrent ime persécution continuelle, parce qu'ils ont le malheur de
nous paraître laids. Tout ce qui est inusité peut exciter en nous un
sentiment de dégoût et de haiae. Ce qu'on appelle un monstre n'est
qu'un être qui n'est pas conformé comme tous ceux de sou espèce.
Des hermaphrodites, qui ne savent à quel sexe ils appartiennent,
sont regardés avec une sorte d'horreur, imiquement parce qu'ils sont
rares,
Secoxde cause. Orgtteil blessé. Celui qui n'adopte pas mon opi-
nion déclare indii'ectement que sur ce point il fait peu de cas de mes
lumières. Une pareille déclaration offense mon amoui*-propre, et me
montre un adversake dans un homme qui non-seulement me témoigne
ce degré de mépris, mais encore qui propagera ce mépris à proportion
de ce qu'il fera triomjAer son opinion siu' la mienne.
Tnoisij-niE CAUSE, Puissance repoussée. Quand notre vanité ne
souffrirait pas, nous sentons par la différence des goûts, par la ré-
sistance des opinions, par le choc des intérêts, que notre puissance
10 PRINCIPE DE SYMPATHIE
est limitée ; qu'en plusieurs occasions nous sommes réduits à céder ;
que notre domination, que nous aimerions à étendre partout, est au
contraire bornée de toutes parts. Ce qui nous ramène à sentir notre
faiblesse est une peine secrète, un germe de mécontentement contre
les autres.
Quatrième cause. Confiance dans les procédés futurs des hommes,
affaiblie ou détruite. î^ous aimons à croire que nos semblables sont
tels qu'n nous conviendrait pour notre bonheur: tout acte de leur
part qui tend à diminuer notre confiance en eux ne peut que nous
donner un déplaisu- secret. Un exemple de fausseté nous fait voir
que nous ne pouvons pas compter sur ce qu'ils nous disent ou nous
promettent : un exemple d'absurdité nous inspire un doute général
sui" leiu- raison, et par conséquent sur leur conduite. Un exemple de
caprice et de légèreté nous fait conclm'c que nous ne devons pas nous
reposer sui' leurs affections.
Cinquième cause. Désir de l'unanimité trompé. L'unanimité
nous plaît. Cette harmonie entre les sentiments d' autrui et les
nôtres est le seul gage que nous puissions avoir hors de nous de la
vérité de nos opinions et de l'utilité des procédés qui en sont la suite.
D'ailleurs, nous aimons à nous entretenir sur les objets de nos
goûts : c'est une source de souvenirs ou d'espérances agréables. La
conversation des personnes qui ont avec nous cette conformité de
goûts augmente ce fonds de plaisirs, en fixant notre attention sur
ces objets, et en nous les présentant sous de nouvelles faces.
Sixième cause. Uenvie. Celui qui jouit sans nuire à personne
ne devrait pas, ce semble, avoir d'ennemis : mais on (Urait que sa
jouissance ajDpauvi-it ceux qui ne la partagent pas.
C'est une observation commime que l'envie est plus forte contre
des avantages récents que contre ceux dont la possession est ancienne.
Aussi le mot parvenu a toujours une acception injmieuse. Il suffit
qu'il exprime un succès nouveau : l'envie ajoute comme idées acces-
soires des souvenirs humiliants et un mépris simidé.
L'envie conduit à l'ascétisme ; tous les hommes ne peuvent pas
avoir des jouissances égales, wi la (hftércnee des âges, des circon-
stances et des richesses ; mais la sévérité des privations pourrait les
'mettre tous au même niveau. L'envie nous fait donc pencher vers
les spéculations rigides en morale, comme im moyen de réduire le
taux des plaisirs : on a dit avec raison (ju'un homme qui serait né
avec im organe de plaisir de plus que les autres aurait été poursuivi
comme un monsti'c.
Telle est l'origine des antipathies : tel est le faisceau de sentiments
divers dont elles se composent. Poiir en modérer la violence, il faut
se rappeler qu'il ne peut point exister de conformité parfaite entre
ET d'antipathie. 11
deux indi'^idus ; que si on se livre à ce sentiment insociable, il ira
toujours en croissant, et rétrécira de plus en plus le cercle de notre
bienveillance et de nos plaisirs ; qu'en général nos antipathies
réagissent contre nous, et qu'il est en notre pouvoir' de les afFaiblii-,
de les éteindi'e même en éloignant de notre esprit la pensée des
objets qui les excitent. Heureusement les causes de sympathie
sont constantes et natui'elles ; les causes d'antipathie sont acciden-
telles et passagères.
On peut ranger les écrivains moraux en deux classes : les uns qui
travaillent à extirper les plantes vénéneuses de l'antipathie, les
autres qui cherchent à les propager. Les premiers sont sujets à
être calomniés, les seconds se font respecter, parce qu'ils servent
sous un voile sj^écieux la vengeance et l'envie. Les Livres les plus
promptement célèbres sont ceux qui ont été faits sous la dictée du
démon de l'antipathie, libelles, ouvrages de parti, mémoii-es satiriques,
etc. Le Télémaque ne dut ses succès éclatants ni à sa morale ni au
charme du style, mais à l'opinion générale qu'il contenait la satire
de Louis XIV et de sa cour. Lorsque Hume, dans son histoire,
voulut calmer l'esprit de parti et traiter les passions comme un
chimiste qui analyse les poisons, 0. souleva contre lui le peuple des
lecteui's : les hommes ne voulaient pas qu'on leur prouvât qu'ils
étaient plus ignorants que méchants, et que les siècles passés, tou-
joui-s vantés pour déprécier le présent, avaient été plus féconds en
malheurs et en crimes.
Heureux poui' lui-même, heureux l'écrivain qui se li%Te aux deux
faux principes : à lui appartient le champ de l'éloquence, l'emploi des
figures, la véhémence du style, les expressions exagérées, et toute la
nomenclatm'e \Tilgaire des passions. Toutes ses opinions sont des
dogmes, des vérités éternelles, immuables, inébranlables comme Dieu
et comme la nature. Il exerce en écrivant le pouvoir d'un despote,
et proscrit ceux qui ne pensent pas comme lui.
Le partisan du principe de l'utilité n'est pas, à beaucoup près, dans
une position si favorable à Téloquenee. Ses moyens diffèrent comme
son objet. Il ne peut ni dogmatiser, ni éblouii-, ni siu-prendre : il
s'oblige à définir tous les termes, à employer le même mot dans le
même sens. Il est longtemps à s'établir, à s'assiu'er de ses bases, à pré-
parer ses instniments, et 0. a tout à craindi-c de l'impatience qui se lasse
de ses préKminaires, et veut d'abord arriver aux grands résultats.
Cependant cette marche lente et précautionnée est la seule qui mène
au but ; et s'il est donné à l'éloquence de répandre les vérités dans
la multitude, c'est à l'analyse seule qu'il est réservé de les découvrir.
Non fumum rx fxigore sed ex fnmo darc litcem
Coffitaf.
12 INFLUENCE DE CES PRINCIPES
CHAPITRE IV.
OPÉRATION DE CES PBINCIPES EN ilATIEEE DE LÉGISLATION.
Le principe de l'utilité n'a jamais été ni bien développé ni bien
suivi par aucun législateur : mais, comme nous l'avons déjà dit, il a
pénétré dans les lois, par son alliance occasionnelle avec le piincipe
de sympathie et d'antipatliie. Les idées générales de vice et de
vertu, fondées sur des sentiments confus de bien et de mal, ont été
assez uniformes pour l'essentiel. Les législateurs, en consultant ces
idées populaires, ont fait les premières lois, sans lesquelles les so-
ciétés n'auraient pas pu subsister.
Le principe de l'ascétisme, quoique embrassé avec ehaleui" par ses
partisans dans leiu' conduite privée, n'a jamais eu beaucoup d'in-
fluence dii'ecte sur les opérations du gouvernement. Chaque gouverne-
ment au contraire a eu pour système et pour objet de travailler à
acquérir de la force et de la prospérité. Le mal qu'ont fait les
princes, ils l'ont fait par de fausses vues de grandeur et de puis-
sance, ou par des passions particulières dont les malheiu's publics
étaient le résultat, mais non pas le but. Le régime de Sparte,
qu'on a si bien appelé im couvent guerrier, était relatif aux cir-
constances de cette cité, nécessaii'e pour sa consei-vation, ou du moias
jugé tel par son législateur, et confoime sous cet aspect au principe
de l'utilité. Les états chrétiens ont permis l'établissement des
ordi'es monastiques, mais les vœux étaient censés volontaires. Se
tourmenter soi-même était ime œu^i-e méritoii'e ; tourmenter un
autre individu contre son gré était im crime. Saint Louis portait le
cilice et n'obligea pas ses sujets à le porter.
Le piincipe qui a exercé la plus grande influence sxu' le gouverne-
ment, c'est celui de sym^Dathie et d'antipatliie. En efibt, il faut
rapporter à ce piàncipe tout ce qu'on poursuit sous les noms les plus
spécieux, sans avoir le bonheui' poui' objet imique et indépendant,
bonnes mœui's, égalité, liberté, justice, puissance, commerce, religion
même : objets respectables, objets qui doivent entrer dans les vues
du législateui', mais qui l' égarent trop souvent, parce qu'il les con-
sidère comme but, et non pas comme moyen. Il les substitue au
lieu de les subordonner à la recherche du bonheur.
Ainsi dans l'économie politique im gouvernement tout occupé de
commerce et do richesse ne voit plus la société que comme im atelier,
n'envisage i)lus les hommes que comme des machines productives, et
s'embarrasse peu de les toiu-menter, pourvu qu'U les enrichisse. Les
douanes, les changes, les fonds publics absorbent toutes ses pensées.
Il reste indifférent sur une foule de maux qu'il pourrait guérir. Tout
SUR LES LOIS. 13
ce qu'il veut, c'est qu'on produise beaucoup d'instruments de jouis-
sance, tandis qu'il met sans cesse de nouveaux obstacles aux moyens
de jouir.
D'autres ne savent chercher le bonheur public que dans la puis-
sance et la gloii-e. Pleins de dédain pour ces états qui ne savent
qu'être hem-eux dans une paisible obscurité, il leur faut à eux des
intrigues, des négociations, des guerres, des conquêtes. Ils ne con-
sidèrent pas de quelles infortunes cette gloire se compose, et combien
de victimes préparent ses sanglants triomphes. L'éclat de la victoire,
l'acquisition de quelque province leur cachent la désolation de leur
pays, et leur font méconnaître le vrai but du gouvernement.
Plusieiu's ne considèrent point si im état est bien administré, si
les lois protègent les biens et les personnes, si le peuple enfin est
heureux. Ce qu'ils veulent par-dessus tout, c'est la liberté politique,
c'est-à-dire, la distribution la plus égale qu'on puisse imaginer du
pouvoir politique. Partout où ils ne voient j^as la forme de gouverne-
ment à laquelle ils sont attachés, ils ne voient que des esclaves ; et si
ces prétendus esclaves se trouvent bien de leur état, s'Us ne désirent
pas de le changer, ils les méprisent et les insultent. Ils seraient
toujoui's prêts, dans leiu- fanatisme, à jouer tout le bonheur d'une
nation dans une guerre civile, pour transporter les pouvoirs dans les
mains de ceux qui, par l'ignorance invincible de leur état, ne sau-
raient jamais s'en servir que poiu' se détruii-e eux-mêmes.
Yoilà quelques exemples des fantaisies qu'on substitue dans la
politique à la véritable recherche du bonheiu". Ce n'est jDas par
opposition au bonheur même, mais par inadvertance et par méprise.
On ne saisit qu'une petite portion du plan de l'utilité ; on s'attache
exclusivement à cette partie ; on travaille contre le bonhem", en pour-
suivant quelque branche particulière de bien public ; on ne songe pas
que tous ces objets n'ont qu'une valeur relative, et que le bonheur
seul possède une valeur' intrinsèque.
14 EEPONSE AUX OBJECTIONS.
CHAPITRE V.
ÉCLAIRCISSEMENT ULTÊRIErB.
Objections résolues touchant le principe de l'utilité.
On peut élever de petits scrupules, de petites difficultés verbales
contre le principe de l'utilité, mais on ne peut lui opposer aucune
objection réelle et distincte. En effet, comment poiu'rait-on le com-
battre, sinon par des raisons tirées de ce principe même ? Dire qu'il
est dangereux, c'est dire qu'il peut être contraire à l'utilité de con-
sulter l'utilité.
L'embarras, siu- cette question, tient à une espèce de perversité
dans le langage. On a coutume de représenter la vei^tu en opposi-
tion à V utilité. La vertu, dit-on, est le saeiifice de nos intérêts à
nos devoii's. — Pour exprimer des idées claires, il faudrait dii'e qu'il
y a des intérêts de différents ordres, et que divers intérêts, dans
certaines circonstances, sont incompatibles. La vertu est le sacri-
fice d'un intérêt moindre à un intérêt majeiu", d'un intérêt momen-
tané à im intérêt durable, d'un intérêt douteux à un intérêt certain.
Toute idée de vertu qui ne dérive pas de cette notion est aussi
obscui-e que le motif en est précaire.
Ceux qui, par accommodement, veulent distinguer la politique et
la morale, assigner poiu* piincipe à la première l'utilité, à la seconde
la justice, n'annoncent que des idées confuses. Toute la différence
qu'il y a entre la politique et la morale, c'est que l'ime dirige les
opérations des gouvernements, l'autre diiige les procédés des indi-
vidus ; mais leiu" objet commun, c'est le bonheur. Ce qui est poli-
tiquement bon ne saui-ait être moralement mauviùs, à moins que les
règles d'arithmétique, qui sont vi'aies pour les grands nombres, ne
soient fausses poui' les petits.
On peut faii'e du mal en croyant suivre le principe de l'utilité.
Un esprit faible et borné se trompe en ne prenant en considération
qu'une petite partie des biens et des maux. Un homme passionné
se trompe en mettant ime importance extrême à un bien qui lui
dérobe la vue de tous les inconvénients. Ce qui constitue le méchant,
c'est l'habitude de plaisirs nuisibles aux autres ; et cela même sup-
pose l'absence de plusieiu's espèces do plaisirs. Mais on ne doit pas
rejeter sur le ^^'i'^'^'P^ les fautes qui lui sont contraires, et que lui
seul peut servir à rectifier. Si un homme calcule mal, ce n'est pas
l'arithmétique qm est en défaut, c'est lui-même. Si les reproches
qu'on fait à Machiavel sont fondés, ses eri'eurs ne ^•iennent pas d'avoir
consulté le principe de V utilité, mais d'en avoir fait des applications
fausses. L'auteur de Y Anti -Machiavel l'a bien senti. Il réfuta le
rÉpoxse aux objections. 1.")
Prince, en faisant voir que ses maximes sont funestes, et que la
mauvaise foi est une mauvaise politique.
Ceux qui, d'après la lectiu^e des Offices de Cicéron, et des moralistes
platoniciens, ont une notion confuse de Vutile, comme opposé à Vhon-
nête, citent souvent le mot d'Aristide sur le projet dont Thémistocle
n'avait voulu s'ouvrir qu'à lui seul. " Le projet de Thémistocle est
très-avantageux," dit Aristide au peuple assemblé, "mais il est très-
injuste." On croit voir là une opposition décidée entre l'utile et le
juste ; on se trompe : ce n'est qu'une comparaison de biens et de
maux. Injuste est un terme qui présente la collection de tous les
maux résultant d'une situation où les hommes ne peuvent plus se
fier les uns aux autres. Aristide aurait pu dire : " Le projet de
Thémistocle serait utile pour un moment et nuisible pour des siècles :
ce qu'il nous donne n'est rien en comparaison de ce qu'il nous ôte*."
Ce principe de Vutilité, dira-t-on, n'est que le renouvellement de
l'épicuréisme ; or, on sait les ravages que cette doetiine fit dans les
mœurs, elle fut toujours celle des hommes les plus con-ompus.
Épicm'e, il est vrai, a seul, parmi les anciens, le mérite d'avoir
connu la véritable source de la morale ; mais supposer que sa doc-
trine prête aux conséquences qu'on lui impute, c'est supposer que le
bonheiu- peut être ennemi du bonheur même. Sic prcesentihus utaris
voJuptatihus ut futuris non noceas. Sénèque est ici d'accord avec
Épicure : et que peut-on désirer de plus poiu' les moeurs que le
retranchement de tout plaisir nuisible à soi-même ou aux autres ?
Or, cela même, n'est-ce pas \q principe de V utilité'?
" Mais/' dira-t-on encore, " chacun se constitue juge de son
utilité; toute obligation cessera donc quand on croira n'y plus
voir son intérêt."
Chacun se constitue juge de son utilité ; cela est et cela doit être ;
autrement l'homme ne serait pas un agent raisonnable : celui qui
n'est pas juge de ce qui lui convient est moins qu'un enfant, c'est un
idiot. L'obligation qui enchaîne les hommes à leurs engagements
n'est autre chose que le sentiment d'un intérêt d'une classe supérieure
qui l'emporte sur un intérêt subordonné. On ne tient pas les
hommes uniquement par l'utilité particulière de tel ou tel engage-
ment ; mais dans les cas où l'engagement devient onéreux à l'une des
parties, on les tient encore par l'utilité générale des engagements, par
la confiance que chaque homme éclairé veut inspirer poiu" sa parole,
afin d'être considéré comme homme de foi, et de jouir des avantages
* Cette anecdote ne vaut la peine d'être citée que pour éclaircir le sens des
mots, car sa fausseté est démontrée. ( Vot/ez Mit fort, Histoire de la Grèce.)
Plutarque, qui voidait honorer les Athéniens^ aurait été bien embarrassé à con-
cilier avec ce noble sentiment de justice la plus grande partie de leur histoire.
16 REPONSE AUX OBJECTIONS.
attachés à la probité et à l'estime. Ce n'est pas rengagement qui
constitue l'obligation par lui-même ; car il y a des engagements nuls,
il y en a d'illégitimes. Pourquoi ? parce qu'on les considère comme
nuisibles. C'est donc l'utilité du contrat qui en fait la force.
On peut réduire aisément à un calcul de biens et de maux tous
les actes de la vertu la plus exaltée. Ce n'est ni Tavilir ni l'affaiblir,
que de la représenter comme un effet de la raison, et de l'expliquer
d'une manière intelligible et simple.
Voyez dans quel cercle on se jette quand on ne veut pas recon-
naître le principe de l'utilité. — Je dois tenir ma promesse. Pourquoi?
parce que ma conscience me le prescrit. Comment savez-vous que
votre conscience vous le prescrit? parce que j'en ai le sentiment
intime. Pourquoi devez-vous obéir à votre conscience? parce que
Dieu est Tautem- de ma nature, et qu'obéir à ma conscience, c'est
obéir à Dieu. Pourquoi devez-vous obéii* à Dieu? parce que c'est
mon premier devoir. Comment le savez-vous ? parce que ma con-
science me le dit, etc. Voilà le cercle étemel d'où l'on ne sort jamais :
voilà la source des opiniâtretés et des invincibles erreurs. Car si l'on
juge de tout par le sentiment, il n'y a plus moyen de distinguer entre
les injonctions d'une conscience éclairée et celles d'une conscience
aveugle. Tous les persécuteurs ont le même titre. Tous les fana-
tiques ont le même droit.
Si vous voulez rejeter le principe de Vutilité, parce qu'on peut
l'appliquer mal, qu'est-ce que vous lui substituerez ? Quelle règle
avez-vous trouvée dont on ne puisse pas abuser ? où est cette bous-
sole infaillible ?
Lui substituerez-vous quelque i)rincipe despotique qui ordonne
aux hommes d'agii* de telle et telle manière, sans savoir pourquoi,
par pure obéissance ?
Lui substituerez-vous quelque principe anarchique et capricieux,
uniquement fondé sur vos sentiments intimes et particuliers ?
Dans ce cas, quels sont les motifs que vous présenterez aux hommes
pour les déterminer à vous sui^TC ? seront -ils indépendants de leur
intérêt? S'ils ne s'accordent pas avec vous, comment raisonnerez-
vous avec eux, comment par\-iendrez-vous à les concilier ? Où citerez-
vous toutes les sectes, toutes les opinions, toutes les contradictions
qui couvrent le monde, sinon au tribunal de l'intérêt comnum ?
Les plus opiniâtres adversaii-es du piineipe de l'utilité sont ceux
qui se fondent sur ce qu'ils appellent le principe religieiuv. Es pro-
fessent de prendre la volonté de Dieu pour règle imique du bien et
du mal. C'est la seule règle, disent-ils, qui ait tous les caractères
requis, qui soit infaillible, universelle, souveraine, etc.
REPONSE AUX OBJECTIONS. 17
Je réponds que le principe religieux n'est point un principe dis-
tinct ; c'est l'un ou l'autre de ceux dont nous avons parlé qui se
présente sous une autre forme. Ce qu'on appelle la volonté de Dieu
ne peut être que sa volonté présumée, vu que Dieu ne s'explique
point à nous par des actes immédiats et des révélations particulières.
Or, comment un homme présume-t-il la volonté de Dieu? D'après
la sienne propre. Or, sa volonté particulière est toujours dirigée par
l'un des trois principes susdits. Comment savez-vous que Dieu ne
veut pas telle ou telle chose ? " C'est qu'elle serait préjudiciable au
bonheur des hommes," répond le partisan de l'utilité. — " C'est qu'elle
renfei-me un plaisir grossier et sensuel que Dieu réprouve," répond
l'ascétique. — " C'est parce qu'elle blesse la conscience, qu'elle est
contraire aux sentimens naturels, et qu'on doit la détester sans se
permettre de l'examiner:" tel est le langage de l'antipathie.
Mais la révélation, dira-t-on, est l'expression directe de la volonté
de Dieu. Il n'y a rien là d'arbitraire. C'est un guide qtii doit
l'emporter sur tout raisonnement humain.
Je ne répondrai pas indirectement que la révélation n'est point
imiverselle ; que parmi les peuples chi'étiens même, beaucoup d'in-
dividus ne l'admettent pas, et qu'il faut bien quelque principe com-
mun de raisonnement entre tous les hommes.
Mais je dis que la révélation n'est point un système de politique
ni de morale ; que tous ses préceptes ont besoin d'être expliqués, mo-
difiés, limités les ims par les autres ; que, piis dans le sens littéral,
ils bouleverseraient le monde, anéantiraient la défense de soi-même,
l'industrie, le commerce, les attachements réciproques ; que l'histoire
ecclésiastique est une preuve incontestable des maux afft-eux <jui ont
résidté de maximes religieuses mal entendues.
Quelle différence entre les théologiens protestants et les catholiques,
entre les modernes et les anciens ! La morale évangéUque de Paley
n'est pas la morale évangélique de îsicole. Celle des jansénistes
n'était pas celle des jésuites. Les interprètes de l'Ecriture se divi-
sent eux-mêmes en trois classes. Les uns ont pour règle de critique
le principe de l'utilité ; les autres suivent l'ascétisme ; les autres
suivent les impressions confuses de sympathie et d'antipathie. Les
premiers, bien loin d'exclui'e les plaisirs, nous les donnent en preuve
de la bonté de Dieu. Les ascétiques en sont ennemis mortels : s'ils
les permettent, ce n'est jamais pour eux-mêmes, mais en \iic d'un
certain but nécessaire. Les derniers les approuvent ou les con-
damnent, selon leur fantaisie, sans être déterminés par la considéra-
tion de leui's conséquences. La révélation n'est donc pas un principe
à part. On ne peut donner ce nom qu'à ce qui n'a pas besoin d'être
prouvé, et qui sert à prouver tout le reste.
c
18 PLAISIRS SIMPLES.
CHAPITRE VI.
DES DIFFÉEENTES ESPÈCES DE PLAISIRS ET DE PEINES.
Nous éprouvons sans cesse une variété de perceptions qui ne nous
intéressent pas, qui glissent pour ainsi dire sur nous, sans fixer notre
attention. Ainsi, la plupart des objets qui nous sont familiers ne
produisent plus une sensation assez forte pour nous causer de la peine
ou du plaisir. On ne peut donner ce nom qu'aux perceptions in-
téressantes, à celles qui se font remarquer dans la foule, et dont nous
désii'ons ou la durée ou la fin. Ces perceptions intéressantes sont
simples ou complexes : simples, si on ne peut pas les décomposer en
plusieurs : complexes, si elles sont composées de plusieiirs plaisirs
ou de plusieurs peines simples, ou même de plaisirs et de peines tout
à la fois. Ce qui nous détermine à regarder plusieurs plaisù's comme
un plaisu" complexe, et non pas comme plusieurs plaisirs simples,
c'est la nature de la cause qui les excite. Tous les plaisirs qui sont
produits par l'action d'une même cause, nous sommes portés à les
considérer comme un seul. Ainsi un spectacle qui flatte en même
temps plusieurs de nos facultés sensibles par la beauté des décora-
tions, la musique, la compagnie, les pai'ures, le jeux des acteurs, con-
stitue im plaisir complexe.
Il a fallu un grand travail analytique pour di-esser un catalogue
complet des plaisirs et des peines simples. Ce catalogue même est
d'une aridité qui rebutera bien des lectem-s ; car ce n'est pas l'ou-
vrage du romancier qui cherche à plaire et à émouvoii', c'est le compte
rendu, l'inventaire de nos sensations.
SECTION I.
PLAISIRS SIMPLES.
1° Plaisirs des sens : ceux qui se rapportent immédiatement à nos
organes, indépendamment de toute association, plaisirs du goût, de
l'odorat, de la vue, de Vouie, du toucher; de plus, le bien-être de la
santé, ce cours heureux des esprits, ce sentiment d'ime existence
légère et facile, qui ne se rapporte pas à un sens pai'ticulier, mais à
toutes les fonctions vitales : enfin, les plaisirs de la nouveauté, ceux
que nous éprouvons lorsque de nouveaux objets s'appliquent à nos
sens. Us ne forment pas une classe différente ; mais ils jouent un
si grand rôle, qu'il faut en faire une mention expresse.
2° Plaisirs de la richess* : on entend par là ce gem-e de plaisir que
donne à un homme la possession d'\me chose qui est un instnimcnt
PLAISIRS SIMPLES. 19
de jouissance ou de sécmité, plaisir plus vif au moment de l'ac-
quisition.
3" Plaisirs de Vadresse : ce sont ceux qui résultent de quoique
difficulté vaincue, de quelque perfection relative dans le maniement
et l'emploi des instraments qui servent à des objets d'agrément ou
d'utilité. Une personne qui touche du clavecin, par exemple, éprouve
un plaisir parfaitement distinct de celui qu'elle aurait à entendre la
même pièce de musique exécutée par un autre.
4" Plaisirs de V amitié : ceux qui accompagnent la persuasion de
posséder la bienveillance de tel ou tels individus en pai-ticulier, et de
pouvoir en conséquence attendre de leur part des services spontanés
et gratuits.
5° Plaisirs d^une bonne réputation : ce sont ceux qui accompagnent
la persuasion d'acquérir ou de posséder l'estime et la bienveillance
du monde qui nous environne, des personnes en général avec qai nous
pouvons avoir des relations ou des intérêts ; et pour fruit de cette
disposition, de pouvoir espérer de leur part au besoin des services
volontaires et gratuits.
6° Plaisirs du pouvoir : ceux qu'éprouve im homme qui se sent
les moyens de disposer les autres à le servir par leurs craintes ou
leurs espérances, c'est-à-dire par la crainte de quelque mal et l'espé-
rance de quelque bien qu'il pourrait leur faire.
7° Plaisirs de la piété: ceux qui accompagnent la persuasion
d'acquérir ou de posséder la faveur de Dieu, et de pouvoir- en con-
séquence en attendre des grâces particulières, soit dans cette vie,
soit dans une autre.
8° Plaisirs de la bienveillance : ceux que nous sommes susceptibles
de goûter, en considérant le bonheur des personnes que nous aimons.
On peut les appeler encore plaisirs de sympathie, ou plaisirs des
affections sociales. Leur force est plus ou moins expansive : ils peu-
vent se concentrer dans un cercle étroit ou s'étendre sur l'hiunanité
entière. La bienveillance s'appli(|ue aux animaux dont nous aimons
les espèces ou les individus : les signes de leur bien-être nous affec-
tent agréablement.
9° Plaisirs de la malveillance: Us résultent de la vue ou de la
pensée des peines qu'endurent les êtres que nous n'aimons pas, soit
hommes, soit animaux. On peut les appeler encore plaisirs des
passions irascibles, de Vantipathie, des affections anti-sociahs.
10° Lorsque nous appliquons les facultés de notre esprit à acquérir
de nouvelles idées, et que nous découvrons ou que nous croyons dé-
couviir des vérités intéressantes dans les sciences morales ou phy-
siques, le plaisii- que nous éprouvons peut s'appeler ^:>7aw(/- f/c l'intel-
ligence. Le transport de joie d'Archimède après la solution d'un
c2
20 PLAISIRS SIMPLES.
problème difficile est facilement compris par toiis ceux qui se sont
appliqués à des études abstraites.
11° Lorsque nous avons goûté tel ou tel plaisir, ou même en cer-
tains cas, lorsque nous avons souffert telle ou teUe peine, nous aimons
à nous les retracer exactement, selon leur ordre, sans en altérer les
circonstances. Ce sont les plaisirs de lu mémoire. Us sont aussi
variés que les souvenirs qui en sont l'objet.
12° Mais quelquefois la mémoire nous suggère l'idée de certains
plaisirs que nous rangeons dans un ordre différent, selon nos désirs,
et que nous accompagnons des circonstances les plus agréables qui
nous ont frappés, soit dans notre vie, soit dans la vie des autres
hommes. Ce sont les p?«/s?>'.s de V imagination. Le peintre qui copie
d'après nature représente les opérations de la mémoire. Celui qui
prend eà et là des groupes et les assemble à son gré, représente
l'imagination. Les nouvelles idées dans les arts, dans les sciences,
les découvertes intéressantes pour la cimosité, sont des plaisirs de
l'imagination qui voit agrandir le champ de ses jouissances.
13° L'idée d'un plaisir futur, accompagné de la croyance d'en
jouii-, constitue \e plaisir de V espérance.
14° Plaisirs d'association : tel objet ne peut donner aucun plaisir
en lui-même ; mais s'il s'est Hé ou associé dans l'esprit avec quelque
objet agréable, il participe à cet agrément. Ainsi les divers incidents
d'un jeu de hasard, quand on joue pour rien, tirent leur plaisir de
leur association avec le plaisii" de gagner.
15° Enfin U y a des plaisirs fondés sur des peines. Lorsqu'on a
souffert, la cessation ou la diminution de la doideiir est un plaisir, et
souvent très- vif. On peut les appeler plaisirs du soulagement ou
de la délivrance. Ils sont susceptibles de la même variété que les
peines.
Tels sont les matériaux de toutes nos jouissances. Us s'unissent,
se combinent, se modifient de mille manières : en sorte qu'il faut un
peu d'exercice et d'attention pour démêler dans un plaisir complexe
tous les plaisirs simples qui en sont les éléments.
Le plaisir que nous fait l'aspect de la campagne est composé de
différents plaisirs des sens, de l'imagination et de la sympathie. La
variété des objets, les fleurs, les coideurs, les belles formes des arbres,
les mélanges d'ombre et de lumière réjouissent la vue ; l'oreille est
flattée du chant des oiseaux, du murmure des fontaines, du bruit
léger que le vent excite dans les feuillages ; l'air embaumé des par-
fums d'une fraîche végétation porte à l'odorat des sensations agréa-
bles, en même temps que sa pui'eté et sa légèreté rendent la circu-
lation du sang plus rapide, et l'exercice plus facile. L'imagination,
la bienveillance embellissent encore cette scène, en nous présentant
PEINES SIMPLES. 31
des idées de richesse, d'abondance, de fertilité. L'innocence et le
bonheur des oiseaux, des troupeaux, des animaux domestiques con-
trastent agréablement avec le souvenir des fatigues et des agitations
de notre vie. Xous prêtons aux habitants des campagnes tout le
plaisii' que nous éprouvons nous-mêmes par la nouveauté de ces
objets. Enfin, la reconnaissance pour l'Être suprême, que noua
regardons comme l'auteur de tous ces bienfaits, augmente notre con-
fiance et notre admiration.
SECTION II.
PEDîES SIMPLES.
1° Peines de privation : elles correspondent à tout plaisir quel-
conque dont l'absence excite un sentiment de chagrin. Il y en a
trois modifications principales. 1° Si l'on souhaite im certain plaisir,
mais que la crainte de le manquer soit plus grande que l'espérance
de l'avoii", la peine qui en résulte se TioraTae peine du désir ou dém-
non satisfait. 2° Si l'on a fortement esjîéré d'en jouii-, et que tout
d'un coup l'espéi'ance soit détruite, cette privation est ime peine
d'attente trompée, ou en un seul mot qu'il serait bon de rétablir dans la
langue fi'ançaise, désappointement. 3° Si l'on a joui d'un bien, ou
ce qui revient au même, si l'on a compté fermement sur sa possession,
et qu'on vienne à le perdi'e, le sentiment qui en résulte se nomme
regret. Quant à cette langueur de l'âme caractérisée par le nom
^ ennui, c'est une peine de privation qui ne se rapporte pas à tel ou
tel objet, mais à l'absence de tout sentiment agréable.
2" Peines des sens : elles sont de neuf espèces : celles de la /ai'm
et de la soif; celles du goût, de V odorat, du toucher, produites par
l'application des substances qui excitent des sensations désagréables ;
celles de Vouïe et de la ime, produites par les sons ou les images qui
blessent ces organes, indépendamment de toute association ; Vexcés
du froid ou de la chaleur (à moins qu'on ne rapporte cette peine au
toucher), les maladies de tout genre ; enfin, la fatigue, soit de l'esprit,
soit du corps.
3° Peines de la maladresse : celles qu'on éprouve quelquefois dans
des tentatives infeiictueuses, ou des efforts difiicilo> pour appliquer à
leurs différents usages toutes les espèces d'outils ou d'instniments
des plaisirs ou des besoins.
4° Peines de Vinimitié : ceRes (pi'un homme ressent lorsqu'il se
croit l'objet de la malveillance de tel ou tels individus on particulier,
et qu'en conséquence U peut être exposé à souffrir de leur haine, en
quelque façon que ce soit.
50 Peines d'une mauvaise réputation : celles qu'im homme ressent
2.2 PLAISIRS KT PEINES SIMPLES.
quand il se croit actuellement l'objet de la malveillance ou du mépris
du monde qui l'environne, ou exposé à le devenii". C'est ce qu'on
peut appeler aussi peines du déshonneur, peines de la sanction po-
jiidaire.
6° Peines de la piété : elles résultent de la crainte d'avoir offensé
l'Être suprême, et d'encourir ses châtiments, soit dans cette vie, soit
dans une vie à venir. Si on les juge bien fondées, on les appeUo
craintes religieuses ; si on les juge mal fondées, on les appelle craintes
superstitieuses.
7° Peines de la bienveillance : ce sont celles que nous éprouvons
par l'aspect ou la pensée des souffi'ances, soit de nos semblables, soit
des animaux. Les émotions de la pitié font couler nos larmes pour
les maux d'autnii comme pom* les nôtres. On peut les appeler égale-
ment j^eines de sympathie, peines des affections sociales.
8° Peines de la malveillance : c'est la douleiu- qu'on éprouve en
songeant au bonheur de ceux qu'on hait. On peut les appeler
peiyies d'antiptathie, peines des affections a nti -sociales.
9, 10, 11° Les p)eines de la mémoire, celles de V imagination, celles
de la crainte, sont exactement le revers et la contre -partie des plaisirs
de ce nom.
Lorsqu'ime même cause produit plusieiu'S de ces peines simples, on
les considère comme une seule peine complexe. Ainsi l'exil, l'em-
prisonnement, la confiscation, sont autant de peines complexes qu'on
peut décomposer, en suivant ce catalogue des peines simples.
Si le travail de di-esser ces catalogues est aride, en récompense il
est d'une grande utilité. Tout le système de la morale, tout le
système de la législation portent siu- cette base unique, la connais-
sance des peines et des plaisirs. C'est le principe de toutes les idées
claii'es. Quand ou parle de \iees et de vertus, d'actions innocentes
ou criminelles, de système rémunératoii'e ou pénal, de quoi s'agit-U ?
de peines et de plaisirs, et pas autre chose. Un raisonnement en
morale ou en législation qui ne peut pas se traduire par ces mots
simples peitie et plaisir, est un raisonnement obscur et sophistique,
dont on ne peut rien tirer.
Vous voulez, par exemple, étudier la matière des délits, ce gnind
objet qui domine toute la législation. Cette étude ne sera au fond
qu'une comparaison, un calcul de peines et de plaisirs. Tous con-
sidérerez le crime ou le mal de certaines actions, c'est-à-dire, les peines
qui en résultent pour tels ou tels indi^-idus : le motif du déhnquant,
c'cst-à-dii-e, l'attrait d'un certain plaisir qui l'a porté à le commettre :
le profit du crime, c'est-à-dire, l'acquisition do quelque plaisir qui
m a éto la conséquence : Ja punition légale à iniiiger. c'est-à-dii*e.
DES SANCTIONS DE LA MORALE. 23
quelqu'une de ces mêmes peines qu'il faut faire subir au coupable.
Cette théorie des peiaes et des plaisirs est donc le fondement de
toute la science.
Plus on examine ces deux catalogues, plus on y trouve la matière
première de la réflexion.
Je vois d'abord qu'on peut diviser les plaisirs et les peiaes en
deux classes: 2>f(f>sirs et peines relatifs à autrui; — -j^laisirs et peines
purement personnels. Ceux de bienveillance et de malveillance
composent la première classe : tous les autres appartiennent à la
seconde.
J'observe en second Heu que plusiem-s espèces de plaisù's existent
sans avoir des peiaes correspondantes : 1° Les plaisirs de la nou-
veauté : la vue des objets nouveaux est une source de plaisirs, tandis \
que la simple absence d'objets nouveaux ne se fait pas sentir' comme
une peiae. 2° Les jjlaisirs de V amour : leur privation n'entraîne
poiat de peines positives, lorsqu'il n'y a pas de désir trompé :
quelques tempéraments poiuraient en souffrir, mais la continence en
général est une disposition au plaisir, qui n'est rien moins qu'un
état pénible. 3° Les ^j7a/s/rs de lu richesse et de V acquisition ; ils
n'ont poiat de peines correspondantes, lorsqu'il n'y a pas d'attente
trompée : acquérir est toujoiurs un sentiment agréable ; la simple
non-acquisition n'est pas sentie comme \me peiae. 4° Les plaisirs
du pouvoir sont dans le même cas. Leur possession est un bien ;
leur simple absence n'est pas un mal ; eUe ne peut se fah-e sentir
comme un mal que par quelque circonstance particulière, telle que
la privation ou l'attente trompée.
CHAPITRE VIL
DES PEINES ET DES PLAISIRS CONSIDÉRÉS COMME SANCTIONS.
On ne peut iafluer sur la volonté que par des motifs, et qui dit
mx)tif dit peine ou plaisir. Un être à qui nous ne poui'rions faire
éprouver ni peiae ni plaisir serait daas uae eatière iadépendance à
notre égard.
La peiae ou le plaisir qu'on attache à l'observation d'ime loi
forment ce qu'on appelle la sanction de cette loi. Les lois d'un État
ne sont pas loi dans im autre, parce qu'elles n'y ont point de sanc-
tion, point de force obhgatoire.
Ou peut distiaguer les biens et les maux en quatre classes :
1° Physiques.
1
24 1)E8 SANCTIONS DE LA .MORALE.
2° Moraux.
3° Politiques.
4" Religieux.
On peut pai' conséquent distinguer quatre sanctions, en con-
sidérant ces biens et ces maux sous le caractère de peine et de
récompense attachées à certaines règles de conduite.
1° Les peines et les plaisirs qu'on peut éprouver ou attendre dans
le coui's ordinah'e de la nature, agissant par elle-même sans inter-
vention de la part des hommes, composent la sanction physique o\\
tuiturelle.
2° Les peines ou les plaisirs qu'on peut éprouver ou attendre de
la part des hommes, en veiiru de leur amitié ou de leur haine, de
leur estime ou de leui' mépris, en un mot, de leur disposition .spon-
tanée à notre égard, comi)osent la sanction morale. On peut l'ap-
peler encore sanction populaire, sanction de V opinion publique, sanc-
tion de Thonneur, sanction des peines et des plaisirs de sympathie*.
3° Les peines ou les plaisirs qu'on peut éprouver ou attendre de
la part des magistrats, en vertu des lois, composent la sanction poli-
tique : on peut l'appeler également sanction légale.
4° Les peines et les plaisirs qu'on peut éprouver ou attendie, en
veitu des menaces et des promesses de la religion, composent la
sanction relif/ieitse.
Un homme a sa maison détruite par le feu. Est-ce par l'eftet de
son imprudence ? c'est vme peine qui dérive de la sanction naturelle.
Est-ce par une sentence du juge ? c'est une peine de la sanction
politique. Est-ce par la malveillance de ses voisins? c'est xme
peine de la sanction populaii-e. 8uppose-t-on que c'est un acte
immédiat de la Divinité offensée ? ce sera ime peine de la simction
religieuse, ou vulgaii'ement parlant un jugement de Dieu.
On voit par cet exemple que les mêmes peines en nature appar-
tiennent à toutes les sanctions. La différence n'est que dans les
circonstances qui les produisent.
Cette classification sera d'une grande utilité dans le cours de cet
ouvi'age : c'est une nomenclature facile et uniforme, absolument
nécessaire pour séparer, pour caractériser, par une dénomination
propre, les diverees espèces de pouvoirs moraux, de le\-iers intellec-
tuels (]ui constituent la mécanique du cœur humain.
Ces quatre sanctions n'agissent pas sur tous les hommes de la
même manière, ni avec le même degré de force ; elles sont quehjue-
fois rivales, (juelquefois alliées et quelquefois ennemies : quand elles
s'accordent, elles opèrent avec une force irrésistible ; quand elles se
* Les \wmes et les plaisirs de sympathie {wurraient être considérée comme
formant une sanc-tion distincte.
DES SANCTIONS DE LA MOttALE. 25
combattent, elles doivent s'affaiblù* réciproquement ; quand elles
sont en rivalité, eUes doivent produire des incertitudes et des con-
tradictions dans la conduite des hommes.
On peut imaginer quatre corps de lois qui correspondraient à ces
quatre sanctions. Tout serait au plus haut point de perfection
possible, si ces quatre corps de lois n'en formaient qu'im seul. Mais
ce but est encore bien loin de nous, quoiqu'il ne soit pas impossible
de l'atteindre. Cependant le législateur doit se souvenir sans cesse
qu'U no dispose immédiatement que de la sanction politique. Les
trois autres pouvoii's seront nécessairement ses rivaux ou ses alliés,
ses antagonistes ou ses ministres. S'il les néglige dans ses calculs,
il sera ti'ompé dans ses résultats ; mais s'il les fait concomir à ses
vues, il aura une force immense. On ne peut espérer de les réimir
que sous l'étendard de l'utilité.
La sanction natui'elle est la seule qui agisse toujours, la seule qui
opère d'elle-même, la seule qui soit immuable dans ses principaux
caractères : c'est elle qui ramène insensiblement à soi toutes les
autres, qui corrige leurs écarts, et qui produit tout ce qu'il y a
d'unifonnité dans les sentiments et les jugements des hommes.
La sanction populaii'e et la sanction religieuse sont plus mobiles,
plus changeantes, plus dépendantes des caprices de l'esprit humain.
La force de la sanction populaire est plus égale, plus continue, plus
sourde et plus constamment d'accord avec le principe de TutiLité.
La force de la sanction religieuse est plus inégale, plus variable, selon
les temps et les individus, plus sujette à des écarts dangereux. Elle
s'affaiblit dans le repos, eUe se relève par l'opposition.
La sanction politique l'emporte, à certains égards, sui- toutes les
deux : elle agit avec une force plus égale sur tous les hommes ; elle
est plus claire et plus ^îrécise dans ses préceptes ; elle est plus sûre et
plus exemplaire dans ses opérations ; enfin, eUe est plus susceptible
d'être perfectionnée. Chaque progrès qu'elle fait influe immédiate-
ment sur le progrès des deux autres, mais elle n'embrasse que des
actions d'une certaine espèce ; elle n'a i)as assez de prise sur- la con-
duite privée des individus ; elle ne peut procéder que sur des preuves
qu'il est souvent impossible d'obtenir, et on lid échapjje par le
secret, la force ou la ruse. Ainsi, soit qu'on examine dans ces
différentes sanctions ce qu'elles font ou ce qu'elles ne peuvent pas
faii'e, on voit la nécessité de n'en rejeter aucune, mais de les em-
ployer toutes, en les dirigeant vers le même but.
Ce sont des aimants dont on détruit la vertu en les présentant les
ims aux autres par leiu-s pôles contraii'es, tandis qu'on la décuple en
les luiissant par les pôles amis.
On peut observer en passant que les systèmes qui ont le plus
26 ESTIMATION DES PLAISIRS ET DES PEINES.
di'sisé les hommes n'ont été fondés que sui' ime préférence exclusive
donnée à l'une ou à l'autre de ces sanctions. Chacune a eu ses par-
tisans qui ont voulu l'exalter au-dessus des autres. Chacune a eu
ses ennemis qui ont cherché à la dégrader, à en montrer les côtés
faibles, à en exposer les erreurs, à développer tous les maux qtii en
ont été les résultats, sans faire aucune mention de ses bons effets.
Telle est la vraie théorie de ces paradoxes, où l'on élève tour à tour
la natui'e contre la société, la politique contre la religion, la religion
contre la natui-e et le gouvernement, et ainsi de suite.
Chacime de ces sanctions est susceptible d'erreur, c'est-à-dire de
quelque application contraire au principe de l'utilité ; or, en suivant
la nomenclature qu'on vient d'expliquer, il est facile d'indiquer par
im seul mot le siège du mal. Ainsi, par exemple, l'opprobre qui,
après le supplice d'un coupable, rejaillit sur une famille innocente,
est ime erreiu- de la sanction populaire. Le délit de l'usure, c'est-
à-dire de l'intérêt au-dessus de l'intérêt légal, est ime erreur de la
sanction politique. L'hérésie et la magie sont des eiTcurs de la
sanction religieuse. Certaines sympathies ou antipathies sont des
erreurs de la sanction naturelle. Le premier germe de la maladie
est dans l'une de ces sanctions, d'où eUe se répand ordinaii'ement
dans les autres. Il importe, dans tous les cas, d'avoir démêlé l'ori-
gine du mal, avant de choisir" et d'appliquer le remède*.
CHAPITRE YIII.
DE l'estimation DES PLAISIRS £T DES PEINES.
Des plaisirs à répandre, des peines à écarter, voilà l'unique but du
législateur : il faut donc que leur valeur lui soit bien connue. Des
plaisirs et des peines, voilà les sevls instruments qu'il ait à employer :
il faut donc qu'il ait bien étudié leur force.
* Quelques personnes seront étonnées qu'en parlant des sanctions de la morale,
on ne nomme pas la conscience. Une raison suffisante poiu* ne pas employer
cette dénomination, c'est qu'elle est vague et confuse. Dans le sens le plus
ordinaire, elle exprime, ou la réunion des quatre sanctions, ou la prééminence de
la sanction religieuse ; mais n'avoir qu'iui scid et même terme pour exprimer
quatre sortes de pouvoirs moraux très-distincts, et souvent opposés, c'est se con-
damner à des disputes interminables.
Dans la morale pratique et sentimentale, il est d'usage de personnifier la con-
science: elle ordonne, elle défend, elle récompense, elle punit, elle se réveille,
elle s'éteint, etc. Dans le langage philosophique, il faut rejeter ces expressions
figurées, et substituer les termes propres, c'est-à-dire, l'impression des peines et
des plaisirs, qui émanent de telle ou telle sanction.
ESTIMATION DES PLAISIRS ET DES PEINES. 27
Si on examine la valeur d'un plaisii* considéré en lui-même, et
par rapport à un seul individu, on trouvera qu'elle dépend de quatre
circonstances.
1° Son intensité.
2° Sa durée.
3° Sa certitude.
4° Sa proximité.
La valeur d'une peine dépend des mêmes circonstances.
Mais en fait de peines ou de plaisirs, il ne suffit pas d'en examiner
la valeur comme s'ils étaient isolés et indépendants : les peines et les
plaisirs peuvent avoir des conséquences qui seront elles-mêmes
d'autres peines et d'autres plaisirs. Si donc on veut calculer la
tendance d'un acte dont il résulte iine peine ou un plaisir immédiat,
il faut faire entrer dans l'estimation deux nouvelles ciix-onstances.
5° Sa fécomlité.
6" Sa pureté.
Plaisir fécoml : — celui qui a la chance d'être suivi de plaisirs du
même genre.
Peine fécoiule : — celle qui a la chance d'être suivie de peines du
même genre.
Plaisir pur : — celui qui n'a pas la chance de produire des peines.
Peine pure : — celle qui n'a pas la chance de produire des plaisirs.
Lorsqu'il s'agit de faire cette estimation par rapport à ime collec-
tion d'indi\-idus, il faut ajouter une autre circonstance.
7° Uétendiœ : c'est-à-dire, le nombre de personnes qui doivent se
trouver affectées par ce plaisir ou par cette peine.
Veut-on évaluer ime action ? il faut suivre en détail toutes les
opérations que l'on vient d'indiquer. Ce sont les éléments du calcul
moral, et la législation devient une affaire d'arithmétique. Mal
qu'on inflige, c'est la dépense ; bien qu'on fait naître, c'est la recette.
Les règles de ce calcul sont les mêmes que de tout autre.
C'est là une marche lente, mais sûi*e : au lieu que ce qu'on appelle
sentiment est im aperçu prompt, mais sujet à être fautif. Au reste,
il ne s'agit pas de recommencer ce calcul à chaque occasion : quand
on s'est familiarisé avec ses procédés, quand on a acquis la justesse
d'esprit qui en résulte, on compare la somme du bien et du mal avec
tant de promptitude, qu'on ne s'aperçoit j)as de tous les degrés du
raisonnement. On fait de l'arithmétique sans le savoir. Cette
méthode analytique redevient nécessaire, lorsqu'il se présente quel-
que opération nouvelle ou compliquée, ou lorsqu'il s'agit d'éclairoir
un point contesté, d'enseigner ou de démontrer des vérités à ceux
qui ne les connaissent pas encore.
. Cette théorie du calcul moral n'a jamais été clairement exposée;
28 CAUSE DES DIFFERENCES
mais elle a toujours été suivie dans la pratique, au moins dans tous
les cas où les hommes ont eu des idées claires de leur intérêt.
Qu'est-ce qui fait la valeur d'un fonds de terre, par exemple?
n'est-ce pas la somme des plaisirs qu'on peut en retirer? Cette
valem- ne varie-t-elle pas selon la durée plus ou moins longue qu'on
peut s'en assurer, selon la proximité ou la distance de l'époque où
l'on doit entrer en jouissance, selon la certitude ou l'incertitude de
la possession ?
Les erreurs dans la conduite morale des hommes ou dans la légis-
lation se rapportent toujours à l'une ou à l'autre de ces circonstances
qui ont été méconnues, oubliées, ou mal appréciées dans le calcul
des biens et des maux.
CHAPITRE IX.
DES CIRCONSTANCES Qri INFLUENT SUB LA SENSIBILITÉ.
Toute cause de plaisir ne donne pas à chacim le même plaisir :
toute cause de douleur ne donne pas à chacun la même douleiir.
C'est en cela que consiste la différence de sensibilité. Cette dif-
férence est dans le degré ou dans l'espèce : dans le degré, quand
l'impression d'une même cause sur plusieurs individus est imiforme,
mais inégale ; dans l'espèce, quand la même cause fait éprouver à
plusieurs individus des sensations opposées.
Cette différence dans la sensibilité dépend de certaines circon-
stances qui influent sur l'état physique ou moral des individus, et
qui, venant à changer, produii-aient un changement analogue dans
lem- manière de sentir. C'est là une vérité d'expérience. Les
choses ne nous affectent pas de la même manière dans la maladie et
dans la santé, dans l'indigence et dans l'abondance, dans Tenfanee
ou dans la vieillesse. Mais une \ue aussi génénde ne suffit pas : il
faut entrer plus profondément dans l'analyse du cœur humain.
Lyonet fit im volume in-quarto sur l'anatomie d'ime chenille: la
morale n'a pas encore eu d'investigateur si patient et si philosophe.
Le courage me manque pour l'imiter. Je croirai faiic assez si
j'ouvre un nouveau point de vue, et si je donne ime méthode plus
sûre à ceux qui voudiont poursuivre ce sujet.
1° La base de tout est letempérament ou la constitution originelle.
J'entends par là cette disposition radicale et primitive qu'on aj^porte
en naissant, qm dépend de l'organisation physique et de la nature de
l'esprit*.
* Quoique bien des philosophes jie reconnaissent qu'une substance, et re-
DANS LA SENSIBILITE. 29
Mais quoique cette constitution radicale soit le fondement de tout
le reste, ce fondement est si caché qu'U est bien difficile d'amver
jusque-là, et de séparer ce qui appartient à cette cause dans la sen-
sibilité, d'avec ce qui appartient à toutes les autres.
Laissons aux physiologistes à distinguer ces tempéraments, à en
suivre le mélange, à en tracer les effets. Ce sont des terres trop
peu connues jusqu'à présent pour que le moraliste ou le législateur
ose s'y établir.
2° La santé. On ne peut guère la définir que négativement.
C'est l'absence de toutes les sensations de peine et de malaise, dont
on peut rapporter le premier siège à quelque partie du corps. Quant
à la sensibilité en général, on observe que l'homme malade est moins
sensible à l'influence des causes de plaisir, et qu'il l'est plus à celle
des causes de douleui' que dans un état de santé.
3" La force. Quoique liée avec la santé, la force est une cii-con-
stance à part, puisqu'un homme peut être faible, dans la proportion
des forces moyennes de l'espèce, sans être malade. Le degré de
force est susceptible d'être mesuré avec assez d'exactitude par les
poids qu'on peut soulever, ou par d'autres épreuves. La faiblesse
est tantôt un terme négatif, signifiant l'absence de force ; tantôt un
terme relatif, exprimant que tel individu est moins fort que tel
autre auquel on le compare.
4° Les imperfections corporelles. J'entends par là quelque dif-
formité remarquable, ou la privation de quelque membre et de quel-
que faculté dont jouissent les personnes communément bien orga-
nisées. Les effets particuliers sur la sensibilité dépendent du
genre d'imperfection. L'effet général est de diminuer plus ou moins
les impressions agréables, et d'aggraver les impressions douloureuses.
5° Le degré de lumières. On entend par là les connaissances ou
les idées que possède un individu, c'est-à-dire, les connaissances ou
les idées intéressantes, celles qui sont de nature à influer sm' son
bonheur et celui des autres. L'homme éclairé est celui qui possède
beaucoup de ces idées importantes ; Vignorant, celui qui en possède
peu et de peu d'importance.
gardent cette division comme purement nominale, ils nous accorderont au moins
que si l'esprit est une partie du corps, c'est une partie d'ime nature bien dif-
férente des autres. Les altérations considérables du corps frappent les sens, les
plus grandes altérations de l'esprit ne les frappent point. D'une ressemblance
d'organisation on ne peut point conclure à une ressemblance intellectuelle. Les
émotions du corps sont regardées, il est vrai, comme des indications probables
de ce qui se passe dans l'âme, mais cette conclusion serait souvent trompeuse.
Combien d'hommes peuvent revêtir toutes les apparences de la sensibilité sans
rien sentir! Cromwell, cet homme inaccessible à la pitié, versait à son com-
mandement des torrents de larmes.
30 CAUSE DES DIFFERENCES
6° La force des facultés intellectuelles. Le degré de facilité à se
rappeler des idées acquises ou à en acquérir de nouvelles constitue la
force de l'intelligence. Différentes qualités de l'esprit peuvent se
rapporter à ce chef, telles que l'exactitude de la mémoire, la capacité
de l'attention, la clarté du discernement, la vivacité de l'imagi-
nation, etc.
7° La fermeté de l'âme. On attribue cette qualité à un homme
lorsqu'il est moins affecté par des plaisirs ou des peines immédiates
que par de grands plaisii'S ou de grandes peines éloignées ou incer-
taines. Quand Turenne, séduit par les prières d'une femme, lui
dévoila le secret de l'État, il manqua de fermeté d'âme. Les jeunes
Lacédémoniens qui se laissaient déchirer de verges à l'autel de Diane,
sans pousser un cri, prouvaient que la crainte de la honte et l'espé-
rance de la gloii-e avaient plus d'empire sur eux que la douleur
actuelle la plus aiguë.
8° La persévérame. Cette circonstance se rajiporte au temps
durant lequel un motif donné agit sur la volonté avec une force
continue. On dit d'im homme qu'il manque de persévérance lorsque
le motif qui le faisait agir perd toute sa force, sans qu'on puisse
assigner ce changement à quelque événement extérieur-, à quelque
raison qui ait dû l'affaiblir, ou lorsqu'il est susceptible de céder
tour à tour à ime grande variété de motifs. C'est ainsi que les
enfants se passionnent et se lassent de lem-s jouets.
9° La pente des hiclhuitions. Les idées que nous nous formons
d'avance d'un plaisir ou d'une peine influent beaucoup sur la ma-
nière dont nous sommes affectés quand nous venons à éprouver ce
plaisir ou cette peine. L'effet ne répond pas toujoui's à l'attente,
maLs il y répond dans les cas les plus ordinaires. Le prix de la
possession d'une femme ne peut pas s'estimer par sa beauté, mais
par la passion de son amant. Connaît-on les penchants d'un homme ?
on peut calculer avec une espèce de certitude les peines ou les
plaisirs qu'un événement donné lui fait éprouver*.
10° Les notioiis d'honneur. On appelle honneur la sensibilité aux
peines et aux plaisù-s qui dérivent de l'opinion des autres hommes,
c'est-à-dire, de leui' estime ou de leirr mépris. Les idées d'honneiu*
varient beaucoup chez les peuples et chez les individus. Il faut
donc distinguer, premièrement, la force de ce motif, et secondement,
sa direction.
11° Les nofio)is de religion. On sait à quel point le système entier
de la sensibnité peut être altéré ou amélioré selon les idées reli-
* Les quatre circonstances suivantes ne sont que des subdivisions de ce chef:
ce sont les inclinations, les passions, ôonsidérées par rapport à certains plaisirs
et à certaines peines déterminées.
DANS LA SENSIBILITE. 31
gieuses. C'est à l'époque de la naissance d'une religion qu'on voit
ses pliis grands effets. Des peuples doux sont devenus sangui-
naires, des peuples pusillanimes sont devenus intrépides, des nations
esclaves ont repris leur liberté, des sauvages ont reçu le joug de la
civilisation ; il n'est, en un mot, aucune cause qui ait produit des
effets si prompts et si extraordinaii'es sur les hommes. Quant aux
biais particuliers que la religion peut donner aux individus, ils sont
d'ime diversité étonnante.
12° Les sentimetits de sympathie. J'appelle sympathie la dispo-
sition qui nous fait trouver du plaisir dans le bonheur des autres
êtres sensibles, et compatir à leui-s peines. Si cette disposition
s'applique à un seul individu, on l'appelle amitié ; si elle s'applique
à des personnes souffrantes, eUe reçoit le nom de pitié ou de compas-
sion ; si eUe embrasse une classe subordonnée d'individus, eUe con-
stitue ce qu'on appelle esprit de corjys, esprit de parti ; si elle em-
brasse toute une nation, c'est esprit public, patriotisme ; si elle
s'étend à tous les hommes, c'est humanité.
Mais l'espèce de sympathie qui joue le plus grand rôle dans la
vie commune, c'est celle qui fixe les affections siu" des individus
assignables, tels que des parents, des enfants, un mari, une femme,
des amis intimes. Son effet général est d'augmenter la sensibilité,
soit pour les peines, soit poui* les plaisirs. Le moi acquiert plus
d'étendue, il cesse d'être solitaire, il devient coUectif, On vit pour
ainsi dii'e à double dans soi et dans ceux qu'on aime, et même il
n'est pas impossible de s'aimer mieux dans les autres que dans soi-
même, d'être moias sensible aux événements qui nous concernent,
par leur effet immédiat sur nous, que par leiu' impression sur ceux
qui nous sont attachés ; d'éprouver, par exemple, que la partie la plus
amère d'une affliction, c'est la douleur qu'elle doit causer aux per-
sonnes qui nous aiment, et que le plus grand charme d'un succès
personnel, c'est le plaisir qui nous revient de leur joie. Tel est le
phénomène de la sympathie. Les sentiments reçus et rendus s'aug-
mentent par cette communication, comme des verres, disposés de
manière à se renvoyer les rayons de lumière, les rassemblent dans
un foyer commun, et produisent im degré de chaleiu- beaucoup plus
grand par leurs reflets réciproques. La force de ces sympathies est
une des raisons qui ont fait préférer pai' les législateurs les hommes
mariés aux célibataii'es, et les pères de famille à ceux qui n'ont jDoint
d'enfants. La loi a bien plus d'empire sur ceux qu'ont peut at-
teindre dans une plus grande sphère ; et d'ailleui's, intéressés au
bonheur de ceux qui doivent leur survivi-e, ils imissent dans leiirs
pensées le présent à l'avenir, tandis que les hommes qui n'ont pas
les mêmes liens n'ont d'intérêt que dans une possession viagère.
32 CAUSES DES DIFFERENCES
Sur la sympathie produite par des relations de parenté, il faut
observer qu'elle peut agir indépendamment de toute affection.
L'honneur acquis par le père se répand sur le fils : la honte du fils
réfléchit sui' le père. Les membres d'une famille, quoique désirais
d'intérêts et d'incUnations, ont une sensibilité commune pour tout
ce qui tient à l'honneur de chacun d'eux.
13° Les antlj)athi€S : c'est l'opposé de tous les sentiments cxpansifs -
et affectueux dont nous venons de parler. Mais il y a des sources
de sympathie naturelles et constantes : on les retrouve partout, dans
tous les temps, dans toutes les cu'constances, tandis que les anti-
pathies ne sont qu'accidentelles, et par conséquent passagères : aussi
elles varient selon les temps, les lieux, les événements, les personnes,
n'ayant rien de fixe et de déterminé. Cependant, ces deux prin-
cipes se correspondent quelquefois et s'entr'aident. L'humanité
peut nous rendi-e odieux des hommes iuhuinains : l'amitié nous porte
à haïr les adversaii-es de nos amis ; et l'antipathie cUe-même devient
une cause d'union entre deirs personnes qui ont un ennemi commun.
14° La folie ou dérangement cV esprit. Les imperfections de l'esprit
peuvent se réduire à l'igiiorance, — la faiblesse, — l'irritabilité, — l'in-
constance. Mais ce qu'on appelle folie est un degré d'imperfection
extraordinau-e, aussi û-appant pour tout le monde que le défaut
coi^porel le plus marqué : non-seulement eUe produit toutes les im-
perfections susdites, et les porte à l'excès, mais encore eUe donne
aux inclinations une tom*nui-e absiu-de et dangereuse.
La sensibilité du maniaque devient excessive siu- im certain i>oint,
tandis qu'elle est nulle à d'autres égards : il parait avoir ime défiance
excessive, une malignité nuisible, une cessation de tout sentiment
de bienveUlance : U n'a plus de respect pour lui-même ni pour les
autres, 0. brave les bienséances et les égai'ds ; il n'est pas insensible
à la crainte ni aux bons traitements ; on le subjugue par la fermeté,
en même temps qu'on l'apprivoise par la doucem-, mais il n'a presque
point d'avenir dans l'esprit, et l'on n'agit sur lui que par des moyens
immédiats.
15" Les circonstances j)écuniaires. Elles se composent de la somme
totale des moyens comparée à la somme totale des besoins.
Les moyens comprennent 1° la propriété, ce qu'on possède indé-
pendamment du travail ; 2° les profits résultant du travail ; 3° les
secours pécuniaires qu'on peut attendre gratuitement de ses pai-euts
ou d'amis.
Les besoins dépendent de quatre circonstances: 1° les habitudes
de dépense ; au delà de ces habitudes est le superflu, en deçà sont
les privations : la plupart de nos désirs n'existent (jue par le sou-
\euir de quehiue jouis.sanco antériem'C ; 2° les iiersonnes dont ou est
DANS LA SENSIBILITK. 33
chargé par les lois ou par l'opinion, des enfant.s, des parents pau\Tes,
de vieux serviteui'S ; 3° des besoins imprévus : telle somme peut
avoir beaucoup plus de valeur dans tel moment qu'en tel autre ; par
exemple, si elle est néeessaii-e poui' un procès important, poiu' un
voyage dont dépend le sort d'une famille ; 4° les expectatives d'un
profit, d'im héritage, etc. Il est é\-ident que des espérances de
fortune, à proportion de leui" force, sont de vrais besoins, et que leur
perte peut affecter presque autant que celle d'une propriété dont on
aurait eu la jouissance.
SECTION n.
CrRCOÎîSTAyCES SECOXDAIRES Qri INFLFEXT Sm LA SENSIBILITÉ.
Les auteui's qui ont voulu rendre compte des différences dans la
sensibilité les ont rapportées à des circonstances dont nous n'avons
pas encore fait mention : ces cii-eonstances sont le sexe, l'âge, le
rang, l'éducation, les occupations habituelles, le climat, la race, le
gouvernement, la religion : toutes choses très-apparentes, très-faciles
à observer, très-commodes pour expliquer les divers phénomènes de
la sensibilité. Mais cependant ce ne sont là que des cii-constances
secondaires ; je veux dire qu'elles ne rendent pas raison par elles-
mêmes, qu'on a besoin de les ex]^)liquer par les cii'constances pre-
mières qui s'y trouvent représentées et réunies; chacune des cii'-
eonstanees s^econdaires contenant en elle-même plusieurs des circon-
stances premières. Ainsi, paiie-t-on de l'influence du sexe sui' la
sensibilité ? c'est poui- rappeler par un seul mot les circonstances
premières de force, de lumière, de fenneté d'âme, de persévérance,
des idées d'honnem-, des sentiments de sj-mpathie, etc. Parle-t-on
de l'influence du rang ? on entend par là un certain assemblage des
circonstances premières, telles que le degré de connaissance, les idées
d'honnem-, les liaisons de famille, les occupations habituelles, les cii'-
constances pécuniaires. Il en est de même de toutes les autres ;
chacune de ces cii'constances secondaires peut se traduire par un
certain nombre des premières. Cette distinction, quoique essentielle,
n'avait pas encore été analysée. Passons à un examen plus détaillé.
1° Le sexe. La sensibilité des femmes paraît plus grande que celle
des hommes. Leur santé est plus délicate. Relativement à la force
du corps, au degré de lumières, aux facultés intellectuelles, à la
fermeté d'âme, elles sont commimémcnt inférieirres. La sensibUité
morale et reHgieuse est plus vive ; les sympathies et les antipathies
ont plus d'empire sur elles ; mais l'honneur de la femme consiste
plus dans la chasteté et la pudeur, celui de l'homme dans la probité
et le courage ; la religion de la femme déi-ive plus aisément vers la
34 CAUSES DES DIFFÉRENCES
superstition, c'est-à-dire, vers des observances minutieuses. Ses
affections sont plus fortes pour ses propres enfants durant toute leur
vie, et pour tous les enfants en général dui'ant leur première jeunesse.
Les femmes sont plus compatissantes pour les mallieureux qu eEes
voient souffrir, et s'attachent par les soins mêmes qu'elles leur don-
nent, mais leur bienveillance est resserrée dans un cercle plus étroit,
et moins gouvernée par le principe de l'utilité. Il est rare qu'elles
embrassent dans leurs affections le bien-être de leur pays en général,
encore moias celui de l'hiimanité, et l'intérêt même qu'elles peuvent
prendre à im pai'ti dépend presque toujoxirs de quelque sympathie
privée. H entre dans leurs attachements et leurs antipathies plus de
caprice et d'imagination, tandis que l'homme a plus d'égard à l'in-
térêt personnel ou à l'utilité publique. Leui's occupations habituelles
du genre amusant sont plus paisibles et plus sédentaii'es. En ré-
sultat général, la femme vaut mieux pour la famille, mais l'homme
est plus propre aux affaires d'Etat. L'économie domestique est mieux
placée entre les mains de la femme, et l'administration principale
entre les mains de l'homme.
2° L'âge. Chaque période de la vie agit différemment siir la sen-
sibilité : mais il est d'autant plus difficile d'en rendre compte que les
limites des divers âges varient selon les individus, et sont même
arbitraires à l'égard de tous. On ne peut dii'e que des choses vagues
et générales sui' l'enfance, l'adolescence, la jeunesse, la maturité, le
déclin, la décrépitude, en les considérant comme des divisions de la
vie humaine. Les différentes imperfections de l'esprit dont nous
avons parlé sont si frappantes dans l'enfance, qu'elle a besoin d'une
protection vigilante et continuelle. Les affections de l'adolescence
et de la première jeunesse sont promptes et vives, mais peu gouver-
nées par le principe de la prudence. Le législateur est obligé de
garantii' cet âge contre les écarts où l'entraîneraient le défaut d'ex-
périence et la vivacité des passions. Quant à la décrépitude, elle est
à plusieurs égards le retour dès imperfections de l'enfance.
3° Le rang. Cette circonstance dépend tellement pour ses effets
de la constitution poUtique des Etats, qu'il est presque impossible de
faire aucime proposition imiversellement vi-aie. On peut dire en
général que la somme de la sensibilité est plus grande dans les con-
ditions supérieures que dans les dernières classes, surtout les idées
d'honneur y sont plus dominantes.
4° L'éducation. On peut rapporter à V édncsition jphi/siqiie la santé,
la force, la robusticité : — à l'éducation intellectueUe, la quantité des
connaissances, lexu- quaUté, et jusqu'à un certain point, la fenneté de
l'âme, la persévérance : — à l'éducation morale, la pente des inclina-
tions, les idées d'honncm-, de religion, les sentiments de sympathie.
DANS LA SENSIBILITK. 35
etc. On peut rapporter à toute l'éducation en général les occupations
habituelles, les amusements, les liaisons, les habitudes de dépense, les
ressources j)écuniaires. — filais quand on parle d'éducation, il ne faut
pas oublier que son influence est modifiée à tous égards, soit par un
concours de causes extérieures, soit par une disposition naturelle qui
en rend les effets iucalculables.
5" Les occujjations habituelles, soit de profit, soit d'amusement et
de choix. EUes iufluent sur toutes les autres causes, santé, force,
lumières, inclinations, idées d'honneur, sympathies, antipathies, for-
tune, etc. Aussi voit-on des traits communs de caractère dans cer-
taines professions, surtout dans celles qui constituent un état à part ;
ecclésiastiques, militah-es, matelots, avocats, magistrats, etc.
6° Le climat. D'abord on a fait jouer à cette cause im trop grand
rôle, ensuite on l'a réduite à rien. Ce qui rend cet examen diflicile,
c'est qu'iine comparaison de nation à nation ne peut s'établir que sur
de grands faits qu'on peut expliquer de difiérentes manières. Il
paraît incontestable que dans les cLLmats chauds les hommes sont
moins forts, moins robustes : ils ont moins besoin de travailler, parce
que la terre est plus fertile : ils sont plus portés aux plaisii's de
l'amour, dont la passion se manifeste plus tôt et avec plus d*ardem\
Toutes leurs sensibihtés sont plus exaltées, leui' imagination est plus
vive, leui" esprit plus prompt, mais moins fort, moins persévérant.
Leurs occupations habituelles annoncent plus d'indolence que d'acti-
vité. Ils ont probablement à leiu- naissance une organisation physique
moins vigoureuse, une trempe d'âme moins ferme et moins constante.
7° La race. Un nègre né en France ou en Angleterre est un
être bien différent, à plusieurs égards, d'un enfant de race française
ou anglaise. Un enfant espagnol né au Mexique ou au Pérou est à
l'heure de la naissance bien différent d'un enfant mexicain ou péru-
vien. La race peut influer sur le fonds naturel qui sert de base à
tout le reste. Dans la suite elle opère bien plus sensiblement sui'
les biais moraux et religieux, sur les sympathies et les antipathies.
8° Le gouvernement. Cette cii'constance influe de la même ma-
nière que l'éducation. Le magistrat peut être considéré comme un
instituteur national ; et même, sous un gouvernement prévoyant et
attentif, le précepteur paiiiculier, le père lui-même, n'est, pour ainsi
dire, que le député, le substitut du magistrat, avec cette différence
que l'autorité du premier a son terme, et que celle du dernier se pro-
longe sur toute la vie.
L'influence de cette cause est immense : eUe s'étend presque à
tout, ou plutôt elle embrasse tout, excepté le tempérament, la race
et le climat. Car la santé même peut en dépendre à plusieurs égards,
en vertu de la poUce. de l'abondance, du soin d'écarter les causes
d2
36 APPLICATION PRATIQUE.
nuisibles. La manière de diriger l'éducation, de di.sposer des emplois,
des récompenses, des peines, déterminera les qualités physiques et
morales d'un peuple.
Sous un gouvernement bien constitué ou seulement bien administré,
quoique mal constitué, on veiTa généralement que les hommes seront
plus gouvernés par Thonneur, et que l'honneur sera placé dans des
actions plus conformes à l'utilité publique. La sensibilité religieuse
sera plus exempte de fanatisme et d'intolérance, plus libre de super-
stition et de respect servile. D. se formera un sentiment commun de
patriotisme. Les hommes s'apercevront de l'existence d'un intérêt
national. Les factions affaiblies auront de la peine à retrouver leurs
anciens signaux de ralliement. Les affections populaires seront diri-
gées vers le magistrat plutôt que vers des chefs de parti, et vers la
patrie entière, préférablement à tout le reste. Les vengeances pri-
vées ne se prolongeront pas et ne se communiqueront point : les
goûts nationaux se diiigeront vers des dépenses utiles, des voyages
d'instniction, de perfectionnement, d'agricultui'e, les sciences, les
embellissements de la campagne. On apercevra même dans les pro-
ductions de l'esprit humain une disposition générale à discuter avec
calme des questions importantes au bonheur public.
9° La profession religieuse. On peut tii'er de là des indices assez
concluants par rapport à la sensibilité religieuse, aux sympathies, aux
antipathies, aux idées d'honneur et de vei-tu. On peut même, en
certains cas, préjuger les lumières, la force ou la faiblesse d'esprit,
et les inclinations d'un individu, d'après la secte à laquelle il ap-
partient. Je conviens qu'il est commim de profes.'^r en public, par
bienséance ou par convenance, une religion dont on n'est point per-
suadé intérieiu'ement. Mais son influence, quoique affaiblie, n'est
pas nulle. La force des premières habitudes, les liens de société,
la puissance de l'exemple, continuent à opérer, même après que le
principe de tout cela n'existe plus. Tel homme qui, au fond du
cœxa, a cessé d'être juif, quaker, anabaptiste, calviniste ou luthérien,
ne laisse pas d'entretenii- une certaine partialité pour les personnes
de la même dénomination, et ime antipathie proportionnelle pom* les
autres.
SECTION III.
APPLICATION PRATIQUE DE CETTE THÉORIE.
Comme on ne peut calculer le mouvement d'im vaisseau sans con-
naître les circonstances qui influent sur sa \-itesse, telles que la force
des vents, la résistance de l'eau, la coupe du bâtiment, le poids de sa
charge, etc.. de même, on ne peut opérer avec sûreté, en matière de
APPLICATION PRATIQUE. 37
législation, sans considérer toutes les cii'constances qui influent sui-
la sensibilité.
Je me borne ici à ce qui concerne le code pénal ; il exige, dans
toutes ses parties, une attention sci-upideuse à cette diversité de ch'-
constanees.
1" Pour évaluer le mal d'un délit. En effet, le même délit no-
minal n'est pas le même délit réel, lorsque la sensibilité de l'individu
lésé n'est pas la même. Telle action, par exemple, serait ime insulte
grave envers une femme, tandis qu'elle est indifférente envers un
homme. Telle injm-e corporelle qui, faite à un malade, met sa vie
en danger, n'a point de conséquence poxir un homme en pleine santé.
Une imputation qui jjeut miner la fortune ou l'honneui' de tel individu
ne ferait aucun tort à tel autre.
2° Pour donner uïu satisfaction convenable à l'individu lésé. La
même satisfaction nominale n'est pas la même satisfaction réelle,
lorsque la sensibilité diffère essentiellement. Une satisfaction pécu-
niaire, poui' un affront, poun-ait être agréable ou offensante, selon le
rang de la personne, selon sa fortime, selon les préjugés reçus. 8iùs-
je insulté ? im pardon demandé publiquement serait une satisfaction
suffisante de la part de mon supérie\ir ou de mon égal, mais non
pas de celle de mon inférieui".
3° Pour estimer la force et l'impression des peines sur les délin-
quants. La même peine nominale n'est pas la même peine réelle,
dans les cas où la sensibilité diffère essentiellement. Le bannisse-
ment ne sera pas une peine égale poui" un jeune homme ou poiu- un
\aeillard, pom* un eélibataii'e ou pour un père de famille, pour iin
artisan qui n'a pas de moyens de subsister hors de son pays, ou poui-
un homme riche qui ne fait que changer la scène de ses plaisirs.
L'emprisonnement ne sera pas ime peine égale pour un homme ou
pour une femme, pour ime personne en santé ou povu" une personne
malade, poiu" im riche dont la famille ne souffi-e pas de son absence,
ou pour un homme qiù ne \\i (juc de son travail et qui laisse la sienne
dans la pauvreté.
4° Pour trayisplanter une loi d'un pays dans un autre. La même
loi verbale ne serait pas la même loi réelle, lorsque la sensibUité dos
deux peuples serait essentiellement différente. Telle loi d'Europe
qui fait le bonheur des familles, transportée en Asie, de^■iendl•ait le
fléau de la société. Les femmes, en Europe, sont accoutumées à jouir
de la liberté et même de l'empire domestique : les femmes, en Asie,
sont préparées par leur éducation l\ la clôture d'un sérail, et même à
la servitude. Le mariage en Eiu'ope et dans l'Orient n'est pas im con-
trat de la même espèce : si on voulait le soumettre aux mêmes lois,
on ferait évidemment le malheiu" de toutes les parties intéressées.
38 APPLICATION PRATIQUE.
Les niêmts peints, (hX-on, pour les mêmes délits. Cet adage a une
appai'ence de justice et d'impartialité qui a séduit tous les esprits
superficiels. Pour lui donner un sens raisonnable, il faut déterminer
auparavant ce qu'on entend par mêmes peines et mêmes délits. Une
loi inflexible, ime loi qui n'aurait égard ni au sexe, ni à l'âge, ni à la
fortune, ni au rang, ni à l'éducation, ni aux préjugés moraux ou re-
ligieux des individus, serait doublement vicieuse, comme inefficace ou
comme tyrannique. Trop sévère pour l'un, trop indulgente pour
l'autre, toujours péchant par excès ou par défaut, sous une apparence
d'égalité, elle cacherait l'inégalité la plus monstrueuse.
Lorsqu'un homme d'une grande fortune et un autre d'ime condition
médiocre sont condamnés à la même amende, la peine est-elle la
même ? souffrent-ils le même mal ? L'inégalité manifeste de ce
traitement n'est-elle pas rendue plus odieuse par l'égalité dérisoire ?
et le but de la loi n'est-il pas manqué, puisque l'im peut perdre
jusqu'aux ressources de son existence, tandis que l'autre échappe en
triomphant ? Qu'mi jeime homme robuste et un débUe \'ieLLlard
soient condamnés tous deux à traîner des fers pom* un même nombre
d'années, un raisonnem% habile à obscurcir les vérités les plus évi-
dentes, pourra soutenir l' égalité de cette peine ; mais le peuple, qui
ne sophistique pas sa raison, le peuple, fidèle à la nature et au sen-
timent, éprouvera ce murmure intérieui- de l'âme à rasjiect de l'in-
justice ; et son indignation, changeant d'objet, passera du criminel
au juge, et du juge au législatem'.
Je ne veux pas dissimuler des objections spécieuses. " Comment
est-il possible de faire entrer en ligne de compte toutes ces circon-
stances qui influent sui- la sensibilité ? Comment peut-on apprécier
des dispositions internes et cachées, telles que la force d'esprit, le
degré des lumières, les inclinations, les sympathies? Comment
peut-on mesurer des qualités différentes dans tous les êtres ? Un
père de famille peut consulter ces dispositions intérieures, ces diver-
sités de caractère dans le traitement de ses enfants : mais un insti-
tuteur publie, chargé d'un nombre limité de disciples, ne le peut
pas. Le législateur qui a en vue un peuple nombreux est à plus
forte raison obligé de s'en tenii- à des lois générales, et même il doit
craindre de les compliquer en descendant à des cas particuliers. S'il
laissait aux juges le droit de varier l'application des lois selon cette
diversité infinie de cii'constanees et de caractères, il n'y aui-ait plus
de limites à l'arbitraire des jugements : sous prétexte de saisir le
véritable esprit du législateur, les juges feraient des lois l'instrument
do leurs prévarications et de Iciu's fantaisies. ;«SV(/ aliter lnjcs, aliter
pliilosophi tollimt astutias : leges qnatenus manu tenere possinit ; ^)7j?-
losophi quafenu^ ratione et intelligentia.^'' — De Off. iii. 17.
APPLICATION PRATIQUE. 39
Il ne s'agit pas de répondi-e, mais d'éclaiix-ir : car tout cela ren-
ferme moins nue objection qu'une difficulté ; ce n'est pas le principe
qu'on nie, c'est son application qu'on croit impossible.
1° Je conviens que la plupart de ces différences de sensibilité
sont inappréciables, qu'il serait impossible d'en constater l'existence
dans les cas indi\T.duels, ou d'en mesiu-er la force et le degré ; mais
heureusement ces dispositions intérieiu'es et cachées ont, si je puis
parler ainsi, des indices extérieures et manifestes. Ce sont les cir-
constances que j'ai appelées secondaires : sexe, âge, rang, race, climat,
gouvernement, éducation, profession religieuse ; circonstances évidentes
et palpables qui représentent les dispositions intérieures. VoUà
le législateiu' soulagé de la partie la plus difficile. Il ne s'arrête pas
aux qualités métaphysiques ou morales, il ne se prend qu'à des cii'-
constances ostensives. Il ordonne, par exemple, la modification de
teUe peine, non pas à cause de la plus grande sensibilité de l'in-
dividu, ou à raison de sa persévérance, de sa force d'âme, de ses
lumières, etc., mais à raison du sexe ou de l'âge. Il est vrai que les
présomptions tirées de ces circonstances sont sujettes à être en défaut.
Il se peut qu'un enfant de qtdnze ans soit plus éclairé qu'un homme
de trente ; il se peut que telle femme ait plus de coiu-age ou moins de
pudem- que tel homme. Mais ces présomptions aiu'ont, en général,
toute la justesse nécessaire pour éviter de faire des lois tyranniques,
et sm-tout pour concilier au législateur les suffrages de l'opinion.
2° Ces circonstances secondaires ne sont pas seulement faciles à
saisir : eUes sont en petit nombre, elles forment des classes générales.
On peut en tirer des bases de justification, d'exténuation, ou d'aggra-
vation pour les différents délits. Ainsi la complication disparaît, tout
se ramène aisément au principe de la simplicité.
3° Il n'y a pas d'arbitraire : ce n'est pas le juge, c'est la loi même
qui modifie telle ou telle peine, selon le sexe, l'âge, la profession
•eligieuse, etc. Pour d'autres circonstances, dont il faut absolument
hisser l'examen au juge, comme le plus ou moim dans le dérange-
nent d'esprit, le plus ou moins dans la force, le plus ou moins dans
la fortune, le plus ou moins dans la parenté ; le législateur, qid ne
peut rien prononcer poiu' les cas individuels, dirige les tribunaux
par des règles générales, et leur laisse ime certaine latitude, afin qu'ils
puissent proportionner leur jugement <à la nature particulière de la
iirconstance.
Ce qu'on recommande ici n'est pas ime idée utopienne. 11 n'y a
point eu de législateur assez barbare ou assez stupide pour négliger
toutes les circonstances qui influent sur la sensibilité. Ils en ont
eu un sentiment plus ou moins confus qui les a guidés dans l'éta-
blissement des droits civils et politiques; ils ont montré phis ou
40 APPLICATION PRATIQUE.
moins d'égard à ces circonstances dans l'institution des peines ; de
là les différences admises pour les femmes, les enfants, les hommes
libres, les esclaves, les militaires, les prêtres, etc.
Dracon paraît être le seul qui ait rejeté toutes ces considérations,
au moins en matière pénale : tous les délits lui ont paru égaux,
pai'ce qu'ils étaient tous des violations de la loi. Il a condamné tous
les délinquants à mort sans distinction. Il a confondu, il a boule-
versé tous les principes de la sensibilité humaine. Son horrible
ouvrage n'a pas dm-é longtemps. Je doute que ses lois aient jamais
été sui\ies au pied de la lettre.
Sans tomber dans cet extrême, que de fautes n'a-t-on pas faites
dans le même sens 1 Je ne finirais pas si j'en voulais citer des
exemples. Croirait-on qu'il y ait eu des souverains qui ont mieux
aimé perdre des pro^•inees, ou faire couler des flots de sang humain,
que de ménager une sensibilité particiiliùre d'un peuple, de tolérer
une coutume indifférente en elle-même, de respecter un ancien pré-
jugé, un certain habillement, une certaine formule de prières ?
Un prince de nos jours, actif, éclairé, animé par le désir de la
gloire et du bonhevu- de ses sujets, entreprit de tout réfonner dans
ses États, et souleva tout contre lui. À la veiUe de sa mort, repas-
sant tous les chagiins de sa vie, il voulait qu'on gravât sur sa tombe
qu'il avait été malheureux dans toutes ses entreprises. H aurait
fallu y graver aussi, pour l'iastruction de la postérité, qu'il avait
toujours ignoré l'art de ménager les penchants, les inclinations, la
sensibilité des hommes*.
Lorsque le législateur étudie le cœur humain, lorsqu'il se prête
aux différents degrés, aux différentes espèces de sensibilité piu- des
exceptions, des limitations, des adoucissements, ces tempéraments
du pouvoir- nous charment comme ime condescendance paternelle :
c'est le fondement de cette approbation que nous donnons aux lois,
sous les noms un peu vagues d'humanité, d'équité, de convenance, de
modération, de sagesse.
Je trouve en ceci une analogie frappante entre l'art du législateiu"
et celui du médecin. Ce catalogue des circonstances qui influent sur
la sensibilité est nécessah-e à ces deux sciences. Ce qui distingue le
médecin de l'empirique, c'est cette attention à tout ce qui constitue
l'état particulier de l'individu. Mais c'est surtout dans les maladies
de l'esprit, dans ceUes où le moral est affecté, lorsqu'il s'agit de sur-
monter des habitudes nuisibles et d'en former de nouvelles, qu'il est
nécessaii-e d'étudier tout ce qiu influe siu- les (hspositions d'im ma-
lade. Une seule errem- à cet égard peut changer tous les résultats,
et aggraver le mal par les remèdes.
* Joseph II.
ANALYSE DU MAL, SES DIVISIONS. 41
CHAPITRE X.
ANALYSE DU BIEN ET Dr MAL POLITIQUE. COMMENT ILS SE RÉPANDENT
DANS LA SOCIÉTÉ.
Il en est du gouvernement comme de la médecine ; sa seule affaii-e
est le choix des maux. Toute loi est un mal, car toute loi est une
infraction de la Liberté : mais, je le répète, le gouvernement n'a que
le choix des maux. En faisant ce choix, quel doit être l'objet du
législateui' ? — Il doit s'assurer de deux choses : 1° que, dans chaque
cas, les incidents qu'O. s'efforce de prévenir sont réellement des
maux ; et 2° que ces maux sont plus grands que ceux qu'il emploie
pour les prévenir.
n a donc deux choses à observer, le mal du délit et le mal de la
loi ; le mal de la maladie et le mal du remède.
Un mal vient rarement seul. Un lot de mal ne peut guère tomber
siu' un individu, sans s'étendre de là comme d'un centre. Dans le
cours de sa marche, nous le veiTons prendre différentes formes : nous
verrons im mal d'une espèce sortir d'im mal d'une autre espèce ; et
même le mal provenir du bien, et le bien du mal. Tous ces changements
sont importants à connaître et à distinguer ; c'est même en ceci qu'est
l'essence de la législation. ^Mais heiu-eusement ces modifications du
mal sont en petit nombre, et les différences sont fortement marquées.
n nous suffira de trois distinctions principales et de deiLx subdi-
visions pour résoudi-e les problèmes les plus difficiles.
Mal du premier ordre.
Mal du second ordre.
Mal du troisième ordre.
Mal primitif. — Mal dérivatif.
Mal immédiat. — Mal conséqveMiel.
Mal extensif. — Mal répartible.
Mal permanent. — Mal évanesceni.
Voilà les seuls tenues nouveaux dont nous aurons besoin pour
exprimer la variété des formes que le mal peut prendi'c.
Le mal résultant d'ime mauvaise action peut se diviser en deux
lots principaux : 1" celui qui tombe immédiatement sur tel ou tels
individus assignables, je l'appelle mal du premier ordre; 2° celui qui
prend sa sovu'ce dans le premier, et se répand sur la communauté
enrière, ou sur un nombre indéfini d'individus non assignables, je
l'appelle mid du second ordre.
Le mal du premier ordre peut se distingixer en deux bi-anches :
1° le mal primitif qui est particulier à l'individu lésé, au premier
soufirant, à celui, par exemple, qui est battu ou volé; 2° le mal
42 ANALYSE DU MAL, SES PARTIES.
dérivatif, cette portion de mal qui tombe sur des individus assignables
en conséquence du mal souiïert par le premier, à raison de quelque
liaison entre eux ; soit d'intérêt personnel, soit de sympathie.
Le mal du second ordre peut également se distinguer en deux
branches : 1° Valarvu, 2° le daiiger. L'alarme est ime peine positive,
peine d'appréhension, appréhension de soufirii* le même mal dont on
vient de voii- im exemple. Le danger est la chance que le mal pri-
mitif ne produise des maux du même geni'e.
Les deux branches du mal du second ordre sont étroitement
liées, mais cependant elles sont tellement distinctes qu'elles peuvent
exister séparément. L'alarme peut exister sans le danger, le danger
peut exister sans l'alarme. On peut être dans l'effroi pour une
conspiration piurement imaginaire : on peut être dans la sécurité au
sein d'une consjjiration prête à éclater. Mais ordinaii'ement l'alarme
et le danger vont ensemble comme effets natui'els de la même cause.
Le mal arrivé fait attendre des maux du même geni-e en les rendant
probables. Le mal ai'rivé fait naître le danger : la perspective du
danger fait naître l'alanne. Une mauvaise action entraîne un
danger par l'exemple : elle peut préparer les voies à une autre mau-
vaise action, 1° en suggérant l'idée de la commettre ; 2° en aug-
mentant la force de la tentation.
Suivez ce qui peut se passer dans l'esprit de tel ou tel indiridu,
lorsqu'il entend parler d'un vol qui a réussi. H ne connaissait pas
ce moyen de subsister, ou il n'y pensait pas : l'exemple agit comme
ime instruction, et lui fait concevoir la première idée de recourir au
même expédient. EL voit que la chose est possible, poui-vu qu'on
s'y prenne bien : exécutée par im autre, elle lui paraît moins difficile
et moins péiilleuse. C'est une trace qui le guide dans un sentier où
il n'aïuait pas osé se hasarder le premier. Cet exemple a un autre
effet non moins remarquable sur son esprit ; c'est d'affaiblir la puis-
sance des motifs qui le retenaient ; la crainte des lois perd une
partie de sa force tant que le coupable demexu-e impuni ; la crainte de
la honte diminue également, parce qu'il voit des complices qui lui
offiient, poiu' ainsi dire, une association rassurante contre le malheur
du mépris. Cela est si ATai, que partout où les vols sont fi'équents
et impimis, ils ne causent pas plus de honte que toute autre manière
d'acquérir. Les premiers Grecs n'en concevaient aucun scrupule.
Les Arabes d'aujoiu'd'hui s'en font gloire.
Appliquons cette théorie. — Vous avez été battu, blessé, insulté,
volé. La masse de vos peines personnelles considérées en vous seul
forme le mcd primitif. Mais vous avez des amis : la sjTupathie les
fait participer à vos peines. Vous avez ime femme, des enfants, des
parents: ime partie de la honte dont vous a couvert l'affront que
AXALYSi; DU MAL, SES PARTIES. 43
voiis avez subi rejaillit sui' eux. Vous avez des créanciers : la perte
que vous avez faite vous oblige de les faire attendre. Toutes ces
personnes souffi-ent un mal plus ou moins grave dérivé du vôtre ; et
ces deux lots de mal, le vôtre et le leur, composent ensemble le raal
du premier ordre.
Ce n'est pas tout. La nouvelle de ce vol avec ses circonstances se
répand de bouche en bouche. L'idée du danger se réveille, et par
conséquent l'alai-me. Cette alarme est plus ou moins grande, selon
ce qu'on a appris du caractère des voleurs, des mauvais traitements
qu'ils ont faits, de leur nombre et de leurs moyens; selon qu'on
est plus ou moins près du lieu de l'événement, qu'on a plus ou moins
de force et de courage, qu'on voyage seul ou avec une femme, qu'on
porte avec soi plus ou moins d'effets précieux, etc. Le danger et
cette alarme constituent le mcd du second ordre.
Si le mal qu'on vous a fait est de nature à se propager ; par
exemple, si on vous a diffamé par ime imputation qui enveloppe une
classe plus ou moins nombreuse d'individus, il ne s'agit plus d'un
mal simplement privé, mais d'un mal extensif. Il est augmenté
à proportion du nombre de ceux qui y participent.
Si la somme qu'on vous a volée appartenait non à voiis, mais à
une société ou à l'État, la perte serait im mal répartihh ou divisible.
Au contraire du cas précédent, le mal se trouve ici diminué à pro-
portion du nombre de ceux qui y participent.
Si en conséquence de la blessure que vous avez reçue, vous souffrez
quelque mal tout à fait distinct du premier, comme d'abandonner
des affaires lucratives, de manquer tm mariage, de ne pas obtenir un
poste avantageux, c'est ce qu'on peut appeler mal cotiséquentiel .
Le mal permanent est celui qui, ime fois fait, ne peut plus se
changer ; par exemple, une injm-e personnelle irréparable, une am-
putation, la mort, etc. Le mal passager ou évanescent est celui qui
est susceptible de cesser tout à fait, comme une maladie qui se guérit
ou comme une perte qui peut être complètement compensée.
Ces distinctions, quoique en partie nouvelles, ne sont rien moins
que des subtilités inutiles. Ce n'est que par leiu- moyen qu'on peut
apprécier la difféj-ence de malig-nité entre différents crimes, et régler
la proportion des peines.
Cette analyse nous fom-nira im critérium moral, un moyen de dé-
composer les actions humaines, comme on décompose les métaux pour
reconnaître leur valeiu' intiinsèque et la quantité précise d'alliage.
Si parmi les actions mauvaises ou réputées telles, il en est qui ne
produisent point d'alarme, quelle différence entre ces actions et
celles qui en produisent ! L'objet du mal primitif est un seul
inch^•idu : le mal dérivatif ne peut s'étendre qu'à un petit nombre.
•44 ANALYSE DU MAL, SES PARTIES
Mais le mal du second ordi-e i)eut embrasser la société tout entière.
Qu'un fanatique, jjar exemple, commette un assassinat pour cause
d'hérésie, le mal du second ordi'e, l'alarme surtout, peut valoir
plusieurs millions de fois le mal du premier ordi-e.
Il y a une grande classe de délits dont tout le mal consiste en
danger. Je parle de ces actions qui, sans blesser aucun individu
assignable, sont nuisibles à la société entière. Prenons pour exem-
ple un délit contre la justice. La mauvaise conduite d'un juge,
d'un accusateur ou d'un témoin, fait absoudre un coupable. Voilà
un mal sans doute, car voilà un danger, le danger d'enhardir par
l'impunité le délinquant lui-même à réitérer ses ciimes ; le danger
d'encourager d'autres délinquants par l'exemple et le succès du
premier. Cependant il est probable que ce danger, tout grave qu'il
peut être, aura échappé à l'attention du j^ublic, et que ceux qui, par
l'habitude de la réflexion, sont capables de le démêler, n'en con-
cevront point d'alarme. Ils ne craignent pas de le voir se réaliser
sur personne.
Mais l'importance de ces distinctions ne peut se faire sentir que
dans leur- développement. Xous en verrons bientôt une aj^pUcation
particulière.
Si nous jîortons la xue encore plus loin, nous découvrirons un
autre mal qui peut résulter d'un délit. — Quand l'alarme arrive à un
certain point, quand elle dure longtemps, son effet ne se borne pas
aux facultés passives de l'homme ; il passe jusqu'à ses facilités actives,
il les amortit, il les jette dans un état d'abattement et de torpeur.
Ainsi, quand les vexations, les déprédations sont devenues habi-
tuelles, le labom-eur découragé ne travaille plus que poiu' ne pas
mourir de faim ; il cherche dans la paresse la seule consolation de
ses maux : l'industrie tombe avec l'espérance, et les ronces s'em-
parent des terrains les plus fertiles. Cette branche du mal peut
s'appeler le mal du troisième ordre.
Que le mal arrive par le fait d'un homme, ou qu'il résulte d'un
événement pm-ement physique, toutes ces distinctions seront égale-
ment applicables.
Heureusement, ce n'est pas au mal seul qu'il appai'ticnt de se pro-
pager et de se répandre. IjC bien a les mêmes prérogatives. Suivez
l'analogie, vous verrez sortir d'ime bonne action im bien du premier
ordre, également di^•isible en primitif et dérivatif: et un bien dit
secoiul ordre qui produit im certain degré de confiance et de sûreté.
Le bien du troisième ordre se manifeste dans cette énergie, cette
gaîié de cœur, cette ardeur d'agir qu'inspù-ent les motifs rémunéra-
toires. L'homme, animé par ce sentiment de joie, trouve en lui-
même des forces qu'il ne se connaissait pas.
RAISONS POUR KRIGER, ETC. 45
La propagation du bieïi est moins rapide, moins sensible que celle
d\i mal. Un grain de bien, si j'ose parler ainsi, est moins productif
en espérances qu'un grain de mal ne l'est en alarmes. Mais cette
différence est abondamment compensée ; car le bien est un résultat
nécessaii'e de causes natm-elles qui opèrent toujours, tandis que le
mal ne se produit que par accident et par intervalle.
La société est tellement constituée, qu'en travaillant à notre bon-
heur particulier, nous travaillons pour le bonheur général. On ne
peut augmenter ses propres moyens de jouissance sans augmenter
ceux d'autnu. Deux peuples, comme deux individus, s'enrichissent
par leiu' commerce réciproque, et tout échange est fondé sur des
avantages respectifs.
Heureusement encore les effets du mal ne sont pas toujoiu-s eu
mal. ris revêtent souvent la qualité contraii'e. Ainsi les peines
juridiques, appliquées aux délits, quoiqu'elles produisent un mal du
premier ordre, cessent dans la société d'être regardées comme un
mal, parce qu'elles produisent un bien du second ordre. Elles
entraînent de l'alarme et du danger ; mais ponr qui ? Ce n'est
que pour une classe d'hommes malfaisants, qui veulent bien s'y
exposer : qu'ils soient tranquilles, il n'y a plus poui- eux ni danger
ni alarme.
Nous n'aurions jamais pu parvenir à subjuguer jusqu'à im certain
point ce vaste empii-e du mal, si noiis n'avions appris à nous ser\-ir
de quelques maux pour en combattre d'autres. Il a fallu façonner
des auxiliaires parmi les peines, poui- les opposer à d'autres peines
qui fondaient sur nous de toutes parts. C'est ainsi que, dans l'art
de guérir une autre classe de maux, les poisons bien ménagés sont
devenus des remèdes.
CHAPITRE XI.
RAISONS POUR ÉRIGER CERTAINS ACTES EN DÉLITS.
Nous avons fait l'analyse du mal : cette analyse nous montre qu'il y
a des actes dont il résulte plus de mal que de bien : ce sont les actes
de cette nature, ou du moins ceux qui ont été réputés tels, que les
législateurs ont prohibés. Un acte prohibé est ce qu'on appelle un
délit. Pour faii'e respecter ces prohibitions, il a faUu instituer des
peines.
Mais convient-il d'ériger certaines actions en délits ? ou en d'autres
termes, convient-il de les soumettre à des peines légales ?
Quelle question ! Tout le monde n'est-il pas d'accord ? doit-on
46 RAISONS POUR ÉRIGER
chercher à prouver une vérité reconnue, une vérité si bien établie
dans l'esprit des hommes ?
Tout le monde est d'accord; soit. Mais sui' quoi est fondé cet
accord ? Demandez à chacun ses raisons. Vous verrez une étrange
diversité de sentiments et de principes : vous ne la verrez pas seule-
ment parmi le peuple, mais parmi les philosophes. Est-ce du
temps perdu que de chercher une base uniforme de consentement
sui' un objet si essentiel?
L'accord qui existe n'est fondé que sui' des préjugés, et ces pré-
jugés varient selon les temps et les lieux, selon les opioions et les
coutumes. On m'a toujours dit que telle action était un délit, et
je pense qu'elle est un délit. Yoilà le guide du peuj)le et même du
législatem'. Mais si l'usage a érigé en délits des actions innocentes,
s'il a fait considérer comme graves des délits légers, comme légers
des délits graves, s'il a vaiié partout, il est clair qu'il faut l'assu-
jettir à ime règle, et non pas le prendre pour règle lui-même.
Appelons donc ici le piincipe de l'utilité. Il confii'mera les arrêts
du préjugé partout où ils sont justes ; il les annulera pai'tout où ils
sont pernicieux.
Je me suppose étranger à toutes nos dénominations de \ice ou de
vertu. Je suis appelé à considérer les actions humaines imiquement
par leiu-s effets eu bien ou en mal. Je vais ouviii- deux commîtes.
Je passe au profit pm- tous les plaisirs, je passe en perte toutes les
peines. Je pèserai fidèlement les intérêts de toutes les parties ;
l'homme que le préjugé flétrit comme vicieux, celui qu'il pré-
conise comme vertueux sont poui' le moment égaux devant moi.
Je veux juger le préjugé même, et peser dans cette nouvelle balance
toutes les actions, afin de former le catalogue de celles qui doivent
être permises et de celles qui doivent être défendues.
Cette opération, qui parait d'abord si compliquée, deviendra facile
au moyen de la distinction que nous avons faite entre le mal du
premier ordre, du second et du troisième.
Ai -je à examiner un acte attentatoire à la sûreté d'un individu ?
Je compare tout le plaisir, ou en d'autres termes, tout le profit qui
revient de cet acte à son auteiu*, avec tout le mal ou toute la perte
qui en résulte pour la partie lésée. Je vois d'abord que le mal du
premier ordre surpasse le bien du premier ordre. Mais je ne
m'aiTête pas là. Cette action entraîne pour la société du danger et
de l'alarme. Ce mal. qui n'était d'abord que pour un seul, se
répand siu" tous en forme de crainte. Le plaisir résultant de
l'action n'est toujonrs que pour un, la peine est poui* mille, pour dix
mille, pour tous. La disproportion, déjà prodigieuse, me pai'aît
infinie, si je passe au mal du troisième ordi-e, en considérant que si
CERTAINS ACTES EN DELITS. 47
l'acte en question n'était pas réprimé, il en résulterait encore un
découragement universel et durable, ime cessation de travail, et
enfin la dissolution de la société.
Je vais parcourir les désirs les plus forts, ceux dont la satisfaction
est accompagnée des plus grands plaisirs, et l'on verra que lem-
accomplissement, lorsqu'il s'opère aux dépens de la sûreté, est beau-
coup plus fécond en mal qu'en bien.
I. Prenons d'abord Vinimitié. C'est la cause la plus féconde des
attentats contre l'honneur et la personne. J'ai conçu, n'importe com-
ment, de l'inimitié contre vous. La passion m'égare : je vous insulte,
je vous humilie, je vous blesse. Le spectacle de votre peine me fait
éprouver au moins pour un temps un sentiment de plaisir. Mais
pour ce temps même, peut-on croire que le plaisir que je goûte soit
l'équivalent de la peine que vous souffrez ? Si même chaque atome
de votre peine pouvait se peindre dans mon esprit, est-il probable que
chaque atome de plaisir- qui y correspond me parût avoir la même
intensité? et cependant ce ne sont que quelques atomes épars de
votre douleur qui viennent se présenter à mon imagination distraite
et troublée : pour vous aucun ne peut être perdu ; pour moi, la plus
grande pai'tie se dissipe toujours en pure perte, ilais ce plaisir, t^l
qu'il est, ne tarde pas à laisser percer son impureté naturelle.
L'humanité, principe que rien peut-être ne peut étouffer dans les
âmes les plus atroces, éveille un remords secret dans la mienne.
Des craintes de toute espèce, crainte de vengeance, soit de votre
part, soit de tout ce qui est en liaison avec vous, crainte de la voix
publique, craintes religieuses, s'il me reste quelque étincelle de reli-
gion, toutes ces craintes viennent troubler ma sécurité, et corrompent
bientôt mon triomphe. La passion est fanée, le plaisir est détruit,
le reproche intérieur lui succède. Mais de votre côté, la peine dui-e
encore et peut avoir ime longue durée. Yoilà pour des blessures
légères que le temps peut cicatriser. Que sera-ce dans les cas où,
par la nature même de l'injure, la plaie est incurable, lorsque des
membres ont été tronqués, des traits défigurés ou des facultés dé-
truites ? Pesez les maux, leur intensité, leur durée, leurs suites,
mesurez-les sous toutes leurs dimensions, et voyez comme en tout
sens le plaisir- est inférieui- à la peine.
Passons aux effets du second ordi'e. La nouvelle de votre malheur
répandi-a dans tous les esprits le poison de la crainte. Tout homme
qui a im ennemi, ou qui peut avoir un ennemi, pense avec effi-oi à
tout ce que peut inspirer la passion de la haine. Parmi des êtres
faibles qui ont tant de choses à s'envier, à se disj^uter, que mille
petites rivalités mettent sans cesse aux prises les uns avec les autres,
l'esprit de vengeance annonce xme smte de maux étemels.
48 RAISONS POUR ÉRIGER
Ainsi tout acte de cruauté produit par une passion dont le principe
est dans tous les cœurs, et dont tout le monde peut souffrir, fera
éprouver une alarme qui continuera jusqu'à ce (jue la punition du
coupable ait transporté le danger du côté de l'injustice, de l'inimitié
cruelle. Voilà une souffrance commune à tous ; et n'oublions pas
une autre peine qui en résulte, cette peine de s}Tiipathie que res-
sentent les cœurs généreux à l'aspect des délits de cette nature.
II. Si nous examinons maintenant les actes qui peuvent naître de
ce motif impérieux, de ce désir auquel la natui-e a confié la pei'pé-
tuité de l'espèce et une si grande partie de son bonheur, nous verrons
que lorsqu'il blesse la sûreté de la personne ou la condition domes-
tique, le bien qui résulte de sa satisfaction n'est pas à comparer avec
le mal qui en découle.
Je ne parlerai ici que de l'attentat qui compromet manifestement
la sûreté de la personne : le viol. Il ne faut pas, par une plaisanterie
grossière et puéiile, nier l'existence de ce délit et en diminuer l'hor-
reiu'. Quoi qu'on puisse dii'e à cet égard, les femmes les plus pro-
digues de leurs faveurs n'aimeront pas qu'une foi-eur bmtale les leur
mvisse. Mais ici la grandeur de l'alarme rend inutile toute discus-
sion sur le mal primitif. Quoi qu'il en soit du délit actuel, le délit
possible sera toujoiu-s un objet d'effi'oi. Plus le désii- qui donne
naissance à ce crime est universel, plus l'alarme a de grandcui- et de
force. Dans les temps où les lois n'ont pas eu assez de puissance
poiu' le réprimer, où les mœurs n'étaient pas assez réglées poiir le
flétrir, il faisait naître des vengeances dont l'histoii'e nous a conservé
quelque souvenir. Les nations entières s'intéressaient à la querelle :
les haines se transmettaient des pères aux enfants. Il paraît que
la sévère clôture des femmes grecques, inconnue dans les temps
d'Homère, dut son origine à une époque de troubles et de révolutions
où la faiblesse des lois avait multiplié les désordi'es de ce genre et
répandu une terreiir générale.
III. Quant au motif de la cupidité, en comparant le plaisir d'ac-
quérir par usurpation avec la peine de perdre, Vwa. ne sei-ait pas
l'équivalent de l'autre. Mais il y a des cas, où s'il fallait s'arrêter
aux effets du premier ordi-e, le bien am-ait sur le mal une prépon-
dérance incontestable. En considérant le délit sous ce point de vne
seulement, on ne saurait assigner aucime bonne raison pour justifier
la rigueur des lois. Tout roule sui* le mtil du second ordre : c'est ce
mal qiii donne à Faction le caractère de délit ; c'est ce mal qui néces-
site la peine. Prenons pour exemple le désii' physique qui a pour
objet de satisfaire la faim. Qu'un indigent, pressé par ce besoin,
vole dans ime maison opulente un pain, qui peut-êtie hii sauve la
rie, peut-on mettre en parallèle le bien qu'il se fait à lui-même, et
CERTAINS ACTES EN DELITS. 49
la perte que fait l'homme riche ? On ijcut appliquer la même obser-
vation à des exemples moins frappants. Qu'un homme pille des
fonds publics, il s'enrichit lui-même, et n'appauvrit personne. Le
tort qu'il fait aux individus se réduit en parties impalpables. Ce
n'est donc pas pour le mal du premier ordre qu'il faut ériger ces
actions en délits, c'est à cause du mal du second ordre.
Si le plaisir attaché à satisfaire des désirs aussi puissants que l'ini-
mitié, la lubricité, la faim, contre le gré des autres intéressés, est si
loin d'égaler le mal qui en dérive, — la disproportion paraîtra bien
plus grande pour des motifs moins agissants et moins forts.
Le désii" de la conservation de soi-même est le seul qui puisse de-
mander encore un examen séparé.
S'il s'agit d'un mal que les lois elles-mêmes veulent imposer à
l'individu, il faut que ce soit poui' quelque raison bien pressante,
telle que le besoin de faire exécuter les peines ordonnées par les tri-
bunaux, peines sans lesquelles U n'y aurait point de sûreté, point de
gouvernement. Or, que le désir d'échapper à la peine soit satisfait,
la loi se trouve à cet égard frappée d'impuissance. Le mal qui ré-
sulte de cette satisfaction est donc celui qui résulte de l'impuissance
des lois, ou, ce qui revient au même, de la non-existence de toute
loi. Mais le mal qui résulte de la non-existence des lois est en effet
l'assemblage des divers maux que les lois sont établies poui" prévenir,
c'est-à-dire, de tous les maux que les hommes sont sujets à éjDrouver
de la part des hommes. H ne suffit pas, sans doute, d'un seul
triomphe de cette espèce, remporté par l'individu siu- les lois, pour
en fraj^per le système entier d'impuissance. Néanmoins tout exemple
de ce genre est im symptôme d'affaiblissement, lui pas vers leur des-
truction. Il en résulte donc im mal du second ordre, une alarme,
tout au moins un danger ; et si les lois connivaient à cette évasion,
elles seraient en contradiction avec leurs propres fins ; pour écarter
un petit mal, elles en admettraient un autre beaucoup plus qu'équi-
valent.
Restent les cas où l'indi^-idu repousse un mal auquel les lois n'ont
pas voulu l'exposer. Mais puisqu'elles ne veident pas qu'il subisse
ce mal, elles veulent qu'il ne le subisse pas. Ecarter ce mal est en
soi-même un bien. Il est possible qu'en faisant des efforts pour s'en
préserver, rindi\idu fasse im mal plus qu'équivalent à ce bien. Le
mal qu'il fait pour sa propre défense se borne-t-il à ce qui était né-
cessaire pour cet objet, ou va-t-il au delà ? Dans quel rapport est le
mal qu'U a fait, au mal qu'il a écarté ? Est-il égal, plus grand ou
moins grand ? Le mal écarté aurait-il été susceptible de dédommage-
ment, si, au lieu de s'en défendre par des voies si coûteuses, il eût
pris le parti de s'y soiimettre temporairement? Voilà autant de
50 LIMITES QUI SÉPARENT LA MORALE
questions de fait, que la loi doit prendre en considération pom' établir
des dispositions de détail sur la défense de soi-même. C'est un sujet
qui appartient au code pénal, dans l'examen des moyens de justifica-
tion ou d'exténuation par rapport aux délits. Il suffit ici d'observer
que dans tous ces cas, quoi qu'il en soit du mal du premier ordre,
tout le mal que peut faire un individu dans la défense de soi-même
ne produit aucime alarme, aucun danger. C'est qu'à moins qu'U ne
soit attaqué et que sa sûreté ne soit compromise, les autres hommes
n'ont rien à craindi-e de sa part.
CHAPITRE XII.
DES LIMITES QTTI SÊPAKENT LA MORALE ET LA LÉGISLATION.
La morale, en général, est l'art de diriger les actions des hommes de
manière à produii'e la jjlus grande somme possible de bonheur.
La législation doit avoii' précisément le même objet.
Mais quoique ces deux arts, ou ces deux sciences, aient le même
but, elles diffèrent beaucoup quant à l'étendue. Toutes les actions,
( soit publiques, soit privées, sont du ressort de la morale. C'est un
guide qui peut mener rindi^ddu, comme par la main, dans tous les
détails de sa vie, dans toutes ses relations avec ses semblables. La
législation ne le peut pas, et si elle le pouvait, elle ne devrait pas
exercer une intervention continuelle et directe sur la conduite des
hommes. La morale prescrit à chaque individu de faire tout ce qui
est à l'avantage de la communauté, y compris son avantage per-
sonnel ; mais U y a bien des actes utiles à la communauté que la
législation ne doit pas commander. Il y a de même bien des actes
nuisibles qu'elle ne doit pas défendi-e, quoique la morale le fasse.
La législation, en im mot, a bien le même centre que la morale, mais
elle n'a pas la même circonférence.
n y a deux raisons de cette différence : 1° La législation ne peut
influer directement sur la conduite des hommes que par des peines ;
or ces peines sont autant de maux, qui ne sont justiciables qu'autant
qu'il en résulte une plus grande somme de bien. Mais dans plu-
sieurs cas où l'on voudrait renforcer iin précepte moral pai* ime peine,
le mal de la faute serait moins grand que le mal de la peine : les
moyens nécessaires pour faire exécuter la loi seraient de natiire à
répandre dans la société im degré d'alarme plus nuisible que le mal
qu'on voudrait prévenir.
2° La législation est souvent arrêtée par le danger d'envelopper
l'innocent en cherchant à punir le coupable. D'où vient ce danger?
ET LA LEGISLATION. 51
de la difficulté de définir le délit, d'en donner une idée claii'e et pré-
cise. Par exemple, la dureté, l'ingratitude, la perfidie, et d'autres
vices que la sanction populaii-e punit, ne peuvent pas venii- sous la
puissance de la loi, attendu qu'on ne saui-ait en donner une définition
exacte, comme du vol, de l'homicide, du parjure, etc.
Mais pour mieux distinguer les véritables limites de la morale et
de la législation, il faut rappeler ici la classification la plus ordinaire
des devoirs moi-aux.
La morale particulière règle les actions de l'homme, soit dans la
partie de sa conduite où il est seul intéressé, soit dans celle qui peut
affecter les intérêts d'autres individus. Ce qui l'intéresse lui seul
compose une classe d'actions qu'on appelle (improprement peut-
être) devoirs envers soi-même, et la qualité manifestée par l'accom-
plissement de ces devoirs reçoit le nom de prudence. La pai-tie de
sa conduite relative aux autres compose une classe d'actions qu'on
appelle devoirs envers autrui. Or, il y a deux manières de consulter
le bonheur des autres, l'une négative, en s' abstenant de le diminuer,
l'autre positive, en ti-availlant à l'augmenter : la première constitue
la. probité, la seconde constitue la bienfaisance.
La morale, sur ces trois points, a besoin du secom-s des lois, mais
non pas au même degré ni de la même manière.
I. Les règles de la prudence se suffiront presque toujoui's à elles-
mêmes. Si un homme manque à ses propres intérêts, ce n'est pas
sa volonté qui est en défaut, c'est son intelligence ; s'il se fait du
mal, ce ne peut être que par erreiu'. La crainte de se nuire est im
motif réprimant assez fort; il serait inutile d'y ajouter la crainte
d'une peine aitificielle.
Le contraire, dii-a-t-on, est démontré par les faits : les excès du
jeu, ceux de l'intempérance, le commerce HLicite entre les sexes, ac-
compagné si souvent de dangers très-graves, prouvent assez que les
individus n'ont pas toujours assez de pnidence pour s'abstenii- de ce
qui lem- nuit.
Pour m'en tenir à ime réponse générale, j'observerai, première-
ment, que, dans la plupart de ces cas, la peine, trop facile à éluder,
serait inefficace : secondement, que le mal produit par la loi pénale
serait fort au delà du mal de la faute.
Supposez, par exemple, qu'un législateiu' se crût bien fondé à
vouloii' extirper, par des lois dù-ectes, l'ivrognerie et la fornication. —
H faudra commencer par une multitude de règlements. Complication
des lois, premier inconvénient très-grave. — Plus ces vices sont faciles
à cacher, plus il faudra des peines sévères, afin de contrebalancer,
par la terreur des exemples, l'espoir toujours renaissant de l'im-
punité. Rigueur excessive des lois, second inconvénient non moins
i:2
52 LIMITES QUI SÉPARENT LA MORALE
grave. La difficulté de se procurer des preuves sera telle qu'il faudi^a
encoui-ager des délateurs et entretenir une armée de sui'veillants.
Xécessité de l'espionnage, troisième inconvénient pire que les deux
premiers. Comparez les effets en bien et en mal. Les délits de
cette natiu'e, si l'on peut donner ce nom à des imprudences, ne pro-
duisent aucune alarme ; mais le remède prétendu répandra un effroi
vmiversel ; innocent ou coupable, chacun craindra poiu" soi ou pour
les siens ; les soupçons, les délations rendi-ont la société dangereuse ;
on se fuira, on cherchera le mystère, on redoutera les épanchements
de la confiance. Au lieu d'avoir supprimé ^m vice, la loi en aura
semé de nouveaux et de plus dangereux.
Il est vrai que l'exemple peut rendi'e contagieux certains excès,
et qu'un mal qm serait comme imperceptible, s'il ne s'agissait que
d'un petit nombre d'individus, poui'rait devenii' très-sensible par son
étendue. Tout ce que peut faire le législateur-, relativement à des
délits de cette espèce, c'est de les soumettre à quelque peine légère,
dans le cas de notoriété scandaleuse : cela suffit pour leui* donner
une teinte d'illégalité qui tourne contre eux la sanction populaii'e.
C'est en ceci que les législateui's, en général, ont beaucoup trop
gouverné. Au lieu de se fier à la prudence des individus, ils les
ont traités comme des enfants ou des esclaves. Ils se sont livrés à
la même passion que les foudateui's des ordi'es religieux, qui, pom"
mieux signaler lexu- autorité, et par petitesse d'esprit, ont tenu leurs
sujets dans la plus abjecte dépendance, et leixr ont tx'acé joui- à
joui", moment à moment, leiu'S occupations, leurs aliments, Icm- lever,
leui- coucher et tous les détails de Icm- conduite. Il y a des codes
célèbres où l'on trouve une multitude d'entraves de cette espèce :
ce sont des gênes inutiles sur le mariage, des peines contre le célibat,
des règlements somptuaii-es pour fixer la forme des habits, la dépense
des festins, les ameublements des maisons, les ornements des femmes ;
ce sont des détails infijiis sur des aliments permis oa défendus, sur
des ablutions de telle ou telle nature, sui" des piu'ifications de santé
ou de propreté, et mille puéiiUtés semblables qui ajoutent à tous les
inconvénients d'ime contrainte inutile celui d'abrutir imc nation, en
couvrant ces absurdités d'iui voile mystérieux poiu" en déguiser le
ridicule.
Mais plus maDieuieux encore les États où l'on a voulu maintenii-,
par des lois pénales, l'imiformité des opinions religieuses ! Le
choix d'une religion est uniquement du ressort de la prudence des
individus. S'ils sont persuadés cjue leui- bonheiu- étemel dépend
d'un certain culte ou d'ime certaine croyance, que peut opposer
le législatem- à im intérêt aussi grand ? Je n'ai pas besoin d'in-
sister sm- cette vérité : elle est généralement reconnue ; mais, en
ET LA LÉGISLATION. 53
traçant les limites de la législation, je ne pouvais pas oublier celles
qu'il importe le phis de ne pas franehii-.
llègle générale. Laissez aux individiis la plus grande latitude
possible dans tous les cas où ils ne peuvent nuire qu'à eux-mêmes ;
car ils sont les meilleui's juges de leui's intérêts. S'ils se trompent,
dès qu'ils sentiront leur méprise, il est à présumer qu'Os n'y per-
sisteront pas. Xe faites intervenir la puissance des lois que pour les
empêcher de se nuii'e entre eux. C'est là où elles sont nécessaires ;
c'est là où l'application des peines est vi-aiment utile, parce que la
rigueur exercée sur un seul devient la sûi'eté de tous.
II. n est vi'ai qu'il y a ime liaison' naturelle entre la prudence
et la probité, c'est-à-dire, que notre intérêt bien entendu ne nous
laisserait jamais sans motif pour nous abstenir de nuire à nos sem-
blables.
Arrêtons-nous un moment siu' ce point. Je dis qu'indépendam-
ment de la religion et des lois, nous avons toujom-s quelques motifs
naturels, c'est-à-dii-e, tirés de notre propre intérêt, poui- consulter
le bonheur d'autrui. 1° Le motif de pure bienveillance, sentiment
calme et doux que nous aimons à éprouver, et qui inspire de la
répugnance à faire souffiii' ; 2° le motif des affections privées qui
exercent leur empire dans la vie domestique et dans le cercle par-
ticulier de nos liaisons ; 3° le désir de la bonne réputation et la
crainte du blâme. Ceci est une espèce de calcul et de commerce —
payer pour avoir du crédit — être vrai pour obtenir de la confiance—
sei-vir pour être servi. C'est dans ce sens qu'un homme d'esprit
disait que si la probité 7i' existait pas, il faudrait Vinventer corame
moyen de faire fortune.
Un homme éclairé siu' son intérêt ne se permettrait pas même
un crime caché, soit par la crainte de conti'acter une habitude hon-
teuse qui le trahirait tôt ou tard, soit parce que des secrets à dérober
aux regards pénétrants des hommes laissent dans le cœtir un fonds
d'inquiétude qui corrompt tous les plaisirs. Tout ce qu'il pourrait
acquérir aux dépens de sa sécurité ne la vaudrait pas, et s'il est
jaloux de l'estime des hommes, le meilleur garant qu'il puisse en
avoir, c'est la sienne j^ropre.
Mais pour qu'un individu sente cette Haison entre l'intérêt
d'autrui et le sien, il faut un esprit éclairé et un cœui- libre de
passions séductrices. La plupart des hommes n'ont ni assez de
lumières, ni assez de force d'âme, ni assez de sensibilité morale,
pour que leiu- probité se passe du secours des lois. Le législateur
doit suppléer à la faiblesse de cet intérêt naturel, en y ajoutant
\m intérêt artificiel plus sensible et plus constant.
Il y a plus : dans bien dos cas, la morale dérive son existence de
54 LIMITES QUI SÉPARENT LA MORALE^ ETC.
la loi, c'est-à-dire, pour décider si une action est moralement bonne
ou mauvaise, il faut savoii* si elle est permise ou défendue par les
lois : il en est ainsi de ce qui concerne la propriété. Telle manière
de vendi'e et d'acquérir, contraii'e à la probité dans un pays, serait
iiTeprocbable dans un autre. IL en est de même des délits contre
l'État. L'Etat n'existe que pai* la législation. On ne peut donc
établii- les devoii's de la morale qu'après avoir connu l'institution du
législateur. Par exemple, il est tel pays où ce serait un crime de
s'enrôler au senice d'une puissance étrangère, et tel autre où ce
service est légitime et honoré*.
III. Quant à la bienfaisance, il faut distinguer. La loi peut
s'étendi-e assez loin poiu' des objets généraux, tels que le soin des
pauvi'es, etc. ; mais dans le détail, il faut s'en rapporter à la morale
privée. La bienfaisance a ses mystères et s'exerce sur des maux si
imprévus ou si secrets que la loi ne saurait y atteindre. D'ailleurs,
c'est à la volonté libre de l'individu que la bienfaisance doit son
énergie : si les mêmes actes pouvaient être commandés, ils ne seraient
plus des bienfaits, ils aiu'aient perdu leur attrait et leiu' essence.
C'est la morale, et surtout c'est la religion qui forment ici le com-
plément nécessaii'e de la législation et le Hen le plus doux de
l'humanité.
Cependant, au lieu d'avoir trop fait à cet égard, les législateurs
n'ont pas fait assez : ils axiraient dû ériger en délit le refus ou
l'omission d'un service d'humanité, lorsqu'il est facile à rendre et
qu'il résulte de ce refus quelque malhem* : abandonner, pai* exemple,
une personne blessée dans ime route solitaire, sans lui chercher du
secoms ; — ne pas avertir quelqu'un qui manie des poisons ; — ne pas
tendre la main à un homme tombé dans un fossé, dont il ne peut
sortir de lui-même : dans ces cas et d'autres semblables, pourrait-on
blâmer une peine qui se bornerait à exposer le délinquant à un
certain degré de honte, oii à le rendre responsable dans sa foi'tune du
mal qu'il aiu'ait pu prévcnii'.
J'observerai encore que la législation aurait pu s'étendre plus loin
qu'elle n'a fait, relativement aux intérêts des animaux inférieurs.
Je n'approuve pas à cet égard la loi des Gentoux. Il y a de bonnes
raisons poiu' fiiire ser^•ir les animaux à la nourritiuc de l'homme, et
poiu- déti'uife ceux qui nous incommodent : nous en sommes mieux,
* Ceci touche à une des questions les plus difficiles: si la loi n'est pas ce
qu'elle doit être, si elle combat ouvertement le principe de l'utilité? — Faut-il
lid obéii" ? faut-d la violer ? faut-il rester neutre entre la loi qm ordonne le mal
et la morale qm le défend ? — La solution de ce problème doit se tirer d'une con-
sidération de prudence et de bienveillance : il faut examiner s'il y a plus de
danger à violer la loi qu'à la suivre : si les maux probables de l'obéissance sont
moindres que 1rs maux probables de la désobéissance.
FAUSSES MANIÈRES DE RAISONNER, ETC. 55
et ils n'en sont pas plus mal, car ils n'ont point comme nous ces
longues et cruelles anticipations de l'avenir, et la mort qu'ils re-
çoivent de nous peut toujours être moins douloureuse que celle qui
les attend dans le cours inévitable de la nature, ilais que peut-on
dire pour justifier les toiu'ments inutiles qu'on leui' fait souôrir,
les caprices cruels qu'on exerce sur eux ? Entre toutes les raisons
que je pourrais donner pour ériger en délit les cruautés gratuites à
leur égard, je me borne à celle qui se rapporte à mon sujet : c'est un
moyen de cultiver le sentiment général de bienveillance, et de rendre
les hommes plus doux, ou du moins de prévenir cette dépravation
brutale qui, après s'être jouée des animaux, a besoin, en croissant, de
s'assouvir de douleiu's humaines*.
CHAPITRE XIII.
EXEMPLES DES FArSSES MANIÈRES DE EAISONîîEK EN MATIÈEE DE
LÉGISLATION.
Cette introduction a eu pour objet de donner ime idée nette du
principe de l'utilité et de la manière de raisonner conformément à ce
principe. Il en résulte une logique de législation qu'on peut ré-
sumer en peu de mots.
Qu'est-ce que donner une bonne raison en fait de loi? c'est
alléguer des biens ou des maux que cette loi tend à produii'e : autant
de biens, autant d'arguments en sa faveur : autant de maux, autant
d'arguments contre elle. Mais il ne faut pas oublier que des biens
ou des maux ne sont autre chose que des plaisirs ou des peines.
Qu'est-ce que donner ime fausse raison'l c'est alléguer pour ou
contre une loi toute autre chose que ses effets, soit en bien, soit
en mal.
Rien de plus simple, et cependant rien de plus nouveau. Ce
n'est pas le piincipe de l'utilité qui est nouveau ; au contraire,
il est nécessairement aussi ancien que l'espèce humaine. Tout ce
qu'il y a de vrai dans la morale, tout ce qu'il y a de bon dans les
lois, émane de ce principe ; mais il a été le plus souvent suivi par
instinct, tandis qu'il était combattu par raisonnement. Si, dans les
livres de législation, il jette çà et là quelques étincelles, elles sont
bientôt étouffées dans la fumée qui les environne. Beccaria est
le seul qui mérite une exception ; et cependant il y a encore dans
son ouvrage quelques raisonnements tirés des fausses sources.
* Toyez Voyage de Barrow au Cap de Bonne-Espérance, et les cruautés de»
colons hollandais envers les animaux et envei*? les esclaves.
56 FAUSSES MANIÈRES DE RAISONNER
Il y a près de deux mille ans qu'Aristote avait entrepris de
former, sous le nom de Sojyhismes, un catalogue complet des diverses
manières de déraisonner. Ce catalogue, • perfectionné à l'aide des
lumières qu'un si long intei'\alle a pu fournir, aurait ici sa place et
son utilité: mais c'est un travail qui mènerait trop loin*. Je me
bornerai à présenter quelques chefs d'erreurs en matière de législa-
tion: c'est une espèce de carte réduite des fausses routes les plus
communes. Le piincipe de l'utilité sera mis dans un plus gi'and
jour par ce contraste.
1. Antiquité de la loi n'est ^as raison.
L'antiquité d'une loi peut étabHr un préjugé en sa faveur, mais
elle ne fait point raison par elle-même. Si la loi dont il s'agit
a contribué au bonhem- public, j^lus elle est ancienne, plus il est
aisé de constater ses bons ciFets, et de prouver son utilité d'une
manière directe.
2. Autorité religieuse n'est pas raison.
Cette manière de raisonner est devenue rare de nos joiu's, mais
pendant longtemps elle a i:)révalu. L'ouvrage d'Algernon Sydney
est rempli de citations de l'Ancien Testament, et il y trouve de quoi
fonder un système de démocratie, comme Bossuet y a trouvé les
bases du jjouvoii' absolu. Sydney voulait combattre avec leurs
l)ropres armes les j^artisans du di-oit divin et de l'obéissance passive.
Si on suppose qu'une loi émane de la Divinité, on suppose qu'elle
émane de la sagesse et de la bonté suprême. Une telle loi ne poiu*-
rait donc avoir pour- objet que l'utilité la plus éminente : or, c'est tou-
joui's cette utilité qu'il faut mettre en évidence pour justifier la loi.
3. Reproclie d'innovation n'est pas raison.
Ilejeter toute innovation, c'est rejeter tout progrès : dans quel
état serions-nous si on eût suivi ce principe jusqu'à présent? car
enfin, tout ce qui existe a commencé ; tout ce qui est établissement a
été innovation. Ceux qui approuvent aujourd'hui une loi comme
ancienne, l'am-aient blâmée autrefois comme nouvelle.
4. Définition arbitraire n'est pas raison.
Rien n'est plus commun parmi les jmisconsiiltes et les écrivains
politiques, que de fonder des raisonnements et même de construire
de longs ouvrages sur des définitions purement arbitraires. Tout
l'artifice consiste à prendi'c un mot dans un sens particulier, éloigné
de son usage vulgaire, à employer ce mot comme on ne l'a jamais
employé, et à dérouter les lecteurs par ime apparence de profondeur
et de mystère.
* Voyez le Traité des Sophismcs politiques que j'ai publié d'après les manu-
scrite de M. Bentham (à la suite de la Tactique des assonNées législatives. 1816,
'i vol. in-8).
EX MATIÈRE DE LEGISLATION. 57
Montesquieu lui-même est tombé dans ce vice de raisonnement,
dès le début de son ouvrage. Voulant définir la loi, il procède de
métaphore en métaphore : il rapproche les objets les plus disparates,
la Di^sinité, le monde matéiiel, les intelligences supérieures, les bêtes
et les hommes. On apprend enfin, que les lois sont des rapports, et
des rapports éteriuls. Ainsi la définition est plus obscure que la
chose à définir. Le mot hi, dans le sens propre, fait naître une
idée passablement claire dans tous les esprits : le mot rapport n'en
fait naître aucune. Le mot loi, dans le sens figuré, ne produit que
des équivoques, et Montesquieu, qui devait dissiper ces ténèbres, les
redouble.
Le caractère d\me fausse défijiition, c'est de ne pouvoir pas être
employée d'ime manière fixe. Uu peu plus loin (ch. iii.) l'auteur
définit la loi autrement : La loi en gé)iéral, dit-il, est la raison
humaine, en tant qiCeJle gouverne tous les peuples de la terre. Les
termes sont plus ' familiers, mais il n'en résulte pas ime idée plus
claire. S'ensuit-il que tant de lois contradictoii'cs ou féroces ou
absurdes, dans un état perpétuel de changement, soient toujours la
raison humaine ? Ll me semble que la raison, loin d'être la loi, est
souvent en opposition avec elle.
Ce premier chapitre de Montesquieu a produit bien du galimatias.
On s'est creusé l'esprit poiu' chercher des mystères métaphysiques où
il n'y en a point. Beccaria lui-même s'est laissé entraîner par
cette notion obscure des rapports. Literroger im homme pour
savoii' s'il est innocent ou coupable, c'est le forcer, dit -il, de s'accuser
lui-même. Ce procédé le choque, et pourquoi ? parce que, selon lui,
c'est confondre tous les rapports*. Que veut dire cela ? — Jouir,
souffrir, faire jouir, faire souiïiir, voilà des expressions dont je connais
le sens ; mais suivre des rapports et confondre des rapports, c'est ce
que je n'entends point du tout. Ces tenues abstraits n'excitent en
moi aucune idée, ne réveillent aucim sentiment. Je suis d'une in-
différence absolue sur les rapports; — le?, plaisirs et le?, peines, voilà
ce qui m'intéresse.
Eousseau n'a pas été content de cette définition de Montesquieu :
il a donné la sienne, qu'il annonce comme ime grande découverte :
La loi, dit-U, est V expression de lu volonté générale. Il n'y a donc
point de loi partout où le peuple en corps n'a pas parlé : il n'y a de
loi que dans xine démocratie absolue : U a suppiimé par ce décret
suprême toutes les lois existantes. H a frappé de nullité toutes
celles qui se feront dans la suite chez tous les peuples du monde,
excepté peut-être dans la république de Saint-Marin.
5. Métaphore ne^t pas raison.
* Ch. xii. : de la Qn.esfioit.
58 FAUSSES MANIÈRES DE RAISONNER
J'entends ici, soit une métaphore proprement dite, soit une allé-
gorie dont on se sert d'abord poui' éclaii'cir le discom-s ou l'orner, et
qui peu à peu devient la base d'un raisonnement.
Blackstone*, tellement ennemi de toute réforme, qu'il a été jusqu'à
blâmer l'introduction de la langue anglaise dans les rapports des
cours de justice, n'a rien négligé pour inspirer le même préjugé à ses
lecteiu's. Il représente la loi comme un château, comme une for-
teresse à laquelle on ne peut faire aucun changement sans l'affaiblir.
Il ne donne pas, j'en conviens, cette métaphore comme un raisonne-
ment ; mais poui-quoi l'emploie-t-il ? Poiu' s'emparer de l'imagina-
tion, poiu' prévenir- ses lecteiu's contre toute idée de réforme, pour
leiu' donner un effroi machinal de toute innovation dans les lois. Il
reste dans l'esprit une idée fausse qvà produit le même effet qu'un
faux raisonnement. Il aiu-ait dû penser au moins qu'on pouvait
toui-ner cette allégorie contre lui-même. Quand il a fait de la loi
un château, n'est-il pas naturel à des plaidem's ruinés de se le
représenter comme peuplé de harpies?
La maison d'un homme, disent les Anglais, est son château. Une
expression poétique n'est pas mxe raison ; car si la maison d'un
homme est son château de nuit, pourquoi ne le serait-il pas de
joui- ? Si c'est un asile inviolable pour le propriétaire, poiu-quoi ne
le serait-il pas pour toute autre personne qu'il jugerait à propos d'y
recevoir ? — Le cours de la justice est quelquefois entravé en Angle-
terre par cette puérile notion de liberté. Il semble que les criminels
doivent avoir leiu'S terriers, comme les renards, poiu' le phiisir des
chasseurs.
Un temple, dans les pays catholiques, est la maison de Dieu.
Cette métaphore a servi à établir les asiles pour les criminels.
C'était manquer de respect à Dieu que d'arracher de force ceux qui
venaient se réfugier dans sa maison.
La balance du commerce a produit ime multitude de raisonnements
fondés sur la métaphore. On a cru voir les nations s'élever et
s'abaisser dans leur commerce réciproque, comme les bassins d'une
balance chargés de poids inégaux. On s'est inquiété de tout ce
qu'on regardait comme im défaut d'équilibre. On imaginait que
l'une devait perdre et l'autre gagner, comme si on avait ôté d'un
bassin pour ajouter à l'autre.
Le mot de mère-patHe a fait naître un grand nombre de préjugés
et de faux raisonnements dans toutes les questions concernant les
colonies et les métropoles. On imposait aux colonies des devoirs :
on leiu- supposait des crimes tous également fondés sur la métaphoie
de leur dépendance fUiale.
* 3' Connu, ch. xvii.
EN MATIÈRE DE LEGISLATION. 59
6. Fiction n^est pas raison.
J'entends par fiction un fait notoirement faux, sui' lequel on rai-
sonne comme s'il était vrai.
Le célèbre Cocceiji, rédactem* du Code Frédéric, foiu-nit un exemple
de cette manière de raisonner au sujet des testaments. Après bien
des ambages sui* le droit naturel, il approuve que le législateur laisse
aux individus le pouvoii* de tester. Pourquoi? — C^est que Vhéritier
et le défunt ne sont qu'une même et seule personne, et par conséquent
l'héintier doit continuer à jouir du droit de propriété du défunt. ( Cod.
Fréd., part, ii, 1. 110, p. 156.) Il est vrai qu'il présente aillem-s quel-
ques arguments qui tiennent un peu au principe de l'utilité, mais c'est
dans la préface, lorsqu'il ne faisait que préluder. La raison sérieuse,
la raison judiciaire, c'est l'identité du vivant avec le mort.
Les jimstes anglais, pour justifier en certains cas la confiscation
des biens, se sont sei'vis d'un raisonnement assez semblable à celui :
du chancelier du grand Frédéric. Ils ont imaginé ime corruption du '•
sang qui arrête le coiu's de la succession légale : un homme a été
puni de mort pour crime de haute trahison ; le fils innocent n'est
pas seulement privé des biens du père, mais il ne peut pas même
hériter de son grand-père, parce que le canal par lequel les biens
devaient passer a été souillé. Cette fiction d'un péché originel poli-
tique sert de base à tout ce point de droit. Mais pourquoi s'arrêter
là ? S'il y a corruption de sang, poui-quoi ne détruit-on pas les vils
rejetons d'une tige criminelle ?
Dans le septième chapitre du premier livre, Blackstone, en parlant
de l'autorité royale, s'est livi-é à toute la puérilité des fictions. Le
roi a ses attributs, il est présent partout, il est tout parfait, il est
immortel.
Ces pai-adoxes ridicules, finits de la servilité, bien loin de donner
des idées plus justes sur les prérogatives de la royauté, ne sei-vent
qu'à éblouir, à égarer, à donner à la réalité même un air de fable et
de prodige. Ce ne sont pas de simples traits d'esprit. Il en fait la
base de plusieiu's raisonnements. Il s'en sert pour expliquer des
prérogatives royales qui poxirraient être justifiées par de très-bonnes
raisons, sans s'apercevoir qu'on nuit à la meilleure cause lorsqu'on
cherche à l'étayer par des arguments futiles. — Les juges, dit-il en-
core, sont des miroirs dans lesquels rimac/e du roi est réfléchie. Quelle
puérilité ! N'est-ce pas exposer au ridicule les objets mêmes sur
lesquels on se propose de jeter le plus d'éclat ?
Mais il est des fictions plus hardies et i^lus importantes qui ont
joué un grand rôle dans la politique, et qui ont produit des ouvrages
célèbres: ce sont les contrais.
Le Léviathan de Hobbes, aujourd'hui peu connu, et détesté par
60 FAUSSES MANIERES DE RAISONNER
préjugé, comme le code du despotisme, fait porter toute la société
politique sur un contrat prétendu entre le peuple et le souverain.
Le peuple, par ce contrat, a renoncé à sa liberté naturelle, qui ne
produisait que du mal, et a déposé toute sa puissance dans les mains
du prince. Toutes les volontés contraires sont venues se réunir dans
la sienne, ou plutôt s'y anéantii*. Ce qu'il veut est censé la volonté
de tous ses sujets. Quand Da^•id fit péiir Urie, il agit en cela par
le consentement d'Urie. Urie avait consenti à tout ce que David
pouvait ordonner de lui. Le prince, dans ce système, peut pécher
contre Dieu, mais U ne peut pas pécher contre les hommes, parce
que tout ce qu'il fait procède du consentement général. On ne
peut pas avoir la pensée de lui résister, parce qu'il implique contra-
diction de se résister à soi-même.
Locke, dont le nom est aussi cher aux partisans de la liberté que
celui de Hobbes leur est odieux, a posé de même la base du gou-
vernement sur un contrat. Il aifirme qu'il existe im conîi-at entre
le prince et le peuple ; que le prince prend l'engagement de gou-
verner selon les lois pour le bonheur général, et que le peuple, de
son côté, prend l'engagement d'obéir tant que le prince demeure,
fidèle aiix conditions en vertu desquelles il a reçu la couronne.
Eousseau a rejeté avec indignation l'idée de ce contrat bilatéral
entre le prince et le peuple. !Mais il a imaginé im Contrat social,
par lequel tous s'engagent envers tous, et qui est la seule base lé-
gitime des gouvernements, La société n'existe que par cette con-
vention libre des associés.
Ce qu'il y a de commim dans ces trois systèmes si directement
opposés, c'est de commencer toute la théorie politique par une
fiction ; car ces trois contrats sont également fictifs. Ils n'existent
que dans l'imagination de leui's auteurs. Non-seulement on n'en
trouve aucune trace dans l'histoire, mais elle foujTiit partout les
preuves du contraire.
Celui de Hobbes est im mensonge manifeste. Le despotisme a
été partout le résultat de la violence et des fausses idées religieuses.
S'il existe un peuple qui ait remis, par un acte public, l'autorité
suprême à son chef, il n'est pas vrai que ce peuple ait exprimé qu'il
se soumettait à toutes les volontés cruelles ou bizarres du souverain.
L'acte singulier du peuple danois, en 1660, renferme des clauses
essentielles qm limitent la puissance suprême.
Le Contrat social de Rousseau n'a pas été jugé si sévèrement,
parce que les hommes ne sont pas difficiles sur la logique d'un sys-
tème qui établit tout ce qu'ils aiment le mieux, la liberté et l'égalité.
Mais où s'est formée c^tte convention imiverselle ? quelles en sont
les clauses ? dans quelle langue est-elle rédigée ? pourquoi a-t-eUe
EN MATIERE DE LEGISLATION. 61
été toujours ignorée ? Est-ce en sortant des forêts, en renonçant à
la vie sauvage qu'ils ont eu ces grandes idées de morale et de poli-
tique, sur lesquelles on fait porter cette convention piimitive ?
Le Contrat de Locke est plus spécieux, parce qu'en effet il y a
des monarchies dans lesquelles le souverain prend quelques engage-
ments à son avènement au trône, et reçoit des conditions de la part
de la nation qu'il va gouverner.
Cependant ce contrat est encore une fiction. L'essence d'un
contrat est dans le consentement libre des parties intéressées. Il
suppose que tous les objets de l'engagement sont spécifiques et
connus. Or, si le prince est libre, à son avènement, d'accepter ou
de refuser, le peuple l'est-il également? quelques acclamations
vagues sont-eUes un acte de consentement individuel et universel ?
Ce contrat peut-il lier cette multitude d'individus qui n'en ont
jamais entendu parler, qui n'ont pas été appelés à le sanctionner, et
qui n'auraient pas pu refuser leur consentement sans exposer leur
fortime et leur vie ? — D'ailleurs, dans la plupart des monarchies, ce
contrat prétendu n'a pas même cette faible apparence de réalité.
On n'aperçoit pas l'ombre d'un engagement entre les souverains et
les peuples.
n ne faut pas faii-e dépendre le bonheiu- du genre humain d'une
fiction. Il ne faut pas élever la pp-amide sociale sur des fonde-
ments de sable et sur ime argile qui s'écroule. Qu'on laisse ces
jouets à des enfants, des hommes doivent parler le langage de la
vérité et de la raison.
Le véritable lien poKtique est dans l'immense intérêt des hommes
à maintenir un gouvernement. Sans gouvernement, point de sûi-eté,
point de famille, point de propriété, point d'industrie. C'est là
qu'il faut chercher la base et la raison de tous les gouvernements,
quelles que soient leur- origine et lem- fonne ; c'est en les comparant
avec leur but, qu'on peut raisonner soUdement sur leurs droits et
leurs obligations, sans avoir recom-s à de prétendus contrats qui ne
peuvent servir qu'à faire naître des disputes interminables.
7. Raison fantastique n'est pas raison.
Rien de plus commun que de dii'e, la raison veut, la raison éter-
nelle prescrit, etc. ; mais qu'est-ce que cette raison? Si ce n'est pas
la vue chstincte d'un bien ou d'im mal, c'est une fantaisie, un des-
potisme qui n'annonce que la persuasion intérieure de celui qui
parle.
Examinons sur quel fondement un jurisconsulte célèbre a voulu
établir l'autorité paternelle. Un homme d'un bon sens ordinaii'e ne
verrait point de difficulté dans cette question, mais un savant doit
trouver partout quelque mystère.
OZ FAUSSES MANIÈRES DE RAISONNER
" Le di'oit d'un père sur ses enfants," dit Cocceiji, " est fondé sur la
raison ; car, 1° Les enfants sont procréés dans la maison dont le père
est le maître. 2° Ils naissent dans ime famille dont il est le chef.
3° Ils sont de sa semence et lUie partie de son corps." YoUà les
raisons dont il conclut, entre autres choses, qu'un homme de qua-
rante ans doit attendi-e pour se marier le consentement d'un vieil-
lard qui radote. Ce qu'U y a de commun entre ces trois raisons,
c'est qu'aucune d'elles n'a aucun rapport à l'intérêt des parties :
l'auteui- ne consulte ni l'utilité des pères ni celle des enfants.
Le droit d'un jpère est d'abord une expression qui manque de
justesse : il ne s'agit poLat d'un droit illimité, d'un droit indivisible :
il y a plusieurs espèces de droits qu'on poui-rait accorder ou refuser
au père, chacune pour des raisons particulières.
La première raison qu'U allègue est fondée siu' un fait qui n'est
vrai que par accident. Qu'un voyageur ait des enfants qui naissent
dans ime auberge, dans un vaisseau, dans la maison d'un ami, voilà
donc la première base de l'autorité paternelle qui n'existerait pas
pour le père. Les enfants d'un domestique, ceux d'im soldat, ne
de^Taient pas être soumis à leiu's pères, mais à celui dans la maison
duquel ils sont nés.
La seconde raison n'a point de sens déterminé ou ne serait qu'une
répétition de la première. L'enfant d'im homme qui demeure dans
la maison de son père, de son frère aîné ou de son patron, est-il né
dans ime famille dont son père soit le chef?
La troisième raison est aussi futile que peu décente. " L'enfant
est né de la semence du père et fait partie de son coi-ps." Si c'est
là le principe d'un di-oit, il faut convenir qu'il doit mettre la puis-
sance de la mère bien au-dessus de celle du père.
Remarquons ici une différence essentielle entre les faux principes
et le ATi'ai. Le principe d'utilité, ne s'appUquant qu'à l'intérêt des
parties, se pUe aux circonstances et s'accommode à tous les besoins.
Les faux principes, se fondant stu" des choses étrangères à l'intérêt
des individus, seraient inflexibles, s'ils étaient conséquents. Tel est
le caractère de ce prétendu droit, fondé sur la naissance. Le fils
appartient naturellement au père, parce que la matière dont le fils
est formé a ciix-ulé autrefois dans le sang dn père : qu'il le rende
malheureux, n'importe ; ou ne saïu'ait anéantir son di'oit. puisqu'on
ne saurait faire que son fils ne soit pas son fils. Le blé dont votre
corps est formé a cru autrefois dans mon champ : se peut -il que
vous ne soyez pas mon esclave ?
8. Antipatliie et sumpathie ne sont pas raison.
C'est surtout en matière de loi pénale qu'on déraisonne par anti-
pathie : antipathies contre les actions réputées délits ; antipathies
EN MATIÈRE DE LEGISLATION. 63
contre les individus réputés délinquants ; antipathies contre les
ministres de la justice ; antipathies contre telle ou teUe peine. Ce
faux principe a régné en tyran dans cette vaste province de la loi :
Beccaria osa le premier l'attaquer en face, avec des armes d'vme
trempe indestructible : mais s'il fit beaucoup poiu' détniii'e l'usiu'pa-
teur, il fit trop peu pour le remplacer.
C'est le principe d'antipathie qui fait parler de délit comme
méritant une peine : c'est le principe correspondant de sympathie
qui fait parler de telle action comme méritant une récompense : ce
mot mérite ne peut conduire qu'à des passions et à des erreurs. Il
ne faut eonsidéi'er que les effets bons ou mauvais.
Mais quand je dis que les antipathies et les sympathies ne sont pas
raison, j'entends celles du législateur*, car les antipathies et les sympa-
thies des peuples peuvent faire raison, et raison bien puissante. Que
des religions, des lois, des coutumes soient bizan^es ou pernicieuses,
n'importe, il suffit que les peuples y soient attachés, La force de
leur préjugé est la mesure des ménagements qu'on lem' doit. Ôter
une jouissance, une espérance, toute chimérique qu'elle est, c'est faire
le même mal que si on ôtait une jouissance, une espérance réelle.
La peine d'im seul indi\'idu devient alors par sjTnpathie la peine de
tous. De là résulte ime foule de maux : antipathie contre la loi
qui blesse le préjugé général ; antipathie contre le corps des lois
dont eUe fait partie ; antipathie contre le gouvernement qui les fait
exécuter. — Disposition à ne point contribuer à leui' exécution ; dis-
position à s'y opposer clandestinement ; disposition à s'y ojjposer
ouvertement et par force ; disposition à ôter le gouvernement à
ceux qui se roidissent contre une volonté populaii'e. — Maux qu'en-
traînent les délits dont l'ensemble forme ce triste composé qu'on
appelle rébellion, guerre civile ; maux qu'entraînent les j^eines aux-
quelles on a recours poiu- les faire cesser. Tel est l'enchaînement
de conséquences funestes toujours prêtes à éclore d'ime fantaisie
contrariée. Il faut donc que le législateur cède à la violence d'un
courant qui emporterait tout ce qu'on lui oppose. Cependant ne
négligeons pas d'observer qu'ici ce ne sont pas ces fantaisies qui
sont la raison déterminante du législateiu", ce sont les maux dont
elles menacent si elles sont combattues.
Mais le législateur doit-il être esclave des fantaisies de ceux qu'U
gouverne? Non. Entre une opposition impmdente et ime con-
descendance sei-vile, il y a un milieu honorable et sûr: c'est de
combattre ces fantaisies avec les seules armes qui peuvent les
vaincre ; l'exemple et l'instruction : il faut qu'U. éclah'e, qu'U s'adresse
à la raison publique, qu'U se donne le temps de démasquer l'erreur.
Les vraies raisons, clairement exposées, seront nécessairement plus
04 FAUSSES MANIÈRES DE RAISONNER
fortes que les fausses. Mais il ue faut pas que le législateur se
montre trop directement dans ces instructions, de peur de se com-
promettre avec l'ignorance pubHquc. Les moyens indirects répon-
di'ont mieux à son but.
Au reste, trop de déférence pour les préjugés est un défaut plus
commun que l'excès contraire. Les meilleurs projets sur les lois
vont échouer contre cette objection banale : " Le préjugé s'y oppose :
on offenserait la multitude." — Mais comment le sait-on ? Comment
a-t-on consulté l'opinion pubHque ? Quel est son organe ? Le
peuple entier n'a-t-Q qu'une façon de penser imiforme? Tous les
indi^•idus ont-ils le même sentiment, y compris les dix-neuf vingtiè-
mes qui n'en ont jamais entendu parler? — D'ailleurs, si la mul-
titude s'est trompée, est-elle condamnée à rester éternellement dans
l'ei-reur ? Les illusions qu'enfantent les ténèbres ne s'évanouiront-
eUes pas au grand joui- ? Veut-on que le peuple ait pu embrasser
la saine raison quand elle n'était connue ni des législateiu's ni des
sages de la terre ? — N'a-t-on pas l'exemple d'autres nations qui
sont sorties de la même ignorance et où l'on a triomphé des mêmes
obstacles ?
Après tout, les préjugés populaires servent moins souvent de
motifs que de prétextes. C'est un passe-port commode pour les
sottises des hommes d'Etat. L'ignorance du peuple est l'argument
favori de leur pusHlanimité et de leur paresse, tandis que leurs vrais
motifs sont les préjugés dont eux-mêmes n'ont pu s'affi-anchir.
Le nom du peuple est une signature contrefaite pour justifier
ces chefs.
9. Pétition de principe li' est pas raison.
La pétition de principe est un des sophismes qui ont été signalés
par Aristote ; mais c'est un Prêtée qui se reproduit sous plusieurs
foimes, et se cache avec artifice.
La pétition de principe, ou plutôt l'usurpation de principe, con-
siste à se ser\'ir de la proposition même en dispute, comme si elle
était déjà prouvée.
Cette fausse manière de raisonner s'insinue en morale et en légis-
lation, sous le voUe des teiines sentimentaux ou passionnés.
Les termes sentimentaux ou passionnés sont ceux qui, outre leur
sens principal, emportent avec eux une idée accessoire d'aj^probation
ou de blâme. Les termes neutres sont ceux qui expriment simple-
ment la chose en question, sans rien faire présumer en bien ou en
mal, sans emporter aucime idée étrangère de blâme ou d'approbation.
Or, il faut observer qu'un terme passionné renferme ou enveloppe
ime proposition non expririîëe, mais sous-entendue, qui accomi)agne
toujours l'emploi du mot, à l'insu de ceux qui l'emploient : cette
EN MATIÈRE DE LEGISLATION. 65
proposition sous-entenduc est do blâme ou de louange, mais vague et
indéterminée.
Ai-je besoin de lier une idée d'utilité avec un terme qui emporte
commimément une idée accessoire de blâme ? je parais avancer un
pai'adoxe et tomber en contradiction avec moi-même.
Veux -je dire, par exemple, que tel objet de îiLve est bon ? La
proposition étonne ceux qui sont accoutumés à attacher à ce mot un
sentiment de désapprobation.
Que dois- je faire pour examiner ce point particulier, sans réveiller
cette association dangereuse ? Il faut avoir recours à un mot neutre ;
je dirai, par exemple, 2''eUe manière de dépenser son revenu est
bonne, etc. Cette tournure ne trouve point de préjugé contre elle,
et permet l'examen impartial de l'objet en question.
Lorsque Helvétius avança que toutes les actions avaient pour
motif l'mtére^, on se souleva contre lui sans vouloii' même l'entendi'e.
Pourquoi ? C'est que le mot intérêt avait un sens odieux, une accep-
tion vulgaire dans laquelle il semblait exclure tout motif de piu-
attachement et de bienveillance.
Combien de raisonnements, en matière politique, ne sont fondés
que sur des termes passionnés !
On croit donner une raison en faveui' d'une loi, en disant qu'elle
est conforme au principe de la monarchie ou de la démocratie ; mais
cela ne signifie rien. S'il est des personnes poui' qui ces mots soient
liés à des idées accessoires d'approbation, il en est d'autres qui leui-
attachent des idées contraires. Que les deux parties se mettent aux
prises, la dispiite ne peut finii- que par la lassitude des combattants ;
car pour commencer le véritable examen, il faut renoncer à ces
termes passionnés, et calculer les effets de la loi dont il s'agit, en
bien ou en mal.
Blackstone admire, dans la constitution britannique, la combi-
naison des trois formes de gouvernement, et il en conclut qu'elle doit
posséder toutes les quahtés réunies de la monarchie, de l'aristocratie
et de la démocratie. Comment ne voyait-U pas que, sans rien changer
à son raisonnement, on en pouvait tirer une conclusion diamétrtde-
ment opposée et tout aussi légitime : savoir, que la constitution
britannique devait réunir tous les \-ices particuliers à la démocratie,
l'aristocratie et la monarchie ?
Le mot indépendance est uni à des idées accessoires de dignité et
de vertu ; le mot dépendance est uni à des idées accessoires d'infé-
riorité et de corruption. D'après cela, les panégyristes de la con-
stitution britannique admirent Vindépendance des trois pouvoirs qui
composent la législation : c'est à leurs yeux le chef-d'œuvre de la
politique, le plus beau trait de ce gouvernement. D'un autre côté,
F
66 FAUSSES MANIÈRES DE RAISONNER
les détracteurs de cette même constitution ne manquent pas d'in-
sister sur la dépendmice de l'une ou de l'autre branche de ces pou-
voirs. Ni l'éloge ni la censure ne contiennent des raisons.
À considérer le fait, l'indépendance n'est pas vraie. Le roi et la
plupart des lords n'ont-ils pas une influence directe dans l'élection
de la chambre des communes ? Le roi n'a-t-il pas le pouvoir de la
dissoudi-e en un instant, et ce pouvoir n'est-il pas très-efficace ? Le
roi n'exerce-t-il pas une influence directe par les emplois honorifiques
et lucratifs qu'il donne et ôte à son gré ? D'un autre côté, le roi
n'est-il pas dans la dépendance des deux chambres, et plus particu-
lièrement des communes, puisqu'il ne saurait se maintenir sans
argent et sans armée, et que ces deux objets principaux sont absolu-
ment dans la main des députés de la nation ? La chambre des pairs
est-elle indépendante, tandis que le roi peut en augmenter le nombre
à son gré, tourner les suffrages en sa favciu' par l'accession de nou-
veaux lords, et qu'il exerce une autre influence par les perspectives
de rang et d'avancement dans le corps de la pairie, et par les pro-
motions ecclésiastiques dans le banc des évêques ?
Au Heu de raisonner sur un mot trompeiu-, considérons les efiets.
C'est la dépendance réciproque de ces trois pouvoirs qui produit leur
concorde, qui les assujétit à des règles fixes, qui leur donne ime
marche systématique et soutenue. De là la nécessité de se respecter,
de s'observer, de se ménager, de s'arrêter, de se concilier. S'ils
étaient indépendants d'une manière absolue, il y aiirait entre exix des
chocs continuels. Il faudrait souvent en appeler à la force, et
autant vaudrait en venir d'abord à la pure démocratie, c'est-à-dire,
à l'anarchie.
Je ne puis me refuser à donner encore deux exemples de cette
erreur de raisonnement fondée sur des termes abusifs.
Si on fait une théorie politique sur la représentation tuitionale, en
s'attachant à tout ce qui paraît une conséquence naturelle de cette
idée abstraite, on arrive bientôt à prouver qu'U faut établir" un droit
de suffrage universel ; et, de conséquence en conséquence, on arrive
éo-alement à proiiver que les représentants doivent être renouvelés
aussi fréquemment que possible, afin que la représentation nationale
puisse mériter ce titre.
Pom- soumettre cette question au principe de l'utilité, il ne faut
pas raisonner siu' le mot, mais il faut regarder uniquement aux efiets.
Quand il s'agit d'élire une assemblée législative, on ne doit accorder
ce di-oit d'élection qu'à ceux qui peiivent être censés avoir- la con-
fiance de la nation poiu- l'exercer.
Des choix faits par des hommes qui ne pourraient pas avoir la confian-
ce de la nation aft'aibliraient sa confiance dans l'assemblée législative.
EN MATIERE DE LEGISLATION. D/
Les hommes qui n'am-aient pas la confiance de la nation sont ceux
en qui l'on ne saurait présumer l'intégrité politique et le degré de
connaissance nécessaire.
On ne saurait présumer l'intégrité politique dans ceux que le
besoin expose à la tentation de se vendre, dans ceux qui n'ont point
de demeure fixe, dans ceux qui ont été flétris en justice pour de
certains délits déterminés par la loi.
On ne saurait présumer le degré de connaissance nécessaii^e dans
les femmes que leur condition domestique éloigne du maniement des
affaires nationales, dans les enfants et les adultes au-dessous d'un
certain âge, dans ceux qui, par leur indigence, sont privés des pre-
miers éléments de l'éducation, etc.
C'est sur ces piincipes et d'autres semblables qu'on pourrait établii-
les conditions nécessaires pour être électeui', et c'est également
d'après les avantages et les inconvénients du renouvellement qu'il
faut raisonner pour établir la durée des assemblées législatives, sans
y faire entrer des considérations tirées d'un terme abstrait.
Le dernier exemple que j'ai à donner est pris des contrats, je veux
dire, de ces différentes fictions politiques imaginées sous le nom de
contrats. Je les ai déjà condamnés comme fictions, je les condamne
encore comme pétition de principe.
Quand Locke ou Rousseau raisonnent sur ce contrat prétendu,
quand ils afiinnent que le contrat social ou politique renferme telle
ou telle clause, pourraient-ils le prouver autrement que par l'utilité
générale qui est supposée en résulter? Accordons-leur, si on veut,
que ce contrat, qui n'est pas même rédigé, est en pleine existence.
De quoi dépend toute sa force ? n'est-ce pas de son utilité ? Pour-
quoi faut-il garder ses engagements? Parce que la foi des pro-
messes est la base de la société. C'est poui' l'avantage de tous que
les promesses de chaque individu doivent être sacrées. Il n'y aui-ait
plus de sûreté entre les hommes, plus de commerce, plus de confiance,
U faudrait retourner dans les forêts, si les engag;ements n'avaient
plus de force obligatoire. Il en serait de même de ces contrats poli-
tiques. C'est leur utilité qui ferait leur force : s'ils devenaient nui-
sibles, ils n'en auraient plus. Car si le roi avait pris l'engagement
de rendre son peuple malheureux, cet engagement serait-il valide ?
Si le peuple s'était lié à obéii* à tout événement, serait-il tenu de se
laisser détruire par un Néron ou un CaUgiûa, plutôt que de violer sa
promesse ? S'il résultait du contrat des effets imiversellement nui-
sibles, y am-ait-il une raison suffisante pour le maintenir ? On ne
saurait donc nier que la validité du contrat ne soit au fond la question
de l'utilité, uu pou enveloppée, im peu déguisée, et par conséquent
plus susceptible de fausses interprétations.
f2
68 FAUSSES MANIÈRES DE RAISONNER
10. Loi imaginaire n'est pas raison.
Loi naturelle, droit naturel : deux espèces de fictions ou de méta-
phores, mais qui jouent lui si grand rôle dans les livres de législation,
qu'elles méritent un examen à part.
Le sens primitif du mot loi, c'est le sens ^^Llgaire, c'est la volonté
d'un législateiu-. La loi de la nature est une expression figurée ; on
se représente la natiu-e comme un être, on lui attribue telle ou telle
disposition, qu'on appelle figiu^ativement loi. Dans ce sens, toutes
les inclinations générales des hommes, toutes celles qui paraissent
exister indépendamment des sociétés humaines, et qui ont dû pré-
céder l'établissement des lois politiques et civiles, sont appelées lois
de la nature. Voilà le vi-ai sens de ce mot.
Mais on ne l'entend pas ainsi. Les auteurs ont pris ce mot comme
s'il avait im sens propre, comme s'il y avait un code de lois naturelles ;
ils en appellent à ces lois, ils les citent, ils les opposent littéralement
aux lois des législateiu's, et ils ne s'aperçoivent pas que ces lois na-
turelles sont des lois de leur invention, qu'ils se contredisent tous
sur ce code prétendu, qu'ils sont réduits à affirmer sans prouver,
qu'autant d'écrivains, autant de systèmes, et qu'en raisonnant de
cette manière il faut toujours recommencer, parce que sur des lois
imaginaii'es chacun peut avancer tout ce qui lui plaît, et que les
disputes sont interminables.
Ce qu'il y a de naturel dans l'homme, ce sont des sentiments de
peine ou de plaisir, des penchants : mais appeler ces sentiments et
ces penchants dos lois, c'est introduii'e ime idée fausse et dangereuse ;
c'est mettre le langage en opposition avec lui-même : car il faut faire
des lois, précisément pour réprimer ces penchants. Au lieu de les
regarder comme des lois, il faut les soumettre aux lois. C'est contre
les penchants naturels les plus forts qu'il faut faire les lois les plus
réprimantes. S'il y avait une loi de la natm'e qui dirigeât tous les
hommes vers leui' bien commun, les lois seraient inutiles. Ce serait
employer im roseau à soutenir un chêne ; ce serait allumer un flam-
beau pour ajouter à la himière du soleil.
Blaekstone, en parlant de l'obligation des parents de pourvoir à
Tenti-etien de leurs enfants, dit que, — " C'est xm principe de la loi
naturelle, un devoir imposé par la natiu'e eUc-même, et par leur
propre acte en les mettant au monde .... Et Montesquieu, ajoute-
t-il, observe avec raison que l'obligation natiu'elle du père de nourrir
ses enfants est ce qui a fait établir le mariage qui déclare celui qui
doit remplir cette obligation." — (Liv. I. ch. IG.)
Les parents sont disposés à élever leurs enfants, les parents doivent
élever leurs enfants : voilà deux propositions différentes, La pre-
mière no suppose pas la seconde ; la seconde ne suppose pas la pi"e-
EN MATIÈRE DE LEGISLATION. 69
mière. 11 y a sans doute des raisons très-fortes pour imposer aux
parents l'obligation de nourrir leurs enfants. Pourquoi Blackstone
et Montesquieu ne les donnent-ils pas ? Pom-quoi se réfèrent-ils à
ce qu'ils appellent la loi de la nature? Qu'est-ce que cette loi de
la natiu-e qui a besoin d'une loi secondaire d'un autre législateiu- ?
Si cette obligation naturelle existait, comme le dit Montesquieu, loin
de servir de fondement au mariage, elle en prouverait l'inutilité, au
moins pour le but qu'il assigne. Un des objets du mariage est pré-
cisément de suppléer à l'insuffisance de l'affection naturelle. 11 est
destine à convertir' en obligation cette inclination des parents qui ne
serait pas toujoui's assez forte pour siu'monter les peines et les em-
barras de l'éducation.
Les hommes sont très-disposés à pourvoir" à leiu" i3ro23re entretien ;
on n'a pas fait de loi poui' les y obliger. Si la disposition des parents
à pourvoir à l'entretien de leurs enfants était constamment et imi-
versellemeut aussi forte, il ne serait jamais venu dans l'esprit des
législateui's d'en faire ime obligation.
L'exposition des enfants, si commime autrefois chez les Grecs, l'est
encore plus à la Chine. Poiu" faire abolir cet usage, ne faudi'ait-il
pas alléguer d'autres raisons que cette prétendue loi de la natiu'e qui
est évidemment en défaut ?
Le mot droit, de même que le mot loi, a deux sens, un sens propre
et un sens métaphorique. Le droit proprement dit est la créature de
la loi proprement dite : les lois réelles donnent naissance aux droits
réels. Le droit naturel est la créatui-e de la loi naturelle : c'est une
métaphore qui dérive son origine d'une autre métaphore.
Ce qu'il y a de naturel dans l'homme, ce sont des moyens, des
facultés, mais appeler ces moyens, ces facultés, des droits naturels,
Q'est encore mettre le langage en opposition avec lui-même : car les
droits sont établis pour assurer l'exercice des moyens et des facultés.
Le di'oit est la garantie, la faculté est la chose garantie. Comment
peut-on s'entendre avec un langage qui confond sous le même terme
deux choses aussi distinctes ? Où en serait la nomenclature des arts,
si l'on donnait au métier qui sert à faLre un ouvrage le même nom
qu'à l'ouvrage même ?
Le droit réel est toujoui-s employé dans un sens légal, le di-oit
naturel est souvent employé dans un sens anti-légal. Quand on dit,
par exemple, que la loi ne peut pas aller contre le droit naturel, on
emploie le mot droit dans un sens supérieur à la loi : on reconnaît un
droit qui attaque la loi, qui la renverse et l'annulle.
Dans ce sens anti-légal, le mot droit est le plus grand ennemi de
la raison et le plus terrible destructeur des gouvernements.
On ne peut plus raisonner avec des fanatiques armés d'un droit
70 FAUSSES MANIÈRES DE RAISONNER
naturel, que chacun entend comme il lui plait, applique comme il lui
convient, dont il ne peut rien céder, rien retrancher, qm est inflexi-
ble en même temps qu'inintelligible, qui est consacré à ses yeux
comme un dogme, et dont on ne peut s'écarter sans crime. Au Heu
d'examiner les lois par leurs effets, au lieu de les juger comme bonnes
ou comme mauvaises, ils les considèrent par leur rapport avec ce pré-
tendu droit naturel : c'est-à-dire qu'ils substituent au raisonnement
de l'expérience toutes les chimères de leur imagination.
Ce n'est pas ime erreur innocente, eUe se glisse de la spéculation
dans la pratique. " IL faut obéir aux lois qui sont d'accord avec la
natui-e, les autres sont nulles par le fait, et au Heu de leur obéir, il
faut leur résister. Dès que les di'oits natiu'els sont attaqués, tout
citoyen vertueux doit être ardent à les défendre. Ces droits évidents
par eux-mêmes n'ont pas besoin qu'on les prouve ; il suffit de les
déclarer. Comment prouver l'évidence ? Le simple doute implique
im défaut de sens ou un vice de l'âme," etc.
Mais poiu- qu'on ne m'accuse pas de prêter gratuitement des
maximes séditieuses à ces espèces d'inspii'és politiques, je citerai un
passage positif de Blackstone ; et je choisis Blackstone, parce qu'il
est, de tous les écrivains, celui qui a montré le plus profond respect
pour l'autorité des gouvernements. (1 Comm. p. 42.) En parlant
des prétendues lois de la natiu-e et des lois de la révélation : " On ne
doit pas soufli-ir," dit-il, " que les lois humaines contredisent celles-
là : si une loi humaine nous ordonne une chose défendue par les lois
naturelles ou di^^nes, nous sommes tenus de transgresser cette loi
humaine," etc.
N'est-ce pas mettre les armes à la main de tous les fanatiques
contre tous les gouvernements ? Dans l'immense variété des idées
sur la loi naturelle et la loi divine, chacim ne trouvera-t-il pas
quelque raison pour' résister à toutes les lois himiaines ? Y a-t-il
im seul Etat qui pût se maintenir un joiu-. si chacim se croyait en
conscience tenu de résister aux lois, à moins qu'elles ne fussent con-
formes à ses idées particulières sur la loi natui'elle et la loi révélée ?
Quel horrible coupe-gorge entre tous les interprètes du code de la
uatm-e et toutes les sectes religieuses ?
" La poui'suite du bonheiu' est vm di-oit naturel." La poursuite
du bonheur est certainement im penchant natm-el ; mais peut-on
déclarer que c'est im di'oit? Cela dépend du mode de la poursuite.
L'assassin pom-suit son bonheur par im assassinat ; en a-t-il le di-oit?
S'il ne l'a pas, pom-quoi déclarer qu'il Ta ? Quelle tendance y a-t-il
dans cette déclaration à rendre les hommes plus heureux et plus
sages ?
Turgot était un gmnd homme, mais il avait adopté l'opinion con:-
EN MATIÈRE DE LEGISLATION. 71
mune sans l'examiner. Les di'oits inaliénables et natui-els étaient
le despotisme ou le dogmatisme qu'il voulait exercer sans s'en aper-
cevoir. S'il ne voyait point de raison poiu' douter d'une proposition,
s'il la jugeait d'une véiité évidente, il la référait, sans aller plus loin,
au droit natiu'el, à la justice éternelle. Il s'en servait dès lors comme
d'un article de foi qu'il n'était plus permis d'examiner.
L'utilité ayant été souvent mal appliquée, entendue dans un sens
étroit, ayant prêté son nom à des ciinies, avait paru contraire à la
justice éternelle ; elle était dégradée, eUe avait une réputation mer-
cenaire, et il fallait du courage pom' la remettre en honneur, et poiu'
rétablir la logique sur ses véritables bases.
J'imagine un traité de conciliation avec les partisans du droit
natiu'el. Si la wUure a fait telle ou teUe loi, ceux qui la citent avec
tant de confiance, ceux qui ont pris modestement sui" eux d'être ses
interprètes, doivent penser qu'elle a eu des raisons pour la faire, ^e
serait-il pas plue sûr, plus persuasif et plus court de nous donner
directement ces raisons, que de nous présenter la volonté de ce légis-
latem' inconnu, comme faisant autorité par elle-même ?
n faudi'ait encore signaler ici les fausses routes où l'on est par-
ticulièrement entraîné dans les assemblées délibérantes, les person-
nalités, les imputations de motifs, les longueui's, les déclamations ;
mais ce qu'on a dit suffit pour caractériser ce qui est raison et ce qui
ne l'est pas sous le principe de l'utilité.
Toutes ces fausses manières de raisonner peuvent toujours se ré-
duire à l'un ou à l'autre des deux faux principes. Cette distinction
fondamentale est d'une grande utilité pour rendre les idées plus nettes
en épargnant les mots, Eapporter tel ou tel raisonnement à un des
faux principes, c'est relier l'ivraie en faisceau poiir la jeter au feu.
Je finis par une observation générale. Le langage de l'erreur est
toujours obscur, chancelant et variable. Une grande abondance de
mots sert à couvrir la disette et la fausseté des idées. Plus on varie
dans les tenues, plus il est aisé de donner le change aux lecteui's.
Le langage de la vérité est uniforme et simple : mêmes idées, mêmes
termes. Tout se rapporte à des plaisirs et à des peines. On évite
toiit ce qui peut masquer ou intercepter cette notion familière : De
tel ou tel acte résulte telle impression de luine ou de plaisir. Ne m'en
croyez pas, croyez-en l'expérience, et surtout la vôtre. Entre deux
façons d''agir opposées, voulez-vous savoir celle à qui la préférence est
due? Cakulez les effets en bien ou en mal, et décidez-vous pour ce
qui promet la plus grande somnu de bonheur.
\
PEINCIPES
DTJ
CODE CIVIL.
\
INTRODUCTION.
De toutes les branches de la législation, le droit civil est celle
qui a le moins d^ attrait pour ceux qui n'étudient pas la juris-
prudence par état. Ce n'est pas même dire assez : elle inspire
une espèce d'effroi. La curiosité s'est longtemps portée avec
ardeur sur l'économie politique, sur les lois pénales et sur les
principes des gouvernements. Des ouvrages célèbres avaient
accrédité ces études, et sous peine d'avouer une infériorité
humiliante, il fallait les connaître et surtout les juger.
Mais le droit civil n'est jamais sorti de l'enceinte obscure du
barreau. Les commentateurs dorment dans la poussière des
bibliothèques à côté des controversistes. Le public ignore
jusqu'au nom des sectes qui les divisent, et regarde avec un
respect muet ces nombreux in-folio, ces énormes compilations
ornées de titres pompeux de Corps de Droit et de Jurisprudence
universelle.
La répugnance générale contre cette étude est le résultat de
la manière dont elle a été traitée. Tous ces ouvrages sont dans
la science des lois ce qu'étaient dans les sciences naturelles ceux
des scolastiques avant la philosophie expérimentale. Ceux qui
attribuent leur sécheresse et leur obscurité à la nature même
du sujet ont trop d'indulgence.
En effet, de quoi s'agit-il dans cette partie des lois ? Elle
traite de tout ce qu'il y a de plus intéressant pour les hommes,
de leur sûreté, de leur propriété, de leurs transactions réci-
proques et journalières, de leui* condition domestique dans les
rapports de père, de fils et d'époux. C'est là qu'on voit naître
les Droits et les Obligations : car tous les objets de la loi peu-
vent se réduire à ces deux termes, et il n'y a point là de
mystère.
La loi civile n'est au fond que la loi pénale sous un autre
aspect : on ne peut entendre l'une sans entendre l'autre. Car
établir des droits, c'est accorder des permissions, c'est faire des
défenses, c'est en un mot, créer des délits. Commettre un délit,
76 INTRODUCTION.
c'est violer d'une part une obligation, d'autre part, un droit.
Commettre un délit privé, c'est violer une obligation où l'on est
envers un particulier, un droit qu'il a sur nous. Commettre
un délit public, c'est violer une obligation oii l'on est envers le
public, un droit que le public a sur nous. Le droit civil n'est
donc que le droit pénal considéré sous une autre face. Si j'en-
visage la loi dans le moment oii elle confère un droit, oii elle
impose une obligation, c'est le point de vue civil. Si j'envisage
la loi dans sa sanction, dans ses effets par rapport à ce droit
violé, à ces obligations enfreintes, c'est le point de vue pénal.
Qu'entend-on par principes du droit civil? On entend les
motifs des lois, la connaissance des véritables raisons qui doivent
guider le législateur dans la distribution des droits qu'il confère
aux individus et des obligations qu'il leur impose.
Dans cette bibliothèque d'écrits sur les lois civiles, on en
chercherait vainement un qui ait eu pour but de les fonder sur
des raisons. La philosophie n'a jamais passé par là. La
Théorie des lois civiles de Linguet qui promettait beaucoup est
bien loin de remplir son titre. C'est la production d'une ima-
gination déréglée au service d'un mauvais cœur. Le despotisme
oriental est le modèle auquel il voudrait ramener tous les gou-
vernements européens, pour les corriger des notions de liberté
et d'humanité qui semblaient le tourmenter comme des
spectres lugubres.
Les disputes de la jurisprudence ont produit, dans ses écoles
mêmes, des espèces d'incrédules qui ont douté qu'elle eût des
principes : selon eux, tout est arbitraire ; la loi est bonne parce
qu'elle est loi, parce qu'une décision quelle qu'elle soit, produit
le grand bien de la paix. Il y a dans cette opinion un peu de
vérité et beaucoup d'erreur. On verra dans cet ouvrage que le
principe de l'utilité s'étend sur cette partie des lois comme sur
toutes les autres : mais son application est difficile, elle exige
une connaissance intime de la nature humaine.
Le premier trait de lumière qui frappa M. Benthara dans
l'étude des lois, c'est que le droit naturel, le pacte originaire,
le sens moral, la notion du juste et de l'injuste, dont on se
servait pour tout expliquer, n'était au fond que les idées
innées dont Locke avait si bien démontré la fausseté. 11 vit
qu'on tournait dans un cercle vicieux. Familiarisé avec la mé-
thode de Bacon et de Newton, il résolut de la transporter, dans
INTRODUCTION. 11
la législation. Il en fit, comme je l'ai expliqué plus en détail
clans le discours préliminaii*e, une science expérimentale. 11
écarta tous les mots dogmatiques, il rejeta tout ce qui n'était
pas l'expression d'une sensation de peine ou de plaisir : il ne
voulut point admettre, par exemple, que la propriété fût un
droit inhérent, un droit naturel, parce que ces termes n'ex-
pliquaient rien ne prouvaient rien. Ceux de justice et d'm-
justice avaient à ses yeux le même inconvénient de préjuger les
questions au lieu de les éclaircir. Lorsqu'il propose une loi à
établir, il n'affecte point d'en trouver une correspondante dans
la loi naturelle, et par une jonglerie commune, de présenter
déjà comme une chose faite la chose même qui est à faire.
Lorsqu'il explique les obligations, il ne s'enveloppe point dans
des raisons mystérieuses, il n'admet aucune supposition, il
montre nettement que toute obligation doit être fondée ou sur
un service antérieur reçu par la personne à qui on l'impose, ou
sur un besoin supérieur de la part de celle en faveur de qui on
Pimpose, ou sur un pacte mutuel qui dérive toute sa force de
son utilité. Ainsi, toujours guidé par l'expérience et l'ob-
servation, il ne considère dans les lois que les effets qu'elles
produisent sur les facultés de l'homme, comme être sensible, et
il donne toujours àe% peines à éviter comme les seuls arguments
d'une valeur réelle.
Les civiliens ne cessent de raisonner sur des fictions, et de
donner à ces fictions le même effet qu'à la réalité; par exemple,
ils admettent des contrats qui n'ont jamais existé, des quasi-
contrats qui n'en ont pas même l'apparence. Dans certains cas
ils admettent une mort civile, dans d'autres ils nient la mort
naturelle; tel homme mort n'est pas mort, tel autre vivant
n'est pas vivant ; tel qui est absent doit être considéré comme
présent, tel qui est présent doit être considéré comme absent.
Une province n'est pas où elle est ; un pays n'appaitieut pas à
qui il appartient. Les hommes sont quelquefois des choses, et
en qualité de choses, ils ne sont pas susceptibles de droits.
Les choses sont quelquefois des êtres qui ont des droits et qui
sont soumis à des obligations. Ils reconnaissent des droits im-
prescriptibles contre lesquels on a toujours prescrit ; des droits
inaliénables qui ont toujours été aliénés ; et ce qui n'est pas est
toujours plus fort à leurs yeux que ce qui est. Otez-leur ces
fictions, ou plutôt ces mensonges, ils ne savent plus où ils en
78 INTRODUCTION.
sont; accoutumés à ces faux appuis, ils ne peuvent plus se
soutenir d'eux-mêmes. M. Bentham a rejeté tous ces argu-
ments puérils; il n'a pas une supposition gratuite, pas une
définition arbitraire, pas une raison qui ne soit l'expression d'un
fait, pas un fait qui ne soit tiré d'un effet de la loi en bien ou
en mal.
C'est par cette manière de raisonner, toujours conséquente
à son principe, qu'il a fait de la loi civile une nouvelle science :
nouvelle et même paradoxale pour ceux qui ont été nourris
dans les opinions des anciennes écoles ; mais simple, naturelle,
et même familière, pour ceux qui n'ont pas été égarés par de
faux systèmes. Aussi une traduction de ce livre aurait dans
toutes les langues le même sens et la même force, parce qu'il
en appelle à l'expérience universelle des hommes ; au lieu que
des raisons techniques, des raisons fondées sur des termes abs-
traits, sur des définitions arbitraires, n'ayant qu'une valeur
locale, et ne consistant qu'en mots, s'évanouissent lorsqu'on ne
trouve pas des synonymes pour les rendre. C'est ainsi que ces
peuplades africaines qui font usage de coquilles pour leur
monnaie, s'aperçoivent de leur pauvreté dès qu'elles sortent de
leurs frontières, dès qu'elles veulent offrir leurs richesses de
convention à des étrangers.
Je dois ajouter que M. Bentham avait fait sur les lois an-
glaises de fréquentes digressions que j'ai supprimées : elles
n'avaient qu'un intérêt local. Cependant il est des cas où ses
observations auraient manqué de base si j'avais omis de men-
tionner les lois particulières qui en étaient l'objet. En cher-
chant, pour être plus clair, à développer ce qui n'était sou-
vent dans l'original qu'une allusion, j'ai pu faire quelques
méprises, qu'il ne serait pas juste d'imputer à l'auteur. Ces
lois, en général, sont si difficiles à entendre, qu'il est dangereux
pour tout Anglais qui n'est pas jurisconsulte, de se hasarder à
en parler, et à plus forte raison, pour tout autre que pour un
Anglais.
\
PRINCIPES
DTT
CODE CIVIL.
PREMIÈRE PARTIE.
OBJETS DE LA LOI CmLE.
CHAPITRE PREMIER.
DES DKOrrS ET DES OBLIGATIONS.
Tors les objets que le législateur est appelé à distribuer parmi les
membres de la communauté peuvent se réduire à deux classes :
1° Les droits.
2° Les obligations.
Les droits sont en eux-mêmes des avantages, des bénéfices pour
celui qui en jouit. Les obligations au contraire sont des devoirs,
des charges onéreuses pour celui qui doit les remplir.
Les droits et les obligations, quoique distincts et opposés dans leur
natore, sont simultanés dans leur origine, et inséparables dans leur
existence. Dans la nature des choses, la loi ne peut accorder un
bénéfice aux uns, sans imijoser en même temps quelque fardeau à
d'autres. Ou, en d'autres termes, on ne peut créer un droit en
faveur des uns, qu'en créant une obligation correspondante imposée
à d'autres. Comment me confère-t-on un droit de propriété sur
une teiTe ? En imposant à tous autres que moi l'obligation de ne
pas toucher à ses produits. Comment me confère-t-on im di'oit de
commandement? En imposant à un district ou à un nombre do
personnes l'obligation de m' obéir.
Le législateur doit conférer les droits avec plaisir, puisqu'ils sont
en eux-mêmes im bien : il doit imposer les obligations avec répu-
gnance, puisqu'elles sont en elles-mêmes un mal. D'après le principe
de l'utilité, il ne doit jamais imposer une charge que pour conférer
un bénéfice d'une plus gi'ande valeui*.
80 DROITS ET OBLIGATIONS.
En créant des obligations la loi retranche de la liberté dans la
même proportion ; elle convertit en délit des actes qui autrement
seraient permis et impunissables. La loi crée un délit, soit par un
commandement positif, soit par une i)roliibition.
Les retranchements de liberté sont inévitables. H est impossible
de créer des di'oits, d'imposer des obligations, de protéger la personne,
la vie, la réputation, la propriété, la subsistance, la liberté même, si
ce n'est aux dépens de la liberté.
Mais chaque restriction imposée à la liberté est sujette à être
smvie d'un sentiment naturel de peine plus ou moins grand, indé-
pendamment d'une variété infinie d'inconvénients et de souffrances
qui peuvent résulter du mode particulier de cette restriction. Il
s'ensuit donc qu'aucune restriction ne doit être imposée, aucun pou-
voir conféré, aucune loi coercitive sanctionnée, sans une raison suf-
fisante et sjDécifique. Il y a toujours une raison contre toute loi
coercitive, et une raison qui, au défaut de toute autre, serait suffi-
sante par elle-même, c'est qu'elle porte atteinte à la liberté. Celui
qui propose une loi coercitive doit être prêt à prouver non-seulement
qu'U y a une raison spécifique en faveur de cette loi, mais encore que
cette raison l'emporte sui" la raison générale contre toute loi.
Cette proposition claii'e jusqu'à l'évidence, que toute loi* est con-
traire à la liberté, n'est point généralement reconnue : au contraire,
les zélateurs de la liberté, plus ardents qu'éclairés, se font im devoir
de conscience de la combattre : et comment s'y prennent-ils ? Us
pervertissent le langage, ils ne veulent pas se servir de ce mot dans
son acception commune, Us parlent une langue qui n'est ceUe de
personne. Voici comment Us définissent la liberté : La liberté con-
siste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Mais est-ce le
sens ordinaire de ce mot ? La liberté de faire du mal n'est-ello pas
liberté ? Si ce n'est pas liberté, qu'est-ce donc ? et quel est le
mot dont on peut se servir pour en parler ? Ne dit-on pas qu'U
faut ôter la liberté aux fous et aux méchants, parce qu'Us en
abusent ?
D'après cette définition, je ne saurais donc jamais si j'ai la liberté
de faire ou de ne pas faire une action, jusqu'à ce que j'eusse examiné
toutes ses conséquences ? Si eUe me paraissait nuisible à un seiU
individu, quand même la loi me la permet ou même me l'ordonne,
je ne serais pas en liberté de la faire ! L"n officier de justice n'aurait
pas la liberté de punir un voleur, à moins d'être sûr que cette peine
ne peut pas nuire à ce voleur. — YoUà les absurdités impliquées dans
cette définition.
* Il faut excepter les lois par lesquelles on révoque des lois restriotires. des
lois qui permeffent ce que d'autres lois avaient défera (.
BUTS DISTINCTS DE LA LOI CIVILE. 81
Que nous dit la simple raison ? Cherchons dès le début à rédiger
des propositions \Taies.
L'unique objet du gouvernement doit être le plus grand bonheur
possible de la communauté.
Le bonheur d'un individu est d'autant plus grand, que ses souf-
frances sont plus légères et en plus petit nombre, et que ses jouis-
sances sont plus grandes et en plus grand nombre.
Le soin de sa jouissance doit être laissé presque entièrement à
rindi%-idu. La principale fonction du gouvernement est de protéger
l'homme contre les peines.
Il remplit cet objet en créant des droits qu'U confère aux individus :
droits de sûreté personnelle ; droits de protection pour l'honneur ;
droits de propriété ; droits de recevoir des secours en cas de besoin.
A ces droits correspondent des délits de toutes les classes. La loi
ne peut créer des di-oits qu'en créant des obligations correspondantes:
elle ne peut créer des droits et des obligations, sans créer des déHts*.
Elle ne peut ordonner ou défendre sans restreindre la liberté des
individus t.
Le citoyen ne peut donc acquérir des droits que par le sacrifice
d'une partie de sa liberté. Mais même sous un mauvais gouverne-
ment, il n'y a pas de proportion entre l'acquisition et le sacrifice.
Le gouvernement s'approche de la perfection à mesure que l'acquisi-
tion est plus grande et le sacrifice plus petit.
CHAPITRE II.
BUTS DISTINCTS DE LA LOI CIVILE.
Dans cette distribution des droits et des obligations, le législateur,
avons-nous dit, aura pour but le bonheur de la société politique :
mais en cherchant d'une manière plus distincte de quoi se compose
ce bonheur, nous trouvons quatre buts subordonnés :
Subsistance.
Abondance.
Égalité.
Sûreté.
Plus la jouissance à tous ces égards est parfaite, plus la somme du
* Créer un délit, c'est convertir un act« en délit, donner par une prohibition
la qualité de délit à un acte.
t Si la loi confère un tlroit, c'est en donnant la qualité de délits aux diverses
actions par lesquelles la jouissance de ce droit serait interrompue ou contrariée.
82 BUTS DISTINCTS DE LA LOI CIVILE.
bonheur social est grande, et nommément de ce bonheiu' qui dépend
des lois.
On peut en déduire que toutes les fonctions de la loi peuvent se
rapporter à ces quatre chefs : — Pourvoir à la subsistance. — Entre-
tenir l'abondance. — Favoriser l'égalité. — Maintenir la sûreté.
Cette di\'ision n'a pas toute la netteté, toute la précision qu'on
pourrait désirer. Les limites qui séparent ces objets ne sont pas
toujours faciles à déterminer : ils se rapprochent par différents points
et se confondent les ims dans les autres. Mais il suffit, pour justifier
cette division, qu'elle soit la plus complète, et qu'on soit appelé dans
plusieurs circonstances à considérer chacun des objets qu'elle contient
séparé et distinct de chaque autre.
La subsistance, par exemple, est renfermée dans l'abondance ;
cependant, 0. faut bien en faire une mention séparée, parce que les
lois doivent faire poui* la subsistance bien des choses qu'elles ne de-
vraient pas se permettre poiu' l'abondance.
La sûreté admet autant de distinctions qu'il y a d'espèces d'actions
qui peuvent lui être contraires. EUe se rapporte à la personne, à
l'honneur, aux bienS; à la condition. Les actes nuisibles à la sûreté,
frappés de la prohibition des lois, reçoivent la qualité de délits.
De ces objets de la loi, la sûreté est le seul qui embrasse néces-
sairement l'avenir : on peut avoir à considérer la subsistance, l'abon-
dance, l'égalité pour wa. seul moment ; mais la sûreté exprime l'exten-
sion donnée, en fait de temps, à tous les biens aiixquels on l'applique.
La sûreté est donc l'objet prééminent.
J'ai mis l'égalité comme im des objets delà loi. Dans im arrange-
ment destiné à donner à toxis les hommes la plus grande somme
possible de bonheur, il n'y a point de raison poiir que la loi cherche
à en donner plus à \m individu qu'à un autre. Mais il y a bien des
raisons pour qu'elle ne le fasse pas ; car l'avantage acquis d'une part
ne serait pas équivalent au désavantage senti de l'autre part. Le
plaisir ne serait que pour la partie favorisée : la peine serait pour
tous ceux qui ne partagent pas la même faveur.
L'égalité peut être favorisée, soit en protégeant celle qui existe,
soit en cherchant à la produire là où elle n'existe pas. Mais c'est
ici qu'il faut voir le danger. Une seule erreur peut bouleverser
l'ordre social*.
On s'étonnera peut-être que la liberté ne soit pas rangée parmi les
objets principaux de la loi. Mais pour se faire des notions claires,
* L'égalité peut être considérée par rapport à tous les avantages qui dépen-
dent des lois : égalité politique, ou égalité en fait de droits politiques ; é^ité
civile, ou égalité en fait de droits civils. Mais quand on emploie ce mot seul, on
l'entend ordinairement dans im sens relatif à la distribution des propriétés.
RAPPORTS ENTRE CES BUTS. ^ 83
il faut la considérer comme une branche de la sûreté : la liberté per-
sonnelle est la sûreté contre une certaine espèce d'injiu'es qui affectent
la personne. Quant à ce qu'on appelle liberté politique, c'est une
autre branche de la sûreté contre les injustices qui peuvent venir des
ministres du gouvernement. Ce qui concerne cet objet n'appartient
pas au droit civil, mais au di'oit constitutionnel.
CHAPITRE III.
RAPPOETS ENTEE CES BUTS.
Ces quatre objets de la loi sont très-distincts poiu' la pensée, mais ils
le sont beaucoup moins dans la pratique. La même loi peut servii'
à plusieurs, parce qu'Us sont souvent réunis; ce qu'on fait, par
exemple, pour la sûreté, on le fait pour la subsistance et pour
l'abondance.
Mais il est des circonstances où ces objets sont impossibles à con-
cilier, tellement qu'une mesui'e suggérée par un de ces principes sera
condamnée par un autre. L'égalité, par exemple, demanderait une
certaine distribution de biens qui est incompatible avec la sûreté.
Quand cette contradiction existe entre deux de ces buts, il faut
trouver quelque moyen pour décider de la prééminence : autre-
ment ces pi-iacipes, au Heu de nous guider dans nos recherches, ne
sen-iraient qu'à augmenter la confusion.
Dès le premier coup d'oeil, on voit la subsistance et la sûreté
s'élever ensemble au même niveau : l'abondance et l'égalité sont
manifestement d'un ordre inférieur. En effet, sans la sûreté, l'éga-
Hté même n'aurait pas un jour de durée : sans la subsistance, l'abon-
dance ne peut pas exister. Les deux premiers objets sont la xia
même ; les deux derniers sont les ornements de la vie.
Dans la législation, l'objet le plus important, c'est la sûreté ;
n'eût-on point fait de lois dii'ectes pour la subsistance, on peut con-
cevoir que personne ne l'aui'ait négHgée. Mais si on n'avait pas
fait de lois dh'ectes poui- la sûi-eté, il aurait été bien inutile d'en
faire pour la subsistance. Ordonnez de produire ; ordonnez de cul-
tiver, vous ne faites rien encore ; mais assurez au cultivateur les
fruits de son industrie, et vous avez peut-être fait assez.
La sûreté, avons-noiLS dit, a plusieui's branches : telle branche de
la sûreté doit céder à telle autre. Par exemple, la liberté, qui est
une branche de la sûreté, devra céder à une raison de sûreté géné-
rale, puisqu'on ne peut faire des lois qu'aux dépens de la liberté.
On ne peut donc arriver au phis gi-and bien que par le sacrifice de
u 2
84 RAPPORTS ENTRE CES BUTS,
quelque bien subordonné. Distinguer celui de ces objets qui, selon
l'occasion, mérite la prééminence, voilà la difficulté de l'art ; car
tour à tour ils la réclament, et il faut quelquefois im calcul bien
compliqué pour ne pas se tromper siu' la préférence due à l'un ou à
l'autre.
L'égalité ne doit être favoiisée que dans les cas où elle ne nuit
point à la sûreté, où elle ne trouble point les attentes que la loi a
fait naître, où elle ne dérange point la distribution actuellement
établie.
Si tous les biens étaient partagés également, la conséquence sûre
et prompte, c'est qu'il n'y aurait plus rien à partager. Tout serait
bientôt détniit. Ceux qu'on aui-ait cru favoriser ne souiMraient pas
moins du partage que ceux aux dépens desquels il se serait fait. Si
le lot de l'industrieux n'était pas meilleui' que le lot du paresseux,
il n'y aurait plus de motif à l'industrie.
Poser en principe que les hommes doivent être égaux en droits,
ce sei'ait, par un enchaînement de conséquences nécessaires, rendre
toute législation impossible. Les lois ne cessent d'établir des iné-
galités, puisqu'elles ne peuvent donner des di-oits aux uns, qu'en
imposant des obligations aux autres. Dire que tous les hommes,
c'est-à-dire, tous les êtres de l'espèce humaine, sont égaux en di'oits,
c'est dii-e qu'il n'y a plus de subordination. Ainsi le fils est égal
en droits à son père : il a le même droit de gouverner et de punir
son père, que son père de le gouverner et de le pimir. Il a autant
de droit dans la maison de son père, que son père lui-même. Le
maniaque a le même droit d'enfermer les autres, que les autres de
l'enfermer. L'idiot a le même droit de gouverner sa famille, que sa
famille de le gouverner. Tout cela est pleinement renfermé dans
l'égalité des droits. Elle signifie tout cela, ou elle ne signifie rien
du tout. Je sais bien que ceux qui maintiennent cette doctiine de
l'égalité des di-oits, n'étant ni fous ni idiots, n'ont pas intention
d'établii' cette égalité absolue : ils ont leur esprit des restiietions, des
modifications, des explications. Mais s'ils ne savent pas parler
d'ime manière intelligible et sensée, la multitude aveugle et ignorante
les entendi'a-t-eUe mieux qu'ils no s'entendent eux-mêmes ? Et si
on proclame l'indépendance, n'est-on pas trop sûr d'être écouté ?
DES LOIS RELATIVEMENT À LA SUBSISTANCE. 85
CHAPITEE IV.
DES LOIS KELATITEMENT À LA SUBSISTANCE.
Qu'est-ce que la loi peut faire pour la subsistance ? rien directement.
Tout ce qu'elle pourrait faire, ce serait de créer des motifs, c'est-à-
dire, des peines ou des récompenses, par la force desquelles les
hommes seraient portés à se fournir la subsistance à eux-mêmes ;
mais ces motifs, la natiu'e les a créés et leur a donné une énergie
suflSsante. Avant qu'on eût l'idée des lois, les besoins et les jouis-
satwes avaient fait à cet égard toute ce que poiirraient faire les lois
les mieux concertées. Les besoins, armés de toutes les peines et de
la mort même, commandaient le travail, aiguisaient le courage, in-
spiraient la prévoyance, développaient toutes les facultés de l'homme.
La jouissance, compagne inséparable de tout besoin satisfait, formait
un fonds inéj)uisable de récompenses poui' ceux qui avaient surmonté
les obstacles et rempli le but de la nature.
La force de la sanction physique étant suffisante, l'emploi de la
sanction politique serait superflu.
De plus, les motifs qui dépendent des lois sont toujours plus ou
moins jîrécaii'es dans leur opération. C'est ime suite de l'imper-
fection des lois mêmes ou de la difficulté de constater les faits pour
leur appliquer la peine ou la récompense. L'espoir de l'impunité se
glisse au fond des cœurs dans tous ces degrés intermédiaii'cs par
lesquels il faut passer avant d'arriver à l'accomplissement de la loi ;
mais les effets natiu'els qu'on peut considérer comme des châtiments
ou des récompenses de la natui'e n'admettent guère d'inceititude :
point d'évasion ; point de délai ni de faveur : l'expérience annonce
l'événement, l'expérience le confirme ; chaque jour vient fortifier la
leçon de la veUle, et l'uniformité de cette marche ne laisse aucune
place au doute. Que pourrait- on ajouter par des lois directes à
la puissance constante et ii-résistible de ces motifs natui'cLs ?
Mais la loi pourvoit indii'ectement à la subsistance en protégeant
les hommes pendant qu'ils travaillent, et en leur assurant les fiiiits
de leur industrie après qu'ils ont travaillé. Sûreté pour le tra-
vaillem", sûreté pour le produit du travail, voilà le bienfait de la loi :
il est inestimable.
86 DES LOIS RELATIVEMENT À L^ABONDANCE.
CHAPITRE V.
DES LOIS EELATITEMEM À l'aBONDANCE.
Fera-t-on des lois pour prescrire aux individus de ne pas se borner
à la simple subsistance, mais de chercher l'abondance ? Non, ce
serait un emploi bien supei-flu des moyens artificiels, lorsque les
moyens naturels suffisent. L'attrait du plaisir, la succession des
besoins, le désir actif d'ajouter au bien-être, produiront sans cesse,
sous le régime de la sûi^eté, de nouveaux efforts vers de nouvelles
acquisitions. Les besoins, les jouissances, ces agents universels de
la société, après avoir fait éclore les premières gerbes de blé, élève-
ront peii à peu les magasins de l'abondance, toujours croissants et
jamais remplis. Les désii's s'étendent avec les moyens: l'horizon
s'agrandit à mesure qu'on avance, et chaque besoin nouveau, égale-
ment accompagné de sa peine et de son plaisir, devient un nouveau
pi-incipe d'action ; l'opulence, qui n'est qu'un terme comparatif,
n'arrête pas même ce mouvement une fois qu'il est imprimé; au
contraire, plus on a de moyens, plus on opère en gi-and, plus la
récompense est grande, et, par conséquent, plus est grande aussi la
force du motif qui anime l'homme au travail. Or, qu'est-ce que la
richesse de la société, si ce n'est la somme de toutes les richesses
individuelles? Et que faut-il de plus que la force de ces motifs
natm-cls poui' porter successivement la richesse au plus haut degré
possible ?
On a vu que l'abondance se fonne peu à peu par l'opération con-
tinuée des mêmes causes qui ont produit la subsistance. H n'y a
donc point d'opposition entre ces deux buts. Au conti'aire, plus
l'abondance augmente, plus on est sûr de la subsistance. Ceux qui
blâment l'abondance, sous le nom de luxe, n'ont jamais saisi cette
considération.
Les intempéries, les gueiTcs, les accidents de toute espèce attaqiient
si soxivent le fonds de la subsistance, qu'ime société qui n'aui-ait pas
du superflu, et même beaucoup de superflu, serait sujette à man-
quer souvent du nécessaii'e. C'est ce qu'on voit chez les peuplades
sauvages. C'est ce qu'on a vu fréqxiemment chez toutes les na-
tions, dans les temps de l'antique pau\Teté. C'est ce qui arrive
encore de nos jours dans les pays peu favorisés de la natiu'e, t<"ls que
la Suède, et dans ceux où le gouvernement contrarie les opérations
du commerce au lieu de se borner à le protéger. Mais les pays où
le luxe abonde, et où l'administration est éclairée, sont à l'abri de
la famine. Telle est riieureuso situation de l'Angleterre. Avec xm
PROPOSITIONS DE PATHOLOGIE. 87
commerce libre, iin colifichet inutile en lui-même a son utilité
comme gage du nécessaire. Des manufactures de luxe deviennent
des bm-eaux d'assurance contre la disette. Une fabrique de bière ou
d'amidon se convertira en moyens de subsistance. Que de fois n'a-
t-on pas déclamé contre les chevaux et les chiens, comme dévorant
la subsistance des hommes ! Ces profonds politiques ne s'élèvent
que d'im degré au-dessus de ces apôtres du désintéressement qui,
pom- ramener l'abondance des blés, courent incendier les magasins.
CHAPITRE VI.
pkopositioxs de pathologie srr lesquelles se fonde le bien de
l'Égalité.
Pathologie est un terme usité en médecine ; il ne l'est pas dans la
morale, où il est également nécessaire. J'appelle pathologie l'étude,
la connaissance des sensations, des affections, des passions et de
leurs effets sur le bonhem-. La législation, qui jusqu'ici n'a été
fondée en grande partie que sui' le terrain mouvant des préjugés
et de l'instinct, doit enfin s'élever sur la base inébranlable des sen-
sations et de l'expérience. Il faudrait avoir Tin thermomètre moral
qui rendît sensibles tous les degrés de bonheur ou de malheur.
C'est im terme de perfection qu'il est impossible d'atteindre, mais
qu'il est bon d'avoir devant les yeux. Je sais qu'un examen scini-
puleux du plus ou du moins, en fait de peine et de plaisir, paraîtra
d'abord ime entreprise minutieuse. On dii-a qu'il faut agir en gros
dans les affaires humaines, et se contenter d'une vague approximation.
C'est le langage de l'indifférence ou de l'incapacité. Les sensations
des hommes sont assez régulières pour devenir l'objet d'une science et
d'un art. Et jusque-là, on ne verra que des essais, des tâtonnements,
des efforts irréguliers et peu suivis. La médecine a pour base des
axiomes de pathologie physique. La morale est la médecine de
l'âme ; la législation en est la partie pratique : elle doit avoir pour
base des axiomes de pathologie mentale.
Poxu' juger de l'effet d'une portion de richesse sui- le bonheur, il
faut la considérer dans trois états différents :
1° Lorsqu'elle a toujours été dans les mains des intéressés,
2° Lorsqu'elle vient d'en sortii'.
3° Lorsqu'elle vient d'y entrer.
Observation générale. Quand on parle de l'effet d'une portion de
richesse sur le bonheur, c'est toujours abstraction faite do la sen-
sibilité particulière des indi^•idus et des circonstances extérieures où
88 PIIOPOSITIONS DE PATHOLOGIE.
ils peuvent se trouvei-. Les différences de caractère sont inscru-
tables, et la diversité des circonstances est telle qu'elles ne sont
jamais les mêmes pour deux individus. Si l'on ne commençait par
écarter ces deux considérations, U serait impossible de faire aucune
proposition générale. Mais quoique chacune de ces propositions
puisse se trouver fausse ou inexacte dans tel cas particulier, on n'en
peut rien conclui-e contre leui" justesse spéculative ou contre leur
utilité pratique. C'est assez pour leur justification, 1° si elles
approchent plus de la vérité que toutes autres qu'on pourrait leur
substituer ; 2° si elles peuvent avec moins d'inconvénient que toxis
autres servii- de base au législatem*.
I. Passons maintenant au premier cas. Il s'agit d'examiner
l'effet d'une portion de richesse lorsqu'elle a toujoiu's été dans les
mains des intéressés.
1° Chaque portion de richesse a une portion correspondante de
bonheur,
2" De deux individus à fortunes inégales, celui qui a le plus de
richesse a le plus de bonheur.
3° U excédant en bonheur du plus riche 'ne sera pas aussi yraïul
(pie son excédant en richesse.
4° Par les mêmes raisons, pZî«5 est gramle la disproportion entre les
deux masses de richesses, moins il est jirobahle qu'il existe une dispro-
2)ortion également grande entre les masses correspondantes de bonheur.
5° Plus la proportion actuelle approche de Végcdité, plus sera
gramle la masse totale de bonheur.
Il ne faut pas borner ce qu'on dit ici de la richesse à la condi-
tion de ceux qu'on appelle nches. Ce mot a une signification plus
étendue. Il embrasse tout ce qui sert à la stibsistance, comme à
l'abondance. C'est pour abréger qu'on a dit portion de richesse, au
Heu de dire j)ortion de la matière de la richesse.
J'ai dit que pour chaque 2>ortion de richesse on avait une certaine
portion de bonheur. Pour parler exactement, il faudrait dire une
certaine chance de bonheur. Car l'efficacité d'une cause de bonheur
est toujours précaire, ou, en d'autres termes, ime cause de bonheur
n'a pas son effet ordinaire ni le même effet sur tous les indi^-idus.
C'est ici qu'il faut appliquer ce que nous avons dit de leur sensi-
bilité particulière, de leur caractère, et de la variété des circonstances
où Us se trouvent.
La seconde proposition découle de la première. Entre deux indi-
vidus, celui qui a le plus de richesse a le 2)lus de bonheur ou de
cliances de bonheur. C'est une vérité de fait dont la preuve est dans
l'expérience de tout le monde. J'en atteste le premier qui voudrait
ru douter. Qu'il donne ce qu'il a de superflu au premier venu (pii
PROPOSITIONS DE PATHOLOGIE. 89
le lui demande : car ce superflu dans sou système n'est que du sable
dans ses mains, c'est un fardeau et rien de plus. La manne du
désert se corrompait lorsqu'on en amassait plus qu'on n'en pouvait
consommer. Si de même la richesse, passé im certain point, était
nulle pour le bonhcitr, personne n'en voudrait, et le désir d'accumuler
aurait un terme connu.
La troisième proposition sera moins contestée. Mettez d'ime part
mille paysans, ayant de quoi ^-ivre et même un peu d'abondance.
Mettez de l'autre part im roi, ou, poiu" faire abstraction des soins du
gouvernement, im prince bien apanage, aussi riche à lui seul que tous
ces paysans pris ensemble. Je dis qu'il est probable que son bon-
heur est plus gTand que le bonheur moyen de chacun d'eux, mais
non pas égal à la somme totale de toutes ces petites masses de bon-
heur, ou, ce qui revient au même, je dis que son bonheur ne sera
pas mille fois plus grand que le bonheur moyen d'un seul d'entre
eux. Si la masse de son bonheur se trouvait dix fois et même cinq
fois plus grande, ce serait encore beaucoup. L'homme qui est né
dans le sein de l'opulence, n'y est pas sensible comme celui qui est
l'artisan de sa fortime. C'est le plaisir d'acquérii', et non la satis-
faction de posséder, qui donne les plus grandes joiiissances. Le pre-
mier est un sentiment vif, aiguisé par les désii'S, par les privations
antérieures, qui s'élance vers des biens inconnus : l'autre est un
sentiment faible, usé par l'habitude, qui n'est point animé par les
contrastes, et qui n'emprimte rien de l'imagination.
II. Passons au deuxième cas : examinons l'effet d'une portion de
richesse, lorsqu'elle va entrer pour la première fois dans les mains
d'im nouveau possesseur. Observez qu'il faut faire abstraction de
l'attente : il faut supposer que cette augmentation de fortune siu--
vient inopinément, comme un don du hasard.
1. Prop. ^î force cVêti'e divisée, une portion de richesse peut être
réduite au point de ne produire de bonheur p>our aucun des co-
partageants. C'est ce qui arriverait, rigoiu'eusement parlant, si la
portion de chacim était moindre que la valeiu- de la plus petite
monnaie connue. Mais il n'est pas besoin de porter les choses à cet
extrême poiu' que la proposition soit vi'aie.
2. Entre co-partar/eants à fortunes égales, plus la distribution d'une
portion de richesse laissera subsister cette égalité, plus grande sera la
ruasse totale du bonheur.
3. Entre co -partageants à fortunes inégales, plus la distribution
contribuerait à les approcher de T égalité, plus gxande serait la masse
totale du bonheur.
III. Passons au troisième cas. Il s'agit d'examiner l'effet d'une
jwrtion de richesse qui va sortir des mains des intéresses. — Il faut
90 PROPOSITIONS DE PATHOLOGIE.
encore faire abstraction de l'attente, supposer la perte inopinée ;
et une perte l'est presque toujours, parce que tout homme s'attend
natm'ellement à conserver ce qu'il a. Cette attente est fondée sur
le cours ordinaire des choses ; car, à prendre la masse totale des
hommes, non-seulement on conserve la richesse acquise, mais encore
on l'augmente. La preuve est dans la différence entre la pauvreté
primitive de chaque société et la richesse actuelle.
1. Prop. La défalcation cV une portion de richesse produira dans la
masse du bonheur de chaque individu une défcdcation plus ou moins
grande, en raison du rapport de la partie défalqiœe à la partie
restante.
Ôtez-lui le quart de sa fortune, vous lui ôtez le quai't de son
bonheur, et ainsi de suite*.
Mais il est des cas où la proportion ne serait plus la même. Si
en m'ôtant les tiois quarts de ma fortime, vous entamez mon néces-
saii'e physique, et qu'en m'ôtant la moitié, vous laissiez ce nécessaire
intact, la défalcation de bonheur ne sera pas simplement la moitié
en sus, mais le double, le quadruple, le décuple : on ne sait où
s'arrêter.
2. P. (Cela posé.) A fortunes égales, plus est graml le nomhre de
personnes entre lesquelles une perte donnée se trouve répartie, moins
est considérable la défalcation qui en résulte à la masse totale du
bonheur.
3. P. Parvenu à un certain point, la répartition rend les quotes
parts imjxdpables. La défalcation faite à la masse du bonheur
devient nulle.
4. P. A fortunes inégales, la défcdcation en bonheur produite par
une défalcation en richesse, serait (Vautant moindre que la distri-
bution de la perte serait faite de manière à les rapprocher le plus
possible de VégaJité. (Abstraction faite des inconvénients attachés à
la \*iolation de la sûreté.)
Les gouvernements, profitant du progrès des lumières, ont favorisé
à plusieiu's égards les principes de l'égalité dans la répartition des
pertes. C'est ainsi qu'ils ont mis sous la sauve-garde des lois ces
bureaux diassurance, ces contrats si utiles, par lesquels les pai'ti-
culiers se cotisent d'avance pour faire face à des pertes possibles.
Le principe de l'assurance, fondé siu' im calcid de probabilités, n'est
* C'est à ce chef qu'il faut rapporter le mal du gros jeu. Que les chances en
fait d'argent soient égales, les chances en fait de bonheur sont toujours défavo-
rables. Je possède mille livres. L'enjeu est de cinq cents. Si je perds, ma fortune
est diminuée de moitié : si je gagne, elle n'est augmentée que d'iui tiers. Sup-
posons l'enjeu de mille livres. Si je gagne, mon bonheur n'est pas doublé avec
ma fortune : si je perds, mon bonhem* est détruit, je suis dans l'indigeni-e.
PROPOSITIONS DE PATHOLOGIE.
91
que l'art de distribuer les pertes sm- un assez grand nombre d'as-
sociés, pour les rendre très-légères et presque nulles.
Le même esprit a dirigé les princes, lorsqu'ils ont dédommagé,
aux dépens de l'État, ceux de leurs sujets qui avaient souffert, soit
par des calamités publiques, soit par les dévastations de la guerre.
Rien de plus sage et de mieux entendu à cet égard que l'administra-
tion du grand Frédéric. C'est un des plus beaux points de vue sous
lesquels on puisse considérer l'art social.
On a fait quelques tentatives pour indemniser les particuliers des
pertes causées par des délits de la part des malfaiteurs. Les exem-
ples de ce genre sont encore très -rares. C'est un objet qui mérite
l'attention des législateurs, car c'est le moyen de réduire presque
à rien le mal des délits qui attaquent la propriété. Mais ce système
doit être modifié avec beaucoup de soin poiu" ne pas devenir nuisible.
n ne faut pas favoriser l'indolence, l'impiiidence, qui négligeraient
les précautions contre les délits, dans la certitude d'en obtenir un
dédommagement ; et il faut encore plus redouter la fraude, les con-
nivances secrètes, qui supposeraient des délits et les feraient naître
pour usurper l'indemnité. L'utilité de ce remède dépendra donc de la
manière dont il sera administré. Mais il n'y a qu'ime indifférence
coupable qui puisse rejeter im moyen si salutaire, pour s'épai'gner la
peine d'en séparer les inconvénients.
Les pi-incipes que nous avons posés pourraient également sei'vir
à régler la distribution d'une perte entre plusieurs personnes
chargées d'ime responsabilité commvme. Si leurs contributions res-
pectives suivent la quantité respective de leurs fortunes, leur état
relatif sera le même qu'auparavant ; mais si l'on veut saisir cette
occasion pour se rapprocher de l'égalité, il faut adoj)ter ime pro-
portion différente. Les imposer tous également sans égard à la dif-
férence de leurs fortimes, ce serait un troisième plan, qui ne s'ac-
corderait ni avec l'égalité ni même avec la sûreté.
Pour mettre ce sujet dans un plus grand jour, je vais présenter
un cas composé où il s'agit de décider entre deux indi^•idus, dont
l'un demande un profit aux dépens de l'autre. Il s'agit donc de
déterminer l'effet d'ime portion de richesse qui, pour passer dans
les mains d'im individu en forme de gain, doit sortir des mains d'un
autre en forme de perte.
1. Prop. Entre des compétiteurs à fortunes égales, ce Cj^ui sera
<ja<jixé par l'un devant être perdu par Vautre, la disposition qui lais-
serait lu plus graiule somme de bonheur serait celle qui favoriserait le
défeiuleur à l'exclusion du demandeur.
Car, 1° la somme à perdi'e ayant im plus grand rapport à la for-
timo réduite que la même somme à la fortune augmentée, la dirai-
92 DE LA SÛRETK,
nution de bonheiu' pom- l'un est plus grande que ne serait l'augmen-
tation de bonheur pom- l'autre. En un mot, l'égaHté serait violée
par la disposition contraire. ( Voyez la note sur le jeu : le cas est
exactement semblable.)
2° Le perdant éprouverait une peine d'attente trompée, l'autre
est simplement dans le cas de ne pas gagner. Or, le mal négatif de
ne lias acquérir n'est point égal au mal positif de perdre. (S'il en
était autrement, chaque homme éprouvant ce mal pour tout ce qu'il
n'acquerrait pas, les causes du malheiu' étant infinies, l'homme de-
vrait se trouver infiniment malheureux.)
3° L'homme, en général, paraît être plus sensible à la douleur
qu'au plaisir, même à cause égale : au point, par exemple, qu'une
perte qui diminuerait d'un quart la fortime d'im homme, ôterait
plus à son bonheur que n'y ajouterait peut-être un gain qui l'aug-
menterait du double*.
2. P. A fortunes inégales, si le jJérdant était le moins riche, le mal
de la perte serait aggravé par cette inégalité,
3. P. Si le perdant était le plus riche, le mal fait par -V atteinte
portée à la sûreté serait compensé en partie ^ar h bien proportionné au
progrès fait vers l'égalité.
A l'aide de ces axiomes, qui ont jusqu'à un certain point le
caractère et la certitude des propositions mathématiques, on pourra
produire enfin im art régulier et constant d'indemnités et de satis-
factions. Les législateurs ont montré assez souvent une disposition
à sui^Te les conseils de l'égalité, sous le nom d'équité, auquel on
donne plus de latitiide qu'à celui de justice : mais cette idée d'éqvdté
vague et mal développée a plutôt semblé une affaire d'instinct que
de calcul. Ce n'est qu'avec beaucoup de patience et de méthode
qu'on parvient à réduire en propositions rigoureuses une multitude
incohérente de sentiments confus.
CHAPITRE ^^I.
DE LA SÛRETÉ.
Nous sommes arrivés à l'objet principal des lois : le soin de la sûreté.
* Il ne s'ensidt pas que la somme du mal l'emporte sur celle du bien : non-
seulement le mal est plus rare, mais il est accidentel, il ne découle pas comme le
bien de causes constantes et uéccssaii'es ; et jusqu'à lui certain point il est en
notre pouvoir d'éloigner le mal et d'attii-cr le bien. Aussi un sentiment de con-
fiance au bonhem- prévaut sm- la crainte dans la uatiu-e humaine. On le voit
par le succès des loteries.
DE LA SÛRETÉ. 93
Ce bien inestimable, indice distinetif de la civilisation, est entièrement
l'ouvi-age des lois. Sans lois, point de sûreté, par conséquent point
d'abondance, ni même de subsistance certaine. Et la seule égalité
qui puisse exister en cet état, c'est l'égalité de malheur.
Pour estimer ce grand bienfait de la loi, il ne faut que considérer
l'état des sauvages. Ils luttent sans cesse contre la famine : elle
moissonne quelquefois en peu de jours des peuplades entières. La
rivalité des subsistances produit parmi eux les guerres les plus cnielles,
et l'homme poursuit Thomme comme les bêtes féroces pour s'en
noiu'rir. La crainte de cette horrible calamité fjiit taii'e chez eux
les plus doux sentiments de la nature : la pitié s'allie à l'insensibilité
pour donner la mort aux \ieillards qui ne peuvent plus suivre leur
proie. . .
Examinez encore ce qui se passe dans ces époques terribles où les
sociétés civilisées rentrent presque dans l'état sauvage, c'est-à-dire,
lorsque dans la guerre les lois qui font la sûi'eté sont en partie sus-
pendues. Chaque instant de sa durée est fécond en calamités. À
chaque pas qu'elle imprime sur le globe, à chaque mouvement qu'elle
fait, la masse existante de la richesse, le fonds de l'abondance et de
la subsistance, décroît et dépérit. Les chaujnières sont ravagées
comme les palais. Et combien de fois la rage ou même le caprice
d'un moment n'ont ils pas livré à la destruction le produit lent des
travaux d'un siècle?
La loi seule a fait ce que tous les sentiments natm-els n'auraient
pas eu la force de faire. La loi seule peut créer une possession fixe
et durable qui mérite le nom de propriété. La loi seule peut accou-
timier les hommes à courber la tête sous le joug de la prévoyance,
d'abord pénible à porter, mais ensuite agréable et doux. EUe seule
peut les encourager à un travail superflu pour le présent, et dont ils
ne jouiront que dans l'avenu-. L'économe a autant d'ennemis qu'il
y a de dissipateui-s, ou d'hommes qui veulent jouii' sans se donner la
peine de produire. Le travail est trop pénible poui' la paresse : il
est trop lent pour l'impatience. La rase et l'injustice conspirent
sourdement pour s'en approprier les fruits ; l'insolence et l'audace
méditent de les ravir à force ouverte. Ainsi partout la sûreté chan-
celle : toujours menacée, jamais tranquille, elle Ait au milieu des
embûches. Il faut au législateiu- une vigilance toujoiu's soutenue,
une puissance toujours en action pour la défendre contre cette foule
renaissante d'adversaires.
La loi ne dit pas à l'homme : Travaille, et je te réœmpenserai ; mais
elle lui dit : Travaille, et les fruits de ton travail, cette récompense
naturelle et suffisante que sans moi tu ne pourrais conserver, je fen
assurerai la jouissance, en arrêtant la main qui voudrait les ravir.
94 DE LA PROPRIÉTÉ,
Si l'industrie crée, c'est la loi qui conserve : si au premier moment
on doit tout au travail, au second moment et à tout autre, on est
redevable de tout à la loi.
Pour se faire une idée nette de toute l'étendue qu'il faut donner au
principe de la sûreté, il faut considérer que l'homme n'est pas, comme
les animaux, borné au présent, soit poui- souf&ir, soit pour jouir, mais
qu'il est susceptible de peines et de plaisir- par anticipation, et qu'il
ne suffirait pas de le mettre à l'abri d'une perte actuelle, mais qu'il
faut lui garantir autant que possible ses possessions contre les pertes
futures. Il faut prolonger l'idée de sa sûreté dans toute la perspec-
tive que son imagination est capable de mesm-er.
Ce pressentiment, qui a une influence si marquée siu* le sort de
l'homme, peut s'appeler attente, attente de l'avenir. C'est par elle
que nous avons la faculté de former un plan général de conduite :
c'est par elle que les instants successifs qui composent la durée de la
vie ne sont pas comme des points isolés et indépendants, mais de-sien-
nent des parties continues d'un tout. L'attente est une chaîne qui
unit notre existence présente à notre existence future, et qui passe
même au delà de nous jusqu'à la génération qui nous suit, La sensi-
bilité de l'homme est prolongée dans tous les anneaux de cette chaîne.
Le piTUcipe de la sûi'eté comprend le maintien de toutes ces attentes :
il prescrit que les événements, autant qu'Us dépendent des lois, soient
conformes aux attentes qu'elles ont fait naître.
Toute atteinte portée à ce sentiment produit un mal distinct, un
mal spécial que nous appellerons peme d'attente trompée.
Il faut que les vues des jurisconsultes aient été bien confuses,
puisqu'ils n'ont jamais donné ime attention particulière à un senti-
ment si fondamental dans la vie humaine, À peine ce mot d'attente
se trouve-t-il dans leur vocabulaire, A peine trouverait-on dans
leurs ouvrages un argument fondé stu' ce principe. Ils l'ont suivi
sans doute à beaucoup d'égards, mais ils l'ont suivi par instinct plus
que par raison. S'ils avaient connu son extrême importance, ils
n'auraient pas manqué de le nommer, de le signaler, au lieu de le
laisser dans la foule.
\
CHAPITEE YIII.
DE LA PKOPEIJÉXi:.
Pour mieux sentir' le bienfait de la loi, cherchons à nous faire ime
idée nette de la propriété. Nous verrons qu'il n'y a point de pro-
priété natiu'elle. qu'elle est uniquement l'ouvrage des lois.
DE LA PROPRIÉTÉ. 95
La propriété n'est qu'une base d'attente : l'attente de retirer cer--
tains avantages de la chose qu'on dit posséder en conséquence des
rapports où l'on est déjà placé vis-à-vis d'elle.
Il n'est point d'image, point de peinture, point de trait visible, qui
puisse exprimer ce rapport qui constitue la propriété. C'est qu'il
n'est pas matériel, mais métaphysique. Il appartient tout entier à
la conception de l'esprit.
Avoir la chose entre ses mains, la garder, la fabriquer, la vendre, la
dénaturer, l'employer, toutes ces circonstances physiques ne donnent
pas cette idée de la propriété. Une pièce d'étoffe, qui est actuellement
aux Indes, peut m'appartenir, tandis que l'habit que je porte peut
n'être pas à moi. L'aliment qui s'est incorporé dans ma propre sub-
stance peut appartenir à un autre à qui j'en dois compte.
L'idée de la propriété consiste dans une attente établie, dans la
persuasion de pouvoir retirer tel ou tel avantage de la chose selon la
nature du cas. Or, cette attente, cette persuasion ne peiivent être
que l'ouvrage de la loi. Je ne puis compter sur la jouissance de ce
que je regarde comme mien que sur la promesse de la loi qui me le
garantit. C'est la loi seule qui me permet d'oublier ma faiblesse
naturelle. C'est par elle seule que je puis enclore un terrain, et me
livrer au travail de la culture dans l'espoir éloigné de la récolte.
Mais, dira-t-on, qu'est-ce qui servit de base à la loi pour le com-
mencement de l'opération, quand elle adopta les objets qu'elle promit
de protéger sous le nom de propriété? Dans l'état primitif, les
hommes n'avaient-ils pas ime attente mtturelle de jouir de certaines
choses, une attente qui dérivait de sources antérieures à la loi ?
Oui. Il y a eu dès l'origine, il y aura toujours des circonstances
dans lesquelles un homme pourra s'assurer par ses propres moyens la
jouissance de certaines choses. Mais le catalogue de ces cas est bien
borné. Le sauvage qui a caché une proie peut espérer de la garder
pour lui seul tant que sa grotte n'est pas découverte, tant qu'il veille
pour la défendre ou qu'il est plus fort que ses rivaux ; mais voilà
tout. Combien cette manière de posséder est misérable et précaire !
Supposez la moindi-e convention entre les sauvages pour respecter
réciproquement leur butin, voUà l'introduction d'im principe auquel
vous ne pouvez donner que le nom de loi. Une attente faible et
momentanée peut donc résulter de temps en temps de circonstances
purement physiques, mais une attente forte et permanente ne i)eut
résulter que de la loi. Ce qui n'était qu'im fil dans l'état naturel est
devenu poiu* ainsi dire un câble dans l'état social.
La propriété et la loi sont nées ensemble et moui'ront ensemble.
Avant les lois, point de propriété.- Ôtez les lois, toute propriété
cesse.
96 RÉPONSE À UNE OBJECTION.
En fait de propriété, la sûreté consiste à ne recevoir aucune se-
cousse, aueim choc, aucun dérangement dans l'attente qu'on a fondée
sur les lois de jouir de telle ou telle portion de bien ; le législateur
doit le plus grand respect à ces attentes qu'il a fait naître. Quand
il ne les contredit point, il fait l'essentiel pour le bonheur de la société.
Quand il les heurte, il produit toujours une somme de mal propor-
tionnée.
CHAPITRE IX.
RÉPONSE À UNE OBJECTION.
Mais peut-être les lois de la propriété sont bonnes pour ceux qui
possèdent, et oppressives pour ceux qui n'ont rien. Le pauvre est
peut-être plus malheureux qu'il ne le serait sans elles.
Les lois, en créant la propriété, ont créé la richesse : mais par
rapport à la pauvreté, elle n'est pas l'ouvrage des lois, elle est l'état
primitif de l'espèce humaine ; l'homme qui ne subsiste que du jom-
au jour est précisément l'homme de la nature, le sauvage. Le paurre
dans la société n'obtient rien, je l'avoue, que par un travail pénible,
mais dans l'état naturel que peut-il obtenir- qu'au piix de ses sueurs ?
La chasse n'a-t-elle pas ses fatigues, la pêche ses dangers, la gueiTe
ses incertitudes ? Et si l'homme paraît aimer cette rie aventurière,
s'il a im instinct avide de cette espèce de périls, si le sauvage jouit
avec délices d'une oisiveté si chèrement achetée, faut-il en conclm-e
qu'il est plus heui-eux que nos cultivateui's ? Xon : le travail de
ceux-ci est plus xmiforme, mais la récompense est plus assurée, le
sort de la femme est beaucoup plus doux, l'enfance et la vieillesse
ont plus de ressources, l'espèce multiplie dans ime proportion mille
fois jilus grande, et cela seul suffit poiu' montrer de quel côté
est la supériorité de bonheui'. Ainsi les lois, en créant la richesse,
sont encore les bienfaitrices de ceux qui restent dans la pauvreté
naturelle. Us participent plus ou moins aux plaisirs, aux avantages
et aux secours d'une société civilisée. Lciu' industrie et leur travail
les placent parmi les candidats de la fortxme. Et n'ont-ils pas leurs
plaisii's d'acquisition? L'espéiunce ne se mêle-t-eUe pas à leurs
travaux ? La sûreté que la loi leur donne est-eUe moins importante ?
Ceux qui regardent de haut dans les rangs inférieurs voient tous les
objets plus petits ; mais vers le bas de la pp-amide, c'est le sommet
qui s'efface à son tour. Si loin de ces comparaisons, on ne songe pas
à en faire ; on n'est jamais tourmenté de l'impossible. En sorte qu'à
MAUX RKSULTANTS, ETC. • 97
tout considérer, la protection des lois peut contribuer au bonheur de
la chaumière autant qu'à la sécurité du palais.
On est étonné qu'un écrivain aussi judicieux que Beccaria ait in-
terjeté dans un ouvrage dicté par la plus saine philosophie un doute
subversif de l'ordre social : '^ Le droit de la propriété,^'' dit-il, " est un
droit terrible, et qui n'est peut-être pas nécessaire." On a fondé siu' ce
droit des lois tyranniques et sanguinaires. On en a fait un abus
affreux. Mais le di'oit lui-même ne présente que des idées de plaisir,
d'abondance et de sûreté. C'est ce di'oit qui a vaincu l'aversion na-
turelle du travail, qui a donné à l'homme l'empire de la terre, qui a
fait cesser la vie eiTante des peuples, qui a formé l'amour de la patrie
et celui de la postérité. Jouir promptement, jouir sans peine, voilà
le désir universel des hommes. C'est ce désir qui est terrible, puis-
qu'il armerait tous ceux qui n'ont rien contre ceux qui ont quelque
chose. Mais le droit qui restreint ce désir est le plus beau triomphe
de l'humanité sur elle-même.
CHAPITRE X.
ANALYSE DES MAUX RÉSULTANTS DES ATTEINTES PORTÉES À LA PROPRIÉTÉ.
Nous avons déjà vu que la subsistance dépend des lois qui assui'ent
aux travailleui-s les produits de leur travail ; mais il eon-s-ient d'ana-
lyser plus exactement les maux qui résultent des violations de pro-
priété. On peut les réduire à quatre chefs.
1° Mal de non-possession. Si l'acquisition d'une portion de
richesse est un bien, il faut que la non-possession soit un mal,
quoique mal négatif, et rien de plus. Ainsi, quoique les hommes
dans l'état de pauvreté primitive n'aient pas pu sentir la piivation
spéciale de biens qtu leur étaient inconnus, il est clair qu'ils ont eu
de moins tout le bonheur qui en résulte, et dont nous sommes
en jouissance.
La perte d'une portion de bien, dût-on même l'ignorer toujoui's,
serait encore une perte. Si vous détoui-nez mon ami par des calom-
nies de me léguer un bien que je n'attendais pas, ne me portez-vous
pas préjudice ? En quoi consiste ce préjudice ? dans le mal négatif
qui résulte pour moi de ne pas posséder ce que j'aurais eu sans vos
calomnies.
2° Peine de perdre. Tout ce que je possède actuellement ou que
je dois posséder, je le consigne dans mon imagination comme devant
m'appartenir toujours. J'en fais la base de mon attente, l'espérance
de ceux qui dépendent de moi, et le soutien de mon plan de vie.
H
98 MAUX KKSULTANTS
Chaque partie de ma propriété peut avoir poiu- moi, outre sa valexu'
intiinsèque, ime valexu- d'affection comme héritage de mes ancêtres,
récompense de mon travail ou bien futur de mes enfants. Tout m'y
représente encore cette portion de moi-même que j'y ai mise, ces
soins, cette industrie, cette économie qui s'est disputé les plaisirs
présents poui' les étendi'e sur l'avenir. Ainsi la propriété devient
partie de notre être, et ne peut plus nous être aiTachée sans nous
déchirer jusqu'au vif,
3° Crainte de perdre. Au regret de ce qu'on a perdu, se joint
l'inquiétude sui' ce qu'on possède, et même siu' ce qu'on pourrait
acquérir : car la plupart des objets qui composent la subsistance et
l'abondance étant des matières périssables, les acquisitions futures
sont un supplément nécessaire aux possessions présentes.
Quand riiisécmité arrive à un certain point, la crainte de perdre
empêche de jouii' de ce qu'on possède. Le soin de consei-ver nous
condamne à mille précautions tristes et pénibles, toujoui'S sujettes à
se démentir. Les trésors fuient ou s'enfouissent. La jouissance
devient sombre, fui'tive et solitaii'e. Elle craint en se montrant
d'avertii' la cupidité de l'existence d'ime proie.
4° Amortissement de Vindustrie. Si je désespère de m'assurer les
produits de mon travail, je ne songe plus qu'à subsister du jour au
joiu-, je ne veux pas me donner des soins qui ne doivent profiter qu'à
mes ennemis. Mais d'ailleui-s, pour- travailler, la volonté ne suffit
pas, il faut des moyens. En attendant de recueillir il faut subsister.
Une seule perte peut me réduire à l'impuissance d'agir, sans avoir
éteint l'esprit d'industrie, sans avoir paralysé ma volonté même.
Ainsi les trois premiers de ces maux affectent les facultés passives
de l'individu, tandis que le quatrième passe jusqu'à ses facultés ac-
tives, et les frappe plus ou moins d'engoui'dissement.
On voit dans cette analyse que les deux premiers de ces maux ne
vont pas au delà de l'individu lésé, mais que les deux derniers se
répandent et occupent dans la société un espace indéfini. Une at-
teinte portée aux propiiétés d'un seul jette l'alarme parmi les autres
propriétaii-es. Ce sentiment se commtmiquc de proche en proche, et
la contagion peut enfin gagner le corps entier de l'État.
Pom" le développement de l'industrie, il faut réunion àe puissance
et de volonté. La volonté dépend des encoiu'agemcnts, et la puissan(?B
des moyens. Ces moyens sont ce qu'on appelle en langage d'économie
politique capital productif . Quand il ne s'agit que d'im seul individu,
son capital productif peut être anéanti par ime seule perte, sans que
son esprit d'industrie soit éteint ni même affaibli. Quand il s'agit
d'une nation, l'anéantissement de son capital prodiictif est impossible:
mais longtemps avant ce terme fatal, le mal peut avoir atteint la
DES ATTEINTES PORTEES À LA PROPRIÉTÉ. 99
volonté, et l'esprit d'industrie peut tomber dans un marasme fimeste
au milieu des ressources natui-elles que présente un sol riche et fertile.
Cependant la volonté est excitée par tant de stimiilants, qu'elle résiste
à bien des découragements et des pertes. Une calamité passagère,
quelque grande qu'elle soit, ne détruit pas l'esprit d'industrie. On
le voit renaître après des guerres dévorantes qui ont appauvri des
nations, comme on voit un chêne robuste, mutilé par une tempête,
réparer ses pertes en peu d'années, et se couvrir de branches nou-
velles. Il ne faut rien moins i)oui- glacer l'industiie que l'opération
d'une cause domestique et pei-manente, teUe qu'un gouvernement
iyrannique, une mauvaise législation, une religion intolérante qui
repousse les hommes, ou une superstition minutieuse qui les abrutit.
Un premier acte de violence produii'a d'abord un certain degré
d'appréhension ; voilà déjà quelques esprits timides découragés. Une
seconde violence qui succède bientôt, répand une alai-me plus con-
sidérable. Les plus prudents commencent à resserrer leiu's entre-
prises, et abandonnent peu à peu une carrière incertaine. À mesui'e
que ces attaques se réitèrent, et que le système d'oppression prend
un eai'actère plus habituel, la dispersion augmente ; ceux qui ont fui
ne sont pas remplacés ; ceux qui restent tombent dans un état de
langueur. C'est ainsi qu'à la longue le champ de l'industrie, battu
par ces orages, peut enfin se trouver désert.
L'Asie Mineure, la Grèce, l'Egypte, les côtes d'Afiique, si riches
en agriculture, en commerce, en population, à l'époque florissante de
l'empire romain, que sont-elles devenues sous l'absurde despotisme
du gouvernement turc ? Les palais se sont changés en cabanes, et
les cités en boui'gades. Ce gouvernement odieux à tout homme qui
pense n'a jamais su qu'un État ne peut s'enrichir que par un respect
inviolable pour les propriétés. UL n'a jamais eu que deux secrets
poiu' régner, épuiser les peuples et les abrutii*. Aussi les plus belles
contrées de la terre, flétries, stéiiles ou presque abandonnées, sont
devenues méconnaissables sous les mains de ces barbares conquérants.
Car il ne faut pas attribuer ces maux à des causes éloignées : les
guerres ci\'iles, les invasions, les fléaux de la natui'e auraient pu dis-
siper les richesses, mettre les arts en fuite et engloutir les -villes.
Les ports comblés peuvent se rouvrir", les commmiications se réta-
blissent, les manufactm'es renaissent, les villes sortent de leurs niines,
tous les ravages se réparent avec le temps, si les hommes continuent
à être hommes ; mais ils ne le sont plus dans ces malheui'euses con-
trées où le désespoir, eftet tardif, mais fatal, d'une longue insécurité,
a détiTiit toutes les facultés actives de l'âme.
Si l'on voulait tracer l'histoire de cette contagion, on ferait voir
que ses premières atteintes tombent sur la paitic aisée de la société.
H 2
100 MAUX RÉSULTANTS, ETC.
L'opiJence est l'objet des premières déprédations. Le superflu ap-
parent s'évanouit peu à peu. Le besoin absolu se fait obéii- malgré
les obstacles ; il faut vivre, mais quand on se borne à vivre, l' État
languit et le flambeau de l'industrie ne jette plus que des étincelles
mourantes. D'ailleiU's l'abondance n'est jamais si distincte de la
subsistance, qu'on puisse blesser l'une sans porter une atteinte dan-
gereuse à l'autre. Tandis que les uns ne perdent que le superflu,
les autres perdent quelque portion de leur nécessaire ; car, par le
système infiniment compliqué des liaisons économiques, l'opulence
d'une partie des citoyens est l'unique fonds où une partie plus nom-
breuse trouve sa subsistance.
Mais on pourrait tracer un autre tableau plus riant et non moins
instructif des progrès de la sûreté et de la prospérité, son inséparable
compagne. L'Amérique septentrionale présente le contraste le plus
frappant de ces deux états. La nature sauvage y est à côté de la nature
ci\'ilisée. L'intérieur de cette immense région n'ofixe qu'une solitude
effrayante, des forêts impénétrables ou des landes stériles, des eaux
croupissantes, des vapeurs impiu'es, des reptiles venimeux : voilà ce
qu'est la terre laissée à elle-même. Les hordes farouches qui par-
courent ces déserts sans fixer leur habitation, toujours occupées à
poursuivre leiu- proie, et toujours animées entre elles de rivalités im-
placables, ne se rencontrent que pour* s'attaquer, et parviennent souvent
à s'entre-détruire. Il s'en faut bien que les bêtes féroces n'y soient
aussi dangereuses pour l'homme, que l'homme même. Mais sur les
limites de ces affreuses solitudes, quel aspect différent vient frapper les
regards ! on croit embrasser du même coup d'œil les deux empires
du mal et du bien. Les forêts ont fait place à des champs cultivés,
les marais se dessèchent, les terrains s'affermissent, se couvi-ent de
prah-ies, de pâtui'ages, d'animaux domestiques, d'habitations saines
et riantes. Là, des cités naissantes s'élèvent sur des plans réguliers,
des routes spacieuses les font communiquer entre elles ; tout annonce
que les hommes, chei'chant les moyens de se rapprocher, ont cessé
de se craindi-e et de s'entr' égorger. Là, des ports de mer, remplis de
vaisseaux, reçoivent toutes les productions de la terre, et servent à
l'échange de toutes les richesses. L^n peuple innombrable, qui vit
de son travail dans la paix et dans l'abondance, a succédé à quelques
peuplades de chasseui's, toujoui's placés entre la guerre et la famine.
Qui a opéré ces prodiges ? Qui a renouvelé la surface de la terre ?
Qui a donné à l'homme ce domaine sm- la natm'e embellie, fécondée
et perfectionnée? Ce génie bienfaisant, c'est la sûreté. C'est la
sûreté qui a opéré cette grande métamorphose. Et combien ses
opérations sont rapides ! A peine y a-t-U deux siècles que Guillaume
Penn vint aboi-der sur ces côtes sauvages avec ime colonie de vi-ais
SÛRETÉ. ÉGALITK. LEUR OPPOSITION. 101
conquérants ; car c'étaient des hommes de paix qui ne souillèrent
point leur établissement par la force, et qui ne se firent respecter
que par des actes de bienfaisance et de jiistice.
CHAPITRE XI.
SÛRETÉ. ÉGALITÉ. LEUR OPPOSITION.
En consultant ce grand principe de la sûreté, que doit ordonner le
législateui" poiu* la masse des biens qid existent ?
Il doit maintenii' la distribution teUe qu'elle est actuellement
établie. C'est là ce qui, sous le nom de justice, est regardé avec rai-
son comme son premier devoir. C'est une règle générale et simple
qui s'applique à tous les Etats, qui s'adapte à tous les plans, même à
ceux qui sont les plus contraires. D. n'y a rien de plus diversifié
que 1' état de la propriété en Amérique, en Angleterre, en Hongrie,
en Russie ; généralement, dans le premier de ces pays, le cultivateiu'
est propriétaire, dans le second il est fermier, dans le troisième attaché
à la glèbe, dans le quatrième esclave. Cependant, le piincipe suprême
de la sûi-eté ordonne de conserver toutes ces distributions, quoique
leur nature soit si différente, et qu' elles ne prodiùsent pas la même
somme de bonheur. Mais comment feriez-vous une autre distribu-
tion sans ôter à quelqu'un ce qu'il a ? Comment dépouilleriez -vous
les ims sans porter atteinte à la sûi'eté de tous ? Quand votre nou-
velle répartition sera dérangée, c'est-à-dire, le lendemain de son
établissement, comment vous dispenserez-vous d'en faire une seconde?
Pom-quoi ne corrigerez-vous pas de même celle-ci ? Et en attendant,
que devient la sûreté ? où est le bonheiu- ? où est l'industrie ?
Quand la sûreté et l'égalité sont en conflit, il ne faut pas hésiter
un moment. C'est l'égaUté qui doit céder. La première est le fonde-
ment de la \ie : subsistance, abondance, bouheui', tout en dépend.
L'égalité ne produit qu'une certaine portion de bien-être ; d'aiUeui's,
quoi qu'on fasse, elle sera toujours imparfaite : si elle pouvait exister
un jour, les révolutions du lendemain l'auraient altérée ; 1' établisse-
ment de l'égaUté n'est qu'une chimère : tout ce (ju'ou peut faire,
c'est de diminuer l'inégalité.
Si des causes violentes, telles qu'une révolution de gouvernement,
un schisme, ime conquête, opéraient des bouleversements de propriété,
ce serait ime grande calamité ; mais elle serait passagère, elle pour-
rait s'adoucir et même se réparer avec le temps. L'industrie est une
plante ■\dgoureuse qui résiste à bien des amputations, et dans laquelle
les premiers rayons de chaleur font remonter la sève noiuTicière. Mais
102 SÛRETÉ. ÉGALITÉ. LEUR OPPOSITION.
si on bouleversait la propriété dans l'intention directe d'établir l'égalité
des fortunes, le mal serait ii-réparable : plus de sûreté, plus d'industrie,
plus d'abondance ; la société retournerait à l'état sauvage d'où eUe est
sortie.
Devant eux des cités, derrière eux des déserts.
Voilà i'histoii'e des fanatiques. En effet, si l'égalité doit régner
aujourd'hui, par la même raison eUe doit régner toujours. EUe ne
peut se conserver qu'en réitérant les violences qxii l'ont établie. II
lui faut une armée d'inquisiteurs et de boiuTeaux, sourds à la faveur
comme à la plainte, insensibles aux séductions du plaisir, inaccessi-
bles à l'iutérêt personnel, doués de toutes les vertus, dans un service
qui les détniit toutes. Le niveau doit rouler sans cesse pour aplanir
tout ce qui s'élève au-dessus de la ligne légale. Il faut une ■s'igilancc
non interrompue, pour rendre à ceux qui ont dissipé leur portion ;
pour dépouiller ceux qui, à force de travail, ont augmenté la leur.
Dans un pareil ordre de choses, il n'y aurait qu'un parti sage pour les
gouvernés, celui de la prodigalité : il n'y aui-ait qu'un parti insensé,
celui de l'industrie. Ce prétendu remède, si doux en apparence,
serait donc un poison mortel. C'est un cautère bridant qui consu-
merait jusqu'à ce qu'il eût atteint le dernier piincipe de vie. Le
glaive ennemi, dans ses plus grandes fureiu'S, est mille fois moins
redoutable. Il ne fait à l'État que des maiix partiels, que le temps
efface et que l'industrie répare.
On a vu de petites sociétés, dans la première effervescence d"uu
enthousiasme religieux, instituer, comme principe fondamental, la
communauté des biens. Croit-t)n que le bonheur y ait gagné ? — Au
mobUe si doux de la récompense, elles ont substitué le mobile attris-
tant de la peine. Le travail si facile et si léger quand il est animé
par l'espoir, il a fallu le représenter comme ime pénitence nécessaire
pour échapper à des supplices éternels. Cependant, tant que le mo-
bile religieux conserve sa force, tout le monde travaille, mais tout le
monde gémit. Commence-t-il à s'affaiblir ? la société se divise en
deux classes : les ims, fanatiques dégradés, contractent tous les vices
de la superstition malheureuse ; les autres, fripons foinéants, se font
nomi-ir dans une sainte oisiveté par les dupes qui les entourent ; et
le mot d'égalité n'est plus qu'un prétexte poiu- couviii- le vol que la
paresse fait à l'industrie.
Les perspectives de bienveillance et de concorde, qui ont séduit
des âmes ardentes, ne sont donc, dans ce système, que des chimèi^s
de l'imagination. Où serait, dans la division des travaux, le motif
déterminant pour embrasser les phis pénibles"? Qid se chargerait
des fonctions grossières et rebutantes"? Qui serait content de son
lot, et ne trouverait pas le fardeau de son voisin plus léger ijuc le
SÛRETÉ. ÉGALITÉ. MOYEN DE LES CONCILIER. 103
sien ? Combien de fraudes pour rejeter sui- autrui le travail dont on
voudrait s'exempter soi-même ? Et dans les partages, quelle impos-
sibilité de satisfaire à tout, de conserver les apparences de l'égalité,
de sauver les jalousies, les querelles, les rivalités, les préférences ?
Qui terminerait ces innombrables disputes toujours renaissantes ?
Quel appareO. de lois pénales ne faudrait -il pas poiu' remplacer la
douce liberté du choix et la récompense naturelle des soins que
chacun se donne pour soi-même ? La moitié de la société ne suffi-
rait pas poui' régler l'autre. Aussi cet inique et absurde système ne
peut se maintenir que par un esclavage politique et religieux, tel
qu'était celui des ilotes à Lacédémone, et des Indiens du Paraguay
dans les établissements des jésuites : sublimes inventions de législa-
teiu's, qui poiu* accomplir im plan d'égalité font deux lots égaux de
mal et de bien, et mettent toute la peine d'un côté, et tout la jouis-
sance de l'autre.
CHAPITRE XII.
SÛRETÉ. ÉGALITÉ. MOYEX DE LES CONCILIER.
Faut-il donc qu'entre ces deux rivales, la sûreté et Végallté, il y ait
ime opposition, une guerre éternelle ? Jusqu'à un certain point,
eUes sont incompatibles ; mais avec un peu de patience et d'adresse,
on peut les rapprocher par degi'és.
Le seul médiateiu' entre ces intérêts contraires, c'est le temps.
Voulez -vous suivre les conseils de l'égalité sans contrevenir à ceux de
la sûreté ? attendez l'époque naturelle qui met fin aux espérances et
aux craintes, l'époque de la mort.
Lorsque des biens sont devenus vacants par le décès des proprié-
taires, la loi peut intervenir dans la distribution qui va s'opérer, soit
en limitant à certains égards la faculté de tester, aiin de prévenir une
trop grande accumulation de fortune dans les mains d'un seul, soit
en faisant servir- les successions à des vues d'égalité, dans le cas où
le défunt n'aurait laissé ni conjoint ni parents en ligne di'oite, et
n'aurait pas fait usage du pouvoir de tester. Il s'agit alors de nou-
veaux acquéreurs dont les attentes ne sont pas formées, et l'égalité
peut faire le bien de tous, sans tromper les espérances de personne.
Je ne fais ici qu'indiquer un piincipe. On en verra les développe-
ments dans le second livre,
Lorsqii'il s'agit de corriger un genre d'inégalité ci\41e, tel (jue l'es-
clavage, il faut apporter la même attention au droit de la propriété,
se soumettre à ime opération lente, et s'avancer vers l'objet subor-
104 SACRIFICES DE LA SÛRETÉ À LA SÛRETÉ.
donné sans sacrifier l'objet principal. Les hommes que vous aurez
rendus libres par ces gradations seront bien plus capables de l'être,
que si vous lem' a\'iez appris à fouler aux pieds la justice pour les in-
troduii'e dans un nouvel ordre social.
Obsei-vons que chez une nation qui prospère par son agriculture,
ses manufactures et son commerce, il y a un progrès continuel vers
l'égalité. tSi les lois ne faisaient rien pour la combattre, si elles ne
maintenaient pas de certains monopoles, si elles ne gênaient pas l'in-
dustrie et les échanges, si elles ne permettaient pas les substitutions,
on veiTait sans effort, sans révolution, sans sec-ousse, les grandes pro-
priétés se subdiviser peu à peu, et im plus grand nombre d'hommes
participer aux faveui's modérées de la fortune. Ce serait le résultat
natiu'el des habitudes opposées qui se forment dans l'opulence et
dans la pauvi-eté. La première, prodigue et vaine, ne demande qu'à
jouir sans rien faire : la seconde, accoutumée à l'obscurité et aux
privations, trouve ses plaisirs dans son travail et dans son économie.
De là le changement qui s'est fait dans l'Europe, par le progrès des
arts et du commerce, malgré les obstacles des lois. Ils ne sont pas
bien loin de nous ces siècles de la féodalité, où le monde était divisé
en deirs classes, quelques grands propriétaires, qui étaient tout, et
une multitude de serfs, qui n'étaient rien. Ces hauteurs pyrami-
dales ont dispani ou se sont abaissées ; et de leurs débris répandus
partout, les hommes industrieux ont formé ces étabHssements nou-
veaux dont le nombre infini atteste le bonheur comparatif de la civi-
lisation moderne. Ainsi l'on peut conclure que la sûreté, en conser-
vant son rang comme piincipe suprême, condmt indii'ectement à
procurer Végalité, tandis que celle-ci, prise pour base de l'arrange-
ment social, détniirait la sûreté, en se détruisant elle-même.
CHAPITRE Xril.
SACRIFICES DE LA SÛBETÉ À LA SllEETÉ.
Ce titre parait d'abord énigmatique : mais le sens de l'énigme est
facile à trouver.
Il y a ime distinction importante à faire entre la perfection idéale
de la sûreté et la perfection praticable. La première exigerait que
rien ne fût jamais ôté à personne. La seconde est accomplie, si l'on
n'ôte rien au delà de ce qui est nécessaii-e poiu- la conservation du
reste.
Ce sacrifice n'est pas une atteinte à la sûreté : c'est simplement
une défalcation. L'atteinte est im choc imprévu, im mal qu'on ne
SACRIFICES DE LA SÛRETÉ À LA SÛRETÉ. 105
peut pas calculer, une irrégularité qui n'a point de principe fixe :
eUe semble mettre tout le reste en péril, elle produit une alarme géné-
rale. Mais la défalcation est une déduction fixe, régulière, néces-
saire, à laquelle on s'attend, qui ne produit qu'im mal du premier
ordi-e, mais point de danger, point d'alarme, point de découi-agement
pour l'industrie. Une même somme d'argent, selon la manière dont
elle sera levée siu' le peuple, aura l'un ou l'autre de ces caractères,
et produira en conséquence, ou les effets amortissants de l'insécurité,
ou les effets vivifiants le la confiance.
Quant à la nécessité de ces défalcations, elle est évidente. Tra-
vailler et garder les travailleurs sont deux opérations différentes et
pour un temps incompatibles. Il faut donc que ceux qui font naître
les richesses par le travail en détachent quelque portion pour four-
nir à l'entretien des gardiens de l'État. La richesse ne peut donc se
défendre qu'à ses propres dépens.
La société attaquée par des ennemis, soit étrangers, soit domesti-
ques, ne peut se maintenir qu'aux dépens de la sûreté, non-seule-
ment de ces mêmes ennemis, mais encore de ceux mêmes qu'il s'agit
de protéger.
S'il y a des hommes qui n'aperçoivent pas cette liaison nécessaire,
c'est qu'à cet égard comme à tant d'autres, le besoin du jour éclipse
celui du lendemain. Le gouvernement tout entier n'est qu'un tissu
de sacrifices. Le meilleur est celui où la valem" de ceux-ci est réduite
à son moindi'e terme. La perfection pratique de la sûreté est une
quantité qui tend sans cesse à s'approcher de la perfection idéale sans
pouvoir" jamais y atteindre.
" 11 ne faut point prendre au peuple sur ses besoins réels, pour des
besoins de l'Etat imaginaires."
" Les besoins imaginaires sont ce que demandent les passions et
les faiblesses de ceux qui gouvernent, le charme d'im projet extraor-
dinaii'e, l'envie malade d'ime vaine gloire, et une certaine impuissance
d'esprit contre les fantaisies. Souvent ceux qui, avec un esprit
inquiet étaient sous le prince à la tête des affaires, ont pensé que les
besoins de l'État étaient les besoins de leurs petites âmes."*
L'auteiir des Lettres Persanes a trop fait de chapitres dans V Esprit
des Lois. Qu'e.st-ce qu'on apprend dans cette description satùique?
Si Montesquieu avait condescendu à faire ime énimiération simple
des vrais besoins de l'État, on aurait mieux compris ce qu'il enten-
dait par des besoins imaginaires.
Je vais donner un catalogue des cas où le sacrifice de quelque
portion de la sûreté en fait de propriété est nécessaire pour en con-
server la plus grande masse.
* Esprit des Lois, liv. xiii. c. i.
106 QUELQUES CAS SUJETS À CONTESTATION.
1. Besoins généraux de l'État poiu- sa défense contre les ennemis
extérieurs.
2. Besoins généraux de l'État pour sa défense contre les délin-
quants ou ennemis intérieurs.
3. Besoins généraux de l'État pour subvenir aux calamités phy-
siques.
4. Amendes h la charge des délinquants, à titre de peine ou à
titre d'indemnités en faveui' des parties lésées.
5. Empiétement sur les propriétés des particuliers pour le déve-
loppement des pouvoirs à exercer contre les maux susdits, par la
justice, la poHce et la milice.
6. Limitation des di'oits de la propriété, ou de l'usage que chaque
propriétaii-e fera de ses propres biens poui' l'empêcher de nuire, soit
aux autres, soit à lui-même.*
La nécessité dans tous ces cas est trop palpable poui' avoir besoin
de preuves. Mais il faut observer que les mêmes réserves s'appli-
(jueront également aux autres branches de la sûi*eté. On ne peut,
par exemple, maintenir les di'oits de la personne et de l'honnem' que
par des lois pénales ; et les lois pénales ne s'exercent guère qu'aux
dépens de la personne ou de l'honneui'.
CHAPITEE XIV.
DE QrELQTJES CAS SrJETS À CONTESTATION^.
DoiT-oN ranger parmi les besoins de l'État auxquels il faut pourvoii-
par des contributions forcées le soin des indigents, le culte public,
la culture des sciences et des arts?
* On possède un di'oit général de propriété siu' mie chose quand on peut
l'appliquer à tout, excepté à certains usages qui sont interdits par des raisons
spéciales. Ces raisons peuvent se rapporter à trois chefs.
1° Détriment privé, lorsque tel usage de la chose nuirait à quelque autre indi-
Tidu, soit dans sa fortime, soit autrement. Sic utere tuo ut aUum non
lœdas — sic titcre tuo ut cdicnum non kedas.
2° Détriment public, celui qui poiu-rait résidter poiu* la conmiimauté en
général. Sic v.tcrc tuo ut rem 2)ublicam non Icedas.
3° Détriment de l'individu lui-même. Sic utere tuo ut temetipsum non lœdas.
Cette épée est à moi en plehie propriété : mais toute plénière qu'est cette pro-
priété, relativement à mille usages, je ne dois l'employer ni à blesser mon voisbi,
ni à couper ses habits, ni la fah-e briller en signe d'insurrection poiu* bouleverser
le gouvernement. Si je suis mineiu- ou maniaque, on peut me l'oter. de pciu' que
je ne m'en fasse du mal à moi-même.
Un droit de propriété absolu et illimité sur lui objet quelconque, serait le
droit de commettre presque tous les crimes. Si j'a\ais un toi ckoit sm- le bâton
BESOINS DES PAUVRES. 107
SECTION I.
DE l'iNDIGEXCE.
Dans le plus haut état de prospérité sociale, la plus grande masse
des citoyens n'aura d'autre ressoui'ce que son industrie journalière, et
par conséquent sera toujours à côté de l'indigence, toujoiu's prête à
tomber dans ce gouffre par les accidents, les révolutions du com-
merce, les calamités naturelles, et surtout par les maladies. L'en-
fance n'a pas encore, par ses propres forces, les moyens de subsister;
la caducité de l'âge ne les a plus. Les deux extrémités de la vie se
ressemblent par l'impuissance et la faiblesse. Si l'instinct naturel,
rhumanité, la honte, avec le concoiu'S dos lois, assiu'ent aux enfants
et aux vieillards les soins et la protection de la famille, cependant
ces secours sont précaires, et ceux qui les donnent peuvent être bien-
tôt réduits à en avoir besoin poui* eux-mêmes. L^ne maison nom-
breuse, entretenue dans l'abondance par le travail de deux éi^oux,
peut perdi-e à chaque instant la moitié de ses ressoiu'ces par la mort
de l'im, et les perdi'e en totalité par la mort de l'autre.
La caducité est encore plus mal partagée que Tenfance. L'amoiu*
qui descend a plus de force que l'amoui' qui monte. La reconnais-
sance est moias puissante que l'instinct. L'espérance s'attache aux
êtres faibles qui commencent la vie, et ne dit plus rien pour ceux qui
la finissent. Mais supposez, ce qui n'est pas rare, supposez tous les
soins possibles pour les vieillards, l'idée de changer le rôle de bien-
faiteur versera toujoui's plus ou moins d'amertume dans les bienfaits
reçus, surtout à cette époque de décadence où la sensibilité morbide
de l'âme rendrait pénible un changement indifférent en soi-même.
Cet aspect de la société est le plus triste de tous. On se repré-
sente ce long catalogue de maux, qui tous vont aboutir à l'indigence,
et par conséquent à la mort sous ses formes les plus terribles. YoUà
le centre vers lequel l'inertie seule, cette force qui agit sans relâche,
fait gi'aviterle sort de chaque mortel. Il faut remonter par im effort
continuel pour n'être pas enfin entraîné dans cet abîme, et l'on voit
à ses côtés les plus diligents, les plus vertueux y glisser quelquefois
par une pente fatale, ou s'y précipiter par des revers inévitables.
Pour faii'e face à ces maux, il n'y a que deux moyens indépen-
dants des lois : Vépargne — et les contributions volontaires.
Si ces deux ressoiu'ces pouvaient constamment suffire, il faudrait
bien se garder de faii-e intervenir les lois pour secourir les pau^Tes. La
que je viens de couper, je pourrais l'employer comme une massue pour assom-
mer les passants, ou le convertir en scepti'e pom* en faire un symbole de royauté,
en idole pom' offenser la religion nationale.
108 BESOINS DES PAUVRES.
loi qui offi-e à l'indigence un secoiu's indépendant de l'industrie est,
poiu' ainsi dii-e, une loi contre cette même industrie, ou du moins con-
tre la fi-ugalité. Le mobile du travail et de l'économie, c'est le besoin
présent et la crainte du besoin futur : la loi qui ôterait ce besoin et
cette crainte serait un encouragement à la paresse et à la dissipation.
C'est ce qu'on reproche avec raison à la plupart des établissements
créés en faveiu- des pauvi^es.
Mais ces deu:x moyens sont insuffisants, comme on peut s'en con-
vaincre avec un léger examen.
Par rapport à V épargne, si les plus grands efforts de l'industrie
ne peuvent pas suffire à l'entretien journalier d'ime classe nom-
breuse, encore moins suffiront-ils aux économies pour l'avenir.
D'autres pourront suppléer pai- le travail de chaque jour aux
dépenses de chaque joui-, mais ils n'auront point de superflu à met-
tre en dépôt pour le convertir en nécessaii'e dans un temps éloigné.
Il ne reste ainsi qu'une troisième classe qui pom-rait suffire à tout,
en économisant, dans l'âge du travail, pour l'époque où l'on ne peut
plus travailler. Ce n'est qu'à ces derniers qu'on peut faire une
espèce de crime de la pauvi-eté. " L'économie," dii'a-t-on, "est un
devoii'. S'ils l'ont négligée, tant pis pour eux. La misère et la
mort les attendent peut-être, mais ils ne peuvent en accuser qu'eux
seuls. Cependant leur catastrophe ne sera pas un mal à pure perte :
elle servira de leçon aux prodigues. C'est ici une loi établie par la
nature, une loi qui n'est pas, comme celle des hommes, sujette à
l'incertitude et à l'injustice. La peine ne portera que sur les cou-
pables, et se proportionnera d'eUe-mème à leur faute."
Ce langage sévère serait justifiable si l'objet de la loi était la
vengeance ; mais cette vengeance même, le principe d'utilité la con-
damne comme un motif impiu- fondé sur l'antipathie. Et ces maux,
cet abandon, cette indigence, que vous regai'dez dans votre colère
comme ime juste punition de la prodigalité, quel en sera le fruit ?
Avez-vous la certitude que ces victimes sacrifiées préviendront, par
leiu* exemjDle, les fautes qui les ont conduites dans le malheur ?
Ce serait bien mal connaître les dispositions du eœm- himaain. La
détresse, la mort de quelques prodigues, si l'on peut appeler pro-
digues des malheiu-eux qui n'ont pas su se refuser aux infiniment
petites jouissances de leur état, qui n'ont pas connu l'art pénible
de lutter par la réflexion contre toutes les tentations du moment,
leui- détresse, dis-je, leur mort même n'am-ait que peu d'ioflucnce,
comme instruction, sur les classes laborieuses de la société. Ce
triste spectacle, dont la honte ensevelirait la plupart des détails,
aurait-il, comme les supplices des malfaiteurs, une piibhcité qui
captivât l'attentitm, et ne permît pas d'en ignorer la cause ? Ceux à
BESOINS DES PAUVRES. 109
qui cette leçon serait le plus nécessaire, sauraient-ils donner à cet
événement l'intei-prétation convenable ? Saisiront-Us toujours cette
liaison qu'on suppose entre l'imprudence comme cause, et le mal-
heur comme effet ? Ne pourront-ils pas attribuer cette catastrophe
à des accidents imprévus et impossibles à prévoii' ? Au lieu de
dire, Yoilà un homme qui a été l'ai-tisan de sa perte, et son in-
digence doit m'avertir de travailler, d'épargner sans relâche; — ne
diront-ils point souvent, avec une apparence de raison. Voilà un
infortimé qui s'est donné mille peines pour rien, et qui prouve bien
la vanité de la prudence humaine Ce serait mal raisonner
sans doute ; mais faudrait-il punir si rigoureusement une erreur de
logique, un simple défaut de réflexion dans une classe d'hommes
plus appelée à exercer ses maius que son esprit ?
D'ailleiu's, que penser d'une peine qui, retardée quant à son
exécution, jusqu'à la deiTiière extrémité de la vie, doit commencer
par vaincre à l'autre extrémité, c'est-à-dire, dans la jeunesse, l'ascen-
dant des motifs les plus impérieux ? Combien cette leçon prétendue
s'affaiblit par la distance ! Qu'il y a peu d'analogie entre le \-ieillard
et le jeune homme ! Que l'exemple de l'im signifie peu pour l'autre !
A l'âge du dernier, l'idée d'un bien, celle d'un mal immédiat, occu-
pant toute la sphère de la réflexion, excluent l'idée des biens et des
maux éloignés. Si vous voulez agir siu' lui, placez tout près de lui
le motif: montrez-lui, par exemple, en perspective un mariage, ou
tout autre plaisir : mais une peine placée à un terme de distance,
hors de son horizon intellectuel, est une peine en pm-e perte. Il
s'agit de déterminer des hommes qui pensent très-peu ; et poiu' tu'er
instruction d'im tel maDieur, il faudi-ait penser beaucoup. A quoi
bon, je vous prie, un moyen politique destiné poiu' la classe la moins
prévoyante, s'il est de nature à n'être efficace que sur les sages ?
Eécapitiilons. La ressoiu-ce de l'épargne est insuffisante : 1° Elle
l'est évidemment pour ceux qui ne gagnent pas de quoi subsister ;
2° pour ceux qui ne gagnent que l'étroit nécessaii-e. Quant à la
troisième classe qui embrasse tous ceux qui ne sont pas compris
dans les deux premières, l'épargne ne serait pas insuffisante en elle-
même, mais elle le devient en partie par l'imperfection naturelle de
la prudence humaine.
Passons à l'autre ressoui'ce, les contnbutions volontaires: elle a
bien des imperfections.
1. Son incertitude. EUe éprouvera des vicissitudes joiu-nalières,
comme la fortune et la libéralité des individus dont elle dépend.
Est-elle insuffisante? Ces conjonctiircs seront marquées par la
misère et la mort. Est-elle sm'abondante ? Elle ofirira une ré-
compense à la paresse et à la profusion.
110 BESOINS DES PAUVRES.
2. L'inégalité du fardeau. Ce supplément aux besoins des pauvres
se foraie tout entier aux dépens des plus humains, des plus ver-
tueux individus de la société, souvent sans proportion à leurs moyens,
tandis que les avares calomnient les indigents pour colorer leur refus
d'un vernis de système et de raison. Un tel arrangement est donc
ime faveui" accordée à l'égoïsme, et une peine contre rhumanité,
la première des vertus.
Je dis une peine, car quoique ces contributions portent le nom de
volontaires, quel est le motif d'où elles émanent ? Si ce n'est pas
ime crainte religieuse ou mie crainte politique, c'est ime sympathie
tendre, mais triste, qui préside à ces actes généreux. Ce n'est pas
l'espoir d'un plaisir qu'on achète à ce prix, c'est le tourment de
la pitié dont on veut se libérer pai' ce sacrifice. Aussi a-t-on ob-
servé dans xm pays (en Ecosse) oii l'indigence est bornée à cette
triste rcssoiu'ce que le pauvi-e trouve le plus de secoui's dans la classe
la plus voisine de la pamTcté.
3. Des inconvénients de la distribution. Si ces contributions sont
abandonnées au hasard comme les aumônes sur les grands chemins,
si on les laisse payer à chaque occasion sans intermédiaire de l'in-
dividu qui donne à l'individu qui demande, l'incertitude sm' la suf-
fisance de ces dons est aggravée par une auti'e incertitude. Com-
ment apprécier, dans une multitude de cas, le degré de mérite ou de
besoin ? Le denier de la pauvre veuve n' ii-a-t-il point grossir le
trésor éphémère de la femme impiu-e? Trouvera-t-on beaucoup de
coeurs généreux, de Sydney, qui repousseront de leiu'S lèvres al-
térées la coupe vivifiante, en disant, "Je puis encore atteiulre : songez
d'abord à cet infortuné qui en a plus besoin que moi." Peut-on
ignorer que, dans la distribution de ces gratiiités fertilités, ce n'est
pas la vertu modeste, ce n'est pas la vraie pauvi-eté, souvent muette
et honteuse, qui obtient la meilleure part? Pour réussir sur ce
théâtre obscur, il faut du manège et de l'intrigue, comme sur le
théâtre brillant du monde : celui qui sait importuner, flatter, mentir,
mêler, selon l'occasion, l'audace à la bassesse, et varier ses impos-
tiu-es, aui-a des succès auxquels l'indigent vertueux, dénué d'artifice,
et conservant de l'honneur dans sa misère, ne saurait jamais parvenir.
Les vrais talents se taisent et s'enfuient,
Découragés des affronts qu'ils essuient.
Les faux talents sont hardis, effrontés,
Souples, adroits, et jamais rebutés.
Ce que Yoltaii'c tht des talents peut s'appUqucr à la mendicité.
Dans le partage des contributions volontaires, le lot du pauvre
honnête et vertueux sera rarement égal à celui du paiivi-e impudent
et rampant.
BESOINS DES PAUVRES. 111
Versera-t-on ces contributions dans un fonds commun, poui' être
ensuite distribuées par des individus choisis? Cette méthode est
bien préférable, puisqu'elle permet un examen régulier des besoins
et des personnes, et qu'elle tend à proportionner les secours : mais
eUe a aussi \me tendance à diminuer les libéralités. Ce bienfait
qui va passer par des mains étrangères, dont je ne suivrai pas l'ap-
plication, dont je n'aurai pas le plaisir ou le mérite immédiat, a
quelque chose d'abstrait qui refroidit le sentiment. Ce que je donne
moi-môme, je le donne au moment où je suis ému, où le cri du
pauvre a retenti dans mon cœur, où il n'a que moi pour le se-
courir Ce que je donnerais dans ime contribution générale
peut n'avoir pas une destination conforme à mes désirs : ce pauvre
denier, qui est beaucoup pour moi et poui" ma famille, que sera-t-il
qu'une goutte d'eau dans cette masse de contributions d'ime part, et
pour cette multitude de besoins de l'autre? C'est aux riches à
soutenir les pauvi-es. . . Yoilà comme beaucoup de gens raisonnent,
et c'est poiu' cela que les contributions réussissent mieux quand il
s'agit d'tme classe déterminée d'individus, que pom- une multitude
indéfinie, comme la masse entière des pauvres. Cependant c'est à
cette masse qu'il faut assurer la permanence des secours.
n me paraît, d'après ces obseirations, qu'on peut poser comme un
piincipe général que le législateur doit établii' ime contiibution ré-
gulière pour les besoins de l'indigence : bien entendu qu'on ne re-
garde comme indigents que ceux qui manquent du nécessaire ; mais il
s'ensuit de cette définition que le titre de l'indigent comme indi-
gent est plus fort que le titre du propriétaire d'im superflu comme
propriétaire. Car la peine de mort qui tomberait enfin siu- l'indigent
délaissé sera toujours im mal plus grave que la peine d'attente
trompée, qui tombe sur le riche, quand on lui enlève une portion
bornée de son supei-flu*.
Quant à la mesure de la contribution légale, eUe ne doit pas
outre-pa.sser le simple nécessaire : aller au delà, ce serait mettre
l'industrie à l'amende au profit de la paresse. Les établissements
où l'on fournit au delà du nécessaire ne sont bons qu'autant qu'ils se
soutiennent aux frais des particuliers, parce qu'ils peuvent mettre
du discernement dans la distribution de ces secours, et les appliquer
à des classes spécifiées.
Les détails sur la manière d'asseoir cette contribution et d'en
distribuer le produit, appartiennent à l'économie pohtique, de même
que la recherche des moyens d'cncom-ager l'esprit d'économie et de
* Si cette déduction est établie siir un pied fixe, chaque propriétaire sachant
d'avance ce qu'il doit dooner, la peine d'attente trompée disparait et fait place
à une autre un peu difféi-ente par sa natiu-e et nioinchv en degré.
112 DES FRAIS DE CULTE.
prévoyance dans les classes inférieures de la société. Nous avons
sur ce sujet si intéressant des mémoii'es instructifs, mais point de
traité qui embrasse toute la question*. Il faut commencer par
la théorie de la pauvreté, c'est-à-dire, par la classification des indi-
gents, et des causes qui amènent l'indigence, afin d'y assortir les
précautions et les remèdes.
SECTION II.
DES FEAIS DE CULTE.
Si l'on considère les ministres de la religion comme chargés de
maintenir une des sanctions de la morale (la sanction religieuse), il
faut rapporter les fi-ais de leur entretien à la même branche que la
pohce et la justice, à la sûreté intérieure. C'est un corps d'inspecteurs
et d'instituteurs moraux qui forment pour ainsi dire l'avant-garde de la
loi, qui n'ont pas de pouvoir contre les crimes, mais qui combattent
les vices d'où sortent les crimes, et qxii rendent l'exercice de l'au-
torité plus rare en maintenant les mœurs et la subordination. S'ils
étaient chargés de toutes les fonctions qu'on pourrait convenable-
ment leur assigner pour l'éducation des classes inférieurs, pour la
promulgation des lois, ])Our la tenue de divers actes publics, Tutilité
de leur ministère serait plus manifeste. Plus ils rendraient de
vrais services à l'Etat, moins ils seraient sujets à ces maladies des
dogmes et des controverses, qui naissent de l'envie de se distinguer,
et de l'impuissance d'être utile. H faut diriger leur aeti-s-ité et leur
ambition vers des objets salutaires, pour les empêcher de devenir
malfaisantes.
Sous ce rapport, ceux mêmes qui ne reconnaîtraient pas les bases
de la sanction reHgieuse, ne pourraient pas se plaincke qu'on les fît
contribuer aux frais de son entretien, puisqu'ils participeraient à
ses avantages.
Mais s'il y avait dans un pays une grande diversité de cultes et
de religions, et que le législateur ne fût pas gêné par un étabUsse-
ment antérieiu* ou des considérations particulières, il serait plus con-
forme à la liberté et à l'égalité d'appliquer à l'entretien de chaque
Eglise les contributions de chaque communauté religieuse. On pour-
rait craindre, il est vi-ai, dans cet arrangement, le zèle du prosé-
lytisme de la part du clergé : mais il serait aussi probable que de
leurs efforts réciproques résulterait imc émidation utile, et qu'en
* M. Bentham a publié un ouvrage sur ce sujet, depuis l'époque où j'avais
rédigé ces Principes du code civil. Il en existe un abrégé sous ce titre : Esçiiistie
d'un ouvrage en faveur des Pauvres, par Jér. Bentham, publiée en français, par
Adrien Duquesnoy. Paris, de l'imprimerie des Sourds-Muets, an x, in-8.
DE LA CULTURE DES ARTS ET DES SCIENCES. 113
balan<j\ant leur influence, ils établiraient une espèce d'équilibre dans
ce fluide d'opinions sujet à de si dangei'euses tempêtes.
On poiu-rait imaginer un cas bien malhem-eux*, celui d'un peuple
à qui le législateur- défendrait l'exercice public de sa religion, en
lui impo.sant en même temps l'obligation de salarier ime religion
qu'il regai'dei-ait comme l'ennemie de la sienne. Ce serait une
double violation de la sûreté. On verrait se forme]* dans ce peuple
un sentiment habituel de haine contre son gouvernement, im désir
de nouveauté, un courage féroce, un secret profond. Le peuple,
privé de tous les avantages d'ime religion pubKque, de guides connus,
de prêtres avoués, serait livré à des chefs ignorants et fanatiques ;
et comme le maintien de ce culte serait une école de conspiration, la
foi du serment, au lieu d'être la sauve-gai'de de l'Etat, en devien-
drait la terreiu' : au lieu de lier les citoyens au gouvernement, il les
unirait contre lui. En sorte que ce peuple deviendi'ait aussi re-
doutable par ses vertus que par ses \-ices.
SECTION III
DE LA CrLTUUE DES AKTS ET DES SCIENCES.
Je ne parlerai pas ici de ce qu'on peut fidre pom- ce qu'on ap-
pelle les arts et les scioiccs utiles : personne ne doute que des objets
d'ime utilité publique ne doivent être soutenus par des contribu-
tions publiques.
Mais quand il s'agit de la culture des beaux-arts, de l'embellisse-
ment d'un pays, des édifices de luxe, des objets d'ornement et de
plaisir-, en un mot, de ces œu^Tes de surérogation, doit-on lever des
contributions forcées ? Peut-on justifier l'établissement des impôts
qui n'auraient que cette destination bi-illante, mais superflue ?
Je ne veux pas faire ici le plaidoyer de l'agréable contre l'utile f,
ni justifier qu'on mette le peuple à l'étroit pour donner des fêtes à
une cour, ou des pensions à des l:)aladins. Mais on peut présenter
une ou deux réflexions par manière d'apologie.
1. La dépense qu'on fait et qu'on peut faire pour ces objets est
ordinaii-ement bien peu de chose, comparée à la masse des contribu-
tions nécessaires. Qu'on s'avisât de restituer k chacun sa quote-
* Ce n'est point un cas imaginaire : c'est en pai-ticulier celui de l'Irlande.
t Je n'entends pas qu'il y ait une opposition réelle entre l'utile et l'agi-éable :
tout ce qui donne du plaisir est utile : mais dans le langage ordinaire, on ap-
pelle exclusivement ufik ce qui produit une utilité éloignée ; cifjrvahle, ce qui a
une utilité immédiate, ou se borne au plaisir présent. Bien des choses aux-
quelles on conteste le nom d'^tf/ks ont donc une utilité plus certaine que celles
auxquelles on approprie cette dénomination.
I
114 DE LA CULTURE DES ARTS ET DES SCIEXCKS.
part de cette dépense supei-flue, ne serait-ce pas un objet impal-
pable ?
2. Cette partie surérogatoii-e des contributions étant confondue
avec la masse de celles qui sont nécessaires, la levée en est imper-
ceptible : elle n'excite auctme sensation séparée qui piusse donner
Heu à une plainte distincte. Et le mal du premier ordre, limité à
une somme si modique, ne suffit pas pour produire un mal du second
ordre.
3. Ce luxe d'agrément peut avoii' une utilité palpable, en attii'ant
un concoui'S d'étrangers qui versent leui's capitaux dans le pays :
peu à peu les nations deviennent tributaires de celle qui tient le
sceptre de la mode.
Un pays fertile en amusements peut être envisagé comme \in
grand tbéâtre qu'une foule de spectateui's curieux, attirés de toutes
parts, soutiennent en partie à leurs fi-ais.
Il se peut même que cette prééminence dans les objets d'agré-
ment, de littérature et de goût, tende à concilier à une nation la
bien^iellance des autres peuples. Athènes, qu'on appelait l'œil de
la Grèce, a été sauvée plus d'ime fois par ce sentiment de respect
qu'inspii-ait cette supériorité de civilisation. Une aui'éole de gloire,
qid environnait cette patrie dos beaux-arts, servit longtemps à
couviir sa faiblesse, et tout ce qui n'était pas barbare s'intéressait à
la conservation de cette ville, le centre de la politesse et des plaisirs
de l'esprit.
Après tout cela, il faut bien convenir que cet objet séduisant
pourrait être abandonné sans risque à la seule ressource des con-
tributions volontaires. Il faudrait au moins n'avoir rien négligé
d'essentiel avant que de se li^Ter aux dépenses de piu' ornement.
On pourra s'occuper des comédiens, des peintres et des architectes,
quand on aui'a satisfait à la foi publique, quand on aura dédommagé
les individus des pertes oecasionées pai' les guerres, les délits et les
calamités phj'siques, quand on aui'a poui-vu à la subsistance des
indigents : jusque-là cette préférence accordée à de brillants acces-
soires sur des objets de nécessité ne saui'ait être justifiée.
EUe est même bien contraire à l'intérêt du souverain, attendu
que les reproches seront toujours exagérés, parce qu'il ne faut point
d'esprit pom- les trouver, mais seulement de la passion et de l'hu-
meur. On sait à quel point on s'en est scr%-i de nos joiirs, dans
des écrits d'ime éloquence vulgaire, poxu- échauffer le peuple contre
le gouvernement des rois. Cependant, quoiqiie tout conspire à cet
égard à jeter les princes dans l'iUusion, sont-Us jamais tombés pour
le luxe des amusements dans les mêmes excès que plusieiu-s ré-
publiques ? Athènes, à l'époqiie de ses plus grands dangers, dé-
QUELQUES ATTEINTES À LA SÛRETK. 115
daignant également et l'éloquence de Démosthène et les menaces de
Philippe, connaissait nn besoin plus pressant que celui de sa dé-
fense, un objet plus essentiel que le maintien de sa liberté. La
plus grave des prévarications consistait à détourner, même poui' le
bien de l'Etat, les fonds destinés à l'entretien du tbéâti'e. Et à
Rome, la passion des spectacles ne fut-elle pas portée jusqu'à la
fiu-eiir? Il fallut prodiguer les trésors du monde et les dépouilles
des nations pour captiver les suffrages du peuple-roi. La terreur
•se répandait dans tout un pays, parce qu'un proconsul avait une
fête à donner à Rome ; une heure des magnificences du cirque jetait
dans le désespoir cent mille habitants des provinces.
CHAPITRE XY.
EXEMPLES DE QUELQUES ATTEINTES À LA SÛRETÉ.
Il n'est pas inutile de donner quelques exemples de ce que j'ap-
peUe atteintes à la sûreté. C'est un moyen de mettre le principe
dans un plus grand jour, et de montrer que ce qu'on appelle injuste
en morale ne peut être innocent en politique. Rien n'est plus
commim que d'autoriser sous un nom ce qui serait odieux sous im
autre.
Je ne puis ra'empêcher d'obsei-ver ici les mauvais effets d'ime
branche de l'éducation classique. On s'accoutume, dès la première
jeunesse, à voir dans l'histoii'e du peuple romain des actes publics
d'injustice, atroces en eux-mêmes, toujours colorés sous des noms
spécieux, toujours accompagnés d'un éloge fastueux des vertus ro-
maines. L'aboHtion des dettes joue im gi-and rôle dès les premiers
temps de la république. L'ne retraite du peuple sui* le mont
Aventin, lorsque l'ennemi était aux portes de Rome, forçait le sénat
à passer l'éponge siu* tous les droits des créanciers. L'historien
excite tout notre intérêt en faveur des débiteurs frauduleux qui
s'acquittent par une banqueroute, et ne manque pas de rendre
odieux ceux qui sont dépouillés par un acte de violence. À quoi
menait cette iniquité? L'usure, qui avait servi de prétexte à ce
vol, ne pouvait qu'augmenter dès le lendemain de cette catastrophe ;
car le taux exorbitant, de l'intérêt n'était que le piix des hasards
attachés à l'incertitude des engagements. La fondation de leurs
colonies a été vantée comme l'œuvre d'une politique profonde. EUe
consistait toutefois à dépoixiller dans les pays conquis ime partie des
propriétaires légitimes, pour créer des étalibssements de faveur ou
i2
116 QUELQUES ATTEINTES À LA SÛRETK.
de récomijense. Ce di-oit des gens, si cniel dans ses effets immédiats,
était funeste encore par ces smtes.
Les Romains, accoutumés à violer tous les di-oits de propiiété, ne
sui'ent plus où s'arrêter dans cette carrière. De là cette demande
perpétuelle d'une nouvelle division des terres qui fut le brandon
étemel des séditieux, et qui contribua sous les triumvii's à cet affreux
système des confiscations générales.
L'histoire des républiques de la Grèce est pleine de faits du même
genre, toujoui's présentés d'ime manière plausible, comme pour* égarer
les esprits superficiels. Que d'abus de raisonnement siu' ce partage
des terres opéré par Lycui'gue, pour servir de base à cet institut
guerrier où, par la plus choquante inégalité, tous les droits étaient
d'un côté et toute la soi-vitude de l'autre ! *
Les atteintes à la sûreté, qui ont trouvé tant de défenseiu's officieux
(juand il s'agissait des Grecs et des Romains, n'ont pas éprouvé la
même indulgence quand U est question des monarques de l'Orient,
Le despotisme d'im seul n'a rien de séduisant, parce qu'il se rapporte
trop évidemment à sa personne, et qu'il y a des millions de chances
d'en souifi'ir contre une seule d'en jouii*. Mais le despotisme exercé
par la multitude trompe les esprits faibles par une fausse image de
bien public : on se place en imagination dans le grand nombre qui
commande, au lieu de se su^iposer dans le petit, qui cède et qui
souffi-e. Laissons donc en paix les sultans et les visirs. On peut
compter que leurs injustices ne seront pas colorées par les flatteries
des historiens : leur réputation sert d'antidote à leur exemple.
On peut se dispenser, par la même raison, d'insister siu" des
atteintes tcUes que les banqueroutes nationales. Mais on fera re-
marquer en passant \in effet singulier de la fidélité des engagements
par rapport à l'autorité même du prince. En Angleterre, depuis la
révolution, les engagements de l'État ont toujours été sacrés. Aussi
les indi\ddus qui traitent avec le gouvernement n'ont jamais demandé
d'autre gage que leiu- hypothèque sm- le revenu public, et la percep-
tion des impôts est restée entre les mains du roi. En France, sous
la monarchie, les violations de la foi publique ont été si fréquentes,
que ceux qui faisaient des avances au gouvernement étaient depuis
longtemps dans l'habitude de se faire attribuer cette perception des
impôts, et de se payer par leui's mains. 3ilais leui- inter\-ention
coûtait cher au peuple qu'ils n'avaient point d'intérêt à ménager,
* Il paraît que cette di^-ision des terres fut, de tous les établissements de Lycur-
gue, celui qui éprouva le moins de résistance. Ou ne peut expliquer ce singulier
phénomène qu'en supposant que, dans luie longue anarchie, les propriétés avaient
presque perdu leur valeiu*. Les riches mêmes pouvaient gagner à cette opération,
parce que dix arpents assurés valaient mieux que mille qui ne l'étaient pas.
QUELQUES ATTEINTES À LA SÛRETK. 117
et encore plus au prince, à qui elle ôtait l'affection du peuple. Lors-
que de nos jours l'annonce d'un déficit alarma tous les créanciers
de l'Etat, cette classe si intéressée en Angleterre au maintien du
gouvernement se montra en France ardente j)our une révolution.
Chacun crut voir sa sûreté à ôter au souverain l'administration des
finances, et à la déposer dans im conseil national. On sait comment
l'événement a répondu à leurs espérances. Mais il n'en est pas
moins intéressant d'observer que la chute de cette monarchie qui
paraissait inébranlable est due en première cause à la défiance fondée
sur tant de violations de la foi pubUque.
Mais parmi tant d'atteintes à la sûreté commises par ignorance, par
inadvertance ou par de fausses raisons, nous nous contenterons d'en
signaler quelques-imes.
1. On peut en\'isager sous ce point de vue tous les imjiôts mal
assis, par exemple : les imijôts disproportionnés qui épargnent le
riche au préjudice du pauvi-e. Le poids du mal est encore aggravé
par le sentiment de l'injustice, lorsqu'on est contraint de payer
au delà de ce qu'on ferait si tous les autres intéressés payaient
en même proportion.
Les corvées sont le comble de l'inégalité, iniisqu'elles tombent sur
ceux qui n'ont que leurs bras pour patrimoine.
Les impôts assis sur un fonds incertain : sur des personnes qui
peuvent n'avoir pas de quoi payer. Le mal prend alors une autre
tournure. On est soustrait à l'impôt par l'indigence, mais c'est poiu'
se trouver assujéti à des maux plus graves. À la jilace des incon-
vénients de l'impôt viennent les soufft-ances de la privation. Voilà
poiu'quoi la capitation est si mauvaise : de ce qu'on a ime tête, il ne
s'ensuit pas qu'on ait autre chose.
Les impôts qui gênent l'industrie : les monopoles, les jm-andes.
La vraie manière d'estimer ces impôts, ce n'est pas de considérer ce
qu'ils rendent, mais ce qu'ils empêchent d'acquéru'.
Les impôts sur les denrées néccssau'es : qu'il s'ensuive des priva-
tions physiques, des maladies et la mort même, personne ne le sait.
Ces soufirances causées par ime faute du gouvernement se confon-
dent avec les maux natui'els qu'il ne peut pas prévenir.
Les impôts sur la vente de fonds aliénés entre vifs : c'est eu
général le besoin qui détermine à ces ventes; et le fisc, en interve-
nant à cette époque de détresse, lève une amende extraordinaire sur
un individu malheureux.
Les impôts sur des ventes publiques, sur des meu>)lcs alit-nés à
l'enchère : ici la détresse est bien constatée, elle est extrême, et Tin-
justice fiscale est manifeste.
Les impôts sur les procédures : ils renferment toutes sortes d'at-
118 QUELQUES ATTEINTES À LA SÛRETÉ.
teintes à la sûreté, puisqu'ils équivalent à refuser la protection de la
loi à tous ceux qui ne peuvent pas la payer. Ils offrent par consé-
quent une espérance d'impunité au crime: il ne s'agit que de choisir,
poiu- l'objet de son injustice, des individus qui ne puissent pas four-
nir aux avances d'une poursuite judiciaire ou en courir les risques.
2. L'élévation forcée du taux des monnaies : autre atteinte à la
sûreté : c'est une banqueroute, puisqu'on ne paye pas tout ce qu'on
doit ; une banqueroute frauduleuse, puisqu'on fait semblant de payer ;
et une ù-aude inepte, puisqu'on ne trompe personne. C'est aussi
proportionnellement une abolition des dettes : car le vol que le prince
fait à ses créanciers, il autorise chaque débiteur à le faire aux siens,
sans en tirer aucun profit pour le trésor public. Ce cours d'injustice
est-il achevé? Cette opération, après avoir affaibK la confiance,
ruiné les citoyens honnêtes, enrichi les fripons, dérangé le commerce,
troublé le système des impôts, et causé mille maux individuels, ne
laisse pas le moindre avantage au gouvernement qui s'est déshonoré
par elle. Dépense et recette, tout rentre dans les mêmes propoi-tions.
3. Réduction forcée du taïuv de Vintérét. Sous le point de vue de
l'économie politique, réduii'e l'intérêt par une loi, c'est nuire à la
richesse, parce que c'est prohiber les primes particulières pour l'im-
portation d'un capital étranger : c'est prohiber en plusieurs cas de
nouvelles branches de commerce, et même d'anciennes, si l'intérêt
légal n'est plus suffisant pour balancer les risques des capitalistes.
Mais sous le rapport le plus immédiat de la sûreté, c'est oter aux
prêteurs pour donner aux emprunteurs. Qu'on réduise l'intérêt
d'un cinquième, l'événement poui- les prêteurs est le même que s'ils
étaient dépouillés chaque année par des voleui's de la cinqiiièmc par-
tie de leur foi-time.
Si le législateur trouve bon d'ôtcr à une classe paiticiilière de
citoyens un cinquième de leur revenu, pourquoi s'arrête-t-il là?
Pourqiioi ne pas leui' ôter un autre cinquième, et un autre encore ?
Si cette première réduction répond à son but, une réduction idté-
rieure y répondi-a dans la même proportion ; et si la mesure est bonne
dans un cas, poui-quoi serait-elle mauvaise dans l'autre ? Où qu'on
s'aiTête, U faut avoir une raison poiu- s'arrêter ; mais cette raison, qui
empêche de faire le second pas, est suffisante poui' empêcher de faire
le premier.
Cette opération est semblable à l'acte par lequel on diminuerait les
baux des terres, sous prétexte que les propriétaires sont des consom-
mateurs inutiles, et les fermiers des travailleurs productifs.
Si vous ébranlez le piincipe de la sûreté pour une classe de citoyens,
vous l'ébranlez jiour tous : le faisceau de la concorde est son emblème.
4. Confiscations générahs. Je rapporte à ce chef des vexations
QUELQUES ATTEINTES À LA SÛRETÉ. 119
exercées sur une secte, sm- un ^Darti, sur une classe d'hommes, sous le
prétexte vague de quelque délit politique, en sorte qu'on feint d'im-
poser la confiscation comme ime peine, lorsqu'au fond on a institué le
délit poiu' amener la confiscation. L'histoii'e présente plusieiu's exem-
ples de ce brigandage. Les juifs en ont été souvent les objets : ils
étaient trop riches poiu' n'être pas toujoui's coupables. Les financiers,
les fermiers de l'État, par la même raison, étaient soumis à ce qu'on
appelait des chambres ardentes. Lorsque la succession du trône était
indécise, tout le monde, à la mort du souverain, pouvait devenir
coupable, et les dépouilles des vaincus foi-maieut un trésor de récom-
penses enti'e les mains du successeur-. Dans une république déehii-ée
par des factions, la moitié de la nation devient rebelle aux yeux de
l'autre. Qu'on admette le système des confiscations, les partis, comme
on le \'it à Kome, se dévoreront toui' à tour.
Les crimes des puissants, et surtout les crimes du parti populaire,
dans les démocraties, ont toujoiu's trouvé des apologistes. " La plu-
part de ces grandes fortunes," dit-on, " ont été fondées sur des injus-
tices, et l'on peut rendi-e au publie ce qui a été volé au public." Eaison-
ner de cette manière, c'est ou\Tir à la tyrannie ime carrière illimitée.
C'est lui permettre de présumer le crime au lieu de le prouver. Au
moyen de cette logique, il est impossible d'être riche et innocent. Une
peine aussi grave que la confiscation peut-elle s'infliger en gros, sans
examen, sans détail, sans preuve ? Un procédé qu'on trouverait atroce
s'il était employé contre un seul devient-il légitime contre xme classe
entière de citoyens ? Peut-on s'étourdir siu* le mal qu'on fait, par la
multitude de malheiu'eux dont les ciis se confondent dans im nau-
frage commun? Dépouiller les grands propriétaires, sous prétexte
que quelques-ims de leurs ancêtres ont acquis leux" opulence par des
moyens injustes, c'est bombarder ime \Tlle parce qu'on soupçonne
qu'elle renferme quelques volexu's.
5. Dissolution des ordres monastiques et dts couvents. Le décret de
leur abolition était signé par la raison même, mais il ne fallait pas en
abandonner l'exécution au préjugé et à l'avarice. Il suffisait de
défendi'e à ces sociétés de recevoir de nouveaux sujets. EUes se
seraient abolies graduellement. Les indi^'idus n'auraient souffert
aucime privation. Les épargnes successives airraient pu être appli-
quées à des objets utiles ; et la philosophie aui'ait applaudi à une
opération excellente dans le piincipe, et douce dans l'exécution.
Mais cette marche lente n'est pas celle de la cupidité. Il semble que
les souverains, en dissolvant ces sociétés, aient voulu punir les indi-
vidus des torts qu'on avait eus envers eux. Au lieu de les envisager
comme des oi-phelins et des invalides, qui méiitaicnt toute la com-
passion du législatcui-, on les a traités comme des ennemis aux-
120 QUELQUES ATTEINTES À LA SÛRETÉ.
quels ou faisait grâce en les réduisant de l'opulence à l'étroit néces-
saire,
6. Supjxression des places et des pensions sans dédommager les indi-
vidus qui en étaient possesseurs. Ce genre d'atteinte à la sûreté
mérite d'autant plus une mention particulière, qu'au Heu d'être
blâmé comme une injustice, il est souvent approuvé comme un acte de
bonne administration et d'économie. L'envie n'est jamais plus à son
aise que lorsqu'elle peut se cacher sous le masque du bien public ;
mais le bien public ne demande que la réforme des places inutiles : il
ne demande pas le malheur des individus réformés.
Le principe de la sûreté dans les réformes prescrit que l'indem-
nité soit complète. Le seul bénéfice qu'on puisse en tirer légitime-
ment se borne à la conversion de rentes perpétuelles en rentes
viagères.
Dira-t-on que la suppression immédiate de ces places est un gain
pour le public ? Ce serait un sophisme. La somme en question
serait sans doute un gain, considérée en elle-même, si elle venait
d'ailleuj's, si elle était acquise par le commerce, etc. ; mais elle n'est
pas un. gain quand on la tire des mains de quelques iudi^•idus qui
font partie du même public. Une famille serait-elle plus riche parce
que le père aurait tout ôté à l'un de ses enfants pour mieux doter les
autres ? Et même, dans ce cas, le dépouillement d'un fils grossirait
l'héritage de ses frères, le mal ne serait pas en pxu-e perte, il produi-
rait un bien quelque part. Mais quand il s'agit du public, le profit
d'une place supprimée se répartit entre tous, tandis que la perte pèse
tout entière sur un seul. Le gain répandu sur la multitude se di^•ise
en partie impalpable : la perte est toute sentie par celui qui la sup-
porte à lui seul. Le résultat de l'opération, c'est de ne point enri-
chir la partie qui gagne et d'appau\Tir celui qui perd. Au lieu d'xme
place supprimée, supposez-en mille, dix miUe, cent mille. Le désa-
vantage total restera le même. La déi^ouille piise sur des milliers
d'individus doit se répaitii- entre des millions. Vos places publiques
voxis présenteront partout des citoyens infortunés que vouz aiu'ez
plongés dans riudigcnce : à peine en verrez-vous im seid qui soit
sensiblement plus riche en vertu de ces opérations cruelles. Les
gémissements de la douleur et les cris du désespoii- éclateront de
toutes parts. Les cris de joie, s'il y en a de tels, ne seront pas l'ex-
pression du bonheiu-, mais de l'antipathie qui jouit du mal de ses
victimes. Ministres des rois et des peuples, ce n'est pas par le mal-
heur des individus que vous ferez le bonheur des nations. L'autel
du l)ien public ne demande pas plus des sacrifices barbares que celui
do la Di\-inité.
Je ne puis encore abandonner ce sujet, tant il me parait essentiel.
QUELQUES ATTEINTES À LA SÛRETÉ. 121
pour l'établissement du principe de la sûreté, de poui'suivre Ferreiu'
dans toutes ses retraites.
Que fait-on pour se tromper soi-même, ou poiu- tromper le peuple
sur ces grandes injustices ? On a recours à certaines maximes pom-
peuses qui ont un mélange de faux et de n-ai, et qui donnent à une
question simple en elle-même un aii' de iirofondeur et de mystère
politique. L'intérêt des indi\'idus, dit-on, doit céder à l'intérêt pu-
blie. Mais ici qu'est-ce que cela signifie? Chaque individu n'est -il
pas partie du public autant que cliaque autre ? Cet intérêt public,
que vous personnifiez, n'est qu'un terme abstrait : il ne représente
que la masse des intérêts individuels. Il faut les faire tous entrer en
ligne de compte, au lieu de considérer les ims comme étant tout, et
les autres comme n'étant rien. S'il était bon de sacrifier la fortune
d'un individu pour augmenter celle des autres, il serait encore mieux
d'en saciifier un second, un troisième, jusqu'à cent, jusqu'à mille, sans
qu'on puisse assigner aucune limite ; car, quel que soit le nombre de
ceux que vous avez sacrifiés, vous avez toujours la même raison poiu'
en ajouter un de plus. En un mot, l'intérêt du premier est sacré,
ou l'intérêt d'aucun ne peut l'être.
Les intérêts individuels sont les seuls intérêts réels. Prenez soin
des individus. Xe les molestez jamais, ne soufïî'ez jamais qu'on les
moleste, et vous aiu-ez fait assez pour le pubHc. Conçoit-on qu'il y
ait des hommes assez absurdes pour aimer mieux la postérité que la
génération présente, pour préférer l'homme qui n'est pas à celui q\à
est, poui' tourmenter les vivants, sous prétexte de faii'e le bien de ceux
qui ne sont pas nés et qui ne naîtront peut-être jamais ?
Dans une foule d'occasions, des hommes qui souifi'aient par l'opé-
ration de quelque loi n'ont pas osé se faire entendre ou n'ont pas
été écoutés, à cause de cette obscure et fausse notion que l'intérêt
privé doit céder à l'intérêt publie. Mais si c'était ime question de
générosité, à qui convient-il mieux de l'exercer? A tous envers
un seul, ou à im seul envers tous ? Quel est donc le pire égoïste,
celui qui désire de conserver ce qu'il a, ou celui qui veut s'emparer,
et même par force, de ce qui est à un autre ?
Un mal senti et un bienfait non senti, voilà le résultat de ces
belles opérations où l'on sacrifie des individus au public.
Je finirai par une grande considération générale. Plus on respecte
le principe de la propiiété, plus il s'aô'ermit dans l'esprit du peuple.
De petites atteintes à ce principe en préparent de plus grandes. Il
a fallu bien dii temps pour le porter au point où nous le voyons dans
les sociétés civilisées : mais une fatale expérience nous a montré avec
qucUe facilité on peut l'ébranler, et comment le sauvage instinct du
brigandage reprend rascendiint siu" h s lois. Les peuples et les gou-
122 ÉCHANGES FORCÉS.
vemements ue sont à cet égard que des lions apprivoisés : mais s'ils
viennent à goûter du sang, leur férocité naturelle se rallume.
Si torridM parvus
Venit in ora crv.or, redeunt rabiesque furorque :
Adinonitœque fument g ustato sanyxiine fances.
Fervet et a trepido vue abstinet ora magistro.
LUCA.N. IV.
CHAPITEE XVI.
DES ÉCHAÎfGES FOECÉS.
" AsïTAGES en Xénophon demande à CpTis compte de sa dernière
leçon : C'est, dit-il, qu'en notre école un grand garçon ayant ime petite
saie la donna à l'un de ses compagnons de plus petite taille, et lui
ôta sa saie qui était plus grande : notre précepteur m'ayant fait juge
de ce différend, je jugeai qu'il fallait laisser les choses en cet état, et
que l'im et l'autre semblait être mieux accommodé en ce point : sur
quoi U me remontra que j'avais mal fait, car je m'étais arrêté à con-
sidérer la bienséance, et il fallait premièrement avoir pourvu à la
justice, qui voulait que nul ne fût forcé en ce qui lui appartenait."
Essais de Montaigne, liv. i. chap. 24.
Yoyons ce qu'il faut penser de cette décision. Au premier aspect,
il semble qu'un échange forcé ne contrarie point la sûreté, pourvu
qu'on reçoive une valeiu' égale. Comment puis-je être en perte en
conséquence d'une loi, si, après qu'elle a eu son pleia effet, la masse
de ma fortime reste la même qu'auparavant ? Si Tun a gagné sans
que l'autre ait perdu, l'opération paraît être bonne.
Non : elle ne l'est pas. Celui que vous estimez n'avoir rien perdu
par l'échange forcé se trouve réellement en perte. Comme toutes
les choses, meubles ou immeubles, peuvent avoir- différentes valem-s
pour différentes personnes, selon les circonstances, chacun s'attend à
jouii" des chances favorables qui peuvent augmenter la valeur de telle
ou telle partie de sa propriété. Si la maison que Pierre occupe peut
avoir pour- Paul une plixs grande valeur* que poiu* lui, ce n'est pas
une raison pour en gratifier Paul, en forçant Pierre à la lui céder
pour ce qu'eUe lui valait à lui-même. Ce serait le priver du bénéfice
naturel qu'il a dû s'attendre à tirer de cette circonstance.
Mais si Paul disait que, pour le bien de la pîdx, H a oftert im piix
supérieiu' à la valem- ordinaii'c de la maison, et que son adversaire ne
refuse que par opiniâtreté, on ijoiu'rait lui réponcke : ce sm-plus que
vous prétendez avoii- offert n'est qu'une supposition de votre pai-t.
ÉCHANGES FORCÉS. 123
La supposition contraii-e est tout aussi probable. Car si vous offriez
plus que la maison ne vaut, il se hâterait de saisii' une cii'constance
si heureuse, qui peut ne pas revenir, et le marché serait bientôt
conclu de bon gré. S'il ne l'accepte pas, c'est une preuve que vous
vous êtes trompé dans l'estimation que vous avez faite, et que si on
lui ôtait sa maison aux conditions que vous ijroposez, on nuirait à sa
fortune, sinon à ce qu'il possède, au moins à ce qu'il a di'oit d'ac-
quéiii".
Non, répliquera Paul. Il sait que mon estimation est au delà de
tout ce qu'il poui-rait attendre dans le cours ordinaire des choses :
mais il connaît mon besoin, et il refose une offii'e raisonnable pour
tirer de ma situation im avantage abusif.
Je vois un piincipe qui peut seiTii' à lever la difficulté entre Pierre
et Paul. Il faut distinguer les choses en deux classes, celles qui
n'ont ordinairement que leiu' valeui' intiinsèque, et celles qui sont
susceptibles d'une valeur d'affection. Des maisons communes, un
champ cultivé de la manière accoutumée, une récolte de foin ou de
blé, les productions ordinaii'es des manufactures, semblent appartenir
à la première classe. On peut rapporter à la seconde un jardin de
plaisance, ime bibliothèque, des statues, des tableaux, des collections
d'histoire natui-elle. Poux les objets de cette nature, l'échange ne
doit jamais en être forcé. On ne peut pas apprécier la valeur que
le sentiment d'affection leiu- donne ; mais les objets de la première
classe peuvent être soumis à des échanges forcés, si c'était le seul
moyen de prévenir de grandes pertes. Je possède une teiTe d'un
revenu considérable où je ne puis aller que par un chemin qui côtoie
un fleuve. Le fleuve déborde et détiTiit le chemin. Mon voisin me
refuse obstinément un passage sur une langue de terre qui ne vaut
pas la centième partie de mon domaine. Faut-il que je jierde tout
mon bien j^ar le caprice ou l'inimitié d'un homme déraisonnable ?
Mais pour prévenir l'abus d'un principe aussi délicat, U convient
de poser les règles avec rigueur. Je dirai donc que les échanges
peuvent être forcés pour sauver une grande perte, comme dans le cas
d'une terre rendue inaccessible à moins qu'on ne prenne un j^assage
sur celle d'im voisin.
C'est en Angleterre qu'il faut observer tous les scrupules du légis-
lateur à cet égard, pom- comprendre tout le respect qu'on porte à la
propriété. Une nouvelle route va-t-elle s'ou\Tir? Il faut d'abord
un acte du parlement, et tous les intéressés sont entendus. Ensuite,
on ne se contente pas d'assigner un équitable dédommagement aux
propriétaires : mais dans ce cas les objets qui peuvent avoir une
valeur" d'affection, comme les maisons et les jardins, sont protégés
contre la loi même en y entrant en qualité d'exceptions.
124 POUVOIR DES LOIS SUR l' ATTENTE.
Ces opérations peuvent encore se justifier, lorsque l'obstination
d'un seul ou d'un petit nombre nuirait manifestement à l'avantage
d'un grand nombre. C'est ainsi que, poiu' le défrichement des com-
munes en Angleterre, on ne s'aiTétc point à quelques oppositions, et
que pour la commodité ou la salubrité des villes, la vente des maisons
est souvent forcée par la loi.
H n'est ici question que d'échanges forcés, et non pas de transports
forcés : car im transport qui ne serait pas un échange, un transport
sans équivalent, fût-ce même au profit de TEtat, sei-ait une injustice
toute pm-e, un acte de puissance dénué de l'adoucissement nécessaire
pour le ramener au piincipe de Futilité.
CHAPITEE XVII.
POUVOIR DES LOIS SUE L ATTENTE.
Le législateui- n'est pas le maitre des dispositions du coeur humain,
il n'est que leur intei-prète et leur ministre. La bonté de ses lois
dépend de leui- conformité avec Vattente générale. Il lui importe
donc de bien connaître la maix-he de cette attente, afin d'agir de
concert avec elle. Yoilà le but déterminé. Passons à l'examen des
conditions nécessaii'es pour l'atteindre.
1. La première de ces conditions, mais en même temps la plus
difficile à remplir, c'est que les lois soient antérieures à la formation
de Vattente. Si l'on pouvait supposer un peuple nouveau, une géné-
ration d'enfants, le législateur, ne trouvant point d'attentes formées
qui pussent coutiarier ses vues, pourrait les façonner à son gré,
comme le statuaii'e dispose d'un bloc de marbre. Mais comme il
existe déjà chez tous les peuples une multitude d'attentes fondées
sur d'anciennes lois ou d'anciens usages, le législateur est forcé de
siuvi-e un système de conciliations et de ménagements qui le gêne
sans cesse.
Les premières lois elles-mêmes avaient déjà trouvé quelques
attentes toutes fonnées ; car nous avons wl qu'avant les lois, il exis-
tait une ûiible espèce de propriété, c'est-à-dh-e, une attente quel-
conque de conserver ce qu'on avait acqms ; ainsi les lois ont reçu
leur première détermination de ces attentes antérieures : elles en ont
fait naître de nouvelles, elles ont creusé le lit dans lequel coulent les
désirs et les espérances. On ne peut plus faii-e aucun changement
aux lois de la propriété sans déranger plus ou moins ce courant établi,
et sans qu'il oppose plus ou moins de résistance.
Avez-vous à établir une loi contraire à l'attente actucUe des
POUVOIR DES LOIS SUR l'aTTENTE. 125
hommes ? Faites, s'il est possible, que cette loi ne commence à
avoir son effet que dans im temps éloigné. La génération présente
ne s'apercevra pas du changement, et la génération qui s'élève y sera
toute préparée. Yous trouverez dans la jeunesse des auxiliaires
contre les anciennes opinions. Yous n'aui'ez point blessé d'intérêts
actuels, parce qu'on aura le loisir de s'arranger poiu* un nouvel ordi-e
de choses. Tout s'aplanira devant vous, parce que vous aurez pré-
venu la naissance des attentes qui vous auraient été contraires,
2, Seconde condition. Que les lois soient connues. Une loi qui
ne serait pas connue n'aurait point d'effet sur l'attente : elle ne ser-
virait pas à prévenir une attente opposée.
Cette condition, dira-t-on, ne dépend pas de la nature de la loi,
mais des mesures qu'on am-a prises poiu- la promidguer. Ces mesiu'es
peuvent être suffisantes pour leur objet, quelle que soit la loi.
Ce raisonnement est plus spécieux que vrai. Il y a des lois faites
pour être plus aisément connues que d'autres. Ce sont les lois qui
sont conformes à des attentes déjà formées, les lois qui reposent sur
des attentes luiturelles. Cette attente natiu'elle, c'est-à-dire, pro-
duite par les premières habitudes, peut être fondée STir une supersti-
tion, sur un préjugé nuisible ou sur un sentiment d'utilité, n'importe :
la loi qui s'y trouve conforme se maintient sans effort dans l'esprit ;
elle y était pour ainsi dire avant d'être promulguée ; elle y était
avant d'avoir reçu la sanction du législateur. Mais une loi contraire
à cette attente naturelle a beaucoup de peine à pénétrer dans l'in-
telligence, et plus encore à s'imprimer dans la mémoire. C'est ime
autre disposition qui vient toujoui's s'offrir d'elle-même à l'esprit,
tandis que la nouvelle loi, étrangère à tout, et n'ayant point de
racines, tend sans cesse à glisser d'une place où elle ne tient qu'arti-
ficiellement.
Les codes de lois ritiicUes ont entre autres cet inconvénient, que
ces règles fantastiques et arbitraires, n'étant jamais bien connues,
fatiguent l'entendement et la mémoire, et que l'homme, toujours
craignant, toujours en faute, toujoui's au moral malade imaginaii-e, ne
peut jamais compter sui' son innocence, et vit dans un besoin per-
pétuel d'absolutions.
L'attente naturelle se diidge vers les lois qui importent le plus à
la société, et l'étranger qui aurait commis un vol, im faux, un assas-
sinat, ne serait pas reçu à plaider son ignorance des lois du pays,
parce qu'il n'a pas pu ignorer que des actes si manifestement nid-
sibles étaient partout des délits.
Troisième condition. Que les lois soient conséquentes entre elles. Ce
principe a beaucoup de rapport avec celui qui précède, mais il sert à
placer une grande vérité sous im nouveau jom-. — Quand les lois ont
126 POUVOIR DES LOIS SUR l' ATTENTE.
établi ime certaine disposition sm- un principe généralement admis,
toute disposition conséquente à ce principe se trouvera natiu'ellement
conforme à l'attente générale. Chaque loi analogue est pour ainsi
dire présumée d'avance. Chaque nouvelle application du principe
contribue à le renforcer. Mais une loi qui n'a pas ce caractère de-
meure comme isolée dans l'esprit, et l'influence du principe auquel
elle s'oppose est une force qui tend sans cesse à l'expulser de la
mémoire.
Qu'au décès d'un homme ses biens soient transmis à ses plus
proches, c'est ime règle généralement admise sur laquelle les attentes
se dii'igent naturellement. Une loi de succession qui n'en serait
qu'une conséquence obtiendrait une approbation générale, et serait à
la portée de tous les esprits. Mais plus on s'éloignerait de ce prin-
cipe, en admettant des exceptions, plus il serait difficile de les com-
prendre et de les retenir. La hi commune d'Angleterre en offre un
exemple fi'appant. Elle est si compliquée à l'égard de la descente
des biens, elle admet des distinctions si singulières, les décisions
antérieures qui servent de règle se sont tellement subtilisées, que
non-seulement il est impossible au simple bon sens de les présumer,
mais qu'il est très-difficile de les saisii". C'est vme étiide profonde
comme celle des sciences les plus abstraites. EUe n'appartient qu'à
un petit nombre d'hommes privilégiés. Il a fallu même la subdiviser,
car aucun jurisconsulte ne prétend en posséder l'ensemble. Tel a
été le fruit d'un respect trop superstitieux poiu- l'antiquité !
Lorsque des lois nouvelles viennent choquer un principe étabH par
des lois antérieiu-es, plus ce principe est fort, plus l'inconséquence
paraît odieuse. Il en résulte une contradiction dans les sentiments,
et l'attente trompée accuse la tyrannie du législatciu'.
En Tm-quie, lorsqu'un homme en place meiu-t, le sultan s'approprie
toute sa fortune, aux dépens des enfants, qui tombent tout d'im coup
du faîte de l'opulence au comble de la misère. Cette loi qui renverse
toutes les attentes naturelles est probablement tirée de quelques
autres gouvernements orientaux oii elle est moins inconséquente et
moins odieuse, parce que le souverain ne confie les emplois qu'à des
eunuques.
Quatrième condition. On ne peut faire des lois \Taiment consé-
quentes qu'en suivant le principe de Vxitilité. C'est là le point général
de réunion de toutes les attentes.
Cependant ime loi conforme à l'utilité peut se trouver contraù-e à
l'opinion publique : mais ce n'est qu'ime cii'constance accidentelle et
passagère. ^11 ne s'agit que de rendi-e cette conformité sensible poiu'
ramener toiis les esprits. Dès que le voUe qui la cache sera levé,
l'attente sera satisfaite, et l'opinion publique réconciliée. Or. il est
POUVOIR DES LOIS SUR L^ATTENTE. 127
certain que plus les lois sont eonfoiines à l'utilité, plus cette utilité
pourra devenir manifeste. Si on attribue à un sujet une qualité qui
n'existe pas, ce triomphe de l'erreur peut ne dm-er qu'im jour, il suffit
d'un coup de hmiière poiu" dissiper l'illusion. Mais ime qualité qui
existe réellement, quoique méconnue, peut arriver à chaque instant
au terme heureux de l'évidence. Au premier moment une innovation
est entourée d'une atmosphère impure, un amas de nuages formés par
les caprices et les préjugés flotte autour d'elle, les formes se déna-
turent en subissant tant de réû'actions différentes dans ces milieux
trompeui's. Il faut du temps pour que l'oeil s'afî'ermisse et sépare de
l'objet tout ce qui lui est étranger. Mais peu à peu les esprits justes
prennent l'ascendant. Si les premiers efforts ne réussissent pas, les
secondes tentatives seront plus heiu'euses, parce qu'on saïu'a mieux
où gît la difficulté qu'il faut vaincre. Le plan qui favorise le plus
d'intérêts ne peut manquer d'obtenir à la fin le plus de sufifrages, et
l'utile nouveauté, d'abord repoussée avec effroi, devient bientôt si
familière qu'on ne se souvient plus de son commencement.
Cinquième condition. Méthode dans les lois. Vu vice de forme
dans un code de lois pourrait produire, par rapport à son influence
sui' l'attente, le même inconvénient que l'incohérence et l'iacon-
séquence. Il poui-rait en résulter la même difficulté de le comprendre
et de le retenir. Chaque homme a sa mesiu'e d'entendement déter-
minée. Phis la loi est complexe, pliLS elle est supérieui'e aux facidtés
d'un grand nombre. Dès lors elle est moins connue, elle a moins de
prise sur les hommes, elle ne se présente pas à l'esprit dans les occa-
sions où elle serait nécessaire, ou ce qui est encore pis, elle les trompe
et fait naître en eux de fausses attentes. La simplicité doit être
dans le style et dans la méthode : il faut que la loi soit le manuel
d'instruction de chaque individu, et qu'il puisse la consulter dans ses
doutes, sans qu'elle ait besoin d'interprète.
Plus les lois seront conformes au principe do l'utilité, plus le
système en sera simple.
Fn système fondé sur un seul piincipe peut être aussi simple
pour la forme que pour le fond. Il est seul susceptible d'une mé-
thode natui'eUe et d'une nomenclature familière.
Sixième condition. Pour maîtriser l'attente, il faut encore que la
loi se présente à l'esprit comme devant avoir son exécution, ou du
moins qu'elle ne laisse apereevou* aucune raison qui fasse présumer
le contraire.
Espère- t-on échapper aisément à loi ? Il se forme ime attente
dans im sens contraire à la loi même. La loi est donc inutile : elle
ne reprend sa force que pour punir, et ces peines inefficaces sont un
mal de plus qu'il faut reprocher à la loi. Méprisable dans sa fai-
128 POUVOIR DES LOIS SUR l'aTTENTE.
blesse, odieuse dans sa force, elle est toujours mauvaise, soit qu'elle
atteigne le coupable, soit qu'il jouisse de l'impunité !
Ce principe a été souvent choqué d'une façon grossière. Par
exemple, quand on défendait aux citoyens, dans le temps du sys-
tème de Law, de garder chez eux au delà d'une certaine somme
d'argent, chacun ne pouvait-il pas présumer le succès de sa déso-
béissance ?
Combien de lois prohibitives dans le commerce sont Adcieuses sous
ce rapport ! Cette mulTitude de règlements faciles à éluder fonnent,
pour ainsi dii-e, une loterie immorale où les individus jouent contre
le législateur-.
Ce piincipe sert bien à établir' l'autorité domestique dans les
mains du mari. Si on l'eût donnée à la femme, la puissance physique
étant d'un côté, et la puissance légale de l'autre, la discorde aurait
été étemelle. Si l'on avait établi l'égalité entre eux, cette égalité
nominale n'aui'ait jamais pu se maintenir', parce qu'entre doux vo-
lontés opposées, il faut que l'une des deux emporte la balance.
L'arrangement qui subsiste est donc le plus favorable à la paix des
familles, parce qu'en faisant marcher les deux puissances de concert,
il a tout ce qu'il fout poiu' être mis en exécution.
Ce même principe sera très-utile pour aider à résoudre des pro-
blèmes qui ont trop embarrassé les jiu'isconsultes, tel que celui-ci :
dans (juel cas une chose trouvée doit-elle être accordée en propriété
à celui qui la trouve? Plus il sera facile de s'approprier la chose
indépendamment des lois, plus il con-\-ient de ne pas faii'e de loi
qui trompe l'attente : ou en d'autres termes, plus il serait facile
d'éluder la loi, plus il serait cniel de faire une loi qui, s'offrant
à l'esprit comme presque inexécutable, ne ferait (]ue du mal quand
elle viendrait par hasard à être exéciitée. Eelaircissons ceci par
un exemple. — Que je trouve un diamant dans la terre, mon pre-
mier mouvement sera de me dire : ceci est à moi : et l'attente
de le conserver se forme naturellement à l'instant même, non-
seulement par la pente du désir, mais encore par analogie avec
les idées habituelles de proj^riété. 1° J'en ai la possession physique,
et cette possession toute seule est un titre quand il n'y a point de
titre contraire. 2" Il y a du mien dans cette découverte : c'est moi
qui ai tiré ce diamant de la poussière où, inconnu à tout le monde, il
n'avait aucime valeiu'. 3° Je puis me tlatter de le conserver sans
l'aveu de la loi et malgré les lois mêmes, parce qu'il suffit de le
cacher jusqu'à ce que j'aie un prétexte poui' faire accroii'e que je l'ai
acquis à quelque autre titre. Ainsi quand la loi voudi-ait en dis-
poser en faveur d'un autre que moi, elle n'cmpêrhcrait pas ce
premier mouvement, cet espoir de le conserver, et me ferait éprouver.
POUVOIR DES LOIS SUR l' ATTENTE. 129
en me l'ôtant, cette peine d'attente trompée qu'on appelle communé-
ment injustice ou tyrannie. Cette raison suffirait pour faire ac-
corder la chose au trouveur, à moins d'une raison plus forte en sens
contraire.
Cette règle peut donc varier selon la chance que présente na-
turellement la chose, de la conserver sans l'aveu des lois. Un
navii'e naufragé que j'aurais vu le premier sur la côte, une mine,
une île que j'aurais découverte, sont des objets sur lesquels une loi
antérieui'e peut prévenir en moi toute idée de propriété, parce qu'il ne
m'est pas possible de me les approprier à la dérobée. La loi qui me
les refuserait, étant d'une exécution facile, aui'ait siu* mon esprit son
effet plein et entier. En sorte qu'à ne consulter que ce piincipe, le
législateur serait libre d'accorder ou de refuser la chose à l'auteiu- de
la découverte. Mais il y a en sa faveur une raison particulière : c'est
qu'une récompense donnée à l'industrie, tend à augmenter la rieliesse
générale. Si tout le profit d'une découverte devait passer au trésor
pubKc, ce tout se réduii-ait à peu de chose.
La septième et dernière condition pour régler l'attente, c'est que
les lois soient suivies textuellement. Cette condition dépend en partie
des lois et en partie des juges. Si les lois ne sont plus en harmonie
avec les lumières d'un peuple ; si les lois d'un siècle barbare ne sont
point changées dans tui siècle de ci^olisation, les tribunaux s'éloi-
gnent peu à peu des anciens principes, et substituent insensible-
ment des maximes nouvelles. Il en résulte ime espèce de combat
entre la loi qui vieillit et l'usage qui s'introduit ; et en conséquence
de cette incertitude, un affaiblissement du pouvoir' des lois siu"
l'attente.
Le mot interpréter a signifié toute autre chose dans la bouche
d'un homme de loi que dans celle d'une autre personne. Inter-
préter le passage d'im auteiu", c'est manifester le véritable sens qu'il
avait dans son esprit : interpréter une loi dans le sens des jmistes
romains, c'est se refuser à l'intention qu'elle exprime clairement
pom* lui en substituer quelque autre, en présumant que ce nouveau
sens serait l'intention actuelle du législateur.
Avec cette manière de procéder, il n'y a plus de sûreté. Que la
loi soit difficile, obsem^e, incohérente, le citoyen a toujours la chance
de la connaître : elle donne un avertissement soiu'd, moins efficace,
mais toujoui's utile : on voit du moins les limites du mal qu'elle peut
faire. Mais quand le juge ose s'arroger le pouvoii' d'interpréter
les lois, c'est-à-dire, de substituer sa volonté à celle du législatciu',
l'arbitraire est partout, personne ne peut prévoh* le cours que pren-
di'a son caprice. Il ne s'agit plus de regarder au mal en lui-même ;
quel qu'il soit, c'est peu de chose, en comparaison de la gravité
K
180 POUVOIR DES LOIS SUR L^ ATTENTE.
de ses conséquences. Le serpent, dit-on, fait passer tout son corjjs
où il es parvenu à glisser sa tête. En fait de tyrannie légale, c'est
à cette tête subtile qu'il faut prendi-e garde, de peur de voir bientôt
se dérouler à sa suite tous ses replis tortueux. Ce n'est pas du mal
seulement qu'il faut se défier, c'est du bien même qui naîtrait de ce
moyen. Toute usurpation d'un pouvoir supérieur à la loi, quoique
utile dans ses effets immédiats, doit être un objet d'effroi pour
l'avenir. Il y a des bornes et même des bornes étroites au bien qui
peut résulter de cet arbitraire, il n'y en a point au mal possible,
U n'y en a poiat à l'alarme. Le danger plane indistinctement sui-
toutes les têtes.
Sans parler de l'ignorance et des caprices, que de facilités pour les
prévarications ! Le juge, tantôt en se conformant à la loi, tantôt en
l'interprétant, peut toujours donner tort ou raison à qui bon lui
semble. Il est toujours sûr de se sauver, ou par le sens littéral, ou
par le sens interprétatif. C'est un charlatan qui, au grand étonne-
ment des spectateurs, fait couler de la même coupe ou de la liqueur
douce ou de la liqueui" amère.
C'est un des caractères les plus éminents des tribunaux anglais
que leur scrupuleuse fidéKté à suivre la volonté déclarée du légis-
lateur, ou à se diriger autant qu'on le peut par les jugements an-
térieurs pour cette partie encore imparfaite de la législation qui
dépend de la coutume. Cette rigide observation des lois peut avoir
quelques inconvénients dans un système incomplet, mais c'est le
véritable esprit de liberté qui inspire aux Anglais tant d'hor-
reur poiu- ce qu'on appelle une loi après h fait. {Ex post facto
lex.)
Toutes les conditions qui constituent la bonté des lois, ont une
liaison si intime, que l'accomplissement d'ime seule suppose l'accom-
plissement des autres. Utilité intrinsèque, — utilité manifeste, —
conséquence, — simplicité, — facilité de les connaître, — probabilité de
leur- exécution, toutes ces qualités peuvent se considérer réciproque-
ment comme la cause ou l'effet les unes des autres.
Si on ne soiiffirait plus ce système obscur qu'on appelle coutume,
et que tout fut réduit en loi écrite ; si les lois qui coneemcnt tous
les indi\àdus étaient rassemblées dans im seul volume, et celles
qui intéressent telle ou telle classe particidière dans de petits re-
cueils séparés; si le code général était universellement répandu;
s'il devenait, comme chez les Hébreux, ime partie du ciilte, un des
manuels de l'éducation ; s'il fallait l'avoir gravé dans sa mémoire
avant d'être admis à exercer les pri^-iléges politiques, la loi serait
alors vraiment connue ; chaque déviation serait sensible ; chaque
citoyen serait le gardien : il n'y aiu'ait point de mystère ix)ur les
POUVOIR DES LOIS SUR l'aTTENTE. 131
voiler, iwint de monopole pour les expliquer, point de fraude et de
chicane poiu" les éluder.
Il faudrait encore que le style des lois fût aussi simple que leurs
dispositions, qu'on s'y servît ordinairement du langage usité, que les
formules n'eussent point d'appareil scientifique, et qu'en un mot, si
le style du livi-e des lois se distinguait du style des autres livres, ce
fût par une plus grande clarté, par une plus grande précision, par
une plus grande familiarité, parce qu'il est destiné à tous les en-
tendements, et particulièrement à la classe la moins éclairée.
Quand on a conçu ce système de lois, et qu'on \-ient à le comparer
à ce qui existe, le sentiment qui en résulte est bien loin d'être
favorable à nos institutions. . .
Cependant, défions-nous des déclamations chagrines et des plaintes
exagérées, quoique les lois soient imparfaites ; celui qui serait assez
borné dans ses vues, ou passionné dans ses idées de réforme, pour
inspirer la révolte ou le mépris contre le système général de ces lois,
serait indigne d'être écouté par le tribunal éclairé du public. Qui
pourrait énumérer leurs bienfaits, je ne dis pas sous le meilleur
gouvernement, mais sous le pire ? îs^e leur doit-on pas tout ce
qu'on possède de sûreté, de propriété, d'indiLStrie et d'abondance ?
Ne leur doit-on pas la paix entre les citoyens, la sainteté du mariage
et la douce perpétuité des familles ? Le bien qu'elles produisent est
universel ; il est de tous les jours et de tous les moments. Les
maux sont des accidents passagers. Mais le bien ne se sent pas ;
on en jouit sans le rapporter à sa cause, comme s'il était dans le
cours ordinaii'e de la nature, au lieu que les maux sont vivement
sentis, et qu'en les décrivant, on accumxile sur im moment et sur un
point des soufii-ances dispersées sur un grand espace et sur ime
longue suite d'années. Que de raisons pour aimer les lois malgré
leurs imperfections !
Je n'ai pas fini sur cet important objet. Je me réserve de traiter
ailleui's des précautions avec lesquelles il faut innover dans les lois ;
car bien loin de favoriser cette exaltation séditieuse qui veut tout
détiiiirc sous prétexte de tout refaire, cet écrit est destiné à servir
d'antidote à ces doctrines anarchiquos, et à montrer que le tissu des
lois, facile à déchirer, difficile à réparer, ne doit pas être livré à des
ouvriers ignorants et téméraires.
e2
132 TITRES QUI CONSTITUENT LA PROPRIÉTÉ.
DEUXIEME PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
DES TITEES QUI CONSTITUENT LA PROPRIÉTÉ*.
Jusqu'ici nous avons montré les raisons qui devaient décider le
législateui' à sanctionner la propriété ; mais nous n'avons envisagé la
richesse qu'en masse : il faut maintenant descendre au détail, prendre
individuellement les objets qui la composent, et chercher les prin-
cipes qui doivent gouverner la distribution des biens aux époques où
ils se présentent à la loi pour être appropriés à tel ou tel individu.
Ces principes sont les mêmes que noiLS avons déjà posés : subsistmwe,
ahondance, égalité, sûreté. Quand ils s'accordent, la décision est
facile ; quand ils se partagent, il faut apprendi'e à distinguer celui
qui mérite la préférence.
I. Possession actuelle.
La possession actuelle est un titre de propriété qui peut les devan-
cer tous et tenir Heu de tous. Il sera toujours bon contre tout homme
qui n'en a pas d'autre à lui opposer. Ôter arbitrairement à celui qui
possède poui" donner à celui qui ne possède pas, ce serait créer une
perte d'un côté et un gain de l'autre. MaLs la valeur du plaisii"
n'égale pas la valeur de la peine. Première raison. Un tel acte de
violence jetterait l'alarme parmi tous les propriétaù-es, en portant
atteinte à leui" sûreté. Seconde raison. La possession actuelle est
donc un titre fondé sur le bien du premier ordi-e et sur le bien du
second ordre.
Ce qu'on appelle le droit du premier occupant ou de découverte
originaire, revient au même. Qu'on accorde le droit de propriété au
premier occupant, 1° on lui épargne la peine de l'attente trompée, cette
peine qu'il ressentii'ait à se voir privé de la chose qu'il a occupée
avant tous les autres ; 2° on prévient les contestations, les combats
qui pourraient avoir lieu entre lui et des concurrents successifs ; 3" on
fait naître des jouissances qui sans cela n'existeraient pour personne:
le premier occupant, tremblant de perdre ce qu'il aurait trouvé,
* Voyez siu' ce mot Titre la Vue générale (Vn7i corps de droit, tom. iii.,
chap. XV. Cette matière n'est ici qu'effleurée.
TITRES QUI CONSTITUENT LA PROPRIETE. 133
n'oserait pas en joiiir ouvertement de peiu- de se trahir lui-même, et
tout ce qu'il no pourrait consommer à l'instant n'aui-ait aucune valeui'.
pour lui ; 4° le bien qu'on lui assure à titre de récompense est un
aiguillon pour l'industrie des autres qui chercheront à s'en procui'er
de pareils, et la richesse générale est le résultat de toutes ces acqui-
sitions individuelles ; 5° si chaque chose non appropriée n'était pas
au pi-emier occupant, elle serait toujoui-s la proie du plus fort ; les
faibles seraient dans un état d'oppression continuelle.
Toutes ces raisons ne se présentent pas distinctement à l'esprit des
hommes, mais ils les entrevoient confusément et les sentent comme
par instinct. Ainsi le veut la raison, l'équité, la justice, disent-ils.
Ces mots répétés par tout le monde, sans être expliqués par personne,
n'expriment qu'im sentiment d'approbation ; mais cette approbation,
fondée sur des raisons solides, ne peut qu'acquérir une nouvelle force
à l'appui du piincipe de l'utilité.
Le titre d'occupation originaii-e a été le fondement primitif de
la propriété. Il poui-rait servir encore poui' des îles nouvellement
formées, ou des terres nouvellement découvertes, sauf le droit de
gouverner, domaine évident du souverain.
II. Possession ancienne de bonne foi.
La possession, après une certaine ancienneté fixée par la loi, doit
l'emporter sur tous les autres titres. Si vous avez laissé écouler
tant de temps sans réclamer, c'est une preuve, ou que vous n'avez
pas connu l'existence de "votre di'oit, ou que vous n'avez pas eu l'in-
tention de vous en prévaloir. Dans ces deux cas, il n'y a eu de votre
part aucune attente, aucim désu- d'acquérir la possession de la chose;
et de la mienne, H y a attente, il y a désir de conserver. Me laisser la
possession, ce n'est pas contrarier la sûi-eté ; vous la transférer, c'est
lui porter atteinte, et c'est donner de l'inquiétude à tous les posses-
seurs qui ne connaissent d'autre titre de leur possession que la bonne
foi.
Mais quel temps faut-il pom- opérer ce déplacement de l'attente,
ou, en d'autres termes, quel temps faut-il poiu' légitimer la i)ropriété
dans les mains d'un possesseui' et pour éteindi-e tout titre opposé ?
On ne peut rien déterminer de précis: il faut tirer au hasard des
lignes de démarcation, selon l'espèce ou la valetir des biens dont il
s'agit. Si cette ligne de démarcation ne préA-ient pas toujours la
peine d'attente trompée chez les intéressés eux-mêmes, elle empêchera
du moins tout mal du second ordi-e. La loi m'avertit que si je néglige
pendant un an, dix ans ou trente ans, de réclamer mon droit, la perte
de ce même droit sera le résiûtat de ma négligence. Cette menace
dont je puis prévenir les effets, n'a rien qui trouble ma sécurité.
134 TITRES QUI CONSTITUENT LA PROPRIETE.
J'ai supposé la possession de bonne foi. Dans le cas contraire, la
confii-mer, ce ne serait pas favoriser la sûreté, mais récompenser le
crime. L'âge de Xestor ne devrait pas suffire pour assurer à l'usur-
pateur les gages et le prix ce son iniquité. Et poiu-quoi y aurait-il
ime époque où le malfaiteur deviendrait tranquille ? Poiu-quoi joui-
rait-il des fiiiits de son crime sous la protection des lois qu'il a
violées ?
Par rapport à ses héritiers, il faut distinguer. Sont-Us de bonne
foi ? on peut alléguer en leiu" faveur les mêmes raisons que pour le
propriétaire ancien, et ils ont la possession de plus pour faille pencher
la balance. Sont-ils de mauvaise foi, comme l'ont été leurs devan-
ciers ■? il sont ses complices, et l'impunité ne doit jamais devenir le
privilège de la fraude.
Second titre. Possession ancienne de bonne foi, malgré titre con-
traire. C'est ce qu'on nomme ordinairement prescrijition. Raisons
sur lesquelles il est fondé: — Épargne de peine d'attente trompée,
sûi'eté générale des propriétaires.
III. Possession du contenu et du produit de la ten^e.
La propriété d'une teiTe renferme tout ce que cette terre contient
et tout ce qu'elle peut produire. Sa valeur peut-eUe être autre chose
que son contenu et son produit ? Par le contenu, on entend tout ce
qui est au-dessous de sa siu'face, comme les mines et les carrières :
par le produit, tout ce qui appartient au règne végétal. Toutes les
raisons jDossibles se réunissent pour doimer Cette étendue au di-oit de
propriété sur la terre : la sûreté, la subsistance, l'augmentation de la
richesse générale, le bien de la paix.
IV. Possession de ce que la terre nourrit et de ce qiCelle reçoit.
Si ma terre a nourri des animaux, c'est à moi qu'ils ont dû leui'
naissance et leur nourriture : leui- existence aui-ait été poiir moi ime
perte, si leur possession ne m'assm-ait pas un dédommagement. Si
la loi les donnait à un autre que moj, il y aurait jjerte toute pure d"im
côté, et gain tout pur de l'autre ; arrangement aussi contraire à
l'égalité qu'à la sCueté. Ce serait alors mon intérêt d'en diminuer le
nombre et d'en prévenir la multiplication, au détriment de la richesse
générale.
Si le hasard a transjjorté sui' ime tci-rc des choses qui n'ont pas
encore reçu le sceau de la propriété, ou qui en ont perdu l'empreinte,
comme ime baleine jetée par la tempête, des débris égarés de nau-
frage ou des arbres déracinés, ces choses doivent appartenir au pos-
sesseur de la terre. La raison de cette préférence, c'est qu'U est
placé pour les mettre à profit sans qu'il y ait de perte pour aucun
TITRES QXa COXSTirUKNT LA PROPRIÉTÉ. 135
mdi^"idu : c'est qu'on ne poiUTait les lui refuser sans occasionner une
peine d'attente trompée, et qu'enfin aucun autre ne pourrait les
prendre sans occuper sa terre et sans empiéter sur ses droits. Il a
en sa faveiu- toutes les raisons de premier occupant.
V. Possession de terres avoisinantes.
Des eaux qui avaient couvert des terres non appropriées viennent
de les abandonner. À qui accorder la propriété de ces terres nou-
velles ■? n y a bien des raisons pour les donner aux propriétaii-es
des terres voisines. 1° Eux seuls peuvent les occuper sans empiéter
sur la propriété d'autrui. 2° Eux seuls peuvent avoir formé quelque
attente sm- ces terrains, et les considérer comme devant leui' appar-
tenir. 3° La chance de gagner par la retraite des eaux n'est qu'un
dédommagement pour la chance de perdi'e par leur invasion. 4P La
propriété des terres conquises sur les eaux opérera comme une récom-
pense pour exciter à tous les travaux nécessaires à ce genre de con-
quêtes.*
VI. Amélioration de choses i^ropr es.
Si j'ai appliqué mon travail à ime de ces choses qui sont déjà cen-
sées m'appartenu', mon titre acquiert une force nouvelle. Ces végé-
taux que produit ma terre, je les ai semés et recueillis; j'ai soigné
ces bestiaux, j'ai déterré ces racines ; j'ai coupé ces arbres et je les ai
façonnés. Si j'aurais souflxirt à me voii' enlever tout cela dans im
état brut, combien ne souffrirais-je pas davantage depuis que chaque
effort de mon industrie, donnant à ces objets une nouvelle valeur, a
fortifié mon attachement pour eux et l'attente que j'avais de les con-
seiTer ! Ce fonds de jouissances futures, sans cesse augmenté par le
travail, n'existerait point sans la sûreté.
YII. Possession mutuaire de bonne foi avec amélioration.
Mais si j'ai appliqué mon travail ù une chose appartenant à autrui,
la traitant comme si elle était à moi ; par exemple, si j'ai fait des
étofies avec des laines à vous, à qui de nous deux restera la chose
* Voilà poiu" la théorie; pour l'exécution, il faut bien des détails; autrement
cette concession pourrait ressembler à ce partage du Nouveau-Monde que fit un
pape entre les Espagnols et les Portugais. Les eaux viennent de quitter ime baie ;
U y a plusieurs propriétaires siu- les bords. Réglera-t-on la distribution siu* la
quantité de terres de chaque possessem* ou siu" l'étendue qu'il occupe le long des
côtes ? Il faut nécessairement des lignes de démarcation : mais d ne faut pas
attendre, pour tracer ces lignes, que l'événement soit arrivé, et que la valeur des
terrains délaissés soit connue, car tous entretiennent alors des espérances qui ne
peuvent se réaliser que poiu* quelques-uns. Devancez cette époque : rattouto.
n'étant pas encore formée, suivra docilement le doigt du législatciu-.
136 TITRES QUI CONSTITUENT LA PROPRIETE.
travaillée ? — Avant de répondre, il faut éclaircir des questions de
faits. Est-ce de bonne foi ou de mauvaise foi que j'ai traité la chose
comme étant ma propriété? Si j'ai agi de mauvaise foi, me laisser
la chose travaillée, ce serait récompenser le crime; si j'ai agi de
bonne foi, il reste à examiner quelle est des deux valeiu's la plus
grande, la valeiu" originaii'e de la chose ou la valeur additionnelle du
travail ? Depuis quand le premier l'a-t-il perdue ? depuis quand l'ai-
je possédée? à qui appai-tient le local où elle se trouve située au mo-
ment où on la réclame, à moi, au possesseur ancien ou à un autre ?
Le principe capricieux, n'ayant jDoint d'égards à la mesure des
peines et des plaisirs, donne tout à l'une des parties sans se soucier
de l'autre. Le pi-incipe d'utilité, attentif à réduii-e au moindre terme
un inconvénient inévitable, pèse les deux intérêts, cherche un moyen
qui les concilie, et prescrit des indemnités. Il accordera la chose à
celui des deux réclamants qui serait le plus en perte si sa demande
était rejetée, mais à la charge de donner à l'autre un dédommage-
ment suffisant.
C'est d'après les mêmes principes qu'il faut résoudre la même
question par rapport à ime chose qui se trouve mêlée et confondue
avec ime autre, corpme du métal à vous qui s'est uni dans le creuset
avec du métal à moi, des liqueui's à moi qui se sont versées dans le
même récipient avec des Hqueiu's à vous. Grands débats parmi les
jurisconsultes romains pour savoir- à qui donner le tout : les uns, sous
le nom de Sahiaieas, voulaient tout donner à moi ; les autres, sous le
nom de Proculéiois, voulaient tout donner à vous. Qui avait raison?
aucun d'eux. Leur décision laissait toujours une des parties en souf-
france. Une question assez simple aurait pu prévenir ces débats.
Qui de vous deux, en perdant ce qui avait été à lui, perdrait davan-
tage ?
Les juristes anglais ont coupé le nœud gordien. Ils ne se sont
^oint mis en peine d'examiner où serait la plus grande lésion; ils
n'ont considéré ni la bonne foi, ni la mauvaise foi, ni la plus grande
valeur réelle, ni la plus grande attente de conserver. Us ont décidé
qu'im effet mobilier serait toujours accordé au possesseur du moment,
à la charge seidcment d'indemniser l'autre propriétaii'e.
YIII. Exploitation de mines dans U fonds d^ autrui.
Votre terre renferme en son sein des trésors ; mais soit que vous
manquiez de connaissances ou de moyens, soit que vous ayez peu de
confiance dans le succès, vous n'osez tenter l'entreprise, et les trésors
demem-cnt enfouis. 8i moi, étranger à votre fonds, j'ai tout ce qui
vous manque pour l'exploiter, et que je demande à le faire, doit-on
m'en accorder le droit sans votre consentement ? Pourquoi non ?
TITRES QUI CONSTITUENT LA PROPRIETE. 137
Sous votre main, ces lichesses enterrées ne feront le bien de personne:
dans la mienne, elles acquerront une grande valeur ; jetées dans la
cii-culation, elles animeront l'industrie. Qiiel tort vous fait-on?
Vouz ne perdez rien. La suiiace, la seule chose dont vous tirez
parti, reste toujours dans le même état. Mais ce que la loi, attentive
à tous les intérêts, doit faire pour vous, c'est de vous accorder une
partie plus ou moins considérable du produit ; car bien que ce trésor
fût nul entre vos mains, il vous laissait ime certaine attente d'en pro-
fiter quelque jour, et l'on ne doit pas vous ôter cette chance sans dé-
dommagement.
Telle est la loi anglaise. Elle pei-met, à certaines conditions, de
poursuivre un filon découvert dans le champ d'autrui, à quiconque
veut tenter l'aventui-e.
IX. Liberté de pêche dans les grandes eau,v.
Les grands lacs, les grandes rivières, les grandes baies, et surtout
l'Océan, ne sont pas occupés par des propriétés exclusives. On les
considère comme n'appartenant à personne, ou poui' mieux dire,
comme appartenant à tous.
n n'y a pas de raison poiu' limiter la pêche de l'Océan. La mul-
tiplicarion de la plupart des espèces de poissons paraît inépuisable.
La prodigalité, la magnificence de la natiu'e à cet égard sm-^jasse tout
ce que Ton peut concevoir. L'infatigable LeeuTvenhoeck avait esrimé
le nombre des œufs d'une seule moi-ue au delà de dix millions. Ce
que nous pouvons prendre et consommer, dans cet immense magasin
d'aliments, n'est absohunent rien comparé à la destruction qui s'opère
par des causes physiques que nous ne saluions ni prévenir ni afiai-
blir. L'homme en pleine mer, avec ses nacelles et ses filets, n'est
que le faible rival des grands dominateurs de l'Océan. Il ne fait
pas plus de ravages parmi les petites espèces que les baleines.
Quant aux poissons des ririères, dos lacs, des petits golfes, les lois
prennent pour leur- conservation des précautions efiicaces et né-
cessaires.
Où il n'y a point de raison de jalousie, point de crainte de voir
diminuer le fonds de la richesse par le nombre des concurrents, il
faut laisser à chactm le droit de premier occupant, et encoiu'ager
toute espèce de travail qui tend à augmenter l'abondance générale.
X. Liberté de chasse sur les terres non appropriées.
Il en c&t de même des terrains qui ne sont pas appropriés, les
landes incultes, les forêts sauvages. Dans les pays vastes, qui ne
sont pas peuplés à proportion de leiu- étendue, ces terrains vagues
forment des espaces considérables où le di'oit de chasse peut s'exercer
138 TITRES QUI CONSTITUENT LA PROPRIÉTÉ.
sans limite. L'homme n'est encore |là que le rival des animaux
carnassiers, et la chasse étend le fonds des subsistances sans nuire
à personne.
Mais dans les sociétés civilisées, où l'agriculture a fait de grands
progrès, où les terres non appropriées ne sont qu'une très-petite
proportion de celles qui ont reçu le sceau de la propriété, il y a bien
des raisons qui plaident contre ce droit de chasse accordé au premier
occupant.
Premier inconvénient. Dans ces pays où la popiilation est nom-
breuse, la destruction des animaux sauvages peut aller plus vite que
lem' reproduction. Eendez la chasse libre, les espèces qui en sont
l'objet pourraient diminuer d'une manière sensible et même s'anéan-
tir. Le chasseiu", qui am-ait autant de peine alors à se procurer
une seule perdrix qu'aujoiu'd'hui à s'en procurer cent, les renchéri-
rait du centuple. Il ne serait pas en perte lui-même, mais il ne
foiuTiirait en valeur à la société que la centième partie de ce qu'il
lui fournit actuellement. En d'autres termes plus simples, le
plaisir de manger des perdiix serait réduit à la centième partie de
ce qu'il est.
Second inconvénient. La chasse, sans être plus productive que
d'autres travaux, a malhem-eusement plus d'attraits. Le jeu s'y
combine avec la peine, l'oisiveté avec l'exercice, et la gloire avec le
danger. Le charme d'ime profession si bien assortie à tous les
goûts natiu'els de l'homme amènera dans cette canièrc un grand
nombre de concui-rents ; ils réduii'ont le prix du travail, par la
rivalité, à la plus simple subsistance, et en général cette classe
d'aventuriers sera pauvi'e.
Troisième im-onvénient. La chasse ayant des saisons particulière.*,
il y am-a des intervalles où l'activité du chasseiu- sera enchaînée. 11
ne reviendi'a pas aisément d'ime vie errante à une vie sédentaire, de
l'indépendance à l'assujétissement, et d'ime habitude d'oisiveté à
ime habitude de travail. Accoutumé, comme le joueur, à \ivi-e de
chances et d'espérances, un petit salaii'e fixe a peu d'attraits pour
lui. C'est donc un état qui doit porter rhommc au crime par* la
misère et la fainéantise.
Quatrième inconvénient. L'exercice même de cette profession est
naturellement fécond en délits. Tout ce qu'elle enfante de que-
relles, de procès, de poui'suites, de convictions, d'emprisonnements
et d'autres peines, et plus que suffisant pour en contre-balancer les
plaisirs. Le chasseur, fatigué d'attendi-e vainement sa proie sm'
les grands chemins, épie en secret le gibier des possessions voisines.
Se croit-il observé ? il "se détounie, il se cache, il est fait à la pa-
tience et à la ruse. No voit -il pVa.s de témoins? il ne respecte plus
TITRES QUI CONSTITUENT LA PROPRIETE. 139
de limites, il franchit les fossés, il saute les haies, il dévaste les
enclos, et sa cupidité, trahissant sa prudence, le jette dans des
positions périlleuses dont souvent il ne peut sortir sans malheiu'
ou sans eriinc. — Si la chasse est permise sui" les grands chemins,
n faudra donc une année de gardes pour prévenir les écarts des
chasseurs.
Cinquième i-nconvénient. Laisse-t-on subsister ce droit de chasse, si
peu avantageux quand il s'exerce dans des limites si étroites ? Il faut
dans le code ci^■il et pénal un assortiment de lois pour en déterminer
l'exercice et pour en punir les violations. Cette multiplication des lois
est déjà un mal, parce qu'on ne les multiplie point sans les affaiblù-.
De plus, la sévérité nécessaire pour prévenir des délits si faciles et si
attrayants donne im caractère odieux à la propriété, et place l'homme
opulent dans un état de gueiTe avec ses inchgents voisins. Le moyen
de couper court, ce n'est pas de régler le droit, mais de le supprimer.
La loi prohibitive une fois connue, il ne se formera plus d'attente
pour la jouissance de ce privilège. On ne convoitera pas plus les
perdrix que les poules ; et dans l'esprit de la multitude même, le
braconnage ne se distingiiera plus du larcin.
n est vrai que jusqu'à présent les idées populaires sont en faveui*
de ce di'oit de chasse ; mais s'il faut de la condescendance poiu-
les idées populaii'es, ce n'est que dans les occasions où elles aiu-aient
une grande force, et où l'on ne pourrait pas espérer d'en changer le
cours. Qu'on se donne la peine d'éclairer le peuple, de discuter les
motifs de la loi, de la faire envisager comme un moyen de paix et
de sûi'eté, de montrer que l'exercice de ce ch-oit se réduit presque à
rien, que la vie du chasseur est misérable, que cette ingi-ate pro-
fession l'expose sans cesse au crime, et sa famille à l'indigence et
à la honte, j'ose affirmer que les idées populaii-es, pressées par la
force continue et douce de la raison, prendront en peu de temps ime
direction nouvelle.
Il est des animaux dont la valeur, après leui- mort, ne com-
penserait point les dommages. Tels sont les renards, les loups, les
ours, toutes les bêtes carnassières ennemies des espèces assujéties à
l'homme. Loin de les conserver, U ne s'agit que de les détiim-e.
Un des moyens, c'est d'en donner la propriété au premier oc-
cupant, sans égard au di'oit du propriétaii-e foncier. Tout chasseur
qui attaque des animaux nuisibles doit être considéré comme un
employé de la police. Mais il ne faut admettre l'exception que par
rapport aux animaux capables de faire beaucoup de dégâts*.
* Voyez le troisième volume, ch. xv., des événetnenis coUatifs et ahlatifs par
rajrport a la prapriété. C est là qu'on trouvera l'expUcation de ce mot Titre.
Je n'ai pas voulu revenir ici sur des questions de méthode et de nomenclatiu-e.
140 AUTRE MOYEN d'aCQUÉKIR.
CHAPITRE II.
AUTKE MOTEÎ?^ d'aCQUÉRIH. CONSENTEMENT.
Cependant il peut arriver qu'a^irès avoii' possédé ime chose (à titre
légitime) on voudrait s'en dessaisir, en abandonner la jouissance à
un autre. Cet arrangement sera-t-il confirmé par la loi ? Sans
doute, il doit l'être : toutes les raisons qui plaidaient en faveur de
l'ancien propriétaire ne sont plus de son côté, et plaident en faveur
du nouveau. D'ailleurs, il faut que le propriétaire antérieur ait
eu quelque motif pour abandonner sa propriété. Qui dit motif dit
plaisir ou l'équivalent : jplaisir cVamitié ou de bienveillance, si la
cliose se donne pour rien ; plaisir cV acquisition, s'il en fait un moyen
d'échange ; bien de la sûreté, s'il l'a donnée pour se sauver de
quelque mal; plaisir de réputation, s'il se propose par là d'acquérir
l'estime do ses semblables. Yoilà donc la somme des jouissances
nécessairement augmentée poui' les deux parties intéressées dans la
transaction. L'acquéreur se met en place du coUateui- poui- les
avantages anciens, et le collateur acquiert un avantage nouveau.
Nous pouvons donc établir comme une maxime générale que toute
aliénation emporte avantage. Un bien quelconque en est toujoiirs
le résultat.
S'agit-il d'im échange ? Yoilà deux aliénations dont chacune
a ses avantages séjjarés. Cet avantage pour chacim des contractants
est la diiféi'ence entre la valeur qu'avait pour lui la chose qu'il
cède et la valeur de la chose qu'il acquiert. A chaque transaction
de cette espèce, il y a deux masses de jouissances nouvelles. C'est
en cela que consiste le bien du commerce.
Observez que dans tous les arts il est beaucoup de choses qui ne
peuvent se produii-e que par le concours d'im grand nombre d'ouvriers.
Dans tous ces cas, le travail d'un seul n'aurait aucune valeur ni pour
lui ni pour les autres, s'il ne pouvait être échangé.
II. Catises cV invalidité pour les échanges.
Il est des cas où la loi ne doit point sanctionner ces échanges, et
oh les intérêts des parties doivent être réglés comme si le marché
n'existait pas : parce que, au lieu d'être avimtageux, l'échange se
trouverait nuisible, soit à l'une des parties, soit au public. On peut
ranger toutes les causes qui invaKdent les éclianges sous les neuf
chefs suivants :
1. Réticence indue.
2. Fraude.
CONSENTEMENT. 141
3. Coercition indue.
4. Subornation.
5. Supposition erronée d'obligation légale.
6. Supposition erronée de valem'.
7. Intei'diction. — Enfance. — Démence.
8. Chose prête cà devenir nuisible par rechange.
9. Défaut de di'oit de la part du collateur.
1, Réticence indue. Si l'objet acquis se trouve être d'une valeur
inférieure à celle qui avait seni de motif à l'acquisition, le pro-
priétaire nouveau éprouve un regret et ressent la peine d'attente
trompée. Si cette valeur est au-dessous de celle qu'il a lui-même
donnée en échange, au lieu d'un gain, il a fait une perte. Il est
vrai que l'autre partie a fait un profit, mais hien de gain n'est pas
équivalent à mal de perte. J'ai payé dix louis pour im cheval qui
les vaudrait s'il était en santé ; mais comme il est poussif, il n'en
vaut que deux. Voilà pour le vendeur un gain de huit louis, et
pour moi, une perte de la même somme. Qu'on pèse ensemble les
intérêts dos deux parties, le marché n'est pas avantageux, mais le
contraii'e.
Cependant si, à l'époque du marché, cette dégradation de valeur'
n'était pas connue du propriétaii'e antérieur, poui-quoi le marché
serait-il nul ? Pourqvioi serait-il contraint à faii'e im rechange désa-
vantageux ? La perte devant tomber sur quelqu'un, pom-quoi la
ferait-on tomber sur lui plutôt que sur l'autre ?
Supposé même qu'il connût cette circonstance qui déprécie la
valeur de la chose, était-ce à lui à la faire connaître de son propre
chef plutôt qu'à l'acheteur à l'interroger là-dessus ?
Voilà deux questions qui doivent toujoiu-s accompagner le moyen
d'invalidité résultant de la réticence indue. Le vendeur connais-
sait-il l'existence du défaut ? Le cas est-il du nombre de ceux
où il devait être obHgé de le révéler ? La solution de ces questions
exige trop de détails et de recherches pour trouver place ici, d'autant
plus qu'on ne peut pas faire ime réponse qui embrasse tout, mais
qu'il faut diverses modifications selon les différentes espèces de
choses.
2. Fraude. Ce cas est plus simple que le précédent. On ne
doit jamais souifrir une acquisition fi-auduleuse, si on peut l'em-
pêcher. C'est un délit qui approche du larcin. Vous avez demandé
au vendeur si le cheval était poussif; il vous a répondu négative-
ment, sachant le contraire. Sanctionner le marché, ce serait ré-
compenser un délit. Ajoutez la raison du cas précédent, savoir, le
mal pour l'acheteur plus grand que le bien poiu- le vendeur, et vous
verrez que cette cause d'invalidité est bien fondée.
142 AUTRE MOYEN d'aCQUKRIR.
3. n en est de môme de la coercition indue. Le vendeur dont le
cheval ne valait que deux louis vous a contraint par des violences ou
des menaces à l'acheter poiu' dix. Supposé que vous eussiez con-
senti à en payer deux, le sui'plus est autant de gagné par un délit.
n est \Tai que cette perte était pour vous un avantage en compa-
raison du mal dont vous étiez menacé en cas de refus ; mais ni cet
avantage comparatif, ni celui du délinquant, ne saui'aient contre-
balancer le mal du délit.
4. Il en est de même de la subornation. J'entends 2)ar suborna-
tion le piix d'un service qui consiste à commettre un crime, comme
de l'argent offert à im homme pour l'engager à une fausse déposi-
tion. Il y a deux avantages dans ce marché, celui du suborné et
celui du suborneui' ; mais ces deux avantages ne sont nullement
égaux au mal du délit.
J'observe en passant que dans le cas de la fi'aude, de la coercition
indue, et de la subornation, la loi ne se contente pas d'annuler
l'acte ; elle lui oppose un contre-poids plus fort par les peines.
5. Supposition erronée cVohligation légale. Vous avez fait livrer à
un homme votre cheval, croj-ant que votre intendant le lui avait
vendu, et cela n'est pas arrivé. — Tous avez fait livi-er à un homme
votre cheval, dans l'opinion qu'il était autorisé par le gouvernement
à se le faii'e céder pour le service de l'État, mais il n'avait point de
commission pareille ; en un mot, vous avez cm vendi'e par obligation
légale, et cette obligation n'existait pas. Si l'aliénation devait se
confirmer, après l'erreiu' découverte, l'acheteur se trouverait avoir
fait un gain inespéré, le vendem' une perte imprévue. Or, comme
nous l'avons vu, bien de gain ne peut pas se comparer à mal de perte.
D'ailleiu's ce cas peiit rentrer dans celui de la coercition indue.
6. Supposition erronée de valeur. Si, en aliénant une chose, j'ignore
une circonstance qui tend à en augmenter la valeur, en découvi-ant
mon eiTeuT, j'éprouverai le regret d'une perte. — Mais est-ce là un
moyen convenable d'invalidité ? D'une part, si on admet ces causes
de nullité sans restriction, on risque de jeter im grand décom-age-
ment siu' les échanges : car où est la sûreté pour mes acquisitions si
le propriétaire antériem* pouvait rompre le marché : en disant : ''Je
ne savais pas ce que je faisais." D'une autre part, il y aurait tme
peine de regret bien vive si, après avoir vendu im diamant pom*
un morceau de cristal, on n'avait aucun moyen d'en revenir. — Pour
tenir la balance égale entre les parties, il faut se prêter à la diversité
des circonstances et des choses. Il faut toujours examiner si l'i-
gnorance du vendeui- n'était point le résultat de la négligence, et
même en résiliant le marché, si le cas le demande, il faudrait avant
tout pourvoir à la sûreté de l'acquéreur intéressé à sa confirmation.
CONSENTEMENT. 143
Ceptndtmt, il se peut qu'ime convention, exempte de tous ces
défauts, se trouve en fin de compte désavantageuse. Yous n'aviez
acheté ce cheval que pour un voyage, et ce voyage ne se fait pas. —
Vous étiez prêt à partir, le cheval tombe malade et meiu't. — Yous
partez, le cheval vous renverse et vous vous cassez la jambe. — Yous
montez le cheval, mais c'est poui' aller voler sur les grands chemins.
La fantaisie qui vous l'avait fait acheter étant passée, vous le revendez
à perte. — On i)eut multiplier à l'infini les cas éventuels où luie
chose, quelle qu'elle soit, acquise en raison de sa valeiu', devient
inutile, ou onéreuse, ou funeste, soit à l'acquéreur, soit à autrui.
Ne sont-ce pas des exceptions à l'axiome que toute ahénation em-
porte avantage ? Ne sont-ce pas des moyens raisonnables d'in-
validité comme les autres ?
Non. Tous ces événements défavorables ne sont que des affaires
d'accident, et postérieurs à la conclusion du marché. Le cas ordi-
naire est que la chose vaille ce qu'elle vaut. L'avantage total des
échanges avantageux est plus qu'équivalent au désavantage total des
marchés défavorables. Les gains du coinmerce sont plus grands
que les pertes, puisque le monde est plus riche à présent que dans
son état sauvage. Les aliénations en général doivent donc être
maintenues. Mais annuler les aliénations poui- des pertes acci-
dentelles, ce serait intcrdii-e en général les aliénations, car personne
ne voudrait vendre, personne ne voudi-ait acheter, si le marché pou-
vait à tout moment se trouver nul, au moyen de quelque événement
subséquent qu'il serait impossible de prévenir ni de prévoir.
7. n y â des cas où, prévoyant le mal des conventions, le légis-
lateur les prohibe d'avance. C'est ainsi qu'en plusieui's pays, on
interdit les prodigues, c'est-à-dire, on déclare invalides tous les
marchés qui seraient contractés avec eux. Mais on commence par
constater le danger, c'est-à-dire la disposition qui rend le prodigue
impropre à gouverner ses affaires : tout le monde est averti, ou du
moias poui-rait l'être, de l'impuissance dont il se trouve frappé par
la main tutélaire de la justice. L'interdiction existe partout pour
les deux cas analogues de l'enfance et de la démence : je dis ana-
logues, car ce qu'est un enfant poiu- un temps qu'on peut assez bien
déterminer, quoique par une démarcation toujoiu-s plus ou moins
arbitraire, im insensé l'est pour un temps indéterminable ou per-
pétuel. Les raisons sont les mêmes que dans le cas précédent.
Les mineurs et les insensés sont par état ou ignorants, ou téméraires,
ou prodigues. On le présume ainsi par ime indication générale, qui
n'a pas besoùi d'être constatée par des preuves particulières.
On voit bien que, dans ces trois cas, l'interdiction ne peut s'étendre
qu'à des choses d'une certaine importance. L'appliquer aux petits
144 AUTRE MOYEN D^ACQUKRIR.
objets de consommation journalière, ce serait condamner ces trois
classes à moxirir de faim.
8. La loi invalide encore les marchés par la considération de
quelque inconvénient probable qui peut en résulter.
J'ai une terre située aux confins de l'État : acquise par la puissance
limitrophe, elle pourrait devenir le foyer de quelques intrigues hos-
tiles, ou favoriser des préparatifs dangereux à ma patrie. Que je
songeasse à cet effet ou non, la loi doit j penser pour le public. Elle
doit prévenir le mal en refusant d'avance à de tels marchés le sceau
de sa garantie*.
Les entraves qu'on a cni devoir mettre au débit des drogues
capables d'être employées en guise de poisons appartiennent à ce
même chef. Jl en serait de même de la défense de vendre des
armes meurtrières, tels que les stylets, dont on fait \m usage si fré-
quent en Italie, dans les querelles les plus communes.
C'est au même motif, bien ou mal fondé, qu'il faut rapporter toutes
les prohibitions relatives à l'introduction ou au débit de certaines
marchandises.
Dans la plupart de ces cas, l'usage est de dire que le marché est
nul en soi-même. H ne faut qu'ouvrir les livres de droit jîour voir
combien de galimatias on a fait sur cette notion erronée, et dans
quels embarras on est tombé pour n'avoir pas saisi la seule cause
d'invalidité pour les marchés faits dans ces circonstances ; c'est qu'il
en résulte j^lus de mal que de bien.
Après avoii" dit que ces conventions sont nulles en elles-mêmes, il
faudiait en conclm-e, poiu' être conséquent, qu'elles ne doivent avoir
aucim effet, qu'il faut les anéantir, n'en laisser aucune trace. Ce-
pendant il est bien des cas où il suffit de les modifier, d'en corriger
l'inégalité par des compensations, sans altérer le fonds de la conven-
tion primitive.
Aucun mai'ché n'est nul en soi-même, aucun n'est valide en soi-
même. C'est la loi qui, dans chaque cas, leur donne ou leur refuse
la validité. Mais, soit pour les permettre, soit pour les interdire, il
lui faut des raisons. La génération éqmvoque est bannie de la saine
physique : un jour peut-être on la bannii-a de la jiuisprudence. Ce
nul en soi est précisément une génération éqmvoque.
* La plupart des Etats, sans y penser peut-être, ont obvié à ce danger par une
loi générale qui interdit aux étrangers l'acquisition des biens-fonds. Mais on
est allé trop loin. La raison de la défense ne s'étend point au delà du cas par-
ticulier dont j'ai fait mention. L'étranger qui veut acheter un immeuble dans
mon pays lui donne la preuve la moins éqmvoque de son affection, et le gage le
plus si'ir de sa bonne conduite. L'État ne peut qu'y gagner, même sous le simple
rapport de finance.
CONSENTEMENT. 145
III. Des obstacles mis à V aliénation des biens-fonds.
Dire que le pouvoir d'aliéner est utile, c'est assez cUre que les dis-
positions qui tendent à Tandantir sont en général pernicieuses.
Ce n'est que sur les immeubles qu'on a exercé cette inconséquence,
soit par des substitutions, soit par des fondations inaliénables ; et
cependant, outre les raisons générales, il y en a de paiiiculières en
faveur du pouvoir d'aliéner les ten-es.
1. Celui qui cherche à se défaire d'un fonds montre assez qu'il ne
lui convient pas de le garder : il ne peut ou ne veut rien employer à
l'améliorer ; souvent même, il ne peut s'abstenir d'en dégrader la
valeur future pour satisfaii-e à un besoin présent. Au contraire,
celui qui cherche à racquérû- n'a sûrement pas l'intention de le dé-
grader, et il est probable qu'il se propose d'en augmenter la valeur.
Il est vrai que le même capital qui serait employé à l'amélioration
d'une terre peut l'être également dans le commerce ; mais quoique
le bénéfice de ces deux emplois puisse être le même pour les indi-
vidus, il ne l'est pas pour l'État. La portion de richesse qui s'ap-
plique à l'agriculture est plus fixe ; celle qui s'api^lique au commerce
est plus fugitive. La première est immobile, la seconde peut se
transporter au gré du propriétaire.
2. En mettant im immeuble en gage, on peut se procurer un
capital productif. Ainsi ime partie de la valeur d'une ten-e peut
être employée à en améliorer une autre qui, sans cette ressource,
n'aurait pu l'être. Empêcher l'aliénation d'un bien-fonds, c'est donc
diminuer le capital productif à peu près au montant de sa valeur
vénale; car, poiu- qu'une chose sei-ve de gage, U faut qu'elle soit
capable d'être aliénée.
n. est vrai qu'il ne s'agit ici que d'un emprunt : il n'y a lîoint de
nouveau capital créé par l'engagement. Ce même capital aurait pu
recevoii' une destination non moins utile dans les mains où il se
trouvait ; mais il faut observer que plus il y am*a de moyens de placer
des capitaiix, plus H en viendra dans le pays. Celui qui pro%-ient de
l'étranger foi-me une addition nette à celui des regnicoles.
Ces entraves sm* l'aliénation, quoique réprouvées par les plus saines
notions d'économie politique, subsistent presque partout. H est vi'ai
qu'elles ont diminué graduellement à mesure que les gouvernements
ont mieux entendu les intérêts de l'agiicultiu-e et du commerce ; mais
il y a encore trois causes qui opèrent pom* les maintenir.
La première est le désir de prévenir la prodigalité. Mais il n'est
pas nécessaire pour obvier à ce mal d'empêcher la vente des teiTes, il
^iiffit d'en protéger la valeur, en ne la laissant point à la disposition
de l'individu. En un mot, le moyen spécifique contre cet incon-
vénient, c'est l'interdiction.
146 AUTRE MOYEN d'aCQUÉRIR. CONSENTEMENT.
La seconde est l'orgueil de famille, joint à cette illusion agréable
qui nous peint l'existence successive de nos descendants comme une
prolongation de la nôtre. Leur laisser la même richesse en valeur
n'est point assez pour satisfaire l'imagination : il faut leur assurer
les mêmes fonds, les mêmes maisons, les mêmes objets en nature.
Cette continuité de possession paraît une continuité de jouissance, et
présente un point d'appui à un sentiment chimérique.
La troisième cause est l'amom- du pouvoir, l'envie de dominer après
sa mort. Le motif précédent supposait une postérité, celui-ci n'en
suppose point. C'est à cette cause qu'il faut rapporter les fondations,
celles qiù ont un objet d'utilité, bien ou mal entendue, comme celles
qui ne reposent que sur des fantaisies.
Si la fondation consiste purement à distribuer des bénéfices, sans
imposer aucune condition, sans exiger aucun service, elle paraît assez
innocente, et sa continuation n'est pas un mal. 11 faudrait en ex-
cepter des fondations d'aumône, appliquées sans discernement, et
propres à soudoyer la mendicité et la paresse. Les meilleurs de ces
établissements sont ceux de charité pour des pauvres d'une condition
jadis un peu élevée ; moyen qui présente à ces infortunés im soulage-
ment plus libéral que la règle générale n'aurait pu permettre.
Quant aux bénéfices qui ne s'accordent qu'à condition de remplir'
certains devoirs, comme les collèges, les couvents, les églises, leur
tendance est utile, — ^indifférente — ou nuisible, smvant la nature des
devoirs exigés.
Une singularité qui mérite d'être observée, c'est qu'en général ces
fondations, ces lois particidières que l'individu établit par l'indvdgence
du souverain, ont éprouvé plus de respect que les lois publiques qui
dérivent directement du souverain lui-même. Lorsqu'im législateur
a voulu lier les mains à son successeur, cette prétention a paini ou
inconséquente ou futile. Les particuliers les plus obscurs se sont
arrogé ce privilège, et on n'a pas osé y porter atteinte.
Il semble que des biens-fonds laissés à des corporations, à des
couvents, à des églises, doivent se dégrader. Indifférent pour des
successeurs qui ne lui sont point liés par le sang, chaque propriétaire
passager doit épuiser autant qu'il peut une possession viagère, et
négliger l'entretien, sm-tout dans sa vieillesse. Cela peut arriver
quelquefois : cependant il faut rendi-e justice aux communautés reli-
gieuses. EUes se sont plus souvent distinguées par une bonne que
par une mauvaise économie. Si lem' situation enflamme leur cupidité
et leur avarice, elle réprime aussi le faste et la prodigalité. S'il y a
des causes qui excitent leur égoïsme, il y en a d'autres qui le com-
battent par ce qu'on appelle esprit de corj)S.
Il n'est pas besoin de s'étendre sur les propriétés publiques, c'est-
AUTRE MOYEN d'aCQUÉRIR. — SUCCESSION. 147
à-dire, sur les choses dont l'usage est au public, telles que les che-
mins, les églises, les marchés. Pour remplir leur but, il faut que
leur durée soit indéfinie, sauf à admettre les changements successifs
que les circonstances peuvent exiger.
CHAPITEE III.
ArTEE MOYEN d'aCQUÉETE. SUCCESSION.
Après le décès d'un individu, comment convient-il de disposer de ses
biens ?
Le législateur doit avoir trois objets en vue dans la loi des suc-
cessions: 1° Pourvoir à la subsistance de la génération naissante.
2° Prévenir les peines d'attente trompée. 3° Tendre à l'égaUsation
des fortunes.
L'homme n'est pas un être solitaire. À un petit nombre d'excep-
tions près, chaque homme a un cercle plus ou moins étendu de com-
pagnons qui lui sont unis par les liens de la parenté ou du mariage,
par l'amitié ou par les services, et qui partagent avec lui dans le fait
la jouissance des biens qui lui appartiennent exclusivement dans le
droit. Sa fortime est ordinairement pour plusie^xrs d'entre eux
l'unique fonds de subsistance. Pour prévenir les calamités dont ils
seraient les victimes, si la mort qui les prive de leur ami les privait
aussi des secours qu'ils tiraient de sa fortune, il faut savoir quels sont
ceux qui en jouissaient habituellement, et dans quelle proportion ils
y participaient. Or, comme ce sont là des faits qu'il serait impos-
sible de constater par des preuves directes, sans se jeter dans des
procédures embarrassantes et des contestations infinies, il a fallu s'en
rapporter à des présomptions générales, seule base sur laquelle on
puisse établir une décision. La part habituelle de chaque sur^'ivant
dans les possessions du défunt doit se présumer par le degré d'affec-
tion qui a dû subsister entre eux : et ce degré d'affection doit se
présumer par la proximité de parenté.
Si cette proximité était l'unique considération, la loi des succes-
sions serait bien simple. Dans le premier degré, par rapport à vous,
sont tous ceux qui vous sont liés sans aucune personne iatermédiaire,
votre femme, votre époux, votre père, votre mère et vos enfants.
Dans le second degré, tous ceux dont la Liaison avec vous exige l'in-
tervention d'une seule personne, ou d'un seul couple de personnes
intermédiaires, vos grand-pères et vos grand'mères, vos frères et
sœurs, et vos petits-enfants. Dans le troisième degré viennent ceux
l2
148 AUTRE MOYEN d'aCQUÉRIR.
dont la liaison suppose trois générations intermédiaires, vos bisaïeuls
et bisaïeules, vos arrière-petits-enfants, vos oncles et tantes, neveux
et nièces.
Mais cet arrangement, quoiqu'il eût toute la perfection possible du
côté de la simpHeité et de la régularité, ne répondrait pas bien au
but politique et moral. Il ne répondrait pas mieux au degré d'affec-
tion dont il serait censé fournil' la preuve présomptive ; et il n'ac-
complirait point l'objet principal, qui est de pourvoir aux besoins des
générations naissantes. Laissons donc cet arrangement généalogique
pour en adopter un qui soit fondé sur l'utilité. Il consiste à donner
constamment à la ligne descendante, quelque longue qu^elle soit, la pré-
férence sur la ligne ascendante et composée ; à donner à l'infini aux
descendants de chaque parent la préférence sur tous ceux auxquels
on ne pouiTait arriver qu'en faisant im pas de plus dans la Hgne
ascendante.
Il anivera pom-tant que les présomptions d'affection ou de besoin
qui sen'cnt de fondement à ces règles seront souvent en défaut dans
la pratique, et que, par conséquent, les règles mêmes s'éloigneront
de leui' but. Mais le pouvoir de tester offi'e, comme nous le verrons,
un remède efficace à l'imperfection de la loi générale, et c'est la prin-
cipale raison pour le conserver.
Yoilà pour les principes généraux. Mais comment faut -il les ap-
pliquer dans le détail quand il s'agit de prononcer entre une foule de
concurrents ?
Le modèle d'im statut peut tenir lieu d'un grand nombre de dis-
cussions.
Aeticle premier. Point de distinction entre les se.ves : ce qui est
dit par rapport à Vun s'étend à Vautre. La part de l'un sera toujours
égale à la part de l'autre.
Eaison. Bien de Végalité. — S'il y avait quelque différence, eUe
devrait être en faveui' du plus faible, en faveur des femmes qui ont
plus de besoins, moins de moyens d'acquéiir et de faii*e valoir ce
qu'elles ont. Mais le plus fort a eu toutes les préférences. Pour-
quoi ? parce que le plus fort a fait les lois.
Art. 11. Après la mort de Tépoiuv, la veuve conservera la moitié des
biens commtois : saiif à régler autrement par le contrat de mariage.
Art. m. L'autre moitié se distribuera entre les enfants à p)ortions
égales.
liaisons. 1° Égalité d'affection de la part du père. 2° Égalité de
cooccupation de la part des enfants. 3° Egalité de besoins. 4° Égalité
de toutes les raisons imaginables de part et d'autre. Les différences
d'âge, de tempérament, de talent, de force, etc., peuvent bien pro-
duire quoique différence en fait de besoin : mais il n'est pa.s possible
SUCCESSION. 149
aux lois de les apprécier. C'est au pure à y pourvoir au moyen du
di'oit de tester.
Art. IY. Si un enfant à toi, décédé avant toi, laisse des enfants, sa
part se distribuera entre eux à portions égales : et ainsi pour tous des-
cendants à V infini.
Remarcpies, C'est la distribution par souches préférée à celle par
têtes, pour deux raisons : 1° Pour prévenir la peine d\ittente trompée.
Que la part de l'aîné se trouve diminuée par la naissance de chaque
cadet, c'est un événement natm-el sui- lequel son attente a dû se former.
Cependant, en général, quand un des enfants commence à exercer sa
faculté reproductive, celle du père est à peu près à son terme. À
cette époque, les enfants doivent se croire arrivés au terme des dimi-
nutions que leui's parts respectives doivent éprouver. Mais si chaque
petit-fils ou petite-fille opérait ime diminution égale à celle qu'a
opérée chaque fils ou chaque fille, la diminution n'aïu'ait plus de
bornes. Il n'y aurait plus de données certaines sui- lesquelles on pût
asseoir un plan de vie.
2" Les petits-enfants ont pom' ressoiu'ce immédiate les moyens de
lem- père défunt. Leur habitude de cooccupation, détachée de leur
aïeul, a dû s'exercer par préférence, sinon même exclusivement, sur
les fonds de l'industrie paternelle. Ajoutez qu'ils ont dans les biens
de leur mère et de ses parents une ressource où les autres enfants de
leiu' grand-père n'ont aucune part.
Art. y. Si tu n'as point de descendants, tes biens iront en commun
à tes père et mère.
Remarques. Pourquoi aux descendants avant les autres ? 1° Supé-
i-ioi'ité d'affection. Tout autre arrangement serait contraire au cœur
paternel. Nous aimons mieux ceux qui dépendent de nous que ceux
de qui nous dépendons. Il est plus doux de régner que d'obéir.
2° Supériorité de besoins. Il est certain que nos enfants ne peuvent
exister sans nous, ou quelqu'un qui prenne notre place. Il est pro-
bable que nos pères peuvent exister sans nous, puisqu'ils ont existé
avant nous.
Pourquoi la succession passe-t-elle aux père et mère plutôt qu'aux
frères et sœurs ? 1° La parenté étant plus immédiate fait présumer
une affection supérieure. 2" C'est une récompense poui* des services
rendus, ou plutôt un dédommagement des peines et des frais de
l'éducation. Qu'est-ce (pii forme la part-nté entre mon frère et moi ?
Notre relation commime au même père et à la même mère. Qu'est-
ce qui me le rend plus cher que tout autre compagnon avec qui
j'aurais passé une égale portion de ma vie ? c'est qu'il est plus cher
à ceux qui ont mes premières affections. — Il n'est pas sûr (jue je lui
sois redevable de rien, mais il est sûr que je leur suis redevable dç
150 AUTRE MOYEN D^ACQUÉRIR,
tout. Aussi dans toutes les occasions où les titres plus forts de mes
enfants ne s'y opposent pas, je leur dois des indemnités auxquelles un
frère ne saurait prétendre.
Aet. TI. Si tu as perdu Vun des deuoc, la part du défunt ira
à ses descendants, de la même manière qu^elle serait allée aux
tiens.
Remarques. Dans les famiUes pauvres, qui n'ont pour tout bien
que les meubles du ménage, il vaut mieux que tout aille par indivis
au survivant, père ou mère, à la charge de pourvoir' à l'entretien des
enfants. Les frais de la vente et la dispersion des effets ruineraient
le survivant, tandis que les parts, trop petites pour sei-vir en guise de
capital, seraient bientôt dissipées.
AnT. YII. Faute de tels descendants, tes biens iront en entier au
survivant.
Abt, YIII. Si tous deux sont morts, tes biens seront distribués
comme ci-dessus entre leurs descemlants.
Akt. IX. Mais de façon que la part du demi-sang ne sera que l<t
moitié de la part du sang entier, tant qu'il y en a de cdui-ci.
Raison. Supériorité d'affection. De deux liens qui m'attachent à
mon frère, il n'y en a qu'un qui m'attache à mon demi-frère.
Aet. X. Au défaut deparents dans les degrés susdits, les biens seront
appliqués au fisc.
Aet. XI. Mais à comlition d'en distribuer les intérêts, en forme de
rente viagère, entre tous les parents en ligne ascendante à degré quel-
conque, àportio)is égales.
Remarques. Cette partie de la loi peut être suivie ou retranchée
selon l'état d'un pays, par rapport aux impôts ; mais je ne saurais
découvrir aucune objection solide contre cette ressource fiscale. Les
collatéraux qui se trouvent exclus, dit-on, peuvent être dans le be-
soin ; mais ce besoin est im incident trop casuel pour fonder une
règle générale. Us ont pour ressource naturelle la propriété de leurs
auteurs respectife, et ils n'ont pu asseoir leur attente et fixer leur plan
de vie que sur cette base. Du côté même de l'oncle, l'attente d'hé-
riter d'im neveu ne peut être que faible, et il suflira d'une loi posi-
tive pour réteindre sans violence, ou pour l'empêcher de naître.
L'oncle n'a pas les titres du père ou du grand-père. Il est vrai qu'en
cas de mort de ceixx-ci, l'oncle peut avoir pris leur place et tenu lieu
de père à son neveu. C'est là une circonstance qui mérite l'attention
du législateur. Le pouvoir do léguer pourrait répondre au but ; mais
ce moyen d'ob^•ier aux inconvénients de la loi générale serait nul
dans le cas où le neveu viendrait à moiirir dans un âge tendi-e, avant
qu'il eût la faculté de tester. Si donc on voulait adoucir cette dis-
position fiscale, le premier écai't de la règle devrait être en faveur de
SUCCESSIOiV. 151
l'oncle, soit par rapport au principal, soit par rapport à l'intérêt
seulement.
AfiT. XII. Pour opérer la division entre plusieurs héritiers, lu niasse
sera mise à l'encan, sauf à eux de preiulre tout autre arrangement s'ils
sont d'accord.
Remarque. C'est l'unique moyen de prévenir la communauté des
biens, aiTangement dont nous montrerons ailleui's les conséquences
pernicieuses. — Les eiFets de l'héritage, qui peuvent avoir une valem-
d'affection, trouveront leur vrai prix dans la concurrence des
héritiers, et tourneront à l'avantage commun sans occasionner de ces
disputes qui produisent dans les familles des animosités durables.
AnT. XIII. En attendant la vente et la division, tout sera remis au
inâle majeur le plus âgé ; sauf à la, justice de prendre d'autres ar-
rangements, pour crainte de mauvaise gestion déclarée en connaissance
de cause.
Remarque. Les femmes, en général, soint moins propres aux
affaires d'intérêt et d'embarras que les hommes. !5Iais telle femme,
en particulier, pourrait avoir une aptitude supérieiire : indiquée par
le voeu général des parents, elle devrait obtenir la préférence.
Art. XIY. Au défaut du mâle majeur, tout sera remis au tuteur
du mâle le plus âgé ; sauf le pouvoir discrétionnaire, comme dans
l'article précédent.
Aet. XV. La succession qui tombe au fisc, faute d'héritiers naturels,
sera pareillement mise à l'encan.
Remarque. Le gouvernement est incapable de tii'er le meilleur parti
des biens spécifiques : l'administration de ces biens lui coûte beau-
coup, lui rapporte peu, et les livre au dépérissement. C'est une
vérité qui a été portée jusqu'à la démonstration par Adam Smith.
n me semble que ce projet de statut est simple, concis, facile à
entendre ; qu'il est peu favorable à la chicane, à la fraude, à la di-
versité des intei'prétations ; qu'enfin, il est analogue aux affections
du cœur humain, aux penchants habituels qui naissent des relations
sociales, et par conséquent propre à se concilier l'approbation de ceux
qui jugent par sentiment, et l'estime de ceux qui apprécient les
raisons.
Ceux qui reprocheraient à ce plan d'être trop simple, et qui trou-
veraient qu'à ce prix la loi ne serait plus une science, pourraient
trouver de quoi se satisfaii-e et même de quoi s'étonner dans le la-
byrinthe du droit commim anglais sur les successions.
Pour donner aux lecteurs une idée de ces difficultés, il faudrait
commencer par un dictionnaire tout nouveau pour eux ; puis, quand
ils verraient les absurdités, les subtilités, les cruautés, les fraudes
qui abondent dans ce système, ils imagineraient que j'ai fait ime
152 TESTAMENTS.
satire, et que je veux insulter une nation d'ailleurs si justement re-
nommée poui' sa sagesse.
D'un autre côté, il faut voir ce qui réduit ce mal dans des limites
assez resserrées, c'est le di'oit de tester. Ce n'est que dans les suc-
cessions ah intestat qu'on est obligé de passer par les routes tortueuses
de la loi commime. On peut comparer les testaments aux pardons
arbitraires qui corrigent la dureté des lois pénales.
CHAPITRE IV.
DES TESTAMENTS.
1 . La loi, ne connaissant pas les individus, ne saui-ait s'accommoder
à la diversité de leurs besoins. Tout ce qu'on peut exiger d'cUe,
c'est d'ofEiir la mcilleiu'e chance possible de répondre à ces besoins.
C'est à chaque propriétaii'e, qui peut et qui doit connaître les cii'con-
stanees où ceux qui dépendent de lui se trouveront après sa mort, à
corriger les imperfections de la loi dans les cas qu'elle n'a jm prévoir.
Le pouvoii' de tester est un instrument mis dans les mains des indi-
vidus pour prévenir des calamités privées.
2. On peut considérer le même pouvoir comme un instniment
d'autorité confié aux individus pour encoui-ager la vertu et réprimer
le vice dans le sein des famiUes. La puissance de ce moyen, il est
vrai, peut être tournée en sens contraire ; heureusement ces cas
seront une exception. L'intérêt de chaque membre de la famille
est que la conduite de chaque autre soit conforme à la vertu, c'est-
à-dire, à l'utilité générale. Les passions peuvent occasionner des
(•carts accidentels, mais la loi doit se régler sur le cours ordinaire
des choses. La vertu est le fonds dominant de la société ; on voit
même des parents \icieux se montrer aussi jaloux que les autres de
l'honnêteté et de la réputation de leiu's enfants. Tel homme peu
scrupuleux dans ses affaires serait au désespoir que sa conduite
secrète fût connue dans sa famille, et il ne cesse, au milieu des
siens, d'être l'apôtre de la probité dont il a besoin dans ceux qui le
servent. À cet égard, chaque propriétaire peut obtenir" la confiance
de la loi. Revêtu du pouvoir de tester, qui est une branche de la
législation pénale et rémunérative, il peut être considéré comme im
magistrat préposé poiu' conserver le bon ordre dans ce petit État
qu'on appelle famiUe. Ce magistrat peut prévariquer, et même
comme il n'est contenu dans l'exercice de son pouvoir, ni par la
publicité ni par la responsibilité. il sera plus sujet, ce semble, à
m abuser qu'un autre : mais ce danger est plus que contre-balancé
TESTAMENTS. 153
par les liens d'intérêt et d'affection qui mettent ses penchants d'ac-
cord avec ses devoii-s. Son attachement naturel pom- des enfants ou
des proches est un gage de sa bonne conduite, qui donne autant de
sécurité qu'on peut s'en prociu-er sm- celle du magistrat politique.
En sorte qu'à toiit considérer, l'autorité de ce magistrat non com-
missionné, outre qu'elle est absolument nécessaii'e aux enfants mi-
neui's, se trouvera plus souvent salutaire que nuisible pom- les
adultes eux-mêmes.
3. Le pouvoii- de tester est avantageux sous un autre aspect : c'est
un moyen de gouverner sous le caractère de maître, non pour le bien
de ceux qui obéissent, comme dans l'article précédent, mais poiu' le
bien de celui qui commande. On étend ainsi le pouvoir' de la géné-
ration présente sur une portion de l'avenir, et l'on double en quelque
façon la richesse de chaque propriétaire. Au moyen d'une assigna-
tion sur un temps où il ne sera plus, il se procure une infinité d'avan-
tages par delà ses facidtés actuelles. — En continuant au delà du
terme de la minorité la soumission des enfants, on augmente le dé-
dommagement des soins paternels, on donne au père une assiu'ance
de plus contre leiu' ingratitude ; et quoiqu'il fût doux de penser que
de pareilles précautions sont superflues, cependant si l'on songe aux
infirmités de la vieillesse, on verra qu'il est nécessaire de lui laisser
toutes ces attractions factices, pour leiu' scr\T.r de contre-poids. Dans
la descente rapide de la vie, il faut lui ménager tous ses appuis, et il
n'est pas inutile que l'intérêt serve de moniteur au devoir.
L'ingratitiide des enfants et le mépris pour la vieillesse ne sont
point des vices communs dans les sociétés civilisées, mais il faut se
souvenir que partout, j)lus ou moins, le pouvoir de tester existe. Ces
^^ces sont-Us plus fréquents où ce pouvoir est plus limité ? Pom"
décider cette question, il faudi-ait observer ce qui se passe dans les
familles pauvres, où il y a peu de chose à léguer ; mais encore cette
manière de juger serait fautive ; car l'influence de ce pouvoir établi
dans la société par les lois tend à former les mœurs générales et en-
suite les mœiu's générales déterminent les sentiments des indi%'idus.
Cette puissance, donnée aux pères, rend l'autorité patcmelle plus
respectable, et tel père qui par son indigence ne peut pas l'exercer
profite à son insu de l'habitude générale de soumission qu'elle a fait
naître.
Cependant, en faisant du père un magistrat, il faut bien se garder
d'en faii'e un tp'an. Si les enfants peuvent avoir des torts, il peut
avok les siens, et do ce qu'on Ird donne le pouvoir de les mettre à
l'amende, il ne s'ensuit pas qu'on doive l'autoriser à les faire mourir
de faim. Ainsi l'institution de ce qu'on appelle en France ime Irt/itimc
est un milieu convenable entre l'anarchie domestique et la tyrannie.
] 54 TESTAxMENTS.
Cette légitime même, on devrait permettre aux pères de l'ôter aux
enfants pour cause aiiiculée par la loi et prouvée juridiquement.
Il se présente une autre question. Un propriétaire aura-t-il le droit
de laisser ses biens à qui bon lui semble, soit à des parents éloignés,
soit à des étrangers, au défaut d'héritiers naturels? — Dans ce cas la res-
source fiscale dont nous avons parlé dans l'article des successions serait
bien diminuée ; elle ne se trouverait plus que dans les intestats. — Ici
les raisons de l'utilité se partagent. Il y aurait un milieu à prendre.
D'un côté, au défaut de i^arents, les services des étrangers sont
nécessaires à un homme, et son attachement pour eux est presque le
même. Il faut qu'il puisse cultiver l'espérance et récompenser les
soins d'un serviteui- fidèle, adoucir les regrets d'un ami qui a vieilli
à ses côtés ; sans parler de la femme à qui il n'a manqué qu'une
cérémonie pour être appelée sa veuve, et des oii^)helins qui sont ses
enfants aux yeux de tout le monde, excepté ceux du législateur.
D'un auti-e côté, si, pour grossir l'héritage du trésor publie, vous
lui ôtez le pouvoir de léguer ses biens à ses amis, ne le forcez-vous
pas de se donner tout à lui-même ? Si son capital ne peut plus être
à sa disposition au moment de sa mort, il sera tenté de le convertir
en annuités sur sa tête. C'est l'encourager à être dissipateur, et
presque faire une loi contre l'économie.
Ces raisons sont préférables sans doute à l'intérêt fiscal. D faudrait
au moins laisser au propriétaii'e qui n'a point de proches parents le
di'oit de disposer de la moitié de ses biens après sa mort, en gardant
l'autre moitié pour le public. Se contenter de moins dans ce cas
serait un moyen peut-être pour avoir plus. Mais il vaut mieux
encore ne point porter atteinte au principe qui permet à chacun de
disposer de ses biens après soi, et ne pas créer une classe de pro-
priétaires qui se regarderaient comme inférieurs aux autres par cette
impuissance légale qui aurait frappé la moitié de leur fortime.
Tout ce qui a été dit des aliénations entre vifs, il faut rapi)liquer
aux testaments. Sur la plupart des points, on s'instniii'a par la
conformité, et quelquefois par le contraste.
Les mêmes causes de nullité qui s'appliquent aux aliénations
entre \ifs s'appliquent aux testaments : excepté qu'à la place de la
réticence indue de la part du receveur, U faut substituer la si(j>po-
sition en'onée de la part du testateur. En voici un exemple. Je
lègue xm certain bien à Titius qui s'est marié avec ma fille, tenant
ce mariage poiu- légitime, et ignorant la mauvaise foi de ce Titius
qai, avant d'épouser ma fille, avidt contracté xm autre mariage,
lequel subsiste encore.
Les testaments sont exposés à un dilemme assez malheureux.
Admet-on leiu- validité quand ils sont faits au lit de mort ? Ils
DROITS SUR SERVICES. MOYENS DE LES ACQUERIR. 155
sont exposés à la coercition indue et à la fraude. Exige-t-on des
formalités incompatibles avec cette indulgence? On expose les
testateurs à se voir privés de secours au moment où ils en ont le plus
grand besoin. Des héritiers barbares peuvent les tourmenter pour
hâter ou assurer l'avantage d'un testament passé dans les formes.
Un moribond qui n'a rien à donner ni à ôter n'est plus à craindre.
Pour réduire ces dangers opposés à lem' moindre terme, il faudrait
beaucoup de détails.
CHAPITRE V.
DEOITS SUR SERVICES. IIOTENS DE LES ACQUÉRIB.
Apres les choses, il reste à distribuer les services : espèce de bien
quelquefois confondue avec les choses, quelquefois s'offirant sous ime
forme distincte.
Combien y a-t-il d'espèces de services? Autant qu'il y a de
manières dont l'homme peut être utile à l'homme, soit en liii pro-
curant quelque bien, soit en le préservant de quelque mal.
Dans cet échange de services qui constitue le commerce social, les
uns sont libres, les autres sont forcés. Ceux qui sont exigés par la
loi constituent des droits et des obligations. Si j'ai des droits sur
les services d'un autre, cet autre est dans un état d^ obligation à mon
égard ; ces deux termes sont corrélatifs.
Dans l'origine, tous les services ont été libres. Ce n'est que par
degrés que les lois sont intervenues pour convertir les plus impor-
tants en droits positifs. C'est ainsi que Finsriturion du mariage a
converti en obligations légales la liaison auparavant volontaii'e entre
l'homme et la femme, entre le père et les enfants. La loi de même
a converti en obligation, dans certains États, le maintien des pau-
vres, devoir qui reste encore, chez la plupart des nations, dans une
liberté indéfinie. Ces devoirs politiques sont, par i-apport aux de-
voirs purement sociaux, ce que sont dans une vaste eommime des
enclos particuliers où l'on soigne une certaine espèce de cultui-e avec
des précautions qm en assurent le succès. La même plante pour-
rait croître dans la commune, et même être protégée par de cer-
taines conventions ; mais elle serait toujours sujette à plus de ha-
sards que dans cette enceinte particulière tracée par la loi et ga-
rantie par la force publiqiie.
Cependant, quoi que fasse le législateur, il est im grand nombre
de sei-vices sur lesquels il n'a point de prise : il n'est pas possible de
les ordonner, parce qu'il n'est pas possible de les défuiii-, ou même
156 DROITS SUR SERVICES.
parce que la contrainte changerait leur natui'e, et en ferait un mal.
Il faudrait, pour en punir les violations, un appareil de recherches
et de peiaes qui jetterait l'épouvante dans la société. D'ailleiU's la
loi ne connaît pas les obstacles réels ; elle ne peut pas mettre en
activité les forces cachées; elle ne peut pas créer cette énergie,
cette surabondance de zèle qui sui'monte les difficultés et va mille
fois plus loin que les ordres.
L'imperfection de la loi sur ce point est corrigée par ime espèce
de loi sujîplémentaii-e, c'est-à-dii-e, par le code moral ou social,
code qui n'est point écrit, qui est tout entier dans l'opinion, dans les
mœ\irs, dans les habitudes, et qui commence où le code législatif
jSnit. Les devoirs qu'il prescrit, les services qu'il impose, sous les
noms d'équité, de patriotisme, de coui-age, d'humanité, do générosité,
d'honuem-, de désintéressement, n'emprantent pas dii-ectement le
secoirrs des lois, mais dérivent leur force des autres sanctions, qui
leur prêtent des peines et des récompenses. Comme les devoirs de
ce code secondaire n'ont pas l'empreinte de la loi, leui' accomplisse-
ment a plus d'éclat, il est plus méritoire, et ce sm'jjlus en honneur
compense heiu'eusement leur déficit en force réelle. — Après cette
digression sur la morale, revenons à la législation.
L'espèce de services qui figure lé plus éminemment consiste à
disposer de quelque bien en faveui* d'un autre.
L'espèce de bien qui joue le plus grand rôle dans ime société civi-
lisée, c'est l'argent, gage représentatif presque universel. C'est ainsi
que la considération des services rentre souvent dans celle des choses.
H est des cas où il est nécessaire d'exiger le service pom- l'avan-
tage de celui qui commande : tel est l'état du maître par i-apport au
serviteiu'.
n est des cas, où il est nécessaii'e d'exiger le service poui* l'avan-
tage de celui qui obéit: tel est l'état du pupille par rapport au
tuteiu'. Ces deux états cori'élatifs sont la base de tous les autres.
Les di'oits qui leiu' appartiennent sont les éléments dont tous les
auti'es états sont composés.
Le père doit être à certains égards le tuteur, à d'autres le maître
de l'enfant. — L'époux doit être h certains égards le tutem-, à d'au-
tres le maître de l'épouse.
Ces états sont capables d'une diirée constante et indéfinie, et
fonnent la société domestique. Les droits qu'il convient de leur
attacher seront ti-aités à part. Les services publics du magistrat et
du citoyen cons>tiiuent d'autres classes d'obligations dont l'étabUsse-
ment appartient au code constitutionnel. Mais outre ces relations
constantes, il est des relations passagères et occasionnelles où la loi
peut exiger des scr\-iccs d'un individu en faveur d'un autre.
1
MOYENS DE LES ACQUERIR. 157
On peut rapporter à trois chefs les moyens d'acquém- les droits
PUT les services : ou en d'autres termes, les causes qui déterminent
le législateur à créer des obligations : 1° Besoin supérieur. 2° Ser-
vice antérieur. 3° Pacte ou convention. Reprenons ces chefs en détail.
I, Besoin supérieur.
C'est-à-dire: Besoin de recevoir le service supérieur à V incon-
vénient de le rendre.
Chaque individu a poiu- occupation constante le soia de son bien-
être : occupation non moins légitime que nécessaire ; car supposez
qu'on pût renverser ce principe, et donner à l'amoiu' d' autrui l'ascen-
dant sur l'amour de soi-même, il en résulterait l'arrangement le plus
ridicule et le plus funeste. Cependant il y a beaucoup d'occasions
où l'on peut faii'e une addition considérable au bien-être d' autrui par
un sacrifice léger et même imperceptible du sien propre. Faire en
pareille circonstance ce qui dépend de nous pour prévenir le mal
prêt à tomber siu' un autre, c'est un service que la loi peut exiger :
et l'omission de ce service, dans les cas où la loi a trouvé bon de
l'exiger, ferait une espèce de délit qu'on peut appeler délit négatif,
pour le distinguer du délit positif , qui consiste à être soi-même la
cause instiTimentale d'un mal.
Mais employer ses efforts, quelque légers qu'ils soient, peut être
un mal : être contraint de les employer, c'en est un certainement ;
car toute contrainte est un mal. Ainsi, pour exiger de vous quelque
service en faveur de moi, il faut que le mal de ne pas le recevoir soit
si grand, et le mal de le rendi-e si petit, qu'on ne doive pas eraindi-e
d'amener l'im poui- éditer l'autre. — Il n'y a pas moyen de poser des
limites précises. E. faut s'en rapporter aux circonstances des parties
intéressées, en laissant au juge le soin de prononcer sur les cas in-
dividuels à mesure qu'ils se présentent.
Le bon Samaritain, en secourant le voyageur blessé, lui sauva la
vie. C'était ime belle action, im trait de vei-tu, disons plus, un
devoir moral. AiU'ait-on pu en faire vm. devoir politique ? Aiu"ait-
on pu ordonner un acte de cette nature par une loi générale ? î^on,
à moins qu'on ne l'eût tempérée par des exceptions plus ou moins
vagues. Il faudi'ait bien, par exemple, établir dans ce cas une dis-
pense en faveur d'im chiiiu-gien, attendu par plusieurs blessés dans
un besoin extrême. — ou d'un officier qui se rend à son poste pour
repousser l'ennemi, — ou d'im père de famille allant au secours d'un
de ses enfants en danger.
Ce principe du besoin supérieur est la base de plusieurs obligations.
Les devoirs exigés du père envers ses enfants peuvent être onéreux
pour lui : mais ce mal n'est rien on comparaison de celui qui ré-
158 DROITS SUR SERVICES.
sulterait de leui' abandon. Le devoir de défendre l'État peut être
encore plus onéreux, mais que l'État ne soit pas défendu, il ne peut
plus exister. Que les impôts ne soient pas payés, le gouvernement
est dissous. Que les fonctions pubKques ne soient pas exercées, la
carrière est ouverte à tous les malheurs et à tous les délits.
On comprend que l'obligation de rendre le service tombe sur tel
individu, à raison de sa position particulière, qui lui donne plus qu'à
tout autre le pouvoir ou l'iaclination de l'accomplir. C'est ainsi
qu'on choisit pour tuteur à des orphelins des parents ou des amis à
qui ce devoir sera moins onéreux qu'à un étranger.
II. Service antérieur.
Service rendu, en considération duquel on exige de celui qui en a
retiré le bénéfice un dédommagement, un équivalent en faveur de celui
qui en a supporté le fardeau.
Ici l'objet est plus simple : il ne s'agit que d'évaluer un bienfait
déjà reçu pour lui assigner une indemnité. Il faut laisser moins de
latitude à la discrétion du juge.
Un ehiiTirgien a donné des secours à un malade qui avait perdu
le sentiment, et qui était hors d'état de les réclamer. — Un dépositaire
a employé-son travail, ou a fait des avances pécuniaii'es pour la con-
servation du dépôt sans en être requis. — Un homme s'est exposé
dans un incendie pour sauver des effets précieux ou délivrer des per-
sonnes en danger. — Les effets d'un particulier ont été jetés en mer
pour alléger le vaisseau et conserver le reste de la cargaison. Dans
tous ces cas, et dans mille autres qu'on pourrait citer, les lois doivent
assurer un dédommagement pour prix du service.
Ce titre est fondé sui- les meilleures raisons. Accordez le dédom-
magement, celui qui le fournit se trouve encore avoii' fait un gain :
refusez-le, et vous laissez celui qui a rendu le service en état de perte.
Le règlement serait moins pour l'avantage de celui qu'U s'agit de
dédommager, que de ceux qui peuvent avoir besoin des services.
C'est ime promesse faite d'avance à tout homme qui peut avoir la
faculté de rendi-e im service onéreux à lui-même, afin que son intérêt
personnel ne s'oppose pas à sa bienveillance. Qui peut dire combien
de maux seraient prévenus par une telle précaution ? Dans combien
de cas le devoir de la prudence ne peut-il pas arrêter légitimement
le vœu de la bienveillance ? N'est-il pas de la sagesse du législateur
de les réconcilier autant qu'il se peut ? L'ingratitude, dit-on, était
punie à Athènes comme une infidélité qui nuit au commerce des
bienfaits, en affaiblissant ce genre de crédit. Je propose, non de la
punir, mais de la prévenir dans plusieurs cas. Si Thomme à qui
vous avez rendu ce sei-vice est un ingrat, n'importe : la loi, qui ne
MOYENS DE LES ACQUÉRIR. 159
compte pas sur les vertus, vous assure un dédommagement, et dans
les occasions essentielles, elle fera monter ce dédommagement au
niveau de la récompense.
La récompense ! voilà le vrai moyen d'obtenir les services : la
peine, en comparaison, n'est qu'un faible instrument. Pour pimir
une omission de service, il faut s'assiu'er que l'individu avait la puis-
sance de le rendre, et n'avait point d'excuse pour se dispenser.
Tout cela exige une procédui'e difficile et douteuse. D'ailleurs,
agit-on par la crainte de la peine ? On ne fait que le nécessaire
absolu pour l'éviter. Mais l'espoir d'une récompense anime les
forces cachées, triomphe des obstacles réels, et enfante des prodiges
de zèle et d'ardeur dans les cas où la menace n'aurait produit que de
la répugnance et de l'abattement.
En arrangeant les intérêts des deux parties, il y aura trois pré-
cautions à obsei-ver. La première est d'empêcher une hypocrite
générosité de se convertir en tyrannie, et d'exiger le prix d'im ser-
vice qu'on n'aurait pas voulu recevoir si on ne l'avait cru désintéressé.
La seconde est de ne pas autoriser un zèle mercenaire à arracher une
récompense pour des sei-vices qu'on aui-ait pu se rendre à soi-même,
ou obtenir' à moindres frais. La troisième est de ne pas laisser ac-
cabler un homme par une foule de secoureurs, qu'on ne pourrait in-
demniser pleinement sans remplacer, pai* une perte, tout l'avantage
du service*.
On comprend que le service antétieur sert de base justificative à
plusieurs classes d'obligations. C'est ce çfui fonde les droits des
pères sur les enfants : lorsque, dans l'ordre de la nature, la force de
l'âge mûr a succédé à la faiblesse du premier âge, le besoin de rece-
voir cesse, et le devoir de la restitution commence. C'est ce qui
fonde également le droit des femmes dans la durée de l'union,
lorsque le temps a effacé les attraits qui en avaient été les premiers
mobiles.
Les établissements aux frais du public, pour ceux qui ont sen-i
l'État, reposent sui' le même priaciiie. — Eécompense pour les scn-iccs
passés, moyen de créer des services futurs.
III. Pacte ou convention.
C'est-à-dire : Passation de promesse entre deux ou plusieurs per-
sonnes, en donnant à savoir qiCon la regarde comme légalement obli-
gatoire .
* On peut appliquer ceci à la situation d'un roi rétabli sur le trône de ses
ancêtres, comme Henri IV ou Charles II, aux dépens de ses fidèles serviteurs :
situation malheureuse où l'on ferait encore des mécontents, dût-on distribuer en
détail le royaume même reconquis jtar leurs efforts.
160 DROITS SUR SERVICES.
Tout ce qu'on a dit du consentement pour la disposition des biens
s'applique au consentement pour la disposition des services. Mêmes
raisons pour sanctionner cette disposition, que pour sanctionner
l'autre. Même axiome fondamental : toute aliénation de services
emfporte avantage. On ne s'engage que par un motif d'utilité.
Les mêmes raisons qui annulent le consentement dans un cas
l'annulent dans l'autre. Kéticence indue ; fraude ; coercition ;
subornation ; siipposition eiTonée d'obligation légale ; supposition
erronée de valeui"; interdiction, enfance, démence; tendance per-
nicieuse de l'exécution du pacte, sans qu'il y ait de la faute des
parties contractantes*.
On ne s'appesantira pas sur les causes subséquentes qui produisent
la dissolution du pacte : 1° Accomplissement. 2° Compensation.
3° Rémission expresse ou tacite. ^° Laps de temps. ô° Impossibilité
physirpie. 6° Intervention d'inconvénient supérieur. Dans tous ces
cas, les raisons qui ont fait sanctionner le service n'existent plus ;
mais les deux derniers moyens ne portent que sm- l'accomplissement
littéral ou spécifique, et peuvent laisser le besoin d'une indemnisation.
8i, dans un pacte réciproque, une des paiHes avait seule aceomjîli sa
part, ou si seulement elle avait fait plus que l'autre, une compen-
sation serait nécessaii'e pour rétablir l'équilibre.
On cberche à montrer les principes sans aborder les détails. Les
dispositions doivent nécessaii-ement varier pom- répondre à la diver-
sité des circonstances. Toutefois, si on saisit bien im petit nombre
de règles, ces dispositions particulières ne se croiseront point, et
seront toutes dirigées dans le même esprit. Ces règles paraissent
assez simples pour se passer de développements.
1° Éviter de produh-e la peine d'attente trompée.
2° Lorsqu'ime portion de ce mal est incWtable, le diminuer autant
que possible, en répartissant la perte entre les parties intéressées
dans la proportion de leurs facultés.
3° Observer dans la distribution de rejeter la plus grande part de
la perte sur celui qui am-ait pu, par des soins attentifs, prévenii' le
mal, de manière à punir la négligence.
4° Éviter surtout de produire un mal accidentel plus grand que
celui même d'attente trompée.
Observation cfénérale.
Nous venons de fonder toute la théorie des obligations sur la base
de l'utilité. JN^ous avons fait porter tout ce grand édifice sur trois
* C'est à ce dernier chef qu'on peut rapporter la loi anglaise qui déclare nul
tout mariage contracté par les personnes de la famille royale sans le consente-
ment du roi.
INTERCOMMUNAUTÉ UE BIENS. — SES INCONVENIENTS. 161
principes, Besoin supérieur. Service anténeur, Pacte ou Convention.
Qui croirait que, pour arriver à des notions si simples et même si
familières, il a fallu s'ouvrir une nouvelle route ? Consultez les
maîtres de la science, les Grotius, les Puffendorf, les Burlamaqui, les
Watel, Montesquieu lui-même, Locke, Rousseau et la foule des com-
mentateurs. Veulent-ils remonter au principe des obligations ? ils
vous parlent d'un droit naturel, d'une loi antérieure à l'homme, de la
loi divine, de la conscience, d'ua contrat social, d'un contrat tacite,
d'un à peu près contrat, etc., etc. Je sais que tous ces tenues ne
sont pas incompatibles avec le vrai principe, parce qu'il n'en est aucun
qu'on ne puisse ramener, par des explications plus ou moius longues,
à signifier des biens et des maux. Mais cette manière oblique et
détoiu-née annonce Finceititude et l'embarras, et ne met point de fiji
aux contestations.
Ils n'ont pas vu que le pacte, à parler rigoureusement, ne fait
point raison par lui-même, et qu'il lui faut une base, une raison
première et indépendante. Le pacte sert à prouver l'existence de
l'avantage mutuel des parties contractantes. C'est cette raison
d'utilité qui fait sa force : c'est par là qu'on distingue les cas dans
lesquels il doit être confirmé, et ceux dans lesquels il doit être annulé.
Si le contrat faisait raison par lui-même, il aurait toujours le même
effet ; si sa tendance pernicieuse le rend nul, c'est donc sa tendance
utile qui le rend valide.
CHAPITRE YI.
rNTEKCOMMTTÎîAUTÉ DE BIENS. SES INCOXVÊNIEXTS.
Il n'est poiut d'arrangement plus contraire au principe de l'utilité
que la communauté des biens ; surtout ce genre de commimauté in-
déterminée où le tout appartient à chacun.
1° C'est ime source intarissable de discordes ; loin d'être un état
de satisfaction et de jouissance pour tous les intéressés, c'en est un
de mécontentement, d'attentes trompées.
2° Cette propriété indivise perd toujours ime grande partie de sa
valeur poiu- tous les copartageants. Sujette, d'un coté, à des dé-
périssements de toute espèce, parce qu'elle n'est pas sous la garde
de l'intérêt personnel, de l'autre, elle ne reçoit point d'amélioration.
Ferais-je une dépense dont le fardeau sera certain et pèsei-a tout
entier sui- moi, tandis que l'avantage sera précaire et nécessairement
partagé ?
3° L'apparente égalité de cet arrangement ne sert qu'à couvilr
3rl
162 INTERCOMMUXAUTÉ DE BIENS. — SES INCONVENIENTS.
une inégalité très-réelle. Le plus fort abuse impunément de sa force,
et le plus riche s'enrichit aux dépens du plus pauvre. La commu-
nauté des biens me rappelle toujours cette espèce de monstre qu'on
a vu exister quelquefois ; ce sont des jumeaux attachés par le dos
l'un à l'autre ; le plus fort entraîne nécessairement le plus faible.
n ne s'agit pas de la communauté des biens entre époux. Ap-
pelés à vivre ensemble, à cultiver ensemble leurs intérêts, celui de
leurs enfants, ils doivent jouii- en commun d'ime fortune souvent
acquise et toujours conservée par des soins communs. D'ailleurs, si
les volontés se croisent, le conflit ne sera pas étemel : la loi confie à
l'homme le droit de décider.
Il ne s'agit pas non plus de la communauté entre associés de com-
merce. Cette commimauté a pour objet l'acquisition, et ne s'étend
pas jusqu'à la jouissance. Or, quand il s'agit d'acquérir, les associés
n'ont qu'un seul et même objet, un seul et même intérêt. Quand il
s'agit de jouir et de consommer, chacun redevient indépendant de
l'autre. — D'ailleurs, les associés dans le commerce sont en petit
nombre : ils se choisissent librement et ils peuvent se séparer. C'est
précisément le contraire dans les propriétés communales.
En AngleteiTe, une des améliorations les plus grandes et les mieux
constatées, c'est la division des communes. Quand on passe auprès
des terres qui viennent de subir cet heureixx changement, on est en-
chanté comme à l'aspect d'une colonie nouvelle. Des moissons, des
troupeaux, des habitations riantes ont succédé à la tristesse et à la
stérilité du désert. Heureuses conquêtes d'une paisible industrie !
noble agrandissement qui n'iaspire point d'alarmes et ne provoque
point d'ennemis ! Mais qui croirait que dans cette île, où l'agricul-
ture est en si grande estime, on abandonne des millions d'arpents de
terre productive à ce triste état de commimauté ? Il n'y a pas long-
temps que le gouvernement, jaloux de connaître enfin le domaine
territorial, a recueilli dans chaque province tous les renseignements
qui ont mis au jour une vérité si intéressante et si propre à devenir
fructueuse*.
Les inconvénients de la communauté ne se trouvent pas dans le
cas des servitudes (c'est-à-dire, dans ces droits de propriété partielle
exercés sur des immeubles, comme un droit de passage, im droit sur
* Il peut y avoir des circonstances qui sortent des règles ordinaires : les ci-
toyens des petits cantons de la Suisse, par exemple, possèdent par indivis la plus
grande partie de lem-s terres, c'est-à-dire, les Hautes- Alpes. Il se peut que cet
arrangement soit le seul convenable poiu" des pâturages qui ne sont praticables
qu'une partie de l'année. Il se peut aussi que cette manière de posséder leurs
terres forme la base d'ime constitution purement démocratique, assortie à l'état
d'une ptuplade enfermée dans l'enceinte de ses montagnes.
DISTRIBUTION DE PERTE. 163
des eaux), excepté par accident. Ces di-oits en général sont limités ; la
valeur perdue par le fonds servant, n'est pas égale à la valeur acquise
par le fonds dominant, ou, en d'autres termes, l'inconvénient pour
l'un n'est pas si grand que l'avantage pour l'autre.
En Angleterre, tel fonds qui, étant freehold (Ubre), vaudrait trente
fois la rente, étant copyhold (rotural), ne la vaut que vingt fois.
C'est que, dans le dernier cas, il y a un seigneur possédant certains
droits, lesquels établissent une espèce de communauté entre lui et le
propriétaire principal. Mais il ne faut pas croii'e que ce qui est
perdu par le vassal soit gagné par le seigneur : la plus grande partie
tombe entre les mains des gens d'affaires, et se consume en formalités
inutiles, ou en vexations minutieuses. Ce sont des restes du système
féodal.
C'est un beau spectacle, dit Montesquieu, que celui des lois féodales,
et il les compare ensuite à un chêne antique et majestueux. . . .
Comparons-les plutôt à cet arbre funeste, ce manceniUier, dont les
sucs sont un poison pour l'homme, et dont l'ombrage fait périr les
végétaux. Ce malheui-eux système a jeté dans les lois une confusion,
une complexité dont il est bien difficile de les délivrer ; comme il est
partout entrelacé avec la propriété, il faut beaucoup de ménagements
pour détruire l'im sans porter atteinte à l'autre.
CHAPITEE YII.
niSTRIBUTIOX Dr. PERTE.
Les choses composent une branche des objets d'acquisition : les ser-
vices constituent l'autre. Après avoir traité des diverses manières
d'acquérir et de perdre (cesser de posséder) ces deux objets, l'analogie
entre gain et perte semblerait indiquer, pour travail ultérieur, les
diverses manières de distribuer les pertes auxquelles les possessions
se trouvent exposées. Cette tâche ne sera pas bien longue. Une
chose vient-elle d'être détruite, endommagée, égarée ; la perte est
déjà faite. Le propriétaire est-il connu ? c'est sui* lui que repose le
poids de cette perte. Ne l'est-il pas ? personne ne la porte : elle
est pour tout le monde comme nulle et non avenue. La perte doit-
elle se transférer sur im auti'e que le propriétaire ? c'est dire en
d'autres mots qu'il lui est dû une satisfactio}i pour caiise ou autre.
C'est un chef qui sera traité dans le code pénal.
Je me borne ici pour exemple à un cas particulier, poui' indiquer
les principes.
Quand le vendeur et l'acheteur d'une marchandise sont à distance
M 2
164 DISTRIBUTION DE PERTE.
l'un de l'autre, il. faut qu'elle passe par un nombre plus ou moins
grand de mains intermédiaires. Le transport se fera par terre, par
mer ou par eau douce : la marchandise sera détruite, endommagée
ou égarée : elle ne parvient pas à sa destination, ou elle n'y parvient
pas dans l'état où elle devrait être. Sur qui rejeter la perte ? Sur
le vendeur ou sur l'acheteur? Je dis siir le vendeur, sauf son re-
cours contre les agents intermédiaires. — Le premier peut, par ses
soins, contribuer à la sûreté de la marchandise : c'est à lui à choisir
le moment et la manière de l'expédition, à prendre les précautions
d'où dépend l'acquisition des preuves. Tout cela doit être plus aisé
au marchand comme tel, qu'au particulier qui achète. Quand à
celui-ci, ce n'est que par accident que ses soins peuvent contribuer
en quelque chose à amener l'événement désiré. Raison : Faculté
préventive supérieure. Principe : Sûreté.
Des situations particulières peuvent indiquer le besoin de déroger
à cette règle générale par des dispositions correspondantes. À plus
forte raison, les particuliers peuvent y déroger eux-mêmes par des
conventions faites entre eux. Je ne fais qu'indiquer les principes :
leur application ne serait pas ici à sa place.
MAÎTRE ET SERVITEUR. 165
TROISIÈME PARTIE.
DROITS ET OBLIGATIONS A ATTACHER AUX DIVERS
ÉTATS PRIVÉS.
INTRODUCTION.
Nous allons maintenant considérer avec plus de détail le droit et les
obligations que la loi doit attacher aux divers états qm composent
la condition domestique ou privée. Ces états peuvent se rapporter
à quatre : ceux de
Maître et serviteui- ;
Tuteur et pupille ;
Père et enfants ;
Époux et épouse.
Si l'on suivait l'ordre historique ou l'ordre naturel de ces rela-
tions, la dernière du tableau deviendrait la première : pour éviter
les répétitions, on a préféré de commencer par l'objet le plus simple :
les droits et les obligations d'un père et d'un époiix sont composés
des droits et des obligations d'un maître et d'un tuteur : ces deux
premiers états sont les éléments de tous les autres.
CHAPITRE I.
MAÎTRE ET SERVITETJB.
Quand on n'entre point dans la question de l'esclavage, il n'y a pas
beaucoup à dire sur l'état de maître et ses états corrélatifs constitués
par les diverses espèces de serviteurs. Tous ces états sont l'ouvrage
des conventions. C'est aux parties intéressées à s'arranger comme
il leur convient.
L'état de raaître auquel correspond l'état d'apprenti est un état
mixte. Le maître d'un apprenti est tout à la fois maître et tuteur :
tuteur pour l'art qu'il enseigne, maître pour le parti qu'il en tire.
L'ouvrage que fait l'apprenti, après l'époque où le produit de son
travail vaut plus que ce qu'il a coûté pour développer son talent, est
le salaire ou la récompense du maître pour les peines et les dépenses
antérieures.
166 DE l'esclavage.
Ce salaire serait natui'ellement plus ou moins fort, selon la dif-
ficulté de l'art. Quelques-uns demanderaient sept jours pour être
appris ; d'autres peut-être peuvent demander sept années. La con-
currence entre chalands réglerait très-bien le prix de ces services
mutuels, comme de tous les autres objets commerçables : et ici
comme ailleua's, l'industi-ie trouverait sa juste récompense.
La plupart des gouvernements n'ont point adopté ce système de
Kberté. Ils ont voulu mettre dans les professions ce qu'Os appel-
lent de l'ordre, c'est-à-dire, substituer un arrangement artificiel à
un arrangement naturel, pour avoii* le plaisir de régler ce qui se
serait réglé de soi-même. Comme ils se mêlaient d'une chose qu'ils
n'entendaient point, ils se sont le plus souvent conduits par une
idée d'unifonnité dans des objets d'une natui'e très-différente. Par
exemple, les ministres d'Elisabeth fixèrent le même terme d'ap-
prentissage, le terme de sept ans, pour les arts les plus simples
comme pour les plu5 difficiles.
Cette manie réglementaû-e se couvi-e d'un prétexte banal. On
veut perfectionner les arts, on veut empêcher qu'il n'y ait de mau-
vais ouvriers, on veut assurer le crédit et l'honneur des manufac-
tures nationales. Il se présente pour remplir ce but un moyen
simple et naturel, c'est de permettre à chacun d'user de son propre
jugement, de rejeter le mauvais, de choisir le bon, de mesurer ses
préférences sur le mérite, et d'exciter ainsi l'émulation de tous les
artistes par la liberté du concours. Mais non : il faut supposer que
le public n'est point en état de juger de l'ouvrage ; il doit le re-
garder comme bon dès que l'ouvrier a passé au travail un nombre
déterminé d'années. Il ne faut donc plus demander d'un artisan
s'il tra^aUle bien mais combien de temps a duré son apprentissage.
Car s'il faut revenir à juger de l'ouvrage par son mérite, autant
vaut laisser à chacun la liberté de travailler à ses périls et risques.
Tel est maitre sans avoir été apprenti : tel autre ne sera qu'apprenti
toute sa vie.
CHAPITRE II.
DE L ESCLAVAGE.
LoKSQUE l'habitude de sers-ir fait un état, et que l'obligation de con-
tinuer dans cet état par rapport à un certain homme ou à d'autres
qui dérivent leurs titres de lui, embrasse la vie entière du servant,
j'appelle cet état esclavage.
L'esclavage est susceptible de beaucoup de modifications et de
DE L^ESCLAVAGE. 167
tempéraments, selon la fixation plus ou moins exacte des serWces
qu'il est permis d'exiger, et selon les moyens coercitifs dont il est
pennis de faire usage. Il y avait bien de la différence dans l'état
d'im esclave à Athènes et à Lacédémone : il y en a bien plus encore
dans celui d'un serf russe, et d'un nègre vendu dans les colonies.
Mais quelles que soient les limites sui- le mode de l'autorité, si
l'obligation de servir n'en a point en fait de durée, je l' appelle tou-
jours esclavage. Pour tii'er la ligne de séparation entre la ser\'itude
et la liberté, il faut bien s'aiTêter à un point, et celui-là me parait
le plus saiUant comme le plus facile à constater.
Ce caractère tiré de la perpétuité est d'autant plus essentiel, que
là où il se trouve il affaiblit, il énei've, il rend tout au moins pré-
caires les précautions les plus sages prises pour mitiger l'exercice
de l'autorité. Le pouvoir illimité dans ce sens peut difficilement
être Kmité dans quelque autre. Si l'on considère d'un côté la fa-
cilité que possède im maître d'aggraver le joug peu à peu, d'exiger
avec rigueur les services qui lui sont dûs, d"étendi-e ses prétentions
sous divers prétextes, d'épier les occasions pour tourmenter un sujet
insolent qui ose refuser ce qu'U ne doit pas ; — si l'on considère, d'un
autre côté, combien il serait difficile aux esclaves de réclamer ou
d'obtenir la protection légale, combien leiu' situation domestique
devient plus fâcheuse après un éclat pubhc contre lem- maître, com-
bien plus ils sont portés à le captiver par une soumission illimitée
qu'à l'irriter par des refus, on comprendra bientôt que le projet de
mitiger la servitude par le di'oit, est plus facile à fonner qu'à exé-
cuter ; que la fixation des services est un moyen bien faible poui-
adoucir le sort de l'esclavage ; que, sous l'empire des plus belles lois
à cet égard, on ne punira jamais que les infractions les plus criantes,
taudis que le cours ordinaii'e des rigueiu's domestiques bravera tous
les tribunaux. Je ne dis pas pour cela qu'il faille abandonner les
esclaves au pouvoir absolu d'im maître, et ne point leui- donner la
protection des lois, parce que cette protection est insuffisante. Mais
il était nécessaire de montrer le mal inhérent à la nature de la chose,
savoir, l'impossibilité de soumettre à im frein légal l'autorité d'un
maître sur ses esclaves, et de prévenir les abus de ce pouvoir, s'il est
disposé à en abuser.
Que l'esclavage soit agréable aux maîtres, c'est un fait qui n'est
pas douteux, puisqu'il suffirait de leur volonté pour le faire cesser à
l'instant : qu'il soit désagréable aux esclaves, c'est im fait qui n'est
pas moins certain, puisqu'on ne les retient partout dans cet état que
par la contrainte. Personne qui se trouvant esclave ne voulût de-
venir" Ubre.
11 est absurde de raisonner sur le bonheui- des hommes autrement
168 DE l'esclavage.
que par leurs propres désirs et par leui's propres sensations : il est
absm'de de vouloir démontrer par des calculs qu'un homme doit se
trouver heureux lorsqu'il se trouve malheureux, et qu'une condition
où personne ne veut entrer, et dont tout le monde veut sortir, est
une condition bonne en elle-même, et propre à la nature humaine.
Je peux bien croire que la différence entre la Hberté et la servitude
n'est pas aussi grande qu'elle le paraît à des esprits ardents et pré-
venus. L'habitude du mal, à plus forte raison l'inexpérience du
'mieuA\ diminuent beaucoup rinteiTalle qui sépare ces deux états si
opposés au premier coup d'œil. Mais tous ces raisonnements de
probabilité sur le bonheur des esclaves sont superflus, puisque nous
avons toutes les preuves de fait que cet état n'est jamais embrassé
par choix, et qu'au contraire il est toujoui's un objet d'aversion.
On a comparé l'esclavage à la condition d'écoHer prolongée dui'ant
la vie. Or, combien de gens ne disent pas cjue le temps passé à
l'école a été la période de leur plus grand bonheui- !
Le parallèle n'est juste que sous un rapport. La cii'constance
commune aux deux états, c'est la sujétion : mais ce n'est rien moins
que cette cil-constance qui fait le bonheur de l'écolier. Ce qui le
rend heureux, c'est la fraîcheur de l'esprit qui donne à toutes les
impressions le charme de la nouveauté : ce sont des plaisirs vifs et
bruyants avec des compagnons de même âge, comparés à la solitude
et à la gravité de la maison paternelle. Et après tout, combien
trouve-t-on d'écoliers qui ne soupirent pas après le moment de
cesser de l'être? Qui d'entre eux voudi'ait se résoudre à l'être
toujom\s ?
Quoi qu'il en soit, si l'esclavage était établi dans une telle pro-
portion qu'il n'y eût qu'un seul esclave pour chaque maître, j'hési-
terais peut-être, avant de prononcer, sur la balance entre l'avantage
de l'un et le désavantage de l'autre. Il serait possible qu'à tout
prendie. la somme du bien dans cet arrangement fût presque égale à
celle du mal.
Ce n'est pas ainsi que les choses vont. Dès que l'esclavage est
établi, il devient le lot du plus gTand nombre. Un maître compte
ses esclaves comme ses troupeaux, par centaines, par milliers, par
dizaines de milliers. L'avantage est du côté d'un seul, les désavan-
tages sont du côté de la multitude. Quand le mal de la ser^-itude
ne serait pas grand, son étendue seule suffirait pour le rendre très-
considérable. Généralement parlant, et toute autre considération à
part, il n'y aurait donc pas à hésiter entre la ])erte qui résidterait
pour les maîtres de l'affranchissement, et le gain qui en résulterait
pour les esclaves.
Un autre argument très-fort contre l'esclavage est tiré de son
I)E L^ESCLAVAGE. 169
influence sur la richesse et la puissance des nations. Un homme
libre produit plus que ne produit un esclave. Mettez en liberté tous
les esclaves que possède un maître : ce maître perdra sans doute une
partie de ses biens, mais les esclaves pris tous ensemble produiront
non-seulement ce qu'il perd, mais encore davantage. Or, le bonheur
ne peut que s'augmenter avec l'abondance, et la puissance publique
accroît dans la même proportion.
Deux circonstances concourent à diminuer le produit des esclaves :
l'absence du stimulant de la récompense, et l'insécurité de cet état.
Il est aisé de sentir que la crainte du châtiment est peu propre à
tirer d'un travailleur toute l'industrie dont il est capable, toutes les
valem-s qu'il peut foumii-. La crainte l'engage plutôt à masquer sa
puissance qu'à la montrer, à rester au-dessous de lui-même qu'à se
surpasser.
Il se mettrait à l'amende par ime oeuvi-e de surérogation, et ne
ferait que hausser la mesure de ses devoirs ordinau-es en déployant
sa capacité. Il s'établit donc une ambition inverse, et l'industrie
aspire à descendi-e plutôt qu'à monter. Non -seulement l'esclave'
produit moins, il consomme davantage, non par la jouissance, mais
par le gaspillage, le dégât et la mauvaise économie. Que lui im-
portent des intérêts qui ne sont pas les siens ? Tout ce qu'il peut
s'épargner de travail est un gain pur pour Ivà : tout ce qu'il laisse
perdre n'est une perte que pour son maître. Pourquoi inventerait -il
de nouveaux moyens de faire plus ou de faire mieux. Poiu* perfec-
tionner, il faut penser ; et penser est une peine qu'on ne se donne
pas sans motif. L'homme dégradé au point de n'être qu'un jmimîd
de service ne s'élève jamais au-dessiis d'une aveugle routine, et les
générations se succèdent sans aucun progrès.
Il est vrai qu'im maître qui entend ses intérêts ne disputera point
à ses esclaves les petits profits que leur industrie peut leui' fournir :
il n'ignore pas que lem- prospérité est la sienne, et que, pour les
animer au travail, il faut lem- offiir l'appât d'une récompense immé-
diate. Mais cette faveur précaii'e, subordonnée au caractère d'un
individu, ne leur inspire point cette confiance qui porte les vues sur
l'avenu-, qui montre dans des économies journalières la base d'un
bien-être futur, et qui fait étendre sur la postérité des projets de
fortune. Ils sentent bien que, plus riches, ils seraient exposés à
l'extorsion ; si ce n'est de la part du maître, ce sera de la part des
intendants et de tous les subalternes en autorité, plus avides et plus
redoutables que le maître. Il n'y a donc point de lendemain pour la
plupart des esclaves. Les jouissances qui se réalisent à l'instant
peuvent seules les tenter. Ils seront gourmands, paresseux, dissolus,
sans compter les autres vices qui résultent de leur situation. Ceux
170 DE l'esclavage.
qui ont une prévoyance plus longue enfouissent leurs petits trésors.
Le triste sentiment de l'insécurité, inséparable de leur état, nourrit
donc en eux tous les défauts destructifs de l'industrie, toutes les
habitudes les plus funestes à la sooiété, sans compensation et sans
remède. Ce n'est pas ici une vaine théorie : c'est le résultat des
faits dans tous les temps et dans tous les lieux.
Mais, dit-on, le joiu'nalier libre en Europe est à peu près sur le
même pied par rapport au travail, que l'esclave. Celui qui est payé
par pièce a pour mobile la récompense, et chaque effort a son salaire :
celui qui est payé par jour n'a pour mobile que la peine ; qu'il fasse
peu ou beaucoup, il ne reçoit que le prix de sa journée : ainsi point
de récompense. S'il fait moins qu'à Tordinaii-e, il peut être renvoyé,
comme l'esclave en pareil cas peut être battu : l'un et l'autre ne sont
excités que par la crainte, et n'ont point d'intérêt dans le produit de
leur travail.
Il y a trois choses à répondi-e. 1° Il n'est pas %Tai que le joui-
nalier n'ait pas le mobile de la récompense. Les plus habUes et les
plus actifs sont mieux payés que les autres ; ceux qui se distinguent
sont plus constamment employés, et ont toujours la préférence pour
les travaux les plus lucratifs : voUà donc une récompense réelle qui
accompagne tous leurs efforts.
2° N'y eût-n que des motifs de l'espèce pénale, on aurait ime prise
de plus sui' le journalier que sur l'esclave. L'ouvrier libre a son
honneur comme un autre. Dans un pays Hbre, il y a une honte
attachée à la réputation d'ouviier paresseux ou incapable : et comme
à cet égard les yeux de ses camarades sont autant d'ajoutés à ceux
du maître, cette i^eine d'honneur s'inflige en une infinité d'occasions
par des juges qui n'ont point d'intérêt à le ménager. C'est ainsi
qu'ils exercent une inspection réciproque, et sont soutenus par
l'émulation. Ce mobile a beaucoup moins de force sur l'esclave.
Le traitement auquel ils sont soumis les rend peu sensibles à une
peine aussi délicate que celle de l'honneur : et comme l'injustice de
travailler sans dédommagement pour l'avantage d'autrui ne saurait
leur échapper, les esclaves n'ont pas honte de s'avouer les uns aux
autres une répugnance au travail (jui leur est commime.
3° Ce qui se présente au journalier comme un gain est un gain
sûr: tout ce qu'il peut acquérir est à lui sans que personne ait
jamais droit d'y toucher ; mais nous avons vu qu'il ne peut point v
avoir de sûreté réelle pour l'esclave. On peut citer à cet égard des
exceptions. Tel seigneur russe, par exemple, a des esclaves indus-
trieux qui possèdent plusieurs milliers de roubles, et qui en jouissent
comme leur maître jouit de ses biens : mais ce sont des cas ])articuliers
qui ne changent pas la règle ordinaire. Quand on vent juger des
DE l'esclavage. 171
effets d'une disposition générale, il ne faut pas s'arrêter à ces cas
singuliers et transcendants.
Dans cet exposé succinct des inconvénients de la servitude, on n'a
point cherché à émouvoir, on ne s'est point livré à Timagination, on
n'a pas jeté un caractère odieux sm* les maîtres en généralisant des
abus particuliers de puissance : on s'est même abstenu de parler de
ces moyens terribles de riguem- et de contrainte usités dans ces gou-
vernements domestiques, sans loi, sans procédure, sans appel, sans
publicité et prescjue sans frein ; car la responsabilité, comme nous
l'avons vu, ne peut avoir- lieu que pour des cas extraordinaires. Tout
ce qui tient au sentiment est aisément accusé d'exagération, et la
simple évidence de la raison est si forte, qu'elle n'a pas besoin de ce
coloris suspect. Les propriétaires d'esclaves, à qui l'intérêt personnel
n'a pas ôté le bon sens et l'humanité, conviendraient sans peine des
avantages de la liberté sur la servitude, et désù'eraient eux-mêmes
que l'esclavage fût aboli, si cette abolition pouvait avoir lieu sans
bouleverser leiu- état et leur fortune, et sans porter atteinte à leur
sûreté personnelle. Les injustices et les calamités qui ont accom-
pagné des tentatives précipitées forment la pliLS grande objection
contre les projets d'af&-anchissement.
Cette opération ne pourrait se faù'e subitement que par une
révolution violente, qui. en déplaçant tous les hommes, en détruisant
toutes les propriétés, en mettant tous les inchvidus dans ime situation
pour laquelle ils n'ont point été élevés, produirait des maux mille
fois plus grands que tous les biens qu'on pourrait en attendi'e.
Au lieu de rendi-e raffrauchissement onéreux au maître, il faut
autant qu'il est possible le lui rendre avantag-eux : et le premier
moyen qui s'offre natui'ellement pour cela, c'est de fixer un piix
auquel tout esclave aui'ait le droit de se racheter. Malheureusement
ce moyen est exposé à une objection bien forte. Dès lors l'intérêt
du maître se trouve en opposition ^vec celui de ses esclaves : il
voudra les empêcher d'atteindi'e à la somme qui peut leur servir de
rançon. Les laisser dans l'ignorance, les maintenir dans la pauvreté,
leur couper les ailes à mesure qu'elles poussent, voilà quelle serait sa
politique. Mais il n'y a de danger (jue dans la fixation du prix : la
liberté de se racheter de gré à gré n'a point d'inconvénient. L'intérêt
de l'esclave lui conseille de travailler de son mieux pour avoir im plus
grand appât à ofirir. L'intérêt du maître lui conseille de permettre
à l'esclave de s'eni'ichii- au plus vite pour en tii-er ime plus grande
rançon.
Le second moyen consiste à limiter le di'oit de tester, en sorte
que, dans les cas où il n'y a point de successeur dans la ligne
directe, l'affranchissement soit de droit. L'espérance d'hériter est
172 DE l'esclavage.
toujours très -faible dans des successeurs éloignés, et cette espérance
n'existerait plus quand la loi serait connue. Il n'y aurait pas d'in-
justice quand il n'y aurait pas d'attente trompée.
On peut même aller un peu plus loin. À chaque mutation de
propriétaire, même dans les successions les plus proches, on pourrait
faii'e un petit saciifice de la propriété à la liberté ; par exemple,
libérer la dixième partie des esclaves. Une succession échue ne se
présente pas à l'héritier sous une grandeur détenninée. Une défal-
cation d'un dixième ne saurait être une diminution bien sensible.
À cette époque, ce serait moins une perte qu'une légère privation de
gain. Sur les neveux, qui ont d'un autre côté la succession de leurs
pères, la taxe en faveur de la liberté pom'rait être plus forte.
Cette offi-ande à la liberté doit être déterminée par le sort. Le
choix, sous prétexte d'honorer les plus dignes, serait une source de
cabales et d'abus. On ferait plus de mécontents et de jaloux que
d'heureux. Le sort est impartial : il donne à tous ime chance égale
de bonheur ; il répand les charmes de l'espérance sur ceux même
qu'il ne favorise pas, et la crainte d'être privé de sa chance, pour un
délit articulé, serait un gage de plus de la fidélité des esclaves*.
L'afti'anchissement devi-ait se ftiii'e par familles, plutôt que par
têtes. Un père esclave et un fils libre. — Un fils esclave et un père
libre. — Contraste fâcheux et choquant ! Source de chagrins domes-
tiques !
n y aurait d'autres moyens d'accélérer un objet si désirable ; mais
on ne pourrait les trouver qu'en étudiant les circonstances particu-
lières de chaque pays !
Cependant, ces Uens de l'esclavage, que le législateur ne peut pas
trancher d'un seul coup, le temps les dissout peu à peu, et la marche
de la liberté, pom- être lente, n'en est pas moins sûre. Tous les
progrès de l'esprit humain, de la ci\alisation, de la morale, de la
richesse publique, du commerce, amènent peu à peu la restauration
de la liberté individuelle. L'Angleterre et la France ont été autrefois
ce que sont aujourd'hui la Russie, les provinces polonaises, et une
partie de l'Allemagne.
Les propriétaires ne doivent pas s'alarmer de ce changement.
Ceux qui possèdent la terre ont une puissance naturelle sur ceux
* Ce moyen pourrait donner aux esclaves la tentation d'employer le meurtre
pour accélérer leur liberté. C'est là une objection très-grave contre cette loterie.
Cependant il faut observer que son incertitude même affaiblit ce danger. On
sera peu porté à commettre un crime dont on ne serait pas sûr de retirer le
profit. Mais pour faire évanouir cette tentation, il suiRt que l'affranchissement
n'eût pas lieu dans tous les cas où le maître serait empoisonné ou assassiné, soit
par la main d'un de ses serfs, soit par une main inconnue. Ce moyen de libéra-
tion en deviendrait un de sûreté pour le maître.
TUTEUR ET PUPILLE. 173
qui ne peuvent virre que de leur travail. La crainte que les
affranchis, libres de se transporter où ils voudront, n'abandonnent
leur sol natal et ne laissent la terre inculte, est une crainte absolu-
ment chimérique, surtout dans le cas où l'affranchissement se sera
opéré d'une manière graduelle. Parce qu'on voit l'esclave déserter
quand il peut, on en conclut que l'homme libre désertera davantage :
la conclusion opposée serait bien plus juste. Le motif de fuir n'existe
plus, et tous les motifs de rester augmentent.
On a vu en Pologne des propriétaires éclairés sur leurs intérêts,
ou animés par l'amour de la gloire, effectuer une libération totale et
simultanée dans de vastes seigneuries. Cette générosité a-t-elle
causé leur iniine ? Tout au contraire : le fermier, intéressé à son
travail, a été en état de payer plus que l'esclave, et les domaines,
cultivés par des mains libres, reçoivent chaque année un nouveau
degré de valeur.
CHAPITRE III.
TUTEUR ET PUPILLE.
La faiblesse de l'enfance exige une protection continuelle. Il faut
tout faire pour im être imparfait qui ne fait encore rien pom- lui-
même. L'entier développement de ses forces physiques prend
plusieurs années. Celui de ses facultés inteUectueUes est encore
plus lent. A xm certain âge, U a déjà des forces et des passions, et
n'a pas encore assez d'expérience pour les régler. Très-sensible au
présent et trop peu à l'avenir, il faut le tenir sous une autorité plus
immédiate que celle des lois : il faut le gouverner par des peines et
des récompenses, qui agissent non pas de loin en loin, mais con-
tinuellement, et qui puissent s'adapter à tous les détails de la con-
duite pendant la durée de l'éducation.
Le choix d'un état ou d'ime profession, pour un enfant, exige
encore qu'il soit soumis à une autorité particulière. Ce choix, fondé
sur des circonstances personnelles, sur des expectatives, sur les
talents ou les inclinations des jeunes élèves, sur la facilité de les
appliquer à telle chose par préférence à telle autre, en un mot, sur
les probabilités du succès ; ce choix, dis-je, est trop compliqué pour
être à la portée d'un magistrat public : il faut pour chaque sujet une
détermination particulière, et cette détermination demande des con-
naissances de détail que le magistrat ne saurait posséder.
Ce pouvoir de protection et de gouvernement sur les indi\-idus
censés incapables de se protéger et de se gouvei-ner eux-mêmes,
174 TUTEUR ET PUPILLE.
constitue la tutelle : espèce de magistratm-e domestique, fondée sur
le besoin manifeste de ceux qui y sont soumis, et qui doit être com-
posée de tous les droits nécessaires pour remplir son objet, sans aller
au delà.
Les pouvoirs nécessaii'es à l'éducation sont ceux de choisir un état
pour le pupille et de fixer son domicile, avec les moyens de répri-
mande et de correction, sans lesquels l'autorité ne serait pas efficace.
Ces moyens peuvent être d'autant plus aisément réduits du côté de
la sévérité, que leur application est plus certaine, plus immédiate,
plus facile à varier, et que le gouvernement domestique possède xm
fonds inépuisable de récompenses, parce que, dans l'âge où l'on reçoit
tout, il n'est point de concession qui ne puisse prendre ime forme
rémunératoire.
Quant à la subsistance du pupille, elle ne peut dériver que de
trois soui'ces, ou des biens qu'il possède en propre, ou d'un don
gratuit, ou de son propre travail.
Si le pupille a des biens propres, ils sont administrés en son nom
et pour son avantage par le tuteur, et tout ce que fait celui-ci à cet
égard, selon les formes prescrites, est ratifié par la loi.
Si le pupille ne possède lien, il est entretenu, soit aux frais du
tuteur, comme dans le cas le plus ordinaire où la tutelle est exercée
par le père ou la mère de l'enfant, soit aux frais de quelque établis-
sement de charité, soit enfin par son propre travail, comme dans le
cas où ses services sont engagés dans un apprentissage, de manière
que l'époque de non-valeur soit acquittée par l'époque subséquente.
La tutelle étant une charge purement onéreuse, on fait tomber ce
service sur ceux qui ont le plus d'inclination et le plus de facUité
poui" la remplii". Le père et la mère sont éminemment dans ce cas.
L'affection naturelle les dispose à ce devoir plus fortement que la
loi; cependant la loi qui le leur impose n'est pas inutile. C'est
parce qu'on a vu des enfants abandonnés par les auteurs de leurs
jours, qu'on a fait un délit de cet abandon.
Si le père en mom-ant a nommé un tuteui' à ses enfants, on présume
que personne n'a mieux connu que lui ceux qui avaient les moyens
et l'inclination de le remplacer à cet égard. En sorte que son choix
sera confirmé, à moins de raisons contraii'cs d'une grande force.
Si le père n'a point pourvu à la tutelle, cette obligation tombera
sur un parent attaché par intérêt à la conservation des propriétés
d'ime famille, et par afi^ection ou par honneur, au bien-être et à
l'éducation des enfants. Au défaut de parents, on choisira quelque
ami des orphelins qui remplisse volontairement cet office, ou quelque
officier public nommé pour cet objet.
Il faut avoir égard aux circonstances qui peuvent dispenser de la
TUTEUR ET PUPILLE. 175
tutelle, un âge avancé, une famille nombreuse, des infirmités ou des
raisons de prudence et de délicatesse, par exemple une complication
d'intérêts, etc.
Les précautions particulières contre les abus de ce pouvoir sont
dans les lois pénales contre les délits : un abus d'autorité contre la
personne du pupille rentre dans la classe des injures personnelles :
des gains illicites sm- sa fortune dans ceRe des acquisitions fraudu-
leuses, etc. La seule ebose à considérer, c'est la circonstance par-
ticulière du délit, la violation de confiance : mais quoiqu'elle rende
le délit plus odieux, ce n'est pas toujours une raison pour augmenter
la peine : au contraire, nous verrons ailleurs que c'en est souvent
une poiir la diminuer ; la position du délinquant étant plus pai'-
ticulière, la découverte du délit est plus facile, la réparation plus
aisée, et l'alarme moins grande. Dans le cas de séduction, le carac-
tère de tuteur est une aggravation du délit .
Par rapport aux précautions générales, on a souvent partagé la
tutelle, en donnant l'administration des biens au plus proche héritier
qui, en qualité d'héritier, avait plus d'intérêt à les faire valoir ; et le
soin de la personne à quelque autre parent plus intéressé à la con-
servation de son existence.
Quelques législateurs ont piis d'autres précautions, comme d'in-
terdire ans. tuteurs d'acheter le bien de leurs pupilles, ou de per-
mettre à ceux-ci de rentrer dans leurs biens vendus, pendant quelques
années après leur majorité. De ces deux moyens, le premier ne
paraît pas sujet à de grands iaconvénients, le second ne peut
qu'affecter les intérêts du pupille, en diminuant le prix de ses fonds :
d'autant que la valeiir diminue pour l'acquéreur lui-même, à raison
de ce que la possession devient précaire, et de ce qu'il n'oserait pas
se livrer à des améliorations qm pourraient tourner à son désavantage
en fournissant un motif de plus pour le rachat. Ces deux moyens
paraissent inutiles, si la vente des biens ne peut se faire que pu-
bliquement et sous l'inspection du magistrat.
Le moyen le plus simple, c'est que toute personne puisse agir en
justice comme ami de l'enfant contre ses tuteurs, soit dans le cas de
malversation pour les biens, soit dans le cas de négligence ou de vio-
lence. La loi met aiusi ces êtres faibles, qui ne peuvent pas se pro-
téger par eux-mêmes, sous la protection de tout homme généreux.
La tutelle, étant un état de dépendance, est un mal qu'il faut faù-e
cesser dès qu'on le peut sans avoir à craindi-e im mal plus gi'and.
Mais à quel âge doit-on fixer l'émancipation ? On ne peut se con-
duii-e que par des présomptions générales. La loi anglaise, qui a fixé
cette époque à l'âge de vingt et im ans accomplis, paraît bien plus
raisonnable que la loi romaine, qui l'avait fixée à \'ingt-cinq ans, et
176 PÈRE ET ENFANT.
qui a été smvie dans presque toute l'Europe. A vingt et un ans, les
facultés de l'homme sont développées, il a tout le sentiment de ses
forces, U cède au conseil ce qu'il refuserait à l'autorité, et ne peut
plus souffrir d'être retenu dans les liens de l'enfance, en sorte que
la prolongation du pouvoir domestique produirait souvent un état
d'aigreur et d'irritation également nuisible aux deux pai-ties in-
téressées. Mais il est des individus qm sont poiir ainsi dire in-
capables de parvenir à la maturité de l'homme, ou qui n'y parvien-
nent que beaucoup plus tard que les autres. On peut pourvoir aux
cas de cette nature par V interdiction, qui n'est que le prolongement
de la tutelle pour une enfance prolongée.
CHAPITEE IV.
PÈRE ET ENFANT.
Nous avons déjà dit qu'à certains égards un père était pour son enfant
un maître, et à d'autres un tutenr.
En qualité de maître, il aura le di'oit d'imposer à ses enfants des
services, et d'employer leur travail à son propre avantage, jusqu'à
l'âge où la loi établit leur indépendance. Ce droit qu'on donne au
père est xxo. dédommagement des peines et des dépenses de l'éducation.
Il est bon que le père ait un intérêt et un plaisir- dans l'éducation de
l'enfant. Cet avantage qu'il trouve à l'élever n'est pas moins un
bien pour l'un que pour l'autre.
En qualité de tuteui', il a toiis les droits et toutes les obligations
dont il a été parlé sous ce titre.
Sous le premier rapport, on considère l'avantage du père ; sous le
second, on considère celui de l'enfant. Ces deux qualités se con-
cilient facilement entre les mains d'un père, à cause de l'afifection
naturelle qui le porte bien plus à faire des sacrifices pour eux, qu'à
se prévaloir de ses di'oits pour sa propre utilité.
n semble, au premier coup d'œil, que le législatem* ne dût pas
avoir besoin d'intervenir entre les pères et les enfants, et qu'il pour-
rait se fier à la tendresse des uns et à la reconnaissance des autres.
Mais cette vue supei-ficielle serait trompeuse. Il est absolument
nécessaire, d'un côté, de limiter le pouvoir paternel, et de l'autre, de
maintenir par des lois le respect filial.
Règle générale: Il ne faut pas donner un pouvoii' par l'exer-
cice duquel l'enfant pourrait perdre plus que le père ne pourrait
gagner.
Lorsqu'en Prusse on a donné au père, à l'imitation des Romains,
PERE ET EXFANT. 177
le droit d'empêcher le fils de se marier, sans limite d'âge, on n'a pas
suivi cette règle.
Les écrivains politiques sont tombés sur l'autorité paternelle dans
des excès opposés. • Les ims ont voulu la rendre despotique, comme
chez les Romains ; les autres ont voulu l'anéantir. Quelques philo-
sophes ont pensé que les enfants ne devraient pas être livrés au ca-
price et à l'ignorance des parents ; que l'État devrait les élever en
commim. On nous cite, à l'appui de ce système, Sparte, la Crète et
les anciens Perses. On oublie que cette éducation commune n'a
jamais eu Heu que poiu' ime petite classe de citoyens, parce que la
masse du peuple était composée d'esclaves.
Dans cet arrangement artificiel, outre la difficulté de répartir les
frais et de faire supporter le fardeau aux parents, qui ne retireraient
plus les services, et n'aui-aient plus le motif de la tendresse pour des
enfants qui leur seraient devenus presque étrangers, il y aui'ait un
inconvénient majeur à ce que les élèves ne fussent pas formés de
bonne hem-e pour la diversité des conditions qu'ils sont appelés à
remplir. Le choix même d'un état dépend de tant de circonstances,
qu'il n'appartient qu'aux parents de le déterminer ; tout autre qu'eux
ne pourrait juger ni de leurs convenances, ni de leiu's attentes, ni
des talents et des inclinations des jeunes élèves. D'ailleurs, ce plan,
où l'on compte pour rien Les affections réciproques des pères et des
enfants, aurait le plus funeste de tous les effets, en détraisant l'esprit
de famille, en affaiblissant l'union conjugale, en privant les pères et
les mères des plaisirs qu'ils retirent de cette nouvelle génération qui
s'élève autour d'eux. S'occuperaient-ils avec le même zèle du bien-
être futur de ces enfants, qui ne seraient plus leur propriété ? Au-
raient-ils pour eux les sentiments qu'ils n'espéreraient plus en rece-
voir? L'industrie, n'étant plus animée par l'aiguillon de l'amour
paternel, aurait-elle encore la même ardeur? Les jouissances do-
mestiques ne prendraient- elles pas un cours moins avantageux à la
prospérité générale ?
Pour dernière raison, j'ajouterai que l'arrangement natui'el laissant
le choix, le mode et le fardeau de l'éducation aux parents, peut se
comparer à une suite d'expériences, qui ont pour objet d'en per-
fectionner le système général. Tout s'avance et se développe par
cette émulation des individus, par cette différence d'idées et d'esprit ;
en im mot, par la vaiiété des impidsions particulières. Mais que
tout soit jeté dans un moule unique, que l'enseignement i^renne par-
tout le caractère de l'autorité légale, les errem-s se perpétuent, et il
n'y a plus de progrès.
En voilà trop, peut-être, sur une chimère ; mais cette norion
platonique a séduit de nos jours quelques autexirs célèbres, et ime
178 MARIAGE.
errem' qui entraînait Rousseau et Helvétius pouri'ait bien trouver
d'autres défenscui's.
CHAPITRE V.
DV MABIAGE.
Inde casas posfquam, ac pelles ignenique paranoit.
Et millier conjuncta viro concessit in unum,
Castaque privatœ Veneris connubia lœta
Cognita sunt, prolemque ex se videre creatam,
Tum genus humanum primiim mollescere cœpit.
Luc. V.
Sous quelque point de vue que l'on considère l'institution du mariage,
on est fi'appé de l'utilité de ce noble contrat, lien de la société, base
fondamentale de la civilisation.
Le mariage, comme contrat, a tiré les femmes de la servitude la
plus dure et la plus humiliante : il a distribué la masse de la com-
munauté en familles distinctes ; il a créé ime magistrature domes-
tique ; il a formé des citoyens ; il a étendu les vues des hommes sur
l'avenir, par l'affection pour la génération naissante ; il a multiplié
les sympathies sociales. Pour sentir tous ses bienfaits, il ne faut
qu'imaginer un moment ce que seraient les hommes sans cette insti-
tution.
Les questions relatives à ce contrat peuvent se réduire à sept :
1" Entre quelles personnes sera-t-il permis ? 2° Quelle en sera la
durée ? 3° A quelles conditions se fera-t-il ? 4° À quel âge ? 5°
À qui le choix ? 6° Entre combien de personnes ? 7° Avec quelles
formalités.
SECTION I.
ENTEE QUELLES PERSONNES LE MAEIAGE SERA-T-IL PERMIS ?
Si on voulait se guider ici par les faits historiques, on se trouverait
bien embarrassé, ou plutôt il serait impossible de déduire ime seule
règle fixe de tant d'usages contradictoires. On ne manquerait pas
d'exemples respectables poiu* autoriser les unions que nous regardons
comme les plus criminelles, ni poui- en prohiber plusieui-s que nous
croyons tout à fait innocentes. Chaque peuple prétend suivre à cet
égard ce qu'il appelle la loi de la nature, et voit avec ime espèce
d'horreur, sous des images de souillnre et d'impui'eté, tout ce qui
n'est pas conforme aux lois matrimoniales de son pays. Supposons
que nous sommes dans l'ignorance de toutes ces institutions locales.
MARIAGE. 179
et ne consultons que le principe de l'utilité poiu* voir entre quelles
personnes il oon\'ient de permettre ou d'interdii'e cette union.
Si nous examinons l'intérieur d'une famille composée de personnes
qui diffèrent entre elles par l'âge, par le sexe, et par les devoirs
relatifs, il se présentera bientôt à notre esprit de fortes raisons
pour proscrire certaines alliances entre plusieui-s indi^•idus de cette
famille.
Je vois une raison qui plaide directement contre le mariage même.
Un père, un grand-père, un oncle tenant la place du père, pourraient
abuser de leiu' puissance pour forcer une jeune fille à contracter avec
eux une alliance qui lui serait odieuse. Plus l'autorité de ces parents
est nécessaii'e, moins il faut leur donner la tentation d'en abuser.
Cet inconvénient ne s'étend qu'à un petit nombre de cas inces-
tueux, et n'est pas le plus grave. C'est dans le danger des mœurs,
c'est-à-dire, dans les maux qui poiu-raient résulter d'un commerce
passager hors du mariage, qu'il faut chercher les véritables raisons
pour proscrù'e certaines alliances.
S'il n'y avait pas ime barrière iusurmontable entre de proches
parents appelés à ^ivre ensemble dans la plus grande intimité, ce
rapprochement, les occasions continuelles, l'amitié même et ses
caresses innocentes pourraient allumer des passions funestes. ''Les
familles, ces retraites où l'on doit trouver le repos dans le setu de
l'ordi-e, et où les mouvements de l'âme agitée dans les scènes du
monde doivent se calmer, les familles seraient elles-mêmes en proie
à toutes les inquiétudes des rivalités, à toutes les fiu'eurs de l'amoiu-.
Les soupçons banniraient la confiance ; les sentiments les plus doux
s'éteindi'aient dans les cœurs : des haines éternelles ou des vengeances
dont la seule idée fait frémir, en prendi-aient la place. L'opinion de
la chasteté des jeunes filles, cet attrait si puissant du mariage, ne
saurait plus sur quoi se reposer: et les pièges les plus dangereux
poui' l'éducation de la jeimesse se trouveraient dans l'asile môme où
elle peut le moins les éviter.
Ces inconvénients peuvent se ranger sous quatre titres.
1° Mal de rivalité. Danger résultant d'ime rivalité réelle ou soup-
çonnée entre im conjoint et certaines personnes du nombre de ses
parents ou de ses alliés.
2° Empêchement de mariage. Danger de priver les filles de la
chance de former un établissement permanent et avantageux par la
voie du mariage, en diminuant la sécurité de ceux qui auraient eu
envie de les épouser.
3° Relâchement de discipline domestique. Danger d'intervertir la
natirre des relations entre ceux qui doivent commander et ceux qui
doivent obéir, ou au moins d'affaiblir l'autorité tutélaire qui, pour
180 MARIAGE.
l'intérêt des personnes mineures, doit être exercée sur elles par les
chefs de la famille ou ceux qui en tiennent la place.
4° Préjudice physique. Dangers qui peuvent résulter des jouis-
sances prématurées, pour le développement des forces et la santé
des indi\idus.
TABLEAU DES ALLIANCES À DÉFENDKE.
Tin homme n'épousera pas :
1° La femme ou épouse de son père, ou autre progéniteur quelconque.
Inconv. 1. 3. 4.
2° Sa descendante quelconque. Inconv. 2. 3. 4.
3° Sa tante quelconque. Inco)iv. 2. 3. 4.
4° L'épouse ou la veuve de son oncle quelconque. Inconv. 1. 3. 4.
5° Sa nièce quelconque. Inconv. 2. 3. 4.
6° Sa soeur quelconque. Inconv. 2. 4.
7° La descendante de son épouse. Inconv. 1. 2. 3. 4.
8° La mère de son épouse. Inconv. 1.
9° L'épouse ou la veuve de son descendant quelconque. Inconv. 1 .
10° La fille de l'épouse de son père par un époux antérieur ou de
l'époux de sa mère par une épouse antérieure. Inconv. 4*.
Sera-t-il permis à un homme d'épouser la sœui' de son épouse
défunte ?
n j a des raisons poui- et contre. La raison réprobante est le
danger de la rivalité, du vivant des deux sœurs. La raison justifi-
cative est l'avantage des enfants. Si la mère vient à mourir, quel
bonheur pour eux d'avoir poiu* beUe-mère leur propre tante ! Quoi
de plus propre à modérer l'inimitié natiu'elle de cette relation, qu'une
parenté si proche ? Cette dernière raison me paraît l'emporter. Mais
poui- obvier au danger de la rivalité, on devrait donner à l'épouse le
pouvoir légal d'interdire sa maison à sa sœur. Si l'épouse ne veut
pas avoir sa propre sœur auprès d'elle, quel pourrait être le motif
légitime du mari pour admettre auprès de lui cette étrangère.
Sera-t-il permis à un homme d'épouser la veuve de son frère ?
n y a le pour et le contre, comme dans le cas précédent. La
raison réprobante est encore le danger de la rivalité : la raison justi-
ficative est encore l'avantage des enfants. Ces raisons me pai"aissent
avoir peu de force de part et d'autre.
Mon frère n'a pas plus d'autorité sur ma femme qu'im étranger,
et ne peut la voir qu'avec ma permission. Le danger de la rivalité
paraît moins grand de sa part que de celle de tout autre. La raison
* Le tableau des alliances à défendre à la femme serait nécessaire dans le
texte des lois pour plus de clarté. On l'omet ici, comme répétition inutile.
MARIAGE, 181
contre se réduit presque à rien. — D'un autre côté, ce que les enfants
ont à craindi-e d'un beau-père est peu de chose. Si ime belle-mère
n'est pas l'ennemie des enfants d'un autre lit, c'est un prodige ; mais
un beau-père est ordinairement leur ami, leur second tuteur. La
différence d'état des deux sexes, la sujétion légale de l'un, l'empire
légal de l'autre, les exposent à des faiblesses opposées qui produisent
des effets contraires. L'oncle est déjà l'ami naturel de ses neveux
et de ses nièces. Lis n'ont rien à gagner à cet égard s'il de\ient
l'époux de leur mère. Trouvent-ils dans un beau-père étranger un
ennemi ? la protection de leur oncle devient leur ressource. Y
trouvent-ils un ami ? c'est un protecteur de plus qu'ils ont acquis,
et qu'ils n'auraient pas si leur oncle était devenu leur beau-père. —
Les raisons ponr et les raisons contre ayant peu de force de part et
d'autre, il semble que le bien de la liberté doit faire pencher la
balance en faveur de la permission de ces mariages.
Au lieu des raisons que j'ai données pour prohiber les alliances
dans un certain degré de parenté, la morale banale tranche et décide
sur tous ces points de législation, sans se donner l'embarras de
l'examen. " La nature," dit-on, " répugne à de telles alliances :
donc il faut les proscrire."
Cet argument seul ne foui'nirait jamais une raison justificative, en
bonne logique, pour proscrire ime action quelconque. Là où le fait
de la répugnance est vrai, la loi est inutile. A quoi bon défendi-e ce
que personne ne veut faire ? La répugnance naturelle est ime pro-
hibition suffisante. Mais là où cette répugnance n'existe pas, la
raison cesse : la morale vrdgaire n'aurait plus rien à dire poiu' pro-
hiber l'acte en question, puisque tout son argument, fondé sur- le
dégoût naturel, est détruit par la supposition contraire. S'il faut
s'en rapporter à la nature, c'est-à-dire, à la pente des désirs, il faut
se conformer également à ses décisions, quelles qu'elles soient. S'il
faut défendre ces alliances quand elles répiignent, il faut donc les
permettre quand elles plaisent. La nature qui hait ne mérite pas
plus d'égards que la nature qui aime et qui désire.
Il est assez rare que les passions de l'amoiu' se développent dans
le cercle des individus auxquels le mariage doit être convenablement
prohibé. Il faut, ce semble, poiir donner naissance à ce sentiment,
un certain degré de surprise, un effet soudain de la nouveauté, et
c'est ce que les poètes ont heureusement exprimé dans l'ingénieuse
allégorie des flèches, des carquois et du bandeau de l'amoiu-. Des
individus accoutumés à se voir, à se connaître, depuis un âge qui
n'est capable ni de concevoir ce désir ni de l'inspirer, se verront du
même œU jusqu'à la fin de leur vie : cette inclination ne trouve point
d'époque déterminée pour commencer. Leurs affections ont pns un
182 MARIAGE.
autre cours : c'est pour ainsi dire une rivière qui s'est creusé son lit
et qui n'en change plus.
La nature s'accorde donc assez bien à cet égard avec le principe
de l'utilité ; cependant, U ne faudrait pas s'en fier à elle seule. Il
est des circonstances où l'inclination pom-rait naitre, et où l'alliance
deviendi'ait im objet de désir, si elle n'était prohibée par les lois et
flétrie par l'opinion.
Dans la dynastie grecque des souverains d'Egypte, l'héritier du
trône épousait communément une de ses sœui'S. C'était apparemment
pour é\iter les dangers d'une alliance, soit avec une famille sujette,
soit avec une famille étrangère. Dans ce rang, de tels mariages
pouvaient être exempts des inconvénients qu'ils auraient dans la vie
privée. L'opulence royale admettait une séparation et une clôture
qui ne peut pas se maintenii- dans la médiocrité.
La poHtique a produit quelques exemples presque semblables dans
les temps modernes. De nos jours, le royaume de Portugal s'est
rapproché de la coutume égj-[)tienne : la reiae régnante a eu pour
époux son neveu et son sujet. Mais pour effacer la tache de
rinceste, les princes et les grands peuvent s'adiTsser à un chimiste
expérimenté, qui change à son gré la coulexu- de certaines actions.
Les protestants, auxquels ce laboratoire est fermé, n'ont pas la faculté
d'épouser leurs tantes. Les luthériens ont pourtant donné l'exemple
d'ime extension de privilèges.
L'inconvénient de ces alliances n'est pas pour ceux qui les con-
tractent. Il est tout entier dans le mal de l'exemple. Une per-
mission accordée aux uns fait sentir aux autres la prohibition comme
une tjTannie. Quand le joug n'est pas le même pour tous, il paraît
plus pesant à ceux qui le portent.
On a dit que ces mariages dans le même sang faisaient dégénérer
l'espèce: on parle de la nécessité de croiser les races panui les
hommes comme parmi les animaux. Cette objection pourrait avoir
quelque valeur, si sous l'empire de la liberté ces alliances entre
proches devaient être les plus commîmes. Mais c'est assez réfuter
de mauvaises raisons ; et ce serait même trop, si ce n'était pas senir
une bonne caiise que d'écarter les argaunents faibles et fiiUacieux dont
on cherche à la soutenir'. Des hommes bien intentionnés pensent
qu'on ne doit ôter à la bonne morale aucim de ses appuis, lors même
qu'il porte à faux. Cette erreur re\-ient à celle des dévots, qm ont
cru servir la religion par des fraudes pieuses : au lieu de la fortifier,
ils l'ont affaiblie, en l'exposant à la dérision de ses adversaires.
Quand un esprit dépravé a triomphé d'un faux argument, il croit
avoir triomphé de la morale même.
MARIAGE. 183
SECTION II.
POXTR QUEL TEilPS? EXAilEN DU DIYOECE.
Si la loi ne déterminait rien sur la diu'ée de ce contrat, s'il était
permis aux individus de former cet engagement, comme tout autre
bail, pour un terme plus ou moins long, quel serait l'aiTangement
le plus commun, sous les auspices de la liberté? Croit-on qu'il
s'éloignât beaucoup des règles établies ?
Le but de l'homme, dans ce contrat, poiuTait être uniquement de
satisfaire ime passion passagère, et cette passion satisfaite, il aurait
eu tout l'avantage de l'union sans aucun de ses inconvénients. Il
n'en est pas de même de la femme : cet engagement a pour elle des
suites bien durables et bien onéreuses. Après le malaise de la gros-
sesse, après les péiils de l'enfantement, elle est chargée des soins
de la maternité. Ainsi l'union qui ne donnerait à l'homme que des
plaisirs commencerait pour la femme un long cercle de peines, et la
conduirait à un terme inévitable où elle trouverait la mort, si elle ne
s'était pas assurée d'avance, pour elle et pour le germe qu'elle doit
nouri-ir dans son sein, les soins et la protection d'un époux;. " Je
me Uvre à toi," lui dit-eUe, " mais tu seras mon gardien dans mon
état de faiblesse, et tu pourvoiras à la conservation du fruit de notre
amour." Voilà le commencement d'une société qm se prolongerait
plusieurs années, quand on ne supposerait qu'un seul enfant ; mais
d'autres naissances foi-meront d'autres Uens ; à mesure qu'on avance,
l'engagement se prolonge : les premières bornes qu'on avait pu lui
assigner ont bientôt dispani, et une nouvelle canière s'est ouverte
aux plaisirs et aux devoirs réciproques des époux.
Lorsque la mère ne pourrait plus espérer d'enfants, lorsque le père
aurait pourvu à l'entretien du plus jeime de la famille, peut-on croire
qu'elle serait dissoute ? Les époux, après xine cohabitation de plu-
sieurs années, songeront-ils à se séparer ? L'habitude n'a-t-eUe pas
entoiu'é lem-s cœiu's de mille et de mille liens que la mort seule peut
détruire ? Les enfants ne forment-Us pas im nouveau centre d'imion ?
Ne créent-ils pas un nouveau fonds de plaisirs et d'espérances ? Ne
rendent-ils pas le père et la mère nécessaires l'un à l'autre par les
soins et les charmes d'une affection commune que personne ne peut
partager avec eux? Le cours ordinaii-e de l'imion conjugale sera
donc la dui'ée de la vie : et s'il est naturel de supposer à la femme
assez de prudence pour stipuler ainsi sur ses plus ehers intérêts,
doit-on moLus attendre d'iin père ou d'un tuteur qui ont de plus la
matimté de l'expérience ?
La femme a encore un intérêt particidier dans la diu'ée indéfinie
184 MARIAGE.
de la liaison. Le temps, la grossesse, l' allaitement, la cohabitation
même, tout conspii-e à diminuer l'eifet de ses charmes : elle s'attend
à voir sa beauté de'cliner, à un âge où la force de l'homme va encore
en croissant : elle sait qu'après avoir usé sa jeimesse avec un époux,
elle en trouvei-ait plus difficilement un second, tandis que l'homme
n'éprouverait pas une difficulté pareille. De là cette nouvelle claiLse
que lui dictera sa prévoyance : " Si je me livre à toi, il ne te sera
point libre de me quitter sans mon consentement." L'homme
demande à son toui* la même promesse : et voilà des deux côtés un
contrat légitime fondé sur le bonheur des deux parties.
Le mariage à vie est donc le mariage le plus naturel, le plus assorti
aux besoins, aux circonstances des familles, le plus favorable aux
indi\idus poiu' la généralité de l'espèce. N'y eût-il point de lois
poiu" l'ordonner, c'est-à-dii-e, point d'autres lois que celles qui sanc-
tionnent les conti'ats, cet arrangement serait toujours le plus commun,
parce qu'il est le plus convenable aux intérêts réciproques des époux.
L'amour de la part de l'homme, l'amour et la prévoyance de la part
de la femme, la pnidence éclairée des parents et leur affection, tout
concoui-t à faire imprimer le caractère de perpétuité au contrat de
cette alliance.
Mais que penserait-on si la femme y ajoutait cette clause? "Il
ne me sera pas libre d'être quitte de toi, dussions-nous amver à
nous haïr autant que nous nous aimons à présent." Une telle con-
dition paraît un acte d'ineptie : elle a quelque chose de contradictoire
et d'absurde qui choque au premier coup d'oeil : tout le monde s'ac-
corderait à regarder un pareil vœu comme téméraire, et à penser que
l'huiuanité doit le faire abolii'.
Mais cette clause absurde et cruelle, ce n'est pas la femme qui la
demande, ce n'est pas l'homme qui l'invoque, c'est la loi qui l'impose
aux deux époux comme une condition à laquelle ils ne peuvent
écha])per. La loi sm-vient au milieu des contractants : elle les sui*-
prend dans les transports de la jeunesse, dans ces moments qui
ouvrent toutes les perspectives du bonheur : elle leur dit : " Vous
vous unissez dans l'espoir d'être heureux, mais je vous déclare que
vous entrez dans une prison dont la porte est mui'ée sur vous : je
serai inexorable aux cris de votre doideui", et quand vous vous
battriez avec vos fers, je ne souiîrirari jamais qu'on vous en délivre."
Croire à la perfection de l'objet aimé, croii'e à l'éternité de la
passion qu'on ressent et qu'on inspire, voilà des illusions qu'on peut
pardonner à deux enfants dans l'aveuglement de l'amom-. Mais de
vieux jurisconsultes, des législateiu's blanchis par les années ne
donnent pas dans cette chimère. S'ils croyaient à cette éternité
des passions, à quoi bon interdire un pouvoir dont on ne voudrait
MARIAGE. 185
jamtiis user ? Mais non : ils ont prévu l'inconstance, ils ont prévu
les haines ; ils ont prévu qu'au plus violent amour poui'rait succéder
la plus violente antipathie, et c'est avec tout le sang-froid de l'in-
différence qu'ils ont prononcé l'éternité de ce vœu, lors même que le
sentiment qui l'a dicté serait effacé par le sentiment contraire. S'il
y avait une loi qui ne permît de prendre un associé, un tuteur, un
intendant, im compagnon, qu'à condition de ne s'en jamais séparer :
quelle tyrannie, dirait-on, quelle démence ! Un époux est tout à
la fois un compagnon, un tuteui-, un intendant, im associé, et plus
encore : et cependant on ne peut avoir, dans la plupart des pays
policés, que des époux éternels.
Yivi-e sous l'autorité perpétuelle d'un homme qu'on déteste, c'est
déjà im esclavage. Être contrait de recevoir ses embrassements, c'est
un malheur trop grand poui- avoir été toléré sous l'esclavage même.
On a beau dii'e que le joug est réciproque : la réciprocité ne fait que
doubler le malheur.
Si le mariage présente au commun des hommes le seul moyen de
satisfaire pleinement et paisiblement ce désir impéiieux de l'amour,
les en détourner, c'est les priver de ses douceurs, c'est faire un mal
proportionnellement grave. Or, quel plus terrible épouvantaU que
l'indissolubilité de cet engagement? Mariage, sei-vice, pays, état
quelconque ; défense d'en sortir, c'est défense d'y entrer.
Il ne faut qu'indiquer une autre observation juste, mais commune.
L'infidélité dans les mariages est en raison de leur rareté. Plus il y
a de séducteurs, plus les séductions doivent être fréquentes.
Enfin, quand la mort est le seul moyen de délivrance, que d'horri-
bles tentations, que de crimes peuvent résulter d'ime position aussi
funeste .... ! Les exemples ignorés sont peut-être plus nombreux '
que ceux qui percent ; et ce qui doit avoir Heu plus fréquemment
en ce genre, c'est le délit négatif. Que le crime est facile même à
des cœui-s qui ne sont pas pervertis, lorsqu'il ne faut pour l'accomplir
que l'inaction ! Exposez à un péril commim une épouse détestée et
\me maîtresse adorée : fera-t-on des efforts aussi sincères, aussi
généreux pour la première que pour la seconde ?
n ne faut pas se dissimuler qu'il y a des objections contre la chs-
solubUité des mariages. Tâchons de les rassembler et d'y répondre.
Première objection. " Permettez le divorce, aucune des parties ne
regardera son sort comme iiTévocablcment fixé. Le mari jettera les
yeux autour de lui pour trouver une femme qui lui convienne davan-
tage : la femme fera de même des comparaisons et des projets pour
changer d'époux. Il en résulte une insécurité perpétuelle et réci-
proque par rapport à cette espèce si précieuse de propriété siu-
laquelle on arrange tout son plan de rie."
186 MARIAGE.
Réponse. 1° Ce même inconvénient existe en partie sous d'autres
noms dans le mariage indissoluble, lorsque, selon la supposition,
l'attachement re'ciproque est éteint. Ce n'est pas une nouvelle
épouse qu'on cherche, mais une nouvelle maîtresse : ce n'est pas un
second époux, mais un autre amant. Les devoirs sévères de l'hymen,
ses défenses, trop faciles à éluder, servent peut-être à exciter l'incon-
stance plus qu'à la prévenir. Ne sait-on pas que la défense et la
contrainte servent de stimulant aux passions? N'est-ce pas ime
vérité d'expérience que les obstacles mêmes, à force d'occuper
l'imagination, à force de ramener l'esprit au même objet, ne servent
qu'à fortifier le désir de les vaincre ? Le régime de la liberté pro-
duirait moins de fantaisies errantes que celui de la captivité conju-
gale. Rendez les mariages dissolubles, il y aura plus de séparations
apparentes, et il y aura moins de séparations réelles.
2° Il ne faut pas se borner à considérer l'inconvénient de la chose ;
il faut voir aussi ses avantages. Chacun de son côté, sachant ce qu'il
peut perdre, ctdtivera les moyens de plaii'e, qvù avaient commencé
l'affection réciproque. On s'appUquera davantage à étudier les
caractères et à les ménager. On sentira la nécessité de faire
quelques sacrifices d'humeur et d'amour-propre. En un mot, les
soins, les attentions, les complaisances se prolongeront dans l'état
du mariage, et ce qu'on ne fait que pour obtenir- l'amoiu', on le fera
pour le conserver.
3° Les jeunes personnes à marier seront moins souvent saciifiées
par l'avarice et la cupidité de leurs parents. Il faudra bien consulter
les inclinations avant de former des nœuds qui seraient rompus par
des répugnances. Les convenances réelles sur lesquelles repose le
bonheur, les rapports d'âge, d'éducation et de goût entreront alors
dans les calculs de la prudence. Il ne sera plus possible de marier
les biens, comme on dit, sans marier les personnes. Avant de former
un établissement, on examinera tout ce qui peut le rendre durable.
Seconde objection. " Chaque conjoint, regardant la liaison comme
passagère, n'épousera qu'avec indiô'érence les intérêts et spéciale-
ment les intérêts pécuniaires de l'autre. De là, profusion, négli-
gence, mauvaise économie en tout genre."
Réponse. Même danger dans les sociétés de commerce, et cepen-
dant ce danger se réalise assez rarement. Le mariage dissoluble a
un lien que ces sociétés n'ont pas, le plus fort, le plus durable de
tous les liens moraux, rafi"ection pour les enfants commims, qui
cimente l'affection réciproque des époux. Dans le mariage indisso-
luble ne voit-on pas plus fréquemment cette mauvaise économie (]ue
dans les sociétés de commerce? Pourquoi? c'est im effet de l'in-
différence et du dégoût qui donne à dot; époux ennuyés l'un de
MARIAGE. 187
l'autre im besoin continuel de se fuii', et de chercher de nouvelles
distractions. Le lien moral des enfants est dissous ; leui- éducation,
le soin de leiu- bien-être futiu" est à peine un objet secondaire ; le
charme de l'intérêt commim s'évanouit ; chacun de son côté à la
poursuite de ses plaisirs s'inquiète peu de ce qui doit arriver après
lui. Ainsi un principe de désimion entre les époux introduit de
mille manières la négligence et le désordre dans leiu's affaires domes-
tiques ; et la ruine de leur fortune est bien souvent une conséquence
immédiate de l'éloignement de leurs cœurs. Sous le régime de la
liberté, ce mal n'existerait plus. Avant d'avoir désimi les intérêts,
le dégoût am-ait séparé les personnes.
La faculté du divorce tend plus à prévenir la prodigalité qu'à la
faire naître. On craindrait de donner une raison si légitime de
mécontentement à un associé dont on a besoin de se concilier l'es-
time. L'économie, appréciée à toute sa valeur par la prudence
intéressée des deux époux, sera toujoui's d'im si grand mérite a levu's
yeux, qu'elle couvi-irait bien des fautes, et qu'en sa faveiu- ils se par-
donneraient bien des torts. — On sentirait d'ailleui's qu'en cas de
divorce, celle des deux parties qui se serait fait une réputation d'in-
eonduite et de prodigalité am-ait beaucoup moins de chances pour
former d'autres Hens avantageux.
Troisième objection. " La dissolubilité du mariage donnera au plus
fort des conjoints une disposition à maltraiter le plus faible pour
arracher son consentement au divorce."
Réponse. Cette objection est solide ; elle mérite la phis grande
attention de la part du législatcui-. Il suffit hciu-eusement d'une
seule précaution poui" en diminuer le danger. En cas de mauvais
traitement, liberté à la partie maltraitée et non pas à l'autre. Dès
lors, plus un mari désirerait le divorce pour se remarier, plus il
craindrait de se mal conduire avec sa femme, de peur que quelques
actes ne pussent s'interpréter comme des violences destinées à forcer
son consentement. Les moyens grossiers et brutaux étant interdits,
il ne Ixxi restera plus pour l'engager à ime séparation que les moyens
attrayants. Il la tentera, s'il le peut, par l'oflEre d'ime fortime indé-
pendante ; ou même il cherchera pour elle un autre époux qu'il
puisse lui faire accepter comme le piix de sa rançon.
Quatrième objection. " Elle se tire de l'intérêt des enfants. Que
deviendront-Us lorsque la loi a rompu l'union entre leurs père et
mère ? "
Réponse. Ce qu'ils deviendraient si la mort Tavait rompue ; mais
dans le cas du divorce, leur désavantage n'est pas si grand. Les
enfants peuvent continuer à A-ivre chez le parent dont les soins leur
sont le i)lus nécessaù'es ; car la loi. consultant leur intérêt, ne man-
188 MARIAGE.
qiiera pas de confier les garçons au père et les filles à la mère. Le
grand danger des enfants, après le décès d'un parent, est de passer
sous le régime d'un beau-père ou d'une belle-mère, qui les voit
souvent avec des yeux ennemis. Les filles sui-tout sont exposées
aux plus fâcheux traitements sous le despotisme habituel d'une
marâtre. Dans le cas de divorce, ce danger n'existe pas. Les
garçons aiu'ont leur père pour les gouverner, les filles auront leur
mère. Lem* éducation souffiira moins qu'elle n'aui-ait souffert des
discordes et des haines domestiques. Si donc l'intérêt des enfants
était une raison suffisante pour défendre les secondes noces en cas
de divorce, à plus forte raison le serait-il en cas de mort.
Au reste, la dissolution d'un mariage est un acte assez important
pour le soumettre à des formalités qui peuvent tout au moins avoir
l'effet de prévenir un caprice, et de laisser aux deux parties le temps
de la réflexion. L'intervention d'un magistrat est nécessaire, non-
seulement pom" constater qu'il n'y a point eu de "siolence de la part
du mari poiu' forcer le consentement de la femme, mais encore pour
interposer un délai jdIus ou moins long entre la demande du divorce
et le divorce même.
C'est ici une de ces questions sur lesquelles les sentiments seront
toujoui's partagés. Chacun sera porté à approuver ou à condamner
le divorce selon le bien ou le mal qu'il am-a vu résulter de quelques
cas particidiers, ou selon son intérêt personnel.
En Angleterre im mariage peut se dissoudre dans le cas seulement
où l'adultère de la femme est prouvé. Mais il faut passer par
plusieurs tribunaux, et comme \m acte du parlement à ce sujet
coûte au moins cinq cents livres sterling, le divorce n'est accessible
qu'à une classe très-limitée.
En Ecosse l'adultère du mari suffit pour fonder un divorce. La
loi à cet égard se montre facUe, mais elle a un côté de rigueur. En
dissolvant le mariage, elle ne pennet pas à la parrie coupable d'en
contracter un aiitre avec le complice de son délit.
En Suède, il est permis pour adultère des deux parts : ce qui
reA'ient au même que s'il était permis par consentement mutuel ;
l'homme se laisse accuser d'adultère et le mariage est rompu. En
Danemark, il en est de même, à moins qu'on ne puisse prouver la
collusion.
Sous le code Frédéiic, on peut se séparer de plein gré et se re-
marier ensuite, mais à condition de s'ennuyer seul tme année entière.
Il semble que cet intei-valle ou une parrie de cet intervalle serait
mieux employé en délai, avant d'accorder le divorce.
A Genève, l'adultère était une raison suffisante, mais la sépara-
tion pouvait s'effectuer pour la simple incompatibilité de caractères :
MARIAGE. 189
une femme, en quittant la maison de son mari, et se retirant chez
des amis ou des parents, donnait lieu à une demande en divorce, qui
avait toujours son eflfet légal. Le divorce était rare ; mais comme
il était proclamé dans toutes les égHses, cette proclamation était une
sorte de peine ou de censure publique toujom's redoutée.
Depuis que le mariage est dissoluble en France au gré des parties,
on a vu à Paris, sur la totalité des mariages, entre cinq et six cents
divorces dans les deux dernières années. Il est bien difficile de
juger des effets d'une institution dans sa nouveauté.
Les divorces ne sont pas communs dans les pays où ils ont été
longtemps autorisés. Les mêmes raisons qui empêchent les légis-
lateurs de les permettre détournent les particuliers de s'en préva-
loir où ils sont permis. Le gouvernement qui les interdit prend sur
lui de décider qu'H entend mieux les intérêts des individus qu'eux-
mêmes. La loi a un mauvais effet ou n'en a aucim.
Dans tous les pays civilisés, la femme qui a essuyé des sévices et
de mauvais traitements de la part du mari, a obtenu des tribunaux
ce qu'on appelle une séparation : il n'en résulte pour aucune des
parties la pennission de se remarier. Le piincipe ascétique, ennemi
des plaisirs, a permis l'adoucissement des peines. La femme ou-
tragée et son tyran subissent le même sort ; mais cette apparente
égalité couvre une Inégalité bien réelle. L'opinion laisse une grande
liberté au sexe dominant et impose au plus faible une grande gêne.
SECTION III.
À QUELLES CONDITIOÎfS ?
n ne s'agit ici que de chercher les conditions matrimoniales qui,
sous le principe de l'utUité, con\T.ennent le mieux au grand nombre :
car U doit être permis aux intéressés de faire dans les contrats des
stipulations particulières ; en d'autres termes, les conditions doivent
être laissées à leur volonté, sauf les exceptions ordinaù-es.
Première condition. " La femme sera soumise aux lois de l'homme,
sauf recours à la justice." Maître de la femme poiu* ce qui regarde
ses intérêts à lui, il sera tuteur de la femme pour ce qui regarde ses
intérêts à elle. Entre deux personnes qui passent leur vie en-
semble, les volontés peuvent à tout moment se contredire. Le bien
de la paix veut qu'on établisse une prééminence qui prévienne ou
termine les contestations. Mais pourquoi est-ce à l'homme à gou-
verner ? Parce qu'il est le plus fort. Dans ses mains le pouvoir se
maintient de lui-même. Donnez l'autorité à la femme, chaque
moment verrait éclater des révoltes de la part de l'époux. Cette
raison n'est pas la seule ; il est probable que l'homme, par son genre
190 MARIAGE.
de vie, acquiert plus d'expérience, plus d'aptitude aux affaires, plus
de suite dans l'esprit. A ces deux égards il y a des exceptions,
mais il s'agit de faire une loi générale.
J'ai dit, sauf recours à la justice, car il ne s'agit pas de faire de
l'homme un tyran, et de réduire à l'état passif de l'esclavage le sexe
qui, par sa faiblesse et sa douceur, a le plus besoin de la protection
des lois. Les intérêts des femmes n'ont été que trop saciifiés. A
Rome, les lois du mariage n'étaient que le code de la force et le
partage du lion. — Mais ceux qui, par quelque notion vague de justice
et de générosité, veulent donner aux femmes ime égalité absolue, ne
font que leur tendi'e un piège dangereux. Les dispenser autant
qu'on le poiu'rait par les lois de la nécessité de plaire à leurs époux,
ce serait, dans le sens moral, affaiblir leur empire au Heu de l'aug-
menter. L'homme, assuré de sa prérogative, n'a pas les inquiétudes
de l'amour-propre, et en jouit même en la cédant. Substituez à
cette relation une rivalité de pouvoirs, l'orgueil du plus fort con-
tinuellement blessé en ferait vm. antagoniste dangereux poiu' le plus
faible ; et regardant plus à ce qu'on lui ôte qu'à ce qu'on lui laisse,
il tournerait tous ses efforts vers le rétablissement de sa préé-
minence.
Seconde condition. " L'administration sera à l'homme seul." C'est
une conséquence naturelle et immédiate de son empii'e. D'ailleurs,
c'est ordinaii'ement par son travail que le bien s'acquiert.
Troisième condition. " Le droit de jouissance sera commun à tous
les deux." Cette clause est admise 1° poui* le bien de l'égalité ; 2° pour
donner aux deux parties le même degré d'intérêt à la prospérité
domestique : mais ce droit est nécessairement modifié par la loi
fondamentale qui soumet la femme à la puissance du mari.
La diversité des conditions et de la nature des biens exigeront
beaucoup de détails de la part du législateur. Ce n'est pas ici le
lieu de les donner.
Quatrième condition. " La femme observera la fidéhté conjugale."
(Je n'exposerai pas ici les raisons qui doivent faire ranger l'adultère
parmi les délits ; elles seront traitées et développées dans le Code
pénal.)
Cinquième condition. " L'homme observera de même la fidélité
conjugale." (Les motifs pour ériger l'adxiltère de l'époux en délit
ont beaucoup moins de poids ; mais il y a encore des raisons assez
fortes pour établir cette condition légale. EUes seront de même
exposées dans le Code pénal.)
MARIAGE. 191
SECTION IV.
À QUEL ÂGE ?
A quel âge sera-t-il permis de se marier ? Il ne doit jamais
l'être avant l'âge où les parties contractantes sont censées connaître
la valeiu- de cet engagement, et l'on doit être encore plus sévère à
cet égard dans les pays où le mariage est indissoluble. Que de
précautions ne faudrait-il pas pour prévenir un engagement témé-
raire lorsque le repentir serait inutile ? Le di'oit ne peut avoii' dans
ce cas d'époque antérieure à ceUe où l'individu entre dans l'ad-
ministration de ses biens. Il serait absurde qu'un homme pût
disposer de lui-même poiu' toujours à un âge où il ne lui est pas
permis d'aliéner un pré de la valeur de dix écus,
SECTION V.
À QUI LE CHOIX ?
De qui dépendra le choix d'un époux ou d'une épouse ? Cette ques-
tion présente une absurdité apparente, sinon réelle : comme si un tel
choix pouvait appartenir à quelque autre qu'à la partie intéressée.
Les lois n'aui'aient jamais dû confier ce pouvoir aux pères : il leur
manque deux choses essentielles pour* le bien exercer ; les connais-
sances requises pour un tel choix, et ime volonté dirigée au vrai
but. La manière de voir et de sentir des pères et des enfants n'est
pas la même ; Us n'ont pas le même intérêt. L'amour est le mobile
de la jexmesse ; les vieillards ne s'en soucient guère : la fortune, en
général, est une faible considération auprès des enfants ; elle absorbe
toutes les autres chez les pères. Ce que veut le fils, c'est d'être
heureux ; ce que veut le père, c'est qu'il le paraisse. Le fils peut
vouloir saciifier tout autre intérêt à celui de l'amoxu- ; mais le père
veut qu'il sacrifie cet intérêt à tout autre.
Recevoii' dans sa famUle un gendi-e ou une bni qui déplaît, c'est
une circonstance fâcheuse pom' un père ; mais n'est-il pas bien plus
cruel pour les enfants d'être privés de l'époux ou de l'épouse qui
ferait leur bonheur ? Comparez les peines de paxt et d'autre : y a-t-il
égalité ? Comparez la dm'ée probable de la carrière du père et du
fils ; voyez si vous devez sacrifier celle qui commence à celle qui
finit. — Voilà poui- le simple di'oit d'empêcher. Que serait-ce si,
sous le masque d'un père, un tjTan impitoyable pouvait abuser de
la douceur et de la timidité de sa fille, pour la forcer d'unir son sort
à un époux détesté ?
Les liaisons des enfants dépendent beaucoup des pères et des
mères. Cela est vrai en partie pour les fils, et entièrement poiu- les
192 MARIAGE.
filles. Si les parents négligent d'user de ce droit, s'ils ne s'ap-
pliquent pas à diriger les inclinations de leur famille, s'ils abandon-
nent au hasard le choix de leurs connaissances, à qui doivent-ils se
prendre des imprudences de la jeunesse? Au reste, en leur étant
le pouYoii' de gêner et de forcer, il ne faut pas leur ôter celui de
modérer et de retarder. On peut distinguer deux époques dans
l'âge nubile. Pendant la première, le défaut de consentement des
parents suffli-ait pour annuler le mariage. Pendant la seconde, ils
auraient encore le droit de retarder de quelques mois la célébration
du contrat. Ce temps leur serait donné pour faii'e valoir leurs
conseils.
n existe une coutume bien singulière dans un pays de l'Europe
renommé par la sagesse de ses institutions. Le consentement des
pères est nécessaire aux mineui's, à moins que les amants ne puis-
sent faire cent lieues avant d'être atteints. Mais s'ils ont le bon-
heur d'arriver dans un certain village, et de faire prononcer à la
minute une bénédiction nuptiale par le premier venu, qui ne leur
fait aucune question, le mariage est valide, et l'autorité paternelle
est déjouée. Est-ce poui- l'encouragement des aventmiers qu'on
laisse subsister un privilège de cette nature? Est-ce un désir
secret d'afFaibHi* le pouvoir des pères, ou de favoriser ce qu'on ap-
pelle ailleui's des ^nésalliatices"?
SECTION YI.
COMBIEÎf DE CONTRACTAÏîTS ?
Entre combien de personnes ce contrat doit-il subsister à la fois ?
En d'autres termes, doit-on tolérer la polygamie ? La polygamie est
simple ou double. La simple est ou po?(/^î/n{e, multiplicité d'épouses,
ou polyandrie, multiplicité d'époux.
La polygynie est-elle utile ou nuisible ? Tout ce qu'on a jamais
pu dii'e en sa faveur se rapporte à certains cas particuliers, à cer-
taines circonstances pasagères, lorsqu'un homme par les maladies de
sa femme serait privé des douceurs du mariage, ou lorsque, par sa
profession, il serait obligé de diviser son temps entre deux demeures,
comme un patron de vaisseau, etc.
Qu'un tel arrangement fût quelquefois convenable à l'homme,
cela se peut ; mais il ne le serait jamais aux femmes. Pour chaque
homme favorisé, il y aurait toujours deux femmes dont les intérêts
seraient saciifiés.
1° L'effet d'ime telle licence serait d'aggraver l'inégalité des con-
ditions. La supériorité de richesses n'a déjà que trop d'ascendant,
et cette institution lui en donnerait davantage. Tel riche, traitant
MARIAGE. 193
avec une fille sans fortune, se prévaudrait de sa position pour se
ménager le di-oit de lui donner une rivale. Chacune de ses femmes
se trouverait réduite à la moitié d'un époux, tandis qu'elle aurait pu
faire le bonheur de tel homme qui, en conséquence de cet arrange-
ment Loi que, est privé d'une compagne.
2° Que deviendrait la paix des familles? Les jalousies des
épouses rivales se propageraient parmi leurs enfants. Ils forme-
raient deux partis opposés, deux petites armées, ayant chacune à
leur tête une protectrice également puissante, au moins par ses
droits ; quelle scène î quelles contentions ! Quel acharnement !
Quelle animosité î De l'afiaiblissement des nœuds fraternels ré-
sulterait un affaiblissement pareil dans le respect filial. Chaque fils
verrait dans son père le protecteur de son ennemi. Tous ses actes
de bonté ou de sévérité, interprétés par des préventions opposées,
seraient attribués à des sentiments injustes de faveur ou de haine.
L'éducation de la jeunesse serait ruinée au milieu de ces passions
hostiles, sous un système de favem' ou d'oppression qui corromprait
les ims par la rigueur et les autres par Tindulgcnce. Dans les
mœurs orientales, la polygamie siibsiste avec la paix ; mais l'escla-
vage prévient la discorde : un abus en pallie un autre ; tout est
tranquille sous le même joug.
n en résulterait poiir le mari un accroissemont d'autorité. Quel
empressement à le satisfaire ! Quel plaisir de devancer sa rivale
dans un acte qui doit plaire à l'époux ! Serait-ce un mal ou un
bien? Ceux qui par une basse opinion des femmes s'imaginent
qu'elles ne sauraient être trop soumises, doivent trouver la poly-
gamie admirable. Ceux qui pensent que l'ascendant de ce sexe est
favorable à l'adoucissement des mœm-s, qu'il augmente tous les
plaisirs de la société, que l'autorité douce et persuasive des femmes
est salutaire dans la famille, doivent trouver cette institution très-
mauvaise.
Il n'est pas besoin de discuter sérieusement la polyandrie ni la
polygamie double. On aurait même trop dit sur le premier point,
s'il n'était bon de montrer les véritables bases sur lesquelles les
mœurs sont assises.
SECTIOX VU.
AVEC QrELLES FORMALITÉS ?
Les formalités de ce contrat doivent se rapporter à deux objets :
1° Constater le ftiit du consentement libre des deux parties et de la
légitimité de leur union. 2° Notifier et constater la célébration du
mariage pour l'avenir. Il faut de plus exposer aux deux parties
194 MARIAGE.
contractantes les di'oits qu'elles vont acquérir, et les obligations dont
eUes vont se charger d'après la loi.
La plupart des peuples ont niis une grande solennité à cet acte,
et il n'est pas douteux que des cérémonies qui frappent l'imagination
ne servent à imprimer dans l'esprit la force et la dignité du contrat.
En Ecosse, la loi, beaucoup trop facUe, n'exige aueime formalité.
Il suffit, poui- rendi-e un mariage valide, d'ime déclaration réciproque
de l'homme et de la femme, en présence d'un témoin. Aussi est-ce
sur la frontière d'Ecosse, dans un village nommé Gretmi-G-reen, que
les mineurs d'Angleterre, impatients du joug, vont s'émanciper par
im hymen impromptu.
En instituant ces formes, il faut éviter deux dangers : 1° Celui de
les rendre assez embarrassantes poiir empêcher un mariage lorsqu'il
ne manque ni liberté de consentement, ni connaissance de cause.
2° Celui de donner aux personnes qui doivent concourir à ces for-
malités le pouvoir d'abuser de ce di-oit, et de s'en servir à quelque
mauvaise fin.
Dans plusieurs pays, U faut s'ennuyer longtemps dans le vestibule
du temple avant d'arriver à l'autel. Sous le titre de fiancés, on
porte les chaînes de cet engagement sans en avoir les avantages. A
quoi sert ce hors-d'œuvi'e, qu'à multiplier les embarras et à tendre
des pièges ? Le code Frédéric est bien chargé à cet égard de con-
traintes LautHes. Le droit anglais, au contraire, a embrassé, pour
cette fois, le parti de la simplicité et de la clarté. On sait à quoi
s'en tenii'. On est marié ou on ne l'est pas.
PRINCIPES
CODE PÉNAL.
0 2
i
PRINCIPES
DU
CODE PÉNAL.
PREMIERE PARTIE.
DES DÉLITS.
L'objet de ce livre est de faire connaître les délits, de les classer, et
de décrire les circonstances qui les aggravent ou les atténuent. C'est
le traité des maladies qui doit précéder celui des remèdes.
La nomenelatiu-e vulgaii-e des délits n'est pas seidement incom-
plète, elle est trompeuse. Il fallait commencer par la réformer, ou
laisser la science dans l'obscurité où on l'a trouvée*.
CHAPITRE I.
CLASSIFICATIOÎÎ DES DÉLITS.
Qu'est-ce qu'un délit ? Le sens de ce mot varie selon le sujet que
l'on traite. S'agit-il d'iui système de lois établies, délit, c'est tout
ce que le législateur a prohibé, soit par de bonnes, soit par de mau-
vaises raisons. S'agit-il d'une recherche de théorie pour découvrir
les meilleures lois possibles selon le pi-incipe de l'utilité, on appelle
délit tout acte que l'on croit devoii* être prohibé à raison de quelque
mal qu'il fait naître ou tend à faii-e naître. C'est le sens unique de
ce mot dans tout le cours de cet ouvrage.
La classification la plus générale des délits doit se tirer de celle
des personnes qui peuvent en être l'objet. Nous les diviserons en
quatre classes.
1° Délits privés : ce sont ceux qui niùsent à tel ou tels individus
assignablesf, autres que le délinquant lui-même.
* On ne donne ici qu'une idée très-générale de la division des délits. Voyez
la suite de cet ouvrage : Vue complète d'un corps de droit, chap. vi.
t Assignable, c'est tel individu en particulier à l'exclusion de tout autre ; c'est
Pierre. Paul ou Griiillaumc.
198 SUBDIVISIONS DES DELITS.
2° Délits réjlcctlfs ou contre soi-même : ce sont ceux par IcsqueLs
le délinquant ne nuit qu'à lui seul ; ou s'U nuit à d'autres, ce n'est
que par une conséquence du mal qu'il s'est fait à lui-même.
3° Délits demi-publics : ce sont ceux qui affectent une portion de
la communauté, un district, une corporation particulière, une secte
religieuse, ime compagnie de commerce ; enfin, ime association d'ia-
dividus imis par quelque intérêt commim, mais formant un cercle
moins étendu que celui de l'État.
Ce n'est jamais un mal présent ni un mal passé qui constitue un
de ces délits. Si le mal était présent ou passé, les individus qui le
souf&'ent ou l'ont soufiert seraient assignables ; ce serait dès lors lui
délit de la première classe, un délit privé. Dans les délits demi-
pubHes, il s'agit d'un mal futui", d'un danger qui concerne des indi-
vidus non assignables.
4° Délits imhlics : ce sont ceux qui produisent quelque danger
commun à tous les membres de l'État, soit à un nombre indéfini
d"uldi^-idus non assignables; quoiqu'il ne paraisse pas que tel en
particulier soit plus exposé à en souffiir que tout autre*.
CHAPITRE II.
SUBDIVISIONS DES DÉLITS.
SUBDIVISIONS DES DÉLITS PRIVÉS.
Comme le bonbeiu' de l'individu découle de quatre sources, les délits
qui peuvent l'attaquer peuvent se ranger sous quatre subdivisions.
1. Délits contre la personne.
2. Délits contre la propriété.
3. Délits contre la réputation.
4. Délits contre la condition, contre l'état domestique ou civil,
l'état de père ou d'enfant, de mari et de femme, de maitre et de
sei-viteur, de citoyen et de magistrat, etc.
Les délits qui nuisent sous plus d'im rapport peuvent être désignés
par des phrases composées: Délits contre la personne et la propriété,
Délits contre la personne et la réputation, etc.
* Moins il y a d'individus dans un district ou une corporation, plus il est pro-
bable que les parties lésées seront assignables, en sorte qu'il est quelquefois difficile
de déterminer si tel délit est privé ou demi-public. — Plus ce district ou cette cor-
poration sont considérables, plus le délit qid les affecte est i>rès de coïncider avec
les délits publics. Ces trois classes sont par conséquent sujettes à se confondre
plus ou moins l'une avec l'autre. Mais cet inconvénient est inévitable dans
toutes les divisions idéales qu'on est obligé de faire pour la méthode et la clarté
du discours.
SUBDIVISIONS DES DELITS PUBLICS. 199
Subdivision des délits réjlectifs ou contre soi-même.
Les délits contre soi-même sont à proprement parler des vices et
des imprudences. Il est utile de les classer, non pour les soumettre
à la sévérité du législateur, mais plutôt poui- lui rappeler par un seul
mot que tel ou tel acte est moins de sa sphè're.
La subdivision de ces délits est exactement la même que celle des
délits de la première classe ; autant de points où nous sommes
vulnérables par la main d'autrui, nous le sommes aussi par la nôtre.
Nous pouvons nous nuire dans notre personne, notre propriété, notre
réputation, notre état civil et domestique.
Subdivision des délits demi-publics.
La plupart de ces délits consistent dans la violation des lois qui
ont pour objet de précautionner les habitants d"un district contre les
diverses calamités physiques auxquelles ils poiu'raieut être exposés.
Tels sont les règlements pour arrêter des maladies contagieuses, pour
préserver des digues et chaussées, pour* se garantir des ravages d'ani-
maux nuisibles, pour prévenir des disettes. Les délits qui tendent
à produire quelque calamité de ce genre fonnent une première espèce
de délits demi-pubhcs.
Ceux de ces délits qxii peuvent se consommer sans l'intervention
d'un fléau natxirel, comme des menaces contre une certaine classe de
personnes, des calomnies, des libelles qui attentent à l'honnem- d'un
corps, des insultes à quelque objet de reHgion, im vol fait à une
société, la destiiiction des ornements d'une ^oUe, forment la seconde
espèce des déHts demi-publics. Les premiers sont fondés sur quelque
calamité : les seconds sont de j>î<re inalice.
Subdivision des délits publics.
On peut ranger les délits publics sous neuf divisions.
1. Délits contre la sûreté extérieure. Ce sont ceux qui ont ime ten-
dance à exposer la nation aux attaques d'un ennemi étranger, comme
tout acte qui provoque ou encourage une iavasion du territoire.
2 et 3. Délits contre la justice et la police. Il est difficile de tracer
la ligne qui sépare ces deux branches d'administration. Leurs fonc-
tions ont le môme objet, celui de maintenu' la paix intérieiu-e de
l'État. La justice se rapporte particulièrement à des crimes déjà
commis, sa puissance ne se déploie qu'après la découverte de quelque
acte contraire à la sûreté des citoyens. La poHce s'applique à
prévenir, soit les crimes, soit les calamités : ses expédients .sont des
précautions et non des peines : elle va om devant du mal : elle doit
prévoir les maux et pourvoii' aux besoins.
200 SUBDIVISION DES DELITS PUBLICS.
Les délits contre la justice et la police sont ceux qui ont une ten-
dance à contrarier ou égarer les opérations de ces deux magistratures.
4. Délits contre la force publique. Ce sont ceux qui ont une
tendance à contrarier ou égarer les opérations de la force militaire
destinée à protéger l'Etat, soit contre ses ennemis extérieurs, soit
contre des adversaires intérieurs que le gouvernement ne peut sou-
mettre qu'avec une force armée.
ô. Délits contre le trésor puhlic. Ce sont ceux qui tendent à
diminuer le revenu, à contrarier ou égarer l'emploi de fonds destinés
au service de l'État.
6. Délits contre la population. Ce sont ceux qui tendent à diminuer
le nombre des membres de la communauté.
7. Délits contre la richesse natiomde. Ce sont ceux C|ui tendent à
diminuer la quantité ou la valeur des choses qui composent les pro-
priétés individuelles des membres de la communauté.
8. Délits contre la souveraineté. H est d'autant plus difficile d'en
donner une idée nette, qu'il est bien des États où il serait presque
impossible de résoudre cette question de fait : Où réside le suprême
pouvoir ? Yoiei l'explication la plus simple. On donne pour l'or-
dinaii'e le nom collectif de gouvernement à l'assemblage total des
personnes chargées des diverses fonctions politiques. Il y a com-
munément dans les États une personne ou un corps de personnes, qui
assigne et distribue aux membres du gouvernement leurs départe-
ments, leurs fonctions et leurs prérogatives, qui a autorité sur eux
et sur le tout. La personne ou le corps qui exerce ce pouvoir
suprême, est ce qu'on appelle le souverain. Les délits contre la
souveraineté sont ceux qui tendent à contrarier ou à égarer les
opérations du souverain, ce qu'on ne peut faire sans contrarier ou
égarer les opérations des différentes parties du gouvernement.
9. Délits contre la religion. Les gouvernements ne peuvent avoir,
ni ime connaissance universelle de ce qui se passe (dans le secret),
ni ime puissance inévitable qui ne laisse aux coupables aucim moyen
d'échapper. Pour suppléer à ces imperfections du pouvoir humain,
on a cm nécessaire d'incidquer la croyance d'un pouvoir sumatui'el
(je parle ici pour tous les systèmes). On attribue à ce pouvoir
supérieur la disposition de maintenir les lois de la société, de punir
et de récompeiiser dans im temps quelconque les actions que les
hormnes n'auront pu ni récompenser ni punii-. On représente la
religion comme im personnage allégorique chargé de conserver et de
fortifier parmi les hommes cette crainte du juge suprême. Ainsi,
diminuer ou pei-vertir l'influence de la religion, c'est diminuer ou
pervertii' dans la même proportion les services que l'État en retire
poiu" réprimer le crime ou encourager la vertu. Ce qui tend à con-
QUELQUES AUTRES DIVISIONS. 201
trarier ou égarer les opérations de cette piiisi^ance, c'est délit contre
la religion*.
CHAPITRE III.
DE QUELQUES AUTEES DIVISIONS.
Les divisions dont nous allons parler vont toutes aboutir à la division
fondamentale ; mais on les emploiera quelquefois pour abréger, et poui'
marquer quelque circonstance paiticulière dans la natm-e des délits.
1. Délit comjjlexe, par opposition à déUt simple. Un délit qui
attaque en même temps la personne et la réputation, ou la réputa-
tion et la propriété, est un délit complexe. Tn délit public peut
renfenner un délit privé : par exemple, un parjure qui a poiu- effet
de soustraire un coupable à la peine est un délit simple contre la
justice : un parjure qui a pour effet de soustraire le coupable, et de
faire tomber la peine sur un innocent, renferme un délit public et
un délit privé. C'est un délit complexe.
2. Délits principcmx et accessoires. Le délit principal est celui qui
produit le mal en question : les délits accessoires sont des actes qui
ont influé de près ou de loin, qui ont préparé le délit principal. Dans
le crime de faux en fait de monnaie, le vrai délit principal est l'acte
de celui qui la débite : car c'est de là que découle immédiatement la
perte de celui qui la reçoit. L'acte de celui qui a fabriqué la fausse
monnaie n'est sous ce point de vue que le délit accessoire.
3. Délits positifs et négatifs. Le délit positif est le résultat d'un acte
fait dans un certain but. Le délit négatif résulte de ce qu'on s'est
abstenu d'agii-, de ce qu'on n'a pas fait ce qu'on était tenu de faire.
En fait de diffamation, Horace a bien distingué ces deux délits :
Absenfem qui rodit amicum,
Qui non défendit, alio cidpante . . . hic niger est.
Les grands délits, en général, sont du genre positif. C'est à la classe
des délits publics qu'appartiennent les délits négatifs les plus graves.
n ne faut que le sommeil du pasteur poui* faire périr le troupeau.
H y a bien des cas où, dans im système perfectionné, le délit
négatif i^eut et doit se mettre à côté du déKt positif. Engager un
homme à passer, un flambeau à la main, dans une chambre qu'on
* Il s'agit ici de l'utilité de la religion sous le point de vue politique, et nulle-
ment de sa vérité.
On doit dire délits contre la religion, l'entité abstraite, et non pas délits contre
Die", l'être existant. Car comment un chétif mortel pourrait-il offenser l'Etre
impassible, et affecter son bonheur? Dans quelle classe rangerait-on ce crime
imaginaire? Serait-ce un délit contre sa pei-sonne, sa propriété, sa réputation
ou son état?
202 MAL DU SECOND ORDRE.
sait être pleine de poudi-e à canon, à découvert, et causer ainsi sa
mort, c'est un acte positif d'homicide : mais que, le voyant aller de
lui-même, on le laisse faire sans l'avertir du danger que l'on connaît,
c'est im délit négatif à ranger sous le même chef*.
4. Délits de mal imaginaire. Ce sont des actes qui ne produisent
pas de mal réel, mais que des préjugés, des erreiu-s d'admiuistration
et des principes ascétiques ont fait ranger parmi les délits. Ces
délits varient selon les temps et les lieux. Ils ont leur origine et
leur fin, ils croissent et décroissent comme les opinions qui leur
servent de base. Tel était à Eome le délit pour lequel on enterrait
les vestales toutes vives. Tels ont été l'hérésie et le sortilège, qui
ont fait péiir dans les flammes tant de milliers d'innocents.
Pour donner Tine idée de ces délits de mal imaginaire, il n'est pas
nécessaire d'en épuiser le catalogue : il suffit d'en indiquer quelques
groupes piincipaux. Eemarquez que c'est au législateur que l'on
s'adresse, et non pas au citoyen. Le mal attribué à telle action est
imaginaire : clone on fera bien de ne point faire de lois pour l'inter-
dire. Yoilà la conclusion, voUà notre conseil ; et non pas, donc on
fera bien de la commettre en dépit de V opinion pidAiqiœ et des lois.
Délits de mal imaginaire. 1° Délits contre les lois imposant ou
des professions de croyance en matière de religion, ou des pratiques
religieuses. 2° Délits consistant à faire des conventions innocentes
que les lois ont proscrites par des raisons fausses : l'usure en peut
servir d'exemple. 3° Délits consistant dans l'émigration d'ai-tisans
et autres citoyenst. 4° Délits consistant dans la violation des rè-
glements prohibitifs dont l'effet est de gêner une classe de citoyens
pour en favoriser une autre. Telle est la défense, en Angleterre,
d'exporter les laines, prohibition qui tend à assurer im profit aux
manufactiuicrs aux dépens des cultivateurs. .
iS'ous verrons, en parlant des délits de lubricité exempts de fraude
et de violence, et des délits contre soi-même, que, considérés par
rapport au public, ils se rangent sous ce même chef.
CHAPITRE lY.
Dr ilAL DU SEC0>'D ORDRE.
L'alarme inspirée par les divers délits est susceptible de bien des
dcgTés depuis l'inquiétude jusqu'à la terreur.
* Il faut toutefois observer que le délit négalif n'inspire pas à beaucoup près
le même degi-é d'alai-me, et que de plus il est très-difficile à prouver.
t Le mal de la prohibition est sensible, et peut se trouver des plus graves.
Vu homme est-il incapable de gagner son pain dans son pays natal, une défense de
MAL DU PREMIER ORDRE. 203
Mais le plus ou moins d'alarme ne dépend-il pas de l'imagination,
du tempérament, de l'âge, du sexe, de la position, de rexpérience ?
Peut-on calculer d'avance des effets qui varient selon tant de causes ?
En un mot, l'alarme a-t-eUe une marche assez régulière pour qu'on
puisse en mesurer les degrés ?
Quoique tout ce qui est soumis à l'imagination, cette faculté si
mobile et si fantasque en apparence, ne puisse pas se réduire à une
précision rigoureuse, cependant l'alarme générale produite par les
divers délits suit des proportions assez constantes, qu'il est possible
de déterminer. L'alarme est plus ou moins grande selon les circon-
stances que noiLS allons énimiérer*.
1° La grandeur du mal du premier ordre.
2° La bonne ou la mauvaise foi du délinquant dans le fait en
question,
3° La position qui lui a foiuiii l'occasion de commettre le délit.
4° Le motif qui l'a fait agir.
5" Le plus ou le moins de facilité d'empêcher tel ou tel délit.
6° Le plus ou le moins de facilité de le cacher, et de se soustraire
à la peine.
7° Le cai-actère que le délinquant a montré par le délit. La
récidive se rapporte à ce chef.
8° La condition de l'individu lésé, en vertu de laquelle ceux d'une
condition pareille peuvent ou ne peuvent pas ressentii* l'impression
de la crainte.
C'est dans l'examen de ces circonstances qu'on trouve la solution
des problèmes les plus intéressants de la jurisprudence pénale.
CHAPITRE V.
DU MAL DV PREMIEE OEDILE.
Ox peut évaluer le mal du premier ordi'e résultant d'un délit d'après
les règles suivantes.
1, Le mal d'im déKt complexe sera plus grand que celui de chacim
des délits simples dans lesquels il peut se résoudi-e. (V. Délits
complexes, chap. 3.)
TJn paijiire dont l'effet serait de faire pimii- im innocent produirait
s'expatrier est im arrêt de mort. Plus on examine le mal du déKt, plus on en
sent la nidlité : car où est l'individu sur lequel il tombe jamais en forme de
soidfrance ?
* Ce qu'il y a de commmi entre toutes ces circonstances, excepté la première
et la dernière, c'est de rendre plus probable la réitération du délit.
204 MAL DU PREMIER ORDRE.
plus de mal qu'im parjm-e qiii ferait absoudi'e un accusé coupable du
même délit. Dans le premier cas, c'est un délit privé combiné avec
le délit public. Dans le second cas, c'est le délit public tout seul.
2. Le mal d'un délit demi-public ou public, qui se propage, sera
plus grand que celvd d'im délit privé de même dénomination. — Il y
a plus de mal à porter la peste dans tout un continent que dans telle
petite île peu habitée et peu fréquentée. — C'est cette tendance à se
propager qui fait l'énormité particulière de l'incendie et de l'inon-
dation.
3. Le mal d'un délit demi-public, ou public, qui, au lieu de se
multiplier, ne fait que se répartir, sera moins grand que celui d'un
délit privé de même dénomination. — Ainsi, que le trésor d'une pro-
vince soit volé, le mal du premier ordre sera moins grand que celui
d'un larcin égal fait à un individu. En voici la preuve. Veut-on
faire cesser le mal que le particulier lésé a souffert, il n'y a qu'à lui
accorder aux fixais du public im dédommagement équivalent à sa
perte ; mais voilà les choses ramenées au même point que si le vol,
au lieu d'être fait à Pierre ou à Paul, avait été fait au public en
droiture*.
Les délits contre la propriété sont les seuls susceptibles de cette
répartition : or, le mal qui en résulte est d'autant moindre qu'il se
distribue sur un plus grand nombre, et sur des individus plus riches.
4. Le mal total d'un délit est plus grand s'il en résulte un mal
conséquentiel portant siu' le même individu. — Si par les suites d'un
emprisonnement ou d'une blessure, vous avez manqué une place, un
mariage, une affaire lucrative, il est claii- que ces pertes sont ime
addition à la masse du mal primitif.
5. Le mal total d'un délit est plus grand s'il en résulte im mal
dérivatif portant siu- autrui. — Si, par les suites d'xm tort qu'on vous
a fait, votre femme ou vos enfants viennent à manquer du nécessaii-e,
voilà une autre addition incontestable à la masse du mal primitif.
Outre ces règles, qui servent dans tous les cas à évaluer le mal du
premier ordi-e, il faut tcnii- compte des aggravations, c'est-à-dire des
circonstances particulières qui augmentent ce mal. On en verra
ime table complète, Yoici les piincipales.
Le mal du délit augmenté par une portion extraordinaire de douleur
physique qui n'est pas de l'essence du délit. Surcroît de douleur
jihijsique.
Le mal du délit augmenté par une circonstance qui, au mal essen-
tiel, ajoute l'accessoire de la terreur. Surcroît de terreur.
* Quoique dans ce cas le mal du prcniior ordre soit moins grand, il n'en est
pas de même du mal du second ordiT. Mais cette observation trouvera bientôt
sa place. »
MAUVAISE FOI. 205
Le mal du délit augmenté par quelque circonstance extraordinaire
d'ignominie. Surcroît cVopprohre.
Le mal du délit augmenté par la natiu'e irréparable du dommage.
Dommage irréparable.
Le mal du délit augmenté par une circonstance qui indique de la
part de l'individu lésé un degré de sensibilité extraordinaire. Souf-
france aggravée.
Ces règles sont absolument nécessaires. Il faut savoir évaluer le
mal du premier ordi-e, parce qu'en raison de sa valem- apparente ou
réelle, l'alarme sera plus ou moins grande. Le mal du second ordi*e
n'est que le reflet du mal du premier ordi-e qui se peint dans l'ima-
gination de chacun. Mais il y a d'autres circonstances qui modifient
l'alarme.
CHAPITRE YI.
DE LA MATTVAISE FOI.
Qu'rN homme ait commis un délit le sachant et le voulant, ou sans
le savoir- ou le vouloii', le mal immédiat est bien le même, mais
l'alarme qui en résulte est bien différente. Celui qui a fait le mal
avec intention et connaissance se peint à l'esprit comme un homme
méchant et dangereux. Celui qui l'a fait sans intention ou sans
connaissance ne se présente comme im homme à craindi'e qu'à raison
de son inadvertance ou de son ignorance.
Cette sécurité publique, après un délit exempt de mauvaise foi,
n'a rien d'étonnant. Observez toutes les cii'constances de l'acte.
Le délinquant n'a pas cru agir en opposition avec la loi. S'il a fait
un délit, c'est qu'il n'avait point de motif pour s'en abstenir. Ce
déht résulte-t-il d'tm concom's infortimé de circonstances, c'est un
fait isolé et fortuit, qui n'opère point pour en produii-e un semblable.
Mais le crime d'un délinquant de mauvaise foi est une cause per-
manente de mal. On voit dans ce qu'il a fait ce qu'il peut et veut
faire encore. Sa conduite passée est un pronostic de sa conduite future.
D'ailleurs l'idée d'im méchant nous attriste et nous effi'aye. Elle nous
rappelle aussitôt toute cette classe dangereuse et malfaisante qui nous
environne de pièges et trame ses conspirations en silence.
Le peuple, guidé par \m instinct juste, dit presque toujours d'un
délinquant de bonne foi, qu'il est plus à plaindre qu'à blâmer. C'est
qu'en effet un homme d'une sensibilité même commune ne peut
qu'éprouver les regrets les plus \ifs sur les maux dont il est la cause
innocente. Il lui faudrait des consolations plutôt que des peines.
Non-seulement il n'est pas plus à craindre qu'un autre, il l'est en-
206 POSITION DU DÉLINQUANT.
eore moins, car ses regrets siu' le passé vous répondent d'une pré-
caution plus qu'ordinaire sur l'avenir.
D'ailleiu's, un délit exempt de mauvaise foi offre une espérance
d'indemnité. Si l'individu s'était cru exposé à encourir une peine,
il aui-ait pris des précautions pour se dérober à la loi ; mais, dans son
innocence, il reste à découvert, et ne songe point à se refuser aux
réparations légales.
Voilà pour le principe général. Dans l'appUcation, c'est un sujet
d'ime difficulté considérable. Pom- bien connaître tout ce qui con-
stitue les caractères de la mauvaise foi, il faut examiner tous les
différents états où l'âme peut être au moment de l'action, soit par
rapport à l'intention, soit par rapport à la connaissance. Que do
modifications possibles dans l'entendement et la volonté !
Un archer lance une flèche sur laquelle il avait écrit : à l'œil
gauche de Philippe. La flèche atteint l'œU gauche. Voilà une
intention exactement correspondante au fait.
Un mari jaloux surprend son rival, et, pour perpétuer sa vengeance,
il le mutile ; et l'opération devient mortelle. Dans ce cas, l'inten-
tion, par rapport au meurtre, n'était pas plénière.
Un chasseiu' voit un cerf et un homme tout auprès. Il juge bien
qu'il ne peut pas tirer au cerf sans mettre l'homme en danger.
Cependant il tire, et c'est l'homme qui est tué. Dans ce cas, le
meui'tre est volontaire, mais l'intention de tuer n'était qu'indii-ecte.
Quant à l'entendement, il peut être dans trois états, par rapport
aux diverses circonstances d'im îa\t.~— Connaissance. — Ignorance. —
Fausse opinion. — Vous avez su que ce breuvage était un poison ; vous
avez pu l'ignorer ; vous avez pu croii'e qu'il ne ferait qu'un mal léger,
ou que, dans certains cas, c'était un remède.
Tels sont les préliminaires pour parvenu' à caractériser la mau-
vaise foi. Nous ne tenterons pas ici d'entrer plus avant dans ce
sujet épineux.
CHAPITEE VII.
POSITION nu DÉLINQUANT: COMMENT ELLE INFLUE SUR l'aLARME.
Il y a des délits que tout le monde peut commettre : il y en a
d'autres qui dépendent d'une position particulière, e'est-à-dii-e c'est
cette position particulière qui fournit au délinquant l'occasion du
délit.
Quel est l'effet de cette circonstance sur l'alannc? EUe tend
commimément à la diminuer, en rétrécissant sa sphère.
COMMENT ELLE INFLUE SUR l' ALARME. 207
Un larcin produit une alannc générale : un acte de péculat, commis
par un tuteur contre son pupille, n'en produit pres(iue poiat.
Quelque alarme qu'ùispu-e une extorsion faite par un officier de
police, une contribution levée sui' im grand chemin par des brigands
en inspire infiniment plus. Pourquoi ? C'est qu'on sent bien que
le concussionnaire en place le plus déterminé a quelque fi-ein et
quelque retenue. Il lui faut des occasions, des prétextes pour abuser
de son pouvoir ; tandis que les voleiu's de grand chemin menacent
tout le monde, à toute heure, et ne sont point arrêtés par l'opinion
publique.
Cette circonstance influe de la même manière sur d'autres classes
de délits, tels que la séduction, l'adultère. On ne peut pas séduire
la première femme que l'on rencontre, comme on peut la voler. Une
telle entreprise exige une connaissance suivie, un certaiu assortiment
de rang et de fortime ; en un mot, l'avantage d'une position parti-
culière.
De deux homicides, l'un commis pour recueilh'r une succession,
l'autre à propos de brigandage, le premier manifeste xm caractère
plus atroce, et le second excite cependant plus d'alarme. L'homme
qui se croit sûr de ses héritiers n'éprouve point d'alarme sensible
par le premier événement ; mais quelle sûreté peut-il y avoir contre
des brigands ? Ajoutez qu.e le scélérat qui tue pour hériter ne se
transformera pas en assassin de grand chemin : il risquera bien pour
une succession ce qu'il ne voudrait pas hasarder pour quelques
écus.
Yoilà une observation qui s'étend à tous les délits impliquant
violation de dépôt, abus de confiance et de pouvoir public ou pri^'é.
Ils causent d'autant moins d'alarme, que la position du délinquant
est plus particulière, qu'il y a un plus petit nombre d'indi\idus dans
une position semblable, et qu'ainsi la sphère de ce déht est plus
rétrécie.
Ex'cei^tion importante. Le délinquant est-il revêtu de grands pou-
voirs? Peut-il envelopper dans la sphère de son action un grand
nombre de personnes ? Sa position, quoique particularisée, agrandit
l'enceinte de l'alarme au lieu de la rétrécir. Qu'un juge se proiwse
de pUler, de tuer, de tyranniser. — Qu'un officier militaire ait poui"
objet de voler, de vexer, de verser du sang, l'alarme qu'Us exciteront,
proportionnée à l'étendue de leurs pouvoirs, pourra surpasser celle
des plus atroces brigandages.
Dans ces situations élevées, il n'est pas besoin d'un crime, imo
simple faute exempte de mauvaise foi peut causer une vive alarme.
Un innocent est-il envoyé à la mort jîar un juge intègre, mais igno-
rant, dès que la faute est connue, la confiance pul)lique est blessée.
208 INFLUENCE DES MOTIFS
la secousse se fait sentir, et rinquiétudo peut parvenir à un haut
degré.
Heureusement ce genre d'alarme peut s'arrêter tout d'un coup par
le déplacement du sujet incapable.
CHAPITRE YIII.
BE l'iNFLTIENCE DES MOTIFS SUE LA GEANDEUR DE l'aLAEME.
Si le délit en question procLde d'un motif particulier, rare, renfermé
dans une classe peu nombreuse, l'alarme aura j^eu d'étendue. S'il
procède d'un motif commun, fréquent et puissant, l'alanne aura
beaucoup d'étendue, parce que beaucoup de personnes se sentiront
exposées.
Comparez ce qui résulte à cet égard d'un assassinat commis pour
vol, et d'un autre commis par vengeance. Dans le premier cas, le
danger se présente comme universel : dans le second, il s'agit d'un
crime qu'on n'a pas à redouter, à moins d'avoir- un ennemi dont la
haine soit parvenue à im point d'atrocité bien rare.
Un délit produit par une inimitié de pai'ti causera plus d'alarme
que le même délit produit par une inimitié particulière.
H a existé en Danemark et dans ime partie de l'Allemagne, vers
le milieu du siècle passé, ime secte religieuse dont les principes
étaient pliLS effrayants que les plus noires passions. Selon ces fana-
tiques, le moyen le plus sûr de gagner le ciel n'était pas la bonté des
actions morales, mais le repentir : et l'efficacité de ce repentir était
d'autant plus grande, qu'il absorbait davantage toutes les facultés :
or, plus le crime qu'on aurait commis était atroce, plus on était sûr
qu'il donnerait aux remords cette énergie expiatoii-e. C'est avec
cette logique qu'un forcené sortait de sa maison pour mériter le salut
et l'échafaud, en assassinant un enfant dans l'âge de l'innocence. Si
cette secte avait pu se maintenir, c'en était fait du genre humain*.
On parle vulgaii'ement des motifs comme étant bo)is ou mauvais.
C'est une erreui-. Tout motif, en dernière analyse, est la perspective
d'un plaisir à se procurer ou d'une peine à éviter. Or le même motif
qui porte en certains cas à faire une action réputée bonne ou indif-
férente peut en d'autres cas porter à une action réputée mauvaise.
Un indigent vole un pain, un autre indi-vidu en achète un. im troi-
* Je ne sais où j'ai lu qu'en Prusse, au premier exemple de ee laiiatisuie. le
grand Frédérie fit enfermer l'assassin dans une maison de fous. Il pensa que
lui donner la mort c'était moins le punir que le récompenser. C'en fut assez
pour arrêter le délit.
SUR LA GRANDEUR DE l'aLARME. 209
sième travaille pour le gagner ; — le motif qui les fait agir est exacte-
ment le même, le besoin physique de la faim. Un homme pieux
fonde un hôpital poui' les pauvres, im autre va fau'e le pèlerinage de
la Mecque, un autre assassine un prince qu'il croit hérétique ; leiu*
motif peut être exactement le même, le désir de se concilier la faveui"
divine, selon les opinions différentes qu'ils s'en sont formées. Un
géomètre vit dans ime retraite austère, et se Kvre aux travaux les
plus profonds ; un homme du monde se i-uine, et ruine une multitude
de créanciers par un faste excessif; un prince entreprend une con-
quête et saciifie des milliers d'hommes à ses projets ; un guenier
intrépide relève le courage du peuple abattu, et triomphe d'un
usui'pateur ; tous ces hommes peuvent être animés par un motif
exactement semblable, le désir de la réputation, etc., etc.
On pourrait examiner ainsi tous les motifs, et l'on verrait que
chacun d'eux peut donner naissance aux actions les plus louables
comme aux plus criminelles. Il ne faut donc pas regarder les motifs
comme exclusivement bons ou mauvais.
Cependant, en considérant tout le catalogue des motifs, c'est-à-dire
tout le catalogue des plaisirs et des peines, on peut les classer selon
la tendance qu'ils paraissent avoir à unir ou à désunir les intérêts
d'un indi\'idu d'avec les intérêts de ses semblables. Hur ce plan on
pourrait distinguer les motifs en quatre classes : motif purement
social, la bienveillance : motifs demi-sociaux, l'amour de la réputation,
le désir de l'amitié, la religion : motifs anti-sociaux, l'antipathie et
toutes ses branches : motifs personnels, les plaisirs des sens, l'amour
du pouvoir, l'intérêt pécuniaire, le désir de sa propre consei-vation.
Les motifs personnels sont les plus éminemment utiles, les seuls
dont l'action ne peut jamais être suspendue, pai'ce que la natiu'e leur
a confié la conservation des individus : ce sont les grandes roues de la
société : mais il faut que leur mouvement soit réglé, ralenti, et
maintenu dans une bonne direction par les mobiles des deux pre-
mières classes.
Il ne faut pas oublier que les motifs anti-sociaux eux-mêmes,
nécessaires jusqii'à un certain point pour la défense de rindi%-idu,
peuvent produire et produisent souvent des actions utiles, des actions
même nécessaires pour l'existence de la société ; par exemi^le, la
délation et la poursuite des criminels.
On pourrait faire ime autre classification des motifs, en considérant
leur tendance la plus commune à produire de bons ou de mauvais
effets : les motifs sociaux et demi-sociaux seraient appelés motif.->
tutéïaires; les motifs anti-sociaux et personnels seraient appelés
motifs séducteurs : ces dénominations ne doivent pas être prises dans
un sens rigoureux, mais elles ne mnnqurnt pas de justesse et de
y
210 INFLUENCE DES MOTIFS, ETC.
vérité, car dans les cas où il y a un conflit de motifs qui agissent en
direction opposée, on trouvera que les motifs sociaux et demi-sociaux
combattent le plus souvent dans le sens de l'utilité, tandis que les
motifs anti-sociaux et personnels sont ceux qui nous poussent dans
le sens contraire.
Sans entrer ici dans une discussion plus profonde sur les motifs,
arrêtons-nous à ce qui importe au législateur. Pour juger une action,
il faut regarder d'abord à ses effets, abstraction faite de toute autre
chose. Les effets étant bien constatés, on peut, en certains cas,
remonter au motif, en observant son influence sur la grandeur de
l'alarme, sans s'arrêter à la qualité bonne ou mauvaise que son nom
vulgaire* semble lui attribuer. Ainsi le motiî le plus approuvé ne
saurait transformer une action pernicieuse en action utile ou indif-
férente ; et le motif le plus condamné ne saïu'ait transformer une
action utile en action mauvaise. Tout ce qu'D. peut faire, c'est de
rehausser ou de rabaisser plus ou moins sa qualité morale : une bonne
action par im motif txitélaire devient meilleui'e ; une mauvaise action
par un motif séchtcteur devient pire. Appliquons cette théorie à la
pratique. Un motif de la classe des motifs séducteurs ne pourra
pas constituer un crime, mais il pourra former im moyen à'agrjra-
vation. Un motif de la classe des motifs tutélaires n'aura pas l'effet
de disculper, de justifier, mais il pom'ra servir à diminuer le besoin
de la peine, ou, en d'autres termes, former im moyen à^ exténuation.
Observons qu'on ne doit s'arrêter à la considération du motif, que
dans le cas où il est manifeste et pour ainsi dii-e palpable. Il serait
souvent bien difficile d'aniver à la connaissance du vrai motif ou du
motif dominant, lorsque l'action a pu être également produite par
différents motifs, ou que plusiciu's ont pu coopérer à sa formation. Il
faut se défier, dans cette interprétation douteuse, de la malignité du
cœur humain, et de la disposition générale à faire briller la sagacité
de l'esprit aux dépens de la bonté. iSTous nous trompons même de
* Ce que j'appelle nom vulgaire des motifs ce sont les noms qui emportent
avec eux ime idée d'approbation ou de désapprobation: im nom neutre est ecliii
qui exprime le motif sans aucune association de blâme ou de louange; par
exemple, intérêt pécuniaire, — amour du po2ivoir, — désir de T amitié ou de lafaivur,
soit de J)ie?<, soit des hommes, — curiosité, — amoicr de la réputatioji, — douleur d'une
injure, — désir de sa conservation. Mais ces motifs ont des noms T\ilgaii'cs, comme
avarice, cupidité, ambition, vanité, vengeance, animosité. lâcheté, etc. Quand
un motif porte un nom réprouvé, il paraît conh-adictoire d'avancer qu'il en peut
résulter quelque bien : quand il porte lui nom favorisé, il pai'aît également con-
tradictoii-e de supposer qu'il puisse en résidt^r quelque mal. Presque toutes les
disputes morales roidcnt sur ce fonds. Pom* les couper par la l'acine. il faut
donner aux motifs des noms neutres. Alor» on peut s'arrêter à l'examen de
leurs effets, sans être importuné par l'association des idées viUgaires.
FACILITÉ OU DIFFICULTÉ, ETC. 211
bonne foi sur les mouvements qui nous font agir ; et relativement à
leurs propres motifs, les hommes sont des aveugles volontaires tout
prêts à s'emporter contre l'oeulisto qui veut lover la catai'acto do
l'ignorance et des préjugés.
CHAPITRE IX.
FACILITÉ ou DIFFICULTÉ D'EMPÊCHEH LES DÉLITS. CINQUIÈME CIRCOIÎ-
STANCE QUI INFLUE SUR l' ALARME,
L'esprit se porte d'abord à comparer les moyens d'attaque et les
moyens de défense, et selon qu'on juge le crime plus ou moins facile,
l'inquiétude est plus ou moins vive. Voilà une des raisons qui
élèvent le mal d'un acte de brigandage si fort au-dessus du mal d'im
larcin. La force atteint à bien des choses qui seraient h l'abri do la
ruse. Dans le brigandage, celui qui porte sui- le domicile est plus
alai'mant que celui qui se fait sur les grandes routes ; celui qui se
commet de nuit plus que celui qui s'opère en plein jour ; celui qui
se combine avec im incendie, plus que celui qui se borne aux moyens
ordinaires.
D'un autre côté, plus nous voyons de facilité à nous opposer à un
délit, moins il nous paraît alarmant. — L'alarme ne saurait être bien
vive quand il ne peut se consommer que du consentement de celui
qui peut en souffrir. Il est aisé d'appliquer ce principe à l'acqui-
sition frauduleuse, à la séduction, aux duels, aux délits contre soi-
même, et nommément au suicide.
La rigueur des lois contre le vol domestique a été fondée sans
doute sur la difficulté de s'opposer à ce délit. Mais l'aggravation
qui en résulte n'est pas égale à l'effet d'ime autre circonstance qui
tend à diminuer l'alarme, savoir, la particularité de la position qui a
fourni l'occasion du vol. — Ce voleur domestique, ime fois connu,
n'est plus dangereux. Il lui faut mon consentement poui' me voler.
Il faut que je l'introduise dans ma maison, que je lui donne ma con-
fiance. Avec tant de faciïité pour m'en garantir, il ne peut m'in-
spirer qu'une liicn faible alarme*.
* La principale raison contre la sévérité des peines en ce cas, c'est qu'elle
tlonnc aux maîtres une répugnance à poursuivre le délit, et par conséquent fa-
Aorise l'impunité.
212 CLANDESTINITÉ DU DELINQUANT, ETC.
CHAPITRE X.
CLANDESTINITÉ Dr DÉLINQUANT PLUS OU MOINS FACILE. CIECONSTANCE
QUI INFLUE SUE l'aLAEME.
L'alarme est plus grande lorsque, par la natiu'e ou les circonstances
du dent, il est plus difficile de le découvrir ou d'en reconnaître
l'auteur. Si le délinquant demeui'e inconnu, le succès du crime est
un encouragement pour lui et pour d'autres : on ne voit point de
limites à des délits qm restent dans l'impunité, et la partie lésée
perd l'espérance d'un dédommagement.
Il est des délits qui admettent des précautions particulières
adaptées à la clandestinité, telles que le déguisement de la personne,
le choix de la nuit poiu' l'époque de l'action, des lettres anonymes
menaçantes pour extorquer des concessions indues.
Il est aussi des délits séparés auxquels on a recours poui' rendre
plus difficile la découverte des autres. On emprisonne, ou soustrait
une personne, on la fait péiii' pour se déliATcr du danger de son
témoignage.
Dans le cas où, par la nature même du délit, l'auteiu' est néces-
sairement connu, l'alarme est considérablement diminuée. — Ainsi
des injures personnelles, résultat de quelque transport momentané de
passion, excité par la présence d'un adversaire, inspii-eront moins
d'alarme qu'un larcin qui affecte la clandestinité, quoique le mal du
premier ordre soit plus grand, ou puisse l'être dans le premier cas.
CHAPITRE XI.
INFLUENCE DU CARACTÈRE DU DÉLINQUANT SUR l' ALARME.
On présumera le caractère du délinquant par la nature de son délit,
surtout par la grandeur du mal du premier ordre qui en est la partie
la plus apparente. Mais on le présumera encore par des circon-
stances, par les détails de sa conduite dans le délit même. Or le
caractère d'un homme paraîtra plus ou moins dangereux selon que
les motifs tutélaires paraissent avoir plus ou moins d'empire sur lui,
comparaison faite avec la force des motifs séducteiu's.
Le caractère doit influer pour deux raisons sur le choix et la
quantité de la peine : d'abord parce qu'il augmente ou diminue
l'alarme, ensuite parce qu'il fournit un iiidice de la sensibilité du
sujet. Il n'est pas besoin d'employer des moyens aussi forts poiu-
INFLUENCE DU CARACTERE SUR L^ALARME. 213
réprimer un caractère faible, mais foncièrement bon, que pour im
autre d'une trempe opposée.
Voyons d'abord les moyens d'aggravation qm peuvent se tirer de
cette source.
1. Moius la partie lésée était hors d'état de se défendre, plus le
sentiment naturel de compassion devait agir avec force. Une loi de
l'honneur, venant à l'appui de cet instinct de pitié, fait un de-
voir impérieux de ménager le faible, d'épargner celui qui ne peut
pas résister. Premier indice d'im caractère dangereux, faiblesse
opprimée.
2. Si la faiblesse seule doit réveiller la compassion, l'aspect d'im
individu soui&'ant doit agir en ce sens avec une double force. Le
simple refus de soulager im malheureux forme ime présomption peu
favorable au caractère d'un individu : mais que sera-ce de celui qui
épie le moment de la calamité pour ajouter une nouvelle mesiu^e à
l'anxiété d'une tâme afiBigée, pour rendre une disgrâce plus amère par
un nouvel afiront, pour achever de dépouiller l'indigence? Second
indice d'un caractère dangereux, détresse aggravée.
3. C'est une branche essentielle de police morale, que ceux qui
ont pu se former une habitude supérieure de réflexion, ceux en qui
l'on peut présumer plus de sagesse et d'expérience, obtiennent des
égards et du respect de ceux qui n'ont pas pu acquéiir au même
degré l'habitude de réfléchir et les avantages de l'éducation. Ce
genre de supériorité se renconti'e en général dans les rangs les plus
distingués des citoyens, en comparaison des classes les moins élevées,
dans les vieillards et les personnes plus âgées d'un même rang,
dans certaines professions consacrées à l'enseignement public. Il
s'est formé dans la masse du peuple des sentiments de déférence et
de respect relatifs à ces distinctions ; et ce respect, infiniment utile
pour réprimer sans efibrts les passions séductrices, est une des
meilleures bases des mœurs et des lois. Troisième indice d'im
caractère dangereux, respect envers des supéi'ieurs violé*.
4. Quand les motifs qui ont porté au délit sont comparativement
légers et frivoles, il faut que les sentiments d'honnem* et de bien-
veillance aient bien peu de force. Si l'on estime dangereux l'homme
qui, poussé par im désii' impérieux de vengeance, transgresse les lois
de l'humanité, que penser de celui qui s'abandonne à des actes
* C'est poiu" avoir méconnu l'utilité, pour ne pas dire la nécessité de cette
subordination que les Français tombèrent, pendant la révolution, dans cet excès
de folie qui les a livrés à des maux inouïs, et qm a porté la désolation dans les
quatre parties du monde. C'est parce qu'il n'y avait plus de supérieiu- en
France qu'il n'y avait plus de sûreté. Le principe de l'égalité renferme en soi
l'anarchie ; ce sont toutes les petites masses d'influence particulière qui soutien-
nent la grande digue des lois contre le torrent des passions.
214 INFLUENCE DU CARACTÈRE DU DELINQUANT
féroces par im simple motif de curiosité, d'imitation, d'amusement ?
Quatrième indice d'un caractère dangereux, cruauté grahdte.
5. Le temps est particulièrement favorable au développement des
motifs tutélaires. Dans le premier assaut d'une passion, comme dans
un coup de tempête, les sentiments vertueux peuvent pUer un moment:
mais si le coeui- n'est pas perverti, la réflexion leur rend bientôt leur
première force, et les ramène en triomphe. S'il s'est écoulé im temps
assez long entre le projet du crime et son accomplissement, c'est
une preuve non équivoque d'ime méchanceté mûrie et consolidée.
Cinquième indice d'un caractère dangereux, préméditation.
6. Le nombre des complices est une autre marque de leur dépra-
vation. Ce concert suppose réflexion, réflexion longtemps et par-
ticulièrement soutenue. La réimion de plusieurs personnes contre
un seul innocent montre de plus une lâcheté cruelle. Sixième indice
d'un caractère dangereux, conspiration.
A ces moyens d'aggravation on peut en ajouter deux autres moins
faciles à classer : \a fausseté et la violation de confiaiice.
La fausseté imprime au caractère une tache avilissante et pro-
fonde, que même de biillantes qualités n'effacent pas. L'opinion
pubHque est juste à cet égard. La vérité est un des premiers be-
soins de l'homme : c'est un des éléments de notre existence ; eUe est
pour nous comme la lumière du jour. À chaque instant de notre
vie, nous sommes obligés de fonder nos jugements et d'asseoir notre
conduite sur des faits parmi lesquels il n'en est qu'un petit nombre
dont nous puissions nous assurer par nos propres observations. Il
s'ensuit la nécessité la plus absolue de nous fier aux rapports
d'autrui. Y a-t-il dans ces rapports un mélange de fausseté, dès
lors nos jugements sont erronés, nos démarches fautives, nos at-
tentes trompées, xs'ous vivons dans ime défiance inquiète, et nous
ne savons plus où chercher notre sûreté. En im mot, la fausseté
renferme le principe de tous les maux, puisqu'elle amènerait enfin
dans son progrès la dissolution de la société humaine.
L'importance de la vérité est si grande, que la moindre ^"iolation
de ses lois, même en matières frivoles, entraîne toujom's im certain
danger. Le plus léger écart est déjà ime atteinte au respect qu'on
lui doit. C'est ime première transgression qui en facilite ime seconde,
et familiarise avec l'idée odieuse du mensonge. Si le mal de la faus-
seté est tel dans les choses qui n'importent point par elles-mêmes,
que sera-t-il dans les occasions majeures où elle sert d'instrument
au crime ?
La fausseté est une circonstance, tantôt essentielle à la nature du
délit, tantôt simplement accessoire. Elle est nécessairement com-
prise dans le parjure, dans l'acquisition frauduleuse et toutes ses
SUR l'alarme. 215
modifications. Dans les autres délits, eUe n'est que collatérale et
accidentelle. Ce n'est donc que par rapport à ces derniers qu'elle
peut fournir wa. moyen séparé d'aggravation.
La violation de confiance se rapporte à une position particulière, à
un pouvoir confié qui imposait au délinquant quelque obligation
stricte qu'U a violée. On peut la considérer, tantôt comme le délit
principal, tantôt comme un délit accessoire. H n'est pas nécessaire
d'entrer ici dans ces détails.
Faisons ici une observation générale sur tous ces moyens d'aggra-
vation. Quoiqu'ils fournissent tous des indices défavorables au
caractère du délinquant, ce n'est pas ime raison pour augmenter
proportionnellement la peine. Il sufiira de lui donner une certaine
modification qui ait quelque analogie avec cet accessoire du délit, et
qui serve à réveiller dans l'àme des citoyens une antipathie salutaire
contre cette circonstance aggravante. Ceci deviendra clair quand
nous traiterons des moyens de rendre les peines caractéristiques*.
Passons maintenant aux atténuations qiu peuvent se tii'er de cette
même source, et qui ont pour effet de diminuer plus ou moins la
peine. J'appelle ainsi les circonstances qiu tendent à diminuer
l'alarme, parce qu'elles fournissent un indice favorable par rapport
au caractère de l'individu. On peut les réduire à neuf.
1. Faute exempte de mauvaise foi.
2. Conservation de soi-même.
3. Provocation reçue.
4. Conservation de personne chère.
5. Outre-passation de défense nécessaire.
* Voici une question intéressante pour la législation et la morale.
Si im individu se permet des actions que l'opinion publique condamne et que
d'après le principe de l'utilité elle ne devrait pas condanuier, peut-on tirer de là
un indice défavorable au caractère de cet individu ?
Je réponds qu'im homme de bien, quoiqu'il se soumette en général au tribimal
de l'opinion pubUque, peut se réserver son indépendance pour des cas particuliers
où le jugement de ce tribimal lui paraît contraire à sa raison et à son bonheur,
oîi l'on exige un sacrifice pénible pom* lui sans aucune utilité réelle poiu* personne.
Prenez un juif à Lisbonne, par exemple : il dissimule, il viole les lois, il brave
une opinion qui a en sa faveur toute la force de la sanction populau-e : est -il
pour cela le plus méchant des hommes ? Le croirez-vous capable de tous les
crimes? Sera-t-il calomniateiu*, voleur et parjiu-e, s'il peut espérer de n'être
pas découvert? Non, un juif en Portugal n'est pas plus adonné à ces délits
qu'ailleurs. — Qu'un reUgieux se permette de violer en secret quelques observances
absurdes et pénibles de son couvent, s'ensuit-il qu'il soit un homme faux, dan-
gereux, prêt à violer sa parole siu" un point qui intéresse la probité ? Cette con-
clusion serait très-mal fondée. Le simple bon sens, éclairé par l'intéi-êt, suffit
pour faire cbscerner une erreur générale, et ne conduit point pour cela au mépris
des lois essentielles.
316 INFLUENCE DU CARACTERE SUR l'aI^VKME.
6. Condescendance à menaces.
7. Condescendance à autorité.
8. Ivresse.
9. Enfance.
Un point commun à ces circonstances, excepté aux deux dernières,
c'est que le délit n'a pas eu sa source originaire dans la volonté du
délinquant. La cause première, c'est im acte d'autrui, une volonté
étrangère ou quelque accident physique. À part cet événement, il
n'eût pas songé à devenir coupable, il serait demeuré innocent jusqu'à
la fin de sa vie, comme il l'avait été jusqu'alors ; et même, ne fùt-il
point puni, sa conduite future serait aussi bonne que s'il n'eût pas
commis le délit en question.
Chacune de ces circonstances demanderait des détails et des expli-
cations. Je me bornerai ici à observer qu'il faudra laisser au juge
une grande latitude poui- apprécier dans ces divers moyens d'atténua-
tion leur validité et leiu' étendue.
S'agit-il, par exemple, d'une provocation reçue ? Il faut que la
provocation soit récente pour mériter l'indulgence, il faut qu'elle ait
été reçue dans le eoiu's de la même querelle. Mais qu'est-ce qui
doit constituer la même querelle? Que doit-on regarder comme
récent en fait d'injure? Il est nécessaire de tracer dos ligne* de
démarcation. Que le soleil ne se couche pas sur votre colère, voUà le
précepte de l'Écriture. Le sommeil doit calmer le transport des
passions, la fièvre des sens, et préparer l'esprit à l'influence des
motifs tutélaires. Ce période naturel poiu-rait servir, en cas d'homi-
cide, à séparer celui qui est prémédité de celui qui ne l'est pas.
Dans le cas de l'ivresse, il faut bien examiner si l'intention de
commettre le délit n'existait point auparavant, si ^i^Tesse n'a pas été
simulée, si elle n'a pas eu pour objet de s'enhardir à l'exécution du
crime. La récidive devrait peut-être anéantii- l'excuse qu'on pourrait
tirer de ce moyen. Celui qui sait par expérience que le %'in le rend
dangereux ne mérite point d'indulgence pour les excès où il peut
l'entraîner.
La loi anglaise n'admet jamais l'ivresse comme ime base d'atténua-
tion. Ce serait, dit-on, excuser \m délit par un autre. Cette morale
me paraît bien dure et bien peu réfléchie : elle découle du principe
ascétique, de ce piincipe austère et hypocrite, qu'on se croit obligé
de soutenir dans ime certaine place, et qu'on se hùte d'oublier par-
tout ailleurs.
Quant à l'enfance, il ne s'agit pas de cet âge où Ton ne saurait
être responsable de ce qu'on fait, et où les peines seraient inefficaces.
A quoi bon, par exemple, punir juridiciucment poiu- crime d'incendie
im enfant de quatre ans ?
DES CAS OÙ l'alarme EST NULLE. 217
Dans quelles limites pom-rait-on resserrer ce moyen d'atténuation ?
Il semble qu'une limite raisonnable est l'époque où l'on présume
assez de la matui-ité de l'homme pour le faii-e sortii- de tutelle et le
rendre maître de lui-même. Avant ce terme, on n'espère pas assez
de sa raison pour lui laisser l'administration de ses propres affaires.
Pourquoi le désespoir de la loi commencerait-il plus tôt que son
espérance ?
Ce n'est pas à dii-e que pom- tout délit commis avant la majorité
on doive nécessairement diminuer la peine ordinaire. Cette diminu-
tion doit dépendre de l'ensemble des circonstances. Mais cela veut
dire que, passé cette époque, il ne sera plus guère permis de diminuer
la peine à ce titre.
À raison de la minoiité d'âge, on remettra principalement les
peines infamantes. Celui qui n'aurait pas l'espoii- de renaître à
l'honneur renaîtrait difficilement à la vertu.
Quand je parle de la majorité, je n'entends pas la majorité romaine,
fixée à vingt-cinq ans, parce que c'est urïe injustice et une folie de
retarder si longtemps la liberté de l'homme, et de le retenir dans
les liens de l'enfance après le plein développement de ses facultés.
Le terme que j'avais en vue est l'époque anglaise de vingt et im ans
accomplis. Avant cet âge. Pompée avait conquis des provinces, et
Pline le jeune soutenait avec gloire au barreau les intérêts des
citoyens. Nous avons vu la Grande-Bretagne longtemps gouvernée
par im ministre qui gérait avec éclat le système infiniment com-
pliqué de ses finances, bien avant l'âge où dans le reste de l'Eiu'ope
il aurait eu le di-oit de vendre un ar2)cnt de terre.
CHAPITRE XII.
DES CAS où l'aLAEME EST NULLE. ,
L'alarme est absolument nulle dans les cas où les seules personnes
exposées au danger, s'il y en avait, ne sont pas susceptibles do
crainte.
Cette circonstance explique l'insensibilité de plusiem-s nations sui-
l'infanticide, c'est-à-dire l'homicide commis sur la personne d'un
nouveau-né, avec le consentement du père et de la mère. Je dis
leiu" consentement, car sans cela l'alarme serait à peu près la même
que s'il s'agissait d'un adulte. Moins les enfants sont susceptibles
de crainte poiu* eux-mêmes, plus la tendresse des parents est prompte
ù s'alarmer pour eux.
218 DES CAS oîj l'alarme est nulle.
Je ne prétends pas justifier ces nations. Elles sont d'autant plus
barbares qu'elles ont donné au père le droit de disposer du nouveau-
né sans l'aveu de la mère, qui, après tous les dangers de la maternité,
se trouve privée de sa récompense, et réduite, par cet indigne
esclavage, au même état que les espèces inférieures dont la fécondité
nous est à charge.
L'infanticide, tel que je l'ai défini, ne peut pas être puni comme
délit principal, puisqu'il ne produit aucun mal ni du premier ni du
second ordi-e ; mais il doit être puni comme acheminement à des délits,
comme fournissant un indice contre le caractère de ses auteurs. On
ne saurait trop fortifier les sentiments de l'espect pom- l'humanité,
inspii'er trop de répugnance contre tout ce qui conduit à des habitudes
cniclles : il faut donc le punir, en lui attachant quelque flétrissure.
C'est ordinaii-ement la crainte de la honte qui en est la cause, il faut
une plus grande honte pour le répiimer. Mais en même temps on
doit rendre les occasions de le punii' fort rares, en exigeant pour la
con\T.ction des preuves difficiles à réunir.
Les lois contre ce délit, sous prétexte d'humanité, en ont été la
violation la plus manifeste. Comparez les deux maux, celui du crime
et celui de la peine. Quel est le ciime ? ce qu'on appelle impro-
prement la mort d'un enfant qui a cessé d'être avant d'avoir connu
l'existence, dont l'issue ne peut pas exciter la plus légère inquiétude
dans l'imagination la plus craintive, et qui ne peut laisser des regrets
qu'à eeUe même qui, par un sentiment de pudeui' et de pitié, a refusé
de prolonger des jours commencés sous de malheureux auspices ; et
quelle est la peine ? on inflige un supplice barbare, une mort ignomi-
nieuse à ime malheureuse mère dont le délit même prouve l'exces-
sive sensibilité, à une femme égarée par le désespoir-, qui n'a fait de
mal qu'à elle seule en se refusant au plus doux instinct de la nature :
on la dévoue à l'infamie, parce qu'elle a trop redouté la honte, et on
empoisonne, par l'opprobre et la douleiu', l'existence des amis qui lui
sur\T.vent ! Et si le législateur était lui-môme la première cause du
mal, si on pouvait le considérer comme le vrai meurtrier de 'ces
créatures innocentes, combien sa rigueur paraîtrait plus otîieuse en-
core ! C'est poiu-tant lui seul qui, en sévissant contre ime fragilité
si digne d'indulgence, a excité ce combat déchirant dans le cœur
d'une mère entre la tendresse et la honte.
LE DANGER PLUS GRAND QUE l'aLARME, ETC. 219
CHAPITRE XIII.
DES CAS Otr LE DANGER EST PLUS GRAND QUE l' ALARME.
Quoique V alarme en général corresponde au danger, il y a des cas où
cette proportion n'est pas exacte ; le danger peut être plus grand que
l'alarme.
C'est ce qui arrive dans ces délits mixtes qui renferment un mal
privé, et un danger qui leur est propre dans leur caractère de délit
public.
Il se pourrait que dans un État le prince fût volé pai' des adminis-
trateurs infidèles, et le public opprimé par des vexations subalternes.
Les complices de ces désordres, composant une phalange menaçante,
ne laisseraient arriver auprès du trône que des éloges mercenaires, et
la vérité serait le plus grand de tous les crimes. La timidité, sous
le masque de la prudence, formerait bientôt le caractère national.
Si, dans cet abattement imiversel des coui'ages, im citoyen vertueux,
osant dénoncer les coupables, devenait victime de son zèle, sa perte
exciterait peu d'alarme : sa magnanimité ne paraîtrait qu'un acte de
démence ; et chacun, se promettant bien de ne pas faire comme lui,
considérerait de sang-froid un malheui' qu'il a les moyens d'éviter.
Mais l'alarme, en se calmant, fait place à un mal plus considérable :
ce mal, c'est le danger de l'impimité pour- tous les délits publics, c'est
la cessation de tous les ser\"iccs volontaii-es poui' la justice; c'est
rhidifférence profonde des individus pour tout ce qui ne leui' est pas
personnel.
On dit qu'en quelques États d'Italie ceux qui ont déposé contre
des voleurs ou des brigands, en butte à la vengeance de tous les
complices, sont obligés de chercher dans la fuite une sûreté que les
lois ne sauraient leur donner. Il est plus dangereux de prêter son
service à la justice que de s'armer contre elle. Un témoin court
plus de risques qu'im assassin. L'alarme qui en résulte sera faible,
parce qu'on est maître de ne pas s'exposer à ce mal, mais îi propor-
tion le danger augmente.
CHAPITEE XIV.
MOYENS DE JUSTIFICATION,
Xous allons parler de quchiucs circonstances (jui, api»li(iuécs a un
délit, sont de nature ù lid oter sa (juaUté malfaisante. Ou peut Icui"
220 MOYENS DE JUSTIFICATION.
donner l'appellation commune de moyens de justification, ou pour
abréger, justifications.
Les justifications générales qui s'appliquent à peu près à tous les
délits peuvent se réduire aux chefs suivants : —
1° Consentement.
2° Répulsion d'un mal plus grave.
3° Pratique médicale.
4° Défense de soi-même.
5° Puissance politique.
6° Puissance domestique.
Comment ces circonstances opèrent-eUes la justification ? Nous
verrons que, tantôt elles apportent la preuve de l'absence de tout
mal, tantôt elles font voir que le mal a été compensé, c'est-à-dire
qu'il en est résulté un bien plus qu'équivalent. Il s'agit ici du mal
du premier ordre, car dans tous ces cas le mal du second ordre est
nul. Je me borne ici à quelques observations générales. Parlons
d'abord du consentement.
1. Consentement. On entend le consentement de celui qui souf-
frii'ait le mal, s'il y avait du mal. Quoi de plus naturel que de pré-
sumer que ce mal n'existe pas ou qu'il est i:)arfaitemcnt compensé,
puisqu'il y consent ? Ainsi nous admettons la règle générale des
juiisconsidtes, le consentement ôte l'injure. Cette règle est fondée
sur deux propositions bien simples, l'une que chacun est le meilleur
juge de son propre intérêt, l'autre qu'un homme ne consentirait pas
h ce qu'il croirait lui être nuisible.
Cette règle admet plusieiu'S exceptions dont la raison est palpable.
La coercition indue, — la fraude, — la réticence indue, — le consente-
ment suranné ou révoqué, — ^la démence, — ^l'ivresse, — l'enfance.
2. Répulsion d'un mal plus grave. C'est le cas où l'on fait un mal
pour en prévenir un plus grand. C'est à ce moj-en de justification que
se rapportent les extrémités auxquelles on peut être forcé de recourir
dans les maladies contagieuses, dans les sièges, les famines, les
tempêtes, les naufi'ages. Salus populi suprema lex esto.
Mais plus UJi remède de cette nature est grave, plus il faut que sa
nécessité soit évidente. La maxime du salut public a servi de pré-
texte à tous les crimes. Pour que ce moyen de justification soit
valide, il faut constater trois points essentiels, La certitiule du mal
qiCon veut écarter. — Le manque absolu de tout autre moyen moins
coûteux. — L'efficacité certaine de celui qu^on emploie.
C'est dans cette source qu'on piùserait une justification pour le
tyrannicidc, si le tjTanhicide était justifiable ; mais il ne l'est point,
parce qu'il n'est pas nécessaire d'assassiner im tyran détesté, il ne
faut que l'abandonner, et il est perdu. Jacques II fut délaissé de
MOYENS DE JUSTIFICATION. 221
tout le monde, et la révolution s'acheva sans effusion de sanj?. Néron
lui-même vit toute sa puissance s'écrouler par \m simple décret du
sénat, et la mort, qu'il fut réduit à se donner, fut une leçon jîlus
terrible poiir les oppresseurs, que s'il l'avait reçue de la main d'un
Brutus. La Grèce vanta ses Timoléons ; mais on peut voir, dans les
convulsions perpétuelles dont elle fut agitée, combien cette doctrine
du t}-rannicide remplissait mal son objet. Elle ne sert qu'à irriter
un tyran soupçonneux, et le rend d'autant plus féroce qu'il est plus
lâche. Le coup est-il manqué, les vengeances sont affreuses. Est-il
consommé, dans l'état populaii'e, les factions en ce moment reprennent
toute leur \-iolence : le parti vainqueiu' fait tout le mal qu'U peut
craindre. Dans l'état monarchique, le successeur alarmé conserve un
ressentiment profond, et s'il appesantit le joug, sa malfaisance est
déguisée, à ses propres yeux, par un prétexte plausible.
L'œU pénétrant de Sylla découvre, dit-on, plus d'irn Marins dans
un jeune voluptueux qui n'est encore fameux que par ses débauches.
n voit couver les feux de la plus ardente ambition sous la mollesse
des moeurs les plus efféminées, et ne regarde ces plaisirs dissolus que
comme un voile au projet d'asservir sa patrie. SyUa, en vertu de ce
soupçon, serait-il autorisé à faire périr César ? Mais un assassin,
pour se justifier, n'aurait donc qu'à se donner pour prophète ! Un
fourbe, au nom du ciel, prétendant lire dans les cœui's, pourrait
immoler tous ses ennemis pour des crimes futurs ! Sous prétexte
d'éviter un mal, on ferait le plus grand de tous, on anéantirait la
sûreté générale.
3. Pratique médicale. Ce moyen de justification rentre dans celui
qui précède. On fait souffirii' im indi^-idu pour son propre bien. TJn
homme est tombé en apoplexie : attendrait-on son consentement
pour le saigner? Il ne vient pas même un doute dans l'esprit sur
la légitimité du traitement, parce qu'on est bien sûr que sa volonté
n'est pas de mourir.
Le cas est bien différent si im homme, maître de ses facultés,
pouvant donner son consentement, le refuse. Donnera-t-on à ses
amis, ou aux médecins, le droit de le forcer à une opération qu'il
repousse ? Ce serait substituer im mal certain à un danger presque
imaginaii-e. La défiance et la terreur veilleraient sans cesse auprès
du lit d'im malade. Que si un médecin, par humanité, franchit les
bornes de son cboit, et qu'il en mésarrive, il faut qu'il soit exposé à
la rigueur des lois, et que tout au plus son intention serve à atténuer
sa faute.
4. Défense. C'est encore une modification du second moyen. Il
ne s'agit en effet que de repousser un mal plus grave, puisque,
dussiez-vous tuer un aggresscm- injuste, sa mort serait un moindre
222 MOYENS DE JUSTIFICATION.
mal poiu' la société que la perte d'un innocent. Ce droit de défense
est absolument nécessaire. La vigilance des magistrats ne pourrait
jamais suppléer à la \"igilance de chaque indi^idu pour soi-même.
La crainte des lois ne pourrait jamais contenir les méchants autant
que la crainte de toutes les résistances individuelles, ôter ce droit
ce serait donc devenir complice de tous les méchants.
Ce moyen de justification a ses limites. On ne peut employer des
voies de fait que pour défendre sa personne ou ses biens. Répondre
à une injure verbale par ime injure corporelle ce ne serait plus dé-
fense de soi-même, ce serait vengeance. — Faire volontairement un
mal irréparable pour en éditer im qui ne le serait pas, ce serait
outre-passer les bornes légitimes de la défense.
Mais ne peut-on défendre que soi-même ? ne doit-on pas avoir le
di'oit de protéger son semblable contre une aggression injuste ?
Certes, c'est ^xa beau mouvement du cœur humain que cette indi-
gnation qui s'allume à l'aspect du fort maltraitant le faible. C'est
un beau mouvement que celui qui nous fait oublier notre danger
personnel et courir aux premiers cris de détresse. La loi doit bien
se garder d'affaiblir cette généreuse alliance entre le courage et
l'humanité. Qu'elle honore plutôt, qu'elle récompense celui qui fait
la fonction de magistrat en faveur de l'opprimé : il importe au salut
commun que tout honnête homme se considère comme le protecteur
naturel de tout autre. Dans ce cas, point de mal du second ordre :
les effets du second ordre sont tous en bien.
5 et 6. Puissance jyoUtique et domestique. L'exercice de la puis-
sance légitime entraîne la nécessité de faire du mal potir réprimer le
mal. La puissance légitime peut se diviser en politique et en donus-
tique. Le magistrat et le père, ou celui qui en tient Heu, ne pour-
raient maintenir leur autorité, l'un dans l'État, l'autre dans la famille,
s'ils n'étaient annés de moyens cocrcitifs contre la désobéissance.
Le mal qu'ils infligent porte le nom de peine ou de châtiment. Us
ne se proposent par ces voies de fait que le bien de la grande ou de
la petite société qu'ils gouvernent, et il n'est pas besoin de dire que
l'exercice de Icui' autorité légitime est im moyen complet de justi-
fication, puisque personne ne voudi-ait plus être magistrat ni père s'il
n'y avait pas de sûreté pour lui dans l'emploi de sa puissance.
SUJET DE CE LIVRE. 223
DEUXIEME PARTIE.
REMÈDES POLITIQUES CONTRE LE MAL DES DÉLITS.
CHAPITRE I.
SrJET DE CE LIVKE.
Après avoir considéré les délits comme des maladies dans le corps
politique, l'analogie nous conduit à envisager comme des remèdes
les moyens de les prévenir et de les réparer.
Ces remèdes peuvent se ranger sous quatre classes :
1. Remèdes préventifs.
2. Remèdes suppressifs.
3. Remèdes satisfactoires.
4. Remèdes pénaux ou simplement peines.
Remèdes préventifs. J'appeUe aiusi les moyens qui tendent à pré-
venir le déUt. Ils sont de deux sortes: les moyens directs, qui
s'appliquent immédiatement à tel ou tel déKt particulier : les movens
indirects, qui consistent en précautions générales contre une espèce
entière de délits.
Remèdes suppressifs. Ce sont les moyens qui tendent à faire cesser
im délit commencé, un délit existant, mais non consommé, et par
conséquent à prévenir le mal du moins en partie.
Remèdes satisfactoires. J'appelle ainsi la réparation ou l'indemnité
à donner à l'innocent pour le mal qu'il a souffert par \m délit.
Remèdes péimux ou simplement peines. Quand on a fait cesser le
mal, quand on a dédommagé la partie lésée, il reste eneoi-e à prévenir
des délits pareils, soit du même délinquant, soit de tout autre.
Il y a deux manières d'opérer poiu- arriver à ce but : Tune de
corriger la volonté, l'autre d'ôter le pouvoir de nuii-e. On influe sui-
la volonté par la crainte ; on ôte le pouvoir par quelque acte phy-
sique. Ôter au délinquant la volonté de récidiver, c'est le réfonner ;
lui en ôter le pouvoh-, c'est l'incapaciter. Un remède qui doit
opérer par la crainte s'appelle peine. A-t-elle ou n'a-t-elle pas
l'effet d'incapaciter ? C'est ce qui dépend de sa natui-e.
Le but principal des peines c'est de prévenir des délits sem-
blables. L'affaire passée n'est qu'un i)oint ; l'avcuii- est infini. Le
224 DES MOYEXS DIRECTS POUR PREVENIR LES DKLITS.
délit passé ne concerne qu'un individu ; des délits pareils peuvent
les affecter tous. Dans bien des cas il est impossible de remédier
au mal commis ; mais on peut toujours ôter la volonté de mal faire,
parce que, quelque grand que soit l'avantage du délit, le mal de lu
peine peut toujours le surpasser.
Ces quatre classes de remèdes exigent quelquefois autant d'opé-
rations séparées : quelquefois la môme opération suffit à tout.
Xous traiterons, dans ce Hvre, des remèdes préventifs directs, — des
remèdes suppressifs, — et des remèdes satisfaetoii'es. La troisième
partie roixlera sur les peines, et la quatrième sur les moyens in-
directs.
CHAPITRE II.
DES MOYENS DIRECTS POUR PRÉVENIR LES DÉLITS.
Avant qu'un délit se consomme, il peut s'annoncer de plusieurs
manières : il passe par des degrés de préparation qui permettent
souvent de l'arrêter avant qu'il arrive à sa catastrophe.
Cette partie de la police peut s'exercer, soit par des pouvoù's
donnés à tous les indi^"idus, soit par des pouvoirs spéciaux remis à
des personnes autorisées.
Les pouvoirs donnés à tous les citoyens pour leur protection sont
ceu:s qui s'exercent avant que la justice intervienne, et qu'on peut
appeler pour cette raison moyens antéjudiciaires. Tel est le droit
d'opposer la force ouverte à l'exécution d'im délit appréhendé, de se
saisir de l'homme suspect, de le tenir en garde, de le traîner en
justice, d'appeler main-forte, de séquestrer en mains responsables un
objet qu'on croit volé, ou dont on veut prévenir la destniction,
d'arrêter tous les assistants comme témoins, de requérir le secours
de qui que ce soit pour conduii-e aux magistrats celui dont on craint
les mauvais desseins.
On peut imposer à tous les citoyens l'obligation de se prêter à ce
service, et de le remplir comme un des devoirs les plus importants
de la société. Il sera même convenable d'établii- des récompenses
pour ceux qui aui'ont aidé à prévenir un délit et à livrer le coupable
entre les mains de la justice.
Dira-t-on qu'on peut abuser de ces pouvoirs, que des gens sans
aveu peuvent s'en servir pour se faii-e aider dans im acte de brigan-
dage? Ce danger est imaginaire. Cette affectation d'ordre et de
publicité ne ferait que contrarier leiu>> \"ues, et les exposer à une
peine trop manifeste.
Règle générale. Il n'y a pas beaucoup de danger à accorder des
MOYENS POUR PREVENIR LES DELITS. 225
droits dont on ue peut se servir qu'en s'expo.saut à tous les incon-
vénients de leur exercice dans le cas où ils ne seraient pas re-
connus.
Refuser à la justice le secours qu'elle peut tii'er de tous ces
moyens, ce serait souffi-Lr un mal irréparable par la crainte d'un mal
qui ne peut que se réparer.
Indépendamment des ces pouvoirs qui doivent appartenir à tous,
il en est d'autres qui ne peuvent appartenir qu'aux magistrats, et
qui peuvent être d'im grand usage pour prévenir des délits ap-
préhendés.
1. Admonestement. C'est une simple leçon, mais donnée par le
juge, avertissant l'indiAidu suspect, lui montrant qu'on a les yeux
sur lui, et le rappelant à son devoir par ime autorité respectable.
2. Commination. C'est le même moyen, mais renforcé par la
menace de la loi. Dans le premier cas, c'est la voix paternelle qui
emprunte les moyens de la persuasion; dans le second, c'est le
magistrat qui intimide par im langage sévère.
3. Promesses requises de s^abstenir d'un certain lieu. Ce moyen,
applicable à la prévention de plusieurs délits, l'est en particulier aux
querelles, aux offenses personnelles, et aux menées séditieuses.
4. Banissement partiel. Interdiction à l'individu suspect de se
présenter devant la partie menacée, de se trouver dans l'endroit de
sa demeure, ou dans tout autre lieu désigné pour le théâtre du
délit.
5. Cautionne nient. Obligation de foiu'nir des répondants qui s'en-
gagent de payer une amende en cas de contravention à l'éloigne-
ment requis.
6. ÉtabHsscment de gardes pour la protection des personnes ou
des choses menacées.
7. Saisie d'armes ou autres iastnunents destinés à servir au délit
appréhendé.
Outre ces moyens généraux, il en est qui s'appliquent spéciale-
ment à certains déUts. Je n'entrerai pas ici dans ces détails de
police et d'administration. Le choix de ces moyens, l'occasion, la
manière de les appliquer, dépendent d'un grand nombre de circon-
stances : d'ailleiu's ils sont assez simples, et presque toujours in-
diqués par la nature du cas. S'agit-il d'xme diffamation injurieuse,
il faut saisir les écrits avant leur publication. S'agit-il de co-
mestibles, de boissons, de médicaments d'une natiu'e malfaisante, il
faut les détruire avant qu'on ait pu en faii'e usage. Les ^-isitos
judiciaires, les inspections servent à prévenir les fraudes, les actes
clandestins, les délits de contrebande.
Ces sortes de cas admettent rarement des règles précises : il faut
Q
22G DÉLITS CHRONIQUES.
nécessairement laisser quelque chose à la dii-eetion des officiers
publics et des juges. Mais le législateur doit leur donner des in-
structions pour empêcher les abus de l'arbitraii'e.
Ces instructions rouleront sur les maximes suivantes. Plus le
moyen qu'il s'agit d'employer serait rigoureux, plus on sera scrupu-
leux à s'en serrii'. On peut se permettre davantage à proportion de
la grandeiu' du délit appréhendé et de sa probabilité apparente, à pro-
portion de ce que le délinquant paraît plus ou moins dangereux et
qu'il a plus de moyens d'accomplir son mauvais dessein.
Voici une limite que les juges ne pourront franchir en aucim cas :
" N'usez jamais d'un moyen préventif qui serait de nature à faire
plus de mal que le délit même."
CHAPITRE III.
DES DÉLITS CHHON^IQUES.
Avant de traiter des remèdes suppressifs, c'est-à-dire des moyens de
faire cesser les délits, voyons d'abord quels sont les délits qu'on peut
faire cesser ; car ils n'ont pas tous cette capacité, et ceux qui l'ont
ne l'ont pas de la même manière.
La faculté de faire cesser im délit suppose une durée assez grande
pour admettre l'intervention de la justice : or tous les délits n'ont pas
cette durée. Les uns ont un effet passager, les autres ont un effet
permanent. L"homicide et le viol sont ii-réparables. Le larcin peut
ne durer qu'im moment : il peut aussi dui'er toujom-s, si la chose
volée a été consommée ou perdue.
Il est nécessaire de distinguer les circonstances d'après lesquelles
les délits ont i^lus ou moins de diu'ée, parce qu'elles influent sur les
moyens suppressifs qui leui' sont respectivement applicables.
1. Un délit acquiert de la durée par la simple continuation d'un
acte capable de cesser à chaque instant, sans cesser d'avoir été un
délit. La détention d'une personne, le recèlemcnt d'une chose, sont
des délits de ce genre. Première espèce de délits chroniques, e.v
actu continvo.
2. Regarde-t-on le dessein de commettre un délit comme faisant
de lui-même un délit, il est clair que le dessein continué serait im
délit continué. Cette classe de délits chroniques peut rentrer dans
la première, e.v Intentione persistente.
3. D'autres délits qui ont de la dm-ée, ce sont la plupart des délits
négatifs, de ceux qui consistent en omissions. Ne pas poui"\-oir à la
nourriture d'im enfant dont ou est chargé, no ])as payer ses dettes.
DÉLITS CHRONIQUES. 227
ne pas comparaître en justice, ne pas révéler ses complices, ne pas
mettre une personne en jouissance d'un droit qui lui appartient.
Troisième classe de délits chroniques, ex actu negativo.
4. n y a des oma-ages matériels dont l'existence est im délit pro-
longé. Une manufactm-e injmieuse à la santé du voisinage, un
bâtiment qui obstrue un chemin, ime digue qui gêne le cours d'une
rivière, etc. Quatrième classe de délits chi-oniques, ex opère manente.
5. Des productions de l'esprit peuvent avoir le même caractère,
par l'intermédiaire de l'imprimerie. Tels sont les libelles, les his-
toires prétendues, les prophéties alarmantes, les estampes obscènes,
en un mot, tout ce qui présente aux citoyens, sous les signes durables
du langage, des idées qui ne devraient point leur être présentées.
Cinquième espèce de délits ehi'oniques, ex scripto et simiîibus.
6. Une suite d'actes répétés peuvent avoir dans leiu" ensemble un
caractère d'unité, en vertu de quoi celiû qui les a faits est dit avoir con-
tracté une habitude. Tels sont ceux de la fabrication des monnaies,
des procédés défendus dans une manufacture, de la contrebande en
général. Sixième espèce de délits chroniques, ex liahitu.
7. Il y a de la durée dans certains déHts, lesquels, quoique divers
en eux-mêmes, prennent un caractère d'imité, parce que l'un a été
l'occasion de l'autre. Un homme commet du dégât dans un jardin,
il bat le propriétaire qui accoui-t pour s'y opposer, il le poursuit dans
sa maison, insiûte la famille, gâte des meubles, tue un chien favoii,
et continue ses déprédations. Ainsi se forme une série indéfinie de
délits dont la diu'ée peut laisser place à l'intervention de la justice.
Septième espèce de déhts chroniques, ex occasione.
8. Il y a de la durée dans le fait de plusieurs délinquants qui, de
concert ou sans concert, poiu'suivent le même objet. Ainsi d'un
mélange confus d'actes de destruction, de menaces, d'injures ver-
bales, d'injures personnelles, de cris insultants, de clameurs provo-
cantes, se forme ce triste et foi'midable composé qu'on appelle
tumulte, émeute, insurrection, avant-coiu*eiu's de rébellions et de
guerres civiles. Huitième espèce de délits chroniques, ex coopera-
tione.
Les déUts chroniques sont sujets à avoir leur catastrophe. Le délit
projeté aboutit au délit consommé. Les injures coi'porelles simples
ont pour terme natui-el des injures corporelles irréparables et l'homi-
cide. S'agit-il d'un emprisonnement, il n'est point de crime qu'il
ne puisse avoir pour objet : dénouer un lien conjugal qui incommode,
effectuer un projet de séduction, supprimer un. témoignage, extorquer
un secret, empêcher la revendication d'un bien, obtenir' pour un attentat
des secours forcés ; — en un mot, l'emprisonnement doit toujoui's avoii-
quelque catastrophe particulière, selon le projet du déhnquant.
228 REMÈDES SUPPRESSIFS, ETC.
Dans le cours d'une entreprise criminelle, le but peut changer
comme les moyens. Un voleur sui'pris peut, par la crarute de la
peine ou par la douleur d'avoir perdu le fruit de son crime, devenir
assassin.
n appartient à la prévoyance du juge de se représenter dans chaque
cas la catastrophe probable du délit commencé, pour la prévenir par
une interposition prompte et bien dirigée. Pour en détenniner la
peine, il doit regarder aux intentions du coupable ; poui" appliquer
les remèdes préventifs et suppressife, il doit regarder à toutes les
conséquences probables, tant projetées que négligées ou imprévues.
CHAPITRE IV.
DES REMÈDES SUPPEESSIFS POFK LES DÉLITS CHRONIQrES.
Les différentes espèces de délits chroniques exigent différents remèdes
suppressifs. Ces moyens suppressifs sont les mêmes que les moyens
préventifs dont nous avons donné le catalogue. La différence ne
roule que sur le temj)s et l'application.
n y a des cas où le moyen préventif correspond si visiblement à
la nature du délit qu'il est à peine besoin de l'indiquer. Il est tout
simple que l'emprisonnement injurieux demande l'élargissement, que
le larcin demande la restitution en natiu'e. La seule difficulté est de
savoii' où se trouve la chose ou la personne détenue.
Il y a d'autres délits, tels que les attroupements séditieux et
quelques délits négatifs, en particulier le non-payement des dettes,
qui exigent des moyens plus recherchés poiu' les supprimer. Nous
aurons occasion de les examiner sous leur propre chef.
Le mal des écrits dangereux est bien difficile à faire cesser. Ils
se cachent, ils se reproduisent, ils renaissent avec plus de vigueiu-
après les proscriptions les pliis éclatantes. Nous verrons dans les
moyens indirects ce qu'il y a de plus efficace à leur opposer.
Il faut laisser aux magistrats plus de latitude dans l'emploi des
moyens suppressifs que dans celui des moyens préventifs. La raison
en est simple. Est-il question de supprimer un délit, il y a déjà un
délit avéré, et une peine instituée en conséquence. On ne risque
pas de faire trop pour le faire cesser, tant qu'on n'excède pas ce
qu'il faudrait faire pour le punir. S'agit-il seulement de prévenir
un délit, on ne saurait y apporter trop de scrupules: peut-être il
n'y a point de tel délit en projet, peut-être on se trompe siu" la per-
sonne à qui on l'attribue, peut-être enfin que ^indi^•idu soupçonné
n'agit que de bonne foi, ou qu'au lieu de devenir coupable il s'arrêtera
m
OBSERVATION SUR LA LOI MARTIALE.
229
de lui-même. Tous ces peut-être imposent une marche d'autant plus
douce et mesurée que le délit appréhendé est plus problématique.
Moyens partictdiers 2)OU7' prévenir ou supprimer la détention et la
déportation illégitimes.
On peut réduii-e ces moyens aux précautions suivantes :
1. Avoir im registre des maisons de tout genre où l'on retient des
individus malgré eux, prisons, hospices poiu' des iusensés, des idiots,
pensions j)articulières où l'on garde des malades de cette classe.
2. Avoir un second registre qui présente les causes de détention
de chaque prisonnier, et ne permettre la détention d'un fou qxi' après
une consultation juridique des médecins, signée par eux. Ces deux
registres, gardés dans les tribimaux de chaque district, seraient ex-
posés publiquement, ou du moins librement consultés par tout le
monde.
3. Convenir de quelque signal qui fût autant que possible au
pouvoir' d'une personne qu'on enlève, à l'eiïet d'autoriser les passants
à faire rendre compte aux ravisseurs, à les accompagner s'ils déclarent
qu'ils veulent mener le prisonnier auprès des juges, ou à les y traîner
eux-mêmes s'ils avaient une intention diiférente.
4. Accorder à chacun le di'oit de se pourvoir en justice poui' se
faire ouvrir toute maison où il soupçonne que la personne qu'il
cherche est détenue contre son gré.
CBA.PITRE Y.
OBSERVATION SrK LA LOI MARTIALE.
En Angleterre, dans le cas d'attroupements séditieiLx, on ne com-
mence point par assassiner militairement ; l'avertissement précède
la peine ; la loi martiale est proclamée, et le soldat ne peut agir
qu'après que le magistrat a parlé.
L'intention de cette loi est excellente, mais l'exécution y répond-
elle ? Le magistrat doit se transporter au milieu du tumulte : il
doit prononcer une longue et traînante formule qu'on n'entend pas :
et malheur à ceux qui une heure a^îrès seront sui- la place ! ils sont
déclarés atteints d'un délit capital. Ce statut, dangereux poui' les
innocents, difficile à exécuter contre les coupables, est un composé de
faiblesse et de violence.
Dans ce moment de désordre, le magistrat devrait annoncer sa
présence par quelque signe extraordinaire. Ce drapeau rouge, si
fameux dans la révolution û-ançaise, avait im grand effet sui* l'imagi-
230 OBSERVATION SUR LA LOI MARTIALE.
nation. Au milieu des clameurs les moyens ordinaires du langage
ne suffisent plus. Il ne reste à la multitude que des yeux ; c'est
donc aux yeux qu'il faut parler. Une harangue suppose de l'atten-
tion et du silence, mais des signes visibles ont une opération rapide
et lîuissante. Ils disent tout à la fois : ils n'ont qu'un sens qui ne
saurait être équivoque ; et un bruit affecté, une rumeur concertée ne
peuvent pas empêcher leur effet.
D'ailleurs la parole perd de son influence par ime foule de circon-
stances imprévues. L'orateiu* est-U odieux, le langage de la justice
devient odieux dans sa bouche. Son caractère, son maintien, son
début offiL'ent-ils quelque ridicule, ce ridicule se répand sur ses fonc-
tions et les aviHt. Raison de plus poiu' parler aux yeux par des
symboles respectables qui ne sont point soumis aux mêmes caprices.
Mais comme il peut être nécessaii-e de joindi-e la parole aux signes,
une trompe est un accompagnement essentiel. La singularité même
de cet instrument contribuera à donner aux ordres de la justice plus
d'éclat et de dignité, à éloigner toute idée de conversation familière,
à en imposer d'autant plus qu'on ne croira pas entendi-e l'homme, le
simple indi\idu, mais le ministre privilégié, le héraut de la loi.
Ce moyen de se faire entendre au loin est usité depuis longtemps
dans la marine. Là, les distances, le bruit des vents et des vagues
ont d'abord fait sentii' l'insuffisance de la voix. Les poètes ont
souvent comparé un peuple en tumulte à xme mer orageuse. Cette
analogie appartiendrait-elle exclusivement aux arts agréables? Elle
serait d'une toute autre importance entre les mains de la justice.
Que les ordi-es soient en peu de mots. Rien qui sente le discours
ordinaire ou la discussion. Point de de par le roi. Parlez au nom
de la justice. Le chef de l'État peut être l'objet d'une aversion juste
ou injuste : cette aversion même peut être la cause du tumulte.
Réveiller son idée ce serait enflammer les passions au lieu de les
éteindre. S'il n'est pas odieux, ce serait l'exposer à le devenii-.
Tout ce qui est faveur, toiit ce qui porte le pur caractère de la bien-
veillance doit être présenté comme l'ouvi'age personnel du père des
peuples. Tout ce qtii est rigueui-, tous les actes de bienfaisance
sévère, il ne faut les attribuer à personne. Voilez avec art la main
qui agit. Rejetez-les siu' quelque être de raison, ï^ur quelque abs-
traction animée : telle est la justice, fiUe de la nécessité et mère de
la paix, que les hommes doivent craindre, mais qu'ils ne sauraient
haïr, et qui aura toujours leurs premiers hommages.
OBLIGATION DE SATISFAIRE. 231
CHAPITRE VI.
NATUEE DE LA SATISFACTION.
Qu'est-ce que satisfaction'} — Bien perçu en considération d'un
dommage. S'agit-il d'un délit, satisfaction c'est un équivalent donné
à la partie lésée pour le dommage qu'elle a souffert.
La satisfaction sera plênière si, en faisant deux sommes, l'une du
mal souffert, l'autre du bien accordé, la valeur de la seconde paraît
égale à la valeui- de la première : en sorte que si l'injm-e et la répara-
tion pouvaient se renouveler, l'événement parût indifférent à la partie
lésée. Manque-t-n quelque chose à la valeur du bien poui- égaler la
valeur du mal, la satisfaction n'est que partielle et imparfaite.
La satisfaction a deux aspects ou deux branches, le passé et le
futur. La satisfaction pour le passé est ce qu'on appelle dédommage-
ment, La satisfaction pour le futur consiste à faire cesser le mal du
délit. Le mal cesse-t-il de lui-même, la natiu'e a fait les fonctions
de la justice, et les tribunaux à cet égard n'ont plus rien à faire.
Une somme d'argent a-t-eUe été volée, dès qu'elle a été restituée
au propriétaii-e, la satisfaction pom' le futur est complète. Il ne
reste qu'à le dédommager pour le passé de la perte temporaire qu'U
a éprouvée pendant que dui'ait le délit.
Mais s'agit-il d'ime chose gâtée ou détruite, la satisfaction poui' le
fiitui' n'aura lieu qu'en donnant à la partie lésée un effet pareil ou
équivalent. La satisfaction poiu- le passé consiste à le dédommager
de la privation temporaire.
CHAPITRE VII.
RAISONS SUH LESaXIELLES SE FONDE l'oBLIGATION DE SATISFAIRE.
La satisfaction est nécessah-c poui' faire cesser le mal du premier
ordre, pom- rétablir les choses dans l'état où elles étaient avant le
délit, pom- remettre l'homme qid a souffert dans la condition légitime
où il serait si la loi n'avait pas été violée.
. La satisfaction est encore plus nécessaire pour faii-e cesser le mal
du second ordre. La peine seide ne suffirait pas à cet effet. EUe
tend bien sans doute à diminuer le nombre des délinquants, mais ce
nombre, quoique diminué, ne sam-ait être considéré comme nul.. Les
exemples de délits commis, plus ou moins publics, excitent plus ou
moins d'appréhension. Chaque observateur y voit une chance de
232 DIVERSES ESPÈCES DE SATISFACTION.
souffrir à son tour. Veut-on faire évanouir ce sentiment de crainte,
il faut que le délit soit aussi constamment sui\i de la satisfaction que
de la peine. S'il était suivi de la peine sans satisfaction, autant de
coupables punis, autant de preuves que la peine est inefficace : par
conséquent autant d'alarme qui pèse sur la société.
Mais faisons ici une observation essentielle. Pour ôter l'alarme
il suffit que la satisfaction soit complète aux yeux des observateurs,
quand même elle ne serait pas telle à ceux des personnes intéressées.
Comment juger si la satisfaction est parfaite pour celui qui la reçoit ?
La balance entre les mains de la passion pencherait toujours du
côté de l'intérêt. A l'avare, on n'aurait jamais donné assez. Au
vindicatif, l'humiliation de son adversaire ne paraîtrait jamais assez
grande. Il faut donc supposer un observateur impartial, et regarder
comme suffisante la satisfaction qui lui ferait penser qu'à ce prix il
aiu'ait peu de regret à subir im tel mal.
CHAPITRE VIII.
DES DIVEESES ESPÈCES DE SATISFACTION.
On ])cut en distinguer six :
1. Satisfaction pécumaire. Gage de la plupart des plaisirs, l'argent
est une compensation efficace poiu' bien des maux. Mais il n'est
pas toujours au pouvoir de l'offenseur de la fournir, ni convenable à
l'offensé de la recevoir. Offrir à un homme d'honneur outragé le
prix mercenaii-e d'une insulte, c'est lui faire un nouvel affi'ont.
2. Restitution en nature. Cette satisfaction consiste, soit à rendre
la chose même qui a été enlevée, soit à donner une chose semblable
ou équivalente à celle qui a été enlevée ou détniite.
3. Satisfaction attestatoire. Si le mal résulte d'im mensonge, d'ime
opinion fausse sur im point de fait, la satisfaction s'accompht par
une attestation légale de la vérité.
4. Satisfaction honoraire. Opération qui a pour but, soit de main-
tenir, soit de rétablii", en faveur d'im inchvidu, imc portion d'hon-
neiu' que le délit dont il a été l'objet lui a fait perdi'c, ou courir le
risque de perdre.
5. Satisfaction vindicative. Tout ce qm emporte une peine ma-
nifeste pour le délinquant emporte un plaisir de vengeance pour la
partie lésée.
6. Satisfaction substitutive, ou satisfaction à la charge d'un tiers,
lorsqu'une personne qid n'a pas commis le déHt se trouve res-
ponsable dans sa fortune pour celui qui l'a commis.
QUANTITÉ DE SATISFACTION À ACCORDER. 233
Pour déterminer le choix d'une espèce de satisfaction il faut con-
sidérer trois choses, la facilité de la fom-nii', la nature du mal à
compenser, et les sentiments qu'on doit supposer à la partie lésée.
Nous rejîrendions bientôt ces différents chefs pour les traiter avec
plus d'étendue.
CHAPITHE IX.
DE LA arANTITÉ DE SATISFACTION À ACCORDER.
Autant qu'il manque à la satisfaction pour être complète, autant de
mal qui reste sans remède.
Ce qu'il faut observer pour prévenir le déficit à cet égard peut se
réduire à deux règles.
Première règle. S'attacher à suivre le mal du délit dans toutes
ses parties, dans toutes ses conséquences, pour y proportionner la sa-
tisfaction.
S'agit-il d'injures corporelles irréparables, il faut considérer deux
choses : un moyen de jouissance, — un moyen de subsistance ôtés
pour toujours. Il ne saurait y avoir de compensation de même
natui'e, mais il faut appliquer au mal une gratification périodique
perpétuelle.
S'agit-il d'homicide, il faut considérer la perte des héritiers du
défunt, et la compenser par une gratification une fois payée ou
périodique pour un temps plus ou moins long.
S'agit-il d'un délit contre la propriété, nous verrons, en traitant
de la satisfaction pécuniaire, tout ce qu'il faut observer poui' faire
monter la réparation au niveau de la perte.
Seconde règle. Dans le doute, faire pencher la balance plutôt en
faveur de celui qui a souffert Vinjure qu'en faveur de celui qui Va faite.
Tous les accidents doivent être poiu' le compte du délinquant.
Toute satisfaction doit être plutôt sui'abondante que défectueuse.
Surabondante, l'excès ne peut que servir à prévenii" des -délits sem-
blables en qualité de peine : défectueuse, le déficit laisse toujoiu's
quelque degré d'alarme : et dans les déUts d'inimitié tout le mal non
satisfait est un sujet de triomphe pour le délinquant.
Les lois sont partout bien imparfaites sui- ce point. Du côté des
peines, on a peu redouté l'excès. Du côté de la satisfaction, on s'est
peu embarrassé du déficit. La peine, mal qui au delà du nécessaire
est piu-cmcnt nuisible, on la répand d'une main prodigue. La satis-
faction, qui se transforme tout entière en bien, on s'en est montré
fort avare.
234 CERTITUDE DE LA SATISFACTION.
CHAPITEE X.
DE LA CEETITtTDE DE LA SATISFACTION.
La certitude de la satisfaction est une branche essentielle de la
sûreté : autant de diminution à cet égard, autant de sûreté perdue.
Que penser de ces lois qui aux causes naturelles d'incertitude en
ajoutent de factices et de volontaires ? C'est pour obvier à ce défaut
que nous poserons les deux règles suivantes :
1, L'obUc/ation de satisfaire ne s'éteindra point par la mort de la
partie lésée. — Ce qui était dû à un défunt à titre de satisfaction reste
dû à ses Tiéritiers.
Faire dépendre de la \\e d'un iadividu lésé le droit de recevoir
satisfaction ce serait ôter à ce droit une partie de sa valeur : c'est
comme si on réduisait une rente perpétuelle en rente viagère. On
n'arrive à la jouissance de ce droit que par ime procédure qui peut
durer longtemps. S'agit-il d'une personne âgée ou infirme, la
valeur de son di'oit périclite comme elle : s'agit-il d'im moribond,
son di-oit ne vaut plus rien.
D'ailleurs, si vous diminuez d'une part la certitude de la satis-
faction, vous augmentez dans le délinquant l'espoir de l'impunité.
Tous lui montrez en perspective ime époque où il pourra jouir du
fiiùt de son crime. Tous lui donnez un motif pour retarder par
mille entraves le jugement des tribunaux, ou même pour avancer la
mort de la partie lésée. Tous mettez du moios hors de la protection
des lois les personnes qui en ont le plus grand besoin, les mourants,
les valétudinaires.
Il est vrai qu'en supposant l'obligation de satisfaire éteinte par la
mort de la partie lésée, le délinquant pourrait être soumis à une
autre peine : mais quelle auti'e peine serait aussi convenable que
celle-là ?
2. Le droit de la partie lésée ne s'éteimlra point par la mort du
délinquant ou de Vauteur du dommage. — Ce qui était dû de sa part à
titre de satisfaction sera dû par ses Tiéritiers.
Faire autrement ce serait encore diminuer la valeiu" du dioit et
encoui'ager au crime. Qu'im homme, en considération de sa mort
prochaine, commette une injustice sans autre objet que d'avancer
la fortune de ses enfants, c'est un cas qui n'est pas bien rare.
Dira-t-on que si on satisfait la pai'tie lésée après la mort du
délinquant, c'est pai- ime souffrance égalée imposée à son héritier ?
Mais il y a bien de la différence. L'attente de la paitic lésée est
imc attente claiie, précise, décidée, ferme à proportion de sa con-
SATISFACTION PECUNIAIRE. 235
fiance dans la protection des lois. L'attente do l'héritier n'est
qu'une espe'rance vague. Qu'est-ce qui en fonne l'objet ? Est-ce
la succession entière ? Non : ce n'est que le produit net inconnu,
après toutes les déductions légitimes. Ce que le défunt aurait pu
dépenser en plaisirs, il l'a dépensé en injustices.
CHAPITRE XI.
DE LA SATISFACTION PÉCrN'IAIEE.
Il est des cas où la satisfaction pécuniaire est demandée par la nature
même du délit : il est d'autres cas où c'est la seule que les circon-
stances permettent.
Il faut remployer de préférence dans les occasions où elle promet
d'avoir son plus grand effet.
La satisfaction pécuniaire est à son plus haut point de convenance,
dans les cas où le dommage essuyé par la partie lésée, et l'avantage
recueilli par le délinquant, sont également de nature pécuniaire,
comme dans le larcin, le péculat et la concussion. Le remède et le
mal sont homogènes, la compensation peut se mesiu^er exactement
sur la perte, et la peine sui- le profit du délit.
Ce genre de satisfaction n'est pas si bien fondé lorsqu'il y a perte
pécuniaire d'un côté, sans qu'il y ait profit pécuniaù'e de l'autre :
comme dans les dégâts faits par inimitié, par négligence ou par
accident.
Il est encore moins bien fondé dans les cas où l'on ne peut évaluer
en argent, ni le mal de la partie lésée, ni l'avantage de l'auteur du
délit, comme dans les injures qui concernent l'honneur.
Plus un moyen de satisfaction se trouve incommensurable avec le
dommage, — plus im moyen de punition se trouve incommensurable
avec l'avantage du délit, plus ils sont respectivement sujets à manquer
leur but.
L'ancienne loi romaine qui assurait un écu de dédommagement
pour un soufflet reçu ne mettait pas l'honneur en sûreté. La répa-
ration n'ayant pas de commune mesure avec l'outrage, son eifet était
précau'e, soit comme satisfaction, soit comme peine.
Il existe encore ime loi anglaise qui est bien un reste des temps
barbares : manent vestigia ruris. Une fille est considérée comme la
servante de son père : est-eUe séduite, le père ne peut obtenir d'autre
satisfaction qu'une somme pécmiiaire, prix des ser^•ices domestiques
dont U. est censé privé par la grossesse de sa fille.
Dans les injiu'es contre la personne, imc indemnité' pecuniain
236 RESTITUTION EN NATURE.
peut être convenable ou non, selon la mesure des fortunes de part et
d'autre.
, En réglant une satisfaction pécuniaire, il ne faut pas oublier les
deux branches du passé et de Vavenir : la satisfaction pom- l'avenir
consiste simplement à faire cesser le mal du délit : la satisfaction
pour le passé consiste à dédommager pour le tort soiiffert. Payer
une somme due, c'est satisfaire pour l'avenir; payer les intérêts
écoulés de cette somme, c'est satisfau'e pour le passé.
Les intérêts doivent eourii' de l'instant où le mal qu'il s'agit de
compenser est aivrivé, — de l'instant, par exemple, où le payement
dû a été retardé, — où la chose a été prise, détiniite, endommagée, —
où le service auquel on avait droit n'a pas été rendu.
Ces intérêts accordés à titre de satisfaction doivent être plus forts
que le taux ordinaire du commerce libre, au moins lorsqu'il y a
soupçon de mauvaise foi.
Cet excédant est bien nécessaire : si l'intérêt n'était qu'égal, il y
aurait des cas où la satisfaction serait incomplète, et d'autres cas où
il resterait un profit au délinquant ; profit pécuniah-e, s'il a voulu se
proeiu'er un emprimt forcé au taux commim de l'intérêt ; plaisir de
vengeance ou d'inimitié, s'il a voulu tenir la partie lésée dans un
état de besoin et jouir de sa détresse.
Par la même raison, on doit calculer sui' le pied de l'intérêt com-
posé, e'est-à-dii'e que les intérêts doivent être ajoutés chaque fois
au principal, à l'instant que chaque payement d'intérêt aurait dû se
faire selon les usages du prêt libre. Car le capitaliste, à chaque
échéance, aurait pu convertir son intérêt en capital ou en retirer un
avantage équivalent. Laissez cette partie du dommage sans satis-
faction, il y aurait de la part du propriétaire une perte, et de la part
du délinquant un profit.
Entre les délinqiiants, les frais de la satisfaction doivent être ré-
partis suivant la proportion de leurs fortimes, sauf à modifier cette
répartition selon les divers degrés de leur crime. En effet, cette
obligation de satisfaire est une peine, et cette peine serait au comble
de l'inégalité, si des codélinquants de fortunes inégales étaient taxés
également.
CHAPITRE XII.
DE LA RESTITUTION EN NATURE.
La restitution en nature importe principalement pour des cfiets qui
possèdent une valeur d'affection*.
* Tels sont les immeubles en général : reliques de famille, portraits, ouvrages
travaillés par des pcrsouues chéries, animaux domestiques, antiquités, cmûosités,
RESTITUTION EN NATURE. 237
Mais elle est due povu' tout. La loi doit m'assurer tout ce qui est
à moi, sans me forcer d'accepter des équivalents qui ne sont pas
même tels dus que j'y répugne. Sans la restitution en nature, la
sûreté n'est pas complète. Qu'y a-t-il de sûr pour le tout, quand
on n'est sûr pour aucune partie ?
Une chose enlevée de bonne ou de mauvaise foi peut avoir passé
dans les mains d'un acquérem' qui la possède de bonne foi. Sera-t-
eUe rendue au premier propriétaire? Sera-t-eUe conservée au
second ? La règle est simple. La chose doit rester à celui qu'on
peut présumer avoir potu- elle la plus grande aifection. Or, ce degré
supérieur d'affection peut se présumer aisément par la relation qu'on
a eue avec la chose, par le temps qu'on l'a possédée, par les services
qu'on en a retirés, par les soins et les frais qu'elle a coûtés. Ces
indices se réunii'ont communément en faveiu* du vrai propriétaii'e
originaire *.
La préférence lui est également due dans les cas où il y aurait du
doute. Yoici pourquoi : 1° Le propriétaire postérieur peut avoir été
complice, sans qu'on puisse acquérir des preuves de cette complicité.
Ce soupçon est-il injuste : formé par la loi et non par l'homme,
portant siu' l'espèce et non sur l'individu, il ne donne aucune atteinte
à l'honneur. 2° Si l'acquéreur n'est pas complice, il peut être cou-
pable de négligence ou de témérité, soit en omettant les précautions
ordinaii'es pour vérifier le titre du vendeur, soit en donnant à des
indices trop légers ime foi qui ne leur était pas due. 3° S'agit-il
de délits graves, tels que le brigandage : il importe de donner la pré-
férence au possesseur antérieur pour fortifier les motifs qui l'engagent
à la poursuite. 4° La spoliation a-t-elle eu poiu* principe la malice :
laisser la chose dans la possession de qui que ce soit, hors le proprié-
taire dépouillé, ce serait laisser le profit du crime au délinquant.
Un achat à vil prix doit toujoiirs être suivi de la restitution,
moyennant le prix reçu. Cette cii'constance, si elle ne prouve pas
la complicité, est tout au moins ime forte présomption de mauvaise
foi. L'acheteiu" n'a pas pu se dissimuler là probabilité du déht de
la part dii vendeur ; car, ce qui fait le bas prix d'un effet volé, c'est
le danger de le porter à un marché ouvert.
tableaux, manuscrits, instruments de musique, enfin tout ce qui est imique ou
paraît l'être.
* S'agit-il d'une chose ou d'un animal qui reproduise: on constatera de la
même manière de quel côté doit se trouver la supériorité d'affection, par rapport
aux fruits et aux productions, comme vin d'ime vigne particulière, poulain d'un
cheval favori, etc. Cependant les prétentions du propriétaire antérieiu* pour-
raient bien n'avoir pas autant de force dans ce cas que dans l'autre. L'acquéreur
postérieur n'est propriétaire qu'en second pour la chose ou l'animal qui prodidt,
mais il est pi-opriétaire en premier pour les productions mêmes.
aSS RESTITUTION EN NATURE.
Quand l'acquéreur, censé innocent, est obligé, à cause de la mau-
vaise foi du vendeui", de restituer la chose au propriétaire originaire,
ce doit être moyennant un équivalent pécuniaire réglé par le juge.
Les simples frais de conservation, à plus forte raison les améliora-
tions, les dépenses extraordinaires, doivent être payés libéralement
à l'acquéreur postérieur. Ce n'est pas seiilement un moyen de
favoriser la richesse générale, c'est encore l'intérêt même du pro-
priétaire originaii'e, quoique cette indemnité soit payée à ses dépens.
Selon qu'on accorde cette indemnité ou qu'on la refuse, on favorise
ou on empêche l'amélioration de la chose*.
îfi le propriétaire originaire ni l'acquéreur postérieur ne doivent
gagner aux dépens l'im de l'autre : le perdant doit avoir son recours
poui' son indemnité, d'abord sur le délinquant, ensuite sur les fonds
subsidiaires dont il sera parlé f.
Quand la restitution identique est impossible, on doit lui sub-
stituer, autant qu'on le peut, la restitution d'une chose semblable.
Supposons deux médailles rares du même coin : le possesseur de
l'une, après s'être saisi de l'autre, l'a gâtée ou perdue, soit par négli-
gence, soit à dessein. La meilleure satisfaction, en ce cas, c'est de
transférer la médaille qui lui appartient à la partie lésée.
La satisfaction pécuniaire, dans les délits de ce genre, est sujette
à se trouver insuffisante ou même nulle. La valeui* d'affection est
rarement appréciée par des personnes tierces. 11 faut ime bonté
bien éclairée, une philosophie bien peu commune pouj- sympathiser
avec des goûts qui ne sont pas les nôtres. Le fleuriste hollandais.
* N'importe si l'acquéreur est de bonne foi ou de mauvaise foi. Ce n'est pas
pour lui, mais pour vous, vrai propriétaii-e, qu'on doit lui donner un intérêt à
soigner le domaine ou la chose qui est tombée en sa possession. Qu'il tire un
profit de tout ce qu'il a fait de bien, rien de plus sage. On pourrait porter une
peine contre les omissions qui causeraient le dépérissement de la chose, mais on
réussira mieux à la maintenir en offrant une récompense ou plutôt une indem-
nité pour les soins de conservation. Il y a bien des cas où il serait difficile de
constater le délit de négligence ; et puis, quand la récompense trouve sjî place
naturelle et n'a point de danger, la récompense et la peine ensemble valent
mieux que la peine toute seide.
t Je perds un cheval qui vaut ircnte livres sterling, vous l'achetez d'iui homme
qui vous le vend comme sien pour dix. Eu vertu de la règle ci-dessus, vous
serez obligé de me le céder, en recevant de moi ce que vous en avez donné. Je
suis le perdant : il me reste à réclamer du vendeur vingt livi-es, et à son défaut,
j'aurai recoiu-s sur le trésor public. Mais si, au lieu de m'adjuger le cheval, on
l'avait adjugé à vous (ce qui aurait pu être raisonnable dans certaines circon-
stances, comme dans un cas de maladie oii vous en auriez pris l'habitude), alors
TOUS devez èti-e tenu à me paver sa pleine videur, autrement on me ferait soidfrir
\xnQ perte afin de vous procurer un gain. Mais dans ce cas, vous avez votre re-
cours sur la propriété du délinquant, ou. à son défaut, sur le trésor public.
RESTITUTION EN NATURE. 239
payant au poids do l'or un ognon de tulipe, se moque d'un antiquaire
qui achète à grand piix une lampe rouillée*.
Les législateurs et les juges ont trop souvent pensé comme le
vulgaire : ils ont appliqué des règles grossières à ce qui demandait
un discernement délicat. Ofirir en certain cas une indemnité en
argent, ce n'est pas satisfaction, c'est insulte. Eecevrait-on de l'or
pour prix d'im portrait chéri qu'im lival aurait enlevé ?
La simple restitution en nature laisse dans la satisfaction un déficit
proportionné à la valeur de la jouissance perdue pendant la durée du
délit. Comment estimer cette valeur ? On l'entendra par un exem-
ple. Une statue a été illégalement enlevée. Cette statue mise à
l'encan aurait rapporté cent livres sterHng, d'après l'estimation des
experts. Entre l'enlèvement et la restitution, il s'est écoulé une
année ; l'intérêt de l'argent est h cinq pour cent ; mettez à titre de
satisfaction pour le passé, intérêt ordinaire, cinq livres ; plus, pour
l'intérêt pénal (suivant le chap. xi.), disons deux et demi, total, sept
livres et demie.
En faisant l'évaluation des intérêts, il ne faut pas négliger la
détérioration, soit accidentelle, soit nécessaire, que la chose aura
subie dans l'iatei-valle entre le délit commis et la restitution faite.
La statue n'aura subi aucune perte, au moins nécessaii-e ; mais un
cheval de même prix aurait nécessairement diminué de valeur. Un
recueil de tables de détérioration naturelle, année par année, selon
la nature de chaque chose, est un des articles que demanderait la
bibHothèque de la justice.
* Il y a quelques années qu'un serin fut l'occasion d'un procès devant je ne,
sais quel parlement de France. Un journaliste qui en rendit compte s'égara
aux dépens des deux parties, et regarda toute cette affaire comme très-ridicide.
Je ne saurais penser comme lui. X'est-ce pas l'imagination qui donne leur
valeur aux objets que nous estimons les plus précieux? Les lois faites unique-
ment pour déférer aux sentiments imiversels des hommes peuvent-elles marquer
trop d'attention à garantir tout ce qid compose leur bonheur? Doivent-elles
méconnaître cette sensibilité qui nous attache à des êtres que nous avons élevés,
familiarisés, dont toutes les affections nous appartiennent ? Ce procès, si frivole
aux jeiix du journaliste, n'était que trop sérieux, pidsque l'une des parties j avait
sacrifié, pour ne pas parler de l'argent, sa probité et son honneur. Un objet
estimé à si haut prix, peut-on le qualifier de bagatelle ?
240 SATISFACTION ATTESTATOIRE.
CHAPITRE Xin.
DE LA SATISFACTION ATTESTATOIRE.
Ce moyen de satisfaction est particulièrement adapté aux délits de
fausseté, d'où il résulte quelque opinion préjudiciable à un individu,
sans qu'on puisse bien constater ni la valeui-, ni l'étendue, ni même
l'existence de ses effets. Tant que l'eiTeur subsiste, c'est une source
constante de mal actuel ou probable : il n'y a qu'un moyen de
l'arrêter : c'est de mettre en évidence la vérité contraire.
L'énumération des principaux délits de fausseté trouve ici sa place
naturelle.
1. Injures mentales simples, consistant à répandre de fausses ter-
reurs ; par exemple, récits d'apparitions, revenants, vampires, sorti-
lèges, possessions diaboliques, — faux bruits de natui'e à frapper
quelque individu de crainte ou de tiistesse, morts prétendues, mau-
vaise conduite de parents proches, infidélités conjugales, perte de
biens, — mensonges capables de frapper d'effroi une classe plus ou
moins nombreuse, comme bmits de peste, d'invasion, de conspii'ation,
d'incendie, etc.
2. Délits centre la réputation, dont on peut distinguer plusieurs
espèces : diffamation positive par des faits articulés ou des libelles
injurieux : injlrmation de réputation, qui consiste à affaiblir ce qu'on
ne peut pas déti'uire, à dérober, par exemple, au public, une cù'-
constance qui ajouterait à l'éclat d'une action célèbre : interception
' de réputation, qui consiste à sui:)piimer im fait, un ouvrage hono-
rable à tel individu, ou à lui otcr l'occasion de se distinguer, en
faisant regai'der ime entreprise comme impossible ou comme achevée.
Usurpation de réputation : tous les plagiats, soit des auteiu-s, soit des
artistes, en sont des exemples.
3. Acquisition frauduleuse. Exemples : Faux bruits pour cause
d'agiotage : faux bruits pour influer sui- le prix des actions négo-
ciables de quelque compagnie de commerce.
4. Perturbation de la jouissance des droits attachés à un état do-
mestique ou civil. Exemples : Nier au vrai possesseur sa possession
d'état d'époux, par rapport à certaine femme ; d'épouse, par rapport
à certain homme ; de fils, par rapport à tel homme ou telle femme ;
— s'attribuer faussement à soi-même un pareil état ; — commettre une
fausseté du même genre, par rapport à cjuclque état civil ou quelque
privilège.
5. Empêchement d'acquisition. Empêcher un homme d'acquérh'
ou de vendre par de faux biiiits» contestant la valeiu- de la chose ou
SATISFACTION' ATTESTATOIRE. 241
le droit d'en disposer. Em^jècher une personne d'acquérir un cer-
tain état, comme le mariage, par de faux bruits qui le font différer
ou manquer.
Dans tous ces cas, le bras de la justice serait impuissant ; les
moyens de force seraient nuls ou imparfaits. Le seid remède ef-
ficace est ime déclaration authentique qui détruise le mensonge.
DétiTiire l'eiTeur, publier la vérité, fonction respectable, digne des
premiers tribunaux !
Quelle forme doit-on donner à la satisfaction attestât oire ? Elle
peut varier comme tous les moyens de publicité : impression et
publication du jugement aux frais du délinquant : affiches répandues
au choix de la pai-tie lésée : publication dans les gazettes nationales
ou éti'angères.
L'idée de cette satisfaction si simple et si utile est puisée dans la
juiispnidence fi-ançaise. Qu'un homme eût été calomnié, les pax-le-
ments ordonnaient presque toujours que la sentence qui rétablis-
sait sa réputation serait imprimée et affichée aux fi-ais du calom-
niateur.
Mais poui'quoi forçait-on le délinquant à déclarer (ju'il avait
proféré im mensonge, et à rcconnaitre pubHquement l'honneur de la
partie lésée ? Cette fonue était ^■icieuse à plusieurs égards : on
avait tort de prescrire à un homme l'expression de certains senti-
ments qui ne pouvaient n'être jwis les siens, et de risquer d'ordonner
juridiquement un mensonge : on avait tort encore d'affaiblir la répa-
ration par un acte de contrainte ; car enfin, que prouve une ré-
tractation faite en justice, si ce n'est la faiblesse et la crainte de celui
qui la prononce ?
Le délinquant peut être l'organe de sa propre condamnation, si
on le juge convenable pour augmenter sa peine : mais il peut l'être
sans manquer à la plus exacte vérité, poui-vu que la formule qui
lui .sera prescrite renferme les sentiments de la justice, comme étant
ceux de la justice, et non comme les siens propres. " La cour a
jugé que j'ai proféré une fausseté, — la cour a jugé que je me suis
départi du caractère d'honnête homme; — la coiu* a jugé que dans
toute cette affaire mon adversaire s'est comporté en homme d'hon-
neur.'' Voilà tout ce qui importe au public et à la partie lésée.
C'est im triomphe assez éclatant poui- la vérité, une humiliation
assez grande pour le coupable. Que gagnerait-on à le forcer de
dire ? " J'ai proféré une fausseté ; — ;je me suis départi du caractère
d'honnête homme ; — mon advcr.saire s'est comporté en homme d'hon-
neur." Cotte déclaration, plus forte que la première en ap])arence.
l'est beaucoup moins en réalité. La crainte qm dicte de pareils
désaveux ne change pas les vrais sentiments ; et quand la bouche
u
242 SATISFACTION HONORAIRE.
les prononce devant une audience nombreuse, on entend, poiu- ainsi
dire, le cri du cœiu' qui les désavoue.
S'il s'agit d'un fait, la justice risque moins de se tromper, et
l'aveu direct de mensonge exigé de la partie condanmée en son
propre nom serait presque toujoiu'S conforme à son intime con-
science : mais quand il s'agit d'une oi)inion, de celle du délinquant,
le désaveu qu'on lui commande sera presque toujours contraire à sa
conviction intérieiu'e. Dans de tels démêlés, les gens impai-tiaux
condamneront un individu dix fois poui* une où il se condamnera
lui-même. Est-il dans un moment assez calme pour se Kvrer à la
réflexion : le triomphe de son adversaire est devant ses yeux, il en
est lui-même l'instrument, et l'ii'ritation de l'orgueil blessé doit
augmenter les préventions de son esprit. Il peut s'être trompé de
bonne foi, et vous l'obligez à s'accuser de mensonge : vous le mettez
dans une position cruelle, où plus il est honnête homme, plus il aura
cà soufFrii-, où il sera d'autant plus puni qu'il méritera moins de l'être.
Combien de ûipons, en vertu d'im arrêt, se sont fait déclai-er
hommes d'honneur et de probité par ceux mêmes qui étaient le
mieux instruits du contraire ! Que signifie d'ailleui'S cette décla-
ration générale ? De ce que telle imputation est fausse ou doutexise,
s'ensuit-il qu'aucune ne soit vi'aie ? De ce qu'on a été lésé une
fois, s'ensuit-il qu'on n'ait jamais été coupable ? Et voyez l'incon-
vénient: qu'une de ces patentes d'honneur soit accordée une fois
à un homme mésestimé, il y a contradiction entre l'opinion publiqiie
et la sentence des juges : leiu' autorité est aftaiblie, et on n"a plus
recours à eux pom- im remède qui, mal administré, a perdu son
efficace.
Sur les promesses, on peut être moins réservé. Il suffit que
l'engagement n'ait rien de eontrah'e à l'honneur ou à la probité.
On ne doit pas exiger d'un homme, par exemple, qu'il promette de
servir contre sa patrie ou contre son parti : mais on peut exiger qu'il
promette de ne point combattre, parce qu'un tel engagement de sa
part ne fait rien perdre ni à son parti ni à sa patrie, attendu qu'il
n'aurait pas pu les ser^vir, si, au lieu de le mettre en liberté siu- sa
parole, on l'eût fait mourir ou tenu dans les fers.
CHAPITRE XIV.
DE LA SATISFACTION nOXORAIKE.
Nous venons de voir comment on peiit remédier à ceux des déhts
contre la réputation qui ont pour instnunent le mensonge ; mais il
SATISFACTION HONORAIRE. 243
y en a d'autres plus dangereux : l'inimitié a des moyens plus sûrs
pour porter à l'honneur des atteintes profondes; elle ne se cache
pas toujours dans une timide calomnie ; elle attaque son ennemi à
découvert, mais elle ne l'attaque pas avec des moyens %-iolents qui le
mettent en danger personnel. L'humilier, voilà son but. Le pro-
cédé le moins douloureux en lui-même est souvent le plus grave par
ses conséquences : en faisant plus de mal à sa personne, on en
ferait moins à son honneur. Pour en faire un objet de mépris, il
ne faut pas exciter en sa faveur un sentiment de pitié qui produirait
de l'antipathie contre son adversaire. La haine a épuisé tous ses
rafiiuements dans ce genre de délits. Il faut leiu- opposer des
remèdes particiiliers, que nous avons distingués par le nom do
satisfaction honoraire.
Pour en sontii* la nécessité, il faut examiner la nature et la
tendance de ces délits, les causes de Icui' gra\'ité, les remèdes qu'ils
ont trouvés jusqu'à présent dans l'usage des duels et l'imperfection
de ces remèdes. Ces recherches, qui tiennent à tout ce qu'il y a de
plus délicat dans le cœur humain,' presque entièrement négligées
par ceux qui ont fait les lois, sont les premières bases de toute
bonne législation en matière d'honneur.
Dans l'état actuel des mœurs chez les nations les plus ci-rilisées,
l'effet ordinaire, l'effet naturel de ces délits est d'enlever à l'offensé
une partie plus ou moins considérable de son honnem-, c'est-à-dire
qu'il ne jouit plus de la même estime parmi ses sembables, qu'il a
perdu une partie proi^ortionnelle des plaisirs, des services, des bons
offices de tout genre qui sont les fruits de cette estime, et qu'il peut
se trouver exposé aux suites fâcheuses de leur mépris.
Or, puisque le mal, au moins quant à l'essentiel, consiste dans ce
changement qui s'est opéré dans les sentiments des hommes en général,
ce sont eux qu'on doit considérer comme ses auteurs immédiats.
Le délinquant en titre ne fait qu'une blessui-e légère, qui, laissée à
elle-même, se fermerait bientôt. Ce sont les autres hommes qui,
par les poisons qu'ils y versent, en font une plaie dangereuse et
souvent incurable.
Au premier coup d'œil la rigueur de l'opinion publique contre un
indi'âdu insulté parait d'une injustice révoltante. Un homme plus
fort ou plus courageux abuse-t-il de sa supériorité pour maltraiter
d'une certaine manière celui que sa faiblesse aurait du protéger,
tout le monde, comme par un mouvement machinal, au lieu de
s'indigner contre l'oppresseur, se range de son parti, et fait tomber
lâchement sur sa victime le sarcasme et le mépris, souvent plus
amers que la mort même. Au signal donné par mi inconnu, le
public se jette à l'enri sur Tinnocent qu'on lui dévoue, comme un
H 1^
244 SATISFACTION HONORAIRE.
dogue féroce qui, pour déchirer im passant, n'attend que le geste de
son maître. C'est ainsi qu'un scélérat, qui veut liATer un honnête
homme aux tourments de l'opprobre, emploie ceux qu'on appelle les
gens du monde, les honnêtes gens, pour les exécuteiu's de ses tyran-
niques injustices : et comme le mépris qu'attire une injure est en
proportion de l'injui'e même, cette domination - des méchants est
d'autant plus irrécusable que l'abus en est plus atroce.
Qu'une injiu-e criante soit méritée ou non, c'est de quoi l'on
ne daigne pas s'enquérir ; non-seulement son insolent auteur en
triomphe, mais c'est à qui pourra l'aggraver. On se fait honneur
d'accabler le malheureux ; l'afft'ont qu'il a subi le sépare de ses
égaux, et le rend impur à leiu's yeux comme une excommunication
sociale. Ainsi le vrai mal, l'ignominie dont il est couvert, est bien
plus l'ouvrage des autres hommes que du premier offenseur ; il n'a
fait que montrer la proie, ce sont eux qui la déchirent : il ordonne
le supplice, ils sont les bourreaux.
Qu'un homme s'emporte, par exemple, au point de cracher en
public au visage d'un autre. Que serait ce mal en lui-même? une
goutte d'eau oubliée aussitôt qu'essuyée ; mais cette goutte d'eau se
convertit en poison corrosif qui le tourmentera toute sa vie. Qu'est-
ce qui a opéré cette métamorphose ? l'opinion publique, l'opinion qiii
distribue à son gré l'honneur et la honte. Le cruel adversaire savait
bien que cet affi'ont serait l'avant-coureur et le symbole d'im torrent
de mépris.
Un brutal, un homme xH peut donc à son gré déshonorer un
homme vertueux ! Il peut remplir de chagrins et d'ennuis la fin de
la carrière la plus respectable î Eh ! comment conserve-t-il ce
funeste pouvoir ? il le consei"ve, parce qu'une corruption iiTésistible
a siibjugué le premier et le plus pur des tribimaux, celui de la sanc-
tion populaire. Par ime suite de cette prévarication déplorable,
tous les citoyens individuellement dépendent pour leur honneur du
plus méchant d'entre eux, et sont collectivement à ses ordres pour
exécuter ses arrêts de proscription sur chacun d'eux en particulier.
Tel est le procès qu'on pourrait intenter à l'opinion publique, et
ces imputations ne seraient pas sans fondement. Les hommes, ad-
mirateurs de la force, sont souvent coupables d'injustice envers les
faibles: mais quand on examine à fond les effets des délits de ce
genre, on reconnaît qu'ils produisent un mal indépendant de l'opinion.
et que les sentiments du public sur les affronts reçus et tolérés ne
sont pas en général si contrau'cs à la l'aison qu'on le croirait au
premier aspect ; je dis en général, parce qu'on troiiverait bien des
cas où l'opinion publique est injustifiable.
Pour sentir tout le mal qui peut résulter de ces délits, il faut faire
SATISFACTION HONORAIRE. 245
abstraction de tous les remèdes ; il faut supposer qu'il n'y en a point.
Dans cette supposition, ces délits jjeuvent se répéter à volonté : une
carrière illimitée est ouverte à l'insolence : la personne insultée
aujourd'hui peut l'être le lendemain, le surlendemain, tous les jours
et à toute heure ; chaque nouvel affront en facilite un autre, et rend
plus probable une succession d'outrages du même genre. Or, dans
la notion d'une insulte corporelle, on comprend tout acte offensant la
personne qui peut s'exercer sans causer un mal physique dui'able,
tout ce qui produit sensation désagréable, inquiétude, douleur. Mais
tel acte qui serait à peine sensible, s'il était unique, peut produire, à
force de se répéter, un degré de malaise très-douloui-eux, ou même
un toiu-ment intolérable. J'ai lu quelque part que de l'eau distillée
goutte à goutte, tombant d'ime certaine hauteur sui- le milieu de la
tête nue et rasée, était xme des tortui-es les plus cruelles dont on se
fût avisé. Gutta cavat lapidem, dit le proverbe latin*. Ainsi l'in-
dividu, soumis par sa faiblesse relative à subir, au gré de son persé-
cuteur, des vexations pareilles, et dépourvu, comme nous l'avons
supposé, de toute protection légale, serait réduit à la plus misérable
situation. H n'en faut pas davantage poiu^ constater d'ime part un
despotisme absolu, et de l'autre une servitude totale.
Mais il n'est pas esclave d'un seul; il l'est de tous ceux qui
auront envie de l'asservir. Il est le jouet du premier venu qui,
connaissant sa faiblesse, sera tenté d'en abuser. Le voilà comme un
ilote de Sparte, dépendant de tout le monde, toujoui's en crainte et
en souffrance, objet de la risée générale, et d'un mépris qui n'est pas
même adouci par la compassion ; en un mot, au-dessous de toiis les
esclaves, parce que le malheui" de ceux-ci est un état forcé que l'on
plaint, mais que son avilissement à lui tient à la bassesse de son
caractère.
Ces petites vexations, ces insultes ont même, par ime autre raison,
ime sorte de prééminence en tyrannie sur des traitements violents.
Ces actes de colère, qui suffisent pour éteindre tout d'im coup l'ini-
mitié de l'offensoiu-, et pour- lui donner même un sentiment prompt
de repentir, font voix un terme à la sovilfr'ance : mais une insulte
humiliante et maligne, loin d'épuiser la haine qui l'a produite, semble
* Pour se former une idée du tourment qui résulte de raccumulation et de la
dui'ée de petites vexations presque imperceptibles, chaoune à part, il ne faut que
se rappeler les chatouillements prolongés et les persécutions si commîmes dans
les jeux et les querelles de l'enfance. A cet Age, les moindi-es démêlés conduisent
aux voies de fait ; l'idée de la bienséance n'est pas encore assez forte pour les
réprimer ; mais la légèreté et la pitié natm'eUe à la première jeunesse empêchent
de les pousser jusqu'à un point dangereux, et la réflexion ne leur donne pas
encore ce goût amer qu'un mélange d'idées accessoii-es leur ûiit contracter dans
la matiu'ité de la vie.
246 SATISFACTION HONORAIRE.
au contraire lui ser\-ii- d'amorce ; en sorte qu'elle se présente à l'ima-
gination comme l'avant-coureiu' d'ime smte d'injures, d'autant plus
alaimante qu'elle est indéfinie.
Ce que j'ai dit des insultes coqjorclles peut s'appliquer aux me-
naces, puisque les premières mêmes n'ont de gravité qu'en qualité
d'acte comminatoire.
Les outrages en parole n'ont pas tout à fait le même caractère.
Ce n'est qu'une espèce de diffamation vague, un emploi de termes
injurieux dont la signification n'est point détenninée, et varie beau-
coup, selon l'état des personnes*. Ce qu'on témoigne par ces in-
jures à la partie lésée, c'est qu'on la croit digne du mépris public,
sans articuler à quel titre. Le mal probable qui peut en résulter,
c'est le renouvellement de reproches pareils. On peut craindre
aussi qu'une profession de mépris, faite publiquement, n'invite les
autres hommes à s'y joindi-e. C'est là, en effet, une invitation à
laquelle ils se rendent volontiers, L'orgueil de censurer, de s'élever
aux dépens d'autnii, l'entraînement de l'imitation, le penchant à
croire toutes les assertions fortes, donnent du poids à ces sortes d'in-
jures. Mais il paraît qu'elles doivent principalement leiu- gravité à
l'oubli où les lois les ont laissées, et à l'usage des duels, remède sub-
sidiaire par où la sanction populaire a voulu suppléer au silence des
lois.
H n'est pas étonnant que les législatem-s, craignant de donner
trop d'importance à des bagatelles, aient laissé dans un abandon
presque universel cette partie de la sûreté. Le mal physique, mesure
assez naturelle de l'importance d'im délit, était presque nul ; et les
suites éloignées ont échappé à l'inexpérience de ceux qui ont fondé
les lois.
Le duel s'est offert pour combler cette laciuie. Ce n'est pas ici le
lieu d'en rechercher l'origine et d'examiner les variations et les
bizai-reries apparentes de cet usage f. Il sufiît que le duel existe,
* Dire à quelqu'un qu'il est un ;jie«c?rt>-(/, ce n'est lui reprocher aueiin fait en
particulier, mais c'est l'accuser en général de cette sorte de conduite qui mène
un homme à se faire pendre. — Il faut bien distinguer ces pîU*oles outrageantes de
la diftamation spéciale, de celle qm a un objet particulier. Celle-ci peut être
réfutée ; elle donne lieu à la satisfaction attestatoire ; les paroles outrageantes,
étant vagues, ne laissent pas la même prise.
t Plusieurs circonstances ont concom-u à établir le duel dans l'âge de la che-
valerie. Les tournois, combats singidiers. formés par la gloire, destinés à des
jeux, amenaient natiu-ellemcnt des défis d'honneur. L"idée d'une providence
particulière, émanée du christianisme, conduisait à interroger de cette manière
la justice divine et à lui remettre la décision des querelles.
Cependant on trouve, bien avant l'itge du du-istiainsme. le duel établi en
Espagne comme moyen juridique. Ce passage de Ïite-Livc ne jîeut laisser
aucmi doute : Quidam qi(fii< dispnfanrlo ronfroar^ia^ Jinirc ncquicrant auf nob'.-
SATISFACTION HONORAIRE. 247
que dans le fait il s'appHque en forme de remède et serve de frein à
rénormité du désordre qui résulterait sans cela de la négligence
des lois.
Cet usage une fois établi, en voici les conséquences directes.
Le premier effet du duel est de faire cesser en grande partie le
mal du délit, c'est-à-dire la honte qui résultait de l'insulte. L'offensé
n'est plus dans cette misérable condition où sa faiblesse l'exposait
aux outrages d'un insolent et au mépris de tous. Il s'est délivré
d'un état de crainte continuelle. La tache que l'affront avait im-
primée à son honneui' est effacée ; et même si l'appel a immédiate-
ment sui^-i l'insulte, cette tache n'a fait aucune impression, elle n'a
pas eu le temps de se fixer ; car le déshonneur n'est pas à recevoir
une insulte, mais à s'y soumettre.
Le second effet du duel est d'agir- en qualité de peine, et de s'op-
poser à la reproduction de semblables délits. Chaque nouvel exemple
est une promulgation des lois pénales de l'honneur, et rappelle qu'on
ne saurait se permettre des procédés offensants sans s'exposer aux
conséquences d'un combat privé, c'est-à-dire au danger de subir,
selon l'événement du duel, ou différents degrés de peines afflictives,
ou même la peine de mort. Ainsi l'homme com-ageux qui, dans le
silence de la loi, s'expose lui-même pour punii' une insulte, coopère
à la sûreté générale en travaillant à la sienne propre.
Mais considéré comme peine, le duel est extrêmement défectueux.
1. Ce n'est pas im moyen qui puisse servir à tout le monde. Il
y a des classes nombreuses qui ne saïu-aient participer à la protection
qu'il accorde, comme les femmes, les enfants, les \ieLllards, les
malades, et ceux qui, par défaut de courage, ne sauraient se résoudre
à se racheter de la honte au prix d'un si grand danger. D'aUleurs,
par ime bizarrerie de ce point d'honneur, digne de sa naissance
féodale, les classes supérieures n'avaient point admis les subalternes
à l'égalité du duel : le paysan, outragé par le gentilhomme, n'en
obtiendrait pas cette satisfaction. L'insulte, dans ce cas. peut avoir
des effets moins graves, mais c'est encore une insulte et un mal sans
remède. Sous tou.s ces rapports, le duel, considéré en qualité de
peine, se trouve inefficace.
2. Ce n'est pas même toujours ime peine, parce que l'opinion lui
attache une récompense qui peut paraître à bien des yeux supérieure
à tous ses dangers. Cette récompense, c'est l'honneiu* attaché à la
preuve du coiu-age, honnciu" qui a eu souvent plus d'attrait pour
erant, pacto inter se, ut victoreni res sequeretur, ferro deerevermit. Quitm vcrhis
■disceptare Scipio vellet, ac sedare iras, negatum id ambo dicere communibus cog-
natis ; nec alium deorwm hominumve, quam Martem se judicem, habitttros esse,
Lib. xxriii. § 21.
248 SATISFACTION HONORAIRE.
porter au duel, que ses inconvénients n'ont eu de force pour en dé-
toui'ner. Il fut un temps où il entrait dans le caractère d'un galant
homme de s'être battu au moins ime fois. Un coup d'œil, ivne inat-
tention, une préférence, un soupçon de rivalité, tout suffisait à des
hommes qui ne demandaient qu'un prétexte, et se trouvaient payés
mille fois des périls qu'ils avaient covu'us en obtenant les applaudisse-
ments des deux sexes, à qui, par des raisons différentes, la bravoui-e
en impose également. Sous ce rapport, la peine, amalgamée avec la
récompense, n'a plus son vrai caractère pénal, et d'une autre manière
devient encore inefficace.
3. Le duel, considéré comme peine, est encore défectueux par son
excès, ou selon l'expression propre, qui sera expliquée ailleiu's, c'est
ime peine trop disjyendieuse : il est vrai qu'elle est souvent nulle,
mais elle peut être capitale. Entre ces extrêmes du tout au rien,
on est exposé à tous les degrés intermédiaii'es, blessures, cicatrices,
mutilations, membres estropiés ou perdus. Il est clair que si l'on
avait à choisir pour la satisfaction des délits de ce genre, on donnerait
la préférence à une peine moins incertaine, moins hasardeuse, qui ne
pût pas aller jusqu'à la mort, ni être tout à fait nulle.
Il y a de plus ime singularité dans cette justice pénale qui n'ap-
partient qu'au duel : coûteuse à l'agresseui', elle ne l'est pas moins
à la partie lésée*. L'oflensé ne peut réclamer le di-oit de pimir Tof-
fenseur qu'en s'exposant lui-même à la peine qu'il lui prépare, et
même avec un désavantage manifeste, car la chance est naturellement
en faveur de celui qui a pu choisii' son homme avant de s'exposer.
Ainsi cette peine est tout à la fois dispendieuse et med fondée.
4. Un autre inconvénient particulier de cette juiisprudcnce du
duel, c'est d'aggraver le mal du délit même, toutes les fois que la
vengeance n'est pas réclamée, à moins d'une impossibilité reconnue.
L'offensé refuse-t-il d"y recourir : le voilà forcé de déceler deux
%-ices capitaux, défixut de com-age et défaut d'honneur, défaut de cette
vertu qui protège la société et sans laquelle elle ne peut se maintenii',
et défaut de sensibilité à l'amour de la réputation, l'une des grandes
bases de la morale. L'offensé se trouve donc par la loi du duel dans
une situation pire que si elle n'existait pas ; parce (]u"il refuse ce
triste remède, il se change pour lui en poison.
5. 8i dans certains cas le duel, en qualité de peine, n'est pas aussi
inefficace qu'il paraît devoir l'être, ce n'est qu'autant qu'un innocent
s'expose à ime peine (pii i)ar c<)ns('(|uent est mal fondée. Tels sont
* Le Japonais remporte à eet t';'ar<:l sur l'iiounne il" honneur do fEiu'ope
uiodcrne. L'Européen, poiu" la ehance de tuer son adversaire, lui donne luie
ilianee réeiproque et égale. Le Japonais, pour la elianee de porter le sien à se
fendre le ventre, eonnncnee par lui en donner l'exemple.
SATISFACTION HONORAIRE.
249
les cas (les personnes qui, à raison de quelque infirmité attachée au
sexe, à l'cige ou à Tétut de la santé, ne peuvent pas employer ce moyen
de défense. Elles n'ont de ressoiu-ce, dans cet état de foiblesse in-
dividuelle, qu'autant que le hasard leur accorde un protecteiu- qui a
en même temps le pouvoir et la volonté de payer de sa personne et
de combattre ù leur place. C'est ainsi qu'un époux, un amant, un
frère peuvent prcndi-e sur eux l'injiu'e faite à une femme, ù une
maîtresse, à une sœui- : et dans ce cas, si le duel devient efficace
comme protection, ce n'est qu'en compromettant la sûreté d'un tiers
qui se trouve chargé d'une querelle pour un fait étranger à sa per-
sonne, et sur lequel il n'a pu exercer aucmie influence.
Il est certain qu'à considérer le duel comme une branche de la
justice pénale, c'est un moyen absiu-de et monstnieux ; mais tout
absiu'de et tout monstrueux qu'il est, on ne saurait contester qu'il
ne remplisse bien son objet principal, il efface entièrement la tache
qiCune insulte imjprime à Vhonneur. Les moralistes vulgaires, en
condamnant sm* ce point l'opinion générale, ne servent qu'à confii'mer
le fait. Or, que ce résultat du duel soit justifiable ou non, n'importe :
il existe et il a sa cause. Il est essentiel au législateur de la dé-
couvi'ir : un phénomène si intéressant ne doit pas lui rester inconnu.
L'insulte, avons-nous dit, fait envisager celui qiù en est l'objet
comme avili par sa faiblesse et sa lâcheté : toujours placé entre un
affront et un reproche, il ne peut plus marcher d'un pas égal avec
les autres hommes, et prétendre aux mêmes égards. Mais qu'après
cette insulte, je me présente à mon adversaire, et consente à risquer,
dans im combat, ma vie contre la sienne, je sors par cet acte de
rhmniliation où j'étais tombé. tSi je meiu's, me voilà du moins
aftranclii du mépris public et de l'insolente domination de mon
ennemi. S'il meurt, me voilà libre et le coupable puni. S'il n'est
que blessé, c'est une leçon suffisante pour lui et pour ceux qui
auraient eu la tentation de l'imiter. Suis- je blessé moi-même, ou
ne le sommes-nous ni l'iui ni l'autre : le combat n'est point inutile,
il produit toujours son eff'et. Mon ennemi sent qu'il ne peut réitérer
ses injui-es qu'au péiil de sa \'ie : je ne suis pas un être passif qu'on
puisse outrager impunément ; mon coiu'age me protège à peu près
comme ferait la loi si elle punissait de tels délits pai* une peine ca-
pitale ou afflictive.
Mais si quand cette voie de satisfaction m'est ouverte, j'endiu'c
patiemment une insulte, je me rends méprisable aux yeux du publie,
parce que cette conduite décèle, de ma part, un fonds de timidité, et
que la timidité est mic des plus grandes imperfections dans le ca-
ractère d'iui homme. Un poltron a loujoiu's été im objet de mépris.
Mais ce défaut de courage doit-il être mis dans la classe des
250 SATISFACTION HONORAIRE.
vices ? L'opinion qui avilit la poltronnerie est-elle un préjugé
nuisible ou utile ?
On ne doutera guère que cette opinion ne soit conforme à l'intérêt
général, si l'on considère que, la première passion de tout homme
étant le désir de sa propre conseiTation, le coui'age est plus ou moins
une qualité factice, une vertu sociale qui doit à l'estime publique plus
qu'à toute autre cause sa naissance et son accroissement. Une
ardeur momentanée peut s'allumer par la colère, mais im courage
tranquille et soutenu ne se forme et ne mûrit que sous les beirreuses
influences de l'honneur. Le mépris qu'on éprouve pour la poltron-
nerie n'est donc pas un sentiment inutile : la souffi-ance qui en
rejaillit sur les poltrons n'est donc pas une peine prodiguée en pure
perte. L'existence du corps politique déjjend du courage des indi-
vidus qui le composent. La sûreté extérieure de l'État contre des
rivaux dépend du courage de ses guerriers ; la sûreté intérieure de
de l'État contre ces guerriers eux-mêmes dépend du courage répandu
dans la masse des autres citoyens. En un mot, le com-age est l'âme
publique, le génie tutélaire, le palladium sacré par lequel seul on
peut se garantir de toutes les misères de la servitude, rester dans
l'état d'homme, et ne pas tomber au-dessous des brutes mêmes. Or,
plus le courage sera honoré, plus y aura d'hommes courageux ; plus
la poltronnerie sera mci^risée, moins il y aura de poltrons.
Ce n'est pas tout : celui qui pouvant se battre endui'e ime insulte
ne décèle pas seulement sa timidité : il se révolte contre la sanction
populaire qui en a fait une loi, et se montre sur im point essentiel
indifi'érent à la réputation. Mais la sanction populaire est le mi-
nistre le plus actif et le plus fidèle du principe de l'utilité, l'aUiée la
plus puissante et la moins dangereuse de la sanction poHtique. Les
lois de la sanction populaire sont-elles d'accord, en général, avec les
lois de l'utilité ? Plus un homme est sensible à la réputation, plus
son caractère est prêt à se conformer à la vertu ; moins il y est sen-
sible, plus il est en proie à la séduction de tous les vices.
Que résulte-t-il de cette discussion ? Que dans l'état d'abandon
où les lois ont laissé jusqu'à présent l'honneur des citoyens, celui
qui endure une insulte sans avoii* recours à la satisfaction que lui
prescrit l'opirdon publique, se montre par là même comme réduit à
ime dépendance humiliante, exposé à recevoir une suite indéfinie
d'afli-onts ; — il se montre comme privé du sentiment de courage qui
fait la sûreté générale, — et enfin comme dépourvii de sensibilité à la
réputation, sensibilité protectrice de toutes les vertus et sauvegai'de
contre tous les vices.
En examinant la marche de l'oiunion publitiuc relativement aux
insultes, il me semble qu'à parler en général, elle est bonne et utOe ;
REMÈDES AUX DELITS CONTRE L^HON.XEUR. 251
et les changements successifs qui se sont faits dans la pratique du
duel l'ont ramené de plus en plus sous le principe de Futilité. Le
public aurait tort, ou plutôt sa folie serait manifeste, si, spectateur
d'une insulte, il portait immédiatement im décret d'infamie contre
la partie insultée ; mais voilà ce qu'il ne fait pas. Ce décret d'infamie
n'a lieu que dans le cas où l'homme insulté, rebelle aux lois de
l'honneur, signe lid-même l'arrêt de sa dégradation virile.
Le public a donc raison en général* dans ce système d'honneur ;
le véritable tort est du côté des lois : Premier tort, — d'avoir laissé
subsister, par rapport aux insultes, cette anarchie qui a forcé de
recourir à ce bizarre et maUieiu-eux moyen : Second tort, — d'avoir
voulu s'opposer à l'usage du duel, remède imparfait mais unique ;
Troisième tort, — de ne l'avoir combattu que par des moyens dispro-
portionnés et inefficaces.
CHAPITKE XV.
REMÈDES AUX DÉLITS COXTKE l'hO^ÎTEUE.
CoMMEXçoîTs par les moyens de satisfaction poiu' l'honneur offensé ;
les raisons qui les justifient \icndront ensuite.
Les délits contre l'honneui- peuvent se diviser en trois classes : —
outrages en paroles, — insultes corporelles, — menaces insidtantes.
La peine analogue au délit doit opérer en même temps comme moyen
de satisfaction pour la partie lésée.
Liste de ces peines.
1. Admonestement simple.
2. Lectnre de la sentence du délinquant, faite par hd-mOnie à
voix haute.
3. Le coupable à genoux devant la partie lésée.
4. Discom-s d'humiliation qui lui est prescrit.
* Le public sait -il la raison qu'il a dans son oj^inion ? Est-il giiidé par le
principe de l'utilité ou par une imitation machinale et un instinct mal démêlé ?
Celui qui se bat agit-U par ime rue éclaii'te de son iutéi-ét et de l'intérêt général?
C'est une question plus curieuse qu'utile. Voici ime observation qui peut servir
à la résoudre. Autre chose est de se déterminer pai* la présence de certains
motifs, autre chose de s'apercevoir de l'influence de ces motifs. Point d'action
ni de jugement sans motif, point d'effet sans cause. Mais pour constater l'in-
fluence qu'un motif exerce sm* nous, il faut siivoir replier son esprit sur soi-
même et anatomiser la pensée : il faut diviser son esprit en deux parties, dont
l'une est occupée à observer l'auti'c: opération difficile dont, faute d'exercice,
peu de personnes sont capables.
252 REMÈDES AUX DELITS CONTRE L^HONXEUR.
5. Robes emblématiques (dont il peut être revêtu dans des cas
particuliers).
6. Masques emble'matiques, à tète de coideuvre, pour des Cits de
mauvaise foi ; à tête de jne ou de perroquet, pour* des cas de témérité.
7. Témoins de l'insulte appelés à être témoins de la réparation.
8. Les personnes dont l'estime importe beaucoup au coupable
ajjpelés à l'exécution de la sentence.
9. Publicité du jugement, par le choix du lieu, l'affluence des spec-
tateui's, l'impression, l'affiche, la distribution de la sentence.
10. Bannissement plus ou moins long, soit de la présence de la
partie lésée, soit de celle de ses amis. Pour insulte faite en Heu
public, comme marché, théâtre ou églises, bannissement de ces Lieux,
11. Pour insulte corporelle, talion infligé par la partie lésée, ou à
son choix, par la main du boui'reau.
12. Pour insulte faite à une femme, l'homme sera affublé d'une
coiffiu'c de femme, et le talion pourra lui être infligé i)ar la main
d'une femme.
Plusieui's de ces moyens sont nouveaux, et quelques-uns pai-aîti'ont
singuliers : mais il faut bien des moyens nouveaux, puisque l'ex-
périence a démontré l'insuffisance des anciens ; et quant à leur
singularité apparente, c'est par là qu'ils sont adaptés à leur but, et
destinés par Iciu' analogie à transporter sur roflensem" insolent le
mépris qu'il a voulu fixer sur l'innocent offensé. Ces moyens sont
nombreux et variés poiu- répondi'e au nombre et à la vai'iété des
déHts de cette espèce, pom- s'assortir' à la gravité des cas, et fournil"
des réparations convenables aux diÔerentes distinctions sociales, car
il ne faut pas traiter de la même manière une insulte faite à un
subalterne ou à un magistrat, à un ecclésiastique ou à \m militaii'e,
à im jeime homme ou à un ^deillard. Tout ce jeu de théâtre, dis-
coui's, attitudes, emblèmes, formes solennelles ou grotesques, selon
la chfférence des cas; en un mot, ces satisfactions publiques con-
verties en spectacles, fournii-aient à la partie lésée des plaisirs actuels
et des plaisu's de réminiscence qui compenseraient bien la mortifica-
tion de l'insidte.
Observez que, l'injure étant opérée par un moyen mécanique, il
faut qu'il entre un moyen mécanique dans la réparation : autrement
elle ne frapperait pas l'imagination de la même manière et serait
incomplète. L'offensem- .s'étant servi d'une certaine forme injiuieuse
pour toiirner le mépris public sur son adversaire, il faut em2)loycr
mie forme analogue d'injure poui' retourner ce mépris contre lui.
C'est dans l'opinion qu'est le siège du mal, c'est dans l'opinion qu'il
faut porter le remède. Les blessures de la lance de Télèphe ne .se
guérissaient que par l'attouchement de cette mêmc^ lance. Voilà le
REMÈDES AUX DELITS CONTRE l'hOXNEUR. 253
symbole des opérations de la justice eu matière d'houneur. C'est
par un affront que s'est fait le mal, ce n'est que par un affront qu'il
peut se réparer.
Suivons l'effet d'une satisfaction de ce geni-e. L'homme iujui-ié,
réduit à un état intolérable d'inféiioiité devant son agresseur, ne
pouvait plus se rencontrer avec sûreté dans le même lieu, et ne dé-
couvi'ait dans l'avenir qu'une perspective d'injru-es: mais axissitôt
après la réparation lég-ale, il regagne ce qu'il avait perdu, marche
avec sécurité la tête levée, et acquiert même une supériorité positive
sur son adversaii-e. Comment s'est fait ce changement ? C'est qu'on
ne le voit plus comme un être faible et misérable, qu'on jwut fouler
aux pieds : la force des magistrats est devenue la sienne : nul ne
sera tenté de lui renouveler ime insulte dont la punition a eu tant
d'éclat. Son oppressem-, qui avait pani im moment si altier, est
bientôt tombé de son char de triomphe : la ]3eine qu'il a subie sous
les yeux de tant de témoins montre bien qu'il n'est pas plus à
craindre qu'un autre, et il ne reste rien de sa violence que le sou-
venir de son châtiment. Qu'est-ce que l'offensé porm-ait désirer de
plus ? Quand il aurait la force d'un athlète, ferait-il davantage ?
Si le législateur eût toujom-s appKqué convenablement ce système
de satisfaction, on n'eût pas vu naître le duel, qui n'a été et n'est
encore qu'un supplément à l'insuffisance des lois. À mesure qu'on
l'empKi'a ce ■sdde de la législation par des dispositions capables de
protéger Thonneiu', on verra diminuer l'usage des duels, et il cesserait
même tout à fait si les satisfactions honoraires étaient exactement «?/
titre de l'opinion, et fidèlement administrées. Autrefois les duels ont
servi, comme moyen de décision dans un grand nombre de cas pour
lesquels ce serait le comble du ridicule de les employer aujourd'hui.
Un plaideur qui enverrait un défi à son antagoniste pour prouver lui
titre ou établii' un droit, serait réputé fou: au douzième siècle ce
moyen eût été très-valide. D'où vient ce changement ? De celui
qui s'est opéré peu à peu dans la juiisprudenee. La justice, en
s'éclairant, et s'attachaut à des lois et à des formes, a offert des
moyens de redi-esscment préférables à celui du duel*. La même
caiise produira encore les mêmes effets. Dès que la loi offrira \m.
remède sûr contre les délits qui blessent l'honneui", on ne sera pas
tenté de recourir à un moyen équivo(jue et dangereux. Aime-t-on
la douleui" et la mort ? Non sans doute. Ce .sentiment est égale-
ment étranger au cœur du poltron et du héros. C'est le silence dos
* Ce fut en 1305 que PIiilippp-le-Bel abolit le duel en matière civile. Il
avait rendu le parlement sédentaii'e à Paris, et beaucoujj fait pour l'établissement
d'un ordi'e judiciaire.
254 SATISFACTION VINDICATIVE.
lois, c'est l'oubli de la justice qui réduisent l'homme sage à se pro-
téger lui-même par cette triste mais unique ressource.
Pour donner à la satisfaction honoraire toute l'étendue et la force
dont elle est susceptible, la définition des délits contre l'honneur doit
avoir assez de latitude pour les embrasser toiLs. Suivez pas à pas
l'opinion publique : soyez son fidèle interprète. Tout ce qu'elle re-
garde comme attentatoire à l'honneur, regardez-le comme tel. Un
mot, un geste, un regard sufiisent-ils aux yeux du public pour con-
stituer une insidte ? Ce mot, ce geste, ce regard doivent suflîre à
la justice pour constituer un délit : l'intention de l'injure fait l'injure.
Tout ce qui s'adi-esse à im homme pour lui témoigner ou lui attii-er du
mépiis est insulte, et doit avoir sa réparation.
Dii'a-t-on que ces signes insultants, douteux par leur natui-e,
fugitifs et souvent imaginaires, seront trop difiîciles à constater, et
que des caractères ombrageux, voyant une insulte où il n'y en a
point, poiuront faire subii- à des innocents des peines indues ?
Ce danger est nul, parce que la ligne de démarcation est facile à
tracer entre l'injure réelle et l'injure imaginaire. Il suffit, à la ré-
quisition du plaignant, d'interroger le défendeur sur son intention.
" Avez-vous eu dessein, dans ce que vous avez fait ou dit, de mar-
quer du mépris à un tel ? " S'il le nie, sa réponse vraie ou fausse
sufiit pom- laver l'honneui' de celui qui a été ou s'est cm oflénsé.
Car l'injm-e même eût-elle été peu équivoque, la nier, c'est recourir
au mensonge, avouer sa faute, déceler sa crainte et sa faiblesse, en
un mot, c'est faire un acte d'infériorité et s'humilier devant son
adversaire.
En faisant le catalogue des délits qui ont le caractère de l'insidte,
il y a des exceptions nécessaires. Il faut prendre garde à ne pas
envelopper dans cet arrêt de proscription les actes utiles de la censure
publique, l'exercice du pouvoir de Li sanction popidaire. Il faut
réserver aux amis et aux supérieurs l'autorité des corrections et des
réprimandes : il faut sauver la liberté de l'histoire, et la liberté de
la critique.
CHAPITRE XVI.
DE LA SATISFACTION VTNDICATIVK.
Le sujet ne demande pas beaucoiip de règles pnrticulières. Toute
espèce de satisfaction, entraînant vuie peine pour le délinquant, pro-
duit natiu'ellement vui plaisir de vengeance pour la partie lésée.
Ce plaisir est un gain. Il rappelle la parabole de Samson : c'est
SATISFACTION VINDICATIVE. 255
le doux qui sort du terrible : c'est le miel recueilli dans la gu exile
du lion. Produit sans frais, résultat net d'une opération nécessaire
à d'autres titres, c'est une jouissance à cultiver comme toute autre ;
car le plaisir de la vengeance, considéré abstraitement, n'est, comme
tout autre plaisir, qu'un bien en lui-même. Il est innocent tant
qu'il se renferme dans les bornes de la loi : il ne devient eiimincl
qu'au moment où il les franchit. Xon, ce n'est pas la vengeance
qu'il faut regarder comme la passion la plus maKgne et la plus dan-
gereuse du cœm" humain : c'est l'antipathie, c'est l'intolérance, ce
sont les haines d'orgueil, de préjugés, de religion et de politique.
En im mot, l'inimitié dangereuse, ce n'est pas l'inimitié fondée;
mais l'inimitié sans cause légitime.
Utile à l'individu, ce mobile est même utUe au publie, ou, poui'
mieux dire, nécessaire. C'est cette satisfaction vindicative qui déUe
la langue des témoins, c'est elle qui anime l'accusateur et l'engage
au service de la justice, malgré les embarras, les dépenses, les
inimitiés auxquelles il s'expose : c'est elle qui surmonte la pitié
publique dans la punition des coupables. Ôtez ce ressort, le rouage
des lois ne va plus, ou du moins les tribunaux n'obtiendi'ont plus de
service qu'à prix d'argent, moyen qui n'est pas seulement onéreux à
la société, mais encore qui est exj)osé à des objections très-fortes.
Des moralistes communs, toujom's dupes des mots, ne sauraient
entrer dans cette vérité. L'esprit de vengeance est odieux ; toute
satisfaction puisée dans cette soiu'ce est vicieuse : le j^ardon des in-
jui-es est la plus belle des vertus .... Sans doute, ces caractères
implacables qu'aucune satisfaction n'adoucit sont odieux et doivent
l'être : l'oubli des injures est une vertu nécessaire à l'humanité, mais
c'est une vertu quand la justice a fait son œuvi-e, quand elle a fourni
ou refusé une satisfaction. Avant cela, oublier les injui-es, c'est
inviter à en commettre, ce n'est pas être l'ami, mais l'ennemi de la
société. Qu'est-ce que la méchanceté pourrait désirer de plus, qu'un
arrangement où les offenses seraient toujoiu's sui\-ies du pardon ?
Mais que faut-il faire dans le but d'accorder cette satisfaction
vindicative ? Il faut faire tout ce que demande la justice poui- ré-
pondre aux fins des autres satisfactions, et pour la peine du déKt ; il
ne faut rien de plus. Le moindre excédant consacré à cet objet
serait mi mal en pure perte. Infligez la peine qui con\-ient, c'est à
la partie lésée à en tirer le degré de jouissance que sa situation com-
porte, et dont sa nature est susceptible.
• Cependant, sans rien ajouter à la gra%'ité de la p(àne dans ce but
particulier, on peut lui donner de certaines modifications, selon les
sentiments qu'on doit supposer à la partie lésée, soit d'après sa posi-
tion, soit d'après l'espèce du délit. On en a vu des exem2)les dans
256 SATISFACTION' SUBSTITUTIVE,
le chapitro précédent ; on eu verra d'autres à propos du dioix des
peines.
CHAPITRE XYII.
DK LA SATISFACTIOIf SrBSTITUTlVE, OU À LA CHARGE d'tN TIERS.
Dans le cas le plus ordinaire, c'est sur l'auteur du mal que la charge
de la satisfaction doit être assise. Pourquoi ? parce que, as.sise de
cette manière, elle tend, en qualité de peine, à prévenir le mal. à
diminuer la fréquence du délit. Assise siu- un autre individu, elle
n'aurait pas cet effet.
Cette raison ne subsiste-t-elle plus à l'égard de ec premier ré-
pondant ; s*applique-t-elle à un autre au défaut du premier : la loi
de la responsabilité doit se modifier en conséquence ; ou en d'auti'es
termes, une personne tierce doit être appelée à payer pour l'auteur
du dommage, lorsque celui-ci ne pourrait pas fom-nir la satisfaction,
et que l'obligation imposée à ce tiers tend à prévenir le délit.
C'est ce qui peut arriver dans les cas suivants :
1. Responsabilité du maître poui" son ser^iteiu".
2 du tuteiu" pour son pupille.
3 du père pour ses enfants.
4 de la mère pour ses enfants en qualité de tutrice.
5 du mari i^our sa femme.
6 d'une personne innocente qui profite par le délit.
I. ResponsahUité du mcûtre pour le serviteur.
Cette responsabilité est fondée siu" deux raisons, l'ime de sûreté,
l'autre d'égalité. L'obligation imposée au maitre agit en qualité de
peine et diminue la chance de pareils malheurs. Il est intéressé à
connaître le caractère et à siu'veiller la conduite de ceux dont il
répond. La loi en fait un ùispectcur de police, un magistrat domes-
tique, en le rendant comptable de son imprudence.
D'ailleurs, l'état de maître suppose presque nécessairement luie
certame fortime : la qualité générale de partie lésée, objet d'un
malheiu", ne suppose rien de tel. Dès qu'il y a im mal inévitalile
entre detix indi^id^s, il vaut mieux en rejeter le poids sur celui qui
a le plus de moyens poiu' le soutenir.
Cette l'esponsabilité peut avoir quelques inconvénients, mais si elle
n'existait pas, ce serait bien pis. L^n maître voudrait-il occasionner,
un dégât sur la terre de son voisin, l'exposer à quel(]ue accident, en
tirer une vengeance, le faire vivre dans une in(]uiétude continuelle :
il n'aurait qu'à choisir des domestifjues vicieux auxqiu4s il pourrait
ou  LA CHARGE d'uX TIERS. 257
suggérer de servir ses passions et ses haines, sans leiu' rien com-
mander, sans être lem' complice ou sans qu'on pût trouver de preuves ;
toujours prêt à les pousser ou à les désavouer, il en ferait les instru-
ments de ses desseins, et ne courrait lui-même aucim risque*. En
leur montrant une confiance im peu plus qu'ordinaire, en se prévalant
de leur attachement, de leur dévoûment, de leur vanité servile, il n'est
rien qu'il ne pût obtenir d'eux par des instigations générales, sans
s'exposer au danger de rien prescrire en particulier, et il jouirait
dans l'impunité du mal qu'il aurait fait par leiu's mains. " Malheu-
reux que je suis ! " s'écria un jour Henri II, fatigué des hauteurs d'un
prélat insolent : '' qiioi ! tant de sei-viteurs qui me vantent leur zèle,
et pas un qui songe à me venger ! " L'effet de cette apostrophe im-
prudente ou crimiuellc fiit le meurtre de l'archevêque.
Mais ce qiu diminue essentiellement poui' le maître le danger de
sa responsabilité, c'est celle du serviteur. Le véritable auteur du
mal, selon les circonstances, doit être le premier à en supporter les
suites fâcheuses ; il doit être chargé du fardeau de la satisfaction,
selon le degré de ses forces ; en sorte qu'un serviteur négligent ou
%-icieux ne puisse pas dii-e froidement, en causant du dommage r
" C'est l'affaù'e de mon maître, et non pas la mienne."
D'ailleurs, la responsabilité du maître n'est pas toujours la même :
elle doit varier selon bien des circonstances qu'il faut examiner avec
attention.
La première chose à considérer, c'est le degré de liaison qui sub-
siste entre le maître et le ser\-iteur. S'agit-il d'un journalier ou
d'un homme engagé par année ; d'un travailleur au dehors ou
habitué dans la maison ; d'un apprenti nu d'un esclave : il est clair
que plus la liaison est forte, plus la responsabilité doit augmenter.
Vn intendant est moins sous la dépendance de son principal, qu'iin
laquais sous celle de son maître.
La seconde chose à considérer, c'est la nature de l'ouvrage où le
serviteur est employé. Les présomptions conti'e le maître sont vioins
fortes s'il s'agit d'un travail où son intérêt soit plus exposé à souffrii-
par la faute de ses agents, et le seront plus dans le cas contraire.
Dans le premier cas, le maître a déjà un motif suffisant pour exercer
sa surveillance : dans le second, il peut n'avoir pas ce motif, c'est à
la loi à le lui donner.
3. Le maître est bien plus dans le cas de la responsabilité, si le
* Il y a bien des manières de faire du mal par autrui, sans aucune trace do
complicité. J'ai ouï dire à un jurisconsulte français que lorsque les parlements
avaient eu à cœm- de sauver un coupable, ils avaient choisi à dessein, pour
rapporteiu", quelque homme mal habile, espérant que sou ineptie ferait naître
des moyens de nullité ! C'était là vraiment porter du génie dans la prévarication.
258 SATISFACTION SUBSTITUTIVE,
malheur est arrivé à l'occasion de sou senice, ou pendant ce service
même, parce qu'U est à présumer qu'il a pu le diriger, qu'il a dû
prévoir les événements, et qu'il pouvait surveiller ses serviteurs à
cette époque, plus aisément qu'aux heures de leur liberté.
Il est un cas qui semble réduire à peu de chose, si même U
n'anéantit pas tout à fait la plus forte raison de la responsabilité :
lorsque le malheiu' a pom* cause im délit grave, accompagné par con-
séquent d'ime peine proportionnelle, si un homme à moi, par exem-
ple, ayant une querelle personnelle avec mon voisin, va incendier
ses greniers, dois-je répondi'e d'im dommage que je n'aurais pas pu
empêcher ? Si le forcené n'a pas craint d'être pendu, aurait-il craint
d'être chassé de mon service ?
TeUes sont les présomptions qui servent de base à la responsabilité,
présomption de négligence de la part du maître, présomption de
richesse supériem'e à ceUe de la partie lésée, etc. ; mais il ne faut
pas oublier que des présomptions ne sont rien quand elles sont dé-
menties par les faits. Un accident, par exemple, est amvé par le
versement d'un chariot. On ne sait rien sur la partie lésée. On
présume qu'elle sera dans le cas de recevoii' im dédommagement de
la part du propriétau-e, qui s'offre d'abord à l'imagination, comme
étant plus en état de supporter la perte. Mais que devient cette
présomption, quand on sait que ce propriétaii'e est un pauvre fermier,
et la partie lésée un seigneur opulent ; que le premier serait miné
s'il avait à payer l'iademnité qui est d'une si petite conséquence
pour l'autre ? Ainsi les présomptions doivent guider, mais elles ne
doivent jamais asser\-ii\ Le législateur doit les consulter pour
établir des règles générales, mais il doit laisser au juge à en modifier
l'application, d'après les cas individuels.
La règle générale établira la responsabilité siu' la personne du
maître ; mais le juge, d'après la natui'e des circonstances, pourra
changer cette disposition, et faire porter le poids de la perte sur le
véritable autexu' du mal.
En laissant au juge la plus grande latitude pour cette répaitition,
le plus grand abus qui pût en résulter serait d'amener quelquefois
l'inconvénient que produù-ait nécessaii'cment la règle généi-ale, de
(}uclque côté qu'elle se trouvât fixée. Que le juge favorise l'auteur
du mal dans xme occasion, et le maître dans imo autre, celui qui est
maltraité ne l'est pas plus pai' le choix libre du juge, que s'il l'avait
été par le choix inflexible de la loi.
Dans nos systèmes de juiisprudence, on n'a point suivi ces tem-
péraments. On a rejeté le fordoau de la perte on entier, tantôt sur
le serviteiu- qui a causé le dommage, tantôt sur le maître ; d'où il
résulte qu'on néglige dans certains cas la sûreté, et dans d'autres.
ou À LA CHARGE d'uN TIERS. 259
l'égalité, qui doivent l'une ou l'autre avoir la préférence, suivant la
natui-e des cas.
II. Responsabilité du tuteur pour son pupille.
Le pupille n'est pas au nombre des biens du tuteur, il est au con-
traire au nombre de ses charges. Le pupille a-t-il assez de fortune
pour fournir à la satisfaction : il n'est pas néeessaii-e qu'un autre
paye pour lui. N'a-t-il pas de moyens : la tutelle est dans ce cas
im fardeau trop onéreux pour la sui'charger d'ime responsabilité
factice. Tout ce qu'il faut pour la sûi-eté, c'est d'attacher à la
négligence à\\ tuteur, prouvée ou même présumée, ime amende plus
ou moins forte, selon la natui'e des preuves, mais qui ne pommait
point excéder les fi-ais de la satisfaction.
III. Responsabilité du père pour ses enfants.
Si le maître doit être responsable pour les fautes de ses serviteui's,
à plus forte raison le père doit-il l'être poiu* celles de ses enfants.
Le maître a-t-il pu et dû surveiller ceux qui dépendent de lui : c'est
im devoir bien plus pressant pour im père, et bien plus facile à
remplir- : il n'exerce pas seulement sur eux l'autorité d'un magistrat
domestique, mais il a tout l'ascendant de l'affection : il n'est pas
seulement le gardien de leui' existence physique, il peut maîtriser
tous les sentiments de leiu* âme. Le maître a-t-il pu s'abstenir de
prendre ou de garder un serviteur qui annonce de dangereuses dis-
positions : mais le père, qui a pu façonner à son gré le caractère et
les habitudes de ses enfants, est censé l'auteur de toutes les dispo-
sitions qu'ils manifestent. Sont-ils dépravés, c'est presque toujom'S
l'effet de sa négligence ou de ses vices. C'est à lui à porter les
conséquences d'un mal qu'il aurait pu prévenir-.
S'il est besoin d'ajouter ime nouvelle raison, après une considéra-
tion si forte, on peut dire que les enfants, sauf les droits que leur
donne la qualité d'êtres sensibles, font partie de la propriété d'un
homme et doivent être envisagés comme tels. Celui qui jouit des
avantages de la possession doit en supporter les inconvénients. Le
bien 'fait plus que compenser le mal. Il serait trop singulier que la
perte ou le dégât occasionné par des enfants fut enduré par un incH\-idu
qui ne coimaît d'eux que lem- malice ou leui- imprudence, plutôt que
par celui qui trouve en eux la plus grande som-ce de son bonheur-,
et se dédommage par mille espérances des soins actuels de leur
éducation*.
Mais cette responsabUité a im terme naturel. La majorité d'un
fils ou le mariage d'ime fille, mettant fin à l'autorité du père, font
* Maxime du Droit i-omain : Qnj scnfif commodum sentire débet et onv.s.
s2
260 SATISFACTION SUBSTITUTIVE, ETC.
cesser le recours que la loi donnait siu' lui. Il ne doit plus porter
la peine d'une action qu'il n'avait plus le pouvoii' d'empêcher.
Perpétuer pendant toute sa vie la responsabilité du père comme
auteur des dispositions vicieuses de ses enfants, ce serait ime injus-
tice et luie cniautc; car d'abord il n'est pas vi'ai qu'on puisse
attribuer tous les vices d'un adulte aux défauts de son éducation :
ditférentcs causes de corruption, après l'époque de l'indépendance,
peuvent triompher de l'éducation la plus vertueuse ; mais d'aillems
l'état du père est assez malheureux, quand les mauvaises dispositions
d'un fils, parvenu à l'âge d'homme, ont éclaté par des délits. Après
tout ce qu'il a déjà souffert dans l'iutéiieui' de la famille, le déchire-
ment qu'il éprouve par l'inconduite ou le déshonneur d'im fils, est
im genre de peine que la natui'e lui inflige, et que la loi n'a pas
besoin d'aggraver. Ce serait verser du poison siu' ses plaies, sans
espoii- ni de réparer le passé, ni de s'assui'er contre l'avenir. Ceux
(|ui voudi'aient justifier cette jurisj)rudence barbare par l'exemple de
la Chine n'ont pas pensé que l'autorité du père dans ce pays ne
cessant qu'avec sa vie, U est juste que sa responsabilité dure autant
que son pouvoir.
IV. Resj^otisabïlité de la mère pour V enfant.
L'obligation de la mère, en cas pareil, se règle natm'eUement
d'après ses di'oits d'où dépendent ses moyens. Le père vit-il encore :
la responsabilité de la mère, ainsi que sa imissance, reste comme
absorbée dans celle de son mari. Est-il décédé : comme elle prend
en main les rênes du gouvernement domestique, eUe devient respon-
sable poiu- ceux qui sont soumis à son empire.
T. Responsahilité du mari pour sa femme.
Ce cas est aussi simple que le précédent. L'obligation du maii
dépend de ses droits. L'administration des biens appartient-elle à
lui seul : sans la solidarité du mari la partie lésée serait sans remède.
Au reste, ou suppose ici l'ordi-e généralement établi : cet ordi-e si
nécessaire à la paix des familles, à l'éducation des enfants, au main-
tien des mœurs, — cet orth-e si ancien et si mxivei-sel, qui place la
femme dans la puissance du mari. Comme il est son chef et son
gardien, il répond pom- elle devant la loi. Il est même chargé d'ime
responsabilité plus délicate au tribimal de l'opinion; mais cette ob-
servation n'est pas de notre sujet.
YI. Responsahilité d'une personne innocente qui a profité par le délit.
Il arrive souvent qu'une personne, sans avoii- eu aucune part au
délit, en retire un profit certain et sensible. X'cst-il pas convenable
SATISFACTION SUBSIDIAIRE, ETC. 261
que cette personne soit appelée à indemniser la partie lésée, si le
coupable ne se trouve pas, ou s'il ne peut pas fournir à l'indemnité ?
Ce procédé serait conforme aux principes que nous avons posés.
D'abord, le soin de la sûreté : car il poiu'rait y avoir complicité sans
aucune preuve. Ensuite, le soin de Vérjalité : car il vaut mieux
qu'une personne soit simplement privée d'un gain, que d'en laisser
une autre dans un état de perte.
Quelques exemples suifii'ont pour éclaircir ce sujet.
En perçant une digue, on a privé du bénéfice de l'arrosemcnt la
terre qui en était en possession, et on le donne à ime autre. Celui
qui vient à jouir de cet avantage inespéré devrait au moins une pai-tie
de son gain à celui qui a fait la perte.
Un usufinùtier, dont le bien passe à un étranger par substitution,
a été tué, et il laisse une famile dans le besoin. Le substitué, qui
perçoit une jouissance prématurée, devi-ait être redevable de quelque
satisfaction envers les enfants du défimt.
Un bénéfice vient à vaquer parce que le possesseur a été tué,
n'importe comment ; s'il laisse une femme et des enfants paurres, le
successem- leiu' devrait xme indemnité proportionnée à leur besoin et
à l'anticipation de sa jouissance*.
CHAPITRE XVIII.
SATISFACTION srBSIDIALBE AUX DÉPENS DU TEÉSOK PUBLIC.
Le meilleur fonds où l'on puisse prendre la satisfaction, c'est le bien
du délinquant, parce qu'elle remplit, comme nous l'avons ^1l, avec im
degré supérieui- de convenance, les fonctions de la peine.
Mais si le délinquant est sans fortune, rindi\'idu lésé doit-il rester
sans satisfaction ? 'Son ; par les raisons que nous avons exposées,
la satisfaction est presque aussi nécessaire que la peine. Elle doit
s'acquitter aux dépens du trésor public, parce que c'est un objet de
bien pubKc, la sûi-eté de tous y est intéressé. L'obligation du trésor
public est fondée sur une raison qui a l'évidence d'un axiome : une
charge pécimiaire, di\-isée sm- la totalité des indi\-idus, n'est rien
pour chacun d'eux, en comparaison de ce qu'elle serait pour un seul
ou un petit nombre.
U assurance est-elle utile dans les entreprises de commerce : elle
ne l'est pas moins dans la grande entreprise sociale, où les associés
se trouvent réunis par ime suite de hasai'ds, sans se connaître, sans
"^ Maxime commiuie. Ncminem oporfef alterius inconimodo locupletiorem fieri.
262 SATISFACTION SUBSIDIAIRE
se choisir, sans pouvoir s'c\'iter ni se garantir par leur pi-udence
d'une multitude de pièges qu'ils peuvent mutuellement se préparer.
Les calamités qui naissent des crimes ne sont pas moins des maux
réels que celles qui proviennent des accidents de la nature. Si le
sommeil du maître est plus doiix dans une maison assurée contre
les incendies, il le sera plus encore si elle est assxu'ée contre le vol.
Abstraction faite des abus, on ne saui-ait donner trop d'étendue, à
im moyen si perfectible et si ingénieux, qui rend les pertes réelles si
légères, et qui donne tant de sécmùté contre les maux éventuels.
Cependant toutes les assiirances sont exposées à de grands abus
par un piincipe de fraude ou de négligence : fraude de la part de
ceux qui, pour smin'endi'e des dédommagements illégitimes, feignent
des pertes ou les exagèrent : négligence, soit de la part des assureurs
qui ne prennent pas toutes les précautions nécessaires, soit de la part
des assui'és qui mettent moins de vigilance à se préserver d'une
perte qui n'est pas poiu' eux.
Dans le système des satisfactions aux dépens du trésor public, on
poiuTait donc craindre :
1. Une connivence secrète entre une paiiie prétendue lésée et
l'auteiu' d'un prétendu délit pour, se faire donner ime indemnité
indue.
2. Une trop grande sécurité de la part des individus, qui, n'ayant
pliLs à craindre les mêmes suites des délits, ne feraient plus les
mêmes efforts poui' les prévenir.
Ce second danger est peu à redouter. Personne ne négligera sa
possession actuelle, bien certain et présent, dans l'espérance de re-
comTer, en cas de perte, im équivalent de la chose perdue, et même
un équivalent tout au plus. Ajoutez que ce recouvrement ne s'ob-
tiendra pas sans soins et sans frais, qu'il y a ime privation passagère,
qu'il faut se charger de l'embarras d'une poui-suite, du rôle toujours
désagréable d'accusateur, et qu'après tout, sous le meilleur système
de procédure, le succès est encore douteux. Il reste donc assez de
motifs à chaque individu pour veiller siir sa propriété, et ne pas
encourager les délits par sa négligence.
Du côté de la fraude, le danger est beaucoup plus grand. On ne
peut la prévenir que par des précautions de détail qui seront ex-
pliquées ailleurs. Poiu- sersir d'exemples, il suffit d'indiquer deux
cas contraires, l'im où l'utilité du remède l'emporte sur le dano-er
de l'abus, l'autre où le danger de l'abus l'empox-te sur l'utilité du
remède.
Lorsque le dommage est occasionné par un délit dont la peine est
grave, et que son auteiu' est juridiquement constaté, de même que le
corps du déUt, il me semble que la fraude est bien chffieile. Tout
AUX DÉPENS DU TRÉSOR PUBLIC. 2G3
ce qu'a pu faire l'impostem" qui se prétend lésé, poiu- se procuixr un
complice, c'est de lui donner une partie des profits de la fraude ; mais
à moins qu'on n'eût négligé les principes les plus clairs de proportion
entre les délits et les peines, la peine que ce complice am^ait encoiu'ue
serait plus qu'équivalente au profit total de la fraude.
Observez que le coupable droit être constaté avant que la satis-
faction soit accordée : sans cette précaution, le trésor public serait
au pillage. Rien ne serait plus commun que des histoii'es de vols
imagruaii-es, de brigandages prétendus commis par des inconnus qui
ont pris la fuite, ou d'ime manière clandestine et dans les ténèbres.
Mais quand il faut présenter im coupable, la complicité n'est pas
facile. Ce rôle n'est pas de ceux qu'on trouve aisément à remplir- ;
d'autant plus qu'outre la certitude de la peine poiu- celui qui se
charge du délit prétendu, il y a encore une peine particidière dans
le cas où l'impostiu-e serait dévoilée, peine qui est partagée par les
deu:x comi)lices ; et si l'on considère combien il y a de difficulté à
fabriquer une histoii'e \Taisemblable d'im délit absolument imagi-
naire, on peut croù-e que ces sortes de fraudes seraient bien rares, si
même elles arrivaient jamais.
Le danger le plus à craindre est l'exagération d'une perte ré-
sultante d'un délit réel. Mais il faut que le délit soit susceptible
de cette espèce de mensonge, et c'est un cas assez rare.
Il me paraît donc qu'on peut poser comme maxime générale que,
dans tous les cas où la peine du délit est grave, on n'a pas à craindre
qu'un coupable imaginaire veuille se charger du délit poiu- un profit
douteux.
Mais par la raison contrah'e, lorsque le dommage résulterait d'un
délit dont la peine est légère ou nulle, le danger de l'abus serait à
son comble si le trésor publie en était responsable. L'insolvabilité
du débiteur en est im exemple. Quel est le menchant avec lequel
on ne traiterait pas si le public était solidaire pour lui ? Quel trésor
pourrait suffire à payer tous les créanciers particuliers à qui leurs
débiteurs auraient manqué réellement, et combien ne serait -il pas
aisé de sui)poser de fausses dettes ?
Ce dédommagement ne serait pas seulement abusif ; il serait sans
cause : car, dans les transactions du commerce, on fait entrer dans le
prix des marchandises, ou dans l'intérêt de l'argent, le risque des
pertes : que le marchand fût sûr de ne rien perdi-e, il vendrait à
plus bas prix : en sorte que demander au public une indemnité pour
xuxe perte ainsi compensée d'avance, ce serait se faire payer deux
fois*.
* Une souscription volontaii'e, luie caisse d'assurance destinée à remboiu'ser
des créanciers lésés, poiu-rait être arantageusc, sans qu'il fût convenable aux
264 SATISFACTION SUBSIDIAIRE
Il y a encore d'autres cas où la satisfaction doit être à la charge
du public :
1. Cas de calamite's physiques, telles qu'inondations, incendies.
Les secours donnés par l'État ne sont pas seulement fondés sur le
principe que le poids du mal divisé entre tous de^'ient plus léger ;
ils le sont encore sur cet autre que l'État, comme protecteur de la
richesse nationale, est intéressé à empêcher la détérioration du do-
maine, et à rétablir les moyens de reproduction dans les parties qid
ont souffert. Telles ont été ce qu'on appelait les libéralités du grand
Frédéric poiu- les provinces désolées par quelques fléaux : c'étaient
des actes de prudence et de conservation.
2. Pertes et malheurs par siùte d'hostilités. — Ceux qui ont été
exposés aux invasions de l'ennemi ont un di'oit d'autant plus par-
ticulier à une indemnité publique, que l'on peut les considérer
comme ayant soutenu l'effort qui menaçait toutes les pai'ties, comme
étant par leiu* situation les points les plus exposés poiu' la défense
commune.
3. Maux résultants des erreiu's ii-réprochables des ministres de la
justice. Une erreiu' de la justice est déjà par elle-même un sujet
de deuil ; mais que cette errem- une fois connue ne soit pas réparée
par des dédommagements proportionnels, c'est un renversement de
l'ordre social. Le public ne doit-il pas suivre les règles d'équité
qu'il impose aux individus ? N'est-il pas odieux qu'U se serve de
sa puissance poiu' exiger sévèrement ce qui lui est dû, et poiu* se
refuser à restituer ce qu'il doit lui-même ? Mais cette obligation
est si é\'idcnte qu'on l'obscurcit en voidant la démontrer.
4. Responsabilité d'ime communauté poiu* im délit de main-forte,
commis dans un lieu public de son territoh-e. — Ce n'est pas propre-
ment le trésor public qiu intervient dans ce cas : c'est le fonds du
district ou de la province que l'on taxe pour la réparation d'un délit
résultant d'une négligence de police.
En cas de concurrence, les intérêts d'im individu doivent aller
avant ceux du fisc. Ce qui est dû à la partie lésée à titre de satis-
faction doit être payé de préférence à ce qui est dû au trésor public
à titre d'amende. Ce n'est pas ainsi que le décide la jiuisprudcnce
vulgaù-e, mais c'est ainsi que le veut la raison. La perte faite par
l'individu est un mal senti : le profit du fisc est im bien qui n'est
senti de personne. Ce que le délinquant paye en qualité d'amende
est ime peine et rien de plus : ce qu'il paye eu qualité de satisfoction
est aussi ime peine, même plus forte, et de plus, c'est une satisfac-
administratciu's des fonds publics d'iniitor un tel établissement. Les fonds
publics, n'étant (jue le produit de la contrainte, doivent être ménagés arec la
plus grande économie.
AUX DÉPENS DU TRESOR PUBLIC. 265
tion pour la partie lésée, c'est-à-dire un bien. Que je paye au fisc,
être de raison, avec qui je n'ai point de querelle, je ne sens que le
chagrin de la perte, comme si j'avais laissé tomber cette somme dans
lui puits ; que je paye à mon adversaii'e, que je sois forcé à mes
dépens de faire du bien à celui à qui je voulais faire du mal, c'est
un degré d'humiliation qui donne à la peine le caractère le plus
convenable.
266 PEINES INDUES.
TROISIÈME PARTIE.
DES PEINES.
CHAPITRE I.
DES PEINES rNDL'ES.
On peut rédiiii'e à quatre chefs les cas où il ne faut i)as infliger de
peine : 1° Lorsque la peine serait mal fondée. 2° Inefficace. 3° Su-
perflue. 4° Trop dispendieuse.
Eeprenons ces quatre points.
I. Peines mal fondées.
La peine serait mal fondée lorsqu'il n'y aurait point de n'ai délit,
point de mal du premier ordi-e ou du second ordre, ou lorsque le mal
serait plus que compensé par le bien, comme dans rexercice de
l'autorité politique ou domestique, dans la répulsion d'im mal plus
grave, dans la défense de soi-même, etc.
Si on a saisi l'idée du -vrai délit, on le distinguera aisément d'avec
les délits de mal imaginau'e, ces actes innocents en eux-mêmes, qui
se trouvent rangés parmi les délits par des préjugés, des antipathies,
des errciu's d'administration, des principes ascétiques, à peu près
commes des aliments sains sont considérés, chez certains peuples,
comme des poisons ou des noui'ritui'cs immondes. L'hérésie et le
sortilège sont des délits de cette classe.
II. Peines inefficaces.
J'appeUe inefficaces les peines qui ne pourraient produire aucun
effet sui' la volonté, qui par conséquent ne servii'aient point à pré-
venir des actes semblables.
Les peines sont inefficaces lorsqu'elles s'appliquent à des individus
qui n'ont pas pu connaître la loi, qui ont agi sans intention, qui ont
fait le mtû innocemment, dans lUie supposition erronée ou par une
contrainte iri'ésistible. Des enfants, des imbécUes, des foiis, quoi-
qu'on puisse les mener jusqu'à un certain point par des récompenses
et des menaces, n'ont pas assez d'idée de l'avenir pour être retenus
par des peines futm-es. La loi serait sans efficace à leur égard.
Si im homme était déterminé par imc crainte supérieiu-e à la plus
PEINES INDUES. 267
grande peine le'gale, ou par l'espoir d'un bien prépondc^rant, il est
clair que la loi aiu-ait peu d'efficace. On a vu les lois contre le duel
méprisées, parce que l'homme d'honneur craignait la honte plus que
le supplice. Les peines décernées contre tel ou tel culte manquent
généralement leui* effet, parce que l'idée d'une récompense étemelle
l'emporte sur la crainte des échafauds. Mais comme ces opinions
ont plus ou moins d'influence, la peine est aussi plus ou moins
efficace.
III. Peines superjlues.
Les peines seraient superflues dans les cas où l'on pourrait atteindre
le même but par des moyens plus doux, l'instruction, l'exemple, les
invitations, les délais, les récompenses. Un homme a répandu des
opinions pernicieuses : le magistrat s'armera-t-U du glaive pour le
pimir? Xon, s'il est de l'intérêt d'im individu de réj^andre de mau-
vaises maximes, il sera de l'intérêt de mille autres de les réfuter.
IV. Peines trop dispendieuses.
Si le mal de la peine excédait le mal du déht, le législateur aiu'ait
produit plus de soiiififances qu'il n'en aiu-ait prévenu. Il aurait acheté
l'exemption d'un mal au prix d'un mal plus grand.
Ayez deux tableaux devant les yeux, l'un représentant le mal du
délit, l'autre représentant le mal de la peine.
Voyez le mal que produit ime loi pénale : 1° Mal de coercition.
Elle impose une privation plus ou moins pénible, selon le degré de
plaisir que peut donner la chose défendue. 2" Souffrance causée par
la peine: lorsque les infracteurs sont pxmis. 3° Mal d'appréhension,
soiLÊfert par celui qui a %^olé la loi, ou qui craint qu'on ne lui impute
de l'avoir violée, 4° Mal des fausses poursuites : cet inconvénient,
attaché à toutes les lois pénales, l'est particulièrement aux lois obs-
cures, aux délits de mal imaginaire : une antipathie générale produit
ujie disposition efl'rayante à pom-suivre et à condamner sur des soup-
çons ou dos ai^parences. 5° 3Ial dérivatif, soufiert par les parents ou
les amis de celui qui est exposé à la rigueur de la loi.
Voilà le tableau du mal ou de la dépense que le législateur doit
considérer toutes les fois qu'il établit ime j)einc.
C'est dans cette source qu'on puise la principale raison pour les
amnisties générales, dans ces délits compliqués qni naissent d'im
esprit de parti. Il peut aniver que la loi enveloppe une grande
multitude, quelquefois la moitié du nombre total des citoyens et
même au delà. Voiûcz-vous pimir tous les coupables ? Voulez-
vous seidement les décimer ? le mal de la peine serait plus grand que
le mal du délit.
8i un délinquant était aimé du peuple, et qu'on eût à craindre un
268 PROPORTION ENTRE LES DELITS ET LES PEINES.
mécontentement national, s'il était protégé par ime puissance étran-
gère dont on eût à ménager la bienveillance, s'il pouvait rendre à la
nation quelque sei-vice extraordinaire, dans ces cas particuliers, le
pardon qu'on accorde au coupable résulte d'un calcul de prudence.
On craint que la peine de son délit ne coûte trop cher à la société.
CHAPITRE II.
DE LA PROPORTION ENTRE LES DÉLITS ET LES PEINES.
Adsit
Begula, peccnfis qua pœ/ias irroget œqi((is :
Ne scidicâ dignum, horribili secfêre fiagello.
HoR. Lib. I. Sat. 3.
Montesquiet: a senti la nécessité d'une proportion entre les délits et
les peines. Beccaiia a insisté sur son importance; mais ils l'ont
plutôt recommandée qu'éclaircie : ils n'ont point dit en quoi consiste
cette proportion. Tâchons d'y suppléer, et de donner les princi-
pales règles de cette arithmétique morale.
Première règle. Faites que le 'oud de la peine surpasse l'avantage
du délit.
Les lois anglo-saxonnes qui fixaient im piix poui' la \-ie des
hommes, par exemple, deux cents scheUings pour le meiu'trc d'un
paysan, six fois autant pour celui d'im noble, et trente-six fois
autant pour celui du roi, malgré cette proportion pécuniaire, pé-
chaient évidemment contre la proportion morale. La peine pouvait
paraître nulle comparée à l'avantage du déht.
On tombe dans la même erreur toutes les foLs qu'on établit ime
peine qui ne peut aller que jusqu'à un certain point, tandis que
l'avantage du délit peut aller beaucoup au delà.
Des auteui's célèbres ont voulu établii' une maxime contraire : ils
disent que la grandeur de la tentation doit faire diminuer la peine,
qu'elle atténue la faute, et que plus la séduction est puissante, moins
on peut conclure que le délinquant est dépravé.
Cela peut être vrai, mais la règle n'en subsiste pas moins ; car
poiu' empêcher le délit, il faut que le motif qui réprime soit plus fort
que le motif qui séduit. La peine doit se faii-e craindi-e plus que le
crime ne se fait désirer. Une peine insuffisante est un plus grand
mal qu'un excès de rigueur ; car ime peine insuffisante est im mal
en pure perte. Il n'en résulte aiicun bien ni poiu- le public, qu'on
laisse exposé à de semblables délits, ni pour le délinquant, qui n'en
de\icndi'a pas mcillcui'. Que dii-ait-on d'un chiiiugicn qui, pour
PROPORTION ENTRE LES DELITS ET LES PEINES. 269
épargner au malade mi degré de doulem% laisserait la guérLson im-
parfaite ? Serait-ce ime humanité bien entendue que d'ajouter à
la maladie le toui-ment d'une inutile opération ?
Deuxième règle. Plus il manque à la peine, du côté de la certi-
tude, plus il faut y ajouter du côté de lu gramleur.
On ne s'engage dans la carrière du crime que par l'espoir de
l'impunité : quand la peine ne consisterait qu'à ôter au coupable le
finit de son crime, si cette peine était immanquable, il n'y aurait
plus de tel crime commis ; car quel homme assez insensé voudrait
eouiir le risque de le commettre avec la certitude de n'en pas jouir,
et la honte de l'avoir tenté ? Mais il se fait un calcul de chances
poiu' et contre, et il faut donner ime plus grande valeur- à la peine
pour- eontre-balancer les chances de l'impunité.
Il est donc vi-ai aussi que plus on peut augmenter la certitude de
la peine, plus on peut en diminuer la grandem-. C'est un avantage
qui résulterait d'une législation simplifiée et d'une bonne procédure.
Par la même raison, il faut que la peine soit aussi près du crime
qu'il est possible ; car son impression sxu' l'esprit des hommes s'affai-
blit par l'éloigiiement, et d*ailleiu-s la distance de la peine ajoute à
rincertitude en donnant de nouvelles chances d'échapper.
Troisième règle. Si deux délits viennent en concurrence, le plus
nuisible doit être soiimis à une peine plus forte, afin cpie le délinquant
ait un motif poxir s'arrêter au moindre.
On peut dii-e de deux délits qu'ils sont en conciuTcncc lorsqu'un
homme a le pouvoir et la volonté de les commettre tous deux. Un
voleur de grand chemin peut se borner à voler, ou il peut commencer
par l'assassinat et finir par le vol. Il faut C[ue l'assassinat soit
puni plus sévèrement que le vol, pour le détoui'ner du délit le plus
nuisible.
Cette règle serait dans sa perfection s'il se pouvait faii'c que pom-
chaque portion de mal il y eût une portion correspondante de peine.
Qu'im homme fût pimi pom- avoir volé chx écus comme pour en avoir
volé ^*ingt, il serait bien dupe de voler la petite somme plutôt que la
grande. Une peine égale pour les délits inégaux est souvent im
motif en faveur du plus grand délit.
Quatrième règle. Plus un délit est gratul, plus on peut hasarder
une peine sévère pour la chance de le prévenir.
N'oublions pas qu'ime peine infligée est une dépense certaine pour
acheter un avantage incertain. Appliquer de grands supphces à de
petits délits, c'est payer bien chèrement la chance de s'exempter
d'mi mal léger. La loi anglaise qui condamnait au supplice du feu
les femmes qui avaient distribué de la fausse monnaie renversait
entièrement cette règle de proportion. La peine du feu, si on
270 PRESCRIPTION EN FAIT DE PEINES.
l'adopte, devrait au moins être réservée à des incendiaires homi-
cides.
Cinquième règle. La même peine ne doit pas être injligée pour
le mAme délit à tous les délinquants sans exception. Il faut avoir
égard aux circonstances qui influent sur la sensibilité.
Les mêmes peines nominales ne sont pas l&s mêmes peines réelles.
L'âge, le sexe, le rang, la fortime et beaucoup d'autres circonstances
doivent faire modifier les peines pour des délits de même nature.
S'agit-il d'une injui'e corporelle, la même peine pécuniaii-e sera un
jeu pour le riche et un acte d'oppression pour le pauvre. La même
peine ignominieuse qui flétrirait un homme d'un certain rang ne
sera pas môme une tache dans ime classe inférieure. Le même
emprisonnement sera la raine d'im homme d'affaii'es, la mort d'im
vieillai'd infii-me, un déshonneur éternel poui" une femme ; et ce ne
sera rien ou presque rien pour des individus dans d'autres cir-
constances.
J'ajouterai qu'il ne faut pas s'attacher à l'esprit mathématique de
la proportion au point de rendi'e les lois subtiles, compliquées et
obscm-es. Il y a un bien supérieur, c'est la brièveté et la simplicité.
On peut encore sacrifier quelque chose de la proportion si la peine
en devient plus fi'appante, plus propre à inspirer au peuple im sen-
timent d'aversion pour les vices qui préparent de loin les délits.
CHAPITRE III.
DE LA PRESCEIPTION EN FAIT DE PEINES.
La peine doit-eUc s'abolir par laps de temps ? ou, en d'autres
termes, si le délinquant parvient à échapper à la loi pendant un
temps donné, doit-il être quitte de la peine ? La loi ne prendra-t-
eUe plus connaissance du délit ? C'est une question qui est encore
débattue. Il y am-a toujours beaucoup d'arbitraire, soit poxu' le
choix des délits qui aui'ont le pri\-ilége de ce pardon, soit pour le
nombre d'années après lequel ce privilège doit commencer.
Le pardon peut avoii* Keu sans inconvénient pour les délits de
témérité et de négligence, les délits résultant d'imc faute exemi^to
de mauvaise foi. Depuis l'accident, la circonspection du délinquant
a été mise à l'épreuve ; ce n'est plus un homme à craindre. Le
pardon est un bien poiu- lui, et il n'est im mal poui" pei-sonne.
On peut encore étendre la prescription aux délits non consommés,
aux tentatives manquées. Le délinquant dans l'intervalle a subi la
peine en partie : car la craindi-e, c'est déjà la sentir. D'aUleurs
PEINES ABERRANTES OU DEPLACEES. 271
il s'est abstenu de délits pareils, il s'est réformé liu-même, U est
redevenu un membre utile à la société : il a repiis sa santé morale
sans l'emploi de la médecine amère que la loi avait préparée pour sa
guérison.
Mais s'H s'agissait d'im délit majeui', par exemple, une acqui-
sition frauduleuse qui pût constituer une foitime, une polygamie, lui
viol, un brigandage, il serait odieux, il serait fimeste de souffi-ir
qu'après un certain temps la scélératesse pût triompher de l'in-
nocence. Point de traité avec des méchants de ce caractère. Que
le glaive vengeiu' reste toujours suspendu sur lexu' tête. Le spec-
tacle d'un criminel jouissant en paix du fi'uit de son crime, protégç
par les lois qu'il a violées, est un appât pour les malfaiteiu-s, mi
objet de douleur poui" les gens de bien, une insulte publique à la
justice et à la morale.
Pour sentir toute l'absurdité d'une impunité acquise par laps de
temps, il ne faut que supposer la loi conçue dans ces termes : " Mais
si le voleur, le meiu-trier, l'injuste acquéreur du bien d'autrui par-
viennent à éluder pendant vingt ans la vigilance des tribunaux,
leur adresse sera récompensée, leiu* sûreté rétablie, et le fruit de
leiu' crime légitimé entre leui's mains."
CHAPITRE lY.
DES PEINES ABEEEAXTES OL* DÉPLACÉES.
La peine doit porter directement sui- l'individu qu'on veut soumettre
à son influence. Voulez-vous influer sur Titius, c'est sur Titius
qu'il faut agii-. Une peine destinée à influer siu- Titius tombe-t-eUe
autre part que sur Titius même, on ne peut nier qu'elle ne soit
déplacée.
Mais ime peine dirigée contre ceux qui lui sont chers est une peine
contre lui-même : car il participe aux souffrances de ceux auxquels
il est attaché par sympathie, et l'on a une prise sur lui par l'inter-
médiaire de ses affections. — Ce principe est vreâ, mais est-il bon ?
est-il conforme à l'utilité ?
Demander si ime peine de sympathie agit avec autant de force
que la peine directe, c'est demander si en général l'attachement
qu'on porte à autrui est aussi fort que l'amour de soi-même.
Si l'amour de soi-même est le sentiment le plus fort, il s'ensuit
qu'on ne devrait reco^ml' aux peines de sympathie qu'après avoir
épuisé tout ce que la nature humaine peut souffrir eu fiîit de peines
dii-ectes. Point de torture si cruelle qu'on ne dût employer avant
272 PEINES ABERRANTES OU DÉPLACÉES.
de punir l'épouse poui' le fait de l'époux, et les enfants pour le fait
du père.
Je vois dans ces peines aberrantes quatre vices principaux :
1° Que penser d'une peine qui doit souvent manquer, faute d'ob-
jets sur lesquels on puisse l'asseoir? Si pour faire souf&ir Titius,
vous vous attachez à trouver les personnes qui lui sont chères,
vous n'avez d'autre guide que les relations domestiques, vous êtes
conduits par ce fil à son père et à sa mère, à sa femme et à ses
enfants. La tp'annie la plus cruelle ne sait pas aller plus loin.
Cependant il y a beaucoup d'hommes qui n'ont plus lem' père et
leur mère, qui n'ont ni femme ni enfants. Il faut donc appliquer
à cette classe d'hommes une peine directe : mais dès qu'il j a une
peine directe contre ceux-ci, pourquoi ne suffirait-elle pas contre les
autres ?
2° Et cette peine ne suppose-t-eUe pas des sentiments qui peu-
vent ne point exister ? Si Titius ne se soucie ni de sa femme ni de
ses enfants, s'U les a pris en haine, il est indifférent tout au moins
au mal qui les concerne : cette partie de la peine est nulle pom* lui.
3" Mais ce qu'il y a d'effrayant dans ce système, c'est la pro-
fusion, c'est la multiplication des maux. Considérez la chaîne des
liaisons domestiques, calculez le nombre des descendants qu'im homme
peut avoir ; la peine se communique de l'un à l'autre, elle gagne
de proche en proche, comme une contagion, cUe enveloppe une foule
d'Lndi\'idus. Poiu- produii'e tme peine directe qui équivaudrait à un,
il faut créer luie peine indirecte et improprement assise qui équivaut
à dix, à %dngt, à trente, à cent, à miUc, etc.
4° La peine ainsi détournée de son coui-s natui'el n'a pas même
l'avantage d'être conforme au sentiment public do sympathie et
d'antipathie. Quand le délinquant a payé sa dette personnelle à la
justice, la vengeance publique est assoupie et ne demande rien de
plus. Si vous le poursuivez au delîi du tombeau sur ime famille
innocente et malheureuse, bientôt la pitié publique se réveille, un
sentiment confus accuse vos lois d'injustice, l'humanité se déclare
contre vous et donne chaque joui- de nouveaux partisans à vos vic-
times. Le respect et la confiance pom' le gouvernement s'aÔaiblis-
scnt dans tous les cœui-s ; et tout ce qu'il retire de cette fausse
politique, c'est de paraître imbécile aux yeux des sages, et barbare
à ceux de la multitude.
Les liaisons d'indi\-idus à indindus sont tellement compliquées,
qu'il est impossible de séparer entièrement le sort de rinnoceut
d'avec celui du coupable. Le mal que la loi destine à im seid s'ex-
travase et se répand sur plusieurs par tous ces pomts de sensibilité
commune qui résultent des affections, de l'iionnem- et des intérêts
PEINES ABERRANTES OU DEPLACEES. 273
réciproques. Une famille entière est dans la souffrance et dans les
larmes, pour le délit d'un ind.ividu. Mais ce mal attaché à la natui'e
des choses, ce mal que toute la sagesse, toute la bienveillance du
législateur ne saurait prévenir en entier, ne tourne point en reproche
contre lui, et ne constitue point ime peine mal assise. Si le père
est mis à l'amende, on ne peut empêcher que cette amende ne
tomne au préjudice du fils ; mais si, après la mort du père coupable,
on ravit au fils innocent la succession paternelle, c'est un acte vo-
lontaii'e du législateiu- qui fait déborder la peine de son lit natui-cl.
Le législateur dans cette partie a deux devoii's à remplir. Pre-
mièrement, il doit s'abstenir de toute peine qui, dans sa première
application, serait improprement assise. Le fils innocent du plus
grand criminel doit trouver daus la loi une égide aussi inviolable
que le premier citoyen. En second lieu, il faut réduire à son
moindi'e terme cette portion de peine aberrante qui tombe sur des
innocents en conséquence d'une peine directe infligée au coupable.
Un rebelle, par exemple, est-il condamné à l'emprisonnement per-
pétuel, à la mort : on a fait contre lui tout ce qu'on peut faii'e.
Une confiscation totale, au préjudice de ses propres héritiers, au
moins de sa femme et de ses enfants, serait im acte tyrannique et
odieux. Les di'oits d'une famille malheureuse qui \ient d'être
fi'appée dans la personne de son chef, sont encore plus sacrés. Un
trésor national, composé de pareilles dépoiiilles, est comme ces exha-
laisons impiu-es qui portent dans leur sein des germes de con-
tagion.
Je me bornerai ici à l'énumération des cas les plus communs où
les légLslateiu's ont déplacé les peines, en les faisant porter sm- les
innocents poui' atteindi-e obliquement les coupables.
1" Confiscation. Reste de barbarie qui subsiste encore dans presque
toute l'Europe. On l'applique à plusieui's délits, et siuiout aux
crimes d'État*. Cette peine est d'autant jikis odieuse qu'on ne peut
en faire usage que lorsque le danger est passé, et d'autant plus
imprudente qu'elle prolonge les animosités et les vengeances après
des calamités dont il faudrait efiacer le souvenir f.
* La confiscation, clans les crimes d'Etat, ne doit pas être envisagée sous le
point de vue d'une peine juridique : car dans les guerres civQcs, à parler en
général, les deux partis étant de bonne foi, il n'y a pas de délit. La confisca-
tion est une mesure piu-ement hostile. Laisser la fortune intacte, ce serait
laisser des munitions à l'ennemi. Mais une précaution de guerre, à laquelle on
ne doit avoir retours que dans des cas extrêmes, doit cesser ou être adoucie
autant qu'il est po.^sible, dès que le danger n'existe pas.
t Sonnenfels (conseiller aidique de sa majesté impériale), consulté par
l'empereur, en 17^5, sur une ordonnance contre le crime de haute trahison, fit
sentir ce qu'il pensait de sa rigueur excessive en envoyant pour réponse une loi
T
274 PEINES ABERRANTES OU DÉPLACÉES.
2° Corruption du sang. Fiction cruelle des jurisconsultes pour
déguiser l'injustice de la confiscation. Le petit-fils innocent ne
peut hériter du grand-père innocent, parce que ses di-oits se sont
altérés et perdus en passant par le sang du père coupable. Cette
corruption du sang est une idée fantastique : mais il y a une cor-
ruption trop réelle dans l'esprit et le cœur de ceux qui se dés-
honorent par ces sophismes.
3° Perte de privilèges par où l'on punit une corporation entière
pour la malversation d'une partie de ses membres. En Angleterre,
la ville de Londres jouit d'une loi particulière qui l'exempte de cette
disgrâce : mais quelle est la A'ille, quelle est la corporation qui doive
y être sujette en supposant que ses privilèges n'aient rien de con-
traire aux intérêts de l'État ?
4" Sort désastreux des bâtards. Je ne parle pas ici de l'incapacité
d'hériter. La privation de ce di-oit n'est pas une peine légale pour
eux plus que pour les cadets de famille ; et il pourrait résulter des
contestations sans fin, si l'on permettait de produii-e des héritiers
dont la naissance n'a pas le sceau de la publicité. Mais l'incapacité
de remplir de certaines charges, la privation de plusieurs droits
publics, dans quelques États de l'Europe, est une véritable peine qui
tombe sur des innocents pour une faute d'imprudence commise par
ceux qui leur ont donné le joiu\
5° Infamie attachée aux parents de ceux qui ont commis des crimes
graves. Il ne s'agit pas ici d'examiner ce qui n'appartient qu'à
l'opinion publique. L'opinion, à cet égard, n'a pris le caractère de
l'antipathie qu'en conséquence des erreurs de la loi qui a flétri dans
plusieurs cas la famille des criminels. On revient peu à peu de
cette injustice.
d'Arcadiiis et cl'Honorius, et une lettre de Mare-Aurèle. Cod. L. ix., Tit. 8,
L.5, §1.
Filii vero ejus, qiiibus vitam imperatoria specialiter lenitate concedimiis
(patemo enim perire debuerant supplicio, in qviibus paterni, hoc est hereditarii
criminis exempla metuuntur) : a materna vel avita. omnium etiam proximorum
hereditate ac successione habeantur alieni, tcstamentis extraneorum nil capiant,
sint perpétue egentes ac pauperes, infamia eos paterna semper comitetur, ad
nulles prorsus honores, ad nulla sacramcnta perveniant : siut prostrenio taies,
ut his perpétua egestate sordentibus, sit et non solatiuni et vita supplicium.
Voici Marc-Auréle :
Nonnunquam placet in imperatore viiidicta sui doloris, qua; etsi justior fuerit,
acrior ridetur. Quare filiis Avidii Cassii et genero et uxori veniam dabitis.
Quid dico veniam, cimi illi nihU fecerint ? Vivant igitur securi. scientes sub
Marco se vivere. Vivant in patrimonio patemo pro parte donato : auro,
argento, vestibus fruentes : sint vagi et liberi, et per ora omnium ubique popu-
lorum circumferat meœ, circimiferat vestrse pietatis cxemphun.
(Extrait du Nord littéraire, etc. ; par Olivarius à Kiell.)
CAUTIONNEMENT. 275
CHAPITRE V.
DU CAUTIONNEMENT.
Demandek caution, c'est exiger d'un homme dont on appréhende
quelque procédé qu'on veut prévenir, qu'U trouve une autre per-
sonne qui consente à porter une certaine peine en cas que ce pro-
cédé ait lieu.
Au premier coup d'œil, le cautionnement paraît contraire aux prin-
cipes que nous venons de poser, puisqu'il expose un innocent à être
puni pour un coupable. Il faut donc qu'il soit justifié par un avan-
tage plus qu'équivalent à ce mal. Cet avantage, c'est la grande
probabilité de prévenir un délit et de s'assurer de la responsabilité
d'un individu.
Ce qui fait le mérite du cautionnement, c'est la grande influence
qu'U exerce sur la conduite de l'individu soupçonné. Représentons-
nous ce qui se passe dans son esprit. Des amis généreux viennent
de lui donner une preuve décisive de confiance ou d'attachement, en
exposant leur fortune et leui* sûreté pour sauver sa liberté et son
honneur. Ce sont des otages qui se sont livrés volontairement
pour lui. Sera-t-il assez vil poui' se servir de leur bienfait contre
eux-mêmes ? ÉtoufFera-t-U tout sentiment de reconnaissance ? Ira-
t-il publiquement se déclarer traître à l'amitié, se condamner à
vivre seul avec ses remords ? Mais supposez qu'imprudent, léger
ou vicieux, il ne soit pas en état de se garder lui-même, le cau-
tionnement n'est point inutile : ceux qui répondent pour lui, in-
téressés à ses actions, sont des gardiens que la loi lui a donnés :
leur vigilance doit suppléer à la sienne, leurs yeux doivent éclairer
de près ses démarches. Au grand intérêt de se faire écouter, ils
joignent les titres les pins puissants par le service qu'Us viennent de
lui rendre, et par le (h'oit qu'Us doivent toujoiu's avoir de retirer
leur caution et de le rendre à son mauvais sort. C'est ainsi que ce
moyen opère poui' prévenir un délit.
Le cautionnement tend d'une autre manière à diminuer l'alarme,
parce qu'il fournit un indice eu faveur du caractère ou des ressom-ces
de l'individu soupçonné. C'est une espèce de contrat d'assurance.
Vous demandez, par exemple, l'emprisonnement d'un homme qui a
tenté de vous faire une certaine injure. Un de ses amis se pré-
sente, et conteste la nécessité d'un moyen si rigoui-eux. " Moi qui
dois le connaître mieux que vous," dit-U, "je vous certifie que vous
n'avez rien à craindre de sa part. Cette peine que je consens à
porter en cas d'erreur vous est un gage de ma sincérité et de ma
persuasion."
t2
276 CAUTIONNEMENT.
Voilà le mérite du cautionnement ; il peut produire un mal ; mais
il faut le comparer à ses avantages, et surtout aux mesures de rigueur
qu'on serait forcé d'employer à la charge des personnes soupçonnées,
si le cautionnement n'était pas admis. Dans le cas où il en résulte
un mal pour le répondant, ce mal ayant été encouru volontairement,
il n'en résulte ni alarme ni danger : s'il s'est engagé les yeux fermés,
par imprudence ou par zèle, les conséquences le concernent tout seul ;
personne ne craint pour soi le même sort. Mais dans le plus grand
nombre de cas, le cautionnement est le résultat de la sécurité. Celui
qui s'engage pour un autre connaît mieux que personne le caractère
et la position de son cautionné : il voit bien le danger qu'il court,
mais il ne s'y expose qu'après avoii" jugé que ce danger ne se réalise-
rait pas.
Voyons à présent dans quelles circonstances il est bon de l'em-
ployer.
1 . Il est propre à prévenu' les délits qu'on peut appréhender dans
les querelles d'inimitié ou d'honneur, surtout les duels. On ne peut
pas soupçonner en général cette classe de délinquants d'un défaut de
sensibilité à. l'estime publique : c'est l'honneur qm va leur mettre
les armes à la main : mais l'honneur commande encore moins la
vengeance qu'il n'interdit l'iagratitude, et surtout cette ingratitude
noire qui punit le bienfaiteur par son bienfait même.
2. Le cautionnement est très-bon pour prévenir les abus de con-
fiance, les délits qui violent les devoirs d'une charge. Personne
n'est obhgé de se présenter pour remplir tels ou tels emplois : il est
bon que ces emplois ne soient remis qu'à des hommes qui ont en
richesse ou en réputation de quoi fournir une responsabilité suffi-
sante. En même temps la caution qu'on exige, étant attachée à la
place, n'est une offense pour personne.
3. Ce moyen peut avoii' une utilité particulière dans certaines
situations politiques, dans certaines entreprises sur l'État, lorsqu'il
s'agit de plusieurs délinquants, imis par les liens de la complicité.
De tels hommes, égarés quelquefois, plutôt que pervertis, nourrissent
des sentiments exaltés d'affection et d'honneur, et au sein de leur
révolte contre la société, y conservent presque toujours des relations
intimes. Qu'une telle conspiration soit éventée, les conjurés les plus
suspects seront tenus de donner caution de leur conduite. Ce moyen,
qui paraît faible au premier aspect, est très-efficace : non-seulement
parce que les piincipaux, se sentant surveillés, ont pris l'alarme,
mais encore parce que ce sentiment d'honneur dont nous avons parlé
fournit un motif réel ou plausible, un motif fondé sur la justice et la
reconnaissance, pour renoncer à l'entreprise.
4. Le cautionnement a-t-il poxu' objet de prévenir l'évasion d'un
CHOIX DES PEINES. 277
accusé, à l'époque de la poursuite : son avantage particulier dans ce
cas, c'est d'opposer un frein à la prévarication du juge. Sans cette
condition, un juge con-ompu ou trop facile pourrait, sous prétexte
d'élargissement provisoire, soustraire un accusé coupable à toute
peine coi-porelle, et même à toute peine péciuiiaire. Il pourrait
ainsi convertir en simple bannissement une peine plus grave. Cet
abus devient impossible lorsque le juge ne peut élargir l'accusé que
sui- ime caution suffisante.
Je ne dirai qu'un mot sm* la peine à laquelle on peut assujétir les
fidéjusseui's : cette peine doit être pécuniaire et jamais autre. Toute
peine afflictive serait révoltante, et ne fournirait point de dédom-
magement.
n est vrai que la peine pécuniaire entraîne pour eux l'emprisonne-
ment, dans le cas où Us ne seraient pas en état de satisfaire à leur
caution : mais s'ils étaient déjà insolvables à l'époque de leur engage-
ment, ils ont trompé la ji^tice. Si leur insolvabilité est postérieure
à cette époque, ils ont dû retirer leur caution, s'en dégager d'ime
manière juridique. Cependant il faudra en user selon les cii'con-
stances, distinguer la faute et le malheur, comme pour les autres
insolvables. Mais si le cautionnement même était la cause de leui*
ruine, on leur doit une indulgence particulière.
CHAPITRE YI.
Dr CHOIX DES PEINES.
Il faut qu'une peine, pom- s'adapter aux règles de proportion que
nous avons établies, ait les qualités suivantes :
1. Elle doit être susceptible de plus et de moins ou divisible, afin de
se conformer aux variations dans la gravité des déUts. Les peines
chroniques, telles que l'emprisonnement et le bannissement, ont
éminemment cette qualité. EUes sont divisibles en lots de diffé-
rentes grandeurs. Il en est de même des j>eines pécuniaires.
2. Egale à elle-même. Il faut qu'à un degré donné, elle soit la
même pour plusieurs indi\idus coupables du même délit, afin de
con-espondre à leurs différentes mesures de sensibilité. Ceci exige
qu'on fasse attention à l'âge, au sexe, à la condition, à la fortune,
aux habitudes des individus et à beaucoup d'autres circonstances :
autrement la même peine nominale, se trouvant trop forte pour les
uns, trop faible pour les autres, passerait le but ou ne l'atteindrait
pas. Une amende déterminée par la loi ne serait jamais une peine
égale à eUe-méme, vu la diSerenoe des fortunes. Le banuissement
278 CHOIX DES PEINES.
peut avoir le même inconvénient ; très-sévère pour l'un, nul pour
l'autre.
3. Commensurabîe. Si un homme a deux délits devant les yeux,
la loi doit lui donner un motif pour s'abstenii' du plus grand. Il
aura ce motif, s'il peut voir que le plus gi-and délit lui attirera la
plus grande peine. Il faut donc qu'il puisse comparer ces peines
entre elles, en mesxirer les divers degrés.
Il y a deux manières de remplir cet objet : 1° En ajoutant à une
certaine peine une autre quantité de la même espèce ; par exemple,
à cinq ans de prison pour tel délit, deux années de plus pour telle
aggi'avation. 2° En ajoutant une peine d'un genre différent, par
exemple, à cinq ans de prison pour tel délit, une ignominie publique
pour telle aggravation.
4. Analogue au délit. Le peine se gravera plus aisément dans la
mémoire, eUe se présentera plus fortement à l'imagination, si elle a
une ressemblance, ime analogie, un caractère commim avec le délit.
Le talion est admirable sous ce rapport : œil pour œil, dent pour
dent, etc. L'intelligence la plus imparfaite est capable de lier ces
idées. Mais le talion est rarement praticable, et dans plusieurs cas,
ce serait une peine trop dispendieuse.
Il y a d'autres moyens d'analogie. Cherchez, par exemple, le
motif qui a fait commettre le délit : vous rencontrerez ordinairement
la passion dominante du délinquant, et vous pourrez, selon l'expres-
sion proverbiale, le pimir par où il a péché. Les délits de cupidité
seront bien punis par des peines pécuniaires, si les facultés du
délinquant le permettent : les délits d'insolence par l'humiliation,
les délits d'oisiveté par l'assujétissement au travail, ou par une
oisiveté forcée*.
5. Exemplaire. Une peine réelle qui ne serait point apparente
serait perdue pour le public. Le grand art est d'augmenter la peine
apparente sans augmenter la peine réelle. On y réussit, soit par le
choix même des peiaes, soit par les solennités ffappantcs dont on
accompagne lem' exécution.
Les auto-da-fé seraient une des plus utiles inventions de la juris-
* Montesqiiicu s'est laissé éblouir lorsque, sur un simple aperçu de cette
qualité dans les peines, il a cru qu'on pouvait en ôter tout l'arbitraii-e. "C'est
le ta-ioinphe de la liberté," dit-il, " lorsque les lois criminelles tirent chaque peine
de la nature particidière du crime. Tout l'arbitraire cesse : la jxnne ne descend
point du caprice du législatem-, mais de la natiu-e de la chose, et ce n'est point
l'homme qui fait violence à l'homme." L. 12, cli. 4. La même page offre un
exemple frappant des erreurs oii l'entraînait cette idée fausse. Poiu- des délits
conti'e la religion, il propose des peines religieuses, c'cst-à-dii-e, des peines qui
n'auront point de pi-ise ; car, punir un saci'ilége, un impie par l'expulsion des
temples, ce n'est point le pmiir, c'est lui ôter ime chose dont il ne fait aucun cas.
CHOIX DES PEINES. 279
prudence, si, au lieu d'être des actes de foi, ils étaient des actes de
justice. Qu'est-ce qu'une exécution publique? c'est une tragédie
solennelle que le législateiu' présente au peuple assemblé : tragédie
vraiment importante, vi-aiment pathétique par la triste réalité de sa
catastrophe, et par la grandeur de son objet. L'appareil, la scène,
les décorations ne sauraient être trop étudiées, puisque l'effet prin-
cipal en dépend. Tribunal, échafaud, vêtements des officiers de
justice, vêtements des délinquants eux-mêmes, service religieux,
procession, accompagnement de tout genre ; tout doit porter xm
caractère grave et lugubre. Pourquoi les exécuteurs eux-mêmes ne
seraient-ils pas couverts d'un crêpe de deuil ? La terreur de la
scène en serait augmentée, et l'on déroberait à la haine injuste du
peuple ces sei^iteurs utiles de l'État. Si l'illusion pouvait se sou-
tenir, il faudrait que tout se passât en effigie. La réalité de la peine
n'est nécessaire que pour en soutenir l'ai^parence.
6. La peine doit être économique, c'est-à-dire, n'avoii' que le degré
de sévérité absolument nécessaire pour remplir son but. Tout ce qui
excède le besoin n'est pas seulement autant de mal superflu, mais pro-
duit une multitude d'inconvénients qui trompent les fins de la justice.
Les peines pécuniaires ont cette quahté dans im degré éminent,
puisque tout le mal senti par celui qui paye se convertit en avantage
pour celui qui reçoit.
7. La peine doit être rémissihle, ou révocable. Il faut que le
dommage n'en soit pas absolument irréparable, dans les cas où l'on
viendrait à découvrir qu'elle avait été infligée sans cause légitime.
Tant que les témoignages sont susceptibles d'imperfection, tant que
les apparences peuvent être trompeuses, tant que les hommes n'au-
ront aucun caractère certain pour distinguer le vrai du faux, une des
premières sûretés qu'ils se doivent réciproquement, c'est de ne pas
admettre, sans une nécessité démontrée, des peines absolument ii-ré-
parables. N'a-t-on pas vu toutes les apparences du crime s'accu-
muler sur la tête d'un accusé dont l'innocence était démontrée quand
il ne restait plus qu'à gémir sm- les erreurs d'une précipitation pré-
somptueuse ? Faibles et inconséquents que nous sommes ! nous
jugeons comme des êtres bornés, et nous punissons comme des êtres
infaillibles !
1. À ces qualités importantes des peines on peut en ajouter trois
autres dont l'utilité a moins d'étendue, mais qu'il faut rechercher, si
on peut se les procurer sans nuii'e au grand but de l'exemple. C'est
un grand mérite dans ime peine que de pouvoir servir à la réforma-
tion du délinquant, je ne dis pas seulement par la crainte d'être
encore puni, mais par un changement dans son caractère et ses
habitudes. On obtiendra ce but en étufUant le motif qui a produit
280 CHOIX DES PEINES.
ce délit, et en appliquant une peine qui tende à affaiblir ce motif.
Une maison de correction, pour remplir cet objet, doit admettre une
séparation des délinquants en différentes classes, afin qu'on puisse
adapter divers moyens d'éducation à la diversité de leur état moral.
2. Oter le pouvoir de nuire. C'est un but qu'on peut atteindre
plus aisément que celui de corriger les délinquants. Les mutilations,
l'emprisonnement perpétuel, ont cette qualité : mais l'esprit de cette
maxime conduit à une rigueiu' excessive dans les peines. C'est en
la suivant qu'on a rendu si fréquente la peine de mort.
S'il y a des cas où l'on ne peut oter le pouvoir de nuire qu'en
étant la vie, c'est dans des occasions bien extraordinaires, par exem-
ple, dans des guerres civiles, lorsque le nom d'un chef, tant qu'il
vit, suffirait poui' enflammer les passions d'une multitude. Et même
la mort, api^liquée à des actions d'une natui'e si problématique, doit
être plutôt considérée comme im acte d'hostilité que comme une
peine.
3. Fournir un dédommagement à la partie lésée est une autre
qualité utile dans une peine. C'est un moyen de faire face à deux
objets à la fois, de pimir un délit et de le réparer, d'ôter tout le mal
du premier ordi-e et de faire cesser toute l'alarme. C'est un avan-
tage caractéristique des peines pécuniaires,
■ Je terminerai ce chapitre par une observation générale d'une
haute importance : Le législateur doit éviter soigneusement, dam le
clioix des peines, celles qui choqueraient des préjugés établis. S'est-il
formé dans l'esprit du pénible une aversion décidée contre im genre
de peine, eût-elle d'ailleurs toutes les qualités requises, il ne faut
point l'admettre dans le code pénal, parce qu'elle ferait plus de mal
que de bien. D'abord c'est un mal que de donner un sentiment
pénible au public par l'établissement d'une peine impopulaii'e. Ce
ne sont plus les coupables seuls qu'on pimit, ce sont les personnes
les plus innocentes et les pliLs douces auxquelles on inflige ime peine
très-réelle, quoiqu'elle n'ait point de nom particulier, en blessant
leur sensibilité, en bravant leur opinion, en leur présentant l'image
de la A^olence et de la tyi'annie. Qu'arrive-t-il d'ime conduite si
peu judicieuse ? Le législateur, en méprisant les sentiments publics,
les toiu'ne secrètement contre lui. Il perd l'assistance volontaire
que les individus prêtent à l'exécution de la loi quand ils en sont
contents : il n'a plus le peuple pour allié, mais pour ennemi. Les
ims cherchent à faciliter l'évasion des coupables : les autres se fe-
raient un scrupule de les dénoncer : les témoins se refusent autant
qu'ils peuvent : il se forme insensiblement un préjugé funeste qui
attache ime espèce de honte et de reproche au scr^àce de la loi. Le
mécontentement général peut aller plus loin : il éclate quelquefois
DIVISION DES PEINES. 281
par iine résistance ouverte, soit aux officiers de la justice, soit à
l'exécution des sentences. Un succès contre l'autorité paraît au
peuple une victoii-e, et le délinquant impuni jouit de la faiblesse des
lois humiliées devant son triomphe.
Mais qu'est-ce qui rend les peines impopulaires? c'est presque
toujours leur mauvais choix. Plus le code pénal sera conforme aux
règles que nous avons posées, plus il aui-a l'estime éclaii'ée des sages,
et l'approbation sentimentale de la multitude. On trouvera de telles
peines justes et modérées : on sera frappé surtout de leur convenance,
de leiu' analogie avec les délits, de cette échelle de graduation dans
laquelle on verra correspondre à un délit aggravé une peine aggravée,
à un délit exténué ime peine exténuée. Ce genre de mérite, fondé
sur des notions domestiques et familières, est à la portée des inteUi-
genees les plus communes. Rien n'est plus propre à donner l'idée
d'im gouvernement paternel, à inspirer la confiance, et à faire
marcher l'opraion publique de concert avec l'autorité. Quand le
peuple est dans le parti des lois, les chances du crime pour échapper
sont réduites à leur moindre terme.
CHAPITRE VU.
DIVISION DES PEIÎfES.
Il n'y a poiat de peine qui, prise séparément, réunisse toutes les
qualités reqidses. Pour atteindre le but, il est donc nécessaire
d'avoir le choix entre plusieui's peines, de les varier, et d'en faire
entrer plusieurs dans un même lot. La médecine n'a point de
panacée. Il faut qu'elle ait recours à différents moyens, selon la
nature des maux et le tempérament des malades : l'ai't du médecin
consiste à étudier tous les remèdes, à les combiner, à les approprier
aux cii'constances.
Le catalogue des pciaes est le même que celui des délits. Le
même mal, fait avec l'autorité de la loi ou en violation de la loi, con-
stituera ime peine ou un délit. La nature du mal est donc la même,
mais quelle différence dans l'effet ! Le déHt répand l'alarme, la peine
rétablit la sécurité. Le délit est l'ennemi de tous : la peine est la
protectrice commune. Le déHt, pour le profit d'im seul, ju-oduit un
mal universel ; la peine, par la souffi-ance d'un seul, prodidt im bien
général. Suspendez la peiuc, le monde n'est plus qu'un théâtre de
brigandage, et la société tombe en dissolution. Rétablissez la peine,
les passions se calment, l'orcke renaît, et la faiblesse de chaque in-
tli\-idu obtient la sauve-garde de la force pubUque.
282 DIVISION DES PEINES.
On peut distribuer toute la matière pénale sous les divers chefs
que nous allons énumérer.
1. Peines capitales: ce sont celles qui mettent ime fin immédiate
à la vie du délinquant.
2. Peines affiictives : j'appelle ainsi celles qui consistent en dou-
leurs coriîorelles, mais qui ne produisent qu'un effet temporaire,
comme la flagellation, ime diète forcée, etc.
3. Peines indélébiles : celles qui produisent siu' le coi'ps un effet
permanent, comme les marques, les amputations.
4. Peines ignominieuses : elles ont principalement pour but d'ex-
poser le délinquant au mépris des spectatem's, et de le faire regai'der
comme indigne de la société de ses anciens amis. L'amende ho-
norable en est un exemple.
5. Peines pénitentielles : destinées à réveiller le sentiment de la
honte, à exposer à un certain degré de censure, eUes n'ont pas un
degré de force ou de publicité qui puisse entraîner l'infamie ni faire
envisager le délinquant comme indigne de la société de ses anciens
amis. Ce sont au fond des châtiments tels qu'un père a le pouvoir
de les infliger à ses enfants, et que le père le plus tendre ne se ferait
aucun scrupule de les infliger à l'enfant qu'il aime le plus.
6. Peines chroniques : leur principale rigueiu' consiste dans leur
durée, tellement qu'.elles seraient presque nulles si ce n'était pour
cette circonstance. Le bannissement, l'emprisonnement, etc. Elles
peuvent être perpétuelles ou temporaires.
7. Peines simplement restrictives : celles qui, sans pai'ticiper à
aucun des caractères précédents, consistent dans quelque gêne, dans
quelque restriction, en empêchant de faii'e ce dont on aiu'ait envie :
par exemple, la défense d'exercer certaine profession, la défense
de fréquenter certaine place, etc.
8. Peines simplement compulsives : celles qui obligent im homme
à faire une chose dont il voudi'ait s'exempter : par exemple, l'obliga-
tion de se présenter à certaines époques devant im oflicier de justice,
etc. La peine n'est pas dans la chose môme, mais dans l'incon-
vénient de la contrainte.
9. Peines pécuniaires : elles consistent à priver le délinquant d'ime
somme d'argent, ou de quelque article de propriété réelle.
10. Peines quasi pécuniaires : elles consistent à priver le délin-
quant d'une espèce de propriété dans les services des individus,
services purs et simples, ou services combinés avec quelque profit
pécuniaii'e.
11. Peines caractéristiques : ce sont les peines qui, par le moyen
de quelque analogie, sont destinées à représenter vivement à l'i-
magination l'idée du délit. Ces peines ne forment pas proprement
JUSTIFICATION DE LA VARIETE DES PEINES. 283
une classe à part; elles sont renfermées dans toutes les autres,
ignominieuses, pe'nitentieUes, afflictives, etc. : c'est une manière de
les infliger avec quelque circonstance qui ait du rapport à la nature
du délit. Supi^osons qu'un faux monnayeui', au lieu d'être puni de
mort, fût condamné à d'autres peines, et entre autres à des stigmates
indélébiles : si on lui imprimait au milieu du front le mot faux
monnayeur, et sur chaque joue une ^ièce de monnaie courante; cette
peine, rappelant le délit par une image sensible, serait éminemment
caractéristique.
Ainsi, dans la composition de la peine pour des enfants volés à
leurs parents, on ferait entrer ime pénitence caractéristique, con-
sistant à pendre au cou du délinquant l'effigie creuse d'im enfant
de grandeur naturelle, et plombée en dehors, L'intérieui' serait
chargé de poids à la discrétion du juge, et selon la force du criminel.
Dans une maison de correction, les délinquants, selon la diversité
de leiu's délits, seraient soumis à porter des habits emblématiques,
ou d'autres marques extérieui'es, avec quelque analogie frappante.
Le sentiment de leur ciime ne pourrait pas en quelque façon se
séparer d'eux ; leur simple présence serait comme une nouvelle pro-
clamation de la loi ; et l'espoir de secouer cette honte, en reprenant
l'habillement commim, serait un attrait puissant pom' les engager à
se bien conduire.
CHAPITRE VIII.
JUSTIFICATION DE LA VAKIÉTÉ DES PEINES.
Et qiwniam variant 7norbi, variahimus artes:
Mille mali species, mille salutis erunt.
Nous avons déjà \n que le choix des peines était le résidtat d'une
multitude de considérations, qu'elles devaient être susceptibles de
plus et de moius, égales à elles-mêmes, commensui-ables, analogues
au délit, exemplaii'es, économiques, réformatrices, populaii'es, etc.
Nous avons vu qu'ime seule peine ne pouvait jamais avoii' toutes
ces qualités, qu'il fallait les combiaer, les varier, les assortir poui*
trouver la composition dont on avait besoin.
Si im code fondé sui' ces principes n'était qu'en projet, on pourrait
le regarder comme une belle spéculation impossible à réaliser. Ces
hommes fi-oids et indiiîérents, toujours armés d'une incrédulité
désespérante quand il s'agit du bonheur de l'humanité, ne manque-
raient pas ce reproche banal, si commode à la paresse et si flatteur à
l'amour-propre. Mais cet ouvrage est fait, ce plan est exécuté, un
284 JUSTIFICATION DE LA VARIETE DES PEINES.
code pénal a été construit sur ces principes, et ce code, où l'on s'est
assujéti à l'observation de toutes ces règles, n'a point de qualité plus
remarquable que la clarté, la simplicité et la précision*. Toutes les
législations pénales connues jusqu'à présent, sans avoir accompli la
moitié de l'objet, sont infiniment plus embarrassées, plus difficiles à
saisir et plus vagues.
Il a fallu chercher une grande variété dans les peines pour les
adapter à chaque délit, et inventer de nouveaux moyens pour les
rendre exemplaires et caractéristiques. Mais les mêmes personnes
qui conviendront, en proposition générale, que ces deux qualités sont
essentielles, ne laisseront pas de se révolter peut-être quand il s'agira
de l'appHeation. Les peines excitent naturellement l'antipathie et
même l'horreur, quand on les considère séparément des délits.
D'ailleui's, les suffrages, pour un objet soumis au sentiment et à
l'imagination, sont tellement flottants et capricieux, que la même
peine qui excitera l'indignation d'un indi\'idu, comme trop sévère,
sera blâmée par un autre, comme trop légère et trop peu efficace.
Je ne veux ici que prévenir une objection. Il ne faut pas croire
qu'un système pénal soit cruel pour être varié. La multiplicité ou la
variété des peines prouve l'industrie et les soins du législateur.
N'avoir qu'ime espèce ou deux de peines, c'est un effet de l'igno-
rance des principes et du mépris barbare de toutes les proportions.
Je pourrais citer des États dans lesquels le despotisme est bien fort
et la civilisation bien peu avancée, où l'on ne connaît pour ainsi dire
qu'un seul mode de piuiir. Plus on a étudié la nature des délits,
celle des motifs, celle des caractères, la diversité des circonstances,
plus on sent la nécessité d'employer contre eux des moyens différents.
Les délits, ces ennemis intérieui's de la société, qid lui font une
guerre opiniâtre et variée, réimissent tous les instincts des animaux
malfaisants : les uns emploient la violence, les autres ont recours aux
stratagèmes ; Us savent revêtir une infinité de formes, et entretien-
nent partout des intelligences secrètes. Si on les a combattus sans
les réduii-e, si cette révolte subsiste toujours, il faut s'en prendre
surtout à l'imperfection de la tactique légale, et des instruments
dont on s'est ser\i jusqu'à présent. Certes, il s'en faut bien (ju'on
ait employé autant d'esprit, de calcid, de prudence poiu- défendre la
société que pour l'attaquer, et poiu' prévenir les délits que pour les
commettre.
Pour estimer si un code pénal est rigoureux, voyez comment il
punit les délits les plus commims, ceux contre la propriété. Les
lois ont été partout trop sévères à cet égard, parce que les peines
étant mal choisies et mal dii-igées, on voiUait compenser par la
* Voyez le Discours prélimi)iaire, tome i. Ce code n'est pas achcTé.
PEINES AFFLICTIVES.
285
grandeur ce qui leur manquait en justesse. Il faut dépenser moins
de peines contre les délits qui attaquent les biens, afin de pouvoir
en dépenser davantage contre les délits qui attaquent la personne.
Les premiers sont susceptibles de dédommagement, les autres n'en
admettent pas du même genre. Le mal des délits contre la pro-
priété pourrait se réduire à peu de chose, au moyen des caisses
d'assurances ; tandis que tout l'or du Potose ne saurait rappeler à la
vie une personne assassiaée, ni calmer les terreurs répandues par le
crime. Mais la question n'est pas si un code pénal est plus ou
moins sévère: c'est une mauvaise manière d'envisager le sujet.
Tout se réduit à juger si la sévérité de ce code est nécessaire ou ne
l'est pas.
n serait cruel d'exposer même des coupables à des souffrances
inutiles ; ce qui serait une conséquence des peines trop sévères :
mais ne serait-il pas encore plus cruel de laisser souffiiir les inno-
cents ? et tel est pourtant le résultat des peines, si elles sont trop
douces pour être efficaces.
Concluons que la variété des peines est ime des perfections d'un
code pénal, et que plus la recherche de ces moyens répugne à une
âme sensible, plus il faut que le législateiu' soit pénétré d'humanité
pour remporter cette victoire sur lui-même. Sangrado, qui ne savait
ordonner que la saignée, était-il plus doux qu'un Boerhaave, qui
consultait toute la nature pour découvrir de nouveaux remèdes ?
CHAPITRE IX.
EXAMEN DE QUELQUES PEINES USITÉES.
Peines affiictives.
JjES peines ajffiictives ne sont pas bonnes dans tous les délits, parce
qu'elles ne sauraient exister dans un degré léger, au moins pour les
personnes qui ne sont pas absolument du dernier ordre dans la
société. Toute peine corporelle infligée en pubKc est infamante.
Infligée en particulier, elle serait encore infamante et ne serait plus
exemplaire.
La peine afflictive la plus commune, c'est le fouet. Dans son
application ordinaii-e, cette peine a l'inconvénient de n'être point
égale à elle-même : elle peut varier de la douleur la plus légère
jusqu'à la plus atroce, et aller jusqu'à la mort. Tout dépend de la
nature de l'instrument, de la force de l'application, et du tempéra-
ment de l'individu. Le législateur qui l'ordonne ne sait ce qu'il
286 PEINES INDÉLÉBILES.
fait ; le juge est à peu près dans la même ignorance : 'û y aura
toujours le plus grand arbitraire dans l'exécution. Eu Angleterre
le fouet est d'usage pour des larcins que les jui'és, par une prévari-
cation miséricordieuse, ont estimés au-dessous de la valeur d'im
schelling. C'est un revenu pour le bourreau. Si le délinquant
souffre, c'est pour n'avoir pas pu faire son accommodement avec lui.
Peines indéléhUes.
Les peines afflictives indélébiles, prises chacune sépai'ément, ne
sont pas susceptibles de graduation. La plus légère ne saurait
exister qu'à un degré très-haut. Les unes ne font que détériorer la
figiire, comme les stigmates ; les autres font perdi-e l'usage de
quelques membres ; d'autres consistent en mutUations, comme la
perte du nez, des oreilles, des pieds ou des mains. Les mutilations
des organes qui servent au travail ne doivent pas s'appUquer aux
délits fréquents, tels que ceux qui proviennent de misère, le larcin,
la contrebande, etc. Que faii'e des délinquants après les avoii'
estropiés? Si l'État les entretient, la peine devient trop dispen-
dieuse ; si on les abandonne, on les condamne au désespoir et à la
mort. Les mutilations pénales ont deux inconvénients, Vun d'être
irrémissible, l'autre de se confondre avec des accidents naturels. H
n'y a point de différence apparente entre celui qui a eu un bras
coupé pour un crime, et celui qui a perdu le sien au service de la
patrie, n faudi-ait donc toujours ajouter une flétrissm'e manifeste-
ment artificielle pour être le certificat du délit et la sauve-garde du
malheiu'. Je pense qu'on pourrait supprimer ces peines ; au moins
faudrait-il les réserver pour des délits extrêmement rares, où
l'analogie les l'ecommande.
Les flétrissures indélébiles sont xm moyen puissant dont on fait
im mauvais emploi. Parmi les délinquants convaincus de larcin et
de recèlement fiirtif, plusieurs n'ont fait que succomber à une tenta-
tion passagère, et peuvent revenir à la vertu, si la nature de la peine
ne les corrompt pas. Point de flétrissures indélébiles, point do peines
infamantes : ce serait leur ôter l'espoir de rétablir leur réinitation et
de racheter un moment d'erreur. Qu'on imprime ime flétrissiu'e
indélébile à de faux monnayeurs, par exemple, c'est un signalement
qui avertit la défiance de ceux qui ont à traiter avec eux, sans leur
ôter leurs ressources. Méprisés comme fripons, ils seront encore
employés comme gens à talents. Mais un homme flétri pour un
premier larcin, que peut-il devenir? qui voudi-a l'employer? À
quoi lui servii-ait la probité ? On lui a fait un besoin du crime.
La flétrissure indélébile n'est bonne que pour notifier un délin-
quant dangereux, qui cesse de l'être dès qu'il est connu, ou poui'
PEINES IGNOMINIEUSES. 287
garantir l'accomplissement d'une autre peine. Lorsque le délit est
infamant, la flétrissm^e doit accompagner la prison perpétuelle pour
empêcher la fuite du prisonnier. C'est comme une chaîne qui le lie,
parce que la prison devient son asile, et qu'il serait plus mal dehors
que dedans. Poui' rendre la marque manifeste, on doit la pratiquer
par des poudi-es colorées et non par la brûlure.
Peines ignominie ises.
Uinfamie est un des ingrédients les plus salutaires dans la phar-
macie pénale ; mais les idées siu* cet objet sont bien confuses et les
moyens bien imparfaits. D'après les notions des jurisconsultes, il
semblerait que l'infamie est une chose homogène, indi-sisible, une
quantité absolue ou invariable. Si cela était vi'ai, l'emploi de cette
peine serait presque toujoui's impolitique et injuste, car on l'applique
également à des délits très-inégaux, et même à des délits qui ne
devraient point l'entraîner. L'infamie, bien ménagée, est très-sus-
ceptible de graduation. EUe est au moral ce qu'est la malpropreté
au physique. U est bien différent d'avoir une tache sur son habit
ou d'être couvert de fange.
Perte d'honneur, autre phi'ase usitée et non moins trompeuse. Elle
renferme deux suppositions fausses, l'une que l'honneur est un bien
dont chacun possède u.ne certain provision ; l'autre qu'il est entière-
ment à la disposition de la loi, et qu'elle peut l'ôter à qui bon lui
semble. L'expression de déshonneur, qui n'exclut pas, comme celle
d'infamie, les degrés mitoyens, serait plus convenable. Le déshon-
neur est un fardeau dont on peut porter plus ou moins.
Uinfamie, selon son emploi usité, porte plutôt sur le criminel que
sur le crime. C'est pour ainsi dire un contre-sens en législation.
Si l'infamie portait sui' le crime même, son effet serait plus certain,
plus durable et plus efficace. On pourrait la proportionner à la
nature de la chose. Mais comment arriver à ce but ? Il faudrait
trouver pour chaque espèce de délit une espèce particulière de
déshonneur.
Tout cela ne peut s'exécuter qu'avec un appareil nouveau dans la
justice, des inscriptions, des emblèmes, des habillements, des tableaux
particuliers de chaque crime, en un mot, des signes qui parlent aux
yeux, qui fi'appent l'imagination par les sens, qui forment des asso-
ciations ineffaçables entre les délits et la honte. C'est ainsi qu'on
peut concentrer sur le criminel et sur le crime l'indignation publique,
cette indignation qui n'est que trop sujette à se tourner contre les
lois et contre les juges. Qu'on ne dédaigne pas d'empi-unter du
théâtre les moyens imposants de la représentation. Non, faire
marcher les symboles du crime à côté du criminel, ce ne serait pas
288 PEINES CHRONIQUES.
un vain étalage de puissance, une parodie risible : ce serait une scène
instructive, qui annoncerait l'objet moral des peines, et rendrait la
justice plus respectable en la montrant, dans la triste fonction de
punir, plus occupée de donner une grande leçon que de satisfaire à
une vengeance.
Le pilori, en Angleterre, est de toutes les peines la plus inégale et
la plus mal ordonnée. On y abandonne le délinquant au caprice des
individus. Comment définir ce bizarre supplice ? Tantôt c'est un
triomphe, tantôt c'est la mort. Un homme de lettres y fut con-
damné, il y a quelques années, pour ce qu'on appelait un libelle.
L'échafaud siu- lequel U était placé devint pour lui une espèce de
lycée : toute la scène se passa en compliments entre lui et les spec-
tateurs. En 1760, un libraire fut mis au pilori pour avoii* vendu
quelque ouvrage impie ou séditieux : une souscription ouverte en sa
faveur pendant l'exécution même lui valut plus de cent guinées.
Quel affi'ont poiu' la justice ! Plus récemment, un homme condamné
à la même peine pour un vice crapuleux fut immolé par la populace
sous les yeux de la police, qui ne tenta pas même de le déf endive.
M. Burke osa s'élever dans la chambre des communes contre un tel
abus. " L'homme qui subit une peine," disait-il, " est sous la protec-
tion des lois, et ne doit pas être abandonné aux bêtes féroces." On
approuva l'orateur, mais l'abiLS est resté : et cependant un simple
treillis de fer à l'entour du poteau préviendrait tous ces actes de
barbarie.
Peines chroniques.
Les peines chroniques, le bannissement, l'emprisonnement, sont
propres à beaucoup de délits, mais elles exigent une attention parti-
culière aux circonstances qui influent sur la sensibilité des individus.
Le bannissement serait une peine souverainement inégale, si elle
était appliquée sans choix. Elle dépend des conditions et des for-
tunes. Les uns n'ont aucune raison d'attachement pour leui- pays,
les autres seraient au désesjioir de quitter loui* propriété et leur
domicile. Les uns ont une famille, les autres sont indépendants.
Tel perdrait toutes ses ressources, tel autre échapperait à ses créan-
ciers. L'âge et le sexe font encore à cet égai'd une grande différence.
Il faut donc laisser au juge beaucoup de latitude, en se bornant à lui
donner des instnictions générales.
Les Anglais, avant l'indépendance de l'Amérique, étaient dans
l'usage de déporter une classe nombreuse de délinquants dans les
colonies. Cette déportation était pour les uns l'esclavage, poui' les
autres une partie de plaisir. Un vaurien qui avait en%-ie de voyager
était un sot, si pour se faii'c un équipage il ne commettait pas quelque
crime. Les plus industrieux s'établissaient dans ces nouvelles con-
PEINES CHRONIQUES. 289
trées. Ceux qui ne savaient que voler, ne pouvant pas exercer leur
art dans un pays dont ils ignoraient la carte, revenaient bientôt se
faii-e pendi-e. Une fois condamnés et déportés, leur sort était in-
connu : qu'ils périssent de maladie et de misère, cela n'importait à
personne. Ainsi tout était perdu pour l'exemple ; le but principal
était entièrement négligé. La déportation qui se fait aujourd'hui à
Botany-Bay ne remplit pas mieux son objet, elle a tous les vices et
aucune des qualités que doit avoir une peine.
Si en offrant un établissement dans un i)ays éloigné, on eût ajouté
qu'il fallait le mériter par un crime, quelle absurdité ! quelle dé-
mence ! Mais une déportation doit se présenter à l'esprit de bien
des malheureux comme une offii-e avantageuse dont ils ne peuvent
profiter que par un délit. Ainsi la loi, au lieu de contrc-balancélr la
tentation, ajoute dans bien de cas à sa force.
Quant aux prisons, il est impossible d'estimer si cette peine con-
vient ou ne convient pas, jtisqu'à ce qu'on ait déterminé avec la plus
grande exactitude tout ce qui concerae leur structure et leur gou-
vernement intérieur. Les prisons, si l'on en excepte un petit nombre,
renferment tout ce qu'on pourrait imaginer de plus efficace pour in-
fecter le corps et l'àme. A ne les considérer que du côté de la
fainéantise absolue, les prisons sont dispendieuses à l'excès : à force
de désuétude, les facultés des prisonniers s'alanguissent et s'énervent,
leurs organes perdent leur ressort et leur souplesse : dépouillés à la
fois de leur honneur et de leurs habitudes de travail, ils n'en sortent
que pour êti'e repolisses dans le crime par l'aiguillon do la misère.
Soimiis au despotisme subalterne de quelques hommes ordinairement
dépravés par le spectacle du crime et l'usage de la tyrannie, ces mal-
heureux peuvent être livi-és à miUe souffi-ances inconnues, qui les
aigrissent contre la société et les endm-cissent aux peines. Sous le
rapport moral, ime prison est une école où la scélératesse s'apprend
par des moyens plus sûrs qu'on ne pourrait jamais en employer pour
enseigner la vertu. L'ennui, la vengeance et le besoin, président à
cette éducation de perversité. L'émulation n'est plus que le ressort
du crime. Tout s'élève au niveau du plus méchant : le plus féroce
inspire aux autres sa férocité, le plus rusé sa ruse, le plus débauché
son libertinage. Tout ce qui peut souiller le coeur et l'imagination
devient la ressource de leur désespoir. Unis par im intérêt commun,
ils s'aident réciproquement à secouer le joug de la honte. Sur les
ruines de l'honneur social, il s'élève un honncui" nouveau composé de
fausseté, d'intrépidité dans l'opprobre, d'oubli de tout avenir, d'ini-
mitié conti'e le genre humain ; et c'est ainsi que des malheureux
qu'on aurait pu rendre à la vertu et au bonheur parviennent à 'hé-
roïsme du crime, au sublime de la scélératesse.
V
290 PEINES SIMPLEMENT RESTRICTIVES.
Un crimiiiel, après avoir achevé son terme dans les prisons, ne
doit point être rendu à la société sans précaution et sans épreuve.
Le faire passer subitement d'un état de surveillance et de capti-sàté à
une liberté illimitée, l'abandonner à toutes les tentations de l'isole-
ment, de la misère, et d'une convoitise aiguisée par une longue pri-
vation, c'est un trait d'insouciance et d'inhumanité qui devrait enfin
exciter l'attention des législatem's. Qu'ariive-t-U à Londres quand
on vide les galères de la Tamise ? Ces malfaiteurs, dans le jubilé du
crime, se ment sur cette grande ville comme des loups qui, après un
long jeûne, se trouvent placés dans ime bergerie : et jusqu'à ce que
tous ces brigands aient été ressaisis poirr de nouveaux délits, il n'y
a point de sûi'eté dans les grandes routes, ni même la nuit dans les
rueS de la métropole.
Peiiies pécuniaires.
Passons aux peines pécuniaires : elles ont le triple avantage d'être
susceptibles de graduation, de remplir le but de la peine, et de servir
au dédommagement. Mais il faut se souvenir qu'une peine pécu-
niaire, si la somme est déterminée, est souverainement inégale. Cette
observation, dont la vérité fi-appc au jjremier instant, a été pourtant
négligée par tous les législatoiu-s. Les amendes ont été déterminées
sans aucun égard au profit du délit, au mal du délit, et aux facultés
du délinquant. Aussi, c'est une bagatelle pour les uns et une ruine
pour les autres. On se rappelle le trait de ce jeime insolent à Eome,
qui donnait un soufflet aux passants, et leur présentait aussitôt l'écu
fixé par la loi des douze tables. Yeut-on établir ime peine pécu-
niaire : qu'elle soit mesurée sm- la fortime du délinquant. Déter-
minez le rapport de l'amende, et non sa qualité absolue. Pour tel
délit, telle quote-pai-t des biens, moyennant certaines modifica-
tions pom' prévenir les difficultés d'une exécution littérale de cette
règle.
Peines simplement restrictives.
Il n'y a rien de plus ingénieux dans la législation pénale que le
bannissement de la présowe. Cette i)eine suggérée par l'ancienne
jiuisprudence française, et dont on trouve quelque trace dans le code
danois, peut, avec quelques perfectionnements, offrir un excellent
remède pour les délits produits par des inimitiés particulières dont
le public en général n'a rien à craindi'c. Cette peine ménage un
triomphe à l'opprimé siu' l'oppresseiu-, et rétablit de la manière la
plus douce la prépondérance de l'innocence lésée sur la force inso-
lente. D'ailleiu-s. elle pré\dent le renouvellement des querelles, et
ôte à l'agressciu' le pouvoir- de nuire. Mais pour mettre en œuvre
PEINES CAPITALES. 291
\va moyen qiii tient de si près à rhonneiu-, il faut une attention
scnxpuleuse à la position particulière des individus.
Peines capitales.
Plus on examine la peine de mort, plus on est porté à adopter
l'opinion de Beccaria. Ce sujet est si bien discuté dans son ouvrage,
qu'on peut se dispenser de le traiter après lui. Ceux qui veident
voir d'un coup d'œil tout ce qu'on peut dire pour et contre n'ont
qu'à parcourir la table des qualités qu'on doit chercher dans les
peines. ( Voyez ch. vi. )
D'où peut venir la fui-eur avec laquelle on a prodigué cette peine ?
C'est im eifet du ressentiment qui se porte d'abord vers la plus grande
rigueur, et d'une paresse d'esprit qui fait trouver dans la destruction
rapide des coupables le grand avantage de n'y plus penser. La
mort ! toujoiu's la mort ! cela ne demande ni méditation de génie, ni
résistance aux passions. Il ne faut que s'abandonner pour aller
jusque-là d'un seul trait.
Dira-t-on que la mort est nécessaire poiir ôter à im assassin le
pouvoii- de réitérer ses crimes ? Mais il faudi-ait, par la même raison,
faire péiii' les fi'énétiques, les enragés, dont la société a tout à
craindi'e. Si on peut s'assui'er de ceux-ci, poiu-quoi ne poiu'rait-on
pas s'assurer des autres ? Dira-t-on que la mort est la seule peine
qui puisse l'emporter sur certaines tentations de commettre un homo-
cide ? Mais ces tentations ne peuvent venir que d'inimitié ou de
cupidité. Ces deux passions ne doivent-elles pas par leur propre
nature redouter l'humiliation, l'indigence, et la captivité plus que la
mort ?
J'étonnerais les lecteiu's si je leur exposais le code pénal d'xme
nation célèbre par son himianité et par ses lumières. On s'attendrait
à y trouver la plus grande proportion entre les déhts et les peines :
on y verrait cette proportion continuellement oubliée ou renversée,
et la peine de mort prodiguée pour les délits les moins graves. Qu'en
anive-t-il? la douceur du caractère national étant en contradiction
avec les lois, ce sont les mœurs qui triomphent, ce sont les lois qui
sont éludées : on multiplie les pardons, on ferme les yeux sur les
délits, on se rend trop difficile sur les témoignages; et les jurés,
pour éviter im excès de sévérité, tombent souvent dans im excès
d'indulgence. De là résidte im système pénal incohérent, contra-
dictoire, imissant la violence à la faiblesse, dépendant de Thumeur
d'un juge, variant de circuit en cii'cuit, quelquefois sanguinaii-e,
quelquefois mû.
Les législateurs anglais n'ont point adopté ce genre de peine si
bon à tant d'égards, remprisonnement joint au travail. Au heu
u2
292 DU POUVOIR DE PARDONNER.
d'une occupation forcée, ils ont réduit les prisonniers à une oisiveté
absolue. Est-ce par réflexion ? Non sans doute, c'est par habitude.
On a trouvé les choses sur ce pied ; on les désapprouve, mais on ne
les change point. Il faut des avances, de la vigilance, des attentions
soutenues pour concilier la clôture avec les travaux : il ne faut rien
de tout cela pour renfermer un homme et pour l'abandonner à lui-
CHAPITRE X.
Dv rorvoiR de paedoniter.
Il faut ajouter à la grandeur de la peine tout ce qui Ixxi manque du
côté de la certitude. Moins les peines sont certaines, plus elles doi-
vent être sévères : plus eUes sont certaines, plus on peut diminuer
de leur sévérité.
Que dii'e d'un pouvoir établi précisément pour les rendre incer-
taines ? Telle est cependant la conséquence immédiate du pouvoir
de pardonner.
Dans l'espèce comme dans FindiAddu, l'âge des i)assions précède
celui de la raison, La colère et la vengeance ont dicté les premières
lois pénales. Mais lorsque ces lois grossières, fondées sur des caprices
et des antipathies, commencent à choquer \m public éclairé, le pou-
voir de pardonner, offi-ant une sauve-garde contre la rigueur sangui-
naire des lois, devient, pour ainsi dire, un bien comparatif, et l'on
n'examine pas si ce prétendu remède n'est point un nouveau mal.
Que d'éloges prodigués à la clémence ! On a répété mille fois
qu'elle est la première vertu d'un souverain. Sans doute, si le délit
n'est qu'une atteinte à son amour-propre, s'U s'agit d'une satire qui
tombe sur lui ou sur ses favoris, la modération du prince est méri-
toire, le pardon qu'il accorde est un triomphe remporté siu' lui-môme :
mais quand il s'agit d'un déHt contre la société, le pardon n'est plus
\m acte de clémence, c'est une prévaiication réelle.
Dans les cas où la peine ferait plus de mal que de bien, après des
séditions, des conspii'ations, des désordres publics, le pouvoir de
pardonner n'est pas seulement utile, il est nécessaii-e. Ces cas étant
pré^'us et inchqués dans im bon système législatif, le pardon qui s'y
applique n'est point une violation, c'est ime exécution de la loi.
Mais pour ces pardons non motivés, etfcts de la faveur ou de la
facilité du prince, ils accusent les lois et le gouvernement, les lois
* Toute cette matière a été beaucoup plus approfondie dans la Théorie des
Peines, que j"ai publiée d'après les manuscrits de M. Bentham.
DU POUVOIR DE PARDONNER. 293
d'être cmelles envers les individus, ou le gouvernement d'être cniel
envers le public. Il faut que la raison, la justice, rhumanité man-
quent quelque part: car la raison n'est pas en contradiction avec
elle-même ; la justice ne peut pas détruii-e d'une main ce qu'elle a
fait de l'autre ; l'humanité ne peut pas ordonner d'établir des peines
pour la protection de l'innocence, et d'accorder des pardons pour
l'encouragement du crime.
Le pouvoir de pardonner, dit-on, est la plus noble prérogative de
la couronne. Mais cette prérogative ne j)èse-t-eUe jamais dans les
mains qui l'exercent ? Si au lieu de procurer au prince \m amour
plus constant de la part des peuples, elle l'expose aux caprices des
jugements, aux clameurs, aux libelles : s'il ne peut ni céder aux
sollicitations sans être soupçonné de faiblesse, ni se montrer inexo-
rable sans être accusé de dureté, où est donc la splendeur de ce
droit si dangereux ? Il me semble qu'im prince humain et juste
regrettera souvent d'être exposé à ce combat entre les vertus pu-
bliques et privées.
L'homicide au moins doit toujours faire une exception. Celui qui
aurait le droit de pardonner ce délit serait maître de la vie de tout
le monde*.
Résumons les idées. Si les lois sont trop dures, le pouvoir de
faire grâce est un cori'ectif nécessaire ; mais ce eon'ectif est encore
un mal. Faites de bonnes lois, et ne créez pas une baguette magique
qui ait la puissance de les annuler. Si la peine est nécessaire, on ne
doit pas la remettre ; si elle n'est pas nécessaire, on ne doit pas la
prononcer.
* Pour restreindre l'abus de ce pouvoir, il suffirait d'en soumettre l'exercice à
l'obligation d'en exposer les motifs. Partout où la peine capitale est en usage, il
vaudrait mieux conserver le pouvoir de pardonner, même illimité, que de le
supprimer entièrement.
294 INTRODUCTION.
QUATRIÈME PARTIE.
DES MOYENS INDIRECTS DE PEÊYENIR LES DÉLITS.
lî^TRODUCTIOK
Dans toutes les sciences, il y a des branches qui ont été cultivées
plus tard que les autres, parce qu'elles demandaient une plus longue
suite d'observations et des réflexions plus profondes. C'est ainsi que
les mathématiques ont leui- partie transcendante ou sublime, qui est,
pour ainsi dire, une nouvelle science au delà de la science ordinaire.
La même distinction peut s'appliquer jusqu'à un certain point à
l'art de la législation. Il J a des actions nuisibles : comment faut-il
s'y prendre poui' les prévenu- ? La première réponse qid se présente
à tout le monde est celle-ci : Défendez ces actions, punissez-Jes. Cette
méthode pour combattre les délits étant la plus simple et la pre-
mière adoptée, toute autre méthode pour aniver au même but est
pour ainsi dire un raffinement de l'art, et sa partie transcendante.
Cette partie consiste à trouver une suite de procédés législatifs
pour prévenir' les délits mêmes, en agissant principalement sur les
inclinations des individus, afin de les détoTimer du mal et de leur
imprimer la direction la plus utile à eux-mêmes et aux autres.
La première méthode de combattre les délits par les peines con-
stitue la législation directe.
La seconde méthode de les combattre pai* des moyens qui les pré-
viennent constitue cette branche de la législation que j'appelle
indirecte.
Ainsi le souverain agit directement contre les délits lorsqu'il les
prohibe chacun à part sous des peines spéciales. H agit indirecte-
ment lorsqu'il prend des précautions pour les prévenir.
Dans la législation directe, on attaque le mal de fi-ont ; dans
l'indirecte, on l'attaque par des moyens obliques. Dans le premier
cas, le législateur déclare ouvertement la guerre à l'ennemi, le si-
gnale, le poiu'suit, le prend corps à corps, et monte ses batteries en sa
présence. Dans le second cas, il n'annonce pas tous ses desseins, il
ouvre des mines, il se ménage des intelligences, il cherche à jiré-
venir les desseins hostiles, et à maintenir dans son alliance ceux qui
avu'aient eu des intentions secrètes contre lui.
INTRODUCTION. 295
Les spéculateurs politiques ont entrevu tout ceci ; mais en parlant
de cette seconde branche de la législation, ils ne s'en sont point fait
des idées nettes ; la première a été depuis longtemps réduite en
système, tant bien que mal ; la seconde n'a jamais été analysée, on
n'a point pensé à la traiter avec méthode, à la ranger sous des classi-
fications, en un mot à la saisir- dans son ensemble. C'est encore un
sujet neuf.
Les écrivains qui font des romans politiques tolèrent la législation
directe comme un mal nécessaire : c'est un pis-aller auquel ils se
soumettent, et dont ils ne parlent jamais avec un intérêt bien vif.
Au contraire, quand ils viennent à parler des moyens de prévenir
les délits, de rendre les hommes meilleurs, de perfectionner les
mœurs, leur imagination s'échauffe, leurs espérances s'exaltent ; on
croirait qu'ils sont prêts à produire le grand œuvre, et que le geni'e
humaia va recevoir une forme nouvelle. C'est qu'on pense plus
magnifiquement d'un objet à proportion de ce qu'il est moins familier,
et que l'imagination a plus d'essor sur des projets vagues qui n'ont
point encore subi le joug de l'analyse. Major e longinquo reverentia ;
ce mot est aussi applicable aux idées qu'aux personnes. Un examen
détaillé réduii-a toutes ces espérances indéfinies aux justes dimen-
sions du possible ; mais si nous y perdons des trésors fictifs, nous en
serons bien dédommagés par la certitude de nos ressources.
Poiu" bien démêler ce qui appartient à ces deux branches, il faut
commencer par se faire ime idée juste de la législation directe.
Voici comment eUe procède ou doit procéder.
1° Le choix des actes qu'on érige en délits.
2° La description de chaque délit : meuitre, vol, péeulat, etc.
3° L'exposé des raisons pour attribuer à ces actes la qualité de
délit; raisons qui doivent être déduites d'un seul principe, et par
conséquent s'accorder entre elles.
4° L'attribution d'une peine compétente à chaque délit.
5° L'exposé des raisons qui servent à justifier cette peine.
Ce système pénal, fùt-Q le meilleur possible, est défectueux à bien
des égards. 1° Il faut que le mal ait existé avant qu'on puisse
appliquer le remède. Le remède consiste dans l'application de la
peine, et la peine ne peut être appliquée qu'après que le délit a été
commis. Chaque nouvel exemple d'une peine infligée est une preuve
de plus de son peu d'efficace, et laisse subsister un certain degré de
danger et d'alarme. 2° La peine elle-même est un mal, quoique
nécessaire pour prévenir un mal plus grand ; la justice pénale, dans
tout le coui-s de son opération, ne peut être qu'une suite de maux :
maux dans les menaces et la contrainte de la loi ; maux dans la
poursuite des accusés avant qu'on puisse distinguer l'innocent du
296 INTRODUCTION.
coupable; maux dans l'infliction des sentences jviridiques; maux
dans les suites inévitables qui rejaillissent sur des innocents. 3" Enfin
le système pénal n'a pas assez de prise sxir plusieurs actes malfaisants
qui échappent à la justice, soit par leur fréquence, soit par la facilité
de les cacher, soit par la difficulté de les définir, soit enfin par
quelque disposition viciée de l'opinion pubHque qui les favorise. La
loi pénale ne peut agir que dans certaines limites, et sa puissance
ne s'étend qu'à des actes palpables et susceptibles de preuves ma-
nifestes.
Cette imperfection du système pénal a fait chercher de nouveaux
expédients pour suppléer à ce qui lui manque. Ces expédients ont
pour objet de prévenir les délits, soit en étant la connaissance même
du mal, soit en ôtant la puissance ou la volonté de mal faire. La
classe la plus nombreuse de ces moyens se rapporte à l'art de diriger
les inclinations, en affaiblissant les motifs séducteui-s qui excitent au
mal, et en fortifiant les motifs tutélaires qui excitent au bien.
Les moyens indirects sont donc ceux qui, sans avoir les caractères
de la peine, agissent sur le physique ou le moral de l'homme, poiu- le
disposer à obéir aux lois, pour lui épargner les tentations du crime,
pour le gouverner par ses penchants et par ses lumières.
Ces moyens indirects n'ont pas seulement un grand avantage du
côté de la douceui- : ils réussissent dans bien des cas où les moyens
directs échouent. Tous les historiens modernes ont observé com-
bien les abus de l'ÉgHse catholique avaient diminué depuis l'établisse-
ment de la religion protestante. Ce que les papes et les conciles
n'avaient pu faii-e par leurs décrets, une heureuse rivalité l'a opéré
sans peine : on a craint de donner un scandale qui serait devenu un
sujet de triomphe poui' ses ennemis. Ainsi, ce moyen indirect, le
libre concours des religions, a plus de force poiir les contenir et
pour les réformer, que toutes les lois positives.
Prenons un autre exemple dans l'économie politique : on a voulu
réduire le piix des marchandises, et surtout l'intérêt de l'argent.
Le haut prix n'est un mal, il est vrai, que par comparaison avec un
bien dont il empêche de jouir ; mais tel qu'il est, on a eu i-aison de
chercher à le diminuer. Qu'a-t-on imaginé pour cela ? Une mul-
titude de lois réglementaires, im taux fixe, un intérêt légal. Et
qu'est-il arrivé ? Les règlements ont toujours été éludés, les peines
ont été redoublées, et le mal, au lieu de diminuer, est devenu plus
grave. Il n'y a d'efficace qu'im moyen indirect, dont peu de gou-
vernements ont eu la sagesse d'user. Laisser un libre cours à la
concurrence de tous les marchands, de tous les capitalistes, se fier à
eux du soin de se faire la guerre, de se supplanter, de s'aiTachcr les
achete\irs par les offres les plus avantageuses, voUà ce moyen. La
MOYENS d'ÔTER LE POUVOIR PHYSIQUE DE NUIRE. 297
libre concurrence est l'équivalent d'une récompense que vous auriez
accordée à celui qui fournit une marchandise de la meilleui'e espèce
et au plus bas prix. Cette récompense immédiate et naturelle,
qu'une foule de rivaux se flattent d'obtenir, agit avec plus d'efficace
qu'une peine éloignée à laquelle on a l'espoir d'échapper.
Avant d'entrer dans l'exposé des moyens indirects, je dois avertir
qu'il y a un peu d'arbitraire dans la manière de les classer, en sorte
qu'on poiu'rait en ranger quelques-uns sous différents chefs. Pour
les distinguer invariablement les uns des autres, il aurait fallu se
livrer à une analyse métaphysique très-subtile et très-fatigante. Il
suffit, pour l'objet qu'on se propose, que tous les moyens iudii'ects
puissent se placer sous l'im ou l'autre de ces chefs, et qu'on ait
éveillé l'attention du législateur sur les piincipales sources où il
peut puiser.
Je n'ajoute plus qu'une remarque préliminaire, mais elle est
essentielle. Dans cette variété de mesures que l'on va exposer,
il n'en est aucune que l'on prétende recommander comme convenable
à chaque gouvernement en particulier, et encore moins à tous en
général. L'avantage spécial de chaque mesure, considérée à part,
sera indiqué sous son chef: mais chacune peut avoir des incon-
vénients relatifs, qu'il est impossible de déterminer sans connaître
les circonstances. Il faut donc bien entendre que l'objet qu'on se
propose ici n'est pas de conseiller l'adoption de telle ou telle me-
sure, mais simplement de la mettre en vue et de la recommander à
l'attention de ceux qui peuvent juger de sa convenance.
CHAPITRE I.
MOYENS d'ÔTEE LE POCVOIR PHYSIQUE DE NUrRE.
Qtjaxd la volonté, la connaissance et le pouvoir nécessaire à la
formation d'un acte concourent, cet acte est nécessairement produit.
Indlnation, connaissance, pouvoir, voilà donc les trois points sur
lesquels il faut appliquer l'influence des lois pour déterminer la
conduite des hommes. Ces trois mots contiennent, en abstrait, la
somme et la substance de tout ce qu'on peut faire en législation
directe ou indirecte.
Je commence par le pouvoir, parce que les moyens à cet égard
sont plus bornés, plus simples, et que dans les cas oii on peut
parvenir à ôter le pouvoir de nuire, on a tout fait. Le succès est
assuré.
Le pouvoir peut se distinguer en deux espèces : 1° Pouvoir interne,
298 MOYENS D^ÔTER
celui qui dépend des facultés intrinsèques de l'individu ; 2° pouvoii*
externe, celui qui dépend des personnes et des choses hors de lui, et
dont n a besoin pour agir*.
Quant au pouvoir interne, celui qui dépend des facultés de l'in-
dividu, il n'est guère possible d'en priver un homme avec avantage.
Le pouvoii' de faire le mal est inséparable du pouvoir de faire le
bien. Avec les mains coupées, on ne peut plus voler, mais on ne
peut plus travailler.
D'ailleiu's, ces moyens privatifs sont si sévères, qu'on ne peut les
employer qu'avec des criminels déjà convaincus. L'emprisonnement
est le seul qu'on puisse justifier en certains cas pour prévenir im
délit appréhendé t.
Le législateiu' a plus de ressources pour prévenir les délits,
en s'appliquant aux objets matériels qui peuvent servir à les com-
mettre.
Ll y a des cas où la puissance de nuire peut être ôtée, en excluant
ce que Tacite appelle irritamenta inaîoi'um, les sujets, les instruments
de délit. Ici la politique du législateui' peut se comparer à celle
d'ime bonne : les barres de fer aux fenêtres, les grillages autour du
feu, le soin d'écarter les instruments tranchants et dangereux pour
les enfants, sont du même genre que la défense de vendre et de
fabriquer les outils à battre monnaie, les di-ogues vénéneuses, les
armes faciles à cacher, les dés ou autres ingrédients des jeux pro-
hibés, la défense de faire et d'avoir certains filets pour îa chasse et
autres moyens d'attraper le gibier.
Mahomet, ne se fiant pas à la raison, a voulu mettre les hommes
dans Timpuissance d'abuser des Kqueiu's -fortes. Si l'on fait atten-
tion au chmat des pays chauds, où le ^in rend furieux plutôt que
stupide, on trouvera peut-être que la prohibition totale est plus
douce que la permission qui am^ait produit une classe nombreuse de
délits, et par conséquent de peines.
* 1° pouvoir ah intra; 2° pouvoir ab extra,
t Mi'.fo linguam. De virginibus puerisque, scd non virginibus puerisve sermo
est : et praterea alienus sermo non erubescit. Di'xit adversus potestate7n peccandi,
quam ab intra nominain, nulliim dari remedium. En l'ero exceptionem Circum-
cisio. Dicitur non apiid Judaos sofos fuisse in usu. Qiitenam igifnr instituti
ratio ? Anne adversus Vencrcm soUtariayn ? Ifa visum est nescio cui : credo
equidem Voltario. Ligeniosum sane fuissct cxcogifamentum : siquidem hoc modo,
ut videtur, procliritas saltem minuitur si non facilitas tollitur. Adfcrsus debt-
litatem remedium, sterilesqne nuptias. Vitium magis perniciosum quam çu<e
multo sunt odiosiora, siquidem magis débilitât, et Junno sibi semper prœsens.
Quidni hue pertineat Judeœ gentis spectata fecunditas ! sed nec vitium videtur
nec remedium rude œvum sapere : faciliîtsque crediderim hodiernos attribuisse
quam antiques ini<enzsse.
LE POUVOIR PHYSIQUE DE NUIRE. 299
Les impots sur les liqueurs spiritueuses remplissent en partie le
même but. A proportion que le prix s'élève au-dessus des facultés
de la classe la plus nombreuse, on lui ôte les moyens de se H^i-er à
l'intempérance.
Les lois somptuaires, en tant qu'elles prohibent l'iatroduetion de
certains articles qui sont l'objet de la jalousie du législateur, peuvent
se rapporter à ce chef. C'est là ce qui a rendu si fameuse la légis-
lation de Sparte : les métaux précieux étaient bannis, les étrangers
étaient exclus, les voyages n'étaient pas permis.
A Genève, il était défendu de porter des diamants ; le nombre des
chevaux était limité*.
On peut mentionner sous ce chef plusieui's statuts anglais relatifs
au débit des liqueurs spiritueuses : il est défendu de les exposer en
vente sub dlo. Il faut obtenir une licence qui coûte beaucoup, etc.
La défense d'ouvrir certaines places d'amusement le dimanche appar-
tient à ce chef.
De même les mesui'es pour détruii'e des libelles, des écrits sédi-
tieux, des fig-ures obscènes exposées dans les raes, pour en défendre
l'impression ou la publication, etc.
L'ancienne police de Paris défendait aux domestiques, non-seule-
ment le port de l'épée, mais encore de la canne et des bâtons. C'était
peut-être une simple distinction de rang, peut-être une mesui'e de
sûreté.
Lorsqu'une classe du peuple est opprimée par le souverain, la pru-
dence veut qu'on lui interdise le port des armes. La plus grande
injure devient une raison justificative pour la plus petite.
Les PhilistiiLs obligeaient les Juifs de recourir à eux toutes les
fois qu'ils avaient besoin d'aiguiser leurs haches et leurs scies. — À
la Chine, la fabrique et la vente des armes est réservée exclusive-
ment aux Tartares-Chinois.
Par un statut de Georges III, U est défendu à tout particulier
d'avoir chez lui plus de cinquante Hvres pesant de poudi-e à canon,
et aux marchands de poudre à canon, d'en avoir plus de deux cents
livres pesant en même temps. La raison assignée, c'est le danger
des explosions.
Dans les actes relatifs aux grands chemins et aux barrières, le
nombre des chevaux de voiture est limité à huit : exception faite en
faveur de certains transports, et de ce qui concerne le service du roi
pour l'artillerie et les munitions. La raison assignée, c'est la con-
servation des routes.
Si ces mesures et d'autres semblables avaient encore un objet
* Citer ces usages, ce n'est pas les proposer comme des modèles : c'est seule-
ment montrer sous quelle classe il faut ranger de telles lois.
300 AUTRE MOYEN INDIRECT
politique, c'est ce que je ne prétends pas dire : mais il est sûr que de
tels expédients peuvent servir à ôter des moyens de révolte, ou à
diminuer les moyens de contrebande.
Parmi les expédients qu'on peut puiser dans cette source, je n'en
connais pas de plus heureux et de plus simple que celui qui est usité
en Angleterre poxir rendre le vol des billets de banque difficile.
Lorsqu'il s'agit de les confier à la messagerie ou à la poste, on les
coupe en deux parts, qu'on envoie chacune séparément. Le vol
d'une moitié de billet serait inutile, et la difficulté de voler les deux
parties l'une après l'autre est si grande, que le délit est comme
impossible.
Il est des professions pour l'exercice desquelles on exige des
preuves de capacité. Il en est d'autres que les lois rendent incom-
patibles. En Angleterre, plusieurs offices de jiLstiee sont incompati-
bles avec l'état de procureiu" : on craignait que la main droite ne
travaillât secrètement pour la main gauche*.
Les personnes qui contractent avec l'administration pour les entre-
prises de vivres, pour les approvisionnements des flottes, ne peuvent
point avoir de siège en parlement. Les fournisseurs peuvent être
délinquants et soumis au jugement du parlement : il ne convient
donc pas qu'ils en soient membres. Mais il y a des raisons plus fortes
de cette exclusion tirées du danger d'accroître l'influence ministérielle.
CHAPITKE IL
ATTTEE MOYEN INDIRECT. EMPÊCHER LES HOMMES d'aCQUÉRIE LES CON-
NAISSANCES DONT ILS POURRAIENT TIRER UN PARTI NUISIBLE f.
Je ne fais mention de cette politique que pom- la proscrire : elle a
produit la censui-e des livi'es ; elle a produit l'inquisition. EUc pro-
duirait l'étemel abrutissement de l'espèce humaine.
Je me propose ici de montrer, 1° que la diflFusion des connaissances
n'est pas nuisible en totalité, les crimes de raffinement étant moins
* En Autriche, un écorcheur ne peut pas vendre de la viande : on a présumé
qui si l'animal eiit été sain, il ne serait pas venu entre ses mains. Sonenfels,
police de Vienne, 1777. Un grand nombre de règlements de police se rap-
portent à ce même chef.
+ La science (connaissance), quoique ordinaii-ement considérée comme dis-
tincte du pouvoir, en est réellement une branche, c'est une branche de ce
pouvoir dont le siège est dans l'àme. Avant qu'un homme puisse faire un acte,
il doit connaître deux choses, motifs de le faire, moyens de l'exécuter. On peut
distinguer deux ^sortes de connaissances, celle des motifs et celle des moyens : la
première constitue l'inclination, la seconde constitue une partie du pouvoir.
PRÉVENIR CONNAISSANCES NUISIBLES. 301
funestes que ceux d'ignorance ; 2° que la manière la plus avantageuse
de combattre le mal qui peut résulter d'un certain degré de connais-
sances, c'est d'en augmenter la quantité.
Je dis d'abord que la diffusion des lumières n'est pas nuisible en
totalité. Quelques écrivains ont pensé ou para penser que moins
les hommes ont de connaissances, mieux ils valent, — que moins ils
ont de lumières, moins ils connaissent d'objets qui servent de motif
au mal ou de moyens de le commettre. Que les fanatiques aient eu
cette opinion, je ne m'en étonne pas, %'u qu'il y a ime rivalité
natui-eUe et constante entre la connaissance des choses réelles, utiles
et intelligibles, et la connaissance des choses imaginaires, inutiles et
inintelligibles. — Mais cette manière de penser sur le danger des con-
naissances est assez commime dans la masse du genre humain. On
parle avec regret de l'âge d'or, de l'âge où l'on ne savait rien. —
Pour mettre en évidence la méprise sur laquelle cette manière de ,
penser est fondée, il fallait une méthode plus précise d'estimer le
mal d'un délit que celle dont on s'est servi jusqu'à présent.
Que les crimes de raffinement aient été plus odieux que les crimes
d'ignorance, c'est-à-dii-e, de brutale violence, je ne m'en étonne pas.
En jugeant de la grandeur des délits, on a plus suivi le piincipe de
l'antijîathie que celui de l'utilité. L'antipathie regarde plus à la
dépravation apparente du caractère indiquée par le délit, qu'à toute
autre ch'constance. C'est aux yeux de la passion le point saillant
de chaque acte, en comparaison duquel l'examen strict de l'utilité
paraît toujours froid. Or, plus im délit annonce de connaissance et
de raffinement, plus il annonce de réflexion dans son auteui-, jibis il
indique la dépravation de ses dispositions morales : mais le mal du
délit, seul objet du principe de l'utUité, n'est pas uniquement déter-
miné par la dépravation du caractère : il dépend immédiatement des
soufïi'ances des personnes qui sont affectées par le délit, et de l'alarme
qui résulte de ce déUt poiu* la société en général ; et dans la somme
du mal, la dépravation que manifeste l'individu coupable est ime
circonstance aggravante, mais non pas essentielle.
Les plus grands crimes sont ceux pour lesquels le plus petit degré
de connaissance est suffisant ; l'individu le plus ignorant en sait
toujoiu's assez pom' les commettre. L'inondation est plus grave que
l'incendie, l'incendie plus que le meurtre, le meurtre plus que le vol,
le vol plus que le filoutage. On peut démontrer cette proposition
par un procédé aiithmétiquc, par un inventaire des items de mal des
deux côtés, par ime comparaison de la grandeur du mal de chaque
individu lésé, et par le nombre des personnes qui s'y trouvent
enveloppées. Mais que faut-il posséder en fait de connaissances
pour être en état de commettre ces délits ? Le plus atroce de tous
302 AUTRE MOYEN INDIRECT
n'exige qu'un degré de lumière qui est familier au plus barbare, au
plus sauvage des hommes.
Le viol est pire que la séduction ou l'adultère ; mais le viol est
plus fréquent dans les temps grossiers, la séduction et l'adultère le
sont plus dans les âges civilisés.
La dissémination des liunières n'a pas augmenté le nombre des
délits, ni même la facilité de les commettre, elle a seiûement diver-
sifié les moyens de les produii'e : et comment les a-t-elles diversifiés ?
En substituant graduellement les moins nuisibles à ceux qui l'étaient
davantage.
Un nouveau mode de filouter est-il inventé: l'inventeur profite
pour un temps de sa découverte : mais bientôt son secret est dévoilé,
et l'on est sur ses gardes. H faut donc recourir à un nouveau moyen
qui n'a qu'un temps comme le premier et passe de même. Tout
cela n'est encore que filoutago, moins mauvais que le vol, qui lui-
même est bien moins que le brigandage*. Pourquoi? la confiance
de cliacim dans sa propre prudence, dans sa sagacité, l'empêche de
prendre l'alarme dans le cas du filoutage, autant que dans le vol.
Accordons cependant que les méchants abusent de tout ; que plus
ils savent, plus ils ont de moyens de faire le mal : que s'ensuit-il ?
Si les bons et les méchants composaient deux races distinctes
comme celles des blancs et des noirs, on pourrait éclairer les uns et
tenir les autres dans rignorancc. Mais dans l'impossibilité de les
discerner, et m l'alternative si fréquente du bien au mal dans les
mêmes indi\-idus, il faut une même loi poui- tous. Lumière générale
ou aveuglement général ; il n'y a point de parti mitoyen.
Cependant le remède sort du mal même. Les connaissances ne
donneraient de l'avantage aux méchants qu'autant qu'ils en aiiraient
la possession exclusive. TJn piège reconnu cesse d'être un piège.
Les peuples les plus ignorants ont su empoisonner la pointe de leurs
flèches, mais il n'a appartenu qu'aux peuples policés de connaître
tous les poisons, et de les combattre par des antidotes.
Il appartient à tous les hommes de commetre des crimes ; il
n'appartient qu'aux hommes éclairés de trouver les lois qui peu-
vent les prévenir. Plus un homme est borné, plus il est porté
* Je suppose toujoiu's que le dommage du délit soit le même. Car sous un
point de vue le filoutage poiu-rait être pii-e, vu qu'on peut s'emparei- d'une plus
grande somme par ime fraude que par un vol de gi-and chemin.
Pour les preuves de la suptriorité des mœm-s modernes sur les temps anciens,
voyez Hume (Essai sur la popidation). Pour les preuves de lem* supériorité sur
les âges gothiques, voyez Voltaire, Ilistoire générale; Hume, Histoù'e d" .Angleterre ;
Bobertso7i, Introduction à Charles V ; Barington, Observation sur les statuts
apglais, et le chevalier de Chastellux, dans son Traité de la Félicité publique
(ouvrage bien pensé, mais d'une exécution médiocre).
1
PRÉVENIR CONNAISSANCES NUISIBLES. 303
à isoler son intérêt de celui de ses semblables. Plus il est éclairé,
plus il saui-a voir l'imioii de son intérêt personnel avec l'intérêt
général.
Parcourez l'histoii'e : les siècles les plus barbares vous présentent
l'assemblage de tous les crimes, et môme les crimes de foui'berie
autant que ceux de violence. La grossièreté donne des vices et n'en
exclut aucun. A qu.elle époque se sont multipliés plus que jamais
les faux titres et les fausses donations ? Lorsque le clergé seul
savait Ure, lorsque, par la supériorité de ses connaissances, il re-
gai'dait les hommes à peu près comme nous regardons les chevaux
que nous ne pom-rious plus soiunettre à la biide, si Iciu-s facultés
intellectuelles étaient augmentées. Pourquoi, dans le même temps,
avait-on recours aux duels juridiques, aux épreuves du feu et de
l'eau, à tout ce qu'on appelait jugements du Ciel? C'est que, dans
cette enfance de la raison, on n'avait pas de principe poiu' discerner
le vrai et le faux dans les témoignages.
Comparez les effets dans les gouvernements qui ont gêné la publi-
cation des pensées, et ceux qui leur ont laissé un libre cours. Vous
avez, d'un côté, l'Espagne, le Portugal, l'Italie ; vous avez de l'autre
l'Angleterre, la- Hollande, l'Amérique septentrionale. Où y a-t-il
plus de mœurs et plus de bonheiu- ? où se commet-il plus de crimes ?
où la société est-elle i)lus douce et plus sûre ?
On n'a que trop célébré des institutions où les chefs avaient fait
un monopole de leiu'S connaissances. Tels ont été les prêtres dans
l'ancienne Egypte, les brames dans l'Hondoustan, les jésuites dans le
Pai'ag-uay. Sur quoi il faut faii-e deux observations; la première
que, si leur conduite mérite des éloges, c'est par rapport à l'iatérêt
de ceux mêmes qui ont inventé cette forme de gouvernement, non
par rapport à l'intérêt de ceux qui lui ont été soumis. Je veux
admettre que les peuples ont été tranquilles et dociles sous ces
théocraties : ont-Us été heureux ? Je ne le croirais pas, si du moins
une servitude abjecte, de vaines terreurs, des obligations inutiles,
des macérations, des privations pénibles, des opinions tiistes, sont
des obstacles au bonheur.
La seconde observation, c'est qu'ils ont bien moins atteint leur but
en maintenant l'ignorance natiu-elle, qu'en répandant des préjugés et
en propageaJit des erreui's. Les chefs eux-mêmes ont toujoiu's fini
par être les victimes de cette politique étroite et pusillanime. Des
peuples retenus dans une infériorité constante, par des institutions
qui s'opposent à toute espèce de progrès, sont devenus la proie des
peuples qui avaient acquis ime supérioiité comparative. Ces nations,
\-ieillies dans l'enfance, sous des tuteurs qui pi'olongent leur imbé-
cilité, pour les gouverner plus aisément, ont toujours offert une
dOi' AUTRE MOYEN INDIRECT.
conquête facile, et une fois subjuguées n'ont plus fait que changer la
couleiu' de leurs chaînes.
Mais, dira-t-on, il n'est pas question parmi nous de ramener les
hommes à l'ignorance : tous les gouvernements sentent la nécessité
des lumières. Ce qui leur inspire des craintes, c'est la liberté de la
presse. Ils ne s'opposeront jamais à la publication des livres de
sciences ; mais n'ont-ils pas raison de s'opposer à ceUe des écrits
immoraux ou séditieux, dont il n'est plus temps de prévenir le mal
quand une fois ils ont pris leur essor ? Punii- un auteur coupable,
c'est prévenir peut-être ceux qui seraient tentés de l'imiter ; mais
empêcher, par l'institution de la censm-e, la publication des mauvais
livres, c'est arrêter le poison dans sa source.
La liberté de la presse a ses inconvénients. jS'éanmoins le mal qui
peut en résulter n'est pas comparable à celui de la censure.
Où trouverez-vous ce génie rare, cette intelligence supérieure, ce
mortel accessible à toutes les vérités, et inaccessible cà toutes les
passions, pour lui confier cette dictature suprême sur toutes les pro-
ductions de l'esprit humain ? Pensez-vous qu'un Locke, un Leib-
nitz, im Newton, eussent eu la présomption de s'en charger? Et
quel est ce pouvoir que vous êtes forcé de donner à des hommes
médiocres? C'est un pouvoir qui, par une singillarité nécessaire,
rassemble dans son exercice toutes les causes de prévarication et
tous les caractères de l'iniquité. Qu'est-ce qu'im censeui- ? c'est un
juge intéressé, un juge uni(]ue, im juge arbitraii'c — qui fait ime pro-
cédui'e clandestine, — condamne sans ouïr, — et décide sans appel. Le
secret, le plus grand des abus, est essentiel à la chose même. Faire
plaider publiquement la cause d'un livre, ce serait le publier pour
savoir s'il doit l'être.
Quant au mal qui peut en résulter, il est impossible de l'évaluer,
car il est impossible de dire où il s'arrête. Ce n'est rien moins que
le danger d'arrêter tous les progrès de l'esprit humain dans toutes
les carrières. Toute vérité intéressante et nouvelle doit avoir beau-
coup d'ennemis, par cela seul qu'elle est intéressante et nouvelle.
Est-il à présumer que le censeur appartienne à cette classe infini-
ment peu nombreuse qui s'élève au-dessus des préjugés établis?
Et quand il aurait cette force d'esprit si rare, aura-t-il le courage de
se compromettre poui- des découvertes dont il n'aura pas la gloire ?
Il n'y a poiu' lui qu'un parti sûr : c'est do proscrire tout ce qui sort
des idées commîmes, de passer sa faux brûlante sur tout ce qui
s'élève. Il ne risque rien à prohiber, il risque tout à permettre.
Dans le doute, ce n'est pas lui qxii soufti-ira : c'est la vérité qui sera
étouffée.
8'il n'avait tenu qu'aux liommcs constitués en aiitorité d'aiTêtcr
MOYENS INDIRECTS DE PREVENIR, ETC. 305
la marche de l'esprit humain, où en serions-nous aujourd'hui ? Re-
ligion, législation, physique, morale, tout serait encore dans les
ténèbi'es. Je ne veux pas répéter ici des preuves trop connues.
La véritable censiu'e est celle d'un public éclairé qui flétrit les
opioions dangereuses et fausses, et qui encourage les découvertes
utiles. L'audace d'un libelle dans un pays libre ne le sauve pas du
mépris général ; mais par une contradiction facile à expliquer, l'in-
didgence du public à cet égard se proportionne toujours à la rigueur
du gouvernement.
CHAPITRE III.
DES MOYENS INDIRECTS DE PRÉVENIR LA VOLONTÉ DE COMMETTRE LES
DÉLITS.
Noirs avons vu que la législation ne peut opérer qu'en influant sur
le pouvoir, la connaissance et l'incUnation. Nous avons parlé des
moyens indirects d'ôter le pouvoir de nuire : nous venons de montrer
que la politique qui voudi'ait empêcher les hommes d'acquérir des
lumières, serait plus nuisible qu'avantageuse. Tous les moyens in-
directs qu'on peut employer se rapportent donc à diriger les inclina-
tions des hommes, à mettre en pratique les règles d'une logique trop
peu connue jusqu'à présent, la logique de la volonté, logique qui
paraît souvent en opposition avec celle de V entendement, comme l'a si
bien exprimé un poëte :
video meliora proh(jque,
Détériora seqtwr.
Les moyens que nous allons présenter sont de nature à faire cesser,
en plusieurs cas, cette discorde intériem-e, à diminuer cette contra-
riété entre les motifs, qui n'existe souvent que par la maladresse du
législateur, par ime opposition qu'il a créée lui-même entre la sanc-
tion natui'elle et la sanction politique, entre la sanction morale et la
sanction religieuse. S'Q peut faire concom-ii* toutes ces puissances
vers le même but, toutes les facultés de l'homme seront en harmonie,
et la volonté de nuire n'existera pas. Dans les cas où l'on ne peut
atteindi'e à ce but, il faut du moins que les forces des motifs tuté-
laires l'emportent sur celles des motifs séductciu's.
Je vais proposer les moyens indirects par lesquels on peut influer
sur la volonté sous la forme de problèmes politiques ou moraux, et
j'en montrerai la solution par divers exemples.
I^"" Problème. Détoiu-ncr le coui-s des désirs dangereux, et diriger
les inclinations vers les amusements les plus conformes à l'intérêt
public.
306 DÉTOURNER LE COURS
11^ Faire en sorte qu'xiii désir donné se satisfasse sans préjudice
ou avec le moindre préjudice possible.
III« Éviter de fournir des encouragements aux crimes.
IY« Augmenter la responsabilité des personnes à mesure qu'elles
sont plus exposées à la tentation de nuire.
V^ Diminuer la sensibUité cà l'égard de la tentation.
"VT^ Fortifier l'impression des peines sur l'imagination.
YII^ Faciliter la connaissance du corps du délit.
YIII^ Empêcher im délit en donnant à plusieurs personnes un
intérêt immédiat à le prévenir.
IX« Faciliter les moyens de reconnaître et retrouver les individus.
X^ Augmenter pour les déUnquants la difficulté de l'évasion.
XP Diminuer l'incertitude des procédui'es et des peines.
XII^ Prohiber les délits accessoires pour prévenir le délit prin-
cipal.
Après ces moyens, dont l'objet est spécial, nous en indiquerons
d'autres plus généraux, tels que la culture de la bienveillance, la
culture de l'honneiu', l'emploi du mobile de la religion, l'usage qu'on
peut tirer de la puissance de l'iostiTiction et de celle de l'éducation.
CHAPITKE IV.
DÉTOTTRÎTEE LE COtTES DES DÉSIBS DANGEREUX, ET DIRIGEE LES lîTCLryA-
TIONS VERS LES AMUSEMENTS PLUS CONEOEMES À l'eNTÉRÊT PUBLIC.
L'objet de la législation dii-ecte est de combattre les désirs perni-
cieux par des prohibitions et des peines dirigées contres les actes
nuisibles auxquels ces désii's peuvent donner naissance. — L'objet de
la législation indirecte est de contre-miner leui' influence, en aug-
mentant la force des désii's moins dangereux qui peuvent entrer en
rivalité avec eux.
On a deux objets à considérer. — Quels sont les désii's qu'il serait
convenable d'aSaiblir ? — Par quels moyens peut-on arriver à ce but ?
Les désii's pcraicieux sont de trois classes : 1° les passions mal-
veillantes ; 2° la passion des liqueurs enivrantes ; 3° l'oisiveté.
Les moyens de les diminuer se réduisent à trois chefs : 1° en-
courager les mouvements honnêtes ; 2° éviter de forcer les hommes
à un état de paresse ; 3° favoriser la consommation des liqueurs non
enivrantes, par préférence à celles qui ont cet eflfet.
Quelques personnes s'étonneront que le catalogue des penchants
vicieux soit si borné : mais je leur ferai observer que le coeur humain
n'a point de passion absolument mauvaise. Il n'en est aucime qui
DES DÉSIRS DANGEREUX. 307
n'ait besoin d'être dirigée, aucune qu'on doive détruire. Lorsque
l'ange Gabriel préparait le prophète Mahomet pour sa divine mission,
il lui arracha du cœiu- une tache noii-c qui contenait la semence du
mal. ilalheureusement cette opération n'est pas praticable dans le
cœur des hommes ordinaires. Les semences du bien et les semences
du mal sont inséparablement mêlées. Les inclinations sont gou-
vernées par les motifs. Mais les motife sont toutes les peines et
tous les plaisirs, toutes les peines à éviter, tous les plaisirs à pour-
suivre. Or, tous ces motifs peuvent prodxiire toutes sortes d'effets,
depuis les meilleurs jiLsqu'aux plus mauvais. Ce sont des arbres qui
portent des fniits excellents ou des poisons, selon l'exposition où ils
se trouvent, selon la culture du jardinier, et même selon le vent qui
règne et la températiu-e du joui*. La plus pure bienveillance, trop
resserrée dans son objet, ou se méprenant dans ses moyens, produira
des crimes. Les affections personnelles, quoiqu'elles puissent devenir
occasionnellement nuisibles, sont constamment les plus nécessaires :
et malgré leur difformité, les passions malveillantes sont tout au
moins utiles, comme moyens de défense, comme sauve-gardes contre
les invasions de l'intérêt personnel. D. ne s'agit donc de déraciner
aucune des affections du cœur humain, puisqu'il n'en est aucime qui
ne joue son rôle dans le système de l'utilité. Tout doit se réduire
à travailler sur ces inclinations en détail, selon la direction qu'elles
prennent et les effets qu'on en prévoit. On peut encore établir une
balance convenable entre ces inclinations, en fortifiant celles qui sont
sujettes à manquer de force, et en affaiblissant celles qui en ont
trop. C'est ainsi qu'un cultivateur diiige le cours des eaux, de
manière à ne point appauviir ses arrosements et à prévenir leure
inondations par des digues. L'art des digues consiste à flatter le
eoiu'ant qui entraînerait par sa violence tous les obstacles qu'on lui
oppose de fi'ont.
La passion des liqueurs enivrantes est, à proprement parler, la
seule qu'on pût extirper sans faire aucun mal; car les passions
irascibles, comme je l'ai dit, sont un stimulant nécessaire dans le cas
où les individus ont à se garantir des injiu'es, à repousser les attaques
de leurs ennemis. L'amour du repos n'est pas nuisible en lui-
même ; l'indolence est surtout un mal, en ce qu'elle favorise l'ascen-
dant des passions malfaisantes. Toutefois on peut considérer ces
trois désirs comme devant être également combattus. Il n'est guère
à craindi-e qu'on puisse avoir un succès trop grand contre le pen-
chant à la paresse, ni qu'on puisse réduire les passions vindicatives
au-dessous du point de leur utilité.
Le premier expédient, ai-je dit, c'est d' encouj-ager des anuisements
innocents. C'est une branche de cette science très-compliquée et
x2
308 DÉTOURNER LE COURS
assez peu définie, qui consiste à avancer la civilisation. L'état de
barbarie diffère de la civilisation par deux traits caractéristiques :
1° par la force des apjjétits irascibles ; 2° par le petit nombre des
objets de jouissance qui s'offrent d'eux-mêmes aux appétits con-
eitpiscibles*.
Les occupations d'un sauvage, quand il s'est procm-é le néces-
saire physique, le seul qu'il connaisse, sont bientôt décrites. La
poursuite de quelque vengeance, — le plaisir de s'enivrer, s'il en a
les moyens, — le sommeil ou l'indolence la plus complète, — voilà
toutes ses ressources. Chacun de ces penchants est favorable au dé-
veloppement et à l'action de chaque autre. Le ressentiment trouve
aisément accès dans un esprit vide : l'oisiveté le porte à s'enivrer ;
et l'ivresse produit des querelles qui nourrissent et multiplient les
ressentiments. — Les plaisirs de l'amoui-, n'étant poiat compliqués
par les raffinements sentimentaux qui les embellissent et les for-
tifient, ne paraissent pas jouer un gi'and rôle dans la vie du
sauvage, et ne vont pas loin pour remplir les intervalles de ses
travaux.
Sous un gouvernement régulier, la nécessité de la vengeance est
supprimée par la protection légale, et le plaisir de s'y li\Ter est
réprimé par la crainte de la peine. Le pouvoir de l'indolence est
affaibli, mais l'amour des liqueurs fortes n'est point diminué. Une
nation de sauvages et une nation de chasseiu-s sont des expressions
convertibles, La vie du chasseur donne de longs intei'valles de
loisir, ainsi que celle du pêcheui", pourvu que l'on connaisse les moyens
de conserver les espèces de noui-ritm-e qui en résultent. Mais dans
un état civilisé, la masse de la commimauté est composée de la-
boiu'eui's et d'artisans qui n'ont guère de loisir que ce qu'il en fau-
drait poui* le sommeil et le délassement. Le malheur est que la
passion des Htiueui-s fortes peut se satisfaii'e dans une vie très-la-
borieuse, et qu'elle prend sur les heures attribuées au repos. La
pauvi'eté la restreint dans les conditions inférieui-es, mais les artisans,
dont le travail est mieux payé, peuvent faire de grands sacrifices à
ce goût funeste, et les classes opulentes peuvent y dévouer tout leui*
temps. Aussi voyons-nous, dans les siècles de grossièreté, que les
classes supériem-es ont partagé toute leiu' A-ie entre la guerre, la chasse,
qui est une image de la guerre, les fonctions imimales, et les longs
repas dont l'ivresse est le plus grand attrait. Telle est toute l'histoire
d'un grand propriétaire, d'un grand soignciu- féodal dans les âges
gothiques. Le pri%*ilége de ce noble guerrier ou de ce noble chas-
* Cette distinction des anciens scolastiques est assez complète: àl a pre-
mière classe appartiennent les plaisirs de la malveillance ; à la seconde, tous les
autres plaisirs.
DES DÉSIRS DANGEREUX. 309
seur semble être d'avoir prolongé, dans une société pliis civilisée,
les occupations et le caractère d'un sauvage.
Cela étant ainsi, tout amusement innocent que l'art humain peut
inventer est utile sous im double point de vue : 1" pour le plaisir
même qui en résulte ; 2° par sa tendance à affaiblir ces penchants
dangereux que l'homme tient de sa nature. Et quand je parle
d'amusements innocents, j'entends tous ceux dont on ne peut pas
prouver qu'ils soient nuisibles. Leur introduction étant favorable
au bonheur de la société, il est du devoir" du législateiu' de les en-
courager, ou au moins, de n'y point mettre d'obstacle. Je vais en
faire mention, en commençant par ceux qu'on regarde comme les
plus grossiers, et allant de suite à ceux qui supposent pliLs de raf-
finement.
1. L'introduction d'une variété d'aliments et les progrès de l'art
des jardins, appKqué à la production des végétaux nourriciers.
2. L'introduction des liqueru-s non enivrantes, dont le café et le
thé sont les principales. Ces deux articles, que des esprits super-
ficiels seront étonnés de voir figurer dans un catalogue d'objets mo-
raux, sont d'autant plus utiles, qu'ils viennent directement en con-
currence avec les liqueui-s enivrantes*.
3. Les progrès dans tout ce qui constitue l'élégance, soit des
habillements, soit des ameublements, les embellissements des jar-
dins, etc.
4. L'invention de jeux et de passe-temps, soit athlétiques, soit
sédentaires, parmi lesquels les jeux de cartes tiennent im rang dis-
tingué. J'exclus seulement les jeux de hasard. Ces jeux tran-
quilles ont rapproché les sexes et ont diminué l'ennui, cette maladie
particulière de l'espèce humaine, surtout de la classe opulente et de
la vieillesse.
5. La culture de la musique.
6. Les théâtres, assemblées, amusements pubKcsf.
7. La'culture des arts, des sciences, de la littérature.
Quand on considère ces différents moyens de jouissance, par op-
position aux moyens nécessaires de pourvoir à la subsistance, on les
* Le célèbre Hogarth a fait deux tableaux intitulés Beer-street et Gin-lane
(le cabaret à bière et le cabaret à eau-cle-vie ou de genièTre). Dans le pre-
mier, tout respire un air de gaîté et de santé : dans le second, de misère et de
maladie. Cet admirable artiste instruisait avec son pinceau, et avait plus
réfléchi sur la morale, que ceux qui se donnent pour les professeurs de cette
science.
t " J'ai ouï dire à M. d'Argenson que, quand il était lieutenant de police, il
y avait plus d'irrégidarités et de débauches commises dans Paris, diu^ant la
quinzaine de Pâques, où les théâtres sont fermés, que pendant les quatre mois
de la saison où ils sont ouverts." Mémoires de Pollnitz, tome iii. page 312.
310 DÉTOURNER LE COURS
appelle objets de liuce : si leur tendance est telle qu'on l'a suggérée,
le luxe, quelque singulier que cela puisse paraître, est plutôt une
soiu'ce de vertu que de vice.
Cette branche de politique n'a pas été entièrement négligée ; mais
on l'a plus cultivée dans une vue politique que morale. L'objet a
été plutôt de rendre le peuple tranquille et soumis au gouvernement,
que de rendi-e les citoyens plus unis entre eux, plus heureux, plus
industrieux, plus honnêtes.
Les jeux du cirque étaient un des objets principaux de l'attention
du gouvernement parmi les Romains : ce n'était pas seulement xin
moyen de concilier les affections du peuple, mais encore de dé-
tourner ses regards des affaii'es publiques. On sait le mot de Pylade
à Auguste.
Cromwell, à qui ses principes ascétiques ne laissent pas cette
ressource, n'eut d'auti'e moyen, pour occuper les esprits, que d'en-
gager la nation dans des guerres étrangères.
A Venise, un gouvernement jaloux à l'excès de son autorité, mon-
trait la plus grande indulgence pour les plaisirs.
Les processions et les autres fêtes religieuses des pays catholiques
remplissent en partie le même objet que les jeux du cirque.
Toutes ces institutions ont été considérées par des écrivains poli-
tiques comme autant de moyens d'adoucir le joug du pouvoir, de
tourner les esprits vei-s les objets agréables, et les empêcher de
s'occuper du gouvernement. Cet effet, sans avoii' été le but de leur
établissement, a pu lem- faii-e obtenir plus de faveur quand ils ont
été établis.
Pierre I'"' eut reeoui's à une politique plus grande et plus généreuse.
Les mœurs des Russes, à l'exception de la sobriété, étaient plus
asiatiques qu'européennes. Pierre I", voulant tempérer la grossièreté
et adoucir la férocité des manières, employa des expédients qui étaient
peut-être im peu trop directs. Ll usa de tous les encouragements
possibles, et alla jusqu'à la violence pour introduire l'habillement
européen, les spectacles, les assemblées, les arts des Européens.
Amener ses sujets à l'imitation des autres peuples de l'Europe,
c'était, en d'autres termes, les civiliser ; mais il trouvait la plus
grande résistance à toutes ces innovations. L'envie, la jalousie, le
mépris et ime multitude de passions anti-sociales les éloignaient de
s'assimiler à ces rivaux étrangers. Les passions ne reconnaissaient
plus leur objet, dès que les marques visibles de cUstinction étaient
effacées. En leur ôtant cet extérieur qui les distinguait, il leur
était, pour ainsi dire, le prétexte et l'aliment de ces rivalités hai-
neuses. H les associait à la grande république de l'Europe, et il y
avait tout à gagner poiu- eux dans cette association.
DES DESIRS DANGEREUX.
311
L'observance rigide du sabbat (/. e. du dimanche), telle qu'elle est
requise en Ecosse, dans quelques parties de l'Allemagne, en Angle-
terre, est une violation de cette politique. L'acte du parlement, passé
en 1781, semble plus appartenir au temps de CromweU qu'à notre
siècle. H fut fait pour exclure le peuple, ce jour-là, de toute espèce
d'amusement, excepté les plaisii-s sensuels, la débauche et l'ivi'ognerie.
C'est au nom même des bonnes mœurs qu'on fit une loi si contraire
aux mœurs. Le jour du dimanche devint, par ce rigorisme, ime in-
stitution en l'honneur de l'oisiveté et au profit de tous les vices.
Pour justifier ime telle loi, il faut avoir- recours à deux supposi-
tions : l'une que les amusements, innocents les six autres jours de
la semaine, changent de nature et deviennent malfaisants le septième ;
l'autre, que l'oisiveté, qui est la mère de tous les vices, est la sauve-
garde de la religion. Je ne sais comment réconcilier ces idées :
videant doctlores*.
Si une loi révélée était en contradiction avec la morale, on ne
devrait plus écouter la première, parce que nous avons des preuves
plus certaines des effets politiques d'une rastitution, que nous ne
pouvons en avoir de la vérité d'ime histoire religieuse, fondée sur
des événements hors du eoiu's de la nature : dans un cas nous avons
le témoignage de nos propres sens ; dans l'autre cas, nous devons
nous en rapporter aux témoignages d'autrui, témoignages ti'ansmis
de main en main, et afi'aiblis par tous ces milieux, qui en altèrent
plus ou moins les traits primitifs.
Mais cette contradiction n'existe pas. Le rigorisme du sabbat n'a
point de fondement dans l'Évangile, et même il est contraire à des
textes et à des exemples positifs. Le sage Fénelon, qu'on n'accusera
pas d'avoir méconnu l'esprit de la morale chrétienne, blâmait l'in-
discrète sévérité des cui'és, et ne voidait point qu'on interdît, le
dimanche, au peuple de son diocèse, les courses et les danses après
les exercices de la religion.
Ce que je condamne ici, ce n'est donc point un jour de suspension
des travaux ordinaii-es, ni im jour destiné en partie au cidte religieux,
mais l'absiu-dité de convertir en délits dui-ant ce jour, et les travaux
les plus nécessaires de la campagne, et les amusements les plus
honnêtes, sous les yeux du pubKc.
* Le chapelain de Newgate a grand soin de faire insérer dans la Biograpliie
des malfaiteurs, comme lem- propre confession, que le commencement de leur
désordre est d'avoir violé le sabbat. — Je crois qu'il serait plus prés de la vérité
s'U disait que la première cause de leur désordre est de l'avoir observé dans un
certain sens. Ne sachant que faire de leur temps et de leiu* argent, quelle
ressource ont-ils que le cabaret? L'ivrognerie les rend querellein«, stupides,
déti'iùt leiu- santé, lem- aptitude au travail, les éloigne de toute économie et les
jette dans une société qui les pervertit.
312 FAIRE EN SORTE QU^UN DESIR DONNE
Ôtcr au peuple un joiu' de la semaine des plaisirs reconnus inno-
cents, c'est lui ôter une portion de son bonheur : car si le bonheur
n'est pas composé d'amusements, de quoi donc est-il composé ?
Comment peut-on justifier la sévérité du législateur qui, sans néces-
sité, vient enlever à la classe laborieuse les petites jouissances qui
adoucissent la coupe amère de ses travaux, et la forcer à la tristesse
ou au vice, sous un prétexte religieux ?
Il y a deux manières de faii-e du mal dans un État : l'une est
d'introduire des peines, l'autre d'exclure des plaisirs. Si l'une de
ces manières de nuire est condamnable, comment l'autre pourrait-
elle être louable ? Toutes les deux sont des actes de tyrannie ; car
en quoi peut consister la t}Tannie si ce n'est en cela ? Observez que
je parle des effets seuls ; je sais qu'on a en vue un certain bien ;
mais il est plus aisé de raisonner vaguement que d'approfondir, de
flotter çà et là entre la folie et la sagesse que de persévérer dans
l'une ou dans l'autre, de suivi-e la force du préjugé que de résister
au torrent. Quelque bonne que soit l'intention, U est certain que
la tendance de cet ascétisme est malfaisante et immorale.
Heureux le peuple qu'on voit s'élever au-dessus des -vaces brutaux
et grossiers, étudier l'élégance des mœurs, les plaisirs de la société,
les embellissements des jardins, les beaux-arts, les sciences, les jeux
publics, les exercices de l'esprit. Les religions qui inspirent la
tristesse, les gouvernements qui rendent les hommes défiants et qui
les séparent, contiennent le germe des plus grands vices et des pas-
sions les plus nuisibles.
CHAPITKE V.
FAIRE EN SOETE QTj'Oî DÉSIR DONNÉ SE SATISFASSE SANS PRÉJUDICE,
OU AVEC LE MOINDRE PRÉJUDICE POSSIBLE.
Les désu's, ceux dont nous venons de parler, ainsi que d'autres dont
nous n'avons pas encore fait mention, sont susceptibles d'être satis-
faits de diifércntes manières et à différentes conditions, dans tous les
degrés de l'échelle morale, depuis l'innocence jusqu'au plus grand
crime. Que ces désii-s puissent se satisfaii'e sans préjudice, voUà le
I)remier objet à remphi- ; mais si on ne peut les régler à ce point,
que leur satisfaction n'entraîne pas un préjudice aussi grand pour la
communauté que celui qui résulte d'une loi A-iolée, voilà le second.
Si on ne peut pas même obtenir cela, tout disi)oser de manière que
^indi^•idu placé par ses désirs entre deux délits soit porté à choisir
le moins nuisible, voilà le troisième ; ce dernier objet parait humble ;
SE SATISFASSE SANS PREJUDICE. 313
c'est une espèce de composition avec le vice : on marchande poiir
ainsi dire avec lui, et on cherche à le contenter au moindre prix
possible.
Voyons comme on peut traiter sui" tous ces points avec trois classes
de désirs impérieux, 1° la vengeance, 2° l'indigence, 3° l'amour.
SECTION I.
Poui* satisfaire sans préjudice les appétits vindicatifs, H y a deux
moyens : 1° Procurer un redressement légal à toute esjoèce d'injiu-e ;
2" procurer un redressement compétent aux injm'cs qui affectent le
point d'honneur.
Pour satisfaire ces appétits vindicatifs avec le moindi-e préjudice
possible, il n'y a qu'un expédient, c'est de se montrer indulgent
pour le duel. Reprenons ces différents chefs.
1° Procurer un redressement légal à toute espèce cVinjure.
Les vices et les vertus du genre humain dépendent beaucoup des
circonstances de la société. L'hospitalité, comme on l'a observé, est
le plus pratiquée où elle est le plus nécessaire. Il en est de même
de la vengeance. Dans l'état de nature, la crainte des vengeances
privées est le seul frein de la force, la seule sauvegarde contre la
violence des passions : elle correspond à la crainte de la peine dans
un état de société politique. Chaque progrès dans Tadmiaistration
de la justice tend à diminuer la force des appétits vindicatifs, et à
prévenir les actes d'animosité privée.
Le principal intérêt que l'on ait en ^^.le dans le redressement légal
est celui de la partie lésée. Mais l'offenseur lui-même trouve son
profit dans cet arrangement. Laissez un homme se venger lui-
même, et sa vengeance ne connaît point de limites : accordez-lui ce
que de sang-froid vous regardez comme une satisfaction compétente,
en lui défendant d'aller plus loin, il aimera mieux accepter ce que
vous lui donnez sans couiii- aucim hasard, que de s'exposer au juge-
ment de la loi en essayant de prendre une plus grande satisfaction
par lui-même. Yoilà donc im bienfait accessoire qui résulte du soin
de prociu'er un redressement juridique. Les représailles sont pré-
venues. Couvert du boucher de la justice, le transgressem*, après
son délit, se trouve dans im état de sCu'eté comparative sous la pro-
tection de la loi.
n est assez évident que mieux on a pourvu axi redi'essement légal,
plus on a diminué le motif qui peut inciter la partie lésée à se le
prociu'cr par elle-même. Que chaque peine qu'im homme est exposé
à souffi'ir par la conduite cFim autre fût suivie à l'instant d'im plaisir
équivalent à ses yeux, l'appétit irascible n'existerait pas. La suppo-
314 FAIRE EN SORTE Qu'UN DESIR DONNÉ
sition est évidemment exagérée. Mais exagérée comme elle l'est,
elle renferme assez de vérité pour montrer que chaque amélioration
qu'on peut faire dans cette branche de la justice tend à diminuer la
force des passions vindicatives.
Hume a observé, en parlant des époques barbares de l'histoire
d'Angleterre, que la grande difficulté était d'engager la partie lésée
à recevoh' satisfaction, et que les lois qui concernaient les satisfac-
tions avaient autant en rue de borner le ressentiment que de lui
prociu'er ime jouissance.
n y a plus: instituez une peine légale pour une injure, vous
donnez lieu à la générosité ; vous créez une vertu. Pardonner xme
Lnjme quand la loi offre xvae satisfaction, c'est reprendre sur son
adversaire ime espèce de supériorité par l'obligation qui en résulte.
On ne jjeut plus attribuer le pardon à la faiblesse, le motif est au-
dessus du soupçon.
2° Procurer un redressement compétent pour les injures qui at-
taquent Je point d'honneur en particulier.
Cette classe d'injures demande une attention d'autant plus par-
tictilière qu'elles ont une tendance plus marquée à provoquer les
passions %indieatives. J'en ai dit assez dans le second Kvi-e, chap. xiv,
poiu" me dispenser d'y revenir.
À cet égard, la jmisprudence française a été longtemps supé-
rieure à toutes les autres.
La jurisprudence anglaise est éminemment défectueuse sur ce point.
Elle ne connaît pas l'honneur. Elle n'a aucim moyen d'estimer une
insulte corporelle que par la dimension de la blessure. — EUe ne
soupçonne pas qu'il y ait d'autre mal dans la perte de la réputation,
que la perte de l'argent qui peut en être la conséquence. — Elle con-
sidère l'argent comme le remède à tous les maux, le palliatif de
tous les affii'onts, l'équivalent de toutes les insultes. — Celui qui n'en
a pas reçu n'a rien du tout ; celui auquel on en a donné ne peut
manquer de rien. — îfullc réparation que pécimiaire, — Mais il ne
faut pas reprocher à la génération présente la grossièreté des âges
de barbarie : les lois ont été établies avant que les sentiments
d'honnciu" fussent développés. L'honneur existe dans le tribimal
de l'opinion, et ses arrêts se prononcent même avec ime force toute
particulière.
Cependant, on ne peut douter que le sUence de la loi n'ait un
mauvais effet. Un Anglais ne saurait venir en France sans ob-
server combien le sentiment de l'honneiu" et le mépris de l'argent
descendent, pour ainsi dire, dans les conditions infériem-es beaucoup
plus en France qu'en Angleterre ; cette différence est siu-tout re-
SE SATISFASSE SANS PRKJUDICE. 315
marquable dans l'année. Le sentiment de la gloii-e, l'orgueil du
désintéressement se reproduisent partout dans les simples soldats,
et ils CToii-aient ternir- ime belle action en la mettant à prix. Un
sabre d'honneur est la première des récompenses.
3° Montrer de Fimlulgence au duel.
Si l'homme offensé ne veut pas se contenter de la satisfaction
offerte par les lois, il faut être indulgent pour le duel. Où le duel
est établi, on n'entend presque plus i)arler d'empoisonnement et
d'assassinat. Le mal léger qui en résulte est comme une prime
d'assurance par laquelle une nation se garantit du mal grave des
deux autres délits. — Le duel est un préservatif de politesse et de
paix : la crainte d'être obligé de donner ou recevoir un défi détruit
les querelles dans leur germe. — Les Grecs et les Romains, nous
dit-on, se connaissaient en gloire, et n'ont pas connu le duel. — Tant
pis pour eux : leur sentiment de gloii-e ne s'opposait ni au poison ni
à l'assassinat. Dans les dissensions politiques des Athéniens, la
moitié des citoyens complotait la destruction de l'autre. — Voyez ce
qui se passe en Angleterre, en Mande, et comparez avec les dis-
sensions de la Grèce et de Rome. — Clodius et Milon, dans nos
mœurs, se seraient battus en duel : selon les mœiu's romaines, ils
projetaient réciproquement de s'assassiner, et celui qui tua son ad-
versaire ne fit que le prévenir.
Dans l'île de Malte le duel était devenu une espèce de fiu'cur, et,
pour ainsi dire, de g-ueiTe civile. Un des grands-maitres fit des
lois si sévères, et les fit exécuter si rigom^eusement, que le duel
cessa ; mais ce fut poui' faire place à im délit qui réunit la lâcheté à
la cruauté. L'assassinat, inconnu auparavant parmi les chevaliers,
devint si commim, qu'on regretta bientôt le duel, et qu'enfin on le
toléra expressément dans ime certaine place et à certaines heiires.
Le résultat fut tel qu'on l'avait attendu. Dès qu'on eut ouvert une
carrière honorable à la vengeance, les moyens clandestins furent
rendus à l'infamie.
Les duels sont moins communs en Italie qu'en France et en
Angleterre : les empoisonnements et les assassinats le sont beaucoup
plus.
En France, les lois contre le duel étaient sévères, mais on trou-
vait moyen de les éluder. D'accord poiu' se battre, on s'entendait
pour se faire ime quercUe par manière de prélude.
En Angleterre, la loi confond le duel et le meurtre : mais les jui'és
ne les confondent pas ; ils absolvent, ou, ce qui revient au même, Us
prononcent manslauyhter (homicide involontaire). Le peuple est
mieux guidé par le bon sens que les juristes ne l'ont été par leur
7
316 FAIRE EN SORTE QU'uN DESIR DONNE
science. Xe vaudrait-il pas mieux placer le remède dans la loi que
dans la subversion des lois ?
SECTION n.
Venons à Viadigence : nous avons à considérer ici les intérêts des
pauvi-es eux-mêmes et ceux de la communauté.
Un homme privé des moyens de subsister est poussé, par le plus
iiTésistible des motifs, à commettre tous les crimes par lesquels il
peut pourvoir à ses besoins. Où ce stimulant existe il est inutile de
le combattre par la crainte de la peine, parce qu'il en est peu qui
puissent être plus grandes, et aucune qui, à raison de son incei-titude
et de son éloignement, puisse paraître aussi grande que la souffi-ance
de mourir de faim. On ne peut donc se garantir des effets de l'in-
digence qu'en procurant le nécessaire à ceux qui ne l'ont pas.
On peut sous ce rapport distinguer les indigents en quatre classes :
1° les pauvres industrieux : ceux qui ne demandent qu'à ti'avaiUer
pour vivi'e : 2° les mendiants paresseux : ils aiment mieux se fier à la
charité précaire des passants que de subsister par leur travail : 3° les
personnes suspectes : ceux qui ayant été mis en justice pour un
frime, et absous à cause de Finsuffisance des preuves, sont restés
avec vme tache sm* leur réputation qui les empêche de trouver de
l'emploi : 4° les . criminels qxii ont achevé leur temps de prison, et
qui sont remis en liberté. Ces différentes classes ne doivent pas
être traitées de la même manit-re ; et dans les établissements pour les
pauvi-es, il faut avoir im soin particulier de séparer les classes sus-
pectes et les classes innocentes. Une brebis infectée, dit le proverbe,
suffit pour gâter tout le troupeau.
Tout ce qu'on peut faire gagner aux pauvres par leur travail n'est
pas seulement im profit pour la communauté, c'en est un pour eux-
mêmes. Le temps doit être rempli comme la vie doit être soutenue.
C'est l'humanité qui prescrit de trouver des occupations poirr le
soui-d, l'aveugle, le muet, l'estropié, l'impotent, l'infirme. — Les
gagés de l'oisiveté ne sont jamais aussi doux que la récompense
de l'industrie.
Si xm homme a été mis en justice, accusé d'un crime d'indigence,
lors même qu'il serait absous, on doit exiger de lui qu'il rende
compte de ses moyens de subsistance, au moins poiu- les six derniers
mois. S'ils sont honnêtes, cette recherche ne peut lem- faii-e aucun
tort. S'ils ne le sont pas, il faut agii- en conséquence.
Pour la facihté de trouver de l'occupation, les femmes ont un
désavantage paiiiculier, piincipalement ceUes d'une condition un
peu au-dessus du travail ordinaire. Les hommes, ayant plus d'ac-
tivité, plus de Ubeité, plus de dextérité peut-être, s'empai'ent même
SE SATISFASSE SANS PREJUDICE. 317
des travaux qui conviendraient le mieux au sexe, et qui sont presque
indécents entre les mains d'un homme. On voit des hommes vendre
des jouets d'enfants, tenii' des boutiques de mode, faire des souliers
de femmes, des corps de femmes, des robes de femmes. Ce sont des
hommes qui remplissent la fonction de sages-femmes. J'ai souvent
douté si l'injustice de la coutume ne pourrait pas être redressée par
la loi, et si les femmes ne devi-aient pas être mises en possession de
ces moyens de subsistance à l'exclusion des hommes. Ce serait un
moyen indirect d'obider à la prostitution, en ménageant aux femmes
des occupations convenables.
La pratique d'employer des hommes comme accoucheurs, qui
a excité des réclamations si vivas, n'est point encore générale-
ment adoptée, excepté dans les premières classes, où l'anxiété est
plus grande, et dans les dernières quand le danger paraît éminent.
Il serait donc dangereux de donner une exclusion légale aux hommes,
ail moins jusqu'à ce qu'on eût formé parmi les femmes des élèves
capables de les remplacer.
Par rapport au traitement des pau\Tes, on ne peut i)oin.t proposer
de mesure universelle; il faut se détenniner par les circonstances
locales et nationales. En Ecosse, à l'exception de quehjues gTandes
villes, le gouvernement ne se mêle pas du soin des pauvi-es. En
Angleterre, la taxe pour eux monte à plus de trois millions sterlin»*.
Cependant leur condition est meilleure en Ecosse qu'en Angleterre.
L'objet est mieux rempli par les mœui's que -par les loLs. Malgré
les inconvénients du système anglais, on ne peut pas y renoncer
tout d'un coup ; autrement la moitié des pauvres péiirait avant que
les habitudes nécessaires de bienveillance et de frugaKté eussent
pris racine. En Ecosse l'influence du clergé est très-salutaii-e :
n'ayant qu'un salaire médiocre et point de dîmes, les curés sont
connus et respectés de leurs paroissiens. En Angleterre, le clergé
étant riche et ayant des dîmes, le curé est souvent en quereUe avec
les siens, et les connaît trop peu.
En Ecosse, en Mande, en France, les pauvi'es sont modérés dans
leiu's bcsoias, A î^aplcs, le climat sauve la dépense du feu, du
logement, et presque de l'habillement. Dans les Indes orientales
l'habillement est à peine nécessaire, excepté pour la décence. En
Ecosse, l'économie domestique est bonne à tous égards, hors la pro-
preté. En Hollande, elle est aussi bonne qu'elle peut l'être sous
tous les rapports ; en Angleterre, d'un côté les besoins sont plus
grands qu'ailleurs, et l'économie est peut-être sui- un plus mauvais
pied qu'en aucun pays du monde.
* Elle a bien augmenté depuis. Il y a eu des années où elle a passé sis
millions.
318 FAIRE EN SORTE QU'UX DKSIR DONXÉ
Le moyen le plus sûr est de ne pas attench-e l'indigence, mais de
la prévenir. Le plus grand des services à rendre aiix classes la-
borieuses, c'est d'instituer des caisses d'économie, où, par l'attrait
de la sûreté et du profit, les pauvres soient disposés à placer les plus
petites épargnes.
SECTION III.
Venons à cette classe de désirs pour lesquels on ne trouve aucun
nom neutre, aucun nom qui ne présente quelque idée accessoire de
blâme ou de louange, mais siu'tout de blâme : la raison en est facile
à trouver. Il n'a pas tenu à l'ascétisme de flétrii' et de eriminaliser
les désirs auxquels la nature a confié la pei-pétuité de l'espèce.
C'est la poésie siirtout qui a réclamé contre ces usurpations, et qui
a embelli les images de la volupté et de l'amour : objet louable,
quand elle a respecté la décence et les mœurs. Observons cepen-
dant que ces penchants ont assez de leur force naturelle, et qu'ils
n'ont pas besoin d'être excités par des peintures exagérées et
séduisantes.
Puisque ce désii' est satisfait dans le mariage, non-seiilement sans
préjufHce pour la société, mais d'ime manière avantageuse, le pre-
mier objet du législateiir, à cet égai'd, doit être de facUiter le mariage,
c'est-à-dire, de n'y mettre aucun obstacle qui ne soit absolument
nécessaire.
C'est dans le même esprit qu'on doit autoriser le divorce sous les
restrictions convenables. Au lieu d'un mariage rompu dans le fait,
et qui ne subsiste qu'en apparence, le divorce conduit natiu-eUe-
ment à un mariage réel. Les séparations permises, dans les pays
où le mariage est indissoluble, ont riaconvénient, ou de condamner
les individus aux privations du célibat, ou de les entraîner à des
liaisons illicites.
Mais si nous voulons parler sur ce sujet délicat, de bonne foi
et avec ime fi-ancbise plus honnête qu'une réserve hypocrite, nous
reconnaîtrons d'abord qu'il est im âge où l'homme a atteint le dé-
veloppement de ses sens, avant que son esprit soit mûr poiir la
condmte des afiàires et le gouvernement d'xine famille. Cela est
vrai, siu'tout dans les classes supérieures de la société. Chez les
pauvres, le travail nécessaire fait diversion aux désirs de l'amour et
en retarde le développement. Une noiu-ritme plus fi-ugale, im genre
de vie plus simple, maintiennent plus longtemps le cakne dans les
sens et l'imagination. D'aUlcurs le pauvre ne peut guère acheter
les faveurs de l'autre sexe que par le sacrifice de sa liberté.
Indépendamment de la jeimcsse, qui n'est pas encore nubile sous
le l'apport moral, combien d'hommes se trouvent dans l'impuissance
SE SATISFASSE SANS PREJUDICE. 319
de se charger de l'entretien d'une femme et des soins d'une famille !
D'une part, domestiques, soldats, matelots, vivant dans un état de
dépendance, et souvent n'ayant pas de demeure fixe ; d'autre part,
hommes d'un rang plus élevé qui attendent une fortune ou un
établissement ; voilà iine classe bien nombreuse, privée du mariage
et réduite à un célibat forcé.
Le premier moyen qui se présente pour tempérer ce mal serait
de légitimer des contrats pour un temps limité. Ce moyen a de
grands inconvénients : toutefois le concubinage existe par le fait
dans toutes les sociétés où il y a une grande dispropoiiion dans les
fortunes. En défendant ces aiTangements, on ne les empêche pas ;
mais on les rend criminels ; on les avilit. Ceux qui osent les avouer
proclament le mépris des lois et des mœurs ; ceux qui les cachent
sont exposés à souffi-ii' une peine d'opinion, à proportion de leiu'
sensibilité morale.
Dans la façon commune de penser, l'idée de vertu est associée
avec ce contrat quand il est d'une durée indéfinie, et l'idée de vice
quand il est limité pour le temps. Les législateurs ont sxiivi cette
opinion. Défense de faire im tel contrat pour un an, permis de le
faire pour toute la vie. La même action, criminelle dans le premier
cas, sera innocente dans l'autre. Que dire de cette différence ? La
durée de l'engagement peut-elle changer du blanc au noir l'acte
qui en est l'effet ?
Mais si le mariage à temps est innocent en lui-même, U ne s'en-
suit pas qu'il fût aussi honorable pour la femme qui le contrac-
terait : elle n'obtiendrait jamais le même respect que l'épouse à vie.
La première idée qui se présente à son égard est celle-ci: " Si cette
femme avait vain ce que valent les autres, elle aurait su obtenii' les
conditions que les autres obtiennent." Cet arrangement précaire
est un signe d'infériorité, soit dans la condition, soit dans le
mérite.
Quel serait donc le bien résultant de l'autorisation de cette espèce
de contrat ? Ce serait de ne pas exposer la loi qui les défend à être
souvent enfreiute et méprisée. Ce serait encore de garantir la
femme qui se prête à cet arrangement d'une humiliation qui, après
l'avoir dégradée à ses propres yeiix, la conduit presque toujours au
dernier degré du désordre. Ce serait enfin de constater la naissance
des enfants, et de leiir assurer les soins paternels.
En Allemagne, les mariages connus sous le nom de mariages de la
mmn gauche étaient généralement établis. L'objet était de concilier
le bonheur domestique avec l'org-ucil de famille. La femme ac-
quérait ainsi quelques-uns des pri\-iléges d'épouse ; mais ni eUe ni
ses enfants n'obtenaient le nom et le rang de l'époxix. Dans le
3.20 FAIRE EN SORTE QU^UN DESIR DONNE
code Frédéric, ils furent défendus. Cependant le roi se réserva de
donner des dispenses particulières.
Lorsque je propose une idée aussi contraire aux sentiments reçus,
je dois observer que je ne la propose pas comme un bien, mais
comme l'adoucissement d'im mal qui existe. Là où les mœurs sont
assez simples, où les fortimes sont assez égales pom- n'avoir pas
besoin de cet expédient, il serait absurde de l'introduii-e. Ce n'est
pas un régime, c'est un remède.
C'est avec la même apologie que je vais parler d'un désordre plus
grave, d'im mal qui existe particulièrement dans les grandes ^illes,
et qui naît aussi de l'inégalité des fortunes et du concoui-s de toutes
les causes qui multiplient les célibataires. Ce mal est la prosti-
tution.
n est des pays où les lois la tolèrent. H en est d'autres, comme
l'Angleterre, où elle est sévèrement défendue. Mais quoique dé-
fendue, elle est aussi commime et aussi publiquement exercée qu'on
peut l'imaginer, parce que le gouvernement n'ose pas sévir, et que
le public n'approuverait pas ce déploiement d'autorité. — La prosti-
tution, défendue comme elle l'est, n'est pas moins répandue que s'il
n'y avait pas de loi, mais elle est beaucoup plus malfaisante.
L'infemie de la prostitution n'est pas uniquement l'ouvi'age des
lois. Il y aurait toujours un degré de honte attaché à cet état, lors
même que la sanction politique resterait neutre. La condition des
courtisanes est une condition de dépendance et de ser\-itude, lem-s
ressources sont précaires, on les voit toujoui's à côté de l'indigence
et de la faim. Leui" nom même s'associe à celui des maux qui
flétrissent le plus l'imagination. On les considère avec injustice
comme les causes mêmes des désorckes dont elles sont les ^•ictimes.
Il n'est pas besoin de dii-e quels sentiments elles peuvent attendi-e
des femmes lionnêtes. Les plus vertueuses peuvent les plaindre;
toutes s'accorderont à les mépriser. Personne ne cherche à les
défendre ni à les soutenir'. Il est donc naturel qu'elles soient
écrasées par le poids do l'opinion. Elles-mêmes n'ont jamais su
former une société qui pût contre-balancer ce mépris pubUc. Quand
elles le voudi-aient, elles ne le pom-raient pas. Si l'intérêt d'une
défense commune les réunit, la rivalité et le besoin les di\isent.
La personne, aussi bien que le nom d'une femme publique, est un .
objet de haine et de dédain poiu- ses semblables. C'est peut-être le
seul état ouvertement méprisé par les personnes qui le professent
publiquement. L'amoiu'-propre, par l'inconséquence la plus sail-
lante, cherche à s'étourdir sur sa propre infortime : on pai'aît oublier
ce qu'on est, ou faii'e ime exception pour soi-même en traitant
sévèrement ses compagnes.
S£ SATISFASSE SAXS PREJUDICE. 321
Les filles entretenues partagent de bien près l'infamie attachée à
l'état des filles publiques. La raison en est simple : elles ne sont
pas encore dans cette classe ; mais elles paraissent toujom-s à la
veille d'y tomber. Cependant plus la même ^jersonne a vécu avec
le même homme, plus elle s'éloigne de l'état dégradé, plus elle ap-
proche de la condition des femmes honnêtes. Plus la liaison a de
diu'ée, plus il parait difficile de la rompre, plus elle présente l'es-
pérance la perpétuité.
Que résulte-t-il de ces observations ? C'est que le remède, autant
qu'il peut exister de remède, est dans le mal même. Plus cet état
sera l'objet natui'el du mépris, moins il est nécessaire d'y ajouter la
flétrissure des lois. Il emporte avec lui sa peine naturelle : peine
qui est déjà trop grave quand on considère tout ce qui devrait dis-
poser à la commisération en faveur de cette classe infortunée, victime
de l'inégalité sociale, et toujours si près dn désespoir. Combien peu
de ces femmes ont embrassé cet état par choix et avec connaissance
de cause ! Combien peu y persévéreraient si elles pouvaient le
quitter, si elles pouvaient sortir de ce cercle d'ignominie et de
malheur, si elles n'étaient repoussées de toutes les carrières qu'elles
pourraient tenter de s'ouvrir ! Combien y ont été précipitées par
une erreur d'un moment, par l'inexpérience de l'âge, par la cornip-
tion de leui'S parents, par le crime d'un séducteur, par une sévérité
inexorable pour une première faute, presque toutes par l'abandon et
par la misère. Si l'opinion est injuste et tp'annique, le législateur
doit-il exaspérer cette injustice, doit-il ser\ii- d'instrument à cette
tyrannie ?
D'ailleurs, quel est l'effet de ces lois? C'est d'augmenter la cor-
ruption dont elles accusent cette malheureuse classe de femmes :
c'est de les précipiter dans la crapule et l'excès des liqueiu's fortes,
pour y trouver l'oubli momentané de leurs maux : c'est de les rendre
insensibles au frein de la honte, en épuisant sm- le malheur l'opprobre
qu'on aurait dû réserver aux \Tais crimes. C'est, enfin, d'empêcher
les précautions qui pouiTaient adoucir les inconvénients de ce désordre
s'il était toléré. Tous ces maux que les lois prodiguent sans ménage-
ment sont un prix fou qu'elles payent pour obtenir un bien imaginaire,
qu'elles n'obtiennent pas et n'obtiendi'ont jamais.
L'impératrice reine de Hongrie entreprit d'extirper ce mal, et y
travailla avec vme persévérance louable dans ses principes, et digne
d'une meilleui'e cause. Que s' ensuivit-il ? La comiption se répandit
dans la ^ie piiblique et privée : le lit conjugal fut %iolé : le siège de
la justice fut corrompu. L'adultère acquit tout ce que perdait le
libertinage. Les magistrats firent un trafic de leur connivence. La
fi-aude, la prévarication, l'oppression, l'extorsion, se répandirent dans
Y
322 FAIRE EN SORTE QU'UN DESIR DONNÉ, ETC.
le pays, et le mal qii'on voulait abolir, réduit à se cacher, n'en devint
que plus dangereux.
Chez les Grecs, cette profession était tolérée, quelquefois même
encouragée : mais on ne souf&'ait pas que les parents eux-mêmes
fissent un trafic de l'honneui' de leurs filles. Chez les Romains la
loi se taisait sur ce désordre, dans ce qu'on appelle les plus beaux
temps de leur république. Le mot de Caton à un jeune homme
qu'il rencontra au sortir d'un mauvais lieu en est la preuve. Caton
n'était pas homme à encourager la violation des lois.
Dans la métropole du monde chrétien, cette vocation est librement
exercée*. Ce fut là sans doute une des raisons de l'excessive rigueur
des protestants.
À Venise, la profession de courtisane était publiquement autorisée
sous la république.
Dans la capitale de la Hollande, les maisons de cette nature re-
çoivent ime licence du magistrat.
Rétif de la Bretonne pubha un ouvi'age ingénieux iatitulé h
Pornographe, où il proposait au gouvernement de faire ime institu-
tion, soumise à des règles, pour la réception et la conduite des
femmes publiques.
La tolérance de ce mal est utile à quelques égards dans les grandes
villes. La prohibition n'est bonne à rien : elle a même des incon-
vénients particuliers.
L'hôpital établi à Londi'es pour les filles repentantes est une très-
bonne institution : mais ceux qui regardent la prostitution avec un
rigorisme absolu ne sont pas conséquents avec eux-mêmes, quand ils
approuvent cette fondation charitable. Si c'est réformer les unes,
c'est encourager les autres. L'hôpital de Chelsea n'est-il pas
un encouragement pour les soldats, celui de Greenwich pour les
matelots ?
Tl faudrait instituer des annuités qui commenceraient à un certain
âge : ces annuités seraient adaptées à ce triste état, où le temps de
la moisson est nécessairement court, mais où il y a quelquefois des
profits considérables.
L'esprit d'économie se forme siu* im faible principe et va toujom's
en augmentant. Une somme trop petite pour offrir une ressource
comme capital actuel peut donner une anniiité considérable à une
époque éloignée.
Sur les points de morale, où il y a des questions contestées, il est
bon de consulter les lois des différentes nations. C'est pour l'esprit
une manière de voyager. Dans le coiu's de cet exercice, on se dégage
* Cela n'est plus vrai aujourd'hui. Il reste à savoir si cette sévérité tournera
au profit des mœurs.
ÉVITER DE FOURNIR DES ENCOURAGEMENTS AU CRIME. 323
des préjugés locaux et nationaux, en faisant passer en re\-ue devant
soi les usages des autres peuples.
CHAPITRE VI.
ÉVITER DK FOUENIB DES EXCOUEAGEMEÎfTS Ar CBIME.
Dire que le gouvernement ne doit pas donner des récompenses au
crime, qu'il ne doit pas affaiblir la sanction morale ou la sanction
religieuse dans les cas où elle est utile, c'est une maxime qui paraît
trop simple pour avoii- besoin de preuve. Cependant elle est souvent
oubliée: j'en pourrais donner des exemples frappants; mais plus ils
sont fi'appants, moins il est nécessaire de les développer : il vaut
mieux insister sur des cas où cette maxime est violée d'une manière
moins manifeste.
I. Détention injunense de propriété, etc.
Si la loi souf&'e qu'un homme qui retient injustement la propriété
d'un autre fasse un profit par le délai du payement, elle devient com-
pKce de ce tort. Les cas où la loi anglaise est en défaut à cet égard
sont innombrables. Dans pliLsieiu's cas, un débiteui- n'a qu'à se refuser
au payement jusqu'à sa mort pour se délivrer du piincipal de sa dette ;
dans plusieurs autres, il peut, par ses délais, se délivrer de l'intérêt ;
toujours, il peut retenir le capital, et faii-e, pour ainsi dire, un em-
pnuit forcé au taux commun de l'intérêt.
Pour tarir cette source d'iniquité, il suffii-ait d'établii- : 1° Qu'en
matière de responsabilité civile sur les terres, la mort de Time ou
l'autre des parties ne fait aucun changement. 2° Que l'intérêt court
depuis que l'obligation a commencé. 3° Que l'obligation commence,
non pas à la liquidation du dommage, mais à l'époque du dommage
même. 4° Que l'intérêt du montant de cette obligation est au-dessus
de l'intérêt légal. — Ces moyens sont bien simples : comment se peut-
il qu'ils soient encore à proposer? — Ceux qui le demanderont ne
savent pas ce que fait l'habitude, l'indolence, l'indifférence au bien
public, la bigoterie de la loi, sans compter l'intérêt personnel et
l'esprit de coi-ps,
II. Destruction illégitime.
Quand un homme assure ses biens contre quelque calamité, si la
valeur poiu- laquelle il assiu-e excède la valeur des effets assiu-és, il a
dans un certain sens im intérêt à amener l'événement calamiteux, à
mettre le feu à sa maison si elle est assurée contre le feu, à faire
Y 2
324 ÉVITER DE FOURNIR
couler bas son vaisseau s'il est assuré contre les dangers maritimes. —
La loi qui autorise ces contrats peut donc être considérée comme
fournissant un motif à la production de ces délits. — S'ensuit-il qu'elle
devrait leur refuser sa sanction ? Point du tout ; mais seulement
qu'elle devrait ordonner ou suggérer aux assui-eurs les précautions les
plus capables de prévenir ces abus, sans être assez gênante pour em-
pêcher leurs opérations ; prendre des informations préliminaires, —
exiger des certificats sur la valeur réelle des biens assurés, — requérir
en cas d'accident le témoignage de quelques personnes respectables
sur le caractère et la probité de celui qui avait été assuré, — soumettre
les effets assurés à un examen, en tout état de cause, lorsque, l'as-
sureur aurait des doutes, etc. Voilà \me partie des mesures à
prendre, etc.
III. Trahison.
S'il est permis d'assurer les vaisseaux des ennemis, l'État peut
être exposé à deux dangers : 1° Le commerce de la nation ennemie,
qui est l'une des som-ces de son pouvoir, est facilité. 2° L'assureur,
pour se garantir d'une perte, peut donner des avis secrets aux en-
nemis sur le départ des armateurs ou des croisem-s de sa propre
nation. — Quant au premier inconvénient, ce n'est un mal que dans
le cas où l'ennemi ne pouiTait pas faiie assurer ses vaisseaux ailleurs,
ou qu'il ne pourrait pas employer ses capitaux avec le même profit
dans quelque autre branche d'industrie. Quant au second inconvé-
nient, il est absolument nul, à moins que Tassui-eur ne soit à portée
de donner aux ennemis des informations qu'Us n'aui'aient pas pu
obtenir d'une autre manière à prix d'argent, et que la facilité de
donner ces informations soit si grande qu'elle fasse passer par-dessus
l'infamie et le risque de la trahison. Tel est l'état de la chose quant
à ses inconvénients.
D'un autre côté, son avantage pour la nation assureuse est certain.
Dans ce genre de trafic, on a trouvé que la balance du profit était en
faveur des assureurs dans un temps donné, c'est-à-dire qu'en prenant
ensemble les pertes et les bénéfices ils reçoivent plus en primes qu'ils
ne payent en remboursements. C'est donc une branche lucrative de
commerce, et on peut la considérer comme une taxe qu'on lève sur
ses ennemis.
IV. Péculat.
En faisant un marché avec des architectes, des entrepreneurs, il est
assez commun de leur donner tant pour cent sur le montant de la
dépense. Ce mode de payement, qui parait assez naturel, ouvre la
porte au péculat : à ce péculat de l'espèce la plus destmctive, où,
pour que le péculateur fasse un petit profit, U faut que celui qui
DES ENCOURAGEMENTS AU CRIME. 325
l'emploie fasse une grande perte. Ce danger est à son plus haut
degré dans les ouvi-ages publics, où personne n'a un intérêt parti-
culier à empêcher la profusion, et où plusieurs peuvent trouver leur
compte à y conniver.
Un des moyens d"y remédier c'est de fixer une somme suivant
l'estimation qui aura été faite, et de dire à l'entrepreneur : — Jusque-là,
vous aurez votre tant pour- cent : au delà, vous n'aurez rien. Si vous
réduisez la dépense au-dessous de l'estime, vous aiu'ez votre profit
comme sui* la somme entière.
V. Abus de la confiance du souverain.
Si un homme d'État qui a le pouvoir de contribuer à la guerre ou
à la paix possède un emploi dont les émoluments soient plus con-
sidérables en temps de guerre qu'en temps de paix, on lui donne un
intérêt à faire usage de sa puissance pour prolonger la guerre. Si
ces émolimients augmentent en proportion de la dépense, on lui donne
de plus un intérêt à ce que la guen'e soit conduite avec la plus grande
prodigalité possible. — La raison inverse serait bien meilleure.
VI. Délits de toute esjyèce.
Quand un homme fait un pari du côté aflîrmatif sur un événement
futur, il a un intérêt proportionné à la valeui' du pari à l'accomplisse-
ment de l'événement. Si l'événement est du nombre de ceux qui
sont prohibés par la loi, il a un intérêt à commettre le délit. Il est
même stimulé par une double force, l'une qui tient de la nature de
la récompense, l'autre qui tient de la nature de la peine : la récom-
pense, ce qu'il doit recevoir en cas que l'événement ait lieu ; la peine,
ce qu'il doit payer dans le cas contraire. C'est comme s'il était
suborné par la promesse d'ime somme d'argent d'une part, et qu'il
eût fait un engagement sous une peine formelle de l'autre*.
Si donc tous les paris étaient reconnus valides sans restriction, la
vénalité de toute espèce recevrait la sanction des lois, et la liberté
serait donnée à tout le monde d'enrôler des complices pour toutes
sortes de délits. — D'un autre côté, si tous les paris étaient annulés
sans restiiction, les assurances, si avantageuses au commerce, si
secourables contre une multitude de calamités, ne poiu'raient plus
avoir- lieu : car les assiu'ances ne sont qu'ime espèce de pari.
Le milieu convenable semble être ceci. Dans tous les cas où le
pari peut devenir l'instrument du mal sans répondi'e à aucun objet
d'utilité, prohibez-le absolument. Dans les cas où, comme dans
* Dans les Aventures d'une guinée, il se fait un pari entre la femme d'un
ecclésiastique et la femme d'un ministre d'État, que l'ecclésiastique n'aïu-apas un
évéché. On peut imaginer qui des deux gagne le pari.
326 AUGMENTER LA RESPONSIBILlTEj ETC.
l'assurance, il peut être vm moyen de secours, admettez-le, mais en
laissant au juge à faire les exceptions nécessaii'es quand il trouvera
qu'on en a fait le voile de la subornation.
TII. Délits réflectifs ou contre soi-même.
Quand on confère à un homme une place lucrative dont la durée
dépend de sa soumission à certaines règles de conduite, si ces règles
de conduite sont telles qu'elles lui soient nuisibles à lui-même, sans
])rodiure aucun bien poiu' pei'sonne, la création d'une institution de
cette nature a l'effet d'une loi diamétralement opposée au principe de
l'utilité; d'une loi qui serait faite poiu" augmenter la somme des
peines et diminuer celle des plaisirs.
Telle est l'institution des monastères dans les pays catholiques :
tels sont encore ces restes de l'esprit monacal dans les univereités
anglaises.
Mais, dit- on, puisque personne ne s'engage dans cet état que par
son propre consentement, le mal que l'on y voit n'est qu'un mal
imaginaire. — Cette réponse serait bonne si l'obligation pouvait cesser
aussitôt que le consentement cesse ; le malheur est que le consente-
ment est l'acte d'un moment, et que l'obligation est perpétuelle. H
y a un autre cas, à la vérité, où un consentement passager est admis
pour gai'antii' une coercition durable. C'est celui des enrôlements
militaires. Mais l'utilité de la chose, ou pour mieux dire sa néces-
sité, lui sert de justification. L'État ne peut pas subsister sans
l'armée, et l'armée ne peut pas subsister si tous ceux qui la com-
posent sont en liberté de se retirer quand U leur plaît.
CHAPITRE YII.
AUGMENTER LA RESPONSABILITÉ DES PERSONNES À MESURE QU'ELLES
SONT PLUS EXPOSÉES À L\ TENTATION DE NriRE.
Ceci regarde principalement les employés publies. Plus ils ont à
perdre du côté de la fortime ou des honneurs, plus on a de prise sur
exLK, Leur salaiie est un moyen de responsabilité. En cas de mal-
versation, la perte de ce salaire est une peine à laquelle ils ne sau-
raient échapper, lors même qu'ils pourraient se soustraire à toutes
les autres. Ce moyen est surtout convenable dans les emplois qui
donnent le maniement des deniers publics. Si vous ne pouvez vous
assurer autrement de la probité d'im caissier, faites monter ses ap-
pointements un peu au-dessus de l'intérêt de la plus grande somme
DIMINUER LA SENSIBILITE, ETC. 327
qui liii est confiée. Cet excédant de salaii'e est comme une prime
que vous payez pour le faire assurer contre sa propre improbité. Il
a plus à perdi'e à devenii- ûipon qu'à rester honnête homme.
La naissance, les honneurs, les liaisons de famille, la religion,
peuvent devenir autant de moyens de responsabilité, autant de gages
de la bonne conduite dos individiLS. Il est des cas où des législateurs
n'ont pas voulu se fier à des célibataires ; ils regardaient ime femme
et des enfanta comme des otages que le citoyen avait donnés à la
patrie.
CHAPITKE YIII.
DrararER la seîjsibilité à l'égard de la tentation.
Dans l'article précédent, il s'agissait de se précautionner contre
l'improbité d'un individu. Dans celui-ci, il s'agit des moyens de ne
pas altérer la probité de l'honnête homme en l'exposant à une trop
forte influence des motifs séducteurs.
Parlons d'abord des salaires. L'argent, selon la manière dont il
est appliqué, peut servir de poison ou d'antidote.
Abstraction faite du bonheur des individus, l'intérêt du service
exige que les employés publics soient à l'abri du besoin dans tous
les emplois qui leiu' donnent les moyens d'acquérir par des voies pré-
judiciables. On a vu naître en Eussie les plus grands abus dans toutes
les administrations par l'insuffisance des salaires. Quand des hommes
pressés pai- le besoin abusent de leur pouvoir-, de^dennent cupides,
concussionnaires et voleurs, le blâme doit se partager entre eux et
le gouvernement qui a tendu ce piège à leixr probité. Placés entre
la nécessité de vivre et l'impossibilité de subsister honnêtement. Us
doivent regarder l'extorsion comme un supplément légitime, tacite-
ment autorisé par ceux qui les emploient.
Suffira-t-il, pour les mettre à couvert du besoin, de leui' fom-nir
le nécessaire physique ? îs^on. S'il n'y a pas ime certaine propor-
tion entre la dignité dont un homme est revêtu et les moyens de la
soutenir, il est dans un état de soufii-ance et de privation, parce
qu'il ne peut pas répondre à ce qu'on attend de lui, et rester au
niveau de la classe qu'il est appelé à fréquenter. En un mot, les
besoins croissent avec les honneiu's, et le nécessaire relatif varie avec
les conditions. Placez un homme dans un rang élevé sans lui donner
de quoi s'y maintenir, quel en sera le résultat ? Sa (hgnité lui
foiu'nit im motif pour mal faire, et sa puissance lui en donne les
moyens.
Charles II, trop gêné par l'économie du parlement, se vendit à
328 FORTIFIER l'impression DES PEINES
Louis XIV, qui oftnt de fournil- à ses profusions. L'espoir de sortir
des embarras où il s'était plongé le jeta comme im paiticiilier perdu
de dettes dans des ressources criminelles. Cette misérable par-
cimonie valut aux i\jiglais deux guerres et une paix plus funeste.
Il est vrai qu'on ne peut pa.s troj) savoir quelle somme il aurait
fallu pour sei-vir d'antiseptique à im piince aussi corrompu: mais
cet exemple suffit pour montrer que cette liste civile des rois d'An-
gleterre, qui paraît exorbitante à des calculateurs vulgaires, est aux
yeux d'un politique une mesure de sûreté générale. D'ailleurs, par
cette alliance intime qui existe entre la richesse et le pouvoir, tout
ce qui augmente l'éclat de la dignité en accroît la force : et la
pompe royale, sous ce rapport, peut être comparée à ces ornements
d'architectui'e qui servent eu même temps d'appui et de Hen à
l'édifice.
Cftte grande règle, de diminuer autant que possible la sensibilité
par rapport à la tentation, a été singulièrement violée dans l'Église
catholique. Imposer le célibat aux prêtres, en leur confiant les
fonctions les plus délicates dans l'examen des conseienees et la -di-
rection des familles, c'était les placer dans ime situation violente,
entre le malheur d'observer xme loi inutile ou l'opprobre de la
violer.
Quand Grégoire VII établit dans un concile de Rome que les
clercs mariés ou concubinaires ne pourraient plus dire la messe, ils
jetèrent des cris d'indignation, l'accusant d'hérésie, et disant, selon
les historiens du temps : " 8'il persiste, nous aimons mieux renoncer
à la prêtrise qu'à nos femmes ; il j^ourra chercher des anges pour
gouverner les ÉgKses" (Hist. de France, jpar l'abbé MUlot, tome i,
règne de Henri I^"^). De nos jours, on a voulu en France rendi-e le
mariage aux prêtres ; mais il ne s'est plus trouvé d'hommes parmi
eux, il n'y avait que des anges.
CHAPITEE IX.
FORTIFIER l'impression DES PEINES SUR L'IMAGINATION.
C'est la peine réeUe qui fait tout le mal ; c'est la peine apparente
qui produit tout le bien. Il faut donc tii-cr de la première tout le
paiti possible pour augmenter la seconde. L'humanité consiste dans
le semblant de la cruauté.
Parlez aux yeux si vous voulez émouvoir le cœur. Le précepte
est aussi ancien qu'Horace, et l'expérience qui l'a dicté est aussi
ancienne que le premier homme. Chacun en sent la foioe et chercha
SUR l'imagination. 329
à la toiu'uer à son profit : le comédien, le charlatan, l'orateur, le
prêtre, tous savent se prévaloir de cette puissance. Rendez vos
peines exemplaires: donnez aux cérémonies qui les accompagnent
ime sorte de pompe lugubre. Appelez à votre secours tous les arts
imitatifs, et que les représentations de ces importantes opérations
soient parmi les premiers objets qui frappent les yeux de l'enfance.
Un échafaud tendu de noir, cette livrée de la douleur, — les
officiers de la justice en habit de deuil, — l'exécuteur revêtu d'un
masque qui serve à la fois à augmenter la terreur et à dérober celui
qui le porte à une indignation mal fondée, — des emblèmes du crime
placés sur la tête du criminel, afin que les témoins de ses souffrances
soient instruits du délit qui les lui attire. — Yoilà une partie des
décorations principales de ces tragédies de la loi. Que tous les
personnages de ce di'ame terrible se meuvent dans une procession
solennelle, — qu'ime musique grave et religieuse prépare les cœurs
des auditeurs pour l'importante leçon qu'ils vont recevoir. Que le
juge ne croie pas qu'il est au-dessous de lui de présider à cette scène
publique, et que sa sombre dig-nité soit comme consacrée par le mi-
nistère de la religion.
Je ne rejetterais pas l'instmction quand elle me serait ofîerte par
mes plus cruels ennemis. Conseil wehmique, inquisition, chambre
étoilée, je consulterais tout, j'examinerais tous les moyens, je com-
parerais tout ce qu'on a fait, je prendrais un diamant, fût-U couvert
de boue. Si les assassins se servent d'un pistolet pour commettre
un meurtre, est-ce une raison de ne pas m'en servii- pour ma
défense ?
Les robes emblématiques de l'inquisition poiuTaient s'appHquer
utilement dans la justice criminelle. Un incendiaire, sous un man-
teau où l'on représente des flammes, offiii-ait à tous les yeux l'image
de son crime, et l'indignation du spcctateiu- serait fixée sur l'idée
du délit.
Un système de peines accompagnées d'emblèmes appropriés autant
que possible à chaque crime aurait un avantage additionnel. Il
fom-nirait des allusions à la poésie*, à l'éloquence, aux auteui-s dra-
matiques, aux conversations ordinaires. Les idées qui en dérivent
seraient, pour ainsi dire, réverbérées par mille et mille objets, et se
dissémineraient de toutes parts.
Les prêtres catholiques ont su tirer de ce fonds les plus grands
secours pour augmenter l'efficace de leurs opinions reKgieuses. Je
me souviens d'avoir vu, à Gravelines, une exposition frappante :
* Voyez Ji'.vénal, son allusion à la peine des parricides.
Ci'jus siqyplicio non âchidt una parari
Simia, non serpens unus, etc.
330 FORTIFIER l'impression DES PEINES, ETC.
un prêtre montrait au peuple un tableau où l'on voyait une multi-
tude de malheureux au milieu des flammes, et l'un d'eux faisait un
signe pour demander une goutte d'eau, en montrant sa langue brûlée.
C'était un jour de prières publiques pour tirer les âmes du pur-
gatoire.— Il est évident qu'une pareille exposition devait inspirer
moins l'horreur du crime, que l'horreur de la pamTcté, qui ne
permet pas de le racheter. La conséquence est qu'il fallait avoir à
tout prix de quoi payer une messe ; car où tout s'expie pour de
l'argent la misère seule est le jjIus grand de tous les crimes, le seul
qui n'ait point de ressource*.
Les anciens n'ont pas été plus heureux que les modernes dans le
choix des peines. On n'aperçoit aucun dessein, aucune intention,
aucune liaison naturelle entre la peine et le délit: le caprice a
tout fait.
Je ne veux pas insister sm' un point qui a depuis longtemps
frappé tous ceux qui sont capables de réflexion : nos modes de punir,
en Angleterre, forment un contraste parfait avec tout ce qui peut
inspirer du respect ; — une exécution capitale n'a point de solennité ;
— le pilori est, tantôt une scène de bouifonnerie, tantôt ime scène
de cruauté j^opulaire, un jeu de hasard, où le patient est exposé aux
caprices de la multitude et aux accidents du jour ; — la rigueur du
fouet dépend de l'argent donné à l'exécuteur ; — la brûliu'e dans la
main, selon que le bourreau et le criminel ont pu s'accorder, se fait,
soit avec un fer froid, soit avec im fer rouge ; et si c'est avec le fer
rouge, il n'y a de brûlé qu'une tranche de jambon. Pom* jouer la
farce, le criminel pousse les hauts cris pendant que la graisse brûle
* Dans le commencement des rois de Pologne, il existait un usage très-
singiUier.
" Un évêque de Cracovie, assassiné par son roi dans le onzième siècle, cite à
son tribunal, c'est-à-dire à la cbaj^elle où son sang fut versé, cite le nouveau roi
comme s'il était coupable de ce forfait. Jean s'y rendit à pied, et répondit
comme ses prédécesseurs que ce crime était atroce, qu'il en était innocent, qu'il
le détestait et en demandait pardon en implorant la protection du saint martyr
sur lui et siu* le royamne. Il serait à souhaiter que dans tous les États on con-
servât ainsi les monmnents des crimes des rois. La flatterie ne leur trouve
que des vertus." {Histoire de Jean Sobieski/, par rahbé Coi/cr. tome ii. p. lui.)
Voilà un fait singidier et qui fait preuve de la gi-ande habileté du clergé à
saisii* l'imagination et à faire impression siu' l'esprit des hommes. Combien
tout était calcidé avec art dans cette cérémonie pour rendre la personne d'un
évèque sainte et sacrée aux yeux d'un roi et d'une nation ! Ce crime que le
temps n'efface point, ce sang qid crie toujours, ce nouveau roi qui semble hériter
la malédiction du forfait jusqu'à ce qu'il l'ait désavoué; ce premier acte d'un
règne, espèce d'amende honorable d'imc violence commise quelques siècles
auparavant, voilà ime solennité bien entendue pom* son but. Quant au vœu
qu'exprime l'abbé Coyer, il est très-bon sans doute, mais il aiu'ait dû nous en-
seigner les moyens de l'accomplir.
FACILITER LA CONNAISSANCE, ETC. 331
et fume. Les spectateurs, qui eu sont instruits, ne font que rire de
cette parodie judiciaire.
On dii'a peut-être, car tous les objets ont deux faces, que ces
représentations réelles, ces scènes terribles de la ju.stice pénale ré-
pandraient l'ef&'oi parmi le peuple, et feraient des impressions dan-
gereuses.— Je ne le crois pas. Si elles présentaient aux malhoixnêtes
gens l'idée du danger, eUes n'offriraient qu'une idée de sécmité à
ceux qui sont honnêtes. — Quand on menace de peines éternelles,
quand on décrit d'une manière effrayante les flammes de l'enfer, poui*
des espèces de délits indéfinis et indéfinissables, on peut allumer l'ima-
gination et produire la folie. Ici au contraii-e nous supposons un
déHt manifeste, im délit prouvé, un délit que chacun est le maître
de ne pas commettre, et jiar conséquent la terreur de la peine ne
saïu'ait s'élever à im degré dangereux. Toutefois il faut prcndi'e
garde à ne pas produire des associations d'idées fausses et odieuses.
Dans la première édition du code Thérèse, le portrait de l'im-
pératrice était entouré de médaillons, représentant des gibets, des
roues, des chevalets de fer, d'autres instruments de supplice. Quel
contre-sens que d'offrir l'image du souverain avec ces emblèmes
hideux, comme une tête de Méduse agitant ses serpents ! Ce fron-
tispice scandaleux fut supprimé ; mais on laissa subsister ime estampe
qui représentait toits les instniments de la torture. Tableau si-
nistre qu'on ne pouvait considérer sans se dire à soi-même : voilà
les maux auxquels je puis être exposé, quoique innocent. Mais si
un tableau abrégé du code pénal était accompagné d'estampes rejiré-
sentant les peines caractéristiques affectées à chaque crime, ce serait
un commentaire imposant, une image sensible et parlante de la loi.
Chacun peut se dire : voilà ce que je dois souffrir si je deviens cou-
pable. C'est ainsi (ju'en matière de législation ime seule nuance
sépare quelquefois le bien d'avec le mal.
CHAPITRE X.
FACILITER LA CONNAISSANCE DU CORPS DU DÉLIT*.
Il y a deux points que le juge, en matière pénale, doit connaître
avant qu'il piusse remplir son office : le fait du délit et la personne
du délinquant : ces deux points connus, l'insti-uction est complète.
Selon la diversité de cas, l'obscurité se réjjand sur ces deux points
* Corpus delicti, expression tcfbnique de la loi romaine. FaeiJitor la con-
naissance du corps du délit, c'est en d'autres termes rendi-e le fait du délit plus
facile à reconnaître.
332 FACILITER LA CONNAISSANCE
en diflérentes proportions ; quelquefois elle est plus grande sur le
premier, quelquefois sur le second. Il s'agit dans les articles suivants
de ce qui concerne le fait du déllit, des moyens qui peuvent en
faciliter la découverte.
AnT. I. Requérir des titres écrits.
Ce n'est que par l'écriture qu'on peut avoir un témoignage perma-
nent et authentique. Des transactions verbales, à moins qu'elles ne
soient de l'espèce la plus simple, seraient sujettes à des disputes
interminables : Littera scrijpta manet. Mahomet lui-même a recom-
mandé à ses sectateurs d'observer cette précaution. C'est presque
le seul passage du Coran qui ait ime lueur de sens commun. (Ch.
de la vache.)
Akt. II. Faire attester sur le frontispice des titres le nom des témoins.
C'est im point d'exiger qu'il y ait des témoins à la passation d'un
acte : un autre point d'exiger que leur présence soit notifiée, attestée,
enregistrée à la tête de l'acte. Un troisième progrès c'est d'y
ajouter des cii-constances par lesquelles les témoins, si on a besoin
d'eux, puissent se retrouver aisément.
Dans l'attestation des actes, il poui-rait être utile d'observer les
précautions suivantes : —
1° Préférer un plus grand nombre de témoins à un plus petit,
c'est diminuer le danger de la prévarication, et se donner une chance
de les retrouver au besoin. 2° Préférer des personnes mariées aux
célibataires, des maîtres de famille à des domestiques, des personnes
qui ont un caractère public à des individus moins distingués, des
hommes dans la jeunesse ou la fleur de l'âge à des vieillards et à des
infirmes, des personnes qui vous connaissent à des inconnus. 3° Quand
l'acte est composé de plusieurs feuilles ou de plusieurs pièces, chaque
feuille, chaque pièce doit être soussignée par les témoins : y a-t-il des
corrections, des effaçures, il faut en faire une liste à part qui soit
attestée ; les lignes doivent être comptées et leur nombre indiqué à
chaque page. 4° Que chaque témoin ajoute à son nom et à ses
prénoms, si on le demande, sa qualité, sa demeui-e, son âge, son état
de mariage ou de célibat. 5° Que le temps et la place de la passa-
tion de l'acte soient minutieusement spécifiés : le temps, non-seule-
ment par le joiu', le mois et l'année, mais encore pai* l'heure ; la
place par le district, la paroisse, même par la maison et par le nom
de celui q\ii l'occupe poiu' le présent. Cette circonstance est un
excellent préservatif contre les actes de faux. Un homme am-a
peur de s'aventurer dans yne telle entreprise lorsqu'il faut connaître
tant de détails avant de fabriquer une date à un acte supposé, et s'il
DU CORPS DU DÉLIT. 333
l'ose tenter, il sera plus facilement découvert. 6° Les nombre >
doivent être écrits en toutes lettres, sui'tout les dates et les sommes,
excepté dans les matières de comptabilité, où il suliit d'écrii-e en
toutes lettres le total : excepté encore quand la même date ou la
même somme revient souvent dans le même acte. La raison de
cette précaution, c'est que les chiffres, s'ils ne sont écrits très-
soigneusement, sont sujets à être pris les uns pour les autres, que
d'ailleurs il est facile de les altérer, et que la moindre altération a
des effets considérables. Une somme de cent est aisément conver-
tible en une somme de mille. 7" Les formalités à observer dans la
passation d'un acte devraient être imprimées sur la marge d'une des
feuilles de papier ou de parchemin qui servent à les éciii'e.
Ces formalités seront-elles laissées à la discrétion des individus
comme un moyen de sûi'eté requis par la piTidence, ou seront-elles
rendues obligatoii'es ? Les unes seront obligatoii-es, les autres ne
le seront pas : pour celles mêmes qui seront obligatoires, il faut
laisser une latitude aux juges, afin de distinguer les cas où il n'a
pas été possible de les remplir. Il se peut qu'on ait à passer un
acte dans un lieu où l'on n'ait pas le papier prescrit, où l'on ne
trouve pas un nombre suffisant de témoins, etc. L'acte pourrait
être déclaré vaKde provisoii'ement, et jusqu'à ce qu'on ait pu remplir
les formalités requises.
On devrait laisser plus de latitude dans les testaments que dans
les actes passés entre vifs. La mort n'attend ni un avocat ni des
témoins, et l'homme est sujet à différer jusqu'à ime époque où il
n'a plus ni le loisir ni la faculté de corriger et de revoir. — D'un
autre côté, ces sortes d'actes sont ceux qui exigeraient le plus de
précautions, parce qu'ils sont plus sujets à l'imposture. Dans le cas
d'un acte entre vifs, la pai-tie à laquelle on veut attribuer un engage-
ment qu'elle n'a pas pris peut se trouver en vie, et le contredire :
dans le cas d'un testament, cette chance n'existe plus.
Il faudrait bien des détails pour exposer les clauses à établir et
les exceptions à faire : j'observe seulement qu'à moins de laisser une
grande latitude, je ne puis trouver aucune formalité, même la plus
simple, dont l'omission dût rendre un acte absolument invalide.
Quand ces instructions seraient publiées par le gouvernement,
même sans être rendues nécessaii-es, tout le monde serait porté à
les observer, parce que chacun cherche, dans vm. acte passé de
bonne foi, à se donner toutes les sûretés possibles. L'omission de
ces formalités deviendrait alors un soiqjçon véhément de fraude, à
moins qu'on ne pût voir clairement qu'il faut l'attribuer ou à l'igno-
rance des parties, ou aux circonstances qui rendaient lem- observa-
tion impraticable.
334 FACILITER LA CONNAISSANCE
Aht. III. Instituer des registres pour lu conservcdion des titres.
Poui-quoi les actes devraient-ils être enregistrés? Quels actes
déliaient l'être ? Les registres devi-aient-ils être secrets ou publics ?
L'eni-cgistrcment de\Tait-il être facultatif ou son omission soumise à
quelque peine ?
Les registres pourraient être utiles, 1" contre les actes de faux
pai- fabrication ; 2° contre les actes de faux par falsification ; 3° con-
tre les accidents, la perte ou la destruction des originaux ; 4° contre
la double aliénation du même fonds à différents acquéreiirs.
Poui- le premier et le dernier de ces objets, un simple mémoire
pourrait suffii'e. Poui- le second objet, U faudrait une copie exacte.
Pour le troisième, un extrait serait sufiisant ; mais la copie entière
vaudrait encore mieux.
Contre les actes de faux par fabrication, l'enregistrement ne serait
utile qu'autant qu'il serait obligatoire : nullité dans le cas d'omis-
sion, avec ime latitude pom' les cas accidentels. L'avantage qui
en résulte, c'est qu'après le temps exi^ii-é pour l'enregistrement, la
fabrication d'un acte qui, suivant sa date apparente, aurait dû être
enregistré, tombe d'elle-même. C'est resserrer dans un coiu*t espace
le temps où on poui-rait commettre, avec possibilité de succès, une
fraude de cette natiu-e ; et dans une époque si voisine de celle de
l'acte supposé, les preuves de la fraude ne poiu-raient guère manquer.
Il faut aussi que l'enregistrement soit obligatoii-e, sous peine de
nullité, si on le destine à prévenir les doubles aliénations, telles que
celles qui ont lieu par les hypothèques, ou par contrats de mariage.
Sans la clause obligatoii'e, l'eni-egistrement n'aui-ait guère heu, parce
que les deux parties n'y ont point d'intérêt. Celui qui aliène a
même un intérêt contraire : honnête homme, il peut avoii- de la
répugnance à faire connaître qu'il a vendu ou grevé sa propriété ;
fi'ipon, il doit désii-er de pouvoii' en tii'er deux fois la valeur.
Les testaments sont les actes les plus sujets à être fabriqués.
Contre cette fraude, la phis sûre protection est d'en exiger l'en-
registrement, sous peine de nuUité, diu-ant la vie du testateur. On
objecte que c'est le laisser à la merci de ceux qui l'entourent dans
ses derniers moments, puisqu'il ne poui-rait plus les récompenser ou
les punir ; mais on obvierait à cet inconvénient, en lui laissant le
di-oit de disposer d'un dixième de sa propriété pai- \m codicille.
Quels sont les actes qui doivent être soumis à l'enregistrement ?
Tous ceux où il y a une tierce personne intéressée, et dont l'im-
portance est assez grande pom- justifier cette précaution.
Quels sont les actes dont l'enregistrement sera secret ou pubHc ?
Les actes entre vifs où il y a des personnes tierces intéressées, des
DU CORPS DU DÉLIT. 335
hypothèques, des contrats de mariage, doivent être publics. Les
testaments doivent être inviolablement secrets diirant la \ie du tes-
tateur. Les actes tels que des promesses, des apprentissages, des
contrats de mariage, qui ne lient point les terres, peuvent être tenus
secrets sous la réserve de les communiquer aux personnes qui peuvent
présenter un titre spécial poui' les examiner.
L'office serait donc divisé en départements secrets ou publics,
libres ou obligatoires. Les enregistrements libres seraient fréquents,
si le prix était modéré. C'est un objet de prudence que de gai'der
des copies, crainte d'accident ; mais où ces copies seraient-elles mieux
placées que dans un dépôt de cette nature ?
La nécessité d'em-egistrer les actes par lesquels on charge d'hj-po-
thèques les propriétés territoriales serait une espèce de frein à la
prodigalité. Un homme ne pourrait pas, sans quelque degré de
honte, emprunter sur ses biens, uniquement pour les dépenser en
plaisii's. — Cette considération, qui milite en faveur de cette mesure,
a été regardée comme une objection contre elle, et a prévenu son
établissement.
La jurispinidence de plusieurs pays a adopté plus ou moins de ce
mode d'enregistrement. Celle de France semblait avoir pris im assez
juste milieu.
En Angleterre, la loi varie. Dans le !Middlesex et dans le comté
d'York, il y a des bureaux d'enregistrement, établLs sous le règne
d'Anne, qui ont eu principalement pour objet de prévenir les doubles
aliénations, et les bons effets en ont été tels, que la valeur des terres
est plus haute dans ces deirs comtés qu'ailleiu's. — Comment se fait-il
qu'après tant d'années d'une expérience si décisive la loi n'ait pas
encore été rendue générale ?
L'Irlande jomt de ce bénéfice, mais l'enregistrement est laissé au
libre choix des individus. — On l'a établi en Ecosse. Les testaments
doivent-ils être enregistrés avant la mort ? Dans le comté de Middle-
sex, l'enregistrement n'est obligatoire qu'après la mort du testatem-.
Art. rV. Manière de prévenir Us actes de faux.
Il y a un expédient qui pourrait tenir lieu, en quelque façon, de
l'enregistrement. Une sorte de papier particulier ou de parchemin
étant requis pour l'acte en question, Q doit être défendu à ceux qui
le vendent en détail d'en fournir sans y endosser le jour et l'année
de la vente, le nom du vendeur et celui de l'achetem'. La distribu-
tion de ce papier serait limitée à im certain nombre de personnes
dont on aurait la liste. Leurs livres seraient de ^Tais registres, et
après leui- mort, seraient déposés dans un bureau pubUc. Cette
336 FACILITER LA CONNAISSANCE
précaution empêcherait la fabrication d'actes de toute espèce, pré-
tendant être d'une date éloignée.
Ce serait un frein de plus si le papier devait être de la même date
que l'acte lui-même. La date du papier peut être marquée dans
son tissu, de la même manière que le nom du fabricant. Dans ce
cas on ne pourrait faii'e aucun acte de faux, sans le concours du
fabricant lui-même.
Aet. V. Institutions pour enregistrer des événements qui servent à
constater des titres.
Il n'y a pas beaucoup à dire sm* l'évidente nécessité de constater
les naissances et les enterrements. La défense d'enterrer les morts
sans l'inspection préalable de quelque ofiScier de police est une pré-
caution générale contre les assassinats. — Il est singulier qu'en An-
gleten-e les actes de mariage, au lieu d'être mis par écrit : aient été
si longtemps abandonnés à la simple notoriété d'ime cérémonie pas-
sagère. La seule raison qu'on puisse en donner, c'est la simplicité
de ce contrat qui est le même poiu' tous, excepté dans les dispositions
particulières relatives aux fortunes.
Heureusement, sous le règne de Guillaume III, ces événements,
qui ser\-ent de base à tant de titres, se présentèrent comme des objets
convenables pour des impots. Il fallut en tenir registre : l'impôt a
été suppiimé, et l'avantage est resté.
Même aujourd'hui la sécurité donnée aux di'oits qui dépendent de
ces événements n'est ni aussi certaine ni aussi universelle qu'elle de-
vrait l'être. Il n'existe qu'une seule copie. Le registre de chaque pa-
roisse devrait être transcrit dans un bm-eau plus général. Dans l'acte
du mariage, sous Georges II, l'avantage de ce règlement est refusé
aux quakers et aux juifs, soit par intolérance, soit par inadvertance.
Art. YI. Mettre le peuple sur ses gardes contre divers délits.
1. Contre l'empoisonnement.
Donner des instmctions sur les diverses substances qui peuvent
servii" à empoisonner, avec les moyens de les découvrir et la méthode
de les guéiii'. Si de telles instmctions étaient répandues indistincte-
ment dans la multitude, elles poiu'raicnt faire plus de mal que de
bien : c'est un de ces cas particuliers où le savoir est plus dangereux
qu'utile. Les moyens d'employer les poisons seraient plus sûrs que
les moyens de les guérir. Le milieu convenable, c'est de limiter la
circulation de ces instiuctions dans la classe des personnes qui peu-
vent en faire vm bon usage, tandis que leur état, leur caractère et
leur éducation garantissent contre le danger de l'abus : tels sont les
ministres de paroisses, et les praticiens de médecine. Dans cette
J
DU CORPS DU DÉLIT. 337
vue, les instructions devraient être en langue latine qu'ils sont censés
connaître.
Mais poiir la connaissance de ces poisons qui se présentent sans
qu'on les cherche, et que l'ignorance peut administrer innocemment,
il faut la rendi-e aussi familière que possible. Il faudi'ait une étrange
dépravation dans le caractère d'un peuple pour que la ciguë, qui se
confond si aisément avec le persil, et le cuivre, qui est si sujet à se
dissoudre des vaisseaux dont l'étamui'e est usée, ne fussent pas plus
souvent administrés par méprise que par dessein. Dans ce cas, il y
a plus à espérer qu'à craindre de la communication des lumières,
quelque dangereuse qu'elle soit.
2. Faux poids et fausses mesures.
Instructions relatives aux faux poids, aux fausses mesm-es, aux
faux étalons de qualité ; et les méthodes dont on peut se senir pour
tromper en employant même les vrais poids et les vraies mesures.
Ici viennent les balances avec des bras inégaux, les mesures avec
double fond, etc. Ces objets de connaissance ne peuvent être trop
répandus. Chaque boutique de\Tait avoir à découvert ces instmc-
tions, comme un gage qu'on ne veut tromper personne.
3. Fraude sur la monnaie.
Instructions pour apprendi'e au peuple à distinguer la bonne
monnaie de la fausse. — S'il parait une classe particulière de fausses
espèces, le gouvernement de\Tait aussitôt la signaler de la manière
la plus publique. — A Vienne, le bureau des monnaies ne manque pas
de notifier les espèces contrefaites dès qu'on les aperçoit ; mais le
monnayage est sur un si bon pied que ces tentatives sont rares.
4. Tromperies au jeu.
Insti-uctions sur les dés pipés, sui- la manière de frauder en don-
nant les cartes, de faire des signes à ses associés, d'avoir des com-
plices parmi les spectateui's, etc. Ces instractions pouiTaient être
suspendues dans tous les endroits publics, et présentées de manière
à mettre la jeunesse sur ses gardes, et à montrer le vice sous un jour
ridicule et odieux. Il faudrait offrir une récompense à ceux qui
trahiraient les artifices des escrocs à mesure qu'ils en inventent de
nouveaux.
5. Impostures des mendiants.
Les uns contrefont des maladies, quoiqu'ils soient en parfaite
santé ; d'autres se font un mal léger pour ofïrii- l'apparence des maux
les plus dégoûtants ; d'autres débitent de fausses histoires de nau-
fi"£-ges, d'incendies ; d'autres empnmtent ou dérobent des enfants
dont ils font les instruments de leur métier. Il faudi-ait accompagner
ces instructions d'un avertissement, de peur que la connaissance de
tant d'impostures n'endiircît les coetirs et ne les rendît indifférents à
z
338 FACILITER LA CONNAISSANCE
des misères réelles. Dans un pays où la police serait bien réglée,
un individu qui s'of&'e sous un aspect si malheureux ne devrait jamais
être négligé ni laissé à lui-même : le devoir de la première personne
qui le rencontre serait de le consigner dans les mains de la charité
publique. Des instnactions de ce genre formeraient des homélies
plus amiLsantes pour le peuple que des discours de controverse.
6. Vol, filoutage, moyens d'obtenir par de faux prétextes.
Instructions qui développeraient toutes les méthodes employées
par les filous et les voleui-s. Il y a sur ce sujet plusieui's livres dont
les matériaux ont été fournis par des malfaiteurs pénitents, ou espé-
rant d'acheter par là leur pardon. Ces compilations sont très-mau-
vaises, on en pourrait faire un extrait utile. Un des meilleurs, ce
sont les Découvertes et révélatiom de Poulter, autrement Baxter, dont
il s'est fait seize éditions dans l'espace de A-ingt-six ans. Ce qui
montre assez combien un livre authentique en ce genre, recommandé
par le gouvernement, aurait une circulation étendue. Le ton qu'on
poiuTait donner à ces ouvi'ages en ferait ime excellente leçon de
morale en même temps qu'im ouvi'age d'amusement*.
7. Impostui'es religieuses.
Instructions sui' les crimes commis à la faveui' des superstitions
sur le pouvoir et la malice des agents spirituels. Ces crimes ne sont
que trop nombreux ; mais c'est peu de chose en comparaison des
persécutions légales qui ont pris naissance dans ces mêmes erreurs.
À peine y a-t-H ime nation chrétienne qui n'ait à se reprocher de
sanglantes tragédies occasionnées par cette croyance dans le sortUége.
Les histoires de la première classe fourniraient im sujet très-instructif
pour des homélies qu'on pom-rait lii'e dans les éghses ; mais pour
celles de la seconde, il n'est pas besoin de leur donner une triste
publicité. Les suffrages de tant de juges respectables et Intègres
qui ont été misérablement les dupes de cette superstition sellaient
plus propres à confirmer le peuple dans son erreiu' qu'à le guérir,
n serait à souhaiter qu'on pût se débarrasser de la sorcière d'Endor.
Je ne sais pas les maux que cette Canidie juive a pu faire dans la
Palestine, mais elle en a causé d'affi-eux dans toute l'Europe. Les
plus sages théologiens ont fait de grandes objections contre cette
histoire, prise dans son sens littéral et vulgaii-e +.
* Le plus ancien livre que je connaisse sur ce sujet est intitulé Claveirs re-
cantation. La seconde édition est de 1()2>>. Il est en vers. Clavell était un
homme de famille qui s'était fait voleur de grand chemin. Il obtint sa
grâce. Il est dit dans le titre que le livre a été publié par ordre exprès du roi
(Charles 1").
L'un des plus modernes est intitidé. A Vietv of society and manncrs in high
and low Ufe hy Parker.
t L'art du ventriloque peut expliquer beaucoup d'impostures religieuses.
DU CORPS DU DÉLIT. 339
Les statuts anglais ont été les premiers qui aient eu l'honneur
de rejeter expressément du Code pénal le prétendu crime de sorti-
lège. Dans le Code Thérèse, quoique rédigé en 1773, il joue un
rôle considérable.
Aet. YII. Publier les prix des marchandises contre V extorsion
mercantile.
Si l'exaction d'un prix exorbitant ne peut pas être convenable-
ment traité comme un délit et soumise à une peine, on peut du
moins l'envisager comme un mal qu'il serait avantageux de sup-
primer, si on le pouvait faire sans encourir de plus grands maux.
Les peines directes n'étant point admissibles, il faut se servir de
moyens indirects. Heureusement c'est ime espèce de délit dont le
mal est diminué, bien loin d'être augmenté, par le grand nombre
des délinquants. Que peut faire la loi ? augmenter ce nombre au-
tant que possible. Un tel article se vend-il très-cher, le profit
qu'on y fait est-il exorbitant, répandez cette information, les ven-
deurs vont accoiuii- de toutes parts, et par le seul effet du concours
le piix va baisser.
On peut ranger l'usui-e sous le chef de l'extorsion en matière de
commerce. Prêter de l'argent, c'est vendi'e de l'argent présent
contre de l'argent futur, dont le temps du payement peut être déter-
miné ou iadéterminé, dépendant de certains événements ou non, la
somme remboursable tout à la fois ou par parties, etc. Défendez
l'usui'e : en rendant la transaction secrète, vous augmentez le prix.
Aet. VIII. Publication des droits des offices.
Il y a presque partout des droits annexés aux services des bureaux
des gouvernements : ces droits sont une partie de la paye des em-
ployés. Comme un artisan vend sa main-d'œuvre, un officier public
vend son travail le plus cher possible. La concurrence, la facilité
d'aller à im autre marché, retient cette disposition dans ses justes
limites pour le travail ordinaire ; mais par l'établissement d'un
bureau, toute concurrence est ôtée : le di'oit de vendre cette espèce
particulière de travail devient un monopole entre les mains de l'em-
ployé. Laissez le prix à la discrétion du vendeur, et il n'aïu'a
bientôt d'autres limites que ceUes qui sont prescrites par les besoins
de l'acheteur. Les droits des biu'eaux doivent donc être déterminés
exactement par la loi. Autrement, les extorsions qui peuvent avoir
lieu doivent être moins imputées à la rapacité de l'employé qu'à la
négligence du législateur.
Art. IX. Publication des comptes où la nation est intéressée.
Quand des comptes sont rendus dans un temps limité, devant un
340 FACILITER LA CONNAISSANCE
nombre limité d'auditeurs, et des auditeurs peut-être choisis ou
influencés par le comptable lui-même, et que personne ensuite
n'est appelé à les contrôler, les plus grandes eiTeurs peuvent passer
sans être aperçues ou sans être relevées. Mais quand les comptes
sont publiés, il ne peut manquer ni de témoins, ni de commentateurs,
ni de juges.
Chaque item est examiné. Cet article était-il nécessaire ? Nais-
sait-il du besoin, ou l'a-t-on fait naître pour avoii' un prétexte de
dépense ? Le public n'est-il pas sem plus chèrement que les par-
ticuliers ? N'a-t-on point donné de préférence à un entrepreneur
aux dépens de l'État. N'a-t-on point fait d'avantage secret à un
favori *? Ne lui a-t-on rien accordé sur de faux prétextes ? N'a-t-on
point eu recom-s à des manœuvres pour écarter des concurrents ?
N'y a-t-il rien de caché dans les comptes ? Il y a cent questions à
suggérer de la même espèce, sur lesquelles il est impossible de
s'assiu'er des éclaircissements complets si on ne met pas la compta-
bilité sous les yeux du public. Dans un comité particulier, les uns
peuvent manquer d'intégrité, les autres de connaissance : un esprit
lent dans ses opérations passe sur ce qu'il n'entend point, de peur
de montrer son inaptitude : im esprit vif ne s'assujétit point aux
détails ; chacun laisse aux autres la fatigue de l'examen. Mais tout
ce qui manque à un corps peu nombreux se trouvera dans l'assem-
blage du public : dans cette masse hétérogène et discordante, les plus
mauvais principes mèneront au but comme les meilleui-s : l'envie,
la haine, la malice feront la tâche de l'esprit public, et même ces
passions, parce qu'elles sont plus actives et plus persévérantes, scru-
teront mieux toutes les paities, et feront ime véiification plus scru-
puleuse.— Ainsi ceux qui n'ont point d'autre frein que le respect
humain seront retenus dans le devoir par l'orgueil de l'intégrité ou
par la crainte de la honte.
En cherchant des exceptions, je n'en puis trouver que deux ; l'une
par rapport aux dépenses de cette publication, l'autre par rapport
à la nature des services qui doivent rester secrets. — Il serait inutile
de publier les comptes d'une petite paroisse parce que l'accès des
livres est h la portée de tous ceux qui ont intérêt à les examiner, —
et il ne faut pas songer à publier l'emploi des sommes destinées au
service secret, sous peine de perdre toutes les informations que vous
pouvez obtenir sur les desseins de vos ennemis.
Art. X. Etablissement des étalons de quantité. — Poids et mesures.
Les poids indiquent la quantité de la matière : les mesui'es, la
quantité de l'espace. Leur utilité est 1° de satisfaire chaqiie individu
I
DU CORPS DU DÉLIT. .'341
sur la quantité de la chose dont il a besoin : 2" de terminer les dis-
putes ; 3° de prévenir les fraudes.
Établir l'uniformité dans le même État a été l'objet de bien des
souverains. Trouver une mesui'e commune et universelle pour tous
les peuples a été l'objet des recherches de plusieurs philosophes, et,
en dernier Heu, du gouvernement français. Service vraiment hono-
rable, car qu'y a-t-il de plus rare et de plus grand que de voir un
gouvernement travailler à une des bases essentielles de l'union du
genre humain !
L'uniformité des poids et mesures, sous le même gouvernement et
pour des peuples qui à d'autres égards ont le même langage, est un
point sur lequel il semble qu'il n'y ait pas besoin de grands raison-
nements poui' en montrer l'utilité. Une mesure poui- celui qui n'eu
connaît pas l'estimation est nulle. Si les mesures de deux Ailles ne
sont pas les mêmes, soit pour le nom, soit pour la quantité, le com-
merce des individus ne peut plus se faire sans les exposer à de
grands mécomptes ou à de grandes difficultés : ces deux ailles, à cet
égard, sont étrangères l'une à l'autre. Le prix nominal de deux
denrées est-il le même : si leur mesure est différente, le prix réel est
différent : il faut une attention continuelle, et la défiance entrave le
coui's des affaii'es : les erreui's se glissent dans les transactions de
bonne foi, et la fraude se cache sous ces dénominations trompeuses.
Pour amener l'uniformité, il y a deux moyens : le premier, de
faire des étalons qui aient l'autorité publique, de les envoyer dans
tous les districts, et d'interdire l'usage de tout autre : le second de
faire des étalons, et de laisser à la convenance générale le soin de
les adopter. Je ne connais aucun exemple où la première de ces
méthodes ait été suivie. Mais la seconde a été pratiquée avec succès
par l'archiduc Léopold en Toscane.
En Angleterre il n'existe pas moins de treize actes du parlement
sur cet objet, et l'on pourrait en faire mille autres de la même façon
sans réussir. 1° Les clauses pour forcer la confoi-mité aux étalons
en question ne sont pas suffisantes. 2" On n'a point pourvu à faire
les étalons eux-mêmes et à les distribuer : il n'y en a que peu cà et
là, et la chose a été laissée au hasard.
n faudi'ait commencer par fournir chaque communauté d'un étalon
légal ; on poui'rait y ajouter une peine imposée à tout ouvrier qui
fabriquerait des poids ou des mesiu-es non conformes à cet étalon ;
et l'on pourrait enfin déclarer nulles et invalides toutes transactions
qui auraient été faites avec d'autres poids et d'autres mesures. Ce
dernier moyen ne serait pas même nécessaire : les deux premiers
seraient suffisantvs.
Entre différentes naliniis, 1<> manqup d'imiformitë à cet égard ne
342 FACILITER LA CONNAISSANCE DU DELIT.
peut pas produire autant de méprises, parce que la seule différence
du langage tient chacun sur ses gardes. Il en résulte pourtant bien
de l'embarras dans le commerce ; et la fraude, favorisée par le mys-
tère, peut souvent se prévaloir de l'ignorance des acheteurs.
Un inconvénient moins étendu, mais qui n'est pas moins impor-
tant, se fait sentir dans la médecine. Si les poids ne sont pas exac-
tement les mêmes, surtout pour des substances où les plus petitfes
quantités sont essentielles, la phaimacopée d'un pays ne peut servir
que difficilement à un autre, et j^eut exposer les praticiens à des
erreurs fatales. C'est là un obstacle considérable à la libre commu-
nication des sciences : et le même inconvénient se retrouve dans
d'autres arts où le succès dépend des proportions les plus délicates.
Art. XI. Établissement des étalons de qualité.
Il faudrait entrer dans bien des détails si l'on voulait dire tout ce
que le gouvernement aurait à faire pour établir les Critères les plus
convenables pour la qualité et la valem- d'ime multitude d'objets qui
sont susceptibles de diverses épreuves. — La pierre de touche est ime
épreuve imparfaite de la qualité et de la valeiu' des compositions mé-
talliques mêlées d'or et d'argent. L'hydromètre est une épreuve
immanquable, en tant que l'identité de qualité résulte de l'identité
de gravité spécifique.
Les falsifications les plus importantes à reconnaître sont celles qui
peuvent nuire à la santé : tel est le mélange de la chaux et des os
brûlés avec la farine pour faire du pain : le plomb dont on se sert
pour ôter l'acidité du vin, ou l'arsenic pour le raffiner. La chimie
donne des moyens de découvrir toutes ces adultérations, mais il faut
quehjues connaissances pour les appliquer.
L'intervention du gouvernement à cet égard peut se borner à trois
points. 1° Encourager la découverte des moyens d'épreuve dans les
cas où ils manquent encore. 2° En répandi-e la connaissance parmi
le peuple. 3° En prescrire l'usage aux officiers du gouvernement
poiu" les fonctions de ce genre qui leur sont imposées.
Art. XII. Instituer des timbres ou marques pour attester la quan-
tité ou la qualité des choses qui ont dû être faites siir ttn certain
étalon.
Ces marques sont des déclarations ou des certificats sous une forme
abrégée. H y auiait cinq points à considérer dans ces documents.
1° Leur but. 2° La personne dont ils portent l'attestation. 3° L'é-
tendue et les détails de l'information qu'ils contiennent. 4° La \-isi-
bilité. l'intelligibilité du signe. .3" Sa permanence, son indcstructi-
biUto.
EMPÊCHER DES DELITS, ETC. 343
L'utilité de ces attestations authentiques n'est pas douteuse.
On s'en sert avec succès pour les objets suivants.
1. Assurer les droits de propriété. On peut se fier à la prudence
des individus poui' user de cette précaution dans ce qui les concerne :
mais 2^oui' ce qui concerne la propriété publique ou des objets en
dépôt, il en faut faire un objet légal. C'est ainsi qu'en Angleterre
ce qui appartient à la marine royale porte une marque particulière
dont il est défendu de se servir dans la marine marchande.
Dans les arsenaux royaux on met l'empreinte d'une flèche siu' les
bois de constraction, et l'on fait entrer dans le tissu des cordages un
fil dont il est défendu aux particuliers de se servii-.
2. Assurer la qualité ou la quantité d'articles commerçables pour
le bénéfice des acheteiu's. Ainsi, par des statuts anglais, il y a des
marques sur im grand nombre d'objets, les blocs de bois exposés en
vente, le cuir, le pain, l'étain, l'argenterie, la monnaie, les étoffes de
laine, les bas et autres ouvi-ages de métier, etc.
3. Assurer le payement des taxes. Si l'article soumis à une taxe
n'a pas la marque en question, c'est une preuve que la taxe n'a paS
été payée. Exemples innombrables*.
4. Assurer l'obéissance à des lois qui prohibent l'importation.
CHAPITRE XI.
EMPÊCHER DES DÉLITS, EN DONNANT À PLTJSIEtTRS PERSONNES UN INTÉRÊT
À LES PRÉVENIR.
Je vais citer un exemple particulier qui aui-ait pu se rapporter au
chef précédent comme à celui-ci, car on a prévenu le délit, soit en
augmentant la difficulté de le cacher, soit en donnant à plusieiu'S
personnes un intérêt immédiat à le prévenii".
Le service de la poste aux lettres, en Angleterre, avait toujours
manqué de diligence et d'exactitude. Les courriers s'arrêtaient •poui
leur plaish" ou leur jn-ofit : les aubergistes ne les pressaient pas de
partii'. Tous ces retards étaient autant de petits délits, c'est-à-dire
de violations des règles établies. Qu'aurait fait le législateur pour y
remédier ? La surveillance est bientôt fatiguée : on se relâche gra-
duellement sur les peines ; les délations toujoiu's odieuses ou embar-
rassantes deviennent rares, et les abus suspendus pom- im moment
reprennent bientôt leui- cours ordinaii'C.
On imagina un moyen très-simple qui ne contenait ni loi, ni peine,
ni délation, et qui n'en valait que mieux.
* Chocolats, tlié, houblons, lettres, papiers, savons, gazettes, cartes, alnianachs
fiacres, soies étrangères, formulaires de procédiu'e, etc.
344 FACILITER LES MOYENS
Ce moyen consistait à combiner deux établissements qui avaient
été séparés jusqu'alors, la poste aux lettres et les diligences pour les
A^oyageurs. Le succès a été complet : la célérité de la poste a été
doublée, et les voyageurs ont été mieux sei'V'is. Ceci vaut la peine
d'être analysé.
Les voyageurs qui accompagnent le coui'rier sont devenus autant
d'inspecteurs de sa conduite ; il ne peut plus échapper à leur ol>ser-
vation : en même temps qu'il est excité par leurs éloges, et par la
récompense libre qu'il attend d'eux, il ne peut pas ignorer que, s'il
voulait perdre du temps, ces voyageui's auiaient un intérêt naturel à
se plaindre, et qu'ils se rendi'aient ses délateurs sans avoir besoin
d'être payés et sans porter l'odieux de ce caractère. Voyez que
d'avantages dans cette petite combiaaison ! L'évidence dans les
moindres fautes ; le mobile de la récompense substitué à celui de la
peine ; l'épargne des délations et des procédures ; les occasions de
punir devenues très- rares; et les deux services, par leur réunion,
rendus plus commodes, plus prompts et plus économiques.
Je consigne cette heureuse idée de !M. Palmer comme une étude
de législation. D faut méditer sur ce qu'on a fait avec succès dans
un genre, pour apprendre à vaincre les difficultés dans un autre. En
cherchant à développer la cause de ce succès, on s'élève à des règles
générales.
CHAPITRE XII.
FACILITER LES MOYEÎîS DE RECOIOAÎTEE ET BETROUVER LES ENDIVIDUS.
Lv plupart des délits ne se commettent que par la grande espé-
rance qu'ont les délinquants de rester inconnus. Tout ce qui aug-
mente la facUité de reconnaître les hommes et de les retrouver ajoute
à la sûi'eté générale.
C'est une des raisons pour lesquelles on a bien peu à craindre de
la part de ceux qui ont une demeui-e fixe, une propriété, ime famille.
Le danger vient de ceux qui, par leur indigence ou leur indépendance
de tous ces liens, peuvent aisément dérober leur marche à l'oeil de la
justice.
Les tables de population dans lesquelles on inscrit la demeure,
l'âge, le sexe, la profession, le mariage ou le célibat des indi%-idus,
sont les premiers maténaux d'ime bonne police.
Il convient que le magisti-at puisse demander compte à toute per-
sonne suspecte de ses moyens de vivre, et consigner en lieu de sûi-eté
ceux qui ne peuvent montrer ni revenu ni industrie.
DE RECONNAÎTRE ET RETROUVER LES INDIVIDUS. 345
Il y a deux choses à observer sur cet objet, c'est que la police ne
doit pas être minutieuse et inquiète au point d'exposer les sujets à
se trouver en faute ou à être vexés en leui" imposant des règles diffi-
ciles et nombreuses. Des précautions nécessaires à certaines époques
de danger ou de trouble ne doivent pas être prolongées dans un
temps calme, comme le régime de la maladie ne doit pas être suivi
dans un état de santé. La seconde observation, c'est qu'il faut pren-
di-e garde à ne pas choquer l'esprit national. Tel peuple ne pomTait
pas supporter la police de tel autre. Dans la capitale du Japon,
chacun est obKgé de porter son nom sur son habit. Cette mesure
peut paraître utile, indifférente ou tyrannique, selon la tournure des
préjugés publies.
Les habits caractéristiques ont im rapport à ce but. Ceux qui
distinguent le sexe sont un moyen de police aussi doux que salutaire.
Ceux qui seivent à signaler les militaires, les gens de mer, le clergé,
ont plus d'iin objet, mais le principal est la subordination. Dans
les universités anglaises, les élèves ont un costume particidier qui ne
les gêne que quand ils ont envie de sortir des règles prescrites.
Dans les écoles de charité, on fait porter aux écoHers une robe imi-
foiine, et même une plaque numérotée.
Il est fâcheux que les noms propres des indi\idus soient sm- un
pied si ii-régulier. Ces distinctions, inventées dans l'enfance des
sociétés, pour subvenir aux besoins d'un hameau, ne remplissent
qu'imparfaitement leur- objet dans ime grande nation. Il y a bien
des inconvénients attachés à cette confusion nominale. Le plus
grand de tous c'est que l'indice qui ne porte que siu* un nom est
vague, le soupçon est ballotté entre une multitude de personnes, et
le danger de l'innocence peut devenir la ressource du crime.
On pourrait procéder à une nomenclature nouvelle, de manière
que dans toute une nation chaque iadi\idu aurait im nom propre
Cjui ne serait porté que par lui seid. Dans l'état actuel, les embarras
du changement surpasseraient peut-être ses avantages ; mais il serait
bon de prévenir ce désordre dans une colonie naissante*.
C'est im usage assez commun parmi les marins anglais que d'im-
primer leur nom de famille et leur nom de baptême sur le poignet,
en caractères bien tracés et indélébiles. On le fait pour être reconnu
en cas de naufrage.
* Voici une idée du plan général. La dénomination entière pourrait contenii'
les parties suivantes: 1° Un seul nom de famille, essentiel pour identifier les
races. 2° Un seul nom de baptême ou prénominal. .3° Le lieu et la date de la
naissance. Cette dénomination composée serait répétée en entier dans toutes les
affaires légales. La manière de l'abréger pour l'usage ordinaire dépend du génie
des langues.
346 AUGMENTER POUR LES DELINQUANTS, ETC.
S'il était possible que cette pratique devînt universelle, ce serait
un nouveau ressort pour la morale, une nouvelle force pour les lois,
une précaution presque infaillible contre une multitude de délits,
surtout contre toute espèce de fraude où l'on a besoin poui* réussir*
d'un certain degré de confiance. Qui êtes-vous ? à qvd ai-je affaire ?
La réponse à cette question importante ne serait plus susceptible de
prévarication.
Ce moyen, par son énergie mémo, deviendiait favorable à la liberté
personnelle, en permettant à la procédui'e de se relâcher de sa ingueur.
L'emprisonnement, qui n'a pour objet que de s'assurer des individus,
deviendrait plus rare quand on les tiendrait ix)ui- ainsi dii-e par une
chaîne in\dsible.
Je vois des objections plausibles. Dans le coiu's de la révolution
française, combien de personnes n'ont dû leui' salut qu'à un déguise-
ment qu'une empreinte de cette nature aurait rendu impossible !
L'opinion publique, dans son état actuel, oppose un obstacle insup-
portable à cette institution, mais l'opinion pourrait changer si on y
cmploj'ait beaucoup de patience, beaucoup) d'adresse, et si l'on com-
mençait par de grands exemples. Que ce fût l'usage d'imprimer des
caractères sur le front des grands, on associerait à ces marques une
idée de puissance et d'honneur. Les femmes, dans les îles de la mer
du Sud, se soumettent à une opération douloureuse pour tracer sur
leiu' peau des figures auxquelles on attache une idée de beauté.
L'empreinte se fait avec ime multitude de pointes qui déchirent le
tissu, et des poudres colorées qu'on fait pénétrer à force de fi-ictions.
CHAPITRE XIII.
AUGMENTER POUK LES DÉLINQUANTS LA DIFFICULTÉ DE l'ÉVASION,
Ces moyens dépendent beaucoup des dispositions géographiques,
des barrières natiu-elles ou artificielles. En Russie, la rareté de la
population, l'âpreté du climat, la difficulté des commimieations, don-
nent à la justice une force dont on n'aurait pas cru qu'elle fût capable
dans une si vaste contrée.
À Pétersbovu'g et à Riga, on ne peut obtenir do passe-port qu'après
avoir annoncé plusieurs fois son départ dans la gazette. Cette pré-
caution prise contre les débiteurs frauduleux ajoute à la confiance du
commerce.
Tout ce qui augmente la facilité pour faire passer des a^^s avec
promptitude peut se rapporter à ce chef.
Les signalements sont des moyens bien imparfaits et bi(<n douteux :
I
DIMINUER L^INCERTITUDE, ETC. 347
les silhouettes, qu'on peut multiplier si facilement et à si bas prix,
seraient bien préférables. On peut en faire usage, soit pour des
prisonniers dont on craint l'évasion, soit pour des soldats dont on
craint la dései-tion, soit poiu' toute personne suspecte qui am-ait été
dénoncée au magistrat, et dont on voudrait s'assurer sans porter la
rigueur à son égard jusqu'à l'emprisonnement.
CHAPITRE XIV.
DIMINrEK l'iNCEETITUDE DES PROCÉDURES ET DES PEINES.
Ce n'est pas mon intention d'entrer ici dans le vaste sujet de la pro-
cédure : ce sera l'objet, non d'un chapitre, mais d'un ouvrage à part.
Je me borne à deux ou trois observations générales.
Un crime a-t-il été commis : il est de l'intérêt de la société que le
magistrat chargé de le pimir en soit informé, et informé de manière
à être autorisé à infliger la peine. Allègue-t-on qu'un crime a été
commis ; il est de l'intérêt de la société que la vérité ou la fausseté
de cet allégué soit mise en é^idenee. Ainsi les règles du témoignage
et les formes de la procédure doivent être telles que d'im côté elles
admettent toute information \T:aie, et que de l'autre elles excluent
toute information fausse, c'est-à-dire tout ce qui of&irait plus de
chances de tromper que d'éclairer.
La nature a mis devant nos yeux un modèle de procédure. Qu'on
regarde ce qui se passe dans le tribunal domestique ; qu'on examine
la conduite d'un père de famille avec ses enfants, ses domestiques,
ceux dont il est chef. On y retrouvera les traits originaux de la
justice, qu'on ne reconnaît plus après qu'ils ont été défigurés par des
hommes incapables de discerner la vérité ou intéressés à la déguiser.
Un bon juge n'est qu'un bon père de famille agissant sur une plus
grande écheUe. Les moyens qui sont propres à conduire le père de
famille dans la recherche de la vérité doivent être également bons
poiu' le juge. C'est le premier modèle de procédure d'où l'on est
parti, et dont on n'aurait pas dû s'écarter.
Il est vi'ai qu'on peut accorder au père de famille tme confiance
qu'on ne doit pas accorder au juge, parce que ce dernier n'a pas les
mêmes motifs d'affection, et qu'il peut être perverti par un intérêt
personnel. Mais cela proiive seulement qu'il faut se garantir de la
partialité ou de la corruptibilité du juge par des précautions dont on
n'a pas besoin dans le tribimal domestique. Cela ne prouve pas que
les formes de procédui'e et les règles du témoignage doivent être
différentes.
348 DIMINUER L^INCERTITUDE
La jurisprudence anglaise a admis les maximes suivantes :
1. Qu'aucun ne peut être témoin dans sa propre cause.
2. Qu'aucun ne doit être reçu à s'accuser lui-même.
3. Que le témoignage d'une personne intéressée dans la cause
n'est pas recevable.
4. Qu'on ne doit jamais admettre des ouï-dire.
5. Qu'aucun ne doit être mis deux fois en jugement pour le même
délit.
Ce n'est pas mon intention de discuter ici ces règles de témoignage
auxquelles on peut appliquer le penitus toto divisas orbe Britannos.
En traitant de la procédure en général, ce sera le lieu d'examiner si
la jurispradence anglaise, supérieure à quelques égards à celle de
toutes les nations, doit sa supériorité à ces maximes, ou si elles ne
sont pas la piincipale cause de cet affaiblissement dans le pouvoir de
la justice, d'où l'on voit résulter en Angleterre ime police trop peu
efficace et des délits si fréquents.
Tout ce que j'ai à dire ici, c'est que toutes les précautions qui ne
sont pas absolument nécessaii-es pour la protection de l'innocence
offrent une dangereuse protection au crime. Je ne connais pas eu
procédure de maxime plus dangereuse que celle qui met la justice en
opposition avec elle-même, celle qui établit une espèce d'incompati-
bilité entre ses devoirs : quand on dit, par exemple, qu'il vaut mieux
laisser échapper cent coupables que de condamner im seul innocent,
on suppose un dilemme qui n'existe point : la sûreté de l'innocence
peut être complète sans favoriser l'impunité du crime : elle ne peut
même être complète qu'à cette condition ; car tout coupable qui
échaj)pe menace la sûi-eté publique, et ce n'est pas protéger l'inno-
cence que de l'exposer à être la victime d'un nouveau délit. Ab-
soudre un criminel, c'est commettre par sa main les crimes dont il
se rendi'a l'auteui'.
La difficiilté de poursui^Te les délits est une cause d'impunité et
d'affiiiblissement dans le pouvoii' de la justice. Quand la loi est
claire, quand on en appelle au juge immédiatement après le délit
supposé, la fonction d'accusateur se confond presque avec celle de
témoin. Quand le délit est commis sous les yeux du juge, il n'y a,
poui' ainsi dire, que deux personnages nécessaires dans le drame, le
juge et le délinquant. C'est la distance qui détache la fonction de
témoia de celle de juge : mais il peut arriver, ou qu'on ne puisse pas
rassembler tous les témoins du fait, ou que la découverte du délit ne
se fasse que longtemps après qu'il a été commis, ou que l'accusé ait
à alléguer en sa défense des faits qu'on ne puisse pas vérifier sur les
lieux mêmes. Tout cela peut amener la nécessité des délais. Les
délais donnent lieu à des incidents qui produisent de nouveaux
DES PROCÉDURES ET DES PEINES. 349
délais. Le procédé de la justice se complique ; et pour suivre toute
cette chaîne d'opérations sans confusion et sans négligence, il faut
préposer à l'action juridique une personne qui en. ait la conduite.
De là résulte une autre fonction, celle d'accusateur. L'accusateur
peut être ou l'un des témoins, ou une personne intéressée dans
l'affaire, ou un officier nommé expressément pour cet objet.
Les fonctions judiciaires ont été souvent divisées, de manière que
le juge qui reçoit le témoignage pendant qu'il est récent n'a pas le
droit de décider, mais doit renvoyer l'affaia-e à un autre juge, qui
n'aura le loisir de s'en occuper que lorsque les preuves seront à demi
effacées. Il s'est établi à la longue, dans la plupart des États,
nombre de formalités inutiles, et il a fallu créer des officiers pour
suivre ces formalités. Le système de procédui'e s'est tellement com-
pliqué, qu'il est devenu une science abstnise : celui qui veut pour-
sidvre un déHt est obligé de se mettre entre les mains d'un procureur,
et le procureur lui-même ne saïu'ait aller en avant sans un autre
homme de loi d'une classe supérieure, qui le dirige par ses conseils
et qui parle pour lui.
À ces désavantages, il en faut ajouter deux autres :
1° Les législateurs, sans penser qu'ils se mettaient en contradic-
tion avec eux-mêmes, ont souvent fermé l'accès des tribunaux à
ceux qui en avaient le plus besoin, en soumettant les procédures
aux impôts les plus mal entendus.
2° Il y a une défaveur publique attachée à tous ceux qui se
prêtent, en qualité d'accusateurs, à l'exécution des lois : préjugé stu-
pide et pernicieux, que les législateurs ont eu souvent la faiblesse
d'encourager, sans avoir fait le plus léger effort pour le vaincre.
Quelle est la conséquence de toute cette accumulation de délais
et de décoiiragements ? c'est que les lois ne sont pas exécutées.
Quand un homme pourrait en première instance s'adresser au juge,
et lui dire ce qu'il a vu, les frais qu'il aurait pu faire poui* cette
démarche seraient peu de chose. A mesiire qu'il est obhgé de passer
par un plus grand nombre d'iutermédiaii'es, ses frais augmentent.
Quand on y ajoute la perte de temps, les dégoûts, l'incertitude du
succès, on s'étonne qu'il se trouve encore des hommes assez déter-
minés pour s'engager dans une telle poursuite. Il y en a peu, et il
y en aurait moins encore, si ceux qui s'aventurent dans cette loterie
savaient, aussi bien que l'homme de loi, et ce qu'il en coûte, et le
nombre des chances contraires.
Les difficultés s'évanouissent par la simple institution d'un accu-
sateur public, revêtu du caractère de magistrat, qui ait la conduite
de la poursuite et qui se charge des frais. Les informateur qui se
feraient payer n'aïu'aient qu'un léger salaire et il se présenterait
350 PROHIBER LES DKLITS ACCESSOIRES
cent infonnateurs gratuits pom* un qui exigerait un payement*.
Chaque loi mise en vigueur manifesterait ses effets bons ou mauvais ;
le bon grain serait mis en réserve, et l'ivraie serait jetée au feu.
Les informateurs, animés par un esprit public, rejetant toute récom-
pense pécuniaire, seraient écoutés avec le respect et la confiance qui
leui' serait due. Les délinquants ne pourraient plus se soustraire à
la peine qu'ils ont encourue en traitant avec ceux qui ont entrepris
de les i^oursuivre, soit pour les engager à se désister, soit poux les
tourner en leur propre faveur.
Il est ■vTai qu'en Angleterre, dans tous les cas graves, on défend à
l'accusateur de faii'e im compromis avec l'accusé, sans une permission
du juge : mais quand cette défense serait universelle, quel effet
pourrai t-on en attendre, dans le cas où U est de l'intérêt des deux
parties de l'éluder ?
CHAPITRE XY.
PROHIBER LES DÉLITS ACCESSOIRES POUR PRÉVENIR LE DÉLIT PRINCIPAL.
Les actes qui ont une connexion, comme cause, avec un événement
pernicieux, peuvent être considérés comme des délits accessoires par
rapport au délit principcd.
Le délit principal étant bien déterminé, on peut distinguer autant
de délits accessoires qu'il y a d'actes qui peuvent servir ou à pré-
jDarer ou à manifester le projet du crime. Or, plus on distinguera
de ces actes préparatoires pour les prohiber, plus on a de chances de
prévenir l'exécution même du délit principal. Si le délinquant n'est
pas arrêté au premier pas de la carrière, il peut l'être au second ou
au troisième. C'est ainsi qu'un législateur prévoyant, semblable à
un habile général, va reconnaître tous les postes extérieurs de
l'ennemi, afin de l'arrêter dans ses entreprises. Il place dans tous
les défilés, dans tous les détours de la route, une chaîne d'ouvrages
diversifiés selon la cii'constance, mais liés entre eux, en sorte que
* "Je sais par expérience," dit Sir John Fielding, "que pour une information
portée devant moi pour le désir de la récompense, j'en ai reçu dix qui n'avaient
d'autre motif que le bien pubUc." (p. 412.)
La moindi-e dépense d'une poursuite dans ime cour ordinaire de justice est de
vingt-huit livres sterling, somme à peu près égale à la subsistance d'ime famille
commune pour une année. Comment peut-on espérer qu'un homme, par esprit
public, s'expose à un sacrifice si considérable, mdépendamment des embarras de
toute espèce ? Avec un tel système de procédure, ce serait im miracle si les lois
avaient l'efficace dont elles seraient susceptibles si ces obstacles étaient écartés.
(Il n'est question ici que de l'Angleterre.)
POUR PRÉVENIR LE DELIT PRINCIPAL. 351
son ennemi trouve à chaque pas de nouveaux dangers et de nouveaux
obstacles.
Si nous considérons les législateui's dans leur pratique, nous n'en
trouverons aucun qui ait travaillé systématiquement sur ce plan, et
aucun qui ne l'ait suivi jusqu'à un certain point*.
Les délits de chasse, par exemple, ont été partagés en plusieurs
délits accessoires, selon la natui'e du gibier, smvant l'espèce des filets
ou des instiniments nécessaires pour le prendre, etc. On a de même
attaqué la contrebande en prohibant plusieurs actes préparatoires. —
Les fraudes sur les espèces monnayées ont été combattues de la
même manière.
Je donnerai quelques autres exemples de ce qu'on peut faii'e sous
ce chef de police.
Contre homicide et autres injures corporelles. Prohibition des armes
purement offensives et faciles à cacher. En HoUande, dit- on, il se
fabrique une sorte d'instrument fait en forme d'aiguille, qu'on lance
à travers un tube, et dont la blessure est mortelle. La fabrication,
la vente, la possession de ces instruments pourraient être défendues
comme des accessoires du meurtre.
Les pistolets de poche, dont, en Angleterre, les voleurs de grand
chemin font usage, doivent-ils être prohibés ? L'utilité d'une telle
défense est problématique. De toutes les méthodes de voler, celle
de le faire avec des armes à feu est la moins dangereuse pour la per-
sonne attaquée. Dans un cas pareil la pure menace est ordinaire-
ment suffisante poiu* accomplii* son objet. Le voleur qui tirerait son
coup dès le début ne ferait pas seulement un acte de cruauté inutile,
il se désarmerait lui-même : au lieu qu'en réservant son feu, il reste
en défense. Celui qui se sert d'une massue, d'une épée, n'a pas le
même motif poiu' s'abstenir de frapper ; le premier coup qu'il a
donné devient même une raison pour en porter un second, et mettre
sa victime hors d'état de le poursuivre.
La défense de vendre des poisons exige qu'on fasse un catalogue
des substances vénéneuses ; on ne peut pas même en interdire ab-
solument la vente t, on ne peut que la régler, l'assujétir à des pré-
cautions, exiger du vendeur qu'il connaisse l'acheteur, qu'il prenne
des témoins, qu'il enregistre la vente dans un Kvi-e à part, et même
il faut laisser de la latitude pour des cas imprévus. Ces règlements,
pour être complets, exigeraient beaucoup de détails. Les avantages
* Dans le Code Thérèse, sous chaque chef de délits, il y a un chef d'indida :
les indices sont distingués en deux classes, indicia ad capfvram, hidicia ad for-
turam : ceux qui suffisent pour justifier l'arrestation, ceux qui suffisent pour
justifier la torture : pratique qui n'était pas encore abolie.
t Prise dans une certaine dose toute médecine active est un poison.
352 PROHIBER LES DKLITS ACCESSOIRES
compenseraient-ils les embarras qui en résulteraient ? Cela dépend
des mœurs, des habitudes d'un peuple ; si l'empoisonnement est un
crime fréquent, il sera nécessaire de prendi'e ces précautions indi-
rectes. Elles auraient été convenables dans l'ancienne Eome.
On peut distinguer les délits accessoires en quatre classes. La
première implique une intention formée de commettre le délit piin-
cipal. On les comprend sous le nom général d'attentats, de pré-
parations*.
La seconde ne suppose point que l'attention du crime soit ac-
tuellement formée, mais place l'individu dans ime situation où U est
à craindre qu'il n'en conçoive le dessein pour l'avenir. Tel est le
jeu, teUe est la prodigalité, la fainéantise, quand l'indigence y est
jointe. La cruauté envers les animaux est un acheminement à la
cruauté envers les hommes, etc.
La troisième n'implique aucune criminalité d'intention actuelle ou
probable, mais seulement possible par accident. On crée ces espèces
de délits quand on fait des règlements de police qui ont poiir objet
de prévenir des calamités, — quand on défend, par exemple, la vente
de certains poisons, — la vente de la poudre à canon. — La viola-
tion de ces règlements, séparée de toute intenrion ciimineUe, est un
délit de cette troisième classe.
La quatrième est composée de délits présumés, c'est-à-dire d'actes
que l'on considère comme preuves d'un délit {evidentiary offences) :
actes nuisibles ou non nuisibles par eux-mêmes, foiu-nissant pré-
somption d'im délit commis. — Par un statut anglais, ime certaine,
conduite de la part d'iine femme est punie comme le memlre, parce
qu'on suppose que cette conduite est la preuve sûi-e d'un infanticide.
— Par un autre statut, c'est crime capital que de former ime réunion
d'hommes armés et déguisés, parce qu'on a supposé que c'était la
preuve d'un dessein formé de commettre des homicides pour pro-
téger la contrebande contre la justice. — Par un autre statut, avoir
en sa possession des effets volés, sans pouvoii- rendi'e un compte
satisfaisant de la manière dont on les a obtenus, est un déKt, pai'ce
qu'on a regardé cette circonstance comme une preuve de complicité.
Enfin, par un autre statut, oblitérer des marques sur des effets
naufi'agés est un déKt, parce qu'on y a \'u l'intention du vol.
Ces délits fondés sur des présomptions supposent deux choses :
1° défiance du système de procédure ; 2" défiance de la sagesse du
* Un soldat, dans une revue, met une balle dans son fusil : il est découvert
avant que l'ordre de tirer soit donné : c'est ce qu'on peut regarder comme un
acte préparatoire ; s'il eût tiré sur une personne ou siu- un assemblage de per-
sonnes, c'aurait été un attentat, — s'il eût tué, il aiu^it commis le crime même
connu sous le nom A'}io7n>n'de.
CULTURE UK LA BIENVEILLANCE. 353
juge. En Angleterre, le législateur a pensé que le jui'é, trop dis-
posé à faire grâce, ne verrait pas dans ces présomptions une preuve
certaine du crime, et il a fait de l'acte même qui foui'nit la pré-
somption un délit séparé, un délit indépendant de tout autre.
Dans les pays où les tribunaux obtiennent une entière confiance du
législateur, ces actes peuvent être placés sous le chef qui leur ap-
partient, et considérés comme des présomptions, en laissant au juge
à en tirer les conséquences.
Par rapport au_s délits accessoires, il est essentiel de donner trois
règles par manière de mémento au législateur.
1. Poui' chaque délit principal qu'il crée, il doit étendre la pro-
hibition aux actes préparatoii-es, aux simples attentats, ordinaire-
ment sous une peine moindre que pour le délit principal. Cette
règle est généiule, et les exceptions doivent être fondées sur des
raisons particulières.
2. Il faut donc, sous la description du délit principal, placer tous
les délits accessoires, préliminaires et concomitants, qui sont suscep-
tibles d'une description spécifique et précise.
3. Dans la description de ces délits accessoires, il faut bien
prendre garde à ne pas mettre trop de gêne, à ne pas trop prendre
sur la liberté des individus, à ne pas exposer l'innocence à des
dangers par des conclusions précipitées. La description d'un délit
de cette espèce serait presque toujours dangereuse, si elle ne ren-
fermait une clause qui laissât au juge à évaluer le degré de pré-
somption c^u'on doit en tirer. Dans ce cas, créer im délit accessoire
c'est presque la même chose que de suggérer le fait en question au
juge, par voie d'instraction, sous le caractère de circonstance indi-
cative, en lui permettant de n'en tirer aucune conséquence, s'il voit
quelque raison spéciale pour regarder l'indice comme ineoncluant.
Si la peine d'un délit commencé ou préliminaire était égale à celle
du délit consommé, sans rien accorder à la possibilité de la repen-
tance ou dim désistement de prudence, le délinquant, se voyant
exposé à la même peine pour la simple tentative, verrait en même
temps qu'il est en liberté de le consommer sans encourir un danger
de plus.
CHAPITRE XVI.
CULTUHE DE LA BIEXVEILLAXCE.
Le principe de la bienveillance est distinct en lui-même de l'amour
de la réputation. Chacim d'eux peut agir sans l'autre. Le premier
peut être un sentiment de l'iustinct. un don de la nature, mais
2 a
354 CULTURE DE LA BIENVEILLANCE.
en grande partie il est le produit de la culture, le fruit de l'édu-
cation. Car où trouve-t-on une plus grande mesure de bienveil-
lance, chez les Anglais ou chez les Iroquois, dans l'enfance de la
société ou dans sa matui'ité ? Si le sentiment de bienveillance est
susceptible d'augmentation, comme on n'en saurait douter, c'est à
l'aide de cet autre principe du cœur humain, l'amour de la réputa-
tion? Qtx'un moraliste peigne la bienveillance sous les traits les
plus aimables, et l'égoïsme, la dureté de cœur, sous les couleui's les
plus odieuses, que fait-il par là ? Il cherche à réimir au principe
purement social de la bienveillance le principe demi-personnel et
demi-social de la réputation. Il cherche à les combiner, à Iciu'
donner la môme direction, à les armer l'un par l'autre. Si ses
efforts sont couronnés de succès, auquel des deux principes faut-il
en fah'e honneur? Ni à l'un ni à l'autre exclusivement, mais à
leur concours réciproque, à l'amoui' de la bienveillance comme cause
immédiate, à l'amoiu- de la réputation comme cause éloignée. Un
homme qui cède avec plaisir aux doux accents du principe social ne
sait pas et ne désire pas savoir que c'est un principe moins noble
qui leur a donné le premier ton. Telle est la délicatesse dédai-
gneuse du meilleur élément de notre natiu'e : il ne veut devoir sa
naissance qu'à lui-même, et il rougit de toute association étrangère.
1° Augmenter la force des sentiments de bienveillance ; 2° en
régler l'application siu" le piincipe de l'utilité ; voilà les deux objets
du législateur.
1. Veut-il inspirer riiumanité aux citoyens, il faut qu'il leui' en
donne le premier exemple, qu'il montre le plus grand recpect, non-
seulement pour la vie des hommes, mais pour toutes les circon-
stances qui influent sur leui" sensibilité. Des lois sanguinaii'es ont
ime tendance à rendi'e les hommes cruels, soit par crainte, soit par
imitation, soit par vengeance. Des lois dictées par un esprit de
douceur humanisent les mœiu's d'une nation, et l'esprit du gou-
vernement se retrouve dans celui des familles.
Le législateur doit interdire tout ce qui peut ser\ir d'ache-
minement à la cruauté. Les spectacles barbares des gladiateui*s,
introduits à llomc vers les derniers temps de la réj^ublique, con-
tribuèrent sans doute à donner aux llomains cette férocité qu'ils
déployèrent dans leurs guerres civiles. Un peiiple qui s'est ac-
coutumé à mépriser la vie humaine dans ses jeux la respectera-t-il
dans la fiu-eur des passions ?
Il convient, par la même raison, de défentke toute espèce de
cruauté exercée en^■ers les animaux, soit par manière d'amusement,
soit pour flatter la gourmandise. Les combats de coqs et de tau-
reaux, la chasse au lièvre, au renard, la pêche et d'autres amuse-
CULTURE DE LA BIENVEILLANCE. 355
monts de la même espèce, supposent nécessairement ou une absence
de réflexion, ou un fonds d'inhumanité, puisqu'ils entraînent pour
des êtres sensibles les souffrances les plus ^'ives, la mort la plus
longue et la i)lus douloureiLse dont on puisse se faire une idée. Il
doit être j^ermis de tuer les animaux, et défendu de les tourmenter.
La mort artificielle peut être moins douloureuse que la mort na-
turelle, Y)iiT des procédés simples qui valent bien la peine d'être
étudiés, et de devenir un objet de police. Poiu'quoi la loi refuse-
rait-elle sa protection à aucun être sensible ? Il \iendra un temps
où l'humanité étendra son manteau sur tout ce qui respire. On a
commencé à s'attendrir sur le sort des esclaves : on finira par adoucir
celui des animaux qui servent à nos travaux et à nos besoins.
Je ne sais si les législateurs chinois, en instituant leur cérémonial
minutieux, ont eu pour objet de cultiver la bienveillance, ou seule-
ment de maintenir la paix et la subordination. La poKtesse, à la
Chine, est une espèce de culte ou de rituel, qui est le grand objet do
l'éducation et la principale science. Les mouvements extéiieurs de
ce peuple immense, toujours réglés, toujours prescrits par l'étiquette,
sont presque uniformes, comme ceux d'mi régiment qui répète
l'exercice. Cette pantomime de bienveillance peut être destituée de
réalité, comme une dévotion chargée de menues prati(pies peut être
séparée de la morale. Tant de gêne semble s'accorder mal avec le
coeirr humain, et ces démonstrations de commande ne confèrent point
d'obligation, parce qu'elles n'ont point de mérite.
Il existe des principes d'antipathie qui sont quelquefois entrelacés
dans la constitution politique des États et qu'il est bien difficile
d'extirper. Ce sont des religions ennemies qui excitent leurs par-
tisans à se haïr et à se persécuter ; des vengeances héréditaires
entre des familles puissantes ; des conditions pri^"ilégiécs qui for-
ment des barrièi'cs insurmontables entre les citoyens ; d(>s siiites do
conquêtes après lesquelles le peui")le conquérant n'a jamais pu s'in-
corporer et se fondi-e avec le peuple conquis ; des animosités fondées
sur d'anciennes injustices, des gouvernements factieux qui s'élèvent
par un triomphe, et qui tombent par une défaite. Dans ce mal-
heureux état, les cœui'S se rapprochent plus souvent par le besoin de
haïr, que par celui d'aimer. Il faut les soulager de la crainte et do
l'oppression pour les rendre à la bienveillance.
Détruire les préjugés qui rendent les hommes ennemis est un des
plus grands services à rendre à la morale.
Le voyage de Mimgo-Park en Afrique a représenté les noirs sous
le point de vue le plus intéressant ; leur simplicité, la force de leurs
affections domesriques, la peinture de leurs uKPurs inuneentes, a
augmenté l'intérêt public en leur fincui'.
2 A 2
35G CULTURE DE LA BIENVEILLANCE.
Les écrivains satiriques affaiblissent ce sentiment. Quand a ou
lu Voltaire, se sent-on disposé en faveiir des Juifs ? S'il avait eu
plus de bienveillance à lem- égard, en exposant ra%ilissement où on
les tient, il aurait expliqué les traits les moins favorables de leur
caractère, et montré le remède à côté du mal.
La phis grande atteinte à la bienveillance a été portée par les
religions exclusives, par celles qui ont des rites incommunicables,
par celles qui inspirent l'intolérance et re^îrésentent les non-croyants
comme des infidèles, comme des ennemis de Dieu.
En Angleterre on connaît mieux qu'ailleurs l'art d'exciter la
bienfaisance par la publicité qu'on lui donne. Yeut-on entreprendi-e
une fondation, une charité qui demande lui grand concours, un
comité se forme des bienfaiteurs les plus actifs, les plus distingués :
la valeur des contributions est annoncée dans les papiers publies :
les noms des souscripteurs y sont impiimés joui' à jonr. Cette
publicité répond à plusieurs fins. Son objet immédiat est de ga-
rantir la recette et l'emploi des fonds, mais c'est un appât pour la
vanité, dont la bienveillance profite.
Dans les étabKssements de charité, tous les souscripteui's annuels
sont nommés gouverneiu-s : la manutention qu'ils exercent, le petit
État qu'ils forment, les intéressent à leiu' gestion : on aime à suivre
le bien qu'on fait, à jouir du pouvoir qu'il confère ; et en rappro-
chant les bienfaiteurs de la classe des malheiu-eux, en les mettant
sous leiu's yeux, on fortifie la bienveillance, qui se refi-oidit par
l'éloignement de l'objet, et s'échauffe par sa présence.
Il y a plus de ces associations de bienfoisance à Londres qu'il n'y
avait de couvents à Paiis.
Plusieurs de ces charités ont des objets particuliers, les aveugles,
les oi-phelins, les estropiés, les veuves, les matelots, les enfants des
ecclésiastiques, etc. Chaque individu est plus touché d'une espèce
de misère que d'une autre, et sa sympathie tient toujours à quelque
circonstance personnelle : il y a donc bien de l'art à diversifier les
charités, à les séparer en plusieui's branches, afin de leur appliquer
toutes les espèces de sensibilité et de n'en perdre aucune.
D est étonnant qu'on n'ait pas tii'é plus de pai-ti de la dispo-
sition des femmes, chez qui le sentiment de la pitié est plus fort que
chez les hommes. Il y avait deux institutions en Prance bien
adaptées à ce but : les filles de la charité qui se dévouaient au service
des hôpitaux, et la société de la charité maternelle à Paris, formée
])ar des dames qui A^isitaicnt les femmes pauvres dans leur gros-
sesse, et prenaient soin du premier âge de l'enfance*.
'J. Les sentiments de bienveillance sont sujets à s'écarter du
* Cette dernière association rient d'être rétablie.
EMPLOI DU MOBILE DE l'hONNEUR, ETC. 357
principe de l'utilité générale : on ne peut parvenir- à les régler que
par l'instmetion : on ne commande pas, on ne force pas, mais on
persuade, on éclaii'e, on apprend peu à peu aux hommes à distin-
guer les différents degrés d'utiHté, à proportionner leur bienveillance
à l'étendue de son objet. Le plus beau modèle est tracé par Fé-
nelon, dans ce mot qui peint son cœui" : "Je préfère ma famille à
moi, ma patrie à ma famille, et le genre humain à ma patrie."
On s'attachera donc, dans les enseignements publics, à diriger
vers ce but les affections des citoyens, à réprimer les écarts de la
bienveillance, à leur faire sentir" leiu' propre intérêt dans l'intérêt
général. On les fera rougir de cet esprit de famille, de cet esprit
de corps qui milite contre l'amour de la patrie, de cet amour injuste
de la patrie qui se change en haine contre les autres nations. On
les détournera de se jeter, par une pitié mal entendue, dans le parti
des déserteiu-s, des contrebandiers et autres délinquants qui pèchent
contre l'État. On les désabusera de cette fausse notion qu'il y a de
l'humanité à favoriser l'évasion d'un coupable, à procurer rimpunité
au crime, à encourager la mendicité au préjudice de l'industrie. On
s'attachera enfin à donner à tous leurs sentiments la proportion la plus
avantageuse au tout, en leur montrant la petitesse et le danger des
caprices, des antipathies, des attachements momentanés qui empor-
tent la balance contre l'utilité générale et les intérêts permanents.
Plus on s'éclaii'e, plus on contracte un esprit de bienveillance géné-
rale, parce qu'on voit que les intérêts des hommes se rapprochent
par plus de points qu'ils ne se repoussent. Dans le commerce, les
peuples ignorants se sont traités comme des rivaux qui ne pouvaient
s'élever que siu' les mines les uns des autres. L'ouvrage d'Adam
Smith est un traité de bienveillance universelle, parce qu'il fait voir
que le commerce est également avantageux pour les différentes na-
tions ; que chacune en profite à sa manière, à proportion de ses
moyens naturels ; que les penj^les sont associés et non pas rivaux
dans la grande entreprise sociale.
CHAPITRE XVII.
EMPLOI DU MOBILE DE l'hONNEUR, SOIT DE LA SANCTION POri'LAIRK.
Augmenter la force de cette puissance, en régler rapi)licatioii, voilà
encore les deux objets à remplir.
La force de l'opinion publique est en raison combinée de son
étendue et de son intensité : son étendue se mesiu'e sur le nombre
de suffrages ; son intensité, sur le degré de blâme ou d'approbation.
358 EMPLOI DU MOBILE DE L^HOXXEUK, ETC.
Pour augmenter la puissance do l'opinion en étendue, il y a
plusieurs moyens: les principaux sont la liberté de la presse et la
publicité de tous les actes qui intéressent la nation : — publicité des
tribunaux, — publicité des comptes, — publicité des consultations
d'État qui n'exigent pas le secret par- quelque raison particulière.
Le public éclairé, déiwsitairc des loLs et des arcliives de rhonneur,
administrateur de la sanction morale, fonne un tribunal suprême
qui décide sui- toutes les causes et sur toutes les personnes. Par la
publicité des aflaii-es, ce tribimal est en état de recueillir les preuves
et de juger : par la Liberté de la presse, il prononce et fait exécuter
son jugement.
Poui" augmenter la puissance de l'opinion en intensité, il y a de
même uue diversité de moyens, soit des peines qui porteront quelque
caractère d'ignominie, soit des récompenses qui aiu'ont pom* objet
principal de faire paraître avec plus d'iionneiu' ceux qui en seront
revêtus.
Il y a un art secret de gouverner ropinion sans qu'elle se doute,
pour ainsi dire, de la manière dont on la mène. Yoici comment.
Disposez les choses de façon que, pour parvenii- à l'acte que vous
voulez empêcher, il fallût absolument passer par un autre que les
notions populaires condamnent déjà.
S'agit-il de faii-e payer lui impôt, on peut, selon les cas, exiger du
contribuable un serment ou im certificat de l'avoii- payé.
Prêter un faux serment, fabriquer un faux certificat, ce sont des
délits que le public est préparé d'avance à marquer du sceau de l'op-
probre, quelle qu'en puisse être l'occasion. Yoilà un moyen sûr de
rendre infamant un délit qui, sans cet acccssoii-e, ne le serait pas*.
Quelquefois un simple changemeiit dans le non des objets suffira
pour changer les sentiments des liommes. Les Romains abhorraient
le nom de roi, mais ils souffraient ceux de cUctahio- et d'cmj3ireu):
* Je ne sais si l'anccclole suivante a jamais été imprimée ; je la tiens d'une
bonne autorité.
Il y eut une émeute à ^ladrid. sous Charles III, occasionnée par la défense de
porter des chapeaux ronds. Cette défense n'était pas une afl'aire de caprice.
Ces chapeaux à bords larges et rabattus servaient avec le manteau jeté sur les
épaides à roder complètement un honnne. Sous cet abri, lui voleiu-, un assassin
faisaient leur coup, et ne pouvaient pas être reconnus. La défense était donc
convenable, mais elle n'était pas préparée, elle heurtait im usage général, elle
parut un attentat à la liberté. Le peuple s'assembla autour du palais, les
gardes voulurent le repousser, le tumidte devint violent, d y eut du sang versé :
la cour intimidée sortit de Madrid et le ministre fut obligé de céder. — Peu de
temps après ce triomphe des chapeaux ronds, le comte d'Aranda, apjielé au
ministère, enjoignit aux bom-rcaux dans toutes les villes d'Espagne de les porter.
—En quinze jom-s on n'en vit jdus. Voilà un exemple de législation indirecte
qui se rapporte à ce chef.
EMPLOI DU MOBILE DE LA RELIGION. 359
Cromwell n'aurait pas réussi à se placer sur le trône d'Angleterre ;
mais il eut, sous le titre àç protecteur, une autorité plus illimitée que
celle des rois. Pierre I^"' abdiqua le titre de desjîote pour lui-même,
et il ordonna que les esclaves des seigneurs ne fussent plus appelés
que sujets.
Si le peuple était pliilosoplie, cet expédient ne vaudi-ait rien ; mais
sur ce point, les philosophes mêmes sont peuple. Quelle déception
dans les mots de liberté et à! égalité 1 — Quelles contradictions dans ce
luxe que tout le monde condamne, et dans cette prospérité des États
que tout le monde admire !
Le législateur doit prendi'e garde à ne pas foumii- des armes à
l'opinion publique dans les cas où elle se trouve contraii'e au principe
de l'utilité. C'est poiu' cela qu'il doit effacer des lois tous ces ves-
tiges de prétendus crimes d'hérésie et de sortilège, pour ne pas
donner un fondement légal à des idées superstitieuses. S'il n'ose
pas heurter une erreur trop répandue, il ne doit pas au moins lui
prêter une nouvelle sanction.
Il est bien difficile d'employer le mobile de rhonneiu* pour engager
les citoyens au serWce des lois contre les délinquants. Les récom-
penses pécuniaii'es accordées à la délation ont manqué leur but. Le
motif de gain a été combattu par celui de la honte : la loi, plutôt que
de gagner en force, en offrant un appât réprouvé par l'opinion, s'est
affaiblie. On a peur d'être soupçonné d'agh' par un motif avilissant,
La récompense mal choisie repousse au lieu d'attii'cr, et ôte à la loi
plus de protectem's gratuits qu'elle ne lui prociu'e de serviteurs
mcrcenaii'es.
Le moyen le plus puissant pour opérer ime rév'olution importante
dans l'opinion publique c'est de frapper l'esprit du peuple par quelque
gi-and exemple. Ainsi Pierre le Grand, en passant lui-même lente-
ment par tous les grades, apprit à sa noblesse à porter le joug de la
subordination militaire. Ainsi Catherine II surmonta le préjugé
populaii'e contre l'inoculation, non pas en l'essayant sur des crimi-
nels, comme avait fait la reine Anne, mais en s'y soumettant elle-
même.
CHAPITRE XYIII,
EMPLOI DV MOBILE DE LA KELIGIOX.
La ciûture de la religion a deux objets : augmenter la force de cette
sanction, — donner à cette force une cHrectiou convenable. Si cette
direction est mauvaise, il est évident que moins la sanction a de
force, moins elle fuit de mal. En fait de religion, la première chose
360 EMPLOI DU MOBILE DE LA RELIGION.
à examiner c'est donc sa direction : la recherche de moyens propres
à augmenter sa force n'est qu'un objet secondaire.
Sa direction doit être conforme au plan de l'utilité. Comme sanc-
tion, elle est composée de peines et de récompenses. Ses peines
doivent être attachées aux actes qui sont nuisibles à la .société, et
à ces actes exclusivement. Ses récompenses doivent être promises
aux actes dont la tendance est avantageuse à la société, et pas à
d'autres. Voilà le dogme fondamental.
Le seul moyen de juger de sa direction, c'est de la considérer
imiqueraent sous le rapport du bien de la société politique. Tout
est Lndiflërent au delà, et tout ce qui est indifférent en croyance
religieuse est sujet à devenir pernicieux.
Mais tout article de foi est nécessairement nuisible, dès que le
législateur, pour en favoriser l'adoption, met en œuvi-e des motifs
coercitifs, des motifs pénaux. Les personnes sur lesquelles U veut
influer peuvent se considérer comme formant trois classes : celles qui
sont déjà de la même opinion que le législateui', — celles qui rejettent
cette opinion, — celles qui ne l'adoptent ni ne la rejettent.
Pour les conformistes, la loi eoereitive n'est pas nécessaire : poiu-
les non-conformistes, elle est inutile par la supposition même, elle
ne rempKt pas son objet.
Quand un homme a formé son opinion, est-U au pouvoir des peines
de la lui faire changer ? Cette question seule paraît ime injm-e au
bon sens. Les peines iraient plutôt à tins contraii*es ; elles servi-
raient plutôt à le confirmer dans son opinion qu'à le faire fl^échii' :
en partie, parce qu'employer la contrainte c'est avouer tacitement
qu'on manque de raisons ; en partie, parce que le recoui's à ces
moyens violents produit une aversion contre les opinions qu'on veut
soutenir- de cette manière. Tout ce qu'on peut obtenir par les peines,
c'est d'engager, non à croire, mais à déclarer qu'on croit.
Ceux qui, par con\-iction ou par honneur, refusent cette déclara-
tion, subissent le mal de la peine, la persécution, car ce qu'on appelle
jjersécution, c'est uu mal qui n'est compensé par aucun avantage, un
mal en pure perte ; et celui-ci, administré par la main du magistrat,
est précisément le même en natiu-e, mais beaucoup plus fort en degré
(]ue s'U l'était par celle d'un malfaiteur ordinaire.
Ceux qui, moins forts et moins généreux, échappent par ime dé-
claration fausse, cèdent aux menaces, au danger immédiat qui les
l)resse ; mais cette peine du moment évitée se con^•ertit pour eux en
peines de conscience, s'Us ont des scrupules, et en peine de mépns de
la part de la société, qui accuse de bassesses ces rétractations hypo-
crites. Dans cet état de choses. (]u'arrive-t-il ? Une i)artie des
ciloyons doit s'accoutumer à mépriser le suffrage de l'cuitre pour être
EMPLOI DU MOBILE DE LA RELIGION. 361
en paix avec elle-même. On s'exerce à faire des distinctions sub-
tiles entre les faussetés innocentes et les faussetés criminelles :
il s'établit des mensonges privilégiés, parce qu'ils servent de sauve-
garde contre la t3'rannie ; il s'établit des parjiu-es d'usage, de fausses
signatures, considérées comme de simples formules. Au milieu de
ces subtilités, le respect pour la vérité s'altère, les limites du bien et
du mal se confondent ; une suite de faussetés, moins pardonnables,
s'introduit à la faveur de la première : le tribimal de l'opinion se
partage : les juges qui le composent ne suivent plus la même loi, ils
ne savent plus nettement quel degré de dissimulation ils doivent
condamner, et quel autre ils doivent excuser. Les voix se disper-
sent et se contrarient, et la sanction morale, n'ayant plus un régu-
lateur uniforme, s'afFaibKt et se déprave. Ainsi le législatem- qui
exige des déclarations de foi devient le corrupteur de la nation.
Il sacrifie la vertu à la religion, au lieu que la religion elle-même
n'est bonne qu'autant qu'elle est l'auxiliaire de la vertu,
La troisième classe à examiner est celle des personnes qui, à l'éta-
blissement de la loi pénale, n'ont encore aucune opinion formée pour
ou contre. Par rapport à elles, il est probable que la loi peut influer
sur la formation de leiu- opinion. Voyant les dangers d'un côté et
la sûreté de l'autre, il est naturel qu'elles envisagent les arguments
d'une opinion condamnée avec un degré de crainte et d'aversion
qu'elles ne seutii'ont pas pour* les arguments de l'opinion favorisée.
Les arguments qu'on désire de trouver vrais font une impression
plus vive que ceux qu'où désire de trouver faux : et par ce moyen,
un homme parvient à croire, ou plutôt à ne pas rejeter, à ne pas
mécroire une proposition qu'il n'aurait point adoptée, si ces incli-
nations avaient été laissées libres. Dans ce dernier cas, le mal,
moins grand que dans les deux premiers, ne laisse pas d'être un
mal. Il peiit arriver, mais il n'arrive pas toujours que le jugement
cède entièrement aux affections : et lors même que cela arrive,
c'est-à-dire, lorsque la persuasion est aussi forte qu'elle peut l'être,
si la crainte entre pour quelque chose dans les motifs de cette per-
suasion, l'esprit n'est jamais parfaitement tranquille. Ce que l'on
croit un jour, on a peur de ne pas le croire le lendemain. Une
vérité claire de morale ne s'ébranle point, mais la croyance d'un dogme
est plus ou moins chancelante. l)e là vient cette inquiétude contre
ceux qui l'attaquent. On redoute l'examen et la discussion, parce
qu'on ne se sent pas placé sur un terrain solide. Il ne faut rien
remuer dans un édifice qui n'est pas bien affermi. L'entendement
s'affaiblit ; l'esprit ne cherche un complet repos que dans une sorte
de crédulité aveugle ; il recherche toutes les erreurs qui ont quelque
affinité avec la sienne ; il craint de s'expliquer nettement sur le
362 EMPLOI DU MOBILE DE LA RELIGION.
possible et l'impossible, et voudrait en confondre toutes les limites.
Il aime tout ce qui entretient le sophisme, tout ce qui entrave
l'intelligence humaine, tout ce qui lui persuade qu'on ne peut pas
raisonner avec une entière sûreté. Il acquiert une disposition, une
malhcm-euse dextérité à rejeter l'évidence, à donner de la force à
des demi-preuves, à n'écouter qu'une des parties, à subtiliser contre
la raison. En un mot, dans ce système, il faut se mettre un ban-
deau sur les yeux pour n'être pas blessé de l'éclat du jour.
Ainsi tout moyen pénal, employé pour augmenter la force re-
ligieuse, agit comme moyen indii'ecte contre cette partie essentielle
des mœm'S qui consiste dans le respect de la vérité et le respect de
l'opinion publique. Tous les amis éelaii'és de la religion pensent
de môme aujom-d'hui ; cependant il y a bien peu d'États qui aient agi
d'après ce piincipe. Les persécutions '^dolentes ont cessé ; mais H
existe des persécutions som-dcs, des peines civUes, des incapacités
politiques, des lois menaçantes, ime tolérance précaire : situation hu-
miliante pour des classes d'hommes qui ne doivent leur tranquillité
qu'à une indulgence tacite, à im pardon continuel.
Pour se faii'e des idées claù'es sui' l'avantage que le législateur
peut trouver à augmenter la force de la sanction religieuse, d faut
distinguer trois cas : 1° celui où elle lui est entièrement subordormée :
2° celui où d'autres partagent cette influence avec lui : 3° celui où
elle déjK'nd d'ime personne étrangère. Dans ce dernier cas, la
souveraineté est réeUcmcnt partagée entre deirx magistrats, le spi-
rituel (comme on parle ordinairement) et le temporel : le magistrat
temporel sera dans un danger perpétuel de se voir arracher ou con-
tester son autorité par son rivcd, et tout ce qu'd ferait poui" atig-
mentcr la sanction reUgieuse tomiierait à la diminution de son
propre pouvoir. Quant aux effets qui résidtent d'un tel état de
lutte, on en trouve le tableau dans l'histoire. Le magistrat tem-
porel commande aux sujets telle ou telle action : le magistrat
spiiituel la leiu- défend: quelque pai-ti qu'ils prennent, ils sont
punis par l'un ou par l'autre ; proscrits ou damnés, ds sont placés
entre la crainte du glaive civil et la crainte du feu étemel.
Dans les pays protestants, le clergé est essentiellement .subor-
donné au pouvoir politiqiie : les dogmes ne dé])endent pas du
piincc, mais ceux qui interprètent les dogmes dépendent de lui. Or,
le droit d'intei-préter les dogmes est à peu près la même chose que
le droit de les faire. Aussi dans les pays protestiints, la religion
se modèle plus aisément sur le plan de l'autorité polirique. Les
prêtres, mariés, sont plus citoyens ; ils ne forment pas entre eux
ime phalange qui pidssc devenir redoutable : ils n'ont ni le pouvoir
du confessionnal ni celui de l'absolution.
EMPLOI DU MOBILE DE LA RELIGION, 363
Mais à ne considérer que les faits, soit dans les pays catholiques,
soit dans les pays protestants, la religion, il faut l'avouer, a joué un
trop grand rôle dans les malheiu's des peuples. Elle semble avoir
été plus souvent l'ennemie que l'instrument du gouvernement civil.
La sanction morale n'a jamais plus de force que dans le cas où elle
s'accorde avec l'utilité ; mais malheureusement la sanction reli-
gieuse semble avoir eu plus de force dans les cas où sa direction
était plus contraire à l'utilité. L'inefficacité de la religion, en tant
qu'appliquée à promouvoir- le bien politique, est le sujet étemel des
déclamations de ceux mêmes qui ont le plus grand intérêt à en
exagérer les bons effets. Trop peu puissante pour opérer le bien,
elle l'a toujorn-s été beaucoup pour faire le mal. C'est la sanction
morale qui anime les Codms, les llégulus, les Kussel, les .ilgemon
Sidney. C'est la sanction religieuse qui fait de Philippe II le fléau
des Pays-Ba.s, de Marie celui de l'Angictcrre, et de Charles IX le
bourreau de la France.
La solution vulgaire de cette difficulté, c'est d'attrilnior tout le
bien à la religion et tout le mal à la superstition. Mais cette distinc-
tion, dans ce sens, est pui-ement verbale. La chose elle-même n'est
pas changée, parce qu'un homme choisit le mot de religion pour la
caractériser dans un cas, et celui de superstition dans l'autre. Le
motif qui agit sm* l'esprit est dans les deux cas iDrécisément le même.
C'est toujours la peur d'un mal et l'espérance d'un bien, de la part
d'un Être tout-puissant dont on se fait des idées diverses. Aussi, en
parlant de la conduite du même homme, dans la même occasion, les
uns attribuent à la religion ce que les autres attiibufut à la sujjcr-
stition.
Une autre observation aussi tiiviale que la première, et aussi faible
que triviale, c'est qu'il n'est pas juste d'argumenter contre V usage
d'une chose d'après son ahus, et que les meillciu's instruments sont
ceux qixi font le plus de mal quand on en mésuse. La futilité de cet
argument est facile à découviir. Les bons effets d'une chose sont ce
qu'on appelle l'usage, les mauvais ce qu'on appelle Vubus. Dire que
vous ne devez pas argumenter de l'abus contre l'usage, c'est dii-e
qu'en faisant une juste appi'éciation de la tendance d'xme cause, vous
ne devez faire attention qu'au bien, et ne point considérer le mal. Les
iustiTiments du bien, mal employés, iieuvent souvent devenir les in-
stiniments du mal : cela est vrai : mais le principal cai'actère de la per-
fection d'im instrument, c'est de n'être pas sujet à être mal cmplové.
Les ingrécUents les plus efficaces en médecine sont convertibles en jjoi-
sons. J'en conviens, mais ceux qui sont dangereux ne sont pas si bons
dans leui" ensemble, que ceux qui.iendraient le même service, s'il y en
361' EMPLOI DU MOBILE DE LA RELIGION.
avait de tela, sans être sujets aux mêmes inconvénients. Le mercure
et l'opium sont très-utiles, le pain et l'eau le sont encore davantage.
J'ai parlé sans détour et avec une liberté entière. Je me suis ex-
pliqué ailleurs sur l'utilité de la religion, mais je n'omettrai pas
d'observer ici qu'elle tend de plus en plus à se dégager des dogmes
futiles et pernicieux, à se rapprocher de la saine morale et de la saine
politique. L'irréligion, au contraire (je répugne à prononcer le mot
(V athéisme), s'est manifestée de nos jours sous les formes les plus
hideuses de l'absurdité, de l'immoralité et de la persécution. Cette
expérience suffit poui' montrer à tous les bons esprits dans quel sens
ils doivent diriger leurs efforts. Mais si le gouvernement voulait
agii' trop ouvertement pour favoriser cette direction salutaire, il
manquerait son but. C'est la liberté de l'examen qui a corrigé les
erreiu's des siècles d'ignorance, et ramené la religion vers son véri-
table objet. La liberté de l'examen achèvera de l'épurer et de la
concilier avec l'utilité publique.
Ce n'est point ici le lieu d'examiner tous les services que la reli-
gion peut rendre, soit comme consolation dans les maux inséparables
de Thumanité, soit comme enseignement moral plus adapté à la classe
la plus nombreuse de la société, soit enfin comme moyen d'exciter la
bienfaisance*, et de produire des actes utiles de dévoûment qu'on
n'obtiendrait peut-être pas des motifs purement humains.
Le principal usage de la religion, dans la législation civile et pé-
nale, est de donner un nouveau degré de force au serment, une base
de plus à la confiance.
Le serment renferme deux liens différents, le religieux et le moral :
l'un obligatoii-e pour tous, l'autre poiu- ceux qui ont ime certaine
façon de penser. Le même formulaire qui professe d'exposer un
homme, en cas de paijure. aux peines religieuses, l'expose dans le
même cas aux peines légales et au mépris des hommes. Le lien re-
ligieux est la partie saillante ; mais la plus grande partie de la force
du serment dépend du lien moral. L'influence du premier est par-
tielle, celle du second est universelle. Ce serait donc une grande
imprudence que de se servir de l'un et de négliger l'autre.
Il est des cas où le serment est de la plus grande force : ce sont
ceux où il opère de concert avec l'opinion publique, où U a l'appui de
* Il faut prendre garde à ne pas encourager cet esprit de fondation et d'au-
mônes, qui ne résulte que trop des notions du christianisme vulgaire. On mid-
tiplie les pauvres encore plus qu'on ne les soulage. Ce sont les couvents des
moines et leurs distributions journalières, en Espagne et en Italie, qid créent une
classe nombreuse de mendiants, et sont équivalents à une loi par laquelle on met-
trait l'industrie à l'amende en faveur de la paresse.
KMPLOI DU MOlilLE DE LA RELIGION. 365
la sanction populaii'e. Il est d'autre cas où il n'en a point : ce sont
ceux où l'opinion publique agit en sens contraire ou seulement ne le
seconde pas. Tels sont les serments des douanes, et ceux qu'on exige
des élèves dans certaines universités.
Il est de l'intérêt du législateur, non moins que d'un chef militaire,
de connaître le véritable état des forces qui sont à sa disposition.
Éviter de jeter les yeux sur la partie faible parce que l'aspect de cette
partie faible donne peu de satisfaction, ce serait pusillanimité. Mais
si l'on a vu à découvert la faiblesse du lien religieiix dans le serment,
c'est la faute des professeiu-s mêmes de la religion. L'abus qu'ils en
ont fait en le prodiguant sans mesiu-es a dévoilé le peu d'efficace qu'il
a par lui-même, séparé de la sanction de l'honneur.
La puissance du serment s'affaiblit nécessairement quand on le fait
porter siu" des croyances, sui' des opinions. Poui'quoi ? parce qu'il
est impossible de reconnaître le parjure, et que d'ailleurs la raison
humaine, toujours flottante, toujours soumise à des variations, ne peut
pas s'engager pour le futur. Puis-je m'assurer que ma persuasion
d'aujourd'hui sera la même dans dix ans ? Tous ces serments sont
un monopole qu'on a donné aux hommes peu scrupuleux contre ceux
qui ont la plus grande sensibilité de conscience.
Les serments s'avilissent quand on les affecte à des puéiiHtés, quand
on les emi^loie dans des occasions où ils seront violés par une sorte de
convention universelle, et encore' plus quand on les exige pour des cas
où la justice et l'humanité font une excuse et presque un mérite de
leur violation.
L'esprit humain, qui résiste toujours à la tyrannie, aperçoit con-
fusément que Dieu, jDar ses perfections mêmes, ne saui'ait ratifier des
lois injustes ou frivoles. En effet, l'homme, en imposant un serment
voudrait prendi-e une autorité sur Dieu même : l'homme ordonne une
peine, et c'est au juge suprême à l'exécuter. Xiez cette supposition,
la force religieuse du serment s'évanouit.
n est bien étonnant qu'en Angleterre, chez une nation d'ailleurs
prudente et religieuse, on ait presque ruiné ce grand mobUe par
l'iLsag-e trivial et indécent qu'on en fait.
Pour montrer à quel point l'habitude peut dépraver les opinions
morales, sous certains rapports, je citerai un passage, extrait de lord
Kaims, juge do la cour des sessions, en Ecosse, dans un ouvrage sur
l'éducation*.
" Les serments de douane sont à présent comptés pour rien. Ce
n'est pas que le monde derienne plus immoral, mais c'est que per-
sonne n'y attache plus aucune importance. Les di'oits sm- les vins
de France sont les mêmes en Ecosse qu'en Angleterre. Mais comme
* Loose hints o?i éducation.
36G USAGES QU'OX PEUT TIRER
nous ne sommes pas assez lichcs poiu* les payer, la permission
tacite de payer pour les vins de France le droit fixé pour les vins
d'Espagne s'est trouve'e plus avantageuse au revenu que la rigueur
de la loi. Il faut poui-tant prêter le serment que ces vins de France
sont des vins d'Espagne afin de payer le di-oit en conséquence. De
tels serments, dans leur origine, étaient criminels, parce qu'ils étaient
une fraude contre le public ; mais aujourd'hui que le seiment n'est
plus qu'une afiaire de forme, et n'implicpie ni foi donnée ni foi recrue,
c'est une simple manière de parler comme les compliments de civilité
banale : Votre très-humble serviteur, etc. Et dans le fait nous voyons
des marchands qui vivent de ces serments, et auxquels on se confie
sans scmpule dans les afiaires les plus importantes."
Qui croirait que c'est là le langage d'im moraliste et d'mi juge ?
Les quakers ont élevé la simple parole à la dignité du sennent ; —
un magistrat dégrade le serment à la simple fo]-mule d'ime cérémo-
nie ; — le serment n'implique ni la foi donnée ni la foi reçiie. Pour-
quoi donc le prêter ? — poiu-quoi l'exiger ? — à quoi sert cette farce ? —
La religion est-elle donc le dernier des objets ? — et si on la méprise
à ce point faut-il la payer si cher ? — Quelle absiu'dité que de salarier
un clergé à un prix immense pour prêcher la foi du serment, et d'a-
voir des juges et des législateiu's qui se font im jeu de la détndre ?
CHAPITRE XIX.
rsAGEs qu'on peut tirer du pouvoir de l'instruction.
L'instruction ne forme pas un chef à part, mais ce titre est commode
pour ramener à un centre des idées cparses.
Le gouveniement ne doit pas tout faire par sa puissance, elle ne
met que des bras à sa disposition ; c'est par sa sagesse qu'il étend
son empire sur les esprits. Quand il commande, il donne aux sujets
im intérêt factice d'obéir ; quand il éclaire, il leur d(inne un motif
intérieur qui ne s'afi"aiblit point. La meilleure manière d'instniire
est de publier simplement des faits, nuiis quelquefois il con^•ient
d'aider le public à former son jugement sur ces mêmes faits.
Quand on voit des mesures du gouvernement, excellentes en elles-
mêmes, tomber par l'opposition d'im peuple ignorant, on se sent
d'abord irrité contre cette nudtitude grossière, et rebuté de chercher
le bonheur pubKc ; mais quand on \-ient à réfléchir, quand on observe
que cette opposition était facile à prévoir, et que le gouvernement,
dans rorgueilleuso habitude de l'autorité, n'a fait aucune démarche
DU POUVOIR DE l'instruction. 367
poiu- préparer les esprits, pour dissiper les préjugés, pour concilier
la confiance, l'indignation doit se transférer du peuple ignorant et
trompé, à ses dédaigneux et despotiques conducteui-s.
L'expérience a démontré, contre l'attente générale, que les papiers
publics étaient un des meilleurs moyens de diiàgcr l'opinion, d'apaiser
ses mouvements fiévi-eux, de faii'c évanouir les mensonges, les
nimeui-s artificieuses par lesquels les ennemis de l'État essayent leurs
mauvais desseins. Dans ces pajoiers publics, l'instniction peut des-
cendre du gouvernement au peuple, ou remonter du peuple au
gouvernement : plus il y règne de liberté, plus il peut juger le coiu's
de l'opinion, plus il agit avec certitude.
Pour en sentir toute Tutilité, il faut se reporter au temps où ces
papiers publies n'existaient pas, et considérer les scènes d'impostui-es,
soit politiques, soit religieuses, qui se sont jouées avec succès dans
les pays où le peuple ne savait pas lii'e. Le dernier de ces grands
imposteurs à manteau royal a été PugatcheflP. Aurait-il pu de nos
jours soutenir ce personnage en France ou en Angleterre ? La
foiu'be n'am-ait-elle pas été dévoUée aussitôt qu'annoncée ? Ce sont
des crimes qu'on ne tente pas même chez des nations éclairées, et la
facilité de vérifier les impostures les empêche de naître.
Il est bien d'autres pièges dont le gouvernement pourrait garantir
le peuple par des instractions publiques. Combien de fi-audes pra-
tiquées dans le commerce, dans les arts, dans le prix ou la natiu'e
des denrées, qu'il serait aisé de faii'e cesser en les dévoilant 1 Com-
bien de remèdes dangereux ou plutôt de véritables poisons débités
avec impudence par des empiriques, comme des secrets merveilleux,
et dont il serait aisé de désabuser les esprits les plus crédules en
faisant connaître leur composition ! Combien d'opinions malfaisantes,
d'erreurs funestes ou absurdes, qu'on poiuTait an'êter à leiu' naissance,
en éclairant le public ! Lorsque la folie du magnétisme animal, après
avoir séduit les sociétés oisives de Paris, commençait à se répandre
dans toute l'Eiu-ope, lui rapport de l'académie des sciences, par la
seule force de la vérité, fit retoml)cr Mesmer dans la foule mépri-
sable des charlatans, et ne lui laissa d'autres disciples que des sots
incm-ables dont l'admiration acheva de le décrier. Youlez-vous
guérir im peuple ignorant et superstitieux, envoyez dans les villes
et dans les campagnes, en qualité de missionnaires, des jongleurs,
des faiseurs de prodiges, qui commencent par étonner le peuple, en
produisant les plus singiûiers phénomènes, et qui finissent par
l'éclairer. Plus on connaîti'a la magie naturelle, moins on sera la
dupe des magiciens. Je voudi'ais avec quelques précautions que le
miracle de saint Janvier fût répété à Xaples, dans toutes les classes
publiques, et qu'on en fît un des jouets de l'enfance.
368 DU POUVOIR DK l/lXSTUUCTIOX.
La principale instruction que le gouvernement doit au peuple est
la connaissance des lois. Comment veut-on qu'elles soient obéies si
elles ne sont pas connues ? Comment peuvent-elles être connues si
elles ne sont pas publiées sous les formes les plus simples, de manière
que chaque individu puisse trouver par lui-même celle qui doit servir
de règle à sa conduite ?
Le législateiu" pourrait influer sur l'opinion publique en faisant
composer un corps de morale politique, analogue au corps de droit,
et diAT.sé de la même manière, en code général et en code particulier.
Les questions les j^lus délicates, relatives à chaque profession, pour-
raient être éclaircies. Il ne faudrait j)as se borner à de froides
leçons ; en y mêlant des traits historiques bien choisis, on en ferait
un manuel d'amusement pour tous les âges.
ComjDoser de tels codes moraux ce serait dicter, poui" ainsi dire,
les jugements que doit prononcer l'opinion publique sur les diverses
questions de politique et de morale. On pourrait, dans le même
esprit, ajouter à ces codes moraux un recueil des préjugés populaires,
avec les considérations qui doivent leur servir d'antidote.
Si la puissance souveraine s'est jamais montrée aux hommes avec
dignité, c'est dans ces Instructions qui furent publiées par Cathe-
rine II pour un code de lois. Qu'on veuille un moment considérer cet
exemple unique, et le séparer du souvenir d'un règne ambitieux. Il
est impossible de voir sans admiration une femme descendre du char
de la victoire poui' civiliser tant de peuples à demi-barbares, et lem-
présenter les plus belles maximes de la philosophie sanctionnées par
l'attouchement du sceptre royal. Supérieui-e à la vanité de composer
elle-même cet ouvi-age, elle emprunta ce qu'il y avait de meilleur
dans les écrits des sages de ce siècle ; mais, en y ajoutant le poids
de son autorité, elle fit plus pour eux qu'ils n'avaient fait pour elle.
EUe semblait dii-e à ses sujets : " Vous me devez d'autant plus de
confiance que j'ai appelé dans mon conseil les plus beaiix génies de
mon temps : je ne crains pas de m'associer avec ces maitres de la
vérité et de la vertu, poux qu'ils me fassent honte aux yeux de
l'univers si j'ose les démentir." • On la vit, animée du même esprit,
partager entre ses courtisans les travaux de la législation ; et si eUe
fut souvent en contradiction avec elle-même, comme Tibère, qui
était fatigué de la servitude du sénat, et qui aurait puni xm mouve-
ment de liberté, cependant ces engagements solennels, contractés à
la face du monde entier, fiu'ent comme des barrières qu'elle avait
posées elle-même à son pouvoir, et qu'elle osa rarement franchir.
LA PUISSANCE DE L^EDUCATION. 369
CHAPITRE XX.
rSAGE À FAIRE DE LA PUISSANCE DE L'ÉDfCATION.
L'ÉDrcATioN n'est que le gouvernement qui s'exerce par le magistrat
domestique.
Les analogies entre la famille et l'État sont de nature à frapper au
premier coup cl'œil ; les différences sont moins saillantes, et il n'est
pas moins utile de les indiquer.
1° Le gouvernement domestique doit être plus actif, plus vigilant,
plus occupé de détails que le gouvernement civil. Sans une atten-
tion toujours soutenue, les familles ne subsisteraient pas.
L'autorité civile n'a rien de mieux à faille qu'à se fier à la prudence
des individus pour la conduite de leurs intérêts personnels, qu'ils
entendront toujours mieux que le magistrat. Mais le chef de famille
doit continuellement suppléer à l'inexpérience de ceux qui sont soumis
à ses soins.
C'est là qu'on peut exercer la consulte, cette politique que nous
avons condamnée dans le gouvernement civil. Le gouvernement
domestique peut écarter de ceux qui lui sont soumis les connais-
sances qui pourraient leur devenir nuisibles : il peut veiller sur leurs
liaisons et leurs lectures ; il peut accélérer ou retarder le progrès de
lem'S lumières, selon les circonstances.
2° Cet exercice continuel du pouvoir, qui serait sujet à tant d'abus
dans l'État, l'est beaucoup moins dans l'intérieur de la famille ; en
effet, le père ou la mère ont pom* leurs enfants une affection natui'eUe
beaucoup plus forte que celle du magistrat ci^•il poui* les personnes
qiù lui sont subordonnées. L'indulgence est le plus souvent en
eux le mouvement de la nature : la sévérité n'est qu'un effet de la
réflexion.
3° Le gouvernement domestique peut faire usage des peines dans
bien des cii'constances où l'autorité civile ne le pourrait pas : c'est
qu'un chef de famiUe connaît les individus, et que le législateur ne
connaît que l'espèce. L'un procède sur des certitudes, l'autre sur
des présomptions. Tel astronome serait capable peut-être de ré-
soudre le problème de la longitude, le magistrat civil peut-il le
savoir? peut-il lui ordonner cette découverte et le punir de ne
l'avoir pas faite ? Mais l'instituteur particulier saura si tel problème
de géométrie élémentaire est à la portée de son élève. Que la mau-
vaise volonté prenne le masque de rimpuissance, rinstitutcur ne s'y
trompe guère ; le magistrat s'y tromperait nécessairement.
Il en est de même pour bien des vices : le magistrat public ne
pourrait pas les réprimer, parce (pi'il faudrait établir des liureanx do
3rO LA PUISSANCE DE l'ÉDUCATION.
délation dans chaque famille. Le magistrat privé, ayant sous ses
yeux, sous sa main, ceux qu'il est chargé de conduire, peut arrêter,
dès leui" origine, ces mêmes \'ices, dont les lois ne pourraient punir
que les derniers excès.
4° C'est surtout par le pouvoir des récompenses que ces deux
gouvernements diffèrent. Tous les amusements, tous les besoins
des jeunes élèves peuvent revêtir le caractère rémunératoire, selon
la manière de les accorder avec telle condition, après tel travail.
Dans l'île de Minorque on faisait dépendi'e la subsistance des jeunes
garçons de leur adresse à tirer de l'arc ; et l'honneur de souffrir en
public était, à Lacédémone, im des prix de la vertu pour la jeunesse
guenière. Point de gouvernement assez riche pour faire beaucoup
avec des récompenses ; point de père assez pauvre pour ne pas en
avoir im fonds inépuisable.
C'est surtout la jeunesse, cette époque des impressions vives et
dui'ables, que le législateur doit avoir en vue poui* diiiger le cours
des inclinations vers les goûts les plus conformes à l'intérêt public.
En Kussie on a su engager la jeune noblesse à entrer dans le ser-
vice par des moyens aussi puissants que bien imaginés. Il en résulte
peut-être moins de bons effets pour l'esprit miKtaire que pour la vie
civile. On les accoutume à l'ordre, à la vigilance, à la subordination.
On les oblige à sortir de leurs retraites, où ils exercent ime domina-
tion corruj^trice sur des esclaves, et à se produire sur un plus grand
théâtre où ils ont des égaux et des supéiieurs. La nécessité de se
fi'équenter amène le désir de se plaire : le mélange des états diminue
leurs préjugés réciproques, et l'orgueil de la naissance est réduit à
plier devant les grades du sei"vice. Fn despotisme domestique
illimité, comme était celui de la Russie, ne pouvait que gagner à se
convertir en im gouvernement miKtaire qui a ses limites. Ainsi,
dans les circonstances données de cet empire, il était diflScile de
trouver un moyen général d'éducation qui répondit à plus d'objets
utiles.
Mais à n'envisager dans l'éducation qu'un moyen indii'ect de pré-
venir les délits, il y faut une réforme essentielle. La classe la plus
négligée doit devenir l'objet principal des soins. Moins les pères
sont capables de remplir ce devoir, plus il est nécessaire que le
gouvernement les remplace. Il doit veiller non-seidement sur des
orphelins laissés dans l'indigence, mais encore siir les enfants dont
les parents ne peuvent phis mériter la confiance de la loi pour cette
charge importante, sur ceux qui ont déjà commis quelque délit, ou
qui, destitiiés de protccteiu's et de ressoiu'ces, sont livrés à toutes les
séductions de la misère. Ces classes, absolument négligées dans la
plupart des ïîtats, deviennent la pépinière du crime.
PRÉCAUTIONS GÉNÉRALES, &C. 371
Un homme d'ime rare bienfaisance, le chevalier Paulet, avait créé
à Paris un établissement poux plus de deux cents enfants, qu'il pre-
nait dans la classe la plus indigente, dans la mendicité. Tout roulait
sur quatre piincipes. Ofirir aux élèves plusieurs objets d'étude et
de travail, et laisser la plus grande latitude possible à leurs goûts ;
— les employer réciproquement à s'instruii-e, en présentant au dis-
ciple l'honneur de devenir maître à son tour, comme la plus grande
récompense de ses progrès ; — leiu' confier tout le sei^vice domestique,
pour réunir le double avantage de leur instniction et de l'économie ;
les gouverner par eux-mêmes, et mettre chacun d'eux sous l'inspec-
tion d'un plus ancien, de manière à les rendre cautions les uns pour
les autres. Dans cet établissement tout respii-ait une apparence de
liberté et de gaîté : il n'y avait d'autres peines qu'une oisiveté forcée,
et un changement d'habits*. Les élèves un peu avancés en âge
s'intéressaient au succès général comme le fondateur, et tout allait
encore en se perfectionnant, lorsque la révolution a engloxiti cette
petite colonie dans le désastre de la fortune publique.
On pourrait donner plus d'étendue aux institutions de cette espèce,
et les rendre moins dispendieuses, soit en y multipliant les ateliers,
soit en y gardant les élèves jusqu'à l'âge de dix-hmt ou vingt ans,
afin qu'ils eussent le loisir d'acquitter les fi'ais de leur éducation, et
de contribuer à celle des plus jeunes. Des écoles sur ce plan, au
lieu de coûter à l'État, pourraient devenir des entreprises lucratives.
Mais il faudi'ait intéresser les élèves eux-mêmes au travail, en les
payant à peu près comme des ouvriers libres, et en leur faisant un
fonds d'économie qui leur serait remis à l'époque de leur étabHsse-
ment.
CHAPITRE XXI.
PRÉCATTIONS frÉXÉRALES CONTRE LES AF.IS u'aTTORITÉ.
Je passe à quelques moyens que les gouvernements peuvent employer
pour prévenir- les abus d'autorité de la part de ceux auxquels ils con-
fient une portion de lem- pouvoir.
Le droit constitutionnel a sa législation dii-ecte et indirecte : la
législation directe consiste dans l'établissement des offices entre
lesquels toute la puissance politique se trouve partagée : il n'en est
pas question dans cet ouvrage. La législation indiiecte consiste
* Les deiix peines usitées s'appelaient, l'une la petite oisiveté, et l'autre, la
ffrande oisiveté : rien de plus ingénieux que d'avoir donné au châtiment le nom
même et le caractère d'un Wce : on voit q\ielle saUitaire association d'idées devait
en résulter.
2 B 2
372 PRÉCAUTIONS GÉNÉRALES
dans des précautions générales, qui ont pour objet de prévenir Tin-
conduite, l'incapacité ou les malversations de ceux qui administrent,
soit en chef, soit en sous-ordre.
Ce n'est pas une énumération complète de ces moyens indii'ects
qu'on veut tenter. Il ne s'agit ici que de dii'iger l'attention vers
cet objet, et peut-être aussi de faire cesser l'enthousiasme de quelques
écrivains politiques qui, poiu' avoir entre'S'u l'un ou l'autre de ces
moyens, se sont flattés d'avoir achevé une science dont on n'a pas
même dessiné les contoiu's.
I, Diviser le pouvoir en différentes branches.
Toute division de pouvoir est un raffinement suggéré par l'ex-
périence. Le plan le plus naturel, le premier qui se présente, est
celui qui le place tout entier dans les mains d'un seul. Le comman-
dement d'un côté, l'obéissance de l'autre, est une espèce de contrat
dont les termes sont facilement arrangés, lorsque celui qui doit
gouverner n'a point d'associé. Chez toutes les nations de l'Orient,
la fabrique du gouvernement a conservé jusqu'à nos jours sa structure
primitive. Le pouvoir monarchique descend sans division d'étage
en étage, depuis le plus haut jusqu'au plus bas, depuis le grand
Mogol jusqu'au simple Ha\-ildar.
Quand le roi de Siam entendit l'ambassadeiu' hollandais parler
d'un gouvernement aristocratique, 0. éclata de rire à l'idée de cette
absiu'dité.
Ce moyen principal n'est ici qu'indiqué. Examiner en combien
de branches le pouvoir du gouvernement peut être divisé, et de
toutes les divisions possibles, quelle est celle qui mérite la préfé-
rence, ce serait faire un traité de politique constitutionnelle. J'ob-
serve seulement que cette di^"ision ne doit pas constituer des pouvoirs
séparés et indépendants ; ce qui amènerait un état d'anarchie. Il
faut toujours reconnaître une autorité supérieui'e à toutes les autres,
qm ne reçoit pas la loi, mais qui la donne, et qui demeure maîtresse
des règles mêmes qu'elle s'impose dans sa manière d'agir.
II, Distribuer les hrmches particulières du pouvoir, chacune entre
divers co -partageants. — Avantages, inconvénients de cette politique.
Dans les provinces de Russie, avant les règlements de Catherine II,
toutes les différentes branches du pouvoir- mihtaii'c, fiscal, judiciaire,
étaient placées dans un seid corps, un seul conseil. Jusque-là, la
constitution de ces gouvernements subordonnés ressemblait assez à
la forme du despotisme oriental : mais le pouvoir du gouverneur était
un peu limité par les pouvoirs du conseil, et à cet égard, la forme se
rapprochait de l'aristocratie. A présent le pouvoir jucheiaire est
CONTRE LES ABUS d'aUTOKITÉ. 373
séparé en plusieui's branches, et chafjue branche partagée entre
plusieurs juges qui exercent conjointement leurs fonctions. Une loi
de la natui'e de Vhaheas corjnts des Anglais a été étabhe ponr la pro-
tection des individiis contre le pouvoir' arbitraii'e, et le gouverneur
n'a pas plus le droit de nuire qu'un gouverneur de la Jamaïque et
des Barbades.
Les avantages de la division sont piincipalement ceux-ci :
1° Elle diminue le danger de la précipitation.
2° Elle diminue le danger de l'ignorance.
3° Elle diminue le danger du manque de probité. Ce dernier
avantage, toutefois, ne peut guère résulter que du grand nombre des
co-pai'tageants, c'est-à-dire, lorsqu'il est tel qu'il serait difficile de
séparer les intérêts de la majorité d'avec les intérêts du coi'ps du
peuple.
La division des pouvoirs a aussi des désavantages, parce qu'elle
entraîne des délais et qu'elle fomente des querelles qui peuvent
amener la dissolution du gouvernement établi. On peut obvier au
mal des délais en graduant la di^dsion selon que les fonctions
auxquelles on l'applique admettent plus ou moins de délibération.
Le pouvoir- législatif et le pouvoir militaire forment à cet égard les
deux extrêmes ; le premier admettant la plus grande déUbération, et
le second exigeant la plus grande célérité. — Quant à la dissolution
du gouvernement, ce n'est un mal que dans l'ime ou l'autre de ces
deux suppositions : 1° que le nouveau est plus mauvais que l'ancien ;
2° que le passage de l'un à l'autre est marqué par des calamités et
des guerres civiles.
Le plus grand danger de la plm-alité, soit dans un tribunal, soit
dans un conseil administratif, c'est de diminuer la responsabilité de
plusieiu's manières. Un corps nombreux peut compter sur une sorte
de déférence do la part du public, et se permet des injustices aux-
quelles un administrateur' rmique n'oserait pas se livrer. Dans xme
confédération de plusieui's, les uns peuvent rejeter sui' les autres
l'odieux d'ime mesure. Elle est faite par tous et elle n'est avouée
de personne. La censure publique s'élève-t-elle contre eux : plus
le coi-ps est nombreux, plus il se fortifie contre l'opinion du dchoi-s,
plus il tend à former im État dans l'État, un petit public qui a son
esprit particxdier, et qui protège par ses applaudissements ceux do
ses membres qui aiu-aient cncoui'u la disgrâce générale.
Uunité, dans tous les cas où elle est possible, c'est-à-dire dans
tout ce qui n'exige pas une réunion de lumières et im eoncoiu's de
volontés, comme un corps législatif, l'unité, dis-je, est favorable,
l^arcc qu'elle fait peser toute la responsabilité, soit morale, soit
légale, sur la tête d'im seul. Il ne partage avec personne l'honneur
374 PRÉCAUTIONS GÉNÉRALES
de ses actions, il porte de même tout le fardeau du blâme ; il se voit
seul contre tous, n'ayant d'autre appui que l'intégrité de sa conduite,
d'autre défense que l'estime générale. Quand il ne serait pas intègre
par inclination, il le devient pour ainsi dire malgré lui, en vertu
d'une position où son intérêt est inséparable de son devoir.
D'ailleurs, l'unité dans les emplois subordonnés est im moyen
certain poiu- le souverain de découvrir en peu de temps la capacité
réelle des individus. Un esprit faux et borné peut se cacher long-
temps dans une nombreuse compagnie : mais s'U agit seul et sur un
théâtre pubHc, son insuffisance est bientôt démasquée. Les hommes
médiocres ou ineptes, toujom's prompts à solliciter les places où ils
peuvent se mettre à l'abri sous- un mérite étranger, auront peur de
s'exposer dans une carrière dangereuse où ils seront réduits à leur
propre valeur'.
Mais on peut réunir en certains cas l'avantage qui peut résulter
d'uue réimion, et celui qui tient nécessaii'ement à la responsabilité
d'un seul.
Dans les conseils subordonnés, il y a toujours im individu qui
préside, et sur qui roule la principale confiance. On lui donne des
associés, afin qu'il puisse f)rofiter de leurs avis, et qu'il y ait des
témoins contre lui dans le cas où il s'écarterait de son devoir'. Mais
il n'est pas nécessaii-e, poui' remplir cet objet, qu'ils soient égaux en
puissance, ni même qu'ils aient droit de voter. Tout ce qui est
nécessaire, c'est Cjue le chef soit obligé de leur communiquer tout ce
qu'il fait, et que chacun d'eux fasse une déclaration par écrit sur
chacim de ses actes, témoignant leur approbation ou leur blâme.
La communication dans les cas ordinaires doit se faire avant que
l'oidre soit émané ; mais dans ceux qui demandent une célérité
paiiiculière, il suffit qu'elle soit faite immédiatement après. — Cet
arrangement ne pourrait -il pas obAaer, en général, au danger des
delà 'S et des dissensions?*
III. Mettre Je pouvoir de déplacer dans d'autres mains que h
po^ivoir d'élire.
Cette idée est empruntée d'im pamphlet ingénieux, publié en
Amérique en 177St, par im député de la convention, chai'gé d'exa-
* C'est le plan adopté par la compagnie des Indes. Ci-devant, c'était le
conseil de Madras ou de Calcutta qui décidait tout à la pliu-alité des voix. Au-
joiu'd'hui le gouverneur doit consulter le conseil, et chaque membre doit donner
son opinion par écrit, mais ils n'ont plus de vote dans les mesiures, ils ne sont que
de simples consultants ; le gouverneiu* décide tout en dernier ressort. Par con-
séquent, il ne lui suffit plus de gagner une majorité dans le conseil poiu* éluder
la responsabilité qui porte tout entière sur Im.
t Réimprimé dans Ahnon'ti Rfinrmhranccr. r\° 84, page 22o.
CONTRE LES ABUS d'aUTORITÉ. 375
miner la forme de gouvemement proposée pour l'État de Massa-
chusets.
L'orgueil d'un homme est intéressé à ne pas condamner son propre
choix. Indépendamment de toute affection, un supérieur sera moins
disposé à écouter des plaintes contre im de ses propres appointés que
ne le serait une personne indifférente, et aiu'a im préjugé d'amour-
propre en sa faveur. Cette considération sert en partie à expliquer
ces abus de pouvoirs, si communs dans les monarchies, lorsqu'un
subalterne est chargé d'une grande autorité, dont il n'est appelé à
rendi'e compte qu'à celui même qui lui a donné son office.
Dans les élections populaires, la part de chaque indi\-idu à la
nomination d'un magistrat est si peu de chose, que cette sorte
d'illusion n'existe presque pas.
En Angleterre, le choix des ministres appartient au roi ; mais le par-
lement peut effectivement les déplacer en formant une majorité contre
eux. Cependant ce n'est qu'une application indii-ecte de ce principe.
IV. Ne pas souffrir que les gouverneurs restent longtemps dans les
mêmes districts.
Ce principe s'applique particulièrement à des gouvernements con-
sidérables, dans des provinces éloignées, et surtout séparées du corps
principal de l'empire.
Un gouverneiu- armé d'im grand pouvoir- peut, si on lui en donne
le loisir-, travailler à établir son indépendance. Plus il reste en place,
plus 0. peut se fortifier, en se créant un parti ou en s'unissant à l'un
des partis qui existaient avant lui. De là oppression pour les uns
et partialité pour- les autres. N'y eût-il point même de parti, il
peut se rendi-e coupable de mille abus d'autorité, sans qu'on osât ou
qu'on voulût se plaindi-e au souverain. La durée de sa puissance
fait naître des craintes ou des espérances qui lui sont également
favorables. Il se fait des créatiu-es qui le regardent comme l'unique
distributeur des grâces ; et ceux qui souffrent craignent de souôi-ir
encore plus, s'Us offensent un clief qu'ils n'espèrent pas de voir
changer pendant de longues années.
Cela sera vrai surtout des délits qiii nuisent à l'État plus qu'aux
individus.
Le désavantage des changements rapides, c'est d'enlever im homme
à son emploi, lorsqu'il avait acquis la connaissance et l'expérience des
affaires. Des hommes nouveaux sont sujets à commettre des fautes
d'ignorance. Cet inconvénient sera pallié par l'institution d'un con-
seil subordonné et permanent qui conserve la marche et la routine
des affaires. Ce que vous gagnez par là, c'est de diminuer un pou-
voir qui peut tourner contre vous : ce que vous risquez, c'est de
376 PRÉCAUTIONS GÉNÉRALES
diminuer le degré d'instruction. Il n'y a pas de parité entre ces
deux dangers, lorsque la révolte est le mal que l'on appréhende.
L'arrangement devrait être permanent, pour éviter de donner
ombrage aux individus. Il faut accoutumer les esprits à regarder
le renouvellement comme fixe et nécessaire, à des époques déter-
minées. S'il n'avait Heu que dans certains cas, iL pourrait servir à
provoquer le mal qu'il est destiné à prévenir.
Le danger de révolte, de la part des gouvemeiu's, n'existe que
dans les gouvernements faibles et mal constitués. Dans l'empire
romain, depuis César jusqu'à Augustule, on ne voit autre chose que
des gouverneurs et des généraux qui lèvent l'étendard de l'indé-
pendance. Ce n'est pas qu'on eût négligé ce moyen dont nous
parlons, les renouvellements étaient fréquents: mais, soit qu'on
n'eût pas su faii'e une bonne application de ce préservatif, soit
manque de vigUance et de fermeté, soit par d'autres causes, on ne
sut jamais empêcher la fi-équence des révoltes.
Le défaut d'un arrangement permanent de cette nature est la
cause la plus évidente des révolutions coutinuelles auxquelles l'em-
pire tui'c est sujet ; et rien ne prouve mieux la stupidité de cette
cour barbare.
S'il est quelque gouvernement européen qui ait besoin de cette
politique, c'est l'Espagne dans ses établissements d'Amérique, et
l'Angleterre dans ceux des Indes orientales.
Dans les États de la chrétienté mieux civilisés que les autres, rien
n'est plus rare que la révolte d'un gouvemeui". CeUe du prince
Gagarin, gouverneur de Sibérie sous PieiTe I^"", est, je crois, le seul
exemple qu'on pût citer dans les deux demiei-s siècles ; et cela dans
xm empire qui n'a pas même encore perdu son caractère asiatique.
Les révolutions qui ont éclaté ont pris leur source dans xm principe
plus puissant et plus respectable, les opinions, les sentiments du
peuple, l'amour de la liberté.
V. Renouveler les corps gouvernants par rotation.
Les raisons pour ne pas laisser un gouverneur longtemps en office
s'appliquent toutes, avec encore plus de force, à un conseil ou à un
corps de dii-cctcurs. Kendoz-lcs permanents, s'ils s'accordent entre
eux, par rapport à la généralité de leurs mesures ; il est probable
que paimi ces mesures il y en aura plusieurs dont l'objet sera de
servir eux et leurs amis aux dépens même de la commimauté qui
leur a confié ses intérêts. S'ils se di\-iscnt et ensuite se réconcilient,
il est assez probable que le prix de leur réunion sera encore a\ix
dépens de la communauté. Mais, au contraire, si vous en écartez
un certain nonibie à la fois, et qu'il y ait des abus, vous avez une
CONTRE LES ABUS D AUTORITE.
377
chance de les voir réformer par les nouveaux- venus, qui n'ont pas
encore eu le temps de se laisser corrompre par leurs associés. On
en laissera toujom*s une partie pour continuer le courant des affaires
sans interruption. Cette partie conservée doit-elle être j^lus grande
ou plus petite que la partie renouvelée ? Si elle est plus grande, il
est à craindre que l'ancien système corrompu ne se maintienne en
vigueur ; si elle est plus petite, il est à craindre qu'un bon système
d'administration ne soit renversé par des innovations capricieuses.
Quoi qu'U en soit, le simple droit d'écarter ne répondi'a guère au
but, surtout si le pouvoir de remplacer est attribué au corps lui-
même. Ce droit ne serait jamais exercé que dans des occasions
exti-aordinaires.
Ceux qui auront été écartés seront-ils inéligibles pour un temps
ou pour toujours ? S'Us le sont poui' un temps seulement, il arrivera
de suite qu'ils seront toujours réélus, et que l'esprit de fédération
ira son train dans le corps. S'Us le sont pour toujoiirs, la com-
munauté sera privée des talents et de l'expérience de ses plus habiles
serviteurs. À tout prendre, ce moyen politique ne semble être qu'un
substitut imparfait à d'autres moyens dont il sera fait mention dans
la smte, et surtout à la publicité de tous les procédés et de tous les
comptes.
Cet arrangement de rotation a été adopté en Angleterre dans les
grandes compagnies de commerce, et depuis quelques années n a été
introduit dans la direction de la compagnie des Indes.
Cette vue politique n'est pas la seule qu'on ait considérée dans la
rotation. On a souvent été déterminé par le simple objet d'effectuer
une distribution plus égale des pririléges qui appartiennent à l'office.
Le grand ouvrage politique d'Harrington (VOceana) ne roule
presque que sur im système de rotation entre les membres du gou-
vernement. Un homme d'esprit qui ne voit point l'ensemble de la
science saisit une idée unique, la développe, l'applique à tout, et ne
voit rien au delà. C'est ainsi qu'en médecine, moins on aperçoit
l'étendue de l'art, plus on est porté à croire à un élixir de vie, à un
remède imiversel, à im secret mei'vcUleux. Une classification est
utile poiu- porter successivement l'attention sur tous les moyens.
YI. Admettre des informations secrètes.
Chacim sait qu'à Venise on admettait les informations secrètes.
Il y avait des boîtes disposées çà et là autour du palais de Saint-
Marc, dont le contenu était régidièreraent examiné par les inquisi-
teui's d'État. D'après ces accusations anonymes, on prétend qu'il y
avait des personnes saisies, emprisonnées, envoyées en exil ou même
pimies de mort, sans aucune preuve ultérieure. Si cela est vrai, il
378 PRECAUTIONS GENERALES
n'y a rien de plus salutaire et de plus raisonnable que la première
partie de l'institution, rien de plus pernicieux et de plus abominable
que la seconde. Le tribunal arbitraire des inquisiteurs a diffamé
avec raison le gouvernement vénitien, qui a dû être sage à d'autres
égards, puisqu'il s'est maintenu si longtemps dans un état de pros-
périté et de tranquillité.
C'est un grand malbeur quand une bonne institution a été liée
avec ime mauvaise : tous les yeux ne sont pas capables de se servir
du prisme qui les sépare. Où serait le mal de recevoir des informa-
tions secrètes, fussent-elles anonymes, en première instance ? Sans
doute il ne faut pas, sur une information secrète, faire tomber un
cheveu d'ime seule tête, ni donner la plus légère inquiétude à un
indi\idu ; mais, avec cette restriction, poiu'quoi se priverait-on de
l'avantage qui peut en résulter? Le magistrat juge si l'objet dé-
noncé mérite son attention. S'il ne l'a mérite pas, il n'en tient
aucun compte. Dans le cas contraire il ordonne à l'informateur de
se présenter en personne. Après l'examen des faits, s'il le trouve
dans l'erreiu", il le renvoie en louant ses bonnes intentions et tient
son nom caché ; si l'informateur a fait une accusation malicieuse et
perfide, son nom et son imputation doivent être communiqués à la
partie accusée. Mas si la dénonciation est fondée, la poursuite
juridique commence, et l'informateur est obligé de paraître pour
donner ses dépositions en public.
Demandera-t-on sur quel principe iine institution pai'eille peut
être avantageuse ? Précisément sur le même principe qui fait re-
cueillir les sufirages par scrutin de ballottage. Dans le eoiirs du
procès il faut bien que le défendeur soit infonné des témoins qui
doivent déposer contre lui; mais où est la nécessité qu'il le sache
avant que le procès commence ? Dans ce dernier cas, im témoin qui
peut avoir quelque chose à craindre de la part du délinquant ne
voudia point s'exposer lui-même à xm inconvénient certain pour la
chance de rendre au pubHc un ser\-ice douteux. C'est ainsi que les
déhts demeuient si fi'équemment impunis, parce qu'on ne veut pas
se faire des inimitiés personnelles, sans être sûr de servir le public.
J'ai rapporté ce moyen sous le chef des abus d'autorité, parce que
c'est contre les hommes en place que son efficace est le plus marqué,
vu que dans ce cas le pouvoh- du délinquant supposé est im poids de
plus dans la balance des motifs dissuasifs. Dans les cas de cette
espèce, le supérieur, ayant reçu un avis qui le tient sur ses gardes,
pourrait passer sixr la première offense et découvrir le coupable dans
la seconde.
La résolution de recevoir des infonnations secrètes et même
anonymes ne serait bonne à rien, à moins qu'elle ne fût publique-
CONTRE LES ABUS D^AUTORITÉ. 379
ment connue ; mais ime fois qu'elle serait connue, la terreur de ces
infoi-mations en rendrait bientôt l'occasion plus rare, et en diminue-
rait le nombre. Et sur qui tomberait la crainte ? uniquement sur
les coupables et sur ceux qui projettent de le devenir : car avec ime
procédure publique, l'innocent ne peut pas être en danger; et la
malice du calomniateur serait confondue et pimie.
VII, Introduction du sort pour les requêtes adressées au souverain.
Quand les informations n'arriveraient qu'au ministre, elles auraient
leiir usage ; mais pour en assurer l'utilité, il faut qu'elles puissent
parvenir à la connaissance du souverain.
Le grand Frédéric recevait directement des lettres du moindi'e de
ses sujets, et souvent la réponse était écrite de sa propre main. Ce
fait serait incroyable s'il n'était parfaitement attesté.
Il ne faut pas conclure de cet exemple que la même chose fût
possible dans tous les gouvernements.
En Angleterre, chacun a la liberté de présenter une pétition au
roi ; mais le sort de ces pétitions, remises au moment même à un
gentilhomme de la chambre, est connu par ime expression pro-
verbiale : ce sont des papillotes pour les filles d'honneiir. On peut
imaginer d'après cela que ces pétitions ne sont pas bien fréquentes,
mais aussi ne sont-elles pas bien nécessaires dans un pays où le sujet
est protégé par des lois qui ne dépendent pas du souverain. Il y a
pour l'homme privé d'autres moyens d'obtenir justice, U y a d'autres
canaux d'information pour le prince.
C'est dans les monarchies absolues qu'il est essentiel de maintenir
xme communication constamment ouverte entre le sujet et le mo-
narque ; il le faut pour que le sujet soit sûr d'être protégé ; il le faut
poiu- que le monarque soit sûr d'être libre.
Qu'on appelle le peuple caïuiille, poptdace, ou comme on voudra,
le prince qui refuse d'écouter le dernier indiWdu de cette populace,
bien loin d'augmenter par là son poiivoir, le cUminue en réalité. Dès
ce moment, il perd la facidté de se dii-iger par lid-même, et devient
im instrument entre les mains de ceux qui se nomment ses servi-
teurs. Il peut imaginer qu'il fait ce cju'il veut, qu'il se détermine
par lui-même ; mais dans le fait, ce sont eux qui déterminent poui'
lui ; car déterminer toutes les causes qu'un homme peut avoir pour
agir, c'est déterminer toutes ses actions. Celui qui ne voit et
n'entend que comme U ^daît à ceux qui l'entourent, est soumis à
toutes les impulsions qu'ils vcident lui donner.
Placer une confiance illimitée dans des ministres, c'est placer ime
confiance illimitée dans les mains de ceux qui ont le plus grand
intérêt à en abuser, et la plus grande facilité à le faire.
380 PRÉCAUTIONS GENERALES
Quant à \m ministre lui-môme, plus il sera intègre, moins il aiira
besoin d'une telle confiance : et l'on peut afiii-mer sans i)aradoxe que
plus il la mériterait, moins il désirerait de la posséder.
Le souverain qui ne pourrait lire toutes ces pétitions sans y
sacrifier im temps précieux peut avoir recours à divers expédients
pour se soustraire à la dépendance de ceux auxquels il les confie, et
s'assurer qu'on ne lui soustrait pas les plus importantes. H peut en
prendre quelques-unes au hasard, les faire toutes distribuer sous
différents chefs, et se les faire présenter à l'improviste. Les détails
d'un tel arrangement ne sont ni assez importants ni assez difficiles
pour exiger un développement particulier. H suffit d'en suggérer
l'idée.
VIII. Liberté de la presse.
Écoutez tous les conseils, vous pouvez vous en trouver mieux, et
vous ne risquez pas d'en être plus mal. Voilà ce que dit le simple
bon sens. Établir la liberté de la presse, c'est admettre les conseils
de tout le monde. Jl est vrai que dans plusieurs occasions le juge-
ment public n'est pas écouté avant qu'on ait arrêté une mesure, mais
après qu'elle est exécutée. Cependant ce jugement peut toujours
avoir son utilité, soit par rapport aux mesxires de législation qu'on
peut réformer, soit par rapport à celles d'administration qui peuvent
se réitérer. Le meilleur avis donné en particulier au ministre peut
être perdu ; mais un bon avis donné au public, s'il ne sert pas à Vxm,
peut servir à l'autre ; s'il ne sert pas aujourd'hui, il peut servir dans
la suite ; s'il n'est pas offert sous une forme convenable, il peut
recevoir d'une autre main les ornements qui le feront goûter. L'in-
struction est une semence qu'il faut poiir ainsi dire essayer dans une
grande diversité de terrains, et cultiver avec patience, parce que ses
fruits sont souvent tardifs.
Cette mesui-e est bien préférable à celle des pétitions pour éman-
ciper le souverain. — Quel que soit son discernement dans le chois de
ses ministres, il n'a pu les prendre que sur im petit nombre de can-
didats que les hasards de la naissance ou de la fortime lui ont pré-
sentés. Il peut donc penser raisonnablement qu'il y a d'autres
hommes plus éclairés qu'eux ; et plus il étend sa faculté de connaître
et d'entendi'e, plus il augmente son pouvoir et sa liberté.
Mais dans la manière de donner ces avis, il peut se mêler de
l'insolence et de l'humeiu': au Kcu de se borner à l'examen des
mesures, on portera la critique siu' les i^ereonnes. Et en effet, queUe
adresse ne faudrait-il pas pour tenii' ces deux opérations bien
séparées? Comment peut-on censurer ime mesure sans attaquer
jusqu'à un certain point le jugement ou la probité de son auteiu"?
Voilà recueil : voilà ce qui fait (jue la Uberté de la presse est aussi
CONTRE LES ABUS D^AUTORITB. 381
rare que ses avantages sont manifestes. Elle a contre elle toutes
les craintes de l'amour-propre. Cependant Joseph II, Fre'déric II,
avaient eu la magnanimité de l'établir. Elle existe en Suède ; elle
existe en Angleterre ; elle peut exister partout avec des modifica-
tions qui en pré-^dennent les plus grands abus.
Si d'après les habitudes du gouvernement, ou par des circonstances
particulières, le souverain ne pouvait pas permettre l'examen des
actes d'administration, il devrait au moins permettre l'examen des
lois. Qu'il prenne poui' lui le privilège de l'infaiLLibilité, il n'a pas
besoin de l'étendi-e à ses prédécessem-s. S'il est jaloux du pouvoir
suprême jusqu'à faire respecter tout ce qui a eu l'attouchement du
sceptre royal, il peut livrer à la discussion tout ce qui n'est que
science, principe de droit, procédure, administration subalterne.
Si la liberté de la presse peut avoir des inconvénients pour des
brochures, des feuilles qui se répandent dans le public, et s'adressent
à la partie ignorante d'ime nation aussi bien qu'à la partie éclairée,
la même raison ne pourrait pas s'appliquer à des ouvi'ages sérieux et
de longue haleine, à des livres qui ne peuvent avoir qu'une certaine
classe de lecteurs, et qui, ne pouvant produire aucun effet immédiat,
laissent toujours le temps de préparer l'antidote.
Sous l'ancien régime finançais, il suffisait qu'un livre de science
morale fût imprimé à Paris pour inspirer une prévention défavorable.
Les Instructions de l'impératrice de Eussie poiu' l'assemblée de ses
députés furent prohibées en France. Le style et les sentiments de
cet écrit parurent trop populaires pour être tolérés dans la monarchie
française.
Il est vrai qu'en France, comme ailleurs, la négligence et l'incon-
séquence palliaient les maux du despotisme. Un titre étranger ser-
vait de passe-port au génie. La rigueur de la censure n'aboutissait
qu'à transporter le commerce des livi-es à d'autres nations, et à rendre
plus amère la satire qu'elle était destinée à suppiimer.
IX. Publier les 7'aisons et les faits qui servent de base aux lois et
autres actes de V administration.
C'est un anneau nécessaire dans la chaîne d'une politique généreuse
et magnanime, et un accompagnement indispensable de la liberté de
la presse. Vous devez l'une de ces institutions au peuple, vous vous
devez l'autre à vous-mêmes. Si le gouvernement dédaigne d'informer
la nation de ses motifs dans des occasions importantes, il annonce par
là qu'il veut tout devoir à la force, et qu'il compte poiu' rien l'opinion
des sujets.
Le partisan du pouvoir arbitraire ne pense point ainsi. Il ne veut
pas qu'on éclaire le peuple, et il le méprise jiarce qu'il n'est pas
382 PRÉCAUTIONS GÉNÉRALES
éclaii'é. Vous n'êtes pas capables de jiiger, dit-il, parce que vous
êtes dans l'ignorance, et on vous tiendi-a dans l'ignorance, afin que
vous ne soyez pas capables de juger, ^'oilà le cercle étemel dans
lequel il se retranche. Quelle est la conséquence de cette politique
vulgaire? Un mécontentement général se forme et s'augmente
peu à peu, fonde quelquefois sui' des imputations fausses et exa-
gérées, qui s'accréditent par le défaut de discussion et d'examen.
Un ministre se plaint de l'injustice du pubKc, sans penser qu'il ne
lui a pas donné les moyens d'être juste, et que les fausses interpré-
tations de sa conduite sont une conséquence nécessaire des mystères
dont elle est couverte. Il n'y a que deux manières d'agir avec les
hommes, si l'on veut être systématique et conséquent : clandestinité
absolue ou franchise entière. Exclure complètement le peuple de la
connaissance des affaires ou la lui donner aussi gi-ande que possible,
l'empêcher de former aucun jugement ou le mettre en état de former
le jugement le plus éclairé, le traiter en enfant ou le traiter en
homme, voilà les deux plans entre lesquels il faut opter.
Le premier de ces plans a été suivi par les prêtres dans l'ancienne
Egypte, par les brames dans l'Hindoustan, par les jésuites dans le
Paraguay : le second est établi par le fait en Angleterre ; il n'est
établi sur la loi que dans les États-Unis d'Amérique. La plupart
des gouvernements européens flottent sans cesse entre l'un ou l'autre,
sans avoir- le courage de s'attacher exclusivement à l'un des deux, et
ne cessent de se mettre en contradiction avec eux-mêmes, par le désir
d'avoir des sujets industrieux et éclaii'és, et jiar la crainte d'encou-
rager un esprit d'examen et de discussion.
Dans la plupart des branches d'administration, il serait inutile, il
pourrait être dangereux de publier d'avance les raisons qiii détermi-
nent les mesures. Il faut seulement distinguer les cas où l'on a
besoin d'éclairer l'opinion publique pour empêcher qu'elle ne s'égare,
mais en matière de législation, ce principe est toujours appHcable.
On peut poser en règk* générale qu'on ne doit jamais faire de loi sans
ime raison, soit expressément assignée, soit tacitement entendue.
Car qu'est-ce qu'ime bonne loi, si ce n'est ime loi poiu* laquelle on
peut donner de bojines raisons ? Il faut bien toujoxu's qu'il y ait
une raison bonne ou mauvaise pour la faire, puisqu'il n'y a point
d'effet sans cause ; mais obligez un ministre à donner ses raisons, et
il aura honte de n'en avoir pas de bonnes à donner ; U aura honte de
vous offrir de la fausse monnaie quand il sera tenu de mettre à côt.é
une pierre de touche pour la juger.
C'est un moyen poui- un souverain de régner même après sa mort.
Si les raisons de ses lois sont bonnes, il leur donne im appui qu'elles
ne peuvent plus perdre. Ses successeurs .seront forcés de les main-
CONTRE LES ABUS d' AUTORITE. 383
tenir par un sentiment d'honueui'. Ainsi plus il aiu'a fait le bonheur
de son peuple, plus il assure le bonheur de sa postérité.
X. Exclure Varhitraire.
" Clotaire fit une loi," dit Montesquieu, " pour qu'un accusé ne pût
être condamné sans être ouï : ce qui proiive une pratique contraire
dans quelque cas particulier, ou chez quelque peuple barbare."
Esprit des Lois, ehap. xii. c. 2.
Montesquieu n'osait pas tout dire. Pouvait-il écrire ce passage
sans penser aux lettres de cachet et à l'administration de la police,
telle qu'elle se faisait de son temps ? Une lettre de cachet peut être
définie — im ordi-e de punii' sans aucune preuve, poui- un fait contre
lequel il n'y a point de loi.
C'est en France et à Venise que cet abus a régné avec la plus
grande violence. Ces deux gouvernements, d'ailleui'S modérés, se
sont calomniés eux-mêmes par cette ineptie. Us se sont exposés à
des imputations souvent fausses et à la réaction de la terreur ; car
ce sont ces précautions mêmes qui, en inspirant l'eflEroi, font naître
le danger. — Conduisez-vous bien, dira-t-on, et le gouvernement ne
sera pas votre ennemi. Soit, mais comment pourrai-je m'en assurer?
Je suis haï du ministre, ou de son valet, ou du valet de son valet. Si
je ne le suis pas aujoiu'd'hui, je peux l'être demain, ou quelque autre
peut l'être, et je peux être pris pour cet autre ; ce n'est pas de ma
conduite que je dépends, mais de l'opinion que ma conduite fait
naître à des hommes plus puissants que moi. Sous Louis XY, les
lettres de cachet ont été un article de commerce. Si cela peut arriver
dans un gouveraement qui passait pour être doux, que sera-ce dans
les pays où les mœurs sont moins ci^olisées ?
Au défaut de la justice et de l'humanité, l'orgueil des gouverne-
ments devi'ait suffire, ce me semble, poiu" faire abolii* ces restes de
barbarie.
Une lettre de cachet a pu en imposer sous le voile de maximes
d'État ; adjourd'hui, ce prétexte a perdu sa magie. La première
pensée qui se présente à l'esprit est celle de l'incapacité et de la
faiblesse de ceux qui l'emploient. Si vous osiez entendre cet accusé,
vous ne lui fermeriez pas la bouche ; si on le fait taire, c'est qu'on
le craint*.
XI. Diriger V exercice du pouvoir par des règles et des formalités.
^1 y a un autre chef de police, par rapport aux offices subordonnés,
non moins applicable aux monarchies absolues qu'aux gouvernements
* Ceci ne s'étend pas à des circonstances extraordinaires; semblables à celles où
en Angleterre on suspend la loi de Vhaheas corpus, avec des précautions connues.
384 PRÉCAUTIONS GÉNÉRALES
mixtes. Si le souverain se croit intéressé à rester indépendant des
lois, n ne l'est pas à communiquer la même indépendance à tous ses
agents.
Les lois qui limitent des officiers subordonnés dans l'exercice de
leur pouvoir peuvent se distinguer en deux classes : dans la première
sont celles qui limitent les causes pour lesquelles il est permis d'exer-
cer tel ou tel pouvoh- ; dans la seconde sont ceUes qui déterminent
les formalités avec lesquelles il faut l'exercer. Ces causes et ces for-
malités doivent être toutes spécifiquement énumérées dans la teneur
de la loi : cela fait, les sujets doivent être avertis que ce sont là les
causes et les seiiles causes pour lesquelles on puisse légalement porter
atteinte à leur sûreté, à leiu' liberté, à leur propriété, à leur honneiu*.
— Ainsi la première loi par laquelle un grand code doit s'ouvrir, doit
être une loi générale de liberté, voie loi qui restreigne les pouvoirs
délégnxés et limite leurs exercices à telles ou telles occasions particu-
lières pour telles ou telles causes spécifiques.
Telle était l'intention de la Grande charte, et tel aurait été son
effet, sans cette malheureuse expression indéterminée, le.v teivœ,
etc. ; loi imaginaire qui ramena toute l'incertitude, parce que les
hommes, se référant sans cesse à la coutume des anciens temps,
cherchèrent des exemples et des autorités parmi les abus même que
l'on avait eu intention de prévenir.
XII. Etablir le droit d'' association, chst-à-dire cV assemblées de
citoyens pour exprimer leurs sentiments et leurs vœux sur les
mesures pïibliques du gouvernement.
Pai'mi les di'oits qu'une nation devrait se réserver quand elle in-
stitue un gouvernement, celui-ci est le principal, comme étant la
base de tous les autres. Cependant, il est presque inutile d'en faire
ici une mention expresse : les peuples qui le possèdent n'ont guère
besoin qu'on leur recommande de le garder ; et ceux qui ne l'ont pas
ont peu d'espérance de l'obtenir, car qu'est-ce qui poiuTait induii'e
les chefs à le leur donner ?
Au premier coup d'œU ce di'oit d'association semblerait incompati-
ble avec le gouvernement; — et j'avoue que déclarer ce di'oit comme
un moyen de réprimer le gouvernement serait absurde et conti-a-
dictoire ; mais le cas est bien différent. Si le plus petit acte de
violence est commis par un ou plusieiu's membres de l'association,
pimissez-le comme s'il eût été commis par tout autre indi^-idu. Si
vous sentez que les forces vous manciuent pour le punir, c'est une
preuve que l'association a fait des progrès qu'elle n'aurait pu faire
sans une juste cause, en sorte que ce n'est point im mal, ou que c'est
un mal nécessaire. Je suppose que vous avez une force publique,
CONTRE LES ABUS d'aUTOUITK. 385
une autorité organisée dans toutes ses parties : si donc les associa-
tions sont devenues assez fortes pour vous intimider, au milieu de
toiis vos moyens réguliers de pouvoirs, s'il ne s'est pas formé des
associations de votre côté, vous qui avez tant de moyens à votre dis-
position pour obtenir la supériorité à cet égard, n'est-ce pas un signe
infaillible que le jugement calme et réfléchi de la nation est contre
son gouvernement? Cela posé, quelle raison pourrait-on donner
pour le continuer dans le même état, pour ne pas satisfaire le vœu
public ? je n'en saïu-ais trouver aucune. Sans doute une nation,
étant composée d'hommes, n'a pas le privilège de l'infaiUibilité ; une
nation peut se tromper sur ses vrais intérêts comme ses cliefs ; rien
de plus certain : mais si l'on voit la grande majorité d'une nation
d'un côté, et son gouvernement de l'autre, peut-on ne pas i)résumer,
en première instance, que le mécontentement général est fondé sxu'
de justes griefs ?
Loin d'être ime cause d'insiu-rection, j'envisage les associations
comme un des plus puissants moyens de j^révenir ce mal. Les insui--
rections sont les con"VTilsions de la faiblesse qui trouve des forces dans
un désespoir' momentané. Ce sont les efforts d'hommes à qui l'on
ne jjermet pas d'exprimer leur sentiment, ou dont les projets ne
pourraient point réussir s'ils étaient connus. Des complots qixi
sont opposés au sentiment général du peuple ne peuvent réussir que
par surprise et par violence. Ceux qui les trament ne peuvent donc
en espérer le succès que par des moyens de force. Mais ceux qui
peuvent croire que le peuple est de leur côté, ceux qui peuvent se
flatter de triompher par l'opinion générale, poiu'quoi useraient-ils de
violence ? Pourquoi s'exposeraient-ils à un danger manifeste sans
utilité ? — Je suis donc persuadé que des hommes qui sont en pleine
liberté de s'associer, et qui le font sous la protection des lois, n'am-ont
jamais recours à l'insurrection, excepté dans ces cas rares et mal-
heureux où la rébellion est devenue nécessaire : soit qu'on permette
les associations, soit qu'on les défende, les rébellions ne se déclare-
ront jamais plus tôt.
Les associations qui se firent ouvertement en Irlande en 1780
ne produisirent aucim mal, et ser\'ircnt même à maintenir la tran-
quillité et la sûreté dans le pays, quoique ce pays, à demi-sauvage,
fût déchiré par toutes les causes possibles de guerre civile.
Je crois même que les associations pourraient être permises, et de-
venir im des princij^aux moyens de gouvernement dans les monarchies
les plus absolues. Ces sortes d'État sont plus tourmentés que les
autres par des révoltes et des soulèvements. Tout se fait par des
mouvements soudains. Les associations pré\àcndi'aient ces désordj'es.
Si les sujets do l'empire romain avaient été dans l'habitude de s'asso-
2 c
386 PRÉCAUTIONS GÉNÉRALES.
cier, l'empire et la \ie des empereui's n'auraient pas été sans cesse
vendus à l'encan par les gardes prétoriennes.
Au reste, je sais bien qu'on ne peut pas permettre des assemblées
aux esclaves : on leur a trop fait d'injustice pour n'avoir pas tout à
craindre, ou de leiu* ignorance, ou de leur ressentiment. Ce n'est
pas dans les îles de l'Amérique, ce n'est pas au Mexique qu'on peut
armer le peuple et lui permettre des associations ; mais il y a des
États en Europe où l'on pourrait s'élever à cette politique forte et
généreuse.
Je sens bien encore qu'il y a un degré d'ignorance qid rendrait les
associations dangereuses : cela prouve que l'ignorance est un grand
mal et non que les associations ne soient un grand bien. D'ailleurs,
cette mesure elle-même peut servir d'antidote contre ses mauvais
effets : à proportion qu'une association gagne en étendue, étant
formée en sécurité, toutes ses bases sont discutées, le public s'éclaire,
le gouvernement dispose de tous les moyens de répandre les faits et
de dissiper les erreurs. La liberté et l'instruction se donnent la
main. La liberté facilite le progrès des lumières, et le progrès des
lumières réprime les écarts de la liberté.
Je ne sam^ais voir comment l'établissement de ce di'oit donnerait
de l'inquiétude au gouvernement. Il n'y en a point qui ne craigne
le peuple, qui ne croie nécessaire de consulter ses volontés, et de
s'accommoder à ses opinions : les plus despotiques, ce semble, sont
les plus timides. Quel sultan est aussi tranquille, aussi sûr dans
l'exercice de sa puissance, qu'im roi d'AngleteiTe ? Les janissaii-es
et la populace font trembler le sérail, pendant que le sérail fait
trembler la populace et les janissaires. A Londres la voix du peuple
se fait entendre dans les assemblées légitimes: à Constantinople,
elle éclate par des outrages. À Londres, le peuple s'exprime par
des pétitions ; et à Constantinople, par des incendies.
On objectera peut-être la Pologne, où les associations ont produit
tant de maux : on se trompe ; les associations naissaient de l'anarchie
et ne la produisaient pas. D'aillem-s, en parlant de ce moyen comme
d'un frein pour les gouvernements, je supposais im gouvernement
établi : je parlais d'un remède et non d'un aliment journalier.
J'observe encore que dans les États môme où ce droit existe il peut
se trouver des circonstances dans lesquelles il sera bon, non de les
suspencbe entièrement, mais d'en régler l'exercice. Il ne faut point
de règle absolue et inflexible à cet égard ; nous avons ^•u le parle-
ment britannique, dans le cours de la dernière guerre, restreindre le
di'oit de s'assembler, ne permettre de réunion pour un objet politi(|ue
qu'après avoir énoncé publiquement cet objet, et sous l'autorisation
du magistrat qui avait le pouvoir de les dissoucbe : et ces restrictions
MESURES CONTRE LES MAUVAIS EFFETS, ETC. 387
avaient lieu à l'époque même où les citoyens étaient appelés à former
des corps militaires pour la défense de l'État, et où le gouvernement
annonçait la plus noble confiance dans l'esprit général de la nation.
Loreque ces gênes ont cessé, tout est resté dans le même état, on
eût dit que la loi restrictive subsistait encore. C'est qu'un peuple
tissure de ses droits en jouit avec mesure et tranquillité. S'il en
abuse, c'est qu'il en doute. Sa précipitation est l'effet de sa
crainte.
CHAPITKE XXII.
MESTJIiES À PRENDRE CONTRE LES MAUVAIS EFFETS d'tJN DÉLIT DÉJÀ
COMMIS. CONCLUSION DE l'oUVRAGE.
Le résultat général des principes que nous venons de poser en
matière de législation pénale présente une heureuse perspective, et
des espérances bien fondées de réduire les crimes et d'adoucir les
peines. Ce sujet n'offre d'abord à l'esprit que des idées sombres,
des images de souffrance et de terreiu- ; mais en s'oceupant de cette
classe de maux, les sentiments doidourcux font bientôt place à des
sentiments consolants et doux lorsqu'on découvre que le cœm' hu-
main ne renferme point de perversité originelle et incurable, que la
multiplicité des délits n'est due qu'à des errem-s de législation faciles
à réformer et que le mal même qui en résulte est susceptible d'être
réparé de plusieurs manières.
Voici le grand problème de la législation pénale. — 1° Réduii'c
autant qu'il se peut tout le mal des délits à celui dont une compen-
sation pécimiaire opère la guérison. — 2" Rejeter les frais do cette
guérison sur les auteurs du mal, ou, à leur défaut, sur le public. Ce
qu'on peut faire à cet égard va beaucoup plus loin qu'on ne l'ima-
ginerait au premier aspect.
Je fais usage du mot f/uérison en considérant l'individu lésé ou la
commimauté même sous le caractère d'un malade qui a souffert d'un
délit. La comparaison est juste, et elle indique les procédés les plus
convenables, sans y mêler les passions populaires, les antipathies
que les idées de crime ne sont que trop sujettes à réveiller dans les
législateiu'S eux-mêmes.
Il y a trois soiu'ces piincipales des déhts : Fincoutinence, —
l'inimitié, — la rapacité.
Les crimes qui naissent de V incontineiice ne sont guère de nature
à être guéris par une com})ensation pécuniaire : ce remède peut
s'appliquer en certains cas à la séduction, et même à l'infidélité
2 c 2
388 MESURES CONTRE LES MAUVAIS EFFETS
conjugale, mais il ne guérit pas la partie du mal qui consiste dans
l'atteinte portée à l'honnem' et à la paix des familles.
Observons qu'à l'inverse des autres délits, dont on arrête d'autant
plus sûrement les mauvais effets qu'on les met plus en évidence, les
délits d'incontinence ne deviennent nuisibles qu'en devenant publics.
Aussi un bon citoyen qui se ferait im devoir de publier un acte de
fi-aude se garderait bien de dévoiler ime faute secrète de l'amour.
Laisser vme fraude Laeonnue, c'est se rendre complice de son succès.
Mettre au grand joui' une faiblesse ignorée, c'est faire un mal sans
compensation : car on déchire la sensibilité de ceux qu'on livre à la
honte, et l'on ne répare rien. Je compte parmi les établissements
qui honorent l'humanité de notre siècle ces asiles secrets d'accouche-
ments, ces hôpitaux poui* les enfants trouvés, qui ont prévenu si
souvent les effets siuistres du désespoir, en cou\Tant des ombres du
mystère les suites d'un égarement passager. Le rigorisme qui s'élève
contre cette indulgence est fondé siu* un faux principe.
Les déhts qui naissent de Vinhnitié sont souvent tels qu'on ne
saurait leiu" appliquer une compensation en argent. La compensa-
tion même, si elle peut avoir- lieu, est rarement complète : eUe ne
défait pas ce qui est fait, elle ne restitue pas un membre perdu, elle
ne rend pas un fil.s à son père, un père à sa famille ; mais elle peut
agir siu' la conchtion de la partie lésée, elle lui foiuTiit im lot de bien
en considération d'un lot de mal, et en réglant les comptes de sa
prospérité, elle met un item du coté favorable, poiu' balancer un item
du côté désavantageux.
L'observation essentielle siu' ces délits, c'est qu'ils diminuent de
jour en joui- par les progrès de la civilisation. C'est ime chose ad-
mirable que d'observer dans la plupart des États de l'Eui'ope combien
peu de crimes sont produits par les passions ii'aseibles si naturelles
à l'homme, et si \iolentes dans l'enfance de la société. Quel objet
d'émulation pour les gouvernements tardifs qm n'ont pas atteint ce
degré de police, et chez qui le glaive de la justice n'a pas encore su
vaincre les stylets de la vengeance !
Mais la soiu'ce inépuisable des délits, c'est la rapacité. YoUà
l'ennemi, toujours actif, toujom-s prêt à saisir tous ses avantages,
auquel il faut faire une guerre continuelle : cette guerre demande
une tactique particulière dont les piiucipes ont été bien méconnus.
Soj'cz indulgent poiu" cette passion, tant qu'elle se borne à vous
attaquer par des moyens paisibles ; attachez-vous smlout à lui ôter
tout le profit injuste qu'elle a pu faire. Devenez sévère à son égai-d
à mesure qu'elle se porte à des entreprises ouvertes, qu'elle a recours
à la menace et à la violence. Cependant réservez-vous les moyens
d'une sévérité ultérieure lorsqu'elle se livre à des atrocités, telles que
d'un délit dkjà commis. 389
le meurtre et rinecndic. C'est dans ces gradations bien ménagées
que consiste l'art i)énal.
N'oubliez pas que toute police pénale n'est qu'un choix de maux.
Sage administrateur des peines, ayez toujoui-s la balance dans vos
mains, et dans votre zèle pour exeliu-e de petits délits, ne donnez pas
imprudemment naissance à de plus grands. La mort est presque
toujoiu's un remède ou qui n'est point nécessaire ou qui est inefficace :
il n'est point nécessaire contre ceux qu'une peine inférieure peut
détourner du crime, ou que le simple emprisonnement peut contenir :
il n'est point efficace contre ceux qui se jettent poiu- ainsi dire
au-devant d'elle, comme im asile dans leur désespoir. La politique
d'im législateiu- qui pvmit tout avec la mort ressemble à l'aversion
pusillanime d'un enfant qui écrase l'insecte qu'il n'ose regarder.
Mais si les circonstances de la société, si la fréquence d'im grand
délit demandent ce moyen terrible, osez, sans aggraver les toiu'ments
mêmes de la mort, lui donner im aspect plus redoutable que celui de
la nature: environnez-la d'accessoii-es lugubres, des emblèmes du
crime et de la pompe tragique des cérémonies.
Cependant soyez difficile à croire à cette nécessité de la mort. En
l'évitant dans les peines, vous la préviendix'Z même dans les déKts.
Qu'im homme soit placé entre deux crimes, il imi^orte de lui donner
un intérêt sensible à ne pas commettre le plus grand. Il importe,
en im mot, de convertir l'assassin en filou, c'est-à-dire de lui donner
ime raison de préférer le délit qui se répare à celui qui ne se répare
point.
Tout ce qui peut se réparer n'est rien. Tout ce qu'on peut com-
penser avec une indemnité pécuniaire est bientôt comme nid et non
avenu ; car si riudi\"idu lésé reçoit toujoiu's ime compensation équi-
valente, l'alarme causée par le délit cesse tout à fait, ou elle est
réduite à son moindi'e terme.
L'objet à obtenir, ce serait que le fonds des comi)cnsations dues
pour les délits fût tii'é de la masse des délui(|uants eux-mêmes, soit
par leui's biens acquis, soit par le travail qui leur serait imjwsé. Si
cela était ainsi, la sécurité serait la compagne inséparable de l'inno-
cence, et la douleur et l'angoisse ne seraient que le partage des
perturbateurs de l'ordre social. Tel est le point de perfection auquel
il faut aspirer, quoiqu'on n'ait l'espérance d'y parvenir que lente-
ment et par des efforts soutenus. J'indique le but. Le bonheur
de l'attcindi-e sera la récompense d'imc administration persévérante
et éclaù'ée.
Dans rinsuffisancc de ce moyen, il faut tirer la compensation, soit
du trésor public, soit des assiu-ances 2>fii'ces,
L'imperfection de nos lois est bien sensible sous ce point de vue.
390 MESURES CONTRE LES MAUVAIS EFFETS
Un crime a-t-il été commis : ceux qui en ont souffert, soit dans leur
personne, soit dans leur fortune, sont abandonnés à leur mauvais
sort. Cependant la société qu'ils ont contribué à maintenir, et qui
devait les protéger, leur doit une indemnité dans le cas où cette
protection n'a pas été efficace.
Qu'un individu ait poui-suivi un criminel à ses dépens, même dans
sa propre cause, il n'est pas moins le défenseur de l'État que celui
qui combat les ennemis étrangers : les pertes qu'il essuie en défendant
le public doivent être compensées aux dépens du public.
Mais qu'un innocent ait souffert par une erreur des tribunaux,
qu'il ait été arrêté, détenu, rendu suspect, condamné à toutes les
angoisses d'une procédure et d'une longue captivité, ce n'est pas
seulement pour lui, c'est pour elle-même que la justice lui doit un
dédommagement. Instituée pour la réparation des torts, voudi-ait-
elle que les siens fussent privilégiés ?
Les gouvernements n'ont pourvu à aucune de ces indemnités. En
Angleterre, il s'est fait quelques associations volontaires pour y
suppléer. Si l'institution de l'assurance est bonne dans un seul cas,
eUe est bonne dans tous, avec les précautions nécessaires pour pré-
venir la négligence et la fraude*.
L'inconvénient des fraudes est commun à toutes les caisses pu-
bliques et privées. Elles peuvent diminuer l'utilité des assiirances
sans la détruire. Ne cultive-t-on pas des arbres fruitiers, quoique
la récolte soit sujette à péiii' par mille accidents ? Les monts de
piété ont réussi dans plusiem's pays. Un établissement de ce genre
fait à Londi'cs, au milieix du siècle passé, tomba dès sa naissance par
l'infidélité des directem'S, et ce vol laissa un préjugé qui a empêché
toute tentative de ce genre. Avec la même logique, ou aiu-ait dû
concliu'e que les vaisseaux étaient de mauvaises machines de gueiTC,
lorsque \c Royal-Gèorges, dont on avait laissé les sabords ouverts,
fut. submergé dans le port même.
Les assurances contre les délits poui-raient avoir deux objets:
* U assurance est bonne, parce que l'assureiir est préparc à soutenir la perte,
et qu'il a considéré la prime qu'il a reçue comme réquivalent du danger qu'il
coui't. Mais ce remède est imparfait en lui-même, parce qu'il faut toujoiu-s
payer la prime qui est une perte certîiine, pour se garantir d'une perte incertaine.
Sous ce point de vue, il serait à désirer que toutes les pertes ijnprévues qui
peuvent tomber sur les individus, sans qu'il y ait de leur faute, fussent couvertes
aux dépens du public. Plus il y a de contribuables, moins la perte est sensible
pour chacun d'eux.
On observera, d'iui autre côté, qu'un fonds public est plus exposé à la fraude
et à la dissipation qu'un fonds particulier. Les pertes qui tombent directement
sur les individus donnent toute la force possible aux motifs de ^^gilance et
d'économie.
d'un délit déjà commis. 391
1° de créer un fonds pour indemniser les paiiies lésées dans le cas
où un délinquant est inconnu ou insolvable ; 2° de défrayer en pre-
mière instance les actes de poursuites juridiques, et môme on pour-
rait l'étendre, en faveur des pauvres, aux causes purement civiles.
Mais le mode de ces indemnités serait étranger au sujet que je
traite: j'en ai posé ailleurs les principes, je dois me borner ici à
énoncer le résultat général de cet ou^Tage ; c'est qu'on peut, par de
bonnes lois, réduire presque tous les crimes à des actes qui peuvent se
réparer par une simple compensation pécimiaire, et que dans ce cas
le mal des délits cesse presque entièrement.
Ce résultat, énoncé simplement, ne frappe pas d'abord l'imagina-
tion : il faut' le méditer poiu" sentii' son importance et sa solidité.
Ce n'est pas la biillante société du monde qu'on peut intéresser à une
formule presque arithmétique : hommes d'État, c'est à votre pensée
qu'on la présente, c'est à vous qu'il appartient de la juger.
La science dont on a cherché les bases ne peut plaire qu'aux âmes
élevées pour qui le bien publie est une j^assion. Ce n'est pas cette
politique subversive et tracassière qui s'enorgueillit de projets clan-
destins, qui se fait une gloire toute composée de malheurs, qui voit la
prospérité d'une nation dans l'abaissement d'une autre, et qui prend
des convulsions de gouvernement poui' des conceptions de génie. Il
s'agit ici des plus grands intérêts de l'humanité, de l'art de former
les mœurs et le caractère des nations, de porter au plus haut degré
la sûreté des indi^-idus, et de tii'er des résxdtats également avan-
tageux de différentes formes de gouvernement. Voilà l'objet de
cette science politique, fi-anche et généreuse, qui ne cherche que la
lumière, qui ne veut rien d'exclusif, et qui ne connaît point de
moyen plus sûr de perpétuer ses bienfaits, que d'y faire participer
toute la grande famiUe des nations.
FIN.
TYl'OGRArUlE DK TAYLOll ET FRANCIS, RF.U LION COURT, FLKET STREET.
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Date Due I
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